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Full text of "Oeuvres complètes"

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in  2012  with  funding  from 

University  of  Toronto 


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HISTOIRE 


DE   FRANCE 


XVI 


IMPRIMERIE  E.   FLAMMARION,    26,   RUE  RACINE,   PARIS- 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.  MICHELET 


HISTOIRE 


DE  FRANCE 


ÉDITION    DÉFINITIVE,    REVUE    ET    CORRIGÉE 


TOME    SEIZIÈME 


LOUIS   XV   ET   LOUIS   XVI 


PARIS 

ERNEST    FLAMMARION,    ÉDITEUR 

26,   RUE   RACINE,   PRÈS   L'ODÉON 

Tous  droits  réservés. 


OC 

36.9* 


PRÉFACE 


V Histoire  de  France  est  terminée. 

J'y  mis  ma  vie.  —  Je  ne  regrette  rien. 

Commencée   dès  1830,  elle  s'achève  enfin  (1867). 

Il  est  rare  que  cette  courte  vie  humaine  suffise  à 
de  pareils  labeurs.  L'un  des  grands  travailleurs  du 
siècle,  M.  de  Sismondi,  eut  le  chagrin  de  ne  point 
achever.  Plus  heureux,  j'ai  vécu  assez  pour  mener 
cette  histoire  jusqu'en  89,  jusqu'en  95,  traverser  ces 
longs  âges,  enfin  joindre  à  cette  épopée  le  drame 
souverain  qui  l'explique. 

Tout  mon  enseignement  et  mes  travaux  divers 
convergèrent  vers  ce  but.  Je  déclinai  ce  qui  s'en 
écartait,  le  monde  et  la  fortune,  les  fonctions  publi- 
ques, estimant  que  l'histoire  est  la  première  de 
toutes. 

Mes  livres  secondaires,  qu'on  croyait  des  excursions, 
ont  été  les  études,  les  constructions  préalables,  par- 
fois même  des  parties  essentielles  du  grand  édifice. 


2  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Je  ne  réclame  rien  pour  le  travail  pénible  que  j'eus 
d'explorer  le  premier,  à  chaque  âge,  les  sources 
alors  peu  connues  (manuscrits,  ou  imprimés  rares). 
J'ai  été  trop  heureux  de  les  signaler  à  l'attention. 
Chacun  de  mes  volumes,  attaqué,  discuté,  n'en  fut 
pas  moins  l'occasion  d'éditer  les  nouveaux  docu- 
ments que  j'avais  exploités.  Beaucoup  sont  mainte- 
nant publiés,  dans  les  mains  de  tous. 

Le  principe  moderne,  tel  que  je  l'exposai  (1846) 
en  tête  de  ma  Révolution,  trouve  au  présent  volume, 
en  Louis  XV  et  Louis  XYI,  sa  confirmation  décisive. 
La  clarté  saisissante  des  documents  nouveaux, 
comme  une  blanche  lumière  électrique,  perce  de 
part  en  part  le  trouble  clair-obscur  où  s'affaissa  la 
monarchie. 

Nos  pères,  par  une  seconde  vue,  aperçurent  en  92 
qu'un  complot  fort  ancien  de  l'étranger  contre  la 
France  se  tramait  en  Europe  et  dans  Versailles  même. 
Les  preuves  étaient  insuffisantes  et  ils  ne  pouvaient 
qu'affirmer. 

Dans  ma  Révolution,  j'en  pus  dire  davantage 
(sur  le  procès  de  Louis  XVI).  Les  royalistes  eux- 
mêmes,  leurs  aveux  triomphants,  éclaircissaient  au 
moins  92. 

Mais  jusqu'où  remontaient  l'intrigue  et  les  machi- 
nations ?  Récemment  dans  mon  louis  XV  (ch.  XI, 
p.  141),  réunissant  des  documents  irrécusables, 
j'établis  que  nos  pères  n'avaient  eu  qu'une  vue  par- 
tielle et  incomplète  en  ce  qu'ils  appelaient  le  Gom- 


1»  UHF  ACE  3 

plot  autrichien.  Je  remontai  plus  haut.  Je  donnai  un 
fil  sur  pour  l'histoire  de  cinquante  années  :  la  Cons- 
piration de  famille.  Je  montrai  que,  non  seulement 
par  Marie-Antoinette,  Ghoiseul  et  les  traités  de  1756, 
mais  bien  avant,  et  dès  Fleury,  l'étranger  régna  à 
Versailles,  —  bien  plus,  que  le  roi  fut  constamment 
l'étranger  l. 

C'est  là  le  grand  courant  de  l'histoire,  et  le  fil 
général.  Ceux  qui  voulaient  durer  et  garder  le 
pouvoir,  comme  Fleury,  Ghoiseul,  savaient  parfaite- 
ment qu'il  fallait  se  ranger  au  grand  courant,  ne  pas 
s'en  écarter,  se  soucier  fort  peu  de  la  France,  être 
bon  Espagnol,  bon  Autrichien,  servir  la  pensée  fixe, 
l'intérêt  de  famille. 

Louis  XV  écrivait  tous  les  jours  à  Madrid,  à  sa  fille 
l'Infante.  La  grande  affaire  de  sa  vie  fut  de  faire 
reine  cette  fille,  ou  mieux,  de  faire  impératrice  la 
fille  de  sa  fille,  qui  épouserait  Joseph  IL 

De  là  vient  que  le  roi,  de  cœur  très  espagnol, 
devient  très  autrichien,  l'Autriche  étant  la  seule 
maison  où  celle  de  Bourbon  puisse  se  marier  sans 
déroger.  Joseph  II  naît  à  peine  qu'il  est  le  mari 
projeté,  désiré,  de  Versailles  et  Madrid.  Prise  énorme 
pour  Vienne.  La  catholique  Autriche,  par  un  ministre 
philosophe,  Ghoiseul,  met  la  France  en  chemise, 
amuse  l'opinion,  mystifie  Versailles  et  Ferney. 

1.  Est-ce  à  un  étranger  qu'on  doit  remettre  l'épée,  l'armée  et  le  salut? 
grosse  question.  —  Un  livre  spécial  là-dessus,  un  livre  fort,  est  parti  de 
Zurich,  livre  amer,  mais  salubre  et  sain  (chose  aujourd'hui  si  rare),  plein  de 
réveil  et  plein  de  vie,  dont  plus  d'un  dormeur  vibrera.  (Marc  Dufraisse,  Histoire 
du  droit  ^de  guerre  et  de  paix,  de  1789  à  1815.  Paris,  édit.  Lcchevalicr.) 


4  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Voilà,  je  le  répète,  le  grand  courant  qui  domine 
l'histoire  :  l'intérêt  de  famille.  Y  eut-il  un  contre- 
courant?  une  politique  française  qui  balançât  un  peu 
cet  ascendant  de  l'étranger  ?  On  voudrait  bien  le 
croire,  et  quelques-uns  l'ont  soutenu.  On  eût  trouvé 
piquant  de  découvrir  que  Louis  XV,  ce  roi  sournois, 
haïssant  ses  ministres  et  trahissant  la  trahison,  fut 
en  dessous  un  patriote.  L'excellente  et  curieuse 
publication  de  M.  Boutaric  (1866)  a  montré  ce  qu'on 
en  doit  croire.  On  y  voit  que  Gonti  et  Broglie  firent 
tout  pour  l'éclairer,  lui  trouvèrent  des  observateurs 
habiles  et  de  premier  mérite,  des  Vergennes  et  des 
Dumouriez,  et  qu'ils  ne  réussirent  à  rien.  Dans  ses 
petits  billets  furtifs,  il  ne  veut  et  ne  cherche  qu'un 
certain  plaisir  de  police.  C'est  la  jouissance  peureuse 
du  mauvais  écolier  qui  croit  faire  un  tour  à  ses 
maîtres.  Nulle  part  il  n'est  plus  misérable.  Il  s'égare 
en  ses  propres  fils,  veut  tromper  ses  agents,  ment  à 
ceux  qui  mentent  pour  lui,  il  perd  la  tête  et  convient 
qu'il  «  s'embrouille  ».  Là  son  tyran  Ghoiseul  le  pince 
et  l'humilie.  Il  se  renfonce  dans  l'obscur,  dans  la  vie 
souterraine  d'un  rat  sous  le  parquet.  Mais  on  le 
tient  :  Versailles  tout  entier  est  sa  souricière. 

L'affaire  d'Éon  —  (et  la  confirmation  que  M.  Bou- 
taric donne  au  récit  de  M.  Gaillardet,  tiré  des  papiers 
d'Éon  même),  cette  affaire  illumine  le  rat  dans  ses 
plus  misérables  trous.  Ghoiseul  y  est  cruel,  impi- 
toyable pour  son  maître.  On  ne  s'étonne  pas  de  la 
haine  fidèle  que  lui  garda  un  homme  qui  haïssait 
peu  (Louis  XVI). 


PRÉFACE  5 

Sur  Ghoiseul  j'ai  été  très  ferme,  contre  Voltaire  et 
autres  dupes.  Croira -t -on  que  Flassan  ose  impu- 
demment dire  que  Ghoiseul  n'est  pas  Autrichien  ? 
(T.  XI,  151.) 

Que  nous  en  coùta-t-il?  rien  que  le  monde.  Enfer- 
mée désormais,  perdant  à  la  fois  ses  deux  Indes, 
bannie  d'Amérique  et  d'Asie,  la  France  vit  l'Anglais 
occuper  à  son  aise  les  cinq  parties  du  globe. 

Gela  apparemment  nous  brouille  avec  l'Autriche? 
Nullement.  Remarquable  progrès  de  cette  invasion 
intérieure.  Tienne  nous  a  menés  quatorze  ans  par 
le  fil  peu  sur  d'une  maîtresse  usée,  la  Pompadour, 
et  d'un  petit  roué,  Ghoiseul.  Elle  prend  à  Versailles 
un  solide  établissement  par  une  jeune  reine  char- 
mante, toute-puissante  par  la  passion,  immuablement 
Autrichienne,  et  qui,  dans  le  trône  de  France,  mettra 
de  petits  Autrichiens.  De  même  que,  par  sa  Caroline, 
Marie -Thérèse  a  repris  Naples  et  l'ascendant  sur 
l'Italie,  —  par  Marie-Antoinette  elle  pèse  sur  la 
France,  l'exploite  aux  moments  décisifs. 

Il  est  curieux  de  voir  combien  notre  diplomatie  a 
été  et  est  autrichienne.  M.  de  Bacourt  (Intr.  à  La  Marck) 
n'a  pas  craint  d'avancer  que  Marie-Antoinette  ne  se 
mêla  pas  des  affaires,  n'agit  pas  pour  sa  mère,  son 
frère,  etc.!!  Voilà  jusqu'où,  aux  derniers  temps,  on 
osait  nier  l'histoire,  démentir  la  tradition,  tous  les 
témoignages  contemporains,  la  concordance  des 
mémoires,  l'aveu  des  royalistes  eux-mêmes. 

Ce  n'était  plus  un  parti,  c'était  la  grande  masse 


6  HISTOIRE    DE    FRANCE 

des  honnêtes  gens  et  des  gens  bien  pensants  qui  laissait 
là  l'histoire,  préférait  le  roman.  Sur  cette  pente,  la 
fantaisie  s'enhardissait  et  avançait,  mêlait  ses  jeux 
à  des  ombres  si  sérieuses.  La  légende  allait  son 
chemin.  Des  esprits  inventifs,  des  plumes  adroites, 
habiles,  avaient  des  bonheurs  singuliers,  des  trou- 
vailles imprévues,  charmantes.  Ces  nouveautés 
étonnaient  quelques-uns;  mais,  dans  peu,  devenant 
anciennes,  elles  auraient  fini  par  être  respectées, 
prendre  l'autorité  du  temps. 

Un  matin,  qui  l'eût  cru?  des  archives  de  Vienne, 
d'un  dépôt  si  discret,  si  peu  intéressé  à  éclaircir 
l'histoire,  arrive  à  la  légende  le  plus  accablant 
démenti  ! 

Et  de  qui,  s'il  vous  plaît?  de  la  reine  elle-même, 
de  sa  mère,  de  ses  frères. 

Par  qui  ?  par  la  voie  la  plus  sûre,  l'honorable  archi- 
viste de  la  maison  d'Autriche,  M.  Arneth,  qui  donne 
ces  lettres  textuelles,  et  sans  changement  que 
l'orthographe  (qu'il  a  eu  le  tort  de  rectifier). 

Le  fameux  complot  autrichien,  tant  nié,  n'est  que 
trop  réel.  Qui  le  dit?  C'est  Marie-Thérèse.  Rien  de 
plus  violent  que  l'action  de  la  mère  sur  la  fille,  de 
celle-ci  sur  le  roi. 


Les  projets  de  démembrement  que  formait  la 
Coalition,  furent-ils  connus  du  roi  et  de  la  reine, 
quand  ils  appelaient  l'étranger  ?  Savaient-ils  qu'il 
voulait    mutiler,     déchirer    la    France  ?    Point    fort 


PRÉFACE  7 

essentiel  qui  devait  influer  sur  le  jugement  définitif 
que  l'histoire  porterait  sur  eux1. 

Les  lettres  publiées  par  Arneth  montrent  qu'ils 
furent  très  avertis.  Ils  surent  que  le  secours  demandé 
coûterait  à  la  France  ses  meilleures  frontières,  les 
barrières  qui  la  gardent,  et  ne  purent  pas  douter 
qu'ainsi  démantelée  et  à  discrétion,  elle  ne  fût  en 
péril  pour  l'intérieur,  le  corps  même  de  la  monarchie. 
L'ambassadeur  d'Autriche  les  avertit  expressément 
«  que  les  puissances  ne  feraient  rien  pour  rien  », 
se  payeraient  de  l'Alsace,  de  nos  Alpes  et  de  la 
Navarre  (7  mars  91,  p.  147-149).  Malgré  cette  com- 
munication, la  reine  réclama  de  nouveau  l'invasion 
(20  avril).  Enfin,  la  Coalition  s'étant  armée  et  com- 
plétée, la  reine  révéla  à  l'Autriche  le  plan  de 
Dumouriez  et  le  point  que  devait  attaquer  La  Fayette  : 
«  Yoilà,  dit-elle,  le  résultat  du  conseil  d'hier  »,  conseil 
tenu  devant  le  roi  et  dont  elle  connut  par  lui  le 
résultat  pour  en  informer  l'ennemi  (26  mars  92, 
Arneth,  259). 

Tout  ce  que  les  Campan  et  autres  amis  de  la  reine, 
pour  excuser  ses  torts,  nous  disent  de  la  froideur  du 
roi,  est  mis  à  néant  par  ces  lettres.  Il  la  suspectait 


1.  L'ignorance  où.  l'on  était  explique  l'indulgence  des  historiens,  de 
MM.  Thiers,  Mignct,  Droz,  Louis  Blanc,  Lanfrey,  Carnot,  Ternaux,  Quinet. 
—  C'est  en  juin  1865  que  M.  Geffroy,  le  premier  en  France,  fit  connaître  la 
publication  d'Arneth,  apprécia  les  vraies  et  les  fausses  lettres  du  roi  et  de  la 
reine  avec  une  ingénieuse  et  pénétrante  critique.  —  Voir  l'appendice  de  son 
livre,  Gustave  III  et  la  cour  de  France,  si  riche  de  faits  nouveaux  sur 
l'histoire  de  ce  temps. 


8  HIST01UE    DE    FRANCE 

fort,  il  est  vrai,  à  son  arrivée.  Il  fut  un  peu  tardif. 
Mais  dès  71,  un  an  après  le  mariage,  quoiqu'ils 
fussent  encore  des  enfants,  elle  était  maîtresse  de 
lui.  Les  ministres  étrangers  le  voyaient,  en  tiraient 
augure  (Creutz,  ap.  Geffroy).  Duclos  dit  à  l'avène- 
ment (en  mots  très  crus  que  je  traduis)  :  La  femme 
et  le  lit  régneront.  » 

Louis  XVI  n'eut  rien  de  la  France,  ne  la  soupçonna 
même  pas.  De  race  et  par  sa  mère,  il  était  un  pur 
Allemand,  de  la  molle  Saxe  des  Augustes,  obèse  et 
alourdie  de  sang,  charnelle  et  souvent  colérique. 
Mais,  à  la  différence  des  Augustes,  son  honnêteté 
naturelle,  sa  dévotion,  le  rendirent  régulier  dans 
ses  mœurs,  sa  vie  domestique.  En  pleine  Cour  il 
était  solitaire,  ne  vivant  qu'à  la  chasse,  dans  les  bois 
de  Versailles,  à  Gompiègne  ou  à  Rambouillet.  C'est 
uniquement  pour  la  chasse,  pour  conserver  ses  habi- 
tudes, qu'il  tint  les  États  généraux  à  Versailles  (si 
près  de  Paris!). 

S'il  n'eût  vécu  ainsi,  il  serait  devenu  énorme, 
comme  les  Augustes,  un  monstre  de  graisse,  comme 
son  père  le  Dauphin,  qui  dit  lui-même,  à  dix-sept 
ans,  «  ne  pouvoir  traîner  la  masse  de  son  corps  ». 
Mais  ce  violent  exercice  est  comme  une  sorte 
d'ivresse.  Il  lui  fit  une  vie  de  taureau  ou  de  sanglier. 
Les  jours  entiers  au  bois  par  tous  les  temps.  Le 
soir,  un  gros  repas  où  il  tombait  de  sommeil,  non 
d'ivresse,  quoi  qu'on  ait  dit.  Il  n'était  nullement 
crapuleux  comme  Louis  XV.  Mais  c'était  un  barbare, 
un  homme  tout  de  chair  et  de  sang.  De  là  sa  dépen- 


PRÉFACE  9 

tlance  de  la  reine.  On  le  vit  dès  son  âge  de  vingt  ans, 
dans  la  crise  indécente  de  juillet  74.  On  le  vit  d'une 
manière  effrayante  dans  les  premières  grossesses. 
Il  était  hors  de  lui,  pleurait. 

Nul  roi  ne  montra  mieux  une  loi  de  l'histoire  qui 
a  bien  peu  d'exceptions  :  «  Le  roi,  c'est  l'étranger.  » 
Tout  fils  tient  de  sa  mère.  Le  roi  est  fils  de  l'étran- 
gère, et  il  en  apporte  le  sang.  La  succession  presque 
toujours  a  l'effet  d'une  invasion.  Les  preuves  en 
seraient  innombrables.  Catherine,  Marie  de  Médicis, 
nous  donnèrent  de  purs  Italiens  ;  la  Farnèse  de 
même  (dans  Charles  III  d'Espagne).  Louis  XVI  fut 
un  vrai  Saxon,  et  plus  Allemand  que  l'Allemagne, 
dans  l'alibi  complet,  la  parfaite  ignorance  du  pays  où 
il  a  régné. 

Étrangers  par  la  race,  les  rois  le  sont  par  la 
croyance,  tous  nécessairement  attachés  à  la  religion 
qui  veut  l'obéissance  et  la  résignation,  supprime  la 
patrie,  les  fiers  instincts  de  liberté.  Le  chrétien  pour 
patrie  a  le  ciel,  le  catholique  Rome.  Tout  roi  est 
très  chrétien.  Espagne,  Autriche,  Portugal,  etc.,  ont 
un  titre  analogue.  Le  schisme  n'y  fait  rien.  Papauté 
de  Moscou,  papauté  de  Londres,  il  n'importe,  le  trône 
a  pour  base  l'autel.  Notre  roi,  entre  tous,  portant 
jadis  la  chape,  chanoine  à  Saint- Quentin,  abbé  de 
Saint-Martin,  fut  essentiellement  un  personnage 
ecclésiastique.  Les  deux  derniers  ont  été  très  fidèles 
à  ce  caractère  intérieur,  essentiel,  de  la  royauté.  — 
Louis  XV,  au  moment  décisif  de  son  règne,  vers 
1750,  quand  la  grande  question  peut  déjà  s'entrevoir, 


10  HISTOIRE    DE    FRANCE 

lorsque  déjà  l'on  crie  :  «  Allons  brûler  Versailles  !  » 
Louis  XV  affronte  l'avenir,  et  à  tout  prix  sauve  les 
biens  de  l'Église.  —  Louis  XVI,  sérieux,  excellent 
catholique,  très  opposé  à  toute  nouveauté,  non 
seulement  refusa  douze  ans  l'état  civil  aux  Protes- 
tants, non  seulement  garda  et  ménagea  les  biens 
d'Église,  mais  se  perdit  plutôt  que  de  demander  au 
clergé  un  serment  purement  politique,  qui  ne 
blessait  en  rien  sa  foi  religieuse. 

Telle  n'était  point  la  reine.  Elle  ne  fut  d'aucun 
des  deux  mondes,  ni  philosophe  ni  dévote.  Elle 
n'eut  de  religion  que  la  famille.  Malgré  sa  servitude 
passionnée  de  la  Polignac  qui  semblait  l'écarter  de 
Vienne,  il  suffisait  d'un  mot  de  sa  mère,  de  son  frère, 
pour  réveiller  en  elle  le  fond  du  fond,  l'intérêt 
autrichien. 

Les  lettres  qu'on  vient  de  publier  éclairent  terri- 
blement la  figure  de  Marie-Thérèse,  la  part  qu'elle  a 
dans  le  tragique  destin  de  sa  fille.  Elle  la  conseille 
bien  comme  femme  et  pour  la  vie  privée,  mais  elle 
la  corrompt  comme  reine,  exige  d'elle  tout  ce  qui 
doit  la  perdre.  Par  sa  lourde,  pressante  et  infati- 
gable insistance,  ses  prières  (qui  vont  jusqu'aux 
larmes),  elle  en  fait,  dans  les  moments  graves,  ce 
que  soupçonnait  Louis  XVI,  un  funeste  agent  de 
l'Autriche.  Parfois  elle  la  trompe,  lui  ment  (ment  à 
sa  fille!).  Souvent  elle  l'exploite  et  spécule  sur  ses 
grossesses  qui  lui  asserviront  le  roi.  Le  détail  très 
honteux  en  est  très  authentique. 


PRÉFACE  11 

On  peut  le  dire,  on  lui  vendit  la  reine.  Il  ne  l'eut 
(en  juillet  1774)  qu'au  prix  d'une  concession  déplo- 
rable. Il  lutta  quelque  peu,  et  là,  il  est  intéressant. 
Aidé  de  Maurepas,  Yergennes,  de  ses  souvenirs 
surtout,  de  sa  piété  filiale,  il  s'obstina  à  repousser 
Ghoiseul,  l'ennemi  de  son  père,  le  chef  du  parti 
autrichien.  Mais  sa  servitude  charnelle  lui  enleva  le 
peu  qu'il  avait  de  force  et  de  sens.  Il  faiblit  trois 
fois  pour  l'Autriche,  et,  pour  l'intérêt  de  Joseph,  il 
compromit  longtemps  la  cause  américaine. 

Les  véritables  royalistes  ne  pardonneront  pas  aux 
amis  de  la  reine  d'avoir  avili  Louis  XYI  en  le  faisant 
compère  des  Galonné  et  des  Loménie,  de  l'avoir 
employé  à  couvrir  de  sa  parole,  de  sa  personne 
aimée  et  populaire,  ces  ministres  indignes.  C'est  le 
moment  où  il  tombe  au  plus  bas,  le  seul  moment 
où  vraiment  il  m'étonne.  Dans  quel  néant  moral  le 
jeta  sa  matérialité  pesante  pour  qu'il  oubliât  le  vrai 
Louis  XYI,  le  roi  dévot,  et  subît  l'homme  de  la 
reine,  l'incrédule  et  le  prêtre  athée  (1787)! 

Mais  si  le  roi,  entraîné  par  la  reine,  eut  ce  moment 
d'inconséquence,  reconnaissons  qu'en  tout  le  reste 
il  fut  fidèle  à  sa  tradition.  Il  ne  fut  nullement, 
comme  on  a  dit,  incertain  et  variable,  mais  toujours 
le  même  et  très  fixe  (au  moins  dans  son  for  intérieur) 
contre  toute  nouveauté,  contraire  à  l'Amérique, 
contraire  à  Turgot  et  à  Necker,  forcé  de  marcher 
quelquefois,  mais  n'avançant  qu'à  reculons,  et  en 
protestant  en  dessous. 

Les  réformes  que  lui  arracha  la  force  de  l'opinion, 


12  HISTOIRE    DE    FRANCE 

n'eurent  aucune  portée  sérieuse  ;  on  le  verra  par  ce 
volume.  Les  fameuses  Assemblées  provinciales  qu'on 
a  fait  valoir  récemment,  ne  furent  qu'un  leurre 
en  1786.  —  Le  roi,  loin  de  céder  en  rien  au  progrès 
et  à  la  raison,  s'aigrit  par  les  concessions,  fort 
légères,  qu'il  lui  fallut  faire,  les  mensonges  qu'il 
lui  fallut  dire.  —  Nos  pères  ne  se  trompèrent  en 
rien  lorsqu'ils  sentirent  en  lui  le  solide,  l'inconver- 
tissable  ennemi  de  la  Révolution. 

Pour  établir  cela  et  le  mettre  dans  tout  son  jour, 
j'ai  dû  m'écarter  peu,  effleurer,  éluder  ce  qui  m'en 
éloignait.  De  là  plusieurs  lacunes1.  Mainte  chose 
ne  sont  montrées  que  de  profil,  plusieurs  même 
passées  tout  à  fait. 

Rien  ne  me  pèse  plus  que  d'omettre  sur  le  chemin 
tels  faits  admirables,  héroïques,  qui  sont  restés  sans 
récompense,  sans  mémoire  jusqu'ici.  L'Histoire  doit 
payer  pour  la  France.  Ces  dettes  me  suivent  et  me 
poursuivent.  Je  ne  me  pardonne  pas  de  n'avoir  point 
parlé  de  cet  obscur  Léonidas  qui  nous  a  sauvés 
à    Saint -Cast,   et  dont    la   vaillance    oubliée    m'est 


1.  En  revanche,  j'ai  développé  certains  faits  vraiment  capitaux,  par  exemple, 
la  révolution  de  Grenoble  qui  fit  celle  de  la  France,  et  pour  laquelle  M.  Garicl 
m'avait  ouvert  les  sources  les  plus  précieuses.  Je  regretterais  beaucoup  plus 
mes  lacunes  si  mon  ami,  M.  Henri  Martin,  dans  sa  judicieuse  Histoire,  si  riche 
en  précieux  détails,  n'y  suppléait  souvent  avec  autant  d'exactitude  que  de 
talent.  —  L'histoire  de  l'art  est  mieux  dans  les  fines  et  savantes  notices  de 
MM.  de  Goncourt,  que  je  n'aurais  pu  faire.  —  Deux  sérieux  esprits,  si  nets 
et  si  loyaux,  MM.  Bersot,  Barni,  ont  donné  sur  nos  philosophes  d'excellents 
jugements  qui  resteront  définitifs.  Ils  corrigent  ce  que  peut  avoir  peut-être 
d'excessif  ma  critique  de  Rousseau. 


PRÉFACE  13 

révélée  à  ce  moment  par  mon  savant  ami,  M.  le  pro- 
fesseur Macé. 

Que  de  dévouements,  que  d'efforts,  de  sacrifices 
et  de  cruels  malheurs,  que  de  vertus  punies  par  la 
dureté  du  sort,  dans  notre  histoire  maritime  et 
coloniale  !  Je  resterais  inconsolable  si  je  n'y  reve- 
nais un  jour. 

Il  faut  dire  que  la  France  entière  du  dix-huitième 
siècle  (tant  légère  qu'on  la  croie)  a  eu  un  esprit 
étonnant  de  générosité,  parfois  excessif  en  bonté.  — 
L'élan  pour  l'Amérique  est  simplement  sublime.  — 
L'attachement  bizarre,  obstiné,  acharné,  qu'elle  eut 
pour  Louis  XYI,  fermant  les  yeux  à  l'évidence,  le 
croyant  toujours  un  bonhomme,  est  ridicule,  si  l'on 
veut,  mais  touchant.  Aucune  faute  n'y  put  rien,  non 
pas  même  les  fusillades  de  Paris,  en  88. 

Nul  fiel  en  cette  âme  de  France.  Tellement  haïe 
par  l'Angleterre,  elle  ne  la  hait  pas  du  tout.  Et  c'est 
juste  au  moment  où  l'Angleterre  la  ruine,  que  la 
France  l'admire,  s'en  engoue,  la  copie.  Et  notez 
que,  pour  le  progrès  des  idées,  la  France  fait  tout, 
Y  Angleterre  rien,  pendant  soixante -dix  ans.  De  la 
mort  de  Newton  à  Watt,  elle  est  exactement  stérile 
(loyal  aveu  de  M.  Buckle). 

Ce  cœur  exubérant,  si  facile  et  si  bon,  si  charmant 
de  la  France,  il  faudrait  bien  le  dire  tout  au  long, 
ce  que  je  n'ai  pu.  Ces  justices  dues  à  nos  pères 
pour  une  foule  d'héroïsmes  obscurs,  il  faudrait,  tôt 
ou  tard,  qu'on  les  rendît  enfin.  On  dit  que  Gamoëns 
eut  aux   Indes   un    emploi,    fut   Y  administrateur   du 


14  HISTOIRE    DE    FRANCE 

bien  des  décédés.  Ce  titre,  cette  charge,  sont  ceux  de 
l'historien.  Je  n'en  resterai  pas  indigne,  j'acquitterai 
ces  dettes  et  ne  mourrai  pas  insolvable. 

Il  me  convient  d'être  mon  juge.  J'essayerai,  si  je 
vis,  dans  un  travail  à  part,  d'apprécier  cette  œuvre, 
en  ce  qu'elle  a  de  bon,  d'incomplet,  de  mauvais.  Je 
ne  sais  que  trop  ses  défauts.  Alors,  je  pourrais  faire 
ce  qu'on  ne  peut  dans  une  préface  :  je  dirais  les 
méthodes  dont  j'ai  usé  selon  les  temps,  la  spécialité 
de  nos  arts  historiques  que   l'on  connaît  fort  peu. 

Mais  je  voudrais  surtout  y  dire  le  travail  personnel, 
intime,  qui  se  faisait  en  moi  pendant  ce  long 
voyage.  Mon  œuvre  était  pour  moi  (plus  qu'un  livre) 
la  voie  de  l'âme.  Elle  m'a  fait  et  a  fait  ma  vie. 


Paris,  1er  octobre  1867. 


HISTOIRE 

DE  FRANCE 


CHAPITRE    PREMIER 


Chute  de  Bcrnis.  —  Avènement  de  Choiseul.  (1758. 


La  paix  ou  la  banqueroute,  telle  était  la  situation 
en  1758.  Et  une  banqueroute  sanglante,  des  combats 
dans  Paris,  peut-être.  Le  roi  avait  dit  lui-même  : 
«  Si  l'on  ne  paye  pas  la  rente,  il  y  aura  une  révolte.  » 

Le  roi  n'allait  plus  à  Paris.  Mais  si  Paris  affamé 
avait  été  à  Versailles?  Dans  la  redoutable  émeute  de 
mai  1750,  quelqu'un  l'avait  proposé. 

L'attente  d'une  révolution  était  telle  en  ce  moment, 
que  plusieurs  voulaient  partir,  émigrer,  se  mettre  à 
l'abri.  Rousseau  y  songeait,  et  bien  d'autres,  comme 
cet  homme  du  Parlement,  qui  le  consulta  là-dessus 
[Confessions). 

Bernis  aurait  tout  donné  pour  ne  plus  être  ministre. 
Seulement  qui  eût  pris  cette  place?  Il  semblait  qu'un 


46  HISTOIRE    DE    FRANCE 

homme  perdu  pouvait  seul  accepter  l'héritage  de  la 
ruine  et  du  désespoir.  Bernis  supplia  Ghoiseul,  notre 
ambassadeur  à  Vienne,  de  venir,  de  s'unir  à  lui,  ou 
plutôt  de  le  remplacer. 

La  situation  avait  fort  empiré  depuis  Rosbach.  Un 
Gondé  (prince  de  Glermont)  battu,  reculant  jusqu'au 
Rhin.  Les  Anglais  descendant  en  France  et  démo- 
lissant Cherbourg,  brûlant  en  sécurité  cent  vaisseaux 
devant  Saint-Malo.  Point  d'argent  pour  en  refaire. 
Cinq  cents  millions  de  dépense,  trois  cents  millions 
de  recette.  Un  déficit  annuel  de  deux  cents  millions. 
Le  roi  vivant,  cle  mois  en  mois,  sur  les  avances 
usuraires  que  lui  faisaient  les  banquiers,  les  priant, 
souvent  en  vain  (Rich.,  IX,  429).  Les  choses  en  étaient 
au  point  que  l'on  n'osait  plus  compter.  Une  enquête 
fit  connaître,  en  1764,  que  depuis  huit  ans  on  n'écri- 
vait plus  dans  nos  ports.  Plus  de  registres  de  nos 
armements  maritimes  (Deffand,  I,  317). 

Le  contrôleur  des  finances,  Séchelles,  était  devenu 
fou.  Bernis  était  près  de  l'être.  Il  bavardait  éperdu, 
proposait  des  choses  vaines,  conseillait  à  la  Pompa- 
dour  d'appeler  ses  ennemis,  Maurepas  et  Ghauvelin! 
Ghauvelin,  ennemi  né  de  la  cabale  autrichienne! 
Maurepas,  l'ennemi  des  maîtresses,  qui,  le  lendemain 
peut-être,  eût  chassé  la  Pompadour! 

Nous  n'avons  pas  assez  dit  ce  qu'était  ce  pauvre 
Bernis,  monté  si  haut  par  hasard.  'Il  n'était  pas  ambi- 
tieux. S'il  hasarda,  dit  Duclos,  de  faire  une  grande 
fortune,  c'est  qu'il  ne  put  réussir  à  en  faire  une 
petite.    Son   esprit,    ses   jolis   vers,    sa  jolie   figure 


CHUTE    DE   BERNIS  17 

poupine,  longtemps  l'avaient  laissé  pauvre.  Ayant 
fait  un  mauvais  poème  de  la  Religion  vengée,  il  plut 
au  roi,  qui  le  mit  auprès  de  la  Pompadour  pour  la 
polir,  la  former,  la  mettre  au  niveau  de  Versailles 
(1745).  Elle  le  fît  ministre  à  Venise  (1752),  son  agent 
près  de  l'Infante  dans  leur  complot  autrichien.  Il  fut 
l'homme  de  l'Infante,  beaucoup  trop  lié  avec  elle,  et 
lancé  surtout  par  elle  dans  la  criminelle  affaire  qui 
compromettait  la  France  sur  le  vain  espoir  que  l'Au- 
triche donnerait  à  cette  folle  le  trône  des  Pays-Bas. 

Il  se  vit  avec  terreur  l'automate  dont  jouait  l'Autri- 
che. Cela  fut  très  ridicule  pour  la  convention  de 
Hanovre.  Bernis  d'abord  applaudit.  Mais  l'Autriche 
murmurant,  Bernis  blâma.  Puis,  sous  le  coup  de 
Rosbach,  la  marionnette  vira,  approuva.  Il  n'était  plus 
temps. 

Il  était  pourtant  un  point  où  cessait  son  obéissance, 
l'impuissance  de  payer  le  subside  promis  à  Marie - 
Thérèse.  Il  exposa  sa  misère  à  l'impératrice  elle- 
même,  lui  fît  craindre  que  s'il  y  avait  ici  une  explosion, 
elle  ne  perdît  tout  à  la  fois.  Elle-même  était  fort 
abattue.  En  1758,  Frédéric  vainqueur,  vaincu,  resta 
cependant  si  fort,  que  l'Autrichien,  plus  malade,  n'en 
pouvant  plus,  recula  et  se  cacha  en  Autriche. 

Bernis,  malgré  la  Pompadour,  parla  au  Conseil 
pour  la  paix.  Il  parla  admirablement,  avec  la  naïve 
éloquence  de  la  peur,  et  cela  gagna.  Le  roi,  encore 
tout  autrichien,  partagea  l'effroi  de  Bernis.  Avec  le 
Dauphin,  le  Conseil,  il  passe  au  parti  de  la  paix,  il 
autorise  à  traiter. 

T.    XVI.  2 


18  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Nul  homme  n'aurait  osé,  clans  une  telle  extrémité, 
prendre  la  responsabilité  énorme  de  s'opposer  à  la 
paix.  Il  y  fallait  une  audace  d'ignorance  que  n'eût 
eue  pas  un  homme.  Ce  fut  un  crime  de  femme. 

Elles  osent  moins  dans  la  vie  commune,  vont 
moins  devant  les  tribunaux.  Mais,  dans  la  haute 
vie  d'intrigue,  rien  ne  les  fait  reculer.  Avec  un  sens, 
souvent  fin  et  délicat  des  personnes,  elles  ont  une 
ignorance  terrible  des  choses,  qui  fait  leur  intrépidité 
là  où  tous  les  hommes  ont  peur. 

Ce  fut  une  affaire  de  théâtre.  La  Pompadour,  qui 
ne  fut  jamais  qu'une  actrice,  à  quarante  ans,  ne 
jouait  plus  les  bergerettes;  elle  visait  aux  grands 
rôles.  Faible  et  molle  (au  fond),  poitrinaire,  usée, 
vide,  un  vrai  néant,  elle  avait  son  âme,  sa  force  en 
son  petit  conseil  secret,  trois  Lorraines  qu'on  peut 
appeler  la  vraie  cabale  d'Autriche.  Avec  des  vues 
personnelles  très  diverses,  elles  agissaient  à  mer- 
veille dans  le  même  sens  près  de  la  créature 
régnante.  Gomme  une  mauvaise  indienne,  sans 
revers,  qui  n'a  rien  dessous,  salie,  usée  et  fripée, 
qu'on  raidit,  qu'on  met  à  l'empois,  on  lui  donnait  de 
l'attitude,  une  certaine  consistance.  Elle  en  reprenait 
l'apparence,  dans  ses  souvenirs  dramatiques.  Elle 
paradait  devant  la  glace,  se  haranguait.  Fausse  en 
tout,  elle  se  trompait  elle-même.  Elle  se  refaisait 
Gornélie,  déclamait  en  long,  en  large,  sur  les  échasses 
de  Corneille.  Les  trois  spectatrices  admiraient,  la 
trouvaient  belle  de  hauteur,  d'indomptable  obsti- 
nation. 


CHUTE   DE   BERN1S  19 

Lorsque  Bernis  arrivait  avec  ses  yeux  égarés,  lui 
montrait  le  gouffre  béant,  lui  disait  que  le  danger, 
la  haine  et  la  fureur  publique,  les  regardaient  eux 
deux  seuls,  qu'on  n'accusait  qu'elle  et  lui,  elle  était 
sourde  et  muette,  ouvrait  de  grands  yeux,  nobles, 
tristes,  le  laissait  dire,  s'agiter.  «  Je  suis  le  ministre 
des  limbes  »,  disait-il,  du  monde  des  rêves,  incertain, 
vague  et  flottant.  Elle,  elle  ne  flottait  point.  Poussée 
par  ses  trois  Lorraines,  elle  travaillait  en  dessous  à 
se  délivrer  de  Bernis. 

Il  ne  demandait  pas  mieux.  Il  brûlait  de  se  sauver, 
pourvu  qu'il  fût  cardinal,  abrité  par  le  chapeau.  Il 
avait  un  double  péril.  Sa  dangereuse  princesse, 
l'Infante,  l'avait  fourré  dans  les  fils  obscurs  d'une 
intrigue  nouvelle  qui  pouvait  mettre  contre  lui  et 
le  roi  et  le  Dauphin,  de  plus  trois  rois  étrangers. 
Il  croyait  voir  déjà  la  foudre,  croyait  que,  sans  la 
robe  rouge,  il  était  en  grand  danger. 

L'Infante  qui  rêvait  tous  les  trônes,  et  Milan,  et 
les  Pays-Bas,  et  la  Pologne,  et  les  Siciles,  se  jetait  à 
ce  moment  dans  un  nouvel  imbroglio.  En  août  1758, 
la  mort  de  la  reine  d'Espagne,  et  la  mort  prochaine 
du  roi  Ferdinand,  lui  firent  faire  un  plan  hardi. 
Ferdinand,  fils  d'un  premier  lit,  aimait  peu  son  frère 
D.  Carlos,  roi  de  Naples,  qui  était  pourtant  son 
héritier  naturel.  Ne  pouvait-on  le  décider  à  adopter 
D.  Philippe,  duc  de  Parme,  mari  de  l'Infante?  Rome 
et  les  Jésuites  auraient  applaudi.  Les  Jésuites,  maîtres 
de  l'Espagne,  avaient  en  horreur  D.  Carlos,  frémis- 
saient de  le  voir  venir.  Ce  prince,  livré  aux  avocats, 


20  HISTOIRE    DE    FRANCE 

aux  ardents  légistes  de  Naples,  faisait  une  guerre 
terrible  aux  privilèges  du  Saint-Siège,  aux  Jésuites, 
à  l'Inquisition.  Tout  en  s'habillant  en  chanoine  et 
chantant  l'office  au  lutrin,  il  allait  rapidement  dans 
la  voie  d'émancipation. 

Mais  pour  exclure  D.  Carlos  de  l'Espagne,  il  fallait 
faire  un  scandale  audacieux,  le  déclarer  illégitime 
et  bâtard  adultérin,  fils  d'un  crime,  d'une  surprise 
du  scélérat  Alberoni  \ 

Le  général  des  Jésuites,  Ricci,  travaillait  à  cela. 
Il  eût  cloué  Carlos  à  Naples,  donné  l'Espagne  à 
notre  Infante.  Chose  très  grave  qui  aurait  sauvé  les 
Jésuites  et  en  France  et  en  Espagne,  prévenu  cer- 
tainement l'abolition  de  leur  ordre.  Dans  une  lettre 

1.  L'histoire  était  romanesque,  mais  moins  invraisemblable  qu'on  n'a  dit, 
D.  Carlos  n'avait  nul  rapport  avec  son  père  Philippe  V,  ennemi  des  nouveautés, 
serf  (à  l'excès)  de  l'habitude.  Par  sa  facilité  extrême  à  adopter  les  réformes, 
sa  partialité  pour  les  Italiens,  par  l'adoption  empressée  de  leurs  plans  les  plus 
utopiques,  Carlos,  on  ne  peut  le  nier,  rappelait  fort  Alberoni.  —  Celui-ci 
avait  été  maître  un  moment  de  la  Farnèso.  Il  l'avait  créée,  inventée,  tirée  de 
son  grenier  de  Parme,  mise  au  trône  de  l'Espagne  et  des  Indes.  Italienne  chez 
les  Espagnols,  seule  et  mal  voulue,  elle  n'avait  d'appui  que  cet  Italien.  Elle 
fut  six  mois  sans  être  grosse,  ne  prenant  nulle  racine  encore  contre  le  fils 
du  premier  lit.  Son  mentor  Alberoni  put  lui  rappeler  comment  Anne  d'Au- 
triche, enceinte  à  tout  prix,  se  moqua  de  tous  et  régna.  Alberoni  était  un 
nain,  un  gnome  aux  paroles  magiques,  diable  noir  aux  yeux  de  diamant,  il 
fit  miroiter  devant  elle  le  monde  défait,  refait  par  lui,  un  D.  Carlos  roi  d'Ita- 
lie, qui  plus  tard  devenant  roi  d'Espagne,  serait  un  autre  Charles-Quint.  Elle 
n'était  pas  libertine,  mais  furieusement  ambitieuse.  Il  en  serait  né  D.  Carlos. 
—  Elle  n'aurait  conçu  du  roi  qu'à  la  chute  d'Alberoni.  Celui-ci  croyait  la  tenir 
par  le  secret;  il  la  raillait.  Elle  fut  obligée  de  le  perdre.  Elle  espérait  le  tuer, 
l'enterrer  avec  ce  secret.  Elle  envoya  des  assassins,  mais  par  miracle  il 
échappa.  —  Voilà  le  roman,  bien  lié,  et  qui  eût  pu  réussir  entre  les  mains  de 
gens  habiles  autant  que  l'étaient  les  Jésuites.  Serait-ce  la  cause  réelle  qui 
irrita  tellement  D.  Carlos  contre  eux,  le  poussa  plus  qu'à  l'expulsion  de 
l'ordre,  mais  à  des  traitements  sauvages,  qu'on  aurait  cru  de  vengeance,  qui 
semblaient  avoir  pour  but  la  mort  même  des  individus?  (Voy.  AL  de  Saint- 
Priest,  etc.) 


CHUTE   DE   BERNIS  21 

de  Ricci  que  lut  M.  de  Choiseul,  dans  les  mémoires 
qui  furent  saisis  en  Espagne  aux  collèges  des  Jésuites 
(Voy.  Al.  de  Saint-Priest),  la  bâtardise  adultérine  de 
D.  Carlos  était  posée. 

L'Infante,  pour  réussir  dans  un  plan  si  hasardeux, 
eût  eu  besoin  que  son  père  fut  pour  elle  en  1758 
ce  qu'il  avait  été  en  49  et  50.  Elle  avait  vingt  ans 
alors.  Mais  le  temps  avait  passé.  Sa  familiarité  hardie, 
italienne,  ne  pouvait  plaire  au  roi,  sec  et  fermé  de 
plus  en  plus.  Elle  n'était  pas  aimée.  Son  intrigue  de 
Pologne  contre  la  maison  de  Saxe  indisposait  la 
Dauphine,  le  Dauphin,  Madame  Adélaïde. 

L'Infante  n'avait  réellement  pour  elle  que  Bernis, 
son  Alberoni.  Malheureusement  il  tombait.  Il  désirait 
de  tomber,  de  partir  sous  le  chapeau,  que  lui- 
même  il  appelait  «  un  excellent  parapluie  ».  Il  se 
retira  le  10  novembre,  en  appelant  Choiseul,  et  se 
réservant  seulement  de  travailler  encore  pour  ce  qu'il 
avait  mis  en  train,  la  paix  avec  le  Parlement,  sur- 
tout l'affaire  de  l'Infante.  Ce  fut  son  dernier  acte 
politique.  Il  finit  en  galant  homme,  travaillant 
encore  (14  novembre)  à  cette  adoption  de  l'Infant 
par  le  roi  d'Espagne,  Ferdinand,  qui  baissait  rapide- 
ment (Coxe). 

Cependant  il  n'était  point  dans  l'intérêt  de  l'Au- 
triche, dans  les  vues  de  la  Pompadour,  que  Bernis 
restât  là  à  côté  de  Choiseul,  embarrassant  celui-ci 
dans  la  trahison  hardie  qu'on  tentait  au  profit  de 
Vienne.  On  n'agit  pas  directement,  mais  bien  plus 
habilement,   en  employant  la  cabale,  la  petite  cour 


22  HISTOIRE    DE    FRANCE 

du  Dauphin.  On  prit  un  moyen  brutal,  simple  et  sûr, 
de  les  assommer.  On  prétendit  que  l'Italienne,  étant 
au  lit  après  souper,  aurait  appelé  Bernis,  lui  aurait 
dit  :  «  Mettez-vous  là.  »  Et  ce  n'était  pas  Bernis  qui 
entrait;  c'était  un  homme  du  Dauphin  qui  redit  tout. 
On  fit  grand  bruit  de  l'affaire.  Et  pourtant  ce  mot  jeté 
ainsi  sans  précaution,  portes  ouvertes,  pouvait  fort 
bien  signifier  :  «  Mettez^vous  à  cette  table,  écrivez 
pour  moi  ceci.  » 

Le  roi  était  fort  jaloux.  Quand  la  chose  lui  fut 
rapportée,  il  en  voulut  cruellement  à  l'Infante  et  à 
Bernis.  Il  ne  put  se  rétracter,  il  lui  donna  le  chapeau 
(30  novembre),  mais  il  le  jeta  plutôt  «  comme  on  jette 
un  os  à  un  chien  »  (Hausset).  Bernis  se  sentit  perdu.  Il 
fut  exilé  le  13  décembre  à  Soissons,  ne  revint  jamais, 
enfin  s'établit  à  Rome. 

Mais  le  roi  fut  bien  plus  cruel  pour  l'Infante.  Il 
lui  lança  un  affront,  à  la  tuer.  Il  lui  écrit  qu'il  exile 
Bernis  et  qu'elle  doit  être  contente  de  cette  satis- 
faction qu'il  lui  donne  (Barbier,  VII,  110).  Mot  de 
risée,  s'il  voulait  dire  qu'elle  allait  être  joyeuse,  — 
plus  outrageant  s'il  voulait  dire  qu'il  voulait  la  venger 
par  là  de  celui  qui  l'avilissait. 

Cette  fille  tellement  aimée ,  pour  qui  le  roi  a 
donné  le  sang  de  cinq  cent  mille  hommes,  reçoit  ce 
cruel  coup  de  fouet!  Elle  n'y  survit  qu'un  an,  ayant 
la  douleur  de  voir  que  dans  le  nouveau  traité,  en 
donnant  tout  à  l'Autriche,  Ghoiseul,  ni  le  roi,  ni 
personne,  ne  se  souvient  de  l'Infante,  ni  de  ce 
qu'on  lui   a  promis.  Personne  ne  s'occupe  plus  de 


CHUTE   DE   BERN1S  23 

son  adoption  d'Espagne,  du  plan  contre  D.  Carlos. 

Le  traite  que  Ghoiseul  osa,  en  arrivant  au  pouvoir, 
fut  rétonnement  du  monde.  Conticuit  terra.  Nos 
vieux  alliés  les  Turcs  ne  purent  jamais  le  comprendre. 
Il  renversait  toute  l'histoire  de  France  en  remontant 
à  Richelieu,  Henri  IV  et  François  Ier,  la  biffait,  la 
démentait.  On  put  croire  qu'un  cataclysme,  comme 
un  désastre  de  Lisbonne,  était  arrivé  ici,  avait  bou- 
leversé le   pays,   du  moins    les  têtes   de  Versailles. 

La  France,  depuis  des  siècles,  payait  des  subsides 
annuels  aux  faibles  contre  les  forts,  à  la  Suède,  par 
exemple,  aux  princes  du  Rhin  contre  l'Autriche.  Il 
était  neuf  et  piquant  de  payer  cette  grosse  Autriche 
pour  écraser  ces  petits  princes,  nos  alliés,  nos  amis. 

Un  peu  plus  de  huit  millions  iront  chaque  année 
à  Vienne,  et  de  plus  la  France  seule  (allégeant 
Marie-Thérèse)  payera  la  Suède  et  la  Saxe  pour 
leur  guerre  au  roi  de  Prusse. 

Bernis  promit  dix-huit  mille  hommes.  Choiseul  en 
donne  cent  mille. 

Nulle  "paix  sans  Marie -Thérèse.  Seule  elle  jugera 
du  point  où  peut  s'arrêter  la  France,  éreintée  et 
épuisée. 

Traité  naïf,  autrichien,  sans  voile  ni  précaution. 
Tout  ce  que  la  France  a  pris  et  tout  ce  qu'elle  prendra, 
sera  pour  la  seule  Autriche. 

La  France  aidera  à  faire  Empereur  le  petit  Joseph, 
futur  de  notre  petite  Isabelle. 

Nulle  mention  des  Pays-Bas.  Ce  grand  appât  qui 
charma  tant  à  Babiole,  on  n'y  songe  plus.  L'Infante 


24  HISTOIRE   DE    FRANCE 

étant  disgraciée,  outragée,  enfin  mourante,  qu'a-l-on 
besoin  des  Pays-Bas?  On  n'y  prend  plus  intérêt.  S'il 
y  eut  un  traité  secret,  Choiseul  l'a  anéanti1. 

\ .  Cela  acheva  l'Infante.  Cette  belle,  comme  Henriette  sa  sœur,  quoique  beau- 
coup plus  brillante,  avait  toujours  été  malsaine,  ce  que  semblait  révéler  par 
moment  un  signe  commun,  une  petite  gale  au  front.  Henriette  mourut  de 
l'avoir  fait  rentrer.  L'Infante  peut-être  de  même.  En  décembre,  elle  fut  prise 
d'une  de  ces  maladies  putrides  qu'on  appelait  toutes  alors  petites  véroles. 
L'éruption  se  fait  mal.  En  huit  jours  elle  est  foudroyée.  On  avait  grande 
impatience  qu'elle  mourût,  fût  emportée,  de  crainte  qu'elle  n'infectât  tout.  Le 
roi  avait  son  carrosse,  ses  chevaux  hennissaient;  il  voulait  fuir  à  Marly.  Et 
tous.  Ce  fut  une  déroute.  L'odeur  était  insupportable.  Deux  capucins  qui  fai- 
saient vœu  de  se  dévouer  à  ces  choses,  ne  purent  aller  jusqu'au  bout.  L'idole, 
la  galante,  la  belle,  maintenant  l'horreur  de  tous,  fut  sans  pompe  emportée  le 
soir,  et  jetée  à  Saint-Denis.  (Barbier,  Hausset,  etc.) 


CHOISEUL.  —  TRAITÉ   AUTRICHIEN  23 


CHAPITRE   II 


Choiscul.  —  Son  traité  autrichien.  —  Ruine  et  revers.  (1759. 


La  France,  sous  les  Choiseul,  sous  les  trois  dames 
importantes  qui  menaient  la  Pompadour,  fut  gou- 
vernée par  la  Lorraine,  à  peu  près  comme  au  temps 
des  Guises. 

La  Lorraine,  réunie  à  la  France,  en  fut  maîtresse. 
Ce  fut  comme  une  invasion.  Elle  remplit  toutes  les 
places,  eut  les  hautes  influences. 

Terre  pauvre,  traversée,  ruinée,  barbare,  elle  avait 
l'ascendant  d'énergie,  d'intrigue  et  de  ruse.  Mili- 
taire et  corrompue,  d'une  corruption  sauvage,  elle 
a  donné  tour  à  tour  et  les  meilleurs  et  les  pires, 
et  les  héros  et  les  traîtres. 

Elle  est  double,  de  France  et  d'Empire,  Janus  et 
souvent  Judas.  La  faute  n'est  pas  à  elle,  mais  à  sa 
situation. 

Les  mœurs  y  étaient  effroyables.  Hénault  le  cour- 
tisan, lui-même,  avoue  que,  venant  en  Lorraine,  «  il 


26  HISTOIRE    DE    FRANCE 

se  crut  en  pays  Turc.  »  C'est  faire  tort  à  la  Turquie,  si 
grave.  On  n'y  vit  jamais,  sous  les  yeux  de  deux  armées, 
la  scène  hardiment  priapique  qu'y  donna  un  Baufre- 
mont.  On  n'y  vit  pas  les  fureurs  galantes  des  nobles 
chanoinesses ,  les  religieuses  d'épée,  qui  à  Remire - 
mont  et  ailleurs  ayant  la  haute  justice,  la  seigneurie, 
dépassaient  la  vie  effrénée  des  seigneurs.  Celle  de 
Béthizy  fit  légende.  Furieuse  d'amour  pour  son  frère, 
elle  étalait,  criait  sa  honte,  et  pour  plus  de  scandale 
encore,  ayant  failli  pour  un  autre,  elle  se  cassa  la  tête 
(5  avril  1742).  Cela  fat  fort  admiré  en  Lorraine  et  à 
Versailles,  et  mit  l'inceste  à  la  mode.  Le  roi  avait 
les  quatre  sœurs.  Madame  de  Luxembourg  avec  son 
frère  Yilleroy,  la  duchesse  de  Marsan  avec  son  cardinal 
Soubise,  Choiseul  surtout  qu'on  va  voir,  firent  ainsi 
leur  cour  au  roi,  qui,  enhardi  par  l'exemple,  poussa 
plus  loin  le  scandale. 

Deux  familles  de  Lorraine,  illustres  et  nécessiteuses, 
dans  ce  pays  de  pauvreté,  eurent  la  suite,  le  sérieux, 
l'attention  à  la  fortune,  qu'avaient  rarement  les 
seigneurs.  C'étaient  les  Beauvau,  les  Choiseul.  Le 
vieux  prince  de  Beauvau-Craon,  qui  avait  vingt-deux 
enfants,  bon  mari  et  très  uni  pendant  trente  ans  à  sa 
femme,  maîtresse  du  dernier  duc,  eut  encore  cet 
insigne  honneur  qu'une  de  ses  filles  devint  maîtresse 
de  Stanislas.  L'autre,  Mmc  de  Mirepoix,  froide  et  rusée, 
fut  la  tête,  l'Égérie  de  la  Pompadour.  Elle  la  sauva 
deux  fois  dans  ses  moments  désespérés,  en  lui  commu- 
niquant son  calme,  la  conseilla  dans  sa  voie  nouvelle 
de  l'intrigue  autrichienne  qui  lui  donna  la  royauté. 


CHOISEUL.  —  TRAITE   AUTRICHIEN  i>7 

Plus  zélée  encore  pour  l'Autriche  fut  Madame  de 
Marsan,  gouvernante  des  enfants  de  France,  lorraine 
par  son  mariage,  sœur  de  MM.  de  Soubise  (le  cardi- 
nal, le  maréchal).  Très  passionnée  pour  ses  frères, 
elle  poussa  vivement  le  second,  l'immortel  héros  de 
Rosbach,  le  maintint  par  la  Pompadour  contre  les 
risées,  les  chansons.  Et  elle  le  grandissait  toujours. 
Elle  voulait  le  faire  connétable. 

Entre  ces  sages  conseillères,  Madame  de  Pompadour 
en  admettait  une  autre  encore,  peu  agréable,  mais 
utile,  un  véritable  homme  d'affaires,  la  sœur  de  Choi- 
seul,  Mme  de  Grammont.  Sans  l'aimer,  elle  subissait 
l'ascendant  de  sa  logique,  de  sa  masculine  énergie. 

Dans  cet  intérieur,  Mme  de  Mirepoix,  calme,  fine 
et  douce,  était  appelée  le  petit  chat.  Et  Mme  de 
Grammont,  ne  figurait  pas  mal  le  dogue.  Sa  force  et 
sa  solidité,  si  déplaisante  qu'elle  fût,  soutenait  utile- 
ment ce  chiffon,  la  Pompadour. 

M.  de  Choiseul,  fort  léger,  avec  tous  ses  dons 
séduisants,  n'aurait  jamais  pris  consistance,  s'il  n'avait 
été  doublé  d'une  autre  âme,  d'un  second  Choiseul. 
J'appelle  ainsi  cette  sœur,  une  âme  bien  autrement 
lorraine,  épaisse,  violente,  tenace,  mordant  fort  et 
ne  lâchant  pas.  Elle  le  tirait  du  badinage,  elle  l'em- 
pêchait de  s'amuser,  comme  il  eût  fait,  aux  méchance- 
tés galantes,  aux  perfidies  d'alcôve.  Elle  lui  rappelait 
toujours  leurs  six  mille  livres  de  rentes,  leur  misère, 
elle  le  forçait  d'avancer,  n'importe  comment. 

Le  meilleur  de  leur  patrimoine  avait  été  la  trahison. 
Les   Choiseul   rendirent   ici    un  service   immense  à 


28  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'Autriche.  C'est  l'un  d'eux  qui,  voyant  la  tête  démé- 
nagée de  Fleury,  décida  cet  imbécile  à  retenir  le 
secours  qui  allait  sauver  notre  armée  de  Prague.  De  là 
l'affreuse  catastrophe,  l'armée  gelée  (comme  à  Moscou). 
Le  fils  de  ce  bon  conseiller,  tout  jeune,  le  célèbre 
Ghoiseul  est,  en  récompense,  créé  colonel.  Il  fit 
quelque  peu  la  guerre,  mais  surtout  la  chasse  aux 
femmes.  C'était  un  petit  doguin,  roux  et  laid,  avec 
une  audace  cavalière,  une  impertinence  polie,  un 
persiflage  habituel,  qui  le  faisait  redouter.  Il  plaisait 
d'autant  plus  aux  femmes  qu'il  leur  ressemblait  davan- 
tage. Le  grand  observateur  Quesnay,  sous  sa  surface 
brillante,  le  perce  à  jour.  «  Il  eût  été,  dit-il,  un  ami 
d'Henri  III.  »  [Hausset.) 

La  place  de  méchant  est  vacante  :  il  la  prend.  Il  veut 
qu'on  croie  qu'il  est  le  Méchant  de  Gresset.  Il  veut 
continuer  Maurepas,  spécule  sur  les  petites  flèches 
qu'il  lance  à  la  Pompadour.  Spéculation  bien  calculée 
avec  une  femme  fanée,  qui  a  peur  du  moindre  mot. 
Il  l'inquiète,  puis  tout  d'un  coup  la  charme  en  se 
donnant  à  elle,  trahissant  une  Ghoiseul  qui  visait  au 
roi.  La  Pompadour  le  paye  avec  un  riche  mariage. 
Elle  lui  fît  épouser  la  petite  Grozat-Duchâtel,  fort 
riche.  Mais  on  ne  lui  mit  pas  cette  fortune  dans  les 
mains.  Il  n'en  eut  que  la  jouissance.  Si  sa  femme 
(enfant  de  douze  ans)  mourait,  ou  si  les  parents  la 
reprenaient,  il  était  pauvre. 

C'était  en  1750,  à  l'avènement  de  Mesdames 
Henriette  et  Adélaïde.  Ghoiseul  crut  ne  pas  déplaire 
en  faisant  venir  de  Lorraine,  en  établissant  chez  lui 


CHOISEUL.  —  TRAITÉ   AUTRICHIEN  29 

sa  sœur,  qui  était  chanoinesse.  Elle  avait  vingt  ans, 
lui  trente.  C'était  une  grande  forte  personne,  d'une 
voix  désagréable,  d'un  visage  fort  coloré,  percé  de 
petits  trous  ardents.  L'enfant  de  douze  ans,  l'épouse 
nominale,  ne  les  gêna  guère.  Ghoiseul  à  côté  mit  sa 
sœur,  et  vécut  avec  elle  fort  publiquement.  [Lauzun, 
p.  9,  éd.  1858;  Dumouriez,  I,  159.) 

Le  roi  n'en  était  pas  fâché,  en  riait.  Après  un 
sermon,  il  lui  dit  :  «  Le  Père,  ce  me  semble,  a  jeté 
des  pierres  dans  votre  jardin...  —  Mais,  Sire,  n'en 
est-il  pas  tombé  au  parc  de  Votre  Majesté  ?  —  Vous 
serez  damné,  Ghoiseul  (dit  le  roi  en  souriant).  —  Mais 
vous,  Sire  ?  —  Oh  !  c'est  différent...  Moi,  je  suis  l'Oint 
du  Seigneur.  »  {Mss.  Choiseul,  Al.  de  S.-Priest.) 

L'inceste  étant  moins  à  la  mode  en  1759,  Ghoiseul 
maria  sa  sœur,  mais  il  ne  lui  donna  qu'un  mari 
nominal,  M.  de  Grammont,  un  interdit.  Elle  resta 
constamment  avec  son  frère,  au  désespoir  de  la  pau- 
vre petite  Mrac  de  Ghoiseul,  qui  alors  avait  dix-sept 
ans.  Il  ne  faisait  rien  sans  sa  sœur.  Et  je  doute  fort 
que,  sans  elle,  il  eût  pris  la  responsabilité  de  se 
poser  contre  la  paix,  au  moment  où  Louis  XV  dési- 
rait négocier,  au  moment  où  Marie -Thérèse  était 
lasse,  ne  recevant  plus  notre  argent,  mais  des  coups 
terribles  de  Prusse  qui  même  après  un  succès  la 
mirent  en  pleine  retraite.  Ge  n'est  pas  seulement 
Duclos  qui  nous  le  dit  ;  c'est  le  bon  sens  :  oui,  chacun 
désirait  la  paix. 

Bernis  à  Marie -Thérèse  montrait  la  France  ago- 
nisante. Qu'à  ce  moment  quelqu'un  soit  plus  autrichien 


30  HISTOIRE    DE    FRANCE 

que  l'Autriche,  la  raffermisse  dans  la  guerre,  lui  dise 
que  Bernis  s'est  trompé,  que  la  France  a  encore  du 
sang  !...  C'est  chose  énorme,  au  delà  du  caractère  de 
Choiseul.  Sans  sa  sœur  et  ses  Lorraines  qui  le  pous- 
saient par  derrière,  et  poussaient  la  Pompadour,  je 
ne  crois  pas  qu'il  eût  lui-même  franchi  ce  sanglant 
Rubicon. 

L'audace  de  présenter  l'impudent  traité  au  roi 
implique  que  Louis  XV  était  encore  plus  absent  de 
lui-même,  plus  étranger  aux  affaires,  en  décembre 
1758,  qu'il  ne  l'était  l'autre  année  en  septembre  1757 
au  traité  de  Babiole. 

Il  eut  cette  année  le  mal  que  Richelieu  venait 
d'avoir,  des  dartres  par  tout  le  corps. 

Il  vivait  d'une  cuisine  excitante  et  irritante,  pour 
faire  face  à  l'exigence  non  moins  irritante  et  mal- 
saine du  Parc -aux- Cerfs.  De  là  un  cerveau  flottant, 
faible,  plein  de  noires  visions.  Damiens  y  rôdait  tou- 
jours, et  la  mort,  et  le  successeur,  les  théories 
régicides  des  Jésuites,  amis  de  son  fils.  Choiseul  tirait 
cette  ficelle,  l'excitait  contre  le  Dauphin. 

Choiseul,  qui  ne  croyait  à  rien,  profitait  des  lueurs 
dévotes  qu'avait  le  roi  dans  ses  heures  d'épuisement. 
Quelle  expiation  meilleure  que  d'accabler  Frédéric  ? 
Quoi  de  plus  agréable  à  Dieu  que  d'écraser  le 
Luthérien?  l'impie,  le  moqueur  outrageant  qui  se 
riait  des  rois  même,  qui  regardait  impudemment  dans 
les  Cabinets  de  Versailles.  Frédéric  nommait  ses 
levrettes  ses  marquises  de  Pompadour. 

Le  roi  ne  restait  lucide  que  pour  ses  petits  trafics, 


CHOISEUL.  —TRAITÉ  AUTRICHIEN  31 

ses  petites  spéculations.  Un  jour,  il  adressa  ce  mot 
prudent  à  son  homme  d'affaires  :  «  Ne  placez  pas  sur 
le  roi  :  on  dit  que  ce  n'est  pas  sûr.  » 

La  seule  ressource  qu'apportât  Choiseul,  c'était  la 
banqueroute. 

Banqueroute  d'un  homme  d'esprit,  d'abord  sur  ceux 
qu'on  haïssait,  traitants  et  Fermiers  généraux.  Gela  ne 
déplaisait  pas.  On  aimait  assez  qu'à  la  turque,  le  règne 
fût  inauguré  en  étranglant  quelques  pachas. 

Ne  pouvant  pas  les  payer,  il  restait  un  expédient, 
c'était  de  les  assassiner. 

Cent  millions  mangés  d'avance  étaient  dus  aux 
receveurs  généraux.  Pour  payement  on  les  écrasa. 
Une  compagnie  de  banquiers  fut  autorisée  à  tirer  sur 
eux,  s'engageant  à  fournir  au  roi  trois  ou  quatre 
millions  par  mois  pour  un  armement  maritime,  un 
grand  coup  qu'on  méditait. 

Et  les  Fermiers  généraux  payés  en  même  mon- 
naie, éreintés.  On  leur  devait  cent  cinquante  mil- 
lions. On  frappa  sur  eux  soixante-douze  mille  actions 
de  mille  francs,  qui  réduisirent  de  moitié  leurs  béné- 
fices. 

Ce  ne  fut  pas  fait  sans  adresse.  Choiseul  flattant 
l'opinion,  caressant  Voltaire,  les  salons,  le  parti  philo- 
sophique, fit  ce  tour  par  un  philosophe.  Il  prit  un 
homme  de  lettres,  un  simple  maître  des  requêtes,  le 
fit  contrôleur  général.  Homme  d'esprit,  homme  d'af- 
faires, Silhouette  avait  lu,  voyagé,  vécu  à  Londres, 
travaillé  à  la  Compagnie  des  Indes.  Il  avait,  près  des 
philosophes,  le  mérite  d'avoir  traduit  quelque  chose 


32  HISTOIRE    DE    FRANCE 

des  libres  penseurs.  Pope,  Warburton  et  Bolingbroke. 
C'était  un  parleur  agréable,  dit  Grimm,  d'équivoque 
mine,  l'air  double,  coupable  et  faux.  Il  n'avait  nul 
expédient  que  ceux  où  Machault  avait  échoué ,  — 
impôt  sur  tous  (rejeté), — pensions  réduites  (impos- 
sible). Tout  cela  facile  à  prévoir.  Nul  résultat  à 
attendre  qu'une  tempête  de  sifflets. 

L'heureuse  idée  de  Choiseul  pour  gazer  son  crime 
d'Autriche,  c'était  de  faire  que  la  France  tournât  le 
dos  au  levant,  ne  regardât  qu'à  l'ouest  vers  le  grand 
spectacle  qu'il  lui  préparait.  Idée  neuve.  C'était  celle 
qui  a  toujours  échoué,  la  vieille,  éternelle  Armada  de 
1585,  qu'on  remet  toujours  à  flot.  Sans  doute,  un  coup 
de  surprise  n'est  pas  impossible.  Jeter  un  Charles  XII 
dans  Londres,  comme  le  rêvait  Alberoni,  c'est  hasar- 
deux, mais  non  absurde.  Les  plans  les  plus  insensés 
sont  ceux  d'un  Philippe  II,  qui,  par  de  longs  pré- 
paratifs, met  un  grand  peuple  en  éveil,  en  demeure 
d'organiser  ses  puissantes  résistances.  Que  dire  de 
ces  constructions  étranges  de  bateaux  plats  que 
Choiseul  imagina  en  1759  pour  l'amusement  des 
Anglais  ?  que  Bonaparte  imita. 

La  grande  flotte  qui  devait  couvrir  le  passage  des 
bateaux  était  préparée  au  plus  loin,  à  Toulon.  Pour 
rejoindre  Brest  et  rallier  l'autre  escadre,  que  de 
chances  elle  avait  contre  elle  !  La  longue  navigation, 
l'écartement  des  vaisseaux,  les  coups  violents, 
capricieux,  qu'on  a  au  golfe  de  Gascogne,  la  rencontre 
de  l'ennemi  qui,  dans  un  pareil  voyage,  rôdant  autour, 
comme  un  requin,  mordrait  de   manière  ou  d'autre, 


CHOISEUL.  —  TRAITÉ   AUTRICHIEN  33 

tempêtes  de  l'Armada,  ou  défaites  de  Trafalgar,  c'est 
ce  qui  ne  pouvait  manquer. 

Au  lieu  de  concentrer  l'effort,  on  le  divisait  ;  à  la 
fois,  on  attaquait  les  trois  royaumes.  Le  corsaire 
Thurot,  de  Dunkerque,  devait  passer  en  Irlande.  De 
Brest,  Aiguillon  menait  douze  mille  hommes  en 
Ecosse.  Soubise,  avec  une  armée  (pas  moins  de  cin- 
quante mille  hommes),  sur  les  fameux  bateaux  plats, 
devait  cingler  du  Havre  à  Londres. 

A  la  grandeur  d'un  tel  projet  on  devait  tout  sacrifier. 
Le  vieux  ministre  de  la  guerre,  Bellisle,  annonça  clés 
janvier  qu'on  n'enverrait  aucun  secours  aux  colonies. 
La  flotte  anglaise,  avant  avril,  nous  prit  déjà  la 
Guadeloupe.  Au  Canada,  l'intrépide  Montcalm  de 
Nîmes,  sans  renfort  et  sans  espoir,  lutta  jusqu'au 
mois  de  septembre  ;  il  fut  tué,  le  pays  perdu.  Dans 
l'Hindoustan,  notre  Irlandais  Lally,  un  fou  furieux, 
qui  n'avait  que  de  la  bravoure,  avait  remplacé  Dupleix. 
Il  avait  neutralisé  l'homme  capable,  gendre  de  Dupleix, 
l'excellent  général  Bussy.  Il  avait  par  ses  barbaries, 
ses  emportements,  son  mépris  pour  les  croyances 
indigènes,  mis  l'Inde  entière  contre  nous.  Il  échoua 
devant  Madras  en  février  1759,  et  de  plus  en  plus 
déclina  devant  l'ascendant  de  lord  Clive. 

Ministre  à  soixante-seize  ans,  Bellisle  épuisait  sa 
vie  à  faire  une  chose  impossible ,  la  réforme  devant 
l'ennemi.  La  Cour  débordait  dans  l'armée,  la  sur- 
chargeait honteusement.  Nos  cent  soixante- dix 
mille  soldats  avaient  quarante  mille  officiers  (c'est 
un  officier  pour  quatre  hommes).  Dans  les  cavaliers, 


34  HISTOIRE    DE    FRANCE 

encore  pis  :  un  officier  pour  trois  soldats.  A  Minden, 
nos  deux  généraux,  Gontades  et  Broglie,  plus  brouillés 
entre  eux  qu'avec  l'ennemi,  perdent  le  temps.  Broglie 
est  jaloux,  et  craint  le  succès  de  Gontades.  Tous  deux 
battus,  1er  août,  et  la  défaite  de  l'armée  précède, 
annonce  tristement  le  désastre  de  la  flotte. 

La  nuit  du  16  au  17  août,  notre  flotte  de  Toulon  a 
passé  devant  Gibraltar.  Cinq  de  ses  douze  vaisseaux 
se  séparent.  Réduite  à  sept,  cette  flotte  voit,  de 
Gibraltar,  quatorze  vaisseaux  anglais  qui  vont  à  elle 
à  toutes  voiles.  Un  des  nôtres  se  sacrifie  et  combat 
seul  contre  cinq.  Les  autres  n'en  périssent  pas 
moins. 

Gela  ramena  au  bon  sens.  On  abandonna  la  partie 
du  plan  la  plus  chimérique,  la  grosse  armée  sur 
bateaux  plats  que  Soubise  devait  mener  en  Tamise. 
On  s'en  tint  aux  expéditions  d'Irlande  et  d'Ecosse. 
Pour  la  seconde,  on  n'avait  plus  l'héroïque  prince 
Edouard  qui  entraîna  les  highlands.  En  revanche,  on 
avait  un  homme  fort  considérable  à  Versailles,  au 
champ  de  bataille  de  l'intrigue. 

C'était  le  duc  d'Aiguillon,  le  neveu  de  Richelieu, 
un  de  nos  plus  beaux  courtisans.  Deux  choses  l'ont 
immortalisé,  d'avoir  tenu  tête  au  roi  même  dans  le 
cœur  de  la  Ghâteauroux,  —  d'avoir  pour  le  parti 
jésuite  et  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  mis  chez  le 
roi  la  Du  Barry.  En  ce  moment  -il  n'était  bruit  que 
du  succès  que  les  Bretons,  sous  d'Aiguillon,  avaient 
eu  sur  les  Anglais  à  Saint- Gast.  Duclos  explique 
très  bien  la  prudence  qu'il  y  déploya,  simple  specta- 


CHOISEUL.  —  TRAITÉ   AUTRICHIEN  35 

teur  à  distance,  n'ayant  pas  même  donné  d'ordres, 
les  faisant  si  longtemps  attendre,  que  les  volontaires 
Bretons  firent  l'exécution  d'eux-mêmes,  poussèrent 
les  Anglais  dans  la  mer.  Pour  la  Pompadour  et  les 
femmes,  d'Aiguillon  devint  un  héros. 

Cette  prudence  consommée  qu'il  avait  montrée 
à  Saint-Cast,  ne  l'abandonna  pas  ici.  Il  n'alla  pas 
avec  les  troupes  et  les  bâtiments  de  transport 
rejoindre  la  flotte  à  Brest.  Il  dit  qu'un  homme  comme 
lui,  un  gouverneur  de  Bretagne,  général  de  l'expé- 
dition, ne  pouvait  faire  les  premiers  pas,  aller  se 
mettre  sous  les  ordres  de  l'amiral,  de  Gonflans. 
Celui-ci  dut  venir  le  joindre  au  Morbihan  où  il  res- 
tait, attendait  dans  sa  dignité.  L'Anglais,  qui  guet- 
tait Conflans,  fondit  sur  lui  près  de  Bellisle.  Forces 
égales.  Mais  Conflans,  non  moins  prudent  que  d'Ai- 
guillon, réfléchit  que  son  affaire  n'était  pas  de  livrer 
bataille,  mais  de  conduire  l'armée  d'Ecosse.  Il  crut 
éviter,  éluder,  se  jetant  entre  les  écueils.  L'Anglais 
furieux  l'y  suivit,  perdit  deux  vaisseaux.  Quatre  des 
nôtres  périssent;  Conflans  lui-même  brûle  le  sien. 
L'avant-garde  (sept  vaisseaux  intacts),  va  se  cacher 
à  Rochefort  ;  sept  autres  dans  la  Vilaine,  et  ils  y 
restent  embourbés. 

Déplorable  catastrophe!  la  marine,  ainsi  que  l'ar- 
mée, battue  et  déshonorée!  Notre  intrépide  Thurot, 
sans  espoir,  et  pour  l'honneur,  ayant  donné  sa  parole, 
partit  pourtant  de  Dunkerque,  exécuta  sa  descente, 
prit  une  ville,  se  fit  tuer. 

La  situation  intérieure  était  au  niveau.  Deux  mois 


36  HISTOIRE    DE    FRANCE 

après  la  défaite  de  Minden,  le  désastre  de  Bellisle, 
lea26  octobre,  eut  lieu  la  fermeture  des  caisses 
publiques,  la  suspension  des  payements.  Le  roi 
suspend  pendant  la  guerre  le  payement  des  lettres 
de  change  qu'il  a  souscrites  pour  deux  ans  (1760- 
1761).  Il  suspend  pendant  un  an  pour  deux  cents 
millions  de  dettes  exigibles,  jusqu'à  ces  rescriptions 
qu'il  a  données  récemment  sur  les  receveurs  et  fer- 
miers, aux  banquiers  qui  avancèrent  les  frais  de 
l'armement  détruit.  Les  receveurs  et  fermiers , 
anciens  créanciers  immolés  au  printemps,  avaient 
fait  rire.  Voici  les  nouveaux  créanciers,  les  rieurs, 
qui  pleurent  à  leur  tour,  et  non  seulement  eux,  mais 
la  foule  des  petits  rentiers  misérables  qui  vivaient 
d'annuités,  qui  avaient  mis  sottement  aux  royales 
loteries  des  dernières  années!  Le  roi  ajourne...  leur 
pain.  Ils  mangeront  après  la  guerre. 

Le  roi  ne  payait  plus  Versailles  ;  il  devait  dix 
mois  à  ses  gens.  Une  tentative  qu'il  fît  pour  mettre 
un  octroi  sur  les  villes,  ne  fit  que  montrer  sa  fai- 
blesse, la  force  et  la  férocité  que  prenaient  les 
Parlements.  Ghoiseul  avait  beau  les  flatter,  leur 
abandonner  Y  Encyclopédie  (janvier  1759),  cela  ne 
suffisait  pas.  Le  Parlement  de  Besançon  fît  pendre 
un  commis  qui  osait  lever  l'octroi  ordonné  par  le 
roi.  Le  Parlement  de  Paris  fît  pendre  un  huissier 
qui  blâmait  son  procès  de  Damiens.  Actes  violents, 
brusques,    sauvages,    et   qui    menaçaient  plus  haut. 

La  moitié  du  Parlement  de  Besançon  fut  exilée  ; 
mais  celui  de   Paris  repoussa  obstinément   tout  ce 


CHOISEUL.   —TRAITÉ   AUTRICHIEN  37 

qu'il  y  avait  de  bon  dans  les  projets  de  Silhouette  : 
l'impôt  proportionnellement  levé  sur  tous.  Désirable 
egalile,  mais  qui  n'apparaissait  ici  que  comme  une 
lourde  surcharge  par-dessus  les  charges  antérieures. 

Ghoiseul,  battu  en  finances,  battu  sur  terre  et  sur 
mer,  peu  ménagé  du  Parlement,  arrivé  en  moins 
de  dix  mois,  ce  semble,  au  bout  de  son  rouleau, 
avait  à  craindre  le  Dauphin,  qui  avait  prédit  ce  fruit 
des  traités  autrichiens.  Le  parti  dévot  l'accablait. 
Il  imagina  un  moyen  étrange,  qu'on  n'eût  compris 
en  nul  autre  pays  du  monde.  Pour  balancer  la  ban- 
queroute, les  revers  de  terre  et  de  mer,  distraire 
fortement  le  public,  il  lui  donna  le  spectacle  d'un 
tour  très  inattendu.  Lui,  courtisan  de  Voltaire,  il 
régale  les  philosophes  d'une  volée  de  coups  de  bâton. 

D'abord  Ghoiseul  exécute  le  financier  philosophe 
Silhouette.  Il  en  rit  lui-même.  Il  se  joint  gaiement 
à  la  meute  des  siffleurs  et  des  moqueurs.  Désormais 
le  portrait  d'une  ombre  est  appelé  silhouette.  On  s'en 
amuse  partout,  Versailles  autant  que  Paris.  Les 
habits    à  la   silhouette    n'ont   ni    poche  ni    gousset. 

Ceci  n'est  qu'un  commencement.  Très  secrètement 
Ghoiseul  commande  au  lorrain  Palissot  une  pièce  qui 
plaira  en  haut  lieu,  qui  fera  rire  le  Dauphin,  rire  le 
roi  qui  ne  rit  jamais.  On  y  verra  les  amis  de  Ghoi- 
seul, les  gens  de  lettres  les  plus  illustres  de  l'époque, 
grotesquement  piloriés.  On  y  verra  d'Alembert,  Dide- 
rot volant  dans  les  poches,  et  Rousseau  à  quatre 
pattes  «  retournant  à  la  nature  »,  et  gravement  brou- 
tant sa  laitue. 


38  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE   III 


L'Eclipsé  de  Voltaire.  (1759-1761.) 


Un  des  grands  moments  de  Voltaire,  solennel  et 
vraiment  digne  du  roi  du  siècle  de  l'esprit,  avait  été 
justement  ce  triste  retour  d'Allemagne  où,  repoussé 
de  tous  côtés,  pour  ainsi  dire,  il  perdit  terre,  n'ayant 
plus  un  seul  point  du  globe  où  il  fût  en  sûreté  (1753- 
1754).  Fuyant  de  Prusse,  il  fut  rejeté  de  la  France, 
de  la  Lorraine  même.  Il  disparut,  se  tint  obscur 
et  si  bien  caché  en  Alsace,  parfois  dans  une  île  du 
Rhin,  qu'à  Paris  on  le  crut  mort.  La  bonne  Mme  Du 
Deffand  le  croit  mort  et  n'en  pleure  pas  (mars  1754). 
Pour  comble,  ses  dangereux  livres,  autant  de  péchés 
de  jeunesse,  surgissaient  indiscrètement,  s'impri- 
maient partout,  quoi  qu'il  fît.  La  Beaumelle  héritait 
déjà,  contrefaisait  Louis  XIV,  avecdes  notes  terribles. 
Malgré  lui,  YEssai  sur  les  mœurs  éclate,  incomplet 
(deux  volumes).  Malgré  lui,  un  faux  Louis  XV.  Et, 
pour  comble  d'épouvante,  par  fragments  perçait  par- 


L'ÉCLIPSÉ    DE    VOLTAIRE  39 

tout  la  satire  choquante,  obscène,  où,  non  content 
d'insulter  «  le  fainéant  Charles  VII  »,  il  met  nue  d'un 
coup  de  griffe  «  la  grisette  »  impertinente  qui  s'était 
si  haut  montée. 

Il  eut  une  de  ces  peurs  extrêmes,  qui  rendaient 
cet  homme  nerveux  par  moments  bien  ridicule.  Le 
bon  sens  eut  pu  lui  dire  qu'un  homme  si  aimé  du 
public  n'était  pas  en  vrai  péril.  On  pouvait  le 
repousser,  l'éloigner,  mais  le  toucher?  non.  Dans 
cette  panique,  il  fît  une  comédie  inutile  qui  l'avilis- 
sait seulement  :  il  communia,  fit  ses  pâques. 

La  première  lueur  lui  vint  de  celui  qu'il  haïssait, 
de  Frédéric.  Sa  charmante  sœur,  sous  prétexte  d'un 
voyage,  vint  à  Colmar  embrasser,  courtiser  le  pros- 
crit. Frédéric  mit  en  opéras  deux  tragédies  de  Vol- 
taire. Gela  fit  songer  en  Europe.  On  sentit  qu'il  n'était 
pas  mort,  qu'on  devait  encore  compter  avec  celui  qui 
restait  l'ami  du  plus  grand  roi  du  monde.  L'armée 
des  encyclopédistes,  Diderot  et  d'Alembert,  ne  per- 
daient nulle  occasion  de  proclamer  en  lui  leur  glo- 
rieux général.  Voltaire  restait  le  roi  des  rois. 

On  le  sentit,  lorsqu'en  mars  1755  il  s'établit  aux 
Délices,  près  de  Genève,  et  presque  en  face  à  Lau- 
sanne, et  que  de  ce  lieu  imposant  (dans  la  vue 
sublime  des  Alpes)  partit  le  grand  coup  d'archet  dont 
frémit  toute  l'Europe,  son  Ode  à  la  liberté,  son 
remerciement  à  la  libre  Suisse  où  il  avait  pu  respirer. 
Peu  après,  il  acheva  le  livre  qui  reste  son  titre 
capital  :  Y  Essai  sur  les  mœurs  des  nations.  Il  ne  fut 
jamais  plus  haut. 


40  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Deux  choses  lui  faisaient  tort. 

Malgré  sa  bonté  facile,  vaniteux  et  emporté,  vou- 
lant se  montrer  redoutable,  prouver  qu'il  n'était  pas 
léger,  comme  on  le  redisait  tant,  il  affectait  une  haine 
implacable  pour  le  grand  roi  qui  le  comblait,  lui 
écrivait,  qui  fît  pour  lui  ses  beaux  vers,  l'héroïque 
adieu  de  Rosbach.  Voltaire,  là,  fut  déplorable.  Il  fit 
sa  cour  à  Versailles,  aux  ennemis  de  la  pensée  et  de 
son  propre  parti,  disant  :  «  La  chère  Marie-Thérèse  », 
proposant  contre  Frédéric  de  renouveler  les  chariots 
faucheurs  des  Babyloniens.  Idée  bizarre,  s'il  en  fut, 
que  le  ministre  parut  prendre  au  sérieux,  exécutant 
pour  Louis  XV  un  joli  modèle  en  petit,  un  joujou 
qu'on  essaya. 

L'autre  maladie  de  Voltaire,  qui  le  vulgarisait  fort, 
c'était  Mme  Denis.  Autant,  au  château  de  Cirey, 
près  de  sa  mathématicienne,  dans  sa  demi-solitude, 
il  avait  eu  la  vie  noble,  concentrée,  tendue,  haute, 
—  autant  avec  celle-ci  il  l'eut  mondaine  et  lâchée. 
Fort  riche  alors ,  il  menait  le  train  d'un  Fermier 
général.  De  1756  à  1768,  sa  maison  fut  une  auberge. 
11  travaillait  dans  son  coin  tout  le  jour,  hors  du 
tapage  ;  mais  il  ne  haïssait  pas  cette  vie  folle  de 
monde  et  de  bruit. 

Il  avait  toujours  eu  l'imagination  sensuelle.  Il 
semble  que  sa  flamme  brillante,  son  inépuisable  tor- 
rent d'étincelles,  tînt  fort  à  cette  légère  électricité 
du  sexe,  dont  il  abusait  bien  peu.  Né  si  faible  et  ne 
mangeant  pas,  ne  vivant  guère  que  de  café,  il  fut 
pourtant  un  peu  satyre,  d'esprit,  de  velléités.  En  le 


L'ECLIPSE    DE    VOLTAIRE  41 

suivant  patiemment,  on  voit  que,  jusqu'au  dernier 
jour,  il  eut  toujours  quelque  femme.  On  a  noté  par- 
faitement  ce  que  fut  pour  lui  sa  nièce  (Nicolardot). 
Sa  mauvaise  humeur  à  Berlin  vint  surtout  de  ce  qu'il 
ne  put  l'y  mener.  C'était  une  veuve  d'à  peu  près 
quarante  ans,  qui  n'était  pas  belle;  elle  louchait, 
elle  était  lourde,  vulgaire  et  prétentieuse.  Elle  croyait 
faire  des  vers,  fît  et  défit  pendant  trente  ans  une 
mauvaise  pièce,  Alccste.  Elle  ravissait  Voltaire,  comme 
actrice,  par  un  jeu  emphatique,  ampoulé,  pleureur. 
Il  jouait  grotesquemeiit  le  bonhomme  Lusignan  ;  elle 
les  Zaïre  et  les  Ghimène,  toujours  les  jeunes  pre- 
mières. Elle  en  avait  le  tendre  cœur,  brûlait  de  se 
remarier.  Elle  avait  l'âme  très  grande ,  elle  eût 
dépensé  sans  compter.  Voltaire  ne  lâcha  pas  la  clé, 
la  limita  d'abord  un  peu,  mais  une  fois  établi  en 
Suisse,  il  ouvrit  largement  la  caisse.  C'était  chaque 
jour  des  tables  de  quarante,  cinquante  personnes, 
des  décorations,  des  costumes  somptueux  venus  de 
Paris.  Dans  ses  lettres,  on  voit  qu'alors  il  se  figure 
jouir  beaucoup.  «  Je  suis  si  heureux,  dit- il,  que 
j'en  ai  honte.  »  Et  il  ajoute  qu'il  est  heureux  surtout 
par  elle.  Elle  engraisse,  elle  est  charmante.  «  Sans 
elle,  tout  serait  un  désert.  »  (19  septembre  1755, 
27  mai  1756.) 

Il  signe  le  Suisse  Voltaire.  Il  avait  loué  quatre  mai- 
sons, ici  et  là,  en  des  pays  différents.  Il  ne  pouvait, 
disait-il,  «  tomber  que  sur  ses  quatre  pattes  ».  Son 
indépendance  était  d'être  un  homme  riche  et  mobile, 
pouvant  vivre    un   peu  partout.   Sa  nièce    contribua 


42  HISTOIRE    DE    FRANCE 

à  le  faire  seigneur  de  village,  enraciné  dans  une 
terre,  et  sur  la  terre  serve  de  France.  C'est  elle  qui 
le  refit  Français. 

Il  n'était  pas,  il  est  vrai,  bien  établi  aux  Délices 
près  Genève.  Il  y  branlait.  Deux  partis  étaient  dans 
la  ville,  la  Genève  de  Calvin,  et  la  Genève  mondaine 
qui  sans  cesse  allait  voir  Voltaire.  Mais  dans  la  mon- 
daine elle-même,  les  pasteurs  qui  dominaient  n'en 
étaient  pas  moins  chrétiens,  anti- encyclopédistes. 
Dans  un  pamphlet  anonyme,  défendant  Y  Encyclo- 
pédie, il  confond  dans  la  même  attaque  «  les  persé- 
cuteurs catholiques  et  les  fourbes  protestants  ».  Cela 
fut  fort  envenimé  par  une  lettre  de  Rousseau,  comme 
on  le  verra  tout  à  l'heure. 

Il  se  croyait  fort  à  Lausanne,  car  c'est  là  qu'il  offrit 
asile  à  Y  Encyclopédie  persécutée  (février  1758).  Il 
donnait  deux  cent  mille  francs  pour  qu'on  l'imprimât 
à  Lausanne.  Il  comptait  y  demeurer,  rester  Suisse. 
Cela,  dis-je,  en  février.  Mais  en  mai  tout  est  changé. 
La  Pompadour  le  protège  dans  son  plan  d'acheter  en 
France  la  seigneurie  de  Ferney  (Corr.,  V,  157,  mai 
1758). 

Il  eût  acheté,  s'il  eût  pu,  en  Lorraine,  chez 
Stanislas.  Mrae  Denis  eût  eu  là  une  cour  pour  étaler 
ses  grâces,  refaire  Mme  Du  Châtelet.  Et  il  y  aurait 
trouvé  une  demi -indépendance.  La  Pompadour  fit 
défendre  à  Stanislas  de  le  recevoir.  On  le  voulait  en 
France  même.  Toute  la  cabale  autrichienne,  Vienne 
et  Versailles,  Kaunitz,Choiseul,  la  Pompadour,  l'enve- 
loppaient. Au  moindre  succès  de  l'Autriche,  Kaunitz 


L'ECLIPSE    DE    VOLTAIRE  43 

disait  :  «  Avertissez-en  notre  ami.  »  L'impératrice,  si 
dévote,  et  qui  proscrivait  Molière,  n'avait  pas  honte 
de  faire  jouer  les  tragédies  philosophiques  de  Voltaire. 
On  le  chantait,  on  le  dansait;  au  théâtre  de  la  Cour, 
on  mettait  ses  pièces  en  ballets.  Ghoiseul  lui  écrivait 
sans  cesse,  encore  plus  que  Frédéric.  Il  rôdait  tout 
autour  de  lui  avec  sa  malice  de  chat. 

La  Pompadour  imprime  au  Louvre  son  livre  sur 
YEcclésiaste  avec  son  portrait  en  tête.  Bref,  on  lui  fera 
presque  croire  qu'il  est  le  favori  du  roi!  —  Que  dis-je? 
du  roi!  du  pape.  Une  édition  plus  belle  encore  se 
fait  de  YEcclésiaste  que  le  pape  approuvera. 

Il  ne  renie  plus  la  Pucelle.  Il  est  si  haut  qu'il  n'a 
plus  besoin  de  ces  précautions.  Société  singulière. 
Telle  est  la  mode,  que  les  dames  estimées  l'apprennent 
par  cœur.  Tel  vers  se  trouve  dans  les  lettres,  sur  la 
petite  bouche  pudique  de  Mme  de  Ghoiseul. 

Il  se  lâchait  à  ce  moment  dans  l'ébauche  de  Candide, 
une  orgie  d'imagination.  Du  joli  Voijage  de  Scarmen- 
tado  (1747)  et  du  Poème  de  Lisbonne,  il  en  avait  tiré 
l'idée,  mais  en  la  chargeant  d'indécences  et  de  grosses 
nudités,  de  Gunégondes  à  la  Rubens.  Dans  ce  moment, 
il  est  facile  de  deviner  qui  influait.  On  voulait  une 
position.  On  était  las  d'aller,  venir,  d'errer.  Ne 
serait-on  chez  soi,  une  vraie  dame  de  maison?  Dans 
tout  l'été  de  58,  on  travailla  à  cela.  En  octobre,  au 
moment  même  où  Ghoiseul  devenait  ministre,  on 
négocia  sérieusement  pour  l'acquisition  de  Ferney. 
Triste  et  pauvre  seigneurie  qui  ne  donnait  guère  que 
du  foin.  On  fit  valoir  près  de  Voltaire  les  superbes 


44  HISTOIRE    DE    FRANCE 

privilèges  qu'Henri  IV  avait  attachés  à  ce  méchant 
bout  de  frontière.  «  C'était,  dit  Voltaire,  un  royaume.  » 
Il  serait  un  roi  (TYvetot.  Idée  sotte  et  ridicule.  Ces 
exemptions  fiscales  n'empêchaient  pas  que  ce  domaine 
ne  fit  Voltaire  dépendant,  regardant  toujours  quel 
vent  soufflait  du  côté  de  Versailles. 

Il  acheta  Ferney  pour  Mme  Denis,  s'asservit  par 
là  plus  encore,-  s'interdisant  de  vendre,  s'il  voulait 
s'éloigner.  Le  lieu  lui  convenait  à  elle,  étant  sur  la 
route  même  du  grand  monde  qui  allait  en  Suisse,  en 
Savoie,  en  Italie.  Il  convenait  moins  à  Voltaire,  étant 
froid,  humide,  sous  les  vents  neigeux.  Quand  de 
Lausanne  ou  des  Délices  on  se  rend  à  Ferney,  on  a 
le  cœur  serré.  Le  lieu,  ennuyeux  de  lui-même,  n'est 
nullement  égayé  du  château  mesquin  qu'il  y  fit. 

Il  y  eut  dès  l'entrée  un  sensible  coup.  Sa  nièce 
gardant  l'idée  du  mariage,  il  avait  cru  prudent,  à 
l'égard  du  mari  possible,  d'avoir  d'elle  une  contre- 
lettre  où  elle  eût  reconnu  qu'il  restait  maître  de 
Ferney  pour  sa  vie,  qu'il  pouvait  y  finir  en  repos  ses 
jours.  Elle  ne  tint  pas  la  promesse  de  lui  donner 
la  contre-lettre.  Et  Voltaire  se  trouva  loger  chez  elle 
et  non  chez  lui. 

Parmi  le  rire  éternel,  son  enseigne  et  sa  grimace, 
il  avait  eu  un  vrai  moment  de  larmes,  de  nature  et 
de  cœur,  l'affreux  désastre  de  Lisbonne  et  le  début 
sanglant  de  la  Guerre  de  Sept- Ans,  ces  grands 
massacres  inouïs,  des  trente  mille  morts  en  une 
fois!  Cela  troubla  l'optimisme  qu'il  avait  professé 
toujours.  Et  plus  troublé  fut-il  de  voir  une  femme 


L'ÉCLIPSÉ    DE    VOLTAIRE  45 

intéressée,  violente,  qui  se  faisait  maîtresse  chez 
lui,  pouvait  le  renvoyer.  Jusque-là  il  élait  Candide. 
Et  par  un  changement  subit  il  fut  Martin,  le  pessi- 
miste, ne  voyant  que  mal  sur  la  terre.  Miracle  de  sa 
Cunégonde î 

Voltaire,  en  1728,  le  premier,  contre  Pascal,  avait 
écrit  :  «  L'homme  est  heureux.  » 

Il  y  reviendra  un  jour,  en  1775,  Il  se  réfutera  lui- 
même  et  répondra  à  Candide. 

Mais  en  1760,  le  coup  n'en  fut  pas  moins  grave. 
La  haute  autorité  du  siècle,  celui  vers  qui  tous 
regardaient,  que  tous  suivaient  depuis  trente  ans,  — 
Voltaire,  roi,  heureux,  paisible,  —  Voltaire  semblait 
briser  son  œuvre,  lançait  un  livre  de  doute,  la  bac- 
chanale effrénée,  satirique  et  priapique  de  l'ironie 
désespérée. 

D'autre  part,  le  siècle,  atteint,  bien  loin  d'avoir 
envie  de  rire,  laissait  échapper  des  larmes.  On  avait 
dédaigné  les  drames  larmoyants  de  La  Chaussée. 
Mais  voici  le  Père  de  famille,  déclamation  sentimen- 
tale dont  Voltaire  n'espérait  rien  (16  novembre  1758), 
et  qui  obtient  à  Paris,  à  Versailles,  le  plus  grand 
succès.  Les  courtisans  croyaient  plaire  en  riant;  ils 
voient  le  roi  qui  en  pleure  à  chaudes  larmes.  Spec- 
tacle nouveau,  étonnant!  Le  roi  surpris,  attendri, 
par  un  drame  de  Diderot! 

Mais  l'essor  du  sentiment,  l'éclat  pathétique  et 
vainqueur  de  la  langue  émue,  orageuse,  déclama- 
toire, de  l'amour,  c'est  la  Nouvelle  Héloïse,  qui  ne 
sera  imprimée  qu'en  61,  mais  qui  circule  en  manu- 


46  HISTOIRE    DE    FRANCE 

scrit  (lue,  dévorée)  de  femme  en  femme,  et  qui  va 
faire  dans  la  vie,  tout  autant  que  dans  les  lettres, 
une  profonde  révolution. 

En  face,  le  triste  Voltaire  imprime  l'ennuyeux 
Pierre  -le-  Grand. 

Le  moment  était  excellent  pour  attaquer  les  philo- 
sophes. Leur  armée  était  au  point  d'une  manœuvre 
toujours  périlleuse;  elle  tournait  et  changeait  de 
front.  De  leurs  rangs  était  partie  la  plus  aigre  disso- 
nance. Voltaire,  par  trois  fois,  donna  prise,  et  trois 
fois,  contre  lui ,  tonna  l'âpre  et  violente  voix  de 
Rousseau. 


ROUSSEAU  « 


CHAPITRE    IV 


Rousseau.  —  Nouvelle  Héloise.  (1754-1761.) 


Rousseau  nous  apprend  lui-même  que  Y  Emile  eut 
un  succès  fort  lent,  «  de  grands  éloges  particuliers, 
mais  peu  d'approbation  publique  ».  Le  Contrat  social, 
imprimé  en  Hollande,  extrêmement  prohibé,  repoussé 
à  la  frontière,  entra  tard,  difficilement,  fut  lu  par  une 
rare  élite. 

Le  grand,  l'immense  succès,  fut  celui  de  YHéloïse. 

C'est  le  plus  grand  succès,  l'unique,  qu'offre  l'his- 
toire littéraire.  Rien  de  tel  avant,  rien  après. 

Ce  livre  inspira  une  vive,  une  ardente  curiosité. 
On  s'en  arrachait  les  volumes.  On  les  louait,  dit  Bri- 
zard,  à  tout  prix  (douze  sous  par  heure).  Qui  ne  les 
trouvait  pour  le  jour,  les  louait  au  moins  pour  la  nuit. 

Ce  ne  fut  pas  chose  de  mode.  Les  mœurs  en  res- 
tèrent changées.  Le  mot  d'amour,  dit  Walpole,  avait 
été  pour  ainsi  dire  rayé  par  le  ridicule,  biffé  du 
dictionnaire.   On  n'osait  se  dire  amoureux.   Chacun, 


48  HISTOIRE    DE    FRANCE 

après  Ylléloïse,  s'en  vante,  et  tout  homme  est  Saint- 
Preux.  L'impression  ne  passe  pas.  Gela  dure  trente 
ans,  toujours.  Jusqu'en  plein  93,  Julie  règne.  Les 
Girondins  la  trouvent  dans  Mrae  Roland. 

Gomment  expliquer  un  effet,  et  si  vif,  et  si  profond? 
C'est  qu'avec  tous  ses  défauts,  c'est  pourtant  un 
livre  sorti  de  l'amour  et  de  la  douleur.  Malgré  toute 
sa  rhétorique,  ses  déclamations  d'écolier,  c'est  ici 
le  vrai  Rousseau,  comme  dans  la  Lettre  sur  les  spec- 
tacles, les  Confessions,  les  Rêveries. 

Ses  autres  ouvrages  sont  œuvres  artificielles,  fort 
laborieusement  arrangées. 

Le  vrai  Rousseau  est  né  des  femmes,  né  de  Mme  de 
Warens.  Il  le  dit  nettement  lui-même.  Avant  elle, 
il  ne  parlait  pas,  était  noué  et  muet.  Hors  de  sa 
présence,  il  n'avait  aucune  facilité.  Devant  elle, 
liberté  parfaite,  facilité  d'élocution,  langue  abondante 
et  chaleureuse. 

Séparé  et  jeté  au  loin  sur  le  dur  pavé  de  Paris, 
il  se  grima  en  Romain,  en  citoyen,  en  sauvage.  Il 
suivit  Mably,  Morelly,  avec  le  talent,  la  force  âpre, 
qu'il  est  si  aisé  de  prendre.  Et  avec  cela,  noué.  Il 
ne  reconquit  sa  nature,  ne  fut  de  nouveau  dénoué  que 
par  Mrae  d'Houdetot.  La  grimace  disparut,  le  Gaton, 
le  Genevois.  Et,  dans  la  passion  vraie,  reparut  le 
Savoyard. 


Tout  le    monde   va  voir  les    Gharmettes;  mais  la 
grande  impression  fut  bien  plus  à  Annecy.  Les  Char- 


ROUSSEAU  49 

mettes  où  Rousseau  déjà  est  un  homme,  un  maître  de 
musique,  lisant  Messieurs  de  Port-Royal,  faisant  un 
peu  d'astronomie,  sont  un  lieu  plus  sérieux.  La  mol- 
lesse inexprimable  qui  nous  fond  toujours  le  cœur 
en  lisant  le  second  livre,  le  troisième  des  Confes- 
sions, est  propre  à  l'air  doux,  languissant,  quelque 
peu  fiévreux  d'Annecy.  Il  y  a  là  de  la  Maremme. 
Plus  d'un  a  voulu  y  mourir  (Eug.  Sue). 

En  1865,  par  un  beau  mois  de  septembre,  je  me 
trouvai  à  Annecy,  travaillant  comme  toujours.  Mais 
vers  les  dix  heures,  la  matinée  était  si  douce,  plus 
moyen  de  travailler.  Nous  allâmes  nous  asseoir  au 
lac,  sous  un  fort  beau  saule,  vieux,  qui  rappelle 
que  le  jardin  public  était  un  marécage,  en  face 
de  l'agréable  et  marécageux  Albigny.  Dans  une 
brume  légère  qui  gazait  à  demi  l'horizon,  nous 
regardions  la  petite  île  des  cygnes,  leurs  plumes 
fugitives  qui  volaient,  nageaient  sur  l'eau.  Les  coteaux 
simulaient  un  peu,  tout  autour,  ceux  de  la  Saône. 
A  droite  le  petit  palais,  qui  fut  de  saint  François  de 
Sales;  derrière,  la  ville,  les  églises,  les  couvents, 
la  Visitation  (où  rêva  Mrae  Guyon).  Il  y  avait  eu 
des  orages,  et  quelques  gouttes  de  pluie  tombaient 
encore  par  moments.  Un  habitant  d'Annecy,  assis 
sur  le  même  banc,  nous  expliqua  que  le  lac  s'infiltre 
assez  loin  sous  la  plaine.  Il  se  verse  lentement  dans 
un  affluent  du  Rhône.  Jadis  il  était  bien  plus  lent. 
Ses  eaux  paresseuses  (tout  au  contraire  de  celles  des 
lacs  suisses,  qui  montent  l'été)  baissent  alors  sensi- 
blement, laissent  ici  et  là  des  lagunes,   des  flaques 


50  HISTOIRE   DE    FRANCE 

mortes.  Il  y  a,  dit- on,  peu  de  fièvres  mais  quelque 
chose  de  doux,  de  mou  qui  vous  ralentit.  Et  l'âme 
aussi  ne  se  sent  que  trop  de  ces   molles   douceurs. 

Les  nombreux  canaux  qui  font  de  l'intérieur  de  la 
ville  comme  une  petite  Venise  (sans  caractère,  sans 
monuments,  de  si  peu  de  mouvement),  rendent  cette 
langueur  plus  sensible.  Ils  ont  de  petits  brouillards 
vaporeux,  jolis  d'effet,  plus  qu'agréables  à  l'odorat. 
Ajoutez  des  rues  en  arcades,  des  passages  obscurs 
mal  tenus,  des  fenêtres  du  seizième  siècle,  d'autres 
étroites  et  antiques,  vieux  vilains  trous  ornés  de 
fleurs.  Ces  fleurs  boivent  l'impureté  des  canaux  avec 
délices  et  n'en  sont  que  plus  charmantes. 

Rousseau  dit  se  rappeler  tout  cela  avec  volupté. 
L'étroite  rue  sous  l'église  (fermée  alors  en  impasse) 
où  logeait  Mrae  de  Warens,  entre  l'évèque,  les  cor- 
deliers  et  la  maîtrise ,  où  il  apprend  la  musique, 
c'est  au  vrai  l'ancienne  Savoie.  Derrière  la  maison, 
le  canal  lourd  et  d'une  eau  peu  limpide.  Mais  par- 
dessus il  voyait  la  campagne,  «  un  peu  de  vert  ». 
Tous  les  germes  de  Rousseau  sont  là.  Il  y  resta 
longtemps;  mais  surtout  pendant  six  mois,  il  ne  fit 
que  les  vingt  pas  qui  séparaient  les  deux  maisons, 
celle  de  Maman  et  la  Maîtrise.  Tout  lui  est  resté, 
dit-il,  dans  la  même  vivacité,  la  température  de  l'air, 
les  beaux  costumes  des  prêtres,  le  son  des  cloches, 
l'odeur,  odeur  bien  mêlée  sans  doute  et  des  fleurs  et 
des  canaux,  des  drogues  pharmaceutiques  que  faisait 
la  charmante  femme,  et  qu'elle  le  forçait  de  goûter. 
Là  ce  cantique  entendu  la  nuit  qui  le  fît  tant  songer. 


ROUSSEAU  51 

Là  la  rêveuse  promenade  qu'il  fit  un  jour  de  dimanche, 
pendant  qu'elle  et  ail  à  vêpres,  pensant  à  elle,  avec 
elle  espérant  vivre  et  mourir...  Mais  moi-même  ne 
rêvai -je  pas?  Voilà  que,  sans  le  vouloir,  je  vais  et 
je  suis  ce  flot. 

Plus  de  vingt  ans  passent.  En  vain.  Le  flux,  le 
reflux  des  misères,  la  vie  de  l'homme  de  lettres 
dans  l'agitation  de  Paris,  les  avortements,  les  demi- 
succès,  les  amis  Encyclopédistes,  l'effort  vers  le 
paradoxe,  la  folle  attaque  aux  sciences,  l'hymne 
absurde  à  la  vie  sauvage,  le  travestissement  romain, 
cela  passe.  Efforts  vrais  pourtant,  sincères.  Honnête 
tentative  pour  vivre  de  son  travail,  accorder  la  vie 
réelle  avec  la  vie  de  pensée. 

Ces  vingt  années  passent.  En  vain.  Sous  tant  de 
choses  voulues,  empruntées,  artificielles,  subsiste  le 
Rousseau  d'Annecy.  La  cloche  qu'il  entendit  là,  sonne 
encore...  Pauvre  cœur  de  femme,  sous  le  masque  de 
Caton!...  Pauvre,  pauvre  citoyen! 

A  peine  il  a  fait  entendre  ce  cri  si  fier,  si  sauvage 
{Discours  sur  V inégalité),  la  même  année  il  mollit.  Il 
veut  se  refaire  Genevois;  mais  pour  cela  il  faut 
faire  un  premier  pas  en  arrière.  Il  lui  faut  se  refaire 
chrétien  (1754). 

Il  ne  s'agit  point  du  tout  d'abjurer  son  catholicisme 
qu'il  a  laissé  depuis  longtemps.  C'est  Diderot,  Y  Ency- 
clopédie, réellement  qu'il  faut  abjurer.  Il  glisse  dans 
les  Confessions  un  peu  légèrement  là-dessus.  Mais  les 
pasteurs  établissent  très  bien  (Gaberel,  Rousseau,  62) 
qu'il  ne  fut  admis  qu  ayant  satisfait  sur  tous  les  points 


52  HISTOIRE    DE    FRANCE 

à  la  doctrine,  c'est-à-dire  en  délaissant  la  foi  du  dix- 
huitième  siècle,  se  séparant  de  ses  amis  et  soumettant 
sa  raison  à  la  divinité  de  l'Évangile. 

Cet  écart  fut  augmenté,  élargi  habilement  par  les 
ministres  de  Genève.  Ils  l'opposèrent  à  Voltaire. 
M.  Yernet,  la  même  année,  tira  de  Rousseau  un  billet 
contre  lui  très  outrageant.  M.  Roustan  le  décida  à 
écrire  à  Voltaire  sa  lettre  respectueuse,  mais  irritante, 
accablante  contre  le  Poème  de  Lisbonne.  Le  jeune 
Vernes  obtint  de  lui,  malgré  son  hésitation  et  sa 
répugnance,  qu'il  écrivît  la  Lettre  sur  les  spectacles 
contre  d'Alembert,  Yoltaire,  les  encyclopédistes. 

Jamais  Rousseau  cependant  n'eut  le  cœur  moins 
polémique.  Établi  à  l'Ermitage  de  Montmorency 
(9  avril  1756)  dans  une  gentille  maisonnette  où  le 
logea  Mlue  d'Épinay,  il  y  sentit  dès  le  printemps 
un  attendrissement  tout  nouveau,  se  retrouva  le 
Rousseau  d'Annecy  et  des  Gharmettes.  Disposition 
peu  rare  alors.  La  veille  des  grandes  catastrophes  (la 
Guerre  de  Sept-Ans  commençait),  il  y  a  de  ces  atten- 
drissements singuliers  de  l'âme  humaine.  De  1755 
à  1758,  Gessner  donne  son  Daphnis,  les  Idylles,  là  Mort 
d>Abel,  qu'on  traduit  en  toutes  langues  et  que  Diderot 
porte  aux  nues.  Yoltaire  n'exalte  pas  moins  Saint- 
Lambert  et  ses  Saisons,  faible  imitation  de  Thomp- 
son, que  l'auteur  lit  en  manuscrit  à  Doris  et  à  Ghloris, 
ses  admiratrices  ardentes  (Mmes  d;Épinay,  d'Houdetot). 

Rousseau  a  quarante-quatre  ans  en  1756,  quand  il 
quitte  Paris  pour  toujours,  s'établit  à  la  campagne.  En 
présence  de  la  solitude,  à  ce  moment  grave  du  milieu 


ROUSSEAU  53 

de  la  vie,  toute  la  première  vie  souvent  se  réveille. 
Les  romans  que  sa  mère  lisait,  quelle  laissa  et  que 
l'enfant  lisait  la  nuit  avec  son  père  «  jusqu'à  la  pre- 
mière hirondelle  »  (Voy.  les  Confessions),  il  en  revient 
le  vague  écho.  Son  charmant  roman  personnel  chez 
Maman,  à  Annecy,  reparaît  dans  sa  fraîcheur.  Une 
Mrao  de  Warens,  mais  jeune,  touchante  demoiselle, 
envahit,  remplit  son  esprit,  avec  Glarens  et  Ghillon, 
l'adorable  paysage  où  elle  naît,  sans  oublier  la 
rive  opposée  de  Savoie,  où  elle  passa  fugitive.  La 
voilà  créée  la  Julie,  et  justement  dans  la  mesure  de 
Mme  de  Warens,  peu  Yaudoise,  point  critique,  sans 
bel  esprit,  —  gracieuse,  délicate  dans  ces  dentelles 
(qu'aime  Rousseau),  et  formée,  on  le  dirait,  comme 
il  le  dit  de  Maman,  «  dans  le  commerce  charmant 
de  la  noblesse  de  Savoie  »  (Conf.,  liv.  III). 

Avez-vous  entendu  parler  d'un  sauvage  qui  fit  jadis 
un  Discours  sur  V inégalité?  L'auteur  ne  s'en  souvient 
plus.  La  trace  en  reste  pourtant  dans  sa  vie  pauvre 
et  vulgaire,  dans  l'habit  inélégant,  la  sèche  petite 
perruque,  que  Rousseau  a  adoptés.  Elle  reste  dans 
l'abandon  du  signe  aristocratique  que  tous  portaient 
alors,  l'épée.  Tout  cela  va  au  sauvage,  au  citoyen  de 
Genève,  mal  à  l'auteur  de  Julie.  Ne  le  regrette-t-il 
pas  quand  il  voit  venir  chez  lui  la  charmante, 
l'enjouée,  la  douce  amie  de  Saint-Lambert,  la  jeune 
Mrac  d'Houdetot? 

Ah!  philosophe!  Le  monde  que  tu  fuyais,  le  voilà 
donc  venu  à  toi  !  Et  tu  t'aperçois  de  ton  âge.  Et  tu 
ressens  ta  pauvreté.    Cinq  ans  de   plus   que    Saint- 


54  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Lambert,  c'est  peu  en  réalité.  Rousseau  n'a  pas  l'air 
de  savoir  que,  dans  ce  siècle  de  l'esprit,  le  temps  ne 
compte  pour  rien.  Il  s'injurie,  se  méprise,  se  dit  vieux, 
se  dit  barbon.  Saint-Lambert  lui  semble  jeune.  Pour- 
quoi? il  est  élégant,  militaire,  porte  l'épée. 

Le  spectacle  est  lamentable.  Il  se  jette  d'autant 
plus  dans  cette  aveugle  fureur,  qu'il  se  dit  qu'un 
vieux  comme  lui  ne  risque  point  de  réussir,  de  séduire 
la  jeune  maîtresse  d'un  ami  que  lui,  Rousseau,  ne 
voudrait  pour  rien  trahir.  Ses  quatre  lettres  à  Sarah 
sont  ce  qu'on  peut  voir  de  plus  fou.  C'est  douleur, 
c'est  frénésie,  rage;  il  se  roule  dans  la  honte,  dans  le 
désespoir  de  voir  que  ce  jeune  objet  est  un  sage, 
qu'elle  a  pitié,  qu'elle  est  bonne,  désolée  d'avoir  fait 
un  fou.  Notez  que  ce  nom  de  Sarah  lui-même  est  une 
maladresse  et  une  insigne  sottise.  Il  est  pris  de 
Saint-Lambert,  d'un  roman  où  l'auteur  nous  montre 
une  jeune  demoiselle  noble  qui  s'éprend  pour  son 
laquais.  Rousseau  qui  a  été  laquais,  dans  sa  rage, 
s'abaisse  à  tout  prix. 

Pour  achever  l'infortuné,  la  nature  impitoyable  à  ce 
moment  met  la  main  sur  lui.  Il  a  dès  sa  naissance 
apporté  une  infirmité.  Elle  se  réveillait  au  moment 
d'exaltation,  d'irritation.  C'était  une  rétention,  une 
maladie  de  la  vessie. 

Mrae  d'Houtetot  pleurait,  le  voyant  dans  cet  état, 
abîmé  à  ses  genoux. 

On  fait  cercle.  Tous  ses  amis,  à  leur  tour,  lui  jettent 
la  pierre.  C'est  le  méchant,  c'est  le  traître,  c'est  le 
chien,  c'est  l'ennemi.  Franchement,  il  faut  l'avouer, 


ROUSSEAU  55 

toute  apparence  est  contre  lui.  Je  crois  tout  à  fait  ce 
qu'il  dit  que  le  méprisable  Grimm  n'épargna  nul 
artifice  pour  lui  ôter  ses  amis.  Mais  que  Rousseau 
convienne  aussi  que  sa  conduite  discordante  dut  le 
poser  comme  l'homme  double  et  le  Judas  du  parti. 
Il  est  dans  Y  Encyclopédie;  il  est  dehors,  il  est  contre. 
Ses  trois  œuvres  (en  51,  en  54,  en  58,  Sciences, 
Inégalité^  Spectacles)  sont  trois  attaques  violentes 
contre  le  parti  philosophe  dans  lequel  il  compte  tou- 
jours. En  55,  il  insère  encore  des  articles  dans  ce 
livre  qu'il  renie.  En  58,  au  moment  où  Y  Encyclopédie 
succombe  sous  les  Parlements,  les  Jésuites,  sous 
Trévoux  et  sous  Fréron,  Rousseau  {Lettre  sur  les 
spectacles)  la  frappe,  et  du  coup  le  plus  sûr,  par  un 
livre  sorti  du  cœur. 

Qu'il  dise  comme  Polyeucte  :  «  Je  suis  chrétien  !  » 
A  la  bonne  heure.  «  Je  me  suis  refait  chrétien  en 
1754.  »  Mais  alors  pourquoi  reste-t-il  avec  les  Ency- 
clopédistes ?  Pourquoi  loge- 1- il  chez  eux,  chez 
Mrae  d'Épinay?  Pourquoi  aime-t-il  chez  eux?  pour- 
quoi suit-il,  entre  tant  de  femmes,  la  maîtresse  de 
Saint-Lambert  ? 

Sa  conduite  avec  Voltaire  n'était-elle  pas  singulière? 
En  avril  (1756),  quand  Voltaire  dans  son  Préservatif 
(pamphlet  pour  Y  Encyclopédie)  attaque  à  la  fois  les 
prêtres  catholiques  et  protestants,  Rousseau  écrit  à 
Vernes  un  billet  colérique,  où  il  l'appelle  :  «  Ce  beau 
génie,  âme  basse,  grand  par  ses  talents,  vil  par  leur 
usage.  »  Et  le  billet  court  partout.  Le  18  janvier 
(même  année),  en  écrivant  à  Voltaire  sa  belle  lettre 


56  HISTOIRE    DE    FRANCE 

contre  le  Poème  de  Lisbonne,  il  le  comble  de  témoi- 
gnages d'admiration  et  de  respect,  et  ce  ménagement 
habile  rend  le  coup  mieux  asséné.  —  Simple  lettre 
pour  Voltaire  seul,  dit-il.  On  sent  que  de  telles  choses, 
éloquentes,  étincelantes,  ne  pourront  rester  enfer- 
mées. Et  en  effet,  Rousseau  lui-même  avoue  en  avoir 
donné  des  copies  à  trois  personnes. 

Ainsi  en  tout  sa  conduite  était  horriblement 
louche,  tantôt  par  sa  nature  même,  sa  dualité  inté- 
rieure, tantôt  par  sa  propre  faute,  la  fureur  qui  était 
en  lui.  Pour  Mme  d'Houtetot,  il  jure  qu'il  ne  veut 
rien,  qu'il  reste  pur,  «  qu'il  l'aime  trop  pour  vouloir 
la  posséder  ».  Mais  qui  aura  cette  idée  en  lisant 
les  lettres  éperdues,  furieuses,  insensées,  à  Sarah? 
Lui-même  qu'en  savait-il  ?  Voyait-il  clair  dans  cet 
orage,  dans  une  si  profonde  nuit  ?  Ce  qui  est  sûr, 
c'est  qu'il  cherche  incessamment  le  danger,  attise 
follement  cette  flamme,  avec  la  rage  d'un  malade  qui, 
de  ses  ongles  acharnés,  creuse  la  cuisante  blessure 
dont  il  est  brûlé,  dévoré. 

Deux  choses  très  spécialement  purent  exaspérer  ses 
amis  : 

L'ostentation  de  pauvreté.  Certes,  Rousseau  était 
pauvre;  mais  Diderot  n'est  pas  plus  riche,  et  il  n'en 
parle  jamais.  Ce  ne  sont  pas  armes  courtoises  que  de 
faire  sans  cesse  appel  à  la  haine  et  à  l'envie,  de  se 
proclamer  le  pauvre. 

L'autre  chose  qui  paraît  déjà  dans  la  lettre  sur  le 
Poème  de  Lisbonne,  et  qui  va  paraître  mieux  dans  le 
Contrat  social,  c'est  qu'il  veut  qu'on  ait  dans  chaque 


ROUSSEAU  57 

État  un  ("ode  moral  qui  contienne  les  bonnes  maximes 
que  chacun  soit  tenu  d'admettre.  Il  faut  que  chacun 
déclare,  confesse,  articule  sa  foi  (et  sous  peine  de 
mort,  dans  le  Contrat  social). 

La  discordance  de  Rousseau  avec  Y  Encyclopédie  et 
l'esprit  même  du  siècle,  là  était  tranchée,  terrible.  Là 
commence  un  cours  nouveau  d'idées  qui  ira  tout 
droit  à  la  Fête  de  l'Être  suprême.  —  Puis,  la  réaction 
l'exploite,  de  Robespierre  à  De  Maistre. 

Rousseau  et  par  ses  tendances  et  par  son  combat 
bizarre  (écrivant  et  pour  et  contre),  enfin  par  cet 
amour  aveugle,  peu  loyal,  leur  apparut  un  furieux 
fou,  très  méchant. 

Dans  une  dernière  réunion  où  ils  se  trouvèrent  en 
face,  où  l'on  crut  les  rapprocher,  Diderot  fut  cons- 
terné de  voir  l'état  horrible  de  Rousseau.  Et  il  en 
défaillit  presque.  En  rentrant  chez  lui  il  écrit  :  «  Mon 
ami,  j'ai  vu  un  damné  !...  Ah!  je  ne  puis  m'en 
remettre.  Montrez-moi,  pour  que  je  me  calme,  la  face 
d'un  homme  de  bien  »  (Diderot,  XII,  277). 

Un  damné,  c'est  cela  même.  Il  portait  en  ce 
moment  un  enfer  de  discordance;  les  démons  se 
battaient  en  lui.  Il  portait  son  enfantement  (ses  trois 
livres  en  deux  années)  Y  Emile,  la  Julie,  le  Contrat. 
Il  portait  la  réaction,  la  planche  qu'il  allait  tendre  au 
naufrage  du  christianisme. 

L'horreur  de  Diderot  est  telle,  qu'il  semble  avoir 
en  ce  moment  comme  un  pressentiment  biblique.  On 
est  sûr,  en  lisant  sa  lettre,  qu'il  a  vu,  par  delà 
Rousseau,  quelque   chose  de  sinistre  et  comme  un 


58  HISTOIRE    DE    FRANCE 

spectre   d'avenir.  Diderot -Danton  voit  déjà   la  face 
de  Rousseau -Robespierre. 


Un  homme  fort  judicieux  a  dit  à  nos  émigrants  qui 
partent  pour  l'Amérique,  que,  pour  réussir  là-bas,  il 
fallait  être  un  naufragé,  —  c'est-à-dire  être  perdu, 
désespéré,  prêt  à  tout,  décidé  comme  celui  qui  a  vu 
la  mort  de  près  et  ne  ménage  plus  rien. 

Rousseau  eut  cet  avantage.  Il  en  était  là  justement 
lorsque  son  ennemi  Grimm,  indigne  tyran  d'une 
femme,  obligea  cette  faible  femme,  Mrae  d'Épinay, 
à  mettre  Rousseau  à  la  porte  de  l'Ermitage  en  plein 
décembre  (1756).  Service  insigne  que  Grimm  lui  rend, 
et  qui  le  délivre,  et  qui  a  fait  sa  grandeur. 

Autre  avantage,  et  immense,  que  seul  entre  tous  il 
eut  :  Il  écrit  en  pleine  crise.  C'est  dans  la  crise  du 
cœur,  au  plus  fort  de  sa  tragédie,  qu'il  fait  d'un  seul 
coup  ses  grands  livres. 

Montesquieu,  Voltaire,  Ruffon,  Diderot,  ont  produit 
toute  leur  vie.  La  production  est  chez  eux  le  cours 
même  de  la  nature.  Rousseau  est  une  éruption.  La 
Julie,  le  Contrat,  Y  Emile,  lui  échappent  en  une  fois 
(1761-1762).  On  recule  d'étonnement. 

Grand  moment.  Tout  était  prêt.  Le  monde  avait 
travaillé,  et  taillé  toutes  les  pierres  pour  le  grand 
metteur  en  œuvre.  Sidney,  Locke,  Mably,  Morelly, 
Diderot  (dans  les  discours  ardents  qui  firent  aussi 
Raynal)  lui  préparaient  sa  politique.  Ajoutez-y  nombre 
d'articles    admirables    et  trop    oubliés    de    YEncyclo- 


ROUSSEAU  59 

pédie  (art.  Autorité,  elc.)  Une  demoiselle  genevoise, 
M1'1'  Huber,  la  tante  des  grands  naturalistes,  dès 
1731,  écrit  un  Vicaire  savoyard*. 

Mais  avec  tout  cela,  n'ayant  encore  que  la  forte 
langue,  ferme  et  serrée  et  tendue  de  nos  meilleurs 
réfugiés  (cette  langue  que  Voltaire  lui-même  estimait 
dans  La  Beaumelle),  il  n'aurait  été  jamais  qu'un 
habile  rhéteur  genevois,  qui,  par  de  hardis  para- 
doxes, avait  surpris  l'attention.  Il  n'eût  jamais 
dépassé  le  succès  du  faux  sauvage,  l'éloquente  décla- 
mation du  Discours  sur  V inégalité. 

La  force,  la  force  magique,  c'est  que  Rousseau 
tout  à  coup  parle  une  langue  inconnue. 

On  l'entend  pour  la  première  fois  dans  la  Lettre  sur 
les  spectacles  (1758).  On  est  ému  et  surpris.  Pas  un 
mot  de  déclamation.  Peu  de  nouveau.  Il  reprend 
l'idée  des  auteurs  chrétiens  (Bossuet,  Nicole,  etc.), 
sur  les  dangers  du  théâtre.  Mais  quand  il  parle  de 
la  Suisse,  des  mœurs  antiques,  innocentes,  il  devient 
attendrissant.  Une  mélodie  inconnue  s'entend.  Et  le 
cœur  échappe  à  ce  chant  de  Pergolèse  :  «  Je  suis 
au-dessous  de  moi-même.  Une  fermentation  passagère 
produisit  en  moi  quelques  lueurs  de  talent.   Il  s'est 


I.  Toute  critique  sur  Rousseau  sera  vaine,  si  l'on  ne  fait  pas  d'abord  l'exa- 
men de  ses  précédents, —  j'entends  les  précédents  de  sa  langue  (de  Refuge, 
et  de  Savoie),  —  les  précédents  de  ses  idées.  Pourquoi  ne  dit-on  jamais  que 
Mably  le  précéda  dès  1749?  Que  Morclly  fit  un  Emile,  un  remarquable 
Traité  d'éducation  dès  1743,  que  sa  Basiliade  précéda  d'un  an  le  Dis- 
cours sur  l'inégalité,  qu'elle  parut  en  1753?  Rousseau,  dans  ce  Discours, 
part  de  l'idée  de  Morelly,  puis  l'abandonne  et  recule.  Il  savait  à  fond  tout 
cela,  tout  au  moins  par  Diderot,  son  brûlant  médiateur,  qui  ebauffa  le  fameux 
Discours. 


60  HISTOIRE    DE    FRANCE 

montré  tard,  il  s'est  éteint  de  bonne  heure.  En  repre- 
nant mon  état  naturel,  je  suis  rentré  dans  le  néant. 
Je  n'eus  qu'un  moment,  il  est  passé.  J'ai  la  honte 
de  me  survivre.  Lecteur,  si  vous  recevez  ce  dernier 
ouvrage  avec  indulgence ,  vous  accueillerez  mon 
ombre;  car  pour  moi  je  ne  suis  plus.  » 

Qu'est-ce  ceci  ?  quel  est  ce  miracle  ?  qu'il  est 
changé!  Combien  sa  langue  est  tout  à  fait  dénouée! 
Le  cœur  pour  la  seconde  fois  a  fondu.  M,ne  d'Hou- 
detot  a  rouvert  la  source  chaude  qu'ouvrit  Mme  de 
Warens.  C'est  comme  ces  eaux  thermales  longtemps 
captives;  un  enfant  par  hasard  a  frappé  le  roc  :  un 
flot  brûlant,  écumant,  va  inonder  la  vallée. 

Il  y  a  dans  Julie  un  curieux  phénomène  qu'on  sent 
bien  en  Savoie,  en  Suisse.  C'est  un  vent  doux,  dissol- 
vant, qui  par  moments  franchit  les  monts,  fond  les 
neiges,  énerve  les  forces.  C'est  ce  qu'ils  appellent  le 
fœhn.  Les  cœurs  aussi  en  sont  malades,  troublés, 
orageux,  alanguis. 

On  a  pu  le  remarquer.  Julie,  Saint-Preux,  ne  citent 
que  les  poètes  italiens,  surtout  le  Tasse  et  Métastase. 
Ils  sont  enivrés  de  musique  italienne,  et  nient  toute 
autre.  Le  seul  paysage  est  suisse;  mais  les  deux 
amants  rappellent  bien  plus  la  Savoie.  Leur  langue, 
sauf  les  moments  où  elle  est  forcée,  outrée  par  Rous- 
seau, est  celle  de  cette  société  dont  le  commerce 
charmant  fît  Mme  de  Warens.  Ce  pays,  si  peu  pro- 
ductif littérairement,  qui  semble  en  être  toujours  à 
saint  François  de  Sales,  en  revanche  a  gardé  les 
grâces  d'une  France  qui  n'est  plus  celle-ci.  Mi-gau- 


ROUSSEAU  61 

loise,  et,  bon  gré  mal  gré,  mêlée  d'un  souffle  d'Italie, 
ayant  Turin  pour  capitale,  la  Savoie  eut  une  influence 
qu'on  n'a  pas  appréciée.  Esprit  tout  à  fait  contraire  à 
la  Suisse  et  au  Dauphiné.  De  Turin  et  de  Ghambéry 
nous  vinrent  ces  femmes  cbarmantes,  d'apparente 
naïveté  (la  grâce  du  petit  Savoyard),  comme  la 
duchesse  de  Bourgogne,  la  fine  comtesse  de  Verrue, 
une  reine,  Mrac  de  Prie,  et  la  Tontine  et  la  Doguine, 
les  deux  sœurs  sorties  d'Annecy,  qui  conquirent 
et  gardèrent  Paris,  et  furent  belles  un  demi- 
siècle. 

Rousseau  n'a  pu,  quoique  rhéteur,  et  encore  em- 
pêtré de  sa  toge  romaine,  Rousseau,  dis-je,  n'a  pu 
tout  à  fait  gâter  cette  jolie  langue  qui,  dans  son  drame 
personnel,  lui  revint  invinciblement  du  cœur,  en 
sortit  par  torrents.  Il  garde  de  son  premier  rôle  des 
gaucheries  singulières,  de  grotesques  réminiscences 
du  Rousseau-Mably,  par  exemple,  quand  il  appelle  sa 
Julie  «  une  Agrippine»  (cinquième  partie,  lettre  7).  Non 
moins  ridiculemenl,  il  prit  le  titre  à  la  mode  du  grand 
succès  de  cette  année.  En  1758,  Colardeau  avait  éclaté 
par  sa  poésie  RHéloïse,  et  on  ne  parlait  d'autre  chose. 
Rousseau  appelle  sa  Julie  Nouvelle  Héloïse.  A  tort. 
Autant,  dans  l'immortelle  légende  d'Héloïse  et  d'Abai- 
lard  on  sent  l'héroïque  élan,  l'émancipation  de  l'es- 
prit nouveau,  autant  le  roman  de  Rousseau,  avec 
d'apparentes  hardiesses,  est  opposé  à  cet  esprit.  Il 
désespère  de  la  raison.  Il  inaugure  la  rêverie,  ce  nar- 
cotisme  qui  depuis  a  été  toujours  croissant. 

L'abondance  et  surabondance  d'une  passion  si  pro- 


C2  HISTOIRE    DE    FRANCE 

lixe,  qui  nous  fatigue  aujourd'hui,  fut  justement  ce 
qui  ravit.  Certes,  quand  on  voit  la  sécheresse  de  tous 
nos  romans  d'alors,  on  comprend  avec  quelle  surprise 
on  se  trouva  dans  ces  eaux  immenses  et  intaris- 
sables, une  mer!  On  se  figurait  que  c'était  la  mer 
féconde,  une  mer  de  jeunesse  et  de  vie. 

Au  fait  l'enfant  amoureux  parle  ainsi,  —  non, 
comme  on  croirait,  clans  un  langage  naïf,  —  mais  dans 
cette  rhétorique.  Endurons  les  deux  premiers  livres. 
Le  vrai  sujet  ne  s'aperçoit  qu'au  troisième,  dans  la 
lettre  où  Julie  dit  à  Saint-Preux  qu'avec  un  cœur 
plein  cle  lui,  après  une  lutte  cruelle,  menée  par  son 
père  à  Y  église  où  elle  épouse  Wolmar,  elle  sent  son 
cœur  changé  tout  à  coup,  pacifié,  — ■  changé  à  ce 
point  qu'elle  appelle  les  devoirs  du  mariage  non  pas 
sublimes  seulement,   mais  (qui  le  croirait?)  si  doux! 

Pour  faire  ressortir  encore  mieux  ce  merveilleux 
coup  de  la  Grâce,  elle  exagère  dans  une  étrange  et 
choquante  déclamation  l'état  honteux  où  elle  était 
avant  d'entrer  à  l'église.  «  Les  transports  effrénés 
d'une  passion  rendue  furieuse...  Des  horreurs  dont 
l'idée  n'avait  jamais  souillé  mon  esprit.  Mon  cœur 
était  si  corrompu,  que  ma  raison  ne  put  résister  aux 
discours  de  vos  philosophes,  »  etc. 

Qu'enseignent  donc  les  philosophes?  L'adultère, 
Julie  nous  l'apprend1.  Et  elle  réfute  longuement  ce 
qu'ils  n'ont  enseigné  jamais. 


1.  Elle  attribue  calomnieuscment  aux  philosophes  eu  général  un  mot 
léger  d'Helvétius.  Mot  qu'ils  n'adoptèrent  nullement,  et  que  Voltaire  reproche 
à  Helvétius.  (Corresp.,  édit.  Reuchot,  t.  LX,  p.  357.) 


ROUSSEAU  03 

Mais  enfin,  de  quelque  manière  qu'elle  eût  accepté 
ces  doctrines,  comment  cette  pure,  cette  honnête, 
cette  intéressante  Julie,  fut-elle  alors  si  corrompue? 
«  C'est  que  j'aimais  à  réfléchir  et  me  fiais  à  ma 
raison.  » 

Ainsi,  la  charmante  femme  à  laquelle  Rousseau 
nous  a  tellement  intéressés,  celle  dont  notre  âme 
attendrie,  aveugle,  suit  l'impulsion,  la  prêcheuse, 
comme  il  l'appelle,  il  va  faire  prêcher  par  elle  ce 
pitoyable  radotage  qu'on  a  tant  de  fois  réfuté.  Le 
mépris  de  la  sagesse,  la  haine  du  libre  arbitre,  le 
renoncement  à  l'action,  voilà  l'enseignement  de 
Julie. 

«  Quel  est  le  plus  heureux  dès  ce  monde,  du  sage 
avec  sa  raison,  ou  du  dévot  dans  son  délire?  qu'ai-je 
besoin  de  penser,  d'imaginer,  dans  un  moment  où 
toutes  mes  facultés  sont  aliénées?  «  L'ivresse  a  ses 
plaisirs  »,  disiez-vous.  Eh!  bien,  ce  délire  en  est 
une.  » 

Elle  recueille  le  fruit  du  délire,  de  l'ivresse,  qui 
est  d'oublier,  d'ignorer,  de  se  perdre  de  vue  soi- 
même,  d'apaiser  sa  conscience. 

«  Mes  réflexions  ne  sont  ni  amères  ni  doulou- 
reuses. Mes  fautes  me  donnent  moins  d'effroi  que  de 
honte.  J'ai  des  regrets,  et  non  des  remords.  »  Pente 
admirable,  rapide.  Elle  ne  se  croit  pas  quiétiste. 
Elle  rit  de  Mrae  Guyon.  Mais  Mme  Guy  on  elle-même 
a-t-elle  dit  davantage?  On  s'enfonce,  non  sans 
volupté,  au  fond  de  ce  demi-sommeil.  Le  souvenir, 
s'il    n'est   pas    douloureux,    devient   très   doux,    et 


6i  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Molinos  nous  apprend  qu'on  jouit  de  la  honte  même. 

Le  demi-jour  de  l'ivresse,  l'éloignement  pour  la 
lumière,  pour  la  raison,  met  encore  Julie  sur  une 
autre  pente.  La  lecture,  l'examen  des  Écritures,  ces 
libertés  protestantes,  ne  lui  iront  pas  longtemps.  Il 
lui  faut,  dit-elle,  un  culte  grossier.  «  Par  là,  je  me 
dérobe  aux  fantômes  d'une  raison  qui  s'égare.  » 
(liv.  Y,  lettre  5).  —  Et  là  Rousseau  est  curieux.  Dans 
une  note  équivoque,  il  loue,  blâme  les  catholiques; 
au  total  il  les  loue  plutôt. 

Par  cette  femme  adorée,  par  cette  belle  bouche  de 
Julie,  nous  reviennent  toutes  les  sottises  que  Yoltaire 
a  pulvérisées  dans  ses  réponses  à  Pascal  trente 
années  auparavant  (1734).  Et  tout  cela  nous  arrive 
dans  cette  forme  séduisante  qu'on  ne  peut  pas  repous- 
ser. Aux  censeurs,  on  répondrait  :  «  Laissez  donc, 
ce  n'est  qu'un  roman,  c'est  la  langueur  passionnée 
d'une  femme  qui  se  croit  guérie  et  qui  meurt 
encore  d'amour.  »  —  Oui,  laissez...  Et  tout  à  l'heure, 
ce  qui  se  passa  dans  l'abandon,  l'amour  des  molles 
rêveries,  la  haine  des  philosophes  et  de  la  philo- 
sophie, bref,  la  réaction  chrétienne,  va  revenir  for- 
mulée ! 

Il  y  a  un  homme  haïssable  dans  le  livre,  c'est  le 
mari.  —  Gomment  ce  Wolmar  si  calme,  si  sage,  a-t-il 
pu  de  sang-froid,  étant  si  bien  instruit  d'avance, 
immoler  Julie  à  son  égoïsme,  faire  le  malheur,  le 
supplice  de  ces  deux  infortunés?  Toutes  les  phrases 
de  Rousseau  pour  faire  admirer  ce  sage  ne  servent 
guère.  On  souffre  trop  à  le  voir  faire  sur  deux  âmes 


ROUSSEAU  65 

une  expérience  si  longue,  avec  la  curiosité  terrible 
du  chirurgien  dans  ses  vivisections. 

L'ingénieux,  le  piquant,  c'est  de  leur  faire  dire  à 
tous  deux  qu'ils  sont  guéris,  ne  souffrant  plus.  Ils 
n'en  souffrent  que  davantage.  Situation  double, 
trouble,  malsaine,  de  douleur  sensuelle.  Il  le  sait 
bien,  ce  Wolmar.  Il  sait  qu'insatiablement  ils  savou- 
rent les  souvenirs,  les  pleurs.  De  plus  en  plus  il  les 
rapproche,  les  expose,  les  enflamme.  «  Plus  que 
jamais,  dit-il  lui-même,  ils  brûlent  ardemment  l'un 
pour  l'autre.  » 

Julie  s'efforce  de  sourire;  elle  est  belle,  elle  prend 
même,  dit-on,  un  léger  embonpoint.  Elle  dit  :  «  Je 
suis  heureuse.  »  Et  elle  se  meurt  moralement.  La 
prière  ne  l'en  sauve  pas,  ni  ses  enfants.  Elle  avoue, 
entourée  de  tout  ce  qu'elle  aime,  qu'elle  est  détachée 
de  la  vie. 

Il  faut  que  le  roman  finisse.  Cette  langueur  mène 
tout  droit  à  la  chute  ou  à  la  mort.  Julie,  fort  heureu- 
sement, se  noie  et  sauve  l'auteur. 

Oh!  qu'on  aimerait  bien  mieux  que  ce  Wolmar  se 
noyât,  qu'il  eût  l'obligeance  du  Jacques  de  George 
Sand,  qui  se  tue  à  propos  pour  les  amants;  mais  ce 
froid  Wolmar,  l'égoïste,  ne  donne  pas  ce  plaisir;  il 
survit  à  sa  victime.  L'impression  reste  tout  entière. 
Les  voilà,  les  philosophes,  ces  âmes  de  glace  et 
d'airain.  De  cet  excellent  livre  on  garde  la  haine 
des  raisonneurs  et  le  mépris  de  la  raison. 

Ce  qui  plaît,  c'est  le  supplice  qui  commence  pour 
Wolmar.  Julie  a  fait  autour  de  lui  comme  un  cercle 


66  HISTOIRE    DE    FRANCE 

d'amis  zélés  qui  vont  le  persécuter  doucement,  et  bon 
gré  mal  gré,  le  changer  et  le  faire  chrétien.  Rousseau 
dit  expressément  dans  une  lettre  (à  M.  Yernes)  que 
l'impie  se  convertira.  Et  l'apôtre  principal,  pour 
sauver  l'âme  de  Wolmar,  sera  l'amant  de  Julie. 


COMÉDIE   DES   PHILOSOPHES 


CHAPITRE  V 


La  comédie  des  Philosophes  (mai  1760).  —Mademoiselle  de  Romans.  (1761). 


La  Julie  ne  fut  imprimée  qu'en  janvier  1761.  Mais 
en  1759  et  en  1760,  elle  circulait  manuscrite.  Rous- 
seau en  vendait  des  copies.  Il  en  faisait  des  lectures 
d'intérêt  brûlant,  palpitant,  avec  une  émotion  qui 
souvent  touchait  jusqu'aux  larmes.  Les  femmes  ima- 
ginaient toutes  qu'il  en  était  le  héros.  Dans  sa  pré- 
face et  ses  notes,  il  se  garde  bien  de  dire  non. 

Sous  son  extérieur  inculte,  il  allait  loin  auprès 
d'elles.  Il  fut  tout  à  coup  à  la  mode.  En  décembre  1756, 
expulsé  de  l'Ermitage,  écrasé  dans  son  monde  (philo- 
sophe et  financier),  le  voilà  deux  ans  après  recherché 
d'un  bien  autre  monde,  M.  le  prince  de  Gonti,  Madame 
de  Luxembourg.  Et  nul  moyen  de  s'en  défendre. 
Celle-ci,  M.  de  Luxembourg,  le  prennent,  l'enlèvent, 
le  comblent  de  caresses.  Sous  le  haut  château  de 
Montmorency,  un  pavillon  délicieux  qui  fait  penser 
aux  Borromées,  solitaire,  au  milieu  des  eaux,  le  reçoit 


08  HISTOIRE    DE    FRANCE 

au  mois  de  mai  1759.  Du  citoyen  plus  de  nouvelles. 
L'ours  est  muselé,  lié,  bien  plus,  séduit,  apprivoisé. 

Le  pauvre  M.  de  Luxembourg,  homme  doux  et  très 
éteint,  ami  personnel  du  roi,  fort  tristement  employé 
aux  violences  de  Rouen,  était  un  étrange  ami  pour 
Rousseau.  Mais  combien  plus  la  fée  de  ce  lieu 
enchanté,  la  tragique  et  sinistre  Alcine,  Madame  de 
Luxembourg  !  Avec  un  esprit  délicat,  elle  avait  le 
cœur  le  plus  noir,  une  malice  perverse  et  profonde. 
Longtemps  effrénée  Messaline,  elle  avait  marqué 
encore  plus  comme  type  du  Méchant  femme.  Née 
Villeroy,  et  maîtresse  effrontée  de  son  frère,  elle 
usa  un  premier  mari  (Boufflers).  Pour  s'en  faire  un 
second  d'un  homme  déjà  marié,  Luxembourg,  elle 
employa  une  perfidie  meurtrière.  Elle  se  fît  la  tendre 
amie  de  Madame  de  Luxembourg,  menant  la  femme 
et  le  mari  aux  bacchanales  priapiques  où  cette  faible 
créature,  avilie  devant  son  mari,  grisée,  et  jouet  de 
tous,  devint  un  objet  de  dégoût  (Besenval).  Elle  se 
vomit  elle-même,  mourut,  et  Luxembourg  devint 
second  mari  de  la  Méchante.  Ici  elle  changea  de  sys- 
tème, fut  décente  et  honorable,  fort  ménagée.  On  la 
craignait.  Sa  passion  était  alors  de  tuer  tout  douce- 
ment la  fille  que  Luxembourg  avait  eu  du  premier 
mariage,  la  jeune  princesse  de  Robecq.  Celle-ci  était 
très  faible  de  poitrine  ;  sa  belle-mère  lui  parlait  de 
sa  mort  prochaine,  l'en  occupait,  l'en  accablait.  Elle 
disait  en  entrant  chez  elle  :  «  On  sent  ici  le  cadavre.  » 

Ghoiseul,  soit  pour  s'assurer  le  bonhomme  Luxem- 
bourg, une  des  vieilles  bêtes  du  roi,  soit  pour  le  piquant 


COMÉDIE    DES   PHILOSOPHES  C9 

de  la  chose,  faisait  l'amour  à  la  mourante.  Et,  plus 
était  malade,  plus  (c'est  le  fait  des  poitrinaires)  elle 
elle  était  passionnée,  possédée  d'amour  de  la  vie,  de 
remords,  d'effroi,  de  regret  de  ne  pas  pécher  davan- 
tage. Elle  semblait  déjà  dans  l'enfer.  Elle  n'en  servait 
que  mieux  les  saints.  De  ce  lit  de  fiévreux  plaisir,  au 
nom  de  son  salut  risqué  et  de  l'éternité  prochaine, 
elle  ordonnait,  elle  exigeait,  se  damnait.  Mais  c'était 
pour  Dieu. 

Diderot  ne  s'y  trompa  pas.  Quand  il  vit  Choiseul, 
au  lieu  de  soutenir  Y  Encyclopédie,  lui  retirer  le  privi- 
lège, il  n'accusa  ni  les  Jésuites,  ni  le  Parlement,  mais 
elle,  la  damnée,  la  désespérée,  et  sa  rage  impérieuse. 

Elle  avait  deux  mois  à  vivre.  Choiseul  allait  être 
quitte.  Mais  en  lui  obéissant,  il  marchait  à  son  propre 
but.  Sec  et  tari,  sans  ressource,  ne  pouvant  plus  faire 
un  pas  sans  le  Parlement,  forcé  d'y  recourir  à  toute 
heure,  il  était  sûr  de  lui  plaire  par  une  insulte  aux 
philosophes.  D'autre  part,  elle  allait  charmer  le  Dau- 
phin, amuser  Paris.  Excellente  diversion  qui  distrai- 
rait de  Silhouette,  de  la  demi-banqueroute,  des  rentes 
qu'on  ne  pouvait  payer,  du  nouvel  octroi  sur  les 
vivres,  de  la  cherté  des  denrées. 

Seulement  Choiseul  eût  voulu  qu'on  s'en  tînt  à  un 
écrit,  à  une  comédie  non  jouée.  Mais  l'effet  eût  été 
trop  lent.  Elle  n'avait  pas  le  temps  d'attendre.  Elle 
dit  qu'elle  allait  mourir,  mais  qu'elle  voulait  jouir  et 
se  donner  une  fête,  voir  les  impies  au  pilori,  faisant 
amende  honorable,  sinon  en  Grève,  au  théâtre. 

Le  parti  philosophique  mollissait,  miné  en-dessous. 


70  HISTOIRE    DE    FRANCE 

On  l'avait  alangui  au  cœur,  attendri,  mortifié  (la 
Lettre  sur  les  spectacles).  On  le  détrempait  des  larmes 
que  faisaient  couler  les  lectures  de  la  Julie.  La  rêverie, 
l'âme  chrétienne,  la  haine  de  la  raison,  revenaient, 
mais  gardant  pour  les  philosophes  quelques  égards, 
du  respect.  C'est  là  ce  qu'on  voulait  frapper.  Ceux 
qu'on  ne  respecte  plus  sont  bien  aisément  méprisés, 
conspués,  foulés  aux  pieds.  Telle  est  la  noblesse  de 
l'homme.  Un  soufflet,  un  coup  de  pied  amuse  toujours 
la  foule,  bien  ou  mal  donné...  On  rit. 

Jouer  la  pièce  était  chose  hardie  et  non  sans  péril. 
Comment  Voltaire  prendrait-il  qu'on  mît  si  publique- 
ment les  siens  dans  la  boue?  Le  public  pouvait  s'irri- 
ter, surtout  d'une  attaque  morale  contre  ses  oracles 
chéris,  des  hommes  justement  honorés.  Je  crois 
volontiers  que  Choiseul  demanda  grâce,  pria.  Elle  fut 
inexorable. 

Il  y  a  toujours  des  gens  prêts  à  lancer  de  la  boue. 
L'ancien  Rousseau  (Jean-Baptiste),  assez  froid  versi- 
ficateur, mais  satyre  ardent,  écumant  dans  ses  rages 
et  ses  priapées,  avait  engendré  Desfontaines,  qui, 
sentant  un  peu  le  roussi,  n'en  engendra  pas  moins 
Fréron. 

Fréron,  fort  lettré,  plat  et  lourd,  un  grossier  Breton 
de  Quimper,  en  vingt  ans  expectora  deux  cent  cin- 
quante volumes,  nauséabonds  (instructifs  pourtant), 
de  Y  Année  littéraire,  sans  compter  la  pituite  immense 
de  je  ne  sais  combien  de  livres  qu'il  déposa  à  côté. 
II  était  lu  des  amis  de  Voltaire.  Le  bon  Stanislas 
lui-même  goûtait  dans  Fréron  le  plaisir  de  voir  son 


COMÉDIE   DES   PHILOSOPHES  71 

Voltaire  mis  en  pièces.  Il  donna  son  nom  Stanislas  au 
célèbre  fils  de  Fréron.  Mais  combien  plus  le  pamphlé- 
taire fut  passionnément  poussé  par  Madame  Adélaïde  ! 

Fréron  se  lia  aisément  aux  ennemis  de  Voltaire,  à 
l'acre  et  mordant  La  Beaumelle,  au  malfaisant  Palissot. 
Celui-ci,  enfant  prodige,  fameux  à  douze  ans,  avait 
soutenu  à  treize  ans  une  thèse  de  théologie.  Il  passa 
par  l'Oratoire.  A  dix-huit  ans,  il  avait  fait  une  mau- 
vaise tragédie,  et  il  était  marié,  fixé.  Il  n'alla  guère 
plus  loin. 

C'est  lui,  dit-on,  que  Diderot  a  peint,  immortalisé, 
dans  son  Neveu  de  Rameau.  Le  gueux  vagabond,  para- 
site, pour  dîner  reçoit  cent  nasardes.  C'est  là  que  la 
vérité  manque.  Palissot  est  moins  naïf;  ce  n'est  pas 
l'insouciant  artiste,  fainéant  et  paresseux.  De  bonne 
heure  il  fut  avisé.  Il  y  avait  une  bonne  mine  à  exploi- 
ter chez  les  dévots.  Le  brillant  hâbleur  Polignac 
l'ouvrit  par  son  Anti-Lucrèce,  et  Bernis  l'exploita  de 
même  par  sa  Religion  vengée.  Palissot  ne  fut  pas  plus 
sot.  Il  ne  monta  pas  aussi  haut.  Mais  sa  plume  intelli- 
gente fut  payée  comptant.  A  vingt-cinq  ans,  la  pre- 
mière fois  qu'il  joua  les  philosophes,  à  Nancy,  il  en 
tira  une  recette  générale  des  tabacs  (1755).  La  seconde 
fois,  le  privilège,  fort  lucratif  dans  la  guerre,  de 
vendre  seul  les  gazettes  étrangères  qu'on  achetait 
avidement. 

Palissot,  comme  Lorrain,  était  sûr  d'aller  à  Choi- 
seul,  mais  il  y  alla  bien  mieux  par  Mrae  de  Robecq. 
Il  adressa  à  la  dame  ses  Lettres  anti-philosophiques. 
Puis  il  fit,  pour  ainsi  dire  près  de  son  lit,  inspiré  d'elle 


72  HISTOIRE    DE    FRANCE 

(furens  quid  femina  possit  /),  sa  comédie  des  Philo- 
sophes qui  est  bien  plus  qu'une  satire,  c'est  une 
dénonciation. 

Palissot  pesait  si  peu  que  peut-être  les  acteurs 
eussent  refusé  sa  comédie.  Pour  leur  inspirer  terreur, 
on  l'envoya  par  le  Breton,  le  dogue  de  Y  Année  litté- 
raire. Ce  fut  le  grand  protégé  de  Madame  Adélaïde, 
Fréron,  qui  porta  la  pièce  aux  acteurs.  «  Délibérez,  si 
vous  voulez,  dit-il  avec  insolence.  Elle  serait  jouée 
malgré  vous.  »  Ils  comprirent  que  de  telles  paroles 
venaient  de  très  haut,  se  turent.  La  Clairon  était 
absente.  Elle  fut  indignée  au  retour,  leur  dit  qu'il 
était  honteux  que  les  acteurs  se  prêtassent  à  conspuer 
les  auteurs  qui  leur  faisaient  gagner  leur  vie  ;  qu'elle 
avait  horreur  du  monde,  qu'elle  s'en  irait  comme 
Rousseau,  et  vivrait  au  fond  des  bois  (Collé,  Journal 
historique). 

La  pièce  n'a  rien  de  comique  que  quelques  phrases 
emphatiques  prises  à  la  langue  nouvelle,  surtout  aux 
formes  solennelles  de  Diderot.  On  note  comme  ridi- 
cules des  locutions  excellentes,  neuves  alors,  qui 
sont  restées  (par  exemple  :  «  Il  est  sous  le  charme,  » 
un  mot  du  Fils  naturel). 

Sauf  cela,  Palissot  copie  servilement  Molière.  Les 
philosophes  chez  lui  sont  Tartufe  et  sont  Trissotin.  Le 
nœud  est  le  même.  On  veut  s'emparer  subtilement 
d'une  fortune  et  d'une  héritière.  Pour  cela  on  flatte 
la  mère,  auteur  comme  Philaminte,  imbécile  autant 
qu'Orgon.  Mais  sur  qui  cela  tombe-t-il?  On  ne  le 
voit  pas.  Le  seul  philosophe  marié  récemment  alors 


COMÉDIE   DES   PHILOSOPHES  73 

est  Helvétius,  qui  noblement  était  sorti  de  la 
Ferme  générale,  et  prit  sans  dot  la  fille  de  Mme  de 
Graffigny. 

Dans  Palissot,  les  philosophes  sont  des  filous  qui, 
tout  en  volant  les  autres,  se  volent  aussi  entre  eux. 
Ils  enseignent  ou  le  partage,  ou  la  communauté  des 
biens.  Le  seul  écrivain,  très  obscur,  qui  hasardait  ce 
paradoxe  (Morelly,  Basiliade,  1753,  et  Code  de  la 
nature,  1755),  était  tout  à  fait  en  dehors  du  parti  phi- 
losophique. Loin  de  là,  Y  Encyclopédie,  depuis  1756  et 
les  articles  de  Quesnay,  est  le  champ  très  spécial  des 
Économistes  qui  fondent  tout  sur  la  propriété.  On 
n'en  voit  pas  moins  dans  la  pièce  le  philosophe 
Frontin,  qui,  pendant  que  son  maître  enseigne  la 
communauté  des  biens,  la  suit  en  lui  vidant  les 
poches. 

Un  mot  aigre  semble  lancé  par  la  mourante  elle- 
même,  par  Mrae  de  Robecq,  contre  sa  belle -mère. 
Les  philosophes  ont  le  cœur  si  mal  placé  et  si  dur 
qu'ils  attendent  la  mort  d'un  ami  pour  la  joie  de  le 
disséquer. 

Trois  personnes  sont  ménagées. 

Voltaire  est  tout  à  fait  absent.  On  n'eût  osé.  Ghoi- 
seul  même,  craignant  qu'il  ne  soit  irrité,  lui  écrit  des 
lettres  câlines. 

Duclos  (sauf  un  petit  mot)  est  à  part  et  respecté, 
comme  intime  ami  de  Bernis  et  bien  avec  la  Pom- 
padour. 

L'ami  de  Duclos,  Rousseau,  est  l'honnête  homme 
de  la  pièce.  Il  est  l'excellent  Grispin   qui  déjoue  la 


74  HISTOIRE    DE    FRANCE 

friponnerie  de  tous  les  autres  philosophes,  ramène 
au  bon  sens  la  mère  et  fait  par  là  que  la  fille  épouse 
celui  qu'elle  aime.  Grispin-Rousseau  s'introduit  adroi- 
tement par  un  jeu  bouffon,  mais  d'un  ridicule  habile 
et  voulu.  Il  arrive  à  quatre  pattes,  broutant  sa  laitue. 
C'est  exactement  la  plaisanterie  de  Voltaire  dans  sa 
lettre  si  connue  à  Rousseau  qu'on  savait  par  cœur  : 
«  Je  retombe  à  quatre  pattes.  Venez  brouter  avec 
moi  »,  etc. 

L'effet  de  la  pièce  fut  grand,  point  gai,  lugubre  au 
contraire.  On  vit  le  spectre  amené  par  le  libelliste 
lui-même,  la  pâle  Mrae  de  Robecq  qui  n'avait  plus 
qu'un  mois  à  vivre,  qui,  avant  de  recevoir  les 
sacrements,  avait  fait  l'effort  de  sortir  du  lit,  se  faire 
apporter,  pour  se  repaître  les  yeux  de  la  honte  de 
ses  ennemis,  des  impies,  voir  Dieu  vengé. 

La  pièce  maniée,  remaniée,  écourtée,  pour  l'im- 
pression, ne  montre  guère  les  traits  dévots  qui  paru- 
rent peut-être  au  théâtre.  Un  seul  a  été  conservé  : 
«  Et  souvent  la  bêtise  a  fait  des  incrédules.  » 

On  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  eu  de  protestation 
bruyante,  ni  cris,  ni  sifflets.  Mais  on  resta  indigné. 
C'était  une  lâche  insulte  du  pouvoir  aux  plus  beaux 
génies  qui  honoraient  la  France.  Le  Dauphin  s'en 
lava  les  mains,  et  dit  qu'il  n'y  était  pour  rien.  Cela 
mit  tout  à  nu  Choiseul,  l'exposa  devant  le  public.  Il 
eût  bien  voulu  reculer.  Le  spectre  d'amour  le  traînait. 
Dans  son  unique  mois  de  juin  qui  lui  restait  encore 
à  vivre,  dans  le  plaisir  enragé,  assaisonné  de  la  mort, 
elle  le  força  de  se  flétrir  et  de  se  salir  lui-même, 


COMÉDIE    DES   PHILOSOPHES  75 

d'avouer  Palissot  pour  son  homme  en  lui  faisant  sa 
fortune. 

Celui  qui  eût  le  plus  souffert  de  la  pièce,  c'est 
Rousseau  qui  (sauf  un  petit  ridicule)  y  était  fort 
ménagé.  Il  frémit  de  ce  danger.  A  l'envoi  de  la  pièce, 
il  dit  :  «  Je  n'accepte  pas  cet  horrible  présent.  »  Là  il 
montra  un  grand  sens.  Avec  cette  adoption  fatale  des 
esprits  rétrogrades,  avec  les  tendances  mystiques 
manifestées  par  la  Julie,  avec  telles  lettres  aux  dévotes 
(à  Mrae  de  Gréqui)  où  il  leur  envie  leur  bonheur,  —  il 
allait  se  précipiter,  presque  sans  s'en  apercevoir, 
et  se  réveiller  un  matin  coryphée  du  parti  dévot.  11 
eût  été  pour  un  jour  adoré,  puis  méprisé.  Il  eût  eu 
le  sort  de  Gilbert.  Il  s'arrêta  court  brusquement.  Il 
comprit  que  le  grand  succès  était  dans  l'inconsé- 
quence, et  juste  entre  les  deux  partis.  De  là  le  carac- 
tère propre  à  X Emile,  tout  contradictoire,  et  qui  n'en 
réussit  que  mieux.  Il  veut  qu'on  suive  la  Nature,  que 
l'on  revienne  à  la  Nature.  Mais  en  même  temps  il 
admet  Ow^-Nature,  le  miracle  :  «  La  mort  de  Jésus 
est  d'un  Dieu.  » 

Les  deux  partis  eurent  donc  de  quoi  être  satisfaits  ? 
Point  du  tout.  A  droite,  à  gauche,  les  prêtres  catho- 
liques et  protestants  le  tiraient.  Là  il  est  curieux  de 
voir  l'innocence  des  jeunes  ministres  qui  voudraient 
que  décidément  il  se  déclarât  protestant.  Un  sûr 
moyen  de  s'enterrer  et  d'avoir  contre  soi  la  France. 
Il  les  écarte  doucement  (Voy.  Lettres  à  M.  Yernes).  Il 
reste  au  milieu  bâtard  qui  convient  mieux  à  la  foule, 
mi -raisonneur,  mi -chrétien. 


76  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Mais  qu'est-il  au  fond?  chrétien.  En  discutant  tels 
miracles  qu'a  faits  ou  n'a  pas  faits  Jésus,  il  garde  le 
grand  miracle  :  Vévangile  envisagé  comme  morale 
absolue,  règle  unique  et  loi  divine.  Contre  le  vrai 
credo  du  siècle  (le  but  de  l'homme  est  l'action,  la 
raison  libre  et  active),  il  ramène  l'ancien  credo  de 
rêverie,  d'inaction. 

Avec  tout  cet  étalage  de  logique  et  de  syllogismes, 
malgré  ce  grand  mouvement  d'idées  suscité  par  ses 
livres,  ce  raisonneur  des  raisonneurs,  que  fonde-t-il 
en  réalité,  que  commence-t-il  sérieusement?  deux 
choses  qui  peu  à  peu  iront  énervant  le  monde  :  le 
roman,  la  rêverie. 

Le  règne  de  la  rêverie.  —  Après  le  Rousseau  raison- 
neur qui  argumente  et  discute,  vient  le  Rousseau  non 
raisonneur,  charmant,  mais  si  mou,  l'aimable  auteur 
de  Paul  et  Virginie.  Puis  un  grotesque  Rousseau, 
barbaro-breton,  dans  l'effort,  l'entorse,  qui  pourtant 
par  René  dure  et  toujours  durera.  Puis  tant  d'autres, 
pleureurs,  malades,  mélancoliques,  égoïstes,  qui  vont 
se  pleurant  eux-mêmes,  cherchant  l'oubli,  descen- 
dant la  pente  du  narcotisme. 

Cette  pente  a  ses  degrés.  C'est  le  roman,  c'est  le 
tabac.  Plus  tard,  ce  sera  l'opium,  chemin  sûr  et 
abrégé  aux  rêveries  de  l'autre  rivage. 

Jusqu'à  Rousseau,  point  de  roman.  Du  moins,  point 
de  roman  qui  règne.  Ni  Manon,  ni  Marianne,  ni  Paméla, 
ni  Clarisse,  ne  faisaient  de  révolution  ;  on  admirait, 
c'était  tout.  Mais  sous  la  Nouvelle  Héloïse,  on  est 
dompté,   entraîné;    on   copie,  on  obéit.  Dès  lors,  le 


COMÉDIE   DES   PHILOSOPHES  77 

roman  est  roi.  Voici  son  avènement.  La  patrie  est 
secondaire,  la  religion  secondaire.  L'âme  individuelle 
est  tout.  Chaque  maladie  de  cette  âme,  finement 
analysée,  regardée  au  microscope,  grossie,  admirée, 
fomentée,  deviendra  un  mal  favori  que  chacun  choiera 
en  soi.  Tous,  à  partir  de  ce  moment,  nous  irons  cares- 
sant nos  plaies  pour  les  irriter  davantage. 

Il  serait  dur  et  injuste  pourtant  de  ne  pas  recon- 
naître ce  qu'eut  de  noble  et  de  beau  l'apparition  de  la 
Julie,  cette  résurrection  du  cœur,  cette  réhabilitation 
de  l'amour.  L'Emile,  qui,  après  la  Julie,  sembla  un 
livre  ennuyeux  (Madame  de  Luxembourg  même  n'en 
soutenait  pas  la  lecture),  Y  Emile  eut  une  très  belle  et 
attendrissante  influence  dans  les  pages  aux  jeunes 
mères  sur  leur  devoir  d'allaitement.  Elles  furent  tou- 
chées au  cœur,  ramenées  aux  pauvres  petits;  elles 
trouvèrent  ce  devoir  non  doux  seulement,  mais  gra- 
cieux. Quoi  de  plus  charmant  qu'une  femme  qui  a  au 
sein  un  bel  enfant?  Délicates  et  poitrinaires,  sans  lait, 
elles  voulaient  allaiter.  Ne  perdant  rien  des  plaisirs, 
des  soupers,  des  nuits  de  fatigue,  elles  n'allaitaient 
pas  moins.  L'infortuné  nourrisson,  forcé  de  suivre 
les  bals,  tétait  en  vain  la  danseuse,  rouge,  échauffée 
et  tarie. 

Une  conversion  si  brusque  à  la  nature,  à  l'amour, 
eut  plus  d'un  effet  comique.  Les  femmes  devinrent 
tout  à  coup  extrêmement  sensibles.  Madame  de 
Luxembourg,  qui  venait  de  faire  mourir  sa  belle- 
fille  à  petit  feu,  se  trouva  désormais  si  tendre 
qu'aux    persécutions    de    Rousseau,   elle   se   déclara 


78  HISTOIRE    DE    FRANCE 

malade  (Voy.  Mme  du  Deffand).  Tous  devenant  amou- 
reux, Mme  du  Deffand,  malgré  l'âge,  ne  crut  pouvoir 
en  conscience  se  dispenser  de  la  mode.  L'amour, 
à  soixante-dix  ans,  lui  vint  pour  la  première  fois. 
Elle  voulait  un  Anglais  comme  l'Edouard  de  Rous- 
seau. Gela  lui  semblait  neuf,  piquant.  Elle  hésitait 
entre  trois,  l'un  un  jeune  poitrinaire,  l'autre  un 
highlander  rêveur.  Elle  prit  enfin  (malgré  lui)  celui 
qui  lui  ressemblait,  le  plus  méchant  des  trois, 
Walpole. 

Mais  voici  le  plus  merveilleux!  La  Police  même  est 
amoureuse!  Le  lieutenant  de  police  Bertin,  venant 
au  ministère,  lui  aussi,  cherche  sa  Julie.  Cette  Julie 
facétieuse,  une  coquine  d'esprit  amusant,  la  d'Arnould 
fait  payer  ses  dettes  par  le  crédule  Bertin,  et  plante  là 
son  Saint-Preux  (Bachaumont). 

Versailles  ainsi  copie  Paris.  On  l'avait  vu  après 
Zaïre,  à  ce  moment  où  déjà  on  fut  amoureux  de 
l'amour.  Le  roi  prit  alors  la  Mailly  (1732).  Aujourd'hui 
ce  pauvre  roi,  ayant  traversé  tant  de  choses,  pou- 
vait-on bien  tenter  encore  de  le  refaire  amoureux?  La 
Pompadour,  en  d'autres  temps,  en  eût  eu  peur.  Mais 
alors,  dans  cette  guerre  où  chaque  jour  apportait 
d'accablants  revers,  il  lui  fallait  à  tout  prix  continuer, 
augmenter  l'alibi  où  vivait  le  roi.  Elle  laissa  faire  ses 
gens,  Bertin,  Sartines  et  la  police.  On  chercha  au 
roi  sa  Julie. 

On  la  trouva  en  décembre  1760,  au  moment  où  le 
roman,  manuscrit  encore,  courait  partout,  faisait 
fureur,  avait  le  plus  grand  succès.  Le  roman  paraît 


COMÉDIE    DES   PHILOSOPHES  79 

en  janvier.  Et  elle  est  enceinte  en  mars  17G1  \ 
La  dame  d'une  maison  de  jeu  du  Palais-Royal,  bien 
avec  les  gens  de  police,  leur  avait  dit  qu'elle  avait  leur 
affaire,  sa  sœur,  une  belle  personne  et  la  plus  belle 
du  monde,  fille  d'un  avocat  de  Grenoble,  neuve  et 
jusque-là  bien  gardée.  Mademoiselle  de  Romans, 
accomplie  de  taille  et  de  formes,  d'un  vrai  visage  de 
reine,  n'avait  qu'un  défaut,  d'être  gigantesque  à  ne 
pas  passer  les  portes,  un  colosse,  comme  on  voit  au 
Louvre  la  Pallas  ou  la  Melpomène.  Honteuse  de  cette 
taille  étrange,  elle  tâchait  de  se  faire  petite  en  aplatis- 
sant sur  sa  tête  la  masse  de  ses  très  longs  et  admi- 
rables cheveux,  ne  portait  que  des  coiffures  basses. 
C'était  comme  une  conversion,  une  purification 
pour  le  roi  du  Parc-aux-Cerfs,  d'avoir  cette  grande 
innocente,  si  digne  qu'on  ne  pouvait  la  croire  qu'un 
objet  de  passion.  On  crut  que  ce  serait  bien  vu,  que 
cela  le  referait  un  peu  devant  le  public.  On  la  menait 
à  grand  bruit  d'Auteuil,  où  était  sa  maison,  à  Ver- 
sailles, royalement,  dans  un  carrosse  à  six  chevaux. 
La  géante  fut  à  la  mode.  On  adopta  ses  coiffures 
basses,  et  les  naines  en  portaient  aussi.  Elle  accoucha 
à  Versailles.  À  Versailles,  elle  nourrit,  fidèle  à  la 
leçon  d'Emile.  L'enfant  était  à  son  image,  d'une 
extraordinaire  beauté.  Gela  gonflait  la  jeune  mère.  Et 


1.  Mrae  du  Hausset  ne  date  pas.  Mais  Barbier  date  très  bien  et  nous 
dirige  parfaitement.  Il  dit  en  décembre  1761  :  «  Depuis  un  an  environ,  on 
a  fait  connaître  au  roi  une  fille  de  vingt  et  un  ans,  qui  a  de  l'esprit  »  etc. 
Cela  nous  reporte  à  décembre  1760.  Elle  accoueba  le  12  janvier  1761  ;  donc, 
fut  enceinte  en  mars  1760,  au  moment  du  plus  grand  éclat  de  la  Julie  impri- 
mée. (Barbier,  VII,  426.) 


80  HISTOIRE   DE   FRANCE 

cela  aussi  la  perdit.  Nulle  autre  que  la  Pompadour 
n'avait  intérêt  à  la  perdre.  Ce  fut  elle  certainement 
(quoi  qu'en  dise  la  Hausset)  qui  fît  croire  au  roi  que 
cette  fille  le  compromettait,  le  donnait  en  spectacle. 
Mais  qui  avait  commencé?  Qui  avait  permis  qu'elle 
vînt  à  Versailles  à  six  chevaux  ?  Qui  aurait  osé  cela 
sans  l'aveu  de  la  Pompadour  ? 

Le  roi  était  si  mort  de  cœur,  si  froid,  qu'il  n'objecta 
rien,  laissa  faire  ce  qu'on  voulait.  Fin  effroyable  du 
roman!  Julie  ne  fut  pas  noyée,  comme  dans  la 
Nouvelle  Héloïse,  mais  on  lui  vola  son  enfant.  Ses 
pleurs,  ses  rugissements  ne  servirent.  Elle  eut  beau 
chercher,  se  désespérer  quinze  années.  Elle  ne  le 
retrouva  que  bien  tard  sous  Louis  XVI.  Il  s'appelle 
l'abbé  de  Bourbon. 


KÈG.NE   DU  PARLEMENT  81 


CHAPITRE    VI 


Pacte  de  famille.  —  Règne  du  Parlement.  —  Jésuites  condamnés. 
(1761-1762.) 


Homme  d'esprit,  homme  de  cour,  connaissant  la 
France  à  merveille,  Ghoiseul,  à  chaque  sottise,  trou- 
vait un  mot  noble  et  fier  qui  plaisait,  le  relevait. 
Mieux  que  la  sotte  Pompadour,  il  sentait  tout  le  péril 
de  rester  à  découvert  dans  la  trahison  d'Autriche. 
En  1761,  le  public  criait.  Ghoiseul  crie  aussi,  dit  que 
l'Autriche  mollit,  ne  nous  appuie  pas  assez,  se  plaint, 
menace,  et  donne  encore  une  armée  à  Marie-Thérèse. 

En  même  temps  il  éblouit  et  le  public  et  Versailles 
d'un  fait  de  grande  apparence.  Avec  l'agilité  brillante 
d'un  acrobate  accompli  qui  saute  d'une  corde  à  l'autre, 
il  se  raccroche  vivement  à  celle  qui  tient  au  cœur  du 
roi.  Louis  XV,  toute  sa  vie,  avait  été  Espagnol.  Ghoi- 
seul se  fait  Espagnol,  prépare  et  publie,  en  août  1761 , 
le  fameux  Pacte  de  famille. 

Superbe  tour  de  voltige  qui  le  maintenait  au  pou- 
voir.   Louis    XV    était    Bourbon,    Charles    III    était 


82  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Bourbon.  Quoi  de  plus  beau,  quoi  de  plus  grand  (et 
digne  de  Louis  XIV)  que  de  lier  en  un  faisceau  tous 
les  membres  de  la  famille,  de  rattacher  France, 
Espagne,  Parme,  Naples,  la  Sicile  î  Louis  XV,  qui  ne 
sentait  rien,  sentit  cela,  le  trouva  grand.  On  le  trouva 
tel  en  Europe. 

Pour  bien  juger  ce  projet,  il  faut  savoir  ce  que 
l'Anglais  en  pensa...  L'Anglais  en  frémit  de  joie. 

Il  comprit  parfaitement  que  Ghoiseul  doublait  sa 
proie.  Les  âpres  chasseurs  de  mer  virent  dès  ce  jour 
les  galions  entrer  chargés  d'or  dans  Portsmouth.  Ils 
virent  les  ports  et  les  villes  de  l'Amérique  du  Sud 
payer  d'énormes  rançons.  Ils  virent  descendre  dans 
la  mer  la  grosse  flotte  espagnole,  cette  vaine  céré- 
monie de  lourds  navires  impotents,  canonnés,  percés, 
coulés,  avant  de  faire  un  mouvement. 

Pitt,  sous  son  air  rechigné,  fut  si  gai  qu'il  se  lâcha 
par  un  mot  de  bassesse  atroce  :  «  On  n'en  mettra  pas 
plus  grand  pot-au-feu;  mais  la  soupe  sera  bien  meil- 
leure. » 

Ce  n'était  pas  une  force  qui  s'ajoutait  à  la  France, 
c'était  un  gros  embarras,  une  caraque  de  commerce, 
traînant  derrière  un  vaisseau,  et  qui  ne  fait  que 
l'alourdir.  Ghoiseul,  depuis  ses  revers  maritimes,  que 
pouvait-il  pour  défendre  cette  Espagne?  Rien.  Le 
Pacte  de  famille  est  déclaré  au  mois  d'août  1761.  Et 
c'est  au  mois  de  décembre  que  Ghoiseul  avise  à 
rendre  l'essor  à  notre  marine,  qu'il  suscite  (par 
l'exemple  du  premier  banquier  de  la  Cour)  un  mou- 
vement national  de  dons,  de  souscriptions.  La  Ferme 


RÈGNE   DU   PARLEMENT  83 

donna  un  vaisseau,  Paris  souscrit  un  vaisseau,  et 
bientôt  chaque  province.  Enthousiasme  général.  Tous 
ces  vaisseaux  sur  le  papier,  et  tout  au  plus  en  argent, 
combien  leur  faut-il  de  temps  pour  exister  réellement, 
pour  cingler,  combattre  en  mer? 

M.  Pitt  se  faisait  fort,  avant  la  guerre  déclarée,  de 
faire  sa  razzia  immense  sur  les  colonies  espagnoles, 
de  donner  à  ses  requins  la  pâtée  la  plus  épaisse  qu'ils 
aient  eue  jamais  sous  la  dent.  Lord  Bute  (le  favori  du 
roi)  s'y  opposa  en  Conseil,  se  fit  vertueux,  délicat,  et 
Pitt  fièrement  se  retira.  C'était  la  guerre  elle-même 
qui  donnait  sa  démission.  Et  lord  Bute,  c'était  la  paix. 
Il  fallait  la  prendre  aux  cheveux  (moment  unique, 
irréparable),  savoir  perdre,  sacrifier,  pour  ne  pas 
perdre  davantage.  Lord  Bute  avertit  Choiseul  secrè- 
tement. Et  celui-ci  fît  le  sourd! 

Deux  choses  l'enfonçaient  dans  la  guerre  :  1°  son 
crime  d'Autriche,  son  traité.  Il  eût  fallu  rendre  ce 
qu'on  avait  pris  en  Allemagne  pour  l'impératrice.  Et 
la  cabale  autrichienne  eût  jeté  Choiseul  à  bas.  2°  En 
gagnant  l'Espagne  et  la  poussant  en  avant,  ce  petit 
Machiavel   comptait  bien  qu'elle  aurait  en  mer  des 
revers  épouvantables,  mais  croyait  aussi  que  par  terre 
elle  prendrait  le  Portugal,  lui  procurerait  un  gage, 
une  conquête  à  échanger  pour  le  jour  terrible  des 
comptes,  de  la  grande  liquidation.  Ainsi  cette  aveugle 
Espagne  allait,  au  signe  de  Choiseul,  en  n'y  gagnant 
que  des  coups,  tirer  du  feu  les  marrons  que  l'Autriche 
finalement  devait  manger  seule. 
Le  plan  était  malhonnête,  chimérique  et  étourdi.  Il 


84  HISTOIRE    DE    FRANCE 

n'avait  qu'un  côté  certain  :  il  faisait  abîmer  l'Espagne 
dans  ses  flottes  et  ses  colonies.  Mais  le  côté  incertain, 
c'était  que  cette  vieille  Espagne  pût  de  ses  bras 
décharnés  étreindre  le  Portugal,  défendu  par  l'Angle- 
terre, défendu  par  un  homme  fort,  par  Pombal,  son 
Richelieu. 

Louis  XV  donna  là-dedans,  tout  comme  il  avait 
donné  dans  le  traité  de  Babiole.  Choiseul  s'affermit, 
monta,  fut  un  vrai  premier  ministre,  plus  que  Colbert, 
plus  que  Louvois.  On  revit  un  vrai  Mazarin.  Ministre 
des  Affaires  étrangères,  il  prit  la  Guerre  et  la  Marine, 
ou  par  lui,  ou  par  ses  parents.  Il  emplit  tout  de  Choi- 
seuls,  frères,  cousins,  neveux,  grands,  petits,  et  des 
Stainville,  et  des  Praslin.  Il  se  fît  colonel  des  Suisses 
(énorme  place  d'argent).  Par  Bertin,  son  petit  valet, 
il  avait  aussi  les  finances.  «  Choiseul  veut  dire 
mangerie  »,  disait  plus  tard  Louis  XVI. 

Avec  ces  dépenses  et  sa  guerre,  Choiseul  était 
toujours  à  la  merci  des  Parlements,  comme  un  men- 
diant à  leur  porte.  Sa  mécanique  était  fort  simple.  A 
ces  dogues  toujours  grondants,  pour  tirer  d'eux  ce 
qu'il  voulait,  il  lui  suffisait  de  montrer  leur  gibier, 
leur  proie,  les  Jésuites.  Le  mot  plaisant  du  sauvage 
dans  Candide  :  «  Mangeons  du  jésuite  !  »  c'était  toute 
la  harangue  de  Choiseul  aux  Parlements. 

Cela  allait  à  merveille  avec  le  Pacte  de  famille. 
L'homme  du  monde  qui  haïssait  4e  plus  les  Jésuites, 
était  le  roi  d'Espagne,  Charles  III,  qui  n'était  venu  en 
Espagne  que  malgré  eux,  malgré  leur  projet  de  le 
faire  déclarer  fils  d'Alberoni  et  bâtard  adultérin.  Ils 


RÈGNE    DU   PARLEMENT  85 

étaient  très  forts  en  Espagne.  Pas  un  seul  fonction- 
naire qui  ne  fût  sorti  des  Jésuites.  Charles  n'osait  pas 
encore  les  frapper.  Mais  en  arrivant,  il  avait  saisi 
contre  eux  l'épée  de  saint  Dominique,  se  faisant  le 
chef  de  l'Inquisition,  ayant  pour  vicaire  général  un 
dominicain,  attendant  un  prétexte,  une  occasion. 

Dès  1754  et  1756,  l'Espagne  et  le  Portugal  avaient 
pu  voir  en  Amérique  ce  qu'étaient  au  fond  les 
Jésuites.  Leurs  Indiens  du  Paraguay,  dans  un  échange 
de  terres  que  firent  alors  les  deux  Couronnes,  résis- 
tèrent à  main  armée.  On  vit  à  nu,  à  découvert,  cet 
empire  singulier,  étrange  création  de  la  ruse.  Ce 
qu'ils  n'avaient  pu  au  Nord,  avec  la  race  énergique 
des  Peaux-Rouges,  ils  l'avaient  fait  au  Midi,  se  créant 
là,  dans  des  pays  isolés,  un  certain  paradis  à  eux. 
Pour  leur  pouvoir,  pour  leur  plaisir,  ils  avaient  là 
des  troupeaux  de  doux  imbéciles,  menés  paternement 
avec  la  verge  et  le  fouet.  Humboldt,  si  bon  obser- 
vateur, et  nullement  hostile  aux  Jésuites,  dit  que, 
partout  où  ils  ont  fait  ces  Missions,  l'idiotisme  a  été 
si  bien  fondé,  si  bien  mêlé  à  la  race,  et  le  cerveau 
pour  toujours  si  parfaitement  rétréci,  que  nulle  civi- 
lisation, nul  progrès  n'a  plus  de  chance. 

Cela  fit  mieux  examiner  ce  qu'ils  étaient  en  Europe. 
Leur  force  était  en  Espagne,  où  tout  employé  sortait 
de  leurs  mains  ;  ils  étaient  devenus  l'administration 
elle-même.  En  Portugal,  ils  gouvernaient  à  l'aide  des 
grandes  familles,  ils  y  étaient  détestés  comme  un 
ordre  tout  espagnol,  anti-portugais,  qui  aurait  espa- 
gnolisé  le  pays.  Sous  le  roi  Joseph,   ils  surent  lui 


86  HISTOIRE    DE    FRANCE 

donner  un  premier  ministre,  Pombal,  mais  qui  avait 
vu  l'Europe,  l'Angleterre,  et  ne  put  rester  l'humble 
serviteur  des  Jésuites.  Pombal,  hardi  et  violent,  les 
étonna  fort  en  janvier  58.  Appuyé  des  dominicains, 
il  osa  lancer  contre  eux  un  manifeste  terrible.  Il 
bannit  du  palais  les  confesseurs  Jésuites,  mit  près 
du  roi  leurs  ennemis. 

Tout  cela,  je  le  répète,  en  janvier  1758,   lorsqu'ils 
faisaient  leur  grande  intrigue  pour  exclure  Charles  III 
de  l'Espagne,  et  rester  maîtres  en  y  mettant  l'Infante. 
Ils  résolurent  de  tenir  ferme  en  Portugal  à  tout  prix. 
Les   grands,   surtout   les   Tavora,   les   Aveiro,    leur 
appartenaient.   Le   roi  Joseph,  tous  les  soirs,   allait 
faire  l'amour  à  la  jeune  marquise  de  Tavora;  on  tira 
sur  lui  et  on  le  blessa.  Il  fut  prouvé  qu'avant  le  coup 
ils  avaient  consulté  les  Jésuites,  qui,  d'après  leurs 
vieilles  maximes  de  Mariana  et  autres,  autorisèrent  le 
régicide.  Pombal   fit   décapiter,  rompre,  brûler  tous 
ces  grands.  Il  fît  par  l'Inquisition  condamner,  comme 
hérétique,  fît  étrangler  et  brûler  le  vieux  Père  Mala- 
grida.  Rome  s'irrita,  et  brûla  un  manifeste  de  Pom- 
bal. Celui-ci,  sans  hésitation,  saisit  tous  les  biens  des 
Jésuites  ;  il  les  embarqua  eux-mêmes  et  les  jeta  en 
Italie  (1759). 

En  France,  on  trouva  cela  dur.  "Voltaire  avait  de 
l'amitié  pour  ses  maîtres  les  Jésuites,  et  les  regardait 
aussi  comme  le  meilleur  dissolvant  du  Christianisme. 
L'Anglais,  d'un  machiavélisme  plus  exquis  et  plus 
haineux,  en]  toute  société  catholique  voulait  le  main- 
tien des  Jésuites,  comme  élément  de  ruine  et  germe 


RÈGNE   DU   PARLEMENT  87 

de  corruption.  Il  regretta  l'acte  brusque  de  Pombal. 
Et  à  Paris,  plus  d'une  grande  dame  anglaise  travail- 
lait pour  les  Jésuites  avec  les  gens  du  Dauphin. 

C'était  cette  pourriture  même,  reluisant  en  si 
beau  jour,  qui  faisait  qu'ici  le  public  les  prenait  peu 
au  sérieux.  La  question  était  grave  au  Parlement, 
grave  à  Versailles,  mais  ridicule  à  Paris.  Un  fait  trop 
peu  remarqué,  curieux,  qu'indique  Barbier,  c'est  que 
huit  jours  après  que  les  Jésuites  furent  condamnés, 
personne  n'y  pensait  plus. 

Ghoiseul  ne  mit  clans  l'affaire  aucune  animosité, 
et  il  n'en  était  pas  besoin.  Les  Jésuites,  in  extremis, 
étaient  au  point  où  le  malade  est  sale,  souille  tout 
sous  lui.  L'ordure  de  la  banqueroute  que  fît  leur  Père 
Lavalette  fît  dégoût.  Et  le  secours  odieux,  gauche, 
qu'on  crut  leur  donner,  les  acheva  par  l'horreur.  On 
a  vu  combien  la  famille  royale  était  maladroite. 
Madame,  emportée,  aveugle,  propre  à  lancer  aux  amis 
le  pavé  de  Tours.  On  crut  faire  peur  au  public.  On  fît, 
par  le  Grand- Conseil,  condamner  un  notaire  suspect 
d'avoir  fabriqué  un  arrêt  du  Conseil  contre  les 
Jésuites.  Suspect?  et  qui  empêchait  une  vérification 
de  fait,  si  aisée  dans  les  registres?  On  aurait  bien 
voulu  le  pendre.  On  le  condamna  aux  galères.  A  quoi 
il  ne  consentit  pas.  Il  affirma  son  innocence,  et  il  se 
coupa  la  gorge.  C'était  la  couper  aux  Jésuites.  La 
Compagnie,  à  ce  moment,  salie,  flétrie,  déclarée  soli-  , 
daire  de  la  banqueroute,  resta  dans  son  fumier  si 
bas  qu'on  ne  lui  vit  plus  le  nez. 
Mais  on  ne  les  laissa  pas  là.  Voyons,  qui  ètes-vous, 


88  HISTOIRE    DE    FRANCE 

bonnes  gens?  Voyons  vos  statuts  d'Ignace,  vos  belles 
Constitutions?  Le  roi  a  beau  se  jeter  entre,  se  réser- 
ver l'examen.  Le  Parlement  va  son  chemin,  jusqu'à 
refuser  les  taxes.  Donc,  il  faut  un  Lit  de  Justice.  Inti- 
midation ridicule.  Cette  foudre  du  Lit  de  Justice,  qui 
frappe  le  21  juillet,  fait  rire,  quand  elle  arrive  après 
la  perte  d'une  bataille  (16  juillet  61).  La  cérémonie  est 
grotesque  quand  ce  Jupiter  tonnant  fait  son  entrée 
militaire  àTaris,  avec  sa  défaite,  entre  moqué  et  battu. 

A  lui  d'avoir  peur,  de  trembler.  Le  Parlement,  tout 
en  faisant,  malgré  le  roi,  l'examen  des  Constitutions 
des  Jésuites,  prépare  un  bien  autre  examen.  Il  veut 
que  le  roi  indique  la  somme  des  acquits  au  comptant. 
Petit  mot  et  énorme  chose.  Ce  sont  ces  bons  qu'il 
tirait  sans  compter  sur  le  trésor,  pour  combler  ses 
pertes  au  jeu,  payer  sa  police  secrète,  et  pour  se 
débarrasser  de  la  mendicité  dorée.  Enfin  sa  petite 
Sodome,  tous  ses  malpropres  secrets,  tenaient  à  ce 
mystère  obscur  des  acquits  au  comptant. 

L'idée  que  le  Parlement  va  descendre  dans  ces 
égouts,  examiner,  sonder  de  près,  cela  fît  pâlir  tout 
Versailles.  Le  roi  montra  un  cœur  de  roi,  défaillit. 
Que  deviendrait-il  si  ce  Parlement  sauvage  ébruitait 
tout,  publiait?  Le  Parlement  avait  pour  lui  une  force, 
la  misère  publique,  et,  par  moments,  des  procédés 
terriblement  expéditifs.  On  le  vit  par  la  pendaison  de 
Besançon  et  de  Paris.  Tout  se  rapprocha  de  Choiseul, 
qui  démuselait,  muselait  Cerbère  à  sa  volonté,  qui 
disait  au  roi  :  «  Eh!  sire!  laissons-leur  les  Jésuites. 
Cela  les  occupera. 


RÈGNE    DU   PARLEMENT  89 

Le  roi,  ainsi  terrorisé,  ne  fît  plus  guère  attention 
aux  cris  de  cinquante  évêques  qui  criaient  pour  les 
Jésuites.  Il  laissa  le  Parlement  brûler  leurs  livres,  leur 
défendre  d'enseigner,  de  confesser.  En  octobre  61, 
à  la  rentrée,  peu  de  gens  y  renvoyèrent  leurs 
enfants.  L'herbe  commence  à  pousser  dans  les  cours 
de  Louis-le-Grand  (J.  Quicherat).  Un  journal  officiel, 
la  Gazette  de  France,  donna  au  public  français  le  juge- 
ment de  Malagrida.  Que  pouvait  de  plus  Ghoiseul? 
Cela  fut  si  agréable  au  Parlement  .de  Paris,  qu'en 
décembre  61  il  enregistra  tout  ce  qu'on  voulut,  et 
l'enregistra  purement,  simplement,  sans  restric- 
tion. 

Heureuse  entente.  A  quel  prix?  Les  Parlements, 
bride  abattue,  vont  en  guerre  contre  les  Jésuites, 
sans  avoir  aucun  souvenir  qu'il  y  ait  un  roi  en  France. 
Le  Parlement  de  Paris,  en  octobre  61,  à  l'énorme 
majorité  de  139  contre  13,  déclare  que  les  Jésuites  ne 
furent  jamais  que  tolérés,  que  leurs  statuts  sont  abu- 
sifs. Le  Parlement  de  Rouen  prend,  le  12  février  1762, 
la  grande  initiative.  Il  ordonne  qu'au  1er  juillet  les 
Jésuites  videront  les  lieux,  quitteront  leurs  mai- 
sons, leurs  collèges,  que  tous  les  biens  seront  saisis, 
les  meubles  vendus;  enfin  que  les  villes  enverront  au 
procureur  général  leurs  mémoires  sur  l'éducation 
qu'on  donnerait  à  la  jeunesse. 

Rennes  et  Paris  suivirent  ces  voies,  Rennes  avec 
le  plus  grand  éclat.  Toute  la  France  lut,  admira  le 
réquisitoire,  les  écrits  du  procureur  général,  du 
Breton  La  Chalotais. 


90  HISTOIRE    DE    FRANCE 

En  mars,  la  famille  royale  fit  une  dernière  tenta- 
tive, obtint  que  le  Grand-Conseil  déclarât  non  avenu 
ce  qu'avaient  fait  les  Parlements,  mais  le  roi  n'osa 
insister.  Ghoiseul  lui  disait  froidement  :  «  Sire,  sup- 
primez les  Jésuites,  ou  supprimez  les  Parlements.  » 
Mot  terrible.  Gela  voulait  dire  :  «  Hasardez  la  Révo- 
lution... Gourez  la  chance  de  revoir  l'année  qui  vous 
a  fait  faire  le  chemin  de  la  Révolte,  de  revoir  la 
guerre  des  rues,  d'entendre  le  cri  :  Versailles!  et  : 
Allons  brûler  Versailles!  » 

Le  Dauphin  et  ses  meneurs,  voyant  le  roi  si  muet, 
si  blême  et  si  annulé,  proposaient  un  moyen  extrême. 
C'était  d'établir  partout  des  États  provinciaux,  pour 
primer  les  Parlements.  Ces  Etats,  pour  la  plupart 
machines  aristocratiques,  auraient  été  admirables 
pour  arrêter  tout  progrès.  S'ils  agissaient  sérieuse- 
ment, ils  déplaçaient  la  royauté,  la  remettaient  presque 
partout  au  clergé  et  aux  seigneurs. 

Là,  Ghoiseul  parla  fort  net.  Il  leva  vivement  le 
masque  par  ces  paroles  cyniques  :  «  Quelle  que  soit  la 
forme  de  ces  États  provinciaux,  ce  sera  une  assemblée 
d'hommes...  Que  fera  le  roi  s'ils  s'unissent!...  On 
n'exile  pas  son  royaume.  » 

Choiseul  aimait  mieux  jouer  de  la  machine  gros- 
sière, moins  compliquée,  des  Parlements.  Seulement 
qu'avait  fait  son  jeu?  Pendant  une  année  tout  entière, 
on  avait  vu  le  roi,  traîné  toujours  en  arrière,  dire  : 
Non.  Et  personne  n'y  avait  pris  garde.  En  ce  moment, 
il  écrivait  à  Rome  pour  qu'en  réformant  les  Jésuites 
on  les  sauvât.   Était- il  temps  de  réformer  ceux  qui 


RÈGNE   DU   PARLEMENT  91 

déjà  étaient  morts,  dont  les  maisons,  dont  les  col- 
lèges étaient  vides? 

Et  le  roi  aussi  semblait  mort.  A  quoi  tenait  sa  recu- 
lade? A  la  peur  qu'on  lui  avait  faite  pour  ses  acquits 
au  comptant,  pour  ses  vilenies  coûteuses.  Son  cœur 
était  au  mauvais  lieu,  voilà  tout.  Et  dans  ce  moment 
où  il  voyait  sa  foi,  son  Dieu,  ses  Jésuites  éreintés,  il 
laissait  faire. 

Un  tel  avilissement  de  l'autorité  embarrassait  assez 
Choiseul.  Qu'était  cette  autorité  alors,  si  ce  n'était 
lui-même?  Lui  seul  il  était  le  pouvoir,  donc,  ravalé 
plus  que  personne.  Mais  les  Parlements,  ses  amis,  il 
n'eût  su  comment  les  toucher.  Il  avait  pu  hasarder  de 
donner  une  volée  à  ses  amis  les  philosophes.  Ici,  la 
chose  était  plus  grave.  Avec  ces  corps  violents,  colé- 
riques, si  habitués  à  pendre,  rouer,  brûler,  on  ne 
pouvait  guère  plaisanter.  Le  fat  était  embarrassé.  Il  y 
fallait  un  bon  hasard.  Il  aurait  donné  beaucoup  pour 
que  les  Parlements  eux-mêmes  en  fournissent  occa- 
sion, pour  qu'ils  se  déconsidérassent  par  quelque 
faute  grossière,  quelque  barbare  ânerie.  Il  l'eût  voulu. 
Mais  que  faire  ?  Avec  toute  son  assurance,  son  air 
hardi,  impertinent,  il  reculait,  et,  pour  rien,  il  n'eût 
attaché  le  grelot. 


92  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE  VII 


Les  Calas.  —  Voltaire  a  affranchi  les  protestants.  (1761-1764.) 


L'éclat  contre  les  Parlements  vint  du  point  d'où 
nul,  à  coup  sûr,  n'aurait  cru  pouvoir  l'attendre.  Il 
vint  du  peuple  oublié  dont  toute  la  France  semblait 
avoir  détourné  ses  regards,  d'un  monde  obscur  qui 
tâchait  de  ne  plus  être  aperçu,  qui  n'occupait  plus 
personne,  du  triste  monde  protestant  qui  vivait  dans 
le  Midi  à  peu  près  comme  en  Espagne  les  restes 
terrorisés  des  races  Mauresque  et  Juive. 

Y  avait-il  des  protestants?  Non,  pas  un  devant  la 
loi,  mais  des  nouveaux  convertis.  Mensonge  atroce 
qui  tenait  ces  populations  tremblantes  dans  le  déso- 
lant supplice  d'avoir  deux  vies  :  l'apparente,  de  demi- 
hypocrisie  ;  —  et  la  vie  secrète  et  cachée,  qui,  aux 
grands  moments  solennels,  baptême,  mort  et  mariage, 
les  replaçait  dans  le  péril,  les  jetait  dans  l'aventure, 
le  roman  nocturne  et  furtif  des  assemblées  du  Désert. 
Vieilles  carrières,  antres,  cavernes,  les  lieux  sauvages 


VOLTAIRE  A  AFFRANCHI   LES  PROTESTANTS  93 

et  désolés,  d'horreur  biblique,  cette  poésie  ne  faisait 
pas  peu  pour  maintenir  ces  âmes  sombres  dans  le 
culte  de  leurs  pères. 

Du  séminaire  de  Lausanne,  incessamment,  en  Lan- 
guedoc, venaient  de  jeunes  ministres  pour  témoigner 
de  leur  foi,  prêcher  au  Désert,  mourir.  Rien  n'irritait 
davantage  les  catholiques  et  le  clergé  que  cette  perpé- 
tuité de  martyrs,  qui,  aux  dépens  de  leur  vie,  démen- 
taient si  haut  le  mensonge,  disaient  :  «  Vous  avez 
beau  faire.  Il  y  a  un  peuple  protestant.  » 

On  en  prenait,  on  en  pendait.  On  ne  prenait  pas 
Rabaut,  qui,  cinquante  années,  en  long,  en  large, 
par  le  Languedoc,  et  surtout  autour  de  Nîmes,  errait 
librement,  prêchait.  Le  pis,  le  plus  irritant,  c'est  que 
les  autorités,  intendants,  etc.,  reconnaissaient  que 
c'était  surtout  à  lui  qu'on  devait  la  tranquillité  du 
pays.  Hors  le  culte,  en  toute  chose  il  prêchait  l'obéis- 
sance l. 

Fleury,  en  1738,  multiplia  les  amendes  et  permit 
même  aux  curés  l'emploi  des  moyens  militaires.  En  51, 
l'intendant  Saint-Priest,  pour  plaire  au  clergé,  fît  une 
chose  provocante,  infiniment  dangereuse,  d'exiger 
que  les  protestants,  rebaptisés,  remariés,  subissent 
expressément  les  sacrements  catholiques.  La  Cour 
eut  peur,  l'arrêta. 


1.  Dans  ce  chapitre  je  suis  partout  renseigné,  soutenu,  par  le  Calas  de 
M.  Coquerel  fils,  un  véritable  chef-d'œuvre,  auquel  on  ne  peut  reprocher 
qu'un  excès  de  modération.  Mais  que  de  choses  je  supprime,  et  combien  je 
suis  privé  de  ne  pas  dire  ce  que  je  dois  à  son  oncle,  l'auteur  des  Églises 
du  désert,  à  notre  savant  M.  Haag,  à  notre  éloquent  Peyrat,  à  M.  Read,  au 
trésor  de  son  Bulletin  historique  du  protestantisme! 


94  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Mais  si  l'on  employait  moins  ces  persécutions  géné- 
rales, les  Parlements,  par  moments,  frappaient  des 
coups  de  terreur.  Aux  fermentations  du  carême,  de 
Pâques,  et  autres  grandes  fêtes,  parmi  les  processions 
où  Messieurs  défilaient  en  robe  rouge,  on  dressait  les 
échafauds.  Spectacle  cher  à  ces  masses  qui  ont  des 
besoins  dramatiques.  Mais  le  grand  régal,  c'était  le 
relaps  non  confessé,  le  suicidé  (présumé  tel).  On  le 
jetait  à  la  rue  pour  l'amusement  du  peuple.  Traîné 
dans  la  honte  et  la  boue,  tout  nu  sur  l'infamante 
claie,  écorchant  sa  face  à  la  terre,  montrant  ce  qu'on 
cache  au  ciel,  prostitué  aux  regards,  aux  rires,  aux 
indignités  ! 

Profonde  horreur  !  Et  tout  cela  n'avait  en  France 
aucun  écho.  La  question  protestante  durait  depuis 
trop  lontemps.  Elle  ennuyait,  fatiguait.  Au  premier 
mot  :  «  Protestants  »,  on  tournait  court,  on  disait  : 
«  Parlons  plutôt  d'autre  chose.  »  Ayant  tant,  si  long- 
temps souffert,  ils  avaient  usé  la  pitié.  On  croyait  bien 
en  général  qu'on  leur  faisait  des  choses  indignes.  On 
aimait  mieux  n'en  rien  savoir.  Ainsi,  peu  à  peu  un 
mur  s'était  fait  entre  eux  et  la  France,  un  mur  d'airain . 
Ce  grand  peuple  vivait  comme  au  fond  d'une  tour. 
Les  martyres,  les  exécutions,  se  faisaient  au  plein 
soleil  de  Toulouse,  sous  son  Gapitole.  Et  on  ne  les 
voyait  pas  !  Elles  se  passaient  au  Peyrou  de  Montpel- 
lier, au  sommet  de  ces  terrasses 'étagées!  à  la  vue  de 
cent  mille  hommes.  Et  on  ne  le  savait  pas. 

Triste  côté  de  l'âme  humaine.  Les  grosses  majo- 
rités,  qui   sont  bien  sûres  de   la  force,   deviennent 


VOLTAIRE   A  AFFRANCHI   LES    PROTESTANTS  93 

étonnamment  orgueilleuses  et  colériques.  Toute  appa- 
rition de  ministre  semblait  une  audace  coupable  des 
protestants,  un  outrage  au  grand  monde  catholique. 
Le  14  septembre  à  Caussade  (1761),  le  jeune  ministre 
Rochette  est  arrêté,  se  déclare  noblement,  ne  daigne 
mentir.  Trois  jeunes  gentilshommes  verriers,  sans 
armes  que  leur  petite  épée,  essayent  de  le  dégager. 
Sur  cela,  fureur  incroyable  des  populations  catho- 
liques. Les  paroisses  sonnent,  resonnent  le  tocsin. 
Tous  prennent  la  fourche.  Les  bouchers  courent 
avec  leurs  dogues.  Chasse  atroce!  sur  quel  monstre 
donc?  une  hyène  du  Gévaudan?  La  hyène  est  ce 
peuple  fou.  Rochette  et  les  trois  sont  traînés  à 
Toulouse.  Triomphe  et  joie  générale.  On  en  jase,  on 
espère  bien  jouir  bientôt  du  supplice;  mais  on  ne 
l'eut  qu'en  février. 

Presque  au  même  moment  que  Rochette,  autre 
capture  (13  octobre  1762)  :  une  famille  de  Toulouse, 
«  qui  a  étranglé  son  fils  », 

Sachons  ce  que  sont  ces  gens-là  : 

Un  bon  et  brave  marchand  d'indiennes  était  à 
Toulouse,  établi  depuis  quarante  ans.  Galas,  ce  mar- 
chand, avait  épousé  une  demoiselle  accomplie,  mais 
noble  malheureusement  (des  Montesquieu  de  Langue- 
doc). Elle  donna  à  ses  enfants  une  éducation  selon 
sa  naissance.  Ils  furent  nobles,  dans  une  boutique. 

Les  protestants  ne  pouvaient  avoir  de  servante 
protestante.  Ils  en  eurent  une  excellente,  mais 
excellemment  catholique.  Cette  bonne  fille,  qui  vit 
naître  leur  second  fils,  Louis,  l'éleva,  lui  fut  attaché, 


96  HISTOIRE    DE    FRANCE 

ne  manqua  pas  de  vouloir  sauver  sa  jeune  âme,  le 
mena  probablement  aux  belles  églises  de  Toulouse, 
enivrantes  d'encens  et  de  fleurs.  Le  petit  allait  volon- 
tiers chez  la  voisine  d'en  face,  femme  d'un  perruquier 
catholique,  et  fut  presque  camarade  de  leur  fils, 
un  petit  abbé.  Louis  un  matin  se  sauve,  et  la 
perruquière  le  cache.  Conquête  heureuse.  L'arche- 
vêque est  ravi,  s'y  intéresse.  L'enfant  converti,  dès 
sept  ans,  d'après  les  bonnes  ordonnances,  peut  faire 
la  guerre  à  ses  parents.  En  effet,  il  montre  les  dents. 
Il  exige  cle  l'argent.  Le  pauvre  bonhomme  Galas 
est  mandé  chez  l'archevêque.  Il  finance.  On  lui  fait 
payer  :  1°  les  dettes  de  Louis,  six  cents  livres;  puis, 
quatre  cents  pour  apprentissage  chez  un  catholique, 
et  cent  francs  annuellement.  —  Est-ce  tout?  Non; 
de  l'évêché,  on  signifie  à  Galas  qu'il  ait  à  établir 
son  fils.  Il  n'ose  pas  refuser,  ne  faisant  qu'une 
objection,  qu'il  est  bien  jeune,  incapable.  Et  cepen- 
dant il  se  saigne.  Il  dit  qu'il  ne  peut  donner  que 
trois  cents  francs  en  argent,  et  dix  mille  en  mar- 
chandises. —  Est-ce  tout?  Non.  On  fait  écrire  par 
ce  misérable  Louis  un  placet  à  l'Intendant  pour 
demander  que  ses  deux  sœurs  et  son  petit  frère 
Donat  soient  enlevés  à  leur  père,  à  leur  mère,  et 
séquestrés. 

Ce  placet,  tombé  de  sa  poche,  fut  relevé  par  l'aîné 
de  la  famille,  Marc-Antoine,  qui  lui  reprocha  âpre- 
ment  cet  acte  infâme. 

Marc-Antoine  était  protestant  zélé,  d'un  caractère 

C'était 


VOLTAIRE   A   AFFRANCHI   LES    PROTESTANTS  97 

lui,  et  non  pas  le  père  Galas,  qui  faisait  la  prière 
commune.  Il  était  lettré,  distingué.  Il  étudiait  en 
droit,  et  s'était  fait  recevoir  bachelier  en  59.  Il 
voulait  passer  la  licence.  Mais  pour  cela  il  fallait 
un  certificat  de  catholicité.  Il  avait  horreur  de  le 
demander.  Donc,  il  était  arrêté  court.  Il  voyait  ses 
camarades  lancés,  briller  au  barreau.  Gela  le  jeta  en 
grande  tristesse.  Pour  se  distraire,  il  allait  aux  cafés, 
devint  joueur.  Il  aurait  voulu  alors,  se  rabattant  sur 
le  commerce,  que  son  père  l'associât.  Galas,  autant 
qu'il  pouvait,  le  faisait  son  alter  ego.  Mais  fort 
raisonnablement,  il  n'osait  s'associer  légalement  un 
jeune  homme  déjà  dérangé  qui  eût  ruiné  la  famille. 
Nouveau  chagrin  pour  Marc-Antoine.  Il  voyait  tout 
impossible.  Il  eut  envie  de  s'en  aller  à  Genève, 
de  se  faire  ministre,  et  de  revenir  se  faire  pendre. 
Mais  fallait-il  aller  si  loin  pour  cela?  Il  lisait  fort 
ceux  qui  ont  parlé  du  suicide,  et  le  Caton  de  Plu- 
tarque,  et  tel  chapitre  de  Montaigne,  et  le  monologue 
d'Hamlet,  le  Sidney  surtout  de  Gresset. 

Le  13  octobre  61,  la  sombre  boutique  reçut  une 
visite,  celle  d'un  gentil  jeune  homme  de  vingt  ans, 
nommé  Lavaysse,  fils  d'un  avocat  protestant,  mais 
élevé  par  les  Jésuites.  Lui  aussi  il  avait  fait  lî  du 
commerce  où  on  le  mit.  Il  avait  l'ambition  de  la 
marine.  A  Bordeaux,  il  étudia  l'anglais,  un  peu 
de  mathématiques.  Il  voulait  être  pilotin.  Déjà  il 
portait  l'épée.  Mais,  comme  tout  lui  réussissait,  il 
se  trouva  qu'un  de  ses  oncles  l'appelait  à  Saint- 
Domingue,    sur    une    riche    plantation.    C'était   une 


98  HISTOIRE    DE    FRANCE 

fortune  faite.  Ce  petit  favori  du  sort,  avec  son  épée, 
sa  gaieté,  la  grâce  des  gens  heureux,  invité  par 
ces  bonnes  gens,  attrista  encore  Marc- Antoine. 
Sombre  et  muet,  celui-ci  soupa,  but  plusieurs  verres 
de  vin.  Mais  avant  que  l'on  finît,  il  descendit  tout 
doucement,  ôta  son  habit,  le  plia  proprement  avec 
son  gilet  de  nankin,  puis  se  pendit. 

Qu'on  juge  du  désespoir  des  parents.  Mais  la  vive 
peur  du  père,  de  la  mère  encore  plus,  c'était  qu'on 
ne  traitât  leur  fils  en  suicidé,  que,  subissant  la 
honteuse  exhibition,  et  traîné  tout  nu  sur  la  claie, 
il  ne  perdît  aussi  ses  frères,  ne  les  déshonorât  tous. 
La  férocité  populaire  gardait  ces  affreux  souvenirs, 
les  lazzi,  les  rires  atroces;  elle  eût  pu  dire  dans 
trente  ans,  dans  cinquante,  au  dernier  des  fils  : 
«  J'ai  vu  ton  frère  sur  le  nez,  traîné  dans  les  rues 
de  Toulouse.  » 

Voilà  ces  pauvres  Calas  qui  disent  qu'il  ne  s'est 
pas  tué.  «  Alors,  on  l'a  donc  tué?...  mais  vous 
l'auriez  entendu...  »  Que  dire  à  cela?  Les  voisines 
frémissent,  et  des  furies  crient  :  «  Ce  sont  eux  qui 
l'ont  tué  !  » 

La  garde  arrive,  avec  elle  un  certain  capitoul,  David, 
homme  emporté,  empressé,  de  grand  zèle  et  de 
grand  bruit.  Sans  procès-verbal,  il  enlève  le  cadavre, 
la  famille,  et  traîne  tout  dans  les  rues  pleines  de 
monde  (un  dimanche  soir).  Chacun  aux  fenêtres. 
«  Qu'est-ce!  »  —  «  Rien  que  des  protestants  qui 
ont  étranglé  leur  fils.   » 

Dans  la  procédure  d'alors,   celle  du  cruel  Moyen- 


VOLTAIRE    A    AFFRANCHI    LES    PROTESTANTS  99 

âge,  confirmée  par  Louis  XIV  en  1670,  tout  devait 
partir  de  l'Eglise.  Le  magistrat  requérait  que  l'auto- 
rité ecclésiastique  fulminât  un  Monitoire,  sommation 
à  tous  les  fidèles  de  déclarer  ce  qu'ils  savaient. 
Gela  constituait  les  curés,  les  prêtres,  juges  d'in- 
struction. On  venait  leur  dire  à  l'oreille  ce  qu'on 
savait,  imaginait.  On  se  concertait  avec  eux,  avant 
d'aller  déposer.  Mais  le  Monitoire  devait  ne  parler 
qu'en  général,  ne  pas  nommer  les  personnes  sus- 
pectées. Celui  des  Galas  les  nommait,  énonçait  comme 
déjà  certains  les  faits  dont  on  allait  juger.  Il  disait 
que  Marc-Antoine  allait  se  faire  catholique.  Il  disait 
qu'en  telle  maison  un  conseil  avait  été  tenu  pour 
faire  mourir  Marc-Antoine.  Il  disait  jusqu'aux  plaintes, 
aux  cris,  qu'avait  poussés  la  victime.  Bref,  avec  un 
pareil  acte  qui  tranchait  tout,  le  procès  était  tout 
fait,  tout  jugé. 

Par  cinq  fois,  par  cinq  dimanches,  ce  cri  de  mort, 
de  vengeance,  partit  de  toutes  les  chaires.  Le 
7  novembre,  à  l'appui,  une  grande  fête  sépulcrale, 
le  service  de  Marc-Antoine,  se  fît  dans  l'église  des 
Pénitents  blancs.  Ces  confrères  (blancs,  bleus,  noirs, 
gris),  c'était  à  peu  près  tout  le  peuple  industriel  et 
marchand,  cordonniers,  tailleurs,  boulangers,  etc., 
enrôlés  sous  les  couleurs,  les  bannières  ecclésias- 
tiques. Les  confréries  s'enviaient  ce  corps  saint  de 
Marc- Antoine.  Les  curés  se  le  disputaient.  Les 
Pénitents  blancs,  issus  tout  droit  de  saint  Dominique, 
l'emportèrent.  L'église  entière  était  tendue  de  drap 
blanc.  Sur  un  catafalque  énorme  planait  un  squelette 


100  HISTOIRE    DE    FRANCE 

(la  foule  crut  voir  les  os  de  Marc-Antoine).  L'osseuse 
figure  dans  la  main  tenait  brandillante  une  palme 
qui  glorifiait  son  martyre,  demandait  vengeance. 

Qui  pouvait  avoir  le  cœur  assez  dur  pour  la 
refuser?  Dieu  s'en  mêlait.  Trois  miracles,  quatre,  qui 
se  firent  sur  la  tombe,  touchèrent,  exaltèrent  les 
femmes,  les  jetèrent  dans  le  délire. 

L'année  redoutable  arrivait  de  l'anniversaire  sécu- 
laire de  1562,  la  Saint -Barthélémy  toulousaine.  On 
attendait  de  grandes  fêtes,  mais  les  plus  chères  au 
cœur  du  peuple,  c'étaient  les  expiations  protestantes 
qui  précéderaient.  Cette  grande  et  profonde  masse 
a  gardé  un  levain  étrange.  Les  horribles  événements 
qui  ont  eu  lieu  en  ce  pays  lui  ont  laissé  un  besoin 
de  tragédies,  d'émotions.  L'église  de  Saint-Sernin, 
née  de  la  fureur  du  taureau  qui  traîna  jadis  le 
martyr,  cette  superbe  église  de  sang,  sacrée  par  la 
première  croisade  et  les  massacres  de  l'Asie,  rougie 
de  sang  albigeois  et  des  massacres  de  l'Europe,  cette 
église,  des  cryptes  aux  tours,  sue  la  mort.  Le  peuple, 
en  ses  caves,  va  voir  l'affreux  bric-à-brac  des  crânes, 
des  ossements  sacrés,  se  repaît  incessamment  des 
curiosités  du  sépulcre.  Pour  répondre  à  de  tels 
besoins,  le  Parlement  de  Toulouse,  large  et  grand 
dans  ses  justices,  ne  permit  pas  de  regretter  la 
vigueur  de  l'Inquisition.  En  une  seule  année,  dit-on, 
quatre  cents  sorciers,  hérétiques,  juifs  et  autres, 
furent  expédiés,  pêle-mêle,  allèrent  au  bûcher. 

Dans  ces  cités  du  midi,  où  l'hiver,  presque  toujours 
doux,  continue  la  vie  en  plein  air,  à  force  de  parler, 


VOLTAIRE  A  AFFRANCHI  LES  PROTESTANTS     101 

plaider,  supposer,  imaginer,  les  rôves  populaires 
prennent  corps  et  toute  la  fixité  que  peut  avoir  le 
réel.  De  femmes  en  femmes  (malades  de  tendresse  et 
de  fureur,  tendresse  pour  la  victime,  fureur  contre 
les  protestants),  la  noire  ville  se  trouva  grosse  d'une 
épouvantable  grossesse,  gonflée  comme  d'un  vent 
de  haine,  de  colère  et  de  venin.  Un  monstre  éclata 
de  ce  vent,  monstre  d'ineptie,  de  sottise,  une  légende 
qui  pouvait  faire  bien  plus  qu'une  exécution,  —  un 
massacre  général  : 

«  Il  est  sur,  il  est  certain  que  si  les  protestants 
s'obstinent,  malgré  tant  de  persécutions,  à  rester 
toujours  protestants,  il  y  a  une  cause  à  cela.  La 
cause,  c'est  la  terreur.  Ils  ont  un  tribunal  secret 
qui  met  sur-le-champ  à  mort  ceux  qui  se  conver- 
tiraient. » 

A  quoi  les.  prêtres  ajoutaient  :  «  C'est  si  vrai,  que 
Calvin  même  leur  ordonne  expressément  de  tuer  le 
fils  indocile.  »  (Calvin  ne  fait  en  cela  que  citer, 
traduire  la  Bible,  comme  font  les  docteurs  catholiques. 
Mais  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  commandent  la 
mort  des  enfants.) 

Les  femmes  allaient  bride  abattue  dans  l'absurde. 
Ce  tribunal,  pour  exécuter  les  enfants,  a  un  sacrifi- 
cateur patenté  qui  porte  une  épée.  Or,  dans  l'affaire 
de  Calas,  il  y  avait  le  pilotin  Lavaysse  et  sa  petite 
épée.  Voilà  le  sacrificateur.  Car,  pour  étrangler  un 
homme,   il  faut  avoir  une  épée. 

Quoi  de  plus  clair?  Qui  résiste,  est  un  impie 
certainement.  Il  n'a  ni  la  foi  ni  le  cœur.   0!  cœur 


102  HISTOIRE    DE    FRANCE 

dur,  qui  veut  impunie  la  mort  des  enfants  inno- 
cents!... «  Des  preuves!  dis-tu,  des  preuves!  »  Misé- 
rable! s'il  te  faut  des  preuves,  c'est  que  tu  n'es  pas 
chrétien. 

Voltaire,  qui  court  les  surfaces  et  n'a  guère  de 
mots  profonds,  en  a  un  ici,  admirable  :  «  Jugement 
d'autant  plus  chrétien  qu'il  n'y  avait  aucune  preuve.  » 
[Corr.,  avril  1762;  LX,  122.) 

C'est  là  toucher  le  fond  des  choses.  Dans  une 
religion  de  l'amour,  prouver  ou  demander  preuve, 
c'est  pécher,  n'aimer  pas  assez.  L'amour  est  si  fort 
qu'il  croit  le  contraire  de  ce  qu'il  voit.  Plus  la  chose 
est  illogique,  folle,  absurde  (c'est  le  mot  même  de 
Tertullien,  d'Augustin),  plus  elle  est  matière  à  la 
foi,  à  la  croyance  d'amour. 

Surprise  par  le  mari,  l'épouse  dit  :  «  Si  vous 
aimiez,  vous  n'en  croiriez  pas  vos  yeux;  vous  en 
croiriez  votre  cœur.  Non,  vous  n'avez  pas  la  foi; 
vous  n'eûtes  jamais  l'amour.  » 

Telle  fat  l'affaire  des  Galas,  un  vigoureux  acte  de 
foi  de  la  ville  de  Toulouse.  Il  y  avait  des  choses 
évidentes  qui  rendaient  invraisemblable  le  martyre 
de  Marc-Antoine,  mais  plus  c'était  invraisemblable, 
plus  il  était  beau  de  le  croire,  méritant,  d'un  cœur 
chrétien. 

C'était  le  charmant  éveil  du  printemps  méridional, 
de  la  fermentation  première.  'C'était  l'ouverture  de 
l'année  émouvante  et  dramatique  où  devaient  se 
suivre  les  fêtes,  celle  de  mai  en  souvenir  du  massacre 
protestant,  celle  de  juin,  la  Fête-Dieu,  rouge  des  roses 


VOLTAIRE  A  AFFRANCHI  LES  PROTESTANTS     103 

albigeoises.  L'exécution  de  Roche tte  avait  commencé, 
et  dans  un  crescendo  superbe,  Galas  allait  continuer. 
Les  bons  capitouls,  unis  à  ce  sentiment  populaire, 
accueillirent  avec  plaisir  un  torrent  de  femmes 
jaseuses  qui  savaient  ou  ne  savaient  pas,  venaient 
parler,  soulager  leur  trop-plein,  leur  cerveau  malade. 
La  dernière  racaille  eut  crédit.  Ils  reçurent  à  témoi- 
gner une  fille  qui  venait  d'être  fouettée  de  la  main 
du  bourreau. 

Le  Parlement  qui,  sur  appel,  rejugea  le  jugement, 
ne  s'associa  pas  moins  aux  sensibilités  du  peuple. 
Un  seul  conseiller  hésita.  Menacé,  il  n'osa  juger, 
s'abstint.  Ce  fut  une  merveille  qu'il  se  trouva  un 
avocat,  Sudre;  que  ce  nom  intrépide  reste  dans 
l'immortalité.  C'était  un  légiste  très  fort.  Il  mit 
les  choses  en  pleine  clarté.  Gomment  s'y  prit  le 
Parlement  pour  se  faire  assez  de  ténèbres?  D'une 
part,  en  suivant  certains  us  abolis  de  l'Inquisition. 
D'autre  part  en  suivant  la  belle  ordonnance  de 
Louis  XIV,  en  jugeant  :  que  plusieurs  indices  légers 
font  un  indice  grave,  deux  graves  un  indice  violent, 
qu'avec  quatre  quarts  de  preuves  et  huit  huitièmes 
de  preuves,   on  a  deux  preuves  complètes,   etc. 

Sur  treize  voix,  il  y  en  eut  sept  contre  l'accusé.  Ce 
n'était  pas  assez  ;  mais  le  plus  vieux  des  conseillers, 
d'abord  favorable  à  Calas,  ne  put  résister  à  l'aspect 
menaçant  de  ses  collègues,  ou  à  l'entraînement  du 
peuple  qui  attendait,  espérait. 

Ce  qui  trancha  tout  peut-être,  c'est  que  les  protes- 
tants, tremblant  pour  eux-mêmes  plus  que  pour  Calas, 


1<H  HISTOIRE    DE    FRANCE 

firent  déclarer  par  leur  homme,  Rabaut,  le  héros  du 
Désert,  par  l'église  de  Genève,  qu'on  n'enseignait 
nullement  le  meurtre  des  enfants.  Mais  cela  même 
augmenta  la  fureur  des  catholiques.  Quoi  !  Rabaut  si 
hardiment  vit,  se  promène  autour  de  Nîmes,  il  ose 
se  signaler,  il  parle,  écrit,  intervient!  Gela  fut  fatal 
à  Galas. 

Gomme  si  on  eût  voulu  piquer  le  taureau  populaire, 
lui  mettre  la  braise  à  la  queue,  ce  cri  court  :  «  Ils 
vont  échapper!  »  La  nuit,  on  place  des  lanternes  sur 
le  toit  de  la  prison.  La  foule  veille  autour,  inquiète. 
Si  on  lui  était  sa  proie  ! 

Mais  le  voilà...  Soyez  heureux!...  Le  voilà  sur  la 
charrette  entre  deux  Dominicains.  Ge  bonhomme  de 
soixante-quatre  ans,  qui  n'avait  marqué  en  rien,  le  voilà 
(qui  l'eût  attendu?)  d'une  noblesse  héroïque.  Les  deux 
moines  en  sont  stupéfaits.  A  son  amende  honorable, 
à  l'échafaud,  sur  la  roue,  il  répète  :  «  Je  suis  inno- 
cent. »  Il  prie  Dieu  de  pardonner  sa  mort  à  ses  juges. 

Il  ne  cria  qu'au  premier  coup.  Rompu,  brisé,  deux 
heures  encore  la  face  tournée  contre  le  ciel,  il  eut  la 
même  constance  d'âme.  Le  misérable  capitoul  David 
était  là  présent,  espérant  qu'il  avouerait.  Il  ne  put  se 
contenir,  s'élança  vers  le  roué,  et  lui  montrant  le 
bûcher  :  «  Dans  un  moment,  tu  n'es  que  cendre... 
Allons,  dis,  malheureux,  avoue  !  »  Galas  détourna  la 
tête  du  côté  de  l'éternité. 

L'effet  fut  violent,  terrible.  Toulouse  à  l'instant 
dégonfla.  La  masse  de  poison,  de  colère,  disparut.  Les 
visages  blêmes  disaient  l'énorme  avortement  qui  se 


VOLTAIRE  A  AFFRANCHI  LES  PROTESTANTS    105 

faisait  tout  d'un  coup.  La  folie  du  jugement  crevait 
les  yeux.  En  ne  condamnant  que  Galas,  on  supposait 
que  ce  vieillard,  faible,  de  jambes  chancelantes,  avait 
seul  pendu,  étranglé,  un  fort  gaillard  de  vingt-huit 
ans!  On  espérait  apparemment  que,  dans  l'excès  des 
douleurs,  il  accuserait  les  siens  pour  avoir  quelque 
répit,  qu'un  mot  lui  échapperait.  On  se  fût  servi  de 
ce  mot.  La  mère,  le  fils  Pierre  et  l'ami,  tous  auraient 
été  rompus.  Mais  sa  fermeté  les  sauva. 

Les  amis,  parents  de  Lavaysse,  craignaient,  quand 
on  le  fît  sortir,  que  le  peuple  ne  lui  fit  un  mauvais 
parti.  Mais  ce  fut  tout  le  contraire.  La  foule  l'ac- 
cueillit, le  bénit.  Les  femmes  disaient  :  «  Qu'il  est 
joli  !  qu'il  a  l'air  doux  !  »  Elles  pleuraient  encore  plus 
que  pour  Marc-Antoine. 


Un  Marseillais  qui  avait  vu  l'exécution  de  Galas,  en 
parla  en  mars  à  Voltaire.  Il  sauta  d'indignation.  Le  petit 
Donat  Galas  était  à  Genève.  Il  le  vit,  le  fît  parler.  Puis, 
il  écrivit  à  la  veuve,  lui  demandant  si  elle  signerait, 
au  nom  de  Dieu,  que  Galas  était  mort  innocent.  «  Elle 
n'hésita  pas,  dit-il.  Je  n'hésitai  pas  non  plus.  » 

Voilà  qui  est  admirable.  Voltaire  n'est  pas  un 
héros.  Et  pourtant,  à  l'imprévu,  il  fait  la  terrible 
entreprise  de  réhabiliter  Galas,  c'est-à-dire  de  désho- 
norer le  Parlement  de  Toulouse,  c'est-à-dire  de  bra- 
ver, blesser  peut-être  tous  les  Parlements. 

Richelieu,  quand  il  lui  en  parle,  demande  s'il  est 
devenu  fou. 


106  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Car,  quelle  arme  a-t-il?  Aucune.  D'aucune  source 
officielle  il  n'obtient  de  renseignements.  Les  pièces 
sont  sous  la  clé  du  Parlement  de  Toulouse.  Com- 
ment les  atteindre  là? 

Que  pensait  M.  de  Ghoiseul  ?  Si  on  eût  osé  le  son- 
der, eût-il  avoué  jamais  (ayant  besoin  des  Parlements) 
qu'il  verrait  avec  plaisir  ce  hardi  soufflet  donné  à 
leur  popularité  ? 

Ghoiseul  était  bien  puissant.  Eh  bien,  dans  l'ombre 
plus  bas,  une  puissance  quasi -domestique  existait 
qu'il  n'osait  toucher.  C'était  la  dynastie  sournoise  des 
La  Yrillière,  immuables  ministres  des  Lettres  de  cachet. 
Celui  d'alors,  Saint-Florentin,  avait  une  maladie,  la 
jalousie  de  ses  prisons.  Il  aimait  tant  ses  prisonniers, 
que  lui  en  enlever  un  seul,  c'était  lui  tirer  du  sang. 
Le  clergé  n'eût  pu  avoir  un  meilleur  geôlier,  plus 
tenace.  La  Cour  le  trouvait  commode,  obligeant.  Il 
enfermait  les  maris  récalcitrants.  Lui-même,  cet  ami 
du  clergé,  il  s'était  par  ce  procédé  donné  une  femme 
mariée.  Il  pouvait  se  permettre  tout.  Il  avait  de  fortes 
racines.  Par  lui,  par  cette  femme  méchante,  il  exploi- 
tait son  ministère  de  terreur  pour  le  plaisir,  effrayait, 
livrait  des  dames.  S'il  est  vrai,  comme  on  le  dit,  que 
le  roi  nullement  cruel,  ait  été  pourtant  jusqu'au 
crime  (Rich.,  IX,  353-355),  je  ne  vois  guère  dans 
cette  Cour  qu'un  homme  qui  ait  pu  l'y  servir.  Je  ne 
vois  qu'un  seul  visage  sur  qui  'on  lise  ces  choses. 
C'est  l'image  convulsive  qui  vous  arrête  tout  court 
dans  le  musée  de  Versailles.  Face  atroce,  grimaçante, 
qu'on  dirait  épileptique.  J'y  lis  ces  funèbres  plaisirs. 


VOLTAIRE   A  AFFRANCHI   LES   PROTESTANTS  107 

J'y  lis  les  galères  protestantes  et  l'exécution  de  Galas. 

Quand  on  voit  les  demandes  ignobles  de  pen- 
sions, etc.,  qu'adressaient  ces  magistrats  à  Saint- 
Florentin,  quand  on  voit  qu'il  leur  écrit  ses  regrets 
de  ne  pas  avoir  des  soldats  pour  les  dragonnades,  on 
ne  peut  douter  que  ces  juges  n'aient  cru  par  un  si 
bel  arrêt  faire  leur  cour,  n'aient  pensé  que  rien  ne 
pouvait  le  charmer  plus  qu'un  roué. 

Voltaire  avait  bien  de  l'audace.  Il  écrit  à  ce  misé- 
rable, fait  semblant  d'espérer  en  lui.  Il  envoie  à 
Saint- Florentin  je  ne  sais  combien  de  personnes. 
Tout  cela,  bien  entendu,  inutile.  Mais  l'effet  est  fort. 
Le  jour  dans  ce  lieu  maudit  a  lui  ;  le  soleil  d'aplomb 
arrive  au  royaume  sombre.  Le  noir  coquin  voit  sur 
lui  l'œil  pétillant  de  Voltaire,  et  bientôt  toute  la 
France  va  le  regarder  en  face. 

«  Qu'y  faire  ?  dit-il  timidement.  C'est  l'affaire  de  la 
justice.  Gela  ne  me  regarde  pas.  » 

Ce  n'est  pas  Voltaire  seulement  qu'il  faut  admirer 
ici,  c'est  la  société  française.  Les  Anglais,  si  mépri- 
sants, doivent  ôter  leurs  chapeaux,  et  les  Allemands, 
et  tous.  Ce  mouvement  électrique  n'aurait  eu  chez 
nul  autre  peuple  des  résultats  si  rapides.  L'étincelle 
partie  de  Ferney  fait  à  l'instant  un  incendie,  et  point 
du  tout  éphémère.  Un  foyer  se  crée  durable  de  bonté 
intelligente,  de  pitié,  d'humanité... 

Les  salons  furent  à  l'instant  des  tribunaux  d'équité, 
où  le  bon  sens,  l'esprit  fin,  perçant,  mit  la  chose  à 
clair.  Des  femmes  éloquentes,  admirables,  parlèrent 
comme  jamais   avocat,    magistrat   n'aurait   su    dire. 


108  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Lorsque  Voltaire  remit  la  chose  à  d'Alembert,  il  savait 
qu'il  évoquait  là  un  salon,  et  le  plus  ardent,  un  vol- 
can de  passions,  Mlle  de  Lespinasse,  trois  fois  plus 
Rousseau  que  Rousseau.  Sur  ses  lettres  il  a  passé 
cent  ans  :  le  papier  brûle  encore. 

Que  faisait  M.  de  Choiseul  ?  sa  manœuvre  est  ingé- 
nieuse. Il  ne  se  met  pas  encore  dans  l'attaque  au 
Parlement.  Il  agit,  mais  par  derrière,  en-dessous,  par 
un  coup  de  griffe  qu'il  donne  à  Saint-Florentin.  Il  y 
avait  à  Toulon  un  admirable  forçat,  un  saint,  le 
fameux  jeune  Fabre  qui  se  glissa  aux  galères  par 
surprise  pour  sauver  son  père  (Goquerel,  Forçats  de  la 
foi).  Je  ne  sais  combien  de  gens  priaient  le  ministre 
pour  Fabre.  En  vain.  Choiseul,  en  prenant  le  minis- 
tère de  la  marine,  fait  ce  tour  à  Saint-Florentin  de  lui 
voler  son  galérien  (mai  1762).  Il  en  fut  presque 
malade.  Choiseul  avait  là  sous  la  main  une  histoire 
très  pathétique.  Il  en  joua  parfaitement. 

Bon  signe  pour  les  Calas.  Voltaire  commença 
d'écrire,  d'imprimer  pour  eux  à  Genève.  On  n'osait 
encore  à  Paris.  Le  Parlement  de  Paris  laisserait-il 
circuler?  Voltaire  l'obtint  par  un  homme  dont  le  nom 
ne  doit  pas  périr.  L'abbé  de  Chauvelin,  infirme,  un 
petit  homme  bancroche,  et  qui  ne  vivait  que  de  lait, 
n'en  était  pas  moins  l'orateur  le  plus  vif  du  Parle- 
ment, véhément  et  intrépide.  Il  avait  tâté  déjà  des 
cachots  de  Saint-Michel.  Il  allait  toujours  son  chemin. 
Loyola  mourut  de  sa  main.  Dans  cette  circonstance 
critique  il  ne  crut  pas  que  le  Parlement  de  Paris  dût, 
en  se  déshonorant,  défendre  l'ânerie  de  Toulouse. 


VOLTAIRE  A  AFFRANCHI  LES  PROTESTANTS    109 

On  ne  sait  pas  bien  au  juste  ce  qui  roulait  sous  les 
perruques  du  Parlement  de  Paris.  Ses  jansénistes 
encroûtés,  en  laissant  circuler  Voltaire,  voulaient  se 
dédommager  en  emprisonnant  Rousseau.  La  mau- 
vaise humeur  qu'ils  eurent  contre  tous  les  philoso- 
phas, en  voyant  l'affaire  Galas,  et  Mme  Galas  à  Paris, 
dut  avoir  une  grande  influence  sur  leur  condam- 
nation à'Émile.  Ce  fut  justement  le  8  juin  qu'ils 
Lancèrent  arrêt  contre  lui.  Dans  la  nuit  du  8  au  9, 
Rousseau  s'enfuit,  sortit  de  France. 

Voltaire  avait  voulu  à  tout  prix  que  la  veuve  fût  à 
Paris.  Elle  hésitait,  avait  peur.  Ses  deux  filles  étaient 
au  couvent,  et  Ton  pouvait  les  maltraiter.  Mais  on 
lui  dit  que  c'était  son  devoir  d'aller.  Elle  alla. 

Il  était  temps.  Déjà  ceux  de  Toulouse  demandaient 
à  Saint-Florentin  son  arrestation.  Dès  qu'elle  était  à 
Paris,  cela  devenait  impossible.  Tous  l'entourent, 
tous  sont  pour  elle.  Cette  dame  intéressante  et  si 
noble  dans  son  deuil...  quoi  !  c'est  là  une  marchande? 
quoi!  c'est  une  protestante?...  Que  de  préjugés 
effacés  ! 

Saint-Florentin  lâchement,  devant  cet  effet  public, 
fait  son  compliment  à  Voltaire,  dit  s'intéresser  aux 
Calas.  On  eût  voulu  seulement  avoir  le  temps  d'arran- 
ger contre  Voltaire  une  machine,  un  petit  baril  de 
poudre  qu'on  aurait  mis  sous  Ferney. 

On  avait  lâché  Fréron  pour  aboyer,  occuper.  Pen- 
dant ce  temps,  un  journal  peu  lu,  un  journal  français, 
traduit  certain  journal  anglais  qui  donne  une  lettre 
de  Voltaire.  Voltaire  qui,  en  ce  moment,  a  tellement 


110  HISTOIRE    DE    FRANCE 

besoin  du  roi,  dans  cette  lettre  lance  au  roi  les 
injures  les  plus  étourdies.  Quelle  invention  heureuse, 
naturelle  et  vraisemblable  !  Mais  Choiseul  l'en  avertit. 
Il  éclate,  il  rit  de  ces  sots,  marque  au  fer  chaud  les 
faussaires. 

Cependant  autre  machine  (exécrable)  dans  Toulouse. 
Le  Parlement,  pour  excuser  la  sentence  de  Galas, 
veut  faire  un  second  Galas.  «  Oui,  dit-il,  les  protes- 
tants égorgent  leurs  propres  enfants.  On  va  vous  en 
donner  la  preuve  »  (octobre  1762). 

Deux  années  auparavant,  l'évêque  de  Castres  avait 
pris  une  enfant  à  la  famille  protestante  des  Sirven. 
Cette  enfant  est  si  doucement  traitée  par  des  reli- 
gieuses auxquelles  elle  est  confiée,  qu'elle  est  folle, 
rendue  aux  parents.  Elle  se  jeta  dans  un  puits.  Une 
petite  amie  a  vu  ses  parents  qui  l'y  jetaient.  Témoin 
grave  qui,  plus  tard,  avoue  avoir  dit  cela  pour  avoir 
des  confitures.  Le  Parlement  de  Toulouse,  sans  autre 
témoin,  sans  preuves,  condamne  à  mort  les  Sirven. 
Ces  pauvres  gens,  en  décembre,  par  les  neiges  des 
Cévennes,  s'enfuient.  Une  de  leurs  filles  accouche  au 
milieu  des  glaces.  Ils  échappent  cependant,  un  matin 
tombent  à  Ferney. 

Nouvelle  secousse  d'horreur.  Toute  l'Europe  fut 
émue,  vint  voir  ces  infortunés,  les  Galas  et  les  Sirven. 
Voltaire  nourrissait  tout  cela,  les  abritait,  les  présen- 
tait à  la  foule  des  grands  seigneurs,  des  gens  influents 
qui  venaient.  De  l'Angleterre,  de  la  Russie,  on  sous- 
crit pour  les  Galas.  La  France  seule  tardera-t-elle  à 
se  déclarer  ?  Le  Grand-Conseil  est  parvenu  à  arracher 


VOLTAIRE   A   AFFRANCHI   LES   PROTESTANTS  111 

enfin  les  pièces  au  Parlement  de  Toulouse.  Le 
1er  mars  63,  le  bureau  des  cassations  déclare  la 
requête  admissible.  Le  7  mars,  la  cassation  est  pro- 
noncée. Et  le  8,  Mme  Galas  est  à  Versailles. 

Partout  bien  reçue.  Les  portes  sont  ouvertes  à  deux 
battants.  Bon  accueil  du  chancelier.  Force  caresses 
des  Ghoiseul.  Le  dimanche  où  l'on  est  admis  à  voir 
dans  la  galerie  le  roi  qui  va  à  la  messe,  elle  est  là 
avec  ses  filles.  Grand  spectacle.  Ces  trois  simples 
femmes,  avec  leurs  cornettes  noires,  leur  deuil,  c'est 
la  Révolution.  Qu'en  dit  là-haut  le  grand  Roi,  au 
plafond  de  la  galerie,  qui  dans  sa  main  immobile,  sur 
l'hérésie  terrassée,  balance  les  foudres  de  Le  Brun? 
Les  pauvres  victimes,  à  Versailles,  dans  leur  modestie 
muette,  n'en  sont  pas  moins  la  victoire  de  la  Justice 
éternelle. 

On  supposa  que  cette  vue  serait  trop  pénible  au 
roi.  Quelqu'un  eut  l'attention  de  glisser,  de  se  laisser 
choir,  pour  que,  détournant  ses  regards,  il  fût  dis- 
pensé de  voir  Mmes  Galas.  Mais  la  reine  les  fit  venir, 
les  reçut  avec  bonté. 

Il  fallut  du  temps  encore.  Ce  ne  fut  que  le 
7  mars  1765,  trois  ans,  jour  pour  jour,  après  l'arrêt 
de  Galas,  qu'il  fut  déclaré  innocent. 

La  Cour  fut  très  maladroite.  Elle  défendit  quelque 
temps  l'estampe  célèbre  de  la  famille,  et  puis  enfin 
la  permit.  Une  petite  gratification  leur  fut  donnée 
pour  les  empêcher  de  poursuivre  les  juges  pécuniai- 
rement. 

Ge  Parlement,  chose  curieuse,  n'obéit  pas,,  n'effaça 


112  HISTOIRE    DE    FRANCE 

pas  de  ses  registres  le  jugement  de  Galas.  Ce  qui 
exprime  à  merveille  l'orgueil  sanguinaire  de  ce  corps 
et  la  barbarie  du  temps,  c'est  qu'il  fallut  payer  très 
cher  l'huissier  qui  faisait  la  signification  au  Parlement 
de  Toulouse.  L'huissier  croyait  risquer  sa  vie. 

Voltaire  ne  fut  pas  d'avis  qu'on  poussât  plus  loin 
les  choses.  La  victoire  était  énorme,  la  mieux  gagnée 
qui  fût  jamais.  Les  protestants,  dès  ce  jour,  ont  été 
sauvés.  Ce  que  la  ligue  de  l'Europe  n'a  pu,  en  trente 
ans  de  guerre,  arracher  de  Louis  XIV,  Voltaire  l'a 
fait  sous  Louis  XV  avec  quelques  mains  de  papier. 

L'humanité,  la  tolérance,  sont  tout  à  coup  choses 
à  la  mode.  Choiseul  fait  jouer  la  pièce  de  Y  Honnête 
criminel,  de  Fabre,  délivré  par  lui.  Le  parti  contraire 
à  Choiseul,  Richelieu  et  les  Beauvau,  par  une  noble 
concurrence,  appuie  aussi  les  protestants.  Le  chevale- 
resque Beauvau,  gouverneur  du  Languedoc,  introduit 
dans  ces  pays,  en  attendant  la  loi  meilleure,  un 
régime  d'humanité. 

Choiseul  fut  assez  habile.  Au  moment  où  sa  longue 
guerre  et  sa  misérable  paix  imposent  la  honte  et  la 
ruine,  il  prend  son  appui  à  Ferney  dans  cette  tardive 
victoire  des  idées  justes  et  humaines.  Qui  l'aurait 
cru  ?  il  accepte  ici  un  représentant  des  églises  pro- 
testantes. Un  savant,  Court  de  Gébelin,  réside  à  Paris 
dès  lors,  correspond  avec  les  ministres,  les  magis- 
trats, ambassadeurs,  etc.  Homme  éminemment 
pacifique,  d'érudition  visionnaire,  crédule,  innocent, 
bien  propre  à  montrer  ce  que  les  victimes  ont  gardé 
de  douceur  d'âme. 


L'EUROPE.  —  LA   PAIX  113 


CHAPITRE   VIII 


L'Europe.  -  La  paix.  (1763.) 


Pendant  ce  drame  intérieur,  des  événements 
énormes  avaient  eu  lieu  en  Europe,  hors  de  toute 
prévoyance,  des  péripéties  rapides  qui  allaient 
changer  le  monde.  La  Russie  apparaissait  sous  une 
forme  nouvelle,  plus  barbare  et  plus  menteuse,  sous 
un  masque  d'Occident. 

J'ai  vu  clans  la  nature  des  monstres,  les  grosses 
araignées  des  tropiques,  noires,  aux  longues  pattes 
velues.  J'ai  vu  des  poulpes  horribles  avec  leur  gluante 
méduse,  les  suçoirs  et  les  ventouses  qu'ils  tendent, 
agitent  vers  vous.  Mais  je  n'ai  rien  vu  de  tel  que 
l'odieux  minotaure  russe  dont  on  a  l'image  à  Ferney. 

Tout  le  monde  a  vu  les  images  si  différentes  et  si 
fades,  que  l'on  fît  de  Catherine,  sous  la  couronne  de 
lauriers,  un  douceâtre  César  femelle,  courtisane  en 
cheveux  blancs,  banale  comme  le  coin  de  la  rue, 
bonne   fille,  si   bonne,  si  bonne,   qu'elle  attend    le 


414  HISTOIRE    DE    FRANCE 

premier  passant.  Que  de  bonté  on  y  lit  !  La  tolérance 
en  Pologne  !  la  peine  de  mort  abolie  !  un  code  phi- 
losophique établi  chez  les  Kalmouks!  En  recevant 
ces  portraits,  les  crédules,  Diderot,  Voltaire,  voyaient 
arriver  l'âge  d'or,    et  pleuraient  à  chaudes  larmes. 

Que  dut  devenir  Voltaire  quand,  vers  1770,  il  reçut 
le  vrai  portrait  !  Œuvre  médiocre,  il  est  vrai,  mais 
d'admirable  conscience.  Un  peintre  flamand,  fidèle, 
ne  peignant  que  ce  qu'il  voyait,  n'osant  mentir, 
embellir,  d'une  main  pesante,  exacte,  a  donné  la 
réalité.  Seulement  il  l'a  grandie  à  la  taille  de  cet 
empire,  il  en  a  fait  un  géant: 

Elle  a  le  regard  si  dur,  si  mornement  inhumain, 
que  le  portrait  de  Frédéric  qu'on  voit  dans  la  même 
chambre,  avec  ses  yeux  bleus  terribles  (comme  d'un 
chien  de  faïence)  à  côté  paraît  très  doux. 

Pour  arriver  à  cet  état  étonnant  d'endurcissement, 
il  a  fallu  bien  des  choses.  La  vraie  Catherine  d'abord, 
une  laborieuse  Allemande,  était  bien  loin  de  cela. 
La  Catherine  de  trente-trois  ans,  qui  fît  étrangler 
Pierre  III,  était  loin  encore  de  cela.  Il  a  fallu  que  vingt 
ans  de  plus  elle  entrât  dans  le  mal,  régnant  avec  les 
meurtriers  (neuf  ans  avec  les  Orloff,  quinze  ans  avec 
Potemkin).  Il  a  fallu  qu'avec  eux  elle  entrât  de  plus 
en  plus  dans  les  assassinats  en  grand,  les  atroces 
perfidies,  les  égorgements  en  masse  de  Pologne  et  de 
Turquie.  Ajoutez  la  brutalité  flétrissante  du  torrent 
fangeux  d'amours  achetés  que  la  vieille  inces- 
samment renouvelait. 

Elle   est  terriblement  parée.  Son  roide  corset,  ou 


L'EUROPE.  —  LA   PAI\  115 

plutôt  sa  cuirasse  de  pierreries,  couvre-t-il  un  être 
humain  ?  rien  ne  le  fait  présumer.  Mais  on  sent  bien 
que  cela,  quoi  qu'il  soit,  est  impitoyable,  qu'il  y  a  là 
un  élément  et  de  sauvage  exigence.  Rouge  et  de 
tête  carline,  le  corps  épaissi  de  matière,  énorme 
d'iniquités.  Endurcie  au  plaisir  brut,  elle  fait  trem- 
bler pour  la  foule  des  misérables  forcés  de  passer 
par  cette  épreuve,  pour  l'intrépide  armée  russe  qui, 
tout  entière,  eut  la  chance  de  faire  l'amour  à  ce 
monstre. 

Est-elle  bien  Russe  elle-même  ?  oui  et  non.  Elle 
n'a  pas  l'expansion  généreuse  d'un  Pierre  III,  d'un 
Paul  Ier;  c'est  une  pesante  Allemande  russifiée,  bœuf 
de  travail,  un  scribe,  type  de  ces  Allemands  qui 
écrasent  la  Russie.  On  le  sent.  Deux  tyrannies  ici  se 
combinent  en  une.  Bureaucratie  et  police,  inquisition 
plumitive,  -ajoutant  un  poids  de  plomb  à  la  terreur 
du  Kremlin. 

Moins  lettrée,  moins  hypocrite,  non  moins  sale. 
Elisabeth,  vraie  fille  de  Pierre-le-Grand,  avait,  avant 
Catherine,  barbarement  exprimé  les  appétits  de  la 
Russie. 

dette  Russie  semblait  un  ventre  profond,  un 
gouffre,  une  gueule  qui  s'ouvrait  grande  à  l'Ouest, 
disant  :  «  Que  me  donnerez-vous  ?  » 

Ce  monstre  avait  faim  de  tout,  faim  de  Turquie, 
faim  de  Pologne,  mais  beaucoup  plus,  faim  de  Prusse. 

Cela  datait  de  très  loin.  La  Pologne  lui  importait 
iihiniment  moins  que  la  Prusse,  le  Holstein,  le 
Danemarck,  le  cercle  enfin  de  la  Baltique. 


116  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Frédéric,  dans  sa  petitesse,  simple  mouche,  à 
chaque  instant,  pouvait  être  happé,  aspiré,  englouti 
dans  cette  gueule  qui  bâillait  horriblement. 

Si  petit,  il  avait  pourtant,  en  1755,  fermé  la  porte 
de  l'Ouest,  s'était  fait  gardien  de  l'Europe.  Alors  on 
appelait  les  Russes.  Frédéric  leur  dit  :  «  Arrière! 
Vous  n'entrerez  pas  dans  l'Empire.  » 

Pierre  III  arrivant  au  trône,  la  Prusse  semblait 
sauvée.  C'était  un  généreux  jeune  homme,  parfois 
brutal  et  violent,  mais  d'un  admirable  cœur1.  Il  voyait 
dans  Frédéric  le  seul  homme  de  l'Europe.  Il  se  déclara 
pour  lui.  Eh  bien,  l'aveugle  poussée  de  la  Russie  vers 
l'Ouest  était  si  forte  et  si  fatale,  que  Frédéric  eut 
bientôt  un  péril  dans  cet  ami.  Pierre  III,  né  Holstein- 
Gottorp,  voulait  punir  le  Danemarck  des  torts  faits  à 
sa  famille.  Il  allait  traverser  la  Prusse,  la  noyer  de 
ses  armées.  Frédéric  n'imagina  rien  de  mieux  pour 
le  détourner  que  de  lui  montrer  la  Pologne.  Déjà 
les  Russes,  il  est  vrai,  y  entraient  à  chaque  instant, 
y  venaient  camper  chaque  hiver. 

Il  fît  comme  le  cerf  à  la  chasse  quand  il  fait  lever 
un  cerf,  le  met  à  sa  place,  échappe.  A  la  Prusse, 
que  la  Russie  eût  absorbée  tôt  ou  tard,  il  substitue 
la  Pologne  et  propose  à  son  ami  Pierre  III  de  la 
partager. 

C'est  le  crime  de  son  règne.  Pour  l'instant,  il  est 


1.  Frédéric,  si  fort,  si  grave,  si  juste  dans  ses  jugements,  si  sévère  pour  ses 
amis,  dit  cela,  et  je  le  crois.  —  Le  pauvre  Paul,  que  l'histoire  a  de  même 
calomnié,  était  homme  de  grand  cœur.  Il  eût  voulu  réparer,  pleura  devant 
Kosciusko. 


L'EUROPE.  —  LA   PAI\  117 

puni.  Au  bout  de  six  mois  le  czar  est  dépossédé, 
étranglé. 

Pierre  III  se  croyait  aimé.  Il  copiait  les  Prussiens, 
mais  lui-même  était  un  vrai  Russe.  Dans  une  généreuse 
confiance,  il  se  promenait  tout  seul,  sans  gardes  ni 
précautions.  Ses  vices  mêmes  ne  déplaisaient  pas; 
il  buvait  comme  Pierre-le -Grand.  Il  eut  le  tort  et 
l'imprudence  de  louer  trop  haut  la  Prusse,  de  plier 
à  la  discipline  les  Gardes,  un  corps  orgueilleux.  Il 
voulait  payer  lui-même  le  clergé,  et  prenait  ses 
biens.  Tout  cela  trop  brusquement,  malgré  les  sages 
conseils  que  lui  donnait  Frédéric.  Il  l'écouta,  mais  en 
un  point  qui  lui  devint  très  fatal.  C'est  Frédéric  qui 
avait  désigné  à  la  czarine,  quand  elle  maria  Pierre  III, 
Catherine,  princesse  d'Anhalt.  Quoi  qu'elle  ait  dit 
dans  ses  Mémoires  (dont  on  a  le  premier  volume), 
elle  se  montra  hardiment  insolente  et  désordonnée. 
Elle  prédit  la  mort  de  Pierre  III,  de  manière  à  la 
provoquer.  Il  aurait  pu  l'enfermer.  Frédéric  l'en 
détourna.  Pierre  ne  fît  rien,  périt. 

L'histoire  honteuse  est  connue.  C'est  l'eau-de-vie 
qui  fit  tout.  Catherine  en  pleurs  dit  aux  Gardes  que 
Pierre  veut  les  faire  luthériens.  Dans  le  manifeste 
qui  suit  et  qui  glorifie  le  crime,  on  mêle  toute  hypo- 
crisie. Pierre  III  était  le  tyran  ;  Catherine  a  été  le 
Brutus  qui  a  sauvé  la  patrie.  Pierre  était  l'ennemi  de 
l'Église;  Catherine  a  sauvé  l'Église,  sauvé  la  religion. 

Montée  ainsi  dans  le  sang  par  le  secours  du 
popisme,  le  lendemain,  impudemment,  elle  se  dit 
philosophe.    Elle  offre  tout  à   d'Alembert  pour  qu'il 


118  HISTOIRE    DE    FRANCE 

élève  son  fils.  Elle  prend  Voltaire  par  le  cœur,  par 
des  dons  pour  les  Galas.  Elle  a  déclaré  la  Prusso 
Y  ennemi  héréditaire  de  la  Russie.  Mais  elle  n'ose  agir 
encore;  Frédéric  a  un  répit. 

Tout  s'acheminait  vers  la  paix.  L'Angleterre  avait 
atteint  le  plus  haut  de  sa  victoire.  Dès  septembre  1760, 
elle  eut,  avec  le  Canada,  tout  le  monde  américain. 
En  janvier  61,  nous  perdîmes  Pondichéry.  Le  drapeau 
français  disparut  de  l'Inde.  Et  en  même  temps  le 
drapeau  anglais  fut  planté  en  France,  à  Belle-Isle 
(27  avril).  Mais  cela  ne  suffît  pas.  Pitt  voulait  surtout 
outrager.  Le  point  le  plus  cher  à  son  cœur,  c'était 
Dunkerque,  la  présence  d'une  autorité  britannique 
en  France  même.  A  tout  cela  il  ajoutait  ces  fières  et 
amères  paroles  :  «  L'Angleterre  a  l'empire  des  mers; 
je  n'ai  pas  peur  de  Dunkerque,  mais  le  préjugé 
subsiste.  On  hasarderait  sa  tête  à  ne  pas  le  respecter. 
Dans  la  ruine  de  Dunkerque,  le  peuple  voit  un  monu- 
ment éternel  du  joug  imposé  à  la  France.  » 

Deux  choses  auraient  dû  pourtant  tempérer  un 
peu  cet  orgueil.  Premièrement,  l'Angleterre  eut 
des  succès  trop  faciles  sur  une  France  désorganisée, 
qui  ne  combattait  que  d'un  bras,  employant  l'autre, 
et  le  meilleur,  à  la  vaine  guerre  d'Allemagne. 
Deuxièmement,  la  pose  hautaine,  l'orgueil  imité  de 
Pitt,  couvrait  dans  la  majorité  immense  de  l'Angle- 
terre un  fonds  avide  et  avare,  la 'convoitise  d'argent. 

Pitt  avait  eu  beau  leur  dire  :  «  C'est  en  Allemagne 
qu'il  faut  conquérir  l'Amérique.  »  Cela  n'était  pas 
compris,   ou  cela   semblait    trop   cher.  On  grondait. 


L'EUROPE.  —  LA   l'A  IX  119 

A  l'avènement  de  Georges  III,  l'Écossais  Bute,  qui 
gouvernait,  repondit  à  cette  avarice.  Il  n'envoya  plus 
un  sou  à  celui  qui,  dans  vingt  batailles,  avait  tant 
servi  l'Angleterre.  Les  Anglais  grondèrent  contre 
Bute  plus  qu'ils  n'avaient  fait  contre  Pitt,  et  ne  lui 
pardonnèrent  pas  d'avoir  fait  ce  qu'ils  voulaient. 

Ghoiseul  eut  la  paix  dans  les  mains.  On  vit  alors  à 
quel  point  il  restait,  au  fond,  autrichien.  Toute  la 
difficulté  qu'il  trouvait  à  faire  la  paix,  c'est  qu'on 
voulait  que  la  France  rendît  ses  conquêtes  d'Alle- 
magne; mais,  par  le  traité,  ces  conquêtes  revenaient 
à  l'impératrice.  Son  intérêt  arrêta  tout. 

Lord  Bute  était  si  avide,  si  impatient  de  la  paix, 
que,  pour  abréger,  il  entrait  sans  scrupule  dans  l'in- 
digne plan  des  ennemis  de  Frédéric,  qui,  pour  avoir 
le  secours  de  la  Russie,  avaient  offert  de  lui  faire 
cadeau  de  la  Prusse,  mettant  ainsi  les  Tartares  en 
Europe  et  presqu'au  Rhin.  L'Autriche  l'avait  offert, 
et  la  France  n'y  répugnait  pas.  Mais  l'énorme,  l'in- 
croyable, c'est  que  l'Angleterre  elle-même,  si  bien 
servie  par  les  victoires  de  Frédéric,  l'eût  livré  ! 

Vienne  seule  voulait  encore  la  guerre.  Ghoiseul, 
sur  le  dos  de  la  France  et  sur  le  dos  de  l'Espagne, 
en  1762,  avait  reçu  une  grêle  épouvantable  de  revers. 
La  pauvre  Espagne  fut  battue  en  Portugal,  rançonnée 
aux  Philippines,  éreintée  à  la  Havane.  Sa  riche, 
délicieuse  Cuba,  tomba  aux  mains  des  Anglais,  et  ses 
millions  et  ses  vaisseaux.  Et  nul  secours  de  Ghoiseul. 
Nos  corsaires  nombreux,  heureux,  faisaient  mille 
tours   aux  Anglais.    Mais    la    flotte   était  encore   en 


120  HISTOIRE    DE    FRANCE 

partie  sur  le  papier.  Nous  ne  pouvions  qu'assister  au 
naufrage  de  l'Espagne,  compromise  si  étourdiment. 
Vienne  a  beau  dire.  On  n'en  peut  plus.  Un  million 
d'hommes  ont  péri  en -Europe.  Tous  en  ont  assez. 

Qu'est-ce  que  l'Autriche  a  gagné?  Rien  du  tout. 
Frédéric  reste  le  même. 

Qu'est-ce  que  la  France  a  perdu?  Le  monde,  pas 
davantage. 

Pour  longtemps  elle  est  désarmée,  abattue,  hu- 
miliée. 

Que  cette  Cour  de  Versailles,  cette  monarchie  cri- 
minelle, cette  France  légère,  étourdie,  perde  l'Inde, 
perde  l'Amérique,  c'est  justice.  Mais  le  résultat  laisse 
un  problème  bien  grave  dans  le  destin  du  genre 
humain. 

Du  plus  haut  lac  du  Canada  jusqu'à  la  Floride  espa- 
gnole (qui  est  livrée  à  l'Anglais),  un  superbe  empire 
va  se  faire,  tout  européen,  admirable  de  jeunesse  et 
de  grandeur.  Qui  'aura  péri?  L 'Amérique. 

Toutes  les  races  américaines  avec  nous  auraient 
subsisté.  Comment?  Les  sauvages  le  disent  :  «  Les 
Français  épousaient  nos  filles.  »  Un  monde  mixte  se 
fût  formé,  où  se  serait  conservé  le  génie  américain. 

Les  Anglais  ne  sauvent  point,  ne  conservent  point 
les  races.  Ils  les  remplacent  seulement.  —  Et  cela 
encore  ne  se  voit  que  dans  les  rares  climats  moyens,  où 
l'Anglais  peut  s'acclimater.  (Bertillon,  Acclimatement.) 

Dans  l'Inde,  qu'est-il  advenu?  Les  Anglais  en  firent 
la  conquête  extérieure.  Ils  n'y  vivent  point.  Ils  n'ont 
pu  y  rien  créer. 


L'EUROPE.  —  LA   PAIX  121 

Dupleix,  mieux  compris,  mieux  aidé  du  cabinet  de 
Versailles,  aurai l  égalé,  je  le  crois,  la  cruelle  habi- 
leté, les  ruses,  les  succès  de  lord  Clive.  Je  n'y  ai 
aucun  regret.  Ce  qui  me  laisse  du  regret,  c'est  que  la 
France,  répandue,  mêlée  à  l'élément  indien,  eût  duré, 
fait  une  race.  Le  mariage  de  Dupleix  avec  une  femme 
indienne,  de  capacité  si  grande,  dit  assez  ce  que  ce 
mélange  eût  pu  avoir  de  fécond. 

L'Inde  dure,  fort  heureusement.  Elle  n'est  pas 
effacée,  comme  l'Amérique  du  Nord,  en  ses  races 
primitives.  Les  Anglais  n'y  ont  rien  fait  que  laisser 
périr,  crever,  les  admirables  réservoirs,  qui  rece- 
vaient les  pluies  des  Gattes,  fertilisaient  le  pays. 

Malgré  tout  l'écrasement  du  pesant  boa  anglais,  qui 
ne  fait  que  digérer,  les  arts  exquis  de  l'Hindoustan 
sont  venus  à  l'exposition  de  1856,  et  ils  ont  éclipsé 
tout.  (Yoy.  les  Reports,  et  ma  Bible  de  V humanité.) 

On  a  juré  mille  fois  devant  moi  que  l'Italie  ne 
pourrait  renaître  jamais.  Elle  est  renée,  vit  et  vivra. 

Eh  bien!  je  jure  à  mon  tour  que  l'Hindoustan  revi- 
vra; qu'il  revivra,  et  de  lui-même,  et  par  des  races 
amies. 

Non,  certes,  par  les  Anglais,  gras,  vieux,  riches  et 
endormis.  Non  pas,  certes,  par  les  Russes,  que  l'on 
connaît  depuis  deux  ans,  et  qui  sont  l'horreur  du 
monde. 

Les  Russes  y  viendront  sans  doute.  Il  faut  bien 
qu'ils  engraissent  l'Inde  de  leurs  corps,  comme  ont 
fait  les  autres  peuples.  Ils  y  fondront  plus  vite 
encore,  disparaîtront  comme  neige.  Et  bien  plus  que 


122  HISTOIRE    DE    FRANCE 

les  Anglais,    ils   laisseront   un   souvenir    exécré   de 
barbarie. 

Tout  cela  est  à  la  surface.  L'Inde  est  comme 
l'Océan,  et  rien  n'y  bouge  en  dessous.  Elle  revivra 
par  sa  race  guerrière  dont  la  discorde  seule  a  créé, 
et  récemment  a  sauvé  l'empire  anglais.  Si  elle  s'aide 
des  Européens,  ce  sera  de  ceux  du  Midi,  Provençaux, 
Catalans,  Grecs,  Siciliens,  Maltais,  Génois,  de  ces 
races  sobres  qui  résistent  à  tout  climat  et  qui  sont 
aussi  durables  que  l'est  peu  l'homme  d'Angleterre 
dans  la  dévorante  Asie. 


Une  telle  paix  demandait  des  fêtes.  Elles  furent  fort 
irritantes.  On  trouva  d'un  comique  amer  qu'une 
statue  triomphale,  après  Rosbach  et  tant  de  hontes, 
fût  érigée  à  Louis  XV.  Des  épigrammes  sanglantes 
furent  affichées  au  piédestal. 

Tout  cela  en  pleine  banqueroute.  Le  roi  ne  paye 
rien  aux  Français;  il  réduit  de  moitié  la  rente;  mais 
il  paye  les  étrangers.  L'Autriche,  après  cette  guerre 
ruineuse  que  l'on  fît  pour  elle,  reçoit  jusqu'au  dernier 
sou  les  subsides  arriérés,  pas  moins  de  trente-quatre 
millions. 

Nos  Autrichiens  s'arrondissent.  Toute  la  légion 
lorraine,  les  Ghoiseul,  Praslin,  Stainville.  Ghoiseul 
achète  Ghanteloup,  se  donne  un  grand  fief  en  Alsace. 
Son  revenu  primitif,  de  six  mille  livres  de  rentes,  a 
profité  tellement  qu'il  a  un  million  de  rentes,  si  nous 
en  croyons  Barbier. 


L'EUROPE.   —  LA   PAIX  123 

On  ne  [supprime  qu'un  impôt.  Mais  un  autre  le 
remplace.  Tout  impôt  de  guerre  persiste.  Les  dons 
gratuits  des  villes  s'exigeront  pendant  cinq  ans.  Le 
second  vingtième  de  guerre  durera  encore  six  ans. 
Le  premier  vingtième  se  classe  dans  l'impôt  perpé- 
tuel et  reste  pour  l'éternité. 

Le  31  mai  1763,  fanfares!  Le  roi,  avec  une  armée, 
gardes  à  pied,  gardes  à  cheval,  fait  son  entrée  redou- 
table, et  tient  son  lit  de  justice.  Il  impose  au  Par- 
lement... quoi?  ces  édits  odieux  qu'on  n'ose  même 
publier  encore.  Le  secret  est  commandé  aux  magis- 
trats. Contraste  étrange  !  grand  bruit  et  grande 
lâcheté  ! 

Les  remontrances,  violentes  et  sur  un  ton  inouï, 
firent  entendre  que  l'autorité  par  cet  abus  de  la  force 
se  suicidait,  qu'en  foulant  la  loi  aux  pieds,  la  royauté 
supprimait  la  base  même  qui  soutenait  la  royauté. 

Le  Parlement  de  Rouen,  non  moins  hardi,  affirma 
que  la  propriété  est  un  droit  antérieur  et  supérieur  à 
celui  du  gouvernement,  réclama  pour  la  nation  son 
imprescriptible  droit'  d'accepter  librement  la  loi. 

La  Cour  des  Aides  alla  plus  loin.  Par  l'organe  de 
son  président,  le  jeune  et  courageux  Malesherbes, 
magistrat  de  vertu  antique  et  d'admirable  candeur, 
elle  prononça  le  mot  solennel  et  décisif,  demanda 
le  grand  remède,  l'appel  des  États  généraux.  (23  juil- 
let 1763.) 

Les  Parlements,  peu  amis  des  philosophes,  leur 
empruntent  désormais  des  doctrines,  des  paroles 
même.  Celui   de  Rouen   a  parlé  comme  eussent  fait 


124  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Quesnay,  Mirabeau  (dont  Y  Ami  des  hommes  a  paru 
dès  1755).  En  1763,  les  Entretiens  de  Phocion  par 
Mably,  sous  forme  plus  faible,  font  accepter  les 
idées  qui  ont  étonné  naguère  dans  le  Contrat  social 
de  1762.  Malesherbes,  ami  des  philosophes,  qui  dans 
la  direction  des  affaires  de  la  librairie  servit  si  bien 
Rousseau  et  tous,  donne  à  la  pensée  commune  une 
formule  forte  et  simple  :  l'appel  à  la  nation. 

Irait-on  jusqu'à  l'action?  La  puissance  judiciaire 
frapperait-elle  la  royauté?  Les  Parlements  de  Gre- 
noble, Besançon,  Rouen,  Toulouse,  citent,  appellent 
en  justice  l'homme  du  roi,  leur  gouverneur  de  pro- 
vince. Le  plus  violent  fut  à  Toulouse.  Le  gouverneur 
Fitz-James  avait  mis  les  magistrats  aux  arrêts  dans 
leurs  maisons.  Le  Parlement  à  son  tour  voulut 
arrêter  Fitz-James. 

La  question  révolutionnaire  se  posait  avec  netteté  : 
laquelle  des  deux  autorités  avait  le  droit  d'arrêter 
l'autre? 

Si  les  Parlements  s'unissaient  sur  ce  point,  si  Paris 
surtout  appuyait  ici  Toulouse,  on  sautait  d'un  coup 
vingt-cinq  ans,  on  passait  sans  transition  à  l'année  89, 
et  le  cataclysme  arrivait. 

La  Cour  ne  marchanda  pas.  Elle  se  jeta  aux  genoux 
du  Parlement  de  Paris.  De  cette  chambre  des  en- 
quêtes, si  bruyante,  si  redoutée,  du  foyer  de  l'oppo- 
sition, Ghoiseul  tire  un  simple'  membre,  modeste, 
estimé,  Laverdy,  et  le  met  au  ministère,  au  grand 
ministère  des  Finances.  Plus,  le  roi  prie  les  Parle- 
ments, les  Chambres  des  Comptes,  les  Aides,  de  lui 


L'EUROPE.  —  LA   PAIX  125 

envoyer  des  mémoires,  de  le  conseiller  en  finances, 
et  pour  la  répartition,  et  (ce  qui  est  fort)  pour  Yemploi. 
Grande,  grande  révolution. 

Cela  amortit,  détrempa  le  Parlement  de  Paris,  et  il 
lâcha  la  proie  pour  l'ombre. 

Sa  vraie  force  aurait  été  dans  l'union  des  Parle- 
ments. Il  trahit,  délaissa  Toulouse. 

Fitz-James  était  pair.  Un  pair  peut-il  être  ajourné 
qu'ici?  et  le  Parlement  de  Paris  n'est-ce  pas  la  Cour 
des  pairs?  Grosse  question  de  vanité! 

Cinquante  membres  mirent  de  côté  leur  privilège 
et  leur  orgueil,  soutinrent  Toulouse  et  dirent  qu'on 
pouvait  pousser  le  procès;  mais  quatre-vingt-neuf 
votèrent  pour  eux-mêmes,  pour  leur  privilège,  en 
désarmant  les  Parlements,  se  bornant  aux  remon- 
trances, à  leurs  éternels  papiers. 

Choiseul,  à  ce  coup  d'adresse,  gagna  sept  années  de 
règne.  Les  Parlements  désunis  firent  du  bruit  (sur- 
tout en  Bretagne),  mais  à  son  profit  plutôt  et  contre 
ses  ennemis. 


HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE  IX 


Tyrannie  de  Choiseul  sur  le  Roi.  —  Mort  de  la  Pompadour,  du  Dauphin, 
de  la  Dauphine.  (1763-1766.) 


Louis  XVI  était  dès  l'enfance  imbu  de  l'idée  que 
Choiseul  avait  empoisonné  son  père.  Cela  est  vrai 
moralement.  Dans  son  impertinence  hardie  il  avait 
fort  directement  humilié,  mortifié  le  Dauphin  et  le 
roi  même.  Il  tenait  le  roi  en  crainte,  sous  une  espèce 
de  terreur.  On  avait  pu  l'entrevoir  dans  les  Mémoires 
que  Choiseul  lui-même  imprima  dans  l'exil.  On  le  voit 
parfaitement  dans  les  pièces  relatives  aux  agents 
secrets  du  roi,  publiées  par  M.  Gaillardet  (1834),  Bou- 
taric  (1866).  Ces  agents,  de  grand  mérite  et  qui  plus 
tard  ont  très  bien  servi  Louis  .XVI  contre  la  cabale 
autrichienne,  furent  persécutés  par  Choiseul  avec  une 
extrême  violence,  sans  le  moindre  respect  du  roi,  et 
le  roi  même  assiégé  dans  son  plus  intime  intérieur. 

Choiseul  était-il  violent?  Avec  les  formes  char- 
mantes et  légères  de  l'homme  du  monde,  il  était  sec 
et  hautain,  indiscret,  méchant  de   langue,  et  même 


TYRANNIE   DE    CHOISEUL   SUR   LE   ROI  127 

dans  la  galanterie,  si  l'orgueil  était  blessé,  on  le  vit 
parfois  cruel.  En  affaires  il  était  facile  et  n'eût  pas 
poussé  le  roi  avec  une  telle  insolence,  s'il  n'avait  eu 
près  de  lui  deux  très  mauvais  conseillers,  sa  sœur, 
rude,  impétueuse,  et  son  cousin,  plus  âgé,  M.  de 
Praslin,  ministre,  qui  travaillait  avec  lui,  dans  son 
propre  appartement  (sans  séparation  qu'une  porte)  et 
qui  influait  sur  lui  par  la  pesanteur,  l'insistance,  un 
caractère  triste  et  dur. 

Dans  le  récit  de  Ghoiseul  même  (année  1760)  on 
voit  comme  il  effraya  le  roi  par  le  Parlement.  Le  Dau- 
phin, assez  gauchement,  avait  remis  à  son  père  un 
Mémoire  que  La  Yauguyon  avait  fait  faire  par  un 
Jésuite,  et  qui,  disait  le  Dauphin,  lui  était  venu  par 
hasard  des  mains  d'un  parlementaire.  On  y  montrait 
comment  Ghoiseul  travailla  le  Parlement  en  lui  im- 
molant les  Jésuites.  La  chose  était  vraie  au  fond;  il 
n'y  avait  d'inexact  que  les  dates  et  certains  détails. 
LaPompadour  fît  si  bien  que  Ghoiseul  eut  le  Mémoire, 
et  le  roi  trahit  son  fils.  Ghoiseul  le  prit  de  très  haut, 
donna  sa  démission,  et  dit  qu'il  allait  porter  l'affaire 
au  Parlement  même.  Le  roi  fut  épouvanté.  Il  crut 
voir  cinquante  Damiens.  Il  pleura  abondamment  et 
obtint  grâce  en  avouant  «  que  son  fils  avait  menti  » 
(Ghoiseul,  Mém.,  I,  p.  54). 

Ghoiseul  ne  s'en  tint  pas  là.  Il  alla  chez  le  Dauphin 
et  le  mit  au  pied  du  mur,  lui  disant  (si  on  l'en  croit)  : 
«  Monsieur,  je  pourrai  avoir  le  malheur  de  devenir 
votre  sujet,  mais  je  ne  serai  jamais  votre  serviteur.  » 

Gomment  un  homme   en  de  tels  termes    avec  le 


128  HISTOIRE    DE    FRANCE 

roi  et  son  fils  put- il  régner   douze  ans  en  France? 

11  dura  comme  la  tète  de  la  cabale  autrichienne, 
agent  des  doubles  mariages  et  des  pactes  bourbo- 
niens. Il  arriva  au  pouvoir  par  le  mariage  d'Isabelle. 
Il  le  quitta  en  nous  donnant  Marie -Antoinette,  un 
fléau. 

Il  dura,  après  la  mort  du  Dauphin,  parce  que  le  roi 
le  croyait  capable  de  tout,  empoisonneur  de  son  fils, 
et  parce  que  le  roi  voulait  vivre. 

Enfin  (c'est  le  beau  côté)  il  dura  en  exerçant  une 
grande  force  d'opinion.  Il  eut  la  chance  singulière  de 
se  trouver  juste  au  moment  du  plus  admirable  réveil 
de  lumière  et  d'humanité.  Ces  belles  et  grandes 
choses,  tardives,  qui  enfin  avaient  éclaté,  firent  hon- 
neur à  son  ministère. 

Ici,  le  bien  et  le  mal  s'attribuent  toujours  au  gou- 
vernement. Si  l'on  a  vu  de  nos  jours  la  création 
gigantesque  des  chemins  de  fer  décupler  la  circula- 
tion, et  pour  tel  pays  doubler  la  richesse,  c'est  la 
gloire  du  gouvernement.  Il  en  fut  ainsi  pour  Ghoiseul. 
Quand  la  pourriture  des  Jésuites  fut  arrivée  au  degré 
de  décomposition  dernière,  quand  on  purifia  l'atmo- 
sphère, ce  fut  la  gloire  de  Ghoiseul.  Et  il  eut  le  Par- 
lement. Quand  un  cri  perçant  de  Voltaire,  révélant 
l'affaire  Galas,  renversa  le  mur  d'airain  qui  cachait 
l'enfer  protestant,  quand  enfin  on  se  souvint  de  ce 
monde  infortuné,  ce  fut  la  gloire  de  Ghoiseul.  Et  il 
eut  les  philosophes. 

Les  Économistes  montaient.  L'admirable  Ami  des 
hommes   avait   dit  aux   propriétaires,    à  la    noblesse 


TYRANNIE   DE   ClIOISEUL   SUR   LE   ROI  129 

obérée,  que  pour  doubler  sou  revenu  il  fallait  aimer 
la  terre,  encourager  le  paysan,  lui  faire  de  bonnes 
conditions,  ou  de  fermage,  ou  de  vente.  Une  révolu- 
tion agricole  commençait  (Voy.  Don  toi).  Elle  exigea 
la  circulation  des  grains,  leur  libre  sortie,  qui,  en 
élevant  les  prix,  augmenta  la  production  (1762,  1766). 
Ce  fut  l'honneur  de  Ghoiseul.  Il  eut  les  Economistes, 
le  haut  public  propriétaire.  Et  c'était  la  société,  le 
monde,  et  ce  qui  parlait. 

On  a  vu  combien  il  craignait  les  Etats,  les  assem- 
blées. Il  crut  pourtant  sans  danger  d'amuser  l'opi- 
nion par  la  petite  comédie  de  réunions  de  notables 
que  feraient  les  localités,  d'un  semblant  d'élections 
qu'on  octroya  aux  communes.  Cela  n'eut  aucun  effet; 
les  villes  gouvernées  en  famille  n'allèrent  pas  moins 
dans  la  ruine  jusqu'à  la  Révolution. 

Il  connaissait  bien  la  France.  Au  moment  de  la  paix 
terrible  de  1763,  il  dit  que  le  Canada,  «  ces  quelques 
arpents  de  neige  »,  n'était  rien,  que  nous  aurions 
mieux,  que  la  France  équinoxiaîe,  sous  un  climat 
puissant,  fécond,  nous  dédommagerait  au  centuple. 
Il  baptisait  de  ce  beau  nom  notre  funeste  Cayenne, 
le  cimetière  des  Européens.  Il  attrapa  quelques 
colons,  ramassa  des  vagabonds,  et  cette  misérable 
masse,  d'environ  douze  mille  âmes,  sans  ressources 
ni  précautions,  fut  jetée  là  pour  mourir.  N'importe, 
l'effet  fut  produit. 

Il  est  caractéristique  pour  ce  siècle  de  Vesprit  de 
voir  à  quel  point  un  homme  qui  ménageait  si  peu  le 
roi,  ménageait  tant  les  salons,  et  s'en  occupait  sans 

T.    XVI,  9 


130  HISTOIRE    DE    FRANCE 

cesse.  La  grande  affaire  de  l'Europe  pour  Ghoiseul 
(on  le  dirait),  c'est  le  vieux  salon  Du  Deffand.  Salon 
mixte  où  l'un  des  chenets  était  le  président  Hénault 
(c'est  la  petite  cour  de  la  reine),  l'autre  un  frère  de 
d'Argental  (c'est  le  parti  de  Voltaire).  Là  venaient 
les  Méchantes  illustres,  Madame  de  Luxembourg,  et 
Mme  de  Mirepoix,  petit  chat  de  la  Pompadour,  tête- 
froide,  très  dangereuse,  avec  qui  le  roi  comptait.  La 
pire  est  la  vieille  aveugle  qui  gourmande  Ghoiseul 
et  Voltaire,  courtisans,  flatteurs  assidus  de  ce  foyer 
redouté  de  partages,  de  méchancetés. 

Ghoiseul  avait  là  toujours  sa  jeune  et  aimable 
femme,  innocente  petite  sainte.  En  la  voyant,  qui 
pouvait  croire  à  tant  de  noirceur  du  mari?  Il  l'avait 
eue  à  douze  ans,  et  elle  gardait  ses  douze  ans;  timide, 
modeste,  résignée,  avec  son  extrême  mérite,  elle  osait 
parler  à  peine.  Elle  se  sentait  des  Grozat,  de  cette 
famille  de  banque  (d'un  laquais  devenu  caissier),  mais 
fine  race  du  Midi,  cultivée,  amie  des  arts.  L'exquise 
et  mignonne  personne  avait,  malgré  elle,  une  cour. 
Walpole,  qui  ne  loue  jamais,  avoue  en  être  amoureux. 
Il  en  fait  ce  joli  portrait  :  «  Oh!  c'est  la  plus  gentille, 
la  plus  honnête1  petite  créature  qui  soit  jamais  sortie 
d'un  œuf  enchanté!...  Tous  l'aiment,  excepté  son  mari, 
qui  préfère  sa  sœur  (détestée).  » 

Mais  laissons  les  apparences,  et  regardons  le  des- 
sous. Quel  était  le  gouvernement,  et  le  contre-gou- 
vernement, la  secrète  agence  du  roi  qui,  il  est  vrai, 
n'agissait  guère,  mais  contrôlait,  écrivait?  Le  centre 
en  était   Gonti,   puis   Broglie.   Le  roi    remettait    ses 


TYRANNIE   DE   CIIOISEUL  SUR  LE  ROI  131 

billets  à  son  factotum  Lebel,  qui  les  portait  à  Ter- 
rier", un  commis  qui  envoyait  et  recevait  les 
réponses. 

Deux  choses  disent  les  mœurs  du  temps  : 

Une  femme-homme  gouvernait  Ghoiseul,  sa  sœur, 
—  gouvernée  elle-même  par  un  bijou  équivoque,  sa 
Julie,  femme  de  chambre?  demoiselle?  on  ne  sait  trop 
quoi. 

Et  l'un  des  agents  principaux  du  roi  était  un 
homme-femme,  le  fameux  chevalier  d'Eon,  que  son 
visage  de  fille  et  ses  travestissements  faisaient  péné- 
trer chez  les  reines,  en  qualité  de  lectrice,  demoiselle 
de  compagnie. 

Le  règne  de  ces  demoiselles,  femmes  de  chambre,  etc. , 
est  un  trait  de  cette  époque.  Les  hommes  étaient  si 
indiscrets  que  les  dames  s'en  tenaient  souvent  aux 
amitiés  féminines,  à  ces  petites  amies.  Nombre  d'elles 
avaient  leur  Julie,  leur  Mademoiselle  de  Beaumont, 
c'est  le  nom  féminin  d'Éon,  que  le  roi  envoie  en 
Piussie. 

La  Russie  était  le  champ  que  l'intrigue  européenne 
se  disputait.  Elisabeth,  la  fille  de  Pierre-le-Grand,  fut 
mise  au  trône  par  l'audace  du  Français  La  Ghétardie. 
Mais  son  chancelier,  Bestuchef,  domina,  la  fît  anglaise. 
Pour  la  rattacher  à  la  France  en  1755,  on  imagina 
à  Versailles  de  lui  donner  une  jolie  demoiselle  de 
compagnie. 

La  chose  n'était  pas  sans  danger.  Un  Français 
envoyé  déjà  avait  étrangement  péri.  Éon  n'avait  rien 
à  perdre.  C'était  un  jeune  Bourguignon,  déterminé. 


132  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Fils  d'avocat,  il  avait  essayé  les  Lettres,  il  avait  fait 
deux  gros  livres.  Il  avait  écrit  chez  Fréron.  Grécourt, 
le  fameux  satyre,  le  présenta  à  Conti.  Il  avait  alors 
vingt-six  ans,  et  il  avait  la  figure  d'une  demoiselle  de 
dix-huit.  Conti,  dans  ses  grands  projets  de  Pologne, 
de  Russie  même  (rêvant  d'épouser  la  czarine),  montra 
à  la  Pompadour,  au  roi,  ce  jeune  amphibie,  l'original 
très  réel  de  Chérubin,  de  Faublas.  On  l'envoya,  on 
réussit.  La  bonne  dame  Elisabeth,  au  milieu  de  son 
sérail  d'ours,  fut  ravie  de  la  surprise.  Elle  en  sut  gré 
à  Louis  XY.  Elle  s'unit  à  la  France  pour  anéantir  la 
Prusse,  que  d'ailleurs  elle  détestait.  Elle  témoigna, 
sans  gêne,  combien  elle  aimait  Éon,  en  le  chargeant 
(chose  étonnante)  de  ce  que  le  plus  grand  seigneur 
eût  demandé,  de  porter  au  roi  de  France  ce  traité  si 
important. 

Cela  fît  parler  de  lui.  On  commença  à  débattre  s'il 
était  vraiment  homme  ou  femme,  ou  tous  les  deux  à 
la  fois.  En  guerre,  certes,  il  était  homme  ;  il  brilla,  fut 
capitaine.  Il  était  grand  ferrailleur.  C'était  une  tête 
de  feu  pour  l'épée  et  pour  la  plume.  Mais  tout  était 
dans  le  cerveau.  Les  dames  disaient  qu'il  était  femme, 
et  pourtant  à  ce  sujet  n'en  restaient  pas  moins 
curieuses,  avec  un  danger  réel,  au  moins  pour  leur 
réputation. 

Quand  il  s'agit  de  faire  la  paix,  Versailles  envoya 
à  Londres  le  plus  aimable  des  Français,  le  bon  duc  de 
Nivernais,  et,  pour  occuper  les  Anglaises,  ce  brillant 
ce  douteux  Eon.  La  jeune  reine  d'Angleterre,  une 
Allemande,   Sophie-Charlotte,    mariée    à   son   lourd 


TYRANNIE    DE   CHOISEUL  SUR   LE    ROI  133 

Georges  III,  riait  passionnée  pour  la  France,  comme 
sa  belle-mère,  autre  Allemande,  dont  l'amant,  l'Écos- 
sais Bute,  gouvernait  alors  l'Angleterre.  Ces  dames 
furent  aussi  curieuses.  Sophie-Charlotte,  si  jeune,  fit 
L'extraordinaire  imprudence  de  faire  venir  chez  elle 
Éon. 

Versailles,  très  certainement,  avait  spéculé  là-des- 
sus. On  avait  compté  qu'il  plairait,  comme  il  avait  fait 
en  Russie.  S'il  n'eut  pas  le  même  succès,  il  en  eut 
du  moins  l'apparence.  Lord  Bute,  pour  envoyer  la 
ratification  du  roi,  eut  ce  ménagement  singulier  de 
ne  pas  choisir  un  lord  qui  eut  triomphé  à  Versailles. 
Il  envoya  un  Français,  et  ce  jeune  secrétaire,  Éon!... 
Chose  si  contraire  aux  usages  que  le  ministre  Pras- 
lin  se  refusait  à  le  croire.  Nivernais  lui  dit  finement  : 
«  Cher  ami,  vous  êtes  une  bête.  Vous  ne  savez  pas 
à  quel  point  nous  sommes  aimés  ici.  »  (Lettre  de 
février  1763.) 

Il  eut  la  croix  de  Saint-Louis,  et  on  le  renvoya  à 
Londres.  L'opposition  eût  voulu  dans  le  traité  ce  mot 
cruel  :  que  la  France  n'aurait  plus  que  tant  de  vais- 
seaux. Elle  voulait  que  réellement  on  exécutât  Dun- 
kerque,  qu'on  n'y  laissât  pas  une  pierre.  Chose  inutile 
à  l'Angleterre  (Pitt  lui-même  en  convenait),  simple 
outrage,  insulte  amère,  que  les  deux  bonnes  Alle- 
mandes tâchaient  de  nous  épargner.  Cinq  mois  durant 
on  traîna,  et  nombre  de  fois  Éon  alla  raffermir  le  zèle 
de  notre  amie,  Sophie-Charlotte,  sans  qui  Bute  aurait 
cédé.  Ces  conférences  mystérieuses  (dans  la  crainte 
de  l'opposition)  n'étaient  pourtant  pas  trop  secrètes; 


134  HISTOIRE    DE    FRANCE 

on  a  les  billets  d'audience  du  maître  des  cérémonies. 
Ce  fut  le  malheur  de  la  vie  de  la  pauvre  petite  reine. 
On  inquiéta  Georges  III,  on  dit  que  Sophie-Charlotte 
avait  été  en  Allemagne  déjà  connue  et  surprise  par  la 
fausse  demoiselle,  que  Georges  IV  était  son  fils  (chose 
impossible  par  les  dates). 

Choiseul  était  si  étourdi,  ou  si  faible  pour  Praslin, 
qu'il  le  laissa  désigner  pour  successeur  de  Nivernais 
dans  cette  délicate  ambassade,  un  Guerchy,  dont  le 
vrai  mérite  était  la  beauté  de  sa  femme.  Praslin  n'y 
vit  que  l'agrément  de  donner  à  ce  cher  ami  un  trai- 
tement de  deux  cent  mille  francs. 

Éon  fut,  pendant  l'entr'acte,  ministre  plénipoten- 
tiaire. Et  en  même  temps  (la  fortune  à  ce  moment 
l'accablait)  il  eut  une  commission  très  secrète  de 
Louis  XV,  pour  observer,  reconnaître,  préparer  un  plan 
de  descente  (juin  1763).  Versailles,  contre  l'Angle- 
terre, couvait  de  sinistres  projets,  au  moment  du 
traité  même.  En  1764,  lord  Rochefort  donna  les 
détails  d'un  épouvantable  plan  que  Choiseul  aurait 
approuvé  pour  brûler  Plymouth  et  Portsmouth  (Voy. 
tout  le  détail  dans  Coxe).  Un  tel  acte  en  pleine  paix,  le 
lendemain  du  traité,  eût  rendu  la  France  exécrable; 
de  plus,  elle  l'eût  replongée  (épuisée  et  impuissante) 
dans  la  guerre  la  plus  terrible. 

Mais  la  grande  affaire  de  Choiseul  (j'entends  la 
trinité  de  Choiseul,  de  la  Grammont  et  de  Praslin)  était 
moins  celle  d'Angleterre  que  la  sourde  guerre  qu'ils 
faisaient  à  leur  maître  Louis  XV  dans  son  plus  intime 
intérieur. 


TYRANNIE    DE    Cil  01  SEUL   SUR   LE    ROI  135 

Ils  avaient  tout  le  royaume,  guerre,  finances, 
administration,  police,  affaires  étrangères.  Le  roi 
n'avait  rien  à  lui  que  cette  agence  secrète,  cinq  ou 
six  hommes  en  Europe,  qui  observaient,  n'entravaient 
guère  (ils  n'auraient  jamais  osé).  Les  lettres  publiées 
récemment  étonnent  par  la  timidité.  Le  roi,  dit  très  bien 
l'éditeur  [Boutaric,  1866),  n'y  cherchait  «  qu'un  plaisir 
inquiet  »,  une  petite  joie  maligne  d'écolier  à  blâmer 
ses  maîtres.  Tout  son  refuge  était  là,  et  toute  sa 
royauté,  dans  ce  méchant  secrétaire  qu'on  a  mis  au 
Musée  du  Louvre.  Il  en  portait  la  clé  sur  lui.  Un 
matin  pourtant,  il  y  trouve  ses  papiers  dérangés, 
brouillés.  Il  frémit,  se  voit  découvert.  La  Pompadour, 
enhardie  par  les  Ghoiseul,  avait  osé  lui  prendre  la  clé 
dans  sa  poche,  et  on  avait  eu  le  temps  d'entrevoir, 
de  fureter. 

Cette  affaire  de  détruire  l'agence,  cl'ôter  au  roi  son 
secret,  son  dernier  retranchement,  leur  semblait  la 
question  de  la  royauté  elle-même.  Il  fallait  un  coup 
d'audace,  frapper  un  agent  du  roi,  et  de  façon  que 
les  autres  vissent  bien  que  sa  protection  ne  pouvait 
couvrir  personne.  Effrayée,  découragée,  l'agence  ne 
pouvait  manquer  de  périr. 

Ils  surent  ou  devinèrent  qu'en  juin  le  roi  avait 
pris  Éon  pour  agent  à  Londres.  En  août,  ils  lui 
envoyèrent  un  espion,  un  certain  Vergy,  homme  de 
lettres  comme  Éon,  qui  avait  aussi  fait  des  livres. 
Éon  le  vit  de  part  en  part,  et  il  le  mit  à  la  porte.  Les 
Ghoiseul  furent  furieux,  et  ils  le  furent  plus  encore 
quand  Éon,  ayant  reçu  de  son  ministre  Praslin  une 


136  HISTOIRE    DE    FRANCE 

lettre  dure  et  méprisante,  lui  répondit  fièrement,  avec 
la  verve  légère,  le  mordant,  l'emporte-pièce  qu'on 
croirait  de  Beaumarchais.  Une  telle  lettre,  ostensible, 
semblait  un  défi  de  l'agence. 

On  espérait  qu'il  viendrait  se  mettre  dans  la  souri- 
cière, qu'on  prendrait  l'homme  et  les  papiers,  qu'en- 
castré dans  l'épaisseur  des  murs  profonds  de  la  Bas- 
tille on  le  ferait  bien  parler.  On  ne  le  paye  plus.  11 
reste.  Praslin  le  rappelle,  il  reste.  Ce  même  jour,  le 
4  octobre,  le  roi  lui  écrit  que  le  roi  a  signé  (non  de  sa 
main,  mais  d'une  griffe)  son  rappel,  qu'il  doit  rester, 
reprendre  ses  habits  de  femme,  prendre  abri  dans  la 
Cité;  car  il  nest  pas  en  sûreté  dans  son  hôtel,  et  ici  il 
a  de  puissants  ennemis  (Bout.,  I,  298). 

Cependant,  du  4  au  15,  le  roi  reprend  un  peu  cou- 
rage. Il  s'adresse  à  Laverdy,  le  contrôleur  des 
finances,  il  lui  fait  écrire  un  billet  qui,  au  nom  du 
roi,  invite  Eon  à  continuer  son  travail.  Puis,  son- 
geant que  ce  ministre  n'a  nul  pouvoir  sur  Éon  (qui 
est  employé  des  Ghoiseul),  par  un  vrai  tour  de  Sca- 
pin,  le  roi  (le  18  octobre)  fait  une  lettre  dans  le  même 
sens,  y  mettant  le  seing  de  Ghoiseul  (par  la  griffe  des 
bureaux?). 

Le  vrai  Ghoiseul  cependant  agissait  tout  au  con- 
traire. Bien  loin  de  reculer  devant  l'intention  du  roi 
(intention  constatée  dans  la  lettre  de  Laverdy),  par  une 
pression  odieuse,  Ghoiseul  et  Praslin  exigent  que  le 
roi  signe  une  demande  aux  Anglais  de  livrer  Éon,  avec 
ordre  d'envoyer  main-forte  pour  qu'on  s'en  saisisse. 
Ordre    à    notre   ambassadeur  de    s'emparer    de    ses 


TYRANNIE   DE   CHOISEUL   SUR   LE    ROI  137 

papiers.  Le  même  jour,  4  novembre,  le  roi  avertit 
Ko n  :  u  Si  vous  ne  pouvez  vous  sauver,  sauvez  du 
moins  vos  papiers.  »    Bout.,  I,  302.) 

Cet  ordre  contradictoire  pouvait  faire  un  combat 
dans  Londres.  Éon  reunit  ses  amis,  les  arme,  s'arme 
jusqu'aux  dents.  Il  calcule  qu'il  a  tant  d'épées,  de 
sabres,  de  fusils  turcs,  qu'il  peut  résister  longtemps. 

L'extradition  est  refusée.  Croyez-vous  que  l'on  s'ar- 
rête? point  du  tout.  On  persévère  dans  le  plan  d'enlè- 
vement. D'abord  on  essaye  d'attirer  Éon  clans  un 
guet-apens,  un  duel  avec  ce  Yergy,  où  on  aurait  happé 
l'homme.  Mais  les  Anglais  s'y  opposent.  Notre  am- 
bassadeur Guerchy  alors  se  rapproche  cl'Éon,  l'apaise, 
l'invite  à  souper,  et  par  son  écuyer  Ghazal  met  de 
l'opium  dans  son  vin.  Endormi,  on  eût  pu  le  prendre. 
Cela  manqua.  Alors  Guerchy  fit  sauver  l'empoison- 
neur, et,  désespéré,  pria  Yergy  d'assassiner  Éon  (?). 

Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  quelqu'un  chez  Praslin 
s'était  chargé  d'amener  Éon  «  mort  ou  vif.  [Bout.,  I, 
321),  que  Praslin  rassurait  le  roi,  disait  qu'on  ne  le 
tuerait  pas. 

Guerchy  nie.  Éon  affirme.  Il  porte  la  chose  au  plein 
jour  devant  le  grand  Jury  de  Londres.  Ce  Jury  déclare 
l'accusation  valable,  accepte  le  témoignage  de  Vergy, 
qui  se  repent,  dit  lui-même  qu'on  le  subordonnait 
pour  ce  crime.  Yergy  le  répéta  encore  dans  une  bro- 
chure terrible.  {Lettre  à  M.  de  Choiseul.  Yoy.  Bachau- 
mont,  t.  II,  26  nov.  1764.) 

Éon  acheta-t-il  Yergy?  Avec  quoi?  il  mourait  de 
faim.   Mais  Choiseul,   Praslin,  Guerchy,  avaient  tout 


138  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'argent  de  la  France  et  pouvaient  richement  payer 
un  coup  de  terreur  sur  l'agence  du  roi  (et  sur  le  roi 
même). 

Guerchy  était  ambassadeur.  Il  décline  le  tribunal 
populaire  du  Jury  de  Londres.  Mais,  tout  ambassa- 
deur qu'il  est,  il  accepte  des  juges  anglais.  Il  fait  évo- 
quer l'affaire  par  le  Banc  du  roi,  qui  l'étouffé  et  ne 
blanchit  pas  Guerchy.  Pourquoi  celui-ci  fait-il  dis- 
paraître l'homme  essentiel,  celui  qui  aurait  versé 
l'opium?  Et  pourquoi  lui-même  Guerchy  n'ose-t-il 
rester  en  Angleterre?  quitte-t-il  cette  belle  ambas- 
sade? On  verra  que  Louis  XV,  le  Dauphin  et  Louis  XVI 
se  posèrent  ces  questions,  et  se  firent  sur  tout  cela 
une  idée  très  arrêtée.  Derrière  Guerchy  ils  virent 
Praslin,  et  derrière  Praslin,  Ghoiseul.  Ils  ne  cloutèrent 
pas  que  Ghoiseul  n'eût  autorisé  l'opium,  et  sur  cela 
le  jugèrent  (sans  doute  à  tort)  empoisonneur. 

Ce  qui  étonne  dans  un  homme  d'autant  d'esprit  que 
Choiseul,  c'est  qu'il  crut  tromper  Éon.  Le  14  novembre, 
espérant  prévenir  ce  honteux  procès,  il  lui  écrit  une 
douce  lettre,  et  tout  entière  de  sa  main,  pour  lui  dire, 
à  ce  cher  Éon,  de  revenir  au  plus  tôt;  il  le  placera 
dans  l'armée.  Éon  savait  parfaitement  que  Ghoiseul, 
Praslin,  c'était  le  même  homme.  Le  piège  était  trop 
grossier.  Le  cuisinier  a  beau  cacher  aux  canards  le 
grand  couteau  et  leur  dire  :  «  Petits  !  petits  !  »  Les 
petits  fuient  encore  plus  fort. 

Ayant  tant  besoin  des  Anglais,  devenus  leurs  juges, 
les  Ghoiseul  laissèrent  aller  l'affaire  de  Dunkerque. 
Ils  burent  la  honte  complète.  Et  ils  en  eurent   une 


TYRANNIE   DE   CUOISEUL   SUR  LE    KOI  139 

autre  encore  :  c'est  que  le  peuple  de  Londres,  furieux 
de  voir  les  recors  français  opérer  chez  lui  comme 
sur  le  pavé  de  Paris,  jura  que,  si  on  touchait  Éon, 
l'ambassadeur  et  l'ambassade  à  l'instant  seraient  mis 
en  pièces. 

Tout  retomba  sur  le  roi.  Les  Ghoiseul  l'avaient- déjà 
réduit  à  employer  Laverdy.  Ils  le  réduisirent  au  point 
d'implorer  M.  de  Sartines,  le  lieutenant  de  police. 
Effaré  dans  ses  mensonges  opposés,  il  perdait  la  tète, 
ne  s'y  reconnaissait  plus.  Dans  une  lettre,  il  dit  :  «  Je 
m'embrouille  »  (17  janvier  1765).  Cela  n'était  que 
trop  vrai.  En  arrêtant  les  messages  qu'il  envoyait 
à  Éon,  ils  l'obligèrent  de  prier  Sartines  de  sauver 
ces  agents. 

Enfin,  pour  lui  faire  entendre  que  tout  était  inutile, 
ils  lui  faisaient  arriver  ses  mystérieuses  dépêches  par 
la  poste  décachetées.  Le  Cabinet  noir  s'amusait  des 
secrets  de  Louis  XV.  Mais,  comme  des  magisters 
intraitables,  Ghoiseul,  Praslin,  n'étaient  pas  contents 
encore  du  châtiment.  Ils  voulaient  que  le  coupable 
avouât.  (Boutaric,  I,  127.) 

Pourquoi  l'avilir  jusque-là?  Etait-ce  une  vaine 
fureur?  Non.  On  espérait  le  briser  au  point  que  dans 
son  lit  même  il  subit  le  tyran  femelle  que  lui  don- 
neraient les  Ghoiseul. 

Le  ministère  des  ministères,  c'était  certainement  le 
poste  de  la  maîtresse  officielle.  Ce  personnage  histo- 
rique allait  disparaître  du  monde.  Usée  de  tant  d'acti- 
vité, pulmonique,  elle  traînait.  Elle  eût  voulu,  in 
extremis,  ramener  l'opinion.  Ses  amis  faisaient  valoir 


140  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'intérêt  qu'elle  prenait  aux  Economistes,  la  comédie 
qu'elle  arrangea  d'obtenir  que  Louis  XV  donnât  des 
armes  à  Quesnay,  imprimât  de  ses  mains  royales 
quelques  feuilles  de  ses  livres. 

Mais  au  milieu  de  tout  cela,  elle  se  sentait  cruelle- 
ment haïe  de  la  nation.  Elle  avait  la  Bastille,  les  pri- 
sons d'État.  Ses  geôliers  exploitaient  ses  peurs  de 
femme  ;  ils  jetaient  le  premier  venu  qui  pouvait  l'in- 
quiéter aux  cachots  d'éternel  oubli.  Ces  spectres  sont 
peu  à  peu  sortis  au  grand  jour  vengeur,  et  Latucle,  et 
d'autres  encore,  ce  misérable,  par  exemple,  dont  les 
billets  déchirants  sont  aujourd'hui  par  hasard  aux 
Archives  de  Pétersbourg  (trouvés  par  M.  de  Lamothe 
en  1865). 

Cette  vie  si  bien  gardée  lui  échappait  cependant.  A 
Vienne,  on  savait  déjà  qu'elle  avait  peu  de  mois  à 
vivre.  Marie-Thérèse,  qui  en  avait  si  odieusement 
abusé,  se  hâtait  de  la  renier.  Elle  écrivait  à  l'électrice 
de  Saxe,  dans  son  baragouin  grossier,  «  qu'elle 
n'avait  jamais  usé  du  canal  de  cette  femme-là,  que 
certes  un  tel  canal  ne  lui  aurait  pas  convenu  »,  etc., 
etc.  (Archives  de  Dresde.) 

Ici  sa  succession  semblait  ouverte  déjà.  Le  débat 
était  entre  les  Lorraines.  Tels  pensaient  à  la  Mirepoix, 
qui  avec  ses  cinquante  ans,  sa  fine  douce  mine  de 
chat,  une  perfection  de  convenances,  semblait  néces- 
saire au  roi,  et  plus  que  personne  à  Choisy  était  sa 
société  (Du  Deffand).  Mais  la  Grammont,  impétueuse, 
mais  la  légion  des  Ghoiseul,  n'auraient  pas  permis 
cela.  Elle  était  antipathique  au  roi  :  cela  n'arrêta  pas. 


TYRANNIE   DE    CUOISEUL  SUR  LE   ROI  141 

Elle  crut,  à  trente  ans.  avoir  aisément  bon  marché  de 
cette  Pompadour  en  ruines,  éteinte,  qui  n'avait  plus 
qu'un  œil  (Voltaire,  LX,  235).  Elle  crut  (sachant  le 
froid  du  roi  pour  tout  ce  qui  finissait)  que  ce  meuble 
de  rebut,  flétri  des  commodités  basses  qu'il  avait 
fournies  si  longtemps,  avait  besoin  d'un  coup  de  pied 
pour  s'en  aller  décidément.  Selon  Richelieu,  elle 
aurait  essayé  de  brusquer  la  chose  dans  certain  souper 
à  quatre  que  le  roi  n'osa  refuser,  ni  la  Pompadour, 
quoique  déjà  mal  avec  Ghoiseul.  A  la  fin,  l'ivresse 
arrivant,  Ghoiseul  aurait  fait  le  galant  auprès  de  la 
borgne  marquise,  et  son  intrépide  sœur  se  serait 
emparée  du  roi  sous  l'œil  de  la  Pompadour. 

Le  plus  sûr,  c'est  que  celle-ci,  voyant  l'audace  de 
l'autre,  le  matin  serra  le  roi,  le  tira  de  son  mutisme, 
lui  fit  avouer  qu'il  était  indigné  au  fond,  navré  de 
subir  l'hommasse  personne.  «  Mais,  Sire,  vous  êtes  le 
maître.  Pourquoi  garder  ces  Ghoiseul?  Votre  Bernis 
n'est  pas  loin.  »  Voilà  ce  qu'elle  dut  dire.  Bernis  était 
près  Soissons,  déjà  à  Paris  peut-être.  Il  avait  précédé 
Ghoiseul,  et  pouvait  bien  le  remplacer.  Le  roi  (selon 
Richelieu)  vit  Bernis,  et  fut  si  brave  qu'il  signa  l'exil 
de  Ghoiseul. 

Il  signa,  et  puis  frémit.  Ghoiseul  avait  le  Parlement; 
il  semblait  capable  de  tout  ;  il  était  ami  des  amis, 
des  vieux  maîtres  de  Damiens.  Le  cœur  manquait 
encore  au  roi;  il  hésitait,  il  ajournait.  Gependant  la 
Pompadour  est  prise  de  vives  douleurs.  Elle  croit 
que,  la  voyant  si  bas,  peu  éloignée  de  son  terme,  on 
a  voulu  abréger,  que  le  poison  a  aidé.  Mais  point  de 


142  HISTOIRE    DE    FRANCE 

bruit.  Elle  sait,  par  la  mort  de  la  tant  aimée  (Mme  de 
Vintimille),  que  le  roi  ne  veut  pas  de  bruit,  qu'il 
ne  fera  pas  de  procès.  Elle  se  contente  de  tout  dire 
à  Richelieu.  Elle  lui  lègue  ce  poignard  contre  les 
Ghoiseul. 

Elle  meurt  (23  avril  1764).  L'histoire  du  poison  ne 
meurt  pas.  Quoique  bien  peu  vraisemblable,  plusieurs 
s'efforcent  d'y  croire,  d'après  le  besoin  des  Ghoiseul, 
et  leur  violente  passion.  La  Grammont  crut  que, 
quoique  morte,  l'autre  avait  le  dernier  mot,  l'avait 
coulée  pour  toujours.  Cachée  sous  une  capote,  elle 
alla  aux  Capucines,  pour  prier  en  apparence,  réelle- 
ment pour  fouler  la  bière  de  la  Pompadour.  (Rich., 
IX,  325.) 

Beaucoup  disaient  :  «  Le  roi,  à  son  âge,  a  moins 
besoin  d'une  maîtresse  que  d'une  dame  aimable, 
douce,  qui  représente  bien,  tienne  agréablement  la 
Cour.  »  Cette  dame  était  toute  trouvée.  C'était  Madame 
la  Dauphine,  qui  avait  su  plaire  à  la  reine,  capter 
Madame  Adélaïde,  et  peu  à  peu  devenait  agréable  au 
roi.  Elle  était  cultivée,  savait  beaucoup  de  langues, 
entre  autres  le  latin  (et  citait  son  Horace).  Elle  avait 
ce  don  de  mémoire  qu'eurent  ses  fils  Louis  XVI, 
Monsieur.  C'était  une  forte  personne  (comme  ses  père 
et  grand-père  les  Augustes),  blanche  et  grasse,  avec 
cette  richesse  de  chair  et  de'  sang  que  Louis  XYI 
hérita  d'elle.  Elle  était  très  Saxonne,  passionnée  pour 
un  de  ses  frères  qu'elle  voulait  faire  roi  de  Pologne 
à  la  mort  d'Auguste  III  (8  octobre  1763). 


TYRANNIE   DE    CHOISEUL   SUR   LE    ROI  143 

Sortie  d'une  maison  la  plus  corrompue  de  l'Europe, 
elle  donnait  l'exemple  de  toutes  les  vertus  domesti- 
ques, travaillait  très  activement  pour  son  frère  et  pour 
son  mari.  Le  roi,  si  défiant  pour  son  fils,  se  confiait 
bien  plus  à  cette  bonne  Allemande.  Seule  à  la  Cour 
elle  eut  le  secret  de  son  agence  et  en  tira  parti. 
D'accord  avec  l'abbé  de  Broglie,  un  des  agents,  elle 
donna  courage  à  Richelieu,  à  d'Aiguillon,  neveu  de 
Richelieu,  pour  pousser  le  parti  Ghoiseul. 

D'Aiguillon,  qui  n'était  qu'un  fat,  s'y  prit  fort  mal. 
Gouverneur  de  Bretagne,  il  crut  pouvoir  contre  le 
Parlement  faire  agir  les  États.  Ils  se  réunirent  contre 
lui  pour  la  vieille  constitution  de  la  province.  La  tète 
de  la  résistance  était  La  Ghalotais,  procureur  général, 
le  grand  adversaire  des  Jésuites.  Ils  voulurent  frapper 
à  la  tète,  perdre  La  Ghalotais.  L'homme  était  très 
hardi,  avait  des  mots  mordants.  On  supposa  qu'il  les 
avait  écrits.  On  forgea  de  fausses  lettres  pleines  de 
mépris  pour  le  roi.  Tout  cela  grossier,  maladroit.  Le 
Parlement  de  Paris  allait  en  faire  justice,  marquer  au 
fer  chaud  les  faussaires.  L'affaire  était  menée  par  un 
petit  Galonné,  un  vaurien  qui  voulait  monter.  Der- 
rière lui,  d'Aiguillon.  Mais  derrière  celui-ci  n'allait-on 
pas  trouver  les  hommes  du  Dauphin,  La  Yau- 
guyon,  l'évêque  de  Verdun,  le  violent  Nicolai?  Igno- 
raient-ils ce  faux?  Et  le  Dauphin  lui-même  n'en  sut-il 
rien,  du  moins  après?  On  peut  juger  de  ses  inquié- 
tudes, des  tristesses  qu'il  eut.  Déjà  il  maigrissait;  son 
grand  embonpoint  disparut.  Pour  arracher  l'affaire  au 
Parlement,  pour   donner   au    roi   le    courage    d'agir 


144  HISTOIRE    DE    FRANCE 

malgré  Ghoiseul,  il  fallait  un  miracle.  Il  se  fit  :  on 
put  voir  alors  que  la  bonne  Allemande,  qui  seule  alors 
influait  près  du  roi,  avait  aussi  certaine  audace,  cer- 
taine forcé  de  caractère, 

On  fit  signer  au  roi  un  acte  qui  évoquait  la  chose 
à  une  commission  du  Grand -Conseil.  Les  faussaires 
rassurés  allèrent  bride  abattue.  Le  dénonciateur 
Galonné  est  fait  juge,  se  donne  carrière,  bâtit  un 
roman,  un  poème  sur  la  prétendue  conspiration  uni- 
verselle des  Parlements,  une  révolution  sur  le  plan 
du  Contrat  social.  Tout  cela  ridicule,  moqué  et  sifflé 
du  public.  On  n'en  jette  pas  moins  aux  cachots  La 
Ghalotais,  son  fils  et  ses  amis  (22  novembre  1765). 

Le  Dauphin  se  mourait  et  la  Dauphine  était  malade. 
Ces  deux  honnêtes  gens,  selon  toute  apparence, 
souffraient  de  se  trouver  mêlés  à  tout  cela.  Le  Dau- 
phin s'était  vu  dans  le  détroit  fâcheux  où  il  fut, 
vers  1750,  d'immoler  sa  conscience  d'homme  à  sa 
conscience  de  dévot.  Il  gouvernait  alors  ses  sœurs,  et, 
pour  sauver  l'Église,  il  leur  laissa  subir  l'orgie  de 
Louis  XV,  cette  étrange  cohabitation  qui  fît  l'étonne- 
ment  du  monde.  Et  maintenant  encore  le  salut  du 
parti  de  Dieu  et  des  honnêtes  gens  lui  faisait  employer 
une  épouse  innocente  dans  une  affaire  très  trouble 
qui  devait  fort  lui  répugner. 

L'avènement  de  la  Dauphine  apparaissait.  A  la  mort 
du  Dauphin  (décembre  1765),  elle  eut  du  roi  les  trois 
promesses  :  d'habiter  au  plus  près  de  lui,  —  d'élever 
Louis  XVI,  —  de  garder  le  droit  de  son  rang,  autre- 
ment d'être  Régente,  si  le  roi  venait  à  mourir. 


TYRANNIE   DE    CHOISEUL   SUR   LE    ROI  145 

Cependant  la  Dauphine  entrait  fortement  dans  son 
rôle  de  mère,  de  régente  possible.  Elle  avait  moins 
d'esprit  que  de  mémoire,  mais  du  sérieux,  du  travail, 
de  la  patience,  une  passion  incroyable  de  suivre  les 
idées  et  les  plans  du  Dauphin.  Pour  cela  rien  ne  lui 
coûtait.  Elle  se  mit  comme  à  l'école,  apprenant  par 
cœur  les  cahiers  qu'on  lui  faisait  d'après  les  papiers 
de  son  mari,  cahiers  d'éducation  et  cahiers  de  gou- 
vernement. Chaque  jour,  dans  son  oratoire,  elle  répé- 
trait,   comme  un  enfant,  sa  leçon  à  son  confesseur. 
Elle  était  fort  touchante.  Le  devoir,  malgré  elle,  la 
faisait  reprendre  à  la  vie.   Docile  aux  avis  de  Tron- 
chin,  elle  quitta  le  régime  du  lait,  se  nourrit  mieux, 
reprit  un  aimable  embonpoint.  Le  roi  la  quittait  peu. 
Au  voyage  de  Compiègne  (en  juillet,  au  bout  de  six 
mois  de  veuvage)  sa  toute-puissance  éclata  ;  elle  tint 
solennellement  la.  Cour,  et  ce  qui  étonna  beaucoup 
dans  la  douce  Allemande,  c'est  qu'elle  parla  haut, 
d'une  voix  forte  et  d'un  ton  de  maître. 

Avec  un  homme  tel  que  le  roi,  la  grande  question 
était  de  savoir  où  elle  logerait.  Et  bravement  elle  avait 
demandé  de  loger  au  plus  près.  Le  grand  apparte- 
ment du  nord  (rez-de-chaussée)  qu'avaient  eu  la 
maman  Toulouse  et  Madame  de  Pompadour,  menait 
droit  chez  le  roi  par  l'escalier  secret.  Choiseul  trem- 
blait qu'elle  ne  l'eût.  Il  le  faisait  dire  peu  solide.  On 
traînait  pour  le  réparer.  Cela  piqua  le  roi.  Il  trancha, 
dit  qu'elle  logerait  chez  lui. 

Madame  Adélaïde  y  demeurait  déjà.  Mais  le  roi 
sur  sa  tète  avait  un  entre-sol,  bien  mal  famé  du  temps 

T.    XVI.  10 


146  HISTOIRE    DE    FRANCE 

des  quatre  sœurs.  Plus  tard,  il  fut  plus  sale,  étant  le 
logis  de  Lebel  qui  y  arrangeait  des  surprises,  attrapait 
des  dames  au  passage.  On  l'appelait  le  Trébuchet.  La 
Porupadour  s'y  cache  à  ses  trois  premières  nuits. 
Plus  tard,  la  Du  Barry  y  niche.  Etrange  colombier, 
digne  de  telles  colombes,  mais,  ce  semble,  impossible 
pour  une  telle  dame,  une  telle  veuve.  La  mettre  chez 
Lebel  !  le  mot  seul  fait  horreur.  C'était  braver  toute 
pudeur,  risquer  de  reproduire  pour  la  pauvre  prin- 
cesse les  bruits  qui  par  deux  fois  coururent  sur 
Adélaïd  e  elle-même. 

La  Dauphine  n'était  pas  une  enfant.  Elle  savait 
assez  par  son  père,  son  grand-père  (publiquement 
amants  de  leurs  filles)  que  les  rois  ne  respectent 
rien.  Elle  obéit  pourtant.  Ses  meneurs  qui,  pour  la 
bonne  cause,  venaient  de  faire  un  faux,  n'eurent  pas 
plus  de  scrupule  ici.  Ils  la  poussèrent,  au  nom  de 
Dieu,  mais  surtout  par  sa  passion,  son  ardeur  d'accom- 
plir ce  qu'avait  voulu  le  Dauphin,  de  le  faire  (tout 
mort  qu'il  était)  vaincre,  triompher  et  régner. 

Depuis  octobre  (dixième  mois  de  veuvage)  tout 
semblait  arrangé.  Elle  suivait  le  roi  partout,  en  voi- 
ture, à  la  chasse,  même  en  janvier,  fort  rajeunie, 
brillante.  Déjà  elle  faisait  son  futur  ministère.  Elle 
dit  à  Nicolaï  :  «  Vous  serez  grand  aumônier  et  car- 
dinal. Votre  frère  a  les  sceaux.  »  D'Aiguillon  remplaçait 
Ghoiseul. 

La  chute  de  celui-ci  semblait  certaine.  Un  coup 
imprévu  changea  tout.  Le  1er  février  (à  son  treizième 
mois  de  veuvage),  la  Dauphine  un  matin  tombe  en 


TYRANNIE   DE    CHOISEUL   SUR   LE    ROI  447 

syncope  et  elle  a  une  énorme  perte.  L'accident  est 
ainsi  précisé  dans  la  note  que  Richelieu,  homme  de 
la  Dauphin  e,  die  la  lui-même,  et  qui  plus  tard  fut 
imprimée  par  Mirabeau,  réimprimée  par  Soulavie, 
Louis  XVI,  I,  305-324. 

Ce  pauvre  corps,  gros,  mou,  sanguin,  s'affaissa 
tout  à  coup.  Si  longtemps  immobile  près  du  Dauphin, 
si  mobile  depuis  chez  le  roi,  dans  les  courses,  les 
chasses,  les  secousses  de  voitures  rapides,  elle  avait 
pu  être  blessée. 

Tronchin,  qui  était  avec  elle,  descendit  chez  le  roi, 
lui  dit  que  cette  crise  n'était  pas  naturelle.  Elle  venait 
de  boire  son  chocolat.  Madame  Adélaïde  dit  qu'elle 
était  empoisonnée.  Elle  tira  de  ses  cassettes  un  contre- 
poison qu'elle  portait  partout  avec  elle.  Du  2  au  12 
elle  fait  elle-même  le  chocolat  de  la  Dauphine,  qui 
meurt  pourtant.  On  l'ouvre.  Nul  poison  apparent. 
Grande  dispute  entre  médecins.  Sénac  dit  :  «  acci- 
dent »,  Tronchin  soutient  «poison  ».  C'était  la  version 
préférée  de  la  Cour,  du  roi,  d'Adélaïde.  On  disait  que 
certains  poisons  tuent  sans  laisser  de  traces.  Tout  à 
coup  on  ne  dit  plus  rien.  Mais  ce  qui  saisit  d'étonne- 
ment,  ce  fut  de  voir  cette  violente  Adélaïde  elle- 
même  reculer,  se  dédire,  ou  du  moins  se  taire. 
Elle  vit  que  Choiseul  resterait,  elle  le  ménagea, 
désirant  à  tout  prix  avoir  l'éducation  du  petit 
Louis  XVI,  tenir  l'enfant  et  l'avenir.  On  l'amusa 
ainsi  pour  lui  fermer  la  bouche.  Et  puis,  on  l'attrapa. 
L'enfant  fut  donné  à  la  reine.  Elle  aimait  peu  sa  fille. 
Choiseul  sut  faire  agir  ses  Jésuites  polonais,  les  sots 


148  HISTOIRE    DE    FRANCE 

meneurs  de  la  vieille  malade,  qui,  du  reste,  vécut 
peu  de  temps. 

De  plus  en  plus  suspect,  haï  du  roi,  Ghoiseul  (chose 
bizarre)  paraissait  s'affermir.  A  la  mort  du  Dauphin, 
quoiqu'on  crût  au  poison,  le  roi  n'osa  souffler.  Il 
s'était  enfermé.  Ghoiseul  perça  à  lui.  Surpris  de  son 
audace,  le  roi  très  faiblement  dit  :  «  regretter  peu  le 
Dauphin,  mais  bien  l'opposition  qu'il  avait  faite  au 
Parlement  ». 

La  Dauphine  mourant,  le  roi  fut  accablé,  mais  ne 
fît  nulle  enquête.  Il  ordonna  seulement  aux  médecins 
des  études,  des  recherches  sur  les  poisons. 

S'il  osait  quelque  chose,  c'était  en  grand  secret.  Il 
fît  sous  main  une  pension  très  forte  à  son  Éon  de 
Londres,  qui  avait  dénoncé  les  Ghoiseul  comme 
empoisonneurs.  (Voy.  Gaillarde t;  Boutaric.) 

De  plus  en  plus,  il  vivait  comme  un  rat,  sous 
terre  et  se  cachant,  recherchant  les  ténèbres.  Il  prit 
le  Parc-aux-Cerfs  en  haine.  Il  voulut  quelque  temps 
tromper  la  police  des  Ghoiseul,  il  essaya  des  moyens 
d'Orient,  d'avoir  dans  certain  trou  (la  chambrette 
près  de  la  chapelle)  de  ces  petits  mignons,  qui  per- 
mettent l'absolu  secret.  Il  acheta  un  enfant  de  neuf 
ans,  et  jusqu'à  treize  au  moins  le  tint  dans  ce 
sépulcre.  Il  nourrissait,  soignait,  comme  un  petit 
animal  domestique,  la  gentille  créature  (c'était  une 
fille).  Nulle  femme  de  service.  Il  la  servait  lui-même. 
En  même  temps  il  lui  faisait  l'école  et  lui  apprenait 
ses  prières,  gâtait,  grondait,  caressait,  corrigeait. 
Étrange, éducation,  dévote  et  libertine.  L'enfant  s'en 


TYRANNIE    DE   C1I0ISEUL   SUR    LE   ROI  149 

irritait,  lui  disait  parfois  :  «  Je  te  hais.  »  Par  cela 
même  le  petit  lion  en  cage  l'attacha  fort,  si  on  doit 
en  juger  par  la  fortune  qu'il  lui  fît  {Richelieu). 

Mais  l'enfance  était  tout  dans  ce  honteux  mystère. 
Elle  grandit  et  fut  femme  un  matin,  enceinte.  Il  ne 
voulut  plus  la  garder. 


ISO  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE   X 


Fin  des  Choiseul.  (1767-1770. 


Si  bien  assis,  si  fortement  planté,  Choiseul,  de  plus, 
était   ancré   ici  par  deux  câbles,  Vienne  et  Madrid. 

Marie-Thérèse  aimait  tellement  Louis  XY,  tellement 
notre  France,  que,  ne  pouvant  elle-même  les  épouser, 
elle  brûlait  de  leur  donner  sa  fille,  toutes  ses  filles, 
si  elle  eût  pu.  Elle  en  avait  de  grandes  et  de  petites, 
au  choix,  depuis  vingt-cinq  ans  jusqu'à  douze,  pour 
le  roi,  le  Dauphin,  et  tous  nos  petits  princes.  Elle  mit 
sa  Caroline  à  Naples  (1768).  Si  le  roi,  à  cinquante- 
huit  ans,  eût  voulu  une  grande  personne,  il  y  avait 
Marie-Elisabeth.  S'il  aimait  plutôt  les  enfants,  il  y 
avait  Marie-Antoinette,  une  blondine  à  qui  on  envoya 
d'ici  un  précepteur  et  qu'on  élevait  expressément  pour 
être  reine  de  France,  dans  nos  goûts,  nos  futilités. 

Choiseul  était  donc  cher,  nécessaire  à  Marie- 
Thérèse.  Mais  la  haine,  autant  que  l'amour,  peut  lier, 
plus  encore  peut-être.  La  haine  l'unissait  à  Madrid,  la 


FIN   DES    CHOISEUL  151 

vengeance  que  Charles  III  voulait  tirer  de  l'Angle- 
terre. Dès  le  lendemain  de  la  paix,  Ghoiseul  lui 
envoya  des  gens  pour  lui  faire  des  canons.  Il  était 
impossible  de  mieux  avertir  les  Anglais. 

Non  moins  indiscrètement,  il  eut  la  fatuité 
d'endosser  le  rôle  insolent  d'ennemi  personnel  du 
grand  Frédéric.  Quelqu'un  demandant  l'auteur  des 
vers  outrageants  à  ce  prince  (vers  qu'on  fit  faire  à 
Palissot)  :  «  L'auteur?  dit  Ghoiseul,  mais  c'est  moi!  » 

Attitude  bien  peu  politique,  mais  dont  l'imperti- 
nence hardie  ne  déplaisait  pas  à  la  France.  —  A  ce 
point  qu'aujourd'hui  encore  l'histoire  traite  fort  dou- 
cement ce  fidèle  agent  de  l'Autriche. 

Cette  tactique,  qui  lui  réussit  tellement  dans  l'opi- 
nion, en  faisait  un  scabreux  et  dangereux  ministre, 
qui,  parlant  toujours  de  la  guerre,  de  la  descente  en 
Angleterre,  de  surprendre  et  brûler  Garthage,  risquait 
de  nous  perdre  nous-mêmes. 

Grisant  incessamment  l'Espagne,  il  pouvait  fort 
bien  être  pris  à  son  propre  piège,  être  engagé  (lui  et  la 
France)  dans  un  coup  de  tête  espagnol,  —  et  cela  si 
peu  préparé,  ruiné,  en  pleine  banqueroute! 

Ces  vanteries  guerrières  allaient  juste  au  rebours  du 
mouvement  économique  qu'il  prétendait  encourager. 
Les  réformes  agricoles,  les  sociétés  d'agriculture  (Voy. 
Doniol,  Bonnemère,  etc.),  demandaient  de  la  confiance 
dans  la  paix.  La  pauvre  France  avait  besoin,  grand 
besoin  de  se  reconnaître  et  de  se  refaire  quelque 
peu. 

Mais  quoi  que  fût  Ghoiseul,   il  avait  l'opinion,  la 


152  HISTOIRE    DE    FRANCE 

presse,  les  salons,  Ferney.  Gela  le  rendait  impeccable. 
D'une  sécurité  étonnante.  Choiseul,  sa  sœur,  avaient 
l'absolution  d'avance  dans  leurs  actes  les  plus  risqués. 
A  tout  on  mettait  la  sourdine. 

Un  coup  d'Etat  contre  une  femme,  l'emploi  de  la 
toute-puissance  dans  une  vengeance  d'amour,  en  tout 
temps  c'est  chose  odieuse.  On  la  passe  à  Choiseul.  Il 
poursuivait  sa  belle-sœur,  la  jeune  femme  de  son  frère 
Stainville.  Repoussé,  il  la  fait  prendre  (sous  prétexte 
de  mauvaises  mœurs),  en  pleine  Cour,  en  plein  bal, 
par  les  exempts,  comme  une  fille,  et  enfermer  pour 
toujours  au  couvent,  en  correction. 

Tout  ce  qui ,  plus  tard ,  compromit  tellement 
Marie -Antoinette,  fut  accepté  patiemment  de  Mme  de 
Grammont.  Elle  gouvernait  son  frère,  Julie  la  gouver- 
nait (Voy.  Durnouriez),  Julie  fut  reine  de  France. 

Les  dames,  excédées  des  bavards  et  des  hommes 
qui  n'étaient  guère  hommes,  s'étaient  dit  :  «  Plus 
d'amants,  car  c'est  abdiquer.  »  (Lauzun.)  —  Elles 
croyaient  rester  indépendantes  en  s'en  tenant  aux 
petites  amies,  ayant  dans  l'intérieur  quelque  bijou 
discret,  qui  couvrait,  cachait  leurs  faiblesses.  Ici, 
ce  fut  tout  le  contraire.  Mrae  de  Grammont  eut  un 
maître  dans  la  friponne  qui  impudemment  l'affi- 
chait. 

Mademoiselle  Julie,  loin  d'être,  comme  les  autres, 
aux  petits  cabinets,  tenait  appartement,  un  entre-sol 
à  elle,  et  un  bureau  à  tout  venant.  Dans  le  bureau 
trônait  son  petit  chien.  Bête  adorée,  idole,  à  qui  les 
plus  huppés  faisaient  la  révérence.  On  lui  faisait  des 


FIN   DES   CHOISEUL  153 

vers.  On  s'ingéniait  à  deviner  ce  qui  plaisait  au  chien, 
à  la  maîtresse.  La  voyant  soucieuse,  un  Italien  trouva 
que  dans  ses  chiffons  elle  avait  des  billets  de  notre 
défunt  Canada  (et  pas  moins  d'un  demi-million).  Vrais 
chiffons,  papiers  de  rebut.  On  offrit  de  les  lui  changer 
pour  d'excellents  billets  de  Gênes.  Il  suffisait  qu'elle 
agît  près  de  M"1C  de  Grammont  pour  qu'on  secou- 
rut les  Génois  contre  la  Corse  révoltée.  Le  projet 
plut;  la  sœur  prit  feu  et  enflamma  le  frère  pour  deux 
vilaines  choses  :  tromper  Gênes,  écraser  la  Corse.  On 
fît  si  bien  que  les  Génois  épuisés,  endettés,  furent  trop 
heureux  finalement  de  céder  cette  Corse,  si  peu  utile 
et  funeste  plus  tard. 

Julie,  lancée  dans  les  affaires,  en  fît  plus  d'une.  Par 
elle  et  son  crédit,  M.  de  Penthièvre  put  faire  le  désiré 
mariage  de  sa  fille  avec  Orléans,  faire  cet  entassement 
de  deux  fortunes  colossales,  énorme,  dangereux;  un 
roi  d'argent  auprès  de  Louis  XVI,  un  centre  provi- 
soire, un  foyer  de  révolution. 

Mais  l'affaire  où  Julie  éclata  tristement,  ce  fut  le 
procès  de  Lally. 

Lally  -  Tulle  nclally.  La  France,  étourdiment,  a  sou- 
vent employé  des  fous  sauvages  ou  intrigants,  héros 
écervelés  ou  fourbes,  comme  les  O'Reilly,  Lally, 
d'Irlande,  comme  le  Stuart  (Sobieski),  les  Ornano  de 
Corse,  qui  faillirent  être  rois  de  France  vers  1632. 
Gens  dangereux,  brillants,  nés  pour  la  gloire  et  les 
chutes  finales,  pour  faire  miracle  et  nous  casser 
le  cou. 

Lally,  superbe  à  Fontenoy,  n'en  fut  pas  moins  un 


154  HISTOIRE    DE    FRANCE 

homme  né  tristement  et  de  mauvais  augure,  marqué 
du  sort  d'avance.  Par  ses  vertus  et  par  ses  vices, 
probité,  dureté,  brutalité  et  fureurs  folles,  dès  l'ar- 
rivée dans  l'Inde,  il  se  brouille  avec  tous,  insulte 
tous,  perd  tout.  Il  était  prisonnier  à  Londres  quand  il 
sut  qu'on  le  menaçait  à  Paris.  Il  se  fait  renvoyer 
prisonnier  sur  parole,  apporte  ici  sa  tête.  L'intérêt  de 
Ghoiseul,  pour  excuser  les  fautes  de  sa  Guerre  de  Sept- 
Ans,  était  certainement  de  se  rejeter  sur  Lally,  de  le 
perdre.  L'ennemi  capital  de  celui-ci  avait  épousé  une 
Ghoiseul.  Le  ministre  eût  voulu  que  le  procès  se  fît 
au  Parlement,  mais  craignait  la  présence,  l'énergie 
de  Lally;  il  voulait  l'éloigner.  Mme  de  Grammont  ne 
le  lui  permit  pas.  On  disait  dans  Paris  que  Lally, 
revenant  de  l'Inde,  lui  avait  donné  des  diamants  ;  cela 
voulait  dire  à  Julie.  La  dame  était  fort  nette.  Elle 
court  chez  son  frère,  s'emporte,  exige  que  Lally  soit 
arrêté.  Ghoiseul  en  signe  l'ordre,  en  faisant  avertir 
Lally.  En  vain.  Notre  Irlandais  va  droit  à  la 
Bastille. 

Dès  lors  il  est  perdu.  Tant  de  gens  ruinés  avec  la 
Compagnie  des  Indes  entourent  le  Parlement.  Ces 
magistrats,  si  ignorants  et  des  choses  militaires,  et 
cle  l'Inde,  et  de  tout,  n'en  trouvent  pas  moins  que 
Lally  a  trahi  les  intérêts  du  roi.  Trahi?  Est-ce  par 
erreur  ou  par  sottise? 

Horrible  fut  le  jugement.  Quand  o'n  lui  lut  ce  mot, 
trahi,  il  entra  en  fureur,  prit  un  couteau,  se  poi- 
gnarda. Il  ne  put  se  tuer.  On  l'emmena  hurlant  ;  on 
lui  mit  un  bâillon,  on  le  mit  dans  un  tombereau,  on  le 


I  IN    DES    CHOISEUL  155 

frappa,  on  le  manqua;  enfin  on  lui  scia  la  tête  (176G). 
La  tète  de  Lally  était  le  seul  acompte  qu'on  pût 
donner  à  la  misère  publique,  aux  enragés  de  l'Inde 
et  aux  désespérés  du  Canada,  aux  rentiers  famé- 
liques, qui,  d'époque  en  époque,  toujours  ajournés, 
se  mouraient.  Depuis  61  et  la  petite  banqueroute  de 
Silhouette,  Ghoiseul  remit  tout  à  la  paix  (63).  A  la 
paix,  rien.  Il  remit  tout  à  l'an  1767.  Et  alors  rien.  Il 
remit  tout  à  69,  où  vint  Terray,  l'exterminateur 
général.  Et  Ghoiseul  s'en  lava  les  mains.  Il  tomba  à 
merveille,  populaire,  accusant  Terray,  lequel  ne  fît 
pourtant  que  la  banqueroute  de  Ghoiseul. 

L'honneur  pour  celui-ci  ce  fut  d'avoir  eu  l'art  de 
manier  le  Parlement,  de  le  faire  tourner  à  sa  guise. 
Féroce  pour  Lally,  féroce  pour  le  petit  La  Barre  dont 
il  confirma  la  sentence,  le  Parlement,  pour  Ghoiseul, 
fut  très  doux.  Qu'on  le  consultât  en  finances  et  qu'on 
prît  chez  lui  les  ministres  (Laverdy,  Terray,  etc.),  cela 
le  calmait  fort.  Dans  les  remboursements,  si  ajournés, 
si  difficiles,  on  remboursait  d'abord  le  Parlement. 
Ghoiseul,  en  retour,  en  tira  la  déclaration  si  nouvelle  : 
«  Qu'en  le  roi  seul  était  tout  le  pouvoir  législatif.  » 
Le  roi  (1766),  put  solennellement  proscrire  l'union 
des  Parlements,  se  faire  même  apporter  de  tous  les 
Parlements  de  France  leurs  registres  et  biffer  les  mots 
prohibés  de  sa  main. 

Pour  le  dehors,  Ghoiseul  fut  moins  habile.  Tenu  par 
"Vienne,  il  croyait  la  tenir.  Jamais  il  ne  prévit  que 
Vienne,  cette  mortelle  ennemie  de  la  Prusse,  s'arran- 
gerait à  son  insu  avec  la  Prusse  et  la  Russie  dans 


156  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'affaire  de  Pologne.  Il  dit  d'abord  avec  son  ton  tran- 
chant :  «  C'est  loin,  très  loin  de  nous.  Eh!  qu'importe 
à  la  France  !  »  Puis  il  dit  :  «  Nul  accord  possible  entre 
les  partageants.  »  Puis,  il  s'inquiéta,  encouragea  les 
résistances,  envoya  des  secours  minimes  et  déri- 
soires. (Boutaric,  I,  145,  155.)  Il  souleva  les  Turcs, 
mais  ne  put  faire  bouger  l'Autriche. 

Où  se  réfugia  la  Pologne  ?  Précisément  dans  le  prin- 
cipe catholique  qui  l'avait  perdue.  La  Confédération 
de  Bar  donne  beau  jeu  aux  hypocrites  envahisseurs 
qui  reprochaient  l'intolérance  aux  Polonais1.  Menée 
par  des  évoques,  elle  jure  le  triomphe  du  Catholicisme, 
son  maintien  exclusif  contre  les  protestants  (1768). 
Qu'arrive-t-il?  Un  tiers  sans  scrupule  viendra  prendre 
sa  part.  Le  jeune  empereur  Joseph  II,  sectaire  de 
Frédéric  et  de  nos  philosophes,  entrera  en  Pologne. 
L'Europe  protestante,  et  l'Angleterre  en  tête,  applau- 
dit au  partage.  L'Angleterre,  tout  à  l'heure,  empêche 


1.  Dans  V  Histoire  de  Pologne  des  deux  Mickiewicz,  pleine  de  faits  nou- 
veaux, d'idées  grandes  et  profondes,  je  trouve  une  fort  bonne  noie  qui  éclaire 
l'affaire  obscure  des  dissidents  (p.  433).  C'était  uniquement  les  calvinistes  et 
luthériens  (et  non  les  grecs,  réunis  à  l'Église  romaine).  Les  dissidents 
n'étaient  nullement  en  servitude,  comme  le  disaient  la  Russie  et  la  Prusse. 
Ils  avaient  deux  cents  églises  et  la  parfaite  liberté  du  culte.  Ils  occupaient  des 
grades  dans  l'armée.  Mais  on  les  excluait  des  charges.  On  leur  refusait  le 
droit  de  voter.  Dans  un  pays  où  le  veto  d'un  seul  arrêtait  tout,  il  semblait 
dangereux  de  faire  voter  des  gens  qu'appuyait  l'étranger.  {Mickiewicz,  1866.) — 
J'insiste  peu  sur  cette  grande  affaire.  Elle  absorberait  mon  récit.  Et  je  dois 
avant  tout  tenir  ferme  et  serré  le  fil  intérieur  de  la  France.  —  Pour  la  même 
raison,  j'ai  peu  parlé  de  la  suppression  des  Jésuites,  m'en  rapportant  à  tant 
d'écrits  qu'on  a  faits  là-dessus,  spécialement  à  celui  d'Alexis  de  Saint-Priest. 
Pour  bien  comprendre  la  scène  principale,  celle  d'Espagne  (1766),  il  faut  se 
rappeler  ce  que  j'ai  dit  dans  une  note  du  premier  chapitre  (1758),  sur  leur 
complot  pour  notre  Infante  et  pour  faire  croire  Charles  III  bâtard  adultérin  et 
fils  d'Alberoni. 


FIN   DES   CHOISEUL  157 

à  main  armée  les  faibles  tentatives  de  la  France  pour 
les  Polonais. 

Myope  vers  le  Nord,  Choiseul  vit-il  clair  au  Midi? 
Il  y  eut  deux  succès,  deux  conquêtes  faciles,  qui 
curent  pour  sa  ruine  d'incalculables  résultats.  Il  prit 
Avignon,  prit  la  Corse. 

Clément  XIII ,  irrité  du  renvoi  des  Jésuites 
d'Espagne,  de  Naples  et  de  Parme,  s'en  prit  au  plus 
faible  des  trois,  à  notre  Infant  de  Parme,  lança 
l'excommunication.  Choiseul  en  prit  prétexte  pour 
venger. les  Bourbons.  Il  saisit  le  Comtat  (juin  1768). 
Et.  presque  en  même  temps,  jetant  toute  une  armée 
en  Corse,  il  s'en  empara  en  trois  mois  (juin  1769): 
méprisables  conquêtes.  Avignon,  saisi  pour  un  jour. 
La  Corse,  possession  précaire,  si  peu  sûre  pour  la 
France  toujours  secondaire  en  marine,  à  qui  la  mer 
peut  se  fermer  demain. 

Cette  petite  Corse,  méchant  «  rocher  sanglant  » 
(Notes  de  Louis  XVI),  exaspéra  l'Anglais  et  lui  fît  faire 
une  énorme  sottise.  En  haine  de  Choiseul  et  des 
Turcs,  il  seconda,  exalta  la  Russie.  Du  fond  de  la 
Baltique,  il  prend  sa  flotte  en  main,  l'accueille  dans 
ses  ports.  Londres  était  russe  pour  ses  bas  intérêts 
(les  suifs,  cuirs  et  goudrons).  L'Europe  applaudissait. 
Les  Russes  vont  délivrer  la  Grèce.  Voltaire  crie  : 
«  Bravo  !  Salamine  !  Victoire  !  Résurrection  d'Athènes  !  » 
Remorqué  par  l'Anglais,  le  bas  coquin  Orloff,  l'étran- 
gleur  de  Pierre  III,  détruit  la  flotte  turque  à  Tschesmé 
(juillet  1770).  L'Anglais  a  eu  le  beau  succès  d'avoir 
fait  de  la  Russie  une  glorieuse  puissance  maritime. 


158  HISTOIRE    DE    FRANCE 

La  nouvelle,  à  l'instant  portée  en  Allemagne,  trouve 
Frédéric  et  Joseph  II  en  conférence,  en  amitié. 
Deuxième  défaite  pour  Ghoiseul.  Ses  Turcs  sont 
écrasés,  son  Autriche  lui  tourne  le  dos. 

Sa  troisième  défaite  est  en  France.  Le  compte  de  la 
Guerre  de  Sept-Ans,  remis  à  63,  remis  à  67,  irrémis- 
siblement  l'accable  en  69.  Les  banquiers  de  la  Cour 
n'avancent  plus  un  sou.  La  catastrophe  arrive,  la 
banqueroute,  accomplie  par  Terray.  Quelle  banque- 
route? celle  de  Ghoiseul.  Impudemment  il  crie 
contre  Terray,  et  Terray  peut  répondre  :  «  Yos 
quinze  cents  millions  de  la  Guerre  de  Sept-Ans 
(Voy.  Voltaire),  soixante -quinze  millions  donnés  à 
Vienne,  c'est  la  banqueroute  d'aujourd'hui.  »  Dans 
cette  même  année  1769,  Ghoiseul  payait  encore  son 
tribut  à  l'Autriche.  Il  fait  avec  Terray  comme  un 
homme  qui,  ayant  encombré  la  place  d'ordures,  crie 
haro  sur  le  balayeur. 

Le  pis  pour  celui  qui  avait  si  bien  surpris  l'opinion, 
c'est  qu'elle  risquait  fort  de  lui  échapper  un  matin. 
Visiblement  il  n'avait  rien  prévu,  et  Vienne  s'était 
moquée  de  lui.  Le  moqueur,  le  méchant,  drapé  en 
scélérat,  allait  tout  bonnement  paraître  un  innocent. 

Sans  la  guerre  il  était  perdu,  c'était  sa  dernière 
chance.  Il  nie  qu'il  l'ait  voulue.  Mais  ses  actes,  sa 
situation,  son  intérêt  visible,  pèsent  beaucoup  plus 
que  ses  paroles. 

De  longue  date  il  préparait  la  guerre.  Il  aigrissait 
l'Anglais.  Il  payait  sans  mystère  les  aboyeurs  de 
Londres  et  ses  faux  patriotes.  Lord  Rochefort,  récla- 


FIN   DES   CH01SEUL  159 

mant  pour  la  Corse,  n'en  tire  qu'un  mot  impertinent  : 
«  Qu'il  ne  ferait  pas  un  seul  pas,  dans  sa  chambre 
même,  pour  rassurer  l'Angleterre  là-dessus.  » 

Parler  ainsi,  braver  la  guerre,  quand  on  est  sans 
ressources,  quand  on  est  arrivé,  de  délai  en  délai,  à 
la  dernière  culbute,  faire  en  pleine  banqueroute  le 
bravache  insolent,  cela  se  comprend-il?  Il  avait,  il 
est  vrai,  fait  des  vaisseaux,  mais  nullement  refait  la 
marine.  Il  avait  en  espoir  la  révolte  des  États-Unis, 
mais  révolte  future,  lointaine,  éloignée  de  six  ans,  et 
qui  viendrait  trop  tard.  Il  était  sûr  d'avoir  du  premier 
coup  des  revers  effroyables.  Il  n'en  allait  pas  moins, 
poussait,  précipitait  l'Espagne  à  se  perdre,  à  nous 
perdre,  à  entraîner  la  France.  Cette  fureur  s'explique 
par  l'intrigue  intérieure  de  Versailles,  où  Choiseul, 
la  Grammont  étaient  précipités,  s'ils  ne  mettaient 
l'Europe  en  feu.  Mais  la  paix  triompha  par  un  sauveur 
étrange.  La  France  fut  sauvée  de  la  guerre  par  la 
Du  Barry. 


160  HISTOIRE   DE   FRANCE 


CHAPITRE    XI 


La  Du  Barry.  —  Mort  de  Louis  XV.  (1770-1774.) 


On  a  vu  que  la  Pompadour,  et  plus  anciennement 
la  De  Prie,  avaient  été  de  pures  spéculations,  arran- 
gées et  créées  par  la  Banque,  la  haute  finance.  Il 
en  fut  à  peu  près  de  môme  pour  celle-ci.  Elle  fut 
inventée,  exploitée  et  soufflée  par  un  escroc  gascon, 
le  joueur  Du  Barry. 

Richelieu,  son  patron,  entra  d'autant  plus  en  ceci 
qu'il  sentait  deux  dangers.  Ghoiseul  pouvait  pousser 
le  roi  à  se  remarier,  à  prendre  un  de  ces  anges 
blonds  (comme  en  eut  tant  Marie-Thérèse),  qui  eût 
éternisé  Ghoiseul  et  l'influence  de  l'Autriche.  Le  roi 
pouvait  aussi  mourir.  Et  il  en  prenait  le  chemin. 
Après  la  mort  de  la  Dauphine,  il  eut  comme  un  accès 
de  peur,  crut  sentir  là  la  main  de  Dieu.  Mais  après 
il  eut  un  retour  de  fureur  libertine,  qui  tournait 
au  Tibère.  On  parle  de  dames  forcées,  surprises  par 
des  drogues  erotiques,  de  quatre  jeunes  religieuses, 


LA   DU   BARRY.  —  MORT  DE   LOUIS   XV  161 

livrées  toutes  à  la  fois  au  caprice  impuissant.  Si  tout 
cela  est  vrai,  il  courait  à  la  mort.  Ce  fut  en  Richelieu 
un  vrai  coup  de  génie  de  couper  court,  vendre  le 
Parc-aux-Cerfs,  de  deviner  qu'après  tant  de  raffine- 
ments, une  chose  pouvait  agir  encore,  quelle?  la  vie 
naturelle,  tout  simplement  monogamique,  une  bonne 
fille,  le  rire  et  la  joie. 

La  fille  n'avait  pas  moins  de  vingt-cinq  ans,  avait 
tout  traversé.  Il  n'y  paraissait  pas.  Vendue,  revendue 
dès  l'enfance,  insoucieuse,  elle  avait  l'air  d'avoir 
ignoré  tout  cela,  ou  du  moins  oublié.  Elle  n'eut  pas 
ces  hontes,  ces  retours,  ces  aigreurs,  qui  gâtent  la 
fille  de  joie,  la  font  triste  comme  un  cimetière.  Elle 
resta  sereine,  admirablement  gaie  et  bonne1,  pour 
faire  plaisir  à  tout  le  monde,  aimer  tout  le  genre 
humain. 

Mi-Lorraine  et  mi-Champenoise,  mais  amenée  très 
jeune,  c'était  une  enfant  de  Paris.  Cela  se  sent  du  pre- 
mier coup  au  fameux  buste  du  Louvre.  Cette  petite 
crânerie  à  relever  ainsi  la  tête  ne  se  voit  guère 
qu'ici.  Elle  est  bonne,  elle  est  gaie,  jolie  (quoique 
Walpole  assure  qu'on  ne  l'aurait  pas  remarquée). 
Pour  vingt-cinq  ans  elle  est  un  peu  mesquine  et  de 
formes  peu  riches.  Si  elle  était  plus  femme,  sa  vie  eût 


1.  Elle  était  vraiment  bonne.  Biïssot  en  conte  un  trait  charmant.  En  1778, 
quand  Paris  et  la  France  s'étouffaient  à  la  [porte  de  Voltaire,  Brissot,  alors 
fort  inconnu,  un  pauvre  auteur  mal  mis,  n'avait  pu  pénétrer,  s'en  allait  tête 
basse.  «  A  ce  moment,  dit-il,  une  jeune  personne  éblouissante  sort,  voit  ma 
triste  mine,  s'émeut,  me  dit  :  «  Monsieur,  que  vouliez-vous?  —  Voir  M.  de 
«Voltaire.  —  Eh  bien,  dit-elle,  je  remonte;  j'obtiendrai  qu'on  vous  fasse 
«  entrer.  » 

r.  xvi  11 


162  HISTOIRE    DE    FRANCE 

laissé  trace.  C'est  un  gamin  plutôt,  un  gentil  petit 
polisson,  bon  diable,  en  train  de  rire.  Sa  figure  n'est  pas 
libertine  ni  menteuse,  ni  impertinente,  mais  joueuse 
et  espiègle,  ayant  la  malice  à  coup  sûr  et  tous  les 
menus  vices  des  enfants  des  rues  de  Paris.  Elle  n'a 
pas  besoin,  comme  nos  fausses  bacchantes,  de  singer 
la  folie.  Elle  sera  suffisamment  folle,  ayant  pourtant 
une  petite  tète  pour  être  folle  à  point,  délirer  à  propos. 

Elle  naquit  bien  bas.  Le  nom  carnavalesque  de  sa 
mère  est  dans  Rabelais,  petit  nom  de  guerre  abrégé, 
la  Bécu1.  Quel  père?  le  savait-elle?  Tels  en  font  hon- 
neur à  un  moine,  tels  à  un  cuisinier.  Je  tiens  pour 
celui-ci.  Elle  n'a  rien  d'obscène,  mais  la  lèvre  friande. 
Elle  dut  naître  en  quelque  cuisine  un  jour  de  Mardi 
gras.  Habillée  en  garçon,  coiffée  du  blanc  bonnet,  elle 
ferait  penser  à  ce  charmant  Lulli,  le  petit  pâtissier. 

C'était  à  table  qu'il  fallait  la  montrer.  Là  elle  avait 
tout  son  essor.  Richelieu  et  Lebel  la  firent  souper 
entre  eux.  Le  roi  regardait  par  un  trou.  Lui  qui  ne 
riait  pas,  qui  voyait  si  peu  rire  dans  son  palais 
maussade,  il  fut  surpris  et  stupéfait...  C'était  la  Joie 
vivante,  la  libre  liberté,  et  des  élans  et  des  éclats... 
Dans  son  ravissement,  il  veut  la  voir  de  près.  Nul 
embarras,  nulle  gêne;  rien  ne  l'étonné;  chez  lui,  elle 
est  chez  elle,  aussi  gaie,  aussi  folle.  Lebel  est  effrayé 
lui-même  de  voir  le  roi  pris  à  ce  point  pour  une  fille.  Le 
roi  n'en  tient  compte.  Il  la  fait  dame,  la  titre,  la  marie. 

La  grosse  affaire,  c'étaient  Mesdames,  si  sévères,  si 

1.  MM.  de  Goncourt  ont  retrouve  ce  nom.  Tout  ceci  chez  eux  est  fort 
curieux,  très  neuf,  fondé  sur  des  pièces  précieuses,  des  inss.,  etc. 


LA   DU   BARRY.  —MORT   DE   LOUIS    XV  163 

collet-monté.  Le  roi  avait  déjà  eu  des  filles.  Mais 
celle-ci  faisait  tant  de  bruit!  Tout  Paris  la  chantait. 
Ghoiseul,  avec  sa  sœur,  avait  organisé  une  batterie 
terrible  de  chansons  contre  elle  et  le  roi  [La  belle 
Bourbonnaise,  la  maîtresse  de  Biaise,  etc.).  Honte  ! 
scandale!  horreur!...  On  raisonna  Mesdames.  On 
leur  cita  l'Ancien,  le  Nouveau -Testament,  où  l'on 
voit  que  le  ciel  prend  bien  bas  ses  élus.  C'est  Raab, 
c'est  Jahel  (les  Du  Barry  d'alors),  qui  sauvèrent  le 
peuple  de  Dieu.  Plus  l'instrument  est  vil,  et  plus  la 
main  d'en  haut  visiblement  éclate.  Une  chose  de  plus 
dut  trancher  pour  Mesdames  :  c'est  que  le  roi  vivrait 
bien  plus,  se  réduisant  à  celle-ci. 

On  attendait,  on  était  en  prières  pour  qu'Esther 
triomphât  d'Aman.  Dans  un  souper  de  prêtres,  l'un 
dit  :  «  Messieurs,  buvons  à  la  Présentation!  — 
Quelle?  C'est  demain  la  Chandeleur,  où  l'on  présente 
au  Temple  Notre-Seigneur...  S'agit-il  de  cela?  — 
Point.  Je  dis  la  présentation  de  la  nouvelle  Esther 
qu'on  fait  aujourd'hui  à  Versailles,  et  qui  va  nous 
sauver  l'Église  »  (Mss.  Hardi,  Goncourt,  II,  129). 

On  la  trouva  non  seulement  charmante,  mais 
décente  et  plus  modeste  que  bien  des  femmes  de 
Cour.  A  la  messe  où  elle  parut,  il  y  eut  nombre 
d'évêques.  Chose  plus  forte,  elle  fut  reçue  chez  Mes- 
dames, à  leur  concert  spirituel,  reçue  chez  leur 
élève,  leur  enfant,  le  Dauphin,  qui  donnait  un  con- 
cert aussi. 

Ghoiseul  se  rabattait  du  côté  du  Dauphin,  voulait 
s'en  emparer.  N'ayant  pu  marier  le  roi,  il  imposa,  il 


164  HISTOIRE    DE    FRANCE 

exigea  que  le  mariage  tant  promis  eût  lieu  aussi,  que 
la  petite  fille  élevée  tout  exprès  pour  la  France  ne 
restât  pas  à  Vienne.  On  céda.  Elle  vint.  Le  fatal 
mariage  de  Marie-Antoinette  se  fit  dans  une  fête  tra- 
gique du  plus  sinistre  augure.  Quel  résultat?  aucun 
pour  Ghoiseul.  Au  contraire.  Sa  sœur,  qui  s'échappait 
en  outrages  pour  la  Du  Barry,  reçut  ordre  du  roi  de 
ne  plus  paraître  à  la  Cour. 

Elle  mit  son  exil  à  profit,  courut  les  Parlements, 
hardie  solliciteuse.  Et  contre  qui?  contre  le  roi, 
arrangeant  un  procès  où  indirectement  il  aurait  été 
l'accusé. 

Ghoiseul,  contre  son  maître,  avait  gardé  des  armes, 
pour  l'effrayer  au  moins.  Il  avait  pris  doubles  pré- 
cautions, et  défensives  et  offensives  : 

Défensives.  C'était  de  lui  faire  signer  tout,  jusqu'aux 
mesures  hostiles  qu'il  prenait  contre  le  roi  même 
(on  l'a  vu  dans  l'affaire  d'Éon).  «  Le  roi  n'est  pas 
mineur.  Lui  seul  a  tout  voulu,  tout  ordonné,  tout 
fait.  »  (Ghoiseul,  Mém.,  I,  93-94.) 

Autres  précautions  très  directement  offensives,  Ri- 
chelieu dit  qu'au  moment  trouble  où  le  roi  perdit 
le  Dauphin,  Ghoiseul  en  profita  pour  tirer  de  lui 
contre  lui  une  pièce  accablante,  où  il  se  diffamait  lui- 
même.  D'Aiguillon  et  Galonné  tenaient  La  Chalotais; 
avec  de  fausses  pièces,  ils  croyaient  l'égorger;  le 
bourreau  était  prêt.  Ghoiseul  fit  dire  au  roi,  au  bas 
d'un  mémoire  de  Galonné,  «  qu'il  l'avouait,  que  celui- 
ci  n'avait  rien  fait  que  par  ses  ordres  ». 

Le  roi,  compromis   à  ce  point  par  ce  mot  impru- 


LA  DU  BARRY.  —MORT   DE   LOUIS   XV  165 

dent,  ayant  l'air  de  faire  corps  avec  ces  faussaires 
assassins,  resta  fort  tristement  en  cause.  Lorsque  le 
Parlement  fit  le  procès  à  d'Aiguillon,  lorsque,  encou- 
ragés par  Choiseul,  de  Bretagne  à  Paris  vinrent  dix- 
huit  cents  Bretons,  pour  témoigner  et  l'accabler,  le 
roi,  pour  ainsi  dire,  était  coaccusé,  lui  qui  avait  cou- 
vert Galonné,  agent  de  d'Aiguillon. 

Autre  affaire  plus  cruelle,  qu'avait  en  mains  Choi- 
seul, vrai  poignard  dans  les  reins  du  roi. 

Les  mauvaises  récoltes  qui  commencèrent  en  67, 
amenant  la  cherté,  le  peuple  en  accusait  l'exportation, 
l'agiotage  sur  les  blés.  Le  roi  était  associé  à  une 
compagnie,  qui,  d'abord  honorable,  tourna  aux  plus 
vilains  trafics,  aux  plus  coupables  monopoles.  Le 
Parlement  de  Rouen  attaqua  les  monopoleurs.  La 
Cour  arrêta  les  poursuites.  Et  le  Parlement  insistant 
dit  que  là  on  avait  encore  reconnu  le  pouvoir.  Souf- 
flet hardi,  et  encore  aggravé  par  l'ironique  expli- 
cation :  «  A  Dieu  ne  plaise,  Sire,  que  nous  ayons 
pensé  à  vous!  » 

Arme  terrible  pour  Choiseul.  Versailles  en  dut 
pâlir,  quand  la  discussion  de  Rouen  passa  à  Paris, 
reprise  ici  par  notre  Parlement,  sur  ce  volcan  si 
inflammable,  au  terrain  brûlant  des  révoltes. 

Choiseul,  à  ce  moment,  faisait  un  coup  hardi  qui 
tranchait  tout,  lançait  la  guerre,  et  pour  longtemps, 
ce  semble,  le  rivait  au  pouvoir.  Écrivant  seul  au  roi 
d'Espagne,  sans  l'intermédiaire  des  commis,  il  lui  fît 
sauter  le  grand  pas,  tirer  l'épée  contre  l'Anglais,  et 
dès  lors  entraîner  la  France. 


166  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Stupeur  profonde  ici.  Le  roi  entre  deux  peurs,  peur 
de  la  guerre  et  peur  du  Parlement,  n'aurait  rien  fait 
du  tout.  On  vit  là  ce  que  c'est  qu'un  enfant  de  Paris. 
La  folle,  la  rieuse,  exploita  sa  peur  même,  l'augmenta 
pour  le  rendre  hardi.  Elle  avait  acheté  le  Charles  Fr 
de  Yan  Dyck.  Le  montrant,  elle  dit  :  «  Vois-tu  ce 
roi?  la  France/...  Eh  bien!  ton  Parlement  te  fera 
couper  la  tête  aussi.  » 

Maupeou,  Terray,  deux  têtes  fortes,  étaient  derrière, 
et  la  faisaient  parler.  Ils  savaient  au  plus  juste  ce 
qu'on  pouvait  oser.  Le  roi  ayant  imposé  le  silence 
sur  d'Aiguillon,  et  le  Parlement  s'en  moquant,  le 
roi,  le  3  septembre,  vint  enlever  les  pièces.  Le 
24  décembre,  il  exila  Choiseul.  La  nuit  du  20  janvier 
il  enleva  le  Parlemeut. 

Heureux  Choiseul!  il  tombe  dans  la  gloire  !  Il  a  l'air 
d'emporter  les  libertés  publiques.  Il  tombe  à  point,  à 
temps  pour  esquiver  l'horreur  de  la  ruine  publique, 
la  banqueroute  qu'il  a  préparée. 

Sa  chute  est  un  triomphe.  Toute  la  France  va 
s'écrire  chez  lui.  Tout  court  à  Ghanteloup.  Les 
habiles  envisagent  le  roi  vieux  et  usé,  et  la  jeune 
dauphine  autrichienne  dont  Choiseul  (on  n'en  doute) 
sera  premier  ministre. 

Le  roi,  dans  son  courage  de  renverser  Choiseul, 
fut  très  timide  encore.  Il  eut  peur  de  la  voix  publique, 
peur  des  révélations  qu'il  pouvait  faire,  et  qu'il  ne  fît 
que  mieux,  les  livrant  à  la  foule  de  ses  visiteurs 
innombrables,  leur  disant  à  tous  à  l'oreille  ce  qu'il 
voulait  faire  répéter.  Non  sans  raison,  d'Aiguillon  se 


LA   DU   BARRY.  —  MORT   DE   LOUIS  XV  167 

demande  si  le  roi  n'eût  pas  risqué  moins  à  mettre 
Choiseul  en  jugement. 

Le  Parlement  était  peu  regrettable.  Dans  ses  cruels 
procès  des  derniers  temps,  il  s'était  fort  souillé.  Doux 
pour  Choiseul  qui  lui  donnait  les  places,  doux  pour 
Terray  qui  le  ménagea  seul  dans'  l'universelle  ruine, 
il  se  soutenait  peu  dans  sa  vieille  voie  d'austérité.  11 
n'avait  pu  rien  faire,  rien  empêcher,  ni  les  guerres 
de  ce  règne,  ni  la  ruineuse  banqueroute,  ni  l'asser- 
vissement à  l'Autriche.  Il  tua  les  Jésuites,  mais  tard, 
et  quand  ils  étaient  morts. 

On  en  peut  dire  une  seule  chose,  assez  grave  au 
fond  :  Il  parlait.  Il  prêtait  une  voix  officielle  à  l'opi- 
nion. Partage  utile  qui  l'avança  parfois;  mais  funeste 
pourtant,  s'il  devait  à  jamais  faire  qu'on  s'en  tînt  à 
des  paroles,  et  que  jamais  la  France  ne  fît  sa  vraie 
constitution. 

La  révolution  de  Maupeou,  louée  et  saluée  de  Vol- 
taire, fut  approuvée  très  haut  par  un  sérieux  juge,  qui 
eût  voulu  la  maintenir,  par  l'irréprochable  Turgot. 
Elle  rend  la  justice  gratuite.  Elle  supprime  la  vénalité 
des  charges,  réduit  le  ressort  immense  du  Parlement 
de  Paris,  qui  comprenait  Arras  et  Lyon,  imposait  des 
voyages  immenses  et  ruineux  aux  plaideurs,  et  les 
faisait  attendre  des  années. 

A  regarder  les  choses  froidement,  on  peut  dire  que 
la  révolution  avait  été  heureuse. 

Elle  brisait  la  chaîne  qui  nous  rattachait  à  l'Au- 
triche. D'Aiguillon,  tant  haï  et  méprisé  qu'il  fût, 
eût  voulu  revenir  au  système   français,  à  la  tradi- 


168  HISTOIRE    DE    FRANCE 

tion  de  son  grand-oncle,   le   cardinal  de  Richelieu. 

D'Aiguillon  dit  de  la  Pologne  :  «  Qu'y  pouvais-je  ? 
C'était  trop  tard.  Il  eût  fallu  agir  depuis  longtemps. 
Tout  était  impossible  dans  l'état  où  Choiseul  laissa 
la  France,  ruinée,  épuisée  pour  l'Autriche.  »  (Voy. 
Mémoires  d'Aiguillon.) 

Quoi  qu'on  pût  faire  alors,  tout  gouvernement  était 
sûr  d'être  d'avancé  condamné,  moqué,  maudit,  flétri. 
De  Maupeou,  d'Aiguillon,  de  Terray,  on  ne  voulait 
rien,  on  n'acceptait  rien.  Leur  ministère  semblait  un 
moment  de  passage,  un  carnaval  malpropre  où  l'on 
ne  pouvait  se  mêler.  On  ne  voulait  y  voir  qu'une  fille 
flanquée  de  trois  fripons. 

Maupeou  eut  beau  chercher.  Pour  sa  magistrature, 
il  trouva  peu  de  gens  honnêtes.  Ceux  qui  l'auraient 
été,  ayant  endossé  cette  honte  de  se  rattacher  à 
Maupeou,  se  découragèrent,  se  salirent.  Plus  on  les 
méprisa,  plus  ils  furent  méprisables.  Paris  accueillait 
tout  contre  eux.  On  lut  avidement  les  amusants 
Mémoires  où  Beaumarchais  soutint  avoir  corrompu 
un  des  leurs.  Ce  Figaro,  lui-même  équivoque  intri- 
gant, puis  spéculateur  éhonté,  justement  étrillé  plus 
tard  par  Mirabeau,  Éon,  etc.,  fut  cru  comme  Évangile, 
quand  il  servit  la  haine,  le  mépris  du  public  pour  les 
magistrats  de  Maupeou. 

D'Aiguillon  avait  eu  cependant  un  succès  qui 
aurait  relevé  tout  autre.  Tirant  dé  la  disgrâce  un 
homme  très  capable,  Vergennes,  il  l'envoya  en  Suède 
et  y  fit  la  révolution.  La  Russie  et  la  Prusse  comp- 
taient sur  l'anarchie  qu'entretenait  le  sénat;  déjà  sur 


LA   DU   BARRY.  —  MORT   DE   LOUIS   XV  169 

le  papier  ils  se  partageaient  la  Suède.  {Geffroy, 
d'après  les  Archives  de  Suède.)  Avec  notre  Ycrgennes 
et  un  peu  d'argent  de  la  France,  la  royauté  y  fut 
rétablie  par  Gustave,  le  partage  empêché.  Ce  fut  le 
salut  du  pays  (1773). 

D'Aiguillon  avait  fait  quelques  ouvertures  à  la 
Prusse.  Cela  venait  bien  tard.  Depuis  un  quart  de 
siècle,  Frédéric,  délaissé  par  nous,  puis  si  âprement 
attaqué,  avait  pris  son  parti,  laissé  là  le  haut  rôle  de 
héros,  pactisé  avec  la  barbarie,  adoptant  sans  retour 
la  via  mala  des  voleurs.  Son  affaire,  à  cette  heure, 
était  d'y  enrôler  l'Autriche,  de  forcer  la  pudeur  de  la 
vieille  Marie-Thérèse,  dont  la  dévotion  avait  honte  de 
voler  sur  des  catholiques.  Malgré  ses  confesseurs  qui 
la  rassuraient  là-dessus,  «  elle  pleurait  terriblement, 
dit  Frédéric.  Mais  plus  elle  pleurait,  et  plus  elle  pre- 
nait de  Pologne.  Il  fallut  qu'on  lui  fit  sa  part.  » 

Tout  l'usage  que  fît  Frédéric  des  ouvertures  de 
d'Aiguillon,  ce  fut  d'en  parler  à  l'Autriche.  Celle-ci 
trouva  là  un  prétexte  pour  s'excuser  d'entrer  dans  le 
partage,  quand,  tout  étant  réglé,  elle  nous  fit  le  hon- 
teux aveu. 

Le  roi  n'ayant  rien  fait,  et  ne  voulant  rien  faire, 
n'en  fut  pas  moins  blessé.  Il  avait  toujours  cru  (comme 
Louis  XIY)  mettre  là  un  des  siens.  La  Cour,  d'après  le 
roi,  parut  fort  indignée.  Il  fallut  faire  semblant  de 
vouloir  quelque  chose.  Aiguillon  faisait  mine  de  ras- 
sembler des  troupes,  et  menaçait  l'Autriche  aux  Pays- 
Bas.  Il  réunit  à  Brest,  il  arma  une  flotte.  Tout  cela  peu 
utile,  d'un  pitoyable  résultat.  Les  Anglais  défendirent 


170  HISTOIRE    DE    FRANCE 

à  cette  flotte  de  sortir;  même  outrageusement,  leurs 
frégates,  à  Brest,  à  Toulon,  entrèrent,  pour  surveil- 
ler les  nôtres  et  les  faire  obéir  à  l'ordre  souverain  de 
Londres  ! 

C'est  le  point  le  plus  bas  où  soit  tombé  la  France. 
La  situation  tout  entière  est  exposée,  mieux  qu'en 
aucune  histoire,  dans  les  admirables  Mémoires  que 
remit  Broglie  à  Louis  XV.  (Boutaric,  I  et  IL)  Mais  d'un 
si  triste  état  quelle  est  l'explication,  le  vrai  mot  qui 
dit  tout?  Banqueroute,  épuisement. 

On  a  des  billets  de  Terray  à  tel  banquier;  il  le 
prie  à  genoux  de  lui  prêter  au  moins  telle  petite 
somme  pour  les  payements  du  jour.  Sans  quoi  le 
misérable  ne  pourrait  plus  aller,  et  mettrait  la  clé 
sous  la  porte. 

Terray,  dans  sa  première  année,  avait  été  fort  dur, 
l'instrument  odieux,  excusable  pourtant,  de  la  néces- 
sité. Par  les  moyens  les  plus  cruels,  il  établissait  la 
balance  des  dépenses  et  des  recettes.  Il  voulait 
l'ordre,  et  il  était  capable  de  le  faire,  mais  deman- 
dait l'économie.  Il  n'obtint  rien,  et  il  fut  entraîné.  Il 
augmente  l'impôt,  crée  des  taxes  nouvelles.  Il  double 
les  péages,  les  droits  de  greffe  et  de  contrôle,  vend 
les  charges  municipales.  Et  avec  tout  cela,  le  voilà 
débordé  encore.  Le  déficit  reparaît  de  nouveau. 

En  plein  gâchis  et  n'espérant  plus  rien,  on  va,  on 
court,  on  lâche  tout.  Le  parti  Du  Barry,  un  monde 
d'intrigants  (Cour,  tripot,  sacristie),  la  volée  dévorante 
de  ces  mouches  immondes  qui  naissent  aux  lieux 
fétides,  emplit  Versailles.  Et  chacun  pille.  —  Le  roi, 


LA  DU   BARRY.  —  MORT   DE   LOUIS  XV  171 

comme  les  autres,  a  son  petit  commerce.  En  bon 
négociant,  il  note  jour  par  jour  sur  son  carnet  le  prix 
des  blés.  —  Gain  rapace  et  dépense  aveugle.  —  La 
folle,  qui  l'est  de  plus  en  plus,  jette  l'argent  par  les 
fenêtres.  Elle  prend,  donne,  achète  au  hasard.  Mais 
dans  cette  furie  de  dépense,  elle  est  (moins  que  folle) 
imbécile,  elle  radote,  veut  une  toilette  d'or!...  Meuble 
bète,  qui  fut  commencé,  mais  la  mort  du  roi 
l'arrêta. 

Cette  mort  est  une  comédie.  La  petite  vérole  l'ayant 
pris  (à  soixante-quatre  ans,  d'autant  plus  dangereuse), 
le  débat  s'engagea  de  la  façon  la  plus  étrange.  Les 
dévots  qui  régnaient,  craignaient  les  sacrements,  qui 
auraient  effrayé,  tué  le  roi.  Les  non  dévots,  par 
contre,  voulaient  les  sacrements  pour  envoyer  le  roi 
au  diable.  Richelieu,  comme  athée,  était  chef  du  parti 
dévot,  et  ce  fut  lui  qui  se  chargea  d'arrêter  au  pas- 
sage l'archevêque  de  Paris.  Il  le  retint,  lui  dit  : 
a  Monseigneur,  s'il  vous  faut  un  homme  à  confesser, 
prenez-moi,  me  voici.  Et  je  vous  en  dirai  de  belles  !  » 
DeBeaumont,  qui  était  un  saint,  mollit  pourtant  ici;  il 
eut  peur  d'effrayer  ce  bon  roi  si  utile  à  la  religion,  et 
rengaina  ses  sacrements.  [La  Rochefoucauld,  Besenval, 
Richelieu,  G.  d'Heilly,  etc.) 

Mais  le  roi  les  voulut.  Il  se  sentait  partir.  Il  éloigna 
la  Du  Barry,  communia,  mourut  fort  décemment.  Le 
10  mai,  à  deux  heures,  ce  règne  de  cinquante-neuf 
ans  finit,  et  la  France  eut  la  joie  d'avoir  perdu  le 
Bien-Aimé  (1715-1774). 


172  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE    XII 


Avènement  de  Louis  XVI.  (1774. ) 


Grâce  aux  récentes  publications  de  Vienne,  nous  ne 
parlons  plus  au  hasard,  comme  on  faisait,  du  mariage 
de  Louis  XVI,  des  années  qui  s'écoulent  avant  la 
mort  de  Louis  XV  et  des  premières  du  nouveau  règne. 
L'intérieur,  dans  son  plus  intime,  nous  est  désormais 
révélé. 

Les  deux  jeunes  époux  avaient  cela  de  singulier  que 
lui,  né  à  Versailles,  était  tout  Allemand,  comme  sa 
mère.  Et  elle  au  contraire,  née  à  Vienne,  était  absolu- 
ment Française,  ou  pour  mieux  dire  Lorraine,  comme 
son  père,  qui,  épousant  Marie -Thérèse,  devenant 
Empereur,  ne  put  pourtant  jamais  apprendre  l'alle- 
mand. Il  était  neveu  de  notre  Régent,  lui  ressemblait 
au  moins  par  l'amour  du  plaisir,'  une  légèreté  qui 
passa  à  sa  fille. 

Le  Dauphin  avait  le  malheur  d'avoir  des  deux  côtés, 
paternel,  maternel,  un  fâcheux  précédent  de  lourdeur 


AVÈNEMENT  DE   LOUIS  XVI  173 

et  d'obésité.  Il  combattit  cela  toute  sa  vie  par  l'exer- 
cice,  la  chasse,  la  fatigue  des  métiers  manuels,  le 
marteau  et  l'enclume.  Il  ne  devint  jamais  comme  son 
père  un  monstre  de  graisse. 

Sous  ses  formes  un  peu  rudes,  le  fonds  chez  lui  était 
la  sensibilité,  aveugle,  il  est  vrai,  et  sanguine,  qui  lui 
échappait  par  accès.  Morne,  muet,  dur  d'apparence, 
il  n'en  avait  pas  moins  quelquefois  des  torrents  de 
larmes.  Quand,  coup  sur  coup,  son  père,  sa  mère 
moururent,  il  eut  ce  cri  :  «  Qui  m'aimera  ?  »  Sa  tante 
Adélaïde  l'aimait  assez,  mais  aigre  et  sèche,  elle  allait 
peu  à  sa  nature.  Cette  bonne  nature  parut  aux  tristes 
fêtes  du  mariage  où  cent  personnes  furent  étouffées; 
il  en  eut  un  chagrin  profond.  Elle  parut  à  Ventrée  dans 
Paris  qu'il  fît  plus  tard;  la  joie,  la  tendresse  du  peuple, 
eurent  sur  lui  cet  effet  qu'il  parla  à  merveille;  son 
cœur  dénoua  son  esprit. 

On  a  vu  que  Ghoiseul  faisait,  in  extremis,  ce  mariage 
d'Autriche  pour  remonter,  durer  encore  (mai  1770). 
On  mariait  le  Dauphin  malgré  lui.  La  petite  fille  vint 
quand  personne  ne  la  désirait.  Ce  que  furent  l'arrivée 
et  les  premiers  rapports,  un  témoin  nous  le  dit,  un 
témoin  oculaire,  Yermond,  le  précepteur  de  Marie- 
Antoinette.  Il  y  eut  des  deux  côtés  un  froid  mortel, 
étrange  entre  si  jeunes  gens.  L'enfant  de  quatorze  ans 
laissait  son  cœur  à  Vienne,  et  se  croyait  entre  des 
ennemis.  Le  Dauphin  (de  seize  ans),  bien  instruit  par 
ses  tantes,  ne  vit  dans  sa  petite  épouse  qu'un  agent 
de  Marie-Thérèse. 

Celle-ci,   avec    sa    passion,    son    effort   ordinaire 


174  HISTOIRE    DE    FRANCE 

pour  peser  sur  ses  filles,  fît  pour  son  Antoinette  ce 
qu'elle  fit  auparavant  pour  sa  Caroline  de  Naples. 
Elle  l'endoctrina  fortement  au  départ,  la  fît  coucher 
près  d'elle  aux  derniers  mois,  l'entretenant  la  "nuit 
du  terrible  pays  de  France,  où  elle  allait,  lui  rem- 
plissant la  tête  de  toutes  sortes  de  craintes,  de 
précautions  qu'il  fallait  prendre,  faisant  enfin  tout 
ce  qui  pouvait  ôter  le  naturel  à  cette  enfant,  créer 
la  défiance  contre  elle. 

La  petite  était  fort  troublée.  Elle  avait  une  peur 
extrême  du  Dauphin,  ne  permettait  pas  que  Ver- 
mond  la  quittât.  Ce  redouté  Dauphin  avait  cependant 
l'air  d'un  bon  jeune  Allemand,  encore  plus  embar- 
rassé qu'elle.  Le  lendemain  de  l'arrivée,  il  entre, 
au  matin  :  «  Avez-vous  dormi?  »  C'est  tout  ce  qu'il 
trouva.  «  Oui  »,  dit-elle.  Yermond  était  là,  un  peu 
éloigné  seulement.   Le  Dauphin  brusquement  sortit. 

Elle  montrait  beaucoup  trop  la  prudence  qu'on 
lui  avait  recommandée,  ne  se  fiant  à  aucune  clé, 
cachant  dans  son  lit  même  les  lettres  de  sa  mère, 
et  par  là  faisant  croire  qu'elles  contenaient  de  grands 
secrets.  Elle  écrivait  le  jour  où  ses  lettres  partaient, 
les  cachetait  au  moment  même,  les  envoyait  tout 
droit  par  l'ambassade.  Les  innocents  cahiers  de  ses 
extraits  d'histoire  (un  complément  d'éducation),  elle 
n'osait  les  continuer  avec  Vermond,  «  de  peur  d'être 
surprise  par  M.  le  Dauphin.  »  [Lettres  de  Vermond, 
p.  369-370.) 

Sa  mère,  fort  maladroitement,  par  une  exigence 
vaine,  lui  ménagea  une  querelle  dès  l'arrivée.  Elle 


AVÈNEMENT   DE   LOUIS   XVI  175 

demanda  à  Louis  XV  que  Mademoiselle  de  Lorraine, 
parente  de  l'Empereur,  fût  aux  fêtes  après  les 
Gondè,  avant  les  Bouillon,  les  Rohan,  et  autres 
familles  titrées.  Vive,  très  vive  résistance  de  tous 
ces  gens,  qui,,  blessant  la  Dauphine,  se  crurent  dès 
lors  en  guerre  avec  elle,  furent  ses  ennemis. 

Son  aimable  figure  et  sa  vivacité  d'enfant  avaient 
plu  fort  au  roi.  Elle  n'avait  nullement  déplu  à 
Mesdames.  Raisonnablement  elle  inclinait  de  ce  côté, 
attirée  spécialement  par  la  bonté  de  Madame  Vic- 
toire. Elle  y  allait  trois  fois  par  jour  (Arneth,  p.  13) 
et  elle  y  voyait  le  Dauphin.  Il  était  trop  heureux 
que  la  jeune  princesse,  isolée,  d'elle-même  préférât 
le  seul  lien  sur,  honorable,  de  Versailles.  Mais 
Mesdames  étaient  suspectes  à  Marie -Thérèse.  Elle 
eut  le  tort  très  grave  d'en  éloigner  sa  fille,  qui 
dès  lors  suivit  sa  nature,  alla  aux  jeunes  dames, 
aux  rieuses  étourdies,  aux  petites  moqueuses,  dont 
sa  mère  la  blâma  (trop  tard). 

La  vieille  impératrice,  qui,  malgré  elle  et  en 
tremblant,  entrait  dans  cette  mauvaise  action,  le 
partage  de  la  Pologne,  aurait  voulu  que  la  Dauphine 
lui  ménageât  la  Du  Barry.  Mais  cette  fille,  si  fami- 
lière, se  fût  fait  à  l'instant  amie  et  camarade.  La 
Dauphine  se  serait  brouillée  avec  Mesdames,  avec 
son  mari  même.  Ce  qui  la  rapprochait  quelque  peu 
du  Dauphin,  c'était  précisément  la  haine  et  le  dégoût 
commun  qu'ils  avaient  de  la  Du  Barry. 

Autre  tort  de  la  mère.  N'ayant  plus  son  Ghoiseul, 
voyant  branler   l'alliance   française,    elle    eût   voulu 


176  HISTOIRE    DE    FRANCE 

à  tout  prix  une  grossesse,  un  enfant,  qui  raffermît 
ici  l'influence  autrichienne.  Impatience  étrange, 
inconvenante.  Elle  en  rougit  parfois.  Puis  elle  revient 
à  la  charge,  elle  inquiète,  tourmente  sa  fille.  De 
là  beaucoup  de  bavardages,  tout  le  monde  au  cou- 
rant de  ces  secrets  du  lit.  Les  courtisans  moqueurs, 
et  les  femmes  de  chambre  (Campan,  etc.),  ont  fort 
indécemment  occupé  l'histoire  de  cela,  et  aux  dépens 
de  Louis  XVI,  excusant  par  sa  négligence  les  échap- 
pées de  la  jeune  étourdie. 

Le  gouverneur  La  Vauguyon  eut  la  première  année 
un  motif  spécieux  de  les  tenir  à  part.  C'étaient 
de  vrais  enfants  encore,  qui  semblaient  faibles, 
lymphatiques.  La  petite  grandit  encore  pendant 
deux  ans. 

Le  Dauphin,  sans  jamais  tomber  dans  les  excès 
de  Louis  XV,  ni  boire  beaucoup,  mangeait  à  l'alle- 
mande, lourdement,  gauchement,  trop  vite.  Il  avait 
des  indigestions.  Elle  des  diarrhées,  coliques,  etc. 
(Arneth.,  p.  10,  188,  227),  souvent  les  yeux  rouges 
et  malades.  (Am.,  p.  377,  et  Soûl.,  II,  65.)  En  deux 
ans  cependant  elle  engraissa  un  peu;  sa  peau  alors 
fut  extrêmement  belle;  elle  eut  l'éclat  unique,  la 
splendeur  de  la  beauté  rousse.  La  Du  Barry  en 
plaisantait  et  d'autres,  pour  en  éloigner  le  Dauphin, 
par  l'idée  du  défaut  des  rousses,  que  Ferdinand  de 
Naples  imputait  à  la  Caroline.  Antoinette  du  reste 
brunit. 

Leurs  appartements  à  Versailles  étaient  fort  séparés. 
Le  Dauphin  chassait  tous  les  jours,  revenait  fatigué, 


AVÈNEMENT   DE   LOUIS   XVI  177 

dormait  (et  même  à  la  table  du  roi).  Ce  n'était  pas 
le  compte  de  Marie -Thérèse.  Le  nouveau  ministère 
lui  était  très  contraire.  Il  croyait  (non  sans  cause)  aux 
espionnages  de  l'Autriche.  Il  n'envoyait  plus  môme 
d'ambassadeur  à  Vienne.  Marie -Thérèse  s'en  mourait 
de  chagrin,  de  peur,  au  partage  de  la  Pologne. 
La  vieille  y  descend  jusqu'à  tromper  sa  fille  même, 
dans  ses  lettres  intimes  et  secrètes.  Le  4  mars,  elle 
signe  le  partage  et  le  pacte  avec  la  Russie.  Le  4  mai, 
elle  écrit  à  sa  fille  qu'on  la  calomnie  en  disant 
qu'elle   s'allie  avec  la   Russie.   (Arneth,  p.  86.  ) 

Quoique  M.  Arneth  ne  donne  évidemment  que 
des  lettres  choisies  et  triées,  ce  qui  reste  est  assez 
honteux.  On  y  voit  qu'elle  fit  de  sa  fille  l'instrument 
de  sa  politique.  Elle  gémit  à  chaque  lettre  de  ne 
pas  la  savoir  enceinte.  Elle  n'ose  écrire  tout.  Mais 
elle  lui  dit  :  «  Croyez  Mercy  (l'ambassadeur),  faites 
ce  qu'il  dira.  »  Yermond  sans  nul  doute  agissait, 
avec  un  Resenval,  un  fat  très  corrompu,  que  Ghoi- 
seul  avait  mis  comme  mentor  près  de  la  Dauphine. 
Stylée  par  ces  honnêtes  gens,  cette  enfant  de  quinze 
ans  joua  un  triste  rôle.  N'ayant  nul  goût  pour  le 
Dauphin,  plutôt  un  peu  de  répugnance,  elle  fit  les 
avances  et  elle  obtint  le  lit  commun.  On  le  voit 
indirectement,  mais  clairement,  dans  une  lettre  du 
21  juin  1771  :  «  Il  a  pris  médecine,  mais  va  bien, 
et  m'a  bien  promis  qu'il  ne  sera  pas  si  longtemps 
à  revenir  coucher.  »  Gela  gagné,  tout  fut  gagné. 
Le  jeune  homme,  honnête  et  touché  de  voir  la 
petite  (très  fière)   mettre  la  fierté    sous  ses  pieds, 

T.    XVI.  12 


178  HISTOIRE    DE    FRANCE 

sentit  son  devoir,  fut  exact  et  assidu  près  d'elle.  Le 
18  décembre,  elle  espère  être  enceinte.  «  M.  le  Dau- 
phin se  fortifie.   Il  est  tous  les  jours  plus  aimable, 
et  il  ne  manque  à   mon  bonheur  que  d'être  dans  le 
cas    de  ma   sœur   (enceinte);  je    V espère  bientôt.   » 
Les  choses  étaient  précipitées.  C'était  le  1 8  décembre. 
Le  partage  de  la  Pologne  fut  signé  le  4  mars,  nié 
encore  en  mai,  avoué  en  juillet.  La  mère  eût  donné 
toutes  choses   pour   qu'elle  fût  grosse   auparavant1. 
La  Dauphine   y   avait   le    mérite   de   l'obéissance. 
Car    tous    ses    goûts    l'éloignaient    du    Dauphin.    Il 
était    sérieux    et    s'appliquait,     employait    sa    forte 
mémoire.  Menacé  d'être  roi,   il  eût  voulu  entrevoir 
les  affaires,   être  admis  au  Conseil.   Il  étudiait,   en 
bonne   fortune   et   à  l'insu   de  Louis  XY,    avec  un 
officier  instruit  qui  lui  parlait  de  guerre  et  d'admi- 
nistration. 

La  Dauphine  au  contraire  n'eut  aucun  goût  d'études. 
Sa  mère  l'avait  fort  négligée  jusqu'à  treize  ans  (1768), 
jusqu'à  l'année  où  la  mort  de  la  reine  de  France 
fit  croire  qu'on  pourrait  la  faire  reine.  Elle  reçut 
alors  tous  les  maîtres  à  la  fois,  mais  n'apprit  rien 
du  tout.  Ses  lettres,  ses  dessins,   que  l'on  montrait, 

1.  Elle  eût  fort  bien  pu  l'être.  Leurs  rapports,  sans  être  complets,  pouvaient 
être  féconds  ;  cela  se  voit  souvent.  Les  trop  zélés  apologistes  de  la  reine,  pour 
excuser  ses  fautes,  voudraient  nous  faire  accroire  que  le  roi  était  froid  pour 
elle  et  impuissant.  Baudeau  nous  précise  la  clrose  (juin-juillet  74).  11  avait 
seulement  ce  qu'ont  souvent  les  plus  robustes  chez  qui  les  attaches  sont 
fortes.  Nombre  d'enfants  (Mirabeau,  par  exemple)  ont  un  petit  obstacle  ana- 
logue, au  frein  de  la  langue;  on  le  coupe  pour  la  délier:  souvent  aussi  cela  se 
délie  de  soi-même.  Il  n'en  fallait  faire  tant  de  bruit.  Nous  n'en  parlerions 
pas  si  les  gens  de  la  reine  {Camp an,  etc.)  n'avaient  adroitement  trompé  le 
public  là-dessus. 


AVÈNEMENT   DE   LOUIS   XVI  179 

n'étaient  pas  d'elle.  A  Versailles,  elle  était  trop  distraite 
ou  trop  vaniteuse  pour  refaire  son  éducation.  Ver- 
mond  s'en  désolait.  Sa  mère  lui  en  écrit  en  vain. 
«  La  lecture,  lui  dit-elle,  vous  est  plus  nécessaire 
qu'à  une  autre,  n'ayant  aucun  acquis,  ni  la  musique, 
ni  le  dessin,  ni  la  danse,  peinture  et  autres  sciences 
agréables.  »  (6  janvier  1771,  Arnelh,  p.  23.) 

Elle  n'avait  de  goût  que  pour  les  comédies.  Elle 
en  jouait,  y  remplissait  des  rôles,  faisait  Marton, 
Lisette.  Elle  riait  de  l'étiquette,  et  s'en  allait  légère 
cavalcader  avec  le  frère  Artois,  un  petit  fou.  Ils 
font  des  courses  à  ânes,  elle  tombe  et  donne  à  rire. 
Elle-même,  avec  ses  dames,  rit  du  roi,  un  peu  du 
Dauphin. 

Elle  était  très  charmante,  avec  tout  cela,  point 
méchante,  sensible  par  moments.  A  Y  entrée  dans 
Paris  (juin  73),  elle  a  un  joli  mouvement  de  cœur 
pour  ce  bon  peuple  ému  et  tendre,  pour  son  mari 
aussi,  qui  a  très  bien  parlé.  —  «  Aux  Tuileries,  nous 
ne  pouvions  ni  avancer  ni  reculer.  Au  retour,  nous 
sommes  montés  sur  une  terrasse  élevée.  Je  ne  puis 
dire  les  transports  d'affection  qu'on  nous  a  témoi- 
gnés. Nous  avons  salué  le  peuple  avec  la  main. 
Rien  de  si  précieux  que  l'amitié  du  peuple;  je  l'ai 
senti  et  ne  l'oublierai  jamais.  »  (.4m.,  89.) 


Mais  le  jour  redouté  du  Dauphin  est  venu.  On 
lui  apprend  que  Louis  XV  est  mort,  qu'il  est  roi. 
Il  s'évanouit. 


180  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Puis,   revenant  à  lui,   il    s'écria   :   —  «   Oh!  quel 
fardeau!...    Et  on   ne  m'a  rien   appris!  »  (Bandeau.) 

Le  scrupuleux  jeune  homme  était  dans  un  état 
qu'on  peut  dire  admirable,  décidé  à  marcher  dans 
la  droite  voie  et  contre  son  cœur  même.  On  le 
vit  tout  d'abord.  Sa  grande  religion  en  ce  monde, 
c'était  son  père,  Son  unique  affection,  c'était  la 
reine.  Or,  ce  père,  le  Dauphin,  avait  protégé  d'Ai- 
guillon, et  l'eût  gardé  certainement.  La  reine  aimait 
■Ghoiseul  qui  avait  fait  son  mariage,  brûlait  de  le 
faire  revenir.  Louis  XYI  écarta  Ghoiseul  et  d'Aiguillon. 

A  l'ouverture  première  du  secrétaire  de  Louis  XV, 
il  eut  un  coup  au  cœur,  vit  à  quel  point  l'Autriche 
l'enveloppait,  combien  il  lui  faudrait  se  garder  de 
la  reine.  Rohan,  ambassadeur  à  Vienne,  tout  récem- 
ment, le  10  janvier,  avait  averti  Louis  XV  qu'il  était 
vendu  jour  par  jour.  Mercy,  l'ambassadeur  d'Autriche, 
avait  acheté  un  commis  qui  lui  révélait  l'arrivée 
des  dépêches  et  leur  effet  au  ministère.  Il  avait 
acheté  à  la  Cour  un  seigneur  qui  l'informait  de  tout. 
Le  ministre  Kaunitz  avait  nos  chiffres,  avait  copie 
de  nos  dépêches  de  Versailles  et  des  ambassades 
françaises  dans  toute  l'Europe.  Des  bureaux,  à  Liège, 
Bruxelles,  Francfort  et  Ratisbonne,  interceptaient 
nos  lettres,  les  lisaient  au  passage  (Georgel,  I,  269- 
304).  L'homme  à  qui  on  devait  l'importante  révélation 
fut  noyé,  et  bientôt  trouvé  dans  le  Danube,  exposé 
avec  un  billet  pour  dire  qu'il  se  noyait  lui-même. 
[Boutaric,  II,  378;  Flassan,  VII,  119.) 

Tout  cela  était  clair.  Le  premier  soin  de  Louis  XVI, 


AVÈNEMENT   DE    LOUIS   NVI  181 

ce  fut  de  cacher  les  papiers  relatifs  à  l'Autriche 
dans  un  lieu  où  la  reine  n'allait  point,  la  pièce  des 
enclumes,  où  furtivement  il  forgeait,  près  des  combles. 
Seul,  libre  encore,  il  écrivit  en  Suède,  il  appela 
de  là  Yergennes,  ennemi  de  Choiseul,  et  qui  pouvait 
l'aider  à  lui  fermer  la  porte  solidement. 

Autre  effort,  et  très  beau.  Lui,  dévot,  ami  du 
clergé  et  élevé  par  un  Jésuite,  il  voulait  faire 
ministre  l'homme  qui  devait  le  moins  lui  plaire, 
Machault,  la  bête  noire  du  clergé.  Mais  probité 
incontestée.  Le  père  même  de  Louis  XY1  en  conve- 
nait dans  ses  papiers. 

Madame  Adélaïde  vint  cette  fois  encore  au  secours 
du  clergé.  Elle  dit  que  rappeler  Machault,  cet 
homme  haï,  c'était  revenir  aux  disputes.  Que  ne 
nommait-on  Maurepas,  si  aimable,  et  aimé  du  père 
de  Louis  XVI?  Elle  prit  la  lettre  tout  écrite,  changea 
un  peu  l'adresse,  et  de  Machault  fit  Maurepas. 

Maurepas,  si  léger,  avait  pourtant  deux  vrais 
mérites.  Il  avait  de  l'esprit,  il  était  anti-autrichien. 
Le  roi  le  logea  près  de  lui  pour  avoir  à  toute  heure 
son  soutien,  son  autorité,  avec  celle  de  ses  tantes, 
pour  se  garder  un  peu  de  sa  faiblesse  conjugale. 
Entre  Maurepas  et  Vergennes,  ses  deux  gardes  du 
corps,  il  craignit  moins,  accorda  à  la  reine  de  voir 
et  recevoir  Choiseul. 

On  crut  que  celui-ci  revenait  au  pouvoir.  Et  nos 
Autrichiens  exultaient.  Leur  déroute  n'en  fut  que 
mieux  marquée.  Le  roi  reçut  Choiseul,  et  ne  lui 
dit   qu'un  mot  :   «  Qu'il  était  bien  changé,  devenu 


182  HISTOIRE    DE    FRANCE 

gras  et  chauve.  »  Puis  lui  tourna  le  dos.  Choi- 
seul  désarçonné  retombe  pour  jamais  dans  l'exil 
(13  juin  74). 

L'Autriche  eût  moins  perdu  en  perdant  dix  batailles. 
Tout  son  espoir  était  le  retour  de  Ghoiseul.  Joseph  II 
et  Kaunitz,  dans  leurs  vastes  projets  de  Turquie, 
d'Allemagne,  partaient  de  cette  idée  qu'Antoinette 
leur  tenait  la  France  pour  s'en  servir  à  volonté. 
Marie-Thérèse,  à  chaque  lettre,  lui  demande  toujours 
d'être  bonne  Autrichienne,  lui  dit  expressément 
(Am.,  119,  1*24  et  passim)  :  «  Mêlez -vous  des 
affaires...  Devenez  le  conseil  du  roi...  Faites  de 
Mercy  votre  ministre.  »  En  toute  chose  qui  ne 
s'écrit  pas,  on  la  menait  par  Mercy,  Yermond, 
Besenval,  par  les  Ghoiseul  et  la  Grammont. 

Tout  acte  indépendant  de  la  France  leur  semblait 
révolte.  On  le  vit  en  78,  quand  le  roi  refusa  de  faire 
la  guerre  pour  Joseph  II  ;  Kaunitz,  si  réservé,  rougit 
et  pâlit  de  fureur  (Flassan,  VII).  On  le  vit  en  74;  la 
Grammont  indignée  courait  Paris,  disant  que  l'on 
saurait  bien  mettre  le  roi  à  la  raison  (Soûl.,  II,  256). 
Rohan,  le  29  mai,  avait  pris  congé  de  Marie-Thérèse 
(Arn.,  116),  mais  il  resta  à  Vienne  un  mois  pour 
observer  encore.  Il  recueillit  des  preuves  d'autant 
plus  accablantes  de  la  perfidie  de  l'Autriche,  qu'elles 
concordaient  à  merveille  avec  tout  ce  que  Broglie, 
dans  ses  lettres  secrètes,  avait  dit  au  feu  roi  (Voy. 
Boutaric).  Louis  XVI  allait  voir  qu'il  était  épié,  vendu, 
ainsi  que  Louis  XV.  Il  était  défiant.  Gomment  le 
changer  à  l'instant,  obtenir  qu'il  s'aveugle,  se  crève 


EVENEMENT  DE   LOUIS  XVI  183 

les  deux  yeux,  je  veux  dire  qu'il  écarte  à  la  fois  et 
Broglie  et  Rohan? 

Marie -Thérèse  était  épouvantée,  et  encore  plus 
l'ambassadeur- mouchard,  Mercy,  qui  sur  sa  face 
voyait  arriver  le  soufflet.  Leur  unique  ressource  était 
la  reine,  bien  jeune,  il  est  vrai,  bien  légère,  peu 
corrompue  encore,  pour  ruser  et  tromper  longtemps, 
La  mère  la  flatta  fort,  l'appela  son  amie  (Arn.y  122). 
Mercy,  Yermond,  lui  dirent  sans  nul  doute  qu'en 
servant  l'Autriche  elle  servait  la  France,  le  roi,  la 
paix  du  monde.  Elle  était  orgueilleuse,  et  on  la  prit 
par  là  pour  lui  faire  soutenir  un  mois  ou  deux  le 
rôle  le  plus  honteux  pour  une  femme,  d'obséder, 
d'enivrer  de  caresses  menteuses  un  mari  qui  lui 
répugnait. 

D'abord  elle  assura  qu'après  la  mort  presque 
subite  du. feu  roi,  elle  ne  serait  jamais  tranquille  si 
Louis  XVI  n'était  inoculé.  Elle  ferma  sa  porte,  s'en- 
ferma avec  lui,  l'enveloppant  de  soins  et  de  ten- 
dresse. Gela  le  toucha  fort,  et  lui  fît  faire  une  chose 
sotte  de  confiance  illimitée.  Il  supprima  l'agence 
secrète  de  Louis  XV,  donna  l'ordre  de  brûler  cette 
précieuse  correspondance,  et  les  papiers  de  Broglie, 
terribles  pour  l'Autriche  (Bout.,  II,  410;  6  juin).  Ordre 
inexécuté.  Du  moins,  il  tint  Broglie  éloigné,  se  bou- 
cha les  oreilles  et  ne  voulut  jamais  l'entendre. 

Mais  le  plus  fort  restait  à  faire.  Rohan  venait,  vou- 
lait être  entendu,  et  nul  prétexte  pour  l'exclure.  Le 
roi  était  guéri ,  sauf  des  boutons  secs  au  visage 
{Arn.j  122).    Moment    fort   décisif  où   la    reine   dut 


184  HISTOIRE    DE    FRANCE 

emporter  tout.  C'était  juin;  il  avait  vingt  ans.  L'ex- 
plosion des  sens  (tardive  chez  l'Allemand,  comme  il 
était)  n'éclatait  que  plus  violente,  et  l'aveugle  désir 
d'un  bonheur  jusque-là  incomplet,  ajourné. 

Au  28  pourtant  rien  encore1.  Paris  jasait  de  chi- 
rurgie, d'obstacle,  etc.,  sachant,  notant  tout  jour  par 
jour.  Mais  il  fallait  auparavant  que  la  reine  écrasât 
Rohan.  Cela  eut  lieu  à  l'entrée  de  juillet.  Elle  tenait 
le  roi  si  ivre,  si  aveugle,  que,  bien  loin  de  rien 
craindre,  elle  voulut  qu'il  reçût  Rohan,  l'assommât 
en  personne.  Celui-ci,  qui  venait  de  rendre  un  tel 
service,  qui  apportait  ses  preuves,  n'eut  qu'un  regard, 
celui  du  sanglier,  un  grondement  farouche  qui  le  fit 
fuir.  Telle  est  la  bête  en  l'homme  ! 

Et  telle  la  victoire  d'Eve.  L'impossible  devint  aisé 
(Bandeau,  14  juillet  1774).  Ingrat  pour  Broglie,  et 
ingrat  pour  Rohan,  il  fit  encore  un  pas  du  côté  de 
l'Autriche  ;  il  envoya  à  Vienne  Breteuil  que  deman- 
dait la  reine,  et  que  voulait  Marie-Thérèse.  Il  renonça 
à  rien  voir  ni  savoir. 

La  reine  avait  partie  gagnée.  Elle  ne  jouit  pas 
modestement  de  sa  victoire.  D'une  part,  espiègle, 
impertinente,  elle  insultait  les  ennemis  de  l'Autriche, 
tirait  la  langue  à  d'Aiguillon.  D'autre  part,  sans  souci 
des  chagrins  qu'en  eut  son  mari,  elle  courait  sans  lui 
de  nuit,  de  jour,  disant  qu'à  Vienne  on  était  libre 


1.  Les  dates  ici  sont  tout.  On  peut  les  établir  non  seulement  par  Georgel 
(I,  302),  par  Soulavie  (III,  177),  mais  surtout  par  Raudeau,  fort  désintéressé, 
fort  instruit,  et  intime  ami  d'un  ministre  qui  put  lui  dire  tout.  (Baudeau, 
Revue  rétrosp.,  III,  272,  etc.) 


AVÈNEMENT   DE   LOUIS   XVI  185 

ainsi.  Louis  XYI  en  grondait  (Bandeau)-,  sa  mère  s'en 
plaint  en  vain  à  chaque  lettre  (Arneth). 

Elle  portait  la  tête  haute,  surexhaussée  de  plumes 
et  de  panaches,  d'aigrettes  qui  menaçaient  le  ciel. 
Cette  mode  (odieuse  à  sa  mère,  à  Mesdames)  allait 
bien,  il  est  vrai,  à  sa  beauté  hautaine.  On  a  finement 
remarqué  (Geffroy)  que  les  portraits  charmants  de 
Mme  Lebrun  l'ont  trop  féminisée.  Le  front  bombé, 
les  yeux  saillants,  fort  bleus,  le  nez  plus  qu'aquilin, 
et  presque  recourbé,  eussent  fait  un  ensemble  sévère 
sans  l'adoucissement  d'un  léger  embonpoint  et  d'une 
incomparable  peau.  La  lèvre  inférieure  faisait  lippe 
et  semblait  sensuelle.  Les  sourcils,  très  fournis, 
marquaient  l'énergie  du  tempérament.  Sa  belle  che- 
velure le  disait  mieux  encore  par  ces  tons  roux  et 
chauds  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  blondes 
languissantes. 

Elle  était  colorée  plus  que  ne  le  sont  les  grandes 
dames.  N'aimant  guère  que  la  viande  (Ârn.j  80,  83), 
elle  était  fort  sanguine,  avait  aussi  beaucoup  d'hu- 
meurs et  certaines  crises  bilieuses  (Id.y  188).  Elle 
n'était  ni  gaie,  ni  sereine,  mais  toujours  émue,  véhé- 
mente. Par  moments  très  sensible  et  bonne  :  «  Si 
touchante!  écrivait  sa  mère  (Arn.,  53),  on  ne  peut 
pas  lui  résister.  »  Mais  elle  était  aussi  emportée  par 
instants,  colère  au  moindre  obstacle,  et  alors  aveu- 
glée, sans  respect  d'elle-même.  Montbarey  en  raconte 
une  scène  terrible,  si  bruyante,  qu'un  orage  qui 
éclatait  alors,  passa  inaperçu  :  on  n'entendait  pas 
Dieu  tonner. 


186  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Déjà  on  avait  fait  contre  elle  un  très  cruel  pam- 
phlet (Aurore),  où  on  lui  prêtait  des  amants.  En  avait- 
elle  avant  l'avènement?  quelque  goût  passager, 
quelque  léger  caprice?  La  chose  est  incertaine.  Mais 
elle  avait  une  passion  très  vive,  pour  un  très  digne 
objet,  bon  autant  que  charmant,  Madame  de  Lamballe. 
Cette  jeune  princesse  de  Savoie,  Italienne  de  nais- 
sance et  de  mère  allemande,  était  un  ange  de  dou- 
ceur. Elle  avait  de  tout  petits  traits,  une  tête  d'enfant, 
gentille  (comme  on  voit  au  portrait  de  Versailles , 
malgré  la  coiffure  ridicule).  Plus  âgée  que  la  reine, 
elle  semblait  plus  jeune,  comme  une  mignonne  petite 
sœur.  Mariée  un  moment,  et  très  mal,  elle  s'était 
vouée  à  son  beau-père,  Penthièvre,  venait  peu  à  la 
Cour,  vivait  seule  avec  lui  dans  les  bois  de  Yernon. 
C'était  toute  une  idylle.  La  reine,  chaque  hiver, 
l'avait  vue,  et  pourtant  ce  ne  fut  qu'aux  courses  de 
traîneaux  (janvier  74)  qu'elle  fut  prise  au  cœur. 
Elle  la  vit  glisser,  passer  comme  un  éclair.  «  C'était 
le  printemps  dans  l'hermine.  »  De  là  un  vif  caprice, 
une  ardeur  de  tendresse,  excessive,  éphémère,  fatale 
à  la  douce  personne,  faible  créature  sans  défense, 
née  pour  se  donner  trop,  pour  aimer  et  mourir. 


MINISTÈRE   DE   TURGOT  187 


CHAPITRE    XIII 


Ministère  de  Turgot.  (1774-1776.) 


Ce  matin,  à  cinq  heures,  dans  la  nuit  noire  encore 
(de  ce  1er  novembre),  d'autant  plus  éveillée,  une  voix 
intérieure  m'avertit  et  me  dit  :  «  Qui  est  digne 
aujourd'hui  de  parler  de  Turgot?  » 

Le  caractère  unique  de  ce  grand  stoïcien,  —  absolu 
de  vertu,  de  force  et  de  lumière,  n'offre  qu'un  seul 
défaut  :  une  ardeur  sans  mesure  et  qu'on  trouvait 
sauvage,  clans  l'amour  du  pays,  l'amour  du  genre 
humain. 

Il  se  précipitait.  En  dix-huit  mois,  il  fit  l'œuvre 
des  siècles,  cent  ordonnances,  dont  les  considérants 
sont  autant  de  traités  forts,  lumineux,  profonds.  Et 
la  plupart  étaient  des  victoires  remportées  sur  la 
contradiction,  après  de  grands  débats  dans  le  Conseil. 
Ce  qui  reste  de  ces  débats  montre  sa  vigueur  âpre 
et  son  acharnement  au  bien. 

Malesherbes    lui-même,    son    collègue,    étonné  : 


188  HISTOIRE    DE    FRANCE 

«  Yous  vous  imaginez,  disait-il,  avoir  l'amour  du 
bien  public.  Yous  en  avez  la  rage.  Il  faut  être  enragé 
pour  forcer  à  la  fois  la  main  au  roi,  à  Maurepas,  à 
la  Cour  et  au  Parlement.  »  —  Turgot  répondait  gra- 
vement :  «  Je  vivrai  peu...   » 

Il  devait  mourir  jeune.  Mais,  de  plus,  il  sentait 
que  le  pouvoir  allait  lui  échapper.  Il  était  déplacé 
à  Yersailles,  et  son  ministère  y  était  une  anomalie, 
un  hasard,  une  erreur  évidemment  de  Maurepas.  Le 
plus  léger  des  hommes  avait  choisi  le  plus  austère.. 
Il  avait  appelé  l'esprit  même  du  siècle  et  la  Révo- 
lution près  de  ce  jeune  roi,  dont  le  seul  idéal,  si 
différent,  était  son  père,  ou  son  aïeul,  le  Duc  de 
Bourgogne  ;  il  voulait  adoucir ,  mais  sauver  les 
abus. 

On  a  beaucoup  parlé  de  Turgot,  et  fort  mal.  On  ne 
le  comprend  pas,  si  on  ne  se  replace  en  ce  temps, 
dans  ces  circonstances.  Le  temps,  le  temps,  c'est 
tout.  Laissez  là  vos  systèmes.  Seraient-ils  bons  en 
eux,  ils  sont  absurdes  ici.  Ce  n'est  pas  d'un  pays 
quelconque  qu'il  s'agit  :  c'est  de  la  France  d'alors, 
opposée  sous  tant  de  rapports  à  la  France  que  vous 
voyez. 

Partez  d'un  point  d'abord  très  sûr,  c'est  que  la 
terre  ne  voulait  plus  produire,  c  est  qu'on  semait  le 
moins  possible.  La  grosse  affaire  du  temps  était  de 
réveiller  la  culture  endormie,  de  faire  qu'on  voulût 
travailler,  labourer,  semer,  vivre  encore.  Songez  bien 
que  le  sol  pesait  à  ses  propriétaires  ;  la  terre  leur 
était  odieuse.  On  la  donnait  presque  pour  rien.  Déjà 


MINISTÈRE   DE   TURGOT  189 

un  quart  du  soi  de  France  était  aux  mains  des  labou- 
reurs (Letrosne).  Circonstance  heureuse,  ce  semble, 
pour  la  production.  Eh  bien,  on  ne  produisait 
pas. 

S'occuper  d'industrie,  avant  l'agriculture,  faire  des 
habits  de  soie  pour  qui  n'avait  rien  sous  la  dent, 
c'était  la  plus  sotte  sottise.  C'était  bâtir  en  l'air, 
comme  font  ces  tableaux  de  la  Chine,  où  vous  voyez 
là  haut  des  palais,  des  kiosques,  rien  en  bas,  point 
de  sol  dessous. 

Il  est  plaisant  de  voir  le  banquier  Necker,  couché 
sur  ses  écus,  injurier  le  propriétaire,  «  lion  dévo- 
rant »,  etc.  Il  était  trop  aisé  de  le  décourager.  Le 
difficile  était  de  faire  tout  au  contraire  qu'il  se  reprît 
à  la  propriété,  à  l'aimer,  à  la  cultiver,  à  la  faire 
travailler,  produire. 

L'école"  Économique  fut  le  vrai  salut  de  la  France. 
Elle  fît  un  vigoureux  appel  à  la  terre,  à  la  liberté 
de  vendre  les  produits  de  la  terre.  Elle  hâta  le  grand 
mouvement  qui  mettait  cette  terre  (à  vil  prix)  aux 
mains  mêmes  qui  la  travaillaient.  Ses  exagérations 
furent  très  utiles.  Nulle  autre  théorie  n'eût  répondu 
aux  besoins  du  moment,  de  cette  France  encore 
agricole,  où  la  manufacture  était  fort  secondaire, 
et  où  il  fallait  à  tout  prix  défricher,  augmenter  la 
culture   du    seul   aliment   de   la   population  d'alors. 

Assez  sur  les  Économistes.  Quant  à  Turgot  lui- 
môme,  on  lui  a  imputé  tout  ce  qui  venait  de  l'École. 
Je  vois  tout  au  contraire  que,  dans  son  intendance 
du  Limousin,  et  surtout  dans  son  ministère,  il  s'en 


190  HISTOIRE    DE    FRANCE 

affranchit  fort  souvent,  consulta  les  faits  seuls,  prit 
clans  l'occasion  telles  mesures  que  les  Économistes 
n'auraient  approuvées  nullement. 

Quant  à  sa  politique  proprement  dite,  qui  la  sait? 
Qui  osera  dire  ce  qu'il  eût  fait,  s'il  eût  duré?  Son 
ministère  de  dix-huit  mois  ne  fut  évidemment  qu'une 
préface.  On  le  voit  bien  par  la  réserve  qu'il  garde 
sur  tels  points,  le  clergé  par  exemple,  qu'il  ajour- 
nait expressément. 

Turgot,  comme  cadet,  avait,  bon  gré  mal  gré, 
d'abord  été  d'Église.  A  vingt-cinq  ans,  il  dit  qu'il  ne 
pouvait  garder  ce  masque,  et  le  jeta.  Il  resta  soli- 
taire, et  dans  sa  vie  on  ne  peut  découvrir  aucun 
rapport  d'amour.  Sa  timidité  et  la  goutte  (mal  cruel 
de  famille)  aidèrent  à  cette  pureté  ;  mais  ce  qui  y  fit 
plus,  ce  fut  la  vie  terrible  d'études  en  tous  les  sens 
qu'il  entreprit,  voulant  conquérir  le  savoir  humain, 
mais  bien  plus,  le  savoir  pratique,  l'action  et  l'admi- 
nistration. Toute  science,  toute  langue,  toute  littéra- 
ture, toute  affaire,  l'intéressaient.  Je  le  vois  à  vingt 
ans  faire  un  livre  admirable  sur  la  monnaie  et  le 
crédit,  plus  tard  traduire  Homère,  Klopstock  et 
Ossian,  observer  une  comète,  écrire  à  Buffon  la 
critique  de  sa  Théorie  de  la  terre,  formuler  le  premier 
la  perfectibilité  humaine. 

Il  passa  par  le  Parlement  pour  arriver  à  l'inten- 
dance. On  lui  donna  Limoges,  le  plus  pauvre  pays. 
Qu'était  un  intendant?  Ou  plutôt  que  n'était-il  pas? 
C'était  un  roi,  ou  à  peu  près.  Quelqu'un  a  très  bien 
dit  que,  depuis  Richelieu,  notre  gouvernement  était 


MINISTÈRE   DE   TURGOT  191 

celai  de  trente  tyrans.  Turgot  le  fut  dans  un  sens 
admirable.  Son  labeur,  sa  rigidité,  imposèrent  telle- 
ment aux  ministres  qu'il  obtint  carte  blanche  et  fit  ce 
qu'il  voulait.  En  treize  ans,  il  change  le  Limousin  de 
fond  en  comble.  Les  grandes  entreprises  qui  semblent 
regarder  le  seul  pouvoir  central,  de  son  chef  il  les 
veut.  Le  cadastre,  l'égale  répartition  des  tailles,  la 
réforme  de  la  milice,  la  création  des  écoles,  on  lui 
passe  tout.  Il  fait  cent  soixante  lieues  de  routes.  Mais 
c'est  surtout  dans  les  disettes  que  l'on  connut  son 
énergie,  son  indépendance  d'esprit,  même  à  l'égard 
de  son  École. 

L'abbé  Véry,  un  de  ses  camarades,  homme  d'affaires, 
de  coup  d'œil  juste  et  fin,  sentit  là  le  génie,  la  force, 
et  fort  habilement  le  fît  accepter  de  Maurepas,  de  sa 
femme,  leur  montrant  bien  surtout  que  c'était  un 
sauvage,  un  homme  gauche,  impropre  à  la  Cour,  qui 
ne  pouvait  porter  ombrage,  un  travailleur  terrible, 
mais  ne  visant  à  rien,  si  bien  qu'une  fois  en  Limou- 
sin il  n'avait  pas  voulu  des  grandes  intendances, 
de  Rouen,  de  Lyon  même;  qu'enfin,  il  était  seul, 
sans  appui,  et  que  Maurepas  le  renverrait  quand  il 
voudrait. 

La  mémorable  scène  entre  Turgot  et  Louis  XVI  est 
bien  connue  (Véry,  Lespinasse).  Le  jeune  roi  lui  pressa 
les  mains,  lui  dit  qu'il  entrerait  dans  toutes  ses  vues, 
promit  qu'il  aurait  du  courage.  Tous  deux  furent  très 
émus.  Turgot,  en  sortant,  écrivit  la  belle  lettre  où 
il  dit  tout  l'esprit  de  son  ministère  :  Ni  surcharge 
d'impôt,  ni  banqueroute,  ni  emprunt;  la  seule  économie , 


192  HISTOIRE    DE    FRANCE 

et  la  production  augmentée.  Il  pressent  les  obstacles, 
prédit  presque  son  sort. 

Dans  la  réalité,  il  n'avait  qu'un  moment,  cette  pre- 
mière jeunesse  du  roi  dans  ses  vingt  ans.  Soulevée 
au-dessus  de  sa  lourde  nature' par  un  élan  sanguin 
de  cœur,  de  sensibilité,  dès  vingt-cinq  ou  trente  ans, 
Louis  XVI  devait  retomber.  Turgot  en  trois  années, 
voulut  faire  sa  révolution. 

Il  y  avait  en  France  un  misérable  prisonnier,  le 
blé,  qu'on  forçait  de  pourrir  au  lieu  même  où  il  était 
né.  Chaque  pays  tenait  son  blé  captif.  Les  greniers 
de  la  Beauce  pouvaient  crever  de  grains;  on  ne  les 
ouvrait  pas  aux  voisins  affamés.  Chaque  province, 
séparée  des  autres,  était  comme  un  sépulcre  pour  la 
culture  découragée.  Le  vin,  étant  de  même  enfermé,  à 
vil  prix,  au-dessous  des  frais  de  culture,  on  avait  intérêt 
à  arracher  la  vigne.  On  criait  là-dessus  depuis  cent 
ans.  Récemment  on  avait  tenté  d'abattre  ces  barrières. 
Mais  le  peuple  ignorant  des  localités  y  tenait.  Plus  la 
production  semblait  faible,  plus  le  peuple  avait  peur 
de  voir  partir  son  blé.  Ces  paniques  faisaient  des 
émeutes.  Pour  relever  l'agriculture  par  la  circulation 
des  grains,  leur  libre  vente,  il  fallait  un  gouverne- 
ment fort,  hardi. 

Turgot,  entrant  au  ministère,  se  mettant  à  sa  table, 
à  l'instant  prépare  et  écrit  l'admirable  ordonnance  de 
septembre,  noble,  claire,  éloquente.  C'est  la  Marseil- 
laise du  blé.  Donnée  précisément  la  veille  des 
semailles,  elle  disait  à  peu  près  :  «  Semez.  Yous  êtes 
sûr  de  vendre.  Désormais,  vous  vendrez  partout.  » 


MINISTÈRE   DE   TURGOT  193 

Mot  magique,  dont  la  terre  frémit.  La   charrue    prit 
l'essor,  et  les  bœufs  semblaient  réveillés. 

C'est  là- dessus  qu'avait  compté  Turgot,  et  plus 
encore  que  sur  l'économie.  Si  la  culture  doublait 
d'activité,  si  le  blé,  si  le  vin,  roulant  d'un  bout  à 
l'autre  du  royaume,  récompensaient  leurs  produc- 
teurs, la  richesse  allait  croître  énormément.  L'Etat 
était  sauvé. 

Ce  n'était  pas  tout  dans  son  plan.  A  la  seconde 
année,  Turgot  déchaînait  l'industrie,  qui,  libre  tout  à 
coup,  allait  décupler  d'énergie,  de  volonté,  d'effort. 
L'ouvrier  fainéant,  languissant  chez  un  maître,  allait, 
devenant  maître,  travailler  nuit  et  jour.  Heureux 
dans  ce  travail  d'avoir  à  lui  son  métier,  son  foyer, 
bientôt  une  famille.  Il  n'enchérirait  pas  à  plaisir, 
donnerait  à  bon  marché  tant  de  choses  nécessaires 
à  tous. 

A  la  troisième  année,  Turgot  devait  fonder  l'ins- 
truction. Dans  les  cent  arrêts  du  Conseil  qu'il  fit  en 
dix-huit  mois,  lui-même  il  donne  un  admirable  et 
souverain  enseignement  sur  nombre  de  matières  éco- 
nomiques et  sociales.  Il  comprend  toutefois  que  l'on 
doit  s'élever  soi-même,  que  Ton  ne  s'instruit  bien 
que  par  son  propre  effort ,  surtout  par  l'examen 
et  la  discussion  de  ses  intérêts.  Il  aurait  assemblé, 
par  commune,  les  propriétaires]  et  les  eût  fait  déli- 
bérer. 

Donc,  Culture  affranchie  (1775),  Industrie  affran- 
chie (1776)  et  Raison  a/franchie  (1777).  —  Voilà  tout  le 
plan  de  Turgot. 

T.  XVI.  13 


194  HISTOIRE    DE    FRANCE 

«  Tout  cela  est  trop  hâté?  »  —  Oui,  mais  il  le  fal- 
lait. Il  sentait  sous  ses  pieds  des  rats  qui  lui  creu- 
saient le  sol  pour  le  faire  bientôt  enfoncer.  Nous 
devons  le  donner,  le  plan  de  ces  mineurs,  leur 
marche  souterraine,  qui  ne  fut  nullement  fortuite. 
Ils  marchèrent  fort  et  droit.  Leur  objet  capital  (pour 
la  plupart  du  moins)  est  visible  et  très  simple.  C'est  le 
retour  de  M.  de  Choiseul,  triomphe  de  la  Cour  et  de 
l'alliance  autrichienne. 

Le  parti  de  Choiseul  avait  besoin  d'abord  qu'on 
rappelât  le  Parlement.  Ce  corps  avait  marché  si  long- 
temps avec  lui;  il  ne  pouvait  manquer  de  l'aider; 
d'entraver  la  marche  de  Turgot.  La  reine  agit.  La 
sensibilité  du  roi  fut  mise  en  jeu.  Étant  venu  un  jour 
à  Paris,  et  le  trouvant  froid,  la  foule  étant  muette, 
il  s'attrista,  s'examina,  rentra  dans  sa  conscience.  Il 
y  trouva  que  le  Parlement  avait  des  titres  après  tout, 
aussi  bien  que  la  royauté,  que  Louis  XV,  en  y  tou- 
chant, avait  fait  une  chose  dangereuse,  révolution- 
naire. Le  rétablir  c'était  réparer  une  brèche  que  le  roi 
même  avait  faite  dans  l'édifice  monarchique.  Turgot 
en  vain  lutta  et  réclama.  Maurepas,  qui  ne  voulait  que 
plaire,  céda.  Le  Parlement  rentra  (novembre  1774), 
hautain,  tel  qu'il  était  parti,  hargneux  et  résistant 
aux  réformes  les  plus  utiles. 

Première  défaite  pour  Turgot.  L'hiver,  se  fît  la  ligue 
générale  de  ses  ennemis.  Il  avait  commencé  par  frap- 
per la  finance,  en  supprimant  le  Banquier  de  la  Cour, 
ne  voulant  plus  d'avances  ni  d'anticipations.  Il  avait 
cassé  les  baux   récents  faits  par  Terray  à  des  prix 


MINISTÈRE    DE   TURGOT  195 

usuraires.  Il  avait  refusé  le  présent  ordinaire  des  Fer- 
miers généraux.  Enfin,  l'affreux  tyran  avait  posé  qu'à 
Ta  venir  la  Cour,  les  seigneurs,  les  grandes  dames, 
ne  seraient  plus  croupiers,  croupières  (pensionnaires) 
des  Fermiers  généraux.  La  capitation  des  princes, 
ducs,  etc.,  pour  la  première  fois  fut  levée;  leurs 
carrosses  visités,  comme  tous,  par  l'octroi  aux  portes 
des  villes. 

Contre  un  pareil  ministre,  la  route  était  toute 
tracée  :  1°  rappel  du  Parlement;  2°  attaque  violente 
sur  le  point  où  Turgot  était  plus  vulnérable,  la  liberté 
des  grains,  la  cherté  du  blé  qui  viendrait  au  prin- 
temps. 

L'année  était  pourtant  médiocre,  et  non  pas  mau- 
vaise. La  misère  était  grande;  on  peut  le  croire  après 
Louis  XV  et  Terray.  Turgot  avait  ouvert  des  ateliers 
de  charité.  Il  n'y  avait  de  disette  nulle  part.  A  Dijon, 
des  troubles  éclatèrent  contre  un  magistrat  accusé 
d'être  du  Pacte  de  famine.  Mouvement  populaire  qu'on 
imita  ici  assez  habilement.  Des  agents  (que  Turgot 
crut  ceux  du  prince  de  Gonti)  ameutèrent  des  masses 
crédules,  les  poussèrent  au  pillage.  Ils  criaient  la 
famine,  et  ils  crevaient  les  sacs,  ils  jetaient  les  blés 
à  la  Seine. 

On  laissa  ces  bandits  courir  les  champs,  aller  même 
à  Versailles.  L'armée  de  dix  mille  hommes  qui  y 
était  toujours,  qu'on  nommait  la  Maison  du  Roi,  ne 
bougea  pas,  et,  au  contraire,  c'est  de  là  que  partit 
l'ordre  honteux  de  céder.  Certain  capitaine  des 
gardes ,  au  nom   du  roi ,  qui   avait  fait  la  faute  de 


196  HISTOIRE    DE    FRANCE 

paraître  au  balcon,  ordonne  aux  boulangers  de  bais- 
ser le  prix  du  pain. 

On  travaillait  le  roi  de  très  près.  Un  certain  Pezay, 
qu'il  avait  consulté  souvent  étant  dauphin,  poussait 
auprès  de  lui  le  banquier  genevois  Necker,  l'adver- 
saire de  Turgot.  Necker,  dans  un  livre  ridicule,  à 
l'usage  «  des  âmes  sensibles  »,  avait  ressassé  et  gâté 
le  joli  petit  livre  de  Galiani  contre  la  secte  Écono- 
mique. Devant  l'émeute,  il  aurait  dû  ajourner  la  publi- 
cation. Par  une  très  coupable  imprudence,  il  publia 
son  livre  justement  ce  jour  même. 

La  fameuse  police  de  Paris,  tant  admirée,  qui  sait 
tout  comme  Dieu,  ne  voulut  rien  savoir,  ne  bougea, 
laissa  la  bande  entrer,  piller  les  boulangers.  La  Jus- 
tice se  conduit  tout  aussi  bien.  Le  Parlement  encou- 
rage l'émeute;  dans  une  supplique  hypocrite,  il  prie 
le  roi  d'avoir  pitié  du  peuple,  de  faire  baisser  le  prix 
du  pain. 

Restait  de  faire  pendre  Turgot,  qui  avait  fait  le  mal 
en  livrant,  disait-on,  nos  blés  à  V étranger.  Mensonge, 
odieux  mensonge!  Loin  d'exporter,  Turgot  avait 
encouragé  par  des  primes  l'importation,  appelé  les 
blés  étrangers.  Necker,  dans  son  fatras,  avait  le  tort 
de  répondre  toujours  au  principe  de  l'exportation, 
et  de  réfuter  pesamment  ce  que  Turgot  n'avait 
pas  dit. 

Celui-ci  avait  contre  lui  tout  le  monde,  le  roi 
même,  qui  avait  les  larmes  aux  yeux.  On  vit  alors  la 
force  de  la  foi.  On  vita  ce  que  pouvait  la  colère  d'un 
homme  de  bien.  Il  accourt  à  Versailles,  change  tout, 


MINISTÈRE   DE   TUUGOT  197 

se  fait  autoriser  à  donner  des  ordres  à  la  troupe.  On 
prend,  on  pend  deux  des  pillards.  Et  on  rejoint  la  bande 
à  Sèvres.  Leurs  chefs,  qui  allaient  être  pris,  tinrent 
forme  et  furent  tués.  On  trouva  parmi  eux  des  offi- 
ciers, vieux  reitres  à  vendre,  qui  dans  la  sale  affaire 
étaient  agents  provocateurs. 

Cependant  le  roi  pleure.  Il  disait  à  Turgot  : 
«  N'avons -nous  rien  à  nous  reprocher?  »  Sous 
YHenri  IV  du  Pont-Neuf,  on  avait  mis  :  Resurrexit, 
et  ce  mot,  dans  l'émeute,  avait  été  biffé.  Gela  boule- 
versa Louis  XVI.  Il  alla  se  cacher,  sanglotant,  dans 
ses  cabinets. 

On  espérait  beaucoup  de  ce  pleureur,  en  l'enlevant 
à  Reims,  loin  de  ses  précepteurs,  pour  la  cérémonie 
du  sacre.  Là,  l'élève  de  Turgot  retombait  en  plein 
Moyen-âge.  Et  pis  :  on  ôta  même  de  l'ancien  formu- 
laire le  seul  point  qu'on  eût  dû  garder,  le  moment  où 
le  prêtre  interroge  le  peuple,  lui  demande  s  il  voudrait 
ce  roi.  Mais  on  maintint- (malgré  Turgot)  l'exécrable 
serment  d'exterminer  les  hérétiques.  Le  roi  n'osa  le 
refuser,  barbouilla  seulement  des  paroles  inintelli- 
gibles. A  Reims  et  sur  la  route,  les  cris  :  Vive  le  Roi! 
l'avaient  fort  attendri,  les  cérémonies  ému.  Le  voyant 
à  l'état  où  tout  chrétien  pardonne,  la  reine  osa  lui 
dire  qu'elle  voudrait  bien  revoir  Ghoiseul.  «  J'ai  si 
bien  fait,  dit-elle,  que  le  pauvre  homme  m'a  arrangé 
lui-même  l'heure  commode  où  je  pouvais  le  voir.  » 
(Arn.,  152). 

La  cabale  de  Cour  tirait  de  là  l'espoir  de  glisser 
au  Conseil  un  homme  à  elle.  Turgot  y  mit  bon  ordre. 


198  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Il  fît  tout  au  contraire  nommer  celui  qu'on  attendait 
le  moins  après  le  sacre,  l'homme  le  moins  aimé  du 
clergé,  Malesherbes,  l'ami  et  protecteur  des  philo- 
sophes. Chose  imprévue  :  le  roi,  que  l'on  croyait 
dévot,  nomma  volontiers  Malesherbes,  et  le  chargea, 
avec  Turgot,  de  répondre  aux  plaintes  du  clergé,  qui 
demandait  la  mort  pour  les  auteurs  impies. 

Turgot  avait  dit  franchement  que  si,  dans  ses 
réformes,  il  touchait  la  noblesse,  non  le  clergé 
encore,  c'était  «  parce  qu'il  ne  faut  pas  se  faire 
deux  querelles  à  la  fois  ».  Personne  ne  doutait  qu'il 
ne  reprît  bientôt  les  projets  de  Machault.  Le  clergé 
menacé  s'unit  à  ses  ennemis  même,  seconda  de 
son  mieux  les  Ghoiseul  et  le  Parlement. 

Donc  le  cercle  se  ferme  autour  de  lui.  Tous  sont 
toréadors,  et  il  est  le  taureau.  Piien  de  plus  grand 
que  ce  spectacle.  Dans  le  mémorable  duel  qu'il  eut 
devant  le  roi  avec  le  garde  des  sceaux  Miromesnil, 
on  sent  à  l'attitude  de  celui-ci  qu'il  a  un  monde  der- 
rière lui.  Turgot,  tout  au  contraire,  est  seul,  mais  qu'il 
est  fortement  armé!  non  d'idées  seulement,  de  raison, 
de  logique,  mais  de  faits,  mais  de  chiffres.  On  voit 
combien  ce  prétendu  rêveur  possède  le  détail  infini, 
le  positif  des  intérêts  du  temps. 

On  a  dit,  répété,  que  Turgot,  aveugle  sectaire  de 
son  école  Économique,  ne  pensait  qu'à  la  terre  et  à 
l'agriculture.  Mais  tous  ses  ennemis,  Miromesnil  dans 
ce  débat,  Monsieur  dans  ses  pamphlets,  le  Parlement 
dans  ses  remontrances,  lui  font  précisément  le 
reproche  contraire.  Ils  l'accusent  d'écraser  le  proprié- 


MINISTÈRE    DE   TÏJRGOT  199 

(cire,  l'agriculteur,  de  favoriser  tellement  l'industrie, 
qu'on  désertera  les  campagnes  (Éd.  Daire,  328,  336). 
Grief  fort  spécieux.  L'industrie  étant  libre,  beaucoup 
d'hommes,  en  effet,  délaissèrent  les  champs  pour  les 
villes. 

Ce  fameux  défenseur  des  libertés  publiques,  le  Par- 
lement, voudrait  laisser  sur  les  campagnes  la  charge 
des  corvées,  blâme  Turgot  d'y  suppléer  par  un  impôt 
que  tous  payeront  également,  les  privilégiés  même. 
Il  voudrait  maintenir  pour  l'ouvrier  des  villes  sa 
triste  servitude  sous  les  corporations,  l'apprentissage 
interminable  et  les  frais  écrasants  qui  rendent  le 
métier  inaccessible  au  pauvre,  n'y  laissent  arriver  que 
les  enfants  des  maîtres,  héritiers  endormis  des  rou- 
tines éternelles.  Turgot,  dans  son  beau  préambule, 
pose  avec  grandeur  le  principe  :  «  Dieu  a  fait  du  droit 
de  travailler  la  propriété  de  tout  homme.  C'est  la  pre- 
mière, la  plus  sacrée  de  toutes.  »  (Éd.  D.,  II,  302.) 

Les  aigres  résistances  du  Parlement  trouvaient 
appui  dans  les  gros  marchands  de  Paris,  les  six  corps 
de  métiers.  La  fîère  boutique  héréditaire  fut  furieuse, 
autant  que  Versailles.  Turgot  eut  contre  lui  les 
seigneurs  et  les  épiciers. 

Contraste  curieux.  L'étranger  admirait.  En  France, 
tout  paraissait  hostile.  Marie-Thérèse  elle-même  est 
frappée  de  la  grandeur  des  résultats.  La  Hollande 
rend  à  Turgot  un  hommage  significatif.  Elle  montre 
sa  confiance,  offre  ses  capitaux  à  un  faible  intérêt.  Ce 
sage  peuple,  voyant  en  dix-huit  mois  l'ordre  mer- 
veilleusement revenu,   sent  bien  que,  pour  la  pre- 


200  HISTOIRE    DE    FRANCE 

mière  fois,  c'est  un   homme  qui   conduit  la  France. 

«  Le  roi  apparemment  doit  être  bien  joyeux  ?  » 
Au  contraire,  de  plus  en  plus  sombre.  Il  avait  dit  à 
son  avènement  :  «  Je  voudrais  être  aimé  !  »  —  Et  il 
ne  voit  que  mécontents.  «  M.  Turgot,  dit-il,  ne  se  fait 
aimer  de  personne.  » 

Ce  ministère  tout  entier  déplaisait.  En  guérissant 
les  plaies,  il  les  avait  montrées.  Malesherbes  lui- 
même,  visitant  les  prisons,  avait  manifesté  l'horreur 
du  vieux  régime  de  la  Grâce.  Il  avait  obtenu  du 
roi  de  ne  plus  signer  de  lettres  de  cachet.  La 
faveur  d'enfermer  un  mari  incommode,  un  fils 
embarrassant,  un  héritier  qu'on  voulait  écarter, 
ces  douceurs  obtenues  si  aisément  sous  La  Vrillière, 
elles  furent  désormais  refusées.  Le  père  de  Mira- 
beau ne  put  continuer  de  poursuivre,  enfermer 
son  fils. 

Encore  plus  odieux  fut  le  ministre  de  la  guerre, 
Saint-Germain,  vieux  soldat  farouche,  qui  eût  voulu 
établir  clans  l'armée  la  dure  discipline  prussienne, 
qui  supprimait  les  privilèges  et  les  troupes  privilé- 
giées. Il  avait  fait  une  charge  terrible  sur  la  Maison 
du  Roi,  commencé  à  sabrer  ces  fainéants  dorés.  Les 
cris  furent  si  perçants,  le  roi  si  ébranlé,  qu'on  resta 
à  moitié  chemin. 

Tùrgot  ne  réussit  pas  mieux  pour  la  Maison  civile, 
la  valetaille  qui  dévorait  Versailles.  On  imagine  à 
peine  ce  que  c'était  alors  que  cette  ruche  énorme, 
grouillante,  dans  ses  recoins  obscurs,  cabinets,  entre- 
sols, trous  noirs,  soupentes  fétides.  Les  corridors  en 


MINISTÈRE    DE   TURGOT  201 

outre,  les  escaliers  tout  pleins  de  petites  boutiques, 
marchands  fripons  et  marchandes  équivoques.  Le 
fouet  n'était  pas  trop  pour  chasser  les  marchands  du 
temple,  épurer  l'antre  immonde.  Mais  quelle  tempête 
au  premier  coup  !  Le  roi  en  devint  sourd,  ne  put 
plus  entendre  Turgot. 

Son  combat  intérieur,  obscur,  mais  violent,  était 
contre  la  reine,  la  faiblesse,  l'embarras  du  roi,  obligé 
de  payer  sa  femme,  comme  il  eût  fait  d'une  maîtresse. 
La  reine  avait  quatre  millions  par  an.  Mais  elle 
voulut  renouveler  la  charge  très  coûteuse  de  surin- 
tendante. Aimant  déjà  moins  sa  Lamballe,  elle  voulait 
l'étouffer  d'honneurs.  Elle  voulait  aussi  écarter, 
marier  le  petit  Luxembourg,  qui  d'abord  avait  plu, 
mais  alors  ennuyait.  On  demandait  pour  lui  une  dot 
légère  de  quarante  mille  livres  de  rentes.  L'homme  du 
jour  (1775)  était  l'agréable  Lauzun,  pour  qui  elle  vou- 
lait se  faire  venir  d'Autriche  une  belle  garde  hon- 
groise, de  grand  faste,  de  grande  dépense.  Lauzun 
n'était  pas  seul.  Il  avait  un  rival  qui  commençait  à 
poindre,  la  délicieuse  Polignac,  si  charmante  et  si 
pauvre,  qu'il  fallait  enrichir. 

La  férocité  de  Turgot  ne  parut  jamais  mieux  que 
dans  l'affaire  de  Luxembourg.  Au  premier  mot  qu'on 
dit  pour  que  l'État  dotât  le  petit  favori,  il  éclata  d'in- 
dignation. On  s'adressa  à  Malesherbes,  qui,  sentant 
l'affaire  grave,  ne  voulant  pas  avec  la  reine  engager 
un  combat  à  mort,  fit  signer  au  roi  cette  grâce  sous 
la  forme  d'acquit  au  comptant,  cette  forme  dont 
Louis  XV   abusa  tant,  et  que  le   nouveau  roi  pro- 


202  HISTOIRE    DE    FRANCE 

mettait  de  n'employer  plus.  Turgot  fut  furieux  et 
s'emporta  contre  Malesherbes. 

Les  gazettes  étrangères  disaient  :  «  Luxembourg  a 
vaincu  Turgot.  »  La  chose  retentit.  La  reine  s'excusa 
près  de  Marie-Thérèse  et  s'en  lava  les  mains,  préten- 
dant n'y  être  pour  rien.  Mais  personne  né  le  pensait. 
De  même  que  sa  sœur  Caroline  de  Naples  avait  chassé 
le  vieux  ministre  dirigeant,  l'illustre  Tanucci,  on  crut 
que  Marie-Antoinette  ferait  bientôt  chasser  Turgot. 
Le  Parlement  le  sentit  mûr,  près  de  tomber,  l'attaqua 
sans  ménagement.  On  censura  une  brochure  (de 
Voltaire)  qui  le  défendait.  On  condamna,  on  fit  brûler 
par  le  bourreau  un  livre  modéré,  très  sage,  d'un 
commis  de  Turgot  (mars  1776).  Coup  violent.  Il  voyait 
bien  sa  chute  et  regrettait  de  succomber  avant  d'avoir 
pu  essayer  la  troisième  partie  de  sa  révolution,  son 
plan  d'instruction  et  de  municipalisation.  Dans  les 
dangers  qu'il  prévoyait,  il  frémissait  de  laisser  ce 
peuple  orphelin  qui  irait,  ignorant,  barbare  à  sa 
grande  crise,  sans  nulle  préparation.  Dans  une  lettre 
importante,  il  dit  au  roi  tout  ce  qu'il  voit  venir,  lui 
montre  la  voie  où  il  s'engage,  cette  voie  où  un  roi 
n'a  plus  que  l'option  d'être  ou  un  Charles  IX,  ou  un 
Charles  Ier,  le  choix  de  la  mort  ou  du  crime. 

Quel  que  fût  son  chagrin  de  quitter  le  pouvoir 
quand  il  était  si  nécessaire,  de  quitter  Louis  XVI  que 
très  réellement  il  aimait,  il  resta  immuable,  inflexible, 
sur  une  question  :  «  Point  de  guerre  !  Le  premier 
coup  de  canon  serait  pour  nous  la  banqueroute.  » 
Pour  en  être  plus  sûr,  il  eût  supprimé  la  milice,  eût 


MINISTÈRE   DE   TURGOT  203 

réduit  les  soldats  à  ceux  que  pouvait  fournir  l'engage- 
ment volontaire.  Ce  plan  qu'il  porta  au  Conseil  n'y 
eut  pour  lui  exactement  personne.  Pour  la  première 
fois,  il  fut  seul. 

Turgot  ne  voulait  pas  comprendre,  aux  brusqueries 
du  maître,  qu'on  désirait  qu'il  s'en  allât.  Une  machine 
très  grossière  avait  aigri,  troublé  le  roi.  On  forgea 
de  prétendues  lettres  où  Turgot  (un  homme  si  grave) 
plaisantait  de  la  reine  qui  ne  se  gênait  plus,  mettait 
sa  vanité  à  se  montrer  partout  avec  l'homme  à  la 
mode,  jusqu'à  lui  demander  la  plume  blanche  qu'il 
avait  portée,  jusqu'à  lui  prendre  son  cheval,  asseoir 
là  la  reine  de  France  !  —  Goût  pourtant  éphémère, 
goût  du  bruit,  du  scandale.  Un  autre  plus  profond, 
plus  durable,  avait  pris  le  cœur. 

Si  l'on  en  croit  les  parents  de  Turgot,  en  mai  1776, 
une  personne  de  la  Cour  présente  au  Trésor  un  bon 
signé  du  roi,  un  de  ces  acquits  au  comptant  que  le 
roi  avait  tant  promis  à  Turgot  de  ne  plus  signer.  Bon 
énorme  !  un  demi-million  ! 

Turgot  ne  veut  payer,  court  au  roi.  «  On  m'a  sur- 
pris »,  dit  celui-ci  embarrassé.  «  Sire,  que  faire  ?  — 
Ne  payez  pas.  »  —  Turgot  ne  paya  point,  et  trois 
jours  après  fut  destitué.  (Bailly,  II,  214.) 

Quelle  personne  autre  que  la  reine  demanda  ce 
don  monstrueux  ?  Quelle  fut  assez  puissante  pour 
punir  ainsi  le  refus  ?  pour  faire  que  si  honteusement 
le  roi  démentît  sa  parole,  oubliât  tous  ses  sentiments 
(réels,  sincères)  d'économie  ?  Il  y  fallut  une  force 
majeure,  la  passion  (contestée  à  tort)  qu'il  avait  pour 


204  HISTOIRE    DE    FRANCE 

la  reine,  sa  triste  dépendance  de  celle  qu'il  fallait 
acheter. 

Pour  avoir  un  prétexte,  elle  acquit  un  bijou,  des 
diamants,  qui  furent  loin  de  coûter  un  demi-million. 
Elle  était  au  plus  fort  de  son  goût  pour  la  Polignac, 
dans  les  premiers  transports ,  faut-il  dire  d'amitié  ? 
Elle  tremblait  à  l'idée  de  la  perdre.  Et  la  petite 
femme,  stylée  par  de  bas  intrigants,  avait  très  douce- 
ment annoncé  à  la  reine  qu'elle  aurait  la  douleur  de 
s'en  aller,  étant  trop  pauvre,  et  ne  pouvant  vivre  à 
Versailles  (Campari).  La  reine  épouvantée  chercha  de 
l'argent  à  tout  prix. 

Marie-Thérèse,  dans  une  lettre,  reproche  amère- 
ment ces  diamants  à  sa  fille  {Arn.,  187).  Puis,  dans 
une  autre  lettre,  elle  semble  savoir  qu'il  s'agit  d'autre 
chose  encore,  dit  ce  mot  singulier  :  «  En  se  parant 
ainsi,  on  s  avilit.  »  (Am.,  192,  1er  octobre  1776.) 

Malesherbes  et  Turgot  s'en  vont  le  même  jour 
(Arn.j  172).  Saint-Germain,  arrêté  dans  sa  réforme  mili- 
taire, reçoit  un  surveillant,  meurt  bientôt  de  chagrin. 

Voltaire  pleura.  Et,  ce  qui  est  frappant,  Frédéric  et 
Marie-Thérèse  sentirent  la  perte  de  la  France.  La 
reine  a  honte,  veut  faire  croire  à  sa  mère  qu'elle  n'a 
nulle  part  à  l'événement.  (Am.,  173-174.) 

Turgot  avait  quitté  sa  place  avec  douleur.  La 
corvée  rétablie  lui  arracha  des  larmes.  Il  sentit 
qu'avec  lui  tout  s'en  allait,  que  c'était  fait  de  la  pru- 
dence, que  la  France,  lancée  dans  la  guerre  ruineuse, 
l'emprunt  illimité,  irait  les  yeux  fermés  à  la  sanglante 
expérience,  irait  par  le  fer  et  le  feu. 


MINISTÈRE   DE   TURGOT  205 

Ce  qu'il  allait  faire,  l'année  môme,  c'était  précisé- 
ment ce  qui  eût  adouci,  préparé  le  passage.  Il  voulait 
en  octobre  1776  entamer  sa  grande  œuvre,  Y  éducation 
nationale )  et  celle,  qu'on  reçoit  par  l'école,  et  celle 
qu'on  se  donne  en  s'instruisant  de  ses  affaires,  exa- 
minant, jugeant  les  intérêts  publics. 

N'avait-il  aucun  plan,  comme  disent  Monthyon, 
Besenval?  N'avait-il  d'autre  plan  que  celui  que  nous 
donne  l'École  économiste  par  Dupont  de  Nemours,  ce 
petit  plan  timide  d'assemblées  de  propriétaires  ?  Je 
n'en  crois  pas  un  mot. 

Ce  que  je  vois,  c'est  que,  dans  les  affaires,  il  ne 
suit  son  École  que  librement,  s'en  écarte  souvent.  Ce 
que  je  vois,  c'est  que  toute  sa  vie  fut  dominée  par 
l'idée  haute,  la  foi  du  Progrès  infini,  du  développe- 
ment sans  bornes  des  puissances  et  des  activités 
humaines.  «  Il  avait,  dit  Monthyon,  une  confiance 
excessive,  présomptueuse,  dans  la  sagesse  populaire.  » 
Donc  on  ne  peut  pas  croire  qu'il  se  fût  arrêté  à  ces 
idées  mesquines,  analogues  aux  essais  que  fit 
Choiseul  en  63,  que  fit  Necker  en  78.  Gela  n'était 
pour  lui  qu'une  éducation  préalable  des  masses,  que 
leur  préparation  à  l'action.  Hardi  autant  que  ferme, 
il  eût  marché  très  loin,  mené  très  loin  le  peuple,  les 
yeux  sur  son  étoile,  le  Progrès,  sans  broncher  sur  le 
chemin  du  Droit. 

On  ne  peut  découvrir  dans  sa  vie  qu'un  seul 
moment  faible.  Il  fut  touché  du  roi,  attendri  d'un 
homme  si  jeune,  naïf  encore,  et  qui  voulait  le  bien. 
Il   trompait  d'autant  mieux,  ce  roi,  qu'il  se  trompait 


206  HISTOIRE    DE    FRANCE 

lui-même.  Il  se  croyait  très  bon.  Mais  c'était  la  bonté 
de  son  père  le  Dauphin,  de  son  aïeul  le  duc  de 
Bourgogne.  Son  évangile  était  les  papiers  de  son 
père,  et  ceux  du  dévot  Télémaque.  Il  sortait  peu  de 
là.  Il  voulait  être  juste,  mais  pour  tous  les  injustes. 
Quand  on  lui  fît  supprimer  le  servage  sur  ses 
domaines,  il  n'osa  y  toucher  sur  les  domaines  des 
seigneurs,  respectant  la  propriété  (propriété  de  chair 
humaine).  Sur  un  plan  de  Turgot  qui  ne  tient  compte 
des  ordres  et  privilèges,  il  écrit  ce  mot  étonnant  : 
«  Mais  qu'ont  donc  fait  les  grands,  les  États  de  pro- 
vince, les  Parlements,  pour  mériter  leur  déchéance?  » 
Tellement  il  était  ignorant,  ou  aveugle  plutôt,  inca- 
pable d'apprendre. 

Là  était  la  difficulté,  plus  qu'en  aucune  intrigue. 
Le  réel  adversaire  du  progrès,  de  l'idée  nouvelle, 
c'était  le  bon  cœur  de  cet  homme  qui,  tout  en  admet- 
tant certaines  nouveautés,  n'en  couvait  pas  moins  le 
passé  d'une  tendresse  religieuse,  respectait  tous  les 
droits  acquis,  et  n'y  portait  atteinte  qu'avec  regret, 
remords.  L'ennemi  véritable,  c'était  surtout  le  roi. 
Il  était  l'antiquité  même. 


TRANSFORMATION   DES  ESPRITS  207 


CHAPITRE  XIV 


Transformation  des  esprits.  (1760-1780.)  —  L'élan  pour  l'Amérique. 
La  guerre.  (1777-1783.) 


Deux  mois  après  la  chute  de  Turgot.  l'Amérique  en 
péril  vient  ici  demander  secours  (17  juillet  1776).  Que 
répondra  la  France  ? 

Qu'elle  même  succombe,  qu'elle  est  obérée,  ruinée  ? 
Non,  la  France  emprunte  un  milliard,  se  perd  et 
sauve  l'Amérique. 

Gela  est  grand  et  singulier. 

Quelle  est  donc  cette  France  qui  ressemble  si  peu  à 
ce  que  nous  voyons? 

Qui  dit  France,  ne  dit  pas  le  roi.  Et  c'est  là 
même  la  merveille  que  la  France  ait  tellement 
dominé,  entraîné  le  roi,  qu'il  se  soit,  contre  ses 
idées,  ses  goûts  et  ses  désirs,  trouvé  fatalement 
dans   l'affaire. 

La  France  de  1750  n'eût  ni  voulu,  ni  pu  cela. 
Mais,  en  vingt-cinq  années,  une  nation  toute  autre 
s'était  faite.  Ainsi  que  l'enfant  retardé,  qui  grandit 


208  HISTOIRE   DE  FRANCE 

tout  à  coup  de  six  pouces  ou  d'un  pied,  —  ce  peuple 
eut  brusquement  deux  ou  trois  accès  de  croissance. 

De  1750  à  1760,  par  Y  Encyclopédie,  par  Voltaire, 
Diderot  et  les  premiers  Économistes,  elle  fit  table 
rase  d'un  monde  de  vieilleries,  entra  dans  la  vraie 
voie  de  pensée  et  d'activité. 

Et  depuis  1760,  par  Rousseau  et  Mably,  par  la 
lutte  des  écoles  de  Rousseau  et  de  Montesquieu,  on 
discuta  le  Juste,  on  rechercha  le  Droit.  Le  succès 
colossal  du  livre  de  Raynal  (1770)  étendit  ces  idées 
de  la  patrie  au  monde. 

Mouvement  rare,  unique,  où  tous  entrèrent,  les 
femmes!...  ce  qui  ne  s'était  vu  jamais.  La  femme, 
de  nos  jours  triste  agent  de  réaction,  fut  dans  ce 
temps  admirablement  jeune ,  ardente ,  devança 
l'homme   même. 

Elle  est  alors  la  fille  de  Rousseau,  tout  attendrie 
de  lui,  le  lisant  nuit  et  jour,  ne  pouvant  pas  dormir 
si  elle  ne  l'a  sous  l'oreiller.  Aveugle  à  ses  contra- 
dictions, et  l'embellissant  de  ses  rêves,  elle  croyait 
le  voir,  sur  les  ruines  du  monde,  recommençant  tout 
par  l'amour,  refaisant  le  monde  en  trois  livres  (par 
la  Femme,  l'Enfant,  la  Patrie).  Féconde  en  fut  l'émo- 
tion, vive  au  cœur,  aux  entrailles.  Toutes  ont  conçu 
d'Emile.  Ce  ,  n'est  pas  sans  raison  qu'on  note  les 
enfants  nés  de  ce  beau  moment  comme  animés  d'un 
esprit  supérieur,  d'un  don  de  flamme  et  de  génie. 
C'est  la  génération  des  Titans  révolutionnaires  ; 
l'autre  génération  non  moins  hardie,  dans  la  science. 
C'est  Danton,  Vergniaud,  Desmoulins  ;  c'est  Ampère 


TRANSFORMATION   DES   ESPRITS  209 

et    Laplace,    c'est    Guvier,    Geoffroy-Saint-Hilaire. 

Mlle  de  Lespinasse  marque  admirablement  cette 
heure  (1776),  où  les  salons  changèrent.  On  se  tut 
un  moment  et  on  se  recueillit  dans  l'attente 
solennelle  de  tout  ce  qu'allait  faire  ïurgot.  Puis  on 
ne  parle  plus  que  d'affaires  sociales  et  d'intérêts 
publics.  De  plus  en  plus  les  femmes  vont  de  l'amour 
au  grand  amour,  celui  du  bon,  du  juste,  de  l'huma- 
nité, de  la  France. 

Mêmes  pensées  du  plus  haut  au  plus  bas,  à  Paris, 
à  Versailles  même.  La  plus  noble,  la  plus  entou- 
rée, la  charmante  Mme  d'Egmont,  dans  sa  foi  à  la 
liberté,  qu'écrit-elle  à  Gustave,  au  nouveau  roi  de 
Suède  {Geffroy)?  Le  nouvel  évangile  qui  fait  battre 
le  cœur  à  Manon  Phlipon,  la  fille  d'ouvrier,  dans 
l'asile  indigent  où  je  la  vois  si  belle,  entre  Rousseau, 
Plutarque ,  bientôt  l'austère  épouse  de  ce  grand 
citoyen,  Roland. 

Les  pires  sont  les  meilleurs.  N'est-il  pas  surpre- 
nant de  voir  chez  Gonti ,  Richelieu  (chez  les 
méchants  de  1750),  ces  femmes  si  tendres  et  si  sin- 
cères? Cette  d'Egmont  dont  l'adorable  larme  est 
immortalisée  par  les  Confessions,  c'est  la  fille  pour- 
tant du  dur  et  malin  Richelieu. 

Voici  qui  est  plus  fort.  Figaro  devient  un  héros. 
L'effronté  Beaumarchais,  spéculateur  heureux  et 
auteur  applaudi,  dans  son  frétillement,  agent  de 
Du  Barry  ou  courrier  de  la  reine  (1774),  avait  tout 
gagné,  hors  l'honneur. *Mais,  attentif  à  tout,  finement 
il   odore    d'où  va   souffler  la    gloire,    il   pressent   le 

T.    XVI.  14 


210  HISTOIRE    DE    FRANCE 

grand  cœur  généreux  de  la  France,  s'empare  de 
l'affaire   d'Amérique. 

Les  insurgents  tirent  l'épée  en  avril  1775.  Et  à 
l'instant  une  voix  de  la  France  répond,  les  proclame 
invincibles  (25  septembre). 

Yoix  très  retentissante ,  celle  de  l'homme  du 
succès,  de  celui  qui,  dans  les  affaires  comme  au 
théâtre,  a  si  bien  réussi,  la  voix  de  Beaumarchais. 
Il  arrive  de  Londres,  jure  que  l'Anglais  enfonce  et 
que  Y  Américain  vaincra. 

Forte  parole  d'évocation  magique  qui  plus  que  cent 
vaisseaux  aida  au  grand  événement.  C'était  la  publi- 
cité même.  On  dit  la  même  chose  jusqu'au  bout  de 
l'Europe.  Peu  de  journaux.  Les  cafés  suppléaient, 
et  la  parole  bien  autrement  ardente.  Tous  avaient 
dans  l'esprit  le  livre  de  Raynal  (depuis  1770),  livre 
si  oublié,  mais  si  puissant  alors,  qui,  pendant  vingt 
années,  fut  comme  la  Bible  des  deux  mondes.  Au 
fond  des  mers  des  Indes,  dans  la  mer  des  Antilles, 
on  dévorait  Raynal.  Toussaint  Louverture,  qui  déjà 
a  trente-neuf  ans  alors ,  l'apprend  par  cœur  avec 
son  Ancien -Testament.  Bernardin  de  Saint- Pierre 
s'en  inspire  à  l'Ile-de-France.  L'Américain  Franklin, 
si  fin  et  si  sagace,  place  tout  son  espoir  au  pays  de 
Raynal. 

Pourquoi?  c'est  le  plus  beau.  Nous  devrions,  ce 
semble,  haïr  ces  colons  qui  ont  pris  les  pays  décou- 
verts par  nous,  qui  tuent  nos  amis  les  sauvages,  qui 
choisissent  pour  général  Washington,  l'homme  même 
dont  le  nom  ouvrit  tristement  la  guerre  (1755)  par 


TRANSFORMATION    DES   ESPRITS  211 

l'accident  de  Jumonville.  Grands  motifs  pour  haïr  ! 
Cela  n'arrête  rien.  L'Amérique  est  reçue  sur  le  cœur 
de  la  France,  et  la  France  lui  dit  :   «  Tu  vaincras  !  » 

Admirable  intrigant!  avec  quelle  foi  hardie  ce 
Beaumarchais  répond  de  la  victoire  !  comme  il  est 
sur  de  ce  qu'il  dit  !  Ils  vaincront.  Ils  n'ont  pas  de 
poudre,  et  ne  savent  pas  môme  en  faire.  Ils  vain- 
cront, car  ils  sont  sans  armes,  sinon  de  vieux  fusils 
de  chasse.  C'est  justement  cela  qui  emporte  la 
France  :  La  Justice,  le  Droit  désarmé! 

Le  prévoyant  Franklin  avait  arrangé  deux  ma- 
chines, l'une  en  France,  l'autre  en  Angleterre.  En 
France,  il  avait  un  ami,  le  médecin  Dubourg,  lié 
avec  Yergennes ,  et  qui  obtint  quelques  secours 
secrets.  Tout  cela  était  lent.  L'Angleterre  achetait, 
lançait  sur  l'Amérique  une  armée  de  Hessois,  ces 
durs  soldats  du  Rhin.  Les  heures  étaient  comptées. 
La  chance  était  mauvaise,  si  la  brûlante  activité  de 
Beaumarchais  n'eût  tiré  de  l'argent  d'ici  et  de  l'Es- 
pagne, et  tout,  armes,  habits,  canons,  jusqu'aux 
chaussures,  n'eût  mis  là  sa  fortune,  celle  de  ses 
amis,  dans  la  scabreuse  affaire,  excellente  pour  se 
ruiner. 

Tout  y  était  obscur,  la  question  elle-même  de 
savoir  si  vraiment  l'Amérique  voulait  être  délivrée. 
Nul  accord,  et  personne  n'eût  pu  dire  la  majorité. 
Sparks  (tr.  Guizot)  nous  dit  la  chose  au  vrai.  Les 
royalistes  étaient  au  moins  aussi  nombreux.  Les  fils 
des  puritains,  malgré  tout  ce  qu'on  croit,  n'étaient 
nullement  républicains.  Leur  grand  livre,  les  Psau- 


212  HISTOIRE    DE    FRANCE 

mes,  c'est  le  livre  d'un  Roi.  La  Bible,  sur  la  royauté, 
comme  sur  tout,  dit  le  pour  et  le  contre.  Ces  gens 
d'esprit  biblique  étaient  des  sujets  fort  soumis, 
attachés  à  leur  George,  admirateurs  aveugles  de 
l'Angleterre,  chapeau  bas  devant  elle,  éblouis  de 
lord  Clive  et  de  la  conquête  des  Indes,  stupéfaits 
de  cette  grandeur. 

L'Amérique  avait  pu  lutter  dans  la  limite  de  la 
constitution,  résister  vertueusement  par  l'abstinence 
et  se  passer  de  thé  ;  elle  avait  pu  même  s'armer 
contre  les  soldats  mercenaires  ;  mais  elle  avait  de 
grands  scrupules.  Personne  n'eût  osé  lui  parler  de 
renier  sa  mère,  pas  un  Américain.  Nul  n'eût  eu  ce 
courage  impie. 

Il  fallait  un  impie,  un  brutal,  pour  lui  dire  cela, 
lancer  le  grand  blasphème,  le  mot  d'arrachement 
qui  devait  la  créer,  la  tirer  du  néant,  le  mot  créateur  : 
«  Sois  !  » 

La  savane,  la  libre  forêt,  ne  donnent  point  ces 
grandes  puissances.  On  ne  trouve  cela  qu'au  fond  du 
peuple  même,  aux  grandes  foules,  aux  vieilles  cités. 
Le  rusé  bonhomme  Franklin  sut  déterrer  la  chose  à 
Londres.  C'était  un  certain  Thomas  Payne,  ouvrier- 
matelot-magister,  qui  avait  traversé  toute  chose.  Fils 
de  quaker,  il  avait  le  calme  de  ses  pères.  C'était  un 
homme  fort,  qui  allait  devant  lui,  sans  soupçonner 
d'obstacle  et  sans  respecter  rien,  ne  s'arrètant  qu'à  la 
raison.  Vrai  citoyen  du  monde,  d'Anglais  Américain, 
d'Américain  Français,  il  défendit  la  France,  défendit 
Louis  XYI  et  dans  la  vraie  mesure  (comme  coupable 


TRANSFORMATION   DES  ESPRITS  213 

qu'on  devait  enfermer).  Lui-même  prisonnier,  voyant 
de  près  la  mort,  dans  un  calme  admirable,  il  écrivait 
ses  livres  :  Droits  de  Vhomme,  —  Age  de  raison. 

L'année  1775  (14  février)  s'ouvre  par  le  livre  de 
Payne,  le  Bon  Sens,  tiré  à  cent  mille.  C'est  le  plus 
grand  succès  qu'un  livre  ait  eu  jamais.  Il  fut  l'âme 
d'un  peuple,  —  bien  plus  que  sa  pensée,  —  son  acte. 
Il  trancha  la  séparation.  En  quatre  mois,  il  change, 
convertit  l'Amérique,  et  le  4  juillet  il  devient  la  loi 
même.  Il  fait  Y  Acte   d'indépendance. 

L'Amérique,  à  celui  qui  dit  :  «  Sois,  »  répond  : 
«  Je  suis.  » 

Gela  fait  honneur  à  ce  peuple.  Un  autre  eût  été 
fort  choqué.  Il  mettait  son  orgueil  à  être  Anglais. 
Payne  lui  dit  durement  :  «  Vous  êtes  mêlé  de  tous 
les  peuples.  Même  en  cette  province  (Pensylvanie), 
pas  un  tiers  n'est  de  sang  anglais.  » 

Il  y  avait  aussi  un  préjugé  très  fort  pour  la  cons- 
titution anglaise,  Y  admirable  et  Y  incomparable , 
merveille  d'harmonie,  et  autres  bavardages.  Payne 
réduit  le  tout  à  la  très  sèche  vérité.  Un  roi  qui  a  en 
main  tant  d'or  et  de  places  à  donner  (et  plus,  le 
budget  monstre  de  l'Église  anglicane)  rompt  lourde- 
ment cette  balance.  Sa  volonté ,  sous  la  forme 
hypocrite,  «  la  forme  redoutable  d'un  bill  du  Parle- 
ment »,  pèse  bien  plus  que  l'ordre  d'un  despote. 
Celui-ci  a  cela  de  bon  que  c'est  un  gouvernement 
simple  :  on  sait  à  qui  s'en  prendre.  Mais  la  grande 
machine  anglaise  est  si  brouillée  qu'on  souffre  très 
longtemps  sans  bien  savoir  d'où. 


214  HISTOIRE   DE    FRANCE 

La  pire  situation,  c'est  d'être  des  rebelles.  Devenez 
un  État.  La  France  ou  l'Espagne  aideront. 

Rester  Anglais,  c'est  la  guerre  éternelle.  L'Europe 
est  si  drue  de  royaumes,  d'intérêts  opposés,  qu'il 
vous  faut  faire  toujours  la  guerre.  Assez,  assez  de 
guerre.  Soyez  l'asile  paisible  des  persécutés  de  ce 
monde.  Votre  éloignement  fait  votre  paix.  Le  sang 
des  morts,  les  pleurs  de  la  nature,  vous  crient  : 
«  Séparez-vous...  Le  temps  en  est  venu  [It  is  time 
to  part).  » 

C'est  le  moment,  le  seul.  Dans  cinquante  ans,  il 
serait  impossible  de  réunir  ce  continent.  Faites  un 
gouvernement  quand  tout  est  plus  facile,  neuf, 
entier,  et  qu'on  peut  tout  régler  d'après  la  raison. 
Jeunesse  est  le  bon  temps  pour  semer,  commencer 
le  bien  (seed  time). 

Jamais  plus  grande  affaire  ne  fut  sous  le  soleil. 
Car  il  s'agit  d'un  monde,  et  de  tout  le  temps  à  venir. 
Toute  postérité  est  mêlée  à  ceci.  Il  en  sera  comme 
d'un  nom  gravé  sur  l'écorce  d'un  chêne  ;  le  chêne 
croît,  et  le  nom  grandit. 

Ne  restez  donc  pas  là  à  attendre,  à  vous  regarder 
curieux,  soupçonneux.  Tendez  donc  au  voisin  la 
main  de  l'amitié.  Enterrez  la  discorde.  Plus  de  noms 
de  partis,  un  seul  nom  :  citoyen,  ami  franc,  résolu, 
champion   courageux    des   libres   États   d'Amérique. 

Cette  rude  éloquence,  qui  n'est  pas  sans  grandeur, 
inspira  les  légistes  qui  firent  Y  Acte  d'indépendance 
le  brillant  Jefferson,  Adams,  si  calculé,  sous  les  yeux 
de  Franklin,   la  diplomatie  même.  Cet  Acte  s'adres- 


TRANSFORMATION    DES    ESPRITS  215 

sait  très  directement  à  la  France.  C'est  d'elle  unique- 
ment en  ce  moment  qu'il  s'agissait.  L'Acte  part 
justement  avec  la  demande  de  secours  (4  et  17  juil- 
let 1776). 

Donc  la  rédaction  n'a  pas  un  mot  biblique.  La 
phraséologie  de  Rousseau  est  seule  employée.  Point 
de  Dieu  des  armées,  de  Jéhovah,  de  Sabaoth.  Mais 
uniquement  la  Providence,  le  Créateur  et  le  Suprême 
Juge,  sont  attestés  comme  garants  des  droits  de 
liberté,  d'égalité. 

Toute  école  française  (et  même  Helvétius)  accepte- 
ront un  Acte  où  l'on  invoque  la  Nature,  où  pour 
l'homme  on  réclame  spécialement  le  droit  au 
Bonheur. 

Non  moins  habilement,  ils  biffèrent  dans  cette 
pièce  solennelle  ce  qu'ils  y  avaient  mis  de  l'es- 
clavage. On  eût  choqué  de  front  la  France  de 
Raynal. 

L'Acte  arriva  ici  vers  la  fin  de  l'année,  et  fut  reçu 
avec  enthousiasme.  Mais  déjà  le  secours  était  prêt, 
attendait  le  départ.  Gomment  dire  l'adresse  infinie, 
l'activité  qui  l'avaient  préparé  ?  Quel  génie  fallut-il 
pour  que  Beaumarchais  éblouît,  entraînât  des  hommes 
aussi  flottants  que  le  roi  et  Yergennes?  Il  vainquit 
par  ce  mot  :  «  De  toute  façon  c'est  la  guerre.  S'ils 
s'arrangent  entre  eux,   ils  vont  tomber  sur  nous.  » 

Il  eut  en  grand  secret  un  million  de  la  France,  un 
million  de  l'Espagne,  mais  ce  qui  ne  pouvait  rester 
inaperçu,  la  facilité  d'acheter,  non  en  Hollande,  mais 
en  France,  et  dans  nos  arsenaux,  les  vingt-cinq  mille 


216  HISTOIRE   DE  FRANCE 

fusils,  la  poudre,  les  deux  cents  pièces  de  canon, 
nécessaires  aux  Américains. 

Il  est  très  beau  au  Havre,  ce  Figaro,  qui  défie 
l'Océan.  Les  Américains  traînent,  ne  viennent  pas 
prendre  le  secours.  Il  cherche,  il  trouve  des  navires, 
les  arme,  et  met  dessus  d'excellents  officiers,  tels  du 
grand  Frédéric.  Que  de  choses  il  risquait!  être  pris, 
n'être  pas  payé,  être  sacrifié  par  Versailles,  si  l'An- 
gleterre criait,  si  le  roi  prenait  peur,  voulait  arrêter 
tout.  C'est  ce  qui  arriva.  Un  contre-ordre  survint, 
mais  tard,   et  les   vaisseaux  filèrent  (janvier   1777). 

M.  de  La  Fayette  part  le  26  avril.  Un  homme  de 
vingt  ans,  dans  sa  première  année  de  mariage,  laisse 
sa  femme  enceinte,  secrètement  achète  un  vaisseau, 
et  malgré  sa  famille,  les  défenses  du  roi,  les  me- 
naces, s'embarque  et  traverse  la  mer.  Lui-même  il  a 
écrit  ce  mot  simple,  héroïque  :  «  Dès  que  je  connus 
la  querelle,  mon  cœur  fut  enrôlé,  et  je  ne  songeai 
plus  qu'à  joindre  mes  drapeaux.  »  (Mém.,  I,  7.) 

L'effet  fut  admirable.  Les  Français  affluèrent, 
L'Amérique  eut  des  armes  et  sur-le-champ  vain- 
quit (1777).  Le  contre-coup  de  joie  fut  tel  ici  que  le 
roi,  que  Yergennes,  hésitants,  frémissants,  furent 
entraînés  par  le  public.  La  France  s  allia.  Le  roi 
n'eut  qu'à  signer  (février  1778). 

Il  était  entendu  qu'il  s'agissait  pour  nous  de  nous 
perdre  et  de  nous  ruiner.  Mais  cela  n'était  pas  facile. 
Personne  ne  voulait  nous  prêter.  Il  y  fallut  un  homme 
de  talent,  de  ressources,  un  banquier  admirable. 
Personnage  un  peu  ridicule  par  sa  vanité,  son  pathos, 


TRANSFORMATION    DES   ESPRITS  217 

pédant  fils  de  pédant,  M.  Necker  n'était  pas  moins 
un  homme  honnête  et  bon,  noblement  désintéressé, 
qui,  par  sa  probité,  son  honorable  caractère,  encou- 
ragea  l'Europe  à  prêter  à  la  France,  mit  celle-ci  à 
même  de  courir  à  son  gré  dans  la  voie  de  la  ban- 
queroute. Sa  vertu,  ses  talents,  funestes  à  la  patrie, 
ont  sauvé  l'Amérique,  servi  le  genre  humain. 

Un  Fermier  général  qui  l'aime  peu,  en  fait,  malgré 
lui,  cet  éloge  :  «  Sa  sensibilité  avait  pour  but  les 
hommes  en  masse.  Elle  tenait  surtout  d'un  esprit 
d'ordre  et  de  justice.  »  (Monthyon,  204.) 

L'ordre  fut  son  objet  d'abord.  Les  quatre  mois 
après  Turgot  avaient  été  un  vrai  pillage.  Il  rétablit 
la  comptabilité.  Il  annonça  les  vues  d'un  gouverne- 
ment probe  qui  ne  craignait  pas  la  lumière.  La  foi 
à  la  lumière,  à  la  publicité,  c'est  en  cela  qu'il  rappelle 
Turgot.  Dès  sa  première  année,  il  joue  cartes  sur 
table,  avoue  ce  grand  secret  que  l'État  est  grevé 
de  quarante  millions  de  rentes  viagères  (7  janv.  1777). 
On  crie  :  l'imprudent  !  l'indiscret  !  Et  cela  au  contraire 
rassure  ;  on  apporte  l'argent  à  cet  homme  si  franc 
qui  dit  tout.  Genève  seule  prête  cent  millions.  Sept 
mois  après,  la  lumière  dans  V impôt.  Nulle  crue  de 
cote  personnelle  sans  vérification  publique  de  ce 
qu'a  donné  la  paroisse  par-devant  les  notables  que  la 
paroisse  élit  (août  1777).  L'année  suivante,  1778, 
essai  (timide  encore)  des  assemblées  provinciales 
de  Turgot,  et  d'abord  partiel,  en  Berry,  en  Guyenne, 
en  Dauphiné,  en  Bourbonnais.  Assemblées  où  le 
Tiers-état    sera   en    nombre   dominant,    qui  doivent 


218  HISTOIRE   DE  FRANCE 

éclairer,  conseiller,  et  non  entraver  le  pouvoir. 
(Voy.  Laver gne.) 

Necker  nourrit  la  guerre.  Mais  à  ce  moment  même, 
l'Autriche  aurait  voulu  nous  jeter  par-dessus  une 
seconde  guerre ,  d'Allemagne ,  d'Europe.  Joseph , 
comme  plusieurs  des  enfants  de  Marie -Thérèse, 
n'eut  pas  l'esprit  très  sain.  Sa  sœur  de  Naples  fut 
un  monstre  de  lubrique  férocité,  impudente,  avec 
son  Emma.  Celle  de  France,  légère  et  charmante, 
violente  par  moments,  plus  douce  (avec  ses  douces 
femmes  Lamballe  etPolignac),  avait  dans  ses  caprices, 
dans  son  visage  (au  nez  un  peu  oblique)  quelque 
chose  de  discordant.  Le  plus  bizarre  était  Joseph.  Ce 
sombre  personnage,  bilieux,  lanciné  d'humeurs  acres 
et  d'hémorroïdes  (Arn.,  289),  semblait  ne  tenir  dans 
sa  peau.  Il  était  résolu  à  se  faire,  à  tout  prix,  grand 
homme,  à  éclipser  le  roi  de  Prusse.  Réformateur 
étrange,  d'une  part  il  ferme  les  couvents,  de  l'autre 
il  poursuit  les  déistes  :  tout  déiste  sera  bâtonné, 
dépouillé  de  ses  biens,  tiré  de  sa  famille,  enrégi- 
menté et  perdu  dans  les  colonies  militaires. 
[A.  Michiels,  II,  211.) 

Son  cauchemar  était  Frédéric.  Ayant  si  aisément 
gagné  la  Galicie,  il  guettait  la  Bavière,  énorme  proie 
attenant  à  l'Autriche,  qui  l'aurait  fait  compacte  et 
monstrueusement  arrondie  en  grand  Empire  du  Sud. 
L'Électeur  de  Bavière  était  près  de'  la  mort.  Son  futur 
successeur,  le  faible  Palatin,  était  serré  de  près, 
obsédé  par  l'Autriche,  effrayé,  corrompu;  Joseph 
n'était  pas  loin  de  lui  faire  échanger  son  droit,  son 


TRANSFORMATION   DES  ESPRITS  219 

héritage,  pour  un  plat  de  lentilles,  une  petite  fortune 
que  Joseph  promettait  à  un  bâtard  du  Palatin.  Indigne 
escamotage.  Mais  il  fallait  le  faire  sous  les  deux  yeux 
perçants  de  Frédéric,  qui  regardait. 

Joseph  vint  voir  ici  ce  qu'il  pouvait  attendre  de 
notre  appui  contre  la  Prusse,  de  notre  vieille  ser- 
vitude autrichienne  sous  Choiseul  et  la  Pompadour. 
Antoinette  serait-elle  la  Pompadour  de  Louis  XVI,  pour 
livrer  le  sang  de  la  France?  Pour  lui  c'était  la  question. 
Il  trouva  son  Choiseul  très  solidement  enterré  à  Chan- 
teloup.  La  Polignac,  créée  exprès  pour  ramener 
Choiseul,  n'y  songeait  plus,  exploitait  la  faveur.  Quoi 
qu'on  fît,  Antoinette  ne  pensait  qu'au  plaisir;  si  vaine 
et  si  mobile,  quelque  aimée  qu'elle  fût  du  roi,  elle 
était  réellement  neutralisée  par  Maurepas,  Vergennes. 
Et  la  France?  Son  cœur  et  ses  yeux  étaient  tournés 
vers  l'Amérique.  Il  était  insensé  de  lui  demander 
autre  chose. 

Joseph  fut  ridicule.  Les  nigauds  admirèrent  qu'il 
fût  descendu  à  l'auberge,  dans  un  hôtel  de  troisième 
ordre.  Lui  qui  bâtonnait  les  déistes,  il  visita  Rousseau 
et  lui  fît  ses  hommages.  Censeur  austère  des  mœurs 
et  méprisant  Versailles,  il  alla  présenter  ses  respects 
à  la  Du  Barry,  ramassa  sa  jarretière.  Tout  fut  baroque 
en  lui,  discordant,  dissonant. 

Il  était  parti  de  l'idée  que  Louis  XVI  était  un  idiot. 
Il  le  trouva  gardé,  cuirassé,  averti.  Vergennes,  chaque 
matin,  prévoyait  et  disait  au  roi  ce  que  Joseph  allait 
lui  dire  le  soir,  lui  soufflait  ses  réponses.  Son  humeur 
retomba  sur  Marie-Antoinette.  Il  lui  reprocha  amère- 


220  HISTOIRE    DE    FRANCE 

ment  de  n'être  pas  encore  enceinte,  de  n'avoir  pas  su 
faire  un  Dauphin  qui  lui  aurait  donné  le  pouvoir  de 
servir  l'Autriche.  Dans  les  notes  écrites  qu'il  lui  laissa 
(29  mai  1777),  il  la  tance  pour  ses  parties  fines  et  ses 
courses  de  nuit,  lui  prédit  une  chute  affreuse.  Il  fait 
fort  bien  entendre  que  si  elle  n'est  pas  enceinte,  la 
faute  en  est  à  elle,  qui  s'est  remise  à  vouloir  coucher 
seule,  qui  glace  le  roi  par  ses  dédains,  etc.  (Arneth, 
Joseph,  p.  6).  Certainement  l'obstacle  était  l'objet  chéri 
dont  s'indigne  Marie-Thérèse  (Arn.,  1779).  Le  charme 
du  bijou  faisait  tort  au  gros  Louis  XVI.  Joseph  gardait 
rancune  et  mépris  à  la  Polignac.  Cyniquement  il  riait 
à  son  nom.  (Voyage  de  Bouille,  Mél.  de  Barrière.) 

On  est  émerveillé  de  voir  avec  quelle  douceur 
celle  qu'on  aurait  crue  si  hautaine,  reçut  la  correction. 
Elle  se  réforma  un  peu,  se  rapprocha  de  son  mari 
(janvier  1778)  pour  servir  sa  mère  et  son  frère.  Le 
Bavarois  était  mort  (en  décembre)  et  la  crise  arrivait. 
Et  il  se  trouvait  justement  que  le  roi  ne  pouvait  plus 
rien,  étant  lié  (6  février)  par  l'alliance  américaine  et 
la  guerre  avec  l'Angleterre. 

Joseph  eut  l'air  d'un  écolier.  Il  prenait  la  Bavière. 
Frédéric  lui  saisit  la  main,  l'arrête  et  lui  prend  la 
Bohême.  Joseph  arme  alors.  Sa  mère  pleure.  Elle  crie  : 
Au  secours  !  Elle  implore  Antoinette.  Elle  espère  dans 
le  roi,  «  dans  la  tendresse  du  roi  pour  sa  chère  petite 
femme  »  (Am.:  237).  Et  ce  n'est  pas  en  vain. 

La  reine  obtint  le  18  mars  que  le  roi  renvoyât 
durement  le  ministre  de  Prusse,  qui  le  sollicitait 
de  s'unir,  d'imposer  la  paix.  Louis  XVI  se  dit  neutre, 


TRANSFORMATION   DES  ESPRITS  221 

mais  sous  main  donne  à  Joseph  un  secours  de  quinze 
millions,  selon  le  beau  traité  de  1756,  nous  refaisant 
ainsi  tributaires  de  l'Autriche.  Lâcheté  misérable  et 
demi-trahison  qui  ne  fut  guère  secrète.  Une  si  grosse 
somme  ne  fut  pas  invisible.  Au  départ  de  l'Hôtel  des 
Postes,  on  vit  les  sacs  et  les  fourgons.  Cet  argent  et 
celui  que  l'on  donna  en  1785,  au  total  vingt  millions, 
restèrent  ineffaçables.  Louis  XV  en  avait  donné 
soixante-quinze  à  peu  près.  Cette  faiblesse  du  roi, 
cette  duplicité  et  la  haine  du  peuple  furent  payés 
comptant  en  amour.  Ce  jour  même  du  18  mars,  la 
reine  fut  enceinte  de  l'enfant  qui  naquit  le  18  dé- 
cembre 1778  (ce  fut  Madame  d'Angoulôme). 

Les  neuf  mois  de  grossesse  furent  très  cruels  à 
l'Amérique.  Le  roi,  engagé  avec  elle,  fît  tout  pour 
agir  peu,  ne  pas  trop  fâcher  l'Angleterre,  dans  l'idée 
vaine  que  la  guerre  maritime  pourrait  être  évitée 
encore,  et  qu'il  resterait  libre  d'agir  contre  la  Prusse, 
libre  au  moins  de  l'intimider.  Il  ne  fit  rien  pour 
l'Inde.  Il  intima  à  l'Amérique  de  ne  pas  attaquer  les 
Anglais  au  Canada.  Il  refusa  l'argent  qu'elle  espérait, 
ne  le  donna  qu'à  regret  et  plus  tard.  Il  retint  notre 
flotte  à  Brest,  sous  le  prétexte  que  l'Espagne  voulait 
intervenir.  Le  27  juillet  seulement,  on  sortit,  on  se 
canonna,  mais  sans  résultat  décisif.  Nous  rentrâmes 
bientôt,  «  faute  d'hommes  et  d'argent  »,  disait-on. 
L'autre  escadre  partit  de  Toulon,  sous  d'Estaing, 
arriva  tard,  eut  un  fort  beau  combat  et  puis  une 
tempête,  se  retira.  L'Amérique  se  crut  trahie. 

Le  roi  trahissait-il?  Oui  et  non.  Il  s'intéressait  à  la 


222  HISTOIRE    DE    FRANCE 

guerre  maritime,  mais  n'y  allait  que  d'une  main, 
gardait  l'autre  pour  protéger  l'Autriche,  s'il  en  était 
besoin.  La  situation  de  Joseph  en  août  fut  pitoyable. 
Avec  sa  grande  armée,  il  était  devant  Frédéric.  Le 
vieux,  de  cent  façons,  l'appelait  au  combat;  et  le 
jeune  n'osait  bouger.  Son  armée  lui  semblait  trop 
neuve;  il  se  défiait  de  ses  talents;  bref,  restait  échoué 
tristement,  méprisable  à  ses  propres  yeux,  lui  si  fier, 
qui  visait  si  haut  ! 

Jamais  naufragé  n'empoigna  la  planche  de  salut 
avec  la  peur,  la  force,  dont  Marie-Thérèse  éperdue 
empoigna  Marie-Antoinette.  Ce  sont  des  pleurs,  ce 
sont  des  cris  :  «  Sauvez,  sauvez  votre  maison  !  Vous 
sauverez  un  frère,  une  mère  qui  n'en  peut  plus. — 
Dira-t'-on  que  la  France  nous  a  abandonnes?  et  cela 
dans  votre  grossesse  !  (269,  277,  283).  —  Dieu  !  si 
nous  étions  culbutés!...  Non,  la  France  ne  peut 
laisser  notre  cruel  ennemi  nous  subjuguer...  Hélas  ! 
la  Russie  le  soutient.  Notre  sainte  religion  va  recevoir 
le  dernier  coup.  » 

Gela  bouleversait  Antoinette.  Elle  fat  violente  à 
seconder  sa  mère,  faisant  venir  Maurepas,  Yergennes, 
les  forçant  de  parler.  Toujours  ils  échappaient.  Que 
voulait-elle?  de  l'argent  ?  Point  du  tout.  Elle  voulait 
une  armée  et  la  guerre.  Donc  deux  guerres  à  la  fois  ? 
N'importe  !  La  timidité  des  ministres,  leurs  refus,  la 
désespéraient.  Elle  n'allait  plus  au  spectacle,  affichant 
sa  douleur,  se  déclarant  tout  Autrichienne.  Elle 
pleurait  à  fendre  le  cœur,  et  faisait  pleurer  Louis  XVI 
[Arn.,  265).  En  cet  état,  la  femme  est  si  touchante  I 


TRANSFORMATION   DES   ESPRITS  223 

Quel  chagrin  de  lui  refuser!...  Deux  ivresses  (des 
sens  et  des  pleurs),  c'est  plus  qu'on  ne  peut  sup- 
porter. Le  roi  n'y  tenait  pas.  L'enfant  remue!...  Il 
ne  se  connaît  plus,  il  menace  la  Prusse  (271),  et  l'on 
est  tout  près  de  la  guerre.  Enfin  l'accouchement 
(déc),  l'enchantement  de  la  paternité  le  met  comme 
hors  de  lui.  Il  est  tout  à  sa  femme,  à  l'Autriche.  Il 
étale  son  dégoût  des  Américains,  et  le  regret  de  cette 
guerre.  Sa  joie  grossière  (tout  allemande)  aux  rele- 
vantes, est  marquée  d'une  farce  indigne,  d'un  outrage 
à  ce  peuple  qu'il  a  promis  de  secourir.  Aux  étrennes, 
il  donna  à  une  dame,  qui  admirait  Franklin,  la  figure 
de  Franklin,  au  fond  d'un  pot  de  chambre. 

Certainement  la  France  exagérait  Franklin.  Il  était 
ridicule  d'en  faire  tout  à  la  fois  un  Socrate,  un 
Newton.  Ses  qualités  réelles,  sa  vertu  calculée,  sa 
dextérité,'  sa  finesse  à  exploiter  l'enthousiasme,  méri- 
taient peu  un  pareil  fanatisme.  Lorsque  l'homme  du 
siècle,  Voltaire,  vint  mourir  à  Paris  (mai  1778), 
ce  grand  événement  n'éclipsa  pas  Franklin.  On 
les  mit  de  niveau.  Il  en  riait  sous  cape.  Son  esprit, 
net  et  sûr  dans  un  cercle  borné,  ne  sentait  nullement 
la  sagesse  de  notre  folie.  Dans  ces  enthousiasmes 
qu'on  croit  souvent  frivoles,  la  France  a  l'instinct 
vrai  des  grandes  choses  de  l'avenir.  Le  culte  qu'on 
rendait  aux  gros  souliers,  à  l'habit  brun,  ces  fêtes 
qu'on  donnait  à  l'homme  simjole,  à  l'ex-ouvrier,  il 
les  prenait  pour  lui;  on  les  donnait  bien  plus  à 
l'immense  avenir,  à  cet  avènement  des  classes 
industrielles  qui  marque  notre  temps,  à  la  création 


224  HISTOIRE    DE    FRANCE 

de  la  patrie  commune,  asile  des  libertés  du  monde. 

Revenons  au  printemps  de  1779.  L'Espagne  avait 
fini  par  se  joindre  à  nous,  s'ébranlait.  Notre  flotte, 
ralliant  la  sienne,  allait  avoir  la  force  étonnante, 
inouie,  de  soixante-huit  vaisseaux  de  ligne.  Effroyable 
armement,  à  faire  trembler  les  mers.  Qu'était-ce 
auprès  que  l'Armada  dont  on  parle  toujours  ? 
L'Anglais  ne  l'avait  pas  prévu.  Portsmouth  n'était 
pas  en  défense.  Quarante  mille  Français  attendaient 
sur  nos  côtes  qu'on  les  lançât  sur  l'autre  bord. 

Grand  moment!  décisif!  Le  roi  avait  paru  l'attendre 
et  l'espérer.  Il  avait  réuni,  gardait  dans  une  armoire 
secrète  tous  les  plans,  les  projets  de  la  descente 
en  Angleterre.  Et  alors,  il  l'oublie!  Il  est  à  la  famille, 
à  la  femme,  à  l'enfant,  c'est-à-dire  à  l'Autriche.  Il 
s'agit  avant  tout  de  sauver  Joseph  IL  Notre  inter- 
vention y  réussit.  Joseph  n'y  perdit  pas;  sa  folie  lui 
valut  un  morceau  de  Bavière,  sans  compter  nos 
quinze  millions.  Seulement  il  baissa  à  ses  yeux, 
espéra  moins  dès  lors  éclipser  Frédéric,  douta  d'être 
un  grand  homme.  Dans  son  orgueil  morose,  il  nous 
en  voulut  à  jamais  de  l'avoir  sauvé,  nous  haït  et  se 
tourna  vers  l'Angleterre.  Marie -Thérèse,  moins 
ingrate,  déclara  hautement  que  sa  fille  était  son 
salut  [Arn.y  288,  295). 

Fille  admirable  en  vérité.  Dans  son  zèle  autrichien, 
elle  parvient  encore  à  faire  un  de  ses  frères  Électeur 
de  Cologne,  établissant  l'Autriche  sur  le  Rhin  près  de 
Frédéric,  le  blessant  pour  toujours,  lui  mettant  cette 
épine  au  pied  (juin  1779). 


TRANSFORMATION    DES   ESPRITS  ±2$ 

Ce  ne  fut  qu'en  juillet  que   nos  énormes  flottes, 
espagnole  et  française,  se  joignirent,  tinrent  la  mer. 
L'Angleterre    frémissait.    Elle    sentait    l'Irlande   qui 
s'agitait  derrière.  Elle  n'avait  que  trente -huit  vais- 
seaux qui  ne   parurent  que  pour  se  cacher  dans  Ply- 
mouth,  puis  sortirent,  mais  pour  fuir  et  disparaître  à 
toutes  voiles.  Qui  empêchait  l'attaque?  les  vents  ?  ou 
le  scorbut  ?  Le  vrai  scorbut  fut  à  Versailles.  On  eut 
peur  de  prendre  Portsmouth.  On  eut   peur  de  saisir 
Liverpool,  de  le  rançonner,  comme  le  proposait  La 
Fayette.  Porter  aux   Anglais  ces  grands  coups,  ces 
coups  honteux,  c'était  les   enrager,  fermer  la  porte 
aux  négociations,  que  le  roi,  si  froid  pour  la  guerre, 
que  l'octogénaire  Maurepas,  que  le  prudent  Vergennes, 
désiraient,  surtout   Necker,   accablé  du  fardeau.    Le 
ministre  de  la  marine,  Sartines,  en  préparant  la  flotte 
gigantesque,  lui  avait  fourni  un  prétexte  excellentpour 
rentrer  :  elle  avait  peu  de  vivres  (17  septembre  1779). 
Le    courage    n'avait    manqué    qu'à    Versailles.    Il 
brillait  aux  duels  de  vaisseau  à  vaisseau.  Il  éclata  à 
la  Grenade,  où  le  vaillant  d'Estaing  battit  la  flotte 
anglaise,   força,   de  sa  personne,  sans   canons,  par 
assaut,  les  batteries  qui  dominaient  l'île.  De  là,  en 
Géorgie,  attaquant  Savannah,  à  pied,  d'un  même  élan, 
il  se  fait  repousser,  blesser.  Et  la  campagne  est  nulle 
encore  pour  l'Amérique  (1779). 

Ce  trop  bouillant  d'Estaing  n'en  était  pas  moins 
alors  celui  qui  entraînait  les  hommes.  Le  corps  de  la 
marine,  entre  tous  orgueilleux,  insolent  et  aristocrate, 
lui    reprochait    deux   choses  :  d'abord,  d'avoir  servi 

T.   XVI.  15 


226  HISTOIRE    DE    FRANCE 

dans  les  troupes  de  terre;  2°  d'écouter  les  avis  d'un 
officier  bleu  (non  noble).  On  fit  si  bien  que,  pendant 
trois  campagnes,  d'Estaing,  écarté  d'Amérique,  laissa 
le  libre  champ  aux  victoires  de  Rodney  et  des  flottes 
anglaises.  Les  Américains  déclinaient.  Toujours  et 
toujours  des  revers.  Ils  ébranlaient  la  foi.  Plusieurs 
se  mirent  à  croire  que  l'Angleterre  vaincrait,  et  que 
même  elle  avait  raison.  En  voyant  Washington  avoir 
si  peu  de  monde,  on  pouvait  croire  encore  que  la 
majorité,  le  droit  du  nombre  était  pour  George.  Le 
brillant  général  Arnold  en  juge  ainsi  et  se  déclare 
Anglais.  Pour  la  seconde  fois,  l'Amérique  périt,  si  la 
France  ne  vient  au  secours.  Washington  écrit  une 
lettre  directement  à  Louis  XVI. 

Celui-ci  fut  mis  en  demeure,  embarrassé.  L'opinion 
pesait,  et  fortement,  pour  l'Amérique,  et  Franklin  était 
là,  un  dieu  pour  la  société  de  Paris.  Comment  reculer 
devant  lui  ?  Tout  pourtant  dépendait  de  ce  que  pour- 
rait M.  Necker.  L'emprunt,  longtemps  facile,  tarissait. 
Il  fallut  en  venir  aux  économies  difficiles,  scabreuses, 
à  la  Maison  du  Roi,  où  quatre  cents  charges  furent 
supprimées  à  la  fois.  Grand  coup  qui  achevait  de 
tourner  la  Cour  contre  Necker.  Il  devait  ou  périr  ou 
grandir  par  l'appui  des  peuples.  Il  grandit,  publia  son 
célèbre  Compte  rendu,  première  révélation  (incomplète 
encore,  il  est  vrai)  de  l'état  réel  des  finances.  La 
foi  de  l'honnête  homme  à  la  lumière,  à  la  publicité, 
eut  deux  effets  profonds  :  il  éclaira  la  France,  il  sauva 
l'Amérique.  L'emprunt  devint  possible.  On  lui  porta 
deux  cents  millions. 


TRANSFORMATION    DES   ESPRITS  223 

Sans  augmenter  l'impôt,  il  a  donc  pu  faire  face  à 
cinq  années  terribles,  —  «  en  chargeant  l'avenir  ?  » 
—  sans  doute,  mais  il  lui  crée  un  monde,  et  l'avenir 
le  remercie. 

Les  années  80-81  sont  la  gloire  de  la  France. 
Elle  y  est  la  grande  nation  : 

D'un  côté,  elle  pose  la  vraie  loi  de  la  guerre 
humaine,  le  respect  dû  aux  neutres.  Elle  couvre 
les  faibles  (Hollande,  Suède,  Danemarck,  etc.)  de  la 
brutalité  anglaise.  La  Russie,  dans  le  Nord,  établit 
ce   droit   maritime ,    ferme  la  Baltique   à  la  guerre. 

D'autre  part,  on  finit  par  ce  qui  eût  dû  com- 
mencer, on  donne  des  troupes  à  l'Amérique  sous 
Rochambeau,  avec  cette  noble  déférence  de  le 
subordonner  à  Washington.  Le  28  septembre,  huit 
mille  insurgés,  autant  de  Français,  enferment  dans 
York-Town  l'armée  anglaise.  La  Fayette  menant  une 
colonne  d'Américains,  Yiomesnil  une  de  Français, 
enlèvent  les  redoutes  qui  la  couvrent.  Et  les  Anglais 
se  rendent.  Leur  flotte  qui  venait*  au  secours,  dis- 
paraît. L'Amérique  est  libre.  «  L'humanité  a  gagné 
la  partie.  » 


La  France  garde  la  gloire   et  la  ruine. 

L'économie  était  partie  avec  Turgot,  en  mai  1776. 
Avec  Necker,  s'en  va  le   crédit,  mai   1781. 

Pour  la  Cour,  les  privilégiés,  la  grande  affaire 
était  de  chasser  le  bon  sens,  de  renverser  celui 
par    qui    seul    on    marchait    encore.    Quoiqu'il    eût 


228  HISTOIRE    DE    FRANCE 

ménagé  plus  que  Turgot  les  entours  de  la  reine, 
sa  réforme  hardie  de  la  maison  royale,  puis  son 
Compte  rendu  qui  montrait  tant  de  choses,  avaient 
décidément  fait  de  lui  un  objet  d'horreur.  Il  était 
absolument  seul.  L'effort  était  terrible  pour  le 
roi,  intolérable  la  fatigue  de  garder  cet  homme 
impossible,  à  ce.  point  haï,  poursuivi.  Admiré  de 
l'Europe,  envié  de  l'Angleterre  même,  Necker  à 
Versailles  était  la  bête  noire,  et  personne  ne  lui 
parlait  plus. 

Qui  n'avait-il  blessé,  lui  financier,  la  finance  elle- 
même,  en  supprimant  quarante  receveurs  généraux, 
en  démembrant  le  corps  redoutable  de  la  Ferme, 
qui  jusqu'à  lui  régnait  depuis  Fleury?  Les  Parle- 
ments lui  en  voulaient  à  mort  pour  son  essai  des 
Assemblées  provinciales,  pour  ses  atteintes  à  leurs 
exemptions  d'impôts.  Il  voulait  leur  ôter  la  torture, 
leur  plus  doux  privilège.  Il  inquiétait  les  seigneurs. 
En  supprimant  la  servitude  chez  le  roi,  il  voulait 
l'éteindre  chez  eux  [avec  indemnité).  Et  il  l'aurait 
fait  si  le  roi  ne  l'avait  empêché,  par  un  respect 
stupide  pour  la  propriété! 

Il  tomba  (mai  81).  Ses  successeurs  incapables, 
Joly,  d'Ormesson,  aux  quatre  cents  millions  que 
Necker  emprunta  en  cinq  ans,  en  ajoutent  autant 
en  trois  ans. 

La  guerre  nous  dévorait.  Les  Polignac  avaient 
fait  deux  ministres,  Gastries,  Ségur,  gens  de  mérite, 
mais  sous  qui  la  Guerre,  la  Marine,  deviennent 
énormément  coûteuses.  Ministres  aristocrates.   Sous 


TRANSFORMATION   DES   ESPRITS  229 

Ségur,  plus  d'officiers  qui  ne  soient  nobles.  Sous 
Castrie6,  l'insolent  et  violent  corps  de  la  marine,  à 
son  aise,  écrasa  les  bleus  (les  roturiers).  D'Estaing  fu; 
écarté  pour  faire  place  à  De  Grasse,  qui  attache  son 
nom  à  l'une  de  nos  plus  terribles  défaites.  L'intrépide 
Suffren,  qui,  seul  et  sans  secours,  ramena  la  victoire 
à  nos  flottes  clans  les  mers  des  Indes,  ne  pouvait 
amener  ses  nobles  capitaines  à  combattre  de  près, 
à  la  portée  du  pistolet  (Yoy.  Roux,  etc.).  Trois  fois,  en 
plein  combat,  il  fut  laissé,  trahi.  Nul  châtiment  des 
traîtres.  Ce  grand  homme  de  mer,  précurseur  de 
Nelson,  dans  un  duel  indigne  avec  un  prince,  un 
parent  des  coupables,  devait  être  bientôt  lâchement 
tué.  Grime  encore  impuni. 

Dissolution  profonde.  On  comprend  nos  revers. 
Le  plus  terrible  effort,  ruineux,  pour  prendre  Gibral- 
tar, n'avait  eu  nul  effet  (1781).  Une  expédition 
gigantesque  s'organisait  l'année  suivante.  Par  une 
étrange  inconséquence,  on  se  ruine  en  préparatifs, 
et  l'on  montre  un  désir  imprudent  de  la  paix. 
L'Angleterre  en  avait  grand  besoin.  On  pouvait  le 
croire,  en  voyant  le  fils  de  Ghatham,  notre  plus 
cruel  ennemi,  Pitt,  vouloir  qu'on  traitât.  Tout  est 
imprudemment,  indécemment  précipité.  L'Amérique 
traite  avant  la  France,  la  France  traite  avant  la  Hol- 
lande (janvier  83),  sans  stipuler  pour  elle  ni  pour 
nos  alliés  indiens.  L'Anglais  naviguera  dès  lors 
dans  les  Indes  hollandaises,  poussera  librement  la 
réduction  de  l'Hindoustan.  L'Espagne  gagne  à  la 
guerre,  Minorque  et  les  Florides. 

La  France?  Rien. 


230  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Rien  que  de  n'avoir  plus  un  Anglais  à  Dunkerque. 

Rien  que  d'avoir  sauvé,  délivré  l'Amérique. 

Reste  à  payer  la  guerre,  le  milliard  emprunté. 

Nous  le  regrettons  peu,  quand  nous  avons  la  joie 
de  la  voir,  la  grande  Amérique,  monter,  monter  si 
haut,  dans  son  immensité,  —  orgueil,  espoir,  salut 
du  monde. 

Qu'importe  qu'elle  oublie,  dans  sa  voie  si  rapide?... 
Elle  fait  mieux  que  songer  au  passé.  Elle  ouvre 
l'avenir,  et  l'éclairé  par  ses  grands  exemples,  par 
la  solidité  de  son  gouvernement,  en  face  de  la 
flottante  Europe  qui  ne  fait  plus  un  pas  que  la 
terre  ne  lui  tremble  aux  pieds. 


LA    REINE.  —  GALONNE   ET   FlGAIiO  231 


CHAPITRE    XV 


La  Reine.  —  Galonné  et  Figaro.  (1774-1784.) 


Avant  la  paix.  Ghoiseul  était  mort  dans  l'exil  (1782), 
et  avec  lui  le  meilleur  espoir  de  l'Autriche.  Il 
était  mort  au  moment  même  où  la  naissance  du 
Dauphin  (1781),  doublant  l'ascendant  de  la  reine, 
lui  rendait  enfin  quelque  chance.  La  reine  avait 
manqué  sa  vie. 

Car  pourquoi  naquit-elle?  pourquoi  fut-elle  élevée, 
préparée,  mariée,  dans  les  plans  de  Marie-Thérèse, 
sinon  pour  faire  ici  un  ministre  autrichien,  pour 
refaire  de  la  France  un  fief  de  l'Empereur?  Vergennes 
y  résistait,  et  l'honnêteté  de  Louis  XVI. 

Marie-Thérèse  mourut.  Et  la  reine,  d'autant  plus 
flottante,  rejetée  d'un  écueil  sur  l'autre,  au  gré 
des  Polignac,  mit  leur  homme  au  pouvoir,  leur 
Galonné,    qui  la   perdit,   et   la   royauté  elle-même. 

Tragique  destinée  !  On  la  comprendrait  peu  si 
on  ne  la  suivait  dans  son   développement,   dans  la 


232  HISTOIRE    DE    FRANCE 

série   des  fautes  et  des  entraînements,  des  fatalités 
même,  qui  l'ont  poussée,   précipitée. 

L'enivrement  s'explique,  au  début  de  ce  règne. 
Tous  l'éprouvaient.  Quelle  joie  de  voir  enfin  s'asseoir 
sur  le  trône  purifié  de  Louis  XV  l'honnête,  l'excellent 
jeune  roi,  cette  reine  charmante!  Qui  n'eût  tout 
espéré?  Un  grand  mouvement  d'art  décorait  ce 
moment,  il  illuminait  la  scène.  Et  la  reine  en  était 
le  centre.  —  Tout  gravitait  vers  elle.  —  Gluck  arrivait 
pour  elle  de  Vienne,  lui  apportait  Iphigénie.  Il  écri- 
vait Armide  (1775),  pour  qui,  si  ce  n'était  pour 
l'Armide  couronnée  de  Versailles?  Peu  artiste  elle- 
même,  elle  sentait  du  moins  l'art  par  la  passion. 
Piccini,  appelé  à  Versailles  par  la  Du  Barry,  n'en 
fut  pas  moins  accueilli  d'elle,  caressé,  consolé  des 
fureurs  de  partis.  Elle  le  fit  son  maître  de  chant. 
Elle  est  touchante  et  belle  au  souper  solennel  où 
elle  réunit  les  rivaux,  Piccini,  Gluck,  veut  finir 
cette  guerre  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie. 

Combat  d'art  supérieur.  Mais  la  France  pensait  à 
Grétry.  Grétry  et  Monsigny,  le  Déserteur,  la  Belle 
Arsène,  surtout  Zémire  et  Azor  (traduit  en  toute  langue), 
c'étaient  les  grands  succès  populaires  et  nationaux, 
avec  le  Barbier  de  Séville,  la  Rosine  de  Beaumarchais. 
Art  tout  français,  d'étoffe  un  peu  légère,  mais  tout 
à  fait  du  temps,  d'accord  avec  son  peintre  et  son 
poète,  Fragonard,  Parny  (1775).  La  poésie  créole 
de  celui-ci  régnait.  Moins  le  cœur,  moins  l'amour, 
que  l'élan  du  plaisir.  Le  tout  à  la  surface,  en  mobile 
étincelle.    La    vraie    furie    des    sens    n'éclata    qu'à 


LA   REINE.  —  CALONNE   ET   FIGARO  233 

Yincennes,  aux  délires   de   deux   prisonniers   (Mira- 
beau... Faut-il  nommer  l'autre?) 

Toute  image  d'amour,  Rosine,  Arsène,  Armide, 
faisait  regarder  vers  la  reine,  en  vérité  éblouis- 
sante. Une  seule  femme  semblait  exister.  Les  fats 
tournaient  autour.  Elle  s'amusait  d'eux,  de  son 
mari  aussi  avec  grande  imprudence.  Elle  avait  le 
tort  grave  d'accepter  trop  le  rôle  d'épouse  négligée, 
qui  les  enhardissait.  Très  justement  son  frère  lui 
reproche  sa  lettre  étourdie  où,  se  moquant  du 
roi  Vulcain,  elle  dit  qu'elle  n'a  garde  d'aller 
faire  Vénus  à  la  forge,  etc.  Quelle  prise  funeste 
pour  la  cabale  haineuse  qui  lui  supposait  vingt 
amants  ! 

Certes  on  exagérait.  A  regarder  de  près,  on  est 
plutôt  porté  à  croire  qu'elle  n'aima  vraiment  aucun 
homme.  Elle  fut  éblouie  un  moment  de  Lauzun. 
Elle  subit  longtemps  un  grondeur  ennuyeux,  Coi- 
gny,  qui  se  faisait  son  pédagogue.  Elle  fut  sans 
nul  doute  reconnaissante  pour  Fersen,  qui  prodigua 
sa  vie  aux  jours  les  plus  terribles.  En  tout  cela, 
je  ne  vois  rien  qui  semble  vraiment  de  l'amour. 
Elle  n'eut  de  passion  que  pour  ses  deux  amies, 
Mesdames  de  Lamballe  et  de  Polignac. 

Lauzun.  tout  fat  qu'il  est,  dit  qu'il  plut,  mais 
que  ce  fut  tout.  Ce  qu'elle  aimait  en  lui,  c'était  le 
bruit,  la  mode.  Le  fou  charmant  arrivait  de  Pologne. 
Ce  pays  de  roman  lui  avait  enlevé  le  peu  qu'il 
avait  de  cervelle.  Il  est  si  fou,  qu'il  croit  convertir 
Catherine  à  la  cause  polonaise.  Puis  il  lui  écrit  de 


234  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Versailles  que  ce  serait  sa  gloire  «  de  faire  qu'après 
sa  mort  une  femme  restât  reine  du  monde.  Nulle 
n'en  serait  plus  digne  que  Marie-Antoinette.  »  Mais 
celle-ci  n'en  a  pas  envie.  Elle  dit  n'en  avoir  ni  le 
cœur  ni  la  force.  Ce  qu'il  lui  faudrait,  c'est  l'amour. 
Dans  cette  atmosphère  erotique,  où  tous  chantaient 
Éléonore,  où  elle-même  honorait  Parny,  elle  eût 
voulu,  ce  semble,  être  aussi  amoureuse.  Mais  ne 
l'est  pas  qui  veut  dans  les  temps  énervés.  On  sent 
cette  faiblesse  jusque  dans  Parny  même,  dans  ses 
chants  sans  haleine,  élan  d'un  pulmonique  qui  se 
vante  d'infinis  désirs. 

Elle  quitta  Lauzun  fort  aisément,  et  cela  au  mo- 
ment où  un  amour  réel  se  serait  attaché,  lorsqu'étant 
ruiné,  poursuivi  pour  ses  dettes,  il  ne  fut  plus 
l'homme  à  la  mode.  Je  l'en  excuse  fort,  mais  lui 
pardonne  moins  son  infidélité  pour  la  charmante 
femme  qui  l'eût  dû  toujours  retenir. 

C'était  alors  la  mode  des  inséparables  amies,  dont 
rit  Mme  de  Genlis.  La  reine  le  fut  un  moment  de 
Madame  de  Lamballe.  Elle  ne  pouvait  plus  la 
quitter.  Elle  renvoyait  tout  le  monde.  Seule  avec 
elle  à  Trianon,  elle  faisait  de  petits  dîners,  d'in- 
terminables promenades.  On  en  riait,  on  en  fit  des 
chansons.  Et  pourtant  quel  plus  heureux  choix? 
quelle  amie  désintéressée,  ne  se  mêlant  de  rien, 
prête  à  servir  en  tout,  et  même  aux  choses  les 
plus  dures  (Yoy.  plus  bas  l'affaire  du  Collier)!  Elle 
était  tout  cœur,  tout  amour,  sans  vanité,  se  trou- 
vant heureuse    et   comblée,  toute   princesse  qu'elle 


LA   REINE.  —  GALONNE   ET  FIGARO  23'i 

était,  des  humbles  privautés  où  la  dame  d'honneur 
était  moins  que  servante1. 

Elle  avait  un  attrait  tout  singulier  d'enfance  (elle 
n'a  jamais  eu  que  quinze  ans),  une  fraîcheur  éblouis- 
sante, avec  la  candeur  de  Savoie.  La  reine  trouva 
délicieux  d'abord  d'être  en  ces  douces  mains.  Sa 
nature  vive  et  forte ,  le  riche  sang  de  Marie- 
Thérèse,  s'arrangeait  à  merveille  de  la  faible  petite 
amie.  Mais  trop  faible  peut-être  L'odeur  de  violette 
la  faisait  trouver  mal  (dit  Mme  de  Buffon).  Son 
médecin  Seetzen  attribue  sa  faiblesse,  ses  spasmes 
singuliers,  à  l'éducation  énervante,  aux  habitudes 
de  couvents,  dont  les  grandes  dames,  selon  lui,  ne 
se  corrigeaient  jamais  bien. 

Cette  mollesse  plus  que  féminine  n'est  pas 
sans  se  marquer  dans  les  arts  de  l'époque  à  telles 
délicatesses,  telles  sensualités.  Les  petits  bains 
obscurs,  les  secrets  cabinets  (comme  à  Fontaine- 
bleau), peuvent  en  donner  l'idée,  avec  leurs  glaces 
mal   placées,    leurs   ornements   de   nacre;    point  de 


1.  M,ue  Gampan  (I,  99)  dit  crûment  l'étrange  étiquette,  choquante  et  indé- 
cente, qui  fut  pour  la  reine  un  supplice  avec  sa  première  duègne.  (Voy.  Hyde) 
et  qui  en  vérité  ne  pouvait  être  tolérable  qu'avec  la  créature  aimée,  l'unique 
à  qui  on  est  bien  sur  de  ne  déplaire  jamais.  —  Les  grandes  dames,  pour  ces 
petits  mystères,  aimaient  à  s'élever  une  enfant  aimable  et  discrète,  souvent 
une  demoiselle  (Voy.  Sylvine,  Staal).  Couchée  près  de  l'alcôve  dans  la  toilette 
intime,  brodant,  lisant  le  jour  derrière  un  paravent,  elle  savait  exactement 
tout.  A  Vienne,  tout  passait  par  ces  mignonnes  favorites  (de  qui  la  Prusse 
achetait  les  secrets).  Elles_étaienl  de  grandes  puissances.  Le  vieux  Duval, 
vivant  a  Vienne,  le  savait  bien.  On  voit  dans  ses  Mémoires  qu'il  ne  courtise  pas 
l'Empereur,  mais  deux  femmes  de  chambre,  une  sage  fille  de  Marie-Tbérèsc 
et  une  jolie  Puisse,  de  celles  avec  qui  la  Gzarine  aimait  le  soir  à  folâtrer.  — 
Une  gravure  allemande,  faite  à  Paris  sous  Marie-Antoinette,  exprime  ces 
mœurs  naïvement  :  le  Lever,  1774;  Freudsberg  invertit  ;  [iomanet  sculpsit. 


236  HISTOIRE    DE    FRANCE 

peintures  obscènes,  mais  faibles  et  galantes,  comme 
de  main  de  femme,   et  de  femme  énervée. 

On  devina  bientôt  que  la  pauvre  Lamballe,  si 
tendre,  mais  passive,  n'était  pas  pour  répondre  aux 
vives  énergies  de  la  reine.  En  la  nommant  surin- 
tendante,  lui  donnant  une  place  d'affaires  qui  la 
faisait  le  centre  de  la  Cour,  elle-même  finit  le 
tète-à-tête,  la  sevra  des  soins  personnels  qu'elle 
eût  aimés  bien  mieux.  Leur  amitié  languit.  Et, 
juste  à  ce  moment  (août  1776),  on  inventa  la 
Polignac. 

Combinaison  profonde.  Le  vrai  chef  des  Ghoiseul, 
Mme  de  Grammont,  travaillant  pour  son  frère,  croyant 
que  la  Lamballe  ni  Lauzun  n'intrigueraient  pour 
lui,  désirait  donner  à  la  reine  ou  un  amant  ou  une 
amie.  Dans  son  expérience,  jugeant  par  sa  Julie, 
elle  crut  qu'une  amie  aurait  bien  plus  de  prise.  Un 
jour,  dans  les  salons  Lamballe,  la  Reine  en  ses  folles 
plumes,  flottant  au  vent  léger,  arrête  et  fixe  son  regard 
sur  un  objet  charmant,  une  jeune  dame  inconnue  à  la 
Gour.  Visage  d'ange,  de  sourire  enchanteur,  et  de  sim- 
plicité touchante,  sans  diamants,  sans  parure,  qu'une 
rose  aux  cheveux.  Toujours  en  robe  blanche.  Sa  pau- 
vreté l'exilait  en  province.  Quelle  douce  occasion  !  La 
reine  s'attendrit,  l'enrichit  sur-le-champ,  la  garda,  la 
mena  partout.  L'infortunée  Lamballe  tâcha  d'abord  de 
se  soumettre  et  de  subir  cela.  Mais  c'était  trop.  Elle 
tomba  malade,  et  eut  dès  lors  des  accès  de  catalepsie. 
Elle  quitta  Versailles.  Elle  alla  à  Plombières.  Elle  alla 
en   Hollande,    revint   s'enfermer    à    Paris.    Toujours 


LA   REINE.  —  CÀLONNE  ET  FIGARO  237 

inconsolable,  elle  pleurait  dans  les  bois  de  Sceaux. 
(Voy.  Gucnard,  Hydc,  etc.) 

Toute  autre,  la  nouvelle  amie,  avec  son  abandon 
apparent,  son  air  de  bergère,  était  très  froide  au  fond. 
C'est  ce  qui  la  fît  absolue.  La  Lamballe  avait  été  moins 
que  femme,  une  enfant.  La  Polignac  fut  un  maître, 
doux,  mais  impérieux,  comme  un  amant  qui  maîtrisait 
la  reine,  par  moments  la  faisait  pleurer.  «  Plus  avide 
que  tendre  »,  disait  Marie-Thérèse,  h' ange  avait  un 
mari,  qu'il  fallut  faire  sur-le-champ  grand  officier  de 
la  couronne,  en  blessant  toute  la  Cour.  L'ange  avait 
un  amant,  Vaudreuil,  un  officier,  à  qui  pour  commen- 
cer on  donna  trente  mille  livres  de  rentes.  L'ange  avait 
un  ami,  un  certain  Adhémar,  qui  ne  voulait  pas  moins 
que  l'ambassade  d'Angleterre.  Et  son  autre  ami,  Besen- 
val,  eût  voulu  seulement  faire  le  gouvernement,  faire 
nommer  les  ministres.  Et  pourquoi  tous  les  Polignac 
n'auraient-ils  pas  été  au  moins  ministres  adjoints? 

En  tout  cela,  la  jolie  femme  était  menée  par  deux 
démons,  Diane,  sa  belle-sœur,  bossue  galante,  d'esprit 
malin,  pervers,  et  son  ami  Vaudreuil,  un  violent 
créole,  colère,  emporté,  provoquant.  Voilà  les  maîtres 
de  la  reine. 

Était-elle  asservie  sans  retour?  On  peut  en  douter. 
Elle  restait  capable  de  sentiments  honnêtes.  On  a  vu 
sa  patience  à  recevoir  les  rudes  corrections  de  son 
frère  (1777).  Elle  se  réforma,  accepta  les  devoirs,  les 
conditions  du  mariage,  s'accoutuma  à  son  mari.  Il 
avait  vingt-quatre  ans,  et  un  grand  éclat  de  jeunesse. 
Il  était  devenu  très  fort,  par  delà   le  commum  des 


238  HISTOIRE    DE    FRANCE 

hommes.  Elle  fut  enceinte  coup  sur  coup.  A  peine 
accouchée  (de  Madame),  elle  se  trouva  grosse,  crut 
avoir  un  Dauphin.  Elle  eut  le  malheur  d'avorter.  Et, 
par- dessus,  elle  eut  un  grave  avis  du  temps  :  elle 
perdit  presque  ses  cheveux.  Il  lui  fallut  baisser, 
paraître  en  coiffure  plate,  découronnée,  pour  ainsi 
dire.  Frappée,  elle  pensa  aux  prophéties  sinistres  de 
sa  mère.  Elle  pleura,  se  laissa  aller,  versa  son  cœur, 
sans  doute.  Le  roi  pleurait  aussi,  plus  tendre  encore 
pour  elle,  dès  ce  jour  l'aimant  trop  et  faiblissant  de 
plus  en  plus. 

N'eût-elle  pu  alors  quitter  la  Polignac,  la  combler  et 
la  renvoyer?  Elle  y  songeait  peut-être  (1779).  Elle  lui 
donna  presque  un  million  pour  sa  fille.  Elle  eût  voulu, 
dit-on,  lui  faire  un  duché  en  Alsace.  Mais  comment 
satisfaire  toute  la  bande,  les  amis  de  la  dame?  Vau- 
dreuil,  à  ce  moment,  voulait  faire  un  ministre,  faire 
sauter  celui  de  la  guerre,  Montbarey,  qui  lui  refusait 
de  l'argent.  La  reine  était  embarrassée,  craignant  la 
censure  de  Goigny,  intime  ami  de  Montbarey.  Il  lui 
semblait  dur  d'obéir.  Poussée  par  l'insistance  obstinée 
de  la  Polignac,  elle  éclata  et  s'emporta.  Mais,  quel 
coup  pour  la  reine!  Très  froidement  la  dame  dit 
qu'elle  va  partir,  lui  rendre  ses  bienfaits.  Adoucie  tout 
à  coup,  la  reine  voudrait  la  ramener.  Elle  est  plus 
froide  encore,  impitoyable.  La  reine  n'en  peut  plus, 
ne  peut  se  contenir,  étouffe  de  sanglots  et  de  larmes. 
Elle  demande  pardon,  prie,  s'humilie,  se  jette  à  ses 
genoux.  (Besenval,  II,  107.) 

Domptée  ainsi,  elle  tomba  plus  bas  dans  sa  honteuse 


LA    REINE.  —  GALONNE    ET  FIGARO  239 

obéissance,  agit  pour  son  tyran  avec  ardeur,  exigea  à 
tout  prix  qu'on  fit  ministre  Ségur,  l'homme  des  Poli- 
gnac.  Qu'était  Ségur?  Elle  ne  le  savait  même  pas.  Un 
jour,  elle  revient  triomphante,  et  dit  à  son  amie  : 
«  Soyez  heureuse  enfin!  Puységur  est  nommé!  » 
(Ibid.  110).  Que  dire  d'une  si  grande  ignorance  ?  Que 
dire  de  Louis  XVI,  si  aveugle  et  si  dominé,  qui  pour 
elle  aujourd'hui  prend  Puységur,  Ségur  demain?  Tyran- 
nie pitoyable!  Ségur  passe,  elle  est  enceinte  (22  jan- 
vier 1781). 

Ce  fut  un  Dauphin  cette  fois  (22  octobre).  Le  roi  fut 
dans  le  ciel.  Mais  ce  bonheur  tant  désiré  devint  un 
malheur  pour  la  reine.  On  cria  que  l'enfant  ne  venait 
pas  du  roi.  Orléans,  que  les  Polignac  avaient  blessé 
indignement  (disant  qu'il  se  cacha  au  combat  d'Oues- 
sant),  Orléans,  en  revanche,  lança  un  trait  mortel  : 
<(  Qu'il  n'obéirait  pas  à  un  fils  de  Coigny.  »  Imputation 
injuste,  selon  toute  apparence.  La  reine,  à  ce  moment 
où  l'enfant  fut  conçu,  chassait  un  ami  de  Coigny. 

La  reine  retombée  ainsi,  assotie  de  ses  Polignac, 
oubliait  tout  et  jusqu'à  sa  famille,  ne  répondant  plus 
même  à  sa  sœur,  la  reine  de  Naples  [Augeard,  251). 
Elle  s'oubliait  elle-même,  elle  allait  se  mêler  à  la  cour 
de  la  Polignac,  qui  ne  daignait  en  écarter  ceux  qui 
déplaisaient  à  la  reine.  Le  plus  dur  pour  celle-ci, 
c'était  rinsolence  de  Vaudreuil;  elle  le  détestait,  le 
souffrait.  Mais  il  ne  suffisait  pas  de  l'endurer  :  il  fal- 
lait l'admirer,  en  ses  goûts,  ses  petits  talents.  Poitri- 
naire, disait-il,  il  avait  droit  de  ne  rien  faire.  Il  était 
l'amateur,  le  juge  en  tout.  Sa  passion  était  surtout  pour 


240  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Fragonard,  Parny  de  la  peinture.  Yaudreuil,  étant 
créole,  protégeait  le  créole  Parny,  bien  reçu  chez  la 
reine,  exalté,  consulté. 

Un  seul  prince,  d'Artois,  «  un  polisson  »,  dit  la 
reine  elle-même,  était  de  cette  société.  Vivant  avec 
les  filles  et  les  danseuses,  il  en  apportait  le  langage. 
On  ne  se  gênait  nullement  devant  la  reine.  Impudem- 
ment Vaudreuil  se  moquait  devant  elle  de  Yermond, 
son  vieux  précepteur.  Brutalement,  dans  un  accès,  il 
cassait  au  billard  un  objet  d'art,  délicat,  précieux, 
auquel  elle  tenait.  Elle  ne  disait  rien.  Il  aurait  cassé 
davantage. 

De  ce  planteur  le  nègre  était  la  Polignac,  de  qui  le 
nègre  était  la  reine,  de  qui  le  nègre  était  le  roi. 

La  royauté  avait  passé  dans  cette  société.  On  le  vit 
en  83.  Malgré  le  roi,  ils  lancent,  font  jouer  Figaro. 
Malgré  la  reine  même,  qui  préférait  un  autre,  ils  met- 
tent au  pouvoir  Figaro,  je  veux  dire  Galonné. 

L'affaire  La  Ghalotais  avait  mis  Galonné  en  son 
jour,  démontré  le  coquin.  Ni  le  roi,  ni  la  reine,  n'en 
voulaient.  Donc  il  arriva. 

Nul  plus  charmant  ministre.  D'avance  il  avait  parlé 
net.  Il  promit  tout  à  tous,  déclara  qu'au  rebours  de 
Necker,  il  penserait  aux  fortunes  privées,  qu'il  ferait 
plaisir  à  chacun.  Son  système  neuf,  ingénieux,  était 
de  dépenser  le  plus  possible.  Ce  ministère  ouvrit 
comme  une  fête.  Les  femmes  l'appelaient  V enchanteur. 
Si  l'on  demandait  peu,  il  disait  :  «  Pas  assez  1  » 

Des  cent  millions  qu'il  emprunta  d'abord,  pas  un 
quart  n'arriva  au  roi.  Il  paya  les  dettes  des  princes, 


LA    REINE.  —  CALONNE   ET   FIGARO  241 

les  gorgea.  Cinquante-six  millions  pour  le  seul  comte 
d'Artois,  et  vingt-cinq  pour  Monsieur.  Gondé  n'en  eut 
que  douze,  mais  avec  six  cent  mille  livres  en  viager. 
On  ne  dit  pas  ce  qu'eurent  les  preneurs,  les  menteurs, 
intrigants  de  tout  genre,  qui  avaient  fait  ce  grand 
ministre.  (Voy.  Augeard,  2-49 .) 

Tout  va  aller  à  la  dérive.  Où  est  le  roi?  Que  devient- 
il?  Il  était  travailleur,  sérieux,  sous  Turgot.  A  voir 
aujourd'hui  sa  torpeur,  on  le  croirait  hydrocéphale. 
La  table,  la  vie  conjugale,  l'invincible  progrès  de 
l'obésité  paternelle,  semblent  paralyser  sa  grosse  tète 
d'embryon.  On  lui  fait  en  un  an  signer  en  acquits 
au  comptant  cent  trente-six  millions  !  Pour  qui  ?  Je  ne 
le  sais.  Il  ne  le  sait  lui-même. 

Le  seul  point  où  le  roi  se  souvient  qu'il  est  roi, 
c'est  l'exclusion  de  Figaro,  son  refus  obstiné  de  lui 
ouvrir  la  scène. 

Cette  énorme  apostume  d'âcretés,  de  satires,  traits 
haineux,  mots  mordants,  avait  mis  six  ans  à  mûrir. 
Elle  avait  (Beaumarchais  le  dit)  pris  son  germe  au  salon 
du  Temple,  qui,  des  Vendôme  à  Conti,  fut  toujours  le 
foyer  des  nouveautés  risquées.  Conti,  ce  bizarre  prince 
en  qui  tout  fut  contraste  (Conti-de-Sades,  Conti-police, 
Conti-Rousseau,  l'ennemi  de  Turgot,  révolutionnaire 
au  pire  sens),  pressentit  au  Barbier  ce  que  deviendrait 
Figaro.  Il  le  voulut  marie,  en  défia  l'auteur,  lui  mit  le 
feu  au  ventre.  Six  ans  durant,  à  travers  les  affaires, 
Beaumarchais  prit  au  vol  cent  mots  étincelants,  qui 
jaillissaient  vers  la  fin  des  soupers.  La  pièce  est  char- 
gée, surchargée  d'esprit;  elle  en  est  fatigante. 

T.    XVI.  16 


242  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Elle  devint  fort  acre,  quand  Beaumarchais,  pour 
l'affaire  d'Amérique,  ne  put  se  faire  payer,  ne  put 
trouver  justice  ni  ici,  ni  là-bas.  Il  s'aigrit,  menaça, 
prédit  un  cataclysme,  et  sembla  le  vouloir,  comme  si 
le  torrent  ne  devait  pas  d'abord  le  rouler  des  premiers 
et  l'emporter  lui-même. 

Figaro  est  très  sombre.  Pendant  toute  la  pièce,  les 
lazzis,  le  faux  rire,  j'entends  derrière  un  bruit  comme 
un  vague  roulement  d'orage.  Il  est  partout  dans  l'air. 
«  Je  l'entends,  dit  Mrne  Roland,  au  clos  de  la  Platière.» 
[Lettres).  Et  Fabre  d'Églantine,  au  petit  chant  plaintif, 
dont  tous  les  cœurs  ont  palpité. 

J'aime  peu  Figaro.  Je  n'y  sens  nullement  l'esprit  de 
la  Révolution.  Stérile,  tout  à  fait  négative,  la  pièce  est 
à  cent  lieues  du  grand  cœur  révolutionnaire.  Ce  n'est 
point  du  tout  là  l'homme  du  peuple.  C'est  le  laquais 
hardi,  le  bâtard  insolent  de  quelque  grand  seigneur 
(et  point  du  tout  de  Bartholo). 

La  pièce  manque  son  but.  Que  le  grand  seigneur 
soit  un  sot,  d'accord.  Mais  qui  voudrait  que  le  puissant 
fût  Figaro?  Il  est  pire  que  ceux  qu'il  attaque.  On  lui 
sent  tous  les  vices  des  grands  et  des  petits.  Si  ce  drôle 
arrivait,  que  serait-ce  du  monde?  Qu'espérer  de  celui 
qui  rit  de  la  nature,  se  moque  de  la  maternité,  qui 
salit  l'autel  même,  sa  mère! 

Le  roi,  qui  se  fit  lire  la  pièce,  jrara  qu'on  ne  la  joue- 
rait pas.  Cependant  (le  12  juin  1783)  le  pétulant  d'Artois, 
se  moquant  des  défenses,  allait  la  faire  jouer  chez  le 
roi  même,  à  ses  Menus-Plaisirs.  Un  ordre  l'empêcha. 
Cela  n'arrêta  pas  l'audace  des  amis  de  la  reine.  Yau- 


LA  REINE.  —  CALONNE  ET  FIGARO  2i3 

dreuil,  le  26   septembre,  la  fit  jouer  chez  lui  devant 
la  Polignac    et    sa    cour   de    trois    cents   personnes 

Yoy.  M"1,  V.  Lebrun,  I,  1  i7  . 

Surprenante  insolence.  Mais  ils  étaient  maîtres  de 
tout.  Un  mois  après  cet  acte  d'effrontée  désobéissance, 
le  roi  justement  nomme  leur  ami  de  plaisir,  le 
ministre  qu'ils  poussent,  l'agréable  coquin  qui  va  faire 
leur  fortune  de  la  fortune  de  l'Etat.  Figaro  avait  dit  : 
«  liions  !  car  qui  sait  si  le  monde  vivra  dans  six 
semaines  ?  »  —  Il  n'en  fallut  que  trois  pour  faire  la 
fin  du  monde,  pour  remettre  la  France  au  prodigue 
effréné,  Galonné,  qui  emporta  la  monarchie. 

Ayant  cédé  la  grande  chose,  le  roi  s'obstine  à  la 
petite.  De  nouveau  il  empêche  Figaro  (fin  de  février), 
mais  il  est  débordé.  La  reine  lui  fait  croire  que  la 
pièce  est  changée,  qu'elle  est  si  mauvaise  d'ailleurs, 
qu'en  jouant  cette  rapsodie  on  en  dégoûtera  le  public 
17  avril  1784). 

Le  torrent  attendait,  les  portes  du  théâtre  frémis- 
saient ..  On  se  précipite...  Ce  fut  presque  aussi  gai 
qu'au  mariage  de  Louis  XVI.  Plusieurs  furent  étouffés. 
Une  si  longue  attente  rendait  terriblement  avide;  on 
applaudit  tout  au  hasard.  Cent  représentations  ne 
peuvent  rassasier  le  public. 

Quelle  joie  !  Tout  est  égratigné,  jusqu'aux  protec- 
teurs de  la  pièce,  jusqu'au  ministère  Polignac.  Leur 
Galonné  a  son  mot  :  «  Il  fallait  un  calculateur;  ce  fut 
un  danseur  qui  l'obtint.  » 

«  Sot  ou  méchant...  C'est  le  substantif  qui  gou- 
verne.   »  —   «   Son  mari   la  néglige.  »   —  «  Fils  du 


244  HISTOIRE    DE    FRANCE 

butor  »,  etc.  —  C'est  la  reine,  le  roi,  le  Dauphin. 
Tout  était  saisi  âprement,  et  telle  allusion  (imprévue 
de  l'auteur)  était  avec  fureur  trouvée,  claquée,  bissée. 

La  pièce  fut  servie  à  merveille  par  les  acteurs.  L'at- 
trait mélancolique  de  la  comtesse  (ou  de  la  reine?), 
de  l'épouse  négligée,  fut  très  touchant  dans  la  Sainval, 
belle  pleureuse  de  tragédie,  qui  cette  fois  joua  le 
comique.  M1Ie  Contât,  si  fine  de  grâce  et  d'esprit, 
traitée  jusqu'à  ce  jour  fort  durement  et  souvent 
sifflée,  joua  avec  un  charme  frémissant  la  rieuse, 
l'espiègle  Suzanne.  Une  enfant  de  cet  âge  à  qui  tout 
est  permis,  Mlle  Ollivier  qui  jouait  Chérubin,  prétait 
son  innocence  à  des  effets  de  scène  calculés,  sen- 
suels, où  Beaumarchais,  flatteur  hardi  des  goûts  du 
temps,  groupait  ces  trois  femmes  amoureuses.  Autour 
de  la  Sainval,  autour  de  la.  Contât,  Ollivier-Chérubin 
voltigeait,  «  léger  comme  une  abeille  »  clans  les 
jardins  de  Trianon.  C'était  fort  chatouilleux,  sensible 
avec  cela,  libertin,  et  pourtant  les  yeux  étaient 
humides.  Sans  deviner  pourquoi,  on  eût  tout  par- 
donné à  ce  Chérubin-fille,  à  cette  enfant  touchante, 
qui  défaillit  bientôt,  mourut  (à  dix-huit  ans),  et  qui, 
dans  le  plus  hasardé,  gardait  l'attendrissant  de  celle 
qui  devait  vivre  peu. 

Au  moral,  le  drame  valait  les  mœurs  publiques. 
Tout  en  les  censurant,  il  en  donnait  le  pire.  Le  roi 
fut  très  chagrin  de  son  étourderie  à  permettre  la 
pièce.  Il  fut  blessé  aussi  pour  Monsieur,  critique  ano- 
nyme, qui  eut  de  Figaro  un  vigoureux  soufflet.  Mais 
le  roi,  je  le  crois,  fut  bien  plus  blessé  pour  lui-même. 


LA  REINE.  —  CALONNE  ET  FIGARO  245 

On  avait  dans  la  pièce  repris  pour  la  comtesse  (visi- 
blement la  reine),  la  très  sotte  légende  d'épouse  négli- 
gée. Il  l'aimait  plus  alors  qu'il  n'avait  jamais  fait  plus 
jeune,  s'attachant,  s'enivrant  de  la  possession  quoti- 
dienne, la  voyant  elle-même  se  prendre  peu  à  peu 
d'habitude,  de  fatalité.  Et  très  réellement,  sans  guérir 
de  ses  vices,  elle  finit  par  aimer  son  mari. 

Que  l'on  jouât  dans  Figaro  les  tristesses  de  la  chère 
personne,  et  sa  légèreté,  les  orages  de  Trianon,  il  le 
trouva  exorbitant.  Quand  Monsieur  le  pria  de  punir 
Beaumarchais,  il  était  à  jouer,  il  saisit  une  carte,  et 
(le  sang  lui  montant  au  cœur  et  au  visage)  il  écrit 
dessus  :  «  Saint-Lazare.  » 

Arrêté  !  et  à  Saint-Lazare,  où  l'on  fouettait  les 
petits  polissons!...  Lâche  outrage  d'un  homme  tout- 
puissant  au  talent!  à  celui  qui,  tel  quel,  avait  eu 
le  bonheur  de  faire  plus  que  personne  dans  le 
destin  de  l'Amérique.  Par  cela,  Beaumarchais  devait 
rester  sacré. 

Une  caricature  atroce  figurait  Beaumarchais  entre 
les  mains  des  bourreaux  lazaristes. 

Le  public  prit  pour  lui  l'outrage.  Et  quel  public? 
Quelle  est  cette  jeunesse  ardente  à  Figaro  ?  Quels 
sont  ces  enfants  sombres  et  qui  ne  rient  de  rien? 
Les  juges  mêmes  de  Louis  XVI.  Dans  ce  parterre, 
Danton,  Robespierre  ont  vingt  ans. 


246  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE   XVI 


Montgolfier,  Lavoisier.  —  Rohan  et  la  Valois.  (1783-1784.) 


«  De  l'audace,  encore  de  l'audace!  »  Ce  mot  qu'on 
dit  plus  tard,  était  dans  les  esprits.  Un  fait  extraor- 
dinaire, un  spectacle  inouï,  en  montrant  tout  possible 
au  courage  de  l'homme,  exalta  l'espérance,  déchaîna 
l'imagination. 

Tout  Paris  réuni  à  La  Muette,  le  21  novembre  1785, 
vit  deux  hommes  dans  une  nacelle  qu'emportait  un 
ballon,  monter  majestueux  et  calmes.  Le  ballon, 
trouvé  le  6  juin  par  Montgolfier,  se  gonflait  constam- 
ment dans  le  voyage  au  moyen  d'un  réchaud,  d'une 
combustion  qui  l'emplissait  de  gaz.  Moyen  très  dan- 
gereux. Ce  n'étaient  pas  des  hommes  d'un  courage  vul- 
gaire (Pilâtre,  Arlandes),  les  premiers  des  mortels  qui 
quittèrent  notre  globe,  osèrent  mettre  l'air  sous  leurs 
pieds,  soulevés  vers  le  ciel  par  la  machine  incendiaire 
qui  pouvait  les  précipiter. 

Aux  Tuileries,  le  1er  décembre,  nouvelle  expérience, 


MONTGOLFIER,    LAVOISIER  247 

plus  hasardeuse.  Charles  et  Robert  gonflèrent  leur 
ballon  de  gaz  inflammable.  Les  esprits,  pleins  alors 
des  expériences  de  Franklin  sur  l'électricité  des  nues, 
supposaient  que  ce  gaz,  les  traversant,  pourrait  s'en- 
flammer au  contact.  C'était  aller  à  la  rencontre  de 
la  foudre,  la  défier,  présenter  l'aliment  à  sa  redoutable 
étincelle.  On  fut  épouvanté.  L'humanité  du  roi 
s'émut,  défendit  de  tenter  la  chose.  Mais  l'attente 
était  excitée;  la  foule  était  tremblante,  impatiente... 
Les  intrépides  passèrent  outre,  malgré  le  roi,  par- 
tirent. L'effroi,  l'enthousiasme,  le  délire  furent  au 
comble.  On  eût  dit  que  les  hommes  avaient  perdu  le 
sens,  et  les  femmes  s'évanouissaient... 

Moment  rare  !  L'infini  de  l'espoir  s'ouvrit.  On  se 
crut  sur  de  naviguer  là-haut.  Les  plus  lointains 
voyages  dès  lors  étaient  faciles.  Plus  d'obstacles, 
d'Alpes  ni  de  fleuves,  plus  de  vaines  barrières,  plus 
de  douanes  absurdes,  plus  de  vexations  des  tyrans. 
L'homme  ailé,  devenu  condor,  aigle,  frégate,  planant 
sur  toute  la  terre  ! 

Ne  rions  pas  trop  de  nos  pères.  N'accusons  pas  ces 
élans  d'imagination.  On  s'est  complu  à  mettre  leur 
crédule  espérance  aux  miracles  nouveaux  en  face  de 
leur  philosophie,  de  leur  logique  politique,  de  leur 
culte  de  la  raison.  Mais  nulle  contradiction.  La  raison, 
à  ce  moment  même,  éclatait  en  prodiges,  certains, 
palpables,  incontestables.  Le  plus  grand  événement  des 
sciences,  depuis  Newton,  avait  eu  lieu  et  bien  plus 
important.  Il  ne  s'agissait  pas  de  trouver  seulement 
des  faits,  de   les  lier  et  de  les  calculer.  La  science 


248  HISTOIRE    DE    FRANCE 

était  née  qui  seule  fait  son  objet,  qui  crée  les  faits  eux- 
mêmes,  bref,  un  art  de  créer.  Chose  énorme,  que  le 
siècle  cherchait  comme  à  tâtons,  et  qui  un  matin  a 
jailli,  si  grande,  du  front  de  Lavoisier  (1775),  et  tout  à 
coup  si  claire  !  populaire,  accessible  à  tous,  offrant 
une  langue  nouvelle,  entendue  de  toute  nation. 

«  L'homme  est  un  Prométhée,  un  second  créateur  », 
voilà  ce  que  proclament  la  chimie  et  la  mécanique 
à  la  fin  de  ce  siècle.  —  L'homme  est-il  guérisseur? 
Trouvera-t-il  en  lui  un  remède  à  ses  maux?  a-t-il  une 
puissance  qui  referait  chez  lui  l'équilibre  détruit?  Cette 
question  profonde  fut  posée  au  moment  où  Lavoisier 
résolvait  la  première.  Mesmer  nous  apparut  en  1778, 
apportant  aux  sciences  un  fait  incontestable,  l'action 
magnétique,  que  l'homme  peut  exercer  sur  l'homme 
pour  apaiser,  parfois  suspendre  les  douleurs.  Ses 
disciples,  les  Puységur,  trouvèrent,  ou  plutôt  recon- 
nurent le  fait  du  sommeil  extatique,  l'état  du  som- 
nambule qui  semble  dépasser  les  barrières  de  la  vie, 
voit  par  un  sens  à  part.  Faculté  obscure,  variable,  peu 
rare  chez  l'être  faible,  chez  la  femme  nerveuse,  sur- 
tout aux  moments  troubles  où  l'animalité  domine. 
Elle  l'expie,  en  est  plus  faible  encore.  Ces  singulières 
puissances  (de  faiblesse  et  non  pas  de  force)  furent 
d'autant  plus  mal  observées  qu'on  trouva  intérêt  à 
embrouiller  la  chose  pour  exploiter,  dominer  ou  cor- 
rompre. Les  faits  réels  étaient  un  texte  trop  commode 
aux  fictions  du  charlatanisme,  de  l'empirisme  avide. 
Ils  furent  noyés  d'abord  des  fumées  équivoques  d'une 
thaumaturgie  médicale,  illusoire  et  souvent  funeste. 


MONTGOLFIER,    LAVOIS1ER  249 

Dans  les  crises  que  le  maladif,  la  dame  délicate, 
éprouvaient  en  formant  la  chaîne  magnétique  au 
baquet  de  Mesmer,  les  nerfs,  vainement  agités  d'un 
vague  orage  sensuel,  acquéraient  un  degré  nouveau 
d'agitation  morbide,  et  l'esprit  en  restait  atteint.  Les 
débilités  de  Mesmer  étaient  prêts  à  toute  chimère, 
avides  de  merveilles,  prêts  à  croire,  prêts  à  voir  les 
miracles  de  Cagliostro. 

Crédulité,  charlatanisme,  demi-folie,  tout  cela  se 
trouvait  ailleurs,  au  gouvernement  même.  Galonné 
avait  l'aspect  d'un  Mesmer  politique.  L'impossible 
n'était  pas  pour  lui.  Il  riait  à  ce  mot.  Il  prenait  en 
pitié  ceux  qui  avaient  peine  à  comprendre  son  sym- 
bole financier  :  «  A  dépenser,  on  s'enrichit.  » 

L'impossible,  de  même,  a  disparu  pour  Joseph  IL 
Il  embrasse  le  monde.  D'une  part,  il  prendra  le 
Danube,  divisera  l'empire  ottoman.  D'autre  part,  il 
mettra  la  main  sur  la  Bavière,  il  forcera  l'Escaut. 
Ayant  déjà  Cologne  par  son  frère,  dominant  le  Rhin, 
il  va  prendre  Maëstricht  et  dominer  la  Meuse,  peser 
sur  la  Hollande.  En  mai  84,  il  sonne  contre  lui-même 
la  cloche  de  la  guerre,  défie  Frédéric  et  l'Europe. 

Témérités  étranges.  Vergennes  et  Louis  XVI  en 
frémissaient,  voyaient  le  monde  en  feu,  et  la  France 
épuisée  de  la  guerre  d'Amérique  entrer  dans  celle 
d'Allemagne.  La  reine  seule  n'avait  peur  de  rien. 
Elle  suivait  Joseph  à  l'aveugle  en  son  rêve,  voulait 
nous  y  lancer.  Bien  loin  qu'elle  soit  restée  froide 
(comme  l'a  dit  M.  de  Bacourt),  ses  lettres  montrent  à 
quel  point  elle  fut  violente  pour  son  frère,  obstinée 


250  HISTOIRE    DE    FRANCE 

dix-huit  mois,  et  chicanant  pour  lui.  Elle  parla  fort  et 
ferme  aux  ministres,  fit  venir  chez  elle  Yergennes, 
voulut  l'intimider,  crut  l'entraver,  retenant  ses  dépê- 
ches. Mais  son  moyen  le  plus  direct  fut  celui  qui  avait 
réussi  en  1778.  Elle  obsède,  enlace  le  roi,  et  la  voilà 
encore  enceinte  (juin  1784). 

On  dit  qu'elle  fît  plus.  Joseph  empruntant  pour  la 
guerre,  on  prétend  que  la  reine  entreprit  d'y  aider, 
soit  par  les  juifs  d'Alsace,  soit  par  ses  banquiers  même 
(par  Laborde  et  Saint-James),  qui  se  fièrent  à  elle  pour 
garantir  l'emprunt,  et  qui  finalement  en  furent  payés 
par  nous.  Ainsi  tout  à  la  fois  la  France  par  Vergennes 
s'efforçait  d'empêcher  la  guerre,  la  France  par  la  reine 
y  poussait,  en  faisait  les  fonds! 

Pour  tout  cela,  la  reine  ne  pouvait  compter  sur 
Galonné.  Elle  était  brouillée  avec  lui.  Elle  l'avait  créé, 
mais  malgré  elle,  et  forcée  par  la  Polignac.  Elle  aurait 
mieux  aimé  un  ami  de  Ghoiseul,  Loménie,  ou  tout 
autre  qu'aurait  voulu  l'Autriche.  Galonné  le  savait  à 
merveille,  savait  ne  tenir  qu'à  un  fil.  Il  ne  fut  pas  un 
an  sans  lutter  avec  elle,  travailla  sourdement  à  la 
miner,  la  perdre. 

«  Nul  ministre  solide  que  par  la  faveur  de  V Autriche  »  ; 
c'est  ce  qui  ressortait  de  la  légende  de  Choiseul,  qui 
par  là  se  maintint  au  pouvoir  si  longtemps.  Nul  n'avait 
cette  foi  plus  que  Rohan  qui,  changé,  transformé, 
devenu  Autrichien,  à  Strasbourg, 'à  Versailles,  agis- 
sait fort  pour  l'Empereur.  Son  palais  de  Strasbourg, 
son  château  de  Saverne  étaient  le  grand  passage 
d'innombrables  courriers  entre  Versailles  et  Vienne. 


MONTGOLFIER,   LAVOISIER  251 

Prince  d'empire  et  riche  en  Allemagne,  influent  en 
Alsace,  Rolian  agissait  pour  l'emprunt  qu'eût  fait  le 
juif  Geerbeer  ou  autre.  En  même  temps  il  offrait  à 
Versailles  un  projet  de  finances,  pour  faire  sauter 
Galonné,  qu'il  aurait  remplacé,  avec  l'appui  de 
Joseph  II.  Serait- il  pour  cela  accepté  de  la  reine? 
Rentrerait-il  en  grâce  près  d'elle?  C'était  la  ques- 
tion. 

Rohan,  pour  refaire  un  Ghoiseul,  était  bien  mieux 
posé  que  lui,  ne  partait  pas  de  rien.  Il  avait  à  Stras- 
bourg quatre  cent  mille  francs  de  rentes,  trois  cent 
mille  à  Saint-Yast,  en  tout  presque  un  million  par 
an.  Il  était  endetté,  il  est  vrai,  devait  deux  millions. 
Somme  légère  en  comparaison  de  la  colossale  ban- 
queroute de  son  parent  Guéménée  (trente  millions). 
Tout  dans  la  famille  était  grand.  Fort  unis,  ces  Rohan- 
Soubise  poussaient  d'ensemble  au  ministère.  Le  car- 
dinal y  visait  dés  longtemps,  stimulé  par  sa  cour, 
ses  secrétaires  ardents  qui  ne  le  laissaient  pas  dor- 
mir. Le  dirigeant  était  le  fin,  le  faux  abbé  Georgel. 
D'autres  étaient  plus  jeunes,  entre  autres  un  jeune 
homme  éloquent,  de  noble  cœur,  crédule,  Ramond, 
le  célèbre  Ramond  (des  Pyrénées,  du  Mont-Perdu). 
Mais  le  conseiller  très  intime,  l'oracle  était  Caglios- 
tro,  le  magicien  et  le  prophète,  homme,  il  est  vrai, 
très  lin  aux  choses  de  ce  monde,  propre  à  associer 
des  naïfs  (Ramond,  d'Espreménil),  à  créer  ces  nom- 
breuses loges  dont  le  centre  eût  été  Strasbourg. 

Grande  fortune.  Rohan  n'était  pas  au  niveau.  Il 
n'était    nullement  un    sot,    comme   on   a   dit.    Mais 


252  HISTOIRE    DE   FRANCE 

pitoyablement  faible,  et  scandaleusement  libertin.  Usé 
à  cinquante  ans  de  corps,  de  cœur,  sous  sa  belle 
apparence,  il  était  lâche,  et,  au  moindre  péril,  prêt  à 
tomber  très  bas.  Il  n'en  avait  pas  moins  les  rêves 
royaux  de  sa  famille,  de  ces  fameux  rois  de  Bretagne 
qui  s'estimaient  autant  au  moins  que  les  Capets,  trou- 
vaient bien  jeunes  les  Bourbons.  Rien  n'avait  plus 
flatté  Rohan  que  d'acquérir,  d'entretenir  la  plus  noble 
maîtresse  qu'on  pût  avoir  en  France,  la  dernière  du 
sang  des  Valois. 

Cette  femme ,  à  coup  sûr  infortunée ,  quelles 
qu'aient  été  ses  fautes,  est  restée  écrasée  quatre- 
vingts  ans  sous  l'infamie.  Récemment  cependant  un 
peu  de  jour  s'est  fait.  M.  Beugnot  la  relève  sous 
certains  rapports.  Il  nous  porte  à  conclure  que  les 
Mémoires  qu'elle  écrivit  pour  se  laver  ne  sont  pas 
méprisables  autant  qu'on  avait  cru, — bref,  que  ce  grand 
procès  n'a  été  que  jugé,  —  éclairci?  examiné?  non. 

Ce  n'était  pas  du  tout  un  monstre.  On  ne  résistait 
guère  à  son  charmant  aspect,  à  sa  parole  agréable, 
enjouée.  Tout  d'abord  son  visage  disait  :  «  Je  suis 
Valois  »,  ayant  l'ovale  très  noble  et  un  peu  long  de 
la  famille.  Ses  yeux  bleus  expressifs,  sous  l'arc  des 
sourcils  noirs,  brillaient  de  certaine  étincelle  qu'eut 
cette  dynastie  de  poètes,  de  Charles  d'Orléans  à  la 
divine  Marguerite.  Elle  en  avait  la  bouche  un  peu 
grande  et  le  fin  sourire,  prête  à  conter  les  Cent 
nouvelles.  Avec  ses  jolies  dents,  elle  avait  quelque 
chose  de  railleur,  de  mordant,  certain  attrait  sauvage. 
Et  sauvage  elle  fut  en  effet  de  misère  dans  l'enfance 


ROUAN   ET   LA  VALOIS  253 

jusqu'à  quatorze  ans.  Les  Saint-Remy,  ses  pères, 
méprisant  tout  métier,  ruinés,  misérables,  avaient  ici 
la  vie  qu'ils  auraient  eue  en  Canada,  vivant  de  rien, 
de  baies,  de  misérables  fruits,  faisant  aux  bois  de 
petits  vols,  que  (par  charité  ou  par  peur)  on  ne  voulait 
pas  voir.  Ils  n'étaient  pas  errants  cependant.  Ils  res- 
taient autour  de  Bar-sur-Àube,  près  de  leurs  anciens 
fiefs,  comme  attachés  encore  à  ces  terres,  attendant 
je  ne  sais  quel  hasard  qui  pourrait  les  y  faire  rentrer. 

Le  dernier  Saint-Remy,  mourant,  laissa  trois 
orphelins,  que  la  mère  mena  à  Paris.  Celle  dont 
nous  parlons,  jolie,  intelligente,  mendiait  pour  les 
autres,  devait  rapporter  tant  le  soir,  sinon  battue 
cruellement.  Sa  mère  la  maltraitait  ;  son  frère,  sa 
sœur,  nourris  par  elle,  la  malmenaient  comme  men- 
diante. 

L'enfant  resta  assez  petite,  fut  faible  et  délicate. 
Elle  garda  de  tant  de  souffrances  une  trace  (qu'a 
remarquée  Beugnot),  c'est  que  la  nature,  en  formant 
son  sein,  n'acheva  pas,  «  n'en  fit  qu'une  moitié,  qui 
faisait  fort  regretter  l'autre  ». 

Une  bonne  dame  qui  en  eut  pitié,  prit  les  orphe- 
lins, les  présente  à  Louis  XVI.  Ce  qui  surprend,  c'est 
qu'il  fut  peu  touché.  Cette  race  des  Valois  lui  parut 
dangereuse.  Il  voulait  les  éteindre,  faisant  du  frère 
un  moine,  un  chevalier  de  Malte,  et  les  deux  sœurs 
religieuses.  Avec  une  petite  pension,  on  les  mit  à 
Longchamps.  Et  dès  qu'elles  furent  grandes,  l'abbesse, 
selon  les  vues  du  roi,  voulut,  de  gré,  de  force,  les 
voiler,    les    enfermer  là  pour   toujours.    Dans  cette 


254  HISTOIRE   DE   FRANCE 

abbaye,  près  Paris,  de  renom  musical,  qui  recevait 
tout  le  beau  monde,  elles  avaient  rêvé  une  autre  vie, 
A  tout  hasard,  elles  partirent,  n'ayant  que  dix-huit 
francs  chacune,  sans  appui,  abri,  ni  ami. 

Ces  pauvres  demoiselles,  seules  ainsi  dans  la  rue, 
étaient  comme  une  proie.  La  seule  maison  qu'elles 
connussent,  était  celle  de  leur  bienfaitrice.  Mais  elle 
leur  était  dangereuse.  Le  mari,  prévôt  de  Paris, 
corrompu,  endurci  dans  ses  exécutions  sommaires 
des  voleurs  et  des  filles,  avait  persécuté  l'aînée  dès 
quatorze  ans,  voulant  vilainement  se  payer  sur 
l'enfant  du  pain  qu'elle  mangeait  chez  lui.  Elles 
fuirent  de  Paris,  allèrent  à  Bar-sur- Aube,  le  pays  de 
leurs  pères,  y  arrivèrent  avec  six  francs.  Une  dame 
les  reçut  par  charité.  Cette  dame  avait  un  neveu, 
militaire  en  congé,  gendarme  de  la  Maison  du  Roi. 
La  Yalois  n'y  échappa  point.  L'hôte,  le  protecteur 
s'en  empare,  la  rend  enceinte.  On  la  marie,  et  elle 
accouche  au  bout  d'un  mois  de  deux  enfants.  Mais 
elle  était  trop  faible  ;  les  enfants  ne  vinrent  pas 
viables.  Elle  resta  affublée  d'un  mari  sot,  laid,  et 
endetté,  et  qui  n'était  qu'un  embarras. 

Elle  avait  bien  du  nerf,  ne  désespéra  pas.  L'idée 
fixe  qui  avait  soutenu  ses  aïeux,  la  soutenait  aussi: 
c'était  sa  terre,  ce  patrimoine  qui,  après  avoir 
passé  de  main  en  main,  était  rentré  alors  au  domaine 
royal,  et  semblait  d'autant  plus  facile  à  recouvrer. 
Elle  vint  vaillamment  seule  à  Paris,  réclamer, 
mendier,  avec  son  grand  nom  de  Valois.  Son  com- 
patriote Beugnot,  jeune   avocat,   lui  donnait  parfois 


ROUAN   ET   LA  VALOIS  253 

ù  dîner.  Toujours  souriante,  gracieuse,  elle  semblait 
n'avoir  jamais  faim,  en  mourait  ;  menée  au  café,  elle 
tombait  sur  les  échaudés.  Un  jour,  chez  une  grande 
dame  qu'elle  sollicitait,  elle  se  trouva  mal;  c'était 
de  faim. 

La  grande  aumônerie  avait  par  an  plus  d'un  million 
et  demi  pour  aider  la  noblesse  pauvre.  Nul  plus 
noble,  plus  pauvre  à  coup  sur  que  celle-ci.  Rohan 
à  qui  on  la  présente,  est  attendri,  et  lui  donne  d'abord 
■en  secours  deux  ou  trois  mille  francs.  Mais  son 
€œur  se  prend  fort  ;  le  voilà  amoureux,  lui  si  blasé, 
usé.  Celle-ci,  soit  par  l'effet  du  nom,  soit  par  son 
enjouement  charmant,  malicieux,  certain  attrait 
sauvage  de  chatte  ou  de  panthère,  lui  mit  la  griffe 
au  cœur.  De  Paris  à  Versailles,  où  elle  était  pour 
ses  affaires,  il  lui  écrit  des  lettres  éperdues  (Beugnot 
les  vit  plus  tard),  lettres  folles,  honteuses,  de  désir 
effréné.  Bref,  il  la  prend  à  lui,  l'établit,  l'entretient, 
sur  la  caisse  des  pauvres,  la  met  dans  un  hôtel, 
avec  quatorze  domestiques.  Tout  cela,  dit  Beugnot, 
bien  avant  le  vol  du  collier.  Elle  n'avait  que  faire 
de  filoutage.  Il  y  suffisait  de  l'amour. 

Dès  lors  faisant  figure  et  mendiante  à  quatre 
chevaux,  elle  sollicitait  à  Versailles.  Mal  reçue 
pourtant  des  puissants,  mal  de  la  Polignac,  qui  se 
souciait  peu  d'approcher  de  la  reine  une  personne 
agréable  et  dangereusement  intrigante.  Elle  ne  fut 
guère  mieux  accueillie  de  Galonné,  qui  crut  la 
renvoyer  avec  un  peu  d'argent..  Elle  y  fut  superbe 
d'orgueil,    parla    comme    auraient    fait    Charles  IX, 


256  HISTOIRE    DE   FRANCE 

Henri  II,  lui  dit  que  des  Bourbons  elle  ne  voulait 
que  sa  terre,  qu'elle  resterait  là  et  ne  s'en  irait  pas 
qu'il  ne  lui  eût  mieux  répondu. 

Elle  fut  bien  reçue  de  la  comtesse  d'Artois,  de 
la  bonne  sœur  du  roi,  qui  aimaient  peu  la  Polignac, 
bien  aussi  (si  on  doit  l'en  croire)  de  l'intérieur  de 
la  reine,  de  ses  femmes,  excédées  du  règne  de 
l'éternelle  amie,  et  charmées  d'introduire  du  nouveau 
en  dessous.  La  reine  lui  donna  un  secours.  Qu'elle 
l'ait  vue,  ou  non,  c'est  un  point  secondaire.  Par 
ses  femmes  (Misery,  Dervat),  elle  put,  à  l'insu  de 
son  tyran,  la  Polignac,  accueillir  l'envoyée  du  parti 
opposé,  de  Rohan,  alors  bon  autrichien,  agent  de 
Joseph  II  et  courtier  de  l'emprunt  que  l'Autriche 
crut  faire  en  Alsace,  Rohan  dut  s'y  tromper,  et  se 
croire  pardonné.  Se  rendant  nécessaire,  il  crut  pouvoir 
aller  plus  loin,  pouvoir  devenir  agréable.  Il  avait  cin- 
quante ans.  Mais  Besenval  les  avait  bien,  quand  il  osa 
faire  à  la  reine  une  déclaration  qui  ne  la  fâcha  pas  ; 
elle  le  toléra,  le  garda  comme  ami,  et  même  familier 
d'intérieur  dans  ses  parties  de  Trianon. 

La  reine  avait  trente  ans,  s'était  assez  rangée.  Les 
excentricités  d'Orléans,  les  folies  d'Artois,  le  vertige 
des  bals  de  nuit  (d'où  une  fois  elle  revint  en  fiacre), 
toutes  ces  légèretés  de  jeunesse  n'allaient  plus  à 
son  âge.  Elle  était  plutôt  triste.  Mais  le  vide  d'esprit 
ne  lui  permettait  pas  de  chercher,  de  trouver  de 
plus  dignes  amusements.  Le  catalogue  de  ses  livres, 
si  différent  de  la  bibliothèque  excellente  de  la 
Pompadour,  fait  peine  et  fait  pitié.  On  y  voit  figurer 


ROUAN    ET   LA  VALOIS  257 

Faublas,  les  livres  de  Rétif,  si  vulgaires  et  si  gra- 
veleux. Son  goût  pour  jouer  les  soubrettes,  s'exposer 
dans  ces  rôles,  non  pas  à  huis  clos  aux  amis,  mais 
aux  gardes  de  la  porte  même  qu'elle  appelait,  tout 
cela  est  peu  digne  de  la  fille  de  Marie-Thérèse. 

Elle  n'était  nullement  méchante,  dans  l'intérieur 
elle  était  fort  aimée.  Elle  n'eut  jamais  de  jeu  cruel, 
ni  de  souffre-douleur,  comme  en  avaient  trop  souvent 
les  princesses  (Voy.  la  Harcourt  dans  Saint-Simon). 
Mais  elle  aimait  les  farces,  et  le  bas  grotesque  italien. 
Espiègleries  parfois  fort  innocentes,  comme  la  fête 
où  d'Artois  convalescent  dut  (captif  et  lié)  souffrir 
les  compliments  des  faux  bergers  de  Trianon.  Par- 
fois c'étaient  choses  malignes,  comme  la  comtesse 
d'Artois  qu'on  fit  prendre,  exposer  devant  tous  dans 
un  rendez-vous.  Une  chose  fort  cruelle  fut  faite  pour 
amuser  la  reine,  qui  ne  s'est  jamais  effacée  de  la 
tradition  de  Paris.  Les  dames  de  la  Halle  étaient 
venues  pour  une  fête,  superbes  et  familières,  dans 
leurs  royaux  atours.  Au  dîner  que  donna  le  roi, 
les  gardes  du  corps  les  grisèrent,  et  (dit-on)  eurent 
l'indignité  de  mêler  dans  les  vins  de  dangereuses 
drogues,  qui  leur  firent  dire  et  faire  mille  choses 
comiquement  impudiques.  Certaines  se  jetaient  aux 
rieurs,  se  livraient  elles-mêmes.  Elles  furent  le 
matin  rendues  à  leurs  maris  dans  un  état  qu'on 
n'ose  dire.  Gela  fut  impuni.  La  reine,  qui  le  blâma 
sans  doute,  fut  pourtant  curieuse  et,  dit-on,  voulut 
voir,  eut  le  tort  d'en  salir  ses  yeux. 

Beaucoup    plus    innocente    était    la   mystification 

T.   XVI.  17 


258  HISTOIRE   DE   FRANCE 

dont  le  cardinal  de  Rohan  fut  l'objet  en  juillet  1784. 
La  reine  était  alors  fort  triste  pour  son  frère,  et  de 
plus  enceinte  d'un  mois,  dans  les  premiers  ennuis 
de  la  grossesse.  Probablement  on  voulut  la  distraire. 
Figaro  était  à  la  mode,  la  fureur  du  moment...  La 
reine  qui  jouait  Rosine  du  Barbier  (et  Suzanne  plus 
tard,  ou  la  comtesse  Almaviva),  raffolait  de  Beau- 
marchais. Les  quiproquos  du  dernier  acte,  la  scène 
de  nuit  et  de  forêt,  furent-ils  réalisés,  pour  l'amuser, 
dans  le  parc  de  Versailles?  cela  n'est  point  invrai- 
semblable. Rohan,  bien  plus  que  Figaro,  était  mysti- 
fiable  ;  un  fat  de  cinquante  ans  rappelait  encore 
mieux  le  Falstaff  si  comique  des  Joyeuses  femmes  de 
Windsor.  La  farce  était  certainement  dans  les  goûts 
connus  de  la  reine,  mais  du  reste  innocente.  La 
reine  eût  désiré,  dit-on,  que  le  roi  même  y  assistât, 
qu'il  connût  son  grand  aumônier.  On  ne  voulait 
faire  à  Rohan  d'autre  mal  que  le  ridicule.  La  Valois, 
sans  difficulté,  se  prêta  à  la  chose  contre  son  bien- 
faiteur, croyant  (sur  une  idée  fort  juste  de  la 
nature  humaine)  que  la  reine  l'ayant  mystifié,  s'en 
étant  amusée,  lui  serait  moins  hostile  et  peut-être 
amie  tout  à  fait. 

Il  fallait  une  actrice  qui,  de  port,  d'apparence, 
ressemblât  à  la  reine,  pour  tromper  les  yeux  de 
Rohan.  Il  y  avait  justement  une  demoiselle  d'Essigny 
qui  avait  cette  ressemblance.  'Était-ce  proprement 
une  fille  ?  Non,  mais  son  habitude  était  d'aller 
s'asseoir  chaque  soirée  sous  les  ombrages  (alors  beaux 
et  grands)  du  Palais-Royal.  Un  enfant  de  quatre  ans 


ROUAN    EX   LA   VALOIS  259 

qu'elle  amenait,  la  gardait,  la  faisait  respecter  un 
peu  de  ceux  qui  la  suivaient.  La  Valois  n'osa  dire 
ce  qu'étail  d'Essigny.  Elle  la  fit  baronne  étrangère, 
et  la  baptisa  Oliva  (c'est  le  mot  Valois  retourné).  Pour 
décider  une  telle  dame,  une  baronne,  à  s'en  aller 
la  nuit  au  bois,  jouer  un  rôle  scabreux,  il  fallait 
un  payement  assez  fort.  On  ne  marchanda  pas.  La 
Valois  dut  donner  quinze  mille  francs  à  Oliva,  sans 
doute  les  reçut,   mais  ne  lui  en  donna  que  quatre. 

Oliva  avait  un  peu  peur.  Elle  craignait  surtout 
que  le  grand  seigneur  qui  viendrait,  ne  s'émancipât 
trop  (devant  un  tel  témoin!  la  reine,  qui  serait 
cachée  et  verrait).  La  Valois  la  calma,  la  styla,  et 
pour  être  sûre  qu'elle  jouât  mieux  son  petit,  rôle, 
elle  la  mena  à  Figaro,  pour  voir  ce  cinquième  acte 
qu'on  voulait  imiter. 

Oliva,  en  robe  à  V enfant,  de  [fin  linon  blanc 
moucheté,  sous  un  blanc  mantelet,  une  jolie  thérèse 
à  la  tête,  fut  amenée  la  nuit  au  bas  du  tapis  vert, 
dans  un  bosquet  obscur,  et  tremblante  attendit. 

De  son  côté  Rohan  n'était  pas  rassuré.  Non  qu'il 
ne  se  crût  beau  dans  un  habit  de  mousquetaire  où 
il  s'était  serré.  Mais  il  ne  savait  pas  jusqu'où  irait 
la  bonté  de  la  reine ,  doutait  d'en  être  digne .  La 
Valois  dit  qu'avant,  pour  se  faire  le  cœur  jeune,  il 
avait  jugé  bon  de  prendre  l'étincelle,  et  chez  Gaglios- 
tro,  et  près  d'une  jeune  Eve,  enfant  qu'il  avait  à 
Passy,  dans  cet  unique  but  de  raviver  l'amour. 

Tout  alla  à  merveille.  Rohan  vit  la  figure,  ombre 
blanche  et  légère,  qui  vint  et  d'une  voix  très  douce, 


2G0  HISTOIRE    DE    FRANCE 

basse,  timide  (de  passion,  il  n'en  douta  pas),  dit  : 
«  Tout  est  oublié  !  »  Éperdu,  il  se  mit  à  genoux,  et 
plus  encore,  un  vrai  esclave,  s'aplatit,  lui  baisa  le 
pied  (Georgel).  Il  était  dans  l'extase.  Mais  la  Yalois 
accourt,  les  avertit  :  «  On  vient  !  »  Funeste  contre- 
temps !  bien  amer  à  cet  homme  heureux  !...  La 
fausse  reine  s'évanouit,  pas  si  vite  pourtant  qu'aupa- 
ravant n'échappe  de  sa  main  une  rose,  sur  laquelle 
il  se  précipite,  qu'il  baise,  adore...  Mais  il  est 
entraîné. 

La  Yalois  voudrait  nous  faire  croire  que  la  reine 
s'étant  amusée  de  Rohan,  l'ayant  trouvé  crédule,  ému, 
passionné,  en  avait  eu  pitié  et  l'avait  consolé,  qu'ils 
eurent  des  rendez-vous. 
Je  n'en  crois  pas  un  mot. 

Mais  je  trouve  fort  vraisemblable  que  la  reine  ait 
fait  faire  la  mystification.  Jamais  la  Valois  d'elle- 
même  n'eût  offert  ce  salaire  énorme  à  Oliva,  salaire 
royal,  de  celle  qui  peut  jeter  l'argent  pour  un 
caprice. 

Le  lieu  du  rendez-vous  n'est  pas  dans  les  bois  de 
Versailles,  mais  dans  le  Parc,  fermé  de  grille.  On 
n'y  va  pas  la  nuit  sans  un  ordre  d'ouvrir. 

Si  la  Valois  avait  fait  de  sa  tête,  et  non  autorisée, 
un  pareil  coup  d'audace,  elle  eût  craint  beaucoup 
plus  une  indiscrétion  d'Oliva.  Elle  l'eût  ménagée 
davantage.  Elle  était  bien  peu  inquiète,  puisqu'au 
risque  de  la  faire  parler,  elle  osa  empocher  les  deux 
tiers  du  salaire  promis. 


LE    COLLIKK  261 


CHAPITRE    XYII 


Le  Collier.  (1785.) 


La  mystification  était  trop  fructueuse  pour  ne  pas 
la  continuer.  Et  ce  n'était  pas  difficile.  La  reine,  en 
sa  triste  grossesse,  avait  besoin  d'amusement.  Elle 
aimait,  on  l'a  vu,  le  burlesque  et  les  petites  farces, 
comme  en  Autriche,  en  Italie.  Le  cardinal,  embar- 
rassé, avait  besoin  du  ministère  ;  la  passion  le  rendait 
crédule,  et  prêt  à  faire  toute  folie.  Et  la  Valois  avait 
besoin  de  les  exploiter  tous  les  deux.  Fastueusement 
entretenue  par  Roban  en  83  sur  la  caisse  ecclésias- 
tique, elle  baissa  en  84,  suppléa  l'amour  par  l'intrigue. 
On  l'a  vue  gagner  dix  mille  francs  du  salaire  réduit 
d'Oliva.  Elle  dut  attraper  quelque  argent  de  la  reine 
pour  les  lettres  grotesques  qu'elle  apportait  du  car- 
dinal. Ces  lettres  éperdues  de  Yesclave,  adorations 
folles,  étaient  une  riche  source,  intarissable,  de  risée. 
Le  succès  enhardit  la  Valois.  Elle  osa  (à  l'insu  de 
la  reine)  faire   de   fausses    réponses    en    son   nom; 


262  HISTOIRE    DE    FRANCE 

réponses  encourageantes  qui  exaltaient  Rohan,  et  le 
rendaient  sans  doute  plus  généreux  pour  la  Valois. 

Rohan  croyait  toucher  au  but,  et  remplacer  Galonné. 
Entre  celui-ci  et  la  reine  une  guerre  avait  éclaté  en 
1784.  Enceinte  de  trois  ou  quatre  mois,  elle  avait  une 
envie,  un  vif  désir  d'avoir  Saint-Gloud,  de  l'acheter 
aux  Orléans.  Saint-Gloud,  c'est  Paris  presque,  lieu 
libre,  où  l'on  rentre  à  toute  heure.  Elle  avait  souvenir 
de  cette  nuit  de  bal  où  le  roi  lui  ferma  la  grille  de 
Versailles,  la  laissa  à  la  porte  négocier,  prier  (Bachau- 
mont).  Devenue  régulière,  elle  avait  cependant  ce 
caprice  de  la  liberté,  d'une  propriété  toute  à  elle, 
acquise  en  propre  et  privé  nom.  Le  roi  consent, 
mais  Galonné  résiste,  disant  qu'ainsi  acquis,  Saint- 
Gloud  serait  terre  autrichienne,  propriété  de  l'Em- 
pereur, si  la  reine  mourait  ne  laissant  pas  d'enfants. 
Il  résiste  six  mois,  ne  cède  que  forcé  par  le  roi, 
mais  se  venge.  Il  arrête  sous  un  prétexte  Augeard, 
secrétaire  de  la  reine,  qui  a  rédigé  le  contrat.  (Mém. 
d' Augeard.) 

Lutte  étonnante  qui  indigna  la  reine.  Calonne 
n'était  pas  un  Turgot.  Prodigue  des  prodigues,  pour 
elle  seule  il  est  économe.  Cent  millions  ont  passé  à 
son  joyeux  avènement  pour  les  princes  et  les  Polignac. 
Il  a  de  l'argent  pour  Cherbourg,  pour  les  canaux,  les 
barrières  de  Paris,  qui  vont  coûter  douze  millions.  Il 
en  donne  quatorze  pour  payer  Rambouillet,  acheté  par 
le  roi.  Il  achète  les  terres  de  tous  les  seigneurs  obé- 
rés au  prix  qu'ils  veulent  (pour  soixante-dix  millions). 
Il  fait  signer  au  roi  en  un  an  cent  trente-six  millions 


LE   COLLIER  263 

en  acquits  au  comptant  (dont  vingt  et  un  millions 
inconnus,  anonymes).  Et  il  n'en  a  pas  quinze  pour 
acheter  Saint-Cloud! 

Combien  moins  aura-t-il  de  l'argent  pour  l'Autriche 
et  les  millions  de  Joseph  II! 

La  reine  aurait  voulu  le  chasser  à  tout  prix.  Rohan, 
plus  complaisant  et  brûlant  de  servir,  s'offrait,  offrait 
un  plan  de  finances  qu'un  certain  avocat  Laporte  avait 
écrit  et  lui  avait  donné  par  la  Valois. 

La  reine  était  troublée.  Elle  n'avait  jamais  eu  une 
grossesse  si  orageuse.  Elle  croyait  mourir  en  couches. 
Dans  ses  craintes,  elle  permit  qu'on  consultât  pour 
elle  le  devin  à  la  mode,  grand  ami  de  Rohan,  et 
qui  logeait  chez  lui,  le  célèbre  Gagliostro.  Véritable 
enchanteur,  dont  on  n'approchait  guère  sans  en  être 
séduit.  Aux  pratiques  occultes  (magnétiques  et  som- 
nambuliques),  il  liait  la  maçonnerie.  C'était  son 
originalité,  ce  qui  le  distinguait  et  du  fameux  Borri, 
qui  brilla  à  Strasbourg  au  dix-septième  siècle,  et 
du  comte  de  Saint-Germain,  cet  homme  d'infiniment 
d'esprit,  qui  sut  éblouir  Louis  XV,  faisant  à  volonté 
et  donnant  des  diamants.  Cagliostro  l'avait  vu  en 
Allemagne,  avait  pris  sa  tradition.  Mais  sa  grande 
éloquence,  son  génie  sicilien,  lui  donnaient  une  bien 
autre  action,  et  même  sur  des  gens  sérieux.  Il  sem- 
blait que  par  lui  il  vînt  un  nouveau  dogme.  Ne  brisant 
nul  autel,  il  en  élevait  un  au  dieu  inconnu,  la  Nature. 
Il  avait  pris  d'abord  un  point  central,  le  Rhin,  entre 
France  et  Empire,  au  palais  de  Rohan  et  sous  la  flèche 
de  Strasbourg. 


2G4  HISTOIRE    DE    FRANCE 

On  débitait  mille  choses.  Les  Allemands,  en  lui, 
revirent  le  Juif-Errant.  A  Paris,  il  était  musulman 
d'origine,  fils  de  quelque  roi  d'Orient,  élevé  dans  les 
Pyramides,  où  il  apprit  à  fond  les  sciences  occultes. 
Ainsi  que  Saint-Germain,  il  avait  vécu  trois  cents  ans. 
Il  en  paraissait  trente.  C'est  qu'il  possédait  le  secret 
de  rajeunir,  renouveler  la  vie,  et  la  puissance  aussi 
de  réveiller  l'amour.  L'amour?  on  le  voyait,  vivant, 
en  sa  charmante  femme,  Serafma  Feliciani,  une  fleur 
du  Vésuve  (lui  était  de  l'Etna). 

Cette  Serafîna  semble  être  pour  beaucoup  dans  la 
puissance  d'attraction  qu'eut  Cagliostro  pour  Rohan. 
Dès  qu'ils  vinrent  à  Paris,  le  prince-cardinal  les 
établit  près  de  lui,  au  Marais,  paya  tout  et  défraya 
tout.  Ils  eurent  un  hôtel  rue  Saint-Claude.  Serafma 
eut  une  cour.  Madame  de  Valois  dut  se  subordonner, 
lui  tenir  compagnie.  A  se  loger  si  loin,  Cagliostro 
gagna.  Le  désert  attira  la  foule.  Le  plus  grand  monde, 
les  belles  dames  affluaient,  consultaient  le  sage,  s'ini- 
tiaient à  ses  mystères.  On  s'enivrait  de  sa  parole  et 
de  sa  fantasmagorie.  Ému,  illuminé,  et  d'autant  moins 
lucide,  on  errait  volontiers  dans  les  sombres  jardins 
du  vieil  hôtel,  hanté  de  visions,  d'ombres  aimées 
peut-être,  de  ces  illusions  qu'avait  trouvées  Rohan 
sous  l'heureux  bosquet  de  Versailles. 

C'est  dans  cette  maison  de  renommée  douteuse, 
qu'on  vint  consulter  pour  la  reine.  Mais  le  sage,  pour 
sonder  le  sort,  avait  besoin  d'une  innocente.  Rohan 
et  la  Valois  lui  amenèrent  la  nièce  de  celle-ci,  encore 
enfant,  qui,   certains  rites  accomplis,  eut   (par  une 


LE   COLLIER  265 

carafe  et  à  travers  l'eau  trouble)  la  vision  que  l'on 
désirait.  Une  figure  de  la  reine  apparut,  et,  ques- 
tionnée sur  l'accouchement,  donna  un  signe  favorable. 

Un  des  initiés  de  ce  temple  de  la  Nature  qu'y  avait 
mené  la  Valois,  était  le  riche  Saint-James,  qui,  avec 
les  Laborde,  fît  l'emprunt  autrichien.  Saint-James 
était,  avec  les  deux  joailliers  de  la  reine,  Bœhmer 
et  Bassange,  propriétaire  en  tiers  d'un  collier  de 
diamants  de  près  de  deux  millions,  fait  jadis  pour  la 
Du  Barry.  On  ne  pouvait  plus  s'en  défaire,  ne  trouvant 
personne  assez  fou.  On  en  parlait  sans  cesse.  On 
disait  qu'on  donnerait  bien  deux  cent  mille  francs  à 
qui  le  ferait  acheter.  Cagliostro  sentit  la  portée  d'un 
tel  mot.  Georgel  dit  (comme  la  Valois)  que  le  grand 
magicien  «  mieux  que  personne  sut  le  secret  des 
motifs  de  l'acquisition  du  collier  »  (t.  II,  119).  Mais  il 
ajoute,  par  respect,  «  que  c'est  un  grand  secret,  pro- 
fond, des  loges  égyptiennes  ». 

Secret  fort  transparent,  facile  à  deviner.  Cagliostro, 
expert  aux  moyens  d'aviver  l'amour,  voyant  le  cardi- 
nal inquiet  d'avancer  si  peu,  et  d'autre  part,  voyant 
la  reine  dans  l'orage,  aux  moments  où  la  femme  est 
faible,  —  conseilla  à  Rohan  l'essai  d'un  talisman,  qui, 
devenu  magique  par  des  conjurations  puissantes,  lie- 
rait deux  cœurs,  deux  âmes.  Vieille  recette,  employée 
tant  de  fois  par  les  Cagliostro  du  Moyen- âge.  Rohan 
crut  voir  la  reine  asservie  du  moment  qu'on  aurait 
pu  (comme  aux  coursiers  sauvages)  adroitement  lui 
jeter  ce  lazo. 

De   naissance,  elle  avait  la  passion  des  diamants. 


266  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Elle  en  reçut  beaucoup  du  roi.  Et  cependant  tout 
d'abord,  à  l'avènement,  acheta  des  bracelets  très 
chers  (que  censure  fort  Marie-Thérèse).  Bien  plus,  au 
moment  même  (1776),  des  girandoles  merveilleuses 
qu'elle  ne  put  payer  qu'en  six  ans.  Tout  cela  était 
éclipsé,  disait-on,  par  les  diamants  de  la  reine  d'An- 
gleterre, alors  nouvelle  reine  des  Indes.  Le  collier 
qui  eût  pu  rivaliser,  semblait  trop  cher.  Louis  XYI 
avait  dit  :  «  J'en  aurais  deux  vaisseaux.  »  Cependant, 
ce  collier,  unique,  irréparable,  allait  (on  l'assurait) 
passer  en  Portugal.  Quelle  perte  pour  la  France,  pour 
la  couronne  de  France  !  Aussi  grande  sans  doute  que 
si  elle  perdait  le  Régent,  notre  diamant  (unique!). 
Il  semblait  très  français  de  garder  le  collier. 

La  royauté,  cette  religion,  ce  permanent  miracle,  a 
besoin  de  ces  choses  éblouissantes  qui  étonnent,  qui 
obligent  à  baisser  les  yeux.  Les  étranges  reflets  du 
diamant  aux  lumières  font  comme  un  mystère  de 
féerie,  une  auréole  (divine?  ou  diabolique?)  De  là  ces 
passions  violentes,  ces  furieuses  manies  du  diamant.  On 
sait  le  joaillier  terrible  qui  ne  vendait  les  siens  qu'en 
voulant  les  reprendre  et  poignardant  les  acheteurs. 

Si  la  reine,  dit-on,  avait  tant  d'envie  du  collier, 
pourquoi  n'en  parla-t-elle  pas  au  roi,  qui  ne  l'aurait 
pas  refusé  ?  Mais  le  roi,  à  l'instant,  venait  de  lui  donner 
Saint-Gloud  (quinze  millions).  Mais  le  roi  à  son  frère 
allait  faire  don  de  cinq  millions.  Elle  eût  été  bien 
indiscrète  de  prendre  un  tel  moment  pour  faire  une 
troisième  demande,  d'une  futilité  si  coûteuse.  Elle 
dut  avoir  honte,  tout  autant  que  désir.  On  sait  d'ail- 


LE   COLLIER  267 

Leurs  que  ces  caprices,  ces  envies  de  la  femme  enceinte, 
sa  friandise  avide  d'avoir  sur-le-champ  tel  objet, 
l'humilie  d'autant  plus  qu'elle  est  d'instinct  aveugle, 
sans  raison,  contre  la  raison.  Il  y  faut  le  mystère.  Le 
grand  jour  gâte  tout.  Offrez  l'objet;  elle  refuse,  «  car 
cela  n'est  pas  raisonnable  ». 

Ses  tentateurs,  les  joailliers,  gens  fins,  que  leur  com- 
merce initiait  à  ces  faiblesses  de  femme,  venaient  tous 
les  jours  travailler  avec  elle  pour  les  parures  de  ses  pro- 
chaines relevailles;  et  elle  ne  pensait  qu'aux  bijoux. 
Elle  voulait  l'objet,  mais  qu'il  vînt  de  lui-même.  Saint- 
James,  qui  gagnait  sur  l'emprunt,  Rohan  visant  au 
ministère,  auraient  pu  l'offrir  comme  épingles.  L'affaire 
tardait,  traînait.  Le  désir  l'emporta.  Excédée  du  retard, 
elle  permit  d'agir  (si  l'on  croit  la  Valois),  et  dit  «  qu'on 
fît  ce  qu'on  voudrait.  » 

Longtemps  après,  en  1797,  à  Bâle,  les  deux  joailliers 
avouèrent  à  Georgel  que  la  reine  n'ignora  nullement 
qu'on  achetait  le  collier  pour  elle  (Georgel,  II,  66).  Ils 
étaient  trop  prudents  pour  livrer  un  pareil  objet  sans 
être  sûrs  de  son  désir. 

Mais  la  reine  n'écrivait  jamais  (sinon  un  peu  à  sa 
mère,  à  son  frère).  Yermond,  Augeard,  faisaient  ses 
lettres.  Dessales  les  écrivait;  il  était  son  faussaire 
en  titre,  comme  en  ont  toujours  eu  les  rois  l.  Même 
les  signatures  des  lettres  aux  souverains  n'étaient  pas 
de  sa  main.  Ses  joailliers  n'auraient  jamais  eu 
l'impudence  d'exiger  plus  que  n'en  avaient  les  rois. 

1.  Voy.  Saint-Simon  sur  Rose,  et  ce  qu'en  dit  M.  Feuillet  de  Couches,  Revue 
des  Deux  Mondes,  15  juillet  1866. 


208  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Il  suffit  donc  que  llohan  achetât,  et  qu'on  mît  au 
traité  qu'elle  acceptait.  C'est  ce  qu'on  fit  sans  imiter 
son  écriture.  Elle-même  le  dit  à  Augeard. 

On  mit  sur  le  traité  :  Antoinette  de  France  —  et 
non  d'Autriche,  —  pour  que  cet  objet  précieux  restât 
à  la  Couronne,  ne  devînt  jamais  autrichien,  comme 
eût  pu  devenir  Saint-Cloud,  d'après  les  termes  du 
contrat. 

«  Comment,  dit- on,  la  reine  eût-elle  désiré  le  col- 
lier? pour  le  cacher,  l'enfouir?  L'ayant  refusé  publi- 
quement, elle  n'aurait  osé  le  porter.  »  Comme  collier 
sans  doute,  mais  fort  bien  sous  une  autre  forme.  Dès 
longtemps  elle  cherchait,  achetait  un  à  un  des  dia- 
mants pour  se  faire  des  bracelets.  On  le  savait.  Et 
c'est  l'usage  qu'elle  eût  fait  de  ceux  du  collier. 

Ce  funeste  bijou  (dont  Georgel  a  donné  la  forme), 
en  collier,  en  festons,  était  bien  pour  la  Du  Barry.  Il 
était  combiné  pour  faire  valoir  le  sein,  descendre  sur 
la  gorge  fort  bas,  et  scintiller  à  son  onduleux  mouve- 
ment. La  reine,  plus  âgée,  ayant  eu  trois  enfants,  en 
eût  paré  plutôt  ses  beaux  bras,  ceux  qu'on  a  admirés 
aussi  chez  sa  fille.  Elle  aurait  employé  les  gros  dia- 
mants en  bracelets,  et  les  petits  (des  festons  et  des 
nœuds)  pouvaient  être  vendus.  C'est  ce  qui  aidait  fort 
à  l'achat.  Ces  petits,  qui  valaient  un  peu  plus  de  trois 
cent  mille  francs,  suffisaient  justement  pour  le  pre- 
mier payement  qui  devait  se  faire  en  juillet. 

Si  l'on  croit  la  Valois,  le  vrai  collier  de  gros  dia- 
mants, valant  plus  d'un  million,  aurait  été,  chez  elle, 
livré   le  1er  février  1785,  par  llohan  à  Desclaux,  un 


LE   COLLIER  269 

garçon  de  la  reine.  Et  les  petits  diamants,  détachés 
du  collier,  auraient  été  vendus  pour  le  compte  de 
Rolian  par  la  Valois  ici,  par  son  mari  Lamotte  en 
Angleterre,  où  l'envoya  le  cardinal.  Ce  mari  prit  des 
traites  pour  ses  frais  de  voyage,  chez  Perrégaux,  ban- 
quier du  cardinal,  fit  sa  commission  sans  le  moindre 
mystère.  L'ayant  faite,  il  revint,  et  rapporta  trois 
cent  mille  francs  (mai  1785). 

77  revint.  Notez  bien  ce  mot.  Si  sa  femme  vraiment 
eût  volé  le  collier,  s'il  avait  eu  les  gros  diamants 
(plus  d'un  million),  s'il  les  avait  portés,  vendus  en 
Angleterre,  il  eût  fait  venir  sa  femme  apparemment, 
mais  ne  fût  jamais  revenu. 

C'est  ce  que  dit  le  plus  simple  bon  sens. 

Quelque  peu  délicats  que  fussent  le  mari  et  la 
femme,  une  certaine  chose  assurait  leur  vertu.  C'est 
que  les  gros  diamants  du  collier,  objet  rare  et  si  facile 
à  reconnaître,  étaient  peu  faciles  à  voler,  dangereux, 
difficiles  à  vendre.  Des  objets  de  ce  prix  ne  vont  guère 
qu'à  des  rois. 

La  grande  occasion  pour  laquelle  la  reine  se  pré- 
parait, voulait  paraître  avec  tous  ses  diamants,  c'était 
la  grande  pompe  des  relevailles  où,  traversant  Paris, 
elle  irait  rendre  grâces  à  Notre-Dame.  Triste  fête,  et 
d'effet  sinistre.  Elle  fut  accueillie  avec  un  silence 
mortel.  Elle  revint  désolée,  à  Versailles.  Le  roi  dit 
brusquement  :  «  Je  ne  sais  comment  vous  faites... 
Quand  je  vais  à  Paris,  tout  le  monde  s'enroue  à 
crier  :  Vive  le  roi  !  » 

On  avait  pris  très  mal  qu'elle  achetât  Saint-Cloud, 


270  HISTOIRE    DE    FRANCE 

eût  sa  maison  à  elle  pour  rentrer  à  ses  heures  et 
découcher  à  volonté.  N'était-ce  pas  assez  de  Ver- 
sailles et  des  bosquets  de  Trianon?  Les  amis  de 
Galonné  brodaient  cruellement  là -dessus.  L'affaire 
d'Oliva  s'ébruitait,  et  plusieurs  soutenaient  qu'il  n'y 
avait  pas  d'autre  Oliva  que  la  reine.  Rohan  le  croyait 
fermement,  tâchait  de  le  faire  croire.  Il  avait  encadré 
la  rose  et  la  montrait  à  tout  venant.  Il  faisait  à 
Saverne,  dans  ses  jardins  épiscopaux,  Vallée  triom- 
phale de  la  Rose.  Sa  fatuité  outrageante,  son  délire 
sensuel  pour  se  persuader  son  rêve,  alla  jusqu'à  faire 
faire  une  galante  boîte,  d'écaillé  noire,  entourée  de 
diamants.  Dessus,  un  beau  soleil  levant  dissipait  un 
nuage.  Dedans,  si  l'on  poussait  un  ressort,  on  voyait 
la  reine  en  robe  blanche,  une  rose  à  la  main  (Beu- 
gnot).  Don  d'amour?  On  l'aurait  pu  croire.  Cela  se 
donnait  fort  à  un  amant  favorisé. 

La  reine,  à  un  autre  âge,  pour  un  homme  à  la 
mode,  avait  bravé,  affronté  le  scandale,  s'était  fait 
croire  coupable  (et  plus  qu'elle  ne  l'était  peut-être). 
Mais  ici  au  scandale  se  mêlait  le  dégoût,  l'indignité, 
le  ridicule.  Qu'un  prêtre  libertin,  à  cinquante  ans, 
de  fille  en  fille,  en  fût  venu  à  elle,  c'est  ce  dont  la 
cabale,  Monsieur,  Mesdames,  et  le  Palais-Royal,  et. 
Galonné  (le  grand  libelliste),  pouvaient  se  régaler,' 
faire  leur  joie,  leur  victoire.  La  cruelle  affaire  du 
collier  arrivait  en  cadence.  A  quiconque  doutait  des 
succès  de  Rohan  :  «  Pourquoi  pas?  disait-on.  Elle  a 
bien  reçu  le  collier.  » 

Christine,  pour  bien   moins,  dans  un  temps  plus 


LE   COLLIER  271 

barbare,  avait  fait  sous  ses  yeux  saigner  Monaldeschi. 
Les  hommes  de  la  Reine,  qui  savaient  ses  souffrances, 
sa  fureur,  Vermond  et  Breteuil,  voulurent  au  moins 
flétrir  Rohan. 

Dans  sa  folle  maison,  entre  Gagliostro,  Serafîna  et 
la  Valois,  et  je  ne  sais  combien  de  parasites,  le  pro- 
duit des  petits  diamants  fondit,  disparut  en  deux 
mois.  Rapportés  par  Lamotte,  de  Londres,  en  mai, 
les  cent  mille  ëcus  prirent  des  ailes,  n'atten- 
dirent pas  juillet.  A  ce  terme  du  premier  payement, 
voilà  Rohan  tout  éperdu.  Il  cherche,  il  prie  Saint- 
James  de  payer  à  sa  place.  Saint-James  en  avertit 
Yermond,  et  les  deux  joailliers  avertissent  Breteuil, 
ministre  de  Paris.  Breteuil  en  est  ravi,  espère 
perdre  Rohan.  Mais  la  reine  pourrait  hésiter.  Dure- 
ment et  crûment,  il  lui  apprend  la  chose,  le  bruit 
qu'on  en  fait  dans  Paris ,  le  scandale  du  collier  qui 
est  la  fable  du  public.  Elle  rougit,  elle  est  interdite, 
semble  ne  rien  savoir. 

Rohan  craignait  extrêmement  que  l'on  n'arrêtât  la 
Valois,  qu'on  ne  la  fit  parler.  Il  la  cache,  elle  et  son 
mari.  Puis  il  voulait  les  décider  en  ami  à  sortir  de 
France.  Le  faisant,  il  eût  pu  mentir  tout  à  son  aise, 
tout  rejeter  sur  eux,  dire  qu'il  ne  savait  rien,  que, 
non  autorisés  par  lui,  ils  avaient  vnedu  les  petits 
diamants.  La  Valois  parut  obéir,  et  prit  la  route 
d'Allemagne ,  avec  Lamotte  son  mari ,  mais  s'arrêta 
chez  elle,  à  Bar-sur-Aube,  attendit  les  événements. 

Qu'eût-elle  craint?  Nul  ne  l'accusait.  Georgel, 
l'homme    du    cardinal,    lui-même   en    fait    l'aveu  : 


272  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Saint-James,  Bœhmer,  Bassange,  n'avaient  accusé 
que  Rohan  (G.,  II,  135).  Elle  ne  se  cacha  nullement, 
alla  voir  ses  voisins  de  Bar,  le  duc  de  Penthièvre,  le 
couvent  de  Glairvaux,  où  l'on  fêtait  la  Saint-Bernard. 
(Beugnot.) 

Breteuil,  habilement,  avait  pris  le  premier  moment 
de  la  juste  colère  du  roi,  à  une  telle  révélation.  Le 
15  août,  au  grand  jour  de  la  Saint-Louis,  où  Rohan 
officie  dans  ses  habits  pontificaux,  la  Cour  et  tout  un 
monde  emplissant  la  grande  galerie,  Breteuil  crie  : 
«  Qu'on  l'arrête!  qu'on  arrête  le  cardinal!  »  Rohan  se 
voit  conduit  devant  le  roi  et  les  ministres.  Vrai  tri- 
bunal; la  reine  y  siège  aussi,  exaltée  et  en  pleurs. 
Le  roi  hors  de  lui-même.  Anéanti,  le  prêtre  fait  la 
lâche  réponse  d'Adam  contre  Eve  :  «  Une  femme  m'a 
trompé.  »  Il  la  croyait  bien  loin,  déjà  passée  en  Alle- 
magne, s'imaginait  pouvoir  s'innocenter  à  ses  dépens. 

Tant  colère  que  parût  le  roi,  on  savait  bien  qu'il 
reviendrait  bientôt,  ne  voudrait  pas  porter  un  tel 
coup  à  l'Église.  On  agit  dans  ce  sens,  et  on  laissa 
Rohan  faire  tout  ce  qui  pouvait  l'aider.  On  le  laissa 
écrire  dans  son  bonnet  un  petit  mot,  un  ordre  de 
brûler  certaines  choses.  Breteuil,  son  ennemi  (retenu 
parle  roi  sans  doute),  retarda  soixante  heures  avant 
d'aller  chez  lui  visiter  ses  papiers. 

Rohan,  mené  à  la  Bastille  par  le  gouverneur 
De  Launay,  son  ami  personnel,  eu  tpar  ordre  du  roi 
le  bel  appartement,  parfaite  liberté  de  promener,  de 
communiquer.  La  Valois  était  à  Glairvaux,  en  fête, 
avec  Beugnot,  lorsqu'elle  apprit  cette  nouvelle.  Il  la 


LE   COLLIER  273 

vit  face  à  face  à  ce  moment,  put  l'observer.  Elle 
pâlit,  mais  resta  très  ferme  pour  ne  pas  fuir,  rentra 
chez  elle  à  Bar-sur-A.ube.  En  vain  il  la  pria,  supplia 
de  partir,  lui  montra  les  facilités.  Elle  lui  dit  :  «  Mon- 
sieur, vous  m'ennuyez!  »  Le  conseil  de  Beugnot  en 
effet  était  détestable.  Fuir,  c'était  s'accuser,  appuyer 
les  mensonges  qu'il  plairait  à  llohan  de  faire.  Rester, 
c'était  rendre  improbable  à  tout  jamais  l'accusation. 
Si  elle  avait  eu  le  collier,  serait-elle  restée  pour  qu'on 
la  tourmentât  et  la  forçât  de  rendre  ?  Et,  si  elle  l'avait 
vendu,  si  elle  eût  eu  en  Angleterre  le  million  qu'on 
disait,  elle  aurait  fui  certainement.  Gela  tranche  pour 
moi  le  procès. 

Le  mari,  la  voyant  arrêtée,  fut  si  peu  troublé  qu'il 
eût  voulu  la  suivre  et  le  demanda  à  l'exempt.  Celui-ci 
refusa,  «  n'ayant  pas  d'ordre  pour  lui.  »  (Besenval,  II, 
169.) 

Il  ne  voulait  nullement  fuir,  quelque  instance 
qu'en  fit  Beugnot.  Il  finit  pourtant  par  comprendre 
que,  s'il  ne  restait  libre,  si  on  les  tenait  tous  les  deux, 
leur  voix  pourrait  rester  à  jamais  étouffée,  qu'en  par- 
tant il  pourrait  de  Londres  parler,  et  tout  au  moins 
laisser  un  témoignage  écrit  contre  la  calomnie1. 

1.  Georgel  et  M"le  Campan,  apologistes  l'un  de  Rohan,  et  l'autre  de  la 
reine,  ont  intérêt  à  tout  brouiller.  Je  les  serre  de  très  près,  avec  les  six 
volumes  des  Mémoires  d'avocats  et  témoins,  avec  Besenval,  Augeard,  Beu- 
gnot, surtout  avec  le  Mémoire  justificatif  de  la  Valois  (1788),  qui,  saut  sa 
calomnie  sur  les  galanteries  de  la  reine,  est  très  fort,  bieu  lié,  suivi,  et  la 
pièce  vraiment  capitale.  (Biùl.  nation.  Réserve.)  11  me  serait  facile  de  relever 
rreurs  innombrables,  volontaires  ou  involontaires,  de  Georgel  ou  de 
M  Campan.  Il  y  en  a  une  bien  grossière  :  ils  placent  la  scène  du  bosquet 
(qui  est  de  juillet  1784)  en  1785,  dans  l'affaire  du  collier,  au  moment  du  pre- 
mier payement.  [Georgel^  II,  80;  Campan,  II,  355.) 

T.    XVI.  18 


271  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE  XVIII 


Procès  du  Collier.  (1785-1786.) 


Rohan  fat  surpris  de  voir  que  la  Valois  n'avait  pas 
voulu  fuir,  qu'elle  restait  pour  répondre  à  tout.  Les 
Rohan,  les  Soubise,  fort  inquiets,  lui  rassemblèrent  à 
la  Bastille  les  grands  avocats  de  l'époque,  les  Target, 
les  Tronchet.  Une  consultation  eut  lieu.  Mais  ces  doc- 
teurs trouvèrent  leur  homme  bien  malade,  hochèrent 
la  tête,  n'augurèrent  rien  de  bon.  Ses  précédents 
étaient  honteux  et  déplorables.  Il  avait,  disait-on, 
volé  les  deniers  des  Aveugles,  pillé  les  Quinze-Vingts. 
(Besenval,  II,  167.)  Il  était  très  notoire  qu'il  avait  établi 
et  entretenu  la  Valois  avec  l'argent  des  pauvres. 
Maintenant  qu'il  vivait  chez  son  Cagliostro  et  sa 
Serafina,  où  il  dînait  quatre  fois  par  semaine,  il  était 
bien  probable  qu'il  avait  prélevé  sur  le  collier,  pour 
son  courtage,  les  petits  diamants  rejetés,  et  les 
avait  vendus  à  Londres  pour  en  manger  le  prix  dans 
ce  tripot.  L'avis  des  avocats  fut  qu'il  était  perdu,  qu'il 


PROCÈS   DU    COLLIER  275 

n'avait  de  ressources  que  dans  la  clémence  du  roi. 

Mais  Beugnot,  le  jeune  barreau,  allaient  plus  loin 
que  l'affaire  d'escroquerie.  Ils  croyaient  qu'en  pre- 
nant la  chose  comme  crime  de  lèse-majesté,  d'outrage 
au  roi,  d'attentat  à  la  reine,  on  pouvait  le  mener 
tout  droit  à  l'échafaud. 

Rohan  in  extremis,  gisant,  désespéré,  n'avait  pas  le 
choix  des  remèdes.  Il  écouta  un  homme  que  depuis 
quelque  temps  il  écartait  de  lui,  Georgel,  habile  et 
dangereux,  et  qui  faisait  peur  à  son  maître.  En  1774, 
par  des  moyens  étranges  et  ténébreux,  il  avait  pris  le 
fil  de  l'intrigue  autrichienne.  Ce  grand  service  ne  fut 
pas  reconnu.  Georgel  n'avança  pas.  Il  attendit  dix  ans, 
simple  abbé,  secrétaire,  dans  ce  palais  de  la  folie,  tapi 
dans  sa  mansarde,  comme  une  araignée  suspendue. 
Au  jour  de  la  ruine,  l'araignée  descendit. 

Gomment- restait-il  libre?  comment  le  laissait-on 
communiquer  avec  Rohan?  Breteuil  disait  qu'il  fallait 
l'arrêter.  Vermond  dit  :  non,  et  la  reine,  suivant  tou- 
jours le  pire  conseil,  adopta  l'avis  de  Vermond. 

Georgel,  sans  peur  et  sans  scrupule,  ne  s'embar- 
rassa pas  au  nœud  qui  arrêtait  ces  pauvres  avocats.  Il 
sut  bien  le  trancher.  Il  avait  pour  cela  une  lame  ter- 
rible, dont  Rohan  même  ne  voyait  qu'un  côté.  Un  des 
tranchants  pouvait  égorger  la  Valois;  l'autre,  Rohan 
lui-même,  qui  eût  été  absous,  mais  comme  incapable, 
idiot;  et  l'administration  de  tous  ses  bénéfices  eût 
passé  à  l'abbé  Georgel. 

Gelui-ci,  dès  le  premier  jour,  profitant  de  la  peur 
de  Rohan  et  de  sa  famille,   se  fît  donner  une  procu- 


276  HISTOIRE    DE    FRANCE 

ration  et  des  pouvoirs  illimités.  Il  s'empara  de  tout, 
à  Paris,  à  Versailles.  Occupant  jour  et  nuit  deux 
secrétaires,  ne  dormant  que  deux  heures,  fatiguant 
six  chevaux  par  jour,  il  fit  tout  marcher  à  sa  guise, 
dirigea  les  Rohan,  guida  les  avocats,  influença  les 
juges. 

Si  Georgel  parvenait  à  donner  à  Rohan  une  ferme 
et  solide  impudence  pour  bien  mentir,  l'affaire  était 
sauvée.  La  vente  s'était  faite  par  la  Valois  et  son 
mari.  Mais  qui  prouvait  que  Rohan  l'eût  fait  faire? 
En  avaient-ils  un  ordre  écrit.  —  «  Ils  avaient  remis 
à  Rohan  l'argent  de  cette  vente.  »  Qui  le  prouvait? 
—  Avaient-ils  un  reçu? 

Un  reçu!  la  Valois  eût-elle  osé  le  demander  à  un 
tel  seigneur,  son  patron?  Un  reçu!  dans  les  termes 
intimes  où  ils  étaient,  qui  pense  à  demander,  à 
donner  des  reçus? 

Elle  n'aurait  que  son  allégation.  Mais  qui  l'écoute- 
rait?  Quel  poids  peut  avoir  sa  parole?  qui  oserait 
opposer  son  oui  au  non  d'un  prince  de  l'Eglise,  d'un 
cardinal  de  Rome  et  du  chef  de  l'épiscopat? 

Elle  avait  eu  une  arme,  les  folles  lettres  de  Rohan 
à  la  reine.  Pièces  terribles,  un  titre  à  l'échafaud. 
Rohan  lui  avait  dit  :  «  Il  y  va  de  ma  tête.  »  Avant  de 
partir  de  Paris,  elle  se  fit  un  devoir  de  les  brûler,  et 
cela  devant  un  témoin  qui  pût  en  assurer  Rohan. 

Donc  point  de  pièces  contre  lui.  Gela  le  rassura.  Et 
Georgel  encore  mieux.  Lié  avec  Vermond,  par  lui  il 
avait  un  œil  dans  Versailles,  savait  l'inquiétude  du 
roi  et  de  la  reine.  On  tenait  Louis  XVI  par  sa  vive 


PROCÈS   DU   COLLIER  277 

sensibilité  en  ce  qui  la  touchait,  par  sa  crainte  natu- 
relle du  bruit,  et  son  regret  d'avoir  fait  tant  d'éclat. 
Il  eût  voulu  d'abord  se  réfugier  dans  le  huis  clos, 
remettre  l'affaire  aux  ministres,  MM.  de  Vergennes  et 
de  Gastries.  Mais  quelle    ombre   fâcheuse    en  serait 
restée  sur  la  reine  !  Il  eût  bien  mieux  valu  que  Rohan 
fit  appel  au  roi,  aidât  lui-même  à  étouffer  la  chose. 
Les  ministres  allèrent  lui  demander  à  la  Bastille  s'il 
ne  voulait  pas  se  fier  à  la  bonté  du  roi  ;  sinon  l'affaire 
serait   livrée  au   Parlement.    Il    avait   grande  envie 
d'abréger  tout,  de  se  remettre  au  roi.  Mais  sa  famille, 
mais  Georgel,  l'affermirent.  Il  demanda  d'être  jugé. 
L'essentiel  était  que  le  public  n'entendît  pas  trop  les 
•cris  de  la  Valois.  On  la  tenait  dans  la  Bastille,  sous  la 
griffe  de  De  Launay,  l'excellent  gouverneur,  le  client 
des  Rohan,  qui  savait  comme  on  peut  faire  taire  un 
prisonnier.  On  a  fait  de  nos  jours  des  idylles  sur  la 
Bastille.  Dans  la  réalité,   elle  était   douce   aux  gens 
qu'on  ménageait  (la  Staal,  Marmontel,  etc.);  mais  pour 
d'autres,  terrible.  Sans  croire   aux  in-pace  qu'on  se 
figura  voir  dans  l'épaisseur  des  murs,  elle  avait  très 
certainement  au  plus  bas  d'horribles  cachots,  boueux, 
où  l'eau  entrait,  et  les  rats  d'eau,  féroces,  friands  de 
nez,  d'oreilles.  La  Bastille  (comme  le  fort  de  Brest  et 
tant  d'autres  prisons)  avait  ses  légendes  trop  vraies, 
de   prisonniers  mangés,  du   moins  attaqués  jour  et 
îiuit,    mordus  et  mutilés.  Grand  moyen  de  terreur. 
Pour  n'être  pas  mis  là,  que  ne  faisait-on  pas?  L'idée 
seule  pouvait  faire   défaillir  une   femme.   Les  aumô- 
niers parfois,  dit-on,   en  profitèrent  avec  de  pauvres 


278  HISTOIRE    DE    FRANCE 

protestantes,  qui  en  sortaient  enceintes  et  conver- 
ties. 

La  Valois,  se  trouvant  entre  quatre  murs  noirs,  et 
tenue  d'abord  seule,  sans  conseil,  se  trouva  heureuse 
de  voir  un  être  humain,  un  homme  doux  et  compa- 
tissant, l'aumônier  (que  le  gouverneur  envoyait). 
Elle  s'épancha  fort,  dit  tout  à  cet  homme  de  Dieu.  Il 
ne  lui  fut  pas  difficile  de  tirer  d'elle  ce  qu'on  voulait 
savoir  :  quelle  ri 'avait  aucun  papier,  et  pas  même  des 
lettres  d'amour.  Elles  l'auraient  servie  beaucoup 
dans  le  procès  :  1°  on  y  eût  vu  le  vilain  prêtre  à  nu, 
ignoble  libertin,  un  gibier  de  Bicêtre,  sans  cœur  et 
sans  cervelle,  indigne  d'être  cru;  2°  ces  lettres  mon- 
trant combien  il  l'avait  désirée,  achetée  à  tout  prix, 
auraient  (contre  Target  et  les  défenseurs  de  Rohan) 
prouvé  que  sa  fortune  précédait  l'affaire  du  collier, 
venait  de  V amour,  non  du  vol;  que  neuf  mois  avant 
cette  affaire,  elle  était  richement,  fastueusement 
entretenue.  [Beugnot.) 

Ces  lettres,  si  utiles,  la  Valois  les  avait  brûlées,  se 
désarmant  ainsi  pour  l'honneur  de  Rohan.  Elle  avait 
tout  détruit,  sauvé  Rohan,  s'était  perdue. 

On  le  devinait  bien.  Son  compatriote  Beugnot,  son 
jeune  ami,  qu'elle  voulait  pour  avocat,  n'osa  pas  la 
défendre.  En  vain,  du  fond  de  la  Bastille,  elle  appela 
et  supplia.  Elle  croyait  qu'il  avait  souvenir  de  son 
arrivée  à  Paris,  où  il  la  promenait,  où  ils  avaient 
passé  de  doux  moments.  Elle  avait  eu  un  tort,  de  se 
moquer  un  peu  de  lui;  il  eût  pu  l'oublier.  Si  elle 
avait  eu  le  malheur  de  passer  par  l'amour  de  cet 


PROCÈS   DU   COLLIER  279 

indigne  prêtre,  la  faim  en  était  cause.  Avec  ses 
échaudés,  Beugnot  ne  la  nourrissait  pas.  Dans  son 
plus  grand  éclat,  recevant  le  beau  monde,  elle  l'invi- 
tait fort,  le  traitait  en  ami.  Elle  se  fia  à  lui,  à  son 
moment  suprême,  sa  dernière  nuit  de  liberté;  elle 
lui  mit  en  main  ses  papiers,  s'aida  de  lui  pour  les 
brûler.  C'est  là  qu'il  parcourut  les  lettres  de  Rohan. 
Lui  laissant  voir  ces  lettres,  sa  honte  à  elle-même, 
elle  disait  assez  :  «  J'ai  péché!  »  Gela  demandait 
grâce.  Elle  était  fort  touchante  dans  cet  appel  de  la 
Bastille.  S'il  y  était  venu,  elle  l'aurait  ressaisi  peut- 
être.  Elle  avait  vingt-six  ans,  étincelait  d'esprit,  était 
(plus  que  jamais)  charmante  de  grâce  et  de  passion. 

Elle  était  bien  naïve,  avec  cet  âge  et  tant  d'épreuves, 
de  s'adresser  à  ce  sage  jeune  homme,  ce  prudent 
Champenois,  né  pour  faire  son  chemin.  Si  elle  avait 
encore  une  chance  de  salut,  c'eût  été  de  dire  tout, 
sans  taire  ce  qui  était  contre  elle,  et  d'ébranler  la 
France  du  tonnerre  de  l'opinion.  Il  eût  fallu,  non  un 
Beugnot,  mais  bien  un  Mirabeau,  un  intrépide  fou, 
qui,  tenté  par  la  gloire,  se  perdît,  s'immortalisât. 
Mais  eût-elle  voulu  elle-même  être  ainsi  défendue? 
Nullement.  Espérant  être  ménagée  de  Rohan,  un  peu 
couverte  par  la  reine,  elle  voulut  ruser,  ménager 
tous  les  deux.  Cela  fut  impossible.  Tous  les  deux 
l'accablèrent.  Elle  se  trouva  prise  entre  l'enclume  et 
le  marteau. 

Un  fait  fort  singulier  ferait  croire  que  d'avance  le 
roi,  engagé  malgré  lui  dans  ce  fatal  procès,  redoutait 
les  écarts  hardis  des  avocats ,  aurait  ouvert  l'oreille 


289  HISTOIRE    DE    FRANCE 

à  certain  compromis.  Georgel,  voulant  d'abord  faire 
taire  les  joailliers  (pour  la  partie  du  collier  qu'on 
vendit  à  Londres),  demanda  et  obtint  du  roi  qu'on 
leur  assignât  ce  payement  sur  l'abbaye  de  Saint-Vast. 
Grâce  étrange  et  bien  étonnante  au  début  d'un 
pareil  procès!  Quoi!  le  roi  le  poursuit  et  l'envoie  en 
justice,  prévenu  d'attentats  qui  pourraient  lui  coûter 
la  tête  ;  et  pourtant  il  s'y  intéresse  tellement,  a  soin 
de  ses  affaires!  Ne  pourra-t-on  pas  dire  que,  tout  en 
l'accusant,  il  le  craint,  le  ménage,  achète  sa  discrétion? 
Quoi  qu'il  en  soit,  Georgel  a  fait  un  coup  de  maître, 
faisant  croire  que  le  roi  est  au  fond  pour  Rohan. 

Gela  énerve  le  procès,  le  rendra  vain  et  ridicule. 

Les  lettres  du  roi  au  Parlement  sont  pitoyables 
de  timidité,  de  mollesse,  très  propres  à  confirmer  ces 
bruits. 

On  y  voit  un  mari  inquiet  qui  se  dépèche  de  mettre 
sa  femme  hors  de  cause.  Il  affirme  d'abord  ce  qui  est 
en  litige  :  Elle  ria  pas  reçu  le  collier. 

On  n'y  voit  pas  du  tout  le  roi.  Il  oublie  qu'il  est 
roi;  il  n'a  nul  sentiment  de  la  Majesté  outragée. 
Beugnot  dit  à  merveille  :  «  la  Révolution  était  faite 
lorsque  le  roi  s'oublie  lui-même,  réduit  toute  la 
cause  à  une  affaire  d'escroquerie.  » 

Le  roi  explique ,  d'un  ton  qu'on  croirait  apolo- 
gétique, l'arrestation  du  cardinal;  il  mentionne  l'ex- 
cuse que  Rohan  a  donnée  :  «  Il  a  été  trompé.  »  Gela 
simplifie  tout.  Il  est  dupe  plus  que  criminel.  Le  juge 
n'aura  pas  grand'peine  pour  trouver  le  coupable  sur 
qui  on  doit  frapper.  Il  a  été  trompé  «  par  une  femme  ». 


PROCÈS   DU   COLLIER  281 

Rolian  a  peu  à  craindre.  Si  justice  se  fait,  ce  sera 
seulement  in  anima  vili. 

Le  procès  est  tracé  d'avance.  Seulement  pour 
arranger  cela,  il  ne  faut  pas  trop  de  clarté.  C'était 
précisément  l'année  où  un  magistrat  (Dupaty)  demanda 
qu'il  ny  eût  plus  de  procédure  secrète,  que  l'accusé  ne 
fût  plus  isolé,  qu'il  fût  environné  des  garanties  de  la 
publicité,  que  l'information,  les  débats,  se  fissent  en 
plein  soleil.  La  Justice  elle-même  devait  le  désirer, 
vouloir  sortir  de  la  nuit  odieuse  qui  la  rendait  sus- 
pecte, obtenir  le  grand  jour  et  montrer  qu'elle  est  la 
Justice. 

Le  contraire  arriva.  Le  Parlement  condamna  Dupaty, 
garda  et  défendit  ses  formes  inquisitoriales,  l'arbi- 
traire infini  que  lui  donnait  l'obscurité. 

Mais  le  roi  est  le  roi.  Il  pouvait  se  placer  du  côté 
du  public  qui  demandait  cette  réforme,  l'imposer  à 
son  Parlement.  Dans  une  affaire  où  il  était  partie,  où 
la  reine  même  était  en  jeu,  il  devait  le  vouloir,  ne 
laisser  là-dessus  nulle  ombre.  —  Le  contraire  arriva. 
Il  recula  devant  cette  réforme.  On  put  croire  qu'il 
craignait  que  l'affaire  ne  fût  éclaircie. 

L'épiscopat  français  se  serait  fait  honneur,  si  son 
chef  (le  grand  aumônier),  acceptant  le  juge  laïque,  il 
eût  demandé  le  grand  jour.  Heureuse  occasion  de 
faire  taire  les  méchants,  de  montrer  l'innocence  de 
cet  agneau  sans  tache.  Mais  l'Église  n'en  profita  pas. 

Le  Roi,  la  Justice  et  l'Église  furent  d'accord  pour 
fuir  la  clarté. 

On  montra  du  procès  aussi  peu  que  l'on  put.  On  fit 


282  HISTOIRE    DE    FRANCE 

plus  que  le  supprimer.  On  le  faussa,  en  écartant  ceci, 
faisant  voir  cela.  La  nuit  absolue,  pour  tromper,  vaut 
moins  que  les  fausses  lueurs. 

Une  chose  a  frappé  Beugnot,  c'est  que  dans  les 
Mémoires ,  si  nombreux ,  d'avocats ,  on  ne  sent 
aucun  sérieux.  «  Ce  ne  sont  que  jeux  puérils.  »  Il 
semble  que  l'affaire  est  arrangée  d'avance ,  l'issue 
prévue,  qu'il  s'agit  simplement  d'amuser  le  public  et 
de  jouer  la  comédie. 

L'avocat  de  Gagliostro  dit  gravement  comment, 
élevé  dans  les  Pyramides,  il  y  apprit  toute  science. 
Le  Mémoire  du  prophète  fut  si  piquant,  si  curieux, 
qu'il  y  eut  queue  à  son  hôtel,  où  on  le  débitait;  il 
fallut  y  mettre  des  gardes.  Mademoiselle  Oliva,  char- 
mant témoin,  docile,  prête  à  dire  tout  ce  qu'on 
voulait,  fit  un  délicieux  Mémoire,  «  très  digne,  dit 
Georgel,  de  Paphos  et  de  Gnide  ». 

Tous  veulent  amuser,  être  divertissants;  ils  visent 
au  succès  si  grand  qu'eut  Beaumarchais.  Pour  aucun 
d'eux  l'affaire  n'est  sérieuse.  Nul  ne  semble  prévoir 
l'effondrement  moral  qui  va  se  faire,  la  reine  avilie, 
le  trône  ébranlé.  Ils  se  disent  :  «  Nulle  vie  n'est  en 
jeu.  Il  n'y  aura  pas  mort  d'homme...  Une  femme  tout 
au  plus  exposée,  corrigée.  » 

Mais  quittons  l'avant-scène.  Que  disait  cette  femme  : 
«  La  reine  a  reçu  le  collier.  L'accessoire  du  collier, 
les  petits  diamants  (inutiles  pour  elle)  et  détachés  par 
elle  ont  été  vendus  par  moi  et  mon  mari  à  Paris  et  à 
Londres,  sur  l'ordre  du  cardinal,  à  qui  nous  en  avons 
remis  le  prix,  trois  cent  mille  francs.  » 


PROCÈS   DU    COLLIER  283 

Rohan  niait  cet  ordre,  niait  avoir  reçu  l'argent, 
récriminait,  disant  :   «  Vous  avez  vendu  le  collier.  » 

Par  là  il  se  lavait  de  la  vente  des  petits  diamants  ; 
la  Valois,  selon  lui,  avait  en  même  temps  vendu  les 
petits  et  les  gros. 

Rohan,  du  môme  coup,  lavait  la  reine  et  lui.  Tout 
retombait  sur  la  Valois. 

Le  premier  pas  évidemment  que  la  Justice  avait  à 
faire  était  de  s'informer  à  Londres,  d'obtenir  par  le 
ministère  qu'elle  y  pût  faire  enquête,  d'y  envoyer 
des  hommes  sûrs.  Le  ministère,  le  roi,  devaient  s'y 
entremettre.  Inexplicable  énigme  :  rien  de  tel  ne 
se  fit!... 

Le  roi,  le  Parlement,  les  ministres  n'agissent  pas. 
On  se  fie  pour  l'enquête,  à  qui?  chose  inouïe  que  ne 
croira  pas  l'avenir,  on  se  fie  justement  à  l'accusé 
Rohan  et  à  ses  gens.  Un  petit  secrétaire  de  Rohan 
est  envoyé  avec  un  capucin  qui  prétend  être  sur  la 
voie,  pouvoir  diriger  la  recherche. 

Notons  ce  capucin,  et  admirons  Georgel  qui  mani- 
pulait tout  cela.  Si  la  fiction  est  poésie,  création, 
Georgel  fut  grand  poète,  et  vraiment  créateur.  Il 
inventa  des  choses,  il  inventa  des  hommes.  Il  fit 
sortir  de  terre  deux  moines,  amis  de  la  Valois. 
C'étaient  des  Mendiants,  de  ces  rôdeurs  qui,  tout  en 
demandant,  flattant,  mangeant,  observent.  A  Paris, 
c'était  un  Père  Loth,  un  Minime,  que  la  Valois  sottement 
protégeait,  à  qui  elle  avait  rendu  un  service  essentiel, 
d'obtenir  (par  Rohan)  qu'il  prêchât  à  la  Gour.  L'autre 
capucin,  Irlandais,  un  Père  Mac-Dermot,  son  parasite  à 


284  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Bar,  prétendit  pouvoir  désigner  à  quels  marchands  en 
Angleterre  elle  avait  vendu  le  collier. 

La  Valois  a  donné,  publié  minutieusement  le  compte 
des  petits  diamants  qu'elle  vendit  pour  le  cardinal, 
avec  les  noms,  les  dates  et  circonstances. 

Mais  Rohan  n'a  pas  publié  l'enquête  de  son  secré- 
taire, du  capucin,  sur  le  collier,  sur  cette  énorme 
vente  qu'elle  aurait  faite,  sur  le  million  et  demi 
qu'elle  en  eût  retiré,  sur  le  placement  qu'elle  en  eût 
fait,  etc. 

Bonne  ou  mauvaise,  la  pièce  rapportée  par  le 
capucin  était  favorable  à  la  reine  aussi  bien  qu'à 
Rohan  (faisant  croire  que  la  reine  n'avait  jamais  eu 
le  collier).  Donc,  on  pensait  qu'elle  serait  fort  bien 
reçue  des  gens  du  roi,  du  procureur  du  roi,  qui 
l'admettrait  les  yeux  fermés.  On  l'avait  fait  timbrer, 
viser  à  Londres  par  je  ne  sais  quelle  autorité.  Gela 
ne  disait  pas  grand'chose,  n'impliquait  nullement  que 
cette  autorité  eût  jugé  cette  pièce,  la  donnât  pour 
valable.  L'autorité  était  peu  attentive  à  Londres,  si 
j'en  juge  par  tant  d'histoires  étranges,  d'aventures, 
de  désordres,  de  meurtres,  vols  et  violences,  qu'on 
a  données  pour  ce  temps-là. 

Ce  visa  imposa  fort  peu  aux  gens  du  roi.  L'œuvre  du 
capucin  leur  parut  très  informe,  infiniment  suspecte, 
de  fort  mauvaise  mine,  et  ils  refusèrent  de  l'admettre. 

Un  tel  refus  méritait  le  respect.  Forcer  la  main  à 
la  magistrature,  l'obliger  d'accepter  une  pièce  véreuse, 
qui,  si  on  l'acceptait,  tranchait  toute  l'affaire,  c'était 
chose  indigne  et  énorme.  Mais  encore  une  fois,  cette 


PROCÈS   DU   COLLIER  283 

pièce  avait  le  grand  mérite  de  couvrir  à  la  fois  et  le 
cardinal  et  la  reine.  Les  Rolian  s'adressèrent  au 
garde  des  sceaux,  Miromesnil.  Pouvait- il  juger  sur 
les  juges,  faire  trouver  blanc  ce  qu'ils  avaient  vu 
noir?  Du  moins  ne  devait-il  examiner  la  pièce,  et 
surtout  inviter  les  prétendus  Anglais  dont  elle  don- 
nait le  témoignage,  à  venir  s'expliquer  eux-mêmes. 
Londres  est-il  donc  au  bout  du  monde?  Miromesnil 
ne  fit  rien  de  cela.  Il  força  la  Justice.  Ordre  aux 
magistrats  de  trouver  la  pièce  bonne  et  de  l'em- 
ployer! 

Une  ^affaire  engagée  ainsi  était  bien  claire  d'avance. 
Les  témoins  qui  d'abord  avaient  chargé  Rohan,  se 
dédirent,  chargèrent  la  Valois.  Et  nul  ne  les  reprit  de 
leurs  variations.  Par  exemple  Bœhmer  et  Bassange, 
les  joailliers,  eurent  trois  avis  :  d'abord  contre  Rohan, 
puis  contre  la  Valois,  longtemps  après  contre  la 
reine.  Quatre  ans  après  sa  mort,  en  1797,  trouvant 
Georgel  à  Bâle,  ils  finirent  par  lui  avouer  que  la  reine 
n'avait  rien  ignoré  de  l'achat  du  collier.  Et  en  effet 
eux-mêmes,  sans  cette  garantie,  auraient  été  bien 
sots  de  livrer  un  pareil  bijou. 

Le  procès  fut  un  jeu.  Le  cardinal  parlait  assis,  en 
robe  rouge  et  barrette  rouge.  On  le  stylait,  le  dirigeait. 
On  écrivait  avec  respect.  La  Valois,  au  contraire, 
bridée  et  muselée,  devait  marcher  comme  on  voulait. 
Si  elle  hasardait  un  écart,  le  greffier  n'écrivait  plus 
rien.  Georgel  lui-même  avoue  qu'on  se  garda  d'écrire 
telle  échappée  qui  lui  venait. 

Rohan  lui  disant  une  fois  :  «  Mais,  madame,  cela 


286  HISTOIRE    DE    FRANCE 

n'est  pas  vrai  ;  ...  »  elle  répondit  en  souriant  : 
«  Monsieur,  autant  que  tout  le  reste.  Depuis  que 
ces  messieurs  nous  interrogent,  vous  savez  que  ni 
vous  ni  moi  ne  leur  avons  dit  un  mot  de  vérité.  » 

Situation  terrible,  La  reine  aurait  voulu  qu'elle 
chargeât  le  cardinal.  Était-elle  libre  de  le  faire  ?  Un 
violent  parti  se  formait  pour  Rohan.  Les  Gondé  même 
venaient  solliciter  pour  lui.  Si  la  Yalois  eût  osé  parler 
contre,  on  aurait  crié  :  «  Blasphème  !  elle  ment!...  Il 
faut  la  faire  chanter  »  (la  mettre  à  la  torture).  La 
torture,  que  Necker  voulut  supprimer,  avait  ses  par- 
tisans, pouvait  être  ordonnée  encore.  A  Aix  (1780), 
avait  paru  l'apologie  de  la  torture  par  Muyart  de 
Youglans,  un  président,  membre  du  Grand-Conseil. 
Le  pape  Pie  YI  avait  consacré  cet  ouvrage  par  son 
approbation.  Le  roi  en  accepta  la  dédicace  et  main- 
tint la  torture  jusqu'en  mai  1788. 

Les  Parlements  y  tenaient  fort.  Ce  que  le  juge 
avait  de  terrible  (et  de  bien  cher  aussi),  c'était  cette 
terreur,  cet  arbitraire  énorme  d'ordonner  ou  n'or- 
donner pas  ce  qui,  au  fond,  tranchait  tout,  faisait 
qu'on  s'accusait  soi-même.  Que  de  saluts  très  bas, 
que  de  sourires  des  dames  (d'autres  faveurs  aussi) 
au  monsieur  qui  pouvait  vous  faire  craquer  les  os? 

Donc  la  Yalois  rusait,  était  sage,  ménageait  Rohan. 
Les  amis  de  Rohan,  la  voyant  désarmée,  qui  n'osait 
se  défendre,  l'accablaient  à  plaisir,  l'insultaient,  s'en 
moquaient.  On  voulut  voir  jusqu'où  cela  pourrait 
aller.  Gagliostro,  par  un  mépris  glacé,  lui  fit  perdre 
enfin  patience.  Elle  eut  un  accès  effroyable  de  fureur 


PROCÈS   DU   COLLIER  287 

et  de  désespoir.  Un  chandelier  était  entre  eux,  elle 
le  prit,  et  le  lui  lança  à  la  tête.  Scène  sauvage  dont 
on  usa  contre  elle  pour  ne  plus  l'écouter  du  tout.  On 
dit  qu'elle  était  enragée,  une  bête  féroce,  qu'elle 
avait  mordu  son  geôlier  (ce  qui  pourtant  se  trouva 
faux). 

Ce  qui  achevait  la  Valois,  c'est  qu'elle  avait  contre 
elle  non  seulement  les  amis  de  liohan,  mais  les  enne- 
mis de  la  reine,  dont  on  la  supposait  l'agent.  Ces 
ennemis,  c'était  tout  le  monde  : 

1°  Le  Parlement,  qui,  forcé  en  décembre,  dans  un 
Lit  de  justice,  d'enregistrer  les  emprunts  de  Galonné, 
en  voulut  à  la  Cour,  crut  la  frapper  dans  la  Valois; 

2°  Galonné,  fort  branlant,  ayant  décidément  épuisé 
le  charlatanisme,  et  sachant  que  la  reine  avait  son 
successeur  tout  prêt,  voulait  la  prévenir,  l'avilir,  s'il 
pouvait,  la  flétrir,  l'écraser,  dans  sa  créature  la 
Valois.  Il  ne  paraissait  pas,  mais  travaillait  le  Parle- 
ment par  un  tiers,  Lamoignon  (auquel  il  eût  donné 
les  sceaux). 

Le  plus  terrible  pour  la  reine,  c'est  qu'à  ce  momeut 
décisif,  s'ébruitait  le  traité  par  lequel  Louis  XVI  avait 
arrangé  les  affaires  de  Joseph  II  avec  l'argent  français. 
L'Empereur,  pour  le  mal  qu'il  avait  fait  aux  Hollan- 
dais, exigeait  qu'ils  lui  fissent  réparation,  lui  payassent 
dix  millions  d'amende.  La  France  en  paya  la  moitié. 
Utile  arrangement  pour  éviter  la  guerre.  Mais  le 
public  s'en  indigna,  le  trouva  bas  et  lâche,  crut  y 
revoir  le  temps  où  la  France  payait  un  tribut  à  l'Au- 
triche. On  rappela  l'année  78,  et  les  quinze  millions, 


288  HISTOIRE    DE    FRANCE 

tant  de  fourgons  d'argent  qui  partirent  de  l'Hôtel  des 
Postes.  On  soupçonna  la  reine  d'épuiser  sous  main 
le  trésor.  Et  l'orage  s'amassa  contre  elle.  Cette  haine 
tourna  en  amour  pour  Rohan.  Par  un  effet  bizarre,  ce 
vieux  libertin  sale  devient  tout  à  coup  une  idole.  Sa 
cause  devient  celle  du  droit,  de  la  patrie,  des  libertés 
publiques. 

La  Cour  amèrement  regretta  d'avoir  tant  ménagé 
Rohan.  On  revint  à  l'idée  de  l'attaquer  par  le  point 
grave  qu'on  avait  écarté,  V attentat  à  la  Majesté,  à 
l'honneur  de  la  reine.  Pour  cela,  on  voulait  faire 
venir  d'Angleterre  un  dangereux  témoin,  Lamotte, 
mari  de  la  Valois.  Plusieurs  fois  il  avait  couru  le 
danger  de  la  vie.  L'ambassadeur  français,  ou  plutôt 
les  Rohan,  l'auraient  mieux  aimé  mort.  Mais  quand 
on  vit  l'affaire  prendre  si  mauvaise  tournure,  la  Cour 
crut  au  contraire  qu'on  pouvait  l'employer,  faire 
témoigner  par  lui  de  l'insolence  de  Rohan,  de  ses 
mensonges  indignes  pour  faire  croire  qu'il  avait  les 
faveurs  de  la  reine.  La  mystérieuse  boîte  d'écaillé, 
la  rose  encadrée,  d'autres  choses,  n'auraient  prouvé 
que  trop  sa  fatuité  calomnieuse.  L'irritation  du  roi 
aurait  été  au  comble.  Le  public  même  n'eût  pu  que 
le  trouver  coupable.   On  eût   pu  demander  sa  tête. 

Plan  très  bon,  mais  tardif,  Galonné  le  sut  à  temps; 
et,  par  son  Lamoignon,  il  fit  brusquer  le  jugement. 

Le  procureur  du  roi  avait  conclu,  pour  toute 
peine,  à  ce  que  Rohan  perdît  la  grande  aumônerie,  à 
ce  qu'il  fût  blâmé,  et  demandât  pardon  au  roi  et  à 
la  reine.    Conclusion  très  molle,   et  singulièrement 


PROCÈS   DU   COLLIER  289 

modérée.  Ses  plus  ardents  amis  n'avaient  jamais  nié 
qu'il  n'eût  été  déplorablement  indiscret,  ne  dût  répa- 
ration. Mais  l'état  des  esprits  était  si  violent,  si 
aveugle  pour  lui,  qu'on  ne  pouvait  plus  faire  justice  ; 
une  foule  exaltée  de  dix  mille  hommes  assiégeait  le 
Palais.  L'arrêt  était  dicté,  et  on  le  rendit  tel  :  Rohan 
absous,  loué,  et  la  reine  accablée  en  sa  créature  la 
Valois,  qui  serait  marquée  et  flétrie. 

Quand  les  juges  sortirent,  la  scène  fut  extraordi- 
naire. Mirabeau  qui  la  vit,  fut  surpris,  effrayé,  de 
l'emportement  de  ce  peuple  ;  il  en  prit  vaguement  de 
sinistres  idées  de  l'avenir.  Ces  furieux,  non  contents 
de  crier,  baisaient  les  mains  des  conseillers,  se 
jetaient  à  genoux,  presque  en  larmes,  adoraient. 
Rohan  rentrant  à  la  Bastille ,  la  foule  s'indigna  ;  le 
sang  aurait  coulé,  si  lui-même  Rohan  ne  les  eût 
apaisés.  Autre  scène  et  plus  folle  :  exilé  par  le  roi, 
il  vit  à  son  départ  tout  Paris  à  sa  porte,  la  foule  se 
ruer  dans  ses  cours,  l'appeler  au  balcon.  Il  parut,  et 
il  la  bénit. 

Qu'adviendrait-il  de  la  Valois  ?  Il  n'était  nullement 
question  de  lui  faire  grâce,  mais  d'adoucir  l'arrêt,  de 
ne  pas  faire  l'exécution  publique,  où  sans  doute  elle 
crierait.  La  reine  était  embarrassée.  En  lui  sauvant 
l'exécution,  elle  affermissait  le  public  dans  l'idée  que 
c'était  son  agent  et  sa  créature.  En  la  laissant  subir 
l'arrêt,  elle  faisait  dire  à  la  cabale  qu'elle  n'osait  sau- 
ver sa  complice,  que,  par  une  hypocrisie  lâche,  elle 
se  lavait  en  l'immolant. 

Elle  était  redevenue  enceinte,  et  d'autant  p1  us  crain- 

T.   XVI.  19 


290  HISTOIRE    DE    FRANCE 

tive,  plus  sensible  peut-être.  Elle  eût  voulu  qu'on 
n'exécutât  pas  (dit  Adhémar).  Mais  elle  n'osa  insister. 
Elle  était  en  Conseil  sous  les  yeux  de  Vergennes,  son 
adversaire  secret,  qui  guettait  ce  qu'elle  dirait.  Le 
roi  même ,  défiant  et  le  cœur  fort  gonflé ,  aurait  pu 
mal  interpréter  un  excès  d'insistance.  Vergennes  dit 
sèchement  que  l'honneur  de  la  reine  exigeait  qu'on 
suivît  l'arrêt.  Les  ministres,  moins  le  seul  Breteuil, 
voulurent  aussi  l'éclat,  bien  sûrs  qu'il  tournerait 
contre  la  reine. 

Au  roi  de  décider.  Il  est  juge  des  juges.  L'exercice 
du  droit  de  grâce  n'est  rien  qu'un  second  jugement 
qui  implique  certain  examen. 

L'examen  eût  donné  les  résultats  suivants  :  Point  de 
faux;  on  n'imita  pas  l'écriture  de  la  reine  (Augeard). 
—  Le  vol  très  incertain,  sans  preuve  que  la  pièce 
rejetée  par  les  gens  du  roi.  —  Le  vrai  crime,  c'était 
d'avoir  supposé  des  lettres  de  la  reine  pour  encourager 
les  folies  dont  la  reine  était  amusée. 

L'arrêt  était  terrible.  «  Rasée,  marquée  et  flagellée 
de  verges  !  »  —  Et  le  supplice  durait  jusqu'à  la  mort. 
A  la  Salpêtrière  où  elle  allait  être  jetée,  ainsi  qu'à 
Saint-Lazare,  la  règle  était  le  fouet.  A  Bicêtre,  le 
fouet,  jusqu'en  89,  était  donné  même  aux  malades, 
au  dire  du  docteur  Gullerier.  Maisons  d'opprobre  et  de 
cruelle  risée.  La  honte  du  châtiment  d'enfance,  loin 
d'inspirer  pitié,  avait  ce  triste  effet  que  la  victime 
avait  contre  elle  les  rieurs.  Beaumarchais  l'éprouva. 
Quoiqu'il  n'eût  rien  subi,  il  en  garda  la  note.  Ses 
succès,  les  millions  qu'on  lui  paya,  nulle  réparation 


PROCÈS   DU  COLLIER  291 

ne  put  effacer  Saint-Lazare.  Dès  lors  il  ne  rit  plus. 
Le  coup  de  Louis  XVI  lui  ôta  pour  jamais  le  rire. 

Mais  la  Salpêtrière  était  bien  pis.  Hôpital  et  prison, 
mêlée  de  voleuses  et  de  folles,  c'était  une  Sodome  de 
fureurs  libertines,  d'effrénées  violences.  Toute  vic- 
time un  peu  distinguée,  d'autant  plus  était  poursuivie, 
outragée.  Qui  ignorait  cela?  personne.  L'autorité  le 
voyait,  le  souffrait,  de  peur  de  plus  grands  maux.  Les 
tyrans  du  théâtre,  les  gentilshommes  de  la  chambre, 
tiraient  de  là  une  terreur  qui  rendait  souples  les 
actrices.  Mainte  foi  en  ce  siècle,  au  lieu  du  For- 
l'Évêque,  telle  pour  prison  eut  le  Grand  Hôpital, 
c'est-à-dire  fut  jetée  aux  bêtes.  La  Valois,  avec  un  tel 
nom,  avait  bien  plus  à  craindre,  dans  cette  sauvage 
république. 

Le  sang  royal  au  moins  eut  pu  arrêter  Louis  XVI, 
le  respect  du  passé,  la  mémoire  d'Henri  IL  N'était-ce 
pas  déjà  une  chose  bien  étrange,  bien  révolutionnaire 
et  de  terrible  égalité,  qu'une  Valois  parût  à  l'écha- 
faud  ?  Étrange  imprévoyance  !  Qu'il  était  loin  alors 
de  prévoir  qu'en  sept  ans  les  Bourbons  à  leur  tour  y 
suivraient  les  Valois. 

Il  était  cependant  humain.  On  l'avait  vu  dans  tous 
ses  actes.  On  le  voyait  dans  les  touchantes  instruc- 
tions qu'il  donna  en  84  à  La  Pérouse  pour  le  voyage 
autour  du  monde,  recommandant  d'épargner  les  sau- 
vages, et  de  leur  faire  du  bien,  de  n'employer  contre 
eux  nos  armes  supérieures  qu'à  la  dernière  extrémité. 
Une  seule  chose  pouvait  faire  tort  à  sa  bonté,  c'était 
sa  sensibilité,  violente,  emportée,  pléthorique.  Gomme 


292  HISTOIRE    DE    FRANCE 

sa  sœur  Elisabeth,  il  débordait,  crevait  de  sang.  Son 
teint  rouge,  ses  lèvres  gonflées  et  ses  gros  yeux  sail- 
lants ne  le  disaient  que  trop.  Facile  aux  larmes,  il  ne 
l'était  pas  moins  à  certaines  fureurs  dont  il  n'était 
pas  maître.  Ici,  dans  une  affaire  personnelle,  où  son 
cœur,  sa  passion,  étaient  tellement  intéressés,  où  l'on 
put  croire  que  la  justice  fut  aussi  colère  et  vengeance, 
il  eût  dû  se  mieux  résister. 

L'exécution  se  fît,  mais  avec  des  précautions  qui 
montrèrent  qu'on  craignait  les  cris  de  la  patiente,  des 
protestations,  des  fureurs.  On  prit  l'heure  matinale, 
six  heures,  pour  qu'il  y  eût  peu  de  monde.  Point  de 
Grève.  Tout  se  fit  dans  la  cour  grillée  du  Palais.  On 
rusa  avec  elle.  Elle  eût  été  un  lion  qu'on  aurait  mis 
moins  d'adresse  à  la  prendre.  Elle  était  au  lit.  On  lui 
dit  qu'on  la  demande.  Elle  se  lève  en  hâte.  Dès  qu'elle 
quitte  sa  chambre,  on  ferme  la  porte  derrière  elle.  Et 
entre  deux  portes  on  la  prend,  on  la  lie,  on  l'entraîne 
furieuse,  vers  la  grille  de  fer  qui  de  la  Conciergerie 
fait  passer  dans  la  cour  du  Palais. 

L'arrêt,  cruellement  impudique,  disait  qu'elle  serait 
fouettée  nue.  Elle  lutte,  quoique  liée,  se  débat;  on 
arrache  ses  vêtements.  Mais  l'effroi  domina  la  honte, 
quand  elle  vit  le  fer  rouge  approcher...  Elle  se  tordit 
d'épouvante,  détourna,  déroba  l'épaule...  Le  fer 
glissa,  brûla  le  sein... 

Évanouie,  anéantie,  on  l'emporta.  Dans  la  voiture, 
reprenant  connaissance,  elle  s'élança  par  la  portière, 
voulant  se  faire  écraser.  (Besenval,  II,  173.) 

Domptée,    liée,   rasée,   vêtue  du   sale  habit  de   la 


PROCÈS    DU   COLLItiR  293 

maison,  elle  passa  les  portes  terribles,  et  se  vit  là 
dans  cette  ville  de  sept  mille  créatures  immondes. 
Énorme  entassement  de  vies  malsaines,  de  souillures 
de  lout  penre.  Dès  rentrée  une  odeur  repoussante  et 
nauséabonde.  Les  dortoirs  servaient  d'ateliers,  la 
nuit,  le  jour,  étouffés  et  fétides.  Dans  la  règle  pre- 
mière, les  tâches  excessives,  impossibles,  en  faisaient 
un  enfer  de  châtiments,  de  pleurs.  «  Qui  ne  coud  sa 
demi-chemise,  aura  le  fouet  deux  fois  par  jour.  » 
Rigueur  inapplicable.  L'autorité  s'était  lassée.  Pour 
avoir  seulement  un  peu  d'ordre  apparent,  les  supé- 
rieures et  religieuses  souffraient  mille  choses  infâmes, 
les  voyaient  froidement.  Gomme  en  tout  hôpital  alors, 
on  couchait  six  dans  chaque  lit.  Promiscuité  très 
cruelle,  où  les  forles  régnaient.  Nulle  protection  des 
faibles.  Si  l'autorité  eût  osé  s'en  mêler,  il  y  eût  eu 
révolte,  le  sang  eût  coulé  tous  les  jours.  Ces  terri- 
bles Madeleines  s'armaient  au  moindre  mot  de 
chaises,  frappaient  à  mort  de  tessons  et  de  pots 
cassés  (Vie  de  Mme  de  Lamotte,  II,  124-25).  On  se  gar- 
dait de  les  troubler  dans  les  jeux  effrénés  où  elles 
épuisaient  leurs  fureurs,  clans  la  chasse  surtout 
qu'elles  faisaient  des  nouvelles,  la  nuit,  le  jour,  se 
relayant  pour  les  désespérer  de  coups  et  d'insomnies, 
les  hebéter,  s'en  faire  des  esclaves  idiotes. 

La  Valois  eut  grand'peur  quand  elle  fut  lâchée 
dans  le  troupeau,  quand  elle  se  vit  seule  dans  cette 
foule,  faut-il  dire  de  femmes?  La  plupart  semblaient 
hommes,  de  traits  durs,  d'œil  lubrique.  Une  chose  la 
sauva,  c'est  que  l'on  sut  d'avance  qu'elle  était  victime 


294  HISTOIRE    DE    FRANCE 

de  la  reine  (Vie,  II,  122).  Elle  leur  dit  :  «  La  reine 
devrait  être  à  ma  place  ».  Gela  les  adoucit.  La  supé- 
rieure, du  reste,  s'intéressa  à  elle,  et  lui  sauva  le 
pire,  la  nuit.  Elle  la  fit  coucher  à  part,  et  cependant, 
la  première  nuit,  elle  essaya  de  s'étrangler.  (Besenval^ 
II,  173.) 

Dans  quel  état  était  la  reine?  bien  troublée,  dit 
Mme  Gampan.  Je  l'en  crois.  Car  je  vois  revenir  Ma- 
dame de  Lamballe,  le  bon  ange  des  mauvais  jours. 
Cette  femme,  si  faible,  fît  la  chose  la  plus  courageuse. 
Elle  entreprit  d'aller  au  terrible  hôpital,  d'entrer  dans 
cet  enfer,  d'adoucir  la  Valois,  de  lui  fermer  la  bouche. 
Admirable  imprudence  !  Maïs  comment  croyait-elle 
être  reçue,  à  ce  premier  accès  de  fureur  et  de  haine, 
quand  l'épaule  lui  brûlait  encore?  Le  pis,  c'est  que 
la  reine  lui  donna  une  bourse,  crut  que  l'argent  ne 
nuirait  pas.  Gela  tout  au  contraire  ferma  la  porte  de 
la  Salpêtrière.  Mrae  Robin,  la  supérieure,  fut  indignée, 
foudroya  la  pauvre  Lamballe  de  ce  mot  :  «  Elle  est 
condamnée,  Madame,  mais  non  pas  à  vous  voir  !  » 
(Guénard,  etc.) 

La  Cour  avait  montré  une  étonnante  inconsé- 
quence :  la  frapper,  et  puis  la  laisser  en  vue  dans  un 
lieu  tout  public  où  elle  exciterait  l'intérêt.  La  prison- 
nière devint  la  curiosité  de  Paris,  l'objet  d'un  vrai 
pèlerinage.  Tout  le  monde  y  allait.  On  ne  lui  parlait 
pas;  mais  on  la  voyait  dans  les  cours,  mêlée  à  ce 
triste  troupeau;  elle  semblait  vouloir  échapper  aux 
regards,  on  la  reconnaissait  à  sa  désolation,  à  ses 
profonds  gémissements. 


PROCÈS    DU   COLLIER  295 

Elle  avait  touché  tout  le  monde,  les  plus  dures 
même,  religieuses  et  prisonnières.  Les  religieuses, 
si  sèches,  faites  à  commander,  à  punir,  devinrent 
tendres  pour  celle-ci,  et  les  aumôniers  encore  plus. 
Sa  chambre  fut  ornée  de  portraits  de  saints,  de  mar- 
tyrs, d'images  qui  pouvaient  la  consoler  et  l'amener 
au  repentir,  l'adoucir  et  la  désarmer.  On  lui  disait  : 
«  Écrivez  à  la  reine,  et  elle  vous  pardonnera.  » 

Elle  était  prise  encore  par  un  autre  côté.  Ses  com- 
pagnes, si  violentes,  pour  elle  devenaient  des 
agneaux.  La  Valois  est  trop  fîère  pour  dire  comment 
elle  y  vivait.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'une  certaine 
Angélique  la  protégeait,  l'aimait  et  la  servait.  Gela 
fondit  son  cœur,  énerva  ses  rancunes.  Elle  faiblit, 
écrivit  à  la  reine,  et  sans  doute  demanda  sa  grâce. 

Elle  eut  tout  le  contraire.  On  ne  répondit  pas. 
Mais  on  lui  ôta  Angélique,  en  la  graciant.  La  graciée 
fut  désespérée,  plus  tard  sacrifia  son  pays,  sa  famille, 
alla  rejoindre  la  Valois. 

Celle-ci  s'était  donc  humiliée  en  vain.  Elle  retombe 
à  l'état  sauvage.  Une  nuit,  favorisée  peut-être  de 
quelque  religieuse,  elle  trouve  moyen  de  s'échapper 
(11  sept.  1787). 

Gomment  ?  on  ne  le  sait.  Ce  qu'on  voit  (dans 
Eeugnot),  c'est  que  la  malheureuse,  fuyant  comme 
un  lièvre,  un  renard,  courant  de  nuit  sans  doute,  alla 
à  Bar-sur-Aube.  Son  aveugle  instinct,  l'idée  fixe  qui 
avait  dominé  sa  vie,  la  ramenait  à  son  lieu  de  nais- 
sance. Sans  but  et  sans  espoir.  Dans  cette  petite  ville 
de  province,  qui  aurait  reçu  la  flétrie  ?   Elle  alla  se 


296  HISTOIRE    DE    FRANCE 

blottir  au  fond  d'une  carrière.  Là,  la  mère  de  Beugnot, 
se  souvenant  qu'elle  avait  dans  les  mains  certaine 
somme,  jadis  laissée  pour  les  pauvres  par  la  Valois, 
eut  le  charitable  courage  d'aller  la  nuit  lui  porter  cet 
argent  dans  sa  caverne.  Sans  cela  elle  y  serait  morte 
de  faim,  n'eût  pu  passer  en  Angleterre. 

Mais  là  même  de  quoi  vivrait-elle  ?  Son  indigence 
prouvait  bien  qu'elle  n'avait  ni  eu  ni  vendu  le  collier, 
ni  placé  un  million.  Elle  ne  pouvait  vivre  que  d'in- 
jures à  la  reine.  Je  ne  crois  pas  du  tout  que  la  Cour 
ait  été  si  sotte  que  de  favoriser,  comme  on  a  dit,  sa 
fuite,  qu'elle  ait  déchaîné  elle-même  cet  être  dange- 
reux qui  brûlait  de  parler,  et  que  les  libellistes  et  les 
libraires  de  Londres  ne  pouvaient  manquer  d'exploiter. 

Il  y  avait  à  Londres,  en  tout  temps,  une  manufacture 
de  pamphlets,  de  libelles,  fort  lucrative  et  doublement 
payée,  et  par  le  public  curieux,  et  par  la  Cour  qui  les 
craignait,  travaillait  à  les  supprimer.  Très  sottement 
sous  la  Du  Barry,  puis  à  lavènement  de  Marie- 
Antoinette  ,  on  traitait  avec  ces  faquins  et ,  chose 
encore  plus  sage,  pour  les  marchés  mystérieux  on 
employait  les  hommes  les  plus  retentissants  de 
France,  un  Éon  ou  un  Beaumarchais.  En  1774,  celui-ci 
court  l'Europe,  de  Londres  à  Vienne,  poursuivant  un 
libelle  (l'Aurore),  avec  mille  aventures;  il  en  fait  un 
roman.  Avec  la  même  adresse,  en  1787,  la  Cour  traite 
avec  la  Valois,  pour  l'empêcher  de  publier  son  Mémoire 
justificatif  (corrigé,  dit-on,  par  Galonné).  La  bombe 
cependant  éclate  en  1788. 

Ce  Mémoire,  étendu,  devint  un  véritable  livre,  Vie  de 


PROCÈS   DU   COLLIER  297 

l'auteur,  en  deux  volumes  in-octavo.  Nouvelle  peur 
du  roi,  de  la  reine.  Par  une  singulière  imprudence, 
pour  faire  disparaître  le  livre,  on  envoie  la  personne 
la  plus  en  vue,  que  suivaient  les  regards,  M"10  de 
Polignac.  L'édition  entière  est  achetée.  Elle  périt  dans 
un  four  de  Londres...  moins  un  seul  exemplaire  que 
garda  un  de  nos  ministres  et  que  la  Convention  a 
fait  réimprimer. 

La  Valois  ou  ses  rédacteurs  avaient  dans  le 
Mémoire,  d'extrême  vraisemblance,  mis  un  trait  fort 
invraisemblable,  romanesque  et  calomnieux  (les 
rendez-vous  nocturnes  que  la  reine  aurait  donnés  à 
Rohan).  Les  libellistes  à  gages  ne  suivirent  que  trop 
cette  voie.  Encouragés  sans  doute,  payés  des  ennemis 
de  la  reine,  ils  firent  de  Marie-Antoinette,  en  quelques 
pages,  une  horrible  ■  légende,  absurde,  insensée, 
dégoûtante,  où  elle  est  à  la  fois  Messaline  et  la  Brin- 
villiers,  empoisonnant  Vergennes  et  tout  ce  qui  lui 
fait  obstacle,  donnant  à  tout  venant  l'arsenic  et  la 
mort-aux-rats. 

Il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  ces  pages  pour  voir 
qu'elles  n'ont  nul  rapport  avec  les  vraies  publications 
de  la  Valois.  Pour  mieux  vendre,  on  y  mit  son  nom. 
Elle  eut  beau  protester,  jurer  que  ce  n'était  pas 
d'elle.  La  masse  passionnée  avalait  toute  chose 
dans  sa  voracité  crédule.  Par  contre,  Burke  et  nos 
ennemis  entreprenaient  dès  lors  la  canonisation  de 
Marie-Antoinette.  Les  deux  légendes  étaient  en  face 
et  les  deux  fanatismes.  La  Valois  risquait  de  nouveau 
d'être  prise  entre,  écrasée,  aplatie. 


218  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Plusieurs  fois,  dès  1786,  on  avait  essayé  de  tuerie 
mari.  Combien  plus  elle  avait  à  craindre!  Elle  avait 
trente-deux  ans.  Elle  eût  voulu  finir.  Elle  pensa  plu- 
sieurs fois  au  suicide. 

Son  mari,  qui  aussi  a  écrit  des  Mémoires,  dit  que 
les  Orléans  voulaient  l'enlever,  la  traîner  à  Paris,  la 
jeter  à  la  barre  de  l'Assemblée,  au  risque  de  la  faire 
poignarder  par  les  royalistes. 

Si  l'on  eut  cette  idée,  les  royalistes  avaient  intérêt 
à  la  prévenir,  donc,  à  l'assassiner  avant  l'enlève- 
ment. 

Elle  était  entre  deux  dangers. 

Elle  était  seule  (le  mari  à  Paris)  dans  ce  noir  infini 
de  Londres,  alors  à  peu  près  sans  police.  Pas  de 
secours  à  espérer.  Et  elle  n'aurait  pas  été  quitte  pour 
la  mort.  Elle  avait  un  sort  effroyable  à  attendre.  Si 
Damiens,  pour  une  égratignure  au  roi,  fut  tenaillé, 
que  n'eût-on  fait  à  celle-ci?  Quelle  fête  c'eût  été  pour 
nos  enragés  (si  atroces,  de  Vendée,  de  la  Terreur 
blanche),  quel  joyeux  carnaval,  de  l'enlever  dans 
quelque  maison  sûre,  de,  s'amuser  du  monstre,  de  la 
faire  lentement  mourir  à  coups  d'épingles,  qui  sait, 
chauffée,  disséquée  vive!  ...  Telles  étaient  du  moins 
ses  terreurs. 

Un  soir,  trois  ou  quatre  coquins  entrent  chez  elle, 
et  lui  apprennent  qu'elle  doit  venir  avec  eux,  que 
l'un  d'eux  a  juré  sur  l'Évangile  qu'elle  lui  doit  cent 
guinées,  et  que,  selon,  la  loi  de  ce  pays  de  liberté, 
il  va  l'emmener  chez  le  juge.  Elle  leur  verse  à  boire, 
parvient  à  se  sauver  dans  la  maison  voisine,  s'enferme 


PROCÈS   DU    COLLIER  299 

■dans  une  chambre  du  troisième  étage.  Les  entendant 
monter,  et  décidée  à  tout  pour  ne  pas  tomber  dans 
leurs  mains,  elle  se  pend  par  les  mains  au  balcon.  La 
porte  de  bois  blanc  éclate.  Ils  entrent...  Elle  lâche  tout, 
elle  tombe...  Assommée  et  brisée...  bras  et  cuisse 
cassés,  un  œil  hors  de  la  tête,  et  l'épine  rompue... 
Elle  mit  trois  semaines  à  mourir.  (Mém.  de  Lamotte, 
199;  édit.  Lacour,  1858.) 


300  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE    XIX 


Révolution  dans  la  famille.  —  Mirabeau.  (1776-1786.) 


Le  roi,  fort  contristé  de  l'affaire  du  collier,  mécon- 
tent de  Paris,  peu  content  de  la  reine,  fît  une  chose 
nouvelle  et  unique  en  son  règne,  rompit  ses  habitudes 
pour  la  première  fois,  voyagea.  Plus  il  l'aimait,  plus 
il  était  blessé.  Il  ne  lui  parla  pas  des  nouveaux  projets 
de  Calonne;  elle  ne  les  connut  qu'avec  la  Cour  et 
tout  le  monde.  Il  alla  voir  Cherbourg,  ses  bons  peuples 
des  côtes. 

Un  triomphe  lui  fut  arrangé.  Il  trôna  un  moment 
(sur  ces  énormes  cônes  que  l'on  coulait  pour  y  asseoir 
la  digue),  comme  un  roi  de  la  mer,  entre  la  foule  en 
barques  et  la  flotte  tonnante.  Très  imprudent  triomphe 
qui  aida  fort  à  Londres  nos  ennemis  dans  leurs  décla- 
mations, irrita,  effraya.  Dans  les  fougueux  discours  de 
Burke,  l'Angleterre  croyait  voir  la  France  avancer 
(comme  un  crabe)  deux  pinces  vers  Plymouth  et 
Portsmouth. 


RÉVOLUTION   DANS   LA  FAMILLE  301 

Gigantesque  menace  qui  couvrait  l'impuissance. 
Élevé  par  l'effort  des  emprunts  usuraires,  le  prodige 
éphémère  que  la  mer  emporta,  n'exprimait  que  trop 
bien  notre  grandeur  croulante,  la  ruine  que  Galonné 
avoue  au  roi  à  son  retour. 

Ce  triomphal  voyage,  un  calcul  du  ministre,  n'avait 
été  qu'illusion.  Le  roi,  le  peuple,  s'étaient  trompés 
l'un  l'autre.  Leur  attendrissement  mutuel  leur  cacha 
la  situation. 

C'était  un  temps  ému  et  de  larmes  faciles.  La 
langue  en  témoignait.  A  chaque  phrase,  on  lit  sen- 
sible et  sensibilité.  Dans  les  actes,  les  pièces  les  plus 
froides  de  la  diplomatie,  les  ministres,  les  rois,  disent 
à  propos  de  rien  :  «  La  sensibilité  de  mon  cœur.  » 
Tout  livre  est  dans  ce  sens.  Les  Confessions  viennent 
de  faire  comme  un  cataclysme  de  larmes  (82). 
Bernardin  de  Saint-Pierre  suit  en  84.  Toute  la  menue 
littérature,  les  Florian  et  les  Berquin,  montent  leur 
lyre  sur  cette  corde.  Le  théâtre  s'y  met  dans  les 
grands  succès  de  Sedaine.  Impulsion  si  forte  que  89 
même  n'y  fera  rien.  Même  en  pleine  Terreur,  on  ne 
jouera  que  bergeries. 

Le  roi  (quels  qu'aient  été  les  sourires  échangés, 
les  demi-railleries  de  la  Cour)  est  bien  Y  homme  sensible 
du  temps.  Un  peu  grotesquement ,  il  a  cependant 
du  Gessner.  Ses  goûts  d'intérieur,  de  famille,  sa  ron- 
deur apparente,  son  obésité  même,  ses  yeux  qu'on 
croit  myopes  (et  qui  ne  le  sont  point),  tout  cela  donne 
au  peuple  l'idée  d'un  bonhomme  de  roi,  d'un  roi 
fermier  (c'était   le  mot  de   mon   père,  qui  le  vit  au 


302  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Temple).  Ses  cheveux,  quoi  qu'on  fit,  échappaient,  et 
restaient  incultes;  cela  plaisait  au  paysan.  Sur  la 
côte,  on  savait  qu'il  aimait  la  marine.  Les  foules 
affluèrent,  s'empressèrent.  On  cria  fort,  et  les  femmes- 
pleuraient.  Le  roi  eut  les  yeux  moites.  Il  se  croyait 
très  bon,  rêvait  du  duc  de  Bourgogne. 

Sa  bonté  justement  était  la  plaie  publique.  Pendant 
qu'il  se  disait  :  «  Je  suis  le  père  du  peuple  »,  sa  sen- 
sibilité pour  ce  qui  l'entourait,  lui  faisait  gaspiller  la 
vie,  le  sang  du  peuple,  les  trois  quarts  de  l'impôt 
en  largesses  insensées.  Son  respect  filial  pour  tous 
les  vieux  abus  était  la  pierre  d'achoppement,  le 
Terme,  la  borne  fatale  où  la  France  était  accrochée. 
Ménageant  les  seigneurs,  il  maintint  le  servage  et  les 
corvées  du  paysan.  Par  égard  pour  les  us,  les  droits 
des  Parlements,  il  maintint  le  secret  des  débats,  la 
torture  (jusqu'en  mai  88).  Quand  les  Parlements 
mêmes,  quittant  leur  esprit  janséniste,  proposèrent 
de  donner  l'état  civil  aux  Protestants,  le  roi  s'y  refusa 
pour  n'affliger  pas  le  clergé. 

Gomment  se  fait -il  que  Malesherbes  visitant  les 
prisons  et  consolant  les  prisonniers,  pourtant  n'en 
élargit  que  deux?  (Sénac,  103).  Gomment?  On  aurait 
cru  manquer  à  Louis  XV  si  l'on  eût  fait  sortir  tout  ce 
monde  au  grand  jour,  si  le  public  eût  vu  la  face  de 
Latude,  ou  de  l'homme  intrépide  qui  dénonça  le  Pacte 
de  famine.  Malesherbes  du  moins  tire  du  roi  la  pro- 
messse  qu'il  n'y  aura  plus  de  Lettres  de  cachet.  Ce 
ministre  est  fort  dur;  il  est  sourd  aux  familles  qui 
voudraient  enfermer  les  leurs.  Mais   le  roi  est  très- 


RÉVOLUTION    DANS   LA   FAMILLE  303 

bon;  il  ne  résiste  pas  à  leurs  prières;  les  prisons  se 
remplissent  en  1777.  C'est  la  vraie  pente  monarchique, 
et  le  retour  à  la  tradition.  Premier  gentilhomme  de 
France,  comme  disait  très  bien  Henri  IV,  et  protecteur 
de  la  Noblesse  (ainsi  que  du  Clergé),  le  roi  pour  les 
familles  est  le  gardien  de  l'honneur,  naturel  défen- 
seur de  l'autorité  conjugale,  de  l'autorité  paternelle. 
L'unité  des  trois  despotismes,  État,  Clergé,  Famille, 
se  maintient  complète  en  ce  règne. 

L'essence  et  la  vie  même  de  ce  Gouvernement 
était  la  Lettre  de  cachet.  Elle  ne  put  finir  qu'avec  lui. 
En  vain  Mirabeau  l'attaqua.  Trois  ans  après  son  livre, 
au  procès  du  collier,  la  Cour  parut  s'en  souvenir. 
L'homme  de  la  reine,  Breteuil,  dans  ce  moment  cri- 
tique, pour  regagner  un  peu  de  popularité,  ordonne 
la  mise  en  liberté  des  prisonniers  enfermés  à  la  prière 
de  leur  famille  (31  oct.  1785).  Mais  après  le  collier,  on 
ne  s'en  souvient  plus  ;  tout  reprend  sa  marche  ordi- 
naire. En  1789,  réveillé  brusquement,  le  ministère 
demande  ce  que  sont  devenus  tels  de  ses  prisonniers, 
oubliés  de  lui-même.  Ils  sont  morts,  ou  partis.  (Joly, 
Lettres  de  cachet,  p.  35,  36  note.)  —  La  royauté  mou- 
rante, tirée  de  son  Versailles,  prisonnière  elle-même 
(qui  le  croirait?)  faisait  encore  des  prisonniers,  lançait 
des  Lettres  de  cachet.  En  février  90,  le  roi  en  accorde 
une  contre  un  Fontalard,  qu'on  envoie  au  Grand 
Hôpital,  la  plus  dure  des  maisons  de  force.  (Maurice, 
Histoire  des  prisons,  420.) 

Le  sceau,  la  clef  de  voûte  du  grand  sépulcre  monar- 
chique, c'est  le  roi.  —  Roi,  Bastille,  sont  deux  mots 


30i  HISTOIRE    DE    FRANCE 

synonymes.  On  le  vit  en  89;  nul  grand  coup  ne 
l'émeut;  mais  on  prend  la  Bastille?...  Il  tressaille... 
c'était  lui-même. 

Qu'il  soit  bien  entendu  que  ce  mot  seul  Bastille 
comprend  les  mille  prisons,  bagnes,  galères,  vais- 
seaux et  colonies.  Joignez-y  les  couvents,  où  l'on 
envoie  par  Lettre  de  cachet. 

Quelqu'un  demande  à  Mirabeau  le  père,  Y  Ami  des 
hommes,  des  nouvelles  de  sa  femme  et  de  sa  famille  : 
«  Où  est  madame  la  Marquise  ?  —  Au  couvent.  —  Et 
monsieur  votre  fils  ?  —  Au  couvent.  —  Et  votre  fille  de 
Provence?  —  Au  couvent.  —  Vous  avez  donc  juré  de 
peupler  les  couvents?  —  Oui,  monsieur.  Et,  si  vous 
étiez  mon  fils,  il  y  a  longtemps  que  vous  y  seriez.  » 
{Mém.,  II,  185.)  De  cinq  enfants,  l'Ami  des  hommes 
en  tient  quatre  enfermés,  sans  parler  de  la  mère1. 
{Ibid.,  306.) 

1 .  La  mère  est  le  plus  fort.  Il  est  affreux  de  voir,  chez  ce  dur  patriarche, 
Agar  chassant  Sarah,  les  servantes-maîtresses  mettant  la  maîtresse  à  la 
porte,  une  mère  de  onze  enfants  qui  lui  a  apporté  soixante  mille  livres  de 
rentes.  Plus  tard,  il  veut  qu'elle  reçoive  une  intrigante  dans  sa  chambre,  son 
lit.  11  la  fait  interner,  il  la  fait  enfermer.  Il  la  fait  enlever  pour  la  mettre  (à 
son  âge!)  à  la  cruelle  maison  de  Saint-Michel.  Elle  y  serait  restée  à  jamais 
ignorée,  ne  pouvant  pas  écrire,  si  sa  fille  n'eût  intrépidement  dénoncé  la 
chose  au  Parlement.  —  C'est  la  mère  qu'il  hait  et  poursuit  dans  la  fille,  le 
(ils  aîné.  Rien  de  plus  vain  que  ses  accusations  contre  son  fils  ;  ses  dettes 
étaient  fort  peu  de  chose  et  ses  désordres  moindres  que  ceux  des  autres 
officiers  du  temps.  Quant  à  Sophie,  il  ne  l'enleva  pas;  c'est  elle  plutôt  qui 
l'enleva.  Elle  avait,  à  dix-huit  ans,  épousé  un  octogénaire,  qui  souffrait  très 
bien  le  jeune  homme,  l'allait  chercher  quand  il  ne  venait  pas.  Sophie  n'en- 
dura pas  cet  indigne  partage.  Elle  se  serait  tuée  si  elle  n'avait  fui  et  rejoint 
Mirabeau.  —  Le  fils  est  cent  fois  moins  libertin  que  le  père.  Celui-ci,  avec 
son  orgueil  sauvage  et  ses  formes  austères,  son  dur  génie  de  style  qui  fait 
illusion,  a  un  côté  bien  bas  qu'on  ne  peut  oublier.  Il  gagne  à  les  faire  enfer- 
mer, mange  leur  bien  avec  ses  coquines.  —  Histoire  commune  alors.  Elle 
explique  pourquoi  on  jetait  ses  enfants  si  aisément  par  la  fenêtre,  aux  cou- 


RÉVOLUTION   DANS   LA   FAMILLE  3<tt 

Ce  père  était-il  unique,  un  être  extraordinaire? 
Point  du  tout.  Fort  peu  rare  au  dix-huitième  siècle. 
Dans  un  tout  petit  cercle,  je  vois  des  familles  analo- 
gues. La  jeune  femme  de  Mirabeau  se  marie  parce 
qu'elle  est  maltraitée  de  sa  mère.  Sa  célèbre  amante, 
Sophie,  a  une  telle  frayeur  de  son  père  qu'à  dix-huit 
ans  elle  accepte  de  lui  un  mari  de  soixante-quinze 
ans.  Dira- 1- on  qu'il  s'agit  de  la  noblesse  unique- 
ment ? 

Erreur,  très  grave  erreur  (Yoy.  Joly,  joamm).  L'austère 
famille  janséniste,  la  dure  maison  parlementaire,  de 
mœurs  si  différentes,  suivaient  pourtant  même  modèle. 
L'arbitraire  monarchique  se  copiait  au  plus  humble 
foyer.  L'aîné  sur  les  cadets,  et  le  frère  sur  la  sœur 
reproduisaient  la  dureté  du  père,  plus  vexatoire 
encore.  On  le  voit  dans  les  lettres  de  la  pauvre  Sophie 


vents,  aux  prisons,  aux  colonies,  etc.  Pour  suffire  aux  dépenses  insensées, 
aux  désordres,  il  faut  des  sacrifices  humains.  La  Famille  représente  exacte- 
ment  l'État.  Folie  des  deux  côtés,  et  des  deux  côtés  Déficit.  —  On  fait  grand 
bruit  pour  l'ancien  monde  des  enfants  que  Tyr  ou  Carthagc,  dans  de  rares 
circonstances,  dans  les  dangers  extrêmes,  jetaient  au  brasier  de  Moloch.  Et 
Fon  rappelle  à  peine  que,  bien  plus  de  mille  ans,  la  famille  chrétienne  jetait 
ses  enfants  au  sépulcre.  Long  supplice,  plus  cruel  peut-être.  J'ai  dit  au  dix- 
septième  siècle  l'immense  extension  des  sacrifices  humains.  J'ai  cité  la  famille 
des  Arnauld.  Chez  le  premier,  sur  quinze  enfants  sept  filles  religieuses,  et 
qui  meurent  jeunes.  Chez  le  second,  sur  douze  enfants,  six  filles  religieuses, 
qui  la  plupart  meurent  jeunes,  etc.  C'est  bientôt  dit,  mais  qui  saura  jamais 
ce  que  ces  simples  mots  contiennent  de  désespoir  et  de  dépravation.  La  Reli- 
gieuse, de  Diderot  (imprimée  tard,  à  la  Révolution),  en  est  un  portrait  faible 
encore.  Les  grands  procès  (Aix,  Loudun,  Louviers,  La  Cadière,  etc.)  sont 
des  percées  dans  ces  ténèbres.  —  Mais  rien  n'éclaire  l'histoire  des  mœurs 
autant  que  les  procès  des  Mirabeau.  Écrivant  ceci  en  Provence,  j'ai  pu  (grâce 
a  mes  amis  d'Aix,  Marseille  et  Toulon)  lire  les  Mémoires  et  plaidoyers  contra- 
dictoires de  Mirabeau  et  de  Portalis.  Pièces  infiniment  curieuses  qu'on  devrait 
réunir,  réimprimer  d'ensemble.  On  peut  y  voir  combien  la  piélé  filiale  de 
M.  Lucas  de  Montigny  a  atténué,  adouci,  supprimé. 

t.  xvi.  20 


306  HISTOIRE    DE    FRANCE 

(Mém.  de  Mir.,  II,  118);  on  croirait  lire  des  pages 
arrachées  de  Clarisse  Harlowe. 

Les  Mirabeau,  bruyants,  retentissants,  dans  leurs 
scandales,  leurs  procès,  leurs  clameurs,  nous  ont 
rendu  un  grand  service.  Tout  ce  qui  s'éteignait, 
s'étouffait  entre  quatre  murs,  éclata.  Le  foyer  apparut, 
et  sa  guerre  intestine.  —  On  vit  combien  l'État  cor- 
rompait la  Famille  par  la  facilité  avec  laquelle  le  roi 
appuyait,  secondait  toutes  les  tyrannies  domestiques. 
On  vit  qu'en  haut,  en  bas,  ce  terrible  gouvernement 
de  la  faveur  et  de  la  Grâce,  ennemi  du  jour  et  de  la 
Loi,  s'accordait,  se  reproduisait.  Dix  ans  passèrent  à 
peine,  et  le  grand  fruit  du  temps  que  le  temps  n'a  pu 
enlever,  fut  donné  à  la  France,  la  Révolution  de  la 
famille,  la  vraie  famille  enfin,  créée  et  fondée  dans  la 
Loi  selon  le  cœur  et  la  nature.  C'est  le  Gode  civil  de 
la  Gonvention  (1794).  Les  mœurs  suivirent  la  Loi. 
Quelle  douceur  aujourd'hui  au  prix  de  cette  époque, 
pourtant  si  rapprochée  de  nous  ! 

Le  point  de  départ  fut  Yincennes.  De  là  pendant 
plusieurs  années,  une  voix  éclatait,  à  soulever  les 
voûtes  (et  tous  les  siècles  l'entendront)  :  «  Mon  père, 
je  suis  tout  nu  !  Mon  père,  je  suis  aveugle  !  Déjà,  je  ne 
vois  plus  qu'à  travers  des  points  noirs  !  Mon  père,  je 
vais  mourir  des  tortures  de  la  néphrétique!...  »  Puis 
des  rugissements,  et  de  terribles  pleurs.  Puis,  des 
aveux  honteux,  cruels,  la  nature  aux  abois,  des  délires 
effrénés.  Ya-t-il  devenir  fou? 

C'est  l'adversaire  de  Mirabeau,  c'est  Portalis  lui- 
même,  l'avocat  de  sa  femme,  qui  nous  a  conservé  les 


REVOLUTION    DANS   LA  FAMILLE  307 

lettres  épouvantables  du  père  contre  le  fils.  Elles  nous 
montrent  de  quelle  rage  il  désira  sa  mort,  pensant  le 
faire  périr  à  Surinam,  à  Rhé,  en  Corse,  à  If,  à  Joux, 
le  poussant  aux  duels,  et  à  la  fin  comptant  qu'il 
crèverait  à  Vincennes.  Haine  profonde,  car  elle  est 
de  nature,  d'antipathie,  sans  motif  sérieux. 

Mais  la  férocité  du  père  semble  encore  moins  atroce 
que  la  froideur  de  la  femme  de  Mirabeau.  Il  lui  écrit 
des  lettres  déchirantes,  d'humbles  supplications,  un 
peu  basses,  il  faut  bien  le  dire  {Plaid,  de  Portails, 
p.  57).  A  genoux  devant  son  beau-père  qui  le  tient 
aussi  enfermé,  il  lui  demande  la  liberté,  la  vie. 

Mme  de  Mirabeau  n'avait  guère  le  droit  d'être  sévère. 
Tête  vaine  et  légère,  à  peine  mariée,  elle  avait  été 
prise  en  faute,  avait  été  pardonnée,  graciée,  l'avait 
reconnu  par  écrit.  Lui,  il  l'aima  toujours,  et  l'eût  pré- 
férée à  toute  autre.  Dans  ses  prisons,  à  If,  à  Joux,  il  la 
priait  toujours  de  venir  le  trouver.  A  Joux,  lorsque 
Sophie,  la  charmante  Sophie,  se  jeta,  se  donna  à  lui 
d'un  tel  élan,  il  conjura  sa  femme  de  venir  et  de  le 
sauver  de  lui-même.  Il  fît  plus,  il  pria  son  père  et  son 
beau-père  d'ordonner  à  sa  femme  de  venir  le  trouver. 
Cette  tragique  Sophie  l'épouvantait.  Elle  avançait  vers 
lui  comme  un  abîme  du  destin,  dans  un  funèbre  attrait 
d'amour  et  de  suicide.  Il  résiste,  il  implore  sa  femme. 
Mais  la  poupée  n'a  garde  de  quitter  ses  plaisirs.  Elle 
passait  sa  vie  de  fête  en  fête.  Elle  dansa  le  jour  où 
Mirabeau  fut  condamné  à  mort.  Elle  joua  la  comédie 
dans  la  chambre  où  son  fils  de  deux  ans  venait  de 
mourir.  C'était  la  vaine  idole,  sans  cœur  et  sans  cer- 


308  HISTOIRE    DE    FRANCE 

velle,  de  la  noblesse  de  Provence.  Elle  finit  par  élire 
domicile  chez  les  Galiffet  (Voy.  la  lettre  indignée  de 
l'oncle).  Un  petit  Galiffet  la  patronne  contre  son  mari. 
A  l'appel  du  mari,  que  répond-elle?  Un  mot  d'un  froid 
mortel  qui  pouvait  l'achever.  Elle  lui  demande  avec 
douceur  «  s  il  ne  serait  pas  devenu  fou!  » 

Il  y  avait  espoir.  La  prison  fait  des  fous1.  Ceux 
qu'on  trouva  à  la  Bastille,  à  Bicêtre,  étaient  hébétés. 
On  a  vu  les  fureurs  de  la  Salpètrière.  Un  fou  épou- 
vantable existait  dans  Vincennes,  le  venimeux 
De  Sade,  écrivant  dans  l'espoir  «  de  corrompre  les 
temps  à  venir  ».  On  l'élargit  bientôt.  On  garda 
Mirabeau. 

Il  est  fort  beau,  étrange,  que  celui-ci,  à  travers  une 
persécution  si  sauvage,  ayant  presque  usé  les  prisons, 
ne  devienne  pas  une  bête  féroce,  qu'il  reste  à  ce  point 
homme,  que  son  cœur  soit  si  plein  et  d'amour,  et 
d'humanité,  que  dis-je?  tendre  pour  son  père  même! 
S'il  a  eu  le  tort  grave  d'écrire  contre  son  père  (en 
faveur  de  sa  mère),  il  aime  cependant  ce  barbare,  il 

1.  La  folie  était  infaillible  dans  les  prisons  épouvantables  qu'on  employait 
depuis  le  Moyen-âge.  La  plupart  furent  certainement,  dans  l'origine,  des  in- 
pace  ecclésiastiques.  La  tour  de  Chdti-moine,  à  Caen,  avait  le  sien  à  une 
profondeur  de  trente  pieds,  dans  une  cave,  sans  jour,  presque  sans  air. 
Autour,  de  petites  cellules  où  l'on  était  comme  scellé  dans  le  mur.  Cbacune  à 
sa  porte  de  fer  avait  un  petit  trou  où  passaient  le  pain,  les  ordures.  Dans  cet 
horrible  lieu,  visité  en  85,  on  trouve  une  femme  toute  nue.  Une  autre  de  dix- 
neuf  ans  y  est  dans  une  basse  fosse,  les  jambes  dans  l'eau,  au  milieu  des 
reptiles.  — A  Saint-Michel-en-Grèvc,  cette,  funèbre  abbaye,  la  fameuse  cage 
de  fer  était  placée  dans  le  vieil  in-pace  des  moines,  cave  voûtée,  pratiquée 
sous  leur  cimetière.  Le  prisonnier  avait  sur  lui  les  morts.  Du  cimetière  à  tra- 
vers la  voûte,  l'eau  filtrait  ;  il  recevait  la  pluie  glacée.  Voy.  MM.  Le  Héricher, 
Joly,  Hippeau  (Archives  d'IIarcourt),  Beaurepaire  (Antiq.  norm.,  XXIV, 
479). 


REVOLUTION   DANS    LA  FAMILLE  309 

l'exalte,  lui  croit  du  génie.  Il  s'attendrit  pour  lui.  Sor- 
tant à  trente-trois  ans  de  sa  longue  prison,  voyant 
chez  un  ami  le  portrait  du  tyran,  il  le  regarde  et 
pleure,  et  s'écrie  :  «  Pauvre  père!  » 

En  mourant,  il  demande  à  être  enterré  près  de  lui. 

Sophie  n'est  pas  moins  bonne.  Quand  le  tyran  cruel 
a  perdu  ses  procès,  est  presque  ruiné,  voilà  qu'elle 
est  touchée,  s'attendrit,  pleure  aussi. 

Cette  pauvre  Sophie,  enfermée  au  couvent,  qui  y  a 
accouché  et  qui  y  meurt  de  faim,  Mirabeau  la  nourrit. 
Nuit  et  jour,  il  travaille.  Sans  feu,  sans  bas,  sans  pain 
pour  ainsi  dire,  il  écrit  cent  volumes.  Inspiration, 
compilation,  les  livres  erotiques  ou  révolutionnaires, 
flamme  et  fange,  tout  va  par  torrents.  Les  échappées 
cyniques,  les  aveugles  fureurs,  désespérées,  des  sens, 
ne  peuvent  empêcher  de  le  dire  :  Cet  homme  est  très 
grand  à  Vîncennes...  Oh  !  que  je  l'aime  mieux  là  qu'en 
ses  fameux  triomphes,  mêlés  de  menées  équivoques! 

L'histoire  est  admirable.  Elle  agit  presque  autant 
que  les  Confessions  de  Rousseau.  Mirabeau,  dans  ses 
lettres,  ses  procès,  ses  Mémoires  (bien  plus  forts  que 
tous  ses  discours),  ouvrit  un  jour  nouveau  sur  l'àme 
humaine.  Ce  qui  est  curieux,  c'est  qu'à  chaque  prison 
ses  gardiens  sont  à  lui.  Les  exempts  qui  l'arrêtent, 
deviennent  ses  zélés  serviteurs.  Tous  pleurent,  geô- 
liers et  porte-clés.  Lenoir,  le  lieutenant  de  police, 
agit  pour  lui  et  le  protège.  Le  chef  du  secret  même,  un 
homme  qui  sait  tant  et  voit  tant,  qui  doit  être  endurci, 
Boucher,  devient  l'intermédiaire  des  deux  infortunés. 
Sans  lui,  il   serait  mort.  Boucher  court  les  libraires 


310  HISTOIRE    DE    FRANCE 

pour  lui  placer  ses  manuscrits.  Il  est  infatigable.  Il 
intercède  auprès  du  père,  lui  écrit,  le  poursuit  au  fond 
du  Limousin,  il  arrache  la  grâce,  il  amène  le  fils,  il 
sanglote...  Gloire  à  la  nature! 

Gloire  à  l'esprit  du  temps  !  au  grand  élan  de  cœur 
qu'avaient  produit  surtout  les  livres  de  Rousseau.  On 
sent  à  quel  point  ils  sont  maîtres,  et  comme  ils  ont 
percé  partout.  Quelle  transformation  générale  !  Quoi  ! 
l'humanité,  la  pitié,  les  meilleurs  sentiments  de 
l'homme,'  ont  changé,  ont  dissous  la  Police  à  ce 
point!...  Mais  s'il  en  est  ainsi,  la  Police  n'est  plus,  et 
le  Despotisme  n'est  plus  !  Et  la  Révolution  est  faite. 

Quelle  étonnante  chose  que  ce  soit  à  Lenoir,  à  Bou- 
cher, que  le  prisonnier  adresse  pour  le  faire  imprimer 
ce  livre  des  Prisons,  des  Lettres  de  cachet,  écrit  de 
si  grand  cœur,  de  si  haute  liberté  d'âme!  Gomment 
l'ancien  régime,  du  sommet  à  la  base,  ne  frémit-il  à 
ces  mots  intrépides  :  «  Mon  âme,  enhardie  par  la  per- 
sécution, a  élevé  mon  génie  abattu  par  les  souf- 
frances... Sans  papiers,  sans  société,  n'ayant  que  très 
peu  de  livres,  privé  de  correspondance,  de  liberté,  de 
santé  !...  On  ne  peut  avoir  plus  d'entraves...  Libre  ou 
non,  je  réclamerai  jusqu'à  mon  dernier  soupir  les 
droits  de  l'espèce  humaine.  » 

Mot  fort  et  vrai.  Je  ne  vois  aucun  homme  dans  l'his- 
toire qui  ait  plus  constamment  pré\té  appui  aux  faibles. 
Il  plaide  pour  les  Corses,  pour  Genève  opprimée,  pour 
les  Hessois  vendus  par  leur  incligne  maître.  Il  plaide 
pour  les  Juifs  auprès  de  Frédéric,  et  il  obtient  leur 
émancipation. 


RÉVOLUTION   DANS    LA  FAMILLE  311 

((  Mais  Mirabeau,  sans  doute,  au  livre  des  Prisons, 
aura  du  moins  tourné,  éludé  l'actuel,  se  tenant  aux 
limites  resserrées  de  la  question?  »  Vous  le  connaissez 
peu.  Le  Mirabeau  d'alors  a  beaucoup  de  Danton. 
L'Amérique  envoyant  sa  grande  Déclaration  des  droits, 
il  écrit  sans  détour  :  Tout  gouvernement  est  déchu.  Il 
va  plus  loin  encore  :  George  a  moins  fait  que  les 
Capets. 

Ces  deux  mots  mis  ensemble  destituent  Louis  XYI. 

Gela  est  grand,  hardi.  Mais  voyons  le  dessous. 
Regardons  dedans,  l'homme  même. 

Et  d'abord  écartons  les  exagérations  grotesques,  je 
ne  sais  quelle  tradition  monstrueuse  qu'on  a  faite  à 
plaisir,  d'après  les  effets  de  tribune,  l'illusion  d'op- 
tique, les  éclairs,  les  tonnerres,  dont  s'entourait  le 
grand  acteur.  C'est  commun  au  théâtre.  Mlle  Clairon, 
fort  petite,  à  la  scène  devenait  colossale.  A  la  tribune, 
Mirabeau  se  gonflait,  paraissait  énorme.  La  fantas- 
magorie de  ses  cheveux  ébouriffés  faisait  parfois  un 
lion,  parfois  une  tête  de  Méduse.  Un  jeune  homme 
raconte  qu'il  dînait  près  de  lui.  Mirabeau  lui  parla,  et 
lui  mit  la  main  sur  l'épaule.  «  Je  la  sentis  immense!  » 
Il  l'avait  très  petite,  la  fine  main  de  l'artiste  et  du  gen- 
tilhomme. 

Un  document  très  sûr,  irrécusable,  c'est  le  plâtre 
pris  sur  le  mort.  Je  l'ai  vu  plusieurs  fois,  regardé  de 
très  près,  au  regrettable  Musée  de  la  Révolution 
qu'avait  fait  M.  de  Saint-Albin.  Au  bout  de  quinze 
années,  il  me  reste  présent;  il  est  fixé  dans  mon  esprit. 

Rien  d'énorme,  rien  de  monstrueux.  Ce  qui  marque 


312  HISTOIRE   DE    FRANCE 

et  qui  saute  aux  yeux,  c'est  l'audace,  la  familiarité 
hardie,  et  la  légèreté  libertine.  Il  a  Pair  bon  vivant, 
bon  diable.  Beaucoup  certes  d'esprit  et  de  facilité.  Tout 
cela  en  dehors,  donc,  bien  loin  du  génie,  des  dons  de 
profondeur  qui  supposent  l'incubation. 

Une  bouche  menteuse,  non  par  hypocrisie,  mais 
pour  l'effet  et  l'exagération,  voulant  séduire,  étonner, 
effrayer.  Un  fanfaron  de  crimes,  ravi  qu'on  le  suppose 
un  profond  scélérat  (Voy.  Corr.  de  La  Marck).  Effréné 
en  paroles,  heureux  qu'on  le  croie  un  satyre.  Il  n'en 
a  pas  le  masque.  L'aiguillon  bestial  visiblement  lui 
manque.  Son  visage  gravé  semble  impur,  il  est  vrai, 
mais  impur  de  pensée,  de  fantaisie  lubrique,  d'un 
priapisme  cérébral.  Qu'une  sœur,  une  mère,  l'aient 
corrompu  enfant,  on  n'a  pour  le  prouver  que  les 
allégations  du  père.  Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  que 
ce  libertin  (tout  au  rebours  des  jeunes  gens  d'alors), 
garda  toujours  l'horreur  des  filles  publiques,  fut 
toujours  amoureux  dans  ses  libertinages,  et  même 
assez  fidèle.  De  vingt  ans  à  quarante,  il  a  eu  trois 
amours  (sa  femme,  Sophie  et  Nehra).  S'il  a  tombé 
très  bas  (en  amour,  comme  en  politique),  c'est  vers 
sa  triste  fin,  où  il  répond  trop  bien  au  sort  cruel  que 
lui  jeta  son  père,  disant  «  que  pour  la  terre  il  pren- 
drait le  bourbier  ». 

La  haine  est  clairvoyante  aussi  bien  que  l'amour. 
Elle  donne  une  seconde  vue.  Montaigne,  Saint-Simon, 
les  grands  observateurs  n'ont  rien  de  supérieur  ni 
peut-être  d'égal  aux  traits  forts  et  profonds  dont  le 
père  a  marqué  son  fils. 


RÉVOLUTION   DANS   LA   FAMILLE  313 

Il  en  a  un  terrible,  et  bien  paradoxal  :  «  Nul  en 
idées.  Tout  est  d'emprunt  et  de  réminiscence.  C'est 
une  ombre.  Et  il  n'a  aucune  passion  (Mém.,  III,  176). 
Il  est  voracc  et  inégal,  mais  ni  gourmand  ni  aimant 
le  vin.  Pour  les  femmes,  par  ma  foi,  ce  fut  pure 
exubérance  et  jactance.  Ni  tendre,  ni  galant,  ni  effé- 
miné, ni  voluptueux.  —  Cette  tète  sera  toujours 
enfant.  C'est  le  meilleur  diable  du  monde,  sauf  mau- 
vaise compagnie. 

«  Pour  le  talent  sans  pair.  Quand  le  diable  nous 
avertirait  cent  fois  par  heure,  il  est  impossible  de  ne 
pas  s'y  prendre;  d'autant  qu'étant  capable  et  du  pis 
et  du  mieux,  cela  lui  est  égal  ;  le  vrai,  le  faux  lui 
étant  absolument  un,  le  droit,  le  tortu  tout  de  même, 
je  crois  (Dieu  me  pardonne)  qu'il  en  pense  alors  la 
moitié.  »  {Mém.:  IV,  318.) 

«  Dès  -douze  ans,  un  matamore  ébouriffé  à  avaler 
le  monde.  » 

Trente-trois  ans  :  «  Un  tonneau  boursouflé,  gavé 
et  vieux,  qui  dit  :  «  Papa  »  (171).  Laideur  amère, 
sourcil  atroce,  un  épouvantait  de  coton.  Tout  le 
farouche  dont  il  a  su  environner  sa  personne ,  sa 
réputation,  tout  cela  n'est  que  vapeur.  Au  fond,  c'est 
peut-être  l'homme  du  royaume  le  plus  incapable 
d'une  méchanceté  réfléchie.  »  (174.) 

Il  n'eut  rien  de  son  père,  le  dur  et  bilieux  Pro- 
vençal. Il  a  la  fougue,  mais  sanguine  (tempérée  par 
l'hémorragie).  Né  Limousin  et  de  mère  limousine,  il 
a  de  la  pléthore  du  Nord,  une  ampleur  rare  dans  le 
Midi.   De    son   père   il   n'a   pas   les   dards,    l'exquis, 


314  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'atroce,  mais  une  veine  énorme,  d'incroyables  tor- 
rents. 

Il  naît  déplaisant  et  baroque,  déjà  dentu,  le  frein  à 
la  langue  et  le  pied  tordu.  Il  naît  scribe  à  quatre  ans, 
cherchant  partout  du  papier  pour  écrire.  Il  naît  bouf- 
fon et  mime,  cynique  et  ne  croyant  à  rien.  «  Il  a 
toutes  les  qualités  viles  de  sa  souche  maternelle  », 
aime  les  petites  gens  (quoique  fort  gentilhomme  au 
fond),  et  mange  avec  ses  paysans. 

Mais  ce  qui  en  fait  pour  son  père  un  véritable 
objet  d'horreur,  c'est  un  terrible  don  de  familiarité 
(faut-il  dire,  d'audace  impudente?)  qu'il  apporte  en 
naissant.  Ce  père,  «  oiseau  hagard  entre  quatre  tou- 
relles »,  est  tout  effarouché.  Les  barrières  qu'il  met 
entre,  l'enfant  terrible  les  saute  sans  s'en  aperce- 
voir. 

Quand  son  père  n'a  pas  pu  en  trente-trois  ans 
l'exterminer,  il  recule  un  moment,  l'admire  (mais 
sans  le  haïr  moins).  C'est  en  effet  alors  qu'il  est  pro- 
digieux (bien  plus  qu'à  la  Constituante).  Ses  deux 
procès  sont  des  miracles.  Au  premier,  il  s'agit  d'aller, 
au  sortir  de  prison,  se  remettre  en  prison  à  Pontarlier, 
où  il  fut  condamné  à  mort,  et  remettre  sa  tête  sur  le 
billot,  sous  le  coup  de  ses  ennemis.  «  Depuis  feu 
César,  dit  son  père,  l'audace  ne  fut  nulle  part  comme 
chez  lui.  Il  dit  avoir  de  son  étoile.  Il  a  moins  de 
génie,  mais  bien  autant  d'esprit.  » 

Et  c'est  bien  pis  à  Aix,  au  procès  de  83,  ou  il  rede- 
mande sa  femme.  Grande  terreur,  ligue  furieuse  de 
tous  les  galants  de  Provence,  de  ces  nobles  insolents, 


RÉVOLUTION   DANS  LA  FAMILLE  315 

de  ces  riches  impudents,  qui  veulent  à  tout  prix  la 
garder.  Lui,  il  est  fort  et  doux,  très  charmant  de  bonté 
pour  elle,  tenant,  ne  montrant  pas  cette  lettre  d'aveu, 
qui  aurait  trop  prouvé  qu'elle  eut  les  premiers  torts. 
Les  amants  au  contraire  firent  par  leur  avocat 
(Portalis)  employer  le  poignard,  les  lettres  folles, 
atroces,  du  père  de  Mirabeau,  où  il  le  qualifie  d'empoi- 
sonneur et  d'assassin.  A  Aix,  ainsi  qu'à  Pontarlier,  le 
père  étrangle  son  fils. 

Tout  le  public  était  pour  Mirabeau.  Malgré  la  triple 
garde,  portes,  barrières,  fenêtres,  furent  enfoncées. 
On  monta  sur  les  toits.  Il  dépassa  l'attente,  troubla, 
attendrit  tout  le  monde. 

Quand,  au  nom  de  sa  femme,  on  vient  de  l'égorger, 
lui  la  ménage  encore.  Contraint  cle  montrer  son 
aveu,  il  craint  d'en  user  trop;  il  lui  ouvre  son  cœur, 
l'y  rappelle,  lui  montre  un  infini  d'amour,  d'oubli  et 
de  pardon.  Il  arracha  des  larmes  à  ses  adversaires 
même  ;  le  beau-père  en  versa  ;  tout  l'auditoire  croyait 
qu'il  allait  se  lever  et  donner  la  main  à  son  gendre. 
Portalis,  foudroyé,  retomba  sur  son  banc  évanoui. 
Il  fallut  l'emporter. 

Mirabeau  avait  dit  :  «  L'issue  de  ce  procès  dira  si  le 
mariage  existe  encore.  »  L'arrêt  définitif  dit  :  «Non.  » 
Le  mariage  eut  tort.  La  femme  est  séparée;  adjugée 
aux  amants. 

Mirabeau  disait  :  «  Que  ferai-je?  Il  me  faudrait  un 
coup  d'épée.  »  Un  duel,  qu'après  le  procès  il  exigea 
de  Galiffet,  ne  lui  procura  pas  ce  coup  libérateur.  C'est 
Mirabeau  qui  blessa  l'autre. 


316  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Il  avait  grandi  en  tons  sens,  et  d'autant  plus  était 
perdu.  Son  nom  eut  un  éclat  immense,  mais  effrayant, 
sinistre.  Ni  son  père,  ni  son  oncle,  ne  voulurent  plus 
le  recevoir.  Ses  pourvois,  ses  appels  furent  supprimés, 
tout  lui  fut  impossible,  tout  fermé,  excepté  la  mort. 
Il  y  avait  pensé  plus  d'une  fois,  l'avait  essayé  même 
(1777).  Mais  sa  sœur  de  Provence  l'appela,  l'obligea 
de  vivre. 

Cette  sœur  (la  Cabris)  était  un  Mirabeau,  avec  moins 
de  douceur.  Un  prodige  d'esprit  et  d'audace.  C'est  elle 
qui  délivra  sa  mère  en  dénonçant  son  père.  Enfermée 
par  lui  à  son  tour,  elle  brisa  sa  chaîne  et  plaida  contre 
lui.  Mariée  à  un  fou,  on  l'eût  crue  un  peu  folle,  propre 
au  crime,  propre  à  l'héroïsme.  Mirabeau  la  peint 
franchement,  très  charmante  «  et  très  dépravée  ».  Le 
fils  de  Mirabeau  avoue  que  Mme  de  Cabris  eut  sur 
lui  un  pouvoir  terrible,  et  ne  cache  pas  qu'en  celte 
crise  elle  nous  a  sauvé  Mirabeau. 

Il  était  né  très  faible.  S'il  était  resté  là  sous  cette 
influence  malsaine,  il  eût  baissé  toujours.  Par  bon- 
heur, son  pourvoi,  sa  lutte  furieuse  contre  les  nobles 
de  Provence,  le  menaient  à  Paris.  Il  y  était  connu, - 
dès  longtemps  annoncé  par  son  beau  livre  des 
Prisons,  par  ses  procès,  surtout  par  une  action  fort 
généreuse  qu'il  fît  dans  ses  embarras  même,  sa 
Défense  de  Genève,  alors  occupée,  écrasée  par  une 
armée  de  Louis  XVI.  On  allait  bientôt  reconnaître 
en  lui  la  grande  voix  de  l'époque.  Demain  il  serait 
grand,  s'il  n'était  mort  de  faim.  Son  père  obstinément 
lui  refusait  sa  pension  alimentaire.  Comment  subsis- 


RÉVOLUTION    DANS   LA   FAMILLE  317 

tait-il  sur  ce  dur  pavé  de  Paris?  On  ne  le  sait.  Et  il 
n'était  pas  seul.  Un  singulier  bagage  qu'un  homme 
si  mobile  n'aime  guère  à  traîner,  le  suivit  partout, 
à  Paris,  à  Londres,  à  Berlin.  «  Et  quoi?  une  maî- 
tresse?... »  Un  berceau,  un  enfant. 

Grand  mystère  de  sa  vie  qu'on  n'a  pu  éclaircir. 
Cet  enfant  qui  grandit,  qui  eut  un  vrai  mérite,  qui 
dans  ses  beaux  Mémoires  nous  a  révélé  tant  de 
choses,  est  resté  lui-même  une  énigme.  Mirabeau 
l'emportait  partout  avec  inquiétude,  «  craignant  qu'on 
ne  le  lui  retirât  ».  Étrange  position  de  mère  et  de 
nourrice  pour  l'homme  d'aventures  qui  venait  l'épée 
à  la  main  se  jeter  à  travers  toutes  les  querelles 
du  temps. 

Rousseau  et  Mirabeau  partirent  du  désespoir.  Cela 
leur  est  commun.  Comparons  leur  destin.  Rousseau 
nait  de  ce  jour  (1756)  où,  délaissé,  maudit  de  ses 
amis  et  de  lui-même,  il  fut  seul,  sans  famille,  rejetant 
ses  enfants,  fort  de  sa  liberté,  de  sa  pauvreté  solitaire, 
pour  couver  ses  trois  fils  immortels,  ses  trois  livres. 
Mirabeau  n'est  pas  seul.  Chez  lui,  la  nature  fut  plus 
forte.  Celui  qu'on  redoutait,  l'emporté,  le  terrible, 
dans  l'antre  du  lion  cachait  et  nourrissait  la  molle 
créature  qui  fait  mollir  les  lions,  un  enfant  de 
deux  ans  (1784). 

L'enfant  influe  beaucoup  plus  qu'on  ne  croit.  Il 
lie,  retient  le  père.  Mirabeau  sera-t-il  le  vrai  Mirabeau 
de  Yincennes?  J'en  doute.  Il  gardera,  sous  son  orage 
et  son  tonnerre,  des  faiblesses  de  femme  pour  le 
passé,  de  grandes  timidités  d'opinion,  —  hélas!  aussi 


318  HISTOIRE    DE    FRANCE 

sans  doute  les  transactions  peu  scrupuleuses  et  les 
fatalités  d'argent  d'un  foyer  trop  nécessiteux. 

Est-ce  que  Mirabeau  va  bercer  cet  enfant?  Il  lui 
faut  une  mère.  Il  en  trouve  une  à  point.  Une  jeune 
orpheline  hollandaise,  Mlle  Ahren  (Nehra),  était  dans 
un  couvent.  Elle  vit  Mirabeau,  subit  son  ascendant 
et  le  suivit.  Voilà  un  ménage  complet,  un  change- 
ment et  de  vie  et  d'âme.  Notre  homme,  dégagé  de  sa 
terrible  sœur,  sous  la  jeune  influence  de  la  douce 
Hollandaise,  ne  rêve  plus  que  travaux  paisibles, 
les  plus  humbles,  n'importe.  Il  veut  pour  les  libraires 
faire  des  compilations.  Refus.  Tous  les  vents  sont  de 
guerre,  et,  pour  gagner  sa  vie,  il  doit  être  une  épée. 

Si  jamais  une  épée  fut  bénie,  c'est  celle-ci.  Le  péné- 
trant Franklin,  sans  s'arrêter  à  sa  réputation,  lui  fît 
un  grand  honneur,  le  plus  grand  qu'eut  jamais  un 
homme,  qui  eût  glorifié  le  plus  pur! 

L'Amérique  en  était  à  son  second  moment,  —  dan- 
gereux, —  après  la  victoire.  Elle  tournait,  virait, 
rétrogradait  contre  elle-même.  Avait-elle  expulsé  tout 
à  fait  l'Angleterre?  Non,  elle  la  portait  dans  son 
sein.  La  vieillerie  aristocratique  ne  demandait  qu'à 
reparaître.  Une  chevalerie  héréditaire,  les  Cincinnati 
se  formaient.  Funeste  anomalie.  Washington  eut  le  tort 
de  s'en  laisser  faire  le  prétexte,  le  centre.  Quoi  de 
plus  dangereux?  Si  l'on  disait  un  mot  :  Blasphème  ! 
«  Vous  parlez  contre  Washington  !  » 

Qui  serait  assez  grave  pour  plaider  dans  une  telle 
cause?  Ce  n'eût  été  trop  de  Rousseau.  Il  était  grand, 
hardi,  de  se  porter  entre  deux  mondes,  d'avertir  la 


REVOLUTION   DANS   LA   FAMILLE  319 

jeune  Amérique,  la  priant  au  nom  de  la  France,  de 
nous  garder  intact  l'idéal  de  la  liberté  (178  î). 

Mirabeau,  en  85,  n'a  pas  baissé  encore.  On  le  paye, 
mais  pour  faire  une  guerre  honorable  à  la  Bourse, 
aux  agioteurs.  Entre  ses  amis  genevois,  les  uns, 
comme  Glavières,  furent  purement  et  vaillamment 
Français.  Tels,  Du  Roveray,  Dumont,  furent  peu  à 
peu  Anglais.  Tel  enfin,  un  habile,  peu  scrupuleux 
banquier,  Panchaud,  travaillait  pour  Galonné.  Pan- 
chaud,  qui  était  son  meneur,  Fauteur  de  ses  premiers 
succès,  de  plus  en  plus  dans  ses  emprunts,  avait  la 
concurrence  des  Compagnies,  des  grands  boursiers, 
les  Gabarrus,  les  Beaumarchais.  Qui  oserait  contre  ce 
Figaro  tirer  Fépée?  On  ne  trouva  qu'un  homme,  le 
désespéré  Mirabeau. 

Surprise  singulière  qui  fit  une  ère  nouvelle.  Figaro 
voudrait  rire,  ne  peut.  Le  diapason  change.  Sa  voix 
ne  s'entend  plus.  Contre  la  gravité  de  la  basse 
profonde,  il  n'émet  qu'un  son  faible,  aigu,  la  voix 
des  ombres,  ce  son  grêle  et  sans  souffle  auquel  on 
reconnaît  les  morts. 


3-20  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE   XX 


Calonne.  —  Comédie  des  Notables.  (1787.) 


«  Calonne  fut  un  danseur  qu'on  chargea  pour  un 
temps  du  rôle  de  roi  de  théâtre;  quand  il  fut  à  bout 
d'haleine,  quelqu'un  lui  suggéra  le  bon  système 
(d'assembler  les  Notables),  qu'il  saisit  avec  la  sagesse 
que  nature  a  placée  dans  son  occiput.  Le  tout  n'est 
pas  d'imprimer,  enregistrer,  etc.  ;  il  faut  faire  danser 
ces  assemblées.  En  niais,  il  leur  jette  au  nez  un 
déficit  qu'il  ne  sait  pas  lui-même,  comme  s'il  avait 
besoin  d'amasser  des  pierres  pour  le  lapider.  Il  n'a 
pas  imaginé  qu'on  pût  demander  :  «  A  qui  la  faute  ?  » 
(Mirabeau  père,  Mém.,  IV,  I,  95). 

Ce  parleur,  ce  bavard,  à  qui  on  croyait  tant  d'esprit, 
il  l'appelle  de  son  nom  :  un  niais.  Très  bien  jugé. 
Exécution  définitive. 

Sur  les  Notables,  il  dit  :  «  Vu  de  près,  oh!  que  c'est 
bête!...  Ce  danseur,  se  trouvant  à  bout,  assemble  une 
troupe  de  guillots  (c'est-à-dire  les  premiers  venus), 


CAL0NNE.  —  COMÉDIE   DES   NOTABLES  321 

qu'il  appelle  la  nation,  dit  :  «  Nous  avons  mangé  les 
«  pauvres,  et  nous  en  venons  aux  riches.  Et,  ces 
«  riches,  c'est  vous,  sachez-le.  Dites-nous  donc,  amia- 
«  blement,   comment  devons-nous  vous  manger?  » 

Il  est  plaisant  de  faire,  comme  quelqu'un  l'essaye 
aujourd'hui,  de  faire  de  ce  Galonné  un  profond  révo- 
lutionnaire, qui  ne  jeta  l'argent,  qui  ne  gorgea  la 
Cour,  ne  ruina  la  France  «  que  pour  les  mener  au 
bord  d'un  abîme  si  profond,  si  effrayant,  que  roi, 
clergé,  noblesse,  appelleraient  de  leurs  cris  les  nou- 
veautés libératrices  ».  Roman  bizarre  qu'on  n'appuie 
de  nulle  preuve.  Rien,  absolument  rien,  clans  les 
documents  de  l'époque. 

Galonné  fut  créé,  on  l'a  vu,  par  la  coalition  qui  se 
lit  un  moment  entre  Trianon  et  les  princes,  entre  les 
Polignac,  Monsieur,  d'Artois,  Gondé. 

On  ne  le  comprend  bien  qu'en  envisageant  dans 
l'ensemble  les  dix  années  des  Polignac,  les  deux 
phases  qu'offre  leur  long  règne. 

La  fin  de  Maurepas  doublant  leur  ascendant,  ils 
crurent  d'abord  s'emparer  de  l'armée,  firent  ministre 
Ségur.  Trois  ans  après,  ils  firent  Galonné  contrôleur 
général,  et  purent  s'emparer  de  la  caisse. 

Par  Ségur,  ils  obtiennent  l'ordonnance  de  81,  qui 
monopolisa  les  hauts  grades,  les  gros  traitements 
pour  la  Gour  et  les  favoris.  Le  roi  ferme  aux  non- 
nobles  la  carrière  militaire,  que  Louis  XV  ouvrit 
en  1750.  Pour  le  plus  petit  grade  (sous-lieutenant),  il 
faut  prouver  quatre  degrés  de  noblesse  paternelle.  Et 
les  nobles  eux  mômes  ne  sont  jamais  que  capitaines. 

T.   XVI.  21 


322  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Pour  être  officier  général,  il  faut  être  admis  à  monter 
dans  les  carrosses  du  roi. 

Pour  suivre  ce  système,  il  faut  que  le  trésor,  aussi 
bien  que  l'armée,  tombe  aux  mains  de  la  Cour.  Voilà 
le  vrai  sens  de  Galonné. 

Un  petit  magistrat,  taré  et  endetté,  que  les  Parle- 
ments détestaient,  que  Maurepas  appelait  un  jpanier 
percé,  était  juste  celui  que  pour  toute  raison  on  aurait 
dû  exclure.  Étranger  aux  finances,  il  avait  sa  science 
dans  la  tête  d'un  homme  équivoque,  certain  Pan- 
chaud,  un  banquier  genevois,  qui,  après  avoir  fait 
de  mauvaises  affaires,  se  mêla  des  affaires  publiques. 
Tout  le  duel  du  temps  est  en  réalité  entre  deux  Gene- 
vois, deux  banquiers,  ce  Panchaud  et  Necker. 

La  machine  arrangée  par  Panchaud  pour  éblouir, 
servir  à  la  parade,  était  l'amortissement,  qui,  grossi 
vingt-cinq  ans  par  l'intérêt  composé,  devait  libérer  le 
trésor,  amortir  douze  cents  millions.  Vingt-cinq  ans! 
en  ces  temps  où  tout  changeait  sans  cesse,  où  Ton  mit 
aux  Finances  trois  ministres  en  trois  mois  (en  1787)! 
Vingt-cinq  ans!  un  malhonnête  homme  pouvait  seul 
faire  de  telles  promesses. 

Galonné,  pour  attirer  des  dupes,  assurait  que  l'em- 
prunt s'éteignant  chaque  année  par  remboursements, 
et  le  capital  augmentant,  les  prêteurs  qui  resteraient 
à  la  vingt-cinquième  année,  recevraient  plus  de  cent 
pour  cent! 

Nul  charlatan  de  place,  ni  arracheur  de  dents,  n'eut 
jamais  tant  d'audace.  Ses  préambules,  austères,  ne 
parlent  que  d'économie,  d'ordre  sage,  de  juste  balance. 


CALONNE.  —  COMÉDIE   DES  NOTABLES  323 

Ces  affiches  effrontées  réussirent  à  ce  point  qu'en 
trois  ans,  les  badauds  avec  empressement,  lui  appor- 
tèrent cinq  cents  millions. 

À  forer  de  mentir,  le  menteur  s'attrapa  lui-même. 
Il  crut  que  son  Panchaud  lui  continuerait  à  jamais  le 
miracle  de  pomper  l'argent  dans  les  poches.  En  86, 
tout  tarit.  Voilà  notre  étourdi  effaré,  éperdu,  qui,  du 
péril,  se  sauve  en  un  péril  plus  grand,  croyant  fort 
niai  sèment  (dit  Mirabeau,  le  père)  qu'il  resterait  le 
maître  d'un  si  grand  mouvement,  mystifierait  la 
France,  et  payerait  en  monnaie  de  singe. 

Que  fait-il,  l'imprudent?  Il  va  fournir  des  pièces 
pour  instruire  son  procès,  pour  préparer  de  loin  le 
procès,  qui  finit  au  21  janvier. 

Qu'est-ce  donc  que  la  France  va  voir  au  fond 
du  sac? 

Disons-le  franchement.  Des  chiffres?  Non,  des 
crimes. 

Crimes  de  Calonne,  crimes  du  roi,  j'entends  les 
fautes  déplorables  de  la  faiblesse  étrange,  qui  dans 
ces  trois  années,  donna,  gaspilla,  lâcha  tout. 

1°  Mainte  opération  de  Calonne  était  de  telle  nature 
que  tout  pays  gouverné  par  les  lois  lui  aurait  décerné 
le  bagne.  Sur  des  emprunts  déjà  remplis,  furtivement 
il  négocia  des  rentes  pour  cent  vingt-trois  millions.  Sans 
autorisation  du  roi ,  il  lança  dans  l'agiotage ,  gaspilla 
et  perdit  pour  douze  millions  de  domaines,  etc. 

Mais  ses  opérations  légales  ne  sont  guère  moins 
coupables.  Cinq  cents  millions  d'emprunt  en  trois 
an  aras  de  paix! 


324  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Quoiqu'en  dix  ans  le  revenu  public  ait  augmenté 
de  cent  quarante  millions,  ce  furieux  prodigue  accroît 
le  déficit  annuel  de  trente-cinq  millions. 

Sous  le  plus  mauvais  roi,  le  plus  mauvais  ministre, 
Louis  XV  et  Terray,  l'impôt  fut  de  trois  cents  millions. 
—  Il  est  de  cinq  cents  sous  Galonné. 

Où  passait  cet  argent?  En  partie  à  la  rente,  mais 
aussi  aux  splendeurs  de  la  bureaucratie,  aux  folies 
administratives.  Sous  Terray,  un  bureau  coûtait 
trois  cent  mille  francs;  il  coûte  trois  millions  sous 
Galonné.  On  dédouble  la  Poste  pour  en  donner 
moitié  à  Mme  de  Polignac,  petit  cadeau  de  deux 
millions. 

Pour  pourvoir  aux  dépenses  de  cette  immense  mo- 
narchie, que  reste-t-il?  Bien  peu  : 

Cent  quatre-vingts  millions. 

2°  Ge  qui  suit  est  le  plus  pénible.  Qui  pourra  croire 
dans  l'avenir  que,  sur  ce  reste  misérable,  ce  pauvre 
denier  de  la  France,  le  roi  en  jetait  les  deux  tiers  en 
largesses  insensées? 

On  veut  tout  rejeter  sur  Galonné,  excuser  le  roi. 
Mais  bien  longtemps  avant  Galonné,  depuis  mai  76,  le 
roi  est  retombé  dans  la  vieille  voie  de  Louis  XV,  le 
gaspillage  des  acquits-au-comptant. 

Aux  années  les  plus  pauvres,  le  roi  est  le  plus 
généreux. 

En  1783,  l'année  qui  suit  la  guerre,  l'année  d'épui- 
sement, te  roi,  en  acquits-au-comptant,  donne  cent 
quarante-cinq  millions.  (Bailly,  Hist.  des  Finances.) 

En  1785,  l'année  qui  suit  la  sécheresse,  la  stérilité 


GALONNE.  —  COMEDIE   DES   NOTABLES  325 

de  84,  une  année  presque  de  famine,  le   roi  donne 
cent  trente-six  millions. 

On  objecte  bien  vite  qu'il  y  a  là-dessus  quelques 
pensions  diplomatiques,  et  l'intérêt  des  anticipations. 
C'est  la  moindre  partie.  La  masse  est  en  faveurs,  en 
grâces  pour  la  Cour,  dots,  établissements  de  famille, 
générosités  fortuites. 

A  quoi  allons-nous  retomber?  Sur  les  cinq  cents 
millions  de  l'impôt  annuel,  en  ôtant  les  frais  et  les 
dons,  en  dernière   analyse,   il  en  reste...    quarante! 

Rien  de  pareil  sous  Louis  XY,  qui  cependant  par  an 
reçoit  deux  cents  millions  de  moins.  Rien  de  tel  sous 
Louis  XI Y,  aux  pires  temps  de  ses  grandes  guerres. 
Rien,  rien  de  tel  en  aucun  temps.  Louis  XVI,  vrai- 
ment, à  juger  par  les  chiffres,  est  le  pire  des  trente- 
deux  Gapets. 

On  voudrait  nous  faire  croire  qu'il  fut  surpris  de  la 
révélation  du  déficit,  qu'il  avait  ignoré  ou  n'avait  pas 
compris  les  actes  déplorables  qu'il  signait  tous  les 
jours.  C'est  le  mettre  bien  bas,  dire  qu'il  n'avait  gardé 
nul  sens  de  ses  devoirs.  Il  n'est  pas  si  facile  qu'on  le 
croit  de  tout  ignorer.  Et,  si  l'on  y  parvient,  c'est  un 
crime  déjà  de  se  faire  en  s'étourdissant  une  fausse  et 
coupable  innocence. 

Pouvait-il  ignorer  la  somme  épouvantable  dont 
Calonne  au  début  paya,  gorgea  ses  frères  ?  Pouvait-il 
ignorer  l'achat  de  Rambouillet  (si  inutile),  pour 
étendre  ses  chasses  (quatorze  millions)?  Et  les  quinze 
millions  de  Saint-Cloud?  Ignorait-il  la  succion  ter- 
rible d'un  poulpe  insatiable,  la  société  de  Trianon,  les 


326  HISTOIRE    DE    FRANCE 

pensions  étranges  de  Coigny,  Dillon  et  Fersen?  les 
présents  monstrueux  entassés  sur  les  Polignac?  Ce 
qu'on  en  sait  est  effrayant. 

Le  roi  n'a  jamais  eu  de  favori  ni  d'ami  personnel. 
Il  avait  commencé  par  une  grande  défiance.  Il  écar- 
tait la  Cour  «  par  ses  coups  de  boutoir  ».  Qui  clone  le 
changea  à  ce  point?  On  impute  tout  à  Galonné.  Le 
roi  le  connaissait,  et  ne  l'accepta  qu'à  regret.  Il  le 
trouva  commode  et  agréable,  ne  l'estima  jamais.  La 
reine,  il  faut  le  dire,  fut  réellement  la  seule  personne 
qui  ait  profondément  agi  sur  lui.  Par  elle  la  Cour  de 
Trianon,  et  même  la  grande  Cour  de  Versailles,  non 
seulement  le  domina,  mais  le  changea,  le  transforma. 
On  cherchera  en  vain  ;  on  ne  pourra  trouver  aucune 
autre  puissance  qui  ait  pu  opérer  cette  étrange 
métamorphose. 

On  eût  pu  le  prévoir,  quand  (en  74)  elle  lui  fit 
chasser  ceux  qui  l'éclairaient  sur  l'Autriche,  et  quand, 
deux  ans  plus  tard,  elle  lui  fît  renvoyer  Turgot.  Les 
enfants  l'attachèrent  encore.  Les  fautes  l'attachèrent, 
et  le  besoin  de  pardonner.  Plus  il  souffrit  par  elle, 
plus  il  aima.  Le  procès  du  collier,  qui  lui  fut  si  cruel, 
l'attrista,  l'éloigna  un  instant,  mais  pour  le  ramener 
plus  faible  que  jamais.  Il  l'aima  pour  sa  honte,  il 
l'aima  pour  ses  larmes.  Plus  tard,  pour  son  audace  et 
sa  témérité.  Il  arrive  à  ce  point  (en  1787)  de  ne  pou- 
voir la  quitter  un  moment.  Quand  elle  va  passer  le 
jour  à  Trianon,  quoiqu'elle  n'y  couche  point  et  doive 
lui  revenir  le  soir,  il  ne  peut  durer  à  Versailles  et  va 
à  Trianon  trois  fois  dans  la  journée.  Au  moindre  mot 


CALONNE.  —  COMÉDIE   DES   NOTABLES  327 

qu'elle  lui  dit,  on  le  voit  ému,  empressé  (Besenval, 
II,  307).  Quelle  maîtresse  eut  jamais  un  pareil  ascen- 
dant? La  Pompadour  se  fît  le  chien  de  Louis  XV,  ne  le 
garda  qu'à  force  de  bassesses.  Louis XVI,  au  contraire, 
est  le  serf  tremblant  de  la  reine ,  observant  son 
regard,  redoutant  sa  parole  hautaine.  Tout  ce  qu'on 
a  conté  au  Moyen-âge  de  la  magie  cruelle,  des  opéra- 
tions diaboliques,  où,  gardant  l'apparence,  on  perdait 
l'âme,  ces  histoires  sont  trop  vraies  :  on  les  retrouve 
ici. 

A  la  Fédération  de  1790,  un  royaliste,  M.  de  Yirieu, 
voyant  la  reine  sur  l'estrade,  l'admira,  mais  ne  put 
garder  un  mot  :  «  Voyez  la  magicienne  !  »  Ce  mot 
fut  répété.  Et  la  reine  elle-même,  dans  la  tragique 
année  91,  n'ayant  agi  que  trop  sur  Mirabeau,  Barnave, 
s'appelle  en  souriant  :  «  La  Fée.  » 

Ses  portraits  successifs  de  plus  en  plus  expriment 
cette  énigmatique  puissance,  à  part  de  la  jeunesse,  à 
part  de  la  beauté.  Suivez-les  à  Versailles.  Au  premier 
(de  vingt  ans),  elle  est  éblouissante,  mais  cela  paraît 
peu  encore.  Ce  sont  les  deux  derniers  portraits  (de 
trente  et  un  et  trente-deux  ans),  qui  nous  la  donnent 
ainsi,  triste,  trouble,  fort  dangereuse.  Ce  n'est  pas  là 
la  bonne  fée.  L'image  est  fantasmagorique,  point 
naturelle,  point  rassurante.  Est-ce  Gircé?  Non  pas. 
L'altier  et  le  tendu  en  diminuent  le  charme.  Est-ce 
Médée?  Non  pas.  Elle  n'a  pas  du  tout  l'obscène  atrocité 
de  la  vraie  Médée  (Caroline).  Après  plusieurs  gros- 
sesses, et  à  trente  et  un  ans,  dans  le  second  portrait  de 
Mmc  Lebrun  (86-87),  elle  reste  fort  belle,  garde  sa  peau 


328  HISTOIRE    DE    FRANCE 

nacrée,  «  si  transparente  qu'elle  n'admettait  nulle 
ombre  ».  Autour  d'elle  et  sur  ses  genoux,  elle  a  ses 
beaux  enfants.  On  repense  à  Van  Dyck,  à  son  Henriette 
d'Angleterre.  Moelleusement  vêtue  d'un  très  doux 
velours  rouge,  qui  prête  ses  reflets  au  satin  de  la 
peau,  elle  séduirait  fort,  n'était  le  bleu  trop  bleu  de 
l'œil,  le  regard  fixe,  à  faire  baisser  les  yeux. 

Mais  avec  ses  enfants,  pourquoi  se  roidit-elle?  Ces 
innocents  gardiens  la  protègent.  Ils  devraient  donner 
à  ce  tableau  du  calme.  Il  n'est  point  innocent,  il 
n'est  point  rassuré.  Il  n'a  pas  la  sécurité  du  noble 
tableau  de  Van  Dyck.  La  fée  y  nuit  trop  à  la  mère. 
Elle  fascine  au  lieu  de  toucher.  L'artiste  aussi,  ner- 
veuse et  troublée  de  la  reine ,  émue  de  l'avenir, 
travaillait  inquiète,  et  la  main,  je  crois,  a  tremblé. 

Je  ne  crois  pas  du  tout  que  le  roi  n'ait  pas  vu  la 
pente  sur  laquelle  sa  cruelle  passion  le  traînait.  Sous 
sa  morne  figure  que  l'on  eût  cru  insouciante,  il  avait 
de  grands  troubles.  Un  mot  lui  échappa  qui  peut  en 
faire  juger.  Quand  la  mort  de  Vergennes  (janvier  87) 
enleva  les  derniers  moyens  qu'il  avait  d'enrayer,  le 
laissa  faible  et  seul,  il  alla  voir  sa  tombe  au  cimetière 
et  dit  :  «  Plût  au  ciel  que  déjà  je  pusse  reposer  à  côté 
de  vous!  » 

Grave  parole!  on  croirait  volontiers  qu'il  eut  à  ce 
moment  l'affligeante  lueur  de  tous  les  changements 
qui  s'étaient  faits  en  lui,  de  son  énorme  écart  d'avec 
le  premier  Louis  XVI.  —  Où  est  le  scrupuleux  dau- 
phin, le  roi  si  amoureux  du  bien  public,  et,  ce  qui  est 
plus  fort,  où  est  le  roi  chrétien?  Quelle  trace  en  son 


CALONNE.  —  COMEDIE   DES   NOTABLES  329 

règne  de  ce  primitif  idéal  du  duc  de  Bourgogne,  dont 
il  avait,  lisait,  relisait  les  papiers?  Cet  idéal  du  roi, 
quoique  si  favorable  aux  nobles  et  au  clergé,  implique 
le  respect  du  devoir,  l'intérêt  du  pasteur  pour  le  trou- 
peau que  Dieu  lui  confia.  L'âme  de  Fénelon  y  était 
contenue.  Combien  cette  âme  est  loin,  dans  l'égoïste 
oubli  où  le  roi  est  tombé  !  Que  reste-t-il  ici  du  senti- 
ment chrétien,  des  tendresses  du  Télémaque  pour  les 
misères  du  pauvre  peuple  ?  Il  avait  été  élevé  par  deux 
Jésuites,  La  Yauguyon,  Radonvilliers,  qui  ne  purent 
cependant  fausser  entièrement  l'honnêteté  de  sa  bonne 
nature  allemande.  S'il  disait  faux  parfois,  c'était  fai- 
blesse, ou  bien  respect  humain.  Nul  doute  que  ses 
très  mauvais  maîtres  ne  lui  aient  de  bonne  heure 
donné  la  grande  tradition  monarchique,  le  droit  des 
rois  de  tromper  pour  le  bien.  Ces  leçons  lui  revin- 
rent bien  plus  qu'on  n'aurait  cru  en  1787.  Par  trois 
fois,  il  entra,  avec  Calonne,  avec  Brienne,  dans  leurs 
plans  misérables,  dans  leurs  ruses  grossières  qui  ne 
pouvaient  que  l'avilir. 

Yoici  ce  que  les  faiseurs  de  Galonné  avaient 
imaginé  (son  financier  Panchaucl,  son  parleur  Mira- 
beau, etc.)  :  d'éblouir  le  public,  à  ce  fâcheux  moment, 
et  de  le  dérouter  par  l'imprévu  d'un  grand  spectacle, 
par  une  mise  en  scène  dans  le  genre  de  Gagliostro. 
C'était  l'évocation  d'une  ombre. 

Contre  le  Parlement  qui  se  disait  la  France,  on 
faisait  apparaître  une  certaine  figure  qu'on  disait  la 
France  elle-même.  Une  fausse  petite  France,  choi- 
sie, triée  adroitement,  d'une    centaine  de   Notables. 


330  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Henri  IV  autrefois  fit  jouer  cette  comédie.  Le  fond 
était  ceci  :  Ces  Notables,  arrivant  sans  droit,  par 
simple  choix  du  roi,  pouvaient  l'aider,  mais  ne  le 
gênaient  guère.  Selon  les  occurrences,  c'était  peu 
ou  beaucoup.  Tantôt  on  disait  :  «  C'est  la  France.  » 
Tantôt  on  disait  :  «  Ce  n'est  rien.  » 

Mirabeau  nous  assure  que  c'est  lui  qui  donna 
l'idée  à  Calonne.  Il  avait  besoin  d'une  place  et  se 
figurait  être  secrétaire  des  Notables.  Si  on  l'en  croit 
du  reste,  dans  cette  œuvre  de  ruse,  il  espérait  mener 
Calonne  plus  loin  qu'il  ne  voulait,  des  Notables  aux 
États  généraux,  à  l'Assemblée  nationale.  Il  croyait 
tromper  les  trompeurs.  Son  second,  dans  la  ruse, 
était  l'abbé  de  Périgord,  M.  de  Talleyrand,  qui  fort 
adroitement,  d'un  pied  boiteux,  marchait  derrière  le 
puissant  orateur,  s'en  faisait  remorquer.  Mirabeau 
le  donna  à  Calonne  (5  juillet  86),  le  lui  recommanda 
comme  un  jeune  homme  habile,  discret,  fort  capable 
d'écrire  «  les  très  grandes  idées  conçues  de  son 
génie  ».  Nul  plus  apte  en  effet  à  vêtir  le  mensonge 
de  forme  décevante  et  menteuse.  —  Ce  petit 
Talleyrand  allait  mieux  à  la  chose  que  Mirabeau 
lui-même,  trop  bruyant,  trop  retentissant.  De  Mira- 
beau, Calonne  prit  l'avis  et  prit  l'homme,  mais  l'éloi- 
gna  lui-même,  l'envoya  à  Berlin. 

La  singularité  piquante  de  ce  plan  de  Calonne, 
c'est  qu'il  offrait,  article  par  article,  les  réformes 
les  plus  contraires  à  ce  qu'on  attendait  de  lui,  les 
idées  qu'on  savait  les  plus  antipathiques  au  roi. 

1°  Unité  administrative.  La  monarchie,  enfin  tran- 


CALONNE.  -  COMÉDIE   DES  NOTABLES  331 

quille,  peut  effacer  les  bigarrures  parmi  lesquelles 
elle  a  grandi.  Proposition  immense  qui  eût  fait  dis- 
paraître ces  corps,  ces  privilèges  antiques  pour  qui 
le  roi  avait  tant  de  respect  (lui-même  l'écrivait 
en  1788  dans  une  note  sur  les  plans  de  Turgot). 

2°  Égalité  d'impôts  par  la  taxe  territoriale,  que 
jadis  Machault  proposa. 

On  se  rappelle  le  combat  que  Machault  soutint  cinq 
années  (1749-1754)  contre  le  Dauphin,  père  du  roi. 
La  terreur  du  Dauphin,  la  terreur  du  Clergé,  était 
que,  pour  une  telle  taxe,  il  fallait  préalablement 
estimer  tous  les  biens.  Machault  voulait  avoir  un  état 
des  biens  du  Clergé.  Proposition  horrible  qui  crevait 
l'Arche  sainte,  renversait  la  religion.  On  eût  vu  ce 
que  l'œil  laïque  ne  devait  voir  jamais  (que  le  clergé 
avait  quatre  milliards).  Le  Dauphin,  pour  une  telle 
cause,  fît  une  guerre  désespérée,  s'immola  et  ses 
sœurs,  l'honneur  et  la  conscience.  Louis  XVI,  son 
fils,  fidèle  à  sa  mémoire,  se  réglant  sur  lui  seul  et 
lisant  toujours  ses  papiers,  put-il  tout  à  coup  agir 
contre  dans  le  point  le  plus  sérieux?  Était-il  converti 
sur  cela?  Point  du  tout.  S'il  fut  l'invariable  ennemi 
de  la  Révolution,  ce  fut  moins  pour  ses  droits  que 
pour  ceux  du  Clergé. 

La  taxe  de  Machault,  qu'on  mettait  en  avant,  n'était 
rien  qu'un  épouvantail.  Ce  qui  le  prouve  assez, 
c'est  qu'on  la  proposait  sous  la  forme  la  plus  impos- 
sible ,  chimérique ,  enfantine  :  «  Elle  serait  levée 
en  denrées.  »  Mais  avant  on  allait,  en  estimant 
les  biens,  sonder  toute  fortune,   regarder  dans  les 


332  HISTOIRE    DE    FRANCE 

poches  des  deux  ordres  privilégiés.  Qu'eût-on  vu? 
La  richesse  énorme  du  Clergé,  le  déshonneur  des 
nobles,  le  désordre  de  leurs  affaires.  En  leur  donnant 
la  peur  de  tout  montrer  au  jour,  on  allait  les  forcer 
de  composer  avec  le  roi,  d'accorder  des.  subsides, 
d'autoriser  l'emprunt  refusé  par  le  Parlement. 

3°  Le  troisième  mensonge  du  grand  prestidigita- 
teur, c'était  une  certaine  ombre  de  représentation 
nationale.  Turgot  en  76,  dans  ses  vastes  idées  d'édu- 
cation politique,  pour  préparer  la  France  à  se  gouver- 
ner elle-même,  imaginait  un  système  d'assemblées 
communales,  provinciales,  couronné  par  l'assemblée 
des  assemblées.  Necker  fit  un  petit  essai  des  assem- 
blées provinciales  en  1778.  Ces  choses,  bonnes  alors, 
dix  ans  après  avaient  bien  peu  de  sens.  Au  moment 
où  l'esprit  public  voulait  et  exigeait  une  représen- 
tation sérieuse,  où  la  France  allait  se  lever  en 
souveraine,  en  juge,  ouvrir  un  sévère  examen,  le 
roi  et  le  ministre,  qui  voulaient  l'arrêter  aux  vieil- 
leries, étaient  jugés  par  là.  On  voyait  des  coupables 
occupés  de  gagner  du  temps. 

Du  premier  coup  on  réclama  contre  ces  ruses 
trop  grossières.  Les  prétendues  Assemblées  provin- 
ciales de  Galonné  n'avaient  rien  de  provincial.  (Gela 
fut  dit  crûment  à  Besançon,  à  Grenoble,  etc.)  Tout 
émanait  du  roi.  //  nommait  d'abord  trente  personnes 
qui  elles-mêmes  en  choisissaient  trente.  La  Fayette, 
un  des  trente  qu'on  nomma  d'abord  pour  l'Auvergne, 
explique  cela  parfaitement.  Il  ajoute  :  «  Nous  nommons 
aussi  la  moitié   des  assemblées    inférieures.   »   Ainsi 


CALONNE.  —  COMÉDIE   DES   NOTABLES  333 

ces  délégués  du  roi  ne  faisaient  pas  seulement 
l'assemblée  provinciale,  mais  celles  des  communes 
ou  paroisses.  Donc  nulle  élection  populaire.  Et  rien 
de  sérieux.  Du  haut  en  bas,  tout  était  faux. 

Ces  assemblées  devaient  répartir  la  taille,  régler 
certains  travaux,  juger  en  premier  ressort  certains 
litiges.  En  réalité,  l'intendant,  le  vrai  roi  adminis- 
tratif de  la  province,  restait  maître  de  garder  par 
devers  lui  ce  qu'il  voulait,  de  les  initier  plus  ou 
moins.  Ce  qui  irritait,  indignait,  ce  qui  même  à 
Grenoble  fît  repousser  ces  assemblées,  c'est  que  le 
ministère,  n'en  donnant  pas  le  règlement,  laissait 
ainsi  louche  et  douteuse  la  limite  réelle  de  leurs 
attributions,  ne  voulait  que  créer  par  elles  certaine 
opposition  aux  Parlements,  mais  se  réservait  en 
dessous  de  les  tenir  par  l'intendant  toujours  faibles, 
mineures,-  ignorantes. 

Un  bienfait  plus  réel,  mais  tardif,  c'étaient  les 
réformes  dont  Galonné  avait  pris  l'idée  aux  Écono- 
mistes, à  Turgot  :  Libre  commerce  des  grains,  — 
Plus  de  douanes  intérieures,  —  Meilleur  règlement 
des  maîtrises,  —  Adoucissement  de  la  gabelle,  — 
Plus  de  corvée  (mais  en  payant),  —  Belle  promesse 
d'économie,  même  sur  la  Maison  du  Roi. 

Surprenant  travestissement.  Le  prodigue,  l'effréné 
Galonné,  tout  à  coup  grimé  en  Turgot  !  On  ne  voit 
plus  sur  sa  table  que  les  livres  des  Economistes. 
Ceux  à  qui  il  donne  audience,  lui  trouvent  en  main 
Y  Ami  des  Hommes,  annoté  en  cent  endroits.  Comédie 
bien  suspecte  à  ceux  qui   le  soir  voient  ce  Turgot 


334  HISTOIRE    DE    FRANCE 

chez  les  Polignac,  leur  ami  et  celui  d'Artois,  qui 
s'amusent  de  la  parade,  contemplent  l'excellent  acteur. 
Le  beau,  c'est  son  austérité.  Pour  être  secrétaire 
des  Notables,  Mirabeau  n'est  pas  assez  pur.  Galonné 
ne  veut  plus  que  des  saints.  Il  ne  lui  faut  que  des 
rosières.  Il  couronne  l'innocence  même  dans  l'ancien 
ami  de  Turgot  :  son  premier  commis  des  finances 
et  le  secrétaire  des  Notables,  ce  sera  Dupont  de 
Nemours. 

On  est  surpris  et  triste  de  voir  le  roi  couvrir,  auto- 
riser, accepter  comme  siennes  ces  idées  de  Turgot 
qu'il  hait,  méprise  au  fond  (on  le  voit  par  les  notes 
très  aigres,  de  sa  main,  qu'il  met  au  vieux  plan  de 
Turgot  en  1788).  Pour  le  décider  au  mensonge,  il 
fallait  que  Calonne  répondît,  garantît  que  tout  était 
illusion,  un  moyen  de  sortir  d'affaire,  une  planche 
pour  passer  l'abîme,  et  qu'une  fois  passé,  on  jetterait 
du  pied. 

Le  roi  avait  d'abord  été  surpris  et  alarmé.  Il  put 
se  rassurer,  quand  on  lui  fît  bien  voir  le  secret  de 
la  chose.  Tout  en  parlant  de  confiance,  il  ne  confiait 
rien,  gardait  tout  dans  sa  main,  jouait  à  volonté 
de  la  fallacieuse  machine.  Les  cent  quarante-quatre 
Notables  ne  siégeaient  pas  ensemble.  On  les  tenait 
parqués  et  divisés  en  sept  bureaux,  chacun  présidé 
par  un  prince.  Chaque  bureau  donnait  une  voix, 
quatre  bureaux  sur  sept  faisaient  majorité.  Mais  dans 
quatre  bureaux  on  avait  la  majorité  avec  quarante- 
quatre  Notables.  Avec  les  quatre  voix  de  ces  quatre 
bureaux  (faux  et  déloyal  avantage  !),  on   primait  la 


GALONNE.  —  COMÉDIE   DES  NOTABLES  333 

majorité  réelle,  fùt-elle  de  cent  voix.  Donc,  c'est 
affaires  de  rire.  L'escamoteur  attrape  ce  benêts  de 
Notables,  éblouis,  hébétés  et  menés  par  le  nez.  Ils 
votent  les  impôts,  autorisent  l'emprunt  ;  ils  rem- 
plissent la  caisse,   s'en  vont...  Et  le  tour   est  joué! 

Yn  roi,  lourd  comme  Louis  XVI,  était  peu  propre 
à  ces  manœuvres.  Il  accepta  pourtant,  il  prit  son 
petit  rôle,  s'efforça  d'être  gai,  assuré,  fît  le  brave. 
La  veille,  il  écrit  à  Galonné  :  «  Je  n'ai  pas  dormi, 
mais  c'est  de  plaisir.  » 

Galonné  et  sa  tète  légère,  son  profil  de  renard, 
sa  petite  perruque,  était  une  mesquine  figure  pour 
la  hâblerie  redoutable  qu'il  apportait  à  l'Assemblée. 
Il  exposait  les  maux  publics  avec  sévérité,  comme 
s'il  n'y  eut  été  pour  rien.  Il  montrait  l'impuissance 
des  palliatifs,   ajoutant  ce  mot  solennel  : 

«  Que  reste-t-il  qui  supplée?...  LES  ABUS. 

«  Oui,  Messieurs,  dans  les  abus  se  trouve  un  fonds 
de  richesse  que  l'Etat  a  droit  de  réclamer.  Dans  la 
proscription  des  abus  réside  le  seul  moyen  de  sub- 
venir aux  besoins...  Et  le  plus  grand  des  abus  serait 
de  n'attaquer  que  les  petits.  Ge  sont  les  plus  consi- 
dérables, les  plus  protégés  qu'il  s'agit  d'anéantir.  » 

Là,  l'Assemblée  se  regarda.  Qui  siégeait?  Les  abus 
eux-mêmes. 

Il  poussa,  s'expliqua...  :  «  Abus  qui  pèsent  sur  la 
classe  productive  et  laborieuse,  privilèges  pécuniaires, 
exemptions  injustes  qui  ne  peuvent  décharger  les 
uns  qu'en  aggravant  le  sort  des  autres.  » 

C'était  accuser  les   Notables,  les   mettre   au   pied 


336  HISTOIRE    DE    FRANGE 

du  mur,  les  mettant  en  demeure  de  voter  contre  eux- 
mêmes,  ou  de  se  signaler  à  la  haine  publique.  L'im- 
popularité dont  souffrait  le  gouvernement,  elle  aurait 
passé  aux  Notables. 

Plus  d'un  dut  regarder  la  porte,  croire  à  un  guet- 
apens.  Le  Clergé  fut  surtout  inquiet,  de  se  voir 
fortement  désigné  par  un  mot  sur  l'intolérance. 

Ainsi,  montrant  les  dents,  Galonné,  enveloppé  de 
la  peau  du  lion  de  Némée,  ne  pouvait  pourtant 
éviter  de  montrer  le  bout  de  l'oreille.  Mais  il  le  fit 
avec  talent.  Dans  un  langage  magnifique,  il  rappela 
le  déficit,  mal  antique  de  l'État,  qui  se  perd  dans  la 
nuit  des  temps.  Sa  poésie  pompeuse  brouilla  tout. 
Ce  qu'on  en  comprit,  c'est  que  le  déficit  s'était  accru 
sous  Necker,  qu'à  son  départ  il  fut  de  quatre-vingts 
millions  par  an. 

Ainsi,  il  aurait  mis  le  plus  fort  sur  le  dos  de  Necker, 
détourné  le  public  sur  un  autre  terrain,  l'examen  du 
Compte  rendu  de  celui-ci,  écarté,  ajourné  la  chose 
capitale  :  le  crime  des  cinq  cents  millions  empruntés, 
et  dissipés  en  trois  années. 

Plus  tard,  il  osa  dire  que  Necker,  quittant  la  caisse, 
n'y  avait  rien  laissé,  qu'il  n'avait  pas  pourvu  aux 
dépenses  de  l'année. 

Personne  ne  douta  que  le  menteur  ne  fût  Galonné. 
Il  y  eut  un  toile/  véhément  contre  lui,  un  cri  uni- 
versel pour  Necker.  L'effroi  fut'  dans  Versailles. 
Quelqu'un  osa  insinuer  qu'il  y  aurait  prudence  à 
envoyer  les  Polignac  à  Londres.  Quelqu'un  ouvrit 
l'avis   de   se   saisir  de  Necker  et  de  le  bâillonner. 


CALONNE.  —COMÉDIE   DES  NOTABLES  337 

Comment?  en  le  faisant  ministre.  On  sentait  qu'à 
propos  de  sa  défense  personnelle  il  récriminerait, 
démontrerait  les  hontes  de  Galonné,  du  roi,  de  la 
Cour. 

Des  complices  de  Calonne,  les  premiers  à  coup  sur 
étaient  les  princes  qui  lui  vendirent  sa  place  et  en 
tirèrent  des  sommes  épouvantables  (Augeard).  En 
faisant  Monsieur,  d'Artois  et  Condé  présidents  des 
Notables,  Calonne  avait  bien  droit  de  croire  qu'il 
avait  là  de  solides  compères  qui  plaideraient,  men- 
tiraient pour  lui.  Mais  ayant  tant  reçu,  se  sentant  si 
véreux,  ils  furent  sous  la  panique.  Ils  cherchèrent 
un  abri,  la  popularité.  Des  Notables  disaient  que 
l'ordre  populaire  devait  avoir  autant  de  délégués  que 
les  deux  autres  réunis.  Monsieur  et  le  comte  d'Artois 
le  dirent  et  dirent  bien  plus  :  que  les  deux  ordres 
privilégiés  ne   devaient  avoir  que  le  tiers  des  voix  ! 

Mais  Monsieur  enfonça  dans  le  cœur  de  Galonné 
un  coup  plus  direct...  Tu  quoque,  mi  flli  /...  Il  dit 
qu'avant  d'examiner  l'impôt  nouveau,  il  faut  juger 
l'ancien  et  regarder  les  comptes. 

Simple  menace.  S'il  osa  dire  cela,  c'est  qu'il  était 
bien  sûr  que  le  roi,  que  Calonne  n'oseraient  exposer 
ce  fumier.  Réellement  le  roi  avait  peur.  Il  renia  son 
fripon  de  ministre,  l'accusa,  se  mit  en  fureur.  Il 
invectiva  violemment  «  contre  ce  coquin  de  Galonné, 
qu'il  aurait  dû  faire  pendre  !  »  Il  saisit  une  chaise,  la 
maltraita,  brisa,  extermina. 

Les  évêques ,  voyant  que  le  roi  môme  enfonçait 
son  ministre,  le  poussèrent  vivement.  «  Nul  impôt, 

t.  xvi.  22 


338  HISTOIRE    DE    FRANCE 

lui  dirent-ils,  que  par  les  États  généraux.  »  Sorte 
d'appel  au  peuple .  Galonné  y  répondit  par  un 
semblable  appel.  Il  imprima  ses  plans,  il  donna  à 
grand  bruit  l'exposé  des  bienfaits  que  les  Notables 
repoussaient.  Manifeste  de  guerre  que  durent  lire 
partout  les  curés.  Deux  ans  plus  tard,  c'eût  été  un 
tocsin.  Mais  rien  encore  n'est  éveillé. 

D'autre  part,  il  rappelle  de  Berlin  son  dogue  de 
combat,  Mirabeau,  pour  lui  faire  mordre  Necker, 
comme  il  a  mordu  Beaumarchais.  Mirabeau,  sans 
scrupule,  usa  d'un  véhément  pamphlet  qu'il  avait 
fait  jadis  contre  Calonne,  biffa  Calonne  et  mit 
Necker  à  la  place.  Très  mauvaise  action.  Il  ne  tenait 
nul  compte  dans  ce  livre  de  ce  qui  excusait  les 
grands  emprunts  de  Necker  (la  guerre),  cle  ce  qui 
condamnait  les  emprunts  de  Galonné  (la  paix).  Le 
livre  réussit  par-dessus  les  nuées.  Le  roi  en  fut 
ravi  (Mir.,  Mém.,  IV,  404),  croyant  Necker  tué  pour 
toujours. 

Galonné  y  gagna  peu.  Son  improbité  le  coulait. 
On  sentait  trop  que  même  les  plus  belles  réformes, 
dans  une  telle  bouche,  étaient  un  leurre.  On  n'eût 
rien  accepté  cle  lui.  On  sentit  qu'il  fallait  à  tout 
prix  purger  le  terrain.  On  le  mit  sur  un  point  qui 
eût  commencé  son  procès  :  les  échanges  qu'il  avait 
faits  au  préjudice  du  domaine.  L'accusation,  dressée, 
fut  signée  :  La  Fayette. 

Le  roi,  travaillé  fortement  contre  Galonné  par  la 
reine  et  Miromesnil,  reçut  et  lui  montra  avec  sévé- 
rité une  pièce  qui  prouvait  son  mensonge.  Joly,  le 


GALONNE,  —  COMÉDIE   DES   NOTABLES  339 

successeur  de  Necker,  témoignait  qu'en  effet  Nec- 
ker,  partant  en  81,  avait  fait  les  fonds  de  l'année. 
Galonné,  au  lieu  de  se  défendre,  attaque  et  récri- 
mine. Il  accuse  Miromesnil  d'agir  contre  le  ministère. 
«  Quel  succès  espérer,  si  l'on  n'agit  d'ensemble, 
si  l'on  n'assure  l'unité  du  pouvoir?...  »  Gela  frappe 
le  roi...  Mais  qui  pourrait -on  mettre  à  la  place  de 
Miromesnil?  Galonné  désigna  Lamoignon. 

Il  ne  s'en  tint  pas  là  :  voyant  le  roi  facile,  il 
saisit  l'occasion,  dit  qu'on  n'obtiendrait  pas  cette 
unité  sans  renvoyer  aussi  Breteuil. 

Breteuil!  proposition  hardie.  C'était  toucher  la  reine 
même.  Breteuil,  c'était  l'Autriche,  c'était  l'homme 
de  la  famille  adopté  de  Marie -Thérèse.  Le  roi 
devint  rêveur;  il  ne  refusa  pas,  mais  dit  qu'il  fallait 
en  parler  à  la  reine. 

L'orage  fut  plus  grand  qu'il  ne  prévoyait  même. 
Au  premier  mot,  elle  bondit,  s'étonna,  s'emporta 
épouvantablement ,  invectiva  contre  Galonné.  Le  roi 
lui  parlant  d'unité,  elle  dit  que  le  vrai  moyen  de 
l'établir,  c'était  de  chasser  ce  Galonné  qui  avait  tout 
gâté  par  son  assemblée  des  Notables.  Le  roi  restait 
muet;  l'excès  de  la  colère  tourna  en  déluge  de 
larmes.  Elle  avait  perdu  un  enfant.  Elle  craignait 
de  perdre  le  Dauphin,  qui  maigrissait,  se  déformait 
[Arneth).  Tout  l'accablait  dans  la  famille!  et  on  lui 
enlèverait  son  plus  cher  serviteur!... 

Le  roi  est  interdit,  accablé,  n'ose  répliquer.  Venu 
pour  renvoyer  Breteuil,  il  signe  sans  mot  dire  le 
renvoi   de  Galonné  (7  avril). 


340  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Comment  le  remplacer?  Plusieurs  proposaient  Nec- 
ker;  mais  le  roi  justement  venait  de  l'exiler,  pour 
avoir  publié  sa  réponse  à  Galonné.  La  reine  pro- 
posait Loménie  de  Brienne,  un  homme  antipa- 
thique au  roi  (créature  de  celui  qu'il  haït  tant, 
Choiseul!),  un  prêtre  galantin,  frétillant,  malgré 
l'âge,  dans  les  salons,  l'intrigue,  et  se  mêlant  de 
tout,  —  de  plus  (comble  d'horreur!)  fort  impu- 
demment philosophe,  affichant  le  matérialisme.  On 
avait  osé  en  parler  pour  l'archevêché  de  Paris,  et 
le  roi  avait  dit  ce  mot  amer  qui  paraissait  devoir 
l'éloigner  pour  toujours  :  «  Mais  ne  faudrait-il  pas 
au  moins  qu'un  archevêque  de  Paris  crût  en  Dieu  ?  » 

Faible  sur  tout  le  reste,  le  roi  sur  cette  corde, 
semblait  fort  arrêté,  ne  pouvoir  changer  guère.  Ici, 
chose  imprévue,  il  mollit,  immola  sa  foi,  sa  conscience 
chrétienne,  et  pour  ministre  il  prit  le  prêtre  athée. 
«  On  le  veut,  mais,  dit-il,  on  s'en  repentira.  »  Son 
accablement  fut  extrême,  profond  son  découra- 
gement. 


LA  REINE  ET  BRIENNE  341 


CHAPITRE    XXI 

La  reine  et  Brienne.  —  Fcra-t-on  la  banqueroute?  (1787.) 


La  reine,  toute  sa  vie,  fidèle  à  sa  famille,  dès 
octobre  83,  voulait  nommer  Brienne,  agréable  à 
l'Autriche,  créature  de  Choiseul,  ami  de  Vermond  et 
Mercy.  La  Polignac,  d'accord  avec  d'Artois,  l'obligea 
de  subir  Calonne. 

L'avènement  de  Brienne  était  une  défaite  pour 
la  société  de  Trianon,  un  affranchissement  pour  la 
reine.  Elle  avait  pu  enfin  rompre  ses  habitudes, 
reconquérir  son  cœur.  Sa  longue  servitude  de  dix 
ans  finissait.  Nul  avis  de  sa  mère,  nulle  risée  du 
public,  nulle  froideur,  nul  orage,  nulle  humiliation 
n'y  avaient  réussi.  Il  y  fallut  le  temps,  et  que 
l'amie  vieillît.  Il  y  fallut  la  très  amère  expérience 
que  la  reine  eut  des  Polignac.  Quand  elle  rompit 
avec  Galonné,  quand  il  lui  fit  sous  main  une 
guerre  si  atroce,  ils  restèrent  avec  lui,  infidèles 
à  la  reine,  et  fidèles  à  la  caisse. 


342  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Elle  prit  sa  revanche  au  1er  mai.  Faisant  Brienne 
chef  des  finances,  elle  dit  fièrement  devant  toute 
la  Cour  :  «  Ne  vous  y  trompez  pas,  messieurs,  c'est 
un  premier  ministre.  » 

Le  divorce  éclata  au  point  le  plus  sensible,  au 
sujet  de  Vaudreuil,  cet  ami  de  la  bien-aimée,  tyran 
de  Trianon,  le  bruyant,  l'emporté,  le  fougueux 
personnage  dont  on  redoutait  les  colères,  et  dont 
le  caractère  malheureusement  donnait  le  ton.  Il 
venait  de  tirer  un  million  de  Calonne  pour  je  ne 
sais  quel  bien  de  Saint-Domingue.  Mais  cela  n'était 
rien.  Il  exigeait  encore  que  le  roi  lui  payât  ses 
dettes.  Pour  la  première  fois  la  reine  eut  l'intré- 
pidité de  dire  «  Non  »,  ou  de  le  faire  dire.  Le  furieux 
créole,  fait  à  être  obéi,  considéra  cela  comme  une 
révolte,  et  passa  droit  à  l'ennemi,  je  veux  dire 
à  Galonné,  à  l'atroce  cabale  des  premiers  émigrés, 
si  cruels  pour  la  reine,  qui  voulaient  l'enfermer, 
la  voiler,  la  raser.  Ils  étaient  sa  terreur  plus  que 
la  Terreur  même,  au  point  qu'elle  aima  mieux  se 
perdre  que  de  tomber  vivante  dans  leurs  mains. 

Il  semble  qu'en  87,  elle  ait  eu  un  bon  mouvement, 
un  élan  de  fierté,  un  souvenir  de  Marie -Thérèse. 
C'était  tard.  Après  le  collier,  un  tel  déchaînement, 
chansonnée,  déconsidérée,  elle  hasardait  beaucoup 
à  prendre  le  pouvoir.  Deux  ans  entiers,  elle  avait 
défrayé  les  conversations  des  cafés.  La  d'Arnoult, 
la  Duthé,  la  Contât,  étaient  oubliées.  On  ne  parlait 
que  de  la  reine.  Versailles  avait  été  plus  amer 
encore    que    Paris.   Mesdames   avaient   dit   un   mot 


LA    REINE   ET  BRIENNE  343 

dur  (prophétique  pour  le  destin  du  roi)  :  «  Elle 
serait  mieux  sur  terre  d'Autriche.  »  Mainte  fois, 
Madame  Louise,  la  violente  religieuse,  s'était  jetée 
aux  pieds  du  roi  pour  qu'il  lui  fit  faire  pénitence, 
la  mit  un  peu  au  Yal-de-Gràce. 

Les  meilleurs  serviteurs  du  roi  croyaient  eux- 
mêmes  qu'aimé  comme  il  était  encore,  il  lui  serait 
toujours  possible  de  remonter  en  se  séparant  de  la 
reine.  Lui  seul  la  défendait,  et  pouvait  la  sauve- 
garder. Et,  juste  à  ce  moment,  elle  éclipse  le  roi, 
seule  occupe  hardiment  la  scène.  Ses  amis  en  trem- 
blaient, et  Besenval  lui-même  lui  dit  qu'on  l'accusait 
d'annuler  trop  le  roi. 

Brienne  était-il  l'homme  de  poids  et  d'apparence 
derrière  qui  elle  put  agir?  Nullement.  Il  était  trans- 
parent. Derrière,  on  voyait  trop  la  reine.  Petit 
prêtre  vieillot,  sous  sa  jolie  figure  de  femme  usée, 
faiblet,  poitrinaire,  il  n'exprimait  que  l'impuissance. 
Son  talent,  disait-on,  était  la  comédie  qu'il  jouait 
à  huis  clos.  Tout  était  faux  en  lui.  Il  prenait  tous 
les  masques,  moins  par  hypocrisie  que  par  indé- 
cision. Jésuite  et  philosophe,  créature  de  Ghoiseul, 
il  n'en  jouait  pas  moins  le  disciple  de  Turgot, 
il  jouait  l'administrateur  dans  son  archevêché  de 
Toulouse.  Aux  Notables  contre  Galonné,  il  joua  le 
chef  de  parti.  Il  arrive  fini  au  ministère.  A  cette 
femme  il  faudra  un  homme.  Et  cet  homme  sera-ce 
la  reine? 

Elle  avait  du  courage  et  des  moments  de  volonté. 
Mais  quel  défaut  de  suite!  quelle  profonde  ignorance 


344  HISTOIRE    DE    FRANCE 

de  la  situation!  Quelle  empreinte  funeste  (de  vingt 
ans  à  trente  ans)  elle  reçut  de  ses  Polignac,  Diane, 
Yaudreuil,  etc.,  esprits  faux,  violents,  insolents, 
provoquants,  et  de  la  petite  cour  militaire  du  comte 
d'Artois!  Ses  nouveaux  conducteurs,  Mercy,  Ver- 
mond,  Breteuil,  plus  vieux,  n'en  étaient  pas  plus 
graves.  Elle-même  incapable  de  juger  entre  deux 
avis.  Telle  son  frère  la  dépeint  vers  1778,  frivole 
et  étourdie,  telle  Besenval  la  trouve  dix  ans  après, 
absolument  la  même,  ne  lisant  point,  ne  réflé- 
chissant point,  incapable  de  conversation  suivie. 

Elle  était  fort  bizarre,  en  certains  points  baroque, 
sans  souci  de  l'opinion.  Au  moment  où  elle  entre 
au  pouvoir,  devient  vrai  roi  de  France,  et  devrait 
se  montrer  Française,  elle  rappelle  qu'elle  est  Autri- 
chienne, elle  prend  un  maître  d'allemand.  (Campan.) 

Le  coup  pour  l'achever,  c'était  qu'elle  se  fit 
Anglaise,  qu'elle  eût  un  favori  anglais.  L'adroite  et 
dépravée  Diane,  pour  la  tenir  encore  par  un  fil  chez 
les  Polignac,  attira  et  fixa  chez  eux  le  bel  Anglais 
Dorset,  qui  (routine  grossière,  connue  de  la  diplo- 
matie) faisait  l'admirateur  et  quasi  l'amoureux. 

Dès  la  guerre  d'Amérique,  quand  la  France  parut 
de  cœur  américaine,  la  reine  avait  aimé  et  favorisé 
les  Anglais.  Mais  prendre  le  moment  du  traité  qui 
nous  inonda  de  leurs  produits  et  tua  nos  fabriques, 
le  moment  où  l'on  fit  Cherbourg,  prendre  ce  moment, 
dis-je,  pour  traîner  partout  ce  Dorset,  écouter  ce 
vain  badinage  (qui  menait  cependant  à  une  très 
réelle   influence),    il   semblait    que   ce    fût    vouloir 


LA   REINE   ET  BRIENNE  3i:, 

braver  la  France,  vouloir  exaspérer,  ulcérer  la  haine 
publique. 

Agent  de  la  vengeance  anglaise,  ce  cruel  Lovelace, 
en  1790,  se  démasqua  contre  la  reine,  l'un  des 
premiers  lui  mit  la  corde  au  cou.  Ce  qu'on  a  dit 
de  ses  sourdes  menées  pour  brouiller  tout  et  pousser 
à  la  crise,  n'est  que  trop  vraisemblable.  Il  n'y  aida 
pas  peu  en  se  chargeant  (lui  étranger!)  d'insulter, 
pour  la  reine,  le  duc  d'Orléans;  il  le  lui  rendit 
implacable.  En  1787,  il  réussit  à  faire  faire  à  la 
reine,  alors  toute -puissante,  une  chose  funeste: 
l'abandon  de  la  Hollande,  à  qui  la  France  devait 
protection'.  Quand  l'Angleterre  payait  les  émeutes 
orangistes  pour  y  tuer  la  République  et  l'influence 
française,  elle  écrit  :  «  Que  nous  font  ces  gens-là? 
Et  qu'importe  qu'ils  se  battent  entre  eux?  »  (Arneth., 
Jos.,  108.) 

La  calomnie  aida.  La  femme  du  stathouder, 
sœur  de  roi,  veut  son  mari  roi.  Pour  décider  son 
frère  le  roi  de  Prusse  à  l'aider  dans  ce  crime,  elle 
emploie  la  ruse  grossière  de  dire  qu'elle  a  été  arrêtée, 
insultée.  Ce  frère  voudrait  agir.  Galonné  et  Ségur, 
nos  ministres,  ne  peuvent  manquer  à  la  Hollande. 
Galonné  fait  les  fonds  d'un  camp  qui  sera  à  Givet. 
Démonstration  peu  dangereuse.  La  Prusse  n'aurait 
pas  fait  un  pas.  Mais  dès  que  la  reine  est  maîtresse, 
plus  de  camp.  «  L argent  manque.  »  Fausse  et  menteuse 
excuse.  Ségur  ne  demandait  que  deux  millions.  Est-ce 
que  la  Hollande,  si  riche  en  numéraire,  la  Hollande 
qui   va   s'inonder  (noyer   cinq   cents  millions   peut- 


346  HISTOIRE    DE    FRANCE 

être)  n'eût  pas  été  heureuse  d'avancer  deux  millions 
qui  lui  eussent  sauvé  ce  naufrage? 

Dorset  en  septembre  put  rire.  La  catastrophe  eut 
lieu.  La  Hollande  en  vain  s'inonda.  Les  Prussiens 
entrèrent,  vinrent  soutenir  la  canaille  payée  du 
stathouder.  Une  atroce  anarchie  fonda  le  despo- 
tisme. Ce  beau  pays  (si  sage)  de  l'ordre  et  des 
mœurs  graves  fut,  par  son  premier  magistrat,  le 
stathouder,  mis  à  sac,  livré  aux  brigands.  Il  les 
lâcha  dans  ces  riches  villes,  pillées  de  fond  en 
comble.  Le  ministre  anglais  à  La  Haye,  Harris,  et 
Dorset  à  Versailles  arrivèrent  ainsi  à  leur  but.  Ils 
perdirent  la  Hollande,  déshonorèrent  la  France.  En 
janvier,  le  stathouder  s'inféode  à  ses  maîtres,  le 
Prussien,  l'Anglais.  La  Hollande  sombre  pour  tou- 
jours.  —   «   La  France   aussi  !  »   s'écria  Joseph  IL 

Des  villes  entières  de  Hollande  émigrèrent,  des 
populations  de  la  classe  riche,  intelligente,  active. 
Excellent  élément  qui,  quelque  part  qu'il  vînt,  appor- 
tait le  bien-être,  qui,  autrefois,  avait  créé  Berlin,  et 
qui,  en  Angleterre,  a  tellement  augmenté  chez  ce 
peuple  les  qualités  moyennes  (qu'il  n'avait  nullement, 
ni  chez  les  Cavaliers,  ni  chez  les  Puritains).  Ces  pau- 
vres Hollandais,  justement  indignés  contre  la  Prusse 
et  l'Angleterre,  amies  de  leur  tyran,  venaient  cher- 
cher abri  en  France.  Les  ayant  protégés  si  mal  dans 
leur  pays,  on  aurait  dû  ici  les  accueillir,  les  bien 
établir  à  tout  prix.  Dumouriez,  alors  à  Cherbourg, 
proposait  de  leur  faire  près  de  là  une  Hollande  sur 
des   terrains   disputés  par   la   mer,   qu'ils    auraient 


LA   REINE   ET   BRIENNE  347 

exploites  avec  leurs  propres  capitaux,  de  leur  faire 
une  ville  qu'on  eût  nommée  Batavia.  On  n'eût  fait 
là  que  son  devoir,  une  légitime  expiation.  On  pouvait 
croire  que  Louis  XVI,  qui  connaissait  les  lieux,  et  qui 
aimait  Cherbourg,  on  devait  croire  surtout  que  la 
reine  et  Brienne,  réellement  coupables  de  l'abandon 
de  la  Hollande,  feraient  cette  bonne  œuvre  si  utile 
et  qui  eût  attiré  de  plus  en  plus  les  émigrés.  On  ne 
fît  rien,  on  ne  voulut  rien. 

Revenons  en  avril.  Brienne,  tant  aimé  des  Notables, 
leur  chef  contre  Galonné,  n'y  échoue  pas  moins  tout 
à  plat.  En  vain  il  leur  livre  les  comptes,  promet  l'éco- 
nomie de  quarante  millions,  en  vain  s'appuie  du  bon 
Malesherbes  qui  se  laisse  mettre  au  ministère.  La  seule 
ombre  de  l'égalité,  de  suppression  de  privilège,  les 
glace.  Au  premier  mot  de  subvention,  d'emprunt,  ils 
ne  savent  que  dire;  ils  n'ont  pas  d'instructions  de 
leurs  provinces.  Tels  lancent  le  grand  mot  :  «  Aux 
États  généraux  seuls  il  appartient  de  décider.  »  L'As- 
semblée, en  définitive,  se  croit  incompétente,  dit  que, 
pour  tout  impôt,  elle  s'en  remet  à  la  sagesse  du  roi. 

Autrement  dit,  avec  respect,  elle  le  laisse  dans  le 
bourbier,  devant  les  Parlements  irrités  plus  qu'avant, 
ou  devant  l'inconnu,  les  États  généraux. 

Brienne,  il  est  vrai,  pouvait  croire  que  ces  États 
apparaissaient  redoutables  au  Parlement,  autant  et 
plus  qu'à  lui,  et  qu'il  aimerait  mieux  mollir  que  de 
laisser  venir  son  grand  successeur  légitime,  l'assem- 
blée de  la  Nation.  Comment  le  Parlement,  ce  corps 
judiciaire,  s'était-il  élevé  à  une  telle  importance  poli- 


348  HISTOIRE    DE    FRANCE 

tique?  En  usurpant  le  rôle  des  États  généraux,  en 
parlant  à  leur  place,  en  se  constituant  lui-même  ce 
qu'ils  étaient  :  la  voix  du  peuple.  Le  Roi,  le  Clergé, 
la  Noblesse,  avaient  toujours  primé  dans  ces  États  : 
qu'avaient-ils  à  en  craindre  ?  Mais  on  voyait  fort  bien 
que,  les  États  venant,  le  Parlement  allait  se  retrouver 
obscur,  subalterne,  rentrer  dans  la  poudre  des  greffes, 
renvoyé  à  ses  sacs,  ses  dossiers,  ses  procès.  C'était  le 
Parlement  surtout  que  menaçait  ce  cri  universel  :  Les 
États  généraux! 

S'il  suivait  sa  vraie  politique,  sa  voie  était  toute 
tracée  :  lutter  modérément,  et  ne  pas  trop  pousser  le 
ministère.  C'est  ce  qu'il  fit  d'abord.  Il  enregistra  les 
édits  sur  les  grains,  la  corvée,  les  assemblées  provin- 
ciales. Pour  la  Subvention,  Brienne  avait  à  craindre; 
il  présenta  plutôt  un  édit  sur  le  timbre.  Là  commença 
la  résistance.  Le  Parlement  imita  les  Notables,  et  vou- 
lut avant  tout  qu'on  lui  montrât  les  comptes.  Les  lui 
livrer,  c'était  le  faire  assemblée  souveraine,  à  l'égal 
des  États.  On  refuse  (7  juillet).  Et  alors,  élevé  par  la 
lutte,  emporté,  entraîné,  le  Parlement  donne  un  spec- 
tacle inattendu.  Ce  corps,  jusque-là  si  tenace  à 
défendre  ses  droits,  vrais  ou  faux,  tout  à  coup  s'im- 
mole et  s'oublie,  abdique  brusquement  sa  tradition  de 
trois  cents  ans.  Toutes  ces  prétentions  qui  lui  étaient 
si  chères,  il  les  met  sous  ses  pieds.  Lui  aussi  il 
appelle...  les  États  généraux  ! 

Le  Parlement  fut  lui-même  surpris  d'un  si  beau 
mouvement,  aveugle  et  désintéressé,  du  pas  immense 
qu'il  avait  fait  d'élan.  Il  avança,  recula,  avança. 


LA   REINE   ET  BR1ENNE  349 

Le  roi  double  l'orage,  au  lieu  de  le  calmer.  Au 
Timbre  qu'on  refuse,  il  ajoute  la  Subvention,  l'envoie 
au  Parlement.  Le  6  août,  en  Lit  de  justice,  il  fait 
enregistrer  les  impôts  refusés,  il  déclare  qu'il  est  seul 
administrateur  du  royaume,  qu'à  lui  seul  appartient 
d'appeler,  quand  il  veut,  les  États  généraux. 

Le  Parlement  alors,  justement  irrité,  se  souvenant 
de  son  métier  de  juge,  tire  l'épéc  de  justice.  Il  ne  peut, 
dit-il,  conniver  au  vol,  à  la  déprédation.  La  dépréda- 
tion, c'est  Galonné.  Adrien  Duport  le  dénonce,  et 
l'accusation  est  reçue  (10  août).  Calonne  se  garde 
bien  de  venir  ;  il  s'enfuit  de  France.  La  Cour  est 
alarmée.  Elle  publie  enfin  (si  tard!)  l'économie  qu'on 
fait  sur  la  maison  royale1.  Elle  allègue  (si  tard!  et 
quand  il  n'est  plus  temps)  l'affaire  de  la  Hollande, 
les  dépenses  qu'elle  exigerait.  Le  Parlement  est 
sourd,  défend  expressément  de  percevoir  l'impôt. 

Le  15  août,  les  Parlementaires  apprennent,  non  pas 
qu'on  les  exile,  mais  qu'ils  continueront  à  Troyes 
d'exercer  leurs  fonctions.  Brienne  concentre  le  pou- 
voir, se  fait  premier  ministre,  donne  à  son  frère  la 

1.  La  Maison  de  la  Reine,  plus  splendide  que  celle  du  roi,  coûtait  4  millions 
700.000  livres.  (Voy.  le  budget  de  1785,  État  de  la  France  en  89,  par  Boi- 
teau,  p.  412.)  Ajoutez-y  les  pensions  de  certains  amis  personnels  :  Dillon, 
160.000;  Ferscn,  150.000;  Coigny,  1  million  par  an.  {Ibidem,  p.  355,  d'après 
le  Recueil  des  pensions,  imprimé  en  90  à  l'encre  rouge.)  Coigny  avait  de 
plus  la  Petite  Écurie,  qu'on  supprima  ;  il  y  perdit  100.000  livres  de  rentes. 
—  La  reine  réduisit  1  million  sur  sa  Maison.  Le  roi  en  fit  autant  sur  ses 
gardes,  ses  chasses,  etc.  Cette  reforme  pénible  traîna  fort,  n'arriva  qu'au 
11  août;  l'effet  fut  manqué.  —  La  reine  imaginait  qu'une  si  noble  société 
prendrait  bien  tout  cela.  Le  contraire  arriva,  Coigny  lit  une  scène  .épouvan- 
table au  roi  et  lui  lava  la  tète.  Tous  parlaient,  clabaudaient.  Bcscnval,  assez 
durement,  dit  à  la  reine  :  «  Il  est  affreux  de  vivre  dans  un  pays  où  on  n'est 
sûr  de  rien.  Cela  ne  se  voit  qu'en  Turquie.  »  (II,  256.) 


350  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Guerre,  et  des  hommes  à  lui  prennent  la  Marine  et  les 
Finances.  Castries,  Ségur  s'en  vont,  et,  avec  eux,  la 
considération  du  ministère. 

Brienne  est  au  plus  haut,  mais  très  parfaitement 
délaissé,  solitaire.  Tout  court  à  Troyes.  Parlements  de 
provinces,  tribunaux  inférieurs,  les  grandes  Compa- 
gnies (Aides  et  Comptes),  tout  se  déclare  pour  Troyes. 
Un  immense  concert  s'établit  sur  ce  mot  :  Les  États 
généraux  ! 

Les  procès  suspendus  et  l'interruption  des  affaires 
irritaient  fort  Paris.  Le  monde  du  Palais,  les  clercs,  le 
petit  peuple  s'agitaient.  Le  ministre  fit  des  avances  au 
Parlement.  Une  dame  fut  son  médiateur  auprès  du 
premier  président.  Il  mollissait,  offrait  de  substituer  à 
la  Subvention  deux  vingtièmes,  et  pour  cinq  années 
seulement.  Donc,  pas  d'impôt  perpétuel,  pas  d'emprunt, 
si  l'on  n'a  guerre. 

Point  d'emprunt!  En  leurrant  le  Parlement  de  ce 
mensonge,  Brienne  l'apprivoise  et  le  rappelle  ici. 
Grande  joie  dans  Paris.  On  brûle  Calonne  et  Polignac. 
On  crie  :  «  Les  États  généraux!  »  Brienne  espérait  bien 
profiter  de  ce  cri,  de  ce  grand  désir  populaire.  Il  médi- 
tait un  coup.  En  septembre  et  octobre,  dans  toutes 
les  vacances,  il  tâta,  travailla  le  Parlement,  et,  en 
novembre,  il  crut  le  mettre  dans  le  sac. 

Ce  corps,  fort  divisé,  par  cela  même  offrait  des 
prises.  L'élément  janséniste,  sans  y  être  amorti,  y 
était  faible  en  nombre.  L'élément  des  rêveurs  (d'un 
d'Espreménil,  par  exemple)  qui  voulaient  restaurer 
les  libertés  du  Moyen- âge,  les  libertés  privilégiées, 


LÀ   REINE   ET    BRIENNE  351 

y  était  assez  fort.  Enfin,  sous  Adrien  Duport,  le  futur 
créateur  de  la  Société  Jacobine,  l'élément  révolution- 
naire se  groupait,  ardent  et  actif.  Tous  voulaient, 
demandaient  les  États  généraux,  en  plaçant  sous  ce 
mot  des  idées  différentes  :  les  premiers  y  voyaient  la 
machine  gothique  dont  se  jouerait  la  monarchie;  les 
derniers  comptaient  bien  y  trouver  un  levier  qui  la 
démolît,  et  permît  de  la  refaire  de  fond  en  comble. 

La  Fayette  les  avait  demandés  pour  92.  Ce  fut  une 
lueur  pour  Brienne.  Dans  un  délai  si  long,  il  dit 
comme  le  fabuliste  :  «  D'ici  Là,  le  roi,  l'âne  ou  moi, 
nous  mourrons.  »  Quel  danger  de  promettre?  Avec  ce 
vœu  ardent,  cette  passion  devenue  (par  le  refus)  si 
violente,  on  pouvait  enchérir,  mettre  très  haut  le  prix 
des  États  généraux  et  les  vendre  très  cher.  La  masse 
et  les  meneurs  eux-mêmes  s'en  vont  mordre  à  l'appât, 
ne  croyant  pas  pouvoir  payer  trop  ces  États  par  qui  la 
France  enfin  doit  se  reconquérir.  On  ne  peut  marchan- 
der la  rançon  de  la  France. 

Combien?  cinq  cents  millions?  Gela  effrayerait  trop. 
Divisons  :  cent  vingt  d'abord  pour  1788,  quatre-vingt- 
dix  pour  1789,  et  toujours  en  diminuant.  Au  total,  pour 
cinq  ans  quatre  cent  vingt  millions  ! 

Mais  pour  avoir  le  temps,  le  calme,  pour  bien  pré- 
parer les  États,  le  tout  sera  voté  en  une  fois! 

Proposition  étrange,  étonnante!  Brienne,  n'ayant  pu 
obtenir  peu,  demandait  hardiment  beaucoup,  infini- 
ment, la  somme  énorme  et  folle  qui  l'aurait  rendu 
maître.  Au  roi  et  à  la  reine  alarmés  il  disait 
qu'ayant  palpé  l'argent,  on  serait  bien  à  l'aise  d'où- 


352  HISTOIRE    DE    FRANCE 

blier  sa  parole,  de  donner  les  États  ou  de  les  éluder. 

Avec  ce  leurre  lointain  et  vain  probablement, 
Brienne  offrait  un  autre  leurre,  V émancipation  protes- 
tante, tant  demandée  des  philosophes.  Le  roi  l'a  refu- 
sée deux  fois  aux  Parlements.  Il  l'accorde  ici,  menson- 
gère, même  effrayante  aux  protestants.  Le  curé  aura 
leur  registre.  Leurs  naissances,  morts  et  mariages, 
jusque-là  inconnus,  et  libres  au  désert,  seront  enre- 
gistrés par  le  curé,  leur  ennemi. 

Avec  ces  deux  mensonges  si  grossiers,  on  parvint 
pourtant  à  éblouir,  à  fasciner  des  hommes  ardents, 
crédules  par  l'excès  du  désir.  On  accuse  la  Révolution 
d'avoir  été  trop  défiante.  Mon  Dieu  !  qu'il  y  fallut  du 
temps  !  combien  de  dures  expériences  !  Qu'ils  étaient 
jeunes  alors,  crédules,  ces  redoutés  meneurs!  On 
assure  que  Duport,  Duport  qui  tout  à  l'heure  créera 
les  Jacobins,  s'était  laissé  duper  par  ces  facéties  de 
Brienne,  et  qu'avec  ses  amis  il  eût  donné  dans  le 
panneau. 

Ce  qui  prouve  pourtant  qu'on  n'était  sûr  de  rien, 
c'est  que,  pour  emporter  la  chose,  on  prenait  un 
moment  vraiment  honteux,  furtif,  ces  premiers  jours 
de  la  rentrée  où  le  Parlement  incomplet  a  nombre  de 
ses  membres  encore  à  la  vendange,  à  leurs  affaires 
rurales.  On  ne  rougissait  pas  d'apporter  à  la  salle  vide 
encore  et  aux  bancs  déserts  la  grande  affaire  d'argent 
qu'on  voulait  escroquer. 

Un  pareil  filoutage  aurait  eu  besoin  du  secret.  Mais 
on  avait  tâté  beaucoup  de  gens  qui  ne  furent  pas 
discrets.   Le  coup   était  pour  le  19.  Le  10  et  le  18, 


LA   REINE  ET   BRIENNE  353 

certaines  lettres,  fort  vives  et  menaçantes,  purent  faire 
songer  le  Parlement. 

Grande  initiative.  Mirabeau  qui  la  prit,  avait  bien 
des  raisons  d'hésiter,  de  se  taire.  Revenu  de  Berlin, 
alors  fort  misérable,  ayant  Nehra  malade  (il  le  devint 
lui-même  en  la  soignant),  il  eût  voulu  pouvoir  se  pla- 
cer au  loin  dans  la  diplomatie,  mais  nullement  écrire 
pour  un  ministère  qui  sombrait.  Les  10  et  18  novembre, 
voyant  le  tour  ignoble  qu'on  arrangeait,  il  en  fut  indi- 
gné, sa  grandeur  naturelle  se  réveilla.  Par  deux  lettres 
terribles,  il  menaça,  il  avertit.  En  voici  à  peu  près  le 
sens  : 

1°  Les  États  généraux,  qu'on  le  veuille  ou  non,  vont 
venir.  Fait  certain  et  fatal  :  ils  arrivent  pour  89. 

2°  Voter  cinq  cents  millions  sur  un  mot  captieux 
qui  remet  à  cinq  ans  les  Etats,  c'est  d'un  malhonnête 
homme.  C'est  chose  périlleuse  pour  la  magistrature. 
On  jugera  fort  mal  ce  pacte  de  la  Cour  avec  le  Par- 
lement; on  dira  qu'ils  s'entendent  pour  gouverner 
ensemble  et  pour  se  passer  de  la  France. 

3°  Le  projet  n'aura  pour  lui  qu'une  minorité  hon- 
teuse. On  ne  peut  expliquer  l'audace  de  Brienne  qu'en 
supposant  qu'il  veut  un  prétexte  pour  la  banqueroute. 

4°  Mais  que  pourra-t-il  ?  Rien.  Il  ne  peut  même  la 
banqueroute.  Proscrira-t-il  ?  Moyens  d'un  autre  temps  ! 
Piichelieu  y  serait,  que  le  siècle  n'est  plus  à  cela.  Va- 
t-il  entrer  en  guerre  contre  la  nation?  un  tel  procès 
serait  bientôt  jugé. 

Il  ne  peut  rien,  ne  fera  rien,  que  reculer,  tomber, 
périr.  (Mir.,  Mém.,  IV,  459-465.) 

t.  xvi.  23 


354  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Dans  de  pareils  moments,  prophétiser,  c'est  faire 
déterminer  l'événement.  Le  Parlement  dut  y  bien 
regarder.  On  soulevait  son  masque  populaire,  qui 
tenait  mal  à  son  visage.  Il  avait  laissé  voir  déjà  à  ses 
adorateurs  qu'il  était  fort  peu  digne  de  leur  idolâtrie, 
contraire  à  leurs  pensées  d'égalité  d'impôt,  et  défen- 
seur du  privilège.  Qu'il  votât  pour  Brienne,  il  se  pré- 
cipitait, il  roulait  du  ciel  au  ruisseau. 

D'autre  part,  Mirabeau  avait  percé  les  murs.  Il  avait 
très  bien  vu,  comme  s'il  eût  été  au  fond  de  Trianon, 
que  derrière  lui  Brienne  avait  un  parti  violent,  la 
petite  cour  militaire  d'Artois  et  de  la  reine,  qui  mépri- 
sait ces  ruses,  vantait  la  banqueroute,  se  croyait  assez 
fort  pour  payer  en  coups  de  bâton. 

La  surprise  attendue  fut  tentée  le  19.  Le  roi  tient 
brusquement  une  séance  royale.  Ce  n'est  pas  un  Lit 
de  justice.  Nul  appareil  n'indique  que  rien  soit  imposé, 
forcé.  Le  débat  est  ouvert.  Il  semble  que  l'on  veuille 
écouter,  s'éclairer.  Seulement,  pour  marquer  le  cercle 
où  il  faut  se  tenir,  le  roi  et  Lamoignon  prêchent 
d'en  haut  le  dogme  monarchique  :  «  Le  roi  est  seul 
législateur,  juge  des  doléances  des  États  généraux.  La 
France  libérée,  seul  il  avisera  à  ce  qui  reste  à  faire.  » 
Préface  altière  pour  étourdir  sans  doute.  On  crut  que 
d'autant  moins  on  attendrait  l'œuvre  de  ruse.  Jupin 
tonne  d'abord  pour  finir  en  Scajjin. 

La  séance  ne  fut  ni  violente,  ni  inconvenante  (dit 
M.  Droz  d'après  des  témoins  oculaires).  Un  janséniste 
seul,  Robert  de  Saint-Vincent,  s'exprima  avec  véhé- 
mence. Il  dit  que  l'acte  proposé  était  tel  que,  si  un  fils 


LA   REINE   ET   1'»  RI  EN  NE  355 

de  famille  en  faisait   un  pareil,  tout  tribunal  l'annu- 
lerait. 

Cent  millions  accordés  —  les  États  en  89  —  c'était 
l'avis  très  général  et  fort  sensé  de  l'assemblée. 
D'Espreménil  n'eut  rien  de  sa  fougue  ordinaire.  Vrai 
royaliste,  il  fut  attendri  pour  le  roi  autant  que  pour 
la  France,  sentit  qu'en  ce  moment  il  se  perdait  ou  se 
sauvait.  Il  parla  à  son  cœur  avec  une  onction  admi- 
rable. Tous  furent  touchés,  et  crurent  le  roi  touché. 
L'était-il?  C'est  possible.  Mais  eût-il  pu  changer  le 
rôle  convenu  le  matin,  prendre  seul  un  si  grand 
parti? 

Dans  le  plan  de  Brienne  il  était  excellent  de  lasser 
l'assemblée,  d'épuiser  les  poitrines,  la  verbeuse  élo- 
quence de  ces  gens  de  barreau,  de  la  tarir  patiemment 
jusqu'à  Theure  où  Nature  parle  à  son  tour,  dit  qu'on 
n'a  pas  dîné.  Tout  fini,  chacun  crut  que,  comme  à 
l'ordinaire ,  le  président  allait  prendre  et  compter  les 
voix.  La  surprise  fut  forte  quand  on  vit  Lamoignon 
qui  montait  vers  le  trône,  et  parlait  bas  au  roi.  Ayant 
reçu  son  ordre,  il  se  tourne,  il  prononce  l'enregistre- 
ment des  édits. 

Chacun  se  regardait.  «  Mais  c'est  donc  un  Lit  de 
justice  ?  qui  le  savait  ?  qui  l'aurait  cru  ?  Quelle  longue 
comédie  d'écouter  ces  discours  pendant  six  heures, 
puisqu'on  ne  veut  rien  qu'ordonner  !  » 

Odieuse  surprise  !  mais  frauduleuse  ici,  basse,  en 
matière  d'argent.  Empocher  un  demi-milliard! 

Qui  allait  protester  ?  L'universel  murmure  était 
déjà  une  protestation. 


356  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Mais  qui  allait  parler?  s'avancer?  On  y  répugnait. 
Plus  la  chose  était  basse  et  le  rôle  du  roi  pitoyable, 
plus  il  était  pénible  de  le  prendre  en  flagrant  délit. 

Gonti,  tant  qu'il  vécut,  s'était  mis  volontiers  en 
avant  pour  des  coups  fourrés,  d'imprévues  résis- 
tances. Eût-il  hasardé  celle-ci,  qui,  quelle  qu'en  fût 
la  forme,  contenait  un  affront  ?  Il  était  évident  que  ce 
gros  roi,  mis  en  avant  (plus  faible  que  coupable,  et 
de  tant  d'hommes  aimé  encore  !),  recevrait  là  un  coup 
sanglant. 

Quel  serait  le  désespéré,  l'envenimé,  qui  frapperait? 
Il  faut  le  dire  :  celui  qu'à  force  d'insolences  la  Cour 
avait  fait  tel.  La  folle  violence  de  la  reine,  de  ses 
militaires  de  salon,  s'était  épuisée  en  outrages  sur  le 
duc  d'Orléans.  Ses  démarches  obstinées  pour  revenir 
en  grâce  n'avaient  fait  que  les  enhardir  à  redoubler 
d'indignités.  On  l'insulte  en  lui-même.  On  l'insulte 
en  sa  fille,  la  très  charmante  Adélaïde,  par  un  projet 
de  mariage  qui  n'est  qu'une  mystification.  Il  était  fort 
timide,  un  bellâtre,  encore  élégant,  d'un  visage  rouge, 
-et  déformé  par  ses  excès.  On  le  croyait  fini,  incapable 
d'agir.  Il  agit  cependant,  sans  doute  remorqué,  dressé 
pour  ce  terrible  coup. 

Non  sans  hésitation,  et  non  sans  grâce,  avec  la 
funèbre  douceur  du  matador,  qui,  la  mort  dans  la 
main,  marche  au  taureau,  —  il  dit  :  «  Sire,  je  demande 
à  Yotre  Majesté  la  permission  de  déposer  à  ses  pieds 
ma  déclaration.  Je  regarde  cet  enregistrement  comme 
illégal.  Il  serait  nécessaire  pour  la  décharge  des  per- 
sonnes qui  seraient  censées  avoir  délibéré,  d'ajouter 


LA   REINE   ET   BRIENNE  357 

qu'il  est  fait  par  très  exprès  commandement  de  Votre 

Majesté.  » 

Traduit  brutalement,  cela  disait  :  «  Nous  nous 
lavons  les  mains  de  l'infamie.  »  Et  encore  :  «  Point 
d'argent!  Personne  ne  remplira  l'emprunt.  » 

Le  roi  sentit  la  pierre  qui  frappait  droit  au  front.  Il 
se  troubla,  et  fort  trivialement,  il  bredouilla  :  «  (ja 
m'est  égal...  Vous  êtes  bien  le  maître...  » 

Et  puis,  se  ravisant  et  se  souvenant  qu'il  est  roi, 
il  dit  avec  colère  :  «  Si!  c'est  légal,  parce  que  je  le 
veux!  » 

Il  fit  signe  au  Garde  des  sceaux,  lui  parla  d'enlever 
Orléans  de  son  siège,  de  l'arracher  du  Parlement. 
Lamoignon  éluda,  dit  qu'on  n'avait  pas  sous  la  main 
les  moyens  d'une  telle  violence.  Le  roi  ne  se  con- 
naissait plus.  Surpris  quand  il  croyait  surprendre, 
arrêté  au  moment  honteux,  il  avait  eu  besoin  pour  se 
remettre  (contre  son  reproche  intérieur,  sa  trouble 
conscience)  de  se  reprendre  à  la  formule  grossière  de 
la  foi  monarchique  qui  fait  le  fond  du  cœur  des  rois  : 
«  Si  !  C'est  la  loi  !  car  je  le  veux.  » 

Adieu  l'argent,  les  quatre  cents  millions  !  La  conso- 
lation de  la  Cour,  ce  fut  de  jeter  deux  parlementaires 
aux  forteresses,  d'exiler  Orléans.  Éloigné  à  vingt  lieues 
de  son  Palais-Royal,  de  ses  orgies  du  soir,  il  se  déses- 
péra tout  d'abord  et  demanda  grâce.  La  reine  se 
montra  très  haineuse.  Elle  ne  céda  pas  qu'il  n'eût 
l'amertume,  la  honte  de  sa  lâcheté.  Elle  voulut  qu'il 
lui  écrivît  a  elle-même.  Il  le  fit,  et  resta  avili  à  ses 
propres  yeux,  gardant  de  noires  pensées.  Elle  avait 


358  HISTOIRE    DE    FRANCE 

réussi  à  donner  à  ses  ennemis,  sinon  un  chef,  au 
moins  un  centre,  à  donner  pour  caissier  à  l'intrigue, 
à  l'émeute,  un  prince  de  vingt  millions  de  rentes.  S'il 
n'agit  pas  contre  elle  encore  directement,  dès  lors  il 
la  regarde,  la  suit  de  l'œil  dans  sa  course  à  l'abîme. 
Les  amis  de  la  reine  l'y  poussaient  de  leur  mieux. 
Ayant  décidément  manqué  l'escamotage  de  leur 
demi-milliard,  arrêtés  dans  l'emprunt,  arrêtés  clans 
l'impôt,  ils  prenaient  leur  parti  vaillamment,  militai- 
rement, et  conseillaient  la  banqueroute. 

Vraie  tradition  de  gentilhomme.  L'illustre  Saint- 
Simon,  le  grand  seigneur  austère,  la  glorifie  et  la 
prêche  au  Régent,  en  la  sanctifiant  «  et  la  canonisant 
avec  les  États  généraux  ».  Mais  pourquoi  les  États  ? 
La  banqueroute,  tellement  usitée  au  grand  siècle, 
semble  chose  royale,  une  institution  monarchique. 

Besenval,  toujours  jeune  (près  de  soixante-dix  ans), 
aimable  étourdi,  vrai  hussard,  tête  chaude  de  Pologne 
et  Savoie,  qui  naquit  par  hasard  en  Suisse,  n'a  pas 
tenu  sa  langue.  Il  nous  a  révélé  ce  qu'on  eût  deviné 
fort  bien  sans  lui,  l'opinion  de  Trianon,  l'estime  et 
l'engouement  qu'on  avait  pour  la  banqueroute.  «  Vain 
propos  ?  »  Point  du  tout.  La  fine  oreille,  Mirabeau, 
habile  à  écouter  aux  portes,  et  qui  a  des  amis  en 
cour,  écrit  au  moment  môme  (20  nov.)  une  lettre 
très  vive  qui  affirme  trois  fois  la  chose. 

«  Dépend-il  d'un  gouvernement  d'enchérir  sur  la 
guerre,  la  peste  et  la  famine  ?  Le  forfait  qu'on  prépare, 
l'horrible  proposition  qu'on  apporte  au  Conseil,  c'est 
la  mort  de  deux  cent  mille  hommes  !  Mais,  par-dessus 


LA   REINE   ET  BRIENNE  339 

ceux-là  on  met  à  mort  encore  tout  un  monde  de  leurs 
créanciers  qu'ils  ne  pourront  payer  et  qui  seront  sans 
pain. 

«  Faire  cela,  n'est-ce  pas  renoncer  à  tout  droit  que 
l'on  a  sur  un  peuple?  » 

Puis,  à  ce  roi  déchu,  il  a  l'air  d'annoncer  un 
Clément  ou  un  Ravaillac  : 

Conspués  de  l'Europe,  en  horreur  à  nous-mêmes, 
dangereux  à  nos  chefs,  tels  nous  serons,  contre  l'État, 
le  roi...  Craignez  le  fanatisme  !...  La  fureur  de  la 
faim  vaut  bien  la  fureur  de  la  foi...  Qui  osera  répondre 
de  la  vie  du  roi,  de  tout  ce  qui  est  près  du  trône? 

Le  parti  militaire  pouvait  dire  à  cela  que  «  le  pâle 
rentier»  (Boileau  le  nomme  ainsi),  l'homme  ruiné, 
affamé,  épuisé,  a  bien  peu  d'énergie.  Ces  misérables 
encore  dans  la  Fronde  avaient  pris  les  armes.  Mais 
depuis  ils  n'ont  pas  la  force  de  crier.  Les  noyés  du 
Système  moururent  fort  décemment.  Aux  plus  cruelles 
opérations,  Fleury  n'entendit  rien,  Choiseul  rien, 
Terray  rien.  —  Aujourd'hui,  c'est  un  peuple,  il  est 
vrai,  qui  peut  faire  du  bruit...  Eh  !  tant  mieux!  Mon- 
tons à  cheval  !  et  sus  à  la  canaille  !...  Paris  a  besoin 
de  leçon. 

Petit  mal  !  et  grand  bien  !  Quel  bienfait  que  la 
banqueroute!  L'État,  libre,  léger,  dès  lors,  agira  dans 
sa  force.  Paris  perdra,  c'est  vrai.  La  France  y  gagnera. 
L'argent  et  la  population  y  reflueront;  ce  gouffre  de 
Paris  n'absorbera  plus  le  royaume,  etc.  C'est  ce  que 
Besenval  dit,  non  pas  de  sa  tête,  —  d'après  «  un 
publiciste,  peu  scrupuleux,  assez  profond  ». 


360  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Ce  publiciste  me  semble  être  Linguet.  Son  journal, 
imprimé  à  Londres,  est  l'apôtre  de  la  banqueroute. 
(Annales  politiq.  et  KM.,  XV.)  Combien  le  payait-on? 
L'arrêt  qui  le  condamne  en  1788  fait  entendre  que 
«  l'homme  vénal  »  avait  le  mot  d'en  haut,  était  ainsi 
lancé  pour  préparer  les  choses  et  pour  tâter  l'opinion. 

Sans  détour  il  exalte,  il  divinise  la  banqueroute, 
l'appelle  «  cette  grande  et  salutaire  opération  ».  Elle 
peut  être  mauvaise  en  Angleterre,  car  c'est  le  peuple 
qui  s'engage.  Mais  en  France,  ce  ri  est  que  le  roi. 
L'anéantissement  de  la  dette  publique,  à  chaque 
avènement,  serait  sage  et  très  légitime.  —  Ingénieuse 
idée.  La  banqueroute,  criée  au  milieu  des  fanfares, 
serait  apparemment  une  des   cérémonies   du  sacre. 

On  est  émerveillé,  non  de  l'effronterie  de  ce  para- 
doxal Linguet,  mais  de  l'aimable  aisance  avec  laquelle 
la  Cour,  nos  loyaux  gentilshommes  (délicats  aux  duels 
et  aux  dettes  de  jeu)  acceptent  et  vantent  ces  doc- 
trines. De  l'honneur  pas  un  mot.  Où  donc  est  cet 
honneur  qui,  selon  Montesquieu,  faisait  l'âme  des 
monarchies?  Un  roi  failli ,  fripon,  dévalisant  son 
peuple  pour  enrichir  la  Cour,  cela  leur  paraît  naturel. 

Grand  et  étonnant  contraste  avec  la  vieille  France, 
qui  même  n'eut  jamais  le  mot  de  banqueroute, 
emprunta  aux  Lombards  le  vil  mot  de  banca  rotta. 
L'austérité  bourgeoise  de  nos  vieilles  Coutumes 
marquait  de  traits  atroces  ceux  qui  en  venaient  là. 
Elles  ne  tiennent  le  banqueroutier  quitte  qu'au  prix 
d'une  infamante  exhibition.  Parant  sa  folle  tête  du 
bonnet  vert  des  fous,  il  ira,  demi-nu  et  la  chemise  au 


LA  REINE  ET   BRIENNE  361 

vent,  sur  la  place,  siéger  et  frapper  par  trois  fois  la 
pierre. 

Si  la  veuve  ne  veut  pas  payer  pour  son  mari  défunt, 
il  faut  qu'impudemment  elle  renie  son  mariage.  Avant 
qu'il  entre  en  terre,  elle  va  devant  tous  insulter  ce 
corps  mort,  lui  jette  au  nez  les  clés  de  la  maison. 

Conseillers  admirables  !  chevaliers  scrupuleux  ! 
Voilà  donc  leur  avis!...  Que  le  roi  vienne  aussi, 
banqueroutier  frauduleux,  orné  du  vert  bonnet,  nar- 
guer les  affamés,  jeter  les  clés  sur  le  corps  de  la 
France. 


302  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE  XXII 


Le  coup  d'État.  —  Les  résistances  de  Bretagne,  Dauphiné,  etc. 
Convocation  des  États  généraux.  —  Mai-Août  1788. 


Brienne  était  perdu  s'il  n'eût  eu  un  solide  appui 
dans  la  reine  et  son  extrême  irritation.  La  honte  du 
tour  de  passe -passe  qui  avait  si  mal  réussi,  l'exalta, 
et  pour  mieux  braver,  elle  siégea  dès  lors  aux  comités 
et  aux  conseils.  Elle  opina,  et  prit  la  voix  prépon- 
dérante. Ainsi,  elle  trôna,  se  découvrit  entièrement, 
comme  avait  fait  depuis  dix  ans  sa  sœur,  la  Caroline 
de  Naples,  tant  louée  de  Marie-Thérèse  et  donnée 
pour  exemple  à  Marie-Antoinette. 

Brienne,  encore  plus  mal  à  la  Cour  que  dans  le 
public,  succombait  sous  le  faix.  Il  devint  très  malade, 
sa  poitrine  se  prit;  on  lui  mit  trois  cautères.  Autour 
de  lui  ce  n'étaient  qu'ennemis.  Sa  réforme,  pourtant 
bien  modérée,  sur  la  Maison  du  Roi,  son  refus  de 
payer  les  dettes  de  Yaudreuil,  ses  sages  retranche- 
ments sur  les  Goigny,  les  Polignac,  avaient  exaspéré. 
Qu'est   devenu  le   grand,  le  généreux  Galonné  ?   Ge 


LE   COUP  D'ÉTAT  363 

Brienne  est  si  sec  !  La  jeune  cour  d'Artois  l'aurait 
bien  volontiers  jeté  par  les  fenêtres.  Que  faire  avec  ce 
prêtre  ?  Il  est  temps,  disait-on,  de  déployer  la  force. 

Ce  qui  pouvait  le  plus  y  faire  penser  la  reine,  c'était 
le  rude  accueil  qu'elle  avait  reçu  dans  Paris.  Ayant 
hasardé  de  venir  à  l'Opéra,  elle  y  fut  presque  huée. 
Elle  dut  se  sentir  comme  excommuniée  de  la  France. 
De  tous  côtés  un  cri  lui  déchira  l'oreille,  ce  nom  : 
«  Madame  Déficit  !  »  Le  ministre  de  Paris  fut  effrayé, 
la  supplia  de  ne  plus  s'y  montrer.  Son  image  y 
était  proscrite.  Le  beau  tableau  de  Mme  Lebrun  resta 
comme  captif  à  Versailles;  s'il  se  fût  hasardé  de 
paraître  à  l'Exposition,  il  eût  été  insulté  ou  crevé. 
Dans  Versailles  même,  elle  fut  avertie,  et  par  ses 
gens!  En  allant  aux  Conseils,  elle  entendit  un  musi- 
cien de  la  chapelle  dire  tout  haut  :  «  Une  reine  doit 
rester  à  filer.  »  (Campan.) 

Elle  avait  été  très  longtemps  sous  la  détestable 
influence  des  bravaches  étourdis,  insolents,  provo- 
quants, qui  contribuèrent  tant  à  faire  précipiter  la 
crise.  Le  premier  goût  qu'elle  eut  à  vingt  ans,  fut  un 
officier  de  marine,  un  homme  de  ce  corps  odieux  qui 
concentrait  en  lui  tout  ce  que  la  noblesse  eut  de  plus 
haïssable.  Trianon,  on  l'a  vu,  et  la  Polignac,  et  la 
reine,  subirent  dix  ans  Vaudreuil,  frère  du  marin 
célèbre,  homme  cassant,  emporté,  d'humeur  folle, 
usant  de  son  droit  de  créole  de  passer  en  tout  la 
mesure,  de  mépriser,  écraser  tout.  Par  bonheur,  elle 
n'était  plus  sous  ces  funestes  influences.  Vaudreuil, 
avec  Galonné,  et  tous  les  violents,  s'étaient  groupés 


364  HISTOIRE    DE    FRANCE 

autour  d'Artois.  Elle  voyait  chez  lui  ses  ennemis. 
Cependant  elle  hésitait  fort,  semblait  se  demander 
parfois  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  essayer  de  la  vio- 
lence. Pensant  tout  haut,  dans  l'intime  intérieur, 
devant  ses  femmes  et  familiers,  elle  dit  un  jour  à 
Augeard,  son  secrétaire,  comme  en  l'interrogeant  : 
«  Tout  cela  sera  bientôt  fini...  Mais  il  faudrait  verser 
du  sang?...  » 

Augeard,  secrétaire -chancelier,  en  même  temps 
Fermier  général,  gros  financier  colère,  un  Ajax,  un 
Achille,  répondit  sèchement  :  «  Oui,  Madame.  » 

Quelle  était  la  force  réelle  dont  disposait  la  Cour? 
Considérable  et  imposante.  Si  Brienne  et  la  reine  en 
avaient  fait  usage,  ils  eussent  pu  verser  bien  du  sang. 

La  force  la  plus  sûre  était  celle  des  vingt  régiments 
étrangers.  Arme  fort  dangereuse.  Ces  mercenaires, 
surtout  les  Suisses,  se  piquaient  d'être  au  roi,  de  ne 
pas  connaître  la  France.  Mangeant  le  pain  du  roi,  ne 
connaissant  que  lui,  à  Paris  comme  à  Naples,  ils 
eussent  loyalement  tué.  Les  régiments  dits  allemands, 
fort  mêlés,  n'étaient  d'aucun  peuple.  Ces  barbares, 
barbouilleurs ,  massacrant  les  deux  langues ,  fort 
repus,  souvent  ivres,  meute  aveugle  et  grossière, 
auraient  certainement  sabré  sans  regarder,  écrasé  et 
femmes  et  enfants. 

La  belle  cavalerie  de  la  Maison  du  Roi ,  ce  corps 
hautain,  superbe,  tant  payé  et  privilégié,  n'eût  été 
guère  moins  sûre.  Mais  les  Gardes  françaises  pouvaient 
vaciller  davantage,  ayant  des  rapports  dans  Paris,  où 
plusieurs  étaient  mariés. 


LE   COUP   D'ETAT  365 

L'armée,  depuis  81,  s'était  fort  transformée.  Nul 
officier  que  noble.  De  là  haine  et  envie  du  sous-offi- 
cier roturier,  à  qui  on  fermait  l'avenir.  Au  moins  on 
avait  supposé  que  les  officiers  seraient  sûrs...  Eh  bien 
le  contraire  arriva. 

Les  Polignac,  qui  firent  cette  ordonnance  (par 
Ségur,  nommé  tout  exprès),  n'y  favorisèrent  la 
noblesse  que  dans  une  petite  mesure.  Les  nobles 
de  province  qui  entraient  au  service,  n'avaient  rien 
à  attendre  que  de  devenir  capitaines.  Tout  grade  supé- 
rieur fut  pour  l'autre  noblesse,  celle  de  cour,  avec 
tous  les  gros  traitements.  Les  simples  officiers  étaient 
très  peu  payés,  s'endettaient.  Au  service,  leur  per- 
spective était  de  n'arriver  à  rien  et  de  mourir  de 
faim. 

Les  colonels  et  autres  supérieurs  traitaient  fort 
lestement  "  ce  peuple  de  petits  officiers  (souvent 
plus  nobles  qu'eux).  Ils  commandaient,  ils  punis- 
saient avec  l'insolence  outrageante  de  hauts  seigneurs 
posés  en  cour,  pour  qui  la  noble  populace  de  ces 
provinciaux  pesait  peu.  Ceux-ci,  pour  de  légers  motifs, 
étaient  brisés,  chassés  piteusement.  «  Un  colonel  qui 
a  besoin  d'argent,  disait-on,  sait  s'en  faire.  Il  casse  un 
officier,  vend  son  grade  à  un  autre.  »  (Voy.  Servan, 
et  Ghassin,  l'Armée.) 

Voilà  comment  la  Cour  se  trouva  avoir  mis 
contre  elle  non  seulement  le  sous-officier  non  noble 
qui  ne  pouvait  monter,  mais  l'officier  lui-même, 
le  noble,  écrasé  par  le  favori,  le  colonel  de  l'QEil- 
de-bœuf. 


366  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Cette  première  révolution  de  1788,  ce  fut  celle  de 
la  noblesse. 

Chose  plus  forte  encore  :  la  Cour  n'avait  pas  la  Cour 
même.  Les  grands  noms,  les  hautes  fortunes,  les  pairs 
de  France,  la  vraie  Cour  du  royaume  allait  agir  à 
part,  contre  la  Cour  de  Trianon.  Celle-ci  put  s'aper- 
cevoir de  sa  grande  solitude.  Les  pairs  que  Louis  XV 
avait  pu  écarter  et  séparer  du  Parlement,  y  siègent 
aujourd'hui  malgré  le   roi. 

Tout  va  vers  une  crise. 

D'une  part  le  Parlement  (par  la  voix  d'Adrien 
Duport),  veut  désarmer  le  roi,  s'attaque  aux  Lettres 
de  cachet.  —  Repoussé  durement,  il  remonte  plus 
haut;  accuse  (sans  la  nommer)  la  reine. 

Donc,  mort  au  Parlement.  Versailles  hasarde  un 
coup.  Des  ouvriers,  gardés  à  vue,  impriment  au  châ- 
teau les  dépêches  qui  vont  porter  partout  la  foudre. 
Profond  secret  qui  n'en  transpire  pas  moins.  Une 
boulette  de  glaise,  contenant  une  épreuve,  part  d'une 
des  fenêtres,  est  portée  à  d'Espreménil. 

Que  trouva- t-on  dans  cette  boule?  Le  plus  mons- 
trueux avorton  qui  peut-être  fût  jamais  sorti  de  la 
cervelle  humaine.  —  Un  fou  n'eût  pas  suffi.  Il  fallut 
trois  fous.  On  y  distingue  à  merveille  l'influence,  la 
main,  le  style  de  plusieurs  auteurs  différents. 

Brienne  était  dans  son  lit,  toussant  fort  et  n'en 
pouvant  plus,  avec  ses  trois  cautères.  Je  ne  puis  lui 
imputer  la  partie  vaillante  et  brillante,  jeune  évidem- 
ment, du  projet. 

Le  grand  article  capital  était,  on  peut  dire,   signé 


LE   COUP   D'ÉTAT  3G7 

d'une  écriture  princière.  Le  roi  pour  conseil  suprême 
d'enregistrement  prenait...  qui?  Ses  propres  domes- 
tiques, le  grand  aumônier,  le  grand  chambellan,  le 
grand  écuyer,  le  grand  maître  de  sa  Maison,  et  son 
capitaine  des  gardes!  —  Ajoutez  quelques  dignitaires, 
prélats,  maréchaux,  gouverneurs,  chevaliers  de  Saint- 
Louis,  quatre  seigneurs  titrés  (en  tout  vingt  et  une 
personnes).  Gela  s'appelait  Cour  plénière.  Louis  XVI, 
en  sa  Cour  plénière,  renouvelait  Gharlemagne.  Gomme 
splendeur,  comme  costume,  rien  n'était  plus  éblouis- 
sant. Qui  dit  Cour  plénière  dit  fête  (selon  tous  les 
dictionnaires).  La  monarchie  allait  être  une  fête  per- 
pétuelle. 

Quel  dommage  que  le  roi,  si  gauche,  soit  peu  propre 
à  jouer  Charlemagne  ou  Philippe-Auguste!  Combien 
ce  rôle  irait  mieux  à  ce  prince  de  roman,  au  jeune  et 
brillant  Galaor,  le  cousin  d'Amadis  de  Gaule!  On  don- 
nait volontiers  ce  nom  au  charmant  comte  d'Artois. 
Son  agréable  figure,  qu'une  bouche  toujours  entr'ou- 
verte  faisait  paraître  un  peu  niaise,  promettait  déjà  à 
la  France  le  héros  de  l'émigration,  le  roi  pour  qui  1815 
a  trouvé  le  genre  troubadour. 

La  Sottise  n'est  que  sotte,  parfois  modeste  et  pru- 
dente. Mais  au  delà,  plus  naïve  s'étale  largement  la 
Bêtise.  Elle  parade,  elle  triomphe,  fait  la  roue  au 
soleil.  C'est  le  caractère  qui  reluit  dans  la  nouvelle 
institution.  Elle  est  très  bien  combinée  pour  détruire 
ce  qui  reste  de  la  religion  monarchique.  Le  roi  était 
dans  celle-ci  un  être  à  part  que  Dieu  souille  et  inspire 
(c'est  ce  que  Louis  XIV  dit  expressément  à  son  petit- 


368  HISTOIRE   DE    FRANCE 

fils).  Ici,  derrière  le  roi,  on  voit,  au  lieu  cle  Dieu,  la 
valetaille  qui  remue  le  mannequin. 

Ce  qui  prouve  que  ces  valets  de  Versailles  travail- 
laient pour  eux,  c'est  qu'ils  se  sont  nommés  à  vie. 
Choisis  irrévocablement,  ils  siègent  dans  leur  dignité 
aussi  fermes  que  le  roi.  Ceci  répond  à  la  plainte 
qu'avait  faite  l'un  d'eux  (Besenval)  :  «  Qu'à  Versailles, 
on  n'est  sûr  de  rien.  » 

Une  chose  admirable  encore,  d'inimitable  inso- 
lence, que  Lamoignon  certainement  n'écrivit  que 
sous  la  dictée  de  ces  fous,  ce  fut  l'étrange  article  : 
«  Les  Parlements  ne  jugent  plus  que  les  nobles  et  les 
prêtres.  Les  roturiers  sont  désormais  jugés  par  de 
simples  bailliages.  » 

Gela  fait  deux  nations.  Hors  des  ordres  privilégiés, 
la  vie  humaine  est  si  peu  comptée,  que  pour  en  déci- 
der il  suffit  des  juges  inférieurs. 

Il  va  sans  dire  qu'après  un  tel  outrage  à  la  nation, 
les  réformes  de  Lamoignon  dans  le  droit  criminel  ne 
comptaient  guère  ;  quelque  bonnes  qu'elles  fussent, 
personne  n'y  fit  attention. 

Les  Parlements  étaient  réduits  à  quelques  membres. 
Le  reste,  supprimé,  ruiné,  remboursé  quand  et  com- 
ment? En  rentes  apparemment  sur  ce  trésor  insol- 
vable, qui  va  suspendre  ses  payements. 

Ce  que  je  crois  de  Brienne  dans  cette  belle  compo- 
sition, c'est  un  article  de  ruse,  d'une  ruse  maladroite, 
risible,  invention  d'un  cerveau  faible,  que  la  maladie 
affaiblit  encore. 

Dans  le  cas  de  circonstances  extraordinaires  où  nous 


LE   COUP   D'ETAT  369 

serions  obligés  d'établir  de  nouveaux  impôts  (mot  plai- 
sant pour  un  homme  qui  n'a  pas  cessé  d'être  dans 
cet  état  extraordinaire)...  d'établir  de  nouveaux  Impôts 
avant  les  États  généraux,  V enregistrement  de  ces  impôts 
par  la  Cour  plénière  naura  quun  effet  provisoire  jus- 
qu'aux États  que  nous  convoquons. 

Ainsi  le  roi  à  volonté  va  créer  de  nouveaux  impôts. 
Pour  les  faire  avaler,  on  confirme  l'espoir  d'avoir  les 
États  généraux.  Mais  cela  est  trop  fin.  La  Cour  est 
indignée  de  ces  ménagements  de  Brienne.  Elle 
reprend  la  plume.  «  Eh!  quoi,  Sire?  La  Cour  plénière 
alors  ne  fera  que  du  provisoire  ?  Gomment!  Votre 
Majesté  se  subordonne  à  ces  États?...  »  La  reine,  ou 
le  comte  d'Artois,  ajoutent  fièrement  une  ligne  qui 
anéantit  tout  le  reste,  ôte  espoir,  détruit  les  États, 
même  avant  qu'on  les  ait  donnés,  qui  défie  la  nation, 
ferme  solidement  les  bourses  et  rend  la  banqueroute 
sûre  : 

Sur  cette  délibération  des  États,  nous  statuerons 
définitivement.  Donc  les  États  ne  seront  rien  qu'une 
vaine  cérémonie.  On  a  soin  ici  de  le  dire,  d'avertir  la 
Nation. 

Cette  pièce  extraordinaire,  éclose  une  fois  de  sa 
boule,  courut  partout  secrètement.  Plusieurs  Parle- 
ments de  province  la  reçurent,  protestèrent  d'avance. 
Ici  les  pairs  s'effrayèrent,  et  crurent,  comme  les  ma- 
gistrats, qu'autour  de  ce  monde  en  délire,  il  fallait 
au  plus  tôt  dresser  des  garde-fous.  M.  de  La  Roche- 
foucauld, admirateur  et  traducteur  des  constitutions 
américaines,  fut  probablement  celui  qui  conseilla  de 

t.  xvi.  24 


370  HISTOIRE    DE    FRANCE 

faire  une  Déclaration  des  droits.  Les  pairs,  unis  au 
Parlement,  déclarèrent  que  les  «  coups  préparés 
contre  la  magistrature  n'avaient  de  but  que  de  cou- 
vrir les  anciennes  dissipations,  sans  recourir  aux 
États  généraux,  que  le  système  de  la  volonté  unique 
manifesté  par  les  ministres  annonçait  le  projet 
d'anéantir  les  principes  de  la  monarchie. 

ce  Gela  considéré,  ils  décident  que  :  la  France  est 
une  monarchie  gouvernée  suivant  les  lois.  Ces  lois 
fondamentales  embrassent  :  1°  le  droit  de  la  maison 
régnante;  2°  le  droit  de  la  nation  d'accorder  l'impôt; 
3°  les  droits  et  coutumes  des  provinces  ;  4°  l'inamo- 
vibilité des  magistrats,  leur  droit  de  vérifier  si  les 
volontés  du  roi  sont  conformes  aux  lois  fondamen- 
tales ;  5°  le  droit  du  citoyen  de  n'être  jugé  que  par  ses 
juges  naturels,  de  n'être  arrêté  que  pour  être  remis 
sans  délai  aux  juges  compétents. 

«  Ils  déclarent  unanimement  que  si  la  force  dis- 
perse le  Parlement,  elle  remet  le  dépôt  de  ces 
principes  entre  les  mains  du  roi  et  des  États 
généraux.  » 

Déjà  une  tentative  directe  de  désarmer  la  Cour  en 
empêchant  toute  levée  d'impôt,  avait  été  faite  par 
deux  conseillers,  Goislard  et  d'Espreménil.  Le  4,  ordre 
de  les  arrêter. 

On  n'avait  vu  que  trop  souvent  de  pareils  enlève- 
ments. Chez  un  peuple  devenu  s'i  patient  depuis  deux 
siècles,  l'insolence  de  la  royauté,  la  brutalité  militaire 
semblaient  toutes  naturelles.  C'était  la  joie,  la  risée 
des  gardes  et  des  mousquetaires  d'insulter  les  grandes 


LE   COUP   D'ÉTAT  371 

robes.  Ici,  pour  la  première  fois,  l'homme  d'épée 
hésita.  Les  deux  conseillers  menacés  s'étant  réfugiés 
dans  le  Parlement,  le  capitaine,  M.  d'Agoult,  devant 
l'imposant e  assemblée,  se  sentit  pris  de  respect, 
troublé  dans  sa  conscience.  Quand  il  demanda  les 
deux  membres,  tous  se  levèrent,  s'écrièrent  :  «  Nous 
sommes  tous  Duval  et  Goislard  !  »  Un  exempt  qu'il 
fit  entrer  pour  les  lui  désigner,  s'obstina  à  ne  pas  les 
voir.  M.  d'Agoult,  embarrassé  et  honteux  de  son  rôle, 
envoya  à  Versailles  demander  de  nouveaux  ordres. 
La  séance,  de  jour,  de  nuit,  continua  pendant  trente 
heures.  L'effet  était  obtenu  ;  l'esprit  nouveau,  le  res- 
pect de  la  loi,  l'horreur  de  la  violer,  avaient  fortement 
éclaté.  Cette  grande  scène  dramatique  où  l'homme 
d'exécution  avait  rougi  de  lui-même,  devint  une 
grande  leçon.  Elle  fut  connue  partout,  et  partout, 
comme  on  va  voir,  l'épée  se  trouva  brisée.  Duval 
et  Goislard  eux-mêmes  terminèrent,  se  désignèrent, 
adressèrent  au  Parlement  de  pathétiques  adieux, 
et  suivirent  fièrement  d'Agoult,  contristé  et  humilié. 

Même  avant  cette  grande  scène,  la  mine  était 
éventée.  Des  protestations  foudroyantes  partaient  de 
tous  les  Parlements.  Le  plus  éloigné  de  tous,  le  parle- 
ment de  Navarre,  éclata  dès  le  2  mai.  Celui  de  Rouen 
le  5,  Rennes  et  Nancy  le  7,  Aix  et  Resançon  le  8,  Ror- 
deaux  et  Dijon  le  9. 

Ces  pièces  que  j'ai  sous  les  yeux,  réunies  dans  une 
précieuse  brochure  (Bibl.  de  Grenoble),  sortent  de  la 
banalité  ordinaire;  elles  sont  des  appels  éloquents  à 
la    loi,   à  l'honneur.   Le  vrai  danger  des  Parlements 


372  HISTOIRE    DE    FRANCE 

était  que,  par  la  création  subite  de  quarante- sept 
baillages,  le  ministère  allait  tenter  tout  un  peuple 
d'avocats  et  de  gens  de  loi.  Il  tentait  beaucoup  de 
villes  jalouses  de  l'importance  des  villes  de  parle- 
ments. Par  exemple,  il  pouvait  se  faire  en  Bretagne 
que  Nantes  et  Quimper,  jalouses  de  Rennes,  accep- 
tassent les  bailliages,  et  saisissent  l'occasion  de  détrô- 
ner le  Parlement. 

Ces  oppositions  surgirent,  mais  plus  tard.  Pour  le 
moment,  avec  un  bon  sens  admirable,  chacun 
ajourna,  subordonna  l'intérêt  personnel.  Personne 
n'accepta  de  places  d'an  gouvernement  flétri.  11  y 
avait  alors,  en  cette  France  (tant  légère,  gâtée  qu'elle 
fut),  certaines  délicatesses,  certain  sentiment  de  l'hon- 
neur qui  ne  s'est  guère  retrouvé  aux  temps  soi-disant 
positifs. 

Donc,  le  roi,  le  ministre,  se  trouvaient  réelle- 
ment dans  une  grande  solitude.  Le  roi  (sauf  ses 
cinq  ou  six  domestiques,  chambellans,  etc.),  ne 
trouvait  personne  à  mettre  dans  sa  fameuse  Cour 
plénière.  Sa  parade  clu  8  mai  fut  singulièrement 
ridicule. 

Ceux  qu'on  traîna  de  force  à  cette  Cour  plénière 
protestèrent  avant  et  après.  Plaisante  magistrature 
qu'il  eût  fallu  garder  à  vue,  lier  sur  ses  chaises 
curules.  Après  un  seul  jour  d'essai,  on  ajourne  indé- 
finiment. Le  10  mai,  le  jour  où  partout  (à  Rennes, 
à  Grenoble,  Rouen,  etc.),  on  fit  l'exécution  brutale 
de  forcer  les  Parlements  à  enregistrer  leur  décès, 
la  Cour  plénière  elle-même  pour  qui  on  faisait  tout 


LE   COUP   D'ÉTAT  373 

ce    bruit,    ce    triste    avorton    déjà    était    mort    et 
enterré. 

Nul  spectacle  plus  curieux  que  de  voir  en  chaque 
province  les  formes  diverses  de  la  résistance.  Elles 
donnent  la  mesure  exacte  de  ce  que  chacune  d'elles 
gardait   de  vitalité   sous   l'écrasement  monarchique. 

Le  Midi  était  assommé.  Les  deux  Terreurs  épouvan- 
tables des  massacres  albigeois  et  des  massacres  pro- 
testants, tombant  les  uns  sur  les  autres,  avaient 
admirablement  monarchisé  le  pays.  Les  Etats  de 
Languedoc,  tant  vantés  pour  leur  cadastre,  répar- 
tition, etc.,  n'étaient  pas  moins  épiscopaux,  comme 
au  lendemain  de  la  conquête  de  Montfort.  Le  Tiers- 
état  y  votait,  mais  il  ne  parlait  jamais.  Toutes  ces 
municipalités  illustres  étaient  muettes. 

La  Bourgogne,  tous  les  trois  ans,  se  réunissait 
vingt  jours  en  États  pour  baiser  les  bottes  du  gou- 
verneur héréditaire,  un  Gondé.  Cinquante  bourgeois, 
en  présence  de  trois  cents  nobles  et  cent  prêtres, 
ne  soufflaient  que  pour  voter  des  présents  au  gouver- 
nement,  aux  premiers  de  l'assemblée. 

Trois  familles  suffisaient  pour  jouer  la  comédie 
des  petits  États  d'Artois.  Ceux  de  Provence  étaient 
nuls;  le  pays  avait  maigri  jusqu'à  l'os  et  au  squelette, 
à  l'instar  de  ses  montagnes,  dévasté,  dépouillé,  chauve; 
ses  pauvres  communautés,  trop  heureuses  de  vendre 
leurs  voix,  étaient  toutes  dans  la  main  d'un  seigneur, 
le  consul  d'Aix.  L'imperceptible  Navarre  et  le  tout 
petit  Béarn  avaient  seuls  gardé  quelque  chose  des 
libertés   antiques.    En   Béarn,    le    peuple   avait    au 


374  HISTOIRE  DE   FRANCE 

moins  un  veto  négatif.  En   Navarre,    seul  il  votait 
dans  les  questions  d'argent. 

Rouen,  Besançon,  Grenoble,  regrettaient  amère- 
ment, redemandaient  leurs  États,  depuis  longtemps 
supprimés. 

La  Bretagne  avaient  les  siens,  on  l'a  vu,  orageux, 
troubles,  dominés  par  un  grand  peuple  de  petits 
nobles  turbulents.  Ces  dures  têtes  de  silex  n'en 
étaient  pas  moins  bouillonnantes.  Toujours  quelques 
fous,  du  Régent  à  Louis  XVI,  rêvaient  la  séparation, 
la  Bretagne  libre  de  la  France,  seule  en  son  trône 
de  granit,  comme  un  Arthur  ressuscité,  avec  la 
monarchie  celtique.  Un  grand  peuple  dispersé,  curés, 
bourgeois,  paysans,  matelots,  ne  partageait  pas  ces 
songes,  et  se  montrait  plus  docile,  entraîné  pourtant 
par  moments  aux  emportements  de  la  noblesse,  aux 
audaces  du  Parlement.  C'était  le  plus  fier  du  royaume. 
Il  rappelait  incessament  sa  fameuse  duchesse  Anne 
et  les  droits  de  son  contrat.  Lui-même  parfois 
représentait  la  trop  quinteuse  duchesse  dans  sa 
mauvaise  humeur  hautaine.  En  1764,  le  roi  ayant 
écrit  qu'il  cassait  sa  décision,  le  Parlement,  sans 
voir  la  lettre,  la  lui  renvoya  par  la  poste. 

La  grande  bataille  de  la  France  fut  réellement 
soutenue  par  deux  provinces,  la  Bretagne  et  le 
Dauphiné. 

La  Bretagne  eut  réellement  quelque  avance  sur  le 
Dauphiné.  Rennes  eut  son  combat  le  10  mai,  et 
Grenoble  le  7  juin. 

Ces   deux  provinces   avaient  fort  préparé  l'esprit 


LE    COUP    D'ÉTAT  375 

public.  La  Bretagne,  des  Louis  XV,  dès  l'affaire 
de  La  Ghalotais  qui  fit  vibrer  toute  la  France.  Le 
Dauphiné  déjoua  le  mensonge  des  Assemblées  pro- 
vinciales. Le  Parlement  de  Grenoble  dit  qu'on 
devait  publier  leur  règlement,  préciser  leur  mission; 
jusque-là,  intrépidement,  il  leur  défendit  de  s'assem- 
bler (15  décembre   1787). 

La  première  scène  décisive  est  celle  de  Rennes. 
Le  Parlement  ferme  ses  portes.  C'est  aux  commissaires 
du  roi,  au  gouverneur  Thiarcl,  à  l'intendant  Molle- 
ville,  de  les  forcer.  A  leur  sortie  du  Parlement,  les 
pierres,  les  bûches  et  les  bouteilles  volent  et  menacent 
leurs  tètes.  L'intendant  tombe,  est  frappé.  Que  ferait 
la  troupe?  Thiard  était  peu  en  force  et  défendait  de 
tirer.  Ses  officiers,  qui  voyaient  dans  le  peuple  tant 
de  gentilshommes,  n'avaient  nulle  envie  de  lirer 
sur  les  leurs.  Un  d'eux,  Blondel  de  Nonainville, 
dit  :  (c  Moi  aussi,  je  suis  citoyen!  »  On  lui  saute  au 
cou;  on  le  porte  en  triomphe.  Et  nombre  d'officiers 
l'imitent.  (Duchatellier,  1,  43,  73.) 

La  Cour  ne  comprit  pas  encore.  Elle  expliqua 
l'événement  par  la  mollesse  de  Thiard,  qui  n'avait 
pas  voulu  tirer  sur  la  noblesse  de  Bretagne.  La 
révolution  de  Rennes  commandait  quelques  égards, 
étant  surtout  celle  des  nobles  et  des  fils  cle  la  bonne 
bourgeoisie,  des  étudiants  en  droit  de  cette  univer- 
sité. Ces  nobles,  nous  les  avons  vus,  dans  l'affaire 
de  Damiens,  marquer  entre  tous  les  Français  par 
la  vive  émotion,  le  violent  amour  du  roi.  Ils  n'étaient 
pas  suspects  au    fond.   D'autant  plus  violents  aussi 


376  HISTOIRE    DE    FRANCE 

dans  leur  attaque  au  ministère,  ils  dressèrent 
son  accusation.  Avec  l'obstination  bretonne,  ils  la 
portèrent  à  Versailles,  par  une,  deux,  trois  dépu- 
tations.  La  première,  douze  gentilshommes,  brutale- 
ment mise  à  la  Bastille;  la  deuxième  de  dix-huit, 
arrêtés  en  route,  n'empêchèrent  pas  cinquante -trois 
députés  de  pénétrer  enfin  au  roi. 

Thiard  n'en  réussit  pas  moins  à  disperser  le 
Parlement  et  à  l'exiler  de  Rennes.  La  chose  fat  plus 
difficile  pour  le  Parlement  de  Grenoble. 

Le  Dauphiné,  il  faut  le  dire,  ne  ressemblait  guère 
à  la  France.  Il  avait  certains  bonheurs  qui  le  mettaient 
fort  à  part. 

Le  premier,  c'est  que  sa  vieille  noblesse  (Yécarlate 
des  gentilshommes)  avait  eu  le  bon  esprit  de  s'exter- 
miner dans  les  guerres;  nulle  ne  prodigua  tant  son 
sang.  A  Montlhéry,  sur  cent  gentilshommes  tués, 
cinquante  étaient  des  Dauphinois.  Et  cela  ne  se  refit 
pas.  Les  anoblis  pesaient  très  peu.  Un  monde  de 
petits  nobliaux  labourant  l'épée  au  côté,  nombre 
d'honorables  bourgeois  qui  se  croyaient  bien  plus  que 
nobles,  composaient  un  niveau  commun  rapproché 
de  l'égalité.  Le  paysan,  vaillant  et  fier,  s'estimait, 
portait  la  tête  haute. 

L'histoire  de  leurs  États  est  belle.  On  y  voit  la 
vigueur  du  Tiers  qui  surgit  du  fond  de  la  terre,  la 
soulève  avec  son  front.  Peu  nombreux,  ne  formant 
pas  le  cinquième  de  l'assemblée,  il  monte.  Il  exige 
d'abord  des  procès-verbaux  dans  sa  langue,  écrits 
en  français  (1388).  Il  monte;  il  obtient   d'avoir  un 


LE   COUP   D'ETAT  377 

veto  négatif;  s'il  ne  fait  encore,  il  empoche  (1554). 
Dans  les  questions  qui  lui  sont  propres,  il  vote 
double,  il  obtient  la  double  représentation. 

Un  trait  singulier  du  pays,  c'est  qu'en  gravissant 
l'amphithéâtre  des  Alpes,  on  rencontrait  sur  les 
hauteurs  la  vénérable  et  modeste  image  de  nos 
vieilles  Gaules,  de  nos  fédérations  celtiques.  Ces 
contrées  froides  et  stériles  n'eussent  jamais  été 
habitées  si  on  n'y  eût  laissé  régner  le  vrai  gouver- 
nement humain,  la  république  et  la  raison.  Tout 
ce  que  la  France  désirait  (ou  ne  connaissait  même 
pas),  tout  ce  que  le  Dauphiné  d'en  bas  conquérait 
lentement,  ce  pauvre  Dauphiné  d'en  haut,  sous  le 
vent  sévère  des  glaciers,  l'avait  toujours  eu.  La 
déraison  féodale,  la  violence  des  gouvernements 
s'arrêtaient  là;  les  intendants  de  Richelieu,  de  Col- 
bert,  comprenaient  eux-mêmes  que,  s'ils  se  mêlaient 
de  ce  peuple,  il  descendrait,  s'en  irait,  laissant  un 
éternel  désert.  Il  avait  fait  un  bon  cadastre;  on 
lui  laissait  répartir  l'impôt  (payé  très  exactement). 
On  le  laissait  faire  ses  routes,  ses  travaux,  bref,  se 
gouverner.  Ils  disent  très  fortement  que,  pour  leurs 
charges,  ils  n'ont  que  faire  d'aucune  autorisation  et 
n'ont  pas  à  rendre  compte,  —  qu'ils  ont  acheté  ces 
droits,  par  maint  sacrifices,  «  par  des  services  à  la 
patrie  qu'ils  rendirent  et  rendront  encore  ».  (Fau- 
ché-Prunelle, 704.) 

L'idéal  américain,  en  bien  des  choses  essentielles, 
était  ainsi  suspendu  au-dessus  du  Dauphiné.  A  travers 
toutes   les    misères  qu'il   traversait   avec  la    grosse 


378  HISTOIRE    DE    FRANCE 

monarchie,  il  n'avait  qu'à  regarder  vers  un  certain 
point  des  neiges  pour  aspirer  l'air  meilleur,  se 
redresser,  se  sentir  homme.  Dans  les  veines  les 
plus  royalistes,  cet  air  gaillard  de  la  montagne 
mettait  du  républicain. 

Depuis  l'enregistrement  du  10  mai,  fait  à  main 
armée,  jusqu'au  7  juin,  où  le  gouverneur  Glermont- 
Tonnerre  envoya  aux  magistrats  les  ordres  d'exil, 
l'irritation  alla  croissant.  Grenoble  semblait  ruinée 
par  la  perte  du  Parlement.  La  province  se  crut  perdue. 
Un  violent  écrit  du  jeune  avocat  Barnave  fut  semé 
la  nuit  dans  les  rues.  Le  20  mai,  le  Parlement  avait 
lancé  une  vive  provocation  (qui  semblait  l'appel  aux 
armes)  :  «  Il  faut  enfin  leur  apprendre  ce  que 
peut  une  nation  généreuse  qu'on  veut  mettre  aux 
fers.  » 

On  pensait  bien  qu'il  y  aurait  un  soulèvement  à 
Grenoble.  On  y  avait  envoyé  deux  solides  régiments 
(Àustrasie  et  Royal-Marine).  L'ordre  était  ne  pas 
tirer,  mais  charger  à  la  baïonnette,  n'employer  que 
l'arme  blanche,  qui,  sans  bruit,  n'en  est  que  plus 
sûre  dans  la  foule  pour  frapper  de  près. 

J'ai  sous  les  yeux  huit  ou  dix  relations  de  la  journée 
du  7  juin;  celle  du  Parlement,  celle  de  l'Hôtel  de 
Ville,  les  lettres  du  procureur  du  roi,  les  récits  d'un 
procureur,  d'un  étudiant  (M.  Berriat- Saint- Prix), 
d'autres  anonymes.  Le  meilleur,  celui  d'un  religieux, 
est  adorablement  naïf.  C'est  un  vieux  cahier  où  le 
bonhomme  qui  jardine,  écrit  les  vertus  des  plantes, 
des  recettes  de  jardinage,   de  médecine,   etc.    Mais 


LE   COUP   D'ÉTAT  379 

le  tocsin  a  sonné.  11  retourne  son  cahier,  il  écrit  la 
Révolution.  (Bibl.  de  Grenoble.) 

Le  matin,  vers  six  heures,  des  soldats  portèrent 
aux  conseillers  les  lettres  d'exil.  Dès  sept  heures, 
très  grand  mouvement  :  tout  le  commerce,  en  ses 
quarante  corps,  va  en  procession  faire  compliment 
de  condoléance  au  premier  président.  Puis,  une 
autre  procession,  dramatique  et  d'effet  lugubre,  tout 
le  barreau  en  robes  noires.  Devant  ces  images  de 
deuil,  les  boutiques  se  fermèrent;  toute  vie  parut 
suspendue. 

Gela  saisit  terriblement  l'esprit  des  femmes  du 
peuple.  Les  vendeuses  des  marchés  s'assemblaient 
par  pelotons.  Tout  à  coup  voilà  qu'elles  fondent  chez 
le  premier  président;  elles  se  jettent  sur  les  voitures 
attelées,  détellent,  déchargent  les  malles,  coupent 
les  harnais  des  chevaux.  Mais  pour  que  le  Parle- 
ment ne  sorte  pas  de  la  ville,  il  faut  s'emparer  des 
portes.  Elles  étaient  fort  bien  gardées,  chacune  par 
trente  soldats.  Ces  dames  prennent  chacune  «  une 
trique  ».  et  vont  à  l'assaut  des  portes.  Quelques 
hommes  déterminés  se  joignent  à  elles,  armés  de 
bâtons,  de  pierres,  chassent  la  garde,  et  à  sa  place 
ils  se  constituent  portiers.  Les  femmes  rapportent 
les  clés  en  triomphe,  vont  aux  églises,  montent  dans 
tous  les  clochers  et  sonnent  furieusement  le  tocsin. 

Il  était  midi.  Ce  bruit  sinistre,  retentissant  par 
les  détours  de  la  profonde  vallée,  les  rudes  paysans 
de  la  Tronche  et  des  communes  voisines,  dans  un 
terrible  transport,    saisirent  leurs  fusils,   coururent. 


380  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Mais  les  portes  étaient  clouées.  Ils  vont  chercher 
des  échelles.  Par  malheur,  elles  sont  courtes.  Ils. 
finissent  par  percer  un  mur  qui  fermait  une  fausse 
porte.  C'est  long,  mais  leur  seule  présence  faisait, 
voir  que  la  campagne  était  une  avec  la  ville. 

La  troupe  n'avait  pu  reprendre  les  portes.  On  la 
réunit    en    bataille    sur   la   place    principale.    Deux 
compagnies  de  Royal-Marine  étaient  en  avant,  engagées 
dans   une    rue.   Il   était   environ   deux    heures.    Le 
peuple  (au   premier  rang  les  femmes)  regardait  fort 
de  travers  les  soldats  de  Royal-Marine,  insolents  et 
provoquants  autant  que  le  noble  corps  de  la  Marine 
elle-même.  Beaucoup,  de  mine    singulière,    étaient 
des   Basques    ou   des    Bretons.    Celui   qui    était    en 
tète,  un  sous-officier  béarnais,  à  grand  nez  crochu 
d'épervier,  oiseau  de  proie,  oiseau  de  nuit,  œil  noir 
cle  ténèbres  et  de  ruse,   blessa  au  premier  regard 
leur  rude  instinct  de  loyauté.  Une  des  femmes  n'y 
tint  pas.  Elle  traverse  la  rue,  va  à  lui,   et,  devant 
sa  troupe,  lui  applique  un  hardi  soufflet  (récit  d'un 
témoin   oculaire).    Ce  Béarnais   est   Bernadotte.   Le 
coup  lui  valut  le  salut  de  la  sorcière.  (Tu  seras  roi!). 
Il  vit  l'éclair  de  sa  fortune,  et  fit  commencer  le  feu. 
Il  avait  une  bonne  chance  cle  tout  finir  en  deux 
minutes.    Il  n'avait  réellement  que  vingt  ou  trente 
hommes  en  face,  le   reste  femmes  et  curieux.   Ces. 
vingt    ou    trente,    chargés    vivement,    s'enfuirent, 
comme  il  l'avait  prévu.  Mais  ce   qu'il  ne  prévoyait 
pas,  c'est  qu'ils  revinrent  peu  à  près  avec  une  masse 
énorme,   c'est  que   tout   ce   vaillant  peuple  se   mit 


LE   COUP   D'ETAT  381 

avec  eux.  Devant,  derrière,  sur  les  toits,  partout 
on  ne  voyait  que  peuple.  Tuiles,  pierres,  briques, 
pleuvent  à  la  fois.  Notre  Béarnais  est  blessé,  mais 
reste  noté  comme  homme  d'audace  peu  scrupuleuse, 
qui  n'irait  pas  de  main  morte  et  pouvait  monter  à 
tout.  L'affaire  fut  assez  sanglante.  Force  blessés  de 
part  et  d'autre.  Un  vieux  portefaix  est  tué;  un  jeune 
homme  a  les  deux  cuisses  traversées.  Même  un 
•enfant  de  douze  ans  fut  cruellement  tué  d'un  coup 
de  baïonnette. 

Le  peuple,  ayant  l'avantage,  en  vint  à  grands  coups 
de  pierres  sur  la  masse  des  deux  régiments  en  bataille 
sur  la  place.  Au  moment  où  M.  de  Boissieu,  lieutenant- 
colonel,  défend  de  tirer  et  veut  s'expliquer  avec  la 
foule,  une  pierre  lui  frappe  la  tête.  Il  n'en  persista 
pas  moins  dans  son  pacifique  héroïsme.  Gela  émut 
fort  le  peuple.  On  vint  lui  faire  réparation.  Les 
femmes  voulurent  le  panser  et  l'emportèrent  dans 
leurs  bras. 

Même  dans  Royal-Marine,  plusieurs  officiers  bretons 
(instruits  très  certainement  de  l'affaire  de  ceux  de 
Rennes),  ne  voulaient  pas  qu'on  se  battît.  Le  colonel 
consentit  à  aller,  avec  une  femme,  au  commandant 
dlermont-Tonnerre,  qui  donna  de  bonnes  paroles,  fit 
espérer  que  la  troupe  rentrerait  dans  ses  quartiers. 
Mais  cela  ne  suffisait  pas.  Un  terrible  flot  de  peuple 
arrivait  pour  prendre  au  commandant  les  clés  du 
Palais  de  justice,  et  rétablir,  faire  siéger  sur-le-champ 
le  Parlement.  L'hôtel  est  en  vain  fermé.  On  brise  la 
porte  extérieure,  on   brise  une  porte  intérieure,  et 


382  HISTOIRE    DE    FRANCE 

derrière  on  trouve  M.  de  Clermont  -Tonnerre  avec 
quelques  officiers. 

Il  faut  ignorer  tout  à  fait  la  nature  humaine  et  ce 
que  c'est  que  la  foule,  pour  croire  (avec  M.  Taulier) 
qu'on  ménageât  le  commandant.  Il  fut  dans  un  danger 
réel.  On  lui  reprocha  violemment  l'effusion  du  sang 
du  peuple.  Plusieurs  voulaient  qu'il  livrât  celui  qui 
avait  fait  tirer.  D'autres,  que  lui-même  expiât  :  un 
charpentier  tint  une  hache  levée  sur  sa  tête.  Un 
avocat  la  détourna.  On  a  voulu  douter  du  fait,  mais  le 
charpentier  en  fit  gloire,  ne  se  cacha  pas,  resta  huit 
jours  encore  à  Grenoble,  et  n'en  partit  qu'en  rece- 
vant l'argent  d'une  souscription  faite  pour  lui.  (Ber- 
thelon.  ) 

Dans  ce  danger  du  commandant,  les  consuls  de  la 
ville  étaient  venus  à  son  secours.  Eux-mêmes  ils 
furent  en  danger.  On  leur  arracha  de  la  tête  leurs 
chaperons  municipaux.  La  foule  cassait,  brisait.  Elle 
jeta  par  les  fenêtres  l'argenterie  du  commandant  (qu'on 
porta  chez  le  président).  Elle  ne  prit  rien  dans  l'hôtel 
que  le  dîner  qui  était  prêt,  à  point,  et  qu'on  avala,  plus 
du  vin  bu  dans  les  caves.  Un  seul  lieu  fut  respecté, 
un  cabinet  d'histoire  naturelle  que  possédait  ce  grand 
seigneur.  On  n'y  prit  qu'un  aigle  empaillé  qu'on  vou- 
lait faire  figurer  dans  le  solennel  triomphe  qu'on 
préparait  au  Parlement. 

Le  commandant,  sous  leur  dicfée,  écrivit  au  prési- 
dent qu'il  l'invitait  à  assembler  le  Parlement  au  plus 
tôt.  Il  livra  les  clés  du  Palais.  Mais  une  femme  ne 
voulait  pas  croire  qu'il  agît  de  bonne  foi.  Elle  empoi- 


LE    COUP   D'ÉTAT  383 

gna  un  inspecteur  militaire  qui  était  là,  l'emmena 
pour  qu'il  témoignât  avec  elle  que  la  lettre  était 
sérieuse,  venait  bien  du  commandant.  Elle  le  menait 
«  trique  en  main,  comme  un  patient  qu'on  mène  au 
gibet  »  (cinq  heures  de  l'après-midi). 

Le  président  eut  beau  louvoyer  et  refuser.  On  ne 
lui  donna  qu'une  heure.  Le  peuple  se  chargea  lui- 
même  d'avertir  les  conseillers.  En  attendant,  il  faisait 
l'ouverture  du  Parlement.  Le  président  n'eut  osé.  On 
lui  prit  un  de  ses  gens,  qu'on  habilla  superbement 
d'une  riche  robe  de  chambre;  on  lui  mit  les  clés  en 
mains,  et,  afin  qu'il  fût  mieux  vu,  un  homme  à  cali- 
fourchon l'enleva  sur  ses  épaules.  Derrière,  on  lui 
portait  la  queue.  Ce  majestueux  personnage,  que 
nul  ne  reconnaissait,  représenta  d'autant  mieux  le 
grand  anonyme ,  le  Peuple  ,  faisant  ses  affaires  lui- 
même,  rouvrant  son  Palais  de  justice,  fermé  par  la 
royauté. 

Les  membres  du  Parlement  se  cachaient,  mais  on 
en  trouva  suffisamment  pour  le  cortège  qu'on  fit  au 
Président,  de  son  hôtel  au  Palais.  Ces  messieurs,  dans 
leurs  robes  rouges,  étaient  galamment  conduits  par 
les  dames  portant  leur  trique,  de  l'autre  main  des 
branches  vertes.  Le  tocsin  ne  sonnait  plus,  mais  les 
cloches,  à  volée,  joyeuses  et  toutes  en  branle.  «  Les 
clochers  jusqu'au  sommet  étaient  remplis  de  femmes 
bondissantes  comme  des  chèvres.  »  C'était  six  heures 
du  soir  (en  juin).  Partout  des  rameaux,  des  1  s -ses.  Le 
carrosse  du  président  traîné  lestement  par  des  hommes 
(et  plus  vite  que  par  des  chevaux)  avançait  couvert 


384  HISTOIRE    DE    FRANCE 

de  fleurs,  royalement  couronné  de  l'aigle  prisonnier 
du  peuple,  la  seule  et  noble  dépouille  qu'il  emporta 
de  sa  victoire.  Une  fraîche  couronne  de  roses  (assez 
ridiculement)  avait  été  préparée  pour  la  vieille  tête 
chenue  du  premier  président.  Il  tremblait  de  se  com- 
promettre, la  repoussa.  Mais  on  la  portait  devant  lui. 
Un  énorme  feu  de  joie  était  dressé  sur  la  place,  le 
Palais  enguirlandé  de  banderoles  ou  drapeaux.  «  Enfin 
des  cris  incroyables,  une  telle  fête  (dit  le  bonhomme) 
que  jamais  les  fastes  de  Rome  n'ont  fourni  de  pareils 
exemples.  » 

Le  président,  effrayé  de  son  succès,  trouva  moyen 
d'écrire  à  l'instant  en  cour  que  tout  se  faisait  malgré 
lui.  Le  commandant  écrivit  aussi.  Mais  on  saisit  sa 
lettre,  et  on  ne  la  laissa  passer  que  quand  le  prési- 
dent l'eut  lue  à  la  foule  et  bien  montré  qu'elle  ne 
contenait  aucun  mal.  La  séance  ne  dura  qu'une 
heure,  et  le  peuple,  fort  modéré,  ne  demanda  rien 
que  le  départ  du  régiment  qui  avait  versé  le  sang. 
Le  Parlement,  heureux  de  voir  finir  son  triomphe,  fut 
solennellement  reconduit.  Mais  défense  aux  magis- 
trats de  sortir  de  la  ville;  défense  aux  portes  de  les 
laisser  passer. 

Situation  assez  triste  pour  le  peuple,  forcé  de  gar- 
der presque  à  vue  ses  chefs,  qui  voulaient  s'échapper. 
Les  femmes  étaient  inquiètes.  Elles  veillèrent  en 
armes,  et  seules  voulurent  monter  la  garde  au  palais 
du  Parlement. 

Une  chose  était  pour  Grenoble,  c'est  que  tous  les 
environs   étaient  armés   pour    elle    et   n'attendaient 


LE   COUP  D'ÉTAT  385 

qu'un  signal.  Mais  au  dedans,   on  s'arrangeait  pour 
énerver  le  mouvement.  Pendant  la  nuit,  les  consuls 
formèrent  la  garde  bourgeoise  des  honorables  mar- 
chands qui,  le  matin,  se  saisit  des  corps  de  garde,  des 
portes.  Le  peuple  avait  nommé  une  commission  pour 
s'entendre  avec  les  consuls.  Le  procureur- syndic  de 
cette  commission  était  un  cordonnier,  lui-même  de  la 
garde    bourgeoise,    de  cette  garde  précisément   que 
l'on  opposait  au  peuple  (Voy.  Berthelon.)  Cette  opposi- 
tion se  marqua  surtout  en  ce  que  le  peuple,  entendant 
dire    qu'on    faisait    venir    contre    lui    l'artillerie    de 
Valence,  assiégeait  les  dépôts  d'armes,  voulait  prendre 
les  fusils.  Les  bourgeois  s'y  opposaient.   Le  peu  de 
fusils  qu'on  eut  manquaient  de  certaine  pièce  et  ne 
pouvaient  servir  à  rien.  De  là  une  juste  inquiétude. 
Les  femmes,  plus  d'une  fois,  sonnèrent  le  tocsin.  Elles 
juraient  de' ne  pas  desarmer  tant  qu'elles  n'auraient 
pas  vu  partir  le  régiment  meurtrier. 

Ainsi,  du  9  au  14,  marcha  la  réaction.  On  défendit 
bientôt  aux  bourgeois  de  monter  la  garde.  Les  deux 
régiments  reprirent  tous  les  postes.  Clermont- 
Tonnerre  établit  des  batteries  sur  les  hauteurs  qui 
pouvaient  foudroyer  la  ville.  Le  Parlement  se  sWa 
(nuit  du  13  juin).  Le  soldat  haïssait  le  peuple  au 
point  que,  sur  le  rempart,  un  ouvrier  regardant  la 
brèche  du  7,  la  sentinelle  lui  tira  un  coup  de  fusil 
dont  la  balle  heureusement  ne  fit  que  trouer  son 
chapeau. 
Le  14,  deux  nouvelles  (récit  du  religieux)  émurent 

fortement  Grenoble.  Le  foudroyant  Mémoire  détiennes 
t.  xvi.  25 


386  HISTOIRE    DE   FRANCE 

fut  connu,  la  fermeté  menaçante  des  Bretons,  l'ac- 
cord des  nobles,  du  peuple,  des  étudiants.  On  apprit 
en  même  temps  qu'à  Besançon  un  régiment  suisse 
avait  refusé  de  tirer,  aimait  mieux  s'en  aller  en 
Suisse.  La  noblesse  de  Grenoble  et  celle  des  environs 
s'assembla  (le  14  juin),  et  les  consuls,  indignés  d'avoir 
été  pris  pour  dupes  et  de  voir  déjà  renvoyée  sans 
façon  leur  garde  bourgeoise,  vinrent  siéger  avec  ces 
nobles.  Les  menaces  et  les  défenses  de  l'autorité 
militaire  n'y  firent  rien.  On  fit  vaillamment  la 
démarche  décisive,  non  seulement  de  demander  le  réta- 
blissement des  États,  mais  réellement  de  les  faire,  de 
les  créer,  les  convoquer,  en  invitant  toutes  les  villes 
et  bourgs  à  nommer  des  députés  pris  dans  les  trois 
ordres,  qui  se  réuniront  à  «  jour  convenu  ».  Voilà  ce 
qui  fut  écrit  (Bibl.  de  Grenoble.)  Mais  on  convint  ver- 
balement de  se  réunir  à  Vizille,  ancien  château  du 
Dauphin,  que  possédait  M.  Périer,  dont  il  avait  fait 
une  usine,  et  qu'il  offrit  courageusement. 

La  Cour  se  montra  fort  double.  Elle  écrivit  des 
choses  douces  sur  l'amour  du  roi  pour  le  peuple. 
«  Jamais  il  ne  fut  plus  loin  d'exiger  de  nouveaux 
impôts.  »  (Impr.  bibl.  de  Grenoble.)  Avis  paterne  que 
l'évêque  de  Grenoble  répandit  par  les  curés.  En  même 
temps,  on  fait  filer  une  armée  en  Dauphiné,  sous 
l'homme  le  plus  sévère  de  France,  le  vieux  maréchal 
de  Vaux,  durci  par  cinquante  ans  de  guerre  (en 
Corse,  Amérique,  partout).  On  lui  donna  des  Suisses 
et  des  Corses  et  beaucoup  d'artillerie.  Le  bailliage  est 
établi  à  Valence,    et    on   va  le   faire   à   Grenoble   à 


LE    COUP    D'ÉTAT  387 

main  armée.  Deux  des  consuls  de  Grenoble  iront 
répondre  à  Versailles,  y  resteront  comme  otages.  Le 
maire  de  Romans,  enlevé,  est  prisonnier  en  Lan- 
guedoc. 

Tout  cela  était  assez  vigoureux,  bien  combiné.  Mais 
rien  ne  pouvait  servir  dans  un  si  grand  mouvement. 
Une  unanimité  immense,  formidable,  se  déclare. 
Toutes  les  femmes  prennent  la  ceinture  aurore  et 
bleue  du  Daupbiné,  les  hommes  la  cocarde  au  cha- 
peau. On  arrache  des  murailles  l'arrêt  contre  les 
consuls.  De  tous  côtés  grandes  nouvelles  :  la  France 
est  pour  le  Dauphiné.  Les  petits  États  de  Béarn  frater- 
nisent avec  lui.  Des  gentilshommes  de  Lyon,  de  Tou- 
louse, de  Provence,  adhèrent  à  ses  résolutions  et 
veulent  agir  de  concert.  La  Guyenne  va  les  imiter. 
Les  mêmes  résistances  éclatent  juste  aux  deux  bouts 
du  royaume,  à  Pau,  à  Amiens,  Arras.  A  Pau,  on  dresse 
une  potence  pour  pendre  le  commandant.  A  Arras,  le 
bailliage  est  chassé  à  coups  de  bâton,  tout  brisé  et 
saccagé.  Le  Parlement  de  Rouen  continue  de  s'assem- 
bler, met  le  ministère  en  accusation. 

Tout  s'arrête,  et  plus  d'affaires.  Lyon  halète,  Paris 
s'irrite  par  le  retard  des  payements.  L'Hôtel  de  Ville 
a  renvoyé  en  août  ses  payements  de  mai. 

Je  copie  tout  ce  qui  précède  d'un  petit  journal 
manuscrit  de  huit  pages  qui  donne  très  bien  le  mois 
de  juillet  à  Grenoble,  les  nouvelles  qu'on  y  recevait.  Il 
ajoute,  au  3  juillet,  deux  choses  extrêmement  graves. 

«  La  disgrâce  du  ministère  a  été  signée  pendant 
huit  heures.  La  reine  a  tout  fait  révoquer. 


388  HISTOIRE    DE    FRANCE 

«  A  notre  assemblée  du  2,  des  officiers  en  uniforme 
ont  signé  la  délibération.  » 

Jamais  le  vieux  maréchal,  qui  avait  vu  tant  de 
choses,  n'avait  vu  un  tel  spectacle.  Il  se  trouva,  avec 
ses  vingt  mille  hommes,  comme  noyé  dans  ce  tour- 
billon, ce  vertige  populaire  de  vaillance,  d'ardeur  et 
de  joie.  Ses  officiers  lui  échappaient.  Il  l'écrivit  à  la 
cour  (Augeard).  Ce  qui  dut  l'étonner  surtout,  ce  fut, 
dans  une  telle  ardeur,  un  bon  sens,  une  mesure,  un 
sang-froid  extraordinaires.  Gela  ne  se  voit  guère  ail- 
leurs. Si  fermes  dans  les  grandes  choses,  ils  cédaient 
sur  les  petites,  qui  souvent  exaltent  encore  plus.  Il 
crut  les  embarrasser  en  défendant  la  cocarde  bleue 
aurore,  l'insigne  de  la  province.  Mais  cela  leur 
rendait  service.  Il  valait  mieux  être  Français.  On 
disait,  non  sans  apparence  :  «  Toute  la  France  sera 
Dauphiné.  » 

De  Vaux,  de  mauvaise  humeur,  avait  signifié  d'abord 
qu'on  ne  s'assemblerait  pas,  qu'il  saurait  bien  l'em- 
pêcher. On  lui  répondit  gaiement  :  «  Nous  nous 
assemblerons,  fût-ce  à  la  bouche  du  canon.  » 

Il  se  rabattit  à  dire  :  «  Ce  ne  sera  pas  à  Grenoble.  » 
On  n'y  avait  jamais  songé.  Enfin  il  entoura  Yizille  de 
grandes  forces  militaires,  comme  si  l'on  avait  craint 
des  rassemblements  du  peuple.  Il  croyait  que  ses 
baïonnettes  intimideraient  l'assemblée.  On  n'y  regarda 
même  pas.  Cela  l'achève.  Il  s'alite  et  le  voilà  très 
malade.  On  crut  qu'il  y  passerait.  Il  traîna  un  an  ou 
deux. 

M.  Périer,  fort  noblement,  avait  préparé  des  tables 


LE   COUP   D'ÉTAT  389 

pour  servir  quatre  cents  personnes.  La  salle  d'armes 
du  vieux  connétable  de  Lesdiguières  était  préparée 
pour  faire  siéger  dignement  cette  première  de  nos 
assemblées. 

Le  secrétaire  était  Mounier,  juge  royal  de  Grenoble, 
homme  capable,  fort  mesuré,  qui  avait  tenu  la  plume 
avec  adresse  et  courage  dans  les  réunions  de  la  ville. 
L'assemblée  s'ouvrit  à  huit  heures,  s'organisa  jusqu'à 
onze,  examina  les  Mémoires  proposés  jusqu'à  minuit, 
signa  jusqu'à  quatre  heures  du  matin.  Tout  ainsi  fut 
consommé  dans  un  long  jour  de  juillet.  On  arrêta 
(outre  les  choses  arrêtées  le  14  juin)  :  que  voulant 
montrer  à  la  France  un  exemple  d'union,  d'attache- 
ment à  la  monarchie,  on  n'octroyerait  les  impôts 
qu'après  délibération  dans  les  États  généraux,  —  que 
le  Tiers-état  aurait  autant  de  députés  que  les  deux 
autres  ordres  réunis. 

Une  mesure  admirable  fut  gardée  par  cette  assem- 
blée : 

1°  La  municipalité  ri  y  domina  pas.  Les  députés  de 
Grenoble,  très  nombreux,  ne  voulurent  pas  être  comp- 
tés selon  leur  nombre. 

2°  Le  Parlement  ri  y  domina  pas.  Quoique  seul  il 
eût  d'abord  dirigé  le  mouvement,  l'assemblée  se  mit 
à  sa  place,  dit  même  indirectement  qu'il  n'était  pas 
impeccable.  Elle  explique  que  la  conduite  généreuse 
des  Parlements  avait  réparé  leurs  torts. 

3°  Nul  ordre  ne  pesa  sur  les  autres.  Le  Tiers  n'abusa 
pas  de  la  force  supérieure  que  donnait  la  situation. 
Le  Clergé  et  la  Noblesse,  entraînés  d'un  bel  élan, 


390  HISTOIRE    DE    FRANCE 

votèrent  sans  difficulté  la  double  représentation  du 
Tiers. 

4°  L'assemblée  ne  se  montra  pas  exclusivement  dau- 
phinoise. Elle  fut  surtout  française,  protesta  dans  deux 
articles  de  son  amour  pour  l'unité,  dit  que  le  Dauphiné 
ne  séparerait  jamais  sa  cause  de  celle  des  autres  pro- 
vinces. 

Tout  cela  était  très  neuf. 

On  sait  bien  que  dans  son  fantôme  d'Assemblées 
provinciales,  le  roi  avait  doublé  le  Tiers.  C'était  un 
mensonge  de  plus.  Puisqu'il  nommait  les  députés,  on 
était  sûr  qu'il  prendrait  l'élite  des  faibles  et  des  ser- 
vîtes, les  plus  plats  de  la  bourgeoisie.  —  Le  Tiers 
aussi  était  double  dans  les  États  du  Languedoc.  Autre 
leurre,  autre  mensonge.  Les  formes  ne  sont  rien  du 
tout  dans  l'absence  de  la  vie.  Ce  Tiers  ne  parlait 
jamais,  sauf  un  compliment  ampoulé  que  le  capitoul 
de  Toulouse  débitait  à  l'ouverture.  Les  capitouls,  les 
consuls,  en  toute  chose  importante  suivaient  leurs 
seigneurs  les  évêques. 

Non,  la  leçon  de  la  France  ne  fut  pas  le  type  bâtard 
des  Assemblées  provinciales,  ni  les  Etats  de  Langue- 
doc. Elle  fut  dans  l'unanimité  des  trois  ordres  du 
Dauphiné.  Elle  fut  dans  l'unanimité  (peu  durable, 
mais  réelle  alors)  des  nobles  bretons  et  du  peuple. 

Elle  fut  dans  l'ébranlement  de  l'armée,  dans  cet 
aveu  terrible  du  maréchal  de  Vaux  :  que  la  troupe 
nest  pas  sûre.  Nonainville  à  Rennes,  Boissieu  à 
Grenoble,  s'obstinent  à  ne  pas  tirer. 

Ce  qui  dut  aussi  frapper  fort,  c'est  le  changement 


LE    COUP    D'ÉTAT  391 

étonnant  de  formes  qui  se  fait  tout  à  coup  dans  les 
pièces  adressées  au  roi.  Pour  la  première  fois,  on  y 
parle  de  sa  responsabilité  personnelle,  on  y  fait  une 

allusion  fort  nette  au  danger  qu'il  court.  Dans  une 
adresse  (manuscrite,  anonyme  et  sans  date)  de  Gre- 
noble, on  lui  fait  entendre  que  la  Constitution  seule 
fait  sa  sûreté.  Mais  la  pièce  la  plus  terrible  (19  juin  88) 
vient  du  corps  jusqu'ici  le  plus  souple,  le  plus  docile, 
qui  le  croirait?  du  Grand -Conseil.  On  y  demande  la 
tête  de  Brienne  et  de  Lamoignon.  On  dit  au  roi  :  «  Il 
ne  faudrait  qu'un  instant  pour  détruire  votre  autorité... 
Vous  tenez  votre  force  de  vos  sujets;  elle  est  dans 
leurs  mains.  C'est  uniquement  de  leur  pécune  que  se 
soutient  votre  puissance.  »  Puis,  par  deux  fois,  on 
répète  avec  une  insistance  menaçante  :  «  Yous  devez 
bien  les  connaître,  tous  ces  abus  de  pouvoir,  puis- 
qu'ils se  font  par  vos  ordres  précédés  de  ces  douces 
paroles  :  De  V ordre  du  roi,  et  qu'ils  sont  signés  de 
vous  !  Que  d'innocents  dans  les  fers  par  ces  Lettres  de 
cachet !...  Yous  ne  pouvez  les  ignorer;  elles  portent 
votre  signature.  » 

Paroles  vraiment  redoutables,  qui  commencent  le 
procès,  non  pas  de  la  royauté  seule,  mais  du  roi,  de 
Louis  XVI. 

Brienne  était  fort  timide  en  réalité.  Il  voyait  venir 
ces  jours  où  l'on  rend  de  sérieux  comptes.  Un  magis- 
trat de  Grenoble,  le  10  mai,  demandait  la  mort  de 
Terray  et  de  Galonné.  Le  19  juin,  le  Grand-Conseil 
demandait  celle  de  Brienne,  tout  au  moins  sa  con- 
damnation. 


392  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Le  Clergé,  loin  de  l'appuyer,  lui  donna,  au  lieu 
d'argent,  la  leçon  la  plus  amère.  En  Dauphiné,  en 
Bretagne,  partout  la  noblesse  était  contre  lui,  contre 
la  Cour  et  la  reine.  Le  vrai  moyen  d'embarrasser, 
faire  taire  tous  ces  privilégiés,  c'était  de  leur  lâcher 
le  Tiers.  Brienne  avait  autour  de  lui  des  gens  qui 
devaient  lui  faire  croire  que  le  Tiers  serait  royaliste. 
Il  employait  surtout  la  plume  d'un  petit  homme  de 
talent,  fils  d'un  cordonnier  d'Avignon,  le  fameux 
abbé  Maury,  un  roué  et  un  rusé  sous  forme  inso- 
lente, emportée.  Il  put  être  pour  beaucoup  dans  le 
parti  que  prit  Brienne  de  se  sauver  en  ouvrant  la 
grande  Babel.  Le  8  août,  au  nom  du  roi,  il  convoque 
les  États  généraux. 

Qu'est-ce  que  ces  États?  Il  ne  le  sait  lui-même.  Il 
invite  tout  le  monde  à  fouiller,  chercher,  ce  qu'au 
vrai  ils  ont  été.  On  allait  sans  difficulté  trouver  que 
le  Tiers  y  était  très  constamment  écrasé,  humilié, 
agenouillé.  A  lui  de  prendre  sa  revanche  au  profit  de 
la  royauté  contre  le  Clergé,  la  Noblesse.  La  Cour 
leur  lançait  la  meute  immense  des  avocats,  des 
lettrés,  pour  les  égratigner  aux  jambes  et  les  mordre 
par  derrière. 

Malesherbes  était  épouvanté.  D'accord  avec  son 
cousin  Lamoignon,  dans  une  timidité  coupable,  il 
démentit  toute  sa  vie,  fit  un  Mémoire  au  roi  contre 
les  Etats  généraux.  Il  se  trompait  d'époque,  croyait 
que  les  idées  de  76  suffisaient  en  88. 

Que  pouvait  faire  Brienne  ?  Par  les  États,  il  péris- 
sait. Sans  les  États  il  périssait.  En  face  des  néces- 


LE   COUP  D'ÉTAT  393 

sites  implacables  de  chaque  jour,  il  fouillait  au  plus 
bas,  il  cherchait  dans  la  boue.  Le  16  août,  il  ne  peut 
payer  qu'à  moitié  en  billets.  Il  pille,  force  des  caisses 
que  respecteraient  des  voleurs,  dépôts  de  charité  et 
fonds  des  hôpitaux,  des  aumônes  aux  grêlés  !  Cela 
faisait  horreur!  De  tels  crimes  pour  si  peu  d'argent! 
Où  sommes-nous  ?  les  plus  sacrées  dépenses,  celles 
de  Cour,  deviennent  impossibles!  Les  Polignac, 
ennemis  de  Brienne,  et  d'Artois,  son  ami,  qui  le 
poussait  contre  le  Parlement,  se  liguent  contre  lui. 
La  reine  a  peine  à  le  défendre.  On  se  souvient  de 
l'homme  qui  seul  évoquait  les  écus.  Si  l'on  rappelait 
Necker  ?  On  pourrait  l'exploiter,  profiter  de  sa  main 
adroite  pour  tirer  les  marrons  du  feu.  C'était  peu  dif- 
ficile. Son  livre  de  84  dit  assez  clairement  qu'il  se 
meurt  de  chagrin  de  n'être  plus  au  ministère.  Sa 
vanité  souffrante  exige  seulement  que  l'on  renvoie 
Brienne  (25  août).  Mais  on  le  mystifie.  On  garde  contre 
lui  l'homme  d'exécution,  Lamoignon. 


391  HISTOIRE    DE    FRANCE 


CHAPITRE  XXIII   ET   DERNIER 


Les  fusillades  de  Paris.  —  Necker.  Cahiers.  Élections.  —  Mirabeau. 


M.  Necker  débuta  en  bon  et  galant  homme.  Trou- 
vant le  trésor  vide,  il  y  mit  sa  fortune.  Il  versa  deux 
millions  à  son  entrée  au  ministère,  et,  plus  tard, 
engagea  tout  ce  qu'il  possédait. 

Gela  remonta  l'àme,  l'espoir  et  le  crédit. 

Les  notaires,  dont  les  fonds  sont  chose  de  confiance 
et  sacrés,  firent  un  acte  de  foi,  apportèrent  six  mil- 
lions. Les  créanciers  rougirent  d'être  exigeants  se 
contentèrent  d'acomptes,  désormais  sûrs  d'être  payés. 

Les  ennemis  de  Necker  sont  bien  forcés  ici  de 
l'admirer.  Monthyon,  le  Fermier  général,  dit  :  «  Sans 
moyens  violents,  sans  coup  de  force,  il  nous  sauva 
la  banqueroute.  Mille  expédients  de  détails  furent 
employés,  faibles  séparément,  puissants  par  leur 
ensemble.  Toute  grande  mesure  eût  trouvé  trop 
d'obstacles.  Son  industrie  fut  un  prodige.  »  Et  combien 
on  doit  l'admirer,  quand  on  songe  qu'au  milieu  de 


LES   FUSILLADES    DE   PARIS  305 

tant  d'embarras  politiques,  il  se  trouva  en  face  d'une 
disette  qui  vouait  à  grands  pas,  bientôt  devant  l'atroce 
hiver,  le  grand  hiver  du  siècle  (88-89)  qui,  rompant 
la  circulation,  doubla  les  maux  de  la  famine.  Plus 
de  travail  et  plus  d'obéissance  dans  l'administration. 
L'autorité  morale  de  Necker,  son  crédit  personnel, 
suppléèrent  aux  ressources  de  l'État,  qui  n'existait 
plus.  De  toutes  parts  on  vint  au  secours.  Il  parvint  à 
passer  ces  terribles  huit  mois,  à  gagner  le  printemps, 
les  États  généraux.  Tout  ce  qu'on  blâme  en  lui  de 
fautes  et  de  faiblesses  s'efface  devant  un  tel  service. 
On  peut  répondre  à  tout  :  «  Il  a  nourri  la  France.  » 

Il  fallait  ces  extrémités  pour  que  la  Cour,  la  reine, 
Artois,  les  plus  antipathiques  à  Necker,  l'appelassent, 
pour  que  le  roi  subit  le  protestant  !  Dès  longtemps  il 
baissait  Necker  pour  son  pathos,  sa  suffisance.  Mais  il 
le  méprisait  de  plus  pour  ses  côtés  bourgeois,  qui, 
il  est  vrai,  devant  les  grands  et  les  puissants,  le 
tenaient  bas,  servile.  Il  y  voyait  un  sot,  espérait 
l'amuser,  garder  contre  lui  Lamoignon,  l'absolutisme 
même.  Il  montra  plus  d'adresse  que  l'on  n'eût 
attendu.  Tout  en  avouant  ses  répugnances  pour 
appeler  le  Genevois,  il  dit  «  qu'il  le  suivrait  en  tout». 
Dans  les  premiers  rapports  qu'ils  eurent,  il  parut 
confiant,  s'épancha  avec  lui,  dit  :  «  Monsieur  Necker, 
voilà  bien  des  années  que  j'ai  à  peine  un  instant  de 
bonheur.  »  Necker  attendri  :  «  Encore  un  peu  de 
temps,  Sire.  Vous  ne  direz  pas  toujours  ainsi.  Tout 
se  terminera  bien.  » 

La  crédulité  vaniteuse  de  Necker,  sans  doute  aussi 


396  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'amour  du  bien  public,  l'avaient  trop  pressé  d'ac- 
cepter. Lamoignon  faisait  croire  au  roi  qu'il  pouvait 
éviter  les  États  généraux.  Des  parlementaires  assuraient 
qu'en  abandonnant  la  malheureuse  Cour  plénière,  rou- 
vrant le  Parlement,  on  obtiendrait  de  lui  ce  qu'on 
voudrait.  Très  coupable  complot  qui,  dans  une  situa- 
tion si  dangereuse,  allait  neutraliser  le  seul  sauveur 
possible,  détruire  l'espoir  qui  soutenait  la  France. 
Déjà  le  roi  faisait  imprimer  les  nouveaux  édits. 

Mais  l'indigne  manœuvre  des  deux  côtés  fut 
arrêtée.  Plusieurs  parlementaires  noblement  récla- 
mèrent. Necker  alla  à  la  reine  même,  humblement 
lui  fit  observer  que,  Lamoignon  restant,  son  crédit 
serait  nul,  qu'il  ne  pourrait  fournir  l'argent  qu'on 
espérait.  C'était  le  7  septembre,  et  l'on  voyait  déjà 
avec  effroi  que  la  récolte  avait  manqué  partout,  en 
France  et  en  Europe.  Necker,  ce  jour  du  7,  interdit 
la  sortie  des  grains.  Gela  marquait  la  crise,  et  rendit 
la  reine  sérieuse.  Necker  fit  apparaître  le  fléau  immi- 
nent, l'universel  chaos  et  le  spectre  de  la  famine. 

Les  adieux  du  roi,  de  la  reine  à  Brienne  et  à 
Lamoignon  furent  pathétiques,  et  ceux  qu'ils  auraient 
faits  à  la  royauté  même.  En  effet,  désormais,  il  fallait 
marcher  droit  aux  États  généraux.  Plus  de  fraude, 
plus  d'échappatoire,  la  France  allait  venir  et  demander 
des  comptes.  Cette  vague  terreur  leur  fit  amèrement 
regretter  ceux  qui  emportaient  le  passé.  On  les  combla 
sans  souci  de  l'opinion.  On  avait  les  larmes  aux  yeux. 
La  reine  voulut  embrasser  Brienne,  lui  donna  son 
portrait  enrichi  de  diamants.  Elle  garda  sa  nièce  comme 


LES   FUSILLADES  DE   PARIS  397 

dame  d'honneur.  Il  reçut  le  chapeau.  Un  de  ses  neveux 
fut  coadjuteur  de  son  archevêché,  et  un  autre  eut  un 
régiment.  Lamoignon,  pour  son  fils,  eut  la  pairie,  une 
ambassade,  et  pour  lui  quatre  millions  de  livres 
(dans  une  telle  pénurie!). 

Rien  n'exaspéra  plus  la  reine  que  la  vive  joie  de 
Paris.  Et  le  signal  partit  de  la  Bastille.  Les  Bretons 
prisonniers  trouvèrent  le  moyen  d'illuminer  la  plate- 
forme. Trois  jours,  trois  nuits,  c'est  dans  toutes  les  rues 
une  furie  d'illuminations,  pétards,  fusées,  etc.,  et  l'on 
casse  les  vitres  des  amis  de  la  Cour  qui  n'illuminent 
point.  Ce  désordre  fut  un  prétexte  pour  l'irritation  de 
Versailles.  Le  ministre  Yilledeuil  demanda  et  obtint 
du  roi  un  ordre  «  de  dissiper  par  la  force  les  attrou- 
pements )>.  C'était  se  hâter  fort.  Ces  effervescences 
durent  peu.  Les  réprimer  d'un  coup,  au  moment  de 
l'explosion,  c'est  ce  qu'on  ne  peut  guère  qu'au  prix 
de  bien  du  sang. 

Ici,  on  le  pouvait,  ayant  en  main,  non  pas,  comme 
à  Rennes,  à  Grenoble,  des  troupes  ordinaires  et  peu 
sûres,  mais  des  corps  privilégiés,  à  haute  paye,  aimant 
peu  le  bourgeois.  La  garde  de  Paris,  en  butte  aux 
railleries  qui  toujours  poursuivaient  le  guet,  était  fort 
disposée  à  faire  voir  qu'elle  est  «  vrai  soldat  ».  Son  chef, 
le  chevalier  Dubois,  fut  ravi  de  sabrer,  fit  une  charge 
à  fond  sur  le  Pont-Neuf  plein  de  monde,  galopant 
sur  les  trottoirs  même.  Les  spectateurs  paisibles,  des 
gens  de  toute  classe  (Florian,  le  marquis  de  Nesle, 
etc.)  furent  ou  sabrés  ou  écrasés. 
Gela  irrita  fort.  Le  lendemain,  on  revint  avec  de 


398  HISTOIRE    DE    FRANCE 

grosses  cannes,  et  devant  Henri  IV  on  brûla  un 
archevêque  de  carton.  Plusieurs,  irrités  de  la  veille, 
disaient  :  «  Brûlons  les  corps  de  garde.  »  Dubois, 
dit-on,  habilement  avait  embusqué  des  fusils.  On 
tire.  Et  voilà  vingt-cinq  morts. 

Mais  il  y  eut,  pour  Lamoignon,  bien  plus  de  sang 
encore,  deux  vrais  massacres  aux  deux  bouts  de 
Paris.  Une  foule,  en  bonne  partie  de  femmes,  s'était 
portée  aux  trois  hôtels  Dubois,  Lamoignon  et  Brienne, 
et  devant  criait,  aboyait.  Du  dernier  (hôtel  de  la 
Guerre),  on  avertit  Sombreuil,  le  gouverneur  des 
Invalides,  qui  les  envoie,  et  les  fusils  chargés.  D'autre 
part,  les  Gardes  françaises,  sous  M.  de  Biron,  entrent 
par  l'autre  bout  de  la  rue.  Opération  habile  et  d'un 
succès  terrible,  qu'on  veut  attribuer  an  hasard.  La 
foule,  serrée  de  deux  côtés,  fait  une  masse  compacte, 
où  tout  coup  porte.  Prise  entre  les  deux  feux,  elle  est 
poussée  sur  l'un,  sur  l'autre  ;  des  deux  côtés,  la  mort! 

C'est  encore  le  hasard  qui,  par  la  garde  de  Paris,  fît 
le  carnage  aux  boulevards.  De  la  porte  du  Temple  et 
de  la  porte  Saint-Martin,  on  refoula  les  masses  au  tra- 
quenard de  la  rue  Meslay.  Des  deux  bouts  on  chargea, 
on  sabra  pêle-môle  le  peuple,  les  promeneurs,  l'habi- 
tant qui  rentrait  chez  lui.  (Cf.  Droz,  II,  91  ;  Soulavie, 
VI,  213-218.) 

Le  Parlement,  rouvert  le  24  septembre,  manda  et 
gronda  fort  Dubois,  la  garde  de  Paris.  Qu'eût-il  dit  à 
Biron,  à  la  Maison  du  Roi,  trop  excusés,  garantis,  par 
leurs  ordres  ?  La  Cour  eut  cette  tache  de  sang.  On  a 
dit,  répété  sottement  que  ce  gouvernement  ne  périt 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  399 

que  de  sa  débonnaireté.  Je  ne  vois  point  cela.  Il  périt 
de  son  abandon.  S'il  avait  trouvé  dans  l'armée  le  zélé 
qu'il  trouva  dans  ces  corps,  il  eût  certes  lutté.  La 
petite  cour  militaire  qui  menait  alors  Louis  XVI,  eût 
pu  avec  sa  signature  livrer  de  vraies  batailles,  dis- 
puter la  fortune.  Mais  l'armée  lui  tourna  le  dos. 

Que  ces  choses  cruelles  se  soient  passées  sous 
Necker,  le  plus  humain  des  hommes,  cela  nous  éclaire 
fort  sur  un  point  très  obscur  de  la  situation  où  l'his- 
toire ne  dit  rien.  Était-il?  n  était-il  pas  maître? 

Il  avait  l'apparence  et  la  décoration  d'un  vrai  pre- 
mier ministre.  Protestant,  il  entre  au  Conseil!  insigne 
grâce.  Il  a  les  embarras  immenses  des  finances  et  des 
subsistances.  Il  a  la  charge  grave  et  infiniment  com- 
pliquée de  préparer  les  États  généraux.  Il  devrait  être 
fort,  tenant  cette  misérable  Cour  par  ses  besoins  et  par 
sa  peur,  ayant  trois  prises,  le  pain,  l'argent,  l'opinion. 
Il  pouvait  fort  bien  voir,  par  l'effort  que  le  roi  se  fit 
de  quitter  Lamoignon,  combien  il  était  nécessaire.  Il 
n'en  profita  pas,  ne  prit  pas  le  haut  ascendant.  De  là 
tant  de  fausses  mesures,  en  désaccord  avec  ses  idées 
et  sa  probité,  et  pourtant  signées  de  son  nom. 

Ce  pauvre  homme  de  bien,  né  à  Genève,  n'était 
point  Genevois.  Il  n'en  eut  pas  les  vertueuses  résis- 
tances. Allemand  d'origine,  il  avait  dans  le  sang  le 
mou  et  le  bonasse  des  sujets  de  ces  petits  princes, 
chapeau  bas  devant  les  valets  de  l'illustrissime  Cour. 
Fils  d'un  précepteur  ou  régent  et  de  bonne  heure 
commis,  il  tenait  à  la  fois  et  du  maître  d'école  et  du 
plumitif  subalterne.  On  ne  réussit  guère,  aux  bureaux 


400  HISTOIRE    DE    FRANCE 

comme  ailleurs,  que  par  l'attention  soutenue  d'être 
agréable  et  de  plaire  à  ses  maîtres.  Tel  il  resta  en 
montant  au  plus  haut,  gardant  toujours  l'humble  res- 
pect de  tous  faquins  titrés,  heureux  de  leurs  sourires. 
De  là  un  être  ridicule,  double,  bâtard  et  faux,  d'un 
côté  flatteur  du  public,  amant  de  la  gloriole,  d'autre 
part  tenant  fort  à  gagner  les  privilégiés,  occupé  de 
les  apaiser,  de  se  faire  pardonner  le  bien. 

On  eût  pu  deviner  tout  cela  dès  84  par  son  livre 
Administration.  Il  y  est  pitoyable,  visiblement  il  pleure 
de  n'être  plus  ministre.  On  sent  parfaitement  la  prise 
aisée  qu'on  a  sur  un  homme  si  faible.  Dans  son  pathos 
sentimental  de  bon  charlatan  allemand,  il  fait  fort 
bien  entendre  qu'on  aurait  grand  tort  de  le  craindre. 
11  attend  tout  de  la  vertu  (grande  tirade  sur  la  vertu), 
celle  des  princes  et  des  privilégiés.  Ils  sont  si  géné- 
reux que  tout  s'arrangera.  Qu'ils  se  confient  à  Necker. 
Il  est  discret,  prudent.  Il  n'en  fera  pas  trop.  Et  déjà  il 
le  prouve,  en  embrouillant,  cachant  ce  que  l'on  veut 
cacher.  De  quelle  main  délicate  il  touche  le  Clergé  par 
exemple!  déguisant  sa  richesse,  cotant  son  revenu  au 
chiffre  ridicule  d'à  peu  près  cent  millions. 

On  put  voir  tout  d'abord  que  Necker  était  traîné, 
que,  dominé  des  hautes  influences,  attendri  et  trompé 
par  l'équivoque  bonhomie  de  Louis  XVI,  il  prêterait 
l'appui  de  son  nom  aux  actes  des  privilégiés,  serait 
tout  à  la  fois  leur  dupe  et  leur  compère.  L'assemblée 
dauphinoise,  sur  qui  la  France  avait  les  yeux,  du 
27  juillet  s'était  ajournée  en  octobre.  Réunie  à 
Romans,  elle  fît  un  remarquable  plan  d'États  provin- 


LES  FUSILLADES   DE   PARIS  401 

ciaux.  Dans  ce  plan,  l'électeur  devait  être  le  proprié- 
taire payant  d'impôt  six  francs  par  an  (dix  sous  par 
mois,  ou  à  peu  près  u/t  liard  par  jour.)  L'électeur  des 
villes  un  peu  plus.  Mais  on  excluait  tout  à  fait  le  fer- 
mier, comme  trop  dépendant.  En  effet,  la  propriété 
appartenant  surtout  au  Clergé  et  aux  nobles,  admettre 
leurs  fermiers  innombrables,  c'était  mettre  l'élection 
dans  la  main  des  privilégiés.  Les  campagnes  pou- 
vaient devenir,  ce  qu'elles  ont  été  de  nos  jours,  le 
brutal  instrument  de  la  réaction. 

Plusieurs  fermiers  siégeaient  à  Romans,  et  eux 
mêmes  ils  demandèrent  «  que  le  fermier  ne  fût  pas 
électeur  »,  n'eût  pas  la  dure  alternative  de  voter 
contre  sa  conscience  ou  contre  l'existence,  le  pain  de 
sa  famille.  A  cela  que  va  dire  le  roi?  que  va  dire 
Necker  ?  Ils  corrigent  le  plan,  veulent  que  le  fermier 
vote.  Quelle  dureté  serait-ce  d'exclure  l'innocent 
laboureur,  l'homme  des  champs,  etc.  !  Ils  tiennent  à 
donner  au  Clergé,  aux  nobles,  une  armée  d'élec- 
teurs. 

C'est  dans  le  même  esprit  que  la  Cour,  si  peu 
satisfaite  des  Notables  en  87,  les  rappelle  en  88, 
étant  sûre  de  n'avoir  par  eux  que  des  avis  pour 
enrayer  ou  reculer.  Si  le  ministre  était  ferme  et 
loyal,  il  devait  rejeter,  refuser  à  tout  prix  une  assem- 
blée certainement  hostile  à  la  convocation  des  États 
généraux. 

Ces  Notables  montrèrent  une  remarquable  clair- 
voyance dans  leur  haine  à  la  liberté. 

1°  Ils  repoussèrent  presque  unanimement  la  double 

t.  xvr.  26 


402  HISTOIRE    DE    FRANCE 

représentation  du  Tiers,  sentirent  parfaitement  que, 
si  la  Nation  était  vraiment  représentée,  le  Privilège 
était  perdu. 

2°  Ils  parurent  deviner  et  prévoir  que  la  fausse 
démocratie  serait  le  sûr  moyen  d'étouffer,  d'écraser  la 
vraie,  que  le  suffrage  universel  serait  l'arme  mortelle 
de  la  contre-révolution.  Ils  admirent  au  suffrage  même 
les  domestiques,  laquais  des  villes,  et  valets  de  charrue, 
ces  rustres  qui  vont  bientôt  donner  les  Chouans.  De 
peur  qu'ils  ne  se  trompent  et  n'oublient  le  mot 
d'ordre,  ils  voteront  à  liante  voix.  Avec  ces  valets,  lés 
Notables  appelaient  au  scrutin  un  monde  de  fainéants 
à  vendre,  de  nobles  affamés,  parasites,  et  de  petits 
collets  qui  couraient  les  dîners. 

A  l'appui  de  ce  bel  avis  (12  décembre),  parut  une 
incroyable  lettre  des  princes  au  roi,  superbe  d'inso- 
lence. Ils  se  croient  en  1614,  s'indignent,  comme  les 
nobles  firent  alors,  de  ce  qu'on  croit  le  bourgeois  du 
même  sang,  de  ce  qu'on  humilie  cette  brave  noblesse, 
qui  a  fait  roi  Hugues-Capet.  Ils  finissent  par  menacer, 
par  dire  que  si  les  premiers  ordres  devaient  des- 
cendre ainsi,  leurs  protestations  dispenseraient  de 
payer  l'impôt. 

Au  même  temps  un  coup  répondit,  un  grand  coup, 
le  livre  de  Sieyès,  qui,  d'un  énorme  poids,  trancha  les 
questions,  qui  arma  la  Révolution  de  sa  formule  vic- 
torieuse, de  sa  hache  et  de  son  épée  : 

«  Qu'est-ce  que  le  Tiers  ?  le  Tout.  —  Le  Tiers  est  la 
Nation.  » 

Il  écarte  du  pied  les  théories  des  sots,  des  ignorants 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  403 

qui  s'imaginent  (comme  Mounier)  qu'on  pourrait  faire 

ici  une  Angleterre. 

Vous  demandez  qui  aura  droit  de  convoquer  la 
Nation  ?  Demandez  donc  plutôt  qui  n'en  a  pas  le  droit, 
dans  le  danger  de  la  Pairie. 

Vous  demandez  quelle  place  les  corps  privilégiés, 
deux  cent  mille  prêtres  ou  nobles,  auront  dans  l'ordre 
social  ?  c'est  demander  quelle  place,  dans  le  corps  des 
malades,  aura  l'humeur  maligne  et  corrompue. 

Ceci  s'entend  assez  et  dépasse  fort  89. 

Non  moins  sinistrement,  cet  âpre,  inflexible  Sieyès, 
dans  les  Instructions  électorales  du  duc  d'Orléans, 
rappela  la  question  suprême,  la  responsabilité.  On  a 
vu  qu'à  Grenoble  un  magistrat  l'explique  par  la  mort 
de  Calonne,  le  Grand-Conseil  par  la  mort  de  Brienne, 
plaçant  même  plus  haut  encore  la  responsabilité.  La 
brochure  -d'Orléans  demande  «  que  quelqu'un  soit 
responsable  ».  Inutile  de  nommer  ce  quelqu'un. 
Chacun  comprendra. 

Tout  devient  clair,  fort,  bref.  Le  public  marche 
droit.  Malheur  à  qui  gauchit.  Le  doublement  du  Tiers 
est  le  grand  shiboleth  où  l'on  se  reconnaît.  Le  Parle- 
ment, cette  vieille  perruque,  hier  si  populaire,  a  osé 
rappeler  les  États  de  1614  (les  nobles  triomphants  et  le 
Tiers  à  genoux).  Dès  ce  jour,  sans  retour,  il  sombre,  il 
s'enfonce,  il  descend,  il  s'abîme,  cent  pieds  sous  la 
terre.  Il  n'en  remontera  que  pour  paraître  en  masse  à 
la  place  funèbre  de  la  Révolution. 

Cette  chute  subite  du  Parlement  devait  avertir 
Necker.    Il   llottait   misérablement    (j'en   crois  Droz, 


404  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Mounier,  Malouet,  et  nullement  le  fils  de  Necker).  Ce 
cœur  sensible  et  tendre,  qui  voulait  plaire  à  tous, 
était  désespéré  de  faire  du  chagrin  aux  privilégiés. 
Entre  quelques  hommes  et  la  France,  la  justice  et 
l'iniquité,  il  se  taisait,  restait  admirablement  im- 
partial. 

On  lui  montrait  que  la  noblesse  avait  été  partout 
contre  Brienne  (de  mai  en  août)  ;  qu'en  Dauphiné, 
seule  au  13  juin,  elle  avait  convoqué  les  États  à 
Vizille;  qu'à  Rennes,  ailleurs  encore,  elle  avait  gagné 
et  désarmé  l'officier  (noble).  N'étaient-ce  pas  des 
nobles,  ces  vaillants  députés  bretons,  les  douze  qu'on 
mit  à  la  Bastille,  ces  obstinés  qui  vinrent,  les  dix-huit, 
et  les  cinquante-deux?  Trente  ducs  et  pairs  avaient 
offert  de  renoncer  à  leurs  privilèges  pécuniaires.  Donc 
la  noblesse,  haute  ou  petite,  en  majorité  figurait  au 
premier  acte  du  grand  drame. 

Un  coup  de  vent,  avant  décembre,  éclaircit  la  situa- 
tion. La  majorité  noble,  un  moment  entraînée  hors 
de  son  état  naturel  par  l'esprit  généreux  du  siècle  ou 
par  la  haine  de  la  Cour,  rentra  dans  les  rangs  rétro- 
grades, aussi  bien  que  les  Parlements.  Ce  fut  fort  clair 
en  Bretagne.  Nantes  et  Quimper,  et  Rennes  même  (des 
bourgeois,  des  étudiants  éclatèrent  contre  la  noblesse), 
furent  appuyées  de  Saint-Brieuc,  d'Auray  et  d'autres 
villes.  Contre  son  corps  municipal,  Nantes  créa  une 
autre  assemblée,  plus  sérieusement  municipale,  et  qui 
réellement  représenta  la  ville.  Nantes  envoya  au  roi 
demander  le  doublement  du  Tiers  (Mellinet).  Dans  le 
cahier  commum  des  villes  de  Bretagne  qu'on  fit  à 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  405 

Rennes,  la  demande  en  fut  faite  expressément  d'après 
le  Dauphiné.  (I)uch.,  I,  85.) 

Des  avocats  terribles  parlaient  encore  plus  haut 
pour  la  cause  du  peuple.  Deux  avocats  :  la  faim,  la 
mort. 

La  détresse  s'accrut  par  l'hiver.  Dès  le  9  décembre 
la  Seine  est  prise,  et  tous  les  fleuves.  Les  arrivages 
cessent.  Le  froid  tombe  à  trente  degrés.  Le  peuple  en 
chaque  pays  retient  les  blés.  Plus  de  circulation.  Tout 
négoce  de  grains  est  taxé  d'accaparement.  Le  minis- 
tère en  vain  demande  à  acheter.  L'effroi  entrave  tout. 
Necker,  aux  abois,  de  nuit,  de  jour,  écrit  lettres  sur 
lettres  et  reçoit  cent  courriers.  D'heure  en  heure,  de 
toute  province,  arrivent  d'accablantes  nouvelles  :  ici, 
là,  partout  la  famine. 

La  situation  de  Paris  était  un  sujet  de  terreur.  On 
l'alimentait  jour  par  jour,  et  la  vie  de  ce  corps  énorme 
était  suspendue  à  un  fil.  La  mortalité  fut  immense.  De 
toutes  parts,  les  pauvres  gens  périssaient  de  froid  et 
de  faim.  On  mourait  dans  les  greniers.  On  mourait 
dans  les  rues.  Des  processions  infinies  de  convois 
s'allongeaient  vers  les  cimetières.  Il  y  eut  un  grand 
mouvement  de  charité,  de  bienfaisance,  disons-le,  de 
prudence  aussi.  Que  serait-il  arrivé  si  le  redoutable 
Paris,  au  dernier  degré  des  misères  et  sous  l'aiguillon 
de  la  mort,  eût  forcé  ces  palais  regorgeant  d'un  luxe 
odieux,  forcé,  à  la  place  Vendôme,  les  insolents  hôtels 
des  Fermiers  généraux?  Les  curés,  les  philosophes, 
l'archevêque  de  Paris,  tous  donnèrent.  Nul  davantage 
que  le  duc  d'Orléans.  Sa  prodigalité  royale  fit  l'inquié- 


406  HISTOIRE    DE    FRANCE 

tude  de  Versailles.  Celui  qui  si  largement  jetait  sa 
fortune  privée  n'avait-il  pas  un  but  plus  haut?  Dès  ce 
temps,  en  toute  chose,  Imaginative  et  haineuse,  la 
Cour  voit  la  main  d'Orléans.  Les  clubs  qui  commen- 
cent à  ouvrir,  sont  dirigés  par  Orléans.  Deux  mille 
cinq  cents  brochures,  parues  en  quatre  mois,  sont 
l'œuvre  d'Orléans.  Le  grand  mouvement  des  campa- 
gnes en  1789,  les  vagabonds,  les  affamés,  ceux  qu'on 
appelait  les  brigands,  c'est  Orléans  qui  les  suscite.  Il 
devient  une  légende,  un  extraordinaire  magicien,  de 
ses  occultes  puissances  remue  le  monde,  opère  les 
immenses  phénomènes  qu'offrira  la  Révolution. 

C'est  pourtant  du  Palais-Royal,  d'un  homme  du  duc 
d'Orléans  (Ducrest),  qu'était  venu,  en  87,  le  meilleur 
de  tous  les  conseils  que  reçut  jamais  Louis  XYI  :  Faire 
lui-même  la  Révolution,  lui-même  démolir  la  Rastille, 
prendre  l'initiative  de  toute  grande  mesure  populaire. 
En  décembre  88,  la  terreur,  la  nécessité,  rendirent  le 
roi  moins  sourd.  Au  grand  peuple  affamé,  dont  la  voix 
demandait  :  «  Du  pain  !  »  il  donne  le  Doublement  du 
Tiers  (27  décembre  1788). 

Le  Tiers  (de  vingt-cinq  millions  d'hommes)  fournit 
autant  de  députés  que  le  Clergé  et  la  Noblesse  réunis 
(les  deux  cent  mille  privilégiés). 

Victoire  de  la  justice,  petite,  injuste  encore.  Et  on 
ne  l'eût  pas  obtenue  si  le  roi  et  la,  reine  n'avaient  pas 
été  décidés  par  le  danger,  la  crainte,  de  plus  par  la 
rancune.  Us  envoûtaient  à  la  noblesse.  Cette  noblesse, 
appui  du  trône,  c'est  elle  qui  le  démolissait.  De  la 
Cour,   de  Versailles  bien  plus  que  de  Paris,  étaient 


LES  FUSILLADES   DE   PARIS  407 

sortis  les  chansons ,  les  libelles  contre  la  reine.  Qui 
avait  précipité,  désarmé  son  ministre  Brienne  ?  sinon 
les  nobles  de  province,  ces  officiers  qui  refusèrent  de 
faire  tirer.  La  première  illumination  pour  la  chute  de 
Brienne  fut  celle  des  nobles  de  Bretagne,  renfermés  à 
la  Bastille.  Bien  de  plus  amer  pour  la  reine. 

Dans  le  doublement  du  Tiers,  le  roi,  la  reine, 
n'eurent  nulle  autre  pensée.  Ils  ne  donnèrent  point 
le  change.  Ils  marquèrent  vivement  qu'ils  se  ven- 
geaient de  la  noblesse.  Quand  on  dit  à  Louis  XVI 
qu'aux  Notables  un  seul  bureau  avait  voté  pour  le 
Tiers  à  la  majorité  d'une  voix,  il  dit  :  «  Qu'on  ajoute 
la  mienne  !  »  La  reine ,  le  27  décembre ,  assista  au 
Conseil,  voulant  publiquement  participer  de  sa  per- 
sonne à  l'acte  que  la  noblesse  appelait  «  sa  dégra- 
dation ». 

Du  reste,  ils  crurent  ne  faire  qu'une  manifestation 
de  mécontentement.  Le  Tiers  augmenté  gagne  peu. 
Tout  comme  auparavant  il  n'est  qu'un  ordre  à  part, 
il  n'a  qu'une  voix  contre  deux.  Il  est,  comme  toujours, 
dominé  par  les  deux  ordres  supérieurs,  le  clergé  et 
la  noblesse.  Necker  ne  mêlant  pas  les  trois  ordres 
en  une  même  assemblée,  n'accordant  pas  le  vote 
par  tète,  conservant  la  vieille  forme  oppressive  du 
vote  par  ordre,  rassurait  par  là  la  conscience  du 
roi,  inquiète  pour  les  privilégiés.  Par  là  encore  il 
espérait  calmer  le  ressentiment,  l'indignation  de  la 
noblesse.  Il  s'excusait,  clignait  de  l'œil,  semblait 
dire  :  «  Ne  vous  fâchez  pas  !  Au  fond,  je  n'ai  accordé 
rien.  » 


408  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Le  règlement  d'élection  qui  parut  (24  janvier), 
étonna,  effraya.  Plusieurs  crurent  follement  que  les 
bannis  genevois,  aux  gages  de  l'Angleterre,  avaient 
voulu  lancer  la  France  en  pleine  désorganisation, 
que  Necker  les  écoutait  (ce  qui  n'était  pas  vrai),  qu'il 
voulait  dans  cette  grande  France  faire  la  démocratie 
des  petits  cantons  de  la  Suisse,  ou  l'égalité  barbare 
des  nomades  qui  ne  savent  ce  que  c'est  que  pro- 
priété. 

La  base  surprenait  :  Tout  imposé  est  électeur. 
Tout  homme  de  vingt-cinq  ans.  Gela  voulait  dire  : 
tout  le  monde  ;  car  tous  payaient  la  capitation. 

Quelle  confiance  illimitée  dans  l'excellence  de  la 
nature  humaine,  le  patriotisme .  des  masses  et  la 
modération  des  pauvres  ! 

En  regardant  de  près,  plusieurs,  comme  Mirabeau, 
jugeaient  que  ce  plan,  d'apparence  ultra-démocra- 
tique, dérobait,  retirait  par  l'artifice  du  détail  ce  qu'il 
accordait  par  l'ensemble.  Les  prêtres  à  bénéfices, 
les  nobles  ayant  des  fiefs,  donc  un  très  petit  nombre, 
ont  seuls  le  privilège  de  l'élection  directe.  Le  Tiers 
(la  nation)  n'a  que  l'élection  de  second  degré.  En 
conservant  aux  vieux  bailliages  leurs  absurdes  droits, 
on  y  annule  adroitement  la  proportion  supérieure 
du  Tiers.  On  appelle  tous  les  petits  nobles,  famé- 
liques, aisés  à  gagner.  On  favorise  les  jurandes, 
servile  oligarchie  industrielle. 

La  convocation  n'est  ni  uniforme,  ni  simultanée. 
Paris,  la  lête  de  la  France,  qui  devrait  marcher 
devant,  éclairer  et  guider,   très  machiavéliquement 


LES  FUSILLADES   DE   PARIS  409 

est  convoqué  le  dernier,  après  tous,  et  de  façon  à 
n'exercer  nulle  influence.  On  alla  si  loin  dans  la 
haine,  la  défiance  contre  la  grande  ville  qu'on  eût 
dû  le  plus  ménager,  qu'au  13  avril,  le  ministère, 
violant  pour  elle  seule  le  principe  d'élection  qu'il 
avait  posé  pour  la  France,  décida  qu'à  Paris  il  fau- 
drait payer  six  livres  de  capitation  pour  être  admis 
aux  assemblées  électorales  du  Tiers. 

Mirabeau  va  jusqu'à  conclure  qu'on  ne  voulait  pas 
sérieusement  les  États  généraux.  Plusieurs  pensaient 
en  effet  qu'on  n'y  voulait  qu'une  mêlée,  où  tous, 
combattant  contre  tous,  s"annuleraient  également  au 
profit  du  pouvoir  royal.  Une  grosse  masse  noire  de 
curés,  venant  avec  leur  haine  et  leur  pauvreté  irritée, 
allait  engloutir  les  évoques.  Les  ennoblis,  contestés, 
méprisés  de  la  noblesse,  voulaient  certainement 
l'abaisser.  Mais  ces  vainqueurs  subalternes  du  Clergé 
et  de  la  Noblesse  vont  eux-mêmes  à  leur  tour  être 
écrasés  par  la  roture,  qui  veut  partout  un  plat  niveau. 
D'autant  plus  haut,  sur  la  ruine  générale,  doit  monter 
le  trône. 

Dans  ce  plan,  au  premier  regard  inhabile  et 
informe,  mais  plein  de  fautes  calculées,  on  put 
montrer  au  roi  le  résultat  probable  :  qu'on  aurait 
à  la  fois  la  popularité  des  bonnes  intentions  et  le 
profit  de  la  duplicité.  (Mir.,  Mém.,  Y,  224.) 

On  a  cru  qu'en  cette  mesure  le  roi  s'était  démenti, 
contredit,  qu'il  avait  pris  tout  à  coup  un  sentiment 
novateur,  révolutionnaire.  Quoi  de  moins  vraisem- 
blable? Mais  nous  n'avons  pas  là-dessus  à  douter,  à 


410  HISTOIRE    DE    FRANCE 

conjecturer.  Les  notes  aigres  que,  en  cette  année  88, 
il  écrivit  sur  les  plans  de  Turgot,  et  contre  son 
idée  de  grande  municipalité  ou  assemblée  nationale, 
constatent  ses  sentiments  réels.  Écrites  dix  ans  après 
Turgot,  et  sans  occasion  apparente,  elles  sont  sans 
nul  doute  une  protestation  indirecte  non  pas  contre 
Turgot,  enterré  depuis  longtemps,  mais  contre  Necker, 
contre  ses  mesures  populaires. 

Le  cœur  n'y  fut  pour  rien.  Celui  de  Louis  XVI  fut 
au  fond  immuable  pour  le  Clergé  et  la  Noblesse,  très 
fixe  et  très  fidèle.  Il  y  parut  bien  à  la  fin,  lorsqu'en 
juillet  91,  non  sans  danger,  il  refusa  de  mettre  le 
feu  à  l'arbre  féodal  où  l'on  brûla  les  armoiries  des 
nobles.  Il  y  parut  dans  son  obstination  à  n'exiger 
point  du  Clergé  un  serment  purement  politique  qui 
ne  gênait  en  rien  la  conscience  religieuse.  Il  y  mit 
un  entêtement  mortel,  inexplicable.  Plutôt  que  de 
céder  il  aima  mieux  se  perdre,  il  aima  mieux  nous 
perdre,  appeler  l'étranger,   trahir,  livrer  la  France. 

Ici,  le  27  décembre,  il  crut  tout  simplement  donner 
un  leurre  au  Tiers,  ruser  avec  la  crise,  le  moment 
du  danger,  mais,  conservant  le  vote  par  ordres, 
rendre  vain  l'avantage  qu'il  donnait  à  la  Nation, 
maintenir  la  suprématie  des  deux  ordres  privilé- 
giés. 

Étrange  ingratitude  î  On  est  vraiment  surpris  de  le 
voir  si  peu  touché  de  l'opiniâtre  attachement  de  la 
Nation.  Le  renvoi  de  Turgot,  de  Necker,  partout 
ailleurs  qu'en  France,  l'eût  fait  haïr  du  peuple.  Sa 
connivence  déplorable  au  grand  pillage  de  Calonne, 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  411 

partout  ailleurs  lui  eût  rendu  le  public  implacable. 
Les  fusillades  de  Paris,  ces  exécutions  étourdies, 
cruelles,  auraient  perdu  tout  autre. 

Rien  n'y  faisait.  Le  peuple  s'acharnait  dans  cette 
surprenante  fiction  que  tout  le  mal  venait  d'ailleurs, 
que  le  roi  ignorait  les  choses  qu'il  signait  tous  les 
jours.  Quoi  qu'il  put  faire,  la  France  persistait  en 
ce  songe,  cette  vaine  légende,  d'un  certain  Louis  XVI 
dans  le  genre  du  bon  roi  Robert  ou  de  Louis- le  - 
Débonnaire. 

La  France  était  très  royaliste.  Et  cela  sans  excep- 
tion. Tous,  Robespierre  même  et  Marat. 

Et  le  plus  royaliste  des  trois  ordres,  c'était  le  Tiers. 
Partout  dans  les  pays  où  il  pouvait  parler,  dans  les 
pays  d'États,  il  s'était  montré  tel.  Cela  est  frappant 
en  Bretagne,  pour  tout  le  siècle.  Lorsqu'en  50,  52,  56, 
on  exige  les  nouveaux  vingtièmes,  Nobles  et  Parle- 
ments refusent  :  le  Tiers  cède  toujours  :  il  vote 
obstinément  pour  le  roi  et  contre  lui-même.  Plus 
royaliste  encore  il  est  sous  Louis  XVI.  En  1778,  il 
vote  aveuglément  tout  ce  qu'on  veut,  et  en  86,  au 
voyage  de  Cherbourg,  quand  le  roi  passe,  deux 
provinces  se  précipitent  au  passage,  tout  l'acclame, 
le  bénit,  tout  pleure. 

Les  cahiers  du  Tiers  manifestent  combien,  clans  sa 
victoire,  au  moment  même  où  il  sentit  sa  force,  il 
fut  respectueux  et  tendre  pour  cette  vieille  idole,  la 
royauté.  Ses  assemblées,  graves,  sérieuses  (autant 
que  celles  des  nobles  furent  tumultueuses,  violentes), 
témoignent   d'une   modération  singulière.  En  récla- 


412  HISTOIRE    DE    FRANCE 

mant  les  droits  éternels  de  l'espèce  humaine  avec 
simplicité,  elles  ne  sont  nullement  audacieuses, 
plutôt  un  peu  timides.  Le  Tiers  admet  patiemment 
qu'une  nation,  vingt-cinq  millions  d'hommes,  n'aient 
pas  plus  de  représentants  que  deux  cent  mille  pri- 
vilégiés. Pour  l'État,  pour  l'Église,  il  voudrait  relier 
l'avenir  au  passé.  Il  porte  encore  le  joug  chrétien. 
Tous  ses  cahiers  demandent  la  liberté  de  conscience. 
Nul  ne  réclame  la  liberté  des  cultes.  Paris,  Rennes, 
croient  que  l'ordre  public  n'admet  qu'une  religion 
dominante.  On  a  accusé  fortement  Mirabeau  et  les 
grands  meneurs  d'avoir  hésité,  reculé  devant  l'Église. 
Mais  cela  leur  semblait  exigé  par  leurs  commettants. 

«  La  Constitution  civile  du  clergé,  cette  œuvre 
malheureuse  de  la  Constituante,  lui  était  imposée 
par  la  majorité  de  ses  électeurs  »  (Chassin,  livre  II T, 
ch.  III,  p.  3). 

Les  cahiers  des  privilégiés  contrastent  fort  avec 
cette  modération.  Ils  sont  préoccupés  surtout  de 
jeter  sur  les  autres  le  fardeau  que  l'ordre  nouveau 
va  imposer.  Les  nobles,  dans  les  leurs,  demandent  la 
ruine  du  Clergé  (abolition  des  dîmes,  suppression  des 
moines,  vente  d'une  partie  des  biens  ecclésiastiques). 
Et  le  Clergé,  de  son  côté,  pour  se  venger  des  nobles, 
désire  que  les  non -nobles  arrivent  à  toute  charge, 
même  d'épée. 

Les  cahiers  des  nobles,  en  mainte  chose  insolents 
et  puérils,  insistent  sur  ce  qu'eux  seuls  auront  droit 
de  porter  l'épée,  sur  ce  que  leurs  préséances  subsis- 
teront dans  les  assemblées.  Il  leur  faut  un  tribunal 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  413 

héraldique  d'épuration  pour  écarter  la  canaille,  la 
tourbe  des  ennoblis.  Ils  veulent  bien  partager  l'impôt, 
mais  pour  un  temps  seulement.  Ils  pourraient  avoir 
la  bonté  d'abolir  leurs  droits  féodaux,  si  on  leur 
payait  pendant  dix  ans  une  grosse  indemnité. 
Mais  clans  ces  nobles  cahiers,  le  sublime  c'est  l'heu- 
reuse idée  d'un  ordre  de  paysans,  sans  doute  les 
fermiers  ou  valets  des  seigneurs,  qui  puisse  au 
besoin  donner  un  coup  de  main  à  la  Noblesse. 

J'admire  les  cahiers  du  Clergé,  surprenants  d'hy- 
pocrisie. Il  immole  magnanimement  ses  privilèges 
pécuniaires.  Mais  comment  les  immole-t-il  ?  A  quel 
prix?  il  faut  le  savoir  :  \°  Il  mettra  sa  dette  à  la  charge 
de  VÉtat  (grosse  dette,  il  empruntait  toujours  pour 
ne  pas  toucher  à  ses  revenus);  2°  Les  revenus  des 
curés  seront  augmentés;  3°  Le  clergé  répartira  lui- 
même  sa  part  de  V impôt;  4°  On  conservera  la  grosse 
sangsue  monastique,  les  couvents,  les  Mendiants; 
5°  Enfin,  pour  son  sacrifice  de  vouloir  donner 
quelque  argent,  il  faut  au  Clergé  donner  lame,  — 
V éducation,  l'enfant,  l'avenir.  Car,  dit  ce  bon  Clergé, 
l'âme  se  perd,  la  moralité,  depuis  qu'on  n'a  plus  les 
Jésuites1. 

Les  cahiers,  en  Bretagne,  révélèrent  la  situation. 
La  Noblesse,  qui,  contre  Brienne,  avait  pris  l'avant- 


1.  Cela  est  fort  curieux.  La  majorité  du  Clergé  qui  écrit  ceci,  ce  n'est  pas, 
comme  aux  assemblées  de  cet  ordre,  l'épiscopat,  c'est  le  Clergé  inférieur,  ce 
sont  surtout  ces  curés  dont  plusieurs,  sous  divers  rapports,  seront  révolu- 
tionnaires. Mais  ils  n'en  restent  pas  moins  prêtres.  On  le  voit  dans  certains 
articles  de  la  Visite  des  prisons  dont  parlent  les  autres  ordres.  M.  Chassin 
remarque  très   bien    (livre  111,   ebap.  II)  que   le  Clergé  n'en  parle  pas.  Il  se 


41i  HISTOIRE    DE    FRANCE 

garde,  et  qu'on  eût  crue  la  tête  de  l'armée  de  la  liberté, 
se  montra  ce  qu'elle  était,  parut  fortement  rétrograde. 
Le  Tiers  trouvait  dans  ses  cahiers,  dans  les  pouvoirs 
que  lui  donnaient  les  villes,  l'injonction  de  ne  rien 
faire  aux  États  de  la  province,  tant  qu'on  n'aurait  pas 
accepté  le  vote  par  tête,  qui  seul  donnait  une  valeur 
sérieuse  au  doublement  du  Tiers.  Les  nobles  (neuf 
cents  gentilshommes  contre  quarante-deux  bourgeois) 
furent  outrageusement  provoquants.  Ils  avaient  avec 
eux  une  masse  barbare  et  grossière  de  paysans  à  eux, 
valets  et  domestiques  (les  chouans  de  demain)  qu'ils 
lâchaient  dans  le  peuple,  criant  :  «  Le  pain  à  quatre 
sols  !  »  Appel  ignoble  que  le  peuple  de  Rennes  eut 
la  fierté'  de  ne  comprendre  pas. 

Alors  on  essaya  de  la  brutalité.  Ces  chouans  jouaient 
du  couteau.  En  vain  on  dissout  les  États.  Les  nobles, 
à  eux  seuls,  tiennent  les  États  dans  une  église.  Ils  y 
sont  assiégés  par  la  jeunesse  armée,  par  les  forces 
qu'envoient  et  Nantes  et  d'autres  villes.  Ils  se  ren- 
dent. Mais  on  n'obtient  nulle  enquête  contre  leurs 
violences.  Le  déni  de  justice  du  Parlement  de  Rennes 
est  approuvé,  favorisé  du  roi,  qui  renvoie  tout  au 
suspect  arbitrage  d'un  autre  Parlement  (Bordeaux). 
Les  avocats  de  Rennes  lui  adressent  un  Mémoire. 
Le  roi    le  fait   poursuivre  par    son    avocat  général 


soucie  peu  d'introduire  le  magistrat  dans  les  cruelles  prisons  d'Église,  dans 
ses  ténébreux  in-pace.  Le  Clergé  et  la  Noblesse  s'accordent  pour  rester 
juges,  pour  garder  leurs  tribunaux  ecclésiastiques,  leurs  tribunaux  féodaux, 
justices  qu'on  peut  dire  la  moelle  même  de  l'iniquité.  Ceux  où  le  Clergé  jugeait 
des  questions  de  mariage,  le  rendaient  maître  de  la  femme,  de  l'homme  (à  son 
moment  faible),  de  la  famille  elle-même. 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  LIS 

Séguicr;  il  es!  brûlé  par  le  Parlement  de  Paris 
(6  avril). 

La  Provence  offrit  un  spectacle  analogue  et  pire  : 
les  furieuses  résistances  des  nobles,  leurs  coupables 
efforts  pour  créer  des  tempêtes  dans  les  grands  foyers 
redoutables,  motiver  des  batailles  et  des  répressions 
sanglantes,  qui  pussent  ajourner  les  Etats  généraux. 
La  Cour  de  même  s'y  montra  partiale  pour  l'aristo- 
cratie. La  Révolution  y  vainquit,  mais  par  un  moyen 
dangereux,  de  sinistre  avenir,  en  s'incarnant,  se  fai- 
sant homme,  un  bon  tyran,  idolâtré  du  peuple,  qui 
y  chercha  son  dieu  sauveur. 

Mirabeau  semblait  peu  digne  d'être  cette  idole.  Rien 
de  plus  tortueux  que  sa  conduite  à  cette  époque. 
Avec  son  enfant,  sa  Nehra,  une  maison  dispendieuse, 
il  choisissait  peu  les  moyens.  Il  allait  fort  chez  Lamoi- 
gnon  (quoique  opposé  au  coup  d'État),  recherchait 
Montmorin,  en  tira  quelque  argent  pour  ne  pas  publier 
ses  lettres  écrites  de  Berlin  au  ministre.  Montmorin 
voulait  l'absorber,  l'aurait  fait  candidat  aux  États 
généraux.  Ses  lettres  de  ce  temps  sont  d'un  royaliste 
timide.  Les  États  généraux,  tant  désirés,  l'alarment 
maintenant,  lui  semblent  précipités.  S'il  est  élu,  il 
sera  très  monarchiste.  En  tuant  le  despotisme  bureau- 
cratique, il  faut  relever  ï autorité  royale  (Mir.,  Mém., 
V,  187-188).  Il  se  fie  peu  aux  masses.  Le  Tiers  n'a  ni 
plan,  ni  lumières,  etc.  Avec  de  telles  opinions,  si  peu 
de  foi  au  peuple,  il  regardait  vers  la  noblesse,  vers  sa 
famille,  son  père,  et  (faut-il  le  dire?)  vers  sa  femme 
et  le  monde  de  sa  femme!  Son  père  l'eût  autorisé  à 


416  HISTOIRE    DE    FRANCE 

représenter  ses  fiefs  dans  la  noblesse  des  États  de 
Provence.  Mais  les  nobles,  contre  qui  il  plaidait  en  84, 
allaient -ils  l'amnistier?  Une  lettre  qu'il  écrit  à  son 
oncle  nous  apprend  qu'il  accepterait  d'Arimane  (du 
Démon)  une  place  aux  États  généraux,  qu'il  se  rap- 
procherait de  sa  femme  même,  c'est-à-dire  irait  à  la 
gloire  par  la  voie  de  l'infamie. 

Le  hasard  le  tira  de  là,  lui  sauva  cette  indigne 
chute. 

D'abord  Necker,  contre  Montmorin,  s'opposa,  refusa 
de  prendre  Mirabeau  pour  candidat  du  ministère. 

Deuxièmement,  une  femme  lui  vint,  —  je  ne  dis 
pas  un  amour ,  certaine  Mrae  Lejay,  femme  d'esprit , 
d'énergie,  d'audace,  de  brutalité  colérique,  la  gros- 
sière image  du  peuple,  en  qui  il  sentit  cette  force, 
qu'il  ne  connaissait  nullement. 

Troisièmement,  les  insultes,  les  défis,  les  risées 
atroces  de  la  noblesse  de  Provence,  éveillèrent  en  lui 
une  autre  âme,  le  mirent  au-dessus  de  lui-même, 
le  portèrent  à  une  hauteur  qu'il  n'eut  ni  avant  ni 
après. 

Gentilhomme  jusqu'à  la  moelle,  il  avait  pourtant 
de  naissance  du  goût  pour  s'encanailler  dans  la  société 
des  petits,  de  ses  paysans  limousins,  provençaux 
(c'est  ce  qui  indignait  son  père).  D'après  eux,  il  croyait 
le  peuple  doux  et  faible,  le  Tiers  incapable  de  lutter 
s'il  siégeait  en  face  des  nobles  dans  une  même  assem- 
blée. Lorsqu'il  alla,  en  novembre,  au  club  qu'Adrien 
Duport  ouvrait  chez  lui  (au  Marais,  et  plus  tard  aux 
Jacobins),  il  n'y  vit  que  la  robe,  les  clabaudeurs  du 


LES   FUSILLADES   DE    PARIS  417 

Parlement,  et  cette  élite  maussade  de  la  bourgeoisie 
ne  le  charma  guère. 

L'impression  fut  tout  autre  devant  sa  libraire, 
Mmfl  Lejay.  Déranger,  qui  l'a  connue,  m'a  donné 
quelques  détails  sur  cette  personne  singulière. 

C'était  une  petite  femme,  jolie,  hardie,  robuste, 
vive  de  la  langue  et  de  la  main.  Sa  vigueur  au 
pugilat  fut  une  des  choses  qui  frappèrent,  qui  char- 
mèrent le  plus  Mirabeau.  Il  aimait  cette  gymnastique. 
A  Berlin,  après  un  travail  excessif,  il  se  remettait  en 
se  battant,  non  pas  avec  la  trop  douce  Nehra,  mais 
avec  son  secrétaire,  ses  valets  et  tout  le  monde. 

Mme  Lejay,  qui  menait  son  commerce  et  sa  maison, 
avait  fait  la  mauvaise  affaire  d'imprimer  la  Monar- 
chie prussiemie  de  Mirabeau.  Elle  vint  un  matin  lui 
dire  que  Lejay  fermait  boutique,  que  ses  échéances 
arrivaient,,  que  le  pauvre  homme  était  perdu.  Lui 
seul  pouvait  les  sauver  en  leur  donnant  un  manuscrit 
scandaleux,  d'un  succès  certain.  C'étaient  ses  Lettres 
de  Berlin.  Elle  était  jolie,  pressante.  Mirabeau  allégua 
qu'il  ne  les  avait  point.  Il  avait  pris  contre  lui-même 
une  précaution  singulière.  Il  avait  mis  le  manuscrit 
dans  les  mains  d'un  jeune  homme,  sur,  très  honnête, 
très  dévoué,  lui  commandant  de  l'enfermer,  et,  s'il  le 
lui  demandait,  de  ne  pas  le  lui  donner.  Comment  le 
tirer  de  ses  mains?  Comment  livrer  ce  secret  d'hon- 
neur déjà  payé  deux  fois?  Tout  cela  n'arrêta  guère  la 
violente  petite  femme.  D'emportement,  de  passion, 
elle  fut  irrésistible.  Elle  aurait  battu  Mirabeau.  Il  lit 
ce  qu'elle  voulait.  Il  força  le]  secrétaire  où    son  ami 

t.  xvi.  27 


418  HISTOIRE    DE    FRAISCE 

tenait  enfermée  l'œuvre  fatale,  la  livra.  Elle  en  eut 
sur  l'heure  et  de  quoi  payer  ses  billets,  et  de  quoi 
faciliter  à  Mirabeau  son  voyage  d'élection,  qu'il  ne 
pouvait  faire  sans  argent. 

On  a  dit  que  Mirabeau  ouvrit  boutique  à  Marseille, 
s'afficha  marchand  de  draps.  Le  fait  est  faux.  Ce  qui 
est  sûr,  c'est  qu'à  ce  moment  décisif  où  il  allait 
prendre  place  dans  la  noblesse  de  Provence,  il  se  fît 
peuple,  se  déclara  contraire  à  l'opposition  qu'elle  fai- 
sait au  doublement  du  Tiers.  Quelque  appui  qu'il  eût 
au  dehors,  il  était  seul  dans  l'assemblée,  au  milieu 
de  ses  ennemis,  nullement  soutenu  du  Tiers  (quel- 
ques municipaux  serviles).  Pouvait-il  diviser  les 
nobles,  se  faire  un  appui  parmi  eux?  On  lui  fit  à  ce 
sujet  une  très  dangereuse  ouverture.  Sa  femme,  qui 
n'était  plus  jeune,  pouvait,  en  revenant  à  lui,  lui 
gagner  sa  coterie,  parents,  amis  ou  amants.  Il  leur 
aurait  fort  convenu  de  l'avilir,  de  l'énerver,  de  l'acca- 
bler du  patronage  de  ceux  qui  le  déshonoraient.  Il 
refusa  (20  janvier  1789). 

L'assemblée  était  d'avance  si  bien  travaillée  contre 
lui,  qu'aux  premiers  mots  qu'il  prononça  (30  janvier), 
mots  prudents,  très  modérés,  une  tempête  de  colères, 
vraies  ou  simulées,  s'éleva.  La  fureur  avec  laquelle 
il  fut  insulté,  dépasse  toute  haine  politique.  Évidem- 
ment les  blessures  que  firent  ses  plaidoyers  terribles, 
le  coup  d'épée  qu'il  donna  alors  au  petit  Galiffet, 
après  quatre  ans,  saignaient  encore.  On  avait  ameuté 
la  masse  contre  le  chien  enragé  (p.  269).  Le  plan  était 
de  s  en  défaire  de  manière  ou  d'autre.  «  Nous  l'insul- 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  419 

terons,  disaient-ils;  s'il  vient  à  bout  de  l'un  de  nous, 
il  faudra  qu'il  passe  sur  le  corps  à  tous  »  (262).  Donc 
on  vit  ce  spectacle  indigne  de  cent  quatre-vingts 
nobles  ou  prêtres  aboyant  contre  un  seul  homme. 
La  pétulance  du  Midi  ne  connut  aucune  borne.  Les 
risées  furent  prodiguées  au  gentilhomme  débonnaire 
et  au  mari  patient.  Il  attendait  calme  et  fort,  refusant 
aux  provocateurs  l'occasion  qu'ils  cherchaient,  con- 
tenant clans  sa  poitrine  et  accumulant  l'orage  qui 
bientôt  les  écrasa. 

Mirabeau  put  comprendre  un  pitoyable  mystère  qui 
a  fait  énormément  pour  hâter  la  Révolution.  C'est  la 
Terreur  du  duellisme  que  la  Noblesse  impunément 
exerçait  sur  la  nation. 

Cent  ou  deux  cent  mille  fainéants  qui  ne  s'occupaient 
que  d'escrime,  constamment  humiliaient  les  gens 
laborieux,  utiles,  même  les  militaires  inférieurs  qui 
ne  savaient  ce  petit  art.  La  bravoure  ne  préservait 
pas  de  ces  affronts  continuels.  Des  soldats,  comme 
Hoche  ou  Marceau,  étaient  rossés  comme  les  autres. 
Pour  les  tenir  souples  et  bas,  ils  avaient  imaginé 
(c'est  ce  qui  a  fait  plus  tard  l'horrible  affaire  de  Châ- 
teauvieux)  de  faire  courir  le  soir  dans  la  rue  des 
maîtres  d'armes  pour  défier  le  soldat.  Il  était  blessé 
ou  tué;  s'il  refusait,  déshonoré. 

On  parle  de  la  Terreur  judiciaire  de  93.  On  ne  parle 
pas  assez  de  la  fantasque  Terreur  qu'exerçaient  cette 
Noblesse  sous  l'ancien  régime  et  les  furieux  royalistes 
de  89  à  92.  La  garde  constitutionnelle,  composée  de 
maîtres  d'armes,  de  bretteurs  et  coupe-jarrets,  porta 


420  HISTOIRE    DE    FRANCE 

l'irritation  au  comble.  Un  membre  de  la  Convention, 
Grangeneuve,  qui  était  un  nain,  fut  encore,  en  92, 
outragé  dans  les  Tuileries. 

Tout  cela  partait  d'en  haut.  C'était  l'amusement 
de  la  Cour.  On  en  faisait  des  gorges  chaudes  chez 
d'Artois,  chez  ceux  qui  s'enfuirent  au  premier  jour 
même  de  l'émigration. 

Le  duel  de  Mirabeau  fut  d'un  géant,  d'un  titan.  Il 
arracha  de  lui-même  une  montagne,  la  lança.  C'est 
la  foudroyante  apostrophe  que  tous  ont  retenue  par 
cœur.  Aplatis,  ils  ne  répondirent  qu'en  se  dispensant 
de  répondre.  Ils  prirent  un  prétexte  absurde  pour 
l'exclure  de  l'Assemblée.  C'était  le  8  février.  Le  10, 
ils  eurent  de  Paris  un  admirable  secours  pour  perdre 
et  flétrir  Mirabeau.  On  put  voir  combien  le  pouvoir, 
libéral  en  apparence,  était  pour  l'aristocratie.  Le  10, 
l'avocat  du  roi  demanda  au  Parlement,  obtint  que 
les  Lettres  de  Berlin  fussent  brûlées  par  la  main  du 
bourreau. 

Au  moment  où  le  géant  semble  illuminé  d'éclairs, 
la  main  du  bourreau  le  touche  !  Qui  ne  le  croirait 
perdu?  Il  court  à  Paris,  mais  n'ose  y  entrer  de  jour. 
La  nuit,  il  sollicite  ses  amis.  Nul  plus  sûr  apparem- 
ment qu'un  jeune  homme  qu'il  a  poussé.  Ce  cher  ami 
ferme  sa  porte,  le  renie.  C'est  Talleyrand. 

Mirabeau  avait  plusieurs  âmes.  Et  son  âme  danto- 
nique  s'éveillait  dans  ces  moments.  Avec  le  colonel 
Servan,  l'intrépide  girondin,  il  traduisit,  imprima  un 
livre  qui  aurait  fait  en  haut  un  coup  de  terreur  :  la 
Royauté  de  Milton.   Cette   bombe,   en   éclatant,    eut 


LES   FUSILLADES   DE    PARIS  421 

touché  le  trône  même.  Servan,  dans  ses  propres  livres 
(le  Soldat- Citoyen) ,  n'avait  reculé  nullement  devant 
ces  moyens  d'intimidation.  Il  y  adresse  aux  militaires 
de  cour  les  plus  directes  menaces ,  les  avertit  du 
jugement  prochain  de  la  Révolution. 

Le  Parlement,  qui  enfonçait  dans  l'impopularité, 
avait  bien  à  réfléchir  avant  de  poursuivre,  de  provo- 
quer personnellement  une  telle  force.  Il  s'arrêta,  il 
n'osa. 

On  avait  dit  en  Provence  qu'il  ne  reviendrait 
jamais.  Le  syndic  de  la  noblesse  en  avait  fait  une 
fête.  Le  jour  du  banquet,  il  arrive  (7  mars  89). 

Mais  bien  avant  qu'il  soit  à  Aix,  dès  Lambesc,  quel 
est  ce  grand  bruit  de  cloches  dans  toute  la  campagne? 
Qu'est-ce  que  c'est  sur  les  routes  que  cette  afïluence 
effrayante?...  Étonnant  peuple  du  Midi!  Hier,  tout 
semblait  dormir.  Aujourd'hui,  tout  est  en  danse.  On 
se  l'arrache,  cet  homme.  «  Vive  le  père  de  la  Patrie!  » 
On  veut  dételer  la  voiture,  s'atteler.  Il  s'y  oppose,  il 
pleure,  et  laisse  échapper  un  sombre  mot  prophé- 
tique (Mir.,  Mém.,  V,  271,  278). 

A  Aix,  pour  fuir  l'ovation,  la  voiture  allait  au 
galop.  On  la  suivait  à  toutes  jambes.  A  travers  les 
fleurs,  les  couronnes,  les  feux  d'artifice,  il  arrive,  il 
descend  dans  les  bras  du  peuple. 

A  Marseille,  le  18  mars,  il  entre,  tout  travail  cesse. 
Une  masse  de  cent  vingt  mille  âmes  l'enveloppe.  Le 
carrosse  est  accablé  de  lauriers,  d'oliviers,  de  palmes. 
Les  frénétiques  baisent  les  roues.  Les  femmes,  dans 
leur  transport,  offrent  en  oblation  leurs  enfants  (279). 


422  HISTOIRE    DE    FRANCE 

Le  plus  piquant  du  triomphe,  c'est  que  la  petite  tête 
vaine  de  Mrae  de  Mirabeau  n'y  tient  pas.  Elle  est  dès 
ce  jour  éprise  de  son  mari.  Elle  est  éperdue  de  sa 
gloire.  Et  cela  dura  trois  ans.  Elle  acheta,  à  sa  mort, 
son  hôtel,  son  lit,  voulut  léguer  tout  son  bien  à  l'en- 
fant de  Mirabeau.  Au  moment  de  l'ovation  (mars  89), 
des  paysans,  apostés  très  probablement  par  elle, 
allèrent  prier  Mirabeau  de  la  reprendre,  de  donner 
des  Mirabeau. 

Les  nobles  étaient  si  furieux  qu'à  Àix,  à  Marseille  et 
à  Toulon,  ils  firent  un  coup  désespéré.  On  ne  peut  le 
comparer  qu'à  la  folie  de  Saint-Domingue,  quand  les 
colons  imaginèrent  de  lâcher  leurs  propres  nègres,  de 
faire  par  eux  l'incendie,  le  pillage  des  plantations.  On 
organisa  aux  trois  villes  trois  épouvantables  émeutes. 
Gela  n'était  que  trop  facile  après  ce  cruel  hiver  de 
misère  et  de  famine.  Le  blé  manqua,  grande  cherté. 
Le  peuple,  à  Marseille,  s'en  prit  à  l'intendant,  au 
fermier  de  la  ville,  força  leurs  hôtels,  brisa  tout, 
força,  pilla  les  boutiques  des  boulangers.  Le  gouver- 
neur, les  consuls,  épouvantés,  donnent  au  peuple 
encore  plus  qu'il  ne  demande  (284),  baissant  le  prix 
du  pain,  de  la  viande,  à  un  bas  prix  insensé.  L'effet 
naturel  eût  été  que,  personne  ne  voulant  apporter  du 
blé  à  ce  prix,  on  aurait  eu  la  famine.  On  la  faisait  dès 
le  jour  même,  chacun  forçant  le  boulangera  donner 
du  pain  pour  quinze  jours.  Le  gouverneur  s'était 
sauvé.  Marseille  était  en  grand  péril.  Les  Génois, 
nombre  d'étrangers  préparaient  d'affreux  désordres. 
Plusieurs  auraient  eu  envie  de  brûler,  piller  le  port. 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  423 

D'autres,  pour  grossir  leur  nombre,  parlaient  d'ouvrir 
les  prisons,  de  s'adjoindre  les  voleurs.  Et  déjà  trois 
cents  bandits  échappés  couraient  la  ville. 

L'autorité  avait  péri.  Ce  fut  le  gouverneur  même  de 
la  Provence,  réfugié  de  Marseille  à  Aix,  qui  fit  appel 
à  Mirabeau,  lui  dit  «  de  faire  ce  que  son  cœur  lui 
conseillerait  ».  Terrible  appel  au  danger  le  plus  évi- 
dent, à  la  ruine  presque  certaine  de  sa  popularité. 
On  pouvait  croire  que  de  toute  façon  il  était  fini  et 
tué,  — ■  ou  tué  de  sa  hardiesse  dans  une  entreprise 
impossible,  —  ou,  s'il  refusait  de  répondre,  tué  de 
honte  et  de  lâcheté. 

Il  montra  un  cœur  admirable,  vola  à  Marseille, 
sauva  la  Provence. 

Ce  qu'il  avait  hautement  conseillé  dans  ses  écrits, 
la  milice  nationale  remplaçant  toute  force  armée,  il 
l'organise  à  Marseille,  aidé  et  par  la  jeunesse  et  par 
les  corporations,  les  portefaix  (corporation  redou- 
table). Mais  on  travaillait  en  dessous.  Le  25,  pendant 
qu'il  s'occupe  à  contenir  un  mouvement,  une  nouvelle 
accablante,  décourageante,  lui  vient  :  Aix  et  Toulon 
sont  en  feu. 

A  Aix,  le  consul  (marquis  de  La  Fare),  celui  même 
qui  avait  fait  exclure  Mirabeau  des  Etats,  fait  une 
indigne  tentative  pour  pousser  le  peuple  à  bout,  pou- 
voir frapper,  coûte  que  coûte.  Ses  provocations,  ses 
injures,  ne  suffisant  pas,  il  en  vint  à  dire  aux  affamés 
«  que  le  crottin  de  cheval  était  assez  bon  pour 
eux  »  (Mil*.,  Jféw.,V,  300).  On  s'emporte.  C'est  ce  qu'il 
voulait.  Il  fait  tirer  ses  soldats.  Deux  morts  et  plu- 


424  HISTOIRE    DE    FRANCE 

sieurs  blessés.  Là  le  peuple  exaspéré  s'élance,  rem- 
barre les  soldats,  les  désarme.  La  Fare  se  cache.  11 
est  assiégé.  Il  baisse  le  prix  du  pain,  il  livre  les 
magasins.  Enfin,  de  peur,  il  s'enfuit. 

Cette  victoire  du  peuple  cl'Aix  pouvait  rendre  celui 
de  Marseille  plus  fier  et  plus  difficile.  Ce  rude  peuple 
est  terrible.  Mais  le  lion  se  fît  agneau.  Mirabeau  lui 
expliqua  à  merveille  la  situation,  l'instruisit  et  l'apaisa. 
Le  26,  le  soir,  aux  flambeaux,  il  fit  proclamer  la 
hausse,  et  le  peuple  ne  murmura  pas. 

Aix  n'était  pas  apaisé.  On  menaçait  un  magasin.  Le 
gouverneur  Garaman  n'y  avait  su  d'autre  remède  que 
de  faire  venir  des  troupes,  de  préparer  un  carnage. 
Mirabeau  accourt  à  Aix,  et  empêche  la  bataille.  Il 
persuade  au  gouverneur  d'écarter  la  force  armée,  cle 
confier  la  ville  à  elle-même,  aux  milices  bourgeoises. 
Des  paysans  arrivaient  pour  aggraver  le  désordre. 
Mirabeau  court  au-devant,  les  harangue  et  les  renvoie. 
Point  de  sang  !...  Belle  victoire,  et  vraiment  attendris- 
sante. On  mouille  de  larmes  ce  sauveur,  ses  mains,  ses 
habits,  ses  pas.  Tous  pleurent,  et  il  pleure  aussi  (305). 

Mais  voici  le  plus  merveilleux.  Les  nobles,  cachés 
tout  à  l'heure,  reparaissent  plus  fiers  que  jamais.  Ils 
daigneront  être  officiers  des  milices  nationales.  Mais 
il  faut  qu'on  expie  le  trouble,  que  le  peuple  soit  puni 
pour  avoir  été  massacré.  «  Une  bonne  justice  pré- 
vôtale  !  » 

«  Oui,  dit  le  peuple,  pour  vous.  »  Et  voilà  que  les 
potences,  sans  Mirabeau,  se  dresseraient.  Il  sauva  ses 
ennemis. 


LES   FUSILLADES   DE   PARIS  425 

Un  des  plus  furieux  contre  lui  avait  été  certain 
évêque.  On  le  tenait  à  Sisteron.  Il  était  en  grand 
péril.  Mirabeau  court,  il  harangue;  il  enlève  son 
évêque  et  le  met  en  sûreté. 

11  fut  élu,  on  peut  le  dire,  non  seulement  à  Aix, 
à  Marseille,  mais  en  France.  Il  arriva,  porté  sur  les 
bras  de  la  France,  aux  États  généraux. 

Ce  fort  et  pénétrant  esprit,  au  plus  haut  de  son 
triomphe,  se  jugeant  sans  doute  au  dedans,  sentit 
certaine  tristesse.  Était- il  digne  d'être  à  ce  point 
exalté,  divinisé  par  ce  peuple  confiant  ? 

Qu'avait-on  adoré  en  lui?  le  génie,  surtout  la  force. 
Son  triomphe  n'ouvre-t-il  pas  la  voie  au  culte  des 
forts  ? 

Et  si  l'orateur  est  dieu,  que  sera-ce,  chez  ce  peuple 
encore  si  novice  et  si  barbare,  que  sera-ce  du  capi- 
taine divinisé  par  la  victoire  ? 

Au  moment  où  il  vint  à  Aix,  où  le  peuple  voulait  le 
traîner,  il  fondit  en  larmes,  disant  :  «  Voilà  comme 
on  devient  esclave  !  » 


FIN    DU   TOME    SEIZIEME. 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 

Préface. 

L'Histoire  de  France  est  terminée 1 

Le  fil  du  présent  volume  est  la  Conspiration  de  famille,  aujour- 
d'hui" prouvée,  démontrée 3 

Les  légendes  récentes  ont  été  démenties  par  les  lettres  mêmes  de 

Marie-Antoinette  et  de  Marie-Thérèse 6 

Combien  Louis  XVI  fut  allemand,  étranger  à  la  France 8 

Toujours  le  roi  en  France  a  été  l'étranger 9 

L'ascendant  croissant  de  la  reine .  .  10 

Méthode  suivie  dans  ce  volume 11 

Adieu  à  la  France  d'alors 12 

Chapitre  Premier.  —  Chute  de  Bernis.  —  Avènement  de  Choiseul 

(1758) 14 

Cabale  autrichienne  des  trois  Lorraines 18 

Elles  perdent  Bernis  et  l'Infante,  créent  Choiseul 22 

Choiseul  livre  la  France  à  l'Autriche 23 

Chapitre   II.  —  Choiseul.  —  Son  traité  autrichien.  —    Ruine  et 

revers  (1759) 25 

Ascendant  de  la  Lorraine.  Règne  des  Lorraines 26 

Choiseul  et  sa  sœur  (Crammont) 29 

Situation  désespérée.  Choiseul  manque  la  descente  d'Angleterre; 

banqueroute 31 


428  TABLE    DES   MATIÈRES 

Pages 

Chapitre  111.  —  L'éclipsé  de  Voltaire  (1759-1761) 38 

Le   parti  autrichien  fait   rentrer  Voltaire  en  France  et  le  loge  à 

Ferney 42 

Candide 43 

Chapitre  IV.  —  Rousseau.  —  Nouvelle  Heloise  (1754-1761) 47 

Le  Rousseau  naturel  et  le  Rousseau  artificiel 48 

La  Savoie,  Mme  de  Warens 49 

Fluctuations.  Il  se  fait  chrétien  (1754). 51 

Les  Genevois  le  lancent  contre  Voltaire 52 

Discordances  et  reniements.  Délire.  Mme  d'Houdetot  (1756) ....  54 
Lettre   sur   les  spectacles   (1758).    Nouvelle  langue.   Le   grand 

schisme 59 

La  Julie  (janvier  1761) 60 

Chapitre  V.  —  La  comédie  des  Philosophes  (mai  1760).  —  Mademoi- 
selle de  Romans  (1761) 67 

Rousseau  chez  Madame  de  Luxembourg ibid. 

Sa  belle-fille  obtient  de  Choiseul  qu'il  supprime  Y  Encyclopédie 

et  diffame  les  philosophes 69 

Ménagements  des  dévots  pour  Rousseau 73 

Il  les  redoute.  Caractère  bâtard  de  l'Emile 75 

L'amour  est  à  la  mode.  La  Julie  du  roi 79 

Chapitre  VI.  —  Pacte  de  famille.  — Règne  du  Parlement.  —  Jésuites 

condamnés  (1761-1762) 81 

Choiseul  s'allie  à  l'Espagne  et   la  compromet;  se    fait  seul   mi- 
nistre   82 

11  amuse  les  Parlements  avec  la  chasse  aux  Jésuites 87 

Chapitre  VII.  —  Les  Calas.  —  Voltaire  a  affranchi  les  protestants 

(1761-1764) 92 

Les  protestants  avaient  usé  la  pitié 94 

Calas.  Fêtes  meurtrières  du  Clergé  dans  le  Midi 100 

Violente  pitié  de  Voltaire;  son  audace  contre  les  Parlements.  .  .  105 

Ils  répondent  barbarcment  par  le  procès  des  Sirven 110 

Choiseul  heureux  d'écraser  ses  amis  des  Parlements.  Triomphe  de 

la  tolérance 111 

Chapitre  VIII.  —  L'Europe.  —  La  paix  (1763) 113 

L'ogre  russe.  Frédéric  le  détourne  de  la  Prusse  sur  la  Pologne.  .  116 

Choiseul  ne  dispute  que  pour  l'Autriche 119 


TABLE    DES   MATIÈRES  439 

Tages 
La  France  exclue  du  monde,  ruinée  en  Amérique  el  en  Asie  (17631. 

Destruction  îles  races  américaines 120 

Choiseul  s'assure  des  Parlements  et  se  l'ait  sept  années  de  règne.  125 

Chapitre  IX.  —  Tyrannie  de  Choiseul  sur  le  Roi.  —  Morts  de  la 

Pompadour,  du  Dauphin,  de  la  Dauphinc  (1763-1766).    .  .  126 

Choiseul  brave  le  roi  et  le  Dauphin,  caresse  l'opinion 127 

Agence  secrète  du  roi,  le  chevalier  d'Éon 131 

Embarras  et  humiliation  du  roi 142 

Lutte   de  la  sœur  de  Choiseul  et  de  la  Pompadour,  qui  meurt 

(1764) 147 

Mort  du  Dauphin  (1763)  et  lutte  des  Choiseul  avec  la  Dauphinc, 

qui  meurt  il766) 148 

Vie  du  roi,  peureuse  et  furtive;  l'enfant  cachée ibid. 

Chapitre  X.  —  Fin  des  Choiseul  (1767-1770) 150 

Choiseul  fort  par  Vienne  et  Madrid;  sa  fatuité   dangereuse.  .  .  .  131 
Influence  de    sa   sœur;    règne    de    Mademoiselle    Julie.    Corse, 

Lally,  etc 152 

Choiseul  dupe  de  Vienne;  ne  prévit  rien.  Partage  de  la  Pologne.  155 

Il  provoque  la  guerre,  nous  lègue  la  banqueroute 158 

Chapitre  XL  —  La  Du  Barry.  —  Mort  de  Louis  XV  (1770-1774.).  .  160 

Le  parti  dévot  oppose  la  Du  Barry  à  Choiseul 161 

Choiseul  nous  impose  l'Autrichienne,  menace  le  roi,  tombe  (24  dé- 
cembre 1770) 166 

D'Aiguillon,  Maupeou,  Terray;  le  coup  d'État.  Mémoires  de  Beau- 
marchais   167 

Les  deux  partis  se  disputent  le  roi  mourant  (mai  1774) 171 

Chapitre  XII.  —  Avènement  de  Louis  XVI  (1774) 172 

Louis  XVI  fut  tout  Allemand  (par  sa  mère),  Marie-Antoinette  Lor- 
raine (par  son  père) 173 

Forcé  de  l'épouser,  il  n'y  voit  qu'un  agent  de  l'Autriche ibid. 

Elle  suit  les  conseils  de  sa  mère,  qui  la  trompe  (4  mai  1771)  pour 

le  partage  de  la  Pologne 177 

Elle  s'empare  de  son  jeune  mari  (juin  1771) 178 

Bonne  nature  du  Dauphin,  charme  et  légèreté  de  la  Dauphine.  .  179 

Avènement  (10  mai  1774).  Effort  du  jeune  roi  pour  écarter  l'in- 
fluence autrichienne;  il  repousse  Choiseul,  appelle  Maurepas, 

Vergennes 180 

Sa  chute  morale  (juillet  1774).  Il  chasse  Rouan,    Broglie,    ceux 

qui  l'éclairent  sur  l'Autriche.  ..." 184 


430  TABLE    DES   MATIÈRES 

Pages 
Triomphe  de  la  reine,  son  tempérament  violent;  Madame  de  Lam- 
balle 185 

Chapitre  XIII.  —  Ministère  de  Turgot  (1774-1776) 187 

Les  exagérations  des  Économistes  furent  utiles  ;  il  fallait  ranimer 

la  production  découragée 189 

Génie  indépendant  de  Turgot,  nullement  serf  des  Économistes.  .  190 

Comment  le  roi  le  prit  sans  le  connaître .- 191 

La  Marseillaise  du  blé 192 

Son  plan  :  Culture  affranchie,  Industrie  affranchie,  Raison  affran- 
chie  -. 193 

Intrigue  des  Choiseul  qui  font  rappeler  le  Parlement  (novembre 

1774) 195 

Ligue  universelle  contre  Turgot,  émeute  factice 196 

Faiblesse  du  roi  ;  le  Sacre 197 

Turgot  refuse  de  doter  les  gens  agréables  à  la  reine  ;  il  tombe 

(mai   1776) 203 

Le  roi   peu   éducable  ;  il  trompe  Turgot  et  se  trompe,  garde  tout 

son  cœur  au  passé 206 

Chapitre  XIV.  —  Transformation  des  esprits  (1760-1780.  —  L'élan 

pour  l'Amérique.  —  La  guerre  (1777-1783) 207 

Grandeur  morale  de  la  France  ;  trois  accès  de  croissance  en  vingt 
ans 208 

Influence  de  Rousseau,  Raynal.  —  Enfants  sublimes ibid. 

Beaumarchais  jure  que  l'Amérique  vaincra  (25  septembre  1776).  .     210 

Combien  elle  était  peu  républicaine.  Payne  coupe  le  câble  qui 
l'attache  à  l'Europe 212 

Déclaration  d'indépendance  (juillet  1776) 213 

Secours  de  Beaumarchais  (janvier  1777).  Départ  de  La  Fayette 
(avril) 215 

Necker.  La  confiance  qu'il  inspire  permet  à  la  France  d'emprunter 
et  de  se  ruiner  pour  l'Amérique 217 

Le  roi  contraintpar  l'opinion  d'agir  pour  l'Amérique  (février  1778), 
et  par  la  reine  d'agir  pour  Joseph  II 218 

Marie-Thérèse  implore  sa  fille,  qui  devient  enceinte  le  18  mars 
1778 220 

Le  roi  agit  peu  et  mal  pour  l'Amérique,  se  réserve  pour  l'Au- 
triche, sauve  et  indemnise  Joseph  (1779) 224 

Force  de  l'opinion.  Necker,  par  le  Compte 'rendu,  relève  encore 
le  crédit,  trouve  l'argent  nécessaire  à  la  guerre 226 

Le  roi  forcé  d'envoyer  une  armée.  Victoire  et  délivrance  (28  sep- 
tembre 1781) 227 

Chute  de  Necker  (mai  1781).  Vaillance  inutile  de  d'Estaing,  Suf- 
fren,  paralysés  par   l'aristocratie.  Paix  précipitée  (1783).  .  .  .    228 


TABLE   DES   MATIÈRES  431 

Tages 

Chapithe  XV.  —  La  reine.  —  Colonne  et  Figaro  (1774-1784)  ....  231 

Éclat  qui  entourait  la  reine.  —  La  lutte   de  Gluck  et  Piccini.  232 
Succès  de  Grétry,  Monsigny,  de  Parny,  de  Fragonard.  Le  Barbier 

de  Séville,  etr ibid. 

Goût  pour  Lauzun.  Ascendant  de  Coigny.  Fidélité  de  Fcrson.  .  .  233 

Les  Choiseul  remplacent  la  Lamballe  par  la  Polignac  (mai  1776).  237 
Les  meneurs  de  la  Polignac.  Longue  servitude  de  la  reine  (1776- 

1787) ibid. 

Us  s'emparent  de  la   Guerre  (1781),  des  Finances  (1783).    Ga- 
lonné   238 

Ils  font  représenter  Figaro  (17  avril  1784) 240 

Le  roi  met  Beaumarchais  à  Saint-Lazare 245 

Chapitre  XVI.  —  Montgolfier.  Lavoisier.  —  Rohan  et  la  Valois  (1783- 

1784) 246 

L'impossible  supprimé.  Première  ascension  en  ballon  (21  novem- 
bre 1783) 247 

L'homme  devient  un  créateur.  Lavoisier  (1775) 248 

Est-il  en  lui-même  un  guérisseur?  Mesmer,  Gagliostro 249 

Folies  de  Joseph  II,  appuyé  de  la  reine ibid. 

Rohan  se  fait  agent  de  Joseph,  veut  remplacer  Galonné 251 

Sa  maîtresse,  Madame  de  Valois.  —  Lamotte 252 

Légèreté  de  la  reine,  goûts  des  farces,  des  mystifications 256 

La  Valois  amuse  la  reine  d'une  mystification  de  Rohan    (juillet 

1784) 258 

Ghapitre  XVII.  —  Le  Collier  (1785) 261 

La  reine  brouillée  avec  Galonné  pour  l'achat  de  Saint-Gloud.  .  .  262 

Elle  consulte  Cagliostro  que  Rohan  a  établi  près  de  lui 263 

Sa  passion  pour  les  diamants  ;   on    lui   offre  le  Collier  (février 

1785) 267 

Fatuité  de  Rohan.  Il  ne  peut  payer  le  Collier  (juillet) 270 

Son  arrestation  (15  août).  La  Valois  refuse  de  fuir 272 

Chapitre  XVIII.  —  Procès  du  Collier  (1785-1786) 274 

Rohan,  dirigé  par  Georgel,  se  sauve  aux  dépens  de  la  Valois.  .  .  275 

Managements  singuliers  du  roi  pour  Rohan 279 

Ni  le  Roi,  ni  le  Parlement,   ni  le  Clergé  ne  veulent  de  procédure 

publique 281 

On  laisse   Rohan  faire  lui-même  l'enquête  des  joailliers  do  Lon- 
dres   283 

On  force  les  magistrats  de  trouver  bonne  la  pièce  rapportée   de 

Londres 285 

La  Valois  contenue,  muselée,  dirigée,  crue  agent  de  la  Reine.  .  .  ibid. 


432  TABLE    DES    MATIÈRES 

Tages 
Triomphe  de  Rohan.  La  Valois  fouettée,  marquée  ;  à  la  Salpêtrière 

(mai  1786) 290 

Elle  devient  une  légende,  échappe,  se  justifie,  se  tue 194 

Chapitre  XIX.  —  Révolution  dans  la  Famille.  —  Mirabeau  (1776- 

1786) 300 

Le  roi   à  Cherbourg.  Sensibilité 301 

Son  attachement  au  passé,  aux  vieux  abus 302     i/ 

Sa  facilité  pour  accorder  aux  familles  des  Lettres  de  cachet.  .  .  303    I 
Dureté  de  la  Famille.  Les  sacrifices  humains.  Couvents  et  pri- 
sons   304 

Les  Mirabeau.  La  voix  de  Vincennes   (1778-1781) 306 

Le  Mirabeau  réel;  ridiculement  exagéré 311 

Son  procès  pour  sa  femme  (1783).  Sa  sœur.  L'enfant  mystérieux.  314     / 

Comme  Rousseau,  il  part  du  désespoir 317   y 

Franklin  le  relève.   On  le  fait  écrire  contre  Washington,  contre 

Beaumarchais  (1784-1785) 318 

Chapitre  XX.  —  Calonne.  —  Comédie  des  Notables  (1787) 320 

Charlatanisme  de  Calonne,  ses  meneurs 321 

Il  creva  la  caisse  publique 323      / 

Le  roi  était-il  innocent  des  actes  qu'il  signait  tous  les  jours?  .  .  324    V 

Sa  passion.  La  reine  en  1787.  Portraits 326  \j 

Combien  le  roi  est  loin  de  lui-même,  du  Louis  XVI  dauphin  et 

du  Louis  XVI  de  1774 328 

Les  Notables,  expédient  pour  amnistier  le  gaspillage  et  trouver  de 

l'argent 329 

Ruses  grossières  auxquelles  le  roi  se  laisse  associer 330    V 

La  fallacieuse  machine  des  Notables .  333 

Calonne  rejette  le  déficit  sur  Necker 336 

11  est  repoussé  des  Notables,  renié  du  roi 337 

Chute  du  roi  ;  la  reine  lui  impose  un  prêtre  athée 340 

Chapitre  XXI.  —  La  reine  et  Brienne.  —  Fera-t-on  la  banque- 
route? (1787) 341 

Brienne,  créature  du  parti  autrichien,  est  la  défaite  du  parti  Poli- 
gnac ibid. 

La  reine,  déconsidérée,  prend  publiquement  le  pouvoir 342 

L'Anglais  Dorset  lui  fait  abandonner  la  Hollande 344 

Brienne,  repoussé  des  Notables.  Le  Parlement  demande  les  États 

généraux 347 

Exil  et  retour  du  Parlement.  Tentative  d'eseamoter  quatre  cent 
vingt  millions ibid. 

Dénoncée  par  Mirabeau.  Elle  avorte  (19  novembre  1787).  Fureur 

du  roi 349 

On  conseille  et  on  glorifie  la  banqueroute.  Doctrine  de  Saint- 
Simon,  Besenval,  Linguet,  etc 358 


4 


TABLE    DES   MATIÈRES  433 

Pages 
Chapitre  XXII.  —  Le  coup  d'Etat.  —  Les  résistances  de  Bretagne, 
Dauphinê,  etc.  —  Convocation  des  États  généraux  (mai- 

aoùl  1788) 362 

La  reine  siège  aux  Conseils,  y  prend  la  voix  prépondérante  .  .  .  363 

Tentations  de  violenee.  État  de  l'armée 364 

Écrasement   du  Parlement,  Cour  plénièrc,   etc.   Le   roi   n'aura 

plus  de  Conseil  que  ses  domestiques  (8  mai  1788) 367 

Les  pairs  font  une  Déclaration  des  droits  (3  mai) 368 

Arrestation  de  d'Ëspreménil  (5  mai) 371 

Protestation  des  Parlements  ("2-9  mai) ibid. 

Résistance  de  la  Bretagne.  Lutte  de  Rennes  (10  mai) 375 

Résistance  du  Dauphinê.  Combat  de  Grenoble  (7  juin) 378 

La  noblesse  de  Grenoble  rétablit  les  anciens  États.  Vizille  (27  juil- 
let)   388 

Toute  la  France  suit  le  Dauphinê 390 

Vigueur  du  gouvernement,  mais  la  troupe  n'est  pas  sûre.  .  .  .  ibid. 
Le   Grand-Conseil  demande  la   tête  de   Brienne,  menace  le    roi 

(19  juin) 391 

Brienne  convoque  les  États  généraux  (8  août) 392 

Chapitre  XXIU  et  Dernier.  —  Les  fusillades  de  Paris.  —  Necker. 

—  Cahiers.  —  Élections.  —  Mirabeau  (août  1788-avril  1789).  394 

Le  roi  appelle  Necker,  veut  l'exploiter,  garder  son  ministère  .  .  .  ibid. 
Chute  de  Brienne  et  Lamoignon.  Fêtes  de  Paris.  Massacres  (sep- 
tembre 1788) 396 

Faiblesse  de  Necker.  Ménagements  pour  la  Cour,  l'aristocratie.  .  .  399 

On  convoque  les  Notables  pour  soutenir  les  privilégiés  (décembre).  401 

Le  coup  de  Sieyès  :  Le  Tiers  est  le  tout 402 

La  Noblesse  recule,  et  s'avoue  rétrograde 404 

Cruel  hiver  et  famine 405 

Le  roi  n'ose  refuser  le  doublement  du  Tiers  (27  décembre  1788).  406 

Caractère  équivoque  du   Règlement  d'élection  (21  janvier  1789).  408 

Violente  lutte  pour  l'élection  de  Mirabeau 420 

Mirabeau  sauve  la  Provence,  triomphe;  prévoit  la  tyrannie.  .  .  .     425 


FIN    DE    LA   TAULE    DES    MATIERES   DU    TOME    SEIZIEME. 


28 


IMPRIMERIE   E.    FLAMMARION,    26,    RUE   RACINE,    PARIS. 


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