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HISTOIRE
DE FRANCE
XVI
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS-
ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET
HISTOIRE
DE FRANCE
ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE
TOME SEIZIÈME
LOUIS XV ET LOUIS XVI
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.
OC
36.9*
PRÉFACE
V Histoire de France est terminée.
J'y mis ma vie. — Je ne regrette rien.
Commencée dès 1830, elle s'achève enfin (1867).
Il est rare que cette courte vie humaine suffise à
de pareils labeurs. L'un des grands travailleurs du
siècle, M. de Sismondi, eut le chagrin de ne point
achever. Plus heureux, j'ai vécu assez pour mener
cette histoire jusqu'en 89, jusqu'en 95, traverser ces
longs âges, enfin joindre à cette épopée le drame
souverain qui l'explique.
Tout mon enseignement et mes travaux divers
convergèrent vers ce but. Je déclinai ce qui s'en
écartait, le monde et la fortune, les fonctions publi-
ques, estimant que l'histoire est la première de
toutes.
Mes livres secondaires, qu'on croyait des excursions,
ont été les études, les constructions préalables, par-
fois même des parties essentielles du grand édifice.
2 HISTOIRE DE FRANCE
Je ne réclame rien pour le travail pénible que j'eus
d'explorer le premier, à chaque âge, les sources
alors peu connues (manuscrits, ou imprimés rares).
J'ai été trop heureux de les signaler à l'attention.
Chacun de mes volumes, attaqué, discuté, n'en fut
pas moins l'occasion d'éditer les nouveaux docu-
ments que j'avais exploités. Beaucoup sont mainte-
nant publiés, dans les mains de tous.
Le principe moderne, tel que je l'exposai (1846)
en tête de ma Révolution, trouve au présent volume,
en Louis XV et Louis XYI, sa confirmation décisive.
La clarté saisissante des documents nouveaux,
comme une blanche lumière électrique, perce de
part en part le trouble clair-obscur où s'affaissa la
monarchie.
Nos pères, par une seconde vue, aperçurent en 92
qu'un complot fort ancien de l'étranger contre la
France se tramait en Europe et dans Versailles même.
Les preuves étaient insuffisantes et ils ne pouvaient
qu'affirmer.
Dans ma Révolution, j'en pus dire davantage
(sur le procès de Louis XVI). Les royalistes eux-
mêmes, leurs aveux triomphants, éclaircissaient au
moins 92.
Mais jusqu'où remontaient l'intrigue et les machi-
nations ? Récemment dans mon louis XV (ch. XI,
p. 141), réunissant des documents irrécusables,
j'établis que nos pères n'avaient eu qu'une vue par-
tielle et incomplète en ce qu'ils appelaient le Gom-
1» UHF ACE 3
plot autrichien. Je remontai plus haut. Je donnai un
fil sur pour l'histoire de cinquante années : la Cons-
piration de famille. Je montrai que, non seulement
par Marie-Antoinette, Ghoiseul et les traités de 1756,
mais bien avant, et dès Fleury, l'étranger régna à
Versailles, — bien plus, que le roi fut constamment
l'étranger l.
C'est là le grand courant de l'histoire, et le fil
général. Ceux qui voulaient durer et garder le
pouvoir, comme Fleury, Ghoiseul, savaient parfaite-
ment qu'il fallait se ranger au grand courant, ne pas
s'en écarter, se soucier fort peu de la France, être
bon Espagnol, bon Autrichien, servir la pensée fixe,
l'intérêt de famille.
Louis XV écrivait tous les jours à Madrid, à sa fille
l'Infante. La grande affaire de sa vie fut de faire
reine cette fille, ou mieux, de faire impératrice la
fille de sa fille, qui épouserait Joseph IL
De là vient que le roi, de cœur très espagnol,
devient très autrichien, l'Autriche étant la seule
maison où celle de Bourbon puisse se marier sans
déroger. Joseph II naît à peine qu'il est le mari
projeté, désiré, de Versailles et Madrid. Prise énorme
pour Vienne. La catholique Autriche, par un ministre
philosophe, Ghoiseul, met la France en chemise,
amuse l'opinion, mystifie Versailles et Ferney.
1. Est-ce à un étranger qu'on doit remettre l'épée, l'armée et le salut?
grosse question. — Un livre spécial là-dessus, un livre fort, est parti de
Zurich, livre amer, mais salubre et sain (chose aujourd'hui si rare), plein de
réveil et plein de vie, dont plus d'un dormeur vibrera. (Marc Dufraisse, Histoire
du droit ^de guerre et de paix, de 1789 à 1815. Paris, édit. Lcchevalicr.)
4 HISTOIRE DE FRANCE
Voilà, je le répète, le grand courant qui domine
l'histoire : l'intérêt de famille. Y eut-il un contre-
courant? une politique française qui balançât un peu
cet ascendant de l'étranger ? On voudrait bien le
croire, et quelques-uns l'ont soutenu. On eût trouvé
piquant de découvrir que Louis XV, ce roi sournois,
haïssant ses ministres et trahissant la trahison, fut
en dessous un patriote. L'excellente et curieuse
publication de M. Boutaric (1866) a montré ce qu'on
en doit croire. On y voit que Gonti et Broglie firent
tout pour l'éclairer, lui trouvèrent des observateurs
habiles et de premier mérite, des Vergennes et des
Dumouriez, et qu'ils ne réussirent à rien. Dans ses
petits billets furtifs, il ne veut et ne cherche qu'un
certain plaisir de police. C'est la jouissance peureuse
du mauvais écolier qui croit faire un tour à ses
maîtres. Nulle part il n'est plus misérable. Il s'égare
en ses propres fils, veut tromper ses agents, ment à
ceux qui mentent pour lui, il perd la tête et convient
qu'il « s'embrouille ». Là son tyran Ghoiseul le pince
et l'humilie. Il se renfonce dans l'obscur, dans la vie
souterraine d'un rat sous le parquet. Mais on le
tient : Versailles tout entier est sa souricière.
L'affaire d'Éon — (et la confirmation que M. Bou-
taric donne au récit de M. Gaillardet, tiré des papiers
d'Éon même), cette affaire illumine le rat dans ses
plus misérables trous. Ghoiseul y est cruel, impi-
toyable pour son maître. On ne s'étonne pas de la
haine fidèle que lui garda un homme qui haïssait
peu (Louis XVI).
PRÉFACE 5
Sur Ghoiseul j'ai été très ferme, contre Voltaire et
autres dupes. Croira -t -on que Flassan ose impu-
demment dire que Ghoiseul n'est pas Autrichien ?
(T. XI, 151.)
Que nous en coùta-t-il? rien que le monde. Enfer-
mée désormais, perdant à la fois ses deux Indes,
bannie d'Amérique et d'Asie, la France vit l'Anglais
occuper à son aise les cinq parties du globe.
Gela apparemment nous brouille avec l'Autriche?
Nullement. Remarquable progrès de cette invasion
intérieure. Tienne nous a menés quatorze ans par
le fil peu sur d'une maîtresse usée, la Pompadour,
et d'un petit roué, Ghoiseul. Elle prend à Versailles
un solide établissement par une jeune reine char-
mante, toute-puissante par la passion, immuablement
Autrichienne, et qui, dans le trône de France, mettra
de petits Autrichiens. De même que, par sa Caroline,
Marie -Thérèse a repris Naples et l'ascendant sur
l'Italie, — par Marie-Antoinette elle pèse sur la
France, l'exploite aux moments décisifs.
Il est curieux de voir combien notre diplomatie a
été et est autrichienne. M. de Bacourt (Intr. à La Marck)
n'a pas craint d'avancer que Marie-Antoinette ne se
mêla pas des affaires, n'agit pas pour sa mère, son
frère, etc.!! Voilà jusqu'où, aux derniers temps, on
osait nier l'histoire, démentir la tradition, tous les
témoignages contemporains, la concordance des
mémoires, l'aveu des royalistes eux-mêmes.
Ce n'était plus un parti, c'était la grande masse
6 HISTOIRE DE FRANCE
des honnêtes gens et des gens bien pensants qui laissait
là l'histoire, préférait le roman. Sur cette pente, la
fantaisie s'enhardissait et avançait, mêlait ses jeux
à des ombres si sérieuses. La légende allait son
chemin. Des esprits inventifs, des plumes adroites,
habiles, avaient des bonheurs singuliers, des trou-
vailles imprévues, charmantes. Ces nouveautés
étonnaient quelques-uns; mais, dans peu, devenant
anciennes, elles auraient fini par être respectées,
prendre l'autorité du temps.
Un matin, qui l'eût cru? des archives de Vienne,
d'un dépôt si discret, si peu intéressé à éclaircir
l'histoire, arrive à la légende le plus accablant
démenti !
Et de qui, s'il vous plaît? de la reine elle-même,
de sa mère, de ses frères.
Par qui ? par la voie la plus sûre, l'honorable archi-
viste de la maison d'Autriche, M. Arneth, qui donne
ces lettres textuelles, et sans changement que
l'orthographe (qu'il a eu le tort de rectifier).
Le fameux complot autrichien, tant nié, n'est que
trop réel. Qui le dit? C'est Marie-Thérèse. Rien de
plus violent que l'action de la mère sur la fille, de
celle-ci sur le roi.
Les projets de démembrement que formait la
Coalition, furent-ils connus du roi et de la reine,
quand ils appelaient l'étranger ? Savaient-ils qu'il
voulait mutiler, déchirer la France ? Point fort
PRÉFACE 7
essentiel qui devait influer sur le jugement définitif
que l'histoire porterait sur eux1.
Les lettres publiées par Arneth montrent qu'ils
furent très avertis. Ils surent que le secours demandé
coûterait à la France ses meilleures frontières, les
barrières qui la gardent, et ne purent pas douter
qu'ainsi démantelée et à discrétion, elle ne fût en
péril pour l'intérieur, le corps même de la monarchie.
L'ambassadeur d'Autriche les avertit expressément
« que les puissances ne feraient rien pour rien »,
se payeraient de l'Alsace, de nos Alpes et de la
Navarre (7 mars 91, p. 147-149). Malgré cette com-
munication, la reine réclama de nouveau l'invasion
(20 avril). Enfin, la Coalition s'étant armée et com-
plétée, la reine révéla à l'Autriche le plan de
Dumouriez et le point que devait attaquer La Fayette :
« Yoilà, dit-elle, le résultat du conseil d'hier », conseil
tenu devant le roi et dont elle connut par lui le
résultat pour en informer l'ennemi (26 mars 92,
Arneth, 259).
Tout ce que les Campan et autres amis de la reine,
pour excuser ses torts, nous disent de la froideur du
roi, est mis à néant par ces lettres. Il la suspectait
1. L'ignorance où. l'on était explique l'indulgence des historiens, de
MM. Thiers, Mignct, Droz, Louis Blanc, Lanfrey, Carnot, Ternaux, Quinet.
— C'est en juin 1865 que M. Geffroy, le premier en France, fit connaître la
publication d'Arneth, apprécia les vraies et les fausses lettres du roi et de la
reine avec une ingénieuse et pénétrante critique. — Voir l'appendice de son
livre, Gustave III et la cour de France, si riche de faits nouveaux sur
l'histoire de ce temps.
8 HIST01UE DE FRANCE
fort, il est vrai, à son arrivée. Il fut un peu tardif.
Mais dès 71, un an après le mariage, quoiqu'ils
fussent encore des enfants, elle était maîtresse de
lui. Les ministres étrangers le voyaient, en tiraient
augure (Creutz, ap. Geffroy). Duclos dit à l'avène-
ment (en mots très crus que je traduis) : La femme
et le lit régneront. »
Louis XVI n'eut rien de la France, ne la soupçonna
même pas. De race et par sa mère, il était un pur
Allemand, de la molle Saxe des Augustes, obèse et
alourdie de sang, charnelle et souvent colérique.
Mais, à la différence des Augustes, son honnêteté
naturelle, sa dévotion, le rendirent régulier dans
ses mœurs, sa vie domestique. En pleine Cour il
était solitaire, ne vivant qu'à la chasse, dans les bois
de Versailles, à Gompiègne ou à Rambouillet. C'est
uniquement pour la chasse, pour conserver ses habi-
tudes, qu'il tint les États généraux à Versailles (si
près de Paris!).
S'il n'eût vécu ainsi, il serait devenu énorme,
comme les Augustes, un monstre de graisse, comme
son père le Dauphin, qui dit lui-même, à dix-sept
ans, « ne pouvoir traîner la masse de son corps ».
Mais ce violent exercice est comme une sorte
d'ivresse. Il lui fit une vie de taureau ou de sanglier.
Les jours entiers au bois par tous les temps. Le
soir, un gros repas où il tombait de sommeil, non
d'ivresse, quoi qu'on ait dit. Il n'était nullement
crapuleux comme Louis XV. Mais c'était un barbare,
un homme tout de chair et de sang. De là sa dépen-
PRÉFACE 9
tlance de la reine. On le vit dès son âge de vingt ans,
dans la crise indécente de juillet 74. On le vit d'une
manière effrayante dans les premières grossesses.
Il était hors de lui, pleurait.
Nul roi ne montra mieux une loi de l'histoire qui
a bien peu d'exceptions : « Le roi, c'est l'étranger. »
Tout fils tient de sa mère. Le roi est fils de l'étran-
gère, et il en apporte le sang. La succession presque
toujours a l'effet d'une invasion. Les preuves en
seraient innombrables. Catherine, Marie de Médicis,
nous donnèrent de purs Italiens ; la Farnèse de
même (dans Charles III d'Espagne). Louis XVI fut
un vrai Saxon, et plus Allemand que l'Allemagne,
dans l'alibi complet, la parfaite ignorance du pays où
il a régné.
Étrangers par la race, les rois le sont par la
croyance, tous nécessairement attachés à la religion
qui veut l'obéissance et la résignation, supprime la
patrie, les fiers instincts de liberté. Le chrétien pour
patrie a le ciel, le catholique Rome. Tout roi est
très chrétien. Espagne, Autriche, Portugal, etc., ont
un titre analogue. Le schisme n'y fait rien. Papauté
de Moscou, papauté de Londres, il n'importe, le trône
a pour base l'autel. Notre roi, entre tous, portant
jadis la chape, chanoine à Saint- Quentin, abbé de
Saint-Martin, fut essentiellement un personnage
ecclésiastique. Les deux derniers ont été très fidèles
à ce caractère intérieur, essentiel, de la royauté. —
Louis XV, au moment décisif de son règne, vers
1750, quand la grande question peut déjà s'entrevoir,
10 HISTOIRE DE FRANCE
lorsque déjà l'on crie : « Allons brûler Versailles ! »
Louis XV affronte l'avenir, et à tout prix sauve les
biens de l'Église. — Louis XVI, sérieux, excellent
catholique, très opposé à toute nouveauté, non
seulement refusa douze ans l'état civil aux Protes-
tants, non seulement garda et ménagea les biens
d'Église, mais se perdit plutôt que de demander au
clergé un serment purement politique, qui ne
blessait en rien sa foi religieuse.
Telle n'était point la reine. Elle ne fut d'aucun
des deux mondes, ni philosophe ni dévote. Elle
n'eut de religion que la famille. Malgré sa servitude
passionnée de la Polignac qui semblait l'écarter de
Vienne, il suffisait d'un mot de sa mère, de son frère,
pour réveiller en elle le fond du fond, l'intérêt
autrichien.
Les lettres qu'on vient de publier éclairent terri-
blement la figure de Marie-Thérèse, la part qu'elle a
dans le tragique destin de sa fille. Elle la conseille
bien comme femme et pour la vie privée, mais elle
la corrompt comme reine, exige d'elle tout ce qui
doit la perdre. Par sa lourde, pressante et infati-
gable insistance, ses prières (qui vont jusqu'aux
larmes), elle en fait, dans les moments graves, ce
que soupçonnait Louis XVI, un funeste agent de
l'Autriche. Parfois elle la trompe, lui ment (ment à
sa fille!). Souvent elle l'exploite et spécule sur ses
grossesses qui lui asserviront le roi. Le détail très
honteux en est très authentique.
PRÉFACE 11
On peut le dire, on lui vendit la reine. Il ne l'eut
(en juillet 1774) qu'au prix d'une concession déplo-
rable. Il lutta quelque peu, et là, il est intéressant.
Aidé de Maurepas, Yergennes, de ses souvenirs
surtout, de sa piété filiale, il s'obstina à repousser
Ghoiseul, l'ennemi de son père, le chef du parti
autrichien. Mais sa servitude charnelle lui enleva le
peu qu'il avait de force et de sens. Il faiblit trois
fois pour l'Autriche, et, pour l'intérêt de Joseph, il
compromit longtemps la cause américaine.
Les véritables royalistes ne pardonneront pas aux
amis de la reine d'avoir avili Louis XYI en le faisant
compère des Galonné et des Loménie, de l'avoir
employé à couvrir de sa parole, de sa personne
aimée et populaire, ces ministres indignes. C'est le
moment où il tombe au plus bas, le seul moment
où vraiment il m'étonne. Dans quel néant moral le
jeta sa matérialité pesante pour qu'il oubliât le vrai
Louis XYI, le roi dévot, et subît l'homme de la
reine, l'incrédule et le prêtre athée (1787)!
Mais si le roi, entraîné par la reine, eut ce moment
d'inconséquence, reconnaissons qu'en tout le reste
il fut fidèle à sa tradition. Il ne fut nullement,
comme on a dit, incertain et variable, mais toujours
le même et très fixe (au moins dans son for intérieur)
contre toute nouveauté, contraire à l'Amérique,
contraire à Turgot et à Necker, forcé de marcher
quelquefois, mais n'avançant qu'à reculons, et en
protestant en dessous.
Les réformes que lui arracha la force de l'opinion,
12 HISTOIRE DE FRANCE
n'eurent aucune portée sérieuse ; on le verra par ce
volume. Les fameuses Assemblées provinciales qu'on
a fait valoir récemment, ne furent qu'un leurre
en 1786. — Le roi, loin de céder en rien au progrès
et à la raison, s'aigrit par les concessions, fort
légères, qu'il lui fallut faire, les mensonges qu'il
lui fallut dire. — Nos pères ne se trompèrent en
rien lorsqu'ils sentirent en lui le solide, l'inconver-
tissable ennemi de la Révolution.
Pour établir cela et le mettre dans tout son jour,
j'ai dû m'écarter peu, effleurer, éluder ce qui m'en
éloignait. De là plusieurs lacunes1. Mainte chose
ne sont montrées que de profil, plusieurs même
passées tout à fait.
Rien ne me pèse plus que d'omettre sur le chemin
tels faits admirables, héroïques, qui sont restés sans
récompense, sans mémoire jusqu'ici. L'Histoire doit
payer pour la France. Ces dettes me suivent et me
poursuivent. Je ne me pardonne pas de n'avoir point
parlé de cet obscur Léonidas qui nous a sauvés
à Saint -Cast, et dont la vaillance oubliée m'est
1. En revanche, j'ai développé certains faits vraiment capitaux, par exemple,
la révolution de Grenoble qui fit celle de la France, et pour laquelle M. Garicl
m'avait ouvert les sources les plus précieuses. Je regretterais beaucoup plus
mes lacunes si mon ami, M. Henri Martin, dans sa judicieuse Histoire, si riche
en précieux détails, n'y suppléait souvent avec autant d'exactitude que de
talent. — L'histoire de l'art est mieux dans les fines et savantes notices de
MM. de Goncourt, que je n'aurais pu faire. — Deux sérieux esprits, si nets
et si loyaux, MM. Bersot, Barni, ont donné sur nos philosophes d'excellents
jugements qui resteront définitifs. Ils corrigent ce que peut avoir peut-être
d'excessif ma critique de Rousseau.
PRÉFACE 13
révélée à ce moment par mon savant ami, M. le pro-
fesseur Macé.
Que de dévouements, que d'efforts, de sacrifices
et de cruels malheurs, que de vertus punies par la
dureté du sort, dans notre histoire maritime et
coloniale ! Je resterais inconsolable si je n'y reve-
nais un jour.
Il faut dire que la France entière du dix-huitième
siècle (tant légère qu'on la croie) a eu un esprit
étonnant de générosité, parfois excessif en bonté. —
L'élan pour l'Amérique est simplement sublime. —
L'attachement bizarre, obstiné, acharné, qu'elle eut
pour Louis XYI, fermant les yeux à l'évidence, le
croyant toujours un bonhomme, est ridicule, si l'on
veut, mais touchant. Aucune faute n'y put rien, non
pas même les fusillades de Paris, en 88.
Nul fiel en cette âme de France. Tellement haïe
par l'Angleterre, elle ne la hait pas du tout. Et c'est
juste au moment où l'Angleterre la ruine, que la
France l'admire, s'en engoue, la copie. Et notez
que, pour le progrès des idées, la France fait tout,
Y Angleterre rien, pendant soixante -dix ans. De la
mort de Newton à Watt, elle est exactement stérile
(loyal aveu de M. Buckle).
Ce cœur exubérant, si facile et si bon, si charmant
de la France, il faudrait bien le dire tout au long,
ce que je n'ai pu. Ces justices dues à nos pères
pour une foule d'héroïsmes obscurs, il faudrait, tôt
ou tard, qu'on les rendît enfin. On dit que Gamoëns
eut aux Indes un emploi, fut Y administrateur du
14 HISTOIRE DE FRANCE
bien des décédés. Ce titre, cette charge, sont ceux de
l'historien. Je n'en resterai pas indigne, j'acquitterai
ces dettes et ne mourrai pas insolvable.
Il me convient d'être mon juge. J'essayerai, si je
vis, dans un travail à part, d'apprécier cette œuvre,
en ce qu'elle a de bon, d'incomplet, de mauvais. Je
ne sais que trop ses défauts. Alors, je pourrais faire
ce qu'on ne peut dans une préface : je dirais les
méthodes dont j'ai usé selon les temps, la spécialité
de nos arts historiques que l'on connaît fort peu.
Mais je voudrais surtout y dire le travail personnel,
intime, qui se faisait en moi pendant ce long
voyage. Mon œuvre était pour moi (plus qu'un livre)
la voie de l'âme. Elle m'a fait et a fait ma vie.
Paris, 1er octobre 1867.
HISTOIRE
DE FRANCE
CHAPITRE PREMIER
Chute de Bcrnis. — Avènement de Choiseul. (1758.
La paix ou la banqueroute, telle était la situation
en 1758. Et une banqueroute sanglante, des combats
dans Paris, peut-être. Le roi avait dit lui-même :
« Si l'on ne paye pas la rente, il y aura une révolte. »
Le roi n'allait plus à Paris. Mais si Paris affamé
avait été à Versailles? Dans la redoutable émeute de
mai 1750, quelqu'un l'avait proposé.
L'attente d'une révolution était telle en ce moment,
que plusieurs voulaient partir, émigrer, se mettre à
l'abri. Rousseau y songeait, et bien d'autres, comme
cet homme du Parlement, qui le consulta là-dessus
[Confessions).
Bernis aurait tout donné pour ne plus être ministre.
Seulement qui eût pris cette place? Il semblait qu'un
46 HISTOIRE DE FRANCE
homme perdu pouvait seul accepter l'héritage de la
ruine et du désespoir. Bernis supplia Ghoiseul, notre
ambassadeur à Vienne, de venir, de s'unir à lui, ou
plutôt de le remplacer.
La situation avait fort empiré depuis Rosbach. Un
Gondé (prince de Glermont) battu, reculant jusqu'au
Rhin. Les Anglais descendant en France et démo-
lissant Cherbourg, brûlant en sécurité cent vaisseaux
devant Saint-Malo. Point d'argent pour en refaire.
Cinq cents millions de dépense, trois cents millions
de recette. Un déficit annuel de deux cents millions.
Le roi vivant, cle mois en mois, sur les avances
usuraires que lui faisaient les banquiers, les priant,
souvent en vain (Rich., IX, 429). Les choses en étaient
au point que l'on n'osait plus compter. Une enquête
fit connaître, en 1764, que depuis huit ans on n'écri-
vait plus dans nos ports. Plus de registres de nos
armements maritimes (Deffand, I, 317).
Le contrôleur des finances, Séchelles, était devenu
fou. Bernis était près de l'être. Il bavardait éperdu,
proposait des choses vaines, conseillait à la Pompa-
dour d'appeler ses ennemis, Maurepas et Ghauvelin!
Ghauvelin, ennemi né de la cabale autrichienne!
Maurepas, l'ennemi des maîtresses, qui, le lendemain
peut-être, eût chassé la Pompadour!
Nous n'avons pas assez dit ce qu'était ce pauvre
Bernis, monté si haut par hasard. 'Il n'était pas ambi-
tieux. S'il hasarda, dit Duclos, de faire une grande
fortune, c'est qu'il ne put réussir à en faire une
petite. Son esprit, ses jolis vers, sa jolie figure
CHUTE DE BERNIS 17
poupine, longtemps l'avaient laissé pauvre. Ayant
fait un mauvais poème de la Religion vengée, il plut
au roi, qui le mit auprès de la Pompadour pour la
polir, la former, la mettre au niveau de Versailles
(1745). Elle le fît ministre à Venise (1752), son agent
près de l'Infante dans leur complot autrichien. Il fut
l'homme de l'Infante, beaucoup trop lié avec elle, et
lancé surtout par elle dans la criminelle affaire qui
compromettait la France sur le vain espoir que l'Au-
triche donnerait à cette folle le trône des Pays-Bas.
Il se vit avec terreur l'automate dont jouait l'Autri-
che. Cela fut très ridicule pour la convention de
Hanovre. Bernis d'abord applaudit. Mais l'Autriche
murmurant, Bernis blâma. Puis, sous le coup de
Rosbach, la marionnette vira, approuva. Il n'était plus
temps.
Il était pourtant un point où cessait son obéissance,
l'impuissance de payer le subside promis à Marie -
Thérèse. Il exposa sa misère à l'impératrice elle-
même, lui fît craindre que s'il y avait ici une explosion,
elle ne perdît tout à la fois. Elle-même était fort
abattue. En 1758, Frédéric vainqueur, vaincu, resta
cependant si fort, que l'Autrichien, plus malade, n'en
pouvant plus, recula et se cacha en Autriche.
Bernis, malgré la Pompadour, parla au Conseil
pour la paix. Il parla admirablement, avec la naïve
éloquence de la peur, et cela gagna. Le roi, encore
tout autrichien, partagea l'effroi de Bernis. Avec le
Dauphin, le Conseil, il passe au parti de la paix, il
autorise à traiter.
T. XVI. 2
18 HISTOIRE DE FRANCE
Nul homme n'aurait osé, clans une telle extrémité,
prendre la responsabilité énorme de s'opposer à la
paix. Il y fallait une audace d'ignorance que n'eût
eue pas un homme. Ce fut un crime de femme.
Elles osent moins dans la vie commune, vont
moins devant les tribunaux. Mais, dans la haute
vie d'intrigue, rien ne les fait reculer. Avec un sens,
souvent fin et délicat des personnes, elles ont une
ignorance terrible des choses, qui fait leur intrépidité
là où tous les hommes ont peur.
Ce fut une affaire de théâtre. La Pompadour, qui
ne fut jamais qu'une actrice, à quarante ans, ne
jouait plus les bergerettes; elle visait aux grands
rôles. Faible et molle (au fond), poitrinaire, usée,
vide, un vrai néant, elle avait son âme, sa force en
son petit conseil secret, trois Lorraines qu'on peut
appeler la vraie cabale d'Autriche. Avec des vues
personnelles très diverses, elles agissaient à mer-
veille dans le même sens près de la créature
régnante. Gomme une mauvaise indienne, sans
revers, qui n'a rien dessous, salie, usée et fripée,
qu'on raidit, qu'on met à l'empois, on lui donnait de
l'attitude, une certaine consistance. Elle en reprenait
l'apparence, dans ses souvenirs dramatiques. Elle
paradait devant la glace, se haranguait. Fausse en
tout, elle se trompait elle-même. Elle se refaisait
Gornélie, déclamait en long, en large, sur les échasses
de Corneille. Les trois spectatrices admiraient, la
trouvaient belle de hauteur, d'indomptable obsti-
nation.
CHUTE DE BERN1S 19
Lorsque Bernis arrivait avec ses yeux égarés, lui
montrait le gouffre béant, lui disait que le danger,
la haine et la fureur publique, les regardaient eux
deux seuls, qu'on n'accusait qu'elle et lui, elle était
sourde et muette, ouvrait de grands yeux, nobles,
tristes, le laissait dire, s'agiter. « Je suis le ministre
des limbes », disait-il, du monde des rêves, incertain,
vague et flottant. Elle, elle ne flottait point. Poussée
par ses trois Lorraines, elle travaillait en dessous à
se délivrer de Bernis.
Il ne demandait pas mieux. Il brûlait de se sauver,
pourvu qu'il fût cardinal, abrité par le chapeau. Il
avait un double péril. Sa dangereuse princesse,
l'Infante, l'avait fourré dans les fils obscurs d'une
intrigue nouvelle qui pouvait mettre contre lui et
le roi et le Dauphin, de plus trois rois étrangers.
Il croyait voir déjà la foudre, croyait que, sans la
robe rouge, il était en grand danger.
L'Infante qui rêvait tous les trônes, et Milan, et
les Pays-Bas, et la Pologne, et les Siciles, se jetait à
ce moment dans un nouvel imbroglio. En août 1758,
la mort de la reine d'Espagne, et la mort prochaine
du roi Ferdinand, lui firent faire un plan hardi.
Ferdinand, fils d'un premier lit, aimait peu son frère
D. Carlos, roi de Naples, qui était pourtant son
héritier naturel. Ne pouvait-on le décider à adopter
D. Philippe, duc de Parme, mari de l'Infante? Rome
et les Jésuites auraient applaudi. Les Jésuites, maîtres
de l'Espagne, avaient en horreur D. Carlos, frémis-
saient de le voir venir. Ce prince, livré aux avocats,
20 HISTOIRE DE FRANCE
aux ardents légistes de Naples, faisait une guerre
terrible aux privilèges du Saint-Siège, aux Jésuites,
à l'Inquisition. Tout en s'habillant en chanoine et
chantant l'office au lutrin, il allait rapidement dans
la voie d'émancipation.
Mais pour exclure D. Carlos de l'Espagne, il fallait
faire un scandale audacieux, le déclarer illégitime
et bâtard adultérin, fils d'un crime, d'une surprise
du scélérat Alberoni \
Le général des Jésuites, Ricci, travaillait à cela.
Il eût cloué Carlos à Naples, donné l'Espagne à
notre Infante. Chose très grave qui aurait sauvé les
Jésuites et en France et en Espagne, prévenu cer-
tainement l'abolition de leur ordre. Dans une lettre
1. L'histoire était romanesque, mais moins invraisemblable qu'on n'a dit,
D. Carlos n'avait nul rapport avec son père Philippe V, ennemi des nouveautés,
serf (à l'excès) de l'habitude. Par sa facilité extrême à adopter les réformes,
sa partialité pour les Italiens, par l'adoption empressée de leurs plans les plus
utopiques, Carlos, on ne peut le nier, rappelait fort Alberoni. — Celui-ci
avait été maître un moment de la Farnèso. Il l'avait créée, inventée, tirée de
son grenier de Parme, mise au trône de l'Espagne et des Indes. Italienne chez
les Espagnols, seule et mal voulue, elle n'avait d'appui que cet Italien. Elle
fut six mois sans être grosse, ne prenant nulle racine encore contre le fils
du premier lit. Son mentor Alberoni put lui rappeler comment Anne d'Au-
triche, enceinte à tout prix, se moqua de tous et régna. Alberoni était un
nain, un gnome aux paroles magiques, diable noir aux yeux de diamant, il
fit miroiter devant elle le monde défait, refait par lui, un D. Carlos roi d'Ita-
lie, qui plus tard devenant roi d'Espagne, serait un autre Charles-Quint. Elle
n'était pas libertine, mais furieusement ambitieuse. Il en serait né D. Carlos.
— Elle n'aurait conçu du roi qu'à la chute d'Alberoni. Celui-ci croyait la tenir
par le secret; il la raillait. Elle fut obligée de le perdre. Elle espérait le tuer,
l'enterrer avec ce secret. Elle envoya des assassins, mais par miracle il
échappa. — Voilà le roman, bien lié, et qui eût pu réussir entre les mains de
gens habiles autant que l'étaient les Jésuites. Serait-ce la cause réelle qui
irrita tellement D. Carlos contre eux, le poussa plus qu'à l'expulsion de
l'ordre, mais à des traitements sauvages, qu'on aurait cru de vengeance, qui
semblaient avoir pour but la mort même des individus? (Voy. AL de Saint-
Priest, etc.)
CHUTE DE BERNIS 21
de Ricci que lut M. de Choiseul, dans les mémoires
qui furent saisis en Espagne aux collèges des Jésuites
(Voy. Al. de Saint-Priest), la bâtardise adultérine de
D. Carlos était posée.
L'Infante, pour réussir dans un plan si hasardeux,
eût eu besoin que son père fut pour elle en 1758
ce qu'il avait été en 49 et 50. Elle avait vingt ans
alors. Mais le temps avait passé. Sa familiarité hardie,
italienne, ne pouvait plaire au roi, sec et fermé de
plus en plus. Elle n'était pas aimée. Son intrigue de
Pologne contre la maison de Saxe indisposait la
Dauphine, le Dauphin, Madame Adélaïde.
L'Infante n'avait réellement pour elle que Bernis,
son Alberoni. Malheureusement il tombait. Il désirait
de tomber, de partir sous le chapeau, que lui-
même il appelait « un excellent parapluie ». Il se
retira le 10 novembre, en appelant Choiseul, et se
réservant seulement de travailler encore pour ce qu'il
avait mis en train, la paix avec le Parlement, sur-
tout l'affaire de l'Infante. Ce fut son dernier acte
politique. Il finit en galant homme, travaillant
encore (14 novembre) à cette adoption de l'Infant
par le roi d'Espagne, Ferdinand, qui baissait rapide-
ment (Coxe).
Cependant il n'était point dans l'intérêt de l'Au-
triche, dans les vues de la Pompadour, que Bernis
restât là à côté de Choiseul, embarrassant celui-ci
dans la trahison hardie qu'on tentait au profit de
Vienne. On n'agit pas directement, mais bien plus
habilement, en employant la cabale, la petite cour
22 HISTOIRE DE FRANCE
du Dauphin. On prit un moyen brutal, simple et sûr,
de les assommer. On prétendit que l'Italienne, étant
au lit après souper, aurait appelé Bernis, lui aurait
dit : « Mettez-vous là. » Et ce n'était pas Bernis qui
entrait; c'était un homme du Dauphin qui redit tout.
On fit grand bruit de l'affaire. Et pourtant ce mot jeté
ainsi sans précaution, portes ouvertes, pouvait fort
bien signifier : « Mettez^vous à cette table, écrivez
pour moi ceci. »
Le roi était fort jaloux. Quand la chose lui fut
rapportée, il en voulut cruellement à l'Infante et à
Bernis. Il ne put se rétracter, il lui donna le chapeau
(30 novembre), mais il le jeta plutôt « comme on jette
un os à un chien » (Hausset). Bernis se sentit perdu. Il
fut exilé le 13 décembre à Soissons, ne revint jamais,
enfin s'établit à Rome.
Mais le roi fut bien plus cruel pour l'Infante. Il
lui lança un affront, à la tuer. Il lui écrit qu'il exile
Bernis et qu'elle doit être contente de cette satis-
faction qu'il lui donne (Barbier, VII, 110). Mot de
risée, s'il voulait dire qu'elle allait être joyeuse, —
plus outrageant s'il voulait dire qu'il voulait la venger
par là de celui qui l'avilissait.
Cette fille tellement aimée , pour qui le roi a
donné le sang de cinq cent mille hommes, reçoit ce
cruel coup de fouet! Elle n'y survit qu'un an, ayant
la douleur de voir que dans le nouveau traité, en
donnant tout à l'Autriche, Ghoiseul, ni le roi, ni
personne, ne se souvient de l'Infante, ni de ce
qu'on lui a promis. Personne ne s'occupe plus de
CHUTE DE BERN1S 23
son adoption d'Espagne, du plan contre D. Carlos.
Le traite que Ghoiseul osa, en arrivant au pouvoir,
fut rétonnement du monde. Conticuit terra. Nos
vieux alliés les Turcs ne purent jamais le comprendre.
Il renversait toute l'histoire de France en remontant
à Richelieu, Henri IV et François Ier, la biffait, la
démentait. On put croire qu'un cataclysme, comme
un désastre de Lisbonne, était arrivé ici, avait bou-
leversé le pays, du moins les têtes de Versailles.
La France, depuis des siècles, payait des subsides
annuels aux faibles contre les forts, à la Suède, par
exemple, aux princes du Rhin contre l'Autriche. Il
était neuf et piquant de payer cette grosse Autriche
pour écraser ces petits princes, nos alliés, nos amis.
Un peu plus de huit millions iront chaque année
à Vienne, et de plus la France seule (allégeant
Marie-Thérèse) payera la Suède et la Saxe pour
leur guerre au roi de Prusse.
Bernis promit dix-huit mille hommes. Choiseul en
donne cent mille.
Nulle "paix sans Marie -Thérèse. Seule elle jugera
du point où peut s'arrêter la France, éreintée et
épuisée.
Traité naïf, autrichien, sans voile ni précaution.
Tout ce que la France a pris et tout ce qu'elle prendra,
sera pour la seule Autriche.
La France aidera à faire Empereur le petit Joseph,
futur de notre petite Isabelle.
Nulle mention des Pays-Bas. Ce grand appât qui
charma tant à Babiole, on n'y songe plus. L'Infante
24 HISTOIRE DE FRANCE
étant disgraciée, outragée, enfin mourante, qu'a-l-on
besoin des Pays-Bas? On n'y prend plus intérêt. S'il
y eut un traité secret, Choiseul l'a anéanti1.
\ . Cela acheva l'Infante. Cette belle, comme Henriette sa sœur, quoique beau-
coup plus brillante, avait toujours été malsaine, ce que semblait révéler par
moment un signe commun, une petite gale au front. Henriette mourut de
l'avoir fait rentrer. L'Infante peut-être de même. En décembre, elle fut prise
d'une de ces maladies putrides qu'on appelait toutes alors petites véroles.
L'éruption se fait mal. En huit jours elle est foudroyée. On avait grande
impatience qu'elle mourût, fût emportée, de crainte qu'elle n'infectât tout. Le
roi avait son carrosse, ses chevaux hennissaient; il voulait fuir à Marly. Et
tous. Ce fut une déroute. L'odeur était insupportable. Deux capucins qui fai-
saient vœu de se dévouer à ces choses, ne purent aller jusqu'au bout. L'idole,
la galante, la belle, maintenant l'horreur de tous, fut sans pompe emportée le
soir, et jetée à Saint-Denis. (Barbier, Hausset, etc.)
CHOISEUL. — TRAITÉ AUTRICHIEN 23
CHAPITRE II
Choiscul. — Son traité autrichien. — Ruine et revers. (1759.
La France, sous les Choiseul, sous les trois dames
importantes qui menaient la Pompadour, fut gou-
vernée par la Lorraine, à peu près comme au temps
des Guises.
La Lorraine, réunie à la France, en fut maîtresse.
Ce fut comme une invasion. Elle remplit toutes les
places, eut les hautes influences.
Terre pauvre, traversée, ruinée, barbare, elle avait
l'ascendant d'énergie, d'intrigue et de ruse. Mili-
taire et corrompue, d'une corruption sauvage, elle
a donné tour à tour et les meilleurs et les pires,
et les héros et les traîtres.
Elle est double, de France et d'Empire, Janus et
souvent Judas. La faute n'est pas à elle, mais à sa
situation.
Les mœurs y étaient effroyables. Hénault le cour-
tisan, lui-même, avoue que, venant en Lorraine, « il
26 HISTOIRE DE FRANCE
se crut en pays Turc. » C'est faire tort à la Turquie, si
grave. On n'y vit jamais, sous les yeux de deux armées,
la scène hardiment priapique qu'y donna un Baufre-
mont. On n'y vit pas les fureurs galantes des nobles
chanoinesses , les religieuses d'épée, qui à Remire -
mont et ailleurs ayant la haute justice, la seigneurie,
dépassaient la vie effrénée des seigneurs. Celle de
Béthizy fit légende. Furieuse d'amour pour son frère,
elle étalait, criait sa honte, et pour plus de scandale
encore, ayant failli pour un autre, elle se cassa la tête
(5 avril 1742). Cela fat fort admiré en Lorraine et à
Versailles, et mit l'inceste à la mode. Le roi avait
les quatre sœurs. Madame de Luxembourg avec son
frère Yilleroy, la duchesse de Marsan avec son cardinal
Soubise, Choiseul surtout qu'on va voir, firent ainsi
leur cour au roi, qui, enhardi par l'exemple, poussa
plus loin le scandale.
Deux familles de Lorraine, illustres et nécessiteuses,
dans ce pays de pauvreté, eurent la suite, le sérieux,
l'attention à la fortune, qu'avaient rarement les
seigneurs. C'étaient les Beauvau, les Choiseul. Le
vieux prince de Beauvau-Craon, qui avait vingt-deux
enfants, bon mari et très uni pendant trente ans à sa
femme, maîtresse du dernier duc, eut encore cet
insigne honneur qu'une de ses filles devint maîtresse
de Stanislas. L'autre, Mmc de Mirepoix, froide et rusée,
fut la tête, l'Égérie de la Pompadour. Elle la sauva
deux fois dans ses moments désespérés, en lui commu-
niquant son calme, la conseilla dans sa voie nouvelle
de l'intrigue autrichienne qui lui donna la royauté.
CHOISEUL. — TRAITE AUTRICHIEN i>7
Plus zélée encore pour l'Autriche fut Madame de
Marsan, gouvernante des enfants de France, lorraine
par son mariage, sœur de MM. de Soubise (le cardi-
nal, le maréchal). Très passionnée pour ses frères,
elle poussa vivement le second, l'immortel héros de
Rosbach, le maintint par la Pompadour contre les
risées, les chansons. Et elle le grandissait toujours.
Elle voulait le faire connétable.
Entre ces sages conseillères, Madame de Pompadour
en admettait une autre encore, peu agréable, mais
utile, un véritable homme d'affaires, la sœur de Choi-
seul, Mme de Grammont. Sans l'aimer, elle subissait
l'ascendant de sa logique, de sa masculine énergie.
Dans cet intérieur, Mme de Mirepoix, calme, fine
et douce, était appelée le petit chat. Et Mme de
Grammont, ne figurait pas mal le dogue. Sa force et
sa solidité, si déplaisante qu'elle fût, soutenait utile-
ment ce chiffon, la Pompadour.
M. de Choiseul, fort léger, avec tous ses dons
séduisants, n'aurait jamais pris consistance, s'il n'avait
été doublé d'une autre âme, d'un second Choiseul.
J'appelle ainsi cette sœur, une âme bien autrement
lorraine, épaisse, violente, tenace, mordant fort et
ne lâchant pas. Elle le tirait du badinage, elle l'em-
pêchait de s'amuser, comme il eût fait, aux méchance-
tés galantes, aux perfidies d'alcôve. Elle lui rappelait
toujours leurs six mille livres de rentes, leur misère,
elle le forçait d'avancer, n'importe comment.
Le meilleur de leur patrimoine avait été la trahison.
Les Choiseul rendirent ici un service immense à
28 HISTOIRE DE FRANCE
l'Autriche. C'est l'un d'eux qui, voyant la tête démé-
nagée de Fleury, décida cet imbécile à retenir le
secours qui allait sauver notre armée de Prague. De là
l'affreuse catastrophe, l'armée gelée (comme à Moscou).
Le fils de ce bon conseiller, tout jeune, le célèbre
Ghoiseul est, en récompense, créé colonel. Il fit
quelque peu la guerre, mais surtout la chasse aux
femmes. C'était un petit doguin, roux et laid, avec
une audace cavalière, une impertinence polie, un
persiflage habituel, qui le faisait redouter. Il plaisait
d'autant plus aux femmes qu'il leur ressemblait davan-
tage. Le grand observateur Quesnay, sous sa surface
brillante, le perce à jour. « Il eût été, dit-il, un ami
d'Henri III. » [Hausset.)
La place de méchant est vacante : il la prend. Il veut
qu'on croie qu'il est le Méchant de Gresset. Il veut
continuer Maurepas, spécule sur les petites flèches
qu'il lance à la Pompadour. Spéculation bien calculée
avec une femme fanée, qui a peur du moindre mot.
Il l'inquiète, puis tout d'un coup la charme en se
donnant à elle, trahissant une Ghoiseul qui visait au
roi. La Pompadour le paye avec un riche mariage.
Elle lui fît épouser la petite Grozat-Duchâtel, fort
riche. Mais on ne lui mit pas cette fortune dans les
mains. Il n'en eut que la jouissance. Si sa femme
(enfant de douze ans) mourait, ou si les parents la
reprenaient, il était pauvre.
C'était en 1750, à l'avènement de Mesdames
Henriette et Adélaïde. Ghoiseul crut ne pas déplaire
en faisant venir de Lorraine, en établissant chez lui
CHOISEUL. — TRAITÉ AUTRICHIEN 29
sa sœur, qui était chanoinesse. Elle avait vingt ans,
lui trente. C'était une grande forte personne, d'une
voix désagréable, d'un visage fort coloré, percé de
petits trous ardents. L'enfant de douze ans, l'épouse
nominale, ne les gêna guère. Ghoiseul à côté mit sa
sœur, et vécut avec elle fort publiquement. [Lauzun,
p. 9, éd. 1858; Dumouriez, I, 159.)
Le roi n'en était pas fâché, en riait. Après un
sermon, il lui dit : « Le Père, ce me semble, a jeté
des pierres dans votre jardin... — Mais, Sire, n'en
est-il pas tombé au parc de Votre Majesté ? — Vous
serez damné, Ghoiseul (dit le roi en souriant). — Mais
vous, Sire ? — Oh ! c'est différent... Moi, je suis l'Oint
du Seigneur. » {Mss. Choiseul, Al. de S.-Priest.)
L'inceste étant moins à la mode en 1759, Ghoiseul
maria sa sœur, mais il ne lui donna qu'un mari
nominal, M. de Grammont, un interdit. Elle resta
constamment avec son frère, au désespoir de la pau-
vre petite Mrac de Ghoiseul, qui alors avait dix-sept
ans. Il ne faisait rien sans sa sœur. Et je doute fort
que, sans elle, il eût pris la responsabilité de se
poser contre la paix, au moment où Louis XV dési-
rait négocier, au moment où Marie -Thérèse était
lasse, ne recevant plus notre argent, mais des coups
terribles de Prusse qui même après un succès la
mirent en pleine retraite. Ge n'est pas seulement
Duclos qui nous le dit ; c'est le bon sens : oui, chacun
désirait la paix.
Bernis à Marie -Thérèse montrait la France ago-
nisante. Qu'à ce moment quelqu'un soit plus autrichien
30 HISTOIRE DE FRANCE
que l'Autriche, la raffermisse dans la guerre, lui dise
que Bernis s'est trompé, que la France a encore du
sang !... C'est chose énorme, au delà du caractère de
Choiseul. Sans sa sœur et ses Lorraines qui le pous-
saient par derrière, et poussaient la Pompadour, je
ne crois pas qu'il eût lui-même franchi ce sanglant
Rubicon.
L'audace de présenter l'impudent traité au roi
implique que Louis XV était encore plus absent de
lui-même, plus étranger aux affaires, en décembre
1758, qu'il ne l'était l'autre année en septembre 1757
au traité de Babiole.
Il eut cette année le mal que Richelieu venait
d'avoir, des dartres par tout le corps.
Il vivait d'une cuisine excitante et irritante, pour
faire face à l'exigence non moins irritante et mal-
saine du Parc -aux- Cerfs. De là un cerveau flottant,
faible, plein de noires visions. Damiens y rôdait tou-
jours, et la mort, et le successeur, les théories
régicides des Jésuites, amis de son fils. Choiseul tirait
cette ficelle, l'excitait contre le Dauphin.
Choiseul, qui ne croyait à rien, profitait des lueurs
dévotes qu'avait le roi dans ses heures d'épuisement.
Quelle expiation meilleure que d'accabler Frédéric ?
Quoi de plus agréable à Dieu que d'écraser le
Luthérien? l'impie, le moqueur outrageant qui se
riait des rois même, qui regardait impudemment dans
les Cabinets de Versailles. Frédéric nommait ses
levrettes ses marquises de Pompadour.
Le roi ne restait lucide que pour ses petits trafics,
CHOISEUL. —TRAITÉ AUTRICHIEN 31
ses petites spéculations. Un jour, il adressa ce mot
prudent à son homme d'affaires : « Ne placez pas sur
le roi : on dit que ce n'est pas sûr. »
La seule ressource qu'apportât Choiseul, c'était la
banqueroute.
Banqueroute d'un homme d'esprit, d'abord sur ceux
qu'on haïssait, traitants et Fermiers généraux. Gela ne
déplaisait pas. On aimait assez qu'à la turque, le règne
fût inauguré en étranglant quelques pachas.
Ne pouvant pas les payer, il restait un expédient,
c'était de les assassiner.
Cent millions mangés d'avance étaient dus aux
receveurs généraux. Pour payement on les écrasa.
Une compagnie de banquiers fut autorisée à tirer sur
eux, s'engageant à fournir au roi trois ou quatre
millions par mois pour un armement maritime, un
grand coup qu'on méditait.
Et les Fermiers généraux payés en même mon-
naie, éreintés. On leur devait cent cinquante mil-
lions. On frappa sur eux soixante-douze mille actions
de mille francs, qui réduisirent de moitié leurs béné-
fices.
Ce ne fut pas fait sans adresse. Choiseul flattant
l'opinion, caressant Voltaire, les salons, le parti philo-
sophique, fit ce tour par un philosophe. Il prit un
homme de lettres, un simple maître des requêtes, le
fit contrôleur général. Homme d'esprit, homme d'af-
faires, Silhouette avait lu, voyagé, vécu à Londres,
travaillé à la Compagnie des Indes. Il avait, près des
philosophes, le mérite d'avoir traduit quelque chose
32 HISTOIRE DE FRANCE
des libres penseurs. Pope, Warburton et Bolingbroke.
C'était un parleur agréable, dit Grimm, d'équivoque
mine, l'air double, coupable et faux. Il n'avait nul
expédient que ceux où Machault avait échoué , —
impôt sur tous (rejeté), — pensions réduites (impos-
sible). Tout cela facile à prévoir. Nul résultat à
attendre qu'une tempête de sifflets.
L'heureuse idée de Choiseul pour gazer son crime
d'Autriche, c'était de faire que la France tournât le
dos au levant, ne regardât qu'à l'ouest vers le grand
spectacle qu'il lui préparait. Idée neuve. C'était celle
qui a toujours échoué, la vieille, éternelle Armada de
1585, qu'on remet toujours à flot. Sans doute, un coup
de surprise n'est pas impossible. Jeter un Charles XII
dans Londres, comme le rêvait Alberoni, c'est hasar-
deux, mais non absurde. Les plans les plus insensés
sont ceux d'un Philippe II, qui, par de longs pré-
paratifs, met un grand peuple en éveil, en demeure
d'organiser ses puissantes résistances. Que dire de
ces constructions étranges de bateaux plats que
Choiseul imagina en 1759 pour l'amusement des
Anglais ? que Bonaparte imita.
La grande flotte qui devait couvrir le passage des
bateaux était préparée au plus loin, à Toulon. Pour
rejoindre Brest et rallier l'autre escadre, que de
chances elle avait contre elle ! La longue navigation,
l'écartement des vaisseaux, les coups violents,
capricieux, qu'on a au golfe de Gascogne, la rencontre
de l'ennemi qui, dans un pareil voyage, rôdant autour,
comme un requin, mordrait de manière ou d'autre,
CHOISEUL. — TRAITÉ AUTRICHIEN 33
tempêtes de l'Armada, ou défaites de Trafalgar, c'est
ce qui ne pouvait manquer.
Au lieu de concentrer l'effort, on le divisait ; à la
fois, on attaquait les trois royaumes. Le corsaire
Thurot, de Dunkerque, devait passer en Irlande. De
Brest, Aiguillon menait douze mille hommes en
Ecosse. Soubise, avec une armée (pas moins de cin-
quante mille hommes), sur les fameux bateaux plats,
devait cingler du Havre à Londres.
A la grandeur d'un tel projet on devait tout sacrifier.
Le vieux ministre de la guerre, Bellisle, annonça clés
janvier qu'on n'enverrait aucun secours aux colonies.
La flotte anglaise, avant avril, nous prit déjà la
Guadeloupe. Au Canada, l'intrépide Montcalm de
Nîmes, sans renfort et sans espoir, lutta jusqu'au
mois de septembre ; il fut tué, le pays perdu. Dans
l'Hindoustan, notre Irlandais Lally, un fou furieux,
qui n'avait que de la bravoure, avait remplacé Dupleix.
Il avait neutralisé l'homme capable, gendre de Dupleix,
l'excellent général Bussy. Il avait par ses barbaries,
ses emportements, son mépris pour les croyances
indigènes, mis l'Inde entière contre nous. Il échoua
devant Madras en février 1759, et de plus en plus
déclina devant l'ascendant de lord Clive.
Ministre à soixante-seize ans, Bellisle épuisait sa
vie à faire une chose impossible , la réforme devant
l'ennemi. La Cour débordait dans l'armée, la sur-
chargeait honteusement. Nos cent soixante- dix
mille soldats avaient quarante mille officiers (c'est
un officier pour quatre hommes). Dans les cavaliers,
34 HISTOIRE DE FRANCE
encore pis : un officier pour trois soldats. A Minden,
nos deux généraux, Gontades et Broglie, plus brouillés
entre eux qu'avec l'ennemi, perdent le temps. Broglie
est jaloux, et craint le succès de Gontades. Tous deux
battus, 1er août, et la défaite de l'armée précède,
annonce tristement le désastre de la flotte.
La nuit du 16 au 17 août, notre flotte de Toulon a
passé devant Gibraltar. Cinq de ses douze vaisseaux
se séparent. Réduite à sept, cette flotte voit, de
Gibraltar, quatorze vaisseaux anglais qui vont à elle
à toutes voiles. Un des nôtres se sacrifie et combat
seul contre cinq. Les autres n'en périssent pas
moins.
Gela ramena au bon sens. On abandonna la partie
du plan la plus chimérique, la grosse armée sur
bateaux plats que Soubise devait mener en Tamise.
On s'en tint aux expéditions d'Irlande et d'Ecosse.
Pour la seconde, on n'avait plus l'héroïque prince
Edouard qui entraîna les highlands. En revanche, on
avait un homme fort considérable à Versailles, au
champ de bataille de l'intrigue.
C'était le duc d'Aiguillon, le neveu de Richelieu,
un de nos plus beaux courtisans. Deux choses l'ont
immortalisé, d'avoir tenu tête au roi même dans le
cœur de la Ghâteauroux, — d'avoir pour le parti
jésuite et la plus grande gloire de Dieu mis chez le
roi la Du Barry. En ce moment -il n'était bruit que
du succès que les Bretons, sous d'Aiguillon, avaient
eu sur les Anglais à Saint- Gast. Duclos explique
très bien la prudence qu'il y déploya, simple specta-
CHOISEUL. — TRAITÉ AUTRICHIEN 35
teur à distance, n'ayant pas même donné d'ordres,
les faisant si longtemps attendre, que les volontaires
Bretons firent l'exécution d'eux-mêmes, poussèrent
les Anglais dans la mer. Pour la Pompadour et les
femmes, d'Aiguillon devint un héros.
Cette prudence consommée qu'il avait montrée
à Saint-Cast, ne l'abandonna pas ici. Il n'alla pas
avec les troupes et les bâtiments de transport
rejoindre la flotte à Brest. Il dit qu'un homme comme
lui, un gouverneur de Bretagne, général de l'expé-
dition, ne pouvait faire les premiers pas, aller se
mettre sous les ordres de l'amiral, de Gonflans.
Celui-ci dut venir le joindre au Morbihan où il res-
tait, attendait dans sa dignité. L'Anglais, qui guet-
tait Conflans, fondit sur lui près de Bellisle. Forces
égales. Mais Conflans, non moins prudent que d'Ai-
guillon, réfléchit que son affaire n'était pas de livrer
bataille, mais de conduire l'armée d'Ecosse. Il crut
éviter, éluder, se jetant entre les écueils. L'Anglais
furieux l'y suivit, perdit deux vaisseaux. Quatre des
nôtres périssent; Conflans lui-même brûle le sien.
L'avant-garde (sept vaisseaux intacts), va se cacher
à Rochefort ; sept autres dans la Vilaine, et ils y
restent embourbés.
Déplorable catastrophe! la marine, ainsi que l'ar-
mée, battue et déshonorée! Notre intrépide Thurot,
sans espoir, et pour l'honneur, ayant donné sa parole,
partit pourtant de Dunkerque, exécuta sa descente,
prit une ville, se fit tuer.
La situation intérieure était au niveau. Deux mois
36 HISTOIRE DE FRANCE
après la défaite de Minden, le désastre de Bellisle,
lea26 octobre, eut lieu la fermeture des caisses
publiques, la suspension des payements. Le roi
suspend pendant la guerre le payement des lettres
de change qu'il a souscrites pour deux ans (1760-
1761). Il suspend pendant un an pour deux cents
millions de dettes exigibles, jusqu'à ces rescriptions
qu'il a données récemment sur les receveurs et fer-
miers, aux banquiers qui avancèrent les frais de
l'armement détruit. Les receveurs et fermiers ,
anciens créanciers immolés au printemps, avaient
fait rire. Voici les nouveaux créanciers, les rieurs,
qui pleurent à leur tour, et non seulement eux, mais
la foule des petits rentiers misérables qui vivaient
d'annuités, qui avaient mis sottement aux royales
loteries des dernières années! Le roi ajourne... leur
pain. Ils mangeront après la guerre.
Le roi ne payait plus Versailles ; il devait dix
mois à ses gens. Une tentative qu'il fît pour mettre
un octroi sur les villes, ne fit que montrer sa fai-
blesse, la force et la férocité que prenaient les
Parlements. Ghoiseul avait beau les flatter, leur
abandonner Y Encyclopédie (janvier 1759), cela ne
suffisait pas. Le Parlement de Besançon fît pendre
un commis qui osait lever l'octroi ordonné par le
roi. Le Parlement de Paris fît pendre un huissier
qui blâmait son procès de Damiens. Actes violents,
brusques, sauvages, et qui menaçaient plus haut.
La moitié du Parlement de Besançon fut exilée ;
mais celui de Paris repoussa obstinément tout ce
CHOISEUL. —TRAITÉ AUTRICHIEN 37
qu'il y avait de bon dans les projets de Silhouette :
l'impôt proportionnellement levé sur tous. Désirable
egalile, mais qui n'apparaissait ici que comme une
lourde surcharge par-dessus les charges antérieures.
Ghoiseul, battu en finances, battu sur terre et sur
mer, peu ménagé du Parlement, arrivé en moins
de dix mois, ce semble, au bout de son rouleau,
avait à craindre le Dauphin, qui avait prédit ce fruit
des traités autrichiens. Le parti dévot l'accablait.
Il imagina un moyen étrange, qu'on n'eût compris
en nul autre pays du monde. Pour balancer la ban-
queroute, les revers de terre et de mer, distraire
fortement le public, il lui donna le spectacle d'un
tour très inattendu. Lui, courtisan de Voltaire, il
régale les philosophes d'une volée de coups de bâton.
D'abord Ghoiseul exécute le financier philosophe
Silhouette. Il en rit lui-même. Il se joint gaiement
à la meute des siffleurs et des moqueurs. Désormais
le portrait d'une ombre est appelé silhouette. On s'en
amuse partout, Versailles autant que Paris. Les
habits à la silhouette n'ont ni poche ni gousset.
Ceci n'est qu'un commencement. Très secrètement
Ghoiseul commande au lorrain Palissot une pièce qui
plaira en haut lieu, qui fera rire le Dauphin, rire le
roi qui ne rit jamais. On y verra les amis de Ghoi-
seul, les gens de lettres les plus illustres de l'époque,
grotesquement piloriés. On y verra d'Alembert, Dide-
rot volant dans les poches, et Rousseau à quatre
pattes « retournant à la nature », et gravement brou-
tant sa laitue.
38 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE III
L'Eclipsé de Voltaire. (1759-1761.)
Un des grands moments de Voltaire, solennel et
vraiment digne du roi du siècle de l'esprit, avait été
justement ce triste retour d'Allemagne où, repoussé
de tous côtés, pour ainsi dire, il perdit terre, n'ayant
plus un seul point du globe où il fût en sûreté (1753-
1754). Fuyant de Prusse, il fut rejeté de la France,
de la Lorraine même. Il disparut, se tint obscur
et si bien caché en Alsace, parfois dans une île du
Rhin, qu'à Paris on le crut mort. La bonne Mme Du
Deffand le croit mort et n'en pleure pas (mars 1754).
Pour comble, ses dangereux livres, autant de péchés
de jeunesse, surgissaient indiscrètement, s'impri-
maient partout, quoi qu'il fît. La Beaumelle héritait
déjà, contrefaisait Louis XIV, avecdes notes terribles.
Malgré lui, YEssai sur les mœurs éclate, incomplet
(deux volumes). Malgré lui, un faux Louis XV. Et,
pour comble d'épouvante, par fragments perçait par-
L'ÉCLIPSÉ DE VOLTAIRE 39
tout la satire choquante, obscène, où, non content
d'insulter « le fainéant Charles VII », il met nue d'un
coup de griffe « la grisette » impertinente qui s'était
si haut montée.
Il eut une de ces peurs extrêmes, qui rendaient
cet homme nerveux par moments bien ridicule. Le
bon sens eut pu lui dire qu'un homme si aimé du
public n'était pas en vrai péril. On pouvait le
repousser, l'éloigner, mais le toucher? non. Dans
cette panique, il fît une comédie inutile qui l'avilis-
sait seulement : il communia, fit ses pâques.
La première lueur lui vint de celui qu'il haïssait,
de Frédéric. Sa charmante sœur, sous prétexte d'un
voyage, vint à Colmar embrasser, courtiser le pros-
crit. Frédéric mit en opéras deux tragédies de Vol-
taire. Gela fit songer en Europe. On sentit qu'il n'était
pas mort, qu'on devait encore compter avec celui qui
restait l'ami du plus grand roi du monde. L'armée
des encyclopédistes, Diderot et d'Alembert, ne per-
daient nulle occasion de proclamer en lui leur glo-
rieux général. Voltaire restait le roi des rois.
On le sentit, lorsqu'en mars 1755 il s'établit aux
Délices, près de Genève, et presque en face à Lau-
sanne, et que de ce lieu imposant (dans la vue
sublime des Alpes) partit le grand coup d'archet dont
frémit toute l'Europe, son Ode à la liberté, son
remerciement à la libre Suisse où il avait pu respirer.
Peu après, il acheva le livre qui reste son titre
capital : Y Essai sur les mœurs des nations. Il ne fut
jamais plus haut.
40 HISTOIRE DE FRANCE
Deux choses lui faisaient tort.
Malgré sa bonté facile, vaniteux et emporté, vou-
lant se montrer redoutable, prouver qu'il n'était pas
léger, comme on le redisait tant, il affectait une haine
implacable pour le grand roi qui le comblait, lui
écrivait, qui fît pour lui ses beaux vers, l'héroïque
adieu de Rosbach. Voltaire, là, fut déplorable. Il fit
sa cour à Versailles, aux ennemis de la pensée et de
son propre parti, disant : « La chère Marie-Thérèse »,
proposant contre Frédéric de renouveler les chariots
faucheurs des Babyloniens. Idée bizarre, s'il en fut,
que le ministre parut prendre au sérieux, exécutant
pour Louis XV un joli modèle en petit, un joujou
qu'on essaya.
L'autre maladie de Voltaire, qui le vulgarisait fort,
c'était Mme Denis. Autant, au château de Cirey,
près de sa mathématicienne, dans sa demi-solitude,
il avait eu la vie noble, concentrée, tendue, haute,
— autant avec celle-ci il l'eut mondaine et lâchée.
Fort riche alors , il menait le train d'un Fermier
général. De 1756 à 1768, sa maison fut une auberge.
11 travaillait dans son coin tout le jour, hors du
tapage ; mais il ne haïssait pas cette vie folle de
monde et de bruit.
Il avait toujours eu l'imagination sensuelle. Il
semble que sa flamme brillante, son inépuisable tor-
rent d'étincelles, tînt fort à cette légère électricité
du sexe, dont il abusait bien peu. Né si faible et ne
mangeant pas, ne vivant guère que de café, il fut
pourtant un peu satyre, d'esprit, de velléités. En le
L'ECLIPSE DE VOLTAIRE 41
suivant patiemment, on voit que, jusqu'au dernier
jour, il eut toujours quelque femme. On a noté par-
faitement ce que fut pour lui sa nièce (Nicolardot).
Sa mauvaise humeur à Berlin vint surtout de ce qu'il
ne put l'y mener. C'était une veuve d'à peu près
quarante ans, qui n'était pas belle; elle louchait,
elle était lourde, vulgaire et prétentieuse. Elle croyait
faire des vers, fît et défit pendant trente ans une
mauvaise pièce, Alccste. Elle ravissait Voltaire, comme
actrice, par un jeu emphatique, ampoulé, pleureur.
Il jouait grotesquemeiit le bonhomme Lusignan ; elle
les Zaïre et les Ghimène, toujours les jeunes pre-
mières. Elle en avait le tendre cœur, brûlait de se
remarier. Elle avait l'âme très grande , elle eût
dépensé sans compter. Voltaire ne lâcha pas la clé,
la limita d'abord un peu, mais une fois établi en
Suisse, il ouvrit largement la caisse. C'était chaque
jour des tables de quarante, cinquante personnes,
des décorations, des costumes somptueux venus de
Paris. Dans ses lettres, on voit qu'alors il se figure
jouir beaucoup. « Je suis si heureux, dit- il, que
j'en ai honte. » Et il ajoute qu'il est heureux surtout
par elle. Elle engraisse, elle est charmante. « Sans
elle, tout serait un désert. » (19 septembre 1755,
27 mai 1756.)
Il signe le Suisse Voltaire. Il avait loué quatre mai-
sons, ici et là, en des pays différents. Il ne pouvait,
disait-il, « tomber que sur ses quatre pattes ». Son
indépendance était d'être un homme riche et mobile,
pouvant vivre un peu partout. Sa nièce contribua
42 HISTOIRE DE FRANCE
à le faire seigneur de village, enraciné dans une
terre, et sur la terre serve de France. C'est elle qui
le refit Français.
Il n'était pas, il est vrai, bien établi aux Délices
près Genève. Il y branlait. Deux partis étaient dans
la ville, la Genève de Calvin, et la Genève mondaine
qui sans cesse allait voir Voltaire. Mais dans la mon-
daine elle-même, les pasteurs qui dominaient n'en
étaient pas moins chrétiens, anti- encyclopédistes.
Dans un pamphlet anonyme, défendant Y Encyclo-
pédie, il confond dans la même attaque « les persé-
cuteurs catholiques et les fourbes protestants ». Cela
fut fort envenimé par une lettre de Rousseau, comme
on le verra tout à l'heure.
Il se croyait fort à Lausanne, car c'est là qu'il offrit
asile à Y Encyclopédie persécutée (février 1758). Il
donnait deux cent mille francs pour qu'on l'imprimât
à Lausanne. Il comptait y demeurer, rester Suisse.
Cela, dis-je, en février. Mais en mai tout est changé.
La Pompadour le protège dans son plan d'acheter en
France la seigneurie de Ferney (Corr., V, 157, mai
1758).
Il eût acheté, s'il eût pu, en Lorraine, chez
Stanislas. Mrae Denis eût eu là une cour pour étaler
ses grâces, refaire Mme Du Châtelet. Et il y aurait
trouvé une demi -indépendance. La Pompadour fit
défendre à Stanislas de le recevoir. On le voulait en
France même. Toute la cabale autrichienne, Vienne
et Versailles, Kaunitz,Choiseul, la Pompadour, l'enve-
loppaient. Au moindre succès de l'Autriche, Kaunitz
L'ECLIPSE DE VOLTAIRE 43
disait : « Avertissez-en notre ami. » L'impératrice, si
dévote, et qui proscrivait Molière, n'avait pas honte
de faire jouer les tragédies philosophiques de Voltaire.
On le chantait, on le dansait; au théâtre de la Cour,
on mettait ses pièces en ballets. Ghoiseul lui écrivait
sans cesse, encore plus que Frédéric. Il rôdait tout
autour de lui avec sa malice de chat.
La Pompadour imprime au Louvre son livre sur
YEcclésiaste avec son portrait en tête. Bref, on lui fera
presque croire qu'il est le favori du roi! — Que dis-je?
du roi! du pape. Une édition plus belle encore se
fait de YEcclésiaste que le pape approuvera.
Il ne renie plus la Pucelle. Il est si haut qu'il n'a
plus besoin de ces précautions. Société singulière.
Telle est la mode, que les dames estimées l'apprennent
par cœur. Tel vers se trouve dans les lettres, sur la
petite bouche pudique de Mme de Ghoiseul.
Il se lâchait à ce moment dans l'ébauche de Candide,
une orgie d'imagination. Du joli Voijage de Scarmen-
tado (1747) et du Poème de Lisbonne, il en avait tiré
l'idée, mais en la chargeant d'indécences et de grosses
nudités, de Gunégondes à la Rubens. Dans ce moment,
il est facile de deviner qui influait. On voulait une
position. On était las d'aller, venir, d'errer. Ne
serait-on chez soi, une vraie dame de maison? Dans
tout l'été de 58, on travailla à cela. En octobre, au
moment même où Ghoiseul devenait ministre, on
négocia sérieusement pour l'acquisition de Ferney.
Triste et pauvre seigneurie qui ne donnait guère que
du foin. On fit valoir près de Voltaire les superbes
44 HISTOIRE DE FRANCE
privilèges qu'Henri IV avait attachés à ce méchant
bout de frontière. « C'était, dit Voltaire, un royaume. »
Il serait un roi (TYvetot. Idée sotte et ridicule. Ces
exemptions fiscales n'empêchaient pas que ce domaine
ne fit Voltaire dépendant, regardant toujours quel
vent soufflait du côté de Versailles.
Il acheta Ferney pour Mme Denis, s'asservit par
là plus encore,- s'interdisant de vendre, s'il voulait
s'éloigner. Le lieu lui convenait à elle, étant sur la
route même du grand monde qui allait en Suisse, en
Savoie, en Italie. Il convenait moins à Voltaire, étant
froid, humide, sous les vents neigeux. Quand de
Lausanne ou des Délices on se rend à Ferney, on a
le cœur serré. Le lieu, ennuyeux de lui-même, n'est
nullement égayé du château mesquin qu'il y fit.
Il y eut dès l'entrée un sensible coup. Sa nièce
gardant l'idée du mariage, il avait cru prudent, à
l'égard du mari possible, d'avoir d'elle une contre-
lettre où elle eût reconnu qu'il restait maître de
Ferney pour sa vie, qu'il pouvait y finir en repos ses
jours. Elle ne tint pas la promesse de lui donner
la contre-lettre. Et Voltaire se trouva loger chez elle
et non chez lui.
Parmi le rire éternel, son enseigne et sa grimace,
il avait eu un vrai moment de larmes, de nature et
de cœur, l'affreux désastre de Lisbonne et le début
sanglant de la Guerre de Sept- Ans, ces grands
massacres inouïs, des trente mille morts en une
fois! Cela troubla l'optimisme qu'il avait professé
toujours. Et plus troublé fut-il de voir une femme
L'ÉCLIPSÉ DE VOLTAIRE 45
intéressée, violente, qui se faisait maîtresse chez
lui, pouvait le renvoyer. Jusque-là il élait Candide.
Et par un changement subit il fut Martin, le pessi-
miste, ne voyant que mal sur la terre. Miracle de sa
Cunégonde î
Voltaire, en 1728, le premier, contre Pascal, avait
écrit : « L'homme est heureux. »
Il y reviendra un jour, en 1775, Il se réfutera lui-
même et répondra à Candide.
Mais en 1760, le coup n'en fut pas moins grave.
La haute autorité du siècle, celui vers qui tous
regardaient, que tous suivaient depuis trente ans, —
Voltaire, roi, heureux, paisible, — Voltaire semblait
briser son œuvre, lançait un livre de doute, la bac-
chanale effrénée, satirique et priapique de l'ironie
désespérée.
D'autre part, le siècle, atteint, bien loin d'avoir
envie de rire, laissait échapper des larmes. On avait
dédaigné les drames larmoyants de La Chaussée.
Mais voici le Père de famille, déclamation sentimen-
tale dont Voltaire n'espérait rien (16 novembre 1758),
et qui obtient à Paris, à Versailles, le plus grand
succès. Les courtisans croyaient plaire en riant; ils
voient le roi qui en pleure à chaudes larmes. Spec-
tacle nouveau, étonnant! Le roi surpris, attendri,
par un drame de Diderot!
Mais l'essor du sentiment, l'éclat pathétique et
vainqueur de la langue émue, orageuse, déclama-
toire, de l'amour, c'est la Nouvelle Héloïse, qui ne
sera imprimée qu'en 61, mais qui circule en manu-
46 HISTOIRE DE FRANCE
scrit (lue, dévorée) de femme en femme, et qui va
faire dans la vie, tout autant que dans les lettres,
une profonde révolution.
En face, le triste Voltaire imprime l'ennuyeux
Pierre -le- Grand.
Le moment était excellent pour attaquer les philo-
sophes. Leur armée était au point d'une manœuvre
toujours périlleuse; elle tournait et changeait de
front. De leurs rangs était partie la plus aigre disso-
nance. Voltaire, par trois fois, donna prise, et trois
fois, contre lui , tonna l'âpre et violente voix de
Rousseau.
ROUSSEAU «
CHAPITRE IV
Rousseau. — Nouvelle Héloise. (1754-1761.)
Rousseau nous apprend lui-même que Y Emile eut
un succès fort lent, « de grands éloges particuliers,
mais peu d'approbation publique ». Le Contrat social,
imprimé en Hollande, extrêmement prohibé, repoussé
à la frontière, entra tard, difficilement, fut lu par une
rare élite.
Le grand, l'immense succès, fut celui de YHéloïse.
C'est le plus grand succès, l'unique, qu'offre l'his-
toire littéraire. Rien de tel avant, rien après.
Ce livre inspira une vive, une ardente curiosité.
On s'en arrachait les volumes. On les louait, dit Bri-
zard, à tout prix (douze sous par heure). Qui ne les
trouvait pour le jour, les louait au moins pour la nuit.
Ce ne fut pas chose de mode. Les mœurs en res-
tèrent changées. Le mot d'amour, dit Walpole, avait
été pour ainsi dire rayé par le ridicule, biffé du
dictionnaire. On n'osait se dire amoureux. Chacun,
48 HISTOIRE DE FRANCE
après Ylléloïse, s'en vante, et tout homme est Saint-
Preux. L'impression ne passe pas. Gela dure trente
ans, toujours. Jusqu'en plein 93, Julie règne. Les
Girondins la trouvent dans Mrae Roland.
Gomment expliquer un effet, et si vif, et si profond?
C'est qu'avec tous ses défauts, c'est pourtant un
livre sorti de l'amour et de la douleur. Malgré toute
sa rhétorique, ses déclamations d'écolier, c'est ici
le vrai Rousseau, comme dans la Lettre sur les spec-
tacles, les Confessions, les Rêveries.
Ses autres ouvrages sont œuvres artificielles, fort
laborieusement arrangées.
Le vrai Rousseau est né des femmes, né de Mme de
Warens. Il le dit nettement lui-même. Avant elle,
il ne parlait pas, était noué et muet. Hors de sa
présence, il n'avait aucune facilité. Devant elle,
liberté parfaite, facilité d'élocution, langue abondante
et chaleureuse.
Séparé et jeté au loin sur le dur pavé de Paris,
il se grima en Romain, en citoyen, en sauvage. Il
suivit Mably, Morelly, avec le talent, la force âpre,
qu'il est si aisé de prendre. Et avec cela, noué. Il
ne reconquit sa nature, ne fut de nouveau dénoué que
par Mrae d'Houdetot. La grimace disparut, le Gaton,
le Genevois. Et, dans la passion vraie, reparut le
Savoyard.
Tout le monde va voir les Gharmettes; mais la
grande impression fut bien plus à Annecy. Les Char-
ROUSSEAU 49
mettes où Rousseau déjà est un homme, un maître de
musique, lisant Messieurs de Port-Royal, faisant un
peu d'astronomie, sont un lieu plus sérieux. La mol-
lesse inexprimable qui nous fond toujours le cœur
en lisant le second livre, le troisième des Confes-
sions, est propre à l'air doux, languissant, quelque
peu fiévreux d'Annecy. Il y a là de la Maremme.
Plus d'un a voulu y mourir (Eug. Sue).
En 1865, par un beau mois de septembre, je me
trouvai à Annecy, travaillant comme toujours. Mais
vers les dix heures, la matinée était si douce, plus
moyen de travailler. Nous allâmes nous asseoir au
lac, sous un fort beau saule, vieux, qui rappelle
que le jardin public était un marécage, en face
de l'agréable et marécageux Albigny. Dans une
brume légère qui gazait à demi l'horizon, nous
regardions la petite île des cygnes, leurs plumes
fugitives qui volaient, nageaient sur l'eau. Les coteaux
simulaient un peu, tout autour, ceux de la Saône.
A droite le petit palais, qui fut de saint François de
Sales; derrière, la ville, les églises, les couvents,
la Visitation (où rêva Mrae Guyon). Il y avait eu
des orages, et quelques gouttes de pluie tombaient
encore par moments. Un habitant d'Annecy, assis
sur le même banc, nous expliqua que le lac s'infiltre
assez loin sous la plaine. Il se verse lentement dans
un affluent du Rhône. Jadis il était bien plus lent.
Ses eaux paresseuses (tout au contraire de celles des
lacs suisses, qui montent l'été) baissent alors sensi-
blement, laissent ici et là des lagunes, des flaques
50 HISTOIRE DE FRANCE
mortes. Il y a, dit- on, peu de fièvres mais quelque
chose de doux, de mou qui vous ralentit. Et l'âme
aussi ne se sent que trop de ces molles douceurs.
Les nombreux canaux qui font de l'intérieur de la
ville comme une petite Venise (sans caractère, sans
monuments, de si peu de mouvement), rendent cette
langueur plus sensible. Ils ont de petits brouillards
vaporeux, jolis d'effet, plus qu'agréables à l'odorat.
Ajoutez des rues en arcades, des passages obscurs
mal tenus, des fenêtres du seizième siècle, d'autres
étroites et antiques, vieux vilains trous ornés de
fleurs. Ces fleurs boivent l'impureté des canaux avec
délices et n'en sont que plus charmantes.
Rousseau dit se rappeler tout cela avec volupté.
L'étroite rue sous l'église (fermée alors en impasse)
où logeait Mrae de Warens, entre l'évèque, les cor-
deliers et la maîtrise , où il apprend la musique,
c'est au vrai l'ancienne Savoie. Derrière la maison,
le canal lourd et d'une eau peu limpide. Mais par-
dessus il voyait la campagne, « un peu de vert ».
Tous les germes de Rousseau sont là. Il y resta
longtemps; mais surtout pendant six mois, il ne fit
que les vingt pas qui séparaient les deux maisons,
celle de Maman et la Maîtrise. Tout lui est resté,
dit-il, dans la même vivacité, la température de l'air,
les beaux costumes des prêtres, le son des cloches,
l'odeur, odeur bien mêlée sans doute et des fleurs et
des canaux, des drogues pharmaceutiques que faisait
la charmante femme, et qu'elle le forçait de goûter.
Là ce cantique entendu la nuit qui le fît tant songer.
ROUSSEAU 51
Là la rêveuse promenade qu'il fit un jour de dimanche,
pendant qu'elle et ail à vêpres, pensant à elle, avec
elle espérant vivre et mourir... Mais moi-même ne
rêvai -je pas? Voilà que, sans le vouloir, je vais et
je suis ce flot.
Plus de vingt ans passent. En vain. Le flux, le
reflux des misères, la vie de l'homme de lettres
dans l'agitation de Paris, les avortements, les demi-
succès, les amis Encyclopédistes, l'effort vers le
paradoxe, la folle attaque aux sciences, l'hymne
absurde à la vie sauvage, le travestissement romain,
cela passe. Efforts vrais pourtant, sincères. Honnête
tentative pour vivre de son travail, accorder la vie
réelle avec la vie de pensée.
Ces vingt années passent. En vain. Sous tant de
choses voulues, empruntées, artificielles, subsiste le
Rousseau d'Annecy. La cloche qu'il entendit là, sonne
encore... Pauvre cœur de femme, sous le masque de
Caton!... Pauvre, pauvre citoyen!
A peine il a fait entendre ce cri si fier, si sauvage
{Discours sur V inégalité), la même année il mollit. Il
veut se refaire Genevois; mais pour cela il faut
faire un premier pas en arrière. Il lui faut se refaire
chrétien (1754).
Il ne s'agit point du tout d'abjurer son catholicisme
qu'il a laissé depuis longtemps. C'est Diderot, Y Ency-
clopédie, réellement qu'il faut abjurer. Il glisse dans
les Confessions un peu légèrement là-dessus. Mais les
pasteurs établissent très bien (Gaberel, Rousseau, 62)
qu'il ne fut admis qu ayant satisfait sur tous les points
52 HISTOIRE DE FRANCE
à la doctrine, c'est-à-dire en délaissant la foi du dix-
huitième siècle, se séparant de ses amis et soumettant
sa raison à la divinité de l'Évangile.
Cet écart fut augmenté, élargi habilement par les
ministres de Genève. Ils l'opposèrent à Voltaire.
M. Yernet, la même année, tira de Rousseau un billet
contre lui très outrageant. M. Roustan le décida à
écrire à Voltaire sa lettre respectueuse, mais irritante,
accablante contre le Poème de Lisbonne. Le jeune
Vernes obtint de lui, malgré son hésitation et sa
répugnance, qu'il écrivît la Lettre sur les spectacles
contre d'Alembert, Yoltaire, les encyclopédistes.
Jamais Rousseau cependant n'eut le cœur moins
polémique. Établi à l'Ermitage de Montmorency
(9 avril 1756) dans une gentille maisonnette où le
logea Mlue d'Épinay, il y sentit dès le printemps
un attendrissement tout nouveau, se retrouva le
Rousseau d'Annecy et des Gharmettes. Disposition
peu rare alors. La veille des grandes catastrophes (la
Guerre de Sept-Ans commençait), il y a de ces atten-
drissements singuliers de l'âme humaine. De 1755
à 1758, Gessner donne son Daphnis, les Idylles, là Mort
d>Abel, qu'on traduit en toutes langues et que Diderot
porte aux nues. Yoltaire n'exalte pas moins Saint-
Lambert et ses Saisons, faible imitation de Thomp-
son, que l'auteur lit en manuscrit à Doris et à Ghloris,
ses admiratrices ardentes (Mmes d;Épinay, d'Houdetot).
Rousseau a quarante-quatre ans en 1756, quand il
quitte Paris pour toujours, s'établit à la campagne. En
présence de la solitude, à ce moment grave du milieu
ROUSSEAU 53
de la vie, toute la première vie souvent se réveille.
Les romans que sa mère lisait, quelle laissa et que
l'enfant lisait la nuit avec son père « jusqu'à la pre-
mière hirondelle » (Voy. les Confessions), il en revient
le vague écho. Son charmant roman personnel chez
Maman, à Annecy, reparaît dans sa fraîcheur. Une
Mrao de Warens, mais jeune, touchante demoiselle,
envahit, remplit son esprit, avec Glarens et Ghillon,
l'adorable paysage où elle naît, sans oublier la
rive opposée de Savoie, où elle passa fugitive. La
voilà créée la Julie, et justement dans la mesure de
Mme de Warens, peu Yaudoise, point critique, sans
bel esprit, — gracieuse, délicate dans ces dentelles
(qu'aime Rousseau), et formée, on le dirait, comme
il le dit de Maman, « dans le commerce charmant
de la noblesse de Savoie » (Conf., liv. III).
Avez-vous entendu parler d'un sauvage qui fit jadis
un Discours sur V inégalité? L'auteur ne s'en souvient
plus. La trace en reste pourtant dans sa vie pauvre
et vulgaire, dans l'habit inélégant, la sèche petite
perruque, que Rousseau a adoptés. Elle reste dans
l'abandon du signe aristocratique que tous portaient
alors, l'épée. Tout cela va au sauvage, au citoyen de
Genève, mal à l'auteur de Julie. Ne le regrette-t-il
pas quand il voit venir chez lui la charmante,
l'enjouée, la douce amie de Saint-Lambert, la jeune
Mrac d'Houdetot?
Ah! philosophe! Le monde que tu fuyais, le voilà
donc venu à toi ! Et tu t'aperçois de ton âge. Et tu
ressens ta pauvreté. Cinq ans de plus que Saint-
54 HISTOIRE DE FRANCE
Lambert, c'est peu en réalité. Rousseau n'a pas l'air
de savoir que, dans ce siècle de l'esprit, le temps ne
compte pour rien. Il s'injurie, se méprise, se dit vieux,
se dit barbon. Saint-Lambert lui semble jeune. Pour-
quoi? il est élégant, militaire, porte l'épée.
Le spectacle est lamentable. Il se jette d'autant
plus dans cette aveugle fureur, qu'il se dit qu'un
vieux comme lui ne risque point de réussir, de séduire
la jeune maîtresse d'un ami que lui, Rousseau, ne
voudrait pour rien trahir. Ses quatre lettres à Sarah
sont ce qu'on peut voir de plus fou. C'est douleur,
c'est frénésie, rage; il se roule dans la honte, dans le
désespoir de voir que ce jeune objet est un sage,
qu'elle a pitié, qu'elle est bonne, désolée d'avoir fait
un fou. Notez que ce nom de Sarah lui-même est une
maladresse et une insigne sottise. Il est pris de
Saint-Lambert, d'un roman où l'auteur nous montre
une jeune demoiselle noble qui s'éprend pour son
laquais. Rousseau qui a été laquais, dans sa rage,
s'abaisse à tout prix.
Pour achever l'infortuné, la nature impitoyable à ce
moment met la main sur lui. Il a dès sa naissance
apporté une infirmité. Elle se réveillait au moment
d'exaltation, d'irritation. C'était une rétention, une
maladie de la vessie.
Mrae d'Houtetot pleurait, le voyant dans cet état,
abîmé à ses genoux.
On fait cercle. Tous ses amis, à leur tour, lui jettent
la pierre. C'est le méchant, c'est le traître, c'est le
chien, c'est l'ennemi. Franchement, il faut l'avouer,
ROUSSEAU 55
toute apparence est contre lui. Je crois tout à fait ce
qu'il dit que le méprisable Grimm n'épargna nul
artifice pour lui ôter ses amis. Mais que Rousseau
convienne aussi que sa conduite discordante dut le
poser comme l'homme double et le Judas du parti.
Il est dans Y Encyclopédie; il est dehors, il est contre.
Ses trois œuvres (en 51, en 54, en 58, Sciences,
Inégalité^ Spectacles) sont trois attaques violentes
contre le parti philosophe dans lequel il compte tou-
jours. En 55, il insère encore des articles dans ce
livre qu'il renie. En 58, au moment où Y Encyclopédie
succombe sous les Parlements, les Jésuites, sous
Trévoux et sous Fréron, Rousseau {Lettre sur les
spectacles) la frappe, et du coup le plus sûr, par un
livre sorti du cœur.
Qu'il dise comme Polyeucte : « Je suis chrétien ! »
A la bonne heure. « Je me suis refait chrétien en
1754. » Mais alors pourquoi reste-t-il avec les Ency-
clopédistes ? Pourquoi loge- 1- il chez eux, chez
Mrae d'Épinay? Pourquoi aime-t-il chez eux? pour-
quoi suit-il, entre tant de femmes, la maîtresse de
Saint-Lambert ?
Sa conduite avec Voltaire n'était-elle pas singulière?
En avril (1756), quand Voltaire dans son Préservatif
(pamphlet pour Y Encyclopédie) attaque à la fois les
prêtres catholiques et protestants, Rousseau écrit à
Vernes un billet colérique, où il l'appelle : « Ce beau
génie, âme basse, grand par ses talents, vil par leur
usage. » Et le billet court partout. Le 18 janvier
(même année), en écrivant à Voltaire sa belle lettre
56 HISTOIRE DE FRANCE
contre le Poème de Lisbonne, il le comble de témoi-
gnages d'admiration et de respect, et ce ménagement
habile rend le coup mieux asséné. — Simple lettre
pour Voltaire seul, dit-il. On sent que de telles choses,
éloquentes, étincelantes, ne pourront rester enfer-
mées. Et en effet, Rousseau lui-même avoue en avoir
donné des copies à trois personnes.
Ainsi en tout sa conduite était horriblement
louche, tantôt par sa nature même, sa dualité inté-
rieure, tantôt par sa propre faute, la fureur qui était
en lui. Pour Mme d'Houtetot, il jure qu'il ne veut
rien, qu'il reste pur, « qu'il l'aime trop pour vouloir
la posséder ». Mais qui aura cette idée en lisant
les lettres éperdues, furieuses, insensées, à Sarah?
Lui-même qu'en savait-il ? Voyait-il clair dans cet
orage, dans une si profonde nuit ? Ce qui est sûr,
c'est qu'il cherche incessamment le danger, attise
follement cette flamme, avec la rage d'un malade qui,
de ses ongles acharnés, creuse la cuisante blessure
dont il est brûlé, dévoré.
Deux choses très spécialement purent exaspérer ses
amis :
L'ostentation de pauvreté. Certes, Rousseau était
pauvre; mais Diderot n'est pas plus riche, et il n'en
parle jamais. Ce ne sont pas armes courtoises que de
faire sans cesse appel à la haine et à l'envie, de se
proclamer le pauvre.
L'autre chose qui paraît déjà dans la lettre sur le
Poème de Lisbonne, et qui va paraître mieux dans le
Contrat social, c'est qu'il veut qu'on ait dans chaque
ROUSSEAU 57
État un ("ode moral qui contienne les bonnes maximes
que chacun soit tenu d'admettre. Il faut que chacun
déclare, confesse, articule sa foi (et sous peine de
mort, dans le Contrat social).
La discordance de Rousseau avec Y Encyclopédie et
l'esprit même du siècle, là était tranchée, terrible. Là
commence un cours nouveau d'idées qui ira tout
droit à la Fête de l'Être suprême. — Puis, la réaction
l'exploite, de Robespierre à De Maistre.
Rousseau et par ses tendances et par son combat
bizarre (écrivant et pour et contre), enfin par cet
amour aveugle, peu loyal, leur apparut un furieux
fou, très méchant.
Dans une dernière réunion où ils se trouvèrent en
face, où l'on crut les rapprocher, Diderot fut cons-
terné de voir l'état horrible de Rousseau. Et il en
défaillit presque. En rentrant chez lui il écrit : « Mon
ami, j'ai vu un damné !... Ah! je ne puis m'en
remettre. Montrez-moi, pour que je me calme, la face
d'un homme de bien » (Diderot, XII, 277).
Un damné, c'est cela même. Il portait en ce
moment un enfer de discordance; les démons se
battaient en lui. Il portait son enfantement (ses trois
livres en deux années) Y Emile, la Julie, le Contrat.
Il portait la réaction, la planche qu'il allait tendre au
naufrage du christianisme.
L'horreur de Diderot est telle, qu'il semble avoir
en ce moment comme un pressentiment biblique. On
est sûr, en lisant sa lettre, qu'il a vu, par delà
Rousseau, quelque chose de sinistre et comme un
58 HISTOIRE DE FRANCE
spectre d'avenir. Diderot -Danton voit déjà la face
de Rousseau -Robespierre.
Un homme fort judicieux a dit à nos émigrants qui
partent pour l'Amérique, que, pour réussir là-bas, il
fallait être un naufragé, — c'est-à-dire être perdu,
désespéré, prêt à tout, décidé comme celui qui a vu
la mort de près et ne ménage plus rien.
Rousseau eut cet avantage. Il en était là justement
lorsque son ennemi Grimm, indigne tyran d'une
femme, obligea cette faible femme, Mrae d'Épinay,
à mettre Rousseau à la porte de l'Ermitage en plein
décembre (1756). Service insigne que Grimm lui rend,
et qui le délivre, et qui a fait sa grandeur.
Autre avantage, et immense, que seul entre tous il
eut : Il écrit en pleine crise. C'est dans la crise du
cœur, au plus fort de sa tragédie, qu'il fait d'un seul
coup ses grands livres.
Montesquieu, Voltaire, Ruffon, Diderot, ont produit
toute leur vie. La production est chez eux le cours
même de la nature. Rousseau est une éruption. La
Julie, le Contrat, Y Emile, lui échappent en une fois
(1761-1762). On recule d'étonnement.
Grand moment. Tout était prêt. Le monde avait
travaillé, et taillé toutes les pierres pour le grand
metteur en œuvre. Sidney, Locke, Mably, Morelly,
Diderot (dans les discours ardents qui firent aussi
Raynal) lui préparaient sa politique. Ajoutez-y nombre
d'articles admirables et trop oubliés de YEncyclo-
ROUSSEAU 59
pédie (art. Autorité, elc.) Une demoiselle genevoise,
M1'1' Huber, la tante des grands naturalistes, dès
1731, écrit un Vicaire savoyard*.
Mais avec tout cela, n'ayant encore que la forte
langue, ferme et serrée et tendue de nos meilleurs
réfugiés (cette langue que Voltaire lui-même estimait
dans La Beaumelle), il n'aurait été jamais qu'un
habile rhéteur genevois, qui, par de hardis para-
doxes, avait surpris l'attention. Il n'eût jamais
dépassé le succès du faux sauvage, l'éloquente décla-
mation du Discours sur V inégalité.
La force, la force magique, c'est que Rousseau
tout à coup parle une langue inconnue.
On l'entend pour la première fois dans la Lettre sur
les spectacles (1758). On est ému et surpris. Pas un
mot de déclamation. Peu de nouveau. Il reprend
l'idée des auteurs chrétiens (Bossuet, Nicole, etc.),
sur les dangers du théâtre. Mais quand il parle de
la Suisse, des mœurs antiques, innocentes, il devient
attendrissant. Une mélodie inconnue s'entend. Et le
cœur échappe à ce chant de Pergolèse : « Je suis
au-dessous de moi-même. Une fermentation passagère
produisit en moi quelques lueurs de talent. Il s'est
I. Toute critique sur Rousseau sera vaine, si l'on ne fait pas d'abord l'exa-
men de ses précédents, — j'entends les précédents de sa langue (de Refuge,
et de Savoie), — les précédents de ses idées. Pourquoi ne dit-on jamais que
Mably le précéda dès 1749? Que Morclly fit un Emile, un remarquable
Traité d'éducation dès 1743, que sa Basiliade précéda d'un an le Dis-
cours sur l'inégalité, qu'elle parut en 1753? Rousseau, dans ce Discours,
part de l'idée de Morelly, puis l'abandonne et recule. Il savait à fond tout
cela, tout au moins par Diderot, son brûlant médiateur, qui ebauffa le fameux
Discours.
60 HISTOIRE DE FRANCE
montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En repre-
nant mon état naturel, je suis rentré dans le néant.
Je n'eus qu'un moment, il est passé. J'ai la honte
de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier
ouvrage avec indulgence , vous accueillerez mon
ombre; car pour moi je ne suis plus. »
Qu'est-ce ceci ? quel est ce miracle ? qu'il est
changé! Combien sa langue est tout à fait dénouée!
Le cœur pour la seconde fois a fondu. M,ne d'Hou-
detot a rouvert la source chaude qu'ouvrit Mme de
Warens. C'est comme ces eaux thermales longtemps
captives; un enfant par hasard a frappé le roc : un
flot brûlant, écumant, va inonder la vallée.
Il y a dans Julie un curieux phénomène qu'on sent
bien en Savoie, en Suisse. C'est un vent doux, dissol-
vant, qui par moments franchit les monts, fond les
neiges, énerve les forces. C'est ce qu'ils appellent le
fœhn. Les cœurs aussi en sont malades, troublés,
orageux, alanguis.
On a pu le remarquer. Julie, Saint-Preux, ne citent
que les poètes italiens, surtout le Tasse et Métastase.
Ils sont enivrés de musique italienne, et nient toute
autre. Le seul paysage est suisse; mais les deux
amants rappellent bien plus la Savoie. Leur langue,
sauf les moments où elle est forcée, outrée par Rous-
seau, est celle de cette société dont le commerce
charmant fît Mme de Warens. Ce pays, si peu pro-
ductif littérairement, qui semble en être toujours à
saint François de Sales, en revanche a gardé les
grâces d'une France qui n'est plus celle-ci. Mi-gau-
ROUSSEAU 61
loise, et, bon gré mal gré, mêlée d'un souffle d'Italie,
ayant Turin pour capitale, la Savoie eut une influence
qu'on n'a pas appréciée. Esprit tout à fait contraire à
la Suisse et au Dauphiné. De Turin et de Ghambéry
nous vinrent ces femmes cbarmantes, d'apparente
naïveté (la grâce du petit Savoyard), comme la
duchesse de Bourgogne, la fine comtesse de Verrue,
une reine, Mrac de Prie, et la Tontine et la Doguine,
les deux sœurs sorties d'Annecy, qui conquirent
et gardèrent Paris, et furent belles un demi-
siècle.
Rousseau n'a pu, quoique rhéteur, et encore em-
pêtré de sa toge romaine, Rousseau, dis-je, n'a pu
tout à fait gâter cette jolie langue qui, dans son drame
personnel, lui revint invinciblement du cœur, en
sortit par torrents. Il garde de son premier rôle des
gaucheries singulières, de grotesques réminiscences
du Rousseau-Mably, par exemple, quand il appelle sa
Julie « une Agrippine» (cinquième partie, lettre 7). Non
moins ridiculemenl, il prit le titre à la mode du grand
succès de cette année. En 1758, Colardeau avait éclaté
par sa poésie RHéloïse, et on ne parlait d'autre chose.
Rousseau appelle sa Julie Nouvelle Héloïse. A tort.
Autant, dans l'immortelle légende d'Héloïse et d'Abai-
lard on sent l'héroïque élan, l'émancipation de l'es-
prit nouveau, autant le roman de Rousseau, avec
d'apparentes hardiesses, est opposé à cet esprit. Il
désespère de la raison. Il inaugure la rêverie, ce nar-
cotisme qui depuis a été toujours croissant.
L'abondance et surabondance d'une passion si pro-
C2 HISTOIRE DE FRANCE
lixe, qui nous fatigue aujourd'hui, fut justement ce
qui ravit. Certes, quand on voit la sécheresse de tous
nos romans d'alors, on comprend avec quelle surprise
on se trouva dans ces eaux immenses et intaris-
sables, une mer! On se figurait que c'était la mer
féconde, une mer de jeunesse et de vie.
Au fait l'enfant amoureux parle ainsi, — non,
comme on croirait, clans un langage naïf, — mais dans
cette rhétorique. Endurons les deux premiers livres.
Le vrai sujet ne s'aperçoit qu'au troisième, dans la
lettre où Julie dit à Saint-Preux qu'avec un cœur
plein cle lui, après une lutte cruelle, menée par son
père à Y église où elle épouse Wolmar, elle sent son
cœur changé tout à coup, pacifié, — ■ changé à ce
point qu'elle appelle les devoirs du mariage non pas
sublimes seulement, mais (qui le croirait?) si doux!
Pour faire ressortir encore mieux ce merveilleux
coup de la Grâce, elle exagère dans une étrange et
choquante déclamation l'état honteux où elle était
avant d'entrer à l'église. « Les transports effrénés
d'une passion rendue furieuse... Des horreurs dont
l'idée n'avait jamais souillé mon esprit. Mon cœur
était si corrompu, que ma raison ne put résister aux
discours de vos philosophes, » etc.
Qu'enseignent donc les philosophes? L'adultère,
Julie nous l'apprend1. Et elle réfute longuement ce
qu'ils n'ont enseigné jamais.
1. Elle attribue calomnieuscment aux philosophes eu général un mot
léger d'Helvétius. Mot qu'ils n'adoptèrent nullement, et que Voltaire reproche
à Helvétius. (Corresp., édit. Reuchot, t. LX, p. 357.)
ROUSSEAU 03
Mais enfin, de quelque manière qu'elle eût accepté
ces doctrines, comment cette pure, cette honnête,
cette intéressante Julie, fut-elle alors si corrompue?
« C'est que j'aimais à réfléchir et me fiais à ma
raison. »
Ainsi, la charmante femme à laquelle Rousseau
nous a tellement intéressés, celle dont notre âme
attendrie, aveugle, suit l'impulsion, la prêcheuse,
comme il l'appelle, il va faire prêcher par elle ce
pitoyable radotage qu'on a tant de fois réfuté. Le
mépris de la sagesse, la haine du libre arbitre, le
renoncement à l'action, voilà l'enseignement de
Julie.
« Quel est le plus heureux dès ce monde, du sage
avec sa raison, ou du dévot dans son délire? qu'ai-je
besoin de penser, d'imaginer, dans un moment où
toutes mes facultés sont aliénées? « L'ivresse a ses
plaisirs », disiez-vous. Eh! bien, ce délire en est
une. »
Elle recueille le fruit du délire, de l'ivresse, qui
est d'oublier, d'ignorer, de se perdre de vue soi-
même, d'apaiser sa conscience.
« Mes réflexions ne sont ni amères ni doulou-
reuses. Mes fautes me donnent moins d'effroi que de
honte. J'ai des regrets, et non des remords. » Pente
admirable, rapide. Elle ne se croit pas quiétiste.
Elle rit de Mrae Guyon. Mais Mme Guy on elle-même
a-t-elle dit davantage? On s'enfonce, non sans
volupté, au fond de ce demi-sommeil. Le souvenir,
s'il n'est pas douloureux, devient très doux, et
6i HISTOIRE DE FRANCE
Molinos nous apprend qu'on jouit de la honte même.
Le demi-jour de l'ivresse, l'éloignement pour la
lumière, pour la raison, met encore Julie sur une
autre pente. La lecture, l'examen des Écritures, ces
libertés protestantes, ne lui iront pas longtemps. Il
lui faut, dit-elle, un culte grossier. « Par là, je me
dérobe aux fantômes d'une raison qui s'égare. »
(liv. Y, lettre 5). — Et là Rousseau est curieux. Dans
une note équivoque, il loue, blâme les catholiques;
au total il les loue plutôt.
Par cette femme adorée, par cette belle bouche de
Julie, nous reviennent toutes les sottises que Yoltaire
a pulvérisées dans ses réponses à Pascal trente
années auparavant (1734). Et tout cela nous arrive
dans cette forme séduisante qu'on ne peut pas repous-
ser. Aux censeurs, on répondrait : « Laissez donc,
ce n'est qu'un roman, c'est la langueur passionnée
d'une femme qui se croit guérie et qui meurt
encore d'amour. » — Oui, laissez... Et tout à l'heure,
ce qui se passa dans l'abandon, l'amour des molles
rêveries, la haine des philosophes et de la philo-
sophie, bref, la réaction chrétienne, va revenir for-
mulée !
Il y a un homme haïssable dans le livre, c'est le
mari. — Gomment ce Wolmar si calme, si sage, a-t-il
pu de sang-froid, étant si bien instruit d'avance,
immoler Julie à son égoïsme, faire le malheur, le
supplice de ces deux infortunés? Toutes les phrases
de Rousseau pour faire admirer ce sage ne servent
guère. On souffre trop à le voir faire sur deux âmes
ROUSSEAU 65
une expérience si longue, avec la curiosité terrible
du chirurgien dans ses vivisections.
L'ingénieux, le piquant, c'est de leur faire dire à
tous deux qu'ils sont guéris, ne souffrant plus. Ils
n'en souffrent que davantage. Situation double,
trouble, malsaine, de douleur sensuelle. Il le sait
bien, ce Wolmar. Il sait qu'insatiablement ils savou-
rent les souvenirs, les pleurs. De plus en plus il les
rapproche, les expose, les enflamme. « Plus que
jamais, dit-il lui-même, ils brûlent ardemment l'un
pour l'autre. »
Julie s'efforce de sourire; elle est belle, elle prend
même, dit-on, un léger embonpoint. Elle dit : « Je
suis heureuse. » Et elle se meurt moralement. La
prière ne l'en sauve pas, ni ses enfants. Elle avoue,
entourée de tout ce qu'elle aime, qu'elle est détachée
de la vie.
Il faut que le roman finisse. Cette langueur mène
tout droit à la chute ou à la mort. Julie, fort heureu-
sement, se noie et sauve l'auteur.
Oh! qu'on aimerait bien mieux que ce Wolmar se
noyât, qu'il eût l'obligeance du Jacques de George
Sand, qui se tue à propos pour les amants; mais ce
froid Wolmar, l'égoïste, ne donne pas ce plaisir; il
survit à sa victime. L'impression reste tout entière.
Les voilà, les philosophes, ces âmes de glace et
d'airain. De cet excellent livre on garde la haine
des raisonneurs et le mépris de la raison.
Ce qui plaît, c'est le supplice qui commence pour
Wolmar. Julie a fait autour de lui comme un cercle
66 HISTOIRE DE FRANCE
d'amis zélés qui vont le persécuter doucement, et bon
gré mal gré, le changer et le faire chrétien. Rousseau
dit expressément dans une lettre (à M. Yernes) que
l'impie se convertira. Et l'apôtre principal, pour
sauver l'âme de Wolmar, sera l'amant de Julie.
COMÉDIE DES PHILOSOPHES
CHAPITRE V
La comédie des Philosophes (mai 1760). —Mademoiselle de Romans. (1761).
La Julie ne fut imprimée qu'en janvier 1761. Mais
en 1759 et en 1760, elle circulait manuscrite. Rous-
seau en vendait des copies. Il en faisait des lectures
d'intérêt brûlant, palpitant, avec une émotion qui
souvent touchait jusqu'aux larmes. Les femmes ima-
ginaient toutes qu'il en était le héros. Dans sa pré-
face et ses notes, il se garde bien de dire non.
Sous son extérieur inculte, il allait loin auprès
d'elles. Il fut tout à coup à la mode. En décembre 1756,
expulsé de l'Ermitage, écrasé dans son monde (philo-
sophe et financier), le voilà deux ans après recherché
d'un bien autre monde, M. le prince de Gonti, Madame
de Luxembourg. Et nul moyen de s'en défendre.
Celle-ci, M. de Luxembourg, le prennent, l'enlèvent,
le comblent de caresses. Sous le haut château de
Montmorency, un pavillon délicieux qui fait penser
aux Borromées, solitaire, au milieu des eaux, le reçoit
08 HISTOIRE DE FRANCE
au mois de mai 1759. Du citoyen plus de nouvelles.
L'ours est muselé, lié, bien plus, séduit, apprivoisé.
Le pauvre M. de Luxembourg, homme doux et très
éteint, ami personnel du roi, fort tristement employé
aux violences de Rouen, était un étrange ami pour
Rousseau. Mais combien plus la fée de ce lieu
enchanté, la tragique et sinistre Alcine, Madame de
Luxembourg ! Avec un esprit délicat, elle avait le
cœur le plus noir, une malice perverse et profonde.
Longtemps effrénée Messaline, elle avait marqué
encore plus comme type du Méchant femme. Née
Villeroy, et maîtresse effrontée de son frère, elle
usa un premier mari (Boufflers). Pour s'en faire un
second d'un homme déjà marié, Luxembourg, elle
employa une perfidie meurtrière. Elle se fît la tendre
amie de Madame de Luxembourg, menant la femme
et le mari aux bacchanales priapiques où cette faible
créature, avilie devant son mari, grisée, et jouet de
tous, devint un objet de dégoût (Besenval). Elle se
vomit elle-même, mourut, et Luxembourg devint
second mari de la Méchante. Ici elle changea de sys-
tème, fut décente et honorable, fort ménagée. On la
craignait. Sa passion était alors de tuer tout douce-
ment la fille que Luxembourg avait eu du premier
mariage, la jeune princesse de Robecq. Celle-ci était
très faible de poitrine ; sa belle-mère lui parlait de
sa mort prochaine, l'en occupait, l'en accablait. Elle
disait en entrant chez elle : « On sent ici le cadavre. »
Ghoiseul, soit pour s'assurer le bonhomme Luxem-
bourg, une des vieilles bêtes du roi, soit pour le piquant
COMÉDIE DES PHILOSOPHES C9
de la chose, faisait l'amour à la mourante. Et, plus
était malade, plus (c'est le fait des poitrinaires) elle
elle était passionnée, possédée d'amour de la vie, de
remords, d'effroi, de regret de ne pas pécher davan-
tage. Elle semblait déjà dans l'enfer. Elle n'en servait
que mieux les saints. De ce lit de fiévreux plaisir, au
nom de son salut risqué et de l'éternité prochaine,
elle ordonnait, elle exigeait, se damnait. Mais c'était
pour Dieu.
Diderot ne s'y trompa pas. Quand il vit Choiseul,
au lieu de soutenir Y Encyclopédie, lui retirer le privi-
lège, il n'accusa ni les Jésuites, ni le Parlement, mais
elle, la damnée, la désespérée, et sa rage impérieuse.
Elle avait deux mois à vivre. Choiseul allait être
quitte. Mais en lui obéissant, il marchait à son propre
but. Sec et tari, sans ressource, ne pouvant plus faire
un pas sans le Parlement, forcé d'y recourir à toute
heure, il était sûr de lui plaire par une insulte aux
philosophes. D'autre part, elle allait charmer le Dau-
phin, amuser Paris. Excellente diversion qui distrai-
rait de Silhouette, de la demi-banqueroute, des rentes
qu'on ne pouvait payer, du nouvel octroi sur les
vivres, de la cherté des denrées.
Seulement Choiseul eût voulu qu'on s'en tînt à un
écrit, à une comédie non jouée. Mais l'effet eût été
trop lent. Elle n'avait pas le temps d'attendre. Elle
dit qu'elle allait mourir, mais qu'elle voulait jouir et
se donner une fête, voir les impies au pilori, faisant
amende honorable, sinon en Grève, au théâtre.
Le parti philosophique mollissait, miné en-dessous.
70 HISTOIRE DE FRANCE
On l'avait alangui au cœur, attendri, mortifié (la
Lettre sur les spectacles). On le détrempait des larmes
que faisaient couler les lectures de la Julie. La rêverie,
l'âme chrétienne, la haine de la raison, revenaient,
mais gardant pour les philosophes quelques égards,
du respect. C'est là ce qu'on voulait frapper. Ceux
qu'on ne respecte plus sont bien aisément méprisés,
conspués, foulés aux pieds. Telle est la noblesse de
l'homme. Un soufflet, un coup de pied amuse toujours
la foule, bien ou mal donné... On rit.
Jouer la pièce était chose hardie et non sans péril.
Comment Voltaire prendrait-il qu'on mît si publique-
ment les siens dans la boue? Le public pouvait s'irri-
ter, surtout d'une attaque morale contre ses oracles
chéris, des hommes justement honorés. Je crois
volontiers que Choiseul demanda grâce, pria. Elle fut
inexorable.
Il y a toujours des gens prêts à lancer de la boue.
L'ancien Rousseau (Jean-Baptiste), assez froid versi-
ficateur, mais satyre ardent, écumant dans ses rages
et ses priapées, avait engendré Desfontaines, qui,
sentant un peu le roussi, n'en engendra pas moins
Fréron.
Fréron, fort lettré, plat et lourd, un grossier Breton
de Quimper, en vingt ans expectora deux cent cin-
quante volumes, nauséabonds (instructifs pourtant),
de Y Année littéraire, sans compter la pituite immense
de je ne sais combien de livres qu'il déposa à côté.
II était lu des amis de Voltaire. Le bon Stanislas
lui-même goûtait dans Fréron le plaisir de voir son
COMÉDIE DES PHILOSOPHES 71
Voltaire mis en pièces. Il donna son nom Stanislas au
célèbre fils de Fréron. Mais combien plus le pamphlé-
taire fut passionnément poussé par Madame Adélaïde !
Fréron se lia aisément aux ennemis de Voltaire, à
l'acre et mordant La Beaumelle, au malfaisant Palissot.
Celui-ci, enfant prodige, fameux à douze ans, avait
soutenu à treize ans une thèse de théologie. Il passa
par l'Oratoire. A dix-huit ans, il avait fait une mau-
vaise tragédie, et il était marié, fixé. Il n'alla guère
plus loin.
C'est lui, dit-on, que Diderot a peint, immortalisé,
dans son Neveu de Rameau. Le gueux vagabond, para-
site, pour dîner reçoit cent nasardes. C'est là que la
vérité manque. Palissot est moins naïf; ce n'est pas
l'insouciant artiste, fainéant et paresseux. De bonne
heure il fut avisé. Il y avait une bonne mine à exploi-
ter chez les dévots. Le brillant hâbleur Polignac
l'ouvrit par son Anti-Lucrèce, et Bernis l'exploita de
même par sa Religion vengée. Palissot ne fut pas plus
sot. Il ne monta pas aussi haut. Mais sa plume intelli-
gente fut payée comptant. A vingt-cinq ans, la pre-
mière fois qu'il joua les philosophes, à Nancy, il en
tira une recette générale des tabacs (1755). La seconde
fois, le privilège, fort lucratif dans la guerre, de
vendre seul les gazettes étrangères qu'on achetait
avidement.
Palissot, comme Lorrain, était sûr d'aller à Choi-
seul, mais il y alla bien mieux par Mrae de Robecq.
Il adressa à la dame ses Lettres anti-philosophiques.
Puis il fit, pour ainsi dire près de son lit, inspiré d'elle
72 HISTOIRE DE FRANCE
(furens quid femina possit /), sa comédie des Philo-
sophes qui est bien plus qu'une satire, c'est une
dénonciation.
Palissot pesait si peu que peut-être les acteurs
eussent refusé sa comédie. Pour leur inspirer terreur,
on l'envoya par le Breton, le dogue de Y Année litté-
raire. Ce fut le grand protégé de Madame Adélaïde,
Fréron, qui porta la pièce aux acteurs. « Délibérez, si
vous voulez, dit-il avec insolence. Elle serait jouée
malgré vous. » Ils comprirent que de telles paroles
venaient de très haut, se turent. La Clairon était
absente. Elle fut indignée au retour, leur dit qu'il
était honteux que les acteurs se prêtassent à conspuer
les auteurs qui leur faisaient gagner leur vie ; qu'elle
avait horreur du monde, qu'elle s'en irait comme
Rousseau, et vivrait au fond des bois (Collé, Journal
historique).
La pièce n'a rien de comique que quelques phrases
emphatiques prises à la langue nouvelle, surtout aux
formes solennelles de Diderot. On note comme ridi-
cules des locutions excellentes, neuves alors, qui
sont restées (par exemple : « Il est sous le charme, »
un mot du Fils naturel).
Sauf cela, Palissot copie servilement Molière. Les
philosophes chez lui sont Tartufe et sont Trissotin. Le
nœud est le même. On veut s'emparer subtilement
d'une fortune et d'une héritière. Pour cela on flatte
la mère, auteur comme Philaminte, imbécile autant
qu'Orgon. Mais sur qui cela tombe-t-il? On ne le
voit pas. Le seul philosophe marié récemment alors
COMÉDIE DES PHILOSOPHES 73
est Helvétius, qui noblement était sorti de la
Ferme générale, et prit sans dot la fille de Mme de
Graffigny.
Dans Palissot, les philosophes sont des filous qui,
tout en volant les autres, se volent aussi entre eux.
Ils enseignent ou le partage, ou la communauté des
biens. Le seul écrivain, très obscur, qui hasardait ce
paradoxe (Morelly, Basiliade, 1753, et Code de la
nature, 1755), était tout à fait en dehors du parti phi-
losophique. Loin de là, Y Encyclopédie, depuis 1756 et
les articles de Quesnay, est le champ très spécial des
Économistes qui fondent tout sur la propriété. On
n'en voit pas moins dans la pièce le philosophe
Frontin, qui, pendant que son maître enseigne la
communauté des biens, la suit en lui vidant les
poches.
Un mot aigre semble lancé par la mourante elle-
même, par Mrae de Robecq, contre sa belle -mère.
Les philosophes ont le cœur si mal placé et si dur
qu'ils attendent la mort d'un ami pour la joie de le
disséquer.
Trois personnes sont ménagées.
Voltaire est tout à fait absent. On n'eût osé. Ghoi-
seul même, craignant qu'il ne soit irrité, lui écrit des
lettres câlines.
Duclos (sauf un petit mot) est à part et respecté,
comme intime ami de Bernis et bien avec la Pom-
padour.
L'ami de Duclos, Rousseau, est l'honnête homme
de la pièce. Il est l'excellent Grispin qui déjoue la
74 HISTOIRE DE FRANCE
friponnerie de tous les autres philosophes, ramène
au bon sens la mère et fait par là que la fille épouse
celui qu'elle aime. Grispin-Rousseau s'introduit adroi-
tement par un jeu bouffon, mais d'un ridicule habile
et voulu. Il arrive à quatre pattes, broutant sa laitue.
C'est exactement la plaisanterie de Voltaire dans sa
lettre si connue à Rousseau qu'on savait par cœur :
« Je retombe à quatre pattes. Venez brouter avec
moi », etc.
L'effet de la pièce fut grand, point gai, lugubre au
contraire. On vit le spectre amené par le libelliste
lui-même, la pâle Mrae de Robecq qui n'avait plus
qu'un mois à vivre, qui, avant de recevoir les
sacrements, avait fait l'effort de sortir du lit, se faire
apporter, pour se repaître les yeux de la honte de
ses ennemis, des impies, voir Dieu vengé.
La pièce maniée, remaniée, écourtée, pour l'im-
pression, ne montre guère les traits dévots qui paru-
rent peut-être au théâtre. Un seul a été conservé :
« Et souvent la bêtise a fait des incrédules. »
On ne voit pas qu'il y ait eu de protestation
bruyante, ni cris, ni sifflets. Mais on resta indigné.
C'était une lâche insulte du pouvoir aux plus beaux
génies qui honoraient la France. Le Dauphin s'en
lava les mains, et dit qu'il n'y était pour rien. Cela
mit tout à nu Choiseul, l'exposa devant le public. Il
eût bien voulu reculer. Le spectre d'amour le traînait.
Dans son unique mois de juin qui lui restait encore
à vivre, dans le plaisir enragé, assaisonné de la mort,
elle le força de se flétrir et de se salir lui-même,
COMÉDIE DES PHILOSOPHES 75
d'avouer Palissot pour son homme en lui faisant sa
fortune.
Celui qui eût le plus souffert de la pièce, c'est
Rousseau qui (sauf un petit ridicule) y était fort
ménagé. Il frémit de ce danger. A l'envoi de la pièce,
il dit : « Je n'accepte pas cet horrible présent. » Là il
montra un grand sens. Avec cette adoption fatale des
esprits rétrogrades, avec les tendances mystiques
manifestées par la Julie, avec telles lettres aux dévotes
(à Mrae de Gréqui) où il leur envie leur bonheur, — il
allait se précipiter, presque sans s'en apercevoir,
et se réveiller un matin coryphée du parti dévot. 11
eût été pour un jour adoré, puis méprisé. Il eût eu
le sort de Gilbert. Il s'arrêta court brusquement. Il
comprit que le grand succès était dans l'inconsé-
quence, et juste entre les deux partis. De là le carac-
tère propre à X Emile, tout contradictoire, et qui n'en
réussit que mieux. Il veut qu'on suive la Nature, que
l'on revienne à la Nature. Mais en même temps il
admet Ow^-Nature, le miracle : « La mort de Jésus
est d'un Dieu. »
Les deux partis eurent donc de quoi être satisfaits ?
Point du tout. A droite, à gauche, les prêtres catho-
liques et protestants le tiraient. Là il est curieux de
voir l'innocence des jeunes ministres qui voudraient
que décidément il se déclarât protestant. Un sûr
moyen de s'enterrer et d'avoir contre soi la France.
Il les écarte doucement (Voy. Lettres à M. Yernes). Il
reste au milieu bâtard qui convient mieux à la foule,
mi -raisonneur, mi -chrétien.
76 HISTOIRE DE FRANCE
Mais qu'est-il au fond? chrétien. En discutant tels
miracles qu'a faits ou n'a pas faits Jésus, il garde le
grand miracle : Vévangile envisagé comme morale
absolue, règle unique et loi divine. Contre le vrai
credo du siècle (le but de l'homme est l'action, la
raison libre et active), il ramène l'ancien credo de
rêverie, d'inaction.
Avec tout cet étalage de logique et de syllogismes,
malgré ce grand mouvement d'idées suscité par ses
livres, ce raisonneur des raisonneurs, que fonde-t-il
en réalité, que commence-t-il sérieusement? deux
choses qui peu à peu iront énervant le monde : le
roman, la rêverie.
Le règne de la rêverie. — Après le Rousseau raison-
neur qui argumente et discute, vient le Rousseau non
raisonneur, charmant, mais si mou, l'aimable auteur
de Paul et Virginie. Puis un grotesque Rousseau,
barbaro-breton, dans l'effort, l'entorse, qui pourtant
par René dure et toujours durera. Puis tant d'autres,
pleureurs, malades, mélancoliques, égoïstes, qui vont
se pleurant eux-mêmes, cherchant l'oubli, descen-
dant la pente du narcotisme.
Cette pente a ses degrés. C'est le roman, c'est le
tabac. Plus tard, ce sera l'opium, chemin sûr et
abrégé aux rêveries de l'autre rivage.
Jusqu'à Rousseau, point de roman. Du moins, point
de roman qui règne. Ni Manon, ni Marianne, ni Paméla,
ni Clarisse, ne faisaient de révolution ; on admirait,
c'était tout. Mais sous la Nouvelle Héloïse, on est
dompté, entraîné; on copie, on obéit. Dès lors, le
COMÉDIE DES PHILOSOPHES 77
roman est roi. Voici son avènement. La patrie est
secondaire, la religion secondaire. L'âme individuelle
est tout. Chaque maladie de cette âme, finement
analysée, regardée au microscope, grossie, admirée,
fomentée, deviendra un mal favori que chacun choiera
en soi. Tous, à partir de ce moment, nous irons cares-
sant nos plaies pour les irriter davantage.
Il serait dur et injuste pourtant de ne pas recon-
naître ce qu'eut de noble et de beau l'apparition de la
Julie, cette résurrection du cœur, cette réhabilitation
de l'amour. L'Emile, qui, après la Julie, sembla un
livre ennuyeux (Madame de Luxembourg même n'en
soutenait pas la lecture), Y Emile eut une très belle et
attendrissante influence dans les pages aux jeunes
mères sur leur devoir d'allaitement. Elles furent tou-
chées au cœur, ramenées aux pauvres petits; elles
trouvèrent ce devoir non doux seulement, mais gra-
cieux. Quoi de plus charmant qu'une femme qui a au
sein un bel enfant? Délicates et poitrinaires, sans lait,
elles voulaient allaiter. Ne perdant rien des plaisirs,
des soupers, des nuits de fatigue, elles n'allaitaient
pas moins. L'infortuné nourrisson, forcé de suivre
les bals, tétait en vain la danseuse, rouge, échauffée
et tarie.
Une conversion si brusque à la nature, à l'amour,
eut plus d'un effet comique. Les femmes devinrent
tout à coup extrêmement sensibles. Madame de
Luxembourg, qui venait de faire mourir sa belle-
fille à petit feu, se trouva désormais si tendre
qu'aux persécutions de Rousseau, elle se déclara
78 HISTOIRE DE FRANCE
malade (Voy. Mme du Deffand). Tous devenant amou-
reux, Mme du Deffand, malgré l'âge, ne crut pouvoir
en conscience se dispenser de la mode. L'amour,
à soixante-dix ans, lui vint pour la première fois.
Elle voulait un Anglais comme l'Edouard de Rous-
seau. Gela lui semblait neuf, piquant. Elle hésitait
entre trois, l'un un jeune poitrinaire, l'autre un
highlander rêveur. Elle prit enfin (malgré lui) celui
qui lui ressemblait, le plus méchant des trois,
Walpole.
Mais voici le plus merveilleux! La Police même est
amoureuse! Le lieutenant de police Bertin, venant
au ministère, lui aussi, cherche sa Julie. Cette Julie
facétieuse, une coquine d'esprit amusant, la d'Arnould
fait payer ses dettes par le crédule Bertin, et plante là
son Saint-Preux (Bachaumont).
Versailles ainsi copie Paris. On l'avait vu après
Zaïre, à ce moment où déjà on fut amoureux de
l'amour. Le roi prit alors la Mailly (1732). Aujourd'hui
ce pauvre roi, ayant traversé tant de choses, pou-
vait-on bien tenter encore de le refaire amoureux? La
Pompadour, en d'autres temps, en eût eu peur. Mais
alors, dans cette guerre où chaque jour apportait
d'accablants revers, il lui fallait à tout prix continuer,
augmenter l'alibi où vivait le roi. Elle laissa faire ses
gens, Bertin, Sartines et la police. On chercha au
roi sa Julie.
On la trouva en décembre 1760, au moment où le
roman, manuscrit encore, courait partout, faisait
fureur, avait le plus grand succès. Le roman paraît
COMÉDIE DES PHILOSOPHES 79
en janvier. Et elle est enceinte en mars 17G1 \
La dame d'une maison de jeu du Palais-Royal, bien
avec les gens de police, leur avait dit qu'elle avait leur
affaire, sa sœur, une belle personne et la plus belle
du monde, fille d'un avocat de Grenoble, neuve et
jusque-là bien gardée. Mademoiselle de Romans,
accomplie de taille et de formes, d'un vrai visage de
reine, n'avait qu'un défaut, d'être gigantesque à ne
pas passer les portes, un colosse, comme on voit au
Louvre la Pallas ou la Melpomène. Honteuse de cette
taille étrange, elle tâchait de se faire petite en aplatis-
sant sur sa tête la masse de ses très longs et admi-
rables cheveux, ne portait que des coiffures basses.
C'était comme une conversion, une purification
pour le roi du Parc-aux-Cerfs, d'avoir cette grande
innocente, si digne qu'on ne pouvait la croire qu'un
objet de passion. On crut que ce serait bien vu, que
cela le referait un peu devant le public. On la menait
à grand bruit d'Auteuil, où était sa maison, à Ver-
sailles, royalement, dans un carrosse à six chevaux.
La géante fut à la mode. On adopta ses coiffures
basses, et les naines en portaient aussi. Elle accoucha
à Versailles. À Versailles, elle nourrit, fidèle à la
leçon d'Emile. L'enfant était à son image, d'une
extraordinaire beauté. Gela gonflait la jeune mère. Et
1. Mrae du Hausset ne date pas. Mais Barbier date très bien et nous
dirige parfaitement. Il dit en décembre 1761 : « Depuis un an environ, on
a fait connaître au roi une fille de vingt et un ans, qui a de l'esprit » etc.
Cela nous reporte à décembre 1760. Elle accoueba le 12 janvier 1761 ; donc,
fut enceinte en mars 1760, au moment du plus grand éclat de la Julie impri-
mée. (Barbier, VII, 426.)
80 HISTOIRE DE FRANCE
cela aussi la perdit. Nulle autre que la Pompadour
n'avait intérêt à la perdre. Ce fut elle certainement
(quoi qu'en dise la Hausset) qui fît croire au roi que
cette fille le compromettait, le donnait en spectacle.
Mais qui avait commencé? Qui avait permis qu'elle
vînt à Versailles à six chevaux ? Qui aurait osé cela
sans l'aveu de la Pompadour ?
Le roi était si mort de cœur, si froid, qu'il n'objecta
rien, laissa faire ce qu'on voulait. Fin effroyable du
roman! Julie ne fut pas noyée, comme dans la
Nouvelle Héloïse, mais on lui vola son enfant. Ses
pleurs, ses rugissements ne servirent. Elle eut beau
chercher, se désespérer quinze années. Elle ne le
retrouva que bien tard sous Louis XVI. Il s'appelle
l'abbé de Bourbon.
KÈG.NE DU PARLEMENT 81
CHAPITRE VI
Pacte de famille. — Règne du Parlement. — Jésuites condamnés.
(1761-1762.)
Homme d'esprit, homme de cour, connaissant la
France à merveille, Ghoiseul, à chaque sottise, trou-
vait un mot noble et fier qui plaisait, le relevait.
Mieux que la sotte Pompadour, il sentait tout le péril
de rester à découvert dans la trahison d'Autriche.
En 1761, le public criait. Ghoiseul crie aussi, dit que
l'Autriche mollit, ne nous appuie pas assez, se plaint,
menace, et donne encore une armée à Marie-Thérèse.
En même temps il éblouit et le public et Versailles
d'un fait de grande apparence. Avec l'agilité brillante
d'un acrobate accompli qui saute d'une corde à l'autre,
il se raccroche vivement à celle qui tient au cœur du
roi. Louis XV, toute sa vie, avait été Espagnol. Ghoi-
seul se fait Espagnol, prépare et publie, en août 1761 ,
le fameux Pacte de famille.
Superbe tour de voltige qui le maintenait au pou-
voir. Louis XV était Bourbon, Charles III était
82 HISTOIRE DE FRANCE
Bourbon. Quoi de plus beau, quoi de plus grand (et
digne de Louis XIV) que de lier en un faisceau tous
les membres de la famille, de rattacher France,
Espagne, Parme, Naples, la Sicile î Louis XV, qui ne
sentait rien, sentit cela, le trouva grand. On le trouva
tel en Europe.
Pour bien juger ce projet, il faut savoir ce que
l'Anglais en pensa... L'Anglais en frémit de joie.
Il comprit parfaitement que Ghoiseul doublait sa
proie. Les âpres chasseurs de mer virent dès ce jour
les galions entrer chargés d'or dans Portsmouth. Ils
virent les ports et les villes de l'Amérique du Sud
payer d'énormes rançons. Ils virent descendre dans
la mer la grosse flotte espagnole, cette vaine céré-
monie de lourds navires impotents, canonnés, percés,
coulés, avant de faire un mouvement.
Pitt, sous son air rechigné, fut si gai qu'il se lâcha
par un mot de bassesse atroce : « On n'en mettra pas
plus grand pot-au-feu; mais la soupe sera bien meil-
leure. »
Ce n'était pas une force qui s'ajoutait à la France,
c'était un gros embarras, une caraque de commerce,
traînant derrière un vaisseau, et qui ne fait que
l'alourdir. Ghoiseul, depuis ses revers maritimes, que
pouvait-il pour défendre cette Espagne? Rien. Le
Pacte de famille est déclaré au mois d'août 1761. Et
c'est au mois de décembre que Ghoiseul avise à
rendre l'essor à notre marine, qu'il suscite (par
l'exemple du premier banquier de la Cour) un mou-
vement national de dons, de souscriptions. La Ferme
RÈGNE DU PARLEMENT 83
donna un vaisseau, Paris souscrit un vaisseau, et
bientôt chaque province. Enthousiasme général. Tous
ces vaisseaux sur le papier, et tout au plus en argent,
combien leur faut-il de temps pour exister réellement,
pour cingler, combattre en mer?
M. Pitt se faisait fort, avant la guerre déclarée, de
faire sa razzia immense sur les colonies espagnoles,
de donner à ses requins la pâtée la plus épaisse qu'ils
aient eue jamais sous la dent. Lord Bute (le favori du
roi) s'y opposa en Conseil, se fit vertueux, délicat, et
Pitt fièrement se retira. C'était la guerre elle-même
qui donnait sa démission. Et lord Bute, c'était la paix.
Il fallait la prendre aux cheveux (moment unique,
irréparable), savoir perdre, sacrifier, pour ne pas
perdre davantage. Lord Bute avertit Choiseul secrè-
tement. Et celui-ci fît le sourd!
Deux choses l'enfonçaient dans la guerre : 1° son
crime d'Autriche, son traité. Il eût fallu rendre ce
qu'on avait pris en Allemagne pour l'impératrice. Et
la cabale autrichienne eût jeté Choiseul à bas. 2° En
gagnant l'Espagne et la poussant en avant, ce petit
Machiavel comptait bien qu'elle aurait en mer des
revers épouvantables, mais croyait aussi que par terre
elle prendrait le Portugal, lui procurerait un gage,
une conquête à échanger pour le jour terrible des
comptes, de la grande liquidation. Ainsi cette aveugle
Espagne allait, au signe de Choiseul, en n'y gagnant
que des coups, tirer du feu les marrons que l'Autriche
finalement devait manger seule.
Le plan était malhonnête, chimérique et étourdi. Il
84 HISTOIRE DE FRANCE
n'avait qu'un côté certain : il faisait abîmer l'Espagne
dans ses flottes et ses colonies. Mais le côté incertain,
c'était que cette vieille Espagne pût de ses bras
décharnés étreindre le Portugal, défendu par l'Angle-
terre, défendu par un homme fort, par Pombal, son
Richelieu.
Louis XV donna là-dedans, tout comme il avait
donné dans le traité de Babiole. Choiseul s'affermit,
monta, fut un vrai premier ministre, plus que Colbert,
plus que Louvois. On revit un vrai Mazarin. Ministre
des Affaires étrangères, il prit la Guerre et la Marine,
ou par lui, ou par ses parents. Il emplit tout de Choi-
seuls, frères, cousins, neveux, grands, petits, et des
Stainville, et des Praslin. Il se fît colonel des Suisses
(énorme place d'argent). Par Bertin, son petit valet,
il avait aussi les finances. « Choiseul veut dire
mangerie », disait plus tard Louis XVI.
Avec ces dépenses et sa guerre, Choiseul était
toujours à la merci des Parlements, comme un men-
diant à leur porte. Sa mécanique était fort simple. A
ces dogues toujours grondants, pour tirer d'eux ce
qu'il voulait, il lui suffisait de montrer leur gibier,
leur proie, les Jésuites. Le mot plaisant du sauvage
dans Candide : « Mangeons du jésuite ! » c'était toute
la harangue de Choiseul aux Parlements.
Cela allait à merveille avec le Pacte de famille.
L'homme du monde qui haïssait 4e plus les Jésuites,
était le roi d'Espagne, Charles III, qui n'était venu en
Espagne que malgré eux, malgré leur projet de le
faire déclarer fils d'Alberoni et bâtard adultérin. Ils
RÈGNE DU PARLEMENT 85
étaient très forts en Espagne. Pas un seul fonction-
naire qui ne fût sorti des Jésuites. Charles n'osait pas
encore les frapper. Mais en arrivant, il avait saisi
contre eux l'épée de saint Dominique, se faisant le
chef de l'Inquisition, ayant pour vicaire général un
dominicain, attendant un prétexte, une occasion.
Dès 1754 et 1756, l'Espagne et le Portugal avaient
pu voir en Amérique ce qu'étaient au fond les
Jésuites. Leurs Indiens du Paraguay, dans un échange
de terres que firent alors les deux Couronnes, résis-
tèrent à main armée. On vit à nu, à découvert, cet
empire singulier, étrange création de la ruse. Ce
qu'ils n'avaient pu au Nord, avec la race énergique
des Peaux-Rouges, ils l'avaient fait au Midi, se créant
là, dans des pays isolés, un certain paradis à eux.
Pour leur pouvoir, pour leur plaisir, ils avaient là
des troupeaux de doux imbéciles, menés paternement
avec la verge et le fouet. Humboldt, si bon obser-
vateur, et nullement hostile aux Jésuites, dit que,
partout où ils ont fait ces Missions, l'idiotisme a été
si bien fondé, si bien mêlé à la race, et le cerveau
pour toujours si parfaitement rétréci, que nulle civi-
lisation, nul progrès n'a plus de chance.
Cela fit mieux examiner ce qu'ils étaient en Europe.
Leur force était en Espagne, où tout employé sortait
de leurs mains ; ils étaient devenus l'administration
elle-même. En Portugal, ils gouvernaient à l'aide des
grandes familles, ils y étaient détestés comme un
ordre tout espagnol, anti-portugais, qui aurait espa-
gnolisé le pays. Sous le roi Joseph, ils surent lui
86 HISTOIRE DE FRANCE
donner un premier ministre, Pombal, mais qui avait
vu l'Europe, l'Angleterre, et ne put rester l'humble
serviteur des Jésuites. Pombal, hardi et violent, les
étonna fort en janvier 58. Appuyé des dominicains,
il osa lancer contre eux un manifeste terrible. Il
bannit du palais les confesseurs Jésuites, mit près
du roi leurs ennemis.
Tout cela, je le répète, en janvier 1758, lorsqu'ils
faisaient leur grande intrigue pour exclure Charles III
de l'Espagne, et rester maîtres en y mettant l'Infante.
Ils résolurent de tenir ferme en Portugal à tout prix.
Les grands, surtout les Tavora, les Aveiro, leur
appartenaient. Le roi Joseph, tous les soirs, allait
faire l'amour à la jeune marquise de Tavora; on tira
sur lui et on le blessa. Il fut prouvé qu'avant le coup
ils avaient consulté les Jésuites, qui, d'après leurs
vieilles maximes de Mariana et autres, autorisèrent le
régicide. Pombal fit décapiter, rompre, brûler tous
ces grands. Il fît par l'Inquisition condamner, comme
hérétique, fît étrangler et brûler le vieux Père Mala-
grida. Rome s'irrita, et brûla un manifeste de Pom-
bal. Celui-ci, sans hésitation, saisit tous les biens des
Jésuites ; il les embarqua eux-mêmes et les jeta en
Italie (1759).
En France, on trouva cela dur. "Voltaire avait de
l'amitié pour ses maîtres les Jésuites, et les regardait
aussi comme le meilleur dissolvant du Christianisme.
L'Anglais, d'un machiavélisme plus exquis et plus
haineux, en] toute société catholique voulait le main-
tien des Jésuites, comme élément de ruine et germe
RÈGNE DU PARLEMENT 87
de corruption. Il regretta l'acte brusque de Pombal.
Et à Paris, plus d'une grande dame anglaise travail-
lait pour les Jésuites avec les gens du Dauphin.
C'était cette pourriture même, reluisant en si
beau jour, qui faisait qu'ici le public les prenait peu
au sérieux. La question était grave au Parlement,
grave à Versailles, mais ridicule à Paris. Un fait trop
peu remarqué, curieux, qu'indique Barbier, c'est que
huit jours après que les Jésuites furent condamnés,
personne n'y pensait plus.
Ghoiseul ne mit clans l'affaire aucune animosité,
et il n'en était pas besoin. Les Jésuites, in extremis,
étaient au point où le malade est sale, souille tout
sous lui. L'ordure de la banqueroute que fît leur Père
Lavalette fît dégoût. Et le secours odieux, gauche,
qu'on crut leur donner, les acheva par l'horreur. On
a vu combien la famille royale était maladroite.
Madame, emportée, aveugle, propre à lancer aux amis
le pavé de Tours. On crut faire peur au public. On fît,
par le Grand- Conseil, condamner un notaire suspect
d'avoir fabriqué un arrêt du Conseil contre les
Jésuites. Suspect? et qui empêchait une vérification
de fait, si aisée dans les registres? On aurait bien
voulu le pendre. On le condamna aux galères. A quoi
il ne consentit pas. Il affirma son innocence, et il se
coupa la gorge. C'était la couper aux Jésuites. La
Compagnie, à ce moment, salie, flétrie, déclarée soli- ,
daire de la banqueroute, resta dans son fumier si
bas qu'on ne lui vit plus le nez.
Mais on ne les laissa pas là. Voyons, qui ètes-vous,
88 HISTOIRE DE FRANCE
bonnes gens? Voyons vos statuts d'Ignace, vos belles
Constitutions? Le roi a beau se jeter entre, se réser-
ver l'examen. Le Parlement va son chemin, jusqu'à
refuser les taxes. Donc, il faut un Lit de Justice. Inti-
midation ridicule. Cette foudre du Lit de Justice, qui
frappe le 21 juillet, fait rire, quand elle arrive après
la perte d'une bataille (16 juillet 61). La cérémonie est
grotesque quand ce Jupiter tonnant fait son entrée
militaire àTaris, avec sa défaite, entre moqué et battu.
A lui d'avoir peur, de trembler. Le Parlement, tout
en faisant, malgré le roi, l'examen des Constitutions
des Jésuites, prépare un bien autre examen. Il veut
que le roi indique la somme des acquits au comptant.
Petit mot et énorme chose. Ce sont ces bons qu'il
tirait sans compter sur le trésor, pour combler ses
pertes au jeu, payer sa police secrète, et pour se
débarrasser de la mendicité dorée. Enfin sa petite
Sodome, tous ses malpropres secrets, tenaient à ce
mystère obscur des acquits au comptant.
L'idée que le Parlement va descendre dans ces
égouts, examiner, sonder de près, cela fît pâlir tout
Versailles. Le roi montra un cœur de roi, défaillit.
Que deviendrait-il si ce Parlement sauvage ébruitait
tout, publiait? Le Parlement avait pour lui une force,
la misère publique, et, par moments, des procédés
terriblement expéditifs. On le vit par la pendaison de
Besançon et de Paris. Tout se rapprocha de Choiseul,
qui démuselait, muselait Cerbère à sa volonté, qui
disait au roi : « Eh! sire! laissons-leur les Jésuites.
Cela les occupera.
RÈGNE DU PARLEMENT 89
Le roi, ainsi terrorisé, ne fît plus guère attention
aux cris de cinquante évêques qui criaient pour les
Jésuites. Il laissa le Parlement brûler leurs livres, leur
défendre d'enseigner, de confesser. En octobre 61,
à la rentrée, peu de gens y renvoyèrent leurs
enfants. L'herbe commence à pousser dans les cours
de Louis-le-Grand (J. Quicherat). Un journal officiel,
la Gazette de France, donna au public français le juge-
ment de Malagrida. Que pouvait de plus Ghoiseul?
Cela fut si agréable au Parlement .de Paris, qu'en
décembre 61 il enregistra tout ce qu'on voulut, et
l'enregistra purement, simplement, sans restric-
tion.
Heureuse entente. A quel prix? Les Parlements,
bride abattue, vont en guerre contre les Jésuites,
sans avoir aucun souvenir qu'il y ait un roi en France.
Le Parlement de Paris, en octobre 61, à l'énorme
majorité de 139 contre 13, déclare que les Jésuites ne
furent jamais que tolérés, que leurs statuts sont abu-
sifs. Le Parlement de Rouen prend, le 12 février 1762,
la grande initiative. Il ordonne qu'au 1er juillet les
Jésuites videront les lieux, quitteront leurs mai-
sons, leurs collèges, que tous les biens seront saisis,
les meubles vendus; enfin que les villes enverront au
procureur général leurs mémoires sur l'éducation
qu'on donnerait à la jeunesse.
Rennes et Paris suivirent ces voies, Rennes avec
le plus grand éclat. Toute la France lut, admira le
réquisitoire, les écrits du procureur général, du
Breton La Chalotais.
90 HISTOIRE DE FRANCE
En mars, la famille royale fit une dernière tenta-
tive, obtint que le Grand-Conseil déclarât non avenu
ce qu'avaient fait les Parlements, mais le roi n'osa
insister. Ghoiseul lui disait froidement : « Sire, sup-
primez les Jésuites, ou supprimez les Parlements. »
Mot terrible. Gela voulait dire : « Hasardez la Révo-
lution... Gourez la chance de revoir l'année qui vous
a fait faire le chemin de la Révolte, de revoir la
guerre des rues, d'entendre le cri : Versailles! et :
Allons brûler Versailles! »
Le Dauphin et ses meneurs, voyant le roi si muet,
si blême et si annulé, proposaient un moyen extrême.
C'était d'établir partout des États provinciaux, pour
primer les Parlements. Ces Etats, pour la plupart
machines aristocratiques, auraient été admirables
pour arrêter tout progrès. S'ils agissaient sérieuse-
ment, ils déplaçaient la royauté, la remettaient presque
partout au clergé et aux seigneurs.
Là, Ghoiseul parla fort net. Il leva vivement le
masque par ces paroles cyniques : « Quelle que soit la
forme de ces États provinciaux, ce sera une assemblée
d'hommes... Que fera le roi s'ils s'unissent!... On
n'exile pas son royaume. »
Choiseul aimait mieux jouer de la machine gros-
sière, moins compliquée, des Parlements. Seulement
qu'avait fait son jeu? Pendant une année tout entière,
on avait vu le roi, traîné toujours en arrière, dire :
Non. Et personne n'y avait pris garde. En ce moment,
il écrivait à Rome pour qu'en réformant les Jésuites
on les sauvât. Était- il temps de réformer ceux qui
RÈGNE DU PARLEMENT 91
déjà étaient morts, dont les maisons, dont les col-
lèges étaient vides?
Et le roi aussi semblait mort. A quoi tenait sa recu-
lade? A la peur qu'on lui avait faite pour ses acquits
au comptant, pour ses vilenies coûteuses. Son cœur
était au mauvais lieu, voilà tout. Et dans ce moment
où il voyait sa foi, son Dieu, ses Jésuites éreintés, il
laissait faire.
Un tel avilissement de l'autorité embarrassait assez
Choiseul. Qu'était cette autorité alors, si ce n'était
lui-même? Lui seul il était le pouvoir, donc, ravalé
plus que personne. Mais les Parlements, ses amis, il
n'eût su comment les toucher. Il avait pu hasarder de
donner une volée à ses amis les philosophes. Ici, la
chose était plus grave. Avec ces corps violents, colé-
riques, si habitués à pendre, rouer, brûler, on ne
pouvait guère plaisanter. Le fat était embarrassé. Il y
fallait un bon hasard. Il aurait donné beaucoup pour
que les Parlements eux-mêmes en fournissent occa-
sion, pour qu'ils se déconsidérassent par quelque
faute grossière, quelque barbare ânerie. Il l'eût voulu.
Mais que faire ? Avec toute son assurance, son air
hardi, impertinent, il reculait, et, pour rien, il n'eût
attaché le grelot.
92 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE VII
Les Calas. — Voltaire a affranchi les protestants. (1761-1764.)
L'éclat contre les Parlements vint du point d'où
nul, à coup sûr, n'aurait cru pouvoir l'attendre. Il
vint du peuple oublié dont toute la France semblait
avoir détourné ses regards, d'un monde obscur qui
tâchait de ne plus être aperçu, qui n'occupait plus
personne, du triste monde protestant qui vivait dans
le Midi à peu près comme en Espagne les restes
terrorisés des races Mauresque et Juive.
Y avait-il des protestants? Non, pas un devant la
loi, mais des nouveaux convertis. Mensonge atroce
qui tenait ces populations tremblantes dans le déso-
lant supplice d'avoir deux vies : l'apparente, de demi-
hypocrisie ; — et la vie secrète et cachée, qui, aux
grands moments solennels, baptême, mort et mariage,
les replaçait dans le péril, les jetait dans l'aventure,
le roman nocturne et furtif des assemblées du Désert.
Vieilles carrières, antres, cavernes, les lieux sauvages
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 93
et désolés, d'horreur biblique, cette poésie ne faisait
pas peu pour maintenir ces âmes sombres dans le
culte de leurs pères.
Du séminaire de Lausanne, incessamment, en Lan-
guedoc, venaient de jeunes ministres pour témoigner
de leur foi, prêcher au Désert, mourir. Rien n'irritait
davantage les catholiques et le clergé que cette perpé-
tuité de martyrs, qui, aux dépens de leur vie, démen-
taient si haut le mensonge, disaient : « Vous avez
beau faire. Il y a un peuple protestant. »
On en prenait, on en pendait. On ne prenait pas
Rabaut, qui, cinquante années, en long, en large,
par le Languedoc, et surtout autour de Nîmes, errait
librement, prêchait. Le pis, le plus irritant, c'est que
les autorités, intendants, etc., reconnaissaient que
c'était surtout à lui qu'on devait la tranquillité du
pays. Hors le culte, en toute chose il prêchait l'obéis-
sance l.
Fleury, en 1738, multiplia les amendes et permit
même aux curés l'emploi des moyens militaires. En 51,
l'intendant Saint-Priest, pour plaire au clergé, fît une
chose provocante, infiniment dangereuse, d'exiger
que les protestants, rebaptisés, remariés, subissent
expressément les sacrements catholiques. La Cour
eut peur, l'arrêta.
1. Dans ce chapitre je suis partout renseigné, soutenu, par le Calas de
M. Coquerel fils, un véritable chef-d'œuvre, auquel on ne peut reprocher
qu'un excès de modération. Mais que de choses je supprime, et combien je
suis privé de ne pas dire ce que je dois à son oncle, l'auteur des Églises
du désert, à notre savant M. Haag, à notre éloquent Peyrat, à M. Read, au
trésor de son Bulletin historique du protestantisme!
94 HISTOIRE DE FRANCE
Mais si l'on employait moins ces persécutions géné-
rales, les Parlements, par moments, frappaient des
coups de terreur. Aux fermentations du carême, de
Pâques, et autres grandes fêtes, parmi les processions
où Messieurs défilaient en robe rouge, on dressait les
échafauds. Spectacle cher à ces masses qui ont des
besoins dramatiques. Mais le grand régal, c'était le
relaps non confessé, le suicidé (présumé tel). On le
jetait à la rue pour l'amusement du peuple. Traîné
dans la honte et la boue, tout nu sur l'infamante
claie, écorchant sa face à la terre, montrant ce qu'on
cache au ciel, prostitué aux regards, aux rires, aux
indignités !
Profonde horreur ! Et tout cela n'avait en France
aucun écho. La question protestante durait depuis
trop lontemps. Elle ennuyait, fatiguait. Au premier
mot : « Protestants », on tournait court, on disait :
« Parlons plutôt d'autre chose. » Ayant tant, si long-
temps souffert, ils avaient usé la pitié. On croyait bien
en général qu'on leur faisait des choses indignes. On
aimait mieux n'en rien savoir. Ainsi, peu à peu un
mur s'était fait entre eux et la France, un mur d'airain .
Ce grand peuple vivait comme au fond d'une tour.
Les martyres, les exécutions, se faisaient au plein
soleil de Toulouse, sous son Gapitole. Et on ne les
voyait pas ! Elles se passaient au Peyrou de Montpel-
lier, au sommet de ces terrasses 'étagées! à la vue de
cent mille hommes. Et on ne le savait pas.
Triste côté de l'âme humaine. Les grosses majo-
rités, qui sont bien sûres de la force, deviennent
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 93
étonnamment orgueilleuses et colériques. Toute appa-
rition de ministre semblait une audace coupable des
protestants, un outrage au grand monde catholique.
Le 14 septembre à Caussade (1761), le jeune ministre
Rochette est arrêté, se déclare noblement, ne daigne
mentir. Trois jeunes gentilshommes verriers, sans
armes que leur petite épée, essayent de le dégager.
Sur cela, fureur incroyable des populations catho-
liques. Les paroisses sonnent, resonnent le tocsin.
Tous prennent la fourche. Les bouchers courent
avec leurs dogues. Chasse atroce! sur quel monstre
donc? une hyène du Gévaudan? La hyène est ce
peuple fou. Rochette et les trois sont traînés à
Toulouse. Triomphe et joie générale. On en jase, on
espère bien jouir bientôt du supplice; mais on ne
l'eut qu'en février.
Presque au même moment que Rochette, autre
capture (13 octobre 1762) : une famille de Toulouse,
« qui a étranglé son fils »,
Sachons ce que sont ces gens-là :
Un bon et brave marchand d'indiennes était à
Toulouse, établi depuis quarante ans. Galas, ce mar-
chand, avait épousé une demoiselle accomplie, mais
noble malheureusement (des Montesquieu de Langue-
doc). Elle donna à ses enfants une éducation selon
sa naissance. Ils furent nobles, dans une boutique.
Les protestants ne pouvaient avoir de servante
protestante. Ils en eurent une excellente, mais
excellemment catholique. Cette bonne fille, qui vit
naître leur second fils, Louis, l'éleva, lui fut attaché,
96 HISTOIRE DE FRANCE
ne manqua pas de vouloir sauver sa jeune âme, le
mena probablement aux belles églises de Toulouse,
enivrantes d'encens et de fleurs. Le petit allait volon-
tiers chez la voisine d'en face, femme d'un perruquier
catholique, et fut presque camarade de leur fils,
un petit abbé. Louis un matin se sauve, et la
perruquière le cache. Conquête heureuse. L'arche-
vêque est ravi, s'y intéresse. L'enfant converti, dès
sept ans, d'après les bonnes ordonnances, peut faire
la guerre à ses parents. En effet, il montre les dents.
Il exige cle l'argent. Le pauvre bonhomme Galas
est mandé chez l'archevêque. Il finance. On lui fait
payer : 1° les dettes de Louis, six cents livres; puis,
quatre cents pour apprentissage chez un catholique,
et cent francs annuellement. — Est-ce tout? Non;
de l'évêché, on signifie à Galas qu'il ait à établir
son fils. Il n'ose pas refuser, ne faisant qu'une
objection, qu'il est bien jeune, incapable. Et cepen-
dant il se saigne. Il dit qu'il ne peut donner que
trois cents francs en argent, et dix mille en mar-
chandises. — Est-ce tout? Non. On fait écrire par
ce misérable Louis un placet à l'Intendant pour
demander que ses deux sœurs et son petit frère
Donat soient enlevés à leur père, à leur mère, et
séquestrés.
Ce placet, tombé de sa poche, fut relevé par l'aîné
de la famille, Marc-Antoine, qui lui reprocha âpre-
ment cet acte infâme.
Marc-Antoine était protestant zélé, d'un caractère
C'était
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 97
lui, et non pas le père Galas, qui faisait la prière
commune. Il était lettré, distingué. Il étudiait en
droit, et s'était fait recevoir bachelier en 59. Il
voulait passer la licence. Mais pour cela il fallait
un certificat de catholicité. Il avait horreur de le
demander. Donc, il était arrêté court. Il voyait ses
camarades lancés, briller au barreau. Gela le jeta en
grande tristesse. Pour se distraire, il allait aux cafés,
devint joueur. Il aurait voulu alors, se rabattant sur
le commerce, que son père l'associât. Galas, autant
qu'il pouvait, le faisait son alter ego. Mais fort
raisonnablement, il n'osait s'associer légalement un
jeune homme déjà dérangé qui eût ruiné la famille.
Nouveau chagrin pour Marc-Antoine. Il voyait tout
impossible. Il eut envie de s'en aller à Genève,
de se faire ministre, et de revenir se faire pendre.
Mais fallait-il aller si loin pour cela? Il lisait fort
ceux qui ont parlé du suicide, et le Caton de Plu-
tarque, et tel chapitre de Montaigne, et le monologue
d'Hamlet, le Sidney surtout de Gresset.
Le 13 octobre 61, la sombre boutique reçut une
visite, celle d'un gentil jeune homme de vingt ans,
nommé Lavaysse, fils d'un avocat protestant, mais
élevé par les Jésuites. Lui aussi il avait fait lî du
commerce où on le mit. Il avait l'ambition de la
marine. A Bordeaux, il étudia l'anglais, un peu
de mathématiques. Il voulait être pilotin. Déjà il
portait l'épée. Mais, comme tout lui réussissait, il
se trouva qu'un de ses oncles l'appelait à Saint-
Domingue, sur une riche plantation. C'était une
98 HISTOIRE DE FRANCE
fortune faite. Ce petit favori du sort, avec son épée,
sa gaieté, la grâce des gens heureux, invité par
ces bonnes gens, attrista encore Marc- Antoine.
Sombre et muet, celui-ci soupa, but plusieurs verres
de vin. Mais avant que l'on finît, il descendit tout
doucement, ôta son habit, le plia proprement avec
son gilet de nankin, puis se pendit.
Qu'on juge du désespoir des parents. Mais la vive
peur du père, de la mère encore plus, c'était qu'on
ne traitât leur fils en suicidé, que, subissant la
honteuse exhibition, et traîné tout nu sur la claie,
il ne perdît aussi ses frères, ne les déshonorât tous.
La férocité populaire gardait ces affreux souvenirs,
les lazzi, les rires atroces; elle eût pu dire dans
trente ans, dans cinquante, au dernier des fils :
« J'ai vu ton frère sur le nez, traîné dans les rues
de Toulouse. »
Voilà ces pauvres Calas qui disent qu'il ne s'est
pas tué. « Alors, on l'a donc tué?... mais vous
l'auriez entendu... » Que dire à cela? Les voisines
frémissent, et des furies crient : « Ce sont eux qui
l'ont tué ! »
La garde arrive, avec elle un certain capitoul, David,
homme emporté, empressé, de grand zèle et de
grand bruit. Sans procès-verbal, il enlève le cadavre,
la famille, et traîne tout dans les rues pleines de
monde (un dimanche soir). Chacun aux fenêtres.
« Qu'est-ce! » — « Rien que des protestants qui
ont étranglé leur fils. »
Dans la procédure d'alors, celle du cruel Moyen-
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 99
âge, confirmée par Louis XIV en 1670, tout devait
partir de l'Eglise. Le magistrat requérait que l'auto-
rité ecclésiastique fulminât un Monitoire, sommation
à tous les fidèles de déclarer ce qu'ils savaient.
Gela constituait les curés, les prêtres, juges d'in-
struction. On venait leur dire à l'oreille ce qu'on
savait, imaginait. On se concertait avec eux, avant
d'aller déposer. Mais le Monitoire devait ne parler
qu'en général, ne pas nommer les personnes sus-
pectées. Celui des Galas les nommait, énonçait comme
déjà certains les faits dont on allait juger. Il disait
que Marc-Antoine allait se faire catholique. Il disait
qu'en telle maison un conseil avait été tenu pour
faire mourir Marc-Antoine. Il disait jusqu'aux plaintes,
aux cris, qu'avait poussés la victime. Bref, avec un
pareil acte qui tranchait tout, le procès était tout
fait, tout jugé.
Par cinq fois, par cinq dimanches, ce cri de mort,
de vengeance, partit de toutes les chaires. Le
7 novembre, à l'appui, une grande fête sépulcrale,
le service de Marc-Antoine, se fît dans l'église des
Pénitents blancs. Ces confrères (blancs, bleus, noirs,
gris), c'était à peu près tout le peuple industriel et
marchand, cordonniers, tailleurs, boulangers, etc.,
enrôlés sous les couleurs, les bannières ecclésias-
tiques. Les confréries s'enviaient ce corps saint de
Marc- Antoine. Les curés se le disputaient. Les
Pénitents blancs, issus tout droit de saint Dominique,
l'emportèrent. L'église entière était tendue de drap
blanc. Sur un catafalque énorme planait un squelette
100 HISTOIRE DE FRANCE
(la foule crut voir les os de Marc-Antoine). L'osseuse
figure dans la main tenait brandillante une palme
qui glorifiait son martyre, demandait vengeance.
Qui pouvait avoir le cœur assez dur pour la
refuser? Dieu s'en mêlait. Trois miracles, quatre, qui
se firent sur la tombe, touchèrent, exaltèrent les
femmes, les jetèrent dans le délire.
L'année redoutable arrivait de l'anniversaire sécu-
laire de 1562, la Saint -Barthélémy toulousaine. On
attendait de grandes fêtes, mais les plus chères au
cœur du peuple, c'étaient les expiations protestantes
qui précéderaient. Cette grande et profonde masse
a gardé un levain étrange. Les horribles événements
qui ont eu lieu en ce pays lui ont laissé un besoin
de tragédies, d'émotions. L'église de Saint-Sernin,
née de la fureur du taureau qui traîna jadis le
martyr, cette superbe église de sang, sacrée par la
première croisade et les massacres de l'Asie, rougie
de sang albigeois et des massacres de l'Europe, cette
église, des cryptes aux tours, sue la mort. Le peuple,
en ses caves, va voir l'affreux bric-à-brac des crânes,
des ossements sacrés, se repaît incessamment des
curiosités du sépulcre. Pour répondre à de tels
besoins, le Parlement de Toulouse, large et grand
dans ses justices, ne permit pas de regretter la
vigueur de l'Inquisition. En une seule année, dit-on,
quatre cents sorciers, hérétiques, juifs et autres,
furent expédiés, pêle-mêle, allèrent au bûcher.
Dans ces cités du midi, où l'hiver, presque toujours
doux, continue la vie en plein air, à force de parler,
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 101
plaider, supposer, imaginer, les rôves populaires
prennent corps et toute la fixité que peut avoir le
réel. De femmes en femmes (malades de tendresse et
de fureur, tendresse pour la victime, fureur contre
les protestants), la noire ville se trouva grosse d'une
épouvantable grossesse, gonflée comme d'un vent
de haine, de colère et de venin. Un monstre éclata
de ce vent, monstre d'ineptie, de sottise, une légende
qui pouvait faire bien plus qu'une exécution, — un
massacre général :
« Il est sur, il est certain que si les protestants
s'obstinent, malgré tant de persécutions, à rester
toujours protestants, il y a une cause à cela. La
cause, c'est la terreur. Ils ont un tribunal secret
qui met sur-le-champ à mort ceux qui se conver-
tiraient. »
A quoi les. prêtres ajoutaient : « C'est si vrai, que
Calvin même leur ordonne expressément de tuer le
fils indocile. » (Calvin ne fait en cela que citer,
traduire la Bible, comme font les docteurs catholiques.
Mais ni les uns ni les autres ne commandent la
mort des enfants.)
Les femmes allaient bride abattue dans l'absurde.
Ce tribunal, pour exécuter les enfants, a un sacrifi-
cateur patenté qui porte une épée. Or, dans l'affaire
de Calas, il y avait le pilotin Lavaysse et sa petite
épée. Voilà le sacrificateur. Car, pour étrangler un
homme, il faut avoir une épée.
Quoi de plus clair? Qui résiste, est un impie
certainement. Il n'a ni la foi ni le cœur. 0! cœur
102 HISTOIRE DE FRANCE
dur, qui veut impunie la mort des enfants inno-
cents!... « Des preuves! dis-tu, des preuves! » Misé-
rable! s'il te faut des preuves, c'est que tu n'es pas
chrétien.
Voltaire, qui court les surfaces et n'a guère de
mots profonds, en a un ici, admirable : « Jugement
d'autant plus chrétien qu'il n'y avait aucune preuve. »
[Corr., avril 1762; LX, 122.)
C'est là toucher le fond des choses. Dans une
religion de l'amour, prouver ou demander preuve,
c'est pécher, n'aimer pas assez. L'amour est si fort
qu'il croit le contraire de ce qu'il voit. Plus la chose
est illogique, folle, absurde (c'est le mot même de
Tertullien, d'Augustin), plus elle est matière à la
foi, à la croyance d'amour.
Surprise par le mari, l'épouse dit : « Si vous
aimiez, vous n'en croiriez pas vos yeux; vous en
croiriez votre cœur. Non, vous n'avez pas la foi;
vous n'eûtes jamais l'amour. »
Telle fat l'affaire des Galas, un vigoureux acte de
foi de la ville de Toulouse. Il y avait des choses
évidentes qui rendaient invraisemblable le martyre
de Marc-Antoine, mais plus c'était invraisemblable,
plus il était beau de le croire, méritant, d'un cœur
chrétien.
C'était le charmant éveil du printemps méridional,
de la fermentation première. 'C'était l'ouverture de
l'année émouvante et dramatique où devaient se
suivre les fêtes, celle de mai en souvenir du massacre
protestant, celle de juin, la Fête-Dieu, rouge des roses
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 103
albigeoises. L'exécution de Roche tte avait commencé,
et dans un crescendo superbe, Galas allait continuer.
Les bons capitouls, unis à ce sentiment populaire,
accueillirent avec plaisir un torrent de femmes
jaseuses qui savaient ou ne savaient pas, venaient
parler, soulager leur trop-plein, leur cerveau malade.
La dernière racaille eut crédit. Ils reçurent à témoi-
gner une fille qui venait d'être fouettée de la main
du bourreau.
Le Parlement qui, sur appel, rejugea le jugement,
ne s'associa pas moins aux sensibilités du peuple.
Un seul conseiller hésita. Menacé, il n'osa juger,
s'abstint. Ce fut une merveille qu'il se trouva un
avocat, Sudre; que ce nom intrépide reste dans
l'immortalité. C'était un légiste très fort. Il mit
les choses en pleine clarté. Gomment s'y prit le
Parlement pour se faire assez de ténèbres? D'une
part, en suivant certains us abolis de l'Inquisition.
D'autre part en suivant la belle ordonnance de
Louis XIV, en jugeant : que plusieurs indices légers
font un indice grave, deux graves un indice violent,
qu'avec quatre quarts de preuves et huit huitièmes
de preuves, on a deux preuves complètes, etc.
Sur treize voix, il y en eut sept contre l'accusé. Ce
n'était pas assez ; mais le plus vieux des conseillers,
d'abord favorable à Calas, ne put résister à l'aspect
menaçant de ses collègues, ou à l'entraînement du
peuple qui attendait, espérait.
Ce qui trancha tout peut-être, c'est que les protes-
tants, tremblant pour eux-mêmes plus que pour Calas,
1<H HISTOIRE DE FRANCE
firent déclarer par leur homme, Rabaut, le héros du
Désert, par l'église de Genève, qu'on n'enseignait
nullement le meurtre des enfants. Mais cela même
augmenta la fureur des catholiques. Quoi ! Rabaut si
hardiment vit, se promène autour de Nîmes, il ose
se signaler, il parle, écrit, intervient! Gela fut fatal
à Galas.
Gomme si on eût voulu piquer le taureau populaire,
lui mettre la braise à la queue, ce cri court : « Ils
vont échapper! » La nuit, on place des lanternes sur
le toit de la prison. La foule veille autour, inquiète.
Si on lui était sa proie !
Mais le voilà... Soyez heureux!... Le voilà sur la
charrette entre deux Dominicains. Ge bonhomme de
soixante-quatre ans, qui n'avait marqué en rien, le voilà
(qui l'eût attendu?) d'une noblesse héroïque. Les deux
moines en sont stupéfaits. A son amende honorable,
à l'échafaud, sur la roue, il répète : « Je suis inno-
cent. » Il prie Dieu de pardonner sa mort à ses juges.
Il ne cria qu'au premier coup. Rompu, brisé, deux
heures encore la face tournée contre le ciel, il eut la
même constance d'âme. Le misérable capitoul David
était là présent, espérant qu'il avouerait. Il ne put se
contenir, s'élança vers le roué, et lui montrant le
bûcher : « Dans un moment, tu n'es que cendre...
Allons, dis, malheureux, avoue ! » Galas détourna la
tête du côté de l'éternité.
L'effet fut violent, terrible. Toulouse à l'instant
dégonfla. La masse de poison, de colère, disparut. Les
visages blêmes disaient l'énorme avortement qui se
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 105
faisait tout d'un coup. La folie du jugement crevait
les yeux. En ne condamnant que Galas, on supposait
que ce vieillard, faible, de jambes chancelantes, avait
seul pendu, étranglé, un fort gaillard de vingt-huit
ans! On espérait apparemment que, dans l'excès des
douleurs, il accuserait les siens pour avoir quelque
répit, qu'un mot lui échapperait. On se fût servi de
ce mot. La mère, le fils Pierre et l'ami, tous auraient
été rompus. Mais sa fermeté les sauva.
Les amis, parents de Lavaysse, craignaient, quand
on le fît sortir, que le peuple ne lui fit un mauvais
parti. Mais ce fut tout le contraire. La foule l'ac-
cueillit, le bénit. Les femmes disaient : « Qu'il est
joli ! qu'il a l'air doux ! » Elles pleuraient encore plus
que pour Marc-Antoine.
Un Marseillais qui avait vu l'exécution de Galas, en
parla en mars à Voltaire. Il sauta d'indignation. Le petit
Donat Galas était à Genève. Il le vit, le fît parler. Puis,
il écrivit à la veuve, lui demandant si elle signerait,
au nom de Dieu, que Galas était mort innocent. « Elle
n'hésita pas, dit-il. Je n'hésitai pas non plus. »
Voilà qui est admirable. Voltaire n'est pas un
héros. Et pourtant, à l'imprévu, il fait la terrible
entreprise de réhabiliter Galas, c'est-à-dire de désho-
norer le Parlement de Toulouse, c'est-à-dire de bra-
ver, blesser peut-être tous les Parlements.
Richelieu, quand il lui en parle, demande s'il est
devenu fou.
106 HISTOIRE DE FRANCE
Car, quelle arme a-t-il? Aucune. D'aucune source
officielle il n'obtient de renseignements. Les pièces
sont sous la clé du Parlement de Toulouse. Com-
ment les atteindre là?
Que pensait M. de Ghoiseul ? Si on eût osé le son-
der, eût-il avoué jamais (ayant besoin des Parlements)
qu'il verrait avec plaisir ce hardi soufflet donné à
leur popularité ?
Ghoiseul était bien puissant. Eh bien, dans l'ombre
plus bas, une puissance quasi -domestique existait
qu'il n'osait toucher. C'était la dynastie sournoise des
La Yrillière, immuables ministres des Lettres de cachet.
Celui d'alors, Saint-Florentin, avait une maladie, la
jalousie de ses prisons. Il aimait tant ses prisonniers,
que lui en enlever un seul, c'était lui tirer du sang.
Le clergé n'eût pu avoir un meilleur geôlier, plus
tenace. La Cour le trouvait commode, obligeant. Il
enfermait les maris récalcitrants. Lui-même, cet ami
du clergé, il s'était par ce procédé donné une femme
mariée. Il pouvait se permettre tout. Il avait de fortes
racines. Par lui, par cette femme méchante, il exploi-
tait son ministère de terreur pour le plaisir, effrayait,
livrait des dames. S'il est vrai, comme on le dit, que
le roi nullement cruel, ait été pourtant jusqu'au
crime (Rich., IX, 353-355), je ne vois guère dans
cette Cour qu'un homme qui ait pu l'y servir. Je ne
vois qu'un seul visage sur qui 'on lise ces choses.
C'est l'image convulsive qui vous arrête tout court
dans le musée de Versailles. Face atroce, grimaçante,
qu'on dirait épileptique. J'y lis ces funèbres plaisirs.
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 107
J'y lis les galères protestantes et l'exécution de Galas.
Quand on voit les demandes ignobles de pen-
sions, etc., qu'adressaient ces magistrats à Saint-
Florentin, quand on voit qu'il leur écrit ses regrets
de ne pas avoir des soldats pour les dragonnades, on
ne peut douter que ces juges n'aient cru par un si
bel arrêt faire leur cour, n'aient pensé que rien ne
pouvait le charmer plus qu'un roué.
Voltaire avait bien de l'audace. Il écrit à ce misé-
rable, fait semblant d'espérer en lui. Il envoie à
Saint- Florentin je ne sais combien de personnes.
Tout cela, bien entendu, inutile. Mais l'effet est fort.
Le jour dans ce lieu maudit a lui ; le soleil d'aplomb
arrive au royaume sombre. Le noir coquin voit sur
lui l'œil pétillant de Voltaire, et bientôt toute la
France va le regarder en face.
« Qu'y faire ? dit-il timidement. C'est l'affaire de la
justice. Gela ne me regarde pas. »
Ce n'est pas Voltaire seulement qu'il faut admirer
ici, c'est la société française. Les Anglais, si mépri-
sants, doivent ôter leurs chapeaux, et les Allemands,
et tous. Ce mouvement électrique n'aurait eu chez
nul autre peuple des résultats si rapides. L'étincelle
partie de Ferney fait à l'instant un incendie, et point
du tout éphémère. Un foyer se crée durable de bonté
intelligente, de pitié, d'humanité...
Les salons furent à l'instant des tribunaux d'équité,
où le bon sens, l'esprit fin, perçant, mit la chose à
clair. Des femmes éloquentes, admirables, parlèrent
comme jamais avocat, magistrat n'aurait su dire.
108 HISTOIRE DE FRANCE
Lorsque Voltaire remit la chose à d'Alembert, il savait
qu'il évoquait là un salon, et le plus ardent, un vol-
can de passions, Mlle de Lespinasse, trois fois plus
Rousseau que Rousseau. Sur ses lettres il a passé
cent ans : le papier brûle encore.
Que faisait M. de Choiseul ? sa manœuvre est ingé-
nieuse. Il ne se met pas encore dans l'attaque au
Parlement. Il agit, mais par derrière, en-dessous, par
un coup de griffe qu'il donne à Saint-Florentin. Il y
avait à Toulon un admirable forçat, un saint, le
fameux jeune Fabre qui se glissa aux galères par
surprise pour sauver son père (Goquerel, Forçats de la
foi). Je ne sais combien de gens priaient le ministre
pour Fabre. En vain. Choiseul, en prenant le minis-
tère de la marine, fait ce tour à Saint-Florentin de lui
voler son galérien (mai 1762). Il en fut presque
malade. Choiseul avait là sous la main une histoire
très pathétique. Il en joua parfaitement.
Bon signe pour les Calas. Voltaire commença
d'écrire, d'imprimer pour eux à Genève. On n'osait
encore à Paris. Le Parlement de Paris laisserait-il
circuler? Voltaire l'obtint par un homme dont le nom
ne doit pas périr. L'abbé de Chauvelin, infirme, un
petit homme bancroche, et qui ne vivait que de lait,
n'en était pas moins l'orateur le plus vif du Parle-
ment, véhément et intrépide. Il avait tâté déjà des
cachots de Saint-Michel. Il allait toujours son chemin.
Loyola mourut de sa main. Dans cette circonstance
critique il ne crut pas que le Parlement de Paris dût,
en se déshonorant, défendre l'ânerie de Toulouse.
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 109
On ne sait pas bien au juste ce qui roulait sous les
perruques du Parlement de Paris. Ses jansénistes
encroûtés, en laissant circuler Voltaire, voulaient se
dédommager en emprisonnant Rousseau. La mau-
vaise humeur qu'ils eurent contre tous les philoso-
phas, en voyant l'affaire Galas, et Mme Galas à Paris,
dut avoir une grande influence sur leur condam-
nation à'Émile. Ce fut justement le 8 juin qu'ils
Lancèrent arrêt contre lui. Dans la nuit du 8 au 9,
Rousseau s'enfuit, sortit de France.
Voltaire avait voulu à tout prix que la veuve fût à
Paris. Elle hésitait, avait peur. Ses deux filles étaient
au couvent, et Ton pouvait les maltraiter. Mais on
lui dit que c'était son devoir d'aller. Elle alla.
Il était temps. Déjà ceux de Toulouse demandaient
à Saint-Florentin son arrestation. Dès qu'elle était à
Paris, cela devenait impossible. Tous l'entourent,
tous sont pour elle. Cette dame intéressante et si
noble dans son deuil... quoi ! c'est là une marchande?
quoi! c'est une protestante?... Que de préjugés
effacés !
Saint-Florentin lâchement, devant cet effet public,
fait son compliment à Voltaire, dit s'intéresser aux
Calas. On eût voulu seulement avoir le temps d'arran-
ger contre Voltaire une machine, un petit baril de
poudre qu'on aurait mis sous Ferney.
On avait lâché Fréron pour aboyer, occuper. Pen-
dant ce temps, un journal peu lu, un journal français,
traduit certain journal anglais qui donne une lettre
de Voltaire. Voltaire qui, en ce moment, a tellement
110 HISTOIRE DE FRANCE
besoin du roi, dans cette lettre lance au roi les
injures les plus étourdies. Quelle invention heureuse,
naturelle et vraisemblable ! Mais Choiseul l'en avertit.
Il éclate, il rit de ces sots, marque au fer chaud les
faussaires.
Cependant autre machine (exécrable) dans Toulouse.
Le Parlement, pour excuser la sentence de Galas,
veut faire un second Galas. « Oui, dit-il, les protes-
tants égorgent leurs propres enfants. On va vous en
donner la preuve » (octobre 1762).
Deux années auparavant, l'évêque de Castres avait
pris une enfant à la famille protestante des Sirven.
Cette enfant est si doucement traitée par des reli-
gieuses auxquelles elle est confiée, qu'elle est folle,
rendue aux parents. Elle se jeta dans un puits. Une
petite amie a vu ses parents qui l'y jetaient. Témoin
grave qui, plus tard, avoue avoir dit cela pour avoir
des confitures. Le Parlement de Toulouse, sans autre
témoin, sans preuves, condamne à mort les Sirven.
Ces pauvres gens, en décembre, par les neiges des
Cévennes, s'enfuient. Une de leurs filles accouche au
milieu des glaces. Ils échappent cependant, un matin
tombent à Ferney.
Nouvelle secousse d'horreur. Toute l'Europe fut
émue, vint voir ces infortunés, les Galas et les Sirven.
Voltaire nourrissait tout cela, les abritait, les présen-
tait à la foule des grands seigneurs, des gens influents
qui venaient. De l'Angleterre, de la Russie, on sous-
crit pour les Galas. La France seule tardera-t-elle à
se déclarer ? Le Grand-Conseil est parvenu à arracher
VOLTAIRE A AFFRANCHI LES PROTESTANTS 111
enfin les pièces au Parlement de Toulouse. Le
1er mars 63, le bureau des cassations déclare la
requête admissible. Le 7 mars, la cassation est pro-
noncée. Et le 8, Mme Galas est à Versailles.
Partout bien reçue. Les portes sont ouvertes à deux
battants. Bon accueil du chancelier. Force caresses
des Ghoiseul. Le dimanche où l'on est admis à voir
dans la galerie le roi qui va à la messe, elle est là
avec ses filles. Grand spectacle. Ces trois simples
femmes, avec leurs cornettes noires, leur deuil, c'est
la Révolution. Qu'en dit là-haut le grand Roi, au
plafond de la galerie, qui dans sa main immobile, sur
l'hérésie terrassée, balance les foudres de Le Brun?
Les pauvres victimes, à Versailles, dans leur modestie
muette, n'en sont pas moins la victoire de la Justice
éternelle.
On supposa que cette vue serait trop pénible au
roi. Quelqu'un eut l'attention de glisser, de se laisser
choir, pour que, détournant ses regards, il fût dis-
pensé de voir Mmes Galas. Mais la reine les fit venir,
les reçut avec bonté.
Il fallut du temps encore. Ce ne fut que le
7 mars 1765, trois ans, jour pour jour, après l'arrêt
de Galas, qu'il fut déclaré innocent.
La Cour fut très maladroite. Elle défendit quelque
temps l'estampe célèbre de la famille, et puis enfin
la permit. Une petite gratification leur fut donnée
pour les empêcher de poursuivre les juges pécuniai-
rement.
Ge Parlement, chose curieuse, n'obéit pas,, n'effaça
112 HISTOIRE DE FRANCE
pas de ses registres le jugement de Galas. Ce qui
exprime à merveille l'orgueil sanguinaire de ce corps
et la barbarie du temps, c'est qu'il fallut payer très
cher l'huissier qui faisait la signification au Parlement
de Toulouse. L'huissier croyait risquer sa vie.
Voltaire ne fut pas d'avis qu'on poussât plus loin
les choses. La victoire était énorme, la mieux gagnée
qui fût jamais. Les protestants, dès ce jour, ont été
sauvés. Ce que la ligue de l'Europe n'a pu, en trente
ans de guerre, arracher de Louis XIV, Voltaire l'a
fait sous Louis XV avec quelques mains de papier.
L'humanité, la tolérance, sont tout à coup choses
à la mode. Choiseul fait jouer la pièce de Y Honnête
criminel, de Fabre, délivré par lui. Le parti contraire
à Choiseul, Richelieu et les Beauvau, par une noble
concurrence, appuie aussi les protestants. Le chevale-
resque Beauvau, gouverneur du Languedoc, introduit
dans ces pays, en attendant la loi meilleure, un
régime d'humanité.
Choiseul fut assez habile. Au moment où sa longue
guerre et sa misérable paix imposent la honte et la
ruine, il prend son appui à Ferney dans cette tardive
victoire des idées justes et humaines. Qui l'aurait
cru ? il accepte ici un représentant des églises pro-
testantes. Un savant, Court de Gébelin, réside à Paris
dès lors, correspond avec les ministres, les magis-
trats, ambassadeurs, etc. Homme éminemment
pacifique, d'érudition visionnaire, crédule, innocent,
bien propre à montrer ce que les victimes ont gardé
de douceur d'âme.
L'EUROPE. — LA PAIX 113
CHAPITRE VIII
L'Europe. - La paix. (1763.)
Pendant ce drame intérieur, des événements
énormes avaient eu lieu en Europe, hors de toute
prévoyance, des péripéties rapides qui allaient
changer le monde. La Russie apparaissait sous une
forme nouvelle, plus barbare et plus menteuse, sous
un masque d'Occident.
J'ai vu clans la nature des monstres, les grosses
araignées des tropiques, noires, aux longues pattes
velues. J'ai vu des poulpes horribles avec leur gluante
méduse, les suçoirs et les ventouses qu'ils tendent,
agitent vers vous. Mais je n'ai rien vu de tel que
l'odieux minotaure russe dont on a l'image à Ferney.
Tout le monde a vu les images si différentes et si
fades, que l'on fît de Catherine, sous la couronne de
lauriers, un douceâtre César femelle, courtisane en
cheveux blancs, banale comme le coin de la rue,
bonne fille, si bonne, si bonne, qu'elle attend le
414 HISTOIRE DE FRANCE
premier passant. Que de bonté on y lit ! La tolérance
en Pologne ! la peine de mort abolie ! un code phi-
losophique établi chez les Kalmouks! En recevant
ces portraits, les crédules, Diderot, Voltaire, voyaient
arriver l'âge d'or, et pleuraient à chaudes larmes.
Que dut devenir Voltaire quand, vers 1770, il reçut
le vrai portrait ! Œuvre médiocre, il est vrai, mais
d'admirable conscience. Un peintre flamand, fidèle,
ne peignant que ce qu'il voyait, n'osant mentir,
embellir, d'une main pesante, exacte, a donné la
réalité. Seulement il l'a grandie à la taille de cet
empire, il en a fait un géant:
Elle a le regard si dur, si mornement inhumain,
que le portrait de Frédéric qu'on voit dans la même
chambre, avec ses yeux bleus terribles (comme d'un
chien de faïence) à côté paraît très doux.
Pour arriver à cet état étonnant d'endurcissement,
il a fallu bien des choses. La vraie Catherine d'abord,
une laborieuse Allemande, était bien loin de cela.
La Catherine de trente-trois ans, qui fît étrangler
Pierre III, était loin encore de cela. Il a fallu que vingt
ans de plus elle entrât dans le mal, régnant avec les
meurtriers (neuf ans avec les Orloff, quinze ans avec
Potemkin). Il a fallu qu'avec eux elle entrât de plus
en plus dans les assassinats en grand, les atroces
perfidies, les égorgements en masse de Pologne et de
Turquie. Ajoutez la brutalité flétrissante du torrent
fangeux d'amours achetés que la vieille inces-
samment renouvelait.
Elle est terriblement parée. Son roide corset, ou
L'EUROPE. — LA PAI\ 115
plutôt sa cuirasse de pierreries, couvre-t-il un être
humain ? rien ne le fait présumer. Mais on sent bien
que cela, quoi qu'il soit, est impitoyable, qu'il y a là
un élément et de sauvage exigence. Rouge et de
tête carline, le corps épaissi de matière, énorme
d'iniquités. Endurcie au plaisir brut, elle fait trem-
bler pour la foule des misérables forcés de passer
par cette épreuve, pour l'intrépide armée russe qui,
tout entière, eut la chance de faire l'amour à ce
monstre.
Est-elle bien Russe elle-même ? oui et non. Elle
n'a pas l'expansion généreuse d'un Pierre III, d'un
Paul Ier; c'est une pesante Allemande russifiée, bœuf
de travail, un scribe, type de ces Allemands qui
écrasent la Russie. On le sent. Deux tyrannies ici se
combinent en une. Bureaucratie et police, inquisition
plumitive, -ajoutant un poids de plomb à la terreur
du Kremlin.
Moins lettrée, moins hypocrite, non moins sale.
Elisabeth, vraie fille de Pierre-le-Grand, avait, avant
Catherine, barbarement exprimé les appétits de la
Russie.
dette Russie semblait un ventre profond, un
gouffre, une gueule qui s'ouvrait grande à l'Ouest,
disant : « Que me donnerez-vous ? »
Ce monstre avait faim de tout, faim de Turquie,
faim de Pologne, mais beaucoup plus, faim de Prusse.
Cela datait de très loin. La Pologne lui importait
iihiniment moins que la Prusse, le Holstein, le
Danemarck, le cercle enfin de la Baltique.
116 HISTOIRE DE FRANCE
Frédéric, dans sa petitesse, simple mouche, à
chaque instant, pouvait être happé, aspiré, englouti
dans cette gueule qui bâillait horriblement.
Si petit, il avait pourtant, en 1755, fermé la porte
de l'Ouest, s'était fait gardien de l'Europe. Alors on
appelait les Russes. Frédéric leur dit : « Arrière!
Vous n'entrerez pas dans l'Empire. »
Pierre III arrivant au trône, la Prusse semblait
sauvée. C'était un généreux jeune homme, parfois
brutal et violent, mais d'un admirable cœur1. Il voyait
dans Frédéric le seul homme de l'Europe. Il se déclara
pour lui. Eh bien, l'aveugle poussée de la Russie vers
l'Ouest était si forte et si fatale, que Frédéric eut
bientôt un péril dans cet ami. Pierre III, né Holstein-
Gottorp, voulait punir le Danemarck des torts faits à
sa famille. Il allait traverser la Prusse, la noyer de
ses armées. Frédéric n'imagina rien de mieux pour
le détourner que de lui montrer la Pologne. Déjà
les Russes, il est vrai, y entraient à chaque instant,
y venaient camper chaque hiver.
Il fît comme le cerf à la chasse quand il fait lever
un cerf, le met à sa place, échappe. A la Prusse,
que la Russie eût absorbée tôt ou tard, il substitue
la Pologne et propose à son ami Pierre III de la
partager.
C'est le crime de son règne. Pour l'instant, il est
1. Frédéric, si fort, si grave, si juste dans ses jugements, si sévère pour ses
amis, dit cela, et je le crois. — Le pauvre Paul, que l'histoire a de même
calomnié, était homme de grand cœur. Il eût voulu réparer, pleura devant
Kosciusko.
L'EUROPE. — LA PAI\ 117
puni. Au bout de six mois le czar est dépossédé,
étranglé.
Pierre III se croyait aimé. Il copiait les Prussiens,
mais lui-même était un vrai Russe. Dans une généreuse
confiance, il se promenait tout seul, sans gardes ni
précautions. Ses vices mêmes ne déplaisaient pas;
il buvait comme Pierre-le -Grand. Il eut le tort et
l'imprudence de louer trop haut la Prusse, de plier
à la discipline les Gardes, un corps orgueilleux. Il
voulait payer lui-même le clergé, et prenait ses
biens. Tout cela trop brusquement, malgré les sages
conseils que lui donnait Frédéric. Il l'écouta, mais en
un point qui lui devint très fatal. C'est Frédéric qui
avait désigné à la czarine, quand elle maria Pierre III,
Catherine, princesse d'Anhalt. Quoi qu'elle ait dit
dans ses Mémoires (dont on a le premier volume),
elle se montra hardiment insolente et désordonnée.
Elle prédit la mort de Pierre III, de manière à la
provoquer. Il aurait pu l'enfermer. Frédéric l'en
détourna. Pierre ne fît rien, périt.
L'histoire honteuse est connue. C'est l'eau-de-vie
qui fit tout. Catherine en pleurs dit aux Gardes que
Pierre veut les faire luthériens. Dans le manifeste
qui suit et qui glorifie le crime, on mêle toute hypo-
crisie. Pierre III était le tyran ; Catherine a été le
Brutus qui a sauvé la patrie. Pierre était l'ennemi de
l'Église; Catherine a sauvé l'Église, sauvé la religion.
Montée ainsi dans le sang par le secours du
popisme, le lendemain, impudemment, elle se dit
philosophe. Elle offre tout à d'Alembert pour qu'il
118 HISTOIRE DE FRANCE
élève son fils. Elle prend Voltaire par le cœur, par
des dons pour les Galas. Elle a déclaré la Prusso
Y ennemi héréditaire de la Russie. Mais elle n'ose agir
encore; Frédéric a un répit.
Tout s'acheminait vers la paix. L'Angleterre avait
atteint le plus haut de sa victoire. Dès septembre 1760,
elle eut, avec le Canada, tout le monde américain.
En janvier 61, nous perdîmes Pondichéry. Le drapeau
français disparut de l'Inde. Et en même temps le
drapeau anglais fut planté en France, à Belle-Isle
(27 avril). Mais cela ne suffît pas. Pitt voulait surtout
outrager. Le point le plus cher à son cœur, c'était
Dunkerque, la présence d'une autorité britannique
en France même. A tout cela il ajoutait ces fières et
amères paroles : « L'Angleterre a l'empire des mers;
je n'ai pas peur de Dunkerque, mais le préjugé
subsiste. On hasarderait sa tête à ne pas le respecter.
Dans la ruine de Dunkerque, le peuple voit un monu-
ment éternel du joug imposé à la France. »
Deux choses auraient dû pourtant tempérer un
peu cet orgueil. Premièrement, l'Angleterre eut
des succès trop faciles sur une France désorganisée,
qui ne combattait que d'un bras, employant l'autre,
et le meilleur, à la vaine guerre d'Allemagne.
Deuxièmement, la pose hautaine, l'orgueil imité de
Pitt, couvrait dans la majorité immense de l'Angle-
terre un fonds avide et avare, la 'convoitise d'argent.
Pitt avait eu beau leur dire : « C'est en Allemagne
qu'il faut conquérir l'Amérique. » Cela n'était pas
compris, ou cela semblait trop cher. On grondait.
L'EUROPE. — LA l'A IX 119
A l'avènement de Georges III, l'Écossais Bute, qui
gouvernait, repondit à cette avarice. Il n'envoya plus
un sou à celui qui, dans vingt batailles, avait tant
servi l'Angleterre. Les Anglais grondèrent contre
Bute plus qu'ils n'avaient fait contre Pitt, et ne lui
pardonnèrent pas d'avoir fait ce qu'ils voulaient.
Ghoiseul eut la paix dans les mains. On vit alors à
quel point il restait, au fond, autrichien. Toute la
difficulté qu'il trouvait à faire la paix, c'est qu'on
voulait que la France rendît ses conquêtes d'Alle-
magne; mais, par le traité, ces conquêtes revenaient
à l'impératrice. Son intérêt arrêta tout.
Lord Bute était si avide, si impatient de la paix,
que, pour abréger, il entrait sans scrupule dans l'in-
digne plan des ennemis de Frédéric, qui, pour avoir
le secours de la Russie, avaient offert de lui faire
cadeau de la Prusse, mettant ainsi les Tartares en
Europe et presqu'au Rhin. L'Autriche l'avait offert,
et la France n'y répugnait pas. Mais l'énorme, l'in-
croyable, c'est que l'Angleterre elle-même, si bien
servie par les victoires de Frédéric, l'eût livré !
Vienne seule voulait encore la guerre. Ghoiseul,
sur le dos de la France et sur le dos de l'Espagne,
en 1762, avait reçu une grêle épouvantable de revers.
La pauvre Espagne fut battue en Portugal, rançonnée
aux Philippines, éreintée à la Havane. Sa riche,
délicieuse Cuba, tomba aux mains des Anglais, et ses
millions et ses vaisseaux. Et nul secours de Ghoiseul.
Nos corsaires nombreux, heureux, faisaient mille
tours aux Anglais. Mais la flotte était encore en
120 HISTOIRE DE FRANCE
partie sur le papier. Nous ne pouvions qu'assister au
naufrage de l'Espagne, compromise si étourdiment.
Vienne a beau dire. On n'en peut plus. Un million
d'hommes ont péri en -Europe. Tous en ont assez.
Qu'est-ce que l'Autriche a gagné? Rien du tout.
Frédéric reste le même.
Qu'est-ce que la France a perdu? Le monde, pas
davantage.
Pour longtemps elle est désarmée, abattue, hu-
miliée.
Que cette Cour de Versailles, cette monarchie cri-
minelle, cette France légère, étourdie, perde l'Inde,
perde l'Amérique, c'est justice. Mais le résultat laisse
un problème bien grave dans le destin du genre
humain.
Du plus haut lac du Canada jusqu'à la Floride espa-
gnole (qui est livrée à l'Anglais), un superbe empire
va se faire, tout européen, admirable de jeunesse et
de grandeur. Qui 'aura péri? L 'Amérique.
Toutes les races américaines avec nous auraient
subsisté. Comment? Les sauvages le disent : « Les
Français épousaient nos filles. » Un monde mixte se
fût formé, où se serait conservé le génie américain.
Les Anglais ne sauvent point, ne conservent point
les races. Ils les remplacent seulement. — Et cela
encore ne se voit que dans les rares climats moyens, où
l'Anglais peut s'acclimater. (Bertillon, Acclimatement.)
Dans l'Inde, qu'est-il advenu? Les Anglais en firent
la conquête extérieure. Ils n'y vivent point. Ils n'ont
pu y rien créer.
L'EUROPE. — LA PAIX 121
Dupleix, mieux compris, mieux aidé du cabinet de
Versailles, aurai l égalé, je le crois, la cruelle habi-
leté, les ruses, les succès de lord Clive. Je n'y ai
aucun regret. Ce qui me laisse du regret, c'est que la
France, répandue, mêlée à l'élément indien, eût duré,
fait une race. Le mariage de Dupleix avec une femme
indienne, de capacité si grande, dit assez ce que ce
mélange eût pu avoir de fécond.
L'Inde dure, fort heureusement. Elle n'est pas
effacée, comme l'Amérique du Nord, en ses races
primitives. Les Anglais n'y ont rien fait que laisser
périr, crever, les admirables réservoirs, qui rece-
vaient les pluies des Gattes, fertilisaient le pays.
Malgré tout l'écrasement du pesant boa anglais, qui
ne fait que digérer, les arts exquis de l'Hindoustan
sont venus à l'exposition de 1856, et ils ont éclipsé
tout. (Yoy. les Reports, et ma Bible de V humanité.)
On a juré mille fois devant moi que l'Italie ne
pourrait renaître jamais. Elle est renée, vit et vivra.
Eh bien! je jure à mon tour que l'Hindoustan revi-
vra; qu'il revivra, et de lui-même, et par des races
amies.
Non, certes, par les Anglais, gras, vieux, riches et
endormis. Non pas, certes, par les Russes, que l'on
connaît depuis deux ans, et qui sont l'horreur du
monde.
Les Russes y viendront sans doute. Il faut bien
qu'ils engraissent l'Inde de leurs corps, comme ont
fait les autres peuples. Ils y fondront plus vite
encore, disparaîtront comme neige. Et bien plus que
122 HISTOIRE DE FRANCE
les Anglais, ils laisseront un souvenir exécré de
barbarie.
Tout cela est à la surface. L'Inde est comme
l'Océan, et rien n'y bouge en dessous. Elle revivra
par sa race guerrière dont la discorde seule a créé,
et récemment a sauvé l'empire anglais. Si elle s'aide
des Européens, ce sera de ceux du Midi, Provençaux,
Catalans, Grecs, Siciliens, Maltais, Génois, de ces
races sobres qui résistent à tout climat et qui sont
aussi durables que l'est peu l'homme d'Angleterre
dans la dévorante Asie.
Une telle paix demandait des fêtes. Elles furent fort
irritantes. On trouva d'un comique amer qu'une
statue triomphale, après Rosbach et tant de hontes,
fût érigée à Louis XV. Des épigrammes sanglantes
furent affichées au piédestal.
Tout cela en pleine banqueroute. Le roi ne paye
rien aux Français; il réduit de moitié la rente; mais
il paye les étrangers. L'Autriche, après cette guerre
ruineuse que l'on fît pour elle, reçoit jusqu'au dernier
sou les subsides arriérés, pas moins de trente-quatre
millions.
Nos Autrichiens s'arrondissent. Toute la légion
lorraine, les Ghoiseul, Praslin, Stainville. Ghoiseul
achète Ghanteloup, se donne un grand fief en Alsace.
Son revenu primitif, de six mille livres de rentes, a
profité tellement qu'il a un million de rentes, si nous
en croyons Barbier.
L'EUROPE. — LA PAIX 123
On ne [supprime qu'un impôt. Mais un autre le
remplace. Tout impôt de guerre persiste. Les dons
gratuits des villes s'exigeront pendant cinq ans. Le
second vingtième de guerre durera encore six ans.
Le premier vingtième se classe dans l'impôt perpé-
tuel et reste pour l'éternité.
Le 31 mai 1763, fanfares! Le roi, avec une armée,
gardes à pied, gardes à cheval, fait son entrée redou-
table, et tient son lit de justice. Il impose au Par-
lement... quoi? ces édits odieux qu'on n'ose même
publier encore. Le secret est commandé aux magis-
trats. Contraste étrange ! grand bruit et grande
lâcheté !
Les remontrances, violentes et sur un ton inouï,
firent entendre que l'autorité par cet abus de la force
se suicidait, qu'en foulant la loi aux pieds, la royauté
supprimait la base même qui soutenait la royauté.
Le Parlement de Rouen, non moins hardi, affirma
que la propriété est un droit antérieur et supérieur à
celui du gouvernement, réclama pour la nation son
imprescriptible droit' d'accepter librement la loi.
La Cour des Aides alla plus loin. Par l'organe de
son président, le jeune et courageux Malesherbes,
magistrat de vertu antique et d'admirable candeur,
elle prononça le mot solennel et décisif, demanda
le grand remède, l'appel des États généraux. (23 juil-
let 1763.)
Les Parlements, peu amis des philosophes, leur
empruntent désormais des doctrines, des paroles
même. Celui de Rouen a parlé comme eussent fait
124 HISTOIRE DE FRANCE
Quesnay, Mirabeau (dont Y Ami des hommes a paru
dès 1755). En 1763, les Entretiens de Phocion par
Mably, sous forme plus faible, font accepter les
idées qui ont étonné naguère dans le Contrat social
de 1762. Malesherbes, ami des philosophes, qui dans
la direction des affaires de la librairie servit si bien
Rousseau et tous, donne à la pensée commune une
formule forte et simple : l'appel à la nation.
Irait-on jusqu'à l'action? La puissance judiciaire
frapperait-elle la royauté? Les Parlements de Gre-
noble, Besançon, Rouen, Toulouse, citent, appellent
en justice l'homme du roi, leur gouverneur de pro-
vince. Le plus violent fut à Toulouse. Le gouverneur
Fitz-James avait mis les magistrats aux arrêts dans
leurs maisons. Le Parlement à son tour voulut
arrêter Fitz-James.
La question révolutionnaire se posait avec netteté :
laquelle des deux autorités avait le droit d'arrêter
l'autre?
Si les Parlements s'unissaient sur ce point, si Paris
surtout appuyait ici Toulouse, on sautait d'un coup
vingt-cinq ans, on passait sans transition à l'année 89,
et le cataclysme arrivait.
La Cour ne marchanda pas. Elle se jeta aux genoux
du Parlement de Paris. De cette chambre des en-
quêtes, si bruyante, si redoutée, du foyer de l'oppo-
sition, Ghoiseul tire un simple' membre, modeste,
estimé, Laverdy, et le met au ministère, au grand
ministère des Finances. Plus, le roi prie les Parle-
ments, les Chambres des Comptes, les Aides, de lui
L'EUROPE. — LA PAIX 125
envoyer des mémoires, de le conseiller en finances,
et pour la répartition, et (ce qui est fort) pour Yemploi.
Grande, grande révolution.
Cela amortit, détrempa le Parlement de Paris, et il
lâcha la proie pour l'ombre.
Sa vraie force aurait été dans l'union des Parle-
ments. Il trahit, délaissa Toulouse.
Fitz-James était pair. Un pair peut-il être ajourné
qu'ici? et le Parlement de Paris n'est-ce pas la Cour
des pairs? Grosse question de vanité!
Cinquante membres mirent de côté leur privilège
et leur orgueil, soutinrent Toulouse et dirent qu'on
pouvait pousser le procès; mais quatre-vingt-neuf
votèrent pour eux-mêmes, pour leur privilège, en
désarmant les Parlements, se bornant aux remon-
trances, à leurs éternels papiers.
Choiseul, à ce coup d'adresse, gagna sept années de
règne. Les Parlements désunis firent du bruit (sur-
tout en Bretagne), mais à son profit plutôt et contre
ses ennemis.
HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE IX
Tyrannie de Choiseul sur le Roi. — Mort de la Pompadour, du Dauphin,
de la Dauphine. (1763-1766.)
Louis XVI était dès l'enfance imbu de l'idée que
Choiseul avait empoisonné son père. Cela est vrai
moralement. Dans son impertinence hardie il avait
fort directement humilié, mortifié le Dauphin et le
roi même. Il tenait le roi en crainte, sous une espèce
de terreur. On avait pu l'entrevoir dans les Mémoires
que Choiseul lui-même imprima dans l'exil. On le voit
parfaitement dans les pièces relatives aux agents
secrets du roi, publiées par M. Gaillardet (1834), Bou-
taric (1866). Ces agents, de grand mérite et qui plus
tard ont très bien servi Louis .XVI contre la cabale
autrichienne, furent persécutés par Choiseul avec une
extrême violence, sans le moindre respect du roi, et
le roi même assiégé dans son plus intime intérieur.
Choiseul était-il violent? Avec les formes char-
mantes et légères de l'homme du monde, il était sec
et hautain, indiscret, méchant de langue, et même
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI 127
dans la galanterie, si l'orgueil était blessé, on le vit
parfois cruel. En affaires il était facile et n'eût pas
poussé le roi avec une telle insolence, s'il n'avait eu
près de lui deux très mauvais conseillers, sa sœur,
rude, impétueuse, et son cousin, plus âgé, M. de
Praslin, ministre, qui travaillait avec lui, dans son
propre appartement (sans séparation qu'une porte) et
qui influait sur lui par la pesanteur, l'insistance, un
caractère triste et dur.
Dans le récit de Ghoiseul même (année 1760) on
voit comme il effraya le roi par le Parlement. Le Dau-
phin, assez gauchement, avait remis à son père un
Mémoire que La Yauguyon avait fait faire par un
Jésuite, et qui, disait le Dauphin, lui était venu par
hasard des mains d'un parlementaire. On y montrait
comment Ghoiseul travailla le Parlement en lui im-
molant les Jésuites. La chose était vraie au fond; il
n'y avait d'inexact que les dates et certains détails.
LaPompadour fît si bien que Ghoiseul eut le Mémoire,
et le roi trahit son fils. Ghoiseul le prit de très haut,
donna sa démission, et dit qu'il allait porter l'affaire
au Parlement même. Le roi fut épouvanté. Il crut
voir cinquante Damiens. Il pleura abondamment et
obtint grâce en avouant « que son fils avait menti »
(Ghoiseul, Mém., I, p. 54).
Ghoiseul ne s'en tint pas là. Il alla chez le Dauphin
et le mit au pied du mur, lui disant (si on l'en croit) :
« Monsieur, je pourrai avoir le malheur de devenir
votre sujet, mais je ne serai jamais votre serviteur. »
Gomment un homme en de tels termes avec le
128 HISTOIRE DE FRANCE
roi et son fils put- il régner douze ans en France?
11 dura comme la tète de la cabale autrichienne,
agent des doubles mariages et des pactes bourbo-
niens. Il arriva au pouvoir par le mariage d'Isabelle.
Il le quitta en nous donnant Marie -Antoinette, un
fléau.
Il dura, après la mort du Dauphin, parce que le roi
le croyait capable de tout, empoisonneur de son fils,
et parce que le roi voulait vivre.
Enfin (c'est le beau côté) il dura en exerçant une
grande force d'opinion. Il eut la chance singulière de
se trouver juste au moment du plus admirable réveil
de lumière et d'humanité. Ces belles et grandes
choses, tardives, qui enfin avaient éclaté, firent hon-
neur à son ministère.
Ici, le bien et le mal s'attribuent toujours au gou-
vernement. Si l'on a vu de nos jours la création
gigantesque des chemins de fer décupler la circula-
tion, et pour tel pays doubler la richesse, c'est la
gloire du gouvernement. Il en fut ainsi pour Ghoiseul.
Quand la pourriture des Jésuites fut arrivée au degré
de décomposition dernière, quand on purifia l'atmo-
sphère, ce fut la gloire de Ghoiseul. Et il eut le Par-
lement. Quand un cri perçant de Voltaire, révélant
l'affaire Galas, renversa le mur d'airain qui cachait
l'enfer protestant, quand enfin on se souvint de ce
monde infortuné, ce fut la gloire de Ghoiseul. Et il
eut les philosophes.
Les Économistes montaient. L'admirable Ami des
hommes avait dit aux propriétaires, à la noblesse
TYRANNIE DE ClIOISEUL SUR LE ROI 129
obérée, que pour doubler sou revenu il fallait aimer
la terre, encourager le paysan, lui faire de bonnes
conditions, ou de fermage, ou de vente. Une révolu-
tion agricole commençait (Voy. Don toi). Elle exigea
la circulation des grains, leur libre sortie, qui, en
élevant les prix, augmenta la production (1762, 1766).
Ce fut l'honneur de Ghoiseul. Il eut les Economistes,
le haut public propriétaire. Et c'était la société, le
monde, et ce qui parlait.
On a vu combien il craignait les Etats, les assem-
blées. Il crut pourtant sans danger d'amuser l'opi-
nion par la petite comédie de réunions de notables
que feraient les localités, d'un semblant d'élections
qu'on octroya aux communes. Cela n'eut aucun effet;
les villes gouvernées en famille n'allèrent pas moins
dans la ruine jusqu'à la Révolution.
Il connaissait bien la France. Au moment de la paix
terrible de 1763, il dit que le Canada, « ces quelques
arpents de neige », n'était rien, que nous aurions
mieux, que la France équinoxiaîe, sous un climat
puissant, fécond, nous dédommagerait au centuple.
Il baptisait de ce beau nom notre funeste Cayenne,
le cimetière des Européens. Il attrapa quelques
colons, ramassa des vagabonds, et cette misérable
masse, d'environ douze mille âmes, sans ressources
ni précautions, fut jetée là pour mourir. N'importe,
l'effet fut produit.
Il est caractéristique pour ce siècle de Vesprit de
voir à quel point un homme qui ménageait si peu le
roi, ménageait tant les salons, et s'en occupait sans
T. XVI, 9
130 HISTOIRE DE FRANCE
cesse. La grande affaire de l'Europe pour Ghoiseul
(on le dirait), c'est le vieux salon Du Deffand. Salon
mixte où l'un des chenets était le président Hénault
(c'est la petite cour de la reine), l'autre un frère de
d'Argental (c'est le parti de Voltaire). Là venaient
les Méchantes illustres, Madame de Luxembourg, et
Mme de Mirepoix, petit chat de la Pompadour, tête-
froide, très dangereuse, avec qui le roi comptait. La
pire est la vieille aveugle qui gourmande Ghoiseul
et Voltaire, courtisans, flatteurs assidus de ce foyer
redouté de partages, de méchancetés.
Ghoiseul avait là toujours sa jeune et aimable
femme, innocente petite sainte. En la voyant, qui
pouvait croire à tant de noirceur du mari? Il l'avait
eue à douze ans, et elle gardait ses douze ans; timide,
modeste, résignée, avec son extrême mérite, elle osait
parler à peine. Elle se sentait des Grozat, de cette
famille de banque (d'un laquais devenu caissier), mais
fine race du Midi, cultivée, amie des arts. L'exquise
et mignonne personne avait, malgré elle, une cour.
Walpole, qui ne loue jamais, avoue en être amoureux.
Il en fait ce joli portrait : « Oh! c'est la plus gentille,
la plus honnête1 petite créature qui soit jamais sortie
d'un œuf enchanté!... Tous l'aiment, excepté son mari,
qui préfère sa sœur (détestée). »
Mais laissons les apparences, et regardons le des-
sous. Quel était le gouvernement, et le contre-gou-
vernement, la secrète agence du roi qui, il est vrai,
n'agissait guère, mais contrôlait, écrivait? Le centre
en était Gonti, puis Broglie. Le roi remettait ses
TYRANNIE DE CIIOISEUL SUR LE ROI 131
billets à son factotum Lebel, qui les portait à Ter-
rier", un commis qui envoyait et recevait les
réponses.
Deux choses disent les mœurs du temps :
Une femme-homme gouvernait Ghoiseul, sa sœur,
— gouvernée elle-même par un bijou équivoque, sa
Julie, femme de chambre? demoiselle? on ne sait trop
quoi.
Et l'un des agents principaux du roi était un
homme-femme, le fameux chevalier d'Eon, que son
visage de fille et ses travestissements faisaient péné-
trer chez les reines, en qualité de lectrice, demoiselle
de compagnie.
Le règne de ces demoiselles, femmes de chambre, etc. ,
est un trait de cette époque. Les hommes étaient si
indiscrets que les dames s'en tenaient souvent aux
amitiés féminines, à ces petites amies. Nombre d'elles
avaient leur Julie, leur Mademoiselle de Beaumont,
c'est le nom féminin d'Éon, que le roi envoie en
Piussie.
La Russie était le champ que l'intrigue européenne
se disputait. Elisabeth, la fille de Pierre-le-Grand, fut
mise au trône par l'audace du Français La Ghétardie.
Mais son chancelier, Bestuchef, domina, la fît anglaise.
Pour la rattacher à la France en 1755, on imagina
à Versailles de lui donner une jolie demoiselle de
compagnie.
La chose n'était pas sans danger. Un Français
envoyé déjà avait étrangement péri. Éon n'avait rien
à perdre. C'était un jeune Bourguignon, déterminé.
132 HISTOIRE DE FRANCE
Fils d'avocat, il avait essayé les Lettres, il avait fait
deux gros livres. Il avait écrit chez Fréron. Grécourt,
le fameux satyre, le présenta à Conti. Il avait alors
vingt-six ans, et il avait la figure d'une demoiselle de
dix-huit. Conti, dans ses grands projets de Pologne,
de Russie même (rêvant d'épouser la czarine), montra
à la Pompadour, au roi, ce jeune amphibie, l'original
très réel de Chérubin, de Faublas. On l'envoya, on
réussit. La bonne dame Elisabeth, au milieu de son
sérail d'ours, fut ravie de la surprise. Elle en sut gré
à Louis XY. Elle s'unit à la France pour anéantir la
Prusse, que d'ailleurs elle détestait. Elle témoigna,
sans gêne, combien elle aimait Éon, en le chargeant
(chose étonnante) de ce que le plus grand seigneur
eût demandé, de porter au roi de France ce traité si
important.
Cela fît parler de lui. On commença à débattre s'il
était vraiment homme ou femme, ou tous les deux à
la fois. En guerre, certes, il était homme ; il brilla, fut
capitaine. Il était grand ferrailleur. C'était une tête
de feu pour l'épée et pour la plume. Mais tout était
dans le cerveau. Les dames disaient qu'il était femme,
et pourtant à ce sujet n'en restaient pas moins
curieuses, avec un danger réel, au moins pour leur
réputation.
Quand il s'agit de faire la paix, Versailles envoya
à Londres le plus aimable des Français, le bon duc de
Nivernais, et, pour occuper les Anglaises, ce brillant
ce douteux Eon. La jeune reine d'Angleterre, une
Allemande, Sophie-Charlotte, mariée à son lourd
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI 133
Georges III, riait passionnée pour la France, comme
sa belle-mère, autre Allemande, dont l'amant, l'Écos-
sais Bute, gouvernait alors l'Angleterre. Ces dames
furent aussi curieuses. Sophie-Charlotte, si jeune, fit
L'extraordinaire imprudence de faire venir chez elle
Éon.
Versailles, très certainement, avait spéculé là-des-
sus. On avait compté qu'il plairait, comme il avait fait
en Russie. S'il n'eut pas le même succès, il en eut
du moins l'apparence. Lord Bute, pour envoyer la
ratification du roi, eut ce ménagement singulier de
ne pas choisir un lord qui eut triomphé à Versailles.
Il envoya un Français, et ce jeune secrétaire, Éon!...
Chose si contraire aux usages que le ministre Pras-
lin se refusait à le croire. Nivernais lui dit finement :
« Cher ami, vous êtes une bête. Vous ne savez pas
à quel point nous sommes aimés ici. » (Lettre de
février 1763.)
Il eut la croix de Saint-Louis, et on le renvoya à
Londres. L'opposition eût voulu dans le traité ce mot
cruel : que la France n'aurait plus que tant de vais-
seaux. Elle voulait que réellement on exécutât Dun-
kerque, qu'on n'y laissât pas une pierre. Chose inutile
à l'Angleterre (Pitt lui-même en convenait), simple
outrage, insulte amère, que les deux bonnes Alle-
mandes tâchaient de nous épargner. Cinq mois durant
on traîna, et nombre de fois Éon alla raffermir le zèle
de notre amie, Sophie-Charlotte, sans qui Bute aurait
cédé. Ces conférences mystérieuses (dans la crainte
de l'opposition) n'étaient pourtant pas trop secrètes;
134 HISTOIRE DE FRANCE
on a les billets d'audience du maître des cérémonies.
Ce fut le malheur de la vie de la pauvre petite reine.
On inquiéta Georges III, on dit que Sophie-Charlotte
avait été en Allemagne déjà connue et surprise par la
fausse demoiselle, que Georges IV était son fils (chose
impossible par les dates).
Choiseul était si étourdi, ou si faible pour Praslin,
qu'il le laissa désigner pour successeur de Nivernais
dans cette délicate ambassade, un Guerchy, dont le
vrai mérite était la beauté de sa femme. Praslin n'y
vit que l'agrément de donner à ce cher ami un trai-
tement de deux cent mille francs.
Éon fut, pendant l'entr'acte, ministre plénipoten-
tiaire. Et en même temps (la fortune à ce moment
l'accablait) il eut une commission très secrète de
Louis XV, pour observer, reconnaître, préparer un plan
de descente (juin 1763). Versailles, contre l'Angle-
terre, couvait de sinistres projets, au moment du
traité même. En 1764, lord Rochefort donna les
détails d'un épouvantable plan que Choiseul aurait
approuvé pour brûler Plymouth et Portsmouth (Voy.
tout le détail dans Coxe). Un tel acte en pleine paix, le
lendemain du traité, eût rendu la France exécrable;
de plus, elle l'eût replongée (épuisée et impuissante)
dans la guerre la plus terrible.
Mais la grande affaire de Choiseul (j'entends la
trinité de Choiseul, de la Grammont et de Praslin) était
moins celle d'Angleterre que la sourde guerre qu'ils
faisaient à leur maître Louis XV dans son plus intime
intérieur.
TYRANNIE DE Cil 01 SEUL SUR LE ROI 135
Ils avaient tout le royaume, guerre, finances,
administration, police, affaires étrangères. Le roi
n'avait rien à lui que cette agence secrète, cinq ou
six hommes en Europe, qui observaient, n'entravaient
guère (ils n'auraient jamais osé). Les lettres publiées
récemment étonnent par la timidité. Le roi, dit très bien
l'éditeur [Boutaric, 1866), n'y cherchait « qu'un plaisir
inquiet », une petite joie maligne d'écolier à blâmer
ses maîtres. Tout son refuge était là, et toute sa
royauté, dans ce méchant secrétaire qu'on a mis au
Musée du Louvre. Il en portait la clé sur lui. Un
matin pourtant, il y trouve ses papiers dérangés,
brouillés. Il frémit, se voit découvert. La Pompadour,
enhardie par les Ghoiseul, avait osé lui prendre la clé
dans sa poche, et on avait eu le temps d'entrevoir,
de fureter.
Cette affaire de détruire l'agence, cl'ôter au roi son
secret, son dernier retranchement, leur semblait la
question de la royauté elle-même. Il fallait un coup
d'audace, frapper un agent du roi, et de façon que
les autres vissent bien que sa protection ne pouvait
couvrir personne. Effrayée, découragée, l'agence ne
pouvait manquer de périr.
Ils surent ou devinèrent qu'en juin le roi avait
pris Éon pour agent à Londres. En août, ils lui
envoyèrent un espion, un certain Vergy, homme de
lettres comme Éon, qui avait aussi fait des livres.
Éon le vit de part en part, et il le mit à la porte. Les
Ghoiseul furent furieux, et ils le furent plus encore
quand Éon, ayant reçu de son ministre Praslin une
136 HISTOIRE DE FRANCE
lettre dure et méprisante, lui répondit fièrement, avec
la verve légère, le mordant, l'emporte-pièce qu'on
croirait de Beaumarchais. Une telle lettre, ostensible,
semblait un défi de l'agence.
On espérait qu'il viendrait se mettre dans la souri-
cière, qu'on prendrait l'homme et les papiers, qu'en-
castré dans l'épaisseur des murs profonds de la Bas-
tille on le ferait bien parler. On ne le paye plus. 11
reste. Praslin le rappelle, il reste. Ce même jour, le
4 octobre, le roi lui écrit que le roi a signé (non de sa
main, mais d'une griffe) son rappel, qu'il doit rester,
reprendre ses habits de femme, prendre abri dans la
Cité; car il nest pas en sûreté dans son hôtel, et ici il
a de puissants ennemis (Bout., I, 298).
Cependant, du 4 au 15, le roi reprend un peu cou-
rage. Il s'adresse à Laverdy, le contrôleur des
finances, il lui fait écrire un billet qui, au nom du
roi, invite Eon à continuer son travail. Puis, son-
geant que ce ministre n'a nul pouvoir sur Éon (qui
est employé des Ghoiseul), par un vrai tour de Sca-
pin, le roi (le 18 octobre) fait une lettre dans le même
sens, y mettant le seing de Ghoiseul (par la griffe des
bureaux?).
Le vrai Ghoiseul cependant agissait tout au con-
traire. Bien loin de reculer devant l'intention du roi
(intention constatée dans la lettre de Laverdy), par une
pression odieuse, Ghoiseul et Praslin exigent que le
roi signe une demande aux Anglais de livrer Éon, avec
ordre d'envoyer main-forte pour qu'on s'en saisisse.
Ordre à notre ambassadeur de s'emparer de ses
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI 137
papiers. Le même jour, 4 novembre, le roi avertit
Ko n : u Si vous ne pouvez vous sauver, sauvez du
moins vos papiers. » Bout., I, 302.)
Cet ordre contradictoire pouvait faire un combat
dans Londres. Éon reunit ses amis, les arme, s'arme
jusqu'aux dents. Il calcule qu'il a tant d'épées, de
sabres, de fusils turcs, qu'il peut résister longtemps.
L'extradition est refusée. Croyez-vous que l'on s'ar-
rête? point du tout. On persévère dans le plan d'enlè-
vement. D'abord on essaye d'attirer Éon clans un
guet-apens, un duel avec ce Yergy, où on aurait happé
l'homme. Mais les Anglais s'y opposent. Notre am-
bassadeur Guerchy alors se rapproche cl'Éon, l'apaise,
l'invite à souper, et par son écuyer Ghazal met de
l'opium dans son vin. Endormi, on eût pu le prendre.
Cela manqua. Alors Guerchy fit sauver l'empoison-
neur, et, désespéré, pria Yergy d'assassiner Éon (?).
Ce qui est sûr, c'est que quelqu'un chez Praslin
s'était chargé d'amener Éon « mort ou vif. [Bout., I,
321), que Praslin rassurait le roi, disait qu'on ne le
tuerait pas.
Guerchy nie. Éon affirme. Il porte la chose au plein
jour devant le grand Jury de Londres. Ce Jury déclare
l'accusation valable, accepte le témoignage de Vergy,
qui se repent, dit lui-même qu'on le subordonnait
pour ce crime. Yergy le répéta encore dans une bro-
chure terrible. {Lettre à M. de Choiseul. Yoy. Bachau-
mont, t. II, 26 nov. 1764.)
Éon acheta-t-il Yergy? Avec quoi? il mourait de
faim. Mais Choiseul, Praslin, Guerchy, avaient tout
138 HISTOIRE DE FRANCE
l'argent de la France et pouvaient richement payer
un coup de terreur sur l'agence du roi (et sur le roi
même).
Guerchy était ambassadeur. Il décline le tribunal
populaire du Jury de Londres. Mais, tout ambassa-
deur qu'il est, il accepte des juges anglais. Il fait évo-
quer l'affaire par le Banc du roi, qui l'étouffé et ne
blanchit pas Guerchy. Pourquoi celui-ci fait-il dis-
paraître l'homme essentiel, celui qui aurait versé
l'opium? Et pourquoi lui-même Guerchy n'ose-t-il
rester en Angleterre? quitte-t-il cette belle ambas-
sade? On verra que Louis XV, le Dauphin et Louis XVI
se posèrent ces questions, et se firent sur tout cela
une idée très arrêtée. Derrière Guerchy ils virent
Praslin, et derrière Praslin, Ghoiseul. Ils ne cloutèrent
pas que Ghoiseul n'eût autorisé l'opium, et sur cela
le jugèrent (sans doute à tort) empoisonneur.
Ce qui étonne dans un homme d'autant d'esprit que
Choiseul, c'est qu'il crut tromper Éon. Le 14 novembre,
espérant prévenir ce honteux procès, il lui écrit une
douce lettre, et tout entière de sa main, pour lui dire,
à ce cher Éon, de revenir au plus tôt; il le placera
dans l'armée. Éon savait parfaitement que Ghoiseul,
Praslin, c'était le même homme. Le piège était trop
grossier. Le cuisinier a beau cacher aux canards le
grand couteau et leur dire : « Petits ! petits ! » Les
petits fuient encore plus fort.
Ayant tant besoin des Anglais, devenus leurs juges,
les Ghoiseul laissèrent aller l'affaire de Dunkerque.
Ils burent la honte complète. Et ils en eurent une
TYRANNIE DE CUOISEUL SUR LE KOI 139
autre encore : c'est que le peuple de Londres, furieux
de voir les recors français opérer chez lui comme
sur le pavé de Paris, jura que, si on touchait Éon,
l'ambassadeur et l'ambassade à l'instant seraient mis
en pièces.
Tout retomba sur le roi. Les Ghoiseul l'avaient- déjà
réduit à employer Laverdy. Ils le réduisirent au point
d'implorer M. de Sartines, le lieutenant de police.
Effaré dans ses mensonges opposés, il perdait la tète,
ne s'y reconnaissait plus. Dans une lettre, il dit : « Je
m'embrouille » (17 janvier 1765). Cela n'était que
trop vrai. En arrêtant les messages qu'il envoyait
à Éon, ils l'obligèrent de prier Sartines de sauver
ces agents.
Enfin, pour lui faire entendre que tout était inutile,
ils lui faisaient arriver ses mystérieuses dépêches par
la poste décachetées. Le Cabinet noir s'amusait des
secrets de Louis XV. Mais, comme des magisters
intraitables, Ghoiseul, Praslin, n'étaient pas contents
encore du châtiment. Ils voulaient que le coupable
avouât. (Boutaric, I, 127.)
Pourquoi l'avilir jusque-là? Etait-ce une vaine
fureur? Non. On espérait le briser au point que dans
son lit même il subit le tyran femelle que lui don-
neraient les Ghoiseul.
Le ministère des ministères, c'était certainement le
poste de la maîtresse officielle. Ce personnage histo-
rique allait disparaître du monde. Usée de tant d'acti-
vité, pulmonique, elle traînait. Elle eût voulu, in
extremis, ramener l'opinion. Ses amis faisaient valoir
140 HISTOIRE DE FRANCE
l'intérêt qu'elle prenait aux Economistes, la comédie
qu'elle arrangea d'obtenir que Louis XV donnât des
armes à Quesnay, imprimât de ses mains royales
quelques feuilles de ses livres.
Mais au milieu de tout cela, elle se sentait cruelle-
ment haïe de la nation. Elle avait la Bastille, les pri-
sons d'État. Ses geôliers exploitaient ses peurs de
femme ; ils jetaient le premier venu qui pouvait l'in-
quiéter aux cachots d'éternel oubli. Ces spectres sont
peu à peu sortis au grand jour vengeur, et Latucle, et
d'autres encore, ce misérable, par exemple, dont les
billets déchirants sont aujourd'hui par hasard aux
Archives de Pétersbourg (trouvés par M. de Lamothe
en 1865).
Cette vie si bien gardée lui échappait cependant. A
Vienne, on savait déjà qu'elle avait peu de mois à
vivre. Marie-Thérèse, qui en avait si odieusement
abusé, se hâtait de la renier. Elle écrivait à l'électrice
de Saxe, dans son baragouin grossier, « qu'elle
n'avait jamais usé du canal de cette femme-là, que
certes un tel canal ne lui aurait pas convenu », etc.,
etc. (Archives de Dresde.)
Ici sa succession semblait ouverte déjà. Le débat
était entre les Lorraines. Tels pensaient à la Mirepoix,
qui avec ses cinquante ans, sa fine douce mine de
chat, une perfection de convenances, semblait néces-
saire au roi, et plus que personne à Choisy était sa
société (Du Deffand). Mais la Grammont, impétueuse,
mais la légion des Ghoiseul, n'auraient pas permis
cela. Elle était antipathique au roi : cela n'arrêta pas.
TYRANNIE DE CUOISEUL SUR LE ROI 141
Elle crut, à trente ans. avoir aisément bon marché de
cette Pompadour en ruines, éteinte, qui n'avait plus
qu'un œil (Voltaire, LX, 235). Elle crut (sachant le
froid du roi pour tout ce qui finissait) que ce meuble
de rebut, flétri des commodités basses qu'il avait
fournies si longtemps, avait besoin d'un coup de pied
pour s'en aller décidément. Selon Richelieu, elle
aurait essayé de brusquer la chose dans certain souper
à quatre que le roi n'osa refuser, ni la Pompadour,
quoique déjà mal avec Ghoiseul. A la fin, l'ivresse
arrivant, Ghoiseul aurait fait le galant auprès de la
borgne marquise, et son intrépide sœur se serait
emparée du roi sous l'œil de la Pompadour.
Le plus sûr, c'est que celle-ci, voyant l'audace de
l'autre, le matin serra le roi, le tira de son mutisme,
lui fit avouer qu'il était indigné au fond, navré de
subir l'hommasse personne. « Mais, Sire, vous êtes le
maître. Pourquoi garder ces Ghoiseul? Votre Bernis
n'est pas loin. » Voilà ce qu'elle dut dire. Bernis était
près Soissons, déjà à Paris peut-être. Il avait précédé
Ghoiseul, et pouvait bien le remplacer. Le roi (selon
Richelieu) vit Bernis, et fut si brave qu'il signa l'exil
de Ghoiseul.
Il signa, et puis frémit. Ghoiseul avait le Parlement;
il semblait capable de tout ; il était ami des amis,
des vieux maîtres de Damiens. Le cœur manquait
encore au roi; il hésitait, il ajournait. Gependant la
Pompadour est prise de vives douleurs. Elle croit
que, la voyant si bas, peu éloignée de son terme, on
a voulu abréger, que le poison a aidé. Mais point de
142 HISTOIRE DE FRANCE
bruit. Elle sait, par la mort de la tant aimée (Mme de
Vintimille), que le roi ne veut pas de bruit, qu'il
ne fera pas de procès. Elle se contente de tout dire
à Richelieu. Elle lui lègue ce poignard contre les
Ghoiseul.
Elle meurt (23 avril 1764). L'histoire du poison ne
meurt pas. Quoique bien peu vraisemblable, plusieurs
s'efforcent d'y croire, d'après le besoin des Ghoiseul,
et leur violente passion. La Grammont crut que,
quoique morte, l'autre avait le dernier mot, l'avait
coulée pour toujours. Cachée sous une capote, elle
alla aux Capucines, pour prier en apparence, réelle-
ment pour fouler la bière de la Pompadour. (Rich.,
IX, 325.)
Beaucoup disaient : « Le roi, à son âge, a moins
besoin d'une maîtresse que d'une dame aimable,
douce, qui représente bien, tienne agréablement la
Cour. » Cette dame était toute trouvée. C'était Madame
la Dauphine, qui avait su plaire à la reine, capter
Madame Adélaïde, et peu à peu devenait agréable au
roi. Elle était cultivée, savait beaucoup de langues,
entre autres le latin (et citait son Horace). Elle avait
ce don de mémoire qu'eurent ses fils Louis XVI,
Monsieur. C'était une forte personne (comme ses père
et grand-père les Augustes), blanche et grasse, avec
cette richesse de chair et de' sang que Louis XYI
hérita d'elle. Elle était très Saxonne, passionnée pour
un de ses frères qu'elle voulait faire roi de Pologne
à la mort d'Auguste III (8 octobre 1763).
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI 143
Sortie d'une maison la plus corrompue de l'Europe,
elle donnait l'exemple de toutes les vertus domesti-
ques, travaillait très activement pour son frère et pour
son mari. Le roi, si défiant pour son fils, se confiait
bien plus à cette bonne Allemande. Seule à la Cour
elle eut le secret de son agence et en tira parti.
D'accord avec l'abbé de Broglie, un des agents, elle
donna courage à Richelieu, à d'Aiguillon, neveu de
Richelieu, pour pousser le parti Ghoiseul.
D'Aiguillon, qui n'était qu'un fat, s'y prit fort mal.
Gouverneur de Bretagne, il crut pouvoir contre le
Parlement faire agir les États. Ils se réunirent contre
lui pour la vieille constitution de la province. La tète
de la résistance était La Ghalotais, procureur général,
le grand adversaire des Jésuites. Ils voulurent frapper
à la tète, perdre La Ghalotais. L'homme était très
hardi, avait des mots mordants. On supposa qu'il les
avait écrits. On forgea de fausses lettres pleines de
mépris pour le roi. Tout cela grossier, maladroit. Le
Parlement de Paris allait en faire justice, marquer au
fer chaud les faussaires. L'affaire était menée par un
petit Galonné, un vaurien qui voulait monter. Der-
rière lui, d'Aiguillon. Mais derrière celui-ci n'allait-on
pas trouver les hommes du Dauphin, La Yau-
guyon, l'évêque de Verdun, le violent Nicolai? Igno-
raient-ils ce faux? Et le Dauphin lui-même n'en sut-il
rien, du moins après? On peut juger de ses inquié-
tudes, des tristesses qu'il eut. Déjà il maigrissait; son
grand embonpoint disparut. Pour arracher l'affaire au
Parlement, pour donner au roi le courage d'agir
144 HISTOIRE DE FRANCE
malgré Ghoiseul, il fallait un miracle. Il se fit : on
put voir alors que la bonne Allemande, qui seule alors
influait près du roi, avait aussi certaine audace, cer-
taine forcé de caractère,
On fit signer au roi un acte qui évoquait la chose
à une commission du Grand -Conseil. Les faussaires
rassurés allèrent bride abattue. Le dénonciateur
Galonné est fait juge, se donne carrière, bâtit un
roman, un poème sur la prétendue conspiration uni-
verselle des Parlements, une révolution sur le plan
du Contrat social. Tout cela ridicule, moqué et sifflé
du public. On n'en jette pas moins aux cachots La
Ghalotais, son fils et ses amis (22 novembre 1765).
Le Dauphin se mourait et la Dauphine était malade.
Ces deux honnêtes gens, selon toute apparence,
souffraient de se trouver mêlés à tout cela. Le Dau-
phin s'était vu dans le détroit fâcheux où il fut,
vers 1750, d'immoler sa conscience d'homme à sa
conscience de dévot. Il gouvernait alors ses sœurs, et,
pour sauver l'Église, il leur laissa subir l'orgie de
Louis XV, cette étrange cohabitation qui fît l'étonne-
ment du monde. Et maintenant encore le salut du
parti de Dieu et des honnêtes gens lui faisait employer
une épouse innocente dans une affaire très trouble
qui devait fort lui répugner.
L'avènement de la Dauphine apparaissait. A la mort
du Dauphin (décembre 1765), elle eut du roi les trois
promesses : d'habiter au plus près de lui, — d'élever
Louis XVI, — de garder le droit de son rang, autre-
ment d'être Régente, si le roi venait à mourir.
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI 145
Cependant la Dauphine entrait fortement dans son
rôle de mère, de régente possible. Elle avait moins
d'esprit que de mémoire, mais du sérieux, du travail,
de la patience, une passion incroyable de suivre les
idées et les plans du Dauphin. Pour cela rien ne lui
coûtait. Elle se mit comme à l'école, apprenant par
cœur les cahiers qu'on lui faisait d'après les papiers
de son mari, cahiers d'éducation et cahiers de gou-
vernement. Chaque jour, dans son oratoire, elle répé-
trait, comme un enfant, sa leçon à son confesseur.
Elle était fort touchante. Le devoir, malgré elle, la
faisait reprendre à la vie. Docile aux avis de Tron-
chin, elle quitta le régime du lait, se nourrit mieux,
reprit un aimable embonpoint. Le roi la quittait peu.
Au voyage de Compiègne (en juillet, au bout de six
mois de veuvage) sa toute-puissance éclata ; elle tint
solennellement la. Cour, et ce qui étonna beaucoup
dans la douce Allemande, c'est qu'elle parla haut,
d'une voix forte et d'un ton de maître.
Avec un homme tel que le roi, la grande question
était de savoir où elle logerait. Et bravement elle avait
demandé de loger au plus près. Le grand apparte-
ment du nord (rez-de-chaussée) qu'avaient eu la
maman Toulouse et Madame de Pompadour, menait
droit chez le roi par l'escalier secret. Choiseul trem-
blait qu'elle ne l'eût. Il le faisait dire peu solide. On
traînait pour le réparer. Cela piqua le roi. Il trancha,
dit qu'elle logerait chez lui.
Madame Adélaïde y demeurait déjà. Mais le roi
sur sa tète avait un entre-sol, bien mal famé du temps
T. XVI. 10
146 HISTOIRE DE FRANCE
des quatre sœurs. Plus tard, il fut plus sale, étant le
logis de Lebel qui y arrangeait des surprises, attrapait
des dames au passage. On l'appelait le Trébuchet. La
Porupadour s'y cache à ses trois premières nuits.
Plus tard, la Du Barry y niche. Etrange colombier,
digne de telles colombes, mais, ce semble, impossible
pour une telle dame, une telle veuve. La mettre chez
Lebel ! le mot seul fait horreur. C'était braver toute
pudeur, risquer de reproduire pour la pauvre prin-
cesse les bruits qui par deux fois coururent sur
Adélaïd e elle-même.
La Dauphine n'était pas une enfant. Elle savait
assez par son père, son grand-père (publiquement
amants de leurs filles) que les rois ne respectent
rien. Elle obéit pourtant. Ses meneurs qui, pour la
bonne cause, venaient de faire un faux, n'eurent pas
plus de scrupule ici. Ils la poussèrent, au nom de
Dieu, mais surtout par sa passion, son ardeur d'accom-
plir ce qu'avait voulu le Dauphin, de le faire (tout
mort qu'il était) vaincre, triompher et régner.
Depuis octobre (dixième mois de veuvage) tout
semblait arrangé. Elle suivait le roi partout, en voi-
ture, à la chasse, même en janvier, fort rajeunie,
brillante. Déjà elle faisait son futur ministère. Elle
dit à Nicolaï : « Vous serez grand aumônier et car-
dinal. Votre frère a les sceaux. » D'Aiguillon remplaçait
Ghoiseul.
La chute de celui-ci semblait certaine. Un coup
imprévu changea tout. Le 1er février (à son treizième
mois de veuvage), la Dauphine un matin tombe en
TYRANNIE DE CHOISEUL SUR LE ROI 447
syncope et elle a une énorme perte. L'accident est
ainsi précisé dans la note que Richelieu, homme de
la Dauphin e, die la lui-même, et qui plus tard fut
imprimée par Mirabeau, réimprimée par Soulavie,
Louis XVI, I, 305-324.
Ce pauvre corps, gros, mou, sanguin, s'affaissa
tout à coup. Si longtemps immobile près du Dauphin,
si mobile depuis chez le roi, dans les courses, les
chasses, les secousses de voitures rapides, elle avait
pu être blessée.
Tronchin, qui était avec elle, descendit chez le roi,
lui dit que cette crise n'était pas naturelle. Elle venait
de boire son chocolat. Madame Adélaïde dit qu'elle
était empoisonnée. Elle tira de ses cassettes un contre-
poison qu'elle portait partout avec elle. Du 2 au 12
elle fait elle-même le chocolat de la Dauphine, qui
meurt pourtant. On l'ouvre. Nul poison apparent.
Grande dispute entre médecins. Sénac dit : « acci-
dent », Tronchin soutient «poison ». C'était la version
préférée de la Cour, du roi, d'Adélaïde. On disait que
certains poisons tuent sans laisser de traces. Tout à
coup on ne dit plus rien. Mais ce qui saisit d'étonne-
ment, ce fut de voir cette violente Adélaïde elle-
même reculer, se dédire, ou du moins se taire.
Elle vit que Choiseul resterait, elle le ménagea,
désirant à tout prix avoir l'éducation du petit
Louis XVI, tenir l'enfant et l'avenir. On l'amusa
ainsi pour lui fermer la bouche. Et puis, on l'attrapa.
L'enfant fut donné à la reine. Elle aimait peu sa fille.
Choiseul sut faire agir ses Jésuites polonais, les sots
148 HISTOIRE DE FRANCE
meneurs de la vieille malade, qui, du reste, vécut
peu de temps.
De plus en plus suspect, haï du roi, Ghoiseul (chose
bizarre) paraissait s'affermir. A la mort du Dauphin,
quoiqu'on crût au poison, le roi n'osa souffler. Il
s'était enfermé. Ghoiseul perça à lui. Surpris de son
audace, le roi très faiblement dit : « regretter peu le
Dauphin, mais bien l'opposition qu'il avait faite au
Parlement ».
La Dauphine mourant, le roi fut accablé, mais ne
fît nulle enquête. Il ordonna seulement aux médecins
des études, des recherches sur les poisons.
S'il osait quelque chose, c'était en grand secret. Il
fît sous main une pension très forte à son Éon de
Londres, qui avait dénoncé les Ghoiseul comme
empoisonneurs. (Voy. Gaillarde t; Boutaric.)
De plus en plus, il vivait comme un rat, sous
terre et se cachant, recherchant les ténèbres. Il prit
le Parc-aux-Cerfs en haine. Il voulut quelque temps
tromper la police des Ghoiseul, il essaya des moyens
d'Orient, d'avoir dans certain trou (la chambrette
près de la chapelle) de ces petits mignons, qui per-
mettent l'absolu secret. Il acheta un enfant de neuf
ans, et jusqu'à treize au moins le tint dans ce
sépulcre. Il nourrissait, soignait, comme un petit
animal domestique, la gentille créature (c'était une
fille). Nulle femme de service. Il la servait lui-même.
En même temps il lui faisait l'école et lui apprenait
ses prières, gâtait, grondait, caressait, corrigeait.
Étrange, éducation, dévote et libertine. L'enfant s'en
TYRANNIE DE C1I0ISEUL SUR LE ROI 149
irritait, lui disait parfois : « Je te hais. » Par cela
même le petit lion en cage l'attacha fort, si on doit
en juger par la fortune qu'il lui fît {Richelieu).
Mais l'enfance était tout dans ce honteux mystère.
Elle grandit et fut femme un matin, enceinte. Il ne
voulut plus la garder.
ISO HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE X
Fin des Choiseul. (1767-1770.
Si bien assis, si fortement planté, Choiseul, de plus,
était ancré ici par deux câbles, Vienne et Madrid.
Marie-Thérèse aimait tellement Louis XY, tellement
notre France, que, ne pouvant elle-même les épouser,
elle brûlait de leur donner sa fille, toutes ses filles,
si elle eût pu. Elle en avait de grandes et de petites,
au choix, depuis vingt-cinq ans jusqu'à douze, pour
le roi, le Dauphin, et tous nos petits princes. Elle mit
sa Caroline à Naples (1768). Si le roi, à cinquante-
huit ans, eût voulu une grande personne, il y avait
Marie-Elisabeth. S'il aimait plutôt les enfants, il y
avait Marie-Antoinette, une blondine à qui on envoya
d'ici un précepteur et qu'on élevait expressément pour
être reine de France, dans nos goûts, nos futilités.
Choiseul était donc cher, nécessaire à Marie-
Thérèse. Mais la haine, autant que l'amour, peut lier,
plus encore peut-être. La haine l'unissait à Madrid, la
FIN DES CHOISEUL 151
vengeance que Charles III voulait tirer de l'Angle-
terre. Dès le lendemain de la paix, Ghoiseul lui
envoya des gens pour lui faire des canons. Il était
impossible de mieux avertir les Anglais.
Non moins indiscrètement, il eut la fatuité
d'endosser le rôle insolent d'ennemi personnel du
grand Frédéric. Quelqu'un demandant l'auteur des
vers outrageants à ce prince (vers qu'on fit faire à
Palissot) : « L'auteur? dit Ghoiseul, mais c'est moi! »
Attitude bien peu politique, mais dont l'imperti-
nence hardie ne déplaisait pas à la France. — A ce
point qu'aujourd'hui encore l'histoire traite fort dou-
cement ce fidèle agent de l'Autriche.
Cette tactique, qui lui réussit tellement dans l'opi-
nion, en faisait un scabreux et dangereux ministre,
qui, parlant toujours de la guerre, de la descente en
Angleterre, de surprendre et brûler Garthage, risquait
de nous perdre nous-mêmes.
Grisant incessamment l'Espagne, il pouvait fort
bien être pris à son propre piège, être engagé (lui et la
France) dans un coup de tête espagnol, — et cela si
peu préparé, ruiné, en pleine banqueroute!
Ces vanteries guerrières allaient juste au rebours du
mouvement économique qu'il prétendait encourager.
Les réformes agricoles, les sociétés d'agriculture (Voy.
Doniol, Bonnemère, etc.), demandaient de la confiance
dans la paix. La pauvre France avait besoin, grand
besoin de se reconnaître et de se refaire quelque
peu.
Mais quoi que fût Ghoiseul, il avait l'opinion, la
152 HISTOIRE DE FRANCE
presse, les salons, Ferney. Gela le rendait impeccable.
D'une sécurité étonnante. Choiseul, sa sœur, avaient
l'absolution d'avance dans leurs actes les plus risqués.
A tout on mettait la sourdine.
Un coup d'Etat contre une femme, l'emploi de la
toute-puissance dans une vengeance d'amour, en tout
temps c'est chose odieuse. On la passe à Choiseul. Il
poursuivait sa belle-sœur, la jeune femme de son frère
Stainville. Repoussé, il la fait prendre (sous prétexte
de mauvaises mœurs), en pleine Cour, en plein bal,
par les exempts, comme une fille, et enfermer pour
toujours au couvent, en correction.
Tout ce qui , plus tard , compromit tellement
Marie -Antoinette, fut accepté patiemment de Mme de
Grammont. Elle gouvernait son frère, Julie la gouver-
nait (Voy. Durnouriez), Julie fut reine de France.
Les dames, excédées des bavards et des hommes
qui n'étaient guère hommes, s'étaient dit : « Plus
d'amants, car c'est abdiquer. » (Lauzun.) — Elles
croyaient rester indépendantes en s'en tenant aux
petites amies, ayant dans l'intérieur quelque bijou
discret, qui couvrait, cachait leurs faiblesses. Ici,
ce fut tout le contraire. Mrae de Grammont eut un
maître dans la friponne qui impudemment l'affi-
chait.
Mademoiselle Julie, loin d'être, comme les autres,
aux petits cabinets, tenait appartement, un entre-sol
à elle, et un bureau à tout venant. Dans le bureau
trônait son petit chien. Bête adorée, idole, à qui les
plus huppés faisaient la révérence. On lui faisait des
FIN DES CHOISEUL 153
vers. On s'ingéniait à deviner ce qui plaisait au chien,
à la maîtresse. La voyant soucieuse, un Italien trouva
que dans ses chiffons elle avait des billets de notre
défunt Canada (et pas moins d'un demi-million). Vrais
chiffons, papiers de rebut. On offrit de les lui changer
pour d'excellents billets de Gênes. Il suffisait qu'elle
agît près de M"1C de Grammont pour qu'on secou-
rut les Génois contre la Corse révoltée. Le projet
plut; la sœur prit feu et enflamma le frère pour deux
vilaines choses : tromper Gênes, écraser la Corse. On
fît si bien que les Génois épuisés, endettés, furent trop
heureux finalement de céder cette Corse, si peu utile
et funeste plus tard.
Julie, lancée dans les affaires, en fît plus d'une. Par
elle et son crédit, M. de Penthièvre put faire le désiré
mariage de sa fille avec Orléans, faire cet entassement
de deux fortunes colossales, énorme, dangereux; un
roi d'argent auprès de Louis XVI, un centre provi-
soire, un foyer de révolution.
Mais l'affaire où Julie éclata tristement, ce fut le
procès de Lally.
Lally - Tulle nclally. La France, étourdiment, a sou-
vent employé des fous sauvages ou intrigants, héros
écervelés ou fourbes, comme les O'Reilly, Lally,
d'Irlande, comme le Stuart (Sobieski), les Ornano de
Corse, qui faillirent être rois de France vers 1632.
Gens dangereux, brillants, nés pour la gloire et les
chutes finales, pour faire miracle et nous casser
le cou.
Lally, superbe à Fontenoy, n'en fut pas moins un
154 HISTOIRE DE FRANCE
homme né tristement et de mauvais augure, marqué
du sort d'avance. Par ses vertus et par ses vices,
probité, dureté, brutalité et fureurs folles, dès l'ar-
rivée dans l'Inde, il se brouille avec tous, insulte
tous, perd tout. Il était prisonnier à Londres quand il
sut qu'on le menaçait à Paris. Il se fait renvoyer
prisonnier sur parole, apporte ici sa tête. L'intérêt de
Ghoiseul, pour excuser les fautes de sa Guerre de Sept-
Ans, était certainement de se rejeter sur Lally, de le
perdre. L'ennemi capital de celui-ci avait épousé une
Ghoiseul. Le ministre eût voulu que le procès se fît
au Parlement, mais craignait la présence, l'énergie
de Lally; il voulait l'éloigner. Mme de Grammont ne
le lui permit pas. On disait dans Paris que Lally,
revenant de l'Inde, lui avait donné des diamants ; cela
voulait dire à Julie. La dame était fort nette. Elle
court chez son frère, s'emporte, exige que Lally soit
arrêté. Ghoiseul en signe l'ordre, en faisant avertir
Lally. En vain. Notre Irlandais va droit à la
Bastille.
Dès lors il est perdu. Tant de gens ruinés avec la
Compagnie des Indes entourent le Parlement. Ces
magistrats, si ignorants et des choses militaires, et
cle l'Inde, et de tout, n'en trouvent pas moins que
Lally a trahi les intérêts du roi. Trahi? Est-ce par
erreur ou par sottise?
Horrible fut le jugement. Quand o'n lui lut ce mot,
trahi, il entra en fureur, prit un couteau, se poi-
gnarda. Il ne put se tuer. On l'emmena hurlant ; on
lui mit un bâillon, on le mit dans un tombereau, on le
I IN DES CHOISEUL 155
frappa, on le manqua; enfin on lui scia la tête (176G).
La tète de Lally était le seul acompte qu'on pût
donner à la misère publique, aux enragés de l'Inde
et aux désespérés du Canada, aux rentiers famé-
liques, qui, d'époque en époque, toujours ajournés,
se mouraient. Depuis 61 et la petite banqueroute de
Silhouette, Ghoiseul remit tout à la paix (63). A la
paix, rien. Il remit tout à l'an 1767. Et alors rien. Il
remit tout à 69, où vint Terray, l'exterminateur
général. Et Ghoiseul s'en lava les mains. Il tomba à
merveille, populaire, accusant Terray, lequel ne fît
pourtant que la banqueroute de Ghoiseul.
L'honneur pour celui-ci ce fut d'avoir eu l'art de
manier le Parlement, de le faire tourner à sa guise.
Féroce pour Lally, féroce pour le petit La Barre dont
il confirma la sentence, le Parlement, pour Ghoiseul,
fut très doux. Qu'on le consultât en finances et qu'on
prît chez lui les ministres (Laverdy, Terray, etc.), cela
le calmait fort. Dans les remboursements, si ajournés,
si difficiles, on remboursait d'abord le Parlement.
Ghoiseul, en retour, en tira la déclaration si nouvelle :
« Qu'en le roi seul était tout le pouvoir législatif. »
Le roi (1766), put solennellement proscrire l'union
des Parlements, se faire même apporter de tous les
Parlements de France leurs registres et biffer les mots
prohibés de sa main.
Pour le dehors, Ghoiseul fut moins habile. Tenu par
"Vienne, il croyait la tenir. Jamais il ne prévit que
Vienne, cette mortelle ennemie de la Prusse, s'arran-
gerait à son insu avec la Prusse et la Russie dans
156 HISTOIRE DE FRANCE
l'affaire de Pologne. Il dit d'abord avec son ton tran-
chant : « C'est loin, très loin de nous. Eh! qu'importe
à la France ! » Puis il dit : « Nul accord possible entre
les partageants. » Puis, il s'inquiéta, encouragea les
résistances, envoya des secours minimes et déri-
soires. (Boutaric, I, 145, 155.) Il souleva les Turcs,
mais ne put faire bouger l'Autriche.
Où se réfugia la Pologne ? Précisément dans le prin-
cipe catholique qui l'avait perdue. La Confédération
de Bar donne beau jeu aux hypocrites envahisseurs
qui reprochaient l'intolérance aux Polonais1. Menée
par des évoques, elle jure le triomphe du Catholicisme,
son maintien exclusif contre les protestants (1768).
Qu'arrive-t-il? Un tiers sans scrupule viendra prendre
sa part. Le jeune empereur Joseph II, sectaire de
Frédéric et de nos philosophes, entrera en Pologne.
L'Europe protestante, et l'Angleterre en tête, applau-
dit au partage. L'Angleterre, tout à l'heure, empêche
1. Dans V Histoire de Pologne des deux Mickiewicz, pleine de faits nou-
veaux, d'idées grandes et profondes, je trouve une fort bonne noie qui éclaire
l'affaire obscure des dissidents (p. 433). C'était uniquement les calvinistes et
luthériens (et non les grecs, réunis à l'Église romaine). Les dissidents
n'étaient nullement en servitude, comme le disaient la Russie et la Prusse.
Ils avaient deux cents églises et la parfaite liberté du culte. Ils occupaient des
grades dans l'armée. Mais on les excluait des charges. On leur refusait le
droit de voter. Dans un pays où le veto d'un seul arrêtait tout, il semblait
dangereux de faire voter des gens qu'appuyait l'étranger. {Mickiewicz, 1866.) —
J'insiste peu sur cette grande affaire. Elle absorberait mon récit. Et je dois
avant tout tenir ferme et serré le fil intérieur de la France. — Pour la même
raison, j'ai peu parlé de la suppression des Jésuites, m'en rapportant à tant
d'écrits qu'on a faits là-dessus, spécialement à celui d'Alexis de Saint-Priest.
Pour bien comprendre la scène principale, celle d'Espagne (1766), il faut se
rappeler ce que j'ai dit dans une note du premier chapitre (1758), sur leur
complot pour notre Infante et pour faire croire Charles III bâtard adultérin et
fils d'Alberoni.
FIN DES CHOISEUL 157
à main armée les faibles tentatives de la France pour
les Polonais.
Myope vers le Nord, Choiseul vit-il clair au Midi?
Il y eut deux succès, deux conquêtes faciles, qui
curent pour sa ruine d'incalculables résultats. Il prit
Avignon, prit la Corse.
Clément XIII , irrité du renvoi des Jésuites
d'Espagne, de Naples et de Parme, s'en prit au plus
faible des trois, à notre Infant de Parme, lança
l'excommunication. Choiseul en prit prétexte pour
venger. les Bourbons. Il saisit le Comtat (juin 1768).
Et. presque en même temps, jetant toute une armée
en Corse, il s'en empara en trois mois (juin 1769):
méprisables conquêtes. Avignon, saisi pour un jour.
La Corse, possession précaire, si peu sûre pour la
France toujours secondaire en marine, à qui la mer
peut se fermer demain.
Cette petite Corse, méchant « rocher sanglant »
(Notes de Louis XVI), exaspéra l'Anglais et lui fît faire
une énorme sottise. En haine de Choiseul et des
Turcs, il seconda, exalta la Russie. Du fond de la
Baltique, il prend sa flotte en main, l'accueille dans
ses ports. Londres était russe pour ses bas intérêts
(les suifs, cuirs et goudrons). L'Europe applaudissait.
Les Russes vont délivrer la Grèce. Voltaire crie :
« Bravo ! Salamine ! Victoire ! Résurrection d'Athènes ! »
Remorqué par l'Anglais, le bas coquin Orloff, l'étran-
gleur de Pierre III, détruit la flotte turque à Tschesmé
(juillet 1770). L'Anglais a eu le beau succès d'avoir
fait de la Russie une glorieuse puissance maritime.
158 HISTOIRE DE FRANCE
La nouvelle, à l'instant portée en Allemagne, trouve
Frédéric et Joseph II en conférence, en amitié.
Deuxième défaite pour Ghoiseul. Ses Turcs sont
écrasés, son Autriche lui tourne le dos.
Sa troisième défaite est en France. Le compte de la
Guerre de Sept-Ans, remis à 63, remis à 67, irrémis-
siblement l'accable en 69. Les banquiers de la Cour
n'avancent plus un sou. La catastrophe arrive, la
banqueroute, accomplie par Terray. Quelle banque-
route? celle de Ghoiseul. Impudemment il crie
contre Terray, et Terray peut répondre : « Yos
quinze cents millions de la Guerre de Sept-Ans
(Voy. Voltaire), soixante -quinze millions donnés à
Vienne, c'est la banqueroute d'aujourd'hui. » Dans
cette même année 1769, Ghoiseul payait encore son
tribut à l'Autriche. Il fait avec Terray comme un
homme qui, ayant encombré la place d'ordures, crie
haro sur le balayeur.
Le pis pour celui qui avait si bien surpris l'opinion,
c'est qu'elle risquait fort de lui échapper un matin.
Visiblement il n'avait rien prévu, et Vienne s'était
moquée de lui. Le moqueur, le méchant, drapé en
scélérat, allait tout bonnement paraître un innocent.
Sans la guerre il était perdu, c'était sa dernière
chance. Il nie qu'il l'ait voulue. Mais ses actes, sa
situation, son intérêt visible, pèsent beaucoup plus
que ses paroles.
De longue date il préparait la guerre. Il aigrissait
l'Anglais. Il payait sans mystère les aboyeurs de
Londres et ses faux patriotes. Lord Rochefort, récla-
FIN DES CH01SEUL 159
mant pour la Corse, n'en tire qu'un mot impertinent :
« Qu'il ne ferait pas un seul pas, dans sa chambre
même, pour rassurer l'Angleterre là-dessus. »
Parler ainsi, braver la guerre, quand on est sans
ressources, quand on est arrivé, de délai en délai, à
la dernière culbute, faire en pleine banqueroute le
bravache insolent, cela se comprend-il? Il avait, il
est vrai, fait des vaisseaux, mais nullement refait la
marine. Il avait en espoir la révolte des États-Unis,
mais révolte future, lointaine, éloignée de six ans, et
qui viendrait trop tard. Il était sûr d'avoir du premier
coup des revers effroyables. Il n'en allait pas moins,
poussait, précipitait l'Espagne à se perdre, à nous
perdre, à entraîner la France. Cette fureur s'explique
par l'intrigue intérieure de Versailles, où Choiseul,
la Grammont étaient précipités, s'ils ne mettaient
l'Europe en feu. Mais la paix triompha par un sauveur
étrange. La France fut sauvée de la guerre par la
Du Barry.
160 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XI
La Du Barry. — Mort de Louis XV. (1770-1774.)
On a vu que la Pompadour, et plus anciennement
la De Prie, avaient été de pures spéculations, arran-
gées et créées par la Banque, la haute finance. Il
en fut à peu près de môme pour celle-ci. Elle fut
inventée, exploitée et soufflée par un escroc gascon,
le joueur Du Barry.
Richelieu, son patron, entra d'autant plus en ceci
qu'il sentait deux dangers. Ghoiseul pouvait pousser
le roi à se remarier, à prendre un de ces anges
blonds (comme en eut tant Marie-Thérèse), qui eût
éternisé Ghoiseul et l'influence de l'Autriche. Le roi
pouvait aussi mourir. Et il en prenait le chemin.
Après la mort de la Dauphine, il eut comme un accès
de peur, crut sentir là la main de Dieu. Mais après
il eut un retour de fureur libertine, qui tournait
au Tibère. On parle de dames forcées, surprises par
des drogues erotiques, de quatre jeunes religieuses,
LA DU BARRY. — MORT DE LOUIS XV 161
livrées toutes à la fois au caprice impuissant. Si tout
cela est vrai, il courait à la mort. Ce fut en Richelieu
un vrai coup de génie de couper court, vendre le
Parc-aux-Cerfs, de deviner qu'après tant de raffine-
ments, une chose pouvait agir encore, quelle? la vie
naturelle, tout simplement monogamique, une bonne
fille, le rire et la joie.
La fille n'avait pas moins de vingt-cinq ans, avait
tout traversé. Il n'y paraissait pas. Vendue, revendue
dès l'enfance, insoucieuse, elle avait l'air d'avoir
ignoré tout cela, ou du moins oublié. Elle n'eut pas
ces hontes, ces retours, ces aigreurs, qui gâtent la
fille de joie, la font triste comme un cimetière. Elle
resta sereine, admirablement gaie et bonne1, pour
faire plaisir à tout le monde, aimer tout le genre
humain.
Mi-Lorraine et mi-Champenoise, mais amenée très
jeune, c'était une enfant de Paris. Cela se sent du pre-
mier coup au fameux buste du Louvre. Cette petite
crânerie à relever ainsi la tête ne se voit guère
qu'ici. Elle est bonne, elle est gaie, jolie (quoique
Walpole assure qu'on ne l'aurait pas remarquée).
Pour vingt-cinq ans elle est un peu mesquine et de
formes peu riches. Si elle était plus femme, sa vie eût
1. Elle était vraiment bonne. Biïssot en conte un trait charmant. En 1778,
quand Paris et la France s'étouffaient à la [porte de Voltaire, Brissot, alors
fort inconnu, un pauvre auteur mal mis, n'avait pu pénétrer, s'en allait tête
basse. « A ce moment, dit-il, une jeune personne éblouissante sort, voit ma
triste mine, s'émeut, me dit : « Monsieur, que vouliez-vous? — Voir M. de
«Voltaire. — Eh bien, dit-elle, je remonte; j'obtiendrai qu'on vous fasse
« entrer. »
r. xvi 11
162 HISTOIRE DE FRANCE
laissé trace. C'est un gamin plutôt, un gentil petit
polisson, bon diable, en train de rire. Sa figure n'est pas
libertine ni menteuse, ni impertinente, mais joueuse
et espiègle, ayant la malice à coup sûr et tous les
menus vices des enfants des rues de Paris. Elle n'a
pas besoin, comme nos fausses bacchantes, de singer
la folie. Elle sera suffisamment folle, ayant pourtant
une petite tète pour être folle à point, délirer à propos.
Elle naquit bien bas. Le nom carnavalesque de sa
mère est dans Rabelais, petit nom de guerre abrégé,
la Bécu1. Quel père? le savait-elle? Tels en font hon-
neur à un moine, tels à un cuisinier. Je tiens pour
celui-ci. Elle n'a rien d'obscène, mais la lèvre friande.
Elle dut naître en quelque cuisine un jour de Mardi
gras. Habillée en garçon, coiffée du blanc bonnet, elle
ferait penser à ce charmant Lulli, le petit pâtissier.
C'était à table qu'il fallait la montrer. Là elle avait
tout son essor. Richelieu et Lebel la firent souper
entre eux. Le roi regardait par un trou. Lui qui ne
riait pas, qui voyait si peu rire dans son palais
maussade, il fut surpris et stupéfait... C'était la Joie
vivante, la libre liberté, et des élans et des éclats...
Dans son ravissement, il veut la voir de près. Nul
embarras, nulle gêne; rien ne l'étonné; chez lui, elle
est chez elle, aussi gaie, aussi folle. Lebel est effrayé
lui-même de voir le roi pris à ce point pour une fille. Le
roi n'en tient compte. Il la fait dame, la titre, la marie.
La grosse affaire, c'étaient Mesdames, si sévères, si
1. MM. de Goncourt ont retrouve ce nom. Tout ceci chez eux est fort
curieux, très neuf, fondé sur des pièces précieuses, des inss., etc.
LA DU BARRY. —MORT DE LOUIS XV 163
collet-monté. Le roi avait déjà eu des filles. Mais
celle-ci faisait tant de bruit! Tout Paris la chantait.
Ghoiseul, avec sa sœur, avait organisé une batterie
terrible de chansons contre elle et le roi [La belle
Bourbonnaise, la maîtresse de Biaise, etc.). Honte !
scandale! horreur!... On raisonna Mesdames. On
leur cita l'Ancien, le Nouveau -Testament, où l'on
voit que le ciel prend bien bas ses élus. C'est Raab,
c'est Jahel (les Du Barry d'alors), qui sauvèrent le
peuple de Dieu. Plus l'instrument est vil, et plus la
main d'en haut visiblement éclate. Une chose de plus
dut trancher pour Mesdames : c'est que le roi vivrait
bien plus, se réduisant à celle-ci.
On attendait, on était en prières pour qu'Esther
triomphât d'Aman. Dans un souper de prêtres, l'un
dit : « Messieurs, buvons à la Présentation! —
Quelle? C'est demain la Chandeleur, où l'on présente
au Temple Notre-Seigneur... S'agit-il de cela? —
Point. Je dis la présentation de la nouvelle Esther
qu'on fait aujourd'hui à Versailles, et qui va nous
sauver l'Église » (Mss. Hardi, Goncourt, II, 129).
On la trouva non seulement charmante, mais
décente et plus modeste que bien des femmes de
Cour. A la messe où elle parut, il y eut nombre
d'évêques. Chose plus forte, elle fut reçue chez Mes-
dames, à leur concert spirituel, reçue chez leur
élève, leur enfant, le Dauphin, qui donnait un con-
cert aussi.
Ghoiseul se rabattait du côté du Dauphin, voulait
s'en emparer. N'ayant pu marier le roi, il imposa, il
164 HISTOIRE DE FRANCE
exigea que le mariage tant promis eût lieu aussi, que
la petite fille élevée tout exprès pour la France ne
restât pas à Vienne. On céda. Elle vint. Le fatal
mariage de Marie-Antoinette se fit dans une fête tra-
gique du plus sinistre augure. Quel résultat? aucun
pour Ghoiseul. Au contraire. Sa sœur, qui s'échappait
en outrages pour la Du Barry, reçut ordre du roi de
ne plus paraître à la Cour.
Elle mit son exil à profit, courut les Parlements,
hardie solliciteuse. Et contre qui? contre le roi,
arrangeant un procès où indirectement il aurait été
l'accusé.
Ghoiseul, contre son maître, avait gardé des armes,
pour l'effrayer au moins. Il avait pris doubles pré-
cautions, et défensives et offensives :
Défensives. C'était de lui faire signer tout, jusqu'aux
mesures hostiles qu'il prenait contre le roi même
(on l'a vu dans l'affaire d'Éon). « Le roi n'est pas
mineur. Lui seul a tout voulu, tout ordonné, tout
fait. » (Ghoiseul, Mém., I, 93-94.)
Autres précautions très directement offensives, Ri-
chelieu dit qu'au moment trouble où le roi perdit
le Dauphin, Ghoiseul en profita pour tirer de lui
contre lui une pièce accablante, où il se diffamait lui-
même. D'Aiguillon et Galonné tenaient La Chalotais;
avec de fausses pièces, ils croyaient l'égorger; le
bourreau était prêt. Ghoiseul fit dire au roi, au bas
d'un mémoire de Galonné, « qu'il l'avouait, que celui-
ci n'avait rien fait que par ses ordres ».
Le roi, compromis à ce point par ce mot impru-
LA DU BARRY. —MORT DE LOUIS XV 165
dent, ayant l'air de faire corps avec ces faussaires
assassins, resta fort tristement en cause. Lorsque le
Parlement fit le procès à d'Aiguillon, lorsque, encou-
ragés par Choiseul, de Bretagne à Paris vinrent dix-
huit cents Bretons, pour témoigner et l'accabler, le
roi, pour ainsi dire, était coaccusé, lui qui avait cou-
vert Galonné, agent de d'Aiguillon.
Autre affaire plus cruelle, qu'avait en mains Choi-
seul, vrai poignard dans les reins du roi.
Les mauvaises récoltes qui commencèrent en 67,
amenant la cherté, le peuple en accusait l'exportation,
l'agiotage sur les blés. Le roi était associé à une
compagnie, qui, d'abord honorable, tourna aux plus
vilains trafics, aux plus coupables monopoles. Le
Parlement de Rouen attaqua les monopoleurs. La
Cour arrêta les poursuites. Et le Parlement insistant
dit que là on avait encore reconnu le pouvoir. Souf-
flet hardi, et encore aggravé par l'ironique expli-
cation : « A Dieu ne plaise, Sire, que nous ayons
pensé à vous! »
Arme terrible pour Choiseul. Versailles en dut
pâlir, quand la discussion de Rouen passa à Paris,
reprise ici par notre Parlement, sur ce volcan si
inflammable, au terrain brûlant des révoltes.
Choiseul, à ce moment, faisait un coup hardi qui
tranchait tout, lançait la guerre, et pour longtemps,
ce semble, le rivait au pouvoir. Écrivant seul au roi
d'Espagne, sans l'intermédiaire des commis, il lui fît
sauter le grand pas, tirer l'épée contre l'Anglais, et
dès lors entraîner la France.
166 HISTOIRE DE FRANCE
Stupeur profonde ici. Le roi entre deux peurs, peur
de la guerre et peur du Parlement, n'aurait rien fait
du tout. On vit là ce que c'est qu'un enfant de Paris.
La folle, la rieuse, exploita sa peur même, l'augmenta
pour le rendre hardi. Elle avait acheté le Charles Fr
de Yan Dyck. Le montrant, elle dit : « Vois-tu ce
roi? la France/... Eh bien! ton Parlement te fera
couper la tête aussi. »
Maupeou, Terray, deux têtes fortes, étaient derrière,
et la faisaient parler. Ils savaient au plus juste ce
qu'on pouvait oser. Le roi ayant imposé le silence
sur d'Aiguillon, et le Parlement s'en moquant, le
roi, le 3 septembre, vint enlever les pièces. Le
24 décembre, il exila Choiseul. La nuit du 20 janvier
il enleva le Parlemeut.
Heureux Choiseul! il tombe dans la gloire ! Il a l'air
d'emporter les libertés publiques. Il tombe à point, à
temps pour esquiver l'horreur de la ruine publique,
la banqueroute qu'il a préparée.
Sa chute est un triomphe. Toute la France va
s'écrire chez lui. Tout court à Ghanteloup. Les
habiles envisagent le roi vieux et usé, et la jeune
dauphine autrichienne dont Choiseul (on n'en doute)
sera premier ministre.
Le roi, dans son courage de renverser Choiseul,
fut très timide encore. Il eut peur de la voix publique,
peur des révélations qu'il pouvait faire, et qu'il ne fît
que mieux, les livrant à la foule de ses visiteurs
innombrables, leur disant à tous à l'oreille ce qu'il
voulait faire répéter. Non sans raison, d'Aiguillon se
LA DU BARRY. — MORT DE LOUIS XV 167
demande si le roi n'eût pas risqué moins à mettre
Choiseul en jugement.
Le Parlement était peu regrettable. Dans ses cruels
procès des derniers temps, il s'était fort souillé. Doux
pour Choiseul qui lui donnait les places, doux pour
Terray qui le ménagea seul dans' l'universelle ruine,
il se soutenait peu dans sa vieille voie d'austérité. 11
n'avait pu rien faire, rien empêcher, ni les guerres
de ce règne, ni la ruineuse banqueroute, ni l'asser-
vissement à l'Autriche. Il tua les Jésuites, mais tard,
et quand ils étaient morts.
On en peut dire une seule chose, assez grave au
fond : Il parlait. Il prêtait une voix officielle à l'opi-
nion. Partage utile qui l'avança parfois; mais funeste
pourtant, s'il devait à jamais faire qu'on s'en tînt à
des paroles, et que jamais la France ne fît sa vraie
constitution.
La révolution de Maupeou, louée et saluée de Vol-
taire, fut approuvée très haut par un sérieux juge, qui
eût voulu la maintenir, par l'irréprochable Turgot.
Elle rend la justice gratuite. Elle supprime la vénalité
des charges, réduit le ressort immense du Parlement
de Paris, qui comprenait Arras et Lyon, imposait des
voyages immenses et ruineux aux plaideurs, et les
faisait attendre des années.
A regarder les choses froidement, on peut dire que
la révolution avait été heureuse.
Elle brisait la chaîne qui nous rattachait à l'Au-
triche. D'Aiguillon, tant haï et méprisé qu'il fût,
eût voulu revenir au système français, à la tradi-
168 HISTOIRE DE FRANCE
tion de son grand-oncle, le cardinal de Richelieu.
D'Aiguillon dit de la Pologne : « Qu'y pouvais-je ?
C'était trop tard. Il eût fallu agir depuis longtemps.
Tout était impossible dans l'état où Choiseul laissa
la France, ruinée, épuisée pour l'Autriche. » (Voy.
Mémoires d'Aiguillon.)
Quoi qu'on pût faire alors, tout gouvernement était
sûr d'être d'avancé condamné, moqué, maudit, flétri.
De Maupeou, d'Aiguillon, de Terray, on ne voulait
rien, on n'acceptait rien. Leur ministère semblait un
moment de passage, un carnaval malpropre où l'on
ne pouvait se mêler. On ne voulait y voir qu'une fille
flanquée de trois fripons.
Maupeou eut beau chercher. Pour sa magistrature,
il trouva peu de gens honnêtes. Ceux qui l'auraient
été, ayant endossé cette honte de se rattacher à
Maupeou, se découragèrent, se salirent. Plus on les
méprisa, plus ils furent méprisables. Paris accueillait
tout contre eux. On lut avidement les amusants
Mémoires où Beaumarchais soutint avoir corrompu
un des leurs. Ce Figaro, lui-même équivoque intri-
gant, puis spéculateur éhonté, justement étrillé plus
tard par Mirabeau, Éon, etc., fut cru comme Évangile,
quand il servit la haine, le mépris du public pour les
magistrats de Maupeou.
D'Aiguillon avait eu cependant un succès qui
aurait relevé tout autre. Tirant dé la disgrâce un
homme très capable, Vergennes, il l'envoya en Suède
et y fit la révolution. La Russie et la Prusse comp-
taient sur l'anarchie qu'entretenait le sénat; déjà sur
LA DU BARRY. — MORT DE LOUIS XV 169
le papier ils se partageaient la Suède. {Geffroy,
d'après les Archives de Suède.) Avec notre Ycrgennes
et un peu d'argent de la France, la royauté y fut
rétablie par Gustave, le partage empêché. Ce fut le
salut du pays (1773).
D'Aiguillon avait fait quelques ouvertures à la
Prusse. Cela venait bien tard. Depuis un quart de
siècle, Frédéric, délaissé par nous, puis si âprement
attaqué, avait pris son parti, laissé là le haut rôle de
héros, pactisé avec la barbarie, adoptant sans retour
la via mala des voleurs. Son affaire, à cette heure,
était d'y enrôler l'Autriche, de forcer la pudeur de la
vieille Marie-Thérèse, dont la dévotion avait honte de
voler sur des catholiques. Malgré ses confesseurs qui
la rassuraient là-dessus, « elle pleurait terriblement,
dit Frédéric. Mais plus elle pleurait, et plus elle pre-
nait de Pologne. Il fallut qu'on lui fit sa part. »
Tout l'usage que fît Frédéric des ouvertures de
d'Aiguillon, ce fut d'en parler à l'Autriche. Celle-ci
trouva là un prétexte pour s'excuser d'entrer dans le
partage, quand, tout étant réglé, elle nous fit le hon-
teux aveu.
Le roi n'ayant rien fait, et ne voulant rien faire,
n'en fut pas moins blessé. Il avait toujours cru (comme
Louis XIY) mettre là un des siens. La Cour, d'après le
roi, parut fort indignée. Il fallut faire semblant de
vouloir quelque chose. Aiguillon faisait mine de ras-
sembler des troupes, et menaçait l'Autriche aux Pays-
Bas. Il réunit à Brest, il arma une flotte. Tout cela peu
utile, d'un pitoyable résultat. Les Anglais défendirent
170 HISTOIRE DE FRANCE
à cette flotte de sortir; même outrageusement, leurs
frégates, à Brest, à Toulon, entrèrent, pour surveil-
ler les nôtres et les faire obéir à l'ordre souverain de
Londres !
C'est le point le plus bas où soit tombé la France.
La situation tout entière est exposée, mieux qu'en
aucune histoire, dans les admirables Mémoires que
remit Broglie à Louis XV. (Boutaric, I et IL) Mais d'un
si triste état quelle est l'explication, le vrai mot qui
dit tout? Banqueroute, épuisement.
On a des billets de Terray à tel banquier; il le
prie à genoux de lui prêter au moins telle petite
somme pour les payements du jour. Sans quoi le
misérable ne pourrait plus aller, et mettrait la clé
sous la porte.
Terray, dans sa première année, avait été fort dur,
l'instrument odieux, excusable pourtant, de la néces-
sité. Par les moyens les plus cruels, il établissait la
balance des dépenses et des recettes. Il voulait
l'ordre, et il était capable de le faire, mais deman-
dait l'économie. Il n'obtint rien, et il fut entraîné. Il
augmente l'impôt, crée des taxes nouvelles. Il double
les péages, les droits de greffe et de contrôle, vend
les charges municipales. Et avec tout cela, le voilà
débordé encore. Le déficit reparaît de nouveau.
En plein gâchis et n'espérant plus rien, on va, on
court, on lâche tout. Le parti Du Barry, un monde
d'intrigants (Cour, tripot, sacristie), la volée dévorante
de ces mouches immondes qui naissent aux lieux
fétides, emplit Versailles. Et chacun pille. — Le roi,
LA DU BARRY. — MORT DE LOUIS XV 171
comme les autres, a son petit commerce. En bon
négociant, il note jour par jour sur son carnet le prix
des blés. — Gain rapace et dépense aveugle. — La
folle, qui l'est de plus en plus, jette l'argent par les
fenêtres. Elle prend, donne, achète au hasard. Mais
dans cette furie de dépense, elle est (moins que folle)
imbécile, elle radote, veut une toilette d'or!... Meuble
bète, qui fut commencé, mais la mort du roi
l'arrêta.
Cette mort est une comédie. La petite vérole l'ayant
pris (à soixante-quatre ans, d'autant plus dangereuse),
le débat s'engagea de la façon la plus étrange. Les
dévots qui régnaient, craignaient les sacrements, qui
auraient effrayé, tué le roi. Les non dévots, par
contre, voulaient les sacrements pour envoyer le roi
au diable. Richelieu, comme athée, était chef du parti
dévot, et ce fut lui qui se chargea d'arrêter au pas-
sage l'archevêque de Paris. Il le retint, lui dit :
a Monseigneur, s'il vous faut un homme à confesser,
prenez-moi, me voici. Et je vous en dirai de belles ! »
DeBeaumont, qui était un saint, mollit pourtant ici; il
eut peur d'effrayer ce bon roi si utile à la religion, et
rengaina ses sacrements. [La Rochefoucauld, Besenval,
Richelieu, G. d'Heilly, etc.)
Mais le roi les voulut. Il se sentait partir. Il éloigna
la Du Barry, communia, mourut fort décemment. Le
10 mai, à deux heures, ce règne de cinquante-neuf
ans finit, et la France eut la joie d'avoir perdu le
Bien-Aimé (1715-1774).
172 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XII
Avènement de Louis XVI. (1774. )
Grâce aux récentes publications de Vienne, nous ne
parlons plus au hasard, comme on faisait, du mariage
de Louis XVI, des années qui s'écoulent avant la
mort de Louis XV et des premières du nouveau règne.
L'intérieur, dans son plus intime, nous est désormais
révélé.
Les deux jeunes époux avaient cela de singulier que
lui, né à Versailles, était tout Allemand, comme sa
mère. Et elle au contraire, née à Vienne, était absolu-
ment Française, ou pour mieux dire Lorraine, comme
son père, qui, épousant Marie -Thérèse, devenant
Empereur, ne put pourtant jamais apprendre l'alle-
mand. Il était neveu de notre Régent, lui ressemblait
au moins par l'amour du plaisir,' une légèreté qui
passa à sa fille.
Le Dauphin avait le malheur d'avoir des deux côtés,
paternel, maternel, un fâcheux précédent de lourdeur
AVÈNEMENT DE LOUIS XVI 173
et d'obésité. Il combattit cela toute sa vie par l'exer-
cice, la chasse, la fatigue des métiers manuels, le
marteau et l'enclume. Il ne devint jamais comme son
père un monstre de graisse.
Sous ses formes un peu rudes, le fonds chez lui était
la sensibilité, aveugle, il est vrai, et sanguine, qui lui
échappait par accès. Morne, muet, dur d'apparence,
il n'en avait pas moins quelquefois des torrents de
larmes. Quand, coup sur coup, son père, sa mère
moururent, il eut ce cri : « Qui m'aimera ? » Sa tante
Adélaïde l'aimait assez, mais aigre et sèche, elle allait
peu à sa nature. Cette bonne nature parut aux tristes
fêtes du mariage où cent personnes furent étouffées;
il en eut un chagrin profond. Elle parut à Ventrée dans
Paris qu'il fît plus tard; la joie, la tendresse du peuple,
eurent sur lui cet effet qu'il parla à merveille; son
cœur dénoua son esprit.
On a vu que Ghoiseul faisait, in extremis, ce mariage
d'Autriche pour remonter, durer encore (mai 1770).
On mariait le Dauphin malgré lui. La petite fille vint
quand personne ne la désirait. Ce que furent l'arrivée
et les premiers rapports, un témoin nous le dit, un
témoin oculaire, Yermond, le précepteur de Marie-
Antoinette. Il y eut des deux côtés un froid mortel,
étrange entre si jeunes gens. L'enfant de quatorze ans
laissait son cœur à Vienne, et se croyait entre des
ennemis. Le Dauphin (de seize ans), bien instruit par
ses tantes, ne vit dans sa petite épouse qu'un agent
de Marie-Thérèse.
Celle-ci, avec sa passion, son effort ordinaire
174 HISTOIRE DE FRANCE
pour peser sur ses filles, fît pour son Antoinette ce
qu'elle fit auparavant pour sa Caroline de Naples.
Elle l'endoctrina fortement au départ, la fît coucher
près d'elle aux derniers mois, l'entretenant la "nuit
du terrible pays de France, où elle allait, lui rem-
plissant la tête de toutes sortes de craintes, de
précautions qu'il fallait prendre, faisant enfin tout
ce qui pouvait ôter le naturel à cette enfant, créer
la défiance contre elle.
La petite était fort troublée. Elle avait une peur
extrême du Dauphin, ne permettait pas que Ver-
mond la quittât. Ce redouté Dauphin avait cependant
l'air d'un bon jeune Allemand, encore plus embar-
rassé qu'elle. Le lendemain de l'arrivée, il entre,
au matin : « Avez-vous dormi? » C'est tout ce qu'il
trouva. « Oui », dit-elle. Yermond était là, un peu
éloigné seulement. Le Dauphin brusquement sortit.
Elle montrait beaucoup trop la prudence qu'on
lui avait recommandée, ne se fiant à aucune clé,
cachant dans son lit même les lettres de sa mère,
et par là faisant croire qu'elles contenaient de grands
secrets. Elle écrivait le jour où ses lettres partaient,
les cachetait au moment même, les envoyait tout
droit par l'ambassade. Les innocents cahiers de ses
extraits d'histoire (un complément d'éducation), elle
n'osait les continuer avec Vermond, « de peur d'être
surprise par M. le Dauphin. » [Lettres de Vermond,
p. 369-370.)
Sa mère, fort maladroitement, par une exigence
vaine, lui ménagea une querelle dès l'arrivée. Elle
AVÈNEMENT DE LOUIS XVI 175
demanda à Louis XV que Mademoiselle de Lorraine,
parente de l'Empereur, fût aux fêtes après les
Gondè, avant les Bouillon, les Rohan, et autres
familles titrées. Vive, très vive résistance de tous
ces gens, qui,, blessant la Dauphine, se crurent dès
lors en guerre avec elle, furent ses ennemis.
Son aimable figure et sa vivacité d'enfant avaient
plu fort au roi. Elle n'avait nullement déplu à
Mesdames. Raisonnablement elle inclinait de ce côté,
attirée spécialement par la bonté de Madame Vic-
toire. Elle y allait trois fois par jour (Arneth, p. 13)
et elle y voyait le Dauphin. Il était trop heureux
que la jeune princesse, isolée, d'elle-même préférât
le seul lien sur, honorable, de Versailles. Mais
Mesdames étaient suspectes à Marie -Thérèse. Elle
eut le tort très grave d'en éloigner sa fille, qui
dès lors suivit sa nature, alla aux jeunes dames,
aux rieuses étourdies, aux petites moqueuses, dont
sa mère la blâma (trop tard).
La vieille impératrice, qui, malgré elle et en
tremblant, entrait dans cette mauvaise action, le
partage de la Pologne, aurait voulu que la Dauphine
lui ménageât la Du Barry. Mais cette fille, si fami-
lière, se fût fait à l'instant amie et camarade. La
Dauphine se serait brouillée avec Mesdames, avec
son mari même. Ce qui la rapprochait quelque peu
du Dauphin, c'était précisément la haine et le dégoût
commun qu'ils avaient de la Du Barry.
Autre tort de la mère. N'ayant plus son Ghoiseul,
voyant branler l'alliance française, elle eût voulu
176 HISTOIRE DE FRANCE
à tout prix une grossesse, un enfant, qui raffermît
ici l'influence autrichienne. Impatience étrange,
inconvenante. Elle en rougit parfois. Puis elle revient
à la charge, elle inquiète, tourmente sa fille. De
là beaucoup de bavardages, tout le monde au cou-
rant de ces secrets du lit. Les courtisans moqueurs,
et les femmes de chambre (Campan, etc.), ont fort
indécemment occupé l'histoire de cela, et aux dépens
de Louis XVI, excusant par sa négligence les échap-
pées de la jeune étourdie.
Le gouverneur La Vauguyon eut la première année
un motif spécieux de les tenir à part. C'étaient
de vrais enfants encore, qui semblaient faibles,
lymphatiques. La petite grandit encore pendant
deux ans.
Le Dauphin, sans jamais tomber dans les excès
de Louis XV, ni boire beaucoup, mangeait à l'alle-
mande, lourdement, gauchement, trop vite. Il avait
des indigestions. Elle des diarrhées, coliques, etc.
(Arneth., p. 10, 188, 227), souvent les yeux rouges
et malades. (Am., p. 377, et Soûl., II, 65.) En deux
ans cependant elle engraissa un peu; sa peau alors
fut extrêmement belle; elle eut l'éclat unique, la
splendeur de la beauté rousse. La Du Barry en
plaisantait et d'autres, pour en éloigner le Dauphin,
par l'idée du défaut des rousses, que Ferdinand de
Naples imputait à la Caroline. Antoinette du reste
brunit.
Leurs appartements à Versailles étaient fort séparés.
Le Dauphin chassait tous les jours, revenait fatigué,
AVÈNEMENT DE LOUIS XVI 177
dormait (et même à la table du roi). Ce n'était pas
le compte de Marie -Thérèse. Le nouveau ministère
lui était très contraire. Il croyait (non sans cause) aux
espionnages de l'Autriche. Il n'envoyait plus môme
d'ambassadeur à Vienne. Marie -Thérèse s'en mourait
de chagrin, de peur, au partage de la Pologne.
La vieille y descend jusqu'à tromper sa fille même,
dans ses lettres intimes et secrètes. Le 4 mars, elle
signe le partage et le pacte avec la Russie. Le 4 mai,
elle écrit à sa fille qu'on la calomnie en disant
qu'elle s'allie avec la Russie. (Arneth, p. 86. )
Quoique M. Arneth ne donne évidemment que
des lettres choisies et triées, ce qui reste est assez
honteux. On y voit qu'elle fit de sa fille l'instrument
de sa politique. Elle gémit à chaque lettre de ne
pas la savoir enceinte. Elle n'ose écrire tout. Mais
elle lui dit : « Croyez Mercy (l'ambassadeur), faites
ce qu'il dira. » Yermond sans nul doute agissait,
avec un Resenval, un fat très corrompu, que Ghoi-
seul avait mis comme mentor près de la Dauphine.
Stylée par ces honnêtes gens, cette enfant de quinze
ans joua un triste rôle. N'ayant nul goût pour le
Dauphin, plutôt un peu de répugnance, elle fit les
avances et elle obtint le lit commun. On le voit
indirectement, mais clairement, dans une lettre du
21 juin 1771 : « Il a pris médecine, mais va bien,
et m'a bien promis qu'il ne sera pas si longtemps
à revenir coucher. » Gela gagné, tout fut gagné.
Le jeune homme, honnête et touché de voir la
petite (très fière) mettre la fierté sous ses pieds,
T. XVI. 12
178 HISTOIRE DE FRANCE
sentit son devoir, fut exact et assidu près d'elle. Le
18 décembre, elle espère être enceinte. « M. le Dau-
phin se fortifie. Il est tous les jours plus aimable,
et il ne manque à mon bonheur que d'être dans le
cas de ma sœur (enceinte); je V espère bientôt. »
Les choses étaient précipitées. C'était le 1 8 décembre.
Le partage de la Pologne fut signé le 4 mars, nié
encore en mai, avoué en juillet. La mère eût donné
toutes choses pour qu'elle fût grosse auparavant1.
La Dauphine y avait le mérite de l'obéissance.
Car tous ses goûts l'éloignaient du Dauphin. Il
était sérieux et s'appliquait, employait sa forte
mémoire. Menacé d'être roi, il eût voulu entrevoir
les affaires, être admis au Conseil. Il étudiait, en
bonne fortune et à l'insu de Louis XY, avec un
officier instruit qui lui parlait de guerre et d'admi-
nistration.
La Dauphine au contraire n'eut aucun goût d'études.
Sa mère l'avait fort négligée jusqu'à treize ans (1768),
jusqu'à l'année où la mort de la reine de France
fit croire qu'on pourrait la faire reine. Elle reçut
alors tous les maîtres à la fois, mais n'apprit rien
du tout. Ses lettres, ses dessins, que l'on montrait,
1. Elle eût fort bien pu l'être. Leurs rapports, sans être complets, pouvaient
être féconds ; cela se voit souvent. Les trop zélés apologistes de la reine, pour
excuser ses fautes, voudraient nous faire accroire que le roi était froid pour
elle et impuissant. Baudeau nous précise la clrose (juin-juillet 74). 11 avait
seulement ce qu'ont souvent les plus robustes chez qui les attaches sont
fortes. Nombre d'enfants (Mirabeau, par exemple) ont un petit obstacle ana-
logue, au frein de la langue; on le coupe pour la délier: souvent aussi cela se
délie de soi-même. Il n'en fallait faire tant de bruit. Nous n'en parlerions
pas si les gens de la reine {Camp an, etc.) n'avaient adroitement trompé le
public là-dessus.
AVÈNEMENT DE LOUIS XVI 179
n'étaient pas d'elle. A Versailles, elle était trop distraite
ou trop vaniteuse pour refaire son éducation. Ver-
mond s'en désolait. Sa mère lui en écrit en vain.
« La lecture, lui dit-elle, vous est plus nécessaire
qu'à une autre, n'ayant aucun acquis, ni la musique,
ni le dessin, ni la danse, peinture et autres sciences
agréables. » (6 janvier 1771, Arnelh, p. 23.)
Elle n'avait de goût que pour les comédies. Elle
en jouait, y remplissait des rôles, faisait Marton,
Lisette. Elle riait de l'étiquette, et s'en allait légère
cavalcader avec le frère Artois, un petit fou. Ils
font des courses à ânes, elle tombe et donne à rire.
Elle-même, avec ses dames, rit du roi, un peu du
Dauphin.
Elle était très charmante, avec tout cela, point
méchante, sensible par moments. A Y entrée dans
Paris (juin 73), elle a un joli mouvement de cœur
pour ce bon peuple ému et tendre, pour son mari
aussi, qui a très bien parlé. — « Aux Tuileries, nous
ne pouvions ni avancer ni reculer. Au retour, nous
sommes montés sur une terrasse élevée. Je ne puis
dire les transports d'affection qu'on nous a témoi-
gnés. Nous avons salué le peuple avec la main.
Rien de si précieux que l'amitié du peuple; je l'ai
senti et ne l'oublierai jamais. » (.4m., 89.)
Mais le jour redouté du Dauphin est venu. On
lui apprend que Louis XV est mort, qu'il est roi.
Il s'évanouit.
180 HISTOIRE DE FRANCE
Puis, revenant à lui, il s'écria : — « Oh! quel
fardeau!... Et on ne m'a rien appris! » (Bandeau.)
Le scrupuleux jeune homme était dans un état
qu'on peut dire admirable, décidé à marcher dans
la droite voie et contre son cœur même. On le
vit tout d'abord. Sa grande religion en ce monde,
c'était son père, Son unique affection, c'était la
reine. Or, ce père, le Dauphin, avait protégé d'Ai-
guillon, et l'eût gardé certainement. La reine aimait
■Ghoiseul qui avait fait son mariage, brûlait de le
faire revenir. Louis XYI écarta Ghoiseul et d'Aiguillon.
A l'ouverture première du secrétaire de Louis XV,
il eut un coup au cœur, vit à quel point l'Autriche
l'enveloppait, combien il lui faudrait se garder de
la reine. Rohan, ambassadeur à Vienne, tout récem-
ment, le 10 janvier, avait averti Louis XV qu'il était
vendu jour par jour. Mercy, l'ambassadeur d'Autriche,
avait acheté un commis qui lui révélait l'arrivée
des dépêches et leur effet au ministère. Il avait
acheté à la Cour un seigneur qui l'informait de tout.
Le ministre Kaunitz avait nos chiffres, avait copie
de nos dépêches de Versailles et des ambassades
françaises dans toute l'Europe. Des bureaux, à Liège,
Bruxelles, Francfort et Ratisbonne, interceptaient
nos lettres, les lisaient au passage (Georgel, I, 269-
304). L'homme à qui on devait l'importante révélation
fut noyé, et bientôt trouvé dans le Danube, exposé
avec un billet pour dire qu'il se noyait lui-même.
[Boutaric, II, 378; Flassan, VII, 119.)
Tout cela était clair. Le premier soin de Louis XVI,
AVÈNEMENT DE LOUIS NVI 181
ce fut de cacher les papiers relatifs à l'Autriche
dans un lieu où la reine n'allait point, la pièce des
enclumes, où furtivement il forgeait, près des combles.
Seul, libre encore, il écrivit en Suède, il appela
de là Yergennes, ennemi de Choiseul, et qui pouvait
l'aider à lui fermer la porte solidement.
Autre effort, et très beau. Lui, dévot, ami du
clergé et élevé par un Jésuite, il voulait faire
ministre l'homme qui devait le moins lui plaire,
Machault, la bête noire du clergé. Mais probité
incontestée. Le père même de Louis XY1 en conve-
nait dans ses papiers.
Madame Adélaïde vint cette fois encore au secours
du clergé. Elle dit que rappeler Machault, cet
homme haï, c'était revenir aux disputes. Que ne
nommait-on Maurepas, si aimable, et aimé du père
de Louis XVI? Elle prit la lettre tout écrite, changea
un peu l'adresse, et de Machault fit Maurepas.
Maurepas, si léger, avait pourtant deux vrais
mérites. Il avait de l'esprit, il était anti-autrichien.
Le roi le logea près de lui pour avoir à toute heure
son soutien, son autorité, avec celle de ses tantes,
pour se garder un peu de sa faiblesse conjugale.
Entre Maurepas et Vergennes, ses deux gardes du
corps, il craignit moins, accorda à la reine de voir
et recevoir Choiseul.
On crut que celui-ci revenait au pouvoir. Et nos
Autrichiens exultaient. Leur déroute n'en fut que
mieux marquée. Le roi reçut Choiseul, et ne lui
dit qu'un mot : « Qu'il était bien changé, devenu
182 HISTOIRE DE FRANCE
gras et chauve. » Puis lui tourna le dos. Choi-
seul désarçonné retombe pour jamais dans l'exil
(13 juin 74).
L'Autriche eût moins perdu en perdant dix batailles.
Tout son espoir était le retour de Ghoiseul. Joseph II
et Kaunitz, dans leurs vastes projets de Turquie,
d'Allemagne, partaient de cette idée qu'Antoinette
leur tenait la France pour s'en servir à volonté.
Marie-Thérèse, à chaque lettre, lui demande toujours
d'être bonne Autrichienne, lui dit expressément
(Am., 119, 1*24 et passim) : « Mêlez -vous des
affaires... Devenez le conseil du roi... Faites de
Mercy votre ministre. » En toute chose qui ne
s'écrit pas, on la menait par Mercy, Yermond,
Besenval, par les Ghoiseul et la Grammont.
Tout acte indépendant de la France leur semblait
révolte. On le vit en 78, quand le roi refusa de faire
la guerre pour Joseph II ; Kaunitz, si réservé, rougit
et pâlit de fureur (Flassan, VII). On le vit en 74; la
Grammont indignée courait Paris, disant que l'on
saurait bien mettre le roi à la raison (Soûl., II, 256).
Rohan, le 29 mai, avait pris congé de Marie-Thérèse
(Arn., 116), mais il resta à Vienne un mois pour
observer encore. Il recueillit des preuves d'autant
plus accablantes de la perfidie de l'Autriche, qu'elles
concordaient à merveille avec tout ce que Broglie,
dans ses lettres secrètes, avait dit au feu roi (Voy.
Boutaric). Louis XVI allait voir qu'il était épié, vendu,
ainsi que Louis XV. Il était défiant. Gomment le
changer à l'instant, obtenir qu'il s'aveugle, se crève
EVENEMENT DE LOUIS XVI 183
les deux yeux, je veux dire qu'il écarte à la fois et
Broglie et Rohan?
Marie -Thérèse était épouvantée, et encore plus
l'ambassadeur- mouchard, Mercy, qui sur sa face
voyait arriver le soufflet. Leur unique ressource était
la reine, bien jeune, il est vrai, bien légère, peu
corrompue encore, pour ruser et tromper longtemps,
La mère la flatta fort, l'appela son amie (Arn.y 122).
Mercy, Yermond, lui dirent sans nul doute qu'en
servant l'Autriche elle servait la France, le roi, la
paix du monde. Elle était orgueilleuse, et on la prit
par là pour lui faire soutenir un mois ou deux le
rôle le plus honteux pour une femme, d'obséder,
d'enivrer de caresses menteuses un mari qui lui
répugnait.
D'abord elle assura qu'après la mort presque
subite du. feu roi, elle ne serait jamais tranquille si
Louis XVI n'était inoculé. Elle ferma sa porte, s'en-
ferma avec lui, l'enveloppant de soins et de ten-
dresse. Gela le toucha fort, et lui fît faire une chose
sotte de confiance illimitée. Il supprima l'agence
secrète de Louis XV, donna l'ordre de brûler cette
précieuse correspondance, et les papiers de Broglie,
terribles pour l'Autriche (Bout., II, 410; 6 juin). Ordre
inexécuté. Du moins, il tint Broglie éloigné, se bou-
cha les oreilles et ne voulut jamais l'entendre.
Mais le plus fort restait à faire. Rohan venait, vou-
lait être entendu, et nul prétexte pour l'exclure. Le
roi était guéri , sauf des boutons secs au visage
{Arn.j 122). Moment fort décisif où la reine dut
184 HISTOIRE DE FRANCE
emporter tout. C'était juin; il avait vingt ans. L'ex-
plosion des sens (tardive chez l'Allemand, comme il
était) n'éclatait que plus violente, et l'aveugle désir
d'un bonheur jusque-là incomplet, ajourné.
Au 28 pourtant rien encore1. Paris jasait de chi-
rurgie, d'obstacle, etc., sachant, notant tout jour par
jour. Mais il fallait auparavant que la reine écrasât
Rohan. Cela eut lieu à l'entrée de juillet. Elle tenait
le roi si ivre, si aveugle, que, bien loin de rien
craindre, elle voulut qu'il reçût Rohan, l'assommât
en personne. Celui-ci, qui venait de rendre un tel
service, qui apportait ses preuves, n'eut qu'un regard,
celui du sanglier, un grondement farouche qui le fit
fuir. Telle est la bête en l'homme !
Et telle la victoire d'Eve. L'impossible devint aisé
(Bandeau, 14 juillet 1774). Ingrat pour Broglie, et
ingrat pour Rohan, il fit encore un pas du côté de
l'Autriche ; il envoya à Vienne Breteuil que deman-
dait la reine, et que voulait Marie-Thérèse. Il renonça
à rien voir ni savoir.
La reine avait partie gagnée. Elle ne jouit pas
modestement de sa victoire. D'une part, espiègle,
impertinente, elle insultait les ennemis de l'Autriche,
tirait la langue à d'Aiguillon. D'autre part, sans souci
des chagrins qu'en eut son mari, elle courait sans lui
de nuit, de jour, disant qu'à Vienne on était libre
1. Les dates ici sont tout. On peut les établir non seulement par Georgel
(I, 302), par Soulavie (III, 177), mais surtout par Raudeau, fort désintéressé,
fort instruit, et intime ami d'un ministre qui put lui dire tout. (Baudeau,
Revue rétrosp., III, 272, etc.)
AVÈNEMENT DE LOUIS XVI 185
ainsi. Louis XYI en grondait (Bandeau)-, sa mère s'en
plaint en vain à chaque lettre (Arneth).
Elle portait la tête haute, surexhaussée de plumes
et de panaches, d'aigrettes qui menaçaient le ciel.
Cette mode (odieuse à sa mère, à Mesdames) allait
bien, il est vrai, à sa beauté hautaine. On a finement
remarqué (Geffroy) que les portraits charmants de
Mme Lebrun l'ont trop féminisée. Le front bombé,
les yeux saillants, fort bleus, le nez plus qu'aquilin,
et presque recourbé, eussent fait un ensemble sévère
sans l'adoucissement d'un léger embonpoint et d'une
incomparable peau. La lèvre inférieure faisait lippe
et semblait sensuelle. Les sourcils, très fournis,
marquaient l'énergie du tempérament. Sa belle che-
velure le disait mieux encore par ces tons roux et
chauds qui n'ont rien de commun avec les blondes
languissantes.
Elle était colorée plus que ne le sont les grandes
dames. N'aimant guère que la viande (Ârn.j 80, 83),
elle était fort sanguine, avait aussi beaucoup d'hu-
meurs et certaines crises bilieuses (Id.y 188). Elle
n'était ni gaie, ni sereine, mais toujours émue, véhé-
mente. Par moments très sensible et bonne : « Si
touchante! écrivait sa mère (Arn., 53), on ne peut
pas lui résister. » Mais elle était aussi emportée par
instants, colère au moindre obstacle, et alors aveu-
glée, sans respect d'elle-même. Montbarey en raconte
une scène terrible, si bruyante, qu'un orage qui
éclatait alors, passa inaperçu : on n'entendait pas
Dieu tonner.
186 HISTOIRE DE FRANCE
Déjà on avait fait contre elle un très cruel pam-
phlet (Aurore), où on lui prêtait des amants. En avait-
elle avant l'avènement? quelque goût passager,
quelque léger caprice? La chose est incertaine. Mais
elle avait une passion très vive, pour un très digne
objet, bon autant que charmant, Madame de Lamballe.
Cette jeune princesse de Savoie, Italienne de nais-
sance et de mère allemande, était un ange de dou-
ceur. Elle avait de tout petits traits, une tête d'enfant,
gentille (comme on voit au portrait de Versailles ,
malgré la coiffure ridicule). Plus âgée que la reine,
elle semblait plus jeune, comme une mignonne petite
sœur. Mariée un moment, et très mal, elle s'était
vouée à son beau-père, Penthièvre, venait peu à la
Cour, vivait seule avec lui dans les bois de Yernon.
C'était toute une idylle. La reine, chaque hiver,
l'avait vue, et pourtant ce ne fut qu'aux courses de
traîneaux (janvier 74) qu'elle fut prise au cœur.
Elle la vit glisser, passer comme un éclair. « C'était
le printemps dans l'hermine. » De là un vif caprice,
une ardeur de tendresse, excessive, éphémère, fatale
à la douce personne, faible créature sans défense,
née pour se donner trop, pour aimer et mourir.
MINISTÈRE DE TURGOT 187
CHAPITRE XIII
Ministère de Turgot. (1774-1776.)
Ce matin, à cinq heures, dans la nuit noire encore
(de ce 1er novembre), d'autant plus éveillée, une voix
intérieure m'avertit et me dit : « Qui est digne
aujourd'hui de parler de Turgot? »
Le caractère unique de ce grand stoïcien, — absolu
de vertu, de force et de lumière, n'offre qu'un seul
défaut : une ardeur sans mesure et qu'on trouvait
sauvage, clans l'amour du pays, l'amour du genre
humain.
Il se précipitait. En dix-huit mois, il fit l'œuvre
des siècles, cent ordonnances, dont les considérants
sont autant de traités forts, lumineux, profonds. Et
la plupart étaient des victoires remportées sur la
contradiction, après de grands débats dans le Conseil.
Ce qui reste de ces débats montre sa vigueur âpre
et son acharnement au bien.
Malesherbes lui-même, son collègue, étonné :
188 HISTOIRE DE FRANCE
« Yous vous imaginez, disait-il, avoir l'amour du
bien public. Yous en avez la rage. Il faut être enragé
pour forcer à la fois la main au roi, à Maurepas, à
la Cour et au Parlement. » — Turgot répondait gra-
vement : « Je vivrai peu... »
Il devait mourir jeune. Mais, de plus, il sentait
que le pouvoir allait lui échapper. Il était déplacé
à Yersailles, et son ministère y était une anomalie,
un hasard, une erreur évidemment de Maurepas. Le
plus léger des hommes avait choisi le plus austère..
Il avait appelé l'esprit même du siècle et la Révo-
lution près de ce jeune roi, dont le seul idéal, si
différent, était son père, ou son aïeul, le Duc de
Bourgogne ; il voulait adoucir , mais sauver les
abus.
On a beaucoup parlé de Turgot, et fort mal. On ne
le comprend pas, si on ne se replace en ce temps,
dans ces circonstances. Le temps, le temps, c'est
tout. Laissez là vos systèmes. Seraient-ils bons en
eux, ils sont absurdes ici. Ce n'est pas d'un pays
quelconque qu'il s'agit : c'est de la France d'alors,
opposée sous tant de rapports à la France que vous
voyez.
Partez d'un point d'abord très sûr, c'est que la
terre ne voulait plus produire, c est qu'on semait le
moins possible. La grosse affaire du temps était de
réveiller la culture endormie, de faire qu'on voulût
travailler, labourer, semer, vivre encore. Songez bien
que le sol pesait à ses propriétaires ; la terre leur
était odieuse. On la donnait presque pour rien. Déjà
MINISTÈRE DE TURGOT 189
un quart du soi de France était aux mains des labou-
reurs (Letrosne). Circonstance heureuse, ce semble,
pour la production. Eh bien, on ne produisait
pas.
S'occuper d'industrie, avant l'agriculture, faire des
habits de soie pour qui n'avait rien sous la dent,
c'était la plus sotte sottise. C'était bâtir en l'air,
comme font ces tableaux de la Chine, où vous voyez
là haut des palais, des kiosques, rien en bas, point
de sol dessous.
Il est plaisant de voir le banquier Necker, couché
sur ses écus, injurier le propriétaire, « lion dévo-
rant », etc. Il était trop aisé de le décourager. Le
difficile était de faire tout au contraire qu'il se reprît
à la propriété, à l'aimer, à la cultiver, à la faire
travailler, produire.
L'école" Économique fut le vrai salut de la France.
Elle fît un vigoureux appel à la terre, à la liberté
de vendre les produits de la terre. Elle hâta le grand
mouvement qui mettait cette terre (à vil prix) aux
mains mêmes qui la travaillaient. Ses exagérations
furent très utiles. Nulle autre théorie n'eût répondu
aux besoins du moment, de cette France encore
agricole, où la manufacture était fort secondaire,
et où il fallait à tout prix défricher, augmenter la
culture du seul aliment de la population d'alors.
Assez sur les Économistes. Quant à Turgot lui-
môme, on lui a imputé tout ce qui venait de l'École.
Je vois tout au contraire que, dans son intendance
du Limousin, et surtout dans son ministère, il s'en
190 HISTOIRE DE FRANCE
affranchit fort souvent, consulta les faits seuls, prit
clans l'occasion telles mesures que les Économistes
n'auraient approuvées nullement.
Quant à sa politique proprement dite, qui la sait?
Qui osera dire ce qu'il eût fait, s'il eût duré? Son
ministère de dix-huit mois ne fut évidemment qu'une
préface. On le voit bien par la réserve qu'il garde
sur tels points, le clergé par exemple, qu'il ajour-
nait expressément.
Turgot, comme cadet, avait, bon gré mal gré,
d'abord été d'Église. A vingt-cinq ans, il dit qu'il ne
pouvait garder ce masque, et le jeta. Il resta soli-
taire, et dans sa vie on ne peut découvrir aucun
rapport d'amour. Sa timidité et la goutte (mal cruel
de famille) aidèrent à cette pureté ; mais ce qui y fit
plus, ce fut la vie terrible d'études en tous les sens
qu'il entreprit, voulant conquérir le savoir humain,
mais bien plus, le savoir pratique, l'action et l'admi-
nistration. Toute science, toute langue, toute littéra-
ture, toute affaire, l'intéressaient. Je le vois à vingt
ans faire un livre admirable sur la monnaie et le
crédit, plus tard traduire Homère, Klopstock et
Ossian, observer une comète, écrire à Buffon la
critique de sa Théorie de la terre, formuler le premier
la perfectibilité humaine.
Il passa par le Parlement pour arriver à l'inten-
dance. On lui donna Limoges, le plus pauvre pays.
Qu'était un intendant? Ou plutôt que n'était-il pas?
C'était un roi, ou à peu près. Quelqu'un a très bien
dit que, depuis Richelieu, notre gouvernement était
MINISTÈRE DE TURGOT 191
celai de trente tyrans. Turgot le fut dans un sens
admirable. Son labeur, sa rigidité, imposèrent telle-
ment aux ministres qu'il obtint carte blanche et fit ce
qu'il voulait. En treize ans, il change le Limousin de
fond en comble. Les grandes entreprises qui semblent
regarder le seul pouvoir central, de son chef il les
veut. Le cadastre, l'égale répartition des tailles, la
réforme de la milice, la création des écoles, on lui
passe tout. Il fait cent soixante lieues de routes. Mais
c'est surtout dans les disettes que l'on connut son
énergie, son indépendance d'esprit, même à l'égard
de son École.
L'abbé Véry, un de ses camarades, homme d'affaires,
de coup d'œil juste et fin, sentit là le génie, la force,
et fort habilement le fît accepter de Maurepas, de sa
femme, leur montrant bien surtout que c'était un
sauvage, un homme gauche, impropre à la Cour, qui
ne pouvait porter ombrage, un travailleur terrible,
mais ne visant à rien, si bien qu'une fois en Limou-
sin il n'avait pas voulu des grandes intendances,
de Rouen, de Lyon même; qu'enfin, il était seul,
sans appui, et que Maurepas le renverrait quand il
voudrait.
La mémorable scène entre Turgot et Louis XVI est
bien connue (Véry, Lespinasse). Le jeune roi lui pressa
les mains, lui dit qu'il entrerait dans toutes ses vues,
promit qu'il aurait du courage. Tous deux furent très
émus. Turgot, en sortant, écrivit la belle lettre où
il dit tout l'esprit de son ministère : Ni surcharge
d'impôt, ni banqueroute, ni emprunt; la seule économie ,
192 HISTOIRE DE FRANCE
et la production augmentée. Il pressent les obstacles,
prédit presque son sort.
Dans la réalité, il n'avait qu'un moment, cette pre-
mière jeunesse du roi dans ses vingt ans. Soulevée
au-dessus de sa lourde nature' par un élan sanguin
de cœur, de sensibilité, dès vingt-cinq ou trente ans,
Louis XVI devait retomber. Turgot en trois années,
voulut faire sa révolution.
Il y avait en France un misérable prisonnier, le
blé, qu'on forçait de pourrir au lieu même où il était
né. Chaque pays tenait son blé captif. Les greniers
de la Beauce pouvaient crever de grains; on ne les
ouvrait pas aux voisins affamés. Chaque province,
séparée des autres, était comme un sépulcre pour la
culture découragée. Le vin, étant de même enfermé, à
vil prix, au-dessous des frais de culture, on avait intérêt
à arracher la vigne. On criait là-dessus depuis cent
ans. Récemment on avait tenté d'abattre ces barrières.
Mais le peuple ignorant des localités y tenait. Plus la
production semblait faible, plus le peuple avait peur
de voir partir son blé. Ces paniques faisaient des
émeutes. Pour relever l'agriculture par la circulation
des grains, leur libre vente, il fallait un gouverne-
ment fort, hardi.
Turgot, entrant au ministère, se mettant à sa table,
à l'instant prépare et écrit l'admirable ordonnance de
septembre, noble, claire, éloquente. C'est la Marseil-
laise du blé. Donnée précisément la veille des
semailles, elle disait à peu près : « Semez. Yous êtes
sûr de vendre. Désormais, vous vendrez partout. »
MINISTÈRE DE TURGOT 193
Mot magique, dont la terre frémit. La charrue prit
l'essor, et les bœufs semblaient réveillés.
C'est là- dessus qu'avait compté Turgot, et plus
encore que sur l'économie. Si la culture doublait
d'activité, si le blé, si le vin, roulant d'un bout à
l'autre du royaume, récompensaient leurs produc-
teurs, la richesse allait croître énormément. L'Etat
était sauvé.
Ce n'était pas tout dans son plan. A la seconde
année, Turgot déchaînait l'industrie, qui, libre tout à
coup, allait décupler d'énergie, de volonté, d'effort.
L'ouvrier fainéant, languissant chez un maître, allait,
devenant maître, travailler nuit et jour. Heureux
dans ce travail d'avoir à lui son métier, son foyer,
bientôt une famille. Il n'enchérirait pas à plaisir,
donnerait à bon marché tant de choses nécessaires
à tous.
A la troisième année, Turgot devait fonder l'ins-
truction. Dans les cent arrêts du Conseil qu'il fit en
dix-huit mois, lui-même il donne un admirable et
souverain enseignement sur nombre de matières éco-
nomiques et sociales. Il comprend toutefois que l'on
doit s'élever soi-même, que Ton ne s'instruit bien
que par son propre effort , surtout par l'examen
et la discussion de ses intérêts. Il aurait assemblé,
par commune, les propriétaires] et les eût fait déli-
bérer.
Donc, Culture affranchie (1775), Industrie affran-
chie (1776) et Raison a/franchie (1777). — Voilà tout le
plan de Turgot.
T. XVI. 13
194 HISTOIRE DE FRANCE
« Tout cela est trop hâté? » — Oui, mais il le fal-
lait. Il sentait sous ses pieds des rats qui lui creu-
saient le sol pour le faire bientôt enfoncer. Nous
devons le donner, le plan de ces mineurs, leur
marche souterraine, qui ne fut nullement fortuite.
Ils marchèrent fort et droit. Leur objet capital (pour
la plupart du moins) est visible et très simple. C'est le
retour de M. de Choiseul, triomphe de la Cour et de
l'alliance autrichienne.
Le parti de Choiseul avait besoin d'abord qu'on
rappelât le Parlement. Ce corps avait marché si long-
temps avec lui; il ne pouvait manquer de l'aider;
d'entraver la marche de Turgot. La reine agit. La
sensibilité du roi fut mise en jeu. Étant venu un jour
à Paris, et le trouvant froid, la foule étant muette,
il s'attrista, s'examina, rentra dans sa conscience. Il
y trouva que le Parlement avait des titres après tout,
aussi bien que la royauté, que Louis XV, en y tou-
chant, avait fait une chose dangereuse, révolution-
naire. Le rétablir c'était réparer une brèche que le roi
même avait faite dans l'édifice monarchique. Turgot
en vain lutta et réclama. Maurepas, qui ne voulait que
plaire, céda. Le Parlement rentra (novembre 1774),
hautain, tel qu'il était parti, hargneux et résistant
aux réformes les plus utiles.
Première défaite pour Turgot. L'hiver, se fît la ligue
générale de ses ennemis. Il avait commencé par frap-
per la finance, en supprimant le Banquier de la Cour,
ne voulant plus d'avances ni d'anticipations. Il avait
cassé les baux récents faits par Terray à des prix
MINISTÈRE DE TURGOT 195
usuraires. Il avait refusé le présent ordinaire des Fer-
miers généraux. Enfin, l'affreux tyran avait posé qu'à
Ta venir la Cour, les seigneurs, les grandes dames,
ne seraient plus croupiers, croupières (pensionnaires)
des Fermiers généraux. La capitation des princes,
ducs, etc., pour la première fois fut levée; leurs
carrosses visités, comme tous, par l'octroi aux portes
des villes.
Contre un pareil ministre, la route était toute
tracée : 1° rappel du Parlement; 2° attaque violente
sur le point où Turgot était plus vulnérable, la liberté
des grains, la cherté du blé qui viendrait au prin-
temps.
L'année était pourtant médiocre, et non pas mau-
vaise. La misère était grande; on peut le croire après
Louis XV et Terray. Turgot avait ouvert des ateliers
de charité. Il n'y avait de disette nulle part. A Dijon,
des troubles éclatèrent contre un magistrat accusé
d'être du Pacte de famine. Mouvement populaire qu'on
imita ici assez habilement. Des agents (que Turgot
crut ceux du prince de Gonti) ameutèrent des masses
crédules, les poussèrent au pillage. Ils criaient la
famine, et ils crevaient les sacs, ils jetaient les blés
à la Seine.
On laissa ces bandits courir les champs, aller même
à Versailles. L'armée de dix mille hommes qui y
était toujours, qu'on nommait la Maison du Roi, ne
bougea pas, et, au contraire, c'est de là que partit
l'ordre honteux de céder. Certain capitaine des
gardes , au nom du roi , qui avait fait la faute de
196 HISTOIRE DE FRANCE
paraître au balcon, ordonne aux boulangers de bais-
ser le prix du pain.
On travaillait le roi de très près. Un certain Pezay,
qu'il avait consulté souvent étant dauphin, poussait
auprès de lui le banquier genevois Necker, l'adver-
saire de Turgot. Necker, dans un livre ridicule, à
l'usage « des âmes sensibles », avait ressassé et gâté
le joli petit livre de Galiani contre la secte Écono-
mique. Devant l'émeute, il aurait dû ajourner la publi-
cation. Par une très coupable imprudence, il publia
son livre justement ce jour même.
La fameuse police de Paris, tant admirée, qui sait
tout comme Dieu, ne voulut rien savoir, ne bougea,
laissa la bande entrer, piller les boulangers. La Jus-
tice se conduit tout aussi bien. Le Parlement encou-
rage l'émeute; dans une supplique hypocrite, il prie
le roi d'avoir pitié du peuple, de faire baisser le prix
du pain.
Restait de faire pendre Turgot, qui avait fait le mal
en livrant, disait-on, nos blés à V étranger. Mensonge,
odieux mensonge! Loin d'exporter, Turgot avait
encouragé par des primes l'importation, appelé les
blés étrangers. Necker, dans son fatras, avait le tort
de répondre toujours au principe de l'exportation,
et de réfuter pesamment ce que Turgot n'avait
pas dit.
Celui-ci avait contre lui tout le monde, le roi
même, qui avait les larmes aux yeux. On vit alors la
force de la foi. On vita ce que pouvait la colère d'un
homme de bien. Il accourt à Versailles, change tout,
MINISTÈRE DE TUUGOT 197
se fait autoriser à donner des ordres à la troupe. On
prend, on pend deux des pillards. Et on rejoint la bande
à Sèvres. Leurs chefs, qui allaient être pris, tinrent
forme et furent tués. On trouva parmi eux des offi-
ciers, vieux reitres à vendre, qui dans la sale affaire
étaient agents provocateurs.
Cependant le roi pleure. Il disait à Turgot :
« N'avons -nous rien à nous reprocher? » Sous
YHenri IV du Pont-Neuf, on avait mis : Resurrexit,
et ce mot, dans l'émeute, avait été biffé. Gela boule-
versa Louis XVI. Il alla se cacher, sanglotant, dans
ses cabinets.
On espérait beaucoup de ce pleureur, en l'enlevant
à Reims, loin de ses précepteurs, pour la cérémonie
du sacre. Là, l'élève de Turgot retombait en plein
Moyen-âge. Et pis : on ôta même de l'ancien formu-
laire le seul point qu'on eût dû garder, le moment où
le prêtre interroge le peuple, lui demande s il voudrait
ce roi. Mais on maintint- (malgré Turgot) l'exécrable
serment d'exterminer les hérétiques. Le roi n'osa le
refuser, barbouilla seulement des paroles inintelli-
gibles. A Reims et sur la route, les cris : Vive le Roi!
l'avaient fort attendri, les cérémonies ému. Le voyant
à l'état où tout chrétien pardonne, la reine osa lui
dire qu'elle voudrait bien revoir Ghoiseul. « J'ai si
bien fait, dit-elle, que le pauvre homme m'a arrangé
lui-même l'heure commode où je pouvais le voir. »
(Arn., 152).
La cabale de Cour tirait de là l'espoir de glisser
au Conseil un homme à elle. Turgot y mit bon ordre.
198 HISTOIRE DE FRANCE
Il fît tout au contraire nommer celui qu'on attendait
le moins après le sacre, l'homme le moins aimé du
clergé, Malesherbes, l'ami et protecteur des philo-
sophes. Chose imprévue : le roi, que l'on croyait
dévot, nomma volontiers Malesherbes, et le chargea,
avec Turgot, de répondre aux plaintes du clergé, qui
demandait la mort pour les auteurs impies.
Turgot avait dit franchement que si, dans ses
réformes, il touchait la noblesse, non le clergé
encore, c'était « parce qu'il ne faut pas se faire
deux querelles à la fois ». Personne ne doutait qu'il
ne reprît bientôt les projets de Machault. Le clergé
menacé s'unit à ses ennemis même, seconda de
son mieux les Ghoiseul et le Parlement.
Donc le cercle se ferme autour de lui. Tous sont
toréadors, et il est le taureau. Piien de plus grand
que ce spectacle. Dans le mémorable duel qu'il eut
devant le roi avec le garde des sceaux Miromesnil,
on sent à l'attitude de celui-ci qu'il a un monde der-
rière lui. Turgot, tout au contraire, est seul, mais qu'il
est fortement armé! non d'idées seulement, de raison,
de logique, mais de faits, mais de chiffres. On voit
combien ce prétendu rêveur possède le détail infini,
le positif des intérêts du temps.
On a dit, répété, que Turgot, aveugle sectaire de
son école Économique, ne pensait qu'à la terre et à
l'agriculture. Mais tous ses ennemis, Miromesnil dans
ce débat, Monsieur dans ses pamphlets, le Parlement
dans ses remontrances, lui font précisément le
reproche contraire. Ils l'accusent d'écraser le proprié-
MINISTÈRE DE TÏJRGOT 199
(cire, l'agriculteur, de favoriser tellement l'industrie,
qu'on désertera les campagnes (Éd. Daire, 328, 336).
Grief fort spécieux. L'industrie étant libre, beaucoup
d'hommes, en effet, délaissèrent les champs pour les
villes.
Ce fameux défenseur des libertés publiques, le Par-
lement, voudrait laisser sur les campagnes la charge
des corvées, blâme Turgot d'y suppléer par un impôt
que tous payeront également, les privilégiés même.
Il voudrait maintenir pour l'ouvrier des villes sa
triste servitude sous les corporations, l'apprentissage
interminable et les frais écrasants qui rendent le
métier inaccessible au pauvre, n'y laissent arriver que
les enfants des maîtres, héritiers endormis des rou-
tines éternelles. Turgot, dans son beau préambule,
pose avec grandeur le principe : « Dieu a fait du droit
de travailler la propriété de tout homme. C'est la pre-
mière, la plus sacrée de toutes. » (Éd. D., II, 302.)
Les aigres résistances du Parlement trouvaient
appui dans les gros marchands de Paris, les six corps
de métiers. La fîère boutique héréditaire fut furieuse,
autant que Versailles. Turgot eut contre lui les
seigneurs et les épiciers.
Contraste curieux. L'étranger admirait. En France,
tout paraissait hostile. Marie-Thérèse elle-même est
frappée de la grandeur des résultats. La Hollande
rend à Turgot un hommage significatif. Elle montre
sa confiance, offre ses capitaux à un faible intérêt. Ce
sage peuple, voyant en dix-huit mois l'ordre mer-
veilleusement revenu, sent bien que, pour la pre-
200 HISTOIRE DE FRANCE
mière fois, c'est un homme qui conduit la France.
« Le roi apparemment doit être bien joyeux ? »
Au contraire, de plus en plus sombre. Il avait dit à
son avènement : « Je voudrais être aimé ! » — Et il
ne voit que mécontents. « M. Turgot, dit-il, ne se fait
aimer de personne. »
Ce ministère tout entier déplaisait. En guérissant
les plaies, il les avait montrées. Malesherbes lui-
même, visitant les prisons, avait manifesté l'horreur
du vieux régime de la Grâce. Il avait obtenu du
roi de ne plus signer de lettres de cachet. La
faveur d'enfermer un mari incommode, un fils
embarrassant, un héritier qu'on voulait écarter,
ces douceurs obtenues si aisément sous La Vrillière,
elles furent désormais refusées. Le père de Mira-
beau ne put continuer de poursuivre, enfermer
son fils.
Encore plus odieux fut le ministre de la guerre,
Saint-Germain, vieux soldat farouche, qui eût voulu
établir clans l'armée la dure discipline prussienne,
qui supprimait les privilèges et les troupes privilé-
giées. Il avait fait une charge terrible sur la Maison
du Roi, commencé à sabrer ces fainéants dorés. Les
cris furent si perçants, le roi si ébranlé, qu'on resta
à moitié chemin.
Tùrgot ne réussit pas mieux pour la Maison civile,
la valetaille qui dévorait Versailles. On imagine à
peine ce que c'était alors que cette ruche énorme,
grouillante, dans ses recoins obscurs, cabinets, entre-
sols, trous noirs, soupentes fétides. Les corridors en
MINISTÈRE DE TURGOT 201
outre, les escaliers tout pleins de petites boutiques,
marchands fripons et marchandes équivoques. Le
fouet n'était pas trop pour chasser les marchands du
temple, épurer l'antre immonde. Mais quelle tempête
au premier coup ! Le roi en devint sourd, ne put
plus entendre Turgot.
Son combat intérieur, obscur, mais violent, était
contre la reine, la faiblesse, l'embarras du roi, obligé
de payer sa femme, comme il eût fait d'une maîtresse.
La reine avait quatre millions par an. Mais elle
voulut renouveler la charge très coûteuse de surin-
tendante. Aimant déjà moins sa Lamballe, elle voulait
l'étouffer d'honneurs. Elle voulait aussi écarter,
marier le petit Luxembourg, qui d'abord avait plu,
mais alors ennuyait. On demandait pour lui une dot
légère de quarante mille livres de rentes. L'homme du
jour (1775) était l'agréable Lauzun, pour qui elle vou-
lait se faire venir d'Autriche une belle garde hon-
groise, de grand faste, de grande dépense. Lauzun
n'était pas seul. Il avait un rival qui commençait à
poindre, la délicieuse Polignac, si charmante et si
pauvre, qu'il fallait enrichir.
La férocité de Turgot ne parut jamais mieux que
dans l'affaire de Luxembourg. Au premier mot qu'on
dit pour que l'État dotât le petit favori, il éclata d'in-
dignation. On s'adressa à Malesherbes, qui, sentant
l'affaire grave, ne voulant pas avec la reine engager
un combat à mort, fit signer au roi cette grâce sous
la forme d'acquit au comptant, cette forme dont
Louis XV abusa tant, et que le nouveau roi pro-
202 HISTOIRE DE FRANCE
mettait de n'employer plus. Turgot fut furieux et
s'emporta contre Malesherbes.
Les gazettes étrangères disaient : « Luxembourg a
vaincu Turgot. » La chose retentit. La reine s'excusa
près de Marie-Thérèse et s'en lava les mains, préten-
dant n'y être pour rien. Mais personne né le pensait.
De même que sa sœur Caroline de Naples avait chassé
le vieux ministre dirigeant, l'illustre Tanucci, on crut
que Marie-Antoinette ferait bientôt chasser Turgot.
Le Parlement le sentit mûr, près de tomber, l'attaqua
sans ménagement. On censura une brochure (de
Voltaire) qui le défendait. On condamna, on fit brûler
par le bourreau un livre modéré, très sage, d'un
commis de Turgot (mars 1776). Coup violent. Il voyait
bien sa chute et regrettait de succomber avant d'avoir
pu essayer la troisième partie de sa révolution, son
plan d'instruction et de municipalisation. Dans les
dangers qu'il prévoyait, il frémissait de laisser ce
peuple orphelin qui irait, ignorant, barbare à sa
grande crise, sans nulle préparation. Dans une lettre
importante, il dit au roi tout ce qu'il voit venir, lui
montre la voie où il s'engage, cette voie où un roi
n'a plus que l'option d'être ou un Charles IX, ou un
Charles Ier, le choix de la mort ou du crime.
Quel que fût son chagrin de quitter le pouvoir
quand il était si nécessaire, de quitter Louis XVI que
très réellement il aimait, il resta immuable, inflexible,
sur une question : « Point de guerre ! Le premier
coup de canon serait pour nous la banqueroute. »
Pour en être plus sûr, il eût supprimé la milice, eût
MINISTÈRE DE TURGOT 203
réduit les soldats à ceux que pouvait fournir l'engage-
ment volontaire. Ce plan qu'il porta au Conseil n'y
eut pour lui exactement personne. Pour la première
fois, il fut seul.
Turgot ne voulait pas comprendre, aux brusqueries
du maître, qu'on désirait qu'il s'en allât. Une machine
très grossière avait aigri, troublé le roi. On forgea
de prétendues lettres où Turgot (un homme si grave)
plaisantait de la reine qui ne se gênait plus, mettait
sa vanité à se montrer partout avec l'homme à la
mode, jusqu'à lui demander la plume blanche qu'il
avait portée, jusqu'à lui prendre son cheval, asseoir
là la reine de France ! — Goût pourtant éphémère,
goût du bruit, du scandale. Un autre plus profond,
plus durable, avait pris le cœur.
Si l'on en croit les parents de Turgot, en mai 1776,
une personne de la Cour présente au Trésor un bon
signé du roi, un de ces acquits au comptant que le
roi avait tant promis à Turgot de ne plus signer. Bon
énorme ! un demi-million !
Turgot ne veut payer, court au roi. « On m'a sur-
pris », dit celui-ci embarrassé. « Sire, que faire ? —
Ne payez pas. » — Turgot ne paya point, et trois
jours après fut destitué. (Bailly, II, 214.)
Quelle personne autre que la reine demanda ce
don monstrueux ? Quelle fut assez puissante pour
punir ainsi le refus ? pour faire que si honteusement
le roi démentît sa parole, oubliât tous ses sentiments
(réels, sincères) d'économie ? Il y fallut une force
majeure, la passion (contestée à tort) qu'il avait pour
204 HISTOIRE DE FRANCE
la reine, sa triste dépendance de celle qu'il fallait
acheter.
Pour avoir un prétexte, elle acquit un bijou, des
diamants, qui furent loin de coûter un demi-million.
Elle était au plus fort de son goût pour la Polignac,
dans les premiers transports , faut-il dire d'amitié ?
Elle tremblait à l'idée de la perdre. Et la petite
femme, stylée par de bas intrigants, avait très douce-
ment annoncé à la reine qu'elle aurait la douleur de
s'en aller, étant trop pauvre, et ne pouvant vivre à
Versailles (Campari). La reine épouvantée chercha de
l'argent à tout prix.
Marie-Thérèse, dans une lettre, reproche amère-
ment ces diamants à sa fille {Arn., 187). Puis, dans
une autre lettre, elle semble savoir qu'il s'agit d'autre
chose encore, dit ce mot singulier : « En se parant
ainsi, on s avilit. » (Am., 192, 1er octobre 1776.)
Malesherbes et Turgot s'en vont le même jour
(Arn.j 172). Saint-Germain, arrêté dans sa réforme mili-
taire, reçoit un surveillant, meurt bientôt de chagrin.
Voltaire pleura. Et, ce qui est frappant, Frédéric et
Marie-Thérèse sentirent la perte de la France. La
reine a honte, veut faire croire à sa mère qu'elle n'a
nulle part à l'événement. (Am., 173-174.)
Turgot avait quitté sa place avec douleur. La
corvée rétablie lui arracha des larmes. Il sentit
qu'avec lui tout s'en allait, que c'était fait de la pru-
dence, que la France, lancée dans la guerre ruineuse,
l'emprunt illimité, irait les yeux fermés à la sanglante
expérience, irait par le fer et le feu.
MINISTÈRE DE TURGOT 205
Ce qu'il allait faire, l'année môme, c'était précisé-
ment ce qui eût adouci, préparé le passage. Il voulait
en octobre 1776 entamer sa grande œuvre, Y éducation
nationale ) et celle, qu'on reçoit par l'école, et celle
qu'on se donne en s'instruisant de ses affaires, exa-
minant, jugeant les intérêts publics.
N'avait-il aucun plan, comme disent Monthyon,
Besenval? N'avait-il d'autre plan que celui que nous
donne l'École économiste par Dupont de Nemours, ce
petit plan timide d'assemblées de propriétaires ? Je
n'en crois pas un mot.
Ce que je vois, c'est que, dans les affaires, il ne
suit son École que librement, s'en écarte souvent. Ce
que je vois, c'est que toute sa vie fut dominée par
l'idée haute, la foi du Progrès infini, du développe-
ment sans bornes des puissances et des activités
humaines. « Il avait, dit Monthyon, une confiance
excessive, présomptueuse, dans la sagesse populaire. »
Donc on ne peut pas croire qu'il se fût arrêté à ces
idées mesquines, analogues aux essais que fit
Choiseul en 63, que fit Necker en 78. Gela n'était
pour lui qu'une éducation préalable des masses, que
leur préparation à l'action. Hardi autant que ferme,
il eût marché très loin, mené très loin le peuple, les
yeux sur son étoile, le Progrès, sans broncher sur le
chemin du Droit.
On ne peut découvrir dans sa vie qu'un seul
moment faible. Il fut touché du roi, attendri d'un
homme si jeune, naïf encore, et qui voulait le bien.
Il trompait d'autant mieux, ce roi, qu'il se trompait
206 HISTOIRE DE FRANCE
lui-même. Il se croyait très bon. Mais c'était la bonté
de son père le Dauphin, de son aïeul le duc de
Bourgogne. Son évangile était les papiers de son
père, et ceux du dévot Télémaque. Il sortait peu de
là. Il voulait être juste, mais pour tous les injustes.
Quand on lui fît supprimer le servage sur ses
domaines, il n'osa y toucher sur les domaines des
seigneurs, respectant la propriété (propriété de chair
humaine). Sur un plan de Turgot qui ne tient compte
des ordres et privilèges, il écrit ce mot étonnant :
« Mais qu'ont donc fait les grands, les États de pro-
vince, les Parlements, pour mériter leur déchéance? »
Tellement il était ignorant, ou aveugle plutôt, inca-
pable d'apprendre.
Là était la difficulté, plus qu'en aucune intrigue.
Le réel adversaire du progrès, de l'idée nouvelle,
c'était le bon cœur de cet homme qui, tout en admet-
tant certaines nouveautés, n'en couvait pas moins le
passé d'une tendresse religieuse, respectait tous les
droits acquis, et n'y portait atteinte qu'avec regret,
remords. L'ennemi véritable, c'était surtout le roi.
Il était l'antiquité même.
TRANSFORMATION DES ESPRITS 207
CHAPITRE XIV
Transformation des esprits. (1760-1780.) — L'élan pour l'Amérique.
La guerre. (1777-1783.)
Deux mois après la chute de Turgot. l'Amérique en
péril vient ici demander secours (17 juillet 1776). Que
répondra la France ?
Qu'elle même succombe, qu'elle est obérée, ruinée ?
Non, la France emprunte un milliard, se perd et
sauve l'Amérique.
Gela est grand et singulier.
Quelle est donc cette France qui ressemble si peu à
ce que nous voyons?
Qui dit France, ne dit pas le roi. Et c'est là
même la merveille que la France ait tellement
dominé, entraîné le roi, qu'il se soit, contre ses
idées, ses goûts et ses désirs, trouvé fatalement
dans l'affaire.
La France de 1750 n'eût ni voulu, ni pu cela.
Mais, en vingt-cinq années, une nation toute autre
s'était faite. Ainsi que l'enfant retardé, qui grandit
208 HISTOIRE DE FRANCE
tout à coup de six pouces ou d'un pied, — ce peuple
eut brusquement deux ou trois accès de croissance.
De 1750 à 1760, par Y Encyclopédie, par Voltaire,
Diderot et les premiers Économistes, elle fit table
rase d'un monde de vieilleries, entra dans la vraie
voie de pensée et d'activité.
Et depuis 1760, par Rousseau et Mably, par la
lutte des écoles de Rousseau et de Montesquieu, on
discuta le Juste, on rechercha le Droit. Le succès
colossal du livre de Raynal (1770) étendit ces idées
de la patrie au monde.
Mouvement rare, unique, où tous entrèrent, les
femmes!... ce qui ne s'était vu jamais. La femme,
de nos jours triste agent de réaction, fut dans ce
temps admirablement jeune , ardente , devança
l'homme même.
Elle est alors la fille de Rousseau, tout attendrie
de lui, le lisant nuit et jour, ne pouvant pas dormir
si elle ne l'a sous l'oreiller. Aveugle à ses contra-
dictions, et l'embellissant de ses rêves, elle croyait
le voir, sur les ruines du monde, recommençant tout
par l'amour, refaisant le monde en trois livres (par
la Femme, l'Enfant, la Patrie). Féconde en fut l'émo-
tion, vive au cœur, aux entrailles. Toutes ont conçu
d'Emile. Ce , n'est pas sans raison qu'on note les
enfants nés de ce beau moment comme animés d'un
esprit supérieur, d'un don de flamme et de génie.
C'est la génération des Titans révolutionnaires ;
l'autre génération non moins hardie, dans la science.
C'est Danton, Vergniaud, Desmoulins ; c'est Ampère
TRANSFORMATION DES ESPRITS 209
et Laplace, c'est Guvier, Geoffroy-Saint-Hilaire.
Mlle de Lespinasse marque admirablement cette
heure (1776), où les salons changèrent. On se tut
un moment et on se recueillit dans l'attente
solennelle de tout ce qu'allait faire ïurgot. Puis on
ne parle plus que d'affaires sociales et d'intérêts
publics. De plus en plus les femmes vont de l'amour
au grand amour, celui du bon, du juste, de l'huma-
nité, de la France.
Mêmes pensées du plus haut au plus bas, à Paris,
à Versailles même. La plus noble, la plus entou-
rée, la charmante Mme d'Egmont, dans sa foi à la
liberté, qu'écrit-elle à Gustave, au nouveau roi de
Suède {Geffroy)? Le nouvel évangile qui fait battre
le cœur à Manon Phlipon, la fille d'ouvrier, dans
l'asile indigent où je la vois si belle, entre Rousseau,
Plutarque , bientôt l'austère épouse de ce grand
citoyen, Roland.
Les pires sont les meilleurs. N'est-il pas surpre-
nant de voir chez Gonti , Richelieu (chez les
méchants de 1750), ces femmes si tendres et si sin-
cères? Cette d'Egmont dont l'adorable larme est
immortalisée par les Confessions, c'est la fille pour-
tant du dur et malin Richelieu.
Voici qui est plus fort. Figaro devient un héros.
L'effronté Beaumarchais, spéculateur heureux et
auteur applaudi, dans son frétillement, agent de
Du Barry ou courrier de la reine (1774), avait tout
gagné, hors l'honneur. *Mais, attentif à tout, finement
il odore d'où va souffler la gloire, il pressent le
T. XVI. 14
210 HISTOIRE DE FRANCE
grand cœur généreux de la France, s'empare de
l'affaire d'Amérique.
Les insurgents tirent l'épée en avril 1775. Et à
l'instant une voix de la France répond, les proclame
invincibles (25 septembre).
Yoix très retentissante , celle de l'homme du
succès, de celui qui, dans les affaires comme au
théâtre, a si bien réussi, la voix de Beaumarchais.
Il arrive de Londres, jure que l'Anglais enfonce et
que Y Américain vaincra.
Forte parole d'évocation magique qui plus que cent
vaisseaux aida au grand événement. C'était la publi-
cité même. On dit la même chose jusqu'au bout de
l'Europe. Peu de journaux. Les cafés suppléaient,
et la parole bien autrement ardente. Tous avaient
dans l'esprit le livre de Raynal (depuis 1770), livre
si oublié, mais si puissant alors, qui, pendant vingt
années, fut comme la Bible des deux mondes. Au
fond des mers des Indes, dans la mer des Antilles,
on dévorait Raynal. Toussaint Louverture, qui déjà
a trente-neuf ans alors , l'apprend par cœur avec
son Ancien -Testament. Bernardin de Saint- Pierre
s'en inspire à l'Ile-de-France. L'Américain Franklin,
si fin et si sagace, place tout son espoir au pays de
Raynal.
Pourquoi? c'est le plus beau. Nous devrions, ce
semble, haïr ces colons qui ont pris les pays décou-
verts par nous, qui tuent nos amis les sauvages, qui
choisissent pour général Washington, l'homme même
dont le nom ouvrit tristement la guerre (1755) par
TRANSFORMATION DES ESPRITS 211
l'accident de Jumonville. Grands motifs pour haïr !
Cela n'arrête rien. L'Amérique est reçue sur le cœur
de la France, et la France lui dit : « Tu vaincras ! »
Admirable intrigant! avec quelle foi hardie ce
Beaumarchais répond de la victoire ! comme il est
sur de ce qu'il dit ! Ils vaincront. Ils n'ont pas de
poudre, et ne savent pas môme en faire. Ils vain-
cront, car ils sont sans armes, sinon de vieux fusils
de chasse. C'est justement cela qui emporte la
France : La Justice, le Droit désarmé!
Le prévoyant Franklin avait arrangé deux ma-
chines, l'une en France, l'autre en Angleterre. En
France, il avait un ami, le médecin Dubourg, lié
avec Yergennes , et qui obtint quelques secours
secrets. Tout cela était lent. L'Angleterre achetait,
lançait sur l'Amérique une armée de Hessois, ces
durs soldats du Rhin. Les heures étaient comptées.
La chance était mauvaise, si la brûlante activité de
Beaumarchais n'eût tiré de l'argent d'ici et de l'Es-
pagne, et tout, armes, habits, canons, jusqu'aux
chaussures, n'eût mis là sa fortune, celle de ses
amis, dans la scabreuse affaire, excellente pour se
ruiner.
Tout y était obscur, la question elle-même de
savoir si vraiment l'Amérique voulait être délivrée.
Nul accord, et personne n'eût pu dire la majorité.
Sparks (tr. Guizot) nous dit la chose au vrai. Les
royalistes étaient au moins aussi nombreux. Les fils
des puritains, malgré tout ce qu'on croit, n'étaient
nullement républicains. Leur grand livre, les Psau-
212 HISTOIRE DE FRANCE
mes, c'est le livre d'un Roi. La Bible, sur la royauté,
comme sur tout, dit le pour et le contre. Ces gens
d'esprit biblique étaient des sujets fort soumis,
attachés à leur George, admirateurs aveugles de
l'Angleterre, chapeau bas devant elle, éblouis de
lord Clive et de la conquête des Indes, stupéfaits
de cette grandeur.
L'Amérique avait pu lutter dans la limite de la
constitution, résister vertueusement par l'abstinence
et se passer de thé ; elle avait pu même s'armer
contre les soldats mercenaires ; mais elle avait de
grands scrupules. Personne n'eût osé lui parler de
renier sa mère, pas un Américain. Nul n'eût eu ce
courage impie.
Il fallait un impie, un brutal, pour lui dire cela,
lancer le grand blasphème, le mot d'arrachement
qui devait la créer, la tirer du néant, le mot créateur :
« Sois ! »
La savane, la libre forêt, ne donnent point ces
grandes puissances. On ne trouve cela qu'au fond du
peuple même, aux grandes foules, aux vieilles cités.
Le rusé bonhomme Franklin sut déterrer la chose à
Londres. C'était un certain Thomas Payne, ouvrier-
matelot-magister, qui avait traversé toute chose. Fils
de quaker, il avait le calme de ses pères. C'était un
homme fort, qui allait devant lui, sans soupçonner
d'obstacle et sans respecter rien, ne s'arrètant qu'à la
raison. Vrai citoyen du monde, d'Anglais Américain,
d'Américain Français, il défendit la France, défendit
Louis XYI et dans la vraie mesure (comme coupable
TRANSFORMATION DES ESPRITS 213
qu'on devait enfermer). Lui-même prisonnier, voyant
de près la mort, dans un calme admirable, il écrivait
ses livres : Droits de Vhomme, — Age de raison.
L'année 1775 (14 février) s'ouvre par le livre de
Payne, le Bon Sens, tiré à cent mille. C'est le plus
grand succès qu'un livre ait eu jamais. Il fut l'âme
d'un peuple, — bien plus que sa pensée, — son acte.
Il trancha la séparation. En quatre mois, il change,
convertit l'Amérique, et le 4 juillet il devient la loi
même. Il fait Y Acte d'indépendance.
L'Amérique, à celui qui dit : « Sois, » répond :
« Je suis. »
Gela fait honneur à ce peuple. Un autre eût été
fort choqué. Il mettait son orgueil à être Anglais.
Payne lui dit durement : « Vous êtes mêlé de tous
les peuples. Même en cette province (Pensylvanie),
pas un tiers n'est de sang anglais. »
Il y avait aussi un préjugé très fort pour la cons-
titution anglaise, Y admirable et Y incomparable ,
merveille d'harmonie, et autres bavardages. Payne
réduit le tout à la très sèche vérité. Un roi qui a en
main tant d'or et de places à donner (et plus, le
budget monstre de l'Église anglicane) rompt lourde-
ment cette balance. Sa volonté , sous la forme
hypocrite, « la forme redoutable d'un bill du Parle-
ment », pèse bien plus que l'ordre d'un despote.
Celui-ci a cela de bon que c'est un gouvernement
simple : on sait à qui s'en prendre. Mais la grande
machine anglaise est si brouillée qu'on souffre très
longtemps sans bien savoir d'où.
214 HISTOIRE DE FRANCE
La pire situation, c'est d'être des rebelles. Devenez
un État. La France ou l'Espagne aideront.
Rester Anglais, c'est la guerre éternelle. L'Europe
est si drue de royaumes, d'intérêts opposés, qu'il
vous faut faire toujours la guerre. Assez, assez de
guerre. Soyez l'asile paisible des persécutés de ce
monde. Votre éloignement fait votre paix. Le sang
des morts, les pleurs de la nature, vous crient :
« Séparez-vous... Le temps en est venu [It is time
to part). »
C'est le moment, le seul. Dans cinquante ans, il
serait impossible de réunir ce continent. Faites un
gouvernement quand tout est plus facile, neuf,
entier, et qu'on peut tout régler d'après la raison.
Jeunesse est le bon temps pour semer, commencer
le bien (seed time).
Jamais plus grande affaire ne fut sous le soleil.
Car il s'agit d'un monde, et de tout le temps à venir.
Toute postérité est mêlée à ceci. Il en sera comme
d'un nom gravé sur l'écorce d'un chêne ; le chêne
croît, et le nom grandit.
Ne restez donc pas là à attendre, à vous regarder
curieux, soupçonneux. Tendez donc au voisin la
main de l'amitié. Enterrez la discorde. Plus de noms
de partis, un seul nom : citoyen, ami franc, résolu,
champion courageux des libres États d'Amérique.
Cette rude éloquence, qui n'est pas sans grandeur,
inspira les légistes qui firent Y Acte d'indépendance
le brillant Jefferson, Adams, si calculé, sous les yeux
de Franklin, la diplomatie même. Cet Acte s'adres-
TRANSFORMATION DES ESPRITS 215
sait très directement à la France. C'est d'elle unique-
ment en ce moment qu'il s'agissait. L'Acte part
justement avec la demande de secours (4 et 17 juil-
let 1776).
Donc la rédaction n'a pas un mot biblique. La
phraséologie de Rousseau est seule employée. Point
de Dieu des armées, de Jéhovah, de Sabaoth. Mais
uniquement la Providence, le Créateur et le Suprême
Juge, sont attestés comme garants des droits de
liberté, d'égalité.
Toute école française (et même Helvétius) accepte-
ront un Acte où l'on invoque la Nature, où pour
l'homme on réclame spécialement le droit au
Bonheur.
Non moins habilement, ils biffèrent dans cette
pièce solennelle ce qu'ils y avaient mis de l'es-
clavage. On eût choqué de front la France de
Raynal.
L'Acte arriva ici vers la fin de l'année, et fut reçu
avec enthousiasme. Mais déjà le secours était prêt,
attendait le départ. Gomment dire l'adresse infinie,
l'activité qui l'avaient préparé ? Quel génie fallut-il
pour que Beaumarchais éblouît, entraînât des hommes
aussi flottants que le roi et Yergennes? Il vainquit
par ce mot : « De toute façon c'est la guerre. S'ils
s'arrangent entre eux, ils vont tomber sur nous. »
Il eut en grand secret un million de la France, un
million de l'Espagne, mais ce qui ne pouvait rester
inaperçu, la facilité d'acheter, non en Hollande, mais
en France, et dans nos arsenaux, les vingt-cinq mille
216 HISTOIRE DE FRANCE
fusils, la poudre, les deux cents pièces de canon,
nécessaires aux Américains.
Il est très beau au Havre, ce Figaro, qui défie
l'Océan. Les Américains traînent, ne viennent pas
prendre le secours. Il cherche, il trouve des navires,
les arme, et met dessus d'excellents officiers, tels du
grand Frédéric. Que de choses il risquait! être pris,
n'être pas payé, être sacrifié par Versailles, si l'An-
gleterre criait, si le roi prenait peur, voulait arrêter
tout. C'est ce qui arriva. Un contre-ordre survint,
mais tard, et les vaisseaux filèrent (janvier 1777).
M. de La Fayette part le 26 avril. Un homme de
vingt ans, dans sa première année de mariage, laisse
sa femme enceinte, secrètement achète un vaisseau,
et malgré sa famille, les défenses du roi, les me-
naces, s'embarque et traverse la mer. Lui-même il a
écrit ce mot simple, héroïque : « Dès que je connus
la querelle, mon cœur fut enrôlé, et je ne songeai
plus qu'à joindre mes drapeaux. » (Mém., I, 7.)
L'effet fut admirable. Les Français affluèrent,
L'Amérique eut des armes et sur-le-champ vain-
quit (1777). Le contre-coup de joie fut tel ici que le
roi, que Yergennes, hésitants, frémissants, furent
entraînés par le public. La France s allia. Le roi
n'eut qu'à signer (février 1778).
Il était entendu qu'il s'agissait pour nous de nous
perdre et de nous ruiner. Mais cela n'était pas facile.
Personne ne voulait nous prêter. Il y fallut un homme
de talent, de ressources, un banquier admirable.
Personnage un peu ridicule par sa vanité, son pathos,
TRANSFORMATION DES ESPRITS 217
pédant fils de pédant, M. Necker n'était pas moins
un homme honnête et bon, noblement désintéressé,
qui, par sa probité, son honorable caractère, encou-
ragea l'Europe à prêter à la France, mit celle-ci à
même de courir à son gré dans la voie de la ban-
queroute. Sa vertu, ses talents, funestes à la patrie,
ont sauvé l'Amérique, servi le genre humain.
Un Fermier général qui l'aime peu, en fait, malgré
lui, cet éloge : « Sa sensibilité avait pour but les
hommes en masse. Elle tenait surtout d'un esprit
d'ordre et de justice. » (Monthyon, 204.)
L'ordre fut son objet d'abord. Les quatre mois
après Turgot avaient été un vrai pillage. Il rétablit
la comptabilité. Il annonça les vues d'un gouverne-
ment probe qui ne craignait pas la lumière. La foi
à la lumière, à la publicité, c'est en cela qu'il rappelle
Turgot. Dès sa première année, il joue cartes sur
table, avoue ce grand secret que l'État est grevé
de quarante millions de rentes viagères (7 janv. 1777).
On crie : l'imprudent ! l'indiscret ! Et cela au contraire
rassure ; on apporte l'argent à cet homme si franc
qui dit tout. Genève seule prête cent millions. Sept
mois après, la lumière dans V impôt. Nulle crue de
cote personnelle sans vérification publique de ce
qu'a donné la paroisse par-devant les notables que la
paroisse élit (août 1777). L'année suivante, 1778,
essai (timide encore) des assemblées provinciales
de Turgot, et d'abord partiel, en Berry, en Guyenne,
en Dauphiné, en Bourbonnais. Assemblées où le
Tiers-état sera en nombre dominant, qui doivent
218 HISTOIRE DE FRANCE
éclairer, conseiller, et non entraver le pouvoir.
(Voy. Laver gne.)
Necker nourrit la guerre. Mais à ce moment même,
l'Autriche aurait voulu nous jeter par-dessus une
seconde guerre , d'Allemagne , d'Europe. Joseph ,
comme plusieurs des enfants de Marie -Thérèse,
n'eut pas l'esprit très sain. Sa sœur de Naples fut
un monstre de lubrique férocité, impudente, avec
son Emma. Celle de France, légère et charmante,
violente par moments, plus douce (avec ses douces
femmes Lamballe etPolignac), avait dans ses caprices,
dans son visage (au nez un peu oblique) quelque
chose de discordant. Le plus bizarre était Joseph. Ce
sombre personnage, bilieux, lanciné d'humeurs acres
et d'hémorroïdes (Arn., 289), semblait ne tenir dans
sa peau. Il était résolu à se faire, à tout prix, grand
homme, à éclipser le roi de Prusse. Réformateur
étrange, d'une part il ferme les couvents, de l'autre
il poursuit les déistes : tout déiste sera bâtonné,
dépouillé de ses biens, tiré de sa famille, enrégi-
menté et perdu dans les colonies militaires.
[A. Michiels, II, 211.)
Son cauchemar était Frédéric. Ayant si aisément
gagné la Galicie, il guettait la Bavière, énorme proie
attenant à l'Autriche, qui l'aurait fait compacte et
monstrueusement arrondie en grand Empire du Sud.
L'Électeur de Bavière était près de' la mort. Son futur
successeur, le faible Palatin, était serré de près,
obsédé par l'Autriche, effrayé, corrompu; Joseph
n'était pas loin de lui faire échanger son droit, son
TRANSFORMATION DES ESPRITS 219
héritage, pour un plat de lentilles, une petite fortune
que Joseph promettait à un bâtard du Palatin. Indigne
escamotage. Mais il fallait le faire sous les deux yeux
perçants de Frédéric, qui regardait.
Joseph vint voir ici ce qu'il pouvait attendre de
notre appui contre la Prusse, de notre vieille ser-
vitude autrichienne sous Choiseul et la Pompadour.
Antoinette serait-elle la Pompadour de Louis XVI, pour
livrer le sang de la France? Pour lui c'était la question.
Il trouva son Choiseul très solidement enterré à Chan-
teloup. La Polignac, créée exprès pour ramener
Choiseul, n'y songeait plus, exploitait la faveur. Quoi
qu'on fît, Antoinette ne pensait qu'au plaisir; si vaine
et si mobile, quelque aimée qu'elle fût du roi, elle
était réellement neutralisée par Maurepas, Vergennes.
Et la France? Son cœur et ses yeux étaient tournés
vers l'Amérique. Il était insensé de lui demander
autre chose.
Joseph fut ridicule. Les nigauds admirèrent qu'il
fût descendu à l'auberge, dans un hôtel de troisième
ordre. Lui qui bâtonnait les déistes, il visita Rousseau
et lui fît ses hommages. Censeur austère des mœurs
et méprisant Versailles, il alla présenter ses respects
à la Du Barry, ramassa sa jarretière. Tout fut baroque
en lui, discordant, dissonant.
Il était parti de l'idée que Louis XVI était un idiot.
Il le trouva gardé, cuirassé, averti. Vergennes, chaque
matin, prévoyait et disait au roi ce que Joseph allait
lui dire le soir, lui soufflait ses réponses. Son humeur
retomba sur Marie-Antoinette. Il lui reprocha amère-
220 HISTOIRE DE FRANCE
ment de n'être pas encore enceinte, de n'avoir pas su
faire un Dauphin qui lui aurait donné le pouvoir de
servir l'Autriche. Dans les notes écrites qu'il lui laissa
(29 mai 1777), il la tance pour ses parties fines et ses
courses de nuit, lui prédit une chute affreuse. Il fait
fort bien entendre que si elle n'est pas enceinte, la
faute en est à elle, qui s'est remise à vouloir coucher
seule, qui glace le roi par ses dédains, etc. (Arneth,
Joseph, p. 6). Certainement l'obstacle était l'objet chéri
dont s'indigne Marie-Thérèse (Arn., 1779). Le charme
du bijou faisait tort au gros Louis XVI. Joseph gardait
rancune et mépris à la Polignac. Cyniquement il riait
à son nom. (Voyage de Bouille, Mél. de Barrière.)
On est émerveillé de voir avec quelle douceur
celle qu'on aurait crue si hautaine, reçut la correction.
Elle se réforma un peu, se rapprocha de son mari
(janvier 1778) pour servir sa mère et son frère. Le
Bavarois était mort (en décembre) et la crise arrivait.
Et il se trouvait justement que le roi ne pouvait plus
rien, étant lié (6 février) par l'alliance américaine et
la guerre avec l'Angleterre.
Joseph eut l'air d'un écolier. Il prenait la Bavière.
Frédéric lui saisit la main, l'arrête et lui prend la
Bohême. Joseph arme alors. Sa mère pleure. Elle crie :
Au secours ! Elle implore Antoinette. Elle espère dans
le roi, « dans la tendresse du roi pour sa chère petite
femme » (Am.: 237). Et ce n'est pas en vain.
La reine obtint le 18 mars que le roi renvoyât
durement le ministre de Prusse, qui le sollicitait
de s'unir, d'imposer la paix. Louis XVI se dit neutre,
TRANSFORMATION DES ESPRITS 221
mais sous main donne à Joseph un secours de quinze
millions, selon le beau traité de 1756, nous refaisant
ainsi tributaires de l'Autriche. Lâcheté misérable et
demi-trahison qui ne fut guère secrète. Une si grosse
somme ne fut pas invisible. Au départ de l'Hôtel des
Postes, on vit les sacs et les fourgons. Cet argent et
celui que l'on donna en 1785, au total vingt millions,
restèrent ineffaçables. Louis XV en avait donné
soixante-quinze à peu près. Cette faiblesse du roi,
cette duplicité et la haine du peuple furent payés
comptant en amour. Ce jour même du 18 mars, la
reine fut enceinte de l'enfant qui naquit le 18 dé-
cembre 1778 (ce fut Madame d'Angoulôme).
Les neuf mois de grossesse furent très cruels à
l'Amérique. Le roi, engagé avec elle, fît tout pour
agir peu, ne pas trop fâcher l'Angleterre, dans l'idée
vaine que la guerre maritime pourrait être évitée
encore, et qu'il resterait libre d'agir contre la Prusse,
libre au moins de l'intimider. Il ne fit rien pour
l'Inde. Il intima à l'Amérique de ne pas attaquer les
Anglais au Canada. Il refusa l'argent qu'elle espérait,
ne le donna qu'à regret et plus tard. Il retint notre
flotte à Brest, sous le prétexte que l'Espagne voulait
intervenir. Le 27 juillet seulement, on sortit, on se
canonna, mais sans résultat décisif. Nous rentrâmes
bientôt, « faute d'hommes et d'argent », disait-on.
L'autre escadre partit de Toulon, sous d'Estaing,
arriva tard, eut un fort beau combat et puis une
tempête, se retira. L'Amérique se crut trahie.
Le roi trahissait-il? Oui et non. Il s'intéressait à la
222 HISTOIRE DE FRANCE
guerre maritime, mais n'y allait que d'une main,
gardait l'autre pour protéger l'Autriche, s'il en était
besoin. La situation de Joseph en août fut pitoyable.
Avec sa grande armée, il était devant Frédéric. Le
vieux, de cent façons, l'appelait au combat; et le
jeune n'osait bouger. Son armée lui semblait trop
neuve; il se défiait de ses talents; bref, restait échoué
tristement, méprisable à ses propres yeux, lui si fier,
qui visait si haut !
Jamais naufragé n'empoigna la planche de salut
avec la peur, la force, dont Marie-Thérèse éperdue
empoigna Marie-Antoinette. Ce sont des pleurs, ce
sont des cris : « Sauvez, sauvez votre maison ! Vous
sauverez un frère, une mère qui n'en peut plus. —
Dira-t'-on que la France nous a abandonnes? et cela
dans votre grossesse ! (269, 277, 283). — Dieu ! si
nous étions culbutés!... Non, la France ne peut
laisser notre cruel ennemi nous subjuguer... Hélas !
la Russie le soutient. Notre sainte religion va recevoir
le dernier coup. »
Gela bouleversait Antoinette. Elle fat violente à
seconder sa mère, faisant venir Maurepas, Yergennes,
les forçant de parler. Toujours ils échappaient. Que
voulait-elle? de l'argent ? Point du tout. Elle voulait
une armée et la guerre. Donc deux guerres à la fois ?
N'importe ! La timidité des ministres, leurs refus, la
désespéraient. Elle n'allait plus au spectacle, affichant
sa douleur, se déclarant tout Autrichienne. Elle
pleurait à fendre le cœur, et faisait pleurer Louis XVI
[Arn., 265). En cet état, la femme est si touchante I
TRANSFORMATION DES ESPRITS 223
Quel chagrin de lui refuser!... Deux ivresses (des
sens et des pleurs), c'est plus qu'on ne peut sup-
porter. Le roi n'y tenait pas. L'enfant remue!... Il
ne se connaît plus, il menace la Prusse (271), et l'on
est tout près de la guerre. Enfin l'accouchement
(déc), l'enchantement de la paternité le met comme
hors de lui. Il est tout à sa femme, à l'Autriche. Il
étale son dégoût des Américains, et le regret de cette
guerre. Sa joie grossière (tout allemande) aux rele-
vantes, est marquée d'une farce indigne, d'un outrage
à ce peuple qu'il a promis de secourir. Aux étrennes,
il donna à une dame, qui admirait Franklin, la figure
de Franklin, au fond d'un pot de chambre.
Certainement la France exagérait Franklin. Il était
ridicule d'en faire tout à la fois un Socrate, un
Newton. Ses qualités réelles, sa vertu calculée, sa
dextérité,' sa finesse à exploiter l'enthousiasme, méri-
taient peu un pareil fanatisme. Lorsque l'homme du
siècle, Voltaire, vint mourir à Paris (mai 1778),
ce grand événement n'éclipsa pas Franklin. On
les mit de niveau. Il en riait sous cape. Son esprit,
net et sûr dans un cercle borné, ne sentait nullement
la sagesse de notre folie. Dans ces enthousiasmes
qu'on croit souvent frivoles, la France a l'instinct
vrai des grandes choses de l'avenir. Le culte qu'on
rendait aux gros souliers, à l'habit brun, ces fêtes
qu'on donnait à l'homme simjole, à l'ex-ouvrier, il
les prenait pour lui; on les donnait bien plus à
l'immense avenir, à cet avènement des classes
industrielles qui marque notre temps, à la création
224 HISTOIRE DE FRANCE
de la patrie commune, asile des libertés du monde.
Revenons au printemps de 1779. L'Espagne avait
fini par se joindre à nous, s'ébranlait. Notre flotte,
ralliant la sienne, allait avoir la force étonnante,
inouie, de soixante-huit vaisseaux de ligne. Effroyable
armement, à faire trembler les mers. Qu'était-ce
auprès que l'Armada dont on parle toujours ?
L'Anglais ne l'avait pas prévu. Portsmouth n'était
pas en défense. Quarante mille Français attendaient
sur nos côtes qu'on les lançât sur l'autre bord.
Grand moment! décisif! Le roi avait paru l'attendre
et l'espérer. Il avait réuni, gardait dans une armoire
secrète tous les plans, les projets de la descente
en Angleterre. Et alors, il l'oublie! Il est à la famille,
à la femme, à l'enfant, c'est-à-dire à l'Autriche. Il
s'agit avant tout de sauver Joseph IL Notre inter-
vention y réussit. Joseph n'y perdit pas; sa folie lui
valut un morceau de Bavière, sans compter nos
quinze millions. Seulement il baissa à ses yeux,
espéra moins dès lors éclipser Frédéric, douta d'être
un grand homme. Dans son orgueil morose, il nous
en voulut à jamais de l'avoir sauvé, nous haït et se
tourna vers l'Angleterre. Marie -Thérèse, moins
ingrate, déclara hautement que sa fille était son
salut [Arn.y 288, 295).
Fille admirable en vérité. Dans son zèle autrichien,
elle parvient encore à faire un de ses frères Électeur
de Cologne, établissant l'Autriche sur le Rhin près de
Frédéric, le blessant pour toujours, lui mettant cette
épine au pied (juin 1779).
TRANSFORMATION DES ESPRITS ±2$
Ce ne fut qu'en juillet que nos énormes flottes,
espagnole et française, se joignirent, tinrent la mer.
L'Angleterre frémissait. Elle sentait l'Irlande qui
s'agitait derrière. Elle n'avait que trente -huit vais-
seaux qui ne parurent que pour se cacher dans Ply-
mouth, puis sortirent, mais pour fuir et disparaître à
toutes voiles. Qui empêchait l'attaque? les vents ? ou
le scorbut ? Le vrai scorbut fut à Versailles. On eut
peur de prendre Portsmouth. On eut peur de saisir
Liverpool, de le rançonner, comme le proposait La
Fayette. Porter aux Anglais ces grands coups, ces
coups honteux, c'était les enrager, fermer la porte
aux négociations, que le roi, si froid pour la guerre,
que l'octogénaire Maurepas, que le prudent Vergennes,
désiraient, surtout Necker, accablé du fardeau. Le
ministre de la marine, Sartines, en préparant la flotte
gigantesque, lui avait fourni un prétexte excellentpour
rentrer : elle avait peu de vivres (17 septembre 1779).
Le courage n'avait manqué qu'à Versailles. Il
brillait aux duels de vaisseau à vaisseau. Il éclata à
la Grenade, où le vaillant d'Estaing battit la flotte
anglaise, força, de sa personne, sans canons, par
assaut, les batteries qui dominaient l'île. De là, en
Géorgie, attaquant Savannah, à pied, d'un même élan,
il se fait repousser, blesser. Et la campagne est nulle
encore pour l'Amérique (1779).
Ce trop bouillant d'Estaing n'en était pas moins
alors celui qui entraînait les hommes. Le corps de la
marine, entre tous orgueilleux, insolent et aristocrate,
lui reprochait deux choses : d'abord, d'avoir servi
T. XVI. 15
226 HISTOIRE DE FRANCE
dans les troupes de terre; 2° d'écouter les avis d'un
officier bleu (non noble). On fit si bien que, pendant
trois campagnes, d'Estaing, écarté d'Amérique, laissa
le libre champ aux victoires de Rodney et des flottes
anglaises. Les Américains déclinaient. Toujours et
toujours des revers. Ils ébranlaient la foi. Plusieurs
se mirent à croire que l'Angleterre vaincrait, et que
même elle avait raison. En voyant Washington avoir
si peu de monde, on pouvait croire encore que la
majorité, le droit du nombre était pour George. Le
brillant général Arnold en juge ainsi et se déclare
Anglais. Pour la seconde fois, l'Amérique périt, si la
France ne vient au secours. Washington écrit une
lettre directement à Louis XVI.
Celui-ci fut mis en demeure, embarrassé. L'opinion
pesait, et fortement, pour l'Amérique, et Franklin était
là, un dieu pour la société de Paris. Comment reculer
devant lui ? Tout pourtant dépendait de ce que pour-
rait M. Necker. L'emprunt, longtemps facile, tarissait.
Il fallut en venir aux économies difficiles, scabreuses,
à la Maison du Roi, où quatre cents charges furent
supprimées à la fois. Grand coup qui achevait de
tourner la Cour contre Necker. Il devait ou périr ou
grandir par l'appui des peuples. Il grandit, publia son
célèbre Compte rendu, première révélation (incomplète
encore, il est vrai) de l'état réel des finances. La
foi de l'honnête homme à la lumière, à la publicité,
eut deux effets profonds : il éclaira la France, il sauva
l'Amérique. L'emprunt devint possible. On lui porta
deux cents millions.
TRANSFORMATION DES ESPRITS 223
Sans augmenter l'impôt, il a donc pu faire face à
cinq années terribles, — « en chargeant l'avenir ? »
— sans doute, mais il lui crée un monde, et l'avenir
le remercie.
Les années 80-81 sont la gloire de la France.
Elle y est la grande nation :
D'un côté, elle pose la vraie loi de la guerre
humaine, le respect dû aux neutres. Elle couvre
les faibles (Hollande, Suède, Danemarck, etc.) de la
brutalité anglaise. La Russie, dans le Nord, établit
ce droit maritime , ferme la Baltique à la guerre.
D'autre part, on finit par ce qui eût dû com-
mencer, on donne des troupes à l'Amérique sous
Rochambeau, avec cette noble déférence de le
subordonner à Washington. Le 28 septembre, huit
mille insurgés, autant de Français, enferment dans
York-Town l'armée anglaise. La Fayette menant une
colonne d'Américains, Yiomesnil une de Français,
enlèvent les redoutes qui la couvrent. Et les Anglais
se rendent. Leur flotte qui venait* au secours, dis-
paraît. L'Amérique est libre. « L'humanité a gagné
la partie. »
La France garde la gloire et la ruine.
L'économie était partie avec Turgot, en mai 1776.
Avec Necker, s'en va le crédit, mai 1781.
Pour la Cour, les privilégiés, la grande affaire
était de chasser le bon sens, de renverser celui
par qui seul on marchait encore. Quoiqu'il eût
228 HISTOIRE DE FRANCE
ménagé plus que Turgot les entours de la reine,
sa réforme hardie de la maison royale, puis son
Compte rendu qui montrait tant de choses, avaient
décidément fait de lui un objet d'horreur. Il était
absolument seul. L'effort était terrible pour le
roi, intolérable la fatigue de garder cet homme
impossible, à ce. point haï, poursuivi. Admiré de
l'Europe, envié de l'Angleterre même, Necker à
Versailles était la bête noire, et personne ne lui
parlait plus.
Qui n'avait-il blessé, lui financier, la finance elle-
même, en supprimant quarante receveurs généraux,
en démembrant le corps redoutable de la Ferme,
qui jusqu'à lui régnait depuis Fleury? Les Parle-
ments lui en voulaient à mort pour son essai des
Assemblées provinciales, pour ses atteintes à leurs
exemptions d'impôts. Il voulait leur ôter la torture,
leur plus doux privilège. Il inquiétait les seigneurs.
En supprimant la servitude chez le roi, il voulait
l'éteindre chez eux [avec indemnité). Et il l'aurait
fait si le roi ne l'avait empêché, par un respect
stupide pour la propriété!
Il tomba (mai 81). Ses successeurs incapables,
Joly, d'Ormesson, aux quatre cents millions que
Necker emprunta en cinq ans, en ajoutent autant
en trois ans.
La guerre nous dévorait. Les Polignac avaient
fait deux ministres, Gastries, Ségur, gens de mérite,
mais sous qui la Guerre, la Marine, deviennent
énormément coûteuses. Ministres aristocrates. Sous
TRANSFORMATION DES ESPRITS 229
Ségur, plus d'officiers qui ne soient nobles. Sous
Castrie6, l'insolent et violent corps de la marine, à
son aise, écrasa les bleus (les roturiers). D'Estaing fu;
écarté pour faire place à De Grasse, qui attache son
nom à l'une de nos plus terribles défaites. L'intrépide
Suffren, qui, seul et sans secours, ramena la victoire
à nos flottes clans les mers des Indes, ne pouvait
amener ses nobles capitaines à combattre de près,
à la portée du pistolet (Yoy. Roux, etc.). Trois fois, en
plein combat, il fut laissé, trahi. Nul châtiment des
traîtres. Ce grand homme de mer, précurseur de
Nelson, dans un duel indigne avec un prince, un
parent des coupables, devait être bientôt lâchement
tué. Grime encore impuni.
Dissolution profonde. On comprend nos revers.
Le plus terrible effort, ruineux, pour prendre Gibral-
tar, n'avait eu nul effet (1781). Une expédition
gigantesque s'organisait l'année suivante. Par une
étrange inconséquence, on se ruine en préparatifs,
et l'on montre un désir imprudent de la paix.
L'Angleterre en avait grand besoin. On pouvait le
croire, en voyant le fils de Ghatham, notre plus
cruel ennemi, Pitt, vouloir qu'on traitât. Tout est
imprudemment, indécemment précipité. L'Amérique
traite avant la France, la France traite avant la Hol-
lande (janvier 83), sans stipuler pour elle ni pour
nos alliés indiens. L'Anglais naviguera dès lors
dans les Indes hollandaises, poussera librement la
réduction de l'Hindoustan. L'Espagne gagne à la
guerre, Minorque et les Florides.
La France? Rien.
230 HISTOIRE DE FRANCE
Rien que de n'avoir plus un Anglais à Dunkerque.
Rien que d'avoir sauvé, délivré l'Amérique.
Reste à payer la guerre, le milliard emprunté.
Nous le regrettons peu, quand nous avons la joie
de la voir, la grande Amérique, monter, monter si
haut, dans son immensité, — orgueil, espoir, salut
du monde.
Qu'importe qu'elle oublie, dans sa voie si rapide?...
Elle fait mieux que songer au passé. Elle ouvre
l'avenir, et l'éclairé par ses grands exemples, par
la solidité de son gouvernement, en face de la
flottante Europe qui ne fait plus un pas que la
terre ne lui tremble aux pieds.
LA REINE. — GALONNE ET FlGAIiO 231
CHAPITRE XV
La Reine. — Galonné et Figaro. (1774-1784.)
Avant la paix. Ghoiseul était mort dans l'exil (1782),
et avec lui le meilleur espoir de l'Autriche. Il
était mort au moment même où la naissance du
Dauphin (1781), doublant l'ascendant de la reine,
lui rendait enfin quelque chance. La reine avait
manqué sa vie.
Car pourquoi naquit-elle? pourquoi fut-elle élevée,
préparée, mariée, dans les plans de Marie-Thérèse,
sinon pour faire ici un ministre autrichien, pour
refaire de la France un fief de l'Empereur? Vergennes
y résistait, et l'honnêteté de Louis XVI.
Marie-Thérèse mourut. Et la reine, d'autant plus
flottante, rejetée d'un écueil sur l'autre, au gré
des Polignac, mit leur homme au pouvoir, leur
Galonné, qui la perdit, et la royauté elle-même.
Tragique destinée ! On la comprendrait peu si
on ne la suivait dans son développement, dans la
232 HISTOIRE DE FRANCE
série des fautes et des entraînements, des fatalités
même, qui l'ont poussée, précipitée.
L'enivrement s'explique, au début de ce règne.
Tous l'éprouvaient. Quelle joie de voir enfin s'asseoir
sur le trône purifié de Louis XV l'honnête, l'excellent
jeune roi, cette reine charmante! Qui n'eût tout
espéré? Un grand mouvement d'art décorait ce
moment, il illuminait la scène. Et la reine en était
le centre. — Tout gravitait vers elle. — Gluck arrivait
pour elle de Vienne, lui apportait Iphigénie. Il écri-
vait Armide (1775), pour qui, si ce n'était pour
l'Armide couronnée de Versailles? Peu artiste elle-
même, elle sentait du moins l'art par la passion.
Piccini, appelé à Versailles par la Du Barry, n'en
fut pas moins accueilli d'elle, caressé, consolé des
fureurs de partis. Elle le fit son maître de chant.
Elle est touchante et belle au souper solennel où
elle réunit les rivaux, Piccini, Gluck, veut finir
cette guerre de l'Allemagne et de l'Italie.
Combat d'art supérieur. Mais la France pensait à
Grétry. Grétry et Monsigny, le Déserteur, la Belle
Arsène, surtout Zémire et Azor (traduit en toute langue),
c'étaient les grands succès populaires et nationaux,
avec le Barbier de Séville, la Rosine de Beaumarchais.
Art tout français, d'étoffe un peu légère, mais tout
à fait du temps, d'accord avec son peintre et son
poète, Fragonard, Parny (1775). La poésie créole
de celui-ci régnait. Moins le cœur, moins l'amour,
que l'élan du plaisir. Le tout à la surface, en mobile
étincelle. La vraie furie des sens n'éclata qu'à
LA REINE. — CALONNE ET FIGARO 233
Yincennes, aux délires de deux prisonniers (Mira-
beau... Faut-il nommer l'autre?)
Toute image d'amour, Rosine, Arsène, Armide,
faisait regarder vers la reine, en vérité éblouis-
sante. Une seule femme semblait exister. Les fats
tournaient autour. Elle s'amusait d'eux, de son
mari aussi avec grande imprudence. Elle avait le
tort grave d'accepter trop le rôle d'épouse négligée,
qui les enhardissait. Très justement son frère lui
reproche sa lettre étourdie où, se moquant du
roi Vulcain, elle dit qu'elle n'a garde d'aller
faire Vénus à la forge, etc. Quelle prise funeste
pour la cabale haineuse qui lui supposait vingt
amants !
Certes on exagérait. A regarder de près, on est
plutôt porté à croire qu'elle n'aima vraiment aucun
homme. Elle fut éblouie un moment de Lauzun.
Elle subit longtemps un grondeur ennuyeux, Coi-
gny, qui se faisait son pédagogue. Elle fut sans
nul doute reconnaissante pour Fersen, qui prodigua
sa vie aux jours les plus terribles. En tout cela,
je ne vois rien qui semble vraiment de l'amour.
Elle n'eut de passion que pour ses deux amies,
Mesdames de Lamballe et de Polignac.
Lauzun. tout fat qu'il est, dit qu'il plut, mais
que ce fut tout. Ce qu'elle aimait en lui, c'était le
bruit, la mode. Le fou charmant arrivait de Pologne.
Ce pays de roman lui avait enlevé le peu qu'il
avait de cervelle. Il est si fou, qu'il croit convertir
Catherine à la cause polonaise. Puis il lui écrit de
234 HISTOIRE DE FRANCE
Versailles que ce serait sa gloire « de faire qu'après
sa mort une femme restât reine du monde. Nulle
n'en serait plus digne que Marie-Antoinette. » Mais
celle-ci n'en a pas envie. Elle dit n'en avoir ni le
cœur ni la force. Ce qu'il lui faudrait, c'est l'amour.
Dans cette atmosphère erotique, où tous chantaient
Éléonore, où elle-même honorait Parny, elle eût
voulu, ce semble, être aussi amoureuse. Mais ne
l'est pas qui veut dans les temps énervés. On sent
cette faiblesse jusque dans Parny même, dans ses
chants sans haleine, élan d'un pulmonique qui se
vante d'infinis désirs.
Elle quitta Lauzun fort aisément, et cela au mo-
ment où un amour réel se serait attaché, lorsqu'étant
ruiné, poursuivi pour ses dettes, il ne fut plus
l'homme à la mode. Je l'en excuse fort, mais lui
pardonne moins son infidélité pour la charmante
femme qui l'eût dû toujours retenir.
C'était alors la mode des inséparables amies, dont
rit Mme de Genlis. La reine le fut un moment de
Madame de Lamballe. Elle ne pouvait plus la
quitter. Elle renvoyait tout le monde. Seule avec
elle à Trianon, elle faisait de petits dîners, d'in-
terminables promenades. On en riait, on en fit des
chansons. Et pourtant quel plus heureux choix?
quelle amie désintéressée, ne se mêlant de rien,
prête à servir en tout, et même aux choses les
plus dures (Yoy. plus bas l'affaire du Collier)! Elle
était tout cœur, tout amour, sans vanité, se trou-
vant heureuse et comblée, toute princesse qu'elle
LA REINE. — GALONNE ET FIGARO 23'i
était, des humbles privautés où la dame d'honneur
était moins que servante1.
Elle avait un attrait tout singulier d'enfance (elle
n'a jamais eu que quinze ans), une fraîcheur éblouis-
sante, avec la candeur de Savoie. La reine trouva
délicieux d'abord d'être en ces douces mains. Sa
nature vive et forte , le riche sang de Marie-
Thérèse, s'arrangeait à merveille de la faible petite
amie. Mais trop faible peut-être L'odeur de violette
la faisait trouver mal (dit Mme de Buffon). Son
médecin Seetzen attribue sa faiblesse, ses spasmes
singuliers, à l'éducation énervante, aux habitudes
de couvents, dont les grandes dames, selon lui, ne
se corrigeaient jamais bien.
Cette mollesse plus que féminine n'est pas
sans se marquer dans les arts de l'époque à telles
délicatesses, telles sensualités. Les petits bains
obscurs, les secrets cabinets (comme à Fontaine-
bleau), peuvent en donner l'idée, avec leurs glaces
mal placées, leurs ornements de nacre; point de
1. M,ue Gampan (I, 99) dit crûment l'étrange étiquette, choquante et indé-
cente, qui fut pour la reine un supplice avec sa première duègne. (Voy. Hyde)
et qui en vérité ne pouvait être tolérable qu'avec la créature aimée, l'unique
à qui on est bien sur de ne déplaire jamais. — Les grandes dames, pour ces
petits mystères, aimaient à s'élever une enfant aimable et discrète, souvent
une demoiselle (Voy. Sylvine, Staal). Couchée près de l'alcôve dans la toilette
intime, brodant, lisant le jour derrière un paravent, elle savait exactement
tout. A Vienne, tout passait par ces mignonnes favorites (de qui la Prusse
achetait les secrets). Elles_étaienl de grandes puissances. Le vieux Duval,
vivant a Vienne, le savait bien. On voit dans ses Mémoires qu'il ne courtise pas
l'Empereur, mais deux femmes de chambre, une sage fille de Marie-Tbérèsc
et une jolie Puisse, de celles avec qui la Gzarine aimait le soir à folâtrer. —
Une gravure allemande, faite à Paris sous Marie-Antoinette, exprime ces
mœurs naïvement : le Lever, 1774; Freudsberg invertit ; [iomanet sculpsit.
236 HISTOIRE DE FRANCE
peintures obscènes, mais faibles et galantes, comme
de main de femme, et de femme énervée.
On devina bientôt que la pauvre Lamballe, si
tendre, mais passive, n'était pas pour répondre aux
vives énergies de la reine. En la nommant surin-
tendante, lui donnant une place d'affaires qui la
faisait le centre de la Cour, elle-même finit le
tète-à-tête, la sevra des soins personnels qu'elle
eût aimés bien mieux. Leur amitié languit. Et,
juste à ce moment (août 1776), on inventa la
Polignac.
Combinaison profonde. Le vrai chef des Ghoiseul,
Mme de Grammont, travaillant pour son frère, croyant
que la Lamballe ni Lauzun n'intrigueraient pour
lui, désirait donner à la reine ou un amant ou une
amie. Dans son expérience, jugeant par sa Julie,
elle crut qu'une amie aurait bien plus de prise. Un
jour, dans les salons Lamballe, la Reine en ses folles
plumes, flottant au vent léger, arrête et fixe son regard
sur un objet charmant, une jeune dame inconnue à la
Gour. Visage d'ange, de sourire enchanteur, et de sim-
plicité touchante, sans diamants, sans parure, qu'une
rose aux cheveux. Toujours en robe blanche. Sa pau-
vreté l'exilait en province. Quelle douce occasion ! La
reine s'attendrit, l'enrichit sur-le-champ, la garda, la
mena partout. L'infortunée Lamballe tâcha d'abord de
se soumettre et de subir cela. Mais c'était trop. Elle
tomba malade, et eut dès lors des accès de catalepsie.
Elle quitta Versailles. Elle alla à Plombières. Elle alla
en Hollande, revint s'enfermer à Paris. Toujours
LA REINE. — CÀLONNE ET FIGARO 237
inconsolable, elle pleurait dans les bois de Sceaux.
(Voy. Gucnard, Hydc, etc.)
Toute autre, la nouvelle amie, avec son abandon
apparent, son air de bergère, était très froide au fond.
C'est ce qui la fît absolue. La Lamballe avait été moins
que femme, une enfant. La Polignac fut un maître,
doux, mais impérieux, comme un amant qui maîtrisait
la reine, par moments la faisait pleurer. « Plus avide
que tendre », disait Marie-Thérèse, h' ange avait un
mari, qu'il fallut faire sur-le-champ grand officier de
la couronne, en blessant toute la Cour. L'ange avait
un amant, Vaudreuil, un officier, à qui pour commen-
cer on donna trente mille livres de rentes. L'ange avait
un ami, un certain Adhémar, qui ne voulait pas moins
que l'ambassade d'Angleterre. Et son autre ami, Besen-
val, eût voulu seulement faire le gouvernement, faire
nommer les ministres. Et pourquoi tous les Polignac
n'auraient-ils pas été au moins ministres adjoints?
En tout cela, la jolie femme était menée par deux
démons, Diane, sa belle-sœur, bossue galante, d'esprit
malin, pervers, et son ami Vaudreuil, un violent
créole, colère, emporté, provoquant. Voilà les maîtres
de la reine.
Était-elle asservie sans retour? On peut en douter.
Elle restait capable de sentiments honnêtes. On a vu
sa patience à recevoir les rudes corrections de son
frère (1777). Elle se réforma, accepta les devoirs, les
conditions du mariage, s'accoutuma à son mari. Il
avait vingt-quatre ans, et un grand éclat de jeunesse.
Il était devenu très fort, par delà le commum des
238 HISTOIRE DE FRANCE
hommes. Elle fut enceinte coup sur coup. A peine
accouchée (de Madame), elle se trouva grosse, crut
avoir un Dauphin. Elle eut le malheur d'avorter. Et,
par- dessus, elle eut un grave avis du temps : elle
perdit presque ses cheveux. Il lui fallut baisser,
paraître en coiffure plate, découronnée, pour ainsi
dire. Frappée, elle pensa aux prophéties sinistres de
sa mère. Elle pleura, se laissa aller, versa son cœur,
sans doute. Le roi pleurait aussi, plus tendre encore
pour elle, dès ce jour l'aimant trop et faiblissant de
plus en plus.
N'eût-elle pu alors quitter la Polignac, la combler et
la renvoyer? Elle y songeait peut-être (1779). Elle lui
donna presque un million pour sa fille. Elle eût voulu,
dit-on, lui faire un duché en Alsace. Mais comment
satisfaire toute la bande, les amis de la dame? Vau-
dreuil, à ce moment, voulait faire un ministre, faire
sauter celui de la guerre, Montbarey, qui lui refusait
de l'argent. La reine était embarrassée, craignant la
censure de Goigny, intime ami de Montbarey. Il lui
semblait dur d'obéir. Poussée par l'insistance obstinée
de la Polignac, elle éclata et s'emporta. Mais, quel
coup pour la reine! Très froidement la dame dit
qu'elle va partir, lui rendre ses bienfaits. Adoucie tout
à coup, la reine voudrait la ramener. Elle est plus
froide encore, impitoyable. La reine n'en peut plus,
ne peut se contenir, étouffe de sanglots et de larmes.
Elle demande pardon, prie, s'humilie, se jette à ses
genoux. (Besenval, II, 107.)
Domptée ainsi, elle tomba plus bas dans sa honteuse
LA REINE. — GALONNE ET FIGARO 239
obéissance, agit pour son tyran avec ardeur, exigea à
tout prix qu'on fit ministre Ségur, l'homme des Poli-
gnac. Qu'était Ségur? Elle ne le savait même pas. Un
jour, elle revient triomphante, et dit à son amie :
« Soyez heureuse enfin! Puységur est nommé! »
(Ibid. 110). Que dire d'une si grande ignorance ? Que
dire de Louis XVI, si aveugle et si dominé, qui pour
elle aujourd'hui prend Puységur, Ségur demain? Tyran-
nie pitoyable! Ségur passe, elle est enceinte (22 jan-
vier 1781).
Ce fut un Dauphin cette fois (22 octobre). Le roi fut
dans le ciel. Mais ce bonheur tant désiré devint un
malheur pour la reine. On cria que l'enfant ne venait
pas du roi. Orléans, que les Polignac avaient blessé
indignement (disant qu'il se cacha au combat d'Oues-
sant), Orléans, en revanche, lança un trait mortel :
<( Qu'il n'obéirait pas à un fils de Coigny. » Imputation
injuste, selon toute apparence. La reine, à ce moment
où l'enfant fut conçu, chassait un ami de Coigny.
La reine retombée ainsi, assotie de ses Polignac,
oubliait tout et jusqu'à sa famille, ne répondant plus
même à sa sœur, la reine de Naples [Augeard, 251).
Elle s'oubliait elle-même, elle allait se mêler à la cour
de la Polignac, qui ne daignait en écarter ceux qui
déplaisaient à la reine. Le plus dur pour celle-ci,
c'était rinsolence de Vaudreuil; elle le détestait, le
souffrait. Mais il ne suffisait pas de l'endurer : il fal-
lait l'admirer, en ses goûts, ses petits talents. Poitri-
naire, disait-il, il avait droit de ne rien faire. Il était
l'amateur, le juge en tout. Sa passion était surtout pour
240 HISTOIRE DE FRANCE
Fragonard, Parny de la peinture. Yaudreuil, étant
créole, protégeait le créole Parny, bien reçu chez la
reine, exalté, consulté.
Un seul prince, d'Artois, « un polisson », dit la
reine elle-même, était de cette société. Vivant avec
les filles et les danseuses, il en apportait le langage.
On ne se gênait nullement devant la reine. Impudem-
ment Vaudreuil se moquait devant elle de Yermond,
son vieux précepteur. Brutalement, dans un accès, il
cassait au billard un objet d'art, délicat, précieux,
auquel elle tenait. Elle ne disait rien. Il aurait cassé
davantage.
De ce planteur le nègre était la Polignac, de qui le
nègre était la reine, de qui le nègre était le roi.
La royauté avait passé dans cette société. On le vit
en 83. Malgré le roi, ils lancent, font jouer Figaro.
Malgré la reine même, qui préférait un autre, ils met-
tent au pouvoir Figaro, je veux dire Galonné.
L'affaire La Ghalotais avait mis Galonné en son
jour, démontré le coquin. Ni le roi, ni la reine, n'en
voulaient. Donc il arriva.
Nul plus charmant ministre. D'avance il avait parlé
net. Il promit tout à tous, déclara qu'au rebours de
Necker, il penserait aux fortunes privées, qu'il ferait
plaisir à chacun. Son système neuf, ingénieux, était
de dépenser le plus possible. Ce ministère ouvrit
comme une fête. Les femmes l'appelaient V enchanteur.
Si l'on demandait peu, il disait : « Pas assez 1 »
Des cent millions qu'il emprunta d'abord, pas un
quart n'arriva au roi. Il paya les dettes des princes,
LA REINE. — CALONNE ET FIGARO 241
les gorgea. Cinquante-six millions pour le seul comte
d'Artois, et vingt-cinq pour Monsieur. Gondé n'en eut
que douze, mais avec six cent mille livres en viager.
On ne dit pas ce qu'eurent les preneurs, les menteurs,
intrigants de tout genre, qui avaient fait ce grand
ministre. (Voy. Augeard, 2-49 .)
Tout va aller à la dérive. Où est le roi? Que devient-
il? Il était travailleur, sérieux, sous Turgot. A voir
aujourd'hui sa torpeur, on le croirait hydrocéphale.
La table, la vie conjugale, l'invincible progrès de
l'obésité paternelle, semblent paralyser sa grosse tète
d'embryon. On lui fait en un an signer en acquits
au comptant cent trente-six millions ! Pour qui ? Je ne
le sais. Il ne le sait lui-même.
Le seul point où le roi se souvient qu'il est roi,
c'est l'exclusion de Figaro, son refus obstiné de lui
ouvrir la scène.
Cette énorme apostume d'âcretés, de satires, traits
haineux, mots mordants, avait mis six ans à mûrir.
Elle avait (Beaumarchais le dit) pris son germe au salon
du Temple, qui, des Vendôme à Conti, fut toujours le
foyer des nouveautés risquées. Conti, ce bizarre prince
en qui tout fut contraste (Conti-de-Sades, Conti-police,
Conti-Rousseau, l'ennemi de Turgot, révolutionnaire
au pire sens), pressentit au Barbier ce que deviendrait
Figaro. Il le voulut marie, en défia l'auteur, lui mit le
feu au ventre. Six ans durant, à travers les affaires,
Beaumarchais prit au vol cent mots étincelants, qui
jaillissaient vers la fin des soupers. La pièce est char-
gée, surchargée d'esprit; elle en est fatigante.
T. XVI. 16
242 HISTOIRE DE FRANCE
Elle devint fort acre, quand Beaumarchais, pour
l'affaire d'Amérique, ne put se faire payer, ne put
trouver justice ni ici, ni là-bas. Il s'aigrit, menaça,
prédit un cataclysme, et sembla le vouloir, comme si
le torrent ne devait pas d'abord le rouler des premiers
et l'emporter lui-même.
Figaro est très sombre. Pendant toute la pièce, les
lazzis, le faux rire, j'entends derrière un bruit comme
un vague roulement d'orage. Il est partout dans l'air.
« Je l'entends, dit Mrne Roland, au clos de la Platière.»
[Lettres). Et Fabre d'Églantine, au petit chant plaintif,
dont tous les cœurs ont palpité.
J'aime peu Figaro. Je n'y sens nullement l'esprit de
la Révolution. Stérile, tout à fait négative, la pièce est
à cent lieues du grand cœur révolutionnaire. Ce n'est
point du tout là l'homme du peuple. C'est le laquais
hardi, le bâtard insolent de quelque grand seigneur
(et point du tout de Bartholo).
La pièce manque son but. Que le grand seigneur
soit un sot, d'accord. Mais qui voudrait que le puissant
fût Figaro? Il est pire que ceux qu'il attaque. On lui
sent tous les vices des grands et des petits. Si ce drôle
arrivait, que serait-ce du monde? Qu'espérer de celui
qui rit de la nature, se moque de la maternité, qui
salit l'autel même, sa mère!
Le roi, qui se fit lire la pièce, jrara qu'on ne la joue-
rait pas. Cependant (le 12 juin 1783) le pétulant d'Artois,
se moquant des défenses, allait la faire jouer chez le
roi même, à ses Menus-Plaisirs. Un ordre l'empêcha.
Cela n'arrêta pas l'audace des amis de la reine. Yau-
LA REINE. — CALONNE ET FIGARO 2i3
dreuil, le 26 septembre, la fit jouer chez lui devant
la Polignac et sa cour de trois cents personnes
Yoy. M"1, V. Lebrun, I, 1 i7 .
Surprenante insolence. Mais ils étaient maîtres de
tout. Un mois après cet acte d'effrontée désobéissance,
le roi justement nomme leur ami de plaisir, le
ministre qu'ils poussent, l'agréable coquin qui va faire
leur fortune de la fortune de l'Etat. Figaro avait dit :
« liions ! car qui sait si le monde vivra dans six
semaines ? » — Il n'en fallut que trois pour faire la
fin du monde, pour remettre la France au prodigue
effréné, Galonné, qui emporta la monarchie.
Ayant cédé la grande chose, le roi s'obstine à la
petite. De nouveau il empêche Figaro (fin de février),
mais il est débordé. La reine lui fait croire que la
pièce est changée, qu'elle est si mauvaise d'ailleurs,
qu'en jouant cette rapsodie on en dégoûtera le public
17 avril 1784).
Le torrent attendait, les portes du théâtre frémis-
saient .. On se précipite... Ce fut presque aussi gai
qu'au mariage de Louis XVI. Plusieurs furent étouffés.
Une si longue attente rendait terriblement avide; on
applaudit tout au hasard. Cent représentations ne
peuvent rassasier le public.
Quelle joie ! Tout est égratigné, jusqu'aux protec-
teurs de la pièce, jusqu'au ministère Polignac. Leur
Galonné a son mot : « Il fallait un calculateur; ce fut
un danseur qui l'obtint. »
« Sot ou méchant... C'est le substantif qui gou-
verne. » — « Son mari la néglige. » — « Fils du
244 HISTOIRE DE FRANCE
butor », etc. — C'est la reine, le roi, le Dauphin.
Tout était saisi âprement, et telle allusion (imprévue
de l'auteur) était avec fureur trouvée, claquée, bissée.
La pièce fut servie à merveille par les acteurs. L'at-
trait mélancolique de la comtesse (ou de la reine?),
de l'épouse négligée, fut très touchant dans la Sainval,
belle pleureuse de tragédie, qui cette fois joua le
comique. M1Ie Contât, si fine de grâce et d'esprit,
traitée jusqu'à ce jour fort durement et souvent
sifflée, joua avec un charme frémissant la rieuse,
l'espiègle Suzanne. Une enfant de cet âge à qui tout
est permis, Mlle Ollivier qui jouait Chérubin, prétait
son innocence à des effets de scène calculés, sen-
suels, où Beaumarchais, flatteur hardi des goûts du
temps, groupait ces trois femmes amoureuses. Autour
de la Sainval, autour de la. Contât, Ollivier-Chérubin
voltigeait, « léger comme une abeille » clans les
jardins de Trianon. C'était fort chatouilleux, sensible
avec cela, libertin, et pourtant les yeux étaient
humides. Sans deviner pourquoi, on eût tout par-
donné à ce Chérubin-fille, à cette enfant touchante,
qui défaillit bientôt, mourut (à dix-huit ans), et qui,
dans le plus hasardé, gardait l'attendrissant de celle
qui devait vivre peu.
Au moral, le drame valait les mœurs publiques.
Tout en les censurant, il en donnait le pire. Le roi
fut très chagrin de son étourderie à permettre la
pièce. Il fut blessé aussi pour Monsieur, critique ano-
nyme, qui eut de Figaro un vigoureux soufflet. Mais
le roi, je le crois, fut bien plus blessé pour lui-même.
LA REINE. — CALONNE ET FIGARO 245
On avait dans la pièce repris pour la comtesse (visi-
blement la reine), la très sotte légende d'épouse négli-
gée. Il l'aimait plus alors qu'il n'avait jamais fait plus
jeune, s'attachant, s'enivrant de la possession quoti-
dienne, la voyant elle-même se prendre peu à peu
d'habitude, de fatalité. Et très réellement, sans guérir
de ses vices, elle finit par aimer son mari.
Que l'on jouât dans Figaro les tristesses de la chère
personne, et sa légèreté, les orages de Trianon, il le
trouva exorbitant. Quand Monsieur le pria de punir
Beaumarchais, il était à jouer, il saisit une carte, et
(le sang lui montant au cœur et au visage) il écrit
dessus : « Saint-Lazare. »
Arrêté ! et à Saint-Lazare, où l'on fouettait les
petits polissons!... Lâche outrage d'un homme tout-
puissant au talent! à celui qui, tel quel, avait eu
le bonheur de faire plus que personne dans le
destin de l'Amérique. Par cela, Beaumarchais devait
rester sacré.
Une caricature atroce figurait Beaumarchais entre
les mains des bourreaux lazaristes.
Le public prit pour lui l'outrage. Et quel public?
Quelle est cette jeunesse ardente à Figaro ? Quels
sont ces enfants sombres et qui ne rient de rien?
Les juges mêmes de Louis XVI. Dans ce parterre,
Danton, Robespierre ont vingt ans.
246 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XVI
Montgolfier, Lavoisier. — Rohan et la Valois. (1783-1784.)
« De l'audace, encore de l'audace! » Ce mot qu'on
dit plus tard, était dans les esprits. Un fait extraor-
dinaire, un spectacle inouï, en montrant tout possible
au courage de l'homme, exalta l'espérance, déchaîna
l'imagination.
Tout Paris réuni à La Muette, le 21 novembre 1785,
vit deux hommes dans une nacelle qu'emportait un
ballon, monter majestueux et calmes. Le ballon,
trouvé le 6 juin par Montgolfier, se gonflait constam-
ment dans le voyage au moyen d'un réchaud, d'une
combustion qui l'emplissait de gaz. Moyen très dan-
gereux. Ce n'étaient pas des hommes d'un courage vul-
gaire (Pilâtre, Arlandes), les premiers des mortels qui
quittèrent notre globe, osèrent mettre l'air sous leurs
pieds, soulevés vers le ciel par la machine incendiaire
qui pouvait les précipiter.
Aux Tuileries, le 1er décembre, nouvelle expérience,
MONTGOLFIER, LAVOISIER 247
plus hasardeuse. Charles et Robert gonflèrent leur
ballon de gaz inflammable. Les esprits, pleins alors
des expériences de Franklin sur l'électricité des nues,
supposaient que ce gaz, les traversant, pourrait s'en-
flammer au contact. C'était aller à la rencontre de
la foudre, la défier, présenter l'aliment à sa redoutable
étincelle. On fut épouvanté. L'humanité du roi
s'émut, défendit de tenter la chose. Mais l'attente
était excitée; la foule était tremblante, impatiente...
Les intrépides passèrent outre, malgré le roi, par-
tirent. L'effroi, l'enthousiasme, le délire furent au
comble. On eût dit que les hommes avaient perdu le
sens, et les femmes s'évanouissaient...
Moment rare ! L'infini de l'espoir s'ouvrit. On se
crut sur de naviguer là-haut. Les plus lointains
voyages dès lors étaient faciles. Plus d'obstacles,
d'Alpes ni de fleuves, plus de vaines barrières, plus
de douanes absurdes, plus de vexations des tyrans.
L'homme ailé, devenu condor, aigle, frégate, planant
sur toute la terre !
Ne rions pas trop de nos pères. N'accusons pas ces
élans d'imagination. On s'est complu à mettre leur
crédule espérance aux miracles nouveaux en face de
leur philosophie, de leur logique politique, de leur
culte de la raison. Mais nulle contradiction. La raison,
à ce moment même, éclatait en prodiges, certains,
palpables, incontestables. Le plus grand événement des
sciences, depuis Newton, avait eu lieu et bien plus
important. Il ne s'agissait pas de trouver seulement
des faits, de les lier et de les calculer. La science
248 HISTOIRE DE FRANCE
était née qui seule fait son objet, qui crée les faits eux-
mêmes, bref, un art de créer. Chose énorme, que le
siècle cherchait comme à tâtons, et qui un matin a
jailli, si grande, du front de Lavoisier (1775), et tout à
coup si claire ! populaire, accessible à tous, offrant
une langue nouvelle, entendue de toute nation.
« L'homme est un Prométhée, un second créateur »,
voilà ce que proclament la chimie et la mécanique
à la fin de ce siècle. — L'homme est-il guérisseur?
Trouvera-t-il en lui un remède à ses maux? a-t-il une
puissance qui referait chez lui l'équilibre détruit? Cette
question profonde fut posée au moment où Lavoisier
résolvait la première. Mesmer nous apparut en 1778,
apportant aux sciences un fait incontestable, l'action
magnétique, que l'homme peut exercer sur l'homme
pour apaiser, parfois suspendre les douleurs. Ses
disciples, les Puységur, trouvèrent, ou plutôt recon-
nurent le fait du sommeil extatique, l'état du som-
nambule qui semble dépasser les barrières de la vie,
voit par un sens à part. Faculté obscure, variable, peu
rare chez l'être faible, chez la femme nerveuse, sur-
tout aux moments troubles où l'animalité domine.
Elle l'expie, en est plus faible encore. Ces singulières
puissances (de faiblesse et non pas de force) furent
d'autant plus mal observées qu'on trouva intérêt à
embrouiller la chose pour exploiter, dominer ou cor-
rompre. Les faits réels étaient un texte trop commode
aux fictions du charlatanisme, de l'empirisme avide.
Ils furent noyés d'abord des fumées équivoques d'une
thaumaturgie médicale, illusoire et souvent funeste.
MONTGOLFIER, LAVOIS1ER 249
Dans les crises que le maladif, la dame délicate,
éprouvaient en formant la chaîne magnétique au
baquet de Mesmer, les nerfs, vainement agités d'un
vague orage sensuel, acquéraient un degré nouveau
d'agitation morbide, et l'esprit en restait atteint. Les
débilités de Mesmer étaient prêts à toute chimère,
avides de merveilles, prêts à croire, prêts à voir les
miracles de Cagliostro.
Crédulité, charlatanisme, demi-folie, tout cela se
trouvait ailleurs, au gouvernement même. Galonné
avait l'aspect d'un Mesmer politique. L'impossible
n'était pas pour lui. Il riait à ce mot. Il prenait en
pitié ceux qui avaient peine à comprendre son sym-
bole financier : « A dépenser, on s'enrichit. »
L'impossible, de même, a disparu pour Joseph IL
Il embrasse le monde. D'une part, il prendra le
Danube, divisera l'empire ottoman. D'autre part, il
mettra la main sur la Bavière, il forcera l'Escaut.
Ayant déjà Cologne par son frère, dominant le Rhin,
il va prendre Maëstricht et dominer la Meuse, peser
sur la Hollande. En mai 84, il sonne contre lui-même
la cloche de la guerre, défie Frédéric et l'Europe.
Témérités étranges. Vergennes et Louis XVI en
frémissaient, voyaient le monde en feu, et la France
épuisée de la guerre d'Amérique entrer dans celle
d'Allemagne. La reine seule n'avait peur de rien.
Elle suivait Joseph à l'aveugle en son rêve, voulait
nous y lancer. Bien loin qu'elle soit restée froide
(comme l'a dit M. de Bacourt), ses lettres montrent à
quel point elle fut violente pour son frère, obstinée
250 HISTOIRE DE FRANCE
dix-huit mois, et chicanant pour lui. Elle parla fort et
ferme aux ministres, fit venir chez elle Yergennes,
voulut l'intimider, crut l'entraver, retenant ses dépê-
ches. Mais son moyen le plus direct fut celui qui avait
réussi en 1778. Elle obsède, enlace le roi, et la voilà
encore enceinte (juin 1784).
On dit qu'elle fît plus. Joseph empruntant pour la
guerre, on prétend que la reine entreprit d'y aider,
soit par les juifs d'Alsace, soit par ses banquiers même
(par Laborde et Saint-James), qui se fièrent à elle pour
garantir l'emprunt, et qui finalement en furent payés
par nous. Ainsi tout à la fois la France par Vergennes
s'efforçait d'empêcher la guerre, la France par la reine
y poussait, en faisait les fonds!
Pour tout cela, la reine ne pouvait compter sur
Galonné. Elle était brouillée avec lui. Elle l'avait créé,
mais malgré elle, et forcée par la Polignac. Elle aurait
mieux aimé un ami de Ghoiseul, Loménie, ou tout
autre qu'aurait voulu l'Autriche. Galonné le savait à
merveille, savait ne tenir qu'à un fil. Il ne fut pas un
an sans lutter avec elle, travailla sourdement à la
miner, la perdre.
« Nul ministre solide que par la faveur de V Autriche » ;
c'est ce qui ressortait de la légende de Choiseul, qui
par là se maintint au pouvoir si longtemps. Nul n'avait
cette foi plus que Rohan qui, changé, transformé,
devenu Autrichien, à Strasbourg, 'à Versailles, agis-
sait fort pour l'Empereur. Son palais de Strasbourg,
son château de Saverne étaient le grand passage
d'innombrables courriers entre Versailles et Vienne.
MONTGOLFIER, LAVOISIER 251
Prince d'empire et riche en Allemagne, influent en
Alsace, Rolian agissait pour l'emprunt qu'eût fait le
juif Geerbeer ou autre. En même temps il offrait à
Versailles un projet de finances, pour faire sauter
Galonné, qu'il aurait remplacé, avec l'appui de
Joseph II. Serait- il pour cela accepté de la reine?
Rentrerait-il en grâce près d'elle? C'était la ques-
tion.
Rohan, pour refaire un Ghoiseul, était bien mieux
posé que lui, ne partait pas de rien. Il avait à Stras-
bourg quatre cent mille francs de rentes, trois cent
mille à Saint-Yast, en tout presque un million par
an. Il était endetté, il est vrai, devait deux millions.
Somme légère en comparaison de la colossale ban-
queroute de son parent Guéménée (trente millions).
Tout dans la famille était grand. Fort unis, ces Rohan-
Soubise poussaient d'ensemble au ministère. Le car-
dinal y visait dés longtemps, stimulé par sa cour,
ses secrétaires ardents qui ne le laissaient pas dor-
mir. Le dirigeant était le fin, le faux abbé Georgel.
D'autres étaient plus jeunes, entre autres un jeune
homme éloquent, de noble cœur, crédule, Ramond,
le célèbre Ramond (des Pyrénées, du Mont-Perdu).
Mais le conseiller très intime, l'oracle était Caglios-
tro, le magicien et le prophète, homme, il est vrai,
très lin aux choses de ce monde, propre à associer
des naïfs (Ramond, d'Espreménil), à créer ces nom-
breuses loges dont le centre eût été Strasbourg.
Grande fortune. Rohan n'était pas au niveau. Il
n'était nullement un sot, comme on a dit. Mais
252 HISTOIRE DE FRANCE
pitoyablement faible, et scandaleusement libertin. Usé
à cinquante ans de corps, de cœur, sous sa belle
apparence, il était lâche, et, au moindre péril, prêt à
tomber très bas. Il n'en avait pas moins les rêves
royaux de sa famille, de ces fameux rois de Bretagne
qui s'estimaient autant au moins que les Capets, trou-
vaient bien jeunes les Bourbons. Rien n'avait plus
flatté Rohan que d'acquérir, d'entretenir la plus noble
maîtresse qu'on pût avoir en France, la dernière du
sang des Valois.
Cette femme , à coup sûr infortunée , quelles
qu'aient été ses fautes, est restée écrasée quatre-
vingts ans sous l'infamie. Récemment cependant un
peu de jour s'est fait. M. Beugnot la relève sous
certains rapports. Il nous porte à conclure que les
Mémoires qu'elle écrivit pour se laver ne sont pas
méprisables autant qu'on avait cru, — bref, que ce grand
procès n'a été que jugé, — éclairci? examiné? non.
Ce n'était pas du tout un monstre. On ne résistait
guère à son charmant aspect, à sa parole agréable,
enjouée. Tout d'abord son visage disait : « Je suis
Valois », ayant l'ovale très noble et un peu long de
la famille. Ses yeux bleus expressifs, sous l'arc des
sourcils noirs, brillaient de certaine étincelle qu'eut
cette dynastie de poètes, de Charles d'Orléans à la
divine Marguerite. Elle en avait la bouche un peu
grande et le fin sourire, prête à conter les Cent
nouvelles. Avec ses jolies dents, elle avait quelque
chose de railleur, de mordant, certain attrait sauvage.
Et sauvage elle fut en effet de misère dans l'enfance
ROUAN ET LA VALOIS 253
jusqu'à quatorze ans. Les Saint-Remy, ses pères,
méprisant tout métier, ruinés, misérables, avaient ici
la vie qu'ils auraient eue en Canada, vivant de rien,
de baies, de misérables fruits, faisant aux bois de
petits vols, que (par charité ou par peur) on ne voulait
pas voir. Ils n'étaient pas errants cependant. Ils res-
taient autour de Bar-sur-Àube, près de leurs anciens
fiefs, comme attachés encore à ces terres, attendant
je ne sais quel hasard qui pourrait les y faire rentrer.
Le dernier Saint-Remy, mourant, laissa trois
orphelins, que la mère mena à Paris. Celle dont
nous parlons, jolie, intelligente, mendiait pour les
autres, devait rapporter tant le soir, sinon battue
cruellement. Sa mère la maltraitait ; son frère, sa
sœur, nourris par elle, la malmenaient comme men-
diante.
L'enfant resta assez petite, fut faible et délicate.
Elle garda de tant de souffrances une trace (qu'a
remarquée Beugnot), c'est que la nature, en formant
son sein, n'acheva pas, « n'en fit qu'une moitié, qui
faisait fort regretter l'autre ».
Une bonne dame qui en eut pitié, prit les orphe-
lins, les présente à Louis XVI. Ce qui surprend, c'est
qu'il fut peu touché. Cette race des Valois lui parut
dangereuse. Il voulait les éteindre, faisant du frère
un moine, un chevalier de Malte, et les deux sœurs
religieuses. Avec une petite pension, on les mit à
Longchamps. Et dès qu'elles furent grandes, l'abbesse,
selon les vues du roi, voulut, de gré, de force, les
voiler, les enfermer là pour toujours. Dans cette
254 HISTOIRE DE FRANCE
abbaye, près Paris, de renom musical, qui recevait
tout le beau monde, elles avaient rêvé une autre vie,
A tout hasard, elles partirent, n'ayant que dix-huit
francs chacune, sans appui, abri, ni ami.
Ces pauvres demoiselles, seules ainsi dans la rue,
étaient comme une proie. La seule maison qu'elles
connussent, était celle de leur bienfaitrice. Mais elle
leur était dangereuse. Le mari, prévôt de Paris,
corrompu, endurci dans ses exécutions sommaires
des voleurs et des filles, avait persécuté l'aînée dès
quatorze ans, voulant vilainement se payer sur
l'enfant du pain qu'elle mangeait chez lui. Elles
fuirent de Paris, allèrent à Bar-sur- Aube, le pays de
leurs pères, y arrivèrent avec six francs. Une dame
les reçut par charité. Cette dame avait un neveu,
militaire en congé, gendarme de la Maison du Roi.
La Yalois n'y échappa point. L'hôte, le protecteur
s'en empare, la rend enceinte. On la marie, et elle
accouche au bout d'un mois de deux enfants. Mais
elle était trop faible ; les enfants ne vinrent pas
viables. Elle resta affublée d'un mari sot, laid, et
endetté, et qui n'était qu'un embarras.
Elle avait bien du nerf, ne désespéra pas. L'idée
fixe qui avait soutenu ses aïeux, la soutenait aussi:
c'était sa terre, ce patrimoine qui, après avoir
passé de main en main, était rentré alors au domaine
royal, et semblait d'autant plus facile à recouvrer.
Elle vint vaillamment seule à Paris, réclamer,
mendier, avec son grand nom de Valois. Son com-
patriote Beugnot, jeune avocat, lui donnait parfois
ROUAN ET LA VALOIS 253
ù dîner. Toujours souriante, gracieuse, elle semblait
n'avoir jamais faim, en mourait ; menée au café, elle
tombait sur les échaudés. Un jour, chez une grande
dame qu'elle sollicitait, elle se trouva mal; c'était
de faim.
La grande aumônerie avait par an plus d'un million
et demi pour aider la noblesse pauvre. Nul plus
noble, plus pauvre à coup sur que celle-ci. Rohan
à qui on la présente, est attendri, et lui donne d'abord
■en secours deux ou trois mille francs. Mais son
€œur se prend fort ; le voilà amoureux, lui si blasé,
usé. Celle-ci, soit par l'effet du nom, soit par son
enjouement charmant, malicieux, certain attrait
sauvage de chatte ou de panthère, lui mit la griffe
au cœur. De Paris à Versailles, où elle était pour
ses affaires, il lui écrit des lettres éperdues (Beugnot
les vit plus tard), lettres folles, honteuses, de désir
effréné. Bref, il la prend à lui, l'établit, l'entretient,
sur la caisse des pauvres, la met dans un hôtel,
avec quatorze domestiques. Tout cela, dit Beugnot,
bien avant le vol du collier. Elle n'avait que faire
de filoutage. Il y suffisait de l'amour.
Dès lors faisant figure et mendiante à quatre
chevaux, elle sollicitait à Versailles. Mal reçue
pourtant des puissants, mal de la Polignac, qui se
souciait peu d'approcher de la reine une personne
agréable et dangereusement intrigante. Elle ne fut
guère mieux accueillie de Galonné, qui crut la
renvoyer avec un peu d'argent.. Elle y fut superbe
d'orgueil, parla comme auraient fait Charles IX,
256 HISTOIRE DE FRANCE
Henri II, lui dit que des Bourbons elle ne voulait
que sa terre, qu'elle resterait là et ne s'en irait pas
qu'il ne lui eût mieux répondu.
Elle fut bien reçue de la comtesse d'Artois, de
la bonne sœur du roi, qui aimaient peu la Polignac,
bien aussi (si on doit l'en croire) de l'intérieur de
la reine, de ses femmes, excédées du règne de
l'éternelle amie, et charmées d'introduire du nouveau
en dessous. La reine lui donna un secours. Qu'elle
l'ait vue, ou non, c'est un point secondaire. Par
ses femmes (Misery, Dervat), elle put, à l'insu de
son tyran, la Polignac, accueillir l'envoyée du parti
opposé, de Rohan, alors bon autrichien, agent de
Joseph II et courtier de l'emprunt que l'Autriche
crut faire en Alsace, Rohan dut s'y tromper, et se
croire pardonné. Se rendant nécessaire, il crut pouvoir
aller plus loin, pouvoir devenir agréable. Il avait cin-
quante ans. Mais Besenval les avait bien, quand il osa
faire à la reine une déclaration qui ne la fâcha pas ;
elle le toléra, le garda comme ami, et même familier
d'intérieur dans ses parties de Trianon.
La reine avait trente ans, s'était assez rangée. Les
excentricités d'Orléans, les folies d'Artois, le vertige
des bals de nuit (d'où une fois elle revint en fiacre),
toutes ces légèretés de jeunesse n'allaient plus à
son âge. Elle était plutôt triste. Mais le vide d'esprit
ne lui permettait pas de chercher, de trouver de
plus dignes amusements. Le catalogue de ses livres,
si différent de la bibliothèque excellente de la
Pompadour, fait peine et fait pitié. On y voit figurer
ROUAN ET LA VALOIS 257
Faublas, les livres de Rétif, si vulgaires et si gra-
veleux. Son goût pour jouer les soubrettes, s'exposer
dans ces rôles, non pas à huis clos aux amis, mais
aux gardes de la porte même qu'elle appelait, tout
cela est peu digne de la fille de Marie-Thérèse.
Elle n'était nullement méchante, dans l'intérieur
elle était fort aimée. Elle n'eut jamais de jeu cruel,
ni de souffre-douleur, comme en avaient trop souvent
les princesses (Voy. la Harcourt dans Saint-Simon).
Mais elle aimait les farces, et le bas grotesque italien.
Espiègleries parfois fort innocentes, comme la fête
où d'Artois convalescent dut (captif et lié) souffrir
les compliments des faux bergers de Trianon. Par-
fois c'étaient choses malignes, comme la comtesse
d'Artois qu'on fit prendre, exposer devant tous dans
un rendez-vous. Une chose fort cruelle fut faite pour
amuser la reine, qui ne s'est jamais effacée de la
tradition de Paris. Les dames de la Halle étaient
venues pour une fête, superbes et familières, dans
leurs royaux atours. Au dîner que donna le roi,
les gardes du corps les grisèrent, et (dit-on) eurent
l'indignité de mêler dans les vins de dangereuses
drogues, qui leur firent dire et faire mille choses
comiquement impudiques. Certaines se jetaient aux
rieurs, se livraient elles-mêmes. Elles furent le
matin rendues à leurs maris dans un état qu'on
n'ose dire. Gela fut impuni. La reine, qui le blâma
sans doute, fut pourtant curieuse et, dit-on, voulut
voir, eut le tort d'en salir ses yeux.
Beaucoup plus innocente était la mystification
T. XVI. 17
258 HISTOIRE DE FRANCE
dont le cardinal de Rohan fut l'objet en juillet 1784.
La reine était alors fort triste pour son frère, et de
plus enceinte d'un mois, dans les premiers ennuis
de la grossesse. Probablement on voulut la distraire.
Figaro était à la mode, la fureur du moment... La
reine qui jouait Rosine du Barbier (et Suzanne plus
tard, ou la comtesse Almaviva), raffolait de Beau-
marchais. Les quiproquos du dernier acte, la scène
de nuit et de forêt, furent-ils réalisés, pour l'amuser,
dans le parc de Versailles? cela n'est point invrai-
semblable. Rohan, bien plus que Figaro, était mysti-
fiable ; un fat de cinquante ans rappelait encore
mieux le Falstaff si comique des Joyeuses femmes de
Windsor. La farce était certainement dans les goûts
connus de la reine, mais du reste innocente. La
reine eût désiré, dit-on, que le roi même y assistât,
qu'il connût son grand aumônier. On ne voulait
faire à Rohan d'autre mal que le ridicule. La Valois,
sans difficulté, se prêta à la chose contre son bien-
faiteur, croyant (sur une idée fort juste de la
nature humaine) que la reine l'ayant mystifié, s'en
étant amusée, lui serait moins hostile et peut-être
amie tout à fait.
Il fallait une actrice qui, de port, d'apparence,
ressemblât à la reine, pour tromper les yeux de
Rohan. Il y avait justement une demoiselle d'Essigny
qui avait cette ressemblance. 'Était-ce proprement
une fille ? Non, mais son habitude était d'aller
s'asseoir chaque soirée sous les ombrages (alors beaux
et grands) du Palais-Royal. Un enfant de quatre ans
ROUAN EX LA VALOIS 259
qu'elle amenait, la gardait, la faisait respecter un
peu de ceux qui la suivaient. La Valois n'osa dire
ce qu'étail d'Essigny. Elle la fit baronne étrangère,
et la baptisa Oliva (c'est le mot Valois retourné). Pour
décider une telle dame, une baronne, à s'en aller
la nuit au bois, jouer un rôle scabreux, il fallait
un payement assez fort. On ne marchanda pas. La
Valois dut donner quinze mille francs à Oliva, sans
doute les reçut, mais ne lui en donna que quatre.
Oliva avait un peu peur. Elle craignait surtout
que le grand seigneur qui viendrait, ne s'émancipât
trop (devant un tel témoin! la reine, qui serait
cachée et verrait). La Valois la calma, la styla, et
pour être sûre qu'elle jouât mieux son petit, rôle,
elle la mena à Figaro, pour voir ce cinquième acte
qu'on voulait imiter.
Oliva, en robe à V enfant, de [fin linon blanc
moucheté, sous un blanc mantelet, une jolie thérèse
à la tête, fut amenée la nuit au bas du tapis vert,
dans un bosquet obscur, et tremblante attendit.
De son côté Rohan n'était pas rassuré. Non qu'il
ne se crût beau dans un habit de mousquetaire où
il s'était serré. Mais il ne savait pas jusqu'où irait
la bonté de la reine , doutait d'en être digne . La
Valois dit qu'avant, pour se faire le cœur jeune, il
avait jugé bon de prendre l'étincelle, et chez Gaglios-
tro, et près d'une jeune Eve, enfant qu'il avait à
Passy, dans cet unique but de raviver l'amour.
Tout alla à merveille. Rohan vit la figure, ombre
blanche et légère, qui vint et d'une voix très douce,
2G0 HISTOIRE DE FRANCE
basse, timide (de passion, il n'en douta pas), dit :
« Tout est oublié ! » Éperdu, il se mit à genoux, et
plus encore, un vrai esclave, s'aplatit, lui baisa le
pied (Georgel). Il était dans l'extase. Mais la Yalois
accourt, les avertit : « On vient ! » Funeste contre-
temps ! bien amer à cet homme heureux !... La
fausse reine s'évanouit, pas si vite pourtant qu'aupa-
ravant n'échappe de sa main une rose, sur laquelle
il se précipite, qu'il baise, adore... Mais il est
entraîné.
La Yalois voudrait nous faire croire que la reine
s'étant amusée de Rohan, l'ayant trouvé crédule, ému,
passionné, en avait eu pitié et l'avait consolé, qu'ils
eurent des rendez-vous.
Je n'en crois pas un mot.
Mais je trouve fort vraisemblable que la reine ait
fait faire la mystification. Jamais la Valois d'elle-
même n'eût offert ce salaire énorme à Oliva, salaire
royal, de celle qui peut jeter l'argent pour un
caprice.
Le lieu du rendez-vous n'est pas dans les bois de
Versailles, mais dans le Parc, fermé de grille. On
n'y va pas la nuit sans un ordre d'ouvrir.
Si la Valois avait fait de sa tête, et non autorisée,
un pareil coup d'audace, elle eût craint beaucoup
plus une indiscrétion d'Oliva. Elle l'eût ménagée
davantage. Elle était bien peu inquiète, puisqu'au
risque de la faire parler, elle osa empocher les deux
tiers du salaire promis.
LE COLLIKK 261
CHAPITRE XYII
Le Collier. (1785.)
La mystification était trop fructueuse pour ne pas
la continuer. Et ce n'était pas difficile. La reine, en
sa triste grossesse, avait besoin d'amusement. Elle
aimait, on l'a vu, le burlesque et les petites farces,
comme en Autriche, en Italie. Le cardinal, embar-
rassé, avait besoin du ministère ; la passion le rendait
crédule, et prêt à faire toute folie. Et la Valois avait
besoin de les exploiter tous les deux. Fastueusement
entretenue par Roban en 83 sur la caisse ecclésias-
tique, elle baissa en 84, suppléa l'amour par l'intrigue.
On l'a vue gagner dix mille francs du salaire réduit
d'Oliva. Elle dut attraper quelque argent de la reine
pour les lettres grotesques qu'elle apportait du car-
dinal. Ces lettres éperdues de Yesclave, adorations
folles, étaient une riche source, intarissable, de risée.
Le succès enhardit la Valois. Elle osa (à l'insu de
la reine) faire de fausses réponses en son nom;
262 HISTOIRE DE FRANCE
réponses encourageantes qui exaltaient Rohan, et le
rendaient sans doute plus généreux pour la Valois.
Rohan croyait toucher au but, et remplacer Galonné.
Entre celui-ci et la reine une guerre avait éclaté en
1784. Enceinte de trois ou quatre mois, elle avait une
envie, un vif désir d'avoir Saint-Gloud, de l'acheter
aux Orléans. Saint-Gloud, c'est Paris presque, lieu
libre, où l'on rentre à toute heure. Elle avait souvenir
de cette nuit de bal où le roi lui ferma la grille de
Versailles, la laissa à la porte négocier, prier (Bachau-
mont). Devenue régulière, elle avait cependant ce
caprice de la liberté, d'une propriété toute à elle,
acquise en propre et privé nom. Le roi consent,
mais Galonné résiste, disant qu'ainsi acquis, Saint-
Gloud serait terre autrichienne, propriété de l'Em-
pereur, si la reine mourait ne laissant pas d'enfants.
Il résiste six mois, ne cède que forcé par le roi,
mais se venge. Il arrête sous un prétexte Augeard,
secrétaire de la reine, qui a rédigé le contrat. (Mém.
d' Augeard.)
Lutte étonnante qui indigna la reine. Calonne
n'était pas un Turgot. Prodigue des prodigues, pour
elle seule il est économe. Cent millions ont passé à
son joyeux avènement pour les princes et les Polignac.
Il a de l'argent pour Cherbourg, pour les canaux, les
barrières de Paris, qui vont coûter douze millions. Il
en donne quatorze pour payer Rambouillet, acheté par
le roi. Il achète les terres de tous les seigneurs obé-
rés au prix qu'ils veulent (pour soixante-dix millions).
Il fait signer au roi en un an cent trente-six millions
LE COLLIER 263
en acquits au comptant (dont vingt et un millions
inconnus, anonymes). Et il n'en a pas quinze pour
acheter Saint-Cloud!
Combien moins aura-t-il de l'argent pour l'Autriche
et les millions de Joseph II!
La reine aurait voulu le chasser à tout prix. Rohan,
plus complaisant et brûlant de servir, s'offrait, offrait
un plan de finances qu'un certain avocat Laporte avait
écrit et lui avait donné par la Valois.
La reine était troublée. Elle n'avait jamais eu une
grossesse si orageuse. Elle croyait mourir en couches.
Dans ses craintes, elle permit qu'on consultât pour
elle le devin à la mode, grand ami de Rohan, et
qui logeait chez lui, le célèbre Gagliostro. Véritable
enchanteur, dont on n'approchait guère sans en être
séduit. Aux pratiques occultes (magnétiques et som-
nambuliques), il liait la maçonnerie. C'était son
originalité, ce qui le distinguait et du fameux Borri,
qui brilla à Strasbourg au dix-septième siècle, et
du comte de Saint-Germain, cet homme d'infiniment
d'esprit, qui sut éblouir Louis XV, faisant à volonté
et donnant des diamants. Cagliostro l'avait vu en
Allemagne, avait pris sa tradition. Mais sa grande
éloquence, son génie sicilien, lui donnaient une bien
autre action, et même sur des gens sérieux. Il sem-
blait que par lui il vînt un nouveau dogme. Ne brisant
nul autel, il en élevait un au dieu inconnu, la Nature.
Il avait pris d'abord un point central, le Rhin, entre
France et Empire, au palais de Rohan et sous la flèche
de Strasbourg.
2G4 HISTOIRE DE FRANCE
On débitait mille choses. Les Allemands, en lui,
revirent le Juif-Errant. A Paris, il était musulman
d'origine, fils de quelque roi d'Orient, élevé dans les
Pyramides, où il apprit à fond les sciences occultes.
Ainsi que Saint-Germain, il avait vécu trois cents ans.
Il en paraissait trente. C'est qu'il possédait le secret
de rajeunir, renouveler la vie, et la puissance aussi
de réveiller l'amour. L'amour? on le voyait, vivant,
en sa charmante femme, Serafma Feliciani, une fleur
du Vésuve (lui était de l'Etna).
Cette Serafîna semble être pour beaucoup dans la
puissance d'attraction qu'eut Cagliostro pour Rohan.
Dès qu'ils vinrent à Paris, le prince-cardinal les
établit près de lui, au Marais, paya tout et défraya
tout. Ils eurent un hôtel rue Saint-Claude. Serafma
eut une cour. Madame de Valois dut se subordonner,
lui tenir compagnie. A se loger si loin, Cagliostro
gagna. Le désert attira la foule. Le plus grand monde,
les belles dames affluaient, consultaient le sage, s'ini-
tiaient à ses mystères. On s'enivrait de sa parole et
de sa fantasmagorie. Ému, illuminé, et d'autant moins
lucide, on errait volontiers dans les sombres jardins
du vieil hôtel, hanté de visions, d'ombres aimées
peut-être, de ces illusions qu'avait trouvées Rohan
sous l'heureux bosquet de Versailles.
C'est dans cette maison de renommée douteuse,
qu'on vint consulter pour la reine. Mais le sage, pour
sonder le sort, avait besoin d'une innocente. Rohan
et la Valois lui amenèrent la nièce de celle-ci, encore
enfant, qui, certains rites accomplis, eut (par une
LE COLLIER 265
carafe et à travers l'eau trouble) la vision que l'on
désirait. Une figure de la reine apparut, et, ques-
tionnée sur l'accouchement, donna un signe favorable.
Un des initiés de ce temple de la Nature qu'y avait
mené la Valois, était le riche Saint-James, qui, avec
les Laborde, fît l'emprunt autrichien. Saint-James
était, avec les deux joailliers de la reine, Bœhmer
et Bassange, propriétaire en tiers d'un collier de
diamants de près de deux millions, fait jadis pour la
Du Barry. On ne pouvait plus s'en défaire, ne trouvant
personne assez fou. On en parlait sans cesse. On
disait qu'on donnerait bien deux cent mille francs à
qui le ferait acheter. Cagliostro sentit la portée d'un
tel mot. Georgel dit (comme la Valois) que le grand
magicien « mieux que personne sut le secret des
motifs de l'acquisition du collier » (t. II, 119). Mais il
ajoute, par respect, « que c'est un grand secret, pro-
fond, des loges égyptiennes ».
Secret fort transparent, facile à deviner. Cagliostro,
expert aux moyens d'aviver l'amour, voyant le cardi-
nal inquiet d'avancer si peu, et d'autre part, voyant
la reine dans l'orage, aux moments où la femme est
faible, — conseilla à Rohan l'essai d'un talisman, qui,
devenu magique par des conjurations puissantes, lie-
rait deux cœurs, deux âmes. Vieille recette, employée
tant de fois par les Cagliostro du Moyen- âge. Rohan
crut voir la reine asservie du moment qu'on aurait
pu (comme aux coursiers sauvages) adroitement lui
jeter ce lazo.
De naissance, elle avait la passion des diamants.
266 HISTOIRE DE FRANCE
Elle en reçut beaucoup du roi. Et cependant tout
d'abord, à l'avènement, acheta des bracelets très
chers (que censure fort Marie-Thérèse). Bien plus, au
moment même (1776), des girandoles merveilleuses
qu'elle ne put payer qu'en six ans. Tout cela était
éclipsé, disait-on, par les diamants de la reine d'An-
gleterre, alors nouvelle reine des Indes. Le collier
qui eût pu rivaliser, semblait trop cher. Louis XYI
avait dit : « J'en aurais deux vaisseaux. » Cependant,
ce collier, unique, irréparable, allait (on l'assurait)
passer en Portugal. Quelle perte pour la France, pour
la couronne de France ! Aussi grande sans doute que
si elle perdait le Régent, notre diamant (unique!).
Il semblait très français de garder le collier.
La royauté, cette religion, ce permanent miracle, a
besoin de ces choses éblouissantes qui étonnent, qui
obligent à baisser les yeux. Les étranges reflets du
diamant aux lumières font comme un mystère de
féerie, une auréole (divine? ou diabolique?) De là ces
passions violentes, ces furieuses manies du diamant. On
sait le joaillier terrible qui ne vendait les siens qu'en
voulant les reprendre et poignardant les acheteurs.
Si la reine, dit-on, avait tant d'envie du collier,
pourquoi n'en parla-t-elle pas au roi, qui ne l'aurait
pas refusé ? Mais le roi, à l'instant, venait de lui donner
Saint-Gloud (quinze millions). Mais le roi à son frère
allait faire don de cinq millions. Elle eût été bien
indiscrète de prendre un tel moment pour faire une
troisième demande, d'une futilité si coûteuse. Elle
dut avoir honte, tout autant que désir. On sait d'ail-
LE COLLIER 267
Leurs que ces caprices, ces envies de la femme enceinte,
sa friandise avide d'avoir sur-le-champ tel objet,
l'humilie d'autant plus qu'elle est d'instinct aveugle,
sans raison, contre la raison. Il y faut le mystère. Le
grand jour gâte tout. Offrez l'objet; elle refuse, « car
cela n'est pas raisonnable ».
Ses tentateurs, les joailliers, gens fins, que leur com-
merce initiait à ces faiblesses de femme, venaient tous
les jours travailler avec elle pour les parures de ses pro-
chaines relevailles; et elle ne pensait qu'aux bijoux.
Elle voulait l'objet, mais qu'il vînt de lui-même. Saint-
James, qui gagnait sur l'emprunt, Rohan visant au
ministère, auraient pu l'offrir comme épingles. L'affaire
tardait, traînait. Le désir l'emporta. Excédée du retard,
elle permit d'agir (si l'on croit la Valois), et dit « qu'on
fît ce qu'on voudrait. »
Longtemps après, en 1797, à Bâle, les deux joailliers
avouèrent à Georgel que la reine n'ignora nullement
qu'on achetait le collier pour elle (Georgel, II, 66). Ils
étaient trop prudents pour livrer un pareil objet sans
être sûrs de son désir.
Mais la reine n'écrivait jamais (sinon un peu à sa
mère, à son frère). Yermond, Augeard, faisaient ses
lettres. Dessales les écrivait; il était son faussaire
en titre, comme en ont toujours eu les rois l. Même
les signatures des lettres aux souverains n'étaient pas
de sa main. Ses joailliers n'auraient jamais eu
l'impudence d'exiger plus que n'en avaient les rois.
1. Voy. Saint-Simon sur Rose, et ce qu'en dit M. Feuillet de Couches, Revue
des Deux Mondes, 15 juillet 1866.
208 HISTOIRE DE FRANCE
Il suffit donc que llohan achetât, et qu'on mît au
traité qu'elle acceptait. C'est ce qu'on fit sans imiter
son écriture. Elle-même le dit à Augeard.
On mit sur le traité : Antoinette de France — et
non d'Autriche, — pour que cet objet précieux restât
à la Couronne, ne devînt jamais autrichien, comme
eût pu devenir Saint-Cloud, d'après les termes du
contrat.
« Comment, dit- on, la reine eût-elle désiré le col-
lier? pour le cacher, l'enfouir? L'ayant refusé publi-
quement, elle n'aurait osé le porter. » Comme collier
sans doute, mais fort bien sous une autre forme. Dès
longtemps elle cherchait, achetait un à un des dia-
mants pour se faire des bracelets. On le savait. Et
c'est l'usage qu'elle eût fait de ceux du collier.
Ce funeste bijou (dont Georgel a donné la forme),
en collier, en festons, était bien pour la Du Barry. Il
était combiné pour faire valoir le sein, descendre sur
la gorge fort bas, et scintiller à son onduleux mouve-
ment. La reine, plus âgée, ayant eu trois enfants, en
eût paré plutôt ses beaux bras, ceux qu'on a admirés
aussi chez sa fille. Elle aurait employé les gros dia-
mants en bracelets, et les petits (des festons et des
nœuds) pouvaient être vendus. C'est ce qui aidait fort
à l'achat. Ces petits, qui valaient un peu plus de trois
cent mille francs, suffisaient justement pour le pre-
mier payement qui devait se faire en juillet.
Si l'on croit la Valois, le vrai collier de gros dia-
mants, valant plus d'un million, aurait été, chez elle,
livré le 1er février 1785, par llohan à Desclaux, un
LE COLLIER 269
garçon de la reine. Et les petits diamants, détachés
du collier, auraient été vendus pour le compte de
Rolian par la Valois ici, par son mari Lamotte en
Angleterre, où l'envoya le cardinal. Ce mari prit des
traites pour ses frais de voyage, chez Perrégaux, ban-
quier du cardinal, fit sa commission sans le moindre
mystère. L'ayant faite, il revint, et rapporta trois
cent mille francs (mai 1785).
77 revint. Notez bien ce mot. Si sa femme vraiment
eût volé le collier, s'il avait eu les gros diamants
(plus d'un million), s'il les avait portés, vendus en
Angleterre, il eût fait venir sa femme apparemment,
mais ne fût jamais revenu.
C'est ce que dit le plus simple bon sens.
Quelque peu délicats que fussent le mari et la
femme, une certaine chose assurait leur vertu. C'est
que les gros diamants du collier, objet rare et si facile
à reconnaître, étaient peu faciles à voler, dangereux,
difficiles à vendre. Des objets de ce prix ne vont guère
qu'à des rois.
La grande occasion pour laquelle la reine se pré-
parait, voulait paraître avec tous ses diamants, c'était
la grande pompe des relevailles où, traversant Paris,
elle irait rendre grâces à Notre-Dame. Triste fête, et
d'effet sinistre. Elle fut accueillie avec un silence
mortel. Elle revint désolée, à Versailles. Le roi dit
brusquement : « Je ne sais comment vous faites...
Quand je vais à Paris, tout le monde s'enroue à
crier : Vive le roi ! »
On avait pris très mal qu'elle achetât Saint-Cloud,
270 HISTOIRE DE FRANCE
eût sa maison à elle pour rentrer à ses heures et
découcher à volonté. N'était-ce pas assez de Ver-
sailles et des bosquets de Trianon? Les amis de
Galonné brodaient cruellement là -dessus. L'affaire
d'Oliva s'ébruitait, et plusieurs soutenaient qu'il n'y
avait pas d'autre Oliva que la reine. Rohan le croyait
fermement, tâchait de le faire croire. Il avait encadré
la rose et la montrait à tout venant. Il faisait à
Saverne, dans ses jardins épiscopaux, Vallée triom-
phale de la Rose. Sa fatuité outrageante, son délire
sensuel pour se persuader son rêve, alla jusqu'à faire
faire une galante boîte, d'écaillé noire, entourée de
diamants. Dessus, un beau soleil levant dissipait un
nuage. Dedans, si l'on poussait un ressort, on voyait
la reine en robe blanche, une rose à la main (Beu-
gnot). Don d'amour? On l'aurait pu croire. Cela se
donnait fort à un amant favorisé.
La reine, à un autre âge, pour un homme à la
mode, avait bravé, affronté le scandale, s'était fait
croire coupable (et plus qu'elle ne l'était peut-être).
Mais ici au scandale se mêlait le dégoût, l'indignité,
le ridicule. Qu'un prêtre libertin, à cinquante ans,
de fille en fille, en fût venu à elle, c'est ce dont la
cabale, Monsieur, Mesdames, et le Palais-Royal, et.
Galonné (le grand libelliste), pouvaient se régaler,'
faire leur joie, leur victoire. La cruelle affaire du
collier arrivait en cadence. A quiconque doutait des
succès de Rohan : « Pourquoi pas? disait-on. Elle a
bien reçu le collier. »
Christine, pour bien moins, dans un temps plus
LE COLLIER 271
barbare, avait fait sous ses yeux saigner Monaldeschi.
Les hommes de la Reine, qui savaient ses souffrances,
sa fureur, Vermond et Breteuil, voulurent au moins
flétrir Rohan.
Dans sa folle maison, entre Gagliostro, Serafîna et
la Valois, et je ne sais combien de parasites, le pro-
duit des petits diamants fondit, disparut en deux
mois. Rapportés par Lamotte, de Londres, en mai,
les cent mille ëcus prirent des ailes, n'atten-
dirent pas juillet. A ce terme du premier payement,
voilà Rohan tout éperdu. Il cherche, il prie Saint-
James de payer à sa place. Saint-James en avertit
Yermond, et les deux joailliers avertissent Breteuil,
ministre de Paris. Breteuil en est ravi, espère
perdre Rohan. Mais la reine pourrait hésiter. Dure-
ment et crûment, il lui apprend la chose, le bruit
qu'on en fait dans Paris , le scandale du collier qui
est la fable du public. Elle rougit, elle est interdite,
semble ne rien savoir.
Rohan craignait extrêmement que l'on n'arrêtât la
Valois, qu'on ne la fit parler. Il la cache, elle et son
mari. Puis il voulait les décider en ami à sortir de
France. Le faisant, il eût pu mentir tout à son aise,
tout rejeter sur eux, dire qu'il ne savait rien, que,
non autorisés par lui, ils avaient vnedu les petits
diamants. La Valois parut obéir, et prit la route
d'Allemagne , avec Lamotte son mari , mais s'arrêta
chez elle, à Bar-sur-Aube, attendit les événements.
Qu'eût-elle craint? Nul ne l'accusait. Georgel,
l'homme du cardinal, lui-même en fait l'aveu :
272 HISTOIRE DE FRANCE
Saint-James, Bœhmer, Bassange, n'avaient accusé
que Rohan (G., II, 135). Elle ne se cacha nullement,
alla voir ses voisins de Bar, le duc de Penthièvre, le
couvent de Glairvaux, où l'on fêtait la Saint-Bernard.
(Beugnot.)
Breteuil, habilement, avait pris le premier moment
de la juste colère du roi, à une telle révélation. Le
15 août, au grand jour de la Saint-Louis, où Rohan
officie dans ses habits pontificaux, la Cour et tout un
monde emplissant la grande galerie, Breteuil crie :
« Qu'on l'arrête! qu'on arrête le cardinal! » Rohan se
voit conduit devant le roi et les ministres. Vrai tri-
bunal; la reine y siège aussi, exaltée et en pleurs.
Le roi hors de lui-même. Anéanti, le prêtre fait la
lâche réponse d'Adam contre Eve : « Une femme m'a
trompé. » Il la croyait bien loin, déjà passée en Alle-
magne, s'imaginait pouvoir s'innocenter à ses dépens.
Tant colère que parût le roi, on savait bien qu'il
reviendrait bientôt, ne voudrait pas porter un tel
coup à l'Église. On agit dans ce sens, et on laissa
Rohan faire tout ce qui pouvait l'aider. On le laissa
écrire dans son bonnet un petit mot, un ordre de
brûler certaines choses. Breteuil, son ennemi (retenu
parle roi sans doute), retarda soixante heures avant
d'aller chez lui visiter ses papiers.
Rohan, mené à la Bastille par le gouverneur
De Launay, son ami personnel, eu tpar ordre du roi
le bel appartement, parfaite liberté de promener, de
communiquer. La Valois était à Glairvaux, en fête,
avec Beugnot, lorsqu'elle apprit cette nouvelle. Il la
LE COLLIER 273
vit face à face à ce moment, put l'observer. Elle
pâlit, mais resta très ferme pour ne pas fuir, rentra
chez elle à Bar-sur-A.ube. En vain il la pria, supplia
de partir, lui montra les facilités. Elle lui dit : « Mon-
sieur, vous m'ennuyez! » Le conseil de Beugnot en
effet était détestable. Fuir, c'était s'accuser, appuyer
les mensonges qu'il plairait à llohan de faire. Rester,
c'était rendre improbable à tout jamais l'accusation.
Si elle avait eu le collier, serait-elle restée pour qu'on
la tourmentât et la forçât de rendre ? Et, si elle l'avait
vendu, si elle eût eu en Angleterre le million qu'on
disait, elle aurait fui certainement. Gela tranche pour
moi le procès.
Le mari, la voyant arrêtée, fut si peu troublé qu'il
eût voulu la suivre et le demanda à l'exempt. Celui-ci
refusa, « n'ayant pas d'ordre pour lui. » (Besenval, II,
169.)
Il ne voulait nullement fuir, quelque instance
qu'en fit Beugnot. Il finit pourtant par comprendre
que, s'il ne restait libre, si on les tenait tous les deux,
leur voix pourrait rester à jamais étouffée, qu'en par-
tant il pourrait de Londres parler, et tout au moins
laisser un témoignage écrit contre la calomnie1.
1. Georgel et M"le Campan, apologistes l'un de Rohan, et l'autre de la
reine, ont intérêt à tout brouiller. Je les serre de très près, avec les six
volumes des Mémoires d'avocats et témoins, avec Besenval, Augeard, Beu-
gnot, surtout avec le Mémoire justificatif de la Valois (1788), qui, saut sa
calomnie sur les galanteries de la reine, est très fort, bieu lié, suivi, et la
pièce vraiment capitale. (Biùl. nation. Réserve.) 11 me serait facile de relever
rreurs innombrables, volontaires ou involontaires, de Georgel ou de
M Campan. Il y en a une bien grossière : ils placent la scène du bosquet
(qui est de juillet 1784) en 1785, dans l'affaire du collier, au moment du pre-
mier payement. [Georgel^ II, 80; Campan, II, 355.)
T. XVI. 18
271 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XVIII
Procès du Collier. (1785-1786.)
Rohan fat surpris de voir que la Valois n'avait pas
voulu fuir, qu'elle restait pour répondre à tout. Les
Rohan, les Soubise, fort inquiets, lui rassemblèrent à
la Bastille les grands avocats de l'époque, les Target,
les Tronchet. Une consultation eut lieu. Mais ces doc-
teurs trouvèrent leur homme bien malade, hochèrent
la tête, n'augurèrent rien de bon. Ses précédents
étaient honteux et déplorables. Il avait, disait-on,
volé les deniers des Aveugles, pillé les Quinze-Vingts.
(Besenval, II, 167.) Il était très notoire qu'il avait établi
et entretenu la Valois avec l'argent des pauvres.
Maintenant qu'il vivait chez son Cagliostro et sa
Serafina, où il dînait quatre fois par semaine, il était
bien probable qu'il avait prélevé sur le collier, pour
son courtage, les petits diamants rejetés, et les
avait vendus à Londres pour en manger le prix dans
ce tripot. L'avis des avocats fut qu'il était perdu, qu'il
PROCÈS DU COLLIER 275
n'avait de ressources que dans la clémence du roi.
Mais Beugnot, le jeune barreau, allaient plus loin
que l'affaire d'escroquerie. Ils croyaient qu'en pre-
nant la chose comme crime de lèse-majesté, d'outrage
au roi, d'attentat à la reine, on pouvait le mener
tout droit à l'échafaud.
Rohan in extremis, gisant, désespéré, n'avait pas le
choix des remèdes. Il écouta un homme que depuis
quelque temps il écartait de lui, Georgel, habile et
dangereux, et qui faisait peur à son maître. En 1774,
par des moyens étranges et ténébreux, il avait pris le
fil de l'intrigue autrichienne. Ce grand service ne fut
pas reconnu. Georgel n'avança pas. Il attendit dix ans,
simple abbé, secrétaire, dans ce palais de la folie, tapi
dans sa mansarde, comme une araignée suspendue.
Au jour de la ruine, l'araignée descendit.
Gomment- restait-il libre? comment le laissait-on
communiquer avec Rohan? Breteuil disait qu'il fallait
l'arrêter. Vermond dit : non, et la reine, suivant tou-
jours le pire conseil, adopta l'avis de Vermond.
Georgel, sans peur et sans scrupule, ne s'embar-
rassa pas au nœud qui arrêtait ces pauvres avocats. Il
sut bien le trancher. Il avait pour cela une lame ter-
rible, dont Rohan même ne voyait qu'un côté. Un des
tranchants pouvait égorger la Valois; l'autre, Rohan
lui-même, qui eût été absous, mais comme incapable,
idiot; et l'administration de tous ses bénéfices eût
passé à l'abbé Georgel.
Gelui-ci, dès le premier jour, profitant de la peur
de Rohan et de sa famille, se fît donner une procu-
276 HISTOIRE DE FRANCE
ration et des pouvoirs illimités. Il s'empara de tout,
à Paris, à Versailles. Occupant jour et nuit deux
secrétaires, ne dormant que deux heures, fatiguant
six chevaux par jour, il fit tout marcher à sa guise,
dirigea les Rohan, guida les avocats, influença les
juges.
Si Georgel parvenait à donner à Rohan une ferme
et solide impudence pour bien mentir, l'affaire était
sauvée. La vente s'était faite par la Valois et son
mari. Mais qui prouvait que Rohan l'eût fait faire?
En avaient-ils un ordre écrit. — « Ils avaient remis
à Rohan l'argent de cette vente. » Qui le prouvait?
— Avaient-ils un reçu?
Un reçu! la Valois eût-elle osé le demander à un
tel seigneur, son patron? Un reçu! dans les termes
intimes où ils étaient, qui pense à demander, à
donner des reçus?
Elle n'aurait que son allégation. Mais qui l'écoute-
rait? Quel poids peut avoir sa parole? qui oserait
opposer son oui au non d'un prince de l'Eglise, d'un
cardinal de Rome et du chef de l'épiscopat?
Elle avait eu une arme, les folles lettres de Rohan
à la reine. Pièces terribles, un titre à l'échafaud.
Rohan lui avait dit : « Il y va de ma tête. » Avant de
partir de Paris, elle se fit un devoir de les brûler, et
cela devant un témoin qui pût en assurer Rohan.
Donc point de pièces contre lui. Gela le rassura. Et
Georgel encore mieux. Lié avec Vermond, par lui il
avait un œil dans Versailles, savait l'inquiétude du
roi et de la reine. On tenait Louis XVI par sa vive
PROCÈS DU COLLIER 277
sensibilité en ce qui la touchait, par sa crainte natu-
relle du bruit, et son regret d'avoir fait tant d'éclat.
Il eût voulu d'abord se réfugier dans le huis clos,
remettre l'affaire aux ministres, MM. de Vergennes et
de Gastries. Mais quelle ombre fâcheuse en serait
restée sur la reine ! Il eût bien mieux valu que Rohan
fit appel au roi, aidât lui-même à étouffer la chose.
Les ministres allèrent lui demander à la Bastille s'il
ne voulait pas se fier à la bonté du roi ; sinon l'affaire
serait livrée au Parlement. Il avait grande envie
d'abréger tout, de se remettre au roi. Mais sa famille,
mais Georgel, l'affermirent. Il demanda d'être jugé.
L'essentiel était que le public n'entendît pas trop les
•cris de la Valois. On la tenait dans la Bastille, sous la
griffe de De Launay, l'excellent gouverneur, le client
des Rohan, qui savait comme on peut faire taire un
prisonnier. On a fait de nos jours des idylles sur la
Bastille. Dans la réalité, elle était douce aux gens
qu'on ménageait (la Staal, Marmontel, etc.); mais pour
d'autres, terrible. Sans croire aux in-pace qu'on se
figura voir dans l'épaisseur des murs, elle avait très
certainement au plus bas d'horribles cachots, boueux,
où l'eau entrait, et les rats d'eau, féroces, friands de
nez, d'oreilles. La Bastille (comme le fort de Brest et
tant d'autres prisons) avait ses légendes trop vraies,
de prisonniers mangés, du moins attaqués jour et
îiuit, mordus et mutilés. Grand moyen de terreur.
Pour n'être pas mis là, que ne faisait-on pas? L'idée
seule pouvait faire défaillir une femme. Les aumô-
niers parfois, dit-on, en profitèrent avec de pauvres
278 HISTOIRE DE FRANCE
protestantes, qui en sortaient enceintes et conver-
ties.
La Valois, se trouvant entre quatre murs noirs, et
tenue d'abord seule, sans conseil, se trouva heureuse
de voir un être humain, un homme doux et compa-
tissant, l'aumônier (que le gouverneur envoyait).
Elle s'épancha fort, dit tout à cet homme de Dieu. Il
ne lui fut pas difficile de tirer d'elle ce qu'on voulait
savoir : quelle ri 'avait aucun papier, et pas même des
lettres d'amour. Elles l'auraient servie beaucoup
dans le procès : 1° on y eût vu le vilain prêtre à nu,
ignoble libertin, un gibier de Bicêtre, sans cœur et
sans cervelle, indigne d'être cru; 2° ces lettres mon-
trant combien il l'avait désirée, achetée à tout prix,
auraient (contre Target et les défenseurs de Rohan)
prouvé que sa fortune précédait l'affaire du collier,
venait de V amour, non du vol; que neuf mois avant
cette affaire, elle était richement, fastueusement
entretenue. [Beugnot.)
Ces lettres, si utiles, la Valois les avait brûlées, se
désarmant ainsi pour l'honneur de Rohan. Elle avait
tout détruit, sauvé Rohan, s'était perdue.
On le devinait bien. Son compatriote Beugnot, son
jeune ami, qu'elle voulait pour avocat, n'osa pas la
défendre. En vain, du fond de la Bastille, elle appela
et supplia. Elle croyait qu'il avait souvenir de son
arrivée à Paris, où il la promenait, où ils avaient
passé de doux moments. Elle avait eu un tort, de se
moquer un peu de lui; il eût pu l'oublier. Si elle
avait eu le malheur de passer par l'amour de cet
PROCÈS DU COLLIER 279
indigne prêtre, la faim en était cause. Avec ses
échaudés, Beugnot ne la nourrissait pas. Dans son
plus grand éclat, recevant le beau monde, elle l'invi-
tait fort, le traitait en ami. Elle se fia à lui, à son
moment suprême, sa dernière nuit de liberté; elle
lui mit en main ses papiers, s'aida de lui pour les
brûler. C'est là qu'il parcourut les lettres de Rohan.
Lui laissant voir ces lettres, sa honte à elle-même,
elle disait assez : « J'ai péché! » Gela demandait
grâce. Elle était fort touchante dans cet appel de la
Bastille. S'il y était venu, elle l'aurait ressaisi peut-
être. Elle avait vingt-six ans, étincelait d'esprit, était
(plus que jamais) charmante de grâce et de passion.
Elle était bien naïve, avec cet âge et tant d'épreuves,
de s'adresser à ce sage jeune homme, ce prudent
Champenois, né pour faire son chemin. Si elle avait
encore une chance de salut, c'eût été de dire tout,
sans taire ce qui était contre elle, et d'ébranler la
France du tonnerre de l'opinion. Il eût fallu, non un
Beugnot, mais bien un Mirabeau, un intrépide fou,
qui, tenté par la gloire, se perdît, s'immortalisât.
Mais eût-elle voulu elle-même être ainsi défendue?
Nullement. Espérant être ménagée de Rohan, un peu
couverte par la reine, elle voulut ruser, ménager
tous les deux. Cela fut impossible. Tous les deux
l'accablèrent. Elle se trouva prise entre l'enclume et
le marteau.
Un fait fort singulier ferait croire que d'avance le
roi, engagé malgré lui dans ce fatal procès, redoutait
les écarts hardis des avocats , aurait ouvert l'oreille
289 HISTOIRE DE FRANCE
à certain compromis. Georgel, voulant d'abord faire
taire les joailliers (pour la partie du collier qu'on
vendit à Londres), demanda et obtint du roi qu'on
leur assignât ce payement sur l'abbaye de Saint-Vast.
Grâce étrange et bien étonnante au début d'un
pareil procès! Quoi! le roi le poursuit et l'envoie en
justice, prévenu d'attentats qui pourraient lui coûter
la tête ; et pourtant il s'y intéresse tellement, a soin
de ses affaires! Ne pourra-t-on pas dire que, tout en
l'accusant, il le craint, le ménage, achète sa discrétion?
Quoi qu'il en soit, Georgel a fait un coup de maître,
faisant croire que le roi est au fond pour Rohan.
Gela énerve le procès, le rendra vain et ridicule.
Les lettres du roi au Parlement sont pitoyables
de timidité, de mollesse, très propres à confirmer ces
bruits.
On y voit un mari inquiet qui se dépèche de mettre
sa femme hors de cause. Il affirme d'abord ce qui est
en litige : Elle ria pas reçu le collier.
On n'y voit pas du tout le roi. Il oublie qu'il est
roi; il n'a nul sentiment de la Majesté outragée.
Beugnot dit à merveille : « la Révolution était faite
lorsque le roi s'oublie lui-même, réduit toute la
cause à une affaire d'escroquerie. »
Le roi explique , d'un ton qu'on croirait apolo-
gétique, l'arrestation du cardinal; il mentionne l'ex-
cuse que Rohan a donnée : « Il a été trompé. » Gela
simplifie tout. Il est dupe plus que criminel. Le juge
n'aura pas grand'peine pour trouver le coupable sur
qui on doit frapper. Il a été trompé « par une femme ».
PROCÈS DU COLLIER 281
Rolian a peu à craindre. Si justice se fait, ce sera
seulement in anima vili.
Le procès est tracé d'avance. Seulement pour
arranger cela, il ne faut pas trop de clarté. C'était
précisément l'année où un magistrat (Dupaty) demanda
qu'il ny eût plus de procédure secrète, que l'accusé ne
fût plus isolé, qu'il fût environné des garanties de la
publicité, que l'information, les débats, se fissent en
plein soleil. La Justice elle-même devait le désirer,
vouloir sortir de la nuit odieuse qui la rendait sus-
pecte, obtenir le grand jour et montrer qu'elle est la
Justice.
Le contraire arriva. Le Parlement condamna Dupaty,
garda et défendit ses formes inquisitoriales, l'arbi-
traire infini que lui donnait l'obscurité.
Mais le roi est le roi. Il pouvait se placer du côté
du public qui demandait cette réforme, l'imposer à
son Parlement. Dans une affaire où il était partie, où
la reine même était en jeu, il devait le vouloir, ne
laisser là-dessus nulle ombre. — Le contraire arriva.
Il recula devant cette réforme. On put croire qu'il
craignait que l'affaire ne fût éclaircie.
L'épiscopat français se serait fait honneur, si son
chef (le grand aumônier), acceptant le juge laïque, il
eût demandé le grand jour. Heureuse occasion de
faire taire les méchants, de montrer l'innocence de
cet agneau sans tache. Mais l'Église n'en profita pas.
Le Roi, la Justice et l'Église furent d'accord pour
fuir la clarté.
On montra du procès aussi peu que l'on put. On fit
282 HISTOIRE DE FRANCE
plus que le supprimer. On le faussa, en écartant ceci,
faisant voir cela. La nuit absolue, pour tromper, vaut
moins que les fausses lueurs.
Une chose a frappé Beugnot, c'est que dans les
Mémoires , si nombreux , d'avocats , on ne sent
aucun sérieux. « Ce ne sont que jeux puérils. » Il
semble que l'affaire est arrangée d'avance , l'issue
prévue, qu'il s'agit simplement d'amuser le public et
de jouer la comédie.
L'avocat de Gagliostro dit gravement comment,
élevé dans les Pyramides, il y apprit toute science.
Le Mémoire du prophète fut si piquant, si curieux,
qu'il y eut queue à son hôtel, où on le débitait; il
fallut y mettre des gardes. Mademoiselle Oliva, char-
mant témoin, docile, prête à dire tout ce qu'on
voulait, fit un délicieux Mémoire, « très digne, dit
Georgel, de Paphos et de Gnide ».
Tous veulent amuser, être divertissants; ils visent
au succès si grand qu'eut Beaumarchais. Pour aucun
d'eux l'affaire n'est sérieuse. Nul ne semble prévoir
l'effondrement moral qui va se faire, la reine avilie,
le trône ébranlé. Ils se disent : « Nulle vie n'est en
jeu. Il n'y aura pas mort d'homme... Une femme tout
au plus exposée, corrigée. »
Mais quittons l'avant-scène. Que disait cette femme :
« La reine a reçu le collier. L'accessoire du collier,
les petits diamants (inutiles pour elle) et détachés par
elle ont été vendus par moi et mon mari à Paris et à
Londres, sur l'ordre du cardinal, à qui nous en avons
remis le prix, trois cent mille francs. »
PROCÈS DU COLLIER 283
Rohan niait cet ordre, niait avoir reçu l'argent,
récriminait, disant : « Vous avez vendu le collier. »
Par là il se lavait de la vente des petits diamants ;
la Valois, selon lui, avait en même temps vendu les
petits et les gros.
Rohan, du môme coup, lavait la reine et lui. Tout
retombait sur la Valois.
Le premier pas évidemment que la Justice avait à
faire était de s'informer à Londres, d'obtenir par le
ministère qu'elle y pût faire enquête, d'y envoyer
des hommes sûrs. Le ministère, le roi, devaient s'y
entremettre. Inexplicable énigme : rien de tel ne
se fit!...
Le roi, le Parlement, les ministres n'agissent pas.
On se fie pour l'enquête, à qui? chose inouïe que ne
croira pas l'avenir, on se fie justement à l'accusé
Rohan et à ses gens. Un petit secrétaire de Rohan
est envoyé avec un capucin qui prétend être sur la
voie, pouvoir diriger la recherche.
Notons ce capucin, et admirons Georgel qui mani-
pulait tout cela. Si la fiction est poésie, création,
Georgel fut grand poète, et vraiment créateur. Il
inventa des choses, il inventa des hommes. Il fit
sortir de terre deux moines, amis de la Valois.
C'étaient des Mendiants, de ces rôdeurs qui, tout en
demandant, flattant, mangeant, observent. A Paris,
c'était un Père Loth, un Minime, que la Valois sottement
protégeait, à qui elle avait rendu un service essentiel,
d'obtenir (par Rohan) qu'il prêchât à la Gour. L'autre
capucin, Irlandais, un Père Mac-Dermot, son parasite à
284 HISTOIRE DE FRANCE
Bar, prétendit pouvoir désigner à quels marchands en
Angleterre elle avait vendu le collier.
La Valois a donné, publié minutieusement le compte
des petits diamants qu'elle vendit pour le cardinal,
avec les noms, les dates et circonstances.
Mais Rohan n'a pas publié l'enquête de son secré-
taire, du capucin, sur le collier, sur cette énorme
vente qu'elle aurait faite, sur le million et demi
qu'elle en eût retiré, sur le placement qu'elle en eût
fait, etc.
Bonne ou mauvaise, la pièce rapportée par le
capucin était favorable à la reine aussi bien qu'à
Rohan (faisant croire que la reine n'avait jamais eu
le collier). Donc, on pensait qu'elle serait fort bien
reçue des gens du roi, du procureur du roi, qui
l'admettrait les yeux fermés. On l'avait fait timbrer,
viser à Londres par je ne sais quelle autorité. Gela
ne disait pas grand'chose, n'impliquait nullement que
cette autorité eût jugé cette pièce, la donnât pour
valable. L'autorité était peu attentive à Londres, si
j'en juge par tant d'histoires étranges, d'aventures,
de désordres, de meurtres, vols et violences, qu'on
a données pour ce temps-là.
Ce visa imposa fort peu aux gens du roi. L'œuvre du
capucin leur parut très informe, infiniment suspecte,
de fort mauvaise mine, et ils refusèrent de l'admettre.
Un tel refus méritait le respect. Forcer la main à
la magistrature, l'obliger d'accepter une pièce véreuse,
qui, si on l'acceptait, tranchait toute l'affaire, c'était
chose indigne et énorme. Mais encore une fois, cette
PROCÈS DU COLLIER 283
pièce avait le grand mérite de couvrir à la fois et le
cardinal et la reine. Les Rolian s'adressèrent au
garde des sceaux, Miromesnil. Pouvait- il juger sur
les juges, faire trouver blanc ce qu'ils avaient vu
noir? Du moins ne devait-il examiner la pièce, et
surtout inviter les prétendus Anglais dont elle don-
nait le témoignage, à venir s'expliquer eux-mêmes.
Londres est-il donc au bout du monde? Miromesnil
ne fit rien de cela. Il força la Justice. Ordre aux
magistrats de trouver la pièce bonne et de l'em-
ployer!
Une ^affaire engagée ainsi était bien claire d'avance.
Les témoins qui d'abord avaient chargé Rohan, se
dédirent, chargèrent la Valois. Et nul ne les reprit de
leurs variations. Par exemple Bœhmer et Bassange,
les joailliers, eurent trois avis : d'abord contre Rohan,
puis contre la Valois, longtemps après contre la
reine. Quatre ans après sa mort, en 1797, trouvant
Georgel à Bâle, ils finirent par lui avouer que la reine
n'avait rien ignoré de l'achat du collier. Et en effet
eux-mêmes, sans cette garantie, auraient été bien
sots de livrer un pareil bijou.
Le procès fut un jeu. Le cardinal parlait assis, en
robe rouge et barrette rouge. On le stylait, le dirigeait.
On écrivait avec respect. La Valois, au contraire,
bridée et muselée, devait marcher comme on voulait.
Si elle hasardait un écart, le greffier n'écrivait plus
rien. Georgel lui-même avoue qu'on se garda d'écrire
telle échappée qui lui venait.
Rohan lui disant une fois : « Mais, madame, cela
286 HISTOIRE DE FRANCE
n'est pas vrai ; ... » elle répondit en souriant :
« Monsieur, autant que tout le reste. Depuis que
ces messieurs nous interrogent, vous savez que ni
vous ni moi ne leur avons dit un mot de vérité. »
Situation terrible, La reine aurait voulu qu'elle
chargeât le cardinal. Était-elle libre de le faire ? Un
violent parti se formait pour Rohan. Les Gondé même
venaient solliciter pour lui. Si la Yalois eût osé parler
contre, on aurait crié : « Blasphème ! elle ment!... Il
faut la faire chanter » (la mettre à la torture). La
torture, que Necker voulut supprimer, avait ses par-
tisans, pouvait être ordonnée encore. A Aix (1780),
avait paru l'apologie de la torture par Muyart de
Youglans, un président, membre du Grand-Conseil.
Le pape Pie YI avait consacré cet ouvrage par son
approbation. Le roi en accepta la dédicace et main-
tint la torture jusqu'en mai 1788.
Les Parlements y tenaient fort. Ce que le juge
avait de terrible (et de bien cher aussi), c'était cette
terreur, cet arbitraire énorme d'ordonner ou n'or-
donner pas ce qui, au fond, tranchait tout, faisait
qu'on s'accusait soi-même. Que de saluts très bas,
que de sourires des dames (d'autres faveurs aussi)
au monsieur qui pouvait vous faire craquer les os?
Donc la Yalois rusait, était sage, ménageait Rohan.
Les amis de Rohan, la voyant désarmée, qui n'osait
se défendre, l'accablaient à plaisir, l'insultaient, s'en
moquaient. On voulut voir jusqu'où cela pourrait
aller. Gagliostro, par un mépris glacé, lui fit perdre
enfin patience. Elle eut un accès effroyable de fureur
PROCÈS DU COLLIER 287
et de désespoir. Un chandelier était entre eux, elle
le prit, et le lui lança à la tête. Scène sauvage dont
on usa contre elle pour ne plus l'écouter du tout. On
dit qu'elle était enragée, une bête féroce, qu'elle
avait mordu son geôlier (ce qui pourtant se trouva
faux).
Ce qui achevait la Valois, c'est qu'elle avait contre
elle non seulement les amis de liohan, mais les enne-
mis de la reine, dont on la supposait l'agent. Ces
ennemis, c'était tout le monde :
1° Le Parlement, qui, forcé en décembre, dans un
Lit de justice, d'enregistrer les emprunts de Galonné,
en voulut à la Cour, crut la frapper dans la Valois;
2° Galonné, fort branlant, ayant décidément épuisé
le charlatanisme, et sachant que la reine avait son
successeur tout prêt, voulait la prévenir, l'avilir, s'il
pouvait, la flétrir, l'écraser, dans sa créature la
Valois. Il ne paraissait pas, mais travaillait le Parle-
ment par un tiers, Lamoignon (auquel il eût donné
les sceaux).
Le plus terrible pour la reine, c'est qu'à ce momeut
décisif, s'ébruitait le traité par lequel Louis XVI avait
arrangé les affaires de Joseph II avec l'argent français.
L'Empereur, pour le mal qu'il avait fait aux Hollan-
dais, exigeait qu'ils lui fissent réparation, lui payassent
dix millions d'amende. La France en paya la moitié.
Utile arrangement pour éviter la guerre. Mais le
public s'en indigna, le trouva bas et lâche, crut y
revoir le temps où la France payait un tribut à l'Au-
triche. On rappela l'année 78, et les quinze millions,
288 HISTOIRE DE FRANCE
tant de fourgons d'argent qui partirent de l'Hôtel des
Postes. On soupçonna la reine d'épuiser sous main
le trésor. Et l'orage s'amassa contre elle. Cette haine
tourna en amour pour Rohan. Par un effet bizarre, ce
vieux libertin sale devient tout à coup une idole. Sa
cause devient celle du droit, de la patrie, des libertés
publiques.
La Cour amèrement regretta d'avoir tant ménagé
Rohan. On revint à l'idée de l'attaquer par le point
grave qu'on avait écarté, V attentat à la Majesté, à
l'honneur de la reine. Pour cela, on voulait faire
venir d'Angleterre un dangereux témoin, Lamotte,
mari de la Valois. Plusieurs fois il avait couru le
danger de la vie. L'ambassadeur français, ou plutôt
les Rohan, l'auraient mieux aimé mort. Mais quand
on vit l'affaire prendre si mauvaise tournure, la Cour
crut au contraire qu'on pouvait l'employer, faire
témoigner par lui de l'insolence de Rohan, de ses
mensonges indignes pour faire croire qu'il avait les
faveurs de la reine. La mystérieuse boîte d'écaillé,
la rose encadrée, d'autres choses, n'auraient prouvé
que trop sa fatuité calomnieuse. L'irritation du roi
aurait été au comble. Le public même n'eût pu que
le trouver coupable. On eût pu demander sa tête.
Plan très bon, mais tardif, Galonné le sut à temps;
et, par son Lamoignon, il fit brusquer le jugement.
Le procureur du roi avait conclu, pour toute
peine, à ce que Rohan perdît la grande aumônerie, à
ce qu'il fût blâmé, et demandât pardon au roi et à
la reine. Conclusion très molle, et singulièrement
PROCÈS DU COLLIER 289
modérée. Ses plus ardents amis n'avaient jamais nié
qu'il n'eût été déplorablement indiscret, ne dût répa-
ration. Mais l'état des esprits était si violent, si
aveugle pour lui, qu'on ne pouvait plus faire justice ;
une foule exaltée de dix mille hommes assiégeait le
Palais. L'arrêt était dicté, et on le rendit tel : Rohan
absous, loué, et la reine accablée en sa créature la
Valois, qui serait marquée et flétrie.
Quand les juges sortirent, la scène fut extraordi-
naire. Mirabeau qui la vit, fut surpris, effrayé, de
l'emportement de ce peuple ; il en prit vaguement de
sinistres idées de l'avenir. Ces furieux, non contents
de crier, baisaient les mains des conseillers, se
jetaient à genoux, presque en larmes, adoraient.
Rohan rentrant à la Bastille , la foule s'indigna ; le
sang aurait coulé, si lui-même Rohan ne les eût
apaisés. Autre scène et plus folle : exilé par le roi,
il vit à son départ tout Paris à sa porte, la foule se
ruer dans ses cours, l'appeler au balcon. Il parut, et
il la bénit.
Qu'adviendrait-il de la Valois ? Il n'était nullement
question de lui faire grâce, mais d'adoucir l'arrêt, de
ne pas faire l'exécution publique, où sans doute elle
crierait. La reine était embarrassée. En lui sauvant
l'exécution, elle affermissait le public dans l'idée que
c'était son agent et sa créature. En la laissant subir
l'arrêt, elle faisait dire à la cabale qu'elle n'osait sau-
ver sa complice, que, par une hypocrisie lâche, elle
se lavait en l'immolant.
Elle était redevenue enceinte, et d'autant p1 us crain-
T. XVI. 19
290 HISTOIRE DE FRANCE
tive, plus sensible peut-être. Elle eût voulu qu'on
n'exécutât pas (dit Adhémar). Mais elle n'osa insister.
Elle était en Conseil sous les yeux de Vergennes, son
adversaire secret, qui guettait ce qu'elle dirait. Le
roi même , défiant et le cœur fort gonflé , aurait pu
mal interpréter un excès d'insistance. Vergennes dit
sèchement que l'honneur de la reine exigeait qu'on
suivît l'arrêt. Les ministres, moins le seul Breteuil,
voulurent aussi l'éclat, bien sûrs qu'il tournerait
contre la reine.
Au roi de décider. Il est juge des juges. L'exercice
du droit de grâce n'est rien qu'un second jugement
qui implique certain examen.
L'examen eût donné les résultats suivants : Point de
faux; on n'imita pas l'écriture de la reine (Augeard).
— Le vol très incertain, sans preuve que la pièce
rejetée par les gens du roi. — Le vrai crime, c'était
d'avoir supposé des lettres de la reine pour encourager
les folies dont la reine était amusée.
L'arrêt était terrible. « Rasée, marquée et flagellée
de verges ! » — Et le supplice durait jusqu'à la mort.
A la Salpêtrière où elle allait être jetée, ainsi qu'à
Saint-Lazare, la règle était le fouet. A Bicêtre, le
fouet, jusqu'en 89, était donné même aux malades,
au dire du docteur Gullerier. Maisons d'opprobre et de
cruelle risée. La honte du châtiment d'enfance, loin
d'inspirer pitié, avait ce triste effet que la victime
avait contre elle les rieurs. Beaumarchais l'éprouva.
Quoiqu'il n'eût rien subi, il en garda la note. Ses
succès, les millions qu'on lui paya, nulle réparation
PROCÈS DU COLLIER 291
ne put effacer Saint-Lazare. Dès lors il ne rit plus.
Le coup de Louis XVI lui ôta pour jamais le rire.
Mais la Salpêtrière était bien pis. Hôpital et prison,
mêlée de voleuses et de folles, c'était une Sodome de
fureurs libertines, d'effrénées violences. Toute vic-
time un peu distinguée, d'autant plus était poursuivie,
outragée. Qui ignorait cela? personne. L'autorité le
voyait, le souffrait, de peur de plus grands maux. Les
tyrans du théâtre, les gentilshommes de la chambre,
tiraient de là une terreur qui rendait souples les
actrices. Mainte foi en ce siècle, au lieu du For-
l'Évêque, telle pour prison eut le Grand Hôpital,
c'est-à-dire fut jetée aux bêtes. La Valois, avec un tel
nom, avait bien plus à craindre, dans cette sauvage
république.
Le sang royal au moins eut pu arrêter Louis XVI,
le respect du passé, la mémoire d'Henri IL N'était-ce
pas déjà une chose bien étrange, bien révolutionnaire
et de terrible égalité, qu'une Valois parût à l'écha-
faud ? Étrange imprévoyance ! Qu'il était loin alors
de prévoir qu'en sept ans les Bourbons à leur tour y
suivraient les Valois.
Il était cependant humain. On l'avait vu dans tous
ses actes. On le voyait dans les touchantes instruc-
tions qu'il donna en 84 à La Pérouse pour le voyage
autour du monde, recommandant d'épargner les sau-
vages, et de leur faire du bien, de n'employer contre
eux nos armes supérieures qu'à la dernière extrémité.
Une seule chose pouvait faire tort à sa bonté, c'était
sa sensibilité, violente, emportée, pléthorique. Gomme
292 HISTOIRE DE FRANCE
sa sœur Elisabeth, il débordait, crevait de sang. Son
teint rouge, ses lèvres gonflées et ses gros yeux sail-
lants ne le disaient que trop. Facile aux larmes, il ne
l'était pas moins à certaines fureurs dont il n'était
pas maître. Ici, dans une affaire personnelle, où son
cœur, sa passion, étaient tellement intéressés, où l'on
put croire que la justice fut aussi colère et vengeance,
il eût dû se mieux résister.
L'exécution se fît, mais avec des précautions qui
montrèrent qu'on craignait les cris de la patiente, des
protestations, des fureurs. On prit l'heure matinale,
six heures, pour qu'il y eût peu de monde. Point de
Grève. Tout se fit dans la cour grillée du Palais. On
rusa avec elle. Elle eût été un lion qu'on aurait mis
moins d'adresse à la prendre. Elle était au lit. On lui
dit qu'on la demande. Elle se lève en hâte. Dès qu'elle
quitte sa chambre, on ferme la porte derrière elle. Et
entre deux portes on la prend, on la lie, on l'entraîne
furieuse, vers la grille de fer qui de la Conciergerie
fait passer dans la cour du Palais.
L'arrêt, cruellement impudique, disait qu'elle serait
fouettée nue. Elle lutte, quoique liée, se débat; on
arrache ses vêtements. Mais l'effroi domina la honte,
quand elle vit le fer rouge approcher... Elle se tordit
d'épouvante, détourna, déroba l'épaule... Le fer
glissa, brûla le sein...
Évanouie, anéantie, on l'emporta. Dans la voiture,
reprenant connaissance, elle s'élança par la portière,
voulant se faire écraser. (Besenval, II, 173.)
Domptée, liée, rasée, vêtue du sale habit de la
PROCÈS DU COLLItiR 293
maison, elle passa les portes terribles, et se vit là
dans cette ville de sept mille créatures immondes.
Énorme entassement de vies malsaines, de souillures
de lout penre. Dès rentrée une odeur repoussante et
nauséabonde. Les dortoirs servaient d'ateliers, la
nuit, le jour, étouffés et fétides. Dans la règle pre-
mière, les tâches excessives, impossibles, en faisaient
un enfer de châtiments, de pleurs. « Qui ne coud sa
demi-chemise, aura le fouet deux fois par jour. »
Rigueur inapplicable. L'autorité s'était lassée. Pour
avoir seulement un peu d'ordre apparent, les supé-
rieures et religieuses souffraient mille choses infâmes,
les voyaient froidement. Gomme en tout hôpital alors,
on couchait six dans chaque lit. Promiscuité très
cruelle, où les forles régnaient. Nulle protection des
faibles. Si l'autorité eût osé s'en mêler, il y eût eu
révolte, le sang eût coulé tous les jours. Ces terri-
bles Madeleines s'armaient au moindre mot de
chaises, frappaient à mort de tessons et de pots
cassés (Vie de Mme de Lamotte, II, 124-25). On se gar-
dait de les troubler dans les jeux effrénés où elles
épuisaient leurs fureurs, clans la chasse surtout
qu'elles faisaient des nouvelles, la nuit, le jour, se
relayant pour les désespérer de coups et d'insomnies,
les hebéter, s'en faire des esclaves idiotes.
La Valois eut grand'peur quand elle fut lâchée
dans le troupeau, quand elle se vit seule dans cette
foule, faut-il dire de femmes? La plupart semblaient
hommes, de traits durs, d'œil lubrique. Une chose la
sauva, c'est que l'on sut d'avance qu'elle était victime
294 HISTOIRE DE FRANCE
de la reine (Vie, II, 122). Elle leur dit : « La reine
devrait être à ma place ». Gela les adoucit. La supé-
rieure, du reste, s'intéressa à elle, et lui sauva le
pire, la nuit. Elle la fit coucher à part, et cependant,
la première nuit, elle essaya de s'étrangler. (Besenval^
II, 173.)
Dans quel état était la reine? bien troublée, dit
Mme Gampan. Je l'en crois. Car je vois revenir Ma-
dame de Lamballe, le bon ange des mauvais jours.
Cette femme, si faible, fît la chose la plus courageuse.
Elle entreprit d'aller au terrible hôpital, d'entrer dans
cet enfer, d'adoucir la Valois, de lui fermer la bouche.
Admirable imprudence ! Maïs comment croyait-elle
être reçue, à ce premier accès de fureur et de haine,
quand l'épaule lui brûlait encore? Le pis, c'est que
la reine lui donna une bourse, crut que l'argent ne
nuirait pas. Gela tout au contraire ferma la porte de
la Salpêtrière. Mrae Robin, la supérieure, fut indignée,
foudroya la pauvre Lamballe de ce mot : « Elle est
condamnée, Madame, mais non pas à vous voir ! »
(Guénard, etc.)
La Cour avait montré une étonnante inconsé-
quence : la frapper, et puis la laisser en vue dans un
lieu tout public où elle exciterait l'intérêt. La prison-
nière devint la curiosité de Paris, l'objet d'un vrai
pèlerinage. Tout le monde y allait. On ne lui parlait
pas; mais on la voyait dans les cours, mêlée à ce
triste troupeau; elle semblait vouloir échapper aux
regards, on la reconnaissait à sa désolation, à ses
profonds gémissements.
PROCÈS DU COLLIER 295
Elle avait touché tout le monde, les plus dures
même, religieuses et prisonnières. Les religieuses,
si sèches, faites à commander, à punir, devinrent
tendres pour celle-ci, et les aumôniers encore plus.
Sa chambre fut ornée de portraits de saints, de mar-
tyrs, d'images qui pouvaient la consoler et l'amener
au repentir, l'adoucir et la désarmer. On lui disait :
« Écrivez à la reine, et elle vous pardonnera. »
Elle était prise encore par un autre côté. Ses com-
pagnes, si violentes, pour elle devenaient des
agneaux. La Valois est trop fîère pour dire comment
elle y vivait. Ce qui est sûr, c'est qu'une certaine
Angélique la protégeait, l'aimait et la servait. Gela
fondit son cœur, énerva ses rancunes. Elle faiblit,
écrivit à la reine, et sans doute demanda sa grâce.
Elle eut tout le contraire. On ne répondit pas.
Mais on lui ôta Angélique, en la graciant. La graciée
fut désespérée, plus tard sacrifia son pays, sa famille,
alla rejoindre la Valois.
Celle-ci s'était donc humiliée en vain. Elle retombe
à l'état sauvage. Une nuit, favorisée peut-être de
quelque religieuse, elle trouve moyen de s'échapper
(11 sept. 1787).
Gomment ? on ne le sait. Ce qu'on voit (dans
Eeugnot), c'est que la malheureuse, fuyant comme
un lièvre, un renard, courant de nuit sans doute, alla
à Bar-sur-Aube. Son aveugle instinct, l'idée fixe qui
avait dominé sa vie, la ramenait à son lieu de nais-
sance. Sans but et sans espoir. Dans cette petite ville
de province, qui aurait reçu la flétrie ? Elle alla se
296 HISTOIRE DE FRANCE
blottir au fond d'une carrière. Là, la mère de Beugnot,
se souvenant qu'elle avait dans les mains certaine
somme, jadis laissée pour les pauvres par la Valois,
eut le charitable courage d'aller la nuit lui porter cet
argent dans sa caverne. Sans cela elle y serait morte
de faim, n'eût pu passer en Angleterre.
Mais là même de quoi vivrait-elle ? Son indigence
prouvait bien qu'elle n'avait ni eu ni vendu le collier,
ni placé un million. Elle ne pouvait vivre que d'in-
jures à la reine. Je ne crois pas du tout que la Cour
ait été si sotte que de favoriser, comme on a dit, sa
fuite, qu'elle ait déchaîné elle-même cet être dange-
reux qui brûlait de parler, et que les libellistes et les
libraires de Londres ne pouvaient manquer d'exploiter.
Il y avait à Londres, en tout temps, une manufacture
de pamphlets, de libelles, fort lucrative et doublement
payée, et par le public curieux, et par la Cour qui les
craignait, travaillait à les supprimer. Très sottement
sous la Du Barry, puis à lavènement de Marie-
Antoinette , on traitait avec ces faquins et , chose
encore plus sage, pour les marchés mystérieux on
employait les hommes les plus retentissants de
France, un Éon ou un Beaumarchais. En 1774, celui-ci
court l'Europe, de Londres à Vienne, poursuivant un
libelle (l'Aurore), avec mille aventures; il en fait un
roman. Avec la même adresse, en 1787, la Cour traite
avec la Valois, pour l'empêcher de publier son Mémoire
justificatif (corrigé, dit-on, par Galonné). La bombe
cependant éclate en 1788.
Ce Mémoire, étendu, devint un véritable livre, Vie de
PROCÈS DU COLLIER 297
l'auteur, en deux volumes in-octavo. Nouvelle peur
du roi, de la reine. Par une singulière imprudence,
pour faire disparaître le livre, on envoie la personne
la plus en vue, que suivaient les regards, M"10 de
Polignac. L'édition entière est achetée. Elle périt dans
un four de Londres... moins un seul exemplaire que
garda un de nos ministres et que la Convention a
fait réimprimer.
La Valois ou ses rédacteurs avaient dans le
Mémoire, d'extrême vraisemblance, mis un trait fort
invraisemblable, romanesque et calomnieux (les
rendez-vous nocturnes que la reine aurait donnés à
Rohan). Les libellistes à gages ne suivirent que trop
cette voie. Encouragés sans doute, payés des ennemis
de la reine, ils firent de Marie-Antoinette, en quelques
pages, une horrible ■ légende, absurde, insensée,
dégoûtante, où elle est à la fois Messaline et la Brin-
villiers, empoisonnant Vergennes et tout ce qui lui
fait obstacle, donnant à tout venant l'arsenic et la
mort-aux-rats.
Il suffit de jeter un regard sur ces pages pour voir
qu'elles n'ont nul rapport avec les vraies publications
de la Valois. Pour mieux vendre, on y mit son nom.
Elle eut beau protester, jurer que ce n'était pas
d'elle. La masse passionnée avalait toute chose
dans sa voracité crédule. Par contre, Burke et nos
ennemis entreprenaient dès lors la canonisation de
Marie-Antoinette. Les deux légendes étaient en face
et les deux fanatismes. La Valois risquait de nouveau
d'être prise entre, écrasée, aplatie.
218 HISTOIRE DE FRANCE
Plusieurs fois, dès 1786, on avait essayé de tuerie
mari. Combien plus elle avait à craindre! Elle avait
trente-deux ans. Elle eût voulu finir. Elle pensa plu-
sieurs fois au suicide.
Son mari, qui aussi a écrit des Mémoires, dit que
les Orléans voulaient l'enlever, la traîner à Paris, la
jeter à la barre de l'Assemblée, au risque de la faire
poignarder par les royalistes.
Si l'on eut cette idée, les royalistes avaient intérêt
à la prévenir, donc, à l'assassiner avant l'enlève-
ment.
Elle était entre deux dangers.
Elle était seule (le mari à Paris) dans ce noir infini
de Londres, alors à peu près sans police. Pas de
secours à espérer. Et elle n'aurait pas été quitte pour
la mort. Elle avait un sort effroyable à attendre. Si
Damiens, pour une égratignure au roi, fut tenaillé,
que n'eût-on fait à celle-ci? Quelle fête c'eût été pour
nos enragés (si atroces, de Vendée, de la Terreur
blanche), quel joyeux carnaval, de l'enlever dans
quelque maison sûre, de, s'amuser du monstre, de la
faire lentement mourir à coups d'épingles, qui sait,
chauffée, disséquée vive! ... Telles étaient du moins
ses terreurs.
Un soir, trois ou quatre coquins entrent chez elle,
et lui apprennent qu'elle doit venir avec eux, que
l'un d'eux a juré sur l'Évangile qu'elle lui doit cent
guinées, et que, selon, la loi de ce pays de liberté,
il va l'emmener chez le juge. Elle leur verse à boire,
parvient à se sauver dans la maison voisine, s'enferme
PROCÈS DU COLLIER 299
■dans une chambre du troisième étage. Les entendant
monter, et décidée à tout pour ne pas tomber dans
leurs mains, elle se pend par les mains au balcon. La
porte de bois blanc éclate. Ils entrent... Elle lâche tout,
elle tombe... Assommée et brisée... bras et cuisse
cassés, un œil hors de la tête, et l'épine rompue...
Elle mit trois semaines à mourir. (Mém. de Lamotte,
199; édit. Lacour, 1858.)
300 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XIX
Révolution dans la famille. — Mirabeau. (1776-1786.)
Le roi, fort contristé de l'affaire du collier, mécon-
tent de Paris, peu content de la reine, fît une chose
nouvelle et unique en son règne, rompit ses habitudes
pour la première fois, voyagea. Plus il l'aimait, plus
il était blessé. Il ne lui parla pas des nouveaux projets
de Calonne; elle ne les connut qu'avec la Cour et
tout le monde. Il alla voir Cherbourg, ses bons peuples
des côtes.
Un triomphe lui fut arrangé. Il trôna un moment
(sur ces énormes cônes que l'on coulait pour y asseoir
la digue), comme un roi de la mer, entre la foule en
barques et la flotte tonnante. Très imprudent triomphe
qui aida fort à Londres nos ennemis dans leurs décla-
mations, irrita, effraya. Dans les fougueux discours de
Burke, l'Angleterre croyait voir la France avancer
(comme un crabe) deux pinces vers Plymouth et
Portsmouth.
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 301
Gigantesque menace qui couvrait l'impuissance.
Élevé par l'effort des emprunts usuraires, le prodige
éphémère que la mer emporta, n'exprimait que trop
bien notre grandeur croulante, la ruine que Galonné
avoue au roi à son retour.
Ce triomphal voyage, un calcul du ministre, n'avait
été qu'illusion. Le roi, le peuple, s'étaient trompés
l'un l'autre. Leur attendrissement mutuel leur cacha
la situation.
C'était un temps ému et de larmes faciles. La
langue en témoignait. A chaque phrase, on lit sen-
sible et sensibilité. Dans les actes, les pièces les plus
froides de la diplomatie, les ministres, les rois, disent
à propos de rien : « La sensibilité de mon cœur. »
Tout livre est dans ce sens. Les Confessions viennent
de faire comme un cataclysme de larmes (82).
Bernardin de Saint-Pierre suit en 84. Toute la menue
littérature, les Florian et les Berquin, montent leur
lyre sur cette corde. Le théâtre s'y met dans les
grands succès de Sedaine. Impulsion si forte que 89
même n'y fera rien. Même en pleine Terreur, on ne
jouera que bergeries.
Le roi (quels qu'aient été les sourires échangés,
les demi-railleries de la Cour) est bien Y homme sensible
du temps. Un peu grotesquement , il a cependant
du Gessner. Ses goûts d'intérieur, de famille, sa ron-
deur apparente, son obésité même, ses yeux qu'on
croit myopes (et qui ne le sont point), tout cela donne
au peuple l'idée d'un bonhomme de roi, d'un roi
fermier (c'était le mot de mon père, qui le vit au
302 HISTOIRE DE FRANCE
Temple). Ses cheveux, quoi qu'on fit, échappaient, et
restaient incultes; cela plaisait au paysan. Sur la
côte, on savait qu'il aimait la marine. Les foules
affluèrent, s'empressèrent. On cria fort, et les femmes-
pleuraient. Le roi eut les yeux moites. Il se croyait
très bon, rêvait du duc de Bourgogne.
Sa bonté justement était la plaie publique. Pendant
qu'il se disait : « Je suis le père du peuple », sa sen-
sibilité pour ce qui l'entourait, lui faisait gaspiller la
vie, le sang du peuple, les trois quarts de l'impôt
en largesses insensées. Son respect filial pour tous
les vieux abus était la pierre d'achoppement, le
Terme, la borne fatale où la France était accrochée.
Ménageant les seigneurs, il maintint le servage et les
corvées du paysan. Par égard pour les us, les droits
des Parlements, il maintint le secret des débats, la
torture (jusqu'en mai 88). Quand les Parlements
mêmes, quittant leur esprit janséniste, proposèrent
de donner l'état civil aux Protestants, le roi s'y refusa
pour n'affliger pas le clergé.
Gomment se fait -il que Malesherbes visitant les
prisons et consolant les prisonniers, pourtant n'en
élargit que deux? (Sénac, 103). Gomment? On aurait
cru manquer à Louis XV si l'on eût fait sortir tout ce
monde au grand jour, si le public eût vu la face de
Latude, ou de l'homme intrépide qui dénonça le Pacte
de famine. Malesherbes du moins tire du roi la pro-
messse qu'il n'y aura plus de Lettres de cachet. Ce
ministre est fort dur; il est sourd aux familles qui
voudraient enfermer les leurs. Mais le roi est très-
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 303
bon; il ne résiste pas à leurs prières; les prisons se
remplissent en 1777. C'est la vraie pente monarchique,
et le retour à la tradition. Premier gentilhomme de
France, comme disait très bien Henri IV, et protecteur
de la Noblesse (ainsi que du Clergé), le roi pour les
familles est le gardien de l'honneur, naturel défen-
seur de l'autorité conjugale, de l'autorité paternelle.
L'unité des trois despotismes, État, Clergé, Famille,
se maintient complète en ce règne.
L'essence et la vie même de ce Gouvernement
était la Lettre de cachet. Elle ne put finir qu'avec lui.
En vain Mirabeau l'attaqua. Trois ans après son livre,
au procès du collier, la Cour parut s'en souvenir.
L'homme de la reine, Breteuil, dans ce moment cri-
tique, pour regagner un peu de popularité, ordonne
la mise en liberté des prisonniers enfermés à la prière
de leur famille (31 oct. 1785). Mais après le collier, on
ne s'en souvient plus ; tout reprend sa marche ordi-
naire. En 1789, réveillé brusquement, le ministère
demande ce que sont devenus tels de ses prisonniers,
oubliés de lui-même. Ils sont morts, ou partis. (Joly,
Lettres de cachet, p. 35, 36 note.) — La royauté mou-
rante, tirée de son Versailles, prisonnière elle-même
(qui le croirait?) faisait encore des prisonniers, lançait
des Lettres de cachet. En février 90, le roi en accorde
une contre un Fontalard, qu'on envoie au Grand
Hôpital, la plus dure des maisons de force. (Maurice,
Histoire des prisons, 420.)
Le sceau, la clef de voûte du grand sépulcre monar-
chique, c'est le roi. — Roi, Bastille, sont deux mots
30i HISTOIRE DE FRANCE
synonymes. On le vit en 89; nul grand coup ne
l'émeut; mais on prend la Bastille?... Il tressaille...
c'était lui-même.
Qu'il soit bien entendu que ce mot seul Bastille
comprend les mille prisons, bagnes, galères, vais-
seaux et colonies. Joignez-y les couvents, où l'on
envoie par Lettre de cachet.
Quelqu'un demande à Mirabeau le père, Y Ami des
hommes, des nouvelles de sa femme et de sa famille :
« Où est madame la Marquise ? — Au couvent. — Et
monsieur votre fils ? — Au couvent. — Et votre fille de
Provence? — Au couvent. — Vous avez donc juré de
peupler les couvents? — Oui, monsieur. Et, si vous
étiez mon fils, il y a longtemps que vous y seriez. »
{Mém., II, 185.) De cinq enfants, l'Ami des hommes
en tient quatre enfermés, sans parler de la mère1.
{Ibid., 306.)
1 . La mère est le plus fort. Il est affreux de voir, chez ce dur patriarche,
Agar chassant Sarah, les servantes-maîtresses mettant la maîtresse à la
porte, une mère de onze enfants qui lui a apporté soixante mille livres de
rentes. Plus tard, il veut qu'elle reçoive une intrigante dans sa chambre, son
lit. 11 la fait interner, il la fait enfermer. Il la fait enlever pour la mettre (à
son âge!) à la cruelle maison de Saint-Michel. Elle y serait restée à jamais
ignorée, ne pouvant pas écrire, si sa fille n'eût intrépidement dénoncé la
chose au Parlement. — C'est la mère qu'il hait et poursuit dans la fille, le
(ils aîné. Rien de plus vain que ses accusations contre son fils ; ses dettes
étaient fort peu de chose et ses désordres moindres que ceux des autres
officiers du temps. Quant à Sophie, il ne l'enleva pas; c'est elle plutôt qui
l'enleva. Elle avait, à dix-huit ans, épousé un octogénaire, qui souffrait très
bien le jeune homme, l'allait chercher quand il ne venait pas. Sophie n'en-
dura pas cet indigne partage. Elle se serait tuée si elle n'avait fui et rejoint
Mirabeau. — Le fils est cent fois moins libertin que le père. Celui-ci, avec
son orgueil sauvage et ses formes austères, son dur génie de style qui fait
illusion, a un côté bien bas qu'on ne peut oublier. Il gagne à les faire enfer-
mer, mange leur bien avec ses coquines. — Histoire commune alors. Elle
explique pourquoi on jetait ses enfants si aisément par la fenêtre, aux cou-
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 3<tt
Ce père était-il unique, un être extraordinaire?
Point du tout. Fort peu rare au dix-huitième siècle.
Dans un tout petit cercle, je vois des familles analo-
gues. La jeune femme de Mirabeau se marie parce
qu'elle est maltraitée de sa mère. Sa célèbre amante,
Sophie, a une telle frayeur de son père qu'à dix-huit
ans elle accepte de lui un mari de soixante-quinze
ans. Dira- 1- on qu'il s'agit de la noblesse unique-
ment ?
Erreur, très grave erreur (Yoy. Joly, joamm). L'austère
famille janséniste, la dure maison parlementaire, de
mœurs si différentes, suivaient pourtant même modèle.
L'arbitraire monarchique se copiait au plus humble
foyer. L'aîné sur les cadets, et le frère sur la sœur
reproduisaient la dureté du père, plus vexatoire
encore. On le voit dans les lettres de la pauvre Sophie
vents, aux prisons, aux colonies, etc. Pour suffire aux dépenses insensées,
aux désordres, il faut des sacrifices humains. La Famille représente exacte-
ment l'État. Folie des deux côtés, et des deux côtés Déficit. — On fait grand
bruit pour l'ancien monde des enfants que Tyr ou Carthagc, dans de rares
circonstances, dans les dangers extrêmes, jetaient au brasier de Moloch. Et
Fon rappelle à peine que, bien plus de mille ans, la famille chrétienne jetait
ses enfants au sépulcre. Long supplice, plus cruel peut-être. J'ai dit au dix-
septième siècle l'immense extension des sacrifices humains. J'ai cité la famille
des Arnauld. Chez le premier, sur quinze enfants sept filles religieuses, et
qui meurent jeunes. Chez le second, sur douze enfants, six filles religieuses,
qui la plupart meurent jeunes, etc. C'est bientôt dit, mais qui saura jamais
ce que ces simples mots contiennent de désespoir et de dépravation. La Reli-
gieuse, de Diderot (imprimée tard, à la Révolution), en est un portrait faible
encore. Les grands procès (Aix, Loudun, Louviers, La Cadière, etc.) sont
des percées dans ces ténèbres. — Mais rien n'éclaire l'histoire des mœurs
autant que les procès des Mirabeau. Écrivant ceci en Provence, j'ai pu (grâce
a mes amis d'Aix, Marseille et Toulon) lire les Mémoires et plaidoyers contra-
dictoires de Mirabeau et de Portalis. Pièces infiniment curieuses qu'on devrait
réunir, réimprimer d'ensemble. On peut y voir combien la piélé filiale de
M. Lucas de Montigny a atténué, adouci, supprimé.
t. xvi. 20
306 HISTOIRE DE FRANCE
(Mém. de Mir., II, 118); on croirait lire des pages
arrachées de Clarisse Harlowe.
Les Mirabeau, bruyants, retentissants, dans leurs
scandales, leurs procès, leurs clameurs, nous ont
rendu un grand service. Tout ce qui s'éteignait,
s'étouffait entre quatre murs, éclata. Le foyer apparut,
et sa guerre intestine. — On vit combien l'État cor-
rompait la Famille par la facilité avec laquelle le roi
appuyait, secondait toutes les tyrannies domestiques.
On vit qu'en haut, en bas, ce terrible gouvernement
de la faveur et de la Grâce, ennemi du jour et de la
Loi, s'accordait, se reproduisait. Dix ans passèrent à
peine, et le grand fruit du temps que le temps n'a pu
enlever, fut donné à la France, la Révolution de la
famille, la vraie famille enfin, créée et fondée dans la
Loi selon le cœur et la nature. C'est le Gode civil de
la Gonvention (1794). Les mœurs suivirent la Loi.
Quelle douceur aujourd'hui au prix de cette époque,
pourtant si rapprochée de nous !
Le point de départ fut Yincennes. De là pendant
plusieurs années, une voix éclatait, à soulever les
voûtes (et tous les siècles l'entendront) : « Mon père,
je suis tout nu ! Mon père, je suis aveugle ! Déjà, je ne
vois plus qu'à travers des points noirs ! Mon père, je
vais mourir des tortures de la néphrétique!... » Puis
des rugissements, et de terribles pleurs. Puis, des
aveux honteux, cruels, la nature aux abois, des délires
effrénés. Ya-t-il devenir fou?
C'est l'adversaire de Mirabeau, c'est Portalis lui-
même, l'avocat de sa femme, qui nous a conservé les
REVOLUTION DANS LA FAMILLE 307
lettres épouvantables du père contre le fils. Elles nous
montrent de quelle rage il désira sa mort, pensant le
faire périr à Surinam, à Rhé, en Corse, à If, à Joux,
le poussant aux duels, et à la fin comptant qu'il
crèverait à Vincennes. Haine profonde, car elle est
de nature, d'antipathie, sans motif sérieux.
Mais la férocité du père semble encore moins atroce
que la froideur de la femme de Mirabeau. Il lui écrit
des lettres déchirantes, d'humbles supplications, un
peu basses, il faut bien le dire {Plaid, de Portails,
p. 57). A genoux devant son beau-père qui le tient
aussi enfermé, il lui demande la liberté, la vie.
Mme de Mirabeau n'avait guère le droit d'être sévère.
Tête vaine et légère, à peine mariée, elle avait été
prise en faute, avait été pardonnée, graciée, l'avait
reconnu par écrit. Lui, il l'aima toujours, et l'eût pré-
férée à toute autre. Dans ses prisons, à If, à Joux, il la
priait toujours de venir le trouver. A Joux, lorsque
Sophie, la charmante Sophie, se jeta, se donna à lui
d'un tel élan, il conjura sa femme de venir et de le
sauver de lui-même. Il fît plus, il pria son père et son
beau-père d'ordonner à sa femme de venir le trouver.
Cette tragique Sophie l'épouvantait. Elle avançait vers
lui comme un abîme du destin, dans un funèbre attrait
d'amour et de suicide. Il résiste, il implore sa femme.
Mais la poupée n'a garde de quitter ses plaisirs. Elle
passait sa vie de fête en fête. Elle dansa le jour où
Mirabeau fut condamné à mort. Elle joua la comédie
dans la chambre où son fils de deux ans venait de
mourir. C'était la vaine idole, sans cœur et sans cer-
308 HISTOIRE DE FRANCE
velle, de la noblesse de Provence. Elle finit par élire
domicile chez les Galiffet (Voy. la lettre indignée de
l'oncle). Un petit Galiffet la patronne contre son mari.
A l'appel du mari, que répond-elle? Un mot d'un froid
mortel qui pouvait l'achever. Elle lui demande avec
douceur « s il ne serait pas devenu fou! »
Il y avait espoir. La prison fait des fous1. Ceux
qu'on trouva à la Bastille, à Bicêtre, étaient hébétés.
On a vu les fureurs de la Salpètrière. Un fou épou-
vantable existait dans Vincennes, le venimeux
De Sade, écrivant dans l'espoir « de corrompre les
temps à venir ». On l'élargit bientôt. On garda
Mirabeau.
Il est fort beau, étrange, que celui-ci, à travers une
persécution si sauvage, ayant presque usé les prisons,
ne devienne pas une bête féroce, qu'il reste à ce point
homme, que son cœur soit si plein et d'amour, et
d'humanité, que dis-je? tendre pour son père même!
S'il a eu le tort grave d'écrire contre son père (en
faveur de sa mère), il aime cependant ce barbare, il
1. La folie était infaillible dans les prisons épouvantables qu'on employait
depuis le Moyen-âge. La plupart furent certainement, dans l'origine, des in-
pace ecclésiastiques. La tour de Chdti-moine, à Caen, avait le sien à une
profondeur de trente pieds, dans une cave, sans jour, presque sans air.
Autour, de petites cellules où l'on était comme scellé dans le mur. Cbacune à
sa porte de fer avait un petit trou où passaient le pain, les ordures. Dans cet
horrible lieu, visité en 85, on trouve une femme toute nue. Une autre de dix-
neuf ans y est dans une basse fosse, les jambes dans l'eau, au milieu des
reptiles. — A Saint-Michel-en-Grèvc, cette, funèbre abbaye, la fameuse cage
de fer était placée dans le vieil in-pace des moines, cave voûtée, pratiquée
sous leur cimetière. Le prisonnier avait sur lui les morts. Du cimetière à tra-
vers la voûte, l'eau filtrait ; il recevait la pluie glacée. Voy. MM. Le Héricher,
Joly, Hippeau (Archives d'IIarcourt), Beaurepaire (Antiq. norm., XXIV,
479).
REVOLUTION DANS LA FAMILLE 309
l'exalte, lui croit du génie. Il s'attendrit pour lui. Sor-
tant à trente-trois ans de sa longue prison, voyant
chez un ami le portrait du tyran, il le regarde et
pleure, et s'écrie : « Pauvre père! »
En mourant, il demande à être enterré près de lui.
Sophie n'est pas moins bonne. Quand le tyran cruel
a perdu ses procès, est presque ruiné, voilà qu'elle
est touchée, s'attendrit, pleure aussi.
Cette pauvre Sophie, enfermée au couvent, qui y a
accouché et qui y meurt de faim, Mirabeau la nourrit.
Nuit et jour, il travaille. Sans feu, sans bas, sans pain
pour ainsi dire, il écrit cent volumes. Inspiration,
compilation, les livres erotiques ou révolutionnaires,
flamme et fange, tout va par torrents. Les échappées
cyniques, les aveugles fureurs, désespérées, des sens,
ne peuvent empêcher de le dire : Cet homme est très
grand à Vîncennes... Oh ! que je l'aime mieux là qu'en
ses fameux triomphes, mêlés de menées équivoques!
L'histoire est admirable. Elle agit presque autant
que les Confessions de Rousseau. Mirabeau, dans ses
lettres, ses procès, ses Mémoires (bien plus forts que
tous ses discours), ouvrit un jour nouveau sur l'àme
humaine. Ce qui est curieux, c'est qu'à chaque prison
ses gardiens sont à lui. Les exempts qui l'arrêtent,
deviennent ses zélés serviteurs. Tous pleurent, geô-
liers et porte-clés. Lenoir, le lieutenant de police,
agit pour lui et le protège. Le chef du secret même, un
homme qui sait tant et voit tant, qui doit être endurci,
Boucher, devient l'intermédiaire des deux infortunés.
Sans lui, il serait mort. Boucher court les libraires
310 HISTOIRE DE FRANCE
pour lui placer ses manuscrits. Il est infatigable. Il
intercède auprès du père, lui écrit, le poursuit au fond
du Limousin, il arrache la grâce, il amène le fils, il
sanglote... Gloire à la nature!
Gloire à l'esprit du temps ! au grand élan de cœur
qu'avaient produit surtout les livres de Rousseau. On
sent à quel point ils sont maîtres, et comme ils ont
percé partout. Quelle transformation générale ! Quoi !
l'humanité, la pitié, les meilleurs sentiments de
l'homme,' ont changé, ont dissous la Police à ce
point!... Mais s'il en est ainsi, la Police n'est plus, et
le Despotisme n'est plus ! Et la Révolution est faite.
Quelle étonnante chose que ce soit à Lenoir, à Bou-
cher, que le prisonnier adresse pour le faire imprimer
ce livre des Prisons, des Lettres de cachet, écrit de
si grand cœur, de si haute liberté d'âme! Gomment
l'ancien régime, du sommet à la base, ne frémit-il à
ces mots intrépides : « Mon âme, enhardie par la per-
sécution, a élevé mon génie abattu par les souf-
frances... Sans papiers, sans société, n'ayant que très
peu de livres, privé de correspondance, de liberté, de
santé !... On ne peut avoir plus d'entraves... Libre ou
non, je réclamerai jusqu'à mon dernier soupir les
droits de l'espèce humaine. »
Mot fort et vrai. Je ne vois aucun homme dans l'his-
toire qui ait plus constamment pré\té appui aux faibles.
Il plaide pour les Corses, pour Genève opprimée, pour
les Hessois vendus par leur incligne maître. Il plaide
pour les Juifs auprès de Frédéric, et il obtient leur
émancipation.
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 311
(( Mais Mirabeau, sans doute, au livre des Prisons,
aura du moins tourné, éludé l'actuel, se tenant aux
limites resserrées de la question? » Vous le connaissez
peu. Le Mirabeau d'alors a beaucoup de Danton.
L'Amérique envoyant sa grande Déclaration des droits,
il écrit sans détour : Tout gouvernement est déchu. Il
va plus loin encore : George a moins fait que les
Capets.
Ces deux mots mis ensemble destituent Louis XYI.
Gela est grand, hardi. Mais voyons le dessous.
Regardons dedans, l'homme même.
Et d'abord écartons les exagérations grotesques, je
ne sais quelle tradition monstrueuse qu'on a faite à
plaisir, d'après les effets de tribune, l'illusion d'op-
tique, les éclairs, les tonnerres, dont s'entourait le
grand acteur. C'est commun au théâtre. Mlle Clairon,
fort petite, à la scène devenait colossale. A la tribune,
Mirabeau se gonflait, paraissait énorme. La fantas-
magorie de ses cheveux ébouriffés faisait parfois un
lion, parfois une tête de Méduse. Un jeune homme
raconte qu'il dînait près de lui. Mirabeau lui parla, et
lui mit la main sur l'épaule. « Je la sentis immense! »
Il l'avait très petite, la fine main de l'artiste et du gen-
tilhomme.
Un document très sûr, irrécusable, c'est le plâtre
pris sur le mort. Je l'ai vu plusieurs fois, regardé de
très près, au regrettable Musée de la Révolution
qu'avait fait M. de Saint-Albin. Au bout de quinze
années, il me reste présent; il est fixé dans mon esprit.
Rien d'énorme, rien de monstrueux. Ce qui marque
312 HISTOIRE DE FRANCE
et qui saute aux yeux, c'est l'audace, la familiarité
hardie, et la légèreté libertine. Il a Pair bon vivant,
bon diable. Beaucoup certes d'esprit et de facilité. Tout
cela en dehors, donc, bien loin du génie, des dons de
profondeur qui supposent l'incubation.
Une bouche menteuse, non par hypocrisie, mais
pour l'effet et l'exagération, voulant séduire, étonner,
effrayer. Un fanfaron de crimes, ravi qu'on le suppose
un profond scélérat (Voy. Corr. de La Marck). Effréné
en paroles, heureux qu'on le croie un satyre. Il n'en
a pas le masque. L'aiguillon bestial visiblement lui
manque. Son visage gravé semble impur, il est vrai,
mais impur de pensée, de fantaisie lubrique, d'un
priapisme cérébral. Qu'une sœur, une mère, l'aient
corrompu enfant, on n'a pour le prouver que les
allégations du père. Ce qui est plus certain, c'est que
ce libertin (tout au rebours des jeunes gens d'alors),
garda toujours l'horreur des filles publiques, fut
toujours amoureux dans ses libertinages, et même
assez fidèle. De vingt ans à quarante, il a eu trois
amours (sa femme, Sophie et Nehra). S'il a tombé
très bas (en amour, comme en politique), c'est vers
sa triste fin, où il répond trop bien au sort cruel que
lui jeta son père, disant « que pour la terre il pren-
drait le bourbier ».
La haine est clairvoyante aussi bien que l'amour.
Elle donne une seconde vue. Montaigne, Saint-Simon,
les grands observateurs n'ont rien de supérieur ni
peut-être d'égal aux traits forts et profonds dont le
père a marqué son fils.
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 313
Il en a un terrible, et bien paradoxal : « Nul en
idées. Tout est d'emprunt et de réminiscence. C'est
une ombre. Et il n'a aucune passion (Mém., III, 176).
Il est voracc et inégal, mais ni gourmand ni aimant
le vin. Pour les femmes, par ma foi, ce fut pure
exubérance et jactance. Ni tendre, ni galant, ni effé-
miné, ni voluptueux. — Cette tète sera toujours
enfant. C'est le meilleur diable du monde, sauf mau-
vaise compagnie.
« Pour le talent sans pair. Quand le diable nous
avertirait cent fois par heure, il est impossible de ne
pas s'y prendre; d'autant qu'étant capable et du pis
et du mieux, cela lui est égal ; le vrai, le faux lui
étant absolument un, le droit, le tortu tout de même,
je crois (Dieu me pardonne) qu'il en pense alors la
moitié. » {Mém.: IV, 318.)
« Dès -douze ans, un matamore ébouriffé à avaler
le monde. »
Trente-trois ans : « Un tonneau boursouflé, gavé
et vieux, qui dit : « Papa » (171). Laideur amère,
sourcil atroce, un épouvantait de coton. Tout le
farouche dont il a su environner sa personne , sa
réputation, tout cela n'est que vapeur. Au fond, c'est
peut-être l'homme du royaume le plus incapable
d'une méchanceté réfléchie. » (174.)
Il n'eut rien de son père, le dur et bilieux Pro-
vençal. Il a la fougue, mais sanguine (tempérée par
l'hémorragie). Né Limousin et de mère limousine, il
a de la pléthore du Nord, une ampleur rare dans le
Midi. De son père il n'a pas les dards, l'exquis,
314 HISTOIRE DE FRANCE
l'atroce, mais une veine énorme, d'incroyables tor-
rents.
Il naît déplaisant et baroque, déjà dentu, le frein à
la langue et le pied tordu. Il naît scribe à quatre ans,
cherchant partout du papier pour écrire. Il naît bouf-
fon et mime, cynique et ne croyant à rien. « Il a
toutes les qualités viles de sa souche maternelle »,
aime les petites gens (quoique fort gentilhomme au
fond), et mange avec ses paysans.
Mais ce qui en fait pour son père un véritable
objet d'horreur, c'est un terrible don de familiarité
(faut-il dire, d'audace impudente?) qu'il apporte en
naissant. Ce père, « oiseau hagard entre quatre tou-
relles », est tout effarouché. Les barrières qu'il met
entre, l'enfant terrible les saute sans s'en aperce-
voir.
Quand son père n'a pas pu en trente-trois ans
l'exterminer, il recule un moment, l'admire (mais
sans le haïr moins). C'est en effet alors qu'il est pro-
digieux (bien plus qu'à la Constituante). Ses deux
procès sont des miracles. Au premier, il s'agit d'aller,
au sortir de prison, se remettre en prison à Pontarlier,
où il fut condamné à mort, et remettre sa tête sur le
billot, sous le coup de ses ennemis. « Depuis feu
César, dit son père, l'audace ne fut nulle part comme
chez lui. Il dit avoir de son étoile. Il a moins de
génie, mais bien autant d'esprit. »
Et c'est bien pis à Aix, au procès de 83, ou il rede-
mande sa femme. Grande terreur, ligue furieuse de
tous les galants de Provence, de ces nobles insolents,
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 315
de ces riches impudents, qui veulent à tout prix la
garder. Lui, il est fort et doux, très charmant de bonté
pour elle, tenant, ne montrant pas cette lettre d'aveu,
qui aurait trop prouvé qu'elle eut les premiers torts.
Les amants au contraire firent par leur avocat
(Portalis) employer le poignard, les lettres folles,
atroces, du père de Mirabeau, où il le qualifie d'empoi-
sonneur et d'assassin. A Aix, ainsi qu'à Pontarlier, le
père étrangle son fils.
Tout le public était pour Mirabeau. Malgré la triple
garde, portes, barrières, fenêtres, furent enfoncées.
On monta sur les toits. Il dépassa l'attente, troubla,
attendrit tout le monde.
Quand, au nom de sa femme, on vient de l'égorger,
lui la ménage encore. Contraint cle montrer son
aveu, il craint d'en user trop; il lui ouvre son cœur,
l'y rappelle, lui montre un infini d'amour, d'oubli et
de pardon. Il arracha des larmes à ses adversaires
même ; le beau-père en versa ; tout l'auditoire croyait
qu'il allait se lever et donner la main à son gendre.
Portalis, foudroyé, retomba sur son banc évanoui.
Il fallut l'emporter.
Mirabeau avait dit : « L'issue de ce procès dira si le
mariage existe encore. » L'arrêt définitif dit : «Non. »
Le mariage eut tort. La femme est séparée; adjugée
aux amants.
Mirabeau disait : « Que ferai-je? Il me faudrait un
coup d'épée. » Un duel, qu'après le procès il exigea
de Galiffet, ne lui procura pas ce coup libérateur. C'est
Mirabeau qui blessa l'autre.
316 HISTOIRE DE FRANCE
Il avait grandi en tons sens, et d'autant plus était
perdu. Son nom eut un éclat immense, mais effrayant,
sinistre. Ni son père, ni son oncle, ne voulurent plus
le recevoir. Ses pourvois, ses appels furent supprimés,
tout lui fut impossible, tout fermé, excepté la mort.
Il y avait pensé plus d'une fois, l'avait essayé même
(1777). Mais sa sœur de Provence l'appela, l'obligea
de vivre.
Cette sœur (la Cabris) était un Mirabeau, avec moins
de douceur. Un prodige d'esprit et d'audace. C'est elle
qui délivra sa mère en dénonçant son père. Enfermée
par lui à son tour, elle brisa sa chaîne et plaida contre
lui. Mariée à un fou, on l'eût crue un peu folle, propre
au crime, propre à l'héroïsme. Mirabeau la peint
franchement, très charmante « et très dépravée ». Le
fils de Mirabeau avoue que Mme de Cabris eut sur
lui un pouvoir terrible, et ne cache pas qu'en celte
crise elle nous a sauvé Mirabeau.
Il était né très faible. S'il était resté là sous cette
influence malsaine, il eût baissé toujours. Par bon-
heur, son pourvoi, sa lutte furieuse contre les nobles
de Provence, le menaient à Paris. Il y était connu, -
dès longtemps annoncé par son beau livre des
Prisons, par ses procès, surtout par une action fort
généreuse qu'il fît dans ses embarras même, sa
Défense de Genève, alors occupée, écrasée par une
armée de Louis XVI. On allait bientôt reconnaître
en lui la grande voix de l'époque. Demain il serait
grand, s'il n'était mort de faim. Son père obstinément
lui refusait sa pension alimentaire. Comment subsis-
RÉVOLUTION DANS LA FAMILLE 317
tait-il sur ce dur pavé de Paris? On ne le sait. Et il
n'était pas seul. Un singulier bagage qu'un homme
si mobile n'aime guère à traîner, le suivit partout,
à Paris, à Londres, à Berlin. « Et quoi? une maî-
tresse?... » Un berceau, un enfant.
Grand mystère de sa vie qu'on n'a pu éclaircir.
Cet enfant qui grandit, qui eut un vrai mérite, qui
dans ses beaux Mémoires nous a révélé tant de
choses, est resté lui-même une énigme. Mirabeau
l'emportait partout avec inquiétude, « craignant qu'on
ne le lui retirât ». Étrange position de mère et de
nourrice pour l'homme d'aventures qui venait l'épée
à la main se jeter à travers toutes les querelles
du temps.
Rousseau et Mirabeau partirent du désespoir. Cela
leur est commun. Comparons leur destin. Rousseau
nait de ce jour (1756) où, délaissé, maudit de ses
amis et de lui-même, il fut seul, sans famille, rejetant
ses enfants, fort de sa liberté, de sa pauvreté solitaire,
pour couver ses trois fils immortels, ses trois livres.
Mirabeau n'est pas seul. Chez lui, la nature fut plus
forte. Celui qu'on redoutait, l'emporté, le terrible,
dans l'antre du lion cachait et nourrissait la molle
créature qui fait mollir les lions, un enfant de
deux ans (1784).
L'enfant influe beaucoup plus qu'on ne croit. Il
lie, retient le père. Mirabeau sera-t-il le vrai Mirabeau
de Yincennes? J'en doute. Il gardera, sous son orage
et son tonnerre, des faiblesses de femme pour le
passé, de grandes timidités d'opinion, — hélas! aussi
318 HISTOIRE DE FRANCE
sans doute les transactions peu scrupuleuses et les
fatalités d'argent d'un foyer trop nécessiteux.
Est-ce que Mirabeau va bercer cet enfant? Il lui
faut une mère. Il en trouve une à point. Une jeune
orpheline hollandaise, Mlle Ahren (Nehra), était dans
un couvent. Elle vit Mirabeau, subit son ascendant
et le suivit. Voilà un ménage complet, un change-
ment et de vie et d'âme. Notre homme, dégagé de sa
terrible sœur, sous la jeune influence de la douce
Hollandaise, ne rêve plus que travaux paisibles,
les plus humbles, n'importe. Il veut pour les libraires
faire des compilations. Refus. Tous les vents sont de
guerre, et, pour gagner sa vie, il doit être une épée.
Si jamais une épée fut bénie, c'est celle-ci. Le péné-
trant Franklin, sans s'arrêter à sa réputation, lui fît
un grand honneur, le plus grand qu'eut jamais un
homme, qui eût glorifié le plus pur!
L'Amérique en était à son second moment, — dan-
gereux, — après la victoire. Elle tournait, virait,
rétrogradait contre elle-même. Avait-elle expulsé tout
à fait l'Angleterre? Non, elle la portait dans son
sein. La vieillerie aristocratique ne demandait qu'à
reparaître. Une chevalerie héréditaire, les Cincinnati
se formaient. Funeste anomalie. Washington eut le tort
de s'en laisser faire le prétexte, le centre. Quoi de
plus dangereux? Si l'on disait un mot : Blasphème !
« Vous parlez contre Washington ! »
Qui serait assez grave pour plaider dans une telle
cause? Ce n'eût été trop de Rousseau. Il était grand,
hardi, de se porter entre deux mondes, d'avertir la
REVOLUTION DANS LA FAMILLE 319
jeune Amérique, la priant au nom de la France, de
nous garder intact l'idéal de la liberté (178 î).
Mirabeau, en 85, n'a pas baissé encore. On le paye,
mais pour faire une guerre honorable à la Bourse,
aux agioteurs. Entre ses amis genevois, les uns,
comme Glavières, furent purement et vaillamment
Français. Tels, Du Roveray, Dumont, furent peu à
peu Anglais. Tel enfin, un habile, peu scrupuleux
banquier, Panchaud, travaillait pour Galonné. Pan-
chaud, qui était son meneur, Fauteur de ses premiers
succès, de plus en plus dans ses emprunts, avait la
concurrence des Compagnies, des grands boursiers,
les Gabarrus, les Beaumarchais. Qui oserait contre ce
Figaro tirer Fépée? On ne trouva qu'un homme, le
désespéré Mirabeau.
Surprise singulière qui fit une ère nouvelle. Figaro
voudrait rire, ne peut. Le diapason change. Sa voix
ne s'entend plus. Contre la gravité de la basse
profonde, il n'émet qu'un son faible, aigu, la voix
des ombres, ce son grêle et sans souffle auquel on
reconnaît les morts.
3-20 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XX
Calonne. — Comédie des Notables. (1787.)
« Calonne fut un danseur qu'on chargea pour un
temps du rôle de roi de théâtre; quand il fut à bout
d'haleine, quelqu'un lui suggéra le bon système
(d'assembler les Notables), qu'il saisit avec la sagesse
que nature a placée dans son occiput. Le tout n'est
pas d'imprimer, enregistrer, etc. ; il faut faire danser
ces assemblées. En niais, il leur jette au nez un
déficit qu'il ne sait pas lui-même, comme s'il avait
besoin d'amasser des pierres pour le lapider. Il n'a
pas imaginé qu'on pût demander : « A qui la faute ? »
(Mirabeau père, Mém., IV, I, 95).
Ce parleur, ce bavard, à qui on croyait tant d'esprit,
il l'appelle de son nom : un niais. Très bien jugé.
Exécution définitive.
Sur les Notables, il dit : « Vu de près, oh! que c'est
bête!... Ce danseur, se trouvant à bout, assemble une
troupe de guillots (c'est-à-dire les premiers venus),
CAL0NNE. — COMÉDIE DES NOTABLES 321
qu'il appelle la nation, dit : « Nous avons mangé les
« pauvres, et nous en venons aux riches. Et, ces
« riches, c'est vous, sachez-le. Dites-nous donc, amia-
« blement, comment devons-nous vous manger? »
Il est plaisant de faire, comme quelqu'un l'essaye
aujourd'hui, de faire de ce Galonné un profond révo-
lutionnaire, qui ne jeta l'argent, qui ne gorgea la
Cour, ne ruina la France « que pour les mener au
bord d'un abîme si profond, si effrayant, que roi,
clergé, noblesse, appelleraient de leurs cris les nou-
veautés libératrices ». Roman bizarre qu'on n'appuie
de nulle preuve. Rien, absolument rien, clans les
documents de l'époque.
Galonné fut créé, on l'a vu, par la coalition qui se
lit un moment entre Trianon et les princes, entre les
Polignac, Monsieur, d'Artois, Gondé.
On ne le comprend bien qu'en envisageant dans
l'ensemble les dix années des Polignac, les deux
phases qu'offre leur long règne.
La fin de Maurepas doublant leur ascendant, ils
crurent d'abord s'emparer de l'armée, firent ministre
Ségur. Trois ans après, ils firent Galonné contrôleur
général, et purent s'emparer de la caisse.
Par Ségur, ils obtiennent l'ordonnance de 81, qui
monopolisa les hauts grades, les gros traitements
pour la Gour et les favoris. Le roi ferme aux non-
nobles la carrière militaire, que Louis XV ouvrit
en 1750. Pour le plus petit grade (sous-lieutenant), il
faut prouver quatre degrés de noblesse paternelle. Et
les nobles eux mômes ne sont jamais que capitaines.
T. XVI. 21
322 HISTOIRE DE FRANCE
Pour être officier général, il faut être admis à monter
dans les carrosses du roi.
Pour suivre ce système, il faut que le trésor, aussi
bien que l'armée, tombe aux mains de la Cour. Voilà
le vrai sens de Galonné.
Un petit magistrat, taré et endetté, que les Parle-
ments détestaient, que Maurepas appelait un jpanier
percé, était juste celui que pour toute raison on aurait
dû exclure. Étranger aux finances, il avait sa science
dans la tête d'un homme équivoque, certain Pan-
chaud, un banquier genevois, qui, après avoir fait
de mauvaises affaires, se mêla des affaires publiques.
Tout le duel du temps est en réalité entre deux Gene-
vois, deux banquiers, ce Panchaud et Necker.
La machine arrangée par Panchaud pour éblouir,
servir à la parade, était l'amortissement, qui, grossi
vingt-cinq ans par l'intérêt composé, devait libérer le
trésor, amortir douze cents millions. Vingt-cinq ans!
en ces temps où tout changeait sans cesse, où Ton mit
aux Finances trois ministres en trois mois (en 1787)!
Vingt-cinq ans! un malhonnête homme pouvait seul
faire de telles promesses.
Galonné, pour attirer des dupes, assurait que l'em-
prunt s'éteignant chaque année par remboursements,
et le capital augmentant, les prêteurs qui resteraient
à la vingt-cinquième année, recevraient plus de cent
pour cent!
Nul charlatan de place, ni arracheur de dents, n'eut
jamais tant d'audace. Ses préambules, austères, ne
parlent que d'économie, d'ordre sage, de juste balance.
CALONNE. — COMÉDIE DES NOTABLES 323
Ces affiches effrontées réussirent à ce point qu'en
trois ans, les badauds avec empressement, lui appor-
tèrent cinq cents millions.
À forer de mentir, le menteur s'attrapa lui-même.
Il crut que son Panchaud lui continuerait à jamais le
miracle de pomper l'argent dans les poches. En 86,
tout tarit. Voilà notre étourdi effaré, éperdu, qui, du
péril, se sauve en un péril plus grand, croyant fort
niai sèment (dit Mirabeau, le père) qu'il resterait le
maître d'un si grand mouvement, mystifierait la
France, et payerait en monnaie de singe.
Que fait-il, l'imprudent? Il va fournir des pièces
pour instruire son procès, pour préparer de loin le
procès, qui finit au 21 janvier.
Qu'est-ce donc que la France va voir au fond
du sac?
Disons-le franchement. Des chiffres? Non, des
crimes.
Crimes de Calonne, crimes du roi, j'entends les
fautes déplorables de la faiblesse étrange, qui dans
ces trois années, donna, gaspilla, lâcha tout.
1° Mainte opération de Calonne était de telle nature
que tout pays gouverné par les lois lui aurait décerné
le bagne. Sur des emprunts déjà remplis, furtivement
il négocia des rentes pour cent vingt-trois millions. Sans
autorisation du roi , il lança dans l'agiotage , gaspilla
et perdit pour douze millions de domaines, etc.
Mais ses opérations légales ne sont guère moins
coupables. Cinq cents millions d'emprunt en trois
an aras de paix!
324 HISTOIRE DE FRANCE
Quoiqu'en dix ans le revenu public ait augmenté
de cent quarante millions, ce furieux prodigue accroît
le déficit annuel de trente-cinq millions.
Sous le plus mauvais roi, le plus mauvais ministre,
Louis XV et Terray, l'impôt fut de trois cents millions.
— Il est de cinq cents sous Galonné.
Où passait cet argent? En partie à la rente, mais
aussi aux splendeurs de la bureaucratie, aux folies
administratives. Sous Terray, un bureau coûtait
trois cent mille francs; il coûte trois millions sous
Galonné. On dédouble la Poste pour en donner
moitié à Mme de Polignac, petit cadeau de deux
millions.
Pour pourvoir aux dépenses de cette immense mo-
narchie, que reste-t-il? Bien peu :
Cent quatre-vingts millions.
2° Ge qui suit est le plus pénible. Qui pourra croire
dans l'avenir que, sur ce reste misérable, ce pauvre
denier de la France, le roi en jetait les deux tiers en
largesses insensées?
On veut tout rejeter sur Galonné, excuser le roi.
Mais bien longtemps avant Galonné, depuis mai 76, le
roi est retombé dans la vieille voie de Louis XV, le
gaspillage des acquits-au-comptant.
Aux années les plus pauvres, le roi est le plus
généreux.
En 1783, l'année qui suit la guerre, l'année d'épui-
sement, te roi, en acquits-au-comptant, donne cent
quarante-cinq millions. (Bailly, Hist. des Finances.)
En 1785, l'année qui suit la sécheresse, la stérilité
GALONNE. — COMEDIE DES NOTABLES 325
de 84, une année presque de famine, le roi donne
cent trente-six millions.
On objecte bien vite qu'il y a là-dessus quelques
pensions diplomatiques, et l'intérêt des anticipations.
C'est la moindre partie. La masse est en faveurs, en
grâces pour la Cour, dots, établissements de famille,
générosités fortuites.
A quoi allons-nous retomber? Sur les cinq cents
millions de l'impôt annuel, en ôtant les frais et les
dons, en dernière analyse, il en reste... quarante!
Rien de pareil sous Louis XY, qui cependant par an
reçoit deux cents millions de moins. Rien de tel sous
Louis XI Y, aux pires temps de ses grandes guerres.
Rien, rien de tel en aucun temps. Louis XVI, vrai-
ment, à juger par les chiffres, est le pire des trente-
deux Gapets.
On voudrait nous faire croire qu'il fut surpris de la
révélation du déficit, qu'il avait ignoré ou n'avait pas
compris les actes déplorables qu'il signait tous les
jours. C'est le mettre bien bas, dire qu'il n'avait gardé
nul sens de ses devoirs. Il n'est pas si facile qu'on le
croit de tout ignorer. Et, si l'on y parvient, c'est un
crime déjà de se faire en s'étourdissant une fausse et
coupable innocence.
Pouvait-il ignorer la somme épouvantable dont
Calonne au début paya, gorgea ses frères ? Pouvait-il
ignorer l'achat de Rambouillet (si inutile), pour
étendre ses chasses (quatorze millions)? Et les quinze
millions de Saint-Cloud? Ignorait-il la succion ter-
rible d'un poulpe insatiable, la société de Trianon, les
326 HISTOIRE DE FRANCE
pensions étranges de Coigny, Dillon et Fersen? les
présents monstrueux entassés sur les Polignac? Ce
qu'on en sait est effrayant.
Le roi n'a jamais eu de favori ni d'ami personnel.
Il avait commencé par une grande défiance. Il écar-
tait la Cour « par ses coups de boutoir ». Qui clone le
changea à ce point? On impute tout à Galonné. Le
roi le connaissait, et ne l'accepta qu'à regret. Il le
trouva commode et agréable, ne l'estima jamais. La
reine, il faut le dire, fut réellement la seule personne
qui ait profondément agi sur lui. Par elle la Cour de
Trianon, et même la grande Cour de Versailles, non
seulement le domina, mais le changea, le transforma.
On cherchera en vain ; on ne pourra trouver aucune
autre puissance qui ait pu opérer cette étrange
métamorphose.
On eût pu le prévoir, quand (en 74) elle lui fit
chasser ceux qui l'éclairaient sur l'Autriche, et quand,
deux ans plus tard, elle lui fît renvoyer Turgot. Les
enfants l'attachèrent encore. Les fautes l'attachèrent,
et le besoin de pardonner. Plus il souffrit par elle,
plus il aima. Le procès du collier, qui lui fut si cruel,
l'attrista, l'éloigna un instant, mais pour le ramener
plus faible que jamais. Il l'aima pour sa honte, il
l'aima pour ses larmes. Plus tard, pour son audace et
sa témérité. Il arrive à ce point (en 1787) de ne pou-
voir la quitter un moment. Quand elle va passer le
jour à Trianon, quoiqu'elle n'y couche point et doive
lui revenir le soir, il ne peut durer à Versailles et va
à Trianon trois fois dans la journée. Au moindre mot
CALONNE. — COMÉDIE DES NOTABLES 327
qu'elle lui dit, on le voit ému, empressé (Besenval,
II, 307). Quelle maîtresse eut jamais un pareil ascen-
dant? La Pompadour se fît le chien de Louis XV, ne le
garda qu'à force de bassesses. Louis XVI, au contraire,
est le serf tremblant de la reine , observant son
regard, redoutant sa parole hautaine. Tout ce qu'on
a conté au Moyen-âge de la magie cruelle, des opéra-
tions diaboliques, où, gardant l'apparence, on perdait
l'âme, ces histoires sont trop vraies : on les retrouve
ici.
A la Fédération de 1790, un royaliste, M. de Yirieu,
voyant la reine sur l'estrade, l'admira, mais ne put
garder un mot : « Voyez la magicienne ! » Ce mot
fut répété. Et la reine elle-même, dans la tragique
année 91, n'ayant agi que trop sur Mirabeau, Barnave,
s'appelle en souriant : « La Fée. »
Ses portraits successifs de plus en plus expriment
cette énigmatique puissance, à part de la jeunesse, à
part de la beauté. Suivez-les à Versailles. Au premier
(de vingt ans), elle est éblouissante, mais cela paraît
peu encore. Ce sont les deux derniers portraits (de
trente et un et trente-deux ans), qui nous la donnent
ainsi, triste, trouble, fort dangereuse. Ce n'est pas là
la bonne fée. L'image est fantasmagorique, point
naturelle, point rassurante. Est-ce Gircé? Non pas.
L'altier et le tendu en diminuent le charme. Est-ce
Médée? Non pas. Elle n'a pas du tout l'obscène atrocité
de la vraie Médée (Caroline). Après plusieurs gros-
sesses, et à trente et un ans, dans le second portrait de
Mmc Lebrun (86-87), elle reste fort belle, garde sa peau
328 HISTOIRE DE FRANCE
nacrée, « si transparente qu'elle n'admettait nulle
ombre ». Autour d'elle et sur ses genoux, elle a ses
beaux enfants. On repense à Van Dyck, à son Henriette
d'Angleterre. Moelleusement vêtue d'un très doux
velours rouge, qui prête ses reflets au satin de la
peau, elle séduirait fort, n'était le bleu trop bleu de
l'œil, le regard fixe, à faire baisser les yeux.
Mais avec ses enfants, pourquoi se roidit-elle? Ces
innocents gardiens la protègent. Ils devraient donner
à ce tableau du calme. Il n'est point innocent, il
n'est point rassuré. Il n'a pas la sécurité du noble
tableau de Van Dyck. La fée y nuit trop à la mère.
Elle fascine au lieu de toucher. L'artiste aussi, ner-
veuse et troublée de la reine , émue de l'avenir,
travaillait inquiète, et la main, je crois, a tremblé.
Je ne crois pas du tout que le roi n'ait pas vu la
pente sur laquelle sa cruelle passion le traînait. Sous
sa morne figure que l'on eût cru insouciante, il avait
de grands troubles. Un mot lui échappa qui peut en
faire juger. Quand la mort de Vergennes (janvier 87)
enleva les derniers moyens qu'il avait d'enrayer, le
laissa faible et seul, il alla voir sa tombe au cimetière
et dit : « Plût au ciel que déjà je pusse reposer à côté
de vous! »
Grave parole! on croirait volontiers qu'il eut à ce
moment l'affligeante lueur de tous les changements
qui s'étaient faits en lui, de son énorme écart d'avec
le premier Louis XVI. — Où est le scrupuleux dau-
phin, le roi si amoureux du bien public, et, ce qui est
plus fort, où est le roi chrétien? Quelle trace en son
CALONNE. — COMEDIE DES NOTABLES 329
règne de ce primitif idéal du duc de Bourgogne, dont
il avait, lisait, relisait les papiers? Cet idéal du roi,
quoique si favorable aux nobles et au clergé, implique
le respect du devoir, l'intérêt du pasteur pour le trou-
peau que Dieu lui confia. L'âme de Fénelon y était
contenue. Combien cette âme est loin, dans l'égoïste
oubli où le roi est tombé ! Que reste-t-il ici du senti-
ment chrétien, des tendresses du Télémaque pour les
misères du pauvre peuple ? Il avait été élevé par deux
Jésuites, La Yauguyon, Radonvilliers, qui ne purent
cependant fausser entièrement l'honnêteté de sa bonne
nature allemande. S'il disait faux parfois, c'était fai-
blesse, ou bien respect humain. Nul doute que ses
très mauvais maîtres ne lui aient de bonne heure
donné la grande tradition monarchique, le droit des
rois de tromper pour le bien. Ces leçons lui revin-
rent bien plus qu'on n'aurait cru en 1787. Par trois
fois, il entra, avec Calonne, avec Brienne, dans leurs
plans misérables, dans leurs ruses grossières qui ne
pouvaient que l'avilir.
Yoici ce que les faiseurs de Galonné avaient
imaginé (son financier Panchaucl, son parleur Mira-
beau, etc.) : d'éblouir le public, à ce fâcheux moment,
et de le dérouter par l'imprévu d'un grand spectacle,
par une mise en scène dans le genre de Gagliostro.
C'était l'évocation d'une ombre.
Contre le Parlement qui se disait la France, on
faisait apparaître une certaine figure qu'on disait la
France elle-même. Une fausse petite France, choi-
sie, triée adroitement, d'une centaine de Notables.
330 HISTOIRE DE FRANCE
Henri IV autrefois fit jouer cette comédie. Le fond
était ceci : Ces Notables, arrivant sans droit, par
simple choix du roi, pouvaient l'aider, mais ne le
gênaient guère. Selon les occurrences, c'était peu
ou beaucoup. Tantôt on disait : « C'est la France. »
Tantôt on disait : « Ce n'est rien. »
Mirabeau nous assure que c'est lui qui donna
l'idée à Calonne. Il avait besoin d'une place et se
figurait être secrétaire des Notables. Si on l'en croit
du reste, dans cette œuvre de ruse, il espérait mener
Calonne plus loin qu'il ne voulait, des Notables aux
États généraux, à l'Assemblée nationale. Il croyait
tromper les trompeurs. Son second, dans la ruse,
était l'abbé de Périgord, M. de Talleyrand, qui fort
adroitement, d'un pied boiteux, marchait derrière le
puissant orateur, s'en faisait remorquer. Mirabeau
le donna à Calonne (5 juillet 86), le lui recommanda
comme un jeune homme habile, discret, fort capable
d'écrire « les très grandes idées conçues de son
génie ». Nul plus apte en effet à vêtir le mensonge
de forme décevante et menteuse. — Ce petit
Talleyrand allait mieux à la chose que Mirabeau
lui-même, trop bruyant, trop retentissant. De Mira-
beau, Calonne prit l'avis et prit l'homme, mais l'éloi-
gna lui-même, l'envoya à Berlin.
La singularité piquante de ce plan de Calonne,
c'est qu'il offrait, article par article, les réformes
les plus contraires à ce qu'on attendait de lui, les
idées qu'on savait les plus antipathiques au roi.
1° Unité administrative. La monarchie, enfin tran-
CALONNE. - COMÉDIE DES NOTABLES 331
quille, peut effacer les bigarrures parmi lesquelles
elle a grandi. Proposition immense qui eût fait dis-
paraître ces corps, ces privilèges antiques pour qui
le roi avait tant de respect (lui-même l'écrivait
en 1788 dans une note sur les plans de Turgot).
2° Égalité d'impôts par la taxe territoriale, que
jadis Machault proposa.
On se rappelle le combat que Machault soutint cinq
années (1749-1754) contre le Dauphin, père du roi.
La terreur du Dauphin, la terreur du Clergé, était
que, pour une telle taxe, il fallait préalablement
estimer tous les biens. Machault voulait avoir un état
des biens du Clergé. Proposition horrible qui crevait
l'Arche sainte, renversait la religion. On eût vu ce
que l'œil laïque ne devait voir jamais (que le clergé
avait quatre milliards). Le Dauphin, pour une telle
cause, fît une guerre désespérée, s'immola et ses
sœurs, l'honneur et la conscience. Louis XVI, son
fils, fidèle à sa mémoire, se réglant sur lui seul et
lisant toujours ses papiers, put-il tout à coup agir
contre dans le point le plus sérieux? Était-il converti
sur cela? Point du tout. S'il fut l'invariable ennemi
de la Révolution, ce fut moins pour ses droits que
pour ceux du Clergé.
La taxe de Machault, qu'on mettait en avant, n'était
rien qu'un épouvantail. Ce qui le prouve assez,
c'est qu'on la proposait sous la forme la plus impos-
sible , chimérique , enfantine : « Elle serait levée
en denrées. » Mais avant on allait, en estimant
les biens, sonder toute fortune, regarder dans les
332 HISTOIRE DE FRANCE
poches des deux ordres privilégiés. Qu'eût-on vu?
La richesse énorme du Clergé, le déshonneur des
nobles, le désordre de leurs affaires. En leur donnant
la peur de tout montrer au jour, on allait les forcer
de composer avec le roi, d'accorder des. subsides,
d'autoriser l'emprunt refusé par le Parlement.
3° Le troisième mensonge du grand prestidigita-
teur, c'était une certaine ombre de représentation
nationale. Turgot en 76, dans ses vastes idées d'édu-
cation politique, pour préparer la France à se gouver-
ner elle-même, imaginait un système d'assemblées
communales, provinciales, couronné par l'assemblée
des assemblées. Necker fit un petit essai des assem-
blées provinciales en 1778. Ces choses, bonnes alors,
dix ans après avaient bien peu de sens. Au moment
où l'esprit public voulait et exigeait une représen-
tation sérieuse, où la France allait se lever en
souveraine, en juge, ouvrir un sévère examen, le
roi et le ministre, qui voulaient l'arrêter aux vieil-
leries, étaient jugés par là. On voyait des coupables
occupés de gagner du temps.
Du premier coup on réclama contre ces ruses
trop grossières. Les prétendues Assemblées provin-
ciales de Galonné n'avaient rien de provincial. (Gela
fut dit crûment à Besançon, à Grenoble, etc.) Tout
émanait du roi. // nommait d'abord trente personnes
qui elles-mêmes en choisissaient trente. La Fayette,
un des trente qu'on nomma d'abord pour l'Auvergne,
explique cela parfaitement. Il ajoute : « Nous nommons
aussi la moitié des assemblées inférieures. » Ainsi
CALONNE. — COMÉDIE DES NOTABLES 333
ces délégués du roi ne faisaient pas seulement
l'assemblée provinciale, mais celles des communes
ou paroisses. Donc nulle élection populaire. Et rien
de sérieux. Du haut en bas, tout était faux.
Ces assemblées devaient répartir la taille, régler
certains travaux, juger en premier ressort certains
litiges. En réalité, l'intendant, le vrai roi adminis-
tratif de la province, restait maître de garder par
devers lui ce qu'il voulait, de les initier plus ou
moins. Ce qui irritait, indignait, ce qui même à
Grenoble fît repousser ces assemblées, c'est que le
ministère, n'en donnant pas le règlement, laissait
ainsi louche et douteuse la limite réelle de leurs
attributions, ne voulait que créer par elles certaine
opposition aux Parlements, mais se réservait en
dessous de les tenir par l'intendant toujours faibles,
mineures,- ignorantes.
Un bienfait plus réel, mais tardif, c'étaient les
réformes dont Galonné avait pris l'idée aux Écono-
mistes, à Turgot : Libre commerce des grains, —
Plus de douanes intérieures, — Meilleur règlement
des maîtrises, — Adoucissement de la gabelle, —
Plus de corvée (mais en payant), — Belle promesse
d'économie, même sur la Maison du Roi.
Surprenant travestissement. Le prodigue, l'effréné
Galonné, tout à coup grimé en Turgot ! On ne voit
plus sur sa table que les livres des Economistes.
Ceux à qui il donne audience, lui trouvent en main
Y Ami des Hommes, annoté en cent endroits. Comédie
bien suspecte à ceux qui le soir voient ce Turgot
334 HISTOIRE DE FRANCE
chez les Polignac, leur ami et celui d'Artois, qui
s'amusent de la parade, contemplent l'excellent acteur.
Le beau, c'est son austérité. Pour être secrétaire
des Notables, Mirabeau n'est pas assez pur. Galonné
ne veut plus que des saints. Il ne lui faut que des
rosières. Il couronne l'innocence même dans l'ancien
ami de Turgot : son premier commis des finances
et le secrétaire des Notables, ce sera Dupont de
Nemours.
On est surpris et triste de voir le roi couvrir, auto-
riser, accepter comme siennes ces idées de Turgot
qu'il hait, méprise au fond (on le voit par les notes
très aigres, de sa main, qu'il met au vieux plan de
Turgot en 1788). Pour le décider au mensonge, il
fallait que Calonne répondît, garantît que tout était
illusion, un moyen de sortir d'affaire, une planche
pour passer l'abîme, et qu'une fois passé, on jetterait
du pied.
Le roi avait d'abord été surpris et alarmé. Il put
se rassurer, quand on lui fît bien voir le secret de
la chose. Tout en parlant de confiance, il ne confiait
rien, gardait tout dans sa main, jouait à volonté
de la fallacieuse machine. Les cent quarante-quatre
Notables ne siégeaient pas ensemble. On les tenait
parqués et divisés en sept bureaux, chacun présidé
par un prince. Chaque bureau donnait une voix,
quatre bureaux sur sept faisaient majorité. Mais dans
quatre bureaux on avait la majorité avec quarante-
quatre Notables. Avec les quatre voix de ces quatre
bureaux (faux et déloyal avantage !), on primait la
GALONNE. — COMÉDIE DES NOTABLES 333
majorité réelle, fùt-elle de cent voix. Donc, c'est
affaires de rire. L'escamoteur attrape ce benêts de
Notables, éblouis, hébétés et menés par le nez. Ils
votent les impôts, autorisent l'emprunt ; ils rem-
plissent la caisse, s'en vont... Et le tour est joué!
Yn roi, lourd comme Louis XVI, était peu propre
à ces manœuvres. Il accepta pourtant, il prit son
petit rôle, s'efforça d'être gai, assuré, fît le brave.
La veille, il écrit à Galonné : « Je n'ai pas dormi,
mais c'est de plaisir. »
Galonné et sa tète légère, son profil de renard,
sa petite perruque, était une mesquine figure pour
la hâblerie redoutable qu'il apportait à l'Assemblée.
Il exposait les maux publics avec sévérité, comme
s'il n'y eut été pour rien. Il montrait l'impuissance
des palliatifs, ajoutant ce mot solennel :
« Que reste-t-il qui supplée?... LES ABUS.
« Oui, Messieurs, dans les abus se trouve un fonds
de richesse que l'Etat a droit de réclamer. Dans la
proscription des abus réside le seul moyen de sub-
venir aux besoins... Et le plus grand des abus serait
de n'attaquer que les petits. Ge sont les plus consi-
dérables, les plus protégés qu'il s'agit d'anéantir. »
Là, l'Assemblée se regarda. Qui siégeait? Les abus
eux-mêmes.
Il poussa, s'expliqua... : « Abus qui pèsent sur la
classe productive et laborieuse, privilèges pécuniaires,
exemptions injustes qui ne peuvent décharger les
uns qu'en aggravant le sort des autres. »
C'était accuser les Notables, les mettre au pied
336 HISTOIRE DE FRANGE
du mur, les mettant en demeure de voter contre eux-
mêmes, ou de se signaler à la haine publique. L'im-
popularité dont souffrait le gouvernement, elle aurait
passé aux Notables.
Plus d'un dut regarder la porte, croire à un guet-
apens. Le Clergé fut surtout inquiet, de se voir
fortement désigné par un mot sur l'intolérance.
Ainsi, montrant les dents, Galonné, enveloppé de
la peau du lion de Némée, ne pouvait pourtant
éviter de montrer le bout de l'oreille. Mais il le fit
avec talent. Dans un langage magnifique, il rappela
le déficit, mal antique de l'État, qui se perd dans la
nuit des temps. Sa poésie pompeuse brouilla tout.
Ce qu'on en comprit, c'est que le déficit s'était accru
sous Necker, qu'à son départ il fut de quatre-vingts
millions par an.
Ainsi, il aurait mis le plus fort sur le dos de Necker,
détourné le public sur un autre terrain, l'examen du
Compte rendu de celui-ci, écarté, ajourné la chose
capitale : le crime des cinq cents millions empruntés,
et dissipés en trois années.
Plus tard, il osa dire que Necker, quittant la caisse,
n'y avait rien laissé, qu'il n'avait pas pourvu aux
dépenses de l'année.
Personne ne douta que le menteur ne fût Galonné.
Il y eut un toile/ véhément contre lui, un cri uni-
versel pour Necker. L'effroi fut' dans Versailles.
Quelqu'un osa insinuer qu'il y aurait prudence à
envoyer les Polignac à Londres. Quelqu'un ouvrit
l'avis de se saisir de Necker et de le bâillonner.
CALONNE. —COMÉDIE DES NOTABLES 337
Comment? en le faisant ministre. On sentait qu'à
propos de sa défense personnelle il récriminerait,
démontrerait les hontes de Galonné, du roi, de la
Cour.
Des complices de Calonne, les premiers à coup sur
étaient les princes qui lui vendirent sa place et en
tirèrent des sommes épouvantables (Augeard). En
faisant Monsieur, d'Artois et Condé présidents des
Notables, Calonne avait bien droit de croire qu'il
avait là de solides compères qui plaideraient, men-
tiraient pour lui. Mais ayant tant reçu, se sentant si
véreux, ils furent sous la panique. Ils cherchèrent
un abri, la popularité. Des Notables disaient que
l'ordre populaire devait avoir autant de délégués que
les deux autres réunis. Monsieur et le comte d'Artois
le dirent et dirent bien plus : que les deux ordres
privilégiés ne devaient avoir que le tiers des voix !
Mais Monsieur enfonça dans le cœur de Galonné
un coup plus direct... Tu quoque, mi flli /... Il dit
qu'avant d'examiner l'impôt nouveau, il faut juger
l'ancien et regarder les comptes.
Simple menace. S'il osa dire cela, c'est qu'il était
bien sûr que le roi, que Calonne n'oseraient exposer
ce fumier. Réellement le roi avait peur. Il renia son
fripon de ministre, l'accusa, se mit en fureur. Il
invectiva violemment « contre ce coquin de Galonné,
qu'il aurait dû faire pendre ! » Il saisit une chaise, la
maltraita, brisa, extermina.
Les évêques , voyant que le roi môme enfonçait
son ministre, le poussèrent vivement. « Nul impôt,
t. xvi. 22
338 HISTOIRE DE FRANCE
lui dirent-ils, que par les États généraux. » Sorte
d'appel au peuple . Galonné y répondit par un
semblable appel. Il imprima ses plans, il donna à
grand bruit l'exposé des bienfaits que les Notables
repoussaient. Manifeste de guerre que durent lire
partout les curés. Deux ans plus tard, c'eût été un
tocsin. Mais rien encore n'est éveillé.
D'autre part, il rappelle de Berlin son dogue de
combat, Mirabeau, pour lui faire mordre Necker,
comme il a mordu Beaumarchais. Mirabeau, sans
scrupule, usa d'un véhément pamphlet qu'il avait
fait jadis contre Calonne, biffa Calonne et mit
Necker à la place. Très mauvaise action. Il ne tenait
nul compte dans ce livre de ce qui excusait les
grands emprunts de Necker (la guerre), cle ce qui
condamnait les emprunts de Galonné (la paix). Le
livre réussit par-dessus les nuées. Le roi en fut
ravi (Mir., Mém., IV, 404), croyant Necker tué pour
toujours.
Galonné y gagna peu. Son improbité le coulait.
On sentait trop que même les plus belles réformes,
dans une telle bouche, étaient un leurre. On n'eût
rien accepté cle lui. On sentit qu'il fallait à tout
prix purger le terrain. On le mit sur un point qui
eût commencé son procès : les échanges qu'il avait
faits au préjudice du domaine. L'accusation, dressée,
fut signée : La Fayette.
Le roi, travaillé fortement contre Galonné par la
reine et Miromesnil, reçut et lui montra avec sévé-
rité une pièce qui prouvait son mensonge. Joly, le
GALONNE, — COMÉDIE DES NOTABLES 339
successeur de Necker, témoignait qu'en effet Nec-
ker, partant en 81, avait fait les fonds de l'année.
Galonné, au lieu de se défendre, attaque et récri-
mine. Il accuse Miromesnil d'agir contre le ministère.
« Quel succès espérer, si l'on n'agit d'ensemble,
si l'on n'assure l'unité du pouvoir?... » Gela frappe
le roi... Mais qui pourrait -on mettre à la place de
Miromesnil? Galonné désigna Lamoignon.
Il ne s'en tint pas là : voyant le roi facile, il
saisit l'occasion, dit qu'on n'obtiendrait pas cette
unité sans renvoyer aussi Breteuil.
Breteuil! proposition hardie. C'était toucher la reine
même. Breteuil, c'était l'Autriche, c'était l'homme
de la famille adopté de Marie -Thérèse. Le roi
devint rêveur; il ne refusa pas, mais dit qu'il fallait
en parler à la reine.
L'orage fut plus grand qu'il ne prévoyait même.
Au premier mot, elle bondit, s'étonna, s'emporta
épouvantablement , invectiva contre Galonné. Le roi
lui parlant d'unité, elle dit que le vrai moyen de
l'établir, c'était de chasser ce Galonné qui avait tout
gâté par son assemblée des Notables. Le roi restait
muet; l'excès de la colère tourna en déluge de
larmes. Elle avait perdu un enfant. Elle craignait
de perdre le Dauphin, qui maigrissait, se déformait
[Arneth). Tout l'accablait dans la famille! et on lui
enlèverait son plus cher serviteur!...
Le roi est interdit, accablé, n'ose répliquer. Venu
pour renvoyer Breteuil, il signe sans mot dire le
renvoi de Galonné (7 avril).
340 HISTOIRE DE FRANCE
Comment le remplacer? Plusieurs proposaient Nec-
ker; mais le roi justement venait de l'exiler, pour
avoir publié sa réponse à Galonné. La reine pro-
posait Loménie de Brienne, un homme antipa-
thique au roi (créature de celui qu'il haït tant,
Choiseul!), un prêtre galantin, frétillant, malgré
l'âge, dans les salons, l'intrigue, et se mêlant de
tout, — de plus (comble d'horreur!) fort impu-
demment philosophe, affichant le matérialisme. On
avait osé en parler pour l'archevêché de Paris, et
le roi avait dit ce mot amer qui paraissait devoir
l'éloigner pour toujours : « Mais ne faudrait-il pas
au moins qu'un archevêque de Paris crût en Dieu ? »
Faible sur tout le reste, le roi sur cette corde,
semblait fort arrêté, ne pouvoir changer guère. Ici,
chose imprévue, il mollit, immola sa foi, sa conscience
chrétienne, et pour ministre il prit le prêtre athée.
« On le veut, mais, dit-il, on s'en repentira. » Son
accablement fut extrême, profond son découra-
gement.
LA REINE ET BRIENNE 341
CHAPITRE XXI
La reine et Brienne. — Fcra-t-on la banqueroute? (1787.)
La reine, toute sa vie, fidèle à sa famille, dès
octobre 83, voulait nommer Brienne, agréable à
l'Autriche, créature de Choiseul, ami de Vermond et
Mercy. La Polignac, d'accord avec d'Artois, l'obligea
de subir Calonne.
L'avènement de Brienne était une défaite pour
la société de Trianon, un affranchissement pour la
reine. Elle avait pu enfin rompre ses habitudes,
reconquérir son cœur. Sa longue servitude de dix
ans finissait. Nul avis de sa mère, nulle risée du
public, nulle froideur, nul orage, nulle humiliation
n'y avaient réussi. Il y fallut le temps, et que
l'amie vieillît. Il y fallut la très amère expérience
que la reine eut des Polignac. Quand elle rompit
avec Galonné, quand il lui fit sous main une
guerre si atroce, ils restèrent avec lui, infidèles
à la reine, et fidèles à la caisse.
342 HISTOIRE DE FRANCE
Elle prit sa revanche au 1er mai. Faisant Brienne
chef des finances, elle dit fièrement devant toute
la Cour : « Ne vous y trompez pas, messieurs, c'est
un premier ministre. »
Le divorce éclata au point le plus sensible, au
sujet de Vaudreuil, cet ami de la bien-aimée, tyran
de Trianon, le bruyant, l'emporté, le fougueux
personnage dont on redoutait les colères, et dont
le caractère malheureusement donnait le ton. Il
venait de tirer un million de Calonne pour je ne
sais quel bien de Saint-Domingue. Mais cela n'était
rien. Il exigeait encore que le roi lui payât ses
dettes. Pour la première fois la reine eut l'intré-
pidité de dire « Non », ou de le faire dire. Le furieux
créole, fait à être obéi, considéra cela comme une
révolte, et passa droit à l'ennemi, je veux dire
à Galonné, à l'atroce cabale des premiers émigrés,
si cruels pour la reine, qui voulaient l'enfermer,
la voiler, la raser. Ils étaient sa terreur plus que
la Terreur même, au point qu'elle aima mieux se
perdre que de tomber vivante dans leurs mains.
Il semble qu'en 87, elle ait eu un bon mouvement,
un élan de fierté, un souvenir de Marie -Thérèse.
C'était tard. Après le collier, un tel déchaînement,
chansonnée, déconsidérée, elle hasardait beaucoup
à prendre le pouvoir. Deux ans entiers, elle avait
défrayé les conversations des cafés. La d'Arnoult,
la Duthé, la Contât, étaient oubliées. On ne parlait
que de la reine. Versailles avait été plus amer
encore que Paris. Mesdames avaient dit un mot
LA REINE ET BRIENNE 343
dur (prophétique pour le destin du roi) : « Elle
serait mieux sur terre d'Autriche. » Mainte fois,
Madame Louise, la violente religieuse, s'était jetée
aux pieds du roi pour qu'il lui fit faire pénitence,
la mit un peu au Yal-de-Gràce.
Les meilleurs serviteurs du roi croyaient eux-
mêmes qu'aimé comme il était encore, il lui serait
toujours possible de remonter en se séparant de la
reine. Lui seul la défendait, et pouvait la sauve-
garder. Et, juste à ce moment, elle éclipse le roi,
seule occupe hardiment la scène. Ses amis en trem-
blaient, et Besenval lui-même lui dit qu'on l'accusait
d'annuler trop le roi.
Brienne était-il l'homme de poids et d'apparence
derrière qui elle put agir? Nullement. Il était trans-
parent. Derrière, on voyait trop la reine. Petit
prêtre vieillot, sous sa jolie figure de femme usée,
faiblet, poitrinaire, il n'exprimait que l'impuissance.
Son talent, disait-on, était la comédie qu'il jouait
à huis clos. Tout était faux en lui. Il prenait tous
les masques, moins par hypocrisie que par indé-
cision. Jésuite et philosophe, créature de Ghoiseul,
il n'en jouait pas moins le disciple de Turgot,
il jouait l'administrateur dans son archevêché de
Toulouse. Aux Notables contre Galonné, il joua le
chef de parti. Il arrive fini au ministère. A cette
femme il faudra un homme. Et cet homme sera-ce
la reine?
Elle avait du courage et des moments de volonté.
Mais quel défaut de suite! quelle profonde ignorance
344 HISTOIRE DE FRANCE
de la situation! Quelle empreinte funeste (de vingt
ans à trente ans) elle reçut de ses Polignac, Diane,
Yaudreuil, etc., esprits faux, violents, insolents,
provoquants, et de la petite cour militaire du comte
d'Artois! Ses nouveaux conducteurs, Mercy, Ver-
mond, Breteuil, plus vieux, n'en étaient pas plus
graves. Elle-même incapable de juger entre deux
avis. Telle son frère la dépeint vers 1778, frivole
et étourdie, telle Besenval la trouve dix ans après,
absolument la même, ne lisant point, ne réflé-
chissant point, incapable de conversation suivie.
Elle était fort bizarre, en certains points baroque,
sans souci de l'opinion. Au moment où elle entre
au pouvoir, devient vrai roi de France, et devrait
se montrer Française, elle rappelle qu'elle est Autri-
chienne, elle prend un maître d'allemand. (Campan.)
Le coup pour l'achever, c'était qu'elle se fit
Anglaise, qu'elle eût un favori anglais. L'adroite et
dépravée Diane, pour la tenir encore par un fil chez
les Polignac, attira et fixa chez eux le bel Anglais
Dorset, qui (routine grossière, connue de la diplo-
matie) faisait l'admirateur et quasi l'amoureux.
Dès la guerre d'Amérique, quand la France parut
de cœur américaine, la reine avait aimé et favorisé
les Anglais. Mais prendre le moment du traité qui
nous inonda de leurs produits et tua nos fabriques,
le moment où l'on fit Cherbourg, prendre ce moment,
dis-je, pour traîner partout ce Dorset, écouter ce
vain badinage (qui menait cependant à une très
réelle influence), il semblait que ce fût vouloir
LA REINE ET BRIENNE 3i:,
braver la France, vouloir exaspérer, ulcérer la haine
publique.
Agent de la vengeance anglaise, ce cruel Lovelace,
en 1790, se démasqua contre la reine, l'un des
premiers lui mit la corde au cou. Ce qu'on a dit
de ses sourdes menées pour brouiller tout et pousser
à la crise, n'est que trop vraisemblable. Il n'y aida
pas peu en se chargeant (lui étranger!) d'insulter,
pour la reine, le duc d'Orléans; il le lui rendit
implacable. En 1787, il réussit à faire faire à la
reine, alors toute -puissante, une chose funeste:
l'abandon de la Hollande, à qui la France devait
protection'. Quand l'Angleterre payait les émeutes
orangistes pour y tuer la République et l'influence
française, elle écrit : « Que nous font ces gens-là?
Et qu'importe qu'ils se battent entre eux? » (Arneth.,
Jos., 108.)
La calomnie aida. La femme du stathouder,
sœur de roi, veut son mari roi. Pour décider son
frère le roi de Prusse à l'aider dans ce crime, elle
emploie la ruse grossière de dire qu'elle a été arrêtée,
insultée. Ce frère voudrait agir. Galonné et Ségur,
nos ministres, ne peuvent manquer à la Hollande.
Galonné fait les fonds d'un camp qui sera à Givet.
Démonstration peu dangereuse. La Prusse n'aurait
pas fait un pas. Mais dès que la reine est maîtresse,
plus de camp. « L argent manque. » Fausse et menteuse
excuse. Ségur ne demandait que deux millions. Est-ce
que la Hollande, si riche en numéraire, la Hollande
qui va s'inonder (noyer cinq cents millions peut-
346 HISTOIRE DE FRANCE
être) n'eût pas été heureuse d'avancer deux millions
qui lui eussent sauvé ce naufrage?
Dorset en septembre put rire. La catastrophe eut
lieu. La Hollande en vain s'inonda. Les Prussiens
entrèrent, vinrent soutenir la canaille payée du
stathouder. Une atroce anarchie fonda le despo-
tisme. Ce beau pays (si sage) de l'ordre et des
mœurs graves fut, par son premier magistrat, le
stathouder, mis à sac, livré aux brigands. Il les
lâcha dans ces riches villes, pillées de fond en
comble. Le ministre anglais à La Haye, Harris, et
Dorset à Versailles arrivèrent ainsi à leur but. Ils
perdirent la Hollande, déshonorèrent la France. En
janvier, le stathouder s'inféode à ses maîtres, le
Prussien, l'Anglais. La Hollande sombre pour tou-
jours. — « La France aussi ! » s'écria Joseph IL
Des villes entières de Hollande émigrèrent, des
populations de la classe riche, intelligente, active.
Excellent élément qui, quelque part qu'il vînt, appor-
tait le bien-être, qui, autrefois, avait créé Berlin, et
qui, en Angleterre, a tellement augmenté chez ce
peuple les qualités moyennes (qu'il n'avait nullement,
ni chez les Cavaliers, ni chez les Puritains). Ces pau-
vres Hollandais, justement indignés contre la Prusse
et l'Angleterre, amies de leur tyran, venaient cher-
cher abri en France. Les ayant protégés si mal dans
leur pays, on aurait dû ici les accueillir, les bien
établir à tout prix. Dumouriez, alors à Cherbourg,
proposait de leur faire près de là une Hollande sur
des terrains disputés par la mer, qu'ils auraient
LA REINE ET BRIENNE 347
exploites avec leurs propres capitaux, de leur faire
une ville qu'on eût nommée Batavia. On n'eût fait
là que son devoir, une légitime expiation. On pouvait
croire que Louis XVI, qui connaissait les lieux, et qui
aimait Cherbourg, on devait croire surtout que la
reine et Brienne, réellement coupables de l'abandon
de la Hollande, feraient cette bonne œuvre si utile
et qui eût attiré de plus en plus les émigrés. On ne
fît rien, on ne voulut rien.
Revenons en avril. Brienne, tant aimé des Notables,
leur chef contre Galonné, n'y échoue pas moins tout
à plat. En vain il leur livre les comptes, promet l'éco-
nomie de quarante millions, en vain s'appuie du bon
Malesherbes qui se laisse mettre au ministère. La seule
ombre de l'égalité, de suppression de privilège, les
glace. Au premier mot de subvention, d'emprunt, ils
ne savent que dire; ils n'ont pas d'instructions de
leurs provinces. Tels lancent le grand mot : « Aux
États généraux seuls il appartient de décider. » L'As-
semblée, en définitive, se croit incompétente, dit que,
pour tout impôt, elle s'en remet à la sagesse du roi.
Autrement dit, avec respect, elle le laisse dans le
bourbier, devant les Parlements irrités plus qu'avant,
ou devant l'inconnu, les États généraux.
Brienne, il est vrai, pouvait croire que ces États
apparaissaient redoutables au Parlement, autant et
plus qu'à lui, et qu'il aimerait mieux mollir que de
laisser venir son grand successeur légitime, l'assem-
blée de la Nation. Comment le Parlement, ce corps
judiciaire, s'était-il élevé à une telle importance poli-
348 HISTOIRE DE FRANCE
tique? En usurpant le rôle des États généraux, en
parlant à leur place, en se constituant lui-même ce
qu'ils étaient : la voix du peuple. Le Roi, le Clergé,
la Noblesse, avaient toujours primé dans ces États :
qu'avaient-ils à en craindre ? Mais on voyait fort bien
que, les États venant, le Parlement allait se retrouver
obscur, subalterne, rentrer dans la poudre des greffes,
renvoyé à ses sacs, ses dossiers, ses procès. C'était le
Parlement surtout que menaçait ce cri universel : Les
États généraux!
S'il suivait sa vraie politique, sa voie était toute
tracée : lutter modérément, et ne pas trop pousser le
ministère. C'est ce qu'il fit d'abord. Il enregistra les
édits sur les grains, la corvée, les assemblées provin-
ciales. Pour la Subvention, Brienne avait à craindre;
il présenta plutôt un édit sur le timbre. Là commença
la résistance. Le Parlement imita les Notables, et vou-
lut avant tout qu'on lui montrât les comptes. Les lui
livrer, c'était le faire assemblée souveraine, à l'égal
des États. On refuse (7 juillet). Et alors, élevé par la
lutte, emporté, entraîné, le Parlement donne un spec-
tacle inattendu. Ce corps, jusque-là si tenace à
défendre ses droits, vrais ou faux, tout à coup s'im-
mole et s'oublie, abdique brusquement sa tradition de
trois cents ans. Toutes ces prétentions qui lui étaient
si chères, il les met sous ses pieds. Lui aussi il
appelle... les États généraux !
Le Parlement fut lui-même surpris d'un si beau
mouvement, aveugle et désintéressé, du pas immense
qu'il avait fait d'élan. Il avança, recula, avança.
LA REINE ET BR1ENNE 349
Le roi double l'orage, au lieu de le calmer. Au
Timbre qu'on refuse, il ajoute la Subvention, l'envoie
au Parlement. Le 6 août, en Lit de justice, il fait
enregistrer les impôts refusés, il déclare qu'il est seul
administrateur du royaume, qu'à lui seul appartient
d'appeler, quand il veut, les États généraux.
Le Parlement alors, justement irrité, se souvenant
de son métier de juge, tire l'épéc de justice. Il ne peut,
dit-il, conniver au vol, à la déprédation. La dépréda-
tion, c'est Galonné. Adrien Duport le dénonce, et
l'accusation est reçue (10 août). Calonne se garde
bien de venir ; il s'enfuit de France. La Cour est
alarmée. Elle publie enfin (si tard!) l'économie qu'on
fait sur la maison royale1. Elle allègue (si tard! et
quand il n'est plus temps) l'affaire de la Hollande,
les dépenses qu'elle exigerait. Le Parlement est
sourd, défend expressément de percevoir l'impôt.
Le 15 août, les Parlementaires apprennent, non pas
qu'on les exile, mais qu'ils continueront à Troyes
d'exercer leurs fonctions. Brienne concentre le pou-
voir, se fait premier ministre, donne à son frère la
1. La Maison de la Reine, plus splendide que celle du roi, coûtait 4 millions
700.000 livres. (Voy. le budget de 1785, État de la France en 89, par Boi-
teau, p. 412.) Ajoutez-y les pensions de certains amis personnels : Dillon,
160.000; Ferscn, 150.000; Coigny, 1 million par an. {Ibidem, p. 355, d'après
le Recueil des pensions, imprimé en 90 à l'encre rouge.) Coigny avait de
plus la Petite Écurie, qu'on supprima ; il y perdit 100.000 livres de rentes.
— La reine réduisit 1 million sur sa Maison. Le roi en fit autant sur ses
gardes, ses chasses, etc. Cette reforme pénible traîna fort, n'arriva qu'au
11 août; l'effet fut manqué. — La reine imaginait qu'une si noble société
prendrait bien tout cela. Le contraire arriva, Coigny lit une scène .épouvan-
table au roi et lui lava la tète. Tous parlaient, clabaudaient. Bcscnval, assez
durement, dit à la reine : « Il est affreux de vivre dans un pays où on n'est
sûr de rien. Cela ne se voit qu'en Turquie. » (II, 256.)
350 HISTOIRE DE FRANCE
Guerre, et des hommes à lui prennent la Marine et les
Finances. Castries, Ségur s'en vont, et, avec eux, la
considération du ministère.
Brienne est au plus haut, mais très parfaitement
délaissé, solitaire. Tout court à Troyes. Parlements de
provinces, tribunaux inférieurs, les grandes Compa-
gnies (Aides et Comptes), tout se déclare pour Troyes.
Un immense concert s'établit sur ce mot : Les États
généraux !
Les procès suspendus et l'interruption des affaires
irritaient fort Paris. Le monde du Palais, les clercs, le
petit peuple s'agitaient. Le ministre fit des avances au
Parlement. Une dame fut son médiateur auprès du
premier président. Il mollissait, offrait de substituer à
la Subvention deux vingtièmes, et pour cinq années
seulement. Donc, pas d'impôt perpétuel, pas d'emprunt,
si l'on n'a guerre.
Point d'emprunt! En leurrant le Parlement de ce
mensonge, Brienne l'apprivoise et le rappelle ici.
Grande joie dans Paris. On brûle Calonne et Polignac.
On crie : « Les États généraux! » Brienne espérait bien
profiter de ce cri, de ce grand désir populaire. Il médi-
tait un coup. En septembre et octobre, dans toutes
les vacances, il tâta, travailla le Parlement, et, en
novembre, il crut le mettre dans le sac.
Ce corps, fort divisé, par cela même offrait des
prises. L'élément janséniste, sans y être amorti, y
était faible en nombre. L'élément des rêveurs (d'un
d'Espreménil, par exemple) qui voulaient restaurer
les libertés du Moyen- âge, les libertés privilégiées,
LÀ REINE ET BRIENNE 351
y était assez fort. Enfin, sous Adrien Duport, le futur
créateur de la Société Jacobine, l'élément révolution-
naire se groupait, ardent et actif. Tous voulaient,
demandaient les États généraux, en plaçant sous ce
mot des idées différentes : les premiers y voyaient la
machine gothique dont se jouerait la monarchie; les
derniers comptaient bien y trouver un levier qui la
démolît, et permît de la refaire de fond en comble.
La Fayette les avait demandés pour 92. Ce fut une
lueur pour Brienne. Dans un délai si long, il dit
comme le fabuliste : « D'ici Là, le roi, l'âne ou moi,
nous mourrons. » Quel danger de promettre? Avec ce
vœu ardent, cette passion devenue (par le refus) si
violente, on pouvait enchérir, mettre très haut le prix
des États généraux et les vendre très cher. La masse
et les meneurs eux-mêmes s'en vont mordre à l'appât,
ne croyant pas pouvoir payer trop ces États par qui la
France enfin doit se reconquérir. On ne peut marchan-
der la rançon de la France.
Combien? cinq cents millions? Gela effrayerait trop.
Divisons : cent vingt d'abord pour 1788, quatre-vingt-
dix pour 1789, et toujours en diminuant. Au total, pour
cinq ans quatre cent vingt millions !
Mais pour avoir le temps, le calme, pour bien pré-
parer les États, le tout sera voté en une fois!
Proposition étrange, étonnante! Brienne, n'ayant pu
obtenir peu, demandait hardiment beaucoup, infini-
ment, la somme énorme et folle qui l'aurait rendu
maître. Au roi et à la reine alarmés il disait
qu'ayant palpé l'argent, on serait bien à l'aise d'où-
352 HISTOIRE DE FRANCE
blier sa parole, de donner les États ou de les éluder.
Avec ce leurre lointain et vain probablement,
Brienne offrait un autre leurre, V émancipation protes-
tante, tant demandée des philosophes. Le roi l'a refu-
sée deux fois aux Parlements. Il l'accorde ici, menson-
gère, même effrayante aux protestants. Le curé aura
leur registre. Leurs naissances, morts et mariages,
jusque-là inconnus, et libres au désert, seront enre-
gistrés par le curé, leur ennemi.
Avec ces deux mensonges si grossiers, on parvint
pourtant à éblouir, à fasciner des hommes ardents,
crédules par l'excès du désir. On accuse la Révolution
d'avoir été trop défiante. Mon Dieu ! qu'il y fallut du
temps ! combien de dures expériences ! Qu'ils étaient
jeunes alors, crédules, ces redoutés meneurs! On
assure que Duport, Duport qui tout à l'heure créera
les Jacobins, s'était laissé duper par ces facéties de
Brienne, et qu'avec ses amis il eût donné dans le
panneau.
Ce qui prouve pourtant qu'on n'était sûr de rien,
c'est que, pour emporter la chose, on prenait un
moment vraiment honteux, furtif, ces premiers jours
de la rentrée où le Parlement incomplet a nombre de
ses membres encore à la vendange, à leurs affaires
rurales. On ne rougissait pas d'apporter à la salle vide
encore et aux bancs déserts la grande affaire d'argent
qu'on voulait escroquer.
Un pareil filoutage aurait eu besoin du secret. Mais
on avait tâté beaucoup de gens qui ne furent pas
discrets. Le coup était pour le 19. Le 10 et le 18,
LA REINE ET BRIENNE 353
certaines lettres, fort vives et menaçantes, purent faire
songer le Parlement.
Grande initiative. Mirabeau qui la prit, avait bien
des raisons d'hésiter, de se taire. Revenu de Berlin,
alors fort misérable, ayant Nehra malade (il le devint
lui-même en la soignant), il eût voulu pouvoir se pla-
cer au loin dans la diplomatie, mais nullement écrire
pour un ministère qui sombrait. Les 10 et 18 novembre,
voyant le tour ignoble qu'on arrangeait, il en fut indi-
gné, sa grandeur naturelle se réveilla. Par deux lettres
terribles, il menaça, il avertit. En voici à peu près le
sens :
1° Les États généraux, qu'on le veuille ou non, vont
venir. Fait certain et fatal : ils arrivent pour 89.
2° Voter cinq cents millions sur un mot captieux
qui remet à cinq ans les Etats, c'est d'un malhonnête
homme. C'est chose périlleuse pour la magistrature.
On jugera fort mal ce pacte de la Cour avec le Par-
lement; on dira qu'ils s'entendent pour gouverner
ensemble et pour se passer de la France.
3° Le projet n'aura pour lui qu'une minorité hon-
teuse. On ne peut expliquer l'audace de Brienne qu'en
supposant qu'il veut un prétexte pour la banqueroute.
4° Mais que pourra-t-il ? Rien. Il ne peut même la
banqueroute. Proscrira-t-il ? Moyens d'un autre temps !
Piichelieu y serait, que le siècle n'est plus à cela. Va-
t-il entrer en guerre contre la nation? un tel procès
serait bientôt jugé.
Il ne peut rien, ne fera rien, que reculer, tomber,
périr. (Mir., Mém., IV, 459-465.)
t. xvi. 23
354 HISTOIRE DE FRANCE
Dans de pareils moments, prophétiser, c'est faire
déterminer l'événement. Le Parlement dut y bien
regarder. On soulevait son masque populaire, qui
tenait mal à son visage. Il avait laissé voir déjà à ses
adorateurs qu'il était fort peu digne de leur idolâtrie,
contraire à leurs pensées d'égalité d'impôt, et défen-
seur du privilège. Qu'il votât pour Brienne, il se pré-
cipitait, il roulait du ciel au ruisseau.
D'autre part, Mirabeau avait percé les murs. Il avait
très bien vu, comme s'il eût été au fond de Trianon,
que derrière lui Brienne avait un parti violent, la
petite cour militaire d'Artois et de la reine, qui mépri-
sait ces ruses, vantait la banqueroute, se croyait assez
fort pour payer en coups de bâton.
La surprise attendue fut tentée le 19. Le roi tient
brusquement une séance royale. Ce n'est pas un Lit
de justice. Nul appareil n'indique que rien soit imposé,
forcé. Le débat est ouvert. Il semble que l'on veuille
écouter, s'éclairer. Seulement, pour marquer le cercle
où il faut se tenir, le roi et Lamoignon prêchent
d'en haut le dogme monarchique : « Le roi est seul
législateur, juge des doléances des États généraux. La
France libérée, seul il avisera à ce qui reste à faire. »
Préface altière pour étourdir sans doute. On crut que
d'autant moins on attendrait l'œuvre de ruse. Jupin
tonne d'abord pour finir en Scajjin.
La séance ne fut ni violente, ni inconvenante (dit
M. Droz d'après des témoins oculaires). Un janséniste
seul, Robert de Saint-Vincent, s'exprima avec véhé-
mence. Il dit que l'acte proposé était tel que, si un fils
LA REINE ET 1'» RI EN NE 355
de famille en faisait un pareil, tout tribunal l'annu-
lerait.
Cent millions accordés — les États en 89 — c'était
l'avis très général et fort sensé de l'assemblée.
D'Espreménil n'eut rien de sa fougue ordinaire. Vrai
royaliste, il fut attendri pour le roi autant que pour
la France, sentit qu'en ce moment il se perdait ou se
sauvait. Il parla à son cœur avec une onction admi-
rable. Tous furent touchés, et crurent le roi touché.
L'était-il? C'est possible. Mais eût-il pu changer le
rôle convenu le matin, prendre seul un si grand
parti?
Dans le plan de Brienne il était excellent de lasser
l'assemblée, d'épuiser les poitrines, la verbeuse élo-
quence de ces gens de barreau, de la tarir patiemment
jusqu'à Theure où Nature parle à son tour, dit qu'on
n'a pas dîné. Tout fini, chacun crut que, comme à
l'ordinaire , le président allait prendre et compter les
voix. La surprise fut forte quand on vit Lamoignon
qui montait vers le trône, et parlait bas au roi. Ayant
reçu son ordre, il se tourne, il prononce l'enregistre-
ment des édits.
Chacun se regardait. « Mais c'est donc un Lit de
justice ? qui le savait ? qui l'aurait cru ? Quelle longue
comédie d'écouter ces discours pendant six heures,
puisqu'on ne veut rien qu'ordonner ! »
Odieuse surprise ! mais frauduleuse ici, basse, en
matière d'argent. Empocher un demi-milliard!
Qui allait protester ? L'universel murmure était
déjà une protestation.
356 HISTOIRE DE FRANCE
Mais qui allait parler? s'avancer? On y répugnait.
Plus la chose était basse et le rôle du roi pitoyable,
plus il était pénible de le prendre en flagrant délit.
Gonti, tant qu'il vécut, s'était mis volontiers en
avant pour des coups fourrés, d'imprévues résis-
tances. Eût-il hasardé celle-ci, qui, quelle qu'en fût
la forme, contenait un affront ? Il était évident que ce
gros roi, mis en avant (plus faible que coupable, et
de tant d'hommes aimé encore !), recevrait là un coup
sanglant.
Quel serait le désespéré, l'envenimé, qui frapperait?
Il faut le dire : celui qu'à force d'insolences la Cour
avait fait tel. La folle violence de la reine, de ses
militaires de salon, s'était épuisée en outrages sur le
duc d'Orléans. Ses démarches obstinées pour revenir
en grâce n'avaient fait que les enhardir à redoubler
d'indignités. On l'insulte en lui-même. On l'insulte
en sa fille, la très charmante Adélaïde, par un projet
de mariage qui n'est qu'une mystification. Il était fort
timide, un bellâtre, encore élégant, d'un visage rouge,
-et déformé par ses excès. On le croyait fini, incapable
d'agir. Il agit cependant, sans doute remorqué, dressé
pour ce terrible coup.
Non sans hésitation, et non sans grâce, avec la
funèbre douceur du matador, qui, la mort dans la
main, marche au taureau, — il dit : « Sire, je demande
à Yotre Majesté la permission de déposer à ses pieds
ma déclaration. Je regarde cet enregistrement comme
illégal. Il serait nécessaire pour la décharge des per-
sonnes qui seraient censées avoir délibéré, d'ajouter
LA REINE ET BRIENNE 357
qu'il est fait par très exprès commandement de Votre
Majesté. »
Traduit brutalement, cela disait : « Nous nous
lavons les mains de l'infamie. » Et encore : « Point
d'argent! Personne ne remplira l'emprunt. »
Le roi sentit la pierre qui frappait droit au front. Il
se troubla, et fort trivialement, il bredouilla : « (ja
m'est égal... Vous êtes bien le maître... »
Et puis, se ravisant et se souvenant qu'il est roi,
il dit avec colère : « Si! c'est légal, parce que je le
veux! »
Il fit signe au Garde des sceaux, lui parla d'enlever
Orléans de son siège, de l'arracher du Parlement.
Lamoignon éluda, dit qu'on n'avait pas sous la main
les moyens d'une telle violence. Le roi ne se con-
naissait plus. Surpris quand il croyait surprendre,
arrêté au moment honteux, il avait eu besoin pour se
remettre (contre son reproche intérieur, sa trouble
conscience) de se reprendre à la formule grossière de
la foi monarchique qui fait le fond du cœur des rois :
« Si ! C'est la loi ! car je le veux. »
Adieu l'argent, les quatre cents millions ! La conso-
lation de la Cour, ce fut de jeter deux parlementaires
aux forteresses, d'exiler Orléans. Éloigné à vingt lieues
de son Palais-Royal, de ses orgies du soir, il se déses-
péra tout d'abord et demanda grâce. La reine se
montra très haineuse. Elle ne céda pas qu'il n'eût
l'amertume, la honte de sa lâcheté. Elle voulut qu'il
lui écrivît a elle-même. Il le fit, et resta avili à ses
propres yeux, gardant de noires pensées. Elle avait
358 HISTOIRE DE FRANCE
réussi à donner à ses ennemis, sinon un chef, au
moins un centre, à donner pour caissier à l'intrigue,
à l'émeute, un prince de vingt millions de rentes. S'il
n'agit pas contre elle encore directement, dès lors il
la regarde, la suit de l'œil dans sa course à l'abîme.
Les amis de la reine l'y poussaient de leur mieux.
Ayant décidément manqué l'escamotage de leur
demi-milliard, arrêtés dans l'emprunt, arrêtés clans
l'impôt, ils prenaient leur parti vaillamment, militai-
rement, et conseillaient la banqueroute.
Vraie tradition de gentilhomme. L'illustre Saint-
Simon, le grand seigneur austère, la glorifie et la
prêche au Régent, en la sanctifiant « et la canonisant
avec les États généraux ». Mais pourquoi les États ?
La banqueroute, tellement usitée au grand siècle,
semble chose royale, une institution monarchique.
Besenval, toujours jeune (près de soixante-dix ans),
aimable étourdi, vrai hussard, tête chaude de Pologne
et Savoie, qui naquit par hasard en Suisse, n'a pas
tenu sa langue. Il nous a révélé ce qu'on eût deviné
fort bien sans lui, l'opinion de Trianon, l'estime et
l'engouement qu'on avait pour la banqueroute. « Vain
propos ? » Point du tout. La fine oreille, Mirabeau,
habile à écouter aux portes, et qui a des amis en
cour, écrit au moment môme (20 nov.) une lettre
très vive qui affirme trois fois la chose.
« Dépend-il d'un gouvernement d'enchérir sur la
guerre, la peste et la famine ? Le forfait qu'on prépare,
l'horrible proposition qu'on apporte au Conseil, c'est
la mort de deux cent mille hommes ! Mais, par-dessus
LA REINE ET BRIENNE 339
ceux-là on met à mort encore tout un monde de leurs
créanciers qu'ils ne pourront payer et qui seront sans
pain.
« Faire cela, n'est-ce pas renoncer à tout droit que
l'on a sur un peuple? »
Puis, à ce roi déchu, il a l'air d'annoncer un
Clément ou un Ravaillac :
Conspués de l'Europe, en horreur à nous-mêmes,
dangereux à nos chefs, tels nous serons, contre l'État,
le roi... Craignez le fanatisme !... La fureur de la
faim vaut bien la fureur de la foi... Qui osera répondre
de la vie du roi, de tout ce qui est près du trône?
Le parti militaire pouvait dire à cela que « le pâle
rentier» (Boileau le nomme ainsi), l'homme ruiné,
affamé, épuisé, a bien peu d'énergie. Ces misérables
encore dans la Fronde avaient pris les armes. Mais
depuis ils n'ont pas la force de crier. Les noyés du
Système moururent fort décemment. Aux plus cruelles
opérations, Fleury n'entendit rien, Choiseul rien,
Terray rien. — Aujourd'hui, c'est un peuple, il est
vrai, qui peut faire du bruit... Eh ! tant mieux! Mon-
tons à cheval ! et sus à la canaille !... Paris a besoin
de leçon.
Petit mal ! et grand bien ! Quel bienfait que la
banqueroute! L'État, libre, léger, dès lors, agira dans
sa force. Paris perdra, c'est vrai. La France y gagnera.
L'argent et la population y reflueront; ce gouffre de
Paris n'absorbera plus le royaume, etc. C'est ce que
Besenval dit, non pas de sa tête, — d'après « un
publiciste, peu scrupuleux, assez profond ».
360 HISTOIRE DE FRANCE
Ce publiciste me semble être Linguet. Son journal,
imprimé à Londres, est l'apôtre de la banqueroute.
(Annales politiq. et KM., XV.) Combien le payait-on?
L'arrêt qui le condamne en 1788 fait entendre que
« l'homme vénal » avait le mot d'en haut, était ainsi
lancé pour préparer les choses et pour tâter l'opinion.
Sans détour il exalte, il divinise la banqueroute,
l'appelle « cette grande et salutaire opération ». Elle
peut être mauvaise en Angleterre, car c'est le peuple
qui s'engage. Mais en France, ce ri est que le roi.
L'anéantissement de la dette publique, à chaque
avènement, serait sage et très légitime. — Ingénieuse
idée. La banqueroute, criée au milieu des fanfares,
serait apparemment une des cérémonies du sacre.
On est émerveillé, non de l'effronterie de ce para-
doxal Linguet, mais de l'aimable aisance avec laquelle
la Cour, nos loyaux gentilshommes (délicats aux duels
et aux dettes de jeu) acceptent et vantent ces doc-
trines. De l'honneur pas un mot. Où donc est cet
honneur qui, selon Montesquieu, faisait l'âme des
monarchies? Un roi failli , fripon, dévalisant son
peuple pour enrichir la Cour, cela leur paraît naturel.
Grand et étonnant contraste avec la vieille France,
qui même n'eut jamais le mot de banqueroute,
emprunta aux Lombards le vil mot de banca rotta.
L'austérité bourgeoise de nos vieilles Coutumes
marquait de traits atroces ceux qui en venaient là.
Elles ne tiennent le banqueroutier quitte qu'au prix
d'une infamante exhibition. Parant sa folle tête du
bonnet vert des fous, il ira, demi-nu et la chemise au
LA REINE ET BRIENNE 361
vent, sur la place, siéger et frapper par trois fois la
pierre.
Si la veuve ne veut pas payer pour son mari défunt,
il faut qu'impudemment elle renie son mariage. Avant
qu'il entre en terre, elle va devant tous insulter ce
corps mort, lui jette au nez les clés de la maison.
Conseillers admirables ! chevaliers scrupuleux !
Voilà donc leur avis!... Que le roi vienne aussi,
banqueroutier frauduleux, orné du vert bonnet, nar-
guer les affamés, jeter les clés sur le corps de la
France.
302 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XXII
Le coup d'État. — Les résistances de Bretagne, Dauphiné, etc.
Convocation des États généraux. — Mai-Août 1788.
Brienne était perdu s'il n'eût eu un solide appui
dans la reine et son extrême irritation. La honte du
tour de passe -passe qui avait si mal réussi, l'exalta,
et pour mieux braver, elle siégea dès lors aux comités
et aux conseils. Elle opina, et prit la voix prépon-
dérante. Ainsi, elle trôna, se découvrit entièrement,
comme avait fait depuis dix ans sa sœur, la Caroline
de Naples, tant louée de Marie-Thérèse et donnée
pour exemple à Marie-Antoinette.
Brienne, encore plus mal à la Cour que dans le
public, succombait sous le faix. Il devint très malade,
sa poitrine se prit; on lui mit trois cautères. Autour
de lui ce n'étaient qu'ennemis. Sa réforme, pourtant
bien modérée, sur la Maison du Roi, son refus de
payer les dettes de Yaudreuil, ses sages retranche-
ments sur les Goigny, les Polignac, avaient exaspéré.
Qu'est devenu le grand, le généreux Galonné ? Ge
LE COUP D'ÉTAT 363
Brienne est si sec ! La jeune cour d'Artois l'aurait
bien volontiers jeté par les fenêtres. Que faire avec ce
prêtre ? Il est temps, disait-on, de déployer la force.
Ce qui pouvait le plus y faire penser la reine, c'était
le rude accueil qu'elle avait reçu dans Paris. Ayant
hasardé de venir à l'Opéra, elle y fut presque huée.
Elle dut se sentir comme excommuniée de la France.
De tous côtés un cri lui déchira l'oreille, ce nom :
« Madame Déficit ! » Le ministre de Paris fut effrayé,
la supplia de ne plus s'y montrer. Son image y
était proscrite. Le beau tableau de Mme Lebrun resta
comme captif à Versailles; s'il se fût hasardé de
paraître à l'Exposition, il eût été insulté ou crevé.
Dans Versailles même, elle fut avertie, et par ses
gens! En allant aux Conseils, elle entendit un musi-
cien de la chapelle dire tout haut : « Une reine doit
rester à filer. » (Campan.)
Elle avait été très longtemps sous la détestable
influence des bravaches étourdis, insolents, provo-
quants, qui contribuèrent tant à faire précipiter la
crise. Le premier goût qu'elle eut à vingt ans, fut un
officier de marine, un homme de ce corps odieux qui
concentrait en lui tout ce que la noblesse eut de plus
haïssable. Trianon, on l'a vu, et la Polignac, et la
reine, subirent dix ans Vaudreuil, frère du marin
célèbre, homme cassant, emporté, d'humeur folle,
usant de son droit de créole de passer en tout la
mesure, de mépriser, écraser tout. Par bonheur, elle
n'était plus sous ces funestes influences. Vaudreuil,
avec Galonné, et tous les violents, s'étaient groupés
364 HISTOIRE DE FRANCE
autour d'Artois. Elle voyait chez lui ses ennemis.
Cependant elle hésitait fort, semblait se demander
parfois s'il ne vaudrait pas mieux essayer de la vio-
lence. Pensant tout haut, dans l'intime intérieur,
devant ses femmes et familiers, elle dit un jour à
Augeard, son secrétaire, comme en l'interrogeant :
« Tout cela sera bientôt fini... Mais il faudrait verser
du sang?... »
Augeard, secrétaire -chancelier, en même temps
Fermier général, gros financier colère, un Ajax, un
Achille, répondit sèchement : « Oui, Madame. »
Quelle était la force réelle dont disposait la Cour?
Considérable et imposante. Si Brienne et la reine en
avaient fait usage, ils eussent pu verser bien du sang.
La force la plus sûre était celle des vingt régiments
étrangers. Arme fort dangereuse. Ces mercenaires,
surtout les Suisses, se piquaient d'être au roi, de ne
pas connaître la France. Mangeant le pain du roi, ne
connaissant que lui, à Paris comme à Naples, ils
eussent loyalement tué. Les régiments dits allemands,
fort mêlés, n'étaient d'aucun peuple. Ces barbares,
barbouilleurs , massacrant les deux langues , fort
repus, souvent ivres, meute aveugle et grossière,
auraient certainement sabré sans regarder, écrasé et
femmes et enfants.
La belle cavalerie de la Maison du Roi , ce corps
hautain, superbe, tant payé et privilégié, n'eût été
guère moins sûre. Mais les Gardes françaises pouvaient
vaciller davantage, ayant des rapports dans Paris, où
plusieurs étaient mariés.
LE COUP D'ETAT 365
L'armée, depuis 81, s'était fort transformée. Nul
officier que noble. De là haine et envie du sous-offi-
cier roturier, à qui on fermait l'avenir. Au moins on
avait supposé que les officiers seraient sûrs... Eh bien
le contraire arriva.
Les Polignac, qui firent cette ordonnance (par
Ségur, nommé tout exprès), n'y favorisèrent la
noblesse que dans une petite mesure. Les nobles
de province qui entraient au service, n'avaient rien
à attendre que de devenir capitaines. Tout grade supé-
rieur fut pour l'autre noblesse, celle de cour, avec
tous les gros traitements. Les simples officiers étaient
très peu payés, s'endettaient. Au service, leur per-
spective était de n'arriver à rien et de mourir de
faim.
Les colonels et autres supérieurs traitaient fort
lestement " ce peuple de petits officiers (souvent
plus nobles qu'eux). Ils commandaient, ils punis-
saient avec l'insolence outrageante de hauts seigneurs
posés en cour, pour qui la noble populace de ces
provinciaux pesait peu. Ceux-ci, pour de légers motifs,
étaient brisés, chassés piteusement. « Un colonel qui
a besoin d'argent, disait-on, sait s'en faire. Il casse un
officier, vend son grade à un autre. » (Voy. Servan,
et Ghassin, l'Armée.)
Voilà comment la Cour se trouva avoir mis
contre elle non seulement le sous-officier non noble
qui ne pouvait monter, mais l'officier lui-même,
le noble, écrasé par le favori, le colonel de l'QEil-
de-bœuf.
366 HISTOIRE DE FRANCE
Cette première révolution de 1788, ce fut celle de
la noblesse.
Chose plus forte encore : la Cour n'avait pas la Cour
même. Les grands noms, les hautes fortunes, les pairs
de France, la vraie Cour du royaume allait agir à
part, contre la Cour de Trianon. Celle-ci put s'aper-
cevoir de sa grande solitude. Les pairs que Louis XV
avait pu écarter et séparer du Parlement, y siègent
aujourd'hui malgré le roi.
Tout va vers une crise.
D'une part le Parlement (par la voix d'Adrien
Duport), veut désarmer le roi, s'attaque aux Lettres
de cachet. — Repoussé durement, il remonte plus
haut; accuse (sans la nommer) la reine.
Donc, mort au Parlement. Versailles hasarde un
coup. Des ouvriers, gardés à vue, impriment au châ-
teau les dépêches qui vont porter partout la foudre.
Profond secret qui n'en transpire pas moins. Une
boulette de glaise, contenant une épreuve, part d'une
des fenêtres, est portée à d'Espreménil.
Que trouva- t-on dans cette boule? Le plus mons-
trueux avorton qui peut-être fût jamais sorti de la
cervelle humaine. — Un fou n'eût pas suffi. Il fallut
trois fous. On y distingue à merveille l'influence, la
main, le style de plusieurs auteurs différents.
Brienne était dans son lit, toussant fort et n'en
pouvant plus, avec ses trois cautères. Je ne puis lui
imputer la partie vaillante et brillante, jeune évidem-
ment, du projet.
Le grand article capital était, on peut dire, signé
LE COUP D'ÉTAT 3G7
d'une écriture princière. Le roi pour conseil suprême
d'enregistrement prenait... qui? Ses propres domes-
tiques, le grand aumônier, le grand chambellan, le
grand écuyer, le grand maître de sa Maison, et son
capitaine des gardes! — Ajoutez quelques dignitaires,
prélats, maréchaux, gouverneurs, chevaliers de Saint-
Louis, quatre seigneurs titrés (en tout vingt et une
personnes). Gela s'appelait Cour plénière. Louis XVI,
en sa Cour plénière, renouvelait Gharlemagne. Gomme
splendeur, comme costume, rien n'était plus éblouis-
sant. Qui dit Cour plénière dit fête (selon tous les
dictionnaires). La monarchie allait être une fête per-
pétuelle.
Quel dommage que le roi, si gauche, soit peu propre
à jouer Charlemagne ou Philippe-Auguste! Combien
ce rôle irait mieux à ce prince de roman, au jeune et
brillant Galaor, le cousin d'Amadis de Gaule! On don-
nait volontiers ce nom au charmant comte d'Artois.
Son agréable figure, qu'une bouche toujours entr'ou-
verte faisait paraître un peu niaise, promettait déjà à
la France le héros de l'émigration, le roi pour qui 1815
a trouvé le genre troubadour.
La Sottise n'est que sotte, parfois modeste et pru-
dente. Mais au delà, plus naïve s'étale largement la
Bêtise. Elle parade, elle triomphe, fait la roue au
soleil. C'est le caractère qui reluit dans la nouvelle
institution. Elle est très bien combinée pour détruire
ce qui reste de la religion monarchique. Le roi était
dans celle-ci un être à part que Dieu souille et inspire
(c'est ce que Louis XIV dit expressément à son petit-
368 HISTOIRE DE FRANCE
fils). Ici, derrière le roi, on voit, au lieu cle Dieu, la
valetaille qui remue le mannequin.
Ce qui prouve que ces valets de Versailles travail-
laient pour eux, c'est qu'ils se sont nommés à vie.
Choisis irrévocablement, ils siègent dans leur dignité
aussi fermes que le roi. Ceci répond à la plainte
qu'avait faite l'un d'eux (Besenval) : « Qu'à Versailles,
on n'est sûr de rien. »
Une chose admirable encore, d'inimitable inso-
lence, que Lamoignon certainement n'écrivit que
sous la dictée de ces fous, ce fut l'étrange article :
« Les Parlements ne jugent plus que les nobles et les
prêtres. Les roturiers sont désormais jugés par de
simples bailliages. »
Gela fait deux nations. Hors des ordres privilégiés,
la vie humaine est si peu comptée, que pour en déci-
der il suffit des juges inférieurs.
Il va sans dire qu'après un tel outrage à la nation,
les réformes de Lamoignon dans le droit criminel ne
comptaient guère ; quelque bonnes qu'elles fussent,
personne n'y fit attention.
Les Parlements étaient réduits à quelques membres.
Le reste, supprimé, ruiné, remboursé quand et com-
ment? En rentes apparemment sur ce trésor insol-
vable, qui va suspendre ses payements.
Ce que je crois de Brienne dans cette belle compo-
sition, c'est un article de ruse, d'une ruse maladroite,
risible, invention d'un cerveau faible, que la maladie
affaiblit encore.
Dans le cas de circonstances extraordinaires où nous
LE COUP D'ETAT 369
serions obligés d'établir de nouveaux impôts (mot plai-
sant pour un homme qui n'a pas cessé d'être dans
cet état extraordinaire)... d'établir de nouveaux Impôts
avant les États généraux, V enregistrement de ces impôts
par la Cour plénière naura quun effet provisoire jus-
qu'aux États que nous convoquons.
Ainsi le roi à volonté va créer de nouveaux impôts.
Pour les faire avaler, on confirme l'espoir d'avoir les
États généraux. Mais cela est trop fin. La Cour est
indignée de ces ménagements de Brienne. Elle
reprend la plume. « Eh! quoi, Sire? La Cour plénière
alors ne fera que du provisoire ? Gomment! Votre
Majesté se subordonne à ces États?... » La reine, ou
le comte d'Artois, ajoutent fièrement une ligne qui
anéantit tout le reste, ôte espoir, détruit les États,
même avant qu'on les ait donnés, qui défie la nation,
ferme solidement les bourses et rend la banqueroute
sûre :
Sur cette délibération des États, nous statuerons
définitivement. Donc les États ne seront rien qu'une
vaine cérémonie. On a soin ici de le dire, d'avertir la
Nation.
Cette pièce extraordinaire, éclose une fois de sa
boule, courut partout secrètement. Plusieurs Parle-
ments de province la reçurent, protestèrent d'avance.
Ici les pairs s'effrayèrent, et crurent, comme les ma-
gistrats, qu'autour de ce monde en délire, il fallait
au plus tôt dresser des garde-fous. M. de La Roche-
foucauld, admirateur et traducteur des constitutions
américaines, fut probablement celui qui conseilla de
t. xvi. 24
370 HISTOIRE DE FRANCE
faire une Déclaration des droits. Les pairs, unis au
Parlement, déclarèrent que les « coups préparés
contre la magistrature n'avaient de but que de cou-
vrir les anciennes dissipations, sans recourir aux
États généraux, que le système de la volonté unique
manifesté par les ministres annonçait le projet
d'anéantir les principes de la monarchie.
ce Gela considéré, ils décident que : la France est
une monarchie gouvernée suivant les lois. Ces lois
fondamentales embrassent : 1° le droit de la maison
régnante; 2° le droit de la nation d'accorder l'impôt;
3° les droits et coutumes des provinces ; 4° l'inamo-
vibilité des magistrats, leur droit de vérifier si les
volontés du roi sont conformes aux lois fondamen-
tales ; 5° le droit du citoyen de n'être jugé que par ses
juges naturels, de n'être arrêté que pour être remis
sans délai aux juges compétents.
« Ils déclarent unanimement que si la force dis-
perse le Parlement, elle remet le dépôt de ces
principes entre les mains du roi et des États
généraux. »
Déjà une tentative directe de désarmer la Cour en
empêchant toute levée d'impôt, avait été faite par
deux conseillers, Goislard et d'Espreménil. Le 4, ordre
de les arrêter.
On n'avait vu que trop souvent de pareils enlève-
ments. Chez un peuple devenu s'i patient depuis deux
siècles, l'insolence de la royauté, la brutalité militaire
semblaient toutes naturelles. C'était la joie, la risée
des gardes et des mousquetaires d'insulter les grandes
LE COUP D'ÉTAT 371
robes. Ici, pour la première fois, l'homme d'épée
hésita. Les deux conseillers menacés s'étant réfugiés
dans le Parlement, le capitaine, M. d'Agoult, devant
l'imposant e assemblée, se sentit pris de respect,
troublé dans sa conscience. Quand il demanda les
deux membres, tous se levèrent, s'écrièrent : « Nous
sommes tous Duval et Goislard ! » Un exempt qu'il
fit entrer pour les lui désigner, s'obstina à ne pas les
voir. M. d'Agoult, embarrassé et honteux de son rôle,
envoya à Versailles demander de nouveaux ordres.
La séance, de jour, de nuit, continua pendant trente
heures. L'effet était obtenu ; l'esprit nouveau, le res-
pect de la loi, l'horreur de la violer, avaient fortement
éclaté. Cette grande scène dramatique où l'homme
d'exécution avait rougi de lui-même, devint une
grande leçon. Elle fut connue partout, et partout,
comme on va voir, l'épée se trouva brisée. Duval
et Goislard eux-mêmes terminèrent, se désignèrent,
adressèrent au Parlement de pathétiques adieux,
et suivirent fièrement d'Agoult, contristé et humilié.
Même avant cette grande scène, la mine était
éventée. Des protestations foudroyantes partaient de
tous les Parlements. Le plus éloigné de tous, le parle-
ment de Navarre, éclata dès le 2 mai. Celui de Rouen
le 5, Rennes et Nancy le 7, Aix et Resançon le 8, Ror-
deaux et Dijon le 9.
Ces pièces que j'ai sous les yeux, réunies dans une
précieuse brochure (Bibl. de Grenoble), sortent de la
banalité ordinaire; elles sont des appels éloquents à
la loi, à l'honneur. Le vrai danger des Parlements
372 HISTOIRE DE FRANCE
était que, par la création subite de quarante- sept
baillages, le ministère allait tenter tout un peuple
d'avocats et de gens de loi. Il tentait beaucoup de
villes jalouses de l'importance des villes de parle-
ments. Par exemple, il pouvait se faire en Bretagne
que Nantes et Quimper, jalouses de Rennes, accep-
tassent les bailliages, et saisissent l'occasion de détrô-
ner le Parlement.
Ces oppositions surgirent, mais plus tard. Pour le
moment, avec un bon sens admirable, chacun
ajourna, subordonna l'intérêt personnel. Personne
n'accepta de places d'an gouvernement flétri. 11 y
avait alors, en cette France (tant légère, gâtée qu'elle
fut), certaines délicatesses, certain sentiment de l'hon-
neur qui ne s'est guère retrouvé aux temps soi-disant
positifs.
Donc, le roi, le ministre, se trouvaient réelle-
ment dans une grande solitude. Le roi (sauf ses
cinq ou six domestiques, chambellans, etc.), ne
trouvait personne à mettre dans sa fameuse Cour
plénière. Sa parade clu 8 mai fut singulièrement
ridicule.
Ceux qu'on traîna de force à cette Cour plénière
protestèrent avant et après. Plaisante magistrature
qu'il eût fallu garder à vue, lier sur ses chaises
curules. Après un seul jour d'essai, on ajourne indé-
finiment. Le 10 mai, le jour où partout (à Rennes,
à Grenoble, Rouen, etc.), on fit l'exécution brutale
de forcer les Parlements à enregistrer leur décès,
la Cour plénière elle-même pour qui on faisait tout
LE COUP D'ÉTAT 373
ce bruit, ce triste avorton déjà était mort et
enterré.
Nul spectacle plus curieux que de voir en chaque
province les formes diverses de la résistance. Elles
donnent la mesure exacte de ce que chacune d'elles
gardait de vitalité sous l'écrasement monarchique.
Le Midi était assommé. Les deux Terreurs épouvan-
tables des massacres albigeois et des massacres pro-
testants, tombant les uns sur les autres, avaient
admirablement monarchisé le pays. Les Etats de
Languedoc, tant vantés pour leur cadastre, répar-
tition, etc., n'étaient pas moins épiscopaux, comme
au lendemain de la conquête de Montfort. Le Tiers-
état y votait, mais il ne parlait jamais. Toutes ces
municipalités illustres étaient muettes.
La Bourgogne, tous les trois ans, se réunissait
vingt jours en États pour baiser les bottes du gou-
verneur héréditaire, un Gondé. Cinquante bourgeois,
en présence de trois cents nobles et cent prêtres,
ne soufflaient que pour voter des présents au gouver-
nement, aux premiers de l'assemblée.
Trois familles suffisaient pour jouer la comédie
des petits États d'Artois. Ceux de Provence étaient
nuls; le pays avait maigri jusqu'à l'os et au squelette,
à l'instar de ses montagnes, dévasté, dépouillé, chauve;
ses pauvres communautés, trop heureuses de vendre
leurs voix, étaient toutes dans la main d'un seigneur,
le consul d'Aix. L'imperceptible Navarre et le tout
petit Béarn avaient seuls gardé quelque chose des
libertés antiques. En Béarn, le peuple avait au
374 HISTOIRE DE FRANCE
moins un veto négatif. En Navarre, seul il votait
dans les questions d'argent.
Rouen, Besançon, Grenoble, regrettaient amère-
ment, redemandaient leurs États, depuis longtemps
supprimés.
La Bretagne avaient les siens, on l'a vu, orageux,
troubles, dominés par un grand peuple de petits
nobles turbulents. Ces dures têtes de silex n'en
étaient pas moins bouillonnantes. Toujours quelques
fous, du Régent à Louis XVI, rêvaient la séparation,
la Bretagne libre de la France, seule en son trône
de granit, comme un Arthur ressuscité, avec la
monarchie celtique. Un grand peuple dispersé, curés,
bourgeois, paysans, matelots, ne partageait pas ces
songes, et se montrait plus docile, entraîné pourtant
par moments aux emportements de la noblesse, aux
audaces du Parlement. C'était le plus fier du royaume.
Il rappelait incessament sa fameuse duchesse Anne
et les droits de son contrat. Lui-même parfois
représentait la trop quinteuse duchesse dans sa
mauvaise humeur hautaine. En 1764, le roi ayant
écrit qu'il cassait sa décision, le Parlement, sans
voir la lettre, la lui renvoya par la poste.
La grande bataille de la France fut réellement
soutenue par deux provinces, la Bretagne et le
Dauphiné.
La Bretagne eut réellement quelque avance sur le
Dauphiné. Rennes eut son combat le 10 mai, et
Grenoble le 7 juin.
Ces deux provinces avaient fort préparé l'esprit
LE COUP D'ÉTAT 375
public. La Bretagne, des Louis XV, dès l'affaire
de La Ghalotais qui fit vibrer toute la France. Le
Dauphiné déjoua le mensonge des Assemblées pro-
vinciales. Le Parlement de Grenoble dit qu'on
devait publier leur règlement, préciser leur mission;
jusque-là, intrépidement, il leur défendit de s'assem-
bler (15 décembre 1787).
La première scène décisive est celle de Rennes.
Le Parlement ferme ses portes. C'est aux commissaires
du roi, au gouverneur Thiarcl, à l'intendant Molle-
ville, de les forcer. A leur sortie du Parlement, les
pierres, les bûches et les bouteilles volent et menacent
leurs tètes. L'intendant tombe, est frappé. Que ferait
la troupe? Thiard était peu en force et défendait de
tirer. Ses officiers, qui voyaient dans le peuple tant
de gentilshommes, n'avaient nulle envie de lirer
sur les leurs. Un d'eux, Blondel de Nonainville,
dit : (c Moi aussi, je suis citoyen! » On lui saute au
cou; on le porte en triomphe. Et nombre d'officiers
l'imitent. (Duchatellier, 1, 43, 73.)
La Cour ne comprit pas encore. Elle expliqua
l'événement par la mollesse de Thiard, qui n'avait
pas voulu tirer sur la noblesse de Bretagne. La
révolution de Rennes commandait quelques égards,
étant surtout celle des nobles et des fils cle la bonne
bourgeoisie, des étudiants en droit de cette univer-
sité. Ces nobles, nous les avons vus, dans l'affaire
de Damiens, marquer entre tous les Français par
la vive émotion, le violent amour du roi. Ils n'étaient
pas suspects au fond. D'autant plus violents aussi
376 HISTOIRE DE FRANCE
dans leur attaque au ministère, ils dressèrent
son accusation. Avec l'obstination bretonne, ils la
portèrent à Versailles, par une, deux, trois dépu-
tations. La première, douze gentilshommes, brutale-
ment mise à la Bastille; la deuxième de dix-huit,
arrêtés en route, n'empêchèrent pas cinquante -trois
députés de pénétrer enfin au roi.
Thiard n'en réussit pas moins à disperser le
Parlement et à l'exiler de Rennes. La chose fat plus
difficile pour le Parlement de Grenoble.
Le Dauphiné, il faut le dire, ne ressemblait guère
à la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient
fort à part.
Le premier, c'est que sa vieille noblesse (Yécarlate
des gentilshommes) avait eu le bon esprit de s'exter-
miner dans les guerres; nulle ne prodigua tant son
sang. A Montlhéry, sur cent gentilshommes tués,
cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit
pas. Les anoblis pesaient très peu. Un monde de
petits nobliaux labourant l'épée au côté, nombre
d'honorables bourgeois qui se croyaient bien plus que
nobles, composaient un niveau commun rapproché
de l'égalité. Le paysan, vaillant et fier, s'estimait,
portait la tête haute.
L'histoire de leurs États est belle. On y voit la
vigueur du Tiers qui surgit du fond de la terre, la
soulève avec son front. Peu nombreux, ne formant
pas le cinquième de l'assemblée, il monte. Il exige
d'abord des procès-verbaux dans sa langue, écrits
en français (1388). Il monte; il obtient d'avoir un
LE COUP D'ETAT 377
veto négatif; s'il ne fait encore, il empoche (1554).
Dans les questions qui lui sont propres, il vote
double, il obtient la double représentation.
Un trait singulier du pays, c'est qu'en gravissant
l'amphithéâtre des Alpes, on rencontrait sur les
hauteurs la vénérable et modeste image de nos
vieilles Gaules, de nos fédérations celtiques. Ces
contrées froides et stériles n'eussent jamais été
habitées si on n'y eût laissé régner le vrai gouver-
nement humain, la république et la raison. Tout
ce que la France désirait (ou ne connaissait même
pas), tout ce que le Dauphiné d'en bas conquérait
lentement, ce pauvre Dauphiné d'en haut, sous le
vent sévère des glaciers, l'avait toujours eu. La
déraison féodale, la violence des gouvernements
s'arrêtaient là; les intendants de Richelieu, de Col-
bert, comprenaient eux-mêmes que, s'ils se mêlaient
de ce peuple, il descendrait, s'en irait, laissant un
éternel désert. Il avait fait un bon cadastre; on
lui laissait répartir l'impôt (payé très exactement).
On le laissait faire ses routes, ses travaux, bref, se
gouverner. Ils disent très fortement que, pour leurs
charges, ils n'ont que faire d'aucune autorisation et
n'ont pas à rendre compte, — qu'ils ont acheté ces
droits, par maint sacrifices, « par des services à la
patrie qu'ils rendirent et rendront encore ». (Fau-
ché-Prunelle, 704.)
L'idéal américain, en bien des choses essentielles,
était ainsi suspendu au-dessus du Dauphiné. A travers
toutes les misères qu'il traversait avec la grosse
378 HISTOIRE DE FRANCE
monarchie, il n'avait qu'à regarder vers un certain
point des neiges pour aspirer l'air meilleur, se
redresser, se sentir homme. Dans les veines les
plus royalistes, cet air gaillard de la montagne
mettait du républicain.
Depuis l'enregistrement du 10 mai, fait à main
armée, jusqu'au 7 juin, où le gouverneur Glermont-
Tonnerre envoya aux magistrats les ordres d'exil,
l'irritation alla croissant. Grenoble semblait ruinée
par la perte du Parlement. La province se crut perdue.
Un violent écrit du jeune avocat Barnave fut semé
la nuit dans les rues. Le 20 mai, le Parlement avait
lancé une vive provocation (qui semblait l'appel aux
armes) : « Il faut enfin leur apprendre ce que
peut une nation généreuse qu'on veut mettre aux
fers. »
On pensait bien qu'il y aurait un soulèvement à
Grenoble. On y avait envoyé deux solides régiments
(Àustrasie et Royal-Marine). L'ordre était ne pas
tirer, mais charger à la baïonnette, n'employer que
l'arme blanche, qui, sans bruit, n'en est que plus
sûre dans la foule pour frapper de près.
J'ai sous les yeux huit ou dix relations de la journée
du 7 juin; celle du Parlement, celle de l'Hôtel de
Ville, les lettres du procureur du roi, les récits d'un
procureur, d'un étudiant (M. Berriat- Saint- Prix),
d'autres anonymes. Le meilleur, celui d'un religieux,
est adorablement naïf. C'est un vieux cahier où le
bonhomme qui jardine, écrit les vertus des plantes,
des recettes de jardinage, de médecine, etc. Mais
LE COUP D'ÉTAT 379
le tocsin a sonné. 11 retourne son cahier, il écrit la
Révolution. (Bibl. de Grenoble.)
Le matin, vers six heures, des soldats portèrent
aux conseillers les lettres d'exil. Dès sept heures,
très grand mouvement : tout le commerce, en ses
quarante corps, va en procession faire compliment
de condoléance au premier président. Puis, une
autre procession, dramatique et d'effet lugubre, tout
le barreau en robes noires. Devant ces images de
deuil, les boutiques se fermèrent; toute vie parut
suspendue.
Gela saisit terriblement l'esprit des femmes du
peuple. Les vendeuses des marchés s'assemblaient
par pelotons. Tout à coup voilà qu'elles fondent chez
le premier président; elles se jettent sur les voitures
attelées, détellent, déchargent les malles, coupent
les harnais des chevaux. Mais pour que le Parle-
ment ne sorte pas de la ville, il faut s'emparer des
portes. Elles étaient fort bien gardées, chacune par
trente soldats. Ces dames prennent chacune « une
trique ». et vont à l'assaut des portes. Quelques
hommes déterminés se joignent à elles, armés de
bâtons, de pierres, chassent la garde, et à sa place
ils se constituent portiers. Les femmes rapportent
les clés en triomphe, vont aux églises, montent dans
tous les clochers et sonnent furieusement le tocsin.
Il était midi. Ce bruit sinistre, retentissant par
les détours de la profonde vallée, les rudes paysans
de la Tronche et des communes voisines, dans un
terrible transport, saisirent leurs fusils, coururent.
380 HISTOIRE DE FRANCE
Mais les portes étaient clouées. Ils vont chercher
des échelles. Par malheur, elles sont courtes. Ils.
finissent par percer un mur qui fermait une fausse
porte. C'est long, mais leur seule présence faisait,
voir que la campagne était une avec la ville.
La troupe n'avait pu reprendre les portes. On la
réunit en bataille sur la place principale. Deux
compagnies de Royal-Marine étaient en avant, engagées
dans une rue. Il était environ deux heures. Le
peuple (au premier rang les femmes) regardait fort
de travers les soldats de Royal-Marine, insolents et
provoquants autant que le noble corps de la Marine
elle-même. Beaucoup, de mine singulière, étaient
des Basques ou des Bretons. Celui qui était en
tète, un sous-officier béarnais, à grand nez crochu
d'épervier, oiseau de proie, oiseau de nuit, œil noir
cle ténèbres et de ruse, blessa au premier regard
leur rude instinct de loyauté. Une des femmes n'y
tint pas. Elle traverse la rue, va à lui, et, devant
sa troupe, lui applique un hardi soufflet (récit d'un
témoin oculaire). Ce Béarnais est Bernadotte. Le
coup lui valut le salut de la sorcière. (Tu seras roi!).
Il vit l'éclair de sa fortune, et fit commencer le feu.
Il avait une bonne chance cle tout finir en deux
minutes. Il n'avait réellement que vingt ou trente
hommes en face, le reste femmes et curieux. Ces.
vingt ou trente, chargés vivement, s'enfuirent,
comme il l'avait prévu. Mais ce qu'il ne prévoyait
pas, c'est qu'ils revinrent peu à près avec une masse
énorme, c'est que tout ce vaillant peuple se mit
LE COUP D'ETAT 381
avec eux. Devant, derrière, sur les toits, partout
on ne voyait que peuple. Tuiles, pierres, briques,
pleuvent à la fois. Notre Béarnais est blessé, mais
reste noté comme homme d'audace peu scrupuleuse,
qui n'irait pas de main morte et pouvait monter à
tout. L'affaire fut assez sanglante. Force blessés de
part et d'autre. Un vieux portefaix est tué; un jeune
homme a les deux cuisses traversées. Même un
•enfant de douze ans fut cruellement tué d'un coup
de baïonnette.
Le peuple, ayant l'avantage, en vint à grands coups
de pierres sur la masse des deux régiments en bataille
sur la place. Au moment où M. de Boissieu, lieutenant-
colonel, défend de tirer et veut s'expliquer avec la
foule, une pierre lui frappe la tête. Il n'en persista
pas moins dans son pacifique héroïsme. Gela émut
fort le peuple. On vint lui faire réparation. Les
femmes voulurent le panser et l'emportèrent dans
leurs bras.
Même dans Royal-Marine, plusieurs officiers bretons
(instruits très certainement de l'affaire de ceux de
Rennes), ne voulaient pas qu'on se battît. Le colonel
consentit à aller, avec une femme, au commandant
dlermont-Tonnerre, qui donna de bonnes paroles, fit
espérer que la troupe rentrerait dans ses quartiers.
Mais cela ne suffisait pas. Un terrible flot de peuple
arrivait pour prendre au commandant les clés du
Palais de justice, et rétablir, faire siéger sur-le-champ
le Parlement. L'hôtel est en vain fermé. On brise la
porte extérieure, on brise une porte intérieure, et
382 HISTOIRE DE FRANCE
derrière on trouve M. de Clermont -Tonnerre avec
quelques officiers.
Il faut ignorer tout à fait la nature humaine et ce
que c'est que la foule, pour croire (avec M. Taulier)
qu'on ménageât le commandant. Il fut dans un danger
réel. On lui reprocha violemment l'effusion du sang
du peuple. Plusieurs voulaient qu'il livrât celui qui
avait fait tirer. D'autres, que lui-même expiât : un
charpentier tint une hache levée sur sa tête. Un
avocat la détourna. On a voulu douter du fait, mais le
charpentier en fit gloire, ne se cacha pas, resta huit
jours encore à Grenoble, et n'en partit qu'en rece-
vant l'argent d'une souscription faite pour lui. (Ber-
thelon. )
Dans ce danger du commandant, les consuls de la
ville étaient venus à son secours. Eux-mêmes ils
furent en danger. On leur arracha de la tête leurs
chaperons municipaux. La foule cassait, brisait. Elle
jeta par les fenêtres l'argenterie du commandant (qu'on
porta chez le président). Elle ne prit rien dans l'hôtel
que le dîner qui était prêt, à point, et qu'on avala, plus
du vin bu dans les caves. Un seul lieu fut respecté,
un cabinet d'histoire naturelle que possédait ce grand
seigneur. On n'y prit qu'un aigle empaillé qu'on vou-
lait faire figurer dans le solennel triomphe qu'on
préparait au Parlement.
Le commandant, sous leur dicfée, écrivit au prési-
dent qu'il l'invitait à assembler le Parlement au plus
tôt. Il livra les clés du Palais. Mais une femme ne
voulait pas croire qu'il agît de bonne foi. Elle empoi-
LE COUP D'ÉTAT 383
gna un inspecteur militaire qui était là, l'emmena
pour qu'il témoignât avec elle que la lettre était
sérieuse, venait bien du commandant. Elle le menait
« trique en main, comme un patient qu'on mène au
gibet » (cinq heures de l'après-midi).
Le président eut beau louvoyer et refuser. On ne
lui donna qu'une heure. Le peuple se chargea lui-
même d'avertir les conseillers. En attendant, il faisait
l'ouverture du Parlement. Le président n'eut osé. On
lui prit un de ses gens, qu'on habilla superbement
d'une riche robe de chambre; on lui mit les clés en
mains, et, afin qu'il fût mieux vu, un homme à cali-
fourchon l'enleva sur ses épaules. Derrière, on lui
portait la queue. Ce majestueux personnage, que
nul ne reconnaissait, représenta d'autant mieux le
grand anonyme , le Peuple , faisant ses affaires lui-
même, rouvrant son Palais de justice, fermé par la
royauté.
Les membres du Parlement se cachaient, mais on
en trouva suffisamment pour le cortège qu'on fit au
Président, de son hôtel au Palais. Ces messieurs, dans
leurs robes rouges, étaient galamment conduits par
les dames portant leur trique, de l'autre main des
branches vertes. Le tocsin ne sonnait plus, mais les
cloches, à volée, joyeuses et toutes en branle. « Les
clochers jusqu'au sommet étaient remplis de femmes
bondissantes comme des chèvres. » C'était six heures
du soir (en juin). Partout des rameaux, des 1 s -ses. Le
carrosse du président traîné lestement par des hommes
(et plus vite que par des chevaux) avançait couvert
384 HISTOIRE DE FRANCE
de fleurs, royalement couronné de l'aigle prisonnier
du peuple, la seule et noble dépouille qu'il emporta
de sa victoire. Une fraîche couronne de roses (assez
ridiculement) avait été préparée pour la vieille tête
chenue du premier président. Il tremblait de se com-
promettre, la repoussa. Mais on la portait devant lui.
Un énorme feu de joie était dressé sur la place, le
Palais enguirlandé de banderoles ou drapeaux. « Enfin
des cris incroyables, une telle fête (dit le bonhomme)
que jamais les fastes de Rome n'ont fourni de pareils
exemples. »
Le président, effrayé de son succès, trouva moyen
d'écrire à l'instant en cour que tout se faisait malgré
lui. Le commandant écrivit aussi. Mais on saisit sa
lettre, et on ne la laissa passer que quand le prési-
dent l'eut lue à la foule et bien montré qu'elle ne
contenait aucun mal. La séance ne dura qu'une
heure, et le peuple, fort modéré, ne demanda rien
que le départ du régiment qui avait versé le sang.
Le Parlement, heureux de voir finir son triomphe, fut
solennellement reconduit. Mais défense aux magis-
trats de sortir de la ville; défense aux portes de les
laisser passer.
Situation assez triste pour le peuple, forcé de gar-
der presque à vue ses chefs, qui voulaient s'échapper.
Les femmes étaient inquiètes. Elles veillèrent en
armes, et seules voulurent monter la garde au palais
du Parlement.
Une chose était pour Grenoble, c'est que tous les
environs étaient armés pour elle et n'attendaient
LE COUP D'ÉTAT 385
qu'un signal. Mais au dedans, on s'arrangeait pour
énerver le mouvement. Pendant la nuit, les consuls
formèrent la garde bourgeoise des honorables mar-
chands qui, le matin, se saisit des corps de garde, des
portes. Le peuple avait nommé une commission pour
s'entendre avec les consuls. Le procureur- syndic de
cette commission était un cordonnier, lui-même de la
garde bourgeoise, de cette garde précisément que
l'on opposait au peuple (Voy. Berthelon.) Cette opposi-
tion se marqua surtout en ce que le peuple, entendant
dire qu'on faisait venir contre lui l'artillerie de
Valence, assiégeait les dépôts d'armes, voulait prendre
les fusils. Les bourgeois s'y opposaient. Le peu de
fusils qu'on eut manquaient de certaine pièce et ne
pouvaient servir à rien. De là une juste inquiétude.
Les femmes, plus d'une fois, sonnèrent le tocsin. Elles
juraient de' ne pas desarmer tant qu'elles n'auraient
pas vu partir le régiment meurtrier.
Ainsi, du 9 au 14, marcha la réaction. On défendit
bientôt aux bourgeois de monter la garde. Les deux
régiments reprirent tous les postes. Clermont-
Tonnerre établit des batteries sur les hauteurs qui
pouvaient foudroyer la ville. Le Parlement se sWa
(nuit du 13 juin). Le soldat haïssait le peuple au
point que, sur le rempart, un ouvrier regardant la
brèche du 7, la sentinelle lui tira un coup de fusil
dont la balle heureusement ne fit que trouer son
chapeau.
Le 14, deux nouvelles (récit du religieux) émurent
fortement Grenoble. Le foudroyant Mémoire détiennes
t. xvi. 25
386 HISTOIRE DE FRANCE
fut connu, la fermeté menaçante des Bretons, l'ac-
cord des nobles, du peuple, des étudiants. On apprit
en même temps qu'à Besançon un régiment suisse
avait refusé de tirer, aimait mieux s'en aller en
Suisse. La noblesse de Grenoble et celle des environs
s'assembla (le 14 juin), et les consuls, indignés d'avoir
été pris pour dupes et de voir déjà renvoyée sans
façon leur garde bourgeoise, vinrent siéger avec ces
nobles. Les menaces et les défenses de l'autorité
militaire n'y firent rien. On fit vaillamment la
démarche décisive, non seulement de demander le réta-
blissement des États, mais réellement de les faire, de
les créer, les convoquer, en invitant toutes les villes
et bourgs à nommer des députés pris dans les trois
ordres, qui se réuniront à « jour convenu ». Voilà ce
qui fut écrit (Bibl. de Grenoble.) Mais on convint ver-
balement de se réunir à Vizille, ancien château du
Dauphin, que possédait M. Périer, dont il avait fait
une usine, et qu'il offrit courageusement.
La Cour se montra fort double. Elle écrivit des
choses douces sur l'amour du roi pour le peuple.
« Jamais il ne fut plus loin d'exiger de nouveaux
impôts. » (Impr. bibl. de Grenoble.) Avis paterne que
l'évêque de Grenoble répandit par les curés. En même
temps, on fait filer une armée en Dauphiné, sous
l'homme le plus sévère de France, le vieux maréchal
de Vaux, durci par cinquante ans de guerre (en
Corse, Amérique, partout). On lui donna des Suisses
et des Corses et beaucoup d'artillerie. Le bailliage est
établi à Valence, et on va le faire à Grenoble à
LE COUP D'ÉTAT 387
main armée. Deux des consuls de Grenoble iront
répondre à Versailles, y resteront comme otages. Le
maire de Romans, enlevé, est prisonnier en Lan-
guedoc.
Tout cela était assez vigoureux, bien combiné. Mais
rien ne pouvait servir dans un si grand mouvement.
Une unanimité immense, formidable, se déclare.
Toutes les femmes prennent la ceinture aurore et
bleue du Daupbiné, les hommes la cocarde au cha-
peau. On arrache des murailles l'arrêt contre les
consuls. De tous côtés grandes nouvelles : la France
est pour le Dauphiné. Les petits États de Béarn frater-
nisent avec lui. Des gentilshommes de Lyon, de Tou-
louse, de Provence, adhèrent à ses résolutions et
veulent agir de concert. La Guyenne va les imiter.
Les mêmes résistances éclatent juste aux deux bouts
du royaume, à Pau, à Amiens, Arras. A Pau, on dresse
une potence pour pendre le commandant. A Arras, le
bailliage est chassé à coups de bâton, tout brisé et
saccagé. Le Parlement de Rouen continue de s'assem-
bler, met le ministère en accusation.
Tout s'arrête, et plus d'affaires. Lyon halète, Paris
s'irrite par le retard des payements. L'Hôtel de Ville
a renvoyé en août ses payements de mai.
Je copie tout ce qui précède d'un petit journal
manuscrit de huit pages qui donne très bien le mois
de juillet à Grenoble, les nouvelles qu'on y recevait. Il
ajoute, au 3 juillet, deux choses extrêmement graves.
« La disgrâce du ministère a été signée pendant
huit heures. La reine a tout fait révoquer.
388 HISTOIRE DE FRANCE
« A notre assemblée du 2, des officiers en uniforme
ont signé la délibération. »
Jamais le vieux maréchal, qui avait vu tant de
choses, n'avait vu un tel spectacle. Il se trouva, avec
ses vingt mille hommes, comme noyé dans ce tour-
billon, ce vertige populaire de vaillance, d'ardeur et
de joie. Ses officiers lui échappaient. Il l'écrivit à la
cour (Augeard). Ce qui dut l'étonner surtout, ce fut,
dans une telle ardeur, un bon sens, une mesure, un
sang-froid extraordinaires. Gela ne se voit guère ail-
leurs. Si fermes dans les grandes choses, ils cédaient
sur les petites, qui souvent exaltent encore plus. Il
crut les embarrasser en défendant la cocarde bleue
aurore, l'insigne de la province. Mais cela leur
rendait service. Il valait mieux être Français. On
disait, non sans apparence : « Toute la France sera
Dauphiné. »
De Vaux, de mauvaise humeur, avait signifié d'abord
qu'on ne s'assemblerait pas, qu'il saurait bien l'em-
pêcher. On lui répondit gaiement : « Nous nous
assemblerons, fût-ce à la bouche du canon. »
Il se rabattit à dire : « Ce ne sera pas à Grenoble. »
On n'y avait jamais songé. Enfin il entoura Yizille de
grandes forces militaires, comme si l'on avait craint
des rassemblements du peuple. Il croyait que ses
baïonnettes intimideraient l'assemblée. On n'y regarda
même pas. Cela l'achève. Il s'alite et le voilà très
malade. On crut qu'il y passerait. Il traîna un an ou
deux.
M. Périer, fort noblement, avait préparé des tables
LE COUP D'ÉTAT 389
pour servir quatre cents personnes. La salle d'armes
du vieux connétable de Lesdiguières était préparée
pour faire siéger dignement cette première de nos
assemblées.
Le secrétaire était Mounier, juge royal de Grenoble,
homme capable, fort mesuré, qui avait tenu la plume
avec adresse et courage dans les réunions de la ville.
L'assemblée s'ouvrit à huit heures, s'organisa jusqu'à
onze, examina les Mémoires proposés jusqu'à minuit,
signa jusqu'à quatre heures du matin. Tout ainsi fut
consommé dans un long jour de juillet. On arrêta
(outre les choses arrêtées le 14 juin) : que voulant
montrer à la France un exemple d'union, d'attache-
ment à la monarchie, on n'octroyerait les impôts
qu'après délibération dans les États généraux, — que
le Tiers-état aurait autant de députés que les deux
autres ordres réunis.
Une mesure admirable fut gardée par cette assem-
blée :
1° La municipalité ri y domina pas. Les députés de
Grenoble, très nombreux, ne voulurent pas être comp-
tés selon leur nombre.
2° Le Parlement ri y domina pas. Quoique seul il
eût d'abord dirigé le mouvement, l'assemblée se mit
à sa place, dit même indirectement qu'il n'était pas
impeccable. Elle explique que la conduite généreuse
des Parlements avait réparé leurs torts.
3° Nul ordre ne pesa sur les autres. Le Tiers n'abusa
pas de la force supérieure que donnait la situation.
Le Clergé et la Noblesse, entraînés d'un bel élan,
390 HISTOIRE DE FRANCE
votèrent sans difficulté la double représentation du
Tiers.
4° L'assemblée ne se montra pas exclusivement dau-
phinoise. Elle fut surtout française, protesta dans deux
articles de son amour pour l'unité, dit que le Dauphiné
ne séparerait jamais sa cause de celle des autres pro-
vinces.
Tout cela était très neuf.
On sait bien que dans son fantôme d'Assemblées
provinciales, le roi avait doublé le Tiers. C'était un
mensonge de plus. Puisqu'il nommait les députés, on
était sûr qu'il prendrait l'élite des faibles et des ser-
vîtes, les plus plats de la bourgeoisie. — Le Tiers
aussi était double dans les États du Languedoc. Autre
leurre, autre mensonge. Les formes ne sont rien du
tout dans l'absence de la vie. Ce Tiers ne parlait
jamais, sauf un compliment ampoulé que le capitoul
de Toulouse débitait à l'ouverture. Les capitouls, les
consuls, en toute chose importante suivaient leurs
seigneurs les évêques.
Non, la leçon de la France ne fut pas le type bâtard
des Assemblées provinciales, ni les Etats de Langue-
doc. Elle fut dans l'unanimité des trois ordres du
Dauphiné. Elle fut dans l'unanimité (peu durable,
mais réelle alors) des nobles bretons et du peuple.
Elle fut dans l'ébranlement de l'armée, dans cet
aveu terrible du maréchal de Vaux : que la troupe
nest pas sûre. Nonainville à Rennes, Boissieu à
Grenoble, s'obstinent à ne pas tirer.
Ce qui dut aussi frapper fort, c'est le changement
LE COUP D'ÉTAT 391
étonnant de formes qui se fait tout à coup dans les
pièces adressées au roi. Pour la première fois, on y
parle de sa responsabilité personnelle, on y fait une
allusion fort nette au danger qu'il court. Dans une
adresse (manuscrite, anonyme et sans date) de Gre-
noble, on lui fait entendre que la Constitution seule
fait sa sûreté. Mais la pièce la plus terrible (19 juin 88)
vient du corps jusqu'ici le plus souple, le plus docile,
qui le croirait? du Grand -Conseil. On y demande la
tête de Brienne et de Lamoignon. On dit au roi : « Il
ne faudrait qu'un instant pour détruire votre autorité...
Vous tenez votre force de vos sujets; elle est dans
leurs mains. C'est uniquement de leur pécune que se
soutient votre puissance. » Puis, par deux fois, on
répète avec une insistance menaçante : « Yous devez
bien les connaître, tous ces abus de pouvoir, puis-
qu'ils se font par vos ordres précédés de ces douces
paroles : De V ordre du roi, et qu'ils sont signés de
vous ! Que d'innocents dans les fers par ces Lettres de
cachet !... Yous ne pouvez les ignorer; elles portent
votre signature. »
Paroles vraiment redoutables, qui commencent le
procès, non pas de la royauté seule, mais du roi, de
Louis XVI.
Brienne était fort timide en réalité. Il voyait venir
ces jours où l'on rend de sérieux comptes. Un magis-
trat de Grenoble, le 10 mai, demandait la mort de
Terray et de Galonné. Le 19 juin, le Grand-Conseil
demandait celle de Brienne, tout au moins sa con-
damnation.
392 HISTOIRE DE FRANCE
Le Clergé, loin de l'appuyer, lui donna, au lieu
d'argent, la leçon la plus amère. En Dauphiné, en
Bretagne, partout la noblesse était contre lui, contre
la Cour et la reine. Le vrai moyen d'embarrasser,
faire taire tous ces privilégiés, c'était de leur lâcher
le Tiers. Brienne avait autour de lui des gens qui
devaient lui faire croire que le Tiers serait royaliste.
Il employait surtout la plume d'un petit homme de
talent, fils d'un cordonnier d'Avignon, le fameux
abbé Maury, un roué et un rusé sous forme inso-
lente, emportée. Il put être pour beaucoup dans le
parti que prit Brienne de se sauver en ouvrant la
grande Babel. Le 8 août, au nom du roi, il convoque
les États généraux.
Qu'est-ce que ces États? Il ne le sait lui-même. Il
invite tout le monde à fouiller, chercher, ce qu'au
vrai ils ont été. On allait sans difficulté trouver que
le Tiers y était très constamment écrasé, humilié,
agenouillé. A lui de prendre sa revanche au profit de
la royauté contre le Clergé, la Noblesse. La Cour
leur lançait la meute immense des avocats, des
lettrés, pour les égratigner aux jambes et les mordre
par derrière.
Malesherbes était épouvanté. D'accord avec son
cousin Lamoignon, dans une timidité coupable, il
démentit toute sa vie, fit un Mémoire au roi contre
les Etats généraux. Il se trompait d'époque, croyait
que les idées de 76 suffisaient en 88.
Que pouvait faire Brienne ? Par les États, il péris-
sait. Sans les États il périssait. En face des néces-
LE COUP D'ÉTAT 393
sites implacables de chaque jour, il fouillait au plus
bas, il cherchait dans la boue. Le 16 août, il ne peut
payer qu'à moitié en billets. Il pille, force des caisses
que respecteraient des voleurs, dépôts de charité et
fonds des hôpitaux, des aumônes aux grêlés ! Cela
faisait horreur! De tels crimes pour si peu d'argent!
Où sommes-nous ? les plus sacrées dépenses, celles
de Cour, deviennent impossibles! Les Polignac,
ennemis de Brienne, et d'Artois, son ami, qui le
poussait contre le Parlement, se liguent contre lui.
La reine a peine à le défendre. On se souvient de
l'homme qui seul évoquait les écus. Si l'on rappelait
Necker ? On pourrait l'exploiter, profiter de sa main
adroite pour tirer les marrons du feu. C'était peu dif-
ficile. Son livre de 84 dit assez clairement qu'il se
meurt de chagrin de n'être plus au ministère. Sa
vanité souffrante exige seulement que l'on renvoie
Brienne (25 août). Mais on le mystifie. On garde contre
lui l'homme d'exécution, Lamoignon.
391 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE XXIII ET DERNIER
Les fusillades de Paris. — Necker. Cahiers. Élections. — Mirabeau.
M. Necker débuta en bon et galant homme. Trou-
vant le trésor vide, il y mit sa fortune. Il versa deux
millions à son entrée au ministère, et, plus tard,
engagea tout ce qu'il possédait.
Gela remonta l'àme, l'espoir et le crédit.
Les notaires, dont les fonds sont chose de confiance
et sacrés, firent un acte de foi, apportèrent six mil-
lions. Les créanciers rougirent d'être exigeants se
contentèrent d'acomptes, désormais sûrs d'être payés.
Les ennemis de Necker sont bien forcés ici de
l'admirer. Monthyon, le Fermier général, dit : « Sans
moyens violents, sans coup de force, il nous sauva
la banqueroute. Mille expédients de détails furent
employés, faibles séparément, puissants par leur
ensemble. Toute grande mesure eût trouvé trop
d'obstacles. Son industrie fut un prodige. » Et combien
on doit l'admirer, quand on songe qu'au milieu de
LES FUSILLADES DE PARIS 305
tant d'embarras politiques, il se trouva en face d'une
disette qui vouait à grands pas, bientôt devant l'atroce
hiver, le grand hiver du siècle (88-89) qui, rompant
la circulation, doubla les maux de la famine. Plus
de travail et plus d'obéissance dans l'administration.
L'autorité morale de Necker, son crédit personnel,
suppléèrent aux ressources de l'État, qui n'existait
plus. De toutes parts on vint au secours. Il parvint à
passer ces terribles huit mois, à gagner le printemps,
les États généraux. Tout ce qu'on blâme en lui de
fautes et de faiblesses s'efface devant un tel service.
On peut répondre à tout : « Il a nourri la France. »
Il fallait ces extrémités pour que la Cour, la reine,
Artois, les plus antipathiques à Necker, l'appelassent,
pour que le roi subit le protestant ! Dès longtemps il
baissait Necker pour son pathos, sa suffisance. Mais il
le méprisait de plus pour ses côtés bourgeois, qui,
il est vrai, devant les grands et les puissants, le
tenaient bas, servile. Il y voyait un sot, espérait
l'amuser, garder contre lui Lamoignon, l'absolutisme
même. Il montra plus d'adresse que l'on n'eût
attendu. Tout en avouant ses répugnances pour
appeler le Genevois, il dit « qu'il le suivrait en tout».
Dans les premiers rapports qu'ils eurent, il parut
confiant, s'épancha avec lui, dit : « Monsieur Necker,
voilà bien des années que j'ai à peine un instant de
bonheur. » Necker attendri : « Encore un peu de
temps, Sire. Vous ne direz pas toujours ainsi. Tout
se terminera bien. »
La crédulité vaniteuse de Necker, sans doute aussi
396 HISTOIRE DE FRANCE
l'amour du bien public, l'avaient trop pressé d'ac-
cepter. Lamoignon faisait croire au roi qu'il pouvait
éviter les États généraux. Des parlementaires assuraient
qu'en abandonnant la malheureuse Cour plénière, rou-
vrant le Parlement, on obtiendrait de lui ce qu'on
voudrait. Très coupable complot qui, dans une situa-
tion si dangereuse, allait neutraliser le seul sauveur
possible, détruire l'espoir qui soutenait la France.
Déjà le roi faisait imprimer les nouveaux édits.
Mais l'indigne manœuvre des deux côtés fut
arrêtée. Plusieurs parlementaires noblement récla-
mèrent. Necker alla à la reine même, humblement
lui fit observer que, Lamoignon restant, son crédit
serait nul, qu'il ne pourrait fournir l'argent qu'on
espérait. C'était le 7 septembre, et l'on voyait déjà
avec effroi que la récolte avait manqué partout, en
France et en Europe. Necker, ce jour du 7, interdit
la sortie des grains. Gela marquait la crise, et rendit
la reine sérieuse. Necker fit apparaître le fléau immi-
nent, l'universel chaos et le spectre de la famine.
Les adieux du roi, de la reine à Brienne et à
Lamoignon furent pathétiques, et ceux qu'ils auraient
faits à la royauté même. En effet, désormais, il fallait
marcher droit aux États généraux. Plus de fraude,
plus d'échappatoire, la France allait venir et demander
des comptes. Cette vague terreur leur fit amèrement
regretter ceux qui emportaient le passé. On les combla
sans souci de l'opinion. On avait les larmes aux yeux.
La reine voulut embrasser Brienne, lui donna son
portrait enrichi de diamants. Elle garda sa nièce comme
LES FUSILLADES DE PARIS 397
dame d'honneur. Il reçut le chapeau. Un de ses neveux
fut coadjuteur de son archevêché, et un autre eut un
régiment. Lamoignon, pour son fils, eut la pairie, une
ambassade, et pour lui quatre millions de livres
(dans une telle pénurie!).
Rien n'exaspéra plus la reine que la vive joie de
Paris. Et le signal partit de la Bastille. Les Bretons
prisonniers trouvèrent le moyen d'illuminer la plate-
forme. Trois jours, trois nuits, c'est dans toutes les rues
une furie d'illuminations, pétards, fusées, etc., et l'on
casse les vitres des amis de la Cour qui n'illuminent
point. Ce désordre fut un prétexte pour l'irritation de
Versailles. Le ministre Yilledeuil demanda et obtint
du roi un ordre « de dissiper par la force les attrou-
pements )>. C'était se hâter fort. Ces effervescences
durent peu. Les réprimer d'un coup, au moment de
l'explosion, c'est ce qu'on ne peut guère qu'au prix
de bien du sang.
Ici, on le pouvait, ayant en main, non pas, comme
à Rennes, à Grenoble, des troupes ordinaires et peu
sûres, mais des corps privilégiés, à haute paye, aimant
peu le bourgeois. La garde de Paris, en butte aux
railleries qui toujours poursuivaient le guet, était fort
disposée à faire voir qu'elle est « vrai soldat ». Son chef,
le chevalier Dubois, fut ravi de sabrer, fit une charge
à fond sur le Pont-Neuf plein de monde, galopant
sur les trottoirs même. Les spectateurs paisibles, des
gens de toute classe (Florian, le marquis de Nesle,
etc.) furent ou sabrés ou écrasés.
Gela irrita fort. Le lendemain, on revint avec de
398 HISTOIRE DE FRANCE
grosses cannes, et devant Henri IV on brûla un
archevêque de carton. Plusieurs, irrités de la veille,
disaient : « Brûlons les corps de garde. » Dubois,
dit-on, habilement avait embusqué des fusils. On
tire. Et voilà vingt-cinq morts.
Mais il y eut, pour Lamoignon, bien plus de sang
encore, deux vrais massacres aux deux bouts de
Paris. Une foule, en bonne partie de femmes, s'était
portée aux trois hôtels Dubois, Lamoignon et Brienne,
et devant criait, aboyait. Du dernier (hôtel de la
Guerre), on avertit Sombreuil, le gouverneur des
Invalides, qui les envoie, et les fusils chargés. D'autre
part, les Gardes françaises, sous M. de Biron, entrent
par l'autre bout de la rue. Opération habile et d'un
succès terrible, qu'on veut attribuer an hasard. La
foule, serrée de deux côtés, fait une masse compacte,
où tout coup porte. Prise entre les deux feux, elle est
poussée sur l'un, sur l'autre ; des deux côtés, la mort!
C'est encore le hasard qui, par la garde de Paris, fît
le carnage aux boulevards. De la porte du Temple et
de la porte Saint-Martin, on refoula les masses au tra-
quenard de la rue Meslay. Des deux bouts on chargea,
on sabra pêle-môle le peuple, les promeneurs, l'habi-
tant qui rentrait chez lui. (Cf. Droz, II, 91 ; Soulavie,
VI, 213-218.)
Le Parlement, rouvert le 24 septembre, manda et
gronda fort Dubois, la garde de Paris. Qu'eût-il dit à
Biron, à la Maison du Roi, trop excusés, garantis, par
leurs ordres ? La Cour eut cette tache de sang. On a
dit, répété sottement que ce gouvernement ne périt
LES FUSILLADES DE PARIS 399
que de sa débonnaireté. Je ne vois point cela. Il périt
de son abandon. S'il avait trouvé dans l'armée le zélé
qu'il trouva dans ces corps, il eût certes lutté. La
petite cour militaire qui menait alors Louis XVI, eût
pu avec sa signature livrer de vraies batailles, dis-
puter la fortune. Mais l'armée lui tourna le dos.
Que ces choses cruelles se soient passées sous
Necker, le plus humain des hommes, cela nous éclaire
fort sur un point très obscur de la situation où l'his-
toire ne dit rien. Était-il? n était-il pas maître?
Il avait l'apparence et la décoration d'un vrai pre-
mier ministre. Protestant, il entre au Conseil! insigne
grâce. Il a les embarras immenses des finances et des
subsistances. Il a la charge grave et infiniment com-
pliquée de préparer les États généraux. Il devrait être
fort, tenant cette misérable Cour par ses besoins et par
sa peur, ayant trois prises, le pain, l'argent, l'opinion.
Il pouvait fort bien voir, par l'effort que le roi se fit
de quitter Lamoignon, combien il était nécessaire. Il
n'en profita pas, ne prit pas le haut ascendant. De là
tant de fausses mesures, en désaccord avec ses idées
et sa probité, et pourtant signées de son nom.
Ce pauvre homme de bien, né à Genève, n'était
point Genevois. Il n'en eut pas les vertueuses résis-
tances. Allemand d'origine, il avait dans le sang le
mou et le bonasse des sujets de ces petits princes,
chapeau bas devant les valets de l'illustrissime Cour.
Fils d'un précepteur ou régent et de bonne heure
commis, il tenait à la fois et du maître d'école et du
plumitif subalterne. On ne réussit guère, aux bureaux
400 HISTOIRE DE FRANCE
comme ailleurs, que par l'attention soutenue d'être
agréable et de plaire à ses maîtres. Tel il resta en
montant au plus haut, gardant toujours l'humble res-
pect de tous faquins titrés, heureux de leurs sourires.
De là un être ridicule, double, bâtard et faux, d'un
côté flatteur du public, amant de la gloriole, d'autre
part tenant fort à gagner les privilégiés, occupé de
les apaiser, de se faire pardonner le bien.
On eût pu deviner tout cela dès 84 par son livre
Administration. Il y est pitoyable, visiblement il pleure
de n'être plus ministre. On sent parfaitement la prise
aisée qu'on a sur un homme si faible. Dans son pathos
sentimental de bon charlatan allemand, il fait fort
bien entendre qu'on aurait grand tort de le craindre.
11 attend tout de la vertu (grande tirade sur la vertu),
celle des princes et des privilégiés. Ils sont si géné-
reux que tout s'arrangera. Qu'ils se confient à Necker.
Il est discret, prudent. Il n'en fera pas trop. Et déjà il
le prouve, en embrouillant, cachant ce que l'on veut
cacher. De quelle main délicate il touche le Clergé par
exemple! déguisant sa richesse, cotant son revenu au
chiffre ridicule d'à peu près cent millions.
On put voir tout d'abord que Necker était traîné,
que, dominé des hautes influences, attendri et trompé
par l'équivoque bonhomie de Louis XVI, il prêterait
l'appui de son nom aux actes des privilégiés, serait
tout à la fois leur dupe et leur compère. L'assemblée
dauphinoise, sur qui la France avait les yeux, du
27 juillet s'était ajournée en octobre. Réunie à
Romans, elle fît un remarquable plan d'États provin-
LES FUSILLADES DE PARIS 401
ciaux. Dans ce plan, l'électeur devait être le proprié-
taire payant d'impôt six francs par an (dix sous par
mois, ou à peu près u/t liard par jour.) L'électeur des
villes un peu plus. Mais on excluait tout à fait le fer-
mier, comme trop dépendant. En effet, la propriété
appartenant surtout au Clergé et aux nobles, admettre
leurs fermiers innombrables, c'était mettre l'élection
dans la main des privilégiés. Les campagnes pou-
vaient devenir, ce qu'elles ont été de nos jours, le
brutal instrument de la réaction.
Plusieurs fermiers siégeaient à Romans, et eux
mêmes ils demandèrent « que le fermier ne fût pas
électeur », n'eût pas la dure alternative de voter
contre sa conscience ou contre l'existence, le pain de
sa famille. A cela que va dire le roi? que va dire
Necker ? Ils corrigent le plan, veulent que le fermier
vote. Quelle dureté serait-ce d'exclure l'innocent
laboureur, l'homme des champs, etc. ! Ils tiennent à
donner au Clergé, aux nobles, une armée d'élec-
teurs.
C'est dans le même esprit que la Cour, si peu
satisfaite des Notables en 87, les rappelle en 88,
étant sûre de n'avoir par eux que des avis pour
enrayer ou reculer. Si le ministre était ferme et
loyal, il devait rejeter, refuser à tout prix une assem-
blée certainement hostile à la convocation des États
généraux.
Ces Notables montrèrent une remarquable clair-
voyance dans leur haine à la liberté.
1° Ils repoussèrent presque unanimement la double
t. xvr. 26
402 HISTOIRE DE FRANCE
représentation du Tiers, sentirent parfaitement que,
si la Nation était vraiment représentée, le Privilège
était perdu.
2° Ils parurent deviner et prévoir que la fausse
démocratie serait le sûr moyen d'étouffer, d'écraser la
vraie, que le suffrage universel serait l'arme mortelle
de la contre-révolution. Ils admirent au suffrage même
les domestiques, laquais des villes, et valets de charrue,
ces rustres qui vont bientôt donner les Chouans. De
peur qu'ils ne se trompent et n'oublient le mot
d'ordre, ils voteront à liante voix. Avec ces valets, lés
Notables appelaient au scrutin un monde de fainéants
à vendre, de nobles affamés, parasites, et de petits
collets qui couraient les dîners.
A l'appui de ce bel avis (12 décembre), parut une
incroyable lettre des princes au roi, superbe d'inso-
lence. Ils se croient en 1614, s'indignent, comme les
nobles firent alors, de ce qu'on croit le bourgeois du
même sang, de ce qu'on humilie cette brave noblesse,
qui a fait roi Hugues-Capet. Ils finissent par menacer,
par dire que si les premiers ordres devaient des-
cendre ainsi, leurs protestations dispenseraient de
payer l'impôt.
Au même temps un coup répondit, un grand coup,
le livre de Sieyès, qui, d'un énorme poids, trancha les
questions, qui arma la Révolution de sa formule vic-
torieuse, de sa hache et de son épée :
« Qu'est-ce que le Tiers ? le Tout. — Le Tiers est la
Nation. »
Il écarte du pied les théories des sots, des ignorants
LES FUSILLADES DE PARIS 403
qui s'imaginent (comme Mounier) qu'on pourrait faire
ici une Angleterre.
Vous demandez qui aura droit de convoquer la
Nation ? Demandez donc plutôt qui n'en a pas le droit,
dans le danger de la Pairie.
Vous demandez quelle place les corps privilégiés,
deux cent mille prêtres ou nobles, auront dans l'ordre
social ? c'est demander quelle place, dans le corps des
malades, aura l'humeur maligne et corrompue.
Ceci s'entend assez et dépasse fort 89.
Non moins sinistrement, cet âpre, inflexible Sieyès,
dans les Instructions électorales du duc d'Orléans,
rappela la question suprême, la responsabilité. On a
vu qu'à Grenoble un magistrat l'explique par la mort
de Calonne, le Grand-Conseil par la mort de Brienne,
plaçant même plus haut encore la responsabilité. La
brochure -d'Orléans demande « que quelqu'un soit
responsable ». Inutile de nommer ce quelqu'un.
Chacun comprendra.
Tout devient clair, fort, bref. Le public marche
droit. Malheur à qui gauchit. Le doublement du Tiers
est le grand shiboleth où l'on se reconnaît. Le Parle-
ment, cette vieille perruque, hier si populaire, a osé
rappeler les États de 1614 (les nobles triomphants et le
Tiers à genoux). Dès ce jour, sans retour, il sombre, il
s'enfonce, il descend, il s'abîme, cent pieds sous la
terre. Il n'en remontera que pour paraître en masse à
la place funèbre de la Révolution.
Cette chute subite du Parlement devait avertir
Necker. Il llottait misérablement (j'en crois Droz,
404 HISTOIRE DE FRANCE
Mounier, Malouet, et nullement le fils de Necker). Ce
cœur sensible et tendre, qui voulait plaire à tous,
était désespéré de faire du chagrin aux privilégiés.
Entre quelques hommes et la France, la justice et
l'iniquité, il se taisait, restait admirablement im-
partial.
On lui montrait que la noblesse avait été partout
contre Brienne (de mai en août) ; qu'en Dauphiné,
seule au 13 juin, elle avait convoqué les États à
Vizille; qu'à Rennes, ailleurs encore, elle avait gagné
et désarmé l'officier (noble). N'étaient-ce pas des
nobles, ces vaillants députés bretons, les douze qu'on
mit à la Bastille, ces obstinés qui vinrent, les dix-huit,
et les cinquante-deux? Trente ducs et pairs avaient
offert de renoncer à leurs privilèges pécuniaires. Donc
la noblesse, haute ou petite, en majorité figurait au
premier acte du grand drame.
Un coup de vent, avant décembre, éclaircit la situa-
tion. La majorité noble, un moment entraînée hors
de son état naturel par l'esprit généreux du siècle ou
par la haine de la Cour, rentra dans les rangs rétro-
grades, aussi bien que les Parlements. Ce fut fort clair
en Bretagne. Nantes et Quimper, et Rennes même (des
bourgeois, des étudiants éclatèrent contre la noblesse),
furent appuyées de Saint-Brieuc, d'Auray et d'autres
villes. Contre son corps municipal, Nantes créa une
autre assemblée, plus sérieusement municipale, et qui
réellement représenta la ville. Nantes envoya au roi
demander le doublement du Tiers (Mellinet). Dans le
cahier commum des villes de Bretagne qu'on fit à
LES FUSILLADES DE PARIS 405
Rennes, la demande en fut faite expressément d'après
le Dauphiné. (I)uch., I, 85.)
Des avocats terribles parlaient encore plus haut
pour la cause du peuple. Deux avocats : la faim, la
mort.
La détresse s'accrut par l'hiver. Dès le 9 décembre
la Seine est prise, et tous les fleuves. Les arrivages
cessent. Le froid tombe à trente degrés. Le peuple en
chaque pays retient les blés. Plus de circulation. Tout
négoce de grains est taxé d'accaparement. Le minis-
tère en vain demande à acheter. L'effroi entrave tout.
Necker, aux abois, de nuit, de jour, écrit lettres sur
lettres et reçoit cent courriers. D'heure en heure, de
toute province, arrivent d'accablantes nouvelles : ici,
là, partout la famine.
La situation de Paris était un sujet de terreur. On
l'alimentait jour par jour, et la vie de ce corps énorme
était suspendue à un fil. La mortalité fut immense. De
toutes parts, les pauvres gens périssaient de froid et
de faim. On mourait dans les greniers. On mourait
dans les rues. Des processions infinies de convois
s'allongeaient vers les cimetières. Il y eut un grand
mouvement de charité, de bienfaisance, disons-le, de
prudence aussi. Que serait-il arrivé si le redoutable
Paris, au dernier degré des misères et sous l'aiguillon
de la mort, eût forcé ces palais regorgeant d'un luxe
odieux, forcé, à la place Vendôme, les insolents hôtels
des Fermiers généraux? Les curés, les philosophes,
l'archevêque de Paris, tous donnèrent. Nul davantage
que le duc d'Orléans. Sa prodigalité royale fit l'inquié-
406 HISTOIRE DE FRANCE
tude de Versailles. Celui qui si largement jetait sa
fortune privée n'avait-il pas un but plus haut? Dès ce
temps, en toute chose, Imaginative et haineuse, la
Cour voit la main d'Orléans. Les clubs qui commen-
cent à ouvrir, sont dirigés par Orléans. Deux mille
cinq cents brochures, parues en quatre mois, sont
l'œuvre d'Orléans. Le grand mouvement des campa-
gnes en 1789, les vagabonds, les affamés, ceux qu'on
appelait les brigands, c'est Orléans qui les suscite. Il
devient une légende, un extraordinaire magicien, de
ses occultes puissances remue le monde, opère les
immenses phénomènes qu'offrira la Révolution.
C'est pourtant du Palais-Royal, d'un homme du duc
d'Orléans (Ducrest), qu'était venu, en 87, le meilleur
de tous les conseils que reçut jamais Louis XYI : Faire
lui-même la Révolution, lui-même démolir la Rastille,
prendre l'initiative de toute grande mesure populaire.
En décembre 88, la terreur, la nécessité, rendirent le
roi moins sourd. Au grand peuple affamé, dont la voix
demandait : « Du pain ! » il donne le Doublement du
Tiers (27 décembre 1788).
Le Tiers (de vingt-cinq millions d'hommes) fournit
autant de députés que le Clergé et la Noblesse réunis
(les deux cent mille privilégiés).
Victoire de la justice, petite, injuste encore. Et on
ne l'eût pas obtenue si le roi et la, reine n'avaient pas
été décidés par le danger, la crainte, de plus par la
rancune. Us envoûtaient à la noblesse. Cette noblesse,
appui du trône, c'est elle qui le démolissait. De la
Cour, de Versailles bien plus que de Paris, étaient
LES FUSILLADES DE PARIS 407
sortis les chansons , les libelles contre la reine. Qui
avait précipité, désarmé son ministre Brienne ? sinon
les nobles de province, ces officiers qui refusèrent de
faire tirer. La première illumination pour la chute de
Brienne fut celle des nobles de Bretagne, renfermés à
la Bastille. Bien de plus amer pour la reine.
Dans le doublement du Tiers, le roi, la reine,
n'eurent nulle autre pensée. Ils ne donnèrent point
le change. Ils marquèrent vivement qu'ils se ven-
geaient de la noblesse. Quand on dit à Louis XVI
qu'aux Notables un seul bureau avait voté pour le
Tiers à la majorité d'une voix, il dit : « Qu'on ajoute
la mienne ! » La reine , le 27 décembre , assista au
Conseil, voulant publiquement participer de sa per-
sonne à l'acte que la noblesse appelait « sa dégra-
dation ».
Du reste, ils crurent ne faire qu'une manifestation
de mécontentement. Le Tiers augmenté gagne peu.
Tout comme auparavant il n'est qu'un ordre à part,
il n'a qu'une voix contre deux. Il est, comme toujours,
dominé par les deux ordres supérieurs, le clergé et
la noblesse. Necker ne mêlant pas les trois ordres
en une même assemblée, n'accordant pas le vote
par tète, conservant la vieille forme oppressive du
vote par ordre, rassurait par là la conscience du
roi, inquiète pour les privilégiés. Par là encore il
espérait calmer le ressentiment, l'indignation de la
noblesse. Il s'excusait, clignait de l'œil, semblait
dire : « Ne vous fâchez pas ! Au fond, je n'ai accordé
rien. »
408 HISTOIRE DE FRANCE
Le règlement d'élection qui parut (24 janvier),
étonna, effraya. Plusieurs crurent follement que les
bannis genevois, aux gages de l'Angleterre, avaient
voulu lancer la France en pleine désorganisation,
que Necker les écoutait (ce qui n'était pas vrai), qu'il
voulait dans cette grande France faire la démocratie
des petits cantons de la Suisse, ou l'égalité barbare
des nomades qui ne savent ce que c'est que pro-
priété.
La base surprenait : Tout imposé est électeur.
Tout homme de vingt-cinq ans. Gela voulait dire :
tout le monde ; car tous payaient la capitation.
Quelle confiance illimitée dans l'excellence de la
nature humaine, le patriotisme . des masses et la
modération des pauvres !
En regardant de près, plusieurs, comme Mirabeau,
jugeaient que ce plan, d'apparence ultra-démocra-
tique, dérobait, retirait par l'artifice du détail ce qu'il
accordait par l'ensemble. Les prêtres à bénéfices,
les nobles ayant des fiefs, donc un très petit nombre,
ont seuls le privilège de l'élection directe. Le Tiers
(la nation) n'a que l'élection de second degré. En
conservant aux vieux bailliages leurs absurdes droits,
on y annule adroitement la proportion supérieure
du Tiers. On appelle tous les petits nobles, famé-
liques, aisés à gagner. On favorise les jurandes,
servile oligarchie industrielle.
La convocation n'est ni uniforme, ni simultanée.
Paris, la lête de la France, qui devrait marcher
devant, éclairer et guider, très machiavéliquement
LES FUSILLADES DE PARIS 409
est convoqué le dernier, après tous, et de façon à
n'exercer nulle influence. On alla si loin dans la
haine, la défiance contre la grande ville qu'on eût
dû le plus ménager, qu'au 13 avril, le ministère,
violant pour elle seule le principe d'élection qu'il
avait posé pour la France, décida qu'à Paris il fau-
drait payer six livres de capitation pour être admis
aux assemblées électorales du Tiers.
Mirabeau va jusqu'à conclure qu'on ne voulait pas
sérieusement les États généraux. Plusieurs pensaient
en effet qu'on n'y voulait qu'une mêlée, où tous,
combattant contre tous, s"annuleraient également au
profit du pouvoir royal. Une grosse masse noire de
curés, venant avec leur haine et leur pauvreté irritée,
allait engloutir les évoques. Les ennoblis, contestés,
méprisés de la noblesse, voulaient certainement
l'abaisser. Mais ces vainqueurs subalternes du Clergé
et de la Noblesse vont eux-mêmes à leur tour être
écrasés par la roture, qui veut partout un plat niveau.
D'autant plus haut, sur la ruine générale, doit monter
le trône.
Dans ce plan, au premier regard inhabile et
informe, mais plein de fautes calculées, on put
montrer au roi le résultat probable : qu'on aurait
à la fois la popularité des bonnes intentions et le
profit de la duplicité. (Mir., Mém., Y, 224.)
On a cru qu'en cette mesure le roi s'était démenti,
contredit, qu'il avait pris tout à coup un sentiment
novateur, révolutionnaire. Quoi de moins vraisem-
blable? Mais nous n'avons pas là-dessus à douter, à
410 HISTOIRE DE FRANCE
conjecturer. Les notes aigres que, en cette année 88,
il écrivit sur les plans de Turgot, et contre son
idée de grande municipalité ou assemblée nationale,
constatent ses sentiments réels. Écrites dix ans après
Turgot, et sans occasion apparente, elles sont sans
nul doute une protestation indirecte non pas contre
Turgot, enterré depuis longtemps, mais contre Necker,
contre ses mesures populaires.
Le cœur n'y fut pour rien. Celui de Louis XVI fut
au fond immuable pour le Clergé et la Noblesse, très
fixe et très fidèle. Il y parut bien à la fin, lorsqu'en
juillet 91, non sans danger, il refusa de mettre le
feu à l'arbre féodal où l'on brûla les armoiries des
nobles. Il y parut dans son obstination à n'exiger
point du Clergé un serment purement politique qui
ne gênait en rien la conscience religieuse. Il y mit
un entêtement mortel, inexplicable. Plutôt que de
céder il aima mieux se perdre, il aima mieux nous
perdre, appeler l'étranger, trahir, livrer la France.
Ici, le 27 décembre, il crut tout simplement donner
un leurre au Tiers, ruser avec la crise, le moment
du danger, mais, conservant le vote par ordres,
rendre vain l'avantage qu'il donnait à la Nation,
maintenir la suprématie des deux ordres privilé-
giés.
Étrange ingratitude î On est vraiment surpris de le
voir si peu touché de l'opiniâtre attachement de la
Nation. Le renvoi de Turgot, de Necker, partout
ailleurs qu'en France, l'eût fait haïr du peuple. Sa
connivence déplorable au grand pillage de Calonne,
LES FUSILLADES DE PARIS 411
partout ailleurs lui eût rendu le public implacable.
Les fusillades de Paris, ces exécutions étourdies,
cruelles, auraient perdu tout autre.
Rien n'y faisait. Le peuple s'acharnait dans cette
surprenante fiction que tout le mal venait d'ailleurs,
que le roi ignorait les choses qu'il signait tous les
jours. Quoi qu'il put faire, la France persistait en
ce songe, cette vaine légende, d'un certain Louis XVI
dans le genre du bon roi Robert ou de Louis- le -
Débonnaire.
La France était très royaliste. Et cela sans excep-
tion. Tous, Robespierre même et Marat.
Et le plus royaliste des trois ordres, c'était le Tiers.
Partout dans les pays où il pouvait parler, dans les
pays d'États, il s'était montré tel. Cela est frappant
en Bretagne, pour tout le siècle. Lorsqu'en 50, 52, 56,
on exige les nouveaux vingtièmes, Nobles et Parle-
ments refusent : le Tiers cède toujours : il vote
obstinément pour le roi et contre lui-même. Plus
royaliste encore il est sous Louis XVI. En 1778, il
vote aveuglément tout ce qu'on veut, et en 86, au
voyage de Cherbourg, quand le roi passe, deux
provinces se précipitent au passage, tout l'acclame,
le bénit, tout pleure.
Les cahiers du Tiers manifestent combien, clans sa
victoire, au moment même où il sentit sa force, il
fut respectueux et tendre pour cette vieille idole, la
royauté. Ses assemblées, graves, sérieuses (autant
que celles des nobles furent tumultueuses, violentes),
témoignent d'une modération singulière. En récla-
412 HISTOIRE DE FRANCE
mant les droits éternels de l'espèce humaine avec
simplicité, elles ne sont nullement audacieuses,
plutôt un peu timides. Le Tiers admet patiemment
qu'une nation, vingt-cinq millions d'hommes, n'aient
pas plus de représentants que deux cent mille pri-
vilégiés. Pour l'État, pour l'Église, il voudrait relier
l'avenir au passé. Il porte encore le joug chrétien.
Tous ses cahiers demandent la liberté de conscience.
Nul ne réclame la liberté des cultes. Paris, Rennes,
croient que l'ordre public n'admet qu'une religion
dominante. On a accusé fortement Mirabeau et les
grands meneurs d'avoir hésité, reculé devant l'Église.
Mais cela leur semblait exigé par leurs commettants.
« La Constitution civile du clergé, cette œuvre
malheureuse de la Constituante, lui était imposée
par la majorité de ses électeurs » (Chassin, livre II T,
ch. III, p. 3).
Les cahiers des privilégiés contrastent fort avec
cette modération. Ils sont préoccupés surtout de
jeter sur les autres le fardeau que l'ordre nouveau
va imposer. Les nobles, dans les leurs, demandent la
ruine du Clergé (abolition des dîmes, suppression des
moines, vente d'une partie des biens ecclésiastiques).
Et le Clergé, de son côté, pour se venger des nobles,
désire que les non -nobles arrivent à toute charge,
même d'épée.
Les cahiers des nobles, en mainte chose insolents
et puérils, insistent sur ce qu'eux seuls auront droit
de porter l'épée, sur ce que leurs préséances subsis-
teront dans les assemblées. Il leur faut un tribunal
LES FUSILLADES DE PARIS 413
héraldique d'épuration pour écarter la canaille, la
tourbe des ennoblis. Ils veulent bien partager l'impôt,
mais pour un temps seulement. Ils pourraient avoir
la bonté d'abolir leurs droits féodaux, si on leur
payait pendant dix ans une grosse indemnité.
Mais clans ces nobles cahiers, le sublime c'est l'heu-
reuse idée d'un ordre de paysans, sans doute les
fermiers ou valets des seigneurs, qui puisse au
besoin donner un coup de main à la Noblesse.
J'admire les cahiers du Clergé, surprenants d'hy-
pocrisie. Il immole magnanimement ses privilèges
pécuniaires. Mais comment les immole-t-il ? A quel
prix? il faut le savoir : \° Il mettra sa dette à la charge
de VÉtat (grosse dette, il empruntait toujours pour
ne pas toucher à ses revenus); 2° Les revenus des
curés seront augmentés; 3° Le clergé répartira lui-
même sa part de V impôt; 4° On conservera la grosse
sangsue monastique, les couvents, les Mendiants;
5° Enfin, pour son sacrifice de vouloir donner
quelque argent, il faut au Clergé donner lame, —
V éducation, l'enfant, l'avenir. Car, dit ce bon Clergé,
l'âme se perd, la moralité, depuis qu'on n'a plus les
Jésuites1.
Les cahiers, en Bretagne, révélèrent la situation.
La Noblesse, qui, contre Brienne, avait pris l'avant-
1. Cela est fort curieux. La majorité du Clergé qui écrit ceci, ce n'est pas,
comme aux assemblées de cet ordre, l'épiscopat, c'est le Clergé inférieur, ce
sont surtout ces curés dont plusieurs, sous divers rapports, seront révolu-
tionnaires. Mais ils n'en restent pas moins prêtres. On le voit dans certains
articles de la Visite des prisons dont parlent les autres ordres. M. Chassin
remarque très bien (livre 111, ebap. II) que le Clergé n'en parle pas. Il se
41i HISTOIRE DE FRANCE
garde, et qu'on eût crue la tête de l'armée de la liberté,
se montra ce qu'elle était, parut fortement rétrograde.
Le Tiers trouvait dans ses cahiers, dans les pouvoirs
que lui donnaient les villes, l'injonction de ne rien
faire aux États de la province, tant qu'on n'aurait pas
accepté le vote par tête, qui seul donnait une valeur
sérieuse au doublement du Tiers. Les nobles (neuf
cents gentilshommes contre quarante-deux bourgeois)
furent outrageusement provoquants. Ils avaient avec
eux une masse barbare et grossière de paysans à eux,
valets et domestiques (les chouans de demain) qu'ils
lâchaient dans le peuple, criant : « Le pain à quatre
sols ! » Appel ignoble que le peuple de Rennes eut
la fierté' de ne comprendre pas.
Alors on essaya de la brutalité. Ces chouans jouaient
du couteau. En vain on dissout les États. Les nobles,
à eux seuls, tiennent les États dans une église. Ils y
sont assiégés par la jeunesse armée, par les forces
qu'envoient et Nantes et d'autres villes. Ils se ren-
dent. Mais on n'obtient nulle enquête contre leurs
violences. Le déni de justice du Parlement de Rennes
est approuvé, favorisé du roi, qui renvoie tout au
suspect arbitrage d'un autre Parlement (Bordeaux).
Les avocats de Rennes lui adressent un Mémoire.
Le roi le fait poursuivre par son avocat général
soucie peu d'introduire le magistrat dans les cruelles prisons d'Église, dans
ses ténébreux in-pace. Le Clergé et la Noblesse s'accordent pour rester
juges, pour garder leurs tribunaux ecclésiastiques, leurs tribunaux féodaux,
justices qu'on peut dire la moelle même de l'iniquité. Ceux où le Clergé jugeait
des questions de mariage, le rendaient maître de la femme, de l'homme (à son
moment faible), de la famille elle-même.
LES FUSILLADES DE PARIS LIS
Séguicr; il es! brûlé par le Parlement de Paris
(6 avril).
La Provence offrit un spectacle analogue et pire :
les furieuses résistances des nobles, leurs coupables
efforts pour créer des tempêtes dans les grands foyers
redoutables, motiver des batailles et des répressions
sanglantes, qui pussent ajourner les Etats généraux.
La Cour de même s'y montra partiale pour l'aristo-
cratie. La Révolution y vainquit, mais par un moyen
dangereux, de sinistre avenir, en s'incarnant, se fai-
sant homme, un bon tyran, idolâtré du peuple, qui
y chercha son dieu sauveur.
Mirabeau semblait peu digne d'être cette idole. Rien
de plus tortueux que sa conduite à cette époque.
Avec son enfant, sa Nehra, une maison dispendieuse,
il choisissait peu les moyens. Il allait fort chez Lamoi-
gnon (quoique opposé au coup d'État), recherchait
Montmorin, en tira quelque argent pour ne pas publier
ses lettres écrites de Berlin au ministre. Montmorin
voulait l'absorber, l'aurait fait candidat aux États
généraux. Ses lettres de ce temps sont d'un royaliste
timide. Les États généraux, tant désirés, l'alarment
maintenant, lui semblent précipités. S'il est élu, il
sera très monarchiste. En tuant le despotisme bureau-
cratique, il faut relever ï autorité royale (Mir., Mém.,
V, 187-188). Il se fie peu aux masses. Le Tiers n'a ni
plan, ni lumières, etc. Avec de telles opinions, si peu
de foi au peuple, il regardait vers la noblesse, vers sa
famille, son père, et (faut-il le dire?) vers sa femme
et le monde de sa femme! Son père l'eût autorisé à
416 HISTOIRE DE FRANCE
représenter ses fiefs dans la noblesse des États de
Provence. Mais les nobles, contre qui il plaidait en 84,
allaient -ils l'amnistier? Une lettre qu'il écrit à son
oncle nous apprend qu'il accepterait d'Arimane (du
Démon) une place aux États généraux, qu'il se rap-
procherait de sa femme même, c'est-à-dire irait à la
gloire par la voie de l'infamie.
Le hasard le tira de là, lui sauva cette indigne
chute.
D'abord Necker, contre Montmorin, s'opposa, refusa
de prendre Mirabeau pour candidat du ministère.
Deuxièmement, une femme lui vint, — je ne dis
pas un amour , certaine Mrae Lejay, femme d'esprit ,
d'énergie, d'audace, de brutalité colérique, la gros-
sière image du peuple, en qui il sentit cette force,
qu'il ne connaissait nullement.
Troisièmement, les insultes, les défis, les risées
atroces de la noblesse de Provence, éveillèrent en lui
une autre âme, le mirent au-dessus de lui-même,
le portèrent à une hauteur qu'il n'eut ni avant ni
après.
Gentilhomme jusqu'à la moelle, il avait pourtant
de naissance du goût pour s'encanailler dans la société
des petits, de ses paysans limousins, provençaux
(c'est ce qui indignait son père). D'après eux, il croyait
le peuple doux et faible, le Tiers incapable de lutter
s'il siégeait en face des nobles dans une même assem-
blée. Lorsqu'il alla, en novembre, au club qu'Adrien
Duport ouvrait chez lui (au Marais, et plus tard aux
Jacobins), il n'y vit que la robe, les clabaudeurs du
LES FUSILLADES DE PARIS 417
Parlement, et cette élite maussade de la bourgeoisie
ne le charma guère.
L'impression fut tout autre devant sa libraire,
Mmfl Lejay. Déranger, qui l'a connue, m'a donné
quelques détails sur cette personne singulière.
C'était une petite femme, jolie, hardie, robuste,
vive de la langue et de la main. Sa vigueur au
pugilat fut une des choses qui frappèrent, qui char-
mèrent le plus Mirabeau. Il aimait cette gymnastique.
A Berlin, après un travail excessif, il se remettait en
se battant, non pas avec la trop douce Nehra, mais
avec son secrétaire, ses valets et tout le monde.
Mme Lejay, qui menait son commerce et sa maison,
avait fait la mauvaise affaire d'imprimer la Monar-
chie prussiemie de Mirabeau. Elle vint un matin lui
dire que Lejay fermait boutique, que ses échéances
arrivaient,, que le pauvre homme était perdu. Lui
seul pouvait les sauver en leur donnant un manuscrit
scandaleux, d'un succès certain. C'étaient ses Lettres
de Berlin. Elle était jolie, pressante. Mirabeau allégua
qu'il ne les avait point. Il avait pris contre lui-même
une précaution singulière. Il avait mis le manuscrit
dans les mains d'un jeune homme, sur, très honnête,
très dévoué, lui commandant de l'enfermer, et, s'il le
lui demandait, de ne pas le lui donner. Comment le
tirer de ses mains? Comment livrer ce secret d'hon-
neur déjà payé deux fois? Tout cela n'arrêta guère la
violente petite femme. D'emportement, de passion,
elle fut irrésistible. Elle aurait battu Mirabeau. Il lit
ce qu'elle voulait. Il força le] secrétaire où son ami
t. xvi. 27
418 HISTOIRE DE FRAISCE
tenait enfermée l'œuvre fatale, la livra. Elle en eut
sur l'heure et de quoi payer ses billets, et de quoi
faciliter à Mirabeau son voyage d'élection, qu'il ne
pouvait faire sans argent.
On a dit que Mirabeau ouvrit boutique à Marseille,
s'afficha marchand de draps. Le fait est faux. Ce qui
est sûr, c'est qu'à ce moment décisif où il allait
prendre place dans la noblesse de Provence, il se fît
peuple, se déclara contraire à l'opposition qu'elle fai-
sait au doublement du Tiers. Quelque appui qu'il eût
au dehors, il était seul dans l'assemblée, au milieu
de ses ennemis, nullement soutenu du Tiers (quel-
ques municipaux serviles). Pouvait-il diviser les
nobles, se faire un appui parmi eux? On lui fit à ce
sujet une très dangereuse ouverture. Sa femme, qui
n'était plus jeune, pouvait, en revenant à lui, lui
gagner sa coterie, parents, amis ou amants. Il leur
aurait fort convenu de l'avilir, de l'énerver, de l'acca-
bler du patronage de ceux qui le déshonoraient. Il
refusa (20 janvier 1789).
L'assemblée était d'avance si bien travaillée contre
lui, qu'aux premiers mots qu'il prononça (30 janvier),
mots prudents, très modérés, une tempête de colères,
vraies ou simulées, s'éleva. La fureur avec laquelle
il fut insulté, dépasse toute haine politique. Évidem-
ment les blessures que firent ses plaidoyers terribles,
le coup d'épée qu'il donna alors au petit Galiffet,
après quatre ans, saignaient encore. On avait ameuté
la masse contre le chien enragé (p. 269). Le plan était
de s en défaire de manière ou d'autre. « Nous l'insul-
LES FUSILLADES DE PARIS 419
terons, disaient-ils; s'il vient à bout de l'un de nous,
il faudra qu'il passe sur le corps à tous » (262). Donc
on vit ce spectacle indigne de cent quatre-vingts
nobles ou prêtres aboyant contre un seul homme.
La pétulance du Midi ne connut aucune borne. Les
risées furent prodiguées au gentilhomme débonnaire
et au mari patient. Il attendait calme et fort, refusant
aux provocateurs l'occasion qu'ils cherchaient, con-
tenant clans sa poitrine et accumulant l'orage qui
bientôt les écrasa.
Mirabeau put comprendre un pitoyable mystère qui
a fait énormément pour hâter la Révolution. C'est la
Terreur du duellisme que la Noblesse impunément
exerçait sur la nation.
Cent ou deux cent mille fainéants qui ne s'occupaient
que d'escrime, constamment humiliaient les gens
laborieux, utiles, même les militaires inférieurs qui
ne savaient ce petit art. La bravoure ne préservait
pas de ces affronts continuels. Des soldats, comme
Hoche ou Marceau, étaient rossés comme les autres.
Pour les tenir souples et bas, ils avaient imaginé
(c'est ce qui a fait plus tard l'horrible affaire de Châ-
teauvieux) de faire courir le soir dans la rue des
maîtres d'armes pour défier le soldat. Il était blessé
ou tué; s'il refusait, déshonoré.
On parle de la Terreur judiciaire de 93. On ne parle
pas assez de la fantasque Terreur qu'exerçaient cette
Noblesse sous l'ancien régime et les furieux royalistes
de 89 à 92. La garde constitutionnelle, composée de
maîtres d'armes, de bretteurs et coupe-jarrets, porta
420 HISTOIRE DE FRANCE
l'irritation au comble. Un membre de la Convention,
Grangeneuve, qui était un nain, fut encore, en 92,
outragé dans les Tuileries.
Tout cela partait d'en haut. C'était l'amusement
de la Cour. On en faisait des gorges chaudes chez
d'Artois, chez ceux qui s'enfuirent au premier jour
même de l'émigration.
Le duel de Mirabeau fut d'un géant, d'un titan. Il
arracha de lui-même une montagne, la lança. C'est
la foudroyante apostrophe que tous ont retenue par
cœur. Aplatis, ils ne répondirent qu'en se dispensant
de répondre. Ils prirent un prétexte absurde pour
l'exclure de l'Assemblée. C'était le 8 février. Le 10,
ils eurent de Paris un admirable secours pour perdre
et flétrir Mirabeau. On put voir combien le pouvoir,
libéral en apparence, était pour l'aristocratie. Le 10,
l'avocat du roi demanda au Parlement, obtint que
les Lettres de Berlin fussent brûlées par la main du
bourreau.
Au moment où le géant semble illuminé d'éclairs,
la main du bourreau le touche ! Qui ne le croirait
perdu? Il court à Paris, mais n'ose y entrer de jour.
La nuit, il sollicite ses amis. Nul plus sûr apparem-
ment qu'un jeune homme qu'il a poussé. Ce cher ami
ferme sa porte, le renie. C'est Talleyrand.
Mirabeau avait plusieurs âmes. Et son âme danto-
nique s'éveillait dans ces moments. Avec le colonel
Servan, l'intrépide girondin, il traduisit, imprima un
livre qui aurait fait en haut un coup de terreur : la
Royauté de Milton. Cette bombe, en éclatant, eut
LES FUSILLADES DE PARIS 421
touché le trône même. Servan, dans ses propres livres
(le Soldat- Citoyen) , n'avait reculé nullement devant
ces moyens d'intimidation. Il y adresse aux militaires
de cour les plus directes menaces , les avertit du
jugement prochain de la Révolution.
Le Parlement, qui enfonçait dans l'impopularité,
avait bien à réfléchir avant de poursuivre, de provo-
quer personnellement une telle force. Il s'arrêta, il
n'osa.
On avait dit en Provence qu'il ne reviendrait
jamais. Le syndic de la noblesse en avait fait une
fête. Le jour du banquet, il arrive (7 mars 89).
Mais bien avant qu'il soit à Aix, dès Lambesc, quel
est ce grand bruit de cloches dans toute la campagne?
Qu'est-ce que c'est sur les routes que cette afïluence
effrayante?... Étonnant peuple du Midi! Hier, tout
semblait dormir. Aujourd'hui, tout est en danse. On
se l'arrache, cet homme. « Vive le père de la Patrie! »
On veut dételer la voiture, s'atteler. Il s'y oppose, il
pleure, et laisse échapper un sombre mot prophé-
tique (Mir., Mém., V, 271, 278).
A Aix, pour fuir l'ovation, la voiture allait au
galop. On la suivait à toutes jambes. A travers les
fleurs, les couronnes, les feux d'artifice, il arrive, il
descend dans les bras du peuple.
A Marseille, le 18 mars, il entre, tout travail cesse.
Une masse de cent vingt mille âmes l'enveloppe. Le
carrosse est accablé de lauriers, d'oliviers, de palmes.
Les frénétiques baisent les roues. Les femmes, dans
leur transport, offrent en oblation leurs enfants (279).
422 HISTOIRE DE FRANCE
Le plus piquant du triomphe, c'est que la petite tête
vaine de Mrae de Mirabeau n'y tient pas. Elle est dès
ce jour éprise de son mari. Elle est éperdue de sa
gloire. Et cela dura trois ans. Elle acheta, à sa mort,
son hôtel, son lit, voulut léguer tout son bien à l'en-
fant de Mirabeau. Au moment de l'ovation (mars 89),
des paysans, apostés très probablement par elle,
allèrent prier Mirabeau de la reprendre, de donner
des Mirabeau.
Les nobles étaient si furieux qu'à Àix, à Marseille et
à Toulon, ils firent un coup désespéré. On ne peut le
comparer qu'à la folie de Saint-Domingue, quand les
colons imaginèrent de lâcher leurs propres nègres, de
faire par eux l'incendie, le pillage des plantations. On
organisa aux trois villes trois épouvantables émeutes.
Gela n'était que trop facile après ce cruel hiver de
misère et de famine. Le blé manqua, grande cherté.
Le peuple, à Marseille, s'en prit à l'intendant, au
fermier de la ville, força leurs hôtels, brisa tout,
força, pilla les boutiques des boulangers. Le gouver-
neur, les consuls, épouvantés, donnent au peuple
encore plus qu'il ne demande (284), baissant le prix
du pain, de la viande, à un bas prix insensé. L'effet
naturel eût été que, personne ne voulant apporter du
blé à ce prix, on aurait eu la famine. On la faisait dès
le jour même, chacun forçant le boulangera donner
du pain pour quinze jours. Le gouverneur s'était
sauvé. Marseille était en grand péril. Les Génois,
nombre d'étrangers préparaient d'affreux désordres.
Plusieurs auraient eu envie de brûler, piller le port.
LES FUSILLADES DE PARIS 423
D'autres, pour grossir leur nombre, parlaient d'ouvrir
les prisons, de s'adjoindre les voleurs. Et déjà trois
cents bandits échappés couraient la ville.
L'autorité avait péri. Ce fut le gouverneur même de
la Provence, réfugié de Marseille à Aix, qui fit appel
à Mirabeau, lui dit « de faire ce que son cœur lui
conseillerait ». Terrible appel au danger le plus évi-
dent, à la ruine presque certaine de sa popularité.
On pouvait croire que de toute façon il était fini et
tué, — ■ ou tué de sa hardiesse dans une entreprise
impossible, — ou, s'il refusait de répondre, tué de
honte et de lâcheté.
Il montra un cœur admirable, vola à Marseille,
sauva la Provence.
Ce qu'il avait hautement conseillé dans ses écrits,
la milice nationale remplaçant toute force armée, il
l'organise à Marseille, aidé et par la jeunesse et par
les corporations, les portefaix (corporation redou-
table). Mais on travaillait en dessous. Le 25, pendant
qu'il s'occupe à contenir un mouvement, une nouvelle
accablante, décourageante, lui vient : Aix et Toulon
sont en feu.
A Aix, le consul (marquis de La Fare), celui même
qui avait fait exclure Mirabeau des Etats, fait une
indigne tentative pour pousser le peuple à bout, pou-
voir frapper, coûte que coûte. Ses provocations, ses
injures, ne suffisant pas, il en vint à dire aux affamés
« que le crottin de cheval était assez bon pour
eux » (Mil*., Jféw.,V, 300). On s'emporte. C'est ce qu'il
voulait. Il fait tirer ses soldats. Deux morts et plu-
424 HISTOIRE DE FRANCE
sieurs blessés. Là le peuple exaspéré s'élance, rem-
barre les soldats, les désarme. La Fare se cache. 11
est assiégé. Il baisse le prix du pain, il livre les
magasins. Enfin, de peur, il s'enfuit.
Cette victoire du peuple cl'Aix pouvait rendre celui
de Marseille plus fier et plus difficile. Ce rude peuple
est terrible. Mais le lion se fît agneau. Mirabeau lui
expliqua à merveille la situation, l'instruisit et l'apaisa.
Le 26, le soir, aux flambeaux, il fit proclamer la
hausse, et le peuple ne murmura pas.
Aix n'était pas apaisé. On menaçait un magasin. Le
gouverneur Garaman n'y avait su d'autre remède que
de faire venir des troupes, de préparer un carnage.
Mirabeau accourt à Aix, et empêche la bataille. Il
persuade au gouverneur d'écarter la force armée, cle
confier la ville à elle-même, aux milices bourgeoises.
Des paysans arrivaient pour aggraver le désordre.
Mirabeau court au-devant, les harangue et les renvoie.
Point de sang !... Belle victoire, et vraiment attendris-
sante. On mouille de larmes ce sauveur, ses mains, ses
habits, ses pas. Tous pleurent, et il pleure aussi (305).
Mais voici le plus merveilleux. Les nobles, cachés
tout à l'heure, reparaissent plus fiers que jamais. Ils
daigneront être officiers des milices nationales. Mais
il faut qu'on expie le trouble, que le peuple soit puni
pour avoir été massacré. « Une bonne justice pré-
vôtale ! »
« Oui, dit le peuple, pour vous. » Et voilà que les
potences, sans Mirabeau, se dresseraient. Il sauva ses
ennemis.
LES FUSILLADES DE PARIS 425
Un des plus furieux contre lui avait été certain
évêque. On le tenait à Sisteron. Il était en grand
péril. Mirabeau court, il harangue; il enlève son
évêque et le met en sûreté.
11 fut élu, on peut le dire, non seulement à Aix,
à Marseille, mais en France. Il arriva, porté sur les
bras de la France, aux États généraux.
Ce fort et pénétrant esprit, au plus haut de son
triomphe, se jugeant sans doute au dedans, sentit
certaine tristesse. Était- il digne d'être à ce point
exalté, divinisé par ce peuple confiant ?
Qu'avait-on adoré en lui? le génie, surtout la force.
Son triomphe n'ouvre-t-il pas la voie au culte des
forts ?
Et si l'orateur est dieu, que sera-ce, chez ce peuple
encore si novice et si barbare, que sera-ce du capi-
taine divinisé par la victoire ?
Au moment où il vint à Aix, où le peuple voulait le
traîner, il fondit en larmes, disant : « Voilà comme
on devient esclave ! »
FIN DU TOME SEIZIEME.
TABLE DES MATIERES
Pages
Préface.
L'Histoire de France est terminée 1
Le fil du présent volume est la Conspiration de famille, aujour-
d'hui" prouvée, démontrée 3
Les légendes récentes ont été démenties par les lettres mêmes de
Marie-Antoinette et de Marie-Thérèse 6
Combien Louis XVI fut allemand, étranger à la France 8
Toujours le roi en France a été l'étranger 9
L'ascendant croissant de la reine . . 10
Méthode suivie dans ce volume 11
Adieu à la France d'alors 12
Chapitre Premier. — Chute de Bernis. — Avènement de Choiseul
(1758) 14
Cabale autrichienne des trois Lorraines 18
Elles perdent Bernis et l'Infante, créent Choiseul 22
Choiseul livre la France à l'Autriche 23
Chapitre II. — Choiseul. — Son traité autrichien. — Ruine et
revers (1759) 25
Ascendant de la Lorraine. Règne des Lorraines 26
Choiseul et sa sœur (Crammont) 29
Situation désespérée. Choiseul manque la descente d'Angleterre;
banqueroute 31
428 TABLE DES MATIÈRES
Pages
Chapitre 111. — L'éclipsé de Voltaire (1759-1761) 38
Le parti autrichien fait rentrer Voltaire en France et le loge à
Ferney 42
Candide 43
Chapitre IV. — Rousseau. — Nouvelle Heloise (1754-1761) 47
Le Rousseau naturel et le Rousseau artificiel 48
La Savoie, Mme de Warens 49
Fluctuations. Il se fait chrétien (1754). 51
Les Genevois le lancent contre Voltaire 52
Discordances et reniements. Délire. Mme d'Houdetot (1756) .... 54
Lettre sur les spectacles (1758). Nouvelle langue. Le grand
schisme 59
La Julie (janvier 1761) 60
Chapitre V. — La comédie des Philosophes (mai 1760). — Mademoi-
selle de Romans (1761) 67
Rousseau chez Madame de Luxembourg ibid.
Sa belle-fille obtient de Choiseul qu'il supprime Y Encyclopédie
et diffame les philosophes 69
Ménagements des dévots pour Rousseau 73
Il les redoute. Caractère bâtard de l'Emile 75
L'amour est à la mode. La Julie du roi 79
Chapitre VI. — Pacte de famille. — Règne du Parlement. — Jésuites
condamnés (1761-1762) 81
Choiseul s'allie à l'Espagne et la compromet; se fait seul mi-
nistre 82
11 amuse les Parlements avec la chasse aux Jésuites 87
Chapitre VII. — Les Calas. — Voltaire a affranchi les protestants
(1761-1764) 92
Les protestants avaient usé la pitié 94
Calas. Fêtes meurtrières du Clergé dans le Midi 100
Violente pitié de Voltaire; son audace contre les Parlements. . . 105
Ils répondent barbarcment par le procès des Sirven 110
Choiseul heureux d'écraser ses amis des Parlements. Triomphe de
la tolérance 111
Chapitre VIII. — L'Europe. — La paix (1763) 113
L'ogre russe. Frédéric le détourne de la Prusse sur la Pologne. . 116
Choiseul ne dispute que pour l'Autriche 119
TABLE DES MATIÈRES 439
Tages
La France exclue du monde, ruinée en Amérique el en Asie (17631.
Destruction îles races américaines 120
Choiseul s'assure des Parlements et se l'ait sept années de règne. 125
Chapitre IX. — Tyrannie de Choiseul sur le Roi. — Morts de la
Pompadour, du Dauphin, de la Dauphinc (1763-1766). . . 126
Choiseul brave le roi et le Dauphin, caresse l'opinion 127
Agence secrète du roi, le chevalier d'Éon 131
Embarras et humiliation du roi 142
Lutte de la sœur de Choiseul et de la Pompadour, qui meurt
(1764) 147
Mort du Dauphin (1763) et lutte des Choiseul avec la Dauphinc,
qui meurt il766) 148
Vie du roi, peureuse et furtive; l'enfant cachée ibid.
Chapitre X. — Fin des Choiseul (1767-1770) 150
Choiseul fort par Vienne et Madrid; sa fatuité dangereuse. . . . 131
Influence de sa sœur; règne de Mademoiselle Julie. Corse,
Lally, etc 152
Choiseul dupe de Vienne; ne prévit rien. Partage de la Pologne. 155
Il provoque la guerre, nous lègue la banqueroute 158
Chapitre XL — La Du Barry. — Mort de Louis XV (1770-1774.). . 160
Le parti dévot oppose la Du Barry à Choiseul 161
Choiseul nous impose l'Autrichienne, menace le roi, tombe (24 dé-
cembre 1770) 166
D'Aiguillon, Maupeou, Terray; le coup d'État. Mémoires de Beau-
marchais 167
Les deux partis se disputent le roi mourant (mai 1774) 171
Chapitre XII. — Avènement de Louis XVI (1774) 172
Louis XVI fut tout Allemand (par sa mère), Marie-Antoinette Lor-
raine (par son père) 173
Forcé de l'épouser, il n'y voit qu'un agent de l'Autriche ibid.
Elle suit les conseils de sa mère, qui la trompe (4 mai 1771) pour
le partage de la Pologne 177
Elle s'empare de son jeune mari (juin 1771) 178
Bonne nature du Dauphin, charme et légèreté de la Dauphine. . 179
Avènement (10 mai 1774). Effort du jeune roi pour écarter l'in-
fluence autrichienne; il repousse Choiseul, appelle Maurepas,
Vergennes 180
Sa chute morale (juillet 1774). Il chasse Rouan, Broglie, ceux
qui l'éclairent sur l'Autriche. ..." 184
430 TABLE DES MATIÈRES
Pages
Triomphe de la reine, son tempérament violent; Madame de Lam-
balle 185
Chapitre XIII. — Ministère de Turgot (1774-1776) 187
Les exagérations des Économistes furent utiles ; il fallait ranimer
la production découragée 189
Génie indépendant de Turgot, nullement serf des Économistes. . 190
Comment le roi le prit sans le connaître .- 191
La Marseillaise du blé 192
Son plan : Culture affranchie, Industrie affranchie, Raison affran-
chie -. 193
Intrigue des Choiseul qui font rappeler le Parlement (novembre
1774) 195
Ligue universelle contre Turgot, émeute factice 196
Faiblesse du roi ; le Sacre 197
Turgot refuse de doter les gens agréables à la reine ; il tombe
(mai 1776) 203
Le roi peu éducable ; il trompe Turgot et se trompe, garde tout
son cœur au passé 206
Chapitre XIV. — Transformation des esprits (1760-1780. — L'élan
pour l'Amérique. — La guerre (1777-1783) 207
Grandeur morale de la France ; trois accès de croissance en vingt
ans 208
Influence de Rousseau, Raynal. — Enfants sublimes ibid.
Beaumarchais jure que l'Amérique vaincra (25 septembre 1776). . 210
Combien elle était peu républicaine. Payne coupe le câble qui
l'attache à l'Europe 212
Déclaration d'indépendance (juillet 1776) 213
Secours de Beaumarchais (janvier 1777). Départ de La Fayette
(avril) 215
Necker. La confiance qu'il inspire permet à la France d'emprunter
et de se ruiner pour l'Amérique 217
Le roi contraintpar l'opinion d'agir pour l'Amérique (février 1778),
et par la reine d'agir pour Joseph II 218
Marie-Thérèse implore sa fille, qui devient enceinte le 18 mars
1778 220
Le roi agit peu et mal pour l'Amérique, se réserve pour l'Au-
triche, sauve et indemnise Joseph (1779) 224
Force de l'opinion. Necker, par le Compte 'rendu, relève encore
le crédit, trouve l'argent nécessaire à la guerre 226
Le roi forcé d'envoyer une armée. Victoire et délivrance (28 sep-
tembre 1781) 227
Chute de Necker (mai 1781). Vaillance inutile de d'Estaing, Suf-
fren, paralysés par l'aristocratie. Paix précipitée (1783). . . . 228
TABLE DES MATIÈRES 431
Tages
Chapithe XV. — La reine. — Colonne et Figaro (1774-1784) .... 231
Éclat qui entourait la reine. — La lutte de Gluck et Piccini. 232
Succès de Grétry, Monsigny, de Parny, de Fragonard. Le Barbier
de Séville, etr ibid.
Goût pour Lauzun. Ascendant de Coigny. Fidélité de Fcrson. . . 233
Les Choiseul remplacent la Lamballe par la Polignac (mai 1776). 237
Les meneurs de la Polignac. Longue servitude de la reine (1776-
1787) ibid.
Us s'emparent de la Guerre (1781), des Finances (1783). Ga-
lonné 238
Ils font représenter Figaro (17 avril 1784) 240
Le roi met Beaumarchais à Saint-Lazare 245
Chapitre XVI. — Montgolfier. Lavoisier. — Rohan et la Valois (1783-
1784) 246
L'impossible supprimé. Première ascension en ballon (21 novem-
bre 1783) 247
L'homme devient un créateur. Lavoisier (1775) 248
Est-il en lui-même un guérisseur? Mesmer, Gagliostro 249
Folies de Joseph II, appuyé de la reine ibid.
Rohan se fait agent de Joseph, veut remplacer Galonné 251
Sa maîtresse, Madame de Valois. — Lamotte 252
Légèreté de la reine, goûts des farces, des mystifications 256
La Valois amuse la reine d'une mystification de Rohan (juillet
1784) 258
Ghapitre XVII. — Le Collier (1785) 261
La reine brouillée avec Galonné pour l'achat de Saint-Gloud. . . 262
Elle consulte Cagliostro que Rohan a établi près de lui 263
Sa passion pour les diamants ; on lui offre le Collier (février
1785) 267
Fatuité de Rohan. Il ne peut payer le Collier (juillet) 270
Son arrestation (15 août). La Valois refuse de fuir 272
Chapitre XVIII. — Procès du Collier (1785-1786) 274
Rohan, dirigé par Georgel, se sauve aux dépens de la Valois. . . 275
Managements singuliers du roi pour Rohan 279
Ni le Roi, ni le Parlement, ni le Clergé ne veulent de procédure
publique 281
On laisse Rohan faire lui-même l'enquête des joailliers do Lon-
dres 283
On force les magistrats de trouver bonne la pièce rapportée de
Londres 285
La Valois contenue, muselée, dirigée, crue agent de la Reine. . . ibid.
432 TABLE DES MATIÈRES
Tages
Triomphe de Rohan. La Valois fouettée, marquée ; à la Salpêtrière
(mai 1786) 290
Elle devient une légende, échappe, se justifie, se tue 194
Chapitre XIX. — Révolution dans la Famille. — Mirabeau (1776-
1786) 300
Le roi à Cherbourg. Sensibilité 301
Son attachement au passé, aux vieux abus 302 i/
Sa facilité pour accorder aux familles des Lettres de cachet. . . 303 I
Dureté de la Famille. Les sacrifices humains. Couvents et pri-
sons 304
Les Mirabeau. La voix de Vincennes (1778-1781) 306
Le Mirabeau réel; ridiculement exagéré 311
Son procès pour sa femme (1783). Sa sœur. L'enfant mystérieux. 314 /
Comme Rousseau, il part du désespoir 317 y
Franklin le relève. On le fait écrire contre Washington, contre
Beaumarchais (1784-1785) 318
Chapitre XX. — Calonne. — Comédie des Notables (1787) 320
Charlatanisme de Calonne, ses meneurs 321
Il creva la caisse publique 323 /
Le roi était-il innocent des actes qu'il signait tous les jours? . . 324 V
Sa passion. La reine en 1787. Portraits 326 \j
Combien le roi est loin de lui-même, du Louis XVI dauphin et
du Louis XVI de 1774 328
Les Notables, expédient pour amnistier le gaspillage et trouver de
l'argent 329
Ruses grossières auxquelles le roi se laisse associer 330 V
La fallacieuse machine des Notables . 333
Calonne rejette le déficit sur Necker 336
11 est repoussé des Notables, renié du roi 337
Chute du roi ; la reine lui impose un prêtre athée 340
Chapitre XXI. — La reine et Brienne. — Fera-t-on la banque-
route? (1787) 341
Brienne, créature du parti autrichien, est la défaite du parti Poli-
gnac ibid.
La reine, déconsidérée, prend publiquement le pouvoir 342
L'Anglais Dorset lui fait abandonner la Hollande 344
Brienne, repoussé des Notables. Le Parlement demande les États
généraux 347
Exil et retour du Parlement. Tentative d'eseamoter quatre cent
vingt millions ibid.
Dénoncée par Mirabeau. Elle avorte (19 novembre 1787). Fureur
du roi 349
On conseille et on glorifie la banqueroute. Doctrine de Saint-
Simon, Besenval, Linguet, etc 358
4
TABLE DES MATIÈRES 433
Pages
Chapitre XXII. — Le coup d'Etat. — Les résistances de Bretagne,
Dauphinê, etc. — Convocation des États généraux (mai-
aoùl 1788) 362
La reine siège aux Conseils, y prend la voix prépondérante . . . 363
Tentations de violenee. État de l'armée 364
Écrasement du Parlement, Cour plénièrc, etc. Le roi n'aura
plus de Conseil que ses domestiques (8 mai 1788) 367
Les pairs font une Déclaration des droits (3 mai) 368
Arrestation de d'Ëspreménil (5 mai) 371
Protestation des Parlements ("2-9 mai) ibid.
Résistance de la Bretagne. Lutte de Rennes (10 mai) 375
Résistance du Dauphinê. Combat de Grenoble (7 juin) 378
La noblesse de Grenoble rétablit les anciens États. Vizille (27 juil-
let) 388
Toute la France suit le Dauphinê 390
Vigueur du gouvernement, mais la troupe n'est pas sûre. . . . ibid.
Le Grand-Conseil demande la tête de Brienne, menace le roi
(19 juin) 391
Brienne convoque les États généraux (8 août) 392
Chapitre XXIU et Dernier. — Les fusillades de Paris. — Necker.
— Cahiers. — Élections. — Mirabeau (août 1788-avril 1789). 394
Le roi appelle Necker, veut l'exploiter, garder son ministère . . . ibid.
Chute de Brienne et Lamoignon. Fêtes de Paris. Massacres (sep-
tembre 1788) 396
Faiblesse de Necker. Ménagements pour la Cour, l'aristocratie. . . 399
On convoque les Notables pour soutenir les privilégiés (décembre). 401
Le coup de Sieyès : Le Tiers est le tout 402
La Noblesse recule, et s'avoue rétrograde 404
Cruel hiver et famine 405
Le roi n'ose refuser le doublement du Tiers (27 décembre 1788). 406
Caractère équivoque du Règlement d'élection (21 janvier 1789). 408
Violente lutte pour l'élection de Mirabeau 420
Mirabeau sauve la Provence, triomphe; prévoit la tyrannie. . . . 425
FIN DE LA TAULE DES MATIERES DU TOME SEIZIEME.
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La Bibliothèque
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