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Full text of "Oeuvres complètes de J. J. Rousseau"

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CUVRES 

COMPLÈTES 

lOUSSEAU, 

■IQUES  ET  DES  ^CLUECISSENEITTS  ; 

.  MUSSET-PATHAY. 

Bt  correspondance, 
[confessions. 

TOME  m. 


PARIS, 

fONT,  LIBRAIRE-ÉDITEUR. 
1824. 


4  ♦    A     D    V    E    N     I    t    ♦  ♦ 

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WEIS  S 

VG"-'.    THOMPSOl. 
rHB  IMiOENS 


OEUVRES 


DE  J.J.  ROUSSEAU. 


TOME  XVI. 


OEUVRES 

COMPI.ÈTlî.S 

DE  J.J.  ROUSSEAU. 


TOME  XVI. 


DES  UESStGEOIlîS. 


OEUVRES 


DEJ.J.IIOUSSEAU, 


a  BOTBS  HUTOBIQUSS  El  Hits  icJ.UBI 

Pak   V.   D.  MUSSET-PATHAY. 


MÉMOIRES  ET  CORRESPONDANCE. 


LES  CONFESSIONS. 

TOME  in. 


PARIS, 

CHK/.  p.  DUPONT,  LIBRAIRE-ÉDITEUK. 
i8a4. 


il' 


LES  CONFESSIONS 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU. 


Intàfl  e€  in  cute. 
PxRs.  sat.  m ,  T.  3o. 


^ 


R.    XYJ. 


m 


■k: 


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»• 


à^ 


|fe.*i^  l.jSS  COJVthSSlOHS.  .ï 

■lî^yait  lu  lies  premières,  en  parla  à  M.  tie  Luxem- 
bourg comme  d'nn  onvrage  ravissant.  Les  senti- 
raeutsfurerit  partagés  chez  les  gens  de  lettres  :  mais 
dans  le  monde, 'il  n'jeut  qu'un  avis;  et  les  femmes 
surtout  s'enivrèrent  et  du  livre  et  de  l'auteur,  au 
point  qu'il  y  en  avait  peu ,  même  dans  les  hauts 
rangs ,  dont  je  n'eusse  fait  la  conquête ,  si  je  l'avais 
entrepris.  J*ai  de  cela  des  preuves  que  je  ne  veux 
pas. écrire,  et  qui,  sans  avoir  eu  besoin  de  l'expé- 
rience,au  torifientmon  opinipA.  Il  est  singulier  que 
de  J^vre  ait  mieux  réussi  çn  Fr3^ee,que  dans  le  reste 
de  l'Europe,  quoique  les  Français,  hommes  et  fem- 
mes, n'y  api^tpas  fortliien  traités.  Tout  au  con- 
traire de  mon  attente,  son  moindre  succès  fut  en 
Suisse,  et  sonplus  grand  à  Paris.  L'amitié,  l'amour, 
la<vertu,  règnent-îls  doiic  à  Paris  plus  qu'ailleurs? 
NOîi  .'Bàusdoutft;  mais  il  y  rçgne  encore  ce  sens  ex- 
quis qui  transpôfrte  le  cœur  à  leur  image,  et  qui 
ndu»  fait  cliérir  dans  les  autres  les  sentiments  purs, 
tendres,  honnêtes, 'que  nbils  n'avons  plus.  La  cor- 
ruption d'éSormais  est  partout  la  même  :  il  n'existe 
plus-ni  TtiOçurs,  ni  vertus  en  Eiu'ope;  mais  s'U  existe 
encore  quelque  amoiu-  pour  elles,  c'est  k  Paris 
cpi'on  doit  le  chercher  ". 

H  faut,  à  travers  tant  de  préjugés  et  de  passions 
factices,  Savoir  bien  analyser  le  cœurhumain  pour 
y  démêler  les  vrais  sentimerits  de  ta  nature.  Il  faut 
uiie^dtSIicatesse  de  tact,  qui  ne  sJacquiert  que  dans 
l'^dOTatipndu  grahd  inonde,  ■pofii^  sentir,  sî  j'ose 

blicatîon,  le  Hbr'aire  faisait  paye  par   heure  doiiic  sons   aux  per- 
soii^ies.  à  t\ai  il  le  louait. 
"  rûcriïois  ceci  en  17(19. 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.  (1761)  5 

ainsi  dire ,  les  finesses*  de  cœur  dont  cet  ouvrage 
est  rempli.  Je  mets  sans  crainte  sa  quàtriètoe  par- 
tie à  côté  de  la  JPrincesse  de  Cïèvés^  et  je'  dis  qtte' 
■  si  ces  deux  morceaux  n'euSsent  été  lus  qii'en  pro- 
vince, on  n'aurait  jamais  senti  tout  feur  prijc.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  le  plus  grand  succès 
de  ce  livre  fut  à  la  ccnir.  Il  abonde  eti  traits  yifsi, 
mais  voilés,  qui  doiveiit  y  plaire,  parce  qu'on  est 
plus  exercé  à  les  pénétrer.  Il  faut  pourtant  ici  dis* 
tinguer  encore.  Cefte  lecture  n'est  assurémeilf  p&i 
propre  à  cette  sorte  de  gens  d'esprit  quf  ffont  gtie . 
de  la  ruse ,  qui  ne  sont  fins  que  pour  pèaé|;i*er  le 
mal,  et  qui  ne  voient  rien  dû  tout  où4I  ù'y^  q^^ 
du  bien  à  voir.  Si,  par  exemple,  U  Jutie  eût  "été 
publiée  en  certain  pays  que  je  pense,  je.suiâ  sur 
que  personne  n'en  eût  achevé  la  lecture  ;,  ét:\ju'(elle 
serait  morte  en  naislsant. 

J'ai  rassemblé  la  plupart  des  lettres  qui  ine  fur 
rerit  écrites  sur  cet  ouvrager,  dans  une  liasse  qui 
est  entre  les  mains  de  madame  de  Nadaillac  *^  Si 
jamais  ce  recueil  paraît,  on  y  verra  des  choses  bien 
singulières,  et  une  opposition  de  jugement  qui 
montre  ce  que  c'est  que-  d'avoir  nfifaire  au  public. 
La  chose  qu'on  y  a  le  moins  vuq,  et  qui  en  fera 
toujours  un  ouvrage  unique,  est  la  simplicité  du 
sujet  et  la  chaîne  de  l'intérêt  qui,  concentré  entre 

*  Madame  de  Nadaillac  ét^it  abbesse  de  Gomer-fontaine ,  alibaye 
de  £lles  du  diocèse  de  Rouen ,  située  à  peu  de  distance  dû  châteaU 
de  Trye.  C'est  sans  doute  pendant  son  séjour  en  ce. lieu  que  Roust 
seau  avait  fait  la  connaissance  de  cette  dame ,  et  lui  avait  confié  les 
lettres  dont  il  parle  ici.  Il  à  fait  pour  elle  un  morceau  de  musique 
sacrée,  dont  le  manuscrit  est  déposé  à  la  Bibliothèque  royadç. 


r 


6  LES  COHFESSIOHS. 

trois  personnes,  se  soutient  durant  six  volumes, 
sans  épisode,  sans  aventure  romanesque,  sans  mé- 
chanceté d'aucune  espèce,  ni  dans  les  personnages, 
ni  dans  les  actions,  Diderot  a  fait  de  grands  com- 
pliments à  Kichai'dson  sur  la  prodigieuse  variété 
de  ses  tableaux  et  sur  la  multitude  de  ses  person- 
nages. Rîchardson  a,  en  effet,  le  mérite  de  les 
avoir  tous  bien  caractérisés  :  mais  quant  à  leur 
nofnbre ,  il  a  ceta  de  commun  avec  les  plus  insipides 
romanciers,  qui  suppléent  à  la  stérilité  de  leurs 
idées,  à  force  de  personnages  et  d'aventures.  Il  est 
aisé  de  réveiller  l'attention,  en  présentant  inces- 
samment et  des  événements  inouïs  et  de  nouveaux 
visages,  qui  passenl'eomme  les  figures  de  la  lan- 
terne magique  :  mais  de  soutenir  toujours  cette 
attention  sut"  les  mêmes  objets,  et  sans  aventures 
merveilleuses,''  cela,  certaineuifent,  est  plus  difficile  ; 
et  si,  toute  chose  égale,  la  simplicité  du  sujet 
ajoute  à  la  beauté  de  l'ouvrage,  les  romans  de 
Richardson ,  supérieurs  en  tant  d'autres  choses  ',  ne 
sauraient,  sur  cet  article,  entrer  en  parallèle  avec 
le  mien.  Il  est  mbrt,  cependant,  je  le  sais,  et  j'en 
sais  la  cause;  mais  il  ressuscitera. 

Toute  ma  crainte  était  qu'à  force  de  simplicité 
ma  marche  ne  fui  ennuyeuse,  et  que  je  n'eusse 
pu  nourrir  assez  l'intérêt  pour  le  soutenir  jusqti'au 
bout.  Je  fus  rassuré  par  un  fait  (piï,  seul ,  m'a  plus 
flatté  que  tous  les  compliments  qu'a  pu  m'attirer 
cet  ouvrage. 

«  Vt.u. de  Ricliaidson,   (juoi  que  M.   Dîdprul  en  art  pn 

ilire,  (té  »iuraient • 


PARTIE  IT,.LTVRE  XI.   (1761)  7 

Il  parut  au  eommençement.du  carnaval.  Un  col- 
porteur le  porta  à  madame  la  princesse  de  Tal- 
tnont^,  un  jour  de  bal  de  l'Opéra.  Après  souper, 
elle  se  fit  habiller  pour  y  aller,  et,  ^en  attendait 
l'heure,  elle  ^  mit  à  lire  le  nouveau  roman.  A  * 
minuit,  elle  ordonna  qu'on  mît  ses  chevaux,  et 
continua  de  lire.  On  vint  lui  dire  que  ses  chevaux 
étaient  mis;  elle  ne  répondit  rien.  Ses  gens,  voyant 
qu'elle  s'oubliait ,  vinrent  l'avertir  qu'il  était  deux 
heures.  Rien  ne  presse  •  encore ,  dit-elle  en  lisant 
toujours.  Quelque  temps  après,  sa  montre  éta^t 
arrêtée,  .die  sonna  pour  savoir  quelle  heure  il 
était.  Oh  lui  dit  qu'il  était  quatre  heures.  Cela  étante 
dit-elle,  il  e»t  trop  tard  pour  aller  au  bal;  qu'on 
ôte  mes  chevaux:;  EHe  se  fit  déshabiller,  et  passa. le 
reste  de  la  nuit  à  lire. 

Depuis  qu'on  me  raconta  ce  trait,  j'ai  toujours 
désiré  de  voir  madame  de  Talmont,  non-seide- 
ment  pour  savoir  d'elle-même  s'il  est  exactement 
vrai^  maïs  aussi  parce  que  j'ai  toujours  cru  qu'on 
ne  pouvait  prendre  un  intérêt  si  vif  à  VHéloïse^ 
éans  avoir  ce  sbdènie  sens,  ce  sens  XRoral,  doiit 
si  peu  de  cœurs  sont  doués^^  et  sans  lequel  nul  ne 
saurait  entendre  le  mien. 

Ce  qui  me  rendit  les  femmes  si  favorables  fut 
la  persuasion  où  elles  furent  que  j'avais  écrit  ma 

^  Ce  n'est  pas  elle,  mais  une  autre  dame  dont  j'ignore  le  noii^  ; 
Aiais  lé  fait  m'a  été  assuré  ^ 

I  Madame  de  Tahuont  «tait  polonaise,  «t  veiive  d'un  prince  de  la  maisoii  de 
BooiUoo.   Le  portrait  qu'en  fait  Horace  Walpole,  et  l'anecdote  qu'il  raconte  , 
prouvent  combien  Rt^usseau  s*était  trompé.  Voyez  l'un  et  rdrotre  ,^rtiele  Tal« 
iAmt  i  dans  )a  Biographie  de  ses  contemporains  ,  tome  11  de  son  Histoire , 
page^iS. 


r 


8  LES  CONFESSIONS. 

propre  histoiit:,  et  que  j'étais  moi-même  le  héros 
de  ce  roman.  Cette  croyance  était  si  bien  établie, 
que  madaine  de  Polignac  écrivit  à  madame  de 
Verdelin ,  pour  la  prier  de  m'engager  à  lui  laisser 
voir  le  portrait  de  Julie,  Tout  le  monde  était  per- 
suadé qu'on  ne  pouvait  exprimer  si  vivement  des  ■ 
sentiments  qu'on  n'aurait  point  éprouvés,  ni  pein- 
dre ainsi  les  transports  de.  l'amour,  que  d'après 
son  propre  cœur.  En  cela,  l'on  avait  raison,  et  il 
est  certain  que  j'écrivis  ce  roman  dans  les  plus 
brûlantes  extases;  mais  on  se  trompait,  en  pen- 
sant qu'il  avait  fallu  des  objets  réels  pour  les  pro- 
duire: on  était  loin  de  concevoir  à  quel  point  je 
puis  m'enflammer  pour  des  êtres  imaginaires.  Sans 
quelques  réminiscences  de  jeunesse  et  madame 
d'Houdetot,  les  amours  que  j'ai  sentis  et  décrits 
n'auraient  été  qu'avec  des  sylphides.  Je  ne  voulus 
nijfoniirraer  ni  détruire  une  erreur  qui  m'était 
ai^tageuse.  On  peut  voir  dans  la  préface  en  dia- 
logue, que  je  fis  imprimer  à  part,  comment  je 
laissai  là-dessus  le  pidjUc  en  suspens.  Les  rigoris- 
tes disent  que  j'aurais  dû  déclarer  la  vérité  tout 
rondement.  Pour  moi,  je  ne  vois  pas  ce  qui  m'y 
pouvait  obliger,  et  je  crois  qu'il  y  aurait  eu  plus 
de  bêtise  que  de  franchise  à  cette  déclaration  faite 
sans  nécessité. 

A  peu  près  dans  le  même  temps ,  parut  la  Paix 
perpétuelle,  dont  l'année  précédente  j'avais  cédé  le 
manuscrit  à  un  certain  M.  de  Bastide,  auteur  d'un 
journal  appelé  le  Monde,  dans  lequel  d  voulait, 
bon  gré  mal  gré,  fourrer  tous  mes  manuscrits.  Il 


-■■■^X' 

':*:*■ 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.   (1761)  g 

était  de  la  connaissance  de  M.  Duclos ,  et  vint  en 
son  nom  me  presser  de  lui  aider  à  remplir  le 
Monde.  Il  avait  ouï  parler  de  la  Julie  ^  et  voulait 
que  je  la  misse  dans  son  journal  :  il  voulait  que  j'y 
misse  V Emile;  il  aurait  voulu  que  j'y  misse  le  Cdm" 
trot  social,  s'il  en  eût  soupçonné  ^existence.  Enfin, 
excédé  de  ses  importujiités,  je  pris  le  parti  de  lui 
céder  pour  douze  louis  mon  extrait  de  la  Paixpef- 
pétuelle.  Notre  accord  était  qu'il  s'imprimerait  dans 
son  journal;  mais  sitôt  qu'il  fut  propriétaire  de  ce 
manuscrit,  il  jugea  à  propos  de  le  faire  imprimer^ 
à  part,  avec  quelques  retranchements  que  le  Cen- 
seur exigea.  Qu'eût- ce  été,  si  j'y  avais  joint  mon 
juganent  sur  cet  ouvrage,  dont  très-heureuse- ^ 
ment  je  ne  parlai  point  à  M.  de  Bastide,  et  qi^j. 
n'entra  point  dans  notre  marché!  Ce  jugement 
est  encore  en  manuscrit;  parmi  mes  papiers.  Si  ja- 
mais il  voit  le  jour,  on  y  verra  coiïibien  les  pUJj^ 
sauteries  et  le  ton  suffisant  de  Voltaire  à  ce  sujet 
m'ont  dû  faire  rire,  moi  qui  voyais  si  bien  la  poin- 
tée de  ce  pauvre  homme  idans  le$  matières  politî-v". 
ques  dont  il  se  mêlait  de  parler. 

.  Au  milieu  de  mes  succès  dans  le  public ,  et  de  lit* 
faveur  des  dames,,  je  me  sentais  déchoir  à  ThôtCT 
de  Luxembourg,  non  pas  auprès  de  monsieur  te' 
maréchal,  qui  semblait  même  redoubter  chaqiié- 
jour  de  bontés  et  d'amitiés  pour  moi,  mai&aupî*è^ 
de  madame  la^  iharéthale.  Dcjpuis  que  ^  n'^âis 
plus  ;*ien  à  l.ni  lii^yson  appartement  m^était  môijîs-' 
ouvert;, .et  dur^ai^  tes  voyages  de*Motftmoreïficjf,* 
qùoiqué^je  me  présentasse  assez  exactement,  je  ne 


K 


lO  LES  CONFESSIOJfS. 

la  voyais  plus  guère  qu'à  table.  Ma  place  n'y  était 
même  plus  aussi  marquée  à  côté  d'elle.  Comme 
elle  ne  me  l'offrait  plus ,  qu'elle  me  parlait  peu , 
et  que  je  n'avais  pas  non  plus  grand'chose  à  lui 
<rtre,  j'aimais  autant  prendre  une  autre  place,  où 
j'étais  plus  à  mon  aise,  surtout  le  soir;  car  machi- 
nalement je  prenais  peu-à-peu  l'habitude  de  me 
placer  plus  près  de  monsieur  le  maréchal. 

A  propos  du  soir,  je  me  souviens  d'avoir  dit  que 
je  ne  soupais  pas  au  château,  et  cela  était  vrai 
dans  le  commencement  de  la  connaissance:  mais 
comme  M.  de  Luxembourg  ne  dînait  point  et  ne 
se  mettait  pas  même  à  table,  il  arriva  de  là,  qu'au 
bout  de  plusieurs  mois,  et  déjà  très-famiUer  dans 
la  maison,  je  n'avais  encore  jamais  mangé  avec 
lui.  Il  eut  la  bonté  d'en  faire  la  remarque.  Cela  me 
détermina  d'y  souper  quelquefois ,  quand  il  y  avait 
peu  de  monde;  et  je  m'en  trouvais  très-bien,  vu 
qu'on  dînait  presque  en  l'air,  et  comme  on  dit,  sur 
le  bout  du  banc:  au  lieu  que  le  souper  était  très- 
long,  parce  qu'on  s'y  reposait  avec  plaisir,  au  re- 
tour d'une  longue  promenade;  très-bon,  parce 
que  M.  de  Luxembourg  était  gourmand;  et  très- 
agréable,  parce  que  madame  de  Luxembourg  en 
faisait  les  honneurs  à  charmer.  Sans  cette  expli- 
cation, l'on  entendrait  difficilement  la  fin  d'une 
leftre  de  M.  de  Luxembourg  ( liasse  C,  n<^  36),  où 
il  me  dit  qu'il  se  rappelle  avec  délices  nos  prome- 
nades, surtout,  ajoute-t-il,  quand  en  rentrant  les 
soirs  dans  là  cour  nbus  n'y  trouvions  point  de 
tpaces  de  roues  de  carrosses;  c'est  que,  comme  on 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.    (1761)  II 

passait  tous  les  matins  le  râteau  sur  le  sable  de  la 
cour,  pour  effacer  les  ornières,  je  jugeais,  par  le 
nombre  de  ces  traces,  du  monde  qui  était  survenu  ' 
dans  l'après-midi. 

Cette  année  1761  mit  le  comble  aux  pertes  con- 
tinuelles que  fit  ce  bon  seigneur,  depuis  que  j'a- 
vais l'honneur"  de  le  voir  :  comme  si  les  maux  que 
me  préparait  la  destihée  eussent  dû  commencer 
par  rhomme  pour  qui  j'avais  le  plus  d'attache- 
itient  et  qui  ejp  était  le  pUis  digne.  La  première 
année,  il  perdit  sa  sœur,  madame  la  duchesse  de 
Villeroy  ;  la  seconde ,  il  perdit  sa  fille ,  madame  la 
princesse  de  Robeck;  la  troisième,  il  perdit  dans 
le  duc  de  Montmorency ,  son  fi|s  unique ,  et  daiis 
le  comte  de  Luxembourg,  son  petit-fils ,  les  seuls 
et  derniers  soutienide  sa  branche  et  de  son  noul. 
Il  supporta  toutes  ces  pertes  avec  un  courage  ap- 
parent; mais  son  cœur  ne  cessa  de  saigner  en  de- 
dans tout  le  reste  de  sa  vie,  et  sa  santé  ne  fit  pltis 
que  décliner.  La  mort  imprévue  et  tragique  dé 
son  fils  dut  lui  être  d'autant  plus  sensible ,  qu'Ole 
arriva  précisémeiït  au  moment  où  lé  roi  venait  de 
lui  accorder  pour  son  fils,  et  de  lui  promettre 
pour  son  petit-fils,  la  survivance  de  sa  charge  de 
capitsdne  des  Gard^ft  du  corps.  Il  eut  la  douleur 
de  v«ir  s'éteiiidrtî  peu  à  peu  ce  dernier  enfant  de 
la  plus  gf&nde  b^érance,  et  cela  par  l'aveugle 
confiance  de  la  mère  au  médecin ,  qui  fit  périr  -ce 
pauvre -enfant  d'inanition  ,'avec  des  iiédecinés  pour 
toute  nourriture.  Héla»!  si  j'en  eusse  été  cru,  le 

*  Var j'avais  fc  bonheur  de....  »  ■ 


12  LES  CONFESSIONS. 

grand-père  et  le  petit-fils  seraient  tous  deux  en- 
core en  vie.  Que  ne  dis-je  point,  que  n'écrivis-je 
point  à  monsieur  le  maréchal,  que  de  représenta- 
tions ne  fis-je  point  à  madame  de  Montmorency, 
sur  le  régime  plus  qu'austère  que,  sur  la  foi  de 
son  médecin ,  elle  faisait  observer  à  son  fils  l  Ma- 
dame de  Luxembourg,  qui  pensait  comme  moi, 
lïe  voulait  point  usurper  l'autorité  de  la  mère; 
M.  de  Luxembourg,  homme  doux  et  faible,  n'ai- 
mait point  à  contrarier.  Madame  de  Montmorency 
avait  dans  Bordéu  une  foi  dont  son  fils  finit  par 
être  la  victime.  Que  ce  pauvre  enfant  était  aise 
(jband  il  pouvait  obtenir  la  permission  de  venir  à 
Mont-Louis  avec  madame  de  Boufflers,  demander 
à  goûter  à  Thérèse,  et  mettre  quelque  aliment 
dans  son  estomac  affamé!  Cdtnbien  je  déplorais 
en  moi-même  les  misères  de  la  grandeur,  quand 
je  voyais  cet  unique  héritier  d'un  si  grand  bien , 
4'tui  si  grand  nom,  de  tant  de  titres  et  de  dijgnités, 
dévorer  avec  l'avidité  d'un  mendiant  un  pauvre 
petit  niOrceîaiu  de  pain!  Enfin,  j'eus  beau  dire  et 
beau  faire,  te  médecin  triompha*,  et  l'enfant  mou- 
rijpt  de  faim. 

.  La  mèiùe  confiance  aux  charlatans ,  qui  fit  périr 
te  petit-fiiB,  creusa  le  tônib^àu  du  grand-père,  et 
il  s'y,  j^^gï^it  de  plus  la  pusillanimité  de  vouloir  se 
dissimuler  les  infirmités  dé  l'âgfe.  M.  die  Luicem- 
bourg  avait  eu  par  intervalles  quelque  douleur  au 
gros  doigt  du  pied;  il  en  eut  une  atteinte  à  Mont- 
morency, qui  lui  donna  de  l'insomnie  et  un  peu 
de  fièvre.  J'osai  prononcer  le  mot  de  goutte  ;  ma- 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.   (1761)  l3 

,dame  de  Luxembourg  me  tança.  Le  yalet  de 
chambre  chirurgien  de  monsieur  le  maréchal  sou- 
tint que  ce  n'était  pas  la  goutte,  et  se  mit  à  pan- 
ser la  partie  souffrante  avec  du  baume  tranquille. 
Malheureusement  la  douleur  se  calma;  et  quand 
elle  revint,  on  ne  manqua  pas  d'employer  le  même 
remède  qui  l'avait  calmée  :  la  constitution  s'altéra, 
ies  maux  augmentèrent,  et  les  remèdes  en  même 
raison.  Madame  de  LuxenJ^ourg,  qui  vit  bien  enfin 
que  c'était  la  goutte,  s'opposa  à  cet  insensé  traite? 
ment.  On  se  cacha  d'elle ,  et  M.  de  Luxembourg 
périt  par  sa  faute  au  bout  de  quelques  années, 
pour  avoir  voulu  s'obstiner  à  guérir.  Mais  n'anti- 
cipons point  de  si  loin  sur  les  malheurs  :  combien 
j'en  ai  d'autres  à  narrer  avant  celui-là! 

Il  est  singulier  avec  quelle  fatalité  tout  ce  que 
je  pouvais  dire  et  faire  semblait  fait  pour  déplaire 
à  madame  de  Luxembourg,  lors  même  que  j'avais 
le  plus  à  cœur  de  conserver  sa  bienveillance.  Lès 
afflictions  que  M.  de  Luxembourg  éprouvait  coup 
sur  coup  ne  faisaient  que  m 'attacher  à  lui  davan- 
tage, et  par  conséquent  à  madame  de  Luxembourg  : 
car  ils  m'ont  toujours  paru  si  sincèrement  unis, 
que  les  sentiments  qu'on  avait  pour  l'un  s'éÇjeit- 
daient  nécessairement  à  l'ai^tre.  Monsieur  le  pa- 
réchal  vieillissait.  Son  assiduité  à  la  cour,  les  soins 
qu'elle  entraînait,  les  chasses  continuelles,  la  fà- 
'  tigue  surtout  du  service  durant  son  quartier^,  au- 
raient demandé  la  vigueur  d'un  jeune  hom^e^  et 
je  ^e  iPoyais  plu»  lipi  qui  pût  soutenir  la  sienne 
dans  cette  carrière.  Puisque  ses  dignités  devaient 


l4  LES  CONFESSIONS. 

être  dispersées,  et  son  nom  éteint  après  lui,  peu 
lui  importait  de  continuer  une  vie  laborieuse ,  dont 
l'objet  principal  avait  été  de  ménager  la  faveur  du 
prince  à  ses  enfants.  Un  jour  que  nous  n'étions 
que  nous  trois,  et  qu'il  se  plaignait  des  fatigues 
de  la  cour  en  homme  que  ses  pertes  avaieqt  dé- 
couragé, j'osai  lui  parler  de  retraite,  et  lui  don- 
ner le  eonseil  que  Cynéas  donuait  à  Pyrrhus.  Il 
soupira ,  et  ne  répondit  pas  décisivement.  Mais  au 
praa^ier  moment  où  madame  de  Luxembourg  me 
vit  en  particulier,  elle  me  relança  vivement  sur 
ce  conseil ,  qui  me  parut  l'avoir  alarmée.  Elle  ajouta 
une  chose  dont  je  sentis  là  justesse ,  et  qui  me  fit 
renoncer  à  retoucher  jamais  la  même  corde  :  c'est 
que  la  longue  habitude  de  vivre  à  la  cour  devenait 
un  vrai  besoin,  que  c'était  même  en  ce  moment 
une  dissipation  pour  M.  de  Luxembourg ,  et  que 
la  rétraite  que  je  lui  conseillais  serait  moins  un 
repos  pour  lui  qu'un  exil,  où  l'oisiveté,  l'ennui, 
la  tristesse,  achèveraient  bientôt  de  le  consumer. 
Quoiqu'elle  dut  voir  qu'elle  m'avait  persuadé,  quoi- 
qu'elle dût  compter  sur  la  promesse  que  je  lui  fis 
et  que  je  lui  tins,  elle  ne  parut  jamais  bien  tran- 
<piillisée  à  cet  égard ,  et  je  me  suis  ra{^lé  que 
depuis  lors  mes  tête-à-téte  avec  monsieur  le  ma- 
récha}  avaient  été  plus  rares  et  presque  toujours 
interrompus. 

Tandis  que  ma  balourdise  et  mon  guignon  me 
nui$i^ent  ainsi  de  concert  auprès  d'elle,  les  gens 
qu'elle  voyait  et  (^^elle  aimait  le  plus  ne  m'y  ser- 
vaient pas.  L'abbé  de  Boufflers   surtout,  jeune 


PARTIS  II,  LIVRE  XI..(l76l)  l5 

homme  aussi  brillant  qu'il  soit  possible  de  l'être , 
ne  me  parut  jamais  bien  disposé  pour  moi  ;  et  non- 
seulement  il  est  le  seul  de  la  société  de  madame 
la  maréchale,  qui  ne  m'ait  jamais  marqué  la  moin- 
dre attention ,  mais  j'ai  cru  m'aperce  voir  qu'à  tous 
les  voyages  qu'il,  fit  à  Montmorency,  je  perdais 
quelque  chose  auprès  d'elle;  et  il  est  vrai  que^ 
sans  même  qu'il  le  voulût,  c'était  assez  de  sa  seule 
présence  :  tant  la  grâce  et  le  sel  de  ses  gentill^ses 
appesantissaient  encore  mes  lourds  spropositi.  Les 
deux  premières  années ,  il  n'était  presque  pas  venu 
à  Montmorency;  et,  par  l'indulgence  de  madame 
la  maréchale,  je  m'étais  passablement  soutenu: 
mais  sitôt  qu'il  parut  un  peu  de  suite,  je  fîis  écrasé 
sans  retour.  J'aurais  voulu  me  réfugier  sous  son 
aile  j  et  faire  en  sorte  qu'il  me  prît  en  amitié  ;  mais 
la  même  maussaderie  qui  me  faisait  un  besoin  de 
lui  plaire  m'empêcha  d'y  réussir;  et  ce  que  je  fis 
pour  cela  maladroitement  acheva  de  me  perdre 
auprès  de  madame  la  maréchale ,  saps  m'étre  utile 
auprès  de  lui.  Avec  autant  d'esprit ,  il  eût  pu  réus- 
sir à  tout;  mais  l'impossibilité  de  s'appliquer,  et 
le  goût  de  la  dissipation  ne  lui  ont  permis  d'ac- 
quérir que  des  demi -talents  en  tout  genre.  En 
revanche 9  il  en. a  beaucoup,  et  c'est  tout  ce  qu'il 
£aut  dans  le  grand  monde ,  où  il  veut  briller.  Il  fait 
trèsrbiea  de  petits  viers,  écrit  très-bien  de  petites 
letla*es,.va  jouaillant  un  peu  du  cistre,  et  barbouil- 
lant u^'peu  de  peinture  au  pastel.  Il  s'avisa  de 
vouloir  faii^  le  portrait  d^  madaç^e.  de  Luxem* 
bourg;  ce  portrait  était  horrible.  Elle  prétendait 


l6  .  L£S  CONFESSIONS. 

qu'il  ne  lui  ressemblait  point  du  tout,  et  cela  était 
vrai.  Le  traître  d'abbé  me  consulta;  et  moi,  comme 
un  sot  et  comme  un  menteur,  je  dis  que  le  por- 
trait ressemblait.  Je  voulais  cajoler  l'abbé;  mais  je 
ne  cajolais  pas  madame  la  maréchale,  qui  mit  ce 
trait  sur  ses  registres;  et  l'abbé,  ayant  fait  son 
coup,  se  moqua  de  moi.  J'appris,  par  ce  succès 
de  mon  tardif  coup  d'essai ,  à  ne  plus  me  mêler 
de  vouloir  flagorner  et  flatter  malgré  Minerve. 

Mon  talent  était  de  dire  aux  hommes  des  vérités 
utiles,  mais  dures,  avec  assez  d'énergie  et  de  cou- 
rage; il  fallait  m'y  tenir.  Je  n'étais  point  né,  je 
ne  dis  pas^pour  flatter,  mais  pour  louer.  La  mal- 
adresse des  louanges  que  j'ai  voulu  donner  m'a  fait 
plus  de  mal  que  l'âpre  té  de  mes  censures.  J'en  ai 
à  citer  ici  un  exemple  si  terrible,  que  ses  suites  ont 
non-seulement  fait  ma  destinée  pour  le  reste  de 
ma  vie,  mais  décideront  peut-être  de  ma  r^utation 
dans  toute  la  postérité. 

Durant  les  voyages  de  Montmorency,  M.  de  Choi- 
seul  venait  quelquefois  souper  au  château.  Il  y  vint 
un  jour  que  j'en  sortais.  On  parla  de  moi  :  M.  de 
Luxembourg  lui  conta  mon  histoire  de  Venise  avec 
M.  de  Montaigu.  M.  de  Choiseul  dit  que  c'était 
dommage  que  j'eusse  abandonné  cette  carrière,  et 
que  si  j'y  voulais  rentrer,  il  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  m'occuper.  M.  de  Luxembourg  me  redît 
cela;  j'y  fus  d'autant  plus  sensible,  que  je  n'étais 
pas  accoutumé  d'être"  gâté  par  les  ministres;  et  il 
n^est  pas  sur  que,  malgr4<;*in€^s*  résolutions,  si  ma 

^  Vab.  « que  je  n'avais  pas  aécoutamé  aétre.....  » 


V- 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.  (1761)  I7 

santé  m'eût  permis  d'y  songer,  j'eusse  évité  d'en 
faire  de  nouveau  la  folie.  L'ambition  n'eut  jamais 
chez  moi  que  les  courts  intervalles  où  toute  autre 
passion  me  laissait  libre;  mais  un  de  ces  intervalles 
eût  suffi  pour  me  rengager.  Cette  bonne  intention 
de  M.  de  Choiseul,  m'affectionnant  à  lui,  accrut 
l'estime  que ,  sur  quelques  opérations  de  son  mi- 
nistère, j'avais  conçue  pour  ses  talents;  et  le  pacte 
de  famille,  en  particulier,  me  parut  annoncer  un 
homme  d'état  du  premier  ordre.  Il  gagnait  encore 
dans  mon  esprit  au  peu.de  cas  que  je  faisais  de  ses 
prédécesseurs ,  sans  excepter  madame  de  Pompa- 
dour ,  que  je  regardais  comme  une  façon  de  pre- 
mier ministre;  et  quand  le  bruit  courut  que,  d'elle 
ou  de  lui,  l'un  des  deux  expulserait  l'autre,  je  crus 
faire  des  vœux  pour  la  gloire  de  la  France ,  en  en 
faisant  pour  que  M.  de  Cboiseul  triomphât.  Je  m'é- 
tais senti  de  tout  temps,  pour  madame  de  Pompa- 
dour,  de  l'antipathie,  même  quand,  avant  sa  for- 
tune, je  l'avais  vue  chez  madame  de  La  Poplinière , 
portant  encore  le  nom  de  madame  d'Étiolés.  Depuis 
lors,  j'avais  été  mécontent  de  son  silence  au  sujet 
dé  Diderot,  et  de  tous  ses  procédés  par  rapport  à 
moi,  tant  au  sujet  des  Fêtes  de  Ramire  et  des  Mw- 
ses  galantes  y  qu'au  sujet  du  Devin  du  village  y  qui 
ne  m'avait  valu,  dans  aucun  genre  de  produit,  des 
.  avantages  proportionnés  à  ges  succès  ;  et ,  dans 
toutes  les  occasions,  je^ l'avais  toujours  trouvée 
très-peu  diappisée  à  m'obliger  :  ce  qui  n'empêcha 
pas  le  chevalier  de  Lorenzy  de  me  proposer  de  faire 
quelque  chose  à  la  louange  de  cette  dame,  en  m'iri- 

R.    XVI.  2 


r 


iH  LES  CONFESSIONS. 

siniiant  que  cela  pourrait  m'ètre  utile.  Cette  pro- 
position m'indigna  d'autant  plus,  que  je  vis  bien 
qu'il  ne  la  faisait  pas  de  son  chef;  sachant  que  cet 
homme,  nul  par  lui-même,  ne  pense  et  n'agit  que 
par  l'impulsion  d'autrui.  Je  sais  trop  peu  me  con- 
traindre pour  avoir  pu  lui  cacher  mon  dédain  [x>ur 
sa  proposition ,  ni  à  personne  mon  peu  de  penchant 
pour  la  favorite;  elle  le  connaissait,  j'en  étais  sûr, 
et  tout  cela  mêlait  mon  intérêt  propre  à  mon  in- 
clination naturelle,  dans  les  vœux  que  je  faisais 
pour  M.  de  Choiseul.  Prévenu  d'estime  pour  ses 
talents,  qui  étaient  tout  ce  que  je  connaissais  de 
lui,  plein  de  reconnaissance  pbur  sa  bonne  volonté, 
ignorant  d'ailleurs  totalement  dans  ma  retraite  ses 
goûts  et  sa  manière  de  vivre,  je  le  regardais  d'a- 
vance comme  le.  vengeur  du  public  et  le  mien,  el 
mettant  alors  la  dernière  nia\n  au  Contrat  social ,]' y 
marquai ,  dans  un  seid  trait,  ce  que  je  pensais  des 
précédents  ministères,  et  de  celui  qui  commençait 
à  les  éclipser*.  Je  manquai,  dans  cette  occasion, 
â  ma  plus  constante  maxime;  et  de  plus,  je  ne 
songeai  pas  que,  qUand  on  veut  louer  ou  blâmer 
fortement  dans  un  même  article,  sans  nommer  les 
gens,  il  faut  tellement  approprier  la  louange  à  ceux 
qu'elle  regarde,  que  le  plus  ombrageux  amour- 
propre  né  puisse  y  trouver  de  quiproquo.  J'étais 
là-(IessUs  dans  une  à  folle  sécurité,  qu'il  ne  me 
vint  pas  même  à  l'esprit  que  quelqu'un  pût  pren- 
dre le  change.  On  verra  bientôt  si  j'eus  raison. 
Une  de  nies  chances  éfait  d'avoir  toujours  dans 

*  Voyeï  le  tliapUre  fi  du  Uvie  iii.      ' 


PARTI*  II,  LIYRE  Xf.   (1761)  19 

mes  liaisons  des  femmes  auteurs^  Je  dfoyais  au 
moins^  parmi  les  grands,  éviter  cette  chance.  Point 
du  tout  :  elle  m'y  suivit  encore.  Madame  de  Luxem- 
bourg ne  fut  pourtant  jamais ,  que  je  sache ,  atteinte 
de  cette  manie;  mais  madame  la  comteste  de  Bouf-  . 
flers  le  fat.  Elle  fit  une  tragédie  en  pt'ose,  qui  fut 
d'abord  lue,  promenée,  et  prônée  dans  la  société 
de  M. le  prince  de  Conti ,  et  sur  laquelle,  non  <5on- 
tente  de  tant  d'éloges,  elle  voulut  aussi  me  con- 
sulter pour  avoir  le  mieîi.  Elle  Feut,  mais  modéré, 
tel  que  le  méritait  l'ouvrage.  Elle  eut,  de  plus', 
l'avertissement  que  je  crus  lui  devoir,  que  sa  pièce , 
intitulée  VEsclai^e  généreux^  avait  un  très-grand,  ' 
rapport  à  une  pièce  anglaise,  assez  peu  connue, 
mais  pourtant  traduite ,  intitulée  Vrbùnoko.  ^Ma- 
dame de  Boufflers  me  remercia  de  l'avis,  en  m'as- 
surant  toutefois  que  sa  pièce  ne  reissemblait  point 
du  tout  à  l'autre.  Je  n'ai  jamais  parlé  dece  plagiat  à 
personne  au  monde  qu'-a  elle  seule ,  et  cela  pour 
remplir  un  devoir  qu'elle  ni'avait  in^posé;  cela  ne 
m'a  pas  empêché  de  me  rappeler  souvent  depuis*' 
lors  le  sort  de  celui  que  remplit  Gil  Blas  près  de' 
l'archevêque  prédicateur. 

Outre  l'abbé  de  Boufûers^  qui  ne  ni'almait  pas,, 
outre  madanie  de  Boufflers.,  auprès  de  laquelle' 
j'avais  des  torts  que  jamais  les  femmes  nMes.ail-* 
teurs  ne  pardonnent,  tous  les  autres  amis- de  ma- 
dame la  maréchsile  m'ont  toujours  paru  peu  dis- 
posés  à  être  des  miens, «ntre  autres  M.  Ife  prési{)enlt 
Hénault,  lequel,  enrôlé  parmi  les  auteu)^s,%n^'étsiit' 
pas  extftiàpt  de  letjp^s-défiMts;  en tr*  vautres -ja^ÂÉi 

2, 


r 


ao  ,  LES  COMFESSIOPiS. 

madame  du  Deffand  et  mademoiselle  de  Lespinasse, 
toutes  deux  en  grande  liaison  avec  Voltaire,  et  in- 
times amies  de  d'AIembert ,  avec  lequel  la  dernière 
a  même  fini  par  vivre,  s'entend  en  tout  bien  et  en 
tout  honneur;  et  cela  ne  peut  même  s'entendre 
autrement.  J'avais  d'abord  commencé  par  m'inté- 
resser  fort  à  madame  du  Deffand ,  que  la  perte  de 
ses  yeux  faisait  aux  miens  un  objet  de  commiséra- 
tion :  mais  sa  manière  de  vivre,  si  contraire  à  la 
mienne,  que  l'beure  du  lever  de  l'un  était  presque 
celle  du  coucher  de  l'autre,  sa  passion  sans  bornes 
pour  le  petit  bel  esprit,  l'importance  qu'elle  don- 
nait, soit  en  bien,  soit  en  mal,  aux  moindres  tor- 
chc-culs  qui  paraissaient,  le  despotisme  et  l'em- 
portement de  ses  oracles,  sou  engouement  outré 
pour  ou  contre  toutes  choses ,  qui  ne  lui  permet- 
tait de  parler  de  rien  qu'avec  des  convulsions ,  ses 
préjugés  incroyables,  son  invincible  obstination, 
l'enthousiasme  de  déraison  où  la  portait  l'opiniâ- 
treté de  ses  jugements  passionnés;  tout  cela  me 
'  rebuta  bientôt  des  soins  que  je  voulais  lui  rendre. 
Je  la  négligeai  ;  elle  s'en  aperçut  :  c'en  fut  assez 
pour  la  mettre  en  fureur;  et  quoique  je  sentisse 
_  assez  combien  une  femme  de  ce  caractère  pouvait 
être  à  craindre,  j'aimai  mieux  encore  m'exposer 
;âu  fléau  de  sa  haine  qu'à  celui  de  son  amitié. 

Ce  n-'était  pas  assez  d'avoir  si  peu  d'amis  dans 
la  société  de  madame  de  Luxembourg ,  si  je  n'avais 
des  ennemis  dans  sa  famille.  Je  n'en  eus  qu'un, 
mais  qui,  par  la  position  où  je  me  trouve  aujour- 
d'hui, pn  vau*cent,  Ce.n'était  assurément  pas  M,  le 


i-^ 


PARTIE  If,  LIVRE  XI.  (176J  )  21 

duc  de  Villèroy,  son  frère;  car  noh-seulfiinent  il 
m'était  venu  voir,  mais  il  m'avait  invité  plusieurs 
fois  d'aller  à  Villèroy;  et  comme  j'avais  répondu  à 
cette  invitation  avec  autant  de  respect  et  d'honnê- 
teté qu'il  m'avait  été  possible,  partant  de  cette  ré- 
ponse vague  comme  d'un  consentement,  il  avait' 
arrangé  avec  monsieur  et  madame  de  Luxembourg 
un  voyage  d'une  quinzaine  de  jours  dont  je  devais 
être,  et  qui  me  fut  proposé.  Comme  les  soins' 
qu'exigeait  ma  santé  ne  me  permettaient  pas  alors 
de  me  déplacer  sans  risque,  je  priai  M.  de  Luxem- 
bourg de  vouloir  bien  me  dégager.  Cto  peut  voir 
par  sa  réponse  (  liasse  D ,  ri**  3  )  que  cela  se  fit  de 
la  meilleure  grâce  du  monde ,  et  M.  le  duc  de  Vil- 
lèroy ne  m'en  témoigna  pas  moins  de  bonté  qu'au- 
paravant. Son  neveii  et  son  héritier,  le  jeune  mar- 
quis de  Villèroy,  ne  participa  pas  à  la  bienveillance 
dont  m'honorait  son  oncle,  ni  aussi,  je  l'àvôue,  au 
respect  que  j'avais  pour  lui.  Ses  airs  éventés  me 
le  rendirent  insupportable,  et  mon  air  froid  m'at- 
tira son  aversion.  Il  fit  même,  un  soir  à  table,  une 
incartade  dont  je  me  tirai  mal,  pafde  que  je  suis 
i)ête,  sans  aucune  présence  d'esprit,  et  que  la  co-  "^ 
1ère,  au  lieu  d'aiguiser  le  peu  que  j'eti  ai,* me  l'ôte. 
J'avais  un  chien  qu'on  mt'.^àVait  donné  tout  jeune , 
presque  à  mon  arrivée  à  l'Hermitagëy  et  que  |*avais 
alors  appelé  Duc.^  Ce  chien ,  non  beau ,  mais  rare 
en  son  espèce,  duquel  j*avaîfe  fait  mon  compagnon, 
mon  ami,  et-qirt  çertainènâeht  ixiéritaït  mieux  ce 
titre  que  la'plùpsûrt  de  -ceux  qui  Tont  pris,  était 
devenu  célèbre  au  château  de  Montmorency ,  par 


.•- 


r 


*  '  'lls  cow fessions. 
son  nutttrel  aimant,  sensible ,  et  par  rattachement 
que  nous  avions  l'un  pour  l'autre;  mais  par  une 
pusillanimité  fort  sotte,  j'avais  changé  son  nom 
en  celui  de  Twc^  comme  s'il  n'y  avait  pas  des 
multitudes  de  chiens  qui  s'appellent  JWar^Mij,  sans 
qu'aucun  marquis  s'en  fâche.  Le  marquis  de  Vil- 
leroy,  qui  sut  ce  changement  de  nom,  me  poussa 
tellement  là-dessus,  que  je  fus  obligé  de  conter 
en  pleine  table  ce  que  j'avais  fait.  Ce  qu'il  y  avait 
d'offensant  pour  le  nom  de  duc,  dans  cette  his- 
toire, n'était  pas  tant  de  le  lui  avoir  donné,  que  "de 
le  lui  avoir  ôté.  Le  pis  fut  qu'il  y  avait  là  plusieurs 
ducs;  M:  de  Luxembourg  l'était,  son  fils  l'était. 
Le  marquis  de  Villeroy,  fait  pour  le  devenir,  et 
qui  l'est  aujourd'hui,  jouit  avec  une  cruelle  joie 
de  l'embarras  où  il  m'avait  mis,  et  de  l'effet  qu'a- 
vait produit  cet  embarras.  On  m'asstira  le  lende- 
main que  sa  tante  l'avait  très-vivement  tancé  là- 
dessus;  et  l'on  peut  juger  si  cette  réprimande,  en 
la  supposant  réelle,  a  dû  beaucoup  raccommoder 
mes  affaires  auprès  de.  lui, 
.  Je  n'avais  pbur  appui  contre  tout  cela ,  tant  à 
'  l'hôtel  de  Luxembourg  qu'au  Temple,  que  le  seul 
chevalier  de  Lorenzy, qui  fit  profession  d'être  mon 
ami;  ihais  il  l'était  encore  plus  de  d'Alembert,  à 
l'dmbre  dtiquel  il  passait  chez  les  femmes  pour  im 
grand  géomètre.  Il  était  d'ailleurs  le  sigisbée,  ou 
plutôt  le  complaisant  de  madame  la  comtesse  de 
Boufflers,  très-amie  eHe-naème  dé  d'Alembert,  et 
le  .chevalier  de  Lorenzy  Ti'availl'd'esûstence  et  ne 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.   (1761)  ^3 

pensait  que  par  elle.  Ainsi,  loin  que  j'eusse  au-de- 
hors  quelque  contre  -  poids  à  mon  ineptie  pour 
me  soutenir  auprès  de  madame  de  Luxembourg, 
tout  ce  qui  l'approchait  semblait  concourir  à  me 
nuire  dans  son  esprit.  Cependant,  outre  V Emile 
dont  elle  avait* voulu  se  charger,  elle  me  donna 
dans  le  même  temps  une  autre  marque  d'intérêt 
et  de  bienveillance,  qui  me  fit  croire  que,  même 
en  s'ennuyant  de  moi ,  elle  me  conservait  et  me 
conserverait  toujours  l'amitié  qu'elle  m'avait  tant 
de  fois  promise  pour  toute  la  vie. 

Sitôt  que  j'avais  cru  pouvoir  compter  sur  ce 
sentiment  de  sa  part,  j'avais  commencé  par  sou- 
lager mon  cœur  auprès  d'elle  de  l'aveu  de  toutes 
mes  fautes;  ayant  pour  maxime  inviolable,  avec 
mes  amis ,  de  me  montrer  à  leurs  yeux  exactement 
tel  que  je  suis,  ni  meilleur,  ni  pire.  Je  lui  avais 
déclaré  mes  liaisons  "'avec  Thérèse,  et  tout  ce  qui 
en  avait  résulté,  sans  omettre  de  quelle  façon  j'a- 
vais disposé  de  mes  enfants.  Elle  avait  reçu  mes 
confessions  très-bien,  trop  bien  même,  en  m'é- 
pargnant  les  censures  que  je  méritais  ;  et  ce  qui 
m'émut  surtout  vivement,  fiit  de  voir  les  bontés 
qu'elle  prodiguait  à  Thérèse ,  lui  faisant  de  petits 
cadeaux,  l'envoyant  chercher,  l'exhortant  à  Taller 
ivoir,  la  recevant  avec  cent  caresses,  et  l'embras- 
sant très-souvent  devant  tout  le  monde.  Cette 
pauvre  fille  était  dans  des  transports  de  joie  et  de 
reconnaissance  qu'assurément  je  partageais  bien  ; 
les  amitiés  dont  monsieur  et  madame  de  Luxem- 
bourg me  comblaient  en  elle ,  me  touchant  biea 


■», 


24  LES  COl>rFESàlON$. 

plus  vivement  encore  que  celles  qu'ils  me  faisaient 
directement. 

Pendant  assez  long-temps  les  choses  en  restè- 
rent là  :  mais  enfin*  madame  la  maréchale  poussa 
la  bonté  jusqu'à  vouloir  retirer  un  de  mes  enfants. 
Elle  savait  que  j'avais  fait  mettre  un  chiffre  dans  . 
les  langes  de  l'aîné;  eîle  me  demanda  le  double  de 
ce  chiffre;  je  le  lui  donnai.  Elle  employa  pour  cette 
recherche  La  Roche,  son  valet  de  chambre  et  son 
homme  de  confiance,  qui  fit  de  vaines  perquisi- 
tions, et  ne  trouva  rien,  quoique  au  bout  de 
douze  ou  quatorze  ans  seulement,  si  les  registres 
des  Enfants-Trouvés  étaient  bien  en  ordre,  ou 
que  la  recherche  eut  été  bien  faite ,  ce  chiffre  n'eut 
pas  dû  être  introuvable.  Qipi  qu'il  en  soit,  je  fus 
moins  fâché  de  ce  mativais  Succès  que  je  ne  l'au- 
rais été  si  j'avais  suivi  cet  enfant  «  dès  sa  naissance. 
Si  à  l'aide  du  renseignement  on  m'eût  présenté 
quelque  enfant  pour  le  mien ,  le  doute  si  ce  l'était 
bien  en  effet,  si  on  ne  lui  en  substituait  point  un 
autre ,  m'eût  resserré  le  cœur  par  l'incertitude ,  et 
je  n'aurais  point  goûté  dans .  tout  son  charme  le 
vpai  sentiment  de  la  nature  :  il  a  besoin ,  pour  se 
soutenir,  au  moins  durant  l'enfance,  d'être  appuyé 
sur  l'habitude.  Le  long  éloignement  d'un  enfant 
qu'on  ne  connaît  pas  encote,  affaiblit,  anéantit 
enfin  les  sentiments  paternels  et  maternels  ;  et  ja- 
mais on  n'aimera  celui  qu'on  a 'mis  en  nourrice 
comme  celui  qu'on  a  nourri  sous  ses  yeux.  La  ré-' 
flexion  que  je  fais  ici  peut  exténuer  mes  tortsi  dan^ 

^  Yar.  «  si  j'avais  suivi  des  yeux  cet  enfant.....  • 


PAUTIE  II,  LIVRE  XI.  (1761)  Îl5 

leurs  effets ,  mais  c'est  en  les  aggravant  daiis  leur 
source  ^. 

Il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  remarquer  que^ 
par  l'entremise  de  Thérèse ,  ce  même  La  Roche  fit 
connaissance  avec  madame  Le  Vasseur,  que  Grimm 
continuait  de  tenir  à  Deuil,  à  la  porte  de  la  Che-^ 
vrette ,  et  tout  près  de  Mon tmorenci.  Quand  je  fus 
parti,  ce  fut  par  M.  La  Roche  que  je  continuai 
de  faire  remettre  à  cette  femme  l'argent  que  .je. 
n'ai  point  cessé  de  lui  envoyer,  et  je  crois  qu'iUlur 
portait  aussi  souvent  des  présents  de  la  part  de 
madame  la  maréchale;  ainsi  elle  n'était  sûrement 
pas  à  plaindre,  quoiqu'elle  se  plaignît  toujours.  A 
l'égard  de  Grimm,  comme  je  n'aime  point  à  parler 
des  gens  que  je  dois  haïr,  je  n'en  parlais  jamais  à 
madame  de  Luxembourg  que  malgré  moi;  mais 
elle  me  mit  plusieurs  fois  sur  son  chapitre,  sans 
me  dire  ce  qu'elle  en  pensait ,  et  sans  me  laisser  pé- 
nétrer jamais  si  cet  homme  était  de  sa  connaissance 
ou  non.  Comme  la  réserve  avec  les  gens  qu^oat 
aime,  et  qui  n'en  ont  point  avec;  nous,  n'est  pas 
de  mon  goût ,  surtout  en  ce  qui  les  re^rde  ^  y^i 
depuis  lors  pensé  quelquefois  à  celle-là,  mais  seu- 
lement quand  d'autres  événements  ont  rendu 
cette  réflexion  naturelle. 

Après  avoir  demeuré  long-temps  sans  entendre 
parler  de  V Emile  y  depuis  que  je  l'avais  remis  à  ma- 
dame de  Luxenibourg,  j'appris  enfin  que  le  mâr- 

*  L*aveu  qù*il  fait  de  ses  fautes  à  àiadame  de  Luxembourg,  et  les 
recherches  qui  en  OQt  été  la  fuite^  font  li^ni^titèi^  de  la  lettre  tou- 
chante qu'il, lui, écrit  le  i*s  juin  1 761  y  et  de  celles  des  ao  juillet  et 
le  août- suivants.'  Voyez  la  Correspondance,  * 


à6  LES  CONFESSIONS. 

.  Il 

ché  en  était  conclu  à  Paris  avec  le  libraire  Du- 
chesne,  et  par  celui-ci  avec  le  libraire  Néaulme 
4' Amsterdam.  Madame  de  Luxembourg  m'envoya 
Içs  deux  doubles  de  mon  traité  avec  Duchesne 
pour  les  signer.  Je  reconnus  l'écriture  pour  être 
de  la  même  main  dont  étaient  celles  des  lettres 
de  M.  de  Malesherbes  qu'il  ne  m'écrivait  pas  de 
sa  propre  main.  Cette  certitude  que  mon  traité  se 
faisait  de  l'aveu  et  sous  les  yeux  du  magistrat,  me 
le  fit  signer  avec  confiance.  Duchesne  me  donnait 
de  ce  manuscrit  six  mille  francs ,  la  moitié  comp- 
tant, et,  je  crois,  cent  ou  deux  cents  exemplaires. 
Après  avoir  signé  les  deux  doubles,  je  les  renvoyai 
tons  deux  à  madame  de  Luxembourg,  qui  l'avait 
ainsi  désiré  :  elle  en  donna  un  à  Duchesne,  elle 
garda  l'autre,  au  lieu  de  me  le  renvoyer,  et  je  ne 
l'ai  jamais  revu. 

La  reconnaissance  de  monsieur  et  de  madame 
de  Luxembourg,  en  faisant  quelque  diversion  à 
mon  projet  de, retraite,  ne  m'y  avait  pas  fait  re- 
noncer. Même  au  temps  de  ma  plus  grande  faveur 
auprès  de  madame  la  maréchale,  j'avais  toujours» 
seuti  qu'il, n'y  avait  que  mon  sincère  attachiement 
pour  monsieur  le  naaréchal  et  pour  elle  qui  pût 
me  rendre  leur«  en  tours  suppoctableç  ;,^t  tout  mon 
embarras  était  de  concilier  ce  même  attachement 
avec  un  genre  de  vie  plus  conforme  à  mon  goût 
.  et  moins  contraire  à  ma  santé ,  que  cette  gêne  et 
ces  soupers  tenaient  dkms  une  altération  conti- 
nuelle, hialgré- tous  les  «oins  qu'on  apportait  à  ne 
pas  m'exposer  à  la  déranger  :  car  sur  ce  point. 


.-j 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.   (1761)  ^'J 

comme  sur  tout  autre ,  les  attentions  furent  pous- 
sées aussi  loin  qu'il  était  possible;  et,  par  exemple, 
tous  les  soirs  après  souper,  monsieur  le  maré.clial, 
qui  s'allait  coucher  de  bonne  heure,  ne  manquait 
jamais  de  m'emmener  bon  gré  mal  gré  pour  m'aller 
coucher.  Ce  ne  fut  que  quelque  temps  avant  ma 
catastrophe  qu'il  cessa,  je  ne  sais  pourquoi,  d'avoir 
cette  attention. 

Avant  même  d'apercevoir  le  refroidissement  de 
madame  la  maréchale,  je  désirais,  pour  ne  m'y 
pas  exposer,  d'exécuter  mon  ancien  projet;  mais 
les  moyens  me  manquant  pour  cela,  je  fîis  obligé 
d'attendre  la  conclusion  du  traité  de  VÉmile^  et  en 
attendant  je  mis  la  dernière  main  au  Contrat  sc^ 
cialy  et  l'envoyai  à  Rey,  fixant  le  prix  de  ce  ma- 
nuscrit à  mille  francs,  qu'il  me  donna.  Je  ne  dois 
peut-être  pas  omettre  un  petit  fait  qui  regarde  le- 
dit manuscrit.  Je  le  remis  bien  cacheté  à  Duvoisin^ 
ministre  du.Pays-de-Vaud,  et  chapelain  de  l'hôtel 
de  Hollande,  qui  me  venait  voir  quelquefois,  et 
qui  se  chargea  de  l'envoyer  à  Rey,  avec  lequel- il 
était  en  liaison.  Ce  manuscrit,  écrit  en  menu  ca- 
ractère, était  fort  petit,  et  ne  remplissait  pas  sa 
poche.  Cependant,  en  passant  la  barrièpe,  son  pa- 
quet tomba,  je  ne  sais  comment,  entre  les  mains 
des  commis,  qui  i'ouvrïretit^  l'examinèrent,  et  le 
lui  rendirent  ensuite,  quand  il  l'eut  réclamé  au 
nom  de  l'ambassadeur  ;  ce  qui  le  nul  à  portée  de 
le  lire  lui-même ,  ecxnme  il  me  marqua  naïvement 
avoir  fait,  avec  force  éloges  de  l'ouvrage,  et  pà$ 
un  mot  de  critique  ni  de  censure,  se  réservant 


F 


2»  I.ES  CONFESSIONS. 

saiis  tloute  d'être  le  vengeur  du  christianisme  lors- 
que l'ouvrage  aurait  paru.  Il  recacheta  le  manus- 
crit, et  l'envoya  à  Bey.  Tel  fut  en  sidastance  le 
narré  qu'il  me  fit  dans  la  lettre  où  il  me  rendit 
compte  de  cette  affaire,  et  c'est  tout  ce  que  j'en 
ai  su. 

Outre  ces  deux  livres  et  mon  Diclionnaire  de  mu- 
sique, auquel  je  travaillais  toujours  de  temps  en 
temps,  j'avais  quelques  autres  écrits  de  moindre 
importance,  tous  en  état  de  paraître,  et  que  je  me 
proposais  de  donner  encore ,  soit  séparément,  soit 
avec  mon  recueil  général,  si  je  l'entreprenais  ja- 
mais, Le  principal  de  ces  écrits,  dont  la  plupart 
sont  encore  en  manuscrit  dans  les  mains  de  du 
Peyrou,  était  un  Essai  sur  l'origine  des  langues, 
que  je  fis  lire  à  M.  de  Matesherbes  et  au  chevalier 
de  Lorenzy,  qui  m'en  dit  du  bien.  Je  comptais  que 
toutes  ces  productions  rassemblées  me  vaudraient 
au  moins,  tous  frais  faits,  un  capital  de  huit  à  dix 
raille  francs  que  je  voulais  placer  en  rente  viagère, 
tant  sur  ma  tête  que  sur  celle  de  Thérèse  ;  après 
quoi  nous  irions,  comme  je  l'ai  dit,  vivre  ensem- 
ble au  fond  de  quelque  province,  sans  plus  occu- 
per le  public  de  moi,  et  sans  plus  m'occuper  moi- 
même  d'autre  chose  que  d'achever  paisiblement 
ma  carrière  en  continuant  de  faire  autour  de  moi 
tout  le  bien  qu'il  m'était  possible,  et  d'écrire  à  loi- 
sir les  mémoires  que  je  méditais. 

Tel  était  mon  projet,  dont  la  générosité  de  B.ey, 
que  je  ne  dois  pas  taire ,  vint  faciliter  encore  l'exé- 
cution. Ce  libraire,  dont  on  me  disait  tant  de  mal 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.   (1761)  ag 

à  Paris,  est  cependant,  de  tous  ceux  avec  qui  j'ai  eu 
affaire,  le  seul  dont  j'aie  eu  toujours  à  me  louer ''. 
Nous  étions  à  la  vérité  souvent  en  querelle  sur 
l'exécution  de  mes  ouvrages;  il  était  étourdi ,  j 'étais 
emporté.  Mais  en  matière  d'intérêt  et  de  procédés 
qui  s'y  rapportent,  quoique  je  n'aie  jamais  fait  avec 
lui  de  traité  en  forme  j  je  l'ai  toujours  trouvé  plein 
d'exactitude  et  de  probité.  Il  est  même  aussi  le  seul 
qui  m'ait  avoué  franchement  qu'il  faisait  bien  ses 
affaires  avec  moi;  et  souvent  il  m'a  dit  qu'il  me 
devait  sa  fortune ,  en  offrant  de  m'en  faire  part. 
Ne  pouvant  exercer  directement  avec  moi  sa  gra- 
titude, il  voulut  me  la  témoigner  au  moins  dans 
ma  gouvernante ,  à  laquelle  il  fit  ime  pension  viap 
gère  de  trois  cents  francs,  exprimant  dans  l'acte , 
que  c'était  en  reconniaissance  des  avantages  que  je 
lui  avais  procurés.  Il  fit  cela  de  lui  à  moi,  sans  os- 
tentation, sans  prétention,  sans  bruit;  et  si  je  n'en 
avais  parlé  le  premier  à  tout  le  monde ,  personne 
n'en  aurait  rien  su.  Je  fus  si  touché  de  ce  procédé, 
que  depuis  lors  je  me  suis  attaché  à  Rey  d'une 
amitié  véritable.  Quelque  temps  aprés^,  il  me  désira 
pour  parrain  d'un  de  ses  enfants  :  j'y  consentis;  et 
l'un  de  mes  regrets  dans  la  situation  où  l'on  çji'a 
réduit,  est  qu'on  m'ait  ôté  tout  moyen  ^de  rendre 
désormais  mon  attachement  utHe  à  ma  filleule  et 
à  ses  parents.  Pourquoi,  si  sensible. à  la  modeste 
générosité  de  ce  libraire,  le  suis-jcT  si  peu 'aux 

^  Quaod  j'écriyais  ceci,  j'étais  bien  loin  encore  '<}^|magmer^'  de 
concevofr,  et.de  croire  des  fraudes  que  j'ai  détouyeilâ^  ^^pi*  daps 


JO  LES  CONFESSIONS. 

bruyants  empressements  de  tant  de  gens  haut 
huppés,  qui  remplissent  pompeusement  l'univers 
du  bien  qu'ils  disent  m'avoir  voulu  faire,  et  dont 
je  n'ai  jamais  rien  senti?  Est-ce  leur  faute,  est-ce 
la  mienne?  Ne  sont-ils  que  vains,  ne  suis-je  qu'in- 
grat? Lecteur  sensé,  pesez,  décidez;  pour  moi,  je 
rae  tais. 

Gettle  pension  ftit  une  grande  ressource  pour 
l'entretien  de  Thérèse,  et  un  grand  soulagement 
pour  moi.  Mais  au  reste,  j'étais  bien  éloigné  d'en 
tirer  un  profit  direct  pour  moi-même ,  non  plus  que 
de  tous  les  cadeaux  qu'on  lui  faisait.  Elle  a  toujours 
disposé  de  tout  elle-même.  Quand  je  gardais  son 
argent,  je  lui  en  tenais  im  fidèle  compte,  sans  ja- 
mais en  mettre  un  liard  dans  notre  commune  dé- 
"pehsè,  même  quand  elle  était  plus  riche  que  moi. 
Ce  qui  esi  à  moi  est  h  nous ,  lui  disais^je  ;  et  ce  qui  est 
à  toi  est  à  toi.  Je  n'ai  jamais  cessé  de  me  conduire 
rf^lee  elle  selon  cette  maxime  que  je  lui  ai  souvent 
Eél^tée,  Getm  qui  ont  eu  la  bassesse  de  m'accuser 
de' recevoir  par  ses  mains  ce  que  je  refusais  dans 
lés  miennes,*  jugeaient  sans  doute  de  mon  cœur 
par  les  leurs,  et  me  connaissaient  bien  mal.  Je  man- 
^fs|^  volontiers  av«c  elle  le  pain-  qu'elle  aurait 
z^E^é,  jamais  celui  qu'elle  aurait  reçu.  J'en  appelle 
istir  ce  point  à  son: témoignage ,  et  dès  à  présent,  et 
lorçqufe,  selon  le  cours  de  la  nature,  elle  m'aura 
survécu.  Malheureusement,  elle  est  peu  entendue 
en  économie  à  tous  égards ,  peu  soigneuse  et  fort 
déj^eb^re^i^ non. par  vanité  ni  par  gourmandise, 
m^is  par^^g^igence  ntiicpMméMu^N^ 


f 


PARTIE  II,  LIVHE  XI.   (1761)  Si- 

ici-bas;  et  puisqu'il  faut  que  ses  excellenrtes  quali- 
tés soient  rachetées,  j'aime  mieux  qu'elle  ait  des 
défauts  que  des  vices,  quoique  ces  défauts  nous 
fassent  peut-être  encore  plus  de  mal  à  tous  deux. 
Les  soins  que  j'ai  pris  pour  elle,  comme  jadis  pour 
maman ,  de  lui  accumuler  quelque  avance  qui  pût 
un  jour  lui  servir  de  ressource,  sont  inimagina- 
bles; mais  ce  furent  toujours  des  soins  perdus.  Ja- 
mais elles  n'ont  compté  ni  l'une  ni  l'autre  avec 
elles-mêmes;  et  malgré  tous  mes  efforts,  tout  est 
toujours  parti  à  mesure  qu'il  est  venu.  Quelque, 
simplement  que  Thérèse  se  mette,  jamais  la  pen- 
sion de  Rey  ne  lui  a  suffi  pour  se  niper,  que  je  n'y 
aie  encore  suppléé  du  mien  chaque  année.  Nous 
ne  sommes  pas  faits,  ni  elle  ni  moi,  pour  être  ja- 
mais riches,  et  je  rïe  compte  assurément  pas  cela 
parmi  nos  malheurs.  . 

Le  Contrat  Ajciaî/" s'imprimait  assez  rapidement. 
Il  n'en  était  pas  de  même  de  V Emile  ^  doht  j'attwi- 
dais  la  publication,  pour  exécuter  la  retraite  que 
je  méditais.  Duchesne  m'envoyait  de  temps  à  autre 
des  modèles  d*impression  pour  choisir;  quand  j'a» 
vais  choisi,  au  lieu  de  commencer,  il  m'en  en- 
voyait encore  d'autres^.  Quand  enfin  nous  fumés 
bien  déterminés  sur  le  format,  sur  le  caractère^ 
et  qu'il  avait  déjà  plusieurs  feuilles  d'imprimées, 
sur  tjuelque  léger  changement  qtie  je  fis  à  une 
épreuve,  il  recommença  tout,  et  au  bout  de  six 
mois ,  iious  nous  trouvâmes  moins  avanèés  que  le 
premier  jour.  Durant  tous  tes  ess£HS ,  je  -vj^  bieh  « 

■' j 

"  Vau.  «  je  decouviis  que....'»  ' 


■l. 


,^3ù.  LES  CONFESSIONS. 

que  l'ouvrage  s'imprimait  en  France ,  ainsi  qu'en 
Hollande;  et  qu'il  s'en  faisait  à  la  fois  deux  édi- 

'  tions.  Que  pouvais-je  faire  ?  Je  n'étais  plus  maître 
de  mon  manuscrit.  Loin  d'avoir  trempé  dans  l'é- 

'dition  de  France,  je  m'y  étais  .toujours  opposé; 
.mais  enfin,  puisque  cette  édition  se  faisait  bo^ 
gré  malgré  moi ,  et  puisqu'elle  servait  de  modèle  à 
l'autre ,  il  fallait  bien  y  jeter  les  yeux  et  voir  les 
épreuves,  pour  ne  pas  laisser  estropier  et  défigurer 
mon  livre.  D'ailleurs,  l'ouvrage  s'imprimait  telle- 
ment de  l'aveu  du  magistrat,  que  c'était  lui  qui  di- 
rigeait en  quelque  sorte  l'entreprise ,  qu'il  m'écri- 
vait très -souvent,  et  qu'il  me  vint  voir  même  à 
ce  sujet,  dans  une  occasion  dont  je  vais  parler  à 
l'instant. 

Tandis  que  Duchesne  avançait  à  pas  de  tortue , 
Néaulme ,  qu'il  retenait ,  avançait  encore  plus  len- 
tement. On  ne  lui  envoyait  pas  fidèlement  les  feuilles 
à  mesure  qu'elles  s'imprimaient.  Il  crut  apercevoir 
dje  la  mauvaise  foi  dans  la  manœuvre  de  Duchesne, 
-c'est-à-dire  de  Guy,  qui  Éaisait  pour  lui;  et  voyant 
qu'on  n'exécutait  pas  lé  traité,  il  m'écrivit  lettres 
sur  lettres  pleines  de  doléances  et  de  griefis,  aux- 

.  quels  je  pouvais  encore  moins  remédier  qu'à  ceux 
igue  j'avais  ppur  mon  compte.  Son  ami  Guérin ,  qui 
me  voyfi^it  alors  fort  souvent^  me  parlait  incessam- 
ment de  ce  livrée ,  mais  toujours  avec  la  plus  grandp 

;  réserve.  Il  savait  et  ne  savait  pas  qu'on  l'imprimait 

-en. France;  il  savait  et  ne  savait  pas  que  le  /nagis- 
tra{  s'en  mêlât  :  en  me  pl^g^ant  des  embarras 

.  qu^Uait  me  donner  ce  livre ,  il  semblait  m!accuser 


PAIITIS  l%j  Lt¥RS  XI.  (,1761)  33 

d'im|inidence,san»  vouloir  jamais  dire  en  quoi  elle 
consistait  ;  il  biaisait  et  tergiversait  sans  cesse  ;  il 
semblait  iie  parler  que  pour  me  faire  parler.  Ma 
sécurité,  pour  lors,  était  «i complète,  que  je  riais 
du  tonoircom^pect  et  mystérieux  quHl  mettait  à' 
cette  affaire ,  comme  d'un  tic  contracté  chez  les 
ministres  et  les  magistrats  ^  dont  il  fréquentait  assez 
les  bureaux.  Sûr  d'être  éri  règle  à  tous  égards  sur 
cet  ouvragé,  fortement  persuadé  qu'il  avait  non- 
seulement  rarement  et  kr  protection  du  magistrat , 
mais  même  qu'il  méritait  el  qu'il  avait"  de  même  la 
feveur  du  miiRstère  9  je  «né  "félicitais  de  mon  cou- 
rsée à  bien  &ire,  et  je  riais,  de  mes  pusillanimes 
amis,  qui  paraissaient  s'inquiéter  pour  moi.  Duclos 
fut  de  ce  nombre ,  ,et  j'avoue*  que  ma  confiance  en 
sa  droiture  et  en  ses  lumières  eut  pu  m'alarmer  à 
son.  exemple,  si  j'en  avaiâ^eu  moins  dans  l'utilité 
de  l'ouvra^  et  datis^la  prbbité  de  ses  patrons:  Il 
me  vint  voiJr  de*cbelfc  M.  Baille,  tandis  que  V Emile 
était  sous  \prèssé  ;  iÎTnftn  parla.  Je  lui  lus  la  pro- 
fession de. foi  du  Vicaire  savoyard;  iM'écouta  très- 
paisml'émènt,^  et,  ce  me  serbble ,  avec  grand  plai- 
sir. Il  rue  dit,  quand  yeus  fini  :  Quoi',  citoyen  !  cela 
fait  partie  d'un  livre  qu'on  impriiHe  à  Paris  ?  Oui , 
lui  dis-je,,et  Von'âevrait  l'ifnprimer  au  Louvre, 
par  ordre  du  roi.  "J'en  conviens,  me  dit-il  ;  mais 
faites-mor  le  plaisir  de  ne  dire  à  personne  que 
vous  m'ayez  lu  ce  morceau.  Cette  frappante  ma- 
nière de  s'exprimer  me  surprit  sans  m'effrayer. 
Je  savais  «que  Duclds  voyait  beaucoup  M^.  de 
Malesherbes.  J'eus  peine  à  concevoir  comment 
».  XVI.  3 


r 


34  L>'--'>  CONFESSIONS. 

il  pensait  si  diiïerenimeiit  que  lui  sur  le  mérne 
objet. 

Je  vivais  à  Moiitraoreuçy -depuis  plus  de  quatre 
ans,  sans  y  avoir  eu  un  seul  jour  de  bonne  santé. 
•Quoique  l'air  y  soit  excellent,  les  eauxy  sont  mau- 
vaises ,  et  cela  peut  très-bien  être  une  des  causes 
qui  contribuaient  à  empirer  mes  maux  habituels. 
Sur  la  fin.de  l'automne  1761 ,  je  tonibai  tout-à- 
fait  malade ,  et  je  passai  l'iiiver  entier  dans  des 
souffrances  pre.sque  sans  relâche.  TjC  mal  physique, 
augmentéparmîlle  inquiétudes,  me  les  rendit  aussi 
plus  sensibles.  Depuis  quelque  temps,  de  sourds 
et  tristes  pressentiments  me  troublaient,  sans  que 
je  susse  à  propos  de  quoi.  Je  recevais  des  lettres 
anonymes  assez  singulières ,  et  même  des  lettres 
signées  qui  ne  l'étaient  guère  moins.  J'en  reçus 
une  d'un  conseiller  au  parlement  de  Paris,  qui, 
mécontent  de  la  présente  constitution  des  choses, 
et  n'augurant  pas  bieiï  des  suites,  me  consultait 
sur  te  choix  d'un  asile,  à'  Gepève  ou, en  Suisse  , 
pour  s'y  retiper  avec  sa  famUle.  J'en  reçus  un,p  de 

M.  de président  à  mortier  au  parlement  de , 

lequel  me  proposait  de  rédiger  pour  ce  parlement, 
qui  pour  lors  était  mal  avec  la  cour,  des  mémoires 
et  remontrances,  offrant  de  me  fournir  tous  les 
documents  et  matériaux  dont  j'aurais  besoin  pour 
cela.  Quand  je  souffre,  je  suis  sujet  à  l'himieur. 
J'en  avais  en  recevant  ces  lettres,  j'en  mis  dansJes 
réponses  que  j'y  fis,  refusant  tout  à  plat  ce  qu'on 
me  demandait.  Ce  refus  n'sst  assurément  pas  ce 
que  je  me  reproche,  puisque  ces  lettres  pouvaient 


PARTIE  II,  L1\R*:  JCI.  (J761)  35 

être  des  pîéges  de  mes  eam^mis  « ,  et  ce  qu'on  me 
diemiNidait  était  contraire  ^à  des  principes  dont  je 
voiïlals  CQoins  me  départir  que  jamais  :  mais  pou- 
vant reftisër  a^iec  aménitç ,  je  reftisai  avec  diu'eté  ; 
et  t^oîlà  en  quoij'eus  tort. 

Oii  trouvera  parmi  mes  papiers  les  deux  lettres 
do|it*je  viens  d©  parler.  Celle  diï  conseiller  ne  me 
suFpritpâB^solument,  partie  que  je  pensais  comme 
lui,  et  Comme  beaucoup  d'autres,  que  ki  consti- 
tution décIinaAte  menaçait  la  France  d'un  prochain 
délabr^ent.  Ijesi  défim^tres*  d'une  giierre  malheu- 
r^iuse*)  qui  <)K>us  venëtient  d^  la  ^ute  du  gouver- 
Bem«|t;  l'inefoyablè * désordi*e  des  finances,  les 
.  tiraillements  contintréls .  de  l'administF^tion ,  par- 
tagée jus<^u'aïbrs  entrer  deim  ou  trois  ministres  en 
guerre  ouveiftel'un  iatieo  l'autre,  et  qui,  pour  se 
nuire  mutueMeipent,*  abîmaient  le  royaume  **  ;  le 
ilÈiécOntentemeilt  général  ^Ur  peuple  et  de  tous  les 
ordres  de  l'état;  l'entétemeAt  d'une  femme  obs- 
tinée'^ ijui,  saprifialît  Jtgujôurs  à  ses  goûts  ses  lu- 
mièines^  si  tant  e$t  qïi'olle  en  eût»,  écartait  presque 
toujours  des  emplois,  les  pltis  capables^  pour  placer 
•    ceux  i{ui  Jkti  plaidaient  le  plus  :  tout  •  concourait  à 


*  Jesayaitf,  par  exemple,  que  le  président  de était  fort  lié 

'  -avec  les  ^H^dopédlstes  et  les  liolb'acbieitô.. 

*  La'gucrA^de  sept  ans*.         4        \  ^ 

;^^lfRcha|}lt  ^  àbn^rôlet]r-géuécaV  4!t  |è  comte  d*Argenson,  mi- 
ilistre  (^la  sfierri,  se  b^ttatat ,•  suiyaQt  Texpressiou  du  temps,  a 
coups  d0  ptmlejéent  et^  de  clergé;  à  <jaoi'  ôir  peut  ajouter  le  partage  de 
Jà  cour  entre  de^Yptnis'rcfjiSbnnaissant  déjà. ppur  chefs,  Tun,  le 
•  ^c  (^'Aiguillon',  qui  faisait  ou  croyait,  faire  sa  cour  au  Dauphin  ; 
t*autk*e,  le  dtki  aè  Choiseul,  alo^s  Cofnie  de  Stainyille^  courtisati  de 
kl  fayorite,  madame  de  Pompadour. 


r. 


36  LES  CONFESSIONS. 

justifier  la  prévoyance  du  conseiller,  et  celle  du 
public  et  latnienne.  Cette  prévoyance  me  mit  même 
plusieurs  fois  en  balance  si  je  ne  cherchei-ais  pas 
rooi-Hiême  un  asUe  hors  dn  royaume,  avant  les 
troubles  qui  semblaient  le  menacer;  mais  rassuré 
par  ma  petitesse  et  par  mon  humeur  paisible,  je 
crus  que  dans  la  solitude  où  je  voulais  vivre,  nul 
orage  ïie  pouvait  pénétrer  jusqu'à  moi  ;  fâché  seu- 
lement que  dans  cet  état  de  choses,  M.  de  Luxem- 
bourg se  prêtât  à  des  commissions  ^i  devaient  le 
faire  moins  bien  vouloir  dans  son  gouvernement. 
J'aurais  voulu  qif  îl  s'y  ménageât ,  à  tout  événement, 
une  retraite,  s'il  arrivait  que  la  grande  machine 
vînt  à  crouler,  comme  cela  paraissait  à  craindre 
dans  l'état  actuel  des  choses;  et  il  me  paraît  encore 
à  présent  indubitable,  que  si  toutes  les  rênes  du 
gouvernement  ne  fussent  enfin  tombées  dans  une 
seule  main*,  la  monarchie  française  serait  mainte- 
nant aux  abois. 

Tandis  que  mon  état  empirait,  l'impression  do 
VÉmile  se  ralentissait,  et  fut  enfin  tout-à-fait  sus- 
pendue, sans  que  je  puSse  en  apprendre  la  i-aison , 
sans  que  Guy  daignât  plus  m'écrire  ni  me  répon- 
dre; sans  que  je  puSse  avoir  des  nouvelles  de  per- 
sonne, ni  rien  savoir  de  ce  qui  se  passait,  M.  de 
Malesherbes  étant  pour  lors  à  la  campagne,  Jamais 
un  malheur,  quel  qu'il  soit,  ne  me  trouble  et  ne 
m'abat,  pourvu  que- je  sache  en  qiioi  il  consiste; 
mais  mon  penchant  naturel  est  d'hoir  peur  des 
ténèbres  ;  je  redoute  etjehais  leur  air  noir;  lemys- 

*  Le  Hue  de  CLoùeul. 


PARTIE   [1,  LIVIIE  XI.   (17G1  )  3^ 

térem'iijquiètetoujoursjilestpar trop  antipathique 
avec  mon  naturel  oiivert  jusqu'à  l'imprudence. 
L'aspect  du  monstre' le  plus  hideux  m'effraierait 
peu,  ce  me  semble;  mais  si  j'entrevois  de  nuit  une 
figure  sous  un  drap  blanc,  j'aurai  peur.  Yoilà  donc 
mon  imagination,  qu'allumait  ce  long  silence,  oc- 
cupée à  me  tracer  des  fantômes.  Plus  j'avais  à  cœur 
la  publication  de  mon  dernier  et  meilleur  ouvrage, 
plus  je  ine  toiirmeptais  à  chercher  ce  qui  pouvait 
l'accrocher;  et  toujours  portant  tout  à  l'extrèm^ , 
dans  la  suspension  de  l'impression  du  livre,  j'en 
croyais  voir  la  suppression.  Cependant,  n'en  pou- 
vant imaginer  ni  la  cause,  m  la  manière,  je  restais 
dans  l'incertitude  du  monde  la  plus  cruelle.  3'é- 
crivais  lettres  sur  lettres  à  Guy,  à  M.  de  Males- 
herbes,  à  madame  de  Luxembourg;  et  les  réponses 
ne  venant  point,  ou  ne  venant  pas  quand  je  les 
attendais,  je  me  troublais  entièrement,  je  délirais. 
Malheureusement  j'f^pris,  dans  le  même  temps, 
que  le  P.  Griffet,  jésuite,  avait  parlé  de  YÉinile  et 
en  avait  même  rapporté  des  passages.  A  l'instant 
mon  imagination  part  comme  un  éclair,  et  me  dé- 
voile tout  le  mystère  d'iniquité  :  j'en  vis  la  marche 
aussi  clairement,  aussi  sûrement  que  si  elle  m'eût 
été  révélée-  Je  me  figurai  que  les  jésuites,  furieux 
du  ton  méprisant  sur  lequel  j'avajs  parlé  des  col- 
lèges, s'étaient  emparés  de  mon  ouvrage;  que  c'é- 
taient eux  qui  en  accrochaient  l'édition  ;  qu'instruits 
par  Guérin,  leur  ami,  de  moif  état  présent,  et 
prévoyant  ma  mort  prochaine,  dont  je  ne  doutais 
pas,  ils  voulaient  retarder  l'impjes'sion  jqsqii'alprs, 


38  LES  CONFESSIONS. 

dans  le  dessein  de  tronquer,  d'altérer  mon  ouvrage, 
et  de  me  prêter,  pour  reàiplii*  leurs  vties ,  des  sen- 
timents différents  des  miens.  Il  est  étonnant  quelle 
foule  de  faits  et  de  circonstances  vint  dans  mon 
esprit  se  calquer  sur  cette  folie ,  et  lui  donner  un 
air  de  vraisemblance ,  que  dis-je  !  m'y  môhtrer  l'é- 
vidence et  la  démonstration;  Guérin  était  tortatement 
livré  aux  jésuites,  je  le  savais.  Je  leur  attril^uai  toutes 
les  avances  d'amitié  qu'il  ro^àvait  faites;  je  me  per- 
suadai que  c'était  par  leur  impulsion  qu'il  m'avait 
pressé  de  traiter  avec  Néaulme;  que  par  ledit 
Néaulme  ils  avaient  eu  les' pl^emières  feuilles  de  mon 
ouvrage,  qu'ils  avaient  ensuite  trouvé  le  moyen  d'en 
arrêter  l'impression. chez  Duchesne ,  et  peut-être  de 
s'ên>parer  de  mon  manuscrjt,  pour  y  travailler  à 
leur  aise,  jusqu'à  ce  que  ma  mort  les  laissât  libres  de 
le  publier  travesti  à  leur  mode.  J'avais  toujours  senti, 
malgré  le  patelinage  du  P.  Berthier,  que  Itô  jésuftes 
ne  m'aimaient  pas,  non-seulement  comme  encyclo- 
pédiste ,  mais  parce  que  tous  mes  principes  étaient 
encore  plus  opposés  à  leurs  maximes  et  à  leur  crédit 
que  l'incrédulité  dé  mes  confrères,  puisque  le  fa- 
natisme athée  et  le  fanatisme  (}évot ,  se  touchant 
par  leur  commune  intolérance ,  peuvent  mAne  se 
réunir,  comme  ils  ont  fait  à  la  Chine,  et  comme 
ils  font  contre  moi;  au  lieu  que  la  religion  raison- 
nable et  morale,  étant  tout  pouvoir  humain  sur 
les  consciences,  ne  laisse  plus  de  ressource  aux 
arbitres  de  ce  pouvoir.  Je  savais  que  monsieur  le 
chancelier  était  aussi  fort  ami  des  jésuites  :  je  crai- 
gnais que  le  fils ,  intimidé  par  le  père ,  ne  se  vît 


I 


I 


l 


p,viirit  11,  LIVRE  XI.  (1761)  içf 

fôreédc  leur  abandonner  l'ouvrage  qu'il  avait  pro- 
téyè.  Je  croyais  nn.'me  voir  l'effet  de  cet  abandon 
clans  les  chicanes  que  l'on  coniniencail  à  me  susciter 
sur  les  deux  premiers  vojmnes,  où  l'on  exigeait 
des  cartons  pour  des  riens;  tandis  Ijue  les  deux 
autres  volumes. étaient,  comme  on  ne  l'ignorait 
pas,  remplis  de  choses  si  fortes,  qu'il  eût  fallu  les 
refondre  en  entier,. en  les.  ceiisui-aut  comme  les 
flèux  premiers.  Je  savais  de  plus,  et  M.  de  Males- 
herbes  me  le  dit  lui-même,  que  l'abbé  de  Grave, 
qu'il  avait  cbargé  de  l'inspection  de  cette  édilion, 
était  encore  un  autre  partisan  des  jésuites.  Je  ne 
voyais  partout  que, jésuites,  sans  songer  qu'à  la 
veille  d'être  anéantis,  ,et  tout  occupé*  de  leur 
propre  défense,  ils  avaient  autre  chose  à  faire  que 
tl'aller  tracasser  sur  l'impression  d'un  livre  où  il 
ne  s'agissait  pas  d'eux,  l'ai  tort  de  dire  sans no/tgcr; 
car  j'y  songeais  très-bieft;  et  c'est  même  une  ob- 
jection que  M.  de  Malesberbes  eut  soin  de  me  faire 
sitôt  qu'il  fut  instruit  de  ma  vision  :  Hiais  par  un 
autre  de  ces  travers  d'un  bomme  qui  du  fond  de 
sa  retraite  veut  juger  du  secret  des  grandes  affaires, 
dont  il  ne  sait  rien,  je  ne  voulus  jamais  croire  qUe 
les  jésuites  fussent  en  danger,  et  je  regardais  le 
bruit  qui  s'en  répandait  comme  un  leurre  de  leur 
part  pour  endormir  leursadversaires.  Leurs  succès 
passés,  qui  ne  s'étaieatjamaie  démentis,  me  don- 
naient une  si  teri'ibfoidêe  de  leur  puissance,  que 
je  déploi'^isd*''jà  l'avilissement  (fii  parlement.  Je 
sav!yB.,4jiîç'M.;de  Çhoiséul  avait  étudié  chez  les 
jésuites,  que  madame  de  Poii>pado,ur  n'était  point 


r 


4o  ■         LES  CONFKSSIOHS. 

mal  avec  eux,  et  que  leur,  ligue  avec  les  favorites 
et  les  ministres  avait  toujours  paru  avantageuse 
aux  uns  et  aux  autres  contre  leurs  ennemis  com- 
muns. La  cour  paraissait  ne  se  mêler  de  rien;  et, 
persuadé  que  si  la  société  recevait  un  jour  quelque  ' 
rude  échec,  ce  ne  serait  jamais  le  parlement  qui 
s'erait  assez  fort  pour  le  lui  porter,  je  tirais  de  cette 
inaction  de  la  cour  le  fondement  de  leur  confiance 
et  l'augure  de  leur  triomphe.  Enfin,  ne  voyant 
dans  tous  les  bruits  du  jour  qu'une  feinte  et  des 
pièges  de  leur  part,  et  Jeur  croyant  dans  leur  sécu- 
rité du  temps  pour  vaquer  à  tout,  je  ne  doutais 
pas  qu'ils  n'écrasassent  clans  peu  le  jansénisme ,  et 
le  parlement,  et  les  encyclopédistes ,  et  tout  ce  qui 
n'aurait  p^s  porté  leur  joug  ;  et  qu'enfin  s'ils  lais- 
saient paraître  mon  livre ,  ce  ne  fùtqu'après  l'avoir 
transformé  au  point  de  s'en  faire  une  arme,  en 
se  préva,lant  de  mon  nom  pour  surprendre  mes 
lecteurs. 

Je  me  sentais  mourant;  j'ai  peine  à  comprendre 
comment  cette  extravagance  ne  m'acheva  pas  *  ; 
tant  l'idée  de  ma  mémoire  déshonorée  après  moi, 
dans  mon  plus  digne  et  meilleur  livre ,  m'était  ef- 
froyable. Jamais  je  n'ai  tant  craint  de  mourir  ;  et  je 
crois  que,  si  j'étais  mort  dans  ces  circonstances, je 
serais  mort  désespéré.. Aujourd'hui  même,  que  je 
vois  marcher  sans  obstacle  à  son  gxécutio.n  le  plus 
noir,  le  plus  affreux  coraplot-qui  jamais  ait  été 

'Voyez  lea  lettres  bM.  Moullou,  des  n  et  jSdértmlire  1761, 
et3o  mai  1761  ;  à  nadameHe  Liifcmboiiig,  du.i  3  flécftiifee' 1 7 G  i 
el  àM.  deMalesherbcE.du  i3  dëcembrf  mËuie  amice. 


Rli  XI.    (17G1  ) 


4' 


tramé  coolre  la  mémoire  d'un  homme ,  je  mopprai 
beaucoup  plus  tranquille,  certain  de  laisser^ (i»yis 
mes  écrits  un  témoignage  de  moi  qui  triomphera 
lot  ou  tard  des  complots  des  hommes. 

(  1762.) — M.  de  Malesherbes,  témoin  et  confi- 
dent de  mes  agitations,  se  donna,  pouc  les  calïher. 
des  soins  qui  prouvent  son  inépuisable  bonté  de 
cœiu'.  Madame  de  Luxembourg  concourut  à' cette 
bonne  œuvre ,  et  fut  plusieurs  fois  chez  Diichesne , 
pour  savoir  à  quoi  en  était  cette  édition.  Enfin, 
l'impression  fut  reprise  et  marcha  plus  rondement , 
sans  que  jamais  j'aie  pu  savoir  pourquoi  elle  .ivait 
été  suspendue.  M.  de  Malesherbes  prit  la  peine  de 
venir  à  Montmorency  pour  me  tranquilliser  :  il  en 
vint  à  bout;  et  ma  parfaite  confiance  vn  sa  droi- 
ture, l'ayant  emporté  sur  l'égarement  de  ma  pauvre 
tète,  rendit  efficace  tout  ce  qu'il  fit  pour  m'en  ra- 
mener. Après  ce  qu'il  avait  vu  de  mes  angoisses 
et  de  mon  délire,  il  était  naturel  qu'il  me  trouvât 
très  à  plaindre  :  aussi  fit-il.  Les  propos  incessam- 
ment rebattus  de  la  cabale  philosophiijiie  qui  l'en- 
tourait lui  revinrent  à  l'esprit.  Quand  j'allai  viyre 
à  l'Hermitage,  ils  publièrent,  comme  je  l'ai-dëjà 
dit,  que  je  n'y  tiendrais  pas  long-ternps.  Quand' 
ils  virent  qrie  je  persévérais,  ils  dirent  qtie  c'était 
par  obstination,  par  orgueil,  par  hor^e  de  m'en 
dédire;  mais  qi^e  je  m'y  ""'uyais  à  périr,  et  que 
j'y  vivais  rrès-mâlheure\ix;  M.  de  Maleshierfaëâ' Je 
crut  eTiifie l'écrivit  ;'  Sensible  à  cçtte  erceiir  datis-un 
homme  pour  qui  j'avais  tarit  dVstinie  ,•  je  Iiii^écri- 

s  quatre  Içttres  consécutives^  Où  lui-exposapt  les 


r 


l\1  LES  CONFESSIOMS.' 

vrais  motifs  de  ma  conduite,  je  lui  décrivis  fidè- 
lemeiitmes  goûts,  mes  penchants,  mon  caractère, 
et  tout  ce  qui  se  passait  dans  mon  cœur.  Ces  quatre 
lettres  faites  sans  brouillon,  rapidement,  à  trait  de 
plume,  et  sans  même  avoir  été  relues,  sont  peut- 
être  la  seule  chose  que  j'aie  écrite  avec  facilité  dans 
foute  ma  vie;  ce  qui  est  bien  étonnant,  au  milieu 
de  mes  souffrances  et  de  l'extrême  abattement  où 
j'étais.  Je  gémissais,  en  me  sentant  défaillir,  de 
penser  que  je  laissais  dans  l'esprit  des  honnêtes 
gens  ime  opinion  de  moi  si  peu  juste;  et,  par  l'es- 
quisse tracée  à  la  hâte  dans  ces  quatre  lettres,  je 
tâchais. de  suppléer  en  quelque  sorte  aux  mémoires 
que  j'avais  projetés.  Ces  lettres,  qui  plurent  à  M.  de 
MalesherbeS,  et  qu'il  montra  dans  Paris,  sont  en 
quelque  farpn  le  sommaire  de  ce  que  j'expose  ici 
plus  en  détail,  et  méritent,  à  ce  titre,  d'être  con- 
servées. On  trouvera  parmi  mes  papiers  la  copie 
qu'il  «1  fit  faire  à  ma  prière ,  et  qu'il  m'envoya 
quelques  années  après. 

La  seule  chose  qui  m'affligeait  désormais  dans 
l'opinion  de  ma  mort  prochaine,  était  de  n'avoir 
aucun  homme  lettré  de  confiance ^ entre  les  mains 
auquel  je  pusse  déposer  mes  papiers,  pour  eu  faire 
après  jiioi  le  triage.  Depuis  mou  voyage  de  Ge- 
nève, je  mlétais  Hé  d'amitié  avecMoultoû;  j'avais 
de  l 'inclina tiort  pour  ce  jeune  homme,  et  j'aurais 
désil-ê  qu'il  vîut  me  fermer  les-yeux.  Je  lui  marquai 
ce  désir,,  çt  je  croi^  qu'il  aurait  fait  avec  plaîsif  cet 
acte  d'human»té,  st. ses  affaires *(t  .sa  famille  h^Uii 
eussQut  permisi,  Pfivê  de  cette  conspla^i>jtf  vou- 


i 


PARTIE   II,  LIVRE   XI.    (^fj6-i)  ^3 

lus  mi  moins  lui  marquer  ma  confiance,  en  lui  eiii 
voyant  la  profession  de  foi  du  Vicaire  avant  la  pu-- 
blication.  Il  en  fut  content;  mats  il  ne  me  parut 
pas  dans  sa  réponse  partager  ta  sécurité  avec  la- 
quelle j'en  attendais  pour  lors  l'effet.  Il  désira 
d'avoir  de  moi  quelque  morceau  que  n'eût  personne 
autre.  Je  lui  envoyai  une  oraison  funèbre  du  feO 
duc  d'Orléans,  que  j'avais  faite  pour  l'abbé  Darty^, 
et  qui  ne  fut  pas  prononcée,  parce  que,, contre 
son  attente,  ce  ne  fiit  pas  lui  qui  en  fut  chargé; 

L'impression,  après  avoir  été  reprise,  se  contï- 
nua,  s'acheva  même  assez  tranquillement,  et  j'y 
remarquai  ceci  de  singulier,  qu'après  It'S  cartons 
qu'on  avait  sévèrement  exigés  pour  les  deux  pre- 
miers volumes,  on  passa  les  deux  derniers  sans 
rien  dire,  et  sans  que  leur  contenu  fit  auciuijjbi 
stacle  à  sa  publication.  J'eiis  pourtant  encore  "^617 
qûie  inquiétude  que  je  ne  dois  pas  passer  sons  fsi- 
leiice.  Après  avoir  eu  peur  des  jésuites,' j'eu^pQir- 
des  jansénistes  et  des  philosophes.  Ennemi  de  tout 
ce  qui  s'appelle  parti,  factiofi,  cabale,  je  n'ai  ja- 
mais rien  attendu  de  bon  des  gens  qui  en  sont;  Les 
Commères  avaient,  depuis  im  temps,_-quitté  teiW* 
aflcienne  demeure,  etVétaient  établis  tout  à  coté 
dfimoi;  BH  sorte  que  de  leur  chambré  on  ent^- 
dait  tout  ce  quise' disait  dans  la  mienne. et  sOr ma 
tei^rasse ,  et  que  de  leu^  jardin  on  pouvait  tr.ès-fnsé-  ' 
ment  e^caladerJe  ]>etit  râur  qui  le  séparait  de  mon 
donjon,  J'rfvais  fait  de  ce  donjon  mon  cabinet  dé 

^  Voyei  lome  i™*,  uiï  l'abbé  Darty,  raverlisseraelit  qui  prccède 
rOraison  tunèbre  dû  iluc  fPOrk'ins. 


^4  LKS  CONFKSSIONS. 

•travail,  en  sorte  que  j'y  avais  uiie  table  couverte 
«'épreuves  et  de  feuilles  de  VÉniile  et  du  Contrat 
social;  et  brochant  ces  feuilles  à  mesure  qu'on  me 
les  envoyait,  j'avais  là  tous  mes  volumes  long-temps 
avant  qu'on  les  pidjliàt.  Mou  étourderie,  ma  né- 
gligence, ma  confiance  en  M.  Mathas,  dans  le  jar- 
din duquel  j'étais  clos,  faisaient  que  souvent,  on- 
bhant  de  fermer  le  soir  mon  donjon,  je  le  trouvais 
le  matin  tout  ouvert;  ce  qui  ne  m'eût  guère  in- 
quiété, si  je  n'avais  cru  remarquer  dw  dérangement 
dans  mes  papiers.  Après  avoir  fait  plusieurs  fois 
cette  remarque,  je  devins  pjus  soigneux  de  fermer 
le  donjon.  La  serrure  était  mauvaise ,  la  clef  ne 
fermait  qu'à  demi-tour.  Devenu  plus  attentif,  je 
trouvai  un  plus  grand  dérangement  encore  que 
qùapd  je  laissais  tout  ouvert.  Enfin ,  un  de  mes  vo- 
lumes se  tronva  éclipsé  pendant  un  joUr  et  deux 
nuits,  san&  qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ce  qu'il 
était  ^devenu  jusqu'au  matin  du  troisième  jour, 
que  je  le  retrouvai  sur  ma  table.  Je  n'eus  ni  n'ai 
jamais  eu  de  soupçons  sur.  M.  Mathas,  ni  sur  son 
neveu,  M.  Dumoidin,  sachant  qu'ils  m'aimaient 
l'un  at  l'autre,  et  prenant  en  eux  tonte  confiance. 
Je  comm^enrais  d'en  avoir  moins  dans  les  Comme- 
its.  Je  savais  que,  quoique  janséni3tes,  ils  avaient 
quelque  liaison  avec  d' Alembçrt  et  (pgeaienl  dans  la 
même  mai$oi;i.  Cela,  me  doima  quelque  inquiétude 
et  me  rendit  plus  attentif.  Je  retirai  raes  papiers  dans 
ma'  chambre,  çt  je  cessai  tout-à-fait  de  voir  ces 
gens-là,  ayant  su  d'billeurs  qu'ils  avaient  fait  pa- 
rade, dans  plusieurs  maisons.y  du  premier  voliuae 


PAiiTiE  n,  LiVRK  XI.  (lytJa)  45 

(le  VÉmUe  qne'j'avais  eu  l'imprudence  tle  leur  prê- 
ter. Quoiqu'ils  continuassent  d'être  mes  voïfâfaJi' 
jusqu'à  nîoQ  départ,  je  n'ai  plus  eu  de  cpmmuiïi- 
cation  avec  eux  depuis  lors. 

Le  Contrat  social  parut  un  mois  ou  deux  avant 
l'Émih-  Hey,  dont  j'avais  toujours  exig^  qu'il  «'ip- 
t'rorftiirait  jamais  furtivement  en  France  aucun  "^e 
mes  livres,  s'adressa  au  magistrat  pour  obtena-  la' 
permission  de  faire  entrer  celuî-ci  par  Rouen  ^.  où 
il  fit  par  mer  son  envoi.  Rey  n'eut  'aucune  ré- 
ponse :  ses  ballots  restèrent  à  Rouen  plusieurs 
mois,  au  bout  desquels  on  les  lui  refivoya,  après 
avoir  tenté  de  les  confisquer;  mais  il  fit  tant  de^  . 
brbit,  qu'on  les  lui  rendit.  Des  curieux  en  tirèrent 
(l'Amsterdam  quelques  exemplaires  qui  circulè- 
rent avec  peu  de  bruit.  Mauléou,  qui  en  avait  oiiï  ' 
parler,  et  qui  même  en  avait  vu  quelque  cl|pae, 
m'en  parla  d'nn  ton  mystérieux  qui  me  surprit, 
et  qui  m'eût  inquiété  même,  si,  certain  d'être  en 
rè|te  à  tous  égar(is  et  de  n'avoir  nu!  rt^çocfc^.  à 
me  faire,  je  ne  m'étais  tranquillisé  par'rna  grande 
maxime.  Je  ne  doutais  pas  même  que  M.  de  Choî- 
seul,  déjà  bien  disposé  pour  moi,  et  sensible  à 
l'éloge  que  mon  estime  pour  lui  m'en  avait  fak 
faire,-aaB8  cet'ouvrage,  ne  qae  soutint  eh  cptfe 
occasion  contre  la .  malveillance  de  giadanie  /le 
Pompâdotlif . ,        ■  '        '       .    '       ' 

J'avais  assurément  Jieii  de  co/npter'  alors,  au- 
^dut  que  jamais'  sur  les  Montés  ^e  M.  de  Luxen»-' 
bourg  et  sur  soft  appui  djii^le  besoin  ;  car  jamais 
il  ne  me  donna  de  marques  d'nmitié  ni  plus  frt 


5 


r 


ffi  *       .  •  .i^.LES   COMFESSIOINS. 

qtieiite^i  in-"|«us  touchantes.  Au  voj^gçdê  Fâques, 
mon  triste  état  ne  me  permettant  pas  d'altei"  au 
château,  il  ne  manqua  pas  un  seul  jour  de  me  ve- 
nir voir;  etenfin, me  voyant  souffrir  sans  relâche, 
il  iit  tant  qu'il  me  détermina  à  voir  le  frère  Côme , 
l'envoya  chercher,  me  l'amena  lui-même,  et  eut  le 
courage,  rare  certes  et  méritoire  dans  un  grand 
seigneur,  de  rester  chez  moi  durant  l'opération, 
qui  fut  cruelle  et  longue.  Il  n'était  pourtant  ques- 
tion que  d'être  sondé;  mais  je  n'avais  jamais  pu 
J'ètre,  même  par  Morand,  qui  s'y  prit  à  plusieurs 
£ciis,~et  toujours  sans  succès.  Le  frère  Côme,  qui 
avait  la  main  d'tuie  adresse  et  d'une  légèreté  sans 
égale,  vint  à  bout  enfin  d'introduire  une  très-petite 
algalie,aprèsm'avoirbeaucoup  fait  souffrir  pendant 
plusde  deux  heures, durantlesfpaellesjem'eiforçai 
de  retenir  les  plaintes,  pour  ne  pasdéchirer  le  cœur 
sepsible  du  bon  maréchal.  Au  premier. examen,  le 
Frère  Côme  crut  trouver  une  grosse  pierre,  et  me 
le  dit;  au  second ,  il  ne  la  trouva  plus.  Après  aVoir 
recommencé  une  seconde  et  une  troisième  fois, 
avec-un  soin  et  ime  exactitude  qui  me  firent  trou- 
le  teiups  fort  long,  il  déclara  qu'il  n'y  avait 
,  mais  que  la  prostate  était  squir- 
et  (ï'uné  grosseur  surnaturelle  ;  il  trouva  la 
vejisie  grande  -et  en  bon  état,  et  finit  par  me  dé- 
cfafer  que  je  souffrirais  beaucoup,  et  ^e  je  vi- 
vrais long-temps.  Si  la  seconde  prédicfion  s'accom- 
plitaussi  bien  que  la.prWnière,  lirle&mâux  nCsont 
pas  prêts  à  finir.  ^  '•  *••._"  *  •  ■  i 
C'est  ainsi  qu'Sprèa  avqir  éfé.'traîîè^auCcéssive- 


.ver-  j 
point  de 
relise  i 


l 


PARTIE   II,  LIVRE  XJ.   (l^Ga)  éfb 

'ÂMitpendani  tant  d'années,  de  vingt  maux  que 
je  n'avais  pas,  je  finis  par  savoir  que  ma  maladif 
iucurâbLe ,  sans  être  mortelle,  durerait  autant  que 
moi.  Mon  imagination,  réprimée  par  cettq,  con- 
naissance, ne  me  fit  plus  voir  en  perspective  Une 
mort  cruelle  dans  les  douleiu's  du  calcul.  Je  cessai 
de  craindre  qu'un  bout  de  bougie,  qui  s'étail 
rompu  dans  Tuiètre  il  y  avait  long-temps,  n'eût  fail 
lenpjaud'unepierre.Dé!ivrédesmaox  imaginaires, 
plus  cruels  pour  moi  que  les  maux  réels,  j'endurai 
plus  paisiblement  ces  derniers.  Il  est  constant  que 
depuis  ce  temps  j'ai  beaucoup  moins  souffertf  de 
ma  maladie  que  je  n'avais  fait  jusqu'alors  ;  et  je  ne 
me  rappelle  jamais  que  je  dois  ce  soulagemerït  à 
M.  de  Luxembourg,  sans  m'attendrir de  nouveau 
sur  sa  mémoire.  , . 

Revenu  pour  ainsi  dire  à  la  vie,  ot  plus  occupé" 
que  jamais  du  plan  sur  lequel  j'en  voulais' passer 
le  reste,  jo  n'attendais,  poiu"  l'exécuter ,  que  là  pu- 
blication de  X Emile.  Je  songeais  à  la  Touraine ,  où 
j'avais  déjà  été,  et  qui  me  plaisait  beaucoup,  tant 
pour  la  douceur  du  climat  que  pour  celle  des 
(labitants. 

La  lerra  molle  t  littlu  e  di/rtlos^ 
,  .  Simili  a  ic  glitijiaior  pfotluce' . 

'  J'avais  déjà  parlé  dé  mon  projet  à  M.  de  Luxejii- 
bourg,  qui  m'en  avait  voulu  détouriM^r;  je  lui  en 
leparlaî dere'chef  eomifle  d'yoe  chose  résolùie.  Alo/s 


1 

L 


r 


i^-  .      V      LES  CONFESSIUNS. 

.  il  uïè  prpposa  le  château  de  Merlou ,  à  quinze  lieues 
de  Pat'is,  coDune  un  asile  qui  pouvait  nie  conve- 
nu', et  dans  lequel  ils  se  feraient  l'un  et  l'autre  un 
plaisln  de  m'établir.  Cette  proposition  me  toucha 
et  ne^e  déphit  pas.  Avant  toute  chose,  il  fallait 
voir  le  lieu;  nous  convînmes  du  jour  où  monsieui- 
le  maréchal  enverrait  son  valet  de  chainhre  avec 
une  voiture,  pour  m'y  conduire.  Je  me  trouvai  ce 
iour-Ià  fort  incommodé;  il  fallut  remettre  la  par- 
tie, et  les  contre-temps  qui  survinrent  m'empê- 
chèrent de  l'exécuter.  Ayant  appris  depuis  que  la 
terff  de  Merlou  n'était  pas  à  monsieur  le  maréchal , 
mais  à  madame,  je  m'en  consolai  plus  aisément  de 
n'y  être  pas  allé. 

h'Ëmile  parut  enfin,  sans  que  j'entendisse  plus 
parler  de  cartons  ni  d'aucune  dii'ficujté.  Avant  sa 
"|)ubHcation ,  monsieur  le  maréclial  me  redemanda 
tontas  tes  lettres  de  M.  de  Malesherbes  qui  se  rap- 
portaient à  ceji  ouvrage.  Ma  grande  confiance  en 
Ipiisies  deux,  ma  profonde  sécurité,  m'empêtliè- 
fent  de  réfléchir  à  ce  qii'il  "  y  avait  d'extraordinaire 
et  même  d'inquiétant  dans  cette  demande.  Je  ren- 
dis les  letti-es,  hors  une  ou  deux,  qui  par  mégarde 
étaient,  lystées  dans  des  livres.  Quelque  temps  au- 
paravant, M.  de  Maleshei^es  m'pvait  marqué  quil 
rçty-jcrait  les  lettres  que  j'avais  écrites  à  Duchesne 
durant  mêsalarmes  au  sujet  qcs  jésuites,  et  il  faut 
avouer  que  ces  lettre?  ne  faisaient  pas  grand  hon- 
neur à  ma  raison.  Mais  Je  lui  marquai  qu'en  nulle 
choSft  je- ne  voulais  passer  pout  mcilj.eur  que.jç 

'  Via.  • de  réfléchir  nu'  ce  qu'il • 


¥-■ 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.  (1762)  49 

n'étais,  et  qu'il  pouvait  lui  laisser  les  lettres.  J'ignore 
ce  qu'il  a  fait. 

La  publication  de  ce  livre  ne  se  fit  point  avec 
cet  éclat  d'applaudissements  qui  suivait  celle  de 
tous  mes  écrits.  Jamais  ouvrage  n'eut  de  si  grands 
éloges  particuliers,  ni  si  peu  d'approbation  pu- 
blique. Ce  que  m'en  dirent,  ce  que  m'en  écrivi- 
rent les  gens  les  plus  capables  d'en  juger,  me  con-  ^ 
firma  que  c'était  là  le  meilleur  de  mes  écrits,  ainsi 
que  le  plus  important.  Mais  tout  cela  fut  dit  avec 
les  précautions  les  plus  bizarres;  comme  s'il  eût 
importé  de  garder  le  secret  du  bien  que  l'on  en 
pensait.  Madame  de  Boufflers ,  qui  me  marqua  que 
l'auteur  de  ce  livre  méritait  des  statues  et  les  hom- 
mages dé  tous  les  humains,  me  pria  sanà  façon,  à 
la  fin  de  son  billet,  de  le  lui  renvoyer.  D'Alembert, 
qui  m'écrivit  que  cet  ouvrage  décidait  de  ma  su-  • 
périorité ,  et  devait  me  mettre  à  la  tête  de  tous  les 
gens  de  lettres,  ne  signa  point  sa  lettre,  quoiqu'il 
eût  signé  toutes  celles  qu'il  m'avait  écrites  jus- 
qu'alors. Duclos,  ami  sûr,  homme  vrai,  mais  cir- 
conspect, et  qui  faisait  cas  de  ce  livre,  évita  de 
m'en  parler  par  écrit  :  la  Condamine  se  jeta  sur 
la  Profession  de  foi ,  et  battit  la  campagne  ;  Clai- 
raut  se  borna,  dans  sa  lettre ,  au  même  morceau; 
mais  il  ne  craignit  pas  d'exprimer  l'émotion  que 
sa  lecture  lui  avait  donnée;  et  il  me  marqua,  en 
propres  termes,  que  cette  lecture  avait  réchauffé 
sa  vieille  ame  :  de  tous  ceux  à  qui  j'avais  envpyé  mon 
livre,  il  fut  le  seul  qui  dit  hautement  et  librement 
à  tout  le  monde  tout  le  bien  qu'il  en  pensait 

R.    XVI.  4 


■j*-. 


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>;^ 


5o  LES  CONFESSIONS. 

Mathas,  à  qui  j'en  avais  aussi  donné  un  exem- 
plaire avant  qu'il  fût  en  vente,  le  prêta  à  M.  de 
Blaire,  conseiller  au  parlement,  père  de  l'inten- 
dant de  Strasbourg.  M.  de  Blaire  avait  une  maison 
de  campagne  à  Sa.int-Gratien,  et  Mathas,  son  an- 
cienne connaissance ,  l'y  allait  voir  quelquefois 
quand  il  pouvait  aller.  Il  lui  fit  lire  VÉmile  avant 
qu'il  fât  public.  En  le  lui  rendant,  M.  de  Blaire  lui  dit 
ces  propres  mots,  qui  me  furent  rendus  le  même 
jour  :  «M.  Mathas,  voilà  un  fort  beau  livre,  mais 
dont  il  sera  parlé  dans  peu,  plus  qu'il  ne  serait  à 
désirer  pour  l'auteur.  »  Quand  il  me  rapporta  ce 
propos,  je  ne  fis  qu'en  rire,  et  je  n'y  vis* que  l'im- 
portance d'un  homme  de  robe,  qui  met  du  mys- 
tère à  tout.  Tous  les  propos  inquiétants  qui  me 
revinrent  i^e  me  firent  pas  plus  d'impression;  et 
loin  de  prévoir  en  aucune  sorte  la  catastrophe 
à  laquelle  je  touchais,  certain  de  l'utilité,  de  la 
beauté  de  mon  ouvrage  ;  certain  d'être  en  règle  à 
tous  égards;  certain,  comme  je  croyais  l'être,  de 
tout  le  crédit  de  madame  de  Luxembourg  et  même 
de  la  faveur  du  ministère ,  je  m'applaudissais  du 
parti  que  j'avais  pris,  de  me  retirer  au  milieu  de 
mes  triomphes,  et  lorsque  je  venais  d'écraser  tous 
mes  envieux. 

Une  seule  chose  m'alarmait  dans  la  publication 
de  ce  livre,  et  cela,  moins  pour  ma  sûreté  que 
pour  l'acquit  de  mon  cœur.  A  l'Hermitage ,  à  Mont- 
morency,  j'avais  vu  de  près  et  avec  indignation  les 
vexations  qu'un  soin  jaloux  des  plaisirs  des  princes 
fait  exercer  sur  les  malheureux  paysans  forcés  de 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.  (1762)  5l 

souffrir  le  dégât  que  le  gibier  fait  dans  leurs  champs, 
sans  oser  se  défendre  qu'à  force  de  bruit,  et  forcés 
de  passer  les  nuits  dans  leurs  fèves  et  leurs  pois , 
avec  des  chaudrons,  des  tambours,  des  sonnettes, 
pour  écarter  les  sangliers.  Témoin  de  la  dureté 
barbare  avec  laquelle  M.  le  comte  de  Charolois 
faisait  traiter  ces  pauvres  gens,  j'avais  fait^  vers  la 
fin  de  VÉmiie,  Une  sortie  sur  cette  cruauté.  Autre 
infraction  à  mes  maximes,  qui  n'est  pas  restée  im- 
punie. J'appris  que  les  officiers  de  M.  le  priricîe  de 
Conti  n'en  usaient  guère  moins  dilrement  sur  ses 
terres;  je  tremblais  que  ce  prince,  pour  lequel 
j'étais  pénétré  de  respect  et  de  reconnaissance,  ne 
prît  pour  lui  ce  que  l'humanité  révoltée  m'avait 
fait  dire  pour  son  oncle,  et  ne  s'en  tînt  offensé. 
Cependant,  comme  ma  conscience  me  rassurait 
pleinement  sui^  cet  article ,  je  me  tranquillisai  sur 
son  témoignage,  et  je  fis  bien.  Du  moins,  je  n'ai 
jamais  appris  que  ce  grand  prince  ait  fait  la  moindre 
attention  à  ce  passage ,  écrit  long- temps  avant  que 
j'eusse  l'honneur  d'être  connu  de  lui. 

Peu  de  jours  avant  ou  après  la  publication  de 
mon  livre ,  car  je  ne  me  rappelle  pas  bien  exac- 
tement le  temps,  parut  un  autre  ouvragé  sur  lé 
même  sujet,  tiré  mot  à  mot  de  mon  premier  vo- 
lume ,  hors  quelques  platises  dont  on  avait  entre- 
mêlé cet  extrait.  Ce  livre  portait  le  nom  d'un  Ge- 
nevois appelé  Balexsert;  et  il  était  dit  dans  le  titre, 
qu'il  avait  remporté  le  prix  à  l'académie  de  Harlem. 
Je  compris  aisément  que  cette  académie  et  ce  pi^ix 
étaient  d'une  création  toute  notfvetle,  pour  dégui- 

4. 


5'2  LES  CONFESSIOIVS. 

ser  le  plagiat  aux  yeux  du  public  ;  mais  je  vis  aussi 
qu'il  y  avait  à  cela  quelque  intrigue  antérieure ,  à 
laquelle  je  ne  comprenais  rien  ;  soit  par  la  commu- 
nication de  mon  manuscrit,  sans  quoi  ce  vol  n'au- 
rait pu  se  faire;  soit  pour  bâtir  l'histoire  de  ce 
prétendu  prix ,  à  laquelle  il  avait  bien  fallu  donner 
quelque  fondement.  Ce  n'est  que  bien  des  années 
après  que,  sur  un  mot  échappé  à  d'Ivernois,  j'ai 
pénétré  le  mystère  et  entrevu  ceux  qui  avaient 
mis  en  jeu  le  sieur  Balexsert. 

Les  sourds  mugissements  qui  précèdent  l'orage 
commençaient  à  se  faire  entendre ,  et  tous  les  gens 
un  peu  pénétrants  virent  bien  qu'il  se  couvait,, 
au  sujet  de  mon  livre. et  de  moi,  quelque  complot 
qui  ne  tarderait  pas  d'éclater.  Pour  moi,  ma  sé- 
curité ,  ma  stupidité  fut  telle,  que,  loin  de  prévoir 
mon  malheur,  je  n'en  soupçonnai  pas  même  la 
cause ,  après  en  avoir  ressenti  l'effet.  On  commença 
par  répandre  avec  assez  d'adresse,  qu'en  sévis- 
sant contre  les  jésuites  on  ne  pouvait  marquer 
une  indulgence  partiale  pour  les  livres  et  les  au- 
teurs qui  attaquaient  la  religion.  On  me  reprochait 
d'avoir  mis  mon  nom  à  Y  Emile ,  comme  si  je  ne 
l'avais  pas  mis  à  tous  mes  autres  écrits,  auxquels 
on  n'avait  rien  dit.  Il  semblait  qu'on  craignît  de 
se  voir  forcé  à  quelques  démarches  qu'on  ferait  à 
regret,  mais  que  les  circonstances  rendaient  né- 
cessaires, et  auxquelles  mon  imprudence  avait 
donné  lieu.  Ces  bruits  me  parvinrent  et  ne  m'in- 
quiétèrent guère  :  il  ne  me  vint  pas  même  à  l'es- 
prit qu'il  pût  y  avoir  dans  toute  cette  affaire  la 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.    (1762)  53 

moindre  chose  qui  me  regardât  personnellement, 
moi  qui  me  sentais  si  parfaitement  irréprochable , 
si  bien  appuyé,  si  bien  en  règle  à  tous  égards,  et 
qui  ne  craignais  pas  que  madame  de  Luxembourg 
me  laissât  dans  l'embarras ,  pour  un  tort  qui ,  s'il 
existait,  était  tout  entier  à  elle  seule.  Mais  sachant 
en  pareil  cas  comme  les  choses  se  passent,  et  que 
l'usage  est  de  sévir  contre  les  libraires ,  en  ména- 
geant les  auteurs,  je  n'étais  pas  sa^is  inquiétude 
pour  le  pauvre  Duchesne^  si  M.  de  Malesherbes 
venait  à  l'abandonner. 

Je  restai  tranquille.  Les  bruits  augmentèrent,  et 
changèreat  bieiltôt  de  ton.  Le  public ,  et  surtout 
le  parlement,  semblait  s'irriter  par  ma  tranquil- 
lité. Au  bout  de  quelques  jours  la  fermentation 
devint  terrible;  et  les  menaces,  changeant  d'objet,, 
s'adressèrent  directement  à  moi.  On  entendait  dire 
tout  ouvertement  aux  parlementaires  qu'on  n'a- 
vançait rien  à  brûler  les  livres,  et  qu'il  fallait  brû- 
ler les  auteurs  «.Pour  les  libraires,  on  n'en  parlait 
point.  La  première  fois  que  ces  propos,  plus  di- 
gnes d'un  inquisiteur  de  Goa  que  d'un  sénateur, 
me  revinrent,  je  ne  doutai  point  que  ce  ne  fût 
une  invention  des  Holbachiens  pour  tâcher  de 
m'effrayer  et  de  m'exciter  à  fuir.  Je  ris  de  cette 
puérile  ruse,  et  je  me  disais,  en  me  moquant  d'eux, 
que,  s'ils  avaient  su  la  vérité  des  choses,  ils  au- 
raient cherché  quelque  autre  moyen  de  me  faire 
peur: mais  la  rumeur  enfin  devint  telle,  qu'il  fut 

^  Va.r. «....  Qu'il -fallait  s'adresser  directement  aux  auteul>s.  La 
première  fois » 


i 


54  LES  CONFESSIONS. 

clair  que  c'était  tout  de  bon.  Monsieur  et  madame 
de  Luxembourg  avaient  cette  année  avancé  leur 
second  voyage  de  Montmorency ,  de  sorte  qu'ils  y 
étaient  au  commencement  de  juin.  J'y  entendis 
très-peu  parler  de  mes  nouveaux  livres,  malgré  le 
bruit  qu'ils  faisaient  à  Paris ,  et  les  maîtres  de  la 
maison  ne  m'en  parlaient  point  du  tout.  Un  matin 
c^pepd^nt,  que  j'étais  seul  avec  M.  de  Luxem- 
bourg, il  niç  dit:  Avez-vous  parlé  mal  de  M.  de 
Choiseul  ^ç^ns  \^  Contrat  social?  Moi!  lui  dis- je  en 
reculant  de  surprise,  non ,  je  vous  jure  ;  mais  j'en 
ai  fait  en  revanche,  et  d'une  pli^me  qui  n'est  pas 
louangeuse ,  le  plus  bel  éloge  q^e^jamais  ministre 
ait  reçu.  Et  tout  de  suite  je  lui  rapportai  le  pas- 
^ge.  Et  dans  l'^/yz/Ze.'^  reprit-il.  Pas  un  mot,  répon- 
dis-je;  il  n'y  a  pas  un  seul  mot  qui  le  regarde.  Ah! 
dit-il  avec  plus  de  vivacité  qu'il  n'en  avait  di^prdi-: 
naire ,  il  fallait  faire  la  même  chose  dans  l'autre  li- 
vre, ou  être  plus  clair!  J'ai  crq  l'être,  ajoutai-je; 
je  .l'estimais  assez  pour  cela.  Jl  allait  reprendre  la 
parole  ;  je  le  vis  prêt  à  s'ouvrir;  il  se  retint  et  se  tut. 
^î^lheureuse  politique  de  courtisan ,  qui  dians  les 
îpeilleurs  cœurs  domine  l'amitié  mê^ie  ! 
. .  Cette  conversation,  quoique  courte,  m'éclaira  sur 
ma  situation ,  du  moins  h,  certain  égard ,  et  me  fit 
çoimprendri^  que  c'était  bien  à  moi  qu'on  en  vou- 
lut. Je  déplorai  cette  inouïe  fatalité  qui  tournait  à 
n^çiii  préjudice  tout  ce  que  je  disais  et  faisais  de 
^xie^.  Cependant,  me  sentant  ppur  plastron  daiis 
cette  affaire  madame  de  Luxetnbourg  et  M.  de  Ma- 
lesherbes,  je  ne  voyais  pas  comment  on  pouvait 


PARTIE  II,   LIVRE  XI.    (1762)  55 

s'y  prendre  pour  les  écarter  et  venir  jusqu'à  moi  : 
car  d'ailleurs  y  je  sentis  bien  dès-lors  qu'il  ne  serait 
[)lus  question  d'équité  ni  de  justice,  et  qu'on  ne 
s'embarrasserait  pas  d'examiner  si  j'avais  réelle- 
ment tort  ou  non.  L'orage,  cependant,  grondait 
de  plus  en  plus.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  Néaulme 
qui,  dans  la  diffusion  de  son  bavardage,  ne  me 
montrât  du  regret  de  s'être  mêlé  de  cet  ouvrage, 
et  la  certitude  où  il  paraissait  être  du  sort  qui  me- 
naçait le  livre  et  l'auteur.  Une  chose  pourtant  me 
rassurait  toujours  :  je  voyais  madame  de  Luxem- 
bourg si  tranquille,  si  contente,  si  riante  même, 
qu'il  fallait  bien  qu'elle  fut  sûre  de  son  fait,  pour 
n'avoir  pas  la  moindre  inquiétude  à  mon  sujet, 
pour  ne  pas  me  dire  un  seul  mot  de  commiséra- 
tion ni  d'excuse,  pour  voir  le  tour  que  prendrait 
cette  affaire,  avec  autant  de  sang  froid  que  si  elle 
ne  s'en  fût  point  mêlée ,  et  qu'elle  n'eût  pas  pris  à 
moi  le  moindre  intérêt.  Ce  qui  me  surprenait  était 
qu'elle  ne  me  disait  rien  du  tout.  Il  me  semblait 
qu'elle  aurait  dû  me  dire  quelque  chose.  Madame 
de  Boufflers  paraissait  moins  tranquille.  Elle  allait 
et  venait  avec  un  air  d'agitation,  se  donnant  beau- 
coup  de  mouvement,  et  m'assurant  que  M.  le 
prince  de  Conti  s'en  donnait  beaucoup  aussi  pour 
parer  le  coup  qui  m'était  préparé,  et  qu'elle  attri- 
buait toujours  aux  circonstances  présentes,  dans, 
lesquelles  il  importait  au  parlement  de  ne  pas  se 
laisser  accuser  par  les  jésuites  d'indifférence  sur 
la  religion.  Elle  paraissait  cependant  peu  compter 
sur   le  succès   des   déftiiarch^s  du  prijice  et  des 


56  LES  CONFESSIONS. 

siennes.  Ses  conversations,  plus  alarmantes  que 
rassurantes,  tendaient  toutes  à  m'engager  à  la  re- 
traite, et  elle  me  conseillait  toujours  l'Angleterre, 
où  elle  m'offrait  beaucoup  d'amis ,  entre  autres  le 
célèbre  Hume,  qui  était  le  sien  depuis  long-temps. 
Voyant  que  je  persistais  à  rester  tranquille,  elle 
prit  un  tour  plus  capable  de  m'ébranler.  Elle  me 
fit  entendre  que  si  j'étais  arrêté  et  interrogé,  je 
me  mettais  dans  la  nécessité  de  nommer  madame 
de  Luxembourg,  et  que  son  amitié  pour  moi  mé- 
ritait bien  que  je  ne  m'exposasse  pas  à  la  compro- 
mettre. Je  répondis  qu'en  pareil  cas  elle  pouvait 
rester  tranquille ,  et  que  je  ne  la  compromettrais 
point.  Elle  répliqua  que  cette  résolution  était  plus 
facile  à  prendre  qu'à  exécuter;  et  en  cela  elle  avait 
raison,  surtout  pour  moi,  bien  déterminé  à  ne  ja-  ^ 

mais  me  parjurer  ni  mentir  devant  les  juges,  quel- 
que risque  qu'il  pût  y  avoir  à  dire  la  vérité. 

Voyant. que  cette  réflexion  m'avait  fait  quelque 
impression,  sans  cependant  que  je  pusse  me  ré- 
soudre à  fuir ,  elle  me  parla  de  la  Bastille  pour  quel- 
ques semaines,  comme  d'un  moyen  de  me  sous- 
traire à  la  juridiction  du  parlement,  qui  né  se  mêle 
pas  des  prisonniers  d'état.  Je  n'objectai  rien  con- 
tue^  cette  singulière  grâce,  pourvu  qu'elle  ne  fût 
pas  sollicitée  en  mon  nom.  Comme  elle  ne  m'en 
parla  plus,  j'ai  jugé  dans  la  suite  qu'elle  n'avait 
proposé  cette  idée  que  pour  me  sonder,  et  qu'on 
n'avait  pas  voulu  d'un  expédient  qui  finissait 
tout. 

Peu  de  jours  après,  monsieur  le  maréchal  reçut 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.  (1762)  &J 

du  curé  de  Deuil,  ami  de  Grimm  et  de  madame 
d'Épinay,  une  lettre  portant  l'avis  qu'il  disait  avoir 
eu  de  bonne  part,  que  le  parlement  jdevait  procér 
der  contre  uïoi  avec  la  dernière  sévérité,  et  que 
tel  jour,  qu'il  marqua,  je  serais  décrété  de  prise 
de  corps.  Je  jugeai  cet  avis  de  fabrique  holbachi,- 
que;  je  savais  que  le  parlement  était  très-attentif 
aux  formes ,  et  que  c'était  toutes  les  enfreindre  que 
de  commencer  en  cette  occasion  par  un  décret  de 
prise  de  corps,  avant  de  savoir  juridiquement  si 
j'avais  le  livre,  et  si  réellement  j'en  étais  Fauteur.  Il 
n'y  a,  disais-je  à  madame  de  BoufQers,  que  les  crî- 
m-e^  qui  portent  atteinte  à  la  sûreté  publique  dont 
sur  le  simple  indice  on  décrète  les'accusés  de  prise 
de  corps,  de  peur  qu'ils  n'échappent  au  châti- 
ment. Mais  quand  on  veut  punir  un  délit  tel  que 
le  mien,  qui  mérite  des  honneurs  et  dés  récom- 
penses, on  procède  contre  le  livre,  et  l'on  évite 
autant  qu'on  peut  de  s'en  prendre  à  l'auteur.  Elle 
me  fit  à  cela  une  distinction  subtile ,  que  j'ai  ou- 
blié ,  pour  me  prouver  que  c'était  par  faveur  qu'on 
me  décrétait  de  prise  de  corps,  au  lieu  de  m'assi- 
gner  pour  être  ouï.  Le  lendemain  je  reçus  une  let- 
tre de  Guy ,  qui  me  marquait  que ,  s'étant  trouvé 
le  même  jour  chez  monsieur  le  procureur-géné-;. 
rai,  il  avait  vu  sur  son  bureau  le  brouillon  d'un 
réquisitoire  contre  VÉmile  et  son  auteur.  Notez 
que  ledit  Guy  était  l'associé  de  Duchesne,  qui 
avait  imprimé  l'ouvrage,  lequel,  fort  tranquille 
pour  son  propre  compte,  donnait  par  charité  cet 
avis  à  l'auteur.  On  peut  juger  combien  tout  cela 


58  LES  CONFESSIONS. 

me  parut  croyable!  11  ét^it  si  simple,  si  naturel 
qu'un  Kbraire  admis  à  l'audience  de  monsieur  le 
procureur-général  lût  tranquillement  les  manus- 
crits et  brouillons  épars  sur  le  bureau  de  ce  ma- 
gistrat! Madame  de  Boufflers  et  d'autres  me  con- 
firmèrent la  même  cho^e.  'Sûr  les  absurdités  dont 
on  me  rebattait  incessamment  les  oreilles,  j'étais 
tenté  de  croire  ijue  tout  le  monde  était  devenu  fou. 

Sentant  bien  qu'il  y  avait  sous  tout  cela  quel- 
que mystère  qu'on  ne  voulait  pas  me  dire,  j'atten- 
dais tranquillement  l'événement,  me  reposant  sur 
ma  droiture  et  mon  innocence  en  toute  cette  af- 
faire,  et  trop  heureux,  quelque. persécution  qui 
dût  m'attendre,  d'être  appdié  à  l'hôjineur  de  souf- 
frir pour  la  vérité.  Loin  de  crain^dre  et  de  me  tenir 
caché,  j'allais  tous  les  jours  au  château,  et  je  faisais 
les  après-midi  ma  promenade  ordinaire.  Lç  8  juin, 
veille  du  décret,  je  la  fis  avec  deux  professeurs 
oratoriens ,  le  P.  Alamanui  et  le  P.  Mandard.  Nous 
portâmes  aux  Champeaux  un  petit  goûter  que  nous, 
mangeâmes  de  grand  appétit.  Nous  avions  oubUé 
des  verres  :  nous  y  suppléâmes  par  des  chalumeaux 
de  seigljB ,  avec  lesquels  nous  aspirions  le  vin  dans 
la  bouteille,  nous  piquant  de  choisir  des  tuyaux 
bien  larges,  pour  pomper  à  qui  mieux  mieux.  Je 
n'ai  de  ma  vie  été  si  gai. 

J'ai  conté  comment  je  perdis  le  sommeil  dans 
ma  jeunesse.  Depuis  lors  j'avais  pris  l'habitude  de 
lire  tous  les  soirs  dans  mon  lit  jusqu'à  cç  que  je 
sentisse  mes  yeux  s'appesantir.  Alors  j'éteignais  ma 
bougie,  et  je  tachais  de  m's^ssoupir  quelques  in- 


PARTIE  II,  LIVRE  XI.   (1762)  Sq 

stants  qui  ne  duraient  guère.  Ma  lecture  ordiiiaire 
du  soir  était  la  Bible,  et  je  l'ai  lue  entière  au  moins 
cinq  ou  six  fois  de  suite  de  cette  façon.  Ce  soir-là , 
me  trouvant  plus  éveillé  qu'à  l'ordinaire^  je  pro- 
longeai  plus  long-temps  ma  lecture,  je  lus  tout 
entier  le  livre  qui  finit  par  le  Lévite  ^  d'Éphraïm , 
et  qui,  si  je  ne  me  trompe,  est  le  livre  des  Juges  ; 
car  je  ne  l'ai  pas  revu  depuis  ce  temps-là.  Cette 
histoire  m'affecta  beaucoup,  et  j'en  étais  occupé 
dan3  une  espèce  de  rêve,  quand  tout-à-coup  j^en 
fus  tiré  par  dufcruit  et  de  la  lumière.  ThérçBe,^qui 
la  portait,  éclairait  M.  La  Roche,  qui,  me  voyant 
lever  brusquement  sur  mon  ^éant ,  me  dit  :  Ne  vous 
alarmez  pas;  c'est  de  U  part  de  madame  la  maré- 
chale, qui  vous  écrit  et  vous  envoie  une  lettre  de 
M.  le  prince  de  Conti.  En  effet,  dans  %  lettre  de 
madame  df  Luxeinbourg ,  je  trpuvai  celle  qu'un 
exprès  de  ce  prince  venait  de  lui  apporter,  por- 
tant avis  qxie,  inalgré  tous  ses  efforts  ,  on  était 
déterminé  à  procéder  contre  mqi  à  toute  rigueur. 
La  fermentation,  lui  marquait-il,  est  extrême  ;  rien 
ne  peut  parer  le  coup  ;  la  cour  l'exige,  le  pSH'lement 
le  veut;  à  sept  heures  du  matiç  il  sera  décrété  de 
prise  de  corps,  et  l'on  enverra  sur-le<:hamp  le  saisir; 
j'ai  obtenu  qu'on  ne  le  poursuivra  pas  s'H s'éloigne; 
mais  s'il  persiste  à  vouloir  se  laisser  prendre,  il  sera 
pris.  La  Roche  me  conjnf  £^,  de  la  p^rt  de  madame  1^ 
maréchale,  de  ine  lever  et  d'aller  conférer  avec 
elle.  Il  était  deux  heures;  elle  venait  de  se  coucher. 
Elle  vous  attend,  ajouta-t-il,  et  ne  vent  pas  s'en- 

''  Var.  « qui  finit  par  rii.isi;oirç  ^m^I^y^W**:»*  *• 


6o  LES  CONFESSIONS. 

dormir  sans  vous  avoir  vu.  Je  m'habillai  à  la  hâte , 
et  j'y  courus. 

Elle  me  parut  agitée.  C'était  la  première  fois.  Son 
trouble  me  toucha.  Dans  ce  moment  de  surprise , 
au  milieu  de  la  nuit,  je  n^étais  pas  moi-même 
exempt  d'émotion  :  mais  en  la  voyant  je  m'oubliai 
moirmême  pour  ne  penser  qu'à  elle  et  au  triste 
rôle  qu'elle  allait  jouer,  ^  je  me  laissais  prendre; 
car,  mê  sentant  assez  de  courage  pour  ne  dire  ja- 
mais que  la  vérité,  dût-elle  me  nuire  et  me  perdre , 
je  ne  me  sentais  ni  a^sez  de  présence  d'esprit,  ni 
assez  d'adresse,  ni  peut-être  assez  de  fermeté  pour 
éviter  de  la  compromettre^'sij'étais^vement  pressé. 
Gela  me  décida  à  sacrifier  ma  gloire  à  sa  tranquil- 
lité, à  faire  pour  elle,  en  cette  occasion ,  ce  qu^  rien 
ne  m'eût  fait  faire  pour  moi.  Dans  l'instant  que  ma 
résolution  fut  prise,  je  la  lui  déclarai,  ne  voulant 
point  gâter  le- prix  de  mon  sacrifice  en  le  lui  fai- 
sant acheter.  Jë'Suis  certain  qu'elle  ne  put  se  trom- 
per sur  mon  motif;  cependant  elle  ne  mé  dit  pas 
un  mot  qui  marquât  qu'elle  y  fût  sensible.  Je  fus 
choqué  de  cette  indifférence ,  au  point  de  balancer 
à  me  rétracter  :  mais  monsieur  le  maréchal  sur- 
vint :  madame  de  Boufflers  arriva  de  Paris  quelques 
moments  après.  Ils  firent  ce  qu'aurait  dû  faire  ma- 
dame de  Luxembourg.  Je  me  laissai  flatter;  j'eus 
honte  de  me  dédire,  et  il  rie  fut  plus  question  que 
du  lieu  de  ma  retraite  et  du  temps  de  mon  départ. 
M.  de  Luxembourg  me  proposa  de  rester  chez  lui 
quelques  jours  incognito,  pour  délibérer  et  prendre 

"  Var.  « de  cpmpromettre  madame  de  Luxembourg  si 


PARTIE  II,  LIVRB  XI.   (1762)  6i 

mes  mesures  plus  à  loisir;  je  n'y  consentis  points 
non  plus  qu'à  la  proposition  d'aller  secrètemei;it 
au  Temple.  Je  m'obstinai  à  vouloir  partir  dès  le 
même  jour,  plutôt  que  de  rester  caché  où  que  ce 
pût  être. 

Sentant  que  j'avais  des  ennemis  secrets  et  puis- 
sants dans  le  royaume ,  je  jugeai  que ,  malgré  mon 
attachement  pour  la  France ,  j'en  devais  sortir  pour 
assurer  ma  tranquillités  Mon  preniier  luouvement 
fut  de  me  retirer  à  Genève;  mais  un  instant  de 
réflexion  suffit  pour  me  dissuader  tie  faire  cette  sot- 
tise. Je  savais  que  le  ministère,  de  France ,  encore 
plus  puissant  à  Genève  qu'à  Paris ,  ne  me  laisserait 
pas  plus  en  paix  dans  une  de  ces  villes  que  dans 
l'autre,  s'il  avait  résolu  de  me  tourmenter.  Je  sa- 
vais que  le  Discours  sur  FlnégaUté  avait  excité 
contre  moi,  dans  le  conseil,  une  haine  d'autant 
plus  dangereuse  qu'il  n'osait  la  manifester.  Je  sa- 
vais qu'en  dernier  lieu ,  quand  la  Nouvelle  Hétùîse 
parut,  il  s'était  pressé  de  la  défendre,  à  la  sollici- 
tation du  docteur  Tronchin  ;  mais  voyant  que  per-?. 
sonne  ne  l'imitait,  pas  même  à  Paris,  il  eut  honte 
de  cette  étourderie,  et  retira  la  défense.  Je  ne  dou- 
tais pas  que,  trouvant  ici  l'occasion  plus  favorable, 
il  n'eût  grand  soin  d'en  profiter.  Je  savais  que, 
malgré  tous  les  beaux  semblants,  il  régnait  contre 
moi ,  dans  tous  les  cœurs  genevois ,  une  secrète  ja- 
lousie ,  qui  n'attendait  que  l'occasion  de  s'assouvir. 
Néanmoins,  l'amour  de  la  patrie  me  rappelait  dans 
la  mienne;  et  si  j'avais  pu  me  flatter  d'y  vivre  en 
paix,  je  n'aurais  pas  balancé  :  mais  l'honneur  ni  la 


62  LES  CONFESSIONS. 

raison  ne  me  permettant  pas  dé  m'y  réfugier  comme 
im  fugitif,  je  pris  lé  parti  de  m'en  rapprocher  seu- 
lement, et  d'allçr  attendre  en  Suisse  celui  qu'on 
preildrait  à  Genève  à  tnon  égard.  On  verra  bientôt 
que  cette  incertitude  ne  dura  pas  long-temps. 

Madame  de  Boufflers  désapprouva  beaucoup 
cette  résolution,  et  fit  de  nouveaux  efforts  pour 
m'eiigager  à  passer  en  Angleterre.  Elle  ne  m'ébraçla 
pas.  Je  n'ai  jamais  aimé  l*Angleterre  ni  les  Anglais  ; 
et  toute  l'éloquence  de  madame  de  Boufflers,  loin 
de  vaincre  ma  répugnance,  semblait  l'augmenter, 
sans  que  je  susse  pourquoi. 

Décidé  à  partir  le  même  jour,  je  fus  dès  le  matin 
parti  pour  tout  le  monde;  et  La  Roche,  par  qui 
j'envoyai  chercher  mes  papiers,  ne  voulut  pas  dire 
à  Thérèse  elle-même  si  je  l'étais  ou  ne  l'étais  pas. 
Depuis  que  j'avais  résolu  d'écrire  un  jour  mes  Mé- 
moires, j'avais  accumulé  beaucoup  de  lettres  et 
autres  papiers ,  de  sorte  qu'il  Mlut  plusieurs  voya- 
ges. Une. partie  de  ces  papiers  déjà  triés  fureat  mis 
à  part,  et  je  m'occupai  le  reste  de  la  matinée  à 
trier  les  autres ,  afin  de  n'emporter  que  ce  qui  pou- 
vait m'être  utile,,et  brûler  le  reste.  M.  de  Luxem- 
bourg voulut  bien  m'aider  à  ce  travail,  qui  s<î 
trouva  si  long  que  nous  ne  pûmes  achever  dans  la 
matinée,  et  je  n'eus  le  temps  de  rien  brûler.  Mon- 
sieur le  maréchal  m'offrit  de  se  charger  du  reste 
de  ce  triage,  de  brûler  le  rebut  lui-même,  sans  s'en 
rapporter  à  qui  que  ce  fût,  et  de  m'envoyer  tout  ce 
qui  aurait  été  mis  à  part.  J'acceptai  l'offre,  fort 
aise  d'être  délivré  de  ce  soin,  pour  pouvoir  passer 


\ 


PARTIE  If,  LIVRE  XI.   (1762)  63 

le  peu  d'heures  qui  me  restaient  avec  des  personnes 
si  chères,  que  j'allais  quitter  pour  jamais.  Il  prit 
la  clef  de  la  chambre  où  je  laissais  ces  papiers,  et, 
à  mon  instante  prière,  il  envoya  chercher  ma 
pauvre  tante  qui  se  consumait  dans  la  {Perplexité 
mortelle  de  ce  que  j'étais  devenu,  et  de  ce  qu'elle 
allait  devenir,  et  attendant  à  chaqUe  instant  les 
huissiers ,  sans  savoir  comment  se  conduire  et  que 
leur  répondre.  La  Roche  l'amena  au  château ,  ssttis 
lui  rien  dire;  elle  me  croyait  déjà  bien  loin  :  en 
m'apercevant,  elle  perça  l'air  de  ses  cris,  et  se  pré- 
cipita dans  mes  bras.  O  amitié ,  rapport  des  cœurs , 
habitude,  intimité!  Dans  ce  doux  et  cruel  moment 
se  rassemblèrent  tant  de  jours  de  bonheur,  de  ten- 
dresse et  de  paix,  passés  ensemble,  pour  me  faire 
mieux  sentît  le  déchirement  d'une  première  sépa-' 
ration,  après  nous  être  à  peine  perdus  de  vue  un 
seul  jour  pendant  près  de  dht-sept  ans.  Le  maré- 
chal, témoin  de  cet  embrassement,  ne  put  retenir 
ses  laixnes.  Il  nous  laissa.  Thérèse  ne  voulait  plus 
me  quitter.  Je  lui  fis  sentir  l'inconvénient  qu'elle 
me  suivît  en  ce  moment,  et  la  nécessité  qu'elle 
restât  pour  liquider  mes  effets^-et  rectieillir  mon 
argent.  Quand  on  décrète  un  homme  de  prise  de 
corps,  l'usage  est  de  saisir  ses  papiers,  de  mettre 
le  scellé  sur  ses  effets,  ou  d'en  faire  l'inventaire, 
et  d'y  nommer  un  gardien.  Il  fallait  bien  qu'elle 
restât  pour  veiller  à  ce  qui  se  passerait,  et  tirer  de 
tout  le  meilleur  parti  possible.  Je  lui  promis  qu'elle 
me  rejoindrait  dans  peu  :  monsieur  le  maréchal 
confirma  ma  promesse;  mais  je  ne  voulus  jamais 


64  I^£S  GONFBSSIOKS. 

lui  dire  où  j*aUais,  afin  que,  interipogée  par  cpux 
qui  viendraient  me  saisir,  elle  pût  protester  avec 
vérité  de  son  i^orance  sur  cet  article.  En  l'em- 
brassant au  moment  de  nous  quitter,  je  sentie  en 
moi-même  un  mouvement  très  extraordinaire,  et 
je  lui  dis  dans  un  transport,  hélas!  trop  prophé- 
tique :  Mon  enfant,  il  faut  t'armer  de  courage.  Tu 
as  partagé  la  prospérité  de  mes  beaux  jours  ;  il  te 
reste ,  puisque  tu  le  veux ,  à  partager  mes  misères. 
N'attends  plus  qu'affronts  et  calamités  à  ma  suite. 
Le  sort  que  ce  triste  jour  commence  pour  moi  me 
poursuivra  jusqu'à  ma  dernière  heure. 

Il  ne  me  restait  plus  qu'à  songer  au  départ.  Les 
huissiers  avaient  dû  venir  à  dix  heures.  Il  en  était 
quatre  après  midi  quand  je  partis,  et  ils  n'étaient 
^as  encore  arrivés.  Il  avait  été  décidé  ^e  je  pren- 
drais la  poste.  Je  n'avais  point  de  chaise;  monsieur 
le  maréchal  me  fit, présent  d'un  cabriolet,  et  me 
prêta  des  chevaux  et  un  postillon  jusqu'à  la  pre- 
mière poste,  où,  par  les  mesures  qu'il  avait  prises, 
on  ne  mç  fit  aucune  difficulté  de  me  fournir  des 
chevaux. 

Comme  JB  n'avais  point  dîné  à  table,  et  ne  m'étais 
pas  montré  dans  le  château,  les  dames  vinrent  me 
dire  adieu  dons  l'entre-sol,  où  j'avais  passé  la 
j  ournée.  Madame  la  maréchalem'émbrassaplusieurs 
fois  d'un  air  assez  triste;  mais  je  ne  sentis  plus  dans 
ces  embrassements  les  étreintes  de  ceux  qu'elle  m'ar 
vait  prodigués ,  il  y  avait  deux  ou  trois  ans.  Madame 
de  Boufflers  m'embrassa  aussi  ^  et  nïe  dit  de  fort 
bdles  x^hoses*.  Un  embrassement  qui  me  surprit 


V^' 


& 


PARTIBJjfl^.l^VJRE  XI.  (176a)  65 

davantage  fut  celui  de  inadame  de  Mirepoix;  car 
elle  était  aussi  là.  Madame  la  maréchale  de  Mirepoix 
est  une  personne  extrêmement  froide,  décente  et 
féservé©,  et  ne  me  paraît  pas  tout-à-fait  exempte 
àe  la  hauteur  naturelle  à  la  maison  de  Lorraine. 
Elle  ne  n^['avait  jamais  témoigné  beaucoup  d'atten- 
tion. Soit  que ,  flatté  d'un  honneur  auquel  je  ne 
m'attpndais  pas ,  je  cherchasse  à  m'en  augmenter 
le  prix,  soit  qu'en  effet  elle  erftt  mis  dans  cet  em- 
brassement  un  peu  die  cette  commisération  natu- 
relle aux  cœurs  généreux,  je  trouvai  dans  son 
mouvement  et  dans  son  regard  je  ne  sais  quoi 
d'énergique  qui  me  pénétra.  Souvent,  en  y  repen- 
sant, j'ai  soupçonné  dans. la  suite  que,  n'ignorant 
pas  à  quel  sort  j'étais  condamné,  elle  n'avait  pu 
se  défendi^e^  d'un  moment  d'attendrissement  sur^^ 
ma  deistinée. 

Monsie\ir  le  maréchal  n'ouvrait  pas  la  bouche; 
il  était  pâle  comme  un  mort.  Il  voulut  absolument 
m'accompagner  jusqu'à  ma  chaise  qui  m'attendait 
à  l'abreuvoir.  Nous  traversâmes  tout  le  jardin  sans 
dire  un  seul  mot.  J'avais  une  clef  du  parc,  dont 
je  me  servis  pour  ouvrir  la  porte;  après  quoi,  au  • 
lieu  de  remettre  la  clef  dans  ma  poche,  je  la  lui 
rendis  sans  mot  dire.  Il  la  prit  avec  une  vivacité 
surprenante,  à  laquelle  je  n'ai  pu  m'empécher  de  . 
penser  souvent  depuis  ce  temps^là.  Je  n'ai  guère 
^u  dans  ma  vie  d'instant  plus  amer  que  celui  de  .  ' 
cette  séparation.  L'embrassemeiit  fut  long  et  muet  : 
no^s  sentîmes  l'un  et  l'autre  que.  cet  embrassement 
était  un  dernier  adieu.    .     • 


66  '    LES  CONFESSIONS. 

Entre  la  Barre  et  Montmorency ,  je  rencontrai 
dans  un  carrosse  de  remise  quatre  hommes  en  noir, 
qui  me  saluèrent  en  souriant.  Sur  ce  que  Thérèse 
m'a  rapporté  dans  la  suite  de  la  figure  des  huissiers^ 
de  l'heure  de  leur  arrivée,  et  de  la  façon  dont  ils 
se  comportèrent,  je  n'ai  point  doîité  que  ce  ne 
fussent  eux;  surtout  ayant  appris  dans  la  suite, 
qu'au  lieu  d'être  décrété  à  sept  heures,  compie  on 
me  l'avait  aimoncé,  je  ne  l'arvais  été  qu'à  midi^  Il 
fallut  traverser  tout  Paris,  On  n'est  pas  fort.caché 
dans  un  cabriolet  tout  ouvert.  Je  vis  dans  les  rues 
plusieurs  personnes  qui  me  saluèrent  d'un  air  de 
connaissance,  mais  je  n'en  reconnus  aucune.  Le 
même  soir  je  me  détourjiai  pour  passer  à  Villeroy. 
A  Lyon ,  les  courriers  doivent  être  menés  au  com- 
.mandant.  Cela  pouvait  être  embarrassant  pour  un 
homme  qui  ne  voulait  ni  mentir  ni  changer  de, nom. 
J'allais,  avec  une  lettre  de  madame  de  Luxembourg, 
prier  M.  de  Villeroy  de  faire  en  sorte  que  je  fusse 
exempté  de  cette  corvée.  ]y[.  de  Villeroy  me  donna 
une  lettre  dont  je  ne  fis^point  usage,  parce  qne  je 
ne  passai  pas  à  Lyon.  Cette  lettre  est  restée  encore 
cachetée  parmi  mes  papiers.  Monsieur^  le  duc  me 
pressa  beaucoup  de  coucher  à  Villeroy;  mais  j'ai- 
mai mieux  réprendre  la  grande  route,  et  je  fis  en- 
core deux  postes  le  même  jour. 

Ma  chaise  était  rude,  et  j'étais  trop  incommodé 
pour  pouvoir  marcher  à  grandes  jonrhées.  D'ail- 
,   leurs,  je  n'avais  pas  l'air  assez  imposant  pour  me 
faire  bien  servir,  et  l'on  sait  qu'en  France  les  che- 
vaux de  poste  ne  sentent  \si  gaule  que  sur  les  épaules 


r 


I 


I 


RIIE   II,   LIVJl£   XI.    (170»)  (j^ 

Ja'|(ûstiUoii.  En  payant  grassement  tes  guides,  je 
d'us  suppléer  à  la  mine  ôt  an  propos  ;  ce  fut  encore 
pis.  Ils  me  prirent  pour  un  pied-plat,  qiii  marchait 
par  commission,  et  qui  courait  la  poste  pour  la 
première  fois  de  sa  vie.  Dès-lors  je  n'eus  plus  que 
(les  rosses,  et  je  devins  le  jouet  des  postillons.  Je 
finis  comme  j'aurais  dû  conuneiicer,  par  prendre 
patience,  ne  rien  dire,  et  aller  comme  il  leur 
plut. 

J'avais  de  quoi  ne  pas  m'ennuyer  en  route ,  en 
nie  livrant  aux  réflexions  qui  se  présentaient  sur 
tout  ce  qui  venait  de  rn 'arriver;  mais  ce  n'éjait-là 
ni  mon  tour  d'esprit  ni  la  pente  de  mon  cœur. 
Il  est  étonnant  avec  quelle  facilité  j'oublie  le  mal 
passé,  quelque  récent  qli'il  puisse  être.  Autant  sa 
prévoyance  m'effraie  et  me.trouble,  tant  que  je  le 
vois  dans  l'avenir,  autanfcson  souvenir  me  revient 
faiblement  et  s'éteint  sans  peine"  aussitôt  qu'il  est 
arrivé.  Ma  cruelle  imaginatTion ,  qui  se  tourmente 
sans  ees'ge  à  prévenir  les  maux  qui  ne  sont  point 
eisebcc ,  fait  diversion  à  ma  mémoire ,  et  m'empêche 
déVme  rappeler  ceux  qiii  ne  -sont  plîis.  Contre  ce 
qui^estfait,!!  n'y  a  plus  dé  prén:autions  à  prendre, 
et  il  est  inutile  de  s'en  occuper.  J'épuise  en  quel- 
que façon  mon  malheur  d'avance  :  plus  j'ai  souf- 
fert à  le  prévoir,  plus  j'ai  de  faciUté  à  l'oublier; 
tandin  qu'au  contraire  1,  sans  cesse  occupé  de  mon 
bonheur  passé,  je  le  rappelle  et  le  rumine,  pour 
ainsi  diïe,  au  point  d'en  jouir  derechef  quand  je 
veux. C'est  à  cette  heureuse  disposition,  je  le  sens, 
que  je  dois  de  n'avoir  jamais  connu  cette  hum 


68'  ■       '  LIîS  COTÏFISSIONS- 

raiicmiîère  (fui  fermente  <fans  uii  cœur  vindicatif, 
p.ir  le  souvenir  continuer  (1?b  offenses  reçues,  et 
qui  le  tourmente  lui-même  de  tout  le  mal  qu'il 
voudrait  faire  "  à  son  ennenii.  Naturellement  em- 
porté, j'ai  senti  la  colère,  la  fureur  même  dans  les 
premiers  mouvements;  mais  jamais  un  désir  de 
vengeance  ne  prit  racine  au-dedaiis  de  moi.  Je 
m'dccupe  trop  peu  de  l'offeDse,  pour  m'occuper 
beaucoup  de  l'offeifseur.  Je  ne  pense  au  mal  que 
j'en  ai  reçu  qu'à  cause' de  celui  que  j'en  peux  re- 
cevoir encore;,  et  si  j'étais  sûr  qu'il  ne  m'en  fît 
plus ^_ celui  ■qu'il  m'a'feit  sériât  à  l'instant  oublié. 
On  nous  prèche-beaucoup  lé  pardon  des  offenses  : 
c'est  une  fort  belle  vertu  sans  doute,  mais  qui 
n'est  pas  à  mon  usage.  J^gnore  si  mon  cœur  sau- 
rait dominer  sa  haine,  car  il  n'en  a  jamais  senti, 
et  je  pense  trop  peu  à  mes  ennemis ,  pour  avoir  le 
■mérite  de  leur  pardonner.  Je  ne  dirai  pas  à  quel 
point,  pour  me  tourinénter,  ils  se  tourmentent 
eux-mêmes.  Je  suis  à  leur  merci, "ils  ont  tout  pou- 
voir, ils  en  usent.  Il  n'y  a  qu'une  seiile  chose  au- 
dessus  de  leur  puissance ,  et  dont  je  les  défie  ;  c'est, 
en  se  tounnentant  de  moi ,  de  me  forcer  à  me 
tourmenter  d'eux. 

Dès  le  lendemain  de  mon  départ,  j'bubliai  si 
parfaitement  tout  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  le 
parlement ,  et  madame  de  Ponîfiadour ,  et  M.  de 
Cboiseul,  et  Grimm,  et  d'Alembert,  et  leurÈ  com- 
plots, et  leurs  complices,  que  je  n'y  aurais  pas 
même  repensé  de  tout  mon  voyage ,  sans  les  pré- 

"  Vah qu'il  vutidrait  rendre  à 


PART1*ÏI,,CIVRE  XI.   (lyGii)  G9 

cautions  dont  j'étais  pbljgé  cjjuser.  Un  souvenir 
qui  m^.yint  au  lieu  de  tout  cela, /ut  celui  de  ma 
dernyçï'e  IciÇture,  1^  veilfe  de  mon  .départ.  Je  me 
rappelai  aussi  les  Idyles-jde  Gessner,  que  son  tra- 
ducteur Hubert  m'avait  envoyées  il  y  avadt  quel- 
que temps.  Ces  deux  idées  me^  revinrent  si  bien  et 
se  mêlèrent  de  telle  sorte  d^ns  mon  esprit,  qde  je 
voulus  essayer  de  les  réujiir,  en  traitant  à  la  ma- 
nière de  Gessnep  le  syjet  du  Lévite  d'Éphraïm,  Ce 
style  cham|)çtre  et  naïf  ne  ^paraissait  guère  prqpre 
à  un  sujet  si  aJ|roce,  et  il  n'était  guère  à  présumer 
que  ma  situation  présente  me  fournit  des  idées 
bien  riAntes  pour  Wj^ayer.  Je  tentai  toutefois  la 
chose,  uniquement  pour  m'amusér  cjans  ma  chaise 
et  sans  aucun  espoir  de  succès.  A  peine  eus-je  es- 
sayé, que  je  fus  étonné  de  l'aménité  de  mes  idées, 
et.de  la  fkcilité  qu§ ^'éprouvais  à  les  rendre.  Je  fis 
en  trois  jour^  les  trois  premiers  chants  de  ce  petit 
poème,  que  j'^achevai  dans  la*»suite  à  Motiers;  et  je 
suis  -Sur  de  n'avoir  rien  fait  en  ma  vie  où  règne 
une  douceur  de  nipeurs  plus  attendrissante,  un 
coloris  plus  frais ,  des  peintures  plus  naïves ,  un 
costume  plus  exact,  une  plus  antique  simplicité 
en  toute  chose,  et  tout  cela,  malgré  l'horreur  du 
sujet,  qui  dans  le  fond  est  abominable;  de  sorte 
qu'outre  tout  le  reste ,  j'eus  erfcore  le  mérite  de  la 
difficulté  vaincue.  Le  Lévite  d'Éphraïrriy  s'il  n'est 
pas  le  meilleur  de  mes  ouvrages,  en  sera  toujours 
le  plus  chéri.  Jamais  je  ne  l'ai  relu,  jamais  je  ne  le 
relirai ,  sans  sentir  en  dedans  l'applaudissement 
d'un  cœur  sans  fiel,  qui  loin  de  s'aigrir  par  ses 


70  X.ES  GONFES^fOirC. 

malheurs  s*en  console  av^  lui-même,  et  trouve  en 
soi  de  quoi  s'en  dédommager.  Qu'on  rassemble 
tous  ces  grands  philosopkes ,  si  supérieurs  dans 
leurs  livres  à  l'adversité  qu'ils  n'éprouvèrent  ja- 
mais ;  qu'on  les  mette  dans  une  position  pa- 
reille à  la  mienne ,  ^t  que  dans  la  première  indi- 
gnation de  l*honiïeur  outragé,  on  leur  donne  un 
pareil  ouvrage  à  faire  :  on  verra  connnent  ils  s'en 
tireront. 

En  partant  de  Monjtmorency  ponr^^la  Suisse, 
j'avais  pris  la  résolution  d'aller  m'arréter  à  Yver- 
dun ,  chez  mon  bon  vieux  ami  M.  Rôguin^  qui  s'y 
était  retiré  depuis  quelques  SHiées ,  et  qui  m'avait 
même  invité  à.  l'y  aller  voir.  J'appris  en  route  que 
Lyon  faisait  un  détour;  cela  m'évita  d'y  passer. 
Mais  en  revanche ,  il  fallait  passer  par  B^ançoi;) , 
place  de  guerre ,  et  par  conséquent  ^jette  au 
même  inconvénient.  Je  m'avisai  de  gauchir,  et  de 
passer  par  Salins,  sohs  prétexte  d'aller  voir  M.  de 
Mairan,  neveu  de  M.  Dupin,  qui  avait  un  emploi 
à  la  saline ,  et  qui  m'avait  fait  jadis  force  invita- 
tions de  l'y  aller  voir.  L'expédient  me  réussit;  je 
ne  trouvai  point  M.  de  Mairan  :  fort  aise  d'être  dis- 
pensé de  m'arréter,  je  continuai  ma  route  sans 
que  personne  me  dît  un  mot. 

En  entrapt  sur  le  territoire  de  Berne,  je  fis  ar- 
rêter ;  je  descendis ,  je  me  prosternai ,  j'embrassai , 
je  baisai  la  terre,  et  m'écriai  dans  mon  transport: 
Ciel  I  protecteur  de  la  vertu,  je  te  loue,  je  touche 
ime  terre  de  liberté  !  C'est  ainsi  qu'aveugle  et  con- 
fiant dans  mes  espérances  je  me  suis  toujours  pas- 


r  '?»   à 


PARTIE  II,  LIVRÉ  Xi.  (1762)  7I 

sionné  {xrtir  ce  qui  devait  faire  mon  malheur.  Mon 
postillon,  surpris,  me  crut  fou;  je  remontai  dans 
ma  chaise  ,  et  peu  d'heures  après,  j'eus  la  joie 
aussi  pure  que  vive  de  me  sentir  pressé  dans  les 
bras  du  respectable  Roguin.  Ah  !  respirons  quel- 
ques instans  chez  ce  digne  hôte  !  J'ai  besoin  d'y 
reprendre  du  courage  et  des  forces  ;  je  trouverai 
bientôt  à  les  employer. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  me  suis  étendu , 
dans  le  récit  que  je  viens  de  faire,  sur  toutes  les 
circonstances  que  j'ai  pu  me  rappeler.  Quoi- 
qu'elles ne  paraissent  pas  fort  lumineuses,  quand 
on  tient  une  fois  le  fil  de  la  trame,  elles  peuvent 
jeter  du  jour  sur  sa  marche;  et,  par  exemple, 
sans  donner  la  première  idée  du  problème  que 
je  vais  proposer,  elles  aident  beaucoup  à  le  iié- 
soudre. 

Supposons  que,  pour  l'exécution  du  complot 
dont  j'étais  l'objet,  mon  éloignement  fût  absolu- 
ment nécessaire,  tout  devait,  pour  l'opérer,  se 
passer  à  peu  près  comme  il  se  passa;  mais  si,  sans 
me  laisser  épouvanter  par  l'ambassade  nocturne 
de  madame  de  Luxembourg  et  troubler  par  ses 
alarmes,  j'avais  continué  de  tenir  ferme  comme 
j'avais  commencé ,  et  qu'au  lieu  de  rester  au  château 
je  m'en  fusse  retourné  dans  mon  lit  dormir  tran- 
quillement la  fraîche  matinée,  aurais-je  également 
été  décrété  ?  Grande  question ,  d'où  dépend  la  solu- 
tion de  beaucoup  d'autres,  et  pour  l'examen  de 
laquelle  l'heure  du  décret  comminatoire  et  celle 
du  décret  réel  ne  sont  pas  inutiles  à  remarquer. 


^•■* 


^     *:• 


'k-' 


72  LES  CONCESSIONS. 

Exemple  grossier,  mais  sensible,  de  l'iaapor tance 
des  moindres  détails  dans  l'exposé  des  faits  dont 
on  cherche  les  causes  secrètes^  pour  les  découvrir 
par  induction. 


ï 


\A 


FIN    DU    LIVRE    ONZIÈME. 


•    • 


PAIITIK  II. 


KL  XI I.  (  lyOa) 


LIVRE  DOUZIEME. 


(  176:*.'; 


L 


Ici  commence  l'œuvre  de  ténèbres  ctiius  lequel, 
depuis  huit  ans,  je  me  trouve  eoseveU,,sans  qiie, 
de  quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre  " ,  il 
m'ait  été, possible  d'en  percer  l'effrayante  obscu- 
rité. Dans  l'abîme  de  maux  où  je  suis  submergé, 
je  sens  les  atteintes  des  coups  qui  me  sont  portés, 
j'en  aperçois  l'instrument  immédiat-,  mais  je  ne 
puis  voir  ni  la  main  qui  le  dirige,  ni  les  moyens 
qu'elle  met  en  œuvre.  L'opprobre  et  les  maliieurs 
tombent  sur  moi  comme  d'eiix-mémf  s ,  et  sans 
qu'U  y  paraisse.  Quand  mon  cœur  décbiré  laisse 
échapper  des  gémissements,  j'ai  l'air  d'un  homme 
qui  se  plaint  saDS  sujet,  elles  auteurs  de  ma  ruiné 
ont  trouvé  l'art  inconcevable  de  rendre  le  public 
complice  de  leur  complot,  sans  qu'il  s'e»  doute 
lui-même,  et  sans  qu'il  en  aperçoive  l'effet.  En 
narrant  donc  les  événen^ents  qui  me  regardent,  , 
les .  traitements  que  j'ai  soufferts,  et  tout  ce  qui 
m'est  arrivé,  je  suis  hors  d'état  de  remonter  à  la 
main  motrice,  et  d'assigner  les  causes  en  disant  les 
faits.  Ces  causes  primitives  sont  joutes  marquées 
dans  les  trois  précédents  livres;  tous  les  intérêts  re- 

"  VtK.  •  ....  de  (juelque  fai^uii  que  j'uie  pu  m'y  pmii  Ire.  • 


7.'|  LES  CONFESSIONS. 

lalifs  à  moi,  tous  tes  motifs  secrets  y  sont  exposés. 
Mais  (lire  en  quoi  ces  diverses  causes  se  combi- 
nent pour  opérer  les  étranges  événements  de  ma 
\ie,  voUà  ce  qu'il  m'est  impossible  d'expliquer, 
même  par  conjecture.  Si  parmi  mes  lecteurs  il  s'en 
trouve  d'assez  généreux  pour  vouloir  approfondir 
ces  mystères  et  découvrir  la  vérité,  qu'ils  relisent 
jivec  soin  les  trois  précédents  livres;  qu'ensuite  à 
chaque  &it  qu'ils  liront  dans  les  suivants  ils  pren- 
nent les  informations  qui  seront  à  leur  portée, 
qu'ils  remontent  d'intrigue  en  intrigue  et  d'agent 
en  agent  jusqu'aux  premiers  moteurs  djÉ:  tout,  je 
sais  certainement  à  quel  tefme  aboutiront  leurs 
recherches;  mais  je  me.perds  dans  la  route  obs- 
cure et  tortueuse  des  souterrains  qui  les  v  con- 
duiront. 

Durant  mon  séjour  à  Yverdun,  j'y  fis  connais- 
sance avec  trtute  la  faip^lle  de  M.  Roguin,  et  entre 
autres  avec  sa  nièee  madame  Boy  de  La  Tour  et 
ses  filles,  dont,  comme'jè  crois  l'avoir  dit,  J'avais 
ïiutrefois  connu  lé  père  à  Lyonr  EHe  était  venue  à 
\'verdun  voir  son  oncle  et  sessçeurs;  sa  fille  aînée, 
âgée  d'çnvîfon  quinze  fins,  m'enchanta  par  son 
grand '.sens  et^son  excellent  caractère.  Je  m'atta- 
chai de  l'amitié  la  plus  tendre  à  la  mère  et  à  la 
fille.  Cette  dernière  était  destinée  par  M.  Roguin , 
au  colonel  son  neveu,  déjà  d'im  certain  âge,  et  qui 
me  témoignait  a,ussi  la  plus  grande  affection  ;  mais , 
(pioique  l'oncle  -fût  passionné  pour  ce  mariage, 
que  le  neveu  le  désirât  fort  aussi,  et  que  je  prisse 
jun  intérêt,  très-vif  à  la  satisfaction  de  l'un  et  do 


PARTIE  II,  LIVRE  *II.  (1762)  75 

l'autre ,  la  grande  disproportion  d'âge  et  l'extrême 
répugnance  de  la  jeune  personne  me  firent  con- 
courir avec  la  mère  à  détourner  ce  mariage,  <Jui 
ne  se  fit  point.  Le  colonel  épousa  depuis  mademoi- 
selle Dillan  sa  parente,  d'un  Caractère  et  d'une 
beauté  bien  selon  mon  cœur,  et  qui  l'a  rendu  le 
plus  heureux  des  maris  et  des  pères.  Malgré  cela-, 
M.  Roguin  n'a  pu  oublier  que  j'aie  en  cette  occa- 
sion contrarié  ses  désirs:  Je  m'en  suis  consolé  par 
la  certitude  d'avoir  rempli ,  tant  envers  liil  qu'en- 
vers sa  famille,  le  devoir  de  la^plus  sainte  amitié, 
qui  n'est  pas  de  se  rendre  toujours  agréable ,  maïs 
de  conseiller  toujours  pour  le  ïnieuir. 

Je  ne  fus  pas  long-temps  en"  doute  sur  l'accueil 
qui  m'a11:endait  à  Gejiève,  au  cas  que  j'feusse  envie 
d'y  retourner.  Mon  livre  y  fut\brûlé,  et  j'y  fus 
décrété  le  18  juin,  c'eat-à^dire  neuf  jours  après 
l'avoir  été  à  Paris.  Tant  d'incroyables  absurdités 
étaient  cumulées  dans  ce  second  décret,  et  l'édit 
ecclésiastique  y  était  si  formellement  violé  ^ue  je 
refusai  d'ajouter  foi  aux  premières  nouvelles  qui 
m'en  vinrent,  et  que,  quand  elles  furent  bien  con- 
firmées, je  tremblai  qu'une  si  manifeste  et  criante 
infraction  de  toutes  les  lois,  à  commencer  par  celle 
du  bon  sens,  ne  mît  Genève  sens  dessus  dessous.. 
J'eus  de  quoi  me  rassurer;  tout  resta  tranquille.. 
S'il  s'émut  quelque  rumeur  dans  la  populace,  elle 
ne  fut  que  contre  ipoi,  et  je  fus  traité  publique-, 
ment  par  toutes  les  caillettes  et  par  tous  les  cuis- 
tres comme  un  écolier  qu'on  menacerait  du  fouet- 
pour  n'avoir  pas  bien  dit  son  catéchisme. 


Os  deux  il<'*crets  fureut  le  signal  du  cri  de  ma- 
lédiction qui  s  éleva  contre  moi  dans  toute  r£u- 
ropc  avec  inie  fureur  qui  n'eut  jamais  d'exemple. 
Toutes  les  gazettes,  tous  les  journaux,  toutes  les 
brochures,  sonnèrent  le  plus  terrible  tocsin.  Les 
Français  surtout,  ce  peuple  si  doux,  si  poli,  si  gé- 
néreux, qui  se  pique  si  fort  de  bienséance  et  d'é- 
gards pour  les  malheureux,  oubliant  tout  d'un 
coup  ses  vertus  favorites,  se  signala  par  le  nombre 
et  la  violence  des  outrages  dont  il  m'accablait  à 
lenvi.  J'étais  un  impie,  un  atliée,  im  forcené,  un 
enragé,  ime  béte  féroce,  un  loup.  Le  continuateur 
du  Journal  de  Trévoux  fit  sur  ma  prétendue  ly- 
canthropie  un  écart  qui  montrait  assez  bien  la 
sienne.  Enfin,  vous  eussiez  dit  qu'on  craignait  à 
Paris  de  se  faire  une  afiaire  avec  la  police,  si,  pu- 
bliant im  écrit  sur  quelque  sujet  que  ce  put  être, 
on  manquait  d'y  larder  quelque  insulte  contre  moi. 
En  cherchant  vainement  la  cause  de  cette  unanime 
animosité,  je  fus  prêt  à  croire  que  tout  le  monde 
était  devenu  fou.  Quoi!  le  rédacteur  de  la  Paix 
perpétuelle  souffle  la  discorde  ;  l'Éditeur  du  Ficaire 
Savoyard  est  un  impie  ;  l'auteur  de  la  Noiwelle  Hé- 
lolse  est  un  loup;  celui  de  V Emile  est  un  enragé. 
Eh  !  mon  Dieu,  qu'aurais-je  donc  été,  si  j'avais  pu- 
blié le  livre  de  \  Esprit^  ou  quelque  autre  ouvrage 
semblable?  Et  pourtant,  dans  l'orage  qui  s'éleva 
contre  l'auteur  de  ce  livre,  le  public,  loin  de  join- 
dre sa  voix  à  celle  de  ses  persécuteurs,  le  vengea 
d'eux  par  ses  éloges.  Que  l'on  compare  son  livre 
et  les  miens,  l'accueil  différent  qu'ils  ont  reçu,  les 


PARTIE   II,  I.IVRK  Xll.    (I762)  ^y 

traitemeob)  faits  aux  deux  auteurs  dans  les  divers 


états  de  l'Europe;  qu'o 


i  trouve  à  ces  différences 
des  causes  qui  puissent  contenter  un  homme  sensé  : 
voilà  tout  ce  que  je  demaflde,  et  je  me  tais. 

Je  me  trouvais  si  bien  du  séjour  d'Yverdun,  que 
je  pris  la  résolution  d'y  rester,  à  la  vive  sollicitii- 
tion  de  M,  Roguiu  et  de  toute  sa  famille.  M.  de 
Moii-y  de  Gingins,  baillt  de.cette  ville,  m'encou- 
rageait aussi  par  ses  bontés  a  rester  dans  son  gou- 
vernement. Le  colonel  oie  pressa  si  fort  d'accepter 
l'habitation  d'un  petit  pavillon  qn'il  avait  dans  sa 
maison,  entre  cour  et  jardin,  que  j'y  consentis; 
et  aussitôt  il  s'empressa  de  le  meubler  et  garnir 
de  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  mou  petit 
ménage.  Le  banncret  Roguiu,  des  plus  empressés 
autour  de  moi,  ne  me  quittait  pas  de  la  journée. 
J'étais  toujours  très-sensible  à  tant  de  caresses,  mais 
j'en  étais  qnelqueforis  bien  importuné.  Le  jour  de 
mon  emménagement  était  déjà  Hiarqué,  et  j'avais 
écrit  à  Thérèse  de  me  venir  joindre,  quand  tout- 
à-coup  j'appris  qu'il  s'élevait  à  Berne  un  or-age 
contre  moi,  qu'on  attribuait  aux  dévots,  et  dont 
je  n'ai  jamais  pu  pénétrer  la  première  cause.  Le 
sénat  excité,  sans  qu'on  sût  par  qui,  paraissait  ne 
vouloir  pas  me  laisser  tranquille. dans  ma  retraite. 
Au  premier  avis  qu'eutM.  le  bailli  de  cetteferraen- 
tation,  il  écrivit  en  ma  faveur  à  plusieurs  membres 
du  gouvernement ,  leur  reprochant  leur  aveu- 
gle intolérance,  et  leur  faisant  honte  de  vouloir 
refuser  à  un  homme  de  mérite  opprimé  ^^asile  que 
tant  de  bandits  trouvaient  dans  leurs  états.  Des 


n8  LES  CUNFESSIUNS. 

-gens  sensés  oqt  présumé  que  la  chaleur  de  ses 
irepreches  avait  plus  aigri  qu'adouci  les  esprits. 
Quoi  qu'il  eu  soit,  sou  crétUt  ni  son  éloquence  ne 
purent  parer  le  coup.  "Prévenu  de  l'ordre  qu'il  de- 
vait me  signifier,  il  m'en  avertit  d'avance;  et,  poui- 
ne  pa»  attendre  cet  ordre,  je  résolus  de  partit  dès 
le  lendemain.  La  difficulté  était  de  savoir  où  aller, 
voyant  que  Genève  et  la  France  m'étaient  fermées, 
et  prévoyant  bien  que  dans  cette  affaire  chacun 
s'empresserait  d'imiter  sou  voisin. 

Madame  lïoy  de  la  Tour  me  proposa  d'aller  m'é- 
tablir  dans  ime  maison  vide,  mais  toute  meublée, 
qui  appartenait  à  son  fils,  au  village  de  Motiers, 
dans  le  Val-de-Travers ,  comté  de  Neuchâtel.  Il  n'y 
avait  qu'une  moutagne  à  traverser  pour  m'y  rendre. 
L'offre  venait  d'autant  plus  à  propos,  que  dans  les 
éjats  du  roi  d&Prusse  je  devais  naturellement  être 
,à  l'abri  des  persécutions,  et  qu'au  moins  la  religion 
n'y  pouvait  giièi^  servir  de  prétexte.  Mais  une  se- 
crète difficulté,  qu'il  ne  me  convenait  pas  de  dire, 
avait  bien  de  quoi  me  faire  hésiter.  Cet  amour  inné 
de  la  justice,  qui  dévora  toujours  mon  cœur,  joint 
à  mon  penchant  secret  pour  la  France,  m'avait  in- 
spiré de  l'aversion  pour  le  roi  de  Prusse,  qui  me 
.paraissait,  par  ses  maxjmes  et  par  sa  conduite, 
iouler  aux  pieds  tout  respect  pour  la  loi  uaturelh^ 
.et  pour  tous  les  devoirs  humains.  Parmi  les  estam- 
pes encadrées  ddiït  j'avais  orné  mon  donjon  à 
.Montmorency,  était  un  portrait  de  ce  prince,  au- 
-dessous duquel  é^Jt  un  distique"  qui  finissait  ainsi  : 

"  Var.  ■ duquel  j'nvaii  mis  nu  distique  qui 


J 


.   (17'J2) 


I 


l 


Ce  vers  qui,  sous  toute  autre  plume,  eùl  fait  un 
lissez  bel  éloge,  avait  sous  ]a  mienne  un  sens  qui 
n'était  pas  équivoque,  et  qu'expliquait  d'aUleurs 
trop  clairement  le  vers  précédent  '.  Ce  distique 
avait  été  vu  de  tous  ceux  qui  venaient  me  voir^et 
qui  n'étaient  pas  en  petit  noinhre.  Le  chevalier  de 
Lorenzy  l'avait  même  écrit  pour  le  donner  à 
d'Alembert,  et  je  ne  doutais  pas  que  d'Aleûd>eit 
n'eût  pris  le  soin  d'en  faire  ma  cour  à  ce  prince. 
J'avais  encore  aggravé  ce  premier  tort  par  un  pas-  '; 
sage  de  VÉmile,  où,  sous  le  nom  d'Adraste,  roi  ' 
des  Dauniens,  on  voyait  assez  qui  j'avais  en  vue; 
et  la  remarque  n'avait  pas  échappé  aux  épitogueurs, 
puisque  madame  de  BoulBers  ia  avait  mis  plusieurs 
fois  sur  cet  article.  Ainsi  j'étais  bien  siir  d'être  in- 
scrit en  encre  rouge  sur  les  registres  du  roi  de 
Pmsse;  et  supposant  d'ailleurs  qu'il  eù(t  les  prin- 
cipes que  j'avais  osé  lui  attribuer ,  mes  ^grits  et 
leur  auteur  ne  pouvaient  par  cela  seul  que  lui  dé- 
plaire :  car  on  sait  que  les  méchants  et  les  ^rans 
m'ont  toujours  pris  dans  la  plus  mortelle' liaine, 
même  sans  mfe  connaître,  et  sur  la  sevile  Jecture 
de  mes  écrits. 

J'osai  pourtant  me  mettre  à  sa  inerci ,  et  je  crus 
courir  peu  de  risque.  Je 'savais  que  les  passions 
i»as.sesnesubjuguentgnércquc  les  hommes  faibles. 

Ce  vers  élait: 

La  glolrt ,  YaOciil ,  'OiU  kid  Uîeii  ,  u  Ini. 
e  procédait  pos  k  ïers'cîtè  dans  le  texte.  Celui-ci  étal 


J 


r 


80  LES  COKFESSIOnS. 

et  on  t  peu  tle  prise  sur  les  âmes  d'une  forte  trempe , 
telles  que  j'avais  toujours  reconnu  la  sienne.  3e 
'  ifageais  que  dans  son  art  de  régner  il  entrait  de  se 
■  •montrer  magnanime  en  pareille  occasion,  et  qu'il 
fi'était  pas  au-dessus  de  son  caractère  de  l'être  en 
peffet.  Je  jugeai  qu'une  vile  et  facile  vengeance  ne 
F  Bblaucerait  pas  un  moment  en  lui  l'amour  de  la 
-gloire;  et  me  mettant  à  sa  place,  je  ne  crus  pas 
w  impossible  qu'il  se  prévalût  de  la  circonstance 
\  'pour  accabler  du  poids  de  sa  générosité  l'homme 
|>  tiui  araît  osé  mal  penser  de  lui.  3'allai  donc  m'éta- 
f  jWir.à  Métiers,  avec  une  confiance  dont  je  le  crus 
fait  pour  sentir  le  prix;  et  je  me  dis  :  Quand  Jean- 
Jacques  s'élève  à  côté  de  Coriolan,  Frédéric  sera- 
t-iLau-dessous  di*,igénéral  des  Volsques? 

Le  colonel  Rpguîn  voulut  absolument  passer 
avec  moi  la  mo^t^gne,  et  venir  m'installer  à  Mo- 
liers.  Une  belle-sœur  de  madame  Boy  de  La  Tour, 
appelée  madame  Gîrardier,  à  qui  la  maison  que 
j'allais  occuper  était  très-commode ,  ne  me  vit  pas 
arriver  avec  un  certain  plaisir;  cependant  elle  me 
mit  de  bonne  grâce  eu  posse.ssion  de  mon  loge- 
ment, et  je  mangeai  chez  elle, en  attendant  que 
Thérèse  fût  venue,  et  que  mon  petit  ménage  fi'it 
établi. 

Depfûs  mou  départ  de  Montmorency,  sentant 
bien- que  je  serais  désormais  fugitif  sur  la  terre, 
j'késitais  à  permettre  qu'elle  vint  me  joindre,  et 
partager  la  vie  errante  à  laquelle  je  me  voyais  con- 
damné. Je  sentais  que  par  cette' catastrophe,  nos 
relations  allaient  changer,  et  que  ce  qui  jusqu'alors 


PABTIKll,   LIVRE  XI  r    (  fjGo.)  gj 

avaft- été  faveur  et  bienfait  de  ma  part,  le  serait 
désoriiiais  delà  sienne.  Si  son  attachement  restait 
à- l'épreuve  de  mes  mafhetirsi  elle  en  serait  déchi- 
rée, et  Sa  doulejir  aj<ïute^ait  à  mes  maux.  Si  ma 
disgi'acë  attié'dissait  son  cœur,  elle  me  ferait  valoir 
sa  constance  comme  an  sacrifice  ;  et  au  lieu  de  sen- 
tir le  plaisir  que' j'avais  à  partager  aVec  elle  mon 
deiTiier  morceau  de"  pain,  elle  ne  sentirait  que  le 
mérite  qu'die  aurait  de  vouloir  hien  me  suivre 
partout'  où  le  sort  me  forçait  d'aller. 

li  faut  dire  tout  :]e  n'ai  dissimulé  ni  les  vices  de 
ma  pauvre  maman,  ni  les  miens;  je  ne  dois  pas 
faire  plus  de  grâce  à  Thérèse  ;  et  quelque  plaisir 
que  je  prenne  à  rendre  honneur  à  une  personne 
qui  m'est  si  chère,  je  ne  veux  pas  non  plus  dégui- 
ser Ses  torts,  si  tant  est  même  qu'un  changement 
involontaire  dans  les  aiîéctions  du  coeur  soit  un 
vt^i  tort.  Depufs  Ittng-femps  je  m'apercevais  de 
l'altiédissement  du  sien.  Je  sentais  qu'elle  n'était 
plus  pour  moi  ce  qu'elle  fut  dans  nos  hellep  années. 
et|e  le  sentait  d'autant  mieux  que  j'étais  le  même 
pont  elle  toujours.  Je  retombai  dans  le  même  in- 
coitvénient  dont  j'avais  senti  l'effet  auprès  de  ma- 
man, et  cet  effet  fnt  le  même  auprès  de  Thérèse. 
N'allons,  pas  "chercher  des  perfections  hors  de  la 
nature,;'  il  serait  le  même  auprès  de  quelque 
femme  que  ce  fût.  Le  parti  que  j'avais  pris  à  l'égard 
de  mes  enfants,  quelque  bien  raisonné  qu'il  m'eût 
paru.,  ne  m'avait  pas  toujours  laissé  le  cœur  tran- 
^m  quille.  Kn  méditant  mon  Traité  de  l'éducation,  je 
^P  sentis  que  j'avais  négligé  des  devoirs  dont  rien  ne 
^m  R.  XVI.  6 


I 


I      \ 


1 


à 


r 


8a  LES  CONFESSIOWS. 

pouvait  me  dispenser.  Le  remords  enfin  devitit  si 
vif,  .qu'il  m'arracha  presque- l'avtii  public  de  ma 
faute  au  commencBment  dé  l'Emile  ;  et  te  trait 
même  est  si  clair,  qu'après  un  tel-  passage  il  est 
surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage  de  me  la  le- 
procher*.  Ma  situation,  cependant,  était  alors  la 
même,  et  pire  encore  par  l'animosité  de  mes  en- 
nemis, qui  ne  cherchaient  qu'à  me  prendre  en 
faute.  Je  craignis  la  réeidive  ;  et  n'en  voulant  pas 
courir  le  risque,  j'aimai  mieux  me  condamner  à 
l'abstinence  que  d'exposer  Thérèse  à  se  voir  dere- 
chef dans  le  même  cas.  J'avais  d'ailleurs  remarqué 
que  l'habitation  des  femmes  empirait  sensiblement 
mon  état"  :  cette  double  raison  m'avait  fait  former 
des  résolutions  que  j'avais  quelquefois  assez  mal 
tenues,  mais  dans  lesquelles  je  persistais  avec  plus 
de  constance  depuis  trois  ou  quatre  ans;  e''^ait 
aussi  depuis  cette  époque  que  j'avais  remârqué-du 
refroidissement  tlans  Thérèse  :  elle  avait  pour  moi 
le  même  attachement  par  devoir,  mais  elle  n'en 
avait  plus  par  amom--  Cela  jetait,  nécessairenaent 
moins  d'agrément  dans  notre  commerce,  et  j'ima- 
ginai que,  sûre  de  la  continuation  de  mes  soins, 
où  qu'elle  pût  être,  elle  aimerait  peut-être  mieux 

'  Voj'cl  ce  passage  :  ■  Un  père ,  quand  11  engendre  el  nonrrit  des 
enfants,  ne  fail  en  cela  que  te  tiers  rie  sa  tache....  Celui  cjui^é  peot 
reinptir  les  deTotrs  de  père ,  n'a  puînt  droit  de  le  devenn'. 
Il  n'y  a  ni  pauvreté  ,  ni  travaux  ,  ui  respect  Imniain  qui  le  fispen- 
seul  de  nourrir  ses  enfauts  et  de  les  élever  lui-m^me.  Lecteurs,  vous 
pouvez  m'en  croire,  je  prédis  i  quiconque  a  de»  eutraliies  et  né- 
glige de  si  saints  devaîra ,  qu'il  versera  long-tertips  <ur,  sa  faute  des 
larmes  umères,  el  n'en  sera  jamais  consolr,  •  Emile,  ^îvre  I. 

"  Vàb.' mon  état.  Le  vice  éqiûv.alenl,  dont  je  n'ai  jamais  pu 

bien  rae  guérir,  m'y  paraissait  moins  contraire.  Cette.u. 


J 


PAHTIE  11,  LIVRE   XIJ.    (1763)  83 

Pester  à  Faris  que  d'errer  avec  moi.  Cependant 
i*lle  avait  marqué  tant  de  douleur  à  notre  sépara- 
t\f}Dy  elle  avait  exigé  de  moi  des  promesses  si  po- 
sitives de  nous  rejoindre,  elle  en  exprimait  si  vive- 
ment le  désir  depiiis  mou  départ,  tant  à  M.  If 
prince  die  Gonti  qu'à  M;  de  Luxembourg,  qtie,. 
loin  d'avoir  le  courage  de  lui  parler  de  séparation, 
j'eus  à  peine  celui  d'y  penser  moi-même;  et  après 
avoir  senti  dans  mon  cœur  combien  il  m'était  im- 
possible de  me  passer  d'elle,  je  pe  songeai  plus 
qu'à  la-  rappeler  incessamment.  Je  lui  écrivis  donc 
de  partir;  elle  vint.  A  peine  y  avait-il  deux  mois 
que  je  l'avais  quittée;  mais  c'était,  depuis  tant 
d'années,  notre  premîà'e  séparation.  Nous  l'avions 
sentie  bien  cruellement  l'un  et  l'autre.  Quel  sai- 
sissement en  nous  embrassant  !  O  que  las  larmes 
de  tendresse  et  de  joie  sont  douces  !  Comme  mon 
cœur  s'en  abreuve!  Pourquoi  m'a-t-on  fait  verser 
si  peu  de  celles-là,    ■ 

En  arrivant  à  Motiers;,  ;j'avais  écrit  à  milonl 
Keîth,  maréchal  d'Ecosse,  gouverneur  de  Neuchâ- 
tel,  pour  lui  donner  avis  de  ma  retraite  dans  les 
états  de  sa  majesté,  et  pour  lui  demander  sa  pro- 
tection. Il  me  répondit  avec  la  générosité  qu'on 
luj  Gonoaîr  et. que»  j'attendais  de  lui.  11  m'invita  à 
l'aller  voir,  J'y  fus  avec  M.  Martinet,  châtelain  du 
Val-de-Travèrs ,  qui  était  en  grande  faveur  auprès 
dfe  sonexcellence.  L'aspect  vénérable  de  cet  illustre 
etvcrtueux  Écossais  m'émut  puissamment  le  cœur, 
et  dès  l'instant .  même  commença  entre  lui  et  moi 
ce  vif  attachement  qui  de  ma  part  est  toujours 


-      LES  CONFEHSlOnS. 

demeuré  le  mèmb,  et  qoi  le  serait  toujours  de  lii 
sienne,  si  les  traîtres  qui  m'ont  ûté  toutes  les  coii- 
sola^ons  de  la  -vie  n'eussenr  profité  de  mon  éW- 
gnêment  pour  abusée  sa  vieillesse  et  ine  défigu- 
rer à  sesyBuk".  '■.  ■  - 
t  George  Keith,  Tnaréchai' héréditaire  d'Ecosse, 
et  frère  du  célèbre  générai  K^tb,  qui  vécufgilo- 
rieuseraent  et  mburtit  au  lit  d'honneur,  avait  quitté 
son  pays  dîtnssa  jeunesse,  et  y  fut  proscrit  pour 
s'être  attaché  àr  la  maison'  Stuart,  dont  il  se  dé- 
goûta bîentôV,  par  l'eSprit  injuste  et  tyrannique 
qu'il  y  remarqua,  et  qui  en  fit  toujours  le  canic- 
tére'  dominant.  Il  demeuTa  long-temps  en  Espagne, 
dont  le  climat  lui  plaisait  beaucoup,  et  finit  par 
s'attacher,  aïïisi  que  son  frère,  au  roi  de  Prusse, 
qui  ae  connaissait  en  Irommes,  et  les  accueillit 
connue  ils  le  méritaient.  11  fiit  bien  payé  de  cet  ac- 
cueil ,  par  les  glands  services  que  lui  rendit  le 
maréchal  Keith,  et  par  une  chose  bien  plus  pré- 
cieuse encore-,  lasincèreamitié  de  Milord  Maréchal. 
La  grande  ame  de  ce  digne  homme,  toute  répu- 
blicaine et  fière,  ne  ponvait  se  plier  que  sous  le 
joug  de  l'amitié  ;  maïs  elleVy  pliait  si  parfaitement , 
qu'avec  des  maximes  bien  difj^rèntes,  il  ne  vit  plus 
que  Frédéric,  du  moment  qu'il  lui  fut  attaché.  Le 
roi  le  chargea  d'affaires  importantes,  l'envoya  à 
Paris,  en  Espagne;  et  enfin  le  voyant^  déjà  vieux, 
avoir  besoin  de  repos ,  lui  danna  pour  retraite  le 
gouvernement  de  Neuchàtel,  avec  la  délicieuse  oc- 
cupation d'y  passer  le  reste  de  sa  vie  fi  rendre  ce 
petit  peuple  heureux. 


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PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1762)  85 

I^s  Neuciiâtelois,  qui  n'aiftient  que  la  pretiu- 
taille  et  ]e  cliDqiiHnt„qui  ne  se  connaissent  point 
en  véritable  'étoffe,  et  mettent"  l'esprit  dans  les 
longues  pbrase^,  voyant  un  homme  froid  et  sans 
façon,  prirent  sa  simplicité  pour  de  la  hauteur,  sa 
franchise  pour  de  la  rusticité,  son  laconisme  pour 
de  la  bêtise;  se  cabrèrent' contre' ses  soins  bienfai- 
sants,]>arceque,  voulant  êtns  utile  et  non  cajoleur, 
il  ne-savait  point  flatter  les  gens  qu'il  n'estimait 
pas.  Dans  la  tidicule  affaire  du  ministre  Petitpierre, 
qyi^fut  chassé  par  ses  confrères,  pour  n'avoir  pas 
voulu  qu'ils  fussent  damnés  éternellement, IMilord 
s'étant  opposé  au*  usurpations  des  ministres,  vil 
soulever  contre  lui  tout  le  pays,  dont  il  prenait 
le  parti;  et  quand  j'y  arrivai,  ce -stupide  murmure 
n'était  pas  éteint  eitcore.  Il  passait  au  moins  pour 
un  homme  qui  se  laissait  prévenir;  efde  toutes 
les'toiputations  dont  il  fut  chargé,  c'était  peut-être 
la' ilioias  ■  irquste.  Mon  premier  mouvement,  en. 
vojaut  ce  vénérable  vieillard,  fut  de  m'attendrir 
sur  la  maigreal-  de  son  corps,  déjà  décharné  par 
les  ans;m3is  en  levant  lès  yeux:  sur  sa  physionomie 
animée,  ouverte  et  nqble,  je  me  sentis  saisi  d'un 
respect  mêlé  de  confiance,  qui  l'emporta  sur  tout 
autre  sentiment.  Au  compliment  très  court  que  je 
lui- fis  en  l'abordant,  il  répondit  en  parlant  d'au- 
tre chose,  comme  si  j'eusse  été  là  depuis  huit 
jfflirs.  Il  ne  nous  dit  pas  même  de  nous  asseoir. 
I.'empesé  châtelain  resta  debout.  Pour  moi,  je  vis 
dans  l'œil  perçant  et  fin  de  Milord  je  ne  sais  quoi 
de  si  caressadt,  que,  rne  sentant  d'abord  à  t 


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8(î  LES  CONFESSIONS. 

aise,  j'allai  sans  façon  partager  sort  sofa,  et  (n'as- 
seoir à  côté  (le  Uii.  Au  ton  familier  qu'il  prit  à 
l'instant,  je  sentis  tfiie'cette  liberi»  iiii  faisait  plaisir, 
et  qu'il  se  "disait  en  luirtnéme  :  Celui-ci  n'est  pas 
un  Neuchâtelois. 

Effet  sihguliei'  de'  la  gi'ande  convenance  des  ca- 
ractères !  Dans  un  âge  où  le  cœur  a  déjà  perdu  sa 
chaleur  ualurelie,  celui  de  ce  bon  vieillard  se  ré- 
chauffa pour  moi  d'une  façon  qui  surprit  tout  le 
monde.  11  vint  me  voir  à  Motiers,  sotis  prétexte 
de  tirer  des  cailles,  et  y  passa  deux  jours  sans  to^i- 
cher  un  fusil.  Il  s''établit  entre  nous  une  telle  ami- 
tié, cap  o^t  lé  Ttiot,  que  nous  ne  pouvions  nous 
passer  l'un  de  l'autre.  Le  château  de  Colombier, 
qu'il  habitait  l'été,  était  à  six  lieues  de  Motiers; 
j'allais  tous  les  quinze  jOurs  au  plus  tard  y  passer 
vingt-quatre  heures,  puis  je  revenais  de  même  en 
pèlerin,  le  cœur  toujours  plein  de  lui.  L'émotion 
que  j'éprouvais  jadis  dans  mes  courso^  de  l'Herrai- 
tage  à  Eaid>onne  étaitbieu  différéDle'aesurémertt; 
mais  elle  n'était  pas  plus  douce  que  celle  avec  la- 
quelle j'approchais  de'Colombier.  Que  de  larmes  d'at- 
tendrissement j'ai  souvent  versées  dans  ma  route, 
en  pensant  aux  bontés  paternelles,  aux  vertus  ai- 
mables, à  la  'douce  piiilosophie  de  ce  respectable 
vieillard  !  Je  Fappelais  mon  père,  il  m'appelait  son 
enfant.  Ces  doux  noms  vendent  Cn  partie  l'idée  de 
l'attachement  qui  nous  unissait,  mais  ils  ne  ren- 
dent pas  encore  celle  du  besoin  que' nous  avions 
l'un  de  l'autre,  et  du  désir  continuel  de  nous  rap- 
procher. Il  voulait  absolument  me  In'^r  au  château 


PARTIE  II,  LIVJlEiH.  (1762)  87 

de  Colombier^  et TOç  pressa  long^temps  d'y  prendre 
à  demeure  l'9ppartementi:}ue  j'occupais;  Je  lui  dis 
enfin  que  j'étais  pius^libre  chez. moi,  et  qi^e  j'ai-» 
mais  mieux  passer, Qià  yie  à  le  venir  voir.  Il  ap- 
prouva cette  franchisé,  et  ne  m'en,  parla  plus.  O 
bon  Miloiid!  i>  mon  djgnq  père!,  que  mon  cœur 
s'épieut ^encore  en  pensant  à  vous!  Ah!  les  bar* 
bar-esl  quelcoup  iji^  m'onj;  porté 'en  vous  détachant 
de^moi!  Mais  non,  non,  grand  homme ,  vous  êtes 
et  sepez  tou^q^rs  le  mçine  pour  mçi,  qui  suis  le 
même  toujoijrs.  Il  vous  ont  trompé,,  mais  ils  ne 

vous  QBt  pas  çhaagé  ^      ^ 

MilorcïiV{aréchal»n'«st  paé  -sans  défaut;  c'est  un 
sage^^  raai&i:^est^uA"hoQime.  Avec  l'esprit  le  plus 
pénétrant, ^^vec  Iç  tact. le  plukfin  qu'il  soit  possi- 
ble d'ayoii:,  av^  la  plui  pr9fbndé  connaissance  des 
hommes,  il  se  laisse  .£d)user  quelquefois,  et  n'en 
revient  pas.  Il  a  l'humeui;  siii^ière  ,^uelque  chose 
dé  bizarçe  et  d'éCr^gçr  dans  son  tour  d'esprit.  Il 
psrait  oublier^les  gens- qu'il  voit  tous  les  jours,  et 
se  souvient  d*eux  au  moment  qji'ijs  y  pensent  le 
moins  :.  ses  a.Uentions  paraissent  hors  de  propos  ; 

'  L'événement .  Pa  prouvé  :  Mitbrd  Maréchal  'en  mourant ,  légua 
sa  montre  à  RoUïseai:^  l>NUembert,  dans  l'éloge  du  lord,  accuse 
Jean- Jacques ' d'ingratitude^:  ou  peut^  juger  de. ce  reproche  par  le 
langage  que  tenait  sur  son  hienfkiteûr,  en  1769  ,  l'auteur' dés  Con- 
fessions ;  ce  qw  uHi  pas  empêché  le  biographe  de  milord  Keith  de 
reproduire  la  calomnie.  Dans  la  Biographie  des  C^tempors^in*  d^ 
Rousseau^  tome  11  de  son  Histoire ,  aux  itrticles  d'âuM^bert  et 
Kbvth  ,  nous  avons  rappelé  toutes  les  ciréonstanèes  qui  prouvent 
rintiqiité  de  Is^  liaisc^entre  Jeim-Jacqueg  et  Milord.  Mais  dès  1791 
Ginguené  avai^^  parfaitement  pi^uyé  combien  èette  accusation  était 
fiiusse,  et  rendue  pluSV)dieu^'%ncor.e  parla  bénignité  perfide  du  lan- 
gage de  r4^cculMeur.-  (  Voyez  Lettres  sur.U§  Comfesiions  fjÈùtt  5.  •) 


86  tus.  cgKF.£ssio>i.     _ 

ses  cadeaux  soiit  de  fautaisie,  et  ûun  .de'  cçme- 
nance.  ïl  donne  ou  envoie  à  Finstaiit  ce  qui  lui 
ar  la  tête,  de  grand  prix  ou  dé  «ulle  valeur 
indifférenmient.  Un  jeune  Géiievoia  dçsirant  entrer 
au  service  du  roi  de  Prussç,  se  présente  à  lui  : 
Milord  lui  donne,  au  li^ude  lettre,  qn  petit  sachet 
plein  de  pois ,  qu'il  le  charge  de  remettce  au  roi. 
En  recevant  cette  singulière  recommandation,  le 
roi  place  à  l'instant  celui  qui  la  porte.  Ces  génies 
élevés  ont  entre  eux  un  langage  qye  les  esprits 
vulgaires  n'entendront  jamais.  Ces  petites  bizar- 
reries, semblables  aux  caprices  d'une  jolie  femme, 
ne  me  rendaient  Milocd  Mapéchal  que  plus  inté- 
ressant. J'étais  bien  sûr,  e^  j'ai  bien  éprouvé  dans 
la  suite,  qu^elles  n'influaient  pas  sur  ses  sentiments, 
ui  sur  les  soins  que  lui  prescrit  l'ipnitiç  dans  les 
occasions  sérieuses.  Mais  il  est  vrai  que  dans  sa 
façon  d'obligenil  met.çncgre  la  même  singularité 
quedanssesmanières.  Je  n'en  citerai  qu'un  seul  trait 
sur  une  bagatelle.  Comme  la  journée  de  Motiers  à 
Colombier  était  trop  forte  pour  moi,  je  la  parta- 
geais d'ordinaire,  en  partant  après  dîner  et  cou- 
chant à  Brot,  à  moitié  chemin..  L'hôte,  appelé 
Sandoz,  ayant  à  solliciter  à  Berlin  nue  grâce  qui 
lui  importait  extrêmement,  me  pria  d'engager  son 
excellence  à  la  demander  pour  lui.  Vo^ntiers.  Je 
le  mène  avec  moi;  je  le  laisse  dans  l'antichambre, 
et  je  parle  de  son  affaire  à  Milord,  qui  ne  me  ré- 
pond rien.  La  matinée  se  passe;  en  traversant  la 
salle  pour  aller  dîner,  je  vois  le  pauvre  Sandoz  qui 
semorfondaitd'attendre.  CroyantqneMilordl'avait 


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PAHTIE  II,  LIVHK  XII.   (176^")  Sg 

oublié,  je  lui  en  reparle  avant  de  ,dous  nietti-e  à 
table;  mot  conime  auparavant.  Je  trouvai  cette 
manière  de  me  faire  sentir  combien  je  Timportunais, 
un  peu  dure,  et  je  me  tus  eu.plaiguaiit  tout  bas  le 
uaUvre  Sandoz.  En  m'en  retournant  le  lendepiain, 
je  fus  bien  surpris  du  rooerciement  qu'il  me  fit, 
dti  bon  accueil  et  du  bon  dîner  qu'il  avait-eus  cliez 
son  excellence,  qui  de  plus  avait  reçu  son  papier. 
Trois  semaines  après  Milord  lui  envoya  le  rascrit 
qu'il  avait  demandé,  expédié  par  le  ministre  et 
signé  du  roi  ;  et  cela ,  sans  m'avoir  jamais  voulu  dire 
ui  répondre  un  seul  mot,  ni  à  lui  non  plus,  sui' 
cette  affairée,  dont  je  crus  (juHl  ne  voulait  pas  se 
charger.  , 

.  Je  voudrais  ne  pas- cesser  de  parler  de  Geoï-ge 
K.Qith  :  c'est  de  lui  que  me  viennent  m'es  derniers 
souypnirs  heureux  ;  tout  le  reste  de  ma  vie  n'a 
plus  été  qu'aEûictigps  et  serremeus  de  coeur.  La 
mémoire  en  ept.si  triste,  et  m'en  vient  si  çtMifu- 
séineut,  qu'il  ne  m'est  pas  poasibledemettiç aucun 
ordre  dans  mes  récits  ;.je  serai  l'orcé  désormais  de 
lesjirj'angerau  hasard  et  comme  il  se  présentecout. 
Je,  ne  tardai  pas  d'èlrc  rire  d'inquiétude  sur  mou 
aaiie,  par  la  réponse  du  roi  à  Milord  Ma^récbal,  eu 
qui ,  comme  on  peut  croire,  j 'a vai,^ trouvé  an  bon 
avocat.  Non-seulement  sa  majesté  apjirouva  oê qu'il 
avait  fait,  mais  elle  le  chargea,  caj'  il  faut  tant  diie, 
de  me  donner  douze  louis.  Le  bon  Milord ,  embar- 
rassé d'une  pareille  commission,  et  ne  sachant 
comment  s'en  acquitter  honnêtement,  tâcha,  d'en 
exténuer  l'insulte,  eu  transformant  cet  argent  en 


€f^  ,  *^,     LKS  COWFKSSIOWS. 

nature  ile  provisions,  et  m^  marquant  qu'il  avait 
ordre- de  me  fournir  du  bois  et  du  cliarbou  pour 
ctfmrnenccr  mon  petit  ménage  ;  il  ajouta  même ,  et 
peut-être  de  son  chef,  quo  le  roi  me  ferait  volon- 
tiers-bâtir  titie  petite  maison  à  ma  fantaisie,  si  j'en 
voulais  (Choisir  L'emplacfflnent.  Cette  dernière  offre 
me  toucha  fort  J  et  me  fil  oublier  la  mesquinerie 
de  l'autre.  Sans  accepter  aucune  des  deux,  je  re- 
gardai Frédéric  comme  mon  bienfaiteur  et  mon 
protecteur,  ^t  je  m'attachai  si  sincèrement  à  lui. 
que  je  pris  dès^lors  autant  d'intérêt  à  sa  gloire 
que,  j'avais  trouvé  jusqu'alors  d'injustice  à  ses  suc- 
cès. A  irf  paix  qu'il  fit  peu  de  temps  après,  je  té- 
moignai ma  joie  par  uiie  illumination  de  très-bon 
goiît  :  c'était  un  cordon  de  guirlandes,  dont  j'ornai 
la  maison  que  j'habitais,  et  où  j'eus,  il  est  vrai,-  la 
fierté  vindicative  de  dépenser  presque  autant  d'ar- 
gentqu'il  m'en  avait  voulu  donner.  Ijapais  conclue, 
je  crus  que  Èa  gloire  militaire  et  politique  étant 
au  comble,  il  aïlait  s'en  donner  une  d'une -autre 
espèce  j  en  revivifiant  ses  états,  en  y  faisant  régner 
te  commerce',  l'agriculture,  en  y  créant  un  nou- 
veau sol,  jen  le  couvrant'd'un  nouveau  peuple,  en 
maintenant  la  paix  chea  tous  ses  vmsins,.en  se  fai- 
sant l'arbitre  de  l'Europe,  après'  eu  avoir  été  Ui 
terretrt".  Il  pôultait  sans  risqiie  poser  l'épée,  bien 
sur  qu'on  ne-l'ohligerait  pas  à  la  reprendre.  Voyant 
qu'il  ne  dj^sarmait  pas,  je  craignjs  qu'il  ne  profitât 
mal  de  ses  avantages,  et  qu'il.ne-fùt  grand  qu'à 
demi,  J'ssai  lifl-^çrirê  à  c^  sujet\çt  prenant  le  ton 

'  Le  36  octobre  Ijfia.-  Vbjcz  U  CoTivs/iaiiJanfi-. 


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PARTIE   II,    LlVRi;  XII.   (1762)  91 

familier,  tait  pour  plaire  aux  hommes  de  sa  trempe  ■, 
porter  jusqa 'à  lui  cette  sainte  voix  "de  la  vérité, 
que  si  peu  de  roia  sont  faits  pour  entendre.  Ce 
ne  fut  qu'en  secret  et  de  moi  à  lui,  que  je  pris 
cette  lft>er-té.  Je  n'en  fis  pasraèmeparticipantMHivd 
Maréchal,  et  je  lui  envoyai  ma  lettre  au  roi,  toute 
cacJ^ielée.  Milord  envoya  la  lettre,  sans  s'informer 
de  son  contenu.  Le  roi  n'y  fit  aucune  réponse;  et 
quelque  teiùps  après,  Milord  Maréchal  étant  allé 
à  Berlm,  ii  lui  dit  seulement  que  je  l'avais  bien 
grondé.  Je-cotçpris  p3r  là  qu&  ma  lettre  avait  été 
mal  peçue,  et  qtje  la  franchise  de  mou  zèle  avait 
passé  pour  la  rusticité  d'un  pédant.  Dans  le  fond, 
cela  pouvait  très-bien  être;  peut-être  ne  dis-je  pas 
ce  qu'il  filait  dire,  et  pe.  pris-je  pas  le  ton  qu'il 
fallait  prendre  Je  nu  puis  répondre  que  du  senti- 
ment qui  m'avait  mis  la  plume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mon  établissement  à  Motiers- 
Travers,  ayant  toutes  les  assurances  possibles  qu'on 
nft'y  laisserait  tranquille,  je  pris  l'habit  arménien. 
Ce  n'était  pas  iifte  idée  nouvelle;  elleni 'était  veiiue 
diverses  ftws  dans  le  cours  de  ma  viç,.et  elle  mf 
revint  souvent  à  Montmorency,'  où  le  fréquent 
usage,  des  sonder,  rpe  condamnant  à. rester  sou- 
vent dans  ioa  chambre,  me  fît  mieux  sentir  tous 
les  avantapesde  l'habit  long/ Lit  commodité  d'un 
(ailletir  arménien,  qui  venait  souvent  voir  un  pa* 
rent  qu'il  avait  à  Montmorency,  nie  tgnta  d!eh 
pntfiter  pour.pi^'endre  ce  nouvel  équipage,  au  ris- 
que du  qu'en  dirâ-t-on,  dont  je"  me  souciais  très- 
[ipii.  f^ependiUlt,   avant  d'adopter  celte  nouvelle 


ga  LES  COMi-ESSlOMS. 

par«re,je  voulus  avoir  l'avis  de  madame  de  Luxem- 
-  bourg,  qui  (ne  conseilla  fort  de  la  prendre.  Je  me 
■  fis  donc  une  petite  gardè-robe  arménienne;  mais 
l'orage  excité  contre  nioi  mVn  6.1  remettre  l'usage 
à  ^les  tenips  plus  tranquilles,  et  cène  futique  quel- 
ques mois  après,  que,  force  ;par  de  nouvelles  at- 
taques de  recourir,  aux  sondes,  je  crits  pouvoir, 
.  sans  aucun  risque,-  prendre  ce  nouvel  habillement 
à  Motifirs,  surtbUt  après  avoir  consulté  le  pasteur 
du  lieu,  qui  me  dit  que  je  pouvais  le  porter  au 
temple  même  sans  «candalç,  Je  pris,  donc  la  veste , 
le  caffètan,  le  bonnet  fourré,  là  ceinture;  etaprès 
avoir  assisté  dans  cet  équipage  ^u  service ^ivia-.  je 
ne  vis  point  d'inconvénient  à  le  porter  cUez  Milord 
Maréchal,  Son  excellence  çpe  voyant  ainsi  vêtu,  me 
dît  pour  tout  tonipjiment,  j«/a7«a/e/:(;  aprèsquoi 
tout  fut  fini,  et  je  ne  portai  plus  d'autre, habit. 

Ayant  quitté  tout7à-fait  la  Httéraluï^e,  je  ne  son- 
geai plus  qu'à  mener  une  vie  tranquille  et  douce, 
autant  qu'il  dépendrait  de  moi.  Seul ,  je  n'ai  j  amais 
coJinu  l'ennui,  même  dans  le  plu^  parfaU  désœu- 
vrement ;  mon  imjigùiation  re/i^lîssant  tous  les 
vides,  suffit  seule  pour  m'occuper.  Il  n'y  a  qiie  le 
^yai"dage  ^ijiàctif  de  cliambrp,  assis  les  uns  \is-k- 
vis  des  autres  a  ne  mouvoir  que  la  (jTngue,  que 
'  jamais  ^e  n*ai  pu  Supporter.  Quand  on  marche, 
qu'on  se  promène,  encore  passe;  les  pieds  et  les 
yeux  font  au  moins tjuelque  chose;  mais  rester  là, 
les  bras  croisés,  à  parler  du  temps  qu'il  fait  et  des 
mouches  qui  volent,  gù,  qui  pis  "est,  à  s'enfre-faire 
des  compliments  ^cela  m'est  un  supplice  insuppor- 


r 


L 


PARTIE  11,  LIVRE  XII.    (176a)  g3 

table.  Se  m'avisai^  pour  ne  pas  vivre  en  sauvage, 
d'apprendre  àiaire  deslacets.  Je  portais  mon  cous- 
sin daufi  mes  visites,  oH  j'allais  comme  les  femnies  - 
travailler  à  ma  ptirte  «t  causet-  aVecles  pâssatvts. 
Cela  me  faisait  supporter  l'inanité  du  habilfËtg^e,  et. 
passeï  mon  temps  sans  ennui  chez  mes  voisineà" 
dont  plusieurs  étaient  assez  aimables  et  ne  man-  . 
quaient  pas  d'esprit.  Une  entre  auti'es,  appelée 
Isabelle  d'Ivernôis,  fille  ^u  procureui'-généra]  de 
Neuchâtel,  me  parut  assez  estimable  pour  me  lier 
avec  elle  d'ilnearflitié  particulière  dontelle  lies'est 
pas  mal  trouvée  par  les  conseils  utiles  que  je  lui 
ai  donnés,  et  par  les  sôiiis  que  je  lui  ai  rendus 
daiis  des  occasions  essentielles;  de  sorte  que  main- 
tenant ,  digne  et  vertueuse  mère  de  famille,  elle  me 
doit  peut-être  sa  raison,  son  mari,  sa  vie,  et  son 
bonheur.  De  mon  côté,  je  Itii  dois  des  consolations 
très-doucei,  et  surtout  durant  un  bien  triste  hiver, 
où,  dans  le  fort  de  mes  mauset  de  mes  p'eines, 
elle  venait  passer  avec-Thérèse  et  moi  de  longues 
soirées  qu'elle  savaif  nous  rendre  bien  courtes  par 
l'agrément  de  son  esprit,  et  par  tes  mutuels  épaai-' 
cKements  de  nos  cœurs.  Elle  m'appelait  son  papa , 
je  l'appelais  ma  fille;  ,et  Ces  noms,  que  nous  nous 
donnons  encofe,  ne  cesseront  point, :je  l'espéré,' 
de  lui  être  aussi  chers  qu'à  i^ioi;  Pour  rendreïiiçs 
lacets  bons  à  quelquecbose^  j'en  faisais  présent' â 
mes'  jfeiinfes  amies  à  lenr  mariage ,  à  condition 
qu'elles  nourriraient  leurs  enfants.  Sa  sœiir  ^née 
en  eut  un  à  ce  titre,  et  l'a  mérité;  Isabelle  en  «jut 
Il  de  même,  et  ne  l'a  pas  moins  mérité  par  l'in- 


g4  LES  COBFfiSSlOHS. 

tention îmais elle  n'a  pas.eu  le  boiihcui'  (\e  ]»)Uvoir 
ffiire  sa  volonté.  En  leur  envoyant  ces  lacets,  j'écri- 
yïs  à"runeet  à  l'autre,  des  lettres  dont  la  première 
a  ctSurti  le  monde  ;  mais  tant  d'éclat  tt'aliait  pas 
à  la  seconde  :  l'amitié  ne  marche  pas  avec  si  grand 
bruit.  ' 

■  Parmi  les  liaisons  que  je  fis. à  mon  voisiBage,.el 
dans  le  détail  desquelles  je  n'entrerai  jjas,  je  dois 
noter  celle  du  colonel  ■Pury',  qui  avait  une  maison 
sur  la  montagne,  où  il  venait  passer  les  étés.  Je 
n'étaispas  empressé  de  sa  connaissance,  parce  que 
je  'Savais  qu'il  était  très-mal  à  Ja  cour  et  auprès 
deMUord  Maréchal ,  qu'il' ne  voyait  point.  Cepen- 
dint,  cOnmie  il  me  vint  voir  et  me  fit  beaucoup 
d'honnèteJés  ,  il  fallut  l'aller  voir  à  mou  tour  ; 
cela  contiuua,  et  nous  mangious  quelquefois  l'un 
çhe2tl'autre,-JeÊschezkiiconnais.sance  avec  M.  du 
■Pff^ous'ef  ensuiteune,  amitié  trop  intime,  yxnu- 
que  je  puisse  lîie  dispenser  de  parler  de  lui. 

"M.  du'  Peyrou  était  Américain ,  fils  d'un  com- 
manikiht  de  Surinam,  dont  l^  successeur.  M.  Le 
"C^ambrier,  de'Neucbâtélv  épousa  la  veuve.  Deve- 
nue veuve  uneseconde  fois,  elle  vint  avec  sou>  fils 
s'ét;ihlir  dans:^^^ys-dt^  son  second  juari.  Du  Pey- 
rciu,  fils  unjque,  fort  riche,  et  tendrement  aimé  de 
sa  mèi«,,avait  été  élevé  avec  assez  de  soili,'et  son 
éducation  fui  aVait-profité.  Il  avait  acquis  beaucoup 
de  dewi- connaissances,  quelque  goût  peur  les 
arts,  et  il  se  piquait  surtout  d'àvrjir  cultivé  sa  rai- 
son :  son  air  hollandais,  froid  ej'philusophe,  son 
teint  basané,  son  humeur  ijilencieuse  et  cachée. 


PARTIE  II,  lUVaK  XU.    (176^)  95 

favoris-dieDt  beaucoup  cette. opinion.  Il  «Uit  sotiid 
et  goutteux,  quoique  Jeune  encore.  Cela  rendait 
tous  ses  mouvements  fort  posés^,  fort  graves;  et, 
quoiqu'il  aimât  à  disputer,  quelquefois  njé^eatu 
peu  longuement ,  généralement  il  parlajt  peu  , 
parce  qu'il  n'entendaitpas.  Tout  cet  extérieur  m'en 
inyiosa.-Je  me  dis  :  voici  un  penseur,  uii  homme 
sage ,  tel  qu'on  serait  heureux  d'avoir  uii  ami.  Pour 
achever  de  me -prendre,  il  m'adressait  souvent  la 
■parole,  san»îamais  me  faire  aucmi  compliment.  Il 
me  parlait  peu  de  moi,  peu  de  mes  livres,  très-peu 
de  lui;  il  n'était  pas  dépourvu  d'idées,  et  toi»t  ce 
qu'il  disait  était  assez  juste.  Cette  juste^fse  et  cette 
égalité  m'attirèrent.  Il  n'avait  dans  l'esprit  ni  l'élé- 
vation, ni  la  finesse  de  celui  de  Milord  Maréchal; 
Biais  il  en  avait  la  simplicitt'  :  c'était  toujours  le 
rteprésenter  en  quelque  chose.  Je  n»i  m'engouai 
pas,  mais  je  m'attachai  par  l'estime,  et  pen-à-peu 
cette  estime  amena  l'amitié.  J'oubliai  tot;ilement 
avec  Hii  robjectiou  que  j'avais  faite  aâbaron  d'Hol- 
bach, qu'i]  était  trop  riche;  et  je  crois  que  j'éu.s 
tfikrt'.  J'ai  appris  à  douter  qu'un  homme  jouissafit 
d'une  grande  fortune ,  quel  qu'il  puisse  être, 
puisse  aimer  sincèrement  mes  principes  et  leur 
■dntçur. 

Pendant  assez  long-temps  je  vis  peu  du  Pcyrou, 


'  Il  a  très-grand  tort 

t,  lui'fîccon 

Sa  réflexi 
slrtiire  un 

m 

H  11  Pcyroti,  qui 

sa  bouric;  el  Tut  l«  ^euL 

près 

i  niât 

qui  voul 

russpQt  remplies.  Roiu» 

au<r 

iTccpia 

pi    A   boL 

ni  ta  maison. 

■nuis  U  n'en  mi  pas   mo 

ns  VI 

■  que 

du  Peyro 

.V,.r,V7«..i- 

mait  lincèremeiit  Jean-T 

c<iue».f.t.es 

pr.ndp* 

k 


* 


qÔ  LES  CONFB5SIOHS. 

parce  qu^  je  n'allais  point  à  Neuchâtel,  et  qu'Jl  ne 
v^ait  qu'une  fois  Vannée  à  la  montagne  du  colo- 
aet  Puiy.  Pourquoi  n'allais-je  point  à  Neucbàtel  ? 
lïest  un  enfantillage  qu'il  ne  faut  pas  taire. 

Quoique  protégé  par  le  roi  (te  Prusse  et  par 
ÎHîlord  Maréchal,  si  j'évitai  d'abord  la  persécution 
dans  mon  asile,  je  n'évitai  pas  du  moins  les  mur- 
mures du  public,  des  magistrats  municipaux,  des 

•■ministres.  Après  le  'branle  donné  par  la  France,  il 
n'était  pas  du  bon  air  de  ne  pas  me  faire  au  moins 
quelque  insulte  :  on  aurait  eu  peur  de  pal-aître 
improuver  mes  persécuteurs  en  ne  les  imitant  pas. 
La  classe  de  Neuchâtel ,  c'est-à-tlire  la  compagnie 
des  ministres  de  cette  ville,  donna  le  branle,  en 
tentant  d'émouvoir  contre  moi  le  conseil  d'état. 
Cette"  tentative  n'ayant  pas  réussi ,  les  ministres 
s'adressèrent  au  jnagistrat  municipal,  qui  ut  aus- 
sitôt défendre  mou  livre,  et  me  traitant  en  toute 

'bccasion  peu  honnêtement,  faisait  comprendrç  et 
disait  nlèmc  qOe  si  j'avais  voulu  m'étalilir  dans  la 
viHe,  ou  ne  m'y  aurait  pas  souffert.  Ils  remplirent 
Bur  Meirare  d'inejities  et  du  plus  plat  caffarflage, 
qpi,  tout  en  faisant  rire  les  gens  sensé^,  ne  laissait 

■  pas  d'échauffer  Iç  peuple  et  de  l'animer  côûtre 
moi.  Tout  Cela  u'cmpèdiait  pas  qu'à  les  enten^lré, 
je' ne  dusse  être' très-reconnaissant  de  l'extrême 
grâce  qu'il;»  me  faisaient  de  me  laisser  vivre  à  Mo- 
tierSjOÙ  ils  n,'flvaienl,aucune  autorité;  ilsm'aoraiciit 
volontiers  mesuré  l'air  à  la-pùitp,  à  cfJnditîon  que 
je  l'èitsse  payé  bien  cher,  ils  \-ouIaienl  que  je  leur 
fusse  obligé  de  la  proteclîofl  que  le  roi  m'actordail 


PARTIE   II,   LIVllE  Xli.    (l^Oaj  <)^ 

malgré  eux,  et  qu'ils  travaillaient  sans  relâche'à 
m'ôterl  Enfîn,  n'y  pqtivant  réussir,  après  m'aVQir 
fait  tout  le  tor"t  tpi'ils  plirent  et  m'avoii' décrié  de 
tout  leur  pouvoir,  ils  se  firent  un  mérite  de  leiy- 
irapuis^nce,  en  me  faisant  valoir  la^bonté  qu'ils 
avaient  de  nie  souffrir  dans  leur  pays.  l'aurais  dû 
leur  rire  au  nez  pour  toute  réponse  ;  je  fus  assez 
béte  pour  me  piquer,  et  j'eu^ l'ineptie  de  ne  vou- 
loir point  aller  à  Neilchâtel';  résolution  que  je  tins 
près  de  deux  ans ,  comme  si  Ce  n'était  pas  trop 
honorer  dépareilles  espaces,  que  de  faire  attention 
à  leurs  procédés,  qui,  bons  ou  mauvais,  ne  peu- 
vent leur  être  imputés,"  puisqu'ils  n'agissent  jamais 
que  par  impulsion.  D'ailleurs  ,  des  esprits  sans 
culture  et  sans  lumières,  qui  Qe  connaissent  d'autre 
objet  de  leur  estime  que  le  crédit,  la  puissance  et 
l'argent,  sont  bien  éloignés  inème  de  soupçonner 
qu'on  doive- quelque  égard  aux  talents,  et  qu'il  y 
ait  du  déshonneur  à  les  outrager. 

Uji  certain  maire  de  village,  qui  pour  ses  mal- 
versations avait" été  cassé,  disait  au  lieutenant  du 
Val-de-Travefs ,  mari  de  mon  Isabelle  :  On  dit  que 
ce  Rousseau,  a  tant  if  esprit;  amenez-le-moi ,  que  Je 
l'oie  si  cela  est  vrai.  Assurément,  les  méconten- 
tements d'un  homme  qui  prend  un  pareil  ton 
doivent  peu  fâcher  ceux  qui  les  éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitait  à  Paris,  à  Ge- 
nève, à  Berne,  à  Neuchâtel  même,  je  ne  m'atten- 
dais pas  à  plus  de  ménagement  de  la  part  du 
pasteur  du  lieu.  Je  lui  avais  cependant  été  recom- 
mandé par  madame  Boy  de  la  Tour,  et  il  m'avait 


L 


lOO  LES  CONFESSIONS. 

train,  et  leurs  bénins  auteurs  reprochaient  aux 
puissances  de  me  traiter  trop  doucement.  Ce  con- 
cours d'aboiements,  dont  les;moteurs  continuaient 
d'agir  sous  le  voile,' avait  quelque  chose  de.sinistre 
et  d'effrayant.  Pour  moi,  je  laissai  dire  sans  m'é- 
mouvoir.  On  m'assura  qu'il  y  avait  une  censure  de 
la  Sorbonne.  Je  n'en  .crus  rien.  De  quoi  pouvait  se 
mêler  la  Soi^bonne  dans  cette  affaire?  l^oulait-elle 
assurer  que  je  n'étais  pas  catholique?  Tout  le 
monde  le  savait.  Voulait-elle  prodver  que  je  n^étais 
pas  bon  calviniste  ?  Que  lui  importait  ?  C'était  prew- 
(h-e  un  soin  bien  singulier;  c'était  se  faire  les 
substituts  de  nos  ministres.  Ayant  que  d'avoir  vu 
cet  écrit,  je  crus  qu'on  le  faisait  courir  spus  le 
nom  de  la  Sorbonne ,  pour  se  moqtier  d'elle  ;  je  le 
crus  bien  plus  encore  après  l'avoir  lu.  EuËfi ,  quand 
je  ne  pus  pluà  douter  de  son  authenticité,  tout  ce 
que  je  me  réduisis  à  croire,  fu^t  qu'if  fallait  mettre 

la  Sorbonne  aux  PetitesrMaisons. 

-  •  ■■       . 

(1763.) — Un  afutre  écrite  m'affecta  davantage, 
parce  qu'il  venait  d'un  homme  j)our  qui  j'eus  tou- 
jours de  l'estime,  et  dont*j'|idmirais  la  constance 
en  plaignant  son  aveuglement.vJe  parle  du  Man- 
dement de  l'archevêque  de  Paris^contre  moi.  Je  crus 
que  je  me  devais  d'y  répondre.  Je  le  pouvais  sans 
m'avilir  ;  c'était  un  cas  à  peu  près  senablable  à  celui 
du  roi  de  Pologne.  Je  n'ai  jamais  aimé  les  disputes 
brutales,  à  la  Voltaire.  Je  ne  sais  me  battre  qu'avec 
dignité,  et  je  veux  que  celui  ^ui  m'attaque  ne 
déshonore  pas  mes  coup3,  pour  qi^e  je  daigne  me 
défendre.  Je  ne  doutais  point  que  ce  Mandement 


^^'- 

,.i^ 


PA'RXIE  lî,  LIVRE  XII.  (1763)  lOÎ 

•       ■"'■■■. 

lie  fut  delà  fsrçdn  jdesJésiAîtc»;  et  quoiqu'ils  fussent 
alors  malheureux  eux-mêmes j,*  j'y  r^oARdi^is 
toujours  leur  ancienne  maxime,  d'écraser' lès ïiîal/.  ' 
heureux.  Je  pouvais  donc  aussi  suivre  moii  ancienne 
maxime,  d'honorer  l'auteur  titulaire,  et  de  fou-» 
droyer  l'ouvrage  :  et  c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait 
avec  assez  de  succèsi 

Je  trouvai  le  séjour  de  Motiers  fort  agréable;  et 
pour  me  déterminer  à  y  finir  mes  jours,  il  ne  me 
manquait  qu'une  subsistance  assurée  :  mais  on  j 
vit  assez  chèrement,  «t  j'avais  vu  renverser  tous 
mes  anciens  projets  par  la  dissolution  de  mon  mé- 
nage,  par  l'établissement  d'un  nouveau,  par  la 
vente  ou  dissipation  de  tous  mes  meubles,  et  par 
les  dépenses  qu'il  ih'avaitf  fallu  faire  depuis  mon- 
départ  de  Montmorency.  Je  voyais  diminuer  jour- 
nellement le  petit  capital  que  j'avais  devant  moi. 
Deux  ou  trois  ans  suffisaient  pour  en  consumer  le 
reste,  sans  que  je  visse  aucun  moyen  de  le  re- 
nouveler, a  moins  de  recommencer  à  faire  des 
livres;  métier  funeste,  a^^quel  j'avais  déjà  renoncé; 

Persuadé  que  tout  changerait  bientôt  à  nim> 
égard ,  et  que  le  public,  revenu  de  sa  frénésie ,  en 
ferait  rougir  les  puissances ,  je  ne  cherchais  qu'à 
prolonger  mes  ressources  jusqu'à  cet  heureux 
changement,  qui  me  laisserait  plus  en  étal;  de 
choisir  parmi  celles  qui  pourraient  s'offrir.  Pour 
cela,  je  repris  mon  Dictionnaire  de  Musique  y  que 
dix  ans  de  travail  avaient  déjà  fort  avancé,,  et  au- 
quel il  ne  manquait  que  la  dernière  main  et  d'être 
mis  au  net.  Mes  livres,  qui  m'avaient  été  envoyés 


IQta  .    tES  CONFESSIONS.      /  • 

depui3^  peu ,  me  fournirent,  iès^  moyenne  d'achever 
cet  Qiivii$igé:  mes:  j^ltpîars^  qui  me  furent  envoyés 
j&ù  iiièiàè  temps ,  me  mirent  en  état  de  commencer 
Téntreprise  de  mes  Mémoires,  dont  je  voulais  uni- 
quement m'occuper  désormais.  Je  commençai  par 
transcrire  des  lettres  dans  un  recueU  qui  pût  gui- 
der ma  mémoire  dans  l'ordre  des  faits  et  des  temps; 
J'avais  déjà  £ait  le  triage  de  celles  que  je  voulais 
conserver  pour  cet  effet,  et  la  suite  depuis,  près  de 
dix  ans  n'en  était  point  interrompue.  Cependant, 
en  les  arrajoigeant  pour  les  transcrire,  j'y  trouvai 
ulie  lacune  qui  me  surprit.  Cette  lacune  était  de 
près  de  six  mois,  depuis  octobre  17 56  jusqu'au 
mois  de  mars  suivant.  Je  me  souveùais  parfaitement 
d^avoir.mis  dans  mon  triage  nombre  de  lettres  de 
Diderot,  de  Deleyre,  de  madame  d'Épinay,  de  ma- 
dame de  Chenonceaux ,  etc. ,  qui  remplissaient  cette 
lacune ,  et  qui  ne  se  trouvèrent  plus.  Qu'étaient- 
elles  devenues  ?  Quelqu'un  avait-il  mis  là  main  sur 
mes  papiers,  pendant  quelques  moii^  qu'Us  étaient 
restés  à  l'hôtel  de  Luxeqjbourg?  CeU  n'était  pas 
concevable,  et  j'avais  vu  M.  le  maréchal  prendre 
la  clef  de  la  chambre  où  je  les  avais  déposés. 
Comme  plusieurs  lettres  de  femmes  et  toutes  celles 
de  Diderot  étaient  sans  date,  et  que  j'avais  été 
6irçé  de  remplir  ces  dates  de  mémoire  et  en  tâ- 
tQm^iant,  pour  ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre; 
je  crus  d'abord  avoir  fait  des  erreurs  de  dates,  et 
je  passai  eft. revue  toutes  les  lettres  qui  n'en  avaient 
point,  ou  auxquelles  je  les  avais  suppléées,  pour 
voir  si  Je  n'y  trouverais  point  celles  qui  devaient 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1763)  ïô3 

remplir  ce  vide.  Cet  essàî  ne  réussit  poiiit;  je  vis 
qtié  le  vide  était  bien  réd ,  et  qiie  les  lettres  avaient 
bieA  certainemenl;  été  élevées.  Par  qui  et  pottr- 
quoi?  Voilà  ce  qui  iriè  |)assait.  Ces  lettres,  anté- 
rieures  à  mes  gvsfndes  querelles ,,  et  dû  teftips  de 
ma  première  ivre^slé  de  la  Julie ,  ne  pouvaient  in- 
téresser personne.  C'étaietlt  tout  au  plus  quelques 
tracasseries  ^e  Diderot ,  *  quek[ùes  persiSflages  de 
Deleyre,  des  témoignages  aamiflé  ^e  madame  de 
Chenbnceaux^  et  même  de  madamie  d'Épinay ,  avec 
ïs^elle  j'étais  alôÇs  le  mteux  du  monde.  A  qui 
pouvaient  ipijjoirter  ces  lettres  ?  Qu'en  Voulait-on 
faire  ?  Ce  n'est  <j*#  sept  aAs  a'près  que  j*ài  soup- 
çonné .l'affreux  tfbjet  de  ce  vol. 

Ce*  dêfifcit  bien  avéré  rie  fit  chercher  parmi  mes 
brouillons  *  j'ert' découvrirais  quelque  autre.  J'en 
trouvai  quelques-uns  qiii,-vu  mon  défaut  de  mé- 
moire, m'en  firent  siippôi^ér  d'autres  dans  la  mul- 
fitude  de  mes* papiers.  Ceux  que. je  remarquai, 
furenf  le  bi*ouillon  de  la  Morale  sensitwe ,  et  celui 
de  l'extrait  dés  A^^enîures  de^  mUàrd  Edouard,  Ce 
dernier,  je  l'avoue,  me  doima  des  soupçons  sur 
madame  de  Luxembourg.  C'était  La  Roche ,  son 
valet  de  chambre,  qui  m'avait  expédié  ces  papiers, 
et  je  n'imaginai  tjufelle  au  monde  qui  put  prendre 
iiîtérêt  à  ce  chiffon  ;  mais  quel  intérêt  pouvait-elle 
prendre  à  l'autre ,  et  aux  lettres  enlevées ,  dont , 
liiéme  avçc  de  mauvais  delsseins ,  on  ne  pouvait 
faire  aucun  usage  qui  put  me  nuire ,  à  moins  de 
les  falsifier?  Pour  M.  le  maréchal,  dont  je  connais- 
sais la  droiture  invariable  et  la  vérité  de  son  amitié 


Iq4  L^'^  CORFESSlOlirS. 

pour  moi,  je  ue  pus  le  soupçonner  un  moment.  Je 
ne  pus  même  arrêter  ce  soupçon  sur  madame  la 
maréchale.  Tout  ce  qui  me  vint  de  plus  raisonnable 
à  Tespr^t  ,'après  m'être  fatigué  long- temps  à  cher- 
cher l'auteur  de  ce  vol ,  fut  de  l'in^puter  à  d'Além* 
bert,  qui,  déjà 'faufilé  chez  madame  de  Luxem- 
bourg, avait  pu  trouver,  le  Aoyen  de  fureter  ces 
papiers  et  d'en  enlqyer  ce  qu'il  lui  ^vait  plu ,  tant 
en  mamiscrits  quieb.  lettres ,  soit  pour  chercher  k 
me  susciter  qiieîquç  tracasserie ,  soit  pour  s'approh 
prier  ce  qui  •  lui  pouvait  conveiiîp.  Je  supposai 
qu'abusé  par  le  titre  de  la  Morale  fensitii^e,  il  avait 
cru  trouver  le  plan  d'un-  vrai»»tj:^te  Se  matéria- 
lisme ,  dont  il  aurait  tiré  contre  mpi  le  parti,  qu'on 
peut  bien  s'imjiginer.  Sfur  qu'il  sei:ait  bieRtot  dé- 
trompé par  l'examen  du  brouillon,  et  <}éterminé  à 
quitter  toijt-à-fait  la'  littérature ,  je  m'inquiétai  peu 
de  ces  larcins ,  qui  n'étaient  pas  les  premiers  de  la 
même  main'*  que  j'avais  endurés  s^s  m'en  plaindreu 
Bientôt  je  ne  songeîiai  pas  plus  à  cette  infidélité  que 
$i  l'on  ne  m'en  eût'fait  aucui^,  et  je*  me  mis  à  vas- 
sembler  les  matériaux  qu'on  m'&vait  laissés,  pour 
travailler  à  mes  Confessions. 

J'ayais  long- temps  cru  qu'a  Genève  la  compagnie 
des  ministres,  ou  du  moiiis  les  citoyens  et  bour- 
geois, réclameraient  contre  l'infraction  de  l'édit 

I 

"  J'avais  trouvé ,  dans  ses  Éléments  de  musique ,  beauconp  de 
choses  tirées  de  ce  que  j'avais  écrit  sur  cet  art  pour  TEncyclo- 
pédîe ,  et  qui  lui  fut  remis  plusieurs  années  avant  la  publication  de 
ses  Éléments.  JTignore  la  part  qu'il  a  pu  avoir  à  un  ïifre  intitulé  » 
Dictionnaire  des  Beaux'/érts  ;  mais  j*y  ai  trouvé  des  articles  trans- 
crits des  miens  mot  à  mot ,  et  cela  long-temps  avant  que  ces  mêmes 
articles  fussent  imprimés  dans  TEncyclopédie. 


PARTIE  il,  LIVKl'    XII,   (1763)  l(l,> 

ilaiis  le  décret  porté  contïe  moi.  Tout  resta  tran- 
quille, du  D^oins  à  l'extérieur;  car  il  y  avait  un 
mécontentement  général,  qui  n'attendait  qu'une 
occasion  pour  se  manifester.  Mes  amis ,  ou  soi-di- 
sant tels  ,  m'écrivaient  lettres  sur  lettres  pour 
m'exhorter  à  venir  me  mettre  à  leur  tète,  m'asau- 
rant  d'une  i-éparation  publique  de  la  part  du  Con- 
seil. La  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que 
ma  présence  pouvaitcauser ,  m'empècba  d'acqûïes- 
cer  à  leurs  instances  ;  et  fidèle  au  sennent  que  j'a- 
vais fait  autrefois,  de  ne  jamais  tremper  dans  au- 
cune dissehsion  civile  dans  mon  p^s  ,  j'aihiai 
mieux  laisser  subsister  l'offense,  et  me  baunir  pour 
jamais  de  ma  patrie,  que  d'y  rentrer  par  des  moyens 
violents  et  dangereux.  Il  est  vrai  que  je  m'étais 
attendu,  de  la  part  de  la  bourgeoisie,  à  ifes  re- 
présentations légales  et  paisibles  contre  unC  în- 
fraction  qui  l'intéressait  •extrêmement.»  Il  n'y  en 
eut  poiut.  Ceux  q»y  la  conduisaient  cherchaient 
moins  le  vrai  redressement  des  griefs  que  l'occa- 
sion de  se  rendre  nécessaires;  On  cabalait,  mais 
on  gardait  le  silence ,  et  on  laissait  clabauder  Iks 
caillettes  et  les  cafards  ou  soi-disant  tels,  que  le 
Conseil  mettait  en  avant  pour  me  rendre  otlieux  à 
la  populace,  et  faire  attribuer  son  incartade  au 
zèle  de  la  religion. 

,  Aprè^  avo^r  attendu  vainement  plus  d'un  an 
que  quelqu'un  réclamât  contre  une  procédure  ÎHé- 
gale,  je  pris  enfin  mon  parti,  et  me  voydlit  aban- 
donné de  "mes  concitoyens ,  je  mè  déterminai  à 
renoncer  à  mon  ingrate  patrie,  où  je  n'avais  jamais 


j 


lo6  LES  CONFESSIONS. 

vécu ,  dont  je  n'av&is  reçu  m  bien  ni  service ,  et 
dont,  pour  prix  de  l'honneur  que  j'srvais  tâché  dé 
lui  rendre^  jp  me  voyais  si  indignement  traité  d'un 
consentement  unsbime,  puisque  ceux  qui  devaient 
parler  n'avaient  riepr  dit.  J'écrivis  donc  au  premier 
sytidic  de  cette  année -là,  qm,  je  crois,  était 
M,  Favre,  urfe  l||itd'é*par  la*quelle  j'abdiquais  so- 
tennelleinent  mon  drpit  de  bourgeoisie-,  et  dans 
lâqùellevau  reste,  j'observai  la  décence  et  la  mo- 
dération'que  j'ai  toujours  mises  aux  actes  de' fierté 
que  la  cniauté  de  mes  ennemis  m'a  souvent  arra- 
chés ^(lans  ihès  malheurs. 

tette  démarche  ouvrit  enfin  les  yeux  aux  ci- 
toyens ;  sentant  qu'ils  avaient  eu  tort  pour  leur 
propre  intérêt  d'abandpnner  ma  défense,  ils  la 
prirent,  quand  il  n'était  plus  temps.  Ils  avaient 
d'autres  grie£s  qu'ils  Joignirent  à  eelui-là,  et  ils  en 
firent  la  matière  de  plusfeurs  représentations  très- 
bien*  raisonnée^,^  qu'ils  "étendiitent  et  renforcèrent 

m 

à  mesure  que  les  durs  et  rebutants  refus  du  Con- 
seil, qili  se  sentait  soutenu  par  lé  ministère  de 
F Anoe ,  leur  firent  mieux  sentir  'le  projet  formé 
de  l€9s  a&érvir.  âes  altercations  produisirent  di- 
ves^ses^  brochures  qui  q^e  décidaient  rien  jusqu'à  ce 
que^  parurent  tout  d*tin  coup  les  Lettres  écrites  de 
la  campagne  i  ouvrage  écrit  en  £stveur  du -Conseil, 
ave£  .un  art  infini,  et  pdr  lequel  lé  parti  représen- 
taht,  réduit  au  silence,  fut  pour  un  temps  écrasé. 
Cette  pièce,  mbnùlnent  durable  des  rares  talents 
de  son  auteur,  était  du  procureur-général  Tron- 

Lie  I  a  mai  1763.  Voyes  la  Corneipondanee, 


PARTIE   11,  LIVRE  XII.  (1763)  IO7 

chin^,  homme  d'esprit,  homme  éclairé,  très- versé 
dans  les  lois  et  le  gouvernement  de  la  république. 
SiluU  terra. 

(  1764.)  —  Les  représentants,  revenus  de  leur 
premier  abattement ,  entreprirent  une  réponse  et 
s'en  tirèrent  passablement  avec  le  temps.  Mais  tous 
jetèrent  les  yeux  sur  moi,  comme  sur  le  seul  qui 
pût  entrer  en  lice  contre  un  tel  adversaire ,  avec 
espoir  de  le  terrasser.  J'avoue  que  je  pensai  de 
même;  et  poussé,  par  mes  anciens  concitoyena,  qui 
me  disaient  un  devoir  de  les  aider  de  ma  plume 
dans  un  embarras  dont  j'avais  été  l'occasion,  j'en- 
trepris la  réfutation  des  Lettres  écrites  de  la  cam- 
pagne, et  j'en  parodiai  le  titre  par  celui  de  Lettres 
écrites  de  la  montagne^  que  je  mis  aux  miennes.  Je 
fis  et  j'exécutai  cette  entreprise  si  secrètement,  que , 
dans  tin  rendez-vous  que  j'eus  à  Thonon  avec  les 
chefs  des  représentants ,  pour  parler  de  leurs  af- 
faires^ ,et  où  ils  me  montrèrent  l'esquisse  de  leur 
réponse,  je  ne  leur  dis  pas  un  mot  de  la  mienne 
qui  était  déjà,  faite ,  craignant  qu'il  ne  survînt 
quelque  obstacle  à  l'impression ,  s'il  en  parvenait 
le  moindre  vent,  soit  aux  magistrats,  soit  à  mes 
ennemis  particuliers;  Je  n'évitai«  pourtant  pas  que 
cet  ouvrage  ne  fut  connu  en  France  avant  la  pu- 
blication ;  mais  on  aima  mieux  le  laisser  paraître 
que  de  me  faire  trop  comprendre  comment  on 

*  Jean  Robert  Tronchin ,  qu*il  ne  &ut  pas  confopdre  avec  i«n 
coofin  Théodore  Tronchin,  médecin  célèbre,  dont  il  est  parlé  auy 
livres  VIII  et  X.  Cest  ce  dernier ^que  Rousseau  ,  dans  su  Corres- 
pondance-, désigne  le  plus  souvent  sans  le  nommer ,  en  l'appelant 
ie  jongleur. 


r 


\ 


Io8  LES  CUNFHSSIONS. 

avait  décoiiyert  mon  secret.  Je  dirai  là-dessus  ce 
qiiê  j'ai  su,  qui  se  borne  à  très -peu  de  chose;  je 
me  tairai  sur  ce  que  j'ai  conjecturé. 

J'avais  à  Motiers  presque  autant  de  visites  que 
j'en  avais  eu  à  l'il^rmitage  et  à  Montmorency; 
mais  elles  étaient  la  plupaï't  d'une  espèce  fort  dif- 
férente. Ceux  qui  m'étaient  venus  voir  jusqu'alors 
étaient  des  gens  qui  ayant  avec  moi  des  rapports 
de  talents,  de  goûts,  de  maximes,  les  alléguaient 
pour  cause  de  leurs  visites,  et  me  mettaient 
d'abord  sur  d.es  matières  dont  je  pouvais  m'entre- 
tenir  avec  eux.  A  Motiers ,  ce  n'était  plus  cela , 
surtotit  du  côté  de  France.  C'étaient  des  officiers 
ou  à'autres  gens  qui  n'avaient  aucun  goût  pour 
la  littérature, qiiiniènie. pour  la  plupart,  n'avaient 
jamais  lu  mes  écrits,  et  qui  ne  laissaient  pas,  à 
ce  qu'ils  disaient,  d'avoir  fait  trente,  quarante, 
soixante,  cent  lieues  pour  me  venir  voir  et  admi- 
rer l'homme  illustre ,  célèbre ,  très-célèbre ,  le  grand 
homme,  etc.  Car  dès-lors  on  n'a  cessé  de  me  jeter 
grossièrement  à  la  face  les  plus  impudentes  flagoi"- 
neri^v,  dont  l'estime  de  ceux  qui  m'abordaient 
m'avait  garanti  jusqu'alors.  Comme  la  plupart  de 
ces,  survenants  ne  daignaient  ni  se  nommer  ni  me 
dire  leur  étà*,  que  leurs  connaissances  et  les 
miennes  ne  tombaient  pas  sut"  les  mêmes  objets, 
et  qu'ils  n'avaient  ni  lu  ni  parcouru  mes  ouvrages , 
je  Be  savais  de  quoi  leur  parler  :  j'attendais  qu'ils 
parlassent  eux-mêmes,  puisq^ue  c'était  à  eux  à  sa"- 
voir  et  à  me  dire  pojirquoi  ils  me  venaient  voir. 
On  sent  que  cela  ne  faisait  pas  pour  moi  des  con- 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (l^64)  '  09 

versations  bien  intéressantes,  quoiqu'elles  pussent 
l'être, pour  eux,  selon  ce  qu'ils  voulaient  savoir: 
car,  comme  j'étais  sans  défiance ,  je  m'exprhnais 
sans  réserve  sur  toutes  les  questions  qu'ils  jugement 
à  propos  de  me  faire;  et  Us  s'en  retournaient,  pdur 
l'ordinaire,  aussi  ;javants  que  nïoi  sur  tous  les  dé- 
tails de  ma  situation. 

J'eus,  par  exemple,  de  cette  façon  M.  de  Teins , 
çcuyer  de  la  reine  et  capitaine  de  cavalerie  dans 
le  régiment  de  la  Reine,  lequel  eut  la  constance 
de  passer  plusieurs  jours  à  Motiers,  et  même  de 
me  suivre  pédestrement  jusqu'à  la  Ferrière,  menant 
son  cheval  par  labiîde,  sans  avoir  avec  moi  d'autre 
point  de  réunion  ,  sinon  que  nous  connaissions 
tous  deux  mademïiiselle  Fel ,  et  que  nous  Jouions 
l'un  et  l'autre  au  bilboquet.  J'eus  avant  et  après 
Ml^de  Feins ,  une  autre  visite  bTen  plus  extraordi- 
naire. Deux  hdmraes  arrivent  à  pied,  conduisant 
cBacun  uu  mulçt  cbargé  de  son  petit  bagage; -lo- 
gtent  à  l'auberge  i  pansent  leurs  mulets  eux-mèSies, 
et  demandent  à  me  venir  voii\  A  l'équipage  de  ces 
muletiers  on  Içs  prit  pour  des  contrebandiers'^  et 
la  nouvelle  courut  aussitôt  que  des  contrebandiers 
venaient  me  repdre  vifeitc^  Leur  seule  façon  de 
m'aborder  m'apprit'  que  c'étaient  des  gens  d'une 
autre  étoffe;  mais  sans  être  des  contrebandiers  ce 
pouvait  être  des  aventuriers,  et  ce  doute  me  tint 
quelque  temps  en  garde.'  Ils  ne  tardèrent' pas  à  me 
tranquilliser.  L'un  était  M.  de  Montauban ,  aj^elé 
le  comte  de  La  Tour-du-Pin,',geutiHiomine  du 
Uauphiné  ;  l'autre  était  M.  Dastier,  de  Carpentras, 


1 


IIO  LES   CONFESSIONS. 

ancien  militaire,  qui  avait  mis  sa  ci-oîx  de  Saint- 
Louis  dans  »a  poche,  ne  pouvant  pas  l'étalen '.^Ces 
messieurs,  tous  deux  très-airaablcs ,  avaient  tous 
deux  beaucoup  d'esprit;  leur  conversation  était 
agi-éabie  et  intéressante  ;  ieur  manière  de  voyager 
si  bien  dans  mou  g'bùt  et  si  peu  ^ane  celui  des  gen- 
tilshommes français,  me  donna  pour  eux  une  sorte 
d'attachement  que  leur  commerce  ne  pouvait  qu'af- 
fermir. Cette  connaissance  même  ne  finît  pas  là, 
puisqu'elle  dure  ertcore,  et  qu'ils  me  sont  revenus 
voir  diverses  fois^  uon  plus  à  pied  cependant ,  cela 
était  bon  pour  le  début;  mais  plus  j'ai  vu  ces  mes- 
sieiirsî  moins  j'ai  trouvé  de  rapports  entre  leurs 
g^ùts  et  les  miens  ,  moins  j'ai  senti  que  leurs 
maximes  fussent  les  miennes,  que  mes  écrits  leur 
fussent  familiers,  qu'dy  eût  aucune  véritable  sym- 
pathie entre  eux  et  moi.  Que  me  voulaient-ils  dope  ? 
PourtjUoi  me  venir  voir  dans  cet  équipage?  Pour- 
quoi rester  plusieurs  jours?  Pourquoi  revenir  plu- 
sieurs fois?  Pounquoi  désirer  si  fort  de  m'avoir  poUr 
hôte?  Je  ne  m'avisai  pas  alors  de  me  faire  ces 
questions.  3e  me  les  suis  faites  quelquefois  depuis 
ce  temps-là. 

Touché  de  leurs  avances,  mou  cœur  se  livrait 
sans  raisonner,  surtout  à  M.  Dastier  dont  l'air  plus 
ouvert  me  plaisait  davantage.  Je  demeurai  même 
en  correspondance  avec  lui,  et  quand  je  voulus 
faire  imprimer  les  Lettres  de  la  montagne,  je  son- 
geai à  m'adresser  à  lui  pour  donner  le  chaoge  à 
ceux  qui  attendaient  mou  paquet  sur  la  route  de 

"  Vmi. ne  vDulantpas  l'étaler  à  la  queue  de  wn  mulet.  • 


1 


PARTIE   II, 


î  XII.  (17G4)  I  I  1 

Hollande.  Il  m'avait  parlé  beaucoup,  et  peut-être 
à  dessein,  de  la  liberjé  de  la  presse  à  Avignon;  il 
m'avait  offert  ses  soins,  si  j'avais  quelque  chose  à 
y  faire  imprimer.  Je  me  prévalus  de  cetîe  offre,  et 
je  lui  adressai  successivement,  par  la  poste,  mes 
premiers  céhters.  Après  les  avoir  gardés  assez  long- 
temps ,  il  me  les  reovoya  en  me  marcpiaut  qu'aucun 
libraire  n'avait  osé  s'en  charger;  et  je  fus  contraint 
de  revenir  à  Rey,  prenant  soin  de  n'envoyer  mes 
cahiers  que  l'un  après  l'autre,  et  de  ne^làcher  les 
suivants  qu'après  avoir  eu  avis  de  la  réception  des 
premiers.  Avant  la  publication  de  l'ouvrage ,  je  sus 
qu'il  a'fait  été  vu  dans  Içs  bureaux  des  ministres; 
et  d'Escheray ,  de  Neuchâtel ,  fne  parla  d'ijn  livre 
lie  rHomme  de  la  mosUagne,  que<rHoU>açh  lui  avilit 
(lit  être  de  moi.  Je  Tassurai,  comme  il  était  vrai, 
n'avoir  jamais  fait  de  liyre  qui  eût  ce  titre.  Qu^ivi 
les  lettres  parurent  i!  était  furieux,  et, iQ 'accusa 
de  mensonge,  quoique  je  ne  lui  eusse  dit  que  la 
vérit^.  Voilà  conmienî  j'eus  l'assuraftce  que  mon 
manuscrit  était  -f  onnu.  Sûr  de  la  fid^ité  de  Rey , 
je  fus  forcé  de  pqrler  ailleurs  mes  conjectiu'es;  et 
celle  à  laqudle  j'aimai  le  inieux  m'àrrèter,  fut  que 
mes  paquets  avaient  été  ouverts  à  la  poste. 

Une  autre  connaissance  à  peu  près  du  même 
teînps,  mais  (J^ui  se  fit  d'abord  seulement  par  lettres , 
fuj;  celle  d^un  M,  Laliaud,  de  Nîmes,  lequel  m'é- 
crivit-de  Paris,  pour  me  prier  de  lui  envoyer  jnon 
profil  à  la  silhouette,  dont  \\  avait,  disait-il,  besoin 
pour  mon  bpste  ep  marbre,  qu'Q  faisait  fairf  pqr 
Le  Moine,  pour  le  placer  dans  sa  bibliothèque. 


1 


1  il  LES  CONFESSK 

Si  c'était  une  Cajolerie  jn  ventée  pour  m'apprivoiser, 
elle"  réussit  pleinement.  Je  jngeai  qu'un  Lomnie 
qùrvoulait  avoir  mon  buste  en  marbre  dafls  sa  bi- 
bliothèque était  pleiji^de  mes  ouvrages,  par  con- 
séquent de  mes  principes,  et  qtr"!!  ra'ajmait, par- 
ce que  son  ame  était  au  ton  de  la  mienne.  U  était 
difficile  que  cette  idée  ne  me  séduisît  pas.  J'ai  vu 
M.  Laliîaid  dans  la  suite.  Je  l'ai  trtJuvé  trèS-zélé 
jtoui"  me  nendre  beaucoup  de  petits  services,  pour 
s'entremêler  beaucoup  dans  mes  petites  af&ires. 
Mais,  3fu  reste,  je  doute  qii'auWim  de  mes  écrits 
art  été  du  petit  nombre  de  livres  qu'il  a  lus  en  sa 
vi^.  J'ignore  s'il  â  une  bibliothèque,  et  si  c'est  un 
meublaà  spii.  usage;  et. quant  au  buJte,  il-  s'est 
bwné  à  uoe  mauVaïse  esquisse  en  teri-e,  faite  par 
Le  Moine,,snr  laquelle  il  a  fait  graver  un  portrait 
hideuxj.qui  ne  laisse  pas  de  courir  sous  mon  nom, 
coïnme  s'il  avait  avec  moi  quelque  ressembkuce. 
Le  seul  Français  qui  parut  nie  venir  voir  par 
gbùt  pour  mes  sentiments  et  pour  mes  ouvrages, 
fijft  un  jeune  officier  du  régiment  d'e Limousin,  ap- 
pelé M.  Séguier  de  Saint-Brisson,  qu'on  a  vu  et 
qu'on  volt  peut-être  encore  briller  à  Paris  et  dans 
lé  njonde,  par  des  talents'assez  airrtables,  et  par 
des  prétentions  afï  bet  esprit.  Il  m'était  *enu/vqir 
à  Montmorency  l'iiiver  qui  précéda  ma  catastrophe. 
Je  lui  trquvai  une  vivacité  de  sentiment  qui  me 
plut.H'm'écrivil  dans  la  suite  à-  Motiers;  et  poît 
qu!il  voulût  me  cajoler,  ou  que  réellemeiit  la  tète 
lui  .tournât  àe-VÊnu'le,  il  m'apprit  qu^il  quittait  le 
service  pour  vivre  indépendant,  et  qu'il  apprenait 


( 


i 


I 


E  XII.  I,i7ti4}  I  l'i 

T.  U  avait  un  frère  aîné,  ca- 
:  même  régiment,  pour  lequel  était 
toute  la  prédilection  de  la  mère,  qui,  dévote  ou- 
trée, et  dirigée  par  je  ne  sais  quel  abbé  tartufe, 
en  usait  très-mal  avec  le  cadet,  qu'elle  accusait 
d'irréligion,  et  même  du  crime  irrémissible  d'avoir 
des  liaisons  avec  moi.  Voilà  les  griefs  sur  lesquels 
il  voulut  rompre. avec  sa  mère,  et  prendre  le  parti 
dont  je  viens  de  parler;  le  tout,  pour  faire  le  petit 
Emile. 

Alarmé  de  cette  pétulance,  je  me  bâtai  de  lui 
écrire  pour  le  faire  cbanger  de  résolution,  et  je 
mLs  à  mes  exhortations  toute  la  force  dont  j'étais 
capable  ;  elles  furent  écoutées.  II  rentra  dans  son 
devoir  vis-à-vis  de  sa  mère,  et  il  retira  des  mains 
de  son  colonel  sa  démission,  qu'il  lui  avait  don- 
née, et  dont  celui-ci  avait  eu  la  prudence  de  ;ïe 
faire  aucun  usage ,  pour  lui  laisser  le  temps  d'y 
mieux  réfléchir.  Saint-Brisson,  revenu  de  ses  folies, 
en  fit  une  un  peu  moins  choquante  ,  mais  qui 
n'était  guère  plus  de  mon  goût;  ce  fut  de  se  faire 
auteur.  Il  donna  coup  sur  coup  deux  ou  trois 
brochures  qui  n'annonçaient  pas  un  homme  sans 
talents,  mais  sur  lesquelles  je  n'aurai  pas  à  me  re- 
procher de  lui  avoir  donné  des  éloges  bien  encou- 
rageants pour  poursuivre  cette  carrière. 

Quelque  temps  après,  il- vint  me  voir,  et  nous 
fîmes  ensemble  le  pèlerinage  de  l'île  de  Saint-Pierre. 
Je  le  trouvai  dans  ce  voyage  différent  de  ce  que  je 
l'avais  vu  à  Montmorency.  Il  avait  je  ne  sais  quoi 
d'affecté,  qui  d'abord  ne  me  choqua  pas  beaucoup, 

B.    XVI.  8 


1 

à 


I  l4  LES  CONFESSIONS. 

mais. qui  m'est  revenu  souvent  en  mémoire  depuis 
ce  temps-là.  Il  me  vint  voir  encore  une  fois  à 
rhô  tel  de  Saint-Simon,  à  mon  passage  à  Paris  pour 
aller  en  Angleterre.  J'appris  là,  ce  qu'il  ne  m'avait 
pas  dit ,  qu'il  vivait  dans  les  grandes  sociétés ,  et 
qu'il  voyait  assez  souvent  madame  de  Luxembourg. 
Il  ne  me  donna  aucun  signe  de  vie  à  Trye,  et  ne 
me  fit  rien  dire  par  sa  parente ,  mademoiselle  Sé- 
guier,  qui  était  ma  voisine,  et  qui  ne  na'a  jamais 
paru  bien  favorablement  disposée  pour  moi.  En 
un  mot,  l'engouement  de  M.  de  Saint-Brisson  fi- 
nit tout  d'un  coup,  comme  la  liaison,  de  M.  de 
Feins  :  mais  celui-ci  ne  me  devait  rien,  et  l'autre 
me  devait  quelque  chose,  à  moins  que  les  sottises 
que  je  l'avais  empêché  de  faire  n'eussent  été  qu'un 
jeu  de  sa  part  :  ce  qui,  dans  le  fond,  pourrait  très- 
bien  être. 

J'eus  aussi  des  visites  de  Genève  tant  et  plus. 
Les  Deluc  père  et  fils  me  choisirent  successive- 
ment pour  leur  garde-malade  :  le  père  tomba  ma- 
lade en  route  ;  le  fils  l'était  en  partant  de  Genève  ; 
tous  deux  vinrent  se  rétablir  chez  moi.  Des  mi- 
nistres, des  parents,  des  cagots,  des  quidams  de 
toute  espèce ,  venaient  de  Genève  et  de  Suisse , 
non  pas  comme  ceux  de  France,  pour  m'admirer 
et  me  persifler,  mais  pour  me  tancer  et  catéchi- 
ser. Le  seul  qui  me  fit  plaisir,  fut  Moultou ,  qui 
vint  passer  trois  ou  quatre  jours  avec  moi ,  et  que 
j'y  aurais  bien  voulu  retenir  davantage.  Le  plus 
constant  de  tous,  celui  qui  s'opiniâtra  le  plus,  et 
qui  me  subjtigua  à  force  d'irtiportunités,  fut  un 


w 

*.  -4 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1764)  Il5 

M.  d'Ivernois,  commerçant  de  Genève,  Frattçaîs 
réfugié ,  et  parent  du  procureur-général  de  Neu- 
châtel.  Ce  M.  d'Ivernois  de  Genève  passait  à  Mo- 
tiers  deux  fois  l'an,  tout  exprès  pour  m'y  venir 
voir,  restait  chez  moi  du  matin  îau  soir  plusieurs 
jours  de  siiite,  se  mettait  de  mes  promenades, 
m'apportait  mille  sortes  de  petits  cadeaux,  s'insi- 
nuait malgré  moi  dans  ma  confidence ,  se  mêlait  de 
toutes  mes  affaires,  sans  qu'il  y  eût  entre  lui  et 
moi  aucune  communion  d'idées,  ni  d'inclinations, 
ni  de  sentiments ,  ni  de  connaissances.  Je  doute 
qu'il  ait  lu  dans  toute  sa  vie  un  livre  entier  d'au- 
cune  espèce,  et  qu'il  sache  même  de  quoi  traitent 
les  miens.  Quand  je  commençai  «'d'herboriser ,  il 
me  suivit  dans  mes  courses  de  botanique ,  sans 
goût  pour  cet  amusement,  et  sans  avoir  rien  à  me 
dire,  ni  moi  à  luf;  Il  eut  même  le  courage  dp 
passer  avec  moi  trois  jours  entiers  tête-à-tête 
dans  iin  cabaret  à  Goumoins,  d'où  j'avais  cru  le 
chasser  à  forcé' de  l'ennuyer  et  de  lui  faire  sentir 
combien  il  m'ennuyait;  et  tout  cela  sans  qu'il  m'ait' 
été  possible  jamais  de  rebuter  son  incroyable  con- 
stance, ni  d'en  pénétrer  lé  motif. 

Parmi  toutes  ces  liaisons^  que  J6  ne  fis  et  n'en- 
tretins que  par  force,  je  ne  dois  pas  omettre  la  ' 
seule  qui  m'ait  été  agréable,  et  à  laquelle  j'aie  mis 
un  véritable  intérêt  de  cœur  :  c'est  celle  d'un  jeune  • 
Hongrois  qui  vint  se  fixer  à  Neiichâtél,  et  de  là' à 
Motiers,  quelques  mois  ajirès  que  j 'y  *fu^  établi 
moi-même.  On  l'appelait  dans  le  pays  te  baron  dé 
Sauttern ,  norrt  soùs  lequel  il  aVait  été  reco(itamatidé 

8. 


Il6  LES  CONFESSIONS. 

de  Zurich.  Il  était  grand  et  bien  fait,  d'une  figure 
agréable ,  .d'une  société  liante  et  douce.  Il  dit  à 
tout  le  monde,  et  me  fit  entendre  à  moi-même 
qu'il  n'était  venu  à  Neuchâtel  qu'à  cause  de  moi, 
et  pour  former  sa  jeunesse^  la  vertu  par  mon  com- 
merce. Sa  pihysionomie,  son  ton,  ses  manières,  me 
parurent  d'accord  avec  ses  discours;  et  j'aurais 
cru  manquer  .à  l'un  des  plus  grands  devoirs,  çn 
éconduisant  un  jeune  homtne  en  qui  je  ne  V^oyais 
rien  que  d'aimable,  et  qui  me  recherchait  par  un 
si  respectable  motif.  JVfon  cœur  ne  sait  point  se  li- 
vrer à  demi.  Bientôt  il  eut  toute  mon  amitié ,  toute 
ma  confiance;  nous  devînmes  inséparables.  Il  était 
de  toutes  rifes  courses  pédestres ,  il  y  prenait  goût. 
Je  le  menai  chez  Milord  Maréchal,  qui  lui  fit  mille 
caresses.  Comme  il  ne  pouvait  encore  s'exprimer 
en  français,  il  ne  me  parlait  et  ne  m'écrivait  qu'en 
latin  :  je  lui  répondais  en  français,  et  ce  mélange 
des  deux  langues  ne  rendait  nos  entretiens  ni 
moins  coulants ,  ni  moins  vifs  à  tous  égards.  Il  me 
parla  de  sa  famille,  de  ses  affaires,  de  ses  aven- 
tures, de  la  cour  de  Vienne,  dont  il  paraissait  bien 
connaître  les  détails  domestiques.  Enfin,  pendant 
près  de  deux  ans  que  nous  passâmes  dans  la  plus 
'  grande  intimité ,  je  rie  lui  trouvai  qu'une  douceur 
de  caractère  à  toute  épreuve,  des  mœurs  non-seu- 
lement honnêtes,  mais  élégantes,  une  grande  pro- 
preté sur.  sa  personne,  une  décence  extrême  dans 
tous  ses  discours,  enfin  toutes  les  marques  d'un 
homme  bien  né,  qui  me  le.  rendirent  trop  esti- 
mable pour  ne  pas  me  le  rendre  cher. 


PARTIE  II,  LIVRÉ  XII.   (1764)  117 

"Dans  le  fort  de  me»  liaisons  avec  lui,  d'Ivernois 
de  Genève  m'écrivit  que,  je  prisse  garde  au  jeune 
Hongrois  qui  était  venu  s'établir  auprès  de'  moi  ; 
qu'on  l'avait  assuré  que  c'était  un  espion  que  le 
ministre  de  France  avait  mis  près  de  moi.  Cet  avis 
pouvait  paraître  d'autant  plus  inquiétant ,  que 
dans  le  pays  où  j'étais,  tout  le  monde  m'avertissait 
de  me  tenir  sur  mes  gardes,  qu'on  me  guettait, 
et  qu'on  cherchait  à  m'attirer  sur  le  territoire  de 
France ,  pour  m'y. faire  un  mauvais  parti. 

Pour  fermer  la  bouche  une  fois  pour  toutes  à 
ces  ineptes  donneurs  d'avis,  je  proposai  à  Saut- 
tern,  sans  le  prévenir  .de  rien ,  une  promenade  pé- 
destre à  Pontarlier;  il  y  Consentit.  Quand  nous 
fûmes  arrivés  à  Pontarlier,  je  lui  donnai  à  lire  la 
lettre  de  d'Ivernois;  et  puis  l'embrassant  avec  ar- 
deur, je  lui  dis  :  Sauttern  n'a  pas  besoin  que  je  lui 
prouve  ma  confiance,  mais  le  public  a  besoin  que 
je  lui  prouve  que  je  la  sais  bien  placer.  Cet  em- 
brassement  fut  bien  doux  ;  ce  fut  un  de  ces  plai- 
sirs de  l'ame,  que  les  persécuteurs  ne  sauraient 
connaître,  ni  les  ôter  aux  opprimés. 

Je  ne  croirai  jamais  que  Sauttern  fût  un  espion., 
ni  qu'il  m'ait  trahi;  mais  il  m'a  trompé.  Qand  j'é- 
panchais avec  lui  mon  cœur  sans  réserve,  il  eut 
le  courage  de  me  fermer  constamment  le  sien ,  et 
de  m'abuser  par  des  mensonges.  Il  me  controuva 
je  ne  sais  quelle  histoire,  qui  me  fit  juger  qiie  sa 
présence  était  nécessaire  dans  son  pays.  Je  l'ex- 
hortai de  partir  au  plus  vite  :  il  partit;  et  quand 
je  le  Croyais  déjà  en  Hongrie,  j'appris  qu'il  était 


Il8  LES  CONFESSIONS. 

à  Strasbourg.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il 
y.  avait  été.  Il  y  avait  jeté  du  désordre  dans  un 
ménage  :  le  mari  sachant  que  je  le  voyai»,  m'avait 
écrit.  Je  n'avais  omis  aucun  soin  pour  ramener  la 
jeune  femme  à  la  vertu ,  et  Sauttern  à  sou  devoir  ''. 
Quand  je  les  croyais  parfaitement  détachés  l'un  de 
l'autre,  ils  s'étaient  rapprochés,  et  le  mari  même  eut 
la  complaisance  de  reprendre  le  jeune  homme  dans 
sa  maison;  dès-lors  je  n'eus  plus  rien  à  dire.  J'ap- 
pris que  le  prétendu  baron  ni'en  avait  imposé  par 
un  tas  de  mensonges.  Il  ne  s'appelait  point  Sauttern, 
il  s'appelait  Sauttersheim.  A  l'égard  du  titre  de 
baron,  qu'on  lui  donnait  en  Suisse,  je  ne. pouvais 
le  lui  reprocher,  parce  qu'il  ne  l'avait  jamais  pris  : 
mais  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  fût  bien  gentilhomme  ; 
et  Milord  Maréchal ,  qui  se  connaissait  en  hommes , 
et  qui  avait  été  dans  son  pays ,  l'a  toujours  regardé 
et  traité  comme  tel. 

Sitôt  qu'il  fut  parti ,  la  servante  de  l'auberge  où 
il  mangeait  à  Motiers,  se  déclara  grosse  de  son  fait. 
C'était  une  si  vilaine  salope ,  et  Sauttern ,  générale- 
ment estimé  et  considéré  dans  tout  le  pays  par  sa 
conduite  et  ses  mœurs  honnêtes ,  se  piquait  si  fort 
de  propreté ,  que  cette  impudence  choqua  tout  le 
monde.  Les  plus  aimables  personnes  du  pays ,  qui 
lui  avaient  inutilement  prodigué  leurs  agaceries^ 
étaient  furieuses  :  j'étais  outré  d'indignation.  Je  fis 
tous  mes  efforts  pour  faire  arrêter  cette  effrontée , 
offrant  de  payer  tous  les  frais  et  de  cautionner 

• 

Vab.  «  ..,.  ramena  Sauttorn  k  hk  vertu  f  et  la  jeane  femme  à  son 
dctoir. 


'      PARTIE, II,  LIVRE  XII.  (1764)  I  IQ 

Sauttersheim.  Je  lui  écrivis,  dans  la  forte  persua- 
sion,, non-seulement  que  cette  grossesse  n'était  pas 
de  son  fait,  mais  qu'elle  était  feinte,  et  que  tout 
cela  n'était  qu'un  jeu  joué  par  ses  ennemis  et  les 
miens.  Je  voulais  qu'il  revînt  dans  le  pays  confondre 
cette  coquine  et  ceux  qui  la  faisaient  parler.  Je  fus 
surpris  de  la  mollesse  de  sa  réponse.  Il  écrivit  au 
pasteur,  dont  la  salope  était  paroissienne ,  et  fit  en 
sorte  d'assoupir  l'affaire  :  ce  que  voyant,  je  cessai 
de  m'en  mêler,  fort  étonné  qu'un  homme  aussi 
crapuleux  eût  pu  être  assez  maître  de  lui-même 
pour  m'^n  imposer  par  sa  réserve  dans  la  plus  in- 
time familiarité. 

De  Strasbourg  Sauttersheim  fut  à  Paris  chercher 
fortune,  et  n-'y  trouva  que  de  la  misère.  Il  m'é- 
crivit en  disant  son  peccaifL  Mes  entrailles  s'ému- 
rent au  souvenir  de  notre  ancienne  amitié;  je  lui 
envoyai  quelque  argent.  L'année  suivante,  à  mon 
passage  à  Paris,  je  le  revis  à  peu  près  dans  le  même 
état,  mais  grandamideiM.  Laliaud,  sans  que  j'aie 
pu  savoir  d'où  lui  venait  cette  connaissance,  et  si 
elle  était  ancienne  ou  nouvelle.  Deux  ans  après, 
Sauttersheim  retourna  à  Strasbourg ,  d'où  il  m'é- 
crivit, et  où  il  est  mort.  Voilà  l'histoire  abrégée 
de  nos  liaisons,  et  ce  que  je  sais  de  ses  aventures  : 
mais  en  déplorant  le  sort  de  ce  malheureux  jeune 
homme,  je  ne  cesserai  jamais  de  croire  qu'il  était 
bien  né,  et  que  tout  le  désordre  de  sa  conduite  fut 
l'effet  des  situations  où  il  s'est  trouvé. 

Telles  furent  lès  acquisitions  que  je  fis  à  Motiers , 
en  fait  de  liaisons  et  de  connaissances.  Qu'il  en 


I20  LES  CONFESSIONS. 

aurait  fallu  de  pareilles  pour  compenser  les  cruelles 
pertes  (Jue  je  fis  dans  le  même  temps  ! 

La  première  fut  celle  de  M.  de  Luxembourg,  qui, 
après  avoir  été  tourmenté  long-temps  par  les  mé- 
decins, fut  enfin  leur  victime,  traité  de  la-  goutte 
qu'il  ne  voulurent  point  reconnaître ,  comme  d'un 
nlaj  qu'ils  pouvaient  guérir. 

Si  l'on  doit  s'en  rapporter  là-dessus  à  la  relation 
que  m'en  écrivit  La  Roche,  l'homme  de  confiance 
de  madame  la  maréchale ,  c'est  bien  par  cet  exem- 
ple, aussi  cruel  que  mémorable,  qu'il  faut  déplorer 
les  misères  de  la  grandeur. 

La  perte  de  ce  bon  seigneur  me  fut  d'autant 
plus  sensible,  que  c'était  le  seul  ami  vrai  que  j'eusse 
en  France;  et  la  douceur  de  son  Caractère  était 
telle,  qu'elle  m'avait  fait  oublier  tout-à-fait  son 
rang,  pour  m'attacher  à  lui  comme  à  mon  égal. 
Nos  liaisons  ne  cessèrent  point  par  ma  retraite,  et 
il  continua  de  m'écrire  comme  auparavant.  Je  crus 
pourtant  remarquer  que  l'absence  ou  mon  mal- 
heur avait  attiédi  son  affection.  Il  est  bien  difficile 
qu'un  courtisan  garde  le  même  attachement  pour 
quelqu'un  qu'il  sait  être  dans  la  disgrâce  des  puis- 
sances. J'ai  jugé  d'ailleurs  que  le  grand  ascendant 
qu'avait  sur  lui  madame  de  Luxembourg  ne  m'a- 
vait pas  été  favorable ,  et  qu'elle  avait  profité  de 
moïi  éloignement  pour  me  nuire  dans  son  esprit. 
Pour  elle,  malgré  quelques  démonstrations  affec- 
tées et  toujours  plus  rares,  elle  cacha  moins  de 
jour  en  jour  son  changement  à  mon  égard.  Elle  ^ 
m'écrivit  quatre  ou  cinq  fois  en  Suisse ,  de  temps 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1764)  121 

à  autre,  après  quoi  elle  ne  m'écrivit  plus  du  tout; 
et  il  fallait  toute  la  prévention,  toute  la  confiance, 
tout  ravpuglément  où  j'étais  encore  ^^  pour  ne  pas 
voir  en  elle 'plus  que  du  refroidissement  envers 
moi. 

Le  libraire  Guy ,  associé  de  Dùchçsne ,  qui  depuis 
moi  fréquentait  beaucoup  l'hôtel  de  Luxem|;)ourg, 
lïi'écrivit  que  j'étais  sur  le  testanlexit  de  M.  le  ma- 
réchal.  Il  n-'y  avait  rien  là  que  de  très -naturel  et 
de  très-croyable;  ainsi  je  n'en  doutai  pas.  Cela  liie 
fit  délibérer  en  moi-même  comment  je  me  coiù- 
porterais  sur  le  legs.  Tout  bien  pesé,  je  résolus  de 
l'accepter,  quel  qu'il  pût  être,  et  de  rendre  cet 
honneur  à  un  honnête  homme  qui,  dans  un  rang 
où  l'amitié  ne  pénètre  guère,  en  avait  eu  une  vé-' 
ri  table  pour  moi.  J'ai  été  di^ensé  de  ce  devoir , 
n'ayant  plus  entendu  parler  de  ce  legs  vrai  ou  faux, 
et  en  vérité,  j'auKais  été  peiné  de  blesser  une  des 
grandes  maximes  de  ma  morale,  en  profitant  de 
quelque  chose  à  la  mort  de  qûelqu^un  qui  m'avait 
été  cher.  Durant  la  dernière  maladie  de  notre  ami 
Mussard ,  Lenieps  me  proposa  de  profiter  de  la 
sensibilité  qu'il  marquait  à  nos  soins,  pour  lui  in- 
siduer  quelques  dispositions  en  notre  faveur.  Ah  ! 
cher  Lenieps,  lui  dis»^'e,  ne' souillons  pas  par  des 
idées  d'intérêt  les  tristes  mais  sacrtés  devoirs  que 
nous  rendons  à  notre  ami  mourant.  J'espère  n'être 
jamais  dans  le  testament  de  personne,  et  jamais  du- 
moins  dans  celui  d'aucun  de  mes'  amis.  Ce  fut  à 
peu  ]f)rès  dans  ce  même  temps -ci  que  Milord  Ma-^ 
réchal  me  parla  du  sien,  de  ce  qu'U^Vait  dessein 


122  LES  CONFESSiOJyS. 

d'y  faire  pour  moi,  et  que  je  lui  fis  la  réponse  dont 
j'ai  parlé  dans  ma  première  partie*. 

]\Ia  seconde  perte,  plus  sensible  encore  et  bien 
plus  irréparable ,  fut  celle  de  la  meilleure  des 
femmes  et  des  mères,  qui  déjà  chargée  d'ans  et 
surchargée  d'infirmités  et  de  misères,  quitta  cette 
vallée  de  larmes  pour  passer  dans  le  séjour  des  bons, 
QÙ  l'aimable  souvenir  du  bien  qu'on  a  fait  iei-bas 
en  fait  l'éternelle  récompense.  Allez,  ame  douce  et 
Llienfaisantè,  auprès  des  Fënélon,  des  Bernex,  des 
Catinat,  et  de  ceux  qui,  dans  ^n  état  plus  humble, 
oi^t  ouve;rt  comme  eux  Jeurs  cœurs  à  la  charité 
véritable;  allez  goûter  le  fruit  de  la  votre,  et  pré- 
parer à  voJ:re  élève  la  place  qu'il  espère  un  jour 
occuper  prés  de  vous!  Heureuse,  dans  vos  infor- 
tunes, que  le  ciel  eu  les  terminant  vous  ait  épargné 
le  cruel  spectacle  des  siennes  !  Craignant  de  con~ 
tris  ter  son  cœur  par  le  récit  de  .mes  premiers  dé- 
sa$tres ,  je  ne  lui  avais  point  écrit  depuis  mon 
arrivée  en  Cuisse  ;  mais  j'écrivis  à  M.  de  Conzié 
pour  tn'inforracïr  d'elle,  et  ce  fut  lui  qui  m'apprit 
qu'elle  avait  cessé  de  soulager  ceux  qui  soufjfraient, 
et  de  souffrir  elle  même.  Bientôt  jç-  cesserai  de 
souffrir  aussi;  mais  si  je  croyais  ne  la  pas  revoir 
dans  l'autre  vie ,  ma  faible  im^iginatibn  se  refuserait 
à  l'idée  du  bonheur  parfait  que  je  m'y  promets. 

Ma  troisième  perte  et  la  dernière,  car  depuis 
lors  il  ne  m'est  plus  resté  d'amis  à  perdre ,  fut  celle 
de  Milord  Maréchal.  Il  ne  mourut  pas;  mais  las  de 
sçrvi?*  des  ingrats,  il  quitta  Neuchâtel,  etdepuisi 

*  Tûme  I ,  livgpn ,  i'^  partie. 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (.I764)  1^3 

lors  je  ne  l'ai  pas  revu.  Il  vit  et  me  survivra ,  je 
l'espère  :  il  vit,  et,  grâces  à  lui,  tous  mes  attache- 
ments ne  sont  pas  rompus  sur  la  terre  :  il  y  reste 
encore  un  homme  digne  de  mon  amitié;  car  son 
vrai  prix  est  encore  plus  dans  celle  qu'on  sent  que 
dans  celle  qu'on  inspire  :  mais  j'ai  perdu  les  dou- 
ceurs que  la  sienne  me  prodiguait,  et  je  ne  peux 
plus  le  mettre  qu'au  rang  de  ceux  que  j'aime  en- 
core, mais  avec  qui  je  n'^  plus  de  liaison.  Il  allait 
en  Angleterre  recevoir  sa  grâce  du  roi  et  racheter 
ses  biens  jadis  confisques.  No^s  ne  nous  séparâmes 
poi]:^t  sans  des  projets  de  réunion,  qui  paraissaient 
presque  aussi  doux  pour  lui  que  pour  moi.  Il  vou- 
lait se  fixer  à  son  château  de  Reithrllall ,  près 
d'Aberdeen,  et  je  devais  m'y  rendre  auprès  de  lui; 
m^is  ce  projet  me  flattait  trop  pour  que  j'en  pusse 
espérer  le  succès.  Il  ne  resta  point  en  Ecosse.  Les 
tendres  sollicitations  du  roi  de  Prusse  le  rappelè- 
rent a  Berlin  j  et  l'on  verra  bientôt  comrnentje  fus 
empêché  de  l'y  aller  joindre. 

Avant  son  départ,  prévoyant  Vorage  quie  l'on 
commençait  à  susciter  contre  moi,  ilm'envoya  de 
son  propre  mouvement  des  lettres  de  naturalité 
qui  semblaient  être  une  précaution  très-sûre  paur 
qu'on  ne  pût  pas  me  chasser  du  pays.  La  com-r 
munâuté  de  Couvet  daqs  le  Val-de-Travers  imita 
l'exemple  du  gouverneur,  et  me  donna  des  lettres 
de  communier  gratuites  ,  comme  le3  premières. 
Ainsi,  devenu  de  tout  point  citoyen  du  pjays, 
j'étais  à  l'abri  de  toute  expulsion  légale,  même  de 
la  part  du  prince  :  mais  ce  n'a  jamais  été  par  des 


124  LES  COTf FESSIONS. 

voies  légitimes  qu'on  a  pu  per^cuter  celui  de 
tous  les  hommes  qui  a  toujours  le  plus'  respecté 
les  lois. 

Je  ne  crois  pas  devoir  compter  au  nombre  des 
pertes  que  je  fis  en  ce  même  temps ,  celle  de  l'abbé 
de  Mably.  Ayant  demeuré  chez  son  frère,  j'avate 
eu  quelques  liaisons  avec  lui,  mais  jamais  bien  in- 
times, et  j'ai  quelque  lieu  de  croire  que  ses  senti- 
ments à  itaon  égard  avaient  changé  de  nature  de- 
puis que  j'avais  acquis  plus  de  célébrité  que  lui. 
Mais  ce  fut  à  la  publication  des  Lettres  de  la  mon- 
tagne  que  j'eus  le  premier  signe  de  sa  mauvaise 
volonté  pour  moi.  On  fit  courir  dans  Genève  une 
lettre  à  madame  Saladin ,  qui  lui  était  attribuée , 
et  dans  laquelle  il  parlait  de  cet  ouvragé,  comme 
des  clameurs  séditieuses  d'un  démagogue  effréné. 
L'estime  que  j'avais  pour  l'abbé  de  Mably,  et  le 
cas  que  je  faisais  de  ses  lumières  ne  me  permirent 
pas  un  instant  de  croire  que  cette  extravagante 
lettre  fût  de  lui.  Je  pris  là-dessus  le  parti  que  m'in- 
spira ma  franchise.  Je  lui  envoyai  une  copie  de  la 
lettre,  en  l'avertissant  qu'on  la  lui  attribuait.  Il  ne 
me  fit  aucune  réponse-  Ce  silence  m'étonna  :  mais 
qu'on  juge  de  ma  ,surprise ,  quand  madame  de 
Chenonceaux  me  manda  que  la  lettre  était  réelle- 
ment de  l'abbé ,  et  que  là  mienne  l'avait  fort  em- 
barrassé. Gar  enfin ,  quand  il  aurait  eu  raison ,  com- 
ment pouvait-il  excuser  une  démarche  éclatante 
et  publique*,  faite  de  gaieté  de  cœur,  sans  obligà- 
tit>n'|  sans  nécessité,  à  l'unique  fin  d'accabler  au 
plus  fort  de  ses  malheurs,' un  homme  auquel  il 


** 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1764)  ia5 

avait  toujours  marqué  de  la  bienveillance ,  et  qui 
n'avait  jamais  démérité  de  lui?  Quelque  temps 
après  parurent  les  Dialogues  dç  Phocion^  où  je  ne 
vis  qu'une  compilation  de  mes  écrits ,  faite,  sans 
retenue  et  sans  honte.  Je  sentis,  à  la  lecture  dé  ce 
livre,  que  l'auteur  avait  pris  son  parti  à  mon  égard, 
et  que  je  n'aurais  point  désormais  de  pire  enneini. 
Je  crois  qu'il  ne  m'a  pardonné  ni  le  Contrat  social  y 
trop  aurdessus  de  ses  forces,  ni  la  j^aix  perpétuelle  ; 
et  qu'il  n'avait  paru  désirer  que  je  fi^^e  un  extrait 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre ,  qu'en  supposant  que  je 
ne  m'en  tirerais  pas  si  bien.    .     '  ^ 

Plus  j'avance  dans  mes  récits,  moins  j'y  puis 
mettre  d'ordre^  et  de  suite.  L'agitation  du  reste  de 
ma  vie  n'a  pas  laissé  aux  événements  le  tetnps  de 
s'arranger  dans  ma  tête.  Ils  ont  été  trop  nombreux:, 
trop  mêlés,  trop  désagréables,  pour  pouvoir  être 
narrés  sans  confusion.  La  seule  impression  forte 
qu'ils  m'ont  laissée  est  celle  de  l'horrible  mystère 
qui  couvre  leur  cause ,  et  de  l'état  déplorable  où 
ils  m'ont  réduit.  Mon  récit  ne  peut  plus  marcher 
qu'à  l'aventure  ,  et  selon  que  les  idées-  me  re-* 
viendront  dans  l'esprit.  Je  mç  rappelle  que,  dans 
le  temps  dont  je  parle,  tout  occupé  dç  mes  Con^ 
fessions f  j'en  parlais  très-iipaprudemment  à  tout  le 
mondé,  n'imaginant  pas  même  que  personne  eût 
intérêt,  ni. volonté,  ni  pouvoir  de  mettre  obstacle 
à  cette  entreprise  :et  quand  je  l'aurais  cru,  je  n'en 
aurais  guère  été  plus^  discret,  par  rimposj|ih|[ité 
totale  où  je  suis  par  mon  naturel  de  tenir  Caché 
rien  de  ce  que  je  sens  et  de  ce  que  je  pense.  Cette 


^ 


m  m 

^H  ïiS  LES  CUNFKSSIONS.  ^'^I 

viens  pas  d'un  seul  mot.  Je  désire  ardemment  que        ^B 
quelqu'un  de  mes  lecteurs,  animé  du  zèle  de  la  ■ 

vérité  et  de  l'équité»  veuille  relire,  en  entier  les        ^ 


Lettres  écrites  de  la  monloff/ic  :  il  sentira,  j'ose  le 
dire,  la  stoïque  modération  qui  règne  dans  cet  ou- 
vrage, après  les  senaibies  et  cruels  outrages  dont 
on  venait  à  l'envi  d'accabler  l'auteur.  Mais  ne  pou- 
vant répondre  aux  injures,  parce  qu'il  n'y  en  avait 
point,  ni  aux  raisons,  parce  qu'elles  étaient  sans 
réponse,  ils  prirent  le  parti  de  paraître  trop  cour- 
roucés pour  vouloir,  répondre;  et  il  est  vrai  que 
s'ils  prenaient  les  arguments  invincibles  pour  des 
injures,  ils  devaient  se  tenir  fort  injuriés. 

Les  représentants,  loin  de  faire  aucune  plainte 
sur  cette  odieuse  déclaration,  suivirent  la  route 
qu'elle  leur  traçait;  et,  au  lieu  de  faire  trophée 
des  Lettres  de  la  monlagiie,  qu'ils  voilèrent  pour 
s'en  faire  un  bouclier,  ils  eurent  la  lâcheté  de  ne 
rendre  ni  honneur  ni  justice  à  cet  écrit  fait  pour 
leur  défense  et  àJeur  sollicitation,  ni  le  citer,  ni 
le  nommer ,  quoiqu'ils  en  tirassent  tacitement  tous 
leurs  arguments,  et  que  l'exactitude  avec  laquelle 
ils  ont  suivi  le  conseU  par  lequel  finit  cet  ouvrage, 
ait  été  la  seule  cause  de  leur  salut  et  de  leur  viqg^A 
toire.  Ils  m'avaient  imposé  ce  devoir;  je  l'avaïJ^ 
rempli  ;  j'avais  jusqu'au  bout  servi  la  patrie  et  leur 
cause.  Je  les  priai  d'abandoimer  la  mienne  et  de 
ne  songer  qu'à  eux  dans  leurs  démêlés.  Ils  me  pri- 
rent au  mot,  et  je  ne  me  suis  plus  mêlé  de  leurs 
affaires  que  pour  les  exhorter  sans  cesse  à  la  paix, 
ne  doutant  pas  que  s'ils  s'obstinaient,  ils  ne  fussent 


i 


M" 

!.. 

ent: 


lVHr    XU.    (  1765)  lay 

<kTasés  pai'Ia  l'Yauce.  Cpla  n'est  pas  arrivé;  j'en 
comprends  la  raison,  nmis  ce  ii'«st  pas  ici  le  lieu 
de  la  dire. 

L'effeLdes  Lettres  de  la  montagne ,  à  Neucbâlel, 
fut  d'abord  très  paisible.  J'en  envoyai  un  exera- 
piaire  à  M',  de  MontmoUiii;  il  )e  reçut  bien,  et  le 
lut  sans  objection.  Il  était  malade,  aussi-bien  que 
inoiVil  nie  vint  voir  tunicalement  quand  U  fut  ré- 
IbbM,  et  ne  me  jaarla  de  rien.  Cependant  la  rumeur 
commençait;  on  bi'ûla  le  livre  je  ne  sais  où  *.  De 
Geri%ve,  de  Berne,  et  de  Versailles  peut-être,  le 
foyer  de  l'efîervescence  passa  bientôt  à  Neucbâtel, 
et  surtout  dans  \o  Val-de-Travers ,  où ,  avant  raètne 
que'  la  classe  eût  fait  aircun  mouvement  apparent, 
on  avait  commencé  d'arseuter  le  peuple  par  des 
pratiques  souterraines.  Je  devais,  j'ose  le  dire, 
être  aimé  dti  peuple  dans  ce  pays-là,  comme  je 
l'ai  été  dans  tous  ceux  où  j'ai  vécu,  versant  les 
aumônes  à  pleines  mains ,  ne  laissant  sans  assis- 
tance aucun  indigent  autour  de  moi,  ne  refusant 
à  personne  weun  service  que  je  pusse  rendre  et 
qui  fût  dans,  la  justice ,  me  familiarisant  trop  peut- 
être  avec  fout  le  rtionde,  et  me  dérobant  de  tout 

lon  poutoir  à  toute  distinction  qui  put  exciter 
j&iousie.  Tout  cela  n'empêcha  pas  que  la  popu- 
lace, soulevée  secrètement  je  ne  sais  par  qui,  ne 

'animât  contre  moi  par  degrés  jusqu'à  la  fureur, 
qu'elle  ne  m'insultât  puWiqûeinent'en  plein  jour, 

\e  Dictionnain  pliiloiophii/tte  At  Voltaire,  el  par 
le  in#nfe  arrêt  eti  ilate  du  19  mars  17  AS.  Cf\  arrèi  eat  Tap)farté  lout 
fnlMst  dan)  l'édiiiDn  de  Poînijal ,  tum.  mv. 

9 


3 


l3o  LES  CONFESSIONS. 

non-seulempnt  dans  la  campagne  et  dans  les  che- 
mins, mais  en  pleine  rue.  Ceux  à  qui  j'avais  fait  le 
plus  de  bien  étaient  les  plus  acharnés  ;  et  des  gens 
même,  à  qui  je  continuais  d'en  faire,  n'osant  se 
montrer,  excitaient  les  autres,  et  semblaient  vou- 
loir se  venger  ainsi  de  Thurnihation  de  m'ètre  obli- 
gés. Montmollin  paraissait  ne  rien  voir,  et  ne  se 
montrait  pas  encore;  mais  comme  on  approchait 
d'un  temps  de  commimion ,  il  vint  chez  moi  pour 
me  conseiller  de  ra'abstenîr  de  m'y  présente;"; 
ra'assurant  que  du  reste  il  ne  m'en  voulait  pbint, 
et  qu'il  me  laisserait  tranquille.  3e  trouvai  le  com- 
pliment bizarre;  il  me  rappelait  la  lettre  de  ma- 
dame de  Boufflers,  et  je  ne  pouvais  concevoir  à 
qui  donc  il  importait  si  fort  que  je  communiasse 
ou  non.  Comme  je  regardais  cette  condescendance 
de  ma  part  comme  un* acte  de  lâcheté,  et  que 
d'ailleurs  je  ne  voulais  pas  donner  au  peuple  ce 
nouveau  prétexte  de  crier  à  l'impie,  je  refusai  net 
le  ministre;  et  il  s'en' retourna  mécontent,  me  fai- 
sant entendre  que  je  m'en  repentirais. 

Il  ne  pouvait  pas  ra'interdire  la  communion  de 
sa  seule  autorité  :  il  fallait  celle  du  consistoire  qui 
m'avait  admis  ;  et  tant  que  le  consistoire  n'avait 
rien  dit,  je  pouvais  me  présenter  hardiment,  sans 
crainte  de  refus.  Montmollin  se  fit  donner  par  la 
classe  la  commission  de  me  citer  au  consistoire 
pour  y  rendre  compte  de  ma  fot,  et  de  m'excom- 
munieren  cas  de  refus.  Cette  excommunication  ne 
pouvait  non  plus  se  faire  que  par  le  consistoire  et 
à  la  pluralité  des  voix.  Mais  les  paysans  qui,  .sous 


PARtiE  II,  LIVRE  XIÎ.   (1765)  lîl 

le  nom  \d*anciens ,  composaient  cette .  assemblée , 
présidés  et,  comme  oh  comprend  bian ,  gduvernés 
par  leur  rbinietre,  ne  devaient  pas  naturellement 
être  d'un  autce  avis  que  le  àien  ^  principalement 
sur  des  matières  théologiques,,  qu'ils  entendaient 
encore  moins  que  lui.  Je  fus 'donc  cité,  et  jfe  réso- 
lus de  c6mpar2u,tre. 

Quelle  circonstahce  heureuse,  et  quel  triomphe 
pour-moi,  si  j'avais  su  pârJer,  et  que  j'eusse  eu, 
pour  ainsi  dire,  ina  plumé  dans^ma  bouche!  Avec 
quelle  supériorité,  avec  quelle  facilité  j'aurais  ter- 
rassé ce  pauvre  ministre  asiu  milieu  de  ses  six  pay- 
sans! L'artridité  de  dôïriiner  jyaiït  fait  oublier  au 
clergé  protestant  tous  tes  pfîhcipes  de  la  réfor- 
mation ,  je  n'avais^  pour  l'y  rappeler  et  le  réduire 
au  silencCy^qu^à  commenter  mes  premières  Lettres 
de  la  mordoré, ^  sur  lesquelles  ils  avaient  la  bêtise 
de  irf'épifoguer.  Mon  texte  ifetaîr  tout  fait,  je  il'avais 
qu'à  l'étendre ,  et  mon  homme  était  confondu.  Je 
n'aurais  pas  été  assçz  sot^poi^r  me  tenir  sur  ta  dé- 
fensive ;'il  m^était  aisé  de  deVinir  agresseur  saris 
même -qu!il  s'ei)  aperçût,  ou  qu'il  pût  s'en*  garant 
tir.  Les  prestolal^  de  la  classe,  non  moins  étourdis 
qu'ignorants ,  m'avaient-'  mis  eux-mêmes  dans  la 
position  la  plus  heureuse  que  j'aurais  pu  désirar 
pour  les  écraser» à  pfeisir.  Mais  quoi  !  il' fallait  par- 
ler, et  parler  sur-le-champ^  trouver  les  idées,  lés 
tours,  les  mots  aU  moment  du  besoin,  avoir  tou- 
jours l'esprit  présent,  être  toujours  de  sahg-froid, 
ne  jaipais  me  ttoubler  un  moment.vQue  pouvais-je 
espérer  de  moi ,  qui  sentafs  si  bien  mon  inaptitude 

9- 


^   «M. 


i'i-i  LES  CONFESSIONS. 

à  m'exprimer  itnproTnjîlu?  J'avais  été  réduit  au  si- 
lence le  plus  humiliant  à  Genève,  devant  urife  as- 
semblée toute  en  ma  faveur,  et  déjàrésôlue  à  tout 
jj^-approuver.  Ici ,  c'était  tout  le  contraire  :  j'avais 
affaire  à  un  tracassier,  qui  niettait  l'astuce  à  ia 
place  an  savoir,  qui  me  tendrait  cent  pièges  avant 
que  j'en  aperçusse  un,  et  tout  xléterminé  à  me 
prendre  en  faute  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Plus 
j'examinai  cette  positiott ,  plua  elle  tne  parut  pé- 
rilleuse; et  sentant  l'impossibilité  de  m'en  tirei' 
avec  succès  ,  j'imaginai,  un  autre  expédient.  3e 
méditai  un  discours'  à  prononcer  devant  le  consis- 
toire, pour  le  réciise?  et  me  dispenser  de  répondre. 
La  chose  était  très-faoile*  j'écrivis  cti  discours,  et 
je  me  mis  à  l'étudier  par  cœur  avec  une  ardeur 
sans  égale,  Thérèse  se  moquait  de  moi,  en  m'en- 
teîidant  marmotter  et  répéter  incessamment  les 
Tnémes  phrases  ,.poftrt3fther  de  les  fourrer' dans  ma 
tète.  J'espérais  tenir  enftn  mon  discours;  je  savais 
que  te  châtelain ,  comme  officier  du'prince,' assis- 
terait,au  conjistoi*e;'Tjue  malgré  leS  manœuvres 
et  Jes  bouteilles  de  Montmollin ,  la  pli^art  des  an- 
ciens ètaientbien  disposés  pour  njbi  :  j'avais  en  ma 
faveur  la  raison,  la  vérité,  la  justice,  la  protection 
ciu  roi,  l'autorité  du  conseil  d'état,  les  vœ«x  de 
tous  les  bons  patriotes'fju'intéressait  l'établissemen  t 
de  cette  inquisition;  tout  contribuait  à  m'encou- 
rager. 

La  veille  du  jour  marqué, -je  savais  mon  discours' 
par  cœur;  je  le  récitai  sans  faute.  Je  le  remémorai 
toute  la  nuit  dans.ma  tète;  le  matin  je  ne  le  savais 


1 


l'Ail  I  Ils  11,   LIVHE  Xil.   {  I765J  l'i'i 

plus;  j'hésitL^  à  chaque  mot,  je  me  crois  déjà  dans 
l'illustre  assemblée,  je  me  troidjle,  je  l^lButie,  ma 
tètç  se  perd;  enfin,  presque  au  moment  d'alleiy  le 
courage  me  nganque  totalement;  je  reste  chez  moi, 
et  je  prends  le  parti  d'écrire  au*  consistoire*,  *n 
disant  mes  raisons  à  la  hâte,  et  prétextant  mes 
incommodités,  qui  véritablemenr,  dans  l'état. où 
j'étais  alors,  m'auraient  difficilement  laissé  soutenir 
la  séance  entière.  . 

Le  ministre,  embarrassé  de  maiettre,  reniit  l'af- 
faire à  une  autre  séance.  Dans  l'intervalle,  il  se 
<lomia  par  lui-même  et  par  ses  créatures  mille 
mouvements  pour  séduire  ceux  .des  ajiciens  qui, 
suivant  les  inspirations  de  leur  conscience  plutôt 
que  les  siennes,  n'opinaient  pas  au  gré  de  la  classe 
et  au  sien.  Quelque  puissants  que  ses  arguments 
tirés  de  sa  cave  dussent  être  suc  ces  sortes  degens, 
il  n'en  put  gagner  aucun  autre  que  les  deux  ou  trois 
qui  lui  étaient  déjà  dévoués,  et  qu'on  appelait  ses 
urnes  damnées.  L'ofScier  du  prince  et  1^  colonel 
fury,  qui  se  porta  dans  cette  affaire  avec  beaucoup 
de. zèle,  maintinrent  les  autres  dans  leur  devoir; 
et  quand  ce  MoQtmollin  voulut  procéder  à  l'ex- 
communication ,  son  consistoire  à  la  pluralité  des 
voix  le  refusa  tout  à  ptat.  Réduit  alors  au-. dernier 
expédient  d'îuneuter  la  populace,  il  se  mit  avec 
ses  confrères  et  d'autres  gens  à  y  travailler  ouver- 
tement et  avec  un  tel  succès ,  que  malgré  les  forts 
et  fréquents  rescrits  du  roi,  malgré  tous  les  ordres 
du  conseil  d'état,  je  fus  enfin  fnrcé  de  quitter  le 

*  Le  39  niaw.  Voycï  la  Com-^/^onduncr: 


l34  LES  CONFESSIONS. 

pays,  pour  ne  pas  exposer,  l'officier  du  prince  à 
s'y  Éaire  assassiner  lui-même  en  me  défendant. 

Je  n'ai  qu'un  souvenir  si  confus  de  toute  cette 
afiaire ,  qu'il  m'est  impossible  de  nietti'e  aucun  or- 
dre, aucune  liaison  dans  les  idées  qui  m'en  revien- 
nent, et  que  je  ne  les  puis  rendre  qu'éparses  et 
isolées,  comme  "elles  se  présentent  à  mon  esprit. 
Je  me  rappelle  qu'il  y  avait  eu  avec  la  clctsse  quel- 
que espèce  de  négociation,  dont  MontmoUin  avait 
été  l'entcémetteur.  Il  avait  feint  qu'on  craignait 
cjue  par  mes  écrits  je  ne  troublasse  le  repos  du 
pays ,  à  qui  l'on  s'eja  prendrait  de  ma  liberté  d'é- 
crire. Il  nî'avait  fait  entendre  que  si  je  m'engageais 
à  quitter»  là  plume ,  on  serait  coulisuit  sur  le  passé. 
J'avais  déjà  pris  cet  engagement  avec  moi-même; 
jerne  balançai  point  à  le  prendre  avec  la  classe, 
mais  conditionnel ,  et  seulement  quant  aux  matières 
de  religion.  Il  trouya  le  moyen  d'avoir  cet  écrit  à 
double,  sur  quelque  changement  qu'il  exigea.  La 
condition  ayant  été  rejetée  paria  classe,  je  rede- 
mandai mon  écrit  :  il  me  rendit  un  des  doubles  et 
garda  Tautre,  prétextant  qu'il  l'avait  égaré.  Après 
cela  le  peuple^  ouvertement  excitfrpar  les  ministres, 
se  moqua  des  rescrits  du  roi ,  des  ordres  du  con- 
seil d'état,  et pe  connut  plus  de  frein.  Je  fus  prêché 
en  chaire,  nommé  l'Antéchrist,  et  poursuivi  dans 
la  campagne  comme  un  loup-garou.  Mon  habit 
d'Arménien  servait  de  renseignement  à  la  popu- 
lace :  j'en  sentais  cruellement  l'inconvéniéUt;  mais 
le  quitter  dans  ce^  circonstances  me  semblait  une 
{âjCheté,  Je  ne  pus  m'y  résoudre,  et  je  me  promenais 


«» 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1765)  l35 

trangiiillement  dans  le  pays  avec  mon  caffetan  et 
mon  bonnet  fourré,  entouré  des  huées  de  la  ca- 
n^ille'et  quelquefois  de  ses  cailloux.  Plusieurs  fois  en 
passant  devant  des  maisons,  j'entendais  (iir«  à  ceux 
qui  les^  habitaient  :  Apportez-moi  mon  fusil ,  que  je 
lui  tirlp  dessus.  Je  n'en  allais  pas  plus  i|;ite  :  ils  n'en 
étaient  que  plus  furieux  ;  mais  ils  s'en  tinrent  tôUr 
jours  aux  menaces,*  du  moin^  pQUP  l'article  (}e& 
armes  à  feu.      • . 

Durartt  touté^'cettefermentation,^e  ne  laissai  pas 
d!avoir  deux  fprt  grands .  plaisirs  auxquels  je  (us 
Ipien  sensible.  Le  premier  fut  de  pouvoir,  faire  un 
acte  de  reconnaissance  par  le  -canal  dç  Milord  Ma- 
réchal. Tous  les  honnêtes  geïis  de  Neudiâtel,  in- 
dignes  des  traitements  que  j'essuyais  et  des  ma- 
noeuvres dont  j'étais  la  vietiqfie,  avaient  les  ministres 
en  exécration ,.  sentant  bien  qu'ils  suivaient  des  inj- 
pulsioQs  étrangères  et  qu'ils  n'étaieat  que  les  sa- 
tellites d'autres  gens  qui  se  cachaient  en  les  gisant 
agir,  çt  craignant  que  mon  exemple  ne  tirât  à 
conséquence  pour  l'établissement  d'une  véritable* 
inquisitien.^  Les  inagisl^rats ,  et  surtout  M.  Meuron-, 
qui  avait  succédé  à  M.  d'Ivernois  dans  la  char^ge 
de  procureur-général ,  faisaient  tous  leurs  efforts 
pourme  défendre.  Le  colonel  Pury,  quoique  simple 
particulier,  en  fit  davantage  et  réussit  mieux.  Ce 
ftit  lui  qui  trouva  le  moyen  de  faire  bouquer  Mont- 
moUin  dans  son  consistoire  en  retenant  les  anciens 
dans  leur  devoir.  Comme  il  avait  du  crédit,  il  l'em- 
ploya  tant  qu'il  put  pour,  arrêter  la  sédition;  mais 
il  n'avait  que  l'autorité  des  lois,  de  la  justice  et  de 

*  j .  '■» 

*■•    ■-       i- 


l36  ■  LES  CONFESSIONS. 

la  raison  à  opposer  à  celle  de  Targent  et  du  viii. 
La  partie  n'était  pas  égale ,  et  dans  ce  point  Mont- 
moUin  triompha  de  lui.  Cependant,  sensible  à  ses 
soins  et  à  son  zèle ,  j'aurais  voulu  pouvoir  loi  renelre 
bon  office  pour  bon  ofifice ,  et  pouvoir  m'acquitter 
avec  lui  de  quelque  façon.  Je  savais  qu'il  convoitait 
fortune  place  de  conseiller  d'état;  maiss'étant  mal 
conduit  au  gré  de.  la  cour  dans  l^affaire  du  ministre 
Petitpierre,  il  était  en  disgrâce  auprès  du  prince 
et  du  gouverneur.  Je  risquai  pourtant  d'écrire  en 
âa  faveur  à.Milord  Maréchal;  j'osai  même  parler 
de  l'emploi  qu'il  désirait^  et  si  heureusement,  que, 
contre  l'attente  de  tout  le  monde,  il  lui  fut  ppesque 
aussitôt  conféré  par  le  roi.  C'est  ainsi  que  le  sort, 
qui  m'a  toujours  mis  en  même  temps  trop  haut  et 
trop  bas,  continuait  à  me  ballotter  d'une  extrémité 
à  l'autre  ;  et  tandis  que  la  popule^e  me  couvrait  de 
fàpge  je  faisais  un  conseiller  d'état.  -^  ' 

Mou  autre  grand  plaisir  fut  une  visite  que  wnt 
mé  faire  madame  de  Verdelin  avec  sa  fille,  qu'elle 
avait  menée  aux  bains  de  Bourbonne,  d'où. elle 
poussa  jusqu'à  Motiers,  et  logea  chez  moi^deux  ou 
trois  jours.  A  force  d'attentions  et  de  soins,  elle 
avait  enfin  surmonté  ma  longue  répugnance;  et 
mon  cœur,  vaincu  par  ses  caresses,  lui  rendait 
toute  l'amitié  qu'elle  m'avait  si  long- temps  témoi- 
gnée. Je  fus  touché  de  ce  voyage,  surtout  dans  la 
circonstance  où  je  me  trouvais ,  et  où  j'avais  grand 
besoin ,  pour  soutenir  mon  courage,  des  consola- 
tions de  l'amitié.  Je  craignais  qu'elle  ne  s'affectât* 
des  insultes  que  je  recevais  de  la  populace,  et  j'au- 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  l^J 

rais  voulu  lui  en  dérober  le  spectacle  pour  ne  pas 
contrister  son  cœur  :  mais  cela  ne^me  fut  pas  pos- 
sible ;  et  quoique,  sa  présencp  contint  un  peu  les 
insolents  dans  nos  promenades ,  elle  en  vit  assez 
pour  juger  de  ce  qui  se  passait  dans  les  autres 
temps.  Ce  fut  même  durant  son  séjour  chez  moi 
que  je  commençai  d'être  attaqi^é  de  nuit  dans  ma 
propre  habitation.  Sa  femme  de  chambre  trouva 
ma  fenêtre  couverte  un  matin  des  pierres  qu'on 
y  avait  jetées  pendant  la  nuit.  Un  banc  très-mas- 
sif,  qui  était  dans  la  rue  à  côté  de  ma  porte  et 
fortement  attaché,  fut  détaché,  enlevé,  et  posé  de- 
bout contre  la  porte,  de  sorte  que,  si  l'on  ne  s'en 
fut  aperçu,  le  premier  qui,  pour  sortir,  aurait  ou- 
vert la  porte  d'entrée  ,  devait  naturellement  être 
assommé.  Madame  de  Yerdelin  n'ignorait  rien  de 
ce  qui  se  passait  ;  car ,  outre  ce  qu'elle  voyait  elle-- 
même, son  domestique,  homme  de  confiance,  était 
très-répandu  dans  le  village ,  y  accostait  tout  le 
monde,  et  on  le  vit  même  en  conférence  avec 
Montmollin.  Cependant  elle  ne  parut  faire  aucune 
attention  à  rien  de  ce  qui  m'arrivait ,  ne  me  parla  ni 
de  Montmollin ,  ni  de  personne  \  et  répondit  peu  de 
chose  à  ce  que  je  lui  en  dis  quél(|uef  ois.  Seulement 
paraissant  persuadée  i|ue  le  séjour  de  l'Angleterre 
me  convenait  plus^  qu'aucun  autre  ,.elle  me  parla 
beaucoup  de  M.  Hume  qui  était  alors  à  Paris ,  de 
son  amitié  pour  moi ,  du  désir  qu'il  avait  de  m'être 
utile  dans  son  pays.  Il  est  temps  de  dire  quelque-. 
^  chose  de  M.  Huiœ. 

Il  s'était  acquis  une  grande  réputation  en  France 


l38  LES  COITFESSlOlJrS. 

et  surtout  parmi  les  encyclopédistes^  par  ses  trai- 
tés de  commerce  et  de  politique ,  et  en  dernier 
lieu  par  son  histoire^de  la  maison  Stuart ,  le  seul 
de  ses  écrits  dont  j'avais  lu  quelque  chose  dans 
la  traduction  de  l'abbé  Prévôt.  Faute  d'avoir  lu  ses 
autres  ouvrages ,  j^étais  persuadé  ,  sur  ce  qu'on 
m'avait  dit  de  lui,  que  M.  Hume  associait  une 
ame  très  -  républicaine  aux  paradoxes  anglajis  en 
faveur  du  luxe.  Sur  cette  opinioi},  je  registf'dais 
toute  son  apologie  de  Charles  1?'^  ct>^mle  un  pro- 
dige d'impartialité,  et  j'avais  une  aussi  grande  idée 
de  sa  vertu  que  de  son  génie.  Le  désir  de  con- 
naijt*e  cet  homme  rare  et  d'obtenir  son  amitié^ 
avait  beaucoup  augmenté  les  *  tentations  de  passer 
en  Angleterre  que  me  donnaient  les  sollicitations 
dç  madame  de  Boufflers,  intime  ajtiie  de  M:  Hume. 
Arrivé  en  Suisse,  j'y  reçus  de  lui,  par  la  voie  de 
cette  dame ,  une  lettre  extrêmement  flatteuse  , 
dans  laquelle,  aux  plus  grandes  louanges  sur  mon 
génie,  il  joignait  la  pressante  invitation  de  passer 
en  Angleterre',  çt  l'offre  de  tout  son  crédit  et  de 
tapis  ses  amis  pour  m'en  rendre  le  séjour  agréable. 
Je  trouvai  sur  les  lieux  Milord  Maréchal ,  le  com- 
patriote et  l'ami  de  JVt.  Hume ,  qui  me  cc^firma 
tout  le  bien  que  j'en  |>énfeiis,  et  (jui  m'apprit 
même  à  son»  sujçt  une  anecdote  littéraire  qui  l'avait 
beaucoup  frappé,  et  qui  me  frappa  de  même.  Val- 
lace,  qui  avait  écrit  contre  Hiime  au  çujet  delà 
population  des  anciens,  était  absent  tandis  qu'on 
imprimait  son  ouvrage.  Hume  se  âhargea  de  revoir 
les  épreuves  et  de  veiller  à  yéditioo.  Cette  conduite 


PARTIE  II,  LIVRE  xir.  (1765)  i3g 

était  dans  mon  tour  d'esprit.  C'est  ainji  que  j'avais 
débité  des  copies ,  à  six  sols  pièce ,  d'uile  chanson 
qu'on  avait  faite  contre  moi.  J'avais  donc  toute 
sorte  de  pr^'ugés  en  faveur  de  Hume,  quand  ma- 
dame de  Verdelin  vint  nie  parler  vivement  de 
l'amitié  qu'il  disait  avoir  pour  moi,  et  de  son  em- 
pressement à  me  faire  les  honneurs  de  l'Angle- 
terre; car  c'est  ainsi  qu'elle  s'exprimait.  Elle  me 
pressa  beaucoup  de  profiter  de  ce  zèle,  et  d'écrire 
à  M.  Hiune.  Gomitie  je  n'avais  pas  naturellement 
de  penchant  pour  l'Angleterre,  et  que  je  ne  voulais 
prendre  ce  parti  qu'à  l'extrémité ,  je  refusai  d'écrire 
et  depromettre;  mais  je  la  laissai  la  msjîtresse  de 
faire  tout  ce  qu'elle  jugerait  à  propos  pour  main- 
tenir M.  Hume  dans  ses  bonnes^  dispositions^  En 
quittant  Motiers,*elle  me  laissa  persuadé,  par  tout 
ce  qu'elle  m'avait  dit  de  cet  homme  illustre,  qu'il 
était  de  mes  amis,  et  qu'elle  était  encore  plus  de 
ses  amies. 

Après  son  départ,  Montmollih  poussa  ses  ma- 
nœuvres, et  la  populace  ne  connut  plus  de  frein  *. 
Je  continuais  cependant  à  me  promener  tranquil- 
lement au  milieu  dés  huées;  et  le  goût  de  la  bota- 
nique ,  que  j'avais  commencé  de  prendre  auprès 
du  docteur  d'Ivernois,  do^pant  un  npuviS  intérêt 
à  mes  promenades^  mp  faisait  parcourirïè  pays  en 


*  Dans  une  longue  lettre  adriès^  à  du  Peyrod  le  6  août  lyôb  p 
écrite  exprès  pour  être  rendue*  pul>Kqi;e  et  qui  le  fut  effectiTement 
bientôt  après,  Rousseau  retrace /'^i^  détail  l'historique" de  ses. rela- 
tions atec  le  pasteur  de  Motiers ,  et  fait  plus  particulièrement  con« 
naître  le  caractère  de  cet  homme  et  rinjùstice  de  ses  procédés  envers 
lui.  Voyez  la  Correspondance. 


l4o  LES  COflFtSSlOlNS. 

herborisant  j  sans  m'émoiivbir  des  clameurs  de 
toute  cette  canaille,  dont  ce  sang-froid  ne  faisait 
qu'irriter  la  fureur.  Une  dfjs  choses  qui  m'affectè- 
rent le  plus  fut  de  voir  les  familles  de^  mes  amis  " , 
ou  des  gens  qui  portaient  ce  nom ,  entrer  assez 
ouvertement  dans  la  ligue  de  mes  persécuteurs  ; 
comme  les  d'Ivernois ,  sans  en  excepter  même  le 
père  et.iç  frère  de  mon  Isabelle,  Boy  de  la  Tour, 
parent  de  l'amie  chez  qui  j'étais  logé,  et  madame 
Girardier  ,  sa  belle-sœur.  Ce  Pierre  Boy  était  si 
butor,  si  bête,  et  se  comporta  si  brutalement,  que, 
pour  ne  pas  me  mettre  en  colère ,  je  me  .permis 
de  le  plaisanter;  et  je  fis,  dans  le  goiit  du  petit 
Prophète,  une  petite  brochure  de  quelques  pages, 
intitulée ,  la  Fision  de  Pierre  de  la  Montagne,  dit  le 
Voyant ,  dans  laquelle  je  trouvai  le  moyen  de  tirer 
assez  plaisamment  sur  les  miracles  qui  faisaient 
alors  le  grand  prétexte  de  ma  persécution.  Du 
Peyrou  fit  imprimer  à  Genève  ce  chiffon ,  qui  n'eut 
dans  le  pays  qu'un  succès  médiocre  ;  les  Neu- 
chàtelois,  avec  tout  leur  esprit,  ne  sentant  guère 

°  Celle  rHtBiîlé  aTait  commencé  di^s  mon  séjour  à  i'verfiun  :  car 
le  hijiineret  Boguiii  étmit  mart  va  an  ou  deax  après  mon  di'part  de 
celle  ville ,  le  vieux  papa  Roguin  eul  la  bonue  foi  de  me  marquer , 
arec  douleur,  qu'on  avait  trouvé  dans  les  papiers  de  son  parent, 
des  preuieB  qu'il  était  piitré*  dans  le  complut  pour  in'expuber 
d'Yverduu  et  île  l'état  de  Berne.  Cela  prouvait  bien  alairtnnent^ue 
ce  complot  n'était  pas,  comme  ou  voulait  le  faire  croire, une  af- 
faire de  cagutisme,  puisque  le  hannerel  Roguin,  loin  d'être  un 
dévot,  poussait  le  matérialisme  cl  l'incrédulité  jusqu'à  l'iulolcrance 
et  au  fanatisme.  Au  reste,  persunue  à  Vverdun  ne  s'était  si  fort  em- 
paré de  mut ,  ne  m'avait  tant  prodigué  de  careafes  ,  de  louanges  et 
de  flalterie  .  que  ledit  hannerel.  Il  suivail  (Idélement  le  plan  chéri  de 


1 


PARTIE   II,   LIVRE  Xll.    (^lyGS)  l4l 

le  sel  attiqiie  ni  I-i  plaisanterie,  sitôt  qu'elle  esl 
un  peu  fine. 

Je  rais  un  peu  plus  de  soin  à  un  autre  écrit  du 
même  temps ,  dont  oii  trouvera  le  manuscrit  parmi 
mes  papiers ,  et  dont  il  faut  dire  ici  le  sujet. 

Dans  la  plus  grande  fureur  des  décrets  et  de  la 
persécution ,  les  Genevois  s'étaient  particulière- 
ment signalés,  en  criant  haro'  de  toute  leur  force; 
et  mon  ami  Vernes  -entre  autres ,  avec  une  généro- 
sité vraiment  théologique,  choisit  précisément  ce 
temps-là  pour  publier  contre  moi  des  lettres  où  il 
prétendait' prouver  que  je  n'étais  pas  chrétien.  Ces 
lettres  ,'écrites  avec  un  ton  de  suffisance',  n'en  étaient 
pas  meilIeuiTs ,  quoiqu'on  assurât  que  le  naturaliste 
Bonnety  avait  mis  la  main  :  car  ledit  Bonnet,  quoi- 
que matérialiste,  neJaiAe  pas  d'être  d'une  ortho- 
doxie très- intolérable ,  atSl,  qu'il  s'agit  de  moi.  Je 
ne  fus  assurément  pas  tenté  de  répondre  àcet  ou- 
vrage; mais  l'occasion  s'étant .présentée  tl'en  dire 
un  mot  dans  les  Lettres  de  ia  montagne,  ]'y  insérai 
une  petite  n6te  assez  dédaigneuse ,  qui  mit^Vei-nes 
en  fureur.  Il  remplit  Genève  de's  cris  de  sa  rage , 
et  d'Ivernois  me  marqua  qu'il  ne  se'pffesédait  pas. 
Quelque  temps  après  parut  une  feuilleanonyme, 
qui  semblait  écrite,  aulieu  d'encre ,  avec  feau  du 
Phlégéton.  On  m'accusait,  dans  cette  lettre,  d'avoir 
exposé  mes  enfanta  dans  lé-S  rues,  de  traîner  après 
moi  une  coureuse  de  corpsrde-garde ,  d'être  usé 
de  débauche,  pouri  de  vérole,  et  d'aiitfts  gentil- 
lesses semblables.  Il  ne  me  fut  pas  difficile  dé  re- 
connaître mon  homme.  IWa  première  idée,  à  la  iec- 


i42  LES  COUFESSIOHS. 

ture  de  ce  libelle,  fut  de  mettre  à  son  vrai  prix  tout 
ce  qu'on  appelle  renommée  et  réputation  parmi 
les  hommes,  en  voyant  traiter  de  coureur  de  bor- 
del un  homme  qui  n'y  fut  de  sa  vie ,  et  dont  le  plus 
grand  défaut  fut  toujours  d'être  timide  et  honteux 
comme  une  vierge,  et  en  me  voyant  passer  pour 
être  pouri  de  vérole,  moi  qui  n'on-seulement  n'eus 
de  mes  jours  la  moindre  atteinte  d'aucun  mal  de 
cette  espèce ,  mais  que  des  gens  de  l'art  ont  même 
cru.conformé  de  manière  à  ti'en  pouvoir  contrac- 
ter. Tout  bien  pesé,  je  crus  ne  pouvoir  mieux  ré- 
futer ce  libelle  qu'en  le  faisant  imprimer  dans  la 
ville  où  j'avais  le  plus  vécu;  et  je  l'envoyai  à  Du- 
chesne  pour  le  faire  imprimer  tel  qu'il  était ,  avec 
un  avertissement  où  je  nonmiais  M,  Vernes,  et 
quelques  courtes  notes  pour,  l'éclaircissement'  des 
faits.  Non  content  d'avoir  feit  btiprimer  cette  feuille, 
je  l'envoyai  à  plusieurs  personnes,  et  eiïtre  autres 
à  M.  le  prince  Louis  de  Wirteraberg,  qui  m'avait 
fait  des  avances  très-bounétes ,  et  avec  lequel  j'é- 
tais alors  en  correspondancciCe  prince,  du  Peyrou, 
et  d'autres ,  parurent  douter  que  Vernes  (ùt  l'au- 
teur du  libelle',  et  me  blâmèrent  de  l'avoir  nommé 
trop  légèrement.  Sur  leurs  représentations,  le  scru- 
pule me  prit,  et  j'écrivisà  Duchesne  de  supprimer 
cette  feuille.  Guy  m'écrivit  l'avoir  supprimée;  je 
ne  sais  pas  s'il  l'a  fait;  je  l'ai  trouvé  menteur  en 

'  Il  est  intilulë  ScntimenU  atj  citoyens-  Il  est  de  Voltaire,  et  n'a  été 
compris  parmi  ses  cBuvres  que  dans  l'édition  de  M.  Renouard  et 
dans  celle  de  M.  Lequien.  il  fait  aussi  partie  de  l'éditiDii  Dupont. 
Voltaire  ne  l'a  pas  désavoué,  et  M.  Wsgnière,  son  serrc'lntre ,  a  nt- 
tesCé  par  écrit  que  cet  odieux  libelle  était  dË  l'auteur  de  Zaïre 


PARTIE  11,  LIVRE  XII.    (1765)  \^'i 

tant  d'occasions,  que  celle-là  de  plus  ne  serait  pas 
une  merveille;  et  dès-lors  j'étais  enveloppé  de  ces 
profondes  ténèbres,  à  travers  lesquelles  il  m'est 
impossible  de  pénétrer  aucune  sorte  de  vérité. 

M.  Vernes'  supporta  cette  imputation  avec  une 
modération  plus  qu'étonnante  dans  nn  bomme 
qui  ne  l'aurait  pas  méritée ,  après  la  fureur  qu'il 
avait  montrée  auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou  trois 
lettres  très-mesurées,  dont  le  but  me  parut  être  de 
tâcher  de  pénétrer,  par  mes  réponses,  à  quel  point 
j'étais  instruit,  e(  si  j'avais  quelque  preuve  contre 
lui.  Je  lui  fis  deux  réponses  courtes,  sèches,  dures 
dans  le  seils ,  mais  sans  malhonnêteté  dans  les 
termes,  et  dont  il  ne  se  fâcha  point.  A  sa  troisième 
lettre,  voyant  qu'il  voulait  lier  une  espèce  de  cor- 
respondance, je  ne  répondis  plus  :  il  me  fit  parler 
par  d'Ivernois.  Madame  Cramer  écrivit  à  du  Peyrou 
qii'elle  était  sûre  que  le  libelle  n'était  pas  de  Vernes. 
Tout  cela  n'ébranla  point  ma  persuasion  ;  mais 
comme  enfin  je  pouvais  me  tromper ,  et  qu'en  ce 
cas  je  devais  i  Vernes  une  réparation  authenti- 
que, je  lui  fis  dire  par  d'ivemois  que  je  la  lui  ferais 
^elle  qu'il  en  serait  content,  s'il  pouvait  m'indi- 
quer  le  véritable  auteur  du  libelle,  ou  me  prouver 
du  moins  qu'il  ne  l'était  pas.  Je  fis  pjus  :  sentant 
bien  qu'après  tout,  s'il  n'était  pas  coupable,  je  n'a- 
vais pas  droit  d'exiger  qu'il  me  prouvât  rien ,  je 
pris  le  parti  d'écrire ,  dans  un  Mémoire  assez  ample , 
les  raisons  de  ma  persuasion ,  et  de  les  soumettre 
au  jugement  d'un  arbitre  que  Vernes  ne  pût  ré- 
cuser. On  ne  devinerait  pas  quel  fut  cet  arbitre 


"1 


t44     *  W        LKS  CONFESSIONS. 

que  je^flhoisis  {  le  conseil  de  Genève.  Je  déclarai  à 
la  fin  du  Mémoire  que  si,*après  l'avoir  examiné  et 
lait  les  perquisitions  qu'il  jti^raît  nécessaires ,  et 
qu'il  était  bien  à  portée  de  faire  avec  succès,  le 
conseil  prononçait  que  M.  Vernes  n'éftiii  pas  l'au- 
teur du  libelle,  dès  l'instant  je  cesserais  Mncère- 
ment  de  croire  qu'il  l'est,  je  partirais  pour  m'aller 
jetel-  à  ses  pieds,  et  lui  demander  pardon  jusqu'à 
ce  que  je  l'eusse  obtenu.  J'ose  le  dire,  jamais  mou 
zèle  ardent  polir  l'équité,  jamais  la» droiture,  la 
générosité  de  mon',ime,  jamais  rfia  confiance  dans 
ctt  amour  de  la  justice ,  inné  dans  tous  les  cœurs , 
ne  se  montrèrent  plus,  pleinement,  plus  sensible- 
ment qiïe  dans  ce  sage  et  touchant  Mémoire,  où 
je  prenais  sans  hésiter  nies  plus  implacables  en- 
nemis pour  arbitres  entre  le  calomniateur  et  moi. 
Je  Jus  cet  écrit  pC  du  Peyrou  :  iifut  d'avis  de  le  sup- 
primer, et  je  le  supprimai.  Il  me  conseilla  d'at- 
tendre les  preuves  que  Vernes  ■promettais.  Je. les 
attendis,  et  je  tes" attends  encore  :'  i!  me  conseilla 
de' me  taire  en  attendant;  je  me  tus,  et  me  tairai 
le  reste  de  lûa,  vie,  blâmé  d'avoir  chargé  Vernes 
d'une  imputation  grava,  feusse  et  sans  preuve, 
quoique  je  reste  intérieurement  persuadé,  con- 
vaincu, comme  de  ma  propre  existence ,  qu'il  est 
l'auteur  du  libelle.  Mon  îV^émoire  est  entce  les  mains 
de  M.  du  Peyrou.  Si  jamais  il  voit  le  jour,  on  y 
trouvera  mes  raisons  ,  et  l'on  y  connaîtra,  je  l'es- 
père, l'ame  de  Jean-Jacques,  que  mes  contempo- 
rains ont  si  peu  voulu  connaître'. 

'  Ce  paBMge  dea  Con/eaiioBi  m'a  fait  une  nécessite  indispenBoble 


PARTii;  II,  r.ivRE  XII.  (r765j  i45 

Il  est  temps  d'en  venir  à  ma  catastrophe  de 
Motiers,  et  à  mon  départdu  VaWe-Travers ,  après 
deux  ans  et  demi  de  séjour,  et  huit  mois  d'une 
constance  inébranlable  à  souffrir  les  plus  indignes 
traitements.  Il  in'est.  impossible  de  me  rappeler 
netfeinent  les  détails  de  cette  désagréable  époque; 
mais  on  ^es  trouvera  dans  la  relation  qu'en  publia 
dn  Peyron,  et  dont  j'aurai  à  parler  dans  la  suite. 
B'épuis  le  dépai^t  de  madame  de  Verdelin,  la 
fermentation  devenait  pins  vive;  et,  malgré  les 
rescrits  réitérés  du  roi,  malgré  les  ordres  fréquents 
du  conseil  d'état^malgréles  soins  du  châtelain  et 
des  magistrats  du  lieu  ,'  le  peuple  me  regardant 
tout  de  bon  comme  l'Antéchrist,  et  voyant  toutes 
ses  clameurs  inutiles,  parut  enfin  vouloir  en  venir 
ans  voies  de  fait;  déjà  dans  les  chemins  les  cail- 
loux commeri^aîent  k  rouler  auprès  de  moi,  lancés 
cependant  encore  d'un  peu  trop  loin  pour  pou- 
voir m'atteindre.  Enfin  la  nuit  de  la  foire  de  Mo- 
tiers, qui  est  au  commencement  de  septembre,  je 
fus-àttaqué  dans  ma  deirieure ,  de  manière  à  mettre 
en  danger  la  vie  de  ceux  qui  l'habitaient. 

A  minuit,  j'râitendis  un  grand  bruit  dans  la  ga- 
lerie qyi  régnait  sur  le  derrière  de  la  maison.  Une 
grêle  de  cailloux ,  lancés  contre  la  fenêtre  et  la 
porte  qurdonnaientsur  cette  galerie,  y  tombèrent 


de  pubUer 

l'équité  le 
a  défense 

ce  Èémoire 
prescrivait , 
.  (Note  (ie  du 

■.  On  le  troi 
avec  desnol 

ivera  donc 
tes  fournies 

cL-après,«,  com. 
par  M.  Vemw  pc 

.  Cespièf 
À  M.  VeroR 
il  bat  cunvc 

■ea  font  partie  dn  [itésent  Tolnmo.  Ronueau  liil  injuste  en  allriljn 
i  M  libelle.  Il  ïit  élonmnt  cp'il  n'ait  pas  sonpçonnf  Voltaire.  M 
rnir  que  M.  Vemos  oe  repuiisse  |ioint  l'accoiation  avec  rénergi< 
1  goE  méritait  une  impuliitioii  pareille. 

K. 


J 


J* 


146  I-ES  CONFESSIONS. 

ayqc  tant  de  fracas ,  que  inon  chien ,  qui  couchait 
4ans  la  galerie ,  et  qui  avait  comipençé  par  aboyer, 
se  tut  de  frayeur,  et  se  sauva  dans  un  coin,  ron- 
geant et  grattant  les  planches  pour  tâcher  de  fuir. 
Je  me  lève  au  bruit;  j'allais  sortir  de  ma  chambire 
pour  passer  dans  la  cuisine,  quand  un  caillou  Jancé 
d'une  mail)  vigoureuse  traversa  la  cuisine  après  en 
avoir  cassé  la  fenêtrç,  vint  ouvrir  la  porte  de  nia 
A^^^  chambre  et  tomber  au  pied  dé  n^ôn  lit;  de  sorte 

que  si  je  m'étais  pressé  d'une  seconde*^  j'avais  fe 
*\  caillou  dans  l'estomac.  Je  jugeai  que  le  bruit  avait 

été  fait  pour  m'attir^r,  et  le  cafllou  lanôé  po^r 
m'accueilUr  à  ma  sortie.  J^e.  saute  dans  la  ouisine. 
J'y  trouve  Thérèse ,  qui  s'était  aifs^i  levée  ,  et  qui 
toute  tremblante  accourait  k  moi.  Nous  jqous  rauT 
geons  contre  un  mur ,  hars  de  la  direction  de  la 
fenêtre ,  pour  éviter  ^'atteinte  des  pterres  et  déli- 
bérer sur  ce  que  nous  avions  à  faire  ;  car'  sortir 
pour  appeler  du  secours,  était  le  moyen.de  npus 
faire  assommer.  Heureusement,  la  servante  d'un 
vieux  bon-hoonme  qui  logeait  aurdessQus  de  mdî^e 
leva  au  bruit,  et  courut  apipeler  M.  le  châtelain, 
dont  nous  étions  porte  à  porte.  U  saute  de  son  Ut, 
prend  sa  robe  de  chanabre  Â  1^  hâte ,  et  vient,  à 
l'instant  avec  la  garde,  qui,  à  causp  de  la  foire, 
faisait  la  ronde  cette  nuit-là,  et  se  trouva  tout  à 
portée.  Le  châtelain  vit  le  dégât  avec  un  tel  efj&roi, 
qu'il  en  pâlit;  et,  à  la  vue  des  cailloux  dont  la 
galerie  était  pleine ,  il  s'écria  ÏP  Mon  dieu  !  c'est 
une  carrière!  En  visitant  le  bas,  on  trouva  que 
la  porte  d'une  petite  cour  avait  été  forcée,  et 


PARTIE  II,  JLIVt^E  XII.   (1765)  147 

qu'on  avait  tepté  de  pénétrer  dans  b  maison  parla 
galerie.  En  réch€rchant  *  pourquoi  la  garde  n'avait 
point  aperçu  ou  empêché  le  désordre,  1  se  trouva 
qife.ceux  de  Mo  tiers»  s'étaient  obstinés  .à  vouloir 
faire  cett^  gardé  Tior$  de  leur  raii^,  quoique  ce  ftit 
le  tovir  d'un  autre  village. -Le  lendemain,  le  châte- 
feiifl  en^sîoya  son  rapport  au  conseil  d^tat,  qiii  deux 
jpurs  après  lui  envoya  l'ordre  d'informer  sur  cette 
affaire, «de  promette  une  récotn^pehse  et  le  Siecret 
à  ceux  qui  dénfcnceraient  les  coupables ,  et  de 
mettre  etl  ^t};endaiy:^ ,  aux  frais  du  prince ,  des 
gandes  à  ma  maison  et  à  celle  du  châtelain  qui  la 
touchait.  jU#  lendeçfiain  ,  le  coionel  Piiry ,  le  pro- 
cureur-génj^ral  Meuron,  le  châtelain  ]\faFtîïvBt,  le 
recf^xeur  Guyenet ,  le  tré&orieç  d'IveruQis  et  son 
plère,  en  un  mot  tout  ce  qttll  jr,  avait  de  gens  dis- 
tingués dans  le  pays,  vinrent  me  voir,  et  réunirent 
leurs  sollicitations  pour  m'engager  à  céder  à  l'o- 
rage, et  à  sortir  ^au  moins  pour  un  teiups  d'une 
paroisse  où  je  ne  pouyais  pkis  vivre  en  sûreté  ni 
avec  honneur*  Je  m'aperçus  même  que  le  châte- 
lain ,  effrayé  des  fureurs  de  ce  peuple  forcené ,  et 
craignant  qu'elle  ne  s'étendissent  jusqu'à  lui,  au- 
rait été  bien  aise  de  m'en  voir  partir  au  plus  vite, 
poiu*  n'avoir  plus  l'embarras  de  m'y  protéger ,  et 
pouvoir  le  quitter  lui-mêmç,  comme  il  fit  après 
mon  départ.  J^e  cédai  donc,  et  même  avec  peu  de 
peine  ;  car  le  "spectacle  de  la  haine  du  peuple  me 
causait  un  déchirÉnent  de  èœur  que  je  ne  pouvais 
plus  supporter  ^. 

'  On  a  vouitt  révoquer  en  doute  cette  lapidation  :  MM.  Servan 

10. 


*V{ 


;»» 


.f 


l48  LES  CONFESSIOTIS. 

J'avais  plus  d'une  retiiaite  à  choisir.  Depuis  le  re- 
tour de  madalne  de  Verdelin  à  Paris,  elle  m'avait 
parlé  dans  plusieurs  lettres  d'un  M.  Walpole 
qu'elle  appelait  lïiilord  \  lequel ,  pris  d'un  grslTid 
zèle  en  ma  fai^ur,  me  proposak,  da^s  une^e  ses 
terres,  un  asile  dont  ellé'me  faisajyi^les  descriptions 
les  plus  agréables ,  entrant  ,*  par,^  j;apport  au  loge- 
ment et  à  la  subsistance ,  dans  des  détails  qui  mar^ 
quaient  à  quel  poirft  ledit  milcfrd  Walpole*s'occu- 
pait  avec  elle  de  ce  projet.  Milord  Maréchal  m'avait 
toujours  conseillé  l'Angl^err*  ou  l'Ecosse:,  et  m'y 
offrait  aussi  un  ^sîle  danî^  ses  terres  ;  m2(fe  il  irfen 
offrait  un  qui  oie  *teptait  beaucoup ^diqrantagé';a 
Potsdam ,  a^prèà  de  lui.  Il  venait  de  njp  faire  part 
d'un  propos  que  le  roi  lui  avait  tenu  à  mon  sujet, 
et  qui  était  une  espèce'd'invitation  de  m'y  rendre'; 
et  madame  la  duchesse  de  Saxe-Obtha  ccMuptait  si 
bien  sur  ce  voyage ,  qu'elle  m'écrivit  pour  ihe  pres- 
ser d'allet*  la  voir  en  passant',  et  de  m'arrêter  quel- 
que temps  auprès  d'elfe  ;  mais  j'avais  un.  tel  attache-- 

et  d'Escherny  la  représentent  comme  une  farce  (mot  dont  on  s'est 
servi)  ;  le  premier  dit  tenir  d'un  homme  digne  de  foi  y  que  ce  fut  une 
ruse  de  Thérèse  qui,  cependant ^n'étuit^. guère jrnsée.  D'Escherny 
partage  cette  opinion,  et  peut-être  n'est-il  queFliomme  digne  de  foi 
de  M.  Servan.  A  ce  témoignage  j'oppose  i**  celui  de  du  Peyrou; 
'1°  le  rapport  du  châtelain  de  ]^otiers,  éveille  parle  tumulte,  et  .qui, 
dans  son  procès-verbal  dit  qu'une  des  portes  de  la  maison  fut  enfonc^ 
et  le  mur  criblé  de  pierres  ;  3°  la  garde  mise  le  lendemain  à  la  porte  de 
cette  maison  ;  4°  l'offre  faite  par  la  communauté  de  Cornet  d*fin  asile 
à  Rousseau  ,  en  lui  garantissant  quilne  serait  plus  lapidé.  Il  existe  plu- 
sieurs arrêts  rendus  par  les  autorités  locales  i  qui  devaient  savoir  ce 
qui  se  passait  sous  leurs  yeux  ,  mieux  que  l'homme  digne  de  fol.  Fré- 
déric intervint  plus  tard  et  crut  à  la  réalité  de  cette  lapidation  ,  et. 
il  ne  faisait  pas  bon  mistifier  Frédéric.  On  peut  en  sûreté  de  cons- 
cience, croire  u»  fait  dont  il  n6^  doutait  pas.  ' 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (1765)  l49 

ment  pour  la  Suisse,  que  je  ne  pouvais  nie  résoudre 
à  loj quitter,  tan^qu'il  me  serait  possible  d'y  vivre, 
et  je  pris  ce  temps  pour  exécuter  un  projet  dont 
j'étais.occupé  depuis  quelques  mois,  et  dont  je  n'ai 
pu  parler  encore,  pour  ne  pas  couper  le  fil  de 
mon  récit.  *         ^ 

Ce  projet  ^consistait  à  m'aller  établir  dans  l'île 
de  Saint-Pierre,  domaine  de  l'hôpital  de  Berne,  au 
milieu  du  lac  de  Bienne.  Dans  un  pèlerinage  pé- 
destre, que  j'avak  fait  l'été  précédent  avec  du  Pey- 
rou,  nous  avion's  visité  cette  île,  et  j'en  avais  été 
tellement  enchanté,  que  je  n'avais  cessé  depuis  ce 
temps-là  de  songer  aux  moyens  d'y  faire  ma  de-^ 
meure.  Le  plus  granS  obstacle  -était  que  l'île  ap- 
partenait aux  Bernois,  qui,  trois  ans  auparavant, 
m'avaient  vilainehient  chassé  de  chez  qvlx  ;  et  outre 
que  ma  fierté  pâtissait  à  retourner  chez;  dès  gens 
qui  m'avaient  si  mal  reçu ,  j^avâ^is  lieu  de  craindre 
qu'ils  ne  me  laissassent  pas  plus  en  repos  dans 
cette  île  qu'ils  n'avaient  fait  à  Yverdun.  J'avais  con- 
sulté là-dessus  Milôrd  Maréchal ,  qui ,  pensant  • 
comme  moi  que  les  Beriiois  seraient  bien  aises  de 
me  voir  relégué  dans  cette  île  et  de  m'y  tenir  en  otage 
pour  les  écrits  que  je  pourrais  être  tenté  de  faire, 
avait  fait  sonder  là-dessus  leurs  dispositions  par  un 
M.  Sturler,  son  ancien  voisin  de  Colombier.  M.  Stur- 
1er  s'adressa  à  des  chefs  de  l'état^  et  sur  leur  iré- 
ponse,  assura  Milord  Maréchal  que  les  Bernois, 
honteux  de  leur  conduite  passée,  ne  demandaient 
pas  mieux  que  de  me  voir  domicilié  dans  l'ile  de 
Saint-Pierre,  et  de  m'y  laisser  tranquille.  Pour  sur- 


l5Ô  LES  CONFESSIONS, 

• 

croît  de  précaution',  avant  de  risquer  d'y  aller  rési- 
der, je  fis  prendre  de  nouvelles  informations  par  le 
colonel  Chaillet,  qui  me  confirma  les  mêmes  choses  ; 
et  le  receveur  de  l'île  ayant  reçu  de  ses  maîtres  la 
permission  de  m'y  loger,  je  crus  ne  rien  risquer 
d'aller  m'établir  chez  lui ,  avec  l'agrément  tacite , 
tant  du  SQiïverain  que  des  propriétaires;  car  je  ne 
pouvaiç  espérer  que  MM.  de  BA*ne  reconnqssent 
ouvertement  l'injustice  qu'ils  m'avaient  faite ,  et 
péchassent  ainsi  contré  la  plus  i||violable  maxime 
de  tous  les  souverains. 

L'île  de  Saint-Pierre,  appelée  à  ÎJeuchâtel  l'îfe 
de  la  Motte,  au  milieu  du  lac  de  Bienne,  a  environ 
une  demi-lieue  de  totir;  maiS  dans^)e  petit  espace, 
elle  fournit  toutes  lë^  principales  productions  né- 
cessaires à  la  vie.  Elle  a  des  cbanips,  des  prés,  des 
vergers,  des  bois,  des  vignes;  et  le  tout,  à  la  fa- 
veur d'un  terrain  varfé  et  montagneux ,  forme  une 
distribution  d's^utant  plus  agréable ,  que  ses  par- 
ties ne  se  découvrajit  pas  toutes  ensemble,  se  font 
valoir  mutueHenïent,  et  font  juger  l'île  plus  grande 
qu'elle  n'est  en  effet.  Une  terrasse  fort  élevée  en 
forme  la  partie  occidentale  qui  regardé  Gleresse 
et  Bonneville.  On  a  planté  cette  terrasse  d'une  lon- 
gue allée  qu'on  a  coupée  dans  son  milieu  par  un 
grand  salon,  où  durant  les  vendanges  on  se  ras- 
semble les  dimanches ,  de  tous  les^ rivages  voisins, 
pour  danser  et  se  réjouir.  Il  n'J^  a  flans  l'île  qu'une 
seule  maison ,  mais  vaste  et  commode ,  où  loge  le 
receveur,  et  située  dans  un  enfoncement  qui  la 
tient  à  l'abri  des  vents. 


Ai 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1765)  l5l 

A  (îiiKj  OU  six  cents  pas  de  l'ile  est ,  du  côté  du 
sud,  une  autre  île» beaucoup  plus  petite,  inculte  et 
déserte ,  qui*  paraît  avoir  été  détachée  autrefois  de 
la  grande  par  les  orages ,  et  ne  produit  parmi  ses 
^raviefs  que  des  saules  et  des  persicaires,  mais  où  ♦ 

est  cependant  un  tertre  élevé,  bien  gâzonné  et  très- 
'  agréable.  La  forme  de  ce  lac  est  un  ovale  presque 
régulier.  Seis  rives,  moins  riches  que  celles  des  lacs 
de  Genève  et  de  Neuchâtel ,  ne  laissent  pas  de  for- 
mer une  assez  belle  décoration,  surtout  ^dins  la 
partie  occidentale,  qui  est  très-peuplée,  et  bordée 
de  vignes  au  pied  d'une  chaîne  de  montagnes,  à 
peu  près  comme  à  Côte-rôtie^  mais  qui  ne  donnent 
pas  d^u^si  bon  vin.  On  y  trouve,  en  allant  du' sud 
au*  nord ,  k  bailliage  de  Saint-Jean ,  Bonneville , 
Bienne  et  Nidau  à  l'extrémité  du  lac;  le  tout  en- 
tremêle de  villages  très-agréables. 

Tel  était  l'asile  que  je  m'étais  ménagé ,  et  où  je 
résolus  d'aller  m'établir  en  quittant  le  Val-de-Tra-^ 
vers  \  Ge  choix  était  si  conforme  à  iw)n  goût  pa- 
cifique,  à  mon  humeur  solitaire  et  paresseuse, 
que  j[e  le  Conapte  parmi  les  douces  rêveries  dont 
je  me  iSuis  le  plus  vivement  passionné.  Il  me  sem- 
blait que  dans  cette  île  je  serais  plus  séparé  des 
bompfies^  plus  à  l'abri  de  leiyrs  outrages,  plus  ou* 

"  Il  n'jest  peut-être  pas  inutile  d'averti]:  que  j'y  laissais  un  ennemi 
particulier  dans  un  M.  du  Terraux,  maire  des  Verrières,  en  très- 
médiecrç  estime  dans  le  pays ,  mais  qui  a  un.  frère  qu'on  dit  Bonnéte 
homme  >  dans  ies  bureaijix  de  M.  de  Saint-Florentin.  Le  maire  l'était 
allé  voir  quelque  temps  ayant  mon  aventure.  Les  petites  remarqiies 
de  cette  espèce  ,  qui  par  elles-mêmes  ne  sont  rien ,  peuvent  mener  * 


dans  la  suitç  a  U,  décoaTerte  de  bien  àts  tonte  rrain».  *^'^i 


l56  LES  CONFESSIONS. 

qui  reste  là  les  bras  croisés  dans  une  inaction  to- 
tale, et  lïe  pense  pas  plus  qu'il  n'agit.  C'est  à  la 
fois  celle  d'un  enfant  qui  est  sans  cesse  en  mou- 
vement pour  ne  rien  faire ,  et  celle  d'un-  radoteur 
qui  bat  la  campagne,  tandis  quC  ses  bras  sont^n 
repos.  J'aime  à  ni'occuper  à  faire  des  riensi ,  à  com- 
mencer cent  choses  et  n'en  achever  aucune ,  à 
aller  et  venir  comme  la  tête  me  chante ,  à  changer 
à  chaque  instant  de  projet,  à  suivre  une  mouche 
dans  toutes  ses  allures,  à  voulqir  déraciner  un  ro- 
cher  pour  voir  ce  qui  est  dessous,  à  entrepren'dre 
avec  ardeur  tm  travail  de  dix  ans,  et  à  l'aban- 
donner sans  regrets  au  bout  de-  dix  minutes,  à 
muser  enfin  toute  la  journée  sans  ordre  et  sans 
suite,  et  à  ne  suivre  en  toute  chose  que  le  caprice 
du  moment. 

La  botanique,  telle» que  je  l'ai  toujours  consi- 
dérée ,  et  telle  qu'çUe  commençait;  à  devenir  pas- 
sion pour  moi ,  était  précisément  une  étude  oiseuse , 
propre  à  remplir  tout  le  vide  ,de  mes  loisirs ,  sans 
y  laisser  ,  place  au  délire  de  l'imagii^iation ,  *iii  à 
l'ennui  d'un  (Jésœuvrement ,  total.  Errer  noncha- 
lamment dans  les  bois  et  dans  la  campagne,  prendre 
nmçlûc^pnent  çà  et  là,  taïitôt  une  fleur,  tantôt 
un  .r^uiieaï|Kfirouter  moo-foin  presque  au  hasard, 
observer  mule  et  mille  fois  les  mêmes  choses ,  et 
toujours  avec  le  n^ême  intérêt ,  parce  que  j,e  les 
oubliais  toujours ,  était  de  quoi  passer  l'éternité 
sans  pouvoir  m'ennuyer  un  moment.  Quelque  élé^ 

'  VâR.  m  i,„.  an  radoteur  dont  la  tête  bat  la  campagne  ^  sitôt  que 
•  .        ■ 


PARTIE   II,   LIVBE  XII.   (  l^GS)  1  ^J 

gante,  quelque  admirable,  quelque  diverse  quf 
soit  la  structure  des  végétaux,  elle  ne  frappe  pas 
assez  un  œil  ignorant  pour  l'intéresser.  Cette  con- 
stante analogîe ,  et  pourtant  cette  variété  prodi- 
gieuse qui  règne  dans  leur  organisation ,  ne  trans- 
porte que  ceuxquiontdéjàquelque  idée  du  système 
végétal.  Les  autres  n'ont,  à  l'aspect  de  tous  ces 
trésors  de  la  nature,  qu'une  admiration  stiqiide 
et  monotone.  Ils  ne  voient  rien  en  détail,  parce 
qu'ils  ne  savent  pas  même  ce  qu'il  faut  regarder; 
et  ils  ne  voient  pas  non  plus  l'ensemble ,  parce 
qu'ils  n'ont  aucune  idée  de  cette  chaîne  de  rapports 
et  de  combinaisons  qui  accable  de  ses  merveilles 
l'esprit  de  l'observateur.  J'étais,  et-mondéfaut  de 
mémoire  me  devait  tenir  toujours.,  dans  cet  heu- 
reux point  d'en  savoir  assez  peu  pour  que  tout  me 
fût  nouveau,  et  asses  pour  que  tout  me  fût  sen- 
sible. Les  divers  sois  dans  lesquels  l'île ,  quoique 
petite,  était  partagée,  m'offraient  une  suffisante 
variété  de  plantes  pour  l'élude  et  pour  l'anmsement 
de  toute  ma  vie.  Je  n'y  voulais  pas  laisser  un  poil 
d'herbe  saris  analyse ,  et  jC  m'ari-angcais  déjà  pour 
filire,  avec  un  recueil  immense  d'observations  eu- 
rieusfes,  la  Flora  Pelrùisularis. 

Je  fis  venir  Thérèse  avec  mes  livres  et  mes  ef- 
fets. Nous  nous  mimes  en  pension  chez  le  receveur 
de  nie.  Sa  femme  avait  à  Nidau  ses  sœursqui  la 
venaient  voir  tour-à-toiir ,  et  qui  faisaient  à  Thé- 
rèse une  compagnie.  Je  fîs-Ià  l'essai  d'une  douce 
vie  dans  laquelle-j 'aurais  voufu  passer  la  r&ienne, 
et  dont  le  goût  que  j'y  pris  ne  servit  qu'à  me  faire 


r 


ï6o  l.liS  CONFESSIONS, 

plantes  du  Jardin-Royal ,  était  d'une  telle  igi^* 
irance  dans  la  campagne ,  qu'il  n'y  connaissait  plus 
rien.  Je  suis  précisaient  le  contraire  :  |e  connais 
quelque  chose  à  l'ouvrage  de  la  nature;  mais  rien 
à  celui  du  jardinier. 

Pour  les  après-dinées ,  je  les  livrais  totalement 
à  mon  humeur  oiseuse  et  nonchalante,  et  à  suivre 
sans  régie  l'inipillsion  du  moment.  Sori^ent,  quand 
l'air  était  calme  ,'j'ajlais  imjnaédiatemenl  en  sortant 
de  table  m^  jeter  seul  dans  un  petit  bateau  ,  que 
le  receveur  m'avait  appris,  à  mener  avec  une  seule 
rame;  je  m'avançais. en  pleine' gau.  Le  m&nientoù 
je  dérivais  me  donnait  une  joie  qui  allait  jiisqu'aii 
tressaillement,  et  dont  il  m'est  impossible  de  dif-e 
ni  de  bien  comprendre  la  cause ,  si  ce  n'était  peut- 
être  une  féUcitatitm  secrète  d'être  en  cet  état  hors 
de  l'atteinte  des  méchants.  J-erràls  ensuite  seul 
dans  ce  lac,  approchant  quelquefois  du  "rivage, 
maïs  n'y  abordant  jamais.  Souvent  laissant  aller 
mon  bateau  à  la  merci  de  l'air  et  de  l'eau,  je 
me  livpais  à  des  rêveries  sans  objet,  et  qiii,  pour 
être  stupidés ,  n'en  étaient  pas  moins  douces.  Je 
m'écriais  parfois  avec  attendrissement  :  O  nature  ! 
6  ma  mère!  me  voici  sous  ta  seule  garde;  ii  a'y 
a  point  ici  d'honmic  adroiMet  fourbe  qui  s'inter- 
pose entre  toi  et  moi.  Je  m'éloignais  ainsi  jusqu'à 
demi-lieue  de  terre;  j'aurais  voulu  que  ce  lafe  eût 
été  l'ofcéan:  Cependant ,  pour  coiliplaire  à  mi5n 
pauvre  chien,  qui  n'aimait  pàï  Sutant  que  moi  de 
si  longues  stations  sur  l'eau,  je  suivais  d'ordinaire 
un  but  de  promenades;  c'étîiit  d'aller  débarquer 


PAliïlË  II,  LIVRE  XTI.    (1765)  iGl 

^  la  petite  île,  de  m'y  promener  une  heure  ou  deux, 
bu  de  ra'étendre  an  sommet  du  tertre  sur  le  ga- 
aoii,  ppur  m'assouvir  du  plaisir  d'admirer  ce  lac 
et  ses  environs,  pour  examiner  et  disséquer  toutes 
les  hartes  qiii  se  trouvaient  à  ma  portée,  et  pour 
me  bâtir,  comme  un  autre  Robinson,  une  demeure 
imaginaire  dans  cette  petite  île.  Je  m'affectionnai 
fortement  ^cette  butte.  Quand  j'y  pouvais  mener 
promener  Tliérèse  avec  la  receveuse  et  ses  sœurs, 

:  comme  j'étais  fier  d'.ètre  leur  pilote  et  leur  guide! 
Nous  y  portâines  en  pompe  des  lapins  pour  la  peu- 

.  pler;  autre  fête  pour  Jean-Jacques.  Cette  peuplade 
me  rendit  la  petite  île  encore  plus  intéressante.  J'y 
allais  plus  souvent  et  avec  plus  de  plaisir 'depuis 
ce  temps-là,  pour  rechercher  des  traces  du  pro- 
grès des  nouveaux  habitants. 

A  ces  amusements ,  j'en  joignais  un  qui  me  rap- 
pelait la  douce  vie  des  Cliarmettes,  et  auquel  la 
saistm  m'invitait  particulièrement.  C'était  un  détail  . 
de  soins  rustiqiles  pour  La  récolte  des  légumes  et 
des  fruits,  et  que  nous  nous  faisions  un  plaisir, 
Thérèse  et  moi,  de  partager  avec  la  receveuse  et 
sa  famille:  Je  me  souviens  qu'un  Bernois,  nommé 
M.  K.irchbergcr ,  m'étant  venu  voir,  me  trouva 
perché  sur  un  grand  arbre,  un  sac  attaché  autour 
de  ma  ceinture,  et  déjà  si  plein  de  pommes,  que 
je  ne  pouvais  plus  me  remuer.  Je  ne  fus  pas  fâché 
de  cette  rencontre  et  de  quelques  "autres  pareilles. 
J'espérais  que  les  Bernois,  témoins  de  l'emploi  de 
mes  loisirs^  ne  songeraient  plus  à  en  troubler  la 
tranquillité,  et  roe  laisseraient  en  paix  dans  ma  so- 
R.   xvE.  11 


^ 

i 


102  LES  GONf£SSIOirS. 

litude.  J'aurais  bien  mieux  aimé  y  être  confiné  par 
leur  volonté  que  par  la  mienne  :  j'aurais  été  plus 
assuré  de  n'y  point  voir  troubler  mon  repos. 

Voici  encore  un  de  ces  aveux  sur  lesqtiels  je 
suis  sûr  d'avance  de.  l'incrédulité  des  lecteufs  ;  ob- 
stinés à  juger  toujours  de  moi  par  eux-mêmes , 
quoiqu'ils  aient  été  forcés  de  voir  .dans  tout  le  ■ 
cours  de  ma  vie,  mille  affections  internes  qui  ne 
ressemblaient  point  saix  leurs.  Ce  quHl  y  a  de  plus 
bizarre  est,  qu'en  me  refusant  tous  les  sentiments 
bons  ou  indifférents  qu'ils  n'ont  pas,  ils  sont  tou- 
jours prêts  à  m'en  prêter  de  si  mauvais ,  qu'ils  ne 
sauraient  même  entrer  dans  un  cœur  d'homme  : 
ils  trouvent  alors  tout  simple  de  me  mettre  en 
contradiction  avec  la  nature ,  et  de  Ésiire  de  moi  un 
monstre  tel  qu'il  n'en  peut  même  exister.  Rien 
d'absurde  ne  leur  paraît  incroyable ,  dès  qu  il  tend 
à  me  noircir;  rien  d'extraordinaire  ne  leur  paraît 
possible,  dès  qu'il  tend  à  m'honorer. 

Mais  quoi, qu'ils  en  puissent  croire  ou  dire,*  je 
n'en  continuerai  pas  moins  d'exposer  fidèlement 
ce  que  fut,  fit  et  pensa  J.  J.  Rousseau,  sans  expli- 
quer ni  justifier  les  singularités  de  ses  sentiments 
et  de  ses  idées,  ni  rechercher  si  d'autres  ont  pensé 
comme  lui.  Je  pris  tant  de  goût  à  l'île  de  Saint- 
Pierre,  et  son  séjour  me  convenait  si  fort,  qu'à 
force  d'inscrire  tous  mes  désirs  dans  cette  île ,  je 
formai  celui  de  n'en  point  sortir.  Les  visites  que 
j'avais  à  rendre  au  voisinage,  les  courses  qu'il  me 
faudrait  faire  à  Neuçhâtel,  à  Bienne,  à  Yverdun , 
à  Nidau,  fatiguaient  déjà  mon  imagination.  Un 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.   (1766)  lG3 

jour  à  passer  hors  de  l'île  me  paraissait  retran- 
ché de  mon  bonheur;  et  sortir  de  l'enceinte  de 
ce  lac  était  pour  moi  sortir  de  mon  élément. 
D's^iUeurs ,  l'expérience  du  passé  m'avait  rendu 
craintif.  11  suffisait  que  quelque  bien  flattât  mon 
cœur,  pour  que  je  dusse  m'attendre  à  le  perdre  ^ 
et  Tardent  désir  de  finir  mes  jours  dans  cette  île 
était  inséparable  de  la  crainte  d'être  forcé  d'en  sor- 
tir. J'avais  pris  l'habitude  d'aller  les  soirs  m'îJsseoir 
sur  la  grève ,  surtout  quand  le  lac  était  agité.  Je 
sentais  un  plaisir  singulier  à  voir  les  flots  se  briser 
à  mes  îpieds.  Je  m'en  faisais  l'image  du  tumulte  du 
monde ,  et  de  la  paix  de  mon  habitation  ;  et  je 
m'attendrissais  quelquefois  à  cette  douce  idée ,  jus- 
qu'à sentir  des  larmes  couler  de  mes  yeux.  Ce  re- 
pos, dont  je  jouissais  avec  passion,  n'était  troublé 
que  par,  l'inquiétude  de  le  perdre  ;  mais  cette  in- 
quiétude allait  au  point  d'en  altérer  la  douceur.  Je 
sentais  ma  situation  si  précaire ,  que  je  n'osais  y 
compter.  Ah  !  que  je  changerais  volontiers ,  me 
disais-je ,  la  liberté  de  sortir  d'ici ,  dont  je  ne  me 
soucie  point,  avec  Passurance  d'y  pouvoir  rester 
toujours!  Au  lieu  d'y^être  souffert  par  grâce,  que 
n'y  suis-j(e  détenu  par  force  !  Ceux  qui  ne  font  que 
m'y  souffrir,  peuvent  à  chaque  instant  m'en  chas- 
ser; et  puis-je  espérer  que  mes  persécuteurs,  m'y 
voyant  heureux,  m'y  laissent  continuer  de  l'être? 
Ah  !  c'est  peu  qu'on  me  permette  d'y  vivre;  je 
voudrais  qu'on  m'y  condamnât,  et  je  voudrais  être 
contraint  d^y  rester,  pour  ne  l^être  pas  d'en  sortir. 
Je  jetais  un  œil 'd'envie  sur  l'heureux  Micheli  Du- 

II. 


»*/ 


]64  LES  CONFESSIONS. 

cret  qui,  tranquille  au  château  d'Arberg,  n'avait 
eu  qu'à  vouloir  être  heureux  pour  l'être  *.  Enfin, 
à  force  de  me  livrer  ti  ces  réflexions  et  aux  pres- 
sentiments inquiétants  des  nouveaux  orages  tou- 
jours prêts  à  fondre  sur  nàbi,  j'en  vins  à  désiàrer, 
mais  avec  une  ardeur  incroyable,  qu'au Ue.u  de 
tolérer  seulement  mon  hal^itatîon  "^ans  cette  île , 
on  me  la  donnât  pour  prison  perûétuelle;  et  je 
puis  jurer  qu^  s'il  n'eût  teriti  qu'à  m'oi^de  m'y  Êdre 
condamner,  je  l'aurais  fait  avec  }a:.;p}us  granHè 
joie,  préférant  mille  fois  la  nécessité  d'jr  passer  le 
reste  de  ma  vie,  au  danger  d'en  être  expulsa  **. 

Cette  crainte  ne  demeura  pas  long-^temps  vaine. 
Au  moment  où  je  m'y  attendais  le  mbin$ ,  je  reçus 
une  lettre  de  ^.  le  bailli  dç  Nidaii ,  dans  le  gou- 
vernement duquel  était  l'île  de  Saint-Pierre  :  par 
cette  lettre  il  m'intimait  de  la  part  ^e  leurs  excel- 
lences l'ordre  cje  sortir  de  l'île  et  de  leurs  états.  Je 
crus  rêver  en  la  lisant.  Rien  dfi  moins  naturel,  de 
moins  raisonnable,  de  "moins  prévu  qu'un  pareil 
ordre  :  car  j'avais  plutôt  regardé, nies  pressenti- 
ments comme  lies  inquiétudes  d'un  honùne  effa- 
rouché f>ar  ses  malheurs;  que  comme  une  pré- 
voyance qui  pût  avoir  le  moindre  fondement.  Les 
mesures  que  j'avais  prises  pour  m'assurer  de  l'a- 
• 

*  Il  en  a  parlé  au  Liyre  v ,  £t  a /fût  en  peu  de  mots  connaître  le 
caractère  et  le  sort  de  ce  personnage  fiameux  dans  l'histoire  de  Gé- 
nère. Voyez,  tome  i ,  page  336. 

^'Dans  ses  Rêveries  (  cinquième  Plx>menad«  )  il  fait  plus  en  détail 
la  description  de  Tiie  de  Saint->Pierre  ,  et  s'étend  ayec  complaisance 
sur  le  bonheur  suffisant  ^par/uit  et  plei»  dont  il  a  joni  constamment 
pendant  les  deox  mois  cpi'il  l'a  habitée. 


PARTIE  II,  LIVREiKU.   (1765)  l65 

grémo^t  tacite  du  souyéràîn ,  la  tranquillité  avec 
laquelle  on  m'avait  laissé  &ire  mon  établissement , 
les  visites  <{e  plusieurs  Bernois  et  du  bailli  lui-même, 
qui  m'avait  comblé  d'amitiés  et  de  prévenances, 
la  rigueur  de  la  saison  dans  laquelle  il  était  bar- 
bare d'expulser  un  homme  infirme;  tout  me  fit 
croire  avec  beaucoup  de  gens  qu'il  y  avait  quel- 
queiûalentendu  dans  cet  ordre,  et  que  les  malin- 
tentionnés avaient  pris  exprès  le  temps  des  ven- 
danges jet  de  l'infréquence  du  sénat  pour  me  porter 
brusquement  ce  coup. 

■ 

Si  j'avais  écouté  ma  première  indignation,  je 
serais  piàrti  sur-le-champ.  Mais  où  aller?  Que  de- 
venir à  l'entrée  de  Thiver,  sans  but,  sans  prépa- 
ratif ,  sans  conducteur ,  sans  voiture  ?  A  moins  de 
laisser  tout  à  L'abandon,  mes  papiers,  mes  effets, 
toutes  mes  affaires,  il  me  fallait  du  temps  pour  y 
pourvoir;  et  il  n'était  pas  dit  dans  l'ordre  si  on 
m'en  laissait  ou  non.  La  continuité  des  malheurs 
commençait  d'affaisser  mon  courage.  Pour  la  pre- 
mière fois  je  sentis  ma  fierté  naturelle  fléchir  sous 
le  joug  delà  nécessité,  et  malgré  les  murmures  de 
mon  cœur ,  il  fallut  m'abaisser  à  demander  un  dé- 
lai. C'était  à  M.  de  Graffenried ,  qui  m'avait  envoyé 
l'ordre,  que  je  m'adressai  pour  le  faire  interpréter. 
S%  lettre  portait  une  très-vive  improbation  de  ce 
même  ordre ,  qu'il  ne  m'intimait  qu'avec  le  plus 
grand  regret;  et  les  témoignages  de  douleur  et 
d'estime  dont  elle  était  remplie*,  me  semblaient 
autant  d'invitations  bien  douces  de  lui  parler  à 
cœur  ouvert  :  je  le  fis.  Je  ne  doutais  pas  même  que 


r 


l66  LEâ^'^lf-l^BSIONS, 

ma  lettre  ne  fît  piivjrfr' 1^.  yeux  ^  ée^  hommes 
iniques  sur  leuF.  barbaot^e  ^  et  que  si  romie  rév^Op 
quait  pas  un  ordre  sfcruiSL^  bl^iiè:(|[^'accordât  im 
délai  raisonnable.,  et  peut-être  PhiVer  entier^  pour 
me  préparer  à  la  retraite  ,  et  pour  en  clpjisir 
le  lieu.  .        '  '      .  ' 

En  attendant  la  réponse-,  je  me  mis  à  /réfléctiir 
sur  ma  situation-,  et  à  délibérer  sur  le  parti  .que 
j'avais  à  prendre.  Je  vis  tant  de  dimcultés  de  toutes 
parts,  le  chagrin  m'avait  si  fort  ^fecté ^  et  ma  s^té 
en;  ce  moment  était  si  mauvaise,  que  je-  nîie  Inissai 
tout-^-Éait  abattre ,  et  qUe  TeÉfet*  de  mon  flécoui^a- 
gement  fut  de  m'ôter  le  peu  de  ressouiîces  qui 
pouvaient  ipe  rester  dans  l'esprit  pour  tirer  le 
meilleur  parti  possible  de  ma  triste  situation.'  JEn 
quelque  asile  que  je  voulusse  me  réfugier,  il  était 
clair  que  je  ne  pouvais  m'y  soustraire  à  aucune  (de§ 
deux  manières  qu'on  avait  prises  de  m'expulser  : 
Pune ,  en  soulevant  contre  moi  la  populace  par  des 
manœuvres  souterraines  ;  l'autre ,  en  me  chassant 
à  force  ouverte ,  saus  en  dire  aucune  raison.  Je  rie 
pouvais  donc  compter  sur  a,Ucuue  retraite  assurée, 
à  moins  de  l'aller  chercher  plus  loin  que  mes  forces 
et  la  saison  ne  semblaient  me  le  permettre.  Tout 
cela  me  ramenant  aux  idées  dont  je  venais  de  m*oc- 
cuper,  j'osai  désirer  et  proposer  qu'on  voulût  plij;* 
tôt  disposer  de  moi  dans  une  captivité  perpétuelle^ 
que  de  me  faire  errer  incessamment  sur  la  terre, 
en  m'expulsant  successivement  de  toi^s  les  asiles 
que  j'aurais  choisis.  Deux  jours  après  ma  première 
lettre,  j'en  écrivis  une  seconde  a  M.  de  Grraffen- 


PARTIE  H,  LIVRE  XII.  (1765)  167 

rîed ,  pour  le  prier  d'en  faire  la  proposition  à  leurs 
excellences.  La  rçponsè  de  Berne  à  Tune  et  à  l'autre 
lut  un  ordre  conçu  dans  les  termes  les  plus  for- 
mels et  les  plus  durs  de  sortir  de  l'île  et  de  tout  lé 
territoire  médiat  et  immédiat  de  la  république , 
dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures,  et  de  î^'y*ren-  ^ 
trer  jainais  sous  les  plus  grièves  peines. 

*■  Ce  moment  fut  affreux.  Je  me  suis  trouvé  depuis 
dans  de  pires  angoisses ,  jamais  dans  un  plus  grand 
embarras.  Mais  ce  qui  m'affligea  le  plus,  fut  d'être 
forcé  de  renoncer  au  pVojet  qui  m'avait  fait  désirer 
de  passer  l'hiver  dans  l'île.  Il  est  temps  dé  rapporter 
l'anecdote  fatale  qui.  a  mis  le  comble  à  mes  désas- 
tres", et  qui  a  entr^né  dans  ma  ruine  un  peuplé 
infortuné,  dont  les  naissantes  vertus  promettaient 
déjà  d'égaler  un  jour  celles  de  Sparte  et  de  Rome. 
J'avais  parlé  des  Corses  dans  le  Contrat  Social  *, 
comme  d'un  peuple  neuf,  le  seul  de  l'Europe  qui 
ne  fût  pas  usé  pour  la  législation ,  et, j'avais  mar- 
qué la  grande  espérance  qu'on  devait  avoir  d'un 
tel  peuple,  s'il  avait  le  bonheur  de  trouver  un  sage 
instituteur.  Mon  ouvrage  fût  lu  par  quelques 
Corses,  qui  furent  sensibles  à  la  manière  honorable 
dont  je  parlais  d'eux  ;  et  le  cas  où  ils  se  trouvaient 
de  travailler  à  l'établissement  de  leur  république 
fit  penser  à  leurs  chefs  de  me  demander  "  mes  idées 
suV  cet  important  ouvrage.  Un  M.  Butta-Foco, 
d'une  dés  premières  familles  du  pays ,  et  capitaine 
en  France,  dans  Royal-Italien,  m'écrivit  à  ce  sujet 

'^  Livre  u  9  chap*  10. 

*  Yar.  «  ....  fit  songer  àif urs  çhçfs  à  me  demander....  » 


l68  LES  CONCESSIONS- 

et  me.  fournit  plusieurs  pièces  que  je  lui  avais  de- 
mandées pour  mie  mettre  au  fait  de  l'histoire  de  la 
nation  et  de  l'état  du  pays.  M.  Paali  m'écrivit  aussi 
plusieurs  fois;  et  quoique  je. sentisse  une  pareille 
entr^rise  au-dçssus  de  mes  forces,  je  crus  ne  pou- 
voir les  refuser,  pour  concourir  à  uiie  si  grande  et 
belle  céuvre ,  lorsque  j'aurais  pris  toutes  les  in- 
structions dont  j'avais  besoin  pour  cela.  Ce  fut 
dans  ce  sens  que  je  répondis  à  l'un  et  k  l'autre ,  et 
cette  correspondance  continua  jusqu'à  mon  départ. 
Précisément  dans  le  même  iemps ,  j'a.ppris  que 
la  France  envoyait  des  troupes  en  Corse,  et  qu'elle 
avait  fait  un  traité  avecies  Génois.  Ge^. traité,  cet 
envoi  de  troupes  m'inquiétèrent;  et,  sans  m'ima- 
giner  encore  avoir  aucun  rapport  à  tout  celji ,  je 
jugeais  impossible  et  ridicule  de  *  travailler  à  un 
ouvrage  qui  demande  un  aussi  profond  repos  que 
l'institution  d'un  peuple ,  au  moipent  où  il  allait 
peut-être  être  subjugué.  Je  ne  cachai  pas  mes  in- 
quiétudes à  M.  Butta-Foço,  qui  me  rassura  par  la 
certitude  que,  s'il  y  avait  dans  ce  traité, des  choses 
contraires  à  la  liberté  de  sa  nation ,  Un  aussi  bon 
citoyen  que  lui  ne  resterait  pais,  comme  il  faisait, 
au  service  de  France.  En  effet,  son  zèle  pour  la 
législation  des  Corses ,  et  ses  étroites  liaisons  avec 
M.  PaoU  ne  pouvaient  me  laisser  aucun  soupçon 
sur  son  compte,  et  quand  j'appris  qu'il  faisait  de 
fréquents  voyages  à  Versailles  ef  à  Fontainebleau , 
et  qu'il  avait  des  relations  ^vec  M.  de  Choiseul,  je 
n'en  pondus  autre  chose ,  sinon  qu'il  avait  sur  les 
véritables  intentions  de  la  cour  de  France  des  su- 


PARTIE  II ,  LIVRE  XII.  (1765)  169 

retés  qu'il  me  laissait  entendra,  mais  sur  lesquelles 
il  ne  voulait  pas  s'expliquer  oufvertement  par  lettres. 

Tout  cela, me  rassurait  en  partie.  Cependant,  ne 
comprenant  rien  à  cet  envoi  de  troupes  françaises, 
ne  pouvant  raisonnablement  penser  ^qu'elle^T fus- 
sent là  pour  protéger  la  liberté  des  Corses,  qu^ils 
étaient  trè$  en  état  de  défendre  seuls  contre 'les 
Génois,  je  ne  pouvais  me  tranquilliser  p^faite-, 
ment,  ni  me  mêler  tout  de  bon  de  la  législation 
proposée  jusqu'à  ce  que  j'eusse  des  preuves  solides 
que  tout  ce^a  n'était  pas  un  jeu  pcmr  me  persifler. 
J'aurais  extrêmement  désiré  une  entrevue .  avec 
M.  Biitta-Foco  ;  c'était  le  vrai  moyen  d'en  tit^ç  de* 
éclaivcissements  dont  j'avais  besoin.  Il  me  la  fit 
espérer;  et  je  l'attendais  avec  la  plus  grande. im- 
patience. Pour  lui,  je  ne  sais  s'il  en  avait  véritable- 
ment le  projet  ;  mais  quand  il  l'aurait  eu ,  ma» 
désastres  m'auraient  empêché  d'en  profiter: 

Plus  je  méditais  sur  l'entreprise  proposée ,  plus 
j'avançais  dans  l'examen  des  pièces  que  j'avais  entre 
les. mains,  et  plus  je  sentais  la  nécessité  d'étudier 
de  près ,  et  le  peuple  à  instituer,  et  le  spl  qu'il  ha- 
bitait, et  tous  les  rapports  par  lesquels  il' lui  fallait 
approprier  cette  institution.  Je  comprenais  chaque 
jour  davantage  qu'il  m'était  impossible  d'acquérir 
de  loin  toutes  les  lumières  nécessaires  pour  me 
guider.  Je  l'écrivis  à  Butta-Foco  :  il  le  sentit  lui- 
même  ;  et  si  .je  ne  formai  pas  précisément  la  réso- 
lution de  passer  en  Corse,  je  m'occupai  beaucoup 
des  moyens  de  faire  ce  voyage.  J'en  pariai  àM.  t)as- 
tier,  qui ,  ayant  autrefois  servi  dans  cette  ile  sous 


170  LES  COir'EJESSIOl^S. 

M,  dé  M aillebois ,  devait  la. connaître.  Il  n'épargna 
rien  pour  me  détouriïer  de  *ce  dessein;  et  j'avoue 
que  la  peinture  affreuse  qu'il  me  fit  des  Corses  et 
de  leur  pays,  refroidit  beaucoup  le  désir  que  j'avais 
d'aller  vivre  au  nfilieu  d'eux. 

Mais  quand  le%  perséfcutions  die  Motfers  me  fi- 
rent songer  à  quitter  la  Suisse  «  ce  désir  se  ranima 
par  Tespoir  de  trouver  enfin  chez  ces  insulaires  ce 
repos  qu'on  ne  voulait  me  laisser  nulle  part.  Une 
chose  seulement  m'effîirouchait  sur  ce  voyage  ; 
c'était  l'inaptitude  et  l'aversion  que  j'eus  toujours 
pour  la  vie  active  à  laquelle  j'ailais  être  condamné. 
Eait  pour  méditer  à  loisir  dans  la  solitude,  je  ne 
l'étais  point  pour  parler,  agir,  traiter  d^affaires 
parmi  les  hommes.  La  nature,  qui  m'avait  donné 
le  premier  talent,  m'avait  refiisé  l'autre.  jCepen- 
dant  je  sentais  que,  sans  prendre  part  directement 
aux  affaires'  publiques,  je  serais  nécessité ,  sitôt 
que  je  serais  en  Corse,  de  me  livrer  à  l'empresse- 
ment du  peuple,  et  de  conféî*er  très-souvent  avec 
les  chefe.  L'objet  même  de  mon  voyage  exigeait 
qu'au  lieu  de  chercher* la  retraite,  je  cherchasse, 
au  sein  de  la  nation,  les  lumières  dont  j'avais  be- 
soin, ir était  clair  que  je  ne  pourrais  plus  disposer 
dé  moi-même;  et  qu'entraîné  malgré  moi  dans  un 
tourbillon  pour  lequel  je  n'étaispoint  né,  j^  lûè- 
nerais  une  vie  toute  contraire  à  mon  goi*it ,  et  ne 
m'y  montrerais  qu'îmondésavantage/ Je  prévoyais 
que ,  soutenant  mal  par  ma  présence  l'opinion  de 
capacité  qu'avaient  pu  leur  donner  mes  livres ,  je 
me  4écréditerais  chez  les  Corses,  et  perdrais,  au- 


PARTIE  H,  LIVRE  ICII.  (ïj65)  I7I 

tant  à  leur  préjudice  qu'au  mien ,  la  confiance' quHls 
m'avaient  donnée,  et  sans  laquelle  je  ne  pouvais 
faire  avec  succès  l'œuvre  qu'ils  attendaient  de  moi. 
J'étais  sûr  tpi'en  sortant  ainsi  de  ma  splièré,  je  leur 
deviendrais  inutile  et  me  rendrais  malheUreiix. 

Tourmenté,  battu  d'orages  de  toute  espèce,  fa- 
tigué de  voy^geis  et  de  persécutions  depuis  plusieurs 
années,  je  sentais  vivement  lé  besoin  du  repos, 
dont  mes  barbares  ennemis  se  faisaient  un  jeu  de 
mè  priver  ;  je  soupirais  plus  que  jamais  après  cette 
aimable  oisiveté,  après  cette  douce  quiétude  d'es-^ 
prit  et  de  corps  que  j'avais  tant  convoitée,  et  à 
laquelle,  revenu  des  chimères  dé  l'amour  et  de 
l'amitié,  mon  cœur  bornait  sa  félicité  suprême.  3e 
n'envisageais  qu^àvéc  effroi  les  trdvaùx  que  j'al- 
lais entreprendre ,  la  vie  tumultueuse  à  laquelle 
j'allais  mp  livrer;. et  si  }a  grandeur,  la  beauté,  l'u' 
tilité  de  l'objet  animaient  mon  courage,  l'impossi- 
bilité de  payer  de  ma  personne  avec  succès  me 
l'ôtait  absolument.  Vingt  ans  dé  i^éditation  pro- 
fonde, à  part  naqi,  m*kuraient  moii^s  coûté  que  six 
^nois  d'une  vie  active,  au  milieu  des  hommes  et* 
des  affaires,  et  certain  d'y  mal  réussir.  ' 

Je  m'avisai  d'un  expédient  qui  me  parut  propre 
à  tout  concilier.  Poursuivi  dans  tous  meis  refuges  • 
par  les  menées  souterraines  de  mes  secrets*  persé- 
cuteurs,  et  ne  voyant  plus  que  la  Corse  où  je  pusse 
espérer  pour  mes  vieux  jî)urs  le  repos  qu'ils  ne 
voulaient  me  laisser  nul  part,  je  résolus  de"  m'y 
rendre,  avec  les  directions  de  Butti-Focoj  aussitôt 
que  j'eu  aur£^s  la  possibilité;  i|iaisf  pour  y  viyre 


.*■. 


173  '      LES  CONFESSIONS. 

tranquille,  de  renoncer,  du  moins  en  apparence, 
au  travail  de  la  législation ,  et  de  me  borner,  pour 
payer  en  quelque  sorte  à  mes  hôtes  leur  hospita- 
lité, à  écrire  ^r  les  lieux  leur  histoire,  sairfà  prendre 
sans  bruit  les  instructions  nécessaires  po^r  leur 
devenir  plus  utile  ** ,  si  je  voyais  jour  à  y  réussir.  En 
commençant  ainsi  par  ne  m'engager  à  rien*,  j'es- 
pérais être  en  état  de  méditer  en  secret  et  plus  à 
mon  aise  un  plan  qui  pût  leur  convenir,  et  cela 
sai)s  renoncer  beaucoup  à  ma  chère  solitude,  ni 
me  soumettre  à  un  genre  de  vie  qui  m'était  insup-. 
portable,  et  dont  je  n'avais  pas  le  talent. 

Mais  ce  voyage ,  dans  ma  situation ,  n'était  pas 
une  chose  aisée  à  exécuter.  A  la  manière  dont 
M.  Dastier  m'avait  parlé  de  la  Corse,  je  n'y  devais 
trpuver,  des'  plus  simples  commodités  de  la  vie, 
que  cellesquej'y porterais: linge,  habits, vaisselle, 
batterie  de  cuisine,  papier,  livrés,  il  fallait  tout 
porter  avec  soi.  Pour  m'y  transplanter  avec  ma 
gouvernante^  il  fallait  franchir  les  Alpes,  et  dans 
un  trajet  de  deux  cents  lieues  traîner  à  ma  suite 
,^Out  un  bagage  ;  il  fallait  passer  à  travers  les  états 
de  plusieurs  souverains;, et  sur  le  toti  donné  par 
toute  riiiliropé,  je  devais  naturellement  m'attendre, 
.après  me^lnalheurs,  à  trouver  partout  des  obsta- 
cles et  à  yoîr  chacun  se  faire  un  bonheur  de  m'ac^ 
câbler  de  quelque  nouvelle  disgrâce,  et  violer  avec 
moi  tous  les  droits  des  gens  et  de  l'humanité.  Les 
frais  immenses ,  «les  fatigues ,  les  risques  d'un  pa- 
reil voyage,  m'obligeaient  d'en  prévoir  d'avance 

• 

'  Vaa.  «  plus  utfle,  après  le  départ  des  troupes  françaises  ,  si 


PARTIE  II,  LIVRE- XII.  (l765)  17^ 

et  d'en  bien  peser  toutes  lès  difficultés.  L'idée  de 
me  trouver  enfin  seul  sans  ressource  à  mon  âge, 
et  loin  de  toutes  mes  connaissances,  à  la  merci 
de  ce  peuple  barbare  et  féroce  ""j  tel  que  me  le 
peignait  M.  Dastier,  était  bien  propre  à  me  faire 
rêver  sur  une  pareille  résolution  avant  de  l'exécuter. 
Je  désirais  passionnément  l'entrevue  que  Butta-Focio 
m'avait  fait  espérer,  et  j'en  attendais  L'effet  pour 
prendre  tout-àrfait  mon  parti. 

Tandis  que  je  balançais  ainsi ,  vinrent  les  per- 
sécutions de  Mo  tiers,  qui  me  forcèrent  à  la  retraite. 
Je  n'étais  pas  prêt  pour  un  long  yoyage,  et  sur- 
tout pour  celui  de  Corse.  J'attendais  des  nouvelles 
de  Butta-Foco;  je  me  réfugiai  dans  l'ile  de  Saint- 
Pierre,*  d'où  je  fus-chassé  à  l'entrée  de  l'hiver, 
comme  j'ai  dit  ci-devant.  Les  Alpes  couvertes  de 
neige  rendaient  alorS'  pour  moi  cette  émigration 
impraticable ,  surtout  avec  la  précipitation  -qu'on 
me  prescrivait.  Il  est  vrai  qiïe  l'extravagance  d'un 
par^  ordre  le  rendait  impossible  à  exécuter  :  car 
du  milieu.de  cette  solitude  enfermée  au  milieu  des 
eaux,  n'ayant  que  vingt-quatre  heures  depuis  l'in-v* 
timation  ^e  f ordre  pour  me  préparer  au  départ,^ 
pour  trouver  bateaux  et  voitures  pour  sortir  de 
l'île  et  de  tout  le  territoire;  quand  j'aurais, eu  des 
ailes,  j'aurais  eupeineà  pouvoir  obéir.  Je  l'écrivis 
à  M.  le  bailli  de  Nidau,  eja,  répondait  à  sa  lettre, 
et  je  m'empressai  de  sortir  de  ce  pays  d'iniquité. 
Voilà  comment  il  fallut  renoncer  à  mon  projet 
chéri ^  et  comment^  n'ayant  pu  dans  mon  decou*^ 

"  Var «  ce  peuple  féroce  et  demi-saûtage,  tel  que...» 


176  L£S  COHFESSJOSS. 

Neiichâtel,  et  je  ne  croyais  avoir  en  France  aucun 
ennemi  puissant  qile  le  seul  duc  de  Choiseul.  Que 
pouvais-je  donc  penser  de  la  visite  de  Barthès  et 
du  tendre  intérêt  qu'il  paraissait  pcendre  à  mon 
sort?  Mes  malheui*  n'avaient  pas  encore  détruit 
cette  confiance  naturelle  à  mon  cœur,  et  l'expé- 
rience ne  m'avait  pas  encore  appris  à  voir  parfont 
des  embûches  sous  les  careSiies.  Je  cherchais  ave'c 
surprise  !a  raison  de  cette  bienveillance  de  Barthès  : 
je  n'étais  pas  assez  sot  pour  croire  qu'il  fit  Cette 
démarche  de  son  chef;  j'y  voyais  une  publicité,  et 
même  une  affectation  qui  marquait  une  intention 
cachée ,  et  j'étais  bien  élpigné  d'avoir  jamais  tfouvé 
dans  tous  ces  petits  agens  subalternes ,  cette  intré- 
pidité généreuse  qui, 'dans  un  poste  semblable, 
avait  souvent  fait  bouillonner  mon  cœur. 

J'avais  autrefois  mipeti  connu  le  chevalier  de 
EeauteviJle  '  chez  M,  de  1  jixenibourg  ;  il  m'aftiit 
témoigné  quelque  bienveillance  :  depuis  son,  am- 
bassade, il  m'avait  encore  donné  quelques  signes 
de  souvenir,  et  m'avait  même  fait  inviter  à  l'aller 
voir  à  Soleure  :  invitation  dont,  sans  m'y  rendre, 
j'avais  été  touché,  n'ayant  pas  accoiituilié  d'être 
traité  si  honnêtement  par  les  gens  en  plffce.  Je 
présumai  donc  que  M.  (de  Beautevilte,  forcé  de 
suivre  ses  instructions  en  ce  qui  regardât  les  îlf- 
faires  de  Genève,  me  plaignant  cependant  dans 
mes  malheurs ,  m'avait  ménagé,  par  des  soins  par- 

II  étail  ambassadeur  de  Franre  à  Soleure ,  et  fut  cLargê  depuis 
il'interreiiir  bu  nom  de  mn  guuvei'iiiMiient  el  coiaine  niédlaîeur  daus 
Its  affaires  de  Genève.  VojBï  U  letire  que  Rousseau  kii  écriïJi  d'An- 
gleterre i  ce  aujel ,  le  a  3  février  1 766. 


I 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (l'^65)  I^^ 

ticutiers,  cet  asile  de  Bienne  pour  y  pouvoir  vivre 
tranquille  sous  ses  auspices.  Je  fus  sensible  à  cette 
attention,  mais  sans  en  vouloir  profiter;  et,  déter- 
miné tout-à-fait  au  voyage  de  Berlin,  j'aspirais 
avec  ardeur  au  moment  de  rejoindre  Milord  Ma- 
réchal ,  persuadé  que  ce  n'était  plus  qu'auprès  de 
lui  que  je  trouverais. un  vrai  repos  et  un^ bonheur 
durable. 

A  mon  départ  de  l'île,  Kirchberger  m'accom- 
pagna jusqu'à  Bienne.  J'y  trouvai  Wildremet  et 
quelques  autres  Biennois  qui  m'attendaient  à  la 
descente  du  bateau.  Nous  dinâraes  tous  ensemble 
à  l'auberge;  et  eu  y  arrivant  mon  premier  soin  fut 
de  faire  chercher  une  chaise,  voulant  partir  dès  le 
lendemain  matin.  Pendant  le  dîner,  ces  messieurs 
reprirent  leurs  instances  pour  me  retenir  parmi 
eux,  et  cela  avec  tant  de  chaleur  et  des  protesta- 
tions si  toiichantes,  que,  malgré  toutes  mes  réso- 
lutions, mon  cœur,  qui  n'a  jamais  su  ré.sister  aux 
Caresses,  se  laissa  émouvoir  aux  leurs  :  sitôt  qu'ils 
me  virent  ébranlé,  ils  redoublèrent  si  bien  leurs 
efforts,  qu'enfin  je  me  laissai  vaincre,  et  consentis 
de  rester  à  Bienne,  au  moins  jusqu'au  printemps 
prochain. 

Aussitôt  .Wildremet  se  pressa  de  me  poiu-voir 
d'ua  logement,  et  me  vanta  comme  une  trouvaille 
une  vilaine  petite  chambre  sur  un  derrière,  au  troi- 
sième étage,  donnant  sur  une  cour,  où  j'avais  pour 
régal  l'étalage  des  peaux  puantes  d'un  cbamoiseur. 
Mon  bote  était  un  petit  homme  de  basse  mine  et 
passal>lement   fripon  ,  que   j'appris  le   lendemain 


178  LES  CONFESSIONS. 

être  débauché,  joueur,  et  en  fort  mauvais  prédi- 
cament  dans  le  quartier;  il  n'avait  ni  femme,  ni 
enfants,  ni  domestiques;  et,  tristanent  redus  dans 
ma  chambre  solitaire,  j'étais  dans  le  plus  riant  pays 
du  nK)nde ,  logé  de  manière  -à  périr  de  mélancolie 
en  peu- de  jours.  Ce  qui  m'affecta  le  plus,  malgré 
tout  ce  qu'on  m'avait  dit  de  l'empressement  des 
habitants  à  me  recevoir,  fut  de  n'apercevoir,  eo 
passant  dans  les  rues,  rien  d'honnête  envers  moi 
dans  leurs  manières ,  ni  d'obligeant  dans  leurs  rar 
gards.  J'étais  pourtant  tout  déterminé  à  rester  là, 
quand  }'appris ,  vis ,  et  sentis ,  même  dès  le  jour  sui- 
vant, qu'il  Y  avait  dans  la  ville  une  fermentation 
terrible  à  mon  égard.  Plusieurs  eix^essés  iràir^ènt 
obligeamment  m'avertir  ^qu'on  devait. dès  le  lende- 
n^in  me  signifier, ^le  plus  durement  qu'on  po\tr^ 
rait,  un  ordre  de  sortir  sur-le-champ  de  l'étut, 
c'est-à-dire  de  la  yiBe.  Je  n'ayais  pers^^mie  à  qui 
me  confier;  tous  ceux  qui  m'avaient  retenu  s'étaient 
éparpillés.  Wildremet  avait  disparu,  je  n'entendis 
plus  parler  de  Bar  thés,  et  il  ne  parut  pas  que  sa 
recommandation  m'eût  mis  en  gp^jinde&veur  auprès 
des  patrons  et  des  pères  qu'il  s'était  donnés  devaal: 
moi.  Un  M.  de  Vau-Travers,  Bernois,  qui  avait  une 
.jolie  maison  proche  l^.ville,  m'y  offFJjt  cependant 
un  asile,  espéfant,  me  dit-il,  que  }'y  pourrais  évi- 
ter d'être  lapidé.  L Wantage  ne  me  parut  pas  assez 
flatteur  pour  me  tenter  de  prolonger  mon  séjour 
chez  ce  peuple  hosphalier. 

Cependant,  ayant  perdu  6-pis  jours  à  ce  •retard, 
j^sFvais  -déjà  passji  de  beaucoup  les  vîiigt-rquatre 


PAÏITIE  II,  LIVRE  Xil.  (lyÔS)  I79 

heures  que  les  Bernois  ip'avaient  données  pour  sor- 
tir de  tous  )èûrs  états,  et  je  ne  laissais  pas,  con- 
naissant leur  dureté,  d'être  en  quelque  peine  sur 
la  manière  dont  ils  me  les  laisseraient  traverser, 
quand  M.  le  bailli  de  Nidau  vint  tout  à  propos  me 
tirer  d'embarras.  Comme  il  avait  hautement  im- 
prouVé  le  violent  procédé  de  leurs  excellences ,  il 
Crut,  dans  sa  générosité,  me  devoir  un  témoignage 
public  ^u*il  n'y  prenait  aucune  part,  et  ne  craignit 
pas  de  sortir  de  son  bailliage  pour  venir  me  fedre 
une  visite  à  Bienne,  Il  vint  la  veille  de  mon  départ  ; 
et,  loin  de  venir  incognito,  il  affecta  même  du  cé- 
rémonial ,  vint  in  Jîocchi  dans  ison  carrosse  avec 
son  secrétaire ,  et  m'apporta  un  passeport  en  son 
nom ,  pour  traverser  Tétat  de  Berne  à  mon  aise  et 
sans  crainte  d'être  inquiété.  Ea  visite  me  toucha 
plus  que  lé  passeport.  Je  n'y  aurais  guère  été  moins 
sensible,  quand  elle  auraiï  eu  pour  objet  un  autre 
que  moi.  Je  ne  connais  riéïi  de  si  puissant  sur  mon 
cœur  qu'un  acte  de  courage  fait  à  propos,  en  fa- 
veur du  faible  injustement  opprima. 

Enfin  ,  après  m'êtrè  avec  peiné  procuré  une 
chaise,  je  partis  le  lendemain  matin  de  cette  terre 
homicide ,  avant  rarrivéje  d^  la  députation  dont  on 
devait  mTionorer,  avant  même  d'avoir  pil  revoir 
Thérèse,  à  qui.  j'avais  marqué  de>n]Ne^>venir  joindre, 
quand  j'avais  ci'u  m'arrêtèr  à  BièiilK?'^  et  que  j'eus 
à  peine  le  temp»  de  contràrcnander  par  ihi  jçxxoX  de 
lettre,  en  lui  marquait  môtt  ttouvearu  désastre.  On 
verra  dàns.m^  troisième  pf^rtie^  si  ja^ai^ij'^i  la 
iwce  d!e.récrir<e,  côinnient,  ciroyaht  pfurtir  pour 

12. 


l8o  LES  COICFESSIONS. 

Berlin^  je  partis  en  effet ^pour  l'Angleterre,  et 
comment  les  deux  dames  qui  voulaient  disposer 
de  moi,  après  m'avoir  a  force  d'intrigues  chassé 
de  la  Suisse,  où  je  n'étais  pas  assez, en  leur  pou- 
voir ,  parvinrent  enfin  à  me  livrer  à  leur  ami. 

J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture  que  je  fis 
de  cet  écrit  à  monsieur  et  madame  la  comtesse 
d'Egmpht,  à  M.  le  prince  Pignatelli,  à  madame  la 
marquise  dé  Me3me ,  et  à  M.  le  marquis  de  Juigné. 

j^ai  dit  la  vérité  :  si  quelqu'un  sait  de^  choses 
contraires  à  ce  que  je  viens  d'exposer,  fussent-elles 
mille  fois  prouvées,  il  sait  des  mensonges  et  des 
impostures  ;  et  s'il  refuse  de  les  approfondir  et  de 
les.éclaircir  avec  moi  tandis. que  je  suis  en  vie,  il 
n'aime  ni  la  justice  ni  la  vérité.  Pour  moi,  je  le 
déclare  hautemejnt  et  sans  crsdnte  :  quiconque , 
même  sans  avoir  lu  m^s  écrits ,  examinera  par  ses 
propres  yetix  mon  naturel,  mon  carjictère,  mes 
mœujs,  mes  pehchants,  mek  .plaisirs,  mes  habi- 
tudes ,  et  pourra  ine  croire  un  malhonnête  honime , 
est  lui-^même  un  homme  à  étouffer. 

•  «    ff    #       ■  »  ■ 

J'achevai  ainsi  ma  lecture,  et  tout  le  monde  se 
tut,  Madame  a'Egmont  fut  la  seule  qui  me  parujt 
émue  *  ;  elle  tressaillit  visiblement,  mais  elle  se  remit 

I 

*  m  II'  n'estt  fiA^^ti^âtf&tit  ■qftté'  Rotusean  soit  aitiotireux  de  itaâ- 
«  dame  d'£g|nont^8^  IfiB^ié  eut  ]9^.  paradoxe.  (  MéUmges  4e  mor 
«  dame  Necker^  ifom.  i,  p.  3a'o.)  « — A  en  juger  par  ce 'passage, il 
parait  qtié  l^Ui^iia  arâît  coà^  pour  cette  dame  des  sentimeuts  au 
inoins,trèMifireçti«e«jix^^l4r' lesquels  la  majUmté  s'exerça.  Au  reale, 
c'est  la  seule  fois  au'il  parle  de  madame  .aËgmont,  et  il  n'est  ques- 
tion d*éUé  ê^ià  aucune  {i^iAtie  de  va  ^cdrrespôndance  ' . 

'  ■  Kous âroiA/ftlwé c^ttenote, quoique riMertion  de  jàiMUniîe KeHiei; noni^fia- 


PARTIE  II,  LIVRE  XII.  (lyÔS)  l8l 

bien  vite ,  et  garda  le  silence ,  ainsi  que  toute  la 
compagnie.  Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette 
lecture  et  de  ma  déclaration. 

raisse  singulière ,  pour  ne  rien  .dire  de  plus.  Nous  ne  partageons  nullement 
ropînion  de  Fun  des  précédents  éditeurs,  et  ne  croyons  pas  que  Rousseau  fût 
amoureux  de  madame  d*£gmont,  quand  bien  même  sa  beauté  eût  été  un  para' 
doxe.  C'est  sans  doute  parce  que  Jean-Jacques  était  accusé  d*aimer  les  paradoxes, 
que  madame  Necker  s  est  servie  de  cette  expression.  A  l'époque  où  Rousseau 
connut  madame  d'Egmont,  fille  du  maréchal  de  Richelieu,  il  avait  60  ans,  était 
guéri  4epuis  long-^mps  de  la  seule  passion  qu'il  eût  eue  ;  il  n'allait  point  dans  . 
le  monde  :  on  venait  le  trouver  chez  lui  pour  le  voir  comme  un  objet  de  curio- 
sité^ ce 'qui  le  contrariait  à  l'excès  et  lui  donpait  de  l'humeur.  Les  seules*réu- 
nions  auxquelles  il  consentit  de  paraître,  furent  rassemblées  pour  entendre  la 
lecture  de  ses  Confessions,  et  il  est  douteux  qu'il  y  en  ait  eu  plus  de  trois,  M.  de 
Sartine ,  sur- la  prière  de  madame  d'Épinay,  lui  ayant  fait  promettre  de  ne  plus 
lire  cet  ouvrage  en  pii|>Iic.  (  V.  Tffist  de  J.  J.  Ronsfleau,  t.  x.  ) 


y 


•        « 


DECLARATION 

DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

RELATIVE 

A  M.   LE  PASTEUR   VERNES. 


DECLARATION 

DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 

BELATIVE 

A  M.  LE  PASTEUR   VERNES. 


*- 


*  » 


M-. 


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^' 


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* 


'•^'^^vr* 


AVERTISSEMENT. 


DaDS  le  dernier  livre  4.es  Confessions  ainsi  que  dans  plusieurs 
l,ettres,  no|:animept  pellje  du  5  jaijvier  1765,  il  est  question  de 
,ce  libelle.  Jean-Jacques  commit  une  grapdje  injustice  en  accu- 
sant M.  Vemés  d'en  être  l'auteur.  C'était  Voltaire,  qui  garda  * 
l'anonyme  et  n'eut  point  la  générosité  de  se  faire  connaître  quand 
il  apprit  que  Rpusseau  attribuait  ce  pamphlet  calomnieux  à  l'un 
de  ses  ^anciens  amis.  Il  est  fâcheux  de  voir  l'auteur  de  Zaïre  faire, 
dans  un  âge  où  les  passions  n'ont  plus  d'excuse  (  il  avait  70  ans  ] , 
une  action  pour  laquelle  un  jeune  homme  n'eût  point  trouvé 
d'indulgence.  Heureusement  d'immortelles  productions  pour 
vaient  faire  oublier  cet  écart  de  génie;  mais,  sous  un  autre  rap- 
port ,  la  différence  des  positions  tput  entière  à  l'avantage  de 
Voltaire,  aggravait  sa  faute.  Riche,  honoré,  puissant,  disposant 
des  hommes  de  lettres,  il  voulait  diffamer  Rousseau,  pauvre,' 
chassé,  proscrit,  persécuté,  et  parlait  audacieusementau  nom  des 
citoyens  de  Genève ^  qui  se  hâtèrent  non-seulçment  de  désa- 
vouer cet  odieux  libelle ,  mais  de  le  déclarer  infâme. 

Nous  partageons  l'opinion  de  Ginguené,  qui  s'exprime  ainsi 
sur  la  discussion  que  fit  naître  le  pamphlet  entre  Jean-Jacques 
et  M.  Vemes.  «  La  faute  de  Rousseau  se  réduit  à  avoir  injuste- 
«  ment  soupçonné  M.  Vemes  d'être  l'auteur  d'un  libelle  com- 
«  posé  par  Voltaire.  La  faute  de  M.  Vemes  est  de  n'avoir  point, 
w  du  vivant  de  Rousseau,  répondu  avec  assez  de  franchise  et 
«  de  netteté  à  cette  accusation;  et  surtout  d'avoir  donné  lieu  au 
«  soupçon,  en  publiant  quelque  temps  auparavant,  dans  un  pays 
«chrétien  et  iptoU^ant,.  un  ouvrage  où  il  prétendait  prouver 
«  que  son  ami  Rbi(s^au  n'était  pas  chrétien.  ». 

On  pourra  remarquer  en  effet  que. M.  Vemes  discute  au 
lieu  de  repousser  dédaigneusement,  avec  indignation,  et  comme 
un  ôutragç,  le  soupçon  dont  il  était  l'objet  :  il  discute  avec  Jean- 
Jacques^  dans  upe  corfçfspotadance  ciartieulière,  quand.  Tin- 


l88     '  DÉCLARATION 

un  libelle  iiQp»imé  à  Genève ,  je  l'ai  attribué  à 
M.  Vernès;  je  dois  déclarer  si  je  continue,  après 
son  désaveu',  à  le  croire  auteur  du  libelle;  enfin 
jç.doi§  prendre,  sur  la  réparatioii  qu'il  désire,  le 
parti  qu'eidge  la  justice  et  la  raison.  Mais  on  ne 
peut  bien  juger  de  tout  cela  qu'après  l'exposé  des 
faits  qui  s'y  rapporteiît. 

Au  .commencement  de  janvier,  dix  ou  douze 
jours  après  1^  publication  des  Lettres  écrites  de  la 
montagne^  parut  à  Genève  une. feuille  intitulée. 
Sentiment  des  citoyens  :  on  m'expédia  par  la  poste 
un  exemplaire  de  cette  pièce  pour  ines  étrennes. 
Après  l'avoir  lue,  je  l'envoyai  de  mon  çôt^  à  un 
libraire  de  Pans ,  comme  une  réponse  aux  Lettres 
écrites  de  Hmontagne j  avec  la  lettre  suivante  : 

ce  Je  vous  envoie ,  monsieur ,  une  pièce  imprimée 
«  et' publiée  à  Genève,  et  que  je  vous  prie  d'impri- 
«  mer  et  publier  à  Paris ,  pour  mettre  le  public  en 
«  état  d'entendre  les  deux  parties,  en  attendant  les 
«autres  réponses  plus  foudroyantes  qu'on  prépare 
cr  à  Genève  contre  moi.  Celle-ci  est  de  M.  Vemes , 
«  ministre  du  saint  Évangile,  et  pasteur  à  Céligny  : 
«je  l'ai  reconnu  d'abord  à  son  style  pastoral.  Si 
«  toutefois  je*  me  trompe ,  il  ne  fout  qu'attendre 
<c  pour  s'en  éclaircir;  car,  s'il  en  est  l'auteur,  il  ne 
«  manquera  pas  de  le  reconnaître  hautement  selon 
«le  devoir  d'un  homme  d'honneur  et  d'un  boii 
«chrétien;  s'il  ne  Test  pas,  il  la  désavouera  de 
«  ménie,  et  1è  pubUe  sauva  Bientôt  a  qupi  s'en  tenir. 
:  icJe  vous  Gonnlàis  trop,  mmisieur-v  pour  croire 


.       RELATIVE    A    M.    VERNES.  189 

•f  que  VOUS  voulussiez  imprimer  une  pièce  pareiHe^ 
«si  elle  vous  venait  d'une  autre  main;  mais  puis^ 
«que  c'est  moi  qui  vous^en.  prie,  vous  ne  devez 
«  vous  en  faire  aucun  scrupule.  Je  vous  salue  d^ 
«  tout  mon  cœur.  » 

A  peine  la  pièce  était^elle  imprimée  à  ftiris.^ 
qu'il  en  fut  expédiéV^sans  que  je,- sache  par  qui, 
des  exenaplaires  à  Genève  avec  ces  trois  ^mots  :  jL/- 
sezy  bonnes  gens  :  Gela  donna  occasion  à  M^  Vemes 
de  m'^cririe  plusieurs  lettres^  qu'il  a  publiées  aixi^ 
mes  réponses,  et  que  je  transcris  ici  de  Tiinpiiipé. 


PRÉMIÊÏlt  tÊTTRE 

DE  M.  LE  PASTÉtJR  VERNESi 

•  t 

^       ■       .  #  .  1 

•  •  •  I        .  • 

■  .     •    I  .     -       I  .        ,    ^      *  . 

I  ■ 

Genève  le.  2  fi^rûtr  i7^i.'  ...    , 

Monsieur, 

On  a  imprimé  une  lettre  signée  Rousseau,  dans 
laquelle  on  me  somme^eni  quelque  manière  de  dire 
publiquement  si  je  suis  l'auteur  d'une  brochure 
intitulée  y^>S^iftiment  de^  citoyens.  Quoique  je. doute 
fort  que  cette  lettre  soit  de  vous,  monsieur,. je 
suis  cependant  tellemént;indigaé.duiSQiipQot)i;  qu'il 
,paraît  ^qti'opt;  quelque^  pëif^hne^  iFelativf&mënjt  itti 
libeUe  «dont  îil;  est  .q]aes^tio»îV'.q™i>j<'^  cm  ik^if 
Vous  daôkrer  <jue  ,îion««wl0mçîi.t;v  je  ^'^  aiteime 
pwt  ^  cette, îhftirtfe.feïwihri|;e^]p^ 


ê 
I 


-,  » 


19a  DÉCLARATIOBT  'V 

pas  le  mien  qu'il  s'agit  de  constater,  je  l'ai  rendu 
public,  comme  vous  m'y  ihvitjiez  dans  votre  lettre 
au  libraire  de  Paris;  j'ai  fait  imprimer  celle  que 
j'ai  eu  l'honnçur  de  vous  écrire  :  mon  devoir  est 
rempli;  îfest  à  vous  maintenant  à  voir  quel  est  le 
vôtre  :  vous  devriez  regarder  comme  une  injure  si 
je  voiïs  indiquais  ce  qu^ejji  pareil. cas  ferait  un 
honnête  hon^me.  Je  n'exige  rien  de  vous,  mon- 
sieur ,  si  vous  n'en  exigez  rieii  vous-même.  J'ai 
l'honneur,,  etc. 

7  r  .  .  . 


REPONSE. 

'•  .  '  '  ' 

Motien,  le  1 5  février  1765. 

De .  péui* ,  monsieur ,  qu'une  vaine  attenté  ne 
vous  tienne  en  suspens ,  je  vous  préviens  que  je 
ne  ferai  point  la  déclaration  que  vous,  paraissez 
espérer  ou  désirer  de  moi.  Je  n*ai  pas  besoin  de 
vous  dire  la  raison  qui  m'en  empêche,  pérsônkie 
au  monde  ne  la  sait  mieux  que  vous.  .  >^; 

Conimé  nous  ne  devèns  plus  rien  airoir^^;^]to>us 
dire,  Vous  penriettrez  qiie  nôtre  côrreàpoiidance 
fiiiibsè  ici.  ïè  vous  salue,  iïloiïsieu!Pv*tï'èsrh\*àible- 
vciécA,  ''•■'•'■.;■  ■■''■'•"■'■•■'. 


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RELATIVE    A    M,    VERNES.  IC)3 


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TROISIEME  LETTRE 

Dfe  M.  I.E  PASTEUR  VERNES.     v 

Genève  ^  le  3  o  février  1765. 

j  ■  •  •  • 

MONSIEUR) 

Je  ^teï*minerais  volontiers  une  correspondance  ' 
qui, n'est  pas  plus  de  mon  goût  que  du  vôtre,  si 
vous  ne- m'aviez  pas  mis  dans  l'impossibilité  de 
garder  le  silence  :*le  tour  que  vous  avez  pris  pour 
ne  ^a^  donner  Une  ^é^aratioh  qui  mé  paraissait  un 
simple  acte  de  la  justice  la  plus  étroite ,  et  que  par 
là  je  ne  croyais  pas  devoir  exiger  de  vous  ;  ce  tour, 
dis-je,'est  sans  doute  susceptible  d'un  grand  nombre 
d^explications  :  mais  il  en  est  une  qui  touche  trop 
à.  mon  honneur  pour  que  je  ne  doive  pas  vous 
demander  de  iriè  déclarer  positivement  si  vous 
"Soupçonneriez  encore  que  je  suis  l'auteur  du  li- 
belle, malgré  le  désaveu  formel  que  je  vous  en  ai 
fait  publiquement.  Je  ù'ose  me  livrer  à  cette  inter- 
prétation qui  vous  serait  plus  injurieuse  qu'à  moi  ; 
mais  il  suffit  qu'elle  soit  possible  pour  que  je  ne 
doute  pas  de  votre  empressement  à  me';dire  si  je 
dois  l'éloigner  absolument  de  votre  pensée.  C'est 
là  tout  ce  que  je  vous  demande,  monsieur  :  ce  sera 
ensuite  à  vous  à  juger  s'il  vous  convient  de  laisser 
à  la  phrase  dont  vous  vous  êtes'^&èrvi  une  appa- 
rende  de  faux-fuyant,  ou 'de  riie.  marquer  nette-* 

R.    XVI.  ;^  i3 


^.«. 


194  DÉCLARATION 

ment  dans  quel  sens  elle  doit  être  entendue.  Ce 
qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  je  ne  crains  point 
de  Vous  Voir  sortir  du  nuagç/pù  tous  semblez 
vous  cacher.  J'ai  l'honneur  d'être ,  etc. 


.%  • 


REPONSE. 

I 

r 

Moti'ers ,  1q  a  4  février.  1 7  f>  5 . 

La  phrase  dont  vous  me  demandez  l'explicatioii , 
monsiUur,  ne  me  paraît  pas  avoir  deux  Sens  ':  j'ai 
voulu  dire  le  plus  clairement  et  le  moins  dilrenxent 
qu'il  était  possible  que,  noncîb^nt  un  désaveu  au- 
quel je  m'étais  attendu,  je  ne  pouvais  attribuer  qu'à 
vous  seul  l'écrit  désavoué,  ni  par  conséquent  faii:ê 
une  déclaration  qui  de  ma  part  serait  un  mensonge. 
Si  celle-ci  n'est  pas  claire,  ce  n'est  pas  assurément 
ma  faute,  et  je  serais  fort  embarrassé  dç  m'èxpli- 
quer  plus  positivement.  Recevez,  monsieur ,  je  vqus 
supplie ,  mes  très-humblps  salutations. 

J,  J.  Rousseau. 


\  ( 


RELATIVE    A    M.    VERNES.  Iq5 


QÛATRItlME  LETTRE 

* 
•  DE  M.  LE  PASTEUR  VÈRNfeS. 

Célighy,  le  i*^' mars  1765. 

Moîi»ÏEUR, 

»  _  ■, . 

La  lumière  h 'est  assurément  pas  plus  claire  que 
reiç:plicatioTi  que  vous  me  donnez.  Si  c'est  par  mé-: 
nagement  que  vous' aviez  employé  la  phrase' équi- 
voque de  votre  précédente  lettre,  c'est  par  mniètiie 
raison  que  j'avais,  écarté  lé  sens  dans  lequel  vous 
me  déclarez  qu'ielle  doit  êlriç  prisé.  Il  reste  à  pré- 
sent d'autres  ténèbres  ,^.  que  vous  seul  pouvez  dis«- 
sipçV.  Si,  comme  iLpar^t  par  votre  dernière  lettrée, 

vous  étiez  fermement  réstJiî  de  ftie  croire  l'auteur 

•  *•     ■    ' 

du  libelle;  si  vous  enf reteniez  aii- dedans  de  votis 
cette  persuasion  avec  un«  so»te  de  coinplaisance , 
pourquoi  m'aviez-vpus  invité  vous-mqthe  a  recon- 
naître hcmtemènt  cette  pièce  y  an  a  la  désai/ouer  i?  poi/r- 
quoi  aviez  -  yous  laissé^  cro.ire  qu'il  était  posSibte 
que  vous  fussiez  dans- l'erreur  à  cet  égard  ?  pour- 
quoi aviez- voùs^  dit',  Si  je  me  trompe ,  //  ne  faut  qu'at- 
tendre pour  s' en  <?c7<?/At7r  ?  pourqifoi  avéz-Vbus  ajouté, 
que,  lorsque  j 'aurais  parlé,  le  public  salirait  à  quoi 
s'en  tenir?  Tout  cela  n'étiHt-il  qu'un  jeu  de  votre 
part?  ou  bien,  auriezrvous  été  capable  de  former 
l'odieux  projet  d'ajouter  une  nouvelle  injure  à  celle 
que  vous  n'aviez  pas  craint  de  me  faire  par  une 
odieuse  ittipntation?  C  est  à  regret,  monsieur,  qufe' 

l'i. 


196  ^  DÉCLARATION 

je  me  livre  à  une  conjecture  qui  vous  déshonore- 
rait si  elle  était  fondée  ;  je  ne  me  résoudrai  jamais 
à  pefuser  mal  de  vous  que  lorsque  vous  m  y  for*- 
cerez  vous-même.  Ce.  n'est  pa3  tout;  si  mon, désa- 
veu n'a  fait  sur  vous  aucune  impression,  pourquoi 
donc  avez-yous  ordonné  au  libraire  de  Paris  de  sup- 
primer votre  édition  du  libelle?  pourquoi,  comme 
je  Vai  su  de  bonne  part,  av^z 7 vous  écrit  à  un 
homnae  d'un  rang  distingué ,  qu'ayant  été  mieux 
instruit,  vous  rie  na'attribuiez  plus  cette  pièce?  Je 
vous  le  demande ,  est  -  il  possible  de  vouç  trouver 
en  cela  d'accord  avec  vous-même?  S|\3^^ouvelle8 
raison^ ,  plus  décisives  que  cel^e^Jj^^^^vous  avait 
fournies,  mon  prétendu  sij-le  pci^tô^py  qui  est  la 
seule- que  vous  ayez  alléguée,  et  dont  le  ridicule 
vous  aurait  frappé,  sans  son  air  de  sarcasme  qui 
Si^pix  vous  séduire;  si,  disrje,  de  noavelles  raisons 
ont  arrêté  ce  premieï*  mouvement  de  justice,  que 
la  droiture  naturelle  de  votre  cœur  avait  fait  naître^ 
pourquoi  ne  m'çMOSez-vous  pas  ces  raisons  avec 
cette  franchise  et»cçtte  caAdeur  qu'annonce  en  vous 
cette  belle  d^Y^^  ^VUam  impendere  vero?  Ce  silence 
ne  donnçi:a;r t-il  ppiot  liefu'.  de  croire  qu'il  est  des 
cas  où  iyousvaigïez.à  riiettre-un  bandeau  sur.  vos 
yeux,  où  îà 'découverte  de  la  vérité  coûterait  trop 
à  certain  sentiment,  souvent  plus  fort  que  l'amour 
qu'oji  a  pour  elle?  Voyez  donc,  monsieur,  quel  est 
le.t|artLqiii'iï  vous  convient  de  prendre.  Pour  liioi, 
loii\ '^îeêàouter  l'exposition  des  motifs  qui  vous 
enioê^tent  de  vous  rendre  à  mon  désaveu,  ie  suis 
;^Si  de  les  apprendre,  ne  pouvant  pas  en 


RELAT.IVE    A    M.    VERNES.  I97 

imaginer  un  seul.  Je- vous  demande*  de*  vous  expli- 
quer à  ,cet  égard  avec  toute  la  clarté  possible ,  et 
^ans  aucun  ménagement ,  tant  je .  suis  convaincu 
que  vous  ne  ferez  par  \k  que  confirmer  le  juge* 
lîient  de  toutes  les  personnes  dont  je  suis  connu,,qui 
dirent,  en  lisant. ma  première  lettre,  que  j'aurais 
dû  me  taire  sur  une  imputation  qui  tombait  d'elle- 
même,  et^ne  pouvait  faire  tort  qu'à  son  auteur.  Je 
reçois  bien  volontiers,  monsieur,  vos  salutations, 
et  je  vous  prie  d'agréer  les  jniennesr. 

A  la  tin  du  recueil  de.  ces  lettres,. M.  Vernes 
ajoute  :  M.  Rousseau  n'a  pas  cru  sans  doute  qu'il 
lui  convînt  de  répondre  a  cette  dernière  lettre  :  il  n'e^t 
pas  difficile  d'en  imaginer  la  raison.  Non,' cela  n'est 
point  difficile;  mais  comment  M.  Vernes,  sentant 
^  bien  cette  raison ,  n'en  a-t-il  pas  prévu  l'effet  ? 
Comment  a-t-il  pu  se  flatter  de  lier ,  de  suivre  avec, 
moi  une  correspondance  en  règle  pour  discuter 
les  preuves  de  ses  outrages  comme  on  discuterait 
un  point  de  littérature?  Peut -il  croire  que  j'irai 
plaider  devsqit  lui  ma  cause  contre  lui-même;  que 
j'irai  le  prendre  ici  pour  juge  dans  son  propre  fait  ? 
Et  dans  quel  fait?  Sur  lamodération  qu'il  voit  ré-e 
.  gner  dans  ma  conduite,  présume- t-il  que  je  puisse 
penser  à  lui  de  sang  froid  ?  moi ,  qui  ne  lis  pas  une 
de  ses  lettres  sans  le  plus  cruel  effort;  moi,  qui  ne 
puis  sans  frémir  entendre  prononcer  3on  nom  ;  que 
je  puisse  trajiquillement  correspondre,  et  commer- 
cer avec  hii!  Non  :  j'ai  cru  devoir  lui  déclarer. net- 
tement mon  sentiment,  et  le  tirer  de  l'incertitude 
où  il  feignait  d'être.  Je  n'en  dois  ni  n'en  veux  faire 


ï^3  PECLAR  ATIOIir 

avec  lui  davantage.  Quç  la  décence  d(5  mes  expces^ 
sions  ne  l'abuse  plus.  Dans  le  fond  de  mon.  cœur 
je  Jui  rends  justice;  mais  dans  mes.  procédés ,  c'est- 
à  moi  que  je,  la  rçnds.  Comme  *m6n  amour-propre 
n'est  ppint  aveugle, -et  que  j'ai  appris  à  m'attendrè 
à  tout  de  la  part  des- hommes,  leurs,  outrages -.ne 
m'ont  point  pris  au  dépourvu;  ils  m'ont  trouvé 
assez  [wréparé  pour  les  .supporter  avec  dignité. 
L'adversité  ne  m'a- ni  abattu  ni  aigri  :  c'est  une  le- 
çon dont  j'avais  besoin  peut-être.  J'en  suis  devenu 
plus  doux,  mais  je  n'en  suis  pas  devenu  plus  faible. 
Mes  épreuves  sont  faites  :  je  suis  à  présent  sûr  de 
moi,  je  ne  veux  plus.de  guerre  avec  personne,  et 
désormais- je  cesse  de  me. défendre.  Mais,  à  queU 
que  extrémité  qu'on  me. réduise,  il  n'y  aura  jamais 
ni  traité  ni  commerce  •  entre  J.  J.  Ptousseau  et  les 
méchants. 

if 

M.  Vernes  veut  savoir  les  motifs  qui»  m'empê- 
chent de  méprendre  à  son  désaveu  ;  il  m'exhorte  à 
m'expliquer  à  cet  égard  avec  toute  la  clarté  pos- 
sible et  sans  aucun  ménagement  :  c'est  une  expli- 
cation que  je  lui  dois ,  puisqu'il  la  demande ,  mais 
que  je  ne  veux  lui  donner  qu'en  public. 

Je  commence  par  déclarer  que  je  ne  suis  point 
exempt  de  blâme  pour  lui  avoir  attribué  publique- 
ment le  libelle  ;  non  que  je  croie  avoir  manqué  à 
la  vérité  ni  à  la  justice,  mais  dans  un  premier  mou- 
vement j'ai  manqué  à  mes  principes.  En  cela  j'ai 
eu  tprt.  Si  je  pouvais  réparer  ce  tort  sans  dire  un 
mensonge ,  je  le  ferais  .de  tout  mon  cœur.  Avouer 
ma  faute  est  tout  ce  que  je  puis  faire  :  tant  que  la 


RELATIVE    A    M.    VERNES.  I99 

persuasion  où  jie  suis  subsista,  toute  autre  répa- 
ration ne  dépend  pas  de  moi.  Reste  à  voir  si. cette 
persuasion  es  t. bien  ou  mal  fondée,  pu  si  on-^doit 
l^.présuxner.  de  ma  part  de  bonne  ou  de  mauvaise 
foi.  Qu'on  saisisse  donc  la  question.  Il  ne  s'agit  pas 
de  savoir  pi'écisément  si  M.  Vernes  est  ou  n'est  pas 
l'auteur  d.u  libelle,  mais  si  je  dois  croire  ou  ne  pas 
croire  qu'il  l'est  Que  ne  puis -je  si  bien  séparer 
ces  deux>quest;iops  que  la  dernière  ne  conclue  rien 
pour  l'autre  !  Que  iie  puis-je  établir  les  motifs  de 
ma  persuasion  sans  enfràîner  celle  des  lecteurs!  je 
.  le  ferais  avec  joie.  Je  ne  veux  point  prouver  que 
Jîacob  Vernes  estun  infâme,  mais  je  dois,  prouver 
que  J.  J.  Rousseau  n'est  point  un  calomniateur. 

Pour  exppsér  d'abord  ce  qu'il  y  2^  eu  de  person- 
nel eïitrè  ce  ministre  et  moi,  il  faut  remonter  à 
nos  plreipières  liaisons  et  suivre  l'historique  de 
nds  démêlés.  / 

En  1762  ou  53,  M.  Vernes -passa  à  Paris,  reve-^ 
nant,.je  crois  d'Angleterre  ou  de  Hollande.  Le  De- 
{fin  du  village  m'avait  mis  en  vogue  :  il  désira  me 
connaître  ;  il  employa  pour  cela  mon  ami  M.  de 
Gauffecourt ,  et  nous  eûmes  quelques  liaisons  qui 
finirent  à  son  départ,  mais  qu'il  eut  soin  de  renou- 
veler à  Genève  dans  un  voyage  que  j'y  fis  l'année 
{suivante.  Car  j'ai  deux  maximes  inviolables 'dans 
la  prospérité  même  :  l'une ,  de  ne  jamais  recher- 
cher personne;  l'autre,  de  ne  jamais  courir*  après 
les  gens  qui  s'en  vont.  Ainsi  tous  ceux  qui  m'ont 
quitté  durant  mes  disgrâces  sont  partis  comme  ils 
étaient  venus.^ 


aO'O  DECLARATION. 

Tout  Genève  fut  témoin  des  avances  de  M.  Vernes> 
de  ses  soins,  de  ses  empressements,  de  ses  caresses  r 
il  réussit  ;  c'est  toujours  là  mon  côté  faible  ;  résister 
aux  caressés  n'est  pas  au  pçuvoir  de  mon  cœur. 
Heureusement  on  ne  m'a  pas  gâté,  là-dessus. 

De  retour  à  Paris,  je  continuai  d'être  en  liaison* 
avec  M.  Vernes;  mais  l'intimité  diminua  :  elle  était 
née  de  la  seule  habitude;  l'éloigiiement  la  ralentit. 
Je  ne  trouvai  pas  d'ailleurs  dan»  son  commerce  ces 
attentions  qui  marquent  l'attachetoent,  et  qui  pro- 
duisent la  confiance  :  il  tira.de  TEncyclopédie  l'ar- 
ticle Économie  politique ,  et  le  fit  imprimer  à  part 
sans  me  consulter  '  ;  il  répandit  des  lettres  de  M.  le 
comte  de  Tressan,  avec  les  réponses.  Ces  lettre/S, 
qui'  n'étaient  pôiiit  de  nature  à  être  imprimées , 
l'ont  été  à  nion  insu,  et  M.  Vernes  est  le  seul  à 
qui  je  les  aie  confiées.  Mille  bagatelles!  pareilles  se 
font  sentir  sans  valoir  la  peine  d'être  dites,  et, 
sans  montrer  une  nïauvaise  volonté  décidée,  mon- 
trent une  indiscrétion  qiie  n'a  point  la  véritable 
amitié.     '  ' 

Cependant  nous  nous  écrivions  encore  de  temps 
en  temps  jusqu'au  commencement  de  mes  désas- 
tres -:  alors  je  n'entendis  plus,  parler  de  lui  ni  de 
beaucoup  d'autres.  C'est  à  la  coupelle  de  l'adver- 
sité que  la  plupart  des  amitiés  s'en  vont  en  fumée  : 
il  reste  peu  d'or,  mais  il  est  pur.  Toutefois ,.  quand 

'  Rousseau  n'avait   d'abord   SK^cusé   que  le    libraire    Duvillard. 
M.  Vernes  écrivait  alors  par  spéculation,  puisqu'il  faisait  un  recueil 
littéraire  périodique  pour  lequel  il  demandait  les  secours  de  Jean- 
Jacques  ,  ainsi  qu'on  en  voit  la  preuve  dans  la  lettre  jlxxix  de  la  Cor-   « 
respoudancè.  Voy.  tom,  xviiiy  pag.  307. 


ft. 


^ÉLATIVV  A    M.  .VlTRrfES.  20I 

M\  Vernesjïite  sut  phistrânquille,  il  s'avisa  de  m'é- 
crire  une  tertre  fort  pédantesque  et  fort  sèche-,  à 
laquelle  je  ne  daignai  pas  rSpbnrfré.  Voilà  la  source 
.desa  haine  .contre  Tîioî.  /'  / 

Cette,  cause  paraît'  légère'  j  elle  ne  l'était  pour- 
tant pas.  Il  sentit  le  dédain' caché^'sous  ce  silence; 
son  énaour-pçopre  en  .fut.  blessé  vivem.ent  ;  il  sufQt 
de  connaître  M;'  Vernes  pour  savoir  à,  quel  point 
il  portée  la.sùl&sandë^  la  li^itte  ^piioriôn  de  hii-méme 
et  d€?ses'taflénts..j6  ne  récuse  sur  ce  point  aucun 
de  seV amîs  ,rs'rl  en  ♦a*;  si* j'ai  tort;  çp'ik.le  disent, 
et  je  me  reçids.-On  ne  m^ peint  vii,  malignement 
satirique,  éplucher  les,  vices,  ni'ihçme  les  défauts 
de  mes^  ennemis  ;  je  n'examine  ppmt  leurs  mœurs, 
leur  religion,  teurs.  principes  y  je  n'usai  de  person* 
nalités  de^ma  vie,  et. je  né  veux  pas  commencer; 
m^is  ici' je  dois  tiii*e  ce  qui  fait  àtma  cause;  je  dots 
diip  sur  quoi  j'ai  porté*  mes  jugements. 

Voila  cômjnentla'v^té,  la  vengeance,  enflam- 
mèrent* la  sainte  ardeur  de  M.Ternes; prédicateur, 
parce  que  c'e^t  son  métier  de  l'être,  mais  qui  jus- 
que-là n'avait.pointf  été  dévoré  du  2;èle  .de  l'ortho- 
doxie; voila  le  sentiment  secret  qui  lui  dicta  lés 
lettres  sûr* ^noh  christianisme.  Son  orgueil  irrité 
lui  mit  à  la  maiu  les  armes  de  son  métier.  Sans 
Songer  à  là  charité ,  qui  défend  d'accabler  celui  qui 
souffre;  à  la  justice,  qui,  quand  méme^'aurais  été 
coupable,* devait  me  trouver  trop  puni;  à  la  bien- 
séance ,  qui  veut  qu'on  respecte  l'amitié,  même 
ap'rès  qu'elle  est  éteinte  ;  voilà  le  biendisant,  le  ga- 
lant, le  plaisant  M.  Veîmes  transformé  tout-à-coup 


a02  *  '     DÉGLARA'rrOIir      .'^ 

en  apàtre%  et  IWriçaat  ^es'  fciidre^  théôlQgiques  sur 
son  ànoieh  ami  malheureux*.  Est-il  ètf>nh'ant  que 
la  haine  et  l'envié  emijrôien^: -Si.  vblonlièrs  cet  ex- 
pédient?*Il  est  si-cQmmôdê'et'siîdôux  d'édifier  teût. 
le  monde,  jen  écrasant  pieusement  son  homme  !Gè 
grand  mot ,  not/y  sainte  religion  y' dans  un  livre;  est 
presque  toujours ^me  seAtençe  de  mortcoQtre'q^id- 
qu'un;'c'esl;  le  manteau*  sacré  dont  se  couvrent  des 
passions  viles  etâja^es^oi  n'o^ént  se  niontreir  nues. 
Toutes  les  fois  que  Vous  verrez. Un  horfiirie  en  atta^ 
quèr'  un  autre  aVec.«[çinlosité*sur'la  rejîgion ,  dites 
hardiment  :  L'^giresseu^^  est  iin  fripon  ;  vous  né  vous 
tromperez  de  I3 Vie.        •.    .*    *  -,  ':    *    .    .        .  * 

Que  lé  pur  zèle  de  la-fqi  n'ait  point  cïrcjté  les  let- 
tres de  M.  Jacob  Vernes  sur  morf  chri^tiaiiisme,' 
cela  se' voit  Vràbord  parole  titfe  mèmej  par.  la  per- 
sonnalité la  plus  *révol tante ,  Id  moins  chStrijabJe , 
parla  fierté  menaçante  avec  laquellô l'auteur inon te 
sur  son  tribunal poiïVjug^,  «on  mq^  Rvrçs;rn^is 
ma  personne ,  .poùr^prononcter  publiquement  en 
,  son  ilôtri  la  sentence  qui  me  *reti;anche  du  cotps 
des  chrétiens,  poui"m'exccr|nmunier<lé  ^on  auto- 
rité privée.  •  ;*   ' 

Cela  se  voit  ericoi^e  pax  Tépigf  apïie ,  pu  ¥pn  m'ac- 
cuse d'offrir  au  lecteijr  dans  un  vase  de  paroles,  do- 
rées dé.  l'aconit  et  des  poisons. 

Ce  terrible  <lébtit. n'est  point  démenti  par  l'où- 

L'ouvrage  du  pasteur  Venues -dont  il  est  quesûon  ici  a  pour  titre  : 
Examen  de  ce  gui  concerne  Je  christiajiismc ,  la  réfqrm^tion  évangéllquc 
et  Us  ministres  de  Genève  y'dans  les  deux  premières  iLettfes  de  J,  ./.  Rous- 
seau écrites  de  la  montagne,  Qientivc,  1766',  .in*8°. 


REtiATlVE    A,  M.    VERNES.  2o3 

yrage  :  on  y  attaque  mes  propositions  par  leurs 
conséquences  les  plus  éloignées;  ce  qui  serait- per- 
mis, en  raisojnnant  bien,  poyr  montrer  que  ces 
propositions  sont  fausses  ou  dangereuses ,  mais  non 
pas  pour  juger  des  sentiments  de  l'auteur ,  qui  peut 
n'avoir  pas  vu  ces  conséquences.. M.  Vernes  né  se 
proposant  pas  d'examiner  si  j'^i  raison  ou. tort, 
mais  si  je  suis  chrétien  ou  non,  doit  me  juger  ejcac- 
tement  sur  ce  que  j'iai  dit,  et  non  sur  ce  qui  peut 
se  déduire  subtilement  de  ce  que  j'ai  dit.,  parce  qu'il 
se  peut  que  je  n'aie  p^eyi.  cette  subtilité;  il  se  peut 
que  j'eusse  rejeté  le  sentiment  que  j'ai  avancé,  si 
j'avais  vu  jusqii'où  il  pouv^iît  oie  conduire.  Quand 
on  veut  prouver  qu'un  homme  est  coupable,  il 
faut  prouver  qu'il  n'a  pu  ne  Tétre  pas,  çt  ce  n'est  -^ 
nullement  un  crime  de  n^avoir  pas  su  voir  aussi 
loin  qu'un  autre  dans  une  chaîna  de  raisonnenients. 
Non  content  de. cette  injustice,  M.  Vernes  va 
jusqu'à  la  calorpnie,  en  m'imputant  les  sentiments 
les  plus  punissables  et  les  moins  découlants  des 
miens,  comme  quand^tt  ose  me  faire  dire  que  Jé- 
sus-Christ est  un  imposteur,  ou  du  moins  me  faire 
mettre  en  doute  ce  blasphème;  doute  qu'il  étend, 
qu'il  confirme ,  et  sur  lequel  on  voit  qu'il  appuie 
avec  plaisir,  et  cela  par  le  raisonnement  le  plus 
sophistique  et  Je  plus  faux  qu'on  puisse  faire,  puis- 
qu'il établit  à  la  fois  le  pour  et  le  contre;  car  s'il 
prouve  que  j  e  ne  suis  pas  chrétien  parce  que  j  e  n'ad- 
mets pas  tout  l'Évangile,  comment  peut^-il  prouver 
ensuite  par  l'Évangile  que,  selon  moi,  Jésus  fut  un 
imposteur?. comment  peut-il  savoir  si  les  passages 


'■«'■ 


-jd 


12o4  DÉCLARATION 

qu'il  cite  dans  cette  vue  ne  sont  point  de  ceux  dpn-t 
je  n'admets  pas  Tautorité?  Qui  doute  que  Jésus  ait 
fait  tous  les  miracles  qu'on  lui  attribué  peut  douter 
qu'il  ait  tenu  tous  les  discours  qu'on  lui  fait  tenir. 
Je  n'entends  pas  justifier  ici  ces  douter,  je  dis  seu- 
lemeut  que  M*  Vernes  en  fait  usage  avec  injustice 
.  et  méchanceté;  qu'il  me  fait  rejeter  l'autorité  de 
l'Évangile  pour  me  traiter  d'apostat,  et  qu'il  me 
la  fait  admettre  pour  me  traiter  de  blasphémateur. 
Quand  il  aurait  raison  dans  tous  les  points  de 
s^  critique,  ses  jugements. contre  nioi  n'en  seraient 
pas  moins  téméraires,  puisqu'il  m'impute  des  dis- 
cours qu'il  n'a  vus-nullç  part  être  les  miens;  car 
enfin,  ou  a*t-il  pris  que  la  profession  de  foi  du  vi- 
'^i  Caire  était  celle  de  J.  J.  Rousseau?  Il  n'a  sûrement 
• .  *^  rieri  trouvé  de  cela  dans  mon  livre;  au  contraire, 
il  y  a  trouvé  positivement  que  je  la  donnais  pour 
être  d'un  autre.  Voilà  nies  expressions  :  Je  trans- 
cris un  ouvrage,  et  je- dis  que  je  le  transcris.  Dans 
un  passage  on  voit  que  c'est  un  de  mes  concitoyens 
qui  me  l'adresse,  ou  moi  q8|^radresse  à  un  de  mes 
concitoyens.  Dan^  un  autre  passage  on  lit  :  Un  ca- 
ractère timide  suppléait  a  la  gène  y  et  prolongeait  pour 
lui  cette  époque  dans  laquelle  vous  maintenez  votre 
élève  avec  tant  de  soin.  Cela  décide  le  doute,  et  il 
devient  clair  par  là  que  la  profession  de  foi  n'est 
point  un  écrit  que  j'adresse ,  mais  un  écrit  qui  m'est 
adressé.  En  reprenant  la  parole,  je  dis  que  je  ne 
donne  point  cet  écrit  pour  règle  des  sentiments 
qu'on  doit  suivre  en  matière  de  religion.  M'imputer 
.   à  moi  tous  ces  senliipents,  est  donc  une  témérité 


RELATIVE    A    M.    VERITES.  2o5 

très-iiijiiste  et  très-peu  chrétienne  :  ^i  cette  pièce 
est  répréhensible,  on  peut  me  poursuivre  pour 
Tavôir  publiée,  mais  non  pas  pour  en  être  l'auteur, 
à  moins  qu'on  ne  le  prouve.  Or,  M.  Vernes  l'af- 
firme sans  le  prouver.  Il  m'a  reconnu  sans  doute 
àmon  style  :  de  quoi  donc  se  plaint-il  aujourd'hui? 
Je  le  j  uge  suivant  sa  règle  ;  jet ,  comme  on  verra  tout- 
à-l'heure,  j 'ai plus  de  preuves  qu'il  est  l'auteurdu  li- 
belte  fait  contre^moi  qu!il  n'en  a  que  j«  suis  l'auteiir 
d'une  profession  de  foi  qu'il  trouve  si  criminelle. 

M.  Vernes  enchérit  partout  sur  le  sens  naturel 
des  mots  pour  me  rendre  plus  coupable.  ÎPar  la  forme  ' 
de  l'ouvrage,  le  style  de  la  profession  dé  foi  dçvait 
être  familier  et  même  négligé  :  c'était  pécher  É^itant-4  *^ 
contre  le  goût  que  contre;  la  charité  de  presser  ?#.  \^ 
l'exacte  propriété  des  termes.  Après  avoir  loué  avec 
la  plus  grande  énergie  là  beauté,-  la  sublimité  de 
l'Évangile,  le  vicaire  ajoute  que  cependant  ce 
lùême  Évangile  est  plein  de  choses  incroyables. 
M.  Vernes  part  de  l^^^ur  prendre  aii  pied  de  la 
lettre  ce  t^rme  plein  ;  il  l'écrit  en  italique,  il  le  ré- 
.pète  avec  ^^lesndiphase  du  scandale  :  comine  s'il  vou- 
tait  dire  (JÛe  IJÉ^arigile  est  tellement  plein  .de  ces 
choses  incroyables  qu'il  n'y  ait  place. pour  nulle 
autre  chose.  Supposons  qu'entrant  dans  un  «alôn 
poudreux ,  vous  disiez  qu'il  est  be^ù ,  mais  plein 
.de  poussière  ;  s'il  n'en  est  plein  jusqu'au  plafond , 
M.  Vernes  vous  accusera  de  mensonge.  C  est  aiçisi 
du  moins  qu'il  raisonne  avec  moi.    . 

Les  conséqi^cëà'  qu  il  tire  de  ce  que  j  ai. dit, 
et  les  fausses  iâïerprétations  qu'il  eh  donne,  ne 


206  DiCLARiVTlOlV 

lui  suffisent  pas  (encore;  il  me  fiait  penser  même 
au  gré  de  sa  haine.  Si  jje  fiais  une  déclaration  qui 
me  sôit  contraire,  il  là  prend  au  pied  dé  la  lettre, 
çt  la  'pousse  aussi  Jdin  qii'èlle  peut  aller  :  si  j'en 
fais  une  qui  me  soit  favorable;  il  la  dément  par  les 
sentiments  secrets  qu'il  me  suppose,  çt  dont  il  n'a 
d'autre  preuve  que  le  désir  secret  de  me  les  trou- 
ver. Il  cherche  partout  à  me  ti'oircii:  avec  adres^se 
par  des  jnaaxifnes  générales,  rfont  il  ne.mê  fait  pas 
ouvertement  l'application ,  njais*  qu'il  place  de  nia- 
nière  à  forcer  le  lecteur  dfe. la,  fiir^-.  «Dans  quels 
«  écarts ,  dit-il',  ne  jettent  point  l'imagination  mise 
«en,  jeit  tiai*  l'esprit  d^*  Système,  la  singularité ,  le 
«dédain  dfe.  penser  cdhinîe  le.grantj  nombre,  ou 
«quelque  autre  passion  qui  fermente  en  secret  dans 
«le  cœnr!»  Voilà  l'imagination  du  lecteur  à  son 
toilr  mise  en  jeu. par  ces  paroles,  et  cherchant 
quelle  est  cette  passion  qui  fermente  eri  secret 
dans  mon  cœur.  M.  Vernes. dit  ailleurs  .-.«-Ce  niot 
«de  M.  Rousseau  n,e  peut 's'appliquer  qu'à  trop 
«de  gens.  On  fait  comme  les  autres,  sauf  à  rire 
«en  secret  de  ce  qu'on  feint. de  respecter  en  pu- 
«blic»  AJqui  M.  Vernes. veut-il  appliquer  ici  ces 
r^lnarquejs?  A  personne,  dira-t-il,  je  parlé  en  gé- 
nérâr  :  pourquoi  M.  Rousseau  s'^n  fèfatit-il  l'appli^ 
càttpn,  à  il  ne. sentait  qu^elle  est  juste?  Voici  donc 
làrdeçsus  ma 'position.  Si  je  laisse- passer  ùes  maxi- 
me» sans  y  répondre  fl'K  lecteur  dira  :  LWteur  n'a 
pas  lâché  ces.  propos  pour  f  ièri  5  sans  doute  il  en 
sait  plus  qu'il  n'en  veut  dire,  et  Rousseau  â  ses 
raisons* pour  feiridre.de  ne  Tàvoir  pas  entendu;  et 


RELATIVE 'X. M.    YERIVES.  2O7 

«ii.jé  prends  lébparti  de  répor^l'ç  ;  il  dira  :  Pourquoi 
.    Kolisseau  relèverait-il  dek  Wiaximes  gériérales ,'  sMl 
n'eu  sentait  l'application?  Sôit  donc  que  je' parle 
oïl  que  je  me  taisç,  la  maxime  fait  son  içffèt,.  sans** 
que  celui  qlif  l'établit  sç  Comprçmette*  On  con- 
viçndra-que .  ïe  tour  n'est  pas»  mailadcoit. .  * 
'  f  C'était  peu  de  m'inculper  p^r  le  ihal  qu'on  diér- 
cha\tdàiis«ïo*iï  livré,  ôti  qu'on  iihputaità  l'auteur;* 
i^réstait  à  m^inculper  par*  le  bien  même  :  de  cettfe. 
manière  on- était  plu? *en  fbtids;  Éccflftefc  B|,yprne3 
où  riionnêtewloni  (ju'il  se -donne,  et.qiii  ji'est  pas* 
moins  charitabje(}u'e4ui. 
'  aRemarîe{u^  à  cette  occa§i0nVme  ditJM....,  que 
«  ài  l'a.titèur  Û'ÉrHik  se  fut  montré  ietinèmi  quVert 
«dfe  la  religion* chrétienne, .s'il  lî'eût'ijejn  'dit  qui   ' 
<^m^tit  liji*  être  favorable ,  il  àuf ait  été  'n^pin^^k 
4.  redoii ter  ;  son  othçf^j^  .aurait  porté  avec  luî-ipéme 
«sa  remtationV'pariîe  que  daiis  le^fpnd  il  ne  rén-* 
«fertoè  que  des  objections  sbuvcçit  répétée^-, , et 
«au^i  soUveBit  détruites^  M^s  jf  ne  connttis  rien 
«de  plus  d!ariger*eux  qix'uA  mélange  .dkin  peu  de 
«Ijliew  avecbeaucfmp  de*  ftial;  l*un  ^asse  à  la  fa-. 
«  vieUr  de  l'autre  :  le  poison  a^t  pkis  •sourdtfment», 
«m2H$  ses  effets  n'en  sôùt  pas  njoihs  funestes  :•  Un 
ccehiiè'mi  n'est  jàn^ais  plus  à  crain4re  que  dans  les 
«  mdrtietits  où  on  le  croit  •amî.  Seç  conps  n'en  'sont' 
«  que'  plus,  assurés  j  .là  pFai^  n-tei^.  est  que  plus  pro^- 
«  fonde.  ».  Ainsi  iôut  ce  qu'oiÉf  eét  forcé  de  trouver 
bien  dans  mon  livre,  et  ce  n'est  sûremenC  pas  la 
moindre  partie,  n'est  là  que  pour  rendre  le  mal 
plus  dangçreux;  L'aruteuf^'puirissffMe  par  ce  qui 


4. 


-y-.i=>. 


^ 


>7 

i-  - 


ao8  I>KCt»*A-RATJOHr 

est/mauvais,  l!e&t'plùs  encore  par  c^  qui! est  Jjoiv 
Si  quëlcju'un  voit  un  fiaoyen*  d'échapper  à  des  ac* 
cusàtiôns-pàreilles,  il  m'obligera  de  me  l'indiquer. 

Joignez,  à  cela  l'air  joyeux  et  content  qui  règrie 
dans  tout  •  l'ouvrage ,  et  le  ton  railleur  et  folâtre 
avec  lequel  IVJ.  le  pasteur  Vernes  dépouille  S99 
ancien  aini  d'un  chrisftianisme«qiii  faisait  toutq  sa 
consolation  ;*^ce/Chinois  surtout*  si'gôguenaj'4?'SÎ 
loustick  qui  le  représente*,  et  qu'il  nous  assufe 
être  \^n  lipome  d'esprit 'et  dct  sens  ;  .Vous  conjaaî- 
trè^  à  tous  ces  sigttes  'si  là  crpelle  ^ifction  tju'îl 
s'impose  lui  est  pénible ,  si  c'est  m\  devoir  qui  lui 
coûte  j  et  que  ,son*cge^r  reriiplissé  à  regret.  •  ♦ 

Il  ne  s'ensuit  ppint  dé  tout  ceci  qde  M.  Y^hes 

ait  raison  m  tort:  dans,  cettç  ^eVelle  ;  ce  n'est  pas 

de  cçlj  'qu'il  s'agit  :  il  s'ensuit  seulernçnt  ;  ^9^ 

avec  évidence ,  qiie  le  zèle  de  la'foi  u^est  qije  5bn 

•prétexte;  que  'son  yrai  motif  est  démç  nti^e^  de 

satisfaire  son  a^imosité  contre  moi.  J'ai  montré  la 

source  de  cette  ^nimçsité  :  il  HFaut  à  pfèseirtien 

n)bntrer  lQS*suifee$.         *    ;       -/*      '  »"    :     ^     ^ 
'■  •  *  '  •  '  * 

M*  Y'etnéi  s  attendait  à  ime»  réponse  ëtpvesse 

dans4^^uelle  j'entrsC^se  eh  licè  avec  lui;  il  4a  dési- 
rait, étlît'^isàît  .avec  satisfaction  qu'il  en  tijrerait 
occasion  d'amplifier  les  ^enKllesses  de  son  CMnôis. 
*Ce  Chinois,  plus  badiii  qu'un  français,  étaitTen- 
fankchéri  du  christianifioiîe  de;M/ie1pfetçûr;  il  se 
vantait  de^i'avoir  tiourri  de  ma  substance^  et  c'é- 
tait le  vampire  qu?il  destinait  à  sucer  Îè*>!es5|^?cl'6 
mon  sang. 

Je  ne  répondis  point  à  M:  Vernes;  inaiâ'  j'eus 


A, 


K' 


*"'**?•.- 


J**^ 


4 


RELATIVE    A    M.    VERNES.  209 

occasion ,  dans  mon  dernier  ouvrage ,  de  parler 
deux  fois  du  sien.  Je  ne  déguisai  ni  le  peu  de  cas 
que  j'en  faisais,  ni  mon  mépris  pour  les  motifs  qui 
l'avaient  dicté.  Du  reste,  constamment  attaché  à 
mes  principes,  je  me  renfermai  dans  ce  qui  tenait 
if  l'ouvrage;  je  ne  me  permis  nulle  personnalité 
qui  lui  fût  étrangère,  et  je  poussai,  la  circonspec- 
tion jusqu'à  ne  pas  nommer  l'auteur  qui  m'avait 
si  souvent  nommé  avec  si  peu  de  ménagement. 

Jl  était  facile  à  reconnaître;  il  se  leconnut  : 
^'on  juge  de  sa  fureur  par  s^  vanité.  Blessé  dans 
ses  talents  littéf*aires ,  dans  son  mérite  d'auteur , 
dont  îl  fait  un  si  grand  cas,  il  poussa  les  plus  hauts 
.iCri$,  et  «es  cris  furent  moins  de  douleur  que  de 
.n^ge.Sçs  premiers  transports  ont  passé  toute  me- 
;^re;.il  faut  en  avoir  été  témoin  soi-ménçte  pour 
.  co]^()reii4re  à  quel  .point  un  hbmme  de  son  état 
aétit/j^ublier  dans  la  colère  ;  ce  qu'il  disait ,  ce 
qu'il  écrivait,  ne  se  répète  ni  ne  s'imagine.  L'éner- 
■  ^  de  ces  outrages  n'est  à  la  portée  d'aucun  homme 
dte  sapg  froid;  et  ce  qui  rendit  ses  transports  en- 
CjÉWRe  plus  remarquables ,  fut  qu'il  était  le  seul  qui 
Si,'y 'livrât.  A  la  première  apparition  du  livre,  tout 
le  monde,  gardait  le  silence.  Le  conseil  n'avait  point 
ençof'e  délibéré  sur  ce  qu'il  y  avait  à  |aire  ;  tous 
ses  clients  se  taisaient  à  son  imitation.  La  bour« 
geoisie  ^^ç-ménie  ,  qui  ne  voulait  pas  se  com- 
mettre, attendait ,  pour  avouer  ou  désavouer  l'ou- 
vrage, qu'elle  eût  vu  comment  le  prendraient  les 
magistrats.  Il  n'y  avait  pas  d'exemple  à  Genève  que 
personne  eût  osé  dire  ainsi  la  vérité  sans  détour. 

R.   XVI,  i4       . 


\ 

\ 


UlIO  DÉCLAR  A.TIOJV 

Un  des  partis  était  confondu ,  l'autre  enrayé  ;  tous 
attendaient  dans  le  pius  profond  sîlenjce  que  quel- 
qu'un l'osât  rompre  le  premier.  C'était  au  milieu 
de  cette  inquiète  tranquillité  que  le  seutM.  Vernesi, 
élevant  sa  voix  et  ses  cris,  s*efforçait  d'entraîner 
par  son  exemple  lé  public  qu'il  ne  faisait  qu^étpn- 
ner.  Comme  il  criait  seul,  tout  le  mondé  l'enten- 
dit; et  ce  que  je  di3  est  si  notoire  ^  qu'il  n'y  a  per- 
sonne à  Genève  qui  ne  puisse  le  confirmer.  Toutes 
les  lettres  qui. m'en  vinrent  dans  ce  temp^là  SNont 
pleines  de  ces  expressions.  «  Vernes  esthictrs  dfe'luï*. 
^  Vernes  dit  des  choses  incroyables.  'Vem«s>  ri^  'se 
tr  possède  pas.  La  fureur  de.  Venies  est  au-delà  âift 
<r  toute  idée.  »  Le  dernier  qui  m'eii  parla  •fli'étrfvi%: 
«  Vernes ,  dans  ses  fureurs ,  est  si  malââjrb(il  ^  imjA 
«  n'épargné  pas  même  votre  styte;:  8  disait  hier  tj[âe 
«vous  écriviez  comme  un  charretier.  Oelà .jai^ttï- 
ce  être,  lui  dit  quelqu'un  ;  mais  avouefc  qtiH!  jfoiAéet)!^ 
«diablement  fort.  »  '. .  .•   ;' *, 

Sur  la  fin  de  l'année,  c'est-à-dire  dix  o^'dbtiie* 
jours  après  la  publication  du  livre,  taîndts  que -kf 
silence  public  et  les  cris  forcenés  de  M:  Veri^ 
duraient  encore,  je  re^us  par  la  poste  la  brôcéfufce 
iïititulée ,  Sentiment  des  citoyens.  En  y  jetaaodt  lès 
yeux,  je  reconnus  à  Tinstant  moji  bomnui'auit 
choses  imprimées  qu'il  débitait  seul  de  vive  voii  : 
de  plus  je  vis  un  farieux  que  la  rage  fallut  extra- 
vaguer;  et  quoique  j'aie  à  Genève  des  ennemis 
non  moins  ardents,  je  n'en  ai  point  de  si  mala- 
droits. N'ayant  eu  des  démêlés  personnels  avec 
aucun  d'eux ,  je  n'ai  poinUrrité  leur  amour-propre  ; 


RELA^TIVE    A    M.    YFÛNKS.  *i  I  I 

leur  bawe  est  dé-  sang  froid,  -et  n'en  esrt;  que  ^)sts 
tftrible  ;  elle  porte  avec  poids  et*  mesure  des  cowps 
moins  pd^nts  'en  a^)parence  ,  mais  qui  blesseret 
plus  profondôwenc 

Les  premiers  mouvements  peignent  les  "carjrc- 
tères  de  ceux  qui  s'y  livrent.  Celui  de  l'autetir  diï 
libelle  fut  de  l'écrire  et  de  le  publier  à  Genève  :  le 
mien  fut  de  le  publier  aussi  à  Paris,  et  d'en  nom- 
mer l'auteur  'pour  toute  vengeance.  J'eus  tort; 
mais  qti^n  "atftre  homme  d'un-  esprit  ardent  se 
mette  à  ma  place,  qu'il  Kse  le  libelle,  qu'il  s'en 
supporte  l'o4)jet,  qu'il  sente  ce  qu'il  aurait  fait  dans 
le  pireikier  saisissement,  et  puis  qu'il  me  juge.  " 

CfepejDdaftit,*Mialgré  la  plus  intime  pèfrsuasiari  de 
ma'pÉ^T;',  fk  mêiûe  en  nommant  M.  Vernes,  non- 
sèHlenîçiit  je  m'âistîrts  de  feisser  croii^e  que  j'èuss» 
3*a<rtï^ 'preliVfes  qTO  celles  que  j'avais  en  effet, 
if^diii^je  œ!aJ>8tfas-de  donner  eh  public  à  ces  mêmes 
ççëlùves  '^iijÉfnt  de  foï^e  qu'elles  en  avaient  poHir 
iÊÈi0i,  ledis  qfû^*^er  reconnaissais  l'auteur  à  son'âtyle  ; 
iilaÉî^é*n^'ai0ùtâ[i  pbiiit  de  'qutel.sfyle  j'entendais  par- 
ter  l  fir  qiteHr'cÀTftpafsiisop  m'avait  rendu  cette  tmi- 
fdiwtéiiii  fra|3parirte'.  ïréistivrai  qu'aucun  Genevois 
rte*  pTal: k'-y^'irtyrù^^  Paris,  puisque  M.  Vef nés  y 
ripan(j0[it*.pîfr  ^^•^èofrespondàn*^^  et  enti^  autr^ 
Tjyiùr'M.'i>ftftr^^préèiséihenfles  m^eschx)Sès  qti^l 
ayar^'^itës  dàHs.lé  libèWe ,-  et  où  j'avais  récottnti 
fit>h  àtyte-'paBifltif^l; 

Je  fils:^)4ùs  ;*  je  dédai^oi  -que ,  soit  qu'il  reconnut 
ou  désavoûlkt^a  pièce ,  ôh  de\%iit  s'en  tBnir  à  'sa'dë- 
^krafîctfi  î  rion  que,  qtmht  à  moi,  j'eusse  té  moindre 

14. 


2J.2  DÉCLARATION     . 

doute  ;  mais,,  prévoyant  ce  qu'il  ferait,  j'étaià  con- 
tent de  Je  convaincre  entre  son  cœur  et  inQi,par 
son  désaveu ,  qu'il  avait  fait  deux  fois  un  ^Cte 
vil.  Du  reste  j'étais  très -résolu  de  le  laisser  en 
paix,  et  de  ne  point  ôter  au  public  l'impression 
qu'un  désaveu  non  démenti  devait  naturdlçment 
y  faire. 

La  chose  arriva  comme  je  l'avais  prévu.  M.  Vernes 
m'écrivit  une  lettre,  où,  désavouant  hautement  le 
libelle ,  il  le  traitait  sans  détour  de  brochure  in- 
fâme qui  devait  être  en  horreur  aux  honnêtes  gens. 
J'avoue  qu'une  déclaration  si  nette  ébranla  ma  per- 
suasion. J'eus  peine  à  concevoir.qu'un  homme,  à' 
quelque  point  qu'il  se  fut  dépravé,  pu  t  en  vçnir jus- 
qu'à s'accuser  ainsi ,  sans  détour ,  d'infamie ,  -jus- 
qu'à se  déclarer  à  lui-nfeme  qu'il-devait  faire, hor- 
reur aux  lïonnêtes  gens.  J'aurais  no^ -^^èuieiiiâiit 

publié  le  désaveu  de  M.  Vernes  ^ -mai*  j'y  awû'aiï 
même  ajouté  le  mien  sur  cette  seule  Jfettre ,  ^  j0 
n'y  eusse  en  méhie  temps  trouvé*»  un  mekij^ongè. 
dont  l'audace  effaçait  l'effet  de  sa  ^léçktatiàa  }<èjb 
fut  d'affimier  qu'il  s'était  ^ontentp  4e»  Are  au  sujet 
de  mon  livre  :  Je  ne  reconnais  pus  Uic-M:  ^ùssi^au. 
Il  s'était  si  peu  contenté  de  {parler  ^leç^tfe^'jaa*: 
nière,  et  tout  le  i^ondfe  le  savait;  8v;^ieii]k'^  qu^*réx 
volté  de  cette  impudence ,  et  'nie-i^achitiM:,- où -.çtte 
pouvait  se  borner  dans  un  homme  qjri  en.  était:  cà^ 
pable  ,  je  restai  en  suspens  sur  4?et^  J^éttiie,  ;  et  fi 
en  résulta  toujours  dans  n^n.  esprit  ({«e.JVl.  Vèmes 
était  un  homme' que  je  ne  pouvaià  eçtimer.*  ^ 
Cependant^ comme  sojr  désaveu- me 4ai&sacit  àes^ 


RÊLAT.IVE    A'  M.' VERNES.  2l3 

scrupules,  je  remplis  fidèlement  l'espèce  tfenga* 
gement  que  j'avais  pris  à  cet  égard  :  ainsi,  avec  la 
borme  foi  que  je  mets  à  toute  chose ,  j'envoyai  sur- 
lé^hamp  à  tous  mes  amis  le  désaveu  de  M.  Vernes; 
et  ne  pouvant  le  confirmer  par  le  mien ,  je  n'ajou- 
tai pas  un  mot  qui  pût  l'affaiblir.  J'écrivis  en  même 
tei^ps  au  libraire  qu'il  supprimât  la  pièce  qui  ne 
£siîsait  que  de  paraître,  et  il  me  marqua  m'avoir  si 
bien  obéi ,  qu'il  ne  s'en  était  pas  débité  cinquante 
•exemplaires.  Voilà  ce  que  je  crus  devoir  faire  en 
toute  équité  ;  je  ne  pouvais  aller  au-delà  sans  men- 
songe. Puisque  j'avais  fait  dépendre  ma  déclaration 
de  celle  de  M.  Vernes ,  laisser  courir  la  sienne  saiis 
y  répondre ,  et  la  répandre  moi-même,  était  la' faire 
valoir  auta'tit  qu'il  m'était  permis. 

En  réponse  à  sa  lettre  je  lui  donnai  avis  de  ce 
que  j'avais  fait,  et  je  crus  que  cette  correspon- 
dance  finirait  là.  Point  :  d'autres  lettres  suivirent. 
M.  Vernes^  attendait  une  déclaration  dé  ma  part  ; 
il  fallut  lui  marquer  que  je  ne  la  voulais  pas  faire  : 
il  voulut  savoir  la  raison  de  ce  refus  ;  il  fallut  la 
lui  dire  ^'  il  voulut  entrer  là-dessus  en  discussion  ; 
alors  je  me  tus. 

Durant  cette  négociation  parut  un  second  libelle 
intitulé  i,  Sentiment  des  jurisconsultes.  Dès-lors  tous 
mes  doutes  furent  levés  :  tant  de  la  conduite  de 
M.  Vernes  que  de  l'examen  des  deux  libelles  ,  il  ^ 

resta  clair  à  mes  yeux  qu'il  avait  fait  l'un  et  l'autre ,  ^^ 

et  que  l'objet  principal  du  second  était  de  mieux 
couvrir  l'auteur  du  premier. 

Voilà  l'historique  de  cette  affaire  :  voici  mainte- 


214  DECLARA  TlOlf 

liant  les  raisoos  du  senimiei^t  dans  lequel»  j^ .  i^ 
.demeuré. 

J'ai  à  Gefiève  un  grand  BontiKre  d'tsjwepis  tpès^ 
ardents  qui  me  haïssent  tout  autant  qi^  pevA  fetiré 
M.  Yernes  ;  mais  leup  liaine  étant  une  affaire  de 
^pti,,ot  n'ayant  rien.qpui  soît  perJ^onneKà  aitcun 
d'^ux,  n'ejst  point  aveuglée  pair  la»  colère,  «t,.i|iri- 
géant  à  loisir  sqK  atteintes,  eUe  ne  ^ovii^  mcmà 
coup  à  faux  :  elle  «Sft  d'autant  ptus  dangèreuee 
qu'elle  est  plus  iiajuâte  ;  je  les^  craindrais  beaAM$oii|>* 
n^oins  si  je  les  avais  offensés  ;  mais  bifea  rloiti  de 
là,  je  n'en  c<%iinaisi  pas  mmie  m»  seul;  je  n'ai  ja- 
mais eu  le  moindre  d^élé  personnel  avec  aucunk 
d'eux ,  à  moiiïâ  qu'on  ne  veuille  en  supposer  un 
entre  l'auteur  des  Lettres  de  la  ccunpagrte  et  celui 
des  LeUres  de  la  montagne.  Mais  qU'y  a-t-il  de  per- 
Stonnel  dans  un-  pareil  démêlé  ?  riènt  ^  puisque  ces 
deu^x  auteurs  ne  se  connaissent  point,  et  a'ont 
pa&  même  parlé  diirectemerit  l'un  dé  l'autre,  l'o^e 
ajouter  que  si  ces  deux  auteui^s.  ne'  s'aiment  pad 
réciproquement^  ils  s'estiment  ;  chtacun  des  à!&a% 
se  respecte  lui-même  :  il  ne  peut  y  avoir-  de  qu^ 
relie  entre  eux  que  pour  la  cause  publique,  et 
dansi  ces  querelles  ils  ne  se  diront  sùi:emen»t  pas 
des  inj;ures  :  des  hpmfi^es  de  cette  trempe^ne  fon^t 
point  dfe  libelles. 

D'ailleurs  oa  seÀt  a  la  leotut*e  ^n  la  pièce  que 
celui  qui  l'écrit  ii'e&t  point  homme  de  parti  ;  c^u'U 
est  tffès-indiJÉférent  sûr  eetartiole,  qu'ils  ne  songe 
qu'à  sa  colère,  et  qu'il  ne  veut  vei^ger  qiue  lui  seul. 
.F'osê  ajouter  que  ta  stupide  indecei^ce  qui  règne 


■-t '^ 


RELATIVE    A    MJ    VERNES.  21 5 

daojs  te  iy>elle  prouve  elle-même  qu'il  ne  viéut 
ni  de»  magistrats,  ni  der leurs  amis,,  qui  se  garde^ 
rajlént  d'avilir  ainsi  leuF  cause.  Je  suis  désomuos 
im  homme  à  qui  ils  doivent  des  égards  par  cela 
seul  qu'ils  croient  lui  devoir  de  la  haine.  Attaquep 
mon  honneur  serait  de  leur  part  une  passion  trop 
ineptç  et  trop  basse  :  la  dignité,  le  noble  orgueil 
d'un  tel  corps  de  magistrature  ne  doit  pas  laisser 
présumer  qu'un  homme  vil  puisse  lui  porter  de» 
coups  qui  lui  ^ent  sensibles,  des  coups  qu'ilsoit 
obligé  de  parer. 

Il  m'est  donc  de  la  dernière  évidence ,  par  la  na- 
ture du  libelle,  qu'il  ne  peut  être  qued'un  homme 
aveuglé  par  rindignat;ion  de.  l'amour-propre,  et  la 
seul  M.  Vernes  à  Genève  peut  être  avec  moi  dajas 
ce  cas.  Si  le  puUic,  qui  ne  sait  si  j'ai  eu  des  quer 
relies  personnelles. avec  d'autrei^  Genevois,  ne  peut 
sentir  le  poids  de  cette  raisqn ,  en  ^t^elle  pour  moi 
moins  de  force  y  et  n'est-ce  pas  de  ma  persuasion 
qu'il  s'agit  ici?  De  plus,  combien  le  public  même 
ne  doit^il  pas  être  frappé  de  la  conformité  des  pro«^ 
posde  M.  Vernes  avec  le  libelle?  A  qui  puis-je  at- 
tribuer ces  propos  écrits ,  si  ce  n'est  au  seul  qui 
les  ait  tenus  de  bouche  dans  le  temps ,  dans  le  lieu , 
dans  la  citons  tance  où  le  libelle  fut  publié?  Quand 
iLl'eût  été^par  un  autre,  cet  autre  n'eût  fait  qu'é- 
crire pour  ainsi  dire  sous  la  dictée  de  M.  Vernes  : 
M..  Vernes  eût  toujours  été  le  véritable  auteur  ; 
l'autre  n'eût  été  que  le  secrétaire. 
'  Troisième  raison.  L'état  de  l'auteur  se  montre 
à  décQuvert  dans  l'esprit  de  l'ouvrage;  il  est  im- 


2l6  DÉCLARATION" 

possible  de  s'y  tromper.  Dans  l'édition  originale  la 
pièce  entière  est  de  huit^ages,  dont  une  pour  le 
préambule;  les  cinq' suivantes  ,  qui  font  le  corps 
de  la  pièce  ^  roulent  sur  des  querelles  de  religibn, 
et  sur  les  ministres  de  Genève.  A  la  septième ,  l'au- 
teur dit  :  Venons  à  ce  qui  nous  regarde;  c'est  y 
venir  bien  tard ,  dans  un  écrit  intitulé ,  Sentiment 
des  citoyens.  Dans  ces  deux  dernières  pages ,  qui  ne 
disent  rien ,  il  revient  ,encôre  à  parler  des  pasteurs. 

Qu'on  se  rappelle  la  disposition  des  esprits  à 
Genève,  en  ce  moment  de  crise  pu  les  deux  par- 
fis, tout  entiers  à  leurs  démêlés,  ne  songeaient  pas 
seulement  à  ce  que  J'avais  dit  de  la  religion  et  des 
ministres,  et  qu'on  voie  à  qui  Ton  peut  attribuer 
un  écrit  où  l'auteur,  tout  occupé  de  ces  messieurs , 
songe  à  peine  aux  affaires  publiques. 

Il  y  a  des  observations  fines 'et  sûres  quele  grand 
nombre  ne  peut  sentir ,  mais  qui  frappent  beau- 
coup les  gens  attentifs  qui  les*  savent  foire  ;  et  ce 
qu'il  faut  pour  cela  n'est  pas  tant  d'avoir  beaucoup 
d'esprit  que  de  prendre  un  graÉd  intérêt  à  la^hose  : 
en  voici  une  de  cette  espèce. 

a  Certes,  est-il  dit  dans  la  pièce,  il  ne  remplit  pas 
«  ses  devoirs ,  quand  dans  le  même  libelle ,  trahis* 
«(  sant  la  confiance  d'un  ami,  il  fait  impAmer  une 
«  dé  ses  lettres  pour  brouiller  ensemble* trois  pas- 
«  teurs.  M 

Il  n'y  a  pas  plus  de  vérité  dans  ces  trois  lignes 
que  dans  le  reste  de  la  pièce  r  mais  passons.  Je  de- 
mande d'où  peut  venir  à  l'auteur  l'idée  de  ce  re- 
proche d'avoir  voulu  brouiller  trois  pasteurs ,  si 


■**. 


RELATIVE  A   M.   VERNES.  217 

lui-ràéme  n'iest  pas/du  nombre  ?  Dans  la  lettre  ci- 
tée,  deux  pasteurs  soat  nommés  d'une  manière  qui 
ne  saurait  les,  brouiller  entre  eux  ;  il  conjecture  le 
troisième,  très -«témérairement  et  très-faussement, 
mais  en  hoipme  au  surplus  trop  bien  au  fait  du  tri- 
pot pour  n'en  être  pas  lui-même.  D'où  a-t-il  tiré 
que  ce  troisième  prétendu  pasteur  était  mon  an^i  ^ 
et  que  j'avais  trahi  sa  confiance  ?  Il  n'y  a  ps^s  un 
mot  dans  l'extrait  que  j'ai  donné  qui  puisse  auto- 
riser cette  accusation.  Est-ce  ainsi  qu'un  homme 
qui  n'eût  pas  été  du  corps  eût  envisagé  la  chose  ? 
Il  fallait  être- ministre,  instruit  des  tracasseries  des 
-  .ihinistreà,  et  leur  donner. la  plus  grande  impor- 
tance, pour  voir  ici  la  brouillerie  de  trois  d'entre 
eux,  et  la  faire  entrer  dans  tant  d'accusations  ef- 
froyables dont  HP  écrit  de  huit  pages  est  rempli. 
Cette  renxarque  me  confirme  avec  certitude  ^ue 
cette  pièce ,  qui  ne  roule  que  sur  djBs  intérêts  de 
ministres,  est  d'un  ministre.  J'ose  affirmer  que  qui- 
côn^que  n'est  pas  frappé  de  la  même  évidence  le  se- 
rait s'a  y  donnait  atitant  d'attention  et  qu'il  y  prît 
le  même  ih-térêt  que  moi. 

.  Ot^  s'il  est  étoQinant  que  dans  une  compagnie 
atissi  respèct^le  que  celle  des  pasteurs  de  Genève 
il  s'en  trouve  un  capable  de  faire-un  pareil  libelle, 
il  est  certain  du  moins  qu'il  ne  s'y  en  trouve  pas 
deux.  Auquel  donc  nous  fixerons-hous?  Si  1^  lec- 
•teur.  hé$îje»,.  j'en  suis  fâché  pour  ces  messieurs  : 
qUant  à  naéi,  je  les  honore  trop,  malgré  leurs  torts, 
pour  forJner  k-déssus  le  moindre  doute. 

le  i)?ai  eu  quelques  liaisons  suivies  qu'avec  cinq 


aaO  *l>liCLA  RATION    ^ 

n'en  ai  donné  qu'une  au*  théâtre  ;  mais  }'eli  avais 
une  autre  qui  ne  valait  pas  mieux,. dont  j'avais 
parlé  à  très-peu  de  gens  à  Paris ,  et  au  seul  M.  Vemes 
àP  Genève;  lui  seul  à  Genève  savais  que  cette  pièce 
existait.  Je  suis ,  selon  le  libellé ,  un  bouffon  qui 
reçoit  des  nazardes  à  l'Opéra,  et  qu'on  prostituait 
marchant  à  quatre  pâtes  sur  le  théâtre  de  la  co- 
médie.  Mes  liaisons  avec  M.  Vernes  suivirent-im- 
médiatement  le  temps  où  l'on  m'ôta  mes  entrées 
à  l'Opéra.  J'en  parlais  atvec  lui  quelquefois  ;  cette 
idée  lui  est  restée.  A  l'égard  de  la  comédie ,  il  était 
naturel  qu'il  fut  plus  frappé  que  tout  autre  de 
celle  6ù  je  suis  représenté  marchant  à  quatre  patès, 
parce  qu'il  a  eu  de  grandes  liaisons  avec  l'auteur  : 
sans -cela ,  ce  souvenir  n'eût  point  été  naturel  en 
pareilles  circonstances  ;  car  dans  ce  rôle ,  où  l'on 
me  donne  des  ridicules,  oh  m'accorde  aussi  des 
vertus,  ce  qui  n'est  pas  le  compte  de  l'auteur  du 
libelle.  Il  compare  mes  raisonnements  à  ceux  de 
La  Métrie,  dont  les  livres  sont  gêhéralement  ou- 
bliés, mais  qu'on  sait  être  un  des  auteurs  "favoris 
;(8e  M.  Vernes.  En  un  mot,  il  y  a  peu  de  lignes 
dans  tout  le  libelle  où  je  n'aperçoive  M.  Vernes 
par  quelque  côté.  J'accorde  qu'un  autre  pouvait 
avoir  les  mêmes  idées ,  mais  non  toutes  à  la  fois 
ni  dans  la  même  occasion. 

« 

Si  j'examine  à  présent  ce  qui  s'est  passé  depuis 
la  publication  du  libelle ,  j'y  vois  des  soins  pour 
me  donner  Ijb  change,  mais  qui  ne  servent  qu'à 
me  confirmer  dans  mon  opinion.  J'ai  déjà  parlé  de 
la  première  lettre  de  M.  Vernes;  j'en  reparlerai 


RELATIVE   A  M.    VEà'WES.  2»! 

encore  :  passons  aux  autres.  Comment-  concevoir 
le^^ton  dont  elles. sont. écrites?  comment  accorder 
la  douceur  plus  qu'angélique  qui  règne  dans  ces 
lettres  avec  le  motif  qui  les  dicte,  et  avec  la  con- 
duite précédente  de  celui  qui  les  écrit?  Quoi!  ce 
même  homme  qui,  pour  avoir  été  jugé  mauvais 
auteur-,  se  livre  aux  fureurs  les  plus  excessives, 
chargé  maintenant  d'un  libelle  atroce,  lie  une  pai- 
sible correspondance  avec  celui  qui  lui  intente 
publiquement  cette  accusation ,  et  la  discute  avec 
lui  dans  les  tenues  les  plus  Honnêtes!  Une  si  su- 
Mime  vertu  peut-elle  être  l'ouvrage  d'un  moment? 
Que  je  l'envie  à  quiconque  en  est  capable!  Oui, 
je  ne  crains,  point  de  le  dire;  si  M^  Vernes  n'est 
pas  l'auteur  du  libelle,  il  est  le  plus  grand  ou  le 
plus  vil  des  mortels. 

Mais  supposons  qu'il  en  fut  l'auteur  ;  que ,  quel- 
ques mesures  qu'il  eût  prises  pour  se  bien  cacher, 
le  ton  ferme  avec  lequel  je  le  nomme  lui  donnât 
quel({ue  inquiétude  sur  son  secret;  que,  craignant 
que  je  n'eusse  contre  lui  quelques  preuves,  il  vour  ^',,,^ 
lût  éclaircir  doucement  ce  soupçon,  sans  m'irriter*^;»* 
ni'4£e  compromettre,  comment  paraît-il  qu^il  de- 
vrait s'y  prendre  !  Précisément  comme  il  a  fait  :  il 
feindrait  d'abord  de  douter  que  l'accusation  fût  de 
moi,  pour  me  laisser  la  liberté  de  ne  la  pas  recon- 
naître, et  pouvoir,  sans  me  forcer  à  le  soutenir, 
là  faire  regarder  comme  anonyme,  el  par  consé- 
quent comme  nulle.  Si  je  la  reconnaissais ,  il  me 
reprocherait  avec  modération  mon  erreur ,  et  tâ- 
cherait de  m'engager  à  me  dédire ,  sans  pourtant 


** 


9.9.U  DÉCLARATION 

l'exiger  absoiuTRent,  de  peur  de  me  réduire  à  casser 
les  vitres.  Si  je  m'en  défendais  en  termes  d'autant 
plus  tiédaigneux  qu'ils  disent  moins  et  font  plus 
entendre ,  feignant  de  ne  les  avoir  pas  compns , 
H-  m'en  demanderait  l'explication  ;  et  quand  enfin 
je  Taurais  donnée,  -il  tâcherait  d'entrer  en  discus- 
sion sur  mes  preuves ,  afin  qu'en  étant  instruit , 
il  pût  travailler  à  les  faire  disparaître  :  car,'  qui  ja- 
mais, dans  une  accusation  publique,  s'avisa  d'en 
Vouloir  <liscuter  les  preuves  téte-à-tête  avec  l'accu- 
sateur? Enfin  si,  voyant  clairement  son  dessein ,  je 
cessibis  de  lui  répondre,  il  prendrait  acte  de  ce  si- 
leiïce,  et  tâcherait  de  persuader  au  public  que  j'ai 
rompu  la  correspondaïice ,  faute  de  pouvoir  «ou- 
tenir  l'éclaircissement.  Je  supplie  ici  le  lecteur  de 
suivre  attentivement  les  lettres  de  M.  Vernies, -de 
voir  si  je  les  explique,  et  s'il  voit  quelque  «ittre 
explication  à  leur  donner; 

DaAs  l'intervalle  de  cette  plaisante"^  négocîàtton 
parut  le  second  libelle  dont  j'ai  parlé,  éofit.du 
ménrie  style  que  le  prewaier  ,.avec  la  même  équité , 
la  même  bienséance,  avec  le  même  ei5prit.H'me 
fut  envoyé  par  la  poste,  comme  le  premier,  awrec 
fe  même  soin,  sous  le  même  cachet,  -et  j'y  reconnus 
d'aboni  le  même  auteur.  Dans  ce  second  libelle  6n 
censure  mon  style  comme  M.  Vernes  le  censurait 
de  vive  voix,  comme  le  même  M.  Vernes  a  troawé 
mal  écrite  une  lettre  de  dix  lignes  adres$ée  à  -un 
libraire.  Avant  «[ue  j^usse  repoussé  ses  outrflf|e&, 

0«  lit  dans  quelques  éditions,  Dans  Vintermlh  de  cette  coin|flai- 
sable  iN^iM»alSÛMi ,  ete. 


KFL\TIVe    \    M.  VER\KS.  •Jt»!'i 

il  m'accusait  de  bien  écrire,  et  m'eii  faisait  un  nou- 
veau crime  ;  maintenant  je  n'ai  qu'un  sty]e  obscur, 
j'écris  comme  un  charretier,  mes  lettres  sont  mal 
écrites.  Ces  critiques  peuvent  être  vraies;  mais 
comme  elles  ne  sont  pas  communes ,  on  voit 
qu'elles  partent  de  la  même  main.  L'auteur  connu 
des  unes  fait  connaître  l'auteur  des  autres. 

L'objet  secret  de  ce  second  libelle  me  parait 
cependant  avoir  été  de  donner  le  change  sur  l'au- 
teur du  premier.  Voici  comment.  On  avait  sour- 
dement répandu  dans  le  public,  à  Genève  et  à 
Paris,  que  le  libelle  étoit  de  M.  de  Voltaire;  et 
M.  Vernes,  dont  on  connaît  la  modestie,  ne  dou- 
tait pas  qu'on  ne  s'y  trompât  :  les  cachets  de  ces 
éeiui- auteurs  sont -si  semblables!  Il  s'agissait  de 
GDnifirmer  cette  erreur;  c'est  ce  qu'on  crut  faire 
au  nioyen  du  second  libelle  :  car  tiôtdment  penser 
qa''^ûmomentqu;eM.  V«més-mài*quait  taifit  d'hor- 
rétic  îpour  (â^nhm^r  ibs'ot^pât  à  composer  le 
second?  On: y  |»rll?1à>prèiQaiition,  qu'on  avait  né- 
gligé^ dairti.  Iq-  prârtiier,' d'employer  dsms  quelques 
rtÈpt$  l'orthographe  tl^M«  ât  Voltaire^  comme  tm 
oubK  de  sa  part,  encor:,  At/5fl*.<3ir«ffecté  d'y  parler 
de  ^  génuflexion  <iaÂs  desr^  sentiments  donti^aires 
k  ceVLx  de  l\f.  Vernes,  ^rMsHvUmim' ùfdicus i  mais 
qu'avait  afiEâire  ^atis  im  lihelfe  êcHt  contre  moi  la 
génuflexion  d6i\t<}e  n'ai  jaiûais  parlé?  C'est. ainsi 
qu'en  se  cachant  mdladtoitëm^t  on  se  montre. 

Quel  est  l'homme  assez,  dépourvu  de  goût  et  de 
sens  pour  attribuer  de  pareils  écrits  ^  M.  dé  Voltaire, 
à  la  plume  la  •plus  élégante  <le  son  siècle?  M.  de 


S^24  DÉCLtiRATIOJV 

Voltaire  auï'ait-il  employé  six  pages  d'une  pièce 
qui  en  contie»t  huit  à  parler  des  ministres  de  Ge- 
nève et  à^  tracasser  sur  l'orthodoxie?  m'aurait- il 
reproché  d'avoir  mêlé  l'irréligion  à  mes  romans? 
m!aurait-il  accusé  d'avoir  voulu  brouiller  des  pas- 
teurs? aurait -il  dit  qu'il  n'est  pa§  permis  d'étaler 
des  poisons  sans  offrir  l'antidote  ?  aurait-il  affecté 
de  mettre  les  auteurs  dramatiques  si  fort  au-des- 
sous des  savants  ?  aurait-il  fait  si  grand  peur  aux 
Genevois  d^appeler  les  étrangers  pour  juger  leurs 
différents  ?  aurait-il  usé  du  mot  de  délit  commwiy 
sans  savoir  ce  qu'il' signifie,  lui  qui  met4ine  atteti- 
tioft  si  grande  ;à  n'employer  les  termes  de  scieuçe 
que  dans  leur  sens  Jejplus  exact?  aurait-il  dit  que 
le  mot  amphigaièri  si^ifisât-rdéraisoit?»  aurait  -'il 
écrit  qiimze  cent  y  faire  cérït  indécKnahle:  ét^t  Une 
des  fàutès-^de  langue  partictiUarès  aux^Géneyoi»? 
Enfin,  après  avoir-. prife  ai  graââ;spin  de  dégtij^r 
son  èpthographe  4AV^4e  premîelr'ljbfUe,  se-çér^iftil 


sont^uA  i!ïioyjen  mala4^ait  4fe«nairé';  il  .éï^eonnc^ 
de  plu3;^ûfe^auie^^hiMa/'*     ••        ... .  v  ./- 

Etf  ras'àjëiiuâraii^  div^jps^i^oti&^âe  c^gir^ , 

queLlectéifr/pouiÇrafc^^  wn.  aç^i^OBiîienr  i 
la  pei^aua^i0h  .ôù'îe  st|i$jqù^*'M/yQrçés;^t  hauteur, 
du  libeHe-,  sbit^|)air,l0s  ti^t^ihDulQs^quLi'^jftèi^ 
gnent';  soitpàp  lé^dr<a6.nsJ;aiiSes,q.iii'iQe  pieuVa^ 
rappo^rter  (Ju'à  lui?  Malgré  cctaS  je  $Uis  eonvemi, 
je  conviens  encore  tki  torique  j^ai  qu  de  le  lui|it- 
tribUer  publiquement:  ipaîsJ -je  défîiaiktf  s'il  m'est 


RELATIVE   A   M.   VERNES.  iaS 

permis  de  réparer  ce  tort  par  un  mensonge  au- 
thentique, en  déclarant  publiquement  que  cette 
pièce  n'est  point  de  lui ,  tandis  que  je  suis  intime- 
ment assuré  qu'elle  en  est. 
.  Je  conviens  cependant  que  toutes  ces  raisons, 
trè&^suffisantes  pour  me  persuader  moi-même ,  ne 
le. cadraient  pas  pour  convaincre  M.  Vernes  devant 
les  tribunaux.  J'en  ai  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
croire  ;  je  n'en  ai  pas  assez  pour  prouver.  En  cet 
état  tout  ce  que  je  puis  dire  y  et  que  je  dis  assuré- 
D^ent  de  très-bon  cœur,  est  qu'il  est  absolument  - 
possible  que  M.  Vernes  ne  soit  pas  l'auteur  du  li-  » 
belle  :  aussi  n'ai -je.  afiÇrmé  qu'il  l'était  qu'autant 
qu'il  ne  dirait  pas  le  contraire ,  et  en  m'appuyant 
,d'iUne  seule  raison  dont  même  le  public  ne  pouvait 
seçitir  la  valeur. 

Or  il  est  possible,  à  toute  rigueur,  q^e  la  pièce 
ne  soit  pas  de  celui  à  qui  je  l'ai  attribuée  ;  il  est 
certain^  dans  cette  supposition,  que ^ lui  ayant Êiit 
la  plus  cruelle  injure ,  je  lui  dois  la  plus  éclatante 
.réparation,  et  iki'esjL pas  moins  certain  que  je  veux 
faire  mon  devoir ,  sitôt  ati'il  me  sera  connu.  Corn- 
ment  m'y  prendre  :èn  cette  pccasiQ|i  ,ppùr  le  con- 
naître ?  Je  ne  veux  être  ni  injuste  pi  opipiâtre  ;  mais 
je  ne  veux  être  ni  lâche  ni  feux.'  Tant  que  je  me 
porterai  pour  juge  dans  ma  propre  cause ,  la  pas- 
sion peut  m'aveugler  :  ce  n'est  plus  à  moi  que 
je  dois  m'en  rapporter,  et  en  conscience  je  ne 
puis  m'en  rapporter  à  M.  Vernes.  Que  faire  donc? 
Je  ne  vois  qu'un  moyen,  [mais  je  le  crois  sûr;  la 
raison  me  l'a  suggéré, ,  jnon  ^cfeur  l'approuve  ; 
u.  xvï.  i5 


2a6  DÉCLARATION 

en  fiit-îl  d'autres,  celui-là  serait  le  plus  digne  de 
moi. 

lyans  Une  petite  ville  comme  Genève ,  où  la  po^ 
lice  est  d'autant  plus  vigilante  qu'elle  a  pour  pre- 
mier objet  le  plus  vif  intérêt  des  magistrats,  il  n'esj 
pas  possible  que  des  faits  tels  que  l'impression  et 
'le  débit  d'un  libelle  échappent  à  leurs  recherches, 
quand  ils  en  voudront  découvrir  les  auteurs.  Il 
s'agit  ici  de  l'honneur  d'un  citoyen',  d'un  pasteur; 
et  l'honneur  des  particuliers  n'est  pas  moins  sous 
la  garde  du  gouvernement  que  leurs  biens  et  leurs 
vies. 

Que  M.  Vernes  se  pourvoie  par-devant  le  Con- 
seil de  Genève;  que  lé  Conseil  daigne  faire  stfr 
l*auteur  du  libelle  les  perquisitions  suffisantes  pctur 
constater  que  M.  Vernes  ne  l'est  pas,  et  qu'il  le 
déciare  :  'yoilà  tout  ce  que  je  demande. 

Il  y  a  deux  voies  différentes  de  procéder,  daris 
cette  "affaire;  M.  Vernes  aura  le  choix.  S'il  croit  la 
pouvoir  suivre  jurîdiquemeilt,  qu'il  obtienne  uirfe 
sentence'qiii*le  décharge  de  Tacctikation ,  et  qui liie 
condariiné  pour  l'avoir  faite;  je  déclare  que  je  toie 
soumets  pour  ce  'feit  aux  peines  et  î  réparations 
atixquélles 'me  contfatàriera  cette  sentence,  et  que 
je  les  exécuterai  de*toiit  mon  pouvoir. 

Si ,  contre  toute  vraisemblance ,  on  ne  pouvait 
obtenir  de  preuve  juridique  î|]|L'pour.ni  contre,  cela 
serait  même  un  préjugé  de  plus  contre  fld.  Vernes  ; 
car  quel  "autre  que  lui  pouvait  avoir  un  si  grand 
intérêt  à  se  cacher  des  magistrats  avec  t^ïit  de 
soinPpouvait-il^nfâindpeqii'bn  Ae  lui  fit  un  gi^àiitl 


RELATIVE   A   M.   VERNES.  227 

criïfee  de^'avoir  si  cruellement  traité?  a-t*on  vu 
même  que  ce  libelle  effroyable  ait  été  proscrit? 
Toutefois  levons  encore  cette  difficulté  supposée. 
Si  le  conseil  n'a  pas  ici  des  preuves  juridiques ,  ou 
qu'il  veuille  n'jen  pas  avoir ,  il  aura  du  rnoin^  des 
luisons  de  persuasion  pour  ou  contre  la  mienne. 
En  ce  dernier  cas  il  me  suffit  d'une  attestation  de 
M.  le  premier  syndic ,  qui  déclare ,  au  nom  du 
Conseil ,  qu'on  ne  croit  point  M.  Vernes  auteur 
du  libelle.  Je  m'engage  en  ce  cas  à  soumettre  mon 
sentiment  à  celui  dfx  Conseil,  à  faire  à  M.  Verne» 
la  réparation  la  plus  pleine ,  la  plus  authentique , 
et  telle  qu'il  en  soit  content  lui-même.  Je  vais  phis 
loin  :  qu'on  prouve  ou  qu'on  attesté  que  M.  Vernes 
n'est  pas  l'auteur  du  second  libellé,  et  je  suis  prêt 
à  croire  et  à  reconnaître  ^^îl  n'est  pas  non  plus 
l'auteur  du  premier. 

Voilà  les  engagements  que  l'amour  de  l'a  vérité , 
de  la  justice,  la  crâlnté  d'avoir  fait  tort  à  mon  en- 
nemi le  plus  déclaré  me  fait  prendre  à  la  face  du 
public ,  et  que  je  remplirai  de  même.  Si  quelqu'un 
connaît  un  nloyen  plus  «ûr  de  coqstater  mon  tort 
et  de  le  réparer ,  qu'il  le  dise ,  et  je  ferai  mon  de- 
voir. 


i5. 


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QUATRE  LETTRES 


A  M.  LE  PRÉSIDENT 


DE  MALESHERBES. 


AVERTISSEMENT. 


Il  nous  a  paru  convenable  de  ne  point  séparer  les  écrits  de 
Rousseau  relatifs  à  sa  personqe,  par  un  récit  des  circonstances 
de  sa  vie,  omises  dans  ses  Confessions.  Ce  récit  sera  mieux  placé 
à  la  (in  du  volume.  Le  but  qu'on  s'y  est  proposé,  est  de  com- 
pléter autant  que  possible  les  documents  propres  à  faire  con- 
naître Jean-Jacques.  Mais  ils  devaient  être  précédés  de  ceux 
qu'il  a  transmis  lui-même,  et  c'est  à  tort  que  nous  en  avions  agi 
autrement. 

Daps  les  quatre  lettres  à  M.  de  M^lçsherbes,  Jean-Jacques, 
«exposant  les  vrais  motifs  de  sa  conduite,  lui  décrivit  fidèlement 
«ses  goûts,  ses  penchants,  son  caractère,  et  tout  ce  qui  se 
((passait  dans  son  cœur.  Il  tâchait  de  suppléer  en  quelque 
«sorte  aux  mémoires  qu'il  avait  projetés, «  C'est  ainsi  qu'il 
s'exprime  dans  ses  Confessions  (  liv.  xi  ).  «  Faites  sans  brouillons, 
«  rapidement ,  à  trait  de  plume,  et  sans  même  avoir  été  relues, 
«  ces  lettres  sont  peut-  être,  dit-il ,  la  seule  chose  que  j'aie  écrite 
«  ayec  facilité  dans  toute,  ma  vie.  »  Elles  furent  provoquées  par 
l'inquiétiiile  oblige^te  que  lui  témoignait  sur  son  sort  l'illustre 
magistrat,  à  qui  l'on  avait  persuadé  que  Rousseau  s'ennuyait 
h  périr  dans  la  solitude,  et  qu'il  y  était  malheureux. 

Elles  parurent  pour  la  première  fois,  en  1779,  ^^ns  une  des 
notes  du  poème  des  Mois.Roucher  résista  aux  séductions  comme 
aux  menaces  qui  lui  furent  faites  pour  Tempêcher  de  publier  ces 
lettres.  Comme  elles  ne  pouvaient  que  disposer  en  faveur  de 
Rousseau ,  cette  publication  contrariait  tous  les  auteurs  qui  ne 
l'aimaient  pas,  et  c'étaient  les  plus  célèbres  de  l'époque  ;  tels  que 
d'Alembert,  Diderot,  Morellet,  La  Harpe,  et  monsieur  Suard. 
La  Harpe  qui  ne  pardonnait  rien ,  se  vengea  de  Roucher  par  la 
manière  dont  il  le  traita  dans  son  Cours  de  littérature. 

M.  P. 


SOMMAIRES 


DES  QUATRE  LETTRES  A  M.  DE  MALESHERBES. 


PREMIÈRE   LETTRE. 

Rousseau  hait  souverainement  Finjustice.  Il  est  né  paresseux 
et  pour  la  solitude  ;  de  sohe  qu'il  ne  se  fût  pas  cru  trop  mal- 
heureux à  la  Bastille.  Son  vœu  est  d*étre  connu  des  hommes 
tel  qu'il  est. 

DEUXIÈME   LETTRE. 

Il  avoue  à  M.  de  Malesherbes  qu'il  est  né  avec  un  tempérament 
airdent ,  très-facile  à  s'émouvoir  et  sensible  à  Texçès.  En  allant 
voir  Diderot ,  il  se  sent  affecté  jusqu'aux  larmes  dans  l'avenue 
de  Vincennes,  et  y  médite  son  Discours  sur  les  sciences.  Mo- 
tifs  qui  lui  ont  fait  quitter  Paris. 

TROISIÈME  LETTRE. 

Il  se  plaint  de  sa  santé.  Consolations  qu'il  éprouve  au  mi> 
lien  de  $es  maux.  Ses  plaisirs  à  la  campagne.  Ses  prome- 
nades. 

» 

QUATRIÈM'E  LETTRE. 

Il  fait  beaucoup  de  cas  des  cultivateurs  de  Montmorency ,  mais 
très-peu  des  académiciens.  Malgré  son  aversion  pour  les 
grands,  il  aime  sincèrement  le  maréchal  de  Luxembourg,  et 
donnerait  sa  vie  pour  lui. 


\ 

é 


QUATRE  LETTRES 

I 

A  M.  L£  PRÉSIDENT 

DE  MALESHERBES, 

COIN  TENANT  LE  VRAI   TABLEAU  DE  MOlî  CARACTÈRE^ 
ET  LES  YRAIS  MOTIFS  DE  TOUTE  MA  CONDUITE,    i 


PREMIÈRE  LETTRE. 

Montmorency,  le  4  jsui^îer  176a. 

J'aurais  moins  tardé,  monsieur,  à  vous  remer- 
cier 4e  la  dernière  lettre  dont  vous  m'avez  honoré, 
si  j'avais  mesuré  ma  diligence  à  répondre  sur  le 
plaisir  qu'elle  m'a  fait.  Mais ,  outre  qu'il  m'en  coûté 
'beaucoup  d'écrire ,  j'ai  pensé  qu'il  fallait  donner 
quelques  jours  aux  importunités  de  ces- temps-ci, 
pour  ne  vous  pas  accabler  des  mieniicé.  Quoique 
Je  ne  me  console  point  de  ce  qui  vient  de  se  pas- 
ser, je  suis  très-contîent  que  vous  en  soyez  instruit, 
puisque  cela  ne  m'a  point  ôté  votre  estime  ;-  elle 
eB  sera  plus  à  moi  quand  vous  ne  me  croirez  pas 
meilleur  que  je  ne  suis. 

Les  motifs  auxquels  vous  attribuez  les  partis 
qu'on  m'a  vu  prendre ,  depuis  que  je  porte  une 
espèce  de  nom  dans  le  monde,  me  font  peut-être 
j)lus  d'honneur  que  je  n'en*  mérite  ;  ïnafe  iW^orft 
cerfainement  plus  pçès  de  la  Vérité  que'  cfetix  que 


^34      '  LETTRES 

me  prêtent  ces  hojnines  de  lettres  qui ,  donnant 
tout^àlairéj^uisitieu^îiigent  de  mes. sentiments  par 
Jies  leurs.  J'ai  un  cœur  trop  sensible  à  d'autres  at- 
tachements poxxt  Ifétresifortà  l'opinion  publique  ; 
j'aime  trop  mon  plaisir  et  mon  indépendance  pour 
être  enclave  ^e  la  vanité  aa  point  qu'ils  le  suppo- 
sent. Celui  pour  qui  la  fortune  et  l'espoir  de  piar- 
Menir  ne  balança  j^ixiais  un  rendez-vous  ou  un  lou- 
per agréable ,  ne  doit  pas  naturellement  sacrifier 
son  bonheur  au  désir  de  faire  parler  de  lui  ;  et  il 
n'est,  point  du  tout  croyable  qu'un  homme  qui  se 
sent  quelque  taleot^  et  qui  tarde  jusqufàrquàrante 
ans  à  le  faire  connaître ,  so^t  assez  fou  poi^r  aller 
s'ennuyer  le  reste  de  ses  jours  dans  un  désert,  uni- 
cp>emjent  pour  acquérir  la  réputatiou  d'un  misan- 
thrope. 

.  Mais,,  monsieur,  quoique  je  haïsse  souveraine- 
ment l'ii^ustice  et  la  méchancetés  cette  passix)n  n'est 
pa^  as&ez  dominajute  pour  me  déterminer  seule  à 
fifir  la  soi^iété  des  hommes,  si  f  avais,  en  les  quit- 
tant, ({oelçie . grand  sacrifice  à  faire.  Non,  mon 
noiotif  est  moinSr  noble  et  plus  près  de  moi.  Je  suis 
né  avec^un  axnour  naturel  pour  la  solitude ,  iqui  n'a 
^it  qu'augmenter  à  mesure  que.  j'ai  mieux,  connu 
le»  hommes.  Je  trouve  mieux  mon  compte  avec  les 
étre$  chimériques  que  je  rassemble  autour  de  moi, 
qu'avec  ceux  qne  je  vois  dans  le  monde.;  et  ta  so- 
ciété ,  dont  mon  imagination  fait  les  frais  dans  ma 
retraite ,  achève  de  me  dégoûter  de  toutes  celles 
que  j'ai  quittées;.  You»  me  ;SUpposez  malheureux 
et.  consumé  de  mélanealie.  .Q.  moijçieur  l  combien 


À   M.    DE   MALESHERBES.  !^35 

VOUS  VOUS  tFompezrl  C'est  à  Partie  <^tô  ji^  rétais^  c'est 
à  Paris,  qi^t'une  bile  noipe  rong^sait  mon  cœur ,  et 
l'amertiuEiie  de  cette  bile  ne  se  fait  que  tro^  sentir 
dans  loua  les  écrits  que  ^ai  pubUés  tant  que  j'y 
suis  resté.  Mais-^moi^sieur ,  comparesL  ces  écrits  avec 
ceux  que  j'at  faits  dans  ma  solitude  :  ou  je  suis 
trompé  ,  4)u  vous  seniirez^  dans  ees^  derniers  une 
certaine  sérénité  d'ame  qui  ne' se  joue  point^^t  su# 
laquelle  on  peut  porter  mn  jugement  certam  de  l'é* 
tat  intérieur  de  l'auteur.  L'extrême  agitation  que 
je  viens  d'éprouver  vous  a  pu  faire  porter  vok  jur 
gement  c<lfiMa^ire  :  mais  il  est^cile  à  voir  que  cette 
agitation  n\  point  son  principe  dans  ma  situation  ' 
actuelle ,  mais  dans-  une  imagination  dérégl^^e ,  prête 
à  s'effaroucher  sur  tout  r  et  ^  porter  tout  à  l'ex- 
trême. Des  succès  continus  m'ont  rendâ^  sensible 
à  la  gloire;  et  il  n'y  a  point  d'homme,  ayant  quel- 
que hauteur  d'ame  et  quelque  vertu  ^  qui  pût  pen^ 
ser  ,san^  le  plus  mortel  désespoir^  qu'après  sa  mort 
on  substituerait  sous  son  nom^  à  un  ouvrage  utile, 
un  ouvrage  peirnicieux ,  capable  de  déshonorer  9a 
tnémoircvet  de  faire  beaucoup  de  mal.  Il  se  peut 
qu'un  tel  bouleversement  ait  accéléré  le  progrès 
de  mes  maux  ;  mais ,  dans  la  supposition  qu'un  tel 
accès  de  folie  m'eut  pris  à  Paris,  il  n'est  pcnnt  sûr 
que  ma  propre  volonté  n'eût  pa$  épargné  le  reste 
de  l'ouvrage  à  la  nature. 

Long-temps  je  me  suis  abusé  moi-même  sur  la 
cause  de  cet  invincible  dégoût  que  j'ai  toujours 
éprouvé  dans  le  commerce  .des  ho^imes  ;  je  l'attri^' 
huais  au  ch^rin  de  h!ayoir^as  l'^prit  assez  pré** 


236-  *  Lettres 

sent  pour  montrer  dans^  la  conversation  le  peu  <{ae 
j'en  ai ,  et,  "par  contre-coup ,  à  celui  de  ne  pas  oc- 
cuper dans  le  monde  la  place  que  j'y  croyais  mé- 
riter. Mais  quand ,  après  avoir  barbouillé  du  pa- 
pier, j'étais  bien  sûr,  même  en  disant  des  sottises, 
de  n'être  pas  pris  pour  un  sot; -quand  je  me  suis 
vu  recherché  de  tout  le  monde,  et  honoré  de^beau- 
^oup  plus  de  considération  (^e^  ma'  plus  ridicule 
vanité  n'en  eût  osé  prétendre;  et  que,  malgré  cela, 
j'ai  senti  ce  même  dégoût  plus  au^enté  que  di- 
minué, j'ai' condu  qu'il  venait  d'une  autre  cause', 
et  que  ces  espèces  de  jouissances  n'étalent  point 
celles  (ju'il  me  fallait  • 

Quelle  eist  donc  enfin  cette  cause  ?  Elle  n'est  autre 
que  cet  indomptable  esprit  de  liberté  que  rien  n'a 
pu  vaincft,  et  devant  lequel  les  honneurs,  la  for- 
tune, et  la  réputation  même,  ne  me  sont  rien.  Il  est 
certain  que  cet  esprit  de  liberté  me  vient  moites 
d'orgueil  que  de  paresse ,  mais  cette  paressé  est  in- 
croyable :  tout  l'effaroucihe  ;  les  moindres  devoiirs 
de  la  vie  civile  lui  sont  insupporte^les;  un  mot* à 
dire ,  une  lettre  à  écrire ,  ujie  visite  à  faire ,  dès  qrfil 
le  faut,  sont  pour  moi  des  supplices.  Voilà  pour- 
quoi, quoique  le  commerce  ordinaire  des  hommes 
me  soit  odieux,  l'intime  amitié  m'est  si  chère ,  parce 
qu'il  n'y  a  plus  de  devoir  pour  elle;  on  suit  son 
cœur,  et  tout  est  fait.  Voilà  encore  pourquoi  j'ai 
toujours  tant  riedouté  les  bienfaits;  car  tout  bien- 
fait exige  reconnaissance ,  et  je  me  sens  le  cœur  iïi- 
grat ,  par  cda  seul  que  la  reconnaissante  est  on 
devoir.  En  un  mot,  l'espèce  de  bohkciir  tjil'il  ïûe 


A  M.   DE  MAl^ESHERBES.  aSy 

:^liXLt  n'est  pas  tant  de  faire  ce  que  j^  veux ,  que  de 
-ne  pas  faire  ce  que  je  ne  veux  pas.  La  vie  active 
n'a  rien  qui  me  tente  ;  je  consentirais  cent  fois  plu*- 
tbt  à  ne  jamais  rien  faire  qu'à  faire  quelque  chose 
inalgré  moi;  et  j'ai  cent  fois  pensé  que  je  n'aurais 
|Gfts  vécu  trop  malheureux  à  la  Bastille,  n'y  étant 
4eim  à  rien  du  tout  qu'à  rester  là. 
>'' -J'ai  cependant  fait,  dans  ma  jeunesse,  quelques 
IB^orts  pour  parvenir.  Mais  ces  efforts  n'ont  jamais 
èfk  ;pour  but  que  la  retraite  et  le  repos  dans  ma 
Vieillesse^;  et,  comme  ils  n'ont  été  qtie  par  secousse, 
txlpime  ceux  d'un  paresseux,  ils  n'ont  jamais  eu  le 
moindre  succès.  Quand  le»  maux  soiit  venus ,  ils 
iiayHit  fourni  un  beau  prétexte  pour,  me  livrer  à 
iî&a  passion  dominante.  Trouvant  que  c'était  une 
iSblie  de  me  tourmenter  pour  un  âge  auquel  je  ije 
parviendrais  pas,  j'ai  tout  planté  là,  et  je  me,  suis 
dl^éché  de  jouir.  Voilà,  monsieur,  je  vous  le  jure, 
Ibl  véritable  cause  de  ce tte^  retraite ,  à  laquelle  nos 
geQs  de  lettres  ont  été  chercher  des  motifs  d'osten- 
tation ,  qui  supposent  une  constance ,  ou  plutôt  une 
t>bstii]Lationà  tenir  à  ce  qui  me  coûte,  directement 
(ûoqftraire  à-ttion  caractère  naturel. 
,  'Vous  trie  direz,  monsieur,  que  cette  indolence 
supposée  s'accorde  mal  avec  lesécritsxjue  j'ai -com- 
posés depuis  dix  ans, et  avec  ce  désir  de  gloire  qui 
a  dû  m'exciter  à  les  publier.-  Voilà  une  objection  à 
résoudre-,  qui  m'oblige  à  prolonger  ma  lettre,  et 
cjui ,  par  conséquent ,  me  force  a  la  finir.  J'y  re- 
viendrai,.  monsieur ,  si  mon  ;tpn  femilier.  ne  vous 
^^^9i^  fW  ;x^jr,  dan»  l'épfu^djemen  td^  lOon  <;gKur , 


a  38  LETTMS 

je  n'ep  saurais  .prendre  un  autre  :  je  «ne  peindrai 
sans  £sird  et  sanstnodestie;  je  jne  montrerai  à  -^us 
tel  que  je  me  vois  «t  tel  que  je  suis  ;  car^  pass^nrt 
ma  vie  avec  moi ,  je  dois  me  connaître,  et  je  vois , 
par  la  -manière  dont  ceux  qui  penisent  me  con- 
naître interprètent  '  mes  actions  et  msi  conduite  ; 
qu'ils  n'y  connaissent  rien.  Personne  au  monde  ne 
me  iConi3AÎt  que  -moi  seul.  Tous  «n  Jugei^z  quand 
j'aurai  tout  dit. 

'  Ne 'me  renvoyez  pointâmes  lettres ,  monsieur  ,jc 
^vous  supplie  ;  l)rûlez4es ,  parce  qu'elles  ne  vadent 
pas  la  peine  d'être  gardées;  mais  non  pas  par  égard 
pour  moi.  Ne  songez  pas  non  plus ,  de  grâce ,  à  ^^e- 
tirer  celles  qui  sont  entre  les  mains  de  DucheMfie. 
S'41  fallait  e£Ë»cer  dans  le  monde  les  traces  de  tqutes 
riies  (folies ,  il  y.  aurait  «treç)  de  lettres  à  retirer ,  et 
je  «ne  remuerais  pas- le  bout  du  doigt  pour  cela.  A 
chaire  et  à  décharge,  je  ne  crains  point  d'être  «vu 
tel  que  je  suis.  Je  connais  med  grands  délauts ,'  et 
je  '  sens  vivement  tous  mes  vices.  «Avec  tout  <îelâ ,  je 
mourrai  plein  d'espoir  dans  le  'Dieu  suprême ,  et 
'frès^persuadé  que ,  de  tous  les  ^bomâûes  >que  j'-ai 
connus  en  ma  vie,  aucun  ne  fat  meilleur  que  moi. 


SECONDE  LETTRE. 

t 

Mentmorency ,  le  i  a  janvier  1762. 

•    Je  continue,' moDsiieur^  à  vous  rendre-compte^e 
moi,puîtf^[ue*j'ai'Coin«Êiefu:é;'icar^ceV|)H  pfiiutita'iStre 


A   M.    DE    MALESrHERBKS.  "23^ 

le  plus  défevoràblé^td^étne  connu  iàdenii  ;  et  pcris- 
(pue  tiîes  fautes  itte  «l'ont  pokit  6té  votre  estime, 
'je'ne -présuôie  pas  ^que  Tna.ft^uiehisé  me  la  é(Àvne 
èter. 

'  Une  ame  paresseuse  qui  s'effraie  ^e  t(enit*«OHi, 
un  tempérMnent  apdent ,  bilieux ,  facile  .à  s'aflfee- 
iev ,  et  sensiblç  à  I'««:<j5ès  à  toiit  ce  -qui  «raffed» , 
*flcatil:|)ent  ne  pouvoir  s'allier  àmis  ^e  infême  Garoc*- 
'tèpe;%t  ces  deux  coniinaires  campesent 'pourtaM 
•le  fond  du  mien.  Quoique  je  ne  pelisse  Yéseudne 
dette  opposition  par  ées^incïpes  ,'CfHe^xfele  ^oùl^ 
tant  ;  je  la  ^ens ,  rien  n'est  phis^caN;ain  y  et  j^en-^p^ 
du'iï^omÀ  donner  par  les  faits  utte.e^èce  d^Udto^ 
riquéqiri^p^t  «servir  à  ht*  coneevoi^;  ÏT'm  eu  iJWte 
d!actLYité  dai^  l'e^fBrnee ,  •mais4amais^çQnHBe>^fun 
autna ^nfant.Cet  ennuie  toufe^n^'a de J^omie^heure 
jéte  dans  la  lecture.  A  six  4ns^  Pliltârquè^  meiioinbk 
soil$  k  tnain^àf  huk,  je4è  sa^$  ^r  etfetir.;  jljafvjair^ 
lu^-^tous'  les  TQïDân4;,ils^i»'avàîe*>t  feH;vè:p^r-dels 
/^eaux  de  larmes  «vant 'Fâg©  où  (^  éccHt  |nr^ii0 -ifirtfé^. 
Wt  âur  romàns:<D^  ^'*ç*fçfïj<Mi^daiG»'te/mien>^ 
è6]^t  tïéroïque  et'^romanesque^i'nîà  fait'qU'dit^ 
'itféitter  jusqu'à  posent  ,^  et"  qvtk  ;2i4hev9  ^e'  nae^dé^ 
^âyter  dieî^tout,  hors  de  ce  qi]i«réssemblËtit  a  mas. 
id^kes.  Dans  ma  jeun^essé,  ig^.^je  croyais  trêmwr 
dlHis  le  mondç  lès  mémefs  ^6ns,;qôe -j'avais  teotysfie 
dâîls^  mes  litres ,  jje  *  me  livrants  «ans  T^èmoew^  qui- 
conque savait  m'to  âmposeripar^tin'çeBtain'jaiÇfOÎi 
dont  j'aï  toiàjont9étéÀat4\x^,^éûà^^ 
J^éinisfra)  àjfi^eéai^^ue  f^£t&is*dé|#qn^ 
fékis  de^gbât&i,  dWMélm)«lM^<  Av|h*o}^^ 


a4o  LETTRES 

tous  ces  changements,  je  perdais  toujours  ma  peine 
et  mon  temps ,  parce  que  je  cheirchais  toujours  ce 
qui  n'était  point.  En  deyenant  plus  expérimenté, 
j'ai  perdu  peu  à  peu  l'espoir  de  le  trouver,  ^pai" 
conséquent  le  zèle  de  le  chercher.  Aigri  par  Jtes  ia- 
justices  que  j'avais  éprouvées,  par  celles  dont  j'a- 
vais été  le  témoin ,  souvent  affligé  du  désoitlre  ou 
l'exemple  et  la  force  des  choses  m'avaient  entraîné 
moi-même,  j'aj  pris  en  mépris  mon  siècle^t  mes 
contemporains;  et,  sentant  que  je  ne  trouverais 
point  au  milieu  d'eux  une  sifuation  qui  put  con- 
tenter mon  cœur,  je  l'ai  peu;à  peu  détaché  de  la 
société^des  hommes ,  et  je  m'en  suiç  fût  un^  atùttjp 
dans  mon  imaginationViaquelle  m'-a,  d'autant'  pjus 
charmé ,  que  je  lapouyais  cidtiyer  sans  peine  ^  sahs 
risque ,  et  là  trouV^  toujoiirs  s^reet  telle  qu'il  me 
lafs^lait.  -  :  ' 

.     AprQs.  avoir  passé  quaitànte-^ils  de  ma  vie 'ainsi 

mécoQ.t(âiït«  de  moi  ^  même  çt .  âléS  autres  ^  je  cher- 

:  chais  inulilçmeilt^  rompjre  lés  liens. qui  mé -tenaient 

'Attaché à-'C^tte  SQciétéqueJ'ès;timais  si peu^ et'qjyi^ 

m^enchàînaié^t  ai^x  occupation»  le  n^oin.^  de  paôh 

;goût^  par«de&  b^ins  que  j.^estimais  ceux  d^.î^'Rjî' 

;.ture,  et' qui  n'épient  que  ceux  de  l'dj^iQion  :  Joul- 

à-jtoup  lin  heùi'euXi.liasard  yint.rà'éclairer  snr.  qp 

que  }.'avais  à  £9^i|p  poiu*^m>i-ménfe>,  et.à  peaser>(le 

maà  semblables,  sur  «lesquels' mon,  cœur  était 'sans 

|t€isse  en  cpnti^adiction  aveç^mon  esprit,  et  que  je 

jvi^  sentais  eoççirë.pqrlié^à^aiqieryaveç.tant  de  raî- 

40I1S  td^lçs  liteu?r;Je  jr6u^Jtr^#  qpèpsie^r^  voi^.gtu- 

.ymstj^^àà^^€^fl%omeaiicç0jà  £E|j4;.4aHS«oia  vi^  Une 


A  M.   D£  MALESHERBES.  ^àql 

^i  âfidgvilière  époque ,  et  qui  me  sera  toujours  pré^ 
sent ,  quand  je  vjj^rais  éternellement. 

J'allais  Voir  Diderot,  alors  prisonnier  à  Vincennes  ; 
j'avais  dans  pia  poche  un  Mercure  de  France  y  que 
je.me-mis  à  feuilleter  le  long  ^du  chemin.  Je  tombe 
sur  fa  question  de  l'académie  de  Dijon,  qui  a  donné 
Jieu  à  mon  premier  écrit,  Si  jamais  quelque  chose 
a  Fes$emblé  à  une  inspiration  subite ,  c'est  le  mou- 
xèmént  qui  se  fit  en  moi  à  cette  lecture  :  tout-à'* 
xoiip  je  me  ,aens  l'esprit  ébipui  de  mille  lumières; 
des.  foules  d^idées  vives  s'y- présentent  à  la  fois  avec 
une  force. et  .une  confusion  qiû  me  jeta  dans  un 
tvouble  inexpriînable;  je  sens  ma  tête  prise  par  un 
^tôuçdissement  semblable  à  l'ivressie^  Une  violante 
•,palpi;tation  m'oppresse  ,  soulève- mat  poitrine;  oe 
ppii^vant  plus  respirer  en  marchant,  je  me  laisse 
ixnnber  sou^  un  des  arbres  de  ràvenu€f  y  et  j'y  passe 
«me  demi-heure  dans  une  telle  agitation ,  qu'en  mè 
.  relevant  j'aperçus  toutle  devant  de  ma  veste  mouillé 
.âemes  larmes,  sans  avoir  senti  que  j'en  répandais. 
0;incrnsieur!:si  j!!avais  jamais  pu  écrire  Je  quart  de 
•çevquej'ai  vu  et  senti  sous  cet  arbre,  avec  quelle 
ckur.té-}^aurais  fait  voir  toutes  les  contradictions  èxjL 
sjtstènxe  social  ;  avec  quelle  force  j'aurais  exposé 
tous  les^abiis  de  nos  institutions  ;  avec  quelle  sim- 
Illicite  j'aurais  démontré  que  l'hqlptune  est  bon  na- 
turellement^et  que  c'est  par  ces  institutions  seulef 
que  les  hommes  deviennent  méchants!  Tout  ce.que 
j'ai  pu, retenir  de  ces  foiiles-d.e  grandes  vérités ,  qui , 
dans  un  quart  d'heure ,  m'illunûnèrent  sous  cet 
-ai'bre ,  a^.  été  bien  faiblement  épiurs  dans  les  troî» 

R.   XVI.  16 


'2^2.  LETTRKS 

principaux  de  mes  écrits;  savoir,  ce  prenQ|iét- Dis- 
cours, celui  sur  l'Inégalité,  et  le  Traité  de  l'édiji^ 
cation  ;  lesquels  trois  ouvrages  sont  insépUrs^bles-,  et 
forment  ensemble  un  même  tout.  Tout  le  reste  a 
été  perdu  ;  et  il  n'jr^eut  d'écrit  sur  le  lieu-ménie 
que  la  Prçsopopée  de  Fabricius.  Voilà  comiûêut, 
lorsque  j'y  pepsais  le  moins ,  je  devijns  àdjteUr  pres^ 
que  malgré  nK)i.  Il  est  aisé  de  concevoir  comment 
l'attrait  d'un  premie;*  succès  et  les  critiqués  d^ 
barbouilleurs  me  jetèrent  tout  de  bqn  dans  Ja^carc 
rière.  Avais- je  quelque  vrai  talent  pour  écrif e?-je- 
ne  sais.  Une  vive  persuasion  m'a  toujours  tenu  lieu, 
d'éloquence,  et  j'ai  toujours  écrit  lâchement  et  lôàl 
quand  je  n'ai  pas  été  fortement  persuadé  :  ainsJL  c'est 
.  peut-être  un  "retour  caché  d'amour-prôpre  qi^i  pa)j^ 
fisit  choisir  et  mériter  ma  devise ,  et  m'a  si  pa^si^kù|,r 
nément  attaché  à  la  vérité ,  ou  à .  tout  ce  ^lUP  •j'^aî; 
pris  pour  elle.  Si  je  n'avais  écrit  que  pour  éQiirQ> 
je  suis  convaincu  qu'on  ne,  m'aurait  jamais:  lu^  ,    . 
Après  avoir  découvert,  ou  cru  découvrir >-(^^rà  * 
Icis  £ausses  opinions  des  hommeSfla30UFé6delei}te 
misères  et  de  leur  méchanceté ,  je  sentis;  qu'il  j»;]^ 
aviait  que  ces  mêmes  opinions  qui  m'eussent.jrendû 
malheureux  moi-même,  6t  que.  mes  maut  et  iâo^ 
vices  me  venaient  bien  plus  de  ma  situation,  que  à^ 
moLEméme.  DansJie  mêmç  temps ,  une  maladie  ydoiti  . 
j'avais  dès  L'enfeuce  senti  Jes  premièresLa);teintes,.s>'e- 
tant  déclarée  absolumeiit.incurable^  md^ré  tout^ 
les  promesses  des  faux  guérisseurs  dont  je  n'ai  pa^ 
été  longrtemps  là.  dupe ,  je  jugeai  que  si  je  voUla)3 
être  conséquent,  et  seoouei^  une  &»is  de dessu&ni^- 


épjaulés  te  pesant  joug  de  Fopiflrokï,  je  n'Sr^lif'pfc 
utt-ittôtfi^ftt/Àperdrte.  Je  pria  brusquement  mtfti 
parti  av^e  assez  de  éoUrage ,  et  je  Tai  a^e?:  hvéïi 
souteâ«k  jûsqïi'ïci  afvec  utl^  fermeté  dont  mtyî'^ctif 
peux  ^nfit  le:  prix ,  parce  qrfil  n'y  a  que  moi^éctf 
qui  saçbe  qttel&obstdcles  j*ai  eu»  et  j'ai  encore  toit# 
fes  jètjrs  k  çdmbsittre  pioûf  «aeitiaftntenir  sans^eèlRIè 
cdnite  fer  courant.  Je  sens  pourtant  biett  que  éte?  ; 
puis  •dfci''ans  j^ai  u*ï.peu  dêrîisé;  mais,  si  j^èsftftiaî* 
séût^enf  erf  kvoi*  encore  qùàtrè  à  ^rtre ,  xHi  iat 
Térraît  dbniïcf  une  deuxîèttie  secousse,  et  remoA^ 
ter  tout  at*  m!oins  à  mon  premier  niveau,  pditt^ 
n*en  plus  guère  redescendre;  eût  toutes  le^  gtarïâ^  ' 
épf'eu^es  S0ftt  hit^ ,  et  il  est  désormais  démfontré 
pour  môi/par  Pé^étience,  que  l'état  ou  je  rtie  «tofar 
mis  est  lé  sJeal  où  rhomtfcre  puisse  ViVrê  boiî  Â 
hetfreuii^  p«i^tfil  est  fe  phis  indépendant  dfe  tôtîg  ^ 
et  \ë  sietil  oii  on  ne  se  trouve  jamais  pour  son  pWprtf 
avatifta^e  dans  là  nécessité  dé  nuire  k  autfui.  . 

J'ttvoue  que  le  nom  que  m-ont  fait  mes  écrits  é 
b'éâtdcôHp  facilité  l'exécution  du  parti  que  j^^  pr^/ 
Il  ÉMt  être  Cru  bon  auteur,  pour  se  foire  imputuS- 
m^mi  nïàuirais  copiste ,  et  ne  pas  manquer  dte  tra- 
vail pôuf  cela.  Sans  ce  preinier  titre,  on  îft'eut^ 
«•dp  prendre  au  mot  sur  l'antre,  et  peut*étf é 45els 
nt^aitrs^il  ittôrtiôé  ;  car  je  brave  aisémetit  le  rfdff- 
^Ule ,  ttMaid  je  riiel  Supporterais  pas  si  bieri  fe  nié^Sè  • 
Mais  si  quelque  rép>itat$on  ifoé  donne  à  cet  ê^atvâ 
u«  peu  d'â^mage,  il  est  bien  éompens*  par  tmï 
les  inçottvénie|nt&  atttkcfhé»  à  cetWe  mélte  réputà^ 
tion ,  qfUttnd  brt  É?êto  i«*f  f*<iî«t?'  é»rt '  éséfàW ,  'et 

i6. 


a44  LETTRES 

qu'on  veut  vivre  isolé  et  indépendant.  Ce  sont  ces 
inconvénients  en  partie  qui  m'ont  chassé  de, Paris, 
et  qui,  me  poursuivant  encore 'dan^  mon  asile,  ine 
cha^eraient  très-certainement  plus  loin^  pour  peu 
que  ma  santé  vînt  à  se  raffermir.  Un  autre  de  mes 
4çaux  dans,  cette  grande  ville  était  ces^  foules  de 
prétendus  amis  qui  's'étaient  emparés  de  moi ,  et 
qui,  jugeant.de  mon  cœur  par  les  leurs,  voulaieu.t 
absolument  me  rendre  heureux  à  leur  mode ,  et 
hùh  pas  à  la  mienne.  Au  désespoir  de  ma  retraite, 
ils  m'y  ont  poursuivi  pour  m'en  tirer.  Je  n'ai  pu 
m'y  maintenir  sans  tout  rompre^  Je  ne  suis  vtai- 
nient  libre  que  depuis  ce  temps-là.     >: 

Libre!  non,  je  ne.  le  suis  foint  CMOOte;  mes 
derniers  écrits  ne  sont  point  encore  imprimés;  et, 
vu  le  déplorable  état  de  ma.pauvre  machine ,  je  n'es^ 
pexe  plus  survivre  à  l'impression  du  recueil  de  tous  : 
mais.si,  contre  mon  attente,  je  puis  aller  ju$que4à 
et  prendre  une  fois  cfongé  du  public ,  croyez ,  mon- 
sieur ,  qu'alors  je  serai  libre ,  ou  que  jamais  homme 
lie  l'aura  été.  O  utinam  !  O  jour  trois  fois  heu- 
reux! Non,  il  ne  me  sera  pas  donné  de  le  voir. 

Je  n'ai  pas  tout  dit  ^monsieur ,  et  vous  aurez  pçut- 
,4tre  encore  au  moins  une  lettre  à  essuyer.  Heureuse- 
mept  rien  ne  vous  oblige  de  les  lire ,  et  peut-être  y 
s^rie2-vous  bien  embarrassé.  Mais  pardonnez ,  de 
grâce;  pour  recopier  ces,  longs  ^fatras ^  il  &udrait 
Iqs  refaire,  et  en  vérité  je  n'en  ai  pas  le  courage. 
J'ai  sûrement  bien  du  plaisir  à  vous  écrire,  mais 
je  n'eçr  ai  pas  moins  à  jcne  reposer,  et  mon  état  ne 
me  permet  pas 'd'écFpr^  long-temps  de  suite,        • 


A.  M.  DE  IhfAtESHSRBES.  îk/iS 


TROISIÈME  LETTRE. 

■ 

Montmoctçlicy /le  3^  janvier  176s. 

■   ■  .     *  «.»-,.■ 

•■        ♦  ■  . 

4près  vous  avoir  exposé ,  mohsieur^  les  yfw 
mqtifs  de  îp»' conduite^  je  voudrais  vous  parler  d^ 
mou  état^  moral  .dans  ma  retraite.  Mais  je  sens 
qii'il  est  bien  tard;:  mon  an\e  aliéiobée  d'elle-même 
est ^  toute  à.  mcm  dorps  :  le  délabrement  de  ma 
pauvre  machine  l'y- tient  de  jour  en  jour  plus  at- 
tachée, et  jusqu'à*  ce  qu'elle  s'en  sépare  enfin  tput-r 
à-coup.N C'-est  de, mon  bonheur  que  je  voudrais 
ypais  parler^  et  l'on  parle  mal  du  bonheur  quand 
Qn.  souffre.       '  . 

.  Mes  maux  sont  l'ouvrage  dé  la  nature ,.  mais  mon 
boûheur  est  le  nxiei^.  Quoi  qu\>n  en  puisse  dire, 
j'ai  été  sage,  puisque  j'ai  été  heurèftx  autant  que 
0ia:^nature  ui'a'perujis  de  l'être  :  je  n'ai  point  été 
çl|,erçhér  ma  félicité  au  loin,  je  l'ai  cherchée  ati^ 
pi^çs'de  moi,  et  l'y  ai  trouvée.  Spartien  dit  que 
Silmiliç^  courtisan-  de  Trajan ,.  ayant  sans  aucun 
mécontentement  personnel  quitté  la  cour  et  tpu^ 
ses  emplois  pour  aller  vivre  paisiblement  à' la  cam- 
pagne ,-  fit  mettre  ces  niots  sur  sa  tombe  :  J'ai  de- 
meute  soùcante'-seize  ans  sur  la  terre,  eu /en  ai  vécu 
sept  *^  Voilà  ce  que  je  puis  dire  à  qiielque  égard, 

.  *  Spartien  (  cbsip.  9)  dit  à<  la  vérité  quelques  mots  du  préfet 
Similis  déplacé  par  Adrien,  mais  ne  fait  nulle  mention  de  ce  trait. 


%^è  •     LETTRES 

quoique  mon  sacrifice  ait  été  moindi>e  :  je  n'ai 
commencé  de  vivre  que  le  g  avril  1756. 

Je  ne  saurais  vous  dire  j  monsieur ,  combien  j'ai 
été  touché  dé  vpir  qiie  vous'm'estiiriié»  le  plus  mal- 
heureux des  hommes,  -te  .public  sans  doute  en  ju- 
gera comme  vous  ,^  et.  c'est  mcove  ce  qui  m'afflige. 
Oh  !  que  le  sortdoîat  j'ài  joui  n'est-ilct>nnu  de  tout 
.  uuii  ^  ^^» .  chacuir  vbudracit  ^eh  "feipe  un  semblable  : 
la  paix  régnerait  sur  là  terre;  }es'hoirnmes  ne  son- 
geraieqt  plus  à  se  nuire ,  -et  il  n'y  aufâit  plus  de 
méchants  quaUcT  Aul  h'aurait  intérêt  à  Fêtre.  Mais 
àé  quoi  jouissais-jë  enfin  quand  j ''étais  seul^'^De 
moi  9  de  l'univers  entier,  de  tout  ce  qui  est  ^d^  tdut 
ce  qui  peut  être,  de  tout  jc'e  qa'a'debeau  le  monde 
i^nsîble,  et  d'imaginable  le  mondée  intellectuel  :  je 
rassemblais  autour  de  moi  tpttt  ci^  tjui  pouvttit 
flatter  mon  cœur;  mes  désirs  étaient  la  mesure' de 
me»  plaisirs.  Non ,  jamais  lès  plus  voluptueux  n'ont 
connu  de  pisu'eilles  délices ,  et  j V  cent  fois  plus 
joui  de  mes  cSimères  qu'ils  ne  ^rit  des  réalités. 

Quand  mes  douleurs  me  fonrt  tri$temenrme8urer 
la  longueur  des  nuits>,  et  que  l'agitation  de  la  fièvre 
m'empêehe  de  goûter  un  seul  instant  de  sommeil , 
loàvent  je  me  distrais  de  mon  état  présent  i  en 
songeant  aux  divers  événements  d&'ma  vie  ;  et  les 
Tepentips ,  les  deux  souvenirs;  les  regrets,  l'atten- 


•/ 


Cest  Dion  Gassius  qni  l^rapporte,  liv.  ljljx  ,  cliap.  19.  Mais  Cré- 
vier,  qui,  à  l'occasion  de  Similis,  le  rapporte  anssi  dans  sou  Histoire 
des  Empereurt^  Hv.  xix ,  cite  en  marge  ces  deuxauteors;  et  Rous- 
seau, qui  avait  lu  ce  même  trait  dans  Grévier,  et  sans  doute  ne 
Tavait  lo  que  là ,  cite,  d*après  Créirier,  Spartien,  sans  te  douter  de 
sa  méprice.  (  Not«  de  M.  Petitain.  ) 


A   M.    DE   MALESU£RB£S.  ^47' 

dffeleiQent,  se  partagent  le  âoin  de  me  faire  ou- 
bliej  quelques  moments  mes  souffrances.  Quels 
temps' crpiriez-vous,  monsieur,  que  je  me  rappelle 
iè  plus  souvent  et  le  plus  volontiers  dans  mes 
i^es  ?  Ce  ne  sont  point  les  plaisirs  de  ma  jeunesse  ; 
ils.  furent  trop  rares,  trop  mêlés  d'amertume,  et 
sont  déjà  trop  loin  de  moi.  Ce  sont  ceux  de  ma 
retraite ,  ce  sont  mes  promenades  solitaires ,  ce 
sont  ces  jours  rapides,  mais  délicieux,. que  j'ai  pas- 
sés tout  entiers  avec  moi  «eul,  avec  ma  bonne  et 
simple  gou^/ftrnante,  avec  mon  chien  bien-aimé, 
ma  vieille  chatte ,  avec  les  oiseaux  de  la  campagne 
et  le^  biches  de  la  foret,  avec  la  nature  entière  et 
son  inconcevable  auteur.  En  me  levant  avant  le 
soleil  pour  aller  voir,  contempler  son  lever  dans 
mon  jardin  ;  quand  je  voyais  commencer  une  belle 
journée,  mon  premier  souhait  était  que  ni  lettreà, 
ni  visites  y  n'en  vinssent  troubler  le  charme.  Après 
avoir  donné  la  matinée  à  divers  soins  que  je  rem- 
plissais tous  avec  plaisir,  parce  que  je  pouvais  les 
remettre  à  un  autre  temps ,  je  me  hâtais  de .  dîner 
pour  échapper  aux  importuns,  et  me  ménager  un 
plus  long  après-midi.  Avant  une  heure,  même  les 
jours  les  plus  ardents,  je  partais  par  le  grand  so- 
leil avec  le  fidèle  Achate  ^  pressant  le  pas  dans  la 
crainte  que  quelqu'un  ne  vînt  s'emparer  de  moi 
avant  que  j'eusse  pui^'esquiver;  mais  quand  une 
fins  j'avais  pu  doubler  un  certain  coin,  avec  quel 
battement  de  éœurj  avec  quel  pétillement  de  joie, 
je  commençais  à  respirer  en  me  sentant  sauvé,  en 
me  disant  :  Me  voilà  maître  de  moi  pour  le  reste 


•Y-.. 


^48  LETTRES 

de  ce  jour!  J'allais  alors  d'un  pas  plus  tranquille 
chercher  quelque  lieu  sauvage  dans  la  forêt,  quel- 
que lieu  désert  où  rien  ne  montrant  la  main  des 
hommes  n'annonçât  la  servitude  et  la  domination , 
quelque  asile  où  je  pusse  croire  avoir  pénétré  le 
premier,  et  où  nul  tiers  importun  ne  vînt  s'inter- 
poser entre  la  nature  et  moi.  C'était  là  qu'elle 
semblait  déployer  à  mes  yeux  une  magnificence 
toujours  nouvelle.  L'or  des  genêts  et  la  pourpre 
des  bruyères  frappaienî*  mes  yeux  d'un  luxe  qui- 
touchait  mon  cœur;  la  majesté  des  a  Ares  qui  me 
couvraient  de  leur  ombre,  la  délicatesse  des  ar- 
bustes qui  m'environnaient ,  l'étonnante  variété 
des  herbes  et  des  fleurs  que  je  foulais  sous  mes 
pieds,  tenaient  mon  esprit  dans  une  alternative 
continuelle  d'observation  et  d')sidmirati6n  :  le  con- 
cours dé  tant  d'objets  intéressants  qui  se  dispu^ 
talent  mon  attention ,  m'attirant  sans  cesse  <le  l'un 
à  l'aiitre,  £avorisait  mon  humeur  rêveuse  et  pares- 
seuse, et  me  faisait  souvent  redire  en  moi-mêihe^ 
Non ,  Salomon  dans  toute  sa  gloire  ne  fut  jamais 
vêtu  comme  l'un  d'eux.  * 

Mou  imagination  ne  laissait  pas  long-temps  dé-^ 
sertela  terre  ainsi  parée.  Je  la  peuplais  bientôt 
d'êtres  selon  mon  cœur,  et ,  chassant  bien  loin 
Topinion ,  les  préjugés ,  toutes  les  passions  factices^ 
je  transportais  dans  les  asiles  de  la  nature  des 
hommes  dignes  de  les  habiter.  Je  m'en  formais  uiie> 
société  charmante  dont  je  ne  me  sentais  pas  in- 

Nèc^Sàlomon,  in  omnigioria  sud^  eooperius  est  ficiti  unum  e^s  Uiis*. 
Matvv,  eap.  ▼!,▼.  39. 


/   w 


t 


A   M.   DE-  MALESHERBES.  ^49 

digne,  je^me  faisais  un  siècle  d'or  à  ma  fantaisie, 
et' reimplissant  ces  beaux  jours  de  tputes  les  scènes 
de  ,ma  vie  qui  m'avaient  laissé  de  doux  souvenirs*^ 
et  de  toutes  celles  que  mon  cœur  pouvait  désirer, 
encore,  je  m'attendrissais  jusqu'aux  larmes  sur  les 
viPBïs  plaisirs  de  l'humanité ,  plaisirs  si  délicieux , 
si  purs,  et  qui  sont  désormais  si  loin  des  hommes. 
Oh  !  si  dans  ces  moments^  quelque  idée  de  Paris, 
de  mon  siècle,  et  de  ma  petite  gloriole  d'auteur 
venait  troubler  mes  rêverfcs,  avec  quel  dédain  je 
la  chassais  à  l'instant  pour  me  livrer,  sans  distrac- 
tion, aux  sentiments  exquis  dont  mon  ame  était 
pleine!  Cependant  au  milieu  de  tout  cela,  je  l'a- 
voue ,  le  néant  de  mes  chimères  venait  quelque- 
fois la  contrister  tout-a-coup.  Quand  tous  mes 
rêves  se  seraient  tournés  en  réalités ,  ils  ne  m'au- 
raient pas  suffi;  j'aurais  imaginé,  rêvéf -désiré  en- 
core. Je  trouvais  en  moi  uû  vide  inexplicable  que 
rien  n'aurait  pu  -remplir,  un  certain  élancement 
de  cœur -vers  uiie  autre  sorte  de  jouissance  diont 
je  n'avais  pas  d'idée,  et  dont  pourtant  je  sentais 
le  besoin.  Hé  bien,  ijadnsieur,  cela  même  était 
joiiissancev  puisque  j'en  étais  pénétré  d'un  senti- 
ment très- vif,  et  d'une  tristesse  attirante,  que  je 
n'aurais  pas  yoiihi  ne  pas  avoir. 

Bientôt  de  la  surfac^Vde  l%*terre  j'élevais  mes 
idées  à  tous  les  êtres  de  la  nature,  au  système  uni- 
versel des  choses,  à  l'être  incompréhensible  qui 
embrasse  tout.  Alors  l'esprit  perdu  dans  cette  im- 
mensité, je  ne  pensais  pas ,  je  ne  raisonnais  pas, 
je  ne  philosophajjs  pas ,  je  me  sentais,  avec  une 


arSo  LETTRES 

sorte  de  vc^upté ,  acôdblé  du  poids  de  cet  univeirs , 
j^  me  livrais  avec  ravissement  à  la  confusion  de 
ces'  gratides  idées ,  j'aimais  à  me  perdre  en  im^- 
nation  dans  t'espace ,  mon  cœur  resserré  dans  les 
boriies  des  êtres  s'y  trouvait  trop  à  l'étroit^  j'étouf- 
fais dans  l'univers;  j'aurais  voulu  m'élancer  dans 
Pinfini.  Je  croîs  que  si  j'eusse  dévoilé  totis  les  mys- 
tères'de  là  nature^  je  me  lierais  senti,  dans  .une  si-^ 
tnation  moins  délicieuse  que  cette  étotirdissanté 
extase  à  laquelle  mon  espmt  se  livrait  saifts  retenue , 
et  qui,  dans  l'a^tation  de  mes  transporta;  nie  fai-^ 
sait  écrier  quelquefois ,-  O  grand  Êtne  ! .  ô  grand  Êtt'e  ! 
sans  pouvoir  dire  ni  p^ser  rien  de  plfts.       ^  . 

Ainsi  s'éeou^iient  dani»  un  délire  continuel  les 
journées  les  plus  charmantes  que  jamais  ci^tur^ 
humaine  ait  passées  :  et  quand  le  coucher  du  so* 
leil  me  fei^it  songier  à  la  retraite,  étonné* de  là 
rapidité  dîi  temps ,  je  croyais  ti'aVoir  p'a§  assez  mis 
à  profit  ma  journée,  je  pendis  en  pouvoir  jouir 
davantage  eneore  ;  et ,  pour  réparer  le  téih{)s  perdu , 
je  «ae  disais,  Je  reviendrai  deinadn.    - 

Je  revenais  à  petits  pas  ^' la  tête  un  peu  fatiguée  ^ 
maisi^le  cceur  content;  je  me  reposais  âc^rèableiftent 
au  retour,  en  tm  liirant  à  Fimpressicm.  des  objets , 
mais  sans  penser,  sans  imagizîeir;  sai^'rien&tre 
antre  eho^  que  seDIâf  le  calme  et  le  bonheur  de 
ma  sitsation.  Je  trôntais  mon  couvert  rmsr  sur  ma 
terrasse.  Je  sou]»ais  de  grand  appétit  dans  mon 
petit  d(Hnesti(t]ue  ;  nqiUe  image  de  s^vitude  et  de 
dé|>^ndMiee  Éie  triniblait  la  bienveUlance  qui  nous 
ui^ait  tous.  Mon  dUen.  lui-même  était  mop  ami , 


i- 


A   M.    DB  1|AL^S.U£RBKS.  a5l 

non  .meB''e3Claveb;'nims  avions  toujours  la  même 
volonté ,  mais,  jamais  il  ne  m'a  obéi.  Ma  gaieté  du- 
rait toutç  .là  soiréç  témoignait  que  j'avais  vécu 
seul  tout  le  jour;  j'étais  bien  différent  quand  j'a- 
vais vu  de  la- compagnie ,  j'étais  rarement  content 
desautres,  et  jamais  de  moi.  Le  soir  j'étais  gron- 
deur et  taciturne  :  cette  remarque  est  de  ma  gou- 
vernante, êt;,x}epuis  qu'elle  «le  l'a  clite,  je  l'ai  tou- 
jours trouvée  juste  en  m'observant.  Enfin ,  après 
avpir  fait  encore  quelques  tours  dans  mon  jardin, 
ou  chanté  quelque  air  sur  mon  épine tte,  je  trou- 
vais dans  mon  Ut  un  repos  de  corps  et  d'sune  cent 
fois  plus  doux  que  le  sommeil  même. 

Ce  sont  là  les  jotirs  qui  ont  fait  le  Vrai  bonheur 
de  ma  vie}  bonheur  9an9  amertume,  sans  ennuis, 
sans  regrets^  et  auquel  j'aurais  borné  volcmtiers 
tout  crfui  de  inon  existence. 'Chii ,  monsieur,  que 
de  {^Teik  jours  remplissent  pour  moi  l'éternité, 
je- n'en  demande  point  d'autres,  et  n'imagine  pas 
que  je  sois  beaucoup  moins  heureux  dans  ces  ra- 
vissantes contemplations  que  les  intelligences  cé- 
lestes. Mais  un  corps  qui  souffre  ôte  à  l'esprit  sa 
liberté  ;  désormais  je  ne  suij»  plus  seul ,  j'ai  un 
hôte  qui  m'importune,  il  feiut  m'en  délivrer  pour 
être  à  moi;  et  l'essai  que  j'ai  fait  de  ces  douces 
jouissances  ne  sert  plus  qu'à  me  faire  attendre  avec 
moins  d'effroi  le  moment  de  les  goûter  sans  dis- 
traction. 

Mais  me  voici  déjà  à  la  fin  de  ma  seconde  feuille. 
Il  m'en  faudrait  pourtant  encore  une.< Encore  une 
lèttre^one,  et  pui»  {rfus.  Bai^^on,  monsieur;  qiloi- 


* 


ràB^  LETTRES 

que  j'aime  trop  à  parler  de  moi,  je' n'aime  pas  à 
en  parler  avec  tout  le  monde  ;  c'est  ce  qui  me  fait 
abuser  de  l'occasion ,  quand  je  l'ai  et  qu'elle  me 
plaît.  Voilà  mon  tort  et  mon  excuse.  Je  vous  prie 
de  la  prendre  en  gré. 


QUATRIÈME  LETTRE. 

a8  janyier  176  a. 

•      ■ 

,  Je  vouft  ai  montré ,  monsieur ,  dans  le  secret  de 
mon  cœur ,  les  vrais  motifs  de  ma  retraite  et  4e- 
^^ipute  ma  conduite  ;  motifs  bien  moins  nobles  sans 
doute  que  vous  ne  les  avez  supposés ,  mais  tels 
pourtant  qu'ils  me  rendent  content  de  moi-même , 
et  m'inspirent  la  fierté  d'ame  d'un  homme  qui  se 
sent  bien  ordonné ,  et  qui,  ayant  eu  le  coulrage  de 
faire  ce  qu'il  fallait  pour  l'être ,  croit  pouvoir  s'en 
imputer  le  mérite.  Il  dépendait  de  moi,'  noù  de 
me  faire  un  autre  tempérament,  ni  un  autre  c?i- 
ractèré,  mais  de  tirer  parti  du  mien,  pour  me 
rendre  bon  à  moi-même,  et. nullement  méchant 
aux  autres.  C'est  beaucoup  que  cela ,  monsieur^  et 
peu  d'hommes  en  peuvent  dire  autant.  Aussi  je  ne 
vous  déguiserai  point  que ,  malgré  le  sentiment  de 
mes  vices,  j'ai  pour  moi  une  haute  estime. 

Vos  gens  de  lettres  ont  beau  crier  qu'un  homme 
seul  est  inutile  à  tout  le  monde ,  et  ne  remplit  pas 
^es  devoirs  dans  la  société  :  j'estime,  moi,  les  pay- 
sans de  Montmorency  des  membres  plus  utiles  de 


A  M.   DE  MALrESHERBES.  a53 

la  société  que  tous  ces  tas  de  désœuvrés  payés  de 
la  graisse  du  peuple'  pour  aller  six  fois  la  semaîae 
bavarder  dans  une  académie;  et  je  suis  plus  conr 
tent  de  pouvoir,  d/ws  l'occasioti ,  faire-  quelq[ue 
plaisir  à  me$  pauvre^  voisins  que  d'aider  à  parvenir 
à  ces  foules  de  petits  intrigants  dont  Paris  est  plein ^ 
iqui  tous*  aspirent  k  riioïmeui*  d'être  des  fripons  en 
plaœ ,  et  quiB  ;  poui;  le  bien  public ,  aîtisi  .que  pour 
le  leur,  on  deyr&ittdus  renvoyer  labourer  la  terre 
dans  leurs  provinces.  C'est  quelque  chose 'que  de 
donner  aux  hjommes  l'exemple,  de  Is^yie  qu'ils  de- 
vraient tou9\men^r.  C'est  quelque -chdsèç  qtiand 
on  n'a  plus  iii  force  ni. santé  pour* tràvaiUéi:  dfe^ 
«es  bras,  d'oser, *dç  sa  refe^ite,  faire  entendrie  MiJ^ 
voix  de  la  vérité..  G^estx^ùélqûé  chdse  d'avertiriléS 
hommes  de  làfoUed^'opini^iis  ^lâ  les  rêndeût 
misérables..  C^esiVjilelcJue:  çKo^é  d'avoir  pu  conferi* 
buer  à  einpéch^,,\x>u  différer  aii^joioic^  d^nk*t)|isi. 
patrie ,  l'établrs^ûiên^^  p/erB|cieux  que  ,^çoûr  ^^e  ' 
sa  cour  à  Voltair)B'^,if)s;.dépen«^,  dlAÏetî^iiert^vouIait 
qu'on  fît  parmi  naû^jSÎJ^ëussë  \;éciLdàhl$  l^enè^, 
je  n'aurais  pu 
Discours  -sur- 

blisseme]:]it  de  là  .odifiéiiiQ*,  d^.tonVqw  j:e  Fâi  feiti 
Je  serais  beaucoup  j>lù^'imitile  j^nies^ôo^^s^tHoteisF^ 
vivant  au  milieu  d'eux*,  que  je«^He  joiis  l'êtt^'  dais 
l'occasion ,  de  ma  reArâite.  Qtu'itopf<îrte^.qilel  li^' 
j'habite ,  si  j'agis  où  j<ç.dèisgigir^'J)^aï||Jeijrs^  1'^,^*^ 
bitants  de  Mpiitmorency  ^sont-ii6  inoins' hommes, 
que  les  Parisiens  ^v^et^.Kjuançl  je  pyi!^  gi  .dissuadiëjr 
quelqu'ufr^d'enviûyeîr  sq»  enfani  se*  cofroidprfe  ^'l* 


!<> 


i56  LETTRES 

voir.  Mais  ils  ont  toujours  voulu  mettre  à  la  place 
du,  sentiment  des  soins  et  des  services  que  le  pu- 
blic .voyait,  et  dont  je  n'avais  que  faire;  quand  je 
Içs  aimais,  ils  ont  voulu  paraître  m'aimer.  Pour 
mpi,  qui  dédaigne  en  tout  les  apparences,  je  ne 
m'en  suis  pas  dontenté ;  et ,  ne  trouvanl^que  cela, 
je  me  le  suis  tenu  pour  dit.  Ils  n'ont  pas  précisé- 
ment  cessé  de  m'aime^,  j'ai  seulement  .découvert 
qu'ils  ne.  m'aimaieat  pas.  . 

Pour  la  premïèi'e  fois  de  ma  vie,  je  me  trouvai 
donc  toutrà-coup  le  cœur  seul,  et  cela,. seul  aussi 
dans  ma  retraité, ^et  presque . aussi  malade  que  je 
le  'suis  aujourd'hui.  C'est  dans  ces  circonstances 
quç.co^imeHça  ce  nouvel  attachement  qui  m'a  si 
bijen  dédommagé  de  tous  les  autres ,  et  dont ,  rien 
ne  me  dédommagera^  car  il  durera ,  j'espère,  au- 
tant qile  ma  vie*;'et^  quoi  qu'il  arrive,  il  .sera  le» 
dernier.  Je  ne  puis  vous  dissimuler,  monsieur,  <jue 
j'ai  une  viqle^^te  aversion  pour  Jes  étajts  qui  ..domi- 
nent .les  abtrc;^;  j'ai  même  tort  de  dire  que  je^ne 
puis  le  dissimuler ,.  car  je  n'ai  nulle  peine  à  vouls 
l'avouer,  à  vous ,  né  d^un  sang  illustre ,  £Lls-du.chan- 
celier  de  France ,  et  premier  présideiiit  d'une  cour 
souveraine;  oui,  monsieur,  à  vous  qui  m'avez  fait 
mille  biens  sans  nie  connaître!  et  à  qui^  malgré 
mon  ingratitude  naturelle,  il  ne  m'en  coûte  rien 
d'être  obligé.  Je  hais  les  grands;  je  hais  leur  ^taX, 
leur  dureté,  leurs  préjugés ,  leur  petitesse,  et  tous 
leurs  vices,  et  je  les  haïrais  bien  davantage  si  je 
les  méprisais  moins.  C'est  avec  ce  sentiment  <Jue 
j'ai  été  comme  entraîné  au  château  de  Montmo- 


A   M.    DE   ]MrÀLESH:ERBES.  sSy 

renty  ;  f%n  ai  vCl 'lès  maîtres ,  ils  rti'ont  aimé  ;  et  moi , 
moîMÎetit,  je.*Ws  aï  aim.és  et  les  aimerai  tant  que  je 
vivrai,  de  toutes *Jës  forcés  de  mon  ame  :  je  don- 
'Aeràiis  pour  ^ùx,  je  ne  dis  pas  ma  vie,  le  don  se- 
rait ftriblè  dàn3  l'état  où. je  suis;  je. hé  dis  pas  ma 
réputation,  jtànrfr  mes  conteinpcfrains,, dont  je  ne 
riie  soUeîfe  guère;  mais  la  seule;  gloire  -qui  «it  jamais 
touche  mon  cœur,.  1 -honneur  que  j'attends  de  la 
,p(pfetërité,  et  qu'elle  mé  rendra  parce  qu'il  m'est 
dûy  et  qtïe  la -poîîtérité*  est  toujours  juste.  Mon 
cœurj-quifte  sait* point  «'attacher  à  demi,  s'est 
donriS  à  èui  ^kné  réâèWe,  et  je  ne  ni'en  rep'en's  pas; 
je  m'en  repentirais" iriéme  inutilement,  car  il  né  se- 
rait glrfs^teihps  dé  ift'èn  dédire.  Dans' la  chaleur  de 
Tiehifhousîalime' qu'ils  m'ont  inspiré,  j'ai  cent  fois 
-été-svr'le  point  de  leur  demander  un  asile  dans  leur 
^Itaàiâbn  pOu^y  passer'  le  reste  dé  mes  jours  auprès 
d'eux;  et  ûs^  me  Fatiraient  àecordé,  avec  joie,  si 
ikçme,  à  la  tnàriîère  dont  "ils  s'y  soht  prié,  je  ne 
dois  pas  "mé  regarder  comme 'ayant  été  prévenu 
pSf  leurs  offres.  Ce  projet  -est  cérteciriemeht  uii  de 
ceux  tjiie  j'ai' médités  le  plus  long-lfeemps  et  avec  le 
pltis  de  complaisance.  Cependant  il  a  fallu' sentir 
à  fa  fin, -malgré  moi,  tju'il  n'était  pas  bon,  Je  né 
peii^ais  (Jifà  rattachement  .'des  personnes,  sans 
songer  âwx  intermé(Kaires  qui  nous  auraient  tenus 
éldigilés;  et  il  y"eii  avait  de  .'tant  dé  sortes,  surtout 
dans  l'incommodité  attachée  à  mes  maux,  qu'un 
tel  pï'QJet  n'est  excusable  que  par  le  sentiment  qui 
FaVait;  inspirée  D'ailleiiref  la  manière  de  vîv?é  qu'il 
âûnrit  fallu  preiidretlioqué  trop  directèttiënt  tous 
H.  XVI.  17 


» 


258  LETTRES 

mes  goûts 5  toutes  mes  habitudes;  je  n^'y  ajUrais  pas 
pu  résister  seulemeat  trois  mois.  Çnfin  nous  au- 
rions eu  beau  nous  rapprocher  d'habitation ,  la  dis.- 
tance  restant  toujours  la  même  ei:tre  les  états,<;ettè 
intimité  délicieuse,  qui  fait  le  plus  grand*  charme 
d'une  étroite  société  eut  toujourâi  ^man^ué  *àr  la 
nôtre  ;  je  /l'aurais  étié  ni  l'ami  ni  ,1e  dpmestique  de 
M.  ie  maréchal  de  Luxembourg ,  j'aurais  été  son 
hôte;  en  me  sentant  hors  de  che^  *noi,  j'joiuFaid^oÙT 
pire  souvent  après  mon  ancien  asile;  et  il.vaut  cent 
fois  mieux  être  éloigné  dés^  personnes  qu'on  miné, 
et  désirer  d'être  auprès  d'elles,  cpife  de  ^'e^osjer  à 
faire  un  souhait  opposé.  Quelques*  degrés  plus  rap- 
prochés eussent  peut-être  fait  révolution  dans, n^ 
vie.  J'aî  cent  fois  supposé  dans  mes  rêves  lï.  de 
Luxembourg  point  duc^  point  maréchal  de  Braiice, 
nïais  bon  gentilhomme  de  campagne,  habitant  quel- 
que vieux  château ,  et  J.  J.  Rousseau  point  aûteuV^ 
point  faiseur  de  livr.es ,  mais  ayanit  Un  esprit  mér 
diocre  et. un  peu  d'acquis,  se  présentant  au  sei^- 
'  tS;  gneui*  châtelain  et  à  la  dame,  leur  agréant ,  trouvant 
auprès  d'eux  le, bonheur  de  sa  vie,  et  contribuant 
au  leur.  Si,  pour  rendre  le  rêve  plus  agréable,  vous 
me  permettiez  de  pousser  vd'ùn  coup  d'épaide  le 
château. de  Malesherbes  à  deiïii-Iieuë  dd  là,  il  me 
semble,  monsieur,  qu'eu  rêyaiitde  cette. manière 
je  n'aurais  de  Ipug-temps.  envie  dè*in'év^iiler. 

Mais,  c'en  est  fait,  il  ne  me  résfte  plus  qujà  fer- 
nainer  le  long  rêve;  car  le»  autres  sont  désormais 
tOB$  hors  de  saison^;  et  xiest  beaucoup  si  je  puis 
me  proineltre  ^enQore'  cjuelquës-unes  des  heyrea 


A   M.   DEMALESHERBES.  qSq 

déUcieuses  que  j'ai  passées  au  château  de  Montmo 
rcfticy.'Quoi  <pi'il'èn  soit,  me  voilà  tel  que  je  me 
sens  aâecté.  Ju^ez-^moi  sur- tout  ce  fatras,  si  j'en 
vaux  la  peine  ;  car  je  n 'ysauf  aïs  mettre  plus  d'ordre , 
iBt  je  n'sti  pas  le  courage  dé  recommepcer.  Si  ce 
tableau  tPdp  ^ridîque-^i^ète  votre  bienveillance, 
j'aursii  ce^é  d'xisurper  ce  ijui  ne  m'appartenait  pas; 
lôais,  si  je  la  coûserye,  elle  tn'en  deviendra  plus 
ch'è^e,  coinme  étàhtphis  à  moi. 


17 


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LES  RÊVERIES 


DU 


PROMENEUR   SOLITAIRE. 


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JlYERTISSEMENÏ, 


<j  rm    ' 


Les  Rêveries  sont  ie  denirer  ouvrage  de  Rousseau  : 

Dans  là  première  il  dit  qu'elles  peuvent  être  regardées  comme 
un  appendice  à  ses  Confessions,  mais  qu'il  ne  leur  en  donne  plus 
le  titre,  ne'  sentant  plus  rien  à  dire  qui  puisse  le  mérèter,  La 
dixième  Promenade  n'est  pas  achevée  ;  elle  fut  écrite  le  i*  avril 
1778 ,  moins  de  trois  mois  avant  sa  mort.  Il  n'y  parle  que  de 
madame  de  Warens.  A  la  fin  de  sa  vie,  il  consacre,  ses  derniers 
souvenirs  à  celle  qui  en  avait  embelli  le  commencemcfnt.  C'est 
le  chant  du  Cygne. 

Nous  devons ,  d'après  l'engagement  que  nous  en  avoiis  pris  % 
donner  quelques  éclaircissements  sur  l'anecdote  contée  par 
Rousseau  dans  la  septième  Rêverie.  Il  s'agit  de  M.  Bovier,  qui,  le 
voyant  manger  d'un'  fruit  qu'on  croyait  vénéneux ,  au  lieu  de  l'a- 
vertir, lui  dit  qu'il  n'avait  pas  osé  prendre  cette  liberté.  Jean- 
Jacques  ajoute  qu'il  rit  de  cette  humilité  dauphinoise, 

Servan  s'est  emparé  du  fait  et  du  récit,  et  déclare  qu'il  re- 
garde eh  sa  conscience  ces  quatre  lignes  comme  une  accusation 
d'assassinat j  intentée  sous  Vair  de  la  plaisanterie^  contre 
M.  Bovier.  L'avocat-général  emploie  tout  son  talent ,  et  il  en 
avait  beaucoup,  à  rendre  Rousseau  coupable  d'une  calomnie 
atroce.  • 

«  D'aprèsJe  récit  de  Rousseau,  dit-il ,  le  lecteur ,  au  premier 

*  Daiis  V Examen  des  Confessions  ,  tom.  xiv  de  cette  édition,  pag.  14.  C'est 
par  erreur  que  le  tome  xxi  est  indiqué  en  note  ;  ce  devait  être  celni-ci ,  c^est-à- 
dire  le  tome  xvi. 


5l64  AVERTISSEMENT. 

«  coup  d'œil,  na  que  deux  partie  à  prendre  sur  le  Compte  d^ 
«  M.  Bovier.  Il  faut  le  regarder  comme  le<  plus  Mupide  ou-  le 
«  plus  méchant  des  hommes.  L'espèce  de  gaieté  que  Tusseau 
«  met  dans  son  récit  fait  d'abord  iticlinec  pour  le  premier  paiti  : 
«  il  dit  qu'il  finit  par  en  rire  :.le  lecteur  en  rit  aussi,  comme 
«  d'une  sottise,  et  passe  son  chemin;  iliais  uit' homme  plus  at- 
«  tentif  et  plus  instruit  verra  dai\s'  ces  quatre  lignes  Ia,plu$  in- 

«  famé  accusation.  »      • 

,  •    •    •      •        ■ 

En  cony«naiit  qu  fiin  a  deux' partie  à  prendre  ^'^uriyioiSer- 
van  m^t-il  tous  ses  soins  à  démontrer  qu'ii  faut  adopter  lajplus 
pdieusedes  deux  interprétations?  Il  entasse  argupaentssucargu- 
ments  pour  torturei*  le  ^ens  dés  paroles  de  Jean-Jaçqu^s,  et  pdur 
empêcher  d'admettre  le  sens  naturel.  Il  y  revient  à'  satiété  :  il 
regarde  ces  paroles  comme  une  odeur  infecte  qui  s'exhale  de 
son  tombeau.  Il  ressemble  à  ces  grondeurs  bilieux  dont  l'humeur 
augmente  encore  en  gourmapdant  celui  qui  en  est  l'objet ,  et  qui 
ressassent  leur  mercuriale  de  cent  façons  diverses. 

Cependant,  comme  il  est  de  bonlp foi ,^dans *son  humeur, la 
vérité  ne  pouvait  perdre  entièrement  sesdroits.  Il  laissa  échapper 
cçs  paroles.  «  Mais  quand  Rousseau  n*aurait  donné  M.  Bovier 
«  que  pour  un  sot  à  faire  rire ,  cette  note  est-elle  donc  si  indif- 
(t  férente  de  la  part  d'un  homme  qui  n'a  rien  dit  que  mille  échos 
n  ne  répètent?  ».Non  sans  doute  elle  ne  serait  pas  indifférente; 
mais  au  moins  ne  serait-elle  p^s  odieuse,  car  il  vaut  mieux 
passer  pour  un  sot  que  pour  un  empoisonneur.  Actuellement 
examinons  le  fait  en  lui-même.  Rousseau  mange  d'un  fruit  que 
M.  Bovier  regarde  comme  dangereux  ;  car ,  remarquons  bien 
que,  dans  le  récit,  cet  avocat  partage  le  préjugé  commun,  et 
croit  qu'on  court  des  risques  en  mangeant  les  fruits  du  saule 
épineux.  Il  laisse  Rousseau ya/rc  son  repas  ,  et  lorsque  celui-ci 
est  interrompu  par  l'avertissement  que  lui  doiinc  un  passait , 


AVEJ^TISSJEMBNT.  265 

il  lui  d>t  qu'il  n  osait  prendre  la  liberté  que  prenait  cet  étranger 
en  l'instruisant  du  danger  qu'il  courait.  Voilà  »  certes, ^h  singu- 
lier effet  de  Tadmiration ;  car  c'est. l'ârdmiratiôn  qui. rendait 
M.  Boviermuet.  Ce  qui  prouve  sa  bonhortrie,  c'est  la  déi^arche 
qu'il  a  faite  auprès  d'un  médecin  pour  attester,  que  le  fruit  du 
saule  épineux  n'était  pas  un  poison,  et  la  publicité qu'ensuitie  il 

* 

a  doiuiée  à  ce  certificat.  Il  n'a  pas  songé  que  le  point  essentiel 
à  prouver  était  que  lui,  Bovier,  savait  que  ce  fruit  ne  faisait 
aucun  mal.  Nous  n'en  doutons  pas ,  quoiqiie  la  réponse  qu'il 
fit  à  Rousseau  'pût  persuader  le  contraire.  SH|  est  absurdç  de 
supposer  qu'il  voulût  laisser  Rousseau  s'empoisonner ,  il  na  l'cist 
pas  moins  de  croire  que  Xean-Jacques  le  regardât  comme  un 
empoisonneur.  Il  ne  faut  voir  dans  la  r^onse  qu'il  fit  que  ce  qui 
s'y  trouve  réellement  :  la  timidité  d'un  homme  qui,  doublement 
déconcerté,  et  par  le  ton  affirmatif  £^vec  lequel  un  autre  assure 
que  le  fruit  du  saule  est  un  poison ,  et  par  la  question  de  Rous- 
seau, n'ose  contredire  le  premier;  ce  qui  cependant  était  la 

seule  réponse  à  fairc^u  slknd. 

]>f.  P. 


*         •  • 


A 


ï 


SOMMAIRES 

DES  RÊVERIES  DU  PROMENEUR  SOLITAIRE. 


PREMI'ÈRE    PROMENAPE. 

Rousseau  se  regarde  comme  isolé  sur  la  terre.  Il  écrit  ses  Pro- 
menades ^{our.  servir  de  suite  à  ses  Confessions.  Il  n'a  paâ., 
pour  ses  Rêveries,  les  mêmes  inqîiiiétudes  qu'il  a  eues  pour 
ses  Dialogues  et  ses  premjières  Confessions. 

'  SECONDE    PROMENADE. 

Rousseau  s'aperçoit  que  ses  forces  l'abandonnent  peu-à-peu. 
Il  fait  une  chute  à  Ménil-Montant.  Détails  de  cet  accident 
funeste.  Cris  et  effroi  de  sa  femme  à  son  arrivée  chez  lui.  Il 
reçoit  plusieurs  visites  d'une  dame.  Ses  ennemis  répandent  le 
bruit  de  sa  mort  à  la  cour  et  à  la  ville.  On  veut  ouvrir  une 
souscription  pour  l'impression  de  ses  manuscrits. 

TROISIEME    PROM£NAl>E. 

L'étude  d'un  vieillard  est  d'apprendre  à  mourir.  Tableau  de  la 
philosophie  moderne.  Famille  de  Rousseau  ;  son  enfance ,  sa 
réforme ,  ses  règles  de  conduite  et  de  foi. 

QUATRIÈME    PROMENADE. 

Rousseau  aime  le  bon  Plutarque  ;  c  est  le  livre  qui  lui  proQte  le 
'  plus.  Il  a  à  se  plaindre  de  l'abbé  Raynal.  Il  se  rappelle  un  ^ 
mensonge  de  sa  jeunesse  qui  l'afQige  beaucoup.  Dissertation 
sur  le  mensonge  et  sur  le  Temple  de  Gnide.  Portrait  d'un 
homme  vrai.  Il  répond  mal  à  une  question  qu'on  lui  fait  à 
table.  Il  a  plus  souvent  gardé  le  silence  sur  le  bien  qu'il  a 
fait  que  sur  le  mal.  Exemples  qu'il  en  donne. 

CINQUIEME    PROMENADE. 


Description  de  l'île  de  Saint- Pierre.  Rousseau  regrette  de  n'a- 
voir pu  y  fixer  son  séjour.  Il  y  travaille  à  la  botanique.  Dé- 
tail de  ses  amusements  dans  cette  île.  Il  y  fonde  une  colonie. 


V 


-^ 


:^68  SOMMAIRES  DES. RÊVERIES. 

SIXIÈME.   Pao  M  EN  A  DE. 

•      •  •  *.  •    • 

.RoMiBau  va  herboriçei;  à  be^tiUy.  Il  t'eùcontre  en  chemin  un 
.  I^nt  bossu.  S'il  arvài^  eu  l'anneau  de  Gygès ,  il  ne  s'en  serait 
servi  que  pour  le  bonheur  de  Kuniyers.  . 

•     ■       '    ■ 

SEPT'IÈME    PROMENADE. 

Ilousséau,  devenu  plus  que  sexagénaire*,  suit  son  penchant 
pçtir  la  botanique.  Il  herborise  jpsc^e  sur  la  cage  de  ses  oi- 
seanx.  Théophra^te  est  le  seul  .botaniste  de  ^antiquité.  Les 
idées  médicinales  ôtent  tout  le  charme  de  Tétuclè  des  plantes. 
Il  compare  ensemble  les  trois  règnes  de  la  nature.  Anecdotes 
sur  ses  herborisations  en  Suisse,  et  sur  l'humilité  d'un  avo- 
cûJt  de  Grenoble.  .     .  =    ' 

HUITIÈME    PROMENADE. 

B-Ousseau  ne  changerait  pasi  $ia- destinée,  quoique  très-déplo- 
rable, contre  celle  di\  plus  fortuné  des  mortels.  Il  avoue 
qu*il  a  eu  beaucoup  d'amour-propre  quand  il  a  vécu  dans  le 
nlonde.  Il  ne  s'affecte  pas  des  •  maax  à  venir,  mais  de  ceux 
qu'il  souffre  dans  te  moment.  Tous  les  événements  de  la  vie 
et  les  pièges,  des  hommes  n'ont  plus  de  prise  sur  lui. 

NEUVIÈME    PROMENADE. 

« 

On  lui  porte  l'éloge  de  madame  Geoffrin  avec  mauvaise  inten. 
tion.  Conduite  de  Rousseau  envers  ses  propres  enfants.  Rai- 
sons qu'il  donne  pour  se  justifier.  Il  éprouve  beaucoup  de 
làisLr  à  voir  et  à  observer  {a  jeunesse*  Ses  promenades  à 
(^ignâDcolîtT,lPt  à  la  Muette.  Fête  de  la  Chevrette.  Amuse- 
ments  de  Paris  comparés  avec  ceux  de  Genève  et  de  Suisse. 
Promenade  de  Jean-Jacques  aux  Invalides. 


DIXIEME    PROMENADE. 


Époque  qi^  Rousseau  fait  connaissance  avec  madame  de  Wa- 
rens.  Son  bonheur  chez  cette  dame.  Il  fait  ses  efforts  pour 
rendre  cette  union  durable. 


LES  RÊVERIES 


DUv 


PROMENEÛR^ÔtlTAIRE. 


••• 


PREMIERS^  Plrt)MEFApE;   •• 

•/j^e  voici  donc  seul  s.ur  la  terre,  n'ayant  pliiiWl* 
frère,  die  prachàin ,  d:anii,  de  société  quetobi-rmenie. 
Eë  plus  8Qçiî^le*et  le  mus  aintant -dé^^Jtiuniâins  en 
a  été^rpscrit  par  un  aecford  unanime^'  11$  ont  cReï^ 
cbé,  dans  les  rafiSnenïentâ'  dé  leurhaine,-  quel  tour-* 

%    *.        •  • .  "   .  •      *  •  j  •  •   .         » 

'  ■  ■  •  9     •  ••  > 

nkent  pouvait  être  le  plus  cruel  à*moi]|,  àme  sen- 
sible]^ et  ils  oAt  trisé  violemment  tous  les  liens  qui 
iOGt'ÂIlaçhâièht  à  eux.  J'aurais  ^imé  les  hommés^'en* 
ièf\%  d'eux-méÉneà*  :.ils  n'ont  pu  ,*(ïti^  cessant  <le 
Ijêpp^,  se  dérober  à  mon  affection.  ^Les.^ voilà  donc 
étx^gerèyiQc.onnua,.  nilfe  éii6îr''poûr'moi^puis- 
caiïh  J'ont  voulue.  Mais  môjfr,  ^^tac^è  d'etnd  et -de 
t^t^i^ue  siiis-jé -moi^mêtoe ?  Yoi^kcé qui mef e^te 
à  fi^inercher/MaUièurétisement'  cette  reeherohe  doit 
4ke  précédée  <f uix^*C94f^,  d'.Q^i  *^ur  nik  pbsitioni:" 
é'ést.  tirreT- Idé^.  pur  laquais  itfaulr-Bèoessiaireilient 


qijié  je  ,pas^^p<j\^  aMyôr  d'erui  sMLai^:    •* 


tbmjeîâ^  q^lûqê  .int%estiofi^  iùe-  tcfm*- 


îi-JO  LES.  RÊVERIES. 

mente,  que  je  dors.d'un  mauvais  sommeil,  et  que 
je  vais  ipe  réveiller ,  bien  soulagé  de  ma  peine,  en 
me  retroiivalît  av6c  nies  amis.  Oui,  sans  doute,  il 
fautjque  j'aie-foit^  sains  que  je  m'en  aperçusse,  un 
saut  dé  la  veille  au  sommeil,  ou  plutôt  de  la  vie  à 
la  mort.  Tiré,  je.  ne  sais  côipment,  de  l'ordre  des 
choses,  je  me  suis  vu  précipité  dans  tm  chaos  in- 
compréhensible, où  je  n'aperçois  rien  du  tout;  et 
jplus  je  pense  à  inâr  situation  présente,  et  moins  je 
puis  comprendre  oii  je" suis; ^ 

Eh  !  comment  aurais-jepu  prévoir  le  destin  qui 
Hi'atlepdait?  comment  le  puis-je  concevoir  encof'c 
aujourd'hui  que  j'y  suis  liVré?  Pouvais -je  «dans 
mon  bon  seji^s. apposer  qu'un  joUr  moi ,  le  ménfe 
hoipme  que  j'étfai's,  le  même  que  je  suis  encore  j"  je 
f^ssepàis,  je  sei^is  tenu;  saris  le  moindref  doute , 
pour  un  ibgiQUStre ,-*ùn  empoisonneur ,  lui  assassin; 
tjue  je  deviendrais* lliorrpur  de  la'  race  huinaiilè^ 
le  jouet  de  la,  canaiHe  ;  que  .toute/ la  "salut^On 
qtie^.me  fer^ieirt  les  passants  seifait  tie  cracher,  wir 
moi;  qu'une  généïaûtîon'tptit  eôtière  s'amuséi^tt 
d!un  accord  ^unanime  à  ♦mîenfterrer,  toitf^vivaof? 
Quand-cette  éik^nge  révolutiori^se  fit,  pris  ai*  dé- 
pourvu, j'en  fii», d'abord 'bouleyér^.  -Mes  agità'^ 
fions,  mon ^indignatipfe-,  mp 
délire  qUi  rfa  paV  eu  trop'  jjé  âS^  Sus  jpbulr  se  cài* 


fourni;,'  pîir^  mes  iinprudencei  ,>au?:'.  aîrectêûre'  ae 
ma.d^stijiée ,  aut^it  d'idàCr1imënt9hqk'îl$-o^^ 
lénoent  11)16  en  œuvre  ppùr  ia  &té^  l^ans  Vél&ik' 


PREMrÈRE    PROMENADE.  à']  ï 

Je  me  suis  débattu  long-temps  aussi  violemihent 
que  vainement.  Sans  adresse ,  sans  art ,  sans  dissi- 
mulation, sans  prudence,  franc,  ouvert, impatient, 
emporté,  je  n'ai. fait,  en  me  débaittant,  que  m'en- 
I^cer  davantage ,  et  leur  donner  incessamment  de 
ijouvelles  prises  qu'ils  n'ont  eii  gardé  de  négliger. 
Sentant  enfin  tous  mçs  efforts  inutiles  ,•  et  me 
tourmentant  à  pure  perte,  j'ai  pris  le  «eul  parti 
qui  me  restait  à  prendre ,  cdui  de  nie  soumettre 
à  ma  destinée ,  sans  plus  regimber  contre  la  né- 
cessité. J'ai  trouvé  dans  cette  résignation  le  dédom- 
magement de  tous  mes  ïtiaux,  par  la  tranquillité 
qu'elle  uçie  procure,  et  qui  ne  .pouvait  s'allîetaVec 
le  travail- continuel  d'une  résistance  aussi  pénible 
qu^nfruc  tueuse.  _      «t 

Une  autre  chose  a  contribué  àxette  trantiuillité. 
Sans  touÀ  les  raffinements  de  leur  haine,  mes  per- 
sécuteurs en  ont  omis  lih  quéleili^  ahimosité  leur 
a  fait  oublier;  c'était  d'en  graduer  si  bien  les  .effets, 
qa'ils  pussent  entretenir  et  rençuveter  mes  dou- 
leurs sans  cesse ,  en  me  portant  toujours  quelque 
nouvelle  atteinte.  S'ils  avaient  eu  l'adresse  de  me 
laisser  quelque  lueur  d'espérance ,  i&  me  tien- 
draient-encore  par  là.  Ils  pourraient  faire  encore 
df 'moi  leur  jouet  par  quelque  faux  leurre;  pt  me 
navrer  .ensuite  d'un  tourment  toujours  nouveau 
par  mon  attente  déçue.  Mais  ih  ont  d'avance  épuisé 
toutes  leurs  ressources;  en  ne  me  laissantTieh,  ils 
se  sont  tout  Ole  à  eux-nïêmes.  La  diffamation,' la 
dépression ,  la-  dérision ,  Fopprobre  dont  ils  m'ont 
couvert^  hit^sohtpaâ  {)his. susceptibles  d'augiiien- 


...tatiign  qtif  d'atltju^cjsaeraent',  nous  soriftne%  égale- 

lûpTit  bors  d'état-,  t'iix  de-lps  aggraver,  et  rfioide 

Td'y  soustraire.  \h  se  sqnt  tpHement  pressés  de. 

'  ^ÔFtêf  àspji  comble  U  mesurp  dp  ma  misère,  que 

•*  |putB'  la  puissajiçê  huiruiiné,  aidée  de  toutes  les 
KUsés  de  l'enfer,  n'ysa'iirait'pliis  rien  ajouter.  Là 
rfoaloîii'  physique  ellç-fnème,  au  .lieu  d'augmenter 

.ines- [leints,  J  fecait  diversion.  En 'm'drrachant 
([es  qriSîdeift^'ètrf'ene  m'épargnerait  dos  gémisse^ 
ïftciitîi,'  ej  les  riéchuranacnïs  de  mon  corps,  suspeîi- 

_^raient  Ceux  de  mon  cc^ir. 
.    Qu'ai-.je  encore -à  craindre  d'eux,  puisque  tout 

■  est  fiiit?  Se  pouvairt  plus  empirer  mon  éttitTïls  ne 
sâiiraieirt  ,p(iis  m'msjjirer  d'aïanues.  L'inqtiiêtqde. 
et.PeHr(^  sont  <les  niaux,  dont'  ils  m'ont  pour  ja- 
[■uAaîs' déUvTié^;  c'est  toujours  unsoulagementî  Les 
natlx  réds  ont  siu'  "moi  peu  de  prise;  je  prends 

ilâfaémpïit  nidn  pai*tf  sur  ceux  que  jV-prouve ,  mais 
I  •Bf)n  pfl.'i  sur  eeuv  que  je  crains.  Mon  knàginatipn 

- 'leffarouchéé  les  combine,  les  retouj-ne,  les  étend 
ef  les,  augmente,  T^eur  attente  me  tciurmente  cent 
fois  plus  que  leiu-  présence,  ef  la  nienace  m'est 
plus  terrible  que  te  coup.  Sitôt  qu'ils  arrivent, 
l'événement,  leur'ôtant  tout  ce  qiills  avaient  d'i- 
rfia^naire,  les  réduit  à  leur  juste  valeur.  Je  les 
trouve  alors  beaucpijp  ignoindres  que  Je  ne  me  les 
étais  figurés^  et  mèmej'au  mîjieji  ije^a  souffrance, 
je  ne.^laîssejwSdeTne  sen<ir  sbufagé.  Dans  cet  Agt, 
affranchi  de  toute  nouvelle  craintcr  et  délivYxV  de 
Pîbquîetuile,  de  l'espérance,  la  seule  li;Jjitudo  stif- 
firar  potïr'me  rf^dreiie  jour  en  jour  pliiR  suppor- 


PREMIÈRE  PROMENADE.  ^'j'S 

table  une  situation  que  rien  ne  peut  empirer  ;  et, 
à  mesure  que  le  sejitinieiM;  s'en  émousse  par  la  dur 
rée ,  ils  n'ont  plus  de  moyens  pour  le  ranimer.  Voilà 
le  bien  que  m'ont  fait  mes  persécuteurs^  en  épui- 
sant sans  mesure  tous  les  traits  de  leur  animosité. 
Ils  se  sont  ôté  sur  moi  tout  empire,  et  je  puis  dé- 
sormais me  moquer  d'eux. 

Il  n'y  a  pas  deux  mois  encore  qu'un  plein  calme 
est  rétabli  dans  mon  cœur.  Depuis  long-temps  je 
ne  craignais  plus  rien,  mais  j'espérais  encore;  et 
cet  espoir ,  tantôt  bercé ,  tantôt  frustré ,  était  une 
prise  par  laquelle  mille  passions  diverses  ne  ces- 
saient de  m'agitep.  Un  événement  aussi  triste  qu'im- 
prévu vient  en^n  d'effacer  de  ipaon  cœur  ce  faible 
rayon  d'espérance ,  et  m'a  fait  voir  ma  destinée 
fixée  à  jamais  sans  retour  ici-bas.  Dès-lors  je  me 
suis  résigné  sans  réserve,  et  j'ai  retrouvé  la  paix. 

Sitôt  que  j'ai  commencé  d'entrevoir  la  trame 
dans  toute  SOI}  étendue,  j'ai  perdu  pour  jamais 
Fidée  de  ramener  de  mon  vivant  le  public  sur 
mon  compte,  et  même  ce  retour,  ne  pouvant  plus 
être  réciproque,  me  serait  désormais  bien  inutile. 
Les  hommes  auraient  beau  revenir  à  moi,  ils  ne 
me  retrouveraient  plus.  Avec  le  dédain  qu'ils  m'ont 
inspiré,  leur  commerce  me  serait  insipide  et  même 
à  charge,  et  je  suis  cent  fois  plus  heureux  dans 
ma  solitude,  que  je  ne  pourrais  l'être  en  vivant' 
avec  eux.  Ils  ont  arraché  de  mon  cœur  toutes  les 
douceurs  de  la  société.  Elles  n'y  pourraient  plus 
germer  derechef  à  mon  âge  ;  il  est  trop  tard.  Qu'ils 
me  fassent  désormais  du  bien  ou  du  mal,  tout 

R.   XVI.  i8        * 


li^4  ^^^    RÊVERIES. 

m'est  indifférent  de  leur  part;  et  quoi  qu'ils  fas- 
sent ,  mes  contemporains  ne  seront  jamais  rien 
pour  moi. 

Mais  je  comptais  encore  sur  l'avenir-,  et  j'espé- 
rais qu'une  génération  meilleure ,  examinant  mieux 
et  les  jugements  portés  par  celle-ci  sur  mon  compte, 
et  sa  conduite  avec  moi ,  'démêlerait  aisément  l'ar- 
tifice de  ceux  qui  la  dirigent,  et  me  veï*rait  enfin 
tel  que  je  suis.  C'est  cet  espoir  qui  m'a  fait  écrire 
mes  dialogues,  et  qui  m'a  suggéré  mille  -folles  ten- 
tatives poiir  les  faire  passer  à  la  postérité.  Cet  es- 
poir, quoiqiife  éloigné,  tenait  mon  ame  dans  la 
lïrême  agitation  que  quand  je 'cherchais  encore 
dans  le  siècle,  un  cœur  juste;  et  mes  espérances , 
que  j'avais 'beau  jeter  au  loin,  me  rendaient  égale- 
ment le  jouet  des  hommes  d'aujourd'hui.  J'ai  dît 
dans  mes  dialogues  sur  quoi  je  fondais  cette  attente. 
Je  me  trompais.  Je  l'ai  senti  par  bonheur  Assez  à 
teinps^  pour  trouver  encore ,  avant  ma  dernière 
heure,  un  intei*valle  de  pleine  quiétude  et  de  repos 
absolu.  Cet  intervalle  a  comtnencé  à  l'époque  dont 
je  parte,  et  j'ai  lieu  de.  croire  qu'il  ne  sera  plUs 
interrompu. 

11  se  piasse  bien  peu  de  jours,  que  de  nouveltes 
réflexions  ne  me  confirment  combien  j'étais  dans 
l'erreur  de  compter  sur  le  retour  du  public,  même 
dans  lin  autre  âge,  puisqu'il  est  conduit,  dans  ce 
qui  me  regarde,  par  des  guides  qui  se  renouvellent 
sans  cesse  dans  les  coi'ps  (Jùi  tti'ont  pris  en  aver- 
sion. Les  particuliers  meureîtt;  mais  les  corps  c^- 
lectifs  ne  tneurent  point.  Les  mêmes  passions  -s'y 


> 

perpétueut ,  -et  leur*  haine  ardente. ,  immortelle 
comme  le  4énK>n  ^oi /inspire ,  a  toujojurs  la  même 
activité.  Quaod  tçus  jpaes  eiinenâis  particuliers  se- 
ront mq^ts^  le4  inédeclns,'.tes  oratoriens  vivront 
eucQre;  et,  quand 'je  Saurais  pour  persécuteqrs 
que*  ces  deui^  corpSrlà,'je  dois  "être  sur  qu'ils  ne 
laisseront  p$is  plus  der  paix:  A  ma  mémoire  après  ma 
Itiort,  qu'ïfs  n'en  laissent  à  ma  personne  de  mon 
vivant.  Pfeut-eir«,  p^r  trait  de  temps,  les médèciii^, 
que  j'ai  réellement  ^iffensés,  pourraient-ils  s'àpai- 
^r  î  niâîs  le$  oratoriéns.,  que  j'aitnais,  que  jfesti- 
mais,  en  qui  j'ayais  toute  confiance,  et  que  je 
n'offensai  |a]Bai3  f  les  oratoriéns ,  gens  d'église  et 

• 

demi-ipoi^es ,  seront  à  jamais  implacables;  leifr 
propre  iniquité. fait  mon  crime,  que  leur  ^mour* 
propre  ne  nue  pardonnera  jamais  ;  «t  le  public,  dont 
ils  auront  soin  4'en.tré};enir  et  ranimer  l'àniii^sité 
sans  oésse  /  ne  s'apaisera  pas  plus  qu'eux. 

Tout  esiti^i  pour  moi  sur  la  terre.  On  ne  .peut 
plus  m'y  faire  ni  Êien  ni  ipal:  Il  ne  me  reste  plus 
rien  à  espérer  ni*  à  craindre  en  ce  monde,  et  m'y 
voilà  tranquille  au  fond  de  l'abîme ,  pauvre  morte] 
infortuné,  mais  impassible  comme  Dieu  même. 
•  Tout  ce  qui  m'est  extérieur  m'est  étranger  dé- 
sormaiis.  ;*e  n'ai,  plus,  en  ce  ùipnde,  ni  prochain, 
ni  semblables,  ni  fcères.  Je  suis  sur  la  terre  comme 
dans. une  planète  étijan^ère  où  je  serais  tombé  de 
celle  que  j'habitais.  Si  je  rfeqopnais  autour  de^moi 
quelque  chose ,  ce  /le  s<>nt  ^ue  des  pbjefs  affli- 
gean,ts.eit 4éç^irai[ïts  pour  mwçcBur,  e^t  je  ne  peux 
jeter  Ié^s  y6i9x,^u<*.Qe/qui,q9e  U^Hfi}^  et  ^'entoiu:e , 

18. 


276  LES    RÊVERÎES. 

sans  y  trouver  toujours  quelque  sujet  de  dédain 
qui' m'indigne,  ou  de  douleur  qui  m'afflige.  Écar- 
tons donc  de  mon  esjprit  tous  les  pénibles  objets 
dont  je  m'occuperais  àusâr  douloureusement  cjtfi- 
nutilement.  5eul  pour  le  reste'  dé  ma  vie ,  puisque 
je  ne  trouve  qu'en  moi  la  consolation,  l'espérance 
et  la  paix ,  je  ne  dois  ni  ne  veux  pluâ  m'occuper  que 
de  moi.  C'est  dans  cet  état  que  je  reprends  la  suite 
de  l'examen  sévère  et  sincère  que  j'appelai'jadis  inés 
Confessions.  Je  consacre  mes  derniers  jours  à  nî'étu- 
dîer  moi-même  et  à  préparer  d'avance  le  compte  que 
je  ne  tarderai  pas  à  rendre  de  moi.  Livrons-npus 
tout  entier  à  la  douceur  de  converser  àveôition 
ame,  puisqu'elle  est  la  seule  que  lés  horilmes  nre 
puissent  m'ôter.  Si^  à  force  de  réfléchir  Sur  mes 
dispositions  intérieures,  je  parviens  à  les  mettre 
en  meilleur  ordre,  et  à  corriger  le  mal  qui  peut  y 
rester,  mes  méditations  ne  seront  pas  entièrement 
inutiles,  et,  quoique  je  ne  sois  plus  bon  à  rien  sur 
la  terre ,  je  n'aurai  pas  tout-à-fait  perdu  mes  der- 
niers jours.  Les  loisirs  de  mes  promenades  jour- 
nalières ont  souvent  été  remplis  de  contemplations 
charmantes  dont  j'ai  regret  d'avoir  perdu  le*  sou- 
venir. Je  fixerai  par  l'écriture'  celles  qui*  pourrofit 
me  venir  encore  ;  chaque  fois  que  jie*  les  i^lfrai 
m'en  rendra  la  jouissance.  J'oublierai  nies  mal- 
heurs, mes  persécuteurs,  mes  opprobres,  en  son- 
geant au  prix  qu'avait  mérité  mon  coeur. 

Ces  feuilles  ne  seront  proprement  qu'uninforme 
journal  de  mes  rêveries.  Il  y  sera  beaucoup  ques- 
tion de  moi,  parce  qu'un  solitaire  qui  réfléchit 


PREMIÈRE    PRQJtfElHADE.  277 

s'occupe  nécessatirement  beaucoup  de  lui-même. 
Du  reste,  toutes  les, idées  étrangères  qui  me  pas- 
sent par  la  tête  en  me  promenant  y  trouveront 
également  leur  place.  Je  dirai  ce  que  j'ai  pensé 
tout  connne  il  m'est  venu,  et  aryec  aussi  peu  de 
liaison  que  les  idées  de  la  veille  en  ont  d'ordinaire 
avec  celles  du  lendemain.  Mais  il  en  résultera  tou- 
îpiurs  une  nouvelle  connaissance  de  çaon  naturel 
et  de  mon  humeur,  par  celle  des  sentiments  et  desi 
pensées  dpnt  xhpn  esprit  fait  sa  pâture  journalière 
dans  l'étrange  état  où  je  suis.  Ces  feuilles  peuvent 
donc  être  regardçes  comme  un  appendice  de  mes 
Confessions \  mai^  je  ne  leur  en  donne  plus  le  titre, 
ne  sentant  plus  rien. à  dire  qui  puisse  le  mériter. 
Mon  cœur  s'est  purifié  à  la  coupelle  de  l'adversité, 
et  j'y  trouve  à  peine,  en  le  sondant  avec  soin, 
quelque  reste  de  penchant  répréhensible.  Qu'au- 
rais-je  encore  à  confesser  quand  toutes  les  affecr 
tions  terrestres  en  sont  arrachées  ?  Je  n'ai  pas  plus 
à  me  louer  qu'à  me  blâmer  ;  je  suis  nul  désormais 
parmi  les  honcimes,  et  ç'^st  tant  ce  que  je  puis 
être  ;  n'ayant  plus  avec  eux  de  relation  réelle ,  de 
véritable  société.  Ne  pouvant  plus  faire  aucun 
hïeu  qui  ne  tourne  à  mal,  ne  pouvant  plus  agir 
sans  nuire  à  autrui  ou  à  moi-même,  m'abstenir 
est  devenu  mon  unique  devoir,  et  je  le  remplis  au- 
tant qu'il  est  en  moi.  Mais,  dans  ce  désœuvrement 
du  cprps,  mon  ame  est  encore  active,  elle  produit 
çnçore  des  sentiments ,  des  pensées,  et  sa  vie  in- 
terne et  naorale  .semble,  encore  s'être  accrue  par 
la  mort  de  tout  intérêt  terrestre  et  temporal.  Mpp 


l'jS  Lès.  RgÊvtRiÉs, 

corps  n'est  plus  pouf  moi  quSip  embafràs ,  *qii'tin 
obstacle,  et  je  m'en  dégage  d'âvanôfe  antant  que 

je  puis. 

•  -,  .  « 

Une  situation  si  Singulière  njérite  assurément 
d'être  examinée  et  décrite,  et  c'est  à  cet  examen 
que  je  consacre  mes  dei^niei*s  lofeirs.  Pour  le  feif^ 
atec  succès ,  il  y  faudrait  ,pr6ééàer  avec  ordre  et 
méthode;  mais  je  stiis  iiicâpïible  de  ce  tra*^ail,  et 
mênlè  il  m'écarterai t  de  mon  but,  qui  est  de  nje 
rendre  compte  des  modification»  (ie  mon  ame^et 
de  leurs  successions.  Je  ferai  sur  irioi' 4 #  quelque 
égard  les  opération^  que  font  tes  physiciêiffs  sur 
l'air  pour  en  connaître  l'état  jôurndier.  J'appli- 
querai le  barotnètre  à  moii  amè,  et  ces  opérafions 
bien  diHgées  etlong-tenips  répétées*  îifie  ppùrrâient 
fournir  des  résultats  aussi'  sûrs  que  les  leurs.  Mais 
je  n'étends  pas  jusque-là  mon  entreprise.  Je  me 
contenterai  de  tenir  le  registre  des  opératiojpîs , 
sans  chercher  à  les  réduire  en  systèttie.  Je  fais  la 
même  entreprise  que  Moiitaigne,  mais  avec  un  but 
tout  contraire  au  sien  ;  car  il  n'édrivait  ses  Ess^s 
qliè  pour  les  autres,  et  je  n'écris  mes  rêveries  que 
pour  moi.  Si  ^ans  mes  plus  vieux  jours,  aux  ap- 
proches du  départ,  je  reste,  (îômme  je  l'espère, 
dans  la  même  disposition  où  je  suis,  leur  lecture 
me  rappellera  la  douceur  que  je  goûte  aies  écrire , 
et,  faisant  renaître  ainsi  pour  moi  le  teînps  passé, 
doublera  pour  ainsi  dire  mon  existence.  En  dépit 
des  hommes  je  saurai  goûter  encore  le  charme  de  la 
société ,  et  je  vivrai  décrépit  avec  moi  dans  un  autre 
âge,  comme  je  vivrais  avec  un  itioinis  vieux  ami. 


PREMIÈRE    PROMENADE.  279 

J'écrivais  mes  premières  Cori/essions  et  mes  Dia- 
logues dans  un  aouci  continuel  sur  les  moyens  de 
les  dérober  aux  lùains  rapaces  de  mes  persécuteurs, 
pour  les  transmettre,  s'il" était  possible,  à  d'autres 
générations.  La  même  inquiétude  ne  me  tourmente 
plu&  pour  cet  écrit;  je  sais  qu'elle  serait  inutile , 
et  le  désir  d'être  mieux  connu  des  hommes  s'étant 
éteint  daiis  mon  cœur ,  n'y  laisse  qu'une  indiffé- 
rence profonde  sur  le  sort  et  de  mes  vrais  écrits 
et  des  monuments  de  mon  innocence,  qui  déjà 
peut-êtrq  ont  été  tous  pour  jamais  apéantis.  Qu'on 
épie  ce  que  je  fois,  qu'on  s'inquiète  de  ces  feuilles  y 
qu'on  s'en  empare,  qu'on  les  supprime  qu'on  les 
falsifie,  tout  cela  m'est  égal  désormais..  Je  ne  les 
cache  ni  ne  les  montre.  Si  on  m.e  les  enlève  de 
mon  vivant,  on  ne  m'enlèvera  ni  le  plaisir  de  les 
avoir  écrites,  ni  le  souvenir  de  leur  contenu,  ni 
leâ  méditations  solitaires  dont  elles  sont  le  fruit, 
et  dout  la  source  ne  peut  s'éteindre  qu'avec  mpn 
ame.  Si  dès  mes  premières  calamités  j'avais  su  ne 
point  regimber  contre  ma  destinée,  et  prendre  le 
parti  que  je  prends  aujourd'hui,  tous  les  efforts 
des  hommes,  toutes  leurs  épouvantables  machines, 
eussent  été  sur  moi  sans  effet,  et  ils  n'auraient  pas 
plus  troublé  mon  repos  par  toutes  leurs  trames , 
qu'ils  ne  peuvent  le  troubler  désormais  par  tous 
leurs  succès;  qu'ils  jouissent  à  leui*  gré  4©  mon 
opprx)bre,  ils  ne  m'empêcheront  pas  de  jouir  de 
mon  innocence ,  et  d'achever  mes  jours  en  paix 
malgré  eux. 


aSo  LES    RÊVERIES. 


"1  ■•■ 


SECONDE  PROMENADE. 


Ayant  donc  formé  le  projet  de  décrire  l'état 
habituel  de  mon  ame  dans  la  plus  étrange  position 
où  se  puisse  jamais  trouver  un  mortel,  je  n'ai  vu 
nulle  manière  plus  simple  et  plus  sûre  d'exécuter 
cette  entreprise ,  que  de  tenir  un  registre  fidèle 
de  mes  Promenades  solitaires  et  des  rêveries  gui 
les  remplissent,  quand  je  laisse  ma  tête  èntièrer 
ment  libre ,  et  mes  idées  suivre  leur  pente  sans  ré- 
sistance et  sans  gêne.  Ces  heures  de  soUtude  et 
de  méditation  sont  les  seules  de  la  journée  où  je 
s;ois  pleinement  moi  et  à  moi,  sans  diversion,  sans 
obstacle ,  et* où  je  puisse  véritablement  dire  être  ce 
que  là  nature  a  voulu. 

J'ai  bientôt  senti  que  j'avais  trop  tardé  d'exécu- 
ter ce  projet.  Mon  imagination,  déjà  moins  vive, 
ne  s'enflamme  plus  comme  autrefois  à  la  contem- 
plation de  l'objet  qui  l'anime;  je  m'enivre  moins 
du  délire  de  la  rêverie;  il  y  a  plus  3e  réminiscence 
que  de  création  dans  ce  qu'elle  produit  désormais; 
Un  tiède  allanguissement  énerve  toutes  mes  facul- 
tés ;  l'esprit  de  vie  s'éteint  en  moi  par  degrés  ; 
mon  ame  ne  s'élance  plus  qu'avec  peine  hors  de 
sa  caduque  enveloppe,  et,  sans  l'espérance  de 
l'état  auquel  j'aspire  parce  que  je  m'y  sens  avoir, 
droit,  je  n'existerais  plus  que  par  des.  souvenirs  ; 
ainsi,  pour  me  coijtempler  moi-même  avant  mon 


^|^ 


SECONDE    PROMENADE.  281 

< 

déclin,  il  faut  que  je  riemonte  au  moins  de  quel- 
ques années  au  temps  où ,  pendant  tout  espoir 
ici-bas,  et  ne  trouvant  plus  d'aliment  pour  mon 
cœur  sur  la  terre,  je  m'accoutumais  peu-à.-peu  à 
le  nourrir  de  sa  propre  substance,  et  à  chercher 
toute  sa  pâture  au^edans  de  moi. 

Cette  ressource^,  dont  je  m'avisai  trop  tard, -de- 
vint si  féconde^  qu'elle  suffît  bientôt  pour  me  dé- 
dommager de  tout.  L'habitude  de  rentrer  en  moi- 
même  me  fit  perdre  enfin  lesentiment  et  presque 
le  souvenir  de  mes  npiaux.  J'appris  ainsi  par  ma 
propre  expérience  que  la  source  du  vrai  bonheur 
e^t  en  nous,  et  qu'il  ne  dépend  pas  des  honuoes 
de  rendre  f  raimeRt  misérable  celui  qui  sait  vou- 
loir être  heureux.  Depuis  quatre  Ou  cinq  ans  je 
goûtais  habituellement  ces  délices  internes  que 
trouvent  dans  la  contemplation  le^  âmes  aimantes 
et  douces.  Ces  ravissements , ,  ces  extases ,  que  j'é- 
prouvais quelquefois  en  mé  promenant  ainsi  seul, 
étaient  des  jouissances  qtie  je  devais'  à  mes  perse- 
cutjBurs  :  sans  eux  je  n'aurais  jamais  trouvé  ni 
connu  les  trésors  que  je  portais  en  naoi-^même.  Au 
milieu  de  tant  de  richesses ,  comment  en  tenir  un 
registre  fidèle?  En  voulant  me  rappeler  tant  de 
douces  rêveries,  au  lieu  de  les  décrire  j'y  retom- 
bais. C'est  un  état  que  son  souvenir  ramène,  et 
qu'pn  cesserait  bientôt  de  connaître  en  cessant 
tout-à-fait  de  le  sentir. 

J'éprouvai  bien  cet  effet  dansles  promenades  qui 
suivirent  le  projet  d'écrire  la  suite  de  mes  Con/ès^ 
siqnsj  surtout  dans  celle  dojit  je  vais  parler,  et  dans 


2ft»  LES    BÂVERIES. 

laquelle  un  accident  impréTii  vînt  rompre  le  fil  de 
nie&idée»9  et  leur  donner  pour  quelque  temps  un 
autre  cours. 

Le  jeudi  ^4  octol^re  J776,  je  suivis  après  diner 
les  boulevards  jusqu'à  la  rue  du  ChemiB-Vert,  par 
laquelle  je  gagnais  les  hauteurs  de  MénitMontant; 
et  de  là,  prenant  les  sentiers  à  travers  les  vignes 
et  les  prairies,  je  traversais  jusqu'à  Charonne  le 
riant  paysage  qui  sépare  ces  deu^  villages  ;  p^jiis  je 
fis  un  détour  pour  revenir  par  les  mêmes  prairies , 
en  prenant*  un  autre  ^chemin.  Je  m'amusais  à  les 
parcourir  avec  ce  plaisir  et  .cet  intérêt,  que  m'ont 
toujours  donné  les  sites  agréables,  et  m'arrétant 
quelquefois  à  fi^ier  des  plantes  dans  la  verdure.  J'en 
aperçus  deux  que.  je  voyais  ^sez  rarement  autour 
de  Paris,  et  que  je  trouvai  trè^-»abondantes  dans 
ce  capton-là..  I^'uneest  ie  Picris  hieracioîdes^,  de,  la 
faipille  des  composées,  et  l'autre  \e  Buplemm  JhU- 
catum ,  de  celle  des  ômbellifères.  Cette  découverte 
me  réjouit  et  m'amusa  très-long  -  temps ,  et  finit 
par  celte  d'une  plau te  encore  plus  rare,  surtout 
dans  un  pays  élevé ,  savoir  le  Cerastium  aquaiicum^ 
que,  malgré  l'accident  qui  m'arriva  le  même  jour, 
j'ai  retrouvé  dans  un  livre  que  j'avais  sur  moi,  et 
placé  dans  mon  herbier. 

Enfin,  après  avoir  parcouru  en  détail  plusieurs 
autres  plantes  que  je  voyais  encore  en  fleurs,  et 
dont  l'aspect  et  l'énumération  qui  m'était  fomilière 
me  donnaient  néanmoins  toujours  ,du  plaisir,  je 
quittai  peu*à*peu  ces  menues  observations  pour 
me  livrer  à  l'impression  non  moins  agréable,  mais 


SECONDE    PROMENADE.  ^83 

plus  toiichante,  que  faisait  sur  moi  l'ensemble  de 
tout  cela.  Depuis  quelques  jours  on  avait  achevé 
la  vendange;  les  promeneurs  de  la  ville  s'étaient 
déjà  retirés ,  les  paysans  aussi  quittaient  les  champs^ 
jusqu'aux  travaux  d'hiver.  La  campagne,  encore 
verte  et  riante,  rtiais  défeuillée  en  partie,  et  déjà 
presque  déserte ,  offrait  partout  l'image  de  la  soK-* 
tilde  et  des  approches  de'  l'hiver.  Il  résultait  de  sçn 
aspect  un  mélange  d'impression  douce  et  triste, 
trop  analogue  à  mon  âge  et  à  mon  sort  pour  que 
je  ne  m'en  fisse  pas  l'application.  Je  me  voyais  au 
dédin  d*une  vie  innocenté  et  infortunée,  l'ame 
encore  pleine  de  sentiments  vivaces,  et  l'esprit  en- 
core orné  de  quelques  fleurs,  mais  déjà  flétries  j>ar 
la  tristesse,  et  desséchées  par  les  ennui».  Seul  et 
délaissé,  je  sentais  venir  le  firoid  des  premières 
glaces,  et  mon  imagination  tarissante  ne  peuplait 
plus  ma  solitude  d^é très  formés  selon  mon  cœur.  ^ 

Je  me  disais  en  soupirant  :  Qu'ai -je  fait  ici -bas? 
J'étais  fait  pour  vivre,  et  je  meurs  sans  avoir  vécu. 
Au  moins  ce  n'a  pas  été  ma  faute,  et  je  porterai 
à  l'auteur  de  mon  être,  sinon  l'offrande  des  bonnes 
oeuvres  qu'on  ne  m'a  pas  laissé  faire ,  du  moins  un 
tribut  de  bonnes  intentions  frustrées,  de  -senti- 
ments sains,  mais  rendus  sans  effet,  et  d'une  pa- 
tieitce  à  l'épreuve  de&m,épris  des  hommes.  Je  m'at- 
tendrissais sur  ces  réiîeîiions;  je  récapitulais  les 
mouvements  de  mon  ame  dès  ma  jeunesse,  et 
pendant  mon  âge  mùr,  et  depuis  qu'on  m'a  sé- 
questré de  la  société  des  hommes,  et  durant  la 
longue  retraite  dans  iaquetie  je  dois  achever  mes 


284  ^"^^    RÊVEEIES. 

jours.  Je  revenais  avec  complaisance  sur  toutes  le^ 
affections  de  mon  cœur,  sur  ses  attachements  si 
tendres,  mais  si  aveugles^  sur  les  idées  moins  tristes 
que  consolantes  dont  mon  esprit  s'était  nourri  de- 
puis quelques  années,  et  je  me  préparais  à  les 
rappeler  assez  pour  les  décrire  avec  un  plaisir  pres- 
que égal  à  celui  que  j'avais  pris  à  na'y  livrer.  Mon 
après-midi  se  passa  dans  ces  paisibles  méditations, 
et  je  m'en  revenais- très-content  de  ma  journée,, 
quand  au  fort  de  ma  rêverie  j'en  fus  tiré,  par  l'é- 
vénement qui  me  reste  à  raconter. 

J'étais,  sur  les  six  heures ,  à  la  descente  de  Ménil- 
Montant,  presque  vis-à-vis  du  Galant- Jardinier, 
quand ,  des  personnes  qui  marchaient  devant  moi 
s'étant  tout-à-coup  brusquement  écartées,  je  vis 
fondre  sur  moi  un  gros  chien  danois  qui,  s'élançant 
^^  à  toutes  jambes  devant  un  carrosse,  n'eut  pas 

même  le  temps  de  retenir  sa.  course  ou  de  se  dé- 
-i:.^  r  tourner  quand  il  m'aperçut.  Je  jugeai  que  le.  seul 
moyen  que  j'avais  d'éviter  d'être  jeté  par  terre 
était  de  faire  un  grand  saut,  si  juste  que  le  chieix 
passât  sous  moi  tandis  que  je  serais  en  l'air.  Cette 
idée,  plus  prompte  quç  l'éclair,  et  que  je  n'eus  le 
temps  ni  de  raisonner  ni  d'exécuter,  fut  la  der- 
nière avant  mon  accident.. Je  ne  sentis  ni  le  coup, 
ni  la  chute,  ni  rien  de  ce  qui  s'ensuivit,  jusqu'au 
moment  où  je  revins  à  moi. 

.  Il  était  presque  nuit  quand  je  repris  connaissance. 
Jfe  me  trouvai  entre  ks  bras  de  trois  ou  quatre 
jeunes  gens  qui  me  racontèrent  ce  qui  venait  de 
m'arriver.  Le  chien  danois  n'ayant  pù  retenir  soik 


•.ki>-. 


SECONDE    PROMENADE.  a85 

élan,  s'était  précipité  sur  mes  deux  jambes;  et,  me 
choquant  de  sa  masse  et  de  sa  vitesse,  m'avait  fait 
tomber  la  tête  en  avant  :  la  mâchoire  supérieure, 
portant  tout  le  poids  de  mon  corps,  avait  frappé 
sur  un  pavé  très-raboteux;  et  la  chute  avait  été 
d'autant  plus  violente,  qu'étant  à  la  descente,  ma 
tête  avait  donné  plus  bas  que  mes  pieds.  Le  car- 
rosse auquel  appartenait  le  chien  suivait  immédia- 
tement, et  m'aurait  passé  sur  le  corps  si  le  cocher 
n'eût  à  l'instant  retenu  ses  chevaux. 

Voilà  ce  que  j 'appris  par  le  récit  de  ceux  qui  m'a- 
vaient relevé  et  qui  me  soutenaient  encore  lorsque 
je  revins  à  moi.  L'état  auquel  je  me  trouvai  dans 
cet  instant  est  trop  singulier  pour  n'en  pas  faire 
ici  la  description. 

La  nuit  s'avançait.  J'apérçiis  le  ciel>  quelques 
étoiles^  et  un  peu  de  verdure.  Cette  première  sen-  ^ 

sation  fut  un  moment  délicieux.  Je  ne  me  sentais  .%* 

encore  que  par  là.  Je  baissais  dans  cet  instant  à  la 
vie,  et  il  me  semblait  que  je  remplissais  de  ma  lé- 
gère existence  tous  les  objets  que  j'apercevais. 
Tout  entier  au  moment  présent,  je  ne  me  souvenais 
de  rien  ;  je  n'avais  nulle  notion  distincte  de  mon 
iAdividu,  pas  la  moindre  idée  de  ce  qui  venait  de 
m'arriver;  je  ne  savais  ni  qui  j'étais,  ni  où  j'étais; 
je  ne  sentais  ni  mal,  ni  crainte,  ni  inquiétude. 
Je  voyais  couler  mon  sang  comme  j'aurais  vu  cou- 
ler un  ruisseau,  sans  songer  seulement  que  ce 
.sang  m'appartînt  en  aucune  sorte.  Je  sentais  dans 
tout  mon  être  un  calme  ravissant,  auquel  chaque 
fois'  que  je  me  le  rappelle,  je  ne  trouve  rieiï  de 


i'. 


286  LES    aÊYKRJES. 

comparable  dans  toute  l'activité  des  plaisirs  oon- 

BfUS. 

Ofl  me  demanda  où  je  demeurais  ;  il  me  fut  im- 
possible de  le  dire.  Je  demandai  où  j'élais;  on  me 
d\t,hia  Haute-Borne;  c'était  comme  si  l'on  m'eût 
:dit;,  6ui  mont  Atlas.  U  fallut  demander  successive- 
ment le  pays,  la  ville  et  le  quartier  où  je  me  trou- 
vais :  encore  cela  ne  put-il  sufi&re  pour  me  recon- 
naître; il  me  fallut  tout  le  trajet  de  là  jusqu'au 
Boulevard  pour  me  rfiq>pder'  ma  demeure  et  mon 
nom.  Un  monsieur  que  je  ne  connaissais  pas ,  et 
qui^iut  la  charilé  dem'accompagner  quelque  temps, 
apprenant  que  je  demeurais  si  loin,  me  conseilla 
jde  preudre  au  Temple  un  £acre  pour  jac  recon- 
duire chez  moi.  Je  marchais  très-bie» ,  4a?ès4égè- 
rement,  sans  ^ëentirni.douleur  ni  idessure^  quoique 
^  je  crachasse  toujours  beaucoup  de  sang.  Mais  j'avais 

i^^  '  xm  frisson  glacial  qui  faisait  claquer  d'une  £açon 

itrès-rincommode  mes  dents  fracassées.  Arriivé  au 
Temple,  je  pensai  que,  puisque  je  mardhais  jsai^s 
peine ,  il  valait  mieux  continuer  ainsi  ma  route  à 
pied  que  de  m'exposera  périr  de  jËroid  dans'  un 
fiacre.  Je  ifis  ainsi  la  demi^lieue  qu'il  y  a  du  Temple 
à  la  rtie  Platrière,  marchant. sans  pmne^*  évitdtat 
les  embarras,  les  voitures,  choisissant  et  suivant 
mon  chemin  tout  aussi  bien  que.  j'aurais  pu  faille 
en  pleine  £»anté.  J'arrive,  j'ouvre  le  ^secret  qu'on 
a  faitijaettre  à  la  porte  de  larue,  je  œocute  l'escalier 
dans  Tobscurité ,  et  j'entre  enfin  chez  xnoi  sans  au- 
tre accident  que  fl^a  chute  et  ses  suites,  dont  je  ne 
m'apercevrais  pas  même  :eiiCQre  alors. 


SECONDE    PROMENADE.  2^7 

Les  cris  de  ma  femme  en  me  voyant  me  firent 
compren^lre  que  j'étais  plus  maltraité  que  je  ne 
pensais.  Je  passai  la  nuit  sans  connaître  encore  et 
sentir  mon  mal.  Voici  ce  que  je  sentis  et  trouvai 
le  lendemain.  J'avais  la  lèvre  supérieure  fendue  en- 
dedans  jusqu'au  nez;  en-dehors,  la  peau  l'avait 
mieux  garantie,  et  empêchait  la  totale  séparation; 
quatre  dents  enfoncées  à  la  mâchoire  supérieure , 
toute  la  partie  du  visage  qui  la  couvre  extrémemen  t 
enflée  et  meurtrie,  le  pouce  droit  foulé  et  très-grosi, 
le  pouce  gauche  grièvement  blessé,  le  brrfs  gauche 
foulé,  le  genou  gauche  aussi  très-ènflé,  et  qu'une 
contusion  forte  et  douloureuse  empêchait  totale- 
ment de  plier.  Mais,  avec  tout  ce  fracas,  rien  de 
brisé,  pas  même  une  dent,  bonheur  qui  tient  du 
prodige  dans  une  chute  conmae  celle-là. 

Voilà  très-fidèlement  l'histoire  de  mon  accident. 
En  peu  de  jours  cette  bistoirje  se  répandit  dans 
Paris,  tellement  changée  et  défigurée,  qu'il  était 
impossible  d'y  rien  connaître.  J'aurais  du  cojxipter 
d'avance  sur  cette  métamorphose  ;  mais  il  s'y  joignit 
tant  de  circonstèTnces  bizarres  ;  tant  de  propos  obs- 
curs et  de  réticences  •l'accompagnèrent;  on  m'en 
parlait  d'un  air  si  risiblement  discret,  que  tous  ces 
mystères  m'inquiétèrent.  J'ai  toujours ;haï  les  té- 
nèbres; elles  .m'inspii^enl  naturellement  une  hor- 
reur que  celles  dont  on  m^tevironne  depuis  tant 
d'années  n'ont  pas  .dû  diminuer.  Parmi  toutes  les 
singularités  de  cette  époque,, je *n'en  remarquerai 
qu'une,  mais  suffisante  pour  feife  juger  des  autr». 

M.***,  avec  lequel  je  n'avais  jamais  eu  aucme 


*  . 


!288  LES    RÊVERIES. 

relation,  envoya  son  secrétaire  s'informer  de  mes 
nouvelles  *,  et  me  faire  d'instantes  offres  de  service 
qui  ne  me  parurent  pas ,  dans  la  circonstance ,  d'une 
grande  utilité  pour  mon  soulagement.  Son  secrétaire 
ne  laissa  pas  de  me  presser  très-vivement  de  me 
prévaloir  de  ses  offres,  jusqu'à  me  dire  que,  si  je 
ne  me  fiais  pas  à  lui,  je  pouvais  écrire  directement 
a  M.  ***.  Ce  grand  empressement,  et  l'air  de  con- 
fidence qu'il  y  joignit^  me  ûirent  cono^prendre  qu'il 
y  avait  sous  tout  cela  quelque  mystère  que  je  cher- 
chais vainement  à  pénétrer.  Il  n'en  fallait  pas  tant 
pour  m'efîaroùcher,  surtout  dans  l'état  d'agitation 
où  mon  accident  et  la  fièvre  qui  s'y  était  jointe 
avaient  mis  ma  tête.  Je  me  livrais  à  mille  conjec- 
tures inquiétahtes  et  tristes ,  et  je  faisais  sur  tout 
ce  qui  se  passait  autour  de  moi  des  commentaires 
qui  marquaient  plutôt  le  délire  de  la  fièvre  que 
le  sang  &oid  d'un  homme  qui  ne  prend  plus  d'in- 
térêt à  rien. 

^ 

*  Corancez  nous  apprend  que  le  chien  et  la  Toiture  appartenaient 
à  Bf*  .<^®  Saint-Fargeau.  Un  trait  du  récit  de  Corancez,  qui  alla  voir 
Rousseau  le  lendemain  de  révénement,  n^rîte  de  trouver  place 
ici.  «  En  entrant  je  fus  saisi  d'une  odeur  de  fièvre  véritablement 
«  effrayante Jamais  sa  figure  ne  soi^ra.  de  ina  méÉioire.  Outre 

*  Tenflure  de  toutes  les  parties  de  son  visage il  avait  fait  coller 

*  de  petites  bandes  de  papier  sur  les  blessures  de  ses  lèvtes L'ac- 

«cident  était  occasioné  par  un  chien;  il  n*y  avait  pas  CHOyende 
«  luLpréter  des  vues  malfaisantes  et  des  projets  médités.  Dans  cet  état 
«  Rousseau  restait  ce  que  naturellement  H  était,*Iorsgiie  Ucorde  de  ses 
«  ennemis  n'était  point'en  vibration.  Jamais  je  ne 'm»  IVMmiis  disposé 
«  à  rire  ;  jan^ais  Rousseau  n'avait  eu  plus  de  nuson  de  s'affliger. 
«  Cependant  le  cours  ie  la  conversation  nous  ame&a  tons  deux  à 
«  des  propos  si  gais ,  que  le  malheureux,  doftt  le  rire' rouvrait  tou- 
«  tes  les  plaies  couvertes  piar  les  petites  bandes  de  papier,  me  de- 
«  manda  grâce  avec,  des  instances  réitérées.  » 

(  /V  /•  /•  Rousseau  f  page  9  a .  ) 


1 


SECONDE    PROMENADE.  ^89 

Un  autre  événement  vint  achever  de  troubler 
ma  tranquillité.  Madame  ***  m'avait  recherché 
depuis  quelques  années,  sans  que  je  pusse  deviner 
pourquoi.  De  petits  cadeaux  a;fféctés,  de  fréquentes 
visites,  sans  objet  et  sans  plaisir,  me  marquaient 
assez  un  but  secret  à  tout  cela, mais  né  me  le  mon» 
traient  pas.  Elle  m^avait  parlé  d'un  roman  qu'elle 
voulait  £aire  pour  le  présenter  à  lia  reine.  Je  lui 
avais  dit  ce  que  je  pensais  des  fei!nmes  auteurs. 
Elle  m'avait  Éait  entendre  que  ce  projet  avait  pour 
but  le  rétabKsseihent  de  sa  fortune,  pour  lequel 
elle  avait  besoip  de  protection;  je  n'srvais  rien  à 
répondre  à  cela.  Elle  me  dit  depuis  que,  n*«yaiift 
pu  avoir  aCeè&  auprès  de  la  ireine,  elle  étsa*  déter- 
minée à  donner  sonf  livre  %fA  public.  Ce  n 'était  pkis 
le  cas  de  lui  donner  des  conseils  qu'elle  ne  me  der 
mandait  pas ,  et  qu'elle  n'aurait  pas  suivis.  Elle  m'a- 
vait parlé  de  me  montrer  auparavant  le  manuscrit. 
Je  la  pri^  de  n'en  rien  faire,  et  elle  n'en  fit  rien. 

Un  beau  jour,  durant  ma  convalescence,  je  reçus 
de  sa  part,  ce  livre  tout  impHmé  et  même  relié ,  et 
je  vis  dans  la  préface  de  si  grosse^  louaipges  de  moi, 
si  maussadenient  plaquées  et  aVec  tant  d'affectation, 
que  j'en  fus  désagréablement  affecté.  La  rude  fla^- 
gornerie  qui  s'y  faisait  àentir  ne  s'allia  jamais  avec 
la  bienveillance;  mon  cœur  ne  saurait  se  tromper 
là-dessus,  • 

Quelques- joqrs  après^  madame  **^m'e  vint  voi> 
avec  sa  fille*.  EUem'af^prit  que  s<)n  livre  faisait  le 

*  Il  nous  fait  connaUi'e  le  nom  dç  ç^te  dame  dans  une  note  du 
Rousseau  juge  de  Jean-Joeques  ^  deui^me  Dialogue.  Citait  nadame 

R.    XVI.  19 


!k90  LES    RÉTEEIES. 

phis  grand  bruit  à  cause  d'une  note  qui  ie  lui  at- 
tirait :  j^avais  à  peine  remarqué  cette  note  en  par- 
courant rapidement  ce  roman.  Je  la  relus  après  le 
départ  de  madame***;  j'en  examinai  la  tournure; 
j  y  crus  trourer  le  motif  de  ses  Tisites^  de  ses  ca- 
joleries, des  grosses  louanges  de  sa  pré£aice;  et  je 
jugeai  que  tout  cela  n'avait  d'antre  but  que  de 
disposer  le  public  à  m'attribuer  la  noie,  et  par  con- 
séquent le  blâme  qu'elle  pouvait  attirer  à  son  au- 
teur dans  la  circonstance  où  elle  était  publiée. 

Je  n'avais  aucun  moyen  de  déËruire  ce  bruit  et 
l'in^ression  qu'il  pouvait  Ëdre;  et  tout  ce  qui  dé* 
peQj^t  de  moi  était  de  ne  pas  l'entretenir,  qn 
sariAnaftjla  cxmtinuation  des  vaines  et  ostensives 
vÉifeKd^  madame  *^  e^de  sa  fille.  Voici  pour  cet 
effet  le  billet  que  j'écrivis  à  la  mère. 

c Rousseau,  ne  recevant  chez  lijd  aucun  auteur, 
«  remercie  madame  ***  de  ses  bontés,  et  la  prie  de 
c  ne  plus  l'honorer  de  ses  visites.  » 

Elle  me  répondit  par  une  lettre  honnête  dans 
la  forme,  mais  tournée  cojname  toutes  ceUes  que 
l'on  m'écrit  en  pareil  cas.  J'avais  barbarement 
porté  le  poignard  dans  son  cœur  sensible,  et  je 
devais  croire,  au  ton  de  sa  lettre,  qu'ayant  pour 
moi  des  sentiments  si  vifs  et  si  vrais,  elle  ne  sup- 
porterait point  sans  mourir  cette  rupture.  C'e&t 
ainsi  que  la  droiture  et  la  franchise  en  toute  chose 
sont  des  crimes  afiBreux  dans  le  monde;  et  je  parai- 
la  |Mnésidaite  d'Ormoy,  aotenr  de  plnsieurs  romans  et  opascoles 
depuis  long-temps  CMiblié9r.JLe  preuiicr  de  ces  romans  pamt  en  1777» 
et  >  pooT  titre,  les  Mmikann de  UJemmeÉaime,  on  toL  ia»i>. 


SECONDE    PROMENADE.  29  l 

trais  à  mes  contemporains  méchant  et  féroce  quand 
je  n'aurais. à  leurs  yeux  d'autre  crime  que  de  n'être 
pas  faux  et  perfide  comme  eux. 

J'étais  déjà  sorti  plusieurs  fois,  et  je  me  prome- 
nais même  assez  souvent  aux  Tuileries,  quand  je 
vi^,  à  Fétonnement  de  plusieurs  de  ceux  qui  me 
rencontraient,  qii'il  y  avait  encore  à  mon  égard 
quelque  autre  nouvelle  que  j'ignorais.  J'appris  en- 
fin que  le  bruit  public  était  que  j'étais  mort  de  rna 
chute  ;  et  ce  bruit  se  répandit  si  rapidement  et  si 
opiniâtrement ,  que ,  plus  de  quinze  jours  après  que 
j'en  fus  instruit,  l'on  en  parla  à  la  cour  comme 
d'une  chose  sure.  Le  Courrier  d'Avignpn ,:  à  ce 
qu'on  eut  soin  de  m'écrire ,  annonçant  Cette  Hm^ 
reuse  nouvelle,  ne  manqua  pas  d'anticip^^ ^ééttei 
occasion  sur  le  tribut  d'outrages  et  d'iii<lignités 
qu'on  prépare  à  ma  mémoire  après  ma  mort ,  en 
forme  d'oraison  fimèbre* 

Cette  nouvelle  fut  accompagnée  d'une  circpur 
stance  encore  plus  -singulière  que  je  n'appris  que 
par  hasard ,  et  dont  je  n'ai  pu  savoir  aucun  détail. 
C'est  qu'on  avait  ouvert  en  même  temips  une  sou- 
scription pour  l'impression  des  manuscrits  que  l'on 
trouverait  chez  moi.  Je  compris  par  là  qu'on  tenait 
prêt  un  recueil  d'écrits  fabriqués  tout  exprès^  pour 
me  les  attribuer  d'abord  après  ma  mort  :  car  de  pen- 
ser qu'on  imprimât  fidèlement  aucun  de  ceux  qu'on 
pourrait  trouver  en  effet,  c'était  une  bêtise  qui  ne 
pouvait  entrer  dans  l'esprit  d'un  homipe  sensé, 
et  dont  quinze  ans  d'expérience  ne^m'ont  que  trop 
garanti. 

'9- 


292  LES    RÊVERIES. 

.  Ces  remarques ,  Élites  coup,  sur  coup ,  et  suivies 
de  beaucoup  d'autres  qui  n'étaient  guère  moins 
étonnantes,  effarouchèrent  derechef  mon  imagi- 
nation cpie  je  croyais  amortie,  et  ces  noires  té- 
nèbres, qu'on  renforçait  sans  «relâche  autour  de 
moi,. ranimèrent  toute  l'horreur  qu'elles  m'inspi- 
rent naturellement.  Je  me  fatiguai  à  Éaire  sur  tout 
cela  mille  commentaires ,  et  à  tâcher  de  com- 
prendre des  mystères  qu'on  a  rendus  inexpUcables 
pour  moi.  Le  seul  résultat  constant  de  tant  d'é- 
nigmes fut  la  confirmation  de  toutes  mes  conclu- 
sions précédentes,  savoir,  que  la  destinée  de  ma 
tNèrsonne,  et  celle  de  ma  réputation,  ayant  été 
fixées  de  cc»i€er t  par  toute  la  génération  présente , 
mû  effort  de  ma  part  ne  [Souvait  m'y  soustraire , 
puisqu'il  m'est  de  toute  impossibilité  de  trans- 
mettre aucun  dépôt  à  d'autres  âges  sans  le  faire 
passer  dans  celui-ci  par  des^  mains  intéressées  à  le 
supprimer. 

Mais  cette  fois  j,'aUai  plus  loin.  L'amas  de  tant 
de  circonstances  fortuites,  l'élévation  die  tous  mes 
plus  cruels  ennemis,  affectée,  pour  ainsi  dire,  par 
la  fortune ,  tous  ceux  qui  gouvernent  l'état ,  tsous 
ceux  qui  dirigent  l'opinion  pubUque,  tous  les  gçns 
en  place ,  tous  le^  hommes  en  crédit  triés  comme 
sup  le  volet  parmi  c^ux  qui  ont  contre  moi  quel- 
que animosité  sçcrète ,  ppur  concourir  au  commun 
complot,  cet  accord  universel  est  trop  extraordi- 
naire pour  être  purement  fortuit.  Un  seul  homme 
qui  eût  refusé  d'en  être  complice,  un  seul  événe- 
ment qui  lui  eût  été  contraire ,  une  seule  circon- 


SECONDE    PRÔM£NAD£.  agS 

stance  imprévue  qui  lui  eût  fait  obstacle ,  suffisait 
pour  le  faire  échouer.  Mais  toutes  les  volontés, 
toutes  les  Vitalités,  la  fortune,  ^t  toutes  les  révo- 
lutions,  ont  affermi  l'œuvre  des  hommes;  et  un 
concours  si  frappent,  qui  tient  du  prodige,  ne 
pleut  me .  laisser  douter  que  son  plein  succès  ne 
soit  écrit  dans  lès  décrets  éternels.  Des  foules  d'ob- 
servations  particulières ,  soit  dans  le  passé ,  soit 
dans  le  présent,  me  confirment  tellement  dans 
cette  opinion,  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  regar- 
der désoT*tnais  comme  un  de  ces  secrets  du  cieï 
impénétrables  à  la  raison  hurnaine,  la  même  œuVre 
que  je  n'envisageais  jusqu'ici  que  comnae  un  frùH 
de  la  méchanceté  des  hommes.  .c^ 

Cette  idée ,  loin  de  m'étre  cruelle  et  déchirante^ 
me  console,  me  tranquillise,  et  m'aide  à  me  rési- 
gner. Je  ne  vais  pas  si  loin  qiie  saint  Augustin , 
qui  se  fût  coïisolé  d'être  damné  si  telle  eût  été  la 
volonté  de  Dieu  :  ma  résignation  vient  d'une  source 
moins  désintéressée,  il  est  vrai,  mais  non  moins 
pure ,  et  plus  digne*  à  mon  gré  dé  l'Etre  par&it 
que  j'adore. 

•  Dieu  est  juste;  il  veut  que  je  souffre,  et  il  sait 
que  je  suis  innocent.  Vœlà  le  motif  de  ma  con- 
fiance ;  mon  cœur  et  ma  raison  me  crient  qu'elle 
ne  me  trompera  pas.  Laissons  donc  faire  les  hommes 
et  la  destinée;  apprenons  à  souffrir  sans  murniure  : 
tout  doit  à  la  fin  rentrer  dans  l'ordre ,  et  mon  tour 
viendra  tôt  ou  tard. 


A 


I 

294  I^*!^    RÊVERIES. 

TROISIÈME  PROMENADE. 

Je  deviens  vieux  en  àppsenant  toujours. 

Solpn  répétait  souvent  ce  vers  dans  sa  vieillesse, 
n  a  un  sens  dans  lequel  je  pourrais  le  dire  aussi 
dans  la  mienne;  mais  c*est  une  bien  triste  science 
que  celle  que  depuis  vingt  ans  l'expérience  m'-a 
fait  acquérir  :  l'ignorance  est  encore  préférable. 
L'adversité  sans  doute  est  un  grand  maître;  mais 
ce  maître  fait  payer  cher  ses  leçons,  et  souvent  le 
profit  qu'on  en  retire  ne  vaut  pas  le  prix  qu'elles 
ont  coûté.  D'ailleurs ,  avant  qu'on  ait  obtenu  tout 
cet  acquis  par  des  leçons  si  tardives,  l'a -propos 
d'en  user  se  passe.  La  jeunesse  est  le  temps  d'étu- 
dier là  sagesse;  la  vieillesse  est  le  temps  de  la  pra- 
tiquer. L'expérience  instruit  toujours,  je  l'avoue; 
mais  elle  ne  profite  que  pour  l'espace  qu'on  a  de- 
vaut  soi.  Est-il  temps,  au  moment  qu'il  faut  mourir, 
d'apprendre  comment  on  aurait  dû  vivre. 

Eh  !  que  me  servent  des  lumières ,  si  tard  et  si 
douloureusement  acquises  sur  ma  destinée,  et  sur 
les  passions  d'autrûi  dont  elle  est  l'œuVre  ?  Je  n'ai 
appris  à  niieux  connaître  les  hommes  que  pour 
mieux  sentir  la  misère  où  ils  m'ont  plongé,  Sans 
que  cette  connaissance,  en  me  découvrant  tous  leurs 
pièges,  m'en  ait  pu  faire  éviter  aucun.  Que  ne  suis- 
je  resté  toujours  dans  cette  imbécile  mais  douce 
confiance  qui  me  rendit  durant  tant  d'années  la 


TROISIÈME    PROMENADE.  ^gS 

proie  et  le  jouet  de  mes  bruyants  amis ,  sans  qu'en- 
veloppé de  toutes  leurs  trames  j'en  eusse  même 
le  moindre  soupçon  !  J'étais  leur  dupe  et  leur  vic- 
time, il  est  vrai,  mais  je  me  croyais  aimé  d^eiix, 
et  .mon  cœur  jouissait  dé  l'amitié  qu'ils  m'avaient 
inspirée,  en  leur  en  attribuant  alitant  pour  moi. 
Ces  douces  illusions  sont  détruites.  La  triste  vérité, 
que  le  temps  et  la  raison,  m'ont  dévoilée,  en  m^ 
faisant  sentir  mon  malheur,  mr'a  fait  voir  qu'il  était 
sans  remède,  et  qu'il  ne  me  restait  qu'à  m'y  rési-» 
gner.  Ainsi  toutes  les  expériences  de  mon  âge  sont 
pour  moi,  dans  mon  état-,  sans  utilité  présente,  et 
sans  profit  pour  l'avenir. 

Nous  entrons  en  lice. à  notre  naissance,  nous 
en  sortons  à  la  mort.  Que  sert  d'apprendre  à  mieux 
conduire  son  char  quand  on  est  au  bout  de  la 
carrière?  Il  ne  reste  plus  à  penser  alors  que  com- 
ment on  en  sortira.  L'étude  d'un  vieillard,  s'il  lui  en 
reste  encore  à  faire ,  est  uniquement  d'apprendre  à 
mourir  ;  et  c'estprécisément  celle  qu'on  fait  le  nçioins 
à.mon  âge;  t)n  y  pense  à.  tout,  hormis  à  •cela.  Tous 
les  vieillards  tiennent  plus  àrla  vie  que  les  enfant$, 
et  en  sortent  de  plus  mauvaise  grâce  que  les  jeunes 
gens.  C'est  que,  tous  leurs  travaux  ayant  été  pour 
cette  vie ,  ils  voient  à  sa  fin  qpu'ils  ont  perdu  leurs 
peines.  Tous  leurs  soins,  tous  leurs  biens ^  tous  les 
fruits  de  leurs  laborieuses  veilles,  ils  quittent  tout 
quand  ils  s'en  vont.  Ils  n'ont  songé  à  rien  acquérir 
durant  leur  vie  qu'ils  pussent  emporter  à  leur 
mort. 

Je  me  suis  dit  tou,t  cela  quand  il  était  temps  de 


9 

296  LES    RÊVERIES. 

me  le  dire;  et,  si  je  n'ai  pas  mieux  su  tirer  parti 
de  mes  réflexions^  ce  n'est  pas  faute  de  les  avoir 
faites  à  temps,  et  de  le^  avoir  bien  digérées.  Jeté 
dès'  mon  enfance  dans  le  tourbillon  du  monde , 
j'aj^ris  de  bonne  heure,  par  l'expérience,  que  je 
n'étais  pas  fait  pour  y  vivre,  et  que  je  n'y  parvûm- 
drais  jamais  à  i'état  dont  mon  cœur  sentait  le  be- 
^oki.  Cessantdonc  de  chercher  parmi  les  hommes 
le  bonheur  que  je  sentais  n'y  pouvoir  trouver,  mou 
ardente  imagination  sautait  déjà  par-dessus  l'espace 
de  ma  vie,  à  peiïie  commencée,  comme  sur  un 
terrain  qui  m'était  étranger,  pour  se  reposer  sur 
une  assiette  tranquille  où  je  pusse  me  fixer. 

Ce  sentimeitt,  nourri  par  l'éducation  dès  mon 
enfance ,  et  renforcé ,  durant  toute  ma  vie ,  pair  ce 
long  tissu  de  misères  et  d'infortunes  qui  l'a  remplie, 
m'a  fait  chercher,  dans  tous  les  temps^  à  connaître 
la  nature  et  la  destination  de  mon  être  avec  plus 
d'intérêt  et  de  soin  que  je  li'en  ai  trouvé  dans  au- 
cun autre  homme.  J'en  ai  beaucoup  vu  qui  philo- 
sophaient «bien  plus  doctement  que  m6i^  mais  leur 
philosophie  leur  était  pour  ainsi  dire  étrangère. 
Voulant  être  plus  savants  que  d'autres,  ils  étudiaient 
Ttonivers  pour  savoir  comment  il  était  arrangé, 
comme  ils*  auraient  étudié  quelque  machine  qu'ils 
auraient  aperçue,  par  pure  curiosité.  Ils  étudiaient 
la  nature  humaine  pour  en  pouvoir  parler  savam- 
ment^ mais  non  pas  pour  se  connaître;  ils  travail- 
laient pour  ifistruire  les  autres,  mais  tion  pas  pour 
s'éclairer  en-*dedans.  Plusieurs  d'entre  eux  ne  -vou- 
laient que  faire  un  livra,  n'importait  quel,  pourvu 


4 

TROISIÈME    PROMENADE.  297 

qu'il  fût  accueilli.  Quand  le  leur  était  fait  et  pu- 
blié, son  contenu  ne  les  intéressait  plus  en  aucune 
^orte ,  si  ce  n'est  pour  le  faire  adopter  aux  autres 
et  pour  le  défendre  au  ous  qu'il  fut  attaqué ,  mais  du 
reste  sans  en  rien  tirer  pour  leur  propre  usage , 
sans  s'eni}>arrassef  .méme^que  ce  contenu  fât  faux 
ou  vrai,  pourvu  qu'A  ne  fût  pas  réfuté.  Pour  moi, 
quand  j'ai  désiré  d'apprendre,  c'était  pour  savoir 
moi-même  et  non  pas  pour  enseigner;  j'ai  toujours 
cru  qu'avant  d'instruire ,  les  autres  il  ËiUait  com- 
mencer par  savoir  assez  pour  soi;  et  de  toutes  les 
études  que  j'ai  tâché  de  faire  en  ma  vie  au  milieu 
des  hommes,  il  n'y  en  a  guère  que  je  n'eusse  faites 
également  seul  dans  une  île  déserte*où  j'aurais  été 
confiné  pour  le  reste  de  mes  jours.  Ce  qu'on  doit 
faire  dépend  beaucoup  de  ce  qu'on  doit  croire  ;  et, 
dans  tout  ce  qui  ne  tient  pas  aux  premiers  besoins 
de  la  nature,  nos  opinions  sont  la  règle  de  nos 
actions.  Dans  ce  principe,  qui  fut  toujours  le  mien, 
j'ai  cherché  souvent  et  longtemps,  pour  diriger 
l'emploi  de  ma  vie ,  à  connaître  sa  véritable  fin ,  et 
je  me  suis  bientôt  consolé  de  mon  peu  d'aptitude 
à  me  conduire  habilement  dans  ce  monde,  en  sen- 
tant qu'il  n'y  fallait  pas  chercher  cette  fin^ 

Né  dans  une  famille  où  régnaient,  les  mœurs  et 
la  piété,  élevé  ensuite  .avec  douceur  cheàz  un  mi- 
nistre plein  de  sagesse  et  de  religion,  javais  reçu 
dès  ma  plus  tendre  enfonce  des  principe^,  des 
maximes ,  d'autres  diraient  des  préjugés ,  qui  ne 
m'oiit  jamais  tout-à-fait  abandonné.  Enfant  encore, 
et  livré  à  moi-même ,  alléché  par  des  caresses,  séduit 


298  LES    RÊVERIES. 

par. la  vanité,  leurré  par  l'espérance,  forcé  par  la 
nécessité,  je  me  fis  catholique,  mais  je  demeurai  tou- 
jours chrétien  ;  et  bien  tôt,  gagné  par  l'habitude,  mon 
cœur  s'attacha  sincèrement  à  ma  nouvelle  religion. 
Les  instructions ,  les  exemples  de  madame  de  Wa- 
rens,  m'affermirent  dans  cet  attachement.  La  soli- 
tude champêtre  où  j'ai  passé  la  fleur  de  ma  jeu- 
nesse ,  l'étude  des  bons  livres  à  laquelle  je  me  livrai 
:  tout  entier,  renforcèrent  auprès  d'elle  mes  disposi- 
tions naturelles  aux  sentiments  affectueux,  et  me 
rendirent  dévot  presque  à  la  manière  de  Fénélon. 
.  La  méditation  dans  la  retraite,  l'étude  de  la  nature, 
la  contemplation  de  l'univers,  forcent  un  solitaire 
à  s'élancer  incessamment  vers  l'auteur  des  choses , 
et  à  chercher  avec  une  douce  inquiétude  la  fin  de 
tout  ce  qu'il  voit  et  la  cause  de  tout  ce  qu'il  sent. 
Lorsque  ma  destinée  me- rejeta  dans  le  torrent  du 
monde,  je  n'y  retrouvai  plus  rien  qui  pût  flatter 
un  moment  mon  cœur.  Le  regret  de  mes  doux 
loisirs  me  suivit  partout,  et  jeta  l'indifférence  et 
le  dégoût  sur  tout  ce  qui  pouvait  se  trouver  à  ma 
portée,  propre  amener  à  la  fortune  et  aux  hon- 
neurs. Incertain  dans  mes  inquiets  désirs ,  j'espérais 
peu,  j'obtins  moins,  et  je  sentis,  dans  des  lueurs 
même  de  prospérité,  que,  quand  j'aurais  obtenu 
tout  ce  que  je  croyais  chercher,  je  n'y  aurais  point 
trouvé  ce  bonheur  dont  mon  cœur  était  avide  sans 
en  savqir  démêler  l'objet.  Ainsi  tout  contribuait 
à  détacher  mes  affections* de  cemonde,  même  avant 
les  malheurs  qui  devaient  m'y  rendre  tout-à-fait 
étranger.  Je  parvins  jusqu'à  l'âge  de  quarante  ans. 


TROISIÈME    PROMENADE.  29g 

flottant  entre  l'indigence  et  la  fortune,  entre  la 
sagesse  et  l'égarement,  plein  de  vices  d'habi- 
tude sans  aucun  mauvais  penchant  dans  le  cœur, 
vivant  au  hasard  sans  principes  bien  décidés 
par  ma  raison ,  et  distrait  sur  mes  devoirs  sans  ^•^i^ 
les  mépriser ,  mais  souvent  sans  les  bien  con- 
naître. 

Dès  ma  jeunesse  J'avais  fixé  cette  époque  dé 
quarante  ans  comme  le  terme  de  mes  efforts  pour 
parvenir,  et  celui  de  mes  prétentions  en  tout  genre  ; 
bien  résolu,  dès  cet  âge  atteint  et  dans  quelque 
situation  que  je  fusse,  de  ne  pluâ  me  débattre  pour 
en  sortir,  et  de  passer  lé  reste  de  mes  jours  a  vivre 
au  jour  la  journée  sans  plus  m'occuper  de  l'avenir. 
Le  moment  venu,  j'exécutai  ce  projet  sans  peine, 
et,  quoique  alors  ma  fortune  semblât  vouloir 
prendre  une  assiette  plus  fixe,  j'y.  renonçai,  non 
seulement  sans  regret,  mai^  avec  un  plaisir  véritable. 
En  me  délivrant  de  tous  ces  leurres,  de  toutes  ces 
vaines  espérances,  je  me  liyraî  pleinemeîit  à  l'in- 
curie et  au  repos  d'esprit  qui  fut  toujours  mon  goût 
le  plus  dominant  et  mon  penchant  lé  plus  durable. 
Je  quittai  le  monde  et  ses  potnpes.  Je  renonçai  à 
toutes  parures;  plus  d'épée,  plus  de  montre,  plus 
de  bas  blancs ,  de  dorure.,  de  coiffure;  une  perruque 
toute  simple,  un  bon  gros  habit  de  drap  ;  et ,  mi^ux 
que  tout  cela,  je  déracinai  de  mon  cœur  les  cupi- 
dités et  les  convoitises  qui  donnent  du  prix  à  tout 
ce  que  je  quittais.  Je  renonçai  à  la  place  que  j'oc- 

• 

cupais  alors ,  pour  laquelle  je  n'étais  nullement 
propre,  et  je  me  mis  à  côjpier  de  la  musique  à- tant 


■f-f 


3oO  LES    RiêVERIES.      ' 

la  page,  occupation  pour  laquelle  j'avais  eu  tou- 
jours un  goût  décidé. 

Je  ne  bornai  pas  ma  réforme  aux  choses  exté- 
rieures. Je  sentis  que  celle-là  même  en  exigeait  vne 
Â^i^,  autre  plus  pénible ,  sans  (kmte,  mais  plus  nécessaire 
dans  les  opinions;  et,  résolu  de  n'en  pas  faire  à 
deux  fois,  j'entrepris  de  soumettre  mon  intérieur 
à  un  examen  sévère  qui  le  r^lât  pour  le  reste  de 
ma  vie  tel  que  je  voulais  le  trouver  à  ma  nàort.   . 

Une  grande  révolution  qui  venait  de  se  faire  en 
moi  ;  un  autre  monde  moral  qui  se  dévoilait  à  mes 
regards;  les  insensés  jugements  des  hommes,  dont, 
sans  prévoir  encore  combien  j'en  serais  la  victime, 
je  commençais  à  sentir  l'absurdité;  lebesoin  tou- 
jours croissant  d'un  autre  bien  que  la  gloriole 
littéraire  dont  à  peine  la  vapeur  m'avait  atteint  que 
j'en  étais  déjà  dégoûté;  le  désir  enfin  de  tracer 
pour  le  reste  de  ma  carrière  une  route  moins  in- 
certaine que  celle  dans  laquelle  j'en  venais  de  pas- 
ser la  plus  belle  moitié,  tout  m'obligeait  à  cette 
grande  revue  dont  je  sentais  depuis  long-temps  le 
beslMii.  Je  l'entrepris  donc ,  et  je  ne  négligeai  rien 
de  ce  qui  dépendait  de  moi  pour  bien  exécuter 
cette  entreprise. 

C'est  de  cette  époque  que  je  puis  dater  mon 
entier  renoncement  isiu  monde,  et  ce  goût  vif  poiir 
la  sôKtude,  qui  né  m'a  phis  quitté  depuis  ce  tempsr 
là.  L'ouvi^age  que  j'entreprenais  ne  pouvait  s'exé- 
cuter que  dans  une  retraite  absolue;  il  demandait 
de  longues  et  paisibles  méditations  que  le  tumulte 
de  lai  société  ne  souffre  pas.  Cela  me  força  de 


TROISIÈME    PROMENADE.  3oi 

prendre  pour  un  temps  une  autre  manière  de  vivre 
dont  ensuite  je  me  trouvai  si  bien,  que,  ne  l'ayant 
interrompue  depuis  lors  que  par,  force  et  pour 
peu  d'instants,  je  l'ai  reprise  de  tout  mon  cœur 
et  m'y  suis  borné  sans,  peine,  aussitôt  que  je  l'ai  '^ 
pu;  et  quand  ensuite  les  hommes  m'ont  réduit  à 
vivre  seul,  j'ai  trouvé  qu'en  me  séquestrant  pour 
me  rendre  misérable,  ils  avaient  plus  (aàt  pour 
mon  bonheur  que  je  n'avais  su  faire  moi-même. 

Je  me  livrai  au  travail  que  j'avais  entrepris  avec 
un  zèle  proportionné  et  à  l'importance  de  la  chose, 
et  au  besoin  que  je  sentais  en  avoir.  Je  vivais  alors 
avec  des  philosophes  moderne^s  qui  ne.  ressaxi- 
blaient  guère  aux  anciens  :  au  lieu  de  lever 'mes 
doutes  et  de  fixer  mes  irrésolutions^  ils  avaient 
ébranlé  toutes  les  certitudes  que  je  croyais  avoir 
sur  les  points  qu'il  m'importait  le  pliisde  connaître  : 
car,  ardents  missionnaires  d'athéi»ne  et  très-im- 
périeux dogmatiques ,  ils  n'enduraient  pomt  sans 
colère  que,  sur  quelque  point  que  ce  put  être,  oo 
osât  penser  autrement  qu'eux^  Je  la'étais  déféndi^ 
souvent  assez  faiblement  par  haine  pour  ladis^te, 
et  par  peu  de  talent  pour  la  soutenir;  mais  jamais 
je  n'adoptai  leur  désolante  doctrine  :  et  cette  résis- 
tance à  des  hommes  aussi  intolérants,  qui.d'ailleurs 
avaient  leurs  vues,  ne  fut  pas  une  des  moindres 
causes  qui  attisèrent  leur  animosité. 

Ils  ne  m'avaient  pas  persuadé,  mais  ils  m'avaient 
inquiété.  Leurs  arguments  m'avaient  ébranlé  sans 
m'avoir  jamais  convaincu;  je  n'y  trouvais  point 
de  bonne  réponse,  mais  je  sentais  qu'il  y  en  devait 


3o2  LES  vREYERIKS. 

avoir.  Je  m'accusais  moins  d'erreur  que  d'ineptie, 
et  mon  cœur  leur  répondait  mieux  que  ma  raison. 

Je  me  dis  enfin  :  Me  laisserai -je  éternellement 
ballotter  par  les  sophismes  des  mieux  disants,  dont 
je  ne  suis  pas  même  sûr  que  les  opinions  qu'ils 
prêchent  et  qu'ils  ont  tant  d'ardeur  à  faire  adopter 
aux  autres  soient  bien  les  leurs  à  eux-mêmes? 
Leurs  passions ,  qui  gouvernent  leur  doctrine ,  leur 
intérêt  de  faire  croire  ceci  ou  cela , .  rendent  im- 
possible à  pénétrer  ce  qu'ils  croient  eux-mêmes. 
Peut-on  chercher  de  la  bonne  foi  dans  dés  chefs 
de  parti?  Leur  philosophie  est  pour  les  autres;  il 
m'en  faudrait  une  pour  moi.  Cherchons-la  de  toutes 
mes  forces  tandis  qu'il  est  t.emps  encore,  afin  d'avoir 
une  règle  fixe  de  conduite  pour  le  .reste  de  mes 
jours.  Me  voilà  dans  la  maturité  de  l'âge,  dans 
toute  la  force  de  l'entendement  :  déjà  je  tQuche  au 
déclin;  si  j'attends  encore,  je  n'aurai  plus,  dans 
ma  délibération  tardive,  l'usage  de  toutes  mes 
forces;  mes  facultés  intellectuelles  auront  déjà 
perdu  de  leur  activité;  je  ferai  moins  bien  ce  cpie 
je  puis  faire  aujourd'hui  de  mon  mieux  possible  ; 
saisissons  ce  moment  favorable  :  il  est  l'époque  de 
ma  réforme  externe  et  matérielle,  qu'il  soit  aussi 
celle  de  ma  réforme  intellectuelle  et  morale.  Fixons 
une  bonne  fois  mes  opinions,  mes  principes;  et 
soyons  pour  le  reste  de  ma  vie  ce  que  j'aurai  trouvé 
devoir  être  après  y  avoir  bien  pensé. 

J'exécutai  ce  projet  lentement  et  à  diverses  re- 
prises, mais  avec  tout  l'effort  et  toute  l'attentioa 
dont  j'étais  capable.  Je  sentais  vivement  que  le 


TROISIÈME    PRaMENADE.  3o3 

repos  du  reste  de  mes  jours  et  mon  sort  total  en 
dépendaient.  Je  m'y  trouvai  d'ab.ord  dans  un  tel 
labyrinthe  d'embarras,  de  difficultés ,  d'ob/ections, 
de  tortuosités,  de  ténèl^res,  que,  vingt  fois  tenté  de 
tout  abandonner,  je  fus  près,  renonçant  à  de  vai- 
nes recherches,  de  m'en  tenir,  dans  mes  délibé- 
rations, aux  règles  de  la  prudence  commune ,  sans 
plus  en  chercher  dans  des  principes  que  j'avais 
tant  de  peine  à  débrouiller;  mais  cette  prudence 
même  m'était  tellement  étrangère,  je  me  sentais 
si  peu  propre  à  l'acquérir,  que  la  prendre  pour 
mon  guide  n'était  autre  chose  que  vouloir,  à  tra- 
vers les  mers  et  les  orages,  chercher,  sans  gou- 
vernail, sans  boussole,im  fanal  presque  inaccessible, 
et  qui  ne  m'indiquait  aucun  port. 

Je  persistai  :  pour  la  première  fois  de  ma  vie 
j'eus  du  courage ,  et  je  dois  à  son  succès  d'avoir  pu 
soutenir  l'horrible  destinée  qui  dès-lors  commen- 
çait à  m'envelopper,  sans  que  j'en  eiusse  le  moindre 
soupçon.  Après  les  recherches  les  plus  ardentes 
et  les  plus  sincères,  qui  jamais  peut-être  aient  été 
faites  par  aucun  mortel ,  je  me  décidai  pour  toute 
ma  vie  sur  tous  les  sentiments  qu'il  m'importait 
d'avoir;  et  si  j'ai  pu  me  tromper  dans  mes  résul- 
tats, je  suis  sûr  au  moins  que  mon  erreur  ne  peut 
m'être  imputée  à  crime  :  car  j'ai  fatt  tous  mes  ef* 
forts  pour  m'en  garantir.  Je  ne  doute  point,  il  est 
vrai,  que  les  préjugés  de  l'enfance  et  les  vœux 
secrets  de  mon  cœur  n'aient  faitpencher  la  balance 
du  côté  le  plus  consolant  pour  moi;  On  se  défend 
difficilement  de  crgire  ce  qu'on  désire  avec  tant 


4 


d'ardeur;  et  qui  peut  douter  que^^^IlBlérét  d'ad- 
mettre ou  rejeter  les  jugements  de  Vautre  vie  ne 
détermine  la  foi  de  la  plupart  des. hommes  sur  leur 
espérance,  ou  leur  crainte  ?  Tout  cela  pouvait  fas- 
ciner mon  jugement,  j'en  conviens^  mai»  non  pas 
altérer  ma  bonne  foi  ;  car  je  craignais  de  me  tromper 
sur  toute  chose.  Si  tout  consistait  dans  l'usage  de 
cette  vie^  il  m'importait  de  le  savoir,  poiïr  en  tirer 
du  moins  le  meilleur  parti  qu'il  dépendrait  de  moi, 
tandis  qu'il  était  encore  temps,  et  n'être  pas  tout- 
à-fait  dupe.  Mais  ce  que  j'avais  le  plus  à  redouter 
au  monde,  dans  la  disposition  où  je  me  sentais, 
était  d'exposer  le  sort  éternel  de  mon  ame  pour  ki 
jouissance  des  biens  de  c4|tionde,  qui  ne  m^oiit 
jamais  paru  d'un  grand  prix.  # 

J'avoue  encore  que  je  ne  levai  pas  toujouite  à 
ma  satisfaction  toutes  ces  diâcultés  .^M^'avaient 
embarrassé^'  et  dont  nos  pfaiIosopÉ|ir  a^SÉp^^  sî 
souvent  rebattu  mes  oreilles.  Mais,  rés<ÉJ|||lk' Hie 
décider  enfin  sur  des  matières  où  l'intefl^ence  v 
humaine  a  si  peu  de  prise ,  et  trouvant  de  toutes 
parts  des  mystères  impénétrables  et  des  objections  1 
insolubles,  j'adoptai  dans  chaque  question  le  sen- 
timent qui  me  parut  le  mieux  établi  directement, 
le  plus  croyable  en  lui-même ,  sans  m'arreter  aux 
objections  qufe  je  ne  pouvais  résoudre,  mais  qui 
se  rétorquaient  par  d'autres  objections  non  moins 
fortes  dans  le  système  opposé.  Le  ton  dogmatique 
sur  ces  matières  ne  convient  qo'à  des  charlatans^ 
mais  il  importe  d'avoir  un  sentiment  pour  so^ 
de  le  choisir  avec  toute  la  i|||KHiiliî  ^  j^g 


\ 


TROISIÈME    PilOMEN  ADi;.  3o5 

qu'on  y  peut  piettre.  Si  malgré  cela  nous  tombons 
<làns  l'eiT&up,  nous  n'en  saurions  porter  la  peine 
en  bonne  justice,  puisque  nous  u*en  aurons  point 
la  coulpe.  Voilà  le  principe  inébranlable  qui  sert 
(le  base  à  ma  sécurité. 

Le  résultat  de  mes  pénibles  recberches  fut  tel, 
à  peu  pvèSi  que  je  Tai  consigné  depuis  dans  la 
Profession  de  foi  du'  vicaire  savoyardj  ouvrage  in- 
dignement prostitué  et  profaué  dans  la  génération 
présente,  mais  qui  peut  faire  un  jour  révolution 
parmi  les  borfimes,  si  jamais  il  y  renaît  du  bon 
sens  et  de  la  bonne  foi. 

Depuis  lors,  resté  tranquille  dans  les  principes 
que  j'avais  adoptés  apfi^s  une  méditation  si  longue 
et  si^éfléchie,  j'en  ai  fait  la  règle  iininuable  de  ma 
condrïite  et  de  ma  foi,  sans  plu*  m'inquiéter  ni 
des  objectas  que  je  n'avais  pu  résoudre,  ni  de 
celles  que  jen'avaîs  pu  prévoir  ,  et  qui  se  présen- 
taient pouvellement  de  temps  à  autre  à  mon  esprit. 
l'Mfs  m'ont  inquiété  quelquefois  ,  mais  elles  ne 
m'ont  jamais  ébranlé.  Je  me  suis  toujours  dit  : 
Tout  cela  ne  sont  que  des  arguties  et  des  subtilités 
métaphisiques ,  qui  ne  sont  d'aucun  poids  auprès 
des.  principes  fondamentaux  adoptés  par  jna  rai- 
son ,  confirmés  par  mon  caeîir,  et  qui  tous  portent 
le*,sceau  de  r^assentiment  intérieur  dans  le  silence 
deâ  passions.  Dans  des  matières  si  supérieures  à 
t'entendemeift  humain,  une  objection  que  je  n& 
piris  résoudre  renversera-t-etle  tout  uii  corps  de 
tttictrtne  si  solide ,  si  bien  liée,  et  formée  avec  tant  de 
xnéditation  et  de  a$^,  si  bien  appropriée  à  ma  rai- 


1* 

3o6  LEâ   ll^VERIES. 

son ,  à  mon  cœur ,  à  tx)ut  mon  être ,  et  renforcée 
cle  l'assentiment  intérieur  que  je  sens  manquer"^ 
toutes  les  autres?  Non,  de  vaines  argumentations 
tie  détruiront  jamais  la  convenance  que  j'aperçois 
entre  ma  nature  immortelle  et  la  constitution  de 
ce  monde,  et  Tordre  physique  que  j'y  vois  régner  : 
j'y  trouve  dans  l'ordre  moral  corj'espondant,  et 
dont  le  système  est  le  résultat,  de  mes  recherches, 
les  appuis  dont  j'ai  besoin  pour  supporter  les  mi^ 
sères  de  ma  vie.  Dans  tout  autre  système  je  vivrais 
sans  ressource ,  et  je  mourrais'  sans  espoir  ;.  je 
serais  la  plus  malheureuse  des  créatures.  Tenons- 
nous  en  donc  à  celui  q^ii  seul  suffit  pour  me 
rendre  heureux  en  dépit  de  la*  fortuné  ^et  des 
honmies. 

Cette  délibération  et  la  conclusion  que  j'en  tirai 
ne  semblent-elles' pas  avoir  été  dictées  par  .te  ciel 
même  pour  me  préparer  à  la  destinée  qui  m'at- 
tendait, et  me  mettre  en  état  de  la  souteirir?  Que 
serais-je  devenu,  que  deviendrais-jç  encore. dans  le^ 
angoisses  affreuses  qui  m'attendaient  et  dans  l'in- 
croyable situation  où  je  suis  réduit  pour  le  reste 
de  ma. vie,  si,  resté  sans  asile  où  je  pusse  échapper 
à  mes  implacables  persécuteurs,  sans  dédomma- 
gement des  opprobres  qu'ils  me  font  essuyer  en 
ce  monde,  et  sans  e3poir  d'obtenir  jamais  la  jiis- 
tice  qui  m'était  due,  je. m'étais  vu  Ijvré  tout  entier 
au  plus  horrible  sort  qu'ait  éprouvé  sur  la  terria 
aucun  mortel?  Tandis  que,  tranquille  dans  mon 
ianpcence,  je  n'imaginais  qu'estime  et  bienveil» 
laAcë ,  pour  -,  xaof  pàumi  .les  hoQmies  ;  tamlis^  ^ji^q 


■i 


TROISIÈME    PïfoMENADE.  3o*J 

mon  cœur  ouvert  et  confiant  s'épanchait  avec  des 
amis  ef  des  frères  ^  les  traîtres 'm'enlaçaient,  en  si- 
lènce,  des?  reta,fprgés;au  foçd  des  enfers.  Surpris 
par  lési  pliis  imprëvus^de'  tous  les  ïnalheurs  et  lès 
plus  terribleê  "jpour  une  «me  fière ,  traîné  dans  la 
fange  sans  jamais  savoir  par  qui-  ni  pourquoi  ^ 
plongé  dans  un  abîme  d  ïgnpimnie  ,  enveloppé 
d^horrihjes  ténèbj^es  à. travers  lesquelles  je  n'aper- 
éevaîs  que  de]  sinistres  objets, "à  la  première  sitr- 
prise  je  fus 'terrassé,  et  jamais  je  lïe  serais  revenu 
de  l'abattement^  où  me  jeta  ce  genre?  imprévu' de 
malheurs ,  si^je  'ne  m'étais  m^agé  d'avance  des 
forces  pour  tne  relever  dans  me§  'chutes. 

Ce  nfe  fut  qu'après  des  îmnées  d'agitation  que, 
reprenant  enfiiJ  mes"  esprits  et  commençant  de 
rentrer  en -moi-nlême,  je  sentis- le  prix  des  res- 
sources que  je  ""nf  étais  ménagées  pour  l'adversité. 
Décidé  sur  toutes  l^s*choâes  dont  il  m'importait 
de  juger,  je  vis ,  en  .comparaiif  mes  maximes  à  ma 
situation,  que  je-4bn|ïais  aux  insensés  jugements 
dés  hçHUmes ,  et  aux  petits  événeiUents  de'  cette 
courte  vife',*  beaucoup  plus  d'ipaportance,  qu'ils 
n'eu  avaient  ;  que  cette  vie ,  n'étant  qu'un  état 
d'épr€uives,  il  importait  peu  que  ces  épreuves,  fus- 
sent de  tfelle  ou  telle  sorte,  pourvu  qu'il  en  résultât 
l'-effet  auquel  elles  étaient  destinées,  et  que,,  par 
conséquent ,  plus  les  épreuves,  étaient  grandes , 
fortes ,  multipliées V  plus  il  était  avantageux  de  les 
savoir  soutenir.  Toutes  les  plus  viveç  peines-  per- 
dent leur  force  pour  quiconque  en  voit  le  dédom- 
magement grand  et  sûr ,  et  la  certitude  de  ce  dé-- 


20. 


■r 


3o8  LES    RÊVERIES. 

dcmimagement  était  Iç  principal  fruit  que  j'avais 
retiré  Je  riîés  méditation^. précédentes. 

•  il  est  vrai  qu'au*  miK^  des  putragçs  sans  nonïbrje 
ef  des  indignités  sans  mesure  <h>nt  je  mç  ^ènt^is 
aècablé  de^toutçs  parts, . des  interViaîHes  d'inquié^ 
tude  et;  de  doute  venaient,- de  temps  à  afutre , 
ébr^ler  mon  espéKaiicé  et-troublçr  ma  tranquil- 
lité.-Les  puisisai{,tès  objêctiçns  que  je  n!avais  jm 
résoudre  se  préseiirtaîent  aîors  à'çiôh  esprit 'avefc 
plus  de  force,  pour  acheter  de  lû'abattre  précisé- 
ment dpins  tes  moments  où,  surcliargé  du  proids 
de  ma  destinée ,  j'étais  prêt  à  tQWiber  dans  le  dé^ 
couragement;  activent  dés  arguments ,  nouvéW  ; 
que  j'etitendais  faire,  me' revenaient  dahs- l'esprit 
à  ^l'appui  de  ceux  qui  m'avaient  déjà  tourmenté. 
Ah!  me  (lisais-je  alors  dans  des  serrements  dé 
coeur  prêts  à  m'étouÉfer,'qùi.mô'^arailtii:a  du  dé- 
sespoir, si,  dans  l'horreur. dfe^mori, Sort,  je  ne>ois 
plus  que  dç3  chSmè^es  dans  les  cônsôJaftiûns  que 
me.  fournissait  ma  raison";  ^ty'dçtinii^ant  ainsi *&on 
pjpbpre»6uvrage ,  elle  renrvérse  \6ut  l'apptLi  aespé- 
ràncp^tde  confiajice  q^^'elle  m^avait  ïi^éfasigé  dans 
l'adVersîté?  Quel  appui  quç  deî3''iIlu8Îonsi  qui  ne 
bercent  que  moi  seul  au  mondel  Toute  la  généra- 
tioix  présente  ne  voit  qu'erreur^,  et  pï^éfifgés  dans 
les, sentiments  dont  je  me  nourris  seul  :  elle  troirve 
la  vérité",  l'évidence  dans  le  système  contraire.au 
mien;  elle  semble  même  ne  pouvoir  croire  que  je 
l'adopte  de  bonne  foi  ;  et  moi-mêùie ,  çn  iii'y  li- 
vrant de  toute  ma  volonté ,  j'y  trouve  des  difficul- 
tés insuranoiitables  qu'il  m'^st  impossible  *  de  ré^ 


TRaiSIÈME    PROMENAl>£.  SOQ 

s0udre,  et  qui  .ne  m'empédoient  pas  dy  persister. 
Suis-je  donc  seul  sage  ,*  seul  éclairé,  parmi  les  mor- 
tels^ pdur.crodre  que  les  choses  sont  ainsi,  suffît-il 
qu'elles  me  conviennent  ?  puis-je  prendre  une 
ccpiÊiance  éclairée  en  des  apparences  qui  n'ont 
rien* de  solide  aux  yeux  du  reste  des  hommes,  et 
qui  «(ne  $embleraient  illusoires  à  moi-même  si  mon 
cœur  ne  soutenait  pas  ma  raison  ?  N'pût-il  pas 
mieux  valu  combattre  me^  persécuteurs  à  armes 
égales  en. adoptant  leurs  «maximes,  que  de  rester 
sur  les  chimères  des  miennes  en  proie  à  leurs  at- 
teintes san^  îlgir  pour,  les  repgusser  ?  Je  me  crois 
sage,  et  je  nef  suis  que  dupe,  victime  et  martyr 
d'une  vaine  erreur; 

Combien  de  fois,  dans  ces  momenb  de  doute 
et  d'incertitude ,^  je  fus  prêt  à  m'abandonner  au 
désespoir!  Si  jamais  j'avais  passé  dans  cet  état  un 
mois  entier ,  c'éftait  feit  de  ma  vie  et  de  moi.  Mais 
ces  crises,  quoique^utrefois  assez  fréquentes,  oitt 
toujours  été  courtes;  et  maintenant  que  je  n'en 
suis  pas  délivré  tout-à-fait  encore ,  elles  sont  si 
rares  et  si  rapides ,  qu'elles  n'oiït  pas  même  la  force 
de  troubler  mon  repos.  Oe  sont  de  légères  inquié- 
tudes qui  n'affectent  pas  plus  mon  am^  qu'une 
plume  qui  tbmbe  dans  la  rivière  ne  peut  altérer 
le 'Cours  de  l'eau.  l'ai  senti  que  remettre  en  déli- 
bération les  mêmes  points  sur  lesquels  je  m'étais 
ci-devant  décidé,  était  me  supposer  de  nouvelles 
lumières  ou  le  jugement  plus  formé ,.  ou  plus  de 
zèle  pour  la  vérité  que  je  n'avais  ïbrs  de*  mes  re- 
cherches; qu'aucun  de  ces  cas  n'étant  ni  ne  pou- 


^' 


I* 


Ni*- 


3l6  LES    RÊVERIES. 

vairt  être  le  mien,  je  ôe  pouvais  préférer,  pàf 
aucune  raison  solide,,  des  opihions  (}ui^  dans  l'ac- 
cablement de  désespoir,  ne  mé  tentaient  qiie  pour 
augmenter  ma  misère,  à  des  sentiments  adoptés 
danis  la  vigueur  de  l'âge,  dans  toute  la  maturité  de 
l'esprit,  après  Pexamen  le  plus  réfléchi,  et  daris  des 
temps  où  le  calme  de  ma  vie  iie  me  laissait  d'ajùtre 
intérêt  dominant  que  celui  de  connaître  la  vérité. 
Aujourd'hui  'que  mon  cœur  ,  serré*  de  détresse  , 
mon  ame  affaissée  par  lés  enpuis ,  mon  imagination 
effarouchée,  ma  tête  troublée  par  tant  d'affreux 
mystères  dont  j^e^si^is  environné,  aiyourd^ui  que 
toutes  mes  facultés ,  af£siiblies  par  la  vieillesse  et 
les  angoisses,  ont  perdu  tout  leur  ressort,  irai-je 
m'ôter  à  plaisir  toutes  les  ressources  que  je  m'étais 
ménagées,  et  donner  plus  de  confiance  à  ma  rai- 
son déclinante  pour  me  rendre  injustement  mal- 
heureux ,  qu'à  ma  raison  pleine  et  vigoureuse  pour 
me  dédommager  des  maux  que  je  souffre  sans  les 
avoir  mérités?  Jïon,  je  ne  suis  ni  plus  sag;e  ni  mieux 
instruit,  ni  de  meilleure  foi  -,  que  quand  je  me  dé^ 
cidai  sur  ces  grandes  questions  :  je  n'ignorais  pas 
alors  les  difficultés  dont  je  me  laisse  trotd>ler  au- 
jourd'hui;; eîlles  ne  m''arrêtèrenf  pas ,  et  s'il  s'en 
présente  quelques  nouvelles,  dont  on  lie  s'était  pas 
encore  avisé,  ce  sont  les  sophisines  d'une  subtile 
métaphysique,  qui  ne  sauraient  balancer  les  véri- 
tés éternelles  admises  de  tous  les  tfemp^,  par  tous 
les  sages,  reconnues  par  toutes,  les  nations,  et 
gravées  dans  le  cçetlr  humain  en  caractères  inef- 
façables. Je  savais ,  en  méditant  sur  ces  matières , 


TROISIÈME    PROMENA.de.  3i  I 

que  l'entendement  humain  ,  circonscrit  par  les 
sens  9  ne  les  pouvait  embrasser  dans  toute  leur 
étendue  :  je  m'en  tins  donc  à  ce  qui  était  à  ma 
portée  sans  m'engager  dans  ce  qui  la  passait.  Ce 
parti  étârt  raisonnable  ;  je  Tembrassai  jadis ,  et  m'y 
tins  avec  l'assentiment  de  mon  cœur  et  de  ma  rai- 
son. Sur  quel,  fondement  y  renoncerais-je  aujour- 
d'hui que  tant  de  puissants  motifs  m'y  doivent 
tenir  attaché  ?  quel  danger  vois-je  à  le  suivre  ? 
quel  profit  trouverais-je  à  l'abandonner  ?  En  pre- 
nant la  doctrine  de  mes  persécuteurs  prendrais^je 
aussi  leul*  morale?  cette  morale' sans  racine  et  sans 
fnnt,  qu'ils  étalent  pompeusement  dans  des  livres 
ou  dans  quelque  action  d'éclat  sur  le  théâtre ,  sanâ 
qu'il  en  pénètre  jamais  rien  dan$  le  cœur  ni  dans 
la  raison  ;  ou  bien  cette  autre  morale  secrète  et 
cruelle,  doctrine  intérieure  de  tous  leurs  initiés, 
à -laquelle  l'autre  ne  sert  que' de  masque,  qu'ils 
suivent  seule  dans  leur  conduite ,  et  qu^ils^  ont  si 
habilement  pratiquée  à  mon  égard.  Cette  morale , 
purement  offensive ,  ne-  sert  point  à  la  défense ,  et 
n'est  bonne  qu'à  l'agression.  De  quoi  me  servirait*; 
elle  daAs  l'état  où  ils  m'ont  réduit  ?  Ma  seule  inno- 
cence me  soutient  dans  les  malheurs,  et  combien 
me  rendrais-je  plus  malheureux  encore,  si,  m'Ôtant 
cette  unique  mai&  poussante  ressource,  j'y  substi- 
tuais la  méchanceté?  Les  atteindrais-je  dans  l'art 
de  nuire  ?  et^  quand  j'y  réussirais,  de  quel  mal  me 
soulagerait  celui  que  je  leur  pourrais  faire  ?  Je 
perdrais  ma  propre  estime ,  et  je  ne  gagnerajis  rien 
à  la  place. 


• 


3|2  hMS    RÊVEIilES. 

C'est  ainsi  que ,  raisonnant  avec  moi-même ,  je 
parvins  à  ne  plus  me  laisser  ébranler  dan^  mes 
principes  par  des  arguments  captieux,  par  des  ob- 
jections insolubles,  et  par  des  difficultés  qui  j>as- 
oai^nt  ma  portée  et  peut-être  celle  de  l'esprit  hw^ 
main^  Le  mien ,  restant  dans  la  plus  solide  assiette 
que  j'avais  pu  lui  donner,  s'accoutuma  si  bien  à 
s^y  reposer  à  l'abri  de  in^ conscience,  qu'auldilie 
doctrine  ^rangère,  ançiemie  ou  nouvdle^  lue  peut 
plus  l'émouvoir ,  ni  troubler  un  ins^tant  mon  r^r 
pos.  Tombé  dans  la  langueur  et  l'appesantisswcient 
d'esprit,  j'ai  oublié  jusqu'aux  raisonnements  sur 
lesquels  je  fondais  ma  croyance  et  mes  maximes; 
mais  je  n'oublierai  jamais  les  conclusions  que  j'eâ 
aj||.  tirées  avec  l'approbation  de  ma  conscience  et 
de  ma  raisoi),  et  je  m'y  tiens  désormais.. Que  tous 
les  philosophes  viennent  ergoter  contre;  ils  per- 
dront leur  temps  et  leurs  peines:  je  me  tiens,  potfr 
le  reste  de  ma  vie,  en  toute  chose*,  au  parti  que 
j'ai.prîs  quand  j'étais  plus  en  état  de  bien  choisir* 

TranqiUUe  dans  ces  dispositions,  j'y  trouve,  a^ec 
le  contentement  de  moi,  l'espérance  et  les  conso- 
lations dont  j'ai  besoin  âans  ma  situation  :il  n'est 
pas  possible  qu'ime  solitude  atussi  coniplète ,  aussi 
permanente , aussi  triste  en  elle-même,  l'animosité 
toujours  sensible  et  toujours  active  de  toute  4a^gé- 
nération  présente,  les  indignités  dont  elle  m'ac- 
cable sans  cesse,  ne  me  jettent  quelquefois  dans* 
l'abattement;  l'espérance  ébran,lée ,  les  doutes  dé- 
courageants reviennent  encore  de  temps  à;  autre 
troubler  mon  ame  et  la^remplir  de  tristesse^  C'est 


TflOISl'ÈirE. PROMENADE.  3l3 

alors'  c[u'iF|capaBle  d^s  .opérations,  de .  l'esprit  ,•  ^- 
cessàu?ë$  pour  mei*assurer  ii^oi-'iDi^^e,  j'ai  besoin 
de  me  reippeler .  mes  anciennes -réodhittops  r  les 
soins  y  l'attention  9  la  sincérité  de  cœur,  que  j'ai 
mis  à  les  prendre,  iréviénE^ent  iatlors  à  mon  soiive- 
nir,  et  me  rendelM;  toute  nàfir confiance.  ^ Je  me  re- 
fuse  ainsi  à  toutes 'nouvelles' idées  comme,  à  des 
erreurs  fïmesjtes,  qui  n'ont  qu'une  fausse  appa- 
rence ât  ne  ^ont  bomne.»  qu%  tro'i^ler  i&on  i^pôs. 
Ainsi  -jpêtenut.dânsU>ét]^otte  dphère,  de  mes  ain- 
ciennes  coqnaîsaances',  je^n'ai^as^  edînme  Soion, 
te  bpnheiir^de  ^pijVqir  m'in&triiirè  chaque  Jour  en 
vieillissant,  et  je  dois  ipém^  me  ^gsucantir  du  dan- 
gereux or^ueU  de  vouloir  apprendre  ém  que  je  suis 
désormais  hors  d'état  de-bien*  saVoii".  Mais  s'il  m^ 
reste  peu  d'acquisitioiiç  à  espéireif  dyf  jo^té.  des  lu-* 
mières  utiles,  il -m'en  Teste  d^  bien  ^mportantè's  à 

faiire  dii  côté  des  vertus  nécessaires  à  mon  état*: 

•  .      .        .    .* 

c'est  là  qu'il'serait  temps  d'enwchir  et  d'ot^ner  mon 
ame  d'un  acquis  qu'elle  pût  emporter. ^vec  eftet 
lorsque ,  délivrée  dç  ce  corps  qui  rbffusque  et  l'a- 
veugle ,  et  voyant  la  véritç  sans  vçilè ,  elle  apercevra 
la  misere.de  toutes  ces  connaissantes  dont  nos  faux 
savants  sont  si  vains,  elle  gèm'ira  des. moments 
perdus  en  cette  vie  àle^votkipir  acquérir.  IHais  la' 
pjitience ,  la  douceur j  la  résignation,  L'kitégritê^ 
la  justice  impartiale,  sont  un  bien  qu'on  emporte 
avec  'iôi,  et  dont  on  peut  s.'enrichir  sans  beçse, 
sans  craindre  que  là  mort  même  nous  en  fa&nse  pier- 
drele*prix  :^c'e&t  à  cette  unique  et  utilS  étude  que 
je  consacre  le'  reste  de.  ma  vieillesse.  Heureux  si, 


fi 


3j4  Ï^ISS    RÊVEltf««. 

par  iïies  progrès  sur  moi-même,  j'apprends  à  sortir 
de  Isryie,  non  metlleuD,  cai*  cela  n'est  pas  possible, 
mais  plus  vertueux  que*je*n'y  suis  entré!      :    . 

QUATRIÈME  PROÎVC^NADÎE. 


*  .\ 


Divins  le  petit  noiÂfe  de.  livres  que- je  lis  quel- 
quefois encorcT,  'Pltitarqaê  est  ttiiA  .qui  m'attache 
et  nie  profité  le*  plus.  Ce  •fut  ia  première  léctibe 
de  mon  ehfarice,  dfe  sera  la  dèrniéve  d^  fna  vifeil- 
lesse  :  c'est  presque  le  seul  sftitcfur  qjae  jç  n'àî  jamais 
lu  sans  en  tlrfbr  quelque  fruit.  JCvant-hier^  je  lisais 
datis  ses  œuvres  morses  le  traité ,  Comment  on 
pourra  tirer  utilité  de  fês  ennernis.  Le  même  jour, 
en  rangeant  quelques  brochures'  qui  m'qnt  été 
envoyées  par  les?  auteurs,  je  tombai  sur  un  cfes 
journaux  de  l'abbé'  BToyou ,  ^u  titre  duquel  il  avait 
mîs'tces' paroles,  vitain  "vero  irfipendèntiy  Royou  *. 
Trop  au  fait  des  tournures  de  ces  messieurs  pour 
prendre  le  change,  sur  celle-là,  je  Compris  qu'il 
avait  cru  sous  cet  air  de  politesse  me  dire  une 
cruelle  contre-vérité  ;  msris  sur  quoi'fondé?  Pour- 
quoi ce  sarcasme?  Quel  sujet  y  poùvai$-je  avoir 
donné?  Pour  nfettre  à  profit  les  leçons  du  bô» 

*  Ce  nom  n'est  indicpié  dans  Fédition  de  Genève  qi^e  par  Tînl- 
tiale  R.-^— Où  rédltèur  de  1801,  copié  en  cel»  par  ceiiif  qui  Font 
suivi,  a-t-il  trouvé  qu'il  était  questioivic^  de  i'abbé.Raynaly  qui  ii*a 
jamais  fait  au^^Mi  journal  ?.  Ceci  ne  peut  évidemment  s'appliquer 
qu^à  l'abbe  Royou ,  qui ,  Fréron  étant  mort,  était  aldrs  un  des  prin- 
cipaux oodlaborateurs  de  \^ Année  littéraire:  fNote  de  M.  PetitatnJ 


QUATRIÈME    PR.OMEl^ADE.  3l5 

Plùtarque ,  je  résolus  d-employer  à  m'exaininer  sur  ^ 
le  mebsoiige  y  4a  promenade  du  lepdemamy  et  j'y 
vins  bien  coi^rm'é  dans -l'opinion  déjà  prisé  que 
le  tonncUs'toi  toi-Meme  du  temple  de  Delphes  n'é- 
tait pas  une  maxime  si  faclj^  à  suivre  queje  l'avais 
cru  dans  mes  Cpnfessious* 

Le  lendeme(pi ,  n/étapt  mis  en  litarcjbe  pour,  exé- 
cuter cette  résolution,,  la  première  idée  quivipè 
vint  en  com'mençaiit  a  me  fecueilli^,  fiit  celle^'un 
mensonge  a£freuxfâit  dans  ma  première  jennesse  *,  1 
dont  le  souvenir  tn'a  -troublé  toute  ma  vie ,  et 
vient,  jusque  dans  ma  vieillesse ,  contristei*  encore 
mon  cœur  déjà  navré  de  tant  d'autres  façons:  "Cé 
mensonge,  qui  fut  un  grand  crime  €iie lui-même^ 
en  dut  être  un  plus  grand,  encore  par  seis  effets 
que  j'ai  toujours  ignorés  ,  mais  que  le  remords 
m^  fait  supposer  aussi  cruels  (Ju'iL  était,  possible. 
Cependant,  à  ne  consiilter  que  la  disposition  oii 
j'étais  en  le  faisant,  i:e  mensopge  ne  fut  qu'un 
frmt  de  la  mauvaise  honte  ;  et,  bien  loin  qu'il  partit 
d'une  intention  de  nuire  à  celle  qui  en  fut  la  vic-i 
time,  je  puis  jujrer  à  la  £ace  du  çièl  qu'à  l'instant 
même  où  cette  honte  invincible  me  l'arrachait,  j'au- 
rais donné  tout  mon. sang  avec  joie  pour  en*dé^ 
tourner  l'effet, sur  moi  seul  :  c'e^t  un  délire  que 
je  ne  puis  expliquer  qu'eil  disant,  comme  je  le 
crois  sentir,  qu'en  cet  instant  mon  naturel  timide 
subjugua  tous  les  vœux  de  nnon  cœur. 

Le  souvenir  de  ce  malheureux  acte,  et  les  inex!-» 
tinguibles  regrets  qu'il  m'a  laissés,  m'ont  inspiré 

Voyez  Confession^ y  liy,  ii,  tom.  i.  ' 


>- 


3l6  LES    RÉVERIBS. 

pour  le  mensonge  une  hoPFeuK  qui  a  dû  garantir 
moB  coeur"  Vie  ce  yice  pour  le  rçs^e  de  iria  vie. 
JLiôrsque  je  pris  ma  devise  je  m0/âçnj:âis  (ait  pour 
la  mériter r^et'je  né  doutais  pas'q^e  je  n'en  £u3se 
àigne  quand,  sur  le  lûorde  Vab])ê  Royou,  je  com- 
mençai de  itf  examiner  plus  sériavsabqtent.  , ,  .   . 

Alors,  éjo,  m'epluchant  avec  plus  ^e  soti;  je  fus 
bien  surpris  du. nombre  de  choées  denctôn  inven- 
tion-que/ je  me  rappelais 's[voîrjdit6isx;otntn^  vra^ 
dans  le  même  temps  où, «fier en  moi-même  de  mon 
amour  pour  la  vérité,  je  lui  sacriQais  ma  sûreté, 
mes  intérêts,  ma  persôni\e,  avec  une*  impartialité 
dont  )é  ne  conliais.nul  autriç  exemple  parmi  les 
biunains.    .t*'  ^  •  ,  •        . 

Ce  qui  Bàe  surprit  le  plus  était  qtt'en  me  rap- 
pelant ces  ôhoses  Controuvées ■;  je  n'en  ^entais  au- 
cun vrai,  repenti^..  Moi  dont  l'horreur  pour 'la 
Êu^sseté  n'a*  rien  dans  niôn  cœuriquî  la: balance, 
moi  qui  braverais  les  -supplices  s'il  les  fallait  évjljter 
par  un  mensonge,  par  qûellef  bizarre  ij9iCon3éque|gice 
ment^is^je  ainsi  de.  gaieté  de  coeur  sans  nécessité , 
sans  profit ,  et  ^ar  quelle  inconcevable  .contradic- 
tion n'en  sèntais^je  pas  le  moindrq  i^egret,  mpi 
que* le  remordsr  d'un  men^pnge  n'iaxqsséd^affliger 
pendant  cinquante  ans  !  Je  ne  me  ^uis  jam^te-  en- 
durci sur  mes  fautes  :  l'instinct  moral m'à'tOMJpurs 
bien  conduit,  ma  ieonscience  a  gardé  sa  première 
intégrité  ;  et  quand  naénie  elle  se  serait  altérée  en 
se  pliant  à  mes  intérêts,  comment,  gavdaint  toute 
sa  droiture  dans  les  occasions  où  l'homme^  forcé 
par  ses  passions,  peut  au.  moins  s'excuser  sur  sa 


QUATRIÈME    PROMENADï:.'  3l7 

faiblesse ,  la  perd-elle  uniquement  dans  les  qhoses 
indifférentes  où  le  vice  n'a  point  d'eycuse  ?"  3e  vis 
que  de  la.  solution  de*  ce.  problème  dépendait  là 
jiistesrfé*da.jug.eniept  que  j'avais  à  portfer  en  ce 
point  sur  moi-memè^  Ét,^après  ïjSfyoir  bien  exa- 
miné, voici  de  quelle  mariièifev je .  parvins  3  nie 
Fexpliqueç.  '     ]\-  ^     ,^    .* 

Je  me  souviens  d'avoir  lu  dans.  ùïv.IîVto  d€i  phi- 
losophie-que  mentir  c^est  cacher  uiie  vérité' que 
rôii  doit  manifester.  Il  siiit  bien  de  Cette  défiiiitioii 
que 'taire  une  vérité  qu'on  n^est  pas  obligé.î^e  (Kr^, 
n'est  pas  tnentir;:  mais^celui  qlii  ^  non  content*^h 
pareil  cas  .de  né  pas  dire  la  vérité ,  ait  le  xîcn^itraire*, 
ment*il:  alors,  o^  né  ment-il.pas?  Seten  là'défini*- 
tion  )  l'on  ne  saurait  dire  qji'il  ment  ;  car  ^jl  donhe 
de  la  fausse  monnaie  à' uti  homme  attquel  il  ne 
doit  rien ,  il  trompe  cet  homme ,  sj^s  doute ,.  mais 
il  tie  le' vole  pas.  ■ 

.Il  se  présente  ici  deux  qiaestiops  à  examiner, 
très -importantes  riine  et  Tautrcl  :  la  première, 
quand  et  comment  on  doit  à'-aiitrui  la  vérité.,  puis- 
qu'on ne  la  doit  pas  tôiij  ours  ;  la  seconde,  s'il  est 
des  cas  où  l'on  puisse  tromper  irinocemment.'Cetté 
seconde  question  est  très-décidée,  je  le  sais  bipfi  ;^ 
négativement  dans  les  livres, 'où  la  plus  austère 
morale  ne  coûte  rieii  à  Fauteur;  affirmativement 
dans  la  société ,  où  la  morale  des  livres  passQ  pour 
un  bavardage  impossible  àî  pratiquer.  Laissons 
donc  ces  autorités  qui  se  contredisent  ,.et  cher- 
chons ,  par  mes  pr«>pre&' principes ,  à  résoudre 
pour  m  oi  ces  questions. 


3l8  LES    RÊVERIES. 

La  vérité  générale  et  abstraite .  est  le  plus  pré- 
cieux de  tous  les  biens  :  saiis  elle  ITiomm.e-  est 
aveugle  ;  elle  est  l'oeil  dç  là  raison.  C'est. par  elle 
que  Fhofrane  apprend  à  se  con|i|iir.e ,  à  êt^è  ce  qu'il 
doit  être,  à  failre  ce  qiljl  doit  faire ,  à  tendre  à  sa 
véritable  fin.  La^vêrité  particulière  et  individuelte 
n'est  pas  toujours  un  tien;  elle  est  quelquefois  un 
ihal ,  très  •-•'  sipuvent  une  *  chose  indifférente.  'Les 
choses  qu'il  importe  à  un  nomme  de  savoif /et 
dont  la-  connaissance  eàt  nécessaire  ,à  son  b<îh- 
heur,  ne  sont  peut-être  pas.  en  grand  nombre»; 
mais  en  quelque  nombre  (j^i'êlles  soient,  eltessôirt 
un  bieiTqui  lui  appartient*,  qu'il  a  droit  de  récla- 
mer partout  ouille  trouve ,^V dotit  on  nfe  peutle 
frustrer, sans  cotnmp*ttre  le  pjus. inique  de  tous  les 
Vois ,  pîiisqu'elle  est  de;cès  bien$  communs  àlôus, 
dont  la  çtinimunication  li'fen  prive  pbint. celui  qui 
le  dôiihe.  '     ,.' 

Qua^t  aux  vérités  qiii  jj'ont  aucune  sorte  d'uti- 
.  lité ,  ni  pour  l'instruction  ni  d,ans  la  pratiqué  j  com- 
meat  seraient-elles  un' bien  dû,  puisqu'elles  ne  sont 
pas  même  uji  bien  ?  et  puisque  la  propriété*  n'elst 
foiidée  que  sur  l'utilité,  où  il  la'y  a  point  d'utilité 
pois^ibte  il  ne  pçut  y  avoir  de  propfiété.  On.  peut 
réclamer  un  terrain  quoique  stérile, 'parce  qifon 
peut  au  hioins  habiter;  sur  le  sol  ;  mais  qu'uij  fait 
oiseux,  indifférent  à  tous' égards,  et  sans  consé- 
quence pour  «personne ,  soit  vrai  ou  faux ,  cela  n'in- 
téresse qui  que  ce  soit.  Dans  l'ordre  moral  rien  n'est 
inutile^ non  plus  que  dansPordre  physique  rnen 
ne  peut  être  dû  de  ce  qui  n'est  Bon  à  rien  ;  pk>ur 


QUATRIÈME    PROMENADE.  SlQ 

qu'une  chose  soit  due ,  il  £aut  qû  elle  soit  ou  puisse 
être  utile.  Ainsi  y  "la  Vérité  du^  est  celle  qui  inté- 
pesse  la  justice,  et  c'est  pfojEaner  ce  nom  sacré'  de 
vérité  qup  de  l'appliquer  aux  choses  vaines  dont 
l'existence  est  in^férente  à  tous,  et  dont  la  con- 
naissance  est. inutile  à  tout.  La  vérité,  dépouillée 
de  toute  esj^èce  d'utilité  même  possible ,  ng  petit 
donc  pas  être  uïie  dbiose  dv^e;  etj  par  conséquent, 
celui  qui.la  tait  ou  la  déguise  9ie  ment  point 

Mais  est-il  de  ces  vérités  si  parfaitement  stériles 
qu'elles  soient  de  Jout  point^ii^u^tiles  à  tout  ?.  Cest 

*  *  • 

im  autre. article  à  discuter,  gt  auquel  je  revièn' 
drai  tout-à-rheure.  Quant  à  piiésent,  passons  à- la 
seconde  question. 

Ne. pas  dire, ce  qui  est  vrai,'^et  dire  ce  qui  est 
faux,  soiît  deux  choscys  très-difSérentes ,  mais  dont 
peut  niéançidtns  résulter  le  naême  effet ,  car  ce  ré- 
sultat est  assurément  Bien  le  même  toutes  Ips  fipis 
que  cet  effet  est  'nul.  Partout  où  la  vérité  est  in- 
différente ,  l'erreiir  contraire  est  ii^différente  aussi  : 
d'où  il  suit  qu'en  pareil  c^s  celui  qui,troi»pe  en  dir 
sant  le  contraire  de  la  vérité*,  n'est  pas  plus  injuste 
que  celui  qui  trompe  en^ne*la  déclarant, pas;  car, 
en  fait  de  vérités  inutiles ,  l'erreur  n'a  i:ien  de  pire 
que  l'ignorance.  Que  je  croie  le  sable  qiii  est  au 
fond  de  la  mer  blanc  -ou  rougè ,  cela  ne  m'importe 
pas  plus  que  d'ignorer  de  quelle  couleur  il  est.  Com- 
ment pourrait-on  être  injuste  en  ne  nuisant  à  per-» 
sonne,  puisque  l'injustice. ne  consiste  que  dans  le 
tort  fait  à  autrui  ?. 

Mais  ces  questions  ^  ainsi  somniairement  décidées , 


t; 


3ao  ;Li:s  RÈviÏB'iiîs. 

ne  sauraient  liie  foiirnir  encore  aucune  ajSpiication 
sûre  potir  \À  pi-atique ,  sabs  beaucoup  (f  éclaircisse- 
ments préalafclès  nt^oMsairés  pour  faire  avec  jus- 
tesse cette  application  dans  tousles  cas  qui  peuvent 
«e  présenter;  car  sî  I^ohligation'de  dii'e  ta  v<^rité 
n'fest  fondée  qiie  sur  son  Utilité,  eoniment  me  ceih 
stituerai-je  juge  de  cette  utilité  ?Tvês-souvcnt  l'avâh- 
lagedel'ùn  faitlc  préjudice  Je  l'autreji'intérét  par- 
ticulier est  presque  toujours  en  op])o^ition  àVec 
l'intérêt  public,  -Gomment  se  coçdftirQ'  en  pareil 
cas?  Faut-il  sacrifier  l'utilité  de  l'jjbsent  k  telle  de  la 
perseinif  h  (pn  l'on  parle?  faiit-il  tairo  où  dire  la 
vériré  qui,  profilant  à  l'un,  nuit  à  l'autre?  fatit-H 
peser  tout  ce  qu'on  doit  dire  \  l'unique  ba- 
lance du  bien  publie,  ou  à  celle  de  la  justice  dis- 
trUiufive  ?  et  'siits^e  assuré,  de  connaître  '^sez  tous 
t  les  rapports  de  la  chose  poiir  ne  dtspfcnserles  lu- 
mières dont  je  dispose  que  sûr  les  règles  de  l'é- 
quité? De  plus',  en  exâtninanfce  qu'on  doit"  aux 
autres,  'ai-je  èxaihiné  suffisamment  ce  qil'on  se 
doit  à  soi-méute,  ce  qu'on  doit  à  la  vérité  pour  elle 
seule?  Si  je  ne  faisraneiui  to'rt  à  un  autre  en  le 
trpmpant^  s'Ènsuit-il  que  je  ne  m'en  tasse  point  à 
moi-même,  et  suffit-il  de  n'ètrejamaisinjuste  pour 
çtre  toujours  innocenj?  . 

■  Que  d'embarrassantes  discussions  dont  il  serait 
aisé  de  se  tirer  cnsc  disant  :  Soyons  toujours  vrais , 
au  risque  de  tout  ce  qui  en  peut  arriver!  La  jus- 
tice elle-même  est  dans  la  vérité  des'  cboses  l'ile 
mensonge  est  toujours  iniquité ,  l'erreur  est  tou- 
jours impostuf*»  quand  on  donne  ce  qui  n'est  pas 


QUATBlliME    PIIOIVÏKNADE.  ilJ 

pour  la  règle  de  ce  qu'on  doit  faire  ou  croire  ;  et , 
quelque  effet  qui  résulte  de  la  vérité ,  on  est  tou- 
jours inculpable  quand  on  l'a  dite,  parce  qu'on  n'y 
a  rien  mis  du  sien. 

Mais  c'est  là  trancher  la  question  sans  la  ré- 
soudre :  il  ne  s'agissait  pas  de  prononcer  s'il  serait 
bon  de  dire  toujours  la  vérité ,  mais  si  l'on  y  était 
toujours  également  obligé;  et,  sur  la  définition 
que  j'examinais ,  supposant  que  non,  de  dbtinguer 
les  cas  où  la  vérité  est  rigoureusement  due,  de  ceux 
où  l'on  peut  la  tairesansinjustice  et  la  déguiser  sans 
mensonge;  car  j'ai  trouvé  que  de  tels  cas  existaient 
réellement.  Ce  dont  il  s'agit  est  donc  de  chercher 
une  règle  sùqe  pour  les  connaître  et  les  bien  dé- 
terminer. 

Mais  d'où  tirer  cette  règle  et  la  preuve  de  son 

infaillibilité? Dans  toutes  les  questions  de  mo- 

ralç  difficiles  cqmm»celle-ci,  je  me  suis  toujours 
bien  trouvé  de  les  résoudre  par  le  dictamen  de  ma 
conscience ,  plutôt  que  par  les  lumières  de  ma  rai- 
son :  jamais  l'instinct  moral  ne  m'a  trompé  ;  il  a 
gardé  jusqu'ici  sa  pureté  dans  mon  cœur  assez  pour 
que  je  puissem'y  confiei-;  et,  s'il  se  tait  quelquefois 
devant  mes  passions  dans  ma  conduite,  il  reprend 
bien  son  empire  snr  elles  dans  mes  souvenirs  : 
c'est  ]k  que  je  me  juge  moi-même  avec  autant  de 
.sévérité  peut-être  que  je  serai  jugé  par  le  souve- 
rain Juge  après  cette  vie. 

-.  Juger  des  discours  des  hommes  par  les  effets 
qu'ils  produisent,  c'est  souvent  mal  les  apprécier. 
Outre  que  ces  effets  ne  sont  pas  toujours  sensibles 

R.    XVr.  21 


1 


322  LES    RÊVERIES. 

h 

et  faciles  à  connaître ,  ils  varient  à  l'infini  comme 
les  circonstances  dans  lesquelles  ces  discours  sont 
tenus;  mais  c'est  uniquement  l'intention  de  celui 
qui  les  tient  qui  les  apprécie ,  et  détermine  leur 
degré  de  malice  ou  de  bonté.  Dire  faux  n'est,  men- 
tir que  par  l'intention  de  tromper;  et  l'intention 
même  de  tromper ,  loin  d'être. toujours  jointe  avec 
celle  de  nuire,  a  quelquefois  un  but  tout  con- 
traire :  mais  pour  rendre  un  mensonge  innocent 
il  ne  suffit  pas  que  l'intention  de  nuire  ne  soit  pas 
expresse ,  il  faut  de  plus  la  certitude  que  l'erretir , 
dans  laquelle  on  jette  ceux  à  qui  l'on  parle,  ne  peut 
nuire  à  eux  ni  à  personne  en  tjuelque  façon  que  ce 
soit.  Il  est  rare  et  difficile  qu'on  puisse  avoir  cette 
certitude;  aussi  est-il  difficile  et  rare  qu'un  men- 
songe soit  parfaitement  innocent.  Mentir  pour  son 
avantage  à  soi-même  est  imposture,  mentir  pour 
l'avantage  d'autrui  est  frau^fc  mentir  pour  nuire 
est  calomnie,  c'est  la  pire  espèce  de  mensonge  : 
mentir  sans  profit  ni  préjudice  de  soi  ni  d'autrui 
n'est  pas  mentir  ;  ce  n'est  pas  mensonge ,  c'est 
fiction. 

Les  fictions  qui  ont  un  objet  moral  s'appellent 
apologues  ou  fables;  et,  comme  leur  objet  n'est  ou 
ne  doit  être  que  d'envelopper  des  vérités  utiles  sous 
des  formes  sensibles  et  agréables ,  en  pareil  cas  on 
ne  s'attachq  guère  à  cacher  le  mensonge  de  Éàiit, 
qui  n'e'st  que  l'habit  de  la  vérité;  et  celui  qui  ne 
débite  une  fable  que  pour  une  fable  ne  ment  en 
aucune  façon.   - 

Il  est  d'autres  fictions  purement  oiseuses,  telles 


QUATRIÈME    PROMEKADE.  3^3 

que  sont  la  plupart  des  contes  et  des  romans  qui , 
^ns  renfermer  aucune  instruction  véritable,  n'ont 
pour  objet  qiie  l'amusemeiit.  Celles-là ,  dépouillées 
de  toute  utilité  morale,  ne, peuvent  s'apprécier 
que  par  l'intention  de  celui  qui  les  inVeute ;  et, 
lorsqu'il  les  débite  avec  affirmation  comme  des  vé- 
rités réelles ,  dn  ne  peut  guère  disconvenir  qu'elles 
ne  soient  de  vrais  mensonges.  '<îe!pendant,  qui  ja- 
mais s'est  fait  un  grand  scrupule  dé  ces  mensonges- 
là,  etqui  jamais  en  a  fait  un' reproche  grave  à  ceux 
qui  les  font?  S^il  y  a,  par  exêraplé,  quelque  objet 
moral  dans  le  Temple  de  -Gnide,  cet  objet  est  bien 
offusqué  et  gâté  par  les  détails  voluptueux  et  par 
les  images  lascives.  Qu'a  fait  l'auteur  pour  couvrir 
cela  d'un  vernis  de  modestie  ?  Il  a  fçint  que  son 
ouvrage  était  la  traduction  d'un  manuscrit  gre'c, 
et  il  a  fait  l'histoire  de  la  découverte  de  ce  manus- 
crit  de  la  façon  la  plus  propre  à  persuader  ses  lec- 
teurs de  Ija  vérité  de  son  récit.  Si  ce  n'est  pas  là  un 
mensonge  bifen  positif,  qu'on  me  dise  donc  ce  que 
c'est  que  mentir.  Cependant,  qui  est-ce  qui  s'est 
avisé  de  faire  à  l'auteui:  un  crime  i^e  ce  mensonge, 
et  de  le  traiter  pour  cela  d'imposteur? 

On  dira  vaijiement  que  ce  n'est  là  qu'uiïe  plai- 
santerie; que  l'auteur,  tout  en  affirmant,  ne  vou- 
lait persuader  personne;  qu'il  n'a  persuadé  per- 
sonne en  effet,  et  que  le  public  n'a  pas  douté  un 
moment  qu'il  ne  fût  lui-même  l'auteur  de  rouvrage 
prétendu  grec  dont  il' se  donnait  pour.iê:  Jraduc- 
teui\  Je  répondrai  qu'une  pareille  plaisanterie  sans 
aucun  objet'n'eût  été  qu'un  bien  sot  enfantillage; 

ai. 


324  ^^^   RâVERI^S. 

qu'un  menteur  ne  ment  pas  moins  quand  il  affirme 
quoiqu'il  ne  persuade  pas  ;  qu'il  faut  détatcher  du 
public  instruit  de^  multitudes  de  lecteurs  simples 
*'et  crédules,  à  qui  l'histoire  dû  Manuscrit  narrée 
par  un  auteur  -grave  aveo^un  air.  de  bonne  foi  en 
a  réellement  imposé,  et  qui  ont  bu.^an^  crainte, 
dans  une  c5oupe  de  forme  atiftiqùe,  4e  poison  dont 
ils  se  seraient  au  iiieins  défiés  s'41  leur  eût  été  pré- 
senté dans  un  vase  œpdçfne. 

Que  cçs 'distinctions  se  trouvant  du  non  dans  les 
libres;  elles  tie  s'en'font  pas  moins  dans  le  jcoeur 
de  tout  homme  de  bonne  foi  avec  lui-même,  qui 
ne  veut  rien  se  permettre  que  sa  conscience  puisse 
lui  reprocher;  car  dire  une  chose  fausse  à  son 
avantage  n'est  pas  m'ôîns  mentir  que  si  on  la  disait 
aft  préjudice'  d'aùtruî,  quoique  le  mensonge  soit 
moins  criminel.  Ponner  l'avantage  à  qui  ne  doit 
pas  l'avoir,  c'est  troubler  l'ordre  de  la  jujstice;  at- 
tribuer .fàusseipent  à  soi-même  ou  à  aiïtrui  un 
acte  d'où  peut  résulter  louange  ou  blânie,  incul- 
pation ou  disculpation,  c'est  fiiire  une  chose  m- 
juste;  or^  tout  ce  qui,  contjrâire  à  la  vérité,  blesse 
la  justice  en  ({i^èlqiie;  façon  que  ce  s6it-,  c'est 
lUensonge.  Voilà  la  limite  e'MCje  :,mals  tbiit  ce 
qui,  contraire  à  la  vérité, *ù'intéresse  la  justice. en 
aucune  sorte ,  li'est  que  fiction  ;  et  j'avoue  que 
quiconque  se  reprodiè  une  pure  fiction  conmie 
un  mensonge  a  la  (Conscience  plus  délicate  que  moi. 

Ce  qu'on  appelle  nçiensonges  officieux  sont  de 
vrais  mensonges,  parce  qu'en  imposer  à  l'avan- 
tage', soitd'autrui,  soit^de  soi-même,  n'est  pas 


A 


QUATRIÈME    PROMENADE.  325 

*  •  . 

moins  injuste  que  d'en  imposer  à  son  détriment  : 
quiconque  loué  ou  blâme  contre  la  vérité  ment^ 
dès  qu'il  s'agitgfl'une  personne  réelle.  S'il  s'agit  > 
d'un  être  imaginaire,  il  en  peut  dire  tout  ce  qu'il... 
veut  sans  pientir ,  à  moins  qu'il  ne  juge  sur  la 
moralité  dès  faits  qu'il  invente^  et  qu'il  n'en  jugé 
Êtussement,  car  alors  s'il  ne  ment  pas  dans  le  fait, 
il  ment  contre  la  vérité  morale,  cent  fois  plus  res- 
pectable que  celle  des  faits. 

J'ai  vu  de  ces  gens  qu'on  appelle  vrais  dans  le 
monde  :  toute  leur  véracité  s'épuise  dans  les  con- 
versations oiseuses  à  citer  fidèlement  les  lieux ,  les 
temps,  les  personnes,  à  ne  se  permettre  aucune 
fiction,  à  ne  broder  aucime  circonstance,  à  ne 
rien  exagérer.  En  tout  ce  qui  ne  touche  point  à 
leur  intérêt,  ils  sont  dans  leurs  narrations  de  la 
plus  inviolable  fidélité  :  mais  s'agit'^il  de  traiter 
quelque  affaire  qui  les  regarde ,  de  narrer  quelque 
fait  qui  leur  touche  de  près ,  toutes  les  couleurs  sont 
employée^  pour  présenter  les  choses  sous  le  jour  qui 
leur  est  le  plus  avantageux  ;  et,  si  le  mensonge  leur 
est  utile  et  qu'ils  s'abstiennent  de  le  dire  eux- 
mêmes,  ils  le  favorisent  avec  adresse,  et  font  en 
sorte  qu'on  l'adopte  sans  le  leur  pouvoir  imputer. 
Ainsi  le  veut  la  prudence  :  adieu  la  véracité. 

L'homme  que  j'appelle  vrai  fait  tout  le  con- 
traire. En  choses  parfaitement  indifférentes ,  Ha 
vérité,  qu'alors  l'autre  respecte  si  fort,  le  touche 
fort  peu ,  et  il  ne  se  fera  guère  de  scrupule  d'amu*^ 
ser  une  compagnie  par  des  faits  controuvés,  dont 
il  ne  résulte  aucun  jugement  injuste,  ni  pour  ni 


f 


I 

3îi6  LES    REVERIES. 

contre  qui  que  ce  soit  vivant  ou  mort  :  mais  tout 
discours  qui  produit  pour  quelqu'un  profit  ou 
..dommage,  estime  où  mépris,  louage  ou  blâme, 
contre  la  justice  et  la  vérité,  est  un  mensonge  qui 
jamais  n'approchera  de  son  cœur ,  ni  de  sa  bouche , 
ni  de  sa  plume,  ir  est  solidement  vtai,  même 
contre  son  intérêt,  quoiqu'il  se  pique  assez  peu 
de  l'être  dans  les  conversations  oiseuses  :  il  est 
vrai  en  ce  qu'il  ne  cherche  à  tromper  personne  *, 
qu'il  est  aussi  fidèle  à  la  vérité  qui  l'accuse  qu'à 
celle  qui  Fhonore ,  et  qu'il  n'en  impose  jamais 
pour  son  avantage ,  ni  pour  nuire  à  son  ennemi. 
La  différence  donc  qu'il  y  a  entre  mon  hq^ime 
vrai  et  l'autre,  est  que  celui  du  monde  est  très- 
rigoureusement  fidèle  à  toute  vérité  qui  ne^llii 
coûte  rien ,  mais  pas  au-delà ,  et  que  le  mien  ne 
la  sert  jamais  si  fidèlement  que  quand  il  faut  s'im- 
moler pour  elle. 

Mais ,  dirait-on ,  coniment  accorder  ce  relâche- 
ment avec  cet  ardent  amour  pour  la  vérité  dont 
je  le  glorifie  ?  Cet  amour  est  donc  faux  puisqu'il 
souffre  tant  d'alliage  ?  Non  ;  il  est  pur  et  vrai;  mais 
il  n'est  qu'une  émanation  de  l'amour  de  la  justice , 
et  ne  veut  jamais  être  faux ,  quoiqu'il  soit  souvent 
fabuleux.  Justice  et  vérité  sont  dans  son  esprit 
deux  mots  synonymes ,  qu'il  prend  l'un  pour 
Fatitre  indifféremment  :  la  sainte  vérité ,  que  son 
cœur  adore ,  ne  consiste  point  en  faits  indifférents 
et  en  npms  inutiles,  mais  à  rendre  fidèlement  à 
chacun  ce  qui  lui  est  dû  en  choses  qui  sont  véri- 
tablement sieraies,  en  imputations  bonnes  ou  mau- 


QUATRIÈME    PROMENADE.  3^7 

\aises,  en  rétributions  d'honneur  ou  de  blâme,  de 
lèuange  ou  d'improbation  ;  il  n'est  faux  ni  contre 
autrui,  parce  que  son  équité  l'en  empêche  et  qu'il 
'He  veut  nuire  à  personne  injustement ,  ni  pour  lui- 
^nême,  parce  que  sa  conscience  l'en  empêche,  et 
qu'il  ne  saurait  s'approprier  ce  qui  n'^st  pas  à  lui. 
C'est  surtout  de  sa  propre  estime  qu'il  est  jaloux  : 
c'est  le  bien  dont  il  pept  le  moins  se  passer,  et  il 
sellerait  une  perte  réelle  d'acquérir  celle  des  aiitrej 
aux  dépens  de  ce  bien-là.  Il  mentira  donc  quelque- 
fois en  choses  indifférentes  sans  scrupule  et  sans 
croire  mentir,  jamais  pour  le  dommage  ou  le  pro- 
fit d'autrui,  ni  de  lui-même  :  en^tout  ce  qui  tient 
aux  vérités  historiques,  en  tout  ce  qui  a  trait  à  la 
conduite  des  hommes,  à  la  justice,  à  là  sociabilité, 
aux  lumières  utiles,  il  garantira  de  l'erreur,  et 
lui-même,  et  les  autres,  autant  qu'il  dépendra  de 
lui.  Tout  mensonge  hors  de  là ,  selon  lui ,  n'en  est 
pas  un.  Si  le  Temple  de  Gnicle  est  un  ouvrante 
utile,  l'histôire^dujnanuscrit  grec  n'est  qu'une  fic- 
tion, très-innocente;  elle  est  un  mensonge  très-pu- 
nissable si  l'ouvrage  est  dangereux: 

Telles  furent  mes  règles  de  conscience  sur.  le 
mensonge  et  sur  la  vérité  :  mon  cœur  suivait  ma- 
chinalepient  ces  règles  avant  que  ma  raison  les 
eût  adoptées,  et  l'ii^stinct  moral  en  fit  seul  l'appli- 
cation. Le  criminel  mensonge  dont  la  pauvre  Ma- 
rioh  futla  victime  m!a  laissé  d'ineffaçables  remords, 
qui  m'ont  garanti  tout  le  reste  de  ma  vie  non-seu- 
lement de  tout  mensonge  de  cette  •  espèce ,  mais 
de  tojas  ceux  qui,  de  quelque  façon  que  ce  put 


328  LES   RÉYEHIES, 

**!  être ,  pouvaient  toucher  l'mtérêt  et  la  réputatioir 

d'autrui.  £n  généralisant  ainsi  l'exclusion ,  je  me 
suis  dispensé  de  peser  exactement  l^avantage  et  le 
préjudice  f  et  de  marquer  les  limites  précises  du 
mensonge  nuisible  et  du  mensonge  officieux;  en- 
regardant  l'un  et  l'autre  comme  coupables ,  je  me 
les  suis  interdit^  tous  les  deux. 

En  ceci  comme  en  tout  le  reste,  mon  tempéra- 
ment a  beaucoup  influé  sur  mes  maximes,  ou^|u-' 
tôt  sur  mes  habitudes  ;  car  je  n'ai  guère  apPPar 
règle,  ou  n'ai  guère  suivi  d'autres  règles  en  toute 
chose  que  les  impulsions  de  mon  naturel.  Jamais 
mensonge  prémédité  n'approcha  de  ma  pensée , 
jamais  je  n'ai  menti  pour  mon  intérêt;  mais  sou- 
vent j'ai  menti  par  honte  pour  me  tirer  d'embar- 
ras en  choses  indifférentes ,  ou  qui  n'intéressaient 
tout  au  plus  que  moi  seul,  lorsqu'ayant  à  soutenir 
un  entretien  la  lenteur  de  mes  idées  et  Taridité  de 
ma  conversation  me  forçaient  de  recourir  aux  fic- 
tions pour  avoir  quelque  chosç  à  dire.  Quand  il 
faut  nécessairement  parler  et  que  des  vérités  amu- 
santes ne  se  présentant  pas  assez  tôt  à  mon  esprit, 
je  débite  des  fables,  pour  ne  pas  demeurer  muet; 
mais,  dans  l'invention  de  ces  fables,  j'ai  soin^'  tant- 
que  je  puis ,  qu'elles  ne  soient  pas  des  mensonges , 
c'est-à-dire  qu'elles  ne  blessent  ni  la  justice  ni  la 
vérité  due ,  et  qu'«elles  ne  soient  que  des  fictions 
indi0érentes  à  tout  le  monde  et  à  moi.  Mon  désir 
serait  bien  d'y  substituer  au  moins  à  la  vérité  des 
faits  une  vérité  morale,  c'est-à-dire  d'y  bien  reprér- 
senter  les  afifections  naturelles  au  cœur  humain  • 


QUATRIEME   PROlitÈVADE.  Ssig 

et  d^^n  faite  soptir  toujours  quelque  îhstriiCtiqn 
utilc^y  d'en  feure,  en  un  mQt;*des^ntes^moriBiifi, 
dés  apologues  ;  mais  il  fiaudrait  «plus  d^  présence 
d'espdt  que  je  n'en  ai^r  et  plu)»  d^£acil:ité«danis.la 
parole  pour  savoir  ijiettrè  à  profit,  pour  Tinstrucf 
tion ,  le  babil  de  }a  conversation:  Sa  marche,  plus 
r£^idç  que  celle  de  mes  idées ,  nie  fo'rçânt  presqAe 
toujours  de  parler  ^vant  de  pen;^er,  m'a  souvent 
su|i|{Ére  des  sottises  et  des  inepties  ifde  ma  paisdn 
dé9l||>rouvait ,  et  que  mon  coém^  ;dés$ivouait  à 
mesure  qu'elles  échappaient  de  ma^bouche.,  mais 
qui,  précédant  mon  propre  jUgemertty.  ne  pou- 
vaient plus  être  réformées  par  sa  censure.- 

C'est  encore  par  cette  première  et  irrésistible 
impulsion  du  tempérament  que ,  dans  des  moments 
imprévus  èti*apides,  la  honte  et  la  tii^diditê  m'ar- 
rachent souvent  des  mensonges  auxquels  «ma  vo- 
lonté n'a  point  de  part,  mais  qui  la  précèdent 
en  quelque*  sorte  par  la  nécessité  de  répondre  à 
l'instant.  L'impression  profonde  du  souvenir  de  la 
pauvre  Marion  peut  bien  retenir  toujours  ceux  qui 
pourraient  être  nuisibles  à  d'autres,  mais  npii  pas 
ceux  qui  peuvent  servir  à  me  tirer  d'embarras 
quand  il  s'agit  de  moi  seul,  ce  qui  n'est  pas  moins 
contre  ma  conscience  et  mes  principes  que  ceux 
qui  peuvent  influer  sur  le  sort  d'autrui. 

J'atteste  le  ciel  que  si  je  pouvais  l'instant  d'après 
retirer  le  mensonge  qui  m'excuse,  et  dire  la  vérité 
qui  me  charge,  sans  me  faire  un  nouvel  affront  en 
me  rétractant,  je  le  ferais  de  tout  mon  cœur  ;  mais^ 
la  honte  de  rae  prendre  amsi  moi-même  en  feute 


«V 


33o  LE'S   RiÊYERlE^. 

me  retient  4Bnoore;  et  jeme  repens  très-sinçère- 
méutt'xie  ma  faute,  sans  néanmoins'  FoSer  réparer. 
Uii  exemple  expliquera  mieitx  ce  que  je  veux  dire, 
et  montrera, que  je  ne  mens  ni  par  intérêt  ni  par 
amour^propre ,  encore  moins  jiar  envie  ou  par  ma- 
lignité; mais  uniquement  par  embarras  et  mau- 
ya^e  honte,  sachant  même  très4>ien  quelquefois 
que.  ce  mensonge  est  connu  pour  tel,  et  ne  .peut 
me  servir  du'^out  à  rien.         ^  ,. 

Il  y  a  quelque  .temps  que  M.  F***  m'engageià, 
contre  mon  usage  ^  à  aller,  .avec  ma  femme,  dîner, 
en. manière  de  piquj&diique ,  avec  lui  et  M.  B***, 
chez  la  dame  *** ,  restauratrice ,  laquelle  et  ses 
deux  filles  dînèrent  aussi  avec  nous.  Au  milieu  du 
dîner j  l'aînée^  qui  est  mariée  depuis  peu,  et  qui 
était  grosse,  s'avisa  de. me  demander  brusquement, 
et  en  me  fixant,  si  j'avais  eu  des  enfants.  Je  ré- 
pondis,  en  rougissant  jusqu'aux  yeux,  que.  je  n'a- 
vais ^as.eu  ce  bonheur.  Elle  sourit  malignement 
en  regardant  la  compagnie  ;  tqut  cela  n'était  pa^ 
bien  obscur,  même  pour  moi.  * 

.  Il  est  clair  d'abord  que  cette  réponse  n'est  point 
celle  que  j'aurais  voulu  faire,  quand  même  j'aii- 
rais  eu  l'intention  d'en  imposer;  car,  dans  la  dis- 
position où  je  voyais  les  convives ,  j'étais  bien  sûr 
que  ma  réponse  ne  changeait  rien  à  leur,  opinion 
sur  ce  point.  On  s'attendait  à  cette  négative  ;  on 
la  provoquait  même  pour  jouir  du  plaisir  de  m'â^ 
voir  fait  mentir.  Je  n'étais  pas  assez  bouché  pour 
ne  pas  senth-  cela.  Deiqt  minutes  après,  làxéponse 
que  j'aurais  du  faire  me- vlnir;d'eUe-même.  ccYoilà 


QUATRIÈME    PROMENADE.         ,  ^3-1 

«  une  question  peu  discrète,  de  la  part  d'une  jeune 
«fenmie,  à  un  homme  qui  a  vieilH  garçon.»  En 
parlant  ainsi,  sans  mentir,  sans  avoir  à.rougii^ 
d'aucun  aveu,  je  mettais  les  rieurs  de  mon  côté," 
et  je  lui  faisais  une  petite  le^n  qui,  naturellement, 
devait  la  rendre  un  peu  moins  impertinente  à  me 
questionner.  Je  ne  fis  rien  de  tout  cela,  je  ne  di» 
point  ce  qu'il  fallait  dire,  je  dis  ce  qu'il  ne  fallait 
pas  et  qui  ne  pouvait  me  servir  de  rien.  Il  est  donc 
certain  que  ni  mon  jugement  ni  ma  volonté  ne 
dictèredf  ma  réponse ,  et  qu'elle  fut  l'effet  machi- 
nal de  mon  embarras,  x^utrefois  je  n'avais'  point 
cet  embarras ,  et  je  faisais  l'aveu  de  mes  fautes  avieç 
plus  de  franchise  que  de  honte,  parce  que  je  ne 
doutais  pas  qu'on  ne  vît  ce  qui  les  rachetait,- et  que 
je  sentais  au-dedans  de  moi  ;  mais  l'œil  de  la  ma- 
lignité me  navre  et  me  déconcerte  :  en  devenant 
pluS' malheureux,  je  suis  devenu  plus  timide;  et 
jamais  je  n'ai  menti  que  par  timidité. 

Je  n'ai  jamais  mieux  senti  mon  aversion  natu- 
relle pour  le  mensonge  qu'en  écrivant  mes  6b«- 
Jessions;  car  c'est  là  que  les  tentations  auraient 
été  fréquentes  et  fortes,  pour  peu  que  mon  pen- 
chant m'eût  porté  de  ce  côté;  mais  loin  d'avoir 
rien  tu,  rien  dissimulé  qui  fut  à  ma  charge,  pat» 
un  tour  d'esprit  que  j'ai  peine  à  m'expliquer,  et 
qui  vient  peut-être  d'éloignement  pour  toute  imi^ 
tation,  je  me  sentais  plutôt  porté  à  mentir  dans  le 
sens  contraire  en  m'accusa nt  avec  trop  de  sévé- 
rité, qu'en  m'exçusaîit  avec  trop  d'indulgence,  et 
ma  conscience  m'assure  qu'un  jour  je  serai  jugé 


I 


33à  LES    RÊVERIES. 

moins  sévèrement  que  je  ne  me  suis  jngé  moi- 
même,  Oui,  je  le  dis  et  le  sens  avec  une  fière  éléva- 
tîorid'aDie,j'ai  porté  dans  cet  écrit  la  bonne  foi, la 
véracité,  la  franchise,  aussi  loin,  plus  loin  même, 
au  moins  je  le  cpois ,  qUé  ne  fit  jamais  aucun  autre 
homme;  sentant  que  le  bien  surpassait  le  mal, 
j'fivais  mon  intérêt  k  tout  dire ,  et  j'ai  tout  dit. 

Je  n'ai  jamais  dit  moins;  j'ai  dit  plus  quelque- 
fois, non  dans  les  faits ,  mais  dans  les  circonstances  ; 
et  cette  espèce  de  mensonge  fut  plutôt  l'effet  du 
délire  de  l'imagination  qu'un  acte  de  volonté;  j'ai 
tort  même  de  l'appeler  mensonge,  car  aucune  de 
ces  additions  n'en  fut  un.  J'écrivais  mes  Confes- 
sions^ déjà  vieux  et  dégoûté  des  vains  plaisirs  de 
la  vie  que  j'avais  tous  effleurés ,  et  dont  mon  cœur 
avait  bien  senti  le  vide.  Je  les  écrivais  de  mémoire; 
cette  mémoire  me  manquait  souvent  ou  ne  me 
fournissait  que  des  souvenirs  imparfaits,  et  j'en 
remplissais  les  lacunes  par  des  détails  que  j'imagi- 
nais en  supplément  de  ces  souvenii-s ,  mais  qui  ne 
leur  étaient  jamais  contraires.  J'aimais  à  m'élendre 
sur  les  moments  heureux  de  ma  vie,  et  je  tes  em- 
bellissais quelquefois  des  ornements  que  de  tendres 
regrets  venaient  me  fournir.  Je  disais  les  choses 
que  j'avais  oubliées  comme  il  me  semblait  qu'elles 
avaient  dû  être ,  comn^e  elles  avaient  été  peut-êtr-e 
en  effet ,  jamais  au  contraire  de  ce  que  je  me 
rappelais  qu'elles  avaient  été.  Je  prêtais  quelque- 
fois à  la  vérité  des  charmes  étrangers,  mais  jamaût 
je  n'ai  mis  le  mensonge  à  la  place  pour  pallier  mes 
vices,  ou  pour  m'arrogei'  des  vertus. 


QUATRIÈME    PROMENADE.  333 

Que  si  quelquefois ,  sans  y  songer,  par  dn  inou- 
veiiient  involontaire ,  j'ai  cadié  le  côté  diObnne , 
en  me  peignant  de  profil ,  ces  réticences  onl  bien 
été  compensées  par  d'autres  réticences  plus  bi- 
zarres, qui  m'ont  souvent' fait  taire  le  bien  plus 
soigneusement  que  le  mal.  Ceci  est  une  singularité 
de  mon  naturel  qu'il  est  fort  pardonnable  aux 
hommes  de  ne  pas  croire ,  mais  qui ,  tout  incroyable 
qu'elle  est,  n'en  est  pas  moins  réelle  ;  j'ai  souvent 
dit  le  mal  dans  toute  sa  turpitude,. j'ai  rarement 
dit  le  bien  dans  tout  ce  qu'il  eut  d'aimable,  et 
souvent  je  l'ai  tu  tout-à-fait  parce  qu'il  m'hono- 
rait trop,  et  que,  faisant  mes  Confessions ,  j'au- 
rais l'air  d'avoir  fait  mon  éloge.  J'ai  décrit  mes 
jeunes  ans  sans  me  vanter  des  heureuses  qualités 
dont  mon  cœur  était  doué,  et  même  en  supprimant 
les  faits  qui  les  mettaient  trop  en  évidence.  Je 
m'en  rappelle  ici  deux  de  ma  première  enfance, 
qui,  tous  deux,  sont  bien  venus  à  mon  souvenir 
en  écrivant,  mais  que  j'ai  rejetés  l'un  et  l'autre 
par  l'unique  raison  dont  je  viens  de  parler. 

J'allais  presque  tous  les  dimanches  passer  la 
journée  auxPâqms,chezM.  Fazy,  qui  avait  épousé 
une  de  mes  tantes,  et  qui  avait  là  une  fabrique 
d'indiennes.  Un  jour  j'étais  à  l'étendage,  dans  la 
chambre  de  la  calandre,  et|'en  regardais  les  rou- 
leaux de  fonte  ;  leur  luisant  flattait  ma  vue  ;  je  fus 
tenté  d'y  poser  mes  doigts,  et  je  les  promenais 
avec  phiisir  sur  le  lissé  du  cylindre ,  quand  le  jeune 
Fazy  s'étantmis  dans  la  roue  lui  donna  un  demi- 
qnart  de  tour  si  adroitement,  qu'il  n'y  prit  que  le 


334  ^^^   RÊVERIES. 

bout  de*  mes  deux  plus  longs  doigts  ;  mais  c*en  fut 
assez  pour  qu'ila  y  fassent  écrasés  par  le  bout,  et 
que  lès  deux  ongles  y  restassent.  Je  fis  un  cri  per- 
çant; Pazy  détourne  à  l'instant  la  roue^flùais  les 
ongles  ne  restèrent  pds  moins  au  cylindre ,  et  le 
sang  ruisselait  de  mes  doigts.  Fazy ,  consterné , 
s'écrie,  sort  de  la  roue,  m'embrasse,  et  me  cori- 
jure  d'apaiser  mes  ciis^  sautant  qu'il  était  perdu. 
Au  fort  de  ma  douleur- là^içanfe  me  toucha  ;  je  me 
tus,  nous  fûmes  à  la  carpière,  où  il  m'aida  à  laver- 
mes  doig.ts.,  et  à  étancher  mon  sang  avec  de  la 
mousse.  Il  ^e  supplia,  avec  larmes,  de  ne  point 
l'accuser;  je  lé  lui  promis,  et  le  tins  si  bien,  que, 
plu'^  de  vingt  ans. après,  personne  ne  savait  par 
quelle  aventure  j^avais  deux  de  mes  doigts  cicatri- 
sés; car  ils  le  sont  deméUy:és  toujours.  Je  fus  dé- 
tendu dans  mon  lit, plus  de  trois  semaines,  et  plus 
de  deux  mois  hors  d'état  <le  me  servir  de  nia 
main ^  disant  toujours  qu'une  grosse  pierre,  en 
tombant,  m'avait  écrasé  mes  doigts. 

Magnanima  ïnèfizQffna  !  or  quando  è  il  véro 
.  5«  èelloy  vke  si  possa  a  te  preporré  ? 

:  Cet  accident  tne  fat  pourtant  bien  sensible  par 
la  circonstance,  car  c'était  le  temps  des  exei'cices, 
où  l'on  faisait  manœuvrer  la  bourgeoisie ,  et  nous 
avions  lait  un  rang  <de  trois  autres  enfants  de 
mon ' âge ^  avec  lesquels  je  devais,  en  uniforme, 
faire  l!es:ercice  avec  la  compagnie  de  mon  quar- 
tier. J'eus  la  douleur  d'entendre  le  tambour  de  la 
compagnie ,  passant  sous  ma  fenêtre ,  avec  mes  trois 
camarades,  tandis  que  j'étais  dans'  nion  lit.  . 


QUATRIEME    PROMENADI:.  335 

Mon  autre  bistoire  est  toute  semblable,. mais 

I  (il-uii  âge  phis  avancé. 

Je  jouais  aumail,  à  Plain-Palais,  avec  un  de  mes 

■"  camai'ades  appelc^  Plince.  Nous  primes  querelle  au 
jeu  ;  nous  nous  battîmes,  et,  durant  le  conibat,  il 
nie  donna,  sur  la  tête  nue,  un  coup  de  mail  si  nj^n 
appliqué,  que  d'une  main  plus  forte  il  m'eût  fait 
sauter  la  cervelle.  Je  tombe  à  l'instant.  Je  ne  vis 
de  ma  vie  Une  agitation  pareille  à  celle  de  ce  pauvre 
garçon,  voyant  raon.sang  ruisseler  dans  mes  cbe- 
veux.  Il  crut  m'avoir  tué.  Il  se  précipite  sur  moi,. 
m'embrasse,  me  serre  étroitement  en.  fondant  en 
larmes,  et  poussant  des  cris  perçants.  Je  l'embras- 
sais aussi  de  toute  ma' force,  en  pleurant  comme 
lui, dans  une  émotion  confuse,  qui  n'était  pas  sans 
quelque  douceur.  Enfin  il  se  mit  en  devoir  d'étan- 
cher  mon  sang  qui  continuait  de  couler^  et,  voyant 
que  nos  deux  mouchoirs  n'y  pouvaient  suffire,  d 
m'entraîna  chez  sa  mère,  qui  avait  nn  petit  jar- 
din près  de  là.  Cette  bonne  dame  faiUit  à  se  trou- 
ver mal  en  me  voyant  dans  cet  état  ;  mais  elle  sut 
conserver  des  forces  pour  me  panser  ;  et ,  après 
avoir  bien  bassiné  ma  pJaie,  elle  y  appliqua  des 
fleurs  de  lis  macérées  dans  l'eau-de-vie,  vulnéraire 
excellent,  et  très-usité  dans  notre  pays.  Ses  lar- 
mes et  celles  de  son  fils  pénétrèrent  mon  cœur  au 
point  que,  long-temps,  je  la  regardais  comme  ma 
mère,  et  son  fils  commemon  frère,  jusqu'à  ce  qu'a- 
yant perdu  l'un  et  l'autre  de  vue,  je  les  oubliai 
peu-à-peu. 

Je  gardai  le  même  secret  stir  cet  accident  que 


336  LES    B^VEniEB. 

syr  l'autre,  et  il  m'en  est  arrivé  cent  autres  de  pa- 
reille nature,  en  ma  vie,  dont  je  n'ai'  pas  même 
été  tenté  de  parler  dans  nies  Conjhssians ,  tant  j'y 
cherchais  peu  l'art  de  faire  valoir  le  bien  que  je 
aentais  dans  mon  caractère.  Non,  quand  j'ai  parlé 
Cq^re  la  vérité  qui  m'était  connue,' ce  n'a  jamais 
été  qu'en  choses  indiffô'entes ,  et  plus,  ou  par 
l'embarras  de  parler,  ou  pour  le  plaisir  d'écrire, 
que  par  aucun  motif  d'intérêt  pour  moi,"  ni  d'a- 
vantage ou  de  préjudice  d'autnii;  et  quiconque 
lira  mes  (ba/èssions  impartialement,  si  jamais  cela 
arrive,  sentira  que  les  aveux  que  j'y  fais  sont  plus 
humiliants,  plus  pénibles  à  faire,  que  ceux,  d'un 
mal  plus  grand ,  mais  moins  honteux  îi  dire ,  et  que 
je  n'ai  pas  dit  parce  que  je  ne  l'ai  pas  fait. 

Il  suit  de  toutes  ces  réflexions ,  que  ta  profession 
de  véracité  que  je  me  suis  faite  a  plus  son  fonde- 
ment sur  des  sentiments  de  droiture  et  d'équité, 
que  sur  la  réaHté  des  choses,  et  que  j'ai  plus  suivi , 
dans  la  pratique,  les  directions  morales  de  ma 
conscience  que  les  notions  abstraites  du  vrai  et 
du  faux.  J'ai  souvent  débité  bien  des  fables,  mais 
j'ai  très-rarement  menti.  En  suivant  ces  principes, 
j'ai  donné  sur  moi  beaucoup  de  prise  aux  autres, 
mais  je  n'ai  fait  tort  à  qui  que  ce  fût,  et  je  ne  me 
suis  point  attribué  à  moi-^ème  plus  d'avantage 
qu'il  ne  m'en  était  dû.  C'est  uniquement  par  là, 
ce  me  sembla,  que  la  vérité  est  une  vertu.  A  tout 
autre  égard  elle  n'est  pour  nous  qu'un  être  méta- 
physique, dont  il  ne  résulte  ni  bien  ni  mal. 

Je  ne  sens  pourtant  pas  mon  cœur  assez  content 


^r^ 


QUATRIEME    PROMENADE.  337 

de  ces  distincticMis  pour  me  croire  tout-à*-fait  irré- 
préhensible^ En  p^nt  avec  tant  de  soin  ce  que 
je  devais  aux  autres,  ai-je  assez  examiné  ce  que  je 
me  devais  à  moi-même  ?  S'il  faut  être  juste  pour 
^trui*,  il  faut  être  vrai  pour  soi;  c'est  un  hommagje 
que  l'honnête  homme  doit  rendre  à  sa  propre  digni-^ 
té.  Quand  la  stérilité  de  ma  conversation  me  forçait 
d'y  suppléer  par  d'innocentes  fictions,  j'avais  tort, 
parce  qu'il  ne  faut  point,  pour  amuser  autrui,  s'avilir 
soi-même;  et  quand,  entraîné  par  le  plaisir  d'écrire, 
j'ajoutais,  à  des  choses  réelles,  des  ornements  in- 
ventés,  j'avais  plus  de  tort  encore  parce  que,  orner 
la  vérité  par  des  fables ,  c'est  en  effet  la  défigurer. 
Mais  ce  qui  me  rend  plus  inexcusable  est  la  de- 
vise que  j'avais  choisie.  Cette  devise  m'obligeait 
plus  que  tout  autre  homme  à  une  profession  plus 
étroite,  de  la  vérité,  et  il  ne  suffisait  pas  que  je  lui 
sacrifiasse  partout  mon  intérêt  et  mes  penchants , 
il  fallait  lui  sacrifier  aussi  ma  faiblesse  et  mon  na- 
turel timide.  Il  fallait  avoir  le  courage  et  la  force 
d'être  vrai  toujours,  ;  en  toute  occasion,  et  qu'il 
ne  sortît  jamais  ni  fictions  ni  fables  d'une  bouche 
et  d'une  plume  qui  s'étaient  particulièrement  con- 
sacrées à  la  vérité.  Voilà  ce  que  j'aurais  (}ù  me 
dire  en  prenant  cette  fière  devise,  et  me  répéter 
sans  cesse  tant  que  j'psfai  la  porter.  Jamais  la  faus- 
seté ne  dicta  tnes  mensonges,  ils  sont  tous  venus 
de  faiblesse ,  mais  cela  m'excuse  très-mal.  Avec  une 
ame  faible  on  peut  tout  au  plus  se  garantir  du 
vice;  mais  c'est  être  arrogant  et  téméraire  d'oser 
professer  de  grandes  vertus.     .  ' 

R.    XVI.  '2'2 


J.  -«1 


338  LES  RÊVERIES. 

Voilà  de3  réflexions  qui  probablement  ne  me 
seraient  jamais  venues  dans  Tesprit  si  l'abbé  Royou 
ne  me  les  eût  suggérées.  Il  est  bien  tard^  sans 
doute ,  pour  en  faire  usage  ;  mais  iL  n'est  pas  trop 
tard  au  moins  pour  redresser  mon  erreur/ et  re- 
mettre ma  volonté  dans  la'règle  :  car  c'est  désormais 
tout  ce  qui  dépend  de  moi.  Ea  ceci  donc,  et  en 
toutes  choses  semblables,  la  maxime  dç  Solon  est 
applicable  à  tous  les  âges,  et  il 'n'est  jamais  trop 
tard  pour  apprendre,  même  de  ses  ennemis,  à  être 
sage,  vrai,  modeste,  et  à  moins  présumer  de  soi. 


t,%f%/^^^^^t^^' 


CINQUIÈME  I>ROMENADE. 

De  toutes  les  habitations  où  j 'ai  demeuré  (  et  j 'en 
ai  eu  de  charmantes),  aucune  ne  m'a  rendu  si 
véritablement  heureux ,  et  ne  m'a  laissé  de  si  4;en- 
dres  regrets  que  l'île  de  Saint-Pierre  au  milieu  du 
lac  de  Bienne.  Cette  petite  île,  qu'on  appelle  à 
Neuchâtel  l'île  de  La  Motte,  est  bien  peu  connue, 
même  en  Suisse.  Aucun  voyageur,  que  je  sache, 
n'^en  fait  mention.  Cependant  elle  est  très-afflréable 
et  singulièrement  située  pour  le  bonheur  d'im 
homme  qui  aime  à  se  circonscrire;  car,  quoique 
je  sois  peut-être  le  seul  au  monde  à  qui  sa  destinée 
efn  ait  fait  une  loi,  je  ne  puis  croire  être  le  seul 
qui  ait  un  goût  si  natiurel,  quoique  je  ne  l'aie 
trouvé  jusqu'ici  chez  nul  autre. 

iLes  rives  du  lac  de  Bienne  sont,  plus  sauvages 


\.  ■■■. . 


CINQUIÈME   PIÏOMEKAUl:.  i'ii) 

el  l'omaii tiques  qiie  cdlefl  du  lac  de  Genève ,  parce 
que  lès  rbcheï-s  "et  les  bois  y  bordent  l'eau  de  plus 
près;  mais  elles  ne  soht  pas  moins  riantes.  S'il  y 
a  moins  de  culture  de  champs  et  de  vignes,  moins 
de  villes  et  de  maisons,  il  y  a  aussi  plus  de  verdure 
naturelle,  plus  de  prairies,  d'asiles  ombragés  de 
bofcàges,  des  contrastes  plus  fréquents  et  des  ac- 
cidents plus  rapjirochés.  Connue  il  n'y  a  pas  sur 
ces  heureux  bords  de  grandes  routes  commodes 
pour  les  voitures,  le  pays  est  peu  fréquenté  par 
les  Voyageurs;  mais  il  est  intéressant  pour  des  con- 
templatifs solitaires  qui  aiment  à  s'enivrer  à  loisir 
dés  éharmes  de  la  nature,  et  à  se  recueillir  dans 
un  âilencè  que  ne  trouble  aucun  autre  bruit  que 
le'cri  des  aigles,  le  ramage  entrecoupé  de  quelques 
oiseaux,  et  le  roulement  des  torrents  qui  tombent 
de  la  montagne.  Ce  beau  bassin,  d'une  forme  pres- 
que ronde,  enferme  dwis  son  milieu  deux  petites 
îles ,  l'une  habitée  et  cultivée ,  d'environ  une  demi- 
lieue  de  tour;  l'aiitre  plus  petite,  déserte,  et  en 
friche,  et  qui  sera  détruite  à  là  fin  par  les  trans- 
po^t6  de  la  teiTe  qu'on  en  ôte  sans  cesse  pour 
réparai'  les  dégâts  que  les  vagues  et  les  orages  Fent 
à  la  grande.  C'est  ainsi  que  la  substance  du  faible  • 
est' toujours  employée  au  profit  du  puissant.     ■ 

"R  n'y  a  dans  l^lte  qu'une  seule  maison,  mais 
grande,  agréable,  et  commode,  qui  appartient  à 
rhôpifcil  de  Berne,  âiftsi  qtie' l'île,  et  où  loge  un 
reWteoT  avec  sa  famille  et  stts  domestiques.  H  y 
eirtretïfilit  ime  nombreuse  basse^cour,  une  vblîérê, 
et  des  réservoirs  pour  le  poisson.  L'He,  dans  sa 


^f^  LES   Rl^VERIKS.-  - 

petiïesseT  eet  tcllomehl  variée  dans  ses  terrains  et 
ses  aspocts,  qu'elle  offre  tontes  sortes  de  sites,  et 
souffre  toutes  sovtos  de  cultures.  On  y  trouve  des 
chaibps-,  des  vignes,  des  bois;  des  vergers,  de  gras 
pâturages  ombragés  de  bosqtiets',  et  bordés  d'ar- 
brisseaux de  toute  espèce,  dont  fe  bord  dos<ea^ 
entretient  la  •fraîcheur',  une  haute  terrasse  plantée 
de  deux  rangs  d'arbres  borde  -Viie  danS'  sa'  lon- 
gueur, et  dans  le  milieu  de  cette  terrasse  on  a'bâtî 
un  joli  salon,  où  les  haliitants  de^  rives  voisines 
se  rasSenibLent  et  viennent  danser  les  dimanches 
durant  les  vendanges.  ,      ■  ■ 

Cès£  dans. cette  île  que  je  me  réfugiai.apl«s  ia 
lapidafton  de'  Motiers.  J'en  trouvai  le  séjour  si 
charmant,  J'y  menais  une  .vie  si  convenable  à  mou 
humÈtir,  <jae,'résolu-d'y  finir  mes  jours,  je  n'avais 
d'autre  inquiétude  smon  qu'on  ne  me  laissât  pas 
exécuter'  ce  projet  qui  rw  s'accoixiait  pas  ^vec  ce- 
liii\le  ra'ctitramer  en  Angleterre,. dont  j,o  sentais 
déjà  les  "premiers  effets.  Dans  'les  pressentiments 
qui  m'inqniétnieptv  j'aurais  voulu  qii'oh  iï/eùt  ftiit 
de  cetâsileune  prison -prrpétlielLe,iqn'on  m'y  eût 
confiné  pour  toute  ma  vie,  et  qu'en  m  otant  toute 
•puissance  et  tmit  espoir  d'eu  sortir  ou  m'eût  in- 
terdit toute  espèce  dacommimicatiou  avec  la  terre 
ferme,  de  sorte  qu'ignorant  tout  ce  qui  se  Élisait 
dans'  le  monde,'  j'en  oosse  oublié  l'existence,  et 
qu'on  y  eùfoublié  la  miennfï  aussi. 

On  oe  m'a  laissé  passer  guère  que  detUL-mois 
daiis'  cette  -Ile ,  mais  -j'y  afltais  passé  deux  4as , 
déu»  sièdefe,  et  toute  i'éterult^sans  m'y  ennuyer 


CINQRifeMF   PIIOMENADE.  34  I 

\m  Tiiôifient,  quoique  je  n'y  eusse,  avec  ina  com- 
|Kigne,  d'autre  société  que  ceHe  du  receveur,  de 
sa  fisume  et  de  ses  domestiques,  qui  tous  étaient 
à  la  vérité  ds  très-bonnes  gedS,  et  rien  de  plus; 
mais  c'était ^réciséraent  ce  qu'il 'nae. fallait.  Je 
compte  ces  deux  mois  pour  le  temps  le  plus  heu- 
reux de  ma  vie,  et  tellement  heureux,  qu'il  m'eût 
suffi  durant  toute  mou  existence  ,  sans  laisser 
R^tre  un  seul  instant  dans  mon  arae  le  désir  d'un 
autvfe  état. 

Quel  était  donc  ce  bonheur,  et  en  quoi  consis- 
tait sa  jouissance  ?  Je  le  donnerais  à  deviner  à  tous 
les  horames--de  ce  siècle  sur  la  description  de  la 
vie  que  j'y  menais.  Le  précieux  yïw  «/ertfc  fut  la 
première  et  la  principale  de  ces  jouissances  que  je 
vouins'savourer'.dans  toute  sa  douceur,  et  tout  Ce 
qneje  fis  durant  mon  sqour  ne  fut  en  effet  qiie 
Uoçcupatiou-  délicieuse  -et  nécessaire  d'un  homme 
qm  s'est  dévoué  à  l'oisiveté. 

*  li'espoir  qu'on  ne  demanderait  pas  mieux  que 
de  me  laisser  dans  ce  s^oor  isolé  qù  je  m'étais 
eitJacé  dé  nf]ot»même,  dont  Û  m'était  impossible 
ile'sOrtir  sans  assistance  et  sans  être  bien  aperçu , 
et  où  je  ne  pouvais  avoir  ni  communication  «i 
correspondance  que  par  le  concours  des  gens  qui 
ra!entouraient  ;  cet  espoir,  dis-je,  me  donnait  ce- 
lui d'y  finir  mes  jours  plus  tranquillement  que  je 
ne  les  avai)^passés;  et  l'idée  que  j'aurais  le  temps 
de  m'y  arranger  tout  à  loisir ,  fit  que  je  commençai 
par  n'y  faire  aucun  arrangement.  Transporté  là 
brusquement,  seul  et  nu,  j'y  fis  venir  successive- 


\£,RtK»,-i-\- 


ment  ma  gouvernante,  mes  livres  .et  mon  petit 
équipage ,  dont  j'eus  le  plaisir  de  ne  rien  déballer , 
laissant  mes  caisses  et  mes  malles  comme  elles 
étaient  arrivées,  et  vivant  dans  Thabitation  où  je 
comptais  achever  mes  jours ,  comme  dans  une  au- 
berge dont  j'aurais  dû  partir  le  lendemain.  Toutes 
choses,  telles xju 'elles  étaient,  allaient  si  bien,  que 
vouloir  les  mieux  ranger  était  y  gâter  quelque  chose. 
Un  de  mes  plus  grands  délices  était  surtout  de  lais- 
ser toujours  mes  livres  bien  encaissés,  et  de  n'avoir 
point  d'écritoire.  Quand  de  malheureuses  lettres 
me  forçaient  de  prendre  la  plume  pouryrépondre, 
j'emprmitais  en  murmurant  l'écritcàfe  du  rece- 
veur, et  je  me  hâtais  de  la  rendre^  clans  la  vaine 
espérance  de  n'ayoir  plus  besoin  de  la  remprun- 
ter. An  Ueu  de  ces  tristes  paperasses ,  ^  de  toute 
cette  bouquinerie  ,  j'emplissais  ma  chambre  de 
fleurs  et  de  foin  ;  car  j'étais  alors  dans  ma  pre- 
mière ferveur  de  botanique,  pour  laquelle  le  doc- 
teur d'Ivernois  m'avait  inspiré  un  goût  qui  bien- 
tôt devint  passion.  Ne  voujant  plus  d'œuvre  de 
travail,  il  m'en  fallait  une  d'amusement  qui  me 
plût ,  et  qui  ne  me  donnât  de  peine  que  celle 
qu'aime  à  pj'endre  un  paresseux.  J'entrepris  de 
faire  la  Flora  peirinsularis ,  et  de  décrire  toutes  Jes 
plantes  de  l'île-,  sans  en  omettre  une  seule,  avec 
un  détail  suHisaat  pour  m'occuper  le  reste  de  mes 
jours.  On  dit  qu'un  Allemand  a  fait  un  livre  sur 
un  zeste  de  citron  j  j'en  aurais  fait  un  sur  chaque 
gramen  des  prés,  sur  chaque  mousse  des  bois, 
sur  chaque  lichen  qui  tapisse  les  rochers  ;  enfin  je 


à 


CINQUIEME  PROMENADE.  343 

ne  voulais  pas  laisser  un  poil  d'herbe ,  pas  un 
atome  v^étal  qui  ne  fut  amplement  décrit.  Ë|i 
conséquence  de  ce  beau  projet,  tous  les  matins, 
après  le  déjeuner,  que  nou» faisions  tous  ensemble, 
j'allais,  une  loupe  à  la  main,  et  mon  systema  na' 
titrer  sous  le  bras,  visiter  un  canton  de  Hle,  que 
j'avais  pour  cet  effet  divisée  en  petits  carrés ,  daJOS 
l'intention  de  les  parcourir  l'un  après  l'autre  w 
chaque  saison.  Rien  n'est  plus  singulier  que  Jes 
ravissements,  les  çxtases  que  j'éprouvais  à  chaque 
observation  que  je  faisais  sur  la  structure  et  l'or- 
ganisation végétale  ,  et  sur  le  jeu  des  parties^ 
sexueiUçs  daixs  la  fructification ,  dont  le  système 
était  alors  -tout-à-fait  nouveau  pour  moi.  La  dis^-- 
tinction  des  caractères  génériques,  dont  je  n'avais 
pa$  .auparavant  la  moindre  idée,  m'enchantait  en 
les  véri&tnt.sur  les  espèces  communes,  en  atten- 
dant qu'il  s'en  offrît  à  moi  de  plus  rares.  La  four.-- 
chure  des  d^ux  longues  étamiaes  de  la  brunelle , 
le  ressort  de  celles  de  l'ortie  et  de  la  pariétaire, 
l'explosion  du. fruit  de  la  balsamine  et  de  la  cap- 
sule dubuis, mille  petits  jeux  de  la fructificatioui^ 
que  j'observais  pour  la  première  fois,  me  coiat 
blaient  de  joie,  et  j'allais  demandant  si  l'on  avait 
wi  les  cornes  de  la  brunelle^  comme  La  Fontaine 
demandait  si  l'on  avait  lu  Habacuc.  Au  bout  de 
deuy:  ou  trois  heures  je  m'en  revenais  chargé  d'une 
auiple  uioisson^  provision  d'amusement  pour  l'a- 
près-dînée  au  logis ,  en  cas  de  pluie.  J'employais  le 
resf;e  de  la  matinée  à  aller  avec  le  receveur,  sa 
feiWQie^  et  Thérèse,  visiter  leurs  ouvriers  et  leur 


344  LES  RÊVERIE*.     • 

récoke,  mettant  le  plus  souvent  la  main  à  l'œuvre 
avec  eux;  et  souvent  des  Bernois  qui  me^ venaient 
voir  m'ont  trouvé  juché  sur  de  grands  aii>res,  ceint 
d'un  sac  que  je  remplissais  de  fruits^  et  que  jo 
dévalais  ensuite  à  terre  avec  une  corde.  L*e36er- 
cice  que  j'avais  fait  dans  la  .matinée-,  et  la  bonne 
humeur  qui  en  est  inséparable ,  me  rendaient  le 
repos  du  dîner  très-^agréable  ;  mais  quand  il  se  pro- 
longeait trop,  et  que  le  beau  temps  m'invitait 9  je 
ne  pouvais  si  long- tenops  attendre ,  et  peRcbnt 
qu'on  était  encore  à  table;  je  m'esquivai*  et -j'ai-' 
lais  me  jeter  seul  dans  un  bateau  que  je  cDndui'^ 
sais  au  milieu  du  lac  quand' l'eau  était:  calme;  et 
là,  m'étendant  tout  de  mon  long  dans^le  bateau v 
les  yeux  tournés  vers  le  ciet,  je  me  laidssiis  aller 
et  dériver  lentement  au  gré  de  Peau,  quelquefois 
pendant  plusieurs  heures,  plongé  »  dans  "HnHe  ré^ 
veries  confuses,  mais  délicieuses,  et  qui,  san»  avoir 
aucun  objet  bien  déterminé  ni  constant,  ne  lais^ 
saient  pas  d'être  à  mon  gré  cent  fois«  préférables  à 
tout  ce  que  j'avais  trouvé  de  plus  doux  dans  €e' 
qu'on  appelle  les  plaisirs  de"  la  vie.  Souvent  «^vertt 
par  le  baisser  du  soleil  de  l'heure  de'la^Jrëtraite, 
je  me  trouvais  si  loin  de  l'île,  que  j'étais  forcé  de 
travailler  de  toute  ma  force  pour  arriver  avant  là 
nuit  close.  D'autres  fois,  au  lieu  de  ni'écarter  en 
pleine  eau^  je  me  plaisais  à  côtoyer  les  verdoyantes 
rives  de  l'île,  dont  les  limpides  eaux  et  les  -om- 
brages frais  m'ont  souvent  engagé  à  m'y  bai- 
gner. Mais  une  de  mes  navigations  les  plus  fré- 
quentes était  d'aller  de  la  grande-  k  I9*  f^tite  ile^ 


.l'y  (l^barrpier ,  et  d'y  pas8'.'r:  l'après-tlmée  .  tan- 
tôt à  des  proineûadës;  trèsKiirconscrîtfs  au  mi- 
lieu «les  marcoaux,'  dts  bourdaines,-  des  p'ei'sicaires, 
dtîs  arbrisseaux  de  tonle  espèce,  et  tantôt  m'é- 
t^li$sant  nu  sommet  d'un  tertre  sablonneux  , 
couvert  de  gazon,  de  serpolet,  de  fleurs,  même 
diespftrcette,  et  de  trèfles  qu'on  y  avait  vrai- 
sCHiblablenieiit  semés  autrefois,  et  frès-propres  à 
loger  ■de*  (aphis  y  ^ni  pKiavaîeiit  là  miiltipliep  en 
paix  sans  rien  craindre,' et  sans  nuire  à  rien. -Je 
donnai  cette  idée  au  receveur,  qui  fit  venir  "(le 
Neuchàtel  de»  lapins  mâJes  et  femelles,  et  nous 
aHàraes  eu  grande  pompe,  sa  femme,  une  de  ses 
50ôûrs,Thérèse.et  ïaoi,- les  établir  dans- la' petite 
lié,  où  ils  commençaient  à  peuple*:  avant  mon  dé- 
part, et  où  ils  auront  prospéré  sans  doute-,  sHIs 
ont  pu  soutenir  la  rigiieur  des  hivers.  Laionda- 
tiota'de  cette  petite  colonie  fut  une  fête.  Le-ffilote 
dès  Argoixintes  n'était'  pas  plus"  fier  que  moi,  me- 
nant en-triomphe  la  compagnie  et  les  lapins  de  la 
grande  île  à  la  petite,  et  je  notaisavec  orgueil  que 
la  receveuse,  qui  redoutait  l'eau  à  l'exiïès,  et  s'y 
trouvait  toujours  mal,  s'embai-qua  sons  ma  con- 
(kiite  avec  confiance,  et  na  montra  nulle  peur  du- 
rant la  traversée. 

Quand  le  lac  agité  ne  mê  .perrtiettait  pas  la  na- 
vigation,  je -passais  mon  après-midi  à  parcourir 
l'île,  en  herborisant  à  drtMte  et  à  gauche;  m'as- 
seyant  tantôt  daiis  les  réduits  les  plus  riants  et  les 
plus  solitaires  pout"  y  rêver  à  mon  aise,  tantôt  sur 
les 'terrasses  etles  tertres,  pour  parcourir  des  yeux 


346  L£S  iié)rtBRi«s*. 

le  superb&'et  rawssaÀt  coup.d^œil  du  lac  et  de  ses 
rivages,  coarènnés  d^in'ci^té  par  des  montagnes 
prodHdnes,  et, de  l'autre,  éiai^^  en; riche»  et  fer- 
tiles plaines ,  dans  lesquelles 'h  vue^^'étendait  jii^- 
qu'aux  montagnes  blétiâtres  filu^  éloignées^  q^i  la 
bornaient.         '  '  ^   ..  ^  -  r 

Quaml  le  sodintapprochai^^e  descendajiâ^  des 
cimes  de  Tile  etj'aUais  vQlpi»tier»^  nfiteseoir*  au 
bord  dutlàc^  sur  'la'gi*èiee^^danit  quelque^asdle  ca- 
ché ;  là ,  le  bruk  des  vaguer  et  l'agitation  de  l'eau , 
fixant  m'es  sens  et  èhassant  de^mon  ame  toute 
antre  agitation^  la. planchaient ^ans^'une  rêverie 
délicieuse',  QÙ'  la  nuit  me  sui^risnatt' souvent  sans 
que  j^  tqrénùi^se  apençu.  Le  4ux  et  reflux  de 
cette  eaù,'9on  bruit  continu ^'iiuais  renflé  par  iti- 
taihrailes ,  irappant  sans  relâche  mon  ôreille^^et  mes 
yeux,*éupp1éafj^t  a^x  mouvements  internes  que 
laréx^erié  étdgHait  en  moi;  et  suffisaient  potlr  me 
faife  sentirâvec  plëisir  mon  existence ,  «ans^prendil^ 
la  peine  de  penser.  De  temps  à  autre  naissait  quel- 
que faible  et  courte  réflexion  sur  l'instabiGté  dés 
choses  dé- ce  monde,  dont  la  sur&ce  des  eaux 
m'offrait  l'image  ;  mais  bientôt  ces^  impressions  lé- 
gères s'effaraient  dans  l'uniformité  du  mouvemràt 
continu  qni  me  berçait,  et  qui,  sans  aucun  con- 
cours actif  de  mon  ame ,  ne  laissait  pas  de  m'atta- 
cher  au  point  qu'appelé  par  l'heure  et'par  le  signal 
cbnvenu  je  ne  pouvais  m^arraoher  de  là  sans  efforts. 

Après  le  souper^,  quand  la  sotfée  était  belle, 
nous  allions  encore  tous  ensemble  faire  quelque 
tour  de  promenade  sur  la  terrasse  ^^ur  y  respi- 


GINQUlÈttE  PROMENADE.  34^ 

r€r  Tair  du  lac  et  la  fraîcheur.  On  se  reposait  dans 
le  pavillon,  on  riait,  on  causait,  on  chantait  quel- 
que vieille  chanson  qui  valait  bien  le  tortillage 
moderne ,  et  enfin  l'on  s'allait  coucher  content  de 
sa  journée ,  et  n'en .  désirant  qu'une  semblable 
pour  le  lendemain. 

Tel  est,  laissant  à  part  les  visites  imprévues  et 
importunes ,  la  manière  dont  j'ai  passé  mon  temps 
dans  cette  île,  durant  le  séjour  que  j'y  ai  bit 
Qu'on  me  dise  à  présent  ce  qu'il  y  a  là  d'assez  at- 
trayant pour  e:i^citer  dans  mon  cœur  des  regrets 
si  vifs,  si  tendres  et  si  durables,  qu'au  bout  <de 
quinze  ans  il  m'est  impossible  de  songer  à  cette 
habitation  chérie ,  sans  m'y  sentir  à  chaque  fo^ 
transporter  encore  par  les  élans  du  désir. 

J'ai  raxiarqué  danfi  le$  vicissitudes  d'une  longue 
vie  que  les  époques  des  plus  douces  jouissances 
et  des  plaisirs  les  plus  vifs  ne  sont  pourtant  pas 
celles  dont  le  souvenir  m'attire  et  me  touche  le  . 
plus.  Ces  courts  moments  de  délire  et  de  passioiï, 
quelque  vi&  qu'ils  puissent  être,  ne  sont  cepen- 
dant, et  par  leur  vivacité  même,  que  des  points 
bien  clair-semés  dams  la  ligne  de  la  vie.  Ils  sont 
trop  rares  et  trop  rapide^  pour  constituer  un  état; 
et  le  bonheur  que  mon  cœur  regrette  n'est  point 
composé  d'instants  £agiti&  ,.mais  up  état.simple  et 
permanent,  qui  n'a  rien  de  vif  en  lui-même,  n^gis 
dont  la  durée  accroît  le  charme^  au  point  d'y 
trouver  enfin  la  suprême  félicité. 

Tout  est  danjs  un  flux  continuel  sur  la  terre.  Rien 
n  y  garde  une  forme  constajote  ^Jt  arrêtée,  et  nos 


^8  LES  RÊVERIES, 

affections  qiiï  s'attachent  aux  choses  extérieures 
,  passent  et  changent  nécessairement  comme  ^ilès. 
Toujours  en  avant  ou  en  arrière  de  nous ,  elles  rap- 
pellent le  passé,  qui  n'est  plus,  ou  préviennent  l'a- 
Tenir,  qui  souvent  ne  doit  point  être  :  il  n'y  a  rien 
là  de  solide  à  quoi  le  cœur  se  puisse  attadier. 
Aussi  n'a-t-on  guère  ici-bas  que  du  jJaisir  qui 
passe;  pour  le  bonheur  qui  dure,  je  doute  qu'il 
y  soit  connu.  A  peine  est-il,  dans  nos  plus  vives 
jouissances,  un  instant  où  le  cœur  puisse  vérita- 
blement nous  dire ,  Je  voudrais  qiie  cet  insteuit  du- 
rât toujours.  Et  comment  peut-on  appeler  bonheur 
un  état  fugitif  qui  nous  laisse  encore  le  cœur  in- 
quiet etvide, qui  nous  fait  regretter  quelque  chose 
avant,  ou  désirer  encore  quelque  chose  après? 

Mais  s'il  est  uw  état  où  l'ame  trouve  une  assiette 
assez  solide  pour  s'y  reposer  tout  entière,  et  ras- 
sembler là  tout  son  être,  sans  avoir  besoin  de 
rappeler  le  passé,  ni  d'enjamber  sur  l'avenir,  où  le 
temps  ne  soit  rien  pour  elle,  où  le  présent  dure 
toujours ,  sans  néanmoins  marquer  sa  durée  et  sans 
aucime  trace  de  succession,  sans  aucun  autre  sen- 
timent de  privation  ni  de  jouissance,  de  plaisir  ni 
de  peine,  de  désir  ni  de  crainte  que  celui  seulde 
notre  existence,  et  que  ce  sentiment  seul  puisse  la 
remplir  tout  entière;  tant  que  cet  état  duW;,  celui 
qui  s'y  trouve  peut  s'appeler  heureux ,  non  d'un 
bonheur  imparfait,  pauvre  et  relatif  tel  que  celui 
qu'on  trouve  dans  les  plaisirs  de  lavie,  mais  d'un 
bonheur  suffisant,  parfait,  et  plein,  qui  ne  laisse 
dans  l'ame'  aucun  vïde  qu'elle  sente  le  besoin  de 


j 


CINQUIÈME  PnOMENADE,  349 

remplir.  Tel  est  l'état  où  je  rae  suis  trouvé  souvent 
à  l'île  de  Saint-Pierre,  dans  mes  rêveries  solitaires, 
soit  couché  dans  mon  bateau  que  je  laissais  déri- 
ver au  gré  de  l'eau,  soit  assis  sur  les  rives  du  lac 
agité,  soit  ailleurs,  au  bord  d'une  belle  rivière  ou 
d'un  ruisseau  murmurant  sur  le  gravier. 

De  quoi  jouit-on  dans  une  pareille  situation?  \  I 
de  rien  d'extérieur  à  soi,  de  rien  sinon  de  soi-même 
et  de  sa  propre  existence;  tant  que  cet  état  dure, 
on  se  suffit  à  soi-même,  comme  Dieu.  Le  sentiment  '[ 
de.  l'existence  dépouillé  de  toute  atiti'e  affection 
est  .par  lui-même  un  sentiment  précieux  de  çorv- 
teiitement  et  de  paix ,  qui  sufBrait  seul  pour  rehdj-p 
cette,  existence  chère  et  douce  à  qui  saurait  écar- 
ter de  SloI  toutes  les  impressions  sensuelles  et  ter- 
restres qui  viennent  sans  cesse- nous  en  distraire, 
et  en  troubler  ici-bas  la  douceur.  Mais  la  phtpart 
des  hommes  agités  de  passions  continuelles  cpy- 
naissent  peu  cet  état,  et  ne  l'ayant  goûté  qu'im- 
parfaitement durant  peu  d'instants  n'en  conserveiît 
qu'une  idée  obscure  et  confuse,  qui  ne  leur  en  fiyt 
pas  sentir  le  charme.  Il  ne  serait  pas  même  bon 
dans  la  présente  constitution  des  choses.,  qu'avides 
de  ces  douces  extases  ils  s'y  dégoûtassent  de  la  vie 
active  dont  leurs  besoins  toujours  re.naissants  leur 
prescrivent  le  devoir.  Mais  yn  infortuné  qu'iO»  n 
retranché  de  la  société  humaine,  et  qui  ne  peyt 
pl(js.  rien  taire  ici-bas  d'utile  et  de  bon  pour  at^rui 
ni'pour  soi,  peut  trouver,  dans  cet  état,  à  toutes 
les  £^icités  humaines  des  dédoiiunagements  (|ue  la 
fortune  et  les  liommcs  ne  lui  sauraient  ôter. 


tant  f^aïQiéc^  Ils  seraient  Liicntùt  oubliés  peufiiti- 
niairt  :  sans  doiilB  Us  ne.  m'oiiblieraifint  pas  de  inèhie; 
mais  ,(jue  m'iiuporterait,  pourvu  qu^ils  D'etisseni 
aucuB  accès  pour  y  veriïr  ,troiiblfiç.mou  r^pos  ?  Dé- 
livré de  toutes  l«s  passions  terrestres  qu'engendre 
le  tuniHlte  de  la  vie  sociale,  mon  ame  s'ùlancerait 
fiéquemmejit  au-dcjàsiu  de  cette  atmosphère", -et 
coramcrcerait  d'avance  avec  les  iiitelligencos  c4- 
lestes,  dont  elle  espère  aller  augmenter  le  uonibne 
dans  peu  de  tenais.  Les  hommes  se  gartleront,  je 
le  sais, de  me  r^dre  nu  si  doux  asile, .où  ils  n^'ont 
pas  vy^ln  me  laisser.  Mais  ils  ae  m'empêcheront 
pas-du  moins  de  m'y  transporter  .chaque  jonr  sur 
les  ailes  de  l'Imagination,  et  d'y  goûter  durant  qud- 
qucs  heures  le  même  plaisir  que  si  je  l'hîdjitais  en- 
core. Ce  que  j'y  ferais  de  plus  doux  serait  d'if- ré- 
ver  à  mou  aise.  Eu  rèvantque  j'y  suis  ne  fU^-je 
pas  la.raème  chose?  3e  fois  mènip  jilus;, à  l'attrait 
d'une  rêverie  abstraite  et  mouotone,  je  juinsdès 
images  charmantes  qui  la  viyifient.  I.ein's  objets 
écliappaient  souvent  à  mes  sens  dans  mes  Qxlasesî 
et  maintenant,  plus  ma  rêverie  est  profonde,  plus 
elle  me  les  peint  vivement.  Je  suis  souvent  plus  au 
Hjilîeu  d'eux,  et  plus  agréablement  encore^,  que 
tfi^bjâjiiy  étais  réellement.  Le  malheur  est  ,qH*àn)e- 
sinÎHque  l'iinaglnatiuii  s'attiédit ,  cela,  vient,  "avec 
plus  de  peine ,  et  ne  dure  pas  si  long-temps.  H^as  '. 
c'est  quand  i.>u  commence  à  quitter  sa  (.lépQiùUe 
qu'on  ea  est  le  plus  ofl'usqué! 


;iXIK!HE    PnoniEN  ADK. 


SIXIEME  PROMENADE. 


Nous  n'avons  guère  de  mouvement  machinal 
dont  nous  ne  pussions  trouver  la  cause  dans  notre 
cœur,  si  nous  savions  bien  l'y  chercher. 

Hier,  en  passant  sur  le  nouveau  boulevard  pour 
aller  herboriser  le  long  de  la  Bièvre ,  du  eùté  de 
Gentilly,  je  fis  le  crochet  à  droite  en  approchant 
de  la  barrière  d'Enfer;  et  m'écartant  dans  la  cam- 
pagne, j'allai,  par  la  route  de  Fontainebleau,  ga- 
gner les  hauteurs  qui  bordent  cette  petite  rivière. 
Cette  marche  était  fort  indifférente  en  elle-même; 
mais  en  me  rappelant  que  j'avais  fait  plusieurs  fois 
machinalement  le  même  détour ,  j'en  recherchai  la 
cause  en  moi-même ,  et  je  ne^pus  m'empécher  de 
rire  quand  je  Vins  à  la  démêler. 

Dans  un  coin  du  boulevard,  à  la  sortie  de  la 
barrière  d'Enfer,  s'établit  journellement  en  été  une 
femme  qui  vend  du  fruit,  de  la  tisane,  et  des  pe- 
tits pains.  Cette  femme  a  un  petit  garçon  fort  gen- 
til, mais  boiteux,  qui,  clopinant  avec  ses  béquilles, 
s'en  va  d'assez  bonne  grâce  demandant  l'aumône 
aux  passants.  J'avais  fait  une  espèce  de  connais- 
sance avec  ce  petit  bon-homme  ;  il  ne  manquait 
pas,  chaque  fois  que  je  passais ,  de  venir  me  faire 
son  petit  compliment,  toujours  suivi  de  ma  petite 
offrande.  I^s  premières  fois  je  fus  charmé  de  le 
voir,  je  hii  donnais  de  très-bon  cœur,  et  je  con- 
n.   xvr.  -ïi 


354  LES    nâVERIES. 

tinuai  quelque  temps  de  le  faire  avec  le  même  plai- 
sir ,  y  joignant  même  le  plus  souvent  celui  d'exciter 
et  d'écouter  son  petit  babil,  que  je  trouvais  agréable. 
Ce  plaisir ,  devenu  par  degrés  habitude ,  se  trouva , 
je  ne  sais  comment,  transformé  dans  une  espèce 
de  devoir  dont  je  sentis  bientôt  la  gêne ,  surtout  à 
cause  de  la  harangue  préliminaire  qu'il  fallait  écou- 
ter, et  dans  laquelle  il  ne  manquait  jamais  de  m'ap- 
peler  souvent  M.  Rousseau  ,  pour  montrer  qu'il 
me  connaissait  bien  ;  ce  qui  m'apprenait  assez  au 
contraire  qu'il  ne  me  connaissait  pas  plus  que  ceux 
qui  l'avaient  instruit.  Dès -lors  je  passais  .par  là 
moins  volontiers,  et  enfin  je  pris  machinalement 
l'habitude  de- faire  le  plus  souvent  un  détour  quand 
j'approchais  de  cette  traverse. 

Voilà  <*e  que  je  découvris  en  y  Réfléchissant,  car 
rien  de  tout  cela  ne  s'était  offert  jusqu'alors  dis- 
tinctement à  ma  pensée.  Cette  observation  m'en  a 
rappelé  successivement  des  multitudes  d'autres , 
qui  m'ont  bien  confirmé  que  les  vrais  et  prenjiers 
motifs  de  ta  plupart  de  mes  jetions  ne  mé  sont 
pas  aussi  clairs  à  moi-même  que  je  me  Tétais  long- 
temps figuré  :  je  sais  et  je  sens  q\ie  faire  du  bien 
est  le  plus  vrai  bonheur  que  le  cœur  humain  puisse 
goûter;  mais  il  y  a  long- temp^.  que  'ce  bonheur  a 
été  mis  hors  de  ma  -portée ,  et  ce  n'est  pas  dans  un 
aussi  misérable  sort  que  le  mien  qu'on  peut  espé- 
rer de  placer  avec  choix  et  avec  fruit  une  seule 
action  réellement  bonne.  Le  plus  grand  soin  de 
ceux  qui  règlent  ma  destinée  ayant  été  que  tout 
ne  fut  pour  moi  que  fausse  et  trompeuse  appâ-' 


SIXIÈME    PROMENADE.  355 

rence,  un  motif  dfe  vertu  n'est  jamais  qu'un  leiirre 
qu'on  me  présente  pour  m'attirer  dans  le  piège  où 
l'on  veut  m'enlacer.  Je  sais  cela  ;  je  sais  que  le  seul 
bien  qui  soit  désormais  en  ma  puissance  est  de  m'ab- 
stenir  d'agir ,  de  peur  de  mal  faire  sans  le  vouloir 
et  sans  le  savoir. 

Mais  il  fut  des  tenips  plus  heureux  où ,  suivant 
les  mouvements  de  mon  cœur ,  je  pouvais  quel- 
quefois rendre  un  autre  cœur  content ,  et  je  me 
dois  l'honorable  témoignage  que ,  chaque  fois  que 
j'ai  pu  goûter  ce  plaisir,  je  l'ai  trouvé  plus  doux 
qu'aucun  a^tre  :  ce  penchant  fut  vif,  vrai,  pur;  et 
rieti ,  dans  mon  plus  secret  intérieur,  ne  l'a  jamais 
démenti*  Cependant  j^ai  senti  souvent  le  poids  de 
mes  propres  bienfaits  par  la  chaîne  des  devoirs 
qu'ils  entraînaient  à  leur  suite  :  alors  le  plaisir  a 
disparu,  et  je  n'ai  plus  trouvé^  dans  la  continua- 
tion des  mêmes  soiiîs  qui  m'avaient  d'abord  charmé, 
qu'une  gêné  presque  insupportable.  Durant  mes 
courtes  prospérités^  beaucoup  de  gens  recouraient 
à  moi,  et  jamais,  dans  tous  les  services  que  je  pus 
leur  rendre ,  aucun  d'eux  ne  fat  éconduit.  Mais  de 
ces  premiers  bienfaits ,  versés  avec  effusion  de  cœur, 
nïiissaient  des  ^chaînes  d'engagements  successifs  que 
je  n'avais  pas  prévus  et  dont  je  ne  pouvais  plus  se- 
couer le  joug  :  mes  premiers  services  n'étaient ,  aijx 
yeux  de  ceux  qui  les  recevaient,  que  lies  arrhes  de 
ceux  qui  les  devaient  suivi^e;  et,  de!?  que  quelque  in- 
fortuné avait  jeté  sur  mof  le  gi'appin  d'un  bienfait 
reçu ,  c'en  était  fait  désormais;  et  ce  premier  bien- 
fait, libre  et  volontaire ,  devenait  ttn  dtx^it  indéfini 

a3. 


356  LES    RÊVERIES. 

à  tous  ceux  dont  il  pouvait  avoir  besoin  dans  la 
suite,  sans  que  l'impuissance  même  suffît  pour 
m'en  affranchir.  Voilà  comment  des  jouissances  très- 
doudes  se  transformaient  pour  moi  dans  la  suite 
en  d'onéreux  assujettissements. 

Ces  chaînes  cependant  ne  me  parurent  pas  très- 
pesantes,  tant  qu'ignoré  du  public  je  vécus  dans 
l'obscurité;  mais  quand  une  fois  ma  personne  fut 
affichée  par  mes  écrits,  faute  grave  sans  doute, 
mais  plus  qu'expiée  par  mes  malheurs,  dès-lors  je 
devins  le  bureau  général  d'adresse  de  tous  les  spuf- 
freteqx  ou  soi-disants  tels,  de  tous  les  aventuriers 
qui  cherchaient  des  dupes,  de  tous  ceux  qui,  sous 
prétexte  du  grand  crédit  qu'ils  feignaient  de  m'at- 
tribuer,  voulaient  s'emparer  de  moi  de  manière 
ou  d'autre.  C'est  alors  que  j'eus  lieu  de  connaître 
que  tous  les  penchants  de  la  nature ,  sans  excep- 
ter la  bienfaisance  elle-même ,  portés  ou  suivis  dans 
là  société  sans  prudence  et  sans  choix ,  changent 
de  nature,  et  deviennent  souvent  aussi  nuisibles 
qu'ils  étaient  utiles  dans  leur  première  direction. 
Tant  de  cruelles  expériences  changèrent  peu-à-peu 
mes  premières  dispositions,  ou  plutôt,  les  renfer- 
mant enfin  dans  leurs  véritables  bornes,^  elles  m'ap- 
prirent à  suivre  moins  aveuglément  mon  penchant 
à  bien  faire,  lorsqu'il  né  servait  qu'à  favoriser  la 
méchanceté  d'autrui. 

Mais  je  n'ai  point  regret  à  ces  mêmes  expériences, 
puisqu'elles  m'ont  procuré ,  par  la  réflexion ,  de  nou- 
velles lumières  sur  la  cbnnaissancjB  de  moi-même  et 
sur  les  vrais  motifs  de  ma  condiijkte'en  milte*  cir- 


SIXIÈME    PROMENADE.  357 

constances  sur  lesquelles  je  me  suis  si  souvent  fait 
illusion  :.  j'ai  vu  que,  pour  bien  faire  avec  plaisir, 
il  fallait  que  j'agisse 'librement,  sans  contrainte,  et 
que,  pour  m 'ôter  toute  la  douceur  d'une  bonne 
œuvre,  il  suffisait  qu'elle  devînt  un  devoir  pour 
moi;  Dès-lors  le  poids  de  l'obligation  me  fait  un 
fardeau  des  plus  douces  jouissances  ;  et,  comme  je 
l'ai  dit  dans  V  Emile  y  à  ce  que  je  crois,  j'eusse  été 
chez  les  Turcs  un  mauvais  mari  à  l'heure  où  le  cri 
public  les  appelle  â  remplir  les  devoirs  de  leur  état. 
Voilà  ce  qui  modifie  beaucoup  l'opinion  que 
j'eus  long-temps  de  ma  propre  vertu,  car  il  n'y  en 
a  point. à  suivre  ses  penchants,  et  à  se  donner, 
quand  ils  nous  y  portent,  le  plaisir  de  bien  faire  : 
mais  elle  consiste  à  les  vaincre  quand  le  devoir  le 
commande  pour  faire  ce  qu'il  nous  prescrit ,  et 
voilà  ce  que  j'ai  su  moins  faire  qu'homme  du 
monde.  Né  sensible  et  bon,  portant  la  pitié  jusqu'à 
la  faiblesse ,  et  me  sentant  exalter  l'ame  par  tout 
ce  qui  tient  à  la  générosité,  je  fus  humain,  bien-^ 
faisant,  secourable,  par  goût,  par  passion  même, 
tant  qu'on  n'intéressa  que  mon  cœur;  j'eusse  été 
le  meilleur  et  le  plus  clément  des  hommes  si  j'en 
avais  été  le  plus  puissant;  et,  pour  éteindre  en 
moi  tout  désir  de  vengeance ,  il  m'eût  suffi  de  pou- 
voir me  venger.  J'aurais  mem(e  été  juste  sans  peine 
contre  mon  propre  intérêt;  mais  contre  celui  des 
personnes  qui  m'étaient  chères  je  n'aurais  pu  me 
résoudre  à  l'être.  Dès  que  mon  devoir  et  mon  cœur 
étaient  en  contradiction,  le  premier  eut  rarement 
1^  victoire,  à  moins  qu'il  ne  fallût  seulement  ^11^ 


358  LES    R£V£R1£S. 

m'absteuir  :  alors  j'étais  fort  le  plus  souvent  ;  mais 
agir  coatre  mon  peudiant  me  fut  toujours  impos- 
*  sible.  Que  ce  soient  les  honlmes ,  le  devoir.,  ou 
metoe  la  nécessité ,  qui  commandent,  quand  mon 
coeur  se  tait,  ma  volonté  reste  sourde,  et  je  ne 
saurais  obéir  :  je  vois  le  mal  qui  me  menace,  et  je 
le  laisse  arriver  plutôt  que  de  m'agiter  pour  le 
prév»enir.  Je  commence  quelquefois  avec  effort  ; 
mais  cet  eff(H*t  me  lasse  et  m'épuise  bien  vite  :  je 
ne  saurais  continuer.  Ëa  toute  dbose  imaginable , 
ce  que  je  ne  fais  pas  avQc  plaisir  m'est  bientôt  imr 
possible  à  faire. 

il  y  a  plus  :  la  jpOBtramte ,  d'accord  ayec  mon 
désâir ,  suffit  pour  Tsméantir  et  le  changer  en  répu^ 
gnance,  en  aversion  même,  pour  peu  qu'elle  agisse 
trop  fortement;  et  voilà  ce  qui  me  rend  pénible  la 
bonne  œuvre  qu'on  exige,  et  que  je  faisais  <le 
muoi-méme  lorsqu'on^e  l'exigeait  pa^.  Un  bienfait 
purement  gratuit  est  certainement  une  œuvre  que 
j'aime  à  faire  ;  mais  quand  celui  qui  l'a  reçu  s'en 
fait  un  titre  pour  en  exiger  la  continuation  sous 
peine  de  sa  haûie ,  quand  il  me  fait  une  loi  d'être 
à  jamais  ^sonJbienfaiteur,  pour  avoir  d'abord  pris 
plaisir  à  l'être,  dès-lors  la  gêne  commence,  et  le 
pla^ir  s'évanouit.  Ce  que  je  fais  alors  quand  je 
cède  est  faiblesse  6t  mauvaise  honte  :  mais  la  bonne 
volonté  n'y  est  plus;  et,  Icttn  que  je  m'en  applau- 
disse en  moi-même,  je  nxe  reproche  en  ma  con- 
science de  bien  faire  à  contre-cœur. 

Je  sais  qu'il  y  a  une  espèce  de  contrat  et  même 
le  plus  saint  de  tou&«ntre  le  biea£ûteur  et  l'obligé  : 


-  •  -  -■ 


SIXIÈME    PROMENADE.  SSg 

c'est  une  sorte  de  société  qu'ils  forment  l'un  avec 
l'autre,  plus  étroite  que  celle  qui  unit  les  hommes 
aft  général;  et  si  l'obligé  s'engage  tacitement  à  la 
^^connaissance ,  le  bienfaiteur  s'engage  de  même  à 
conserver  à  l'autre,  tant  qu'il  ne  s'en  rendra  pas 
indigne,  la  même  bonne  volonté  qu'il  vient  de  lui 
témoigner ,  et  à  lui  en  renouveler  les  actes  toutes 
he^  fois  qu^il  le  pourra  et  qu'il  en  sera  requis.  Ce 
fte  sont  pas  là  des  conditions  expresses ,  mais  ce 
sont  des  effets  naturels  de  la  relation  qui  vient 
de&'établir  entre  eux.  Celui  qui,  la  première  fois , 
refuse  un  service  gratuit  qu'on  lui  demande,  ne 
donne' aucun  droit  de  se  plaindre  à  celui  qu'il  a  ré- 
visé ;  mais  celui  qui,  dans  un  cas  semblable ,  refuse 
au  même  la  même  grâce  qu'il  lui  accorda  ci-devant , 
frustre  une»  espérance  qu'il  l'a  autorisé  à  -conce- 
vmr  ;  il  trompe  et  dément  une  attente  qu'il  a  fait 
naître.  On  sent  dans  ce  refus  je  ne  sais  quoi  d'in- 
juste et  de  plus  dur  que-  dans  l'autre  ;  mais  il  n'en 
eftt  pas  moins  l'effet  d'une  indépendance  que  le 
cœur  aime ,  et  à  laquelle  il  ne  renonce  pas  sans 
eflfort.  Quand  je  paie  une  dette,  c'est  un  devoir 
que  je  remplis;  quand  je  fais  un  don,  c'est  un 
plai^r  que  je  me  donne.  Or  le  plaisir  de  remplir 
ses  devoirs  est  de  ceux  que  la  seule  habitude  de  la 
vertu  fait  naître  :  ceux  qui  nous  viennent  immé- 
diatement de  la  nature  ne  s'élèvent  pas  si  haut 
<jae  cela. 

Après  tant  de  tristes  expériences  j'ai  appris  à 
prévoir  de  loin  les  conséquences  de  mes  premiers 
mouvements  suivis ,  et  je  me  suis  souvent  abstenu 


36o.  LES    B-ÊVERIES.    - 

d'une  bonne  œuvre  que  j'avais  le  désir  et  k  pou- 
voir de  faire ,  effrayé  de  l'assujettissement  auquel 
dans  la  suite  je  m'allais  soumettre,  si  je  m'y  livrais 
inconsidérément.  Je  n'ai  pas  toujours  senti  cette 
"crainte  :  au  contraire,  dans  ma  jeunesse  je  m'at- 
tachais par  mes  propres  bienfaits,  et  j'ai  souvent 
éprouvé  de  même  que  ceux  que  j'obligeais  s^affec- 
tionnaient  à  moi  par  reconnaissance  encore  plus 
que  par  intérêt.  Mais  les  choses  ont  bien  changé 
de  face  à  cet  égard  comme  à  tout  autre  aussitôt 
que  mes  malheurs  ont  commencé  :  j'ai  vécu  dès- 
lors  dans  une  génération  nouvelle  qui  ne  ressema 
blait  point  à  la  première,' et  mes  propres  sentiments 
pour  les  autres  ont  souffert  des  changements  que 
j'ai  trouvés  dans  les  leurs;  Les  mêmes  gens  que 
j'ài^s  successivement  dans  ces  deux^générations 
si  différeriles,  se  sont,  p6ur  ainsi  dire,  assimilés 
successivement  ^  l'une  et  à  l'autre  :  de  vrais  et 
francs  qu'ils  étaient  d'abord,  devenus  ce  qu'ils 
sont,  ils  ont  fait  comme  tous  les  autres;  et,  par 
cela  iseul  que  les  temps  sont  changés ,  les  honmies 
ont  changé  comme  eux.  Eh  !  comment  pourrais-] e 
garder  les  mêmes  sentipaents  pour  ceux  en  qui 
je  trouve  le  contraire  de  ce  qui  les  fit  naître  !  Je  ne 
les 'hais  point,  parce  que  je  ne  saurais  haïr;  mais 
je  ne  puis  me.défendre  du  mépris  qu'ils  méritent 
ni  m'abstenir  dé  le  leur  témoigner. 

Peut-être,  sans  m'en  aipercevoir,  ai-je  changé 
moi-même  plus  qu'il  n'aurait  fallu  :  quel  naturel 
résisterait  sans  s'altérer  à  une  situation  pareille  à 
la  mienne  ?  Convaincu  par  vingt  ans  d'expérience 


SIXIEME    PROMENADE.  361 

que  tout  ce.  que  la  nature  a  mis  d'heureuses  dispo^ 
sitions  dans  mon  cœur  est  tourné,  par  ma  -desti- 
née et  par  ceux  qui  en  disposent,  au  préjudice  de 
moi-mémç  ou  d'autrui,  je  ne  puis  plus  regarder 
une  bonne  œuvre  qu'on  me  présente  à  faire  que 
comme  un  piège  qu'on  me  tend,  et  sou^  lequel  est 
caqhé  quelque  mal.  Je  sais  que,  quel  que  soit  l'ef- 
fet de  l'œuvre,  je  n'en  aurai  pas  moins  le  mérite 
dfe  ma  bonne  intention  :  oui,  ce  mérite  y  est  tou- 
jours, sans,  doute;  mais  le  xîharme  intérieur- n'y 
est  plus,  et,  sitôt  que  ce  stimulant  me  manque,  je 
ne  sens  qu'indifférence  et  glace  au-dedans  de  moi, 
et,  sûr  qu'au  lieu  de  faire  une  action  vraiment 
utile,  je  ne  fais  qu'un  acte  de  dupe,  l'indignatibn 
de  l'amour-propre,  jointe  au  désaveu  de  la  raison, 
ne  m'inspire  que  Tépugnance  et  résistance  p  où 
j'eu^e  été  plein  d'ardeur  et  de  zèle  dans  mon  état 
naturel. 

vil  est  des  sortes  d'adversités  qui  élèvent  et  ren- 
forcent l'ame,  mais  il  en  est  qui  l'abattent  et  la 
tuent  :  telle  est  celle  doint  je  suis  la  proie.  Pour 
peu  qu'il  y  eût  eu  quelque  mauvais  levain  danS  la 
mienne ,  elle  l'eût  fait  fermenter  à  l'excès ,  elle  m'eût 
rendu  frénétique;  mais  elle  ne  m'a  rendu  que  nul. 
Hors  d'état  de  bien  faire  et  pour  moi-mêiiie  ^t  pour 
autrui,  je  m'abstiens  d'agir;  et  cet  çtat,  qui^  n'est 
innocent  que  parce  qu'il  est  forcé ,  me  fait  tro^^^yer 
une  sorte  de  douceur  à  me  livrer  pleinement  sans 
reproche  à  mon  penchant  naturel.  Je  vais  trop 
loin,  sans  dQUte,  puisque  j'évite  les  occasions  d'a- 
gir ,.ipeme  où  je  ne  voitf  que  du  bie^  à  faire;, mais, 


302  LES   RÊVERIES. 

certain  qu'on  ue  me  laisse  pas  voir  les  chc^ses 
comme  elles  sont,  je  m'abstiens  de  juger  sur  les 
apparences  qu'on  leur  donne;  et,  dequelqiie  leurre 

i  qu'on  oouvre  les  fnoti£s  d'agir,  il  suffît  que  ces 
noiils  soient  laissés  à  jcna  portée  pour  que  je  sois 
sur  qu'ils  sont  trompeurs. 

Ma  desënée  semble  avoir  tendu,  dès  mon  ^n- 
£ance,  le  premier  piège  qui  m'a  rendu-long-temps 
si  facile  à  tomber  dans  tous  les  autres  :  je  suis  né 
le  plus  GonÊant  des  hommes,  et,  durant  quarante 
ans  entiers,  jamais  c6tte  confiance ^e  fut  trompée 
une  seule  fois.  Tombé  tout  d'un^^oup  dans  un  au- 
tne  tordre  de  gens  et  de,  choses,  j'ai  donné  dans 

'mille  embucïies  san3  jamais  en  apercevoir  aucune; 
0t  vingt  ans  d'expérience  ont  à  peine  suffi  pour 
m^éclairer  sur  mon  sort.  tFue  fois  convaincu  qu'il 
n'y  a  que  men8(mge  et  fausseté  dans  les  démons- 
trations grimacières  qti'on  me  prodigue,  j'ai  passé 
rapidement  à  l'autre  extrémité;  car,  quand  on  est 
une  fois  sorti  de  son  naturel,  il  n'y  a  plus  debor- 
iies  qui  nous  retiennent.  Dès-lors  je  me  suis  dégoûté 
dcS  hommes,  et  ma  volonté,  concourant  avec  la 
leur  k  cet  égard ,  me  tient  encore  plus  éloigné  d'eux 
que  ne  font  •  toutes  leurs  machines . 

fis  ont  beau  faire,  cette  répugnance  ne  peut  ja- 
mais aller  jusqu'à  Faversion  :  eh  pensant  à  la  dé^ 
pendance  où  ils<se  sont  mis  de  moi  pour  me  tenir 
dans  la  leur,  ils  me  font  uiie  pitié  réelle;  si  je  ne 
suis  malheureux,  ils  le  sont  eux-mêmes,  et,  cha- 
que fois  que  je  rentre  eu  moi,  je  les  trouve  tou- 
jours à  plaindre:  L'orgueil  peut-être  se  inêle  encore 


..V'  -   '^ 


SIXIÈME    HilOMENADE.  363 

â  ces  jugements;  je  me  sens  trop  au  dessus  d'eux 
pour  les  haïr  :  ils  peuvent  m'ôûtéresser  tout  au  pllus 
jusqu'au  mépris,  mais  jamais  jusqu'àla  haine;  en- 
fin je  m'aime  trop  moi-même  pour  pouvoir  haïr 
qui  -que  ce  sôit.  Ce  éersût  resserrer,  comprimer 
mon /existence ,  et  je  voudrais  plutôt  l'étendre  sur 
tout  l'univers.        - 

l'âînte  ndieus:  les  fuir  que  les  haïr  :  leur  aspect 
.frappe  mes  sens,  et,  par  eux,  mon  iXfeur  d'impres- 
sion^  que  mille  regards  cruels  me  rendent  pénibles  ; 
mais  le  malaise  cesse  aussitôt  que  l'objet  qui  le 
cause  a  disparu.  Je  m'occupe  d'eux ,  et  bien  mal- 
gré moi,  par  leur  présence,  mais  jamais  par  leur 
souvenir  :  quand  je  ne  les  vois  pliis ,  ils  sont  pour 
moi  coimne  s'ils  n'existaient  point. 

Ik  ne  me  sont  même  indifférents  qu'en  ce  qm 
se  rapporte  à  moi;  car, dans  leurs  rapports  entre  . 
eux,  ils  peuvent  encore  m'intéresser  et  m'émouvoir 
comme  les  personnages  d'un  drame  que  je  verrais 
représenter.  Il  faudrait  que  mon  être  moral  fût 
anéanti ,  pour  que  là  justice  me-devînt  indifférente  : 
le  spectacle  de  l'injustice  et  de  la  méchanceté  me 
fait  encore  bouillir  le  sang  de  colère;  les  actes  de 
vertu,  où  je  ne  vois  ni  forfanterie  ni  ostentation, 
me  font  toujours  tressaillii^de  joie,  et  m'arrachent 
encore  de  douces  larmes.  Mais  il  faut  que  je  les 
voie  et  les  apprécie  moi-même ,  car,  après  ma  pro- 
pre histoire,  il  faudrait  que  je  fusse  insensé  pour 
adopter,  ^ur  quoi  que  ce  fût,  le  jugement  des 
hommes,  et  pour  croire  aucune  chose  sur  la.  foi 
d'autnii.  ...  - 


364  ^^^   RÊVERIES. 

Si  ma  figure  et  mes  traits  étaient  aussi  parfaite- 
ment inconnus  aux  hommes  que  le  sont  mon  ca- 
ractère et  mon  naturel,  je  vivrais  encore  sans  peine 
au  milieu  d'eux  :  leur  société  même  pourrait  me 
plaire  tantquçje  leur  serais  parfaiteinent  étranger; 
livré  ^ns  contrainte  à  mes  inclinations  naturelles, 
je  les  aimerais  encore  s'ils  ne  s'occupaient  jamais 
dé  moi.  J'exercerais  sur  eux  une  bienveillance 
universelle  et  parfaitement  désintéressée  ;  mais  sans 
former  jamais  d'attachement  particulier,  et  sans 
porter  le  joug  d'aucun  devoir,  je  ferais  envers  eux:, 
librement  et  de  moi-^même ,  tout  ce  qu'ils  ont  tant 
de  peinp  à  faire  incités  par  teur  amour-propre ,  et 
contraints  par  toutes  leurs  lois. 

Si  j'étais  resté  libre',  obscur,  isolé,  comme  j'é- 
tais fait  pour  l'être,  je  nWrais  fait  que  du  bien, 
car  je  n'ai  dans  le  cœur  le  germe  d'aucune  passion 
nuisible;  si  j'eusse  été  invisible  et  tout-puissant 
comme  Dieu,  j'aurais  jeté  bienfaisant  et  bon  conime 
lui.  C'est  la  force  et  la  liberté  qui  font  les  excel- 
lents hommes  :  la  faiblesse  et  l'esdavage  n'ont  ja- 
mais fait  que  des  médhants.  Si*  j'eusse  été  posses»^ 
seur  dé  l'anneau  de  Gygès,  il  m'eût  tiré  de  la 
dépendance  des  hommes  et  les  (eût  mis  dans  la 
mienne.  Je  me  suis  souvent  demandé  dans  mes 
châteaux  en  Espagne  quel  usage  j'aurais  fait  de 
cet  anneau  ;  car  c'est  bien  là  que  la  tentation  d'a- 
buser doit  être  près  du  pouvoir  :  maître  de  con- 
tenter mes  désirs,  pouvant  tout,  sans  pouvoir  être 
trompé  par  personne,  qu'aurais-je  pu  désirer  avec 
quelque  suite  ?  Une  seule  chose  :  c'eût  été  de  voir 


'^.x 
t    >. 


SIXIÈME    PROMENADE.  365 

tou3  les  coeurs  contents;  l'aspect  de  la  félicité  pu- 
blique eût  pu  seul  toucher  mon  cpeur  d'un  senti- 
ment permanent,  .et  l'ardent  désir  d'y  concourir 
eût' été  ma  plus  constante  passion.  Toujours  juste 
sans  partialité,  et  toujours  bon  sans  faij^lesse,  je 
me  serais  également  garanti  des  méfiances,  aveugles 
et  des  haines  implacables,  parce  que,  voyant  les 
hommes  tels  qu'ils  sont ,  et  lisant  aisément  au  fond 
de  leurs  cœurs ,  j'en  aurais  peu  trouvé  d'assez  ai- 
mables pour  mériter,  toutes  mes  affections;  peu 
d'assez  odieux  pour  mériter  toute  ma  haine,  et  que 
leur  méchanceté  même  m'éûtdisposé  à  les  plaindre, 
fisir  la  cpnnaissstnce  certaine  du  mal  qu'ils  se  font  à 
eux-mêmes  en  voulant  en  faire  à  autrui.  Peut-être 
àurai&-j.e  eu  dans.des  momeijits  de  gaieté  l'enfantiU 
lage  d'opérer  quelquefois  des  prodiges;  mais  par- 
faitement désintéressé  pour  moi-pdême,  et  n'ayant 
pour  loi  quç  mes  inclinations  naturelles ,  sur  quel- 
ques actes  de  justice  sévère  j'en  aurais  fait  mille 
de  clémence  et  d'équité;  ministre  de  la  Providence 
et .  dispensateur  de  ses  lois',  selon  mon  pouvoir, 
j'aurais  fait  des  miracles  plus  cages  et  plus  utiles 
que  ceux  de  la  légende  dorée 'et  du  tombeau  de 
saint  Médard.  ^ 

Il  n'y  a  qu'un  seul  point  sur  lequel  la  faculté 
de  pénétrer  partout  invisible  m'eût  pu  faire  cher- 
cher des  tentations  auxquelles  j^aurais  mal  résisté; 
et, '.une  fois  entré  dans  ces  voies  d'égarement,  où 
n'eussé-je  point  ^té  conduit  par  elles?  Ce  serait 
bien  m^l  connaître  la  nature  et  moi-même  que  de 
me  flatter  que  isea  facilités  ne  m'auraient  point  sé- 


■■>•* 


366  LES   RÊVERIES,. 

duit,  OU  que  l»  raison  m!aufait  arrêté  dians  cette 
fatale .  pente  :  sûr  de  moi  sur  tout  atitre'  article , 
j'étais  perdu  par  celui-là  seul.  Celui  que  sa»  puis- 
sance fnet  au-dessus  de  l'homme  doit  être  au-des- 
sus des  faiblesses  de  l'humanité,  sans  quoi  cet  ex- 
cès de  force  ne  servira  qpi'à  le  rhettre  en  effet 
au-dessdus  des  autres  et  die  ce  qu'il  eût  été  lui- 
même  s'il  fût  resté  leur  égal. 

Tout  bien  considéré ,  je  crois  que  je  ferai  mieux 
de  jeter  mon  anneau  magique  avant  qu'il  m'ait  fait 
faire  quelque  sottise.  Sv  les  hommes  s'obstinent  à' 
me  voir  tout  autre  que  je  iie  suis,  et  que  mon  as- 
pect irrite  leur  injtfôtice,  pour  leur  oter  cette  vue 
il  fout  les  fuir,  mais  ijon  'pas  m'éclipser  au  iûilieu 
d'eux  :  c'est  à  eux  de  se  cacher  devant  moi ,  der  me 
dérober  leurs  manœuvres,  de  fairla-lumîère  du  jour; 
de  s'enfoncer  en  terrQ<>omme  des  taupes.  Pour  moi, 
qu'iils  me  voient,  s'ils  peuvent,  tant  mieuxs;  mais 
cela  leur  est  ûnpossiblé  :  ils  ne.  verront  jamais  à 
ma  place  que  \e  Jean-Jacques  qu'ils  se  sont  fàit^  et 
qu'ils  ont  fiait  selon  leur  cœur  pemr  le  haïr  à  leur 

aise.  J'aurais*  donc  tort  de  m'affecter  de  la  faeon 

> 

dewitils  me  voient  i  je  n'y  dois  prendre  aucun  in^^ 
térêt  véritable j  car.  ce  n'est  pas  moi  qu'ils  voient 
ainsi. 

Be  résultat  que  je  puis  tirer  de  touteif  ces  ré- 
flexions est  que  je  n'ai  jamais  été  Vraiment  propre 
à  la-  société  civile,  où  tout  est  .gêne ,  obligation , 
dévoir ,  et  que  mon  ijaturel  indépendant  mè  rendit 
toujours  incapable  des  assujettissements  néQBS* 
satres  à  qui  veut-vivre  avec  les  hommes.  Tant  que 


SIXIÈME   PROMENADE.  36*^ 

j'agis  librement,  je  suis  bon  et  je  ne  fais  que  ^u 
bien;  ïnais  sitôt  que  je  sens  le  joug,  soit  de  la  né- 
cessité, soit  dea  hommes,  je  deviens  rebelle  ou 
plutôt  rétif  ;  ajors  je  suis  nul.  Lorsqu'il  faut  faire 
le  contraire  de  ma  volonté,  je  ne  le  fais  point, 
quoi  qu'il  arrive  ;  J€  pe  fais  pas  non  plus  ma  vo- 
lonté* même,  parce  que  je  suis  faU>le.  Je  m'abstiens 
d'agir,  car  toute  ma  faiblesse  est  pour  l'action  ; 
toute  ma  force  est  négative ,  et  tous  mes  péchés 
sont  d'omission,,  rarement  de  commission.  Je  n'ai 
jamais  cru  que  la  Jibertè  de  l'homme  consistât  à 
faire  ce  qu'il  veut,  mais,  bien»  â  ne  jamais  faire  ce 
qu'il  ne  v^ut  pas,  et  voilà  celle  que  j'ai  toujours 
,  réclfunaée,  souvent  conservée,  et  par  qui  j'ai  été  le 
plus  en  scandale*  à  mes  contemporains  :  car ,  pour 
eux,  actifs,  remuants,  ambitieux,^  délestant- la  li- 
berté dans  les  autres  et  n'en  voulant  point  pour 
eux-mêmes,  poyrvu  qu'ils  fessent  quelquefois  leur 
volonté,  ou  plutôt  qu'ils  dominent  celle  d'autrui, 
ils  se  gênent  toute  Jeur  vie  à  faire  «e  qui  leur  ré- 
pugne,  et  n'omettent  rien  de  servile  pour  com- 
mander. Leur  tort  n'a  donc  pas:  été  de  m'écarter 
de  la  société  conmie  un  membre  inutile,  mais^de 
m'en  proscrire  comme  un  membre  pernicieux;  car 
j'ai  très-peu  fait  de  bien,  je  l'avoue;  mais  pour  du 
mal,  il  u'en  est  entré  dans  ma  volonté  de  ma  vie, 
et  je  doute  qu'il  yr  ait  aucun  homme  au  monde  qui^ 
en  ait  réellement^ moins  fait  que  moi. 


•  4- 


368*  .  LES    RÊVEHIES. 


SEPTIEME  PROMENADE. 


Le  recueil  de  mes  longs  rêves  est  à  peine  com- 
niencé,  et  déjà  je  sens  qu'il  touche  à  sa  fin.  Un 
autre  amusement  lui  succècje,  m'absorbe,  etm'ôte 
même  le  temps  de  rêver  :  .je  m'y  livre  avec  un  en-% 
gouem^nt  qui  tient  de  l'extravagance ,  et  qui  me  *-^ 
fait  rire  moi-même  quand  j'y  réfléchis  ;  mais  je  iie^> 
m'y  livre  pas  nioins,  parce  que,'  dans  la  situation^  <, 
où  me  voUà',  je,  n'ai  plus  d'autre  règle  de  conduite 
que  de  suivre  en  tout  mon  penchant  sans  con- 
trainte.  Je  ne  peux  rien  à  mon  sort,  je  n'ai  qjié 
des  inclinations  innocentes;  et,  tous  les  jugements 
des  hompies  étant  désormais  nuls  pour  moi,. la      !j 
sagesse  même  veut  qu'en  ce  qui  reste  à  ^a  por- 
tée je  fasse  tout  ce  qui  me  flatte,  soit  en  public,* 
soit  à  part  inoi ,  5ans  autre  règle  que  ma  Êintai- 
sie,  et  san$  autre  mesure  que  le  peu  de  force 
qui  m'est  resté.  Me  voilà  donc  à  mon.  foin  pour 
toute  nourriture ,  et  à  la  botanique  pour  toute  oc- 
cupatioUb  Déjà  vieux  y  j'en  avais  pris  la  première 
teinture  en  Suisse ,  auprès  du  docteur  d'Ivernois , 
et  j'avais  herborisé  assez  heureusement,  durant 
mes  voyages,  pour  prendre  une  connaissance  .pas- 
sable du  règne  végétal; .mais,  devenu  plus  que 
Siexagénairer,  et  sédentaire  à  Paris,  les  forces  coin- 
niençant  îi  me  manquer  pour  les  grandes  herbori- 
sations, et,  d'ailleurs,  assez  livrp  à  ma  copie  de 


S£PTIÈBI%  PAOMEWADE.  869 

musique  pour  n'avoir  pas  besoin  d'autre  occupa- 
tion, j'avais  abandonné  cet  amusement,  qui  né 
m'était  plus  nécessaire  ;  j'avais  vendu  mon  herbier, 
j'avais  vendu  mes  livres,  content  de  revoir  quel-^ 
quefois  les  plantes  communes  que  je  trouvais  aur 
tour  de  Paris ,  dans  mes  promenades.  Durant  cet 
intervalle,  le  peu  que  je  savais  s'est  presque  entiè- 
rement effacé  de  ma  mémoire,  et  bien. plus  rapide 
ment  qu'il  ne  s'y  était  gravé. 

Tout  d'un  coup,  âgé  de  soixante-cinq  ans  pàS"" 
ses,  privé  du  peu  de  mémoire  que  j'avais,  et  des 
forces  qui  me  restaient  pour  courir  la  campagne^ 
sans  guide,  sans  livres,  sans  jardin,  sans  herbier, 
me  voilà  repris  de  cette  folie,  mais  avec  plus  d'ar* 
deur  encore  que  je  n'en  eus  en  m'y  livrant  la  pre* 
mière  fois;  me  voilà  sérieusement,  occupé  du  sage 
projet  d'apprendre  par  cœur  tout  le  regtium  vege^ 
tabUe  de  Murray ,  et  de  connaître  toutes  les-  plantes 
connues  sur  la  terre.  Hors  d'état  de  racheter  dès 
livres  de  botanique^  je  me  suis  mi^  en  devoir  de 
transcrire  ceux  qu'on  m'a^  prêtés  ;  et ,  résolu  dé 
refaire  un  herbier,  plus  riche  que  le  prdaaier ,  en 
attendant  qu^  j'y  mette  toutes  les  plantes  de  là 
mer  et  des  Alpes, jet  =  de  tous  les  arbres  des  Indes , 
je  commence  toujours  à  bon  conipte  par  le  mou- 
ron ,  le  cerfeuil ,  la  bourrache  et  le  senneçon  : 
j'herborise  savamment  sur  la  cage  de  mes  oiseaiyc  ; 
et  à  chaque  nouveau  brin  d'herbe  que  je  rencontre, 
je  me  dis  avec  satisfaction  :  Voilà  toujours  uiîe 
plante  de  plus.    * 

Je  ne  cherche  pas^  à  justifier  le  parti  que  je 
R.  XVI.  a4 


370  LJBS   RlèvERIES. 

prends  de  suivre  cette  fantaisie  ;  je  la  trouve  très- 
ra^onnable,  persuadé  que,  dans  la  position  où  je 
suis,  me  livrer  aux  amusements  qui  me  flattent 
est  une  grande  sagesse ,  et  même  une  grande 
vertu  :  c'est  le.  moyen  de  ne  laisser  germer  dans 
mon  tœvLT  aucun  levain  de  vengeance  ou  de  haina  ; 
et  pour  trouver  encore  dans  ma  destin^  du  goût 
à  quelque  amusement ,  il  faut  assurément  avoir  un 
naturel  bien  épuré  de  toutes  passions  irascibles. 
C'est  me  venger  de  mes  persécuteurs  à  ma  manière  : 
je  ne  saurais  les  punir  plus  cruellement  que  d'être 
heureux  malgré  eux. 

Oui,  sans  doute,  la  raison  me  permet,  me  pres- 
crit même,  de  me  livrer  à  tout  penchant  qui  m'at- 
tire^ et  que  rien  ne  m'empêche  de  suivre;  mais  ejjiç 
ne  m'apprend  pas  pourquoi  ce  penchant  m'at^r^/ 
et  quel  attrait  je  puis  trouver  à  une  vaiijus  ^tuç^ 
faite  sans  profit,  sans  progrès,  et  qui,  vieux,'  rat» 
dpteur  ^  déjà  cadiic  et  pesant,  sans  Êicilité,  sans 
inéino^e,  me  ramène  aux  exercices  de  la  jeunesse, 
et  aux  leçons  d'un  écolier  :  or  c'est  une  bizarrerie 
que  je  voudrais  ^'expliquer.  Il  me  semble  que, 
bien  éclaircie,  elle  po^rrait  jeter  quelque  nou- 
veau jour  sur  cette  connaissaijce  de  moi-même, 
à  l'acquisition  de  laquelle  j'ai  consacré  mes  der- 
niers loisirs.    4 

J'ai  pensé  quelquefois  assez  profondément,  mais 
rarement  avec  plaisir ,  presque  toujours  contre 
mon  gré  et  comme,  par  force.  La  rêvçrie  me  dé- 
lasse et  m'amuse,  la  réflexion  me  fatigue  et  m'at- 
triste. Penser  fut  toujours  pour  moi  une  occupa- 


SEPTiàME    PROMJTKADE.  37! 

tion  pénible  çt  san$  charme.  Quelquefois  mes 
rêveries  finissent  païr  la  méditation,  mais  plus  sou- 
vent mes  méditations  finissent  par  la  rêverie  ;^iety 
durant  ces  égarements,  mon  ame  erre  et  plaide 
dans  l'univers  sur  les  ailes  de  l'imagination ,  daips 
des  extases  qui  passent  toute  autre  jouissance. 

Tant  que  je  goûtai  celle-là  dans  toute  sa  pureté, 
toute  autre  occupation  nie  fut  toujours  insipide  ; 
mais  quand  une  fois,  jeté  dans  la  carrière  littéraire, 
par  des  impulsions  étrangères ,  je  'sentis  la  fatigue, 
du  travail  d'esprit,  et  l'importunité  d'une  célébrité- 
malheureuse,  je  sentis  en  même  temps  languir  et 
s'attiédir  mes  douces  rêveries  ;  et,  bientôt  forcé  de 
m'occuper  malgré  moi  de  ma  triste  situation ,  je 
ne  pus  plus  retrouver  que  bien  rarement  ces  chères 
extases  qui,  durant  cinquante  ans,' m'avaient  tenu, 
lieu  de  fortune  et  de  gloire,  et,  sans  autre  dépense 
que  celle  du  temps,  m'avaient  rendu,. dans  l'oisir 
veté,  le  plus  heureux  des  mortels. 

J'avais  même  à  craindre,  dans  mes  rêveries,  que 
mon  imagination ,  efiBsu'ouchée  par  mes  malheurs , 
ne  tournât  enfin  de  ce  côté  son  activité,  et  que  le 
continuel  sentiment  de  mes  peines,  me  resserrant 
le  cœur  par  degrés,  ne  m'accablât  enfin  de  leur 
poids.  Dans  cet  état,  un  instinct,  qui  m'est  natu- 
rel, me  faisant  fuir  toute  idée  attristante,  imppisa 
silence  à  mon  imagiilation;  et,  fixant  mon  attenr 
tion  sur  Içs  objets  qui  m'environnaient,  me  fit, 
pour  la  pr^Bière  fois,  détâôller  le  spectacle  de  IsE 
nature,  que  je  n'avais  guère  contemplé  jusqu'a|ors 
qu'^  masse  et .  dans  son  ensemble, 

a4. 


3'jik  tis    RÊVERIES. 

•  Les  arbres,  les  arbrisseaux,  las  plantes,  sont  la 
parure -et  le  vêtement  de  la  terre.  Rien  n'est  si 
triste  que  Taspect  d'tine  campagne  nue  et  pelée , 
(jtii  rfétale  aux  yeux  que  des  pierres,  du  limon  et 
dm  sables;  mais,  vivifiée  par  la  nature,  et  revêtue 
de  sa  robe  de  noces ,  au  milieu  du  cours  des  eaux 
et  du  chant  des  oiseaux,  la  terre  offre  à  l'homme, 
dans  l'harmonie  des  trois  règnes ,  un  spectacle  plein 
de  vie,  d'intérêt  et  de  charmes,  le  seul  spectacle 
au  monde  dont  ses  yeux  et  son  c?œur  ne -se  lassent 
jamais. 

Plus  un  contemplateur  a  l'ame  sensible ,  plus  il 
se  livre  aux  extases  qu'excite  en  lui  cet  accord. 
Une  rêverie  douce  et  profonde  s'empare  alors  de 
ses  sens,  et  il  se  perd,  avec  une  délicieuse  ivresse, 
dans  l'imm^isîté  de  ce  beau  système  avec  lequel 
il  se  sent  identifié.  Alors  tous  les  objets  particu- 
liers lui  échappent;  il  ne  voit  et  ne  sent  rien  qufe 
dans  le  tout.  Il  faut  que  quelque  circonstance  par- 
ticulière resserre  ses  idées  et  circonscrive  son  ima- 
gination pour  qu'il  puisse  observer  par  partie  cet 
Univers  qu'il  s'efforçait  d'embrasser. 

C'est  ce  qui  m'arriva  naturelleinent  qtiandrmbn 
cœur,  resserré  par  la  détresse,  rapprochait  et  con- 
centrait tous  ses  mouvements  autour  de  lui  pour 
conserver  ce  reste  de  chaleur  prêt  à  s'évaporer  et 
à  s'éteindre  dans  l'abattement  où  je  tombais  par  de- 
grés. J'errais  nonchalamment  dans  les  bois  et  dans 
les  montagnes ,  n'osant  penser  de  pteur  d'attiser 
jne»  douleurs.  Mon  imagination ,  qui  se  refuse  aux 
objets  de  peine-,  lai^tsait  mes  sens  se  livrer  auic  im^ 


SEPTiàlfE    PROMENADE.  3^73 

pressions  légères ,  mais  douces ,  dés  objets  envî- 
ronnants.  Mes  yeux  se  promenaient  sans  cesse  de 
l'un  à  l'autre,  et  il  n'était  pas  possible  que,  dans 
une  variété  si  grande ,  il  ne  s'^n  trouvât  qui  lés 
fibi:aient  davantage,  et  les  arrêtaient  plus  long- 
temps. 

Je  pris  goût  à  cette  récréation  des  yeux  qui ,  dans 
l'infortune,  repose,  amuse ,  distrait  l'esprit  et  sus- 
pend le  sentinient  des  peines.  La  nature  des  objets 
aide  beaucoup  à  cette  diversion ,  et  la  rend,  plus 
séduisante.  Les  odeurs  suaves,  les  vives  couleurs, 
les  plus  élégantes  formes ,  semblent  se  .disputer  à 
l'envi  le  droit  de  fixer  notre  attention.  Il  ne  faut 
qu'aimer  le  plaisir  pour  se  livrer  à  des  sensatiooa 
si  douces;  et  si  cet  effet  n'a  pas  lieu, sur  tous  ceux 
qui  en  sont  frappés ,  c'est ,  dans  les  uns  4  &ute  de 
sensibilité  naturelle,  et,  dans  la  plupart,  que  leur 
esprit,  trop  occupé  d'autres  idées,  ne  se  livre  qu'à 
la  dérobée  aux  objets  qui  frappent  leurs  sens. 

Une  autre  chose  contribue  encore  à  éloigner 
du  règne  végétal  l'attention  des  gens  de  goût;  c'eist 
l'habitude  de  ne  chercher  dans  les  plantes  que  des 
drogues  et  des  remèdes.  Théophraste  s'y  était  pris 
autrement,  et  l'on  peut  regarder  ce.  philosophe 
comme  le  seul  botaniste  de  l'antiquité  :  aussi  n'est- 
il  presque  point  connu  parmi  nous  ;  mais-,  grâce 
à  un  certain  Dioscoride>  grand  compUateur  de  re- 
cettes ,  et  à  ses  commentateurs ,  la  médecine  s^'est 
tellement  emparée  des  plantes  transformées  en 
simples  ^  qu'on  n'y  voit  que  ce  qu'on  n'y  voit  point, 
savoir  les  prétendues  yertuâ  qu'il  plaît  au  tiers 


374  ^^^  r£v£Rie5. 

et  au  quart  de  leur  attribuer.  On  ne  conçoit  pas 
que  Inorganisation  végétale  puisse  par  elle-même 
mériter  quelque  attention;  des  gens  qui  passent 
leur  vie  à  arranger  savamment  des  coquilles  $e  mo- 
quent de  la  botanique  comme  d'une  étude  inutile , 
quand  on  n'y  joint  pas,  comime  ils  disent,  celle 
des  propriétés,  c'est-à-dire  quand  on  n'abandonne 
pas  l'observation  de  la  nature,  qui  ne  ment  point, 
et  qui  ne  nous  dit  rien  de  tout  delà ,  pour  se  livrer 
uniquement  à  l'autorité  des  hommes,  qui  sont 
menteurs,  et  qui  nous  affirment  beaucoup  de  choses 
qu'il  faut  croire  sur  leur  parole,  fondée  elle-même, 
le  plus  souvent,  sur  l'autorité  d'autrùi.  Arrêtez- 
vous  dans  une  prairie  émaillée.  à  examiner  succes- 
sivement les  fleurs  dont  elle  brille;  ceux  qui  vous 
verront  faire,  vous  prenant  pour  un  frater,  vous 
demanderont  des  herbes  pour  guérir  la  rogne  des 
enfants ,  la  gsde  dés  hommes ,  ou  la  morve  des  che- 
vaux. 

Ce  dégoûtant  préjugé  est  détruit  en  partie  dans 
les  autres  pays,  et  surtout  en  Angleterre,* grâce  à 
linnaeus ,  qui  a  un  peu  tiré  la  botanique  des  écoles 
de  pharmacie  pour  la  rendre  à  l'histoire  naturelle 
et  aux  usages  économiques;  mais  en  France,  où 
cette  étude  a  moins  pénétré  chez  les  gens  du 
monde,  pn  est  resté,  sur  ce  point,  tellement  bar- 
bare, qu'un  bel  esprit  de  Paris,  voyant-à  Londres 
un  jardin  de  curieux ,  plein  d'arbres  et  de  plantes 
rareis,  s'écria,  pour  tout  éloge  :  «  Voilà  un  fort 
beau  jardin  d'apothicaire  !  x>  A  ce  compte,  le  pre- 
mier apothicaire  fut  Adam  ;  ca^  il  n'est  pas  aisé 


SEPTIÈ^fS    PROMENADE.  375 

d'imaginer  un  jardin  mieux  assorti  de  plantes  c|ue 
celui  d'Édem. 

Ces  idées  médicinales  ne^ont  assurément  guère 
propres  à  rendre  agréable  l'étude  de  la  botanique; 
elles  flétrissent  l'émail  des  prés,  l'éclat  des  fleurs, 
dessèchent  la  frdcheur  des  bocages ,  rendent  la 
verdure  et  les  ombrages  insipides  et  dégoûtants  ; 
toutes  ces  structures  charmantes  et  gracieuses  in^ 
térèssent  fort  peu  quiconque  ne  veut  que  piler  toilï 
cela  dans  tm  mortier,  et  l'on  n'ira  pas  chercher 
dèsi  guirlandes  pour  les  bergères  parmi  des  herbes 
pour  les  lavements. 

Toute  cette  pharmacie  ne  souillait  point  mes  inàa- 
ges  champêtres  ;  rien  ^'en  était  plus  éloigné  que  des 
tisanes  et  des  emplâtres.  J'ai  souvent  pensé ,  en  re- 
gardant de  près  les  champs,  les  vergers,  les  bois, 
et  leurs  nombreux  habitants,  que  le  règne  végé^ 
tal  était  un  magasin  d'aliments  donnés  par  la  na- 
ture à  l'homme  eft  i|ix  animaux;  mais  jamais  il  ne 
m'est  venu  à  l'esprit  d'y  chercher  des  drogues  ë% 
des  remèdes.  Je  ne  vois  rien ,  dans  ces  diverseis 
productions ,  qui  m'indique  un  pareil  usage,  et  elle 
nous  aurait  montré  le  choix,  si  eUe  nous  Tavak 
prescrit,  comme  elle  a  ùàt  jpour  les  comestibles. 
Je  sens  même  que  le  plaisir  que  je  prends  à  par- 
courir les  bocages  serait  empoisonné  par  le  senti- 
ment des  infirmités  humaines  s'il  me  laissait  pen- 
ser à  la  fièvre,  à  la  pierre,  à  U  goutte ,  et  au  mal 
caduc.  Du  reste,  je  ne  disputerai  point  aux  végé- 
taux les  grandes  vertus  qu'on  leur  attribue  ;  j»  di- 
rai seulement  qu'en  supposant  ces  vertus  i*éellés  ^ 


3.7&  LES   RÊVEaiESc   ' 

c'est  malice,  pwe  aux  malades  de  continuer  à  l'être  ; 
car  de  tant  de  maladies  que  les  hommes  se  don- 
nent, il  n'y  çn  a  pas  ijne  sçule  dont  vingt  sortes 
d'herbes  ne  guérissant  radicalement. 

Cqs  tournures  d'esprit,  qui  rapportent  toujours 
tout  à  notre  intérêt  matériel ,  qui  fent^hercher . 
partout  du  prpfit  ou  des  remèdes ,  et  qui  feraient 
regarder  avec  indifférence  toute  la  nature,  si  l'on  se 
partait  toujours  bien,  n'ont  jamais  été  les  miennes. 
Je  me  sens  là-  dessus  tout  à  rebours  des  autres 
hommes  :*  tout  ce  qui  tient  au  sentiment  de  mes 
besoins  attriste  et  gâte  mes  pensées,  et  jamais  je 
n'ai  trouvé  de  vrais  chairmes  aux  plaisirs  de  l'es- 
prit, qu'en  perdant  tout-à-fait  de  vue  l'intérêt  de 
mon  corps.  Ainsi,  quand  même  je  croirais  à  la  mér 
deicine^et  quand. même  ses  remèdes  seraient  agréa- 
bles^ je  ne  trouverais  jainais,  à  m'en  occuper^  ces 
délices  que  donné  une  contemplation  pure  et  dés- 
intéressée; et  mon  ame  ne  jurait  s'exalter  et  pla- 
ner sur  là  nature ,  tant  que  je  la  sens  tenir  aux 
Ueos  dé  mon.  ccprps.  D'ailleurs,  sans  avoir  eu  ja- 
mais grande; confiance  à.  la  médecine^  j'en  ai  eu 
b^ucoup  à  des  médecins  que  j'estimais,  que  j'ai- 
ïOtûà,  et  à  qui  je  laissais  gouverner  ma  carcasse  avec 
pleine,  aatorité.  Quinze  ans  d'expérience  m'ont  in^ 
struit  à  mes  dépens:  rentré  maintenant  sous  les» 
seules  1<MS  de  la; nature,  j'ai  repris- par  elle  ma  pre- 
mière santé.  Quand  les  médecins  n'auragient  point 
contre  moi  d'autres  griefs ,  qui  pourrait  s'étonner, 
dé)  leur  haine?  Je  suis  la  preuve  vivante  de  la  v^^ 
nité 4e  leur  apt  «et  derinût^lité 4e  leurs  soiw.,.. 


SEPTlÈ9f£    PKOMîîNADK.  377 

Non,  rien  de  personnel,  rien  qui  tienne  à  l'inr 
térêt  de  jnon  corps  nepeut  occuper  vraiment  n^on 
ame.  Je  ne  médite  j  je  ne  rêve  jamais  plus  délicieur 
sèment  que  quand  je  m'oublie  moi-même.  Je  sens 
des  extases,  des  ravissements  inexprimables  à  me 
fondre ,  four  ainsi  dire ,  dans  le  système  des  êtres , 
à  m'identifier  avec  la  nature  entière.  Tant  que  les 
hommes  furent  mes  frères,  je  me  faisais  des  pro- 
jets de  félicité  terrestre  ;  ces  projets  étant  tou-  - 
jours  relatifs  au  tout,  je  ne  pouvais  être  heureux 
que  de  la  félicité  publique ,  et  jamais  l'idée  d'un 
bonheur  particulier  n'a  touché  mon  cœur ,  que 
quand  j'ai  vu  mes  frères  ne  chercher  le  leur  que 
dans  ma  misère.  Alors,  pour  ne  les  pas  haïr,  il  a 
bien  fallu  les  fuir;  alors ^  me  réfugiant  chez  la  mère 
commune  ^  j'ai  cherché ,  dans  ses  bras,  à  me  sous- 
traire aux  atteintes  de  ses  en£uits,  je  suis  devenu 
solitaire ,  ou ,  comme  ils  disent,  insociable  et  nû- 
santhrope,  parce  que  la  plus  sauvage  solitude  me 
paraît  préférable  à  la  société  des  méchants ,  qui  ne 
se  nourrit  que  de  trahisons  et  -de,  haine. 

Forcé  de  m'abstenir  de  penser ,  de  peur  de  pen- 
ser à  mes  malheurs  malgré  moi;  forcé  de  contenir 
les  restés  d'une  imagination  riante,  mais  languis- 
sante ,  que  tant  d'angoisses  pourraient  effaroucher 
à  la  fin  ;  forcé  de  tacher  d'oublier  les  hommes  qui 
m'accablent  d'ignominie  et  d'outrages,  de  peur  qiH^ 
l'indignation  ne  m'aigrît  enfin  contre  eux ,  je  pe 
puis  cependant  me  concentrer  tout  entier  en  moi- 
même  ^  parce  que  mon  ame  expansive  cherche,  mal- 
g^  que  j'en  aie,  à  étendre. Siea  sentiments  effiop 


378  LBS   RivfiRIES. 

existence  sur  d'autres  êtres ,  et  je  ne  puis  plus  ^ 
cominè  autrefois,  me  jeter ^  tête  baissée,  dans  ce 
vaste  océan  de  la  nature ,  parce  que  mes  facultés , 
afibîblies  et  relâchées,  ne  trouvent  plus  d'objets 
assez  déterminés ,  assez  fixes ,  assez  à  ma  portée , 
pour  s'y  attacher  fortement,  et  que  je  ne  me  sens 
plus  assez  de  vigueur  pour  nager  dans  le  chaos  de 
mes  anciennes  extases.  Mes  idées  ne  sont  presque 
plus  que  des  sensations ,  et  la  sphère  de  mon  en- 
tendement ne  passe  pas  les  objets  dont  je  suis  im* 
médiatement  ditouré. 

Fuyant  les  hommes ,  cherchant  la  solitude ,  n'i- 
maginant plus ,  pensant  encore  moins ,  et  cepen- 
dant doué  d'un  tempérament  vif,  qui  m'éloigne  de 
l'apathie  languissante  et  mélancolique ,  je  conunen- 
çai  de  m'occuper  de  tout  ce  qui  m'entourait,  et, 
par  un  instinct  fort  naturel ,  je  donnai  la  préfé- 
rence aux  objets  les  plus  agréables.  Le  règne  mi- 
néral n'a  rien  en  soi.  d'aimable  et  d'attrayant  ;  ses 
richesses  9  enfermées  dans  le  sein  de  la  terre ,  sentie 
blent  avoir  été  Soignées  des  regards  des  hommes 
pour  ne  pas  tenter  leur  cupidité  :  elles  sont  là 
connue  en  réserve  pour  servir  un  jour  de  supplé- 
ment aux  véritables  richesses  qui  sont  plus  à  sa 
portée  ,  et  dont  il  perd  le  goût  à  mesure  qu'il  se 
corrompt.  Alors  il  &ut  qu'il  appelle  Finduslrie ,  k 
^ine  et  le  travail ,  au  secours  de  ses  misères;  il 
ibuille  les  entrailles  de  la  terre  ;  il  va  chercher  daas 
son  centre ,  aux  risques  de  sa  vie  et  aux  dépens  de 
sa  santé,  des  biens  imaginaires  à  la  place  des  biens 
iFièéU  'qu'elle  lui  offrait  dVAle-m^e  quand  il.âav^ 


SBPTiiCM£    PROMENADE.  879 

en  jouir.  Il  fiiît  le  soleil  et  le  jour,  qu'il  n'est  plus 
digne  de  voir  ;  il  s'enterre  tout  vivant  ^  et  fait  bien , 
ne  méritant  plus  de  vivre  à  la  lumière  du  jour.  Là, 
des  carrières ,  des  gouffres ,  des  forges ,  des  four- 
neaux, un  appareil  d'enclumes,  de  marteaux,  de  fu- 
mée 6t  defeu ,  succèdent  aux  douces  images  des  tra- 
vaux champêtres.  Lès  visages  hâves  des  malheureux 
qui  languissent  dans  les  infectes  vapeurs  des  mines , 
de  noirs  forgerons ,  de  hideux  cyclopes ,  sont  le 
spectacle  que  l'appareil  des  mines  substitue  au  sein 
de  la  terre  j  à  celui  de  la  verdure  et  des  fleurs ,  du 
ciel  azuré ,  dés  bergers  amoureux ,  et  des  labou- 
reurs robustes ,  sur  sa  surface. 

Il  est  aisé,  je  l'avoue,  d'aller  ramassant  du  sable 
et  des  pierres,  d'en  remplir  ses  poches  et  son  ca- 
binet ,  et  de  se  donner  avec  cela  les  airs  d'un  natu- 
raliste :  mais  ceux  qui  s'attachent  et  se  bornent  & 
ces  sortes  de  collections  sont,  pour  l'ordinaire ,  dé 
riches  ignorants  qui  ne  cherchent  à  cela  que  le 
plaisir  de  l'étalage.  Pour  profiter  dans  l'étude  des 
minéraux ,  il  faut  être  chimiste  et  physicien  ;  il  £siut 
faire  des  expériences  pénibles  et  coûteuses ,  tra^ 
vaîller  dans  des  laboratoires  j  dépenser  beaucoup 
d'avgent  et  de  temps  parmi  le  charbon ,  les  creu- 
sets ,  les  fourneaux ,  les  cornues ,  dans  la  fumée  et  les 
vapeurs  étoufiÎEmtes,  toujours  au  risque  de  sa  vie , 
et  souvent  aux  dépens  de  sa  santé.  De  tout  ce  triste 
et  faëgant  travail  résulte  pour  l'ordinaire  beaucoup 
moins  de  savoir  que  d'orgueil  ;  et  où  est  le  plus  mé- 
diocre chimiste  qui  ne  croie  pas  avoir  pénétré  toutes 
les  grandes  opérations  de  la  nature ,  pôiir  avoî^ 


380  tES   RiÊYEElBS. 

trouvé ,  par  hasarctpeut-etre,  quelques  petites  corn- 
falinaîsons  de  l'art  ? 

Le  règne  animal  est  plus  à  notre  portée ,  et  cer- 
tainement mérite  encore  mieux  d'être  étudié^  mais 
enfin  cette  étude  n'a-t-elle  pas  aussi  ses*  diffictd- 
tés,  ses  embarras ,  ses  dégoûts  et  ses  peines ,  sur^ 
tout  pour  un  solitaire  qui  n'a ,  ni  dans  ses  jeux , 
ni  dans  ses  travaux,  d'assistance  à  espérer  de  par* 
sonne  ?  Conunent  observer ,  disséquer ,  étudier  ^ 
connaître  les  oiseaux  dans  les  airs ,  les  poissons 
dans  les  eaux,  les  quadrupèdes  pliis  légers  que  le 
vent,  plus  forts  que  l'homme,  et  qui  ne  sont  pas 
plus  disposés  à  venir  s'offrir  à  mes  recherches,,  que 
moi  de  courir  après  eiix  pour  les  y  soumettre  de 
force  ?  J'aurais  donc  pour  ressource  des  -escargots^ 
des  vers,  des  mouches ,  et  je  passerais  ma  vie  à  me 
mettre  hors  4'haleine  pour  courir  après  des  pa- 
pillons ,  à  empaler  de  pauvres  insectes ,  à  disséquer 
des  souris  quand  j'en  pourrais  prendre,  ou  les  cha- 
rognes des  bétes  que  par  hasard  je  trouverai^ 
mortes.  L'étude  des  animaux  n'est  rien  sans  l'ana- 
tomie;  c'est  par  elle  qu'on  apprend  à  les  classer, 
'  à  distinguer  les.  genres,  les  espèces.  Pour  les  étu- 
dier par  leurs  naœurs,  par  leurs  caractères, il  Ca- 
drait avoir  des  volières ,  des  viviers ,  des  ménage- 
ries ;  il  faudrait  les  contraindre,  en  quelque  manière 
que  ce  pût  être,  à  rester  rassemblés  autour  de  moi; 
je  n'ai  ni  le  goût,  ni  les  moyens  de  les  tenir  en  cap- 
tivité, ni  l'agilité  nécessaire  pour  les  suivre  dam 
leurs  allures  quand  ils  sont  en  liberté.  U  faudra 
donc  les  étudier  morts ,  lès  déchirer ,  les  désosser  ^ 


SEPTIÈME   PROMENADE.  38l 

fouiller  à  loisir  dans  leurs  entrailles  palpitantes! 
Quel  ajppareîl  affreux  qu'un  amphithéâtre  anato-* 
mique  !  des  cadavres  puants ,  de  baveuses  et  livides 
chairs, du  sang,  des  intestins  dégoûtants,  des  sque* 
lettes  affreux,  des  vapeurs  pestilentielles!  Ce  n'est 
pas  là,s|ir  ma  parole,  que  Jean-J^icques  ira  cher* 
cher  ses  amusements. 

Brillantes  fleurs,  émail  des  prés,  ombrages  frais , 
ruisseaux,  JDOsquets,  verdure,  veness  purifier  mon 
imagination  salie  par  tous  c^s  hideux  objets.  Mon 
ame,  morte  à  tous  les  grands  mouven^ents,  ne 
peut  plus  s'affecter  que  par  des  objets  sensibles; 
jen'ai  plus  que  des  sensations,  et  ce  n'est  plus  que 
par  elles  que  la  peine  ou  le  plaisir  peuvent  m'at- 
teindre  ici-bas.  Attiré  par  les  riants  objets  qui 
m'entourent,  je  lés  considère,  je  les  contemple, 
je  les  compare,  j'apprends  enfin  à  les  classer,  et 
me  voilà  tout  d'un  coup  aussi  botaniste  qu'a  be- 
soin de  l'être  celui  qui  ne  veut  étudier  la  nature 
que  pour  trouver  sans  cesse  de  nouvelles  raisons 
de  l'aimer. 

Je  ne  cherche  j^oint  à  m'instruire  :  il  est  trop 
tard.  D'ailleurs  je  n'ai  jamais  vu  que  tant  de  science 
contribuât  au  bonheur  de  la  vie;  mais  je  cherche 
à  me  donner  des  amusefments  doux  et  simples  que 
je  puisse  goûter  sans  peine,  et  qui  me  distraient  de 
mes  malheurs.  Je  n'ai  ni  dépense  à  faire,  ni  peine 
à  prendre  pour  errer  nonchalamment  d'herbe  en 
herbe,  de  plante  en  plante,  pour  les  examiner, 
pour  comparer  leurs  divers  caractères ,  pouir 
marquer  leurs  rapports  et  Içurs  d|£Kér^ces,  enfin 


384  LSS    R]ÊV£RIES. 

et  aùxn^tteîntes  des  méchants.  Il  me  semble  que 
sous  les  ombragea  d'une  forêt  je  suis  oublié,  libre , 
et  paisible,  comme  si  je  n'avais  plus  d'ennemis,  ou 
que  le  feuillage  des  bois  dût  me  garantir  de  leurs 
atteintes ,  comme  il  les  éloigne  de  mon  souvenir , 
et  je  m'imagine ,'  dans  ma  bêtise ,  qu'^  âe  pensant 
point  à  eux  ils  iiè'^penseront  point  à  nl^.  Je  trouve 
une  si  grande  cl%^eur  dbns  cette  illusion,  que  je 
m'y  livrerais  tout  entier  si  ma  situation ,  ma  fei-^ 
blesse  et  mes  besoins  me  le  permettaient.  Plus  la 
solitude  où  je  vis  alors  est  profonde,  plus  il  faut 
que  quelque  objet  en  remplisse  le  vide,  et  ceux 
que  mon  imagination  me  refuse,  ou  que  ma  nié- 
moire  repousse ,  sont  suppléés  par  les  productions 
spontanées  que  la  terre  non  forcée  par  les  hommes 
offre  à  mes  yeux  de  toutes  parts;  Le  plaisir  d'aller 
dans  un  désert  chercher  de  nouvelles  plantes  couvre, 
celui  d'échapper  à  mes  persécuteurs;  et,  parvenu 
dans  des  lieux  où  je  ne  vois  nulles  traces  d'hommes , 
je  respire  plus  à  mon  aiseT,  comme  dans  un  b^& 
où  leur  haine  ne  me  poursuit  plus.  "'^ 

Je  me  rappellerai  toute  ma  vie  une  herborisation 
que  je  fis  un  jour  du  côté  de  la  Robaila,  miontagne 
du  justicier  Clerc.  J'étais  seul ,  je  m'enfonçai  dans 
les  anfractuosités  de  la  montagne;  et,  de  boîs  en 
bois,  de  roche- en  roche,  je  parvins  à  un  réduit  si 
caché,  que  je  n'ai  vu  de  ma  vie  un  aspect  plus 
sauvage.  De  noirs  sapins  entremêlés  de  hêtres  pro- 
digieux, dont  plusieurs  tombés  de  vieillesse  et  en- 
trelacés les  uns  dans  les  autres ,  fermaient  ce  réduit 
de  barrières  impénétrables;  quelques  intervalles 


r 


•^^P^'^JI^EPTIÈME    PROMENAUl:.  385 

que  laissait  cette  sombre  enceinte ,  n'offraient 
au-delà  que  des  roches  coupées  à  pic,  et  d'hor- 
ribles précipices,  que  je  n'osais  regarder  qu'en  me 
couchant  sur  le  ventre.  Le  duc,  la  chevêche,  et 
l'orfraie  ,  faisaient  entendre  leurs  cris  dans  les 
fentes  de  la  montagne;  quelques  petits  oiseaux 
rares,  mais  familiers,  tempéraient  cependant  l'hor- 
reur de  cette  solitude  ;  ]k,  je  trouvai  la  dentaire 
heptaphjllos ,  le  dclamen,  le  nidus  avis,  le  grand 
laserpitiuni ,  et  quelques  autres  plantes  qui  me 
charmèrent  et  m'amusèrent  long-temps  ;  mais ,  in- 
sensiblement dominé  par  la  forte  impression  des 
objets,  j'oubliai  la  botanique  et  les  plantes,  je 
m'assis  sur  des  oreillers  de  Ijcopodium  et  de 
mousses,  et  je  me  niis  à  rêver  plus  à  mon  aise,  en 
pensant  que  j'étais  là,  dans  un  refuge  ignoré  de 
tout  l'univers,  où  les  persécuteurs  ne  me  déter- 
reraient pas.  Un  mouvement  d'orgueil  se  mêla 
bientôt  à  cette  rêverie.  Je  me  comparais  à  ces 
grands  voyageurs  qui  découvrent  une  île  déserte , 
et-je  me  disais  avec  complaisance  :  Sans  doute  je 
suis  le  premier  mortel  qui  ait  pénétré  jusqu'ici.  Je 
me  regardais  presque  comme  un  autre  Colomb. 
Tandis  que  je  me  pavanais  dans  cette  idée,  j'en- 
tendis peu  loin  de  moi  un  cectain  cliquetis  que  je 
crus  recoimaître;  j'écoute  :  ie  même  bruit  se  ré- 
pète et  se  multiplie.  Surpris  et  curieux,  je  me 
lève,  je  perce  à  travers  un  fourré  de  broussailles 
d«  côté  d'où  venait  le  bruit ,  et  dans  une  combe ,  à 
vingt  ms  du  lieu  même  où  je  croyais  être  parvenu 
le  premier,  j'aperçois  une  manufacture  de  bas. 
R.  XVI.  a5 


386  DÎS    IIÈVERIES. 

Je  ne  saurais  exprimer  l'agitation  conftise  et 
contradictoire  que  je  sentis  dans  mon  cœur  à  cette 
découverte.  Mon  premier  mouvemeot  fut  un  sen- 
timent de  joie  de  me  retrouver  parmi  des  humains 
où  je  m'étais  cru  totalement  seul  ;  mais  ce  mouve- 
ment, plus  rapide  que  l'éclair,  fit  bientôt  place  à 
un  sentiment  douloureux  plus  durable,  comme  ne 
pouvant  dans  les  antres  mêmes  des  Alpes  échap- 
per aux  cruelles  mains  des  homme*  acharnés  à  me 
tourmenter.  Car  j'étais  bien  sûr  qu'il  n'y  avait 
peut-être  pas  deux  hommes  dans  cette  fabrique 
qui  ne  fussent  initiés  dai^  le  complot  dont  le  pré- 
dicaut  Montmollin  s'était  fait  le  chef,  et  qui  tirait 
de  plus  loin  ses  premiers  mobiles.  Je  me  hâtai  d'é- 
carter cette  triste  idée ,  et  je  finis  par  rire  en  moi- 
même,  et  de  ma  vanité  puérile,  et  de  la  manière 
comique  dont  j'en  avais  été  puni. 

Mais,  en  effet,  qui  jamais  eût  dû  s'attendre  à 
trouver  une  manufacture  dans  un  précipice!  Il 
n'y  a  que  la  Suisse  au  monde  qui  présente  ce  XBé- 
laiigc  de  la  nature  sauvage  et  de  l'industrie  hu- 
maine, La  Suisse  entière  n'est,  pour  ainsi  dire, 
qu'une  grande  ville,  dont  les  rues  larges^tlongaes 
plus  que  celle  de  Saint-Antoine,  sont  semées  de 
forêts,  coupées  de  montagnes,  et  dont  les  maisons 
éparses  et  isolées  ne  communiquent  entre  elles 
que  par  des  jardins  anglais.  Je  me  rappelai  à  ce 
sujet  une  autre  herborisation  que  du  Peyrou  , 
d'Escherny,  le  colonel  Pury,  le  justicier  Clerc  et 
moi,  avions  faite  U  y  avait  quelque  temps  sur  la 
montagne  de  Chasseron,  du  sommet  de  laquelle 


SEPTIÈME    PROMENADE.  38^ 

on  découvre  sept  lacs,  (>n  nous  dit  qu'il  n'y  avait 
qu'une,  seule  maison  sur  cette  montagne,  et  nous 
n'eussions  sûrement  pas  (tevrné  la  prolession  de 
celui  qui  l'habitait,  si  l'on  n'eût  ajouté  que  c'était 
un  libraire,  et  qui  même  faisait  fort  bien  ses  af- 
faires dans  le  pays  *.  Il  me  semble  qu'un  seul  fait 
de  cette  espèce  fait  mieux  connaître  la  Suisse  que 
toutes  les  descriptions  des  voyageurs. 

En  voici  un  autre  de  morne  nature,  ou  à  peu 
près,  qui  ne  fait  pas  moins  connaître  jm  peuple 
fort  différent.  Durant  mon  séjour  à  Grenoble  je 
faisais  souvent  de  petites  herborisations  hors  la 
ville  avec  le  sieur  Bovier,  avocat  de  ce  pays-là,  non 
pasqu'il  iûraât  ni  sût  la  botanique ,  mais  parce  que, 
s'ètant  fait  mon  garde  de  la  manche,  il  se  f:iisait, 
autant  que  la  chose  était  possible ,  une  loi  de  ne 
pas  rae  quittei'  d'un  pas.  Un  jour  nous  nous  pro- 
menions le  long  de  l'Isère ,  dans  un  lieu  tout  plein 
de  saules  épineux.  Je  vis  sur  ces  arbrisseaux  des 
fruits  mûrs;  j'eus  la  curiosité  d'en  goûter,  et,  leur 
trouvant  une  petite  acidité  très-agréable,  je  me 
mis  à  manger  de  ces  grains  pour  rae  rafraîchir  :  le 
sieur  Bovier  se  tenait  à  coté  de  moi  sans  m'imiter 
et  sans  rien  dire.  Un.de  ses  amis  survint,  qui  me 
.  voyant  picorer  ces  grains,  me  dît  :  Eh  !  monsieur, 
que  faites-vous  là  ?  ignorez-vous  que  ce  fruit  em- 
poisonne? Cd  fruit  empoisonne!  m'écriai-je  tdlit 
surpris.  Sans  doute,  reprit-il,  et  tout  le  monde 

'  C'est  nnt'  iIouik  la  K^sfiubliince  des  noms  qui  n  Mitr:i!oéRi)a5- 
irau  h  appliquer  l'auecilote  ilu  ILIù-iiire  ■  Cli^icnih,  «u-  lieu  de 
Oi<u»ff>4'i^Blre  iBonlaaiie  If^s-élevn:,  Hur  le*  /rentières  de  la  |jriii', 


} 


A 


3^  LES    REVERIES. 

sait  si  bien  cela,  qne  personne  dans  le  pays  ne 
s'avise  (l'en  goûter.  Je  regardais  le  sieur  Bovier,  et 
je  lui  dis  :  Pourquoi  donc  ne  m'avertissiez-vous 
pas?, Ah!  monsieur,  me  répondît-il  d'un  ton  res- 
pectneuXj  je  n'osais  pas  prendre  cette  liberté.  Je 
me  mis  à  rire  de  cette  humilité  dauphinaise,  en 
discontinuant  néanmoins  ma  petite  collation.  J'é- 
tais persuadé,  comme  je  le  suis  encore,  que  toute 
production  naturelle ,  agréable  au  goût ,  ne  peut 
être  nuisible  au  corps,  ou,  ne  l'est  du  moins  que 
par  son  excès.  Cependant  j'avoue  que  je  m'écoutai 
un  peu  tout  le  reste  de  ta  journée  :  mais  j'en  fus 
quitte  pour  un  peu  d'inquiétude;  je  soupai  très- 
bien,  dormis  mieux,  et  me  levai  le  matin  en  par- 
faite santé,  après  avoir  avalé  la  veille  quinze  ou 
vingt  grains  de  ce  terrible  hjppophœe ,  qui  em- 
poisonne à  très-petite  dose,  à  ce  que  tout  le  monde 
rae  dit  à  Grenoble  le  lendemain.  Cette  aventure 
nie  parut  si  plaisante,  que  je  ne  me  la  rappelle  ja- 
mais sans  rire  de  la  angulière  discrétion  de  M.  l'a- 
vocat Bovier  *. 


' 

Dans  BCB  RéJUxions  s 

ur  les  Coiif 

ssious 

de  Housse 

ttu.M.  Servnii 

luir 

ccusation  a 

roceq 

iiir.Wle, 

contre  M.  Bo- 

Tier 

dd  ^Écit  de  cette 

necdole,  e 

prou 

e  iris-Jiie 

hlaD 

ce  &e  cette  accusa 

ou  par  sor 

té  «arae. 

Suns  avancer 

pos 

ÎTèmeiil  que  Bousseau  a  merV 

en  ce 

te  occasi 

m ,  il  concliK 

q„-, 

s'at  mUéi-abUment 

rampé  lul-m 

me,  e 

ne  laisse 

rien  à  dàirer 

  l'appui  de  cette  conclu 

iou.  Puint 

de  doule  eii  effet 

que  si  par  ces 

mots  kumillli  daupidnahe 

,  Rousseau 

ele^ilen 

«rndre  M,  Ser- 

Tan 

a  yoaXa  dire  humdl 

c  riui'e,l'ac 

n  est  KtTDce  et  tovA^m- 

nable  au  dernier  point.  Si,  comine  loul  dispose  à  lo  croire,  Rous- 
seau n'a  pa5  employé  ces  mots  dons  un  sens  aussi   odieux.  Il   en 
résulte  tout  simplemeut  qn'il  a  releTé  gaiement  une  hètht  de  l'a" 
Bovrer;  car  on  ne  pent  guËre  qualifier  autrement  la  siogtflîén 


SEPTli;ME    PEOMENADK.  ,'i8() 

Toutes  mes  courses  de  botanique,  les  diverses 
impressious  du  local  des  objets  qui  m'oht  frappé, 
les  idées  qu'il  m'a  fait  naître,  les  incidents  qui  s'y 
sont  mêlés,  tout  cela  m'a  laissé  des  impressions 
qui  se  renouvellent  par  l'aspect  des  plantes  ber- 
borisées  dans  ces  mêmes  lieux.  Je  ne  reverrai  plus 
ces  beaux  paysages,  ces  forêts,  ces  lacs,  ces  bos- 
quets, ces  rochers,  ces  montagnes,  dont  l'aspert; 
a  toujours  toucbé  mon  cœur  :  mais  maintenant 
que  je  ne  peux  plus  courir  ces  heureuses  contrées, 
je  n'ai  qu'à  ouvrir  mou  herbier,  et  bientôt  il  m'y  ^ 

transporte.  Les  fragments  des  plantes  que  j'y  ai  '-  .  "* 
cueillies  suffisent  pour  me  rappeler  tout  ce  magni- 
fique spectacle.  Cet  herbier  est  pour  moi  un  jour- 
nal d'herborisations,  qui  me  les  fait  recommencer 
avec  un  nouveau  charme,  et  produit  l'effet  d'uu 
optique,  qui  les  peindrait  derechef  à  mes  yeux. 

C'est  la  chaîne  des  idées  accessoires  qui  m'at- 
tache à  la  botanique.  Elle  rassemble  et  rappelle  à 
mon  imagination  toutes  les  idées  qui  la  flattent  da- 
vantage; les  prés,  les  eaux,  les  bois,  la  solitude, 
la  paix  surtout,  et  le  repos  qu'on  trouve  au  milieu 
de  tout  cela ,  sont  retracés  par  elle  incessamment 

poDK  âe  celui-ci  n  la  question  qui  lui  était  faite,  ti  cette  réponse 
n'est  pai  VeSet  d'nne  énorme  distraction.  Dansluu»  le&  cas  il  faut 
convenir  que  c'est,  de  la  purt  de  Rousseau ,  uii  très-grand  lort  d'a- 
voir imprimé  cette  espèce  de  fléirissute  sur  un  homme  que  nous 
avaoB  connu  persuiine Hument  A  Grenoble,  exceDenl  homme  à  tous 
vgords ,  ardent  admirateur  de  Itousseau ,  qu'il  avait  reçu  chez  lui 
avec  transport,  et  dont  les  întentious  pures  autant  que  bienveillantes 
niérilaieat  une  autre  récompense. 

11  a  été  prouvé  depuis  que  le  fruit  de  l'arbuste  dont  il  est  question 
ilana  celle  aventure ,  n'est  rien  moins  qu'un  poison.  Voyez  rédilioii 
de  Genève,  lome  VI  du  SiippUmeiu ,  page  45 1. 


J 


3qo  les  rêveries. 

àma  mémoire.  Elle  me  fait  oublier  les  perSécutiéns 
des  hommes,  leur  haine,  leui's  mépris,  leurs  ou- 
trages, et  tous  les  maux  dont  ils  ont  payé  mou 
tendre  et  sincère  attaciteraent  pour  eux.  Elle  me 
transporte  dans  des  habitations  paisibles,  au  mi- 
lieu de  gens  simples  et  bons ,  tels  que  ceux  avec 
qui  j'ai  vécu  jadis.  Elle  me  rappelle  et  moii  jeune 
âge ,  et  mes  innocents  plaisirs ,  elle  m'en  fait  jouir 
derechef,  et  me  rend  heureux  bien  souvent  en- 
core, au  milieu  du  plus  triste  sort  qu'ait  subi  ja- 
mais un  mortel. 


P 


HUITIEME  PROMENADE. 

En  méditant  sur  les  dispositions  de  mon  amc 
dans  toutes  les  situations  de  ma  vie ,  je  suis  extrê- 
mement frappé  de  voir  si  peu  de  proportion  entre 
les  diverses  combinaisons  de  ma  destinée,  et  les 
sentiments  habituels  de  bien  ou  mal  être  dont 
elles  m'ont  affecté.  Les  divers  intervalles  de  mes 
courtes  prospérités  ne  m'ont  laissé  presque  aucun 
souvenir  agréable  de  la  manière  intime  et  perma- 
nente dont  elles  m'ont  affecté  ;  et ,  au  contraire , 
dans  toutes  les  misères  de  ma  vie ,  je  me  sentais 
constanmiênt  rempli  de  .sentiments  tendres,  tou- 
chants, délicieux,  qui,  versant  un  baume  salutaire 
sur  les  blessures  de  mon  cœur  navré,  semblaient 
en  convertir  la  douleur  en  volupté,  et  dont  l'ai- 


UIIITIÈME    PROMENADE,  3gi 

niable  souvenir  me  reTient  seul ,  dégagé  de  celui 
dt'S  maux  que-j'éprouvais  en  même  temps.  Il  me 
semble  que  j';ii  plus  goûté  la  douceur  de  l'exis- 
tence ;  que  j'ai  réellement  plus  vécu,  quand  mes 
sentiments,  resserrés,  pour  ainsi  dire ,  autour  de 
mon  cœur  par  ma  destinée,  n'allaient  point  s'éva- 
porant  au -dehors  sur  tous  les  objets  de  Testirae 
des  homraesqui  en  méritent  si  peu  par  eux-mêmes, 
et  qui  font  l'unique  occupation  des  gens  que  l'un 
croit  heureux. 

Quand  tout  était  dans  l'ordre  autour  de  moi , 
c[Uffiid  j'étais  content  de  toi^t  ce  qui  m'entourait, 
et  de  la  sphère  dans  laquelle  j'avais  à  vivre,  je  la 
remplissais  de  mes  affections.  Mon  ame  expansive 
s'éteniiait  sur  d'autres  objets;  et,  toujours  attiré 
loin  de  moi  par  des  goûts  de  mille  espèces,  par  des 
attachements  aimables  qui  sans  cesse  occupaient 
mon  cœur,  je  m'oubliais,  en  quelque  façon ,  moi- 
même;  j'étais  tout  entier  à  ce  qui  m'était  étranger, 
etj'éprouvais,  dans  la  continuelle  agitation  de  mon 
cœur,  toute  la  vicissitude  des  choses  humaines. 
Cette  vie  orageuse  ne  me  laissait  ni  paix  au -de- 
dans, ni  repos  au-dehors.  Heureux  en  apparence, 
je  n'avais  pas  un  sentiment  qui  piit  soutenir  l'é- 
preuve de  la  réflexion,  et  dans  lequel  je  pusse  vrai- 
ment me  complaire.  Jamais  jen'étais  parfaitement 
content  ni  d'autrui,  ni  de  moi-même.  Le  tumulte 
du  monde  m'étourdissait,  la  solitude  m'ennuyait, 
j'avais  sans  cesse  besoin  de  changer  de  place,  et  je 
n'étais. bien  nulle  part.  J'étais  fêté  pourtant,  bien 
voulu,  bien  reçu,  caressé  partout;  je  n'avais  pas 


393  l'HS    K^.VEniliS. 

«n  ennemi,  pas  un  malveillant,  pas  un  envienîc; 
comme  on  ne  cherchait  qu'à  m'obliger ,  j'avais  sou- 
vent le  plaisir  d'obliger  moi-même  beaucoup  dt; 
monde,  et,  sans  bien,  sans  emploi,  sans  fauteurs, 
sans  grands  talents  bien  développés  ni  bien  con- 
nus, je  jouissais  des  avantages  attachés  à  tout  cela, 
et  je  ne  voyais  personne,  dans  aucim  état,  dont  le 
sort  me  parût  préférable  au  mien.  Que  me  man- 
quait-il donc  pour  être  heureux?  Je  l'ignore;  mais 
je  sais  que  je  ne  l'étais  pas.  Que  me  manque-t-il 
aujourd'hui  pour  être  le  plus  infortuné  des  mor- 
tels ?  Rien  de  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu  mettre 
du  leur  pour  cela.  Hé  bien  !  dans  cet  état  déplo- 
rable, je  ne  changerais  pas  encore  d'être  et  de  des- 
tinée contre  le  plus  fortuné  (feutre  eux,  et  j'aime 
encore  mieux  être  moi  dans  toute  ma  misère,  que 
d'être  aucun  de  ces  gens-là  dans  toute  leur  pros- 
périté. Réduit  à  moi  seul,  je  me  nourris, il  est  vrai, 
.de  ma  propre  substance  ,mais  elle  ne  s'épuise  pas; 
je  me  sufhs  à  moi-même,  quoique  je  rumine,  pour 
ainsi  dire ,  à  vide ,  et  que  mon  imagination  tarie  et 
mes  idées  éteintes  ne  fournissent  plus  d'aliments 
à  mon  cœur.  Mon  ame  offusquée ,  obstruée  par 
mes  organes,  s'affaisse  de  jour  en  jour,  et,  sous 
le  poids  de  ces  lourdes  niasses,  n'a  plus  assez  de 
vigueur  pour  s'élancer ,  comme  autrefois ,  hors  de 
sa  vieille  enveloppe. 

C'est  à  ce  retour  sur  nous-mêmes  que  nous  force 
l'adversité;  et  c'est  peut-être  là  ce  qui  la  rend  le 
plus  insupportable  à  la  plupart  des  hommes.  Pour 
moi,  qui  ne  trouve  à  me  reprocher  que  des  fautes. 


M 


HUITIÈME    P1103ÏENAUE.  3c)3 

j'en  accuse  ma  faiblesse ,  et  je  me  console ,  car  ja- 


mais mal  prémédité  n'approcha  de  mon  cœur. 

Cependant,  à  moins  d'être  stupide,  conmient 
contempler  un  moment  ma  situation,  sans  lavoir 
aussi  horrible  qu'ils  l'ont  rendue,  et  sans  périr  de 
douleur  et  de  désespoir?  Loin  de  cela  , moi,  le  plus 
sensible  des  êtres ,  J6  la  contemple  et  ne  m'en  émeus 
pas;  et,  sans  combats,  sans  efforts  sur  moi-même, 
je  me  vois  presque  avec  indifférence  dans  un  étiit 
dont  nul  autre  homme  peut-être  ne  supporterait 
l'aspect  sans  effroi. 

Comment  en  suis-je  venu  là?  car  j'étais  bien  loin 
de  cette  disposition  paisible,  au  premier  soupçon 
du  complot  dont  j'étais  enlacé  depuis  long-temps 
sans  m'en  être  aucunement  aperçu.  Cette  décou- 
verte nouvelle  me  boideversa.  L'infamie  et  la  tra- 
hison me  surprirent  au  dépourvu.  Quelle  ame  hon- 
nête est  préparée  à  de  tels  genres  de  peines  ?  Il 
faudrait  les  mériter  pour  les  prévoir.  Je  tombai 
dans  tous  les  pièges  qu'on  creusa  sous  mes  pas. 
L'indignation,  la  fureur,  le  délire,  s'emparèrent 
de  moi  :  je  perdis  la  tramontane.  Ma  tête  se  bou- 
leversa, et,  dans  les  ténèbres  horribles  où  l'on  n'a 
cessé  de  me  tenir  plongé,jen'aperçusplusni  lueur 
pour  me  conduire,  ni  appui,  ni  prise  où  je  pusse 
me  tenir  ferme,  et  résister  au  désespoir  qui  m'en- 
traînait. 

Comment  vivre  heureux  et  tranquille  dans  cet 
état  affreux?  J'y  suis  ])ourtant  encore,  et  plus  en- 
foncé que  jamais,  et  j'y  a!  retrouvé  le  calme  et  la 
paix,  et  j'y  vis  heureux  et  tranquille,  et  j'y  ris  (les 


394  L^S   RÊVERIES. 

incroyables  tourmeots  que  mes  persécuteurs  se 
donnent  sans  cesse ,  tandis  que  je  reste  en  paix  <. 
occupé  de  fleurs,  d'étamines  et  d'enfantillages,  et 
que  je  ne  songe  pas  même  à  eux. 

Comment  s'est  fait  ce  passage  ?  Naturellement  ^ 
ijisensiblement,  et  sans  peine.  La  première  surprise 
fut  épouvantable.  Moi  qui  me  sentais  digne  d'a- 
mour et  d'estime ,  moi  qui  me  croyais  honoré , 
chéri,  comme  je  méritais  de  l'être,  je  me  vis  tra- 
vesti tout  d'un  coup  en  un  monstre  affreux  tel  qu'il 
n'en  exista  jamais.  Je  vois  toute  une  génération  se 
précipiter  tout  entière  dans  cette  étrange  opinion , 
sans  explication ,  sans  doute ,  sans  honte ,  et  sans 
que  je  puisse  parvenir  à  savoir  jamais  la  cause  de 
cette  étrange  révolution.  Je  me  débattis  avec  vio- 
lence et  ne  fis  que  mieux  m'enlacer.  Je  voulus  for- 
cer mes  persécuteurs  à  s'expliquer  avec  moi  ;  ils 
n'avaient  garde.  Après  m'être  long -temps  tour- 
menté sans  succès,  il  fallut  bien  prendre  haleine. 
Cependant  j'espérais  toujours ,  je  me  disais  :  Un 
aveuglement  si  stupide^  une  ^i  absurde  prévention  ^ 
ne  saurait  gagner  tout  le  genre  humain.  Il  y  a  des 
hommes  de  sens  qui  ne  partagent  pas  le  délire  ;  il 
y  a  des  âmes  justes  qui  détestent  la  fourberie  et 
les  traîtres.  Cherchons,  je  trouverai  peut-être  6«- 
fin  un  homme  :  si  je  le  trouve,  ils  sont  confondus. 
J'ai  cherché  vainement;  je  ne  l'ai  point  trouvé.  La 
ligue  est  universelle ,  sans  exception ,  sans  retour  ; 
et  je  suis  sûr  d'achever  mes  jours  dans  cette  af- 
freuse proscription,  sans  jamais  en  pénétrer  le 
mystère. 


HUITIÈME   PROMENADE.  SqS 

C'est  dan^  cet  état  déplorable  qu^après  de  longues 
angoisses,  au  lieu  du  désespoir  qui  semblait  devoir 
être  enfin  mon  partage,  j'ai  retrouvé  la  sérénité, 
la  tranquillité ,  la  paix  y  le  bonheur  même ,  puisque 
chaque  jour  de  ma  vie  me  rappelle  avec  plaisir  ce- 
lui de  la  veille,  et  que  je  n'en  désire  point  d'autre 
pour  le  lendemain. 

D'où  vient  cette  différence?  D'une  seule  chose; 
c'est  que  j'ai  appris  à  porter  le  joug  de  la  nécessité 
sans  murmure.  C'est  que  je  m'efforçais  de  tenir  en- 
core à  mille  choses,  et  que  toutes  ces  prises  m'ayant 
successivement  échappé ,  réduit  à  moi  seul,  j'ai  re- 
pris enfin  mon  assiette.  Pressé  de  tous  côtés ,  je  de- 
meure en  équilibre,  parce  que  je  ne  m'attache  plus 
à  rien,  je  ne  m'appuie  que  sur  moi. 

Quand  je  m'élevais  avec  tant  d'ardeur  contre  l'o- 
pinion,  je  portais  encore  son  joug  sans  que  je  m'en 
aperçusse.  On  veut  être  estimé  des  gens  qu'on  es- 
time, et  tant  que  je  pus  juger  avantageusement  des 
hommes  ou  du  moins  de  quelques  hommes ,  les  ju- 
gements qu'ils  portaient  de  moi  ne  pouvaient  m'ê tre 
indifférents  :  je  voyais  que  souvent  les  jugements 
du  public  sont  équitables;  mais  je  ne  voyais  pas 
que  cette  équité  même  était  l'effet  du  hasard ,  que 
les  règles  sur  lesquelles  les  honmies  fondent  leurs 
opinions  ne  sont  tirées  que  de  leurs  passions  ou 
de  leurs  préjugés,  qui  en  sont  l'ouvrage,  et  que, 
lors  même  qu'ils  jugent  bien,  souvent  encore  ces 
bons  jugements  naissent  d'un  mauvais  principe , 
comme  lorsqu'ils  feignent  d'honorer  en  quelques 
succès  le  mérite  d'un  homme,  non  par  esprit  de 


396  LES    llCvElllES. 

j'uatice,  mais  pour  se  donner  uîi  air  impartial 
calomniant  tout  à  leur  aise  le  même  homme  siir 
d'autres  points. 

-  Mais  quand ,  après  de  si  longues  et  vaines  recher^ 
chès ,  je  les  vis  tous  i*ester  sans  exception  dans  le 
plus  inique  et  absurde  système  que  l'esprit  infer- 
nal put  inventer;  quand  je  vis  qu'à  mon  égard  la 
j«is9n  était  bannie  de  toutes  les  tètes  et  Tt-quité 
de  tous  les  cœiirs;  quand  je  vis  une  génération  fré- 
nétique se  livrer  tout  entière  à  l'aveugle  fureur  de 
Ses  guides  contre  un  infortuné  qui  jamais  ne  fit, 
ne  voulut,  ne  rendit  de  mal  à  personne;  quand , 
après  avoir  vainement  clifirché  un  homme,  il  fallut 
éteindre  enfin  ma  lanterne- et  m'écrier,  11  n'y  en  a 
plus  ;  alors  je  commençai  à  me  voir  seul  sur  la  terro , 
-  -et  jecompri^quemescontemporainsn'étaient,  par 
jftpporl  à  moi,  que  des  êtres  mécaniques,  qui  u'o- 
■^saient  que  par  im[Mdsion ,  et  dont  je  ne  pouvais 
calculer  l'actioh  que  par  les  lois  du  mouvement  : 
quelque  intention,  quelque  passion  que  j'eusse  pu 
supposer  dans  leurs  âmes,  elles  n'auraient  jamais 
expliqué  leur  conduite  à  mon  égard  d'une  façon 
que  je  pusse  entendre,  Cest  ainsi  que  leurs  dispo- 
rations  intérieures  cessèrent  d'être  quelque  ciiose 
pour  moi;  je  ne  vis  plus  en  eux  que  des  masses  dif- 
féremment mues,  dépourvues  à  mon  égard  de  toute 
moralité. 

Dans  tous  les  maux  qui  nous  arrivent  nous  re- 
gardons plus  à  l'intention  qu'à  l'effet  :  une  tuile 
qui  tombe  d'un  loit  peut  nbus  blesser  davantage , 
mais  ne  nous  navre  pas  tant  qu'une  pierre  lancé' 


1 

,  en  ■ 


1 


HUITIÈME    PHOMIvN'AIM;.  3(^7 

à  dessein  par  une  main  malveillante;  le  coup  porte 
à  faux  quelquefois,  mais  Vin teution  ne  manque  ja- 
mais son  atteinte,  La  douleur  matérielle  est  ce 
qu'on  sent  le  moins  dans  les  atteintes  de  la  for- 
tune ;  et  quand  les  infortunés  ne  savent  à  qui  s'en 
j)i'endre  de  leurs  malheui-s,  ils  s'en  prennent  à  la 
destinée  qu'ils  personnifient  et  à  laquelle  ils  prê- 
tent des  yeux  et  une  intelligence  pour  les  tourmen- 
ter à  dessehi  :  c'est  ainsi  qu'un  joueur,  dépité  par 
ses  pertes,  se  met  en  fureur  sans  savoir  contre  qui; 
il  imagine  un  sort  «pii  s'acharne  à  dessein  sur  lui 
pour  le  tourmenter,  et,  ti-ouvant  un  aliment  à  sa 
colère,  il  s'anime  et  s'enflamme  contre  l'ennemi 
qu'il  s'est,  créé.  L'homme  sage,  qui  ne  voit  dans 
tous  les  malheurs  qui  lui  arrivent  que  les  coups  de 
l'aveuglenécessitér,  n'a  point  ces  agitations  insen- 
sées; il  crie  dans  sa  douleur,  mais  sans  emporte- 
ment ,  sans  colère;  il  ne  sent  du  mal  dont  il  est  la 
proie  qu&  l'atteinte  matérielle  ,  et  les  coups  qu'il 
reçoit  ont  beau  blesser  sa  personne ,  pas  un  n'ar- 
rive jusqu'à  son  cœur. 

C'est  beaucoiq)  que  d'en  être  venu  là ,  mais  ce 
n'est  pas  tout,  si  l'on  s'arrête  :  c'est  bien  avoir 
coupé  le  mal,  mais  c'est  avoir  laissé  la  racine;  car 
cette  racine  n'est  pas  dans  les  êtres  qui  nous  sont 
étrangers,  elle  est  en  nous-mêmes ,  et  c'est  là  qu'il 
faut  travailler  pour  l'arracher  tout-à-fait.  Voilà  ce 
que  je  sentis  patfaitement  dés  que  je  commençai 
de  revenir  à  moi  :  ma  raison  ne  me  montrant  qu'ab- 
surdités dans  toutes  les  explications  que  je  cher- 
chais à  donner  à  ce  qui  m'arrive,  je  compris  que 


J 


I 


JgS  LES    RÉVKUILS. 

les  causes,  les  instruments,  les  mc^cns  de  tout 
cela  m'étant  inconnus  et  inexplicables,  devaient  être 
nuls  pour  moi  ;  que  je  devais  regarder  tous  les  dé- 
tails de  ma  destinée  comme  autant  d'actes  d'ane 
pure  fatalité ,  où  je  ne  devais  supposer  ni  direc- 
tion ,  ni  intention,  ni  câuse  morale  ;  qu'il  fallait  m'y 
soumettre  sans  raisonner  et  sans  regimber,  parce 
que  cela  était  inutile  ;  que ,  tout  ce  que  j'avais  à 
faire  encore  sur  la  terre  étant  de  m'y  regarder 
comme  un  être  purement  passif,je  ne  devais  point 
user  à  résister  inutilement  k  ma  destinée  k  force 
qui  me  restait  pour  la  supporter.  Voilà  ce  que  je 
me  disais;  ma  raison,  mon  cœur  y  acquiesçaient, 
et  néanmoins  je  sentais  ce  cœur  murmurer  en- 
core. D'qÙ  venait  ce  mm-mure  ?  Je  le  cherchai ,  je 
le  trouvai;  il  venait  de  l'amour-propre,  qui,  après 
s'être  indigné  contre  les  hommes ,  se  soûles  ait  en- 
core contre  la  raison. 

Cette  découverte  n'était  pas  si  facile  à  faire  qu'on 
pourrait  croire,  car  un  innocent  persécuté  prend 
long-temps  pour  un  pur  amour  de  la  justice  l'or- 
gueil de  son  petit  individu  :  mais  aussi  la  véritable 
source,  une  fois  bien  connue,  est  facile  à  tarir,  ou 
du  moins  à  détourner.  L'estime  de  soi-même  est 
le  plus  grand  mobile  des  âmes  fières  ;  l'amour- 
propre,  fertile  en  illusions,  se  déguise  et  se  fait 
prendre  pour  cette  estime;  mais  quand  la  fraude 
enfin  se  découvre  et  que  l'amour-propre  ne  peut 
plus  se  cacher,  dès-lors  il  n'est  plus  à  craijidre ,  et 
quoiqu'on  l'étouffé  avec  peine,  on  le  subjugue  au 
moins  aisément. 


r 


i 


HUtTlÈMB    PROMENAI! 

Je  n'eus  jamais  beaucoup  de  pente  à 


■^99 
l'amour- 

pi-opre;  mais  cette  passion  factice  s'était  exaltée  en 
mui  dans  le  monde ,  et  surtout  quand  je  fus  au- 
teyj  :  j'en  avais  peut-être  encore  moins  qu'un  auti-e , 
mais  j'en  avais  prodigieusement.  Les  terribles  le- 
vons que  j'ai  reçues  l'ont  bientôt  renfermé  dans  ses 
premières  bornes  :  U  commença  par  se  révolter 
contre  l'injustice ,  mais  il  a  fini  par  la  dédaigner  ; 
en  se  repliant  sur  mou  ame,  en  coupant  les  rela- 
tions extérieures  qui  le  rendent  exigeant,  en  re- 
nonçant aux  comparaisons,  aux  préférences,  il  s'est 
contenté  que  je  fusse  bon  pour  moi.  Alors,  rede- 
venant amour  de  moi-même,  il  est  renti-é  dans 
Tordre  de  la  nature,  et  m'a  délivré  de  joug  de  l'o- 
jiinion. 

Dès  lors  j'ai  reti-ouvé  la  paix  de  l'ame  et  presque 
la  félicité;  car,  dans  quelque  situation  qu'on  se 
trouve,  ce  n'est  que  par  lui  qu'on  est  constamment 
malheureux.  Quand  il  se  tait  et  que  la  raison  parle , 
elle  nous  console  etifin  de  tous  les  maux  qu'il  n'a 
pas  dépendu  de  nous  d'éviter  :  elle  les  ané^mtit 
même  autant  qu'ils  n'agissent  pas  immédiatement 
sur  nous;  car  on  est  sur  alors  d'éviter  leurs  plus 
poignantes  atteintes  en  cessant  de  s'en  occuper. 
Ils  ne  sont  rien  pour  celui  qui  n'y  pense  pas  :  les 
offenses,  les  vengeances,  les  passe-droits,  les  ou- 
trages, les  injustices,  ue  sont  rien  pour  celui  qui 
ne  voit  dans  les  maux  qu'il  endure  que  Iç^  mal 
même  et  non  pas  l'intention,  pour  celui  dont  la 
place  ne  dépend  pas  dans  sa  propre  estime  de  celle 
qu'il  plaît  aux  autres  de  lui  accorder.  De  quelque 


4oO  LKS    Rf:V£RI£S. 

façon  que  les  hommes  veuillent  me  voir,  ils  ne 
sauraient  changer  mon  être  ;  et,  malgré  leur  puis- 
sance et  malgré  toutes  leurs  sourdes  intrigues. ,  je 
continuerai,  quoi  qu'ils  fassent,  d'être  en  dépit 
d'eux  ce  que  je  suis.  Il  est  vrai  que  leurs  disposi- 
tions à  mon  égard  influent  sur  ma  situation  réelle  : 
la  barrière  qu'ils  ont  mise  entre  eux  et  moi  m'ôte 
toute  ressource  de  subsistance  et  d'assistance,  da^is 
ma  vieillesse  et  mes  besoins.  Elle  me  rend  l'argent 
même  inutile,  puisqu'il  ne  peut  me  procurer  les 
services  qui  me  sont  nécessaires  :  il  n'y  a  plus  ni 
commerce,  ni  secours  réciproque,  ni  correspon- 
dance entre  eux  et  moi.  Seul  au  milieu  d'eux ,  je 
n'ai  que  moi  seul  pour  ressource ,  et  cette  ressource 
est  bien  faible  à  mon  âge  et  dans  l'état  où  je  suis. 
Ces  maux  sont  grands  ;  jnais  ils  ont  perdu  sur  moi 
touta  leur  force  depuis  que  j'ai  su  les  suppprter 
sans  m'en  irriter.  Les  points  où  le  vrai  besoin  se 
fait  sentir  sont  toujours  rares.:  la  prévoyance  et 
l'imagination  les  multiplient,  et  c'est  par  cette  con- 
tinuité de  sentiments  qu'on  s'inquiète  et  qu'on  se 
rend  malheureux.  Pour  moi,  j'ai  beau  savoir  que 
je  souffrirai  demain ,  il  me  suffit  de  ne  pas  souffrir 
aujourd'hui  pour  être  tranquille  :  je  ne  m'affecte 
point  du  mal  q^e  je  prévois,  mais  seulement  de  celui 
que  je  sens,,  et  cela  le  réduit  à  très-peu  de  chose. 
Seul, r malade  et  délaissé  dans  mon  lit,  j'y  peux 
mourir  d'indigence,  dç  froid  et  de  faim,  sans  que 
personne  s'en  mette  en  peine.  Mais  qu'importe  si  je 
ne  m'en  mets  pas  en  peine  moi-même,  et  si  je  m'af- 
fecte aussi  peu  que  les  autres  de  mon  destin ,  quel 


f 


HUITIÈME    PROMENADE.  4*01 

qu'il  soit.  N'est-ce  i*ien ,  surtout  à  tnon  âge,  que' 
d'avoir  appris  à  voir  la  vie  et  la  mort ,  la  maladie 
et  la  santé,  la  richesse  et  la  misère,  la  gloire  et  la 
diffamation ,  avec  la  même  indifférence  ?  Tous  les 
autres  vieillards  s'inquiètent  de  tout,  moi  je  ne 
m'inquiète  de  rien;  quoi  qu'il  puisse  arriver,  tout 
m'est  indifférent;  et  cette  indifférehce  n'est  pas 
l'ouvrage  de  ma  sagesse ,  elle  est  celui  de  mes  en- 
'nemis,  et  devient  une  compensation  des  maux 
qu'ils  me  font.  En  me  rendant  insensible  à  l'adver- 
sité ,  ils  nî'ont  fait  plus  de  bien  que  s'ils  m'eussent 
épargné  ses  atteintes  :  en  ne  l'éprouvant  pas  je  pou- 
vais toujours  la  craindre,  au  lieu  qu'en  la  subju- 
guant je  ne  là  crains  plus. 

Cette  disposition  me  livre,  au  milieu  des  traverses 
de  ma  vie,  à  l'incurie  de  mon  naturel,  presque 
aussi  pleinement  que  si  je  vivais  dans  la  plus  com- 
plète prospérité  :  hors  les  courts  moments  où  je  suis 
rappelé,  par  la  présence  des  objets,  aux  plus  dou- 
loureuses inquiétudes ,  tout  le  reste  du  temps,  livré 
par  mes  penchants  aux  affections  qui  m'attirent,  mon 
cœur  se  nourrit  encore  des  sentiments  pour  les- 
quels il  était  né,  et  j'en  jouis  avec  les  étrék  imagi- 
naires qui  les  produisent  et  qui  les  partagent, 
comme  si  ces  êtres  existaient  réellement  :  ils  existent 
pour  moi  qui  les  ai  créés ,  et  je  ne  crains  ni  qu'ils 
me  trahissent  ni  qu'ils  m'abandonnent;  ils  dureront 
autant  que  mes  malheurs  mêmes,  et  suffiront  pour 
me  les  faire  oubliet*. 

Tout  me  i^Mftène  à  la  vie  heureuse  et  douce 
pour  laquelle' jetais,  né  :  je  passe  les  trois  quarts  de 

R.   XVI.  26 


402  LES    RIÊVERIES. 

ma  vie,  ou  occupé  d'objets  instructifs  et  même 
agréables  auxquels  je  livre  avec  délices  mon  esprit 
et  mes  sens ,  ou  avec  les  enfants  de  mes  fantaisies 
que  j'ai  créés  selon  mon  cœur,  et  dont  le  coin-> 
merce  en  nourrit  les  sentiments,  ou  avec  moi  seul, 
content  de  moi-même,  et  déjà  plein  du  bonheur 
que  je  sens  ha'être  dû.  En  tout  ceci  Tamour  de 
moi-même  fait  toute  l'œuvre,  l'amour-propre  n'y 
entre  pour  rien.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  tristes 
moments  que  je  passe  encore  au  milieu  des  hom- 
mes, jouet  de  leurs  caresses  traîtresses,  de  leurs 
compliments  ampoulés  et  dérisoires ,  de  leur  miel- 
leuse malignité  :  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois 
pu  prendre ,  l'amour-propre  alors  fait  son  jeu.  La 
haine  et  l'animosité ,  que  je  vois  dans  leurs  cœurs 
à  travers  cette  grossière  enveloppe,  déchirent  le 
mien  de  douleur,  et  l'idée  d'être  ainsi  sottement 
pris  pour  dupe  ajoute  encore  à  cette  douleur  un 
dépit  très-puéril,  fruit  d'un  sot  amour-propre  dont 
je  sens  toute  la  bêtise,  mais  que  je  ne  puis  sub- 
juguer. Les  efforts  que  j'ai  faits  pour  m'aguemr 
à  ces  regards  insultants  et  moqueurs  sqnt  in- 
croyables :  cent  fois  j'ai  passé  par  les  promeioàdes 
publiques  et  par  les  lieux  les  plus  fréquentés,  dans 
l'unique  dessein  de  m'exercer  à  ces  cruelles  luttes  ; 
non-seulement  je  n'y  ai  pu  parvenir,  mais  je  n'ai 
même  rien  avancé,  et  tous  mes  pénibles  mais  vains 
efforts  m'ont  laissé  tout  aussi  facile  à  troubler ,  à 
navrer,  et  à  indigner  qu'auparavant. 

Dominé  par  mes  sens,  quoi  que  je  puisse  faire, 
je  n'ai  jamais  su  résister  à  leurs  ^impressions,  et, 


HUITIÈME    PROMENADE.  4^3 

tant  que  Tôbjet  agit  sur  eux ,  hion  cœur  ne  cesse 
d*en  être  affecté;  mais  ces  affections  passagères  ne 
durent  qu'autant  que  la  sensation  qui  les  cause. 
La  présence  de  l'honame  haineux  m'affecte  violem- 
ment; mais  sitôt  qu'il  disparaît,  l'impression  cesse  :  à 
l'instant  que  je  ne  le  vois  plus,  je  n'y  pense  plus.  J'ai 
beau  savoir  qu'il  va  s'occuper  de  moi,  je  ne  saurais 
m'occuper  de  lui  :  le  mal  que  je  ne  sens  point  ac- 
tuellement ne  m'affecte  en  aucune  sorte;  le  persé- 
cuteur que  je  ne  vois  point  est  nul  pour  moi.  Je  sens 
l'avantage  que  cette  position  donne  à  ceux  qui  dis- 
posent de  ma  destinée.  Qu'ils  en  disposent  donc 
tout  à  leur  aise;  j'aime  encore  mieux  qu'ils  me 
tourmentent  sans  résistance,  que  d'être  forcé  de 
penser  à  eux  pour  me  gai*antir  de  leurs  coups. 

Cette  action  de  mes  sens  sur  mon  cœur  fait  le 
seul  tourment  de  ma  vie.  Les  lieux  où  je  ne  vois 
personne,  je  ne  pense  plus  à  ma  destinée  ;  je  ne  la 
sens  plus,  je  ne  souffre  plus,  je  suis  heureux  et 
content  sans  diversion,  sans  obstacle.  Mais  j'é- 
chappe rarement  à  quelque  atteinte  sensible;  et, 
lorsque  j'y  pense  le  moins,  un  geste,  un  regard 
sinistre  que  j'aperçois,  un  mot  envenimé  que  j'en- 
tends, un  malveillant  que  je  rencontre,  suffit  pour 
me  bouleverser  :  tout  ce  que  je  puis  faire  en  pareil 
cas  est  d'oublier  bien  vite  et  de  fîiir;  le  trouble 
de  mon  cœur  disparaît  avec  l'objet  qui  l'a  causé , 
et  je  rentre  dans  le  calme  aussitôt  que  je  suis  seul; 
ou  si  quelque  chose  m'inquiète ,  c'est  la  crainte  de 
rencontrer  sur  mon  passage  quelque  nouveau  su- 
jet de  douleur.  C'est  là  ma  seule  peine;  mais  elle 

a6. 


4^4  Ï^Ï^S    RÊVERIES. 

suffit  pour  altérer'ftion  bonheur.  Je  loge  au  milieu 
M  de  Paris  :  en  sortant  de  chez  moi  je  soupire  après 
la  campagne  et  la  solitude  ;  mais  il  faut  l'aller  cher- 
cher si  loin,  qu'avant  de  pouvoir  respirer  à  moii 
aise  je  trouve  en  mon  chemin  mille  objets  qui  me 
serrent  le  cœur,  et  la  moitié  de  la  journée  se  pas$e 
en  angoisses  avant  que  j'aie  atteint  l'asile  que  je 
vais  chercher.  Heureux  du  moins  quand  on  me 
^  laisse  achever  ma  route  ^Le  moment  où  j'échappe 
au  cortège' deà  méchants  est  délicieux,  et  sitôt  que 
je  me  vois  sous  les  arbres,  au  milieu  de  la  verdure  j 
je  crois  me  voir  dans  le  Paradis  terrestre,  et  je 
goûte  un  plaisir  interne  aussi  vif  que  si  j'étais  le 
plus  heureux  des  mortels. 

Je  me  souviens  parfaitement  que ,  durant  mes 
courtes  prospérités,  ces  méipes  promenades  soli- 
taires, qui  me  sont  aujourd'hui  si  délicieuses,  m'é- 
taient insipides, et  ennuyeuses  :  quand  j'étais  chez 
quelqu'iui  à  la  campagne,  le  besoin  de  faire  de 
l'-exercice  et  de  respirer  le  grand  air  me  faisait  sou- 
vent sortir  seul,  et,  m'échappant  comme  un  vo- 
leur, je  m'allais  promener  dans  le  parc  ou  dans  la 
campagne  ;  mais  Ipin  d'y  trouver  le  calme  heureux 
que  j'y  goûté  aujourd'hui,  j'y  portais  l'agitation 
des  vaines  idées  qui  m'avaient  occupé  dans  le  sa* 
Ion  ;  le  souvenir  de  la  compagnie  que  j'y  avais  lais- 
sée m'y  suivait.  Dans  la  solitude,  les  vapeurs  de 
l'amour-propre  et  le  .tumulte  du  monde  ternissaient 
à  mes  yeux  la  fraîcheur  des  bosquets,  et  troublaient 
la  paix  de  la  retraite  :  j'avais  beau  fuir  au  fond  des 
bois,  une  foule  importune  m'y  suivait  partout  et 


HUITIÈME    PROMENADE.  4^5 

voilait  pour  moi  toute  la  nature.  Ce  n'est  qu'après 
m'etre.  dét^hé  des  passions  sociales  et  de  leur 
triste  cortège,  que  je  l'ai  retrouvée  avec  tous  ses 
charmes. 

Convaincu  de  l'impossibilité  de  contenir  ces  pre- 
miers mouvements  involontaires,  j'ai  cessé  tous 
mes  efforts  pour  cela  :  je  laisse,  à  chaque  atteinte, 
Bçibn  sang  s'allumer,  la  colère  et  l'indignation  s'em- 
parer de  mes  sens;  je  cède  à  la  nature  cette  pre- 
mière explosion,  que  toutes  mes  forces  ne  pour- 
raient arrêter  ni  suspendre.  Je  tâche  seulement 
d'en  arrêter  les  suites  avant  qu'elle  ait  produit 
aucun  effet.  Les  yeux  étincelants,  le-feu  du  visage, 
le  tremblemetit  des  meiinil>res,  les  suffocantes  pal- 
pitations, tout  cela  tieilt  au  seul  physique,  et  le 
raisonnement  n'y  peut  rien.  Mais  ,  après  avoir 
laissé  Éaire  au  naturel  sa  première  explosion ,  l'ori' 
peut  redevenir  son  propre  maître  en  reprenant 
peu  à  peu  ses  sens  :  c'est  ce  que  j'ai  tâché  de  faire 
long-temps  sans  succès,  mais. enfin  plus  heureil- 
sement;  et,  cessant  d'employer  ma  force  en  vaine 
résistance,  j'attends  le. moment  de  vaincre  en  lais- 
sant agir  ma  raison ,  car  elle  ne  m«.parle  que  quand 
elle  peut  se  faire  écouter.  Eh!  que  dis-je,  hélas! 
ma  raison  ?  J'aurais  grand  tort  encore  de  lui  faire 
l'honneur  de  ce  triomphe,  car  elle  n'y  a  guère  de 
part  :  tout  vient  également  d'un  tempérament  ver- 
satile qu'un  vent  impétueux  agite ,  mais  qui  rentre 
dans  le  calme  à  l'instant  que  le  vent  ne  souffle 
plusr;  c'est  mon  naturel  ardent  qui  m'agite,  c'est 
mon    naturel  indolent  qui  m'apaise.   Je   cède  à 


4o6  l£s  rêveries. 

toutes  les  impulsions  présentes  :  tout  choc  me 
donne  un  mouvement  vif  et  court  ;  sitôt  qu'il  n'y 
a  plus  de  choc,  le  mouvement  cesse,  rien  de  com- 
muniqué ne  peut  se  prolonger  en  moi.  Tous  les 
événements  de  la  fortune ,  toutes  les  machines  des 
honmies  ont  peu  de  prise  sur  un  honime  ainsi  con- 
stitué :  pour  m'affecter  de  peines  durables,  il  fau-i 
drait  que  l'impression  se  renouvelât  à  chaque  in- 
stant; car  les  intervalles,  quelque  courts  qu'ils 
soient,  suffisent  pour  me  rendre  à  moi-même.  Je 
suis  ce  qu'il  plaît  aux  hommes  tant  qu'ils  peuvent 
agir  sur  mes  sens;  mais,  au  premier  instatit  de 
relâche,  je  redeyiens  ce  que  la  nature  a  voulu  : 
c'est  là,  quoi  qu'on  puisse  faire,  mon  é^Et.te  plus 
constant,  et  celui  par  lequel ,  en  dépit  de  la  desr 
tinée,  je  goûte  un  bonheur  pour  lequel  je  me  sens 
constitué.  J'ai  décrit  cet  état  dans  une  dé  mes 
rêveries  *.  Il  me  convient  si  bien,  que  je  ne  dé- 
sire autre  chose  que  sa  durée,  et  ne  crains  que 
de  le  voir  troublé:  Le  mal  que  m'ont  fait  les 
honunes  ne  me  touche  en  aucune  sorte  :  la  crainte 
seule  de  celui  qu'ils  peuvent  me  faire  encore  est 
capable  de  m'agiter;  mais,  certain  qu'ils  n'ont  plus 
de  nouvelle  prise  par  laquelle  ils  puissent  m'affec- 
ter  d'un  sentiment  permanent,  je  me  ris  de  toutes 
leurs  trames,  et  je  jouis  dé  moi-même  en  dépit 
d'eux. 

*  Voyez,  ci-devant  cinquième  Promenade ,  pag.  347  et  ®"^v. 


NEUVIÈME    PkOMENADE.  4^7 


NEUVIEME  PROMENADE. 


Le  bonheur  est  un  état  permanent  qui  ne  semble 
pas  fait  ici-bas  pour  l'homme  :  tout  est  sur  la  terre 
dans  un  flux  continuel  qui  ne  permet  à  rien  d'y 
prendre  une  forme  constante.  Tout  change  autour 
de  nous  :  nous  changeons  nous-mêmes ,  et  nul  ne 
peut  s'assurer  qu'il  aimera  demain  ce  qu'il  aiine 
aujourd'hui  ;  ainsi  tous  nos  projets  de  félicité  pour 
cette  vie  sont  des  chimères.  Profitons  du  conten- 
tement d'esprit  quand  il  vient,  gardons-nous  de 
l'éloigner  par  notre  fautç  ;  mais  ne  faisons  pas  des 
projets  pour  l'enchaîner,  car  ces  projéts-là  sopt 
de  pures  folies  :  j'ai  peu  vu  d'hommes  heureux , 
peut-être  point;  niais  j'ai  souvent  Vu  des  cœurs 
contents,  et,  de  tous  les  objets  qui  m'ont  frappé, 
c'est  celui  qui«m'a  le  plus  contenté  moi-même.  Je 
crois  que  c'est  une  suite  naturelle  du  pouvoir  des 
sensations  sur  mes  sentiments  internes.  Le  bon- 
heur n'a  point  d'enseigne  extérieure  :  pour  le  con-' 
naître,  il  faudrait  lire  dans  le  cœur  de  l'homme 
heureux;  mais  le  contentement* se  lit  dans  les  yeux, 
dans  le  maintien,  dans  l'accent,  dans  la  démarche , 
et  semble  se  communiquer  à  celui  qui  l'aperçoit. 
Est-il  une  jouissance  plus  douce  que  de  voir  un 
peuple  entier  se  livrer  à  la  joie  un  jour  de  fête, 
et  tous  les  cœurs  s'épanouir  aux  rayons  expansifs 
du  plaisir  qui  passe  rapidement,  mais  vivement, 


408  LES    RÊVERIES. 

à  travers  les  nuages  de  la  vie  ? . . 


Il  y  a  trois  jours  que  M.  P.  Vint,  avec  un  em- 
pressement extraordinaire,  me  montrer  l'éloge  die 
madame  Geoffrin  par  M.  d'Alembert.  La  lecture 
fut  précédée  de  longs  et  grands  éclats  de  rire  sur 
le  ridicule  néologisme  de  cette  pièce  et  sur  les  ba- 
dins jeux  de  mots  dont  il  la  disait  remplie  :  il  .com- 
mença de  lire  en  riant  toujours.  Je  l'écoutais  dStipi 
sérieux  qui  le  calma,  et,  voyant  que  je  ne  l'imitais 
point,  il  cessa  enfin  de  rire.  L'jirticle  le  plus  long 
et  le  plus  recherché  de  cette  pièce  roulait  sur  le 
plaisir  que  prenait  madame  Geoffrin  à  voir  les  en- 
fants et  à  les  faire  causer  :  l'auteur  tirait  avec  rai- 
son, de  cette  disposition,  une  preuve  de  bon  na- 
turel ;  mais  il  ne  s'arrêtait  pas  là ,  et  il  accusait 
décidément  de  mauvais  naturel  et  de  méchanceté 
tous  ceux  qui  n'avaient  pas  le  même  goût,  au  point 
de  dire  que  si  l'on  interrogeait  là-dessus  ceux  qu'on 
mène  au  gibet  ou  à  la  roue,  tous  conviendraient 
qu'ils  n'avaient  pas  aimé  les  enfants.  Ces  assertions 
j&isaient  un  effet  singulier  dans  la  place  où  elles 
étaient.  Supposant  tout  cela  vrai ,  était-ce  là  l'occa- 
sion de  le  dire?  et  fallait-il  souiller  l'éloge  d'une 
femme  estimable  des  images  de  supplice  et  de  mal- 
faiteurs? Je  compris  aisémen^t  le  motif  de  cette  af- 
fectation vilaine  ;  et  quand  M.  P.  eut  fini  de  lire , 
en  relevant  ce  qui  m'avait  paru  bien  dans  l'éloge , 
j'ajoutai  que  l'auteur,  en  l'écrivant,  avait  dans  le 
cœur  moins  d'amitié  que  de  haine  *. 

^  Ce  que  d'Alembert  a  écrit  sur  madame  Geoffrin  ne  porte  pas 


*'. 


NEUVIÈME   PROMEITÂDE.  4^9 

Le  lendemain,  le  temps  étant  assez  beau,  quoi- 
que froid,  j'allai  faire  une  course  jusqu'à  l'École- 
'Militaire*,  comptant  d'y  trouver  des  mousses  en 
pleine  fleur  :  en  allant  je  rêvais  sur  la  visite  de  la 
veille  et  sur  l'écrit  de  M.  d'Alembert,  où  je  pensais 
bien  que  le  placage  épisodique  n'avait  pas  été  mis 
sans  dçssein  ;  et  la  seule  affectation  de  m'apporter 
cette  brochure ,  à  moi ,  à  qui  l'on  cache  tout , 
mj^apprenait  assez  quel  en  était  l'objet.  J'avais  mis 
mes  enfants  aux  Enfant^Trouvés  :  c'en  était  assez 
pour  m'avoir  travesti  en  père  dénaturé,  et  de  là, 
en  étendant  et  caressant  cette  idée,  on  en  avait 

le  titre  d^ éloge ,  mais  fait  la  matière  de  deux  lettres  à  Condorcet. 
Voyez  le  tome  XlV  des  Œuvres  de  d'Alembert,  en  i8  vol. in- 8**. 
Morellet  et  Thomas  ont  également  payé  à  cette  femme  intéressante 
un  tribut  de  reconnaissance  et  d'estime,  sans  donner  aussi  à  leur» 
écrits  ce  titre  d^ éloge  qu'ils  ont  jugé  sans  doute  trop  ambitieux  dans 
son  application  à  celle  dont  ils  ont  voulu  honorer  la  mémoire.  Quant 
aux  deux  lettres  de  d'Alembert  sur  ce  sujet ,  il  faut  dire  à  sa  justi- 
fication qu'on  n'y  remarque  point  le  néologisme  et  les  badins  jeux  de 
mots  qu'y  trouvait  celui  que  Rousseau  met  ici  en  scène.  D'ailleurs 
Tarticle  dont  il  lui  plaît  de  se  faire  Fapplication  à  lui-même  n'est  rien 
moins  que  long  et  recherché.  Voici  cet  article  dans  son  entier  ; 

«  Madame  Geoffrin  avait  tous  les  goûts  d'une  ame  sensible  et 
«  douce  :  elle  aimait  les  enfants  avec  passion  ;  elle  n'en  voyait  pas 
«  un  seul  sans  attendrissement.  Elle  s'intéressait  à  l'innocence  et  à 
«  la  faiblesse  de  cet  âge  :  elle  aimait  à  observer  en  eux  la  nature 
«  qui ,  grâce  à  nos  mœurs ,  ne  se  laisse  plus  voir  que  dans  l'enfance  ; 
«  elle  se  plaisait  à  causer  avec  eux,  à  leur  faire  des  questions,  et 
«  ne  souffrait  pas  que  les  gouvernantes  leur  suggérassent  la  réponse. 
«  J'aime  bien  mieux,  leur  disait-elle,  les  sottises  qu'il  me  dira,  que 
«  celles  que  vous  lui  dicterez.^-Je  voudrais ,  ajoutait-elle ,  qu'on  fit 
a  une  question  à  tous  les  malheureux  qui  vont  subir  la  moirt  pour 
«  leurs  crimes  :  Avez-vous  aimé  les  enfants?  Je  suis  sûre  qu'ils  répon* 
«  draient  que  non.  » 

.  L'idée  d'une. telle  question  à  faire  aux  malfaiteurs  était  donc  de 
madame  Geoffrin  elle-même,  et  ce  n'est  que  par  méprise  que  Rous- 
seau a  pu  l'attribuer  ^  d'Alembert.  {Note  de  l'édition  de  M.  Lefivrè,} 


4l2  LES    RÊVERIES. 

auxquels  tous  nos  savants  ne  connaissent  rien.  J'ai 
consigné  dans  mes  écrits  la  preuve  que  je  m'étais-; 
occuné  de  cette  recherche  trop  soigneusement 
poui^e  l'avoir  pas  faite  avec  plaisir  ;  et  ce  serait 
assurément  là  chose  du  monde  la  plus  incroyable 
que  YHélqîse  et  VÉmile  fussent  l'ouvrage  d'un 
homme  qui  n'aimait  pas  les  enfants. 

Je  n'eus  jamais  ni  présence  d'esprit ,  ni  facilité- 
de  parler;  mais,  depuis  mes  malheurs, ma  langue 
et  ma  tête  se  sont  de  plus  en  plus  embarrassées: 
l'idée  et  le  mot  propre  m'échappent  également,  et 
rien  n'exige  un  meilleur  discernement  et  un  choix 
d'expressions  plus  justes  que  les  propos  qu'on  tient 
aux  enfants.  Ce  qui  augmente  encore  en  moi  cet 
embarras  est  l'attention  des  écoutants,  les  interpré- 
tations et  le  poids  qu'ils  donnent  à  tout  ce  qui  part 
d'un  homme  qui ,  ayant  écrit  expressément  pour 
les  enfants,  est  supposé  ne  d«K)ir  leur  parler  que 
par  oracles  :  cette  gêne  extrSne,  et  Finaptitude 
que  je  me  sens  me  troiible ,  me  déconcerte  ,  et  je 
serais  bien  plus  à  mon  aise  devant  un  monarque 
d'Asie  que  devant  un  bambin  qu'il  faut  faire  ba- 
biller. 

Un  autre  inconvénient  me  tient  maintenant  plus 
éloigné  d'eux,  et,  depuis  mes  malheurs ,  je  les  vois, 
toujours  avec  le  même  plaisir,  mais  je  n'ai  plus  avec 
eux  la  même  familiarité.  Les  enfants  n'aiment  pas 
la  vieillesse  :  l'aspect  de  la  nature  défaillante  est 
hideux  à  leurs  yeux  ;  leur  répugnance  que  j'aper- 
çois me  navre,  et  j'aime  mieux  m'abstenir  de  les 
caresser  que  de  leur  donner  de  la  gêne  ou  du  dé-^ 


NEUVIÈME    PROMENADE.  4l3 

goût.  Ce  motif ,  qui  n'agit  que  sur  les  âmes  vrai- 
ment aimantes,  est  nul  pour  tous  mA  docteurs  et. 
doctoresses.  Madame  Geoffrin  s'embarrassa^tofort 
peu  que  les  enfants  eussent  du  plaisir  avec  elle, 
pourvu  qu'elle  en  eût  avec  eux;  mais,  pour  moi, 
ce  plaisir  est  pis  que  nul  ;  il  est  négatif  quand  il 
n'est  pas  partagé;  et  je  ne  suis  plus  dans  la  situa- 
tion ni  dans  l^ge  où  je  voyais  le  petit  cœur  d'un 
enfant  s'épanouir  avec  le  mien.  Si  cela  pouvait 
m'arriver  encore,  ce  plaisir,  devenu  plus  rare,  n'en 
serait  poyr  moi  que  plus  vif  :  je  l'éprouvais  bien 
l'autre  matin  par  celui  que  je-  prenais  à  caresser 
les  petits  du  Soussoi,  non-seulement  parce  que  la 
bonne  qui  les  conduisait  ne  m'en  imposait  pas  beau- 
coup, et  que  je  sentais  moins  le  besoin  de  m'é- 
couter  devant  elle,  mais  encore  parce  que  l'air  jovial 
avec  lequel  ils  m'abordèrent  ne  les  quitta  point, 
et  qu'ils  ne  parurent  ni  se  déplaire  ni  s'ennuyer 
avec' moi. 

Oh!  si  j'avais  encore  quelques  moments  de  pu- 
res caresses  qui  vinssent  du  cœur,  ne  fât-ce  que 
d'un  enfant  encore  en  jaquette,  si  je  pouvais  voir 
encore  dans  quelques  yeux  la  joie  et  le  contente- 
ment d'être  avec  moi,  de  combien  de  maux  et  de 
peines  ne  me  dédommageraient  pas  ces  courts  mais 
doux  épanchements  de  mon  cœur!  Ah!  je  ne  serais 
pas  obligé  de  chercher  parmi  les  animaux  le  regard 
de  la  bienveillance,  qui  m'est  désormais  refusé 
parmi  les  humains.  J'en  puis  juger  sur  bien  peu 
d'exemples,  mais  toujours  chers  à  mon  souvenir  : 
en  voici  un  qu'en  tout  autre  état  j'aurais  oublié 


4l6  LES    UÉVEfllES. 

Un  dimanche  nous  étions  allés,  ma  femme  et 
moi,  dîner  à  la  porte  Maillot  :  après  le  dîner  nous 
traversâmes  le  bois  de  Boidogne  jusqu'à  la  Muette  ; 
là,  nous  nous  assîmes  sur  l'herbe  à  l'ombre  en  at- 
tendant que  le  soleil  fût  baissé,  pour  nous  en  re- 
tourner ensuite  tout  doucement  par  Passy.  Une 
vingtaine  de  petites  CUes,  conduites  par  une  ma- 
nière de  religieuse,  vinrent,  les  unes  s'asseoir,  les 
autres  folâtrer  assez  près  de  nous.  Durant  leurs 
jeux,  vint  à  passer  un  oublieur  avec  son  tambour 
et  son  tourniquet,  qui  cherchait  pratique  :  je  vis 
que  les  petites  filles  convoitaient  fort  les  oublies, 
et  deux  ou  trois  d'entre  elles ,  qui  apparemment 
possédaient  quelques  liards ,  demandèrent  la  per- 
mission de  jouer.  Tandis  que  la  gouvernante  hésitait 
et  disputait,  j'appelai  l'oublieur  et  je  lui  dis  :  Faites 
tirer  toutes  ces  demoiselles  chacune  à  son  tour, 
et  je  vous  paierai  le  tout.  Ce  mot  répandit  dans 
toute  la  troupe  une  joie  qui  seule  eût  plus  que 
payé  ma  bourse,  quand  je  l'aurais  toute  employée 
à  celffti 

Comme  je  vis  qu'elles  siempressaient  avec  un 
peu  de  confusion,  avec  l'agrément  de  la  gouver- 
nante je  les  fis  ranger  toutes  d'un  côté,  et  puis 
passer  de  l'autre  côté  l'une  après  l'autre,  à  mesure 
qu'elles  avaient  tiré.  Quoiqu'il  n'y  eût  point  de 
billet  blanc,  et  qu'il  revînt  au  moins  une  oublie  à 
chacune  de  celles  qui  n'auraient  rien,  qu'aucune 
d'elles  ne  pouvait  donc  être  absolument  mécon- 
tente, afin  de  rendre  la  fête  encore  plus  gaie,  je 
dis  en  secret  à  l'oublieur  diiser  de  son  adresse  or- 


^ 


"% 


*  NEUVIÈME    PROMENADE.  4l7 

dinaire  en  sens  contraire,  en  faisant  tomber  autant 
de  bons  lots  qu'il  pourrait,  et  que  je  lui  en  tien^ 
drais  compte.  Au  moyen  de  cette  prévoyance,  il  y 
eut  près  d'une  centaine  d'oubliés  distribuées,  quoi- 
que les  jeunes  filles  ne  tirassent  chacune  qu'une 
seule  fois;  car  là-tlessus  je  fus  inexorable,  ne  vou- 
lant ni  favoriser  des  abus,  ni  marquer  des  préfé- 
rences, qui  produiraient  des  mécontentements. 
Ma  femme  insinua  à  celles  qui  avaient  de  bons  lots 
d'en  Élire  part  à  leurs  camarades,  au  moyen  de 
quoi  te  partage  devint  presque  égal,  et  la  joie  plus 
générale. 

Je  priai  la  religieuse  de  tirer  à  son  tour,  craignant 
fort  qu'elle  ne  rejetât  dédaigneusement  mon  offre  ; 
elle  l'accepta  de  bonne  grâce,  tira  comme  les  pen- 
sionnaires, et  prit  sans  façon  ce  qui  lui  revint.  Je 
lui  en  sus  un  gré  infini,  et  je  trouvai  à  cela  une 
sorte  de  politesse  qui  me  plut  fort,  et  qui  vaut 
bien,  je  crois,  celle  des  simagrées.  Pendant  toute 
cette  opération,  il  y  eut  des  disputes  qu'on  porta 
devant  mon  tribunal;  et  ces  petites  filles,  venant 
plaider  tour-à-tour  leur  cause,  me  donnèrent  oc- 
casion de  remarquer  que,  quoiqu'il  n'y  en  eût 
aucune  de  jolie,  la  gentillesse  de  quelques-unes 
faisait  oïd^lier  leur  laideur. 

Nous  nous  quittâmes  enfin  trés-contcnts  les  uns 
des  autres,  et  cet  après-midi  fut  un  de  ceux  de  ma 
vie  dont  je  me  rappelle  le  souvenir  avec  le  plus  de 
satisfaction.  La  fête,  au  reste,  ne  (ut  pas  ruineuse  : 
pour  trente  sous  qu'il  m'en  coûta  tout  au  plus,  il 
y  eut  pour  plus  de  cent  écus  de  contentement; 
B.  XVI.  ifr  37 


1 


1 


4ao  LES  r:êveries.  ^ 

sorte  de  plaisir  pouvait-on  prendre  à  voir  des  trou- 
peaux d'hommes  avilis  par  la  misère,  s'entasser, 
s'étouffer,  s'estropier  brutalement,  pour  s'arra- 
cher avidement  quelques  morceaux  de  pains  d'épice 
foulés  aux  pieds  et  couverts  de  boue  ? 

De  mon  côté,  quand  j'ai  bien  réfléchi  sur  l'es- 
pèce de  volupté  que  je  goûtais  dans  ces  sortes  d'oc- 
casions ,  j'ai  trouvé  qu'elle  consistait  moins  dans 
un  sentiment  de  bienfaisance  que  dans  le  plaisir 
de  voir  des  visages  contents.  Cet  aspect  a  pour 
moi  un  charme  qui ,  bien  qu'il  pénètre  jusqu'à  mon 
cœur,  semble  être  uniquement  de  sensation.  Si  je 
ne  vois  la  satisfaction  que  je  cause,  quand  même 
j'en  serais  sûr,  je  n'en  jouirais  qu'à  demi.  C'est 
même  pour  moi  uni  plaisir  désintéressé,  qui  ne 
dépend  pas  de  la  part  que  j'y  puis  avoir.  Car,  dans 
les  fêtes  du  peuple,  celui  de  voir  des  visages  gais 

•  

m'a  toujours  vivement  attiré.  Cette  attente  a  pour- 
tant été  souvent  frustrée  en  France,  où  cette  na- 
tion, qui  se  prétend  si  gaie,  montre  peu  cette  gaieté 
dans  ses  jeux.  Souvent  j'allais  jadis  aux  guinguettes^ 
pour  y  voir  danser  le  menu  peuple  ;  mais  ses  danses 
étaient  si  maussades,  son  maintien  si  dolent,  si 
gauche ,  que  j'en  sortais  plutôt  contristé  que  ré- 
joui. Mais  à  Genève  et  en  Suisse ,  où  le  rire  ne 
s^évapore  pas  sans  cesse  en  folles  malignités,  tout 
respire  le  cofatentement  etla  gaieté  dans  les  fêtes.  La 
misère  n'y  porte  point  son  hideux  aspect.  Le  &s  te  n'y 
montre  pas  non  plus  son  insolence.  Le  bien-être, 
la  fraternité,  la  concorde,  y  disposent  les  cœurs 
à  s'épanouir,  et  souvent,  dans  les  transports  d'une 


NEUVIEME  PROMENADE.  ^iï 

i 

innocente  joie ,  les  inconnus  s^accostent ,  s'embras- 
sent, et  s'invitent  à  jouir  de  concert  des  plaisirs 
du  jour.  Pour  jouir  moi-même  de  ces  aimables 
fêtes ,  je  n'ai  pas  besoin  d'en  être.  Il  me  suffît  de 
les  voir  ;  en  les  voyant,  je  les  partage;  et,  parmi 
tant  de  visages  gais*,  je  suis  bien  sûr  qu'il  n'y  a 
pas  un  cœur  plus  gai  .que  le  mien. 

Quoique  ce  ne  soit  là  qu'un  plaisir  de  sensation , 
il  a  certainement  une  cause  morale,  et  la  preuve 
en  est  que  ce  même  aspect,  au  lieu  de  me  flatter, 
de  me  plaire ,  peut  me  déchirer  de  douleur  et  d'in- 
dignation ,  quand  je  sais  que  ces  signes  de  plaisir  et 
de  joie  sur  les  visages  des  méchants  ne  sont  que 
des  marques  que  leur  malignité  est  satisfaite.  La 
joie  innocente  est  la  seule  dont  les  signes  flattent 
mon  cœur.  Ceux  de  la  cruelle  et  moqueuse  joie  le 
navrent  et  l'affligent,  quoiqu'elle  n'ait  nul  rapport 
à  moi.  Ces  signes,  sans  doute,  ne  sauraient  être 
exactement  les  mêmes,  partant  de  principes  si  dif- 
férents :  mais  enfin  ce  sont  également  des  signes 
de  joie,  et  leurs  différences  sensibles  ne  sont  as- 
surément pas  proportionnelles  à  celles  des  mou- 
vements qu'ils  excitent  en  moi. 

Ceux  de  douleur  et  dfe  peine  me  sont  encore 
plus  sensibles ,  au  point  qu'il  m'^est  impossible  de 
les  soutenir,  sans  être  agité  moi-même  d'émotions 
peut-être  encore  plus  vives  que  celles  qu'ils  re- 
présentent. L'imagination,  renforçant  la  sensation , 
m'identifie  avec  l'être  souffrant,  et  me  donne  sou- 
vent plus  d'angoisse  qu'il  n'en  sent  lui-même.  Un 
visage  mécontent  est  encore  un  spectacle   qu'il 


4aa  LES  RÊVERIES.  '^ 

m'est  impossible  de  soutenir ,  surtout  si  j'ai  lieu  de 
penser  que  ce  mécontentement  me  regarde.  Je  ne 
saurais  dire  combien  l'air  grognard  et  maussade  des. 
valets  cjui  servent  en  rechignant  m'a  arraché  d'écus 
dans  les  maisons  où  j'avais  autrefois  la  sottise  de 
me  laisser  entraîner,  et  où  Iqs  domestiques  m'ont 
toujours  fait  payer  bien  chèrement  l'hospitaUté 
des  maîtres.  Toujours  trop  affecté  des  objets  sen- 
sibles ,  et  surtout  de  ceux  qui  portent  signe  de  plai- 
sir ou  de  peine ,  de  bienveillance  ou  d'aversion,  je 
me  laisse  entraîner  par  ces  impressions  extérieures, 
sans  pouvoir  jamais  m'y  dérober  autrement  que 
par  la  fuite.  Un  signe ,  un  geiste ,  un  coup  d'œil 
d'un  inconnu,  suffît  pour  troubler  mes  plaisirs, 
ou  calmer  mes  peines.  Je  ne  suis  à  moi  que  quand 
je  suis  seul;  hors  de  là,  je  isùis  le  jouet  de  tous 
ceux  qui  m'entourent. 

Je  vivais  jadis  avec  plaisir  dans  le  monde,  quand 
je  ne  voyais  dans  tous  les.  yeux  que  bienveillance, 
ou,  tout  au  pis,  indifférence  dans  ceux  à  qui  j'é- 
tais inconnu  ;  mais  aujourd'hui  qu'on  ne  prend  pas 
moins  de  peine  à  montrer  mon  Visage  au  peuple 
qu'à  lui  masquer  mon  naturel ,  je  ne  puis  mettre 
le  pied  dans  la  rue  sans  m'y  voir  entouré  d'objets 
déchirants.  Je  me  hâte  de  gagner  à  grands  pas  la 
campagne;  sitôt  que  je  vois  la  verdure,  je  com- 
mence à  respirer.  Faut-il  s'étonner  si  j'aime  la  so- 
litude ?  Je  ne  vois  qu'animosité  sur  les  visages  des 
hoptmies ,  et  la  nature  me  rit  toujours. 

Je  sens  pourtant  encore,  il  faut  l'avouer,  du 
plaisir  à  vivre  au  milieu   des  hommes  tant  que 


■  ^ 


NEUVIÈME  PROMENADE.  /^^^ 

mon  visage  leur  est  inconnu.  Mais  c'est  un  plaisir 
qu'on  ne  me  laisse  guère.  J'aimais  encore  ^  il  y  a 
quelques  années,  à  traverser  les  villages,  et  à  voir 
au  matin  les  laboureurs  raccommoder  leurs  fléaux, 
ou  les  femmes  sur  leur  porte  avec  leurs  enfants. 
Cette  vue  avait  je  ne  sais  quoi  qui  touchait  mon 
cœur.  Je  m'arrêtais  quelquefois,  sans  y  prendre, 
garde,  à  regarder  les  petits  manèges  de  ces  bonnes 
gens,  et  je  me  sentais  soupirer  sans  savoir  pour- 
quoi. J'ignore  si  l'on  m'a  vu  sensible  à  ce  petit 
plaisir,  et  si  l'on  a  voulu  me  l'ôter  encore;  mais, 
au  changement  que  j'aperçois  sur  les  physionomies 
à  mon  passage,  et  à  l'air  dont  je  suis  regardé,  je 
suis  bien  forcé  de  dbinpi^endre  qu'on  a  pris  grand 
soin  de  m'ôter  cet  incognito.  La  même  chose  m'est 
arrivée  d'une  façon  plus  marquée  encore  aux  In- 
valides. Ce  bel  établissement  m'a  toujours  inté- 
ressé. Je  ne  vois  jamais,  sans  attendrissement  et 
vénération,  ces  groupes  de  bons  vieillards  qui 
peuvent  dire  comme  ceux  de  Lacédémone, 

Nous  ayons  été  jadis 
Jeunes,  vaillants ,  et  hardis. 

Une  de  mes  promenades  favorites  était  autour 
de  l'Ecole  nûlitaipe,  et  je  rencontrais  avec  plaisir 
çà  et  là  quelques  invalides  qui,  ayant  conservé 
l'ancienne  honnêteté  miUtaire ,  me  saluaient  en 
passant.  Ce  salut,  que  mcm  cœur  leur  rendait  au 
centuple,  me  flattait,  et  augmentait  le  plaisir  que 
j'avais  à  les  voir.  Comme  je  ne  sais  rîea  cacher  de 
ce  qui  me  touche,  je  parlais  souvent  des  invalides, 


.  1. 


4!i4  ^^^  RÊVERIES. 

et  de  la  façon  dont  leur  aspect  m'affectait.  Il  n'en 
fallut  pas  davantage.  Au  bout  de  quelque  temps 
je  m'aperçus  que  je  n'étais  plus  un  inconnu  pour 
eux,  ou  plutôt  que  je  le  leur  étais  bien  dava^tage9 
puisqu'ils  me  voyaient  du  même  œil  queoâdt  le 
public.  Plus  dJlikQnnéteté ,  plus  de  salutations.  Un 
air  repoussant^  «n  regard  farouche,  avaient  succédé 
à  leur  première  urbanité.  L'ancienne  franchise  de 
leur  métier  ne  leur  laissant  pas  comme  aux  autres 
couvrir  leur  animosité  d'un  masque  ricaneur  et 
traître,  ils  me  montrent  tout  ouvertement  la  plus 
violente  haine;  et,  tel  est  l'excès  de  ma  misère, 
que  je  suis  forcé  de  distinguer  dans  mon  estime  ' 
ceux  qui  me  déguisent  lemoÊÊl^nr  fîireur. 

Depuis  lors  je  me  promène  avec  moins  de  plai- 
sir du  coté  des  Invalides  :  cependant,  comme  mes 
sentiments  pour  eux  ne  dépendent  pas  des  leurs 
pour  moi,  je  ne  vois  jamais  sans  respect  et  sans 
intérêt  ces  anciens  défenseurs  de  leur  patrie  :  mais 
il  m'est  bien  dur  de  me  voir  si  mal  payé  de  leur 
part  de  la  justice  que  je  leur  rends.  Quand,  par 
hasard,  j'en  rencontre  quelqu'un  qui  a  échappé 
aux  instructions  communes,  ou  qui,  ne  connais- 
sdnt  pas  ma  figure,  ne  me  montre  aucune  aver- 
sion^ l'honnête  salutation  de  ce  seul  là  me  dédom- 
mage du  maintien  rébarbatif  des  autres.  Je  les 
oublie  pour  ne  .m'occuper  que  de  lui ,  et  je  m'i- 
magine qu'il  a  une  de  3es  âmes  comme  la  mienne , 
où  la  haine  ne  saurait  pénétrer.  J'eus  encore  ce 
plaisir,  l'année  dernière,  en  passant  l'eau  pour 
m'aller  promener  à  l'île  aux  Cygnes.  Un  pauvre 


NEUVIÈME  PROMENADE.  4^5 

vieux  invalide,  dans  un  bateau,  attendait  coitipa- 
gnie  pour  traverser.  Je  me  présentai;  je  dis  au 
batelier  de  partir.  L'eau  était  forte  et  la  traversée, 
fut  longue.  Je  n'osais  presque  pas  adresser  la  pa- 
role à^'invalide ,  de  peur  d'être  rudoyé  et  rebuté 
comme  à  l'ordinaire  ;  mais  son  ,^,  honnête  me 
rassura.  Nous  causâmes.  Il  me  pranït  homme  de 
sens  et  de  mœurs.  Je  fus  surpris  et  charmé  de  son 
ton  ouvert  et  affable.  Je  n'étais  pas  accoutumé  à  tant 
de  faveur.  Ma  surprise  cessa ,  quand  j'appris  qu'il 
arrivait  toi^t  nouvellement  de  province.  Je  compris  - 
qu'on  ne  lui  avait  pas  encore  mpntré  ma  figure  et 
donné  ses  instructions.  Je  profitai  de  cet  incognito 
pour  converser  quisHJjbs  moments  avec  un  homme, 
et  je  sentis,  à  la  douceur  que  j'y  trouvais,  combien 
la  rareté  des  plaisirs  les  plus  communs  est  capable 
d'en  augmenter  le  prix.  En  sortant  du  bateau ,  il 
préparait  ses  deux  pauvres  liards.  Je  payai  le  pas- 
sage ,  et  le  priai  de  les  resserrer,  en  tremblant  de  le 
cabrer.  Cela  n'arriva  point;  au  contraire,  il  parut 
sensible  à  mon  attention ,  et  surtout  à  celle  que 
j'eus  encore,  comme  il  était  plus  vieux  que*  moi,  de 
lui  aider  à  sortir  du  bateau.  Qui  croirait  que  je 
fus  assez  enfant  pour  en  pleurer  d'aise  ?  Je  mou- 
rais d'envie  de  lui  mettre  une  pièce  de  vingt-quatre 
sous  dans  la  main  pour  avoir  du  tabac;  je  n'osai 
jamais.  La  même  honte  qui  me  retint  m'a  souvent 
empêché  de  faire  de  bonnes  actions,  qui  m'auraient 
comblé  de  joie,  et  dont  je  ne  me  suis  abstenu  qu'en 
déplorant  mon  imbécillité.  Cette  fois,  après  avoir 
quitté  mon  vieux  invalide,  je  me  consolai  bientôt 


4^6  LES  RÊVERIES. 

enpenss^nt  que  j'aurais,  pour  ainsi  dire,  agi  contre 
mes  propres  principes,  en  mêlant  aux  choses  hon- 
nêtes un  prix  d'argent  qui  dégrade  leur  noblesse 
et  souille  leur  désintéressement.  Il  faut  s'empres- 
ser de  secourir  ceux  qui  en  ont  besoin  ;  mais,  dans 
le  commerce  ordinaire  de  la  vie,  laissons  la  bien- 
veillance naturelle  et  l'urbanité  faire  chacune  leur 
œuvre,  sans -que  jamais  rien  de  vénal  et  de  mer- 
cantile ose  approcher  d'une  si  pure  source  pour 
la  corrompre  ou  pour  l'altérer.  On  dit  qu'en  Hol- 
lande le  peuple  se  fait  payer  pour  vous  dire  l'heure  y 
et  pour  vous  montrer  le  chemin  :  ce  doit  être  un 
bien  méprisable  peuple  que  celui  qui  trafique  ainsi 
des  plus  simples  devoirs  de  l'humanité. 

J'ai  remarqué  qu'il  n'y  a  que  l'Europe  çeule  où 
Ton  vende  l'hospitalité.  Dans  toute  l'Asie  on  vous 
loge  gratuitement.  Je  comprends  qu'on  n'y  trouve 
pas  si  bien  toutes  ses  aises;  mais  n'est-ce  rien  que 
de  se  dire  :  Je  suis  homme  et  reçu  chez  des  hu- 
mains ;  c'est  l'humanité  pure  qui  me  donne  le  cou- 
vert ?  Les  petites  privations  s'endurent  sans  peine  j 
quand  le  cœur  est  mieux  traité  que  le  corps. 


'YV*- 


DIXIEME  PROMENADE. 

Aujourd'hui,  jour  de  Pâques  fleuries,  il  y  a 
précisément  cinquante  ans  de  ma  première  coa- 
naissance  avec  madame  de  Warens.  Elle  avait  vingt-, 
huit  ans  alors ,  étant  née  avec  le  siècle.  Je  n'en  avais 


DIXIÈME   PROMElVAIIt. 

pas  encore  dix-sept  *,  et  mon  tempérament  naissant, 
mais  que  j'ignorais  encore,  donnait  une  nouvelle 
chaleur  à  un  cœur  naturellement  plein  de  vie.  S'il 
n'était  pas  étonnant  qu'elle  conçût  de  la  bieqveil- 
lauce  pour  un  jeune  homme  vif,  mais  doux  et  mo- 
deste ,  d'une  figure  assez  agréable ,  il  l'était  encore 
moins  qu'une  femme  charmante,  pleine  d'esprit  et 
de  grâces,  m'inspirât,  avec  la  reconnaissance, des 
sentiments  plus  tendres,  que  je  n'en  distinguais 
pas.  Mais  ce  qui  est  moins  ordinaire  est  que  ce  pre- 
mier moment  décida  de  moi  pour  toute  ma  vie , 
et  produisit,  par  un  enchaînement  inévitable,  le 

t3ste  de  mes  jours.  Mon  ame ,  dont  mes 
/aient  point  développé  les  plus  pré- 
iltés ,  n'avait  encore  aucune  forme 
Elle  attendait, dans  une  sorte  d'impa- 
oment  qui  devait  la  lui  donner,  et  ce 
;céléré  par  cette  rencontre,  ne  vint 
s  sitôt;  et,  dans  la  simplicité  de  mœur$ 
;ion  m'avait  donnée,  je  vis  long-temps 
our  moi  cet  état  déhcieux,  mais  rapide, 
et  l'innocence  babitentJe  même  cœur, 
:  éloigné.  Tout  me  rappelait  à  elle  :  il 
'enir.  Ce  retour  fixa  ma  destmée,  et 
encore  avant  de  la  posséder,  je  ne  vi- 
l'en  elle  et  pour  elle.  Ah  !  si  j'avais  suffi 


Lssagc,  joint  à  quelques  autres  faciles  à  remarquer 

nadea  précédeules ,  li.xe  la  date  de  la  composîtian  de 

rapportent  à  In  fin  de  1777  ou  au  commencement 

le  dixième  Promenade  en  parliculier  qui  eut  lieu 


1 


4^6  LES  RÊVERIES. 

enpenss^nt  que  j'aurais,  pour  ainsi  dire,  agi  contre 
mes  propres  principes,  en  mêlant  aux  choses  hon- 
nêtes un  prix  d'argent  qui  dégrade  leur  noblesse 
et  souille  leur  désintéressement.  Il  faut  s'empres- 
ser de  secourir  <:eux  qui  en  ont  besoin  ;  mais,  dans 
le  commerce  ordinaire  de  la  vie,  laissons  la  bien- 
veillance naturelle  et  l'urbanité  faire  chacune  leur 
œuvre ,  sans  *qué  jamais  rien  de  vénal  et  de  mer- 
cantile ose  approcher  d'une  si  pure  source  pour 
là  corrompre  ou  pour  l'altérer.  On  dit  qu'en  Hol- 
lande le  peuple  se  fait  payer  pour  vous  dire  l'heure  y 
et  pour  vous  montrer  le  chemin  :  ce  «doit  être  un 
bien  méprisable  peuple  que  celui  qui  trafique  ainsi 
des  plus  simples  devoirs  de  Illumanité. 

J'ai  remarqué  qu'il  n'y  a  que  l'Europe  ^ule  où 
Ton  vende  l'hospitalité.  Dans  toute  l'Asie  on  vous 
loge  gratuitement.  Je  comprends  qu'on  n'y  trouve 
pas  si  bien  toutes  ses  aises  ;  mais  n'est-ce  rien  que 
de  se  dire  :  Je  suis  homme  et  reçu  chez  des  hu- 
mains ;  c'est  l'humanité  pure  qui  me  donne  le  cou- 
vert ?  Les  petites  privations  s'endurent  sans  peine , 
quand  le  cœur  est  mieux  traité  que  le  corps. 


v^ 


DIXIEME  PROMENADE. 

.  Aujourd'hui,  jour  de  Pâques  fleuries,  il  y  a 
précisément  cinquante  ans  de  ma  première  cou- 
naissance  avec  madame  de  Warens.  Elle  avait  vingt— 
huit  ans  alors ,  étant  née  avec  le  siècle.  Je  n'en  avais. 


DIXIÈME  PROMENADE.  4^7 

pas  encore  dix-sept*,  et  mon  tempérament  naissant, 
mais  que  j'ignorais  encore,  donnait  une  nouvelle 
chaleur  à  un  cœur  naturellement  plein  de  vie.  S'il 
n'était  pas  étonnant  qu'elle  conçût  de  la  bienveil- 
lance pour  un  jeune  hoïnme  vif,  mais  doux  et  mo- 
deste ,  d'une  figure  assez  agréable ,  il  l'était  encore 
moins  qu'une  femme  charmante ,  pleine  d'esprit  et 
de  grâces ,  m'inspirât ,  avec  la  reconnaissance ,  des 
sentiments  plus  tendres,  que  je  n'en  distinguais 
pas.  Mais  ce  qui  est  moins  ordinaire  est  que  ce  pre- 
mier moment  décida  de  moi  pour  toute  ma  vie, 
et  produisit,  par  un  enchaînement  inévitable,  le 
destin  du  reste  de  mes  jours.  Mon  ame ,  dont  mes 
organes  n'avaient  point  développé  les  plus  pré- 
cieuses facultés,  n'avait  encore  aucune  forme 
déterminée.  .Elle  attendait ,  dans  une  sorte  d'impa- 
tience, le  moment  qui  devait  la  lui  donner,  et. ce 
moment,  accéléré  par  cette  rencontre,  ne  vint 
pourtant  pas  sitôt;  et,  dans  la  simplicité  de  moeur^ 
que  l'éducation  m'avait  donnée,  je  vis  long-temps 
prolonger  pour  moi  cet  état  délicieux,  mais  rapide,, 
où  l'amour  et  l'innocence  habitent  Je  même  cœur. 
Elle  m'avait  éloigné.  Tout  me  rappelait  à  elle  :  il 
y  fallut  revenir.  Ce  retour  fixa  ma  destinée,  et 
long- temps  encore  avant  de  lappsséder,  je  ne  vi- 
vais plus  qu'en  elle  et  pour  elle.  Ah!  si  j'avais  suffi, 

*  Lorsque  Rousseau  écrivait  ceci ,  il  avait  donc  plus  de  soixante- 
cinq  ans.  Ce  passage ,  joint  à  quelques  autres  fiiciles  à  remarquer 
dans  les  Promenades  précédentes ,  fixe  la  date  de  la  oompositjon  de 
ces  Rêveries  qui  se  rapportent  à  la  fin  de  1777  ou  au  commencement 
de  1778 ,  et  de  cette  dixième  Promenade  en  particulier  qui  eut  lieu 
le  la  avril  1778.     , 


4^6  LES  RÊVERIES. 

en  penss^nt  que  j'aurais,  pour  ainsi  dire,  agi  contre 
mes  propres  principes,  en  mêlant  aux  choses  hon- 
nêtes un  prix  d'argent  qui  dégrade  leur  noblesse 
et  souille  leur  désintéressement.  Il  faut  s'empres- 
ser dé  secourir  <:eux  qui  en  ont  besoin  ;  mais,  dans 
le  commerce  ordinaire  de  la  vie,  laissons  la  bien- 
veillance naturéfle  et  l'urbanité  faire  chacime  leur 
œuvre,  sans 'que  jamais  rien  de  vénal  et  de  mer- 
cantile ose  approcher  d'une  si  pure  source  pour 
là  corrompre  ou  pour  l'altérer.  On  dit  qu'en  Hol- 
lande le  peuple  se  fait  payer  pour  vous  dire  l'heure , 
et  pour  vous  montrer  le  chemin  :  ce  «doit  être  un 
bien  méprisable  peuple  que  celui  qui  trafique  ainsi 
des  plus  simples  devoirs  de  llinimanité. 

J'ai  remarqué  qu'il  n'y  a  que  l'Europe  çëule  où 
Ton  vende  l'hospitalité.  Dans  toute  l'Asie  on  vous 
loge  gratuitement.  Je  comprends  qu'on  n'y  trouve 
pas  si  bien  toutes  ses  aises  ;  mais  n'est-ce  rien  que 
de  se  dire  :  Je  suis  homme  et  reçu  chez  des  hu- 
mains ;  c'est  l'humanité  pure  qui  me  donne  le  cou- 
vert ?  Les  petites  privations  s'endurent  sans  peine, 
quand  le  cœur  est  mieux  traité  que  le  corps. 


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DIXIEME  PROMENADE. 

Aujourd'hui,  jour  de  Pâques  fleuries,  il  y  a 
précisément  cinquante  ans  de  ma  première  coa- 
naissance  avec  madame  de  Warens.  Elle  avait  vingt- 
huit  ans  alors ,  étant  née  avec  le  siècle.  Je  n'en  avais 


DiXlÈMlL  PROMENADE.  4^7 

pas  encore  dix-sept*,  et  mon  tempérament  naissant, 
mais  que  j'ignorais  encore,  donnait  une  nouvelle 
chaleur  à  un  cœur  naturellement  plein  de  vie.  S'il 
n'était  pas  étonnant  qu'elle  conçût  de  la  bienveil- 
lance pour  un  jeune  hoïnme  vif,  mais  doux  et  mo- 
deste, d'une  figure  assez  agréable,  il  l'était  encore 
moins  qu'une  femme  charmante ,  pleine  d'esprit  et 
de  grâces ,  m'inspirât ,  avec  la  reconnaissance ,  des 
sentiments  plus  tendres,  que  je  n'en  distinguais 
pas.  Mais  ce  qui  est  moins  ordinaire  est  que  ce  pre- 
mier moment  décida  de  moi  pour  toute  ma  vie , 
et  produisit,  par  un  enchaînement  inévitable,  le 
destin  du  reste  de  mes  jours.  Mon  ame ,  dont  mes 
organes  n'avaient  point  développé  les  plus  pré- 
cieuses facultés,  n'avait  encore  aucune  forme 
déterminée.  Elle  attendait ,  dans  une  sorte  d'impa- 
tience, le  moment  qui  devait  la  lui  donner,  et  ce 
moment,  accéléré  par  cette  rencontre,  ne  vint 
pourtant  pas  sitôt;  et,  dans  la  simplicité  de  moeurç 
que  l'éducation  m'avait  donnée,  je  vis  long-temps 
prolonger  pour  moi  cet  état  déUcieux,  mais  rapide, 
où  l'amour  et  l'innocence  habitent  Je  même  cœur. 
Elle  m'avait  éloigné.  Tout  me  rappelait  à  elle  :  il 
y  fallut  revenir.  Ce  retour  fixa  ma  destinée,  et 
long- temps  encore  avant  de  la  posséder,  je  ne  vi- 
vais plus  qu'en  elle  et  pour  elle.  Ah!  si  j'avais  suffi 

*  Lorsque  Rousseau  écrivait  ceci ,  il  avait  donc  plus  de  soixante- 
cinq  ans.  Ce  passage ,  joint  à  quelques  autres  Êiciles  à  remarquer 
dans  les  Promenades  précédentes ,  fixe  la  date  de  la  oompoaitjoi^  de 
ces  Rêveries  qui  se  rapportent  à  la  fin  de  1777  ou  au  commencement 
de  1778 ,  et  de  cette  dixième  Promenade  en  particulier  qui  eut  lieu 
le  la  avril  1778. 


4^8  '    LES  RéVERIRS. 

à  son  cœur,  comme  elle  sufEsait  au  iniai!  quels 
paisibles  et  délicieux  jours  nous  eussions  coulés 
ensemble  !  Nous  en  avons  passé  de  tels  ;  mais  qu'ils 
ont  été  courts  et  rapides ,  et  quel  destin  les  a  suivis  \ 
Il  n'y  a  pas  de  jours  où  je  ne  me  rappelle  avec  joie 
et  attendrissement  cet  unique  et  court  temps  de 
ma  vie  où  je  fus  moi  pleinement^  sans  mélange  et 
sans  obstacle ,  et  où  je  puis  véritablement  dire  avoir 
vécu.  Je  puis  dire  à  peu  près  comme  ce  préfet  dû 
prétoire  qui,  disgracié  sous  Vespasien,  s'en  alla 
finir  paisiblement  ses  jours  à  la  campagne  :  «  J'ar 
«  passé  soixante  et  dix  ans  sur  la  terre,  et  j'en  ai 
«  vécu  sept  *.  »  Sans  ce  court  mais  précieux  espace , 
je  serais  resté  peut-être  incertain  sur  moi;  car, 
tout  le  reste  de  ma  vie ,  facile  et  sans  résistance , 
j 'ai  été,  tellement  agité ,  ballotté ,  tiraillé  par  les  pas- 
sions d'autrui,  que,  presque  passif  dans  une  vie 
aussi  orageuse,  j'aurais  peine  à  démêter  ce  qu'il  y 
%  du  mien  dans  ïna  propre  conduite,  tant  la  dure 
nécessité  n'a  cessé  de  s'appesantir  sur  moi.  Mais , 
durant  ce  petit  nombre  d'années,  aimé  d'une  femme 
pleirie  de  complaisance  et  de  douceur,  je  fis  ce  que 
je  voulais  faire,  je  fus  ce  que  je  voulais  être,  et,  par 
l'emploi  que  je  fis  de  mes  loisirs,  aidé  de  ses  leçons 
et  de  son  exemple,  je  sus  donner  à  mon  ame,  en- 
core simple  et  neuve,  la  forme  qui  lui  convenait 

Ce  n'est  pas  sons  Vespasien ,  mais  sous  Adrien ,  qu'eut  lieu  la 
disgrâce  de  ce  préfet  qui  s'appelait  Similis.  Rousseau  lui-même  rap- 
porte ce  fait  dans  la  troisième  de  ses  quatre  grandes  Lettres  à  Ma- 
lesherbes  ;  et  nous  ayons  fait  remarquer  la  singulière  erreur  qu'il  y 
commet  à  cette  occasion.  Voyez  ci  -  devant ,  la  note  de  la  lettre  m  à 
M.  de  Malesherbes.  (Note  de  M,  PeiitaînJ 


DIXIÈME  PROMENADE.  4^9 

daviantage  et  qu'elle  a  gardée  toujours.  Le  goût  de 
ta  soUtude  et  de  la  contemplation  naquit  dans  mon 
cœur  avec  les  sentiments  expansifs  et  tendres  faits 
pour  êttre  son  aliment.  Le  tumulte  et  le  bruit  les 
resserrent  et  les  étouffent;  le  calme  et  la  paix  les 
raniment  et  les  exaltent.  J'ai  besoin  de  me  recueillir 
pour  aimer.  J'engageai  maman  à  vivre  à  la  cam- 
pagne. Une  maison  isolée ,  au  penchant  d'un  vallon , 
fut  notre  asile,  et  c'est  là  que,  dans  l'espace  de 
quatre  ou  cinq  ans,  j'ai  joui  d'un  siècle  de  vie  et 
d'un  bonheur  pur  et  plein ,  qui  couvre  de  son 
charme  tout  ce  que  mon  sort  présent  a  d'affreux* 
J'avais  besoin  d'une  amie  selon  mon  cœur  ;  je  la  pos- 
sédais. J'avais  désiré  la  campagne;  jel'a vais  obtenue. 
Je  ne  pouvais  souffrir  l'assujettissement  ^;  j'étais 
parfaitement  libre,  et  mieux  que  libre;  car,  assu- 
jetti par  mes  seuls  attachements,  je  ne  faisais  que 
ce  que  je  voulais  faire.  Tout  mon  temps  était  rempli 
par  des  soins  affectueux,  ou  par  des  occupations^^ 
champêtres.  Je  ne  désirais  rien  que  la  continuation 
d'un  état  si  doux;  ma  seule  peine  était  la  crainte 
qu'il  ne  durât  pas  long-temps,  et  cette  crainte,  née 
de  la  gêne  de  notre  situation ,  n'était  pas  sans  fon- 
dement. Dès-lors  je  songeai  à  me  donner  en  même 
temps  des  diversions  sur  cette  inquiétude,  et  des 
ressources  pour  en  prévenir  l'effet.  Je  pensai  qu'une 
provision  de  talents  était  la  plus  sûre  ressource 
contre  la  misère,  et  je  résolus  d'employer  mes  loi- 

'  Cest  cet  amour  de  rindépendance  qui  lui  rendit  insupportable 
l'idée  de  n'être  plus  chez  lui,  et  lui  fit  refuser  les  retraites  qu'on  lui 
offrit  à  diverses  époques  de  sa  vie. 


43o  LES  r:êveries. 

sirs  à  me  mettre  en  état,  s'il  était  possible,  de 
rendre  un  jour  à  la  meilleure  des  femmes  l'assis- 
tance que  j'en  avais  reçue 


FIN    DES    RÊVERIES. 


ECRITS 


EN  FORME  DE  CIRCULAIRES. 


I. 
DÉCLARATION 

Relative  à  différentes  réimpressions  de  ses  ouvrages. 

Lorsque  J.  J.  Rousseau  découvrit  qu'on  se  ca- 
chait de  lui  pour  imprimer  furtivement  ses  écrits 
à  Paris,  et  qu'on  affirmait  au  public  que  c'était 
lui  qui  dirigeait  ces  impressions  j  il  comprit  aisé- 
ment que  le  principal  but  de  cette  manœuvre  était 
la  falsification  de  ces  mêmes  écrits,  et  il  ne  tarda 
pas,  malgré  les  soins  qu'on  prenait  pour  lui  en 
dérober  la  comiaissance,  à  se  convaincre  par  ses 
yeux  de  cette  falsification.  Sa  confiance  dans  le  hr 
braire  Rey  ne  lui  laissa  pas  supposer  qu'il  partici- 
pât à  ces  infidélités ,  et  en  lui  faisant  parvenir  sa 
protestation  contre  leis  imprimés  de  France,  tou- 
jours faits  sous  le  nom  dudit  Rey,  il  y  joignit  une 
déclaration  conforme  à  l'opinion  qu'il  continuait 
d'avoir  de  lui.  Depuis  lors  il  s'est  convaincu  aussi 
par  ses  propres  yeux,  que  les  réimpressions  de 
Rey  contiennent  exactement  les  mêmes  altérations, 
suppressions,  falsifications  que  celles  de  France, 
et  que  les  unes  et  les  autres  ont  été  faites  sur  le 
même  modèle  et*  sous  les  mêmes  directions.  Ainsi 


srr- 


432  ÉCRITS 

ses  écrits ,  tels  <qu'il  les  a  composés  et  publiés , 
n'existant  plus  que  dans  la  première  édition  de 
chaque  ouvrage  qu'il  a  faite  lui-même ,  et  qui  de- 
puis long-temps  a  disparu  aux  yeux  du  publie,  il 
déclare  tous  les  livres -anciens  ou  nouveaux ,  qu'on 
imprime  et  imprimera  désormais  sous  son  nom, 
en  quelque  lieu  que  ce  soit,  ou  faux  ou  altérés, 
mutilés  et  falsifiés  avec  la  plus  cruelle  malignité , 
et  les  désavoue ,  les  uns  comme  n'étant  plus  son 
ouvrage,  et  les  autres  comme  lui  étant  faussement 
attribués.  L'impuissance  où  il  est  de  faire  arriver 
ses  plaintes  aux  oreilles  du  public,  lui  fait  tenter 
pour  dernière  ressource  de  remettre  à  diverses  per- 
sonnes des  copies  de  cette  déclaration ,  écrites  et 
signées  de  sa  main ,  certain  que  si  dans  le  nomliiEe 
il  se  trouve  une  seule  ame  honnête  et  générettàe 
qui  ne  soit  pas  vendue  à  l'iniquité ,  une  protesta- 
tion si  nécessaire  et  si  juste  ne  restera  pas  étoufifée, 
et  que  la  postérité  ne  jugera  pas  ^êk  sentiments 
d'un  homme  infortuné  sur  des  livres  défigurés  par 
ses  persécuteurs. 

Fait  à  Paris,  ce  ^3  jpmvier  1774- 

J.  J.  Rousseau*. 


*  Cette  espèce  de  protestation  en  forme  fl*avis  circulaire ,  sans  titre 
i)i  suscription,  et  dont  il  paraît  que  Roasseau  a  fait  lui-même  d'assez 
nombreuses  copies,  était  donnée  par  lui  à  tous  ceux  qu'il  pouvait 
croire  disposés  à  le  servir.  Quatre  de  ses  copies  autographes  ont 
passé  par  nos  mains ,  et  ont  été  trouvées  dans  les  papiers  du  comte 
Dnprat ,  avec  les  trois  lettres  au  même  comte  qu'on  trouvera  dans 
la  Correspondance.  Ce  qui  prouve  que  Rousseau  ne  se  contentait  pas 
de  donner  ces  copies  lai-même^  et  qu'il  en  avait  confié 


% 


^ 


r.N    FORME    DE    CÎRCUL  \TRKS.  '      4^3 

'il. 

A  TOUT  FRANÇAIS 

AIMANT  ENCORE,  LA  JUSTICE  ET  LA  VÉRITÉ. 

Français!  nation  jadis  aimable  et  douce,  qu'êtes- 
vous  devenus?  Que  vous  êtes  changés  pour  un 
étranger  infortuné,  seul,  à  ventre  merci ^  sans  ap- 
pui; sans  défenseur,  mais  qui  n'en  aurait  pas  be- 

«.u  comte  Dupraty  et  sans  doute  à  d'autres  encore,  pour  qu'ils  les 
distribuassent  à  ceux  qiie  l'avis  pouvait  intéresser. 

Nous  avons  èru  long-teiftps  cette  protestation  tout-à-fait  inédite  » 
ne  Vaymt  vu^  dans  aucune  édition  de»  OËitvres  de  Rousseau»  et  nous 
l'avions  indiquée  comme  telle  à  M.  i^in»  qui  l'a  insérée  dans  son 
édition  (i  817)  à  la  suite  des  Confessions.  Mais  indépendamment  de 

3  que!  Rousseau  nous  apprend»  Uii^n Ane  dans  le  troisième  de  ses 
klogùes^  qu'elle  a  été  imprimée  de  son  vivant,  nous  l'ayons  lue 
depuis  dans  la  f^ie  de  Rousseau  qu'a  publiée  en  1789  M.  de  Bar- 
ruel-Beaitvert.  H  y  déclare  (p.  5  a)  tenir  cet  écrit  de  M.  le  chevalier 
de  Cilinères. 

Les  lecteurs  pourront  demander  maintenant  ce  qu'il  faut  penser 
de  cet  écrit  en  lui-même ,  et  si  ia  protestation  qu'il  contient ,  si  ex- 
presse ,  si  formelle  »  a  au  moins  quelque  fondement.  Elle  s'espliqne 
facilement,  ce  nous  semble,  par  un  fait  que  rapporte,  dans  son 
jévertissemeut,  l'éditeur  du  recueil  des  i^omances  de  Roasseau ,  gravé 
et  publié  en  1781.  «  M.  Rousseau,  dit-il,  n'ayant  pas  chez  lui  un 
«  seul  exemplaire  de  la  Nouvelle  HKoïse,  on  la  lui  prêta,  tirée  de  la 
m  Collection  d* Amsterdam  ^  '773.  Il  trouva  cette  édition  prétendue 
«  originale ,  mutilée  et  falsifiée ,  et  la  corrigea  toute  de  sa  main.  • 
Cette  partie  de  la  CoUediond* Amsterdam  ûe  pouvait  être  qu'une réim- 
pi^ssion  de  la  Nouvelle  Héloïse,  conforme  à  l'édition  première , 
Alite  à  Paris  en  1761 ,  et  datas  laquelle  effectivement  on  avait  fait  un 
asaez  grand  nombre  de  suppressions,  réimpression  à  laquelle  on 
a^aitsans  doute  adapté,  comme  cela  se  faisait  constamment  alors, 
un  titre  portant  Amsterdam ^  ^17^*  Rousseau  dut  être  la  dupe  de 
cette  supercherie,  et  en  tirant  toutes  les  conséquences  que  la  dispo- 
sition de  son  esprit  à  cette  époque  ne  le  portait  que  trop  à  admettre 
sans  examen  ,  Û  écrivit  aussitôt  la  protestation  qu'on  vient  de  lire. 
.   Note  de  téditmH  de  M.  L^rt. 

R.   XVI.  28 


la 

434  ÉCRITS 

soin  chez  un  peuple  juste;  polir  un  homme  sans 
fard  et  sans  fiel,  ennemi  de  l'injustice,  mais  patient 
à  Tendurer,  qui  jamais  n'a  fait,  ni  voulu,  ni  rendu 
le  mal  à  personne ,  et  qui ,  depuis  quinze  ans  , 
plongé,  traîné  par  voua  dans  la  fange  de  l'opprobre 
e.t  de  la  diffamation ,  se  voit ,  se  sent  charger  à 
l'envi  d'indignités  inouïes  Jusqu'ici  ^armi  les  hu- 
mains, sans  avoir  pu  jamais  en  apprendre  aumpins 
la  cause  !  C'est  donc  là  votre  franchise  >  voti:iB  dou- 
ceur, votre  hospitalité!  Quittez  ce  vieux  nom  de 
Francs^  il  ddit  trop  vous  faire  rougir.  Le  persé- 
cuteur de  Job  aurait  pu  beaucoup  apprendre  de 
ceux  qur  vous  guîdeilt  dans  l'art  de  i*ên(h^  -un 
mortel  malheureux.  Ils  vous  ont  persuadé,  je  n*eh 
doute  pas,  ils  vous  ont  prouvé  même,  comme  cela 
est  toujours  facile  en  se  cachant  de  l'accusé ,  que 
je  méritais  ces  traitements  indignes  y  pires  cent 
fois  que  la  mort.  En  ce  cas,  je  dois  mé  résigi/fer; 
car  je  n'attends,  ni  ne  veux  d'eux,  ni  de  tous, 
aucune  grâce  ;,inais  ce  que  je  veux  et  qui  m'est  du 
tout  ail  inoins,  après. une  condamnation  si  cruelle- 
et  si  infamante ,  c'est  qu'on  m'apprenne  '  enfin 
quels  sont  mes  criities,*et  comment  et  par  qili  j'ai 
été  jugé. 

Pourquoi  faut-il  qu'un  scandale  aussi  public 
soit  pour  moi  seul  un  mystère  impénétrable?  A 
quoi  bon  tant  de  machines,  de  ruses,  de  trahi- 
isons,  de  mensonges,  pour  cacher  au  coupable  ses 
crimes,  qu'il  doit  savoir  mieux  que  personne,  s'il 
est  vrai  qu'il  lésait  cpmmis?*^Que  si,  pour' des 
raisons  qui  me  passent ,  persistant  à  tn'ôter  un 


.♦♦ 


EN    FORME    DE    CIRCULA.IRES.  4^5 

droit*  dont  on  n'a  privé  jamais  aucunxriminel ,  vous 
ayez  résolu  d'abreuver  le  reste  de  mes  tristes  jours 
d'angoisses;  .de  dérivions,  d'opprobres,  sahs  vou- 
loir que  je  sache  pourquoi,  sans  daigner  écouter 
mes  griefe ,  fties  plaintes ,  mes  raisons,  sanô  me  per- 
mettre même  de  parler  *;  f élèverai  au  ciel,  pour 
toute  défense,  \jj\  cœur  sans  fraude,  et  des  mains 
pures*  de  tout  mal,  lui  demandant,  nom,'  peuple 
cruel,  qu'il  me  venge  et  vous  punisse  (ah!  quHl 
éloigne  de  vous  tout. malheur  et  toute  erreur!), 
mais  qu'il  ouvre  bien tôtà  ma  vieillesse  un  meilleur 
asile,  oih  vos  otttrages  rie  m'atteignent  plus. 

P.  S.  Français,  on  vous  tient  dans  un  délire  qui 
ne  cessera  pas.de  mon  vivant.  Mais  quand  je  n'y 
serai  phis,  que  l'accès  sera  passé,  et  que  yotre-ani- 
mosité ,  cessant  j^'être  attisée ,  laissera  l'équité  na- 
turelle parler  à  vos  cœurs,  vous  rçgarderez  mieu;&^ 
je  l'espère,  à  tous  les  faits,  dits^  écrits,  que  l'on 
m'attribue  en  se  cachant  de  moi  très-soigneuse- 

^  Quel  homme  de  bon  sens  croira  jamais  qu'une  aussi  criante  ylo-  < 
lation  de  la  loi  naturelle  et  du  droit  des  gens  puisse  avoir  pour  prin- 
cipe une  vertu  ?  S'il  est  permis  de  «d^ouilfer  un  mortel  de  son  état 
d'homme ,  ce  ne  peut  être  qu'après  l'avoir  jugé ,  mais  non  pas  pour 
le  juger.  Je  vois  beaucoup  d'ardents  exécuteurs,  mais  je  n'ai  point 
jiperçu  de  juge.  Si  tels  sont  les  préceptetf-d'équité  de  la  philosophie 
mod^ne,  malheur,  sous  ses  auspices,  nu  faible  innocent  et  simple; 
donneur  et  gloire  aux  intrigants  cruels  et  rus^. 

^  De  bonnes  raisons  doivent  toujours  être  écoutées ,  surtout  de  Li 
part  d'un  accusé  qui  se  défend,  ou  d'un  opprimé  qui  se  phiint;  et, 
si  je  n'ai  rien  de  solide  à  dire,  que  ne  ihe  liû^-t-oD  parler  en  li- 
berté? Ce^  le  plus  sûr  moyen  de  décrier  tout-à-fait  ma  cause,  et  de 
justificiT  pleinement  mes  accusateuhi.  Mais,  tan)  qu'oîh: m  empêchera 
de  paidei* ,  ou  qu'on  refusera  de  m'entendre»  qui  pourra  jamais,  «ans 
témérité ,  prononcer  que  je  n'avais  Vien  à  dire  ?.  N  . 

a8. 


^ 


436  ÉCRITS 

ment ,  à  tout  ce  qu'on  vous  fait  croire  de  ndon  ca- 
ractère,  à  tout  ce  qu'on  vous  fait  faire  par  bonté 
pour  moi.  Vous  serez  alors  bien  surprâ;  et,  nlbins 
contents  de  vous  que  vous  ne.  l'êtes,  vous  trou- 
Terez,  j'ose  vous  te  prédire,  la  lecture  de  de  billet 
plus  intéressante  qu'elle  ne  peut  vous  paràftre 
aujourd'hui.  Quand  enfin  ces  messieurs, 'couron- 
nant toutes  leurs  bontés,  auront  publié  là  vié-de 
IHnfbrtuné  qu'ils  auront  fait-  mourir  de  douleur , 
cettè  vie  impartiale  etfidèle  qu'il»préparént depuis 
long-tenips  avec  taïSt  de  Secret  et  de  soin;  avant 
que  d'ajouter  foi  à  leur  dire  et  àf  leurs  preiwes, 
vous  rechercherez ,  je  m'assure ,  la  source  de  tant 
de  zèle ,  le  motif  de  tant  dé  peines ,  la  conduite 
surtout  qu'ils  eurent  envers  moi  de  mon  Vivant.  . 
Ces  recherches  bien  faites,  je  consens,  je  le  dé- 
clare, pmisque  vous  voulez  me  juger  sans  m'en- 
tendçe,  que  vous  jugiez  entre  eux  et  moi  sur  leur 
propre  producticMi.  ' 

III. 

MÉMOIRE 

É6rit  au  mois  de  février  1777,  et  depuis  lors  iremis  oa  montré  à 

diirerses  personnes  '. 

I   - 

Ma  femme  est  malade  depuis  long-temps,  et  le 
progrès  de  son  mal,  qui,la  met  hors  d'état  de  soi- 
gner son  petit  ménage,  lui  rend  les  soins  d'autrui 

'  Entre  autres  dans  le  mois  de  juin  1778  au  chevalier  de  Fia* 
manyille ,  qui  à  son  retour  d'Ermenonville  fit  voir  ce  m(éflioire  h. 
M.  Corancez.  • 


EN  FORME  DE  CI^CUI^AIRES.  4^7 

nécessaires  à  eUe-iAêine  quand  elle  est  forcée  à 
garder  son  lit.  Je  Tai  jusqu'ici  gardée  et  soignée' 
dans  toutes  ses  malacjies;  la  vieillesse  ne  me  per- 
met plus  le  Hi^êiçe  service  :  d'ailleurs  le  ménage  y 
tout  petit  qu'il  est^  ne  se  £sût  pas.  tout  seul;  il  faut 
se  pourvoir  au-dehor^  des  choses  nécessaires  à  la . 
subsistance ,.  et  .les  préparer  ;  il  faut  maintenir  là' 
propreté  dans  la  maison  ^ .  Ne  pouvant  rempli^ 
seul  tous  ces  soins,  j*ai  été  forcé,  pour  y  pourvoir  y 
d'essayer  de  donner  une  servante^  à  ma  femme. 
Dix.  mois  d'expérience  m'ont  fait  sentir-  l'insuffi- 
sance et  les  inconvénients  inévitables  et  intolé- 
râbles  de  cette  ressource  dans  une  position  pareille 
à  \ii  nôtre.  Réduits- à  vivre  absolument  seuls,  ^ei 
néanmoins  hdrs  d'état  de  nous  passer  di^  service 
d'autrui ,  il.  ne  ngus  reste ,  ^ans  les  infirniités  et  Far 
bandon,  qu'un.  seuJ  TOoyen  de  soutenjpr  nos  vieux 
jours,  c'est  de  prier  ceux  qui  disposent  de  nds 
destinées  de  vouloir  bien  disposer  aussi  de  nos  per* 
sonnes,  et  nous. ouvrir  qu^ue  aaile  où  nou^  puisr 
sions  subsister  à  nos  frais,  mais  exempts  d'un  trar 
vail  qui  désormais  passe  nos  forces  ;  et  de  détails  et 
de  serins,  dont  nous  n^  sommes  plus  capables.     ' 

Du  reste,  de  quelque  façon ^ qu'on  me-  traite, 
qu'on  me  tienne  en  clôture  formelle,  ou  en  appa-^ 
rente  liberté,  dans  un  hôpital,  ou  dans  un  désert, 
avec  des  gens-doux  ou  durs ,  faux  ou  francs  (  si  de 
ceux-ci  il  en  est  encore  ) ,  je  consens  à  tout,  pourvu 
qu'on  rende  à  ma  femine  les  soins  que  son  état 

■  ■ 

*    ^  Mon  inconcev^le  situadoxi,  dont  personne  h'à  ri4ée,  pas  même 
ceux  qui  m'y  ont  réduit,  me  force  d'entrer  dans  ces  détails. 


438  KCRITS 

exige,  et  qu'on  me  donne  le  couvert,  le  vêtement 
le.  plus  simple,  et  la  nourriture  la  plus  sobre  jus-- 
qu'à  la  fin  de  mes  jours,  sans  que  je  ne  sois  plus 
obligé  de  me  mêler  de  rien.  Nou^  donnerons  pour 
cela  ce  que  nous  pouvons  avoir  d'argent,  d'effets 
6t  de  rentes  ;  et  j'ai  lieu  d'espérer  que  cela  pourra 
suffire  daiis  des  provinces  où  les  denrées  sont  à 
bon  marché,  et  dans  des  maisons  destinées  à  cet 
usage,  où  les  ressources  de  l'économie  sont  eon* 
nues  et  pratiquées,  surtout  en  me  soumettant^ 
comme  je  fais  de  bon  cœur ,  à  un  régime  propor- 
tionné à  mes  moyens.  ■         \ 

Je  crois  ne  rien  demander  en  ceci  qui,  dans  une 
aussi 'triste  situation  que  la  mienne,  s'il  en  peut 
être,  se  refuse  parmi  les  humains  ;  et  je^  suis  même 
bien  sur  que  cet  arrangement,  loin  d'être  oné- 
reux à  ceux  qui  disposent  de  mon  sort,  leur  vau- 
drait des  épargnes  considérables  et  de  soucis  et  d'ar- 
g<ènt.  Cependant  l'expérience  que  j'ai  du  s]FStème 
qu'on  suit  à  mon  éganj  me  fait  douter  que  cette 
ÊiveUr  me  soit  accordée  :  mais  je  me  dois  de  la  de- 
âaànder;  et,  si  elle  m'est  refusée,  j'en  supporterai 
plus  patiemment  dans  ma  Vieillesse  les  angoisses 
de  ma  situation  en  me  rendant  le  témoignage  d'a- 
voir fait  ce  qui  dépendait  de  moi  pour  les  adoucir. 


■»-*•■      M    «î     - 

'         ■  -.     %        t.. 


EN   FORME    DE  CIRCTILAIRES.  ,439 


ly. 


FRAGMENT 

TroûTé  parmi  les  papiers  de  Jean-Jacques  Rousseau.  - 

Quiconque  v^ans  ucgënte  nécessité ,  sans  aJSbires 
indispens^hl(as,9  recherche,  et  ïnéme  jusqu'à  i'im* 
portunitéf  in  homme  dont  il  pense  mal,  sans 
vouloir  s'échircir  avecJUii  de  lâ  justice  ou  de  l'in- 
justice du  jugement  qu'il  en  .porte,  soit  qu'il  se 
trompe  ou  non  dans  ce  jugement,  est  lui-même 
un  homme  dont  il  £aut mal  pen^r. 

Cajoler  un  homme  prés^t  et  le  diffamer  absent 
est  certainement, la  duplicité  d^pn  traître.»  et  vrai- 
semblablement  la  manœuvre  d'un  imposteur. 

Dire  en.jse  cachant  d'un  homme  pour  le  diffa- 
mer,-que  c'çst  par  ménagenoient  pour  h;^i  qu'on  ne 
veut  pas  le  confondre ,  c'est  fairç  un  mensonge 
non  moins  inépte.que  lâche.  La  diffamation  étant 
.  Je  pire  des  maux  civile  eJt  celui  dont  les  effets  sont 
les  plus  terribles,  s'il  était  vrai  qu'pii  voulût  mé- 
nager cet  honune ,  on  le  <;pnfondrait  ,^  on  le  mena- 
.  cerait  peut-être  de  le  diffamer,  mais  on  n'en  ferait 
rien.  On  lui  reprocherais  spn  crime  en  particulier 
en  le  cachant  à  tout  le  monde  ;  mais  le  dire  à 
tout  le  monde  en  le  cachant  à  lui  seul ,  et  feindre 
encore  de  s^intéresser  à  lui ,  est  le  ràffinementde  la 
haine ,  le  comble  de  la  barbarie  et  de  la  noirceur. 

Faire  l'aumône  par  supercherie  à  quelqu'un  mal- 
gré-lui ,:  n'est  pas ,  le  .servir ,  c'est  l'avilir;  ce  n'qst 


44o^  ÉCRITS 

pas  un  actt^  de  bonté,  c'en  est  un  de  malignilé, 
surtout  si.,  rendant  l'aumône  mesquine,  inutile ^ 
mais  bruyante,  et  inévitable  à  celui  qui  en  est  Tob^ 
jet,  on  fait  discrètement  en  sorte  que  tout  le 
monde  en  soit  instruit,  excepté  Jui.  Cette  fourbe*' 
rie  est  non-^seulement  cruelle,  loaiâ  basse.  En  se 
cou^vrant  du  masque  de  là  bienfaisance,  elle  t^- 
bille  en  vertu  la  méchanceté ^  et,  pa^r^ç^tre^up y 
en  ingratitude,  l'indignation  de  rhoid{|IE${li;putragé> 

Le  don  est  ufk  contrat  qui  suppo^  .toujours  le 
consentement  des  -deu]^  parties.  Un  opn  fait  par 
force  ou  par  ruse,  ét'qvi  n'est  p^sticcepté ,  est  i^ii 
vol.  Il  est  tyranttique ,  il  est*  horrible  de  vauloir 
faire  en  trahisoit  Un  devoir  de  la  recoan^issunce  à 
celui  dont  ^n  a  mérité  la  haine  %X  daof,  ou  est  jus^ 
tëment  méprisé.  • 

L'honneur  ;étant*plùS' précieux,  et  plus  ùnpor-^ 
tant  que  la  Vie,  eit  rien  ne  la  rendant  plus  à  charge 
que  la  perte' d^  l'honneur,  il  n'y  a  aucun  cas  pos*- 
sible  où  il  soit  permis  dé  cacher  à  cçlui  qu'on  dit 
feune,  non  plus  qu'à  celui  ^u'on  punit  de  mort,- 
raccùsation ,  r#dcusatÇur%l  ses  preuves.  L'évidence 
luémé  est  soiunise  à  cette  indispensable  loi  :  cai>  si 
toute  la  ville  avak  yii  *iy3i  homme  en  assassiçiér  un  » 
autre,  encore  ne  feraitKm'poiïitinotrrir  Taccusésans 
l'interroger  et  l'entendre  :  autrement  il  n'y  aurait 
phis  de  sûreté  pour  personne,  et  la-  société  s'é-^ 
croulerait  par  ses  fondements.  Si  cette  loi  sacrée 
est  sans  exception,  elle  e^t  aussi  sans  abus,  puis^ 
que  toute  l'adresse  d'un  accusé  ne  peut  eihpecher 
qu'un  délit  dénoontré  ne  continue,  à  l'être  ^  ni  te 


EN  FORME  DBGlRGULAIftES.  44^ 

garantir  en  pareil  cas  d'être  convaincu  :  mais  sans 
cette  conviction  Féyidence  ne  peut  exister.  Elle 
dépend  essentiellement  des  réponses  de  l'accusé , 
du  de  son  silence ,  parce  qu'on  ne  saurait  présu- 
mer que  des  ennemis ,  ni  même  des  indifférents^ 
donneront  aux  preuves  du  déliât  la  même  attention 
à  saisir  Je  faible  de  ces  preuves,  ni  les  éclaircïlse- 
ments  qui-telpeuvent  détruire,  que  l'accusé  peut 
natùrelleijieiaSr y  donner  l'aiûsi  personne  n'a  droit 
de  se  mettre  à,  sa  place  pour  le  dépouiller  du  droit 
de  se  défendre  en  s'en  chargeant  sans  son  aveu  ; 
et  ce  sera  beaucoup  même  si. quelquefois  une  dis- 
position secrète  ne  fait  pas  voir  à  ces  gens,  qui 
ont  tant  de  plaisir  à  trouver  l'accusé  coupable, 
cette  prétendue  éviaejice  où  lui-même  eût  démon- 
tré rîmposture  s'il  ayaît  été  enjtendu. 

Il  suit  de*  là  que  cette-njême  jévidence  est  coùtré 
l'accusateur  lorsqu'il  s'obstine  à  violer  cette  loi  sa- 
crée*; car  cette  lâcheté  d'un  accusateur  qui  met 
tout  en  œuvre  pour  se  cacher  de  l'accusé ,  de  quel- 
que prétexte  qu'on  la  couvre,  ne  peut  avoir  d'autre 
vrai  motif  que  la  crainte  de  voir  dévoiler  son  im- 
posture, et  justifier  l'innocent.  Donc  tous  ceux 
qui ,  dans  ce  cas ,  approuvent  les  manœuvres  de 
l'accusateur  et  s'y  prêtent,  sont  des  satellites  de 
l'iniquité. 

Nous  soussignés  acquiesçons  de  tout  notre  cœur 
à  ces  maximes,  et  croyons  toute  personne  raison- 
nable et  juste  tenue  d'y  acquiescer. 


^    • 


I 


PRECIS 


^      « 


DES  CIRCO'NSTANOES 

DE  LA  VIE  DE  J.  J.  ROUSSEAU , 

DEPUIS    L*£P0Q1}E   OU    IL    A    T£EMI]^£   SBS    CONFESSIONS 

JUSQftJ*A    SA    MORT  *.         .  ' 


^ 


Pendanè  le  séjour  de  Rousseau  daias  la  ^incipauté  de  Neu- 
châtel ,  il  s*éleva  des  troubles ,  à  son  occasion ,  dans  la  ville  de 
Genève,  r  II  fut  accusé  d'eujéifre  la  cause.  Il  importe  donc  de 
voir  I  par  l'exaiiuen  dés  faits ,  si  cette  accusation  est  fondée.  Elle 
vient  d'être  renouvtelée  avec  une  inconcevable  légèreté  par  un 
auteur  fort  g^ve^  fort  ^irituel ,  pleih  d'érudition ,  observant 
avecfinesise^écrivao't  avec  feir,  n^lant  à  ses  descriptions  des 
réflexions  pncifondeç  ;  original  enfin ,  et  qui  le  sers^it  (!ticore  plus 
sTI  voulait  Vôtre  un  feu  illôins.  C'est  un  tel  adversaire*  que  noiis 
sommes  forcés  de  réfuter.  Nous  n'avons  rien  de  mieux  à  faire 
qu'à  r^roduire  l'accusation  çn  y  répondant  par  les  faits  que 
nous  trouverons  dans  la  correspondance  que  Jean-Jacques  feut 
au  sujet  des  troubles  de  sa  patrie.  Cette  correspondance  n^est 
pas  connue  d'un  gralid  nombre  de  lecteurs  qui  préfèrent  les 
œuvres  de  Jean-7acques  à  ses  lettres.  Le  désordre  dans  lequel 
l'es  ont  présentées  les  premiers  éditeurs  en  rendait  la  lecture 
fatigante.  Cependant  ^  quand  on  attaque,  il  faut  prévoir  la  dé- 

t 

.  '^  11  n'est  sans  doute  pas  besoin  d'avertir  que  ce  n'est  ni  une  iuUe. 
.des  Confessions,  ni  un  appendice  à  cet  ouvrage,  avec  lequel  ce  Précis 
ne  peut  avoir  aucune  espèce  de  rapport  :  mais  je  crois  devoir  pré* 
venir  que  j*«i  puisé  dans  la  correspondance  les  propres  expressions 
de  Rousseau ,  toutes  les  fois  que  j'ai  pu  le  faire  sans  nuire  à  la  forme 
^u  récif. 


444  PRÉCIS 

fense;  et  Fauteur  du  nouveau  P'oyage  en  Suisse  *  aurait  du  con- 
sulter, avant  d^açpuser  Rousseau,  les  lettres  que  celui-ci  ^vait 
écrites  relativement  aux  querelles  des  Genevois,  dans  lesquelles 
il  lui  fait  si  gratuitement  jouer  un  rôle. 

Il  n'est  pas  aisé  de  rendre  clair  ce  qui  ne  Test  pas',  et  rien 
n*est  moins  clair  que  le  iréqît  des  dissensions  il'iuie  yille  où  se 

,  croisent  les  prétentions  respectives  des  gouvernants  et'des  gon-r 
vemés,  où  la  diversité  des  intérêts  change  ou  déplacé  Ij^  ques- 
tion, en  fait  naître  une  nouvelle  qui  bientôt  estj^mplacée  par 
une  autre.  Ici  nous  sommes  obligés ,  pour  éviter  les  répftétitions , 
d'inviter  le  lecteur  à  consulter  l'avis  qui  précède  les  Lettres  de 
la  Montagne  (t.  vi  ) ,  dans  lequel  nous  rendons  compte  de  la 
constitution  de  Genève,  et  des  infractions  que  fit  à  ses  lois  le 
gouvernement  de  cette  i;épublique  %.  l'occasion  de.  Rousseau. 
Le  parlement  de  Paris  avait  condamné  Emile ^  Te  9  juin  1769  : 
le  18  du  même  mois,  le  maf^nUique  Conseil'  de  Genève  ioaila 
cet  exemple,  quoique  l'ouvrage  n'eut, point  encore  pénétré  c|ans 
cette  ville.  Le  réquisitoire  de  M.  Joly  de  fleuri  servit,  à  dé- 
faut  du  livre  proscrit,  à-cette  condamnation.  Le  Conséit  lança 
pareillement  un  décret  de  prise  de  corps  contre^^fileur.  Jif  ais 
il  n'en  avait  pas  le  droit  ;  i(  fallait,  d'après  les  lois^  faire  çgna.- 

.  paraître  L'auteur  pour  être  ouï  et  p*ouj:  contérer  eh  consistoiae» 
D'ailleurs  il  n'y  avait  point  de  délit  comm.is  à,  Genève,  oùi'âaûle 
n'avait  été  ni  imprimé  ni  publié.  Telle  est  la  première  origine 
des  troubles  qui  ne  finirent  qu'en  1760.  On  conviendra  que 
Jean- Jacques  est  jusqu'ici  bien  involonfairement  compromis^ 
Épions  ses  démarches  ,et  suivons4e  fuyant  le  décret  du  parle- 
ment pour  se  réfugier  en  Suisse.  l\  arrive  à  Yverdun  le  A  jirtn. , 
et  le  19  il  y  apprend  que,  la  veille,  les  magisteats^e  Genève^ 
imitant  ceux  de  Paris  ' ,  le  traitaient  d/e  la  même  inanière. 

^  Voyage  en  Suisse  fait  dausles  années  18 17,  1818  et  18191  suivi 
£un  Essai  historique  sur  les^  mœurs  et  les  coutumes  de  VH^hétie  ancienne 
et  moderne^  par  h,  Simond^  Huteurdu  Voyage  d*un  F  rancis  en  Angleterre» 
a  vol.  în-8°.  Paris,  i8aa. 

'  Cette  imitation  prouve  Tinfluence  de  Paris  sur  Gen^e,  et' la 
crainte  que  Tune  avait  de  l'autre,  ou  plutôt  du  gouvernement  fran- 
çais. Elle  est  telle  dans  cette  circonstance,  que  les  magistrats  d'une 


DE  LÀ  VIE  DE  J.  J.   ROUSSEAU.  44^ 

Étonné  de  qette  cùnduite ,  il  écrit  à  celui  qui  l'en  avait  informé, 
à  son  ami  M.  Moiiltou  qui,  dans  sa  lettre,  ne  dissimulait  pas 
llndignation  qu'il  éprouvaiit. 

Yoici  le  langage  ûue  tieAt  celui  qui,  suivant  notre  voyageur, 
veut  occuper  les  cent  bouches  de  la  Renommée,  et  se  venger 
pariine  guerre' civile.  «(Cité  à  coii^araître*,  dit  Jean-Jacques 
«  à  ^pultou,  j'^étais  obligé  d'obéir,  au  lieu  qu'un  décret  de  prise 
«  de  corps  ne  m'ordonnant  rien ,  je  puis*  demeurer  tranquille. 
«  Cg  nl^st  pas  que  je  ne  veuille  purger  le  décret  et  me  rendre 
«  dans  les  prisons  en  temps  et  lieu,  curieux  d'entendre  ce  qu'oh 
,«'peut  avoir  à  me  dire,  car  j'avoue  que  je  ne  l'imagine  pas. 
a  Quant  à* présent,  je  pense  qu'il  est  à  propos  décaisser  au  Con- 
«  seil  le  temps  de  revenir  sur  lùi-iftéme/et  de  mieux  voir  ce 
«  qu'il  a  fait.  D'ailleurs  il  serait  à  craindre  que ,  dans  ce  mo- 
«  ipent  de  chaleur,  qu'elques  citoyens  ne  vissent  pas  sÂns  mur- 
«  mure  le  traitement  qui  m'est  destiné ,  eX  cela  pourrait  ranimer 
«  iie»  aigreurs  qui  doivent  rester  à  jamais  éteintes.  Mon  inten- 
«  kon  nestpas  Uejàuer  un  rôle  y  mais  de  remplir  mon  de\oir, 
«Je  he  puis  vous  dissimuler,  cherMoultou,  qile,  quelque  pé« 
«nétré  que  je  soîs'de  votre  conduite  dans  cette  affaire, /e  ne 
«  saurais  V approuver,  ïje  zèle  que  vbus  marquez  ouvertement 
«  pour  mes  intérêts  fie  <me  fait  aucun  bien  présent ,  et  me  nuit 
«beauQoupbpouD  l'avenir  en  vous  nuisant  à  vous-même.  Vous 
«  vous  ôtez  un  crédit  que  vous  auriez  employé  très-utilement 
«  pour  moi  dans  un  temps  plus  heureux;  Apprenez  à  louvoyer, 
«  mon  jeune  ami ,  et  ne  heurtez  jamais  de  front  les  passions  des 
ft  hommes  quand  vous  voiUez  les  ramener  à  la  raison.  L'envie 
.  «et  la  haine  contre  moi  sont  maintenant  à  leur  comble.  Elles 
«  diminueront  quand,  ayant  depuis  long-temps  cessé  d'écrire, 
«je  commencerai  d*  être  oublié  du  public,  et, qu'on  ne  craindra 

république  indépendante  condamnent  un  livre  sans  en  avoir  aucune 
connaissance,  et  l'auteur  sans  l'avoir  entendu.  Berne  suivit  cet 
exemple ,  toujours  sans  connaître  Emile,  «  L'équitable  et  judicieux 
«  réquisitoire  de  -M.  Joly  de  Fleuri,  dit  Rousseau  dans  sa  lettre  du 
«21  juillet,  à  madame  dci  Luxembourg,  a  produit  tous  ces  effets;  il 
«.a  donné  une  telle  horreur  pour  mon  livre,  qu'on  ne  peut  se  ré- 
e  soudre  à  le  lire.  > 


446  PRÉCIS 

«  plus  de  moi  la  vérité.  Alors ,  si  je  sois  eqj(t>re  ^  vous  me  ser- 
«virez  et  Ton  vous  écoutera.  Maintenant,  taisez^ËUy  respectez 
ft  la  décision  des  magistrats  et  l'opinion  publique  ;  ne  m'aban- 
«  donnez  pas  ouvertement,  ce  serait  une  lâcheté  :  xn»^ pariez 
Il  peu  de  moi;  n'affectez  point  de  me  défendre;  écrivez-moi  ra- 
«  rèlihent,  et  surtout  gardez-vous  de  me  venir  voir',  je  vous  le 
«  défends  avec  toute  Tautorité  de  l'amitié....  Dites  à  nos  iftagis- 
«  trats  que  je  les  respecterai  toujours,  même  injustes,  et  à  tous 
«  nosr  concitoyens  que  je  les  aimerai  toujours,  méirie  ingfets'.  » 

Nous  ne  ferons  point  d'observations  ni  de  commentaires  :  Jean- 
Jacques  est  toujours  clair, ^précis,  positif,  et  nous  ne  conver- 
tirions point  ceux  qui  voient  dans  ce  qu'il  dit,  le  contraire  de 
ce  qu'il  a  voulu  dire.  Continuons  : 

Il  écrit  ail  bailli  d*Yverdun  pour  savoir  si  son  séjour  anrait 
des  inconvénients  dans  le  pays,  et  s'il  y  peut  rester,  ayant  le 
projet  de  ise  rendre  dans  les  prisons  de  Genève,  dès-qu^ilsera 
certain  que  sa  présence  ne  causera  aucun  tnouJf^le  dans  sapatfie. 

Cependant  Moùltoii ,  croyant  que  l'amitié  lui  fdsait  un  de- 
voir de  défendre  son  ami,  crut,  malgré  ses  instruttiops,  que 
^inaction  serait  'bonteuse.  Il  agit  donc;  du  moins  les  reproches 
que  lui  adressé  Rousseau,. le  6  juillet,  nous  le  font  présumer. 
Dans  l'intervalle ,  un  certain  nombre  de  cttoyehs  de  Genève  et 
les  parents  de  Jean- Jacques  avaient  fait  des  représtotàlîoilis  au 
sujet  de  la  condamnation  illégale  dont  il  était  Tobiet. 

«Je  vois  bien,  dit  Jean- Jacques  à  son  ami,  je  vois,  cher 
«(  concitoyen,  que  tant  que  je  serai  malheureux  ^  vous  ne  pour- 
«  rez  vous  taire....  Je  suis  aussi  fâché  que  touché  de  la'démarche 
«  des  dtoyenis  dont  vous  me  parlez.  Ils  ont  eru  dans  cette  af-« 
«  faire  avoir  leurs  propres  droits  à  défendre,  sans  voir  qu'ils 
<c  ine  faisaient  beaucoup  de  mal.  Toutefois ,  si  cette  démarche 
*  s!est  faite  avec  la  décence  et  le  respect  convenables,'  je  la 
«  trpuve  plus  nuisible  que  répréhensible.  Ce  qu'il  y  a  de  très- 
«  sûr,  c'est  que  je  ne  Tai  ni  sue  y  ni  approuvée  ^  non  plus  que  la 
«  requête  de  ma  famille ,  quoiqu'à  dire  vrai,  le  refu^  qu'elle  a  pro- 
«duit  soit  surprenant,  et  peut-être  inouï.  Plus  je  pèse  tontes  les 

'  Lettre  du  2 a  juin  176a  ,  à  M.  Moultou. 


DE  LA   VIE   DE  J;  J.   ROUSSEAU.  44? 

tt  considérations,  plus  je  vaBe  confirme  dans  la  résolution  de  gar- 
'(  der  le  plus  parfait  silence  '.  >» 

Peu  de  jours  après,'  Jean-Jacques ,  étant  averti  par  le  bailli 
d' Yverdun  que  le  gouvernement  de  Berne  devait  le  chasser,  sur 
la  demande  du  Conseil  de  Génèye,  voulant  prévenir  cette  me^ 
sure ,  partit  d'Yverdun  pour  se  rendre  à  Motiers-Traver».  Sa 
situation  étant  changée ,  il  crut  devoir  autoriser  M.  Moultou  à 
écrire  pour  sa  défense  s'il  le  jugeait  à  propos,  pourvu  que  ce  fût 
d'une  manière  convenable  aux  deux  amis ,  sans  emportement, 
sans  satires,  surtout  sans  éloges,  a¥ec  douceur  et  dignité,  avec 
force  et  sagesse;  enfin  comme  il  convient  à  un  ami  de  la 
Justice,  encore  plus  que  de  t opprimé.  Il  lui  annonçait  en  même 
temps  qu'il  ne  voulait  point  avoir  communication  de  cet  ou- 
vrage s'il  le  faisait  *. 

Voilà,  jusqu'à  présent,  un  boute-feu  d'une  espèce  particu- 
lière. 

Condamné  sans  être  entendu,  sans  être  jugé,  pour  un  ou- 
vrage qu'on  ne  connaissait  pas,  qu'on  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  lire;  condamné  dans  un  pays  parce  qu'il  l'avait  été  dans  un 
autre ,  il  éprouvait  et  devait  éprouver  ce  sentiment  amer  que 
cause  l'injustice  des  hommes,  et  qui,  presque  toujours ,  est  ac- 
compagné du  désir  de  se  venger,  dont  tant  de  gens  ont  fait  le 
droit  de  se  faire  justice  eux-mêmes.  Qu'il  n'ait  pas  éprouvé-  ce 
désir  (ce  qui  paraît  peu  probable)^  ou  qu'il  en  ait  triomphé  ^  (ce 
que  je  pense) ,  toujours  est-il  qu'il  ne  s'est  pas  vengé  :  car  ce  n'est 
point  une  vengeance  que  la.  réponse. qu'il  fit  aux  Lettres  de  la 
Campagne,  Aùns  lesquelles  on  l'attaquait  personnellement.  J'at 
fait  voir  dans  l'avertissement  qui  précède  cet  ouvrage  ^,  que 

'  Lettre  du  6  juillet  176a,  à  M.  Moultou. 
'  Lettre  du  1 1  juillet  9  au  même. 

En  général  il  était  dans  le  caractère  de  Rousseau  de  ne  se  veirger 
que  par  une  conduite  généreuse  qui, Jaisant  ressortir  l'Injustice,  ag^ 
gravait  leff' torts  de  celui  qui  ravait~ commise;  c'est  airtsi  qu'après 
toutes  les  injure&de  Voltaire,  il  sonscriyit  pour  sa  statue;  c'était  ainsi 
qu'il  avaitrcnvoyé  la  comédie  de  Palissot ,  dans  laquelle  son  ancien 
ami  Diderot  était  insulté,  etc. 

^  Tom.  vj,  pag.  i53  ,  de  cette  édition. 


44s  PS'IKCIS 

Jean-Jacques  usa}^comnie  homme  d^  lettres,  du  droit  nature  que 
lui  donnait  l'agression  d'un  autre  homme  de  lettres  :  aus^  n'a- 
tx^  point  contesté  ce  droit ,  et  les  Lettre^  écrits  de  la  JÊf^Utgne 
ne  furent  blâmées  de  personne  sous  ce  rapport.  On  les  condajiuiay 
on  les  remit  au  bourreau  pou(  les  lafcérer  eules  br&ler;  mais 
c'était  parce  que  l'auteur  y  reproduisait  les  mêmes  principes  et 
lès  mêmes  doctrines  consignés  dans  Emile  d^à  ccHfdanmé ,  la- 
<déré,  brûlé.  ify 

Jusqu'alors  le  clergé  de  la  religion  réformée  ne  s'était  pas 
joint  à  celui  de  la- religion  catholique,  apostolique  et  romaine; 
il  avait  même  reçu  Rousseau  qui  était  rentré  dans  le  culte  de 
ses  pères,  et  le  laissait  tranquille.  Mais  quand  Iqs  Lettres  de  la 
Montagne  parurent,  il  fulmina  contre  leur  auteiir,  etteême  aHa 
plus  loin  que^e  clergé  catholique,  qui  s'était  contenté  de  dé- 
fendra  la  lecture  de  l'ouvrage  qu'il  coudamnait  '.  Lq^  ministres 
protestants  firent  plus;  ils  agirent  contre  l'auteur  qu'ils  auraient 
poai  de  peines  cok*porelles  sans  la  protection  de  Frédérîe,  qui 
nVntendait  pas  qu'il  y  eût  dans  ses  états  un  autre  gouvemenient 
qae  le  sien,  ni  d'autre  justice  que  celle  dont  il  avait  confié ie 
soin  à  ses  tribunaux.  Mais  ils  firent  persécuter  Jean-Jacques 
sourdement,  n'osant  le  faire  avec  éclat,  et  ne  le  pouvant  d'une 
manière  légale. 

Revenons  à  la  conduite  de  Rousseau  pendant  les  troubles  de 
Genève.  Non-seulement  il  n'y  prit  aucune  part  ;,mai8  dans  tontes 
ses  lettres  sur  ce  sujet,  il  exhorte  ses  amis  à  la  paix, «À  faire  dés 
concessions ,  à  ménager  l'amour-propre  des  magistrats.  II  ex- 
'  prime  énergiquement  le  chagrin  qu'il  éprouve  de  cçs  dissen- 
sions. Comme  ses  amis  écoutèrent  quelquefois  plutôt  leur  aèle 
indiscret  et  ]eur  indignation  que  ses  conseils  et  la  prudence,  il 

'  Le  clergé  catholique  de  Strasbourg  le  traita  même  avec  petitesse, 
pendant  son  séjour  dans  cette  ville,  <f  où  il  écrivait ,  le  x  7  novenbre 
1765,  dans  1^  termes  saiyan||:  «  On  ne  peut  rien  ajouter  aux  paar- 
«  qws  de  bienveillance  qu'on  me.donne  ici  :  ce  qui  vous  êwqp^p&adwti , 
■  est  que  les  gens  d'église  semblent  vouloir  renchéjir  encore  sur.  les 
«  autres.  Ils  ont  Fair  de  me  dire  dans  leurs  manières  zDistinguêZ'^ous 
m  de  vos  ministres ,  vous  voyez  que  nous  ne  pen&ons  pas  comme  eux,  m 
Lettre  à  du  Peyrou ,  à  la  date  indiquée. 


DE  LA.   VIE    DVJ.J,    IIOUSSE4U.  /j4ç) 

les  gounnande  et  leur  exprime  la  peine  ^l^'ils  lui  causent - 
Enfin-,  pour  ne  pas  être  accusé  de  les.  influencer  par  sa  jprë- 
seàce  dans  lé  voisinage  de  Genève-,' et  po^r.  ne  pas  causei;  d*oi)3- 
brage  h  ses  ennemis,  il  ç'exile  encore  et Npart  pouc  l'Angleterre. 
Telle  fut  sa  conduite.  Il  sefnble  qu'elle  dût  le  mettre  k  l'^ri 
du  reproche.  Mais  un  homme,  comme  Rousseau  ne  pouvais 
rien  ifaire  d'indifférent  aux  yeux  de  s.es  envieux  ou  de  ses 
etanemis,  et  Toii  savait  trouyéijpi  motif  coups^le  dai^  son  $i-r 
lence  ou  dans  son  inaction.  Comme,  à  ri>cca[sion  de  Tnijustice 
dont  il  avait  été  l'ic^je):.,  on  renouvela  toutes -les  plaintes  et  tous 
lés  sujets  de  mécontentement  contre  la  république,  sa  cQp- 
damnation  ne  devint  phis  qu'une  ajffaii'e  accessoire»  Voilà  ce 
qu'il  fallait  cbnnaîtne  pour  bien  comprendre  M,  Si^ond^  et  Ton 
a  vu  comment  M.  $mond,  interprétait  la  conduife  de  Rous> 
seau  (t.  VI ,  p,  i53  j^  c!est-àKlire  eu  supposant  q^e,  *v  vqyafif 
sur  le  point  d'être  oublié ,  Rot^seatt  tournait  sa  colère'  contre 
représentants  ht  négatifs  ,à  la  fois ,  coupables ,  les  14ns  comtne 
les  autres^  de  s* occuper  J^ autre  chose  que  de  lui.'l!.'d  moindre 
preuve  d'une  si  singulière  assertiôp  est  encore  à  donner.  La  cor 
1ère  de  Rpusse^^u  fut  tellïgfnent  concentrée  qu'il  n'en  existe  pa9 
le.  plus  faible  indice.  Il  a  pris  un  tel  soin  de  la  cacher  ) -qu'on  ne 
cite. même  pas  un  propos  9  pas  un  mot  qui  en  tlécèle,  qui  en 
fasse  soupçonner  Texistence.  Elle  n'en  est  pas  moins  incontes- 
table,  et  c'est  ainsi  que  Ton  juge  l  M.  Simond  n'était  pas  fait 
pour  être"  l'écho  du  parti  qui  subsiste,  encore  aujourd'hui  âs^ns 
la  patrie  de  Jean -Jacques.  Il  répète  lijttéralemént  ce  (|u'on  y 
dii^t  dans  le  temps  des  troubles ,'  c'est-^i-dire  il  y  a  60  ans  ;  ce 
'  qui  se  disait  à  Feracy,  ce  oui,  de  Ferney ,  passa  bientôt  à  P*^ 
ris  :  c'est-àr^re  cet^  phrase,  Bousseau  veut.qu'oa  ne  s  occupe 
que  de  lui  »'  phrase  qui  est  devepue  un  arrct  sans  appel  pour 
tous  ceux  qui  jugent  in  verba  magistri,  et  le  nombre  eu  est 
grand.  Nou;»  ne  pouvons 'que  i^TO(^<y[\\xeK  .l'apparence  d'une 
preuve  de  cette  accusation,  ci^r;pn  copvi^dra  saps  dpute  que 
ce.  p'en  est  pas  upe  que  le  propos  d^  ceux  qiii  ^vaient  con- 
damné  Jean -Jacques;  et  vqpcjfjé^prc^s  n'-etai'a^iûert  pas 
plus  d'importance, ]adopie^.pa^'^¥l]i^^  ce  poète 

R.    XVK  29  "^ 


■»'. 


45o  PRÉCIS 

aux  affidés  de  Puris ,  et  répandu  dans  le  public  {mr  ceux-ci. 

Nous  reviendit>ns  sur  les  dissensions  de  Génère  lorsqu'il  sera 
qaesûoades  négociations  qui  les  terminèrent.  La  nécessité  de 
parier  de  leur  origine  nous  a  forcé  de  remonter  à  une  épO(|ue 
antérieure  à  Tespace  de  temps  compris  dans  ce  précis.  Npus  ne 
nous  écarterons  plus  de  Tordre  chronologique. 

Rousseau ,  chassé  par  le  gouvernement  de  Berne  qui  ne  lui 
donnait  que  vingt-quatre  heures  pour  sortir  de  ses  états ,  partit 
devienne  le  29  octobre  1765 /ayant  le  projet  de  se  rendre  à 
Berlin,  en  passant  par  Strasbourg.  Il  arriva  le  4  novembre  dans 
cett^  dernière  ville,  où  raccueri  flatteur  qu'il  reçut  lui  fit  prolon- 
ger son  séjour.  Les  inquiétudes,  la  fatigue  du  voyage,  l'état  de 
sa  Santé,  le  mettaient  d'ailleurs  hors  d'état  de  continuer  sa  route. 

Il  avait  d'abord  des  doutes  sur  la  manière  dont  oft  le  traite- 
rait en  France  ;  «  mais  si  l'oà  fait  tant  que  de  me  chasser ,  écri- 
«  vait-il  à  l'un  de  ses  amis ,  on  ne  choisira  pas  lé  temps  que  je 
«suis  malade,  et  Ton  s'y  prendra  moins  brutalement  que  les 
«  Bernois  '  .Ses  craintes  ne  furent  pas  de  longue  durée  y  et  bien- 
tôt fl  eut  lieu  de  se  lotier  de  ses  nouveaux  hôtes,  et  de  confirmer 
le  jugement  qu'il  en  avait  porté  plus  d'une  fois -en  prétendant 
que  de  tous  les  peuples  civilisés ,  le  Français  était  celui  qui 
recevait  les  étrangers  avec  le  plus  de  bienveillance  et  d'affa- 
bilité. 

En  effet,  on  mit  dans  les  attentions  dont  il  fut  l'çbjet,  de  la 
recherche  et  de  la  délicatesse.  Le  maréchal  de  Contades  j  M.  de 
Saint-Tictor,  lieutenant  dé  roi  de  la  place;  M;  de  Chastel, 
trésorier  de  la  province;  le  préteur  de  la  ville,  M.  de  Makau , 
lé  oomblèi*ent  de  politesses  :  on  fit  jçuer  son  Devin  du  vilàige, 
et  dans  les  concerts,  auxquels  il  était  invité,  l'on  chantait  des 
morceaux  de  cet  opéra.  On  lui  donna  une  fête  à  l'Hôtel-de-ville. 
«L'on  ne  .peut  rien  ajouter,  écrivait-il  (  le  17  novembre!),  aux 
«  marques  de  bienveillance,  d'estime,  et  même  de  respect  qu'on 
«  ne  donne  ici ,  depuis  monsieur  le  maréchal  et  les  chefs  du 
«  pays  jusqu'aux  derniers  du  peuple.  Ce  qui  vous  surprendra 
«  est  que  les  gens  d'église  semblent  vouloir  renchérir  encore  sûr 

'  Lettre  du  4  uovemlire  176$ ,  à  M.  dé  Lnze. 


DK   LA.   VIK    DE   J.  j'.    IIOUSSKAU,  45* 

«  les  autres.  Ils  ont  i'âir  de  me  dire  ddns  leurs  manières:  Distih- 
«  guezr/îous  de. vos  ministres  :  vous  voyez  que  néùs  ne  pbnifon^ 
npas  comme  eux,  >» 

Ou'voit  par  cette  réflexion  épigràmmatique  qu'il  était. blesi^é 
de  la  conduite  que  Ijes  ministres  protestants  avaient  tenue  en- 
vers lui  :  conduite  bien  oppdsée  en  effet  à  celle  du  dergé  ca- 
tholique qui,  en  condamnant  Emile  y  ne  s'était  occupé  que  dé 
l'ouvrage ,  tandis  que  la  vénérable  classe  des  pasteurs  poursui- 
virent Fauteur  et  l'ouvrage,  firent  brûler  le  second  et  brdvêréht 
mètne  l'autorité  de  Frédjéric  pour  forcer  le  preinîer  à  soWir  du 
pay$  ".  La  cohfonnité  de  reli^ôii  entre.  les  prêtres  protestants 
et  Rousseau  semblait  devoir. être  un  motif  d'indulgence  :  fis 
agirent  au  contraire  af  ec  plus  de  sévérité  que  les  autres. 

Fé'té  de  tbuf  le  monde,  caressé  même,  Jean- Jacques  était 
teàté  de  tester  à  Strasbourg.  Il  écrivait  à  du  Pèyroii,  le  17  no- 
vembre, pour  lui  d^rii^fùder  ses  livres  de  botaniqucp  «  Je  désiré 
«  beaucoup,  lui  dis{iit-il,  de  faire  usage  ici  de  deMx  pièces  qiii 
«  sont  daîn^  mes  papiers  :  l'une  est  PygmaUon ,  et  l'autre  VÈn- 
«  gagehient  téméraire.  Le  directeur  du  spectacle  a  pour  moi 
«  m ifle  attentions  :  il  m'a  donné  pour  mon  usage  une  loge  grillée  : 
«  il  m'a  fait  faire,  une  clef  d'une  petite  porte  pour  entrer  inco- 
«  gnito  :  il  fait  jouer  les  pièces  qu'il  juge  pouvoir  me  plaire.  Je 
«  voudrais  tâcher  de  reconnaître  ses  honnêtetés;  et  je  crois  que 
»  quelque  barbouillage  de  ma  façon ,  bon  bû  mauvais,  lui  serait 
«  utile  par  la  bienveillance  que  le  public  a. pour  moi,  et  qui  s'est 
«  bien  marquée  slu  Devin  du  village.  »' 

l'ehdant  qu'il  se  disposait  à  demeurer. à  Strasbourg,  s'il  en 
obtenait  la  permission,  il  reçut  de  David  Hume  les  incitations 
les  plus  tendres  de  se  livrer  a  Ini^  et  de  le  suivre  en  Angleterre, 
où  il  se  chargeait  de  lui  procurer  une  retraite  agréable  et  trah^ 
quille.  Déjà  la  comtesse  de  BoufElerâet  ia  marquise  de  Yerdelih 

**  J'ai  rapporté ,  loin,  i  de  l* Histoire  de  J,  /.  Rousseau^  p.••4'3'6^èt• 
f cuvantes ,'  tous  les  détails  relatifs  à  la  querelle  entre  lé'  pastjïur 
Montmollin ,  ]à  vénérable  classe ,  le  consistoire  de  Motiers- et 'Root- 
seau,  ils  ^'appartiennent  point  à  l'époque  dont  nous  retraçons  Jes 
événements. 

29- 


1 1* 


45îi  PRÉCIS 

l'avaient ,  à  diverses  époques,  pressé  de  choisir  ce  pays  comme 
celui  où  Ton  jouissait  de  plus  de  liberté.  Ce' sont  le^  rleux  fiâmes 
dont  il  parle  à  la  fin  de  ses  Confessions  ^  et  quil  désigne  avec 
hûpieur , sans  les  nommer.  Ébranlé  par  elles,  et  surtcait  par 
Milord  Maréchal,  qui  approuvait  soin  passage  en  Angleterre, 
il  fut  entièrement  vaincu  par  les  instances  dû  philosophe  an- 
glais ,  et  répondit  à  ses  invitations  en  les  acceptant.  Il  le  lui  an^ 

■  *  ■  * 

nonce  dans  sa  lettre  du  4  décembre  :  n  je  partirai^  lui  dit-il , 
«  dans  cinq  o\\  six  jours  poujr  aller  me  j'eter  dans  vos  bras;  c'est 
«le  conseil  de  Milotd  Maréchal ,. mon  protecteur,  mon  ami, 
ftmon  père: c'est  eelui  de  madame  de'^*'^  (Boufflers},ddnt  la 
«  bienveillance  éclairée  me  guide  autant  qu'elle  me  coi^solè  ; 
<t  enfin  j'ose  dire,  c'est  celui  de  mon  cœur  qui  se  plaît  à  devoir 
«beaucoup  au  plus  illustre  de  mes  contemporains,  dont  la  bonté 
<«  surpasse  la  gloire.  »  Hume  u'était  ni  le  plus  ni  le  n^oins  illustre 
des  contemporains  de  Kousseau,  qui,  danâ  ses  jugements  sur 
l'historien ,  passa  peut-^tre  d'un  excès  à  l'autre.  ^    ' 

Il  partit' eu  effet  de  Strasbourg  le  9  décembre,  étant  muni 
d'un  passeport  du  ministre,  .que  M.  le  duc  d'Aumont  lui  avait 
fait  avoir,  à  la  prière  de  madame  de  Yerdelin.  Il  arriva  le  16 
à  Pafis ,  et  logea  chez  madame  Duchesne,  résolu  de  garderie 
plus  parfait  incognito  y  et  de  ne  pas  proifiener  son  bonnet  fions 
les  rues  '^i  On  doit  se  souvenir  qu'il  avait  adopté  le  costume  ar* 
ménien,  le  seul  commode  poi\r  l'incommodité  douloureuse  à 
laquelle  il  était  sujet.  Ce  costume  lui  avait'  été  envoyé  par  le 
maréchal  de  Luxembourg  à  Motiers-Travers  ;  il ie, porta  vers 
la  fin  de  176a,  pour  la  première  ibis,  et  fut  obligé,  comme 
nousallons  le  voir»,  de  le  qii[itter  âPatis^.  - 

Il  aurait  voulu  ne  pas  séjourner  dans  la  capitale,  se  montrer 

*  Lettre  du  16  décembre  776$  ,  à  M.  de  Lu^e. 
On  peut  juger  jpar  là  de  la  sincérité  de  Marmontel  qui,  dans 
se»  mémoires ,  met  «u  nombre  des  causes  de  la  rupture  entre  Rous- 
yeaii  et  ses  amis ,  le  peu  d'attention  qne  firent  ceux-ci  à  ce  costume  ; 
ce  qui  piqua  Jean-Jacques ,  qui  ne  l'avait  adopté  que  pour  se  singu» 
lari.ffir^  suivant  Marmontel.  Or,  la  rupture  eut  lieu  à  la  fin  de  1757- , 
et  Rousseau  nç  prît  bonnet  et  cafîetan  qo^en  T7<^a.  Il  avait  des 
moyens  plus  efficaces  et  d'un  effet  plus  durable  pour  se  singulariser» 


DE   LA   VJE   DE  J.  J.  ROUSSEAU.  4^3 

le  moins  possible,  pour  né  point  s' exposer  derechef  aux  dtneH, 
aux  fêtes  y  au3ô  fatigues  de  Strasbourg  y  et  dans  ses  lettres  (i6, 
1 7  décembre  )  il  exptime  constammeht  le  désir  de  partir  sans 
délai  ;  mais  ses  vœux  ne  furent  point  secondés  par  un  person- 
nage puissant  qiii  lui  portait  le  plus  vif  intérêt,  par  le  prinee 
de  Cônti  qui,  dès  qu'il  apprit  son  retour  à  Paris,  lui  fit  préparer 
un  appartement  à  P hôtel  Saint-Simon  ^  situé  dans  renceînle  du 
Temple  ;  honneur  qu'il  ne  pouvait  se  dispenser  d'accepter.  C'était 
d'ailleurs  un  asile  dans  lequel  il  trouvait  la  sécurité,  dont  l'arrêt 
du  parlement  ne  lui  permettait  pas  de  jouir  chez  la  veuve  Du-i» 
chesne.  11  s'installa,  le  ao  décembre,  à  l'hôtel. Saint^imon. 
«  J'ai  l'honiieur  d'être,  écrivait-il  le  a4 ,  Thôte  de  M.  le  prince 
ce  de  Conti.  Il  a  voulu  que  je  fusse  logé  et  servi  avec  une  ma- 
«  gnificence  qu'il  sait  biên'fi*être  pas  de  mon  goût;  mais  je  com- 
«  prends  que,  dans  la  circonstance,  il  a  voulu  donner  en  cela 
«  un  témoignage  public  de  l'estime  dont  il  m'honore.  Il  désirait 
«beaucoup  me  retenir  tout- à-fait  et  m'établîr  dans  un  de  s^ 
«  châteaux  à  douze  lieues  d'ici;  mais  il  y  avait  à  cela  une  coh- 
«  dition  nécessaire  que  je  n'ai  pu  me  résoudre  d'accepter,  quoi- 
«  qu'il  ait  employé ,  durant  deux  jours  consécutifs ,  toute  son 
«  éloquence )  et  il  en  a  beaucoup,  pour  me  persuader.  » 

Le  château  dont  «il  est  question  est  Trye,  situé  près  de  Gi- 
sors ,  où  Rousseau  vint  habiter  \\  son  retour  d'Angleterre.  Il  est 
probable  que  la  ccinditidn  exigée  par  lej>rince  était  la  sépara- 
tion de  Jean-Jacques  et  de  Thérèse  Le^  Vasseuf  :  séparation 
contre  laquelle  ont  échoué  tous  ceux  qui  ont  tenté  de  là  faire. 

I)ès  qu'on  le  sut  au  Temple  il  y  fut  accablé  de  visites.  Elles 
avaient  un  double  motif;  la  curiosité  ou  le  désir  de  voir  un 
personnage  célèbre  ou  singulier,  et  Tenvie  de  faire  sa  cour  au 
prince  à  qui  l'on  croyait  plaire  en  venant  voir  son  hôte.  Mais 
Rousseau  fut  bientôt  excédé.  Le  !i6  il  écrivait  à  M.  de  Luze , 
qui  devait  l'accompagner  jusqu'à  Londres  :  «  Je  ne  saurais, 
»  monsieur,  durer  plus  long-temps  sur  ce  théâtre  public.  Pour- 
«  riez-vous  païf  charité  accélérer  un  peu  votre  départ?  M.  Hume 
»  consent  à  partir  le  jeudi  a  à  midi.  Si  vous  pouvez  vous  prêter 
«  à  cet  arrangement,  vous  me  ferez  le  plus  grand  plaisir.  »  Il 


454  pRicis 

disait,  le  a  janvier,  à  son  ami  du  Peyrou  :  <c  Totijours  embar- 
'(  rassé  de  mes  continuelles  audiences ,  je  ne  puis  vous  écrire 
«  gue  quelques  mots  rapideipent,  je  ne  puis  trouver  un  moment 
t  dans  ce  toucbîllon  de  Paris  où  ie  suis  entraîné.  Je  suis  ici , 
»  4ans,raon  hutel  Saint-^Simon,' comme  Sanchp  dan$  son  île  de 
fc  Baratàfia,  en  représentation  toute  là  journée.  J'ai  d^  mond^ 
«(  de  tous  états;  depuis  l'instant  où  je  me  fève,  jusqvi'à  pfliû  q^ 
«t  jç  nie  couche,  et  je  suis  forcé  de  m'habiller  en  public.  Jç  ql'^ 
«jamais  tapt  souffert,  mais  heur^usef^ent  cela  va  finir.  «  Lors- 
qu'il sortait  sur  les  boulevards,  la  foulé  se  pressait  sur  ses  pa^ , 
attirée  ^aps  doutç  par  le  çostjime  arménien  qui  suffisait  ppjjff 
fixer  l'attention  du  peuple  à  une  époque  ou  Ton  ti'avi(i|  fiuçpx^ 
réveillé  nî'se^s  ps^ions  ni  ses  intérêts.  Ce  fut  alors  qqç  p.oi|s- 
seau  changea  dçs  costume,  mais  à  son  graq^  regrf?t,  par  la  ir^i^on 
que  noua  en  avons  donnée.  lies  coixfid^nces  qu'il  fais^jt  à  du 
I>eyrou  sur  l'ennui  que;  lui  causait  lïi  représentation^'  pf?l]|Vent 
faire  apprécier  à  leur  juste  valeur  les  reproches  d'q^fectçttiçn 
à  sa  montrer  que  lui  adressent  plusieurs  cpnteoprporain^  ^.  Mais 
â  n'en  paraît  pasmoins  certain  que  la. sensation  qu'il  ca^usa  4p- 
t^rmina  M.  le  duc  de  Choiseul  à  donner  des  ordres  pour  açcé- 
lérçrsbn  départ*^.  L'arrêt  du  parlement  n'était  point  f évoqué. 
Ce  fait  explique  l'ordre  du  ministre^  et  le  motive. 

J\  importe  de  noter  les  circonstances  propres  à  jeter  flu  jour 
,â^r  le^  événements  qui  vont  suivre,  çt  cpnséquemmént  d'exai^f- 
pjÇT  la  conduite  de  ÛayidHume  pendant  le  séjpurd^  Houasean 
éms  la  capitale.  Ce  fut  là  qu'ils  se  virent  pour  la  première  ;^is. 
Introduit  au  Temple,  David  y, fut  témoin  de  l'intérêt ^pie  pre- 
qa.it  à  Jean-Jacques  le  prince  de  Conti  qui ,  en  présence  de 
l'historien  anglais,  accablait  Rousseau  de  si  grandes' bontés 
qu'elles  auraient  pu  passer  pour  railleuses,  s'il  eût  é^4  rftàins  à 
plaindre,  ouïe  prince  moins  généreux  '"..  Humç  était  alors  se-* 

**  Entre  autres  Grimm,  dans  sa  Correspondance  littéraire  fyysJpole 
et  madame  du  DeRand ,  dans  la  leur.  • 

^  Du  moins  d'après  David  Hume,  qui  le  dît  dans  sa  lettre  du  a  fé- 
vrier 1767  «  adressée  d'Edimbourg  à  madame  de  Bou£6[ers.    ~ 
'  lettre  du.  10  mai  1766 ,  à  M.  de  Hfelesherbeft* 


DE  LA  VIE  DE  J,  J.  ROUSSEAU.  4^5 

çrétaire  d*ambas$ade  de  lord  Hertford.  Il  avait  le  projet  de  se 
fixer  à  Paris,  flïtttç  des  succès  qu'il  obtenait  dans  la  société, 
quoique,  au  rapport  de  Grimm ,  Ufût  lourd  et  n*eû(  ni  chcUeur , 
ni  grâce  y  ni  agrément  dans  l'esprit^  ni  rien  qui  fût  propre  à 
s'allier  au  ramage  de  ces  charmantes- petites  machines  qu'on 
appeUe  jolies  femines  'M.  Le  rappel  de  son  ambassadeur  et 
d'autre§  circonstances  le  forcèrent  d'abandonnçr  ce  projet ,  et 
le  firent  retourner  en  Écosçe.  '  . 

Près  de  partir  pour  TAnglfiterre  avec  Kousseau,  David  Hume 
le  vit  peu  pendant  les  quinze  jours  que  le  premier  passa  à  Pa- 
ris ;  il  en:  fut  empêché  par  des  affaires  et  les  préparatifs  de  son 
départ.  U  fréquenta  plus  particulièrement  le$  grands  seigneurs 
anglais  qui  se  trouvaient  alors  dans  cetle  capitale.  Dans  leur 
nombre  était  le^fils  de  ce  fameux  ministre  que  ses  compatriotes 
ont,  à  si  juste  titre,  surnonimé  lejoèr^  de  la  corruption ,  parce 
'  qu'il  se  vantait  d'avoir  le  tarif  de  toutes  les  consciences  parle- 
mentaires, dont  il  avait  acheté  le  plus  grand  nombre^  après  lés 
avoir  tontes  marchandées.  Horace  Waipole  était  malheureuse- 
ment doué  par«la  nature  de  la.  triste  faculté  de  ne  voir  que  les 
défauts  d'autrui,  de  ternir  les  plus  belles  acdpns  par  d'odieuses 
interprétations,  et  de  ne  jamais  croire  au;bien.  Méprisant  .les 
hommes,  et  croyant  en  avoir  le  .droit -par  lès  observations  qu'il 
avait  faites  sur  lui-même,  il  h^itnaginait  rien  au-dessus  de  la 
naissance,  qu'il  cohsidéi'ait  comme  un  mérite  suprême,  au  lieu 
de  ne  voir  en  çUc  qu'un  avantage,  le  seul  peut-être  qu'on  ne 
puisse  se  donner.  «  Jamais,  disait-il,  je  n'ai  pu  sentir  Rous-- 
((  seau,  parce  qu'il  cherche  à  faire  regarder  la  naissance  comme 
«  Teffet  du  hasard.  »  , 

L^  seul  commerce  intime  qui  put  convenir  à  un  homme  de 
.   Ce  caractère,  était  celui  d'une  femme  qui  vît  le  monde  avec  les 

'*"  Correspondance,  tom.  i»  p.  i  ao.  Grimm  termine  sa  critique  par 
cette  exclamation,  Oli!  que  nous  sommes  un  drôle  de  peuple l  II  en 
était  lui-méipe  une  preuve  par  ses  propre»  succès ,  lui  »  ^étranger  , 
long ,  compassé  dans  tous  ses  moi^Yeraents  ,  mettant  du  hlanç  ,  du 
rouge,  dégingandé ,  se  peignant  les  sourcils,  et  plus  .ridicule  enfin 
que  le  philosophe  dont  il  se  moquait ,  et  qui  n'appelait  point  à  son 
secoors  toutes  les  ressource!  de  la  toilette^ 


456  PRÉCIS 

mêmes  yeiïx,  et  portât  sur  là  société  le.  même  jugement.  Cette 
femme  n'existait  point  dons  là  Grande-Bretàgiie.  Elle  se. trou- 
vait à  Paris, «et  ce  ftit,  pour'Walpole,  un  motif  de  visiter  cette 
capitale,  et  le  charme  qui  fy  retint  |>lusieurs  moi«  et  Vy.  rap- 
pela plusieurs  fois.  L'égoïsme  et  Feqnui  établissaient  entre  eux 
une  sympathie  qui,  rarement  troublée,  ne  le  fut  que* par  les 
causçs  mêmes  qui  l'avaient  lait  naître.  Tels  furent  Horace  Wal- 
pôle  .et  la  marquise  du  Deffànd.  Tous  les  deux  nous  prodiguent, 
dans  leur  correspondance,  les  couleurs  sous  lesquelles  nous 
venons  de  les  peindre.  Milord  écrivait  à  la  marquise  :,«  youé 
«mesurez  Tamitié,  Tesprit,  tout  enfin  sur  le  plus  ou  moin5 
*i  d'hommages  qu'on  voixs>  rend-  Défaites^vôus,  ou,  du  moins , 
«faites  semblant  de  vous  défaire  d^  cette  toise  personnelle.' J|9' 
«  vous  l'ai  souvent  dit ,  yous  voudriez  qu*on  n'existât  que  pour 
«  vous,  et  vous  rebutez  vos  dn^is  çn  leur  faisant  éprouver  Tino^ 
«  possibilité  de  vous  contenter.  »  La  marquise,  à  son  tour,  écri- 
vait à  milord  :  «  Comment  est-il  possible  quç  vous  ayez  autant 
<«  de  sujets  de  vous  plaindre  du  genre  humain  ?  Vous  avez  donc 
«  rencontré  des  monstres,  des  hyènes,  des  crocodiles?  Pour 
A  moi ^  je  ne  rencontre  que  des  fous,  des  sots,,  des  menteurs , 
«  des  envieux.  Montaigne  croyait  à  l'amitié ,  voilà  la  diUérenc^ 
«  <ji|i  existe  entre  vous  et  lui.'  .Vous  n'observez  que  pour  vous 
<¥  moquer,  vous  ne  tenez  à  rien ,  vous  vous'  passez  de  tout.  Eii-% 
A  fin ,  rien  ne  vous  est  nécessaire  ;  le  ciel  en  soit  béni  !  »-         '•il' 

Toute  renoinmée%s  blessait  également ,'  et  tous  les  deux  s'en- 
tendaient  à  merveille  sur  les  moyens  de  détruire  le  mérite  qu'elle 
supposai^  La  sensation  que  produisit  Rousseau,  le  bruit  qu'il 
fit  pendant  les  deux  semaines  qu'il  séjourna  dans  Paris,  né  pou- 
vaient leur  échapper.  S'il  brillait,  c'est  qu'il  cherfchait  l'éclat; 
si  l'on  parlait  de  lui ,  c'est  qu'il  courait  après  les  âpplâiudlsse^ 
ments.  «Telles  sont  les  conjectures  que  firent  Horace,  et  la 
marquise. 

Mais  cela  ne  suffisait  point  à  Walpole.  £n  homme  qui  avait 
fait  une  étude  profonde  du  cœur  humain,  il  calcula  que  les 
hommages  rendus  à  ^oussea^u  devaient  irriter  l'envie,  et  qu'elle 
accueillerait  tout  ce  qui  .serait  propre  à  ternir  ces  hommages^ 


DE  LA   VIE  liE  J.  .1.    ROUSSEAU.  4^7 

Côtnptant  stir  elle  pour  le  succès,  dédaignant  toutes'Ies  Conve- 
nances, il  imagine  de  prendre  lé  nom  àe  Frédéric,  et  sous  ce 
nom  auguste,  il  écrivit  à  Jêan-^ Jacques  une  lettre  insultante,  et  la 
répandit  avec  les  précautions  nécessaires  pour  qu^elle  ne  fut  point 
connue  de  celui  à  qui  elle  était  adressée.  Walpole  ne  maniait 
pas  assez  bien  la  |)laisanterie,  et  n'était  pas  assez  versé  dans 
notre  langue  pour  faire  cette  lettre  sans  secours.  Il  en  eut  beau- 
coup, et  tous  les  hommes  de  lettres  qu'il  consulta  furent  auùint 
d'officieux  tout  prêts  à  lui  prêter  leur  plumé.  D'Alembért , 

•  ^  • 

d*Holbach,  Nivemois  même,  qui  n'était  pas  méchant,  et  plus 
encore,  Helvétius,  le  meilleui^  dés  hommes,  jlui  donnèrent 
leurs  conseils,  indiquèrent  des  corrections  et  retouchèrent  cette 
lettre. 

Walpole  la  lut  chez  lord  Ossory,  seigneur  anglais,  dans  un 
grand  dîner  où  David  Hume  se  trouvait.  Celdi-ci  propos^  à  son 
ami  l'addition  d'une  plaisanterîe  qui  n'était  pas  l'une  des  moins 
piquantes  dé  la  lettre,  il  faisait  dire  par  le  roi  de  Prusse  à  Rous-^ 
seau  :  Si- twus  persistez  à  vous  creuser  l'esprit  pour  trouver  de 
nouveaux  malheurs,  choisissez-les  ;  je' suis  roi;  Je  puis  vous 
en  procurer  au  gré  de  vos  souhaits:  Je  cesserai  de  vous  persé^ 
euter  quand  vous  cesserez.de  mettre' votre  gloine  k  l'être*. 
Walpole  n'eut  garde  de  repousser  un  trait  qui  donnait  du  ridi- 
cule à  Jean- Jacques.  Il  accueillit  avec  empressement  la, propo- 
sition de  Humé,  dont  la  plaisanterie  excita  le  rire  des  convives, 
et  qui  convint  ensuite  qu'elle  lui  appartenait^'. 

*^  A.  l'être?  persécuté i  hardiesse  qui  n'est  point  encore  passée. en. 
usage,  et  qu*94  ne  remarquerait  pas ,  si  la  lettre  n  avait  été  jevue 
et  corrigée  par  plusieurs  ipembres  de  l'ficadémie. 

^  Dans  sa  lettre,  datée  du  i6  février  1766,  adressée  à  madame 
de  Barhantane,  Hume  s'exprime  ainsi  :  •  Dites  k  madame  de  BoufBers, 
■  que  la  bleuie  plt^'anterie  que  je  me  sois  permise  relativement  àla 
«  prétendue  lettre  du  roi  de  Prusse,  fut  faite  par  môi^à  la  table  de 
«  lord  Ossory.  »  Il  est  clair  qu'en  se  la  "permettant  ^  il  ne  la  laissa  poioX 
fSedre  k  d'autres.  Mais  devait-il  s'en  perifiettre  une  seule,  dans  les  rap- 
ports .où  il  se  trouvait  alors  avec  Jean-Jacques,  et  que. lui-même 
avait  provoqués  ?  enfin ,  se  l'étant  permise ,  devait-il ,  comme  il  l'a 
fiiit,  la  nier  et  se  dire  étirangèr  au  persiflage  de  Walpole? 


458  PRECIS 

si  David  eut  pris  le  pa^'ti  de  Rop^seaii ,  au  lieu  de  fournir 
des  armes  contre  lui,  if  n'eût  été  que  juste  et  conséquent  avec 
lui-méoie,  puisqu'il  l'epamenait  en  Angleterre  pour  lui  trouver 
up  asile.  Sa  plaisanterie  suppose  qu'il  croyait  que  les  malheurs 
de  Sun  ami  n'étaient  qu'imaginaire^  ;  pourquoi  se  charger  de 
cet  ami?  et  prètendait-41  le  soustraire  à  sou  imagination? 

Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  faire  remarquer 
que  la  conduite  de  Hume  était  peu  généreuse.  fl\e  peut  être 
jugée  avec  plus  ou  moins  de  sévérité,  suivant  le  degré. de  dé^ 
licatesse ,  .eii  même  de  iuscepHbilité  de  celui  qiti  l'examine ,  et 
pour  peu  qull  soit  intéressé  dans  cette  cause,  il  ne  sera  rieti 
moins  que  disposé  à  l'indulgence. 

Ces  déVails  étaient  nécessaires  poui*  l'intelligence  des  faits.  Us 
fpBt  voir  la  conduit^  que  tenait  Q^vid  Hume  envers  oelui  qui 
s'était  jeté  dans  ses  bras. 

■   Rousseau ,  qui  ne  se  doutait  pas  dé  c^  qui  se  passait ,  ennuyé 
d'une  représentation  fatigante  j  pressait  le 'départ. 

Ce  fut  quelques  jours  avant  de  se  mettre  en  route  qu'il  vit , 
pour  la  première  fois,  une  femuieavec  laquelle  il  corresp^m- 
dait  depuis  plusieurs  anné^,  et  dont  l'attachement  pour  Jeao- 
Jacques  de  vint,  une  véritable  passion,  madame  de  Latour-Fran- 
qûeville.  Jeûne ,  belle ,  riche ,  elle  fut  mariée  à  un  hoinme 
indigne  d'elle  qui  coiùpromit.  sa  fortune'.  Douée  d'une Imagina- 
ôon  ardente  et  d'une  sensibilité  profonde,  elle  lutia  Nbuvellé 
Héloïse,  s'enthousiasma  pour  Iç  roman ^  et  bientôt  après  pour 
l'auteur.  Désirant  de  le  connaître,  elle  lui  écrivit ^ous  lé  noin  de 
Julie  y  et  mit  dans  sa  correspondance  un  mystère  qui  réussit. 
Jean- Jacques  yfut  pris,  soit  qu'il  fût  touché  du  sentiment  qu'ex- 
primait madame  de  Franquévillè',  ou  flatté  de  l'avoir  inspiré-; 
soit  que  son  attention  fût  éveillée  par  la  curiosité,  il  répondit 
d'tme  manière  propre  à  l'encourager.  jJÉm^e  n'avait  point 
encore  paru,*et  Rousseau  jouissait  à  Montniorend,  dans  le  voi- 
sinage et  le.  commerce  du  maréchal  de  Luxembourg,  «Tune 
tranquillité  qu'il  croyait  durable,  parce  ^u'il  était  certain  de  ne 


DE    LA    Vl£    D£    J.   J.   ROUSSEAU.  4% 

dis  <ii^siper  l'illusion  >  voulant  éviter  d'être  comparée  à  l'cdijet 
idéal  dont  elle  avait  pris  Ije  nom,  et  laisser  à'rimagination' du 
peintre  le  soiâ  de  rembellir.  Frappé  tout-à-eoup  par  les  lois, 
dont  il  av^it  prêché  le  respect,  de  précepte  et  d'exemple,  B.pus- 
seau  partit  le  9  juin  1762^  pour  la  Suisse,  et  sans  avoir  vu  ma- 
dame de  Fr^nqueville.  Elle  continua  de  lu^  écrire ,  mais  elle 
exigea  de  /ean-Jacques  une  exactitude  (lont  il  était  incapable. 
Sa  santé,  ^es  inquiétudes,  ses  chagrins,  n'excusaient  pas  son 
silence.  C'était  une  lettre  qu'elle  voulait: elle  e^  écrivaiJt  ^pt 
pour  en  avoir  une;,  encore  était-elle  quelquefois. affligeante  par 
sa  sécheresse,  ou  son  laconisme.  Mais  n^dame  djp  Fi^anqueville 
^é  se  décourageait  pas.;  eHe^  aimait  nûeux  des  reproches  que 
l'oubli.  Qpand  elle  apprit  qu'il  était  à  Pans,  elle  voulut  le  voir. 
Dans,  une  .let|re  du  24  décembre;.  1765,  Rousseau  lui  dit  qu'il 
ne  fait  point.de  visites,  par<%  qu'fl  ne  pourrait  satisfaire  à  tous 
^s  devoirs  ea  ce  genre,- dans  I^  peu  d^  jouH  qiul'  doit  passer 
à  F^ris,  quç,  d'^lleurs,  s'il  allait  lui  rendre  ses  hommages,  il 
ne  sait  poipt  si  eUe  pardonna^tiit  cette  ituUscr'étionà  un  homme 
avec  lequel  elle  ne  veut  qu  une  correspondance  mystérieuse.  Ma- 
diame  de  Franqueville  comprit  x^  langage,  vînt,^t  reçue  et  ne 
déplut  point,  si  l'on  «n  juge,  par  ces  passages  d^une  lettre  que 
Rousseau  lui  écrivit  le  a  janvier  1766  :  fc  Depuis  que  jje  vous  ai 
«  vue,* j'ai  un  nouvel  intérêt  de  n'être  pas  oublié  de  vousc  je 
«  TOUS  écrirai  :  je  désire  extrêmement  que  vo|is  m'aimiez,  que 
«  vous  ne  me  fassiez  plu$  de  reproches,,  et  encore  plus  de  n'^ 
«  point  mériter.  Mais  il  est  trop  tard  pour  ra^  corriger  de  rien  : 
<tje  resterai  tel  que  je  suis,  et  il  ne^dépeud  pas. plus  de  moi 
(^d'être  plus  àimab\p,  qiie  de^cesser  de  vous  aimier.>  On  verra 
par  la  suite,  que  niadame  de  Latour-Franqueville  méritait  d'éfre 
connue  du  lectelir* 

Rousseau  partit  le  samedi  3  janvier  176.6 ,  avec  IVfM.  Huuie 
et  de  Luzë.  Ce  dernier  était  un  négociant  dé  Neuchâtel,  qui 
avait,  ainsi  qpe  sa  famille,  beaucoup  d'attacheiiaent  pOurJeaur 
Jacques.  M.  de  Luze  lui  en  donna  une  preuve  en  l'accompa- 
gnant à  Londres;  car  bien  qu'il  eût  des  affaires  dans  cette  - 
capitale,  je  ne  crois  pas  qu'elles  l'y  appelassent  à  cette  époque.' 


46o  PRÉCIS 

Ils  y  arrivèrent  le  lundi  la.  Nous  sommes  obligés  de  noter  les 
circonstai|ces  minutieuses,  quand  eUes  ont  de  Tinfluence  et 
qu'elle^. entrent  au  nombre  des  causes  qui  déterminent  quelque 
événëoiétlt  important  C'est  pour  ce  fnotif  qu'il'  faut  s'arrêter 
un  moment  à  Roy e  avec  nos  voyageur^.  Ils  passèrent  dans  cette 
ville  !a  première  nuit  qui  suivit  leur  départ.  «  Tous  trois  étaient 
«  couchés  dans  la  même  chambre,  et  David  Hume  [  qui  proba-*' 
«  blemént  rêvait  et  parlait  en  donnant  )  s'écria  plusieurs  fois , 
«  avec  une  véhéinence  extrême,  Je  tiens  /.  /.  Rousseau"!  »  Nous 
verrons  l'effet  que  produisit  cette  exclamation ,  que  Jean- Jac- 
ques, lorsqu'il  l'entendit,  interpréta  favorablement. 

Ce  fut  pendant  le  voyage  que  David  Hume  lui  paria  de  la' 
lettre  de\Walpole  ion  le  voit*  dans  ce}le  que  Je^- Jacques  écH- 
vit  à  son  arrivée  à  madame  de  Boufflera  K  «  M.  Hume  m'a  ap- 
f(  pris ,  dit-il  ù  cette  dame ,  qu'il  courait  à  Paris  une  prétendue 
«  lettre  que' le  roi  de  Prusse  m'a  écrite.  Le  roi  de  Prusse  m*a 
«(  honoré  de  sa  protection  la  plus  décidée  ;  mais  il  ne  m'a  ja- 
«  mais  écrit.  .Comme  toutes. ces  fabricatioi^s  ne  tarissent  point , 
«  et  ne  tariront  vraisemblablement  pas  sitôt,  je  désirerais  ar- 
«  demnient  qu'on  voulut  bien  me  les  laisser  ignorer,  et  que  mes 

''Lettre  à  Malesherbe^  du  lo  mai  1^66.  La  mên^e  particularité 
se  i^etrouve  dans  plusieurs  lettres ,  entre  autres  ^kns  celle  du  9  avril 
à  madame  de  Boufflers.  Je;  ne  partage  pas  l'interprétation  q[ue  Rous- 
seau donna  dan's  la  suite  à  ees  paroles  prononcées  dans  un  rêve.  EUes 
prouvent iieulement,  à  mon  avis,  que  David  était  flatté  de  la  con- 
fiance que  lui  marquait  un  homme  célèbre,  et  du  rôle  qu'il  j^ouait 
en  devenant  son  protecteur  et  son  appui.  Mais  j'admets  bien  moins 
encore  là  ridicule  supposa' tidn  de  l'abbé  Morellet  qui ,  dans  ses  mé* 
moires  j  prétend  avecun  sérieux 'conique  çiie  le,  reproche  vie  Rousseau 
est  copié  de  Piuiarque,  qui  raconte  que  Xersès  ayant  donné  asile  à  Thé» 
mistocle  banni  d* Athènes  ^  en  était  si  transporté  qu'il  s'écriait  en  dormant , 
Je  le  tiens!  je  le  tiens!  Dans  ces  mêmes  mémoires,  remarquables  seù* 
ledaent  paroles  aveux  naïfs  de  l'égoïsme  le  mieux  conditioniné ,  qui 
ta'édiappe  qu'à  celui  qui  les  fait ,  Morellet  ne  parle  qu'avec  malveil- 
lance de  Rous$eau  (  à  qui  il  devait  sa  sortie  de  la  Bastille  ),  et  donne  ^ 
d'une  insigne  mauvaise  foi ,  des  preuves  que  nous  relèverons  ailleurs. 

.   ^  *  Lettre  du  18  janvier  1766,  faisant  partie  des  Lettres  inédites  qvÀ 
.  ^ler minent  V Histoire  de  la  vie^el  de^  ouvrages  tU  J.  J,  Rousseau^  t.  n» 
p.  5 16. 


DE    LA    VIE    DE    J.   J.    ROUSSEAU.  ^Gl 

*  ennemis  en  fussent  pour  les  tourments  qu'il  leur  pjaît  dé  se 
«  donner  sur  mon  compte^  sanà  me  le6. faire  partager  H/pipa  jna 
«  retraite.  Puissé-je  ne  plus  rien  savQif  de  ce  qui  se  paàie  en 
»  terre^ferme  ,  hors  ce  qui  intéresse  les  personnes  qui  mè  soiD\t 
n  chères  !  »  Rousseau,  qui  ne  se  séquestrait  de  la*  sçciété  que 
pour  i^orer  ce  qu'on  y  disait  de  lui,  n'osant  prier  David  Hufne 
de  né  point  liii  en  parler^  voulait  lui  fairedonnec  cet  avertisse-, 
làent  par  son  amie ,  qui  corr^pondait  avec  le  philosophe  an- 
glais. Celui-ci  ne  lui  fit  qu'une  demi-confidence  sur  o^tte  lettre, 
à  {é.  fabrication  de  laquelle  il  n'était  pas  étranger  9  et  pluà  tard 
il  éluda  les  questions  de  Rousseau  sur  cet  objet.  «  M.Hupe , 
u  dit  ce  dernier  dans  une  lettre  à  du  Peyrou  du  14  mars  sui- 
«  vaut,  m'a  donné  l'adresse  de' M.  Watpole,.qui  part  de  Paris 
n  dans  un  mois ,  mais  par  des  raisons  trop  longues  à  déduire , 
n  je  voudrais  qu'on  n'employât  cette  voie  que  faute  Ab  tdute 
a  autre.  On  pd'a  parlé  de  la  prétendue  lettre  du  roi  dé  Prusse, 
a  mais  on  ne  m'avait  point  dit  qu'elle. eût.  été  répandue  par 
«  M.  Walpole  ;  et  quand  j'en  ai  parlé  à  M:, Hume,  il  ne  m'a  dit 
«  ni  oiii,ni  non.» 

Rousseau  croyait  que  David  avait  pris  des  arrangements 
d'avancd  ou  qu'il:  kû  serait  facile  d'en  prendre  de  prompts , 
pour  abréger  son  séjour  à  Londres^  mais  il  se  trompait.  Oii 
passa  plus  de  deux  mois  à  chercher  une  retraite.  Humé  rend 
compte  de  ses  démarches  pour  la  trouver.  Il  emploie  M.  Ste- 
vrard  qui  devait  louer  d'un  fermier^ur  600  fh.  une  maison. de 
campagne  qui  en  valait  quatre  mille.  D'autres  tentatives  furent 
faites  sans  résultat  :  Jean- Jacques  alla  même  passer  deux  jours 
chez  le  colonel  Webb  pour  conclure  un  marché^  proposé ,  mais 
dont  les  conditions  ne  furent  point  acceptées.  Il  n'était  pàs^  aisé 
dé  placer  Rousseau  d'une  manière  qui  convînt  à  ses  gbûts,  à 
moins  de  l'isoler  entièrement;  ce  qui  répugnait  à  ^on patron 
(  c*est  ainsi  qu'il  appela  David  Hûme.peqdant  quelque  temps  ), 
D^abord  on  était  obligé  de  le  tromper  sur  le  prix  de  location 
qui  dépassait  la  somme  que  sa  fortime,  très-bornée,  lui  per- 
mettait d'y  consacrer  ;pn£^te  il  fl^lait  préiidre  des  soins  infinis 
pour  lui  laisser  ignorer  cette  superclu^rie  :  enfin  Thérèse ,  qui 


\6'JL  PRÉCIS 

vint  le  rejoindre ,  et  qui  ne  plu(  à  personne ,  attrait  encore  été 
un  obstacle.  àSans  elle  on  eût  trouvé'  mille  asiles  pour  un.  On 
voulut  Fen  sépai*er  :  on  Tavait  inutilement  essayé  en  France. 
Après  une  longue  union ,  c'eût  été  une  condition  rigoureuse , 
mais  que  le  commerce  des  amis  de  Jean- Jacques  pou vaît  adou- 
cir. En  Angleterre  c'était  tme  barbarie.  Dans  ce  pays ,  Thérèsb 
était  plus  nécessaire  à  Rousseau  qu'elle  n'avait  jamais  pu  Tétre. 
Plus,  il  $e  dépaysait.,  plus  il  voulait  s'isoler,  moins  il  pouvait 
sp  passer  d'elle,  ii  paraît  certain  que  David  contrariait  secrète 
ment  le  projet  qu'il  avait  de  se  con&pier  dans  une  retraite  Soi- 
gnée de  Londres,  ^/é  l'ai  rkis,  écrivâit-iLà  madame  de  Bar- 
a  bantane,y>  V ai* mis  dans  un  village  situé  à  six  milles ,  maUs 
«il  persiste  à  voulpir.  un  isolement  plus  compfet ,  e.t;  il  va 
«  bientôrpartir  pour  le  pays  de  Galles ,  malgré  tous  les  0%^- 
«  tàcles  que  j'ai  fait  neutre  contre  i'e>eécttti6n  de,  ce  projet  **.  » 
Chiswick  est  un  village  embelli  par  le  parc  et  le  chàl^u 
du  duc  de  Devonshire^  Rousseau  s'y  rendît' le  28  janvier,  en- 
nuyé qu'il  étadt-  de  la  vié.qù'oii  hii  faisait  mener  dans  la  capi- 
tale. Il  y  demeura  jusqu'au  inoment  de  son  départ  pour  la' 
province;  de  manière  qu'il  ne  passa  que  quinze  jours  à  Loifidl^s. 
Màiis  if  y  reçut ,  daïi^  ce  court  ^pace  de  temps  y  dé^  homïbagesr 
flatteurs*  ti  fatigants.  «  Mon  ^joijr  ici ,  <îîsait!-il  à  du  Peyrou  i 

**  Cette  lettre,  datée  <îu  16  février  1766  ,  c'est-àndire  aprèH  six 
«emaines ,  pendant  lesquelles  ils  avaient  pris,  tous  les  deax,  Fha- 
bîtiide  de  vivre  enseinlije ,  contient  quelques  particularités  qu*il  est 
Bon  àfi  faire  connaître.  «  Après  avoir  examina  Rousseau  soqà  \owi 
m  les  points ,  je  ^\É  maintenant  en  étaft  de  le  jugera  Je  vous  déclaré 
«  que  je  ae  connus  jamais  un  komme  plus  aimable  ni  plus  vertueux^ 
«  U  est  doux,  modeste ,  aimant ,  dçsintéressé  /  doué  d'une. sennluJUté 
«  exquise..  £n  lui  cherchant  des  défauts ,  je  n'en  trouve  point  d'an-. 
«  très  qu'une  extréiine^impatience ,  4^  la  susceptibilité ,  et  une  dia- 
a  position  à  nourrir,  contre  ses  meilleurs  amis,  d'injustes  soupçons. 
«  Je  lien  ai  cependant  aucune  preuve;  mais  ses  querelles  avec  d'ancienat 
«  amis  me  le  font  présumer.-  U  a  dans  ses  manières  une  simplicité 
«.  remarquable. ,-  et  c'est  un  véritable  enfant  dans  le  commerce  xa* 
«  dinaire.  Cette  qualité,  jointe  à  une  grande  sensibilité ,. fait  que 
«  ceux  qiii  vivent  avec  lui  peuvent  le  gouverner  avec  la  plus  grande 
•  fiiciliré.  »         ■ 


DE    LA    VIE    DR    J.  J.    ROUSSEAU.  463 

#  ■  •  ■ 

«  dftns  la  lettre  du  27  janvier,  fait  plus  de  .$ensatit>n  que  je 
«  n'aurais  pufcroire.  M.  le  prince  héréditaire,  beaii-frère  du 
«  roi,  m'est  venq  voir,  jmais  incognito;  ainsi, n'en  parlez  pas.  » 

Georges  III  et  I9  reine  voulant  le  voir^  il  promit  d'aller  dalis 
la  loge  de  Garridi^  et  s'y  rendit  en  effet  :  Hume  raconte,  à 
cette  occasion,  cpmbien  il  eût  de  peine  à  le  séparer  de'son^dêle 
compagnon  doat  il  était  l'esclave^  pour  lui  faire  tenfr  sâ  pro- 
messe. On  présume  bie6  i^ne,  si  les  princes  eurent  là  curiosité 
dé  voir  l'auteur  d'^lmile,  beaucoup  de.  pei^nnages  la  pact^- 
gèrent.'  II.  fut  assailli  de.  visites..  Il  crut  étcç^  plus  •tranquHlé'-k 
Chbwick,  maïs  iiyfut  importuné;  par  Vextrértt^  affluence.des 
€:^/7^ux..(  Lettre  di}  ag  fâar^  à  M.  Codndetv) 

Tiraillé  de  tous,  côtés  y  qtuind  il  prenait  fine  résolution  ^  oA 
conspirait  pour  la  lui  faire  changer.  «  Hume  lui  -annonce'  avoir 
«(  trouvé  un  seigneur  du  pays  de  Galles  qui ,  rlans  un  vietr^ 
«  monastère  où^deâieurè  un  de  ses  ferftiijsrs,  lui'  fait  offre 
«  pour  lui  d'un  logement  ^précisément  tel  qu'il  le  désire  :  puis 
<r  on  lui  pro^se  une  Autre  h^itation  daijïs  l'île  de  Wigbt  ;  xâàrs 
^  le  pays  est  découvert  ;  les  montagnes  sont  pçMea  ;  il  y  a  peu 
«  d'arbres,  beaucoup  de  monde.  Tout  cela  né  l'accommode 
«  pas  du  tout".  »     ■  ^      '      * 

Sur  ces  entrefaites  arrive,  .vers  le  10  février,  Thérèse  Le* 
Vasàeur ,  dont  il  commençait  ^  s'inquiéter.  Ëlleviht  le  joindre 
à  Chîswick.  \  "  •     -        . 

Hume  avait  He  projet  de  faire  obtenir  à  Jeau-Jac^ues  une 
pension  du  roi  d'Angleterre  :  mails  il  ne  lé  pouvait  à  son  insu'. 
11  h)i  communique  donc  ce  projet ,  et  Rousseau  fait  dépendre 
soif  consentement  «de  celui  de  Milord  Maréthal  qui  était  Si 
Potsdam.  Si  l'on  en  croit  Hume ,  le  roi  désisait  que  cette  af- 
faire fût  secrète.  La.  première  de.  ces  conditions  exigeait  un 
certain  délai  ^  on  promit  la  seconde  sans  la  tenir ,  et  la  corres- 
pondance de  Dàvidf,^  à  cette  époque,  est  remplie  jde  contidences 
indlscrèl^es.  Un  autre  projet  peut  avec  celui-là-  expliquer  la 
conduite  du  philosophe  anglais ,  et  l'excuser  de  l'intentioii 

qu'il  paraît  avoir  eue  de  IrxéF  Rt>usseau,  soit  à.LoDidres,  soit 

" .  "  «  • 

"  Lettres  des  18  janvier  et  6  février  1766. 


^64  .       piiÉci*s 

dans  Les  »eii virons .  Cétjjiit  de  lui  faire  iaire  dans  cf^tte  capitale 
une  édition  générale  de  ses  ouvrages  y  çt  de  Tengager  même 
à  en  augmenter  ^  noitibre.  Mais  Jean- Jacques  avait  annoncé 
bien  positivement  la  ferme  dissolution  de  ne  plus  écrire.  Il  re- 
nouvela celle  d'aller. d^ns-  ui^é  retraite  sUuée  loin  de  la  capi- 
tale; Cette  fois  son  désir  iiit  é&ancé  pat'ce  (qu'il  fut  mis  di- 
rectemem  en  rapport  avec  un  r jcHie  propriétaive  qui  possédait 
placeurs  -hjSibitations  dans  là  Gran,de*-Bretagne.  Il  se  nommait 
M,  Davenpo^t  11  proppsa  ^ûottiglny  fenne  située  dans  le  comté 
de  Derby,  k  près  dkiKn^uf&tie  limpi^  de  'Londresv  «  La  maison > 
«  quoique  petite- ,•  ^tait,  togjeable ,  bien  distribuée:- y  fot*t  propre , 
«  et  bâtie  à  mi-côte,  sur  le  penchant  d'un  vallon ,  dont  la  pepte 
«  ^ait  assezinterrompue  pour  laissç^  des  [MXitinenades  de  plain- 
n  piûd >ur  la  plus  belle  pelou^,  de  l'iAiivers..  Au-devant  de  la 
«maison  règne  une  gtande  terrasse ^ d'où  l'œH  suit,  dans  une 
«demi'-circônférencej  quelques  lieues  d'un  paysage  formé  de 
«  prairies ,'  d'arbres ,  île  fermes  épairsesr,  de  maisons  pliis  ^- 
fr'née^j  et  bordé «^  en  forme  dé-bajsio,  par  des.cotefiux  étevés 
«  qui Somené •agréablement  la  vue.  ^  Telle,  était. cette  retraite 
qu'il  s'est  plu  jui-ufième  à  décrire  ". 

3f .  Davenport  n'allait  dans  cet.  nermitage  qu'à  de  longs  i|i<« 
tervalles,  et^n'y  passait  que  peu  de  temps.  Il  s'y  réservait 
d'ailleurs  uh ,  logement.  Pour  ménagW  L'excessive  délicatesse 
de  Jean-^ Jacques,  on  convint  d'un  prix  4e  location  qui  fut  porté 
à  trente  loui^.  Ce  marché  conclu ,  Rousseau  brâle  de  se  rendre 
à  HÇoottori  pour  respirer  après  tant  de  fatigues  et  de  courses^ 
Mais  au  moment  du  départ  il  arrive  un  incident  qui  faillit  à 
tout  déranger  ^^  M.  Davenport  'et  Hume  louèrent  une  Vioitiire 
et  le 'trompèrent  su^  le  prifec  en  faisant  accroire  à  Rousseau  que 

•       ■  .       ■    ,  .  ■      » 

^  Lettre  à  madame  de  Laze,  du  ^ o  mai  lyôG-, 

Il  partit  pour  Wootton  le  i  ^  mars ,  çt  fut  quatre  jours  en  route, 
voyageant  avec  les  mêmes  chevàUx.  Pour  mieux  le  tromper ,  Jlutne 
et  M.  Daveùport  avaiei^t  fait  mettre,  dans  une  feuille  publique, 
l'avis  qui  concernait  cette  voiture  de  renvoi.  Quand  Jëan^Jacques 
eut  découvert  la  fraude ,  il  put  croire  dans  la  suite  que  les  journaux 
étaient  à  la  disposition  de  son^ennemî.  ' 


DE    LA  VIE    DE   J.  J.  ROUSSEAU.  4^5 

cette  voiture  venait  des  environs  de  Wootton ,  et ,  comme  elle 
y  retournait,  que  les  frais  seraient  peu  de  chose.  Dupe  d'abord^ 
il  s'aperçut  bientôt  qu'il  y  avait  quelque  mystère  qu'il  ne  put 
cclaircir  avant  de  se  mettre  en  route.  A  peine  arrivé  dans  sa 
retraite ,  il  écrit  à  David  sur  cet  incident.  «  L'affaire  de  ma 
«  voiture  n^est  pas  arrangée ,  lui  dit-il ,  parce  que  je  sais  qu'on 
«  m'en  a  imposé  :  c'est  une  petite  faute  qui  peut  n'être  que  l'ou- 
«  vrage  d'une  vanité  obligeante^  quand  elle  ne  revient  pas 
«  deux  fois.  Si  vous  y  avez  trempé)  |i  vous  conseille  de  quitter, 
(c  une  fois  pour  toutes ,  ces  pètifës  ruses  4M|°^  peuvent  avoir 
«t  un  bon  principe  quand  elles  se  tournent  en  pièges  contre  la 
«  simplicité.  » 

A  l'exception  de  cette  leçon  miéritée,  il  remercie  Hume 
avec  effusion  dans  la  première  lettre  qu'il  lui  écrit  de  Woot- 
lon.  «  Vous  ne  pouvez  voir,  lui  dit-il,  tous  les  charmes  que 
«je  trouve  ici: il  faudrait  connaître  lé  lieu  et  lire  dans  mon 
«  cœur..  Vous  y  devez  lire  au  moins  les  sentiments  qui  vous  re- 
«  gardent.  Si  je  vis  dans  cet  agréable  asile  aussi  heureux  que  je- 
«  l'espère ,  une  des  douceurs  de  ma  vie  sera  de  penser  que  je 
«  vous  les  dois.  Faire  un  homme  heureux i  c'est  mériter  de  l'être. 
«  Puissiez-vous  trouver  en  vous-même  le  prix  de  tout  ce  que 
«  vous  avez  fait  pour  moi  !  Seul ,  j'aurais  pu  trouver  de  l'hospi- 
«  talité,  peut-être ,  mais  je  ne  L'aurais  jamais  aussi  bien  goûtée 
«qu'en  la  tenant  de  votre  amitié.  Con^ervez-la  moi  toujours, 
«  mon  cher  patron  ;  aimez-moi  pour  moi  qui  vous  dois  tan^, 
«^ur  vous-même-;  aimez-moi  pour  le  bien  que  voCis  m'avez 
«  fait.  Je  sens  tout  le  prix  de  votre  sincère  amitié  ;  je  la  dé- 
«sire  ardemment;  j'y  veux  répondre  par  toute  la  mienne,  et 
«  je  sens  dans  mon  cœur  de  quoi  1K)us  convaincre  un  jour 
«  qu'elle  n'est  pas  sans  quelque  prix.  » 

Cette  lettre  est  datée  du  22  mars  :  dans  celle  du  20  Hume 
«st  encore  le  cher  patron.  «Son  hôte  est  placé  selon  son  goût  : 
«ilserait  peut-^tre  plus  à  s^V^ise,  si  l'on  avait  moins  d'at- 
«tention  pour  lui  :  mais  les  4piâs  d'un  aussi  galant  homme 
«  que  M.  Davenport  sont  trop  obligeants  pour  s'en  fâcher  ; 
«  et  comme  tout  est  mêlé  d'inconvénients  dans  la  vie ,  celui 

R.  xvr.    ;       «y.^  3o      # 


# 


466  PRÉCIS 

«  d'être  trop  bien  est  nn  de  ceux  qui  se  tolèrent  le  plus  ai- 
A  sèment.  » 

En  vingt-quatre  heures  ces  dispositions  changent,  et  le  3i 
Jean- Jacques  exprime  à  M.  d'Ivemois,  l'un  de  ses  corres- 
pondants, les  doutes  les  plus  injurieux  sur  le  compte  de  Da- 
vid ,  qu'il  accuse  d'être  lié  avec  ses  plus  dangereux  ennemis , 
et  auquel  y  s*  il  n'est  pas  un  fourbe ,  il  aura  intérieurement 
beaucoup  de  réparations  à  faire.  Aucune  circonstance  connue , 
arrivée  entre  le  29  et  le  3 1  mars,  ne  motive  ce  brusque  chan- 
gement. Si  quel^^è  trait  de  la.fltàrt  de  Hume,  si  quelque  ac- 
tion nouvelle  eussent  eu  lieu ,  on  l'aurait  su  plus  tard  dans  les 
éclaircissements  que  donna  Rousseau. 

Pour  expliquer  cette  subite  métamorphose,  il  faut  donc  avoir 
nécessairement  recours  au  caractère  de  Jean-Jacques,  à  l'effet 
que  produisit  la  solitude  sur  son  esprit,  à  une  multitude  de 
rirconstances  qui  s'offrirent  à  la  fois  à  sa  mémoire,  et  qui, 
de  minutieuses  qu'elles  étaient  en  elles-mêmes,  devinrent  par 
leur  concours  «t  leurs  coïncidences ,  importantes  et  graves  ; 
£nfin  à  l'influence  déplorable  de  Thérèse ,  cause  sans  cesse 
agissante  et  produisant  des  effets  lents  mais  durables.  Sup- 
posons une  autre  compagne  qui ,  au  lieu  d'aggraver  les  tristes 
dispositions  de  cette  imagination  ombrageuse  et  malade ,  les 
eût  détournées  d'abord  avec  adresse,  combattues  ensuite  avec 
ménagement,  en  eût  éloigné  Les  retours,  et  nous  auroiis  la 
réunion  qu'on  n'a  point  encore  vue,  celle  de ^  l'égalité  d'hu- 
meur et  de  la  confiance,  au  génie,  aux  talents,  aux  plus 
beaux  dons  de  la  nature,  aux  qualités  les  plus  rares,  comme 
aux  vertus  les  plus  coûteuses. 

On  verra  par,  la  suite  que  ce  n'est  pas  sans  motif  que  je 
mets  l'influence  de  Thérèse  au  nombre  des  causes  qui  déter- 
minèrent Jean- Jacques  à  rompre  avec  David.  Jela  crois  même 
la  principale  j  puisque  je  ne  doute  point  qu'il  ne  fût  en  son 
pouvoir  d'annuler  les  autres. 

Ce  n'est  pas  que  je  prétende  que  Hume  soit  exempt  de 
reproches.  Cependant  le  plus  grave  de  tous  (  celui  d'avoir  pris 
part  à  la  lettre  de  Walpole)  n'est  point  encore  connu  de  Jeau-^ 


I  • ., 


41 


DE    LA    VIE    DE  J.  J.  ROUSSEAU.  f{&^ 

Jacques  à  Fépoque  où  nous  sommes.  C'est  donc  €omàie  s'ît 
n'existait  point.  Il  ne  tarda  pas  à  le  deviner ,  il  est  vrai , 
grâce  à  son  tact  ordinaire;  mais  la  méfiance  guidait  ce  tact 
en  cette  occasion. 

Les  soupçons  exprimés  dans  la  lettre  à  M.  d'Ivemois  ne 
pouvaient  que  croître  et  prendre  racine  entre  Thérèse  et 
Rousseau  :  mais  la  lettre  de  Walpole ,  insérée  dans  le  Saint* 
James  Chronicle,  leur  donna  bientôt  à  ses  yeux  tous  les  ca«« 
ractères  de  la  certitude.  Il  reçut  ce  journal  le  5  ou  6  avril. 
Il  réclama  le  7  pour  faire  sentir  combien  on  blessait  les  con^ 
venances  en  mettant  le  Qom  de  Frédéric  au  bas  d'une  lettre  que 
ce  roi  n'avait  pas  écrite.  Dès-lors  il  se  rappela  que  David  lui 
avait  parlé  de  cette  lettre  à  son  arrivée  en  Angleterre;  qu'il 
était  l'ami  d'Horace  Walpole,  et  quand,  ^  son  tour,  il  l'avait 
questionné,  que  David  avait  évité  de  lui  répondre.  Nayré  de 
cette  découverte ,  il  épanche.ses  chagrips  dans  une  lettre  à  ma- 
dame de  BoufBers.  «  JLsl peine  de  cœur  qu'il  éprouve  est  excès* 
«  sive  :  elle  trouble  sa  raison  :  toutes  ses  facultés  sont  dans  yn 
«  bouleversement  qui  ne  lui  permettait  pas  de  lui  parler  d'autre 
«  chose.  »  (  Lettre  du  9  avril.  )  Il  devait  cette  confidence  à  celle 
qui  toujours  avait  pris  un  vif  intérêt  à  son  sort ,  et  qui  l'avait 
comme  déposé  entre  les  mains  de  David  :  il  la  devait  encore  k 
ce  digne  magistrat,  ami  et  protecteur  des  lettres,  qui  depuis  a 
terminé  la  carrière  la  plus  hoiiorable  par  le  plus  bel  exemple 
de  vertu  qu'il  soit  possible  à  l'homme  de  donner. 

Ces  deux  devoirs  remplis,  fidèle  au  système  qu'il  s'était  fait 
d'oublier  les  hommes ,  dont  il  avait  à  se  plaindre,  il  y  revient, 
et  reprend  le  cours  de  ses  occupations;  car,  à  peine  dans  sa 
retraite,  il  savait  en  jouir,  et  goûter  les  charmes  d'une  tran- 
quillité d'autant  plus  appréciée  que,  désirée  depuis  long- 
temps ,  elle  succédait  aux  tourments  d*une  vie  agitée.  Dès  les 
premiers  jours  il  jetait  un  coup  d'œil  rapide  sur  cette  vie ,  et 
disait  à  l'un  de  ses  amis'  "*  :  «  J'ai  différé  de  vous  répondre  jus- 
te qu'au  moment  oû:;j'arrîverais  en  lieu  de  repos» où  je.  puisse 


\t   V 


^Lettre  inédite  qui  ne  se  trouve  que  dans.  l'Histoire  de  J.  J.  RoiiS'^ 
seau,  tom.  ii,p:-5-i9. 

3o. 


468  PRÉCIS 

«respirer.  J'en  avais  grand  besoin,  je  vous  jure,  et  le  vofsi- 
«nage  de  Londres  m'était  aussi  importun  que  Londres 
«  même....  Me  voilà  comme  régénéré  par  un  nouveau  baptême , 
«  ayant  été  bien  mouillé  en  passant  la  mer.  J'ai  dépouillé  le  vieil 
«  homme,  et,  hors  quelques  amis,  parmi  lesquels  je  vous  compte, 
«  j'oublie  tout  ce  qui  se  rapporte  à  cette  terre  étrangère  qui  s'ap- 
(t  pelle  le  continent.  Les  auteurs,  les  décrets,  les  livres ,  cette 
«  acre  fumée  de  gloire  qui  fait  pleurer,  tout  cela  sont  des  folies 
«  de  l'autre  monde,  auxquelles  je  ne  prends  plus  de  part ,  et 
(t  que  je  me  vais  hâter  d'oublier.  Je  ne  puis  jouir  encore  ici  des 
«charmes  de  la  campagne,  ce  pays  étant  enseveli  sous  la  neige  ; 
«  mais,  en  attendant,  je  me  repose  de  mes  longues  courses ,  je 
«  prends  haleine ,  je  jouis  de  moi ,  et  me  rends  le  témoignage 
«  que ,  pendant  quinze  ans  que  j'ai  eu  le  malheur  d'exercer 
n  le  triste  métier  d^homme  de  lettres ,  je  n'ai  contracté  aucun 
«  des  vices  de  cet  état  *  ;  l'envie ,  la  jalousie ,  l'esprit  d'intrigue 
a  ou  de  charlatanerie  n'ont  pas  un  instant  approché  de  mon 
«  cœur.  Je  ne  me  sens  pas  même  aigri  par  les  persécutions  ,  par 
«les  infortunes,  et  je  quitte  la  carrière  aussi  sain  de  cœur  que 
«  j'y.  suis  entré.  Voilà  la  source  du  bonheur  que  je  vais  goûter 
«dans  ma  retraite,  si  l'on  veut  bien  m'y  laisser  en  paix.  Les 
«  gens  du  monde  ne  conçoivent  pas  qu'on  puisse  vivre'  heureux 
«  et  content  visr-à-vis  de  soi,  et  moi  je  ne  conçois  pas  qu'on 
«  puisse  être  heureux  d'une  autre  manière.  De  quoi  sera-t-on 
«  content  dans  la  vie  si  l'on  ne  l'est  pas  du  seul  homme  qu'on  ne 
«  quitte  point.  » 

«  Je  ne  suis ,  disait~il  encore  dans  le  même  temps ,  je  ne  suis 
«L  jamais  moins  ennuyé  ni  moins  oisif  que  quand  je  suis  seul.  Il 
«  me  reste ,  avec  les  amusements  de  la  botanique,  une  occupa- 
ff  tion  bien  chère,  et  à  laquelle  j'aime  chaque  jour  davantage  à 
«  me  livrer.  J'ai  ici  un  homme  qui  est  de  ma  connaissance ,  et 
«que  j'ai-  grsoide  envie  àe  connaître  mieux.  La  société  qpe  je 
«  vais  lier  avec  lui  m'empêchera  d'en  désirer  aucune  autre.  Je 
«  l'estime  assez  pour  ne  pas  cipaindre  une  intimité  à  laquelle  il 

^11  avait  commencé  (f écrire  en  x^^o.  H  ae  Teiîd  justice,  mais' 
il  l'avait  vendue  aux  autres ,  et  n'a  jamais  contesté  le  m^ite  d'antruL 


DE    LA    VIE    DE  J.  J.   ROUSSEAU.  4% 

«  m'invite;  et,  comme  il  est  aussi  maltraité  que  moi  par  les 
«  liofnmes,  nous  nous  consolerons  mutuellement  de  Leurs  ou^ 
«  trages ,  en  Usant  dans  le  cœur  de  notre  ami  qu'il  ne  les  a  pas 
«  mérités  *'.  »         ' 

"  Cet  homme  qu'il  veut  connaître  mieux ,  c'est  lui-même;  et 
l'occupation  qui  lui  plaît  chaque  jour  davantage  est  sa  propre 
histoire:  ce  fut  en  effet  à  Wootton  qu'il  composa  les  six  premiers 
livres  des  Confessions  qui  se  ressentent  du  calme  dans  lequel  il 
les  écrivit ,  de  la  fraîcheur  du  local ,  et  qui  y  sous  quelques  rap- 
ports ,  diffèrent  tant  des  six  derniers.  Ce  calmé  ne  fqj;  troublé  9 
comme  nous  le  verrons,  que  par  l'effet  que  prodiai^aient  sur  lui 
les  lettres  qu  il  recevait. 

Nous  devons  passer  rapidem^ent  sur  quelques  circonstances 
qui  n'ont  besoin  que  d'être  indiquées  :  telles  sont,  i^  l'affaire 
de  la  pensiou  qui  fut  terminée  presque  à  l'insu  de  Rousseau.  La 
condition  qu'il  avait  exigée  était  remplie  ,et  Milord  Maréchal 
venait  de  donner  son  consenteoient.  Mais  Jean- Jacques  ne  vou- 
lait pas  devoir  à  David  Hume  un  service  de  cette  importance^ 
Il  écrivit  pour  que  le  projet  fut  ajourné  *.  a^  Les  arrangements  • 
pris  avec  M.  Dutens  pour  la  vente  deslivres  et  des  gravures  qui 
appartenaient  à  Jean-Jacques.  3°  Le  libelle  que  Voltaire,  heu- 
reux, opulent  àFemey,  fit  publier  à^Londfes  (sous  le  nom  de 
Pansophe)  coutre  Rousseau  acc^|^MI^un  asile  à  Wootton. 

Revenons  à  la  querelle  plus  fXieuse  que  connue,  et  dans  Ip  • 
récit  de  laquelle  bf^aupoup  de  faits  ont  été  déiiaturés.  C'est  par- 

• 

''I^çtticeà  madame  de  BpufHers,  en  date  du  5  avril  1766. 

^  «  Je  vous  dirai  seulement  un  mot  sur  une  pension  du  roi  d*An- 
«  gleterre  dont  il  a  été  question ,  et  dont  vous  m'aviez  parlé  vous- 
«  même:  je  ne  vous  répondis  pas  sur  cet  article  ,  non -seulement  à 

■  cause  du  secret  que  M.  Hume  exigeait,  au  nom  du  Roi^  et  que  je 
«  Ihi  ai  fidèlement  gardé  jusqu'à  ce  qu'il  lait  publié  lui-même  ;  mais 
«  parce  que  n'ayant  j'amaisi  bien  compté  sur  cette  pension,  je  ne  vou- 

•  lai^  vous  fiatter  pour  moi  de  cette  espérance  que  quand  je  serais 

•  assuré  de  lavoir  remplir.  Vous  sentez  que,  rompant  avec  M.  Hume, 
«  je  ne  pouvais,  sans  infamie, accepter  des  bienfaits  qui  me  venaient 

■  par  lui.  »  Lettre  ^  du  Peyrou  du  16  août  xyGfi-;  plus  tard  elle  fut 
a<;cordée. 


470  PRÉCIS 

ticulièrement  la  question  qu*il  importe  de'  bien  connaître  dans 
ce  procès  pour  s*en  faire  une  juste  idée.  On  a  toujours  crirque 
Jean- Jacques  avait  fait  et  publié  un  libelle  contre  David  Humew 
Or,  il  n  ai  psis  publié  un  seul  mot  dams  cette  querelle.  Ce  pré-» 
tendu  libelle  n* a  jamais  existé^  quoique  Topinion  contraire  ait 
été  généralement  établie.  Nous  verrons  sur  quelle  base  fragile 
elle  était  appuyée ,  et  quel  était  ce  prétendu  Ubelle* 

Jean-Jacques  eut-il  des  motifs  suffisants  pour  rompre  avec 
David  Hume,  et  quelle  fut  sa  conduite  quand  il  eut  pris  ce 
parti?  Telle  est  la  double  question  dont  la  solution  doit  se  trou- 
ver dans  l'exposé  des  faits. 

Nous  avons  déjà  laissé  entrevoir  les  motifs.  A  ce  sujet  nous 
devons  faire  une  observation.  Dans  des  ruptures  de  cette  es- 
pèce  les  vrais  juges  sont  les  personnes  intéressées^  et  Ton  est 
à  la  ïolsjuge  et  partie:  circonstance  qui  doit  rendre  le  juge- 
tnent  suspect.  En  effet,  il  est  question  de  Tamitié  que  chacun 
entend,  définit,  ou  pratique  à  sa  manière,  et  dont  les  devoirs 
varient  au  gré  des  diverses  interprétations  qu*on  lui  donne^ 
*  Comment  alors  s'établir  juge  entre  deux  amis  qui  se  brouillent? 
èt;'ne  faudrait-il  pas,  ce  qui  ne  se  peut  jamais,  sonder  tous  les 
jreplis  du  cœur  humain? 

Il  est  possible  cependant  de  trouver  dans  les  écrits  et  dans 
.  la  conduite  de  RousseaiReMdonnées  incontestables  sur  le  prix 
qu'il  mettait  à  l'amitié.  «  SlTy  a  dans  la  vie,  disait -il  **,  un 
«  sentiment  délicieux,  c'est  celui-là.  »  Il  partageait  l'opinion 
dé  Ciçéron  sur  les  droits,  les  devoirs  et  les  jouissances  de 
l'amitié  ^ ,  à  l'instar  de  l'orateur  romain ,  il  la  regardait  comme 

^  Confessions ,  liv.  v. 

^  ■  Haud  scio  an,  excepta  sapientiâ,  quidquam  fnelius  homini  sit 
4t  à  diis  immortalihus  datum ,  hœc  ipsa  virtqs  amicitiam  et  gignit  et 
•  continet.^..  Amicitia  res  plurimas  continet  i  quoquô  te  verteris , 
tt  prsestô  est  :  nullo  loco  excluditur  ;  nunquam  intempestiva,  nnn- 
«  quam  molesta  ejst.  In  amicitia  nihil  fictum  ^  nihil  sîmulatum  ;  et 
«  quidquid  in  eà  est,  id  est  verum  et  voluntarium.  Solem  enim  è 
«  mundo  tollere  videntur,  qui  amicitiam  è  yitâ*tollunt  :  qoà  à  diis 
«  immortalibus  nihil  melius  habemus,  nihil  jacundius.  Yirtatam 


BE    LA    VIE    DE  J.  3,  ROUSSEAU.  ^'J  t 

un  présent  du  ciel,  et  peusait  que ,  toujours  compagne  de' la 
vertu,  elle  racritait«tous  les  sacrifices,  même  celui  de  la  vie. 
La  défense  de  son*ami  était  k  9^^  yeux  un  rigoureux  devoir  "*. 

Qu'on  juge  d'après  cela  ocmbien  il  dut  éprouver  d'amer- 
tume et  d'indignation  quand  il  sut  que  loin  de  l'avoir  défendu , 
lorsque  W^lpole  le  livrait  à  la  risée  publique ,  David  Hume 
avait  ajouté  aux  ridicules  dont  on  le  couvrait  dans  la  prétendue 
lettre  de  Frédéric!  ce  fut  à  ce  seul  fait  quHl  rédiuisit  tous  le» 
griefs  de  David.  «  Il  s'agit  de  savoir,  écrivait-ril  ^,  quel  que  soit 
«l'auteur  de  là  lettre,  si  M.  Hume  en  est  complice.  » 

Le  fait  étant  certain ,  il  ne  reste  plus  qu'à  connsutre  la  con- 
duite de  Rousseau ,  car  nous  n'examinerons  point  la  nature  du 
délie.  Que  ce  soit  une  injure  ,  (Un  outrage ,  peu  importe.  On 
est  toujours  obligé  de  convenir  que  ce  n'est  point  un  service 
d'ami,  et  que  David  Hume  eut  mieux  fait  de  ne  prendre  au- 
cune part  à  la  lettre  de  Walpole ,  et  mieux  encore  d'empêcher 
celui-ci  de  la  faire. 

Rousseau  suivit  le  précepte  de  Caton  rapporté  par  l'ami 
d'Atticus ,  qui  en  recommande  l'exécution  :  c'est  de  dénouer 
plutôt  que  de  déchirer  le  lien  de  l'amitié  "".  Affecté  cruellement, 
au  point  même  d'en  avoir  ses  facultés  dans  un  bouleversement 
qui  nelui  permettait  pas  jde  s'occuper  d* autre  chose  ^^  il  rend 
compte,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  à  .madame  de  Boufïïers 
et  à  monsieur  de  Malesherbes  des  motifs  qu'il  a  de  rompre 
avec  David  bume  :  il  remplissait  un  devoir  et  soulageait  son 
cœui*.  Ces  premiers  moments  passés,  il  a  recours  à  son  remède 

«  amicitia  àdjutrix  à  naturà  data  est ,  non  vitiorum  cornes.  «  Ciberoy 
de  amicitia. 

"  L'ami  d'Attîcus  veut  même  qu'en  ce  cas  on  s'écarte  un  peu  du 
droit*cheiniii ,  et  qu'on  ne  s'arrête  qu'au  moment  où  l'on  rencon- 
trerait l'infamie  en  faisant  nn  pas  de  plus.  Declir\andum  sitde  via,  modo 
ne  summa  turpittido  sequatur, . 

Lettre  à  madame  la  marquise  de  Yerdelin ,  août  1766  La  même 
question  se  retrouve  danr  plusieurs  autres  lettres. 

^  Dissuendae  magîs  c^am  discindend»  apiîcitiae.  Cicero  ,  de 
«micitid. 

''Lettre du  9  ettiI  1766. 


^^2  PRÉCIS 

OFrdinaire  ^VoubU  des  injures  ^  et  pour  Tobtenir  \\  se  livre  à  la 
botanique,  à  la  rédaction  de  ses  mémoir«s,  à  la  méditation, 
aux  rêveries,  et  fait"^  dans  la  ^ajMH^  Wootton,  defeéHflIl^tes 
promenades,  bien  résolu  de  n^IRus  songer  à  Dmd-ifitattie. 
Il  y  serait  parvenu  sans  celui-ci  ^  qui  fitassaillir  Roinsean^de 
tous  les  côtés  dans  sa  retraite,  et  lé  força,  de  s'ooctfper  de[')aî, 
comme  nous  allons  le  voir. 

Étonné  du  silence  de  Jean-Jacques  dont  il  n'entendait  plus 
parler.  Hume  lui  écrit  pour  en  connaître  la  cause  :  Rousseau 
lui  répond  le  23  juin  1766,  et,  sans  rien  'spécifier  dans 
cette  iettre ,  qui  a  peu  d'étendue ,  il  lui  reproche  de  l'avoir 
attiré  en  Angleterre  pour  le  déshonorer ,  et  lui  déclare  qu'il  ne 
vent  plus  avoir  de  commerce  avec  lui,  parce  que  tous  les  deux 
ne  doivent  plus  rien  àvdir  à  se  dire.  Hume  répjîque  avec  beau- 
coup d'énergie  et  sonmie  Jean- Jacques  de  s'expliquer  claire- 
ment, et  de  lui  nommer  ses  accusateurs.  Mais,  dans  la  crainte 
qu'il  avait  de  né  point  obtenir  d'éclaircissement,  il  eut  recours 
à  Bl.  D^venport ,  chez  qiii  demeurait  Rousseau.  Il  s'était  formé 
une  liaison  entre  les  deux  hôtes.  «  I^e  maître  de  la  tnàiso^^  écri- 
«  vait  Jean-Jacques  à  son  ami  au  Peyrou  ,  est  un^tîts-galant 
«  homme,  pour  qui  troi»  semaines  de  séjj||fv»  qui!  a  fait  ici  avec 
«  sa  famille,  ont  cimenté  l'attachement  que  seS  bons  procédés 
«  m'avaient  donné  pour  lui.  Tout  ce  qui  dépend  de  lui  est  em- 
«  ployé  pour  me  rendre  le  séjour  de  sa  maison  agréable  ;  si  ya- 
«  vais  à  choisir  de  nouveau  dans  toute  l'Angleterre ,  je  ne'choisi- 
«  rais  pas  d'autre  habitation  que  celle-ci.  »  David  Humé  ne  pouvait 
donc  mieux  s'adresser.  M.  Davenport  fit  promettre  à  Rousseau 
qu'il  donnerait  l'explication  demandée ,  et ,  le  10  juillet,  il  tint 
parole. 

INous  arrivons  au  fameux  libelle,  car  ce  n'est  autre  chose  que 
cette  lettre  volumineuse  dans  laquelle  Jean- Jacques  épanche 
son  cœur,  et  se  délivre  du  poids  qui  l'oppresse.  Après  lui  avoir 
dit  que,  «  ne  vivant  j)oint  dans  le  monde,  il  ignore  ce  qui  s'y 
«  passe;  qu'il  n'a  point  départi,  point  d'associé,  point  d'intrigue  ; 
«  qu'il  ne  lui  dit  rien;  qu'il  ne  sait  que  ce  qu'Usent;  mais  comme 
A  on  le  lui  fait  sentir,  il  le  sait  bien^  il  lui  fait  Vhistopre  des 


DE    LA    VIE    DE  J.  J.   ROUSSEAU.  473 

«  mouvements  de  son  ame,  et,  traitant  M.  Hunie  en  tierce  pér- 
«  soÙDe,  il  lui  annonce  qu'il  rétablit  son  propre  juge.  » 

Nous  n'entrerons  point  4H||Je  long  détail  des  réproches  faits 
à  David ,  parce  que  cette  UpEt  se  trouvant  dans  toutes  les  édi- 
tions  désœuvrés  de  Rousseau,  le  lecteur  peut  facilement  se  la 
procurer.  Une  partie  de  ces  reproches  reçoit  toutp  la  gravité 
de  riaoagination  de  Jean- Jacques*,  mais  il  en  reste  assez  de  réels 
pour  moliver.le  parti  qu'il  avait  pris  de  ne  vouloir  plus  entendre 
parler  de  Hume  :  car  c'est  à  cet  oiibli  que  se  bornait  sa  vengeance. 

Il  termine  cette  longue  lettre  par  de  vives  instances  qu'il 
adresse  au  philosophe  anglails  pour  qu'il  se  justifie,  et  comme 
cette  prière  ne  fut  point  écoutée,  il  importe  de  la  rapporter 
afin  qu'on  juge  si  elle  aurait  du  l'être.  «  Je  suis,  lui  dit>il ,  le 
«  plus  malheu^ux  des  humains  si  vous  êtes  coupable  ;  j'en  suis 
«  le  plus  vil  si  vous  êtes  innocent.  Vous  me  faites  désirer 'd'être 
«  cet  objet  méprisable.  Oui ,  l'état  où  je  me  verrai  prosterné , 
«  criant  miséricorde,  et  faisant  tout  pour  l'obtenir,  publiant  à 
o  haute  voix  mon  indignité,  et'  rendant  à  vos  vertus  le  plus 
«  éclatant  hommage ,  serait  pour  mon  cœur  un  état  d'épanouis- 
«  sèment  et  de  joie  après  l'état  d'étouffement  et  de  mort  où  vous 
«  l'avez  mis.  Il  ne  iQt>reste  qu'un  mot  à  vous  dire«  Si  vous  êtes 
«  coupable,  ne  m'écnvez  plus  :  cela  serait  inutile,  et  sûrement 
<t  vous  ne  me  tromperez  pas.  Si  vous  êtes  innocent,  dai^ez  vous 
«  justifier.  Je  connais  mon  devoir,  je  Taime^t  l'aimerai  toujours, 
«  quelque  rude  qu'il  puisse  être.  Il  n'y  a  point  d'abjection  dont 
«  un  cœur  qui  n'est  pas  né  pour  elle  ne  puisse  revenir.  Encore 
«  un  coyp ,  si  vous  êtes  innocent,  daignez  vous  justifier  :  si  vous 
«  ne  l'êtes  pas,  adieu  pour  jamais.  » 

Un  ami  vraiment  digne  dé  ce  nom ,  n'aurait-il  pas  été  tou- 
che? Ne  $e  serait-il  pas  attendri  sur  la  triste  destinée  de  celui 
qui  lui  devait  sa  retraite,  l'isolement  après  lequel  il  avait  sou- 
piré, des  liaisons  nouvelles ,  tous  les  rapports  dont  se  com[K)sait 
soa  existence  dans  un  pays  étranger  dont  il  ignorait  la  languç, 
les  mœurs,  les  habitudes?. 

Humé  ne  se  justifie  pas ,  né  répond  point  ;  et  faisant  des  notes 
sur  cette  lettre ,  il- l'adresse  au  baron  d'Holbach  ainsi  qu'à 


474  PRÉCIS 

d'Alçmbert ,  avec  une  lettre  d'envol  dans  laquelle  il  traite  Rous. 
seau  de  scélérat.  D'Alembert  et .  Suard  traduisent  les  notes , 
font  une  préface  injurieuse  à  lepr  compatriote,  et  publient 
lettre  et  notes  sous  le  titre  è^ Exposé  succinct  de  la  conduite  de 
M.  Hume.  Tel  est  le  libelle  fait  par  Jean-Jacques.  La  socdété  du 
baron  avait  répandu  la  nouvelle  de  la  rupture  qui  parvint  ainsi 
aux  oreilles  de  madame  de  Boufflers ,  femme  aimable ,  spiri- 
tuelle ,  et  d'un  sens  droit.-  Elle  était  aux  eaux  de  Fougues  avec 
le  prince  de  Conti.  Elle  avait  déjà  reçu  trois  mois  auparavant 
une  lettre  (9  avril)  dans  laquelle  Rousseau  lui  faisait  part  de 
ses  plaintes,  de  ses  soupçons  contre  celui  à  qui  cette  dame 
avait  confié  sa  destinée.  Il  est  probable  que  madame  de  Bouf- 
fiers  y  fit  alors  peu  d'attention ,  et  qu'elle  crut  que  les  nuages 
se  dissiperaient;  mais  les  bruits  qui  circulaient  de  tous  côtés, 
grâce  aux  soins  des  amis  de  Hume ,  la  tirèrent  de  sou  erreur^ 
David  ne  pouvait  plus  différer  de  lui  rendre  compte  d'une  af- 
faire qu'il  aurait  dû  ne  confier  qu'à  elle.  Le  16  juillet  il  lui 
écrit  une  lettre  dans  laquelle  il  fait  de  vains  efforts  pour  dissi- 
muler l'embarras  qu'il  éproijve ,  et  donne  de  mauvaises  excuses 
pour  pallier  des  torts  réels. 

Madame  de  BoufHers  lui  répond  une  lettre  remarquable  pai: 
sa  logique ,  par  l'adresse  avec  laquelle  elle  combat  son  amour- 
propre,  par  le  soin  qu^elle  prend  d'exagérer  même  les  reproches 
qu'âume  avait  à  se  faire ,  afin  de  le  disposer  à  ^'indulgence 
•envers  Rousseau.  Elle  ne  finit  cette  lettre  qu'à  Paris  où  elle 
trouve  à  son  arrivée  de  nouvelles  preuves  de  la  haine  de  David 
contre  Jean-Jacques.  C'était  une  lettre  de  Hume  à  d'Alembert , 
que  celui-ci  avait  fait  passer  à  madame  de  BoufQers  pour  la 
lui  communiquer  et  surtout  ^our  affaiblir  et  détruire  l'intérêt 
qu'elle  prenait  à  Rousseau.  Ne  doutant  poijdit  que  madame  de 
Bouffiers  ne  prit  toutes  les  mesures  possibles  pour  assoupir  cette 
affaire.  Hume  ne  voulait  l'en  instruire  que  lorsqu'un  éclat  fâ- 
cheux produit  par  ses  soins  empêcherait  cette  dame  d'arriver 
à  son  but. 

«  En  arrivant  à  Paris  (  dit-elle  dans  sa  lettre  ) ,  j'ai  trouvé  la 
«  vôtre  à  M.  d'Alembert,  qui  l'avà't  envoyée  chez  moi  pour  que 


DE    LA    VIE    DE  J,  J.  ROUSSEAU.  475 

«je  la  lusse.  J'avQjie  qu'elle  m'a  surprise  au  dernier  point.  Quoi  ! 
«  vous  lui  recommandez  d,è  la  communiquer ,  nçn-seulement  à 
<c  vos  amb  dé  Paris,  dénomination  bien  vague  et  bien  étendue , 
«mais  à  M.  de  Voltaire,  avec  qui  vous  avez  peu  de  liaison 
«  et  dont  vous  connaissez  si  bien  les  dispositions  !  Après  ce 
«  trait  de  passion ,  après  tout  ce  que  vous  avez  <lit  et  écrit ,  les 
«  conseils  que  je  pourrais  vous  donner  servent  inutiles.  Au  reste, 
«  vous  aurez  ici  un  parti  nombreux  composé  de  tous  ceux  qui 
«  serobt  charmés  de  vous  voir  agir  comme  un  homme  ordinaire. 
«(  Dans  quel  dessein  les  nouvelles  informations ''dont  vous  char- 
«  gez  Mf  d*Holbach?  Vous  n'ayez  pas  sans  doute  l'intention  de 
«  rien  écrire  contre  ce  malheureux  homme  qui  soit  étranger  h 
«  votre  cause  ?  Vous  ne  serez  pas  son  délateur  après  avoir  été 
«  son  protecteur.  De  sem))lables  examens  doivent  précéder  les 
«  liaisons  et  non  suivre  les  ruptures..» 

En  n'écrivant  qu'à  David  Hume,  madame  de  BoufQers  n'au- 
rait  rempli  qu'à  moitié  le  devoir  qu'elle  s'était  imposé.  Il  fallait 
commencer  par  le  philosophe  anglais ,  parce  qu'il  dépendait 
de  lui  de  ne  pas  mettre  le  public  dans  la  confidence  de  cette 
rupture  qui  n'aurait  point  en  effet  été  connue  s'il  se  fût  con-< 
tenté  de  conserver  la  lettre  de  Jean-Jacquej  et  de  le  plaindre. 
Mais,. pour  agir  de  cette  manière,  il  aurait  fallu  n'avoir  aucim 
tort  à  se  reprocher. 

Madame  de  BoufHers  écrit  donc  à  Rousseau  ^  et  .tâche  de  lui 

démontrer  l'injustice  de  ses  soupçons  et  l'innocence  de  David 

• 
''M.  Hume  croyait  que  Je^ihJacqaes  avait  placé  de  Targent  chez 
le  banquier  Rougemont.  Voulant  connaître  la  quotité  des  fonds, 
il  fit  beaucoup  de  démarches  aqprès  de  ce  banquier^  chez  lequel 
Rousseau  était  crédité  par  du  Peyrou ,  et  qui  était  ou  de.vait  être 
dépositaire  des  cent  louis  donnés  par  Milord  Maréchal  à  Thérèse, 
Bien  loin  d*abuse^,du.  crédit,  Rousseau  n'en  usa  point.  Il  renonça 
à  la  pension  que  lui  voulait  faire  son  ami  et  que  d'abord  il  avait 
acceptée. 

'^  Le  37  juillet  1766,  le  surlendemain  >de  la  lettre  adressée  à 
M.  Hume.  Ces  deux  lettres  également  remarquables  ,  sont  insérées 
textuellement  dans  \* Histoire  de  J*  J,  Rousseau ,  tom.  i ,  pag.  1 3 1 
à  143. 

\ 


476  PRÉCIS 

Hume.  Celui-ci  n'aurait  pu  rien  dire  de  plus  éloquent,  ni  de 
mieux  raisonné  pour  sa  cause.  Elle  témoigne  à  Jean -Jacques 
le  chagrin  qu'elle  éprouve  de  ce  que  tous  ses  amis  sont  dans  la, 
consternation  et  réduits  au  silence  ;^  et  le  prie  instamment  de 
lui  adresser  des  explications,  afin  qu'ils  sachent  comment V ex- 
cuser^ et  si  Von  ne  peut  le  disculper  entièrement, 
.  La  conduite  de  madame  de  Boufflers  doit  être  citée  pour 
exemple.  Prudence,  délicatesse,  logique  pressante,  considéra- 
tions prises  dans  l'intérêt  de  Tamour-propre,  devoirs  i^  l'a- 
mitié, tout  fut  habilement  employé  par  elle.  Si  elle  ne  parvint 
pas  à  opérer  une  réconciliation  que  David  avait  rendue  im- 
possible, du  moins  n*épargna-t-elle  rien  pour  l'obtenir;  et  si 
les  deux  amis  celèrent  de  l'être  l'un  pour  l'autre,  elle  les  con- 
serva tous  les  deux  au  nombre  des  siens. 

Non  content  d'instruire  le  public  français  par  llintermé- 
diaire  du  baron  d'Holbach,  de  d'Alembèrt,  et  de  Voltaire^ 
M.  Hume  fait  un  récit  dé  sa  querelle  pour  le  général  Conway , 
ipembre  du  ministère  britannique  ;  un  autre  ppur  le  roi  et  la 
reine  d'Angleterre,  qui  lui  conseillent  de  ne  rien  publier,  à 
moins  qu'il  n'y  soit  forcé  par  Rousseau. 

MM.  Suard  et  d'Alembert  traduisirent,  ainsi  que  nous  l'a- 
vons dit,  les  commentaires  que  David  Hume  avait  mis  à  la 
lettre  de  Jean- Jacques  ;  et  comme  dans  ces  commentaires  il  y 
avait  des  injures  gratuites,  qui  ne  pouvaient  faire  de  tort  qu'à, 
celui  qui  se  les  permettait,  les* deux  traducteurs  retrimchèrent 
ces  injures.  David  les  remercie  dans  une  lettre  du  19  décembre 
d'avoir  adouci  quelques-unes  des  expressions  dont  il  s'était 
servi  en  parlant  de  ce  prodige  d'orgueil  et  de  férocité:  autres 
expressions  qui,  probablement,  ne  lui  parurent  pas  avoir  be- 
soin d'adoucissement.  U Exposé  succinct^ ^  titre  sous  lequel  pa- 

*  Je  possède  un  exemplaire  de  la  première  édition.  Voici  le  titre  : 
Exposé  succinct  de  la  contestation  qui  s'est  élevée  entre  M,  Hume  et 
M,  Rousseau  y  avec  les  pièces  justificatives,  Londres,  1766,  petit  in- 8^ 
dç  137  pages,  sans  compter  la  préface.  Cet  Exposé  se  compose 
d'un  récit  de  M.  Hume  et  des  lettres  de  Rousseau»  commentées  par 
ce  philosophe.  Les  traducteurs  terminent  leur  préface ,  et  M*  Hume 
son  récit  par  une  contradiction.  Les  premiers  disent  ^i«Va  livrant' sa 


>'Ji« 


•r 


DE    Lk   VIE    DE  J.  Je  ROUSSEAU.  477 

rat  le  Factum  de  David,  eut  tout  le  succès  qu'il  devait  avoir,  et 
produisit  des  bénéfices  qui  rétablirent  les  finances  de  M.  Suard, 
d'après  le  témoignage  d'un  de  ses  amis^.  Il  profitait  seul  de  la 
rupture. 

Pendant  que  David  Hume  cherchait  de  tous  côtés  des.  en- 
nemis à  son  ancien  ami,  que  faisait  ce(ui-ci?  Ne  sachant  rien 
de  ce  qui  se  passait,  ne  se  doutant  pas  que  David  pubhait  ses 
leltre«>  il  s'occupait  de  musique,  de  botanique,  du  soin  d'écrire 
ses  mémoires  ;  et  sans  sa  correspondance  il  aurait  entièrement 
oublié  l'historien.. Forcé  d'y  songer  malgré  lui  et  de  répondre 
à  ses  amis,  c'était  pour  leur  reprocher  de  troubler  son  re[K)S 
en  l'entretenant  d'un  homme  qu'il  voulait  bannir  de  sa  mé^ 
moire.  Il  disait  à  l'un,  «  Je  continuerai  de  laisser  M.  Hume 
«  faire  du  bruit  tout  seul  ^;  à  l'autre.  On  dit  que  M.  Hiune  me 
«  traite  de  scélérat  et  de  canaille  ;  si  je  savais  répondre  à  dé 
«  pareils  noms,  je  m'en  croirais  digne;  à  un  troisième^.  Lais- 
se sons  dire  et  M.  Hume  et  les  puissances,  et  les  gazetiers  et 
«  tout  le  monde;  au  quatrième  '',  Lorsqu'on  vous  parlera  de  ce 
«  qu'écrit  M.  Hume,  faites  comme  moi,  gardez  le  silence  et  de- 
«  meurez  eu  repos;  au  cinquième',  Mettez-vous  donc  sur  mon 
ft  compte  le  vacarme  que  fait  le  bon  David,  pendant  que  je  n'ai 
«  dit  un  mot  qu'à  lui,  dans  le  plus  grand  secret,  et  quand  il 
«  m'y  a  forcé  ?  enfin  au  sixième/,  Après  un  premier  mouve- 

cause  au  public^  M,  Hume  s'abandonna  au  jugement  des  esprits  droits  ^ 
et  Thistorien  anglais  dit  (pag.  ia4)  f '<^  ^^  destine  son  Précis  qu'à 
ses  amis,  et  qu'il  aime  tellement  la  paix  qu'il  ny  a-  que  la  nécessité  qui 
puisse  le  déterminer  à  exposer  cette  querelle  aux  feux  du  public.  La  der- 
nière des  pièces  dont  se  compose  {'Exposé  succinct  est  une  déclaration 
de  d'Alembert  qui  assure  n'être  nullement  rennémi  de  Rousseau; 
qu*il  n'a  cherché  qu'à^  l'obliger ,  et  que  c'est  gratuitement  qu'on  le 
mêle  à  la  querelle  que  Jean- Jacques  a  suscitée  à  David,  Il  est  fâcheux 
pour  l'académicien  que  M.  Hume  ait  conservé'  les  lettres  qui  prouvent 
la  part  active  que  le  géomètre  prît  dans  cette  affaire. 

^  Mémoires  historiques  de  M.  Garât,  tom.  ii,  p.  178. — ^Lettre 
à  M.  Guy,  du  2  août  1766- — *"  Lettre  à  Marc  -  MicEel  Rey ,  août 
1766 — ^''Lettre  à  M.  d'Ivemois,  3o  août  1766 — "LettreàM.  du 
Peyrou ,  1766. — ^Lettre  du  a  janvier  1767. 11  serait  fàcile'de  mul- 
tiplier ces  citations. 


47^  PRECIS 

«  ment  d'indignation,  je  me  suis  retiré  paisiblement;  il  a  voulu 
a  une  explication,  j*y  ai  consenti.  Tout  cela  s'est  passe  entre  lui 
«  et  moi;  il  a  jugé  à  propos  d'en  faire  le  vacarme  que  vous  sa- 
«  vez;  il  Va  fait  tout  seuL  Je  me  suis  tu;  je  continuerai  de  me 
«  taire,  et  je  n'ai  rien  du  tout  à  dire  dé  M.  Hume,  sinon  que 
«je  le  trouve  un  peu  insultant  pour  un  bon-homme,  et  un  peu 
«  bruyant  pour  un  philosophe.  » 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  lettres ,  recueillies  long-temps 
après  la  mort  de  l'auteur,  n'étaient  pas  destinées  à  l'impres- 
sion; que  c'étaient  des  confidences  faites  à  l'amitié;  que  Jean- 
Jacques  aurait  pu  tenir  sur  Te  compte  de  David  un  langage  plus 
désobligeant  sans  mériter  de  reproches,  puisqu'il  ne  s'adres- 
sait pas  au  public;  enfin  que  cette  querelle  ne  fut  connue  que 
par  les  soins  ou  la  faute  de  M.  Hume.  Rousseau  se  tint  coi^ 
eomme  il  le  dit  lui-même,  laissant  au  temps  à  produire  son 
«fTet.  En  lisant  attentivement  sa  correspondance  à  cette  épo- 
que, on  remarque  qu'il  commence  ^2lt  gouimander  %ii%  amis 
dé  ce  qu'ils  l'entretiennent, de  David;  ensuite-  qu'il  diffère  ses 
réponses  et  les  fait  toutes  le  même  jour,  afin  de  ne  troubler  son 
repos  que  le  moins  possible,  et  de  ne  penser  à  celui  dont  le 
souvenir  l'offensait,  que  lorsqu'il  ne  pouvait  plus  se  dispenser 
de  le  faire.  Aussi  plusieurs  lettres  offrent-elles  la  répétition  des 
mêmes  détails  et  quelquefois  dans  les  mêmes  termes.  • 

Les  écrivains  français  prirent  parti  pour  David,  et  Voltaire 
même^  qui  tenait  le  sceptre  de  la  littérature,  se  déchaîna  contre 
Rousseau.  Dans  cette  clanleur  uùiverselle ,  une  seule  voix  se  fît 
entendre: ce  fut  celle  de  madame  la  Tour-Franqueville,  qui, 
n'écoutant  que  la  juste  indignation  qu'elle  éprouvait  en  voyant 
tant  d'agresseurs  et  pas  uii  seul  défenseur,  lutta,  de  concert 
avec  du  Peyrou ,  contre  Hume  et  ses  traducteurs ,  fit  imprimer 
une  réfutation  de  X Exposé  succinct^,  et  la  publia  à  l'insu  de 
Jean-Jacques. 

^  Il  y  a  dans  cet  Exposé  succinct  un  mensonge  qu'il  importe  de 
faire  remarquer.  C'est  tin  certificat  de  Horace  Walpole ,  qui  atteste 
que  David  ne  connut  point  la  prétendue  lettre  de  Frédéric,  qa*il 
assure  n'avoir  été  publiée  qu'après  le  départ  des  deux  amis  pour 


DE    LA    VIE    DE    J.  J.  ROUSSEAU.  479 

On  peut  juger  maintenant  avec  connaissance  de  cause ,  et 
faire  la  part  des  torts  de  chacun.  Rousseau  n'écrivit  rien,  ne 
publia  rien.  Les  explications  qu'il  donna ,  d'après  les  instances 
de  son  hôte,  M.  Davenport,  étaient  confidentielles.  Il  fut  étran- 
ger à  leur  publicité.  David  avait-il  le  droit  de  les  faire  impri- 
mer sans  le  consentement  de  Jean- Jacques ,  sans  lui  avoir  com- 
muniqué son  commentaire?  3'il  avait  ce  droit,  devait-il  en- 
user?  Enfin  peut-on,  comme  on  Ta  fait,  en  accuser  l'auteur 
d'Emile  et  prétendre  qu'il  a  publié  un  libelle  contre  l'historien 
anglais?  J'aurais  honte  de  faire  ces  questions,  si  je  ne  savais 
combien  d*un  côté  la  passion  et  de  l'autre  la  crédulité  les  ren- 
dent excusables  et  même  nécessaires.  N*a-t-on  pas  vu  un  ait-* 
teur  doué  sinon  d'un  grand  talent,  au  moins  de  l'amour  du  tra^ 
vail,  d'une  grande  patience,  ayant  une  grande  éruditiop,  et 
même  beaucoup  de  bonne  foi,  signaler  le  libelle  de  Rousseau 
contre  Hume,  y  croire ,  en  faire  un  sujet  de  reproche  contre  le 
premier,  et  plaindre  le  second  qui  parlait  tout  seul  dans  sa 
cause'*?  * 

On  peut  résumer  en  quatre  mots  et  par  un  passage  de  la  .^ 
lettre  de  Jean- Jacques^  en  <|ate  du  2  janvier  1767 ,  cette  rup-^ 
ture  orageuse.  «  M.  Hume ,  di(-il ,  était  pour  moi  une  connais- 
o  sance  de  trois  mois ,  qu'il  ne  m'a  pas  convenu  d'enti'etenir  2 

Londres.  Or  elle  était  publique  le  a 8  décembre;  les  mémoires  de 
Bachaumont,  et  la  corresjpondance  de  madame  du  Deffand  le  jprou- 
vent*  Celle  de  Hume  fait  voir  que  non-seulement  il  connut  cette 
lettre ,  mais  qu'il  en  fat  complice.  Avant  la  rupture  il  terminait  une 
de  ses  lettres  à  madame  de  Barhantane  par. ces  mots.  Dites  à  madame 
de  Boufflers  que  la  seule  plaisanterie  que  je  me  suif  permise  danf 
cette  lettre  fut  faite  par  moi  à.  la  table  de  lord  Ossotf.li  fallait  qa*U 
comptât  hîen  sur  la  discrétion  de  ces  deux'dam^s,  pour  pabliei* 
ensuite  le  certificat  de  Walpole ,  qui.démontre  qu'ils  içentaient  toag 
les  deux.  On  Pijgnorerait  sans  les  lettres  de  Hume ,  qui  ont  été  im- 
primées à  Londres  en  i8ai.  Voyez-en  l'analyse  dans  l'Histqî^e  de  • 
J.  J.  Rousseau.  • 

"  M.  Senebier',  auteur  de  plusieurs  ouvrages ,  entre  autres  d'un 
Essai  en  trois  volumes  sur  Vj^rt  d^observer,  U  en  oublie  les  règl^ 
quand  il  parle  de  Rousseau,  dont  il  dénature  de  la  meilleure  foi  du 
monde  et  les  jBentiments  et  lés  actions. 

ir  '  *  •  .       . 


A8o  PRECIS 

«  après  un  premier  mouvement  d'indignation  dont  je  n*étais  pas 
«  le  maître,  je  me  suis  retiré  paisiblement  :  il  a  voulu  unerup- 
«  ture  formelle;  il  a  fallu  lui  complaire  :  il  a  voulu  ensuite  unç 
«  explication  ;  j'y  ai  consenti.  Tout  cela  s'est  passé  entre  lui  et 
«  moi  :  il  a  jugé  à  propos  d'en  faire  vacarme;  il  l'a  fait  tout 
«  seul  :  je  me  suis  tu,  je  continuerai  de  me  taire.  »  C'est  en  effet 
la  conduite  qu'il  a  tenue.  «  Je  n'ai ,  dit-il  dans  une  autre  lettre 
«  (  8  janvier  ) ,  je  n'ai  dit  un  seul  mot  qu'à  31.  Hume,  et  seule- 
«  ment. quand  il  m'y  a  forcé.  Je  craignais  plus  que  la  mort, 
«  l'éplat  de  cette  rupture.  On  m'accuse  de  méchanceté,  la  mé- 
«  chanceté  consiste  dans  le  dessein  de  nuire.  Quand  ma  lettre 
«  eût  contenu  des  choses  effroyables,  quel  mal  pouvait-elle  faire 
«  à  M.  Hume,  n'étant  vue  que  de. lui  seul?  il  n'en  pouvait  ré- 
«  sulter  aucun  préjudice  pour  celui  à  qui  elle  était  écrite,  qu'au- 
«  tanf  qu'il  le  voulait  bien.  » 

•  Pendant  le  séjoUr  de  Jean -Jacques  à  Wôotton,  cette  que- 
relle est  le  seul  événement  qui ,  par  la  publicité  qu'elle  eut , 
les  faux  jugements  qu'on  en  porta,  l'inexactitude  qu'on  mit 
dans  le  récit  des  circonstances,  méritât  les  détails  dans  les- 
quels nous  sommes  entrés  poy  r  jjjétablir  la  vérité  jusqu'à  prér- 
sent  altérée  od^éconnue.  Pressé  par  ses  amis  de  répondre  à 
David ,  Jean-i^ques  écrivait  à  l'un  d'eux  **  :  «  Il  faut  que  clia- 
«  cun  ait  son  tour  :  c'est  à  présent  celui  de  M.  Hume  :  le  mien 
«viendra  tard  :  il  viendra  toutefois,  je  m'en  fie  à  la  Provi- 
«  denbe.  J'ai  im  défenseur  dont  les  opérations  sont  lentes,' mais 
«  sûres  ;;)e  les  atteuds  et  je  me  tais.  »  VtifiÊi^.  vainement  attcqff 
^taês  pendant  sa  vie.  Le  temps ,  ce  défedÉlmr  dont  il  parle ,  ef- 
Hl|^  ]i>ien  les  ^impressions,  affaiblit  la  haine;  et  si  David  eût 
fpiài  le  silence;,observé  par  Jean- Jacques ,  ils  eusseut  pu  ces- 
ser d'être  ennemis  ;  mais  il  ne  suffit  pas  toujours  pour  que  jus- 
tice se  fasse;  et  sans  la  correspondance  privée  de  HumeVé- 
cemment  imprimée  à  Londres,  nous  n'eussions  pas.  eu  des 
preuves  positives  de  l'innocence  de  Rousseau  et  de  la  mal- 
veillance dé 'son  ami*. 


b 


Lettre  à  M.  Roustan,  du  7  septembre  1766.. 

C'est  Hume  qui  nous  apprend  lui-même  dans  cette  correspou- 


^ 


DE    LA    VIE    DE   J.  J.  ROUSSEAU.  48  ^ 

Du  inômept  où  Jean- Jacques  eut  occupé  les  trompettes  de 
la  reno{nmée,  on  lui  ofTcît  de  tous. côtés  un  asile.  Les  uns  le 
firent  par  une  pitié  généreuse  et  désintéressée  "  ;  les  autres^ 
par  vanité,  et  pour  {icquérit  une  réputation  a^  moyen  de  la  cé- 
lébrité de  leur  hôte*  Nous  n'hésiterons  pas  à  donner  ce  motif 
aux  offres  qu'il  reçut,  pendant  qu'il  habitait  Wootton,  du 
marquis  de  Mirabeau  et  du  cotnté  Orloff.  Le  premier  voulait, 
de  plus,  l'enrôler  dans  le  parti  des  économistes  dcmt  il  était; 
et  le  second  considérait  Rousseau  comme  un  de  ces  monun[)ent$ 
qxibn  place  dans  un  jardin  anglais  pour  l'embellir  et  pour  atti-, 
rei"  les  curieux.  Ces  deux  offres  arrivèrent  à  Woptton. dans  le 
même  temps.  Rousseau  les  refusa  toutes  deux.  Dupe  de  Y  ami 
des  hommes,  qu'il  ne  connaissait  pas,  mais  qu'il  jugeait  d'à- 
prè^  les  intentions  que  suppose  le  titre  qu'il  prenait^  et  qui  n'é- 
tait pas  plus  vrai  que*modeste,  Jean-Jacques  lui  donne  des 
détails  sur  la  vie  qu'il -menait  dans  ^a'.solitudc^  ainsi  que  sur 
ses  goûts  et' ses  projets.  Il  n'est  pas  mutile  d'-en  faire  connaître 
une  partie. 

«  Quelque  donx  qu'il  me  fût  d'être  vplre  hôte,  je  vois  peu 
«  d'espoir  à  le*  devenir!.  Mpo^e,  le  grand  éloignement ,  mes 
«  maux  qui  me  rendes  les  voyages  très-péniUes.;  l'amour  du 

dance ,  t**  qu'il  fut  coiifident  et  complice  de  Walpole  dans  le  persi- 
flage de  celui-ci  contre  Rousseau  qu'il  caressait  ;  s**  toutes  1^  dé^ 
marchés  qu'il  ^t  à  Paris  comme  à  Londres,  pour  diffamer  son  ancien 
ami  ;  3*  Tappui  qu'il  trouva  dans  le  baron  d'Holbach  et  d' Alenfbert  ; 
0  k  conduite  de  Cfi-fàttûiier ,  retranchant  ce  qui  pouvait  faire  du 
tort  à  David  ,  et  déc|n!|F  qu'il  ^^t  étranger  à  la  querelU^S^  le  dou* 
ble  mensonge  de  Wiu^le  et  de  David  .sur  la  lettre  de»  Frédéric  ^^o^ 
Sans  tous  ces  aveux ,  le  temps  n'eût  fai$  que  fortifier  l'erreur  cm.rjçfiil' 
était  sur  Jean-Jacques  \  ^  *'v' 

^  Avant  cette  éjïoquè,  madame  d'Épinay  (qui  depuis...  mais  alors 
elle  ne  connaissait  pas  Grimm;)  et  depuis,  le  prince  dp  Conti,le 
maréchal  de  Luxembourg,  M.  de  Malesherbes-,  Milord  Maréchal, etc. 
Plus  tard)  le  prince  de  Ligne,  le  chevalier  de  Flanîanville ,  M.  de 
Girardin ,  etc.  -  .  ,        .  • 

*  On.a  dé^rc  pljas  de  détails  sur  le  factnm  de  David  Hume  et  sur  les  manoeu- 
-vres  de  ces  deux  traducteur ,  nous  donuerons  l'analyse  de  PSxposé' succinct 
dans  le  volume  des  PiScej  inétUus. 


"t 


R.    XVK 


3i 


48^  .      •     PRiic^s 

/(  repos,  de  la  solilude^  le  désir  d'être  oublié  pour  nionrir  en 

a  paix,  me  font  redouter  de  me  rapprocher  des.  grandes  villes, 

«  où  mon  voisinage  pourrait  réveiller  une  sorte  d'attention  qui 

((  fait  mon  tourment.  Tout  ce  qui  tient  par  quelque  coté  à  la 

«  littérature  y  m*est  devenu  si  parfaitement  insupportable,  et 

&  son  souvenir  me  rappelle  tant  de  tristes  idées,  que,  pour 

<'  n  y  plus  penser ,  j'ai  pris  le  parti  de  me  défaire  de  tous  mes 

«  livres.  J^ai  pris  tout^e  lecture  dans  un  tel  dégoût  qu'il  a  fallu 

a  renoncer,  à  mon  Plutarque.  La  fatigue  même  de  penser  me 

«  devient  chaque  jour  plus  pénible.  J'aime  à  rêver.,  mais  ii- 

<i  brement,  en  laissant  errer  ma  tété  et  sans  m^asservir  à  aucun 

«sujjet;  et  maintenant  que  je  vous,  écris,  je  quitte  à  tout  mo- 

«  ment  la  pltuniô  pour  vous  dire  en  me  promenant  mille  choses 

«(  charmantes,  qui  disparaissent  sitpt  .que  je  reviens  à  mon  pa- 

«  pjer.  Cette  vie  oisive-  et  contemplative  que  vous  n'approuvez 

A  pas,  et  que  |e  n'excuse' pas,  me  devient  chaque  jour  pins 

«  délicieuse*  Brrer  Seul,  saqs  fip-et  çans  cesse,  parmi  les  arbres 

<s  et  les  roches  qui  entourent  ma  demeure,  rêver  ou  plutôt  ex- 

«  travaguer  à  mon  aise,  et,  comme  vous  -dites,  bayer  aux  cor- 

«  neilles;  quand  ma  cervelle  s'échauflGe  trop,  la  calmer  en  ana- 

«  lysant  quelque  mousse,  ou  quelque  fougère  ;  enfin ,  me  .liVrer 

«  sans  gêne  à  mes  fantaisies,  qui,  grâces  au  ciel,  sont  toutes  en 

«mon  j>ouvoir:  voilà,  monsieur,  pour  moi  la  suprême  jouîs-^ 

«r  sance  à  laquelle  j,e  n'imagine  rien  de  supérieur  d^ns  ce  monde 

«  pour  un  homiQe  à  mon  âge  et  de  mon  état.  Si  j'allais  dans 

«  une  de  vos  terres ,  vous  pourriez  c(Hiipter  que  je  n'y  prea- 

«  drais  pas  le  plus  petit  soin  en' faveur  du  propriétaire.  Je  vous 

«  verrais  voleir,  piller,  dévaliser,  sans  jamais  ed  dii'e  un  seul 

«  mot,  ni  à  vous. ni  à  personne.  Tous  mes  malheurs  me.vien- 

«  nent  de  cette  ardente  haine  de  l'injustice  qtie  je  n'ai  jamais 

«  pu  dompter.  Je  me  le  tiens  pour  dit,  il  est  temps  d'être  sage 

«  ou  du  moins  tranquille.  Je  suis  las.  de  guerres  et  de  querelles. 

«  Voyez  donc ,  monsieur  >  quel  homme  utile  vous  mettriez  dans 

«  votre  maisou!  J'ai  reçu  mon  congé  bien  signifié  par  la  nature 

«  et  par  lés  hommes;  je  l'ai  pris  et  j'en  veux  profiter.  Je  ne  jcléli- 

a  bère  plus  si  c'est  bien  oii  mal  fait,  parce  quç  ç*ési  une  résolu* 


DE  LA   VIE   DE  J.  J.  ROUSSEAU.  4^3 

«tion  prise,  et  rien  iïb  ni'en  fefa  départir.  Puisse  le  public 
«  m'oublier,  oomme  je  loublie !  jamais  sentiment  haineux,  vin- 
«  dicatif>  n'approcha  de  mon  eœnr.  Le  souvenir  de  mes  amis 
«  donne  à  ma  rêverie  un  charme  que  le  scAivenir  de  mes  etine-* 
^  mis  ne  trouble  point.  Je  suis  Mut  entier  où  je  suis,  et  point 
«  où  sont  ceux  qui  me  persécutent.  Leur  haine ,  quand  elle  n'a- 
«  git  pas,,  ne  trouble  qu'eux,  et  je  la  leur  laisse  pour  toute  ven- 
«•geance.  Peu  de  chose  de  plus  comblerait  mes  voeux  :  moins  de 
«maux  corporels,  un  climat  plus  dopx^  un  ciel  plus  pur,  un 
«  air  plus  serein ,  surtout  des  cœurs  ,plus  ou  verts,. où, quand 
«  le  mien  -s'épancl|e,  il  sentît  que  c'est  dans  un  autre. ,» 

Pendant  qu'il  passait  ainsi  sa  vie,  le  monde  littéraire  s'oci^u- 
paît  de  lui,  grâce  à  David  Hume,  et  des  bruits  absurdes  co.u- 
raient  sur  son  compte.. Les  uns  prétendaient  qu'il  était  dans  le 
parti  de  l'opposition;  les- autres  assuraient  qu'il  exerçait  iiii 
emploi  dans  les  octrois.  Enfin  un  troisième  parti  ne  doutait 
point  qu'il  ne  se  cachât  en  Suisse  pour  fomenter  les  troubles  de 
Genève;  et  même  on  assurait  l'avoir  vu  à'  ]V(orges,  daos  le  can- 
ton de  Vaud.  €e  qui  l'affectait  vivement ,  c'était  4a  crédulité  de 
ses  amis,  et  particulièrement  de  du  Peyroû,  tous  exacts  à  l'in- 
struire, de  ceis  nouvelles  et  disposés  à  croire  ceux  qui.  les  débi«- 
talent.  Mais  sa  tranquillité  n'en  était  que  momentanément  alté- 
rée. Il  leur  répondait,  les  gourmaudait,  et  n'y  songeait  plus.. 

Une  cause  secrète  d'inquiétude  sans  cesse  renaissante,  c'é- 
tait Thérèse ,  ainsi  que  nous  i'avonâ  dit.  Commère,  bavarde, 
étant  dans  un  pays  où  personne  ne  savait  sa  langue,  elle  n'a- 
vait d'autre  ressource  pour  son  badsil,  qu'un  homme  qui  rêvait, 
écrivait,  où  se  promenait  pour  faire  des  herborisations.  £l)e 
devait  donc  éprouver  un  ennui  mortel.  Le  seul  remède  était 
de  changer  de  résidence,  et  le  moyen  de  dégoûter  Koussean 
de  sa  retraite!  Elle  n'y  pouvait  parvenir  qu'^n  le  mettant  mal 
avec  les  gens  qui  habitaient  dans  le  même  lieu.  La  chose  semr 
blait  dif^cile  à  cause  du  caractère  et  des  occupations  de  Jean- 
Jacques,  qui  préférait  à  toute  société^  même  à  celle  de  sa  com- 
pagne, des  coursés  dans  le  vallon  ou  des  voyages  dans  les 
espaces  imaginaires.  Celui  qui  â  de  pareils  goûts  et  fuit  le 

3i. 


484  PRÉCIS 

monde,  ne  peut  a.voii'  l'humeur  offensive.  Malgré  cet  obstacle, 
Thérèse  réussit  toujoius  dans  ses  projets,  comme  nous  le  vcr- 
ix>ns  dans  la  suite.  Elle  eut  un  succès  complet  à.Wootton.  Dès 
le  aa  décembre  1766,  on  en  trpuve  des  preuves  dans  uqe 
lettre  de  Roussejau,  datée  de  qe  jour.  Il  se  plaint  à  son  hôte,* 
M.  t)avenport,  dés  gens  dç  sa  maison  à  qui  son  séjoitr  déplatt 
et  qui  font  de  leur  mieux  pour  le  lili  rendre  desagréable.  Ënfm 
quatre  mois  ^(près  (le  3o  avril  1^67  ),  il  écrit  an  même  pour 
lui  annoncer  que  le  lendemain  il  quittera  sa  maison.  Il  part 
eu  effet,  dans  une  agitation  qui  tient  du  délire.  Il  paya  sa  dé- 
pense dans  les  aiiberges,  avec  des  fragments  de  couverts  d'ar- 
gent qii'il  brisait  à  mesure  qu'il  en  nvaif  besoin  ''.  Détournons 
les  yeux  de  ce  spectacle,  hu'niiliés  du  rôle  que  cette  faculté  dont 
rhomme  est  si  fier,  joue  dans  un  exemple  où  la  réunion  si  rare 
de  4;ettc' raison  au  génie,  réunion  démontrée  par  d'admirables 
ouvrages,  rend  la  leçon  plus  sensible  et  plus  effrayante. 

Rousseau  débarque  à  Calais  le  aa  mai  1767.  Il  en  informe 
aussitôt  son  ami  du  Peyrou ,  et  répond  au  marquis  de  Mirabeau , 
qui  lui  avait  offert  pour  asile,  de  la  part  du  prince  de  Cohti,  le 
château  de  Trye.Le  a3iV  partit  pour  Amiens-,  patrie  de  Gresset, 
qui  s*y  était  retiré  depuis  plusieurs  années ,  après  avoir ,  au 
grand  regret  des  hommes  de  lettres  et  des  amateurs  de  vers , 
abjuré  la  poésie. 

L'auteur  d'Emile  et  le  chantre  de  Vert- Vert  se  virent,  se  con- 
vinrent, et  se  regrettèrent  en  se  séparant  :  particularité  qui 

"^  On  n'a  point  de  détails  sur  cette  fuite ,  car  ce  voyage  en  a  tous 
les  caractères.  Jean-Jacques  eu  parla  long-temps  après ,  une  fois  à 
Corancez,  avec  un  souvenir  amer.  Se  croyant.  prlsT)nnier  en  An- 
gleterre ,  il  avait  harangua  a  Douvres  la  popiilace.  Il  paraît  que  son 
délire  ne  cessa  que  lorsqu'il  fut  embarqué,  et  que  l'air  et  le  cHmat. 
*de  la  France  le  calmèrent  entièrement.  Il  employa  vingt-un  jours 
pour  se  rendre  4e  Wootton  à  Calais.  M.  Hume ,  averti  de  ce  départ , 
écrivit  à  Tun  de  ses  amis, une  lettf'e  que  l'on  a  publiée,  et  dans  la- 
quelle sont  des  renseignements  que  nous  ne  reproduirons  pas,  à 
cause  de  leur  incertitude.  Il  prétend  que ,  dans  sa  route ,  il  écrivit 
à  M.  Davenport ,  au  chancelier ,  enfin  à  lord  Gonway.  Il  n'existe  que 
cettc^  dernière  lettre  comprise  dans  cette  édition  :  elle  est  un  menu- 
mcEiMlu  désordre  des  idées  de  l'auteur.  '  *' 


•'i 


DE  LA  Vllî  pk  J.  J.   IIOUSSEAU.  4^5 

doit  faire  apprécier  à  sa  valeur  ranec(}ote  dans  laquelle  on  pré- 
tend que  Jean^acqucs  accusait  Gressetde  Tavoir  eu  ert  vue  loi-s- 
qu'il  crayonna  le  f^orti'ait  du  méchant. 

«  lis  se  quittèrent,  suivantuu  des  biographes  de  Gresset  (M.  Rc- 
«  nouard)  ^  fort  contents  Tûn  -de  Tautre.  Je  suis  persuadé ,  dit 
«  Rousseau  en  sortant,  qu'avant  de  m'avoir  vu,  vous  aviez  une 
«  opinion  bien  différente.  Mais  vous'  faites  parler  si  bien  les  per- 
«  roquets ,  qu'il  n'est  pas  étonnant  que  vous  sachiez  apprivoiser 
«  les  ours.  Ce  mot  atissi  obUgeant  que  spirituel ,  ajoute  M.  Re- 
«  nouard ,  a  été,  d^s  plusieurs  notices  sur  Gresset,  travesti  en 
«  une  mausss^de  dureté  :  et  je  serais  port4.à  croire  qu'il  en  est 
«ainsi  de  rplusieurs  boutades  désobligeantes  que  l'on  prête ««^ 
«  Jean- Jacques , -et  dans  lesquelles  il  faudrait  croire  à  peu^rès 
«l'opposé  de  ce  qu'on  raconte **.  >» 

Les  honneurs  que  voulurent  rendre  à  Rousseau  les  citoyens 
et  i£i  garnison  d'Amiens ,  le  déterminèrent  à  partir  de  cette  ville 
le  3  juin  pour  Saint-Dénys,  o^i  M.  de  Miral>èau  l'envoya  chercher. 
Il  le  fît  copduirç  dans  une  maison  de  campagne  qu'il  avait  à 
Flcury  sous  Meu4on.  Il  y  çesta  depuis  le  5  jusqu'au  a  i  juin  qu'il 
alla  s'installer  à  Trye ,  château  situé  près  dé  Gisors ,  appartctiiant 
à  monsieur  le  prÎQce  de  Conti ,  qui  le  mit  à  sa  disposition  y^  après 
avoir  donné  les  ordres  les  pUis  précis  pour  qu'il  ne  manquât  de 
rien  dans  cette  retraite.  Il  y  prit  le  nom  de  Renou ,  tant  par 
égard  pour  le  prince  qui  le  désirait ,  que  parce  qu'en-  conservant 
le  sien,  il  aurait  eu  i'air  de  braver  le  parlement  de  Pariis. 

Lé  marquis' de  Mirabeau ,  qui  ne  perdait  pas  d^  vue  son  pro- 
jet de  fhire  reprendre  la  plume  à  Rousseau ,  revint ,  pour  y 
parvenir ,  pliisieurs  fois  à  la  charge.  Il  crut  que  l'hospitalité  qu'il 
lui  donnait  à  Fleury  le  rendrait  plus  traitable.  Insinuations, 
prières.,  instances ,  tout  fut  inutile.  Rousseau  lui  signifia  ^  qu'il 

*  y'ie  de.  ôresset ,  p.  7 1. 

Lettre  du  9  jtiÎB  lyS'y»  U  n'a  rien  laissé  imprimer  eu.  effet,*  et 
ce  n'est,  qu'après  sa  mort  qu*ou  a  publié  ce  qu'il  ^écrivît  depuis 
cette  époque ,  c-'est^à-dire  W»  six  derjoiers  livres  .de  ses  Confessions , 
ses  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne,  ses  trois  dia- 
logues intitulés ,  Rousseau  juge  de  Jean-Jacques ,  et  ses.  Ré%>eric5  du 
Promeneur  solitfdre. 


* 


486  PRÉCIS 

ne  laisserait  plus  rien  imftrimer  de  lui;  qui!  ne  reprendrait  ja*r 
mais  la  plume  pour  le  public,  et  que  même  il  avait  Tintentios 
de  ne  plus  lire ,  pas  même  les  ouvrages  de  tctmi  des  hommes. 
Celui-ci  ne  se  rebuta  point  :  il  le  força  d'emporter  à  Trye  sa 
Philosophie  rurale ^  et  lui  fit  passer  un  livre  intitulé,  V Ordre 
essentiel  des  sociétés  y  sur  lequel  il  hii  demandait  son  avis. 

Il  crut  par  déférence  devoir  lire  la  Philosophie  rurtUey 
n^iis'  il  essaya  sans  pouvoir  "venir  à  bout  de  comprendre  les  idées 
du  marquis ,  et  le  lui  dédara  ensuite  avec  nsuvetq.  Il  n'en  fut  pas 
de  même  du  second  ouvrage ,.  consacré  à  la  doctrine  du  despo- 
tisme absolu  dont  le  marquis ,  malgré  son  amour  pour  le  genre 
hunuUn  y  était  partisan  au  point  de  le  mettre  en  pratique  dans 
l'intérieur  de  son  ménage ,  dans  ses  terres ,  et  dans  ses  rapports 
avec  sa  femme  et  ses  enfants.  Auprès  de  celui  qui  toute  sa  vie 
voulut  le  ];;ègne  des  lois ,  c'était  toucher  une  coixle  sensible. 
Aussi  Rousseau  ne  plCit-il  réprimer  entièrement  les  mouvements^ 
que  lui  causait  une,  pareille  lecture ,  et  son  indignation  tran-^ 
spira,  comme  malgré  lui  >  dans  la  lettre  énergique  '^  qu*il  écrivit 
au  marquis. 

«Je  sens,  lui  dit-il,  que  les  traces  de  mes  vieilles  idées  ne 
«  permettent  plus  à  des  idées  si  nouvelles  d'y  faire  de  fortes  im- 
«pressions.  Je  n'ai  jamais  bien  pu  entendre  ce  que  c'est  que 
A  cette  évidence,  qui  sert  de  base  au  despotisme  légal ,  f9t  rien 
«  ne  m'a  paru  moins  évident  que  toutes  ces  évidences.  La  science 
«  du  gouvernement  n'est  qu'une  science  de  CQmbinùson^  d'ap- 
«  plication  et  d'exception,  selcm  les  temps,  les  lieux,  les  circôn- 
<«  stances.  Jamais  le  public  ne  peut  voir  avec  évidence. les  rap- 
«  ports  et  le  jeu  de  tout  cela.  £t,  de  grâce,  qu'arrivera-t-il ,  que- 
«  deviendront  vos  droits  sacrés  de  propriété  dans  de  grands  dan-' 
gers ,  dans  dés  calamités  extraordinaires ,  quand  vos  valeurs 
disponibles  ne  sufHront  pas ,  et  que  le  salus  populi  suprema 
lex  esto  sera  prononcé  par  le  despote?...  On  prouve  que  le  plus 
^  véritable  intérêt  du  despote  est  de  gouverner  légalement;  ceU 
«  est  reconnu  de  tous  les  temps;  mais  qui  est-ce  quijse,conduît 

"  I^Jtre  au  marquis  de  Mirabeau ,  du  a5  juillet  1767. 


<i 


a 


,  -ri*  . 


DE    LA  VIE  DE  i.  J.  ROUSSEAU.  48? 

n  sur  sespius  Vrais  intérêts? Le  sage  seul,  s!il  existe.  Vous  faites 
«dooc 9  messieurs,  de  vos  despotes  autant  de  sajges.  Presque 
«  tous  les  hommes  coonsôssent  leurs  vrais  intérêts ,  et  ne  les 
«  suivent  pas  mieux  pour  cela.  De  quoi  sert  que  la  raison  nous 
«  éclaire  quand  la  passioii  nous  conduit? 

.Video  meliora  probpque,  détériora  sequQr. 

«  Voilà  ce  que  fera  votre  despote,  ambitieux,  prodigue, 
«  avare,  amoureux,  vindicatif,  jaloux,  faible  :  car  c'est  ainsi 
«  qu'ils  font  tous.  Messieurs,  permettez-moi  de  vous  le  dire, 
a  vpus  donnez  trop'  de  force  à  vos  calculs,  et  pas  âssezraux  pen- 
«  chants  du  cœur  humain  et  au  jeu  des  passions.  Voici,  dans 
'<mes  vieilles  idées;  lé  grand  problème  en  politique,  qiie  je 
»  comparé  à  celui  de  la  quadrature  du  cercle  en  géométrie  j  et  à 
*»  celui  des  longitudes  en  astronomie:  Trouver  une/orme  de  gôk- 
«  peme(nigfit  qui  mette  ta  loi  au-dessus  de  l'homme .  Si  cette 
«  forme  est  trou vable ,  cherchons-lai  Si  màlhèui^usemeiit  elle  fie 
«  r'cst  pas,  et  j'avoue  ingénunKht  qUe  je  le  ctoîs,"  mon  avis  est 
«  qu  il  {aut  passer  à  l'autre  extrémité,  et  nieltrè  toitt  d'im  coup 
«  l'homme  autant  au-dessus  de  la  loi  qu'il  peut  l'être,  par  consé^ 
«  quent  établir  le' despotisme  arbitraire  et  le  plijs  arbitraire  qu'il 
«  est  possible  :je  vaudrais  que  le  despote  pût  étf-e  Dieu.  Le  coti- 
«  Ait  des*  hotlmies  et  des  lois ,  qui  met  .dans'  l'état  une  guertre 
«  intestine,  est" le  pire  de  loii^  les  états  politiques.  Maià  les  Ca- 
«  ligula, les  Néron,  les  Tibéife!...  moti  Dieui...  je  roe  roule  par 
«  terre ,  et  je  gémis  d*éti*e  homme  ! 

«  Je  n'ai  pas  entendu  tout  ce  que  vous  avez  dit  des  lois  dans 
«  voire,  livre ,  et  ce  qu'en  dit  fauteur  nouveau  dans  le  sien.  Ce 
<'  qu'il  dit  des  vices  du  dé!(potiâme  électif  est  très- vrai,  ces  vices 
«sont  terribles.  Ceux  du  despotisme  héréditaire  qu'il  n'a  pas 
«  dits,  le  sont  encore  plus.  Voici  un  second  problème  qui  de- 
«  puis  long-temps  m'a  roulé  dans  l'esprit.  Trouver  dans  le  des- 
«  potisme  arbitraire  une  forme  de  succession  qui  n^soit  ni  élec- 
<(  tive,  ni  héréditaire ,  ou  plutôt  qui  soit  à  la  fois  Tune  et  Tautre, 
«  et  par  laquelle  on  s'assure,  autant  qu'il  est  possible,  de  n'avoir 
«  ni  des  Tibère,  ni  des  Nérbn.  Si  jamais  j'ai  le  malkieur  de, 


<■ 
Jt-t    ■ 


488  piitHs       t,  ■■■'■ 

«  m'occuper  derechef  de  cette  foUe  idée,  je  vous  reprocherai 
«  toute  ]na  vie  de  m'avôir  ô.té  de  mon  rateUer.  j'espère  que  cela 
«  B'arriyera  pas  :  mais,  monsieur ,  quoi  qu'il  arrive,  ne  me  par- 
«  lez  plus  de  votre  despotisme  légal»  Je  ne  saurais  le  coûter ,  ni 
«  même  l'entendre  ;  et  je  ne  vois  là  que  deux  mots  contradic- 
«  toires  qui,  réunis,  ne  signifient  rien  pour  moi. 

«  J'ai  voulu  vous  marquer  mon  obéissance  en  vous  montrant 
«  que  je  vous  tivais  du  moins  parcouru.  Maintenant,  illustre  ami 
<c  des  hommes  et  lemien ,  je  me  prosterne  à  vos  pieds  pour  vous 
«4X»ijurer  d'avoir  pitié. de  mon  état  et  de  mes  malheurs,  de 
«(laisser  en  paix  ma  mourante  tête,  de  n'y. plus  réveiller  des 
aidées  presque. éteintes  tet  qui  ne  peuvent  renaître  que  pour 
«  m'abîmer  dans  de  nouveaux  gouffres  de  maiix.  Aimez  -  moi 
<«  toujours,  mais  ne  n^ll^nvoyez  plus  de  livres,  n'exigez  plus  que 
«j'en  lise;  ne  tentez  |Ks  même  de  i^'éclàirer,  si  je  m'ogare.  Je 
«  ne  disputi^  jamais,  j'aime  mieux  céder  et  me  tai^iji^ trouvez 
«/bon  que  je  m^en  tienne  à  cette  résolution.  »  L'illustre  ami  des 
hommes  persista  dans  la  sienne ,  et ,  ne  pouvant  ni- convaincre 
ni  persuader  Rousseau  de  reprendre  la  plume  et  de  se  itmger 
sous  l'une  des  trois  bannières  des  économistes  "y  it  lui  proposa 
de  faire  avI^Clui.un  opéra  :  projet  qui  déduisit  Jean.-^ Jacques , 
mais  auquel  le  marquis  renonça  bientôt,  étapt  probablement 
aussi  étranger,  à  la  musique  qu'à  la  poésie ,  et  ne  pouvant*  s'oc- 
cuper de  Tune  ni  de  l'autre.  Nous  avons  rapporté -un  fragment 
de  la  lettre  trèS' remarquable  de  Rousseau  sur  l'absurde  système 
du  despotisme  légal,  parce  qu'elle  fut  écrite  peu  de  temps  après 
l'époque  qù  le  désordre  de  ses  esprits  semblait  faire  craindi*e 
pour  sa  raison,  et  qu'elle  est  un  monument  qui  en  prouve  toute 
la  vigueur.  Elle  rappelle  les  beaux  jtemps  de  Jean-Jacques. 

"^  Il  n'y  eut  d'abord  que  deux  partis,  ceux  de  Quesnay  et  de 
Gournay.  Le  premier  parvint  ^  faire  imprimer  à  Versailles  un- de 
ses  adages ,  de  la  njiain  de  Louis  XV  :  ce  qùt  supposait  unç  grande 
faveur.  L'ami  des  hommes  était  de  ce  parti.  Un  tiersnparti,-qui  ne 
voulait  pas  de  système  ni  d'école,  se  forma  dans  1  intention  de  re- 
chercher la  vérité.  C'étaient  Turgot,  jCondillap,  Smiâi,  Geno'ain 
GarUierinort  pair  de  France.  Il  nj)|f.  avait  donc,  à  propï^ement 
parler.^  que  deux  partis,  .et  Vêtait  Ains  cflui  de  Quesnay  quele 
marqm^  voulait  faire  entrer  Jean-Jacques. 


f' 
:»;• 


Ai- 


^ 


DK    LA   VIE    lii.ii,''!.  ROUSSEAU.  4^9 

.  C'est  pendant  qu'il  habita  le  château  de  Trye  que  les  traubles 
de  Genève  furent  apaisés  (  le  ii  jKiars  1768)  par  un  accommo- 
dement au  ipoyen  duquel  le  peuple  et  les  magistrats  cédèrent 
mutuellement  de  leurs  prétentions.  L^auteur  à* Emile  avait  ét^ 
Xei^cause  innocente  de  ces  troubles;,  ce  qui  suffisait  à  ses  enne- 
mis pour  Taccuser  d  en  être  l'auteur  et  de  les  avoir  fomentés. 
£n  condamnant  Emile  y  la  cour  souveraine  de  Paris  avait  pour 
elle  la  force  et  l'usage ,  qui  font  le  droite  Genève  n'avait  rien  y 
où  plutôt  avait  contre  elle  des  lois  positives  qui  lui  -prescri- 
vaient à*ouïr  avant  de  condamner  et  de  faire  paraître  en  coii- 
sistpire  l'auteur  Ôl  Emile  pour  entendre  ses  explications.  La  fa-^ 
Hiille  de  Rousseau  réclama;  un  grand  nombre.de  citoyeq» 
firent  des  représentations;'  les  magistrats  refusèrent  de  les 
écouter.  De  là  deux  partis  bien  prononoéf  l'un  contre  l'autre  y 
qui  reçurent  les  noms  de  représentants  aRde  négattfsx  Mais  ces 
derniers ||é|tabtirent  le-  fait  eti  droit,  prétendant  qn^k  ce  qu'ils 
avaient  faith  ils  avaient  droit  de  le  faire,  et  Soutinrent  métho^ 
diquement  U  doctrine  du  drqit  négatif.  Ces  •  réclamations 
avaient  eu  lieu  non-seulenient  sans  la  participation  de  Rous- 
seau 9  sans  son  consentement,  mais  à  sçn  insu  et  contre  son  gré» 
Sa  correspondance  avec  ses  amis  .en  offre  des  pr^ji^es  sans  ré- 
plique **.  Sï*         . 

(c  Mes  amis^  dit-il  dans  ses. Confessions  (livre  xii),  m^écti^ 
«.valent  lettres  sur  lettres  pour  m'exhorter  à  venir  me  mettre 
«  à  leur  tête,  m'assurant  d*une  réparation  publique  dé  la  part 
«  du  conseil.  La  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que  ma  pré- 
«  sence  pouvait  causer  m'empêcha  d'acquiescer  à  leurs  in- 
«  stances  ;  et ,  fidèle  au  serment  que  j'avais  fait  autrefois ,  de 
«ne  jamais  tremper  dans  aucune  dissension  civile,  j'aimai 
«  mieUx  laisser  subsister  l'offense  et  me  bannir  pour  jamais  ide 
«^a  patrie,  que  d'y  rentrer  par  des  moyens  violents  et  dan* 
«•gereux.  »>    ,  •     . 

Afin  d'être  étranger  aux  troubles  que  pourraient  faire  naître 

"  Voyez  les  lettres  des  a  a  juin',  6  et  1 1  juillet  1763  à  M.  Mpnl- 
tou.  Un  grand  nombre  de  letljps  prouvent  que  Rousseau  ne  prenait 
de  paît  anx  trou1)les  de  sa  pat^ve  que  par  le  chagrin  qu'elles  lui  tau- 
salent  et  les  vœux  qu^il  faisait  pour  Ut  paix* 


'11 


49^  PRÉCIS 

Les  réclamations  adressées  en.  sa  faveur  et  le  refus  de  les  écou- 
ter ,  il  abdiqua  le  la  mai  1 763  le  droit  de  bourgeoisie  et  de  cité 
de  la  république  de.  Genève.  Ses  amis  persistant  dans  le  projet 
de  lui  faire  rendre  justice ,  parce  qu'ib  ^i^aient  que  toujours 
attaché pù.r  le  cœur  à  son  pays  il  Reprendrait  avec  joie  le  titre 
auquel  il  avait  été  forcé  de  renoncer^  il  voulut  leur  6 ter  cette 
source  de  discorde  *  £11  conséquence, /70i/r  leur: faire  abandon- 
ner'la  poursuite  ^'te/ié  affaire  qui  pouvait  les  mener  trop  loin , 
il  leur  déclara  que  jamais ,  quoi  qu'il  arrivât,  il  ne  rentrerait 
dans  leurs  murs ,  que  jamais  il  ne  reprendrait  la  qualité  de  leur 
concitoya!!  ^  et  qxC ayant  confirmé  par  serment  cette  résolution , 
U.  n'était  plus  le  maître  d'en  changer.  Ce  serment  et  cette 
abdication  ont  été  généraletneut  blâmés  par  lés  amis  4p  Rous- 
seau. Quel  que  soit  le.  jugement  qu'on  en .  doive  porter,  ils 
prouvent  qu'en  ^tantlEout  prétexte  de  le  défendre  il  désavouait 
d'avance  t«ut  ce  qu'on  ferait  pour  lui,  et  ne  voulait  nullement- 
étre  mêlé  lians  les  querelles  des.  Genevois.  Mais  cela  ne  dépen-^ 
dait  plus  de  lui.  On  avait  violé  leslois  à  son  égard  :  oa  pouvait 
le  faire  pour  d'autres  ;  c'est  ce  qu'il  fallait  prévenir  ;  on  le  fit 
sans  son  aveu  ;  c'est  ainsi  qu'il  fut  lié ,  sans  le  Vouloir,  aux  trou- 
bles deOenéve.  Victime  d'ime  première  injustice,  il  en  éprouva 
bientôt  une  seconde  dans  les  jugements  dont  il  fut  l'objet.  Il  ii^a 
pas  plus  été  le  maître  d'empéçher  Tnne  qiie.de  prévenir  l'autre. 
Il  aurait  fallu  n'avoir  fait  VL\XÈmilCy  ni  le  Contrat  soçiai,.. 

Ces  deux  ouvrages  furent  attaqués  par  le  procureur-général 
Tronchin  dans  ses  Lettres  écrites  de  la  •  Campagne ,  ouvrsige 
écrit  en  faveur  du  conseil^  avec  un  art  infini,  monument  du- 
rable des  rares  talents  dç  son  auteur,  homme  d'esprit,  homme 
éclairé,  très^ayersé  dans  les  lois  et  le  gouvernement  de  la  répu- 
blique'^. Il  répondit  par  les  Lettres  de  la  Montagne,  qu'il  an- 
nonce cependant  avoir  écrites  à  çqntre-cœnr.  Elles  furent  con- 
damnées et  brûlées  à  La  Haye ,  à  Paris,  à' Berne.  Les  représçii- 
tants  avaient,  de  leur  côté,  fait  une  réponse.  Jean -Jacques 
prescrivit  à  ses  amis  de  s^en  tenir  là, parce  qu'au  lieu  défaire 

^  Confessions»  liv^xil.  G*ést  ainsi  qa*il  s'exprime  sur  un  critique  , 
qni  non<*'«isBleinent  attal^iMiit  ses  oa^tages,  mais  sa  personne, 'en 
maintenailt^  justifiant  sa  cfmdaninaiîon. 


DE    LA    VIE    DE    J.  J.   ROUSSEAU.  49* 

iûui  <:e  qu'on  peut  il  suffit  défaire  tout  ce  qu'on  ^i;  et  qur'on 
ne  saurait  aller  plus  Iqin  sans  exposer  la  patrie  et  le  repos  pu- 
blic; ce  que  le  sage  ne  dmt  jamais  faire.  Il  leur  déclare  qu'il- 
renonce  à  jamais  à  écrire  sur  le  isujet  de  leurs  contestations  et 
tient  parole.  Dans  ses  lettres  à  Moultou,  à  dlvernois^  à  du 
Peyrou,  on  voit  toujours  des  vœux  pour  le  rétablissement  de 
la  paix,  et  (  lorsqu'ils  sont  exaucés ,  pendant  qu'il  était  à  Trye) 
des  expressions  non  «équivoques  sur  la  joie  que  lui  cause  cet 
événement  que  lui-même  avait  préparé  par  ses  conseils'*.  L'aç- 
caution  de  s'y-  être  opposé,  d'avoii:  attisé  le  feu ,. nous  a  mis 
dans  Tobligatiôn  d'examiner  9a  conduite  et  de.  rappeler  som- 
mairement  les  faits  d'après  lesquels  on  peut  prononcer,  sur  ke 
rôle  que  joua  Rouâs^auda^à  ces  querelles^. 

Son  séjour  à  Trye  n'offre  rien  de  remarquable,  si  ce  n'est  la 
visite  que  lui  fit  le  prince  de  Contiqui  té  oouwtt  toujours  de 
son  égide.  Ce  prince  donna  vainement  les  ordres  les  plus  précis 
pour  que  son  hôte  ne  manquât  de  rien  dans  sa  retraite.  Il 
croyait  être  obéi  et  ne  le  fut  pas.  La  présence  de  Rousseau  lé- 
sait de  petite  intérêts  :  c'étaient  des  provisions  y  des  fruits  dont 
avait  joui ,  sans  titi^e  ni  [fbrmission;,  un  régisseur ,  et  qui  de- 
vaient  appartenir  à  Rousseau  :  le  premieûr  n'offrit irien;  le  se- 
c(md:se  garda  ^e  rien  réclamer.  Mais  comme  sa  vue  était  un 
reproche,  on  entreprit  de  le  dégoûter;  et  l'on  y  parvint  faci- 
lement :  ajoutons  l'ennui  qu^éprouvait  Thérèse,  et  nous  ne- se-* 
rons  pas  surpris  de  voir  Jean- Jacques  partir  de  Trye  avant 

**  Voyez  particulièrement  la  lettre  du  9  février  1768,  à  M.  d'Iver- 
nôis,  dans  laquelle  il  combat  lit  répugnance  que  ses  amisr  ressen- 
taient pour  accepter  l'accommodement  proposé,-  détruit  leurd  objec- 
tions ,  et  leur  démontre  que  l'adopttpa  de  cet  accommodement  .est 
le  meilleur  parti  qu'ils  puissent  prendre. 

h  '  *  ' 

.  Je  ne  trouve  qu*un  ouvrage  dans  lequel  on  rende  justice  à 
Rousseau  :.  c'est  Y  Histoire  de  France  pendant  le  dix^huitième  s'tècUp 
]par  M.  de  Lacretelle.  «  La  sédition ,  dit  cet  autear ,  appelait  un  chef 
«à  Genève,  et  Jean-Jacques  était  désigné  pour  jouer  ce  rôle.  IL  se 
«  montra  dans  cette  occasion  vrai  philosophe  et  parfait  citoyen.  Il  ne 
«  voulut  point  que  son  injure  personnelle  prolongeât  les  troubles  de 
«  sa  patrie;  Iliit  tout  pour  modérer  ses  défenseurs,  et  reûijyi^de  s/ap- 
•  proêbcr  d'eux.  »  Tome  iv,  p.  Î47«  .       '  ,.  t 


/|9*^  PRÉCIS 

l*annéc  révolue.  Il  étah  ii^ljyon  dans  les  premiers  jours  c}e'juin 
1768.  Son  amie,  madame  Boy  de  La  Tour,  avait^  près  de  cette 
-ville,  une  maison  de  campagne  dans  laquelle  il  pa^a  quelque 
temps.  Il  fit  des  herborisations  «lyec  M^  de  La  Tourette,  Tabbé 
Rozier,  et  d'autres  personnes  que  la  curiosité  rendait  momen- 
tanément botanistes. 

Il  partit  de  Lyon  le  7  juillet  pour,  la  grande  Chartreuse.  Il 
était  d'usage  d'écrire  son  nom  sur  les  registres  de  rétablisse- 
ment. Rousseau  fit  précéder  le  sien  de  ce  mot ,  6  alt^tudo  ( 

Il  chercha  pendant  quelque  temps  upe  demeure  da9s  lé  Dati- 
phiné ,  allant  tour-à-tour  de  Grenoble  à  Bourgoin,  Après  étf  e 
resté  plusieurs  mois  à  râul)erg0.  dans  cette  demièi^e  ville ,  il 
prit  le  parti  de  s'établir  à  Monquin ,  maison  de  campagne  si- 
tuée sur  une  montagne  dans  le  voisinage,  et  qu'il  prit  à  loyer 
de  M.  de  Césai^ès.  ,  ' 

Thérèse,  qui  voulait  porter  le  nom  de  celui  dont  elle  était  la 

compagne  depuis  vingt-cinq  ans,  vit  ses  vœux  exaucés,  mais 

non  comme  elle  aurait  ypulu  qilHls  le  fussent  :  c'ést-à-dire 
•         .  .  * .  .•  ' 

qu'au  lieu  de  suivre  les  lois  et  formalités  requises ,  Jean-Jac- 

ques  se  contenta  de  deux  témoins  devant  lesquels  il  dojnna  sa 

foi  à  Thérèse.  <<  Cet  honnête  et  saint  engagement,  dit-il,  a  été 

«  contracté  dans  toute  la  simplicité,  ipais  aussi  dans  toute  la  vé« 

«  rite  de  la  nature.,  en  présence  de  deux  honunes  de  jnérite  et 

f(  d'honneur ,  officiers  d'artillerie,^  l'un' fils  d'un  de  mes  anciens 

«  amis,  et  l'autre  maire  de  cette  ville  et  parent  du  premier".  » 

De  ce  moment,  il  la  regarda  comme  sa  femme  légitime;  n  Elle 

tt  est,  disait-il,  ett^er.a  jusqu'à  ma  mort,  mafenunè  par  la  force 

«  de  nos  liens,  et  ma  sœur  par  leur  pureté.»  Circonstance  qui 

a  était  rien  moins  que  du  goût  de  Thérèse  Le  Yasseur. 

Une  aventure  qui  n'est  point  encore  éclaircie ,  mais  à  la- 
quelle il  mit  beaucoup  trop  d'importance,  lui  enleva  le  repos 
pendant  long-temp^.  Il  s'agit  de  la  déclamation  que  fit  un  cha-^ 

''  Lettre  à  M.  Laliaud  du  3i  août  1768.  C'est  dans  ce  mois  et  au 
milieu  d'un  bois  situé  dans  le  voisinage  de  Bourgoin  que  cet  en^c 
gement  eut  lieu.  Les  deux  témoins  estaient ,  Tuii  M.  de  Champagneux  , 
maire  de  la  ville,  et  l'autre  M^.de  Rozièies,  tous  àfiix\  officiers 
d'artillerie. 


H-- 


DE    LA    VIE    DE    J.  J;    ROUSSEAU^  49^ 

moiseiir,  homonjé  Thevenin,  d^ine  somme  de  neuf  livres  toiir- 
nôîs,  qu'il  prélendiait  avoir  prêtée  dix  ans  auparavant  j  étant 
près  de  Pontarlier,  à  Rousseau,  qui,  pour  reconnaître  ce  ser- 
vice, lui  aurait  donné  des  lettres  de  recommandation  en  pre- 
nant le  titre  de  voyageur  perpétuel.  Il  y  avait  dans  cette  ré- 
clamation imposture  ou  erreur;  c'est-à-dire  le  fait  pouvait  être 
faux,  ou  bien ,  il  était  possible  t]ue  ce  chamoiseur  eût  fait  un 
prêt  il  quelqu'un  qui  portait  le  même  nom  que  Rousseau.  Dans 
tout  état  de  cause  ce  n'était  point  Jean- Jacques  qui ,  à  l'époque 
où  ce  prétendu  prêt  aurait  eu  lieu,  était  depuis  plusieurs  an- 
nées dans  la  vallée  de  Montmorency.  Vivement  affecté  d'une 
pareille  réclamation,  il  se  croit  déshonoré;  il  voit  un  projet 
de  le  perdre  ;  il  demande  avec  d'énergiques  instances  à  êtle 
confronté  avec  ceThevenin  :  il  écrit  à  ses  amie  pô^r  les  prier 
de  prendre  des  informations  sur  cet  aventurie^  Il  obtient  dé 
M.  le  comte  de  Tonnerre,  commandant  de  la  province,  une 
audience  dans  lacjuelle  le  chamoiseur  devait  comparaîti^  de 
son  côté.  Le  jour  indiqué  il  se  rend  de  Bourgoin  à  Grenoble, 
et  ii*y  trouve  point  M.  de  Tonnerre,  quoique  celui-ci  eût  donné 
l'ordre  de  comparaître  devant  lui.  Cette  absence  inexplicable 
dut  paraître  et -parut  en  effet  extraordinaire  à  Rousseau.  Sur 
ces  entrefaites  on  découvre  que  Thevenin  avait  été,  en  1761, 
condamné  aux  galères  après  exposition  en  plaèe  de  Grève , 
comme  calomniateur  et  imposteur  insigne,  Jesah^  3 aciiiies  en-, 
voie  les  preuves  de  ce  fait  au  commandant  qui  lui  répond  qu'il 
ipiposera  silence  à  Thevenin.  Ce  n'était  pas  le  compte  de  Rous- 
seau qui  voulait,  au  contraire,  qu'on  le  fît  parler  pour  connaître 
la  cause  et  les  auteurs  de  cette  intrigue.  Il  n'obtint  rien;  on 
laissa  le  chamoiseur  tranquille ,  et  l'affaire  en  resta  là.  Cette 
impunité,  la  conduite  du  commandant,  n'étaient  pas  de  na- 
ture ,  il  en  faut  convenir,  à  tranquilliser  l'imagination  déjà  ma- 
lade de  Rousseau ,  qui  eommençs^it  à  voir  partout  des  ennemis*, 
et  qui,  dans  cette  aventure,  ne  trouva  ni  bienveillance,  ni  pro- 
tection, ni  justice  de  la  part  de  l'autorité.  Du  Peyrou  a  fait, 
relativement  à  la  dériominatipn  de   voyageur  perpétuel,  un 
rapprochement  açsez  curieux.  Il  raconte  que  quelques  années 
avant  cette  affaire,  dans  une  réunion  de  gens  de  letti-es,  l'un 


494  PRÉCIS 

deux,  taKânt  Jean-Jacques  d'orgueil,  de  vanité,  prétendant 
qu'il  ne  se. distinguait  que  par  l'envie  de  faire  parier  de  lui, 
finit  par  dire  qiâi  ne  se  trouvait  bien  rtulle  part,  et  que  c'était 
un  voyageur  perpétuel.  Nous  avons  oublié  de  rappeler  que 
Rousseau  portait  alors  le  iiom  de  Renouk  cause  de  Tarrét  au 
parlement.  En  le  forçant  à  reprendre  son  nom  ça  lui  faisait 
courir  des  risques.  Peut-être  était-ce  le  but  Ae  celte  intrigue. 
Il  est  probable  que  M.  de  Tonnerre  interrogea  Thevenin,  qui 
n'était  qu'iui  instrument  dont  on  se  servait,  et  qu'ayant  décou- 
vert la  vérité  il  jugea  qu'il  valait  nriieux  la  couvrir  d'un  voile 
épais  que  de  la  faire  connaître.  Cette  conjecture  exfdique  sa 
conduite  et  rend  excusable  l'impunité  dont  il  laissa  jouir  l'a- 
venturier'*. Quoi  qu'il  en  soit,  Rouss)E$aa  fut  plus  vivement  af- 
fecté qu'il  n'auraft  dà  l'être;  mais  ce  ne  fût' pas  ^ans  cause  » 
ni  motif,  qu'il  se  crut  l'objet  d'une  persécution. 
.   Parmi  les  connaissances  que  Rousseau  fit  et  cultiva,  soit  à 
Bourgoin,  soit  à  Monquin ,  il  en  est  une  dont  nous  devons  dire 
un  mot.  C'est  M.  Anglancier  de  Saint-Gennain;;  ancien  capitaine 
de  dragons,  qui  s'était  retiré  à  Bourgoin  ou  dans  les  environs. 
Le  caractère  de  franchise  et  de  loyauté  de  ce  militaire  le  fit 
distinguer  de  Jean-Jacques ,  qui  lui  donna  sa  confiance,  luixle- 
manda  des  conseils,  et  correspondit  avec  lui.  Parmi  les  lettres 
qu'il  lui  écrivit,  il  en  e^t  une  très-remarquable,  daiis  laquelle 
H  donne  les  détails  les  plus  intéressants  sur  ses  principes,  ses 
goûts,  ses  ouvrages,  et  sa  conduite^. 

Il  importe  de  n»  point  passer  sous  silence  tme  autre  lettre 
qui  change  en  certitude  les  soupçons  que  fait  naître  la  con- 
duite de  Thérèse.  Dans  cette  lettre,  datée  du  la  août  1769, 
Rousseau  lui  dit  que  depuis  lœig-temps  il  tâche  de  la  rendre 
heureuse ,  mais  sans  aucun  succès.  Cette  indigne  femme  l'avait 
menacé  de  l'abandonner  furtivement.  «  Il  est  sûf ,  lui  clit-il, 
«  que  si  tu  me  manques,  je  suis  un  homme  mort  ;  mais  je  mour- 

*^  Plus,  tard ,  M.  de  Tonnerre  offrit  à  Rousseau  de  punir  Theve- 
nin par  quelques  jours  de  prison  ;  mais  Jean-Jacques  refusa  cette 
satisfaction. 

^  Lettre  du  a 6  féyrier  1770.  Voyez  pour  plus  de  détails  THistoire 
de  J.  J.  Rousseau ,  tom.  i,  p.  171  et  sniv. 


DE    LA    VIE    DE    J.  J.   ROUSSEAU.  49^ 

u  rais  cent  fois  plus  cruellement  encore ,  si  nous  continuions 
(c  de  vivre  ensemble  en  mésintelligence.  Il  vaut  mieux  cesser 
«  de  se  voir,  s'aimer  encore  et  se  regretter  qudquefois...  Je  n*a- 
«  v^is  qu'une  seule  consolation-^  mais  bien  douce,  c'était  d'é- 
«  pancher  mon  cœur  dans  le  tien  :  quand  j'avais  parlé  de  mes 
«  peines  avec  toi,  elles  étaient  soulagées,  .et  quand  tu  ih'avais 
a  plaint ,  je  ne  me  trouvais  plus  à  plaindre.  »  Il  termine  cette 
lettre  par  les  adieus^  les  plus  touchants,  et  lui  donne  des  avis, 
supposant  toujours  qu'elle  persiste  dans  le  pi*ojet  quelle  a  de 
se  séparer  dé' lui.  Devant  faire  une  absence  de  quinze  jours, 
il  l'exhorte  à  bien  réfléchir  avant  de  prendre  un  parti ,  et  la 
prie  de  penser  à  ce  qu,'eiie>se  doit  à  elle-même;  k  ce  qu'elle  lui 
doit;  à  ce  qu'ils  sont  depuis  long'-temps  l'un  à  l'autre;  à  ce 
qu'ils  se  doivent  jusqu'à  la  finjde  leurs  jours,  dont  la  plus 
grande  et  la  plus  J^Ue  partie  est  passée,  et  dont  il  ne  leur  reste 
que  ce  qu'il  faut  ppur  couronner  une  vie  infortunée ,  mais  in- 
nocente et  vertueuse,  par  une  fin  qui  l'honore.  Au  retour  du 
voyage  qu'il  était  allé  faire  au  Mont-Pilat  pour  herboriser, 
Rousseau  retrouva  Thérèse,  qui  avait  renoncé  à  son  projet 
de  sléclipser  ^n  lui  laissant  ignorer  sa  retraite,  £n  exécutant 
ce  projet  .elle  s'exposait  au  mépris  public,  et  se  privait  de 
toutes  ressources.  Elle  le'  sentit  et  resta.  Mais  elle  se  brouilla 
bientôt  avec  les  voisins  qu'elle  avait  à  Monquin.  Elle  eut  des 
querelles  comme  elle  en  avait  eu  à  Wootton,  à  Trye  :  Rousseau 
la  crut,  se  plaignit  amèrement  à  son  note.  M.-  de  Césarges  ", 
et  songea  sérieusement  à  chercher  un  autre  asile.  Il  n'avait  ja- 
mais eu  l'intention  de  se  fixer  dans,  le  Daiiphinéy  car  sa  corres- 
pondance pendant  qu'il  habita  cette  province  nous  le  montre 
s'occupant  des  moyens  d'aller  dans  un  putre  pays.  Il  fut  ques- 
tion du  château  de  Lavagnac,  appartenant  au  prince  de  Conti, 
qui  le  lui  offrait;  mais,  ayant  eu  à  te  plaindre  de  Tintenclant-de 
ce  prince,  et  ne  voulant  point  le  lui  dénoncer,  il  refusa  cette 
retraite.  Il  hésitait  entre  plusieurs  pays,  lorsf|uo  tout-à-coup  il 
se  détermine  à  nioumer  dans  la  ville  à  laquelle  il  «emblait 
être  obligé  de  renoncer,  et  n!vii»nt  à  Paris  oit  f'nppclairMi 

"  Lettrifd'avril  1 770 ,  à  M.  de  Céuir^m. 


1^;  le  dcitiir'ciont  it  ne  devait  jdus  entendre  que  l<i 

CesraotE  qu'il  adressait  ;i  son  ami  M.  Moiiltou  font  pi-û- 

qu'il  av^ permission  \\i:  rentrer  dans  cette  capitale ,  et 

ijH'il  se  croyait  obligé  d'y  paraître  au  ^rund  jour,  du  momonl 

(lù  cette  permission  lui  était  accordée. 

Il  s'arrêta  quelque  temps  à  Lyon.  Ktant  dans  cette  viliu,  il 
apprit  qu'on  avntt  ouvert  une  souscription  pour  élever  une 
statue  à  Voltaire.  Cette  souscription  était  de  quarante-huit 
francs,  qu'il  Ut  passer  à  M.  de  La  Tourctte.  C'est  ainsi  qu'il  se 
vengea  de  la  Gaerre  ite  Genève  et  des  autres  libelles ,  où  le  pa- 
triarclie  de  Feruey  oubliait  sa  (;loire  et  consolait  l'envie.' 

Il  arriva  dans  les  tlemiera  jours dejuin  à  Paris,  et  loj;ea  lue 
PlAtiit^re.  L'accueil  et.  les  visiti-s  qu'il  l'eçut  dans  cette  capi- 
tale auraient  dû  lui.  prouver  qu'il  n'était  pas,  comme  il  se  l'i- 
majjinait,  iiniobjet  de  baine.  «Je  suis,  écrivait-il  à  M.  de  La 
n  Toiirette,  le  4  juillet  1770,  je  suis  tellement  accablé  de  visites 
-et  de  dîners,  que  si  ceci  dure  il  est  impossible  que  j'y  tienne, 
net  malheureusement  je  manque  de  force  pour  me  défendiv. 
1  Cependant  si  je  ne  prends  liien  vite  un  autre  traia  cic  vie , 
<•  mon  estomac  et  ma  botanique  sont  en  grand  péril.  Tout  ceci 
1  n'est  pas  le  moyen  de  reprendre  la  copie  de  musique  d'iuie 
"  façon  bien  lucrative,  et  j'ai  peur  qu'à  force  de  dîner  en  ville 
"  je  ne  finisse  par  mourii'  de  (âim  chez  moi.  " 

Bdusseau,  pendant  son  séjour  dan  le  Dauphiné,  ayait  Qnî 
ses  Confessions.  Dans  l'hiver  de  1770  k  1771,  il  en  fit  (itux 
lectures  en  pctit,eOniité  ;  c'est-Ji-dire  devant  six  ou  huit  per- 
sonnes. Celles  qui  assistèrent  h,  la  première  furent  le  comte  et 
la  comtesse  d'Ei^out,  fille  du  maréchal  de  Richelieu,  le  priiice 
Pignatelli,  la  marquise  de.  Mesme,  et  le  marquis  de  Juigné. 
Dusanix  en  obtint  une  seconde  qui  se  (it  devant  messieurs  Do- 
rat,  Pezai,  Le  Mien-e,  et  Barbier-Neuville,  admini-Slrateur  dt- 
l'Opéra,  qui  avait  eu  jadis  quelques  relations  avec  Jean-Jac^ 
ques  à  l'occasion  du  Devin  du  village.fi  paraît  que  son  projet 
était  de  continuer  ces  lectures,  afin  de  faire  coouaitre,  de  son 
vivant,  ses  Confessions,  autant  qu'il  était  posâ%k' ,  sans  avoir 

''  Leiire  .i  M.  Mntiliou,  du  4  juin  177". 


DE    LA    ViE    UE    J.  J.    BOIISSEAU.  497 

vccotirs  à  l'impression'.  Dans  cette  hypothèse,  son  but  aurait 
ité  (l'avoir  des  explications  avec  ceux  que  le  récit  des  faits  pou- 
vait coraprûmettre  dans  leur  réputation.  C*a9l,  il, nous  le 
sehible ,  l'interprétaliou  la  plus  naturelle  que  l'on  puisse  faire 
du  paragraphe  qui  termine  ses  Confessions.  "  Si  quelqu'un , 
"  dit-il ,  sait  des  choses  contraires  à  ce  que  je  viens  d'exposer , 
«  il  sait  des  uiensonj^es  et  des  impostures  :  s'il  refuse  de  les 
«  éclaircir  et  de  les  approfondir  avec  moi ,  tandis  giie  je  suU 
".en  vie,  il  n'airoe  ni  la  justice  ni  la  vérité,  i.  Il  fallait,  nous  en 
convenons  ,  avoir  une  imagination  bien  exaltét:,  pour  ouvrir 
une  pareille  discussion,  et  croire  qu'on  répondrait  à  cet  ap- 
pel. La  police  intervint  bientôt  à  la  réfjuisition  de  madame  d'É- 
pinay ,  qui  écrivit  à  M.  de  .Ssrtines  que  la  lecture  des  Confes- 
.  sions  la  compromettant',  elle  le  priait  de  parier  lui-même  à 
JeAn-Jarques  avrc  assez  de  bonté  pour  qu'il  ne  puisse  s'en 
plaindre,  mais  cependant  aoec  assez  de  fermeté  pour  qu'il  n'y 
retourne  pas.  Elle  ajCwtait  qu'il  suffisait  de  lai  faire  donner  sa 
parole,  parce  qu'il  la  tiendrait  :  aveu  naif  qui  prouve  la  lionne 
opinion  que  madame  d'Épioay  avait  de  Rousseau.  M.  de  Sar- 
tines  le  fît  venir.  On  ignore  ce  qui  se  passa  entre  ce  magistrat 
et  Jean-Jacqnes  ;  mais  depuis  cette  entrevue,  le  dernier  ne  fit 
plus  de  lecture  de  ses  Confessions.  Elles  furent  communiquées 
par  l'entremise  de  Rulhière  au  prince  royal  de  Suède,  qui 
passa  les  derniers  mois  de  1770  à  Paris,  et  partit  de  cette  ca- 
pitale au  mois  de  février  1 77 1, 

A  cette  époque,  Jean- Jacques  eut  des  relations  aveu  plu- 
sieurs personnages  marquants,  dont  Iq  plupart  étaient  des  gens 
de  leltix-s.  C'étaienlDusaulx,  madame  de  Gt-nlis,  le  prince  de 
Ligne,  Rulhière,  Grétry,  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  Go- 
rancèz.  Tous  ont,  à  l'exception  de  Rulhière,  rendu  compte  de 
ces  relations  qui  eurent,  en  génér^,  peu  de  durée.  Il  serait 
trop  long  de  les  examiner  dans  ce  Précis",  qui  ne  doit  pas 
èYre  interrompu.  11  vit  pl^is  long-temps  et  avec  plus  d'intimité, 
Bernardin  de  ijûnt- Pierre  et  Corancéx,  qui  nous  ont  laissé  sur 

'No^avonslaît  eut  examen  AamV  Histoire  di  J.  J.  Itoiiucaii,  pi'e- 
m i^re  partie.  Noiis  devons  ici  préseoler  les  f^ls  son3  une  aiiire  forint. 


I 


■Jk- 


1 


498  PRÉCIS 

Kousseau  des  détails  pleins  d'intérêt.  Corancèz  surtout-,  a^mis 
dans  sa  familiarité,  fit  des  observations  sur  les  progrès  de  cettiç 
maladie  moralti  qui  tourm^itait  Jean-Jaçques,  et  qui,  mettant 
dans  un  état  déplorable  un  hommes  doué  d'un,  si  beau  -génie , 
est  bien  propre  à  faire  naître  les  plus  tristes  réflexions  sur  la 
fragilité  des  plus  beaux  dons  de  la  nature,  et  sur  la  vanité  du 
prix  que  nous  y  mettons.  Il  sentait  cette  cruelle  maladie,  dont 
les  accès  revenaient  à  des  interv^les  plus  ou  moins  rappro- 
chés, et  tenaient  à  des  causes  qu'une  compagne  attentive, 
clairvoyante  et  bénévole ,  aurait  pu  éloigner ,  ou  rendre  nM>ius 
aetives  et.  moins  influentes.  La  lettre  qu'il  écrivit ^  le  ,a3  no- 
vembre 1770^  prouve  qu'il  sentait  son  mat,  e^  qu'il  se  créait 
des  maux  imaginaires.  Il  avoue  que  sa  tête,  déjà  altérée  par 
V air  sombre  de  V Angleterre  s' a0écUiit. de plusenpluS^Oe  n'est 
donc  pas  sans  une  surprise  qiielée  d'admiration  qu'on  le  voit  ^ 
dans  un  des  intervalles  que  lui  laissait  cette  maladie,  pro<luire 
un  de  ces  ouvrages  qui  brillent  par  une  raison  sage,  édairée  par 
des  obsetrations  profondes  ^  par  l'étendue  et  la  finesse  des  aper- 
çus ,  par. la  sûreté  du  tact,  par  la  clarté  des  idées,  enfin  par  les 
charmes  du  style.  Il  ^'agit  des  Considérations  sur  le  gouverne- 
ment de  Pologne  y  qu'il  composa  dans  le  printemps  de  1772, 
à  la  demande  du  comte  de  Wielhorski.  JCe  seigneur  polonais 
s'était  d'abord  adressé  à  l'abbé  de  Mably,  qui  même,  afin  de 
mieux  remplir  l'objet  pour  lequel  on.  le  consultait,  était  allé 
dans  la  Pologne.  Il  devait  donc  avoir  des  -données  plus  posi- 
tives que  Rousseau  dans  son  galetas  de  la  rue  Plâtrière;  mais 
1  étude  et  la  méditation  suppléèrent  à  l'avantage  que  donnait  à 
scm  rival  le  voyage  de  Varsovie,  et  si  l'on  veut  juger  de  la  su- 
périorité de  l'un  sur  l'autre,  on  peut  comparer  les  Considéra-^ 
tions  au  Traité  du  gouvernement  de  h.  Pologne.  Jean-Jacques, 
qui  voyait  les  dangers  qvf  courait  ce  pays,  exhorte  les  Polo- 
nais à  resserrer  leurs  limites  y  parce  que  leurs  voisins  songent 
peut-être  à  leur  rendre  ce  service.  Il  leur  tenait  ce  langage  dans 
le  mois  d^avril;  et  le  -5  août  suivant,  la  Russie,  l'Autriche  et 
la  Prusse  firent  un  preYnier  partage  de  la  Pologne. 
"€e  fut,  s'il  est  permis'  dé  s'exprimçr  ainsi ,  le  dernier  éclair 


DE  LA.  VIE  DE  J^  J.   ROUSSEAU.  499 

tdik  génie  prêt  à  s'éteindre.  Il  jeta  quelques  lueurs  encore  dans 
les  Dialogues^  et  dçais  les  Réveties  une  flamme  vive  et  brillante , 
mais  éphémère.  Dans  le  premier  de  ces  deux  ouvrages,  Rous- 
seau se  tourmente  pour  détruire  les  accusations  dont  il  se 
croit  Tobjeti  et  donne  des  détails  sur  $a  personne  et  sur  ses 
écrits.  C'est  l'œuvre  d'une  raison  égarée,  mais  qui  par  inter- 
valle reprend  son  empire  et  se  fait  reconnaître.  Il  écrivit  ses 
Dialogues  en  1776  et  1776.  Dans  un  accès  de  son  mal,  il  vou.- 
lut  les  déposer  sur  l'autel  de  Notre-Dame;  comme  un  hom- 
mage k  la  vérité,  mais  ayant  trouvé  la  grille  fermée^  et  étant 
revenu,  à  lui,  il  .n'exécuta  point  jceprojet~4nsenséy  et  fit  re- 
mettre le  manuscrit  en  dépôt  chez  l'abbé  de*  Condillac.  Il  confia 
ime  copie  du  premier  dialogue  à  un  jeune  Anglais,  nommé 
Broàke-Boathby^  qui  l'emporta  à  Londres.  Les  Rêveries  offrent 
un  mélange  de  tableaux  ^acieux  et  frais,  de  descriptions, 
^'épanchements  d*un  cœur. trop  plein  de  sentiments  tetidres, 
4e  souvenirs  amers  et  doux,  enfin  de  discussions.  A  quelques 
exceptions  prè$,  on  y  retrouvé  tour-à>tpur  la  raison,  l'imagi- 
oation,  la  sensibilité  de  Jean-Jacques.  La  deriiière- prome- 
nade n'est  point  achevée  \  il  .la  fit  peu  de  temps  avant  sa 
mort,  au  mois  d'avril  1 778.  L'année  précédente,  Thérèse  étant 
malade,  et  Jean-Jacques  obligé  de  lui  donner  des  soins,  il  ne 
pouvait  plus  copier  de  la  musique,  et  ses  ressources  furent 
insuffisantes.  Dans  cet  état,  11  fit  un  méhnoire  pour  solliciter 
de  la  pitié  publique  un  asile  pour  lequel  il  abandonnerait  tout 
ce  qu'il  possédait;  il  n'excluait  même  pas*  l'Hôpital  !  Une  pa- 
reille situation  devait  aggraver  s^  maladie.  Parmi  ceux  qui  b 
fréquentaient  alors,  Corancèz,  le  comte  Duprat,  et  le  che- 
valier de  Flamanville,  étaient  les  plus  assidus.  M.,  de  Fia- 
manville,  chevalier  de  Malte,  enthousiaste  des  ouvrages  do 
Jean-Jacgues,  et  rempli  de  respect  et  de  compassion  pour  sa 
(Personne,  lui  offrait  un  antique  château,  situé  sur  le  bord  de 
la  mer,  en  Normandie.  Il  s'engageait  de  Ini-méme  à  n'y  pa- 
raître jamais  sans  la  permission  de  son  hôte.  De  son  côté, 
M.  Duprat,  lieutenant- colonel  au  régiment  d'Orléans,  mettait 
à  sa  disposition  une  terre  habitable,  mais  très  -  éloignée  de 

32. 


> 


5oO  PRÉCIS 

Paris.  Ëufioy  Corancèz  lui  cédait  un  logement  qu'il  avait  k 
Sceaux.  Jean -Jacques  hésitait,  et  n'acceptait  ni  ne  refusait 
d'une  manière  positive.  Il  avait  demandé,  pour  se  décider, 
un  délai,  et  promis  une  réponse.  Gorancèz  vint  pour  la  cher- 
cher  ;  il  apprit  avec  surprise  que  Rousseau  était  parti  la  veille 
pour  Ermenonville  dont,  jusqu'alors,  il  n'avait  pas  été  ques- 
tion ".  Il  n'y  devait  d'abord  rester  que  peu  de  jours ,  et  reve- 
nir ensuite  à  Paris  pour  vendre  ses  effets ,  et  prendre  des  ar- 
rangements définitifs;  mais  on  le  retint,  et  l'on  jugea  plus 
convenable  de  confier  ces  soins  à  Thérèse.  Jean-Jacques  était 
dans  sa  dernière  demeure;. il  n'en  devait  plus  sortir.  Le  che- 
valier  de  Flaman ville  alla  Vy  voir.  Il  revint  navré  de  l'état  dans 
lequel  il  Favait  trouvé,  et  chargé  de  lui  procurer  un  asile  dans- 
un  hôpital.  Aucune  retraite  ne  paraissait  plus  convenable  qu'Er- 
menonville; mais,  ainsi  que  le  remarque  Corancèz,  il  ne  fal- 
lait pas  raisonner  à  l'égard  de  Rousseau  /comme  V>n  devait  le 
faire  avec  les  autres  hommes.  Nous  touchons' à  un  événem^it 
sur  lequel  on  n'est  point  d'accord ,  et  qui  a  d'autant  plus  be- 
soin d'être  éclairci,  que  les  preuves  qu'on  exige  ordinairement 
pour  constater  la  vérité  d'un  fait,. pourraient  bien  établir  l'er- 
reur. Elles  doivent  donc  être  soumises  *à  un  examen  scrupu- 
leux. 

Il  s'agit  de  l^^moft  de  Jean- Jacques  :  a-t-elle  été  naturelle 
ou  volontaire?  Se  l'est-il  donnée,  ou  lai'ssa-t-il  agir  la  na- 
ture? 

Nous  allons  commencer  par  rappeler  ce  qui  porte  un  carac- 
tère officiel  :  nous  y  ajouterons  les  circonstances  qui  affaiblis- 
sent ce  témoignage,  quelque  imposant  qu'il  soit,  et  nous  met- 
trons ainsi  le  lecteur  en  état  de  juger  par  lui-même. 

Voici  donc  un  extrait  de  la  relation  ^  publiée  dans  le  mois 

^  Lorsque  Corancèz  se  présenta  chez  Rousseau,,  Thérèse  lui  dit 
qu'il  était  sorti,  laissant  croirie  qu'il  se  promenait.  Elle  ne  dit  point 
qu'il  avait  quitté  Paris. 

^  Relation  ou  notice  des  derniers  jours  de  M.  J.  J.  Rousseau  ,  cir- 
constances de  sa  mort,  par  M.  Le  Bègue  de  Presle,  docteur,  etc., 
1778.  Elle  est  datée  du  a  5  août  1778,  et  signée  de  M.  Le  Bègue  de 


DE    LA    VIE    DE    J.  J.   ROUSSEAU.  5oi 

• 

d'août  1778,  par  M.  Le  Bègue  de  Presle,  médecin  qui  se 
trouvait  à  Ermenonville,  à  Touverture  du  corps  de  Jeari- 
Jacquës,  mais  non  à  sa  mort,  «c  M.  Rousseau,  dit-il,  con- 
<t  tinua  de  jouir  d'une  bonne  santé  jusqu'au  2  juillet  ;  car  je 
«(  ne  regarde  point  comme  une  annonce  ou  commencement 
«  de  la  maladie  qui  Ta  fait  périr,  quelques  douleurs  de  co- 
te liqué,.  dont  il  se  plaignit  la  veille  durant  sa  promenade, 
<i  et  doiit  il  ne  parla  pins  le- reste  de  la  soirée.  Il  soupa  et  passa 
«  la  nuit  à  son  ordinaire.  Le  jeudi  (  2  juillet  )  il  se  leva  de 
abonne  heure,  se  promena  dehors  suivant  son  usage  jusqu'à 
(d'heure  de  son  déjeuner,  qu'il  fit  selon  sa  coutume  avec  du 
«  café  au  lait  préparé  par  sa  femm^e,  et  dont  elle  prit  une  tasse 
a  ainsi  que  sa  servante.  Aussitôt  après  le  déjeuner,  il  demanda 
«  à  sa  femme  de  l'aider  à  s')iabiller ,  parce  que  la  veille  il  avait 
«  promis  d'aller  au  château  dans  la-  matinée.  Il  se  préparait  à 
(^  sortir,  lorsqu'il  coipmença  à  se  sentir  dans  un  état  de  mal- 
«aise,  de  faiblesse  et.de  souffrance  générale.  Il  se  plaignit 
«  successivement  de  picotemenf  très-incommode  à  la  plante  des 
ft  pieds  ;  d'une  sensation  dé  froid  le  long  de  l'épine  du  dos ,. 
«  comme,  s'il  y  coulait  un  fluide  glacé;  de  quelques  douleurs  de 
«poitrine,  et  surtout  pendant. la  dernière  hejure  de  sa^ie,  de 
«  douleurs  de  tête  d'une  violence  extrême,  qui.se  faisaient  sen-^ 
<i  tir  par  accès  :  il  les  eiqprimait  en  portant  les  deux  mains  à  sa 
«c  tête»  et  disant  qu'il  semblait  qu'on  lui  déchirait  le  crâne.  Ce 
«  fut  dans  un  dé  ces  accès  que  sa  vie  se  termina^  et  il  tomba /le 
«son  siégé  par  terre.  On  le  releva  à  l'instant^  mais  il  était 
«mort;  car  les. chirurgiens,  qu'on  n'avait  pu  avoir  plus  tôt, 
«  employèrent  sans  succès  la  saignée,  Talkali  volatil,  les  vési- 
«  catoires. 

<i  Je  ne  répéterai  pas  ce  que  M.  Rousseau  a  dit  pendant  sa 
«  dernière  heure,  et  encore  moins  les  propos  faux  ou  inexacts 

Fresle.  On  verra,  d'après  le  témoignage  de  Grimm ,  qu'elle  (iit  pu* 
Bliée  pour  démentir  les.  bruits  de  suicide  qui  commençaient  à  »'ac- 
créditer.  Cette  relation  est  ordinairement  accompagnée  d'une  addi- 
tion par  M.  Magellan ,  et  toutes  deux  font  partie  de  plusieurs  éditions 
des  OEuvrts  de  Jean*  Jacques ,  entre  autres  de  celle  de  Pdinçot. 


■'♦''Ai 


^C- 


:)02  PRECIS, 

'•  qu'on  lui  attribue.  Madame  Rousseau^  qui  était  senle  avec  Itn^ 
»  avait  trop  d'inquiétude  et  de  chagrin  pour  retenir  jusqu'aux 
«  expressions  des  réflexions  morales  ou  religieuses  qn*a  pu  faire 
'<  son  mari,  si  le  trouble  que  doit  causer  dans  l'esprit  )a  des^ 
»  truction  de  l'organisation ,  ou  là  cessation  de  la  vié^y  lui  eH  a 
M  permis.  Je  me  suis  assuré,  par  des  informations  prises  le 
«jour  même  de  sa  mort  et  les  jours  suivants-,  que  M.  Rousseau 
R  n'a  montré  ni  Ostentation  ni  faiblesse  dans  ses  derniers-  mo- 
«  ments.  '      *     . 

n  Ayant  témoigné  le  désir  d'être  ouvert,  Îl\Vsl  été  lé  lendèniaîn 
«  de  sa  mort,  devant  moi  et  dix  autres  personnes.  Lé  prpeès 
«  verbal  sera  mis  en  entier  dans  un  ouvrage  périodique  de  iné- 
«  decine.  Voici  la  èepie  d'un  des  derniers  articles  :  L'ouvertuire 
«de  la  tête  et  l'examen  des  parties  renfermées  dans  \€  crâne, 
(c  nous  ont  fait  voir  une  quantité  très-considérable  de  sérosité 
«  épancbéeentre  la' substance  du  cerveau  et  l^membran&s  qui  la 
«  couvrent.  Ne  peut-on  pas  attribuer  îa  mort  de  M.  Rousseau 
«  à  la  pression  de  cette  sérosité,  à  son  in&ltratiôn  dans -les  en- 
«  veloppes  ou  la  substance  de  tout  le  système  nerveux  *!? 

«  On  a,  sans  le  pli\s  léger  prétexte ,  accusé  M.  Rousseau  êt^b* 
«  voir  pris  une  l'ésolution  violenté  pour  se  délivrer  des  inquié^ 
«  tudes.....  D'ailleurs  le  stiScide  était  contire  ses  principes  âc^ 
«  tuels.  Enfin  j  je  suis  assuré  par  l'examen  le  plus  scrupuleux  de 
«  toute$  les  circonstances  qui  ont  précédé ,  accompagné  et  suivi 
«  sa  mort,  qu'elle  a  été  naturelle  et  non  provoquée.  » 

Il  résulte  du  récit  de  M.  de  Presle,  que  ce  médecin  n'a  pas  été 
témoin  des  derniers  moments  de  Rousseau,  auxquels  assista 
seulement  Thérèse,  d'après  l'exposé  de  ce  docteur. 

Écoutons  maintenant  un  des  amis  ,de  Rousseau,  celui  qui  le 
vit  le  plus  assidûment  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  et 

'^  Ce  doute ,  exprimé  dans  un  procès  verbal ,  éyidemment  fait 
pour  constater  la  cause  de  la  niort,  est  Temarcpable.  Cette  cause 
est-elle,  où  n^est-elle  pas  une  apoplexie  séreuse?  C'était  apx  hommes 
de  l'art  à  décider  cette  question.  Ils  le  devaient ,  au  lieu  de  nous 
demander  si  l'on  ne  p^ttt^as  attribuer  la  mort  de  Jean-Jacques  à  l'apo^ 
plexie,  qui  peut-être  était  un  effet  elle-même  des  circonstancea  dqnt 
on  parlera  pluk  bas.  Post  hoc^  ergo  propter  hoc^ 


■% 


•^ 


DE  LA  VIE  DE  J.  J.  ROUSSEAU.  5o3 

jusqu'au  inoment  de  son  départ  pour  Ermenonville ,  c'est  Co- 

ranoèz.  Yoiilant  visiter  son  ami  dans  sa  nouvelle  retraite ,  il 

partit  de  Paris  le  lendemain  même  de  la  mort  de  Jean-Jacques. 

'    «  En  arrivant  à  Lçuvres,  dit-il,  dernière  poste  jusqu'à  £r- 

<^medonville,  le  po^tillcm  fut  demander  les  clefs  des  barrières 

«  des  jardins.  Le  maître  de  poste  se  présenta  à  notre  voiture  ; 

«  il  s'appelait  Payen.  Il  n(ms  dit  qu'il  présumait  notre  voyage 

<«  occasioné  par  le  malheureux  événement  de  la  mort  de  Rous^ 

«  seau.  Puis  il  ajouta  d'un  ton  pénétré  :  Qui  l'aurait  cru  que 

'«M.  Rousseau  se  fût  ainsi  détruit  lui-même I   Nos  oreilles 

«  furent  étonnées  de  cette  nouvelle  :  nous  lui  demandâmes  de 

«  quel  moyen  il  s'était  servi  :  D'un  coup  dé  pistolet,  nous  dit-il. 

«  Mon  cœur  saigna,  mais  j'avoue  que  je  n'en  fus  pas  étonné. 

«  Nous  arrivons ,  nous  fumes  reçus  avec  politesse.  Nous  fîmes 

t(  part  à  M.  de  Girardin  de  ce  que  nous  avait  «appris  le  maître  de 

«c  poste  Payen.  Il  en  parut  étonné  et  <^oqHé.  Il  nia  le  fait  avec 

k  chaleur ,  et  nous  recommanda,  avec  la  même  chaleur ,, de  ne  *^ 

«  pas  le  piropager.  Il  m'offrit  de  voir  le  corps  :  ne  sachant  pas 

«c quelle  serait  ma  réponse,  il  me  prévint  qu'étant  à  la  garde- 

«ràbe,  Rousseau  s'était  laissé  tomber,  et -qu'il  s'était  fait  un 

t(  trou  au  front.  Je  refusai ,  et  par  égard  (K)ur  ma  sensibilité,  et 

«  par  l'inutilité  de  ce  spectacle ,  quelque  indicé  qu'il  dût  me 

(C  présenter.  Joujolirs  accompagné  de  M.  de  Girardin,  que  son 

«urbanité  empêchait  de  me  quitter,  il  me  fut  impossible  de 

«  causer  soit  avec  les  gens  de  la  maison  soit  avec  les  habitant» 

•«du  lieu.  Mon  .beau^père  (M.  Romilly)  me  rapporta  avoir 

^<  appris  que  le  jour  même  de  sa  mort,  Rousseau  ne  fut  point 

«  au  château  le  matin,  comme  à  son  ordinaire,  qu'il  avait  été 

«  herboriser;  qu'il  avait  rapporté  des  plantes,  qu'il  les  avait 

«  préparées  et  infusées  daiis  une  tasse  de  café  qu'il  avait  prise. 

«  Madame  Rousseau  me  raconta  qu'il  conserva  sa  tête  jusqu'au 

'«  dernier  moment.  Jl^adame  Girardin ,  de  son  côté ,  me  raconta 

n  qu'effrayée  de  la  situation  de  Rousseau ,  elle  se  présenta  chez 

«lui  et  y  entra.  Que  venez-vous  fjaîre  ici,  lui  dit-il?  Votre 

«  semibilité  doit-elle  être  à  l'épreuve  d'une  scène  pareille  et  de 

«  la  catastrophe  qui  doit  la  terminer?  Il  la  conjure  de  le  laisser 


\f 


^' 


5o4  PRÉCIS 

«  seul  et  de  se  retirer.  £lle  sortit  en  effet.  A  peine  avait-elle  Je 
«  pied  hors  de  la  chambre ,  qu'elle  entendit  fermer  les  verroux; 
«  ce  qui  Tempéchade  s'y  représenter.  Voilà  les,  faits  principaux 
«  qui  tous  sont  de  la  plus  grande  exactitude.  Je  remarque  et  je 
«  n'ai  pu  m'empêcher  de  remarquer  que  le  maître  de  poste 
«  Payen,  le  lendemain  de  sa  mort,  m'a  dit  que  Rousseau  s'était 
«  tué  d'un  coup  de  pistolets  II  est  difficile  de  supposer  que  ce 
«  fait  est  inventé.  Payen  était  sans  intérêt  :  c'est  dans  le  premier 
«  moment ,  et  le  premier  moment  est  toujours  sans  précaution  : 
«  c'est  alors  au  contraire  que  la  vérité  se  fait  jour  :  elle  perce 
«  par  cela  seul  qu'elle  est  la  vérité.  La  blessure  que  le  pistolet 
«suppose,  est  confirmée  par. M.  de  Girardin  qui  l'attribue  à 
«  une  chute.  Cette  blessure  importante  est  omise  dans  le  procès 
«  verbal  des  chirurgiens.  Le  renvoi  de  madame  de  Girardin 
«  atteste  que  Rousseau  attendait  sa  fin ,  mais  une  fin  certaine 
«  et  prochaine,  ce  qui  ne  peut ,  à  ce  quHl  me  semblé ,  s'accor- 
«  der  avec  une  apoplexie  séreuse.  Tout  me  porte  à  croire  que 
«  Rousseau, s'est  débarrassé  lui-même,  d'une  vie  qui  lui  était 
«  devenue  insupportable.  Ajoutez  les  fantômes  qui  le  tourmen- 
te taient,  auxquels  les  circonstances  de  son  départ  précipité  et 
«  visiblement  arrangé  d'avance ,  donnaient  plus  de  réalité  ;  l'im- 
«  patience  et  la  volonté  bi^  déterminée  de  sortir  de  ce  séjour, 
«  prouvées  par  la  confidence  faite  au  jeune  chevalier  de  Malte-; 
«  rimpossibilitéd'en  sortir,  faute  de  moyen  pécuniaire,  et  ne  v  ou- 
«  lant  point  s'exposer,  d'après  la  connaissance  qu'il  avait  de  sa 
«c  timidité,  aux  objections  que  lui  feraient  les  habitants  de  la  mai. 
<t  son;  et  je  crois  que  non-seulement  sa  mort  a  été  volontaire, 
«  mais  que  par  les  circonstances  elle  était  forcée  ''.  » 

Voulant  acquérir  tous  les  renseignements  propres  à  bien 
motiver  son  opinion,  M.  Corancèz^ écrivit  à  Thérèse,  qui  lui 
répondit  une  lettre  ^  dans  laquelle ,  en  voulant  détruire  cette 
opinion ,  elle  la  cotifirme  par  de  nouveaux  détails  qui  prouvent 

'^  Il  en  est  une  oubliée  par  M.  Corancèz ,  et  qui  suffisait  seule  pour 
déterminer  Jean-Jacques  à  l'acte  de  désespoir  auquel  il  s'est  livré. 
Cest  la  conduite  de  Thérèse,  dont  il  sera  parlé  plus  has.       * 

**  Voyez  cette  lettre  dans  l'Histoire  de  J.  J.  Rousseau,  t.  ï ,  p.  274» 


;# 


DE  LA.  VIE  DE  :r.  J.  ROUSSEAU.  5o5 

i**  qu'il  avait  été  entraîné  à  Ermenonville;  %°  qu'il  avait  fait  de 
vains  efforts  pour  en  sortir  ;  3®  enfin  qu'il  avait  au  front  une 
blessure  assez  grave  pour  qué'Thérèse  fiU  couverte  de  sang. 

M.  Corancèz  insiste  sur  cette  blessurçj'  prétendant  que  le 
trpi^  était  si  profond  que  M,  Houdon  lui  dit  avoir  été  embar- 
rassé pour  en  remplir  le  vide.  L'auteur  dont  nous  suivons  le 
récit,  termine  ses  observations  en  répétant  qu'il  croit  que  Rous- 
seau  s'est  donné  la  mort;  ajoutant  qu'on  a  bien  fait  de  le  nier  à 
cause  du  préjugé  qui  attache  du  déshonneur  à  cette  action;  jk.. 
mais  comme  il  ne.  le  partage  points  il  dit  franchement  ce  qu'il 
croit  être  la  vérité. 

Si  nous  consultons  les  Mémoires  du  temps,  nous  verrons  que 
le  bruit  du  suicide  se  répandit  rapidement  à  Paris.  Ainsi  nous 
lisons  dans  les  Mémoire^  secrets  de  Bachaumont  (  tom.  ini-y 
p.  53),  sous  la  date  du  21  juillet  1778,  le  passage  suivant: 
«Comme  on  avait  fait  courir  des  bruits  sinistres  sur  la  mprt  de 
«M.  Rousseau,  qu'on  prétendait  volontaire,  il  se  répand  un 
«  extrait  des  minutes  de  bailliage  et  vicomte  d'Ermenonville  du 
«  3  juillet, .par  lequel  il  est  constaté  juridiquement  et  d'après  la 
«  visite  dés  gens  de  l'art,  qu'il  est  mort  d'une  apoplexie  séreuse*  » 

Dans  sa  Correspondance  littéraire ,  à  la  date  du  mois  de 
juillet  1778 ,  Grimm  parle  en  ces  tÊpnes  dé  la  mort  de  Rous- 
seau :  «  L'opinion  généralement  établie  sur  l'a  nature  de  la  mort 
«  de  Jean-Jacques,  n'a  pas, été  détruite  par  lé  récit  de  M.  Le 
«  Bègue  de  Presle ,  son  ami.  Qn  persiste  à  croire  que  notre 
«  philosophe,  s'est  empoisonné  lui-même.  » 

Madame  de  Staël,  dont  la  bonne  foi  n'a  pas  plus  été  révoquée 
en  doute  que  le  talent,  a,  dans  ses  lettres  sur  JeaurJacques , 
exprimé  sans  détour  la  persuasion  où  elle  était  que,  réduit  au 
désespoir ,  il  avait  abrégé  une  vie  que  de  nouveaux  malheurs 
rendaient  insupportable.  «  Qui  put  inspirer  à  Rousseau,  dit  cet 
«  auteur  célèbre,  un  dessein  si  funeste?  C'est  la  certitude  d'avoir 
«  été  trompé  par  sa  femme  qui  avait  seule  conservé  sa  confiance, 
<^  et  s'était  rendue  nécessaire  en  le  détachant  de  tous  ses  autres^ 
«  liens....  Un  Genevois  (M.  Coindet)  qui  vécut  avec  lui  dans 
«  l'intimité^  m'a  montré  une  lettre  que  Jean-Jacques  lui  écrivit 


«  • 


5o6  PRÉCIS 

«  quelque  temps  avant  sa  mort,  et  dans  laquelle  il  semblait  lui 
À  annoncer  ce  dessein.  Depuis ,  s'ctant  informé  avec  un  soin 
«  extrême  de  ses  derniers  moments ,  il  a  sa  que  le  matin  du 
«jour  où  Rousseau  mourut,  il  se  leva  en  parfaite  santé;  mais 
«  que  cependant  il  dit  qu'il  allait  voir  le  soleil  pour  la  dernière 
«  fois ,  et  prit,  avant  de  sortir,  du  café  qu'il  fit  lui-même.  Il  rem- 
<t  tra  quelques  heures  après,  et  commençant  alors  à  souffrir 
«horriblement,  il  défendit  constamment  qu'on  appelât  duae- 
«  cours  et  qu'on  avertit  personne.  Peu  avant  ce  triste  jour,  il 
«  s'était  aperçu  des  viles  inclinations  de  sa  femme  pour  vat 
«  homme  de  l'état  le  plus  bas.  Il  parut  accablé  de  cette  décou-* 
«  verte ,  et  resta  huit  heures  de  suite  sur  le  bord  de  l'eau  dans 
«  une  méditation  profonde.  »  Madame  de  Staël  conclut  qu'il  n'est 
plus  possible  de  douter  que  ce  grand  et,  malheureux  homme 
n'ait  terminé  volontairement  sa  vie.  Madame  de  Vassi,  fille 
de  M.  de  Girardin ,  voulut  détromper  "  madame  de  Staël  qui , 
peut-être  plus  polie  que  sincère ,  excusa  son  erreur,  (  car  c'est 
ainsi  qu'elle  appelle  une  opinion  combattue  par  madame  de 
Vassi),  en  exposant  les  motifs» sur  lesquels  elle  étaiè  fondée,  et 
qui  ne  faisaient  que  la  rendre  plus  probable.  C'étaient  le  té^ 
môignage  de  M.  Coindet,  celui  de  M.  Moultou,  enfin  des  lettres 
de  Rousseau  écrites  peu  de  temps  avant  sa  mort ,  et  qui  an- 
nonçaient le  dessein  de  terminer  sa  vie.  Nous  ne  connaissons 
point  ces  lettres  qui  n'ont  pas  encore  été  publiées. 

D'après  ces  diverses  circonstances ,  nous  avons  cru  que  Jean- 
Jacques  avait  avancé  le  terme  de  ses  jours ,  cl  nous  l'avons  dit 
puisque  nous  le  pensions.  Cette  opinion,  qui,  de  notice  .part,  est 
fondée  sur  une  persuasion  intime,  a  été  critiquée.  On  a  prétendu 
que  c'était  faire  injure  à  Rousseau  que  de  Supposer  qu'il  avait  dis- 
posé de  sa  vie,  parce  qu'oti  le  mettait  en  contradiction  avec  ses 
principes.  D'abord,  il  faut  être  véridique,  et  quelque  répugnance 
que  nous  causât  toute  vérité  qiii  accuserait  Rousseau,  nous 
n'hésiterions  point  à  la  dire  :  mais  nous  n'avons  point  à  sacrifier 
Tune  à  l'autre ,  comme  on  va  le  voir. 

''  Les  preuves  qu'elle. fit  valoir  sont  le  procès  verbal  et  le  tcmoi- 
gmge  de  M.  Le  Bègue  de  Pre'sle,  dont  nous  avons  parlé. 


DE  LA   VIE  DE  J.  J.    ROUSSEAU.  So^ 

Jeaji- Jacques  blâme  avec  raison  là  suicide,  parce  qii*il  y  a  peu 
de  circonstances  où  cet  acte  de  désespoir  soit  excusable;  mais 
il  suffit  que  ces  circonstances,  quoique  très-rares,  existent,  qu'il 
les  ait  coniiprises  dans  une  exception ,  et  qu'il  se  soit  trouvé  dans 
Cette  exception ,  pour  qu -il  soit  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer ,  et 
que  de  sa  part  il  n'y  ait  plus  de  contradiction. 

Le  dégoût  de  la  vie  est  une  maladie  qui  a  des  causes  plus  ou 
inoins  graves.  Ceux  qui  en  sont  attaqués  ont,  en  général,  moins 
que  d'autres,  à  se  plaindre  de  la  fortune  ".On  doit  sentir  que , 
dans  une  discussion  de  cette  espèce,  il  faudrait' pouvoir  consi- 
dérer la  question  avec  les  yeuxde  celui  qu'on  met  en  cause,  puis- 
que, pour  bien  le  juger,  il  serait  nécessaire  de  se  supposer  dans 
*sa  situation ,  et  d'avoir  Tame  également  fi'oissée.  On  a  mainte^ 
nant  assez  de  données  sur  Rousseau  pour  asseoir  son  jugement , 
en  renonçant  toutefois  à  peser  la  valeur  de  chaque  circonstance, 
qu'on  doit  admettre  avec  toute  Tinfluence  qu'elle  eut  et  qu'elle 
dut  avoir.  Ainsi ,  l'ignoble  infidélité  de  Thérèse,  souverainement 
méprisable,  peut  paraître  un  motif  de  désespoir  bien  puéril; 
mais  pour  celui  qui  n'a  plus  de  confiance  qu'en  cette  femme, 
qui  la  croit  vertueuse  >  et  la  regarde  comme  une  yictime  dé- 
vouée volontairement  à  son  infortune ,  le  moment  où  le  voile 
tombe  doit  être  affreux.  Il  est  seul  dans  la  nature,  puisqu'il  a 
perdu  son  appui.  Pour  être,  juste,  il  faut  ne  pas  négliger  ce  rap- 
port, et  voir  Thérèse  avec  les  yeux  de  Rousseau. 

Il  avait,  bien  antérieurement,  éprouvé  une  seule  fois  ce 
dégoût  de  la  vie,  sous  le  poids  duquel  il  devait  finir  par  suc^ 
comber;  c'était  en  1763;  trois  lettres  le  prouvent."  Il  avait 
fait  son  testament,  et  recommandait  Thérèse  à  l'homme  qu'il 

'  ^  L'homme  le  plus  considéré  des  trois  Royaumes ,  le  marquis  de 
Londonderr)'^  plus  comiu  sous  le  nom  de  Castelreagh,  fameux.,  ou,  si 
Ton  veut,  illustré  par  un.  rôle  devenu  maintenant  l'objet  d'un  exa-^ 
men  sévère,  est  un  nouvel  exemple  de  l'insuffisance  des  faveurs  de 
la  fortune.  Le  noble  lord  s'est  tué  le  ïa  août  dernier  (  i8aa  )•  Per- 
sonne n'a  soupçonné  qu'il  pût  être  déshonoré  pour  cet  acte  de  déses- 
poir d'un  homme  comblé  d'honneurs ,  de  dignités ,  de  richesses. 
Pour  ïa  forme ,  et  parce  qu'il  faut  que  les  Jois  reçoivent  leur  exé- 
cution en  Angleterre,  on  lui  a  tait  son  procès,  et  îl  a  été  déclaré  fon. 


5o8  PRÉCIS 

« 

estimait  le  plus  (Duclos.).  Il  se  croyait  deshonoré ,  parce  que 
Paris ,  Genève,  Berne,  avaient  {iétriV Emile,  et  le  déshonneur 
lui  paraissait  un  motif  suffisant  pour  renoncer  à  la  vie.  L'état 
de  sa  santé  influait  sur  cette  disposition  qui  n'eut  qu'une  courte 
durée.  II  reprit  bientôt  le  dessus ,  et  hittà  même  avec  un  cou- 
rage remarquable  contre  l'adversité. 

.  J'aurais  plus  d'une  conjecture  gratuite  à  réfuter.  Il  n'est  point 
permis  de  passer  sous  silence  celle  où  l'on  met  en  scène  madame 
d'Houdetot ,  et  c'est  plus  par  intérêt  pour  sa  mémoire  que  pour 
celle  de  Rousseau ,  qu^il  importe  de  réfuter  une  tradition  oii 
l'on  fait  jouer  à  cet|:e  dame  un  rôle  indigne  d'elle.  On  a  dit ,  et 
même  imprimé  dans  un  des  journaux  du  temps ,  qu'ayant  eu 
la  curiosité  de  visiter  Ermenonville,  elle  fit  cette  partie  avec 
plusieurs  personnes  de  sa  société,  le  i"  ouïe  a  juillet  1778.  On 
prétend  qu'en  se  promenant  dans  ce  parc ,  elle  s'arrêta ,  pour 
jouir  d'un  point  de  vue  pittoresque,  sûr  un  rocher  qui  domine 
un  lac;  qu'assise  avec  ses  amies,  elle  leur  raconta  des  particu- 
larités de  là  vie  de  Rousseau.  On  supposa  que  ce  dernier  était 
^u-dessous  du  rocher,  sans  être  vu.  Madame  d'Houdetot  aiu*ait 
tenu,  diaprés  ce  récit,  un  langage  tellement  outrageant  pour  soa 
ancien  ami,  que  le  désespoir  qu'il  en  éprouva  aurait  causé  sa  mort. 
L'auteur  d'un  pareil  conte  aurait  du  calculer  les  vraisem- 
blances pour  le  rendre  plausible.  Il  devait  faire  parler  madame 
d'Houdetot  d'après  son  caractère  bien  connu.  Or  jamais  elle  ne 
dit  de  mal  de  personne.  Comment  aurait-elle  fait  une  excep- 
tion pour  celui  dont  elle  n'eut  point  à  se  plaindre,  et  qui  ne 
fut  coupable  envers  elle  que  d'un  excès  d'amour  ? 

On  ajoute  que  Rousseau  resta  pendant  plusieurs  heures  sur  les. 
bords  du  lac,  enseveli  dans  de  profondes  réflexions.  Ce  qui  fait 
que  la  vérité  est  si  difficile  à  connaître,  c'est  lorsqu'elle  est  mêlée 
avec  des  fables  qu'elle  rend  moins  invraisemblables.  Il  est  très- 
vrai  que  Jean -Jacques  resta  pendant  huit  heures,  immobile, 
absorbé  dans  ses  méditations ,  et  probablement  occupé  du  si- 
nistre projet  qu'il  exécuta  dans  la  matinée  du  lendemain.  Mais 

"  Voyez  Correspondance,  lettres  du  i*^  août  1763,3  MM.  Dnclos-,, 
Martinet  et  Moultou. 


4 


D^  LA  VIE  DE  J.  J.  RQUSSEAU.  Sog 

madame  d*Houdetot  qu'on  outrage  dans  cette  version  était 
étrangère  à  la  situation  de  Rousseau.  En  admettant  un  récit 
que  la  connaissance  du  caractère  angélique  de  cette  femme  doit 
faire  rejeter  avec  dédain,  nous  pensons  que  les  propos  qu'on 
lui  attribue  (  et  qui  font  plus  de  tort  à  celle  qui  les  tient  qu'à 
celui  qui  en  est  Tobjet  ) ,  n'auraient  pas  produit  un  pareil  effet 
sur  Jean- Jacques.  Croyant,  à  cette  époque,  qu'il  existait  contre 
lui 'une  ligue  générale;  ayant  le  malheur  de  voir  des  ennemis 
partout  et  de  croire  à  leur  tête  ses  anciens  amis,  le  langage 
injurieux  de  madame  d'Houdetot  pouvait,  tout  au  plus,  le  con<- 
firmer  dans  cette  erreur ,  mais  non  le  surprendre ,  encore  moins 
le  jeter  dans  le  désespoir.  Cette  tradition,  accréditée  dans  l'es- 
prit de  quelques  personnes ,  doit  donc  être  rejetée  par  égard 
pour  madame  d'Houdetot  "*  autant  que  par  amour  pour  la  vé- 
rité, puisqu'elle  choque  toutes  les  vraisemblances,  et  qu'elle 
n'est  appuyée  d'aucun  témoignage  imposant. 

En  nous  résumant,  nous  dirons  qu'il  est  probable  que  Rous- 
seau s'est  débarrassé  du  fardeau  de  la  vie.  Nous  ne  donnons 
point  cette  opinion  pour  un  fait,  nos  conjectures  pour  des  mo-^ 
tifs  de  croire  :  nous  disons  les  choses  ainsi  que  nous  les  pensons, 
et  nous  n'engageons  personne  à  penser  comme  nous.  Nous 
croyons  que  Jean- Jacques  s'est  donné  la  mort^  et  nous  voyons 
plutôt  une  faiblesse  qu'un  crime  dans  cet  acte  de  désespoir*; 
nous  n'y  voyons  point  une  conduite  contraire  à  ses  principes, 
puisqu'il  avait  déterminé  un  concours  de  circonstances  où  l'on 
pouvait  renoncer  à  la  vie,  et  qu'il  y  était  arrivé.  Il  pouvait 

*^  On  parlait  rarement  de  Rousseau  chez  madame  d'Houdetot  :  ce 
qui  s'explique  par  le  conflit  de  rapports  qui  avaient  existé  ou  qui 
existaient  entre  Jean-Jacques  et  cette  dame;  entre  elle  et  Saint-Lam- 
bert ,  enfm  entre  ces  deux  derniers  et  monsieur  d'Houdetot  qui 
vivait  paisiblement,  avec  eux,  chez  lui,  comme  un  ami  de  la  maison. 
Quand  on  était  forcé  d'en  parler,  c'était  en  termes  honorables,  et  ce 
langage  était  toujours  accompagne  d'expressions  peu  favorables  à 
Giimm.  On  trouvait  sur  la  cheminée  du  salon  de  Sanois  le  volume 
des  Confessions  où  Rousseau  fait  le  portrait  de  madame  d'Houde|D(  » 
ouvert  à  l'endroit  où  se  trouve  ce  portrait  cliarmant.  N'était-ce  pas 
s'imposer  l'obligation  de  ne  rien  dire  contre  le  peintre  ? 

M.  Pétition ,  dans  son  Appendice  aux  Confessions  (  édition  de 


'« 


5lO       PRl'XIS  DE  LA  VIE  DE   r.  J.   ROUSSEAU. 

tli-c  daas  rt-neur,  mais  non  en  contradiction  avec  lm-utéiD«, 
encoiv  moins  dans  l'idée  qu'il  commettait  uu  crime.  Nous  ne 
blâmons,  ui  ne  louons  Rousseau  d'avoir  avancé  te  terme  de 
SCS  jours;  nous  la  jilai(i;nons. 

Nous  trouvons  que,  dans  les  bruits  répandus  ininiédiatement 
ftprès  sa  mort ,  dans  le  témoignage  de  Corancès,  dans  ceux  de 
Coindet  et  de  Moultou,  dans  les  rcuseignemcnts  obtenus  de- 
puis, il  y  a  asscB  de  motifs  pour  présenter,  sous  le  rapport  his- 
torique, cette  vei-sion  comme  probable,  et  quant  à  nous  qui  la 
croyons  certaine,  nous  le  disons  sans  prétendre  qu'elle  doiv« 
le  paraître  à  d'aiitres  " .  Musskt-P*th*t. 

hettvce  ),  croit  détruire  ce  qu'il  appelle  une  accusalîoa  gui  flétrit  la 
mémoire  de  Jean-Jacijiies ,  en  disant ,  1°  que  madame  de  Staël  est  la 
première  qui  répandit  le  hruil  de  suicide  /fii:  onnèei  après  l'èi-èaementz 
cette  assertion  est  inexacte,  ainsi  que  le  prouvent  les  extraits  de* 
Mémoires  de  Bachautnont  et  de  la  correspondance  de  Grimm  :  a°qae 
le  propos  du  maître  de  poste  ne  mifile pas  d'être  compté  pour  quelque 


s  te  dev 


que  cet  homme  est  un  personnage  tont-à-Fait  désintéressé  :  3"  que 
*  la  blessure  au  front  est  imaginaire.  Il  le  prouve  par  une  lettre  qui 
le  dit  en  effet  ;  mais  celui  qu'on  fait  parler  dans  cette  lettre  survit  à 
«on  beau  génie  ,  et  l'on  sait  que  ,  depuis  long-lempa ,  il  a  entière- 
ment perdu  la  mémoire.  M.  Petitain  m'a  avoué  (Ja'il  n'avait  fait 
que  signer  cette  lettre.  Ce  serait  no  procès  nouveau  que  celui  où 
l'on  plaiderait  contre  un  vivant  (  H.  H....)  le  témoignage  d'un  mort 
(M-  CorancÈi). 

"  M.  de  Girardin ,  membre  de  la  chamlire  des  députés  ,  vient  de 
nous  adresser,  stir  la  mort  de  Jean-Jacques,  une  lettre  dans  UquelLe 
il  ticbe  de  prouver  que  celte  mort  fut  naturelle.  L'opinion  contraire 
dont  la  date  remonte  A  l'événement  même  sera  discutée  dans  notre 
Répome;  et  le  lecteur  jugera.  Nous  ne  défendons  point  un  système; 
nous  ne  plaidons  point  une  cause;  nous  ne  prenons  pas  de  conclu- 
sions ;  nous  recherclions  la  vérité  :  nous  n'avons  pas  la  prétention  de 
ramener  personne  à  notre  avis.  Mais  puisquenous  pensions  que  Rous- 
seau avait  avancé  le  terme  de  ses  joors,  il  ne  nous  tlail  pas  permis  de 
dire  le  contraire. 


■  4 


FIN    1)11    PRECIS. 


i 


• 

TABLE  DES  MATIÈRES 

1 

J 

CONTENUES   DANS  CE  VOLUME., 

J 

ri 

A 

CoKFEaaioirs,  livre  XI.                                                                P.ige   3 

■^ 

CoHFBteioBs,  livre  XI!.                                                                     -73 

Verne..                                                                                            i83 

{ 

QCATRE  Lhithes  à  M.  de  Maleshethei.                                           î  î  3 

Le»  BÉYEHIKS  ntl  I-nOMBHEUH  SOUTtlEE.                                                                 aSi 

PremiÉre  Promenade.                                                                   169 

i 

Deuxième  Promenade.                                                                  38a 

'l'roiaiÈme  PromeDade.                                                                   sg/J 

À 

Qualrième  Promenade.                                                                  3  i  4 

1 

\ 

Sixième  Promenade.                        '                                             353 
Septième  Promenade.                                                                   368^ 

' 

Huitième  Promenade.                                                                   390 

Ecrits  bh  poume  de  cihculxisii,                                                   43  l 

I.  Déclaration  sur  les  réimpressions  de  ses  ouvrages.             ibid. 

II.  A  tout  Français  aimant  encore  la  justice  et  la  vérité.          433 

m.  Mémoire  écrit  en  février  1777.                                             43B 

IV.  Fragment  trouvé  parmi  les  papiers  de  J.  J,  Ronssean,      439 

■■■• .  < 

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l'ARIS,  IMPRIMERIE  DK  G  AULTIER-LACUIUNIE  , 

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Stanford  Unlversity  Library^ 

Stanford,  California 


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