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CUVRES
COMPLÈTES
lOUSSEAU,
■IQUES ET DES ^CLUECISSENEITTS ;
. MUSSET-PATHAY.
Bt correspondance,
[confessions.
TOME m.
PARIS,
fONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
1824.
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rHB IMiOENS
OEUVRES
DE J.J. ROUSSEAU.
TOME XVI.
OEUVRES
COMPI.ÈTlî.S
DE J.J. ROUSSEAU.
TOME XVI.
DES UESStGEOIlîS.
OEUVRES
DEJ.J.IIOUSSEAU,
a BOTBS HUTOBIQUSS El Hits icJ.UBI
Pak V. D. MUSSET-PATHAY.
MÉMOIRES ET CORRESPONDANCE.
LES CONFESSIONS.
TOME in.
PARIS,
CHK/. p. DUPONT, LIBRAIRE-ÉDITEUK.
i8a4.
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LES CONFESSIONS
DE
J. J. ROUSSEAU.
Intàfl e€ in cute.
PxRs. sat. m , T. 3o.
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R. XYJ.
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à^
|fe.*i^ l.jSS COJVthSSlOHS. .ï
■lî^yait lu lies premières, en parla à M. tie Luxem-
bourg comme d'nn onvrage ravissant. Les senti-
raeutsfurerit partagés chez les gens de lettres : mais
dans le monde, 'il n'jeut qu'un avis; et les femmes
surtout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur, au
point qu'il y en avait peu , même dans les hauts
rangs , dont je n'eusse fait la conquête , si je l'avais
entrepris. J*ai de cela des preuves que je ne veux
pas. écrire, et qui, sans avoir eu besoin de l'expé-
rience,au torifientmon opinipA. Il est singulier que
de J^vre ait mieux réussi çn Fr3^ee,que dans le reste
de l'Europe, quoique les Français, hommes et fem-
mes, n'y api^tpas fortliien traités. Tout au con-
traire de mon attente, son moindre succès fut en
Suisse, et sonplus grand à Paris. L'amitié, l'amour,
la<vertu, règnent-îls doiic à Paris plus qu'ailleurs?
NOîi .'Bàusdoutft; mais il y rçgne encore ce sens ex-
quis qui transpôfrte le cœur à leur image, et qui
ndu» fait cliérir dans les autres les sentiments purs,
tendres, honnêtes, 'que nbils n'avons plus. La cor-
ruption d'éSormais est partout la même : il n'existe
plus-ni TtiOçurs, ni vertus en Eiu'ope; mais s'U existe
encore quelque amoiu- pour elles, c'est k Paris
cpi'on doit le chercher ".
H faut, à travers tant de préjugés et de passions
factices, Savoir bien analyser le cœurhumain pour
y démêler les vrais sentimerits de ta nature. Il faut
uiie^dtSIicatesse de tact, qui ne sJacquiert que dans
l'^dOTatipndu grahd inonde, ■pofii^ sentir, sî j'ose
blicatîon, le Hbr'aire faisait paye par heure doiiic sons aux per-
soii^ies. à t\ai il le louait.
" rûcriïois ceci en 17(19.
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) 5
ainsi dire , les finesses* de cœur dont cet ouvrage
est rempli. Je mets sans crainte sa quàtriètoe par-
tie à côté de la JPrincesse de Cïèvés^ et je' dis qtte'
■ si ces deux morceaux n'euSsent été lus qii'en pro-
vince, on n'aurait jamais senti tout feur prijc. Il
ne faut donc pas s'étonner si le plus grand succès
de ce livre fut à la ccnir. Il abonde eti traits yifsi,
mais voilés, qui doiveiit y plaire, parce qu'on est
plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici dis*
tinguer encore. Cefte lecture n'est assurémeilf p&i
propre à cette sorte de gens d'esprit quf ffont gtie .
de la ruse , qui ne sont fins que pour pèaé|;i*er le
mal, et qui ne voient rien dû tout où4I ù'y^ q^^
du bien à voir. Si, par exemple, U Jutie eût "été
publiée en certain pays que je pense, je.suiâ sur
que personne n'en eût achevé la lecture ;, ét:\ju'(elle
serait morte en naislsant.
J'ai rassemblé la plupart des lettres qui ine fur
rerit écrites sur cet ouvrager, dans une liasse qui
est entre les mains de madame de Nadaillac *^ Si
jamais ce recueil paraît, on y verra des choses bien
singulières, et une opposition de jugement qui
montre ce que c'est que- d'avoir nfifaire au public.
La chose qu'on y a le moins vuq, et qui en fera
toujours un ouvrage unique, est la simplicité du
sujet et la chaîne de l'intérêt qui, concentré entre
* Madame de Nadaillac ét^it abbesse de Gomer-fontaine , alibaye
de £lles du diocèse de Rouen , située à peu de distance dû châteaU
de Trye. C'est sans doute pendant son séjour en ce. lieu que Roust
seau avait fait la connaissance de cette dame , et lui avait confié les
lettres dont il parle ici. Il à fait pour elle un morceau de musique
sacrée, dont le manuscrit est déposé à la Bibliothèque royadç.
r
6 LES COHFESSIOHS.
trois personnes, se soutient durant six volumes,
sans épisode, sans aventure romanesque, sans mé-
chanceté d'aucune espèce, ni dans les personnages,
ni dans les actions, Diderot a fait de grands com-
pliments à Kichai'dson sur la prodigieuse variété
de ses tableaux et sur la multitude de ses person-
nages. Rîchardson a, en effet, le mérite de les
avoir tous bien caractérisés : mais quant à leur
nofnbre , il a ceta de commun avec les plus insipides
romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs
idées, à force de personnages et d'aventures. Il est
aisé de réveiller l'attention, en présentant inces-
samment et des événements inouïs et de nouveaux
visages, qui passenl'eomme les figures de la lan-
terne magique : mais de soutenir toujours cette
attention sut" les mêmes objets, et sans aventures
merveilleuses,'' cela, certaineuifent, est plus difficile ;
et si, toute chose égale, la simplicité du sujet
ajoute à la beauté de l'ouvrage, les romans de
Richardson , supérieurs en tant d'autres choses ', ne
sauraient, sur cet article, entrer en parallèle avec
le mien. Il est mbrt, cependant, je le sais, et j'en
sais la cause; mais il ressuscitera.
Toute ma crainte était qu'à force de simplicité
ma marche ne fui ennuyeuse, et que je n'eusse
pu nourrir assez l'intérêt pour le soutenir jusqti'au
bout. Je fus rassuré par un fait (piï, seul , m'a plus
flatté que tous les compliments qu'a pu m'attirer
cet ouvrage.
« Vt.u. de Ricliaidson, (juoi que M. Dîdprul en art pn
ilire, (té »iuraient •
PARTIE IT,.LTVRE XI. (1761) 7
Il parut au eommençement.du carnaval. Un col-
porteur le porta à madame la princesse de Tal-
tnont^, un jour de bal de l'Opéra. Après souper,
elle se fit habiller pour y aller, et, ^en attendait
l'heure, elle ^ mit à lire le nouveau roman. A *
minuit, elle ordonna qu'on mît ses chevaux, et
continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux
étaient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant
qu'elle s'oubliait , vinrent l'avertir qu'il était deux
heures. Rien ne presse • encore , dit-elle en lisant
toujours. Quelque temps après, sa montre éta^t
arrêtée, .die sonna pour savoir quelle heure il
était. Oh lui dit qu'il était quatre heures. Cela étante
dit-elle, il e»t trop tard pour aller au bal; qu'on
ôte mes chevaux:; EHe se fit déshabiller, et passa. le
reste de la nuit à lire.
Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours
désiré de voir madame de Talmont, non-seide-
ment pour savoir d'elle-même s'il est exactement
vrai^ maïs aussi parce que j'ai toujours cru qu'on
ne pouvait prendre un intérêt si vif à VHéloïse^
éans avoir ce sbdènie sens, ce sens XRoral, doiit
si peu de cœurs sont doués^^ et sans lequel nul ne
saurait entendre le mien.
Ce qui me rendit les femmes si favorables fut
la persuasion où elles furent que j'avais écrit ma
^ Ce n'est pas elle, mais une autre dame dont j'ignore le noii^ ;
Aiais lé fait m'a été assuré ^
I Madame de Tahuont «tait polonaise, «t veiive d'un prince de la maisoii de
BooiUoo. Le portrait qu'en fait Horace Walpole, et l'anecdote qu'il raconte ,
prouvent combien Rt^usseau s*était trompé. Voyez l'un et rdrotre ,^rtiele Tal«
iAmt i dans )a Biographie de ses contemporains , tome 11 de son Histoire ,
page^iS.
r
8 LES CONFESSIONS.
propre histoiit:, et que j'étais moi-même le héros
de ce roman. Cette croyance était si bien établie,
que madaine de Polignac écrivit à madame de
Verdelin , pour la prier de m'engager à lui laisser
voir le portrait de Julie, Tout le monde était per-
suadé qu'on ne pouvait exprimer si vivement des ■
sentiments qu'on n'aurait point éprouvés, ni pein-
dre ainsi les transports de. l'amour, que d'après
son propre cœur. En cela, l'on avait raison, et il
est certain que j'écrivis ce roman dans les plus
brûlantes extases; mais on se trompait, en pen-
sant qu'il avait fallu des objets réels pour les pro-
duire: on était loin de concevoir à quel point je
puis m'enflammer pour des êtres imaginaires. Sans
quelques réminiscences de jeunesse et madame
d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et décrits
n'auraient été qu'avec des sylphides. Je ne voulus
nijfoniirraer ni détruire une erreur qui m'était
ai^tageuse. On peut voir dans la préface en dia-
logue, que je fis imprimer à part, comment je
laissai là-dessus le pidjUc en suspens. Les rigoris-
tes disent que j'aurais dû déclarer la vérité tout
rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y
pouvait obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus
de bêtise que de franchise à cette déclaration faite
sans nécessité.
A peu près dans le même temps , parut la Paix
perpétuelle, dont l'année précédente j'avais cédé le
manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d'un
journal appelé le Monde, dans lequel d voulait,
bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il
-■■■^X'
':*:*■
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) g
était de la connaissance de M. Duclos , et vint en
son nom me presser de lui aider à remplir le
Monde. Il avait ouï parler de la Julie ^ et voulait
que je la misse dans son journal : il voulait que j'y
misse V Emile; il aurait voulu que j'y misse le Cdm"
trot social, s'il en eût soupçonné ^existence. Enfin,
excédé de ses importujiités, je pris le parti de lui
céder pour douze louis mon extrait de la Paixpef-
pétuelle. Notre accord était qu'il s'imprimerait dans
son journal; mais sitôt qu'il fut propriétaire de ce
manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer^
à part, avec quelques retranchements que le Cen-
seur exigea. Qu'eût- ce été, si j'y avais joint mon
juganent sur cet ouvrage, dont très-heureuse- ^
ment je ne parlai point à M. de Bastide, et qi^j.
n'entra point dans notre marché! Ce jugement
est encore en manuscrit; parmi mes papiers. Si ja-
mais il voit le jour, on y verra coiïibien les pUJj^
sauteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet
m'ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la poin-
tée de ce pauvre homme idans le$ matières politî-v".
ques dont il se mêlait de parler.
. Au milieu de mes succès dans le public , et de lit*
faveur des dames,, je me sentais déchoir à ThôtCT
de Luxembourg, non pas auprès de monsieur te'
maréchal, qui semblait même redoubter chaqiié-
jour de bontés et d'amitiés pour moi, mai&aupî*è^
de madame la^ iharéthale. Dcjpuis que ^ n'^âis
plus ;*ien à l.ni lii^yson appartement m^était môijîs-'
ouvert;, .et dur^ai^ tes voyages de*Motftmoreïficjf,*
qùoiqué^je me présentasse assez exactement, je ne
K
lO LES CONFESSIOJfS.
la voyais plus guère qu'à table. Ma place n'y était
même plus aussi marquée à côté d'elle. Comme
elle ne me l'offrait plus , qu'elle me parlait peu ,
et que je n'avais pas non plus grand'chose à lui
<rtre, j'aimais autant prendre une autre place, où
j'étais plus à mon aise, surtout le soir; car machi-
nalement je prenais peu-à-peu l'habitude de me
placer plus près de monsieur le maréchal.
A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que
je ne soupais pas au château, et cela était vrai
dans le commencement de la connaissance: mais
comme M. de Luxembourg ne dînait point et ne
se mettait pas même à table, il arriva de là, qu'au
bout de plusieurs mois, et déjà très-famiUer dans
la maison, je n'avais encore jamais mangé avec
lui. Il eut la bonté d'en faire la remarque. Cela me
détermina d'y souper quelquefois , quand il y avait
peu de monde; et je m'en trouvais très-bien, vu
qu'on dînait presque en l'air, et comme on dit, sur
le bout du banc: au lieu que le souper était très-
long, parce qu'on s'y reposait avec plaisir, au re-
tour d'une longue promenade; très-bon, parce
que M. de Luxembourg était gourmand; et très-
agréable, parce que madame de Luxembourg en
faisait les honneurs à charmer. Sans cette expli-
cation, l'on entendrait difficilement la fin d'une
leftre de M. de Luxembourg ( liasse C, n<^ 36), où
il me dit qu'il se rappelle avec délices nos prome-
nades, surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les
soirs dans là cour nbus n'y trouvions point de
tpaces de roues de carrosses; c'est que, comme on
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) II
passait tous les matins le râteau sur le sable de la
cour, pour effacer les ornières, je jugeais, par le
nombre de ces traces, du monde qui était survenu '
dans l'après-midi.
Cette année 1761 mit le comble aux pertes con-
tinuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j'a-
vais l'honneur" de le voir : comme si les maux que
me préparait la destihée eussent dû commencer
par rhomme pour qui j'avais le plus d'attache-
itient et qui ejp était le pUis digne. La première
année, il perdit sa sœur, madame la duchesse de
Villeroy ; la seconde , il perdit sa fille , madame la
princesse de Robeck; la troisième, il perdit dans
le duc de Montmorency , son fi|s unique , et daiis
le comte de Luxembourg, son petit-fils , les seuls
et derniers soutienide sa branche et de son noul.
Il supporta toutes ces pertes avec un courage ap-
parent; mais son cœur ne cessa de saigner en de-
dans tout le reste de sa vie, et sa santé ne fit pltis
que décliner. La mort imprévue et tragique dé
son fils dut lui être d'autant plus sensible , qu'Ole
arriva précisémeiït au moment où lé roi venait de
lui accorder pour son fils, et de lui promettre
pour son petit-fils, la survivance de sa charge de
capitsdne des Gard^ft du corps. Il eut la douleur
de v«ir s'éteiiidrtî peu à peu ce dernier enfant de
la plus gf&nde b^érance, et cela par l'aveugle
confiance de la mère au médecin , qui fit périr -ce
pauvre -enfant d'inanition ,'avec des iiédecinés pour
toute nourriture. Héla»! si j'en eusse été cru, le
* Var j'avais fc bonheur de.... » ■
12 LES CONFESSIONS.
grand-père et le petit-fils seraient tous deux en-
core en vie. Que ne dis-je point, que n'écrivis-je
point à monsieur le maréchal, que de représenta-
tions ne fis-je point à madame de Montmorency,
sur le régime plus qu'austère que, sur la foi de
son médecin , elle faisait observer à son fils l Ma-
dame de Luxembourg, qui pensait comme moi,
lïe voulait point usurper l'autorité de la mère;
M. de Luxembourg, homme doux et faible, n'ai-
mait point à contrarier. Madame de Montmorency
avait dans Bordéu une foi dont son fils finit par
être la victime. Que ce pauvre enfant était aise
(jband il pouvait obtenir la permission de venir à
Mont-Louis avec madame de Boufflers, demander
à goûter à Thérèse, et mettre quelque aliment
dans son estomac affamé! Cdtnbien je déplorais
en moi-même les misères de la grandeur, quand
je voyais cet unique héritier d'un si grand bien ,
4'tui si grand nom, de tant de titres et de dijgnités,
dévorer avec l'avidité d'un mendiant un pauvre
petit niOrceîaiu de pain! Enfin, j'eus beau dire et
beau faire, te médecin triompha*, et l'enfant mou-
rijpt de faim.
. La mèiùe confiance aux charlatans , qui fit périr
te petit-fiiB, creusa le tônib^àu du grand-père, et
il s'y, j^^gï^it de plus la pusillanimité de vouloir se
dissimuler les infirmités dé l'âgfe. M. die Luicem-
bourg avait eu par intervalles quelque douleur au
gros doigt du pied; il en eut une atteinte à Mont-
morency, qui lui donna de l'insomnie et un peu
de fièvre. J'osai prononcer le mot de goutte ; ma-
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) l3
,dame de Luxembourg me tança. Le yalet de
chambre chirurgien de monsieur le maréchal sou-
tint que ce n'était pas la goutte, et se mit à pan-
ser la partie souffrante avec du baume tranquille.
Malheureusement la douleur se calma; et quand
elle revint, on ne manqua pas d'employer le même
remède qui l'avait calmée : la constitution s'altéra,
ies maux augmentèrent, et les remèdes en même
raison. Madame de LuxenJ^ourg, qui vit bien enfin
que c'était la goutte, s'opposa à cet insensé traite?
ment. On se cacha d'elle , et M. de Luxembourg
périt par sa faute au bout de quelques années,
pour avoir voulu s'obstiner à guérir. Mais n'anti-
cipons point de si loin sur les malheurs : combien
j'en ai d'autres à narrer avant celui-là!
Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que
je pouvais dire et faire semblait fait pour déplaire
à madame de Luxembourg, lors même que j'avais
le plus à cœur de conserver sa bienveillance. Lès
afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup
sur coup ne faisaient que m 'attacher à lui davan-
tage, et par conséquent à madame de Luxembourg :
car ils m'ont toujours paru si sincèrement unis,
que les sentiments qu'on avait pour l'un s'éÇjeit-
daient nécessairement à l'ai^tre. Monsieur le pa-
réchal vieillissait. Son assiduité à la cour, les soins
qu'elle entraînait, les chasses continuelles, la fà-
' tigue surtout du service durant son quartier^, au-
raient demandé la vigueur d'un jeune hom^e^ et
je ^e iPoyais plu» lipi qui pût soutenir la sienne
dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient
l4 LES CONFESSIONS.
être dispersées, et son nom éteint après lui, peu
lui importait de continuer une vie laborieuse , dont
l'objet principal avait été de ménager la faveur du
prince à ses enfants. Un jour que nous n'étions
que nous trois, et qu'il se plaignait des fatigues
de la cour en homme que ses pertes avaieqt dé-
couragé, j'osai lui parler de retraite, et lui don-
ner le eonseil que Cynéas donuait à Pyrrhus. Il
soupira , et ne répondit pas décisivement. Mais au
praa^ier moment où madame de Luxembourg me
vit en particulier, elle me relança vivement sur
ce conseil , qui me parut l'avoir alarmée. Elle ajouta
une chose dont je sentis là justesse , et qui me fit
renoncer à retoucher jamais la même corde : c'est
que la longue habitude de vivre à la cour devenait
un vrai besoin, que c'était même en ce moment
une dissipation pour M. de Luxembourg , et que
la rétraite que je lui conseillais serait moins un
repos pour lui qu'un exil, où l'oisiveté, l'ennui,
la tristesse, achèveraient bientôt de le consumer.
Quoiqu'elle dut voir qu'elle m'avait persuadé, quoi-
qu'elle dût compter sur la promesse que je lui fis
et que je lui tins, elle ne parut jamais bien tran-
<piillisée à cet égard , et je me suis ra{^lé que
depuis lors mes tête-à-téte avec monsieur le ma-
récha} avaient été plus rares et presque toujours
interrompus.
Tandis que ma balourdise et mon guignon me
nui$i^ent ainsi de concert auprès d'elle, les gens
qu'elle voyait et (^^elle aimait le plus ne m'y ser-
vaient pas. L'abbé de Boufflers surtout, jeune
PARTIS II, LIVRE XI..(l76l) l5
homme aussi brillant qu'il soit possible de l'être ,
ne me parut jamais bien disposé pour moi ; et non-
seulement il est le seul de la société de madame
la maréchale, qui ne m'ait jamais marqué la moin-
dre attention , mais j'ai cru m'aperce voir qu'à tous
les voyages qu'il, fit à Montmorency, je perdais
quelque chose auprès d'elle; et il est vrai que^
sans même qu'il le voulût, c'était assez de sa seule
présence : tant la grâce et le sel de ses gentill^ses
appesantissaient encore mes lourds spropositi. Les
deux premières années , il n'était presque pas venu
à Montmorency; et, par l'indulgence de madame
la maréchale, je m'étais passablement soutenu:
mais sitôt qu'il parut un peu de suite, je fîis écrasé
sans retour. J'aurais voulu me réfugier sous son
aile j et faire en sorte qu'il me prît en amitié ; mais
la même maussaderie qui me faisait un besoin de
lui plaire m'empêcha d'y réussir; et ce que je fis
pour cela maladroitement acheva de me perdre
auprès de madame la maréchale , saps m'étre utile
auprès de lui. Avec autant d'esprit , il eût pu réus-
sir à tout; mais l'impossibilité de s'appliquer, et
le goût de la dissipation ne lui ont permis d'ac-
quérir que des demi -talents en tout genre. En
revanche 9 il en. a beaucoup, et c'est tout ce qu'il
£aut dans le grand monde , où il veut briller. Il fait
trèsrbiea de petits viers, écrit très-bien de petites
letla*es,.va jouaillant un peu du cistre, et barbouil-
lant u^'peu de peinture au pastel. Il s'avisa de
vouloir faii^ le portrait d^ madaç^e. de Luxem*
bourg; ce portrait était horrible. Elle prétendait
l6 . L£S CONFESSIONS.
qu'il ne lui ressemblait point du tout, et cela était
vrai. Le traître d'abbé me consulta; et moi, comme
un sot et comme un menteur, je dis que le por-
trait ressemblait. Je voulais cajoler l'abbé; mais je
ne cajolais pas madame la maréchale, qui mit ce
trait sur ses registres; et l'abbé, ayant fait son
coup, se moqua de moi. J'appris, par ce succès
de mon tardif coup d'essai , à ne plus me mêler
de vouloir flagorner et flatter malgré Minerve.
Mon talent était de dire aux hommes des vérités
utiles, mais dures, avec assez d'énergie et de cou-
rage; il fallait m'y tenir. Je n'étais point né, je
ne dis pas^pour flatter, mais pour louer. La mal-
adresse des louanges que j'ai voulu donner m'a fait
plus de mal que l'âpre té de mes censures. J'en ai
à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont
non-seulement fait ma destinée pour le reste de
ma vie, mais décideront peut-être de ma r^utation
dans toute la postérité.
Durant les voyages de Montmorency, M. de Choi-
seul venait quelquefois souper au château. Il y vint
un jour que j'en sortais. On parla de moi : M. de
Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec
M. de Montaigu. M. de Choiseul dit que c'était
dommage que j'eusse abandonné cette carrière, et
que si j'y voulais rentrer, il ne demandait pas mieux
que de m'occuper. M. de Luxembourg me redît
cela; j'y fus d'autant plus sensible, que je n'étais
pas accoutumé d'être" gâté par les ministres; et il
n^est pas sur que, malgr4<;*in€^s* résolutions, si ma
^ Vab. « que je n'avais pas aécoutamé aétre..... »
V-
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) I7
santé m'eût permis d'y songer, j'eusse évité d'en
faire de nouveau la folie. L'ambition n'eut jamais
chez moi que les courts intervalles où toute autre
passion me laissait libre; mais un de ces intervalles
eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention
de M. de Choiseul, m'affectionnant à lui, accrut
l'estime que , sur quelques opérations de son mi-
nistère, j'avais conçue pour ses talents; et le pacte
de famille, en particulier, me parut annoncer un
homme d'état du premier ordre. Il gagnait encore
dans mon esprit au peu.de cas que je faisais de ses
prédécesseurs , sans excepter madame de Pompa-
dour , que je regardais comme une façon de pre-
mier ministre; et quand le bruit courut que, d'elle
ou de lui, l'un des deux expulserait l'autre, je crus
faire des vœux pour la gloire de la France , en en
faisant pour que M. de Cboiseul triomphât. Je m'é-
tais senti de tout temps, pour madame de Pompa-
dour, de l'antipathie, même quand, avant sa for-
tune, je l'avais vue chez madame de La Poplinière ,
portant encore le nom de madame d'Étiolés. Depuis
lors, j'avais été mécontent de son silence au sujet
dé Diderot, et de tous ses procédés par rapport à
moi, tant au sujet des Fêtes de Ramire et des Mw-
ses galantes y qu'au sujet du Devin du village y qui
ne m'avait valu, dans aucun genre de produit, des
. avantages proportionnés à ges succès ; et , dans
toutes les occasions, je^ l'avais toujours trouvée
très-peu diappisée à m'obliger : ce qui n'empêcha
pas le chevalier de Lorenzy de me proposer de faire
quelque chose à la louange de cette dame, en m'iri-
R. XVI. 2
r
iH LES CONFESSIONS.
siniiant que cela pourrait m'ètre utile. Cette pro-
position m'indigna d'autant plus, que je vis bien
qu'il ne la faisait pas de son chef; sachant que cet
homme, nul par lui-même, ne pense et n'agit que
par l'impulsion d'autrui. Je sais trop peu me con-
traindre pour avoir pu lui cacher mon dédain [x>ur
sa proposition , ni à personne mon peu de penchant
pour la favorite; elle le connaissait, j'en étais sûr,
et tout cela mêlait mon intérêt propre à mon in-
clination naturelle, dans les vœux que je faisais
pour M. de Choiseul. Prévenu d'estime pour ses
talents, qui étaient tout ce que je connaissais de
lui, plein de reconnaissance pbur sa bonne volonté,
ignorant d'ailleurs totalement dans ma retraite ses
goûts et sa manière de vivre, je le regardais d'a-
vance comme le. vengeur du public et le mien, el
mettant alors la dernière nia\n au Contrat social ,]' y
marquai , dans un seid trait, ce que je pensais des
précédents ministères, et de celui qui commençait
à les éclipser*. Je manquai, dans cette occasion,
â ma plus constante maxime; et de plus, je ne
songeai pas que, qUand on veut louer ou blâmer
fortement dans un même article, sans nommer les
gens, il faut tellement approprier la louange à ceux
qu'elle regarde, que le plus ombrageux amour-
propre né puisse y trouver de quiproquo. J'étais
là-(IessUs dans une à folle sécurité, qu'il ne me
vint pas même à l'esprit que quelqu'un pût pren-
dre le change. On verra bientôt si j'eus raison.
Une de nies chances éfait d'avoir toujours dans
* Voyeï le tliapUre fi du Uvie iii. '
PARTI* II, LIYRE Xf. (1761) 19
mes liaisons des femmes auteurs^ Je dfoyais au
moins^ parmi les grands, éviter cette chance. Point
du tout : elle m'y suivit encore. Madame de Luxem-
bourg ne fut pourtant jamais , que je sache , atteinte
de cette manie; mais madame la comteste de Bouf- .
flers le fat. Elle fit une tragédie en pt'ose, qui fut
d'abord lue, promenée, et prônée dans la société
de M. le prince de Conti , et sur laquelle, non <5on-
tente de tant d'éloges, elle voulut aussi me con-
sulter pour avoir le mieîi. Elle Feut, mais modéré,
tel que le méritait l'ouvrage. Elle eut, de plus',
l'avertissement que je crus lui devoir, que sa pièce ,
intitulée VEsclai^e généreux^ avait un très-grand, '
rapport à une pièce anglaise, assez peu connue,
mais pourtant traduite , intitulée Vrbùnoko. ^Ma-
dame de Boufflers me remercia de l'avis, en m'as-
surant toutefois que sa pièce ne reissemblait point
du tout à l'autre. Je n'ai jamais parlé dece plagiat à
personne au monde qu'-a elle seule , et cela pour
remplir un devoir qu'elle ni'avait in^posé; cela ne
m'a pas empêché de me rappeler souvent depuis*'
lors le sort de celui que remplit Gil Blas près de'
l'archevêque prédicateur.
Outre l'abbé de Boufûers^ qui ne ni'almait pas,,
outre madanie de Boufflers., auprès de laquelle'
j'avais des torts que jamais les femmes nMes.ail-*
teurs ne pardonnent, tous les autres amis- de ma-
dame la maréchsile m'ont toujours paru peu dis-
posés à être des miens, «ntre autres M. Ife prési{)enlt
Hénault, lequel, enrôlé parmi les auteu)^s,%n^'étsiit'
pas extftiàpt de letjp^s-défiMts; en tr* vautres -ja^ÂÉi
2,
r
ao , LES COMFESSIOPiS.
madame du Deffand et mademoiselle de Lespinasse,
toutes deux en grande liaison avec Voltaire, et in-
times amies de d'AIembert , avec lequel la dernière
a même fini par vivre, s'entend en tout bien et en
tout honneur; et cela ne peut même s'entendre
autrement. J'avais d'abord commencé par m'inté-
resser fort à madame du Deffand , que la perte de
ses yeux faisait aux miens un objet de commiséra-
tion : mais sa manière de vivre, si contraire à la
mienne, que l'beure du lever de l'un était presque
celle du coucher de l'autre, sa passion sans bornes
pour le petit bel esprit, l'importance qu'elle don-
nait, soit en bien, soit en mal, aux moindres tor-
chc-culs qui paraissaient, le despotisme et l'em-
portement de ses oracles, sou engouement outré
pour ou contre toutes choses , qui ne lui permet-
tait de parler de rien qu'avec des convulsions , ses
préjugés incroyables, son invincible obstination,
l'enthousiasme de déraison où la portait l'opiniâ-
treté de ses jugements passionnés; tout cela me
' rebuta bientôt des soins que je voulais lui rendre.
Je la négligeai ; elle s'en aperçut : c'en fut assez
pour la mettre en fureur; et quoique je sentisse
_ assez combien une femme de ce caractère pouvait
être à craindre, j'aimai mieux encore m'exposer
;âu fléau de sa haine qu'à celui de son amitié.
Ce n-'était pas assez d'avoir si peu d'amis dans
la société de madame de Luxembourg , si je n'avais
des ennemis dans sa famille. Je n'en eus qu'un,
mais qui, par la position où je me trouve aujour-
d'hui, pn vau*cent, Ce.n'était assurément pas M, le
i-^
PARTIE If, LIVRE XI. (176J ) 21
duc de Villèroy, son frère; car noh-seulfiinent il
m'était venu voir, mais il m'avait invité plusieurs
fois d'aller à Villèroy; et comme j'avais répondu à
cette invitation avec autant de respect et d'honnê-
teté qu'il m'avait été possible, partant de cette ré-
ponse vague comme d'un consentement, il avait'
arrangé avec monsieur et madame de Luxembourg
un voyage d'une quinzaine de jours dont je devais
être, et qui me fut proposé. Comme les soins'
qu'exigeait ma santé ne me permettaient pas alors
de me déplacer sans risque, je priai M. de Luxem-
bourg de vouloir bien me dégager. Cto peut voir
par sa réponse ( liasse D , ri** 3 ) que cela se fit de
la meilleure grâce du monde , et M. le duc de Vil-
lèroy ne m'en témoigna pas moins de bonté qu'au-
paravant. Son neveii et son héritier, le jeune mar-
quis de Villèroy, ne participa pas à la bienveillance
dont m'honorait son oncle, ni aussi, je l'àvôue, au
respect que j'avais pour lui. Ses airs éventés me
le rendirent insupportable, et mon air froid m'at-
tira son aversion. Il fit même, un soir à table, une
incartade dont je me tirai mal, pafde que je suis
i)ête, sans aucune présence d'esprit, et que la co- "^
1ère, au lieu d'aiguiser le peu que j'eti ai,* me l'ôte.
J'avais un chien qu'on mt'.^àVait donné tout jeune ,
presque à mon arrivée à l'Hermitagëy et que |*avais
alors appelé Duc.^ Ce chien , non beau , mais rare
en son espèce, duquel j*avaîfe fait mon compagnon,
mon ami, et-qirt çertainènâeht ixiéritaït mieux ce
titre que la'plùpsûrt de -ceux qui Tont pris, était
devenu célèbre au château de Montmorency , par
.•-
r
* ' 'lls cow fessions.
son nutttrel aimant, sensible , et par rattachement
que nous avions l'un pour l'autre; mais par une
pusillanimité fort sotte, j'avais changé son nom
en celui de Twc^ comme s'il n'y avait pas des
multitudes de chiens qui s'appellent JWar^Mij, sans
qu'aucun marquis s'en fâche. Le marquis de Vil-
leroy, qui sut ce changement de nom, me poussa
tellement là-dessus, que je fus obligé de conter
en pleine table ce que j'avais fait. Ce qu'il y avait
d'offensant pour le nom de duc, dans cette his-
toire, n'était pas tant de le lui avoir donné, que "de
le lui avoir ôté. Le pis fut qu'il y avait là plusieurs
ducs; M: de Luxembourg l'était, son fils l'était.
Le marquis de Villeroy, fait pour le devenir, et
qui l'est aujourd'hui, jouit avec une cruelle joie
de l'embarras où il m'avait mis, et de l'effet qu'a-
vait produit cet embarras. On m'asstira le lende-
main que sa tante l'avait très-vivement tancé là-
dessus; et l'on peut juger si cette réprimande, en
la supposant réelle, a dû beaucoup raccommoder
mes affaires auprès de. lui,
. Je n'avais pbur appui contre tout cela , tant à
' l'hôtel de Luxembourg qu'au Temple, que le seul
chevalier de Lorenzy, qui fit profession d'être mon
ami; ihais il l'était encore plus de d'Alembert, à
l'dmbre dtiquel il passait chez les femmes pour im
grand géomètre. Il était d'ailleurs le sigisbée, ou
plutôt le complaisant de madame la comtesse de
Boufflers, très-amie eHe-naème dé d'Alembert, et
le .chevalier de Lorenzy Ti'availl'd'esûstence et ne
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) ^3
pensait que par elle. Ainsi, loin que j'eusse au-de-
hors quelque contre - poids à mon ineptie pour
me soutenir auprès de madame de Luxembourg,
tout ce qui l'approchait semblait concourir à me
nuire dans son esprit. Cependant, outre V Emile
dont elle avait* voulu se charger, elle me donna
dans le même temps une autre marque d'intérêt
et de bienveillance, qui me fit croire que, même
en s'ennuyant de moi , elle me conservait et me
conserverait toujours l'amitié qu'elle m'avait tant
de fois promise pour toute la vie.
Sitôt que j'avais cru pouvoir compter sur ce
sentiment de sa part, j'avais commencé par sou-
lager mon cœur auprès d'elle de l'aveu de toutes
mes fautes; ayant pour maxime inviolable, avec
mes amis , de me montrer à leurs yeux exactement
tel que je suis, ni meilleur, ni pire. Je lui avais
déclaré mes liaisons "'avec Thérèse, et tout ce qui
en avait résulté, sans omettre de quelle façon j'a-
vais disposé de mes enfants. Elle avait reçu mes
confessions très-bien, trop bien même, en m'é-
pargnant les censures que je méritais ; et ce qui
m'émut surtout vivement, fiit de voir les bontés
qu'elle prodiguait à Thérèse , lui faisant de petits
cadeaux, l'envoyant chercher, l'exhortant à Taller
ivoir, la recevant avec cent caresses, et l'embras-
sant très-souvent devant tout le monde. Cette
pauvre fille était dans des transports de joie et de
reconnaissance qu'assurément je partageais bien ;
les amitiés dont monsieur et madame de Luxem-
bourg me comblaient en elle , me touchant biea
■»,
24 LES COl>rFESàlON$.
plus vivement encore que celles qu'ils me faisaient
directement.
Pendant assez long-temps les choses en restè-
rent là : mais enfin* madame la maréchale poussa
la bonté jusqu'à vouloir retirer un de mes enfants.
Elle savait que j'avais fait mettre un chiffre dans .
les langes de l'aîné; eîle me demanda le double de
ce chiffre; je le lui donnai. Elle employa pour cette
recherche La Roche, son valet de chambre et son
homme de confiance, qui fit de vaines perquisi-
tions, et ne trouva rien, quoique au bout de
douze ou quatorze ans seulement, si les registres
des Enfants-Trouvés étaient bien en ordre, ou
que la recherche eut été bien faite , ce chiffre n'eut
pas dû être introuvable. Qipi qu'il en soit, je fus
moins fâché de ce mativais Succès que je ne l'au-
rais été si j'avais suivi cet enfant « dès sa naissance.
Si à l'aide du renseignement on m'eût présenté
quelque enfant pour le mien , le doute si ce l'était
bien en effet, si on ne lui en substituait point un
autre , m'eût resserré le cœur par l'incertitude , et
je n'aurais point goûté dans . tout son charme le
vpai sentiment de la nature : il a besoin , pour se
soutenir, au moins durant l'enfance, d'être appuyé
sur l'habitude. Le long éloignement d'un enfant
qu'on ne connaît pas encote, affaiblit, anéantit
enfin les sentiments paternels et maternels ; et ja-
mais on n'aimera celui qu'on a 'mis en nourrice
comme celui qu'on a nourri sous ses yeux. La ré-'
flexion que je fais ici peut exténuer mes tortsi dan^
^ Yar. « si j'avais suivi des yeux cet enfant..... •
PAUTIE II, LIVRE XI. (1761) Îl5
leurs effets , mais c'est en les aggravant daiis leur
source ^.
Il n'est peut-être pas inutile de remarquer que^
par l'entremise de Thérèse , ce même La Roche fit
connaissance avec madame Le Vasseur, que Grimm
continuait de tenir à Deuil, à la porte de la Che-^
vrette , et tout près de Mon tmorenci. Quand je fus
parti, ce fut par M. La Roche que je continuai
de faire remettre à cette femme l'argent que .je.
n'ai point cessé de lui envoyer, et je crois qu'iUlur
portait aussi souvent des présents de la part de
madame la maréchale; ainsi elle n'était sûrement
pas à plaindre, quoiqu'elle se plaignît toujours. A
l'égard de Grimm, comme je n'aime point à parler
des gens que je dois haïr, je n'en parlais jamais à
madame de Luxembourg que malgré moi; mais
elle me mit plusieurs fois sur son chapitre, sans
me dire ce qu'elle en pensait , et sans me laisser pé-
nétrer jamais si cet homme était de sa connaissance
ou non. Comme la réserve avec les gens qu^oat
aime, et qui n'en ont point avec; nous, n'est pas
de mon goût , surtout en ce qui les re^rde ^ y^i
depuis lors pensé quelquefois à celle-là, mais seu-
lement quand d'autres événements ont rendu
cette réflexion naturelle.
Après avoir demeuré long-temps sans entendre
parler de V Emile y depuis que je l'avais remis à ma-
dame de Luxenibourg, j'appris enfin que le mâr-
* L*aveu qù*il fait de ses fautes à àiadame de Luxembourg, et les
recherches qui en OQt été la fuite^ font li^ni^titèi^ de la lettre tou-
chante qu'il, lui, écrit le i*s juin 1 761 y et de celles des ao juillet et
le août- suivants.' Voyez la Correspondance, *
à6 LES CONFESSIONS.
. Il
ché en était conclu à Paris avec le libraire Du-
chesne, et par celui-ci avec le libraire Néaulme
4' Amsterdam. Madame de Luxembourg m'envoya
Içs deux doubles de mon traité avec Duchesne
pour les signer. Je reconnus l'écriture pour être
de la même main dont étaient celles des lettres
de M. de Malesherbes qu'il ne m'écrivait pas de
sa propre main. Cette certitude que mon traité se
faisait de l'aveu et sous les yeux du magistrat, me
le fit signer avec confiance. Duchesne me donnait
de ce manuscrit six mille francs , la moitié comp-
tant, et, je crois, cent ou deux cents exemplaires.
Après avoir signé les deux doubles, je les renvoyai
tons deux à madame de Luxembourg, qui l'avait
ainsi désiré : elle en donna un à Duchesne, elle
garda l'autre, au lieu de me le renvoyer, et je ne
l'ai jamais revu.
La reconnaissance de monsieur et de madame
de Luxembourg, en faisant quelque diversion à
mon projet de, retraite, ne m'y avait pas fait re-
noncer. Même au temps de ma plus grande faveur
auprès de madame la maréchale, j'avais toujours»
seuti qu'il, n'y avait que mon sincère attachiement
pour monsieur le naaréchal et pour elle qui pût
me rendre leur« en tours suppoctableç ;,^t tout mon
embarras était de concilier ce même attachement
avec un genre de vie plus conforme à mon goût
. et moins contraire à ma santé , que cette gêne et
ces soupers tenaient dkms une altération conti-
nuelle, hialgré- tous les «oins qu'on apportait à ne
pas m'exposer à la déranger : car sur ce point.
.-j
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) ^'J
comme sur tout autre , les attentions furent pous-
sées aussi loin qu'il était possible; et, par exemple,
tous les soirs après souper, monsieur le maré.clial,
qui s'allait coucher de bonne heure, ne manquait
jamais de m'emmener bon gré mal gré pour m'aller
coucher. Ce ne fut que quelque temps avant ma
catastrophe qu'il cessa, je ne sais pourquoi, d'avoir
cette attention.
Avant même d'apercevoir le refroidissement de
madame la maréchale, je désirais, pour ne m'y
pas exposer, d'exécuter mon ancien projet; mais
les moyens me manquant pour cela, je fîis obligé
d'attendre la conclusion du traité de VÉmile^ et en
attendant je mis la dernière main au Contrat sc^
cialy et l'envoyai à Rey, fixant le prix de ce ma-
nuscrit à mille francs, qu'il me donna. Je ne dois
peut-être pas omettre un petit fait qui regarde le-
dit manuscrit. Je le remis bien cacheté à Duvoisin^
ministre du.Pays-de-Vaud, et chapelain de l'hôtel
de Hollande, qui me venait voir quelquefois, et
qui se chargea de l'envoyer à Rey, avec lequel- il
était en liaison. Ce manuscrit, écrit en menu ca-
ractère, était fort petit, et ne remplissait pas sa
poche. Cependant, en passant la barrièpe, son pa-
quet tomba, je ne sais comment, entre les mains
des commis, qui i'ouvrïretit^ l'examinèrent, et le
lui rendirent ensuite, quand il l'eut réclamé au
nom de l'ambassadeur ; ce qui le nul à portée de
le lire lui-même , ecxnme il me marqua naïvement
avoir fait, avec force éloges de l'ouvrage, et pà$
un mot de critique ni de censure, se réservant
F
2» I.ES CONFESSIONS.
saiis tloute d'être le vengeur du christianisme lors-
que l'ouvrage aurait paru. Il recacheta le manus-
crit, et l'envoya à Bey. Tel fut en sidastance le
narré qu'il me fit dans la lettre où il me rendit
compte de cette affaire, et c'est tout ce que j'en
ai su.
Outre ces deux livres et mon Diclionnaire de mu-
sique, auquel je travaillais toujours de temps en
temps, j'avais quelques autres écrits de moindre
importance, tous en état de paraître, et que je me
proposais de donner encore , soit séparément, soit
avec mon recueil général, si je l'entreprenais ja-
mais, Le principal de ces écrits, dont la plupart
sont encore en manuscrit dans les mains de du
Peyrou, était un Essai sur l'origine des langues,
que je fis lire à M. de Matesherbes et au chevalier
de Lorenzy, qui m'en dit du bien. Je comptais que
toutes ces productions rassemblées me vaudraient
au moins, tous frais faits, un capital de huit à dix
raille francs que je voulais placer en rente viagère,
tant sur ma tête que sur celle de Thérèse ; après
quoi nous irions, comme je l'ai dit, vivre ensem-
ble au fond de quelque province, sans plus occu-
per le public de moi, et sans plus m'occuper moi-
même d'autre chose que d'achever paisiblement
ma carrière en continuant de faire autour de moi
tout le bien qu'il m'était possible, et d'écrire à loi-
sir les mémoires que je méditais.
Tel était mon projet, dont la générosité de B.ey,
que je ne dois pas taire , vint faciliter encore l'exé-
cution. Ce libraire, dont on me disait tant de mal
PARTIE II, LIVRE XI. (1761) ag
à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui j'ai eu
affaire, le seul dont j'aie eu toujours à me louer ''.
Nous étions à la vérité souvent en querelle sur
l'exécution de mes ouvrages; il était étourdi , j 'étais
emporté. Mais en matière d'intérêt et de procédés
qui s'y rapportent, quoique je n'aie jamais fait avec
lui de traité en forme j je l'ai toujours trouvé plein
d'exactitude et de probité. Il est même aussi le seul
qui m'ait avoué franchement qu'il faisait bien ses
affaires avec moi; et souvent il m'a dit qu'il me
devait sa fortune , en offrant de m'en faire part.
Ne pouvant exercer directement avec moi sa gra-
titude, il voulut me la témoigner au moins dans
ma gouvernante , à laquelle il fit ime pension viap
gère de trois cents francs, exprimant dans l'acte ,
que c'était en reconniaissance des avantages que je
lui avais procurés. Il fit cela de lui à moi, sans os-
tentation, sans prétention, sans bruit; et si je n'en
avais parlé le premier à tout le monde , personne
n'en aurait rien su. Je fus si touché de ce procédé,
que depuis lors je me suis attaché à Rey d'une
amitié véritable. Quelque temps aprés^, il me désira
pour parrain d'un de ses enfants : j'y consentis; et
l'un de mes regrets dans la situation où l'on çji'a
réduit, est qu'on m'ait ôté tout moyen ^de rendre
désormais mon attachement utHe à ma filleule et
à ses parents. Pourquoi, si sensible. à la modeste
générosité de ce libraire, le suis-jcT si peu 'aux
^ Quaod j'écriyais ceci, j'étais bien loin encore '<}^|magmer^' de
concevofr, et.de croire des fraudes que j'ai détouyeilâ^ ^^pi* daps
JO LES CONFESSIONS.
bruyants empressements de tant de gens haut
huppés, qui remplissent pompeusement l'univers
du bien qu'ils disent m'avoir voulu faire, et dont
je n'ai jamais rien senti? Est-ce leur faute, est-ce
la mienne? Ne sont-ils que vains, ne suis-je qu'in-
grat? Lecteur sensé, pesez, décidez; pour moi, je
rae tais.
Gettle pension ftit une grande ressource pour
l'entretien de Thérèse, et un grand soulagement
pour moi. Mais au reste, j'étais bien éloigné d'en
tirer un profit direct pour moi-même , non plus que
de tous les cadeaux qu'on lui faisait. Elle a toujours
disposé de tout elle-même. Quand je gardais son
argent, je lui en tenais im fidèle compte, sans ja-
mais en mettre un liard dans notre commune dé-
"pehsè, même quand elle était plus riche que moi.
Ce qui esi à moi est h nous , lui disais^je ; et ce qui est
à toi est à toi. Je n'ai jamais cessé de me conduire
rf^lee elle selon cette maxime que je lui ai souvent
Eél^tée, Getm qui ont eu la bassesse de m'accuser
de' recevoir par ses mains ce que je refusais dans
lés miennes,* jugeaient sans doute de mon cœur
par les leurs, et me connaissaient bien mal. Je man-
^fs|^ volontiers av«c elle le pain- qu'elle aurait
z^E^é, jamais celui qu'elle aurait reçu. J'en appelle
istir ce point à son: témoignage , et dès à présent, et
lorçqufe, selon le cours de la nature, elle m'aura
survécu. Malheureusement, elle est peu entendue
en économie à tous égards , peu soigneuse et fort
déj^eb^re^i^ non. par vanité ni par gourmandise,
m^is par^^g^igence ntiicpMméMu^N^
f
PARTIE II, LIVHE XI. (1761) Si-
ici-bas; et puisqu'il faut que ses excellenrtes quali-
tés soient rachetées, j'aime mieux qu'elle ait des
défauts que des vices, quoique ces défauts nous
fassent peut-être encore plus de mal à tous deux.
Les soins que j'ai pris pour elle, comme jadis pour
maman , de lui accumuler quelque avance qui pût
un jour lui servir de ressource, sont inimagina-
bles; mais ce furent toujours des soins perdus. Ja-
mais elles n'ont compté ni l'une ni l'autre avec
elles-mêmes; et malgré tous mes efforts, tout est
toujours parti à mesure qu'il est venu. Quelque,
simplement que Thérèse se mette, jamais la pen-
sion de Rey ne lui a suffi pour se niper, que je n'y
aie encore suppléé du mien chaque année. Nous
ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être ja-
mais riches, et je rïe compte assurément pas cela
parmi nos malheurs. .
Le Contrat Ajciaî/" s'imprimait assez rapidement.
Il n'en était pas de même de V Emile ^ doht j'attwi-
dais la publication, pour exécuter la retraite que
je méditais. Duchesne m'envoyait de temps à autre
des modèles d*impression pour choisir; quand j'a»
vais choisi, au lieu de commencer, il m'en en-
voyait encore d'autres^. Quand enfin nous fumés
bien déterminés sur le format, sur le caractère^
et qu'il avait déjà plusieurs feuilles d'imprimées,
sur tjuelque léger changement qtie je fis à une
épreuve, il recommença tout, et au bout de six
mois , iious nous trouvâmes moins avanèés que le
premier jour. Durant tous tes ess£HS , je -vj^ bieh «
■' j
" Vau. « je decouviis que....'» '
■l.
,^3ù. LES CONFESSIONS.
que l'ouvrage s'imprimait en France , ainsi qu'en
Hollande; et qu'il s'en faisait à la fois deux édi-
' tions. Que pouvais-je faire ? Je n'étais plus maître
de mon manuscrit. Loin d'avoir trempé dans l'é-
'dition de France, je m'y étais .toujours opposé;
.mais enfin, puisque cette édition se faisait bo^
gré malgré moi , et puisqu'elle servait de modèle à
l'autre , il fallait bien y jeter les yeux et voir les
épreuves, pour ne pas laisser estropier et défigurer
mon livre. D'ailleurs, l'ouvrage s'imprimait telle-
ment de l'aveu du magistrat, que c'était lui qui di-
rigeait en quelque sorte l'entreprise , qu'il m'écri-
vait très -souvent, et qu'il me vint voir même à
ce sujet, dans une occasion dont je vais parler à
l'instant.
Tandis que Duchesne avançait à pas de tortue ,
Néaulme , qu'il retenait , avançait encore plus len-
tement. On ne lui envoyait pas fidèlement les feuilles
à mesure qu'elles s'imprimaient. Il crut apercevoir
dje la mauvaise foi dans la manœuvre de Duchesne,
-c'est-à-dire de Guy, qui Éaisait pour lui; et voyant
qu'on n'exécutait pas lé traité, il m'écrivit lettres
sur lettres pleines de doléances et de griefis, aux-
. quels je pouvais encore moins remédier qu'à ceux
igue j'avais ppur mon compte. Son ami Guérin , qui
me voyfi^it alors fort souvent^ me parlait incessam-
ment de ce livrée , mais toujours avec la plus grandp
; réserve. Il savait et ne savait pas qu'on l'imprimait
-en. France; il savait et ne savait pas que le /nagis-
tra{ s'en mêlât : en me pl^g^ant des embarras
. qu^Uait me donner ce livre , il semblait m!accuser
PAIITIS l%j Lt¥RS XI. (,1761) 33
d'im|inidence,san» vouloir jamais dire en quoi elle
consistait ; il biaisait et tergiversait sans cesse ; il
semblait iie parler que pour me faire parler. Ma
sécurité, pour lors, était «i complète, que je riais
du tonoircom^pect et mystérieux quHl mettait à'
cette affaire , comme d'un tic contracté chez les
ministres et les magistrats ^ dont il fréquentait assez
les bureaux. Sûr d'être éri règle à tous égards sur
cet ouvragé, fortement persuadé qu'il avait non-
seulement rarement et kr protection du magistrat ,
mais même qu'il méritait el qu'il avait" de même la
feveur du miiRstère 9 je «né "félicitais de mon cou-
rsée à bien &ire, et je riais, de mes pusillanimes
amis, qui paraissaient s'inquiéter pour moi. Duclos
fut de ce nombre , ,et j'avoue* que ma confiance en
sa droiture et en ses lumières eut pu m'alarmer à
son. exemple, si j'en avaiâ^eu moins dans l'utilité
de l'ouvra^ et datis^la prbbité de ses patrons: Il
me vint voiJr de*cbelfc M. Baille, tandis que V Emile
était sous \prèssé ; iÎTnftn parla. Je lui lus la pro-
fession de. foi du Vicaire savoyard; iM'écouta très-
paisml'émènt,^ et, ce me serbble , avec grand plai-
sir. Il rue dit, quand yeus fini : Quoi', citoyen ! cela
fait partie d'un livre qu'on impriiHe à Paris ? Oui ,
lui dis-je,,et Von'âevrait l'ifnprimer au Louvre,
par ordre du roi. "J'en conviens, me dit-il ; mais
faites-mor le plaisir de ne dire à personne que
vous m'ayez lu ce morceau. Cette frappante ma-
nière de s'exprimer me surprit sans m'effrayer.
Je savais «que Duclds voyait beaucoup M^. de
Malesherbes. J'eus peine à concevoir comment
». XVI. 3
r
34 L>'--'> CONFESSIONS.
il pensait si diiïerenimeiit que lui sur le mérne
objet.
Je vivais à Moiitraoreuçy -depuis plus de quatre
ans, sans y avoir eu un seul jour de bonne santé.
•Quoique l'air y soit excellent, les eauxy sont mau-
vaises , et cela peut très-bien être une des causes
qui contribuaient à empirer mes maux habituels.
Sur la fin.de l'automne 1761 , je tonibai tout-à-
fait malade , et je passai l'iiiver entier dans des
souffrances pre.sque sans relâche. TjC mal physique,
augmentéparmîlle inquiétudes, me les rendit aussi
plus sensibles. Depuis quelque temps, de sourds
et tristes pressentiments me troublaient, sans que
je susse à propos de quoi. Je recevais des lettres
anonymes assez singulières , et même des lettres
signées qui ne l'étaient guère moins. J'en reçus
une d'un conseiller au parlement de Paris, qui,
mécontent de la présente constitution des choses,
et n'augurant pas bieiï des suites, me consultait
sur te choix d'un asile, à' Gepève ou, en Suisse ,
pour s'y retiper avec sa famUle. J'en reçus un,p de
M. de président à mortier au parlement de ,
lequel me proposait de rédiger pour ce parlement,
qui pour lors était mal avec la cour, des mémoires
et remontrances, offrant de me fournir tous les
documents et matériaux dont j'aurais besoin pour
cela. Quand je souffre, je suis sujet à l'himieur.
J'en avais en recevant ces lettres, j'en mis dansJes
réponses que j'y fis, refusant tout à plat ce qu'on
me demandait. Ce refus n'sst assurément pas ce
que je me reproche, puisque ces lettres pouvaient
PARTIE II, L1\R*: JCI. (J761) 35
être des pîéges de mes eam^mis « , et ce qu'on me
diemiNidait était contraire ^à des principes dont je
voiïlals CQoins me départir que jamais : mais pou-
vant reftisër a^iec aménitç , je reftisai avec diu'eté ;
et t^oîlà en quoij'eus tort.
Oii trouvera parmi mes papiers les deux lettres
do|it*je viens d© parler. Celle diï conseiller ne me
suFpritpâB^solument, partie que je pensais comme
lui, et Comme beaucoup d'autres, que ki consti-
tution décIinaAte menaçait la France d'un prochain
délabr^ent. Ijesi défim^tres* d'une giierre malheu-
r^iuse*) qui <)K>us venëtient d^ la ^ute du gouver-
Bem«|t; l'inefoyablè * désordi*e des finances, les
. tiraillements contintréls . de l'administF^tion , par-
tagée jus<^u'aïbrs entrer deim ou trois ministres en
guerre ouveiftel'un iatieo l'autre, et qui, pour se
nuire mutueMeipent,* abîmaient le royaume ** ; le
ilÈiécOntentemeilt général ^Ur peuple et de tous les
ordres de l'état; l'entétemeAt d'une femme obs-
tinée'^ ijui, saprifialît Jtgujôurs à ses goûts ses lu-
mièines^ si tant e$t qïi'olle en eût», écartait presque
toujours des emplois, les pltis capables^ pour placer
• ceux i{ui Jkti plaidaient le plus : tout • concourait à
* Jesayaitf, par exemple, que le président de était fort lié
' -avec les ^H^dopédlstes et les liolb'acbieitô..
* La'gucrA^de sept ans*. 4 \ ^
;^^lfRcha|}lt ^ àbn^rôlet]r-géuécaV 4!t |è comte d*Argenson, mi-
ilistre (^la sfierri, se b^ttatat ,• suiyaQt Texpressiou du temps, a
coups d0 ptmlejéent et^ de clergé; à <jaoi' ôir peut ajouter le partage de
Jà cour entre de^Yptnis'rcfjiSbnnaissant déjà. ppur chefs, Tun, le
• ^c (^'Aiguillon', qui faisait ou croyait, faire sa cour au Dauphin ;
t*autk*e, le dtki aè Choiseul, alo^s Cofnie de Stainyille^ courtisati de
kl fayorite, madame de Pompadour.
r.
36 LES CONFESSIONS.
justifier la prévoyance du conseiller, et celle du
public et latnienne. Cette prévoyance me mit même
plusieurs fois en balance si je ne cherchei-ais pas
rooi-Hiême un asUe hors dn royaume, avant les
troubles qui semblaient le menacer; mais rassuré
par ma petitesse et par mon humeur paisible, je
crus que dans la solitude où je voulais vivre, nul
orage ïie pouvait pénétrer jusqu'à moi ; fâché seu-
lement que dans cet état de choses, M. de Luxem-
bourg se prêtât à des commissions ^i devaient le
faire moins bien vouloir dans son gouvernement.
J'aurais voulu qif îl s'y ménageât , à tout événement,
une retraite, s'il arrivait que la grande machine
vînt à crouler, comme cela paraissait à craindre
dans l'état actuel des choses; et il me paraît encore
à présent indubitable, que si toutes les rênes du
gouvernement ne fussent enfin tombées dans une
seule main*, la monarchie française serait mainte-
nant aux abois.
Tandis que mon état empirait, l'impression do
VÉmile se ralentissait, et fut enfin tout-à-fait sus-
pendue, sans que je puSse en apprendre la i-aison ,
sans que Guy daignât plus m'écrire ni me répon-
dre; sans que je puSse avoir des nouvelles de per-
sonne, ni rien savoir de ce qui se passait, M. de
Malesherbes étant pour lors à la campagne, Jamais
un malheur, quel qu'il soit, ne me trouble et ne
m'abat, pourvu que- je sache en qiioi il consiste;
mais mon penchant naturel est d'hoir peur des
ténèbres ; je redoute etjehais leur air noir; lemys-
* Le Hue de CLoùeul.
PARTIE [1, LIVIIE XI. (17G1 ) 3^
térem'iijquiètetoujoursjilestpar trop antipathique
avec mon naturel oiivert jusqu'à l'imprudence.
L'aspect du monstre' le plus hideux m'effraierait
peu, ce me semble; mais si j'entrevois de nuit une
figure sous un drap blanc, j'aurai peur. Yoilà donc
mon imagination, qu'allumait ce long silence, oc-
cupée à me tracer des fantômes. Plus j'avais à cœur
la publication de mon dernier et meilleur ouvrage,
plus je ine toiirmeptais à chercher ce qui pouvait
l'accrocher; et toujours portant tout à l'extrèm^ ,
dans la suspension de l'impression du livre, j'en
croyais voir la suppression. Cependant, n'en pou-
vant imaginer ni la cause, m la manière, je restais
dans l'incertitude du monde la plus cruelle. 3'é-
crivais lettres sur lettres à Guy, à M. de Males-
herbes, à madame de Luxembourg; et les réponses
ne venant point, ou ne venant pas quand je les
attendais, je me troublais entièrement, je délirais.
Malheureusement j'f^pris, dans le même temps,
que le P. Griffet, jésuite, avait parlé de YÉinile et
en avait même rapporté des passages. A l'instant
mon imagination part comme un éclair, et me dé-
voile tout le mystère d'iniquité : j'en vis la marche
aussi clairement, aussi sûrement que si elle m'eût
été révélée- Je me figurai que les jésuites, furieux
du ton méprisant sur lequel j'avajs parlé des col-
lèges, s'étaient emparés de mon ouvrage; que c'é-
taient eux qui en accrochaient l'édition ; qu'instruits
par Guérin, leur ami, de moif état présent, et
prévoyant ma mort prochaine, dont je ne doutais
pas, ils voulaient retarder l'impjes'sion jqsqii'alprs,
38 LES CONFESSIONS.
dans le dessein de tronquer, d'altérer mon ouvrage,
et de me prêter, pour reàiplii* leurs vties , des sen-
timents différents des miens. Il est étonnant quelle
foule de faits et de circonstances vint dans mon
esprit se calquer sur cette folie , et lui donner un
air de vraisemblance , que dis-je ! m'y môhtrer l'é-
vidence et la démonstration; Guérin était tortatement
livré aux jésuites, je le savais. Je leur attril^uai toutes
les avances d'amitié qu'il ro^àvait faites; je me per-
suadai que c'était par leur impulsion qu'il m'avait
pressé de traiter avec Néaulme; que par ledit
Néaulme ils avaient eu les' pl^emières feuilles de mon
ouvrage, qu'ils avaient ensuite trouvé le moyen d'en
arrêter l'impression. chez Duchesne , et peut-être de
s'ên>parer de mon manuscrjt, pour y travailler à
leur aise, jusqu'à ce que ma mort les laissât libres de
le publier travesti à leur mode. J'avais toujours senti,
malgré le patelinage du P. Berthier, que Itô jésuftes
ne m'aimaient pas, non-seulement comme encyclo-
pédiste , mais parce que tous mes principes étaient
encore plus opposés à leurs maximes et à leur crédit
que l'incrédulité dé mes confrères, puisque le fa-
natisme athée et le fanatisme (}évot , se touchant
par leur commune intolérance , peuvent mAne se
réunir, comme ils ont fait à la Chine, et comme
ils font contre moi; au lieu que la religion raison-
nable et morale, étant tout pouvoir humain sur
les consciences, ne laisse plus de ressource aux
arbitres de ce pouvoir. Je savais que monsieur le
chancelier était aussi fort ami des jésuites : je crai-
gnais que le fils , intimidé par le père , ne se vît
I
I
l
p,viirit 11, LIVRE XI. (1761) içf
fôreédc leur abandonner l'ouvrage qu'il avait pro-
téyè. Je croyais nn.'me voir l'effet de cet abandon
clans les chicanes que l'on coniniencail à me susciter
sur les deux premiers vojmnes, où l'on exigeait
des cartons pour des riens; tandis Ijue les deux
autres volumes. étaient, comme on ne l'ignorait
pas, remplis de choses si fortes, qu'il eût fallu les
refondre en entier,. en les. ceiisui-aut comme les
flèux premiers. Je savais de plus, et M. de Males-
herbes me le dit lui-même, que l'abbé de Grave,
qu'il avait cbargé de l'inspection de cette édilion,
était encore un autre partisan des jésuites. Je ne
voyais partout que, jésuites, sans songer qu'à la
veille d'être anéantis, ,et tout occupé* de leur
propre défense, ils avaient autre chose à faire que
tl'aller tracasser sur l'impression d'un livre où il
ne s'agissait pas d'eux, l'ai tort de dire sans no/tgcr;
car j'y songeais très-bieft; et c'est même une ob-
jection que M. de Malesberbes eut soin de me faire
sitôt qu'il fut instruit de ma vision : Hiais par un
autre de ces travers d'un bomme qui du fond de
sa retraite veut juger du secret des grandes affaires,
dont il ne sait rien, je ne voulus jamais croire qUe
les jésuites fussent en danger, et je regardais le
bruit qui s'en répandait comme un leurre de leur
part pour endormir leursadversaires. Leurs succès
passés, qui ne s'étaieatjamaie démentis, me don-
naient une si teri'ibfoidêe de leur puissance, que
je déploi'^isd*''jà l'avilissement (fii parlement. Je
sav!yB.,4jiîç'M.;de Çhoiséul avait étudié chez les
jésuites, que madame de Poii>pado,ur n'était point
r
4o ■ LES CONFKSSIOHS.
mal avec eux, et que leur, ligue avec les favorites
et les ministres avait toujours paru avantageuse
aux uns et aux autres contre leurs ennemis com-
muns. La cour paraissait ne se mêler de rien; et,
persuadé que si la société recevait un jour quelque '
rude échec, ce ne serait jamais le parlement qui
s'erait assez fort pour le lui porter, je tirais de cette
inaction de la cour le fondement de leur confiance
et l'augure de leur triomphe. Enfin, ne voyant
dans tous les bruits du jour qu'une feinte et des
pièges de leur part, et Jeur croyant dans leur sécu-
rité du temps pour vaquer à tout, je ne doutais
pas qu'ils n'écrasassent clans peu le jansénisme , et
le parlement, et les encyclopédistes , et tout ce qui
n'aurait p^s porté leur joug ; et qu'enfin s'ils lais-
saient paraître mon livre , ce ne fùtqu'après l'avoir
transformé au point de s'en faire une arme, en
se préva,lant de mon nom pour surprendre mes
lecteurs.
Je me sentais mourant; j'ai peine à comprendre
comment cette extravagance ne m'acheva pas * ;
tant l'idée de ma mémoire déshonorée après moi,
dans mon plus digne et meilleur livre , m'était ef-
froyable. Jamais je n'ai tant craint de mourir ; et je
crois que, si j'étais mort dans ces circonstances, je
serais mort désespéré.. Aujourd'hui même, que je
vois marcher sans obstacle à son gxécutio.n le plus
noir, le plus affreux coraplot-qui jamais ait été
'Voyez lea lettres bM. Moullou, des n et jSdértmlire 1761,
et3o mai 1761 ; à nadameHe Liifcmboiiig, du.i 3 flécftiifee' 1 7 G i
el àM. deMalesherbcE.du i3 dëcembrf mËuie amice.
Rli XI. (17G1 )
4'
tramé coolre la mémoire d'un homme , je mopprai
beaucoup plus tranquille, certain de laisser^ (i»yis
mes écrits un témoignage de moi qui triomphera
lot ou tard des complots des hommes.
( 1762.) — M. de Malesherbes, témoin et confi-
dent de mes agitations, se donna, pouc les calïher.
des soins qui prouvent son inépuisable bonté de
cœiu'. Madame de Luxembourg concourut à' cette
bonne œuvre , et fut plusieurs fois chez Diichesne ,
pour savoir à quoi en était cette édition. Enfin,
l'impression fut reprise et marcha plus rondement ,
sans que jamais j'aie pu savoir pourquoi elle .ivait
été suspendue. M. de Malesherbes prit la peine de
venir à Montmorency pour me tranquilliser : il en
vint à bout; et ma parfaite confiance vn sa droi-
ture, l'ayant emporté sur l'égarement de ma pauvre
tète, rendit efficace tout ce qu'il fit pour m'en ra-
mener. Après ce qu'il avait vu de mes angoisses
et de mon délire, il était naturel qu'il me trouvât
très à plaindre : aussi fit-il. Les propos incessam-
ment rebattus de la cabale philosophiijiie qui l'en-
tourait lui revinrent à l'esprit. Quand j'allai viyre
à l'Hermitage, ils publièrent, comme je l'ai-dëjà
dit, que je n'y tiendrais pas long-ternps. Quand'
ils virent qrie je persévérais, ils dirent qtie c'était
par obstination, par orgueil, par hor^e de m'en
dédire; mais qi^e je m'y ""'uyais à périr, et que
j'y vivais rrès-mâlheure\ix; M. de Maleshierfaëâ' Je
crut eTiifie l'écrivit ;' Sensible à cçtte erceiir datis-un
homme pour qui j'avais tarit dVstinie ,• je Iiii^écri-
s quatre Içttres consécutives^ Où lui-exposapt les
r
l\1 LES CONFESSIOMS.'
vrais motifs de ma conduite, je lui décrivis fidè-
lemeiitmes goûts, mes penchants, mon caractère,
et tout ce qui se passait dans mon cœur. Ces quatre
lettres faites sans brouillon, rapidement, à trait de
plume, et sans même avoir été relues, sont peut-
être la seule chose que j'aie écrite avec facilité dans
foute ma vie; ce qui est bien étonnant, au milieu
de mes souffrances et de l'extrême abattement où
j'étais. Je gémissais, en me sentant défaillir, de
penser que je laissais dans l'esprit des honnêtes
gens ime opinion de moi si peu juste; et, par l'es-
quisse tracée à la hâte dans ces quatre lettres, je
tâchais. de suppléer en quelque sorte aux mémoires
que j'avais projetés. Ces lettres, qui plurent à M. de
MalesherbeS, et qu'il montra dans Paris, sont en
quelque farpn le sommaire de ce que j'expose ici
plus en détail, et méritent, à ce titre, d'être con-
servées. On trouvera parmi mes papiers la copie
qu'il «1 fit faire à ma prière , et qu'il m'envoya
quelques années après.
La seule chose qui m'affligeait désormais dans
l'opinion de ma mort prochaine, était de n'avoir
aucun homme lettré de confiance ^ entre les mains
auquel je pusse déposer mes papiers, pour eu faire
après jiioi le triage. Depuis mou voyage de Ge-
nève, je mlétais Hé d'amitié avecMoultoû; j'avais
de l 'inclina tiort pour ce jeune homme, et j'aurais
désil-ê qu'il vîut me fermer les-yeux. Je lui marquai
ce désir,, çt je croi^ qu'il aurait fait avec plaîsif cet
acte d'human»té, st. ses affaires *(t .sa famille h^Uii
eussQut permisi, Pfivê de cette conspla^i>jtf vou-
i
PARTIE II, LIVRE XI. (^fj6-i) ^3
lus mi moins lui marquer ma confiance, en lui eiii
voyant la profession de foi du Vicaire avant la pu--
blication. Il en fut content; mats il ne me parut
pas dans sa réponse partager ta sécurité avec la-
quelle j'en attendais pour lors l'effet. Il désira
d'avoir de moi quelque morceau que n'eût personne
autre. Je lui envoyai une oraison funèbre du feO
duc d'Orléans, que j'avais faite pour l'abbé Darty^,
et qui ne fut pas prononcée, parce que,, contre
son attente, ce ne fiit pas lui qui en fut chargé;
L'impression, après avoir été reprise, se contï-
nua, s'acheva même assez tranquillement, et j'y
remarquai ceci de singulier, qu'après It'S cartons
qu'on avait sévèrement exigés pour les deux pre-
miers volumes, on passa les deux derniers sans
rien dire, et sans que leur contenu fit auciuijjbi
stacle à sa publication. J'eiis pourtant encore "^617
qûie inquiétude que je ne dois pas passer sons fsi-
leiice. Après avoir eu peur des jésuites,' j'eu^pQir-
des jansénistes et des philosophes. Ennemi de tout
ce qui s'appelle parti, factiofi, cabale, je n'ai ja-
mais rien attendu de bon des gens qui en sont; Les
Commères avaient, depuis im temps,_-quitté teiW*
aflcienne demeure, etVétaient établis tout à coté
dfimoi; BH sorte que de leur chambré on ent^-
dait tout ce quise' disait dans la mienne. et sOr ma
tei^rasse , et que de leu^ jardin on pouvait tr.ès-fnsé- '
ment e^caladerJe ]>etit râur qui le séparait de mon
donjon, J'rfvais fait de ce donjon mon cabinet dé
^ Voyei lome i™*, uiï l'abbé Darty, raverlisseraelit qui prccède
rOraison tunèbre dû iluc fPOrk'ins.
^4 LKS CONFKSSIONS.
•travail, en sorte que j'y avais uiie table couverte
«'épreuves et de feuilles de VÉniile et du Contrat
social; et brochant ces feuilles à mesure qu'on me
les envoyait, j'avais là tous mes volumes long-temps
avant qu'on les pidjliàt. Mou étourderie, ma né-
gligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jar-
din duquel j'étais clos, faisaient que souvent, on-
bhant de fermer le soir mon donjon, je le trouvais
le matin tout ouvert; ce qui ne m'eût guère in-
quiété, si je n'avais cru remarquer dw dérangement
dans mes papiers. Après avoir fait plusieurs fois
cette remarque, je devins pjus soigneux de fermer
le donjon. La serrure était mauvaise , la clef ne
fermait qu'à demi-tour. Devenu plus attentif, je
trouvai un plus grand dérangement encore que
qùapd je laissais tout ouvert. Enfin , un de mes vo-
lumes se tronva éclipsé pendant un joUr et deux
nuits, san& qu'il me fût possible de savoir ce qu'il
était ^devenu jusqu'au matin du troisième jour,
que je le retrouvai sur ma table. Je n'eus ni n'ai
jamais eu de soupçons sur. M. Mathas, ni sur son
neveu, M. Dumoidin, sachant qu'ils m'aimaient
l'un at l'autre, et prenant en eux tonte confiance.
Je comm^enrais d'en avoir moins dans les Comme-
its. Je savais que, quoique janséni3tes, ils avaient
quelque liaison avec d' Alembçrt et (pgeaienl dans la
même mai$oi;i. Cela, me doima quelque inquiétude
et me rendit plus attentif. Je retirai raes papiers dans
ma' chambre, çt je cessai tout-à-fait de voir ces
gens-là, ayant su d'billeurs qu'ils avaient fait pa-
rade, dans plusieurs maisons.y du premier voliuae
PAiiTiE n, LiVRK XI. (lytJa) 45
(le VÉmUe qne'j'avais eu l'imprudence tle leur prê-
ter. Quoiqu'ils continuassent d'être mes voïfâfaJi'
jusqu'à nîoQ départ, je n'ai plus eu de cpmmuiïi-
cation avec eux depuis lors.
Le Contrat social parut un mois ou deux avant
l'Émih- Hey, dont j'avais toujours exig^ qu'il «'ip-
t'rorftiirait jamais furtivement en France aucun "^e
mes livres, s'adressa au magistrat pour obtena- la'
permission de faire entrer celuî-ci par Rouen ^. où
il fit par mer son envoi. Rey n'eut 'aucune ré-
ponse : ses ballots restèrent à Rouen plusieurs
mois, au bout desquels on les lui refivoya, après
avoir tenté de les confisquer; mais il fit tant de^ .
brbit, qu'on les lui rendit. Des curieux en tirèrent
(l'Amsterdam quelques exemplaires qui circulè-
rent avec peu de bruit. Mauléou, qui en avait oiiï '
parler, et qui même en avait vu quelque cl|pae,
m'en parla d'nn ton mystérieux qui me surprit,
et qui m'eût inquiété même, si, certain d'être en
rè|te à tous égar(is et de n'avoir nu! rt^çocfc^. à
me faire, je ne m'étais tranquillisé par'rna grande
maxime. Je ne doutais pas même que M. de Choî-
seul, déjà bien disposé pour moi, et sensible à
l'éloge que mon estime pour lui m'en avait fak
faire,-aaB8 cet'ouvrage, ne qae soutint eh cptfe
occasion contre la . malveillance de giadanie /le
Pompâdotlif . , ■ ' ' . ' '
J'avais assurément Jieii de co/npter' alors, au-
^dut que jamais' sur les Montés ^e M. de Luxen»-'
bourg et sur soft appui djii^le besoin ; car jamais
il ne me donna de marques d'nmitié ni plus frt
5
r
ffi * . • .i^.LES COMFESSIOINS.
qtieiite^i in-"|«us touchantes. Au voj^gçdê Fâques,
mon triste état ne me permettant pas d'altei" au
château, il ne manqua pas un seul jour de me ve-
nir voir; etenfin, me voyant souffrir sans relâche,
il iit tant qu'il me détermina à voir le frère Côme ,
l'envoya chercher, me l'amena lui-même, et eut le
courage, rare certes et méritoire dans un grand
seigneur, de rester chez moi durant l'opération,
qui fut cruelle et longue. Il n'était pourtant ques-
tion que d'être sondé; mais je n'avais jamais pu
J'ètre, même par Morand, qui s'y prit à plusieurs
£ciis,~et toujours sans succès. Le frère Côme, qui
avait la main d'tuie adresse et d'une légèreté sans
égale, vint à bout enfin d'introduire une très-petite
algalie,aprèsm'avoirbeaucoup fait souffrir pendant
plusde deux heures, durantlesfpaellesjem'eiforçai
de retenir les plaintes, pour ne pasdéchirer le cœur
sepsible du bon maréchal. Au premier. examen, le
Frère Côme crut trouver une grosse pierre, et me
le dit; au second , il ne la trouva plus. Après aVoir
recommencé une seconde et une troisième fois,
avec-un soin et ime exactitude qui me firent trou-
le teiups fort long, il déclara qu'il n'y avait
, mais que la prostate était squir-
et (ï'uné grosseur surnaturelle ; il trouva la
vejisie grande -et en bon état, et finit par me dé-
cfafer que je souffrirais beaucoup, et ^e je vi-
vrais long-temps. Si la seconde prédicfion s'accom-
plitaussi bien que la.prWnière, lirle&mâux nCsont
pas prêts à finir. ^ '• *••._" * • ■ i
C'est ainsi qu'Sprèa avqir éfé.'traîîè^auCcéssive-
.ver- j
point de
relise i
l
PARTIE II, LIVRE XJ. (l^Ga) éfb
'ÂMitpendani tant d'années, de vingt maux que
je n'avais pas, je finis par savoir que ma maladif
iucurâbLe , sans être mortelle, durerait autant que
moi. Mon imagination, réprimée par cettq, con-
naissance, ne me fit plus voir en perspective Une
mort cruelle dans les douleiu's du calcul. Je cessai
de craindre qu'un bout de bougie, qui s'étail
rompu dans Tuiètre il y avait long-temps, n'eût fail
lenpjaud'unepierre.Dé!ivrédesmaox imaginaires,
plus cruels pour moi que les maux réels, j'endurai
plus paisiblement ces derniers. Il est constant que
depuis ce temps j'ai beaucoup moins souffertf de
ma maladie que je n'avais fait jusqu'alors ; et je ne
me rappelle jamais que je dois ce soulagemerït à
M. de Luxembourg, sans m'attendrir de nouveau
sur sa mémoire. , .
Revenu pour ainsi dire à la vie, ot plus occupé"
que jamais du plan sur lequel j'en voulais' passer
le reste, jo n'attendais, poiu" l'exécuter , que là pu-
blication de X Emile. Je songeais à la Touraine , où
j'avais déjà été, et qui me plaisait beaucoup, tant
pour la douceur du climat que pour celle des
(labitants.
La lerra molle t littlu e di/rtlos^
, . Simili a ic glitijiaior pfotluce' .
' J'avais déjà parlé dé mon projet à M. de Luxejii-
bourg, qui m'en avait voulu détouriM^r; je lui en
leparlaî dere'chef eomifle d'yoe chose résolùie. Alo/s
1
L
r
i^- . V LES CONFESSIUNS.
. il uïè prpposa le château de Merlou , à quinze lieues
de Pat'is, coDune un asile qui pouvait nie conve-
nu', et dans lequel ils se feraient l'un et l'autre un
plaisln de m'établir. Cette proposition me toucha
et ne^e déphit pas. Avant toute chose, il fallait
voir le lieu; nous convînmes du jour où monsieui-
le maréchal enverrait son valet de chainhre avec
une voiture, pour m'y conduire. Je me trouvai ce
iour-Ià fort incommodé; il fallut remettre la par-
tie, et les contre-temps qui survinrent m'empê-
chèrent de l'exécuter. Ayant appris depuis que la
terff de Merlou n'était pas à monsieur le maréchal ,
mais à madame, je m'en consolai plus aisément de
n'y être pas allé.
h'Ëmile parut enfin, sans que j'entendisse plus
parler de cartons ni d'aucune dii'ficujté. Avant sa
"|)ubHcation , monsieur le maréclial me redemanda
tontas tes lettres de M. de Malesherbes qui se rap-
portaient à ceji ouvrage. Ma grande confiance en
Ipiisies deux, ma profonde sécurité, m'empêtliè-
fent de réfléchir à ce qii'il " y avait d'extraordinaire
et même d'inquiétant dans cette demande. Je ren-
dis les letti-es, hors une ou deux, qui par mégarde
étaient, lystées dans des livres. Quelque temps au-
paravant, M. de Maleshei^es m'pvait marqué quil
rçty-jcrait les lettres que j'avais écrites à Duchesne
durant mêsalarmes au sujet qcs jésuites, et il faut
avouer que ces lettre? ne faisaient pas grand hon-
neur à ma raison. Mais Je lui marquai qu'en nulle
choSft je- ne voulais passer pout mcilj.eur que.jç
' Via. • de réfléchir nu' ce qu'il •
¥-■
PARTIE II, LIVRE XI. (1762) 49
n'étais, et qu'il pouvait lui laisser les lettres. J'ignore
ce qu'il a fait.
La publication de ce livre ne se fit point avec
cet éclat d'applaudissements qui suivait celle de
tous mes écrits. Jamais ouvrage n'eut de si grands
éloges particuliers, ni si peu d'approbation pu-
blique. Ce que m'en dirent, ce que m'en écrivi-
rent les gens les plus capables d'en juger, me con- ^
firma que c'était là le meilleur de mes écrits, ainsi
que le plus important. Mais tout cela fut dit avec
les précautions les plus bizarres; comme s'il eût
importé de garder le secret du bien que l'on en
pensait. Madame de Boufflers , qui me marqua que
l'auteur de ce livre méritait des statues et les hom-
mages dé tous les humains, me pria sanà façon, à
la fin de son billet, de le lui renvoyer. D'Alembert,
qui m'écrivit que cet ouvrage décidait de ma su- •
périorité , et devait me mettre à la tête de tous les
gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu'il
eût signé toutes celles qu'il m'avait écrites jus-
qu'alors. Duclos, ami sûr, homme vrai, mais cir-
conspect, et qui faisait cas de ce livre, évita de
m'en parler par écrit : la Condamine se jeta sur
la Profession de foi , et battit la campagne ; Clai-
raut se borna, dans sa lettre , au même morceau;
mais il ne craignit pas d'exprimer l'émotion que
sa lecture lui avait donnée; et il me marqua, en
propres termes, que cette lecture avait réchauffé
sa vieille ame : de tous ceux à qui j'avais envpyé mon
livre, il fut le seul qui dit hautement et librement
à tout le monde tout le bien qu'il en pensait
R. XVI. 4
■j*-.
i
■r'-
>;^
5o LES CONFESSIONS.
Mathas, à qui j'en avais aussi donné un exem-
plaire avant qu'il fût en vente, le prêta à M. de
Blaire, conseiller au parlement, père de l'inten-
dant de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison
de campagne à Sa.int-Gratien, et Mathas, son an-
cienne connaissance , l'y allait voir quelquefois
quand il pouvait aller. Il lui fit lire VÉmile avant
qu'il fât public. En le lui rendant, M. de Blaire lui dit
ces propres mots, qui me furent rendus le même
jour : «M. Mathas, voilà un fort beau livre, mais
dont il sera parlé dans peu, plus qu'il ne serait à
désirer pour l'auteur. » Quand il me rapporta ce
propos, je ne fis qu'en rire, et je n'y vis* que l'im-
portance d'un homme de robe, qui met du mys-
tère à tout. Tous les propos inquiétants qui me
revinrent i^e me firent pas plus d'impression; et
loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe
à laquelle je touchais, certain de l'utilité, de la
beauté de mon ouvrage ; certain d'être en règle à
tous égards; certain, comme je croyais l'être, de
tout le crédit de madame de Luxembourg et même
de la faveur du ministère , je m'applaudissais du
parti que j'avais pris, de me retirer au milieu de
mes triomphes, et lorsque je venais d'écraser tous
mes envieux.
Une seule chose m'alarmait dans la publication
de ce livre, et cela, moins pour ma sûreté que
pour l'acquit de mon cœur. A l'Hermitage , à Mont-
morency, j'avais vu de près et avec indignation les
vexations qu'un soin jaloux des plaisirs des princes
fait exercer sur les malheureux paysans forcés de
PARTIE II, LIVRE XI. (1762) 5l
souffrir le dégât que le gibier fait dans leurs champs,
sans oser se défendre qu'à force de bruit, et forcés
de passer les nuits dans leurs fèves et leurs pois ,
avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes,
pour écarter les sangliers. Témoin de la dureté
barbare avec laquelle M. le comte de Charolois
faisait traiter ces pauvres gens, j'avais fait^ vers la
fin de VÉmiie, Une sortie sur cette cruauté. Autre
infraction à mes maximes, qui n'est pas restée im-
punie. J'appris que les officiers de M. le priricîe de
Conti n'en usaient guère moins dilrement sur ses
terres; je tremblais que ce prince, pour lequel
j'étais pénétré de respect et de reconnaissance, ne
prît pour lui ce que l'humanité révoltée m'avait
fait dire pour son oncle, et ne s'en tînt offensé.
Cependant, comme ma conscience me rassurait
pleinement sui^ cet article , je me tranquillisai sur
son témoignage, et je fis bien. Du moins, je n'ai
jamais appris que ce grand prince ait fait la moindre
attention à ce passage , écrit long- temps avant que
j'eusse l'honneur d'être connu de lui.
Peu de jours avant ou après la publication de
mon livre , car je ne me rappelle pas bien exac-
tement le temps, parut un autre ouvragé sur lé
même sujet, tiré mot à mot de mon premier vo-
lume , hors quelques platises dont on avait entre-
mêlé cet extrait. Ce livre portait le nom d'un Ge-
nevois appelé Balexsert; et il était dit dans le titre,
qu'il avait remporté le prix à l'académie de Harlem.
Je compris aisément que cette académie et ce pi^ix
étaient d'une création toute notfvetle, pour dégui-
4.
5'2 LES CONFESSIOIVS.
ser le plagiat aux yeux du public ; mais je vis aussi
qu'il y avait à cela quelque intrigue antérieure , à
laquelle je ne comprenais rien ; soit par la commu-
nication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n'au-
rait pu se faire; soit pour bâtir l'histoire de ce
prétendu prix , à laquelle il avait bien fallu donner
quelque fondement. Ce n'est que bien des années
après que, sur un mot échappé à d'Ivernois, j'ai
pénétré le mystère et entrevu ceux qui avaient
mis en jeu le sieur Balexsert.
Les sourds mugissements qui précèdent l'orage
commençaient à se faire entendre , et tous les gens
un peu pénétrants virent bien qu'il se couvait,,
au sujet de mon livre. et de moi, quelque complot
qui ne tarderait pas d'éclater. Pour moi, ma sé-
curité , ma stupidité fut telle, que, loin de prévoir
mon malheur, je n'en soupçonnai pas même la
cause , après en avoir ressenti l'effet. On commença
par répandre avec assez d'adresse, qu'en sévis-
sant contre les jésuites on ne pouvait marquer
une indulgence partiale pour les livres et les au-
teurs qui attaquaient la religion. On me reprochait
d'avoir mis mon nom à Y Emile , comme si je ne
l'avais pas mis à tous mes autres écrits, auxquels
on n'avait rien dit. Il semblait qu'on craignît de
se voir forcé à quelques démarches qu'on ferait à
regret, mais que les circonstances rendaient né-
cessaires, et auxquelles mon imprudence avait
donné lieu. Ces bruits me parvinrent et ne m'in-
quiétèrent guère : il ne me vint pas même à l'es-
prit qu'il pût y avoir dans toute cette affaire la
PARTIE II, LIVRE XI. (1762) 53
moindre chose qui me regardât personnellement,
moi qui me sentais si parfaitement irréprochable ,
si bien appuyé, si bien en règle à tous égards, et
qui ne craignais pas que madame de Luxembourg
me laissât dans l'embarras , pour un tort qui , s'il
existait, était tout entier à elle seule. Mais sachant
en pareil cas comme les choses se passent, et que
l'usage est de sévir contre les libraires , en ména-
geant les auteurs, je n'étais pas sa^is inquiétude
pour le pauvre Duchesne^ si M. de Malesherbes
venait à l'abandonner.
Je restai tranquille. Les bruits augmentèrent, et
changèreat bieiltôt de ton. Le public , et surtout
le parlement, semblait s'irriter par ma tranquil-
lité. Au bout de quelques jours la fermentation
devint terrible; et les menaces, changeant d'objet,,
s'adressèrent directement à moi. On entendait dire
tout ouvertement aux parlementaires qu'on n'a-
vançait rien à brûler les livres, et qu'il fallait brû-
ler les auteurs «.Pour les libraires, on n'en parlait
point. La première fois que ces propos, plus di-
gnes d'un inquisiteur de Goa que d'un sénateur,
me revinrent, je ne doutai point que ce ne fût
une invention des Holbachiens pour tâcher de
m'effrayer et de m'exciter à fuir. Je ris de cette
puérile ruse, et je me disais, en me moquant d'eux,
que, s'ils avaient su la vérité des choses, ils au-
raient cherché quelque autre moyen de me faire
peur: mais la rumeur enfin devint telle, qu'il fut
^ Va.r. «.... Qu'il -fallait s'adresser directement aux auteul>s. La
première fois »
i
54 LES CONFESSIONS.
clair que c'était tout de bon. Monsieur et madame
de Luxembourg avaient cette année avancé leur
second voyage de Montmorency , de sorte qu'ils y
étaient au commencement de juin. J'y entendis
très-peu parler de mes nouveaux livres, malgré le
bruit qu'ils faisaient à Paris , et les maîtres de la
maison ne m'en parlaient point du tout. Un matin
c^pepd^nt, que j'étais seul avec M. de Luxem-
bourg, il niç dit: Avez-vous parlé mal de M. de
Choiseul ^ç^ns \^ Contrat social? Moi! lui dis- je en
reculant de surprise, non , je vous jure ; mais j'en
ai fait en revanche, et d'une pli^me qui n'est pas
louangeuse , le plus bel éloge q^e^jamais ministre
ait reçu. Et tout de suite je lui rapportai le pas-
^ge. Et dans l'^/yz/Ze.'^ reprit-il. Pas un mot, répon-
dis-je; il n'y a pas un seul mot qui le regarde. Ah!
dit-il avec plus de vivacité qu'il n'en avait di^prdi-:
naire , il fallait faire la même chose dans l'autre li-
vre, ou être plus clair! J'ai crq l'être, ajoutai-je;
je .l'estimais assez pour cela. Jl allait reprendre la
parole ; je le vis prêt à s'ouvrir; il se retint et se tut.
^î^lheureuse politique de courtisan , qui dians les
îpeilleurs cœurs domine l'amitié mê^ie !
. . Cette conversation, quoique courte, m'éclaira sur
ma situation , du moins h, certain égard , et me fit
çoimprendri^ que c'était bien à moi qu'on en vou-
lut. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tournait à
n^çiii préjudice tout ce que je disais et faisais de
^xie^. Cependant, me sentant ppur plastron daiis
cette affaire madame de Luxetnbourg et M. de Ma-
lesherbes, je ne voyais pas comment on pouvait
PARTIE II, LIVRE XI. (1762) 55
s'y prendre pour les écarter et venir jusqu'à moi :
car d'ailleurs y je sentis bien dès-lors qu'il ne serait
[)lus question d'équité ni de justice, et qu'on ne
s'embarrasserait pas d'examiner si j'avais réelle-
ment tort ou non. L'orage, cependant, grondait
de plus en plus. Il n'y avait pas jusqu'à Néaulme
qui, dans la diffusion de son bavardage, ne me
montrât du regret de s'être mêlé de cet ouvrage,
et la certitude où il paraissait être du sort qui me-
naçait le livre et l'auteur. Une chose pourtant me
rassurait toujours : je voyais madame de Luxem-
bourg si tranquille, si contente, si riante même,
qu'il fallait bien qu'elle fut sûre de son fait, pour
n'avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet,
pour ne pas me dire un seul mot de commiséra-
tion ni d'excuse, pour voir le tour que prendrait
cette affaire, avec autant de sang froid que si elle
ne s'en fût point mêlée , et qu'elle n'eût pas pris à
moi le moindre intérêt. Ce qui me surprenait était
qu'elle ne me disait rien du tout. Il me semblait
qu'elle aurait dû me dire quelque chose. Madame
de Boufflers paraissait moins tranquille. Elle allait
et venait avec un air d'agitation, se donnant beau-
coup de mouvement, et m'assurant que M. le
prince de Conti s'en donnait beaucoup aussi pour
parer le coup qui m'était préparé, et qu'elle attri-
buait toujours aux circonstances présentes, dans,
lesquelles il importait au parlement de ne pas se
laisser accuser par les jésuites d'indifférence sur
la religion. Elle paraissait cependant peu compter
sur le succès des déftiiarch^s du prijice et des
56 LES CONFESSIONS.
siennes. Ses conversations, plus alarmantes que
rassurantes, tendaient toutes à m'engager à la re-
traite, et elle me conseillait toujours l'Angleterre,
où elle m'offrait beaucoup d'amis , entre autres le
célèbre Hume, qui était le sien depuis long-temps.
Voyant que je persistais à rester tranquille, elle
prit un tour plus capable de m'ébranler. Elle me
fit entendre que si j'étais arrêté et interrogé, je
me mettais dans la nécessité de nommer madame
de Luxembourg, et que son amitié pour moi mé-
ritait bien que je ne m'exposasse pas à la compro-
mettre. Je répondis qu'en pareil cas elle pouvait
rester tranquille , et que je ne la compromettrais
point. Elle répliqua que cette résolution était plus
facile à prendre qu'à exécuter; et en cela elle avait
raison, surtout pour moi, bien déterminé à ne ja- ^
mais me parjurer ni mentir devant les juges, quel-
que risque qu'il pût y avoir à dire la vérité.
Voyant. que cette réflexion m'avait fait quelque
impression, sans cependant que je pusse me ré-
soudre à fuir , elle me parla de la Bastille pour quel-
ques semaines, comme d'un moyen de me sous-
traire à la juridiction du parlement, qui né se mêle
pas des prisonniers d'état. Je n'objectai rien con-
tue^ cette singulière grâce, pourvu qu'elle ne fût
pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m'en
parla plus, j'ai jugé dans la suite qu'elle n'avait
proposé cette idée que pour me sonder, et qu'on
n'avait pas voulu d'un expédient qui finissait
tout.
Peu de jours après, monsieur le maréchal reçut
PARTIE II, LIVRE XI. (1762) &J
du curé de Deuil, ami de Grimm et de madame
d'Épinay, une lettre portant l'avis qu'il disait avoir
eu de bonne part, que le parlement jdevait procér
der contre uïoi avec la dernière sévérité, et que
tel jour, qu'il marqua, je serais décrété de prise
de corps. Je jugeai cet avis de fabrique holbachi,-
que; je savais que le parlement était très-attentif
aux formes , et que c'était toutes les enfreindre que
de commencer en cette occasion par un décret de
prise de corps, avant de savoir juridiquement si
j'avais le livre, et si réellement j'en étais Fauteur. Il
n'y a, disais-je à madame de BoufQers, que les crî-
m-e^ qui portent atteinte à la sûreté publique dont
sur le simple indice on décrète les'accusés de prise
de corps, de peur qu'ils n'échappent au châti-
ment. Mais quand on veut punir un délit tel que
le mien, qui mérite des honneurs et dés récom-
penses, on procède contre le livre, et l'on évite
autant qu'on peut de s'en prendre à l'auteur. Elle
me fit à cela une distinction subtile , que j'ai ou-
blié , pour me prouver que c'était par faveur qu'on
me décrétait de prise de corps, au lieu de m'assi-
gner pour être ouï. Le lendemain je reçus une let-
tre de Guy , qui me marquait que , s'étant trouvé
le même jour chez monsieur le procureur-géné-;.
rai, il avait vu sur son bureau le brouillon d'un
réquisitoire contre VÉmile et son auteur. Notez
que ledit Guy était l'associé de Duchesne, qui
avait imprimé l'ouvrage, lequel, fort tranquille
pour son propre compte, donnait par charité cet
avis à l'auteur. On peut juger combien tout cela
58 LES CONFESSIONS.
me parut croyable! 11 ét^it si simple, si naturel
qu'un Kbraire admis à l'audience de monsieur le
procureur-général lût tranquillement les manus-
crits et brouillons épars sur le bureau de ce ma-
gistrat! Madame de Boufflers et d'autres me con-
firmèrent la même cho^e. 'Sûr les absurdités dont
on me rebattait incessamment les oreilles, j'étais
tenté de croire ijue tout le monde était devenu fou.
Sentant bien qu'il y avait sous tout cela quel-
que mystère qu'on ne voulait pas me dire, j'atten-
dais tranquillement l'événement, me reposant sur
ma droiture et mon innocence en toute cette af-
faire, et trop heureux, quelque. persécution qui
dût m'attendre, d'être appdié à l'hôjineur de souf-
frir pour la vérité. Loin de crain^dre et de me tenir
caché, j'allais tous les jours au château, et je faisais
les après-midi ma promenade ordinaire. Lç 8 juin,
veille du décret, je la fis avec deux professeurs
oratoriens , le P. Alamanui et le P. Mandard. Nous
portâmes aux Champeaux un petit goûter que nous,
mangeâmes de grand appétit. Nous avions oubUé
des verres : nous y suppléâmes par des chalumeaux
de seigljB , avec lesquels nous aspirions le vin dans
la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux
bien larges, pour pomper à qui mieux mieux. Je
n'ai de ma vie été si gai.
J'ai conté comment je perdis le sommeil dans
ma jeunesse. Depuis lors j'avais pris l'habitude de
lire tous les soirs dans mon lit jusqu'à cç que je
sentisse mes yeux s'appesantir. Alors j'éteignais ma
bougie, et je tachais de m's^ssoupir quelques in-
PARTIE II, LIVRE XI. (1762) Sq
stants qui ne duraient guère. Ma lecture ordiiiaire
du soir était la Bible, et je l'ai lue entière au moins
cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-là ,
me trouvant plus éveillé qu'à l'ordinaire^ je pro-
longeai plus long-temps ma lecture, je lus tout
entier le livre qui finit par le Lévite ^ d'Éphraïm ,
et qui, si je ne me trompe, est le livre des Juges ;
car je ne l'ai pas revu depuis ce temps-là. Cette
histoire m'affecta beaucoup, et j'en étais occupé
dan3 une espèce de rêve, quand tout-à-coup j^en
fus tiré par dufcruit et de la lumière. ThérçBe,^qui
la portait, éclairait M. La Roche, qui, me voyant
lever brusquement sur mon ^éant , me dit : Ne vous
alarmez pas; c'est de U part de madame la maré-
chale, qui vous écrit et vous envoie une lettre de
M. le prince de Conti. En effet, dans % lettre de
madame df Luxeinbourg , je trpuvai celle qu'un
exprès de ce prince venait de lui apporter, por-
tant avis qxie, inalgré tous ses efforts , on était
déterminé à procéder contre mqi à toute rigueur.
La fermentation, lui marquait-il, est extrême ; rien
ne peut parer le coup ; la cour l'exige, le pSH'lement
le veut; à sept heures du matiç il sera décrété de
prise de corps, et l'on enverra sur-le<:hamp le saisir;
j'ai obtenu qu'on ne le poursuivra pas s'H s'éloigne;
mais s'il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera
pris. La Roche me conjnf £^, de la p^rt de madame 1^
maréchale, de ine lever et d'aller conférer avec
elle. Il était deux heures; elle venait de se coucher.
Elle vous attend, ajouta-t-il, et ne vent pas s'en-
'' Var. « qui finit par rii.isi;oirç ^m^I^y^W**:»* *•
6o LES CONFESSIONS.
dormir sans vous avoir vu. Je m'habillai à la hâte ,
et j'y courus.
Elle me parut agitée. C'était la première fois. Son
trouble me toucha. Dans ce moment de surprise ,
au milieu de la nuit, je n^étais pas moi-même
exempt d'émotion : mais en la voyant je m'oubliai
moirmême pour ne penser qu'à elle et au triste
rôle qu'elle allait jouer, ^ je me laissais prendre;
car, mê sentant assez de courage pour ne dire ja-
mais que la vérité, dût-elle me nuire et me perdre ,
je ne me sentais ni a^sez de présence d'esprit, ni
assez d'adresse, ni peut-être assez de fermeté pour
éviter de la compromettre^'sij'étais^vement pressé.
Gela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquil-
lité, à faire pour elle, en cette occasion , ce qu^ rien
ne m'eût fait faire pour moi. Dans l'instant que ma
résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant
point gâter le- prix de mon sacrifice en le lui fai-
sant acheter. Jë'Suis certain qu'elle ne put se trom-
per sur mon motif; cependant elle ne mé dit pas
un mot qui marquât qu'elle y fût sensible. Je fus
choqué de cette indifférence , au point de balancer
à me rétracter : mais monsieur le maréchal sur-
vint : madame de Boufflers arriva de Paris quelques
moments après. Ils firent ce qu'aurait dû faire ma-
dame de Luxembourg. Je me laissai flatter; j'eus
honte de me dédire, et il rie fut plus question que
du lieu de ma retraite et du temps de mon départ.
M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui
quelques jours incognito, pour délibérer et prendre
" Var. « de cpmpromettre madame de Luxembourg si
PARTIE II, LIVRB XI. (1762) 6i
mes mesures plus à loisir; je n'y consentis points
non plus qu'à la proposition d'aller secrètemei;it
au Temple. Je m'obstinai à vouloir partir dès le
même jour, plutôt que de rester caché où que ce
pût être.
Sentant que j'avais des ennemis secrets et puis-
sants dans le royaume , je jugeai que , malgré mon
attachement pour la France , j'en devais sortir pour
assurer ma tranquillités Mon preniier luouvement
fut de me retirer à Genève; mais un instant de
réflexion suffit pour me dissuader tie faire cette sot-
tise. Je savais que le ministère, de France , encore
plus puissant à Genève qu'à Paris , ne me laisserait
pas plus en paix dans une de ces villes que dans
l'autre, s'il avait résolu de me tourmenter. Je sa-
vais que le Discours sur FlnégaUté avait excité
contre moi, dans le conseil, une haine d'autant
plus dangereuse qu'il n'osait la manifester. Je sa-
vais qu'en dernier lieu , quand la Nouvelle Hétùîse
parut, il s'était pressé de la défendre, à la sollici-
tation du docteur Tronchin ; mais voyant que per-?.
sonne ne l'imitait, pas même à Paris, il eut honte
de cette étourderie, et retira la défense. Je ne dou-
tais pas que, trouvant ici l'occasion plus favorable,
il n'eût grand soin d'en profiter. Je savais que,
malgré tous les beaux semblants, il régnait contre
moi , dans tous les cœurs genevois , une secrète ja-
lousie , qui n'attendait que l'occasion de s'assouvir.
Néanmoins, l'amour de la patrie me rappelait dans
la mienne; et si j'avais pu me flatter d'y vivre en
paix, je n'aurais pas balancé : mais l'honneur ni la
62 LES CONFESSIONS.
raison ne me permettant pas dé m'y réfugier comme
im fugitif, je pris lé parti de m'en rapprocher seu-
lement, et d'allçr attendre en Suisse celui qu'on
preildrait à Genève à tnon égard. On verra bientôt
que cette incertitude ne dura pas long-temps.
Madame de Boufflers désapprouva beaucoup
cette résolution, et fit de nouveaux efforts pour
m'eiigager à passer en Angleterre. Elle ne m'ébraçla
pas. Je n'ai jamais aimé l*Angleterre ni les Anglais ;
et toute l'éloquence de madame de Boufflers, loin
de vaincre ma répugnance, semblait l'augmenter,
sans que je susse pourquoi.
Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin
parti pour tout le monde; et La Roche, par qui
j'envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire
à Thérèse elle-même si je l'étais ou ne l'étais pas.
Depuis que j'avais résolu d'écrire un jour mes Mé-
moires, j'avais accumulé beaucoup de lettres et
autres papiers , de sorte qu'il Mlut plusieurs voya-
ges. Une. partie de ces papiers déjà triés fureat mis
à part, et je m'occupai le reste de la matinée à
trier les autres , afin de n'emporter que ce qui pou-
vait m'être utile,,et brûler le reste. M. de Luxem-
bourg voulut bien m'aider à ce travail, qui s<î
trouva si long que nous ne pûmes achever dans la
matinée, et je n'eus le temps de rien brûler. Mon-
sieur le maréchal m'offrit de se charger du reste
de ce triage, de brûler le rebut lui-même, sans s'en
rapporter à qui que ce fût, et de m'envoyer tout ce
qui aurait été mis à part. J'acceptai l'offre, fort
aise d'être délivré de ce soin, pour pouvoir passer
\
PARTIE If, LIVRE XI. (1762) 63
le peu d'heures qui me restaient avec des personnes
si chères, que j'allais quitter pour jamais. Il prit
la clef de la chambre où je laissais ces papiers, et,
à mon instante prière, il envoya chercher ma
pauvre tante qui se consumait dans la {Perplexité
mortelle de ce que j'étais devenu, et de ce qu'elle
allait devenir, et attendant à chaqUe instant les
huissiers , sans savoir comment se conduire et que
leur répondre. La Roche l'amena au château , ssttis
lui rien dire; elle me croyait déjà bien loin : en
m'apercevant, elle perça l'air de ses cris, et se pré-
cipita dans mes bras. O amitié , rapport des cœurs ,
habitude, intimité! Dans ce doux et cruel moment
se rassemblèrent tant de jours de bonheur, de ten-
dresse et de paix, passés ensemble, pour me faire
mieux sentît le déchirement d'une première sépa-'
ration, après nous être à peine perdus de vue un
seul jour pendant près de dht-sept ans. Le maré-
chal, témoin de cet embrassement, ne put retenir
ses laixnes. Il nous laissa. Thérèse ne voulait plus
me quitter. Je lui fis sentir l'inconvénient qu'elle
me suivît en ce moment, et la nécessité qu'elle
restât pour liquider mes effets^-et rectieillir mon
argent. Quand on décrète un homme de prise de
corps, l'usage est de saisir ses papiers, de mettre
le scellé sur ses effets, ou d'en faire l'inventaire,
et d'y nommer un gardien. Il fallait bien qu'elle
restât pour veiller à ce qui se passerait, et tirer de
tout le meilleur parti possible. Je lui promis qu'elle
me rejoindrait dans peu : monsieur le maréchal
confirma ma promesse; mais je ne voulus jamais
64 I^£S GONFBSSIOKS.
lui dire où j*aUais, afin que, interipogée par cpux
qui viendraient me saisir, elle pût protester avec
vérité de son i^orance sur cet article. En l'em-
brassant au moment de nous quitter, je sentie en
moi-même un mouvement très extraordinaire, et
je lui dis dans un transport, hélas! trop prophé-
tique : Mon enfant, il faut t'armer de courage. Tu
as partagé la prospérité de mes beaux jours ; il te
reste , puisque tu le veux , à partager mes misères.
N'attends plus qu'affronts et calamités à ma suite.
Le sort que ce triste jour commence pour moi me
poursuivra jusqu'à ma dernière heure.
Il ne me restait plus qu'à songer au départ. Les
huissiers avaient dû venir à dix heures. Il en était
quatre après midi quand je partis, et ils n'étaient
^as encore arrivés. Il avait été décidé ^e je pren-
drais la poste. Je n'avais point de chaise; monsieur
le maréchal me fit, présent d'un cabriolet, et me
prêta des chevaux et un postillon jusqu'à la pre-
mière poste, où, par les mesures qu'il avait prises,
on ne mç fit aucune difficulté de me fournir des
chevaux.
Comme JB n'avais point dîné à table, et ne m'étais
pas montré dans le château, les dames vinrent me
dire adieu dons l'entre-sol, où j'avais passé la
j ournée. Madame la maréchalem'émbrassaplusieurs
fois d'un air assez triste; mais je ne sentis plus dans
ces embrassements les étreintes de ceux qu'elle m'ar
vait prodigués , il y avait deux ou trois ans. Madame
de Boufflers m'embrassa aussi ^ et nïe dit de fort
bdles x^hoses*. Un embrassement qui me surprit
V^'
&
PARTIBJjfl^.l^VJRE XI. (176a) 65
davantage fut celui de inadame de Mirepoix; car
elle était aussi là. Madame la maréchale de Mirepoix
est une personne extrêmement froide, décente et
féservé©, et ne me paraît pas tout-à-fait exempte
àe la hauteur naturelle à la maison de Lorraine.
Elle ne n^['avait jamais témoigné beaucoup d'atten-
tion. Soit que , flatté d'un honneur auquel je ne
m'attpndais pas , je cherchasse à m'en augmenter
le prix, soit qu'en effet elle erftt mis dans cet em-
brassement un peu die cette commisération natu-
relle aux cœurs généreux, je trouvai dans son
mouvement et dans son regard je ne sais quoi
d'énergique qui me pénétra. Souvent, en y repen-
sant, j'ai soupçonné dans. la suite que, n'ignorant
pas à quel sort j'étais condamné, elle n'avait pu
se défendi^e^ d'un moment d'attendrissement sur^^
ma deistinée.
Monsie\ir le maréchal n'ouvrait pas la bouche;
il était pâle comme un mort. Il voulut absolument
m'accompagner jusqu'à ma chaise qui m'attendait
à l'abreuvoir. Nous traversâmes tout le jardin sans
dire un seul mot. J'avais une clef du parc, dont
je me servis pour ouvrir la porte; après quoi, au •
lieu de remettre la clef dans ma poche, je la lui
rendis sans mot dire. Il la prit avec une vivacité
surprenante, à laquelle je n'ai pu m'empécher de .
penser souvent depuis ce temps^là. Je n'ai guère
^u dans ma vie d'instant plus amer que celui de . '
cette séparation. L'embrassemeiit fut long et muet :
no^s sentîmes l'un et l'autre que. cet embrassement
était un dernier adieu. . •
66 ' LES CONFESSIONS.
Entre la Barre et Montmorency , je rencontrai
dans un carrosse de remise quatre hommes en noir,
qui me saluèrent en souriant. Sur ce que Thérèse
m'a rapporté dans la suite de la figure des huissiers^
de l'heure de leur arrivée, et de la façon dont ils
se comportèrent, je n'ai point doîité que ce ne
fussent eux; surtout ayant appris dans la suite,
qu'au lieu d'être décrété à sept heures, compie on
me l'avait aimoncé, je ne l'arvais été qu'à midi^ Il
fallut traverser tout Paris, On n'est pas fort.caché
dans un cabriolet tout ouvert. Je vis dans les rues
plusieurs personnes qui me saluèrent d'un air de
connaissance, mais je n'en reconnus aucune. Le
même soir je me détourjiai pour passer à Villeroy.
A Lyon , les courriers doivent être menés au com-
.mandant. Cela pouvait être embarrassant pour un
homme qui ne voulait ni mentir ni changer de, nom.
J'allais, avec une lettre de madame de Luxembourg,
prier M. de Villeroy de faire en sorte que je fusse
exempté de cette corvée. ]y[. de Villeroy me donna
une lettre dont je ne fis^point usage, parce qne je
ne passai pas à Lyon. Cette lettre est restée encore
cachetée parmi mes papiers. Monsieur^ le duc me
pressa beaucoup de coucher à Villeroy; mais j'ai-
mai mieux réprendre la grande route, et je fis en-
core deux postes le même jour.
Ma chaise était rude, et j'étais trop incommodé
pour pouvoir marcher à grandes jonrhées. D'ail-
, leurs, je n'avais pas l'air assez imposant pour me
faire bien servir, et l'on sait qu'en France les che-
vaux de poste ne sentent \si gaule que sur les épaules
r
I
I
RIIE II, LIVJl£ XI. (170») (j^
Ja'|(ûstiUoii. En payant grassement tes guides, je
d'us suppléer à la mine ôt an propos ; ce fut encore
pis. Ils me prirent pour un pied-plat, qiii marchait
par commission, et qui courait la poste pour la
première fois de sa vie. Dès-lors je n'eus plus que
(les rosses, et je devins le jouet des postillons. Je
finis comme j'aurais dû conuneiicer, par prendre
patience, ne rien dire, et aller comme il leur
plut.
J'avais de quoi ne pas m'ennuyer en route , en
nie livrant aux réflexions qui se présentaient sur
tout ce qui venait de rn 'arriver; mais ce n'éjait-là
ni mon tour d'esprit ni la pente de mon cœur.
Il est étonnant avec quelle facilité j'oublie le mal
passé, quelque récent qli'il puisse être. Autant sa
prévoyance m'effraie et me.trouble, tant que je le
vois dans l'avenir, autanfcson souvenir me revient
faiblement et s'éteint sans peine" aussitôt qu'il est
arrivé. Ma cruelle imaginatTion , qui se tourmente
sans ees'ge à prévenir les maux qui ne sont point
eisebcc , fait diversion à ma mémoire , et m'empêche
déVme rappeler ceux qiii ne -sont plîis. Contre ce
qui^estfait,!! n'y a plus dé prén:autions à prendre,
et il est inutile de s'en occuper. J'épuise en quel-
que façon mon malheur d'avance : plus j'ai souf-
fert à le prévoir, plus j'ai de faciUté à l'oublier;
tandin qu'au contraire 1, sans cesse occupé de mon
bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour
ainsi diïe, au point d'en jouir derechef quand je
veux. C'est à cette heureuse disposition, je le sens,
que je dois de n'avoir jamais connu cette hum
68' ■ ' LIîS COTÏFISSIONS-
raiicmiîère (fui fermente <fans uii cœur vindicatif,
p.ir le souvenir continuer (1?b offenses reçues, et
qui le tourmente lui-même de tout le mal qu'il
voudrait faire " à son ennenii. Naturellement em-
porté, j'ai senti la colère, la fureur même dans les
premiers mouvements; mais jamais un désir de
vengeance ne prit racine au-dedaiis de moi. Je
m'dccupe trop peu de l'offeDse, pour m'occuper
beaucoup de l'offeifseur. Je ne pense au mal que
j'en ai reçu qu'à cause' de celui que j'en peux re-
cevoir encore;, et si j'étais sûr qu'il ne m'en fît
plus ^_ celui ■qu'il m'a'feit sériât à l'instant oublié.
On nous prèche-beaucoup lé pardon des offenses :
c'est une fort belle vertu sans doute, mais qui
n'est pas à mon usage. J^gnore si mon cœur sau-
rait dominer sa haine, car il n'en a jamais senti,
et je pense trop peu à mes ennemis , pour avoir le
■mérite de leur pardonner. Je ne dirai pas à quel
point, pour me tourinénter, ils se tourmentent
eux-mêmes. Je suis à leur merci, "ils ont tout pou-
voir, ils en usent. Il n'y a qu'une seiile chose au-
dessus de leur puissance , et dont je les défie ; c'est,
en se tounnentant de moi , de me forcer à me
tourmenter d'eux.
Dès le lendemain de mon départ, j'bubliai si
parfaitement tout ce qui venait de se passer, et le
parlement , et madame de Ponîfiadour , et M. de
Cboiseul, et Grimm, et d'Alembert, et leurÈ com-
plots, et leurs complices, que je n'y aurais pas
même repensé de tout mon voyage , sans les pré-
" Vah qu'il vutidrait rendre à
PART1*ÏI,,CIVRE XI. (lyGii) G9
cautions dont j'étais pbljgé cjjuser. Un souvenir
qui m^.yint au lieu de tout cela, /ut celui de ma
dernyçï'e IciÇture, 1^ veilfe de mon .départ. Je me
rappelai aussi les Idyles-jde Gessner, que son tra-
ducteur Hubert m'avait envoyées il y avadt quel-
que temps. Ces deux idées me^ revinrent si bien et
se mêlèrent de telle sorte d^ns mon esprit, qde je
voulus essayer de les réujiir, en traitant à la ma-
nière de Gessnep le syjet du Lévite d'Éphraïm, Ce
style cham|)çtre et naïf ne ^paraissait guère prqpre
à un sujet si aJ|roce, et il n'était guère à présumer
que ma situation présente me fournit des idées
bien riAntes pour Wj^ayer. Je tentai toutefois la
chose, uniquement pour m'amusér cjans ma chaise
et sans aucun espoir de succès. A peine eus-je es-
sayé, que je fus étonné de l'aménité de mes idées,
et.de la fkcilité qu§ ^'éprouvais à les rendre. Je fis
en trois jour^ les trois premiers chants de ce petit
poème, que j'^achevai dans la*»suite à Motiers; et je
suis -Sur de n'avoir rien fait en ma vie où règne
une douceur de nipeurs plus attendrissante, un
coloris plus frais , des peintures plus naïves , un
costume plus exact, une plus antique simplicité
en toute chose, et tout cela, malgré l'horreur du
sujet, qui dans le fond est abominable; de sorte
qu'outre tout le reste , j'eus erfcore le mérite de la
difficulté vaincue. Le Lévite d'Éphraïrriy s'il n'est
pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours
le plus chéri. Jamais je ne l'ai relu, jamais je ne le
relirai , sans sentir en dedans l'applaudissement
d'un cœur sans fiel, qui loin de s'aigrir par ses
70 X.ES GONFES^fOirC.
malheurs s*en console av^ lui-même, et trouve en
soi de quoi s'en dédommager. Qu'on rassemble
tous ces grands philosopkes , si supérieurs dans
leurs livres à l'adversité qu'ils n'éprouvèrent ja-
mais ; qu'on les mette dans une position pa-
reille à la mienne , ^t que dans la première indi-
gnation de l*honiïeur outragé, on leur donne un
pareil ouvrage à faire : on verra connnent ils s'en
tireront.
En partant de Monjtmorency ponr^^la Suisse,
j'avais pris la résolution d'aller m'arréter à Yver-
dun , chez mon bon vieux ami M. Rôguin^ qui s'y
était retiré depuis quelques SHiées , et qui m'avait
même invité à. l'y aller voir. J'appris en route que
Lyon faisait un détour; cela m'évita d'y passer.
Mais en revanche , il fallait passer par B^ançoi;) ,
place de guerre , et par conséquent ^jette au
même inconvénient. Je m'avisai de gauchir, et de
passer par Salins, sohs prétexte d'aller voir M. de
Mairan, neveu de M. Dupin, qui avait un emploi
à la saline , et qui m'avait fait jadis force invita-
tions de l'y aller voir. L'expédient me réussit; je
ne trouvai point M. de Mairan : fort aise d'être dis-
pensé de m'arréter, je continuai ma route sans
que personne me dît un mot.
En entrapt sur le territoire de Berne, je fis ar-
rêter ; je descendis , je me prosternai , j'embrassai ,
je baisai la terre, et m'écriai dans mon transport:
Ciel I protecteur de la vertu, je te loue, je touche
ime terre de liberté ! C'est ainsi qu'aveugle et con-
fiant dans mes espérances je me suis toujours pas-
r '?» à
PARTIE II, LIVRÉ Xi. (1762) 7I
sionné {xrtir ce qui devait faire mon malheur. Mon
postillon, surpris, me crut fou; je remontai dans
ma chaise , et peu d'heures après, j'eus la joie
aussi pure que vive de me sentir pressé dans les
bras du respectable Roguin. Ah ! respirons quel-
ques instans chez ce digne hôte ! J'ai besoin d'y
reprendre du courage et des forces ; je trouverai
bientôt à les employer.
Ce n'est pas sans raison que je me suis étendu ,
dans le récit que je viens de faire, sur toutes les
circonstances que j'ai pu me rappeler. Quoi-
qu'elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand
on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent
jeter du jour sur sa marche; et, par exemple,
sans donner la première idée du problème que
je vais proposer, elles aident beaucoup à le iié-
soudre.
Supposons que, pour l'exécution du complot
dont j'étais l'objet, mon éloignement fût absolu-
ment nécessaire, tout devait, pour l'opérer, se
passer à peu près comme il se passa; mais si, sans
me laisser épouvanter par l'ambassade nocturne
de madame de Luxembourg et troubler par ses
alarmes, j'avais continué de tenir ferme comme
j'avais commencé , et qu'au lieu de rester au château
je m'en fusse retourné dans mon lit dormir tran-
quillement la fraîche matinée, aurais-je également
été décrété ? Grande question , d'où dépend la solu-
tion de beaucoup d'autres, et pour l'examen de
laquelle l'heure du décret comminatoire et celle
du décret réel ne sont pas inutiles à remarquer.
^•■*
^ *:•
'k-'
72 LES CONCESSIONS.
Exemple grossier, mais sensible, de l'iaapor tance
des moindres détails dans l'exposé des faits dont
on cherche les causes secrètes^ pour les découvrir
par induction.
ï
\A
FIN DU LIVRE ONZIÈME.
• •
PAIITIK II.
KL XI I. ( lyOa)
LIVRE DOUZIEME.
( 176:*.';
L
Ici commence l'œuvre de ténèbres ctiius lequel,
depuis huit ans, je me trouve eoseveU,,sans qiie,
de quelque façon que je m'y sois pu prendre " , il
m'ait été, possible d'en percer l'effrayante obscu-
rité. Dans l'abîme de maux où je suis submergé,
je sens les atteintes des coups qui me sont portés,
j'en aperçois l'instrument immédiat-, mais je ne
puis voir ni la main qui le dirige, ni les moyens
qu'elle met en œuvre. L'opprobre et les maliieurs
tombent sur moi comme d'eiix-mémf s , et sans
qu'U y paraisse. Quand mon cœur décbiré laisse
échapper des gémissements, j'ai l'air d'un homme
qui se plaint saDS sujet, elles auteurs de ma ruiné
ont trouvé l'art inconcevable de rendre le public
complice de leur complot, sans qu'il s'e» doute
lui-même, et sans qu'il en aperçoive l'effet. En
narrant donc les événen^ents qui me regardent, ,
les . traitements que j'ai soufferts, et tout ce qui
m'est arrivé, je suis hors d'état de remonter à la
main motrice, et d'assigner les causes en disant les
faits. Ces causes primitives sont joutes marquées
dans les trois précédents livres; tous les intérêts re-
" VtK. • .... de (juelque fai^uii que j'uie pu m'y pmii Ire. •
7.'| LES CONFESSIONS.
lalifs à moi, tous tes motifs secrets y sont exposés.
Mais (lire en quoi ces diverses causes se combi-
nent pour opérer les étranges événements de ma
\ie, voUà ce qu'il m'est impossible d'expliquer,
même par conjecture. Si parmi mes lecteurs il s'en
trouve d'assez généreux pour vouloir approfondir
ces mystères et découvrir la vérité, qu'ils relisent
jivec soin les trois précédents livres; qu'ensuite à
chaque &it qu'ils liront dans les suivants ils pren-
nent les informations qui seront à leur portée,
qu'ils remontent d'intrigue en intrigue et d'agent
en agent jusqu'aux premiers moteurs djÉ: tout, je
sais certainement à quel tefme aboutiront leurs
recherches; mais je me.perds dans la route obs-
cure et tortueuse des souterrains qui les v con-
duiront.
Durant mon séjour à Yverdun, j'y fis connais-
sance avec trtute la faip^lle de M. Roguin, et entre
autres avec sa nièee madame Boy de La Tour et
ses filles, dont, comme'jè crois l'avoir dit, J'avais
ïiutrefois connu lé père à Lyonr EHe était venue à
\'verdun voir son oncle et sessçeurs; sa fille aînée,
âgée d'çnvîfon quinze fins, m'enchanta par son
grand '.sens et^son excellent caractère. Je m'atta-
chai de l'amitié la plus tendre à la mère et à la
fille. Cette dernière était destinée par M. Roguin ,
au colonel son neveu, déjà d'im certain âge, et qui
me témoignait a,ussi la plus grande affection ; mais ,
(pioique l'oncle -fût passionné pour ce mariage,
que le neveu le désirât fort aussi, et que je prisse
jun intérêt, très-vif à la satisfaction de l'un et do
PARTIE II, LIVRE *II. (1762) 75
l'autre , la grande disproportion d'âge et l'extrême
répugnance de la jeune personne me firent con-
courir avec la mère à détourner ce mariage, <Jui
ne se fit point. Le colonel épousa depuis mademoi-
selle Dillan sa parente, d'un Caractère et d'une
beauté bien selon mon cœur, et qui l'a rendu le
plus heureux des maris et des pères. Malgré cela-,
M. Roguin n'a pu oublier que j'aie en cette occa-
sion contrarié ses désirs: Je m'en suis consolé par
la certitude d'avoir rempli , tant envers liil qu'en-
vers sa famille, le devoir de la^plus sainte amitié,
qui n'est pas de se rendre toujours agréable , maïs
de conseiller toujours pour le ïnieuir.
Je ne fus pas long-temps en" doute sur l'accueil
qui m'a11:endait à Gejiève, au cas que j'feusse envie
d'y retourner. Mon livre y fut\brûlé, et j'y fus
décrété le 18 juin, c'eat-à^dire neuf jours après
l'avoir été à Paris. Tant d'incroyables absurdités
étaient cumulées dans ce second décret, et l'édit
ecclésiastique y était si formellement violé ^ue je
refusai d'ajouter foi aux premières nouvelles qui
m'en vinrent, et que, quand elles furent bien con-
firmées, je tremblai qu'une si manifeste et criante
infraction de toutes les lois, à commencer par celle
du bon sens, ne mît Genève sens dessus dessous..
J'eus de quoi me rassurer; tout resta tranquille..
S'il s'émut quelque rumeur dans la populace, elle
ne fut que contre ipoi, et je fus traité publique-,
ment par toutes les caillettes et par tous les cuis-
tres comme un écolier qu'on menacerait du fouet-
pour n'avoir pas bien dit son catéchisme.
Os deux il<'*crets fureut le signal du cri de ma-
lédiction qui s éleva contre moi dans toute r£u-
ropc avec inie fureur qui n'eut jamais d'exemple.
Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes les
brochures, sonnèrent le plus terrible tocsin. Les
Français surtout, ce peuple si doux, si poli, si gé-
néreux, qui se pique si fort de bienséance et d'é-
gards pour les malheureux, oubliant tout d'un
coup ses vertus favorites, se signala par le nombre
et la violence des outrages dont il m'accablait à
lenvi. J'étais un impie, un atliée, im forcené, un
enragé, ime béte féroce, un loup. Le continuateur
du Journal de Trévoux fit sur ma prétendue ly-
canthropie un écart qui montrait assez bien la
sienne. Enfin, vous eussiez dit qu'on craignait à
Paris de se faire une afiaire avec la police, si, pu-
bliant im écrit sur quelque sujet que ce put être,
on manquait d'y larder quelque insulte contre moi.
En cherchant vainement la cause de cette unanime
animosité, je fus prêt à croire que tout le monde
était devenu fou. Quoi! le rédacteur de la Paix
perpétuelle souffle la discorde ; l'Éditeur du Ficaire
Savoyard est un impie ; l'auteur de la Noiwelle Hé-
lolse est un loup; celui de V Emile est un enragé.
Eh ! mon Dieu, qu'aurais-je donc été, si j'avais pu-
blié le livre de \ Esprit^ ou quelque autre ouvrage
semblable? Et pourtant, dans l'orage qui s'éleva
contre l'auteur de ce livre, le public, loin de join-
dre sa voix à celle de ses persécuteurs, le vengea
d'eux par ses éloges. Que l'on compare son livre
et les miens, l'accueil différent qu'ils ont reçu, les
PARTIE II, I.IVRK Xll. (I762) ^y
traitemeob) faits aux deux auteurs dans les divers
états de l'Europe; qu'o
i trouve à ces différences
des causes qui puissent contenter un homme sensé :
voilà tout ce que je demaflde, et je me tais.
Je me trouvais si bien du séjour d'Yverdun, que
je pris la résolution d'y rester, à la vive sollicitii-
tion de M, Roguiu et de toute sa famille. M. de
Moii-y de Gingins, baillt de.cette ville, m'encou-
rageait aussi par ses bontés a rester dans son gou-
vernement. Le colonel oie pressa si fort d'accepter
l'habitation d'un petit pavillon qn'il avait dans sa
maison, entre cour et jardin, que j'y consentis;
et aussitôt il s'empressa de le meubler et garnir
de tout ce qui était nécessaire pour mou petit
ménage. Le banncret Roguiu, des plus empressés
autour de moi, ne me quittait pas de la journée.
J'étais toujours très-sensible à tant de caresses, mais
j'en étais qnelqueforis bien importuné. Le jour de
mon emménagement était déjà Hiarqué, et j'avais
écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout-
à-coup j'appris qu'il s'élevait à Berne un or-age
contre moi, qu'on attribuait aux dévots, et dont
je n'ai jamais pu pénétrer la première cause. Le
sénat excité, sans qu'on sût par qui, paraissait ne
vouloir pas me laisser tranquille. dans ma retraite.
Au premier avis qu'eutM. le bailli de cetteferraen-
tation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres
du gouvernement , leur reprochant leur aveu-
gle intolérance, et leur faisant honte de vouloir
refuser à un homme de mérite opprimé ^^asile que
tant de bandits trouvaient dans leurs états. Des
n8 LES CUNFESSIUNS.
-gens sensés oqt présumé que la chaleur de ses
irepreches avait plus aigri qu'adouci les esprits.
Quoi qu'il eu soit, sou crétUt ni son éloquence ne
purent parer le coup. "Prévenu de l'ordre qu'il de-
vait me signifier, il m'en avertit d'avance; et, poui-
ne pa» attendre cet ordre, je résolus de partit dès
le lendemain. La difficulté était de savoir où aller,
voyant que Genève et la France m'étaient fermées,
et prévoyant bien que dans cette affaire chacun
s'empresserait d'imiter sou voisin.
Madame lïoy de la Tour me proposa d'aller m'é-
tablir dans ime maison vide, mais toute meublée,
qui appartenait à son fils, au village de Motiers,
dans le Val-de-Travers , comté de Neuchâtel. Il n'y
avait qu'une moutagne à traverser pour m'y rendre.
L'offre venait d'autant plus à propos, que dans les
éjats du roi d&Prusse je devais naturellement être
,à l'abri des persécutions, et qu'au moins la religion
n'y pouvait giièi^ servir de prétexte. Mais une se-
crète difficulté, qu'il ne me convenait pas de dire,
avait bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné
de la justice, qui dévora toujours mon cœur, joint
à mon penchant secret pour la France, m'avait in-
spiré de l'aversion pour le roi de Prusse, qui me
.paraissait, par ses maxjmes et par sa conduite,
iouler aux pieds tout respect pour la loi uaturelh^
.et pour tous les devoirs humains. Parmi les estam-
pes encadrées ddiït j'avais orné mon donjon à
.Montmorency, était un portrait de ce prince, au-
-dessous duquel é^Jt un distique" qui finissait ainsi :
" Var. ■ duquel j'nvaii mis nu distique qui
J
. (17'J2)
I
l
Ce vers qui, sous toute autre plume, eùl fait un
lissez bel éloge, avait sous ]a mienne un sens qui
n'était pas équivoque, et qu'expliquait d'aUleurs
trop clairement le vers précédent '. Ce distique
avait été vu de tous ceux qui venaient me voir^et
qui n'étaient pas en petit noinhre. Le chevalier de
Lorenzy l'avait même écrit pour le donner à
d'Alembert, et je ne doutais pas que d'Aleûd>eit
n'eût pris le soin d'en faire ma cour à ce prince.
J'avais encore aggravé ce premier tort par un pas- ';
sage de VÉmile, où, sous le nom d'Adraste, roi '
des Dauniens, on voyait assez qui j'avais en vue;
et la remarque n'avait pas échappé aux épitogueurs,
puisque madame de BoulBers ia avait mis plusieurs
fois sur cet article. Ainsi j'étais bien siir d'être in-
scrit en encre rouge sur les registres du roi de
Pmsse; et supposant d'ailleurs qu'il eù(t les prin-
cipes que j'avais osé lui attribuer , mes ^grits et
leur auteur ne pouvaient par cela seul que lui dé-
plaire : car on sait que les méchants et les ^rans
m'ont toujours pris dans la plus mortelle' liaine,
même sans mfe connaître, et sur la sevile Jecture
de mes écrits.
J'osai pourtant me mettre à sa inerci , et je crus
courir peu de risque. Je 'savais que les passions
i»as.sesnesubjuguentgnércquc les hommes faibles.
Ce vers élait:
La glolrt , YaOciil , 'OiU kid Uîeii , u Ini.
e procédait pos k ïers'cîtè dans le texte. Celui-ci étal
J
r
80 LES COKFESSIOnS.
et on t peu tle prise sur les âmes d'une forte trempe ,
telles que j'avais toujours reconnu la sienne. 3e
' ifageais que dans son art de régner il entrait de se
■ •montrer magnanime en pareille occasion, et qu'il
fi'était pas au-dessus de son caractère de l'être en
peffet. Je jugeai qu'une vile et facile vengeance ne
F Bblaucerait pas un moment en lui l'amour de la
-gloire; et me mettant à sa place, je ne crus pas
w impossible qu'il se prévalût de la circonstance
\ 'pour accabler du poids de sa générosité l'homme
|> tiui araît osé mal penser de lui. 3'allai donc m'éta-
f jWir.à Métiers, avec une confiance dont je le crus
fait pour sentir le prix; et je me dis : Quand Jean-
Jacques s'élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-
t-iLau-dessous di*,igénéral des Volsques?
Le colonel Rpguîn voulut absolument passer
avec moi la mo^t^gne, et venir m'installer à Mo-
liers. Une belle-sœur de madame Boy de La Tour,
appelée madame Gîrardier, à qui la maison que
j'allais occuper était très-commode , ne me vit pas
arriver avec un certain plaisir; cependant elle me
mit de bonne grâce eu posse.ssion de mon loge-
ment, et je mangeai chez elle, en attendant que
Thérèse fût venue, et que mon petit ménage fi'it
établi.
Depfûs mou départ de Montmorency, sentant
bien- que je serais désormais fugitif sur la terre,
j'késitais à permettre qu'elle vint me joindre, et
partager la vie errante à laquelle je me voyais con-
damné. Je sentais que par cette' catastrophe, nos
relations allaient changer, et que ce qui jusqu'alors
PABTIKll, LIVRE XI r ( fjGo.) gj
avaft- été faveur et bienfait de ma part, le serait
désoriiiais delà sienne. Si son attachement restait
à- l'épreuve de mes mafhetirsi elle en serait déchi-
rée, et Sa doulejir aj<ïute^ait à mes maux. Si ma
disgi'acë attié'dissait son cœur, elle me ferait valoir
sa constance comme an sacrifice ; et au lieu de sen-
tir le plaisir que' j'avais à partager aVec elle mon
deiTiier morceau de" pain, elle ne sentirait que le
mérite qu'die aurait de vouloir hien me suivre
partout' où le sort me forçait d'aller.
li faut dire tout :]e n'ai dissimulé ni les vices de
ma pauvre maman, ni les miens; je ne dois pas
faire plus de grâce à Thérèse ; et quelque plaisir
que je prenne à rendre honneur à une personne
qui m'est si chère, je ne veux pas non plus dégui-
ser Ses torts, si tant est même qu'un changement
involontaire dans les aiîéctions du coeur soit un
vt^i tort. Depufs Ittng-femps je m'apercevais de
l'altiédissement du sien. Je sentais qu'elle n'était
plus pour moi ce qu'elle fut dans nos hellep années.
et|e le sentait d'autant mieux que j'étais le même
pont elle toujours. Je retombai dans le même in-
coitvénient dont j'avais senti l'effet auprès de ma-
man, et cet effet fnt le même auprès de Thérèse.
N'allons, pas "chercher des perfections hors de la
nature,;' il serait le même auprès de quelque
femme que ce fût. Le parti que j'avais pris à l'égard
de mes enfants, quelque bien raisonné qu'il m'eût
paru., ne m'avait pas toujours laissé le cœur tran-
^m quille. Kn méditant mon Traité de l'éducation, je
^P sentis que j'avais négligé des devoirs dont rien ne
^m R. XVI. 6
I
I \
1
à
r
8a LES CONFESSIOWS.
pouvait me dispenser. Le remords enfin devitit si
vif, .qu'il m'arracha presque- l'avtii public de ma
faute au commencBment dé l'Emile ; et te trait
même est si clair, qu'après un tel- passage il est
surprenant qu'on ait eu le courage de me la le-
procher*. Ma situation, cependant, était alors la
même, et pire encore par l'animosité de mes en-
nemis, qui ne cherchaient qu'à me prendre en
faute. Je craignis la réeidive ; et n'en voulant pas
courir le risque, j'aimai mieux me condamner à
l'abstinence que d'exposer Thérèse à se voir dere-
chef dans le même cas. J'avais d'ailleurs remarqué
que l'habitation des femmes empirait sensiblement
mon état" : cette double raison m'avait fait former
des résolutions que j'avais quelquefois assez mal
tenues, mais dans lesquelles je persistais avec plus
de constance depuis trois ou quatre ans; e''^ait
aussi depuis cette époque que j'avais remârqué-du
refroidissement tlans Thérèse : elle avait pour moi
le même attachement par devoir, mais elle n'en
avait plus par amom-- Cela jetait, nécessairenaent
moins d'agrément dans notre commerce, et j'ima-
ginai que, sûre de la continuation de mes soins,
où qu'elle pût être, elle aimerait peut-être mieux
' Voj'cl ce passage : ■ Un père , quand 11 engendre el nonrrit des
enfants, ne fail en cela que te tiers rie sa tache.... Celui cjui^é peot
reinptir les deTotrs de père , n'a puînt droit de le devenn'.
Il n'y a ni pauvreté , ni travaux , ui respect Imniain qui le fispen-
seul de nourrir ses enfauts et de les élever lui-m^me. Lecteurs, vous
pouvez m'en croire, je prédis i quiconque a de» eutraliies et né-
glige de si saints devaîra , qu'il versera long-tertips <ur, sa faute des
larmes umères, el n'en sera jamais consolr, • Emile, ^îvre I.
" Vàb.' mon état. Le vice éqiûv.alenl, dont je n'ai jamais pu
bien rae guérir, m'y paraissait moins contraire. Cette.u.
J
PAHTIE 11, LIVRE XIJ. (1763) 83
Pester à Faris que d'errer avec moi. Cependant
i*lle avait marqué tant de douleur à notre sépara-
t\f}Dy elle avait exigé de moi des promesses si po-
sitives de nous rejoindre, elle en exprimait si vive-
ment le désir depiiis mou départ, tant à M. If
prince die Gonti qu'à M; de Luxembourg, qtie,.
loin d'avoir le courage de lui parler de séparation,
j'eus à peine celui d'y penser moi-même; et après
avoir senti dans mon cœur combien il m'était im-
possible de me passer d'elle, je pe songeai plus
qu'à la- rappeler incessamment. Je lui écrivis donc
de partir; elle vint. A peine y avait-il deux mois
que je l'avais quittée; mais c'était, depuis tant
d'années, notre premîà'e séparation. Nous l'avions
sentie bien cruellement l'un et l'autre. Quel sai-
sissement en nous embrassant ! O que las larmes
de tendresse et de joie sont douces ! Comme mon
cœur s'en abreuve! Pourquoi m'a-t-on fait verser
si peu de celles-là, ■
En arrivant à Motiers;, ;j'avais écrit à milonl
Keîth, maréchal d'Ecosse, gouverneur de Neuchâ-
tel, pour lui donner avis de ma retraite dans les
états de sa majesté, et pour lui demander sa pro-
tection. Il me répondit avec la générosité qu'on
luj Gonoaîr et. que» j'attendais de lui. 11 m'invita à
l'aller voir, J'y fus avec M. Martinet, châtelain du
Val-de-Travèrs , qui était en grande faveur auprès
dfe sonexcellence. L'aspect vénérable de cet illustre
etvcrtueux Écossais m'émut puissamment le cœur,
et dès l'instant . même commença entre lui et moi
ce vif attachement qui de ma part est toujours
- LES CONFEHSlOnS.
demeuré le mèmb, et qoi le serait toujours de lii
sienne, si les traîtres qui m'ont ûté toutes les coii-
sola^ons de la -vie n'eussenr profité de mon éW-
gnêment pour abusée sa vieillesse et ine défigu-
rer à sesyBuk". '■. ■ -
t George Keith, Tnaréchai' héréditaire d'Ecosse,
et frère du célèbre générai K^tb, qui vécufgilo-
rieuseraent et mburtit au lit d'honneur, avait quitté
son pays dîtnssa jeunesse, et y fut proscrit pour
s'être attaché àr la maison' Stuart, dont il se dé-
goûta bîentôV, par l'eSprit injuste et tyrannique
qu'il y remarqua, et qui en fit toujours le canic-
tére' dominant. Il demeuTa long-temps en Espagne,
dont le climat lui plaisait beaucoup, et finit par
s'attacher, aïïisi que son frère, au roi de Prusse,
qui ae connaissait en Irommes, et les accueillit
connue ils le méritaient. 11 fiit bien payé de cet ac-
cueil , par les glands services que lui rendit le
maréchal Keith, et par une chose bien plus pré-
cieuse encore-, lasincèreamitié de Milord Maréchal.
La grande ame de ce digne homme, toute répu-
blicaine et fière, ne ponvait se plier que sous le
joug de l'amitié ; maïs elleVy pliait si parfaitement ,
qu'avec des maximes bien difj^rèntes, il ne vit plus
que Frédéric, du moment qu'il lui fut attaché. Le
roi le chargea d'affaires importantes, l'envoya à
Paris, en Espagne; et enfin le voyant^ déjà vieux,
avoir besoin de repos , lui danna pour retraite le
gouvernement de Neuchàtel, avec la délicieuse oc-
cupation d'y passer le reste de sa vie fi rendre ce
petit peuple heureux.
r
j
l
PARTIE II, LIVRE XII. (1762) 85
I^s Neuciiâtelois, qui n'aiftient que la pretiu-
taille et ]e cliDqiiHnt„qui ne se connaissent point
en véritable 'étoffe, et mettent" l'esprit dans les
longues pbrase^, voyant un homme froid et sans
façon, prirent sa simplicité pour de la hauteur, sa
franchise pour de la rusticité, son laconisme pour
de la bêtise; se cabrèrent' contre' ses soins bienfai-
sants,]>arceque, voulant êtns utile et non cajoleur,
il ne-savait point flatter les gens qu'il n'estimait
pas. Dans la tidicule affaire du ministre Petitpierre,
qyi^fut chassé par ses confrères, pour n'avoir pas
voulu qu'ils fussent damnés éternellement, IMilord
s'étant opposé au* usurpations des ministres, vil
soulever contre lui tout le pays, dont il prenait
le parti; et quand j'y arrivai, ce -stupide murmure
n'était pas éteint eitcore. Il passait au moins pour
un homme qui se laissait prévenir; efde toutes
les'toiputations dont il fut chargé, c'était peut-être
la' ilioias ■ irquste. Mon premier mouvement, en.
vojaut ce vénérable vieillard, fut de m'attendrir
sur la maigreal- de son corps, déjà décharné par
les ans;m3is en levant lès yeux: sur sa physionomie
animée, ouverte et nqble, je me sentis saisi d'un
respect mêlé de confiance, qui l'emporta sur tout
autre sentiment. Au compliment très court que je
lui- fis en l'abordant, il répondit en parlant d'au-
tre chose, comme si j'eusse été là depuis huit
jfflirs. Il ne nous dit pas même de nous asseoir.
I.'empesé châtelain resta debout. Pour moi, je vis
dans l'œil perçant et fin de Milord je ne sais quoi
de si caressadt, que, rne sentant d'abord à t
1
8(î LES CONFESSIONS.
aise, j'allai sans façon partager sort sofa, et (n'as-
seoir à côté (le Uii. Au ton familier qu'il prit à
l'instant, je sentis tfiie'cette liberi» iiii faisait plaisir,
et qu'il se "disait en luirtnéme : Celui-ci n'est pas
un Neuchâtelois.
Effet sihguliei' de' la gi'ande convenance des ca-
ractères ! Dans un âge où le cœur a déjà perdu sa
chaleur ualurelie, celui de ce bon vieillard se ré-
chauffa pour moi d'une façon qui surprit tout le
monde. 11 vint me voir à Motiers, sotis prétexte
de tirer des cailles, et y passa deux jours sans to^i-
cher un fusil. Il s''établit entre nous une telle ami-
tié, cap o^t lé Ttiot, que nous ne pouvions nous
passer l'un de l'autre. Le château de Colombier,
qu'il habitait l'été, était à six lieues de Motiers;
j'allais tous les quinze jOurs au plus tard y passer
vingt-quatre heures, puis je revenais de même en
pèlerin, le cœur toujours plein de lui. L'émotion
que j'éprouvais jadis dans mes courso^ de l'Herrai-
tage à Eaid>onne étaitbieu différéDle'aesurémertt;
mais elle n'était pas plus douce que celle avec la-
quelle j'approchais de'Colombier. Que de larmes d'at-
tendrissement j'ai souvent versées dans ma route,
en pensant aux bontés paternelles, aux vertus ai-
mables, à la 'douce piiilosophie de ce respectable
vieillard ! Je Fappelais mon père, il m'appelait son
enfant. Ces doux noms vendent Cn partie l'idée de
l'attachement qui nous unissait, mais ils ne ren-
dent pas encore celle du besoin que' nous avions
l'un de l'autre, et du désir continuel de nous rap-
procher. Il voulait absolument me In'^r au château
PARTIE II, LIVJlEiH. (1762) 87
de Colombier^ et TOç pressa long^temps d'y prendre
à demeure l'9ppartementi:}ue j'occupais; Je lui dis
enfin que j'étais pius^libre chez. moi, et qi^e j'ai-»
mais mieux passer, Qià yie à le venir voir. Il ap-
prouva cette franchisé, et ne m'en, parla plus. O
bon Miloiid! i> mon djgnq père!, que mon cœur
s'épieut ^encore en pensant à vous! Ah! les bar*
bar-esl quelcoup iji^ m'onj; porté 'en vous détachant
de^moi! Mais non, non, grand homme , vous êtes
et sepez tou^q^rs le mçine pour mçi, qui suis le
même toujoijrs. Il vous ont trompé,, mais ils ne
vous QBt pas çhaagé ^ ^
MilorcïiV{aréchal»n'«st paé -sans défaut; c'est un
sage^^ raai&i:^est^uA"hoQime. Avec l'esprit le plus
pénétrant, ^^vec Iç tact. le plukfin qu'il soit possi-
ble d'ayoii:, av^ la plui pr9fbndé connaissance des
hommes, il se laisse .£d)user quelquefois, et n'en
revient pas. Il a l'humeui; siii^ière ,^uelque chose
dé bizarçe et d'éCr^gçr dans son tour d'esprit. Il
psrait oublier^les gens- qu'il voit tous les jours, et
se souvient d*eux au moment qji'ijs y pensent le
moins :. ses a.Uentions paraissent hors de propos ;
' L'événement . Pa prouvé : Mitbrd Maréchal 'en mourant , légua
sa montre à RoUïseai:^ l>NUembert, dans l'éloge du lord, accuse
Jean- Jacques ' d'ingratitude^: ou peut^ juger de. ce reproche par le
langage que tenait sur son hienfkiteûr, en 1769 , l'auteur' dés Con-
fessions ; ce qw uHi pas empêché le biographe de milord Keith de
reproduire la calomnie. Dans la Biographie des C^tempors^in* d^
Rousseau^ tome 11 de son Histoire , aux itrticles d'âuM^bert et
Kbvth , nous avons rappelé toutes les ciréonstanèes qui prouvent
rintiqiité de Is^ liaisc^entre Jeim-Jacqueg et Milord. Mais dès 1791
Ginguené avai^^ parfaitement pi^uyé combien èette accusation était
fiiusse, et rendue pluSV)dieu^'%ncor.e parla bénignité perfide du lan-
gage de r4^cculMeur.- ( Voyez Lettres sur.U§ Comfesiions fjÈùtt 5. •)
86 tus. cgKF.£ssio>i. _
ses cadeaux soiit de fautaisie, et ûun .de' cçme-
nance. ïl donne ou envoie à Finstaiit ce qui lui
ar la tête, de grand prix ou dé «ulle valeur
indifférenmient. Un jeune Géiievoia dçsirant entrer
au service du roi de Prussç, se présente à lui :
Milord lui donne, au li^ude lettre, qn petit sachet
plein de pois , qu'il le charge de remettce au roi.
En recevant cette singulière recommandation, le
roi place à l'instant celui qui la porte. Ces génies
élevés ont entre eux un langage qye les esprits
vulgaires n'entendront jamais. Ces petites bizar-
reries, semblables aux caprices d'une jolie femme,
ne me rendaient Milocd Mapéchal que plus inté-
ressant. J'étais bien sûr, e^ j'ai bien éprouvé dans
la suite, qu^elles n'influaient pas sur ses sentiments,
ui sur les soins que lui prescrit l'ipnitiç dans les
occasions sérieuses. Mais il est vrai que dans sa
façon d'obligenil met.çncgre la même singularité
quedanssesmanières. Je n'en citerai qu'un seul trait
sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à
Colombier était trop forte pour moi, je la parta-
geais d'ordinaire, en partant après dîner et cou-
chant à Brot, à moitié chemin.. L'hôte, appelé
Sandoz, ayant à solliciter à Berlin nue grâce qui
lui importait extrêmement, me pria d'engager son
excellence à la demander pour lui. Vo^ntiers. Je
le mène avec moi; je le laisse dans l'antichambre,
et je parle de son affaire à Milord, qui ne me ré-
pond rien. La matinée se passe; en traversant la
salle pour aller dîner, je vois le pauvre Sandoz qui
semorfondaitd'attendre. CroyantqneMilordl'avait
■
I
I
I
L
PAHTIE II, LIVHK XII. (176^") Sg
oublié, je lui en reparle avant de ,dous nietti-e à
table; mot conime auparavant. Je trouvai cette
manière de me faire sentir combien je Timportunais,
un peu dure, et je me tus eu.plaiguaiit tout bas le
uaUvre Sandoz. En m'en retournant le lendepiain,
je fus bien surpris du rooerciement qu'il me fit,
dti bon accueil et du bon dîner qu'il avait-eus cliez
son excellence, qui de plus avait reçu son papier.
Trois semaines après Milord lui envoya le rascrit
qu'il avait demandé, expédié par le ministre et
signé du roi ; et cela , sans m'avoir jamais voulu dire
ui répondre un seul mot, ni à lui non plus, sui'
cette affairée, dont je crus (juHl ne voulait pas se
charger. ,
. Je voudrais ne pas- cesser de parler de Geoï-ge
K.Qith : c'est de lui que me viennent m'es derniers
souypnirs heureux ; tout le reste de ma vie n'a
plus été qu'aEûictigps et serremeus de coeur. La
mémoire en ept.si triste, et m'en vient si çtMifu-
séineut, qu'il ne m'est pas poasibledemettiç aucun
ordre dans mes récits ;.je serai l'orcé désormais de
lesjirj'angerau hasard et comme il se présentecout.
Je, ne tardai pas d'èlrc rire d'inquiétude sur mou
aaiie, par la réponse du roi à Milord Ma^récbal, eu
qui , comme on peut croire, j 'a vai,^ trouvé an bon
avocat. Non-seulement sa majesté apjirouva oê qu'il
avait fait, mais elle le chargea, caj' il faut tant diie,
de me donner douze louis. Le bon Milord , embar-
rassé d'une pareille commission, et ne sachant
comment s'en acquitter honnêtement, tâcha, d'en
exténuer l'insulte, eu transformant cet argent en
€f^ , *^, LKS COWFKSSIOWS.
nature ile provisions, et m^ marquant qu'il avait
ordre- de me fournir du bois et du cliarbou pour
ctfmrnenccr mon petit ménage ; il ajouta même , et
peut-être de son chef, quo le roi me ferait volon-
tiers-bâtir titie petite maison à ma fantaisie, si j'en
voulais (Choisir L'emplacfflnent. Cette dernière offre
me toucha fort J et me fil oublier la mesquinerie
de l'autre. Sans accepter aucune des deux, je re-
gardai Frédéric comme mon bienfaiteur et mon
protecteur, ^t je m'attachai si sincèrement à lui.
que je pris dès^lors autant d'intérêt à sa gloire
que, j'avais trouvé jusqu'alors d'injustice à ses suc-
cès. A irf paix qu'il fit peu de temps après, je té-
moignai ma joie par uiie illumination de très-bon
goiît : c'était un cordon de guirlandes, dont j'ornai
la maison que j'habitais, et où j'eus, il est vrai,- la
fierté vindicative de dépenser presque autant d'ar-
gentqu'il m'en avait voulu donner. Ijapais conclue,
je crus que Èa gloire militaire et politique étant
au comble, il aïlait s'en donner une d'une -autre
espèce j en revivifiant ses états, en y faisant régner
te commerce', l'agriculture, en y créant un nou-
veau sol, jen le couvrant'd'un nouveau peuple, en
maintenant la paix chea tous ses vmsins,.en se fai-
sant l'arbitre de l'Europe, après' eu avoir été Ui
terretrt". Il pôultait sans risqiie poser l'épée, bien
sur qu'on ne-l'ohligerait pas à la reprendre. Voyant
qu'il ne dj^sarmait pas, je craignjs qu'il ne profitât
mal de ses avantages, et qu'il.ne-fùt grand qu'à
demi, J'ssai lifl-^çrirê à c^ sujet\çt prenant le ton
' Le 36 octobre Ijfia.- Vbjcz U CoTivs/iaiiJanfi-.
I
PARTIE II, LlVRi; XII. (1762) 91
familier, tait pour plaire aux hommes de sa trempe ■,
porter jusqa 'à lui cette sainte voix "de la vérité,
que si peu de roia sont faits pour entendre. Ce
ne fut qu'en secret et de moi à lui, que je pris
cette lft>er-té. Je n'en fis pasraèmeparticipantMHivd
Maréchal, et je lui envoyai ma lettre au roi, toute
cacJ^ielée. Milord envoya la lettre, sans s'informer
de son contenu. Le roi n'y fit aucune réponse; et
quelque teiùps après, Milord Maréchal étant allé
à Berlm, ii lui dit seulement que je l'avais bien
grondé. Je-cotçpris p3r là qu& ma lettre avait été
mal peçue, et qtje la franchise de mou zèle avait
passé pour la rusticité d'un pédant. Dans le fond,
cela pouvait très-bien être; peut-être ne dis-je pas
ce qu'il filait dire, et pe. pris-je pas le ton qu'il
fallait prendre Je nu puis répondre que du senti-
ment qui m'avait mis la plume à la main.
Peu de temps après mon établissement à Motiers-
Travers, ayant toutes les assurances possibles qu'on
nft'y laisserait tranquille, je pris l'habit arménien.
Ce n'était pas iifte idée nouvelle; elleni 'était veiiue
diverses ftws dans le cours de ma viç,.et elle mf
revint souvent à Montmorency,' où le fréquent
usage, des sonder, rpe condamnant à. rester sou-
vent dans ioa chambre, me fît mieux sentir tous
les avantapesde l'habit long/ Lit commodité d'un
(ailletir arménien, qui venait souvent voir un pa*
rent qu'il avait à Montmorency, nie tgnta d!eh
pntfiter pour.pi^'endre ce nouvel équipage, au ris-
que du qu'en dirâ-t-on, dont je" me souciais très-
[ipii. f^ependiUlt, avant d'adopter celte nouvelle
ga LES COMi-ESSlOMS.
par«re,je voulus avoir l'avis de madame de Luxem-
- bourg, qui (ne conseilla fort de la prendre. Je me
■ fis donc une petite gardè-robe arménienne; mais
l'orage excité contre nioi mVn 6.1 remettre l'usage
à ^les tenips plus tranquilles, et cène futique quel-
ques mois après, que, force ;par de nouvelles at-
taques de recourir, aux sondes, je crits pouvoir,
. sans aucun risque,- prendre ce nouvel habillement
à Motifirs, surtbUt après avoir consulté le pasteur
du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au
temple même sans «candalç, Je pris, donc la veste ,
le caffètan, le bonnet fourré, là ceinture; etaprès
avoir assisté dans cet équipage ^u service ^ivia-. je
ne vis point d'inconvénient à le porter cUez Milord
Maréchal, Son excellence çpe voyant ainsi vêtu, me
dît pour tout tonipjiment, j«/a7«a/e/:(; aprèsquoi
tout fut fini, et je ne portai plus d'autre, habit.
Ayant quitté tout7à-fait la Httéraluï^e, je ne son-
geai plus qu'à mener une vie tranquille et douce,
autant qu'il dépendrait de moi. Seul , je n'ai j amais
coJinu l'ennui, même dans le plu^ parfaU désœu-
vrement ; mon imjigùiation re/i^lîssant tous les
vides, suffit seule pour m'occuper. Il n'y a qiie le
^yai"dage ^ijiàctif de cliambrp, assis les uns \is-k-
vis des autres a ne mouvoir que la (jTngue, que
' jamais ^e n*ai pu Supporter. Quand on marche,
qu'on se promène, encore passe; les pieds et les
yeux font au moins tjuelque chose; mais rester là,
les bras croisés, à parler du temps qu'il fait et des
mouches qui volent, gù, qui pis "est, à s'enfre-faire
des compliments ^cela m'est un supplice insuppor-
r
L
PARTIE 11, LIVRE XII. (176a) g3
table. Se m'avisai^ pour ne pas vivre en sauvage,
d'apprendre àiaire deslacets. Je portais mon cous-
sin daufi mes visites, oH j'allais comme les femnies -
travailler à ma ptirte «t causet- aVecles pâssatvts.
Cela me faisait supporter l'inanité du habilfËtg^e, et.
passeï mon temps sans ennui chez mes voisineà"
dont plusieurs étaient assez aimables et ne man- .
quaient pas d'esprit. Une entre auti'es, appelée
Isabelle d'Ivernôis, fille ^u procureui'-généra] de
Neuchâtel, me parut assez estimable pour me lier
avec elle d'ilnearflitié particulière dontelle lies'est
pas mal trouvée par les conseils utiles que je lui
ai donnés, et par les sôiiis que je lui ai rendus
daiis des occasions essentielles; de sorte que main-
tenant , digne et vertueuse mère de famille, elle me
doit peut-être sa raison, son mari, sa vie, et son
bonheur. De mon côté, je Itii dois des consolations
très-doucei, et surtout durant un bien triste hiver,
où, dans le fort de mes mauset de mes p'eines,
elle venait passer avec-Thérèse et moi de longues
soirées qu'elle savaif nous rendre bien courtes par
l'agrément de son esprit, et par tes mutuels épaai-'
cKements de nos cœurs. Elle m'appelait son papa ,
je l'appelais ma fille; ,et Ces noms, que nous nous
donnons encofe, ne cesseront point, :je l'espéré,'
de lui être aussi chers qu'à i^ioi; Pour rendreïiiçs
lacets bons à quelquecbose^ j'en faisais présent' â
mes' jfeiinfes amies à lenr mariage , à condition
qu'elles nourriraient leurs enfants. Sa sœiir ^née
en eut un à ce titre, et l'a mérité; Isabelle en «jut
Il de même, et ne l'a pas moins mérité par l'in-
g4 LES COBFfiSSlOHS.
tention îmais elle n'a pas.eu le boiihcui' (\e ]»)Uvoir
ffiire sa volonté. En leur envoyant ces lacets, j'écri-
yïs à"runeet à l'autre, des lettres dont la première
a ctSurti le monde ; mais tant d'éclat tt'aliait pas
à la seconde : l'amitié ne marche pas avec si grand
bruit. '
■ Parmi les liaisons que je fis. à mon voisiBage,.el
dans le détail desquelles je n'entrerai jjas, je dois
noter celle du colonel ■Pury', qui avait une maison
sur la montagne, où il venait passer les étés. Je
n'étaispas empressé de sa connaissance, parce que
je 'Savais qu'il était très-mal à Ja cour et auprès
deMUord Maréchal , qu'il' ne voyait point. Cepen-
dint, cOnmie il me vint voir et me fit beaucoup
d'honnèteJés , il fallut l'aller voir à mou tour ;
cela contiuua, et nous mangious quelquefois l'un
çhe2tl'autre,-JeÊschezkiiconnais.sance avec M. du
■Pff^ous'ef ensuiteune, amitié trop intime, yxnu-
que je puisse lîie dispenser de parler de lui.
"M. du' Peyrou était Américain , fils d'un com-
manikiht de Surinam, dont l^ successeur. M. Le
"C^ambrier, de'Neucbâtélv épousa la veuve. Deve-
nue veuve uneseconde fois, elle vint avec sou> fils
s'ét;ihlir dans:^^^ys-dt^ son second juari. Du Pey-
rciu, fils unjque, fort riche, et tendrement aimé de
sa mèi«,,avait été élevé avec assez de soili,'et son
éducation fui aVait-profité. Il avait acquis beaucoup
de dewi- connaissances, quelque goût peur les
arts, et il se piquait surtout d'àvrjir cultivé sa rai-
son : son air hollandais, froid ej'philusophe, son
teint basané, son humeur ijilencieuse et cachée.
PARTIE II, lUVaK XU. (176^) 95
favoris-dieDt beaucoup cette. opinion. Il «Uit sotiid
et goutteux, quoique Jeune encore. Cela rendait
tous ses mouvements fort posés^, fort graves; et,
quoiqu'il aimât à disputer, quelquefois njé^eatu
peu longuement , généralement il parlajt peu ,
parce qu'il n'entendaitpas. Tout cet extérieur m'en
inyiosa.-Je me dis : voici un penseur, uii homme
sage , tel qu'on serait heureux d'avoir uii ami. Pour
achever de me -prendre, il m'adressait souvent la
■parole, san»îamais me faire aucmi compliment. Il
me parlait peu de moi, peu de mes livres, très-peu
de lui; il n'était pas dépourvu d'idées, et toi»t ce
qu'il disait était assez juste. Cette juste^fse et cette
égalité m'attirèrent. Il n'avait dans l'esprit ni l'élé-
vation, ni la finesse de celui de Milord Maréchal;
Biais il en avait la simplicitt' : c'était toujours le
rteprésenter en quelque chose. Je n»i m'engouai
pas, mais je m'attachai par l'estime, et pen-à-peu
cette estime amena l'amitié. J'oubliai tot;ilement
avec Hii robjectiou que j'avais faite aâbaron d'Hol-
bach, qu'i] était trop riche; et je crois que j'éu.s
tfikrt'. J'ai appris à douter qu'un homme jouissafit
d'une grande fortune , quel qu'il puisse être,
puisse aimer sincèrement mes principes et leur
■dntçur.
Pendant assez long-temps je vis peu du Pcyrou,
' Il a très-grand tort
t, lui'fîccon
Sa réflexi
slrtiire un
m
H 11 Pcyroti, qui
sa bouric; el Tut l« ^euL
près
i niât
qui voul
russpQt remplies. Roiu»
au<r
iTccpia
pi A boL
ni ta maison.
■nuis U n'en mi pas mo
ns VI
■ que
du Peyro
.V,.r,V7«..i-
mait lincèremeiit Jean-T
c<iue».f.t.es
pr.ndp*
k
*
qÔ LES CONFB5SIOHS.
parce qu^ je n'allais point à Neuchâtel, et qu'Jl ne
v^ait qu'une fois Vannée à la montagne du colo-
aet Puiy. Pourquoi n'allais-je point à Neucbàtel ?
lïest un enfantillage qu'il ne faut pas taire.
Quoique protégé par le roi (te Prusse et par
ÎHîlord Maréchal, si j'évitai d'abord la persécution
dans mon asile, je n'évitai pas du moins les mur-
mures du public, des magistrats municipaux, des
•■ministres. Après le 'branle donné par la France, il
n'était pas du bon air de ne pas me faire au moins
quelque insulte : on aurait eu peur de pal-aître
improuver mes persécuteurs en ne les imitant pas.
La classe de Neuchâtel , c'est-à-tlire la compagnie
des ministres de cette ville, donna le branle, en
tentant d'émouvoir contre moi le conseil d'état.
Cette" tentative n'ayant pas réussi , les ministres
s'adressèrent au jnagistrat municipal, qui ut aus-
sitôt défendre mou livre, et me traitant en toute
'bccasion peu honnêtement, faisait comprendrç et
disait nlèmc qOe si j'avais voulu m'étalilir dans la
viHe, ou ne m'y aurait pas souffert. Ils remplirent
Bur Meirare d'inejities et du plus plat caffarflage,
qpi, tout en faisant rire les gens sensé^, ne laissait
■ pas d'échauffer Iç peuple et de l'animer côûtre
moi. Tout Cela u'cmpèdiait pas qu'à les enten^lré,
je' ne dusse être' très-reconnaissant de l'extrême
grâce qu'il;» me faisaient de me laisser vivre à Mo-
tierSjOÙ ils n,'flvaienl,aucune autorité; ilsm'aoraiciit
volontiers mesuré l'air à la-pùitp, à cfJnditîon que
je l'èitsse payé bien cher, ils \-ouIaienl que je leur
fusse obligé de la proteclîofl que le roi m'actordail
PARTIE II, LIVllE Xli. (l^Oaj <)^
malgré eux, et qu'ils travaillaient sans relâche'à
m'ôterl Enfîn, n'y pqtivant réussir, après m'aVQir
fait tout le tor"t tpi'ils plirent et m'avoii' décrié de
tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leiy-
irapuis^nce, en me faisant valoir la^bonté qu'ils
avaient de nie souffrir dans leur pays. l'aurais dû
leur rire au nez pour toute réponse ; je fus assez
béte pour me piquer, et j'eu^ l'ineptie de ne vou-
loir point aller à Neilchâtel'; résolution que je tins
près de deux ans , comme si Ce n'était pas trop
honorer dépareilles espaces, que de faire attention
à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peu-
vent leur être imputés," puisqu'ils n'agissent jamais
que par impulsion. D'ailleurs , des esprits sans
culture et sans lumières, qui Qe connaissent d'autre
objet de leur estime que le crédit, la puissance et
l'argent, sont bien éloignés inème de soupçonner
qu'on doive- quelque égard aux talents, et qu'il y
ait du déshonneur à les outrager.
Uji certain maire de village, qui pour ses mal-
versations avait" été cassé, disait au lieutenant du
Val-de-Travefs , mari de mon Isabelle : On dit que
ce Rousseau, a tant if esprit; amenez-le-moi , que Je
l'oie si cela est vrai. Assurément, les méconten-
tements d'un homme qui prend un pareil ton
doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Ge-
nève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m'atten-
dais pas à plus de ménagement de la part du
pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recom-
mandé par madame Boy de la Tour, et il m'avait
L
lOO LES CONFESSIONS.
train, et leurs bénins auteurs reprochaient aux
puissances de me traiter trop doucement. Ce con-
cours d'aboiements, dont les;moteurs continuaient
d'agir sous le voile,' avait quelque chose de.sinistre
et d'effrayant. Pour moi, je laissai dire sans m'é-
mouvoir. On m'assura qu'il y avait une censure de
la Sorbonne. Je n'en .crus rien. De quoi pouvait se
mêler la Soi^bonne dans cette affaire? l^oulait-elle
assurer que je n'étais pas catholique? Tout le
monde le savait. Voulait-elle prodver que je n^étais
pas bon calviniste ? Que lui importait ? C'était prew-
(h-e un soin bien singulier; c'était se faire les
substituts de nos ministres. Ayant que d'avoir vu
cet écrit, je crus qu'on le faisait courir spus le
nom de la Sorbonne , pour se moqtier d'elle ; je le
crus bien plus encore après l'avoir lu. EuËfi , quand
je ne pus pluà douter de son authenticité, tout ce
que je me réduisis à croire, fu^t qu'if fallait mettre
la Sorbonne aux PetitesrMaisons.
- • ■■ .
(1763.) — Un afutre écrite m'affecta davantage,
parce qu'il venait d'un homme j)our qui j'eus tou-
jours de l'estime, et dont*j'|idmirais la constance
en plaignant son aveuglement.vJe parle du Man-
dement de l'archevêque de Paris^contre moi. Je crus
que je me devais d'y répondre. Je le pouvais sans
m'avilir ; c'était un cas à peu près senablable à celui
du roi de Pologne. Je n'ai jamais aimé les disputes
brutales, à la Voltaire. Je ne sais me battre qu'avec
dignité, et je veux que celui ^ui m'attaque ne
déshonore pas mes coup3, pour qi^e je daigne me
défendre. Je ne doutais point que ce Mandement
^^'-
,.i^
PA'RXIE lî, LIVRE XII. (1763) lOÎ
• ■"'■■■.
lie fut delà fsrçdn jdesJésiAîtc»; et quoiqu'ils fussent
alors malheureux eux-mêmes j,* j'y r^oARdi^is
toujours leur ancienne maxime, d'écraser' lès ïiîal/. '
heureux. Je pouvais donc aussi suivre moii ancienne
maxime, d'honorer l'auteur titulaire, et de fou-»
droyer l'ouvrage : et c'est ce que je crois avoir fait
avec assez de succèsi
Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable; et
pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me
manquait qu'une subsistance assurée : mais on j
vit assez chèrement, «t j'avais vu renverser tous
mes anciens projets par la dissolution de mon mé-
nage, par l'établissement d'un nouveau, par la
vente ou dissipation de tous mes meubles, et par
les dépenses qu'il ih'avaitf fallu faire depuis mon-
départ de Montmorency. Je voyais diminuer jour-
nellement le petit capital que j'avais devant moi.
Deux ou trois ans suffisaient pour en consumer le
reste, sans que je visse aucun moyen de le re-
nouveler, a moins de recommencer à faire des
livres; métier funeste, a^^quel j'avais déjà renoncé;
Persuadé que tout changerait bientôt à nim>
égard , et que le public, revenu de sa frénésie , en
ferait rougir les puissances , je ne cherchais qu'à
prolonger mes ressources jusqu'à cet heureux
changement, qui me laisserait plus en étal; de
choisir parmi celles qui pourraient s'offrir. Pour
cela, je repris mon Dictionnaire de Musique y que
dix ans de travail avaient déjà fort avancé,, et au-
quel il ne manquait que la dernière main et d'être
mis au net. Mes livres, qui m'avaient été envoyés
IQta . tES CONFESSIONS. / •
depui3^ peu , me fournirent, iès^ moyenne d'achever
cet Qiivii$igé: mes: j^ltpîars^ qui me furent envoyés
j&ù iiièiàè temps , me mirent en état de commencer
Téntreprise de mes Mémoires, dont je voulais uni-
quement m'occuper désormais. Je commençai par
transcrire des lettres dans un recueU qui pût gui-
der ma mémoire dans l'ordre des faits et des temps;
J'avais déjà £ait le triage de celles que je voulais
conserver pour cet effet, et la suite depuis, près de
dix ans n'en était point interrompue. Cependant,
en les arrajoigeant pour les transcrire, j'y trouvai
ulie lacune qui me surprit. Cette lacune était de
près de six mois, depuis octobre 17 56 jusqu'au
mois de mars suivant. Je me souveùais parfaitement
d^avoir.mis dans mon triage nombre de lettres de
Diderot, de Deleyre, de madame d'Épinay, de ma-
dame de Chenonceaux , etc. , qui remplissaient cette
lacune , et qui ne se trouvèrent plus. Qu'étaient-
elles devenues ? Quelqu'un avait-il mis là main sur
mes papiers, pendant quelques moii^ qu'Us étaient
restés à l'hôtel de Luxeqjbourg? CeU n'était pas
concevable, et j'avais vu M. le maréchal prendre
la clef de la chambre où je les avais déposés.
Comme plusieurs lettres de femmes et toutes celles
de Diderot étaient sans date, et que j'avais été
6irçé de remplir ces dates de mémoire et en tâ-
tQm^iant, pour ranger ces lettres dans leur ordre;
je crus d'abord avoir fait des erreurs de dates, et
je passai eft. revue toutes les lettres qui n'en avaient
point, ou auxquelles je les avais suppléées, pour
voir si Je n'y trouverais point celles qui devaient
PARTIE II, LIVRE XII. (1763) ïô3
remplir ce vide. Cet essàî ne réussit poiiit; je vis
qtié le vide était bien réd , et qiie les lettres avaient
bieA certainemenl; été élevées. Par qui et pottr-
quoi? Voilà ce qui iriè |)assait. Ces lettres, anté-
rieures à mes gvsfndes querelles ,, et dû teftips de
ma première ivre^slé de la Julie , ne pouvaient in-
téresser personne. C'étaietlt tout au plus quelques
tracasseries ^e Diderot , * quek[ùes persiSflages de
Deleyre, des témoignages aamiflé ^e madame de
Chenbnceaux^ et même de madamie d'Épinay , avec
ïs^elle j'étais alôÇs le mteux du monde. A qui
pouvaient ipijjoirter ces lettres ? Qu'en Voulait-on
faire ? Ce n'est <j*# sept aAs a'près que j*ài soup-
çonné .l'affreux tfbjet de ce vol.
Ce* dêfifcit bien avéré rie fit chercher parmi mes
brouillons * j'ert' découvrirais quelque autre. J'en
trouvai quelques-uns qiii,-vu mon défaut de mé-
moire, m'en firent siippôi^ér d'autres dans la mul-
fitude de mes* papiers. Ceux que. je remarquai,
furenf le bi*ouillon de la Morale sensitwe , et celui
de l'extrait dés A^^enîures de^ mUàrd Edouard, Ce
dernier, je l'avoue, me doima des soupçons sur
madame de Luxembourg. C'était La Roche , son
valet de chambre, qui m'avait expédié ces papiers,
et je n'imaginai tjufelle au monde qui put prendre
iiîtérêt à ce chiffon ; mais quel intérêt pouvait-elle
prendre à l'autre , et aux lettres enlevées , dont ,
liiéme avçc de mauvais delsseins , on ne pouvait
faire aucun usage qui put me nuire , à moins de
les falsifier? Pour M. le maréchal, dont je connais-
sais la droiture invariable et la vérité de son amitié
Iq4 L^'^ CORFESSlOlirS.
pour moi, je ue pus le soupçonner un moment. Je
ne pus même arrêter ce soupçon sur madame la
maréchale. Tout ce qui me vint de plus raisonnable
à Tespr^t ,'après m'être fatigué long- temps à cher-
cher l'auteur de ce vol , fut de l'in^puter à d'Além*
bert, qui, déjà 'faufilé chez madame de Luxem-
bourg, avait pu trouver, le Aoyen de fureter ces
papiers et d'en enlqyer ce qu'il lui ^vait plu , tant
en mamiscrits quieb. lettres , soit pour chercher k
me susciter qiieîquç tracasserie , soit pour s'approh
prier ce qui • lui pouvait conveiiîp. Je supposai
qu'abusé par le titre de la Morale fensitii^e, il avait
cru trouver le plan d'un- vrai»»tj:^te Se matéria-
lisme , dont il aurait tiré contre mpi le parti, qu'on
peut bien s'imjiginer. Sfur qu'il sei:ait bieRtot dé-
trompé par l'examen du brouillon, et <}éterminé à
quitter toijt-à-fait la' littérature , je m'inquiétai peu
de ces larcins , qui n'étaient pas les premiers de la
même main'* que j'avais endurés s^s m'en plaindreu
Bientôt je ne songeîiai pas plus à cette infidélité que
$i l'on ne m'en eût'fait aucui^, et je* me mis à vas-
sembler les matériaux qu'on m'&vait laissés, pour
travailler à mes Confessions.
J'ayais long- temps cru qu'a Genève la compagnie
des ministres, ou du moiiis les citoyens et bour-
geois, réclameraient contre l'infraction de l'édit
I
" J'avais trouvé , dans ses Éléments de musique , beauconp de
choses tirées de ce que j'avais écrit sur cet art pour TEncyclo-
pédîe , et qui lui fut remis plusieurs années avant la publication de
ses Éléments. JTignore la part qu'il a pu avoir à un ïifre intitulé »
Dictionnaire des Beaux'/érts ; mais j*y ai trouvé des articles trans-
crits des miens mot à mot , et cela long-temps avant que ces mêmes
articles fussent imprimés dans TEncyclopédie.
PARTIE il, LIVKl' XII, (1763) l(l,>
ilaiis le décret porté contïe moi. Tout resta tran-
quille, du D^oins à l'extérieur; car il y avait un
mécontentement général, qui n'attendait qu'une
occasion pour se manifester. Mes amis , ou soi-di-
sant tels , m'écrivaient lettres sur lettres pour
m'exhorter à venir me mettre à leur tète, m'asau-
rant d'une i-éparation publique de la part du Con-
seil. La crainte du désordre et des troubles que
ma présence pouvaitcauser , m'empècba d'acqûïes-
cer à leurs instances ; et fidèle au sennent que j'a-
vais fait autrefois, de ne jamais tremper dans au-
cune dissehsion civile dans mon p^s , j'aihiai
mieux laisser subsister l'offense, et me baunir pour
jamais de ma patrie, que d'y rentrer par des moyens
violents et dangereux. Il est vrai que je m'étais
attendu, de la part de la bourgeoisie, à ifes re-
présentations légales et paisibles contre unC în-
fraction qui l'intéressait •extrêmement.» Il n'y en
eut poiut. Ceux q»y la conduisaient cherchaient
moins le vrai redressement des griefs que l'occa-
sion de se rendre nécessaires; On cabalait, mais
on gardait le silence , et on laissait clabauder Iks
caillettes et les cafards ou soi-disant tels, que le
Conseil mettait en avant pour me rendre otlieux à
la populace, et faire attribuer son incartade au
zèle de la religion.
, Aprè^ avo^r attendu vainement plus d'un an
que quelqu'un réclamât contre une procédure ÎHé-
gale, je pris enfin mon parti, et me voydlit aban-
donné de "mes concitoyens , je mè déterminai à
renoncer à mon ingrate patrie, où je n'avais jamais
j
lo6 LES CONFESSIONS.
vécu , dont je n'av&is reçu m bien ni service , et
dont, pour prix de l'honneur que j'srvais tâché dé
lui rendre^ jp me voyais si indignement traité d'un
consentement unsbime, puisque ceux qui devaient
parler n'avaient riepr dit. J'écrivis donc au premier
sytidic de cette année -là, qm, je crois, était
M, Favre, urfe l||itd'é*par la*quelle j'abdiquais so-
tennelleinent mon drpit de bourgeoisie-, et dans
lâqùellevau reste, j'observai la décence et la mo-
dération'que j'ai toujours mises aux actes de' fierté
que la cniauté de mes ennemis m'a souvent arra-
chés ^(lans ihès malheurs.
tette démarche ouvrit enfin les yeux aux ci-
toyens ; sentant qu'ils avaient eu tort pour leur
propre intérêt d'abandpnner ma défense, ils la
prirent, quand il n'était plus temps. Ils avaient
d'autres grie£s qu'ils Joignirent à eelui-là, et ils en
firent la matière de plusfeurs représentations très-
bien* raisonnée^,^ qu'ils "étendiitent et renforcèrent
m
à mesure que les durs et rebutants refus du Con-
seil, qili se sentait soutenu par lé ministère de
F Anoe , leur firent mieux sentir 'le projet formé
de l€9s a&érvir. âes altercations produisirent di-
ves^ses^ brochures qui q^e décidaient rien jusqu'à ce
que^ parurent tout d*tin coup les Lettres écrites de
la campagne i ouvrage écrit en £stveur du -Conseil,
ave£ .un art infini, et pdr lequel lé parti représen-
taht, réduit au silence, fut pour un temps écrasé.
Cette pièce, mbnùlnent durable des rares talents
de son auteur, était du procureur-général Tron-
Lie I a mai 1763. Voyes la Corneipondanee,
PARTIE 11, LIVRE XII. (1763) IO7
chin^, homme d'esprit, homme éclairé, très- versé
dans les lois et le gouvernement de la république.
SiluU terra.
( 1764.) — Les représentants, revenus de leur
premier abattement , entreprirent une réponse et
s'en tirèrent passablement avec le temps. Mais tous
jetèrent les yeux sur moi, comme sur le seul qui
pût entrer en lice contre un tel adversaire , avec
espoir de le terrasser. J'avoue que je pensai de
même; et poussé, par mes anciens concitoyena, qui
me disaient un devoir de les aider de ma plume
dans un embarras dont j'avais été l'occasion, j'en-
trepris la réfutation des Lettres écrites de la cam-
pagne, et j'en parodiai le titre par celui de Lettres
écrites de la montagne^ que je mis aux miennes. Je
fis et j'exécutai cette entreprise si secrètement, que ,
dans tin rendez-vous que j'eus à Thonon avec les
chefs des représentants , pour parler de leurs af-
faires^ ,et où ils me montrèrent l'esquisse de leur
réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne
qui était déjà, faite , craignant qu'il ne survînt
quelque obstacle à l'impression , s'il en parvenait
le moindre vent, soit aux magistrats, soit à mes
ennemis particuliers; Je n'évitai« pourtant pas que
cet ouvrage ne fut connu en France avant la pu-
blication ; mais on aima mieux le laisser paraître
que de me faire trop comprendre comment on
* Jean Robert Tronchin , qu*il ne &ut pas confopdre avec i«n
coofin Théodore Tronchin, médecin célèbre, dont il est parlé auy
livres VIII et X. Cest ce dernier ^que Rousseau , dans su Corres-
pondance-, désigne le plus souvent sans le nommer , en l'appelant
ie jongleur.
r
\
Io8 LES CUNFHSSIONS.
avait décoiiyert mon secret. Je dirai là-dessus ce
qiiê j'ai su, qui se borne à très -peu de chose; je
me tairai sur ce que j'ai conjecturé.
J'avais à Motiers presque autant de visites que
j'en avais eu à l'il^rmitage et à Montmorency;
mais elles étaient la plupaï't d'une espèce fort dif-
férente. Ceux qui m'étaient venus voir jusqu'alors
étaient des gens qui ayant avec moi des rapports
de talents, de goûts, de maximes, les alléguaient
pour cause de leurs visites, et me mettaient
d'abord sur d.es matières dont je pouvais m'entre-
tenir avec eux. A Motiers , ce n'était plus cela ,
surtotit du côté de France. C'étaient des officiers
ou à'autres gens qui n'avaient aucun goût pour
la littérature, qiiiniènie. pour la plupart, n'avaient
jamais lu mes écrits, et qui ne laissaient pas, à
ce qu'ils disaient, d'avoir fait trente, quarante,
soixante, cent lieues pour me venir voir et admi-
rer l'homme illustre , célèbre , très-célèbre , le grand
homme, etc. Car dès-lors on n'a cessé de me jeter
grossièrement à la face les plus impudentes flagoi"-
neri^v, dont l'estime de ceux qui m'abordaient
m'avait garanti jusqu'alors. Comme la plupart de
ces, survenants ne daignaient ni se nommer ni me
dire leur étà*, que leurs connaissances et les
miennes ne tombaient pas sut" les mêmes objets,
et qu'ils n'avaient ni lu ni parcouru mes ouvrages ,
je Be savais de quoi leur parler : j'attendais qu'ils
parlassent eux-mêmes, puisq^ue c'était à eux à sa"-
voir et à me dire pojirquoi ils me venaient voir.
On sent que cela ne faisait pas pour moi des con-
PARTIE II, LIVRE XII. (l^64) ' 09
versations bien intéressantes, quoiqu'elles pussent
l'être, pour eux, selon ce qu'ils voulaient savoir:
car, comme j'étais sans défiance , je m'exprhnais
sans réserve sur toutes les questions qu'ils jugement
à propos de me faire; et Us s'en retournaient, pdur
l'ordinaire, aussi ;javants que nïoi sur tous les dé-
tails de ma situation.
J'eus, par exemple, de cette façon M. de Teins ,
çcuyer de la reine et capitaine de cavalerie dans
le régiment de la Reine, lequel eut la constance
de passer plusieurs jours à Motiers, et même de
me suivre pédestrement jusqu'à la Ferrière, menant
son cheval par labiîde, sans avoir avec moi d'autre
point de réunion , sinon que nous connaissions
tous deux mademïiiselle Fel , et que nous Jouions
l'un et l'autre au bilboquet. J'eus avant et après
Ml^de Feins , une autre visite bTen plus extraordi-
naire. Deux hdmraes arrivent à pied, conduisant
cBacun uu mulçt cbargé de son petit bagage; -lo-
gtent à l'auberge i pansent leurs mulets eux-mèSies,
et demandent à me venir voii\ A l'équipage de ces
muletiers on Içs prit pour des contrebandiers'^ et
la nouvelle courut aussitôt que des contrebandiers
venaient me repdre vifeitc^ Leur seule façon de
m'aborder m'apprit' que c'étaient des gens d'une
autre étoffe; mais sans être des contrebandiers ce
pouvait être des aventuriers, et ce doute me tint
quelque temps en garde.' Ils ne tardèrent' pas à me
tranquilliser. L'un était M. de Montauban , aj^elé
le comte de La Tour-du-Pin,',geutiHiomine du
Uauphiné ; l'autre était M. Dastier, de Carpentras,
1
IIO LES CONFESSIONS.
ancien militaire, qui avait mis sa ci-oîx de Saint-
Louis dans »a poche, ne pouvant pas l'étalen '.^Ces
messieurs, tous deux très-airaablcs , avaient tous
deux beaucoup d'esprit; leur conversation était
agi-éabie et intéressante ; ieur manière de voyager
si bien dans mou g'bùt et si peu ^ane celui des gen-
tilshommes français, me donna pour eux une sorte
d'attachement que leur commerce ne pouvait qu'af-
fermir. Cette connaissance même ne finît pas là,
puisqu'elle dure ertcore, et qu'ils me sont revenus
voir diverses fois^ uon plus à pied cependant , cela
était bon pour le début; mais plus j'ai vu ces mes-
sieiirsî moins j'ai trouvé de rapports entre leurs
g^ùts et les miens , moins j'ai senti que leurs
maximes fussent les miennes, que mes écrits leur
fussent familiers, qu'dy eût aucune véritable sym-
pathie entre eux et moi. Que me voulaient-ils dope ?
PourtjUoi me venir voir dans cet équipage? Pour-
quoi rester plusieurs jours? Pourquoi revenir plu-
sieurs fois? Pounquoi désirer si fort de m'avoir poUr
hôte? Je ne m'avisai pas alors de me faire ces
questions. 3e me les suis faites quelquefois depuis
ce temps-là.
Touché de leurs avances, mou cœur se livrait
sans raisonner, surtout à M. Dastier dont l'air plus
ouvert me plaisait davantage. Je demeurai même
en correspondance avec lui, et quand je voulus
faire imprimer les Lettres de la montagne, je son-
geai à m'adresser à lui pour donner le chaoge à
ceux qui attendaient mou paquet sur la route de
" Vmi. ne vDulantpas l'étaler à la queue de wn mulet. •
1
PARTIE II,
î XII. (17G4) I I 1
Hollande. Il m'avait parlé beaucoup, et peut-être
à dessein, de la liberjé de la presse à Avignon; il
m'avait offert ses soins, si j'avais quelque chose à
y faire imprimer. Je me prévalus de cetîe offre, et
je lui adressai successivement, par la poste, mes
premiers céhters. Après les avoir gardés assez long-
temps , il me les reovoya en me marcpiaut qu'aucun
libraire n'avait osé s'en charger; et je fus contraint
de revenir à Rey, prenant soin de n'envoyer mes
cahiers que l'un après l'autre, et de ne^làcher les
suivants qu'après avoir eu avis de la réception des
premiers. Avant la publication de l'ouvrage , je sus
qu'il a'fait été vu dans Içs bureaux des ministres;
et d'Escheray , de Neuchâtel , fne parla d'ijn livre
lie rHomme de la mosUagne, que<rHoU>açh lui avilit
(lit être de moi. Je Tassurai, comme il était vrai,
n'avoir jamais fait de liyre qui eût ce titre. Qu^ivi
les lettres parurent i! était furieux, et, iQ 'accusa
de mensonge, quoique je ne lui eusse dit que la
vérit^. Voilà conmienî j'eus l'assuraftce que mon
manuscrit était -f onnu. Sûr de la fid^ité de Rey ,
je fus forcé de pqrler ailleurs mes conjectiu'es; et
celle à laqudle j'aimai le inieux m'àrrèter, fut que
mes paquets avaient été ouverts à la poste.
Une autre connaissance à peu près du même
teînps, mais (J^ui se fit d'abord seulement par lettres ,
fuj; celle d^un M, Laliaud, de Nîmes, lequel m'é-
crivit-de Paris, pour me prier de lui envoyer jnon
profil à la silhouette, dont \\ avait, disait-il, besoin
pour mon bpste ep marbre, qu'Q faisait fairf pqr
Le Moine, pour le placer dans sa bibliothèque.
1
1 il LES CONFESSK
Si c'était une Cajolerie jn ventée pour m'apprivoiser,
elle" réussit pleinement. Je jngeai qu'un Lomnie
qùrvoulait avoir mon buste en marbre dafls sa bi-
bliothèque était pleiji^de mes ouvrages, par con-
séquent de mes principes, et qtr"!! ra'ajmait, par-
ce que son ame était au ton de la mienne. U était
difficile que cette idée ne me séduisît pas. J'ai vu
M. Laliîaid dans la suite. Je l'ai trtJuvé trèS-zélé
jtoui" me nendre beaucoup de petits services, pour
s'entremêler beaucoup dans mes petites af&ires.
Mais, 3fu reste, je doute qii'auWim de mes écrits
art été du petit nombre de livres qu'il a lus en sa
vi^. J'ignore s'il â une bibliothèque, et si c'est un
meublaà spii. usage; et. quant au buJte, il- s'est
bwné à uoe mauVaïse esquisse en teri-e, faite par
Le Moine,,snr laquelle il a fait graver un portrait
hideuxj.qui ne laisse pas de courir sous mon nom,
coïnme s'il avait avec moi quelque ressembkuce.
Le seul Français qui parut nie venir voir par
gbùt pour mes sentiments et pour mes ouvrages,
fijft un jeune officier du régiment d'e Limousin, ap-
pelé M. Séguier de Saint-Brisson, qu'on a vu et
qu'on volt peut-être encore briller à Paris et dans
lé njonde, par des talents'assez airrtables, et par
des prétentions afï bet esprit. Il m'était *enu/vqir
à Montmorency l'iiiver qui précéda ma catastrophe.
Je lui trquvai une vivacité de sentiment qui me
plut.H'm'écrivil dans la suite à- Motiers; et poît
qu!il voulût me cajoler, ou que réellemeiit la tète
lui .tournât àe-VÊnu'le, il m'apprit qu^il quittait le
service pour vivre indépendant, et qu'il apprenait
(
i
I
E XII. I,i7ti4} I l'i
T. U avait un frère aîné, ca-
: même régiment, pour lequel était
toute la prédilection de la mère, qui, dévote ou-
trée, et dirigée par je ne sais quel abbé tartufe,
en usait très-mal avec le cadet, qu'elle accusait
d'irréligion, et même du crime irrémissible d'avoir
des liaisons avec moi. Voilà les griefs sur lesquels
il voulut rompre. avec sa mère, et prendre le parti
dont je viens de parler; le tout, pour faire le petit
Emile.
Alarmé de cette pétulance, je me bâtai de lui
écrire pour le faire cbanger de résolution, et je
mLs à mes exhortations toute la force dont j'étais
capable ; elles furent écoutées. II rentra dans son
devoir vis-à-vis de sa mère, et il retira des mains
de son colonel sa démission, qu'il lui avait don-
née, et dont celui-ci avait eu la prudence de ;ïe
faire aucun usage , pour lui laisser le temps d'y
mieux réfléchir. Saint-Brisson, revenu de ses folies,
en fit une un peu moins choquante , mais qui
n'était guère plus de mon goût; ce fut de se faire
auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois
brochures qui n'annonçaient pas un homme sans
talents, mais sur lesquelles je n'aurai pas à me re-
procher de lui avoir donné des éloges bien encou-
rageants pour poursuivre cette carrière.
Quelque temps après, il- vint me voir, et nous
fîmes ensemble le pèlerinage de l'île de Saint-Pierre.
Je le trouvai dans ce voyage différent de ce que je
l'avais vu à Montmorency. Il avait je ne sais quoi
d'affecté, qui d'abord ne me choqua pas beaucoup,
B. XVI. 8
1
à
I l4 LES CONFESSIONS.
mais. qui m'est revenu souvent en mémoire depuis
ce temps-là. Il me vint voir encore une fois à
rhô tel de Saint-Simon, à mon passage à Paris pour
aller en Angleterre. J'appris là, ce qu'il ne m'avait
pas dit , qu'il vivait dans les grandes sociétés , et
qu'il voyait assez souvent madame de Luxembourg.
Il ne me donna aucun signe de vie à Trye, et ne
me fit rien dire par sa parente , mademoiselle Sé-
guier, qui était ma voisine, et qui ne na'a jamais
paru bien favorablement disposée pour moi. En
un mot, l'engouement de M. de Saint-Brisson fi-
nit tout d'un coup, comme la liaison, de M. de
Feins : mais celui-ci ne me devait rien, et l'autre
me devait quelque chose, à moins que les sottises
que je l'avais empêché de faire n'eussent été qu'un
jeu de sa part : ce qui, dans le fond, pourrait très-
bien être.
J'eus aussi des visites de Genève tant et plus.
Les Deluc père et fils me choisirent successive-
ment pour leur garde-malade : le père tomba ma-
lade en route ; le fils l'était en partant de Genève ;
tous deux vinrent se rétablir chez moi. Des mi-
nistres, des parents, des cagots, des quidams de
toute espèce , venaient de Genève et de Suisse ,
non pas comme ceux de France, pour m'admirer
et me persifler, mais pour me tancer et catéchi-
ser. Le seul qui me fit plaisir, fut Moultou , qui
vint passer trois ou quatre jours avec moi , et que
j'y aurais bien voulu retenir davantage. Le plus
constant de tous, celui qui s'opiniâtra le plus, et
qui me subjtigua à force d'irtiportunités, fut un
w
*. -4
PARTIE II, LIVRE XII. (1764) Il5
M. d'Ivernois, commerçant de Genève, Frattçaîs
réfugié , et parent du procureur-général de Neu-
châtel. Ce M. d'Ivernois de Genève passait à Mo-
tiers deux fois l'an, tout exprès pour m'y venir
voir, restait chez moi du matin îau soir plusieurs
jours de siiite, se mettait de mes promenades,
m'apportait mille sortes de petits cadeaux, s'insi-
nuait malgré moi dans ma confidence , se mêlait de
toutes mes affaires, sans qu'il y eût entre lui et
moi aucune communion d'idées, ni d'inclinations,
ni de sentiments , ni de connaissances. Je doute
qu'il ait lu dans toute sa vie un livre entier d'au-
cune espèce, et qu'il sache même de quoi traitent
les miens. Quand je commençai «'d'herboriser , il
me suivit dans mes courses de botanique , sans
goût pour cet amusement, et sans avoir rien à me
dire, ni moi à luf; Il eut même le courage dp
passer avec moi trois jours entiers tête-à-tête
dans iin cabaret à Goumoins, d'où j'avais cru le
chasser à forcé' de l'ennuyer et de lui faire sentir
combien il m'ennuyait; et tout cela sans qu'il m'ait'
été possible jamais de rebuter son incroyable con-
stance, ni d'en pénétrer lé motif.
Parmi toutes ces liaisons^ que J6 ne fis et n'en-
tretins que par force, je ne dois pas omettre la '
seule qui m'ait été agréable, et à laquelle j'aie mis
un véritable intérêt de cœur : c'est celle d'un jeune •
Hongrois qui vint se fixer à Neiichâtél, et de là' à
Motiers, quelques mois ajirès que j 'y *fu^ établi
moi-même. On l'appelait dans le pays te baron dé
Sauttern , norrt soùs lequel il aVait été reco(itamatidé
8.
Il6 LES CONFESSIONS.
de Zurich. Il était grand et bien fait, d'une figure
agréable , .d'une société liante et douce. Il dit à
tout le monde, et me fit entendre à moi-même
qu'il n'était venu à Neuchâtel qu'à cause de moi,
et pour former sa jeunesse^ la vertu par mon com-
merce. Sa pihysionomie, son ton, ses manières, me
parurent d'accord avec ses discours; et j'aurais
cru manquer .à l'un des plus grands devoirs, çn
éconduisant un jeune homtne en qui je ne V^oyais
rien que d'aimable, et qui me recherchait par un
si respectable motif. JVfon cœur ne sait point se li-
vrer à demi. Bientôt il eut toute mon amitié , toute
ma confiance; nous devînmes inséparables. Il était
de toutes rifes courses pédestres , il y prenait goût.
Je le menai chez Milord Maréchal, qui lui fit mille
caresses. Comme il ne pouvait encore s'exprimer
en français, il ne me parlait et ne m'écrivait qu'en
latin : je lui répondais en français, et ce mélange
des deux langues ne rendait nos entretiens ni
moins coulants , ni moins vifs à tous égards. Il me
parla de sa famille, de ses affaires, de ses aven-
tures, de la cour de Vienne, dont il paraissait bien
connaître les détails domestiques. Enfin, pendant
près de deux ans que nous passâmes dans la plus
' grande intimité , je rie lui trouvai qu'une douceur
de caractère à toute épreuve, des mœurs non-seu-
lement honnêtes, mais élégantes, une grande pro-
preté sur. sa personne, une décence extrême dans
tous ses discours, enfin toutes les marques d'un
homme bien né, qui me le. rendirent trop esti-
mable pour ne pas me le rendre cher.
PARTIE II, LIVRÉ XII. (1764) 117
"Dans le fort de me» liaisons avec lui, d'Ivernois
de Genève m'écrivit que, je prisse garde au jeune
Hongrois qui était venu s'établir auprès de' moi ;
qu'on l'avait assuré que c'était un espion que le
ministre de France avait mis près de moi. Cet avis
pouvait paraître d'autant plus inquiétant , que
dans le pays où j'étais, tout le monde m'avertissait
de me tenir sur mes gardes, qu'on me guettait,
et qu'on cherchait à m'attirer sur le territoire de
France , pour m'y. faire un mauvais parti.
Pour fermer la bouche une fois pour toutes à
ces ineptes donneurs d'avis, je proposai à Saut-
tern, sans le prévenir .de rien , une promenade pé-
destre à Pontarlier; il y Consentit. Quand nous
fûmes arrivés à Pontarlier, je lui donnai à lire la
lettre de d'Ivernois; et puis l'embrassant avec ar-
deur, je lui dis : Sauttern n'a pas besoin que je lui
prouve ma confiance, mais le public a besoin que
je lui prouve que je la sais bien placer. Cet em-
brassement fut bien doux ; ce fut un de ces plai-
sirs de l'ame, que les persécuteurs ne sauraient
connaître, ni les ôter aux opprimés.
Je ne croirai jamais que Sauttern fût un espion.,
ni qu'il m'ait trahi; mais il m'a trompé. Qand j'é-
panchais avec lui mon cœur sans réserve, il eut
le courage de me fermer constamment le sien , et
de m'abuser par des mensonges. Il me controuva
je ne sais quelle histoire, qui me fit juger qiie sa
présence était nécessaire dans son pays. Je l'ex-
hortai de partir au plus vite : il partit; et quand
je le Croyais déjà en Hongrie, j'appris qu'il était
Il8 LES CONFESSIONS.
à Strasbourg. Ce n'était pas la première fois qu'il
y. avait été. Il y avait jeté du désordre dans un
ménage : le mari sachant que je le voyai», m'avait
écrit. Je n'avais omis aucun soin pour ramener la
jeune femme à la vertu , et Sauttern à sou devoir ''.
Quand je les croyais parfaitement détachés l'un de
l'autre, ils s'étaient rapprochés, et le mari même eut
la complaisance de reprendre le jeune homme dans
sa maison; dès-lors je n'eus plus rien à dire. J'ap-
pris que le prétendu baron ni'en avait imposé par
un tas de mensonges. Il ne s'appelait point Sauttern,
il s'appelait Sauttersheim. A l'égard du titre de
baron, qu'on lui donnait en Suisse, je ne. pouvais
le lui reprocher, parce qu'il ne l'avait jamais pris :
mais je ne doute pas qu'il ne fût bien gentilhomme ;
et Milord Maréchal , qui se connaissait en hommes ,
et qui avait été dans son pays , l'a toujours regardé
et traité comme tel.
Sitôt qu'il fut parti , la servante de l'auberge où
il mangeait à Motiers, se déclara grosse de son fait.
C'était une si vilaine salope , et Sauttern , générale-
ment estimé et considéré dans tout le pays par sa
conduite et ses mœurs honnêtes , se piquait si fort
de propreté , que cette impudence choqua tout le
monde. Les plus aimables personnes du pays , qui
lui avaient inutilement prodigué leurs agaceries^
étaient furieuses : j'étais outré d'indignation. Je fis
tous mes efforts pour faire arrêter cette effrontée ,
offrant de payer tous les frais et de cautionner
•
Vab. « ..,. ramena Sauttorn k hk vertu f et la jeane femme à son
dctoir.
' PARTIE, II, LIVRE XII. (1764) I IQ
Sauttersheim. Je lui écrivis, dans la forte persua-
sion,, non-seulement que cette grossesse n'était pas
de son fait, mais qu'elle était feinte, et que tout
cela n'était qu'un jeu joué par ses ennemis et les
miens. Je voulais qu'il revînt dans le pays confondre
cette coquine et ceux qui la faisaient parler. Je fus
surpris de la mollesse de sa réponse. Il écrivit au
pasteur, dont la salope était paroissienne , et fit en
sorte d'assoupir l'affaire : ce que voyant, je cessai
de m'en mêler, fort étonné qu'un homme aussi
crapuleux eût pu être assez maître de lui-même
pour m'^n imposer par sa réserve dans la plus in-
time familiarité.
De Strasbourg Sauttersheim fut à Paris chercher
fortune, et n-'y trouva que de la misère. Il m'é-
crivit en disant son peccaifL Mes entrailles s'ému-
rent au souvenir de notre ancienne amitié; je lui
envoyai quelque argent. L'année suivante, à mon
passage à Paris, je le revis à peu près dans le même
état, mais grandamideiM. Laliaud, sans que j'aie
pu savoir d'où lui venait cette connaissance, et si
elle était ancienne ou nouvelle. Deux ans après,
Sauttersheim retourna à Strasbourg , d'où il m'é-
crivit, et où il est mort. Voilà l'histoire abrégée
de nos liaisons, et ce que je sais de ses aventures :
mais en déplorant le sort de ce malheureux jeune
homme, je ne cesserai jamais de croire qu'il était
bien né, et que tout le désordre de sa conduite fut
l'effet des situations où il s'est trouvé.
Telles furent lès acquisitions que je fis à Motiers ,
en fait de liaisons et de connaissances. Qu'il en
I20 LES CONFESSIONS.
aurait fallu de pareilles pour compenser les cruelles
pertes (Jue je fis dans le même temps !
La première fut celle de M. de Luxembourg, qui,
après avoir été tourmenté long-temps par les mé-
decins, fut enfin leur victime, traité de la- goutte
qu'il ne voulurent point reconnaître , comme d'un
nlaj qu'ils pouvaient guérir.
Si l'on doit s'en rapporter là-dessus à la relation
que m'en écrivit La Roche, l'homme de confiance
de madame la maréchale , c'est bien par cet exem-
ple, aussi cruel que mémorable, qu'il faut déplorer
les misères de la grandeur.
La perte de ce bon seigneur me fut d'autant
plus sensible, que c'était le seul ami vrai que j'eusse
en France; et la douceur de son Caractère était
telle, qu'elle m'avait fait oublier tout-à-fait son
rang, pour m'attacher à lui comme à mon égal.
Nos liaisons ne cessèrent point par ma retraite, et
il continua de m'écrire comme auparavant. Je crus
pourtant remarquer que l'absence ou mon mal-
heur avait attiédi son affection. Il est bien difficile
qu'un courtisan garde le même attachement pour
quelqu'un qu'il sait être dans la disgrâce des puis-
sances. J'ai jugé d'ailleurs que le grand ascendant
qu'avait sur lui madame de Luxembourg ne m'a-
vait pas été favorable , et qu'elle avait profité de
moïi éloignement pour me nuire dans son esprit.
Pour elle, malgré quelques démonstrations affec-
tées et toujours plus rares, elle cacha moins de
jour en jour son changement à mon égard. Elle ^
m'écrivit quatre ou cinq fois en Suisse , de temps
PARTIE II, LIVRE XII. (1764) 121
à autre, après quoi elle ne m'écrivit plus du tout;
et il fallait toute la prévention, toute la confiance,
tout ravpuglément où j'étais encore ^^ pour ne pas
voir en elle 'plus que du refroidissement envers
moi.
Le libraire Guy , associé de Dùchçsne , qui depuis
moi fréquentait beaucoup l'hôtel de Luxem|;)ourg,
lïi'écrivit que j'étais sur le testanlexit de M. le ma-
réchal. Il n-'y avait rien là que de très -naturel et
de très-croyable; ainsi je n'en doutai pas. Cela liie
fit délibérer en moi-même comment je me coiù-
porterais sur le legs. Tout bien pesé, je résolus de
l'accepter, quel qu'il pût être, et de rendre cet
honneur à un honnête homme qui, dans un rang
où l'amitié ne pénètre guère, en avait eu une vé-'
ri table pour moi. J'ai été di^ensé de ce devoir ,
n'ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou faux,
et en vérité, j'auKais été peiné de blesser une des
grandes maximes de ma morale, en profitant de
quelque chose à la mort de qûelqu^un qui m'avait
été cher. Durant la dernière maladie de notre ami
Mussard , Lenieps me proposa de profiter de la
sensibilité qu'il marquait à nos soins, pour lui in-
siduer quelques dispositions en notre faveur. Ah !
cher Lenieps, lui dis»^'e, ne' souillons pas par des
idées d'intérêt les tristes mais sacrtés devoirs que
nous rendons à notre ami mourant. J'espère n'être
jamais dans le testament de personne, et jamais du-
moins dans celui d'aucun de mes' amis. Ce fut à
peu ]f)rès dans ce même temps -ci que Milord Ma-^
réchal me parla du sien, de ce qu'U^Vait dessein
122 LES CONFESSiOJyS.
d'y faire pour moi, et que je lui fis la réponse dont
j'ai parlé dans ma première partie*.
]\Ia seconde perte, plus sensible encore et bien
plus irréparable , fut celle de la meilleure des
femmes et des mères, qui déjà chargée d'ans et
surchargée d'infirmités et de misères, quitta cette
vallée de larmes pour passer dans le séjour des bons,
QÙ l'aimable souvenir du bien qu'on a fait iei-bas
en fait l'éternelle récompense. Allez, ame douce et
Llienfaisantè, auprès des Fënélon, des Bernex, des
Catinat, et de ceux qui, dans ^n état plus humble,
oi^t ouve;rt comme eux Jeurs cœurs à la charité
véritable; allez goûter le fruit de la votre, et pré-
parer à voJ:re élève la place qu'il espère un jour
occuper prés de vous! Heureuse, dans vos infor-
tunes, que le ciel eu les terminant vous ait épargné
le cruel spectacle des siennes ! Craignant de con~
tris ter son cœur par le récit de .mes premiers dé-
sa$tres , je ne lui avais point écrit depuis mon
arrivée en Cuisse ; mais j'écrivis à M. de Conzié
pour tn'inforracïr d'elle, et ce fut lui qui m'apprit
qu'elle avait cessé de soulager ceux qui soufjfraient,
et de souffrir elle même. Bientôt jç- cesserai de
souffrir aussi; mais si je croyais ne la pas revoir
dans l'autre vie , ma faible im^iginatibn se refuserait
à l'idée du bonheur parfait que je m'y promets.
Ma troisième perte et la dernière, car depuis
lors il ne m'est plus resté d'amis à perdre , fut celle
de Milord Maréchal. Il ne mourut pas; mais las de
sçrvi?* des ingrats, il quitta Neuchâtel, etdepuisi
* Tûme I , livgpn , i'^ partie.
PARTIE II, LIVRE XII. (.I764) 1^3
lors je ne l'ai pas revu. Il vit et me survivra , je
l'espère : il vit, et, grâces à lui, tous mes attache-
ments ne sont pas rompus sur la terre : il y reste
encore un homme digne de mon amitié; car son
vrai prix est encore plus dans celle qu'on sent que
dans celle qu'on inspire : mais j'ai perdu les dou-
ceurs que la sienne me prodiguait, et je ne peux
plus le mettre qu'au rang de ceux que j'aime en-
core, mais avec qui je n'^ plus de liaison. Il allait
en Angleterre recevoir sa grâce du roi et racheter
ses biens jadis confisques. No^s ne nous séparâmes
poi]:^t sans des projets de réunion, qui paraissaient
presque aussi doux pour lui que pour moi. Il vou-
lait se fixer à son château de Reithrllall , près
d'Aberdeen, et je devais m'y rendre auprès de lui;
m^is ce projet me flattait trop pour que j'en pusse
espérer le succès. Il ne resta point en Ecosse. Les
tendres sollicitations du roi de Prusse le rappelè-
rent a Berlin j et l'on verra bientôt comrnentje fus
empêché de l'y aller joindre.
Avant son départ, prévoyant Vorage quie l'on
commençait à susciter contre moi, ilm'envoya de
son propre mouvement des lettres de naturalité
qui semblaient être une précaution très-sûre paur
qu'on ne pût pas me chasser du pays. La com-r
munâuté de Couvet daqs le Val-de-Travers imita
l'exemple du gouverneur, et me donna des lettres
de communier gratuites , comme le3 premières.
Ainsi, devenu de tout point citoyen du pjays,
j'étais à l'abri de toute expulsion légale, même de
la part du prince : mais ce n'a jamais été par des
124 LES COTf FESSIONS.
voies légitimes qu'on a pu per^cuter celui de
tous les hommes qui a toujours le plus' respecté
les lois.
Je ne crois pas devoir compter au nombre des
pertes que je fis en ce même temps , celle de l'abbé
de Mably. Ayant demeuré chez son frère, j'avate
eu quelques liaisons avec lui, mais jamais bien in-
times, et j'ai quelque lieu de croire que ses senti-
ments à itaon égard avaient changé de nature de-
puis que j'avais acquis plus de célébrité que lui.
Mais ce fut à la publication des Lettres de la mon-
tagne que j'eus le premier signe de sa mauvaise
volonté pour moi. On fit courir dans Genève une
lettre à madame Saladin , qui lui était attribuée ,
et dans laquelle il parlait de cet ouvragé, comme
des clameurs séditieuses d'un démagogue effréné.
L'estime que j'avais pour l'abbé de Mably, et le
cas que je faisais de ses lumières ne me permirent
pas un instant de croire que cette extravagante
lettre fût de lui. Je pris là-dessus le parti que m'in-
spira ma franchise. Je lui envoyai une copie de la
lettre, en l'avertissant qu'on la lui attribuait. Il ne
me fit aucune réponse- Ce silence m'étonna : mais
qu'on juge de ma ,surprise , quand madame de
Chenonceaux me manda que la lettre était réelle-
ment de l'abbé , et que là mienne l'avait fort em-
barrassé. Gar enfin , quand il aurait eu raison , com-
ment pouvait-il excuser une démarche éclatante
et publique*, faite de gaieté de cœur, sans obligà-
tit>n'| sans nécessité, à l'unique fin d'accabler au
plus fort de ses malheurs,' un homme auquel il
**
PARTIE II, LIVRE XII. (1764) ia5
avait toujours marqué de la bienveillance , et qui
n'avait jamais démérité de lui? Quelque temps
après parurent les Dialogues dç Phocion^ où je ne
vis qu'une compilation de mes écrits , faite, sans
retenue et sans honte. Je sentis, à la lecture dé ce
livre, que l'auteur avait pris son parti à mon égard,
et que je n'aurais point désormais de pire enneini.
Je crois qu'il ne m'a pardonné ni le Contrat social y
trop aurdessus de ses forces, ni la j^aix perpétuelle ;
et qu'il n'avait paru désirer que je fi^^e un extrait
de l'abbé de Saint-Pierre , qu'en supposant que je
ne m'en tirerais pas si bien. . ' ^
Plus j'avance dans mes récits, moins j'y puis
mettre d'ordre^ et de suite. L'agitation du reste de
ma vie n'a pas laissé aux événements le tetnps de
s'arranger dans ma tête. Ils ont été trop nombreux:,
trop mêlés, trop désagréables, pour pouvoir être
narrés sans confusion. La seule impression forte
qu'ils m'ont laissée est celle de l'horrible mystère
qui couvre leur cause , et de l'état déplorable où
ils m'ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher
qu'à l'aventure , et selon que les idées- me re-*
viendront dans l'esprit. Je mç rappelle que, dans
le temps dont je parle, tout occupé dç mes Con^
fessions f j'en parlais très-iipaprudemment à tout le
mondé, n'imaginant pas même que personne eût
intérêt, ni. volonté, ni pouvoir de mettre obstacle
à cette entreprise :et quand je l'aurais cru, je n'en
aurais guère été plus^ discret, par rimposj|ih|[ité
totale où je suis par mon naturel de tenir Caché
rien de ce que je sens et de ce que je pense. Cette
^
m m
^H ïiS LES CUNFKSSIONS. ^'^I
viens pas d'un seul mot. Je désire ardemment que ^B
quelqu'un de mes lecteurs, animé du zèle de la ■
vérité et de l'équité» veuille relire, en entier les ^
Lettres écrites de la monloff/ic : il sentira, j'ose le
dire, la stoïque modération qui règne dans cet ou-
vrage, après les senaibies et cruels outrages dont
on venait à l'envi d'accabler l'auteur. Mais ne pou-
vant répondre aux injures, parce qu'il n'y en avait
point, ni aux raisons, parce qu'elles étaient sans
réponse, ils prirent le parti de paraître trop cour-
roucés pour vouloir, répondre; et il est vrai que
s'ils prenaient les arguments invincibles pour des
injures, ils devaient se tenir fort injuriés.
Les représentants, loin de faire aucune plainte
sur cette odieuse déclaration, suivirent la route
qu'elle leur traçait; et, au lieu de faire trophée
des Lettres de la monlagiie, qu'ils voilèrent pour
s'en faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne
rendre ni honneur ni justice à cet écrit fait pour
leur défense et àJeur sollicitation, ni le citer, ni
le nommer , quoiqu'ils en tirassent tacitement tous
leurs arguments, et que l'exactitude avec laquelle
ils ont suivi le conseU par lequel finit cet ouvrage,
ait été la seule cause de leur salut et de leur viqg^A
toire. Ils m'avaient imposé ce devoir; je l'avaïJ^
rempli ; j'avais jusqu'au bout servi la patrie et leur
cause. Je les priai d'abandoimer la mienne et de
ne songer qu'à eux dans leurs démêlés. Ils me pri-
rent au mot, et je ne me suis plus mêlé de leurs
affaires que pour les exhorter sans cesse à la paix,
ne doutant pas que s'ils s'obstinaient, ils ne fussent
i
M"
!..
ent:
lVHr XU. ( 1765) lay
<kTasés pai'Ia l'Yauce. Cpla n'est pas arrivé; j'en
comprends la raison, nmis ce ii'«st pas ici le lieu
de la dire.
L'effeLdes Lettres de la montagne , à Neucbâlel,
fut d'abord très paisible. J'en envoyai un exera-
piaire à M', de MontmoUiii; il )e reçut bien, et le
lut sans objection. Il était malade, aussi-bien que
inoiVil nie vint voir tunicalement quand U fut ré-
IbbM, et ne me jaarla de rien. Cependant la rumeur
commençait; on bi'ûla le livre je ne sais où *. De
Geri%ve, de Berne, et de Versailles peut-être, le
foyer de l'efîervescence passa bientôt à Neucbâtel,
et surtout dans \o Val-de-Travers , où , avant raètne
que' la classe eût fait aircun mouvement apparent,
on avait commencé d'arseuter le peuple par des
pratiques souterraines. Je devais, j'ose le dire,
être aimé dti peuple dans ce pays-là, comme je
l'ai été dans tous ceux où j'ai vécu, versant les
aumônes à pleines mains , ne laissant sans assis-
tance aucun indigent autour de moi, ne refusant
à personne weun service que je pusse rendre et
qui fût dans, la justice , me familiarisant trop peut-
être avec fout le rtionde, et me dérobant de tout
lon poutoir à toute distinction qui put exciter
j&iousie. Tout cela n'empêcha pas que la popu-
lace, soulevée secrètement je ne sais par qui, ne
'animât contre moi par degrés jusqu'à la fureur,
qu'elle ne m'insultât puWiqûeinent'en plein jour,
\e Dictionnain pliiloiophii/tte At Voltaire, el par
le in#nfe arrêt eti ilate du 19 mars 17 AS. Cf\ arrèi eat Tap)farté lout
fnlMst dan) l'édiiiDn de Poînijal , tum. mv.
9
3
l3o LES CONFESSIONS.
non-seulempnt dans la campagne et dans les che-
mins, mais en pleine rue. Ceux à qui j'avais fait le
plus de bien étaient les plus acharnés ; et des gens
même, à qui je continuais d'en faire, n'osant se
montrer, excitaient les autres, et semblaient vou-
loir se venger ainsi de Thurnihation de m'ètre obli-
gés. Montmollin paraissait ne rien voir, et ne se
montrait pas encore; mais comme on approchait
d'un temps de commimion , il vint chez moi pour
me conseiller de ra'abstenîr de m'y présente;";
ra'assurant que du reste il ne m'en voulait pbint,
et qu'il me laisserait tranquille. 3e trouvai le com-
pliment bizarre; il me rappelait la lettre de ma-
dame de Boufflers, et je ne pouvais concevoir à
qui donc il importait si fort que je communiasse
ou non. Comme je regardais cette condescendance
de ma part comme un* acte de lâcheté, et que
d'ailleurs je ne voulais pas donner au peuple ce
nouveau prétexte de crier à l'impie, je refusai net
le ministre; et il s'en' retourna mécontent, me fai-
sant entendre que je m'en repentirais.
Il ne pouvait pas ra'interdire la communion de
sa seule autorité : il fallait celle du consistoire qui
m'avait admis ; et tant que le consistoire n'avait
rien dit, je pouvais me présenter hardiment, sans
crainte de refus. Montmollin se fit donner par la
classe la commission de me citer au consistoire
pour y rendre compte de ma fot, et de m'excom-
munieren cas de refus. Cette excommunication ne
pouvait non plus se faire que par le consistoire et
à la pluralité des voix. Mais les paysans qui, .sous
PARtiE II, LIVRE XIÎ. (1765) lîl
le nom \d*anciens , composaient cette . assemblée ,
présidés et, comme oh comprend bian , gduvernés
par leur rbinietre, ne devaient pas naturellement
être d'un autce avis que le àien ^ principalement
sur des matières théologiques,, qu'ils entendaient
encore moins que lui. Je fus 'donc cité, et jfe réso-
lus de c6mpar2u,tre.
Quelle circonstahce heureuse, et quel triomphe
pour-moi, si j'avais su pârJer, et que j'eusse eu,
pour ainsi dire, ina plumé dans^ma bouche! Avec
quelle supériorité, avec quelle facilité j'aurais ter-
rassé ce pauvre ministre asiu milieu de ses six pay-
sans! L'artridité de dôïriiner jyaiït fait oublier au
clergé protestant tous tes pfîhcipes de la réfor-
mation , je n'avais^ pour l'y rappeler et le réduire
au silencCy^qu^à commenter mes premières Lettres
de la mordoré, ^ sur lesquelles ils avaient la bêtise
de irf'épifoguer. Mon texte ifetaîr tout fait, je il'avais
qu'à l'étendre , et mon homme était confondu. Je
n'aurais pas été assçz sot^poi^r me tenir sur ta dé-
fensive ;'il m^était aisé de deVinir agresseur saris
même -qu!il s'ei) aperçût, ou qu'il pût s'en* garant
tir. Les prestolal^ de la classe, non moins étourdis
qu'ignorants , m'avaient-' mis eux-mêmes dans la
position la plus heureuse que j'aurais pu désirar
pour les écraser» à pfeisir. Mais quoi ! il' fallait par-
ler, et parler sur-le-champ^ trouver les idées, lés
tours, les mots aU moment du besoin, avoir tou-
jours l'esprit présent, être toujours de sahg-froid,
ne jaipais me ttoubler un moment.vQue pouvais-je
espérer de moi , qui sentafs si bien mon inaptitude
9-
^ «M.
i'i-i LES CONFESSIONS.
à m'exprimer itnproTnjîlu? J'avais été réduit au si-
lence le plus humiliant à Genève, devant urife as-
semblée toute en ma faveur, et déjàrésôlue à tout
jj^-approuver. Ici , c'était tout le contraire : j'avais
affaire à un tracassier, qui niettait l'astuce à ia
place an savoir, qui me tendrait cent pièges avant
que j'en aperçusse un, et tout xléterminé à me
prendre en faute à quelque prix que ce fût. Plus
j'examinai cette positiott , plua elle tne parut pé-
rilleuse; et sentant l'impossibilité de m'en tirei'
avec succès , j'imaginai, un autre expédient. 3e
méditai un discours' à prononcer devant le consis-
toire, pour le réciise? et me dispenser de répondre.
La chose était très-faoile* j'écrivis cti discours, et
je me mis à l'étudier par cœur avec une ardeur
sans égale, Thérèse se moquait de moi, en m'en-
teîidant marmotter et répéter incessamment les
Tnémes phrases ,.poftrt3fther de les fourrer' dans ma
tète. J'espérais tenir enftn mon discours; je savais
que te châtelain , comme officier du'prince,' assis-
terait,au conjistoi*e;'Tjue malgré leS manœuvres
et Jes bouteilles de Montmollin , la pli^art des an-
ciens ètaientbien disposés pour njbi : j'avais en ma
faveur la raison, la vérité, la justice, la protection
ciu roi, l'autorité du conseil d'état, les vœ«x de
tous les bons patriotes'fju'intéressait l'établissemen t
de cette inquisition; tout contribuait à m'encou-
rager.
La veille du jour marqué, -je savais mon discours'
par cœur; je le récitai sans faute. Je le remémorai
toute la nuit dans.ma tète; le matin je ne le savais
1
l'Ail I Ils 11, LIVHE Xil. { I765J l'i'i
plus; j'hésitL^ à chaque mot, je me crois déjà dans
l'illustre assemblée, je me troidjle, je l^lButie, ma
tètç se perd; enfin, presque au moment d'alleiy le
courage me nganque totalement; je reste chez moi,
et je prends le parti d'écrire au* consistoire*, *n
disant mes raisons à la hâte, et prétextant mes
incommodités, qui véritablemenr, dans l'état. où
j'étais alors, m'auraient difficilement laissé soutenir
la séance entière. .
Le ministre, embarrassé de maiettre, reniit l'af-
faire à une autre séance. Dans l'intervalle, il se
<lomia par lui-même et par ses créatures mille
mouvements pour séduire ceux .des ajiciens qui,
suivant les inspirations de leur conscience plutôt
que les siennes, n'opinaient pas au gré de la classe
et au sien. Quelque puissants que ses arguments
tirés de sa cave dussent être suc ces sortes degens,
il n'en put gagner aucun autre que les deux ou trois
qui lui étaient déjà dévoués, et qu'on appelait ses
urnes damnées. L'ofScier du prince et 1^ colonel
fury, qui se porta dans cette affaire avec beaucoup
de. zèle, maintinrent les autres dans leur devoir;
et quand ce MoQtmollin voulut procéder à l'ex-
communication , son consistoire à la pluralité des
voix le refusa tout à ptat. Réduit alors au-. dernier
expédient d'îuneuter la populace, il se mit avec
ses confrères et d'autres gens à y travailler ouver-
tement et avec un tel succès , que malgré les forts
et fréquents rescrits du roi, malgré tous les ordres
du conseil d'état, je fus enfin fnrcé de quitter le
* Le 39 niaw. Voycï la Com-^/^onduncr:
l34 LES CONFESSIONS.
pays, pour ne pas exposer, l'officier du prince à
s'y Éaire assassiner lui-même en me défendant.
Je n'ai qu'un souvenir si confus de toute cette
afiaire , qu'il m'est impossible de nietti'e aucun or-
dre, aucune liaison dans les idées qui m'en revien-
nent, et que je ne les puis rendre qu'éparses et
isolées, comme "elles se présentent à mon esprit.
Je me rappelle qu'il y avait eu avec la clctsse quel-
que espèce de négociation, dont MontmoUin avait
été l'entcémetteur. Il avait feint qu'on craignait
cjue par mes écrits je ne troublasse le repos du
pays , à qui l'on s'eja prendrait de ma liberté d'é-
crire. Il nî'avait fait entendre que si je m'engageais
à quitter» là plume , on serait coulisuit sur le passé.
J'avais déjà pris cet engagement avec moi-même;
jerne balançai point à le prendre avec la classe,
mais conditionnel , et seulement quant aux matières
de religion. Il trouya le moyen d'avoir cet écrit à
double, sur quelque changement qu'il exigea. La
condition ayant été rejetée paria classe, je rede-
mandai mon écrit : il me rendit un des doubles et
garda Tautre, prétextant qu'il l'avait égaré. Après
cela le peuple^ ouvertement excitfrpar les ministres,
se moqua des rescrits du roi , des ordres du con-
seil d'état, et pe connut plus de frein. Je fus prêché
en chaire, nommé l'Antéchrist, et poursuivi dans
la campagne comme un loup-garou. Mon habit
d'Arménien servait de renseignement à la popu-
lace : j'en sentais cruellement l'inconvéniéUt; mais
le quitter dans ce^ circonstances me semblait une
{âjCheté, Je ne pus m'y résoudre, et je me promenais
«»
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) l35
trangiiillement dans le pays avec mon caffetan et
mon bonnet fourré, entouré des huées de la ca-
n^ille'et quelquefois de ses cailloux. Plusieurs fois en
passant devant des maisons, j'entendais (iir« à ceux
qui les^ habitaient : Apportez-moi mon fusil , que je
lui tirlp dessus. Je n'en allais pas plus i|;ite : ils n'en
étaient que plus furieux ; mais ils s'en tinrent tôUr
jours aux menaces,* du moin^ pQUP l'article (}e&
armes à feu. • .
Durartt touté^'cettefermentation,^e ne laissai pas
d!avoir deux fprt grands . plaisirs auxquels je (us
Ipien sensible. Le premier fut de pouvoir, faire un
acte de reconnaissance par le -canal dç Milord Ma-
réchal. Tous les honnêtes geïis de Neudiâtel, in-
dignes des traitements que j'essuyais et des ma-
noeuvres dont j'étais la vietiqfie, avaient les ministres
en exécration ,. sentant bien qu'ils suivaient des inj-
pulsioQs étrangères et qu'ils n'étaieat que les sa-
tellites d'autres gens qui se cachaient en les gisant
agir, çt craignant que mon exemple ne tirât à
conséquence pour l'établissement d'une véritable*
inquisitien.^ Les inagisl^rats , et surtout M. Meuron-,
qui avait succédé à M. d'Ivernois dans la char^ge
de procureur-général , faisaient tous leurs efforts
pourme défendre. Le colonel Pury, quoique simple
particulier, en fit davantage et réussit mieux. Ce
ftit lui qui trouva le moyen de faire bouquer Mont-
moUin dans son consistoire en retenant les anciens
dans leur devoir. Comme il avait du crédit, il l'em-
ploya tant qu'il put pour, arrêter la sédition; mais
il n'avait que l'autorité des lois, de la justice et de
* j . '■»
*■• ■- i-
l36 ■ LES CONFESSIONS.
la raison à opposer à celle de Targent et du viii.
La partie n'était pas égale , et dans ce point Mont-
moUin triompha de lui. Cependant, sensible à ses
soins et à son zèle , j'aurais voulu pouvoir loi renelre
bon office pour bon ofifice , et pouvoir m'acquitter
avec lui de quelque façon. Je savais qu'il convoitait
fortune place de conseiller d'état; maiss'étant mal
conduit au gré de. la cour dans l^affaire du ministre
Petitpierre, il était en disgrâce auprès du prince
et du gouverneur. Je risquai pourtant d'écrire en
âa faveur à.Milord Maréchal; j'osai même parler
de l'emploi qu'il désirait^ et si heureusement, que,
contre l'attente de tout le monde, il lui fut ppesque
aussitôt conféré par le roi. C'est ainsi que le sort,
qui m'a toujours mis en même temps trop haut et
trop bas, continuait à me ballotter d'une extrémité
à l'autre ; et tandis que la popule^e me couvrait de
fàpge je faisais un conseiller d'état. -^ '
Mou autre grand plaisir fut une visite que wnt
mé faire madame de Verdelin avec sa fille, qu'elle
avait menée aux bains de Bourbonne, d'où. elle
poussa jusqu'à Motiers, et logea chez moi^deux ou
trois jours. A force d'attentions et de soins, elle
avait enfin surmonté ma longue répugnance; et
mon cœur, vaincu par ses caresses, lui rendait
toute l'amitié qu'elle m'avait si long- temps témoi-
gnée. Je fus touché de ce voyage, surtout dans la
circonstance où je me trouvais , et où j'avais grand
besoin , pour soutenir mon courage, des consola-
tions de l'amitié. Je craignais qu'elle ne s'affectât*
des insultes que je recevais de la populace, et j'au-
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) l^J
rais voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas
contrister son cœur : mais cela ne^me fut pas pos-
sible ; et quoique, sa présencp contint un peu les
insolents dans nos promenades , elle en vit assez
pour juger de ce qui se passait dans les autres
temps. Ce fut même durant son séjour chez moi
que je commençai d'être attaqi^é de nuit dans ma
propre habitation. Sa femme de chambre trouva
ma fenêtre couverte un matin des pierres qu'on
y avait jetées pendant la nuit. Un banc très-mas-
sif, qui était dans la rue à côté de ma porte et
fortement attaché, fut détaché, enlevé, et posé de-
bout contre la porte, de sorte que, si l'on ne s'en
fut aperçu, le premier qui, pour sortir, aurait ou-
vert la porte d'entrée , devait naturellement être
assommé. Madame de Yerdelin n'ignorait rien de
ce qui se passait ; car , outre ce qu'elle voyait elle--
même, son domestique, homme de confiance, était
très-répandu dans le village , y accostait tout le
monde, et on le vit même en conférence avec
Montmollin. Cependant elle ne parut faire aucune
attention à rien de ce qui m'arrivait , ne me parla ni
de Montmollin , ni de personne \ et répondit peu de
chose à ce que je lui en dis quél(|uef ois. Seulement
paraissant persuadée i|ue le séjour de l'Angleterre
me convenait plus^ qu'aucun autre ,.elle me parla
beaucoup de M. Hume qui était alors à Paris , de
son amitié pour moi , du désir qu'il avait de m'être
utile dans son pays. Il est temps de dire quelque-.
^ chose de M. Huiœ.
Il s'était acquis une grande réputation en France
l38 LES COITFESSlOlJrS.
et surtout parmi les encyclopédistes^ par ses trai-
tés de commerce et de politique , et en dernier
lieu par son histoire^de la maison Stuart , le seul
de ses écrits dont j'avais lu quelque chose dans
la traduction de l'abbé Prévôt. Faute d'avoir lu ses
autres ouvrages , j^étais persuadé , sur ce qu'on
m'avait dit de lui, que M. Hume associait une
ame très - républicaine aux paradoxes anglajis en
faveur du luxe. Sur cette opinioi}, je registf'dais
toute son apologie de Charles 1?'^ ct>^mle un pro-
dige d'impartialité, et j'avais une aussi grande idée
de sa vertu que de son génie. Le désir de con-
naijt*e cet homme rare et d'obtenir son amitié^
avait beaucoup augmenté les * tentations de passer
en Angleterre que me donnaient les sollicitations
dç madame de Boufflers, intime ajtiie de M: Hume.
Arrivé en Suisse, j'y reçus de lui, par la voie de
cette dame , une lettre extrêmement flatteuse ,
dans laquelle, aux plus grandes louanges sur mon
génie, il joignait la pressante invitation de passer
en Angleterre', çt l'offre de tout son crédit et de
tapis ses amis pour m'en rendre le séjour agréable.
Je trouvai sur les lieux Milord Maréchal , le com-
patriote et l'ami de JVt. Hume , qui me cc^firma
tout le bien que j'en |>énfeiis, et (jui m'apprit
même à son» sujçt une anecdote littéraire qui l'avait
beaucoup frappé, et qui me frappa de même. Val-
lace, qui avait écrit contre Hiime au çujet delà
population des anciens, était absent tandis qu'on
imprimait son ouvrage. Hume se âhargea de revoir
les épreuves et de veiller à yéditioo. Cette conduite
PARTIE II, LIVRE xir. (1765) i3g
était dans mon tour d'esprit. C'est ainji que j'avais
débité des copies , à six sols pièce , d'uile chanson
qu'on avait faite contre moi. J'avais donc toute
sorte de pr^'ugés en faveur de Hume, quand ma-
dame de Verdelin vint nie parler vivement de
l'amitié qu'il disait avoir pour moi, et de son em-
pressement à me faire les honneurs de l'Angle-
terre; car c'est ainsi qu'elle s'exprimait. Elle me
pressa beaucoup de profiter de ce zèle, et d'écrire
à M. Hiune. Gomitie je n'avais pas naturellement
de penchant pour l'Angleterre, et que je ne voulais
prendre ce parti qu'à l'extrémité , je refusai d'écrire
et depromettre; mais je la laissai la msjîtresse de
faire tout ce qu'elle jugerait à propos pour main-
tenir M. Hume dans ses bonnes^ dispositions^ En
quittant Motiers,*elle me laissa persuadé, par tout
ce qu'elle m'avait dit de cet homme illustre, qu'il
était de mes amis, et qu'elle était encore plus de
ses amies.
Après son départ, Montmollih poussa ses ma-
nœuvres, et la populace ne connut plus de frein *.
Je continuais cependant à me promener tranquil-
lement au milieu dés huées; et le goût de la bota-
nique , que j'avais commencé de prendre auprès
du docteur d'Ivernois, do^pant un npuviS intérêt
à mes promenades^ mp faisait parcourirïè pays en
* Dans une longue lettre adriès^ à du Peyrod le 6 août lyôb p
écrite exprès pour être rendue* pul>Kqi;e et qui le fut effectiTement
bientôt après, Rousseau retrace /'^i^ détail l'historique" de ses. rela-
tions atec le pasteur de Motiers , et fait plus particulièrement con«
naître le caractère de cet homme et rinjùstice de ses procédés envers
lui. Voyez la Correspondance.
l4o LES COflFtSSlOlNS.
herborisant j sans m'émoiivbir des clameurs de
toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisait
qu'irriter la fureur. Une dfjs choses qui m'affectè-
rent le plus fut de voir les familles de^ mes amis " ,
ou des gens qui portaient ce nom , entrer assez
ouvertement dans la ligue de mes persécuteurs ;
comme les d'Ivernois , sans en excepter même le
père et.iç frère de mon Isabelle, Boy de la Tour,
parent de l'amie chez qui j'étais logé, et madame
Girardier , sa belle-sœur. Ce Pierre Boy était si
butor, si bête, et se comporta si brutalement, que,
pour ne pas me mettre en colère , je me .permis
de le plaisanter; et je fis, dans le goiit du petit
Prophète, une petite brochure de quelques pages,
intitulée , la Fision de Pierre de la Montagne, dit le
Voyant , dans laquelle je trouvai le moyen de tirer
assez plaisamment sur les miracles qui faisaient
alors le grand prétexte de ma persécution. Du
Peyrou fit imprimer à Genève ce chiffon , qui n'eut
dans le pays qu'un succès médiocre ; les Neu-
chàtelois, avec tout leur esprit, ne sentant guère
° Celle rHtBiîlé aTait commencé di^s mon séjour à i'verfiun : car
le hijiineret Boguiii étmit mart va an ou deax après mon di'part de
celle ville , le vieux papa Roguin eul la bonue foi de me marquer ,
arec douleur, qu'on avait trouvé dans les papiers de son parent,
des preuieB qu'il était piitré* dans le complut pour in'expuber
d'Yverduu et île l'état de Berne. Cela prouvait bien alairtnnent^ue
ce complot n'était pas, comme ou voulait le faire croire, une af-
faire de cagutisme, puisque le hannerel Roguin, loin d'être un
dévot, poussait le matérialisme cl l'incrédulité jusqu'à l'iulolcrance
et au fanatisme. Au reste, persunue à Vverdun ne s'était si fort em-
paré de mut , ne m'avait tant prodigué de careafes , de louanges et
de flalterie . que ledit hannerel. Il suivail (Idélement le plan chéri de
1
PARTIE II, LIVRE Xll. (^lyGS) l4l
le sel attiqiie ni I-i plaisanterie, sitôt qu'elle esl
un peu fine.
Je rais un peu plus de soin à un autre écrit du
même temps , dont oii trouvera le manuscrit parmi
mes papiers , et dont il faut dire ici le sujet.
Dans la plus grande fureur des décrets et de la
persécution , les Genevois s'étaient particulière-
ment signalés, en criant haro' de toute leur force;
et mon ami Vernes -entre autres , avec une généro-
sité vraiment théologique, choisit précisément ce
temps-là pour publier contre moi des lettres où il
prétendait' prouver que je n'étais pas chrétien. Ces
lettres ,'écrites avec un ton de suffisance', n'en étaient
pas meilIeuiTs , quoiqu'on assurât que le naturaliste
Bonnety avait mis la main : car ledit Bonnet, quoi-
que matérialiste, neJaiAe pas d'être d'une ortho-
doxie très- intolérable , atSl, qu'il s'agit de moi. Je
ne fus assurément pas tenté de répondre àcet ou-
vrage; mais l'occasion s'étant .présentée tl'en dire
un mot dans les Lettres de ia montagne, ]'y insérai
une petite n6te assez dédaigneuse , qui mit^Vei-nes
en fureur. Il remplit Genève de's cris de sa rage ,
et d'Ivernois me marqua qu'il ne se'pffesédait pas.
Quelque temps après parut une feuilleanonyme,
qui semblait écrite, aulieu d'encre , avec feau du
Phlégéton. On m'accusait, dans cette lettre, d'avoir
exposé mes enfanta dans lé-S rues, de traîner après
moi une coureuse de corpsrde-garde , d'être usé
de débauche, pouri de vérole, et d'aiitfts gentil-
lesses semblables. Il ne me fut pas difficile dé re-
connaître mon homme. IWa première idée, à la iec-
i42 LES COUFESSIOHS.
ture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix tout
ce qu'on appelle renommée et réputation parmi
les hommes, en voyant traiter de coureur de bor-
del un homme qui n'y fut de sa vie , et dont le plus
grand défaut fut toujours d'être timide et honteux
comme une vierge, et en me voyant passer pour
être pouri de vérole, moi qui n'on-seulement n'eus
de mes jours la moindre atteinte d'aucun mal de
cette espèce , mais que des gens de l'art ont même
cru.conformé de manière à ti'en pouvoir contrac-
ter. Tout bien pesé, je crus ne pouvoir mieux ré-
futer ce libelle qu'en le faisant imprimer dans la
ville où j'avais le plus vécu; et je l'envoyai à Du-
chesne pour le faire imprimer tel qu'il était , avec
un avertissement où je nonmiais M, Vernes, et
quelques courtes notes pour, l'éclaircissement' des
faits. Non content d'avoir feit btiprimer cette feuille,
je l'envoyai à plusieurs personnes, et eiïtre autres
à M. le prince Louis de Wirteraberg, qui m'avait
fait des avances très-bounétes , et avec lequel j'é-
tais alors en correspondancciCe prince, du Peyrou,
et d'autres , parurent douter que Vernes (ùt l'au-
teur du libelle', et me blâmèrent de l'avoir nommé
trop légèrement. Sur leurs représentations, le scru-
pule me prit, et j'écrivisà Duchesne de supprimer
cette feuille. Guy m'écrivit l'avoir supprimée; je
ne sais pas s'il l'a fait; je l'ai trouvé menteur en
' Il est intilulë ScntimenU atj citoyens- Il est de Voltaire, et n'a été
compris parmi ses cBuvres que dans l'édition de M. Renouard et
dans celle de M. Lequien. il fait aussi partie de l'éditiDii Dupont.
Voltaire ne l'a pas désavoué, et M. Wsgnière, son serrc'lntre , a nt-
tesCé par écrit que cet odieux libelle était dË l'auteur de Zaïre
PARTIE 11, LIVRE XII. (1765) \^'i
tant d'occasions, que celle-là de plus ne serait pas
une merveille; et dès-lors j'étais enveloppé de ces
profondes ténèbres, à travers lesquelles il m'est
impossible de pénétrer aucune sorte de vérité.
M. Vernes' supporta cette imputation avec une
modération plus qu'étonnante dans nn bomme
qui ne l'aurait pas méritée , après la fureur qu'il
avait montrée auparavant. Il m'écrivit deux ou trois
lettres très-mesurées, dont le but me parut être de
tâcher de pénétrer, par mes réponses, à quel point
j'étais instruit, e( si j'avais quelque preuve contre
lui. Je lui fis deux réponses courtes, sèches, dures
dans le seils , mais sans malhonnêteté dans les
termes, et dont il ne se fâcha point. A sa troisième
lettre, voyant qu'il voulait lier une espèce de cor-
respondance, je ne répondis plus : il me fit parler
par d'Ivernois. Madame Cramer écrivit à du Peyrou
qii'elle était sûre que le libelle n'était pas de Vernes.
Tout cela n'ébranla point ma persuasion ; mais
comme enfin je pouvais me tromper , et qu'en ce
cas je devais i Vernes une réparation authenti-
que, je lui fis dire par d'ivemois que je la lui ferais
^elle qu'il en serait content, s'il pouvait m'indi-
quer le véritable auteur du libelle, ou me prouver
du moins qu'il ne l'était pas. Je fis pjus : sentant
bien qu'après tout, s'il n'était pas coupable, je n'a-
vais pas droit d'exiger qu'il me prouvât rien , je
pris le parti d'écrire , dans un Mémoire assez ample ,
les raisons de ma persuasion , et de les soumettre
au jugement d'un arbitre que Vernes ne pût ré-
cuser. On ne devinerait pas quel fut cet arbitre
"1
t44 * W LKS CONFESSIONS.
que je^flhoisis { le conseil de Genève. Je déclarai à
la fin du Mémoire que si,*après l'avoir examiné et
lait les perquisitions qu'il jti^raît nécessaires , et
qu'il était bien à portée de faire avec succès, le
conseil prononçait que M. Vernes n'éftiii pas l'au-
teur du libelle, dès l'instant je cesserais Mncère-
ment de croire qu'il l'est, je partirais pour m'aller
jetel- à ses pieds, et lui demander pardon jusqu'à
ce que je l'eusse obtenu. J'ose le dire, jamais mou
zèle ardent polir l'équité, jamais la» droiture, la
générosité de mon',ime, jamais rfia confiance dans
ctt amour de la justice , inné dans tous les cœurs ,
ne se montrèrent plus, pleinement, plus sensible-
ment qiïe dans ce sage et touchant Mémoire, où
je prenais sans hésiter nies plus implacables en-
nemis pour arbitres entre le calomniateur et moi.
Je Jus cet écrit pC du Peyrou : iifut d'avis de le sup-
primer, et je le supprimai. Il me conseilla d'at-
tendre les preuves que Vernes ■promettais. Je. les
attendis, et je tes" attends encore :' i! me conseilla
de' me taire en attendant; je me tus, et me tairai
le reste de lûa, vie, blâmé d'avoir chargé Vernes
d'une imputation grava, feusse et sans preuve,
quoique je reste intérieurement persuadé, con-
vaincu, comme de ma propre existence , qu'il est
l'auteur du libelle. Mon îV^émoire est entce les mains
de M. du Peyrou. Si jamais il voit le jour, on y
trouvera mes raisons , et l'on y connaîtra, je l'es-
père, l'ame de Jean-Jacques, que mes contempo-
rains ont si peu voulu connaître'.
' Ce paBMge dea Con/eaiioBi m'a fait une nécessite indispenBoble
PARTii; II, r.ivRE XII. (r765j i45
Il est temps d'en venir à ma catastrophe de
Motiers, et à mon départdu VaWe-Travers , après
deux ans et demi de séjour, et huit mois d'une
constance inébranlable à souffrir les plus indignes
traitements. Il in'est. impossible de me rappeler
netfeinent les détails de cette désagréable époque;
mais on ^es trouvera dans la relation qu'en publia
dn Peyron, et dont j'aurai à parler dans la suite.
B'épuis le dépai^t de madame de Verdelin, la
fermentation devenait pins vive; et, malgré les
rescrits réitérés du roi, malgré les ordres fréquents
du conseil d'état^malgréles soins du châtelain et
des magistrats du lieu ,' le peuple me regardant
tout de bon comme l'Antéchrist, et voyant toutes
ses clameurs inutiles, parut enfin vouloir en venir
ans voies de fait; déjà dans les chemins les cail-
loux commeri^aîent k rouler auprès de moi, lancés
cependant encore d'un peu trop loin pour pou-
voir m'atteindre. Enfin la nuit de la foire de Mo-
tiers, qui est au commencement de septembre, je
fus-àttaqué dans ma deirieure , de manière à mettre
en danger la vie de ceux qui l'habitaient.
A minuit, j'râitendis un grand bruit dans la ga-
lerie qyi régnait sur le derrière de la maison. Une
grêle de cailloux , lancés contre la fenêtre et la
porte qurdonnaientsur cette galerie, y tombèrent
de pubUer
l'équité le
a défense
ce Èémoire
prescrivait ,
. (Note (ie du
■. On le troi
avec desnol
ivera donc
tes fournies
cL-après,«, com.
par M. Vemw pc
. Cespièf
À M. VeroR
il bat cunvc
■ea font partie dn [itésent Tolnmo. Ronueau liil injuste en allriljn
i M libelle. Il ïit élonmnt cp'il n'ait pas sonpçonnf Voltaire. M
rnir que M. Vemos oe repuiisse |ioint l'accoiation avec rénergi<
1 goE méritait une impuliitioii pareille.
K.
J
J*
146 I-ES CONFESSIONS.
ayqc tant de fracas , que inon chien , qui couchait
4ans la galerie , et qui avait comipençé par aboyer,
se tut de frayeur, et se sauva dans un coin, ron-
geant et grattant les planches pour tâcher de fuir.
Je me lève au bruit; j'allais sortir de ma chambire
pour passer dans la cuisine, quand un caillou Jancé
d'une mail) vigoureuse traversa la cuisine après en
avoir cassé la fenêtrç, vint ouvrir la porte de nia
A^^^ chambre et tomber au pied dé n^ôn lit; de sorte
que si je m'étais pressé d'une seconde*^ j'avais fe
*\ caillou dans l'estomac. Je jugeai que le bruit avait
été fait pour m'attir^r, et le cafllou lanôé po^r
m'accueilUr à ma sortie. J^e. saute dans la ouisine.
J'y trouve Thérèse , qui s'était aifs^i levée , et qui
toute tremblante accourait k moi. Nous jqous rauT
geons contre un mur , hars de la direction de la
fenêtre , pour éviter ^'atteinte des pterres et déli-
bérer sur ce que nous avions à faire ; car' sortir
pour appeler du secours, était le moyen.de npus
faire assommer. Heureusement, la servante d'un
vieux bon-hoonme qui logeait aurdessQus de mdî^e
leva au bruit, et courut apipeler M. le châtelain,
dont nous étions porte à porte. U saute de son Ut,
prend sa robe de chanabre  1^ hâte , et vient, à
l'instant avec la garde, qui, à causp de la foire,
faisait la ronde cette nuit-là, et se trouva tout à
portée. Le châtelain vit le dégât avec un tel efj&roi,
qu'il en pâlit; et, à la vue des cailloux dont la
galerie était pleine , il s'écria ÏP Mon dieu ! c'est
une carrière! En visitant le bas, on trouva que
la porte d'une petite cour avait été forcée, et
PARTIE II, JLIVt^E XII. (1765) 147
qu'on avait tepté de pénétrer dans b maison parla
galerie. En réch€rchant * pourquoi la garde n'avait
point aperçu ou empêché le désordre, 1 se trouva
qife.ceux de Mo tiers» s'étaient obstinés .à vouloir
faire cett^ gardé Tior$ de leur raii^, quoique ce ftit
le tovir d'un autre village. -Le lendemain, le châte-
feiifl en^sîoya son rapport au conseil d^tat, qiii deux
jpurs après lui envoya l'ordre d'informer sur cette
affaire, «de promette une récotn^pehse et le Siecret
à ceux qui dénfcnceraient les coupables , et de
mettre etl ^t};endaiy:^ , aux frais du prince , des
gandes à ma maison et à celle du châtelain qui la
touchait. jU# lendeçfiain , le coionel Piiry , le pro-
cureur-génj^ral Meuron, le châtelain ]\faFtîïvBt, le
recf^xeur Guyenet , le tré&orieç d'IveruQis et son
plère, en un mot tout ce qttll jr, avait de gens dis-
tingués dans le pays, vinrent me voir, et réunirent
leurs sollicitations pour m'engager à céder à l'o-
rage, et à sortir ^au moins pour un teiups d'une
paroisse où je ne pouyais pkis vivre en sûreté ni
avec honneur* Je m'aperçus même que le châte-
lain , effrayé des fureurs de ce peuple forcené , et
craignant qu'elle ne s'étendissent jusqu'à lui, au-
rait été bien aise de m'en voir partir au plus vite,
poiu* n'avoir plus l'embarras de m'y protéger , et
pouvoir le quitter lui-mêmç, comme il fit après
mon départ. J^e cédai donc, et même avec peu de
peine ; car le "spectacle de la haine du peuple me
causait un déchirÉnent de èœur que je ne pouvais
plus supporter ^.
' On a vouitt révoquer en doute cette lapidation : MM. Servan
10.
*V{
;»»
.f
l48 LES CONFESSIOTIS.
J'avais plus d'une retiiaite à choisir. Depuis le re-
tour de madalne de Verdelin à Paris, elle m'avait
parlé dans plusieurs lettres d'un M. Walpole
qu'elle appelait lïiilord \ lequel , pris d'un grslTid
zèle en ma fai^ur, me proposak, da^s une^e ses
terres, un asile dont ellé'me faisajyi^les descriptions
les plus agréables , entrant ,* par,^ j;apport au loge-
ment et à la subsistance , dans des détails qui mar^
quaient à quel poirft ledit milcfrd Walpole*s'occu-
pait avec elle de ce projet. Milord Maréchal m'avait
toujours conseillé l'Angl^err* ou l'Ecosse:, et m'y
offrait aussi un ^sîle danî^ ses terres ; m2(fe il irfen
offrait un qui oie *teptait beaucoup ^diqrantagé';a
Potsdam , a^prèà de lui. Il venait de njp faire part
d'un propos que le roi lui avait tenu à mon sujet,
et qui était une espèce'd'invitation de m'y rendre';
et madame la duchesse de Saxe-Obtha ccMuptait si
bien sur ce voyage , qu'elle m'écrivit pour ihe pres-
ser d'allet* la voir en passant', et de m'arrêter quel-
que temps auprès d'elfe ; mais j'avais un. tel attache--
et d'Escherny la représentent comme une farce (mot dont on s'est
servi) ; le premier dit tenir d'un homme digne de foi y que ce fut une
ruse de Thérèse qui, cependant ^n'étuit^. guère jrnsée. D'Escherny
partage cette opinion, et peut-être n'est-il queFliomme digne de foi
de M. Servan. A ce témoignage j'oppose i** celui de du Peyrou;
'1° le rapport du châtelain de ]^otiers, éveille parle tumulte, et .qui,
dans son procès-verbal dit qu'une des portes de la maison fut enfonc^
et le mur criblé de pierres ; 3° la garde mise le lendemain à la porte de
cette maison ; 4° l'offre faite par la communauté de Cornet d*fin asile
à Rousseau , en lui garantissant quilne serait plus lapidé. Il existe plu-
sieurs arrêts rendus par les autorités locales i qui devaient savoir ce
qui se passait sous leurs yeux , mieux que l'homme digne de fol. Fré-
déric intervint plus tard et crut à la réalité de cette lapidation , et.
il ne faisait pas bon mistifier Frédéric. On peut en sûreté de cons-
cience, croire u» fait dont il n6^ doutait pas. '
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) l49
ment pour la Suisse, que je ne pouvais nie résoudre
à loj quitter, tan^qu'il me serait possible d'y vivre,
et je pris ce temps pour exécuter un projet dont
j'étais.occupé depuis quelques mois, et dont je n'ai
pu parler encore, pour ne pas couper le fil de
mon récit. * ^
Ce projet ^consistait à m'aller établir dans l'île
de Saint-Pierre, domaine de l'hôpital de Berne, au
milieu du lac de Bienne. Dans un pèlerinage pé-
destre, que j'avak fait l'été précédent avec du Pey-
rou, nous avion's visité cette île, et j'en avais été
tellement enchanté, que je n'avais cessé depuis ce
temps-là de songer aux moyens d'y faire ma de-^
meure. Le plus granS obstacle -était que l'île ap-
partenait aux Bernois, qui, trois ans auparavant,
m'avaient vilainehient chassé de chez qvlx ; et outre
que ma fierté pâtissait à retourner chez; dès gens
qui m'avaient si mal reçu , j^avâ^is lieu de craindre
qu'ils ne me laissassent pas plus en repos dans
cette île qu'ils n'avaient fait à Yverdun. J'avais con-
sulté là-dessus Milôrd Maréchal , qui , pensant •
comme moi que les Beriiois seraient bien aises de
me voir relégué dans cette île et de m'y tenir en otage
pour les écrits que je pourrais être tenté de faire,
avait fait sonder là-dessus leurs dispositions par un
M. Sturler, son ancien voisin de Colombier. M. Stur-
1er s'adressa à des chefs de l'état^ et sur leur iré-
ponse, assura Milord Maréchal que les Bernois,
honteux de leur conduite passée, ne demandaient
pas mieux que de me voir domicilié dans l'ile de
Saint-Pierre, et de m'y laisser tranquille. Pour sur-
l5Ô LES CONFESSIONS,
•
croît de précaution', avant de risquer d'y aller rési-
der, je fis prendre de nouvelles informations par le
colonel Chaillet, qui me confirma les mêmes choses ;
et le receveur de l'île ayant reçu de ses maîtres la
permission de m'y loger, je crus ne rien risquer
d'aller m'établir chez lui , avec l'agrément tacite ,
tant du SQiïverain que des propriétaires; car je ne
pouvaiç espérer que MM. de BA*ne reconnqssent
ouvertement l'injustice qu'ils m'avaient faite , et
péchassent ainsi contré la plus i||violable maxime
de tous les souverains.
L'île de Saint-Pierre, appelée à ÎJeuchâtel l'îfe
de la Motte, au milieu du lac de Bienne, a environ
une demi-lieue de totir; maiS dans^)e petit espace,
elle fournit toutes lë^ principales productions né-
cessaires à la vie. Elle a des cbanips, des prés, des
vergers, des bois, des vignes; et le tout, à la fa-
veur d'un terrain varfé et montagneux , forme une
distribution d's^utant plus agréable , que ses par-
ties ne se découvrajit pas toutes ensemble, se font
valoir mutueHenïent, et font juger l'île plus grande
qu'elle n'est en effet. Une terrasse fort élevée en
forme la partie occidentale qui regardé Gleresse
et Bonneville. On a planté cette terrasse d'une lon-
gue allée qu'on a coupée dans son milieu par un
grand salon, où durant les vendanges on se ras-
semble les dimanches , de tous les^ rivages voisins,
pour danser et se réjouir. Il n'J^ a flans l'île qu'une
seule maison , mais vaste et commode , où loge le
receveur, et située dans un enfoncement qui la
tient à l'abri des vents.
Ai
PARTIE II, LIVRE XII. (1765) l5l
A (îiiKj OU six cents pas de l'ile est , du côté du
sud, une autre île» beaucoup plus petite, inculte et
déserte , qui* paraît avoir été détachée autrefois de
la grande par les orages , et ne produit parmi ses
^raviefs que des saules et des persicaires, mais où ♦
est cependant un tertre élevé, bien gâzonné et très-
' agréable. La forme de ce lac est un ovale presque
régulier. Seis rives, moins riches que celles des lacs
de Genève et de Neuchâtel , ne laissent pas de for-
mer une assez belle décoration, surtout ^dins la
partie occidentale, qui est très-peuplée, et bordée
de vignes au pied d'une chaîne de montagnes, à
peu près comme à Côte-rôtie^ mais qui ne donnent
pas d^u^si bon vin. On y trouve, en allant du' sud
au* nord , k bailliage de Saint-Jean , Bonneville ,
Bienne et Nidau à l'extrémité du lac; le tout en-
tremêle de villages très-agréables.
Tel était l'asile que je m'étais ménagé , et où je
résolus d'aller m'établir en quittant le Val-de-Tra-^
vers \ Ge choix était si conforme à iw)n goût pa-
cifique, à mon humeur solitaire et paresseuse,
que j[e le Conapte parmi les douces rêveries dont
je me iSuis le plus vivement passionné. Il me sem-
blait que dans cette île je serais plus séparé des
bompfies^ plus à l'abri de leiyrs outrages, plus ou*
" Il n'jest peut-être pas inutile d'averti]: que j'y laissais un ennemi
particulier dans un M. du Terraux, maire des Verrières, en très-
médiecrç estime dans le pays , mais qui a un. frère qu'on dit Bonnéte
homme > dans ies bureaijix de M. de Saint-Florentin. Le maire l'était
allé voir quelque temps ayant mon aventure. Les petites remarqiies
de cette espèce , qui par elles-mêmes ne sont rien , peuvent mener *
dans la suitç a U, décoaTerte de bien àts tonte rrain». *^'^i
l56 LES CONFESSIONS.
qui reste là les bras croisés dans une inaction to-
tale, et lïe pense pas plus qu'il n'agit. C'est à la
fois celle d'un enfant qui est sans cesse en mou-
vement pour ne rien faire , et celle d'un- radoteur
qui bat la campagne, tandis quC ses bras sont^n
repos. J'aime à ni'occuper à faire des riensi , à com-
mencer cent choses et n'en achever aucune , à
aller et venir comme la tête me chante , à changer
à chaque instant de projet, à suivre une mouche
dans toutes ses allures, à voulqir déraciner un ro-
cher pour voir ce qui est dessous, à entrepren'dre
avec ardeur tm travail de dix ans, et à l'aban-
donner sans regrets au bout de- dix minutes, à
muser enfin toute la journée sans ordre et sans
suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice
du moment.
La botanique, telle» que je l'ai toujours consi-
dérée , et telle qu'çUe commençait; à devenir pas-
sion pour moi , était précisément une étude oiseuse ,
propre à remplir tout le vide ,de mes loisirs , sans
y laisser , place au délire de l'imagii^iation , *iii à
l'ennui d'un (Jésœuvrement , total. Errer noncha-
lamment dans les bois et dans la campagne, prendre
nmçlûc^pnent çà et là, taïitôt une fleur, tantôt
un .r^uiieaï|Kfirouter moo-foin presque au hasard,
observer mule et mille fois les mêmes choses , et
toujours avec le n^ême intérêt , parce que j,e les
oubliais toujours , était de quoi passer l'éternité
sans pouvoir m'ennuyer un moment. Quelque élé^
' VâR. m i,„. an radoteur dont la tête bat la campagne ^ sitôt que
• . ■
PARTIE II, LIVBE XII. ( l^GS) 1 ^J
gante, quelque admirable, quelque diverse quf
soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas
assez un œil ignorant pour l'intéresser. Cette con-
stante analogîe , et pourtant cette variété prodi-
gieuse qui règne dans leur organisation , ne trans-
porte que ceuxquiontdéjàquelque idée du système
végétal. Les autres n'ont, à l'aspect de tous ces
trésors de la nature, qu'une admiration stiqiide
et monotone. Ils ne voient rien en détail, parce
qu'ils ne savent pas même ce qu'il faut regarder;
et ils ne voient pas non plus l'ensemble , parce
qu'ils n'ont aucune idée de cette chaîne de rapports
et de combinaisons qui accable de ses merveilles
l'esprit de l'observateur. J'étais, et-mondéfaut de
mémoire me devait tenir toujours., dans cet heu-
reux point d'en savoir assez peu pour que tout me
fût nouveau, et asses pour que tout me fût sen-
sible. Les divers sois dans lesquels l'île , quoique
petite, était partagée, m'offraient une suffisante
variété de plantes pour l'élude et pour l'anmsement
de toute ma vie. Je n'y voulais pas laisser un poil
d'herbe saris analyse , et jC m'ari-angcais déjà pour
filire, avec un recueil immense d'observations eu-
rieusfes, la Flora Pelrùisularis.
Je fis venir Thérèse avec mes livres et mes ef-
fets. Nous nous mimes en pension chez le receveur
de nie. Sa femme avait à Nidau ses sœursqui la
venaient voir tour-à-toiir , et qui faisaient à Thé-
rèse une compagnie. Je fîs-Ià l'essai d'une douce
vie dans laquelle-j 'aurais voufu passer la r&ienne,
et dont le goût que j'y pris ne servit qu'à me faire
r
ï6o l.liS CONFESSIONS,
plantes du Jardin-Royal , était d'une telle igi^*
irance dans la campagne , qu'il n'y connaissait plus
rien. Je suis précisaient le contraire : |e connais
quelque chose à l'ouvrage de la nature; mais rien
à celui du jardinier.
Pour les après-dinées , je les livrais totalement
à mon humeur oiseuse et nonchalante, et à suivre
sans régie l'inipillsion du moment. Sori^ent, quand
l'air était calme ,'j'ajlais imjnaédiatemenl en sortant
de table m^ jeter seul dans un petit bateau , que
le receveur m'avait appris, à mener avec une seule
rame; je m'avançais. en pleine' gau. Le m&nientoù
je dérivais me donnait une joie qui allait jiisqu'aii
tressaillement, et dont il m'est impossible de dif-e
ni de bien comprendre la cause , si ce n'était peut-
être une féUcitatitm secrète d'être en cet état hors
de l'atteinte des méchants. J-erràls ensuite seul
dans ce lac, approchant quelquefois du "rivage,
maïs n'y abordant jamais. Souvent laissant aller
mon bateau à la merci de l'air et de l'eau, je
me livpais à des rêveries sans objet, et qiii, pour
être stupidés , n'en étaient pas moins douces. Je
m'écriais parfois avec attendrissement : O nature !
6 ma mère! me voici sous ta seule garde; ii a'y
a point ici d'honmic adroiMet fourbe qui s'inter-
pose entre toi et moi. Je m'éloignais ainsi jusqu'à
demi-lieue de terre; j'aurais voulu que ce lafe eût
été l'ofcéan: Cependant , pour coiliplaire à mi5n
pauvre chien, qui n'aimait pàï Sutant que moi de
si longues stations sur l'eau, je suivais d'ordinaire
un but de promenades; c'étîiit d'aller débarquer
PAliïlË II, LIVRE XTI. (1765) iGl
^ la petite île, de m'y promener une heure ou deux,
bu de ra'étendre an sommet du tertre sur le ga-
aoii, ppur m'assouvir du plaisir d'admirer ce lac
et ses environs, pour examiner et disséquer toutes
les hartes qiii se trouvaient à ma portée, et pour
me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure
imaginaire dans cette petite île. Je m'affectionnai
fortement ^cette butte. Quand j'y pouvais mener
promener Tliérèse avec la receveuse et ses sœurs,
: comme j'étais fier d'.ètre leur pilote et leur guide!
Nous y portâines en pompe des lapins pour la peu-
. pler; autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade
me rendit la petite île encore plus intéressante. J'y
allais plus souvent et avec plus de plaisir 'depuis
ce temps-là, pour rechercher des traces du pro-
grès des nouveaux habitants.
A ces amusements , j'en joignais un qui me rap-
pelait la douce vie des Cliarmettes, et auquel la
saistm m'invitait particulièrement. C'était un détail .
de soins rustiqiles pour La récolte des légumes et
des fruits, et que nous nous faisions un plaisir,
Thérèse et moi, de partager avec la receveuse et
sa famille: Je me souviens qu'un Bernois, nommé
M. K.irchbergcr , m'étant venu voir, me trouva
perché sur un grand arbre, un sac attaché autour
de ma ceinture, et déjà si plein de pommes, que
je ne pouvais plus me remuer. Je ne fus pas fâché
de cette rencontre et de quelques "autres pareilles.
J'espérais que les Bernois, témoins de l'emploi de
mes loisirs^ ne songeraient plus à en troubler la
tranquillité, et roe laisseraient en paix dans ma so-
R. xvE. 11
^
i
102 LES GONf£SSIOirS.
litude. J'aurais bien mieux aimé y être confiné par
leur volonté que par la mienne : j'aurais été plus
assuré de n'y point voir troubler mon repos.
Voici encore un de ces aveux sur lesqtiels je
suis sûr d'avance de. l'incrédulité des lecteufs ; ob-
stinés à juger toujours de moi par eux-mêmes ,
quoiqu'ils aient été forcés de voir .dans tout le ■
cours de ma vie, mille affections internes qui ne
ressemblaient point saix leurs. Ce quHl y a de plus
bizarre est, qu'en me refusant tous les sentiments
bons ou indifférents qu'ils n'ont pas, ils sont tou-
jours prêts à m'en prêter de si mauvais , qu'ils ne
sauraient même entrer dans un cœur d'homme :
ils trouvent alors tout simple de me mettre en
contradiction avec la nature , et de Ésiire de moi un
monstre tel qu'il n'en peut même exister. Rien
d'absurde ne leur paraît incroyable , dès qu il tend
à me noircir; rien d'extraordinaire ne leur paraît
possible, dès qu'il tend à m'honorer.
Mais quoi, qu'ils en puissent croire ou dire,* je
n'en continuerai pas moins d'exposer fidèlement
ce que fut, fit et pensa J. J. Rousseau, sans expli-
quer ni justifier les singularités de ses sentiments
et de ses idées, ni rechercher si d'autres ont pensé
comme lui. Je pris tant de goût à l'île de Saint-
Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu'à
force d'inscrire tous mes désirs dans cette île , je
formai celui de n'en point sortir. Les visites que
j'avais à rendre au voisinage, les courses qu'il me
faudrait faire à Neuçhâtel, à Bienne, à Yverdun ,
à Nidau, fatiguaient déjà mon imagination. Un
PARTIE II, LIVRE XII. (1766) lG3
jour à passer hors de l'île me paraissait retran-
ché de mon bonheur; et sortir de l'enceinte de
ce lac était pour moi sortir de mon élément.
D's^iUeurs , l'expérience du passé m'avait rendu
craintif. 11 suffisait que quelque bien flattât mon
cœur, pour que je dusse m'attendre à le perdre ^
et Tardent désir de finir mes jours dans cette île
était inséparable de la crainte d'être forcé d'en sor-
tir. J'avais pris l'habitude d'aller les soirs m'îJsseoir
sur la grève , surtout quand le lac était agité. Je
sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser
à mes îpieds. Je m'en faisais l'image du tumulte du
monde , et de la paix de mon habitation ; et je
m'attendrissais quelquefois à cette douce idée , jus-
qu'à sentir des larmes couler de mes yeux. Ce re-
pos, dont je jouissais avec passion, n'était troublé
que par, l'inquiétude de le perdre ; mais cette in-
quiétude allait au point d'en altérer la douceur. Je
sentais ma situation si précaire , que je n'osais y
compter. Ah ! que je changerais volontiers , me
disais-je , la liberté de sortir d'ici , dont je ne me
soucie point, avec Passurance d'y pouvoir rester
toujours! Au lieu d'y^être souffert par grâce, que
n'y suis-j(e détenu par force ! Ceux qui ne font que
m'y souffrir, peuvent à chaque instant m'en chas-
ser; et puis-je espérer que mes persécuteurs, m'y
voyant heureux, m'y laissent continuer de l'être?
Ah ! c'est peu qu'on me permette d'y vivre; je
voudrais qu'on m'y condamnât, et je voudrais être
contraint d^y rester, pour ne l^être pas d'en sortir.
Je jetais un œil 'd'envie sur l'heureux Micheli Du-
II.
»*/
]64 LES CONFESSIONS.
cret qui, tranquille au château d'Arberg, n'avait
eu qu'à vouloir être heureux pour l'être *. Enfin,
à force de me livrer ti ces réflexions et aux pres-
sentiments inquiétants des nouveaux orages tou-
jours prêts à fondre sur nàbi, j'en vins à désiàrer,
mais avec une ardeur incroyable, qu'au Ue.u de
tolérer seulement mon hal^itatîon "^ans cette île ,
on me la donnât pour prison perûétuelle; et je
puis jurer qu^ s'il n'eût teriti qu'à m'oi^de m'y Êdre
condamner, je l'aurais fait avec }a:.;p}us granHè
joie, préférant mille fois la nécessité d'jr passer le
reste de ma vie, au danger d'en être expulsa **.
Cette crainte ne demeura pas long-^temps vaine.
Au moment où je m'y attendais le mbin$ , je reçus
une lettre de ^. le bailli dç Nidaii , dans le gou-
vernement duquel était l'île de Saint-Pierre : par
cette lettre il m'intimait de la part ^e leurs excel-
lences l'ordre cje sortir de l'île et de leurs états. Je
crus rêver en la lisant. Rien dfi moins naturel, de
moins raisonnable, de "moins prévu qu'un pareil
ordre : car j'avais plutôt regardé, nies pressenti-
ments comme lies inquiétudes d'un honùne effa-
rouché f>ar ses malheurs; que comme une pré-
voyance qui pût avoir le moindre fondement. Les
mesures que j'avais prises pour m'assurer de l'a-
•
* Il en a parlé au Liyre v , £t a /fût en peu de mots connaître le
caractère et le sort de ce personnage fiameux dans l'histoire de Gé-
nère. Voyez, tome i , page 336.
^'Dans ses Rêveries ( cinquième Plx>menad« ) il fait plus en détail
la description de Tiie de Saint->Pierre , et s'étend ayec complaisance
sur le bonheur suffisant ^par/uit et plei» dont il a joni constamment
pendant les deox mois cpi'il l'a habitée.
PARTIE II, LIVREiKU. (1765) l65
grémo^t tacite du souyéràîn , la tranquillité avec
laquelle on m'avait laissé &ire mon établissement ,
les visites <{e plusieurs Bernois et du bailli lui-même,
qui m'avait comblé d'amitiés et de prévenances,
la rigueur de la saison dans laquelle il était bar-
bare d'expulser un homme infirme; tout me fit
croire avec beaucoup de gens qu'il y avait quel-
queiûalentendu dans cet ordre, et que les malin-
tentionnés avaient pris exprès le temps des ven-
danges jet de l'infréquence du sénat pour me porter
brusquement ce coup.
■
Si j'avais écouté ma première indignation, je
serais piàrti sur-le-champ. Mais où aller? Que de-
venir à l'entrée de Thiver, sans but, sans prépa-
ratif , sans conducteur , sans voiture ? A moins de
laisser tout à L'abandon, mes papiers, mes effets,
toutes mes affaires, il me fallait du temps pour y
pourvoir; et il n'était pas dit dans l'ordre si on
m'en laissait ou non. La continuité des malheurs
commençait d'affaisser mon courage. Pour la pre-
mière fois je sentis ma fierté naturelle fléchir sous
le joug delà nécessité, et malgré les murmures de
mon cœur , il fallut m'abaisser à demander un dé-
lai. C'était à M. de Graffenried , qui m'avait envoyé
l'ordre, que je m'adressai pour le faire interpréter.
S% lettre portait une très-vive improbation de ce
même ordre , qu'il ne m'intimait qu'avec le plus
grand regret; et les témoignages de douleur et
d'estime dont elle était remplie*, me semblaient
autant d'invitations bien douces de lui parler à
cœur ouvert : je le fis. Je ne doutais pas même que
r
l66 LEâ^'^lf-l^BSIONS,
ma lettre ne fît piivjrfr' 1^. yeux ^ ée^ hommes
iniques sur leuF. barbaot^e ^ et que si romie rév^Op
quait pas un ordre sfcruiSL^ bl^iiè:(|[^'accordât im
délai raisonnable., et peut-être PhiVer entier^ pour
me préparer à la retraite , et pour en clpjisir
le lieu. . ' ' . '
En attendant la réponse-, je me mis à /réfléctiir
sur ma situation-, et à délibérer sur le parti .que
j'avais à prendre. Je vis tant de dimcultés de toutes
parts, le chagrin m'avait si fort ^fecté ^ et ma s^té
en; ce moment était si mauvaise, que je- nîie Inissai
tout-^-Éait abattre , et qUe TeÉfet* de mon flécoui^a-
gement fut de m'ôter le peu de ressouiîces qui
pouvaient ipe rester dans l'esprit pour tirer le
meilleur parti possible de ma triste situation.' JEn
quelque asile que je voulusse me réfugier, il était
clair que je ne pouvais m'y soustraire à aucune (de§
deux manières qu'on avait prises de m'expulser :
Pune , en soulevant contre moi la populace par des
manœuvres souterraines ; l'autre , en me chassant
à force ouverte , saus en dire aucune raison. Je rie
pouvais donc compter sur a,Ucuue retraite assurée,
à moins de l'aller chercher plus loin que mes forces
et la saison ne semblaient me le permettre. Tout
cela me ramenant aux idées dont je venais de m*oc-
cuper, j'osai désirer et proposer qu'on voulût plij;*
tôt disposer de moi dans une captivité perpétuelle^
que de me faire errer incessamment sur la terre,
en m'expulsant successivement de toi^s les asiles
que j'aurais choisis. Deux jours après ma première
lettre, j'en écrivis une seconde a M. de Grraffen-
PARTIE H, LIVRE XII. (1765) 167
rîed , pour le prier d'en faire la proposition à leurs
excellences. La rçponsè de Berne à Tune et à l'autre
lut un ordre conçu dans les termes les plus for-
mels et les plus durs de sortir de l'île et de tout lé
territoire médiat et immédiat de la république ,
dans l'espace de vingt-quatre heures, et de î^'y*ren- ^
trer jainais sous les plus grièves peines.
*■ Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis
dans de pires angoisses , jamais dans un plus grand
embarras. Mais ce qui m'affligea le plus, fut d'être
forcé de renoncer au pVojet qui m'avait fait désirer
de passer l'hiver dans l'île. Il est temps dé rapporter
l'anecdote fatale qui. a mis le comble à mes désas-
tres", et qui a entr^né dans ma ruine un peuplé
infortuné, dont les naissantes vertus promettaient
déjà d'égaler un jour celles de Sparte et de Rome.
J'avais parlé des Corses dans le Contrat Social *,
comme d'un peuple neuf, le seul de l'Europe qui
ne fût pas usé pour la législation , et, j'avais mar-
qué la grande espérance qu'on devait avoir d'un
tel peuple, s'il avait le bonheur de trouver un sage
instituteur. Mon ouvrage fût lu par quelques
Corses, qui furent sensibles à la manière honorable
dont je parlais d'eux ; et le cas où ils se trouvaient
de travailler à l'établissement de leur république
fit penser à leurs chefs de me demander " mes idées
suV cet important ouvrage. Un M. Butta-Foco,
d'une dés premières familles du pays , et capitaine
en France, dans Royal-Italien, m'écrivit à ce sujet
'^ Livre u 9 chap* 10.
* Yar. « .... fit songer àif urs çhçfs à me demander.... »
l68 LES CONCESSIONS-
et me. fournit plusieurs pièces que je lui avais de-
mandées pour mie mettre au fait de l'histoire de la
nation et de l'état du pays. M. Paali m'écrivit aussi
plusieurs fois; et quoique je. sentisse une pareille
entr^rise au-dçssus de mes forces, je crus ne pou-
voir les refuser, pour concourir à uiie si grande et
belle céuvre , lorsque j'aurais pris toutes les in-
structions dont j'avais besoin pour cela. Ce fut
dans ce sens que je répondis à l'un et k l'autre , et
cette correspondance continua jusqu'à mon départ.
Précisément dans le même iemps , j'a.ppris que
la France envoyait des troupes en Corse, et qu'elle
avait fait un traité avecies Génois. Ge^. traité, cet
envoi de troupes m'inquiétèrent; et, sans m'ima-
giner encore avoir aucun rapport à tout celji , je
jugeais impossible et ridicule de * travailler à un
ouvrage qui demande un aussi profond repos que
l'institution d'un peuple , au moipent où il allait
peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes in-
quiétudes à M. Butta-Foço, qui me rassura par la
certitude que, s'il y avait dans ce traité, des choses
contraires à la liberté de sa nation , Un aussi bon
citoyen que lui ne resterait pais, comme il faisait,
au service de France. En effet, son zèle pour la
législation des Corses , et ses étroites liaisons avec
M. PaoU ne pouvaient me laisser aucun soupçon
sur son compte, et quand j'appris qu'il faisait de
fréquents voyages à Versailles ef à Fontainebleau ,
et qu'il avait des relations ^vec M. de Choiseul, je
n'en pondus autre chose , sinon qu'il avait sur les
véritables intentions de la cour de France des su-
PARTIE II , LIVRE XII. (1765) 169
retés qu'il me laissait entendra, mais sur lesquelles
il ne voulait pas s'expliquer oufvertement par lettres.
Tout cela, me rassurait en partie. Cependant, ne
comprenant rien à cet envoi de troupes françaises,
ne pouvant raisonnablement penser ^qu'elle^T fus-
sent là pour protéger la liberté des Corses, qu^ils
étaient trè$ en état de défendre seuls contre 'les
Génois, je ne pouvais me tranquilliser p^faite-,
ment, ni me mêler tout de bon de la législation
proposée jusqu'à ce que j'eusse des preuves solides
que tout ce^a n'était pas un jeu pcmr me persifler.
J'aurais extrêmement désiré une entrevue . avec
M. Biitta-Foco ; c'était le vrai moyen d'en tit^ç de*
éclaivcissements dont j'avais besoin. Il me la fit
espérer; et je l'attendais avec la plus grande. im-
patience. Pour lui, je ne sais s'il en avait véritable-
ment le projet ; mais quand il l'aurait eu , ma»
désastres m'auraient empêché d'en profiter:
Plus je méditais sur l'entreprise proposée , plus
j'avançais dans l'examen des pièces que j'avais entre
les. mains, et plus je sentais la nécessité d'étudier
de près , et le peuple à instituer, et le spl qu'il ha-
bitait, et tous les rapports par lesquels il' lui fallait
approprier cette institution. Je comprenais chaque
jour davantage qu'il m'était impossible d'acquérir
de loin toutes les lumières nécessaires pour me
guider. Je l'écrivis à Butta-Foco : il le sentit lui-
même ; et si .je ne formai pas précisément la réso-
lution de passer en Corse, je m'occupai beaucoup
des moyens de faire ce voyage. J'en pariai àM. t)as-
tier, qui , ayant autrefois servi dans cette ile sous
170 LES COir'EJESSIOl^S.
M, dé M aillebois , devait la. connaître. Il n'épargna
rien pour me détouriïer de *ce dessein; et j'avoue
que la peinture affreuse qu'il me fit des Corses et
de leur pays, refroidit beaucoup le désir que j'avais
d'aller vivre au nfilieu d'eux.
Mais quand le% perséfcutions die Motfers me fi-
rent songer à quitter la Suisse « ce désir se ranima
par Tespoir de trouver enfin chez ces insulaires ce
repos qu'on ne voulait me laisser nulle part. Une
chose seulement m'effîirouchait sur ce voyage ;
c'était l'inaptitude et l'aversion que j'eus toujours
pour la vie active à laquelle j'ailais être condamné.
Eait pour méditer à loisir dans la solitude, je ne
l'étais point pour parler, agir, traiter d^affaires
parmi les hommes. La nature, qui m'avait donné
le premier talent, m'avait refiisé l'autre. jCepen-
dant je sentais que, sans prendre part directement
aux affaires' publiques, je serais nécessité , sitôt
que je serais en Corse, de me livrer à l'empresse-
ment du peuple, et de conféî*er très-souvent avec
les chefe. L'objet même de mon voyage exigeait
qu'au lieu de chercher* la retraite, je cherchasse,
au sein de la nation, les lumières dont j'avais be-
soin, ir était clair que je ne pourrais plus disposer
dé moi-même; et qu'entraîné malgré moi dans un
tourbillon pour lequel je n'étaispoint né, j^ lûè-
nerais une vie toute contraire à mon goi*it , et ne
m'y montrerais qu'îmondésavantage/ Je prévoyais
que , soutenant mal par ma présence l'opinion de
capacité qu'avaient pu leur donner mes livres , je
me 4écréditerais chez les Corses, et perdrais, au-
PARTIE H, LIVRE ICII. (ïj65) I7I
tant à leur préjudice qu'au mien , la confiance' quHls
m'avaient donnée, et sans laquelle je ne pouvais
faire avec succès l'œuvre qu'ils attendaient de moi.
J'étais sûr tpi'en sortant ainsi de ma splièré, je leur
deviendrais inutile et me rendrais malheUreiix.
Tourmenté, battu d'orages de toute espèce, fa-
tigué de voy^geis et de persécutions depuis plusieurs
années, je sentais vivement lé besoin du repos,
dont mes barbares ennemis se faisaient un jeu de
mè priver ; je soupirais plus que jamais après cette
aimable oisiveté, après cette douce quiétude d'es-^
prit et de corps que j'avais tant convoitée, et à
laquelle, revenu des chimères dé l'amour et de
l'amitié, mon cœur bornait sa félicité suprême. 3e
n'envisageais qu^àvéc effroi les trdvaùx que j'al-
lais entreprendre , la vie tumultueuse à laquelle
j'allais mp livrer;. et si }a grandeur, la beauté, l'u'
tilité de l'objet animaient mon courage, l'impossi-
bilité de payer de ma personne avec succès me
l'ôtait absolument. Vingt ans dé i^éditation pro-
fonde, à part naqi, m*kuraient moii^s coûté que six
^nois d'une vie active, au milieu des hommes et*
des affaires, et certain d'y mal réussir. '
Je m'avisai d'un expédient qui me parut propre
à tout concilier. Poursuivi dans tous meis refuges •
par les menées souterraines de mes secrets* persé-
cuteurs, et ne voyant plus que la Corse où je pusse
espérer pour mes vieux jî)urs le repos qu'ils ne
voulaient me laisser nul part, je résolus de" m'y
rendre, avec les directions de Butti-Focoj aussitôt
que j'eu aur£^s la possibilité; i|iaisf pour y viyre
.*■.
173 ' LES CONFESSIONS.
tranquille, de renoncer, du moins en apparence,
au travail de la législation , et de me borner, pour
payer en quelque sorte à mes hôtes leur hospita-
lité, à écrire ^r les lieux leur histoire, sairfà prendre
sans bruit les instructions nécessaires po^r leur
devenir plus utile ** , si je voyais jour à y réussir. En
commençant ainsi par ne m'engager à rien*, j'es-
pérais être en état de méditer en secret et plus à
mon aise un plan qui pût leur convenir, et cela
sai)s renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni
me soumettre à un genre de vie qui m'était insup-.
portable, et dont je n'avais pas le talent.
Mais ce voyage , dans ma situation , n'était pas
une chose aisée à exécuter. A la manière dont
M. Dastier m'avait parlé de la Corse, je n'y devais
trpuver, des' plus simples commodités de la vie,
que cellesquej'y porterais: linge, habits, vaisselle,
batterie de cuisine, papier, livrés, il fallait tout
porter avec soi. Pour m'y transplanter avec ma
gouvernante^ il fallait franchir les Alpes, et dans
un trajet de deux cents lieues traîner à ma suite
,^Out un bagage ; il fallait passer à travers les états
de plusieurs souverains;, et sur le toti donné par
toute riiiliropé, je devais naturellement m'attendre,
.après me^lnalheurs, à trouver partout des obsta-
cles et à yoîr chacun se faire un bonheur de m'ac^
câbler de quelque nouvelle disgrâce, et violer avec
moi tous les droits des gens et de l'humanité. Les
frais immenses , «les fatigues , les risques d'un pa-
reil voyage, m'obligeaient d'en prévoir d'avance
•
' Vaa. « plus utfle, après le départ des troupes françaises , si
PARTIE II, LIVRE- XII. (l765) 17^
et d'en bien peser toutes lès difficultés. L'idée de
me trouver enfin seul sans ressource à mon âge,
et loin de toutes mes connaissances, à la merci
de ce peuple barbare et féroce ""j tel que me le
peignait M. Dastier, était bien propre à me faire
rêver sur une pareille résolution avant de l'exécuter.
Je désirais passionnément l'entrevue que Butta-Focio
m'avait fait espérer, et j'en attendais L'effet pour
prendre tout-àrfait mon parti.
Tandis que je balançais ainsi , vinrent les per-
sécutions de Mo tiers, qui me forcèrent à la retraite.
Je n'étais pas prêt pour un long yoyage, et sur-
tout pour celui de Corse. J'attendais des nouvelles
de Butta-Foco; je me réfugiai dans l'ile de Saint-
Pierre,* d'où je fus-chassé à l'entrée de l'hiver,
comme j'ai dit ci-devant. Les Alpes couvertes de
neige rendaient alorS' pour moi cette émigration
impraticable , surtout avec la précipitation -qu'on
me prescrivait. Il est vrai qiïe l'extravagance d'un
par^ ordre le rendait impossible à exécuter : car
du milieu.de cette solitude enfermée au milieu des
eaux, n'ayant que vingt-quatre heures depuis l'in-v*
timation ^e f ordre pour me préparer au départ,^
pour trouver bateaux et voitures pour sortir de
l'île et de tout le territoire; quand j'aurais, eu des
ailes, j'aurais eupeineà pouvoir obéir. Je l'écrivis
à M. le bailli de Nidau, eja, répondait à sa lettre,
et je m'empressai de sortir de ce pays d'iniquité.
Voilà comment il fallut renoncer à mon projet
chéri ^ et comment^ n'ayant pu dans mon decou*^
" Var « ce peuple féroce et demi-saûtage, tel que...»
176 L£S COHFESSJOSS.
Neiichâtel, et je ne croyais avoir en France aucun
ennemi puissant qile le seul duc de Choiseul. Que
pouvais-je donc penser de la visite de Barthès et
du tendre intérêt qu'il paraissait pcendre à mon
sort? Mes malheui* n'avaient pas encore détruit
cette confiance naturelle à mon cœur, et l'expé-
rience ne m'avait pas encore appris à voir parfont
des embûches sous les careSiies. Je cherchais ave'c
surprise !a raison de cette bienveillance de Barthès :
je n'étais pas assez sot pour croire qu'il fit Cette
démarche de son chef; j'y voyais une publicité, et
même une affectation qui marquait une intention
cachée , et j'étais bien élpigné d'avoir jamais tfouvé
dans tous ces petits agens subalternes , cette intré-
pidité généreuse qui, 'dans un poste semblable,
avait souvent fait bouillonner mon cœur.
J'avais autrefois mipeti connu le chevalier de
EeauteviJle ' chez M, de 1 jixenibourg ; il m'aftiit
témoigné quelque bienveillance : depuis son, am-
bassade, il m'avait encore donné quelques signes
de souvenir, et m'avait même fait inviter à l'aller
voir à Soleure : invitation dont, sans m'y rendre,
j'avais été touché, n'ayant pas accoiituilié d'être
traité si honnêtement par les gens en plffce. Je
présumai donc que M. (de Beautevilte, forcé de
suivre ses instructions en ce qui regardât les îlf-
faires de Genève, me plaignant cependant dans
mes malheurs , m'avait ménagé, par des soins par-
II étail ambassadeur de Franre à Soleure , et fut cLargê depuis
il'interreiiir bu nom de mn guuvei'iiiMiient el coiaine niédlaîeur daus
Its affaires de Genève. VojBï U letire que Rousseau kii écriïJi d'An-
gleterre i ce aujel , le a 3 février 1 766.
I
PARTIE II, LIVRE XII. (l'^65) I^^
ticutiers, cet asile de Bienne pour y pouvoir vivre
tranquille sous ses auspices. Je fus sensible à cette
attention, mais sans en vouloir profiter; et, déter-
miné tout-à-fait au voyage de Berlin, j'aspirais
avec ardeur au moment de rejoindre Milord Ma-
réchal , persuadé que ce n'était plus qu'auprès de
lui que je trouverais. un vrai repos et un^ bonheur
durable.
A mon départ de l'île, Kirchberger m'accom-
pagna jusqu'à Bienne. J'y trouvai Wildremet et
quelques autres Biennois qui m'attendaient à la
descente du bateau. Nous dinâraes tous ensemble
à l'auberge; et eu y arrivant mon premier soin fut
de faire chercher une chaise, voulant partir dès le
lendemain matin. Pendant le dîner, ces messieurs
reprirent leurs instances pour me retenir parmi
eux, et cela avec tant de chaleur et des protesta-
tions si toiichantes, que, malgré toutes mes réso-
lutions, mon cœur, qui n'a jamais su ré.sister aux
Caresses, se laissa émouvoir aux leurs : sitôt qu'ils
me virent ébranlé, ils redoublèrent si bien leurs
efforts, qu'enfin je me laissai vaincre, et consentis
de rester à Bienne, au moins jusqu'au printemps
prochain.
Aussitôt .Wildremet se pressa de me poiu-voir
d'ua logement, et me vanta comme une trouvaille
une vilaine petite chambre sur un derrière, au troi-
sième étage, donnant sur une cour, où j'avais pour
régal l'étalage des peaux puantes d'un cbamoiseur.
Mon bote était un petit homme de basse mine et
passal>lement fripon , que j'appris le lendemain
178 LES CONFESSIONS.
être débauché, joueur, et en fort mauvais prédi-
cament dans le quartier; il n'avait ni femme, ni
enfants, ni domestiques; et, tristanent redus dans
ma chambre solitaire, j'étais dans le plus riant pays
du nK)nde , logé de manière -à périr de mélancolie
en peu- de jours. Ce qui m'affecta le plus, malgré
tout ce qu'on m'avait dit de l'empressement des
habitants à me recevoir, fut de n'apercevoir, eo
passant dans les rues, rien d'honnête envers moi
dans leurs manières , ni d'obligeant dans leurs rar
gards. J'étais pourtant tout déterminé à rester là,
quand }'appris , vis , et sentis , même dès le jour sui-
vant, qu'il Y avait dans la ville une fermentation
terrible à mon égard. Plusieurs eix^essés iràir^ènt
obligeamment m'avertir ^qu'on devait. dès le lende-
n^in me signifier, ^le plus durement qu'on po\tr^
rait, un ordre de sortir sur-le-champ de l'étut,
c'est-à-dire de la yiBe. Je n'ayais pers^^mie à qui
me confier; tous ceux qui m'avaient retenu s'étaient
éparpillés. Wildremet avait disparu, je n'entendis
plus parler de Bar thés, et il ne parut pas que sa
recommandation m'eût mis en gp^jinde&veur auprès
des patrons et des pères qu'il s'était donnés devaal:
moi. Un M. de Vau-Travers, Bernois, qui avait une
.jolie maison proche l^.ville, m'y offFJjt cependant
un asile, espéfant, me dit-il, que }'y pourrais évi-
ter d'être lapidé. L Wantage ne me parut pas assez
flatteur pour me tenter de prolonger mon séjour
chez ce peuple hosphalier.
Cependant, ayant perdu 6-pis jours à ce •retard,
j^sFvais -déjà passji de beaucoup les vîiigt-rquatre
PAÏITIE II, LIVRE Xil. (lyÔS) I79
heures que les Bernois ip'avaient données pour sor-
tir de tous )èûrs états, et je ne laissais pas, con-
naissant leur dureté, d'être en quelque peine sur
la manière dont ils me les laisseraient traverser,
quand M. le bailli de Nidau vint tout à propos me
tirer d'embarras. Comme il avait hautement im-
prouVé le violent procédé de leurs excellences , il
Crut, dans sa générosité, me devoir un témoignage
public ^u*il n'y prenait aucune part, et ne craignit
pas de sortir de son bailliage pour venir me fedre
une visite à Bienne, Il vint la veille de mon départ ;
et, loin de venir incognito, il affecta même du cé-
rémonial , vint in Jîocchi dans ison carrosse avec
son secrétaire , et m'apporta un passeport en son
nom , pour traverser Tétat de Berne à mon aise et
sans crainte d'être inquiété. Ea visite me toucha
plus que lé passeport. Je n'y aurais guère été moins
sensible, quand elle auraiï eu pour objet un autre
que moi. Je ne connais riéïi de si puissant sur mon
cœur qu'un acte de courage fait à propos, en fa-
veur du faible injustement opprima.
Enfin , après m'êtrè avec peiné procuré une
chaise, je partis le lendemain matin de cette terre
homicide , avant rarrivéje d^ la députation dont on
devait mTionorer, avant même d'avoir pil revoir
Thérèse, à qui. j'avais marqué de>n]Ne^>venir joindre,
quand j'avais ci'u m'arrêtèr à BièiilK?'^ et que j'eus
à peine le temp» de contràrcnander par ihi jçxxoX de
lettre, en lui marquait môtt ttouvearu désastre. On
verra dàns.m^ troisième pf^rtie^ si ja^ai^ij'^i la
iwce d!e.récrir<e, côinnient, ciroyaht pfurtir pour
12.
l8o LES COICFESSIONS.
Berlin^ je partis en effet ^pour l'Angleterre, et
comment les deux dames qui voulaient disposer
de moi, après m'avoir a force d'intrigues chassé
de la Suisse, où je n'étais pas assez, en leur pou-
voir , parvinrent enfin à me livrer à leur ami.
J'ajoutai ce qui suit dans la lecture que je fis
de cet écrit à monsieur et madame la comtesse
d'Egmpht, à M. le prince Pignatelli, à madame la
marquise dé Me3me , et à M. le marquis de Juigné.
j^ai dit la vérité : si quelqu'un sait de^ choses
contraires à ce que je viens d'exposer, fussent-elles
mille fois prouvées, il sait des mensonges et des
impostures ; et s'il refuse de les approfondir et de
les.éclaircir avec moi tandis. que je suis en vie, il
n'aime ni la justice ni la vérité. Pour moi, je le
déclare hautemejnt et sans crsdnte : quiconque ,
même sans avoir lu m^s écrits , examinera par ses
propres yetix mon naturel, mon carjictère, mes
mœujs, mes pehchants, mek .plaisirs, mes habi-
tudes , et pourra ine croire un malhonnête honime ,
est lui-^même un homme à étouffer.
• « ff # ■ » ■
J'achevai ainsi ma lecture, et tout le monde se
tut, Madame a'Egmont fut la seule qui me parujt
émue * ; elle tressaillit visiblement, mais elle se remit
I
* m II' n'estt fiA^^ti^âtf&tit ■qftté' Rotusean soit aitiotireux de itaâ-
« dame d'£g|nont^8^ IfiB^ié eut ]9^. paradoxe. ( MéUmges 4e mor
« dame Necker^ ifom. i, p. 3a'o.) « — A en juger par ce 'passage, il
parait qtié l^Ui^iia arâît coà^ pour cette dame des sentimeuts au
inoins,trèMifireçti«e«jix^^l4r' lesquels la majUmté s'exerça. Au reale,
c'est la seule fois au'il parle de madame .aËgmont, et il n'est ques-
tion d*éUé ê^ià aucune {i^iAtie de va ^cdrrespôndance ' .
' ■ Kous âroiA/ftlwé c^ttenote, quoique riMertion de jàiMUniîe KeHiei; noni^fia-
PARTIE II, LIVRE XII. (lyÔS) l8l
bien vite , et garda le silence , ainsi que toute la
compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette
lecture et de ma déclaration.
raisse singulière , pour ne rien .dire de plus. Nous ne partageons nullement
ropînion de Fun des précédents éditeurs, et ne croyons pas que Rousseau fût
amoureux de madame d*£gmont, quand bien même sa beauté eût été un para'
doxe. C'est sans doute parce que Jean-Jacques était accusé d*aimer les paradoxes,
que madame Necker s est servie de cette expression. A l'époque où Rousseau
connut madame d'Egmont, fille du maréchal de Richelieu, il avait 60 ans, était
guéri 4epuis long-^mps de la seule passion qu'il eût eue ; il n'allait point dans .
le monde : on venait le trouver chez lui pour le voir comme un objet de curio-
sité^ ce 'qui le contrariait à l'excès et lui donpait de l'humeur. Les seules*réu-
nions auxquelles il consentit de paraître, furent rassemblées pour entendre la
lecture de ses Confessions, et il est douteux qu'il y en ait eu plus de trois, M. de
Sartine , sur- la prière de madame d'Épinay, lui ayant fait promettre de ne plus
lire cet ouvrage en pii|>Iic. ( V. Tffist de J. J. Ronsfleau, t. x. )
y
• «
DECLARATION
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
RELATIVE
A M. LE PASTEUR VERNES.
DECLARATION
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU
BELATIVE
A M. LE PASTEUR VERNES.
*-
* »
M-.
y
^'
n
*
'•^'^^vr*
AVERTISSEMENT.
DaDS le dernier livre 4.es Confessions ainsi que dans plusieurs
l,ettres, no|:animept pellje du 5 jaijvier 1765, il est question de
,ce libelle. Jean-Jacques commit une grapdje injustice en accu-
sant M. Vemés d'en être l'auteur. C'était Voltaire, qui garda *
l'anonyme et n'eut point la générosité de se faire connaître quand
il apprit que Rpusseau attribuait ce pamphlet calomnieux à l'un
de ses ^anciens amis. Il est fâcheux de voir l'auteur de Zaïre faire,
dans un âge où les passions n'ont plus d'excuse ( il avait 70 ans ] ,
une action pour laquelle un jeune homme n'eût point trouvé
d'indulgence. Heureusement d'immortelles productions pour
vaient faire oublier cet écart de génie; mais, sous un autre rap-
port , la différence des positions tput entière à l'avantage de
Voltaire, aggravait sa faute. Riche, honoré, puissant, disposant
des hommes de lettres, il voulait diffamer Rousseau, pauvre,'
chassé, proscrit, persécuté, et parlait audacieusementau nom des
citoyens de Genève ^ qui se hâtèrent non-seulçment de désa-
vouer cet odieux libelle , mais de le déclarer infâme.
Nous partageons l'opinion de Ginguené, qui s'exprime ainsi
sur la discussion que fit naître le pamphlet entre Jean-Jacques
et M. Vemes. « La faute de Rousseau se réduit à avoir injuste-
« ment soupçonné M. Vemes d'être l'auteur d'un libelle com-
« posé par Voltaire. La faute de M. Vemes est de n'avoir point,
w du vivant de Rousseau, répondu avec assez de franchise et
« de netteté à cette accusation; et surtout d'avoir donné lieu au
« soupçon, en publiant quelque temps auparavant, dans un pays
«chrétien et iptoU^ant,. un ouvrage où il prétendait prouver
« que son ami Rbi(s^au n'était pas chrétien. ».
On pourra remarquer en effet que. M. Vemes discute au
lieu de repousser dédaigneusement, avec indignation, et comme
un ôutragç, le soupçon dont il était l'objet : il discute avec Jean-
Jacques^ dans upe corfçfspotadance ciartieulière, quand. Tin-
l88 ' DÉCLARATION
un libelle iiQp»imé à Genève , je l'ai attribué à
M. Vernès; je dois déclarer si je continue, après
son désaveu', à le croire auteur du libelle; enfin
jç.doi§ prendre, sur la réparatioii qu'il désire, le
parti qu'eidge la justice et la raison. Mais on ne
peut bien juger de tout cela qu'après l'exposé des
faits qui s'y rapporteiît.
Au .commencement de janvier, dix ou douze
jours après 1^ publication des Lettres écrites de la
montagne^ parut à Genève une. feuille intitulée.
Sentiment des citoyens : on m'expédia par la poste
un exemplaire de cette pièce pour ines étrennes.
Après l'avoir lue, je l'envoyai de mon çôt^ à un
libraire de Pans , comme une réponse aux Lettres
écrites de Hmontagne j avec la lettre suivante :
ce Je vous envoie , monsieur , une pièce imprimée
« et' publiée à Genève, et que je vous prie d'impri-
« mer et publier à Paris , pour mettre le public en
« état d'entendre les deux parties, en attendant les
«autres réponses plus foudroyantes qu'on prépare
cr à Genève contre moi. Celle-ci est de M. Vemes ,
« ministre du saint Évangile, et pasteur à Céligny :
«je l'ai reconnu d'abord à son style pastoral. Si
« toutefois je* me trompe , il ne fout qu'attendre
<c pour s'en éclaircir; car, s'il en est l'auteur, il ne
« manquera pas de le reconnaître hautement selon
«le devoir d'un homme d'honneur et d'un boii
«chrétien; s'il ne Test pas, il la désavouera de
« ménie, et 1è pubUe sauva Bientôt a qupi s'en tenir.
: icJe vous Gonnlàis trop, mmisieur-v pour croire
. RELATIVE A M. VERNES. 189
•f que VOUS voulussiez imprimer une pièce pareiHe^
«si elle vous venait d'une autre main; mais puis^
«que c'est moi qui vous^en. prie, vous ne devez
« vous en faire aucun scrupule. Je vous salue d^
« tout mon cœur. »
A peine la pièce était^elle imprimée à ftiris.^
qu'il en fut expédiéV^sans que je,- sache par qui,
des exenaplaires à Genève avec ces trois ^mots : jL/-
sezy bonnes gens : Gela donna occasion à M^ Vemes
de m'^cririe plusieurs lettres^ qu'il a publiées aixi^
mes réponses, et que je transcris ici de Tiinpiiipé.
PRÉMIÊÏlt tÊTTRE
DE M. LE PASTÉtJR VERNESi
• t
^ ■ . # . 1
• • • I . •
■ . • I . - I . , ^ * .
I ■
Genève le. 2 fi^rûtr i7^i.' ... ,
Monsieur,
On a imprimé une lettre signée Rousseau, dans
laquelle on me somme^eni quelque manière de dire
publiquement si je suis l'auteur d'une brochure
intitulée y^>S^iftiment de^ citoyens. Quoique je. doute
fort que cette lettre soit de vous, monsieur,. je
suis cependant tellemént;indigaé.duiSQiipQot)i; qu'il
,paraît ^qti'opt; quelque^ pëif^hne^ iFelativf&mënjt itti
libeUe «dont îil; est .q]aes^tio»îV'.q™i>j<'^ cm ik^if
Vous daôkrer <jue ,îion««wl0mçîi.t;v je ^'^ aiteime
pwt ^ cette, îhftirtfe.feïwihri|;e^]p^
ê
I
-, »
19a DÉCLARATIOBT 'V
pas le mien qu'il s'agit de constater, je l'ai rendu
public, comme vous m'y ihvitjiez dans votre lettre
au libraire de Paris; j'ai fait imprimer celle que
j'ai eu l'honnçur de vous écrire : mon devoir est
rempli; îfest à vous maintenant à voir quel est le
vôtre : vous devriez regarder comme une injure si
je voiïs indiquais ce qu^ejji pareil. cas ferait un
honnête hon^me. Je n'exige rien de vous, mon-
sieur , si vous n'en exigez rieii vous-même. J'ai
l'honneur,, etc.
7 r . . .
REPONSE.
'• . ' ' '
Motien, le 1 5 février 1765.
De . péui* , monsieur , qu'une vaine attenté ne
vous tienne en suspens , je vous préviens que je
ne ferai point la déclaration que vous, paraissez
espérer ou désirer de moi. Je n*ai pas besoin de
vous dire la raison qui m'en empêche, pérsônkie
au monde ne la sait mieux que vous. . >^;
Conimé nous ne devèns plus rien airoir^^;^]to>us
dire, Vous penriettrez qiie nôtre côrreàpoiidance
fiiiibsè ici. ïè vous salue, iïloiïsieu!Pv*tï'èsrh\*àible-
vciécA, ''•■'•'■.;■ ■■''■'•"■'■•■'.
'.\. *■• \ .-> » '. . ^ ... . „', . 'i
>*» • î i j
I » • «
'H . V. . . .., , 1
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• • »
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■*T
RELATIVE A M, VERNES. IC)3
..•/««.<
TROISIEME LETTRE
Dfe M. I.E PASTEUR VERNES. v
Genève ^ le 3 o février 1765.
j ■ • • •
MONSIEUR)
Je ^teï*minerais volontiers une correspondance '
qui, n'est pas plus de mon goût que du vôtre, si
vous ne- m'aviez pas mis dans l'impossibilité de
garder le silence :*le tour que vous avez pris pour
ne ^a^ donner Une ^é^aratioh qui mé paraissait un
simple acte de la justice la plus étroite , et que par
là je ne croyais pas devoir exiger de vous ; ce tour,
dis-je,'est sans doute susceptible d'un grand nombre
d^explications : mais il en est une qui touche trop
à. mon honneur pour que je ne doive pas vous
demander de iriè déclarer positivement si vous
"Soupçonneriez encore que je suis l'auteur du li-
belle, malgré le désaveu formel que je vous en ai
fait publiquement. Je ù'ose me livrer à cette inter-
prétation qui vous serait plus injurieuse qu'à moi ;
mais il suffit qu'elle soit possible pour que je ne
doute pas de votre empressement à me';dire si je
dois l'éloigner absolument de votre pensée. C'est
là tout ce que je vous demande, monsieur : ce sera
ensuite à vous à juger s'il vous convient de laisser
à la phrase dont vous vous êtes'^&èrvi une appa-
rende de faux-fuyant, ou 'de riie. marquer nette-*
R. XVI. ;^ i3
^.«.
194 DÉCLARATION
ment dans quel sens elle doit être entendue. Ce
qu'il y a de certain , c'est que je ne crains point
de Vous Voir sortir du nuagç/pù tous semblez
vous cacher. J'ai l'honneur d'être , etc.
.% •
REPONSE.
I
r
Moti'ers , 1q a 4 février. 1 7 f> 5 .
La phrase dont vous me demandez l'explicatioii ,
monsiUur, ne me paraît pas avoir deux Sens ': j'ai
voulu dire le plus clairement et le moins dilrenxent
qu'il était possible que, noncîb^nt un désaveu au-
quel je m'étais attendu, je ne pouvais attribuer qu'à
vous seul l'écrit désavoué, ni par conséquent faii:ê
une déclaration qui de ma part serait un mensonge.
Si celle-ci n'est pas claire, ce n'est pas assurément
ma faute, et je serais fort embarrassé dç m'èxpli-
quer plus positivement. Recevez, monsieur , je vqus
supplie , mes très-humblps salutations.
J, J. Rousseau.
\ (
RELATIVE A M. VERNES. Iq5
QÛATRItlME LETTRE
*
• DE M. LE PASTEUR VÈRNfeS.
Célighy, le i*^' mars 1765.
Moîi»ÏEUR,
» _ ■, .
La lumière h 'est assurément pas plus claire que
reiç:plicatioTi que vous me donnez. Si c'est par mé-:
nagement que vous' aviez employé la phrase' équi-
voque de votre précédente lettre, c'est par mniètiie
raison que j'avais, écarté lé sens dans lequel vous
me déclarez qu'ielle doit êlriç prisé. Il reste à pré-
sent d'autres ténèbres ,^. que vous seul pouvez dis«-
sipçV. Si, comme iLpar^t par votre dernière lettrée,
vous étiez fermement réstJiî de ftie croire l'auteur
• *• ■ '
du libelle; si vous enf reteniez aii- dedans de votis
cette persuasion avec un« so»te de coinplaisance ,
pourquoi m'aviez-vpus invité vous-mqthe a recon-
naître hcmtemènt cette pièce y an a la désai/ouer i? poi/r-
quoi aviez - yous laissé^ cro.ire qu'il était posSibte
que vous fussiez dans- l'erreur à cet égard ? pour-
quoi aviez- voùs^ dit', Si je me trompe , // ne faut qu'at-
tendre pour s' en <?c7<?/At7r ? pourqifoi avéz-Vbus ajouté,
que, lorsque j 'aurais parlé, le public salirait à quoi
s'en tenir? Tout cela n'étiHt-il qu'un jeu de votre
part? ou bien, auriezrvous été capable de former
l'odieux projet d'ajouter une nouvelle injure à celle
que vous n'aviez pas craint de me faire par une
odieuse ittipntation? C est à regret, monsieur, qufe'
l'i.
196 ^ DÉCLARATION
je me livre à une conjecture qui vous déshonore-
rait si elle était fondée ; je ne me résoudrai jamais
à pefuser mal de vous que lorsque vous m y for*-
cerez vous-même. Ce. n'est pa3 tout; si mon, désa-
veu n'a fait sur vous aucune impression, pourquoi
donc avez-yous ordonné au libraire de Paris de sup-
primer votre édition du libelle? pourquoi, comme
je Vai su de bonne part, av^z 7 vous écrit à un
homnae d'un rang distingué , qu'ayant été mieux
instruit, vous rie na'attribuiez plus cette pièce? Je
vous le demande , est - il possible de vouç trouver
en cela d'accord avec vous-même? S|\3^^ouvelle8
raison^ , plus décisives que cel^e^Jj^^^^vous avait
fournies, mon prétendu sij-le pci^tô^py qui est la
seule- que vous ayez alléguée, et dont le ridicule
vous aurait frappé, sans son air de sarcasme qui
Si^pix vous séduire; si, disrje, de noavelles raisons
ont arrêté ce premieï* mouvement de justice, que
la droiture naturelle de votre cœur avait fait naître^
pourquoi ne m'çMOSez-vous pas ces raisons avec
cette franchise et»cçtte caAdeur qu'annonce en vous
cette belle d^Y^^ ^VUam impendere vero? Ce silence
ne donnçi:a;r t-il ppiot liefu'. de croire qu'il est des
cas où iyousvaigïez.à riiettre-un bandeau sur. vos
yeux, où îà 'découverte de la vérité coûterait trop
à certain sentiment, souvent plus fort que l'amour
qu'oji a pour elle? Voyez donc, monsieur, quel est
le.t|artLqiii'iï vous convient de prendre. Pour liioi,
loii\ '^îeêàouter l'exposition des motifs qui vous
enioê^tent de vous rendre à mon désaveu, ie suis
;^Si de les apprendre, ne pouvant pas en
RELAT.IVE A M. VERNES. I97
imaginer un seul. Je- vous demande* de* vous expli-
quer à ,cet égard avec toute la clarté possible , et
^ans aucun ménagement , tant je . suis convaincu
que vous ne ferez par \k que confirmer le juge*
lîient de toutes les personnes dont je suis connu,,qui
dirent, en lisant. ma première lettre, que j'aurais
dû me taire sur une imputation qui tombait d'elle-
même, et^ne pouvait faire tort qu'à son auteur. Je
reçois bien volontiers, monsieur, vos salutations,
et je vous prie d'agréer les jniennesr.
A la tin du recueil de. ces lettres,. M. Vernes
ajoute : M. Rousseau n'a pas cru sans doute qu'il
lui convînt de répondre a cette dernière lettre : il n'e^t
pas difficile d'en imaginer la raison. Non,' cela n'est
point difficile; mais comment M. Vernes, sentant
^ bien cette raison , n'en a-t-il pas prévu l'effet ?
Comment a-t-il pu se flatter de lier , de suivre avec,
moi une correspondance en règle pour discuter
les preuves de ses outrages comme on discuterait
un point de littérature? Peut -il croire que j'irai
plaider devsqit lui ma cause contre lui-même; que
j'irai le prendre ici pour juge dans son propre fait ?
Et dans quel fait? Sur lamodération qu'il voit ré-e
. gner dans ma conduite, présume- t-il que je puisse
penser à lui de sang froid ? moi , qui ne lis pas une
de ses lettres sans le plus cruel effort; moi, qui ne
puis sans frémir entendre prononcer 3on nom ; que
je puisse trajiquillement correspondre, et commer-
cer avec hii! Non : j'ai cru devoir lui déclarer. net-
tement mon sentiment, et le tirer de l'incertitude
où il feignait d'être. Je n'en dois ni n'en veux faire
ï^3 PECLAR ATIOIir
avec lui davantage. Quç la décence d(5 mes expces^
sions ne l'abuse plus. Dans le fond de mon. cœur
je Jui rends justice; mais dans mes. procédés , c'est-
à moi que je, la rçnds. Comme *m6n amour-propre
n'est ppint aveugle, -et que j'ai appris à m'attendrè
à tout de la part des- hommes, leurs, outrages -.ne
m'ont point pris au dépourvu; ils m'ont trouvé
assez [wréparé pour les .supporter avec dignité.
L'adversité ne m'a- ni abattu ni aigri : c'est une le-
çon dont j'avais besoin peut-être. J'en suis devenu
plus doux, mais je n'en suis pas devenu plus faible.
Mes épreuves sont faites : je suis à présent sûr de
moi, je ne veux plus.de guerre avec personne, et
désormais- je cesse de me. défendre. Mais, à queU
que extrémité qu'on me. réduise, il n'y aura jamais
ni traité ni commerce • entre J. J. Ptousseau et les
méchants.
if
M. Vernes veut savoir les motifs qui» m'empê-
chent de méprendre à son désaveu ; il m'exhorte à
m'expliquer à cet égard avec toute la clarté pos-
sible et sans aucun ménagement : c'est une expli-
cation que je lui dois , puisqu'il la demande , mais
que je ne veux lui donner qu'en public.
Je commence par déclarer que je ne suis point
exempt de blâme pour lui avoir attribué publique-
ment le libelle ; non que je croie avoir manqué à
la vérité ni à la justice, mais dans un premier mou-
vement j'ai manqué à mes principes. En cela j'ai
eu tprt. Si je pouvais réparer ce tort sans dire un
mensonge , je le ferais .de tout mon cœur. Avouer
ma faute est tout ce que je puis faire : tant que la
RELATIVE A M. VERNES. I99
persuasion où jie suis subsista, toute autre répa-
ration ne dépend pas de moi. Reste à voir si. cette
persuasion es t. bien ou mal fondée, pu si on-^doit
l^.présuxner. de ma part de bonne ou de mauvaise
foi. Qu'on saisisse donc la question. Il ne s'agit pas
de savoir pi'écisément si M. Vernes est ou n'est pas
l'auteur d.u libelle, mais si je dois croire ou ne pas
croire qu'il l'est Que ne puis -je si bien séparer
ces deux>quest;iops que la dernière ne conclue rien
pour l'autre ! Que iie puis-je établir les motifs de
ma persuasion sans enfràîner celle des lecteurs! je
. le ferais avec joie. Je ne veux point prouver que
Jîacob Vernes estun infâme, mais je dois, prouver
que J. J. Rousseau n'est point un calomniateur.
Pour exppsér d'abord ce qu'il y 2^ eu de person-
nel eïitrè ce ministre et moi, il faut remonter à
nos plreipières liaisons et suivre l'historique de
nds démêlés. /
En 1762 ou 53, M. Vernes -passa à Paris, reve-^
nant,.je crois d'Angleterre ou de Hollande. Le De-
{fin du village m'avait mis en vogue : il désira me
connaître ; il employa pour cela mon ami M. de
Gauffecourt , et nous eûmes quelques liaisons qui
finirent à son départ, mais qu'il eut soin de renou-
veler à Genève dans un voyage que j'y fis l'année
{suivante. Car j'ai deux maximes inviolables 'dans
la prospérité même : l'une , de ne jamais recher-
cher personne; l'autre, de ne jamais courir* après
les gens qui s'en vont. Ainsi tous ceux qui m'ont
quitté durant mes disgrâces sont partis comme ils
étaient venus.^
aO'O DECLARATION.
Tout Genève fut témoin des avances de M. Vernes>
de ses soins, de ses empressements, de ses caresses r
il réussit ; c'est toujours là mon côté faible ; résister
aux caressés n'est pas au pçuvoir de mon cœur.
Heureusement on ne m'a pas gâté, là-dessus.
De retour à Paris, je continuai d'être en liaison*
avec M. Vernes; mais l'intimité diminua : elle était
née de la seule habitude; l'éloigiiement la ralentit.
Je ne trouvai pas d'ailleurs dan» son commerce ces
attentions qui marquent l'attachetoent, et qui pro-
duisent la confiance : il tira.de TEncyclopédie l'ar-
ticle Économie politique , et le fit imprimer à part
sans me consulter ' ; il répandit des lettres de M. le
comte de Tressan, avec les réponses. Ces lettre/S,
qui' n'étaient pôiiit de nature à être imprimées ,
l'ont été à nion insu, et M. Vernes est le seul à
qui je les aie confiées. Mille bagatelles! pareilles se
font sentir sans valoir la peine d'être dites, et,
sans montrer une nïauvaise volonté décidée, mon-
trent une indiscrétion qiie n'a point la véritable
amitié. ' '
Cependant nous nous écrivions encore de temps
en temps jusqu'au commencement de mes désas-
tres -: alors je n'entendis plus, parler de lui ni de
beaucoup d'autres. C'est à la coupelle de l'adver-
sité que la plupart des amitiés s'en vont en fumée :
il reste peu d'or, mais il est pur. Toutefois ,. quand
' Rousseau n'avait d'abord SK^cusé que le libraire Duvillard.
M. Vernes écrivait alors par spéculation, puisqu'il faisait un recueil
littéraire périodique pour lequel il demandait les secours de Jean-
Jacques , ainsi qu'on en voit la preuve dans la lettre jlxxix de la Cor- «
respoudancè. Voy. tom, xviiiy pag. 307.
ft.
^ÉLATIVV A M. .VlTRrfES. 20I
M\ Vernesjïite sut phistrânquille, il s'avisa de m'é-
crire une tertre fort pédantesque et fort sèche-, à
laquelle je ne daignai pas rSpbnrfré. Voilà la source
.desa haine .contre Tîioî. /' /
Cette, cause paraît' légère' j elle ne l'était pour-
tant pas. Il sentit le dédain' caché^'sous ce silence;
son énaour-pçopre en .fut. blessé vivem.ent ; il sufQt
de connaître M;' Vernes pour savoir à, quel point
il portée la.sùl&sandë^ la li^itte ^piioriôn de hii-méme
et d€?ses'taflénts..j6 ne récuse sur ce point aucun
de seV amîs ,rs'rl en ♦a*; si* j'ai tort; çp'ik.le disent,
et je me reçids.-On ne m^ peint vii, malignement
satirique, éplucher les, vices, ni'ihçme les défauts
de mes^ ennemis ; je n'examine ppmt leurs mœurs,
leur religion, teurs. principes y je n'usai de person*
nalités de^ma vie, et. je né veux pas commencer;
m^is ici' je dois tiii*e ce qui fait àtma cause; je dots
diip sur quoi j'ai porté* mes jugements.
Voila cômjnentla'v^té, la vengeance, enflam-
mèrent* la sainte ardeur de M.Ternes; prédicateur,
parce que c'e^t son métier de l'être, mais qui jus-
que-là n'avait.pointf été dévoré du 2;èle .de l'ortho-
doxie; voila le sentiment secret qui lui dicta lés
lettres sûr* ^noh christianisme. Son orgueil irrité
lui mit à la maiu les armes de son métier. Sans
Songer à là charité , qui défend d'accabler celui qui
souffre; à la justice, qui, quand méme^'aurais été
coupable,* devait me trouver trop puni; à la bien-
séance , qui veut qu'on respecte l'amitié, même
ap'rès qu'elle est éteinte ; voilà le biendisant, le ga-
lant, le plaisant M. Veîmes transformé tout-à-coup
a02 * ' DÉGLARA'rrOIir .'^
en apàtre% et IWriçaat ^es' fciidre^ théôlQgiques sur
son ànoieh ami malheureux*. Est-il ètf>nh'ant que
la haine et l'envié emijrôien^: -Si. vblonlièrs cet ex-
pédient?*Il est si-cQmmôdê'et'siîdôux d'édifier teût.
le monde, jen écrasant pieusement son homme !Gè
grand mot , not/y sainte religion y' dans un livre; est
presque toujours ^me seAtençe de mortcoQtre'q^id-
qu'un;'c'esl; le manteau* sacré dont se couvrent des
passions viles etâja^es^oi n'o^ént se niontreir nues.
Toutes les fois que Vous verrez. Un horfiirie en atta^
quèr' un autre aVec.«[çinlosité*sur'la rejîgion , dites
hardiment : L'^giresseu^^ est iin fripon ; vous né vous
tromperez de I3 Vie. •. .* * -, ': * . . . *
Que lé pur zèle de la-fqi n'ait point cïrcjté les let-
tres de M. Jacob Vernes sur morf chri^tiaiiisme,'
cela se' voit Vràbord parole titfe mèmej par. la per-
sonnalité la plus *révol tante , Id moins chStrijabJe ,
parla fierté menaçante avec laquellô l'auteur inon te
sur son tribunal poiïVjug^, «on mq^ Rvrçs;rn^is
ma personne , .poùr^prononcter publiquement en
, son ilôtri la sentence qui me *reti;anche du cotps
des chrétiens, poui"m'exccr|nmunier<lé ^on auto-
rité privée. • ;* '
Cela se voit ericoi^e pax Tépigf apïie , pu ¥pn m'ac-
cuse d'offrir au lecteijr dans un vase de paroles, do-
rées dé. l'aconit et des poisons.
Ce terrible <lébtit. n'est point démenti par l'où-
L'ouvrage du pasteur Venues -dont il est quesûon ici a pour titre :
Examen de ce gui concerne Je christiajiismc , la réfqrm^tion évangéllquc
et Us ministres de Genève y'dans les deux premières iLettfes de J, ./. Rous-
seau écrites de la montagne, Qientivc, 1766', .in*8°.
REtiATlVE A, M. VERNES. 2o3
yrage : on y attaque mes propositions par leurs
conséquences les plus éloignées; ce qui serait- per-
mis, en raisojnnant bien, poyr montrer que ces
propositions sont fausses ou dangereuses , mais non
pas pour juger des sentiments de l'auteur , qui peut
n'avoir pas vu ces conséquences.. M. Vernes né se
proposant pas d'examiner si j'^i raison ou. tort,
mais si je suis chrétien ou non, doit me juger ejcac-
tement sur ce que j'iai dit, et non sur ce qui peut
se déduire subtilement de ce que j'ai dit., parce qu'il
se peut que je n'aie p^eyi. cette subtilité; il se peut
que j'eusse rejeté le sentiment que j'ai avancé, si
j'avais vu jusqii'où il pouv^iît oie conduire. Quand
on veut prouver qu'un homme est coupable, il
faut prouver qu'il n'a pu ne Tétre pas, çt ce n'est -^
nullement un crime de n^avoir pas su voir aussi
loin qu'un autre dans une chaîna de raisonnenients.
Non content de. cette injustice, M. Vernes va
jusqu'à la calorpnie, en m'imputant les sentiments
les plus punissables et les moins découlants des
miens, comme quand^tt ose me faire dire que Jé-
sus-Christ est un imposteur, ou du moins me faire
mettre en doute ce blasphème; doute qu'il étend,
qu'il confirme , et sur lequel on voit qu'il appuie
avec plaisir, et cela par le raisonnement le plus
sophistique et Je plus faux qu'on puisse faire, puis-
qu'il établit à la fois le pour et le contre; car s'il
prouve que j e ne suis pas chrétien parce que j e n'ad-
mets pas tout l'Évangile, comment peut^-il prouver
ensuite par l'Évangile que, selon moi, Jésus fut un
imposteur?. comment peut-il savoir si les passages
'■«'■
-jd
12o4 DÉCLARATION
qu'il cite dans cette vue ne sont point de ceux dpn-t
je n'admets pas Tautorité? Qui doute que Jésus ait
fait tous les miracles qu'on lui attribué peut douter
qu'il ait tenu tous les discours qu'on lui fait tenir.
Je n'entends pas justifier ici ces douter, je dis seu-
lemeut que M* Vernes en fait usage avec injustice
. et méchanceté; qu'il me fait rejeter l'autorité de
l'Évangile pour me traiter d'apostat, et qu'il me
la fait admettre pour me traiter de blasphémateur.
Quand il aurait raison dans tous les points de
s^ critique, ses jugements. contre nioi n'en seraient
pas moins téméraires, puisqu'il m'impute des dis-
cours qu'il n'a vus-nullç part être les miens; car
enfin, ou a*t-il pris que la profession de foi du vi-
'^i Caire était celle de J. J. Rousseau? Il n'a sûrement
• . *^ rieri trouvé de cela dans mon livre; au contraire,
il y a trouvé positivement que je la donnais pour
être d'un autre. Voilà nies expressions : Je trans-
cris un ouvrage, et je- dis que je le transcris. Dans
un passage on voit que c'est un de mes concitoyens
qui me l'adresse, ou moi q8|^radresse à un de mes
concitoyens. Dan^ un autre passage on lit : Un ca-
ractère timide suppléait a la gène y et prolongeait pour
lui cette époque dans laquelle vous maintenez votre
élève avec tant de soin. Cela décide le doute, et il
devient clair par là que la profession de foi n'est
point un écrit que j'adresse , mais un écrit qui m'est
adressé. En reprenant la parole, je dis que je ne
donne point cet écrit pour règle des sentiments
qu'on doit suivre en matière de religion. M'imputer
. à moi tous ces senliipents, est donc une témérité
RELATIVE A M. VERITES. 2o5
très-iiijiiste et très-peu chrétienne : ^i cette pièce
est répréhensible, on peut me poursuivre pour
Tavôir publiée, mais non pas pour en être l'auteur,
à moins qu'on ne le prouve. Or, M. Vernes l'af-
firme sans le prouver. Il m'a reconnu sans doute
àmon style : de quoi donc se plaint-il aujourd'hui?
Je le j uge suivant sa règle ; jet , comme on verra tout-
à-l'heure, j 'ai plus de preuves qu'il est l'auteurdu li-
belte fait contre^moi qu!il n'en a que j« suis l'auteiir
d'une profession de foi qu'il trouve si criminelle.
M. Vernes enchérit partout sur le sens naturel
des mots pour me rendre plus coupable. ÎPar la forme '
de l'ouvrage, le style de la profession dé foi dçvait
être familier et même négligé : c'était pécher É^itant-4 *^
contre le goût que contre; la charité de presser ?#. \^
l'exacte propriété des termes. Après avoir loué avec
la plus grande énergie là beauté,- la sublimité de
l'Évangile, le vicaire ajoute que cependant ce
lùême Évangile est plein de choses incroyables.
M. Vernes part de l^^^ur prendre aii pied de la
lettre ce t^rme plein ; il l'écrit en italique, il le ré-
.pète avec ^^lesndiphase du scandale : comine s'il vou-
tait dire (JÛe IJÉ^arigile est tellement plein .de ces
choses incroyables qu'il n'y ait place. pour nulle
autre chose. Supposons qu'entrant dans un «alôn
poudreux , vous disiez qu'il est be^ù , mais plein
.de poussière ; s'il n'en est plein jusqu'au plafond ,
M. Vernes vous accusera de mensonge. C est aiçisi
du moins qu'il raisonne avec moi. .
Les conséqi^cëà' qu il tire de ce que j ai. dit,
et les fausses iâïerprétations qu'il eh donne, ne
206 DiCLARiVTlOlV
lui suffisent pas (encore; il me fiait penser même
au gré de sa haine. Si jje fiais une déclaration qui
me sôit contraire, il là prend au pied dé la lettre,
çt la 'pousse aussi Jdin qii'èlle peut aller : si j'en
fais une qui me soit favorable; il la dément par les
sentiments secrets qu'il me suppose, çt dont il n'a
d'autre preuve que le désir secret de me les trou-
ver. Il cherche partout à me ti'oircii: avec adres^se
par des jnaaxifnes générales, rfont il ne.mê fait pas
ouvertement l'application , njais* qu'il place de nia-
nière à forcer le lecteur dfe. la, fiir^-. «Dans quels
« écarts , dit-il', ne jettent point l'imagination mise
«en, jeit tiai* l'esprit d^* Système, la singularité , le
«dédain dfe. penser cdhinîe le.grantj nombre, ou
«quelque autre passion qui fermente en secret dans
«le cœnr!» Voilà l'imagination du lecteur à son
toilr mise en jeu. par ces paroles, et cherchant
quelle est cette passion qui fermente eri secret
dans mon cœur. M. Vernes. dit ailleurs .-.«-Ce niot
«de M. Rousseau n,e peut 's'appliquer qu'à trop
«de gens. On fait comme les autres, sauf à rire
«en secret de ce qu'on feint. de respecter en pu-
«blic» AJqui M. Vernes. veut-il appliquer ici ces
r^lnarquejs? A personne, dira-t-il, je parlé en gé-
nérâr : pourquoi M. Rousseau s'^n fèfatit-il l'appli^
càttpn, à il ne. sentait qu^elle est juste? Voici donc
làrdeçsus ma 'position. Si je laisse- passer ùes maxi-
me» sans y répondre fl'K lecteur dira : LWteur n'a
pas lâché ces. propos pour f ièri 5 sans doute il en
sait plus qu'il n'en veut dire, et Rousseau â ses
raisons* pour feiridre.de ne Tàvoir pas entendu; et
RELATIVE 'X. M. YERIVES. 2O7
«ii.jé prends lébparti de répor^l'ç ; il dira : Pourquoi
. Kolisseau relèverait-il dek Wiaximes gériérales ,' sMl
n'eu sentait l'application? Sôit donc que je' parle
oïl que je me taisç, la maxime fait son içffèt,. sans**
que celui qlif l'établit sç Comprçmette* On con-
viçndra-que . ïe tour n'est pas» mailadcoit. . *
' f C'était peu de m'inculper p^r le ihal qu'on diér-
cha\tdàiis«ïo*iï livré, ôti qu'on iihputaità l'auteur;*
i^réstait à m^inculper par* le bien même : de cettfe.
manière on- était plu? *en fbtids; Éccflftefc B|,yprne3
où riionnêtewloni (ju'il se -donne, et.qiii ji'est pas*
moins charitabje(}u'e4ui.
' aRemarîe{u^ à cette occa§i0nVme ditJM...., que
« ài l'a.titèur Û'ÉrHik se fut montré ietinèmi quVert
«dfe la religion* chrétienne, .s'il lî'eût'ijejn 'dit qui '
<^m^tit liji* être favorable , il àuf ait été 'n^pin^^k
4. redoii ter ; son othçf^j^ .aurait porté avec luî-ipéme
«sa remtationV'pariîe que daiis le^fpnd il ne rén-*
«fertoè que des objections sbuvcçit répétée^-, , et
«au^i soUveBit détruites^ M^s jf ne connttis rien
«de plus d!ariger*eux qix'uA mélange .dkin peu de
«Ijliew avecbeaucfmp de* ftial; l*un ^asse à la fa-.
« vieUr de l'autre : le poison a^t pkis •sourdtfment»,
«m2H$ ses effets n'en sôùt pas njoihs funestes :• Un
ccehiiè'mi n'est jàn^ais plus à crain4re que dans les
« mdrtietits où on le croit •amî. Seç conps n'en 'sont'
« que' plus, assurés j .là pFai^ n-tei^. est que plus pro^-
« fonde. ». Ainsi iôut ce qu'oiÉf eét forcé de trouver
bien dans mon livre, et ce n'est sûremenC pas la
moindre partie, n'est là que pour rendre le mal
plus dangçreux; L'aruteuf^'puirissffMe par ce qui
4.
-y-.i=>.
^
>7
i- -
ao8 I>KCt»*A-RATJOHr
est/mauvais, l!e&t'plùs encore par c^ qui! est Jjoiv
Si quëlcju'un voit un fiaoyen* d'échapper à des ac*
cusàtiôns-pàreilles, il m'obligera de me l'indiquer.
Joignez, à cela l'air joyeux et content qui règrie
dans tout • l'ouvrage , et le ton railleur et folâtre
avec lequel IVJ. le pasteur Vernes dépouille S99
ancien aini d'un chrisftianisme«qiii faisait toutq sa
consolation ;*^ce/Chinois surtout* si'gôguenaj'4?'SÎ
loustick qui le représente*, et qu'il nous assufe
être \^n lipome d'esprit 'et dct sens ; .Vous conjaaî-
trè^ à tous ces sigttes 'si là crpelle ^ifction tju'îl
s'impose lui est pénible , si c'est m\ devoir qui lui
coûte j et que ,son*cge^r reriiplissé à regret. • ♦
Il ne s'ensuit ppint dé tout ceci qde M. Y^hes
ait raison m tort: dans, cettç ^eVelle ; ce n'est pas
de cçlj 'qu'il s'agit : il s'ensuit seulernçnt ; ^9^
avec évidence , qiie le zèle de la'foi u^est qije 5bn
•prétexte; que 'son yrai motif est démç nti^e^ de
satisfaire son a^imosité contre moi. J'ai montré la
source de cette ^nimçsité : il HFaut à pfèseirtien
n)bntrer lQS*suifee$. * ; -/* ' »" : ^ ^
'■ • * ' • ' *
M* Y'etnéi s attendait à ime» réponse ëtpvesse
dans4^^uelle j'entrsC^se eh licè avec lui; il 4a dési-
rait, étlît'^isàît .avec satisfaction qu'il en tijrerait
occasion d'amplifier les ^enKllesses de son CMnôis.
*Ce Chinois, plus badiii qu'un français, étaitTen-
fankchéri du christianifioiîe de;M/ie1pfetçûr; il se
vantait de^i'avoir tiourri de ma substance^ et c'é-
tait le vampire qu?il destinait à sucer Îè*>!es5|^?cl'6
mon sang.
Je ne répondis point à M: Vernes; inaiâ' j'eus
A,
K'
*"'**?•.-
J**^
4
RELATIVE A M. VERNES. 209
occasion , dans mon dernier ouvrage , de parler
deux fois du sien. Je ne déguisai ni le peu de cas
que j'en faisais, ni mon mépris pour les motifs qui
l'avaient dicté. Du reste, constamment attaché à
mes principes, je me renfermai dans ce qui tenait
if l'ouvrage; je ne me permis nulle personnalité
qui lui fût étrangère, et je poussai, la circonspec-
tion jusqu'à ne pas nommer l'auteur qui m'avait
si souvent nommé avec si peu de ménagement.
Jl était facile à reconnaître; il se leconnut :
^'on juge de sa fureur par s^ vanité. Blessé dans
ses talents littéf*aires , dans son mérite d'auteur ,
dont îl fait un si grand cas, il poussa les plus hauts
.iCri$, et «es cris furent moins de douleur que de
.n^ge.Sçs premiers transports ont passé toute me-
;^re;.il faut en avoir été témoin soi-ménçte pour
. co]^()reii4re à quel .point un hbmme de son état
aétit/j^ublier dans la colère ; ce qu'il disait , ce
qu'il écrivait, ne se répète ni ne s'imagine. L'éner-
■ ^ de ces outrages n'est à la portée d'aucun homme
dte sapg froid; et ce qui rendit ses transports en-
CjÉWRe plus remarquables , fut qu'il était le seul qui
Si,'y 'livrât. A la première apparition du livre, tout
le monde, gardait le silence. Le conseil n'avait point
ençof'e délibéré sur ce qu'il y avait à |aire ; tous
ses clients se taisaient à son imitation. La bour«
geoisie ^^ç-ménie , qui ne voulait pas se com-
mettre, attendait , pour avouer ou désavouer l'ou-
vrage, qu'elle eût vu comment le prendraient les
magistrats. Il n'y avait pas d'exemple à Genève que
personne eût osé dire ainsi la vérité sans détour.
R. XVI, i4 .
\
\
UlIO DÉCLAR A.TIOJV
Un des partis était confondu , l'autre enrayé ; tous
attendaient dans le pius profond sîlenjce que quel-
qu'un l'osât rompre le premier. C'était au milieu
de cette inquiète tranquillité que le seutM. Vernesi,
élevant sa voix et ses cris, s*efforçait d'entraîner
par son exemple lé public qu'il ne faisait qu^étpn-
ner. Comme il criait seul, tout le mondé l'enten-
dit; et ce que je di3 est si notoire ^ qu'il n'y a per-
sonne à Genève qui ne puisse le confirmer. Toutes
les lettres qui. m'en vinrent dans ce temp^là SNont
pleines de ces expressions. « Vernes esthictrs dfe'luï*.
^ Vernes dit des choses incroyables. 'Vem«s> ri^ 'se
tr possède pas. La fureur de. Venies est au-delà âift
<r toute idée. » Le dernier qui m'eii parla •fli'étrfvi%:
« Vernes , dans ses fureurs , est si malââjrb(il ^ imjA
« n'épargné pas même votre styte;: 8 disait hier tj[âe
«vous écriviez comme un charretier. Oelà .jai^ttï-
ce être, lui dit quelqu'un ; mais avouefc qtiH! jfoiAéet)!^
«diablement fort. » '. . .• ;' *,
Sur la fin de l'année, c'est-à-dire dix o^'dbtiie*
jours après la publication du livre, taîndts que -kf
silence public et les cris forcenés de M: Veri^
duraient encore, je re^us par la poste la brôcéfufce
iïititulée , Sentiment des citoyens. En y jetaaodt lès
yeux, je reconnus à Tinstant moji bomnui'auit
choses imprimées qu'il débitait seul de vive voii :
de plus je vis un farieux que la rage fallut extra-
vaguer; et quoique j'aie à Genève des ennemis
non moins ardents, je n'en ai point de si mala-
droits. N'ayant eu des démêlés personnels avec
aucun d'eux , je n'ai poinUrrité leur amour-propre ;
RELA^TIVE A M. YFÛNKS. *i I I
leur bawe est dé- sang froid, -et n'en esrt; que ^)sts
tftrible ; elle porte avec poids et* mesure des cowps
moins pd^nts 'en a^)parence , mais qui blesseret
plus profondôwenc
Les premiers mouvements peignent les "carjrc-
tères de ceux qui s'y livrent. Celui de l'autetir diï
libelle fut de l'écrire et de le publier à Genève : le
mien fut de le publier aussi à Paris, et d'en nom-
mer l'auteur 'pour toute vengeance. J'eus tort;
mais qti^n "atftre homme d'un- esprit ardent se
mette à ma place, qu'il Kse le libelle, qu'il s'en
supporte l'o4)jet, qu'il sente ce qu'il aurait fait dans
le pireikier saisissement, et puis qu'il me juge. "
CfepejDdaftit,*Mialgré la plus intime pèfrsuasiari de
ma'pÉ^T;', fk mêiûe en nommant M. Vernes, non-
sèHlenîçiit je m'âistîrts de feisser croii^e que j'èuss»
3*a<rtï^ 'preliVfes qTO celles que j'avais en effet,
if^diii^je œ!aJ>8tfas-de donner eh public à ces mêmes
ççëlùves '^iijÉfnt de foï^e qu'elles en avaient poHir
iÊÈi0i, ledis qfû^*^er reconnaissais l'auteur à son'âtyle ;
iilaÉî^é*n^'ai0ùtâ[i pbiiit de 'qutel.sfyle j'entendais par-
ter l fir qiteHr'cÀTftpafsiisop m'avait rendu cette tmi-
fdiwtéiiii fra|3parirte'. ïréistivrai qu'aucun Genevois
rte* pTal: k'-y^'irtyrù^^ Paris, puisque M. Vef nés y
ripan(j0[it*.pîfr ^^•^èofrespondàn*^^ et enti^ autr^
Tjyiùr'M.'i>ftftr^^préèiséihenfles m^eschx)Sès qti^l
ayar^'^itës dàHs.lé libèWe ,- et où j'avais récottnti
fit>h àtyte-'paBifltif^l;
Je fils:^)4ùs ;* je dédai^oi -que , soit qu'il reconnut
ou désavoûlkt^a pièce , ôh de\%iit s'en tBnir à 'sa'dë-
^krafîctfi î rion que, qtmht à moi, j'eusse té moindre
14.
2J.2 DÉCLARATION .
doute ; mais,, prévoyant ce qu'il ferait, j'étaià con-
tent de Je convaincre entre son cœur et inQi,par
son désaveu , qu'il avait fait deux fois un ^Cte
vil. Du reste j'étais très -résolu de le laisser en
paix, et de ne point ôter au public l'impression
qu'un désaveu non démenti devait naturdlçment
y faire.
La chose arriva comme je l'avais prévu. M. Vernes
m'écrivit une lettre, où, désavouant hautement le
libelle , il le traitait sans détour de brochure in-
fâme qui devait être en horreur aux honnêtes gens.
J'avoue qu'une déclaration si nette ébranla ma per-
suasion. J'eus peine à concevoir.qu'un homme, à'
quelque point qu'il se fut dépravé, pu t en vçnir jus-
qu'à s'accuser ainsi , sans détour , d'infamie , -jus-
qu'à se déclarer à lui-nfeme qu'il-devait faire, hor-
reur aux lïonnêtes gens. J'aurais no^ -^^èuieiiiâiit
publié le désaveu de M. Vernes ^ -mai* j'y awû'aiï
même ajouté le mien sur cette seule Jfettre , ^ j0
n'y eusse en méhie temps trouvé*» un mekij^ongè.
dont l'audace effaçait l'effet de sa ^léçktatiàa }<èjb
fut d'affimier qu'il s'était ^ontentp 4e» Are au sujet
de mon livre : Je ne reconnais pus Uic-M: ^ùssi^au.
Il s'était si peu contenté de {parler ^leç^tfe^'jaa*:
nière, et tout le i^ondfe le savait; 8v;^ieii]k'^ qu^*réx
volté de cette impudence , et 'nie-i^achitiM:,- où -.çtte
pouvait se borner dans un homme qjri en. était: cà^
pable , je restai en suspens sur 4?et^ J^éttiie, ; et fi
en résulta toujours dans n^n. esprit ({«e.JVl. Vèmes
était un homme' que je ne pouvaià eçtimer.* ^
Cependant^ comme sojr désaveu- me 4ai&sacit àes^
RÊLAT.IVE A' M.' VERNES. 2l3
scrupules, je remplis fidèlement l'espèce tfenga*
gement que j'avais pris à cet égard : ainsi, avec la
borme foi que je mets à toute chose , j'envoyai sur-
lé^hamp à tous mes amis le désaveu de M. Vernes;
et ne pouvant le confirmer par le mien , je n'ajou-
tai pas un mot qui pût l'affaiblir. J'écrivis en même
tei^ps au libraire qu'il supprimât la pièce qui ne
£siîsait que de paraître, et il me marqua m'avoir si
bien obéi , qu'il ne s'en était pas débité cinquante
•exemplaires. Voilà ce que je crus devoir faire en
toute équité ; je ne pouvais aller au-delà sans men-
songe. Puisque j'avais fait dépendre ma déclaration
de celle de M. Vernes , laisser courir la sienne saiis
y répondre , et la répandre moi-même, était la' faire
valoir auta'tit qu'il m'était permis.
En réponse à sa lettre je lui donnai avis de ce
que j'avais fait, et je crus que cette correspon-
dance finirait là. Point : d'autres lettres suivirent.
M. Vernes^ attendait une déclaration dé ma part ;
il fallut lui marquer que je ne la voulais pas faire :
il voulut savoir la raison de ce refus ; il fallut la
lui dire ^' il voulut entrer là-dessus en discussion ;
alors je me tus.
Durant cette négociation parut un second libelle
intitulé i, Sentiment des jurisconsultes. Dès-lors tous
mes doutes furent levés : tant de la conduite de
M. Vernes que de l'examen des deux libelles , il ^
resta clair à mes yeux qu'il avait fait l'un et l'autre , ^^
et que l'objet principal du second était de mieux
couvrir l'auteur du premier.
Voilà l'historique de cette affaire : voici mainte-
214 DECLARA TlOlf
liant les raisoos du senimiei^t dans lequel» j^ . i^
.demeuré.
J'ai à Gefiève un grand BontiKre d'tsjwepis tpès^
ardents qui me haïssent tout autant qi^ pevA fetiré
M. Yernes ; mais leup liaine étant une affaire de
^pti,,ot n'ayant rien.qpui soît perJ^onneKà aitcun
d'^ux, n'ejst point aveuglée pair la» colère, «t,.i|iri-
géant à loisir sqK atteintes, eUe ne ^ovii^ mcmà
coup à faux : elle «Sft d'autant ptus dangèreuee
qu'elle est plus iiajuâte ; je les^ craindrais beaAM$oii|>*
n^oins si je les avais offensés ; mais bifea rloiti de
là, je n'en c<%iinaisi pas mmie m» seul; je n'ai ja-
mais eu le moindre d^élé personnel avec aucunk
d'eux , à moiiïâ qu'on ne veuille en supposer un
entre l'auteur des Lettres de la ccunpagrte et celui
des LeUres de la montagne. Mais qU'y a-t-il de per-
Stonnel dans un- pareil démêlé ? riènt ^ puisque ces
deu^x auteurs ne se connaissent point, et a'ont
pa& même parlé diirectemerit l'un dé l'autre, l'o^e
ajouter que si ces deux auteui^s. ne' s'aiment pad
réciproquement^ ils s'estiment ; chtacun des à!&a%
se respecte lui-même : il ne peut y avoir- de qu^
relie entre eux que pour la cause publique, et
dansi ces querelles ils ne se diront sùi:emen»t pas
des inj;ures : des hpmfi^es de cette trempe^ne fon^t
point dfe libelles.
D'ailleurs oa seÀt a la leotut*e ^n la pièce que
celui qui l'écrit ii'e&t point homme de parti ; c^u'U
est tffès-indiJÉférent sûr eetartiole, qu'ils ne songe
qu'à sa colère, et qu'il ne veut vei^ger qiue lui seul.
.F'osê ajouter que ta stupide indecei^ce qui règne
■-t '^
RELATIVE A MJ VERNES. 21 5
daojs te iy>elle prouve elle-même qu'il ne viéut
ni de» magistrats, ni der leurs amis,, qui se garde^
rajlént d'avilir ainsi leuF cause. Je suis désomuos
im homme à qui ils doivent des égards par cela
seul qu'ils croient lui devoir de la haine. Attaquep
mon honneur serait de leur part une passion trop
ineptç et trop basse : la dignité, le noble orgueil
d'un tel corps de magistrature ne doit pas laisser
présumer qu'un homme vil puisse lui porter de»
coups qui lui ^ent sensibles, des coups qu'ilsoit
obligé de parer.
Il m'est donc de la dernière évidence , par la na-
ture du libelle, qu'il ne peut être qued'un homme
aveuglé par rindignat;ion de. l'amour-propre, et la
seul M. Vernes à Genève peut être avec moi dajas
ce cas. Si le puUic, qui ne sait si j'ai eu des quer
relies personnelles. avec d'autrei^ Genevois, ne peut
sentir le poids de cette raisqn , en ^t^elle pour moi
moins de force y et n'est-ce pas de ma persuasion
qu'il s'agit ici? De plus, combien le public même
ne doit^il pas être frappé de la conformité des pro«^
posde M. Vernes avec le libelle? A qui puis-je at-
tribuer ces propos écrits , si ce n'est au seul qui
les ait tenus de bouche dans le temps , dans le lieu ,
dans la citons tance où le libelle fut publié? Quand
iLl'eût été^par un autre, cet autre n'eût fait qu'é-
crire pour ainsi dire sous la dictée de M. Vernes :
M.. Vernes eût toujours été le véritable auteur ;
l'autre n'eût été que le secrétaire.
' Troisième raison. L'état de l'auteur se montre
à décQuvert dans l'esprit de l'ouvrage; il est im-
2l6 DÉCLARATION"
possible de s'y tromper. Dans l'édition originale la
pièce entière est de huit^ages, dont une pour le
préambule; les cinq' suivantes , qui font le corps
de la pièce ^ roulent sur des querelles de religibn,
et sur les ministres de Genève. A la septième , l'au-
teur dit : Venons à ce qui nous regarde; c'est y
venir bien tard , dans un écrit intitulé , Sentiment
des citoyens. Dans ces deux dernières pages , qui ne
disent rien , il revient ,encôre à parler des pasteurs.
Qu'on se rappelle la disposition des esprits à
Genève, en ce moment de crise pu les deux par-
fis, tout entiers à leurs démêlés, ne songeaient pas
seulement à ce que J'avais dit de la religion et des
ministres, et qu'on voie à qui Ton peut attribuer
un écrit où l'auteur, tout occupé de ces messieurs ,
songe à peine aux affaires publiques.
Il y a des observations fines 'et sûres quele grand
nombre ne peut sentir , mais qui frappent beau-
coup les gens attentifs qui les* savent foire ; et ce
qu'il faut pour cela n'est pas tant d'avoir beaucoup
d'esprit que de prendre un graÉd intérêt à la^hose :
en voici une de cette espèce.
a Certes, est-il dit dans la pièce, il ne remplit pas
« ses devoirs , quand dans le même libelle , trahis*
«( sant la confiance d'un ami, il fait impAmer une
« dé ses lettres pour brouiller ensemble* trois pas-
« teurs. M
Il n'y a pas plus de vérité dans ces trois lignes
que dans le reste de la pièce r mais passons. Je de-
mande d'où peut venir à l'auteur l'idée de ce re-
proche d'avoir voulu brouiller trois pasteurs , si
■**.
RELATIVE A M. VERNES. 217
lui-ràéme n'iest pas/du nombre ? Dans la lettre ci-
tée, deux pasteurs soat nommés d'une manière qui
ne saurait les, brouiller entre eux ; il conjecture le
troisième, très -«témérairement et très-faussement,
mais en hoipme au surplus trop bien au fait du tri-
pot pour n'en être pas lui-même. D'où a-t-il tiré
que ce troisième prétendu pasteur était mon an^i ^
et que j'avais trahi sa confiance ? Il n'y a ps^s un
mot dans l'extrait que j'ai donné qui puisse auto-
riser cette accusation. Est-ce ainsi qu'un homme
qui n'eût pas été du corps eût envisagé la chose ?
Il fallait être- ministre, instruit des tracasseries des
- .ihinistreà, et leur donner. la plus grande impor-
tance, pour voir ici la brouillerie de trois d'entre
eux, et la faire entrer dans tant d'accusations ef-
froyables dont HP écrit de huit pages est rempli.
Cette renxarque me confirme avec certitude ^ue
cette pièce , qui ne roule que sur djBs intérêts de
ministres, est d'un ministre. J'ose affirmer que qui-
côn^que n'est pas frappé de la même évidence le se-
rait s'a y donnait atitant d'attention et qu'il y prît
le même ih-térêt que moi.
. Ot^ s'il est étoQinant que dans une compagnie
atissi respèct^le que celle des pasteurs de Genève
il s'en trouve un capable de faire-un pareil libelle,
il est certain du moins qu'il ne s'y en trouve pas
deux. Auquel donc nous fixerons-hous? Si 1^ lec-
•teur. hé$îje»,. j'en suis fâché pour ces messieurs :
qUant à naéi, je les honore trop, malgré leurs torts,
pour forJner k-déssus le moindre doute.
le i)?ai eu quelques liaisons suivies qu'avec cinq
aaO *l>liCLA RATION ^
n'en ai donné qu'une au* théâtre ; mais }'eli avais
une autre qui ne valait pas mieux,. dont j'avais
parlé à très-peu de gens à Paris , et au seul M. Vemes
àP Genève; lui seul à Genève savais que cette pièce
existait. Je suis , selon le libellé , un bouffon qui
reçoit des nazardes à l'Opéra, et qu'on prostituait
marchant à quatre pâtes sur le théâtre de la co-
médie. Mes liaisons avec M. Vernes suivirent-im-
médiatement le temps où l'on m'ôta mes entrées
à l'Opéra. J'en parlais atvec lui quelquefois ; cette
idée lui est restée. A l'égard de la comédie , il était
naturel qu'il fut plus frappé que tout autre de
celle 6ù je suis représenté marchant à quatre patès,
parce qu'il a eu de grandes liaisons avec l'auteur :
sans -cela , ce souvenir n'eût point été naturel en
pareilles circonstances ; car dans ce rôle , où l'on
me donne des ridicules, oh m'accorde aussi des
vertus, ce qui n'est pas le compte de l'auteur du
libelle. Il compare mes raisonnements à ceux de
La Métrie, dont les livres sont gêhéralement ou-
bliés, mais qu'on sait être un des auteurs "favoris
;(8e M. Vernes. En un mot, il y a peu de lignes
dans tout le libelle où je n'aperçoive M. Vernes
par quelque côté. J'accorde qu'un autre pouvait
avoir les mêmes idées , mais non toutes à la fois
ni dans la même occasion.
«
Si j'examine à présent ce qui s'est passé depuis
la publication du libelle , j'y vois des soins pour
me donner Ijb change, mais qui ne servent qu'à
me confirmer dans mon opinion. J'ai déjà parlé de
la première lettre de M. Vernes; j'en reparlerai
RELATIVE A M. VEà'WES. 2»!
encore : passons aux autres. Comment- concevoir
le^^ton dont elles. sont. écrites? comment accorder
la douceur plus qu'angélique qui règne dans ces
lettres avec le motif qui les dicte, et avec la con-
duite précédente de celui qui les écrit? Quoi! ce
même homme qui, pour avoir été jugé mauvais
auteur-, se livre aux fureurs les plus excessives,
chargé maintenant d'un libelle atroce, lie une pai-
sible correspondance avec celui qui lui intente
publiquement cette accusation , et la discute avec
lui dans les tenues les plus Honnêtes! Une si su-
Mime vertu peut-elle être l'ouvrage d'un moment?
Que je l'envie à quiconque en est capable! Oui,
je ne crains, point de le dire; si M^ Vernes n'est
pas l'auteur du libelle, il est le plus grand ou le
plus vil des mortels.
Mais supposons qu'il en fut l'auteur ; que , quel-
ques mesures qu'il eût prises pour se bien cacher,
le ton ferme avec lequel je le nomme lui donnât
quel({ue inquiétude sur son secret; que, craignant
que je n'eusse contre lui quelques preuves, il vour ^',,,^
lût éclaircir doucement ce soupçon, sans m'irriter*^;»*
ni'4£e compromettre, comment paraît-il qu^il de-
vrait s'y prendre ! Précisément comme il a fait : il
feindrait d'abord de douter que l'accusation fût de
moi, pour me laisser la liberté de ne la pas recon-
naître, et pouvoir, sans me forcer à le soutenir,
là faire regarder comme anonyme, el par consé-
quent comme nulle. Si je la reconnaissais , il me
reprocherait avec modération mon erreur , et tâ-
cherait de m'engager à me dédire , sans pourtant
**
9.9.U DÉCLARATION
l'exiger absoiuTRent, de peur de me réduire à casser
les vitres. Si je m'en défendais en termes d'autant
plus tiédaigneux qu'ils disent moins et font plus
entendre , feignant de ne les avoir pas compns ,
H- m'en demanderait l'explication ; et quand enfin
je Taurais donnée, -il tâcherait d'entrer en discus-
sion sur mes preuves , afin qu'en étant instruit ,
il pût travailler à les faire disparaître : car,' qui ja-
mais, dans une accusation publique, s'avisa d'en
Vouloir <liscuter les preuves téte-à-tête avec l'accu-
sateur? Enfin si, voyant clairement son dessein , je
cessibis de lui répondre, il prendrait acte de ce si-
leiïce, et tâcherait de persuader au public que j'ai
rompu la correspondaïice , faute de pouvoir «ou-
tenir l'éclaircissement. Je supplie ici le lecteur de
suivre attentivement les lettres de M. Vernies, -de
voir si je les explique, et s'il voit quelque «ittre
explication à leur donner;
DaAs l'intervalle de cette plaisante"^ négocîàtton
parut le second libelle dont j'ai parlé, éofit.du
ménrie style que le prewaier ,.avec la même équité ,
la même bienséance, avec le même ei5prit.H'me
fut envoyé par la poste, comme le premier, awrec
fe même soin, sous le même cachet, -et j'y reconnus
d'aboni le même auteur. Dans ce second libelle 6n
censure mon style comme M. Vernes le censurait
de vive voix, comme le même M. Vernes a troawé
mal écrite une lettre de dix lignes adres$ée à -un
libraire. Avant «[ue j^usse repoussé ses outrflf|e&,
0« lit dans quelques éditions, Dans Vintermlh de cette coin|flai-
sable iN^iM»alSÛMi , ete.
KFL\TIVe \ M. VER\KS. •Jt»!'i
il m'accusait de bien écrire, et m'eii faisait un nou-
veau crime ; maintenant je n'ai qu'un sty]e obscur,
j'écris comme un charretier, mes lettres sont mal
écrites. Ces critiques peuvent être vraies; mais
comme elles ne sont pas communes , on voit
qu'elles partent de la même main. L'auteur connu
des unes fait connaître l'auteur des autres.
L'objet secret de ce second libelle me parait
cependant avoir été de donner le change sur l'au-
teur du premier. Voici comment. On avait sour-
dement répandu dans le public, à Genève et à
Paris, que le libelle étoit de M. de Voltaire; et
M. Vernes, dont on connaît la modestie, ne dou-
tait pas qu'on ne s'y trompât : les cachets de ces
éeiui- auteurs sont -si semblables! Il s'agissait de
GDnifirmer cette erreur; c'est ce qu'on crut faire
au nioyen du second libelle : car tiôtdment penser
qa''^ûmomentqu;eM. V«més-mài*quait taifit d'hor-
rétic îpour (â^nhm^r ibs'ot^pât à composer le
second? On: y |»rll?1à>prèiQaiition, qu'on avait né-
gligé^ dairti. Iq- prârtiier,' d'employer dsms quelques
rtÈpt$ l'orthographe tl^M« ât Voltaire^ comme tm
oubK de sa part, encor:, At/5fl*.<3ir«ffecté d'y parler
de ^ génuflexion <iaÂs desr^ sentiments donti^aires
k ceVLx de l\f. Vernes, ^rMsHvUmim' ùfdicus i mais
qu'avait afiEâire ^atis im lihelfe êcHt contre moi la
génuflexion d6i\t<}e n'ai jaiûais parlé? C'est. ainsi
qu'en se cachant mdladtoitëm^t on se montre.
Quel est l'homme assez, dépourvu de goût et de
sens pour attribuer de pareils écrits ^ M. dé Voltaire,
à la plume la •plus élégante <le son siècle? M. de
S^24 DÉCLtiRATIOJV
Voltaire auï'ait-il employé six pages d'une pièce
qui en contie»t huit à parler des ministres de Ge-
nève et à^ tracasser sur l'orthodoxie? m'aurait- il
reproché d'avoir mêlé l'irréligion à mes romans?
m!aurait-il accusé d'avoir voulu brouiller des pas-
teurs? aurait -il dit qu'il n'est pa§ permis d'étaler
des poisons sans offrir l'antidote ? aurait-il affecté
de mettre les auteurs dramatiques si fort au-des-
sous des savants ? aurait-il fait si grand peur aux
Genevois d^appeler les étrangers pour juger leurs
différents ? aurait-il usé du mot de délit commwiy
sans savoir ce qu'il' signifie, lui qui met4ine atteti-
tioft si grande ;à n'employer les termes de scieuçe
que dans leur sens Jejplus exact? aurait-il dit que
le mot amphigaièri si^ifisât-rdéraisoit?» aurait -'il
écrit qiimze cent y faire cérït indécKnahle: ét^t Une
des fàutès-^de langue partictiUarès aux^Géneyoi»?
Enfin, après avoir-. prife ai graââ;spin de dégtij^r
son èpthographe 4AV^4e premîelr'ljbfUe, se-çér^iftil
sont^uA i!ïioyjen mala4^ait 4fe«nairé'; il .éï^eonnc^
de plu3;^ûfe^auie^^hiMa/'* •• ... . v ./-
Etf ras'àjëiiuâraii^ div^jps^i^oti&^âe c^gir^ ,
queLlectéifr/pouiÇrafc^^ wn. aç^i^OBiîienr i
la pei^aua^i0h .ôù'îe st|i$jqù^*'M/yQrçés;^t hauteur,
du libeHe-, sbit^|)air,l0s ti^t^ihDulQs^quLi'^jftèi^
gnent'; soitpàp lé^dr<a6.nsJ;aiiSes,q.iii'iQe pieuVa^
rappo^rter (Ju'à lui? Malgré cctaS je $Uis eonvemi,
je conviens encore tki torique j^ai qu de le lui|it-
tribUer publiquement: ipaîsJ -je défîiaiktf s'il m'est
RELATIVE A M. VERNES. iaS
permis de réparer ce tort par un mensonge au-
thentique, en déclarant publiquement que cette
pièce n'est point de lui , tandis que je suis intime-
ment assuré qu'elle en est.
. Je conviens cependant que toutes ces raisons,
trè&^suffisantes pour me persuader moi-même , ne
le. cadraient pas pour convaincre M. Vernes devant
les tribunaux. J'en ai plus qu'il n'en faut pour
croire ; je n'en ai pas assez pour prouver. En cet
état tout ce que je puis dire y et que je dis assuré-
D^ent de très-bon cœur, est qu'il est absolument -
possible que M. Vernes ne soit pas l'auteur du li- »
belle : aussi n'ai -je. afiÇrmé qu'il l'était qu'autant
qu'il ne dirait pas le contraire , et en m'appuyant
,d'iUne seule raison dont même le public ne pouvait
seçitir la valeur.
Or il est possible, à toute rigueur, q^e la pièce
ne soit pas de celui à qui je l'ai attribuée ; il est
certain^ dans cette supposition, que ^ lui ayant Êiit
la plus cruelle injure , je lui dois la plus éclatante
.réparation, et iki'esjL pas moins certain que je veux
faire mon devoir , sitôt ati'il me sera connu. Corn-
ment m'y prendre :èn cette pccasiQ|i ,ppùr le con-
naître ? Je ne veux être ni injuste pi opipiâtre ; mais
je ne veux être ni lâche ni feux.' Tant que je me
porterai pour juge dans ma propre cause , la pas-
sion peut m'aveugler : ce n'est plus à moi que
je dois m'en rapporter, et en conscience je ne
puis m'en rapporter à M. Vernes. Que faire donc?
Je ne vois qu'un moyen, [mais je le crois sûr; la
raison me l'a suggéré, , jnon ^cfeur l'approuve ;
u. xvï. i5
2a6 DÉCLARATION
en fiit-îl d'autres, celui-là serait le plus digne de
moi.
lyans Une petite ville comme Genève , où la po^
lice est d'autant plus vigilante qu'elle a pour pre-
mier objet le plus vif intérêt des magistrats, il n'esj
pas possible que des faits tels que l'impression et
'le débit d'un libelle échappent à leurs recherches,
quand ils en voudront découvrir les auteurs. Il
s'agit ici de l'honneur d'un citoyen', d'un pasteur;
et l'honneur des particuliers n'est pas moins sous
la garde du gouvernement que leurs biens et leurs
vies.
Que M. Vernes se pourvoie par-devant le Con-
seil de Genève; que lé Conseil daigne faire stfr
l*auteur du libelle les perquisitions suffisantes pctur
constater que M. Vernes ne l'est pas, et qu'il le
déciare : 'yoilà tout ce que je demande.
Il y a deux voies différentes de procéder, daris
cette "affaire; M. Vernes aura le choix. S'il croit la
pouvoir suivre jurîdiquemeilt, qu'il obtienne uirfe
sentence'qiii*le décharge de Tacctikation , et qui liie
condariiné pour l'avoir faite; je déclare que je toie
soumets pour ce 'feit aux peines et î réparations
atixquélles 'me contfatàriera cette sentence, et que
je les exécuterai de*toiit mon pouvoir.
Si , contre toute vraisemblance , on ne pouvait
obtenir de preuve juridique î|]|L'pour.ni contre, cela
serait même un préjugé de plus contre fld. Vernes ;
car quel "autre que lui pouvait avoir un si grand
intérêt à se cacher des magistrats avec t^ïit de
soinPpouvait-il^nfâindpeqii'bn Ae lui fit un gi^àiitl
RELATIVE A M. VERNES. 227
criïfee de^'avoir si cruellement traité? a-t*on vu
même que ce libelle effroyable ait été proscrit?
Toutefois levons encore cette difficulté supposée.
Si le conseil n'a pas ici des preuves juridiques , ou
qu'il veuille n'jen pas avoir , il aura du rnoin^ des
luisons de persuasion pour ou contre la mienne.
En ce dernier cas il me suffit d'une attestation de
M. le premier syndic , qui déclare , au nom du
Conseil , qu'on ne croit point M. Vernes auteur
du libelle. Je m'engage en ce cas à soumettre mon
sentiment à celui dfx Conseil, à faire à M. Verne»
la réparation la plus pleine , la plus authentique ,
et telle qu'il en soit content lui-même. Je vais phis
loin : qu'on prouve ou qu'on attesté que M. Vernes
n'est pas l'auteur du second libellé, et je suis prêt
à croire et à reconnaître ^^îl n'est pas non plus
l'auteur du premier.
Voilà les engagements que l'amour de l'a vérité ,
de la justice, la crâlnté d'avoir fait tort à mon en-
nemi le plus déclaré me fait prendre à la face du
public , et que je remplirai de même. Si quelqu'un
connaît un nloyen plus «ûr de coqstater mon tort
et de le réparer , qu'il le dise , et je ferai mon de-
voir.
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QUATRE LETTRES
A M. LE PRÉSIDENT
DE MALESHERBES.
AVERTISSEMENT.
Il nous a paru convenable de ne point séparer les écrits de
Rousseau relatifs à sa personqe, par un récit des circonstances
de sa vie, omises dans ses Confessions. Ce récit sera mieux placé
à la (in du volume. Le but qu'on s'y est proposé, est de com-
pléter autant que possible les documents propres à faire con-
naître Jean-Jacques. Mais ils devaient être précédés de ceux
qu'il a transmis lui-même, et c'est à tort que nous en avions agi
autrement.
Daps les quatre lettres à M. de M^lçsherbes, Jean-Jacques,
«exposant les vrais motifs de sa conduite, lui décrivit fidèlement
«ses goûts, ses penchants, son caractère, et tout ce qui se
((passait dans son cœur. Il tâchait de suppléer en quelque
«sorte aux mémoires qu'il avait projetés, « C'est ainsi qu'il
s'exprime dans ses Confessions ( liv. xi ). « Faites sans brouillons,
« rapidement , à trait de plume, et sans même avoir été relues,
« ces lettres sont peut- être, dit-il , la seule chose que j'aie écrite
« ayec facilité dans toute, ma vie. » Elles furent provoquées par
l'inquiétiiile oblige^te que lui témoignait sur son sort l'illustre
magistrat, à qui l'on avait persuadé que Rousseau s'ennuyait
h périr dans la solitude, et qu'il y était malheureux.
Elles parurent pour la première fois, en 1779, ^^ns une des
notes du poème des Mois.Roucher résista aux séductions comme
aux menaces qui lui furent faites pour Tempêcher de publier ces
lettres. Comme elles ne pouvaient que disposer en faveur de
Rousseau , cette publication contrariait tous les auteurs qui ne
l'aimaient pas, et c'étaient les plus célèbres de l'époque ; tels que
d'Alembert, Diderot, Morellet, La Harpe, et monsieur Suard.
La Harpe qui ne pardonnait rien , se vengea de Roucher par la
manière dont il le traita dans son Cours de littérature.
M. P.
SOMMAIRES
DES QUATRE LETTRES A M. DE MALESHERBES.
PREMIÈRE LETTRE.
Rousseau hait souverainement Finjustice. Il est né paresseux
et pour la solitude ; de sohe qu'il ne se fût pas cru trop mal-
heureux à la Bastille. Son vœu est d*étre connu des hommes
tel qu'il est.
DEUXIÈME LETTRE.
Il avoue à M. de Malesherbes qu'il est né avec un tempérament
airdent , très-facile à s'émouvoir et sensible à Texçès. En allant
voir Diderot , il se sent affecté jusqu'aux larmes dans l'avenue
de Vincennes, et y médite son Discours sur les sciences. Mo-
tifs qui lui ont fait quitter Paris.
TROISIÈME LETTRE.
Il se plaint de sa santé. Consolations qu'il éprouve au mi>
lien de $es maux. Ses plaisirs à la campagne. Ses prome-
nades.
»
QUATRIÈM'E LETTRE.
Il fait beaucoup de cas des cultivateurs de Montmorency , mais
très-peu des académiciens. Malgré son aversion pour les
grands, il aime sincèrement le maréchal de Luxembourg, et
donnerait sa vie pour lui.
\
é
QUATRE LETTRES
I
A M. L£ PRÉSIDENT
DE MALESHERBES,
COIN TENANT LE VRAI TABLEAU DE MOlî CARACTÈRE^
ET LES YRAIS MOTIFS DE TOUTE MA CONDUITE, i
PREMIÈRE LETTRE.
Montmorency, le 4 jsui^îer 176a.
J'aurais moins tardé, monsieur, à vous remer-
cier 4e la dernière lettre dont vous m'avez honoré,
si j'avais mesuré ma diligence à répondre sur le
plaisir qu'elle m'a fait. Mais , outre qu'il m'en coûté
'beaucoup d'écrire , j'ai pensé qu'il fallait donner
quelques jours aux importunités de ces- temps-ci,
pour ne vous pas accabler des mieniicé. Quoique
Je ne me console point de ce qui vient de se pas-
ser, je suis très-contîent que vous en soyez instruit,
puisque cela ne m'a point ôté votre estime ;- elle
eB sera plus à moi quand vous ne me croirez pas
meilleur que je ne suis.
Les motifs auxquels vous attribuez les partis
qu'on m'a vu prendre , depuis que je porte une
espèce de nom dans le monde, me font peut-être
j)lus d'honneur que je n'en* mérite ; ïnafe iW^orft
cerfainement plus pçès de la Vérité que' cfetix que
^34 ' LETTRES
me prêtent ces hojnines de lettres qui , donnant
tout^àlairéj^uisitieu^îiigent de mes. sentiments par
Jies leurs. J'ai un cœur trop sensible à d'autres at-
tachements poxxt Ifétresifortà l'opinion publique ;
j'aime trop mon plaisir et mon indépendance pour
être enclave ^e la vanité aa point qu'ils le suppo-
sent. Celui pour qui la fortune et l'espoir de piar-
Menir ne balança j^ixiais un rendez-vous ou un lou-
per agréable , ne doit pas naturellement sacrifier
son bonheur au désir de faire parler de lui ; et il
n'est, point du tout croyable qu'un homme qui se
sent quelque taleot^ et qui tarde jusqufàrquàrante
ans à le faire connaître , so^t assez fou poi^r aller
s'ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uni-
cp>emjent pour acquérir la réputatiou d'un misan-
thrope.
. Mais,, monsieur, quoique je haïsse souveraine-
ment l'ii^ustice et la méchancetés cette passix)n n'est
pa^ as&ez dominajute pour me déterminer seule à
fifir la soi^iété des hommes, si f avais, en les quit-
tant, ({oelçie . grand sacrifice à faire. Non, mon
noiotif est moinSr noble et plus près de moi. Je suis
né avec^un axnour naturel pour la solitude , iqui n'a
^it qu'augmenter à mesure que. j'ai mieux, connu
le» hommes. Je trouve mieux mon compte avec les
étre$ chimériques que je rassemble autour de moi,
qu'avec ceux qne je vois dans le monde.; et ta so-
ciété , dont mon imagination fait les frais dans ma
retraite , achève de me dégoûter de toutes celles
que j'ai quittées;. You» me ;SUpposez malheureux
et. consumé de mélanealie. .Q. moijçieur l combien
À M. DE MALESHERBES. !^35
VOUS VOUS tFompezrl C'est à Partie <^tô ji^ rétais^ c'est
à Paris, qi^t'une bile noipe rong^sait mon cœur , et
l'amertiuEiie de cette bile ne se fait que tro^ sentir
dans loua les écrits que ^ai pubUés tant que j'y
suis resté. Mais-^moi^sieur , comparesL ces écrits avec
ceux que j'at faits dans ma solitude : ou je suis
trompé , 4)u vous seniirez^ dans ees^ derniers une
certaine sérénité d'ame qui ne' se joue point^^t su#
laquelle on peut porter mn jugement certam de l'é*
tat intérieur de l'auteur. L'extrême agitation que
je viens d'éprouver vous a pu faire porter vok jur
gement c<lfiMa^ire : mais il est^cile à voir que cette
agitation n\ point son principe dans ma situation '
actuelle , mais dans- une imagination dérégl^^e , prête
à s'effaroucher sur tout r et ^ porter tout à l'ex-
trême. Des succès continus m'ont rendâ^ sensible
à la gloire; et il n'y a point d'homme, ayant quel-
que hauteur d'ame et quelque vertu ^ qui pût pen^
ser ,san^ le plus mortel désespoir^ qu'après sa mort
on substituerait sous son nom^ à un ouvrage utile,
un ouvrage peirnicieux , capable de déshonorer 9a
tnémoircvet de faire beaucoup de mal. Il se peut
qu'un tel bouleversement ait accéléré le progrès
de mes maux ; mais , dans la supposition qu'un tel
accès de folie m'eut pris à Paris, il n'est pcnnt sûr
que ma propre volonté n'eût pa$ épargné le reste
de l'ouvrage à la nature.
Long-temps je me suis abusé moi-même sur la
cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours
éprouvé dans le commerce .des ho^imes ; je l'attri^'
huais au ch^rin de h!ayoir^as l'^prit assez pré**
236- * Lettres
sent pour montrer dans^ la conversation le peu <{ae
j'en ai , et, "par contre-coup , à celui de ne pas oc-
cuper dans le monde la place que j'y croyais mé-
riter. Mais quand , après avoir barbouillé du pa-
pier, j'étais bien sûr, même en disant des sottises,
de n'être pas pris pour un sot; -quand je me suis
vu recherché de tout le monde, et honoré de^beau-
^oup plus de considération (^e^ ma' plus ridicule
vanité n'en eût osé prétendre; et que, malgré cela,
j'ai senti ce même dégoût plus au^enté que di-
minué, j'ai' condu qu'il venait d'une autre cause',
et que ces espèces de jouissances n'étalent point
celles (ju'il me fallait •
Quelle eist donc enfin cette cause ? Elle n'est autre
que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a
pu vaincft, et devant lequel les honneurs, la for-
tune, et la réputation même, ne me sont rien. Il est
certain que cet esprit de liberté me vient moites
d'orgueil que de paresse , mais cette paressé est in-
croyable : tout l'effaroucihe ; les moindres devoiirs
de la vie civile lui sont insupporte^les; un mot* à
dire , une lettre à écrire , ujie visite à faire , dès qrfil
le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pour-
quoi, quoique le commerce ordinaire des hommes
me soit odieux, l'intime amitié m'est si chère , parce
qu'il n'y a plus de devoir pour elle; on suit son
cœur, et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai
toujours tant riedouté les bienfaits; car tout bien-
fait exige reconnaissance , et je me sens le cœur iïi-
grat , par cda seul que la reconnaissante est on
devoir. En un mot, l'espèce de bohkciir tjil'il ïûe
A M. DE MAl^ESHERBES. aSy
:^liXLt n'est pas tant de faire ce que j^ veux , que de
-ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active
n'a rien qui me tente ; je consentirais cent fois plu*-
tbt à ne jamais rien faire qu'à faire quelque chose
inalgré moi; et j'ai cent fois pensé que je n'aurais
|Gfts vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant
4eim à rien du tout qu'à rester là.
>'' -J'ai cependant fait, dans ma jeunesse, quelques
IB^orts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais
èfk ;pour but que la retraite et le repos dans ma
Vieillesse^; et, comme ils n'ont été qtie par secousse,
txlpime ceux d'un paresseux, ils n'ont jamais eu le
moindre succès. Quand le» maux soiit venus , ils
iiayHit fourni un beau prétexte pour, me livrer à
iî&a passion dominante. Trouvant que c'était une
iSblie de me tourmenter pour un âge auquel je ije
parviendrais pas, j'ai tout planté là, et je me, suis
dl^éché de jouir. Voilà, monsieur, je vous le jure,
Ibl véritable cause de ce tte^ retraite , à laquelle nos
geQs de lettres ont été chercher des motifs d'osten-
tation , qui supposent une constance , ou plutôt une
t>bstii]Lationà tenir à ce qui me coûte, directement
(ûoqftraire à-ttion caractère naturel.
, 'Vous trie direz, monsieur, que cette indolence
supposée s'accorde mal avec lesécritsxjue j'ai -com-
posés depuis dix ans, et avec ce désir de gloire qui
a dû m'exciter à les publier.- Voilà une objection à
résoudre-, qui m'oblige à prolonger ma lettre, et
cjui , par conséquent , me force a la finir. J'y re-
viendrai,. monsieur , si mon ;tpn femilier. ne vous
^^^9i^ fW ;x^jr, dan» l'épfu^djemen td^ lOon <;gKur ,
a 38 LETTMS
je n'ep saurais .prendre un autre : je «ne peindrai
sans £sird et sanstnodestie; je jne montrerai à -^us
tel que je me vois «t tel que je suis ; car^ pass^nrt
ma vie avec moi , je dois me connaître, et je vois ,
par la -manière dont ceux qui penisent me con-
naître interprètent ' mes actions et msi conduite ;
qu'ils n'y connaissent rien. Personne au monde ne
me iConi3AÎt que -moi seul. Tous «n Jugei^z quand
j'aurai tout dit.
' Ne 'me renvoyez pointâmes lettres , monsieur ,jc
^vous supplie ; l)rûlez4es , parce qu'elles ne vadent
pas la peine d'être gardées; mais non pas par égard
pour moi. Ne songez pas non plus , de grâce , à ^^e-
tirer celles qui sont entre les mains de DucheMfie.
S'41 fallait e£Ë»cer dans le monde les traces de tqutes
riies (folies , il y. aurait «treç) de lettres à retirer , et
je «ne remuerais pas- le bout du doigt pour cela. A
chaire et à décharge, je ne crains point d'être «vu
tel que je suis. Je connais med grands délauts ,' et
je ' sens vivement tous mes vices. «Avec tout <îelâ , je
mourrai plein d'espoir dans le 'Dieu suprême , et
'frès^persuadé que , de tous les ^bomâûes >que j'-ai
connus en ma vie, aucun ne fat meilleur que moi.
SECONDE LETTRE.
t
Mentmorency , le i a janvier 1762.
• Je continue,' moDsiieur^ à vous rendre-compte^e
moi,puîtf^[ue*j'ai'Coin«Êiefu:é;'icar^ceV|)H pfiiutita'iStre
A M. DE MALESrHERBKS. "23^
le plus défevoràblé^td^étne connu iàdenii ; et pcris-
(pue tiîes fautes itte «l'ont pokit 6té votre estime,
'je'ne -présuôie pas ^que Tna.ft^uiehisé me la é(Àvne
èter.
' Une ame paresseuse qui s'effraie ^e t(enit*«OHi,
un tempérMnent apdent , bilieux , facile .à s'aflfee-
iev , et sensiblç à I'««:<j5ès à toiit ce -qui «raffed» ,
*flcatil:|)ent ne pouvoir s'allier àmis ^e infême Garoc*-
'tèpe;%t ces deux coniinaires campesent 'pourtaM
•le fond du mien. Quoique je ne pelisse Yéseudne
dette opposition par ées^incïpes ,'CfHe^xfele ^oùl^
tant ; je la ^ens , rien n'est phis^caN;ain y et j^en-^p^
du'iï^omÀ donner par les faits utte.e^èce d^Udto^
riquéqiri^p^t «servir à ht* coneevoi^; ÏT'm eu iJWte
d!actLYité dai^ l'e^fBrnee , •mais4amais^çQnHBe>^fun
autna ^nfant.Cet ennuie toufe^n^'a de J^omie^heure
jéte dans la lecture. A six 4ns^ Pliltârquè^ meiioinbk
soil$ k tnain^àf huk, je4è sa^$ ^r etfetir.; jljafvjair^
lu^-^tous' les TQïDân4;,ils^i»'avàîe*>t feH;vè:p^r-dels
/^eaux de larmes «vant 'Fâg© où (^ éccHt |nr^ii0 -ifirtfé^.
Wt âur romàns:<D^ ^'*ç*fçfïj<Mi^daiG»'te/mien>^
è6]^t tïéroïque et'^romanesque^i'nîà fait'qU'dit^
'itféitter jusqu'à posent ,^ et" qvtk ;2i4hev9 ^e' nae^dé^
^âyter dieî^tout, hors de ce qi]i«réssemblËtit a mas.
id^kes. Dans ma jeun^essé, ig^.^je croyais trêmwr
dlHis le mondç lès mémefs ^6ns,;qôe -j'avais teotysfie
dâîls^ mes litres , jje * me livrants «ans T^èmoew^ qui-
conque savait m'to âmposeripar^tin'çeBtain'jaiÇfOÎi
dont j'aï toiàjont9étéÀat4\x^,^éûà^^
J^éinisfra) àjfi^eéai^^ue f^£t&is*dé|#qn^
fékis de^gbât&i, dWMélm)«lM^< Av|h*o}^^
a4o LETTRES
tous ces changements, je perdais toujours ma peine
et mon temps , parce que je cheirchais toujours ce
qui n'était point. En deyenant plus expérimenté,
j'ai perdu peu à peu l'espoir de le trouver, ^pai"
conséquent le zèle de le chercher. Aigri par Jtes ia-
justices que j'avais éprouvées, par celles dont j'a-
vais été le témoin , souvent affligé du désoitlre ou
l'exemple et la force des choses m'avaient entraîné
moi-même, j'aj pris en mépris mon siècle^t mes
contemporains; et, sentant que je ne trouverais
point au milieu d'eux une sifuation qui put con-
tenter mon cœur, je l'ai peu;à peu détaché de la
société^des hommes , et je m'en suiç fût un^ atùttjp
dans mon imaginationViaquelle m'-a, d'autant' pjus
charmé , que je lapouyais cidtiyer sans peine ^ sahs
risque , et là trouV^ toujoiirs s^reet telle qu'il me
lafs^lait. - : '
. AprQs. avoir passé quaitànte-^ils de ma vie 'ainsi
mécoQ.t(âiït« de moi ^ même çt . âléS autres ^ je cher-
: chais inulilçmeilt^ rompjre lés liens. qui mé -tenaient
'Attaché à-'C^tte SQciétéqueJ'ès;timais si peu^ et'qjyi^
m^enchàînaié^t ai^x occupation» le n^oin.^ de paôh
;goût^ par«de& b^ins que j.^estimais ceux d^.î^'Rjî'
;.ture, et' qui n'épient que ceux de l'dj^iQion : Joul-
à-jtoup lin heùi'euXi.liasard yint.rà'éclairer snr. qp
que }.'avais à £9^i|p poiu*^m>i-ménfe>, et.à peaser>(le
maà semblables, sur «lesquels' mon, cœur était 'sans
|t€isse en cpnti^adiction aveç^mon esprit, et que je
jvi^ sentais eoççirë.pqrlié^à^aiqieryaveç.tant de raî-
40I1S td^lçs liteu?r;Je jr6u^Jtr^# qpèpsie^r^ voi^.gtu-
.ymstj^^àà^^€^fl%omeaiicç0jà £E|j4;.4aHS«oia vi^ Une
A M. D£ MALESHERBES. ^àql
^i âfidgvilière époque , et qui me sera toujours pré^
sent , quand je vjj^rais éternellement.
J'allais Voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ;
j'avais dans pia poche un Mercure de France y que
je.me-mis à feuilleter le long ^du chemin. Je tombe
sur fa question de l'académie de Dijon, qui a donné
Jieu à mon premier écrit, Si jamais quelque chose
a Fes$emblé à une inspiration subite , c'est le mou-
xèmént qui se fit en moi à cette lecture : tout-à'*
xoiip je me ,aens l'esprit ébipui de mille lumières;
des. foules d^idées vives s'y- présentent à la fois avec
une force. et .une confusion qiû me jeta dans un
tvouble inexpriînable; je sens ma tête prise par un
^tôuçdissement semblable à l'ivressie^ Une violante
•,palpi;tation m'oppresse , soulève- mat poitrine; oe
ppii^vant plus respirer en marchant, je me laisse
ixnnber sou^ un des arbres de ràvenu€f y et j'y passe
«me demi-heure dans une telle agitation , qu'en mè
. relevant j'aperçus toutle devant de ma veste mouillé
.âemes larmes, sans avoir senti que j'en répandais.
0;incrnsieur!:si j!!avais jamais pu écrire Je quart de
•çevquej'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle
ckur.té-}^aurais fait voir toutes les contradictions èxjL
sjtstènxe social ; avec quelle force j'aurais exposé
tous les^abiis de nos institutions ; avec quelle sim-
Illicite j'aurais démontré que l'hqlptune est bon na-
turellement^et que c'est par ces institutions seulef
que les hommes deviennent méchants! Tout ce.que
j'ai pu, retenir de ces foiiles-d.e grandes vérités , qui ,
dans un quart d'heure , m'illunûnèrent sous cet
-ai'bre , a^. été bien faiblement épiurs dans les troî»
R. XVI. 16
'2^2. LETTRKS
principaux de mes écrits; savoir, ce prenQ|iét- Dis-
cours, celui sur l'Inégalité, et le Traité de l'édiji^
cation ; lesquels trois ouvrages sont insépUrs^bles-, et
forment ensemble un même tout. Tout le reste a
été perdu ; et il n'jr^eut d'écrit sur le lieu-ménie
que la Prçsopopée de Fabricius. Voilà comiûêut,
lorsque j'y pepsais le moins , je devijns àdjteUr pres^
que malgré nK)i. Il est aisé de concevoir comment
l'attrait d'un premie;* succès et les critiqués d^
barbouilleurs me jetèrent tout de bqn dans Ja^carc
rière. Avais- je quelque vrai talent pour écrif e?-je-
ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu,
d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement et lôàl
quand je n'ai pas été fortement persuadé : ainsJL c'est
. peut-être un "retour caché d'amour-prôpre qi^i pa)j^
fisit choisir et mériter ma devise , et m'a si pa^si^kù|,r
nément attaché à la vérité , ou à . tout ce ^lUP •j'^aî;
pris pour elle. Si je n'avais écrit que pour éQiirQ>
je suis convaincu qu'on ne, m'aurait jamais: lu^ , .
Après avoir découvert, ou cru découvrir >-(^^rà *
Icis £ausses opinions des hommeSfla30UFé6delei}te
misères et de leur méchanceté , je sentis; qu'il j»;]^
aviait que ces mêmes opinions qui m'eussent.jrendû
malheureux moi-même, 6t que. mes maut et iâo^
vices me venaient bien plus de ma situation, que à^
moLEméme. DansJie mêmç temps , une maladie ydoiti .
j'avais dès L'enfeuce senti Jes premièresLa);teintes,.s>'e-
tant déclarée absolumeiit.incurable^ md^ré tout^
les promesses des faux guérisseurs dont je n'ai pa^
été longrtemps là. dupe , je jugeai que si je voUla)3
être conséquent, et seoouei^ une &»is de dessu&ni^-
épjaulés te pesant joug de Fopiflrokï, je n'Sr^lif'pfc
utt-ittôtfi^ftt/Àperdrte. Je pria brusquement mtfti
parti av^e assez de éoUrage , et je Tai a^e?: hvéïi
souteâ«k jûsqïi'ïci afvec utl^ fermeté dont mtyî'^ctif
peux ^nfit le: prix , parce qrfil n'y a que moi^éctf
qui saçbe qttel&obstdcles j*ai eu» et j'ai encore toit#
fes jètjrs k çdmbsittre pioûf «aeitiaftntenir sans^eèlRIè
cdnite fer courant. Je sens pourtant biett que éte? ;
puis •dfci''ans j^ai u*ï.peu dêrîisé; mais, si j^èsftftiaî*
séût^enf erf kvoi* encore qùàtrè à ^rtre , xHi iat
Térraît dbniïcf une deuxîèttie secousse, et remoA^
ter tout at* m!oins à mon premier niveau, pditt^
n*en plus guère redescendre; eût toutes le^ gtarïâ^ '
épf'eu^es S0ftt hit^ , et il est désormais démfontré
pour môi/par Pé^étience, que l'état ou je rtie «tofar
mis est lé sJeal où rhomtfcre puisse ViVrê boiî Â
hetfreuii^ p«i^tfil est fe phis indépendant dfe tôtîg ^
et \ë sietil oii on ne se trouve jamais pour son pWprtf
avatifta^e dans là nécessité dé nuire k autfui. .
J'ttvoue que le nom que m-ont fait mes écrits é
b'éâtdcôHp facilité l'exécution du parti que j^^ pr^/
Il ÉMt être Cru bon auteur, pour se foire imputuS-
m^mi nïàuirais copiste , et ne pas manquer dte tra-
vail pôuf cela. Sans ce preinier titre, on îft'eut^
«•dp prendre au mot sur l'antre, et peut*étf é 45els
nt^aitrs^il ittôrtiôé ; car je brave aisémetit le rfdff-
^Ule , ttMaid je riiel Supporterais pas si bieri fe nié^Sè •
Mais si quelque rép>itat$on ifoé donne à cet ê^atvâ
u« peu d'â^mage, il est bien éompens* par tmï
les inçottvénie|nt& atttkcfhé» à cetWe mélte réputà^
tion , qfUttnd brt É?êto i«*f f*<iî«t?' é»rt ' éséfàW , 'et
i6.
a44 LETTRES
qu'on veut vivre isolé et indépendant. Ce sont ces
inconvénients en partie qui m'ont chassé de, Paris,
et qui, me poursuivant encore 'dan^ mon asile, ine
cha^eraient très-certainement plus loin^ pour peu
que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes
4çaux dans, cette grande ville était ces^ foules de
prétendus amis qui 's'étaient emparés de moi , et
qui, jugeant.de mon cœur par les leurs, voulaieu.t
absolument me rendre heureux à leur mode , et
hùh pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite,
ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu
m'y maintenir sans tout rompre^ Je ne suis vtai-
nient libre que depuis ce temps-là. >:
Libre! non, je ne. le suis foint CMOOte; mes
derniers écrits ne sont point encore imprimés; et,
vu le déplorable état de ma.pauvre machine , je n'es^
pexe plus survivre à l'impression du recueil de tous :
mais.si, contre mon attente, je puis aller ju$que4à
et prendre une fois cfongé du public , croyez , mon-
sieur , qu'alors je serai libre , ou que jamais homme
lie l'aura été. O utinam ! O jour trois fois heu-
reux! Non, il ne me sera pas donné de le voir.
Je n'ai pas tout dit ^monsieur , et vous aurez pçut-
,4tre encore au moins une lettre à essuyer. Heureuse-
mept rien ne vous oblige de les lire , et peut-être y
s^rie2-vous bien embarrassé. Mais pardonnez , de
grâce; pour recopier ces, longs ^fatras ^ il &udrait
Iqs refaire, et en vérité je n'en ai pas le courage.
J'ai sûrement bien du plaisir à vous écrire, mais
je n'eçr ai pas moins à jcne reposer, et mon état ne
me permet pas 'd'écFpr^ long-temps de suite, •
A. M. DE IhfAtESHSRBES. îk/iS
TROISIÈME LETTRE.
■
Montmoctçlicy /le 3^ janvier 176s.
■ ■ . * «.»-,.■
•■ ♦ ■ .
4près vous avoir exposé , mohsieur^ les yfw
mqtifs de îp»' conduite^ je voudrais vous parler d^
mou état^ moral .dans ma retraite. Mais je sens
qii'il est bien tard;: mon an\e aliéiobée d'elle-même
est ^ toute à. mcm dorps : le délabrement de ma
pauvre machine l'y- tient de jour en jour plus at-
tachée, et jusqu'à* ce qu'elle s'en sépare enfin tput-r
à-coup.N C'-est de, mon bonheur que je voudrais
ypais parler^ et l'on parle mal du bonheur quand
Qn. souffre. ' .
. Mes maux sont l'ouvrage dé la nature ,. mais mon
boûheur est le nxiei^. Quoi qu\>n en puisse dire,
j'ai été sage, puisque j'ai été heurèftx autant que
0ia:^nature ui'a'perujis de l'être : je n'ai point été
çl|,erçhér ma félicité au loin, je l'ai cherchée ati^
pi^çs'de moi, et l'y ai trouvée. Spartien dit que
Silmiliç^ courtisan- de Trajan ,. ayant sans aucun
mécontentement personnel quitté la cour et tpu^
ses emplois pour aller vivre paisiblement à' la cam-
pagne ,- fit mettre ces niots sur sa tombe : J'ai de-
meute soùcante'-seize ans sur la terre, eu /en ai vécu
sept *^ Voilà ce que je puis dire à qiielque égard,
. * Spartien ( cbsip. 9) dit à< la vérité quelques mots du préfet
Similis déplacé par Adrien, mais ne fait nulle mention de ce trait.
%^è • LETTRES
quoique mon sacrifice ait été moindi>e : je n'ai
commencé de vivre que le g avril 1756.
Je ne saurais vous dire j monsieur , combien j'ai
été touché dé vpir qiie vous'm'estiiriié» le plus mal-
heureux des hommes, -te .public sans doute en ju-
gera comme vous ,^ et. c'est mcove ce qui m'afflige.
Oh ! que le sortdoîat j'ài joui n'est-ilct>nnu de tout
. uuii ^ ^^» . chacuir vbudracit ^eh "feipe un semblable :
la paix régnerait sur là terre; }es'hoirnmes ne son-
geraieqt plus à se nuire , -et il n'y aufâit plus de
méchants quaUcT Aul h'aurait intérêt à Fêtre. Mais
àé quoi jouissais-jë enfin quand j ''étais seul^'^De
moi 9 de l'univers entier, de tout ce qui est ^d^ tdut
ce qui peut être, de tout jc'e qa'a'debeau le monde
i^nsîble, et d'imaginable le mondée intellectuel : je
rassemblais autour de moi tpttt ci^ tjui pouvttit
flatter mon cœur; mes désirs étaient la mesure' de
me» plaisirs. Non , jamais lès plus voluptueux n'ont
connu de pisu'eilles délices , et j V cent fois plus
joui de mes cSimères qu'ils ne ^rit des réalités.
Quand mes douleurs me fonrt tri$temenrme8urer
la longueur des nuits>, et que l'agitation de la fièvre
m'empêehe de goûter un seul instant de sommeil ,
loàvent je me distrais de mon état présent i en
songeant aux divers événements d&'ma vie ; et les
Tepentips , les deux souvenirs; les regrets, l'atten-
•/
Cest Dion Gassius qni l^rapporte, liv. ljljx , cliap. 19. Mais Cré-
vier, qui, à l'occasion de Similis, le rapporte anssi dans sou Histoire
des Empereurt^ Hv. xix , cite en marge ces deuxauteors; et Rous-
seau, qui avait lu ce même trait dans Grévier, et sans doute ne
Tavait lo que là , cite, d*après Créirier, Spartien, sans te douter de
sa méprice. ( Not« de M. Petitain. )
A M. DE MALESU£RB£S. ^47'
dffeleiQent, se partagent le âoin de me faire ou-
bliej quelques moments mes souffrances. Quels
temps' crpiriez-vous, monsieur, que je me rappelle
iè plus souvent et le plus volontiers dans mes
i^es ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ;
ils. furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et
sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma
retraite , ce sont mes promenades solitaires , ce
sont ces jours rapides, mais délicieux,. que j'ai pas-
sés tout entiers avec moi «eul, avec ma bonne et
simple gou^/ftrnante, avec mon chien bien-aimé,
ma vieille chatte , avec les oiseaux de la campagne
et le^ biches de la foret, avec la nature entière et
son inconcevable auteur. En me levant avant le
soleil pour aller voir, contempler son lever dans
mon jardin ; quand je voyais commencer une belle
journée, mon premier souhait était que ni lettreà,
ni visites y n'en vinssent troubler le charme. Après
avoir donné la matinée à divers soins que je rem-
plissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les
remettre à un autre temps , je me hâtais de . dîner
pour échapper aux importuns, et me ménager un
plus long après-midi. Avant une heure, même les
jours les plus ardents, je partais par le grand so-
leil avec le fidèle Achate ^ pressant le pas dans la
crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi
avant que j'eusse pui^'esquiver; mais quand une
fins j'avais pu doubler un certain coin, avec quel
battement de éœurj avec quel pétillement de joie,
je commençais à respirer en me sentant sauvé, en
me disant : Me voilà maître de moi pour le reste
•Y-..
^48 LETTRES
de ce jour! J'allais alors d'un pas plus tranquille
chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quel-
que lieu désert où rien ne montrant la main des
hommes n'annonçât la servitude et la domination ,
quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le
premier, et où nul tiers importun ne vînt s'inter-
poser entre la nature et moi. C'était là qu'elle
semblait déployer à mes yeux une magnificence
toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre
des bruyères frappaienî* mes yeux d'un luxe qui-
touchait mon cœur; la majesté des a Ares qui me
couvraient de leur ombre, la délicatesse des ar-
bustes qui m'environnaient , l'étonnante variété
des herbes et des fleurs que je foulais sous mes
pieds, tenaient mon esprit dans une alternative
continuelle d'observation et d')sidmirati6n : le con-
cours dé tant d'objets intéressants qui se dispu^
talent mon attention , m'attirant sans cesse <le l'un
à l'aiitre, £avorisait mon humeur rêveuse et pares-
seuse, et me faisait souvent redire en moi-mêihe^
Non , Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais
vêtu comme l'un d'eux. *
Mou imagination ne laissait pas long-temps dé-^
sertela terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt
d'êtres selon mon cœur, et , chassant bien loin
Topinion , les préjugés , toutes les passions factices^
je transportais dans les asiles de la nature des
hommes dignes de les habiter. Je m'en formais uiie>
société charmante dont je ne me sentais pas in-
Nèc^Sàlomon, in omnigioria sud^ eooperius est ficiti unum e^s Uiis*.
Matvv, eap. ▼!,▼. 39.
/ w
t
A M. DE- MALESHERBES. ^49
digne, je^me faisais un siècle d'or à ma fantaisie,
et' reimplissant ces beaux jours de tputes les scènes
de ,ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs*^
et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer,
encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les
viPBïs plaisirs de l'humanité , plaisirs si délicieux ,
si purs, et qui sont désormais si loin des hommes.
Oh ! si dans ces moments^ quelque idée de Paris,
de mon siècle, et de ma petite gloriole d'auteur
venait troubler mes rêverfcs, avec quel dédain je
la chassais à l'instant pour me livrer, sans distrac-
tion, aux sentiments exquis dont mon ame était
pleine! Cependant au milieu de tout cela, je l'a-
voue , le néant de mes chimères venait quelque-
fois la contrister tout-a-coup. Quand tous mes
rêves se seraient tournés en réalités , ils ne m'au-
raient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvéf -désiré en-
core. Je trouvais en moi uû vide inexplicable que
rien n'aurait pu -remplir, un certain élancement
de cœur -vers uiie autre sorte de jouissance diont
je n'avais pas d'idée, et dont pourtant je sentais
le besoin. Hé bien, ijadnsieur, cela même était
joiiissancev puisque j'en étais pénétré d'un senti-
ment très- vif, et d'une tristesse attirante, que je
n'aurais pas yoiihi ne pas avoir.
Bientôt de la surfac^Vde l%*terre j'élevais mes
idées à tous les êtres de la nature, au système uni-
versel des choses, à l'être incompréhensible qui
embrasse tout. Alors l'esprit perdu dans cette im-
mensité, je ne pensais pas , je ne raisonnais pas,
je ne philosophajjs pas , je me sentais, avec une
arSo LETTRES
sorte de vc^upté , acôdblé du poids de cet univeirs ,
j^ me livrais avec ravissement à la confusion de
ces' gratides idées , j'aimais à me perdre en im^-
nation dans t'espace , mon cœur resserré dans les
boriies des êtres s'y trouvait trop à l'étroit^ j'étouf-
fais dans l'univers; j'aurais voulu m'élancer dans
Pinfini. Je croîs que si j'eusse dévoilé totis les mys-
tères'de là nature^ je me lierais senti, dans .une si-^
tnation moins délicieuse que cette étotirdissanté
extase à laquelle mon espmt se livrait saifts retenue ,
et qui, dans l'a^tation de mes transporta; nie fai-^
sait écrier quelquefois ,- O grand Êtne ! . ô grand Êtt'e !
sans pouvoir dire ni p^ser rien de plfts. ^ .
Ainsi s'éeou^iient dani» un délire continuel les
journées les plus charmantes que jamais ci^tur^
humaine ait passées : et quand le coucher du so*
leil me fei^it songier à la retraite, étonné* de là
rapidité dîi temps , je croyais ti'aVoir p'a§ assez mis
à profit ma journée, je pendis en pouvoir jouir
davantage eneore ; et , pour réparer le téih{)s perdu ,
je «ae disais, Je reviendrai deinadn. -
Je revenais à petits pas ^' la tête un peu fatiguée ^
maisi^le cceur content; je me reposais âc^rèableiftent
au retour, en tm liirant à Fimpressicm. des objets ,
mais sans penser, sans imagizîeir; sai^'rien&tre
antre eho^ que seDIâf le calme et le bonheur de
ma sitsation. Je trôntais mon couvert rmsr sur ma
terrasse. Je sou]»ais de grand appétit dans mon
petit d(Hnesti(t]ue ; nqiUe image de s^vitude et de
dé|>^ndMiee Éie triniblait la bienveUlance qui nous
ui^ait tous. Mon dUen. lui-même était mop ami ,
i-
A M. DB 1|AL^S.U£RBKS. a5l
non .meB''e3Claveb;'nims avions toujours la même
volonté , mais, jamais il ne m'a obéi. Ma gaieté du-
rait toutç .là soiréç témoignait que j'avais vécu
seul tout le jour; j'étais bien différent quand j'a-
vais vu de la- compagnie , j'étais rarement content
desautres, et jamais de moi. Le soir j'étais gron-
deur et taciturne : cette remarque est de ma gou-
vernante, êt;,x}epuis qu'elle «le l'a clite, je l'ai tou-
jours trouvée juste en m'observant. Enfin , après
avpir fait encore quelques tours dans mon jardin,
ou chanté quelque air sur mon épine tte, je trou-
vais dans mon Ut un repos de corps et d'sune cent
fois plus doux que le sommeil même.
Ce sont là les jotirs qui ont fait le Vrai bonheur
de ma vie} bonheur 9an9 amertume, sans ennuis,
sans regrets^ et auquel j'aurais borné volcmtiers
tout crfui de inon existence. 'Chii , monsieur, que
de {^Teik jours remplissent pour moi l'éternité,
je- n'en demande point d'autres, et n'imagine pas
que je sois beaucoup moins heureux dans ces ra-
vissantes contemplations que les intelligences cé-
lestes. Mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa
liberté ; désormais je ne suij» plus seul , j'ai un
hôte qui m'importune, il feiut m'en délivrer pour
être à moi; et l'essai que j'ai fait de ces douces
jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec
moins d'effroi le moment de les goûter sans dis-
traction.
Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille.
Il m'en faudrait pourtant encore une.< Encore une
lèttre^one, et pui» {rfus. Bai^^on, monsieur; qiloi-
*
ràB^ LETTRES
que j'aime trop à parler de moi, je' n'aime pas à
en parler avec tout le monde ; c'est ce qui me fait
abuser de l'occasion , quand je l'ai et qu'elle me
plaît. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie
de la prendre en gré.
QUATRIÈME LETTRE.
a8 janyier 176 a.
• ■
, Je vouft ai montré , monsieur , dans le secret de
mon cœur , les vrais motifs de ma retraite et 4e-
^^ipute ma conduite ; motifs bien moins nobles sans
doute que vous ne les avez supposés , mais tels
pourtant qu'ils me rendent content de moi-même ,
et m'inspirent la fierté d'ame d'un homme qui se
sent bien ordonné , et qui, ayant eu le coulrage de
faire ce qu'il fallait pour l'être , croit pouvoir s'en
imputer le mérite. Il dépendait de moi,' noù de
me faire un autre tempérament, ni un autre c?i-
ractèré, mais de tirer parti du mien, pour me
rendre bon à moi-même, et. nullement méchant
aux autres. C'est beaucoup que cela , monsieur^ et
peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne
vous déguiserai point que , malgré le sentiment de
mes vices, j'ai pour moi une haute estime.
Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme
seul est inutile à tout le monde , et ne remplit pas
^es devoirs dans la société : j'estime, moi, les pay-
sans de Montmorency des membres plus utiles de
A M. DE MALrESHERBES. a53
la société que tous ces tas de désœuvrés payés de
la graisse du peuple' pour aller six fois la semaîae
bavarder dans une académie; et je suis plus conr
tent de pouvoir, d/ws l'occasioti , faire- quelq[ue
plaisir à me$ pauvre^ voisins que d'aider à parvenir
à ces foules de petits intrigants dont Paris est plein ^
iqui tous* aspirent k riioïmeui* d'être des fripons en
plaœ , et quiB ; poui; le bien public , aîtisi .que pour
le leur, on deyr&ittdus renvoyer labourer la terre
dans leurs provinces. C'est quelque chose 'que de
donner aux hjommes l'exemple, de Is^yie qu'ils de-
vraient tou9\men^r. C'est quelque -chdsèç qtiand
on n'a plus iii force ni. santé pour* tràvaiUéi: dfe^
«es bras, d'oser, *dç sa refe^ite, faire entendrie MiJ^
voix de la vérité.. G^estx^ùélqûé chdse d'avertiriléS
hommes de làfoUed^'opini^iis ^lâ les rêndeût
misérables.. C^esiVjilelcJue: çKo^é d'avoir pu conferi*
buer à einpéch^,,\x>u différer aii^joioic^ d^nk*t)|isi.
patrie , l'établrs^ûiên^^ p/erB|cieux que ,^çoûr ^^e '
sa cour à Voltair)B'^,if)s;.dépen«^, dlAÏetî^iiert^vouIait
qu'on fît parmi naû^jSÎJ^ëussë \;éciLdàhl$ l^enè^,
je n'aurais pu
Discours -sur-
blisseme]:]it de là .odifiéiiiQ*, d^.tonVqw j:e Fâi feiti
Je serais beaucoup j>lù^'imitile j^nies^ôo^^s^tHoteisF^
vivant au milieu d'eux*, que je«^He joiis l'êtt^' dais
l'occasion , de ma reArâite. Qtu'itopf<îrte^.qilel li^'
j'habite , si j'agis où j<ç.dèisgigir^'J)^aï||Jeijrs^ 1'^,^*^
bitants de Mpiitmorency ^sont-ii6 inoins' hommes,
que les Parisiens ^v^et^.Kjuançl je pyi!^ gi .dissuadiëjr
quelqu'ufr^d'enviûyeîr sq» enfani se* cofroidprfe ^'l*
!<>
i56 LETTRES
voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place
du, sentiment des soins et des services que le pu-
blic .voyait, et dont je n'avais que faire; quand je
Içs aimais, ils ont voulu paraître m'aimer. Pour
mpi, qui dédaigne en tout les apparences, je ne
m'en suis pas dontenté ; et , ne trouvanl^que cela,
je me le suis tenu pour dit. Ils n'ont pas précisé-
ment cessé de m'aime^, j'ai seulement .découvert
qu'ils ne. m'aimaieat pas. .
Pour la premïèi'e fois de ma vie, je me trouvai
donc toutrà-coup le cœur seul, et cela,. seul aussi
dans ma retraité, ^et presque . aussi malade que je
le 'suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances
quç.co^imeHça ce nouvel attachement qui m'a si
bijen dédommagé de tous les autres , et dont , rien
ne me dédommagera^ car il durera , j'espère, au-
tant qile ma vie*;'et^ quoi qu'il arrive, il .sera le»
dernier. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, <jue
j'ai une viqle^^te aversion pour Jes étajts qui ..domi-
nent .les abtrc;^; j'ai même tort de dire que je^ne
puis le dissimuler ,. car je n'ai nulle peine à vouls
l'avouer, à vous , né d^un sang illustre , £Lls-du.chan-
celier de France , et premier présideiiit d'une cour
souveraine; oui, monsieur, à vous qui m'avez fait
mille biens sans nie connaître! et à qui^ malgré
mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûte rien
d'être obligé. Je hais les grands; je hais leur ^taX,
leur dureté, leurs préjugés , leur petitesse, et tous
leurs vices, et je les haïrais bien davantage si je
les méprisais moins. C'est avec ce sentiment <Jue
j'ai été comme entraîné au château de Montmo-
A M. DE ]MrÀLESH:ERBES. sSy
renty ; f%n ai vCl 'lès maîtres , ils rti'ont aimé ; et moi ,
moîMÎetit, je.*Ws aï aim.és et les aimerai tant que je
vivrai, de toutes *Jës forcés de mon ame : je don-
'Aeràiis pour ^ùx, je ne dis pas ma vie, le don se-
rait ftriblè dàn3 l'état où. je suis; je. hé dis pas ma
réputation, jtànrfr mes conteinpcfrains,, dont je ne
riie soUeîfe guère; mais la seule; gloire -qui «it jamais
touche mon cœur,. 1 -honneur que j'attends de la
,p(pfetërité, et qu'elle mé rendra parce qu'il m'est
dûy et qtïe la -poîîtérité* est toujours juste. Mon
cœurj-quifte sait* point «'attacher à demi, s'est
donriS à èui ^kné réâèWe, et je ne ni'en rep'en's pas;
je m'en repentirais" iriéme inutilement, car il né se-
rait glrfs^teihps dé ift'èn dédire. Dans' la chaleur de
Tiehifhousîalime' qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois
-été-svr'le point de leur demander un asile dans leur
^Itaàiâbn pOu^y passer' le reste dé mes jours auprès
d'eux; et ûs^ me Fatiraient àecordé, avec joie, si
ikçme, à la tnàriîère dont "ils s'y soht prié, je ne
dois pas "mé regarder comme 'ayant été prévenu
pSf leurs offres. Ce projet -est cérteciriemeht uii de
ceux tjiie j'ai' médités le plus long-lfeemps et avec le
pltis de complaisance. Cependant il a fallu' sentir
à fa fin, -malgré moi, tju'il n'était pas bon, Je né
peii^ais (Jifà rattachement .'des personnes, sans
songer âwx intermé(Kaires qui nous auraient tenus
éldigilés; et il y"eii avait de .'tant dé sortes, surtout
dans l'incommodité attachée à mes maux, qu'un
tel pï'QJet n'est excusable que par le sentiment qui
FaVait; inspirée D'ailleiiref la manière de vîv?é qu'il
âûnrit fallu preiidretlioqué trop directèttiënt tous
H. XVI. 17
»
258 LETTRES
mes goûts 5 toutes mes habitudes; je n^'y ajUrais pas
pu résister seulemeat trois mois. Çnfin nous au-
rions eu beau nous rapprocher d'habitation , la dis.-
tance restant toujours la même ei:tre les états,<;ettè
intimité délicieuse, qui fait le plus grand* charme
d'une étroite société eut toujourâi ^man^ué *àr la
nôtre ; je /l'aurais étié ni l'ami ni ,1e dpmestique de
M. ie maréchal de Luxembourg , j'aurais été son
hôte; en me sentant hors de che^ *noi, j'joiuFaid^oÙT
pire souvent après mon ancien asile; et il.vaut cent
fois mieux être éloigné dés^ personnes qu'on miné,
et désirer d'être auprès d'elles, cpife de ^'e^osjer à
faire un souhait opposé. Quelques* degrés plus rap-
prochés eussent peut-être fait révolution dans, n^
vie. J'aî cent fois supposé dans mes rêves lï. de
Luxembourg point duc^ point maréchal de Braiice,
nïais bon gentilhomme de campagne, habitant quel-
que vieux château , et J. J. Rousseau point aûteuV^
point faiseur de livr.es , mais ayanit Un esprit mér
diocre et. un peu d'acquis, se présentant au sei^-
' tS; gneui* châtelain et à la dame, leur agréant , trouvant
auprès d'eux le, bonheur de sa vie, et contribuant
au leur. Si, pour rendre le rêve plus agréable, vous
me permettiez de pousser vd'ùn coup d'épaide le
château. de Malesherbes à deiïii-Iieuë dd là, il me
semble, monsieur, qu'eu rêyaiitde cette. manière
je n'aurais de Ipug-temps. envie dè*in'év^iiler.
Mais, c'en est fait, il ne me résfte plus qujà fer-
nainer le long rêve; car le» autres sont désormais
tOB$ hors de saison^; et xiest beaucoup si je puis
me proineltre ^enQore' cjuelquës-unes des heyrea
A M. DEMALESHERBES. qSq
déUcieuses que j'ai passées au château de Montmo
rcfticy.'Quoi <pi'il'èn soit, me voilà tel que je me
sens aâecté. Ju^ez-^moi sur- tout ce fatras, si j'en
vaux la peine ; car je n 'ysauf aïs mettre plus d'ordre ,
iBt je n'sti pas le courage dé recommepcer. Si ce
tableau tPdp ^ridîque-^i^ète votre bienveillance,
j'aursii ce^é d'xisurper ce ijui ne m'appartenait pas;
lôais, si je la coûserye, elle tn'en deviendra plus
ch'è^e, coinme étàhtphis à moi.
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LES RÊVERIES
DU
PROMENEUR SOLITAIRE.
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JlYERTISSEMENÏ,
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Les Rêveries sont ie denirer ouvrage de Rousseau :
Dans là première il dit qu'elles peuvent être regardées comme
un appendice à ses Confessions, mais qu'il ne leur en donne plus
le titre, ne' sentant plus rien à dire qui puisse le mérèter, La
dixième Promenade n'est pas achevée ; elle fut écrite le i* avril
1778 , moins de trois mois avant sa mort. Il n'y parle que de
madame de Warens. A la fin de sa vie, il consacre, ses derniers
souvenirs à celle qui en avait embelli le commencemcfnt. C'est
le chant du Cygne.
Nous devons , d'après l'engagement que nous en avoiis pris %
donner quelques éclaircissements sur l'anecdote contée par
Rousseau dans la septième Rêverie. Il s'agit de M. Bovier, qui, le
voyant manger d'un' fruit qu'on croyait vénéneux , au lieu de l'a-
vertir, lui dit qu'il n'avait pas osé prendre cette liberté. Jean-
Jacques ajoute qu'il rit de cette humilité dauphinoise,
Servan s'est emparé du fait et du récit, et déclare qu'il re-
garde eh sa conscience ces quatre lignes comme une accusation
d'assassinat j intentée sous Vair de la plaisanterie^ contre
M. Bovier. L'avocat-général emploie tout son talent , et il en
avait beaucoup, à rendre Rousseau coupable d'une calomnie
atroce. •
« D'aprèsJe récit de Rousseau, dit-il , le lecteur , au premier
* Daiis V Examen des Confessions , tom. xiv de cette édition, pag. 14. C'est
par erreur que le tome xxi est indiqué en note ; ce devait être celni-ci , c^est-à-
dire le tome xvi.
5l64 AVERTISSEMENT.
« coup d'œil, na que deux partie à prendre sur le Compte d^
« M. Bovier. Il faut le regarder comme le< plus Mupide ou- le
« plus méchant des hommes. L'espèce de gaieté que Tusseau
« met dans son récit fait d'abord iticlinec pour le premier paiti :
« il dit qu'il finit par en rire :.le lecteur en rit aussi, comme
« d'une sottise, et passe son chemin; iliais uit' homme plus at-
« tentif et plus instruit verra dai\s' ces quatre lignes Ia,plu$ in-
« famé accusation. » •
, • • • • ■
En cony«naiit qu fiin a deux' partie à prendre ^'^uriyioiSer-
van m^t-il tous ses soins à démontrer qu'ii faut adopter lajplus
pdieusedes deux interprétations? Il entasse argupaentssucargu-
ments pour torturei* le ^ens dés paroles de Jean-Jaçqu^s, et pdur
empêcher d'admettre le sens naturel. Il y revient à' satiété : il
regarde ces paroles comme une odeur infecte qui s'exhale de
son tombeau. Il ressemble à ces grondeurs bilieux dont l'humeur
augmente encore en gourmapdant celui qui en est l'objet , et qui
ressassent leur mercuriale de cent façons diverses.
Cependant, comme il est de bonlp foi ,^dans *son humeur, la
vérité ne pouvait perdre entièrement sesdroits. Il laissa échapper
cçs paroles. « Mais quand Rousseau n*aurait donné M. Bovier
« que pour un sot à faire rire , cette note est-elle donc si indif-
(t férente de la part d'un homme qui n'a rien dit que mille échos
n ne répètent? ».Non sans doute elle ne serait pas indifférente;
mais au moins ne serait-elle p^s odieuse, car il vaut mieux
passer pour un sot que pour un empoisonneur. Actuellement
examinons le fait en lui-même. Rousseau mange d'un fruit que
M. Bovier regarde comme dangereux ; car , remarquons bien
que, dans le récit, cet avocat partage le préjugé commun, et
croit qu'on court des risques en mangeant les fruits du saule
épineux. Il laisse Rousseau ya/rc son repas , et lorsque celui-ci
est interrompu par l'avertissement que lui doiinc un passait ,
AVEJ^TISSJEMBNT. 265
il lui d>t qu'il n osait prendre la liberté que prenait cet étranger
en l'instruisant du danger qu'il courait. Voilà » certes, ^h singu-
lier effet de Tadmiration ; car c'est. l'ârdmiratiôn qui. rendait
M. Boviermuet. Ce qui prouve sa bonhortrie, c'est la déi^arche
qu'il a faite auprès d'un médecin pour attester, que le fruit du
saule épineux n'était pas un poison, et la publicité qu'ensuitie il
*
a doiuiée à ce certificat. Il n'a pas songé que le point essentiel
à prouver était que lui, Bovier, savait que ce fruit ne faisait
aucun mal. Nous n'en doutons pas , quoiqiie la réponse qu'il
fit à Rousseau 'pût persuader le contraire. SH| est absurdç de
supposer qu'il voulût laisser Rousseau s'empoisonner , il na l'cist
pas moins de croire que Xean-Jacques le regardât comme un
empoisonneur. Il ne faut voir dans la r^onse qu'il fit que ce qui
s'y trouve réellement : la timidité d'un homme qui, doublement
déconcerté, et par le ton affirmatif £^vec lequel un autre assure
que le fruit du saule est un poison , et par la question de Rous-
seau, n'ose contredire le premier; ce qui cependant était la
seule réponse à fairc^u slknd.
]>f. P.
* • •
A
ï
SOMMAIRES
DES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE.
PREMI'ÈRE PROMENAPE.
Rousseau se regarde comme isolé sur la terre. Il écrit ses Pro-
menades ^{our. servir de suite à ses Confessions. Il n'a paâ.,
pour ses Rêveries, les mêmes inqîiiiétudes qu'il a eues pour
ses Dialogues et ses premjières Confessions.
' SECONDE PROMENADE.
Rousseau s'aperçoit que ses forces l'abandonnent peu-à-peu.
Il fait une chute à Ménil-Montant. Détails de cet accident
funeste. Cris et effroi de sa femme à son arrivée chez lui. Il
reçoit plusieurs visites d'une dame. Ses ennemis répandent le
bruit de sa mort à la cour et à la ville. On veut ouvrir une
souscription pour l'impression de ses manuscrits.
TROISIEME PROM£NAl>E.
L'étude d'un vieillard est d'apprendre à mourir. Tableau de la
philosophie moderne. Famille de Rousseau ; son enfance , sa
réforme , ses règles de conduite et de foi.
QUATRIÈME PROMENADE.
Rousseau aime le bon Plutarque ; c est le livre qui lui proQte le
' plus. Il a à se plaindre de l'abbé Raynal. Il se rappelle un ^
mensonge de sa jeunesse qui l'afQige beaucoup. Dissertation
sur le mensonge et sur le Temple de Gnide. Portrait d'un
homme vrai. Il répond mal à une question qu'on lui fait à
table. Il a plus souvent gardé le silence sur le bien qu'il a
fait que sur le mal. Exemples qu'il en donne.
CINQUIEME PROMENADE.
Description de l'île de Saint- Pierre. Rousseau regrette de n'a-
voir pu y fixer son séjour. Il y travaille à la botanique. Dé-
tail de ses amusements dans cette île. Il y fonde une colonie.
V
-^
:^68 SOMMAIRES DES. RÊVERIES.
SIXIÈME. Pao M EN A DE.
• • • *. • •
.RoMiBau va herboriçei; à be^tiUy. Il t'eùcontre en chemin un
. I^nt bossu. S'il arvài^ eu l'anneau de Gygès , il ne s'en serait
servi que pour le bonheur de Kuniyers. .
• ■ ' ■
SEPT'IÈME PROMENADE.
Ilousséau, devenu plus que sexagénaire*, suit son penchant
pçtir la botanique. Il herborise jpsc^e sur la cage de ses oi-
seanx. Théophra^te est le seul .botaniste de ^antiquité. Les
idées médicinales ôtent tout le charme de Tétuclè des plantes.
Il compare ensemble les trois règnes de la nature. Anecdotes
sur ses herborisations en Suisse, et sur l'humilité d'un avo-
cûJt de Grenoble. . . = '
HUITIÈME PROMENADE.
B-Ousseau ne changerait pasi $ia- destinée, quoique très-déplo-
rable, contre celle di\ plus fortuné des mortels. Il avoue
qu*il a eu beaucoup d'amour-propre quand il a vécu dans le
nlonde. Il ne s'affecte pas des • maax à venir, mais de ceux
qu'il souffre dans te moment. Tous les événements de la vie
et les pièges, des hommes n'ont plus de prise sur lui.
NEUVIÈME PROMENADE.
«
On lui porte l'éloge de madame Geoffrin avec mauvaise inten.
tion. Conduite de Rousseau envers ses propres enfants. Rai-
sons qu'il donne pour se justifier. Il éprouve beaucoup de
làisLr à voir et à observer {a jeunesse* Ses promenades à
(^ignâDcolîtT,lPt à la Muette. Fête de la Chevrette. Amuse-
ments de Paris comparés avec ceux de Genève et de Suisse.
Promenade de Jean-Jacques aux Invalides.
DIXIEME PROMENADE.
Époque qi^ Rousseau fait connaissance avec madame de Wa-
rens. Son bonheur chez cette dame. Il fait ses efforts pour
rendre cette union durable.
LES RÊVERIES
DUv
PROMENEÛR^ÔtlTAIRE.
•••
PREMIERS^ Plrt)MEFApE; ••
•/j^e voici donc seul s.ur la terre, n'ayant pliiiWl*
frère, die prachàin , d:anii, de société quetobi-rmenie.
Eë plus 8Qçiî^le*et le mus aintant -dé^^Jtiuniâins en
a été^rpscrit par un aecford unanime^' 11$ ont cReï^
cbé, dans les rafiSnenïentâ' dé leurhaine,- quel tour-*
% *. • • . " . • * • j • • . »
' ■ ■ • 9 • •• >
nkent pouvait être le plus cruel à*moi]|, àme sen-
sible]^ et ils oAt trisé violemment tous les liens qui
iOGt'ÂIlaçhâièht à eux. J'aurais ^imé les hommés^'en*
ièf\% d'eux-méÉneà* :.ils n'ont pu ,*(ïti^ cessant <le
Ijêpp^, se dérober à mon affection. ^Les.^ voilà donc
étx^gerèyiQc.onnua,. nilfe éii6îr''poûr'moi^puis-
caiïh J'ont voulue. Mais môjfr, ^^tac^è d'etnd et -de
t^t^i^ue siiis-jé -moi^mêtoe ? Yoi^kcé qui mef e^te
à fi^inercher/MaUièurétisement' cette reeherohe doit
4ke précédée <f uix^*C94f^, d'.Q^i *^ur nik pbsitioni:"
é'ést. tirreT- Idé^. pur laquais itfaulr-Bèoessiaireilient
qijié je ,pas^^p<j\^ aMyôr d'erui sMLai^: •*
tbmjeîâ^ q^lûqê .int%estiofi^ iùe- tcfm*-
îi-JO LES. RÊVERIES.
mente, que je dors.d'un mauvais sommeil, et que
je vais ipe réveiller , bien soulagé de ma peine, en
me retroiivalît av6c nies amis. Oui, sans doute, il
fautjque j'aie-foit^ sains que je m'en aperçusse, un
saut dé la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à
la mort. Tiré, je. ne sais côipment, de l'ordre des
choses, je me suis vu précipité dans tm chaos in-
compréhensible, où je n'aperçois rien du tout; et
jplus je pense à inâr situation présente, et moins je
puis comprendre oii je" suis; ^
Eh ! comment aurais-jepu prévoir le destin qui
Hi'atlepdait? comment le puis-je concevoir encof'c
aujourd'hui que j'y suis liVré? Pouvais -je «dans
mon bon seji^s. apposer qu'un joUr moi , le ménfe
hoipme que j'étfai's, le même que je suis encore j" je
f^ssepàis, je sei^is tenu; saris le moindref doute ,
pour un ibgiQUStre ,-*ùn empoisonneur , lui assassin;
tjue je deviendrais* lliorrpur de la' race huinaiilè^
le jouet de la, canaiHe ; que .toute/ la "salut^On
qtie^.me fer^ieirt les passants seifait tie cracher, wir
moi; qu'une généïaûtîon'tptit eôtière s'amuséi^tt
d!un accord ^unanime à ♦mîenfterrer, toitf^vivaof?
Quand-cette éik^nge révolutiori^se fit, pris ai* dé-
pourvu, j'en fii», d'abord 'bouleyér^. -Mes agità'^
fions, mon ^indignatipfe-, mp
délire qUi rfa paV eu trop' jjé âS^ Sus jpbulr se cài*
fourni;,' pîir^ mes iinprudencei ,>au?:'. aîrectêûre' ae
ma.d^stijiée , aut^it d'idàCr1imënt9hqk'îl$-o^^
lénoent 11)16 en œuvre ppùr ia &té^ l^ans Vél&ik'
PREMrÈRE PROMENADE. à'] ï
Je me suis débattu long-temps aussi violemihent
que vainement. Sans adresse , sans art , sans dissi-
mulation, sans prudence, franc, ouvert, impatient,
emporté, je n'ai. fait, en me débaittant, que m'en-
I^cer davantage , et leur donner incessamment de
ijouvelles prises qu'ils n'ont eii gardé de négliger.
Sentant enfin tous mçs efforts inutiles ,• et me
tourmentant à pure perte, j'ai pris le «eul parti
qui me restait à prendre , cdui de nie soumettre
à ma destinée , sans plus regimber contre la né-
cessité. J'ai trouvé dans cette résignation le dédom-
magement de tous mes ïtiaux, par la tranquillité
qu'elle uçie procure, et qui ne .pouvait s'allîetaVec
le travail- continuel d'une résistance aussi pénible
qu^nfruc tueuse. _ «t
Une autre chose a contribué àxette trantiuillité.
Sans touÀ les raffinements de leur haine, mes per-
sécuteurs en ont omis lih quéleili^ ahimosité leur
a fait oublier; c'était d'en graduer si bien les .effets,
qa'ils pussent entretenir et rençuveter mes dou-
leurs sans cesse , en me portant toujours quelque
nouvelle atteinte. S'ils avaient eu l'adresse de me
laisser quelque lueur d'espérance , i& me tien-
draient-encore par là. Ils pourraient faire encore
df 'moi leur jouet par quelque faux leurre; pt me
navrer .ensuite d'un tourment toujours nouveau
par mon attente déçue. Mais ih ont d'avance épuisé
toutes leurs ressources; en ne me laissantTieh, ils
se sont tout Ole à eux-nïêmes. La diffamation,' la
dépression , la- dérision , Fopprobre dont ils m'ont
couvert^ hit^sohtpaâ {)his. susceptibles d'augiiien-
...tatiign qtif d'atltju^cjsaeraent', nous soriftne% égale-
lûpTit bors d'état-, t'iix de-lps aggraver, et rfioide
Td'y soustraire. \h se sqnt tpHement pressés de.
' ^ÔFtêf àspji comble U mesurp dp ma misère, que
•* |putB' la puissajiçê huiruiiné, aidée de toutes les
KUsés de l'enfer, n'ysa'iirait'pliis rien ajouter. Là
rfoaloîii' physique ellç-fnème, au .lieu d'augmenter
.ines- [leints, J fecait diversion. En 'm'drrachant
([es qriSîdeift^'ètrf'ene m'épargnerait dos gémisse^
ïftciitîi,' ej les riéchuranacnïs de mon corps, suspeîi-
_^raient Ceux de mon cc^ir.
. Qu'ai-.je encore -à craindre d'eux, puisque tout
■ est fiiit? Se pouvairt plus empirer mon éttitTïls ne
sâiiraieirt ,p(iis m'msjjirer d'aïanues. L'inqtiiêtqde.
et.PeHr(^ sont <les niaux, dont' ils m'ont pour ja-
[■uAaîs' déUvTié^; c'est toujours unsoulagementî Les
natlx réds ont siu' "moi peu de prise; je prends
ilâfaémpïit nidn pai*tf sur ceux que jV-prouve , mais
I •Bf)n pfl.'i sur eeuv que je crains. Mon knàginatipn
- 'leffarouchéé les combine, les retouj-ne, les étend
ef les, augmente, T^eur attente me tciurmente cent
fois plus que leiu- présence, ef la nienace m'est
plus terrible que te coup. Sitôt qu'ils arrivent,
l'événement, leur'ôtant tout ce qiills avaient d'i-
rfia^naire, les réduit à leur juste valeur. Je les
trouve alors beaucpijp ignoindres que Je ne me les
étais figurés^ et mèmej'au mîjieji ije^a souffrance,
je ne.^laîssejwSdeTne sen<ir sbufagé. Dans cet Agt,
affranchi de toute nouvelle craintcr et délivYxV de
Pîbquîetuile, de l'espérance, la seule li;Jjitudo stif-
firar potïr'me rf^dreiie jour en jour pliiR suppor-
PREMIÈRE PROMENADE. ^'j'S
table une situation que rien ne peut empirer ; et,
à mesure que le sejitinieiM; s'en émousse par la dur
rée , ils n'ont plus de moyens pour le ranimer. Voilà
le bien que m'ont fait mes persécuteurs^ en épui-
sant sans mesure tous les traits de leur animosité.
Ils se sont ôté sur moi tout empire, et je puis dé-
sormais me moquer d'eux.
Il n'y a pas deux mois encore qu'un plein calme
est rétabli dans mon cœur. Depuis long-temps je
ne craignais plus rien, mais j'espérais encore; et
cet espoir , tantôt bercé , tantôt frustré , était une
prise par laquelle mille passions diverses ne ces-
saient de m'agitep. Un événement aussi triste qu'im-
prévu vient en^n d'effacer de ipaon cœur ce faible
rayon d'espérance , et m'a fait voir ma destinée
fixée à jamais sans retour ici-bas. Dès-lors je me
suis résigné sans réserve, et j'ai retrouvé la paix.
Sitôt que j'ai commencé d'entrevoir la trame
dans toute SOI} étendue, j'ai perdu pour jamais
Fidée de ramener de mon vivant le public sur
mon compte, et même ce retour, ne pouvant plus
être réciproque, me serait désormais bien inutile.
Les hommes auraient beau revenir à moi, ils ne
me retrouveraient plus. Avec le dédain qu'ils m'ont
inspiré, leur commerce me serait insipide et même
à charge, et je suis cent fois plus heureux dans
ma solitude, que je ne pourrais l'être en vivant'
avec eux. Ils ont arraché de mon cœur toutes les
douceurs de la société. Elles n'y pourraient plus
germer derechef à mon âge ; il est trop tard. Qu'ils
me fassent désormais du bien ou du mal, tout
R. XVI. i8 *
li^4 ^^^ RÊVERIES.
m'est indifférent de leur part; et quoi qu'ils fas-
sent , mes contemporains ne seront jamais rien
pour moi.
Mais je comptais encore sur l'avenir-, et j'espé-
rais qu'une génération meilleure , examinant mieux
et les jugements portés par celle-ci sur mon compte,
et sa conduite avec moi , 'démêlerait aisément l'ar-
tifice de ceux qui la dirigent, et me veï*rait enfin
tel que je suis. C'est cet espoir qui m'a fait écrire
mes dialogues, et qui m'a suggéré mille -folles ten-
tatives poiir les faire passer à la postérité. Cet es-
poir, quoiqiife éloigné, tenait mon ame dans la
lïrême agitation que quand je 'cherchais encore
dans le siècle, un cœur juste; et mes espérances ,
que j'avais 'beau jeter au loin, me rendaient égale-
ment le jouet des hommes d'aujourd'hui. J'ai dît
dans mes dialogues sur quoi je fondais cette attente.
Je me trompais. Je l'ai senti par bonheur Assez à
teinps^ pour trouver encore , avant ma dernière
heure, un intei*valle de pleine quiétude et de repos
absolu. Cet intervalle a comtnencé à l'époque dont
je parte, et j'ai lieu de. croire qu'il ne sera plUs
interrompu.
11 se piasse bien peu de jours, que de nouveltes
réflexions ne me confirment combien j'étais dans
l'erreur de compter sur le retour du public, même
dans lin autre âge, puisqu'il est conduit, dans ce
qui me regarde, par des guides qui se renouvellent
sans cesse dans les coi'ps (Jùi tti'ont pris en aver-
sion. Les particuliers meureîtt; mais les corps c^-
lectifs ne tneurent point. Les mêmes passions -s'y
>
perpétueut , -et leur* haine ardente. , immortelle
comme le 4énK>n ^oi /inspire , a toujojurs la même
activité. Quaod tçus jpaes eiinenâis particuliers se-
ront mq^ts^ le4 inédeclns,'.tes oratoriens vivront
eucQre; et, quand 'je Saurais pour persécuteqrs
que* ces deui^ corpSrlà,'je dois "être sur qu'ils ne
laisseront p$is plus der paix: A ma mémoire après ma
Itiort, qu'ïfs n'en laissent à ma personne de mon
vivant. Pfeut-eir«, p^r trait de temps, les médèciii^,
que j'ai réellement ^iffensés, pourraient-ils s'àpai-
^r î niâîs le$ oratoriéns., que j'aitnais, que jfesti-
mais, en qui j'ayais toute confiance, et que je
n'offensai |a]Bai3 f les oratoriéns , gens d'église et
•
demi-ipoi^es , seront à jamais implacables; leifr
propre iniquité. fait mon crime, que leur ^mour*
propre ne nue pardonnera jamais ; «t le public, dont
ils auront soin 4'en.tré};enir et ranimer l'àniii^sité
sans oésse / ne s'apaisera pas plus qu'eux.
Tout esiti^i pour moi sur la terre. On ne .peut
plus m'y faire ni Êien ni ipal: Il ne me reste plus
rien à espérer ni* à craindre en ce monde, et m'y
voilà tranquille au fond de l'abîme , pauvre morte]
infortuné, mais impassible comme Dieu même.
• Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger dé-
sormaiis. ;*e n'ai, plus, en ce ùipnde, ni prochain,
ni semblables, ni fcères. Je suis sur la terre comme
dans. une planète étijan^ère où je serais tombé de
celle que j'habitais. Si je rfeqopnais autour de^moi
quelque chose , ce /le s<>nt ^ue des pbjefs affli-
gean,ts.eit 4éç^irai[ïts pour mwçcBur, e^t je ne peux
jeter Ié^s y6i9x,^u<*.Qe/qui,q9e U^Hfi}^ et ^'entoiu:e ,
18.
276 LES RÊVERÎES.
sans y trouver toujours quelque sujet de dédain
qui' m'indigne, ou de douleur qui m'afflige. Écar-
tons donc de mon esjprit tous les pénibles objets
dont je m'occuperais àusâr douloureusement cjtfi-
nutilement. 5eul pour le reste' dé ma vie , puisque
je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance
et la paix , je ne dois ni ne veux pluâ m'occuper que
de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite
de l'examen sévère et sincère que j'appelai'jadis inés
Confessions. Je consacre mes derniers jours à nî'étu-
dîer moi-même et à préparer d'avance le compte que
je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-npus
tout entier à la douceur de converser àveôition
ame, puisqu'elle est la seule que lés horilmes nre
puissent m'ôter. Si^ à force de réfléchir Sur mes
dispositions intérieures, je parviens à les mettre
en meilleur ordre, et à corriger le mal qui peut y
rester, mes méditations ne seront pas entièrement
inutiles, et, quoique je ne sois plus bon à rien sur
la terre , je n'aurai pas tout-à-fait perdu mes der-
niers jours. Les loisirs de mes promenades jour-
nalières ont souvent été remplis de contemplations
charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le* sou-
venir. Je fixerai par l'écriture' celles qui* pourrofit
me venir encore ; chaque fois que jie* les i^lfrai
m'en rendra la jouissance. J'oublierai nies mal-
heurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en son-
geant au prix qu'avait mérité mon coeur.
Ces feuilles ne seront proprement qu'uninforme
journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup ques-
tion de moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit
PREMIÈRE PRQJtfElHADE. 277
s'occupe nécessatirement beaucoup de lui-même.
Du reste, toutes les, idées étrangères qui me pas-
sent par la tête en me promenant y trouveront
également leur place. Je dirai ce que j'ai pensé
tout connne il m'est venu, et aryec aussi peu de
liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire
avec celles du lendemain. Mais il en résultera tou-
îpiurs une nouvelle connaissance de çaon naturel
et de mon humeur, par celle des sentiments et desi
pensées dpnt xhpn esprit fait sa pâture journalière
dans l'étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent
donc être regardçes comme un appendice de mes
Confessions \ mai^ je ne leur en donne plus le titre,
ne sentant plus rien. à dire qui puisse le mériter.
Mon cœur s'est purifié à la coupelle de l'adversité,
et j'y trouve à peine, en le sondant avec soin,
quelque reste de penchant répréhensible. Qu'au-
rais-je encore à confesser quand toutes les affecr
tions terrestres en sont arrachées ? Je n'ai pas plus
à me louer qu'à me blâmer ; je suis nul désormais
parmi les honcimes, et ç'^st tant ce que je puis
être ; n'ayant plus avec eux de relation réelle , de
véritable société. Ne pouvant plus faire aucun
hïeu qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir
sans nuire à autrui ou à moi-même, m'abstenir
est devenu mon unique devoir, et je le remplis au-
tant qu'il est en moi. Mais, dans ce désœuvrement
du cprps, mon ame est encore active, elle produit
çnçore des sentiments , des pensées, et sa vie in-
terne et naorale .semble, encore s'être accrue par
la mort de tout intérêt terrestre et temporal. Mpp
l'jS Lès. RgÊvtRiÉs,
corps n'est plus pouf moi quSip embafràs , *qii'tin
obstacle, et je m'en dégage d'âvanôfe antant que
je puis.
• -, . «
Une situation si Singulière njérite assurément
d'être examinée et décrite, et c'est à cet examen
que je consacre mes dei^niei*s lofeirs. Pour le feif^
atec succès , il y faudrait ,pr6ééàer avec ordre et
méthode; mais je stiis iiicâpïible de ce tra*^ail, et
mênlè il m'écarterai t de mon but, qui est de nje
rendre compte des modification» (ie mon ame^et
de leurs successions. Je ferai sur irioi' 4 # quelque
égard les opération^ que font tes physiciêiffs sur
l'air pour en connaître l'état jôurndier. J'appli-
querai le barotnètre à moii amè, et ces opérafions
bien diHgées etlong-tenips répétées* îifie ppùrrâient
fournir des résultats aussi' sûrs que les leurs. Mais
je n'étends pas jusque-là mon entreprise. Je me
contenterai de tenir le registre des opératiojpîs ,
sans chercher à les réduire en systèttie. Je fais la
même entreprise que Moiitaigne, mais avec un but
tout contraire au sien ; car il n'édrivait ses Ess^s
qliè pour les autres, et je n'écris mes rêveries que
pour moi. Si ^ans mes plus vieux jours, aux ap-
proches du départ, je reste, (îômme je l'espère,
dans la même disposition où je suis, leur lecture
me rappellera la douceur que je goûte aies écrire ,
et, faisant renaître ainsi pour moi le teînps passé,
doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit
des hommes je saurai goûter encore le charme de la
société , et je vivrai décrépit avec moi dans un autre
âge, comme je vivrais avec un itioinis vieux ami.
PREMIÈRE PROMENADE. 279
J'écrivais mes premières Cori/essions et mes Dia-
logues dans un aouci continuel sur les moyens de
les dérober aux lùains rapaces de mes persécuteurs,
pour les transmettre, s'il" était possible, à d'autres
générations. La même inquiétude ne me tourmente
plu& pour cet écrit; je sais qu'elle serait inutile ,
et le désir d'être mieux connu des hommes s'étant
éteint daiis mon cœur , n'y laisse qu'une indiffé-
rence profonde sur le sort et de mes vrais écrits
et des monuments de mon innocence, qui déjà
peut-êtrq ont été tous pour jamais apéantis. Qu'on
épie ce que je fois, qu'on s'inquiète de ces feuilles y
qu'on s'en empare, qu'on les supprime qu'on les
falsifie, tout cela m'est égal désormais.. Je ne les
cache ni ne les montre. Si on m.e les enlève de
mon vivant, on ne m'enlèvera ni le plaisir de les
avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni
leâ méditations solitaires dont elles sont le fruit,
et dout la source ne peut s'éteindre qu'avec mpn
ame. Si dès mes premières calamités j'avais su ne
point regimber contre ma destinée, et prendre le
parti que je prends aujourd'hui, tous les efforts
des hommes, toutes leurs épouvantables machines,
eussent été sur moi sans effet, et ils n'auraient pas
plus troublé mon repos par toutes leurs trames ,
qu'ils ne peuvent le troubler désormais par tous
leurs succès; qu'ils jouissent à leui* gré 4© mon
opprx)bre, ils ne m'empêcheront pas de jouir de
mon innocence , et d'achever mes jours en paix
malgré eux.
aSo LES RÊVERIES.
"1 ■•■
SECONDE PROMENADE.
Ayant donc formé le projet de décrire l'état
habituel de mon ame dans la plus étrange position
où se puisse jamais trouver un mortel, je n'ai vu
nulle manière plus simple et plus sûre d'exécuter
cette entreprise , que de tenir un registre fidèle
de mes Promenades solitaires et des rêveries gui
les remplissent, quand je laisse ma tête èntièrer
ment libre , et mes idées suivre leur pente sans ré-
sistance et sans gêne. Ces heures de soUtude et
de méditation sont les seules de la journée où je
s;ois pleinement moi et à moi, sans diversion, sans
obstacle , et* où je puisse véritablement dire être ce
que là nature a voulu.
J'ai bientôt senti que j'avais trop tardé d'exécu-
ter ce projet. Mon imagination, déjà moins vive,
ne s'enflamme plus comme autrefois à la contem-
plation de l'objet qui l'anime; je m'enivre moins
du délire de la rêverie; il y a plus 3e réminiscence
que de création dans ce qu'elle produit désormais;
Un tiède allanguissement énerve toutes mes facul-
tés ; l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés ;
mon ame ne s'élance plus qu'avec peine hors de
sa caduque enveloppe, et, sans l'espérance de
l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir,
droit, je n'existerais plus que par des. souvenirs ;
ainsi, pour me coijtempler moi-même avant mon
^|^
SECONDE PROMENADE. 281
<
déclin, il faut que je riemonte au moins de quel-
ques années au temps où , pendant tout espoir
ici-bas, et ne trouvant plus d'aliment pour mon
cœur sur la terre, je m'accoutumais peu-à.-peu à
le nourrir de sa propre substance, et à chercher
toute sa pâture au^edans de moi.
Cette ressource^, dont je m'avisai trop tard, -de-
vint si féconde^ qu'elle suffît bientôt pour me dé-
dommager de tout. L'habitude de rentrer en moi-
même me fit perdre enfin lesentiment et presque
le souvenir de mes npiaux. J'appris ainsi par ma
propre expérience que la source du vrai bonheur
e^t en nous, et qu'il ne dépend pas des honuoes
de rendre f raimeRt misérable celui qui sait vou-
loir être heureux. Depuis quatre Ou cinq ans je
goûtais habituellement ces délices internes que
trouvent dans la contemplation le^ âmes aimantes
et douces. Ces ravissements , , ces extases , que j'é-
prouvais quelquefois en mé promenant ainsi seul,
étaient des jouissances qtie je devais' à mes perse-
cutjBurs : sans eux je n'aurais jamais trouvé ni
connu les trésors que je portais en naoi-^même. Au
milieu de tant de richesses , comment en tenir un
registre fidèle? En voulant me rappeler tant de
douces rêveries, au lieu de les décrire j'y retom-
bais. C'est un état que son souvenir ramène, et
qu'pn cesserait bientôt de connaître en cessant
tout-à-fait de le sentir.
J'éprouvai bien cet effet dansles promenades qui
suivirent le projet d'écrire la suite de mes Con/ès^
siqnsj surtout dans celle dojit je vais parler, et dans
2ft» LES BÂVERIES.
laquelle un accident impréTii vînt rompre le fil de
nie&idée»9 et leur donner pour quelque temps un
autre cours.
Le jeudi ^4 octol^re J776, je suivis après diner
les boulevards jusqu'à la rue du ChemiB-Vert, par
laquelle je gagnais les hauteurs de MénitMontant;
et de là, prenant les sentiers à travers les vignes
et les prairies, je traversais jusqu'à Charonne le
riant paysage qui sépare ces deu^ villages ; p^jiis je
fis un détour pour revenir par les mêmes prairies ,
en prenant* un autre ^chemin. Je m'amusais à les
parcourir avec ce plaisir et .cet intérêt, que m'ont
toujours donné les sites agréables, et m'arrétant
quelquefois à fi^ier des plantes dans la verdure. J'en
aperçus deux que. je voyais ^sez rarement autour
de Paris, et que je trouvai trè^-»abondantes dans
ce capton-là.. I^'uneest ie Picris hieracioîdes^, de, la
faipille des composées, et l'autre \e Buplemm JhU-
catum , de celle des ômbellifères. Cette découverte
me réjouit et m'amusa très-long - temps , et finit
par celte d'une plau te encore plus rare, surtout
dans un pays élevé , savoir le Cerastium aquaiicum^
que, malgré l'accident qui m'arriva le même jour,
j'ai retrouvé dans un livre que j'avais sur moi, et
placé dans mon herbier.
Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs
autres plantes que je voyais encore en fleurs, et
dont l'aspect et l'énumération qui m'était fomilière
me donnaient néanmoins toujours ,du plaisir, je
quittai peu*à*peu ces menues observations pour
me livrer à l'impression non moins agréable, mais
SECONDE PROMENADE. ^83
plus toiichante, que faisait sur moi l'ensemble de
tout cela. Depuis quelques jours on avait achevé
la vendange; les promeneurs de la ville s'étaient
déjà retirés , les paysans aussi quittaient les champs^
jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne, encore
verte et riante, rtiais défeuillée en partie, et déjà
presque déserte , offrait partout l'image de la soK-*
tilde et des approches de' l'hiver. Il résultait de sçn
aspect un mélange d'impression douce et triste,
trop analogue à mon âge et à mon sort pour que
je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyais au
dédin d*une vie innocenté et infortunée, l'ame
encore pleine de sentiments vivaces, et l'esprit en-
core orné de quelques fleurs, mais déjà flétries j>ar
la tristesse, et desséchées par les ennui». Seul et
délaissé, je sentais venir le firoid des premières
glaces, et mon imagination tarissante ne peuplait
plus ma solitude d^é très formés selon mon cœur. ^
Je me disais en soupirant : Qu'ai -je fait ici -bas?
J'étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu.
Au moins ce n'a pas été ma faute, et je porterai
à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes
oeuvres qu'on ne m'a pas laissé faire , du moins un
tribut de bonnes intentions frustrées, de -senti-
ments sains, mais rendus sans effet, et d'une pa-
tieitce à l'épreuve de&m,épris des hommes. Je m'at-
tendrissais sur ces réiîeîiions; je récapitulais les
mouvements de mon ame dès ma jeunesse, et
pendant mon âge mùr, et depuis qu'on m'a sé-
questré de la société des hommes, et durant la
longue retraite dans iaquetie je dois achever mes
284 ^"^^ RÊVEEIES.
jours. Je revenais avec complaisance sur toutes le^
affections de mon cœur, sur ses attachements si
tendres, mais si aveugles^ sur les idées moins tristes
que consolantes dont mon esprit s'était nourri de-
puis quelques années, et je me préparais à les
rappeler assez pour les décrire avec un plaisir pres-
que égal à celui que j'avais pris à na'y livrer. Mon
après-midi se passa dans ces paisibles méditations,
et je m'en revenais- très-content de ma journée,,
quand au fort de ma rêverie j'en fus tiré, par l'é-
vénement qui me reste à raconter.
J'étais, sur les six heures , à la descente de Ménil-
Montant, presque vis-à-vis du Galant- Jardinier,
quand , des personnes qui marchaient devant moi
s'étant tout-à-coup brusquement écartées, je vis
fondre sur moi un gros chien danois qui, s'élançant
^^ à toutes jambes devant un carrosse, n'eut pas
même le temps de retenir sa. course ou de se dé-
-i:.^ r tourner quand il m'aperçut. Je jugeai que le. seul
moyen que j'avais d'éviter d'être jeté par terre
était de faire un grand saut, si juste que le chieix
passât sous moi tandis que je serais en l'air. Cette
idée, plus prompte quç l'éclair, et que je n'eus le
temps ni de raisonner ni d'exécuter, fut la der-
nière avant mon accident.. Je ne sentis ni le coup,
ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit, jusqu'au
moment où je revins à moi.
. Il était presque nuit quand je repris connaissance.
Jfe me trouvai entre ks bras de trois ou quatre
jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de
m'arriver. Le chien danois n'ayant pù retenir soik
•.ki>-.
SECONDE PROMENADE. a85
élan, s'était précipité sur mes deux jambes; et, me
choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avait fait
tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure,
portant tout le poids de mon corps, avait frappé
sur un pavé très-raboteux; et la chute avait été
d'autant plus violente, qu'étant à la descente, ma
tête avait donné plus bas que mes pieds. Le car-
rosse auquel appartenait le chien suivait immédia-
tement, et m'aurait passé sur le corps si le cocher
n'eût à l'instant retenu ses chevaux.
Voilà ce que j 'appris par le récit de ceux qui m'a-
vaient relevé et qui me soutenaient encore lorsque
je revins à moi. L'état auquel je me trouvai dans
cet instant est trop singulier pour n'en pas faire
ici la description.
La nuit s'avançait. J'apérçiis le ciel> quelques
étoiles^ et un peu de verdure. Cette première sen- ^
sation fut un moment délicieux. Je ne me sentais .%*
encore que par là. Je baissais dans cet instant à la
vie, et il me semblait que je remplissais de ma lé-
gère existence tous les objets que j'apercevais.
Tout entier au moment présent, je ne me souvenais
de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon
iAdividu, pas la moindre idée de ce qui venait de
m'arriver; je ne savais ni qui j'étais, ni où j'étais;
je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude.
Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu cou-
ler un ruisseau, sans songer seulement que ce
.sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans
tout mon être un calme ravissant, auquel chaque
fois' que je me le rappelle, je ne trouve rieiï de
i'.
286 LES aÊYKRJES.
comparable dans toute l'activité des plaisirs oon-
BfUS.
Ofl me demanda où je demeurais ; il me fut im-
possible de le dire. Je demandai où j'élais; on me
d\t,hia Haute-Borne; c'était comme si l'on m'eût
:dit;, 6ui mont Atlas. U fallut demander successive-
ment le pays, la ville et le quartier où je me trou-
vais : encore cela ne put-il sufi&re pour me recon-
naître; il me fallut tout le trajet de là jusqu'au
Boulevard pour me rfiq>pder' ma demeure et mon
nom. Un monsieur que je ne connaissais pas , et
qui^iut la charilé dem'accompagner quelque temps,
apprenant que je demeurais si loin, me conseilla
jde preudre au Temple un £acre pour jac recon-
duire chez moi. Je marchais très-bie» , 4a?ès4égè-
rement, sans ^ëentirni.douleur ni idessure^ quoique
^ je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j'avais
i^^ ' xm frisson glacial qui faisait claquer d'une £açon
itrès-rincommode mes dents fracassées. Arriivé au
Temple, je pensai que, puisque je mardhais jsai^s
peine , il valait mieux continuer ainsi ma route à
pied que de m'exposera périr de jËroid dans' un
fiacre. Je ifis ainsi la demi^lieue qu'il y a du Temple
à la rtie Platrière, marchant. sans pmne^* évitdtat
les embarras, les voitures, choisissant et suivant
mon chemin tout aussi bien que. j'aurais pu faille
en pleine £»anté. J'arrive, j'ouvre le ^secret qu'on
a faitijaettre à la porte de larue, je œocute l'escalier
dans Tobscurité , et j'entre enfin chez xnoi sans au-
tre accident que fl^a chute et ses suites, dont je ne
m'apercevrais pas même :eiiCQre alors.
SECONDE PROMENADE. 2^7
Les cris de ma femme en me voyant me firent
compren^lre que j'étais plus maltraité que je ne
pensais. Je passai la nuit sans connaître encore et
sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai
le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue en-
dedans jusqu'au nez; en-dehors, la peau l'avait
mieux garantie, et empêchait la totale séparation;
quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure ,
toute la partie du visage qui la couvre extrémemen t
enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très-grosi,
le pouce gauche grièvement blessé, le brrfs gauche
foulé, le genou gauche aussi très-ènflé, et qu'une
contusion forte et douloureuse empêchait totale-
ment de plier. Mais, avec tout ce fracas, rien de
brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du
prodige dans une chute conmae celle-là.
Voilà très-fidèlement l'histoire de mon accident.
En peu de jours cette bistoirje se répandit dans
Paris, tellement changée et défigurée, qu'il était
impossible d'y rien connaître. J'aurais du cojxipter
d'avance sur cette métamorphose ; mais il s'y joignit
tant de circonstèTnces bizarres ; tant de propos obs-
curs et de réticences •l'accompagnèrent; on m'en
parlait d'un air si risiblement discret, que tous ces
mystères m'inquiétèrent. J'ai toujours ;haï les té-
nèbres; elles .m'inspii^enl naturellement une hor-
reur que celles dont on m^tevironne depuis tant
d'années n'ont pas .dû diminuer. Parmi toutes les
singularités de cette époque,, je *n'en remarquerai
qu'une, mais suffisante pour feife juger des autr».
M.***, avec lequel je n'avais jamais eu aucme
* .
!288 LES RÊVERIES.
relation, envoya son secrétaire s'informer de mes
nouvelles *, et me faire d'instantes offres de service
qui ne me parurent pas , dans la circonstance , d'une
grande utilité pour mon soulagement. Son secrétaire
ne laissa pas de me presser très-vivement de me
prévaloir de ses offres, jusqu'à me dire que, si je
ne me fiais pas à lui, je pouvais écrire directement
a M. ***. Ce grand empressement, et l'air de con-
fidence qu'il y joignit^ me ûirent cono^prendre qu'il
y avait sous tout cela quelque mystère que je cher-
chais vainement à pénétrer. Il n'en fallait pas tant
pour m'efîaroùcher, surtout dans l'état d'agitation
où mon accident et la fièvre qui s'y était jointe
avaient mis ma tête. Je me livrais à mille conjec-
tures inquiétahtes et tristes , et je faisais sur tout
ce qui se passait autour de moi des commentaires
qui marquaient plutôt le délire de la fièvre que
le sang &oid d'un homme qui ne prend plus d'in-
térêt à rien.
^
* Corancez nous apprend que le chien et la Toiture appartenaient
à Bf* .<^® Saint-Fargeau. Un trait du récit de Corancez, qui alla voir
Rousseau le lendemain de révénement, n^rîte de trouver place
ici. « En entrant je fus saisi d'une odeur de fièvre véritablement
« effrayante Jamais sa figure ne soi^ra. de ina méÉioire. Outre
* Tenflure de toutes les parties de son visage il avait fait coller
* de petites bandes de papier sur les blessures de ses lèvtes L'ac-
«cident était occasioné par un chien; il n*y avait pas CHOyende
« luLpréter des vues malfaisantes et des projets médités. Dans cet état
« Rousseau restait ce que naturellement H était,*Iorsgiie Ucorde de ses
« ennemis n'était point'en vibration. Jamais je ne 'm» IVMmiis disposé
« à rire ; jan^ais Rousseau n'avait eu plus de nuson de s'affliger.
« Cependant le cours ie la conversation nous ame&a tons deux à
« des propos si gais , que le malheureux, doftt le rire' rouvrait tou-
« tes les plaies couvertes piar les petites bandes de papier, me de-
« manda grâce avec, des instances réitérées. »
( /V /• /• Rousseau f page 9 a . )
1
SECONDE PROMENADE. ^89
Un autre événement vint achever de troubler
ma tranquillité. Madame *** m'avait recherché
depuis quelques années, sans que je pusse deviner
pourquoi. De petits cadeaux a;fféctés, de fréquentes
visites, sans objet et sans plaisir, me marquaient
assez un but secret à tout cela, mais né me le mon»
traient pas. Elle m^avait parlé d'un roman qu'elle
voulait £aire pour le présenter à lia reine. Je lui
avais dit ce que je pensais des fei!nmes auteurs.
Elle m'avait Éait entendre que ce projet avait pour
but le rétabKsseihent de sa fortune, pour lequel
elle avait besoip de protection; je n'srvais rien à
répondre à cela. Elle me dit depuis que, n*«yaiift
pu avoir aCeè& auprès de la ireine, elle étsa* déter-
minée à donner sonf livre %fA public. Ce n 'était pkis
le cas de lui donner des conseils qu'elle ne me der
mandait pas , et qu'elle n'aurait pas suivis. Elle m'a-
vait parlé de me montrer auparavant le manuscrit.
Je la pri^ de n'en rien faire, et elle n'en fit rien.
Un beau jour, durant ma convalescence, je reçus
de sa part, ce livre tout impHmé et même relié , et
je vis dans la préface de si grosse^ louaipges de moi,
si maussadenient plaquées et aVec tant d'affectation,
que j'en fus désagréablement affecté. La rude fla^-
gornerie qui s'y faisait àentir ne s'allia jamais avec
la bienveillance; mon cœur ne saurait se tromper
là-dessus, •
Quelques- joqrs après^ madame **^m'e vint voi>
avec sa fille*. EUem'af^prit que s<)n livre faisait le
* Il nous fait connaUi'e le nom dç ç^te dame dans une note du
Rousseau juge de Jean-Joeques ^ deui^me Dialogue. Citait nadame
R. XVI. 19
!k90 LES RÉTEEIES.
phis grand bruit à cause d'une note qui ie lui at-
tirait : j^avais à peine remarqué cette note en par-
courant rapidement ce roman. Je la relus après le
départ de madame***; j'en examinai la tournure;
j y crus trourer le motif de ses Tisites^ de ses ca-
joleries, des grosses louanges de sa pré£aice; et je
jugeai que tout cela n'avait d'antre but que de
disposer le public à m'attribuer la noie, et par con-
séquent le blâme qu'elle pouvait attirer à son au-
teur dans la circonstance où elle était publiée.
Je n'avais aucun moyen de déËruire ce bruit et
l'in^ression qu'il pouvait Ëdre; et tout ce qui dé*
peQj^t de moi était de ne pas l'entretenir, qn
sariAnaftjla cxmtinuation des vaines et ostensives
vÉifeKd^ madame *^ e^de sa fille. Voici pour cet
effet le billet que j'écrivis à la mère.
c Rousseau, ne recevant chez lijd aucun auteur,
« remercie madame *** de ses bontés, et la prie de
c ne plus l'honorer de ses visites. »
Elle me répondit par une lettre honnête dans
la forme, mais tournée cojname toutes ceUes que
l'on m'écrit en pareil cas. J'avais barbarement
porté le poignard dans son cœur sensible, et je
devais croire, au ton de sa lettre, qu'ayant pour
moi des sentiments si vifs et si vrais, elle ne sup-
porterait point sans mourir cette rupture. C'e&t
ainsi que la droiture et la franchise en toute chose
sont des crimes afiBreux dans le monde; et je parai-
la |Mnésidaite d'Ormoy, aotenr de plnsieurs romans et opascoles
depuis long-temps CMiblié9r.JLe preuiicr de ces romans pamt en 1777»
et > pooT titre, les Mmikann de UJemmeÉaime, on toL ia»i>.
SECONDE PROMENADE. 29 l
trais à mes contemporains méchant et féroce quand
je n'aurais. à leurs yeux d'autre crime que de n'être
pas faux et perfide comme eux.
J'étais déjà sorti plusieurs fois, et je me prome-
nais même assez souvent aux Tuileries, quand je
vi^, à Fétonnement de plusieurs de ceux qui me
rencontraient, qii'il y avait encore à mon égard
quelque autre nouvelle que j'ignorais. J'appris en-
fin que le bruit public était que j'étais mort de rna
chute ; et ce bruit se répandit si rapidement et si
opiniâtrement , que , plus de quinze jours après que
j'en fus instruit, l'on en parla à la cour comme
d'une chose sure. Le Courrier d'Avignpn ,: à ce
qu'on eut soin de m'écrire , annonçant Cette Hm^
reuse nouvelle, ne manqua pas d'anticip^^ ^ééttei
occasion sur le tribut d'outrages et d'iii<lignités
qu'on prépare à ma mémoire après ma mort , en
forme d'oraison fimèbre*
Cette nouvelle fut accompagnée d'une circpur
stance encore plus -singulière que je n'appris que
par hasard , et dont je n'ai pu savoir aucun détail.
C'est qu'on avait ouvert en même temips une sou-
scription pour l'impression des manuscrits que l'on
trouverait chez moi. Je compris par là qu'on tenait
prêt un recueil d'écrits fabriqués tout exprès^ pour
me les attribuer d'abord après ma mort : car de pen-
ser qu'on imprimât fidèlement aucun de ceux qu'on
pourrait trouver en effet, c'était une bêtise qui ne
pouvait entrer dans l'esprit d'un homipe sensé,
et dont quinze ans d'expérience ne^m'ont que trop
garanti.
'9-
292 LES RÊVERIES.
. Ces remarques , Élites coup, sur coup , et suivies
de beaucoup d'autres qui n'étaient guère moins
étonnantes, effarouchèrent derechef mon imagi-
nation cpie je croyais amortie, et ces noires té-
nèbres, qu'on renforçait sans «relâche autour de
moi,. ranimèrent toute l'horreur qu'elles m'inspi-
rent naturellement. Je me fatiguai à Éaire sur tout
cela mille commentaires , et à tâcher de com-
prendre des mystères qu'on a rendus inexpUcables
pour moi. Le seul résultat constant de tant d'é-
nigmes fut la confirmation de toutes mes conclu-
sions précédentes, savoir, que la destinée de ma
tNèrsonne, et celle de ma réputation, ayant été
fixées de cc»i€er t par toute la génération présente ,
mû effort de ma part ne [Souvait m'y soustraire ,
puisqu'il m'est de toute impossibilité de trans-
mettre aucun dépôt à d'autres âges sans le faire
passer dans celui-ci par des^ mains intéressées à le
supprimer.
Mais cette fois j,'aUai plus loin. L'amas de tant
de circonstances fortuites, l'élévation die tous mes
plus cruels ennemis, affectée, pour ainsi dire, par
la fortune , tous ceux qui gouvernent l'état , tsous
ceux qui dirigent l'opinion pubUque, tous les gçns
en place , tous le^ hommes en crédit triés comme
sup le volet parmi c^ux qui ont contre moi quel-
que animosité sçcrète , ppur concourir au commun
complot, cet accord universel est trop extraordi-
naire pour être purement fortuit. Un seul homme
qui eût refusé d'en être complice, un seul événe-
ment qui lui eût été contraire , une seule circon-
SECONDE PRÔM£NAD£. agS
stance imprévue qui lui eût fait obstacle , suffisait
pour le faire échouer. Mais toutes les volontés,
toutes les Vitalités, la fortune, ^t toutes les révo-
lutions, ont affermi l'œuvre des hommes; et un
concours si frappent, qui tient du prodige, ne
pleut me . laisser douter que son plein succès ne
soit écrit dans lès décrets éternels. Des foules d'ob-
servations particulières , soit dans le passé , soit
dans le présent, me confirment tellement dans
cette opinion, que je ne puis m'empêcher de regar-
der désoT*tnais comme un de ces secrets du cieï
impénétrables à la raison hurnaine, la même œuVre
que je n'envisageais jusqu'ici que comnae un frùH
de la méchanceté des hommes. .c^
Cette idée , loin de m'étre cruelle et déchirante^
me console, me tranquillise, et m'aide à me rési-
gner. Je ne vais pas si loin qiie saint Augustin ,
qui se fût coïisolé d'être damné si telle eût été la
volonté de Dieu : ma résignation vient d'une source
moins désintéressée, il est vrai, mais non moins
pure , et plus digne* à mon gré dé l'Etre par&it
que j'adore.
• Dieu est juste; il veut que je souffre, et il sait
que je suis innocent. Vœlà le motif de ma con-
fiance ; mon cœur et ma raison me crient qu'elle
ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes
et la destinée; apprenons à souffrir sans murniure :
tout doit à la fin rentrer dans l'ordre , et mon tour
viendra tôt ou tard.
A
I
294 I^*!^ RÊVERIES.
TROISIÈME PROMENADE.
Je deviens vieux en àppsenant toujours.
Solpn répétait souvent ce vers dans sa vieillesse,
n a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi
dans la mienne; mais c*est une bien triste science
que celle que depuis vingt ans l'expérience m'-a
fait acquérir : l'ignorance est encore préférable.
L'adversité sans doute est un grand maître; mais
ce maître fait payer cher ses leçons, et souvent le
profit qu'on en retire ne vaut pas le prix qu'elles
ont coûté. D'ailleurs , avant qu'on ait obtenu tout
cet acquis par des leçons si tardives, l'a -propos
d'en user se passe. La jeunesse est le temps d'étu-
dier là sagesse; la vieillesse est le temps de la pra-
tiquer. L'expérience instruit toujours, je l'avoue;
mais elle ne profite que pour l'espace qu'on a de-
vaut soi. Est-il temps, au moment qu'il faut mourir,
d'apprendre comment on aurait dû vivre.
Eh ! que me servent des lumières , si tard et si
douloureusement acquises sur ma destinée, et sur
les passions d'autrûi dont elle est l'œuVre ? Je n'ai
appris à niieux connaître les hommes que pour
mieux sentir la misère où ils m'ont plongé, Sans
que cette connaissance, en me découvrant tous leurs
pièges, m'en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-
je resté toujours dans cette imbécile mais douce
confiance qui me rendit durant tant d'années la
TROISIÈME PROMENADE. ^gS
proie et le jouet de mes bruyants amis , sans qu'en-
veloppé de toutes leurs trames j'en eusse même
le moindre soupçon ! J'étais leur dupe et leur vic-
time, il est vrai, mais je me croyais aimé d^eiix,
et .mon cœur jouissait dé l'amitié qu'ils m'avaient
inspirée, en leur en attribuant alitant pour moi.
Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité,
que le temps et la raison, m'ont dévoilée, en m^
faisant sentir mon malheur, mr'a fait voir qu'il était
sans remède, et qu'il ne me restait qu'à m'y rési-»
gner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont
pour moi, dans mon état-, sans utilité présente, et
sans profit pour l'avenir.
Nous entrons en lice. à notre naissance, nous
en sortons à la mort. Que sert d'apprendre à mieux
conduire son char quand on est au bout de la
carrière? Il ne reste plus à penser alors que com-
ment on en sortira. L'étude d'un vieillard, s'il lui en
reste encore à faire , est uniquement d'apprendre à
mourir ; et c'estprécisément celle qu'on fait le nçioins
à.mon âge; t)n y pense à. tout, hormis à •cela. Tous
les vieillards tiennent plus àrla vie que les enfant$,
et en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes
gens. C'est que, tous leurs travaux ayant été pour
cette vie , ils voient à sa fin qpu'ils ont perdu leurs
peines. Tous leurs soins, tous leurs biens ^ tous les
fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout
quand ils s'en vont. Ils n'ont songé à rien acquérir
durant leur vie qu'ils pussent emporter à leur
mort.
Je me suis dit tou,t cela quand il était temps de
9
296 LES RÊVERIES.
me le dire; et, si je n'ai pas mieux su tirer parti
de mes réflexions^ ce n'est pas faute de les avoir
faites à temps, et de le^ avoir bien digérées. Jeté
dès' mon enfance dans le tourbillon du monde ,
j'aj^ris de bonne heure, par l'expérience, que je
n'étais pas fait pour y vivre, et que je n'y parvûm-
drais jamais à i'état dont mon cœur sentait le be-
^oki. Cessantdonc de chercher parmi les hommes
le bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mou
ardente imagination sautait déjà par-dessus l'espace
de ma vie, à peiïie commencée, comme sur un
terrain qui m'était étranger, pour se reposer sur
une assiette tranquille où je pusse me fixer.
Ce sentimeitt, nourri par l'éducation dès mon
enfance , et renforcé , durant toute ma vie , pair ce
long tissu de misères et d'infortunes qui l'a remplie,
m'a fait chercher, dans tous les temps^ à connaître
la nature et la destination de mon être avec plus
d'intérêt et de soin que je li'en ai trouvé dans au-
cun autre homme. J'en ai beaucoup vu qui philo-
sophaient «bien plus doctement que m6i^ mais leur
philosophie leur était pour ainsi dire étrangère.
Voulant être plus savants que d'autres, ils étudiaient
Ttonivers pour savoir comment il était arrangé,
comme ils* auraient étudié quelque machine qu'ils
auraient aperçue, par pure curiosité. Ils étudiaient
la nature humaine pour en pouvoir parler savam-
ment^ mais non pas pour se connaître; ils travail-
laient pour ifistruire les autres, mais tion pas pour
s'éclairer en-*dedans. Plusieurs d'entre eux ne -vou-
laient que faire un livra, n'importait quel, pourvu
4
TROISIÈME PROMENADE. 297
qu'il fût accueilli. Quand le leur était fait et pu-
blié, son contenu ne les intéressait plus en aucune
^orte , si ce n'est pour le faire adopter aux autres
et pour le défendre au ous qu'il fut attaqué , mais du
reste sans en rien tirer pour leur propre usage ,
sans s'eni}>arrassef .méme^que ce contenu fât faux
ou vrai, pourvu qu'A ne fût pas réfuté. Pour moi,
quand j'ai désiré d'apprendre, c'était pour savoir
moi-même et non pas pour enseigner; j'ai toujours
cru qu'avant d'instruire , les autres il ËiUait com-
mencer par savoir assez pour soi; et de toutes les
études que j'ai tâché de faire en ma vie au milieu
des hommes, il n'y en a guère que je n'eusse faites
également seul dans une île déserte*où j'aurais été
confiné pour le reste de mes jours. Ce qu'on doit
faire dépend beaucoup de ce qu'on doit croire ; et,
dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins
de la nature, nos opinions sont la règle de nos
actions. Dans ce principe, qui fut toujours le mien,
j'ai cherché souvent et longtemps, pour diriger
l'emploi de ma vie , à connaître sa véritable fin , et
je me suis bientôt consolé de mon peu d'aptitude
à me conduire habilement dans ce monde, en sen-
tant qu'il n'y fallait pas chercher cette fin^
Né dans une famille où régnaient, les mœurs et
la piété, élevé ensuite .avec douceur cheàz un mi-
nistre plein de sagesse et de religion, javais reçu
dès ma plus tendre enfonce des principe^, des
maximes , d'autres diraient des préjugés , qui ne
m'oiit jamais tout-à-fait abandonné. Enfant encore,
et livré à moi-même , alléché par des caresses, séduit
298 LES RÊVERIES.
par. la vanité, leurré par l'espérance, forcé par la
nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai tou-
jours chrétien ; et bien tôt, gagné par l'habitude, mon
cœur s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion.
Les instructions , les exemples de madame de Wa-
rens, m'affermirent dans cet attachement. La soli-
tude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeu-
nesse , l'étude des bons livres à laquelle je me livrai
: tout entier, renforcèrent auprès d'elle mes disposi-
tions naturelles aux sentiments affectueux, et me
rendirent dévot presque à la manière de Fénélon.
. La méditation dans la retraite, l'étude de la nature,
la contemplation de l'univers, forcent un solitaire
à s'élancer incessamment vers l'auteur des choses ,
et à chercher avec une douce inquiétude la fin de
tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent.
Lorsque ma destinée me- rejeta dans le torrent du
monde, je n'y retrouvai plus rien qui pût flatter
un moment mon cœur. Le regret de mes doux
loisirs me suivit partout, et jeta l'indifférence et
le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma
portée, propre amener à la fortune et aux hon-
neurs. Incertain dans mes inquiets désirs , j'espérais
peu, j'obtins moins, et je sentis, dans des lueurs
même de prospérité, que, quand j'aurais obtenu
tout ce que je croyais chercher, je n'y aurais point
trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans
en savqir démêler l'objet. Ainsi tout contribuait
à détacher mes affections* de cemonde, même avant
les malheurs qui devaient m'y rendre tout-à-fait
étranger. Je parvins jusqu'à l'âge de quarante ans.
TROISIÈME PROMENADE. 29g
flottant entre l'indigence et la fortune, entre la
sagesse et l'égarement, plein de vices d'habi-
tude sans aucun mauvais penchant dans le cœur,
vivant au hasard sans principes bien décidés
par ma raison , et distrait sur mes devoirs sans ^•^i^
les mépriser , mais souvent sans les bien con-
naître.
Dès ma jeunesse J'avais fixé cette époque dé
quarante ans comme le terme de mes efforts pour
parvenir, et celui de mes prétentions en tout genre ;
bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque
situation que je fusse, de ne pluâ me débattre pour
en sortir, et de passer lé reste de mes jours a vivre
au jour la journée sans plus m'occuper de l'avenir.
Le moment venu, j'exécutai ce projet sans peine,
et, quoique alors ma fortune semblât vouloir
prendre une assiette plus fixe, j'y. renonçai, non
seulement sans regret, mai^ avec un plaisir véritable.
En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces
vaines espérances, je me liyraî pleinemeîit à l'in-
curie et au repos d'esprit qui fut toujours mon goût
le plus dominant et mon penchant lé plus durable.
Je quittai le monde et ses potnpes. Je renonçai à
toutes parures; plus d'épée, plus de montre, plus
de bas blancs , de dorure., de coiffure; une perruque
toute simple, un bon gros habit de drap ; et , mi^ux
que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupi-
dités et les convoitises qui donnent du prix à tout
ce que je quittais. Je renonçai à la place que j'oc-
•
cupais alors , pour laquelle je n'étais nullement
propre, et je me mis à côjpier de la musique à- tant
■f-f
3oO LES RiêVERIES. '
la page, occupation pour laquelle j'avais eu tou-
jours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux choses exté-
rieures. Je sentis que celle-là même en exigeait vne
Â^i^, autre plus pénible , sans (kmte, mais plus nécessaire
dans les opinions; et, résolu de n'en pas faire à
deux fois, j'entrepris de soumettre mon intérieur
à un examen sévère qui le r^lât pour le reste de
ma vie tel que je voulais le trouver à ma nàort. .
Une grande révolution qui venait de se faire en
moi ; un autre monde moral qui se dévoilait à mes
regards; les insensés jugements des hommes, dont,
sans prévoir encore combien j'en serais la victime,
je commençais à sentir l'absurdité; lebesoin tou-
jours croissant d'un autre bien que la gloriole
littéraire dont à peine la vapeur m'avait atteint que
j'en étais déjà dégoûté; le désir enfin de tracer
pour le reste de ma carrière une route moins in-
certaine que celle dans laquelle j'en venais de pas-
ser la plus belle moitié, tout m'obligeait à cette
grande revue dont je sentais depuis long-temps le
beslMii. Je l'entrepris donc , et je ne négligeai rien
de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter
cette entreprise.
C'est de cette époque que je puis dater mon
entier renoncement isiu monde, et ce goût vif poiir
la sôKtude, qui né m'a phis quitté depuis ce tempsr
là. L'ouvi^age que j'entreprenais ne pouvait s'exé-
cuter que dans une retraite absolue; il demandait
de longues et paisibles méditations que le tumulte
de lai société ne souffre pas. Cela me força de
TROISIÈME PROMENADE. 3oi
prendre pour un temps une autre manière de vivre
dont ensuite je me trouvai si bien, que, ne l'ayant
interrompue depuis lors que par, force et pour
peu d'instants, je l'ai reprise de tout mon cœur
et m'y suis borné sans, peine, aussitôt que je l'ai '^
pu; et quand ensuite les hommes m'ont réduit à
vivre seul, j'ai trouvé qu'en me séquestrant pour
me rendre misérable, ils avaient plus (aàt pour
mon bonheur que je n'avais su faire moi-même.
Je me livrai au travail que j'avais entrepris avec
un zèle proportionné et à l'importance de la chose,
et au besoin que je sentais en avoir. Je vivais alors
avec des philosophes moderne^s qui ne. ressaxi-
blaient guère aux anciens : au lieu de lever 'mes
doutes et de fixer mes irrésolutions^ ils avaient
ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir
sur les points qu'il m'importait le pliisde connaître :
car, ardents missionnaires d'athéi»ne et très-im-
périeux dogmatiques , ils n'enduraient pomt sans
colère que, sur quelque point que ce put être, oo
osât penser autrement qu'eux^ Je la'étais déféndi^
souvent assez faiblement par haine pour ladis^te,
et par peu de talent pour la soutenir; mais jamais
je n'adoptai leur désolante doctrine : et cette résis-
tance à des hommes aussi intolérants, qui.d'ailleurs
avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres
causes qui attisèrent leur animosité.
Ils ne m'avaient pas persuadé, mais ils m'avaient
inquiété. Leurs arguments m'avaient ébranlé sans
m'avoir jamais convaincu; je n'y trouvais point
de bonne réponse, mais je sentais qu'il y en devait
3o2 LES vREYERIKS.
avoir. Je m'accusais moins d'erreur que d'ineptie,
et mon cœur leur répondait mieux que ma raison.
Je me dis enfin : Me laisserai -je éternellement
ballotter par les sophismes des mieux disants, dont
je ne suis pas même sûr que les opinions qu'ils
prêchent et qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter
aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes?
Leurs passions , qui gouvernent leur doctrine , leur
intérêt de faire croire ceci ou cela , . rendent im-
possible à pénétrer ce qu'ils croient eux-mêmes.
Peut-on chercher de la bonne foi dans dés chefs
de parti? Leur philosophie est pour les autres; il
m'en faudrait une pour moi. Cherchons-la de toutes
mes forces tandis qu'il est t.emps encore, afin d'avoir
une règle fixe de conduite pour le .reste de mes
jours. Me voilà dans la maturité de l'âge, dans
toute la force de l'entendement : déjà je tQuche au
déclin; si j'attends encore, je n'aurai plus, dans
ma délibération tardive, l'usage de toutes mes
forces; mes facultés intellectuelles auront déjà
perdu de leur activité; je ferai moins bien ce cpie
je puis faire aujourd'hui de mon mieux possible ;
saisissons ce moment favorable : il est l'époque de
ma réforme externe et matérielle, qu'il soit aussi
celle de ma réforme intellectuelle et morale. Fixons
une bonne fois mes opinions, mes principes; et
soyons pour le reste de ma vie ce que j'aurai trouvé
devoir être après y avoir bien pensé.
J'exécutai ce projet lentement et à diverses re-
prises, mais avec tout l'effort et toute l'attentioa
dont j'étais capable. Je sentais vivement que le
TROISIÈME PRaMENADE. 3o3
repos du reste de mes jours et mon sort total en
dépendaient. Je m'y trouvai d'ab.ord dans un tel
labyrinthe d'embarras, de difficultés , d'ob/ections,
de tortuosités, de ténèl^res, que, vingt fois tenté de
tout abandonner, je fus près, renonçant à de vai-
nes recherches, de m'en tenir, dans mes délibé-
rations, aux règles de la prudence commune , sans
plus en chercher dans des principes que j'avais
tant de peine à débrouiller; mais cette prudence
même m'était tellement étrangère, je me sentais
si peu propre à l'acquérir, que la prendre pour
mon guide n'était autre chose que vouloir, à tra-
vers les mers et les orages, chercher, sans gou-
vernail, sans boussole,im fanal presque inaccessible,
et qui ne m'indiquait aucun port.
Je persistai : pour la première fois de ma vie
j'eus du courage , et je dois à son succès d'avoir pu
soutenir l'horrible destinée qui dès-lors commen-
çait à m'envelopper, sans que j'en eiusse le moindre
soupçon. Après les recherches les plus ardentes
et les plus sincères, qui jamais peut-être aient été
faites par aucun mortel , je me décidai pour toute
ma vie sur tous les sentiments qu'il m'importait
d'avoir; et si j'ai pu me tromper dans mes résul-
tats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut
m'être imputée à crime : car j'ai fatt tous mes ef*
forts pour m'en garantir. Je ne doute point, il est
vrai, que les préjugés de l'enfance et les vœux
secrets de mon cœur n'aient faitpencher la balance
du côté le plus consolant pour moi; On se défend
difficilement de crgire ce qu'on désire avec tant
4
d'ardeur; et qui peut douter que^^^IlBlérét d'ad-
mettre ou rejeter les jugements de Vautre vie ne
détermine la foi de la plupart des. hommes sur leur
espérance, ou leur crainte ? Tout cela pouvait fas-
ciner mon jugement, j'en conviens^ mai» non pas
altérer ma bonne foi ; car je craignais de me tromper
sur toute chose. Si tout consistait dans l'usage de
cette vie^ il m'importait de le savoir, poiïr en tirer
du moins le meilleur parti qu'il dépendrait de moi,
tandis qu'il était encore temps, et n'être pas tout-
à-fait dupe. Mais ce que j'avais le plus à redouter
au monde, dans la disposition où je me sentais,
était d'exposer le sort éternel de mon ame pour ki
jouissance des biens de c4|tionde, qui ne m^oiit
jamais paru d'un grand prix. #
J'avoue encore que je ne levai pas toujouite à
ma satisfaction toutes ces diâcultés .^M^'avaient
embarrassé^' et dont nos pfaiIosopÉ|ir a^SÉp^^ sî
souvent rebattu mes oreilles. Mais, rés<ÉJ|||lk' Hie
décider enfin sur des matières où l'intefl^ence v
humaine a si peu de prise , et trouvant de toutes
parts des mystères impénétrables et des objections 1
insolubles, j'adoptai dans chaque question le sen-
timent qui me parut le mieux établi directement,
le plus croyable en lui-même , sans m'arreter aux
objections qufe je ne pouvais résoudre, mais qui
se rétorquaient par d'autres objections non moins
fortes dans le système opposé. Le ton dogmatique
sur ces matières ne convient qo'à des charlatans^
mais il importe d'avoir un sentiment pour so^
de le choisir avec toute la i|||KHiiliî ^ j^g
\
TROISIÈME PilOMEN ADi;. 3o5
qu'on y peut piettre. Si malgré cela nous tombons
<làns l'eiT&up, nous n'en saurions porter la peine
en bonne justice, puisque nous u*en aurons point
la coulpe. Voilà le principe inébranlable qui sert
(le base à ma sécurité.
Le résultat de mes pénibles recberches fut tel,
à peu pvèSi que je Tai consigné depuis dans la
Profession de foi du' vicaire savoyardj ouvrage in-
dignement prostitué et profaué dans la génération
présente, mais qui peut faire un jour révolution
parmi les borfimes, si jamais il y renaît du bon
sens et de la bonne foi.
Depuis lors, resté tranquille dans les principes
que j'avais adoptés apfi^s une méditation si longue
et si^éfléchie, j'en ai fait la règle iininuable de ma
condrïite et de ma foi, sans plu* m'inquiéter ni
des objectas que je n'avais pu résoudre, ni de
celles que jen'avaîs pu prévoir , et qui se présen-
taient pouvellement de temps à autre à mon esprit.
l'Mfs m'ont inquiété quelquefois , mais elles ne
m'ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit :
Tout cela ne sont que des arguties et des subtilités
métaphisiques , qui ne sont d'aucun poids auprès
des. principes fondamentaux adoptés par jna rai-
son , confirmés par mon caeîir, et qui tous portent
le*,sceau de r^assentiment intérieur dans le silence
deâ passions. Dans des matières si supérieures à
t'entendemeift humain, une objection que je n&
piris résoudre renversera-t-etle tout uii corps de
tttictrtne si solide , si bien liée, et formée avec tant de
xnéditation et de a$^, si bien appropriée à ma rai-
1*
3o6 LEâ ll^VERIES.
son , à mon cœur , à tx)ut mon être , et renforcée
cle l'assentiment intérieur que je sens manquer"^
toutes les autres? Non, de vaines argumentations
tie détruiront jamais la convenance que j'aperçois
entre ma nature immortelle et la constitution de
ce monde, et Tordre physique que j'y vois régner :
j'y trouve dans l'ordre moral corj'espondant, et
dont le système est le résultat, de mes recherches,
les appuis dont j'ai besoin pour supporter les mi^
sères de ma vie. Dans tout autre système je vivrais
sans ressource , et je mourrais' sans espoir ;. je
serais la plus malheureuse des créatures. Tenons-
nous en donc à celui q^ii seul suffit pour me
rendre heureux en dépit de la* fortuné ^et des
honmies.
Cette délibération et la conclusion que j'en tirai
ne semblent-elles' pas avoir été dictées par .te ciel
même pour me préparer à la destinée qui m'at-
tendait, et me mettre en état de la souteirir? Que
serais-je devenu, que deviendrais-jç encore. dans le^
angoisses affreuses qui m'attendaient et dans l'in-
croyable situation où je suis réduit pour le reste
de ma. vie, si, resté sans asile où je pusse échapper
à mes implacables persécuteurs, sans dédomma-
gement des opprobres qu'ils me font essuyer en
ce monde, et sans e3poir d'obtenir jamais la jiis-
tice qui m'était due, je. m'étais vu Ijvré tout entier
au plus horrible sort qu'ait éprouvé sur la terria
aucun mortel? Tandis que, tranquille dans mon
ianpcence, je n'imaginais qu'estime et bienveil»
laAcë , pour -, xaof pàumi .les hoQmies ; tamlis^ ^ji^q
■i
TROISIÈME PïfoMENADE. 3o*J
mon cœur ouvert et confiant s'épanchait avec des
amis ef des frères ^ les traîtres 'm'enlaçaient, en si-
lènce, des? reta,fprgés;au foçd des enfers. Surpris
par lési pliis imprëvus^de' tous les ïnalheurs et lès
plus terribleê "jpour une «me fière , traîné dans la
fange sans jamais savoir par qui- ni pourquoi ^
plongé dans un abîme d ïgnpimnie , enveloppé
d^horrihjes ténèbj^es à. travers lesquelles je n'aper-
éevaîs que de] sinistres objets, "à la première sitr-
prise je fus 'terrassé, et jamais je lïe serais revenu
de l'abattement^ où me jeta ce genre? imprévu' de
malheurs , si^je 'ne m'étais m^agé d'avance des
forces pour tne relever dans me§ 'chutes.
Ce nfe fut qu'après des îmnées d'agitation que,
reprenant enfiiJ mes" esprits et commençant de
rentrer en -moi-nlême, je sentis- le prix des res-
sources que je ""nf étais ménagées pour l'adversité.
Décidé sur toutes l^s*choâes dont il m'importait
de juger, je vis , en .comparaiif mes maximes à ma
situation, que je-4bn|ïais aux insensés jugements
dés hçHUmes , et aux petits événeiUents de' cette
courte vife',* beaucoup plus d'ipaportance, qu'ils
n'eu avaient ; que cette vie , n'étant qu'un état
d'épr€uives, il importait peu que ces épreuves, fus-
sent de tfelle ou telle sorte, pourvu qu'il en résultât
l'-effet auquel elles étaient destinées, et que,, par
conséquent , plus les épreuves, étaient grandes ,
fortes , multipliées V plus il était avantageux de les
savoir soutenir. Toutes les plus viveç peines- per-
dent leur force pour quiconque en voit le dédom-
magement grand et sûr , et la certitude de ce dé--
20.
■r
3o8 LES RÊVERIES.
dcmimagement était Iç principal fruit que j'avais
retiré Je riîés méditation^. précédentes.
• il est vrai qu'au* miK^ des putragçs sans nonïbrje
ef des indignités sans mesure <h>nt je mç ^ènt^is
aècablé de^toutçs parts, . des interViaîHes d'inquié^
tude et; de doute venaient,- de temps à afutre ,
ébr^ler mon espéKaiicé et-troublçr ma tranquil-
lité.-Les puisisai{,tès objêctiçns que je n!avais jm
résoudre se préseiirtaîent aîors à'çiôh esprit 'avefc
plus de force, pour acheter de lû'abattre précisé-
ment dpins tes moments où, surcliargé du proids
de ma destinée , j'étais prêt à tQWiber dans le dé^
couragement; activent dés arguments , nouvéW ;
que j'etitendais faire, me' revenaient dahs- l'esprit
à ^l'appui de ceux qui m'avaient déjà tourmenté.
Ah! me (lisais-je alors dans des serrements dé
coeur prêts à m'étouÉfer,'qùi.mô'^arailtii:a du dé-
sespoir, si, dans l'horreur. dfe^mori, Sort, je ne>ois
plus que dç3 chSmè^es dans les cônsôJaftiûns que
me. fournissait ma raison"; ^ty'dçtinii^ant ainsi *&on
pjpbpre»6uvrage , elle renrvérse \6ut l'apptLi aespé-
ràncp^tde confiajice q^^'elle m^avait ïi^éfasigé dans
l'adVersîté? Quel appui quç deî3''iIlu8Îonsi qui ne
bercent que moi seul au mondel Toute la généra-
tioix présente ne voit qu'erreur^, et pï^éfifgés dans
les, sentiments dont je me nourris seul : elle troirve
la vérité", l'évidence dans le système contraire.au
mien; elle semble même ne pouvoir croire que je
l'adopte de bonne foi ; et moi-mêùie , çn iii'y li-
vrant de toute ma volonté , j'y trouve des difficul-
tés insuranoiitables qu'il m'^st impossible * de ré^
TRaiSIÈME PROMENAl>£. SOQ
s0udre, et qui .ne m'empédoient pas dy persister.
Suis-je donc seul sage ,* seul éclairé, parmi les mor-
tels^ pdur.crodre que les choses sont ainsi, suffît-il
qu'elles me conviennent ? puis-je prendre une
ccpiÊiance éclairée en des apparences qui n'ont
rien* de solide aux yeux du reste des hommes, et
qui «(ne $embleraient illusoires à moi-même si mon
cœur ne soutenait pas ma raison ? N'pût-il pas
mieux valu combattre me^ persécuteurs à armes
égales en. adoptant leurs «maximes, que de rester
sur les chimères des miennes en proie à leurs at-
teintes san^ îlgir pour, les repgusser ? Je me crois
sage, et je nef suis que dupe, victime et martyr
d'une vaine erreur;
Combien de fois, dans ces momenb de doute
et d'incertitude ,^ je fus prêt à m'abandonner au
désespoir! Si jamais j'avais passé dans cet état un
mois entier , c'éftait feit de ma vie et de moi. Mais
ces crises, quoique^utrefois assez fréquentes, oitt
toujours été courtes; et maintenant que je n'en
suis pas délivré tout-à-fait encore , elles sont si
rares et si rapides , qu'elles n'oiït pas même la force
de troubler mon repos. Oe sont de légères inquié-
tudes qui n'affectent pas plus mon am^ qu'une
plume qui tbmbe dans la rivière ne peut altérer
le 'Cours de l'eau. l'ai senti que remettre en déli-
bération les mêmes points sur lesquels je m'étais
ci-devant décidé, était me supposer de nouvelles
lumières ou le jugement plus formé ,. ou plus de
zèle pour la vérité que je n'avais ïbrs de* mes re-
cherches; qu'aucun de ces cas n'étant ni ne pou-
^'
I*
Ni*-
3l6 LES RÊVERIES.
vairt être le mien, je ôe pouvais préférer, pàf
aucune raison solide,, des opihions (}ui^ dans l'ac-
cablement de désespoir, ne mé tentaient qiie pour
augmenter ma misère, à des sentiments adoptés
danis la vigueur de l'âge, dans toute la maturité de
l'esprit, après Pexamen le plus réfléchi, et daris des
temps où le calme de ma vie iie me laissait d'ajùtre
intérêt dominant que celui de connaître la vérité.
Aujourd'hui 'que mon cœur , serré* de détresse ,
mon ame affaissée par lés enpuis , mon imagination
effarouchée, ma tête troublée par tant d'affreux
mystères dont j^e^si^is environné, aiyourd^ui que
toutes mes facultés , af£siiblies par la vieillesse et
les angoisses, ont perdu tout leur ressort, irai-je
m'ôter à plaisir toutes les ressources que je m'étais
ménagées, et donner plus de confiance à ma rai-
son déclinante pour me rendre injustement mal-
heureux , qu'à ma raison pleine et vigoureuse pour
me dédommager des maux que je souffre sans les
avoir mérités? Jïon, je ne suis ni plus sag;e ni mieux
instruit, ni de meilleure foi -, que quand je me dé^
cidai sur ces grandes questions : je n'ignorais pas
alors les difficultés dont je me laisse trotd>ler au-
jourd'hui;; eîlles ne m''arrêtèrenf pas , et s'il s'en
présente quelques nouvelles, dont on lie s'était pas
encore avisé, ce sont les sophisines d'une subtile
métaphysique, qui ne sauraient balancer les véri-
tés éternelles admises de tous les tfemp^, par tous
les sages, reconnues par toutes, les nations, et
gravées dans le cçetlr humain en caractères inef-
façables. Je savais , en méditant sur ces matières ,
TROISIÈME PROMENA.de. 3i I
que l'entendement humain , circonscrit par les
sens 9 ne les pouvait embrasser dans toute leur
étendue : je m'en tins donc à ce qui était à ma
portée sans m'engager dans ce qui la passait. Ce
parti étârt raisonnable ; je Tembrassai jadis , et m'y
tins avec l'assentiment de mon cœur et de ma rai-
son. Sur quel, fondement y renoncerais-je aujour-
d'hui que tant de puissants motifs m'y doivent
tenir attaché ? quel danger vois-je à le suivre ?
quel profit trouverais-je à l'abandonner ? En pre-
nant la doctrine de mes persécuteurs prendrais^je
aussi leul* morale? cette morale' sans racine et sans
fnnt, qu'ils étalent pompeusement dans des livres
ou dans quelque action d'éclat sur le théâtre , sanâ
qu'il en pénètre jamais rien dan$ le cœur ni dans
la raison ; ou bien cette autre morale secrète et
cruelle, doctrine intérieure de tous leurs initiés,
à -laquelle l'autre ne sert que' de masque, qu'ils
suivent seule dans leur conduite , et qu^ils^ ont si
habilement pratiquée à mon égard. Cette morale ,
purement offensive , ne- sert point à la défense , et
n'est bonne qu'à l'agression. De quoi me servirait*;
elle daAs l'état où ils m'ont réduit ? Ma seule inno-
cence me soutient dans les malheurs, et combien
me rendrais-je plus malheureux encore, si, m'Ôtant
cette unique mai& poussante ressource, j'y substi-
tuais la méchanceté? Les atteindrais-je dans l'art
de nuire ? et^ quand j'y réussirais, de quel mal me
soulagerait celui que je leur pourrais faire ? Je
perdrais ma propre estime , et je ne gagnerajis rien
à la place.
•
3|2 hMS RÊVEIilES.
C'est ainsi que , raisonnant avec moi-même , je
parvins à ne plus me laisser ébranler dan^ mes
principes par des arguments captieux, par des ob-
jections insolubles, et par des difficultés qui j>as-
oai^nt ma portée et peut-être celle de l'esprit hw^
main^ Le mien , restant dans la plus solide assiette
que j'avais pu lui donner, s'accoutuma si bien à
s^y reposer à l'abri de in^ conscience, qu'auldilie
doctrine ^rangère, ançiemie ou nouvdle^ lue peut
plus l'émouvoir , ni troubler un ins^tant mon r^r
pos. Tombé dans la langueur et l'appesantisswcient
d'esprit, j'ai oublié jusqu'aux raisonnements sur
lesquels je fondais ma croyance et mes maximes;
mais je n'oublierai jamais les conclusions que j'eâ
aj||. tirées avec l'approbation de ma conscience et
de ma raisoi), et je m'y tiens désormais.. Que tous
les philosophes viennent ergoter contre; ils per-
dront leur temps et leurs peines: je me tiens, potfr
le reste de ma vie, en toute chose*, au parti que
j'ai.prîs quand j'étais plus en état de bien choisir*
TranqiUUe dans ces dispositions, j'y trouve, a^ec
le contentement de moi, l'espérance et les conso-
lations dont j'ai besoin âans ma situation :il n'est
pas possible qu'ime solitude atussi coniplète , aussi
permanente , aussi triste en elle-même, l'animosité
toujours sensible et toujours active de toute 4a^gé-
nération présente, les indignités dont elle m'ac-
cable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans*
l'abattement; l'espérance ébran,lée , les doutes dé-
courageants reviennent encore de temps à; autre
troubler mon ame et la^remplir de tristesse^ C'est
TflOISl'ÈirE. PROMENADE. 3l3
alors' c[u'iF|capaBle d^s .opérations, de . l'esprit ,• ^-
cessàu?ë$ pour mei*assurer ii^oi-'iDi^^e, j'ai besoin
de me reippeler . mes anciennes -réodhittops r les
soins y l'attention 9 la sincérité de cœur, que j'ai
mis à les prendre, iréviénE^ent iatlors à mon soiive-
nir, et me rendelM; toute nàfir confiance. ^ Je me re-
fuse ainsi à toutes 'nouvelles' idées comme, à des
erreurs fïmesjtes, qui n'ont qu'une fausse appa-
rence ât ne ^ont bomne.» qu% tro'i^ler i&on i^pôs.
Ainsi -jpêtenut.dânsU>ét]^otte dphère, de mes ain-
ciennes coqnaîsaances', je^n'ai^as^ edînme Soion,
te bpnheiir^de ^pijVqir m'in&triiirè chaque Jour en
vieillissant, et je dois ipém^ me ^gsucantir du dan-
gereux or^ueU de vouloir apprendre ém que je suis
désormais hors d'état de-bien* saVoii". Mais s'il m^
reste peu d'acquisitioiiç à espéireif dyf jo^té. des lu-*
mières utiles, il -m'en Teste d^ bien ^mportantè's à
faiire dii côté des vertus nécessaires à mon état*:
• . . . .*
c'est là qu'il'serait temps d'enwchir et d'ot^ner mon
ame d'un acquis qu'elle pût emporter. ^vec eftet
lorsque , délivrée dç ce corps qui rbffusque et l'a-
veugle , et voyant la véritç sans vçilè , elle apercevra
la misere.de toutes ces connaissantes dont nos faux
savants sont si vains, elle gèm'ira des. moments
perdus en cette vie àle^votkipir acquérir. IHais la'
pjitience , la douceur j la résignation, L'kitégritê^
la justice impartiale, sont un bien qu'on emporte
avec 'iôi, et dont on peut s.'enrichir sans beçse,
sans craindre que là mort même nous en fa&nse pier-
drele*prix :^c'e&t à cette unique et utilS étude que
je consacre le' reste de. ma vieillesse. Heureux si,
fi
3j4 Ï^ISS RÊVEltf««.
par iïies progrès sur moi-même, j'apprends à sortir
de Isryie, non metlleuD, cai* cela n'est pas possible,
mais plus vertueux que*je*n'y suis entré! : .
QUATRIÈME PROÎVC^NADÎE.
* .\
Divins le petit noiÂfe de. livres que- je lis quel-
quefois encorcT, 'Pltitarqaê est ttiiA .qui m'attache
et nie profité le* plus. Ce •fut ia première léctibe
de mon ehfarice, dfe sera la dèrniéve d^ fna vifeil-
lesse : c'est presque le seul sftitcfur qjae jç n'àî jamais
lu sans en tlrfbr quelque fruit. JCvant-hier^ je lisais
datis ses œuvres morses le traité , Comment on
pourra tirer utilité de fês ennernis. Le même jour,
en rangeant quelques brochures' qui m'qnt été
envoyées par les? auteurs, je tombai sur un cfes
journaux de l'abbé' BToyou , ^u titre duquel il avait
mîs'tces' paroles, vitain "vero irfipendèntiy Royou *.
Trop au fait des tournures de ces messieurs pour
prendre le change, sur celle-là, je Compris qu'il
avait cru sous cet air de politesse me dire une
cruelle contre-vérité ; msris sur quoi'fondé? Pour-
quoi ce sarcasme? Quel sujet y poùvai$-je avoir
donné? Pour nfettre à profit les leçons du bô»
* Ce nom n'est indicpié dans Fédition de Genève qi^e par Tînl-
tiale R.-^— Où rédltèur de 1801, copié en cel» par ceiiif qui Font
suivi, a-t-il trouvé qu'il était questioivic^ de i'abbé.Raynaly qui ii*a
jamais fait au^^Mi journal ?. Ceci ne peut évidemment s'appliquer
qu^à l'abbe Royou , qui , Fréron étant mort, était aldrs un des prin-
cipaux oodlaborateurs de \^ Année littéraire: fNote de M. PetitatnJ
QUATRIÈME PR.OMEl^ADE. 3l5
Plùtarque , je résolus d-employer à m'exaininer sur ^
le mebsoiige y 4a promenade du lepdemamy et j'y
vins bien coi^rm'é dans -l'opinion déjà prisé que
le tonncUs'toi toi-Meme du temple de Delphes n'é-
tait pas une maxime si faclj^ à suivre queje l'avais
cru dans mes Cpnfessious*
Le lendeme(pi , n/étapt mis en litarcjbe pour, exé-
cuter cette résolution,, la première idée quivipè
vint en com'mençaiit a me fecueilli^, fiit celle^'un
mensonge a£freuxfâit dans ma première jennesse *, 1
dont le souvenir tn'a -troublé toute ma vie , et
vient, jusque dans ma vieillesse , contristei* encore
mon cœur déjà navré de tant d'autres façons: "Cé
mensonge, qui fut un grand crime €iie lui-même^
en dut être un plus grand, encore par seis effets
que j'ai toujours ignorés , mais que le remords
m^ fait supposer aussi cruels (Ju'iL était, possible.
Cependant, à ne consiilter que la disposition oii
j'étais en le faisant, i:e mensopge ne fut qu'un
frmt de la mauvaise honte ; et, bien loin qu'il partit
d'une intention de nuire à celle qui en fut la vic-i
time, je puis jujrer à la £ace du çièl qu'à l'instant
même où cette honte invincible me l'arrachait, j'au-
rais donné tout mon. sang avec joie pour en*dé^
tourner l'effet, sur moi seul : c'e^t un délire que
je ne puis expliquer qu'eil disant, comme je le
crois sentir, qu'en cet instant mon naturel timide
subjugua tous les vœux de nnon cœur.
Le souvenir de ce malheureux acte, et les inex!-»
tinguibles regrets qu'il m'a laissés, m'ont inspiré
Voyez Confession^ y liy, ii, tom. i. '
>-
3l6 LES RÉVERIBS.
pour le mensonge une hoPFeuK qui a dû garantir
moB coeur" Vie ce yice pour le rçs^e de iria vie.
JLiôrsque je pris ma devise je m0/âçnj:âis (ait pour
la mériter r^et'je né doutais pas'q^e je n'en £u3se
àigne quand, sur le lûorde Vab])ê Royou, je com-
mençai de itf examiner plus sériavsabqtent. , , . .
Alors, éjo, m'epluchant avec plus ^e soti; je fus
bien surpris du. nombre de choées denctôn inven-
tion-que/ je me rappelais 's[voîrjdit6isx;otntn^ vra^
dans le même temps où, «fier en moi-même de mon
amour pour la vérité, je lui sacriQais ma sûreté,
mes intérêts, ma persôni\e, avec une* impartialité
dont )é ne conliais.nul autriç exemple parmi les
biunains. .t*' ^ • , • .
Ce qui Bàe surprit le plus était qtt'en me rap-
pelant ces ôhoses Controuvées ■; je n'en ^entais au-
cun vrai, repenti^.. Moi dont l'horreur pour 'la
Êu^sseté n'a* rien dans niôn cœuriquî la: balance,
moi qui braverais les -supplices s'il les fallait évjljter
par un mensonge, par qûellef bizarre ij9iCon3éque|gice
ment^is^je ainsi de. gaieté de coeur sans nécessité ,
sans profit , et ^ar quelle inconcevable .contradic-
tion n'en sèntais^je pas le moindrq i^egret, mpi
que* le remordsr d'un men^pnge n'iaxqsséd^affliger
pendant cinquante ans ! Je ne me ^uis jam^te- en-
durci sur mes fautes : l'instinct moral m'à'tOMJpurs
bien conduit, ma ieonscience a gardé sa première
intégrité ; et quand naénie elle se serait altérée en
se pliant à mes intérêts, comment, gavdaint toute
sa droiture dans les occasions où l'homme^ forcé
par ses passions, peut au. moins s'excuser sur sa
QUATRIÈME PROMENADï:.' 3l7
faiblesse , la perd-elle uniquement dans les qhoses
indifférentes où le vice n'a point d'eycuse ?" 3e vis
que de la. solution de* ce. problème dépendait là
jiistesrfé*da.jug.eniept que j'avais à portfer en ce
point sur moi-memè^ Ét,^après ïjSfyoir bien exa-
miné, voici de quelle mariièifev je . parvins 3 nie
Fexpliqueç. ' ]\- ^ ,^ .*
Je me souviens d'avoir lu dans. ùïv.IîVto d€i phi-
losophie-que mentir c^est cacher uiie vérité' que
rôii doit manifester. Il siiit bien de Cette défiiiitioii
que 'taire une vérité qu'on n^est pas obligé.î^e (Kr^,
n'est pas tnentir;: mais^celui qlii ^ non content*^h
pareil cas .de né pas dire la vérité , ait le xîcn^itraire*,
ment*il: alors, o^ né ment-il.pas? Seten là'défini*-
tion ) l'on ne saurait dire qji'il ment ; car ^jl donhe
de la fausse monnaie à' uti homme attquel il ne
doit rien , il trompe cet homme , sj^s doute ,. mais
il tie le' vole pas. ■
.Il se présente ici deux qiaestiops à examiner,
très -importantes riine et Tautrcl : la première,
quand et comment on doit à'-aiitrui la vérité., puis-
qu'on ne la doit pas tôiij ours ; la seconde, s'il est
des cas où l'on puisse tromper irinocemment.'Cetté
seconde question est très-décidée, je le sais bipfi ;^
négativement dans les livres, 'où la plus austère
morale ne coûte rieii à Fauteur; affirmativement
dans la société , où la morale des livres passQ pour
un bavardage impossible àî pratiquer. Laissons
donc ces autorités qui se contredisent ,.et cher-
chons , par mes pr«>pre&' principes , à résoudre
pour m oi ces questions.
3l8 LES RÊVERIES.
La vérité générale et abstraite . est le plus pré-
cieux de tous les biens : saiis elle ITiomm.e- est
aveugle ; elle est l'oeil dç là raison. C'est. par elle
que Fhofrane apprend à se con|i|iir.e , à êt^è ce qu'il
doit être, à failre ce qiljl doit faire , à tendre à sa
véritable fin. La^vêrité particulière et individuelte
n'est pas toujours un tien; elle est quelquefois un
ihal , très •-•' sipuvent une * chose indifférente. 'Les
choses qu'il importe à un nomme de savoif /et
dont la- connaissance eàt nécessaire ,à son b<îh-
heur, ne sont peut-être pas. en grand nombre»;
mais en quelque nombre (j^i'êlles soient, eltessôirt
un bieiTqui lui appartient*, qu'il a droit de récla-
mer partout ouille trouve ,^V dotit on nfe peutle
frustrer, sans cotnmp*ttre le pjus. inique de tous les
Vois , pîiisqu'elle est de;cès bien$ communs àlôus,
dont la çtinimunication li'fen prive pbint. celui qui
le dôiihe. ' ,.'
Qua^t aux vérités qiii jj'ont aucune sorte d'uti-
. lité , ni pour l'instruction ni d,ans la pratiqué j com-
meat seraient-elles un' bien dû, puisqu'elles ne sont
pas même uji bien ? et puisque la propriété* n'elst
foiidée que sur l'utilité, où il la'y a point d'utilité
pois^ibte il ne pçut y avoir de propfiété. On. peut
réclamer un terrain quoique stérile, 'parce qifon
peut au hioins habiter; sur le sol ; mais qu'uij fait
oiseux, indifférent à tous' égards, et sans consé-
quence pour «personne , soit vrai ou faux , cela n'in-
téresse qui que ce soit. Dans l'ordre moral rien n'est
inutile^ non plus que dansPordre physique rnen
ne peut être dû de ce qui n'est Bon à rien ; pk>ur
QUATRIÈME PROMENADE. SlQ
qu'une chose soit due , il £aut qû elle soit ou puisse
être utile. Ainsi y "la Vérité du^ est celle qui inté-
pesse la justice, et c'est pfojEaner ce nom sacré' de
vérité qup de l'appliquer aux choses vaines dont
l'existence est in^férente à tous, et dont la con-
naissance est. inutile à tout. La vérité, dépouillée
de toute esj^èce d'utilité même possible , ng petit
donc pas être uïie dbiose dv^e; etj par conséquent,
celui qui.la tait ou la déguise 9ie ment point
Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles
qu'elles soient de Jout point^ii^u^tiles à tout ?. Cest
* * •
im autre. article à discuter, gt auquel je revièn'
drai tout-à-rheure. Quant à piiésent, passons à- la
seconde question.
Ne. pas dire, ce qui est vrai,'^et dire ce qui est
faux, soiît deux choscys très-difSérentes , mais dont
peut niéançidtns résulter le naême effet , car ce ré-
sultat est assurément Bien le même toutes Ips fipis
que cet effet est 'nul. Partout où la vérité est in-
différente , l'erreiir contraire est ii^différente aussi :
d'où il suit qu'en pareil c^s celui qui,troi»pe en dir
sant le contraire de la vérité*, n'est pas plus injuste
que celui qui trompe en^ne*la déclarant, pas; car,
en fait de vérités inutiles , l'erreur n'a i:ien de pire
que l'ignorance. Que je croie le sable qiii est au
fond de la mer blanc -ou rougè , cela ne m'importe
pas plus que d'ignorer de quelle couleur il est. Com-
ment pourrait-on être injuste en ne nuisant à per-»
sonne, puisque l'injustice. ne consiste que dans le
tort fait à autrui ?.
Mais ces questions ^ ainsi somniairement décidées ,
t;
3ao ;Li:s RÈviÏB'iiîs.
ne sauraient liie foiirnir encore aucune ajSpiication
sûre potir \À pi-atique , sabs beaucoup (f éclaircisse-
ments préalafclès nt^oMsairés pour faire avec jus-
tesse cette application dans tousles cas qui peuvent
«e présenter; car sî I^ohligation'de dii'e ta v<^rité
n'fest fondée qiie sur son Utilité, eoniment me ceih
stituerai-je juge de cette utilité ?Tvês-souvcnt l'avâh-
lagedel'ùn faitlc préjudice Je l'autreji'intérét par-
ticulier est presque toujours en op])o^ition àVec
l'intérêt public, -Gomment se coçdftirQ' en pareil
cas? Faut-il sacrifier l'utilité de l'jjbsent k telle de la
perseinif h (pn l'on parle? faiit-il tairo où dire la
vériré qui, profilant à l'un, nuit à l'autre? fatit-H
peser tout ce qu'on doit dire \ l'unique ba-
lance du bien publie, ou à celle de la justice dis-
trUiufive ? et 'siits^e assuré, de connaître '^sez tous
t les rapports de la chose poiir ne dtspfcnserles lu-
mières dont je dispose que sûr les règles de l'é-
quité? De plus', en exâtninanfce qu'on doit" aux
autres, 'ai-je èxaihiné suffisamment ce qil'on se
doit à soi-méute, ce qu'on doit à la vérité pour elle
seule? Si je ne faisraneiui to'rt à un autre en le
trpmpant^ s'Ènsuit-il que je ne m'en tasse point à
moi-même, et suffit-il de n'ètrejamaisinjuste pour
çtre toujours innocenj? .
■ Que d'embarrassantes discussions dont il serait
aisé de se tirer cnsc disant : Soyons toujours vrais ,
au risque de tout ce qui en peut arriver! La jus-
tice elle-même est dans la vérité des' cboses l'ile
mensonge est toujours iniquité , l'erreur est tou-
jours impostuf*» quand on donne ce qui n'est pas
QUATBlliME PIIOIVÏKNADE. ilJ
pour la règle de ce qu'on doit faire ou croire ; et ,
quelque effet qui résulte de la vérité , on est tou-
jours inculpable quand on l'a dite, parce qu'on n'y
a rien mis du sien.
Mais c'est là trancher la question sans la ré-
soudre : il ne s'agissait pas de prononcer s'il serait
bon de dire toujours la vérité , mais si l'on y était
toujours également obligé; et, sur la définition
que j'examinais , supposant que non, de dbtinguer
les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux
où l'on peut la tairesansinjustice et la déguiser sans
mensonge; car j'ai trouvé que de tels cas existaient
réellement. Ce dont il s'agit est donc de chercher
une règle sùqe pour les connaître et les bien dé-
terminer.
Mais d'où tirer cette règle et la preuve de son
infaillibilité? Dans toutes les questions de mo-
ralç difficiles cqmm»celle-ci, je me suis toujours
bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma
conscience , plutôt que par les lumières de ma rai-
son : jamais l'instinct moral ne m'a trompé ; il a
gardé jusqu'ici sa pureté dans mon cœur assez pour
que je puissem'y confiei-; et, s'il se tait quelquefois
devant mes passions dans ma conduite, il reprend
bien son empire snr elles dans mes souvenirs :
c'est ]k que je me juge moi-même avec autant de
.sévérité peut-être que je serai jugé par le souve-
rain Juge après cette vie.
-. Juger des discours des hommes par les effets
qu'ils produisent, c'est souvent mal les apprécier.
Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles
R. XVr. 21
1
322 LES RÊVERIES.
h
et faciles à connaître , ils varient à l'infini comme
les circonstances dans lesquelles ces discours sont
tenus; mais c'est uniquement l'intention de celui
qui les tient qui les apprécie , et détermine leur
degré de malice ou de bonté. Dire faux n'est, men-
tir que par l'intention de tromper; et l'intention
même de tromper , loin d'être. toujours jointe avec
celle de nuire, a quelquefois un but tout con-
traire : mais pour rendre un mensonge innocent
il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas
expresse , il faut de plus la certitude que l'erretir ,
dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle, ne peut
nuire à eux ni à personne en tjuelque façon que ce
soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette
certitude; aussi est-il difficile et rare qu'un men-
songe soit parfaitement innocent. Mentir pour son
avantage à soi-même est imposture, mentir pour
l'avantage d'autrui est frau^fc mentir pour nuire
est calomnie, c'est la pire espèce de mensonge :
mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui
n'est pas mentir ; ce n'est pas mensonge , c'est
fiction.
Les fictions qui ont un objet moral s'appellent
apologues ou fables; et, comme leur objet n'est ou
ne doit être que d'envelopper des vérités utiles sous
des formes sensibles et agréables , en pareil cas on
ne s'attachq guère à cacher le mensonge de Éàiit,
qui n'e'st que l'habit de la vérité; et celui qui ne
débite une fable que pour une fable ne ment en
aucune façon. -
Il est d'autres fictions purement oiseuses, telles
QUATRIÈME PROMEKADE. 3^3
que sont la plupart des contes et des romans qui ,
^ns renfermer aucune instruction véritable, n'ont
pour objet qiie l'amusemeiit. Celles-là , dépouillées
de toute utilité morale, ne, peuvent s'apprécier
que par l'intention de celui qui les inVeute ; et,
lorsqu'il les débite avec affirmation comme des vé-
rités réelles , dn ne peut guère disconvenir qu'elles
ne soient de vrais mensonges. '<îe!pendant, qui ja-
mais s'est fait un grand scrupule dé ces mensonges-
là, etqui jamais en a fait un' reproche grave à ceux
qui les font? S^il y a, par exêraplé, quelque objet
moral dans le Temple de -Gnide, cet objet est bien
offusqué et gâté par les détails voluptueux et par
les images lascives. Qu'a fait l'auteur pour couvrir
cela d'un vernis de modestie ? Il a fçint que son
ouvrage était la traduction d'un manuscrit gre'c,
et il a fait l'histoire de la découverte de ce manus-
crit de la façon la plus propre à persuader ses lec-
teurs de Ija vérité de son récit. Si ce n'est pas là un
mensonge bifen positif, qu'on me dise donc ce que
c'est que mentir. Cependant, qui est-ce qui s'est
avisé de faire à l'auteui: un crime i^e ce mensonge,
et de le traiter pour cela d'imposteur?
On dira vaijiement que ce n'est là qu'uiïe plai-
santerie; que l'auteur, tout en affirmant, ne vou-
lait persuader personne; qu'il n'a persuadé per-
sonne en effet, et que le public n'a pas douté un
moment qu'il ne fût lui-même l'auteur de rouvrage
prétendu grec dont il' se donnait pour.iê: Jraduc-
teui\ Je répondrai qu'une pareille plaisanterie sans
aucun objet'n'eût été qu'un bien sot enfantillage;
ai.
324 ^^^ RâVERI^S.
qu'un menteur ne ment pas moins quand il affirme
quoiqu'il ne persuade pas ; qu'il faut détatcher du
public instruit de^ multitudes de lecteurs simples
*'et crédules, à qui l'histoire dû Manuscrit narrée
par un auteur -grave aveo^un air. de bonne foi en
a réellement imposé, et qui ont bu.^an^ crainte,
dans une c5oupe de forme atiftiqùe, 4e poison dont
ils se seraient au iiieins défiés s'41 leur eût été pré-
senté dans un vase œpdçfne.
Que cçs 'distinctions se trouvant du non dans les
libres; elles tie s'en'font pas moins dans le jcoeur
de tout homme de bonne foi avec lui-même, qui
ne veut rien se permettre que sa conscience puisse
lui reprocher; car dire une chose fausse à son
avantage n'est pas m'ôîns mentir que si on la disait
aft préjudice' d'aùtruî, quoique le mensonge soit
moins criminel. Ponner l'avantage à qui ne doit
pas l'avoir, c'est troubler l'ordre de la jujstice; at-
tribuer .fàusseipent à soi-même ou à aiïtrui un
acte d'où peut résulter louange ou blânie, incul-
pation ou disculpation, c'est fiiire une chose m-
juste; or^ tout ce qui, contjrâire à la vérité, blesse
la justice en ({i^èlqiie; façon que ce s6it-, c'est
lUensonge. Voilà la limite e'MCje :,mals tbiit ce
qui, contraire à la vérité, *ù'intéresse la justice. en
aucune sorte , li'est que fiction ; et j'avoue que
quiconque se reprodiè une pure fiction conmie
un mensonge a la (Conscience plus délicate que moi.
Ce qu'on appelle nçiensonges officieux sont de
vrais mensonges, parce qu'en imposer à l'avan-
tage', soitd'autrui, soit^de soi-même, n'est pas
A
QUATRIÈME PROMENADE. 325
* • .
moins injuste que d'en imposer à son détriment :
quiconque loué ou blâme contre la vérité ment^
dès qu'il s'agitgfl'une personne réelle. S'il s'agit >
d'un être imaginaire, il en peut dire tout ce qu'il...
veut sans pientir , à moins qu'il ne juge sur la
moralité dès faits qu'il invente^ et qu'il n'en jugé
Êtussement, car alors s'il ne ment pas dans le fait,
il ment contre la vérité morale, cent fois plus res-
pectable que celle des faits.
J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais dans le
monde : toute leur véracité s'épuise dans les con-
versations oiseuses à citer fidèlement les lieux , les
temps, les personnes, à ne se permettre aucune
fiction, à ne broder aucime circonstance, à ne
rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à
leur intérêt, ils sont dans leurs narrations de la
plus inviolable fidélité : mais s'agit'^il de traiter
quelque affaire qui les regarde , de narrer quelque
fait qui leur touche de près , toutes les couleurs sont
employée^ pour présenter les choses sous le jour qui
leur est le plus avantageux ; et, si le mensonge leur
est utile et qu'ils s'abstiennent de le dire eux-
mêmes, ils le favorisent avec adresse, et font en
sorte qu'on l'adopte sans le leur pouvoir imputer.
Ainsi le veut la prudence : adieu la véracité.
L'homme que j'appelle vrai fait tout le con-
traire. En choses parfaitement indifférentes , Ha
vérité, qu'alors l'autre respecte si fort, le touche
fort peu , et il ne se fera guère de scrupule d'amu*^
ser une compagnie par des faits controuvés, dont
il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni
f
I
3îi6 LES REVERIES.
contre qui que ce soit vivant ou mort : mais tout
discours qui produit pour quelqu'un profit ou
..dommage, estime où mépris, louage ou blâme,
contre la justice et la vérité, est un mensonge qui
jamais n'approchera de son cœur , ni de sa bouche ,
ni de sa plume, ir est solidement vtai, même
contre son intérêt, quoiqu'il se pique assez peu
de l'être dans les conversations oiseuses : il est
vrai en ce qu'il ne cherche à tromper personne *,
qu'il est aussi fidèle à la vérité qui l'accuse qu'à
celle qui Fhonore , et qu'il n'en impose jamais
pour son avantage , ni pour nuire à son ennemi.
La différence donc qu'il y a entre mon hq^ime
vrai et l'autre, est que celui du monde est très-
rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne^llii
coûte rien , mais pas au-delà , et que le mien ne
la sert jamais si fidèlement que quand il faut s'im-
moler pour elle.
Mais , dirait-on , coniment accorder ce relâche-
ment avec cet ardent amour pour la vérité dont
je le glorifie ? Cet amour est donc faux puisqu'il
souffre tant d'alliage ? Non ; il est pur et vrai; mais
il n'est qu'une émanation de l'amour de la justice ,
et ne veut jamais être faux , quoiqu'il soit souvent
fabuleux. Justice et vérité sont dans son esprit
deux mots synonymes , qu'il prend l'un pour
Fatitre indifféremment : la sainte vérité , que son
cœur adore , ne consiste point en faits indifférents
et en npms inutiles, mais à rendre fidèlement à
chacun ce qui lui est dû en choses qui sont véri-
tablement sieraies, en imputations bonnes ou mau-
QUATRIÈME PROMENADE. 3^7
\aises, en rétributions d'honneur ou de blâme, de
lèuange ou d'improbation ; il n'est faux ni contre
autrui, parce que son équité l'en empêche et qu'il
'He veut nuire à personne injustement , ni pour lui-
^nême, parce que sa conscience l'en empêche, et
qu'il ne saurait s'approprier ce qui n'^st pas à lui.
C'est surtout de sa propre estime qu'il est jaloux :
c'est le bien dont il pept le moins se passer, et il
sellerait une perte réelle d'acquérir celle des aiitrej
aux dépens de ce bien-là. Il mentira donc quelque-
fois en choses indifférentes sans scrupule et sans
croire mentir, jamais pour le dommage ou le pro-
fit d'autrui, ni de lui-même : en^tout ce qui tient
aux vérités historiques, en tout ce qui a trait à la
conduite des hommes, à la justice, à là sociabilité,
aux lumières utiles, il garantira de l'erreur, et
lui-même, et les autres, autant qu'il dépendra de
lui. Tout mensonge hors de là , selon lui , n'en est
pas un. Si le Temple de Gnicle est un ouvrante
utile, l'histôire^dujnanuscrit grec n'est qu'une fic-
tion, très-innocente; elle est un mensonge très-pu-
nissable si l'ouvrage est dangereux:
Telles furent mes règles de conscience sur. le
mensonge et sur la vérité : mon cœur suivait ma-
chinalepient ces règles avant que ma raison les
eût adoptées, et l'ii^stinct moral en fit seul l'appli-
cation. Le criminel mensonge dont la pauvre Ma-
rioh futla victime m!a laissé d'ineffaçables remords,
qui m'ont garanti tout le reste de ma vie non-seu-
lement de tout mensonge de cette • espèce , mais
de tojas ceux qui, de quelque façon que ce put
328 LES RÉYEHIES,
**! être , pouvaient toucher l'mtérêt et la réputatioir
d'autrui. £n généralisant ainsi l'exclusion , je me
suis dispensé de peser exactement l^avantage et le
préjudice f et de marquer les limites précises du
mensonge nuisible et du mensonge officieux; en-
regardant l'un et l'autre comme coupables , je me
les suis interdit^ tous les deux.
En ceci comme en tout le reste, mon tempéra-
ment a beaucoup influé sur mes maximes, ou^|u-'
tôt sur mes habitudes ; car je n'ai guère apPPar
règle, ou n'ai guère suivi d'autres règles en toute
chose que les impulsions de mon naturel. Jamais
mensonge prémédité n'approcha de ma pensée ,
jamais je n'ai menti pour mon intérêt; mais sou-
vent j'ai menti par honte pour me tirer d'embar-
ras en choses indifférentes , ou qui n'intéressaient
tout au plus que moi seul, lorsqu'ayant à soutenir
un entretien la lenteur de mes idées et Taridité de
ma conversation me forçaient de recourir aux fic-
tions pour avoir quelque chosç à dire. Quand il
faut nécessairement parler et que des vérités amu-
santes ne se présentant pas assez tôt à mon esprit,
je débite des fables, pour ne pas demeurer muet;
mais, dans l'invention de ces fables, j'ai soin^' tant-
que je puis , qu'elles ne soient pas des mensonges ,
c'est-à-dire qu'elles ne blessent ni la justice ni la
vérité due , et qu'«elles ne soient que des fictions
indi0érentes à tout le monde et à moi. Mon désir
serait bien d'y substituer au moins à la vérité des
faits une vérité morale, c'est-à-dire d'y bien reprér-
senter les afifections naturelles au cœur humain •
QUATRIEME PROlitÈVADE. Ssig
et d^^n faite soptir toujours quelque îhstriiCtiqn
utilc^y d'en feure, en un mQt;*des^ntes^moriBiifi,
dés apologues ; mais il fiaudrait «plus d^ présence
d'espdt que je n'en ai^r et plu)» d^£acil:ité«danis.la
parole pour savoir ijiettrè à profit, pour Tinstrucf
tion , le babil de }a conversation: Sa marche, plus
r£^idç que celle de mes idées , nie fo'rçânt presqAe
toujours de parler ^vant de pen;^er, m'a souvent
su|i|{Ére des sottises et des inepties ifde ma paisdn
dé9l||>rouvait , et que mon coém^ ;dés$ivouait à
mesure qu'elles échappaient de ma^bouche., mais
qui, précédant mon propre jUgemertty. ne pou-
vaient plus être réformées par sa censure.-
C'est encore par cette première et irrésistible
impulsion du tempérament que , dans des moments
imprévus èti*apides, la honte et la tii^diditê m'ar-
rachent souvent des mensonges auxquels «ma vo-
lonté n'a point de part, mais qui la précèdent
en quelque* sorte par la nécessité de répondre à
l'instant. L'impression profonde du souvenir de la
pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui
pourraient être nuisibles à d'autres, mais npii pas
ceux qui peuvent servir à me tirer d'embarras
quand il s'agit de moi seul, ce qui n'est pas moins
contre ma conscience et mes principes que ceux
qui peuvent influer sur le sort d'autrui.
J'atteste le ciel que si je pouvais l'instant d'après
retirer le mensonge qui m'excuse, et dire la vérité
qui me charge, sans me faire un nouvel affront en
me rétractant, je le ferais de tout mon cœur ; mais^
la honte de rae prendre amsi moi-même en feute
«V
33o LE'S RiÊYERlE^.
me retient 4Bnoore; et jeme repens très-sinçère-
méutt'xie ma faute, sans néanmoins' FoSer réparer.
Uii exemple expliquera mieitx ce que je veux dire,
et montrera, que je ne mens ni par intérêt ni par
amour^propre , encore moins jiar envie ou par ma-
lignité; mais uniquement par embarras et mau-
ya^e honte, sachant même très4>ien quelquefois
que. ce mensonge est connu pour tel, et ne .peut
me servir du'^out à rien. ^ ,.
Il y a quelque .temps que M. F*** m'engageià,
contre mon usage ^ à aller, .avec ma femme, dîner,
en. manière de piquj&diique , avec lui et M. B***,
chez la dame *** , restauratrice , laquelle et ses
deux filles dînèrent aussi avec nous. Au milieu du
dîner j l'aînée^ qui est mariée depuis peu, et qui
était grosse, s'avisa de. me demander brusquement,
et en me fixant, si j'avais eu des enfants. Je ré-
pondis, en rougissant jusqu'aux yeux, que. je n'a-
vais ^as.eu ce bonheur. Elle sourit malignement
en regardant la compagnie ; tqut cela n'était pa^
bien obscur, même pour moi. *
. Il est clair d'abord que cette réponse n'est point
celle que j'aurais voulu faire, quand même j'aii-
rais eu l'intention d'en imposer; car, dans la dis-
position où je voyais les convives , j'étais bien sûr
que ma réponse ne changeait rien à leur, opinion
sur ce point. On s'attendait à cette négative ; on
la provoquait même pour jouir du plaisir de m'â^
voir fait mentir. Je n'étais pas assez bouché pour
ne pas senth- cela. Deiqt minutes après, làxéponse
que j'aurais du faire me- vlnir;d'eUe-même. ccYoilà
QUATRIÈME PROMENADE. , ^3-1
« une question peu discrète, de la part d'une jeune
«fenmie, à un homme qui a vieilH garçon.» En
parlant ainsi, sans mentir, sans avoir à.rougii^
d'aucun aveu, je mettais les rieurs de mon côté,"
et je lui faisais une petite le^n qui, naturellement,
devait la rendre un peu moins impertinente à me
questionner. Je ne fis rien de tout cela, je ne di»
point ce qu'il fallait dire, je dis ce qu'il ne fallait
pas et qui ne pouvait me servir de rien. Il est donc
certain que ni mon jugement ni ma volonté ne
dictèredf ma réponse , et qu'elle fut l'effet machi-
nal de mon embarras, x^utrefois je n'avais' point
cet embarras , et je faisais l'aveu de mes fautes avieç
plus de franchise que de honte, parce que je ne
doutais pas qu'on ne vît ce qui les rachetait,- et que
je sentais au-dedans de moi ; mais l'œil de la ma-
lignité me navre et me déconcerte : en devenant
pluS' malheureux, je suis devenu plus timide; et
jamais je n'ai menti que par timidité.
Je n'ai jamais mieux senti mon aversion natu-
relle pour le mensonge qu'en écrivant mes 6b«-
Jessions; car c'est là que les tentations auraient
été fréquentes et fortes, pour peu que mon pen-
chant m'eût porté de ce côté; mais loin d'avoir
rien tu, rien dissimulé qui fut à ma charge, pat»
un tour d'esprit que j'ai peine à m'expliquer, et
qui vient peut-être d'éloignement pour toute imi^
tation, je me sentais plutôt porté à mentir dans le
sens contraire en m'accusa nt avec trop de sévé-
rité, qu'en m'exçusaîit avec trop d'indulgence, et
ma conscience m'assure qu'un jour je serai jugé
I
33à LES RÊVERIES.
moins sévèrement que je ne me suis jngé moi-
même, Oui, je le dis et le sens avec une fière éléva-
tîorid'aDie,j'ai porté dans cet écrit la bonne foi, la
véracité, la franchise, aussi loin, plus loin même,
au moins je le cpois , qUé ne fit jamais aucun autre
homme; sentant que le bien surpassait le mal,
j'fivais mon intérêt k tout dire , et j'ai tout dit.
Je n'ai jamais dit moins; j'ai dit plus quelque-
fois, non dans les faits , mais dans les circonstances ;
et cette espèce de mensonge fut plutôt l'effet du
délire de l'imagination qu'un acte de volonté; j'ai
tort même de l'appeler mensonge, car aucune de
ces additions n'en fut un. J'écrivais mes Confes-
sions^ déjà vieux et dégoûté des vains plaisirs de
la vie que j'avais tous effleurés , et dont mon cœur
avait bien senti le vide. Je les écrivais de mémoire;
cette mémoire me manquait souvent ou ne me
fournissait que des souvenirs imparfaits, et j'en
remplissais les lacunes par des détails que j'imagi-
nais en supplément de ces souvenii-s , mais qui ne
leur étaient jamais contraires. J'aimais à m'élendre
sur les moments heureux de ma vie, et je tes em-
bellissais quelquefois des ornements que de tendres
regrets venaient me fournir. Je disais les choses
que j'avais oubliées comme il me semblait qu'elles
avaient dû être , comn^e elles avaient été peut-êtr-e
en effet , jamais au contraire de ce que je me
rappelais qu'elles avaient été. Je prêtais quelque-
fois à la vérité des charmes étrangers, mais jamaût
je n'ai mis le mensonge à la place pour pallier mes
vices, ou pour m'arrogei' des vertus.
QUATRIÈME PROMENADE. 333
Que si quelquefois , sans y songer, par dn inou-
veiiient involontaire , j'ai cadié le côté diObnne ,
en me peignant de profil , ces réticences onl bien
été compensées par d'autres réticences plus bi-
zarres, qui m'ont souvent' fait taire le bien plus
soigneusement que le mal. Ceci est une singularité
de mon naturel qu'il est fort pardonnable aux
hommes de ne pas croire , mais qui , tout incroyable
qu'elle est, n'en est pas moins réelle ; j'ai souvent
dit le mal dans toute sa turpitude,. j'ai rarement
dit le bien dans tout ce qu'il eut d'aimable, et
souvent je l'ai tu tout-à-fait parce qu'il m'hono-
rait trop, et que, faisant mes Confessions , j'au-
rais l'air d'avoir fait mon éloge. J'ai décrit mes
jeunes ans sans me vanter des heureuses qualités
dont mon cœur était doué, et même en supprimant
les faits qui les mettaient trop en évidence. Je
m'en rappelle ici deux de ma première enfance,
qui, tous deux, sont bien venus à mon souvenir
en écrivant, mais que j'ai rejetés l'un et l'autre
par l'unique raison dont je viens de parler.
J'allais presque tous les dimanches passer la
journée auxPâqms,chezM. Fazy, qui avait épousé
une de mes tantes, et qui avait là une fabrique
d'indiennes. Un jour j'étais à l'étendage, dans la
chambre de la calandre, et|'en regardais les rou-
leaux de fonte ; leur luisant flattait ma vue ; je fus
tenté d'y poser mes doigts, et je les promenais
avec phiisir sur le lissé du cylindre , quand le jeune
Fazy s'étantmis dans la roue lui donna un demi-
qnart de tour si adroitement, qu'il n'y prit que le
334 ^^^ RÊVERIES.
bout de* mes deux plus longs doigts ; mais c*en fut
assez pour qu'ila y fassent écrasés par le bout, et
que lès deux ongles y restassent. Je fis un cri per-
çant; Pazy détourne à l'instant la roue^flùais les
ongles ne restèrent pds moins au cylindre , et le
sang ruisselait de mes doigts. Fazy , consterné ,
s'écrie, sort de la roue, m'embrasse, et me cori-
jure d'apaiser mes ciis^ sautant qu'il était perdu.
Au fort de ma douleur- là^içanfe me toucha ; je me
tus, nous fûmes à la carpière, où il m'aida à laver-
mes doig.ts., et à étancher mon sang avec de la
mousse. Il ^e supplia, avec larmes, de ne point
l'accuser; je lé lui promis, et le tins si bien, que,
plu'^ de vingt ans. après, personne ne savait par
quelle aventure j^avais deux de mes doigts cicatri-
sés; car ils le sont deméUy:és toujours. Je fus dé-
tendu dans mon lit, plus de trois semaines, et plus
de deux mois hors d'état <le me servir de nia
main ^ disant toujours qu'une grosse pierre, en
tombant, m'avait écrasé mes doigts.
Magnanima ïnèfizQffna ! or quando è il véro
. 5« èelloy vke si possa a te preporré ?
: Cet accident tne fat pourtant bien sensible par
la circonstance, car c'était le temps des exei'cices,
où l'on faisait manœuvrer la bourgeoisie , et nous
avions lait un rang <de trois autres enfants de
mon ' âge ^ avec lesquels je devais, en uniforme,
faire l!es:ercice avec la compagnie de mon quar-
tier. J'eus la douleur d'entendre le tambour de la
compagnie , passant sous ma fenêtre , avec mes trois
camarades, tandis que j'étais dans' nion lit. .
QUATRIEME PROMENADI:. 335
Mon autre bistoire est toute semblable,. mais
I (il-uii âge phis avancé.
Je jouais aumail, à Plain-Palais, avec un de mes
■" camai'ades appelc^ Plince. Nous primes querelle au
jeu ; nous nous battîmes, et, durant le conibat, il
nie donna, sur la tête nue, un coup de mail si nj^n
appliqué, que d'une main plus forte il m'eût fait
sauter la cervelle. Je tombe à l'instant. Je ne vis
de ma vie Une agitation pareille à celle de ce pauvre
garçon, voyant raon.sang ruisseler dans mes cbe-
veux. Il crut m'avoir tué. Il se précipite sur moi,.
m'embrasse, me serre étroitement en. fondant en
larmes, et poussant des cris perçants. Je l'embras-
sais aussi de toute ma' force, en pleurant comme
lui, dans une émotion confuse, qui n'était pas sans
quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d'étan-
cher mon sang qui continuait de couler^ et, voyant
que nos deux mouchoirs n'y pouvaient suffire, d
m'entraîna chez sa mère, qui avait nn petit jar-
din près de là. Cette bonne dame faiUit à se trou-
ver mal en me voyant dans cet état ; mais elle sut
conserver des forces pour me panser ; et , après
avoir bien bassiné ma pJaie, elle y appliqua des
fleurs de lis macérées dans l'eau-de-vie, vulnéraire
excellent, et très-usité dans notre pays. Ses lar-
mes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au
point que, long-temps, je la regardais comme ma
mère, et son fils commemon frère, jusqu'à ce qu'a-
yant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai
peu-à-peu.
Je gardai le même secret stir cet accident que
336 LES B^VEniEB.
syr l'autre, et il m'en est arrivé cent autres de pa-
reille nature, en ma vie, dont je n'ai' pas même
été tenté de parler dans nies Conjhssians , tant j'y
cherchais peu l'art de faire valoir le bien que je
aentais dans mon caractère. Non, quand j'ai parlé
Cq^re la vérité qui m'était connue,' ce n'a jamais
été qu'en choses indiffô'entes , et plus, ou par
l'embarras de parler, ou pour le plaisir d'écrire,
que par aucun motif d'intérêt pour moi," ni d'a-
vantage ou de préjudice d'autnii; et quiconque
lira mes (ba/èssions impartialement, si jamais cela
arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont plus
humiliants, plus pénibles à faire, que ceux, d'un
mal plus grand , mais moins honteux îi dire , et que
je n'ai pas dit parce que je ne l'ai pas fait.
Il suit de toutes ces réflexions , que ta profession
de véracité que je me suis faite a plus son fonde-
ment sur des sentiments de droiture et d'équité,
que sur la réaHté des choses, et que j'ai plus suivi ,
dans la pratique, les directions morales de ma
conscience que les notions abstraites du vrai et
du faux. J'ai souvent débité bien des fables, mais
j'ai très-rarement menti. En suivant ces principes,
j'ai donné sur moi beaucoup de prise aux autres,
mais je n'ai fait tort à qui que ce fût, et je ne me
suis point attribué à moi-^ème plus d'avantage
qu'il ne m'en était dû. C'est uniquement par là,
ce me sembla, que la vérité est une vertu. A tout
autre égard elle n'est pour nous qu'un être méta-
physique, dont il ne résulte ni bien ni mal.
Je ne sens pourtant pas mon cœur assez content
^r^
QUATRIEME PROMENADE. 337
de ces distincticMis pour me croire tout-à*-fait irré-
préhensible^ En p^nt avec tant de soin ce que
je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je
me devais à moi-même ? S'il faut être juste pour
^trui*, il faut être vrai pour soi; c'est un hommagje
que l'honnête homme doit rendre à sa propre digni-^
té. Quand la stérilité de ma conversation me forçait
d'y suppléer par d'innocentes fictions, j'avais tort,
parce qu'il ne faut point, pour amuser autrui, s'avilir
soi-même; et quand, entraîné par le plaisir d'écrire,
j'ajoutais, à des choses réelles, des ornements in-
ventés, j'avais plus de tort encore parce que, orner
la vérité par des fables , c'est en effet la défigurer.
Mais ce qui me rend plus inexcusable est la de-
vise que j'avais choisie. Cette devise m'obligeait
plus que tout autre homme à une profession plus
étroite, de la vérité, et il ne suffisait pas que je lui
sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchants ,
il fallait lui sacrifier aussi ma faiblesse et mon na-
turel timide. Il fallait avoir le courage et la force
d'être vrai toujours, ; en toute occasion, et qu'il
ne sortît jamais ni fictions ni fables d'une bouche
et d'une plume qui s'étaient particulièrement con-
sacrées à la vérité. Voilà ce que j'aurais (}ù me
dire en prenant cette fière devise, et me répéter
sans cesse tant que j'psfai la porter. Jamais la faus-
seté ne dicta tnes mensonges, ils sont tous venus
de faiblesse , mais cela m'excuse très-mal. Avec une
ame faible on peut tout au plus se garantir du
vice; mais c'est être arrogant et téméraire d'oser
professer de grandes vertus. . '
R. XVI. '2'2
J. -«1
338 LES RÊVERIES.
Voilà de3 réflexions qui probablement ne me
seraient jamais venues dans Tesprit si l'abbé Royou
ne me les eût suggérées. Il est bien tard^ sans
doute , pour en faire usage ; mais iL n'est pas trop
tard au moins pour redresser mon erreur/ et re-
mettre ma volonté dans la'règle : car c'est désormais
tout ce qui dépend de moi. Ea ceci donc, et en
toutes choses semblables, la maxime dç Solon est
applicable à tous les âges, et il 'n'est jamais trop
tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être
sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi.
t,%f%/^^^^^t^^'
CINQUIÈME I>ROMENADE.
De toutes les habitations où j 'ai demeuré ( et j 'en
ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si
véritablement heureux , et ne m'a laissé de si 4;en-
dres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du
lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à
Neuchâtel l'île de La Motte, est bien peu connue,
même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache,
n'^en fait mention. Cependant elle est très-afflréable
et singulièrement située pour le bonheur d'im
homme qui aime à se circonscrire; car, quoique
je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée
efn ait fait une loi, je ne puis croire être le seul
qui ait un goût si natiurel, quoique je ne l'aie
trouvé jusqu'ici chez nul autre.
iLes rives du lac de Bienne sont, plus sauvages
\. ■■■. .
CINQUIÈME PIÏOMEKAUl:. i'ii)
el l'omaii tiques qiie cdlefl du lac de Genève , parce
que lès rbcheï-s "et les bois y bordent l'eau de plus
près; mais elles ne soht pas moins riantes. S'il y
a moins de culture de champs et de vignes, moins
de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure
naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de
bofcàges, des contrastes plus fréquents et des ac-
cidents plus rapjirochés. Connue il n'y a pas sur
ces heureux bords de grandes routes commodes
pour les voitures, le pays est peu fréquenté par
les Voyageurs; mais il est intéressant pour des con-
templatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir
dés éharmes de la nature, et à se recueillir dans
un âilencè que ne trouble aucun autre bruit que
le'cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques
oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent
de la montagne. Ce beau bassin, d'une forme pres-
que ronde, enferme dwis son milieu deux petites
îles , l'une habitée et cultivée , d'environ une demi-
lieue de tour; l'aiitre plus petite, déserte, et en
friche, et qui sera détruite à là fin par les trans-
po^t6 de la teiTe qu'on en ôte sans cesse pour
réparai' les dégâts que les vagues et les orages Fent
à la grande. C'est ainsi que la substance du faible •
est' toujours employée au profit du puissant. ■
"R n'y a dans l^lte qu'une seule maison, mais
grande, agréable, et commode, qui appartient à
rhôpifcil de Berne, âiftsi qtie' l'île, et où loge un
reWteoT avec sa famille et stts domestiques. H y
eirtretïfilit ime nombreuse basse^cour, une vblîérê,
et des réservoirs pour le poisson. L'He, dans sa
^f^ LES Rl^VERIKS.- -
petiïesseT eet tcllomehl variée dans ses terrains et
ses aspocts, qu'elle offre tontes sortes de sites, et
souffre toutes sovtos de cultures. On y trouve des
chaibps-, des vignes, des bois; des vergers, de gras
pâturages ombragés de bosqtiets', et bordés d'ar-
brisseaux de toute espèce, dont fe bord dos<ea^
entretient la •fraîcheur', une haute terrasse plantée
de deux rangs d'arbres borde -Viie danS' sa' lon-
gueur, et dans le milieu de cette terrasse on a'bâtî
un joli salon, où les haliitants de^ rives voisines
se rasSenibLent et viennent danser les dimanches
durant les vendanges. , ■ ■
Cès£ dans. cette île que je me réfugiai.apl«s ia
lapidafton de' Motiers. J'en trouvai le séjour si
charmant, J'y menais une .vie si convenable à mou
humÈtir, <jae,'résolu-d'y finir mes jours, je n'avais
d'autre inquiétude smon qu'on ne me laissât pas
exécuter' ce projet qui rw s'accoixiait pas ^vec ce-
liii\le ra'ctitramer en Angleterre,. dont j,o sentais
déjà les "premiers effets. Dans 'les pressentiments
qui m'inqniétnieptv j'aurais voulu qii'oh iï/eùt ftiit
de cetâsileune prison -prrpétlielLe,iqn'on m'y eût
confiné pour toute ma vie, et qu'en m otant toute
•puissance et tmit espoir d'eu sortir ou m'eût in-
terdit toute espèce dacommimicatiou avec la terre
ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se Élisait
dans' le monde,' j'en oosse oublié l'existence, et
qu'on y eùfoublié la miennfï aussi.
On oe m'a laissé passer guère que detUL-mois
daiis' cette -Ile , mais -j'y afltais passé deux 4as ,
déu» sièdefe, et toute i'éterult^sans m'y ennuyer
CINQRifeMF PIIOMENADE. 34 I
\m Tiiôifient, quoique je n'y eusse, avec ina com-
|Kigne, d'autre société que ceHe du receveur, de
sa fisume et de ses domestiques, qui tous étaient
à la vérité ds très-bonnes gedS, et rien de plus;
mais c'était ^réciséraent ce qu'il 'nae. fallait. Je
compte ces deux mois pour le temps le plus heu-
reux de ma vie, et tellement heureux, qu'il m'eût
suffi durant toute mou existence , sans laisser
R^tre un seul instant dans mon arae le désir d'un
autvfe état.
Quel était donc ce bonheur, et en quoi consis-
tait sa jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous
les horames--de ce siècle sur la description de la
vie que j'y menais. Le précieux yïw «/ertfc fut la
première et la principale de ces jouissances que je
vouins'savourer'.dans toute sa douceur, et tout Ce
qneje fis durant mon sqour ne fut en effet qiie
Uoçcupatiou- délicieuse -et nécessaire d'un homme
qm s'est dévoué à l'oisiveté.
* li'espoir qu'on ne demanderait pas mieux que
de me laisser dans ce s^oor isolé qù je m'étais
eitJacé dé nf]ot»même, dont Û m'était impossible
ile'sOrtir sans assistance et sans être bien aperçu ,
et où je ne pouvais avoir ni communication «i
correspondance que par le concours des gens qui
ra!entouraient ; cet espoir, dis-je, me donnait ce-
lui d'y finir mes jours plus tranquillement que je
ne les avai)^passés; et l'idée que j'aurais le temps
de m'y arranger tout à loisir , fit que je commençai
par n'y faire aucun arrangement. Transporté là
brusquement, seul et nu, j'y fis venir successive-
\£,RtK»,-i-\-
ment ma gouvernante, mes livres .et mon petit
équipage , dont j'eus le plaisir de ne rien déballer ,
laissant mes caisses et mes malles comme elles
étaient arrivées, et vivant dans Thabitation où je
comptais achever mes jours , comme dans une au-
berge dont j'aurais dû partir le lendemain. Toutes
choses, telles xju 'elles étaient, allaient si bien, que
vouloir les mieux ranger était y gâter quelque chose.
Un de mes plus grands délices était surtout de lais-
ser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir
point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres
me forçaient de prendre la plume pouryrépondre,
j'emprmitais en murmurant l'écritcàfe du rece-
veur, et je me hâtais de la rendre^ clans la vaine
espérance de n'ayoir plus besoin de la remprun-
ter. An Ueu de ces tristes paperasses , ^ de toute
cette bouquinerie , j'emplissais ma chambre de
fleurs et de foin ; car j'étais alors dans ma pre-
mière ferveur de botanique, pour laquelle le doc-
teur d'Ivernois m'avait inspiré un goût qui bien-
tôt devint passion. Ne voujant plus d'œuvre de
travail, il m'en fallait une d'amusement qui me
plût , et qui ne me donnât de peine que celle
qu'aime à pj'endre un paresseux. J'entrepris de
faire la Flora peirinsularis , et de décrire toutes Jes
plantes de l'île-, sans en omettre une seule, avec
un détail suHisaat pour m'occuper le reste de mes
jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur
un zeste de citron j j'en aurais fait un sur chaque
gramen des prés, sur chaque mousse des bois,
sur chaque lichen qui tapisse les rochers ; enfin je
à
CINQUIEME PROMENADE. 343
ne voulais pas laisser un poil d'herbe , pas un
atome v^étal qui ne fut amplement décrit. Ë|i
conséquence de ce beau projet, tous les matins,
après le déjeuner, que nou» faisions tous ensemble,
j'allais, une loupe à la main, et mon systema na'
titrer sous le bras, visiter un canton de Hle, que
j'avais pour cet effet divisée en petits carrés , daJOS
l'intention de les parcourir l'un après l'autre w
chaque saison. Rien n'est plus singulier que Jes
ravissements, les çxtases que j'éprouvais à chaque
observation que je faisais sur la structure et l'or-
ganisation végétale , et sur le jeu des parties^
sexueiUçs daixs la fructification , dont le système
était alors -tout-à-fait nouveau pour moi. La dis^--
tinction des caractères génériques, dont je n'avais
pa$ .auparavant la moindre idée, m'enchantait en
les véri&tnt.sur les espèces communes, en atten-
dant qu'il s'en offrît à moi de plus rares. La four.--
chure des d^ux longues étamiaes de la brunelle ,
le ressort de celles de l'ortie et de la pariétaire,
l'explosion du. fruit de la balsamine et de la cap-
sule dubuis, mille petits jeux de la fructificatioui^
que j'observais pour la première fois, me coiat
blaient de joie, et j'allais demandant si l'on avait
wi les cornes de la brunelle^ comme La Fontaine
demandait si l'on avait lu Habacuc. Au bout de
deuy: ou trois heures je m'en revenais chargé d'une
auiple uioisson^ provision d'amusement pour l'a-
près-dînée au logis , en cas de pluie. J'employais le
resf;e de la matinée à aller avec le receveur, sa
feiWQie^ et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leur
344 LES RÊVERIE*. •
récoke, mettant le plus souvent la main à l'œuvre
avec eux; et souvent des Bernois qui me^ venaient
voir m'ont trouvé juché sur de grands aii>res, ceint
d'un sac que je remplissais de fruits^ et que jo
dévalais ensuite à terre avec une corde. L*e36er-
cice que j'avais fait dans la .matinée-, et la bonne
humeur qui en est inséparable , me rendaient le
repos du dîner très-^agréable ; mais quand il se pro-
longeait trop, et que le beau temps m'invitait 9 je
ne pouvais si long- tenops attendre , et peRcbnt
qu'on était encore à table; je m'esquivai* et -j'ai-'
lais me jeter seul dans un bateau que je cDndui'^
sais au milieu du lac quand' l'eau était: calme; et
là, m'étendant tout de mon long dans^le bateau v
les yeux tournés vers le ciet, je me laidssiis aller
et dériver lentement au gré de Peau, quelquefois
pendant plusieurs heures, plongé » dans "HnHe ré^
veries confuses, mais délicieuses, et qui, san» avoir
aucun objet bien déterminé ni constant, ne lais^
saient pas d'être à mon gré cent fois« préférables à
tout ce que j'avais trouvé de plus doux dans €e'
qu'on appelle les plaisirs de" la vie. Souvent «^vertt
par le baisser du soleil de l'heure de'la^Jrëtraite,
je me trouvais si loin de l'île, que j'étais forcé de
travailler de toute ma force pour arriver avant là
nuit close. D'autres fois, au lieu de ni'écarter en
pleine eau^ je me plaisais à côtoyer les verdoyantes
rives de l'île, dont les limpides eaux et les -om-
brages frais m'ont souvent engagé à m'y bai-
gner. Mais une de mes navigations les plus fré-
quentes était d'aller de la grande- k I9* f^tite ile^
.l'y (l^barrpier , et d'y pas8'.'r: l'après-tlmée . tan-
tôt à des proineûadës; trèsKiirconscrîtfs au mi-
lieu «les marcoaux,' dts bourdaines,- des p'ei'sicaires,
dtîs arbrisseaux de tonle espèce, et tantôt m'é-
t^li$sant nu sommet d'un tertre sablonneux ,
couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même
diespftrcette, et de trèfles qu'on y avait vrai-
sCHiblablenieiit semés autrefois, et frès-propres à
loger ■de* (aphis y ^ni pKiavaîeiit là miiltipliep en
paix sans rien craindre,' et sans nuire à rien. -Je
donnai cette idée au receveur, qui fit venir "(le
Neuchàtel de» lapins mâJes et femelles, et nous
aHàraes eu grande pompe, sa femme, une de ses
50ôûrs,Thérèse.et ïaoi,- les établir dans- la' petite
lié, où ils commençaient à peuple*: avant mon dé-
part, et où ils auront prospéré sans doute-, sHIs
ont pu soutenir la rigiieur des hivers. Laionda-
tiota'de cette petite colonie fut une fête. Le-ffilote
dès Argoixintes n'était' pas plus" fier que moi, me-
nant en-triomphe la compagnie et les lapins de la
grande île à la petite, et je notaisavec orgueil que
la receveuse, qui redoutait l'eau à l'exiïès, et s'y
trouvait toujours mal, s'embai-qua sons ma con-
(kiite avec confiance, et na montra nulle peur du-
rant la traversée.
Quand le lac agité ne mê .perrtiettait pas la na-
vigation, je -passais mon après-midi à parcourir
l'île, en herborisant à drtMte et à gauche; m'as-
seyant tantôt daiis les réduits les plus riants et les
plus solitaires pout" y rêver à mon aise, tantôt sur
les 'terrasses etles tertres, pour parcourir des yeux
346 L£S iié)rtBRi«s*.
le superb&'et rawssaÀt coup.d^œil du lac et de ses
rivages, coarènnés d^in'ci^té par des montagnes
prodHdnes, et, de l'autre, éiai^^ en; riche» et fer-
tiles plaines , dans lesquelles 'h vue^^'étendait jii^-
qu'aux montagnes blétiâtres filu^ éloignées^ q^i la
bornaient. ' ' ^ .. ^ - r
Quaml le sodintapprochai^^e descendajiâ^ des
cimes de Tile etj'aUais vQlpi»tier»^ nfiteseoir* au
bord dutlàc^ sur 'la'gi*èiee^^danit quelque^asdle ca-
ché ; là , le bruk des vaguer et l'agitation de l'eau ,
fixant m'es sens et èhassant de^mon ame toute
antre agitation^ la. planchaient ^ans^'une rêverie
délicieuse', QÙ' la nuit me sui^risnatt' souvent sans
que j^ tqrénùi^se apençu. Le 4ux et reflux de
cette eaù,'9on bruit continu ^'iiuais renflé par iti-
taihrailes , irappant sans relâche mon ôreille^^et mes
yeux,*éupp1éafj^t a^x mouvements internes que
laréx^erié étdgHait en moi; et suffisaient potlr me
faife sentirâvec plëisir mon existence , «ans^prendil^
la peine de penser. De temps à autre naissait quel-
que faible et courte réflexion sur l'instabiGté dés
choses dé- ce monde, dont la sur&ce des eaux
m'offrait l'image ; mais bientôt ces^ impressions lé-
gères s'effaraient dans l'uniformité du mouvemràt
continu qni me berçait, et qui, sans aucun con-
cours actif de mon ame , ne laissait pas de m'atta-
cher au point qu'appelé par l'heure et'par le signal
cbnvenu je ne pouvais m^arraoher de là sans efforts.
Après le souper^, quand la sotfée était belle,
nous allions encore tous ensemble faire quelque
tour de promenade sur la terrasse ^^ur y respi-
GINQUlÈttE PROMENADE. 34^
r€r Tair du lac et la fraîcheur. On se reposait dans
le pavillon, on riait, on causait, on chantait quel-
que vieille chanson qui valait bien le tortillage
moderne , et enfin l'on s'allait coucher content de
sa journée , et n'en . désirant qu'une semblable
pour le lendemain.
Tel est, laissant à part les visites imprévues et
importunes , la manière dont j'ai passé mon temps
dans cette île, durant le séjour que j'y ai bit
Qu'on me dise à présent ce qu'il y a là d'assez at-
trayant pour e:i^citer dans mon cœur des regrets
si vifs, si tendres et si durables, qu'au bout <de
quinze ans il m'est impossible de songer à cette
habitation chérie , sans m'y sentir à chaque fo^
transporter encore par les élans du désir.
J'ai raxiarqué danfi le$ vicissitudes d'une longue
vie que les époques des plus douces jouissances
et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas
celles dont le souvenir m'attire et me touche le .
plus. Ces courts moments de délire et de passioiï,
quelque vi& qu'ils puissent être, ne sont cepen-
dant, et par leur vivacité même, que des points
bien clair-semés dams la ligne de la vie. Ils sont
trop rares et trop rapide^ pour constituer un état;
et le bonheur que mon cœur regrette n'est point
composé d'instants £agiti& ,.mais up état.simple et
permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, n^gis
dont la durée accroît le charme^ au point d'y
trouver enfin la suprême félicité.
Tout est danjs un flux continuel sur la terre. Rien
n y garde une forme constajote ^Jt arrêtée, et nos
^8 LES RÊVERIES,
affections qiiï s'attachent aux choses extérieures
, passent et changent nécessairement comme ^ilès.
Toujours en avant ou en arrière de nous , elles rap-
pellent le passé, qui n'est plus, ou préviennent l'a-
Tenir, qui souvent ne doit point être : il n'y a rien
là de solide à quoi le cœur se puisse attadier.
Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du jJaisir qui
passe; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il
y soit connu. A peine est-il, dans nos plus vives
jouissances, un instant où le cœur puisse vérita-
blement nous dire , Je voudrais qiie cet insteuit du-
rât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur
un état fugitif qui nous laisse encore le cœur in-
quiet etvide, qui nous fait regretter quelque chose
avant, ou désirer encore quelque chose après?
Mais s'il est uw état où l'ame trouve une assiette
assez solide pour s'y reposer tout entière, et ras-
sembler là tout son être, sans avoir besoin de
rappeler le passé, ni d'enjamber sur l'avenir, où le
temps ne soit rien pour elle, où le présent dure
toujours , sans néanmoins marquer sa durée et sans
aucime trace de succession, sans aucun autre sen-
timent de privation ni de jouissance, de plaisir ni
de peine, de désir ni de crainte que celui seulde
notre existence, et que ce sentiment seul puisse la
remplir tout entière; tant que cet état duW;, celui
qui s'y trouve peut s'appeler heureux , non d'un
bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui
qu'on trouve dans les plaisirs de lavie, mais d'un
bonheur suffisant, parfait, et plein, qui ne laisse
dans l'ame' aucun vïde qu'elle sente le besoin de
j
CINQUIÈME PnOMENADE, 349
remplir. Tel est l'état où je rae suis trouvé souvent
à l'île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires,
soit couché dans mon bateau que je laissais déri-
ver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac
agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou
d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation? \ I
de rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même
et de sa propre existence; tant que cet état dure,
on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment '[
de. l'existence dépouillé de toute atiti'e affection
est .par lui-même un sentiment précieux de çorv-
teiitement et de paix , qui sufBrait seul pour rehdj-p
cette, existence chère et douce à qui saurait écar-
ter de SloI toutes les impressions sensuelles et ter-
restres qui viennent sans cesse- nous en distraire,
et en troubler ici-bas la douceur. Mais la phtpart
des hommes agités de passions continuelles cpy-
naissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'im-
parfaitement durant peu d'instants n'en conserveiît
qu'une idée obscure et confuse, qui ne leur en fiyt
pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon
dans la présente constitution des choses., qu'avides
de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie
active dont leurs besoins toujours re.naissants leur
prescrivent le devoir. Mais yn infortuné qu'iO» n
retranché de la société humaine, et qui ne peyt
pl(js. rien taire ici-bas d'utile et de bon pour at^rui
ni'pour soi, peut trouver, dans cet état, à toutes
les £^icités humaines des dédoiiunagements (|ue la
fortune et les liommcs ne lui sauraient ôter.
tant f^aïQiéc^ Ils seraient Liicntùt oubliés peufiiti-
niairt : sans doiilB Us ne. m'oiiblieraifint pas de inèhie;
mais ,(jue m'iiuporterait, pourvu qu^ils D'etisseni
aucuB accès pour y veriïr ,troiiblfiç.mou r^pos ? Dé-
livré de toutes l«s passions terrestres qu'engendre
le tuniHlte de la vie sociale, mon ame s'ùlancerait
fiéquemmejit au-dcjàsiu de cette atmosphère", -et
coramcrcerait d'avance avec les iiitelligencos c4-
lestes, dont elle espère aller augmenter le uonibne
dans peu de tenais. Les hommes se gartleront, je
le sais, de me r^dre nu si doux asile, .où ils n^'ont
pas vy^ln me laisser. Mais ils ae m'empêcheront
pas-du moins de m'y transporter .chaque jonr sur
les ailes de l'Imagination, et d'y goûter durant qud-
qucs heures le même plaisir que si je l'hîdjitais en-
core. Ce que j'y ferais de plus doux serait d'if- ré-
ver à mou aise. Eu rèvantque j'y suis ne fU^-je
pas la.raème chose? 3e fois mènip jilus;, à l'attrait
d'une rêverie abstraite et mouotone, je juinsdès
images charmantes qui la viyifient. I.ein's objets
écliappaient souvent à mes sens dans mes Qxlasesî
et maintenant, plus ma rêverie est profonde, plus
elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au
Hjilîeu d'eux, et plus agréablement encore^, que
tfi^bjâjiiy étais réellement. Le malheur est ,qH*àn)e-
sinÎHque l'iinaglnatiuii s'attiédit , cela, vient, "avec
plus de peine , et ne dure pas si long-temps. H^as '.
c'est quand i.>u commence à quitter sa (.lépQiùUe
qu'on ea est le plus ofl'usqué!
;iXIK!HE PnoniEN ADK.
SIXIEME PROMENADE.
Nous n'avons guère de mouvement machinal
dont nous ne pussions trouver la cause dans notre
cœur, si nous savions bien l'y chercher.
Hier, en passant sur le nouveau boulevard pour
aller herboriser le long de la Bièvre , du eùté de
Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant
de la barrière d'Enfer; et m'écartant dans la cam-
pagne, j'allai, par la route de Fontainebleau, ga-
gner les hauteurs qui bordent cette petite rivière.
Cette marche était fort indifférente en elle-même;
mais en me rappelant que j'avais fait plusieurs fois
machinalement le même détour , j'en recherchai la
cause en moi-même , et je ne^pus m'empécher de
rire quand je Vins à la démêler.
Dans un coin du boulevard, à la sortie de la
barrière d'Enfer, s'établit journellement en été une
femme qui vend du fruit, de la tisane, et des pe-
tits pains. Cette femme a un petit garçon fort gen-
til, mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles,
s'en va d'assez bonne grâce demandant l'aumône
aux passants. J'avais fait une espèce de connais-
sance avec ce petit bon-homme ; il ne manquait
pas, chaque fois que je passais , de venir me faire
son petit compliment, toujours suivi de ma petite
offrande. I^s premières fois je fus charmé de le
voir, je hii donnais de très-bon cœur, et je con-
n. xvr. -ïi
354 LES nâVERIES.
tinuai quelque temps de le faire avec le même plai-
sir , y joignant même le plus souvent celui d'exciter
et d'écouter son petit babil, que je trouvais agréable.
Ce plaisir , devenu par degrés habitude , se trouva ,
je ne sais comment, transformé dans une espèce
de devoir dont je sentis bientôt la gêne , surtout à
cause de la harangue préliminaire qu'il fallait écou-
ter, et dans laquelle il ne manquait jamais de m'ap-
peler souvent M. Rousseau , pour montrer qu'il
me connaissait bien ; ce qui m'apprenait assez au
contraire qu'il ne me connaissait pas plus que ceux
qui l'avaient instruit. Dès -lors je passais .par là
moins volontiers, et enfin je pris machinalement
l'habitude de- faire le plus souvent un détour quand
j'approchais de cette traverse.
Voilà <*e que je découvris en y Réfléchissant, car
rien de tout cela ne s'était offert jusqu'alors dis-
tinctement à ma pensée. Cette observation m'en a
rappelé successivement des multitudes d'autres ,
qui m'ont bien confirmé que les vrais et prenjiers
motifs de ta plupart de mes jetions ne mé sont
pas aussi clairs à moi-même que je me Tétais long-
temps figuré : je sais et je sens q\ie faire du bien
est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse
goûter; mais il y a long- temp^. que 'ce bonheur a
été mis hors de ma -portée , et ce n'est pas dans un
aussi misérable sort que le mien qu'on peut espé-
rer de placer avec choix et avec fruit une seule
action réellement bonne. Le plus grand soin de
ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout
ne fut pour moi que fausse et trompeuse appâ-'
SIXIÈME PROMENADE. 355
rence, un motif dfe vertu n'est jamais qu'un leiirre
qu'on me présente pour m'attirer dans le piège où
l'on veut m'enlacer. Je sais cela ; je sais que le seul
bien qui soit désormais en ma puissance est de m'ab-
stenir d'agir , de peur de mal faire sans le vouloir
et sans le savoir.
Mais il fut des tenips plus heureux où , suivant
les mouvements de mon cœur , je pouvais quel-
quefois rendre un autre cœur content , et je me
dois l'honorable témoignage que , chaque fois que
j'ai pu goûter ce plaisir, je l'ai trouvé plus doux
qu'aucun a^tre : ce penchant fut vif, vrai, pur; et
rieti , dans mon plus secret intérieur, ne l'a jamais
démenti* Cependant j^ai senti souvent le poids de
mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs
qu'ils entraînaient à leur suite : alors le plaisir a
disparu, et je n'ai plus trouvé^ dans la continua-
tion des mêmes soiiîs qui m'avaient d'abord charmé,
qu'une gêné presque insupportable. Durant mes
courtes prospérités^ beaucoup de gens recouraient
à moi, et jamais, dans tous les services que je pus
leur rendre , aucun d'eux ne fat éconduit. Mais de
ces premiers bienfaits , versés avec effusion de cœur,
nïiissaient des ^chaînes d'engagements successifs que
je n'avais pas prévus et dont je ne pouvais plus se-
couer le joug : mes premiers services n'étaient , aijx
yeux de ceux qui les recevaient, que lies arrhes de
ceux qui les devaient suivi^e; et, de!? que quelque in-
fortuné avait jeté sur mof le gi'appin d'un bienfait
reçu , c'en était fait désormais; et ce premier bien-
fait, libre et volontaire , devenait ttn dtx^it indéfini
a3.
356 LES RÊVERIES.
à tous ceux dont il pouvait avoir besoin dans la
suite, sans que l'impuissance même suffît pour
m'en affranchir. Voilà comment des jouissances très-
doudes se transformaient pour moi dans la suite
en d'onéreux assujettissements.
Ces chaînes cependant ne me parurent pas très-
pesantes, tant qu'ignoré du public je vécus dans
l'obscurité; mais quand une fois ma personne fut
affichée par mes écrits, faute grave sans doute,
mais plus qu'expiée par mes malheurs, dès-lors je
devins le bureau général d'adresse de tous les spuf-
freteqx ou soi-disants tels, de tous les aventuriers
qui cherchaient des dupes, de tous ceux qui, sous
prétexte du grand crédit qu'ils feignaient de m'at-
tribuer, voulaient s'emparer de moi de manière
ou d'autre. C'est alors que j'eus lieu de connaître
que tous les penchants de la nature , sans excep-
ter la bienfaisance elle-même , portés ou suivis dans
là société sans prudence et sans choix , changent
de nature, et deviennent souvent aussi nuisibles
qu'ils étaient utiles dans leur première direction.
Tant de cruelles expériences changèrent peu-à-peu
mes premières dispositions, ou plutôt, les renfer-
mant enfin dans leurs véritables bornes,^ elles m'ap-
prirent à suivre moins aveuglément mon penchant
à bien faire, lorsqu'il né servait qu'à favoriser la
méchanceté d'autrui.
Mais je n'ai point regret à ces mêmes expériences,
puisqu'elles m'ont procuré , par la réflexion , de nou-
velles lumières sur la cbnnaissancjB de moi-même et
sur les vrais motifs de ma condiijkte'en milte* cir-
SIXIÈME PROMENADE. 357
constances sur lesquelles je me suis si souvent fait
illusion :. j'ai vu que, pour bien faire avec plaisir,
il fallait que j'agisse 'librement, sans contrainte, et
que, pour m 'ôter toute la douceur d'une bonne
œuvre, il suffisait qu'elle devînt un devoir pour
moi; Dès-lors le poids de l'obligation me fait un
fardeau des plus douces jouissances ; et, comme je
l'ai dit dans V Emile y à ce que je crois, j'eusse été
chez les Turcs un mauvais mari à l'heure où le cri
public les appelle â remplir les devoirs de leur état.
Voilà ce qui modifie beaucoup l'opinion que
j'eus long-temps de ma propre vertu, car il n'y en
a point. à suivre ses penchants, et à se donner,
quand ils nous y portent, le plaisir de bien faire :
mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le
commande pour faire ce qu'il nous prescrit , et
voilà ce que j'ai su moins faire qu'homme du
monde. Né sensible et bon, portant la pitié jusqu'à
la faiblesse , et me sentant exalter l'ame par tout
ce qui tient à la générosité, je fus humain, bien-^
faisant, secourable, par goût, par passion même,
tant qu'on n'intéressa que mon cœur; j'eusse été
le meilleur et le plus clément des hommes si j'en
avais été le plus puissant; et, pour éteindre en
moi tout désir de vengeance , il m'eût suffi de pou-
voir me venger. J'aurais mem(e été juste sans peine
contre mon propre intérêt; mais contre celui des
personnes qui m'étaient chères je n'aurais pu me
résoudre à l'être. Dès que mon devoir et mon cœur
étaient en contradiction, le premier eut rarement
1^ victoire, à moins qu'il ne fallût seulement ^11^
358 LES R£V£R1£S.
m'absteuir : alors j'étais fort le plus souvent ; mais
agir coatre mon peudiant me fut toujours impos-
* sible. Que ce soient les honlmes , le devoir., ou
metoe la nécessité , qui commandent, quand mon
coeur se tait, ma volonté reste sourde, et je ne
saurais obéir : je vois le mal qui me menace, et je
le laisse arriver plutôt que de m'agiter pour le
prév»enir. Je commence quelquefois avec effort ;
mais cet eff(H*t me lasse et m'épuise bien vite : je
ne saurais continuer. Ëa toute dbose imaginable ,
ce que je ne fais pas avQc plaisir m'est bientôt imr
possible à faire.
il y a plus : la jpOBtramte , d'accord ayec mon
désâir , suffit pour Tsméantir et le changer en répu^
gnance, en aversion même, pour peu qu'elle agisse
trop fortement; et voilà ce qui me rend pénible la
bonne œuvre qu'on exige, et que je faisais <le
muoi-méme lorsqu'on^e l'exigeait pa^. Un bienfait
purement gratuit est certainement une œuvre que
j'aime à faire ; mais quand celui qui l'a reçu s'en
fait un titre pour en exiger la continuation sous
peine de sa haûie , quand il me fait une loi d'être
à jamais ^sonJbienfaiteur, pour avoir d'abord pris
plaisir à l'être, dès-lors la gêne commence, et le
pla^ir s'évanouit. Ce que je fais alors quand je
cède est faiblesse 6t mauvaise honte : mais la bonne
volonté n'y est plus; et, Icttn que je m'en applau-
disse en moi-même, je nxe reproche en ma con-
science de bien faire à contre-cœur.
Je sais qu'il y a une espèce de contrat et même
le plus saint de tou&«ntre le biea£ûteur et l'obligé :
- • - -■
SIXIÈME PROMENADE. SSg
c'est une sorte de société qu'ils forment l'un avec
l'autre, plus étroite que celle qui unit les hommes
aft général; et si l'obligé s'engage tacitement à la
^^connaissance , le bienfaiteur s'engage de même à
conserver à l'autre, tant qu'il ne s'en rendra pas
indigne, la même bonne volonté qu'il vient de lui
témoigner , et à lui en renouveler les actes toutes
he^ fois qu^il le pourra et qu'il en sera requis. Ce
fte sont pas là des conditions expresses , mais ce
sont des effets naturels de la relation qui vient
de&'établir entre eux. Celui qui, la première fois ,
refuse un service gratuit qu'on lui demande, ne
donne' aucun droit de se plaindre à celui qu'il a ré-
visé ; mais celui qui, dans un cas semblable , refuse
au même la même grâce qu'il lui accorda ci-devant ,
frustre une» espérance qu'il l'a autorisé à -conce-
vmr ; il trompe et dément une attente qu'il a fait
naître. On sent dans ce refus je ne sais quoi d'in-
juste et de plus dur que- dans l'autre ; mais il n'en
eftt pas moins l'effet d'une indépendance que le
cœur aime , et à laquelle il ne renonce pas sans
eflfort. Quand je paie une dette, c'est un devoir
que je remplis; quand je fais un don, c'est un
plai^r que je me donne. Or le plaisir de remplir
ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la
vertu fait naître : ceux qui nous viennent immé-
diatement de la nature ne s'élèvent pas si haut
<jae cela.
Après tant de tristes expériences j'ai appris à
prévoir de loin les conséquences de mes premiers
mouvements suivis , et je me suis souvent abstenu
36o. LES B-ÊVERIES. -
d'une bonne œuvre que j'avais le désir et k pou-
voir de faire , effrayé de l'assujettissement auquel
dans la suite je m'allais soumettre, si je m'y livrais
inconsidérément. Je n'ai pas toujours senti cette
"crainte : au contraire, dans ma jeunesse je m'at-
tachais par mes propres bienfaits, et j'ai souvent
éprouvé de même que ceux que j'obligeais s^affec-
tionnaient à moi par reconnaissance encore plus
que par intérêt. Mais les choses ont bien changé
de face à cet égard comme à tout autre aussitôt
que mes malheurs ont commencé : j'ai vécu dès-
lors dans une génération nouvelle qui ne ressema
blait point à la première,' et mes propres sentiments
pour les autres ont souffert des changements que
j'ai trouvés dans les leurs; Les mêmes gens que
j'ài^s successivement dans ces deux^générations
si différeriles, se sont, p6ur ainsi dire, assimilés
successivement ^ l'une et à l'autre : de vrais et
francs qu'ils étaient d'abord, devenus ce qu'ils
sont, ils ont fait comme tous les autres; et, par
cela iseul que les temps sont changés , les honmies
ont changé comme eux. Eh ! comment pourrais-] e
garder les mêmes sentipaents pour ceux en qui
je trouve le contraire de ce qui les fit naître ! Je ne
les 'hais point, parce que je ne saurais haïr; mais
je ne puis me.défendre du mépris qu'ils méritent
ni m'abstenir dé le leur témoigner.
Peut-être, sans m'en aipercevoir, ai-je changé
moi-même plus qu'il n'aurait fallu : quel naturel
résisterait sans s'altérer à une situation pareille à
la mienne ? Convaincu par vingt ans d'expérience
SIXIEME PROMENADE. 361
que tout ce. que la nature a mis d'heureuses dispo^
sitions dans mon cœur est tourné, par ma -desti-
née et par ceux qui en disposent, au préjudice de
moi-mémç ou d'autrui, je ne puis plus regarder
une bonne œuvre qu'on me présente à faire que
comme un piège qu'on me tend, et sou^ lequel est
caqhé quelque mal. Je sais que, quel que soit l'ef-
fet de l'œuvre, je n'en aurai pas moins le mérite
dfe ma bonne intention : oui, ce mérite y est tou-
jours, sans, doute; mais le xîharme intérieur- n'y
est plus, et, sitôt que ce stimulant me manque, je
ne sens qu'indifférence et glace au-dedans de moi,
et, sûr qu'au lieu de faire une action vraiment
utile, je ne fais qu'un acte de dupe, l'indignatibn
de l'amour-propre, jointe au désaveu de la raison,
ne m'inspire que Tépugnance et résistance p où
j'eu^e été plein d'ardeur et de zèle dans mon état
naturel.
vil est des sortes d'adversités qui élèvent et ren-
forcent l'ame, mais il en est qui l'abattent et la
tuent : telle est celle doint je suis la proie. Pour
peu qu'il y eût eu quelque mauvais levain danS la
mienne , elle l'eût fait fermenter à l'excès , elle m'eût
rendu frénétique; mais elle ne m'a rendu que nul.
Hors d'état de bien faire et pour moi-mêiiie ^t pour
autrui, je m'abstiens d'agir; et cet çtat, qui^ n'est
innocent que parce qu'il est forcé , me fait tro^^^yer
une sorte de douceur à me livrer pleinement sans
reproche à mon penchant naturel. Je vais trop
loin, sans dQUte, puisque j'évite les occasions d'a-
gir ,.ipeme où je ne voitf que du bie^ à faire;, mais,
302 LES RÊVERIES.
certain qu'on ue me laisse pas voir les chc^ses
comme elles sont, je m'abstiens de juger sur les
apparences qu'on leur donne; et, dequelqiie leurre
i qu'on oouvre les fnoti£s d'agir, il suffît que ces
noiils soient laissés à jcna portée pour que je sois
sur qu'ils sont trompeurs.
Ma desënée semble avoir tendu, dès mon ^n-
£ance, le premier piège qui m'a rendu-long-temps
si facile à tomber dans tous les autres : je suis né
le plus GonÊant des hommes, et, durant quarante
ans entiers, jamais c6tte confiance ^e fut trompée
une seule fois. Tombé tout d'un^^oup dans un au-
tne tordre de gens et de, choses, j'ai donné dans
'mille embucïies san3 jamais en apercevoir aucune;
0t vingt ans d'expérience ont à peine suffi pour
m^éclairer sur mon sort. tFue fois convaincu qu'il
n'y a que men8(mge et fausseté dans les démons-
trations grimacières qti'on me prodigue, j'ai passé
rapidement à l'autre extrémité; car, quand on est
une fois sorti de son naturel, il n'y a plus debor-
iies qui nous retiennent. Dès-lors je me suis dégoûté
dcS hommes, et ma volonté, concourant avec la
leur k cet égard , me tient encore plus éloigné d'eux
que ne font • toutes leurs machines .
fis ont beau faire, cette répugnance ne peut ja-
mais aller jusqu'à Faversion : eh pensant à la dé^
pendance où ils<se sont mis de moi pour me tenir
dans la leur, ils me font uiie pitié réelle; si je ne
suis malheureux, ils le sont eux-mêmes, et, cha-
que fois que je rentre eu moi, je les trouve tou-
jours à plaindre: L'orgueil peut-être se inêle encore
..V' - '^
SIXIÈME HilOMENADE. 363
â ces jugements; je me sens trop au dessus d'eux
pour les haïr : ils peuvent m'ôûtéresser tout au pllus
jusqu'au mépris, mais jamais jusqu'àla haine; en-
fin je m'aime trop moi-même pour pouvoir haïr
qui -que ce sôit. Ce éersût resserrer, comprimer
mon /existence , et je voudrais plutôt l'étendre sur
tout l'univers. -
l'âînte ndieus: les fuir que les haïr : leur aspect
.frappe mes sens, et, par eux, mon iXfeur d'impres-
sion^ que mille regards cruels me rendent pénibles ;
mais le malaise cesse aussitôt que l'objet qui le
cause a disparu. Je m'occupe d'eux , et bien mal-
gré moi, par leur présence, mais jamais par leur
souvenir : quand je ne les vois pliis , ils sont pour
moi coimne s'ils n'existaient point.
Ik ne me sont même indifférents qu'en ce qm
se rapporte à moi; car, dans leurs rapports entre .
eux, ils peuvent encore m'intéresser et m'émouvoir
comme les personnages d'un drame que je verrais
représenter. Il faudrait que mon être moral fût
anéanti , pour que là justice me-devînt indifférente :
le spectacle de l'injustice et de la méchanceté me
fait encore bouillir le sang de colère; les actes de
vertu, où je ne vois ni forfanterie ni ostentation,
me font toujours tressaillii^de joie, et m'arrachent
encore de douces larmes. Mais il faut que je les
voie et les apprécie moi-même , car, après ma pro-
pre histoire, il faudrait que je fusse insensé pour
adopter, ^ur quoi que ce fût, le jugement des
hommes, et pour croire aucune chose sur la. foi
d'autnii. ... -
364 ^^^ RÊVERIES.
Si ma figure et mes traits étaient aussi parfaite-
ment inconnus aux hommes que le sont mon ca-
ractère et mon naturel, je vivrais encore sans peine
au milieu d'eux : leur société même pourrait me
plaire tantquçje leur serais parfaiteinent étranger;
livré ^ns contrainte à mes inclinations naturelles,
je les aimerais encore s'ils ne s'occupaient jamais
dé moi. J'exercerais sur eux une bienveillance
universelle et parfaitement désintéressée ; mais sans
former jamais d'attachement particulier, et sans
porter le joug d'aucun devoir, je ferais envers eux:,
librement et de moi-^même , tout ce qu'ils ont tant
de peinp à faire incités par teur amour-propre , et
contraints par toutes leurs lois.
Si j'étais resté libre', obscur, isolé, comme j'é-
tais fait pour l'être, je nWrais fait que du bien,
car je n'ai dans le cœur le germe d'aucune passion
nuisible; si j'eusse été invisible et tout-puissant
comme Dieu, j'aurais jeté bienfaisant et bon conime
lui. C'est la force et la liberté qui font les excel-
lents hommes : la faiblesse et l'esdavage n'ont ja-
mais fait que des médhants. Si* j'eusse été posses»^
seur dé l'anneau de Gygès, il m'eût tiré de la
dépendance des hommes et les (eût mis dans la
mienne. Je me suis souvent demandé dans mes
châteaux en Espagne quel usage j'aurais fait de
cet anneau ; car c'est bien là que la tentation d'a-
buser doit être près du pouvoir : maître de con-
tenter mes désirs, pouvant tout, sans pouvoir être
trompé par personne, qu'aurais-je pu désirer avec
quelque suite ? Une seule chose : c'eût été de voir
'^.x
t >.
SIXIÈME PROMENADE. 365
tou3 les coeurs contents; l'aspect de la félicité pu-
blique eût pu seul toucher mon cpeur d'un senti-
ment permanent, .et l'ardent désir d'y concourir
eût' été ma plus constante passion. Toujours juste
sans partialité, et toujours bon sans faij^lesse, je
me serais également garanti des méfiances, aveugles
et des haines implacables, parce que, voyant les
hommes tels qu'ils sont , et lisant aisément au fond
de leurs cœurs , j'en aurais peu trouvé d'assez ai-
mables pour mériter, toutes mes affections; peu
d'assez odieux pour mériter toute ma haine, et que
leur méchanceté même m'éûtdisposé à les plaindre,
fisir la cpnnaissstnce certaine du mal qu'ils se font à
eux-mêmes en voulant en faire à autrui. Peut-être
àurai&-j.e eu dans.des momeijits de gaieté l'enfantiU
lage d'opérer quelquefois des prodiges; mais par-
faitement désintéressé pour moi-pdême, et n'ayant
pour loi quç mes inclinations naturelles , sur quel-
ques actes de justice sévère j'en aurais fait mille
de clémence et d'équité; ministre de la Providence
et . dispensateur de ses lois', selon mon pouvoir,
j'aurais fait des miracles plus cages et plus utiles
que ceux de la légende dorée 'et du tombeau de
saint Médard. ^
Il n'y a qu'un seul point sur lequel la faculté
de pénétrer partout invisible m'eût pu faire cher-
cher des tentations auxquelles j^aurais mal résisté;
et, '.une fois entré dans ces voies d'égarement, où
n'eussé-je point ^té conduit par elles? Ce serait
bien m^l connaître la nature et moi-même que de
me flatter que isea facilités ne m'auraient point sé-
■■>•*
366 LES RÊVERIES,.
duit, OU que l» raison m!aufait arrêté dians cette
fatale . pente : sûr de moi sur tout atitre' article ,
j'étais perdu par celui-là seul. Celui que sa» puis-
sance fnet au-dessus de l'homme doit être au-des-
sus des faiblesses de l'humanité, sans quoi cet ex-
cès de force ne servira qpi'à le rhettre en effet
au-dessdus des autres et die ce qu'il eût été lui-
même s'il fût resté leur égal.
Tout bien considéré , je crois que je ferai mieux
de jeter mon anneau magique avant qu'il m'ait fait
faire quelque sottise. Sv les hommes s'obstinent à'
me voir tout autre que je iie suis, et que mon as-
pect irrite leur injtfôtice, pour leur oter cette vue
il fout les fuir, mais ijon 'pas m'éclipser au iûilieu
d'eux : c'est à eux de se cacher devant moi , der me
dérober leurs manœuvres, de fairla-lumîère du jour;
de s'enfoncer en terrQ<>omme des taupes. Pour moi,
qu'iils me voient, s'ils peuvent, tant mieuxs; mais
cela leur est ûnpossiblé : ils ne. verront jamais à
ma place que \e Jean-Jacques qu'ils se sont fàit^ et
qu'ils ont fiait selon leur cœur pemr le haïr à leur
aise. J'aurais* donc tort de m'affecter de la faeon
>
dewitils me voient i je n'y dois prendre aucun in^^
térêt véritable j car. ce n'est pas moi qu'ils voient
ainsi.
Be résultat que je puis tirer de touteif ces ré-
flexions est que je n'ai jamais été Vraiment propre
à la- société civile, où tout est .gêne , obligation ,
dévoir , et que mon ijaturel indépendant mè rendit
toujours incapable des assujettissements néQBS*
satres à qui veut-vivre avec les hommes. Tant que
SIXIÈME PROMENADE. 36*^
j'agis librement, je suis bon et je ne fais que ^u
bien; ïnais sitôt que je sens le joug, soit de la né-
cessité, soit dea hommes, je deviens rebelle ou
plutôt rétif ; ajors je suis nul. Lorsqu'il faut faire
le contraire de ma volonté, je ne le fais point,
quoi qu'il arrive ; J€ pe fais pas non plus ma vo-
lonté* même, parce que je suis faU>le. Je m'abstiens
d'agir, car toute ma faiblesse est pour l'action ;
toute ma force est négative , et tous mes péchés
sont d'omission,, rarement de commission. Je n'ai
jamais cru que la Jibertè de l'homme consistât à
faire ce qu'il veut, mais, bien» â ne jamais faire ce
qu'il ne v^ut pas, et voilà celle que j'ai toujours
, réclfunaée, souvent conservée, et par qui j'ai été le
plus en scandale* à mes contemporains : car , pour
eux, actifs, remuants, ambitieux,^ délestant- la li-
berté dans les autres et n'en voulant point pour
eux-mêmes, poyrvu qu'ils fessent quelquefois leur
volonté, ou plutôt qu'ils dominent celle d'autrui,
ils se gênent toute Jeur vie à faire «e qui leur ré-
pugne, et n'omettent rien de servile pour com-
mander. Leur tort n'a donc pas: été de m'écarter
de la société conmie un membre inutile, mais^de
m'en proscrire comme un membre pernicieux; car
j'ai très-peu fait de bien, je l'avoue; mais pour du
mal, il u'en est entré dans ma volonté de ma vie,
et je doute qu'il yr ait aucun homme au monde qui^
en ait réellement^ moins fait que moi.
• 4-
368* . LES RÊVEHIES.
SEPTIEME PROMENADE.
Le recueil de mes longs rêves est à peine com-
niencé, et déjà je sens qu'il touche à sa fin. Un
autre amusement lui succècje, m'absorbe, etm'ôte
même le temps de rêver : .je m'y livre avec un en-%
gouem^nt qui tient de l'extravagance , et qui me *-^
fait rire moi-même quand j'y réfléchis ; mais je iie^>
m'y livre pas nioins, parce que,' dans la situation^ <,
où me voUà', je, n'ai plus d'autre règle de conduite
que de suivre en tout mon penchant sans con-
trainte. Je ne peux rien à mon sort, je n'ai qjié
des inclinations innocentes; et, tous les jugements
des hompies étant désormais nuls pour moi,. la !j
sagesse même veut qu'en ce qui reste à ^a por-
tée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public,*
soit à part inoi , 5ans autre règle que ma Êintai-
sie, et san$ autre mesure que le peu de force
qui m'est resté. Me voilà donc à mon. foin pour
toute nourriture , et à la botanique pour toute oc-
cupatioUb Déjà vieux y j'en avais pris la première
teinture en Suisse , auprès du docteur d'Ivernois ,
et j'avais herborisé assez heureusement, durant
mes voyages, pour prendre une connaissance .pas-
sable du règne végétal; .mais, devenu plus que
Siexagénairer, et sédentaire à Paris, les forces coin-
niençant îi me manquer pour les grandes herbori-
sations, et, d'ailleurs, assez livrp à ma copie de
S£PTIÈBI% PAOMEWADE. 869
musique pour n'avoir pas besoin d'autre occupa-
tion, j'avais abandonné cet amusement, qui né
m'était plus nécessaire ; j'avais vendu mon herbier,
j'avais vendu mes livres, content de revoir quel-^
quefois les plantes communes que je trouvais aur
tour de Paris , dans mes promenades. Durant cet
intervalle, le peu que je savais s'est presque entiè-
rement effacé de ma mémoire, et bien. plus rapide
ment qu'il ne s'y était gravé.
Tout d'un coup, âgé de soixante-cinq ans pàS""
ses, privé du peu de mémoire que j'avais, et des
forces qui me restaient pour courir la campagne^
sans guide, sans livres, sans jardin, sans herbier,
me voilà repris de cette folie, mais avec plus d'ar*
deur encore que je n'en eus en m'y livrant la pre*
mière fois; me voilà sérieusement, occupé du sage
projet d'apprendre par cœur tout le regtium vege^
tabUe de Murray , et de connaître toutes les- plantes
connues sur la terre. Hors d'état de racheter dès
livres de botanique^ je me suis mi^ en devoir de
transcrire ceux qu'on m'a^ prêtés ; et , résolu dé
refaire un herbier, plus riche que le prdaaier , en
attendant qu^ j'y mette toutes les plantes de là
mer et des Alpes, jet = de tous les arbres des Indes ,
je commence toujours à bon conipte par le mou-
ron , le cerfeuil , la bourrache et le senneçon :
j'herborise savamment sur la cage de mes oiseaiyc ;
et à chaque nouveau brin d'herbe que je rencontre,
je me dis avec satisfaction : Voilà toujours uiîe
plante de plus. *
Je ne cherche pas^ à justifier le parti que je
R. XVI. a4
370 LJBS RlèvERIES.
prends de suivre cette fantaisie ; je la trouve très-
ra^onnable, persuadé que, dans la position où je
suis, me livrer aux amusements qui me flattent
est une grande sagesse , et même une grande
vertu : c'est le. moyen de ne laisser germer dans
mon tœvLT aucun levain de vengeance ou de haina ;
et pour trouver encore dans ma destin^ du goût
à quelque amusement , il faut assurément avoir un
naturel bien épuré de toutes passions irascibles.
C'est me venger de mes persécuteurs à ma manière :
je ne saurais les punir plus cruellement que d'être
heureux malgré eux.
Oui, sans doute, la raison me permet, me pres-
crit même, de me livrer à tout penchant qui m'at-
tire^ et que rien ne m'empêche de suivre; mais ejjiç
ne m'apprend pas pourquoi ce penchant m'at^r^/
et quel attrait je puis trouver à une vaiijus ^tuç^
faite sans profit, sans progrès, et qui, vieux,' rat»
dpteur ^ déjà cadiic et pesant, sans Êicilité, sans
inéino^e, me ramène aux exercices de la jeunesse,
et aux leçons d'un écolier : or c'est une bizarrerie
que je voudrais ^'expliquer. Il me semble que,
bien éclaircie, elle po^rrait jeter quelque nou-
veau jour sur cette connaissaijce de moi-même,
à l'acquisition de laquelle j'ai consacré mes der-
niers loisirs. 4
J'ai pensé quelquefois assez profondément, mais
rarement avec plaisir , presque toujours contre
mon gré et comme, par force. La rêvçrie me dé-
lasse et m'amuse, la réflexion me fatigue et m'at-
triste. Penser fut toujours pour moi une occupa-
SEPTiàME PROMJTKADE. 37!
tion pénible çt san$ charme. Quelquefois mes
rêveries finissent païr la méditation, mais plus sou-
vent mes méditations finissent par la rêverie ;^iety
durant ces égarements, mon ame erre et plaide
dans l'univers sur les ailes de l'imagination , daips
des extases qui passent toute autre jouissance.
Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté,
toute autre occupation nie fut toujours insipide ;
mais quand une fois, jeté dans la carrière littéraire,
par des impulsions étrangères , je 'sentis la fatigue,
du travail d'esprit, et l'importunité d'une célébrité-
malheureuse, je sentis en même temps languir et
s'attiédir mes douces rêveries ; et, bientôt forcé de
m'occuper malgré moi de ma triste situation , je
ne pus plus retrouver que bien rarement ces chères
extases qui, durant cinquante ans,' m'avaient tenu,
lieu de fortune et de gloire, et, sans autre dépense
que celle du temps, m'avaient rendu,. dans l'oisir
veté, le plus heureux des mortels.
J'avais même à craindre, dans mes rêveries, que
mon imagination , efiBsu'ouchée par mes malheurs ,
ne tournât enfin de ce côté son activité, et que le
continuel sentiment de mes peines, me resserrant
le cœur par degrés, ne m'accablât enfin de leur
poids. Dans cet état, un instinct, qui m'est natu-
rel, me faisant fuir toute idée attristante, imppisa
silence à mon imagiilation; et, fixant mon attenr
tion sur Içs objets qui m'environnaient, me fit,
pour la pr^Bière fois, détâôller le spectacle de IsE
nature, que je n'avais guère contemplé jusqu'a|ors
qu'^ masse et . dans son ensemble,
a4.
3'jik tis RÊVERIES.
• Les arbres, les arbrisseaux, las plantes, sont la
parure -et le vêtement de la terre. Rien n'est si
triste que Taspect d'tine campagne nue et pelée ,
(jtii rfétale aux yeux que des pierres, du limon et
dm sables; mais, vivifiée par la nature, et revêtue
de sa robe de noces , au milieu du cours des eaux
et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme,
dans l'harmonie des trois règnes , un spectacle plein
de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle
au monde dont ses yeux et son c?œur ne -se lassent
jamais.
Plus un contemplateur a l'ame sensible , plus il
se livre aux extases qu'excite en lui cet accord.
Une rêverie douce et profonde s'empare alors de
ses sens, et il se perd, avec une délicieuse ivresse,
dans l'imm^isîté de ce beau système avec lequel
il se sent identifié. Alors tous les objets particu-
liers lui échappent; il ne voit et ne sent rien qufe
dans le tout. Il faut que quelque circonstance par-
ticulière resserre ses idées et circonscrive son ima-
gination pour qu'il puisse observer par partie cet
Univers qu'il s'efforçait d'embrasser.
C'est ce qui m'arriva naturelleinent qtiandrmbn
cœur, resserré par la détresse, rapprochait et con-
centrait tous ses mouvements autour de lui pour
conserver ce reste de chaleur prêt à s'évaporer et
à s'éteindre dans l'abattement où je tombais par de-
grés. J'errais nonchalamment dans les bois et dans
les montagnes , n'osant penser de pteur d'attiser
jne» douleurs. Mon imagination , qui se refuse aux
objets de peine-, lai^tsait mes sens se livrer auic im^
SEPTiàlfE PROMENADE. 3^73
pressions légères , mais douces , dés objets envî-
ronnants. Mes yeux se promenaient sans cesse de
l'un à l'autre, et il n'était pas possible que, dans
une variété si grande , il ne s'^n trouvât qui lés
fibi:aient davantage, et les arrêtaient plus long-
temps.
Je pris goût à cette récréation des yeux qui , dans
l'infortune, repose, amuse , distrait l'esprit et sus-
pend le sentinient des peines. La nature des objets
aide beaucoup à cette diversion , et la rend, plus
séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs,
les plus élégantes formes , semblent se .disputer à
l'envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut
qu'aimer le plaisir pour se livrer à des sensatiooa
si douces; et si cet effet n'a pas lieu, sur tous ceux
qui en sont frappés , c'est , dans les uns 4 &ute de
sensibilité naturelle, et, dans la plupart, que leur
esprit, trop occupé d'autres idées, ne se livre qu'à
la dérobée aux objets qui frappent leurs sens.
Une autre chose contribue encore à éloigner
du règne végétal l'attention des gens de goût; c'eist
l'habitude de ne chercher dans les plantes que des
drogues et des remèdes. Théophraste s'y était pris
autrement, et l'on peut regarder ce. philosophe
comme le seul botaniste de l'antiquité : aussi n'est-
il presque point connu parmi nous ; mais-, grâce
à un certain Dioscoride> grand compUateur de re-
cettes , et à ses commentateurs , la médecine s^'est
tellement emparée des plantes transformées en
simples ^ qu'on n'y voit que ce qu'on n'y voit point,
savoir les prétendues yertuâ qu'il plaît au tiers
374 ^^^ r£v£Rie5.
et au quart de leur attribuer. On ne conçoit pas
que Inorganisation végétale puisse par elle-même
mériter quelque attention; des gens qui passent
leur vie à arranger savamment des coquilles $e mo-
quent de la botanique comme d'une étude inutile ,
quand on n'y joint pas, comime ils disent, celle
des propriétés, c'est-à-dire quand on n'abandonne
pas l'observation de la nature, qui ne ment point,
et qui ne nous dit rien de tout delà , pour se livrer
uniquement à l'autorité des hommes, qui sont
menteurs, et qui nous affirment beaucoup de choses
qu'il faut croire sur leur parole, fondée elle-même,
le plus souvent, sur l'autorité d'autrùi. Arrêtez-
vous dans une prairie émaillée. à examiner succes-
sivement les fleurs dont elle brille; ceux qui vous
verront faire, vous prenant pour un frater, vous
demanderont des herbes pour guérir la rogne des
enfants , la gsde dés hommes , ou la morve des che-
vaux.
Ce dégoûtant préjugé est détruit en partie dans
les autres pays, et surtout en Angleterre,* grâce à
linnaeus , qui a un peu tiré la botanique des écoles
de pharmacie pour la rendre à l'histoire naturelle
et aux usages économiques; mais en France, où
cette étude a moins pénétré chez les gens du
monde, pn est resté, sur ce point, tellement bar-
bare, qu'un bel esprit de Paris, voyant-à Londres
un jardin de curieux , plein d'arbres et de plantes
rareis, s'écria, pour tout éloge : « Voilà un fort
beau jardin d'apothicaire ! x> A ce compte, le pre-
mier apothicaire fut Adam ; ca^ il n'est pas aisé
SEPTIÈ^fS PROMENADE. 375
d'imaginer un jardin mieux assorti de plantes c|ue
celui d'Édem.
Ces idées médicinales ne^ont assurément guère
propres à rendre agréable l'étude de la botanique;
elles flétrissent l'émail des prés, l'éclat des fleurs,
dessèchent la frdcheur des bocages , rendent la
verdure et les ombrages insipides et dégoûtants ;
toutes ces structures charmantes et gracieuses in^
térèssent fort peu quiconque ne veut que piler toilï
cela dans tm mortier, et l'on n'ira pas chercher
dèsi guirlandes pour les bergères parmi des herbes
pour les lavements.
Toute cette pharmacie ne souillait point mes inàa-
ges champêtres ; rien ^'en était plus éloigné que des
tisanes et des emplâtres. J'ai souvent pensé , en re-
gardant de près les champs, les vergers, les bois,
et leurs nombreux habitants, que le règne végé^
tal était un magasin d'aliments donnés par la na-
ture à l'homme eft i|ix animaux; mais jamais il ne
m'est venu à l'esprit d'y chercher des drogues ë%
des remèdes. Je ne vois rien , dans ces diverseis
productions , qui m'indique un pareil usage, et elle
nous aurait montré le choix, si eUe nous Tavak
prescrit, comme elle a ùàt jpour les comestibles.
Je sens même que le plaisir que je prends à par-
courir les bocages serait empoisonné par le senti-
ment des infirmités humaines s'il me laissait pen-
ser à la fièvre, à la pierre, à U goutte , et au mal
caduc. Du reste, je ne disputerai point aux végé-
taux les grandes vertus qu'on leur attribue ; j» di-
rai seulement qu'en supposant ces vertus i*éellés ^
3.7& LES RÊVEaiESc '
c'est malice, pwe aux malades de continuer à l'être ;
car de tant de maladies que les hommes se don-
nent, il n'y çn a pas ijne sçule dont vingt sortes
d'herbes ne guérissant radicalement.
Cqs tournures d'esprit, qui rapportent toujours
tout à notre intérêt matériel , qui fent^hercher .
partout du prpfit ou des remèdes , et qui feraient
regarder avec indifférence toute la nature, si l'on se
partait toujours bien, n'ont jamais été les miennes.
Je me sens là- dessus tout à rebours des autres
hommes :* tout ce qui tient au sentiment de mes
besoins attriste et gâte mes pensées, et jamais je
n'ai trouvé de vrais chairmes aux plaisirs de l'es-
prit, qu'en perdant tout-à-fait de vue l'intérêt de
mon corps. Ainsi, quand même je croirais à la mér
deicine^et quand. même ses remèdes seraient agréa-
bles^ je ne trouverais jainais, à m'en occuper^ ces
délices que donné une contemplation pure et dés-
intéressée; et mon ame ne jurait s'exalter et pla-
ner sur là nature , tant que je la sens tenir aux
Ueos dé mon. ccprps. D'ailleurs, sans avoir eu ja-
mais grande; confiance à. la médecine^ j'en ai eu
b^ucoup à des médecins que j'estimais, que j'ai-
ïOtûà, et à qui je laissais gouverner ma carcasse avec
pleine, aatorité. Quinze ans d'expérience m'ont in^
struit à mes dépens: rentré maintenant sous les»
seules 1<MS de la; nature, j'ai repris- par elle ma pre-
mière santé. Quand les médecins n'auragient point
contre moi d'autres griefs , qui pourrait s'étonner,
dé) leur haine? Je suis la preuve vivante de la v^^
nité 4e leur apt «et derinût^lité 4e leurs soiw.,..
SEPTlÈ9f£ PKOMîîNADK. 377
Non, rien de personnel, rien qui tienne à l'inr
térêt de jnon corps nepeut occuper vraiment n^on
ame. Je ne médite j je ne rêve jamais plus délicieur
sèment que quand je m'oublie moi-même. Je sens
des extases, des ravissements inexprimables à me
fondre , four ainsi dire , dans le système des êtres ,
à m'identifier avec la nature entière. Tant que les
hommes furent mes frères, je me faisais des pro-
jets de félicité terrestre ; ces projets étant tou- -
jours relatifs au tout, je ne pouvais être heureux
que de la félicité publique , et jamais l'idée d'un
bonheur particulier n'a touché mon cœur , que
quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que
dans ma misère. Alors, pour ne les pas haïr, il a
bien fallu les fuir; alors ^ me réfugiant chez la mère
commune ^ j'ai cherché , dans ses bras, à me sous-
traire aux atteintes de ses en£uits, je suis devenu
solitaire , ou , comme ils disent, insociable et nû-
santhrope, parce que la plus sauvage solitude me
paraît préférable à la société des méchants , qui ne
se nourrit que de trahisons et -de, haine.
Forcé de m'abstenir de penser , de peur de pen-
ser à mes malheurs malgré moi; forcé de contenir
les restés d'une imagination riante, mais languis-
sante , que tant d'angoisses pourraient effaroucher
à la fin ; forcé de tacher d'oublier les hommes qui
m'accablent d'ignominie et d'outrages, de peur qiH^
l'indignation ne m'aigrît enfin contre eux , je pe
puis cependant me concentrer tout entier en moi-
même ^ parce que mon ame expansive cherche, mal-
g^ que j'en aie, à étendre. Siea sentiments effiop
378 LBS RivfiRIES.
existence sur d'autres êtres , et je ne puis plus ^
cominè autrefois, me jeter ^ tête baissée, dans ce
vaste océan de la nature , parce que mes facultés ,
afibîblies et relâchées, ne trouvent plus d'objets
assez déterminés , assez fixes , assez à ma portée ,
pour s'y attacher fortement, et que je ne me sens
plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de
mes anciennes extases. Mes idées ne sont presque
plus que des sensations , et la sphère de mon en-
tendement ne passe pas les objets dont je suis im*
médiatement ditouré.
Fuyant les hommes , cherchant la solitude , n'i-
maginant plus , pensant encore moins , et cepen-
dant doué d'un tempérament vif, qui m'éloigne de
l'apathie languissante et mélancolique , je conunen-
çai de m'occuper de tout ce qui m'entourait, et,
par un instinct fort naturel , je donnai la préfé-
rence aux objets les plus agréables. Le règne mi-
néral n'a rien en soi. d'aimable et d'attrayant ; ses
richesses 9 enfermées dans le sein de la terre , sentie
blent avoir été Soignées des regards des hommes
pour ne pas tenter leur cupidité : elles sont là
connue en réserve pour servir un jour de supplé-
ment aux véritables richesses qui sont plus à sa
portée , et dont il perd le goût à mesure qu'il se
corrompt. Alors il &ut qu'il appelle Finduslrie , k
^ine et le travail , au secours de ses misères; il
ibuille les entrailles de la terre ; il va chercher daas
son centre , aux risques de sa vie et aux dépens de
sa santé, des biens imaginaires à la place des biens
iFièéU 'qu'elle lui offrait dVAle-m^e quand il.âav^
SBPTiiCM£ PROMENADE. 879
en jouir. Il fiiît le soleil et le jour, qu'il n'est plus
digne de voir ; il s'enterre tout vivant ^ et fait bien ,
ne méritant plus de vivre à la lumière du jour. Là,
des carrières , des gouffres , des forges , des four-
neaux, un appareil d'enclumes, de marteaux, de fu-
mée 6t defeu , succèdent aux douces images des tra-
vaux champêtres. Lès visages hâves des malheureux
qui languissent dans les infectes vapeurs des mines ,
de noirs forgerons , de hideux cyclopes , sont le
spectacle que l'appareil des mines substitue au sein
de la terre j à celui de la verdure et des fleurs , du
ciel azuré , dés bergers amoureux , et des labou-
reurs robustes , sur sa surface.
Il est aisé, je l'avoue, d'aller ramassant du sable
et des pierres, d'en remplir ses poches et son ca-
binet , et de se donner avec cela les airs d'un natu-
raliste : mais ceux qui s'attachent et se bornent &
ces sortes de collections sont, pour l'ordinaire , dé
riches ignorants qui ne cherchent à cela que le
plaisir de l'étalage. Pour profiter dans l'étude des
minéraux , il faut être chimiste et physicien ; il £siut
faire des expériences pénibles et coûteuses , tra^
vaîller dans des laboratoires j dépenser beaucoup
d'avgent et de temps parmi le charbon , les creu-
sets , les fourneaux , les cornues , dans la fumée et les
vapeurs étoufiÎEmtes, toujours au risque de sa vie ,
et souvent aux dépens de sa santé. De tout ce triste
et faëgant travail résulte pour l'ordinaire beaucoup
moins de savoir que d'orgueil ; et où est le plus mé-
diocre chimiste qui ne croie pas avoir pénétré toutes
les grandes opérations de la nature , pôiir avoî^
380 tES RiÊYEElBS.
trouvé , par hasarctpeut-etre, quelques petites corn-
falinaîsons de l'art ?
Le règne animal est plus à notre portée , et cer-
tainement mérite encore mieux d'être étudié^ mais
enfin cette étude n'a-t-elle pas aussi ses* diffictd-
tés, ses embarras , ses dégoûts et ses peines , sur^
tout pour un solitaire qui n'a , ni dans ses jeux ,
ni dans ses travaux, d'assistance à espérer de par*
sonne ? Conunent observer , disséquer , étudier ^
connaître les oiseaux dans les airs , les poissons
dans les eaux, les quadrupèdes pliis légers que le
vent, plus forts que l'homme, et qui ne sont pas
plus disposés à venir s'offrir à mes recherches,, que
moi de courir après eiix pour les y soumettre de
force ? J'aurais donc pour ressource des -escargots^
des vers, des mouches , et je passerais ma vie à me
mettre hors 4'haleine pour courir après des pa-
pillons , à empaler de pauvres insectes , à disséquer
des souris quand j'en pourrais prendre, ou les cha-
rognes des bétes que par hasard je trouverai^
mortes. L'étude des animaux n'est rien sans l'ana-
tomie; c'est par elle qu'on apprend à les classer,
' à distinguer les. genres, les espèces. Pour les étu-
dier par leurs naœurs, par leurs caractères, il Ca-
drait avoir des volières , des viviers , des ménage-
ries ; il faudrait les contraindre, en quelque manière
que ce pût être, à rester rassemblés autour de moi;
je n'ai ni le goût, ni les moyens de les tenir en cap-
tivité, ni l'agilité nécessaire pour les suivre dam
leurs allures quand ils sont en liberté. U faudra
donc les étudier morts , lès déchirer , les désosser ^
SEPTIÈME PROMENADE. 38l
fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes!
Quel ajppareîl affreux qu'un amphithéâtre anato-*
mique ! des cadavres puants , de baveuses et livides
chairs, du sang, des intestins dégoûtants, des sque*
lettes affreux, des vapeurs pestilentielles! Ce n'est
pas là,s|ir ma parole, que Jean-J^icques ira cher*
cher ses amusements.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais ,
ruisseaux, JDOsquets, verdure, veness purifier mon
imagination salie par tous c^s hideux objets. Mon
ame, morte à tous les grands mouven^ents, ne
peut plus s'affecter que par des objets sensibles;
jen'ai plus que des sensations, et ce n'est plus que
par elles que la peine ou le plaisir peuvent m'at-
teindre ici-bas. Attiré par les riants objets qui
m'entourent, je lés considère, je les contemple,
je les compare, j'apprends enfin à les classer, et
me voilà tout d'un coup aussi botaniste qu'a be-
soin de l'être celui qui ne veut étudier la nature
que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons
de l'aimer.
Je ne cherche j^oint à m'instruire : il est trop
tard. D'ailleurs je n'ai jamais vu que tant de science
contribuât au bonheur de la vie; mais je cherche
à me donner des amusefments doux et simples que
je puisse goûter sans peine, et qui me distraient de
mes malheurs. Je n'ai ni dépense à faire, ni peine
à prendre pour errer nonchalamment d'herbe en
herbe, de plante en plante, pour les examiner,
pour comparer leurs divers caractères , pouir
marquer leurs rapports et Içurs d|£Kér^ces, enfin
384 LSS R]ÊV£RIES.
et aùxn^tteîntes des méchants. Il me semble que
sous les ombragea d'une forêt je suis oublié, libre ,
et paisible, comme si je n'avais plus d'ennemis, ou
que le feuillage des bois dût me garantir de leurs
atteintes , comme il les éloigne de mon souvenir ,
et je m'imagine ,' dans ma bêtise , qu'^ âe pensant
point à eux ils iiè'^penseront point à nl^. Je trouve
une si grande cl%^eur dbns cette illusion, que je
m'y livrerais tout entier si ma situation , ma fei-^
blesse et mes besoins me le permettaient. Plus la
solitude où je vis alors est profonde, plus il faut
que quelque objet en remplisse le vide, et ceux
que mon imagination me refuse, ou que ma nié-
moire repousse , sont suppléés par les productions
spontanées que la terre non forcée par les hommes
offre à mes yeux de toutes parts; Le plaisir d'aller
dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre,
celui d'échapper à mes persécuteurs; et, parvenu
dans des lieux où je ne vois nulles traces d'hommes ,
je respire plus à mon aiseT, comme dans un b^&
où leur haine ne me poursuit plus. "'^
Je me rappellerai toute ma vie une herborisation
que je fis un jour du côté de la Robaila, miontagne
du justicier Clerc. J'étais seul , je m'enfonçai dans
les anfractuosités de la montagne; et, de boîs en
bois, de roche- en roche, je parvins à un réduit si
caché, que je n'ai vu de ma vie un aspect plus
sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres pro-
digieux, dont plusieurs tombés de vieillesse et en-
trelacés les uns dans les autres , fermaient ce réduit
de barrières impénétrables; quelques intervalles
r
•^^P^'^JI^EPTIÈME PROMENAUl:. 385
que laissait cette sombre enceinte , n'offraient
au-delà que des roches coupées à pic, et d'hor-
ribles précipices, que je n'osais regarder qu'en me
couchant sur le ventre. Le duc, la chevêche, et
l'orfraie , faisaient entendre leurs cris dans les
fentes de la montagne; quelques petits oiseaux
rares, mais familiers, tempéraient cependant l'hor-
reur de cette solitude ; ]k, je trouvai la dentaire
heptaphjllos , le dclamen, le nidus avis, le grand
laserpitiuni , et quelques autres plantes qui me
charmèrent et m'amusèrent long-temps ; mais , in-
sensiblement dominé par la forte impression des
objets, j'oubliai la botanique et les plantes, je
m'assis sur des oreillers de Ijcopodium et de
mousses, et je me niis à rêver plus à mon aise, en
pensant que j'étais là, dans un refuge ignoré de
tout l'univers, où les persécuteurs ne me déter-
reraient pas. Un mouvement d'orgueil se mêla
bientôt à cette rêverie. Je me comparais à ces
grands voyageurs qui découvrent une île déserte ,
et-je me disais avec complaisance : Sans doute je
suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu'ici. Je
me regardais presque comme un autre Colomb.
Tandis que je me pavanais dans cette idée, j'en-
tendis peu loin de moi un cectain cliquetis que je
crus recoimaître; j'écoute : ie même bruit se ré-
pète et se multiplie. Surpris et curieux, je me
lève, je perce à travers un fourré de broussailles
d« côté d'où venait le bruit , et dans une combe , à
vingt ms du lieu même où je croyais être parvenu
le premier, j'aperçois une manufacture de bas.
R. XVI. a5
386 DÎS IIÈVERIES.
Je ne saurais exprimer l'agitation conftise et
contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette
découverte. Mon premier mouvemeot fut un sen-
timent de joie de me retrouver parmi des humains
où je m'étais cru totalement seul ; mais ce mouve-
ment, plus rapide que l'éclair, fit bientôt place à
un sentiment douloureux plus durable, comme ne
pouvant dans les antres mêmes des Alpes échap-
per aux cruelles mains des homme* acharnés à me
tourmenter. Car j'étais bien sûr qu'il n'y avait
peut-être pas deux hommes dans cette fabrique
qui ne fussent initiés dai^ le complot dont le pré-
dicaut Montmollin s'était fait le chef, et qui tirait
de plus loin ses premiers mobiles. Je me hâtai d'é-
carter cette triste idée , et je finis par rire en moi-
même, et de ma vanité puérile, et de la manière
comique dont j'en avais été puni.
Mais, en effet, qui jamais eût dû s'attendre à
trouver une manufacture dans un précipice! Il
n'y a que la Suisse au monde qui présente ce XBé-
laiigc de la nature sauvage et de l'industrie hu-
maine, La Suisse entière n'est, pour ainsi dire,
qu'une grande ville, dont les rues larges^tlongaes
plus que celle de Saint-Antoine, sont semées de
forêts, coupées de montagnes, et dont les maisons
éparses et isolées ne communiquent entre elles
que par des jardins anglais. Je me rappelai à ce
sujet une autre herborisation que du Peyrou ,
d'Escherny, le colonel Pury, le justicier Clerc et
moi, avions faite U y avait quelque temps sur la
montagne de Chasseron, du sommet de laquelle
SEPTIÈME PROMENADE. 38^
on découvre sept lacs, (>n nous dit qu'il n'y avait
qu'une, seule maison sur cette montagne, et nous
n'eussions sûrement pas (tevrné la prolession de
celui qui l'habitait, si l'on n'eût ajouté que c'était
un libraire, et qui même faisait fort bien ses af-
faires dans le pays *. Il me semble qu'un seul fait
de cette espèce fait mieux connaître la Suisse que
toutes les descriptions des voyageurs.
En voici un autre de morne nature, ou à peu
près, qui ne fait pas moins connaître jm peuple
fort différent. Durant mon séjour à Grenoble je
faisais souvent de petites herborisations hors la
ville avec le sieur Bovier, avocat de ce pays-là, non
pasqu'il iûraât ni sût la botanique , mais parce que,
s'ètant fait mon garde de la manche, il se f:iisait,
autant que la chose était possible , une loi de ne
pas rae quittei' d'un pas. Un jour nous nous pro-
menions le long de l'Isère , dans un lieu tout plein
de saules épineux. Je vis sur ces arbrisseaux des
fruits mûrs; j'eus la curiosité d'en goûter, et, leur
trouvant une petite acidité très-agréable, je me
mis à manger de ces grains pour rae rafraîchir : le
sieur Bovier se tenait à coté de moi sans m'imiter
et sans rien dire. Un.de ses amis survint, qui me
. voyant picorer ces grains, me dît : Eh ! monsieur,
que faites-vous là ? ignorez-vous que ce fruit em-
poisonne? Cd fruit empoisonne! m'écriai-je tdlit
surpris. Sans doute, reprit-il, et tout le monde
' C'est nnt' iIouik la K^sfiubliince des noms qui n Mitr:i!oéRi)a5-
irau h appliquer l'auecilote ilu ILIù-iiire ■ Cli^icnih, «u- lieu de
Oi<u»ff>4'i^Blre iBonlaaiie If^s-élevn:, Hur le* /rentières de la |jriii',
}
A
3^ LES REVERIES.
sait si bien cela, qne personne dans le pays ne
s'avise (l'en goûter. Je regardais le sieur Bovier, et
je lui dis : Pourquoi donc ne m'avertissiez-vous
pas?, Ah! monsieur, me répondît-il d'un ton res-
pectneuXj je n'osais pas prendre cette liberté. Je
me mis à rire de cette humilité dauphinaise, en
discontinuant néanmoins ma petite collation. J'é-
tais persuadé, comme je le suis encore, que toute
production naturelle , agréable au goût , ne peut
être nuisible au corps, ou, ne l'est du moins que
par son excès. Cependant j'avoue que je m'écoutai
un peu tout le reste de ta journée : mais j'en fus
quitte pour un peu d'inquiétude; je soupai très-
bien, dormis mieux, et me levai le matin en par-
faite santé, après avoir avalé la veille quinze ou
vingt grains de ce terrible hjppophœe , qui em-
poisonne à très-petite dose, à ce que tout le monde
rae dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure
nie parut si plaisante, que je ne me la rappelle ja-
mais sans rire de la angulière discrétion de M. l'a-
vocat Bovier *.
'
Dans BCB RéJUxions s
ur les Coiif
ssious
de Housse
ttu.M. Servnii
luir
ccusation a
roceq
iiir.Wle,
contre M. Bo-
Tier
dd ^Écit de cette
necdole, e
prou
e iris-Jiie
hlaD
ce &e cette accusa
ou par sor
té «arae.
Suns avancer
pos
ÎTèmeiil que Bousseau a merV
en ce
te occasi
m , il concliK
q„-,
s'at mUéi-abUment
rampé lul-m
me, e
ne laisse
rien à dàirer
 l'appui de cette conclu
iou. Puint
de doule eii effet
que si par ces
mots kumillli daupidnahe
, Rousseau
ele^ilen
«rndre M, Ser-
Tan
a yoaXa dire humdl
c riui'e,l'ac
n est KtTDce et tovA^m-
nable au dernier point. Si, comine loul dispose à lo croire, Rous-
seau n'a pa5 employé ces mots dons un sens aussi odieux. Il en
résulte tout simplemeut qn'il a releTé gaiement une hètht de l'a"
Bovrer; car on ne pent guËre qualifier autrement la siogtflîén
SEPTli;ME PEOMENADK. ,'i8()
Toutes mes courses de botanique, les diverses
impressious du local des objets qui m'oht frappé,
les idées qu'il m'a fait naître, les incidents qui s'y
sont mêlés, tout cela m'a laissé des impressions
qui se renouvellent par l'aspect des plantes ber-
borisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus
ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bos-
quets, ces rochers, ces montagnes, dont l'aspert;
a toujours toucbé mon cœur : mais maintenant
que je ne peux plus courir ces heureuses contrées,
je n'ai qu'à ouvrir mou herbier, et bientôt il m'y ^
transporte. Les fragments des plantes que j'y ai '- . "*
cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magni-
fique spectacle. Cet herbier est pour moi un jour-
nal d'herborisations, qui me les fait recommencer
avec un nouveau charme, et produit l'effet d'uu
optique, qui les peindrait derechef à mes yeux.
C'est la chaîne des idées accessoires qui m'at-
tache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à
mon imagination toutes les idées qui la flattent da-
vantage; les prés, les eaux, les bois, la solitude,
la paix surtout, et le repos qu'on trouve au milieu
de tout cela , sont retracés par elle incessamment
poDK âe celui-ci n la question qui lui était faite, ti cette réponse
n'est pai VeSet d'nne énorme distraction. Dansluu» le& cas il faut
convenir que c'est, de la purt de Rousseau , uii très-grand lort d'a-
voir imprimé cette espèce de fléirissute sur un homme que nous
avaoB connu persuiine Hument A Grenoble, exceDenl homme à tous
vgords , ardent admirateur de Itousseau , qu'il avait reçu chez lui
avec transport, et dont les întentious pures autant que bienveillantes
niérilaieat une autre récompense.
11 a été prouvé depuis que le fruit de l'arbuste dont il est question
ilana celle aventure , n'est rien moins qu'un poison. Voyez rédilioii
de Genève, lome VI du SiippUmeiu , page 45 1.
J
3qo les rêveries.
àma mémoire. Elle me fait oublier les perSécutiéns
des hommes, leur haine, leui's mépris, leurs ou-
trages, et tous les maux dont ils ont payé mou
tendre et sincère attaciteraent pour eux. Elle me
transporte dans des habitations paisibles, au mi-
lieu de gens simples et bons , tels que ceux avec
qui j'ai vécu jadis. Elle me rappelle et moii jeune
âge , et mes innocents plaisirs , elle m'en fait jouir
derechef, et me rend heureux bien souvent en-
core, au milieu du plus triste sort qu'ait subi ja-
mais un mortel.
P
HUITIEME PROMENADE.
En méditant sur les dispositions de mon amc
dans toutes les situations de ma vie , je suis extrê-
mement frappé de voir si peu de proportion entre
les diverses combinaisons de ma destinée, et les
sentiments habituels de bien ou mal être dont
elles m'ont affecté. Les divers intervalles de mes
courtes prospérités ne m'ont laissé presque aucun
souvenir agréable de la manière intime et perma-
nente dont elles m'ont affecté ; et , au contraire ,
dans toutes les misères de ma vie , je me sentais
constanmiênt rempli de .sentiments tendres, tou-
chants, délicieux, qui, versant un baume salutaire
sur les blessures de mon cœur navré, semblaient
en convertir la douleur en volupté, et dont l'ai-
UIIITIÈME PROMENADE, 3gi
niable souvenir me reTient seul , dégagé de celui
dt'S maux que-j'éprouvais en même temps. Il me
semble que j';ii plus goûté la douceur de l'exis-
tence ; que j'ai réellement plus vécu, quand mes
sentiments, resserrés, pour ainsi dire , autour de
mon cœur par ma destinée, n'allaient point s'éva-
porant au -dehors sur tous les objets de Testirae
des homraesqui en méritent si peu par eux-mêmes,
et qui font l'unique occupation des gens que l'un
croit heureux.
Quand tout était dans l'ordre autour de moi ,
c[Uffiid j'étais content de toi^t ce qui m'entourait,
et de la sphère dans laquelle j'avais à vivre, je la
remplissais de mes affections. Mon ame expansive
s'éteniiait sur d'autres objets; et, toujours attiré
loin de moi par des goûts de mille espèces, par des
attachements aimables qui sans cesse occupaient
mon cœur, je m'oubliais, en quelque façon , moi-
même; j'étais tout entier à ce qui m'était étranger,
etj'éprouvais, dans la continuelle agitation de mon
cœur, toute la vicissitude des choses humaines.
Cette vie orageuse ne me laissait ni paix au -de-
dans, ni repos au-dehors. Heureux en apparence,
je n'avais pas un sentiment qui piit soutenir l'é-
preuve de la réflexion, et dans lequel je pusse vrai-
ment me complaire. Jamais jen'étais parfaitement
content ni d'autrui, ni de moi-même. Le tumulte
du monde m'étourdissait, la solitude m'ennuyait,
j'avais sans cesse besoin de changer de place, et je
n'étais. bien nulle part. J'étais fêté pourtant, bien
voulu, bien reçu, caressé partout; je n'avais pas
393 l'HS K^.VEniliS.
«n ennemi, pas un malveillant, pas un envienîc;
comme on ne cherchait qu'à m'obliger , j'avais sou-
vent le plaisir d'obliger moi-même beaucoup dt;
monde, et, sans bien, sans emploi, sans fauteurs,
sans grands talents bien développés ni bien con-
nus, je jouissais des avantages attachés à tout cela,
et je ne voyais personne, dans aucim état, dont le
sort me parût préférable au mien. Que me man-
quait-il donc pour être heureux? Je l'ignore; mais
je sais que je ne l'étais pas. Que me manque-t-il
aujourd'hui pour être le plus infortuné des mor-
tels ? Rien de tout ce que les hommes ont pu mettre
du leur pour cela. Hé bien ! dans cet état déplo-
rable, je ne changerais pas encore d'être et de des-
tinée contre le plus fortuné (feutre eux, et j'aime
encore mieux être moi dans toute ma misère, que
d'être aucun de ces gens-là dans toute leur pros-
périté. Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai,
.de ma propre substance ,mais elle ne s'épuise pas;
je me sufhs à moi-même, quoique je rumine, pour
ainsi dire , à vide , et que mon imagination tarie et
mes idées éteintes ne fournissent plus d'aliments
à mon cœur. Mon ame offusquée , obstruée par
mes organes, s'affaisse de jour en jour, et, sous
le poids de ces lourdes niasses, n'a plus assez de
vigueur pour s'élancer , comme autrefois , hors de
sa vieille enveloppe.
C'est à ce retour sur nous-mêmes que nous force
l'adversité; et c'est peut-être là ce qui la rend le
plus insupportable à la plupart des hommes. Pour
moi, qui ne trouve à me reprocher que des fautes.
M
HUITIÈME P1103ÏENAUE. 3c)3
j'en accuse ma faiblesse , et je me console , car ja-
mais mal prémédité n'approcha de mon cœur.
Cependant, à moins d'être stupide, conmient
contempler un moment ma situation, sans lavoir
aussi horrible qu'ils l'ont rendue, et sans périr de
douleur et de désespoir? Loin de cela , moi, le plus
sensible des êtres , J6 la contemple et ne m'en émeus
pas; et, sans combats, sans efforts sur moi-même,
je me vois presque avec indifférence dans un étiit
dont nul autre homme peut-être ne supporterait
l'aspect sans effroi.
Comment en suis-je venu là? car j'étais bien loin
de cette disposition paisible, au premier soupçon
du complot dont j'étais enlacé depuis long-temps
sans m'en être aucunement aperçu. Cette décou-
verte nouvelle me boideversa. L'infamie et la tra-
hison me surprirent au dépourvu. Quelle ame hon-
nête est préparée à de tels genres de peines ? Il
faudrait les mériter pour les prévoir. Je tombai
dans tous les pièges qu'on creusa sous mes pas.
L'indignation, la fureur, le délire, s'emparèrent
de moi : je perdis la tramontane. Ma tête se bou-
leversa, et, dans les ténèbres horribles où l'on n'a
cessé de me tenir plongé,jen'aperçusplusni lueur
pour me conduire, ni appui, ni prise où je pusse
me tenir ferme, et résister au désespoir qui m'en-
traînait.
Comment vivre heureux et tranquille dans cet
état affreux? J'y suis ])ourtant encore, et plus en-
foncé que jamais, et j'y a! retrouvé le calme et la
paix, et j'y vis heureux et tranquille, et j'y ris (les
394 L^S RÊVERIES.
incroyables tourmeots que mes persécuteurs se
donnent sans cesse , tandis que je reste en paix <.
occupé de fleurs, d'étamines et d'enfantillages, et
que je ne songe pas même à eux.
Comment s'est fait ce passage ? Naturellement ^
ijisensiblement, et sans peine. La première surprise
fut épouvantable. Moi qui me sentais digne d'a-
mour et d'estime , moi qui me croyais honoré ,
chéri, comme je méritais de l'être, je me vis tra-
vesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il
n'en exista jamais. Je vois toute une génération se
précipiter tout entière dans cette étrange opinion ,
sans explication , sans doute , sans honte , et sans
que je puisse parvenir à savoir jamais la cause de
cette étrange révolution. Je me débattis avec vio-
lence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus for-
cer mes persécuteurs à s'expliquer avec moi ; ils
n'avaient garde. Après m'être long -temps tour-
menté sans succès, il fallut bien prendre haleine.
Cependant j'espérais toujours , je me disais : Un
aveuglement si stupide^ une ^i absurde prévention ^
ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des
hommes de sens qui ne partagent pas le délire ; il
y a des âmes justes qui détestent la fourberie et
les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être 6«-
fin un homme : si je le trouve, ils sont confondus.
J'ai cherché vainement; je ne l'ai point trouvé. La
ligue est universelle , sans exception , sans retour ;
et je suis sûr d'achever mes jours dans cette af-
freuse proscription, sans jamais en pénétrer le
mystère.
HUITIÈME PROMENADE. SqS
C'est dan^ cet état déplorable qu^après de longues
angoisses, au lieu du désespoir qui semblait devoir
être enfin mon partage, j'ai retrouvé la sérénité,
la tranquillité , la paix y le bonheur même , puisque
chaque jour de ma vie me rappelle avec plaisir ce-
lui de la veille, et que je n'en désire point d'autre
pour le lendemain.
D'où vient cette différence? D'une seule chose;
c'est que j'ai appris à porter le joug de la nécessité
sans murmure. C'est que je m'efforçais de tenir en-
core à mille choses, et que toutes ces prises m'ayant
successivement échappé , réduit à moi seul, j'ai re-
pris enfin mon assiette. Pressé de tous côtés , je de-
meure en équilibre, parce que je ne m'attache plus
à rien, je ne m'appuie que sur moi.
Quand je m'élevais avec tant d'ardeur contre l'o-
pinion, je portais encore son joug sans que je m'en
aperçusse. On veut être estimé des gens qu'on es-
time, et tant que je pus juger avantageusement des
hommes ou du moins de quelques hommes , les ju-
gements qu'ils portaient de moi ne pouvaient m'ê tre
indifférents : je voyais que souvent les jugements
du public sont équitables; mais je ne voyais pas
que cette équité même était l'effet du hasard , que
les règles sur lesquelles les honmies fondent leurs
opinions ne sont tirées que de leurs passions ou
de leurs préjugés, qui en sont l'ouvrage, et que,
lors même qu'ils jugent bien, souvent encore ces
bons jugements naissent d'un mauvais principe ,
comme lorsqu'ils feignent d'honorer en quelques
succès le mérite d'un homme, non par esprit de
396 LES llCvElllES.
j'uatice, mais pour se donner uîi air impartial
calomniant tout à leur aise le même homme siir
d'autres points.
- Mais quand , après de si longues et vaines recher^
chès , je les vis tous i*ester sans exception dans le
plus inique et absurde système que l'esprit infer-
nal put inventer; quand je vis qu'à mon égard la
j«is9n était bannie de toutes les tètes et Tt-quité
de tous les cœiirs; quand je vis une génération fré-
nétique se livrer tout entière à l'aveugle fureur de
Ses guides contre un infortuné qui jamais ne fit,
ne voulut, ne rendit de mal à personne; quand ,
après avoir vainement clifirché un homme, il fallut
éteindre enfin ma lanterne- et m'écrier, 11 n'y en a
plus ; alors je commençai à me voir seul sur la terro ,
- -et jecompri^quemescontemporainsn'étaient, par
jftpporl à moi, que des êtres mécaniques, qui u'o-
■^saient que par im[Mdsion , et dont je ne pouvais
calculer l'actioh que par les lois du mouvement :
quelque intention, quelque passion que j'eusse pu
supposer dans leurs âmes, elles n'auraient jamais
expliqué leur conduite à mon égard d'une façon
que je pusse entendre, Cest ainsi que leurs dispo-
rations intérieures cessèrent d'être quelque ciiose
pour moi; je ne vis plus en eux que des masses dif-
féremment mues, dépourvues à mon égard de toute
moralité.
Dans tous les maux qui nous arrivent nous re-
gardons plus à l'intention qu'à l'effet : une tuile
qui tombe d'un loit peut nbus blesser davantage ,
mais ne nous navre pas tant qu'une pierre lancé'
1
, en ■
1
HUITIÈME PHOMIvN'AIM;. 3(^7
à dessein par une main malveillante; le coup porte
à faux quelquefois, mais Vin teution ne manque ja-
mais son atteinte, La douleur matérielle est ce
qu'on sent le moins dans les atteintes de la for-
tune ; et quand les infortunés ne savent à qui s'en
j)i'endre de leurs malheui-s, ils s'en prennent à la
destinée qu'ils personnifient et à laquelle ils prê-
tent des yeux et une intelligence pour les tourmen-
ter à dessehi : c'est ainsi qu'un joueur, dépité par
ses pertes, se met en fureur sans savoir contre qui;
il imagine un sort «pii s'acharne à dessein sur lui
pour le tourmenter, et, ti-ouvant un aliment à sa
colère, il s'anime et s'enflamme contre l'ennemi
qu'il s'est, créé. L'homme sage, qui ne voit dans
tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de
l'aveuglenécessitér, n'a point ces agitations insen-
sées; il crie dans sa douleur, mais sans emporte-
ment , sans colère; il ne sent du mal dont il est la
proie qu& l'atteinte matérielle , et les coups qu'il
reçoit ont beau blesser sa personne , pas un n'ar-
rive jusqu'à son cœur.
C'est beaucoiq) que d'en être venu là , mais ce
n'est pas tout, si l'on s'arrête : c'est bien avoir
coupé le mal, mais c'est avoir laissé la racine; car
cette racine n'est pas dans les êtres qui nous sont
étrangers, elle est en nous-mêmes , et c'est là qu'il
faut travailler pour l'arracher tout-à-fait. Voilà ce
que je sentis patfaitement dés que je commençai
de revenir à moi : ma raison ne me montrant qu'ab-
surdités dans toutes les explications que je cher-
chais à donner à ce qui m'arrive, je compris que
J
I
JgS LES RÉVKUILS.
les causes, les instruments, les mc^cns de tout
cela m'étant inconnus et inexplicables, devaient être
nuls pour moi ; que je devais regarder tous les dé-
tails de ma destinée comme autant d'actes d'ane
pure fatalité , où je ne devais supposer ni direc-
tion , ni intention, ni câuse morale ; qu'il fallait m'y
soumettre sans raisonner et sans regimber, parce
que cela était inutile ; que , tout ce que j'avais à
faire encore sur la terre étant de m'y regarder
comme un être purement passif,je ne devais point
user à résister inutilement k ma destinée k force
qui me restait pour la supporter. Voilà ce que je
me disais; ma raison, mon cœur y acquiesçaient,
et néanmoins je sentais ce cœur murmurer en-
core. D'qÙ venait ce mm-mure ? Je le cherchai , je
le trouvai; il venait de l'amour-propre, qui, après
s'être indigné contre les hommes , se soûles ait en-
core contre la raison.
Cette découverte n'était pas si facile à faire qu'on
pourrait croire, car un innocent persécuté prend
long-temps pour un pur amour de la justice l'or-
gueil de son petit individu : mais aussi la véritable
source, une fois bien connue, est facile à tarir, ou
du moins à détourner. L'estime de soi-même est
le plus grand mobile des âmes fières ; l'amour-
propre, fertile en illusions, se déguise et se fait
prendre pour cette estime; mais quand la fraude
enfin se découvre et que l'amour-propre ne peut
plus se cacher, dès-lors il n'est plus à craijidre , et
quoiqu'on l'étouffé avec peine, on le subjugue au
moins aisément.
r
i
HUtTlÈMB PROMENAI!
Je n'eus jamais beaucoup de pente à
■^99
l'amour-
pi-opre; mais cette passion factice s'était exaltée en
mui dans le monde , et surtout quand je fus au-
teyj : j'en avais peut-être encore moins qu'un auti-e ,
mais j'en avais prodigieusement. Les terribles le-
vons que j'ai reçues l'ont bientôt renfermé dans ses
premières bornes : U commença par se révolter
contre l'injustice , mais il a fini par la dédaigner ;
en se repliant sur mou ame, en coupant les rela-
tions extérieures qui le rendent exigeant, en re-
nonçant aux comparaisons, aux préférences, il s'est
contenté que je fusse bon pour moi. Alors, rede-
venant amour de moi-même, il est renti-é dans
Tordre de la nature, et m'a délivré de joug de l'o-
jiinion.
Dès lors j'ai reti-ouvé la paix de l'ame et presque
la félicité; car, dans quelque situation qu'on se
trouve, ce n'est que par lui qu'on est constamment
malheureux. Quand il se tait et que la raison parle ,
elle nous console etifin de tous les maux qu'il n'a
pas dépendu de nous d'éviter : elle les ané^mtit
même autant qu'ils n'agissent pas immédiatement
sur nous; car on est sur alors d'éviter leurs plus
poignantes atteintes en cessant de s'en occuper.
Ils ne sont rien pour celui qui n'y pense pas : les
offenses, les vengeances, les passe-droits, les ou-
trages, les injustices, ue sont rien pour celui qui
ne voit dans les maux qu'il endure que Iç^ mal
même et non pas l'intention, pour celui dont la
place ne dépend pas dans sa propre estime de celle
qu'il plaît aux autres de lui accorder. De quelque
4oO LKS Rf:V£RI£S.
façon que les hommes veuillent me voir, ils ne
sauraient changer mon être ; et, malgré leur puis-
sance et malgré toutes leurs sourdes intrigues. , je
continuerai, quoi qu'ils fassent, d'être en dépit
d'eux ce que je suis. Il est vrai que leurs disposi-
tions à mon égard influent sur ma situation réelle :
la barrière qu'ils ont mise entre eux et moi m'ôte
toute ressource de subsistance et d'assistance, da^is
ma vieillesse et mes besoins. Elle me rend l'argent
même inutile, puisqu'il ne peut me procurer les
services qui me sont nécessaires : il n'y a plus ni
commerce, ni secours réciproque, ni correspon-
dance entre eux et moi. Seul au milieu d'eux , je
n'ai que moi seul pour ressource , et cette ressource
est bien faible à mon âge et dans l'état où je suis.
Ces maux sont grands ; jnais ils ont perdu sur moi
touta leur force depuis que j'ai su les suppprter
sans m'en irriter. Les points où le vrai besoin se
fait sentir sont toujours rares.: la prévoyance et
l'imagination les multiplient, et c'est par cette con-
tinuité de sentiments qu'on s'inquiète et qu'on se
rend malheureux. Pour moi, j'ai beau savoir que
je souffrirai demain , il me suffit de ne pas souffrir
aujourd'hui pour être tranquille : je ne m'affecte
point du mal q^e je prévois, mais seulement de celui
que je sens,, et cela le réduit à très-peu de chose.
Seul, r malade et délaissé dans mon lit, j'y peux
mourir d'indigence, dç froid et de faim, sans que
personne s'en mette en peine. Mais qu'importe si je
ne m'en mets pas en peine moi-même, et si je m'af-
fecte aussi peu que les autres de mon destin , quel
f
HUITIÈME PROMENADE. 4*01
qu'il soit. N'est-ce i*ien , surtout à tnon âge, que'
d'avoir appris à voir la vie et la mort , la maladie
et la santé, la richesse et la misère, la gloire et la
diffamation , avec la même indifférence ? Tous les
autres vieillards s'inquiètent de tout, moi je ne
m'inquiète de rien; quoi qu'il puisse arriver, tout
m'est indifférent; et cette indifférehce n'est pas
l'ouvrage de ma sagesse , elle est celui de mes en-
'nemis, et devient une compensation des maux
qu'ils me font. En me rendant insensible à l'adver-
sité , ils nî'ont fait plus de bien que s'ils m'eussent
épargné ses atteintes : en ne l'éprouvant pas je pou-
vais toujours la craindre, au lieu qu'en la subju-
guant je ne là crains plus.
Cette disposition me livre, au milieu des traverses
de ma vie, à l'incurie de mon naturel, presque
aussi pleinement que si je vivais dans la plus com-
plète prospérité : hors les courts moments où je suis
rappelé, par la présence des objets, aux plus dou-
loureuses inquiétudes , tout le reste du temps, livré
par mes penchants aux affections qui m'attirent, mon
cœur se nourrit encore des sentiments pour les-
quels il était né, et j'en jouis avec les étrék imagi-
naires qui les produisent et qui les partagent,
comme si ces êtres existaient réellement : ils existent
pour moi qui les ai créés , et je ne crains ni qu'ils
me trahissent ni qu'ils m'abandonnent; ils dureront
autant que mes malheurs mêmes, et suffiront pour
me les faire oubliet*.
Tout me i^Mftène à la vie heureuse et douce
pour laquelle' jetais, né : je passe les trois quarts de
R. XVI. 26
402 LES RIÊVERIES.
ma vie, ou occupé d'objets instructifs et même
agréables auxquels je livre avec délices mon esprit
et mes sens , ou avec les enfants de mes fantaisies
que j'ai créés selon mon cœur, et dont le coin->
merce en nourrit les sentiments, ou avec moi seul,
content de moi-même, et déjà plein du bonheur
que je sens ha'être dû. En tout ceci Tamour de
moi-même fait toute l'œuvre, l'amour-propre n'y
entre pour rien. Il n'en est pas ainsi des tristes
moments que je passe encore au milieu des hom-
mes, jouet de leurs caresses traîtresses, de leurs
compliments ampoulés et dérisoires , de leur miel-
leuse malignité : de quelque façon que je m'y sois
pu prendre , l'amour-propre alors fait son jeu. La
haine et l'animosité , que je vois dans leurs cœurs
à travers cette grossière enveloppe, déchirent le
mien de douleur, et l'idée d'être ainsi sottement
pris pour dupe ajoute encore à cette douleur un
dépit très-puéril, fruit d'un sot amour-propre dont
je sens toute la bêtise, mais que je ne puis sub-
juguer. Les efforts que j'ai faits pour m'aguemr
à ces regards insultants et moqueurs sqnt in-
croyables : cent fois j'ai passé par les promeioàdes
publiques et par les lieux les plus fréquentés, dans
l'unique dessein de m'exercer à ces cruelles luttes ;
non-seulement je n'y ai pu parvenir, mais je n'ai
même rien avancé, et tous mes pénibles mais vains
efforts m'ont laissé tout aussi facile à troubler , à
navrer, et à indigner qu'auparavant.
Dominé par mes sens, quoi que je puisse faire,
je n'ai jamais su résister à leurs ^impressions, et,
HUITIÈME PROMENADE. 4^3
tant que Tôbjet agit sur eux , hion cœur ne cesse
d*en être affecté; mais ces affections passagères ne
durent qu'autant que la sensation qui les cause.
La présence de l'honame haineux m'affecte violem-
ment; mais sitôt qu'il disparaît, l'impression cesse : à
l'instant que je ne le vois plus, je n'y pense plus. J'ai
beau savoir qu'il va s'occuper de moi, je ne saurais
m'occuper de lui : le mal que je ne sens point ac-
tuellement ne m'affecte en aucune sorte; le persé-
cuteur que je ne vois point est nul pour moi. Je sens
l'avantage que cette position donne à ceux qui dis-
posent de ma destinée. Qu'ils en disposent donc
tout à leur aise; j'aime encore mieux qu'ils me
tourmentent sans résistance, que d'être forcé de
penser à eux pour me gai*antir de leurs coups.
Cette action de mes sens sur mon cœur fait le
seul tourment de ma vie. Les lieux où je ne vois
personne, je ne pense plus à ma destinée ; je ne la
sens plus, je ne souffre plus, je suis heureux et
content sans diversion, sans obstacle. Mais j'é-
chappe rarement à quelque atteinte sensible; et,
lorsque j'y pense le moins, un geste, un regard
sinistre que j'aperçois, un mot envenimé que j'en-
tends, un malveillant que je rencontre, suffit pour
me bouleverser : tout ce que je puis faire en pareil
cas est d'oublier bien vite et de fîiir; le trouble
de mon cœur disparaît avec l'objet qui l'a causé ,
et je rentre dans le calme aussitôt que je suis seul;
ou si quelque chose m'inquiète , c'est la crainte de
rencontrer sur mon passage quelque nouveau su-
jet de douleur. C'est là ma seule peine; mais elle
a6.
4^4 Ï^Ï^S RÊVERIES.
suffit pour altérer'ftion bonheur. Je loge au milieu
M de Paris : en sortant de chez moi je soupire après
la campagne et la solitude ; mais il faut l'aller cher-
cher si loin, qu'avant de pouvoir respirer à moii
aise je trouve en mon chemin mille objets qui me
serrent le cœur, et la moitié de la journée se pas$e
en angoisses avant que j'aie atteint l'asile que je
vais chercher. Heureux du moins quand on me
^ laisse achever ma route ^Le moment où j'échappe
au cortège' deà méchants est délicieux, et sitôt que
je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure j
je crois me voir dans le Paradis terrestre, et je
goûte un plaisir interne aussi vif que si j'étais le
plus heureux des mortels.
Je me souviens parfaitement que , durant mes
courtes prospérités, ces méipes promenades soli-
taires, qui me sont aujourd'hui si délicieuses, m'é-
taient insipides, et ennuyeuses : quand j'étais chez
quelqu'iui à la campagne, le besoin de faire de
l'-exercice et de respirer le grand air me faisait sou-
vent sortir seul, et, m'échappant comme un vo-
leur, je m'allais promener dans le parc ou dans la
campagne ; mais Ipin d'y trouver le calme heureux
que j'y goûté aujourd'hui, j'y portais l'agitation
des vaines idées qui m'avaient occupé dans le sa*
Ion ; le souvenir de la compagnie que j'y avais lais-
sée m'y suivait. Dans la solitude, les vapeurs de
l'amour-propre et le .tumulte du monde ternissaient
à mes yeux la fraîcheur des bosquets, et troublaient
la paix de la retraite : j'avais beau fuir au fond des
bois, une foule importune m'y suivait partout et
HUITIÈME PROMENADE. 4^5
voilait pour moi toute la nature. Ce n'est qu'après
m'etre. dét^hé des passions sociales et de leur
triste cortège, que je l'ai retrouvée avec tous ses
charmes.
Convaincu de l'impossibilité de contenir ces pre-
miers mouvements involontaires, j'ai cessé tous
mes efforts pour cela : je laisse, à chaque atteinte,
Bçibn sang s'allumer, la colère et l'indignation s'em-
parer de mes sens; je cède à la nature cette pre-
mière explosion, que toutes mes forces ne pour-
raient arrêter ni suspendre. Je tâche seulement
d'en arrêter les suites avant qu'elle ait produit
aucun effet. Les yeux étincelants, le-feu du visage,
le tremblemetit des meiinil>res, les suffocantes pal-
pitations, tout cela tieilt au seul physique, et le
raisonnement n'y peut rien. Mais , après avoir
laissé Éaire au naturel sa première explosion , l'ori'
peut redevenir son propre maître en reprenant
peu à peu ses sens : c'est ce que j'ai tâché de faire
long-temps sans succès, mais. enfin plus heureil-
sement; et, cessant d'employer ma force en vaine
résistance, j'attends le. moment de vaincre en lais-
sant agir ma raison , car elle ne m«.parle que quand
elle peut se faire écouter. Eh! que dis-je, hélas!
ma raison ? J'aurais grand tort encore de lui faire
l'honneur de ce triomphe, car elle n'y a guère de
part : tout vient également d'un tempérament ver-
satile qu'un vent impétueux agite , mais qui rentre
dans le calme à l'instant que le vent ne souffle
plusr; c'est mon naturel ardent qui m'agite, c'est
mon naturel indolent qui m'apaise. Je cède à
4o6 l£s rêveries.
toutes les impulsions présentes : tout choc me
donne un mouvement vif et court ; sitôt qu'il n'y
a plus de choc, le mouvement cesse, rien de com-
muniqué ne peut se prolonger en moi. Tous les
événements de la fortune , toutes les machines des
honmies ont peu de prise sur un honime ainsi con-
stitué : pour m'affecter de peines durables, il fau-i
drait que l'impression se renouvelât à chaque in-
stant; car les intervalles, quelque courts qu'ils
soient, suffisent pour me rendre à moi-même. Je
suis ce qu'il plaît aux hommes tant qu'ils peuvent
agir sur mes sens; mais, au premier instatit de
relâche, je redeyiens ce que la nature a voulu :
c'est là, quoi qu'on puisse faire, mon é^Et.te plus
constant, et celui par lequel , en dépit de la desr
tinée, je goûte un bonheur pour lequel je me sens
constitué. J'ai décrit cet état dans une dé mes
rêveries *. Il me convient si bien, que je ne dé-
sire autre chose que sa durée, et ne crains que
de le voir troublé: Le mal que m'ont fait les
honunes ne me touche en aucune sorte : la crainte
seule de celui qu'ils peuvent me faire encore est
capable de m'agiter; mais, certain qu'ils n'ont plus
de nouvelle prise par laquelle ils puissent m'affec-
ter d'un sentiment permanent, je me ris de toutes
leurs trames, et je jouis dé moi-même en dépit
d'eux.
* Voyez, ci-devant cinquième Promenade , pag. 347 et ®"^v.
NEUVIÈME PkOMENADE. 4^7
NEUVIEME PROMENADE.
Le bonheur est un état permanent qui ne semble
pas fait ici-bas pour l'homme : tout est sur la terre
dans un flux continuel qui ne permet à rien d'y
prendre une forme constante. Tout change autour
de nous : nous changeons nous-mêmes , et nul ne
peut s'assurer qu'il aimera demain ce qu'il aiine
aujourd'hui ; ainsi tous nos projets de félicité pour
cette vie sont des chimères. Profitons du conten-
tement d'esprit quand il vient, gardons-nous de
l'éloigner par notre fautç ; mais ne faisons pas des
projets pour l'enchaîner, car ces projéts-là sopt
de pures folies : j'ai peu vu d'hommes heureux ,
peut-être point; niais j'ai souvent Vu des cœurs
contents, et, de tous les objets qui m'ont frappé,
c'est celui qui«m'a le plus contenté moi-même. Je
crois que c'est une suite naturelle du pouvoir des
sensations sur mes sentiments internes. Le bon-
heur n'a point d'enseigne extérieure : pour le con-'
naître, il faudrait lire dans le cœur de l'homme
heureux; mais le contentement* se lit dans les yeux,
dans le maintien, dans l'accent, dans la démarche ,
et semble se communiquer à celui qui l'aperçoit.
Est-il une jouissance plus douce que de voir un
peuple entier se livrer à la joie un jour de fête,
et tous les cœurs s'épanouir aux rayons expansifs
du plaisir qui passe rapidement, mais vivement,
408 LES RÊVERIES.
à travers les nuages de la vie ? . .
Il y a trois jours que M. P. Vint, avec un em-
pressement extraordinaire, me montrer l'éloge die
madame Geoffrin par M. d'Alembert. La lecture
fut précédée de longs et grands éclats de rire sur
le ridicule néologisme de cette pièce et sur les ba-
dins jeux de mots dont il la disait remplie : il .com-
mença de lire en riant toujours. Je l'écoutais dStipi
sérieux qui le calma, et, voyant que je ne l'imitais
point, il cessa enfin de rire. L'jirticle le plus long
et le plus recherché de cette pièce roulait sur le
plaisir que prenait madame Geoffrin à voir les en-
fants et à les faire causer : l'auteur tirait avec rai-
son, de cette disposition, une preuve de bon na-
turel ; mais il ne s'arrêtait pas là , et il accusait
décidément de mauvais naturel et de méchanceté
tous ceux qui n'avaient pas le même goût, au point
de dire que si l'on interrogeait là-dessus ceux qu'on
mène au gibet ou à la roue, tous conviendraient
qu'ils n'avaient pas aimé les enfants. Ces assertions
j&isaient un effet singulier dans la place où elles
étaient. Supposant tout cela vrai , était-ce là l'occa-
sion de le dire? et fallait-il souiller l'éloge d'une
femme estimable des images de supplice et de mal-
faiteurs? Je compris aisémen^t le motif de cette af-
fectation vilaine ; et quand M. P. eut fini de lire ,
en relevant ce qui m'avait paru bien dans l'éloge ,
j'ajoutai que l'auteur, en l'écrivant, avait dans le
cœur moins d'amitié que de haine *.
^ Ce que d'Alembert a écrit sur madame Geoffrin ne porte pas
*'.
NEUVIÈME PROMEITÂDE. 4^9
Le lendemain, le temps étant assez beau, quoi-
que froid, j'allai faire une course jusqu'à l'École-
'Militaire*, comptant d'y trouver des mousses en
pleine fleur : en allant je rêvais sur la visite de la
veille et sur l'écrit de M. d'Alembert, où je pensais
bien que le placage épisodique n'avait pas été mis
sans dçssein ; et la seule affectation de m'apporter
cette brochure , à moi , à qui l'on cache tout ,
mj^apprenait assez quel en était l'objet. J'avais mis
mes enfants aux Enfant^Trouvés : c'en était assez
pour m'avoir travesti en père dénaturé, et de là,
en étendant et caressant cette idée, on en avait
le titre d^ éloge , mais fait la matière de deux lettres à Condorcet.
Voyez le tome XlV des Œuvres de d'Alembert, en i8 vol. in- 8**.
Morellet et Thomas ont également payé à cette femme intéressante
un tribut de reconnaissance et d'estime, sans donner aussi à leur»
écrits ce titre d^ éloge qu'ils ont jugé sans doute trop ambitieux dans
son application à celle dont ils ont voulu honorer la mémoire. Quant
aux deux lettres de d'Alembert sur ce sujet , il faut dire à sa justi-
fication qu'on n'y remarque point le néologisme et les badins jeux de
mots qu'y trouvait celui que Rousseau met ici en scène. D'ailleurs
Tarticle dont il lui plaît de se faire Fapplication à lui-même n'est rien
moins que long et recherché. Voici cet article dans son entier ;
« Madame Geoffrin avait tous les goûts d'une ame sensible et
« douce : elle aimait les enfants avec passion ; elle n'en voyait pas
« un seul sans attendrissement. Elle s'intéressait à l'innocence et à
« la faiblesse de cet âge : elle aimait à observer en eux la nature
« qui , grâce à nos mœurs , ne se laisse plus voir que dans l'enfance ;
« elle se plaisait à causer avec eux, à leur faire des questions, et
« ne souffrait pas que les gouvernantes leur suggérassent la réponse.
« J'aime bien mieux, leur disait-elle, les sottises qu'il me dira, que
« celles que vous lui dicterez.^-Je voudrais , ajoutait-elle , qu'on fit
a une question à tous les malheureux qui vont subir la moirt pour
« leurs crimes : Avez-vous aimé les enfants? Je suis sûre qu'ils répon*
« draient que non. »
. L'idée d'une. telle question à faire aux malfaiteurs était donc de
madame Geoffrin elle-même, et ce n'est que par méprise que Rous-
seau a pu l'attribuer ^ d'Alembert. {Note de l'édition de M. Lefivrè,}
4l2 LES RÊVERIES.
auxquels tous nos savants ne connaissent rien. J'ai
consigné dans mes écrits la preuve que je m'étais-;
occuné de cette recherche trop soigneusement
poui^e l'avoir pas faite avec plaisir ; et ce serait
assurément là chose du monde la plus incroyable
que YHélqîse et VÉmile fussent l'ouvrage d'un
homme qui n'aimait pas les enfants.
Je n'eus jamais ni présence d'esprit , ni facilité-
de parler; mais, depuis mes malheurs, ma langue
et ma tête se sont de plus en plus embarrassées:
l'idée et le mot propre m'échappent également, et
rien n'exige un meilleur discernement et un choix
d'expressions plus justes que les propos qu'on tient
aux enfants. Ce qui augmente encore en moi cet
embarras est l'attention des écoutants, les interpré-
tations et le poids qu'ils donnent à tout ce qui part
d'un homme qui , ayant écrit expressément pour
les enfants, est supposé ne d«K)ir leur parler que
par oracles : cette gêne extrSne, et Finaptitude
que je me sens me troiible , me déconcerte , et je
serais bien plus à mon aise devant un monarque
d'Asie que devant un bambin qu'il faut faire ba-
biller.
Un autre inconvénient me tient maintenant plus
éloigné d'eux, et, depuis mes malheurs , je les vois,
toujours avec le même plaisir, mais je n'ai plus avec
eux la même familiarité. Les enfants n'aiment pas
la vieillesse : l'aspect de la nature défaillante est
hideux à leurs yeux ; leur répugnance que j'aper-
çois me navre, et j'aime mieux m'abstenir de les
caresser que de leur donner de la gêne ou du dé-^
NEUVIÈME PROMENADE. 4l3
goût. Ce motif , qui n'agit que sur les âmes vrai-
ment aimantes, est nul pour tous mA docteurs et.
doctoresses. Madame Geoffrin s'embarrassa^tofort
peu que les enfants eussent du plaisir avec elle,
pourvu qu'elle en eût avec eux; mais, pour moi,
ce plaisir est pis que nul ; il est négatif quand il
n'est pas partagé; et je ne suis plus dans la situa-
tion ni dans l^ge où je voyais le petit cœur d'un
enfant s'épanouir avec le mien. Si cela pouvait
m'arriver encore, ce plaisir, devenu plus rare, n'en
serait poyr moi que plus vif : je l'éprouvais bien
l'autre matin par celui que je- prenais à caresser
les petits du Soussoi, non-seulement parce que la
bonne qui les conduisait ne m'en imposait pas beau-
coup, et que je sentais moins le besoin de m'é-
couter devant elle, mais encore parce que l'air jovial
avec lequel ils m'abordèrent ne les quitta point,
et qu'ils ne parurent ni se déplaire ni s'ennuyer
avec' moi.
Oh! si j'avais encore quelques moments de pu-
res caresses qui vinssent du cœur, ne fât-ce que
d'un enfant encore en jaquette, si je pouvais voir
encore dans quelques yeux la joie et le contente-
ment d'être avec moi, de combien de maux et de
peines ne me dédommageraient pas ces courts mais
doux épanchements de mon cœur! Ah! je ne serais
pas obligé de chercher parmi les animaux le regard
de la bienveillance, qui m'est désormais refusé
parmi les humains. J'en puis juger sur bien peu
d'exemples, mais toujours chers à mon souvenir :
en voici un qu'en tout autre état j'aurais oublié
4l6 LES UÉVEfllES.
Un dimanche nous étions allés, ma femme et
moi, dîner à la porte Maillot : après le dîner nous
traversâmes le bois de Boidogne jusqu'à la Muette ;
là, nous nous assîmes sur l'herbe à l'ombre en at-
tendant que le soleil fût baissé, pour nous en re-
tourner ensuite tout doucement par Passy. Une
vingtaine de petites CUes, conduites par une ma-
nière de religieuse, vinrent, les unes s'asseoir, les
autres folâtrer assez près de nous. Durant leurs
jeux, vint à passer un oublieur avec son tambour
et son tourniquet, qui cherchait pratique : je vis
que les petites filles convoitaient fort les oublies,
et deux ou trois d'entre elles , qui apparemment
possédaient quelques liards , demandèrent la per-
mission de jouer. Tandis que la gouvernante hésitait
et disputait, j'appelai l'oublieur et je lui dis : Faites
tirer toutes ces demoiselles chacune à son tour,
et je vous paierai le tout. Ce mot répandit dans
toute la troupe une joie qui seule eût plus que
payé ma bourse, quand je l'aurais toute employée
à celffti
Comme je vis qu'elles siempressaient avec un
peu de confusion, avec l'agrément de la gouver-
nante je les fis ranger toutes d'un côté, et puis
passer de l'autre côté l'une après l'autre, à mesure
qu'elles avaient tiré. Quoiqu'il n'y eût point de
billet blanc, et qu'il revînt au moins une oublie à
chacune de celles qui n'auraient rien, qu'aucune
d'elles ne pouvait donc être absolument mécon-
tente, afin de rendre la fête encore plus gaie, je
dis en secret à l'oublieur diiser de son adresse or-
^
"%
* NEUVIÈME PROMENADE. 4l7
dinaire en sens contraire, en faisant tomber autant
de bons lots qu'il pourrait, et que je lui en tien^
drais compte. Au moyen de cette prévoyance, il y
eut près d'une centaine d'oubliés distribuées, quoi-
que les jeunes filles ne tirassent chacune qu'une
seule fois; car là-tlessus je fus inexorable, ne vou-
lant ni favoriser des abus, ni marquer des préfé-
rences, qui produiraient des mécontentements.
Ma femme insinua à celles qui avaient de bons lots
d'en Élire part à leurs camarades, au moyen de
quoi te partage devint presque égal, et la joie plus
générale.
Je priai la religieuse de tirer à son tour, craignant
fort qu'elle ne rejetât dédaigneusement mon offre ;
elle l'accepta de bonne grâce, tira comme les pen-
sionnaires, et prit sans façon ce qui lui revint. Je
lui en sus un gré infini, et je trouvai à cela une
sorte de politesse qui me plut fort, et qui vaut
bien, je crois, celle des simagrées. Pendant toute
cette opération, il y eut des disputes qu'on porta
devant mon tribunal; et ces petites filles, venant
plaider tour-à-tour leur cause, me donnèrent oc-
casion de remarquer que, quoiqu'il n'y en eût
aucune de jolie, la gentillesse de quelques-unes
faisait oïd^lier leur laideur.
Nous nous quittâmes enfin trés-contcnts les uns
des autres, et cet après-midi fut un de ceux de ma
vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de
satisfaction. La fête, au reste, ne (ut pas ruineuse :
pour trente sous qu'il m'en coûta tout au plus, il
y eut pour plus de cent écus de contentement;
B. XVI. ifr 37
1
1
4ao LES r:êveries. ^
sorte de plaisir pouvait-on prendre à voir des trou-
peaux d'hommes avilis par la misère, s'entasser,
s'étouffer, s'estropier brutalement, pour s'arra-
cher avidement quelques morceaux de pains d'épice
foulés aux pieds et couverts de boue ?
De mon côté, quand j'ai bien réfléchi sur l'es-
pèce de volupté que je goûtais dans ces sortes d'oc-
casions , j'ai trouvé qu'elle consistait moins dans
un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir
de voir des visages contents. Cet aspect a pour
moi un charme qui , bien qu'il pénètre jusqu'à mon
cœur, semble être uniquement de sensation. Si je
ne vois la satisfaction que je cause, quand même
j'en serais sûr, je n'en jouirais qu'à demi. C'est
même pour moi uni plaisir désintéressé, qui ne
dépend pas de la part que j'y puis avoir. Car, dans
les fêtes du peuple, celui de voir des visages gais
•
m'a toujours vivement attiré. Cette attente a pour-
tant été souvent frustrée en France, où cette na-
tion, qui se prétend si gaie, montre peu cette gaieté
dans ses jeux. Souvent j'allais jadis aux guinguettes^
pour y voir danser le menu peuple ; mais ses danses
étaient si maussades, son maintien si dolent, si
gauche , que j'en sortais plutôt contristé que ré-
joui. Mais à Genève et en Suisse , où le rire ne
s^évapore pas sans cesse en folles malignités, tout
respire le cofatentement etla gaieté dans les fêtes. La
misère n'y porte point son hideux aspect. Le &s te n'y
montre pas non plus son insolence. Le bien-être,
la fraternité, la concorde, y disposent les cœurs
à s'épanouir, et souvent, dans les transports d'une
NEUVIEME PROMENADE. ^iï
i
innocente joie , les inconnus s^accostent , s'embras-
sent, et s'invitent à jouir de concert des plaisirs
du jour. Pour jouir moi-même de ces aimables
fêtes , je n'ai pas besoin d'en être. Il me suffît de
les voir ; en les voyant, je les partage; et, parmi
tant de visages gais*, je suis bien sûr qu'il n'y a
pas un cœur plus gai .que le mien.
Quoique ce ne soit là qu'un plaisir de sensation ,
il a certainement une cause morale, et la preuve
en est que ce même aspect, au lieu de me flatter,
de me plaire , peut me déchirer de douleur et d'in-
dignation , quand je sais que ces signes de plaisir et
de joie sur les visages des méchants ne sont que
des marques que leur malignité est satisfaite. La
joie innocente est la seule dont les signes flattent
mon cœur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le
navrent et l'affligent, quoiqu'elle n'ait nul rapport
à moi. Ces signes, sans doute, ne sauraient être
exactement les mêmes, partant de principes si dif-
férents : mais enfin ce sont également des signes
de joie, et leurs différences sensibles ne sont as-
surément pas proportionnelles à celles des mou-
vements qu'ils excitent en moi.
Ceux de douleur et dfe peine me sont encore
plus sensibles , au point qu'il m'^est impossible de
les soutenir, sans être agité moi-même d'émotions
peut-être encore plus vives que celles qu'ils re-
présentent. L'imagination, renforçant la sensation ,
m'identifie avec l'être souffrant, et me donne sou-
vent plus d'angoisse qu'il n'en sent lui-même. Un
visage mécontent est encore un spectacle qu'il
4aa LES RÊVERIES. '^
m'est impossible de soutenir , surtout si j'ai lieu de
penser que ce mécontentement me regarde. Je ne
saurais dire combien l'air grognard et maussade des.
valets cjui servent en rechignant m'a arraché d'écus
dans les maisons où j'avais autrefois la sottise de
me laisser entraîner, et où Iqs domestiques m'ont
toujours fait payer bien chèrement l'hospitaUté
des maîtres. Toujours trop affecté des objets sen-
sibles , et surtout de ceux qui portent signe de plai-
sir ou de peine , de bienveillance ou d'aversion, je
me laisse entraîner par ces impressions extérieures,
sans pouvoir jamais m'y dérober autrement que
par la fuite. Un signe , un geiste , un coup d'œil
d'un inconnu, suffît pour troubler mes plaisirs,
ou calmer mes peines. Je ne suis à moi que quand
je suis seul; hors de là, je isùis le jouet de tous
ceux qui m'entourent.
Je vivais jadis avec plaisir dans le monde, quand
je ne voyais dans tous les. yeux que bienveillance,
ou, tout au pis, indifférence dans ceux à qui j'é-
tais inconnu ; mais aujourd'hui qu'on ne prend pas
moins de peine à montrer mon Visage au peuple
qu'à lui masquer mon naturel , je ne puis mettre
le pied dans la rue sans m'y voir entouré d'objets
déchirants. Je me hâte de gagner à grands pas la
campagne; sitôt que je vois la verdure, je com-
mence à respirer. Faut-il s'étonner si j'aime la so-
litude ? Je ne vois qu'animosité sur les visages des
hoptmies , et la nature me rit toujours.
Je sens pourtant encore, il faut l'avouer, du
plaisir à vivre au milieu des hommes tant que
■ ^
NEUVIÈME PROMENADE. /^^^
mon visage leur est inconnu. Mais c'est un plaisir
qu'on ne me laisse guère. J'aimais encore ^ il y a
quelques années, à traverser les villages, et à voir
au matin les laboureurs raccommoder leurs fléaux,
ou les femmes sur leur porte avec leurs enfants.
Cette vue avait je ne sais quoi qui touchait mon
cœur. Je m'arrêtais quelquefois, sans y prendre,
garde, à regarder les petits manèges de ces bonnes
gens, et je me sentais soupirer sans savoir pour-
quoi. J'ignore si l'on m'a vu sensible à ce petit
plaisir, et si l'on a voulu me l'ôter encore; mais,
au changement que j'aperçois sur les physionomies
à mon passage, et à l'air dont je suis regardé, je
suis bien forcé de dbinpi^endre qu'on a pris grand
soin de m'ôter cet incognito. La même chose m'est
arrivée d'une façon plus marquée encore aux In-
valides. Ce bel établissement m'a toujours inté-
ressé. Je ne vois jamais, sans attendrissement et
vénération, ces groupes de bons vieillards qui
peuvent dire comme ceux de Lacédémone,
Nous ayons été jadis
Jeunes, vaillants , et hardis.
Une de mes promenades favorites était autour
de l'Ecole nûlitaipe, et je rencontrais avec plaisir
çà et là quelques invalides qui, ayant conservé
l'ancienne honnêteté miUtaire , me saluaient en
passant. Ce salut, que mcm cœur leur rendait au
centuple, me flattait, et augmentait le plaisir que
j'avais à les voir. Comme je ne sais rîea cacher de
ce qui me touche, je parlais souvent des invalides,
. 1.
4!i4 ^^^ RÊVERIES.
et de la façon dont leur aspect m'affectait. Il n'en
fallut pas davantage. Au bout de quelque temps
je m'aperçus que je n'étais plus un inconnu pour
eux, ou plutôt que je le leur étais bien dava^tage9
puisqu'ils me voyaient du même œil queoâdt le
public. Plus dJlikQnnéteté , plus de salutations. Un
air repoussant^ «n regard farouche, avaient succédé
à leur première urbanité. L'ancienne franchise de
leur métier ne leur laissant pas comme aux autres
couvrir leur animosité d'un masque ricaneur et
traître, ils me montrent tout ouvertement la plus
violente haine; et, tel est l'excès de ma misère,
que je suis forcé de distinguer dans mon estime '
ceux qui me déguisent lemoÊÊl^nr fîireur.
Depuis lors je me promène avec moins de plai-
sir du coté des Invalides : cependant, comme mes
sentiments pour eux ne dépendent pas des leurs
pour moi, je ne vois jamais sans respect et sans
intérêt ces anciens défenseurs de leur patrie : mais
il m'est bien dur de me voir si mal payé de leur
part de la justice que je leur rends. Quand, par
hasard, j'en rencontre quelqu'un qui a échappé
aux instructions communes, ou qui, ne connais-
sdnt pas ma figure, ne me montre aucune aver-
sion^ l'honnête salutation de ce seul là me dédom-
mage du maintien rébarbatif des autres. Je les
oublie pour ne .m'occuper que de lui , et je m'i-
magine qu'il a une de 3es âmes comme la mienne ,
où la haine ne saurait pénétrer. J'eus encore ce
plaisir, l'année dernière, en passant l'eau pour
m'aller promener à l'île aux Cygnes. Un pauvre
NEUVIÈME PROMENADE. 4^5
vieux invalide, dans un bateau, attendait coitipa-
gnie pour traverser. Je me présentai; je dis au
batelier de partir. L'eau était forte et la traversée,
fut longue. Je n'osais presque pas adresser la pa-
role à^'invalide , de peur d'être rudoyé et rebuté
comme à l'ordinaire ; mais son ,^, honnête me
rassura. Nous causâmes. Il me pranït homme de
sens et de mœurs. Je fus surpris et charmé de son
ton ouvert et affable. Je n'étais pas accoutumé à tant
de faveur. Ma surprise cessa , quand j'appris qu'il
arrivait toi^t nouvellement de province. Je compris -
qu'on ne lui avait pas encore mpntré ma figure et
donné ses instructions. Je profitai de cet incognito
pour converser quisHJjbs moments avec un homme,
et je sentis, à la douceur que j'y trouvais, combien
la rareté des plaisirs les plus communs est capable
d'en augmenter le prix. En sortant du bateau , il
préparait ses deux pauvres liards. Je payai le pas-
sage , et le priai de les resserrer, en tremblant de le
cabrer. Cela n'arriva point; au contraire, il parut
sensible à mon attention , et surtout à celle que
j'eus encore, comme il était plus vieux que* moi, de
lui aider à sortir du bateau. Qui croirait que je
fus assez enfant pour en pleurer d'aise ? Je mou-
rais d'envie de lui mettre une pièce de vingt-quatre
sous dans la main pour avoir du tabac; je n'osai
jamais. La même honte qui me retint m'a souvent
empêché de faire de bonnes actions, qui m'auraient
comblé de joie, et dont je ne me suis abstenu qu'en
déplorant mon imbécillité. Cette fois, après avoir
quitté mon vieux invalide, je me consolai bientôt
4^6 LES RÊVERIES.
enpenss^nt que j'aurais, pour ainsi dire, agi contre
mes propres principes, en mêlant aux choses hon-
nêtes un prix d'argent qui dégrade leur noblesse
et souille leur désintéressement. Il faut s'empres-
ser de secourir ceux qui en ont besoin ; mais, dans
le commerce ordinaire de la vie, laissons la bien-
veillance naturelle et l'urbanité faire chacune leur
œuvre, sans -que jamais rien de vénal et de mer-
cantile ose approcher d'une si pure source pour
la corrompre ou pour l'altérer. On dit qu'en Hol-
lande le peuple se fait payer pour vous dire l'heure y
et pour vous montrer le chemin : ce doit être un
bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi
des plus simples devoirs de l'humanité.
J'ai remarqué qu'il n'y a que l'Europe çeule où
Ton vende l'hospitalité. Dans toute l'Asie on vous
loge gratuitement. Je comprends qu'on n'y trouve
pas si bien toutes ses aises; mais n'est-ce rien que
de se dire : Je suis homme et reçu chez des hu-
mains ; c'est l'humanité pure qui me donne le cou-
vert ? Les petites privations s'endurent sans peine j
quand le cœur est mieux traité que le corps.
'YV*-
DIXIEME PROMENADE.
Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a
précisément cinquante ans de ma première coa-
naissance avec madame de Warens. Elle avait vingt-,
huit ans alors , étant née avec le siècle. Je n'en avais
DIXIÈME PROMElVAIIt.
pas encore dix-sept *, et mon tempérament naissant,
mais que j'ignorais encore, donnait une nouvelle
chaleur à un cœur naturellement plein de vie. S'il
n'était pas étonnant qu'elle conçût de la bieqveil-
lauce pour un jeune homme vif, mais doux et mo-
deste , d'une figure assez agréable , il l'était encore
moins qu'une femme charmante, pleine d'esprit et
de grâces, m'inspirât, avec la reconnaissance, des
sentiments plus tendres, que je n'en distinguais
pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce pre-
mier moment décida de moi pour toute ma vie ,
et produisit, par un enchaînement inévitable, le
t3ste de mes jours. Mon ame , dont mes
/aient point développé les plus pré-
iltés , n'avait encore aucune forme
Elle attendait, dans une sorte d'impa-
oment qui devait la lui donner, et ce
;céléré par cette rencontre, ne vint
s sitôt; et, dans la simplicité de mœur$
;ion m'avait donnée, je vis long-temps
our moi cet état déhcieux, mais rapide,
et l'innocence babitentJe même cœur,
: éloigné. Tout me rappelait à elle : il
'enir. Ce retour fixa ma destmée, et
encore avant de la posséder, je ne vi-
l'en elle et pour elle. Ah ! si j'avais suffi
Lssagc, joint à quelques autres faciles à remarquer
nadea précédeules , li.xe la date de la composîtian de
rapportent à In fin de 1777 ou au commencement
le dixième Promenade en parliculier qui eut lieu
1
4^6 LES RÊVERIES.
enpenss^nt que j'aurais, pour ainsi dire, agi contre
mes propres principes, en mêlant aux choses hon-
nêtes un prix d'argent qui dégrade leur noblesse
et souille leur désintéressement. Il faut s'empres-
ser de secourir <:eux qui en ont besoin ; mais, dans
le commerce ordinaire de la vie, laissons la bien-
veillance naturelle et l'urbanité faire chacune leur
œuvre , sans *qué jamais rien de vénal et de mer-
cantile ose approcher d'une si pure source pour
là corrompre ou pour l'altérer. On dit qu'en Hol-
lande le peuple se fait payer pour vous dire l'heure y
et pour vous montrer le chemin : ce «doit être un
bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi
des plus simples devoirs de Illumanité.
J'ai remarqué qu'il n'y a que l'Europe ^ule où
Ton vende l'hospitalité. Dans toute l'Asie on vous
loge gratuitement. Je comprends qu'on n'y trouve
pas si bien toutes ses aises ; mais n'est-ce rien que
de se dire : Je suis homme et reçu chez des hu-
mains ; c'est l'humanité pure qui me donne le cou-
vert ? Les petites privations s'endurent sans peine ,
quand le cœur est mieux traité que le corps.
v^
DIXIEME PROMENADE.
. Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a
précisément cinquante ans de ma première cou-
naissance avec madame de Warens. Elle avait vingt—
huit ans alors , étant née avec le siècle. Je n'en avais.
DIXIÈME PROMENADE. 4^7
pas encore dix-sept*, et mon tempérament naissant,
mais que j'ignorais encore, donnait une nouvelle
chaleur à un cœur naturellement plein de vie. S'il
n'était pas étonnant qu'elle conçût de la bienveil-
lance pour un jeune hoïnme vif, mais doux et mo-
deste , d'une figure assez agréable , il l'était encore
moins qu'une femme charmante , pleine d'esprit et
de grâces , m'inspirât , avec la reconnaissance , des
sentiments plus tendres, que je n'en distinguais
pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce pre-
mier moment décida de moi pour toute ma vie,
et produisit, par un enchaînement inévitable, le
destin du reste de mes jours. Mon ame , dont mes
organes n'avaient point développé les plus pré-
cieuses facultés, n'avait encore aucune forme
déterminée. .Elle attendait , dans une sorte d'impa-
tience, le moment qui devait la lui donner, et. ce
moment, accéléré par cette rencontre, ne vint
pourtant pas sitôt; et, dans la simplicité de moeur^
que l'éducation m'avait donnée, je vis long-temps
prolonger pour moi cet état délicieux, mais rapide,,
où l'amour et l'innocence habitent Je même cœur.
Elle m'avait éloigné. Tout me rappelait à elle : il
y fallut revenir. Ce retour fixa ma destinée, et
long- temps encore avant de lappsséder, je ne vi-
vais plus qu'en elle et pour elle. Ah! si j'avais suffi,
* Lorsque Rousseau écrivait ceci , il avait donc plus de soixante-
cinq ans. Ce passage , joint à quelques autres fiiciles à remarquer
dans les Promenades précédentes , fixe la date de la oompositjon de
ces Rêveries qui se rapportent à la fin de 1777 ou au commencement
de 1778 , et de cette dixième Promenade en particulier qui eut lieu
le la avril 1778. ,
4^6 LES RÊVERIES.
en penss^nt que j'aurais, pour ainsi dire, agi contre
mes propres principes, en mêlant aux choses hon-
nêtes un prix d'argent qui dégrade leur noblesse
et souille leur désintéressement. Il faut s'empres-
ser dé secourir <:eux qui en ont besoin ; mais, dans
le commerce ordinaire de la vie, laissons la bien-
veillance naturéfle et l'urbanité faire chacime leur
œuvre, sans 'que jamais rien de vénal et de mer-
cantile ose approcher d'une si pure source pour
là corrompre ou pour l'altérer. On dit qu'en Hol-
lande le peuple se fait payer pour vous dire l'heure ,
et pour vous montrer le chemin : ce «doit être un
bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi
des plus simples devoirs de llinimanité.
J'ai remarqué qu'il n'y a que l'Europe çëule où
Ton vende l'hospitalité. Dans toute l'Asie on vous
loge gratuitement. Je comprends qu'on n'y trouve
pas si bien toutes ses aises ; mais n'est-ce rien que
de se dire : Je suis homme et reçu chez des hu-
mains ; c'est l'humanité pure qui me donne le cou-
vert ? Les petites privations s'endurent sans peine,
quand le cœur est mieux traité que le corps.
%<'*>^%<'*>^^<>'»^»»%/»<v%/v^%/'fc^<%/%/^««^t/^m/>/^%.^%/%/^%/>>^r%«%/^%<^%i'%^^^»»/<»m/mi^<^i^i%'*<^^'%.'»»
^/%'^^^%t'
DIXIEME PROMENADE.
Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a
précisément cinquante ans de ma première coa-
naissance avec madame de Warens. Elle avait vingt-
huit ans alors , étant née avec le siècle. Je n'en avais
DiXlÈMlL PROMENADE. 4^7
pas encore dix-sept*, et mon tempérament naissant,
mais que j'ignorais encore, donnait une nouvelle
chaleur à un cœur naturellement plein de vie. S'il
n'était pas étonnant qu'elle conçût de la bienveil-
lance pour un jeune hoïnme vif, mais doux et mo-
deste, d'une figure assez agréable, il l'était encore
moins qu'une femme charmante , pleine d'esprit et
de grâces , m'inspirât , avec la reconnaissance , des
sentiments plus tendres, que je n'en distinguais
pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce pre-
mier moment décida de moi pour toute ma vie ,
et produisit, par un enchaînement inévitable, le
destin du reste de mes jours. Mon ame , dont mes
organes n'avaient point développé les plus pré-
cieuses facultés, n'avait encore aucune forme
déterminée. Elle attendait , dans une sorte d'impa-
tience, le moment qui devait la lui donner, et ce
moment, accéléré par cette rencontre, ne vint
pourtant pas sitôt; et, dans la simplicité de moeurç
que l'éducation m'avait donnée, je vis long-temps
prolonger pour moi cet état déUcieux, mais rapide,
où l'amour et l'innocence habitent Je même cœur.
Elle m'avait éloigné. Tout me rappelait à elle : il
y fallut revenir. Ce retour fixa ma destinée, et
long- temps encore avant de la posséder, je ne vi-
vais plus qu'en elle et pour elle. Ah! si j'avais suffi
* Lorsque Rousseau écrivait ceci , il avait donc plus de soixante-
cinq ans. Ce passage , joint à quelques autres Êiciles à remarquer
dans les Promenades précédentes , fixe la date de la oompoaitjoi^ de
ces Rêveries qui se rapportent à la fin de 1777 ou au commencement
de 1778 , et de cette dixième Promenade en particulier qui eut lieu
le la avril 1778.
4^8 ' LES RéVERIRS.
à son cœur, comme elle sufEsait au iniai! quels
paisibles et délicieux jours nous eussions coulés
ensemble ! Nous en avons passé de tels ; mais qu'ils
ont été courts et rapides , et quel destin les a suivis \
Il n'y a pas de jours où je ne me rappelle avec joie
et attendrissement cet unique et court temps de
ma vie où je fus moi pleinement^ sans mélange et
sans obstacle , et où je puis véritablement dire avoir
vécu. Je puis dire à peu près comme ce préfet dû
prétoire qui, disgracié sous Vespasien, s'en alla
finir paisiblement ses jours à la campagne : « J'ar
« passé soixante et dix ans sur la terre, et j'en ai
« vécu sept *. » Sans ce court mais précieux espace ,
je serais resté peut-être incertain sur moi; car,
tout le reste de ma vie , facile et sans résistance ,
j 'ai été, tellement agité , ballotté , tiraillé par les pas-
sions d'autrui, que, presque passif dans une vie
aussi orageuse, j'aurais peine à démêter ce qu'il y
% du mien dans ïna propre conduite, tant la dure
nécessité n'a cessé de s'appesantir sur moi. Mais ,
durant ce petit nombre d'années, aimé d'une femme
pleirie de complaisance et de douceur, je fis ce que
je voulais faire, je fus ce que je voulais être, et, par
l'emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons
et de son exemple, je sus donner à mon ame, en-
core simple et neuve, la forme qui lui convenait
Ce n'est pas sons Vespasien , mais sous Adrien , qu'eut lieu la
disgrâce de ce préfet qui s'appelait Similis. Rousseau lui-même rap-
porte ce fait dans la troisième de ses quatre grandes Lettres à Ma-
lesherbes ; et nous ayons fait remarquer la singulière erreur qu'il y
commet à cette occasion. Voyez ci - devant , la note de la lettre m à
M. de Malesherbes. (Note de M, PeiitaînJ
DIXIÈME PROMENADE. 4^9
daviantage et qu'elle a gardée toujours. Le goût de
ta soUtude et de la contemplation naquit dans mon
cœur avec les sentiments expansifs et tendres faits
pour êttre son aliment. Le tumulte et le bruit les
resserrent et les étouffent; le calme et la paix les
raniment et les exaltent. J'ai besoin de me recueillir
pour aimer. J'engageai maman à vivre à la cam-
pagne. Une maison isolée , au penchant d'un vallon ,
fut notre asile, et c'est là que, dans l'espace de
quatre ou cinq ans, j'ai joui d'un siècle de vie et
d'un bonheur pur et plein , qui couvre de son
charme tout ce que mon sort présent a d'affreux*
J'avais besoin d'une amie selon mon cœur ; je la pos-
sédais. J'avais désiré la campagne; jel'a vais obtenue.
Je ne pouvais souffrir l'assujettissement ^; j'étais
parfaitement libre, et mieux que libre; car, assu-
jetti par mes seuls attachements, je ne faisais que
ce que je voulais faire. Tout mon temps était rempli
par des soins affectueux, ou par des occupations^^
champêtres. Je ne désirais rien que la continuation
d'un état si doux; ma seule peine était la crainte
qu'il ne durât pas long-temps, et cette crainte, née
de la gêne de notre situation , n'était pas sans fon-
dement. Dès-lors je songeai à me donner en même
temps des diversions sur cette inquiétude, et des
ressources pour en prévenir l'effet. Je pensai qu'une
provision de talents était la plus sûre ressource
contre la misère, et je résolus d'employer mes loi-
' Cest cet amour de rindépendance qui lui rendit insupportable
l'idée de n'être plus chez lui, et lui fit refuser les retraites qu'on lui
offrit à diverses époques de sa vie.
43o LES r:êveries.
sirs à me mettre en état, s'il était possible, de
rendre un jour à la meilleure des femmes l'assis-
tance que j'en avais reçue
FIN DES RÊVERIES.
ECRITS
EN FORME DE CIRCULAIRES.
I.
DÉCLARATION
Relative à différentes réimpressions de ses ouvrages.
Lorsque J. J. Rousseau découvrit qu'on se ca-
chait de lui pour imprimer furtivement ses écrits
à Paris, et qu'on affirmait au public que c'était
lui qui dirigeait ces impressions j il comprit aisé-
ment que le principal but de cette manœuvre était
la falsification de ces mêmes écrits, et il ne tarda
pas, malgré les soins qu'on prenait pour lui en
dérober la comiaissance, à se convaincre par ses
yeux de cette falsification. Sa confiance dans le hr
braire Rey ne lui laissa pas supposer qu'il partici-
pât à ces infidélités , et en lui faisant parvenir sa
protestation contre leis imprimés de France, tou-
jours faits sous le nom dudit Rey, il y joignit une
déclaration conforme à l'opinion qu'il continuait
d'avoir de lui. Depuis lors il s'est convaincu aussi
par ses propres yeux, que les réimpressions de
Rey contiennent exactement les mêmes altérations,
suppressions, falsifications que celles de France,
et que les unes et les autres ont été faites sur le
même modèle et* sous les mêmes directions. Ainsi
srr-
432 ÉCRITS
ses écrits , tels <qu'il les a composés et publiés ,
n'existant plus que dans la première édition de
chaque ouvrage qu'il a faite lui-même , et qui de-
puis long-temps a disparu aux yeux du publie, il
déclare tous les livres -anciens ou nouveaux , qu'on
imprime et imprimera désormais sous son nom,
en quelque lieu que ce soit, ou faux ou altérés,
mutilés et falsifiés avec la plus cruelle malignité ,
et les désavoue , les uns comme n'étant plus son
ouvrage, et les autres comme lui étant faussement
attribués. L'impuissance où il est de faire arriver
ses plaintes aux oreilles du public, lui fait tenter
pour dernière ressource de remettre à diverses per-
sonnes des copies de cette déclaration , écrites et
signées de sa main , certain que si dans le nomliiEe
il se trouve une seule ame honnête et générettàe
qui ne soit pas vendue à l'iniquité , une protesta-
tion si nécessaire et si juste ne restera pas étoufifée,
et que la postérité ne jugera pas ^êk sentiments
d'un homme infortuné sur des livres défigurés par
ses persécuteurs.
Fait à Paris, ce ^3 jpmvier 1774-
J. J. Rousseau*.
* Cette espèce de protestation en forme fl*avis circulaire , sans titre
i)i suscription, et dont il paraît que Roasseau a fait lui-même d'assez
nombreuses copies, était donnée par lui à tous ceux qu'il pouvait
croire disposés à le servir. Quatre de ses copies autographes ont
passé par nos mains , et ont été trouvées dans les papiers du comte
Dnprat , avec les trois lettres au même comte qu'on trouvera dans
la Correspondance. Ce qui prouve que Rousseau ne se contentait pas
de donner ces copies lai-même^ et qu'il en avait confié
%
^
r.N FORME DE CÎRCUL \TRKS. ' 4^3
'il.
A TOUT FRANÇAIS
AIMANT ENCORE, LA JUSTICE ET LA VÉRITÉ.
Français! nation jadis aimable et douce, qu'êtes-
vous devenus? Que vous êtes changés pour un
étranger infortuné, seul, à ventre merci ^ sans ap-
pui; sans défenseur, mais qui n'en aurait pas be-
«.u comte Dupraty et sans doute à d'autres encore, pour qu'ils les
distribuassent à ceux qiie l'avis pouvait intéresser.
Nous avons èru long-teiftps cette protestation tout-à-fait inédite »
ne Vaymt vu^ dans aucune édition de» OËitvres de Rousseau» et nous
l'avions indiquée comme telle à M. i^in» qui l'a insérée dans son
édition (i 817) à la suite des Confessions. Mais indépendamment de
3 que! Rousseau nous apprend» Uii^n Ane dans le troisième de ses
klogùes^ qu'elle a été imprimée de son vivant, nous l'ayons lue
depuis dans la f^ie de Rousseau qu'a publiée en 1789 M. de Bar-
ruel-Beaitvert. H y déclare (p. 5 a) tenir cet écrit de M. le chevalier
de Cilinères.
Les lecteurs pourront demander maintenant ce qu'il faut penser
de cet écrit en lui-même , et si ia protestation qu'il contient , si ex-
presse , si formelle » a au moins quelque fondement. Elle s'espliqne
facilement, ce nous semble, par un fait que rapporte, dans son
jévertissemeut, l'éditeur du recueil des i^omances de Roasseau , gravé
et publié en 1781. « M. Rousseau, dit-il, n'ayant pas chez lui un
« seul exemplaire de la Nouvelle HKoïse, on la lui prêta, tirée de la
m Collection d* Amsterdam ^ '773. Il trouva cette édition prétendue
« originale , mutilée et falsifiée , et la corrigea toute de sa main. •
Cette partie de la CoUediond* Amsterdam ûe pouvait être qu'une réim-
pi^ssion de la Nouvelle Héloïse, conforme à l'édition première ,
Alite à Paris en 1761 , et datas laquelle effectivement on avait fait un
asaez grand nombre de suppressions, réimpression à laquelle on
a^aitsans doute adapté, comme cela se faisait constamment alors,
un titre portant Amsterdam ^ ^17^* Rousseau dut être la dupe de
cette supercherie, et en tirant toutes les conséquences que la dispo-
sition de son esprit à cette époque ne le portait que trop à admettre
sans examen , Û écrivit aussitôt la protestation qu'on vient de lire.
. Note de téditmH de M. L^rt.
R. XVI. 28
la
434 ÉCRITS
soin chez un peuple juste; polir un homme sans
fard et sans fiel, ennemi de l'injustice, mais patient
à Tendurer, qui jamais n'a fait, ni voulu, ni rendu
le mal à personne , et qui , depuis quinze ans ,
plongé, traîné par voua dans la fange de l'opprobre
e.t de la diffamation , se voit , se sent charger à
l'envi d'indignités inouïes Jusqu'ici ^armi les hu-
mains, sans avoir pu jamais en apprendre aumpins
la cause ! C'est donc là votre franchise > voti:iB dou-
ceur, votre hospitalité! Quittez ce vieux nom de
Francs^ il ddit trop vous faire rougir. Le persé-
cuteur de Job aurait pu beaucoup apprendre de
ceux qur vous guîdeilt dans l'art de i*ên(h^ -un
mortel malheureux. Ils vous ont persuadé, je n*eh
doute pas, ils vous ont prouvé même, comme cela
est toujours facile en se cachant de l'accusé , que
je méritais ces traitements indignes y pires cent
fois que la mort. En ce cas, je dois mé résigi/fer;
car je n'attends, ni ne veux d'eux, ni de tous,
aucune grâce ;,inais ce que je veux et qui m'est du
tout ail inoins, après. une condamnation si cruelle-
et si infamante , c'est qu'on m'apprenne ' enfin
quels sont mes criities,*et comment et par qili j'ai
été jugé.
Pourquoi faut-il qu'un scandale aussi public
soit pour moi seul un mystère impénétrable? A
quoi bon tant de machines, de ruses, de trahi-
isons, de mensonges, pour cacher au coupable ses
crimes, qu'il doit savoir mieux que personne, s'il
est vrai qu'il lésait cpmmis?*^Que si, pour' des
raisons qui me passent , persistant à tn'ôter un
.♦♦
EN FORME DE CIRCULA.IRES. 4^5
droit* dont on n'a privé jamais aucunxriminel , vous
ayez résolu d'abreuver le reste de mes tristes jours
d'angoisses; .de dérivions, d'opprobres, sahs vou-
loir que je sache pourquoi, sans daigner écouter
mes griefe , fties plaintes , mes raisons, sanô me per-
mettre même de parler *; f élèverai au ciel, pour
toute défense, \jj\ cœur sans fraude, et des mains
pures* de tout mal, lui demandant, nom,' peuple
cruel, qu'il me venge et vous punisse (ah! quHl
éloigne de vous tout. malheur et toute erreur!),
mais qu'il ouvre bien tôtà ma vieillesse un meilleur
asile, oih vos otttrages rie m'atteignent plus.
P. S. Français, on vous tient dans un délire qui
ne cessera pas.de mon vivant. Mais quand je n'y
serai phis, que l'accès sera passé, et que yotre-ani-
mosité , cessant j^'être attisée , laissera l'équité na-
turelle parler à vos cœurs, vous rçgarderez mieu;&^
je l'espère, à tous les faits, dits^ écrits, que l'on
m'attribue en se cachant de moi très-soigneuse-
^ Quel homme de bon sens croira jamais qu'une aussi criante ylo- <
lation de la loi naturelle et du droit des gens puisse avoir pour prin-
cipe une vertu ? S'il est permis de «d^ouilfer un mortel de son état
d'homme , ce ne peut être qu'après l'avoir jugé , mais non pas pour
le juger. Je vois beaucoup d'ardents exécuteurs, mais je n'ai point
jiperçu de juge. Si tels sont les préceptetf-d'équité de la philosophie
mod^ne, malheur, sous ses auspices, nu faible innocent et simple;
donneur et gloire aux intrigants cruels et rus^.
^ De bonnes raisons doivent toujours être écoutées , surtout de Li
part d'un accusé qui se défend, ou d'un opprimé qui se phiint; et,
si je n'ai rien de solide à dire, que ne ihe liû^-t-oD parler en li-
berté? Ce^ le plus sûr moyen de décrier tout-à-fait ma cause, et de
justificiT pleinement mes accusateuhi. Mais, tan) qu'oîh: m empêchera
de paidei* , ou qu'on refusera de m'entendre» qui pourra jamais, «ans
témérité , prononcer que je n'avais Vien à dire ?. N .
a8.
^
436 ÉCRITS
ment , à tout ce qu'on vous fait croire de ndon ca-
ractère, à tout ce qu'on vous fait faire par bonté
pour moi. Vous serez alors bien surprâ; et, nlbins
contents de vous que vous ne. l'êtes, vous trou-
Terez, j'ose vous te prédire, la lecture de de billet
plus intéressante qu'elle ne peut vous paràftre
aujourd'hui. Quand enfin ces messieurs, 'couron-
nant toutes leurs bontés, auront publié là vié-de
IHnfbrtuné qu'ils auront fait- mourir de douleur ,
cettè vie impartiale etfidèle qu'il»préparént depuis
long-tenips avec taïSt de Secret et de soin; avant
que d'ajouter foi à leur dire et àf leurs preiwes,
vous rechercherez , je m'assure , la source de tant
de zèle , le motif de tant dé peines , la conduite
surtout qu'ils eurent envers moi de mon Vivant. .
Ces recherches bien faites, je consens, je le dé-
clare, pmisque vous voulez me juger sans m'en-
tendçe, que vous jugiez entre eux et moi sur leur
propre producticMi. '
III.
MÉMOIRE
É6rit au mois de février 1777, et depuis lors iremis oa montré à
diirerses personnes '.
I -
Ma femme est malade depuis long-temps, et le
progrès de son mal, qui,la met hors d'état de soi-
gner son petit ménage, lui rend les soins d'autrui
' Entre autres dans le mois de juin 1778 au chevalier de Fia*
manyille , qui à son retour d'Ermenonville fit voir ce m(éflioire h.
M. Corancez. •
EN FORME DE CI^CUI^AIRES. 4^7
nécessaires à eUe-iAêine quand elle est forcée à
garder son lit. Je Tai jusqu'ici gardée et soignée'
dans toutes ses malacjies; la vieillesse ne me per-
met plus le Hi^êiçe service : d'ailleurs le ménage y
tout petit qu'il est^ ne se £sût pas. tout seul; il faut
se pourvoir au-dehor^ des choses nécessaires à la .
subsistance ,. et .les préparer ; il faut maintenir là'
propreté dans la maison ^ . Ne pouvant rempli^
seul tous ces soins, j*ai été forcé, pour y pourvoir y
d'essayer de donner une servante^ à ma femme.
Dix. mois d'expérience m'ont fait sentir- l'insuffi-
sance et les inconvénients inévitables et intolé-
râbles de cette ressource dans une position pareille
à \ii nôtre. Réduits- à vivre absolument seuls, ^ei
néanmoins hdrs d'état de nous passer di^ service
d'autrui , il. ne ngus reste , ^ans les infirniités et Far
bandon, qu'un. seuJ TOoyen de soutenjpr nos vieux
jours, c'est de prier ceux qui disposent de nds
destinées de vouloir bien disposer aussi de nos per*
sonnes, et nous. ouvrir qu^ue aaile où nou^ puisr
sions subsister à nos frais, mais exempts d'un trar
vail qui désormais passe nos forces ; et de détails et
de serins, dont nous n^ sommes plus capables. '
Du reste, de quelque façon ^ qu'on me- traite,
qu'on me tienne en clôture formelle, ou en appa-^
rente liberté, dans un hôpital, ou dans un désert,
avec des gens-doux ou durs , faux ou francs ( si de
ceux-ci il en est encore ) , je consens à tout, pourvu
qu'on rende à ma femine les soins que son état
■ ■
* ^ Mon inconcev^le situadoxi, dont personne h'à ri4ée, pas même
ceux qui m'y ont réduit, me force d'entrer dans ces détails.
438 KCRITS
exige, et qu'on me donne le couvert, le vêtement
le. plus simple, et la nourriture la plus sobre jus--
qu'à la fin de mes jours, sans que je ne sois plus
obligé de me mêler de rien. Nou^ donnerons pour
cela ce que nous pouvons avoir d'argent, d'effets
6t de rentes ; et j'ai lieu d'espérer que cela pourra
suffire daiis des provinces où les denrées sont à
bon marché, et dans des maisons destinées à cet
usage, où les ressources de l'économie sont eon*
nues et pratiquées, surtout en me soumettant^
comme je fais de bon cœur , à un régime propor-
tionné à mes moyens. ■ \
Je crois ne rien demander en ceci qui, dans une
aussi 'triste situation que la mienne, s'il en peut
être, se refuse parmi les humains ; et je^ suis même
bien sur que cet arrangement, loin d'être oné-
reux à ceux qui disposent de mon sort, leur vau-
drait des épargnes considérables et de soucis et d'ar-
g<ènt. Cependant l'expérience que j'ai du s]FStème
qu'on suit à mon éganj me fait douter que cette
ÊiveUr me soit accordée : mais je me dois de la de-
âaànder; et, si elle m'est refusée, j'en supporterai
plus patiemment dans ma Vieillesse les angoisses
de ma situation en me rendant le témoignage d'a-
voir fait ce qui dépendait de moi pour les adoucir.
■»-*•■ M «î -
' ■ -. % t..
EN FORME DE CIRCTILAIRES. ,439
ly.
FRAGMENT
TroûTé parmi les papiers de Jean-Jacques Rousseau. -
Quiconque v^ans ucgënte nécessité , sans aJSbires
indispens^hl(as,9 recherche, et ïnéme jusqu'à i'im*
portunitéf in homme dont il pense mal, sans
vouloir s'échircir avecJUii de lâ justice ou de l'in-
justice du jugement qu'il en .porte, soit qu'il se
trompe ou non dans ce jugement, est lui-même
un homme dont il £aut mal pen^r.
Cajoler un homme prés^t et le diffamer absent
est certainement, la duplicité d^pn traître.» et vrai-
semblablement la manœuvre d'un imposteur.
Dire en.jse cachant d'un homme pour le diffa-
mer,-que c'çst par ménagenoient pour h;^i qu'on ne
veut pas le confondre , c'est fairç un mensonge
non moins inépte.que lâche. La diffamation étant
. Je pire des maux civile eJt celui dont les effets sont
les plus terribles, s'il était vrai qu'pii voulût mé-
nager cet honune , on le <;pnfondrait ,^ on le mena-
. cerait peut-être de le diffamer, mais on n'en ferait
rien. On lui reprocherais spn crime en particulier
en le cachant à tout le monde ; mais le dire à
tout le monde en le cachant à lui seul , et feindre
encore de s^intéresser à lui , est le ràffinementde la
haine , le comble de la barbarie et de la noirceur.
Faire l'aumône par supercherie à quelqu'un mal-
gré-lui ,: n'est pas , le .servir , c'est l'avilir; ce n'qst
44o^ ÉCRITS
pas un actt^ de bonté, c'en est un de malignilé,
surtout si., rendant l'aumône mesquine, inutile ^
mais bruyante, et inévitable à celui qui en est Tob^
jet, on fait discrètement en sorte que tout le
monde en soit instruit, excepté Jui. Cette fourbe*'
rie est non-^seulement cruelle, loaiâ basse. En se
cou^vrant du masque de là bienfaisance, elle t^-
bille en vertu la méchanceté ^ et, pa^r^ç^tre^up y
en ingratitude, l'indignation de rhoid{|IE${li;putragé>
Le don est ufk contrat qui suppo^ .toujours le
consentement des -deu]^ parties. Un opn fait par
force ou par ruse, ét'qvi n'est p^sticcepté , est i^ii
vol. Il est tyranttique , il est* horrible de vauloir
faire en trahisoit Un devoir de la recoan^issunce à
celui dont ^n a mérité la haine %X daof, ou est jus^
tëment méprisé. •
L'honneur ;étant*plùS' précieux, et plus ùnpor-^
tant que la Vie, eit rien ne la rendant plus à charge
que la perte' d^ l'honneur, il n'y a aucun cas pos*-
sible où il soit permis dé cacher à cçlui qu'on dit
feune, non plus qu'à celui ^u'on punit de mort,-
raccùsation , r#dcusatÇur%l ses preuves. L'évidence
luémé est soiunise à cette indispensable loi : cai> si
toute la ville avak yii *iy3i homme en assassiçiér un »
autre, encore ne feraitKm'poiïitinotrrir Taccusésans
l'interroger et l'entendre : autrement il n'y aurait
phis de sûreté pour personne, et la- société s'é-^
croulerait par ses fondements. Si cette loi sacrée
est sans exception, elle e^t aussi sans abus, puis^
que toute l'adresse d'un accusé ne peut eihpecher
qu'un délit dénoontré ne continue, à l'être ^ ni te
EN FORME DBGlRGULAIftES. 44^
garantir en pareil cas d'être convaincu : mais sans
cette conviction Féyidence ne peut exister. Elle
dépend essentiellement des réponses de l'accusé ,
du de son silence , parce qu'on ne saurait présu-
mer que des ennemis , ni même des indifférents^
donneront aux preuves du déliât la même attention
à saisir Je faible de ces preuves, ni les éclaircïlse-
ments qui-telpeuvent détruire, que l'accusé peut
natùrelleijieiaSr y donner l'aiûsi personne n'a droit
de se mettre à, sa place pour le dépouiller du droit
de se défendre en s'en chargeant sans son aveu ;
et ce sera beaucoup même si. quelquefois une dis-
position secrète ne fait pas voir à ces gens, qui
ont tant de plaisir à trouver l'accusé coupable,
cette prétendue éviaejice où lui-même eût démon-
tré rîmposture s'il ayaît été enjtendu.
Il suit de* là que cette-njême jévidence est coùtré
l'accusateur lorsqu'il s'obstine à violer cette loi sa-
crée*; car cette lâcheté d'un accusateur qui met
tout en œuvre pour se cacher de l'accusé , de quel-
que prétexte qu'on la couvre, ne peut avoir d'autre
vrai motif que la crainte de voir dévoiler son im-
posture, et justifier l'innocent. Donc tous ceux
qui , dans ce cas , approuvent les manœuvres de
l'accusateur et s'y prêtent, sont des satellites de
l'iniquité.
Nous soussignés acquiesçons de tout notre cœur
à ces maximes, et croyons toute personne raison-
nable et juste tenue d'y acquiescer.
^ •
I
PRECIS
^ «
DES CIRCO'NSTANOES
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU ,
DEPUIS L*£P0Q1}E OU IL A T£EMI]^£ SBS CONFESSIONS
JUSQftJ*A SA MORT *. . '
^
Pendanè le séjour de Rousseau daias la ^incipauté de Neu-
châtel , il s*éleva des troubles , à son occasion , dans la ville de
Genève, r II fut accusé d'eujéifre la cause. Il importe donc de
voir I par l'exaiiuen dés faits , si cette accusation est fondée. Elle
vient d'être renouvtelée avec une inconcevable légèreté par un
auteur fort g^ve^ fort ^irituel , pleih d'érudition , observant
avecfinesise^écrivao't avec feir, n^lant à ses descriptions des
réflexions pncifondeç ; original enfin , et qui le sers^it (!ticore plus
sTI voulait Vôtre un feu illôins. C'est un tel adversaire* que noiis
sommes forcés de réfuter. Nous n'avons rien de mieux à faire
qu'à r^roduire l'accusation çn y répondant par les faits que
nous trouverons dans la correspondance que Jean-Jacques feut
au sujet des troubles de sa patrie. Cette correspondance n^est
pas connue d'un gralid nombre de lecteurs qui préfèrent les
œuvres de Jean-7acques à ses lettres. Le désordre dans lequel
l'es ont présentées les premiers éditeurs en rendait la lecture
fatigante. Cependant ^ quand on attaque, il faut prévoir la dé-
t
. '^ 11 n'est sans doute pas besoin d'avertir que ce n'est ni une iuUe.
.des Confessions, ni un appendice à cet ouvrage, avec lequel ce Précis
ne peut avoir aucune espèce de rapport : mais je crois devoir pré*
venir que j*«i puisé dans la correspondance les propres expressions
de Rousseau , toutes les fois que j'ai pu le faire sans nuire à la forme
^u récif.
444 PRÉCIS
fense; et Fauteur du nouveau P'oyage en Suisse * aurait du con-
sulter, avant d^açpuser Rousseau, les lettres que celui-ci ^vait
écrites relativement aux querelles des Genevois, dans lesquelles
il lui fait si gratuitement jouer un rôle.
Il n'est pas aisé de rendre clair ce qui ne Test pas', et rien
n*est moins clair que le iréqît des dissensions il'iuie yille où se
, croisent les prétentions respectives des gouvernants et'des gon-r
vemés, où la diversité des intérêts change ou déplacé Ij^ ques-
tion, en fait naître une nouvelle qui bientôt estj^mplacée par
une autre. Ici nous sommes obligés , pour éviter les répftétitions ,
d'inviter le lecteur à consulter l'avis qui précède les Lettres de
la Montagne (t. vi ) , dans lequel nous rendons compte de la
constitution de Genève, et des infractions que fit à ses lois le
gouvernement de cette i;épublique %. l'occasion de. Rousseau.
Le parlement de Paris avait condamné Emile ^ Te 9 juin 1769 :
le 18 du même mois, le maf^nUique Conseil' de Genève ioaila
cet exemple, quoique l'ouvrage n'eut, point encore pénétré c|ans
cette ville. Le réquisitoire de M. Joly de fleuri servit, à dé-
faut du livre proscrit, à-cette condamnation. Le Conséit lança
pareillement un décret de prise de corps contre^^fileur. Jif ais
il n'en avait pas le droit ; i( fallait, d'après les lois^ faire çgna.-
. paraître L'auteur pour être ouï et p*ouj: contérer eh consistoiae»
D'ailleurs il n'y avait point de délit comm.is à, Genève, oùi'âaûle
n'avait été ni imprimé ni publié. Telle est la première origine
des troubles qui ne finirent qu'en 1760. On conviendra que
Jean- Jacques est jusqu'ici bien involonfairement compromis^
Épions ses démarches ,et suivons4e fuyant le décret du parle-
ment pour se réfugier en Suisse. l\ arrive à Yverdun le A jirtn. ,
et le 19 il y apprend que, la veille, les magisteats^e Genève^
imitant ceux de Paris ' , le traitaient d/e la même inanière.
^ Voyage en Suisse fait dausles années 18 17, 1818 et 18191 suivi
£un Essai historique sur les^ mœurs et les coutumes de VH^hétie ancienne
et moderne^ par h, Simond^ Huteurdu Voyage d*un F rancis en Angleterre»
a vol. în-8°. Paris, i8aa.
' Cette imitation prouve Tinfluence de Paris sur Gen^e, et' la
crainte que Tune avait de l'autre, ou plutôt du gouvernement fran-
çais. Elle est telle dans cette circonstance, que les magistrats d'une
DE LÀ VIE DE J. J. ROUSSEAU. 44^
Étonné de qette cùnduite , il écrit à celui qui l'en avait informé,
à son ami M. Moiiltou qui, dans sa lettre, ne dissimulait pas
llndignation qu'il éprouvaiit.
Yoici le langage ûue tieAt celui qui, suivant notre voyageur,
veut occuper les cent bouches de la Renommée, et se venger
pariine guerre' civile. «(Cité à coii^araître*, dit Jean-Jacques
« à ^pultou, j'^étais obligé d'obéir, au lieu qu'un décret de prise
« de corps ne m'ordonnant rien , je puis* demeurer tranquille.
« Cg nl^st pas que je ne veuille purger le décret et me rendre
« dans les prisons en temps et lieu, curieux d'entendre ce qu'oh
,«'peut avoir à me dire, car j'avoue que je ne l'imagine pas.
a Quant à* présent, je pense qu'il est à propos décaisser au Con-
« seil le temps de revenir sur lùi-iftéme/et de mieux voir ce
« qu'il a fait. D'ailleurs il serait à craindre que , dans ce mo-
« ipent de chaleur, qu'elques citoyens ne vissent pas sÂns mur-
« mure le traitement qui m'est destiné , eX cela pourrait ranimer
« iie» aigreurs qui doivent rester à jamais éteintes. Mon inten-
« kon nestpas Uejàuer un rôle y mais de remplir mon de\oir,
«Je he puis vous dissimuler, cherMoultou, qile, quelque pé«
«nétré que je soîs'de votre conduite dans cette affaire, /e ne
« saurais V approuver, ïje zèle que vbus marquez ouvertement
« pour mes intérêts fie <me fait aucun bien présent , et me nuit
«beauQoupbpouD l'avenir en vous nuisant à vous-même. Vous
« vous ôtez un crédit que vous auriez employé très-utilement
« pour moi dans un temps plus heureux; Apprenez à louvoyer,
« mon jeune ami , et ne heurtez jamais de front les passions des
ft hommes quand vous voiUez les ramener à la raison. L'envie
. «et la haine contre moi sont maintenant à leur comble. Elles
« diminueront quand, ayant depuis long-temps cessé d'écrire,
«je commencerai d* être oublié du public, et, qu'on ne craindra
république indépendante condamnent un livre sans en avoir aucune
connaissance, et l'auteur sans l'avoir entendu. Berne suivit cet
exemple , toujours sans connaître Emile, « L'équitable et judicieux
« réquisitoire de -M. Joly de Fleuri, dit Rousseau dans sa lettre du
«21 juillet, à madame dci Luxembourg, a produit tous ces effets; il
«.a donné une telle horreur pour mon livre, qu'on ne peut se ré-
e soudre à le lire. >
446 PRÉCIS
« plus de moi la vérité. Alors , si je sois eqj(t>re ^ vous me ser-
«virez et Ton vous écoutera. Maintenant, taisez^ËUy respectez
ft la décision des magistrats et l'opinion publique ; ne m'aban-
« donnez pas ouvertement, ce serait une lâcheté : xn»^ pariez
Il peu de moi; n'affectez point de me défendre; écrivez-moi ra-
« rèlihent, et surtout gardez-vous de me venir voir', je vous le
« défends avec toute Tautorité de l'amitié.... Dites à nos iftagis-
« trats que je les respecterai toujours, même injustes, et à tous
« nosr concitoyens que je les aimerai toujours, méirie ingfets'. »
Nous ne ferons point d'observations ni de commentaires : Jean-
Jacques est toujours clair, ^précis, positif, et nous ne conver-
tirions point ceux qui voient dans ce qu'il dit, le contraire de
ce qu'il a voulu dire. Continuons :
Il écrit ail bailli d*Yverdun pour savoir si son séjour anrait
des inconvénients dans le pays, et s'il y peut rester, ayant le
projet de ise rendre dans les prisons de Genève, dès-qu^ilsera
certain que sa présence ne causera aucun tnouJf^le dans sapatfie.
Cependant Moùltoii , croyant que l'amitié lui fdsait un de-
voir de défendre son ami, crut, malgré ses instruttiops, que
^inaction serait 'bonteuse. Il agit donc; du moins les reproches
que lui adressé Rousseau,. le 6 juillet, nous le font présumer.
Dans l'intervalle , un certain nombre de cttoyehs de Genève et
les parents de Jean- Jacques avaient fait des représtotàlîoilis au
sujet de la condamnation illégale dont il était Tobiet.
«Je vois bien, dit Jean- Jacques à son ami, je vois, cher
«( concitoyen, que tant que je serai malheureux ^ vous ne pour-
« rez vous taire.... Je suis aussi fâché que touché de la'démarche
« des dtoyenis dont vous me parlez. Ils ont eru dans cette af-«
« faire avoir leurs propres droits à défendre, sans voir qu'ils
<c ine faisaient beaucoup de mal. Toutefois , si cette démarche
* s!est faite avec la décence et le respect convenables,' je la
« trpuve plus nuisible que répréhensible. Ce qu'il y a de très-
« sûr, c'est que je ne Tai ni sue y ni approuvée ^ non plus que la
« requête de ma famille , quoiqu'à dire vrai, le refu^ qu'elle a pro-
«duit soit surprenant, et peut-être inouï. Plus je pèse tontes les
' Lettre du 2 a juin 176a , à M. Moultou.
DE LA VIE DE J; J. ROUSSEAU. 44?
tt considérations, plus je vaBe confirme dans la résolution de gar-
'( der le plus parfait silence '. >»
Peu de jours après,' Jean-Jacques , étant averti par le bailli
d' Yverdun que le gouvernement de Berne devait le chasser, sur
la demande du Conseil de Génèye, voulant prévenir cette me^
sure , partit d'Yverdun pour se rendre à Motiers-Traver». Sa
situation étant changée , il crut devoir autoriser M. Moultou à
écrire pour sa défense s'il le jugeait à propos, pourvu que ce fût
d'une manière convenable aux deux amis , sans emportement,
sans satires, surtout sans éloges, a¥ec douceur et dignité, avec
force et sagesse; enfin comme il convient à un ami de la
Justice, encore plus que de t opprimé. Il lui annonçait en même
temps qu'il ne voulait point avoir communication de cet ou-
vrage s'il le faisait *.
Voilà, jusqu'à présent, un boute-feu d'une espèce particu-
lière.
Condamné sans être entendu, sans être jugé, pour un ou-
vrage qu'on ne connaissait pas, qu'on n'avait pas eu le temps
de lire; condamné dans un pays parce qu'il l'avait été dans un
autre , il éprouvait et devait éprouver ce sentiment amer que
cause l'injustice des hommes, et qui, presque toujours , est ac-
compagné du désir de se venger, dont tant de gens ont fait le
droit de se faire justice eux-mêmes. Qu'il n'ait pas éprouvé- ce
désir (ce qui paraît peu probable)^ ou qu'il en ait triomphé ^ (ce
que je pense) , toujours est-il qu'il ne s'est pas vengé : car ce n'est
point une vengeance que la. réponse. qu'il fit aux Lettres de la
Campagne, Aùns lesquelles on l'attaquait personnellement. J'at
fait voir dans l'avertissement qui précède cet ouvrage ^, que
' Lettre du 6 juillet 176a, à M. Moultou.
' Lettre du 1 1 juillet 9 au même.
En général il était dans le caractère de Rousseau de ne se veirger
que par une conduite généreuse qui, Jaisant ressortir l'Injustice, ag^
gravait leff' torts de celui qui ravait~ commise; c'est airtsi qu'après
toutes les injure&de Voltaire, il sonscriyit pour sa statue; c'était ainsi
qu'il avaitrcnvoyé la comédie de Palissot , dans laquelle son ancien
ami Diderot était insulté, etc.
^ Tom. vj, pag. i53 , de cette édition.
44s PS'IKCIS
Jean-Jacques usa}^comnie homme d^ lettres, du droit nature que
lui donnait l'agression d'un autre homme de lettres : aus^ n'a-
tx^ point contesté ce droit , et les Lettre^ écrits de la JÊf^Utgne
ne furent blâmées de personne sous ce rapport. On les condajiuiay
on les remit au bourreau pou( les lafcérer eules br&ler; mais
c'était parce que l'auteur y reproduisait les mêmes principes et
lès mêmes doctrines consignés dans Emile d^à ccHfdanmé , la-
<déré, brûlé. ify
Jusqu'alors le clergé de la religion réformée ne s'était pas
joint à celui de la- religion catholique, apostolique et romaine;
il avait même reçu Rousseau qui était rentré dans le culte de
ses pères, et le laissait tranquille. Mais quand Iqs Lettres de la
Montagne parurent, il fulmina contre leur auteiir, etteême aHa
plus loin que^e clergé catholique, qui s'était contenté de dé-
fendra la lecture de l'ouvrage qu'il coudamnait '. Lq^ ministres
protestants firent plus; ils agirent contre l'auteur qu'ils auraient
poai de peines cok*porelles sans la protection de Frédérîe, qui
nVntendait pas qu'il y eût dans ses états un autre gouvemenient
qae le sien, ni d'autre justice que celle dont il avait confié ie
soin à ses tribunaux. Mais ils firent persécuter Jean-Jacques
sourdement, n'osant le faire avec éclat, et ne le pouvant d'une
manière légale.
Revenons à la conduite de Rousseau pendant les troubles de
Genève. Non-seulement il n'y prit aucune part ;,mai8 dans tontes
ses lettres sur ce sujet, il exhorte ses amis à la paix, «À faire dés
concessions , à ménager l'amour-propre des magistrats. II ex-
' prime énergiquement le chagrin qu'il éprouve de cçs dissen-
sions. Comme ses amis écoutèrent quelquefois plutôt leur aèle
indiscret et ]eur indignation que ses conseils et la prudence, il
' Le clergé catholique de Strasbourg le traita même avec petitesse,
pendant son séjour dans cette ville, <f où il écrivait , le x 7 novenbre
1765, dans 1^ termes saiyan||: « On ne peut rien ajouter aux paar-
« qws de bienveillance qu'on me.donne ici : ce qui vous êwqp^p&adwti ,
■ est que les gens d'église semblent vouloir renchéjir encore sur. les
« autres. Ils ont Fair de me dire dans leurs manières zDistinguêZ'^ous
m de vos ministres , vous voyez que nous ne pen&ons pas comme eux, m
Lettre à du Peyrou , à la date indiquée.
DE LA. VIE DVJ.J, IIOUSSE4U. /j4ç)
les gounnande et leur exprime la peine ^l^'ils lui causent -
Enfin-, pour ne pas être accusé de les. influencer par sa jprë-
seàce dans lé voisinage de Genève-,' et po^r. ne pas causei; d*oi)3-
brage h ses ennemis, il ç'exile encore et Npart pouc l'Angleterre.
Telle fut sa conduite. Il sefnble qu'elle dût le mettre k l'^ri
du reproche. Mais un homme, comme Rousseau ne pouvais
rien ifaire d'indifférent aux yeux de s.es envieux ou de ses
etanemis, et Toii savait trouyéijpi motif coups^le dai^ son $i-r
lence ou dans son inaction. Comme, à ri>cca[sion de Tnijustice
dont il avait été l'ic^je):., on renouvela toutes -les plaintes et tous
lés sujets de mécontentement contre la république, sa cQp-
damnation ne devint phis qu'une ajffaii'e accessoire» Voilà ce
qu'il fallait cbnnaîtne pour bien comprendre M, Si^ond^ et Ton
a vu comment M. $mond, interprétait la conduife de Rous>
seau (t. VI , p, i53 j^ c!est-àKlire eu supposant q^e, *v vqyafif
sur le point d'être oublié , Rot^seatt tournait sa colère' contre
représentants ht négatifs ,à la fois , coupables , les 14ns comtne
les autres^ de s* occuper J^ autre chose que de lui.'l!.'d moindre
preuve d'une si singulière assertiôp est encore à donner. La cor
1ère de Rpusse^^u fut tellïgfnent concentrée qu'il n'en existe pa9
le. plus faible indice. Il a pris un tel soin de la cacher ) -qu'on ne
cite. même pas un propos 9 pas un mot qui en tlécèle, qui en
fasse soupçonner Texistence. Elle n'en est pas moins incontes-
table, et c'est ainsi que Ton juge l M. Simond n'était pas fait
pour être" l'écho du parti qui subsiste, encore aujourd'hui âs^ns
la patrie de Jean -Jacques. Il répète lijttéralemént ce (|u'on y
dii^t dans le temps des troubles ,' c'est-^i-dire il y a 60 ans ; ce
' qui se disait à Feracy, ce oui, de Ferney , passa bientôt à P*^
ris : c'est-àr^re cet^ phrase, Bousseau veut.qu'oa ne s occupe
que de lui »' phrase qui est devepue un arrct sans appel pour
tous ceux qui jugent in verba magistri, et le nombre eu est
grand. Nou;» ne pouvons 'que i^TO(^<y[\\xeK .l'apparence d'une
preuve de cette accusation, ci^r;pn copvi^dra saps dpute que
ce. p'en est pas upe que le propos d^ ceux qiii ^vaient con-
damné Jean -Jacques; et vqpcjfjé^prc^s n'-etai'a^iûert pas
plus d'importance, ]adopie^.pa^'^¥l]i^^ ce poète
R. XVK 29 "^
■»'.
45o PRÉCIS
aux affidés de Puris , et répandu dans le public {mr ceux-ci.
Nous reviendit>ns sur les dissensions de Génère lorsqu'il sera
qaesûoades négociations qui les terminèrent. La nécessité de
parier de leur origine nous a forcé de remonter à une épO(|ue
antérieure à Tespace de temps compris dans ce précis. Npus ne
nous écarterons plus de Tordre chronologique.
Rousseau , chassé par le gouvernement de Berne qui ne lui
donnait que vingt-quatre heures pour sortir de ses états , partit
devienne le 29 octobre 1765 /ayant le projet de se rendre à
Berlin, en passant par Strasbourg. Il arriva le 4 novembre dans
cett^ dernière ville, où raccueri flatteur qu'il reçut lui fit prolon-
ger son séjour. Les inquiétudes, la fatigue du voyage, l'état de
sa Santé, le mettaient d'ailleurs hors d'état de continuer sa route.
Il avait d'abord des doutes sur la manière dont oft le traite-
rait en France ; « mais si l'oà fait tant que de me chasser , écri-
« vait-il à l'un de ses amis , on ne choisira pas lé temps que je
«suis malade, et Ton s'y prendra moins brutalement que les
« Bernois ' .Ses craintes ne furent pas de longue durée y et bien-
tôt fl eut lieu de se lotier de ses nouveaux hôtes, et de confirmer
le jugement qu'il en avait porté plus d'une fois -en prétendant
que de tous les peuples civilisés , le Français était celui qui
recevait les étrangers avec le plus de bienveillance et d'affa-
bilité.
En effet, on mit dans les attentions dont il fut l'çbjet, de la
recherche et de la délicatesse. Le maréchal de Contades j M. de
Saint-Tictor, lieutenant dé roi de la place; M; de Chastel,
trésorier de la province; le préteur de la ville, M. de Makau ,
lé oomblèi*ent de politesses : on fit jçuer son Devin du vilàige,
et dans les concerts, auxquels il était invité, l'on chantait des
morceaux de cet opéra. On lui donna une fête à l'Hôtel-de-ville.
«L'on ne .peut rien ajouter, écrivait-il ( le 17 novembre!), aux
« marques de bienveillance, d'estime, et même de respect qu'on
« ne donne ici , depuis monsieur le maréchal et les chefs du
« pays jusqu'aux derniers du peuple. Ce qui vous surprendra
« est que les gens d'église semblent vouloir renchérir encore sûr
' Lettre du 4 uovemlire 176$ , à M. dé Lnze.
DK LA. VIK DE J. j'. IIOUSSKAU, 45*
« les autres. Ils ont i'âir de me dire ddns leurs manières: Distih-
« guezr/îous de. vos ministres : vous voyez que néùs ne pbnifon^
npas comme eux, >»
Ou'voit par cette réflexion épigràmmatique qu'il était. blesi^é
de la conduite que Ijes ministres protestants avaient tenue en-
vers lui : conduite bien oppdsée en effet à celle du dergé ca-
tholique qui, en condamnant Emile y ne s'était occupé que dé
l'ouvrage , tandis que la vénérable classe des pasteurs poursui-
virent Fauteur et l'ouvrage, firent brûler le second et brdvêréht
mètne l'autorité de Frédjéric pour forcer le preinîer à soWir du
pay$ ". La cohfonnité de reli^ôii entre. les prêtres protestants
et Rousseau semblait devoir. être un motif d'indulgence : fis
agirent au contraire af ec plus de sévérité que les autres.
Fé'té de tbuf le monde, caressé même, Jean- Jacques était
teàté de tester à Strasbourg. Il écrivait à du Pèyroii, le 17 no-
vembre, pour lui d^rii^fùder ses livres de botaniqucp « Je désiré
« beaucoup, lui dis{iit-il, de faire usage ici de deMx pièces qiii
« sont daîn^ mes papiers : l'une est PygmaUon , et l'autre VÈn-
« gagehient téméraire. Le directeur du spectacle a pour moi
« m ifle attentions : il m'a donné pour mon usage une loge grillée :
« il m'a fait faire, une clef d'une petite porte pour entrer inco-
« gnito : il fait jouer les pièces qu'il juge pouvoir me plaire. Je
« voudrais tâcher de reconnaître ses honnêtetés; et je crois que
» quelque barbouillage de ma façon , bon bû mauvais, lui serait
« utile par la bienveillance que le public a. pour moi, et qui s'est
« bien marquée slu Devin du village. »'
l'ehdant qu'il se disposait à demeurer. à Strasbourg, s'il en
obtenait la permission, il reçut de David Hume les incitations
les plus tendres de se livrer a Ini^ et de le suivre en Angleterre,
où il se chargeait de lui procurer une retraite agréable et trah^
quille. Déjà la comtesse de BoufElerâet ia marquise de Yerdelih
** J'ai rapporté , loin, i de l* Histoire de J, /. Rousseau^ p.••4'3'6^èt•
f cuvantes ,' tous les détails relatifs à la querelle entre lé' pastjïur
Montmollin , ]à vénérable classe , le consistoire de Motiers- et 'Root-
seau, ils ^'appartiennent point à l'époque dont nous retraçons Jes
événements.
29-
1 1*
45îi PRÉCIS
l'avaient , à diverses époques, pressé de choisir ce pays comme
celui où Ton jouissait de plus de liberté. Ce' sont le^ rleux fiâmes
dont il parle à la fin de ses Confessions ^ et quil désigne avec
hûpieur , sans les nommer. Ébranlé par elles, et surtcait par
Milord Maréchal, qui approuvait soin passage en Angleterre,
il fut entièrement vaincu par les instances dû philosophe an-
glais , et répondit à ses invitations en les acceptant. Il le lui an^
■ * ■ *
nonce dans sa lettre du 4 décembre : n je partirai^ lui dit-il ,
« dans cinq o\\ six jours poujr aller me j'eter dans vos bras; c'est
«le conseil de Milotd Maréchal ,. mon protecteur, mon ami,
ftmon père: c'est eelui de madame de'^*'^ (Boufflers},ddnt la
« bienveillance éclairée me guide autant qu'elle me coi^solè ;
<t enfin j'ose dire, c'est celui de mon cœur qui se plaît à devoir
«beaucoup au plus illustre de mes contemporains, dont la bonté
<« surpasse la gloire. » Hume u'était ni le plus ni le n^oins illustre
des contemporains de Kousseau, qui, danâ ses jugements sur
l'historien , passa peut-^tre d'un excès à l'autre. ^ '
Il partit' eu effet de Strasbourg le 9 décembre, étant muni
d'un passeport du ministre, .que M. le duc d'Aumont lui avait
fait avoir, à la prière de madame de Yerdelin. Il arriva le 16
à Pafis , et logea chez madame Duchesne, résolu de garderie
plus parfait incognito y et de ne pas proifiener son bonnet fions
les rues '^i On doit se souvenir qu'il avait adopté le costume ar*
ménien, le seul commode poi\r l'incommodité douloureuse à
laquelle il était sujet. Ce costume lui avait' été envoyé par le
maréchal de Luxembourg à Motiers-Travers ; il ie, porta vers
la fin de 176a, pour la première ibis, et fut obligé, comme
nousallons le voir», de le qii[itter âPatis^. -
Il aurait voulu ne pas séjourner dans la capitale, se montrer
* Lettre du 16 décembre 776$ , à M. de Lu^e.
On peut juger jpar là de la sincérité de Marmontel qui, dans
se» mémoires , met «u nombre des causes de la rupture entre Rous-
yeaii et ses amis , le peu d'attention qne firent ceux-ci à ce costume ;
ce qui piqua Jean-Jacques , qui ne l'avait adopté que pour se singu»
lari.ffir^ suivant Marmontel. Or, la rupture eut lieu à la fin de 1757- ,
et Rousseau nç prît bonnet et cafîetan qo^en T7<^a. Il avait des
moyens plus efficaces et d'un effet plus durable pour se singulariser»
DE LA VJE DE J. J. ROUSSEAU. 4^3
le moins possible, pour né point s' exposer derechef aux dtneH,
aux fêtes y au3ô fatigues de Strasbourg y et dans ses lettres (i6,
1 7 décembre ) il exptime constammeht le désir de partir sans
délai ; mais ses vœux ne furent point secondés par un person-
nage puissant qiii lui portait le plus vif intérêt, par le prinee
de Cônti qui, dès qu'il apprit son retour à Paris, lui fit préparer
un appartement à P hôtel Saint-Simon ^ situé dans renceînle du
Temple ; honneur qu'il ne pouvait se dispenser d'accepter. C'était
d'ailleurs un asile dans lequel il trouvait la sécurité, dont l'arrêt
du parlement ne lui permettait pas de jouir chez la veuve Du-i»
chesne. 11 s'installa, le ao décembre, à l'hôtel. Saint^imon.
« J'ai l'honiieur d'être, écrivait-il le a4 , Thôte de M. le prince
ce de Conti. Il a voulu que je fusse logé et servi avec une ma-
« gnificence qu'il sait biên'fi*être pas de mon goût; mais je com-
« prends que, dans la circonstance, il a voulu donner en cela
« un témoignage public de l'estime dont il m'honore. Il désirait
«beaucoup me retenir tout- à-fait et m'établîr dans un de s^
« châteaux à douze lieues d'ici; mais il y avait à cela une coh-
« dition nécessaire que je n'ai pu me résoudre d'accepter, quoi-
« qu'il ait employé , durant deux jours consécutifs , toute son
« éloquence ) et il en a beaucoup, pour me persuader. »
Le château dont «il est question est Trye, situé près de Gi-
sors , où Rousseau vint habiter \\ son retour d'Angleterre. Il est
probable que la ccinditidn exigée par lej>rince était la sépara-
tion de Jean-Jacques et de Thérèse Le^ Vasseuf : séparation
contre laquelle ont échoué tous ceux qui ont tenté de là faire.
I)ès qu'on le sut au Temple il y fut accablé de visites. Elles
avaient un double motif; la curiosité ou le désir de voir un
personnage célèbre ou singulier, et Tenvie de faire sa cour au
prince à qui l'on croyait plaire en venant voir son hôte. Mais
Rousseau fut bientôt excédé. Le !i6 il écrivait à M. de Luze ,
qui devait l'accompagner jusqu'à Londres : « Je ne saurais,
» monsieur, durer plus long-temps sur ce théâtre public. Pour-
« riez-vous païf charité accélérer un peu votre départ? M. Hume
» consent à partir le jeudi a à midi. Si vous pouvez vous prêter
« à cet arrangement, vous me ferez le plus grand plaisir. » Il
454 pRicis
disait, le a janvier, à son ami du Peyrou : <c Totijours embar-
'( rassé de mes continuelles audiences , je ne puis vous écrire
« gue quelques mots rapideipent, je ne puis trouver un moment
t dans ce toucbîllon de Paris où ie suis entraîné. Je suis ici ,
» 4ans,raon hutel Saint-^Simon,' comme Sanchp dan$ son île de
fc Baratàfia, en représentation toute là journée. J'ai d^ mond^
«( de tous états; depuis l'instant où je me fève, jusqvi'à pfliû q^
«t jç nie couche, et je suis forcé de m'habiller en public. Jç ql'^
«jamais tapt souffert, mais heur^usef^ent cela va finir. « Lors-
qu'il sortait sur les boulevards, la foulé se pressait sur ses pa^ ,
attirée ^aps doutç par le çostjime arménien qui suffisait ppjjff
fixer l'attention du peuple à une époque ou Ton ti'avi(i| fiuçpx^
réveillé nî'se^s ps^ions ni ses intérêts. Ce fut alors qqç p.oi|s-
seau changea dçs costume, mais à son graq^ regrf?t, par la ir^i^on
que noua en avons donnée. lies coixfid^nces qu'il fais^jt à du
I>eyrou sur l'ennui que; lui causait lïi représentation^' pf?l]|Vent
faire apprécier à leur juste valeur les reproches d'q^fectçttiçn
à sa montrer que lui adressent plusieurs cpnteoprporain^ ^. Mais
â n'en paraît pasmoins certain que la. sensation qu'il ca^usa 4p-
t^rmina M. le duc de Choiseul à donner des ordres pour açcé-
lérçrsbn départ*^. L'arrêt du parlement n'était point f évoqué.
Ce fait explique l'ordre du ministre^ et le motive.
J\ importe de noter les circonstances propres à jeter flu jour
,â^r le^ événements qui vont suivre, çt cpnséquemmént d'exai^f-
pjÇT la conduite de ÛayidHume pendant le séjpurd^ Houasean
éms la capitale. Ce fut là qu'ils se virent pour la première ;^is.
Introduit au Temple, David y, fut témoin de l'intérêt ^pie pre-
qa.it à Jean-Jacques le prince de Conti qui , en présence de
l'historien anglais, accablait Rousseau de si grandes' bontés
qu'elles auraient pu passer pour railleuses, s'il eût é^4 rftàins à
plaindre, ouïe prince moins généreux '".. Humç était alors se-*
** Entre autres Grimm, dans sa Correspondance littéraire fyysJpole
et madame du DeRand , dans la leur. •
^ Du moins d'après David Hume, qui le dît dans sa lettre du a fé-
vrier 1767 « adressée d'Edimbourg à madame de Bou£6[ers. ~
' lettre du. 10 mai 1766 , à M. de Hfelesherbeft*
DE LA VIE DE J, J. ROUSSEAU. 4^5
çrétaire d*ambas$ade de lord Hertford. Il avait le projet de se
fixer à Paris, flïtttç des succès qu'il obtenait dans la société,
quoique, au rapport de Grimm , Ufût lourd et n*eû( ni chcUeur ,
ni grâce y ni agrément dans l'esprit^ ni rien qui fût propre à
s'allier au ramage de ces charmantes- petites machines qu'on
appeUe jolies femines 'M. Le rappel de son ambassadeur et
d'autre§ circonstances le forcèrent d'abandonnçr ce projet , et
le firent retourner en Écosçe. ' .
Près de partir pour TAnglfiterre avec Kousseau, David Hume
le vit peu pendant les quinze jours que le premier passa à Pa-
ris ; il en: fut empêché par des affaires et les préparatifs de son
départ. U fréquenta plus particulièrement le$ grands seigneurs
anglais qui se trouvaient alors dans cetle capitale. Dans leur
nombre était le^fils de ce fameux ministre que ses compatriotes
ont, à si juste titre, surnonimé lejoèr^ de la corruption , parce
' qu'il se vantait d'avoir le tarif de toutes les consciences parle-
mentaires, dont il avait acheté le plus grand nombre^ après lés
avoir tontes marchandées. Horace Waipole était malheureuse-
ment doué par«la nature de la. triste faculté de ne voir que les
défauts d'autrui, de ternir les plus belles acdpns par d'odieuses
interprétations, et de ne jamais croire au;bien. Méprisant .les
hommes, et croyant en avoir le .droit -par lès observations qu'il
avait faites sur lui-même, il h^itnaginait rien au-dessus de la
naissance, qu'il cohsidéi'ait comme un mérite suprême, au lieu
de ne voir en çUc qu'un avantage, le seul peut-être qu'on ne
puisse se donner. « Jamais, disait-il, je n'ai pu sentir Rous--
(( seau, parce qu'il cherche à faire regarder la naissance comme
« Teffet du hasard. » ,
L^ seul commerce intime qui put convenir à un homme de
. Ce caractère, était celui d'une femme qui vît le monde avec les
'*" Correspondance, tom. i» p. i ao. Grimm termine sa critique par
cette exclamation, Oli! que nous sommes un drôle de peuple l II en
était lui-méipe une preuve par ses propre» succès , lui » ^étranger ,
long , compassé dans tous ses moi^Yeraents , mettant du hlanç , du
rouge, dégingandé , se peignant les sourcils, et plus .ridicule enfin
que le philosophe dont il se moquait , et qui n'appelait point à son
secoors toutes les ressource! de la toilette^
456 PRÉCIS
mêmes yeiïx, et portât sur là société le. même jugement. Cette
femme n'existait point dons là Grande-Bretàgiie. Elle se. trou-
vait à Paris, «et ce ftit, pour'Walpole, un motif de visiter cette
capitale, et le charme qui fy retint |>lusieurs moi« et Vy. rap-
pela plusieurs fois. L'égoïsme et Feqnui établissaient entre eux
une sympathie qui, rarement troublée, ne le fut que* par les
causçs mêmes qui l'avaient lait naître. Tels furent Horace Wal-
pôle .et la marquise du Deffànd. Tous les deux nous prodiguent,
dans leur correspondance, les couleurs sous lesquelles nous
venons de les peindre. Milord écrivait à la marquise :,« youé
«mesurez Tamitié, Tesprit, tout enfin sur le plus ou moin5
*i d'hommages qu'on voixs> rend- Défaites^vôus, ou, du moins ,
«faites semblant de vous défaire d^ cette toise personnelle.' J|9'
« vous l'ai souvent dit , yous voudriez qu*on n'existât que pour
« vous, et vous rebutez vos dn^is çn leur faisant éprouver Tino^
« possibilité de vous contenter. » La marquise, à son tour, écri-
vait à milord : « Comment est-il possible quç vous ayez autant
<« de sujets de vous plaindre du genre humain ? Vous avez donc
« rencontré des monstres, des hyènes, des crocodiles? Pour
A moi ^ je ne rencontre que des fous, des sots,, des menteurs ,
« des envieux. Montaigne croyait à l'amitié , voilà la diUérenc^
« <ji|i existe entre vous et lui.' .Vous n'observez que pour vous
<¥ moquer, vous ne tenez à rien , vous vous' passez de tout. Eii-%
A fin , rien ne vous est nécessaire ; le ciel en soit béni ! »- '•il'
Toute renoinmée%s blessait également ,' et tous les deux s'en-
tendaient à merveille sur les moyens de détruire le mérite qu'elle
supposai^ La sensation que produisit Rousseau, le bruit qu'il
fit pendant les deux semaines qu'il séjourna dans Paris, né pou-
vaient leur échapper. S'il brillait, c'est qu'il cherfchait l'éclat;
si l'on parlait de lui , c'est qu'il courait après les âpplâiudlsse^
ments. «Telles sont les conjectures que firent Horace, et la
marquise.
Mais cela ne suffisait point à Walpole. £n homme qui avait
fait une étude profonde du cœur humain, il calcula que les
hommages rendus à ^oussea^u devaient irriter l'envie, et qu'elle
accueillerait tout ce qui .serait propre à ternir ces hommages^
DE LA VIE liE J. .1. ROUSSEAU. 4^7
Côtnptant stir elle pour le succès, dédaignant toutes'Ies Conve-
nances, il imagine de prendre lé nom àe Frédéric, et sous ce
nom auguste, il écrivit à Jêan-^ Jacques une lettre insultante, et la
répandit avec les précautions nécessaires pour qu^elle ne fut point
connue de celui à qui elle était adressée. Walpole ne maniait
pas assez bien la |)laisanterie, et n'était pas assez versé dans
notre langue pour faire cette lettre sans secours. Il en eut beau-
coup, et tous les hommes de lettres qu'il consulta furent auùint
d'officieux tout prêts à lui prêter leur plumé. D'Alembért ,
• ^ •
d*Holbach, Nivemois même, qui n'était pas méchant, et plus
encore, Helvétius, le meilleui^ dés hommes, jlui donnèrent
leurs conseils, indiquèrent des corrections et retouchèrent cette
lettre.
Walpole la lut chez lord Ossory, seigneur anglais, dans un
grand dîner où David Hume se trouvait. Celdi-ci propos^ à son
ami l'addition d'une plaisanterîe qui n'était pas l'une des moins
piquantes dé la lettre, il faisait dire par le roi de Prusse à Rous-^
seau : Si- twus persistez à vous creuser l'esprit pour trouver de
nouveaux malheurs, choisissez-les ; je' suis roi; Je puis vous
en procurer au gré de vos souhaits: Je cesserai de vous persé^
euter quand vous cesserez.de mettre' votre gloine k l'être*.
Walpole n'eut garde de repousser un trait qui donnait du ridi-
cule à Jean- Jacques. Il accueillit avec empressement la, propo-
sition de Humé, dont la plaisanterie excita le rire des convives,
et qui convint ensuite qu'elle lui appartenait^'.
*^ A. l'être? persécuté i hardiesse qui n'est point encore passée. en.
usage, et qu*94 ne remarquerait pas , si la lettre n avait été jevue
et corrigée par plusieurs ipembres de l'ficadémie.
^ Dans sa lettre, datée du i6 février 1766, adressée à madame
de Barhantane, Hume s'exprime ainsi : • Dites k madame de BoufBers,
■ que la bleuie plt^'anterie que je me sois permise relativement àla
« prétendue lettre du roi de Prusse, fut faite par môi^à la table de
« lord Ossory. » Il est clair qu'en se la "permettant ^ il ne la laissa poioX
fSedre k d'autres. Mais devait-il s'en perifiettre une seule, dans les rap-
ports .où il se trouvait alors avec Jean-Jacques, et que. lui-même
avait provoqués ? enfin , se l'étant permise , devait-il , comme il l'a
fiiit, la nier et se dire étirangèr au persiflage de Walpole?
458 PRECIS
si David eut pris le pa^'ti de Rop^seaii , au lieu de fournir
des armes contre lui, if n'eût été que juste et conséquent avec
lui-méoie, puisqu'il l'epamenait en Angleterre pour lui trouver
up asile. Sa plaisanterie suppose qu'il croyait que les malheurs
de Sun ami n'étaient qu'imaginaire^ ; pourquoi se charger de
cet ami? et prètendait-41 le soustraire à sou imagination?
Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire de faire remarquer
que la conduite de Hume était peu généreuse. fl\e peut être
jugée avec plus ou moins de sévérité, suivant le degré. de dé^
licatesse , .eii même de iuscepHbilité de celui qiti l'examine , et
pour peu qull soit intéressé dans cette cause, il ne sera rieti
moins que disposé à l'indulgence.
Ces déVails étaient nécessaires poui* l'intelligence des faits. Us
fpBt voir la conduit^ que tenait Q^vid Hume envers oelui qui
s'était jeté dans ses bras.
■ Rousseau , qui ne se doutait pas dé c^ qui se passait , ennuyé
d'une représentation fatigante j pressait le 'départ.
Ce fut quelques jours avant de se mettre en route qu'il vit ,
pour la première fois, une femuieavec laquelle il corresp^m-
dait depuis plusieurs anné^, et dont l'attachement pour Jeao-
Jacques de vint, une véritable passion, madame de Latour-Fran-
qûeville. Jeûne , belle , riche , elle fut mariée à un hoinme
indigne d'elle qui coiùpromit. sa fortune'. Douée d'une Imagina-
ôon ardente et d'une sensibilité profonde, elle lutia Nbuvellé
Héloïse, s'enthousiasma pour Iç roman ^ et bientôt après pour
l'auteur. Désirant de le connaître, elle lui écrivit ^ous lé noin de
Julie y et mit dans sa correspondance un mystère qui réussit.
Jean- Jacques yfut pris, soit qu'il fût touché du sentiment qu'ex-
primait madame de Franquévillè', ou flatté de l'avoir inspiré-;
soit que son attention fût éveillée par la curiosité, il répondit
d'tme manière propre à l'encourager. jJÉm^e n'avait point
encore paru,*et Rousseau jouissait à Montniorend, dans le voi-
sinage et le. commerce du maréchal de Luxembourg, «Tune
tranquillité qu'il croyait durable, parce ^u'il était certain de ne
DE LA Vl£ D£ J. J. ROUSSEAU. 4%
dis <ii^siper l'illusion > voulant éviter d'être comparée à l'cdijet
idéal dont elle avait pris Ije nom, et laisser à'rimagination' du
peintre le soiâ de rembellir. Frappé tout-à-eoup par les lois,
dont il av^it prêché le respect, de précepte et d'exemple, B.pus-
seau partit le 9 juin 1762^ pour la Suisse, et sans avoir vu ma-
dame de Fr^nqueville. Elle continua de lu^ écrire , mais elle
exigea de /ean-Jacques une exactitude (lont il était incapable.
Sa santé, ^es inquiétudes, ses chagrins, n'excusaient pas son
silence. C'était une lettre qu'elle voulait: elle e^ écrivaiJt ^pt
pour en avoir une;, encore était-elle quelquefois. affligeante par
sa sécheresse, ou son laconisme. Mais n^dame djp Fi^anqueville
^é se décourageait pas.; eHe^ aimait nûeux des reproches que
l'oubli. Qpand elle apprit qu'il était à Pans, elle voulut le voir.
Dans, une .let|re du 24 décembre;. 1765, Rousseau lui dit qu'il
ne fait point.de visites, par<% qu'fl ne pourrait satisfaire à tous
^s devoirs ea ce genre,- dans I^ peu d^ jouH qiul' doit passer
à F^ris, quç, d'^lleurs, s'il allait lui rendre ses hommages, il
ne sait poipt si eUe pardonna^tiit cette ituUscr'étionà un homme
avec lequel elle ne veut qu une correspondance mystérieuse. Ma-
diame de Franqueville comprit x^ langage, vînt,^t reçue et ne
déplut point, si l'on «n juge, par ces passages d^une lettre que
Rousseau lui écrivit le a janvier 1766 : fc Depuis que jje vous ai
« vue,* j'ai un nouvel intérêt de n'être pas oublié de vousc je
« TOUS écrirai : je désire extrêmement que vo|is m'aimiez, que
« vous ne me fassiez plu$ de reproches,, et encore plus de n'^
« point mériter. Mais il est trop tard pour ra^ corriger de rien :
<tje resterai tel que je suis, et il ne^dépeud pas. plus de moi
(^d'être plus àimab\p, qiie de^cesser de vous aimier.> On verra
par la suite, que niadame de Latour-Franqueville méritait d'éfre
connue du lectelir*
Rousseau partit le samedi 3 janvier 176.6 , avec IVfM. Huuie
et de Luzë. Ce dernier était un négociant dé Neuchâtel, qui
avait, ainsi qpe sa famille, beaucoup d'attacheiiaent pOurJeaur
Jacques. M. de Luze lui en donna une preuve en l'accompa-
gnant à Londres; car bien qu'il eût des affaires dans cette -
capitale, je ne crois pas qu'elles l'y appelassent à cette époque.'
46o PRÉCIS
Ils y arrivèrent le lundi la. Nous sommes obligés de noter les
circonstai|ces minutieuses, quand eUes ont de Tinfluence et
qu'elle^. entrent au nombre des causes qui déterminent quelque
événëoiétlt important C'est pour ce fnotif qu'il' faut s'arrêter
un moment à Roy e avec nos voyageur^. Ils passèrent dans cette
ville !a première nuit qui suivit leur départ. « Tous trois étaient
« couchés dans la même chambre, et David Hume [ qui proba-*'
« blemént rêvait et parlait en donnant ) s'écria plusieurs fois ,
« avec une véhéinence extrême, Je tiens /. /. Rousseau"! » Nous
verrons l'effet que produisit cette exclamation , que Jean- Jac-
ques, lorsqu'il l'entendit, interpréta favorablement.
Ce fut pendant le voyage que David Hume lui paria de la'
lettre de\Walpole ion le voit* dans ce}le que Je^- Jacques écH-
vit à son arrivée à madame de Boufflera K « M. Hume m'a ap-
f( pris , dit-il ù cette dame , qu'il courait à Paris une prétendue
« lettre que' le roi de Prusse m'a écrite. Le roi de Prusse m*a
«( honoré de sa protection la plus décidée ; mais il ne m'a ja-
« mais écrit. .Comme toutes. ces fabricatioi^s ne tarissent point ,
« et ne tariront vraisemblablement pas sitôt, je désirerais ar-
« demnient qu'on voulut bien me les laisser ignorer, et que mes
''Lettre à Malesherbe^ du lo mai 1^66. La mên^e particularité
se i^etrouve dans plusieurs lettres , entre autres ^kns celle du 9 avril
à madame de Boufflers. Je; ne partage pas l'interprétation q[ue Rous-
seau donna dan's la suite à ees paroles prononcées dans un rêve. EUes
prouvent iieulement, à mon avis, que David était flatté de la con-
fiance que lui marquait un homme célèbre, et du rôle qu'il j^ouait
en devenant son protecteur et son appui. Mais j'admets bien moins
encore là ridicule supposa' tidn de l'abbé Morellet qui , dans ses mé*
moires j prétend avecun sérieux 'conique çiie le, reproche vie Rousseau
est copié de Piuiarque, qui raconte que Xersès ayant donné asile à Thé»
mistocle banni d* Athènes ^ en était si transporté qu'il s'écriait en dormant ,
Je le tiens! je le tiens! Dans ces mêmes mémoires, remarquables seù*
ledaent paroles aveux naïfs de l'égoïsme le mieux conditioniné , qui
ta'édiappe qu'à celui qui les fait , Morellet ne parle qu'avec malveil-
lance de Rous$eau ( à qui il devait sa sortie de la Bastille ), et donne ^
d'une insigne mauvaise foi , des preuves que nous relèverons ailleurs.
. ^ * Lettre du 18 janvier 1766, faisant partie des Lettres inédites qvÀ
. ^ler minent V Histoire de la vie^el de^ ouvrages tU J. J, Rousseau^ t. n»
p. 5 16.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. ^Gl
* ennemis en fussent pour les tourments qu'il leur pjaît dé se
« donner sur mon compte^ sanà me le6. faire partager H/pipa jna
« retraite. Puissé-je ne plus rien savQif de ce qui se paàie en
» terre^ferme , hors ce qui intéresse les personnes qui mè soiD\t
n chères ! » Rousseau, qui ne se séquestrait de la* sçciété que
pour i^orer ce qu'on y disait de lui, n'osant prier David Hufne
de né point liii en parler^ voulait lui fairedonnec cet avertisse-,
làent par son amie , qui corr^pondait avec le philosophe an-
glais. Celui-ci ne lui fit qu'une demi-confidence sur o^tte lettre,
à {é. fabrication de laquelle il n'était pas étranger 9 et pluà tard
il éluda les questions de Rousseau sur cet objet. « M.Hupe ,
u dit ce dernier dans une lettre à du Peyrou du 14 mars sui-
« vaut, m'a donné l'adresse de' M. Watpole,.qui part de Paris
n dans un mois , mais par des raisons trop longues à déduire ,
n je voudrais qu'on n'employât cette voie que faute Ab tdute
a autre. On pd'a parlé de la prétendue lettre du roi dé Prusse,
a mais on ne m'avait point dit qu'elle. eût. été répandue par
« M. Walpole ; et quand j'en ai parlé à M:, Hume, il ne m'a dit
« ni oiii,ni non.»
Rousseau croyait que David avait pris des arrangements
d'avancd ou qu'il: kû serait facile d'en prendre de prompts ,
pour abréger son séjour à Londres^ mais il se trompait. Oii
passa plus de deux mois à chercher une retraite. Humé rend
compte de ses démarches pour la trouver. Il emploie M. Ste-
vrard qui devait louer d'un fermier^ur 600 fh. une maison. de
campagne qui en valait quatre mille. D'autres tentatives furent
faites sans résultat : Jean- Jacques alla même passer deux jours
chez le colonel Webb pour conclure un marché^ proposé , mais
dont les conditions ne furent point acceptées. Il n'était pàs^ aisé
dé placer Rousseau d'une manière qui convînt à ses gbûts, à
moins de l'isoler entièrement; ce qui répugnait à ^on patron
( c*est ainsi qu'il appela David Hûme.peqdant quelque temps ),
D^abord on était obligé de le tromper sur le prix de location
qui dépassait la somme que sa fortime, très-bornée, lui per-
mettait d'y consacrer ;pn£^te il fl^lait préiidre des soins infinis
pour lui laisser ignorer cette superclu^rie : enfin Thérèse , qui
\6'JL PRÉCIS
vint le rejoindre , et qui ne plu( à personne , attrait encore été
un obstacle. àSans elle on eût trouvé' mille asiles pour un. On
voulut Fen sépai*er : on Tavait inutilement essayé en France.
Après une longue union , c'eût été une condition rigoureuse ,
mais que le commerce des amis de Jean- Jacques pou vaît adou-
cir. En Angleterre c'était tme barbarie. Dans ce pays , Thérèsb
était plus nécessaire à Rousseau qu'elle n'avait jamais pu Tétre.
Plus, il $e dépaysait., plus il voulait s'isoler, moins il pouvait
sp passer d'elle, ii paraît certain que David contrariait secrète
ment le projet qu'il avait de se con&pier dans une retraite Soi-
gnée de Londres, ^/é l'ai rkis, écrivâit-iLà madame de Bar-
a bantane,y> V ai* mis dans un village situé à six milles , maUs
«il persiste à voulpir. un isolement plus compfet , e.t; il va
« bientôrpartir pour le pays de Galles , malgré tous les 0%^-
« tàcles que j'ai fait neutre contre i'e>eécttti6n de, ce projet **. »
Chiswick est un village embelli par le parc et le chàl^u
du duc de Devonshire^ Rousseau s'y rendît' le 28 janvier, en-
nuyé qu'il étadt- de la vié.qù'oii hii faisait mener dans la capi-
tale. Il y demeura jusqu'au inoment de son départ pour la'
province; de manière qu'il ne passa que quinze jours à Loifidl^s.
Màiis if y reçut , daïi^ ce court ^pace de temps y dé^ homïbagesr
flatteurs* ti fatigants. « Mon ^joijr ici , <îîsait!-il à du Peyrou i
** Cette lettre, datée <îu 16 février 1766 , c'est-àndire aprèH six
«emaines , pendant lesquelles ils avaient pris, tous les deax, Fha-
bîtiide de vivre enseinlije , contient quelques particularités qu*il est
Bon àfi faire connaître. « Après avoir examina Rousseau soqà \owi
m les points , je ^\É maintenant en étaft de le jugera Je vous déclaré
« que je ae connus jamais un komme plus aimable ni plus vertueux^
« U est doux, modeste , aimant , dçsintéressé / doué d'une. sennluJUté
« exquise.. £n lui cherchant des défauts , je n'en trouve point d'an-.
« très qu'une extréiine^impatience , 4^ la susceptibilité , et une dia-
a position à nourrir, contre ses meilleurs amis, d'injustes soupçons.
« Je lien ai cependant aucune preuve; mais ses querelles avec d'ancienat
« amis me le font présumer.- U a dans ses manières une simplicité
«. remarquable. ,- et c'est un véritable enfant dans le commerce xa*
« dinaire. Cette qualité, jointe à une grande sensibilité ,. fait que
« ceux qiii vivent avec lui peuvent le gouverner avec la plus grande
• fiiciliré. » ■
DE LA VIE DR J. J. ROUSSEAU. 463
# ■ • ■
« dftns la lettre du 27 janvier, fait plus de .$ensatit>n que je
« n'aurais pufcroire. M. le prince héréditaire, beaii-frère du
« roi, m'est venq voir, jmais incognito; ainsi, n'en parlez pas. »
Georges III et I9 reine voulant le voir^ il promit d'aller dalis
la loge de Garridi^ et s'y rendit en effet : Hume raconte, à
cette occasion, cpmbien il eût de peine à le séparer de'son^dêle
compagnon doat il était l'esclave^ pour lui faire tenfr sâ pro-
messe. On présume bie6 i^ne, si les princes eurent là curiosité
dé voir l'auteur d'^lmile, beaucoup de. pei^nnages la pact^-
gèrent.' II. fut assailli de. visites.. Il crut étcç^ plus •tranquHlé'-k
Chbwick, maïs iiyfut importuné; par Vextrértt^ affluence.des
€:^/7^ux..( Lettre di} ag fâar^ à M. Codndetv)
Tiraillé de tous, côtés y qtuind il prenait fine résolution ^ oA
conspirait pour la lui faire changer. « Hume lui -annonce' avoir
«( trouvé un seigneur du pays de Galles qui , rlans un vietr^
« monastère où^deâieurè un de ses ferftiijsrs, lui' fait offre
« pour lui d'un logement ^précisément tel qu'il le désire : puis
<r on lui pro^se une Autre h^itation daijïs l'île de Wigbt ; xâàrs
^ le pays est découvert ; les montagnes sont pçMea ; il y a peu
« d'arbres, beaucoup de monde. Tout cela né l'accommode
« pas du tout". » ■ ^ ' *
Sur ces entrefaites arrive, .vers le 10 février, Thérèse Le*
Vasàeur , dont il commençait ^ s'inquiéter. Ëlleviht le joindre
à Chîswick. \ " • - .
Hume avait He projet de faire obtenir à Jeau-Jac^ues une
pension du roi d'Angleterre : mails il ne lé pouvait à son insu'.
11 h)i communique donc ce projet , et Rousseau fait dépendre
soif consentement «de celui de Milord Maréthal qui était Si
Potsdam. Si l'on en croit Hume , le roi désisait que cette af-
faire fût secrète. La. première de. ces conditions exigeait un
certain délai ^ on promit la seconde sans la tenir , et la corres-
pondance de Dàvidf,^ à cette époque, est remplie jde contidences
indlscrèl^es. Un autre projet peut avec celui-là- expliquer la
conduite du philosophe anglais , et l'excuser de l'intentioii
qu'il paraît avoir eue de IrxéF Rt>usseau, soit à.LoDidres, soit
" . " « •
" Lettres des 18 janvier et 6 février 1766.
^64 . piiÉci*s
dans Les »eii virons . Cétjjiit de lui faire iaire dans cf^tte capitale
une édition générale de ses ouvrages y çt de Tengager même
à en augmenter ^ noitibre. Mais Jean- Jacques avait annoncé
bien positivement la ferme dissolution de ne plus écrire. Il re-
nouvela celle d'aller. d^ns- ui^é retraite sUuée loin de la capi-
tale; Cette fois son désir iiit é&ancé pat'ce (qu'il fut mis di-
rectemem en rapport avec un r jcHie propriétaive qui possédait
placeurs -hjSibitations dans là Gran,de*-Bretagne. Il se nommait
M, Davenpo^t 11 proppsa ^ûottiglny fenne située dans le comté
de Derby, k près dkiKn^uf&tie limpi^ de 'Londresv « La maison >
« quoique petite- ,• ^tait, togjeable , bien distribuée:- y fot*t propre ,
« et bâtie à mi-côte, sur le penchant d'un vallon , dont la pepte
« ^ait assezinterrompue pour laissç^ des [MXitinenades de plain-
n piûd >ur la plus belle pelou^, de l'iAiivers.. Au-devant de la
«maison règne une gtande terrasse ^ d'où l'œH suit, dans une
«demi'-circônférencej quelques lieues d'un paysage formé de
« prairies ,' d'arbres , île fermes épairsesr, de maisons pliis ^-
fr'née^j et bordé «^ en forme dé-bajsio, par des.cotefiux étevés
« qui Somené •agréablement la vue. ^ Telle, était. cette retraite
qu'il s'est plu jui-ufième à décrire ".
3f . Davenport n'allait dans cet. nermitage qu'à de longs i|i<«
tervalles, et^n'y passait que peu de temps. Il s'y réservait
d'ailleurs uh , logement. Pour ménagW L'excessive délicatesse
de Jean-^ Jacques, on convint d'un prix 4e location qui fut porté
à trente loui^. Ce marché conclu , Rousseau brâle de se rendre
à HÇoottori pour respirer après tant de fatigues et de courses^
Mais au moment du départ il arrive un incident qui faillit à
tout déranger ^^ M. Davenport 'et Hume louèrent une Vioitiire
et le 'trompèrent su^ le prifec en faisant accroire à Rousseau que
• ■ . ■ , . ■ »
^ Lettre à madame de Laze, du ^ o mai lyôG-,
Il partit pour Wootton le i ^ mars , çt fut quatre jours en route,
voyageant avec les mêmes chevàUx. Pour mieux le tromper , Jlutne
et M. Daveùport avaiei^t fait mettre, dans une feuille publique,
l'avis qui concernait cette voiture de renvoi. Quand Jëan^Jacques
eut découvert la fraude , il put croire dans la suite que les journaux
étaient à la disposition de son^ennemî. '
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 4^5
cette voiture venait des environs de Wootton , et , comme elle
y retournait, que les frais seraient peu de chose. Dupe d'abord^
il s'aperçut bientôt qu'il y avait quelque mystère qu'il ne put
cclaircir avant de se mettre en route. A peine arrivé dans sa
retraite , il écrit à David sur cet incident. « L'affaire de ma
« voiture n^est pas arrangée , lui dit-il , parce que je sais qu'on
« m'en a imposé : c'est une petite faute qui peut n'être que l'ou-
« vrage d'une vanité obligeante^ quand elle ne revient pas
« deux fois. Si vous y avez trempé) |i vous conseille de quitter,
(c une fois pour toutes , ces pètifës ruses 4M|°^ peuvent avoir
«t un bon principe quand elles se tournent en pièges contre la
« simplicité. »
A l'exception de cette leçon miéritée, il remercie Hume
avec effusion dans la première lettre qu'il lui écrit de Woot-
lon. « Vous ne pouvez voir, lui dit-il, tous les charmes que
«je trouve ici: il faudrait connaître lé lieu et lire dans mon
« cœur.. Vous y devez lire au moins les sentiments qui vous re-
« gardent. Si je vis dans cet agréable asile aussi heureux que je-
« l'espère , une des douceurs de ma vie sera de penser que je
« vous les dois. Faire un homme heureux i c'est mériter de l'être.
« Puissiez-vous trouver en vous-même le prix de tout ce que
« vous avez fait pour moi ! Seul , j'aurais pu trouver de l'hospi-
« talité, peut-être , mais je ne L'aurais jamais aussi bien goûtée
«qu'en la tenant de votre amitié. Con^ervez-la moi toujours,
« mon cher patron ; aimez-moi pour moi qui vous dois tan^,
«^ur vous-même-; aimez-moi pour le bien que voCis m'avez
« fait. Je sens tout le prix de votre sincère amitié ; je la dé-
«sire ardemment; j'y veux répondre par toute la mienne, et
« je sens dans mon cœur de quoi 1K)us convaincre un jour
« qu'elle n'est pas sans quelque prix. »
Cette lettre est datée du 22 mars : dans celle du 20 Hume
«st encore le cher patron. «Son hôte est placé selon son goût :
«ilserait peut-^tre plus à s^V^ise, si l'on avait moins d'at-
«tention pour lui : mais les 4piâs d'un aussi galant homme
« que M. Davenport sont trop obligeants pour s'en fâcher ;
« et comme tout est mêlé d'inconvénients dans la vie , celui
R. xvr. ; «y.^ 3o #
#
466 PRÉCIS
« d'être trop bien est nn de ceux qui se tolèrent le plus ai-
A sèment. »
En vingt-quatre heures ces dispositions changent, et le 3i
Jean- Jacques exprime à M. d'Ivemois, l'un de ses corres-
pondants, les doutes les plus injurieux sur le compte de Da-
vid , qu'il accuse d'être lié avec ses plus dangereux ennemis ,
et auquel y s* il n'est pas un fourbe , il aura intérieurement
beaucoup de réparations à faire. Aucune circonstance connue ,
arrivée entre le 29 et le 3 1 mars, ne motive ce brusque chan-
gement. Si quel^^è trait de la.fltàrt de Hume, si quelque ac-
tion nouvelle eussent eu lieu , on l'aurait su plus tard dans les
éclaircissements que donna Rousseau.
Pour expliquer cette subite métamorphose, il faut donc avoir
nécessairement recours au caractère de Jean-Jacques, à l'effet
que produisit la solitude sur son esprit, à une multitude de
rirconstances qui s'offrirent à la fois à sa mémoire, et qui,
de minutieuses qu'elles étaient en elles-mêmes, devinrent par
leur concours «t leurs coïncidences , importantes et graves ;
£nfin à l'influence déplorable de Thérèse , cause sans cesse
agissante et produisant des effets lents mais durables. Sup-
posons une autre compagne qui , au lieu d'aggraver les tristes
dispositions de cette imagination ombrageuse et malade , les
eût détournées d'abord avec adresse, combattues ensuite avec
ménagement, en eût éloigné Les retours, et nous auroiis la
réunion qu'on n'a point encore vue, celle de ^ l'égalité d'hu-
meur et de la confiance, au génie, aux talents, aux plus
beaux dons de la nature, aux qualités les plus rares, comme
aux vertus les plus coûteuses.
On verra par, la suite que ce n'est pas sans motif que je
mets l'influence de Thérèse au nombre des causes qui déter-
minèrent Jean- Jacques à rompre avec David. Jela crois même
la principale j puisque je ne doute point qu'il ne fût en son
pouvoir d'annuler les autres.
Ce n'est pas que je prétende que Hume soit exempt de
reproches. Cependant le plus grave de tous ( celui d'avoir pris
part à la lettre de Walpole) n'est point encore connu de Jeau-^
I • .,
41
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. f{&^
Jacques à Fépoque où nous sommes. C'est donc €omàie s'ît
n'existait point. Il ne tarda pas à le deviner , il est vrai ,
grâce à son tact ordinaire; mais la méfiance guidait ce tact
en cette occasion.
Les soupçons exprimés dans la lettre à M. d'Ivemois ne
pouvaient que croître et prendre racine entre Thérèse et
Rousseau : mais la lettre de Walpole , insérée dans le Saint*
James Chronicle, leur donna bientôt à ses yeux tous les ca««
ractères de la certitude. Il reçut ce journal le 5 ou 6 avril.
Il réclama le 7 pour faire sentir combien on blessait les con^
venances en mettant le Qom de Frédéric au bas d'une lettre que
ce roi n'avait pas écrite. Dès-lors il se rappela que David lui
avait parlé de cette lettre à son arrivée en Angleterre; qu'il
était l'ami d'Horace Walpole, et quand, ^ son tour, il l'avait
questionné, que David avait évité de lui répondre. Nayré de
cette découverte , il épanche.ses chagrips dans une lettre à ma-
dame de BoufBers. « JLsl peine de cœur qu'il éprouve est excès*
« sive : elle trouble sa raison : toutes ses facultés sont dans yn
« bouleversement qui ne lui permettait pas de lui parler d'autre
« chose. » ( Lettre du 9 avril. ) Il devait cette confidence à celle
qui toujours avait pris un vif intérêt à son sort , et qui l'avait
comme déposé entre les mains de David : il la devait encore k
ce digne magistrat, ami et protecteur des lettres, qui depuis a
terminé la carrière la plus hoiiorable par le plus bel exemple
de vertu qu'il soit possible à l'homme de donner.
Ces deux devoirs remplis, fidèle au système qu'il s'était fait
d'oublier les hommes , dont il avait à se plaindre, il y revient,
et reprend le cours de ses occupations; car, à peine dans sa
retraite, il savait en jouir, et goûter les charmes d'une tran-
quillité d'autant plus appréciée que, désirée depuis long-
temps , elle succédait aux tourments d*une vie agitée. Dès les
premiers jours il jetait un coup d'œil rapide sur cette vie , et
disait à l'un de ses amis' "* : « J'ai différé de vous répondre jus-
te qu'au moment oû:;j'arrîverais en lieu de repos» où je. puisse
\t V
^Lettre inédite qui ne se trouve que dans. l'Histoire de J. J. RoiiS'^
seau, tom. ii,p:-5-i9.
3o.
468 PRÉCIS
«respirer. J'en avais grand besoin, je vous jure, et le vofsi-
«nage de Londres m'était aussi importun que Londres
« même.... Me voilà comme régénéré par un nouveau baptême ,
« ayant été bien mouillé en passant la mer. J'ai dépouillé le vieil
« homme, et, hors quelques amis, parmi lesquels je vous compte,
« j'oublie tout ce qui se rapporte à cette terre étrangère qui s'ap-
(t pelle le continent. Les auteurs, les décrets, les livres , cette
« acre fumée de gloire qui fait pleurer, tout cela sont des folies
« de l'autre monde, auxquelles je ne prends plus de part , et
(t que je me vais hâter d'oublier. Je ne puis jouir encore ici des
«charmes de la campagne, ce pays étant enseveli sous la neige ;
« mais, en attendant, je me repose de mes longues courses , je
« prends haleine , je jouis de moi , et me rends le témoignage
« que , pendant quinze ans que j'ai eu le malheur d'exercer
n le triste métier d^homme de lettres , je n'ai contracté aucun
« des vices de cet état * ; l'envie , la jalousie , l'esprit d'intrigue
a ou de charlatanerie n'ont pas un instant approché de mon
« cœur. Je ne me sens pas même aigri par les persécutions , par
«les infortunes, et je quitte la carrière aussi sain de cœur que
« j'y. suis entré. Voilà la source du bonheur que je vais goûter
«dans ma retraite, si l'on veut bien m'y laisser en paix. Les
« gens du monde ne conçoivent pas qu'on puisse vivre' heureux
« et content visr-à-vis de soi, et moi je ne conçois pas qu'on
« puisse être heureux d'une autre manière. De quoi sera-t-on
« content dans la vie si l'on ne l'est pas du seul homme qu'on ne
« quitte point. »
« Je ne suis , disait~il encore dans le même temps , je ne suis
«L jamais moins ennuyé ni moins oisif que quand je suis seul. Il
« me reste , avec les amusements de la botanique, une occupa-
ff tion bien chère, et à laquelle j'aime chaque jour davantage à
« me livrer. J'ai ici un homme qui est de ma connaissance , et
«que j'ai- grsoide envie àe connaître mieux. La société qpe je
« vais lier avec lui m'empêchera d'en désirer aucune autre. Je
« l'estime assez pour ne pas cipaindre une intimité à laquelle il
^11 avait commencé (f écrire en x^^o. H ae Teiîd justice, mais'
il l'avait vendue aux autres , et n'a jamais contesté le m^ite d'antruL
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 4%
« m'invite; et, comme il est aussi maltraité que moi par les
« liofnmes, nous nous consolerons mutuellement de Leurs ou^
« trages , en Usant dans le cœur de notre ami qu'il ne les a pas
« mérités *'. » '
" Cet homme qu'il veut connaître mieux , c'est lui-même; et
l'occupation qui lui plaît chaque jour davantage est sa propre
histoire: ce fut en effet à Wootton qu'il composa les six premiers
livres des Confessions qui se ressentent du calme dans lequel il
les écrivit , de la fraîcheur du local , et qui y sous quelques rap-
ports , diffèrent tant des six derniers. Ce calmé ne fqj; troublé 9
comme nous le verrons, que par l'effet que prodiai^aient sur lui
les lettres qu il recevait.
Nous devons passer rapidem^ent sur quelques circonstances
qui n'ont besoin que d'être indiquées : telles sont, i^ l'affaire
de la pensiou qui fut terminée presque à l'insu de Rousseau. La
condition qu'il avait exigée était remplie ,et Milord Maréchal
venait de donner son consenteoient. Mais Jean- Jacques ne vou-
lait pas devoir à David Hume un service de cette importance^
Il écrivit pour que le projet fut ajourné *. a^ Les arrangements •
pris avec M. Dutens pour la vente deslivres et des gravures qui
appartenaient à Jean-Jacques. 3° Le libelle que Voltaire, heu-
reux, opulent àFemey, fit publier à^Londfes (sous le nom de
Pansophe) coutre Rousseau acc^|^MI^un asile à Wootton.
Revenons à la querelle plus fXieuse que connue, et dans Ip •
récit de laquelle bf^aupoup de faits ont été déiiaturés. C'est par-
•
''I^çtticeà madame de BpufHers, en date du 5 avril 1766.
^ « Je vous dirai seulement un mot sur une pension du roi d*An-
« gleterre dont il a été question , et dont vous m'aviez parlé vous-
« même: je ne vous répondis pas sur cet article , non -seulement à
■ cause du secret que M. Hume exigeait, au nom du Roi^ et que je
« Ihi ai fidèlement gardé jusqu'à ce qu'il lait publié lui-même ; mais
« parce que n'ayant j'amaisi bien compté sur cette pension, je ne vou-
• lai^ vous fiatter pour moi de cette espérance que quand je serais
• assuré de lavoir remplir. Vous sentez que, rompant avec M. Hume,
« je ne pouvais, sans infamie, accepter des bienfaits qui me venaient
■ par lui. » Lettre ^ du Peyrou du 16 août xyGfi-; plus tard elle fut
a<;cordée.
470 PRÉCIS
ticulièrement la question qu*il importe de' bien connaître dans
ce procès pour s*en faire une juste idée. On a toujours crirque
Jean- Jacques avait fait et publié un libelle contre David Humew
Or, il n ai psis publié un seul mot dams cette querelle. Ce pré-»
tendu libelle n* a jamais existé^ quoique Topinion contraire ait
été généralement établie. Nous verrons sur quelle base fragile
elle était appuyée , et quel était ce prétendu Ubelle*
Jean-Jacques eut-il des motifs suffisants pour rompre avec
David Hume, et quelle fut sa conduite quand il eut pris ce
parti? Telle est la double question dont la solution doit se trou-
ver dans l'exposé des faits.
Nous avons déjà laissé entrevoir les motifs. A ce sujet nous
devons faire une observation. Dans des ruptures de cette es-
pèce les vrais juges sont les personnes intéressées^ et Ton est
à la ïolsjuge et partie: circonstance qui doit rendre le juge-
tnent suspect. En effet, il est question de Tamitié que chacun
entend, définit, ou pratique à sa manière, et dont les devoirs
varient au gré des diverses interprétations qu*on lui donne^
* Comment alors s'établir juge entre deux amis qui se brouillent?
èt;'ne faudrait-il pas, ce qui ne se peut jamais, sonder tous les
jreplis du cœur humain?
Il est possible cependant de trouver dans les écrits et dans
. la conduite de RousseaiReMdonnées incontestables sur le prix
qu'il mettait à l'amitié. « SlTy a dans la vie, disait -il **, un
« sentiment délicieux, c'est celui-là. » Il partageait l'opinion
dé Ciçéron sur les droits, les devoirs et les jouissances de
l'amitié ^ , à l'instar de l'orateur romain , il la regardait comme
^ Confessions , liv. v.
^ ■ Haud scio an, excepta sapientiâ, quidquam fnelius homini sit
4t à diis immortalihus datum , hœc ipsa virtqs amicitiam et gignit et
• continet.^.. Amicitia res plurimas continet i quoquô te verteris ,
tt prsestô est : nullo loco excluditur ; nunquam intempestiva, nnn-
« quam molesta ejst. In amicitia nihil fictum ^ nihil sîmulatum ; et
« quidquid in eà est, id est verum et voluntarium. Solem enim è
« mundo tollere videntur, qui amicitiam è yitâ*tollunt : qoà à diis
« immortalibus nihil melius habemus, nihil jacundius. Yirtatam
BE LA VIE DE J. 3, ROUSSEAU. ^'J t
un présent du ciel, et peusait que , toujours compagne de' la
vertu, elle racritait«tous les sacrifices, même celui de la vie.
La défense de son*ami était k 9^^ yeux un rigoureux devoir "*.
Qu'on juge d'après cela ocmbien il dut éprouver d'amer-
tume et d'indignation quand il sut que loin de l'avoir défendu ,
lorsque W^lpole le livrait à la risée publique , David Hume
avait ajouté aux ridicules dont on le couvrait dans la prétendue
lettre de Frédéric! ce fut à ce seul fait quHl rédiuisit tous le»
griefs de David. « Il s'agit de savoir, écrivait-ril ^, quel que soit
«l'auteur de là lettre, si M. Hume en est complice. »
Le fait étant certain , il ne reste plus qu'à connsutre la con-
duite de Rousseau , car nous n'examinerons point la nature du
délie. Que ce soit une injure , (Un outrage , peu importe. On
est toujours obligé de convenir que ce n'est point un service
d'ami, et que David Hume eut mieux fait de ne prendre au-
cune part à la lettre de Walpole , et mieux encore d'empêcher
celui-ci de la faire.
Rousseau suivit le précepte de Caton rapporté par l'ami
d'Atticus , qui en recommande l'exécution : c'est de dénouer
plutôt que de déchirer le lien de l'amitié "". Affecté cruellement,
au point même d'en avoir ses facultés dans un bouleversement
qui nelui permettait pas jde s'occuper d* autre chose ^^ il rend
compte, ainsi que nous l'avons dit, à .madame de Boufïïers
et à monsieur de Malesherbes des motifs qu'il a de rompre
avec David bume : il remplissait un devoir et soulageait son
cœui*. Ces premiers moments passés, il a recours à son remède
« amicitia àdjutrix à naturà data est , non vitiorum cornes. « Ciberoy
de amicitia.
" L'ami d'Attîcus veut même qu'en ce cas on s'écarte un peu du
droit*cheiniii , et qu'on ne s'arrête qu'au moment où l'on rencon-
trerait l'infamie en faisant nn pas de plus. Declir\andum sitde via, modo
ne summa turpittido sequatur, .
Lettre à madame la marquise de Yerdelin , août 1766 La même
question se retrouve danr plusieurs autres lettres.
^ Dissuendae magîs c^am discindend» apiîcitiae. Cicero , de
«micitid.
''Lettre du 9 ettiI 1766.
^^2 PRÉCIS
OFrdinaire ^VoubU des injures ^ et pour Tobtenir \\ se livre à la
botanique, à la rédaction de ses mémoir«s, à la méditation,
aux rêveries, et fait"^ dans la ^ajMH^ Wootton, defeéHflIl^tes
promenades, bien résolu de n^IRus songer à Dmd-ifitattie.
Il y serait parvenu sans celui-ci ^ qui fitassaillir Roinsean^de
tous les côtés dans sa retraite, et lé força, de s'ooctfper de[')aî,
comme nous allons le voir.
Étonné du silence de Jean-Jacques dont il n'entendait plus
parler. Hume lui écrit pour en connaître la cause : Rousseau
lui répond le 23 juin 1766, et, sans rien 'spécifier dans
cette iettre , qui a peu d'étendue , il lui reproche de l'avoir
attiré en Angleterre pour le déshonorer , et lui déclare qu'il ne
vent plus avoir de commerce avec lui, parce que tous les deux
ne doivent plus rien àvdir à se dire. Hume répjîque avec beau-
coup d'énergie et sonmie Jean- Jacques de s'expliquer claire-
ment, et de lui nommer ses accusateurs. Mais, dans la crainte
qu'il avait de né point obtenir d'éclaircissement, il eut recours
à Bl. D^venport , chez qiii demeurait Rousseau. Il s'était formé
une liaison entre les deux hôtes. « I^e maître de la tnàiso^^ écri-
« vait Jean-Jacques à son ami au Peyrou , est un^tîts-galant
« homme, pour qui troi» semaines de séjj||fv» qui! a fait ici avec
« sa famille, ont cimenté l'attachement que seS bons procédés
« m'avaient donné pour lui. Tout ce qui dépend de lui est em-
« ployé pour me rendre le séjour de sa maison agréable ; si ya-
« vais à choisir de nouveau dans toute l'Angleterre , je ne'choisi-
« rais pas d'autre habitation que celle-ci. » David Humé ne pouvait
donc mieux s'adresser. M. Davenport fit promettre à Rousseau
qu'il donnerait l'explication demandée , et , le 10 juillet, il tint
parole.
INous arrivons au fameux libelle, car ce n'est autre chose que
cette lettre volumineuse dans laquelle Jean- Jacques épanche
son cœur, et se délivre du poids qui l'oppresse. Après lui avoir
dit que, « ne vivant j)oint dans le monde, il ignore ce qui s'y
« passe; qu'il n'a point départi, point d'associé, point d'intrigue ;
« qu'il ne lui dit rien; qu'il ne sait que ce qu'Usent; mais comme
A on le lui fait sentir, il le sait bien^ il lui fait Vhistopre des
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 473
« mouvements de son ame, et, traitant M. Hunie en tierce pér-
« soÙDe, il lui annonce qu'il rétablit son propre juge. »
Nous n'entrerons point 4H||Je long détail des réproches faits
à David , parce que cette UpEt se trouvant dans toutes les édi-
tions désœuvrés de Rousseau, le lecteur peut facilement se la
procurer. Une partie de ces reproches reçoit toutp la gravité
de riaoagination de Jean- Jacques*, mais il en reste assez de réels
pour moliver.le parti qu'il avait pris de ne vouloir plus entendre
parler de Hume : car c'est à cet oiibli que se bornait sa vengeance.
Il termine cette longue lettre par de vives instances qu'il
adresse au philosophe anglails pour qu'il se justifie, et comme
cette prière ne fut point écoutée, il importe de la rapporter
afin qu'on juge si elle aurait du l'être. « Je suis, lui dit>il , le
« plus malheu^ux des humains si vous êtes coupable ; j'en suis
« le plus vil si vous êtes innocent. Vous me faites désirer 'd'être
« cet objet méprisable. Oui , l'état où je me verrai prosterné ,
« criant miséricorde, et faisant tout pour l'obtenir, publiant à
o haute voix mon indignité, et' rendant à vos vertus le plus
« éclatant hommage , serait pour mon cœur un état d'épanouis-
« sèment et de joie après l'état d'étouffement et de mort où vous
« l'avez mis. Il ne iQt>reste qu'un mot à vous dire« Si vous êtes
« coupable, ne m'écnvez plus : cela serait inutile, et sûrement
<t vous ne me tromperez pas. Si vous êtes innocent, dai^ez vous
« justifier. Je connais mon devoir, je Taime^t l'aimerai toujours,
« quelque rude qu'il puisse être. Il n'y a point d'abjection dont
« un cœur qui n'est pas né pour elle ne puisse revenir. Encore
« un coyp , si vous êtes innocent, daignez vous justifier : si vous
« ne l'êtes pas, adieu pour jamais. »
Un ami vraiment digne dé ce nom , n'aurait-il pas été tou-
che? Ne $e serait-il pas attendri sur la triste destinée de celui
qui lui devait sa retraite, l'isolement après lequel il avait sou-
piré, des liaisons nouvelles , tous les rapports dont se com[K)sait
soa existence dans un pays étranger dont il ignorait la languç,
les mœurs, les habitudes?.
Humé ne se justifie pas , né répond point ; et faisant des notes
sur cette lettre , il- l'adresse au baron d'Holbach ainsi qu'à
474 PRÉCIS
d'Alçmbert , avec une lettre d'envol dans laquelle il traite Rous.
seau de scélérat. D'Alembert et . Suard traduisent les notes ,
font une préface injurieuse à lepr compatriote, et publient
lettre et notes sous le titre è^ Exposé succinct de la conduite de
M. Hume. Tel est le libelle fait par Jean-Jacques. La socdété du
baron avait répandu la nouvelle de la rupture qui parvint ainsi
aux oreilles de madame de Boufflers , femme aimable , spiri-
tuelle , et d'un sens droit.- Elle était aux eaux de Fougues avec
le prince de Conti. Elle avait déjà reçu trois mois auparavant
une lettre (9 avril) dans laquelle Rousseau lui faisait part de
ses plaintes, de ses soupçons contre celui à qui cette dame
avait confié sa destinée. Il est probable que madame de Bouf-
fiers y fit alors peu d'attention , et qu'elle crut que les nuages
se dissiperaient; mais les bruits qui circulaient de tous côtés,
grâce aux soins des amis de Hume , la tirèrent de sou erreur^
David ne pouvait plus différer de lui rendre compte d'une af-
faire qu'il aurait dû ne confier qu'à elle. Le 16 juillet il lui
écrit une lettre dans laquelle il fait de vains efforts pour dissi-
muler l'embarras qu'il éproijve , et donne de mauvaises excuses
pour pallier des torts réels.
Madame de BoufHers lui répond une lettre remarquable pai:
sa logique , par l'adresse avec laquelle elle combat son amour-
propre, par le soin qu^elle prend d'exagérer même les reproches
qu'âume avait à se faire , afin de le disposer à ^'indulgence
•envers Rousseau. Elle ne finit cette lettre qu'à Paris où elle
trouve à son arrivée de nouvelles preuves de la haine de David
contre Jean-Jacques. C'était une lettre de Hume à d'Alembert ,
que celui-ci avait fait passer à madame de BoufQers pour la
lui communiquer et surtout ^our affaiblir et détruire l'intérêt
qu'elle prenait à Rousseau. Ne doutant poijdit que madame de
Bouffiers ne prit toutes les mesures possibles pour assoupir cette
affaire. Hume ne voulait l'en instruire que lorsqu'un éclat fâ-
cheux produit par ses soins empêcherait cette dame d'arriver
à son but.
« En arrivant à Paris ( dit-elle dans sa lettre ) , j'ai trouvé la
« vôtre à M. d'Alembert, qui l'avà't envoyée chez moi pour que
DE LA VIE DE J, J. ROUSSEAU. 475
«je la lusse. J'avQjie qu'elle m'a surprise au dernier point. Quoi !
« vous lui recommandez d,è la communiquer , nçn-seulement à
<c vos amb dé Paris, dénomination bien vague et bien étendue ,
«mais à M. de Voltaire, avec qui vous avez peu de liaison
« et dont vous connaissez si bien les dispositions ! Après ce
« trait de passion , après tout ce que vous avez <lit et écrit , les
« conseils que je pourrais vous donner servent inutiles. Au reste,
« vous aurez ici un parti nombreux composé de tous ceux qui
« serobt charmés de vous voir agir comme un homme ordinaire.
«( Dans quel dessein les nouvelles informations ''dont vous char-
« gez Mf d*Holbach? Vous n'ayez pas sans doute l'intention de
« rien écrire contre ce malheureux homme qui soit étranger h
« votre cause ? Vous ne serez pas son délateur après avoir été
« son protecteur. De sem))lables examens doivent précéder les
« liaisons et non suivre les ruptures..»
En n'écrivant qu'à David Hume, madame de BoufQers n'au-
rait rempli qu'à moitié le devoir qu'elle s'était imposé. Il fallait
commencer par le philosophe anglais , parce qu'il dépendait
de lui de ne pas mettre le public dans la confidence de cette
rupture qui n'aurait point en effet été connue s'il se fût con-<
tenté de conserver la lettre de Jean-Jacquej et de le plaindre.
Mais,. pour agir de cette manière, il aurait fallu n'avoir aucim
tort à se reprocher.
Madame de BoufHers écrit donc à Rousseau ^ et .tâche de lui
démontrer l'injustice de ses soupçons et l'innocence de David
•
''M. Hume croyait que Je^ihJacqaes avait placé de Targent chez
le banquier Rougemont. Voulant connaître la quotité des fonds,
il fit beaucoup de démarches aqprès de ce banquier^ chez lequel
Rousseau était crédité par du Peyrou , et qui était ou de.vait être
dépositaire des cent louis donnés par Milord Maréchal à Thérèse,
Bien loin d*abuse^,du. crédit, Rousseau n'en usa point. Il renonça
à la pension que lui voulait faire son ami et que d'abord il avait
acceptée.
'^ Le 37 juillet 1766, le surlendemain >de la lettre adressée à
M. Hume. Ces deux lettres également remarquables , sont insérées
textuellement dans \* Histoire de J* J, Rousseau , tom. i , pag. 1 3 1
à 143.
\
476 PRÉCIS
Hume. Celui-ci n'aurait pu rien dire de plus éloquent, ni de
mieux raisonné pour sa cause. Elle témoigne à Jean -Jacques
le chagrin qu'elle éprouve de ce que tous ses amis sont dans la,
consternation et réduits au silence ;^ et le prie instamment de
lui adresser des explications, afin qu'ils sachent comment V ex-
cuser^ et si Von ne peut le disculper entièrement,
. La conduite de madame de Boufflers doit être citée pour
exemple. Prudence, délicatesse, logique pressante, considéra-
tions prises dans l'intérêt de Tamour-propre, devoirs i^ l'a-
mitié, tout fut habilement employé par elle. Si elle ne parvint
pas à opérer une réconciliation que David avait rendue im-
possible, du moins n*épargna-t-elle rien pour l'obtenir; et si
les deux amis celèrent de l'être l'un pour l'autre, elle les con-
serva tous les deux au nombre des siens.
Non content d'instruire le public français par llintermé-
diaire du baron d'Holbach, de d'Alembèrt, et de Voltaire^
M. Hume fait un récit dé sa querelle pour le général Conway ,
ipembre du ministère britannique ; un autre ppur le roi et la
reine d'Angleterre, qui lui conseillent de ne rien publier, à
moins qu'il n'y soit forcé par Rousseau.
MM. Suard et d'Alembert traduisirent, ainsi que nous l'a-
vons dit, les commentaires que David Hume avait mis à la
lettre de Jean- Jacques ; et comme dans ces commentaires il y
avait des injures gratuites, qui ne pouvaient faire de tort qu'à,
celui qui se les permettait, les* deux traducteurs retrimchèrent
ces injures. David les remercie dans une lettre du 19 décembre
d'avoir adouci quelques-unes des expressions dont il s'était
servi en parlant de ce prodige d'orgueil et de férocité: autres
expressions qui, probablement, ne lui parurent pas avoir be-
soin d'adoucissement. U Exposé succinct^ ^ titre sous lequel pa-
* Je possède un exemplaire de la première édition. Voici le titre :
Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M, Hume et
M, Rousseau y avec les pièces justificatives, Londres, 1766, petit in- 8^
dç 137 pages, sans compter la préface. Cet Exposé se compose
d'un récit de M. Hume et des lettres de Rousseau» commentées par
ce philosophe. Les traducteurs terminent leur préface , et M* Hume
son récit par une contradiction. Les premiers disent ^i«Va livrant' sa
>'Ji«
•r
DE Lk VIE DE J. Je ROUSSEAU. 477
rat le Factum de David, eut tout le succès qu'il devait avoir, et
produisit des bénéfices qui rétablirent les finances de M. Suard,
d'après le témoignage d'un de ses amis^. Il profitait seul de la
rupture.
Pendant que David Hume cherchait de tous côtés des. en-
nemis à son ancien ami, que faisait ce(ui-ci? Ne sachant rien
de ce qui se passait, ne se doutant pas que David pubhait ses
leltre«> il s'occupait de musique, de botanique, du soin d'écrire
ses mémoires ; et sans sa correspondance il aurait entièrement
oublié l'historien.. Forcé d'y songer malgré lui et de répondre
à ses amis, c'était pour leur reprocher de troubler son re[K)S
en l'entretenant d'un homme qu'il voulait bannir de sa mé^
moire. Il disait à l'un, « Je continuerai de laisser M. Hume
« faire du bruit tout seul ^; à l'autre. On dit que M. Hiune me
« traite de scélérat et de canaille ; si je savais répondre à dé
« pareils noms, je m'en croirais digne; à un troisième^. Lais-
se sons dire et M. Hume et les puissances, et les gazetiers et
« tout le monde; au quatrième '', Lorsqu'on vous parlera de ce
« qu'écrit M. Hume, faites comme moi, gardez le silence et de-
« meurez eu repos; au cinquième', Mettez-vous donc sur mon
ft compte le vacarme que fait le bon David, pendant que je n'ai
« dit un mot qu'à lui, dans le plus grand secret, et quand il
« m'y a forcé ? enfin au sixième/, Après un premier mouve-
cause au public^ M, Hume s'abandonna au jugement des esprits droits ^
et Thistorien anglais dit (pag. ia4) f '<^ ^^ destine son Précis qu'à
ses amis, et qu'il aime tellement la paix qu'il ny a- que la nécessité qui
puisse le déterminer à exposer cette querelle aux feux du public. La der-
nière des pièces dont se compose {'Exposé succinct est une déclaration
de d'Alembert qui assure n'être nullement rennémi de Rousseau;
qu*il n'a cherché qu'à^ l'obliger , et que c'est gratuitement qu'on le
mêle à la querelle que Jean- Jacques a suscitée à David, Il est fâcheux
pour l'académicien que M. Hume ait conservé' les lettres qui prouvent
la part active que le géomètre prît dans cette affaire.
^ Mémoires historiques de M. Garât, tom. ii, p. 178. — ^Lettre
à M. Guy, du 2 août 1766- — *" Lettre à Marc - MicEel Rey , août
1766 — ^''Lettre à M. d'Ivemois, 3o août 1766 — "LettreàM. du
Peyrou , 1766. — ^Lettre du a janvier 1767. 11 serait fàcile'de mul-
tiplier ces citations.
47^ PRECIS
« ment d'indignation, je me suis retiré paisiblement; il a voulu
a une explication, j*y ai consenti. Tout cela s'est passe entre lui
« et moi; il a jugé à propos d'en faire le vacarme que vous sa-
« vez; il Va fait tout seuL Je me suis tu; je continuerai de me
« taire, et je n'ai rien du tout à dire dé M. Hume, sinon que
«je le trouve un peu insultant pour un bon-homme, et un peu
« bruyant pour un philosophe. »
Il ne faut pas oublier que ces lettres , recueillies long-temps
après la mort de l'auteur, n'étaient pas destinées à l'impres-
sion; que c'étaient des confidences faites à l'amitié; que Jean-
Jacques aurait pu tenir sur Te compte de David un langage plus
désobligeant sans mériter de reproches, puisqu'il ne s'adres-
sait pas au public; enfin que cette querelle ne fut connue que
par les soins ou la faute de M. Hume. Rousseau se tint coi^
eomme il le dit lui-même, laissant au temps à produire son
«fTet. En lisant attentivement sa correspondance à cette épo-
que, on remarque qu'il commence ^2lt gouimander %ii% amis
dé ce qu'ils l'entretiennent, de David; ensuite- qu'il diffère ses
réponses et les fait toutes le même jour, afin de ne troubler son
repos que le moins possible, et de ne penser à celui dont le
souvenir l'offensait, que lorsqu'il ne pouvait plus se dispenser
de le faire. Aussi plusieurs lettres offrent-elles la répétition des
mêmes détails et quelquefois dans les mêmes termes. •
Les écrivains français prirent parti pour David, et Voltaire
même^ qui tenait le sceptre de la littérature, se déchaîna contre
Rousseau. Dans cette clanleur uùiverselle , une seule voix se fît
entendre: ce fut celle de madame la Tour-Franqueville, qui,
n'écoutant que la juste indignation qu'elle éprouvait en voyant
tant d'agresseurs et pas uii seul défenseur, lutta, de concert
avec du Peyrou , contre Hume et ses traducteurs , fit imprimer
une réfutation de X Exposé succinct^, et la publia à l'insu de
Jean-Jacques.
^ Il y a dans cet Exposé succinct un mensonge qu'il importe de
faire remarquer. C'est tin certificat de Horace Walpole , qui atteste
que David ne connut point la prétendue lettre de Frédéric, qa*il
assure n'avoir été publiée qu'après le départ des deux amis pour
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 479
On peut juger maintenant avec connaissance de cause , et
faire la part des torts de chacun. Rousseau n'écrivit rien, ne
publia rien. Les explications qu'il donna , d'après les instances
de son hôte, M. Davenport, étaient confidentielles. Il fut étran-
ger à leur publicité. David avait-il le droit de les faire impri-
mer sans le consentement de Jean- Jacques , sans lui avoir com-
muniqué son commentaire? 3'il avait ce droit, devait-il en-
user? Enfin peut-on, comme on Ta fait, en accuser l'auteur
d'Emile et prétendre qu'il a publié un libelle contre l'historien
anglais? J'aurais honte de faire ces questions, si je ne savais
combien d*un côté la passion et de l'autre la crédulité les ren-
dent excusables et même nécessaires. N*a-t-on pas vu un ait-*
teur doué sinon d'un grand talent, au moins de l'amour du tra^
vail, d'une grande patience, ayant une grande éruditiop, et
même beaucoup de bonne foi, signaler le libelle de Rousseau
contre Hume, y croire , en faire un sujet de reproche contre le
premier, et plaindre le second qui parlait tout seul dans sa
cause'*? *
On peut résumer en quatre mots et par un passage de la .^
lettre de Jean- Jacques^ en <|ate du 2 janvier 1767 , cette rup-^
ture orageuse. « M. Hume , di(-il , était pour moi une connais-
o sance de trois mois , qu'il ne m'a pas convenu d'enti'etenir 2
Londres. Or elle était publique le a 8 décembre; les mémoires de
Bachaumont, et la corresjpondance de madame du Deffand le jprou-
vent* Celle de Hume fait voir que non-seulement il connut cette
lettre , mais qu'il en fat complice. Avant la rupture il terminait une
de ses lettres à madame de Barhantane par. ces mots. Dites à madame
de Boufflers que la seule plaisanterie que je me suif permise danf
cette lettre fut faite par moi à. la table de lord Ossotf.li fallait qa*U
comptât hîen sur la discrétion de ces deux'dam^s, pour pabliei*
ensuite le certificat de Walpole , qui.démontre qu'ils içentaient toag
les deux. On Pijgnorerait sans les lettres de Hume , qui ont été im-
primées à Londres en i8ai. Voyez-en l'analyse dans l'Histqî^e de •
J. J. Rousseau. •
" M. Senebier', auteur de plusieurs ouvrages , entre autres d'un
Essai en trois volumes sur Vj^rt d^observer, U en oublie les règl^
quand il parle de Rousseau, dont il dénature de la meilleure foi du
monde et les jBentiments et lés actions.
ir ' * • . .
A8o PRECIS
« après un premier mouvement d'indignation dont je n*étais pas
« le maître, je me suis retiré paisiblement : il a voulu unerup-
« ture formelle; il a fallu lui complaire : il a voulu ensuite unç
« explication ; j'y ai consenti. Tout cela s'est passé entre lui et
« moi : il a jugé à propos d'en faire vacarme; il l'a fait tout
« seul : je me suis tu, je continuerai de me taire. » C'est en effet
la conduite qu'il a tenue. « Je n'ai , dit-il dans une autre lettre
« ( 8 janvier ) , je n'ai dit un seul mot qu'à 31. Hume, et seule-
« ment. quand il m'y a forcé. Je craignais plus que la mort,
« l'éplat de cette rupture. On m'accuse de méchanceté, la mé-
« chanceté consiste dans le dessein de nuire. Quand ma lettre
« eût contenu des choses effroyables, quel mal pouvait-elle faire
« à M. Hume, n'étant vue que de. lui seul? il n'en pouvait ré-
« sulter aucun préjudice pour celui à qui elle était écrite, qu'au-
« tanf qu'il le voulait bien. »
• Pendant le séjoUr de Jean -Jacques à Wôotton, cette que-
relle est le seul événement qui , par la publicité qu'elle eut ,
les faux jugements qu'on en porta, l'inexactitude qu'on mit
dans le récit des circonstances, méritât les détails dans les-
quels nous sommes entrés poy r jjjétablir la vérité jusqu'à prér-
sent altérée od^éconnue. Pressé par ses amis de répondre à
David , Jean-i^ques écrivait à l'un d'eux ** : « Il faut que clia-
« cun ait son tour : c'est à présent celui de M. Hume : le mien
«viendra tard : il viendra toutefois, je m'en fie à la Provi-
« denbe. J'ai im défenseur dont les opérations sont lentes,' mais
« sûres ;;)e les atteuds et je me tais. » VtifiÊi^. vainement attcqff
^taês pendant sa vie. Le temps , ce défedÉlmr dont il parle , ef-
Hl|^ ]i>ien les ^impressions, affaiblit la haine; et si David eût
fpiài le silence;,observé par Jean- Jacques , ils eusseut pu ces-
ser d'être ennemis ; mais il ne suffit pas toujours pour que jus-
tice se fasse; et sans la correspondance privée de HumeVé-
cemment imprimée à Londres, nous n'eussions pas. eu des
preuves positives de l'innocence de Rousseau et de la mal-
veillance dé 'son ami*.
b
Lettre à M. Roustan, du 7 septembre 1766..
C'est Hume qui nous apprend lui-même dans cette correspou-
^
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 48 ^
Du inômept où Jean- Jacques eut occupé les trompettes de
la reno{nmée, on lui ofTcît de tous. côtés un asile. Les uns le
firent par une pitié généreuse et désintéressée " ; les autres^
par vanité, et pour {icquérit une réputation a^ moyen de la cé-
lébrité de leur hôte* Nous n'hésiterons pas à donner ce motif
aux offres qu'il reçut, pendant qu'il habitait Wootton, du
marquis de Mirabeau et du cotnté Orloff. Le premier voulait,
de plus, l'enrôler dans le parti des économistes dcmt il était;
et le second considérait Rousseau comme un de ces monun[)ent$
qxibn place dans un jardin anglais pour l'embellir et pour atti-,
rei" les curieux. Ces deux offres arrivèrent à Woptton. dans le
même temps. Rousseau les refusa toutes deux. Dupe de Y ami
des hommes, qu'il ne connaissait pas, mais qu'il jugeait d'à-
prè^ les intentions que suppose le titre qu'il prenait^ et qui n'é-
tait pas plus vrai que*modeste, Jean-Jacques lui donne des
détails sur la vie qu'il -menait dans ^a'.solitudc^ ainsi que sur
ses goûts et' ses projets. Il n'est pas mutile d'-en faire connaître
une partie.
« Quelque donx qu'il me fût d'être vplre hôte, je vois peu
« d'espoir à le* devenir!. Mpo^e, le grand éloignement , mes
« maux qui me rendes les voyages très-péniUes.; l'amour du
dance , t** qu'il fut coiifident et complice de Walpole dans le persi-
flage de celui-ci contre Rousseau qu'il caressait ; s** toutes 1^ dé^
marchés qu'il ^t à Paris comme à Londres, pour diffamer son ancien
ami ; 3* Tappui qu'il trouva dans le baron d'Holbach et d' Alenfbert ;
0 k conduite de Cfi-fàttûiier , retranchant ce qui pouvait faire du
tort à David , et déc|n!|F qu'il ^^t étranger à la querelU^S^ le dou*
ble mensonge de Wiu^le et de David .sur la lettre de» Frédéric ^^o^
Sans tous ces aveux , le temps n'eût fai$ que fortifier l'erreur cm.rjçfiil'
était sur Jean-Jacques \ ^ *'v'
^ Avant cette éjïoquè, madame d'Épinay (qui depuis... mais alors
elle ne connaissait pas Grimm;) et depuis, le prince dp Conti,le
maréchal de Luxembourg, M. de Malesherbes-, Milord Maréchal, etc.
Plus tard) le prince de Ligne, le chevalier de Flanîanville , M. de
Girardin , etc. - . , . •
* On.a dé^rc pljas de détails sur le factnm de David Hume et sur les manoeu-
-vres de ces deux traducteur , nous donuerons l'analyse de PSxposé' succinct
dans le volume des PiScej inétUus.
"t
R. XVK
3i
48^ . • PRiic^s
/( repos, de la solilude^ le désir d'être oublié pour nionrir en
a paix, me font redouter de me rapprocher des. grandes villes,
« où mon voisinage pourrait réveiller une sorte d'attention qui
(( fait mon tourment. Tout ce qui tient par quelque coté à la
« littérature y m*est devenu si parfaitement insupportable, et
& son souvenir me rappelle tant de tristes idées, que, pour
<' n y plus penser , j'ai pris le parti de me défaire de tous mes
« livres. J^ai pris tout^e lecture dans un tel dégoût qu'il a fallu
a renoncer, à mon Plutarque. La fatigue même de penser me
« devient chaque jour plus pénible. J'aime à rêver., mais ii-
<i brement, en laissant errer ma tété et sans m^asservir à aucun
«sujjet; et maintenant que je vous, écris, je quitte à tout mo-
« ment la pltuniô pour vous dire en me promenant mille choses
«( charmantes, qui disparaissent sitpt .que je reviens à mon pa-
« pjer. Cette vie oisive- et contemplative que vous n'approuvez
A pas, et que |e n'excuse' pas, me devient chaque jour pins
« délicieuse* Brrer Seul, saqs fip-et çans cesse, parmi les arbres
<s et les roches qui entourent ma demeure, rêver ou plutôt ex-
« travaguer à mon aise, et, comme vous -dites, bayer aux cor-
« neilles; quand ma cervelle s'échauflGe trop, la calmer en ana-
« lysant quelque mousse, ou quelque fougère ; enfin , me .liVrer
« sans gêne à mes fantaisies, qui, grâces au ciel, sont toutes en
«mon j>ouvoir: voilà, monsieur, pour moi la suprême jouîs-^
«r sance à laquelle j,e n'imagine rien de supérieur d^ns ce monde
« pour un homiQe à mon âge et de mon état. Si j'allais dans
« une de vos terres , vous pourriez c(Hiipter que je n'y prea-
« drais pas le plus petit soin en' faveur du propriétaire. Je vous
« verrais voleir, piller, dévaliser, sans jamais ed dii'e un seul
« mot, ni à vous. ni à personne. Tous mes malheurs me.vien-
« nent de cette ardente haine de l'injustice qtie je n'ai jamais
« pu dompter. Je me le tiens pour dit, il est temps d'être sage
« ou du moins tranquille. Je suis las. de guerres et de querelles.
« Voyez donc , monsieur > quel homme utile vous mettriez dans
« votre maisou! J'ai reçu mon congé bien signifié par la nature
« et par lés hommes; je l'ai pris et j'en veux profiter. Je ne jcléli-
a bère plus si c'est bien oii mal fait, parce quç ç*ési une résolu*
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 4^3
«tion prise, et rien iïb ni'en fefa départir. Puisse le public
« m'oublier, oomme je loublie ! jamais sentiment haineux, vin-
« dicatif> n'approcha de mon eœnr. Le souvenir de mes amis
« donne à ma rêverie un charme que le scAivenir de mes etine-*
^ mis ne trouble point. Je suis Mut entier où je suis, et point
« où sont ceux qui me persécutent. Leur haine , quand elle n'a-
« git pas,, ne trouble qu'eux, et je la leur laisse pour toute ven-
«•geance. Peu de chose de plus comblerait mes voeux : moins de
«maux corporels, un climat plus dopx^ un ciel plus pur, un
« air plus serein , surtout des cœurs ,plus ou verts,. où, quand
« le mien -s'épancl|e, il sentît que c'est dans un autre. ,»
Pendant qu'il passait ainsi sa vie, le monde littéraire s'oci^u-
paît de lui, grâce à David Hume, et des bruits absurdes co.u-
raient sur son compte.. Les uns prétendaient qu'il était dans le
parti de l'opposition; les- autres assuraient qu'il exerçait iiii
emploi dans les octrois. Enfin un troisième parti ne doutait
point qu'il ne se cachât en Suisse pour fomenter les troubles de
Genève; et même on assurait l'avoir vu à' ]V(orges, daos le can-
ton de Vaud. €e qui l'affectait vivement , c'était 4a crédulité de
ses amis, et particulièrement de du Peyroû, tous exacts à l'in-
struire, de ceis nouvelles et disposés à croire ceux qui. les débi«-
talent. Mais sa tranquillité n'en était que momentanément alté-
rée. Il leur répondait, les gourmaudait, et n'y songeait plus..
Une cause secrète d'inquiétude sans cesse renaissante, c'é-
tait Thérèse , ainsi que nous i'avonâ dit. Commère, bavarde,
étant dans un pays où personne ne savait sa langue, elle n'a-
vait d'autre ressource pour son badsil, qu'un homme qui rêvait,
écrivait, où se promenait pour faire des herborisations. £l)e
devait donc éprouver un ennui mortel. Le seul remède était
de changer de résidence, et le moyen de dégoûter Koussean
de sa retraite! Elle n'y pouvait parvenir qu'^n le mettant mal
avec les gens qui habitaient dans le même lieu. La chose semr
blait dif^cile à cause du caractère et des occupations de Jean-
Jacques, qui préférait à toute société^ même à celle de sa com-
pagne, des coursés dans le vallon ou des voyages dans les
espaces imaginaires. Celui qui â de pareils goûts et fuit le
3i.
484 PRÉCIS
monde, ne peut a.voii' l'humeur offensive. Malgré cet obstacle,
Thérèse réussit toujoius dans ses projets, comme nous le vcr-
ix>ns dans la suite. Elle eut un succès complet à.Wootton. Dès
le aa décembre 1766, on en trpuve des preuves dans uqe
lettre de Roussejau, datée de qe jour. Il se plaint à son hôte,*
M. t)avenport, dés gens dç sa maison à qui son séjoitr déplatt
et qui font de leur mieux pour le lili rendre desagréable. Ënfm
quatre mois ^(près (le 3o avril 1^67 ), il écrit an même pour
lui annoncer que le lendemain il quittera sa maison. Il part
eu effet, dans une agitation qui tient du délire. Il paya sa dé-
pense dans les aiiberges, avec des fragments de couverts d'ar-
gent qii'il brisait à mesure qu'il en nvaif besoin ''. Détournons
les yeux de ce spectacle, hu'niiliés du rôle que cette faculté dont
rhomme est si fier, joue dans un exemple où la réunion si rare
de 4;ettc' raison au génie, réunion démontrée par d'admirables
ouvrages, rend la leçon plus sensible et plus effrayante.
Rousseau débarque à Calais le aa mai 1767. Il en informe
aussitôt son ami du Peyrou , et répond au marquis de Mirabeau ,
qui lui avait offert pour asile, de la part du prince de Cohti, le
château de Trye.Le a3iV partit pour Amiens-, patrie de Gresset,
qui s*y était retiré depuis plusieurs années , après avoir , au
grand regret des hommes de lettres et des amateurs de vers ,
abjuré la poésie.
L'auteur d'Emile et le chantre de Vert- Vert se virent, se con-
vinrent, et se regrettèrent en se séparant : particularité qui
"^ On n'a point de détails sur cette fuite , car ce voyage en a tous
les caractères. Jean-Jacques eu parla long-temps après , une fois à
Corancez, avec un souvenir amer. Se croyant. prlsT)nnier en An-
gleterre , il avait harangua a Douvres la popiilace. Il paraît que son
délire ne cessa que lorsqu'il fut embarqué, et que l'air et le cHmat.
*de la France le calmèrent entièrement. Il employa vingt-un jours
pour se rendre 4e Wootton à Calais. M. Hume , averti de ce départ ,
écrivit à Tun de ses amis, une lettf'e que l'on a publiée, et dans la-
quelle sont des renseignements que nous ne reproduirons pas, à
cause de leur incertitude. Il prétend que , dans sa route , il écrivit
à M. Davenport , au chancelier , enfin à lord Gonway. Il n'existe que
cettc^ dernière lettre comprise dans cette édition : elle est un menu-
mcEiMlu désordre des idées de l'auteur. ' *'
•'i
DE LA Vllî pk J. J. IIOUSSEAU. 4^5
doit faire apprécier à sa valeur ranec(}ote dans laquelle on pré-
tend que Jean^acqucs accusait Gressetde Tavoir eu ert vue loi-s-
qu'il crayonna le f^orti'ait du méchant.
« lis se quittèrent, suivantuu des biographes de Gresset (M. Rc-
« nouard) ^ fort contents Tûn -de Tautre. Je suis persuadé , dit
« Rousseau en sortant, qu'avant de m'avoir vu, vous aviez une
« opinion bien différente. Mais vous' faites parler si bien les per-
« roquets , qu'il n'est pas étonnant que vous sachiez apprivoiser
« les ours. Ce mot atissi obUgeant que spirituel , ajoute M. Re-
« nouard , a été, d^s plusieurs notices sur Gresset, travesti en
« une mausss^de dureté : et je serais port4.à croire qu'il en est
«ainsi de rplusieurs boutades désobligeantes que l'on prête ««^
« Jean- Jacques , -et dans lesquelles il faudrait croire à peu^rès
«l'opposé de ce qu'on raconte **. >»
Les honneurs que voulurent rendre à Rousseau les citoyens
et i£i garnison d'Amiens , le déterminèrent à partir de cette ville
le 3 juin pour Saint-Dénys, o^i M. de Miral>èau l'envoya chercher.
Il le fît copduirç dans une maison de campagne qu'il avait à
Flcury sous Meu4on. Il y çesta depuis le 5 jusqu'au a i juin qu'il
alla s'installer à Trye , château situé près dé Gisors , appartctiiant
à monsieur le prÎQce de Conti , qui le mit à sa disposition y^ après
avoir donné les ordres les pUis précis pour qu'il ne manquât de
rien dans cette retraite. Il y prit le nom de Renou , tant par
égard pour le prince qui le désirait , que parce qu'en- conservant
le sien, il aurait eu i'air de braver le parlement de Pariis.
Lé marquis' de Mirabeau , qui ne perdait pas d^ vue son pro-
jet de fhire reprendre la plume à Rousseau , revint , pour y
parvenir , pliisieurs fois à la charge. Il crut que l'hospitalité qu'il
lui donnait à Fleury le rendrait plus traitable. Insinuations,
prières., instances , tout fut inutile. Rousseau lui signifia ^ qu'il
* y'ie de. ôresset , p. 7 1.
Lettre du 9 jtiÎB lyS'y» U n'a rien laissé imprimer eu. effet,* et
ce n'est, qu'après sa mort qu*ou a publié ce qu'il ^écrivît depuis
cette époque , c-'est^à-dire W» six derjoiers livres .de ses Confessions ,
ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, ses trois dia-
logues intitulés , Rousseau juge de Jean-Jacques , et ses. Ré%>eric5 du
Promeneur solitfdre.
*
486 PRÉCIS
ne laisserait plus rien imftrimer de lui; qui! ne reprendrait ja*r
mais la plume pour le public, et que même il avait Tintentios
de ne plus lire , pas même les ouvrages de tctmi des hommes.
Celui-ci ne se rebuta point : il le força d'emporter à Trye sa
Philosophie rurale ^ et lui fit passer un livre intitulé, V Ordre
essentiel des sociétés y sur lequel il hii demandait son avis.
Il crut par déférence devoir lire la Philosophie rurtUey
n^iis' il essaya sans pouvoir "venir à bout de comprendre les idées
du marquis , et le lui dédara ensuite avec nsuvetq. Il n'en fut pas
de même du second ouvrage ,. consacré à la doctrine du despo-
tisme absolu dont le marquis , malgré son amour pour le genre
hunuUn y était partisan au point de le mettre en pratique dans
l'intérieur de son ménage , dans ses terres , et dans ses rapports
avec sa femme et ses enfants. Auprès de celui qui toute sa vie
voulut le ];;ègne des lois , c'était toucher une coixle sensible.
Aussi Rousseau ne plCit-il réprimer entièrement les mouvements^
que lui causait une, pareille lecture , et son indignation tran-^
spira, comme malgré lui > dans la lettre énergique '^ qu*il écrivit
au marquis.
«Je sens, lui dit-il, que les traces de mes vieilles idées ne
« permettent plus à des idées si nouvelles d'y faire de fortes im-
«pressions. Je n'ai jamais bien pu entendre ce que c'est que
A cette évidence, qui sert de base au despotisme légal , f9t rien
« ne m'a paru moins évident que toutes ces évidences. La science
« du gouvernement n'est qu'une science de CQmbinùson^ d'ap-
« plication et d'exception, selcm les temps, les lieux, les circôn-
<« stances. Jamais le public ne peut voir avec évidence. les rap-
« ports et le jeu de tout cela. £t, de grâce, qu'arrivera-t-il , que-
« deviendront vos droits sacrés de propriété dans de grands dan-'
gers , dans dés calamités extraordinaires , quand vos valeurs
disponibles ne sufHront pas , et que le salus populi suprema
lex esto sera prononcé par le despote?... On prouve que le plus
^ véritable intérêt du despote est de gouverner légalement; ceU
« est reconnu de tous les temps; mais qui est-ce quijse,conduît
" I^Jtre au marquis de Mirabeau , du a5 juillet 1767.
<i
a
, -ri* .
DE LA VIE DE i. J. ROUSSEAU. 48?
n sur sespius Vrais intérêts? Le sage seul, s!il existe. Vous faites
«dooc 9 messieurs, de vos despotes autant de sajges. Presque
« tous les hommes coonsôssent leurs vrais intérêts , et ne les
« suivent pas mieux pour cela. De quoi sert que la raison nous
« éclaire quand la passioii nous conduit?
.Video meliora probpque, détériora sequQr.
« Voilà ce que fera votre despote, ambitieux, prodigue,
« avare, amoureux, vindicatif, jaloux, faible : car c'est ainsi
« qu'ils font tous. Messieurs, permettez-moi de vous le dire,
a vpus donnez trop' de force à vos calculs, et pas âssezraux pen-
« chants du cœur humain et au jeu des passions. Voici, dans
'<mes vieilles idées; lé grand problème en politique, qiie je
» comparé à celui de la quadrature du cercle en géométrie j et à
*» celui des longitudes en astronomie: Trouver une/orme de gôk-
« peme(nigfit qui mette ta loi au-dessus de l'homme . Si cette
« forme est trou vable , cherchons-lai Si màlhèui^usemeiit elle fie
« r'cst pas, et j'avoue ingénunKht qUe je le ctoîs," mon avis est
« qu il {aut passer à l'autre extrémité, et nieltrè toitt d'im coup
« l'homme autant au-dessus de la loi qu'il peut l'être, par consé^
« quent établir le' despotisme arbitraire et le plijs arbitraire qu'il
« est possible :je vaudrais que le despote pût étf-e Dieu. Le coti-
« Ait des* hotlmies et des lois , qui met .dans' l'état une guertre
« intestine, est" le pire de loii^ les états politiques. Maià les Ca-
« ligula, les Néron, les Tibéife!... moti Dieui... je roe roule par
« terre , et je gémis d*éti*e homme !
« Je n'ai pas entendu tout ce que vous avez dit des lois dans
« voire, livre , et ce qu'en dit fauteur nouveau dans le sien. Ce
<' qu'il dit des vices du dé!(potiâme électif est très- vrai, ces vices
«sont terribles. Ceux du despotisme héréditaire qu'il n'a pas
« dits, le sont encore plus. Voici un second problème qui de-
« puis long-temps m'a roulé dans l'esprit. Trouver dans le des-
« potisme arbitraire une forme de succession qui n^soit ni élec-
<( tive, ni héréditaire , ou plutôt qui soit à la fois Tune et Tautre,
« et par laquelle on s'assure, autant qu'il est possible, de n'avoir
« ni des Tibère, ni des Nérbn. Si jamais j'ai le malkieur de,
<■
Jt-t ■
488 piitHs t, ■■■'■
« m'occuper derechef de cette foUe idée, je vous reprocherai
« toute ]na vie de m'avôir ô.té de mon rateUer. j'espère que cela
« B'arriyera pas : mais, monsieur , quoi qu'il arrive, ne me par-
« lez plus de votre despotisme légal» Je ne saurais le coûter , ni
« même l'entendre ; et je ne vois là que deux mots contradic-
« toires qui, réunis, ne signifient rien pour moi.
« J'ai voulu vous marquer mon obéissance en vous montrant
« que je vous tivais du moins parcouru. Maintenant, illustre ami
<c des hommes et lemien , je me prosterne à vos pieds pour vous
«4X»ijurer d'avoir pitié. de mon état et de mes malheurs, de
«(laisser en paix ma mourante tête, de n'y. plus réveiller des
aidées presque. éteintes tet qui ne peuvent renaître que pour
« m'abîmer dans de nouveaux gouffres de maiix. Aimez - moi
<« toujours, mais ne n^ll^nvoyez plus de livres, n'exigez plus que
«j'en lise; ne tentez |Ks même de i^'éclàirer, si je m'ogare. Je
« ne disputi^ jamais, j'aime mieux céder et me tai^iji^ trouvez
«/bon que je m^en tienne à cette résolution. » L'illustre ami des
hommes persista dans la sienne , et , ne pouvant ni- convaincre
ni persuader Rousseau de reprendre la plume et de se itmger
sous l'une des trois bannières des économistes "y it lui proposa
de faire avI^Clui.un opéra : projet qui déduisit Jean.-^ Jacques ,
mais auquel le marquis renonça bientôt, étapt probablement
aussi étranger, à la musique qu'à la poésie , et ne pouvant* s'oc-
cuper de Tune ni de l'autre. Nous avons rapporté -un fragment
de la lettre trèS' remarquable de Rousseau sur l'absurde système
du despotisme légal, parce qu'elle fut écrite peu de temps après
l'époque qù le désordre de ses esprits semblait faire craindi*e
pour sa raison, et qu'elle est un monument qui en prouve toute
la vigueur. Elle rappelle les beaux jtemps de Jean-Jacques.
"^ Il n'y eut d'abord que deux partis, ceux de Quesnay et de
Gournay. Le premier parvint ^ faire imprimer à Versailles un- de
ses adages , de la njiain de Louis XV : ce qùt supposait unç grande
faveur. L'ami des hommes était de ce parti. Un tiersnparti,-qui ne
voulait pas de système ni d'école, se forma dans 1 intention de re-
chercher la vérité. C'étaient Turgot, jCondillap, Smiâi, Geno'ain
GarUierinort pair de France. Il nj)|f. avait donc, à propï^ement
parler.^ que deux partis, .et Vêtait Ains cflui de Quesnay quele
marqm^ voulait faire entrer Jean-Jacques.
f'
:»;•
Ai-
^
DK LA VIE lii.ii,''!. ROUSSEAU. 4^9
. C'est pendant qu'il habita le château de Trye que les traubles
de Genève furent apaisés ( le ii jKiars 1768) par un accommo-
dement au ipoyen duquel le peuple et les magistrats cédèrent
mutuellement de leurs prétentions. L^auteur à* Emile avait ét^
Xei^cause innocente de ces troubles;, ce qui suffisait à ses enne-
mis pour Taccuser d en être l'auteur et de les avoir fomentés.
£n condamnant Emile y la cour souveraine de Paris avait pour
elle la force et l'usage , qui font le droite Genève n'avait rien y
où plutôt avait contre elle des lois positives qui lui -prescri-
vaient à*ouïr avant de condamner et de faire paraître en coii-
sistpire l'auteur Ôl Emile pour entendre ses explications. La fa-^
Hiille de Rousseau réclama; un grand nombre.de citoyeq»
firent des représentations;' les magistrats refusèrent de les
écouter. De là deux partis bien prononoéf l'un contre l'autre y
qui reçurent les noms de représentants aRde négattfsx Mais ces
derniers ||é|tabtirent le- fait eti droit, prétendant qn^k ce qu'ils
avaient faith ils avaient droit de le faire, et Soutinrent métho^
diquement U doctrine du drqit négatif. Ces • réclamations
avaient eu lieu non-seulenient sans la participation de Rous-
seau 9 sans son consentement, mais à sçn insu et contre son gré»
Sa correspondance avec ses amis .en offre des pr^ji^es sans ré-
plique **. Sï* .
(c Mes amis^ dit-il dans ses. Confessions (livre xii), m^écti^
«.valent lettres sur lettres pour m'exhorter à venir me mettre
« à leur tête, m'assurant d*une réparation publique dé la part
« du conseil. La crainte du désordre et des troubles que ma pré-
« sence pouvait causer m'empêcha d'acquiescer à leurs in-
« stances ; et , fidèle au serment que j'avais fait autrefois , de
«ne jamais tremper dans aucune dissension civile, j'aimai
« mieUx laisser subsister l'offense et me bannir pour jamais ide
«^a patrie, que d'y rentrer par des moyens violents et dan*
«•gereux. »> , • .
Afin d'être étranger aux troubles que pourraient faire naître
" Voyez les lettres des a a juin', 6 et 1 1 juillet 1763 à M. Mpnl-
tou. Un grand nombre de letljps prouvent que Rousseau ne prenait
de paît anx trou1)les de sa pat^ve que par le chagrin qu'elles lui tau-
salent et les vœux qu^il faisait pour Ut paix*
'11
49^ PRÉCIS
Les réclamations adressées en. sa faveur et le refus de les écou-
ter , il abdiqua le la mai 1 763 le droit de bourgeoisie et de cité
de la république de. Genève. Ses amis persistant dans le projet
de lui faire rendre justice , parce qu'ib ^i^aient que toujours
attaché pù.r le cœur à son pays il Reprendrait avec joie le titre
auquel il avait été forcé de renoncer^ il voulut leur 6 ter cette
source de discorde * £11 conséquence, /70i/r leur: faire abandon-
ner'la poursuite ^'te/ié affaire qui pouvait les mener trop loin ,
il leur déclara que jamais , quoi qu'il arrivât, il ne rentrerait
dans leurs murs , que jamais il ne reprendrait la qualité de leur
concitoya!! ^ et qxC ayant confirmé par serment cette résolution ,
U. n'était plus le maître d'en changer. Ce serment et cette
abdication ont été généraletneut blâmés par lés amis 4p Rous-
seau. Quel que soit le. jugement qu'on en . doive porter, ils
prouvent qu'en ^tantlEout prétexte de le défendre il désavouait
d'avance t«ut ce qu'on ferait pour lui, et ne voulait nullement-
étre mêlé lians les querelles des. Genevois. Mais cela ne dépen-^
dait plus de lui. On avait violé leslois à son égard : oa pouvait
le faire pour d'autres ; c'est ce qu'il fallait prévenir ; on le fit
sans son aveu ; c'est ainsi qu'il fut lié , sans le Vouloir, aux trou-
bles deOenéve. Victime d'ime première injustice, il en éprouva
bientôt une seconde dans les jugements dont il fut l'objet. Il ii^a
pas plus été le maître d'empéçher Tnne qiie.de prévenir l'autre.
Il aurait fallu n'avoir fait VL\XÈmilCy ni le Contrat soçiai,..
Ces deux ouvrages furent attaqués par le procureur-général
Tronchin dans ses Lettres écrites de la • Campagne , ouvrsige
écrit en faveur du conseil^ avec un art infini, monument du-
rable des rares talents dç son auteur, homme d'esprit, homme
éclairé, très^ayersé dans les lois et le gouvernement de la répu-
blique'^. Il répondit par les Lettres de la Montagne, qu'il an-
nonce cependant avoir écrites à çqntre-cœnr. Elles furent con-
damnées et brûlées à La Haye , à Paris, à' Berne. Les représçii-
tants avaient, de leur côté, fait une réponse. Jean -Jacques
prescrivit à ses amis de s^en tenir là, parce qu'au lieu défaire
^ Confessions» liv^xil. G*ést ainsi qa*il s'exprime sur un critique ,
qni non<*'«isBleinent attal^iMiit ses oa^tages, mais sa personne, 'en
maintenailt^ justifiant sa cfmdaninaiîon.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 49*
iûui <:e qu'on peut il suffit défaire tout ce qu'on ^i; et qur'on
ne saurait aller plus Iqin sans exposer la patrie et le repos pu-
blic; ce que le sage ne dmt jamais faire. Il leur déclare qu'il-
renonce à jamais à écrire sur le isujet de leurs contestations et
tient parole. Dans ses lettres à Moultou, à dlvernois^ à du
Peyrou, on voit toujours des vœux pour le rétablissement de
la paix, et ( lorsqu'ils sont exaucés , pendant qu'il était à Trye)
des expressions non «équivoques sur la joie que lui cause cet
événement que lui-même avait préparé par ses conseils'*. L'aç-
caution de s'y- être opposé, d'avoii: attisé le feu ,. nous a mis
dans Tobligatiôn d'examiner 9a conduite et de. rappeler som-
mairement les faits d'après lesquels on peut prononcer, sur ke
rôle que joua Rouâs^auda^à ces querelles^.
Son séjour à Trye n'offre rien de remarquable, si ce n'est la
visite que lui fit le prince de Contiqui té oouwtt toujours de
son égide. Ce prince donna vainement les ordres les plus précis
pour que son hôte ne manquât de rien dans sa retraite. Il
croyait être obéi et ne le fut pas. La présence de Rousseau lé-
sait de petite intérêts : c'étaient des provisions y des fruits dont
avait joui , sans titi^e ni [fbrmission;, un régisseur , et qui de-
vaient appartenir à Rousseau : le premieûr n'offrit irien; le se-
c(md:se garda ^e rien réclamer. Mais comme sa vue était un
reproche, on entreprit de le dégoûter; et l'on y parvint faci-
lement : ajoutons l'ennui qu^éprouvait Thérèse, et nous ne- se-*
rons pas surpris de voir Jean- Jacques partir de Trye avant
** Voyez particulièrement la lettre du 9 février 1768, à M. d'Iver-
nôis, dans laquelle il combat lit répugnance que ses amisr ressen-
taient pour accepter l'accommodement proposé,- détruit leurd objec-
tions , et leur démontre que l'adopttpa de cet accommodement .est
le meilleur parti qu'ils puissent prendre.
h ' * '
. Je ne trouve qu*un ouvrage dans lequel on rende justice à
Rousseau :. c'est Y Histoire de France pendant le dix^huitième s'tècUp
]par M. de Lacretelle. « La sédition , dit cet autear , appelait un chef
«à Genève, et Jean-Jacques était désigné pour jouer ce rôle. IL se
« montra dans cette occasion vrai philosophe et parfait citoyen. Il ne
« voulut point que son injure personnelle prolongeât les troubles de
« sa patrie; Iliit tout pour modérer ses défenseurs, et reûijyi^de s/ap-
• proêbcr d'eux. » Tome iv, p. Î47« . ' ,. t
/|9*^ PRÉCIS
l*annéc révolue. Il étah ii^ljyon dans les premiers jours c}e'juin
1768. Son amie, madame Boy de La Tour, avait^ près de cette
-ville, une maison de campagne dans laquelle il pa^a quelque
temps. Il fit des herborisations «lyec M^ de La Tourette, Tabbé
Rozier, et d'autres personnes que la curiosité rendait momen-
tanément botanistes.
Il partit de Lyon le 7 juillet pour, la grande Chartreuse. Il
était d'usage d'écrire son nom sur les registres de rétablisse-
ment. Rousseau fit précéder le sien de ce mot , 6 alt^tudo (
Il chercha pendant quelque temps upe demeure da9s lé Dati-
phiné , allant tour-à-tour de Grenoble à Bourgoin, Après étf e
resté plusieurs mois à râul)erg0. dans cette demièi^e ville , il
prit le parti de s'établir à Monquin , maison de campagne si-
tuée sur une montagne dans le voisinage, et qu'il prit à loyer
de M. de Césai^ès. , '
Thérèse, qui voulait porter le nom de celui dont elle était la
compagne depuis vingt-cinq ans, vit ses vœux exaucés, mais
non comme elle aurait ypulu qilHls le fussent : c'ést-à-dire
• . . * . .• '
qu'au lieu de suivre les lois et formalités requises , Jean-Jac-
ques se contenta de deux témoins devant lesquels il dojnna sa
foi à Thérèse. << Cet honnête et saint engagement, dit-il, a été
« contracté dans toute la simplicité, ipais aussi dans toute la vé«
« rite de la nature., en présence de deux honunes de jnérite et
f( d'honneur , officiers d'artillerie,^ l'un' fils d'un de mes anciens
« amis, et l'autre maire de cette ville et parent du premier". »
De ce moment, il la regarda comme sa femme légitime; n Elle
tt est, disait-il, ett^er.a jusqu'à ma mort, mafenunè par la force
« de nos liens, et ma sœur par leur pureté.» Circonstance qui
a était rien moins que du goût de Thérèse Le Yasseur.
Une aventure qui n'est point encore éclaircie , mais à la-
quelle il mit beaucoup trop d'importance, lui enleva le repos
pendant long-temp^. Il s'agit de la déclamation que fit un cha-^
'' Lettre à M. Laliaud du 3i août 1768. C'est dans ce mois et au
milieu d'un bois situé dans le voisinage de Bourgoin que cet en^c
gement eut lieu. Les deux témoins estaient , Tuii M. de Champagneux ,
maire de la ville, et l'autre M^.de Rozièies, tous àfiix\ officiers
d'artillerie.
H--
DE LA VIE DE J. J; ROUSSEAU^ 49^
moiseiir, homonjé Thevenin, d^ine somme de neuf livres toiir-
nôîs, qu'il prélendiait avoir prêtée dix ans auparavant j étant
près de Pontarlier, à Rousseau, qui, pour reconnaître ce ser-
vice, lui aurait donné des lettres de recommandation en pre-
nant le titre de voyageur perpétuel. Il y avait dans cette ré-
clamation imposture ou erreur; c'est-à-dire le fait pouvait être
faux, ou bien , il était possible t]ue ce chamoiseur eût fait un
prêt il quelqu'un qui portait le même nom que Rousseau. Dans
tout état de cause ce n'était point Jean- Jacques qui , à l'époque
où ce prétendu prêt aurait eu lieu, était depuis plusieurs an-
nées dans la vallée de Montmorency. Vivement affecté d'une
pareille réclamation, il se croit déshonoré; il voit un projet
de le perdre ; il demande avec d'énergiques instances à êtle
confronté avec ceThevenin : il écrit à ses amie pô^r les prier
de prendre des informations sur cet aventurie^ Il obtient dé
M. le comte de Tonnerre, commandant de la province, une
audience dans lacjuelle le chamoiseur devait comparaîti^ de
son côté. Le jour indiqué il se rend de Bourgoin à Grenoble,
et ii*y trouve point M. de Tonnerre, quoique celui-ci eût donné
l'ordre de comparaître devant lui. Cette absence inexplicable
dut paraître et -parut en effet extraordinaire à Rousseau. Sur
ces entrefaites on découvre que Thevenin avait été, en 1761,
condamné aux galères après exposition en plaèe de Grève ,
comme calomniateur et imposteur insigne, Jesah^ 3 aciiiies en-,
voie les preuves de ce fait au commandant qui lui répond qu'il
ipiposera silence à Thevenin. Ce n'était pas le compte de Rous-
seau qui voulait, au contraire, qu'on le fît parler pour connaître
la cause et les auteurs de cette intrigue. Il n'obtint rien; on
laissa le chamoiseur tranquille , et l'affaire en resta là. Cette
impunité, la conduite du commandant, n'étaient pas de na-
ture , il en faut convenir, à tranquilliser l'imagination déjà ma-
lade de Rousseau , qui eommençs^it à voir partout des ennemis*,
et qui, dans cette aventure, ne trouva ni bienveillance, ni pro-
tection, ni justice de la part de l'autorité. Du Peyrou a fait,
relativement à la dériominatipn de voyageur perpétuel, un
rapprochement açsez curieux. Il raconte que quelques années
avant cette affaire, dans une réunion de gens de letti-es, l'un
494 PRÉCIS
deux, taKânt Jean-Jacques d'orgueil, de vanité, prétendant
qu'il ne se. distinguait que par l'envie de faire parier de lui,
finit par dire qiâi ne se trouvait bien rtulle part, et que c'était
un voyageur perpétuel. Nous avons oublié de rappeler que
Rousseau portait alors le iiom de Renouk cause de Tarrét au
parlement. En le forçant à reprendre son nom ça lui faisait
courir des risques. Peut-être était-ce le but Ae celte intrigue.
Il est probable que M. de Tonnerre interrogea Thevenin, qui
n'était qu'iui instrument dont on se servait, et qu'ayant décou-
vert la vérité il jugea qu'il valait nriieux la couvrir d'un voile
épais que de la faire connaître. Cette conjecture exfdique sa
conduite et rend excusable l'impunité dont il laissa jouir l'a-
venturier'*. Quoi qu'il en soit, Rouss)E$aa fut plus vivement af-
fecté qu'il n'auraft dà l'être; mais ce ne fût' pas ^ans cause »
ni motif, qu'il se crut l'objet d'une persécution.
. Parmi les connaissances que Rousseau fit et cultiva, soit à
Bourgoin, soit à Monquin , il en est une dont nous devons dire
un mot. C'est M. Anglancier de Saint-Gennain;; ancien capitaine
de dragons, qui s'était retiré à Bourgoin ou dans les environs.
Le caractère de franchise et de loyauté de ce militaire le fit
distinguer de Jean-Jacques , qui lui donna sa confiance, luixle-
manda des conseils, et correspondit avec lui. Parmi les lettres
qu'il lui écrivit, il en e^t une très-remarquable, daiis laquelle
H donne les détails les plus intéressants sur ses principes, ses
goûts, ses ouvrages, et sa conduite^.
Il importe de n» point passer sous silence tme autre lettre
qui change en certitude les soupçons que fait naître la con-
duite de Thérèse. Dans cette lettre, datée du la août 1769,
Rousseau lui dit que depuis lœig-temps il tâche de la rendre
heureuse , mais sans aucun succès. Cette indigne femme l'avait
menacé de l'abandonner furtivement. « Il est sûf , lui clit-il,
« que si tu me manques, je suis un homme mort ; mais je mour-
*^ Plus, tard , M. de Tonnerre offrit à Rousseau de punir Theve-
nin par quelques jours de prison ; mais Jean-Jacques refusa cette
satisfaction.
^ Lettre du a 6 féyrier 1770. Voyez pour plus de détails THistoire
de J. J. Rousseau , tom. i, p. 171 et sniv.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 49^
u rais cent fois plus cruellement encore , si nous continuions
(c de vivre ensemble en mésintelligence. Il vaut mieux cesser
« de se voir, s'aimer encore et se regretter qudquefois... Je n*a-
« v^is qu'une seule consolation-^ mais bien douce, c'était d'é-
« pancher mon cœur dans le tien : quand j'avais parlé de mes
« peines avec toi, elles étaient soulagées, .et quand tu ih'avais
a plaint , je ne me trouvais plus à plaindre. » Il termine cette
lettre par les adieus^ les plus touchants, et lui donne des avis,
supposant toujours qu'elle persiste dans le pi*ojet quelle a de
se séparer dé' lui. Devant faire une absence de quinze jours,
il l'exhorte à bien réfléchir avant de prendre un parti , et la
prie de penser à ce qu,'eiie>se doit à elle-même; k ce qu'elle lui
doit; à ce qu'ils sont depuis long'-temps l'un à l'autre; à ce
qu'ils se doivent jusqu'à la finjde leurs jours, dont la plus
grande et la plus J^Ue partie est passée, et dont il ne leur reste
que ce qu'il faut ppur couronner une vie infortunée , mais in-
nocente et vertueuse, par une fin qui l'honore. Au retour du
voyage qu'il était allé faire au Mont-Pilat pour herboriser,
Rousseau retrouva Thérèse, qui avait renoncé à son projet
de sléclipser ^n lui laissant ignorer sa retraite, £n exécutant
ce projet .elle s'exposait au mépris public, et se privait de
toutes ressources. Elle le' sentit et resta. Mais elle se brouilla
bientôt avec les voisins qu'elle avait à Monquin. Elle eut des
querelles comme elle en avait eu à Wootton, à Trye : Rousseau
la crut, se plaignit amèrement à son note. M.- de Césarges ",
et songea sérieusement à chercher un autre asile. Il n'avait ja-
mais eu l'intention de se fixer dans, le Daiiphinéy car sa corres-
pondance pendant qu'il habita cette province nous le montre
s'occupant des moyens d'aller dans un putre pays. Il fut ques-
tion du château de Lavagnac, appartenant au prince de Conti,
qui le lui offrait; mais, ayant eu à te plaindre de Tintenclant-de
ce prince, et ne voulant point le lui dénoncer, il refusa cette
retraite. Il hésitait entre plusieurs pays, lorsf|uo tout-à-coup il
se détermine à nioumer dans la ville à laquelle il «emblait
être obligé de renoncer, et n!vii»nt à Paris oit f'nppclairMi
" Lettrifd'avril 1 770 , à M. de Céuir^m.
1^; le dcitiir'ciont it ne devait jdus entendre que l<i
CesraotE qu'il adressait ;i son ami M. Moiiltou font pi-û-
qu'il av^ permission \\i: rentrer dans cette capitale , et
ijH'il se croyait obligé d'y paraître au ^rund jour, du momonl
(lù cette permission lui était accordée.
Il s'arrêta quelque temps à Lyon. Ktant dans cette viliu, il
apprit qu'on avntt ouvert une souscription pour élever une
statue à Voltaire. Cette souscription était de quarante-huit
francs, qu'il Ut passer à M. de La Tourctte. C'est ainsi qu'il se
vengea de la Gaerre ite Genève et des autres libelles , où le pa-
triarclie de Feruey oubliait sa (;loire et consolait l'envie.'
Il arriva dans les tlemiera jours dejuin à Paris, et loj;ea lue
PlAtiit^re. L'accueil et. les visiti-s qu'il l'eçut dans cette capi-
tale auraient dû lui. prouver qu'il n'était pas, comme il se l'i-
majjinait, iiniobjet de baine. «Je suis, écrivait-il à M. de La
n Toiirette, le 4 juillet 1770, je suis tellement accablé de visites
-et de dîners, que si ceci dure il est impossible que j'y tienne,
net malheureusement je manque de force pour me défendiv.
1 Cependant si je ne prends liien vite un autre traia cic vie ,
<• mon estomac et ma botanique sont en grand péril. Tout ceci
1 n'est pas le moyen de reprendre la copie de musique d'iuie
" façon bien lucrative, et j'ai peur qu'à force de dîner en ville
" je ne finisse par mourii' de (âim chez moi. "
Bdusseau, pendant son séjour dan le Dauphiné, ayait Qnî
ses Confessions. Dans l'hiver de 1770 k 1771, il en fit (itux
lectures en pctit,eOniité ; c'est-Ji-dire devant six ou huit per-
sonnes. Celles qui assistèrent h, la première furent le comte et
la comtesse d'Ei^out, fille du maréchal de Richelieu, le priiice
Pignatelli, la marquise de. Mesme, et le marquis de Juigné.
Dusanix en obtint une seconde qui se (it devant messieurs Do-
rat, Pezai, Le Mien-e, et Barbier-Neuville, admini-Slrateur dt-
l'Opéra, qui avait eu jadis quelques relations avec Jean-Jac^
ques à l'occasion du Devin du village.fi paraît que son projet
était de continuer ces lectures, afin de faire coouaitre, de son
vivant, ses Confessions, autant qu'il était posâ%k' , sans avoir
'' Leiire .i M. Mntiliou, du 4 juin 177".
DE LA ViE UE J. J. BOIISSEAU. 497
vccotirs à l'impression'. Dans cette hypothèse, son but aurait
ité (l'avoir des explications avec ceux que le récit des faits pou-
vait coraprûmettre dans leur réputation. C*a9l, il, nous le
sehible , l'interprétaliou la plus naturelle que l'on puisse faire
du paragraphe qui termine ses Confessions. " Si quelqu'un ,
" dit-il , sait des choses contraires à ce que je viens d'exposer ,
« il sait des uiensonj^es et des impostures : s'il refuse de les
« éclaircir et de les approfondir avec moi , tandis giie je suU
".en vie, il n'airoe ni la justice ni la vérité, i. Il fallait, nous en
convenons , avoir une imagination bien exaltét:, pour ouvrir
une pareille discussion, et croire qu'on répondrait à cet ap-
pel. La police intervint bientôt à la réfjuisition de madame d'É-
pinay , qui écrivit à M. de .Ssrtines que la lecture des Confes-
. sions la compromettant', elle le priait de parier lui-même à
JeAn-Jarques avrc assez de bonté pour qu'il ne puisse s'en
plaindre, mais cependant aoec assez de fermeté pour qu'il n'y
retourne pas. Elle ajCwtait qu'il suffisait de lai faire donner sa
parole, parce qu'il la tiendrait : aveu naif qui prouve la lionne
opinion que madame d'Épioay avait de Rousseau. M. de Sar-
tines le fît venir. On ignore ce qui se passa entre ce magistrat
et Jean-Jacqnes ; mais depuis cette entrevue, le dernier ne fit
plus de lecture de ses Confessions. Elles furent communiquées
par l'entremise de Rulhière au prince royal de Suède, qui
passa les derniers mois de 1770 à Paris, et partit de cette ca-
pitale au mois de février 1 77 1,
A cette époque, Jean- Jacques eut des relations aveu plu-
sieurs personnages marquants, dont Iq plupart étaient des gens
de leltix-s. C'étaienlDusaulx, madame de Gt-nlis, le prince de
Ligne, Rulhière, Grétry, Bernardin de Saint-Pierre et Go-
rancèz. Tous ont, à l'exception de Rulhière, rendu compte de
ces relations qui eurent, en génér^, peu de durée. Il serait
trop long de les examiner dans ce Précis", qui ne doit pas
èYre interrompu. 11 vit pl^is long-temps et avec plus d'intimité,
Bernardin de ijûnt- Pierre et Corancéx, qui nous ont laissé sur
'No^avonslaît eut examen AamV Histoire di J. J. Itoiiucaii, pi'e-
m i^re partie. Noiis devons ici préseoler les f^ls son3 une aiiire forint.
I
■Jk-
1
498 PRÉCIS
Kousseau des détails pleins d'intérêt. Corancèz surtout-, a^mis
dans sa familiarité, fit des observations sur les progrès de cettiç
maladie moralti qui tourm^itait Jean-Jaçques, et qui, mettant
dans un état déplorable un hommes doué d'un, si beau -génie ,
est bien propre à faire naître les plus tristes réflexions sur la
fragilité des plus beaux dons de la nature, et sur la vanité du
prix que nous y mettons. Il sentait cette cruelle maladie, dont
les accès revenaient à des interv^les plus ou moins rappro-
chés, et tenaient à des causes qu'une compagne attentive,
clairvoyante et bénévole , aurait pu éloigner , ou rendre nM>ius
aetives et. moins influentes. La lettre qu'il écrivit ^ le ,a3 no-
vembre 1770^ prouve qu'il sentait son mat, e^ qu'il se créait
des maux imaginaires. Il avoue que sa tête, déjà altérée par
V air sombre de V Angleterre s' a0écUiit. de plusenpluS^Oe n'est
donc pas sans une surprise qiielée d'admiration qu'on le voit ^
dans un des intervalles que lui laissait cette maladie, pro<luire
un de ces ouvrages qui brillent par une raison sage, édairée par
des obsetrations profondes ^ par l'étendue et la finesse des aper-
çus , par. la sûreté du tact, par la clarté des idées, enfin par les
charmes du style. Il ^'agit des Considérations sur le gouverne-
ment de Pologne y qu'il composa dans le printemps de 1772,
à la demande du comte de Wielhorski. JCe seigneur polonais
s'était d'abord adressé à l'abbé de Mably, qui même, afin de
mieux remplir l'objet pour lequel on. le consultait, était allé
dans la Pologne. Il devait donc avoir des -données plus posi-
tives que Rousseau dans son galetas de la rue Plâtrière; mais
1 étude et la méditation suppléèrent à l'avantage que donnait à
scm rival le voyage de Varsovie, et si l'on veut juger de la su-
périorité de l'un sur l'autre, on peut comparer les Considéra-^
tions au Traité du gouvernement de h. Pologne. Jean-Jacques,
qui voyait les dangers qvf courait ce pays, exhorte les Polo-
nais à resserrer leurs limites y parce que leurs voisins songent
peut-être à leur rendre ce service. Il leur tenait ce langage dans
le mois d^avril; et le -5 août suivant, la Russie, l'Autriche et
la Prusse firent un preYnier partage de la Pologne.
"€e fut, s'il est permis' dé s'exprimçr ainsi , le dernier éclair
DE LA. VIE DE J^ J. ROUSSEAU. 499
tdik génie prêt à s'éteindre. Il jeta quelques lueurs encore dans
les Dialogues^ et dçais les Réveties une flamme vive et brillante ,
mais éphémère. Dans le premier de ces deux ouvrages, Rous-
seau se tourmente pour détruire les accusations dont il se
croit Tobjeti et donne des détails sur $a personne et sur ses
écrits. C'est l'œuvre d'une raison égarée, mais qui par inter-
valle reprend son empire et se fait reconnaître. Il écrivit ses
Dialogues en 1776 et 1776. Dans un accès de son mal, il vou.-
lut les déposer sur l'autel de Notre-Dame; comme un hom-
mage k la vérité, mais ayant trouvé la grille fermée^ et étant
revenu, à lui, il .n'exécuta point jceprojet~4nsenséy et fit re-
mettre le manuscrit en dépôt chez l'abbé de* Condillac. Il confia
ime copie du premier dialogue à un jeune Anglais, nommé
Broàke-Boathby^ qui l'emporta à Londres. Les Rêveries offrent
un mélange de tableaux ^acieux et frais, de descriptions,
^'épanchements d*un cœur. trop plein de sentiments tetidres,
4e souvenirs amers et doux, enfin de discussions. A quelques
exceptions prè$, on y retrouvé tour-à>tpur la raison, l'imagi-
oation, la sensibilité de Jean-Jacques. La deriiière- prome-
nade n'est point achevée \ il .la fit peu de temps avant sa
mort, au mois d'avril 1 778. L'année précédente, Thérèse étant
malade, et Jean-Jacques obligé de lui donner des soins, il ne
pouvait plus copier de la musique, et ses ressources furent
insuffisantes. Dans cet état, 11 fit un méhnoire pour solliciter
de la pitié publique un asile pour lequel il abandonnerait tout
ce qu'il possédait; il n'excluait même pas* l'Hôpital ! Une pa-
reille situation devait aggraver s^ maladie. Parmi ceux qui b
fréquentaient alors, Corancèz, le comte Duprat, et le che-
valier de Flamanville, étaient les plus assidus. M., de Fia-
manville, chevalier de Malte, enthousiaste des ouvrages do
Jean-Jacgues, et rempli de respect et de compassion pour sa
(Personne, lui offrait un antique château, situé sur le bord de
la mer, en Normandie. Il s'engageait de Ini-méme à n'y pa-
raître jamais sans la permission de son hôte. De son côté,
M. Duprat, lieutenant- colonel au régiment d'Orléans, mettait
à sa disposition une terre habitable, mais très - éloignée de
32.
>
5oO PRÉCIS
Paris. Ëufioy Corancèz lui cédait un logement qu'il avait k
Sceaux. Jean -Jacques hésitait, et n'acceptait ni ne refusait
d'une manière positive. Il avait demandé, pour se décider,
un délai, et promis une réponse. Gorancèz vint pour la cher-
cher ; il apprit avec surprise que Rousseau était parti la veille
pour Ermenonville dont, jusqu'alors, il n'avait pas été ques-
tion ". Il n'y devait d'abord rester que peu de jours , et reve-
nir ensuite à Paris pour vendre ses effets , et prendre des ar-
rangements définitifs; mais on le retint, et l'on jugea plus
convenable de confier ces soins à Thérèse. Jean-Jacques était
dans sa dernière demeure;. il n'en devait plus sortir. Le che-
valier de Flaman ville alla Vy voir. Il revint navré de l'état dans
lequel il Favait trouvé, et chargé de lui procurer un asile dans-
un hôpital. Aucune retraite ne paraissait plus convenable qu'Er-
menonville; mais, ainsi que le remarque Corancèz, il ne fal-
lait pas raisonner à l'égard de Rousseau /comme V>n devait le
faire avec les autres hommes. Nous touchons' à un événem^it
sur lequel on n'est point d'accord , et qui a d'autant plus be-
soin d'être éclairci, que les preuves qu'on exige ordinairement
pour constater la vérité d'un fait,. pourraient bien établir l'er-
reur. Elles doivent donc être soumises *à un examen scrupu-
leux.
Il s'agit de l^^moft de Jean- Jacques : a-t-elle été naturelle
ou volontaire? Se l'est-il donnée, ou lai'ssa-t-il agir la na-
ture?
Nous allons commencer par rappeler ce qui porte un carac-
tère officiel : nous y ajouterons les circonstances qui affaiblis-
sent ce témoignage, quelque imposant qu'il soit, et nous met-
trons ainsi le lecteur en état de juger par lui-même.
Voici donc un extrait de la relation ^ publiée dans le mois
^ Lorsque Corancèz se présenta chez Rousseau,, Thérèse lui dit
qu'il était sorti, laissant croirie qu'il se promenait. Elle ne dit point
qu'il avait quitté Paris.
^ Relation ou notice des derniers jours de M. J. J. Rousseau , cir-
constances de sa mort, par M. Le Bègue de Presle, docteur, etc.,
1778. Elle est datée du a 5 août 1778, et signée de M. Le Bègue de
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 5oi
•
d'août 1778, par M. Le Bègue de Presle, médecin qui se
trouvait à Ermenonville, à Touverture du corps de Jeari-
Jacquës, mais non à sa mort, «c M. Rousseau, dit-il, con-
<t tinua de jouir d'une bonne santé jusqu'au 2 juillet ; car je
«( ne regarde point comme une annonce ou commencement
« de la maladie qui Ta fait périr, quelques douleurs de co-
te liqué,. dont il se plaignit la veille durant sa promenade,
<i et doiit il ne parla pins le- reste de la soirée. Il soupa et passa
« la nuit à son ordinaire. Le jeudi ( 2 juillet ) il se leva de
abonne heure, se promena dehors suivant son usage jusqu'à
(d'heure de son déjeuner, qu'il fit selon sa coutume avec du
« café au lait préparé par sa femm^e, et dont elle prit une tasse
a ainsi que sa servante. Aussitôt après le déjeuner, il demanda
« à sa femme de l'aider à s')iabiller , parce que la veille il avait
« promis d'aller au château dans la- matinée. Il se préparait à
(^ sortir, lorsqu'il coipmença à se sentir dans un état de mal-
«aise, de faiblesse et.de souffrance générale. Il se plaignit
« successivement de picotemenf très-incommode à la plante des
ft pieds ; d'une sensation dé froid le long de l'épine du dos ,.
« comme, s'il y coulait un fluide glacé; de quelques douleurs de
«poitrine, et surtout pendant. la dernière hejure de sa^ie, de
« douleurs de tête d'une violence extrême, qui.se faisaient sen-^
<i tir par accès : il les eiqprimait en portant les deux mains à sa
«c tête» et disant qu'il semblait qu'on lui déchirait le crâne. Ce
« fut dans un dé ces accès que sa vie se termina^ et il tomba /le
«son siégé par terre. On le releva à l'instant^ mais il était
«mort; car les. chirurgiens, qu'on n'avait pu avoir plus tôt,
« employèrent sans succès la saignée, Talkali volatil, les vési-
« catoires.
<i Je ne répéterai pas ce que M. Rousseau a dit pendant sa
« dernière heure, et encore moins les propos faux ou inexacts
Fresle. On verra, d'après le témoignage de Grimm , qu'elle (iit pu*
Bliée pour démentir les. bruits de suicide qui commençaient à »'ac-
créditer. Cette relation est ordinairement accompagnée d'une addi-
tion par M. Magellan , et toutes deux font partie de plusieurs éditions
des OEuvrts de Jean* Jacques , entre autres de celle de Pdinçot.
■'♦''Ai
^C-
:)02 PRECIS,
'• qu'on lui attribue. Madame Rousseau^ qui était senle avec Itn^
» avait trop d'inquiétude et de chagrin pour retenir jusqu'aux
« expressions des réflexions morales ou religieuses qn*a pu faire
'< son mari, si le trouble que doit causer dans l'esprit )a des^
» truction de l'organisation , ou là cessation de la vié^y lui eH a
M permis. Je me suis assuré, par des informations prises le
«jour même de sa mort et les jours suivants-, que M. Rousseau
R n'a montré ni Ostentation ni faiblesse dans ses derniers- mo-
« ments. ' * .
n Ayant témoigné le désir d'être ouvert, Îl\Vsl été lé lendèniaîn
« de sa mort, devant moi et dix autres personnes. Lé prpeès
« verbal sera mis en entier dans un ouvrage périodique de iné-
« decine. Voici la èepie d'un des derniers articles : L'ouvertuire
«de la tête et l'examen des parties renfermées dans \€ crâne,
(c nous ont fait voir une quantité très-considérable de sérosité
« épancbéeentre la' substance du cerveau et l^membran&s qui la
« couvrent. Ne peut-on pas attribuer îa mort de M. Rousseau
« à la pression de cette sérosité, à son in<ratiôn dans -les en-
« veloppes ou la substance de tout le système nerveux *!?
« On a, sans le pli\s léger prétexte , accusé M. Rousseau êt^b*
« voir pris une l'ésolution violenté pour se délivrer des inquié^
« tudes..... D'ailleurs le stiScide était contire ses principes âc^
« tuels. Enfin j je suis assuré par l'examen le plus scrupuleux de
« toute$ les circonstances qui ont précédé , accompagné et suivi
« sa mort, qu'elle a été naturelle et non provoquée. »
Il résulte du récit de M. de Presle, que ce médecin n'a pas été
témoin des derniers moments de Rousseau, auxquels assista
seulement Thérèse, d'après l'exposé de ce docteur.
Écoutons maintenant un des amis ,de Rousseau, celui qui le
vit le plus assidûment dans les dernières années de sa vie, et
'^ Ce doute , exprimé dans un procès verbal , éyidemment fait
pour constater la cause de la niort, est Temarcpable. Cette cause
est-elle, où n^est-elle pas une apoplexie séreuse? C'était apx hommes
de l'art à décider cette question. Ils le devaient , au lieu de nous
demander si l'on ne p^ttt^as attribuer la mort de Jean-Jacques à l'apo^
plexie, qui peut-être était un effet elle-même des circonstancea dqnt
on parlera pluk bas. Post hoc^ ergo propter hoc^
■%
•^
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. 5o3
jusqu'au inoment de son départ pour Ermenonville , c'est Co-
ranoèz. Yoiilant visiter son ami dans sa nouvelle retraite , il
partit de Paris le lendemain même de la mort de Jean-Jacques.
' « En arrivant à Lçuvres, dit-il, dernière poste jusqu'à £r-
<^medonville, le po^tillcm fut demander les clefs des barrières
« des jardins. Le maître de poste se présenta à notre voiture ;
« il s'appelait Payen. Il n(ms dit qu'il présumait notre voyage
<« occasioné par le malheureux événement de la mort de Rous^
« seau. Puis il ajouta d'un ton pénétré : Qui l'aurait cru que
'«M. Rousseau se fût ainsi détruit lui-même I Nos oreilles
« furent étonnées de cette nouvelle : nous lui demandâmes de
« quel moyen il s'était servi : D'un coup dé pistolet, nous dit-il.
« Mon cœur saigna, mais j'avoue que je n'en fus pas étonné.
« Nous arrivons , nous fumes reçus avec politesse. Nous fîmes
t( part à M. de Girardin de ce que nous avait «appris le maître de
«c poste Payen. Il en parut étonné et <^oqHé. Il nia le fait avec
k chaleur , et nous recommanda, avec la même chaleur ,, de ne *^
« pas le piropager. Il m'offrit de voir le corps : ne sachant pas
«c quelle serait ma réponse, il me prévint qu'étant à la garde-
«ràbe, Rousseau s'était laissé tomber, et -qu'il s'était fait un
t( trou au front. Je refusai , et par égard (K)ur ma sensibilité, et
« par l'inutilité de ce spectacle , quelque indicé qu'il dût me
(C présenter. Joujolirs accompagné de M. de Girardin, que son
«urbanité empêchait de me quitter, il me fut impossible de
« causer soit avec les gens de la maison soit avec les habitant»
•«du lieu. Mon .beau^père (M. Romilly) me rapporta avoir
^< appris que le jour même de sa mort, Rousseau ne fut point
« au château le matin, comme à son ordinaire, qu'il avait été
« herboriser; qu'il avait rapporté des plantes, qu'il les avait
« préparées et infusées daiis une tasse de café qu'il avait prise.
« Madame Rousseau me raconta qu'il conserva sa tête jusqu'au
'« dernier moment. Jl^adame Girardin , de son côté , me raconta
n qu'effrayée de la situation de Rousseau , elle se présenta chez
«lui et y entra. Que venez-vous fjaîre ici, lui dit-il? Votre
« semibilité doit-elle être à l'épreuve d'une scène pareille et de
« la catastrophe qui doit la terminer? Il la conjure de le laisser
\f
^'
5o4 PRÉCIS
« seul et de se retirer. £lle sortit en effet. A peine avait-elle Je
« pied hors de la chambre , qu'elle entendit fermer les verroux;
« ce qui Tempéchade s'y représenter. Voilà les, faits principaux
« qui tous sont de la plus grande exactitude. Je remarque et je
« n'ai pu m'empêcher de remarquer que le maître de poste
« Payen, le lendemain de sa mort, m'a dit que Rousseau s'était
« tué d'un coup de pistolets II est difficile de supposer que ce
« fait est inventé. Payen était sans intérêt : c'est dans le premier
« moment , et le premier moment est toujours sans précaution :
« c'est alors au contraire que la vérité se fait jour : elle perce
« par cela seul qu'elle est la vérité. La blessure que le pistolet
«suppose, est confirmée par. M. de Girardin qui l'attribue à
« une chute. Cette blessure importante est omise dans le procès
« verbal des chirurgiens. Le renvoi de madame de Girardin
« atteste que Rousseau attendait sa fin , mais une fin certaine
« et prochaine, ce qui ne peut , à ce quHl me semblé , s'accor-
« der avec une apoplexie séreuse. Tout me porte à croire que
« Rousseau, s'est débarrassé lui-même, d'une vie qui lui était
« devenue insupportable. Ajoutez les fantômes qui le tourmen-
te taient, auxquels les circonstances de son départ précipité et
« visiblement arrangé d'avance , donnaient plus de réalité ; l'im-
« patience et la volonté bi^ déterminée de sortir de ce séjour,
« prouvées par la confidence faite au jeune chevalier de Malte-;
« rimpossibilitéd'en sortir, faute de moyen pécuniaire, et ne v ou-
« lant point s'exposer, d'après la connaissance qu'il avait de sa
«c timidité, aux objections que lui feraient les habitants de la mai.
<t son; et je crois que non-seulement sa mort a été volontaire,
« mais que par les circonstances elle était forcée ''. »
Voulant acquérir tous les renseignements propres à bien
motiver son opinion, M. Corancèz^ écrivit à Thérèse, qui lui
répondit une lettre ^ dans laquelle , en voulant détruire cette
opinion , elle la cotifirme par de nouveaux détails qui prouvent
'^ Il en est une oubliée par M. Corancèz , et qui suffisait seule pour
déterminer Jean-Jacques à l'acte de désespoir auquel il s'est livré.
Cest la conduite de Thérèse, dont il sera parlé plus has. *
** Voyez cette lettre dans l'Histoire de J. J. Rousseau, t. ï , p. 274»
;#
DE LA. VIE DE :r. J. ROUSSEAU. 5o5
i** qu'il avait été entraîné à Ermenonville; %° qu'il avait fait de
vains efforts pour en sortir ; 3® enfin qu'il avait au front une
blessure assez grave pour qué'Thérèse fiU couverte de sang.
M. Corancèz insiste sur cette blessurçj' prétendant que le
trpi^ était si profond que M, Houdon lui dit avoir été embar-
rassé pour en remplir le vide. L'auteur dont nous suivons le
récit, termine ses observations en répétant qu'il croit que Rous-
seau s'est donné la mort; ajoutant qu'on a bien fait de le nier à
cause du préjugé qui attache du déshonneur à cette action; jk..
mais comme il ne. le partage points il dit franchement ce qu'il
croit être la vérité.
Si nous consultons les Mémoires du temps, nous verrons que
le bruit du suicide se répandit rapidement à Paris. Ainsi nous
lisons dans les Mémoire^ secrets de Bachaumont ( tom. ini-y
p. 53), sous la date du 21 juillet 1778, le passage suivant:
«Comme on avait fait courir des bruits sinistres sur la mprt de
«M. Rousseau, qu'on prétendait volontaire, il se répand un
« extrait des minutes de bailliage et vicomte d'Ermenonville du
« 3 juillet, .par lequel il est constaté juridiquement et d'après la
« visite dés gens de l'art, qu'il est mort d'une apoplexie séreuse* »
Dans sa Correspondance littéraire , à la date du mois de
juillet 1778 , Grimm parle en ces tÊpnes dé la mort de Rous-
seau : « L'opinion généralement établie sur l'a nature de la mort
« de Jean-Jacques, n'a pas, été détruite par lé récit de M. Le
« Bègue de Presle , son ami. Qn persiste à croire que notre
« philosophe, s'est empoisonné lui-même. »
Madame de Staël, dont la bonne foi n'a pas plus été révoquée
en doute que le talent, a, dans ses lettres sur JeaurJacques ,
exprimé sans détour la persuasion où elle était que, réduit au
désespoir , il avait abrégé une vie que de nouveaux malheurs
rendaient insupportable. « Qui put inspirer à Rousseau, dit cet
« auteur célèbre, un dessein si funeste? C'est la certitude d'avoir
« été trompé par sa femme qui avait seule conservé sa confiance,
<^ et s'était rendue nécessaire en le détachant de tous ses autres^
« liens.... Un Genevois (M. Coindet) qui vécut avec lui dans
« l'intimité^ m'a montré une lettre que Jean-Jacques lui écrivit
« •
5o6 PRÉCIS
« quelque temps avant sa mort, et dans laquelle il semblait lui
À annoncer ce dessein. Depuis , s'ctant informé avec un soin
« extrême de ses derniers moments , il a sa que le matin du
«jour où Rousseau mourut, il se leva en parfaite santé; mais
« que cependant il dit qu'il allait voir le soleil pour la dernière
« fois , et prit, avant de sortir, du café qu'il fit lui-même. Il rem-
<t tra quelques heures après, et commençant alors à souffrir
«horriblement, il défendit constamment qu'on appelât duae-
« cours et qu'on avertit personne. Peu avant ce triste jour, il
« s'était aperçu des viles inclinations de sa femme pour vat
« homme de l'état le plus bas. Il parut accablé de cette décou-*
« verte , et resta huit heures de suite sur le bord de l'eau dans
« une méditation profonde. » Madame de Staël conclut qu'il n'est
plus possible de douter que ce grand et, malheureux homme
n'ait terminé volontairement sa vie. Madame de Vassi, fille
de M. de Girardin , voulut détromper " madame de Staël qui ,
peut-être plus polie que sincère , excusa son erreur, ( car c'est
ainsi qu'elle appelle une opinion combattue par madame de
Vassi), en exposant les motifs» sur lesquels elle étaiè fondée, et
qui ne faisaient que la rendre plus probable. C'étaient le té^
môignage de M. Coindet, celui de M. Moultou, enfin des lettres
de Rousseau écrites peu de temps avant sa mort , et qui an-
nonçaient le dessein de terminer sa vie. Nous ne connaissons
point ces lettres qui n'ont pas encore été publiées.
D'après ces diverses circonstances , nous avons cru que Jean-
Jacques avait avancé le terme de ses jours , cl nous l'avons dit
puisque nous le pensions. Cette opinion, qui, de notice .part, est
fondée sur une persuasion intime, a été critiquée. On a prétendu
que c'était faire injure à Rousseau que de Supposer qu'il avait dis-
posé de sa vie, parce qu'oti le mettait en contradiction avec ses
principes. D'abord, il faut être véridique, et quelque répugnance
que nous causât toute vérité qiii accuserait Rousseau, nous
n'hésiterions point à la dire : mais nous n'avons point à sacrifier
Tune à l'autre , comme on va le voir.
'' Les preuves qu'elle. fit valoir sont le procès verbal et le tcmoi-
gmge de M. Le Bègue de Pre'sle, dont nous avons parlé.
DE LA VIE DE J. J. ROUSSEAU. So^
Jeaji- Jacques blâme avec raison là suicide, parce qii*il y a peu
de circonstances où cet acte de désespoir soit excusable; mais
il suffit que ces circonstances, quoique très-rares, existent, qu'il
les ait coniiprises dans une exception , et qu'il se soit trouvé dans
Cette exception , pour qu -il soit plus à plaindre qu'à blâmer , et
que de sa part il n'y ait plus de contradiction.
Le dégoût de la vie est une maladie qui a des causes plus ou
inoins graves. Ceux qui en sont attaqués ont, en général, moins
que d'autres, à se plaindre de la fortune ".On doit sentir que ,
dans une discussion de cette espèce, il faudrait' pouvoir consi-
dérer la question avec les yeuxde celui qu'on met en cause, puis-
que, pour bien le juger, il serait nécessaire de se supposer dans
*sa situation , et d'avoir Tame également fi'oissée. On a mainte^
nant assez de données sur Rousseau pour asseoir son jugement ,
en renonçant toutefois à peser la valeur de chaque circonstance,
qu'on doit admettre avec toute Tinfluence qu'elle eut et qu'elle
dut avoir. Ainsi , l'ignoble infidélité de Thérèse, souverainement
méprisable, peut paraître un motif de désespoir bien puéril;
mais pour celui qui n'a plus de confiance qu'en cette femme,
qui la croit vertueuse > et la regarde comme une yictime dé-
vouée volontairement à son infortune , le moment où le voile
tombe doit être affreux. Il est seul dans la nature, puisqu'il a
perdu son appui. Pour être, juste, il faut ne pas négliger ce rap-
port, et voir Thérèse avec les yeux de Rousseau.
Il avait, bien antérieurement, éprouvé une seule fois ce
dégoût de la vie, sous le poids duquel il devait finir par suc^
comber; c'était en 1763; trois lettres le prouvent." Il avait
fait son testament, et recommandait Thérèse à l'homme qu'il
' ^ L'homme le plus considéré des trois Royaumes , le marquis de
Londonderr)'^ plus comiu sous le nom de Castelreagh, fameux., ou, si
Ton veut, illustré par un. rôle devenu maintenant l'objet d'un exa-^
men sévère, est un nouvel exemple de l'insuffisance des faveurs de
la fortune. Le noble lord s'est tué le ïa août dernier ( i8aa )• Per-
sonne n'a soupçonné qu'il pût être déshonoré pour cet acte de déses-
poir d'un homme comblé d'honneurs , de dignités , de richesses.
Pour ïa forme , et parce qu'il faut que les Jois reçoivent leur exé-
cution en Angleterre, on lui a tait son procès, et îl a été déclaré fon.
5o8 PRÉCIS
«
estimait le plus (Duclos.). Il se croyait deshonoré , parce que
Paris , Genève, Berne, avaient {iétriV Emile, et le déshonneur
lui paraissait un motif suffisant pour renoncer à la vie. L'état
de sa santé influait sur cette disposition qui n'eut qu'une courte
durée. II reprit bientôt le dessus , et hittà même avec un cou-
rage remarquable contre l'adversité.
. J'aurais plus d'une conjecture gratuite à réfuter. Il n'est point
permis de passer sous silence celle où l'on met en scène madame
d'Houdetot , et c'est plus par intérêt pour sa mémoire que pour
celle de Rousseau , qu^il importe de réfuter une tradition oii
l'on fait jouer à cet|:e dame un rôle indigne d'elle. On a dit , et
même imprimé dans un des journaux du temps , qu'ayant eu
la curiosité de visiter Ermenonville, elle fit cette partie avec
plusieurs personnes de sa société, le i" ouïe a juillet 1778. On
prétend qu'en se promenant dans ce parc , elle s'arrêta , pour
jouir d'un point de vue pittoresque, sûr un rocher qui domine
un lac; qu'assise avec ses amies, elle leur raconta des particu-
larités de là vie de Rousseau. On supposa que ce dernier était
^u-dessous du rocher, sans être vu. Madame d'Houdetot aiu*ait
tenu, diaprés ce récit, un langage tellement outrageant pour soa
ancien ami, que le désespoir qu'il en éprouva aurait causé sa mort.
L'auteur d'un pareil conte aurait du calculer les vraisem-
blances pour le rendre plausible. Il devait faire parler madame
d'Houdetot d'après son caractère bien connu. Or jamais elle ne
dit de mal de personne. Comment aurait-elle fait une excep-
tion pour celui dont elle n'eut point à se plaindre, et qui ne
fut coupable envers elle que d'un excès d'amour ?
On ajoute que Rousseau resta pendant plusieurs heures sur les.
bords du lac, enseveli dans de profondes réflexions. Ce qui fait
que la vérité est si difficile à connaître, c'est lorsqu'elle est mêlée
avec des fables qu'elle rend moins invraisemblables. Il est très-
vrai que Jean -Jacques resta pendant huit heures, immobile,
absorbé dans ses méditations , et probablement occupé du si-
nistre projet qu'il exécuta dans la matinée du lendemain. Mais
" Voyez Correspondance, lettres du i*^ août 1763,3 MM. Dnclos-,,
Martinet et Moultou.
4
D^ LA VIE DE J. J. RQUSSEAU. Sog
madame d*Houdetot qu'on outrage dans cette version était
étrangère à la situation de Rousseau. En admettant un récit
que la connaissance du caractère angélique de cette femme doit
faire rejeter avec dédain, nous pensons que les propos qu'on
lui attribue ( et qui font plus de tort à celle qui les tient qu'à
celui qui en est Tobjet ) , n'auraient pas produit un pareil effet
sur Jean- Jacques. Croyant, à cette époque, qu'il existait contre
lui 'une ligue générale; ayant le malheur de voir des ennemis
partout et de croire à leur tête ses anciens amis, le langage
injurieux de madame d'Houdetot pouvait, tout au plus, le con<-
firmer dans cette erreur , mais non le surprendre , encore moins
le jeter dans le désespoir. Cette tradition, accréditée dans l'es-
prit de quelques personnes , doit donc être rejetée par égard
pour madame d'Houdetot "* autant que par amour pour la vé-
rité, puisqu'elle choque toutes les vraisemblances, et qu'elle
n'est appuyée d'aucun témoignage imposant.
En nous résumant, nous dirons qu'il est probable que Rous-
seau s'est débarrassé du fardeau de la vie. Nous ne donnons
point cette opinion pour un fait, nos conjectures pour des mo-^
tifs de croire : nous disons les choses ainsi que nous les pensons,
et nous n'engageons personne à penser comme nous. Nous
croyons que Jean- Jacques s'est donné la mort^ et nous voyons
plutôt une faiblesse qu'un crime dans cet acte de désespoir*;
nous n'y voyons point une conduite contraire à ses principes,
puisqu'il avait déterminé un concours de circonstances où l'on
pouvait renoncer à la vie, et qu'il y était arrivé. Il pouvait
*^ On parlait rarement de Rousseau chez madame d'Houdetot : ce
qui s'explique par le conflit de rapports qui avaient existé ou qui
existaient entre Jean-Jacques et cette dame; entre elle et Saint-Lam-
bert , enfm entre ces deux derniers et monsieur d'Houdetot qui
vivait paisiblement, avec eux, chez lui, comme un ami de la maison.
Quand on était forcé d'en parler, c'était en termes honorables, et ce
langage était toujours accompagne d'expressions peu favorables à
Giimm. On trouvait sur la cheminée du salon de Sanois le volume
des Confessions où Rousseau fait le portrait de madame d'Houde|D( »
ouvert à l'endroit où se trouve ce portrait cliarmant. N'était-ce pas
s'imposer l'obligation de ne rien dire contre le peintre ?
M. Pétition , dans son Appendice aux Confessions ( édition de
'«
5lO PRl'XIS DE LA VIE DE r. J. ROUSSEAU.
tli-c daas rt-neur, mais non en contradiction avec lm-utéiD«,
encoiv moins dans l'idée qu'il commettait uu crime. Nous ne
blâmons, ui ne louons Rousseau d'avoir avancé te terme de
SCS jours; nous la jilai(i;nons.
Nous trouvons que, dans les bruits répandus ininiédiatement
ftprès sa mort , dans le témoignage de Corancès, dans ceux de
Coindet et de Moultou, dans les rcuseignemcnts obtenus de-
puis, il y a asscB de motifs pour présenter, sous le rapport his-
torique, cette vei-sion comme probable, et quant à nous qui la
croyons certaine, nous le disons sans prétendre qu'elle doiv«
le paraître à d'aiitres " . Musskt-P*th*t.
hettvce ), croit détruire ce qu'il appelle une accusalîoa gui flétrit la
mémoire de Jean-Jacijiies , en disant , 1° que madame de Staël est la
première qui répandit le hruil de suicide /fii: onnèei après l'èi-èaementz
cette assertion est inexacte, ainsi que le prouvent les extraits de*
Mémoires de Bachautnont et de la correspondance de Grimm : a°qae
le propos du maître de poste ne mifile pas d'être compté pour quelque
s te dev
que cet homme est un personnage tont-à-Fait désintéressé : 3" que
* la blessure au front est imaginaire. Il le prouve par une lettre qui
le dit en effet ; mais celui qu'on fait parler dans cette lettre survit à
«on beau génie , et l'on sait que , depuis long-lempa , il a entière-
ment perdu la mémoire. M. Petitain m'a avoué (Ja'il n'avait fait
que signer cette lettre. Ce serait no procès nouveau que celui où
l'on plaiderait contre un vivant ( H. H....) le témoignage d'un mort
(M- CorancÈi).
" M. de Girardin , membre de la chamlire des députés , vient de
nous adresser, stir la mort de Jean-Jacques, une lettre dans UquelLe
il ticbe de prouver que celte mort fut naturelle. L'opinion contraire
dont la date remonte A l'événement même sera discutée dans notre
Répome; et le lecteur jugera. Nous ne défendons point un système;
nous ne plaidons point une cause; nous ne prenons pas de conclu-
sions ; nous recherclions la vérité : nous n'avons pas la prétention de
ramener personne à notre avis. Mais puisquenous pensions que Rous-
seau avait avancé le terme de ses joors, il ne nous tlail pas permis de
dire le contraire.
■ 4
FIN 1)11 PRECIS.
i
•
TABLE DES MATIÈRES
1
J
CONTENUES DANS CE VOLUME.,
J
ri
A
CoKFEaaioirs, livre XI. P.ige 3
■^
CoHFBteioBs, livre XI!. -73
Verne.. i83
{
QCATRE Lhithes à M. de Maleshethei. î î 3
Le» BÉYEHIKS ntl I-nOMBHEUH SOUTtlEE. aSi
PremiÉre Promenade. 169
i
Deuxième Promenade. 38a
'l'roiaiÈme PromeDade. sg/J
À
Qualrième Promenade. 3 i 4
1
\
Sixième Promenade. ' 353
Septième Promenade. 368^
'
Huitième Promenade. 390
Ecrits bh poume de cihculxisii, 43 l
I. Déclaration sur les réimpressions de ses ouvrages. ibid.
II. A tout Français aimant encore la justice et la vérité. 433
m. Mémoire écrit en février 1777. 43B
IV. Fragment trouvé parmi les papiers de J. J, Ronssean, 439
■■■• . <
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l'ARIS, IMPRIMERIE DK G AULTIER-LACUIUNIE ,
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Stanford Unlversity Library^
Stanford, California
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