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HISTOIRE
DE LA RÉVOLUTION
FRANÇAISE
vu
IMPRIMERIE Z, FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET
HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE
ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGEE
TOME SEPTIÈME ET DERNIER
PARIS
ERNEST FLAMMARION, EDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS i/ODÉON
Tous droits réservés.
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es -)
HISTOIRE
DE LA RÉVOLUTION
FRANÇAISE
LIVRE XV
CHAPITRE PREMIER
DU RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ.
VICTOIRES : LANDAU, TOULON, LE MANS (DÉCEMBRE 1793).
On demande que le Comité se renouvelle par mois. — II eût dû l'être, mais
lentement. — Cette amovibilité eût trop affaibli le' gouvernement. — Tri-
nité dictatoriale. — Missions des robespierristes. — Robespierre jeune à
Toulon. — Saint-Just à Strasbourg. — Hoebe et Pichcgru. — Lutte de
Baudot et Lacoste contre Saint-Just. — Kléber, Marceau, fin de la Vendée.
— Nantes et Lyon. — Le Vieux Cordelier. — Un robespierriste propose
l'amnistie. — Desmoulins demande un comité de clémence.
Une fatalité fort dure pesait sur la France. L'im-
puissance d'association, l'esprit d'isolement, créé et
fortifié par la longue servitude, la force des habitudes
monarchiques, tout ramenait la royauté. Nul homme,
en réalité, ne méditait la tyrannie. Elle se refaisait
pourtant. La nation, par son état moral, conspirait
contre elle-même. Toujours mineure, nullement pré-
T. VII. — 11KV. 1
2 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
parée à sa majorité, sa lassitude la menait déjà à
l'abdication, la mettait sur la triste pente d'un retour
involontaire au gouvernement d'un seul.
La guerre et l'extrême péril où nous fûmes avant
Wattignies exigeaient la dictature. Depuis, la France
était toujours entamée aux extrémités, mais non
menacée au centre; il y avait lieu d'examiner si la
dictature, utile encore, ne serait pas modifiée par un
renouvellement partiel du Comité de salut public.
C'est ce que Bourdon (de l'Oise) et Merlin (de Thion-
ville) demandèrent le 12 décembre.
Merlin eut le tort de proposer le renouvellement
par mois, ce qui eût trop affaibli le gouvernement.
Il ne s'agissait pas d'écarter du Comité ceux qui
en faisaient la force et la gloire, les chefs d'opinion,
les grands hommes de tribune, pas davantage les
travailleurs héroïques qui, par d'incroyables labeurs,
recréaient à ce moment toutes les administrations.
Quelque modification minime que reçût le Comité,
elle était indispensable pour témoigner de la Répu-
blique, pour avertir ce Comité souverain de sa légi-
time dépendance à l'égard de l'Assemblée, son auteur
et créateur, l'unique source de son droit. La Con-
vention avait fait, pour la crise, un roi collectif, à
condition, bien entendu, que l'amovibilité le distin-
guerait suffisamment de la royauté anciennne.
C'était l'avis des plus sages, et dans le Comité
même. C'était le conseil de Lindet, qui pria plu-
sieurs membres influents de la Convention d'obtenir
le renouvellement partiel. Malheureusement Merlin
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 3
rendit lui-même la chose peu admissible, en l'exa-
gérant, en demandant qu'un tiers du Comité sortît
chaque mois.
Il fallait un renouvellement moins rapide , mais
enfin il en fallait un. Dans le besoin croissant d'unité
qu'on éprouvait, si l'Assemblée ne s'harmonisait le
Comité par des changements graduels et légaux, il
allait arriver certainement que le Comité, en désac-
cord avec elle, tenterait de la mettre à son point,
épurant, taillant, rognant, jusqu'à ce qu'elle le brisât,
ce qui se fit en Thermidor, mais ce qui ne put s'ac-
complir qu'en tuant aussi la République.
Était-ce à dire que le Comité contenait et absorbait
d'une manière si complète tout ce qu'il y avait de vie
et de génie à la Convention, qu'il fût impossible d'en
remplacer un seul membre ? Nullement. Plusieurs
membres du Comité étaient des hommes secondaires,
un ou deux très dangereux (je parle surtout de
Barère). Ils auraient été, sans nul doute, très glo-
rieusement remplacés par tels des Montagnards illus-
tres qui ont écrit leurs noms aux Alpes, aux Pyrénées
et au Rhin, par de grands citoyens, des hommes de
principes, tels que Romme, par Cambon dont l'Assem-
blée venait d'accepter le Grand-Livre. L'exclusion d'un
homme si considérable resta une cause de faiblesse
pour le Comité de salut public.
L'utilité du renouvellement était si palpable que le
Comité n'osait rien objecter contre. Un légiste vint à
son aide; Cambacérès, qui avait beaucoup à expier à
l'égard de Robespierre depuis le 3 juin, parla pour le
4 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Comité. « Le renouvellement obligé, dit-il, limiterait
le pouvoir de l'Assemblée; laissons-le libre. A chaque
membre d'exercer librement son droit. »
On remit le vote au lendemain; et, le lendemain,
un violent robespierriste, Jay-Sainte-Foy, dit insolem-
ment : « J'enlends demander l'appel nominal... Oui,
on devrait le demander pour connaître ceux qui votent
une mesure si favorable à V ennemi. » Suivait un éloge
hautain du Comité de salut public; lui seul, il avait
tout fait. L'Assemblée céda et le renouvela sans chan-
gement, sans condition.
Personne n'y perdit plus que le Comité lui-même.
Il tombait irrémédiablement sous la royauté de Robes-
pierre.
Toute-puissante aux Jacobins, pesante sur la Con-
vention , elle était écrasante au Comité de salut
public.
Elle s'était manifestée deux fois au dehors, à nu et
sans ménagement :
Le 21 novembre, par le démenti qu'il donna à la
Convention, sans égard au décret du 16;
Le 12 décembre, par la pression qu'il exerça sur
les Jacobins, exigeant d'eux cet acte humiliant de ver-
satilité, de chasser celui qu'ils venaient de nommer
leur président.
L'autorité , c'était la Convention ; le pouvoir ,
c'étaient les Jacobins. Convention et Jacobins, auto-
rité et pouvoir, tout avait plié. Un homme était plus
autorisé que l'autorité, plus puissant que le pouvoir.
On se fait des idées absolument fausses de Tinté-
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTE 5
rieur du Comité de salut public. On se figure que
les grandes mesures y étaient délibérées. Rien n'est
moins exact. Ses registres ne relatent rien des choses
les plus décisives; leurs lacunes sont éloquentes.
Elles suffiraient pour montrer, quand même on ne
le saurait d'ailleurs, que les grandes affaires révolu-
tionnaires n'étaient pas traitées en commun.
Robespierre, un en trois personnes, c'était le gou-
vernement.
La trinité dictatoriale, Robespierre, Gouthon, Saint-
Just, se suffisait à elle-même. C'était assez de trois
signatures pour qu'un arrêté, un décret proposé fût
estimé l'œuvre du Comité réuni. Il apprenait souvent
par les journaux, non sans étonnemeut, qu'il avait
voulu ceci, décidé cela.
Cette trinité pourtant s'appuyait ordinairement de
la fixité de Rillaud-Varennes , de la flexibilité de
Rarère , du furieux génie mimique de Collot d'Her-
bois.
Rillaud, Collot, les deux terroristes, entrés le
6 septembre , étaient là pour veiller Robespierre ,
pour le perdre, si par la clémence il allait à la
tyrannie.
La trinité gouvernementale, planant sur le tout,
marchait par deux choses, nullement amies, mais qui
la servaient à merveille.
Par Rillaud, figure immuable de la Terreur hors
des intérêts de parti, elle disait : « Je suis le gouver-
nement révolutionnaire. »
Par Lindet, Carnot, Prieur, Jean-Ron Saint-André,
G HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
elle disait : « Je suis l'ordre, la prévoyance et la
victoire. »
Ces grands et admirables travailleurs avaient rendu
à la France le service capital de détrôner le chaos1.
On avait démembré pour Garnot, Prieur et Lindet le
royaume hébertiste du ministre de la guerre. Ils le
suppléèrent, réparèrent ses fautes, mais malheureu-
sement ne le brisèrent pas. Ils se créèrent des
bureaux à côté, s'enfermèrent et firent la besogne.
Il y eut un chef de la guerre, un chef des adminis-
trations militaires (subsistances, transports, habil-
lement, etc.); du reste, étrangers aux affaires,
n'inquiétant en rien la haute trinité dictatoriale.
Leur travail de seize heures par jour les rendait pour
1. Chaque jour Carnot indiquait à Lindet les mouvements des armées. A
lui de trouver les ressources : les subsistances, transports, équipement,
habillement, effets de campoment, etc. La difficulté alla augmentant, à mesure
que la réquisition produisit ses résultats. La France se rassurait, en voyant
ses quatorze armées, ses douze cent mille hommes. L'administration s'en
épouvantait. « Quel Étal peut entretenir ce prodigieux peuple armé! Nous
périrons, disait Lindet à Carnot, si nous n'envahissons le pays ennemi. »
Quand le Comité fit revenir Lindet de sa mission (2 novembre), il demanda où
étaient les trois administrations qu'on lui confiait, et on lui montra... le vide.
Les administrateurs de l'habillement étaient en prison depuis quatre mois; on
n'avait pas songé qu'il fallait les remplacer. Aux questions de Lindet on ne
faisait qu'une réponse : « Nous aurons l'armée révolutionnaire. » Ainsi,
dit-il, la France allait devenir un gouvernement tarlare à la Tamerlan. Cette
armée, courant l'intérieur, eût alimenté de ses razzias les armées, les places
fortes. La France eût été défendue peut-être; mais elle n'eût pas eu grand'-
chose à défendre, n'offrant qu'un désert, des volcans. — Quels moyens
emploierait-on? Pouvait-on avoir recours à des auxiliaires étrangers? Nulle-
ment. La France, serrée de toutes parts, était comme une place bloquée. Ces
grands services publics qu'il fallait organiser, pouvaient-ils être confiés à des
compagnies? Nulle n'eût inspiré confiance, et nulle en réalité n'eût répondu
par les ressources à l'immensité des besoins. Il ne fallait pas moins que
l'emploi de la France même, tout entière et sans réserve, à cette opération
énorme, qui était de sauver la France. Un mot magique et terrible y suffit ;
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 7
elle des collègues infiniment commodes. Ils signaient,
le plus souvent sans lire, ce qu'elle leur envoyait, la
soutenant de leurs noms honorables et de leur probité
connue, de leur concert apparent, en même temps
que le succès de leurs travaux la comblait de gloire.
Tout travaillait à favoriser cette dictature des trois.
La violence du terrorisme poussée par Billaud, Collot,
la protection que le Comité de sûreté donnait aux
petits tyrans de localité, jetaient les populations dans
le désespoir et les faisaient d'autant plus regarder en
haut vers cette trinité secourable.
Qui recrutait, alimentait les quatorze armées de la
France? Les réquisitions (en hommes, chevaux, grain,
argent, draps, souliers, etc.). Point de réquisitions
Réquisition. Pour l'habillement, Lindet et Carnot firent requérir chaque
district d'habiller, équiper un bataillon, un escadron. Pour les subsistances,
le grain fut requis et versé de proche en proche, de sorte qu'il refluât du
centre aux armées. Pour les transports, on requit le vingt-cinquième cheval
et le douzième mulet, ce qui fit cinquante-quatre mille tètes. Ces mesures
violentes furent adoucies, autant qu'elles pouvaient l'être, par la sagesse -de
Lindet. Il remédia à l'abus qui, dans les commencements, faisait faire au culti-
vateur, pour la réquisition des grains ouïes transports militaires, des quarante
et cinquante lieues. Chaque district charria son grain seulement jusqu'aux
limites de son arrondissement. Nul autre transport ne fut exigé au delà de
dix lieues. Cette tyrannie nécessaire fut conduite avec une douceur ferme qui
remplit d'admiration. Les districts de Commcrcy et de Gondrecourt avaient
refusé leurs grains; les agents de ces districts étaient en péril de mort.
Lindet les fit venir à Paris, les éclaira, leur expliqua les nécessités générales,
les sauva et les renvoya pleins de repentir. — La situation de Lindet était
double et difficile. Qui lui permettait de faire ces réquisitions? La Terreur...
Qui l'empêchait de profiter des ressources qu'il eût trouvées dans le com-
merce? La Terreur... Dès son entrée aux affaires, il avait essayé d'intéresser
des négociants à s'associer pour nous faire venir ce qui nous manquait,
d'Afrique, d'Italie, des États-Unis. Mais, d'une part, nos corsaires irritaient
les neutres, les dépouillaient sans pitié, leur faisaient éviter nos côtes;
d'autre part, les aveugles terroristes menaçaient de guillotiner les agents
mêmes de Lindet, pour crime de négociantisme.
8 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
sans terreur, point de terreur sans tyrannie. Serait*
elle locale ou centrale? La première, intolérable,
faisait désirer la seconde.
La France vaincue, suspecte, royaliste ou giron-
dine, contre la terreur locale qui la poursuivait
partout, appelait un bon tyran.
La France victorieuse , républicaine ou monta-
gnarde, subissait déjà l'ascendant du censeur univer-
sel, du redouté tuteur politique.
Le tout résumé par ce mot jacobin, déjà cité :
« Espérons un dieu sauveur. »
Ce dieu descendait par moments, intervenait en
effet d'une manière souvent sage , utile , d'autant
plus mortelle à la liberté. Les missi de Robespierre
apparaissaient comme ceux d'une puissance supé-
rieure, et dans une position dominante par rapport
à ceux de la Convention.
Couthon, Saint-Just, Robespierre jeune, d'autres
agents, même inférieurs, habituaient les populations
à placer l'espoir du salut, non plus en elles-mêmes,
en la France ou l'Assemblée nationale, mais dans un
iudiviclu.
On a vu l'étrange opération, grandiose et populaire,
par laquelle Couthon entraîna, solda magnifiquement
un monde de paysans d'Auvergne pour la ruine de
Lyon; puis, la foudre suspendue sur la malheureuse
ville, tout à coup il fit grâce, arrêta les vengeances
et ne quitta Lyon qu'après l'avoir convaincue qu'elle
était sauvée si elle n'eût eu rien à craindre que
Couthon et Robespierre.
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTE 9
Loin de répondre au mémoire du vainqueur de
Lyon, de Dubois-Crancé, Gouthon, rentré aux Jaco-
bins, lui parla, non en collègue, mais en juge,
l'interrogea, faisant pleinement sentir la distance
qu'il y avait entre un membre du Comité de salut
public et un simple représentant du peuple. Un
homme de Robespierre, Julien (de la Drôme) étouffa
brusquement la chose. On fît taire Dubois -Grancé.
Robespierre jeune, qui n'avait nullement l'impor-
tance de Gouthon, se trouva avoir, qu'il le voulût
ou non, une importance princière, quasi dynastique,
dans sa mission de Toulon. De même que Gouthon
avait recueilli le succès tout fait de Lyon, ce jeune
homme arriva à point pour partager l'honneur de
l'affaire si populaire du Midi. Une artillerie immense
ayant été amenée de Lyon et des Alpes, concentrée
autour de Toulon avec des forces considérables, les
assiégés anglais, espagnols, n'ayant pu rien faire
pour prendre pied dans le pays, le succès était
certain. Il était fort avancé par les efforts de Fréron
et de Barras. Robespierre voulait les faire rappeler
pour que son frère commandât seul. Ils furent
avertis à temps (27 octobre). Une députation formi-
dable de quatre cents sociétés populaires du Midi
déclara vouloir garder Barras et Fréron, qui seuls
étaient à la hauteur, non suspects de modérantisme.
Robespierre jeune n'y alla donc que comme adjoint
aux deux autres. Ils n'en furent pas moins effacés.
Il eut une espèce de cour; un foyer d'intrigues et
d'ambition se forma autour de lui. Un jeune officier
10 HISTOIRE DE LA P. ÉVOLUTION FRANÇAISE
d'artillerie, le Corse Buonaparte, esprit prodigieuse-
ment inquiet, s'était donné à Barras, à Fréron (c'est-
à-dire aux dantonistes). Robespierre jeune arrivé,
il devint robespierriste et fit passer un plan au
Comité de salut public contre celui de son général
Dugommier. Voyant pourtant le vent souiller à
gauche, le prévoyant jeune homme crut qu'il ne
suffisait pas du patronage des deux Robespierre. Le
soir même du jour où il entra à Toulon, il écrivit
à la Convention une lettre infiniment violente et
signée du nom de Bru tus.
Barras et Fréron, sans s'inquiéter de la politique
des deux Robespierre et de leurs vues de clémence
intéressée, exécutèrent la loi à la lettre et fusillèrent
tout d'abord huit cents hommes pris les armes à la
main.
La chose fut plus claire encore à Strasbourg.
Saint -Just apparut, non comme un représentant,
mais comme un roi, comme un dieu. Armé de pou-
voirs immenses sur deux armées, cinq départe-
ments, il se trouva plus grand encore par sa haute
et fière nature. Dans ses écrits, ses paroles, dans
ses moindres actes, en tout éclatait le héros, le
grand homme d'ayenir, mais nullement de la gran-
deur qui convient aux républiques. L'idée d'un
glorieux tyran, telle que Montesquieu l'a donnée
de Sylla dans son fameux Dialogue, semblait toute
réalisée en cet étonnant jeune homme, sans qu'on
démêlât bien encore ce qui était du fanatisme, de
la tyrannie de principes et de celle du caractère. Un
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 11
homme tellement au-dessus des autres n'eût pas
été souffert deux jours dens les cités antiques.
Athènes l'eût couronné et l'eût chassé de ses
murs.
Remarquons en passant que le modèle original
du style officiel, employé plus tard avec tant d'éclat
par d'habiles imitateurs, n'est autre que celui de
Saint-Just.
Ce jeune homme si violent se montra en même
temps d'une habileté consommée. Il atteignit préci-
sément l'idéal de la terreur, en obtenant tous les
effets sans avoir besoin de verser le sang.
Gela tint au profond et subit saisissement dont il
frappa tout d'abord les imaginations.
L'homme dominant de Strasbourg était l'ex-capucin
Schneider, versé dans les lettres antiques, puissant
dans sa langue allemande et chaleureux prédica-
teur, directeur adoré des femmes. Aujourd'hui
même, en cette ville où l'on a créé contre lui une
légende d'exécration, des femmes (bien âgées) qu'il
aima n'en sont pas consolées encore. Schneider,
furieux démocrate, l'était à la façon des anciens
anabaptistes, du roi-tailleur de Leyde, qui, pour le
nombre des femmes, prétendit lutter avec Salomon.
Ce moine était insatiable; non content de celles
qui, d'elles-mêmes, couraient après lui, on assure
que, sur son passage, il mettait les femmes en
réquisition.
Il voulait pourtant se fixer et venait d'en épouser
une par force et terreur. Il rentrait avec sa conquête
VI HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
le soir à grand bruit dans Strasbourg; voiture à
quatre chevaux. Il était tard pour une place de
guerre; les portes étaient fermées; il les fait ouvrir.
Saint-Just saisit ce prétexte, celui d'aristocratie pour
son train et sa voiture, le fait prendre la nuit même
dans le lit de la mariée; et le matin, Strasbourg,
surpris à n'en pas croire les yeux, voit son tyran
attaché au poteau de la guillotine. Il resta là trois
heures dans cette piteuse figure et n'en quitta que
pour être envoyé à Paris, à la mort. Pendant l'expo-
sition, on vit Saint-Just paraître au balcon de la
place et regarder le patient avec une superbe impas-
sibilité. Cette population catholique, dans l'humi-
liation de ce renégat, reconnut la main de Dieu et
couvrit de bénédictions l'envoyé de Dieu et de
Robespierre.
Saint-Just, avec Schneider, expédiait impartiale-
ment à Paris les adversaires de Schneider, les admi-
nistrateurs de la ville, suspects de vouloir la livrer.
Du reste, pas une goutte de sang. Des réquisitions
seulement pour l'armée du Rhin, sous peine d'expo-
sition à la guillotine. Un habile équilibre entre les
deux fanatismes qui se partageaient la ville. Pour
plaire à l'un, il afficha que les figures du portail
de la cathédrale seraient détruites, et, pour ménager
l'autre, il les fit couvrir de planches.
Le rôle militaire de Saint-Just et de son compa-
gnon Lebas a été entièrement défiguré. La manie
française de rapporter tout au pouvoir central, soit
par instinct idolâtrique, soit pour simplifier l'his-
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 13
toire, a égaré ici tous les narrateurs. Nous réta-
blissons les faits d'après les pièces tirées des
archives de la guerre1.
En même temps que Saint-Just et Lebas, membres
des hauts comités, arrivaient à Strasbourg, à l'armée
du Rhin (fin octobre) deux représentants monta-
gnards, Lacoste et Baudot, qui prenaient la direction
de l'armée de la Moselle. Toutes deux étaient com-
mandées par deux soldats : celle du Rhin, par le
flegmatique et politique Pichegru, dont l'extrême
dépendance plaisait à Saint-Juste. Lacoste et Baudot
avaient obtenu que le commandement de la Moselle
fût donné à Hoche, ex-Garde-française, qui avait fait
merveille à Dunkerque. C'était un jeune Parisien
de vingt-six ans, d'une capacité extraordinaire, d'une
ardeur terrible; il avait écrit jadis à Marat, depuis
à Carnot, qui fut étonné et dit : « Ce sergent-là ira
loin. »
1. Ces pièces sont les lettres de Raudot et Lacoste (décembre 1793). Non
seulement elles rectifient l'histoire militaire, mais elles dévoilent l'irritation
des représentants contre les missions supérieures et princières des membres
des comités : « Croiriez-vous que les généraux ont dédaigné de nous faire
part de leurs opérations pour en instruire Saint-Just et Lebas, qui étaient à
huit lieues du champ de bataille? Voilà les effets delà différence des pouvoirs.
Notre mission paraît en sous-ordre et soumise à la bienveillance des chefs à
qui l'on prétend tout rapporter. Nous ne sommes pas d'humeur à laisser ainsi
avilir la représentation nationale. Nous répondrons à ces petites intrigues en
partageant le pain et la paille du soldat, en forçant les généraux à faire leur
devoir et nos collègues à marcher d'égal à égal. » (Archives de la guerre.)
M. Moreaux, fils du brave et patriote général de ce nom (ce n'est pas
Moreau, le Breton, général des alliés en 1812), a bien voulu me commu-
niquer ces lettres avec celles de son père, dont je profiterai plus tard.
Moreaux, outre le malheur d'une telle homonymie, a celui encore qu'on
oublie qu'entre autres faits d'armes, il a contribué, avec Marceau, à prendre
Coblentz.
li HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Baudot et Lacoste, parfaitement étrangers à la
guerre, y furent admirables. Ils s'y mirent, non pas
en représentants, mais en intrépides soldats, durs,
sobres, couchant sous la neige des Vosges. Puis,
par un ferme bon sens qui touche au génie, ils
laissèrent là la routine terroriste de mener les géné-
raux sous le bâton et le couteau, en les faisant tous
les jours accuser et dénoncer. Ils eurent foi à la
nature, foi à la République, ne crurent pas qu'aucun
homme pût jamais rivaliser contre la Patrie. Ils
comprirent qu'il n'y avait à attendre nulle victoire
sans unité, et que l'unité militaire, c'était celle de
l'âme et du corps, du général et clu soldat. Et, pour
général, ils prirent le plus aimé, le plus aimable,
le plus riche des dons du ciel, un homme en qui
était le charme de la France, l'image de la victoire.
L'armée fut enthousiaste de lui avant qu'il eût
rien fait. Un officier écrivait : « J'ai vu le nouveau
général. Son regard est celui de l'aigle, fier et
vaste. Il est fort comme le peuple, jeune comme
la Révolution. »
Hoche avait les Prussiens en tête, et Pichegru
les Autrichiens. Hoche devait percer les lignes des
Vosges, débloquer Landau, opérer sa jonction avec
Pichegru. L'armée de Moselle, qui avait le plus à
faire, avait été jusque-là une armée sacrifiée; on
l'avait souvent affaiblie au profit de celle du Nord,
et récemment au profit de celle du Rhin, qui en
tira six bataillons. Elle était bien plus affaiblie
encore par sa longue inaction, par son mélange
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTE 15
avec la levée en masse, par l'indiscipline. Hoche
comprit les difficultés. Une telle armée était sus-
ceptible d'un grand élan, mais peu de manœuvres
savantes. 11 était difficile de suivre les idées métho-
diques du Comité. La rapidité était tout. Hoche
supprima les bagages, les tentes même, en plein
décembre. Malheureux dans ses premières attaques,
il revint à la charge avec un acharnement extra-
ordinaire. Toute l'armée criait : « Landau ou la
mort ! »
Bien lui prit en ce moment d'être un soldat
parvenu. Noble, il eût été suspect, destitué, et il
eût péri ; mais il reçut une lettre rassurante et géné-
reuse de Saint-Just et de Lebas. Lacoste et Baudot
le suivaient pas à pas et combattaient avec lui.
Les Prussiens cédèrent ; l'armée de Moselle débou-
cha des Vosges, descendit en plaine; Landau fut
sauvé, la jonction opérée avec Pichegru. Hoche
se jeta dans ses bras : « Qu'est-ce que c'est que
ce Pichegru? écrivait-il; ses joues m'ont paru de
marbre. » — Le premier bulletin, daté de Landau,
fut envoyé par Pichegru. Barère parla de la victoire,
sans dire un seul mot de Hoche.
Qu'allait-on faire maintenant? qui devait com-
mander les deux armées pour agir d'ensemble ?
Saint-Just ne daignait pas communiquer à Baudot
et Lacoste ses instructions secrètes. 11 se lassèrent
de cette taciturnité et de l'inaction de Pichegru.
Ils jouèrent leur vie. Le 24 décembre, ils ordon-
nèrent à Pichegru d'obéir à Hoche. Tout alla comme
IG HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la foudre. Hoche lança six mille hommes au delà
du Rhin, sur les derrières de l'ennemi. Pais, lui-
même, en cinq jours de combats, terribles, achar-
nés, il poussa l'ennemi à mort et le jeta vers le
Rhin. Yoilà l'Alsace sauvée, l'étranger chassé, le
Rhin repris, conquis, gardé (et jusqu'en 1815) !
Baudot et Lacoste, justifiés par la victoire, écri-
virent sèchement au Comité souverain: «Nous avions
oublié de vous écrire que nous avons donné le com-
mandement en chef au général Hoche... Si Saint-
Just avait fraternisé avec nous, si nous eussions
eu connaissance de vos plans, nos mesures ne se
fussent pas contrariées. »
Quels étaient ces plans admirables qu'on reproche
à Hoche, Lacoste et Baudot d'avoir fait manquer
par leurs victoires ? On eût, dit-on, enveloppé l'ar-
mée autrichienne ; c'est ce qu'on voulait que fit
Houchard pour l'armée anglaise à Dunkerque. L'idée
fixe était toujours de prendre et d'envelopper. 11
semble qu'on ait pas su ce qu'étaient les armées
de la République. Ce n'étaient point du tout les
armées impériales. Très vaillantes, elles étaient
très peu manœuvrières encore; elles étaient capa-
bles d'un élan, mais bien moins de ces opérations
compliquées, si faciles à combiner dans le cabinet,
si difficiles à exécuter sur le terrain avec des
soldats novices, émus, spontanés, et qui, par la
passion même, étaient infiniment moins propres à
servir d'instruments aux calculs des tacticiens.
Il ne faut pas oublier non plus que cette armée
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 17
autrichienne qu'on méprise tant, était fortement
appuyée sur les populations d'Alsace ; son général
Wurmser était du pays, y avait toutes ses racines.
L'offensive brillante en Allemagne que prit Hoche
et qu'on arrêta était chose plus faisable certaine-
ment que la tentative de prendre, comme en un
filet, une armée très aguerrie par la nôtre, formée
d'hier, les vieilles moustaches hongroises par nos
toutes jeunes recrues.
Hoche, arrêté dans ses succès, fut furieux, écri-
vit brutalement qu'il briserait son épée, qu'il irait
vendre du fromage chez sa tante la fruitière (papiers
de R. Lindet). Le Comité, indigné, effrayé de ce
langage nouveau, l'éloigna de ses soldats « pour
un autre commandement ». Ce commandement fat
aux Garnies, dans une écurie de six pieds carrés.
Malgré cette cruelle injustice et tant d'extrêmes
misères, avouons que cette France de 1793 était
grande à ce moment : à Toulon, Dugommier, le
vaillant créole, qui bientôt donna l'offensive la plus
brillante à l'armée d'Espagne ; aux Pyrénées, notre
vieux général Dagobert, audacieux à quatre-vingts
ans, vénéré, adoré de tous et mourant dans la
victoire, pauvre, enterré avec les sous que donna
chaque soldat; Soubrany, Milhaud, toujours en avant,
le sabre à la main, irréprochables et farouches repré-
sentants de la Montagne, ne regardant que l'en-
nemi, ignorant toutes les intrigues, les mouvements
de l'intérieur, couvrant la France de leurs corps et
l'étendant de leurs conquêtes.
T. MI. — RÉV. 2
18 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
L'Ouest, d'octobre en décembre, vit des choses
non moins héroïques; la fraternité immortelle de
Klêber et de Marceau, qui termine la Vendée, leur
dévouement, leurs périls. — « Combattons ensemble,
disaient-ils ; ensemble, nous serons guillotines. »
Le Comité avait nommé l'inepte général Léchelle,
dont Kléber fait cet éloge : « Je ne vis jamais si
sot général, mais jamais si lâche soldat. » Léchelle,
malade, fut remplacé par un autre qui ne valait
guère mieux, Turreau ; mais entre les deux, il y eut
par bonheur un entr'acte, pendant lequel Marceau,
Kléber, Westermann, portèrent enfin à la Vendée
l'épouvantable coup de la bataille du Mans. Blessée
à mort, elle vint expirer à' Savenay, qui ne fut
guère qu'un massacre. Alors arriva Turreau, le
général du Comité, Marceau fut rudement écarté,
et l'on parla plus d'une fois de faire guillotiner
Kléber.
La victoire mit les vainqueurs dans un embarras
terrible. Que faire de cette population qui avait
passé la Loire, mourante de faim, de misère et de
maladie, ramassée sur tous les chemins? La diffi-
culté était la même et bien pire encore qu'à Lyon,
où l'immense majorité des victimes avaient échappé.
Quoique les soldats en sauvassent un nombre incroya-
ble, des milliers de Vendéens étaient rabattus sur
Nantes. Les décrets étaient précis : tout ce qui
avait pris la cocarde blanche devait être mis à
mort.
L'occasion était belle et grande pour l'ami de
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 19
l'humanité qui eût pu intervenir. Elle était ten-
tante pour le politique qui eût eu l'adresse et
l'audace de répondre aux besoins des cœurs.
Il y avait un nombre considérable d'hommes
dans la Convention qui désiraient qu'à tout prix
on interprétât ces décrets de mort, portés à une
autre époque, en représailles des massacres royalis-
tes, et dans l'extrême danger. Malheureusement
l'initiative de ces adoucissements, ayant était prise à
Lyon en octobre par l'homme de Robespierre, tout
retour à l'humanité prenait la fâcheuse apparence
d'un complot robespierriste.
Dès le 29 novembre, Gollot d'Herbois écrivait à
la Commune de Paris : « Il y a un grand complot
pour demander l'amnistie. »
L'amnistie apparaissait comme le sacre du dic-
tateur.
Cette situation, ce danger de la République,
contribuèrent sans nul doute à la précipitation
féroce avec laquelle Carrier, Collot et Fréron, à
Nantes, à Lyon, à Toulon, exécutèrent et dépas-
sèrent les décrets de l'Assemblée. Ils abrégèrent
en faisant canonner, noyer. Collot, le 4 décembre,
fit tirer à boulets sur soixante hommes pris les
armes à la main. En quelques jours, ses commis-
sions firent fusiller, guillotiner deux cent dix per-
sonnes. Il écrivait à Robespierre, avec une ironie
cruelle : « Nous tâchons de vérifier la sublime
inscription (Lyon n'est plus) que tu as proposée. »
Toulon résistait encore, et Gollot accélérait d'autant
20 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
plus les exécutions, croyant effrayer à la fois Toulon
et Paris, tirer sur l'Anglais, tirer sur le dictateur.
Un flot invincible montait cependant, comme
une puissante marée, une émotion générale de
pitié et de clémence. Le 13 décembre, une foule
de femmes vinrent pleurer à la barre de la Conven-
tion, prier pour leurs maris, leurs fils. Le 15, la
grande voix du temps, le mobile artiste qui avait
devancé, annoncé les grands mouvements de la
Révolution, Desmoulins lança le n° 3 du Vieux
Cordelier. Simple traduction de Tacite, pour répon-
dre aux détracteurs de la République, à ceux qui
pourraient trouver 1793 un peu dur, il leur conte
la Terreur de Tibère et de Domitien : elle ressemble
si fort à la nôtre que cette apologie paraît (ce
qu'elle est) une satire.
Les exagérés, par leur furie maladroite, aidaient
aussi au mouvement qui les menaçait. Ronsin,
l'exécuteur barbare des mitraillades de Lyon, pour
répondre aux accusations, opposant l'audace à l'au-
dace, arrive à Paris, placarde une affiche horrible.
Le même jour, on en profita à la Convention. L'at-
taque fut entamée très habilement contre les agents
hébertistes de la Guerre, qui avaient saisi des
dépêches adressées à la Convention, bien plus,
arrêté sur une route un représentant, sans égard
à son caractère. Bourdon alla jusqu'à dire qu'il
fallait supprimer les ministres, le conseil exécutif.
Ce qui étonna le plus, c'est que pendant que le
Comité de sûreté cherchait à atténuer, le Comité de
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTÉ 21
salut public, par l'organe de Couthon, appuya les
demandes qu'on faisait contre ces agents héber-
tistes de la police militaire. Lebon, autre robespier-
riste, rapporta un propos insolent des bureaux de
la Guerre contre le Comité de salut public.
L'attitude encourageante des robespierristes contre
les exagérés permettait d'aller plus loin. Fabre
d'Églantine. demande, enlève l'arrestation immédiate
de Vincent. D'autres ajoutent : « Ronsin et Mail-
lard. » — Décrété. — « Ajoutez donc Héron, crie
Bourdon (de l'Oise); Héron, qui a osé prendre notre
collègue Panis au collet. »
À ce nom d'Héron, tout se tut. On renvoya pru-
demment l'affaire au Comité de sûreté. Héron était
un personnage. Homme triple, il servait et la
police militaire et celle des comités ; dans les
choses graves, il recevait le mot d'ordre de Robes-
pierre.
La violence de Bourdon avait dépassé le but. Il
avait frappé plus haut que les hébertistes. Néan-
moins le mouvement était si fort contre l'exagéra-
tion qu'il n'en continua pas moins. Le 18, sur la
nouvelle qu'on reçut de la débâcle effroyable des
Vendéens, le robespierriste Levasseur (homme qui
n'avait jamais ouvert que des avis violents) hasarda
de dire : « Il y aurait un moyen bien simple de
pacifier le pays, ce serait de proclamer une amnistie
pour ceux des Vendéens qui n'ont été qu'égarés. »
Une machine ingénieuse se préparait en même
temps. Un frère du représentant Gauthier avait
22 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
encouragé à Lyon quatre patriotes à venir prier à
Taris pour leur ville infortunée. Gens illettrés, ils
s'adressèrent à un jeune royaliste qui leur écrivit
leur adresse, très adroite et très touchante. Ce
jeune homme était Fontanes, l'homme le plus pru-
dent qui ait vécu en nos jours. Osa-t-il tenir la
plume, dans une affaire si dangereuse, sans être
bien sûr que ces hommes fussent appuyés de Cou-
thon (c'est-à-dire de Robespierre)? Nous ne le croi-
rons jamais.
La Convention donna un signe non équivoque
de son impression favorable sur l'adresse lyonnaise
en prenant pour président Couthon, celui qu'on
accusait d'avoir été à Lyon trop modéré, trop
humain.
Le même jour (20 décembre), où cette adresse
fut accueillie de l'Assemblée, Robespierre se déclara.
Les femmes des prisonniers, de nouveau, en foule
immense, étaient venues à la barre ; tout le monde
était ému. Robespierre fut très habile. Il les reçut
au plus mal, les gronda, les accusa, disant même
« qu'apparemment c'était l'aristocratie qui avait
poussé cette foule ». Mais quand il eut suffisam-
ment parlé « contre le perfide modérantisme », aux
applaudissements de la Convention, il proposa pré-
cisément ce que demandaient ces femmes : « Que
les deux comités nommassent des commissaires
pour rechercher les patriotes qui auraient pu être
incarcérés, et que les comités pourraient élargir. »
Le mot fut ainsi lancé. La chose votée d'enthou-
RENOUVELLEMENT DE LA ROYAUTE 23
siasme, avec un applaudissement sincère, incroyable.
Une chose pourtant restait louche. Les noms de ces
commissaires, « pour éviter les sollicitations »,
disait le décret, devaient rester inconnus. Il était
facile à prévoir que ces mystérieux inquisiteurs de
clémence, tous Jacobins sans nul cloute, seraient
choisis sous l'influence unique de l'homme qui
pouvait seul faire de la modération sans soupçon
de modérantisme. Énorme accroissement à son
influence ! Seul, il allait tenir la clé des prisons !
Le lendemain, 21 décembre, au matin, le libraire
Desenne avait à sa porte la longue queue des ache-
teurs qui s'arrachaient le n° 4 du Vieux Cor délier.
On le payait de la seconde, cle la troisième main,
le prix augmentant toujours, jusqu'à un louis. On le
lisait dans la rue, on en suffoquait de pleurs.
Le cœur de la France s'était échappé, la voix de
l'humanité, l'aveugle, l'impatiente, la toute -puis-
sante pitié, la voix des entrailles de l'homme, qui
perce les murs, renverse les tours... le cri divin
qui remuera les âmes éternellement : « Le Comité
de la clémence ! »
Cette feuille, brûlante de larmes, était tout incon-
séquente dans sa violence naïve. « Point d'amnistie ! »
disait-elle. Et tout à côté : « Voulez-vous que je
l'adore votre constitution, que je tombe à genoux
devant elle ? Ouvrez la porte à ces deux cent mille
citoyens que vous appelez suspects. »
Mais qui aurait été maître de ce mouvement
immense? On l'eût rapporté à un seul, il eût fait
24 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
une religion, un sauveur, un messie. Cet homme
eût régné, malgré lui. Malgré lui, il eût été placé
vivant sur l'autel.
Et croyez -vous que ce danger effraye beaucoup
Desmoulins? Point du tout. « 0 mon cher Robes-
pierre, ô mon vieux camarade de collège!... sou-
viens-toi que l'admiration et la religion naquirent
des bienfaits, que les actes de clémence sont
« l'échelle de mensonge », comme disait Tertul-
lien, par lesquels les membres des comités de salut
public se sont élevés jusqu'au ciel. »
MPUISSANCE POUR ARRÊTER LA TERREUR 25
CHAPITRE II
TENTATIVES IMPUISSANTES POUR ARRÊTER LA TERREUR,
POUR SUBORDONNER LA ROYAUTÉ RENAISSANTE (DÉCEMBRE 1793).
Robespierre menacé se réfugie dans la terreur. — Les Comités offrent en
vain de modifier la terreur. — Robespierre fait attaquer Desmoulins et
Phelippeaux. — 11 fait rejeter la proposition des comités. — L'Assemblée
veut subordonner les dictateurs.
A la lecture de ce fatal numéro de Desmoulins,
Robespierre fut épouvanté. La plus cruelle dénon-
ciation de ses ennemis eût été moins dangereuse.
L'innocent, trompé par son cœur, enivré, aveuglé
de ses larmes, n'avait pas vu qu'il le perdait, en
lui proposant d'être dieu.
Robespierre se sauva à gauche, chercha sa sûreté
dans les rangs des exagérés, ses ennemis, se con-
fondit avec eux.
On ne pouvait se dissimuler qu'à ce mot terrible
(de ces mots qui font le destin) : Ouvrez les portes
aux deux cent mille... , qu'à ce mot, dis-je, la foule
des patriotes compromis qui avaient joué leur vie
pour la République ne vissent distinctement venir
26 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la revanche royaliste, la Terreur blanche^ et ne se
réfugiassent sous le canon de Collot d'IIerbois.
Il arrivait en bâte de Lyon. Ses amis criaient :
« Voici venir le géant ! »
Pourquoi cet effet fantasmagorique ? Et comment
Collot, jusque-là de taille ordinaire, apparaissait -il
ainsi ?
Trois choses le grandissaient.
Il envoyait devant lui , contre la religion de
Robespierre, un bien autre dieu, fétiche effroyable,
la tête même de Chalier, cette tête brisée trois fois
par le couteau girondin.
Devant lui marchait aussi le bruit , la terrible
légende des prisonniers foudroyés aux Brotteaux.
On sentait assez qu'un si rigoureux exécuteur de
la vengeance nationale ne se réservait pas de porte
de derrière et ne composerait pas avec les politiques
qui spéculaient sur l'amnistie.
Une chose tomba comme un pavé sur la tête de
ceux-ci. L'ami de Chalier, son vengeur, ce fameux
Gaillard, qui, sortant de son cachot, le 19 octobre,
avait été si froidement reçu des Jacobins , tomba
dans le désespoir au premier bruit de l'amnistie,
crut la République perdue et se brûla la cervelle.
Collot d'Herbois lui prête ces paroles, non sans
vraisemblance : « Je ne suis pas un homme faible,
je n'ai point pâli devant les poignards. Mais je
meurs, ô Jacobins, d'être abandonné de vous. »
Collot, monté sur Chalier, monté sur Gaillard,
arrivait géant. Il faisait peur non seulement à Robes-
IMPUISSANCE POUR ARRÊTER LA TERREUR 27
pierre', mais aux hommes que Robespierre inquié-
tait le plus, aux membres impartiaux du Comité de
salut public. Barère , Lindet, Carnot, Prieur, d'ac-
cord en ceci avec la partie indépendante de la
Montagne, craignaient que les violents, délaissés
de Robespierre, ne se ralliassent à l'homme qui
avait donné les gages les plus terribles contre tout
retour, et, pour leur sûreté, ne créassent une dic-
tature de terreur contre la royauté de clémence et
d'hypocrisie.
Ces grands organisateurs, qui, à ce moment, par
des travaux incroyables, recréaient la France, de
concert avec Gambon et quelques représentants
modestes et laborieux, se voyaient avec douleur
arracher des mains leur œuvre, et la Patrie tout à
l'heure replongée dans le chaos.
Pouvaient - ils , comme le voulait Desmoulins,
renoncer aux moyens de terreur? C'eût été renon-
cer aux réquisitions provisoires que la Terreur seule
donnait. Sans elle, avec quoi auraient- ils nourri,
vêtu, équipé leurs douze cent mille soldats?
Garnot, Lindet, nullement terroristes, aimaient
peu les Jacobins. En attendant, ils vivaient des
réquisitions frappées par les comités, jacobins. Ils
aimaient peu Collot, Billaud, et n'en étaient pas
moins forcés de se serrer contre eux, pour faire
équilibre à la pesante trinité dictatoriale.
S'ils brisaient les agents de terreur, les armées
mouraient de faim, la République périssait. Et s'ils
les laissaient aller, ces agents aveugles comblaient
28 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
les prisons, faisaient des millions d'ennemis au
gouvernement, la République périssait.
Ils s'arrêtèrent à une mesure sage, ferme et très
hardie.
La responsabilité terrible de cette chose si dan-
gereuse (ouvrir et fermer les prisons), ils la deman-
daient pour eux-mêmes. Ils demandaient que, sans
confier l'examen préalable à des commissaires incon-
nus , tels que les voulait Robespierre, les membres
des comités, chacun à son tour, fussent chargés
d'examiner les réclamations. Point d'examen ano-
nyme. Si on les constituait juges d'une affaire si
délicate, ils voulaient la prendre eux-mêmes sans
passer par l'obscure filière des agents robespier-
ristes, la juger sous le soleil.
La seconde réforme proposée eût été celle-ci :
séparer les accusés des suspects, créer pour ces der-
niers des maisons de suspicion. Dans un temps où
la prison était si près de l'échafaud, il était horri-
blement injuste et dangereux de laisser pêle-mêle
ensemble, par exemple, les herbagers de la Nor-
mandie, pauvres diables de suspects à qui on ne
reprochait rien, avec un M. Rimbaut qui avait livré
Toulon.
Dans cette grande et décisive circonstance où était
la destinée de la Révolution, au moment où ses
collègues proposaient une réforme peu différente de
la sienne, Robespierre, chose inattendue! s'isola, se
sépara d'eux pour se rattacher à son ennemi, Gollot
d'Herbois, laissant dans la stupeur et le plus grand
IMPUISSANCE POUR ARRÊTER LA TERREUR 29
étonnement les robespierristes qui avaient cru le
suivre dans les voies de modération.
Déjà, une fois (fin septembre), sa tactique tor-
tueuse les avait embarrassés. Son immense succès
d'alors leur fît croire qu'il était libre de l'odieuse
alliance de la presse hébertiste et des bureaux de
la Guerre, quand tout à coup il frappa ses propres
amis qui faisaient feu avant l'ordre sur les héber-
tistes.
Ce qui de même en décembre lui fît quitter tout
à coup ses amis pour ses ennemis, ce fut d'une part
Desmoulins, qui, le dénonçant à l'admiration, à la
reconnaissance du monde , montrait dans la com-
mission robespierriste le germe du Comité de la
clémence ; d'autre part, les véhémentes accusations
de Phelippeaux, qui, avec Merlin, témoin oculaire,
démontraient la trahison des généraux hébertistes
et les tristes ménagements du Comité pour eux ; le
Comité ici, c'était spécialement Robespierre, qui,
le 11 septembre et le 25, les avait défendus, fait
défendre, patronnés aux Jacobins.
Phelippeaux revint à la charge trois fois dans
un mois, et ces accusations reçurent une publi-
cité immense de l'étourdi Desmoulins, qui, dans
les numéros mêmes où il divinisait Robespierre,
louait, exaltait Phelippeaux, l'adversaire cle Robes-
pierre.
Celui-ci, du 20 au 23 décembre, en trois jours,
sans transition, tourna le dos à ses amis, passa à ses
ennemis, planta là son adorateur Desmoulins et- se
30 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
rattacha, contre lui, à la terrible alliance de Gollot,
d'Hébert.
Qui le poussa là? Phelippeaux, le reproche de
connivence hébertiste dans l'affaire de la Vendée.
Qui le poussa là? Gaillard, le reproche de modé-
rantisme dans l'affaire de Lyon, la mort de Gaillard,
son ombre, visible à tous dans la pompe solennelle
que fit la Gommune à Ghalier (21 décembre).
Collot n'arriva que le lendemain. Mais, avant son
arrivée et dès le soir même, Robespierre renia,
attaqua Camille Desmoulins, du moins le fit atta-
quer aux Jacobins par un rustre à lui, Nicolas, son
porte-bâton, qui lui servait souvent d'escorte. C'était
un grand drôle, robuste et farouche, qu'on avait fait
juré, et qui eût dû être bourreau. Il s'acquitta très
gauchement de la commission de Robespierre, disant
du charmant écrivain, d'ailleurs représentant du
peuple : « Camille frise la guillotine. »
A quoi l'autre répondit plaisamment : « Toi, tu
frises la fortune... Je t'ai vu, il y a un an, dîner
avec une pomme cuite; et aujourd'hui qu'on t'a fait
imprimeur du tribunal révolutionnaire, imprimeur
des bureaux de la Guerre, le tribunal seul te doit
cent mille francs. »
Gollot, le 21 au soir, entra dans la Convention,
moins comme un homme qui s'excuse que comme
un triomphateur. Il conta hardiment la mort des
Lyonnais mitraillés, attesta la nécessité, Toulon qu'il
fallait effrayer.
Beaucoup, même des robespierristes, reçurent assez
IMPUISSANCE POUR ARRÊTER LA TERREUR 31
mal ces aveux, croyant que Collot allait être attaqué
par Robespierre. La réconciliation entre eux n'éclata
que le 23.
Ce jour, Collot, aux Jacobins, donna toute carrière
à son éloquence mélodramatique ; il fut terrible ,
écrasant de mise en scène. Il amena Gaillard même,
tout mort qu'il était, fit apparaître son ombre, la fit
parler, hurla, pleura. Robespierre fut trop heureux
de trouver une diversion, de lever un autre gibier,
de tourner la meute contre Phelippeaux. Il avait
amené avec lui un dogue, docile et furieux, Levas-
seur, qui, le 18, s'était aventuré à demander l'am-
nistie, et qui, comme le chien qui s'est trompé à la
chasse, ne demandait qu'à réparer l'erreur en mor-
dant quelques morceaux dans la chair de Phelip-
peaux. Danton essaya d'adoucir, mais Robespierre,
prenant la parole avec la placide autorité d'un mora-
liste, demanda à Phelippeaux si, dans son âme et
conscience, il était bien sûr de n'avoir pas été entraîné
par la passion, par le patriotisme même. Un autre
casuiste, Couthon, lui fît la même question. Enfin
on ne demandait qu'à innocenter Phelippeaux, étouf-
fer l'affaire. Il répondit qu'il ne pouvait composer,
qu'il y avait en trahison de la République.
« Nommons une commission », dit Couthon (pour
gagner du temps). Elle fut nommée, ne fit rien; le
tout fut escamoté par une farce de Collot d'Her-
bois.
Robespierre, pour sa sûreté, rentra donc dans la
terreur. — Il fit à la Convention un discours sur
32 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
l'équilibre, se jeta à gauche, demanda la tête d'Hou-
chard et de Biron.
Deux têtes de généraux dans un tel moment, on
n'en voyait pas Tà-propos. On l'eût mieux compris,
comme avis sévère, dans une défaite; mais la Répu-
blique apprenait de tous côtés des victoires. Le 24,
on apprit la reprise de Toulon ; le 25 ou le 26 , la
bataille de Savenay et l'anéantissement de la Vendée;
le 30, les lignes de Wissembourg ; le 1er janvier,
Landau débloqué, l'ennemi repassant le Rhin.
La proposition du Comité de salut public, faite
le 26 décembre, pour examiner les réclamations des
prisonniers et mettre à part les suspects, arrivait
admirablement. Barère, avec beaucoup d'adresse,
pour écarter tout soupçon de modérantisme, frap-
pait d'allusions hostiles les molles propositions de
Desmoulins, faisant parfaitement sentir qu'il ne
s'agissait pas de clémence, mais de justice. Cette
justice, le Comité la proposait sévère et forte, du
haut de la victoire.
Robespierre ne craignit pas de parler contre. La
seule raison qu'il donna, c'est que les deux comités
ne pouvaient consacrer leur temps aux aristocrates.
Il aima mieux sacrifier sa propre commission qu'il
avait obtenue le 20. Billaud-Varennes, immuable
contre tout adoucissement, fit voter la Convention,
et contre le décret obtenu par Robespierre et contre
le projet du Comité. Il demanda qu'on ne fît rien.
Tout fut fini. Les prisons durent, dès lors, aller
s'encombrant, jusqu'à ce qu'elles crevassent et
IMPUISSANCE POUR ARRÊTER LA TERREUR 33
vomissent en une fois un peuple d'ennemis furieux
pour tuer la République.
L 'accélérât ion des jugements, demandée ce jour
même par Robespierre, était un remède impuissant
qui avilissait la justice, la rendant positivement,
physiquement impossible, lui étant la foi de tous.
Elle n'en fut pas moins exigée, et lorsque le danger
national, tellement diminué, ne l'expliquait plus.
Ce sinistre 26 décembre, qui fermait décidément
les prisons, n'y laissant plus d'ouverture que le ter-
rible guichet d'une justice accélérée, devait avoir
deux effets contraires.
D'une part, les rivaux de la dictature centrale,
Fouché à Lyon, Carrier à Nantes, dans leur émula-
tion effroyable, accéléraient la justice.
D'autre part, les indulgents, n'espérant plus rien
ni de Robespierre ni du Comité, poussèrent leur
guerre contre les hébertistes, alliés actuels de
Robespierre, de sorte que leurs ennemis durent
ou les tuer ou périr.
Desmoulins se releva et jeta sa vie au vent. De
ce jour, il est immortel. Au n° 5 du Vieux Cor délier,
il expie le n° 4 et se justifie devant l'avenir :
« L'anarchie mène à un seul maître. C'est ce
maître que j'ai craint. » — Donc il n'est plus à
genoux. Le voilà debout devant Robespierre.
Rien de plus hardi que ce n° 5, si amusant, si
véhément, d'une colère comique et sublime... Le
rire, mais celui de la foudre qui rit en éclairs, va,
vient, frappe et réduit en poudre, des éclats de sa
T. Vil. — RÉV. 3
34 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
joie terrible... Tous ceux qu'ici elle toucha, vaine
cendre, ont gardé figure pour servir d'éternelle risée.
Incroyable audace! il frappe non seulement les
géants, les Gollot et les Billaud, mais, chose plus
hardie peut-être, le type de la horde basse des
tartufes de troisième ordre, les Brutus hommes d'af-
faires qu'engraissait le patriotisme : maître Nicolas.
Le mieux traité est Hébert. Le puissant artiste,
avec l'adresse et le soin d'un naturaliste habile qui
d'une pince a saisi un hideux insecte, le tourne
et le montre au jour sous tous ses aspects. Camille
a détruit celui-ci, sans en altérer les formes, et l'a
parfaitement conservé. Il ne serait pas facile d'en
trouver un autre. Hébert bien décrit, bien piqué,
classé au musée des monstres, pose là pour tout
l'avenir.
La fin est la simple liste des sommes que Bou-
chotte a données à Hébert, spécialement soixante
mille livres, données le 4 octobre pour tirer le
fameux numéro à six cent mille, qui extermina
Danton au profit de Robespierre, au moment où
celui-ci venait de patronner Ronsin (25 septembre),
au moment où les hébertistes opéraient dans la
Vendée une seconde trahison pour faire périr
Kléber (3 octobre).
L'innocent Camille peut-être croyait ne frapper
qu'Hébert. Il est fort douteux qu'il sût à quelle pro-
fondeur ce coup entrait au cœur de Robespierre.
Très probablement il était conduit par gens plus
habiles, peut-être par Fabre d'Églantine.
IMPUISSANCE 1>0UK ARRÊTER LA TERREUR 33
La faiblesse de Robespierre avait été partagée par
le Comité de salut public. Sa haute autorité en
restait compromise. La question allait se poser de
nouveau : Renouvellerait-on le Comité? ou se conten-
terait-on de le ramener à une dépendance légitime
et raisonnable de la Convention ?
La France avait une halte, ses trois victoires ajour-
naient le danger, et peut-être pour toujours. C'est ce
qui eut lieu en effet, la Prusse étant restée occupée
en Pologne et l'Autriche trouvant dans les Belges
une telle mauvaise volonté que définitivement elle
ne put rien en 1794 contre nos frontières du Nord.
Le 18 nivôse (7 janvier), dans un discours très
habile, fort modéré d'expressions et probablement
calculé par Fabre d'Églantine, Bourdon (de l'Oise),
après force éloges du Comité de salut public, tomba
sur le ministère, demanda qu'il cessât d'être monar-
chique, qu'il devînt républicain, c'est-à-dire qu'il ne
puisât nuls fonds à la trésorerie sans demande d'un
Comité à la Convention et sans décret de VAssemblée.
Tout ceci à l'occasion des subventions mons-
trueuses données par Bouchotte à Hébert.
Danton, avec infiniment de prudence et de ména-
gements, dit et redit par trois fois quil fallait
renvoyer la chose au Comité de salut public.
Elle n'en fut pas moins décrétée, avec ce mot :
en principe, — et cette réserve : de sorte que V activité
des forces nationales n éprouve nul ralentissenv ni ,
c'est-à-dire en donnant au Comité tous les moyens
d'éluder ce qu'on venait de décréter.
36 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Carnot, Lindet, Prieur, Saint-André, qui seuls
dépensaient et qui seuls étaient atteints du décret,
ne se plaignirent pas ; Robespierre seul se plai-
gnit, il dit, écrivit : Que tout le mouvement des
armées était arrêté, chose matériellement fausse.
Toutes ou presque toutes les choses nécessaires
se faisaient par des réquisitions en nature, levée
de grains, levée de draps, levée de chevaux, etc.
La Convention venait de voter cent millions argent
pour les subsistances. Elle eût voté les yeux
fermés ce que le Comité eût pu demander. Ne
l'avait-elle pas elle-même forcé en août de prendre
en mains cinquante millions, sans vouloir aucun
détail? Mais il y aurait eu retard? Autant qu'il
faut de minutes pour aller d'un pavillon à l'autre,
dans le château des Tuileries.
Il fallait franchement laisser là des objections
peu sérieuses et dire à la Convention : « Ceci est
la question même de la souveraineté. Nous voulons
la dictature sans mélange, autocratique. »
A quoi l'on eût pu répondre : « Qui créa la
dictature ? Le moment, le péril, la nécessité de la
défense contre l'ennemi... L'ennemi maintenant,
c'est celui qui gardera la dictature. »
CONSPIRATION DE LA COMÉDIE 37
CHAPITRE III
LA CONSPIRATION DE LA COMÉDIE. — FABRE ARRÊTÉ.
(JANVIER 1794).
Ironie, mobilité, élasticité de la France. — Robespierre eut peur du rire. —
Terreur que lui inspirent les comiques, Fabre, Desmoulins. — Il essaye
d'étouffer Desmoulins. — 11 attaque Fabre aux Jacobins. — Fabre arrêté
comme faussaire par le Comité de sûreté.
Je plonge avec mon sujet dans la nuit et dans
l'hiver. Les vents acharnés de tempêtes qui battent
mes vitres depuis deux mois sur ces collines de
Nantes accompagnent de leurs voix, tantôt graves,
tantôt déchirantes, mon Dies iras de 1793. Légitimes
harmonies ! je dois les remercier. Bien des choses
qui me restaient incomprises m'ont apparu claires
ici dans la révélation de ces voix de l'Océan
(janvier 1853).
Ce qu'elles me disaient surtout, dans leurs
fureurs apparentes, dans leurs aigres sifflements
qui perçaient mon toit, dans le cliquetis sinis-
trement gai dont frémissaient mes fenêtres, c'était
la chose forte et bonne, consolante : que ces
menaces de l'hiver, toutes ces semblances de mort,
38 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
n'étaient nullement la mort, mais la vie tout au
contraire, le profond renouvellement. Aux puissances
destructives, aux violentes métamorphoses où vous
la croiriez abîmée, échappe, élastique et riante,
l'éternelle ironie de la nature.
Telle la nature, telle ma France. Et c'est ce
qui fait sa force. Contre les plus mortelles épreuves
où périssent les nations , celle-ci garde un trésor
d'ironie éternelle.
Nul enthousiasme n'y mord pour longtemps ,
nulle misère, nul découragement.
Oui fera peur à la France? Elle a ri dans la
Terreur, et elle n'a pas été entamée. Il y avait
le rire et les larmes, l'émotion dans les deux
sens, nullement la tristesse immobile. L'élasticité
morale resta tout entière ; la très utile légèreté
du caractère national l'empêche toujours d'être
écrasé. Ce peuple n'est jamais véritablement avili,
ni profondément corrompu.
Cette légèreté, qui ailleurs est signe de nullité,
se trouve ici dans des esprits souvent de grande
vigueur. C'est la mobilité du ressort d'acier qui,
pour fléchir aisément, n'en est pas moins fort à
se relever.
Ce peuple est terrible au fond, redoutable à
tous ses dieux.
Le premier conquérant du monde moderne, reve-
nant de la grande défaite, disait, pendant cinq
cents lieues : « Du sublime au ridicule il n'y a
qu'un pas. »
CONSPIRATION DE LA COMÉDIE 39
Telle fut aussi, dans son règne si court, la
frayeur de Robespierre.
Un mot, gai comme ceux du festin de Balthazar,
était écrit dans Desmoulins : « A coté de la guil-
lotine où tombent des tètes de rois, on guillotine
Polichinelle, qui partage l'attention. »
Le puissant chef des Jacobins, qui avait fait
le miracle le plus incroyable en France, une royauté
d'opinion, sans armes, sans succès militaire, sen-
tait bien que le mystère de cette puissance était
tout dans le sérieux, que si la France perdait son
sérieux une minute, la fascination finissait, le pres-
tige s'évanouissait, tout était fini.
Cet homme, vraiment extraordinaire, d'apparence
aristocratique, avocat et juge d'Eglise, d'une per-
sonnalité anti- militaire, avait contre lui à la fois
et les instincts révolutionnaires et les tendances
militaires de la nation. A quoi tenait le mystère
de sa puissance? A l'opinion qu'il avait su
imprimer à tous de sa probité incorruptible et de
son immutabilité. Tous les autres personnages de
la Révolution furent naïvement mobiles, au gré
des événements. Lui seul, avec un merveilleux
esprit de suite, une tactique prodigieuse, il manœuvra
de manière à soutenir le renom de cette immuta-
bilité. Il finit par le soutenir de sa seule affirma-
tion. Et sa parole eut un tel poids qu'on en vint
à démentir l'évidence même des faits, à accepter
comme autorité supérieure, contre la réalité, l'affir-
mation de Robespierre.
40 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
La foi au prêtre revint, le lendemain de Voltaire !
Ce prêtre nia la nature, en fît une, de sa parole. Et
celle-ci fut crue contre l'autre.
Par quels miracles d'adresse, dans une situation
si changeante, se maintenait l'immobilité fictive du
thaumaturge? C'était, pour l'observateur, le plus
étonnant des spectacles. Le contraste de ces revire-
ments agiles, au nom de principes immuables, fai-
sait du personnage le plus sérieux de l'époque le
sujet comique entre tous, d'un comique si terrible
et si imprévu qu'aucun des maîtres, ni Aristophane,
ni Rabelais, ni Molière, ni Shakespeare, n'eût pu
soupçonner une telle conception.
Mais qui avait le sang-froid, en un tel péril, d'ob-
server ce terrible acteur, dont le pénétrant regard
pouvait être mortel à l'observateur, et qui ne crai-
gnait rien tant que d'être sérieusement regardé ?
C'est ici l'audace de Pline, qui, pour observer,
avança au bord même du cratère et se tint payé de
la vie, s'il était bien sûr d'avoir vu.
Un homme observait Robespierre, grand artiste,
amant de l'art et surtout des arts d'intrigue. C'était le
premier auteur dramatique du temps, Fabre d'Églan-
tine. « Sa tête, disait Danton, est un vaste imbro-
glio. » Imbroglio pour les autres, mais clair pour
le grand dramaturge, qui se plaisait à voir les fils
s'embrouiller pour se débrouiller.
Robespierre et sa manœuvre étaient l'objet per-
manent sur lequel sa lorgnette de théâtre (qui ne
le quittait jamais) était constamment braquée.
CONSPIRATION DE LA COMEDIE 41
Il y eut un côté que ne put jamais atteindre
l'excellent observateur ; sa nature était fine, forte,
ardente, mais point élevée. Le côté élevé du sujet
lui resta inaccessible.
Robespierre ne trompait les autres que parce
qu'avec une étonnante habileté instinctive, il se
trompait d'abord lui-même, qu'il était sa propre
dupe, et que, sous les tours, retours, circuits infi-
nis de l'hypocrisie que lui imposait le moment, il
restait sincère dans l'amour du but où il croyait
arriver par cette route sinueuse.
Ce haut mystère de la nature : le grand nombre
d'enveloppes dont l'âme humaine est compliquée,
lesquelles, rentrant l'une dans l'autre, l'empêchent
de se voir elle-même, ce qu'un mystique appelle
ingénieusement : les sept enceintes du château de
l'âme; — tout cela était lettre close pour Fabre
d'Églantine.
Il ne voyait que la surface, mais voyait parfaite-
ment, décrivait avec une propriété, une fine spéciji-
cation, qui contraste avec cet âge de fades généra-
lisateurs. Ce don n'appartient guère alors qu'aux
deux éminents comiques, Fabre et Camille Desmou-
lins. Le beau portrait de Marat qu'a fait le premier
est une œuvre d'une fermeté, d'une précision admi-
rables. Il fait habilement ressortir le trait dominant
de Marat, celui qui couvre le reste et le sauve
dans l'avenir, son incontestable candeur. Ce por-
trait, piquant en lui-même, l'est bien plus par le
moment, par l'à-propos du jour où il fut lancé.
42 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Il parut le 6 janvier, le jour même où Phelippeaux,
par une nouvelle brochure, caractérisait la conduite
tortueuse du Comité et de Robespierre. Il parut
dix jours après ce cinquième numéro de Desmou-
lins où l'on entrevit si bien comment Robespierre,
après l'avoir lancé sur Hébert et Glootz, recula pré-
cipitamment vers les hébertistes. Marat, bien posé,
tel qu'il fut, devant le public, tout simple et tout
d'une pièce, dans son abandon complet de toute
tactique, clans l'emportement d'un caractère essen-
tiellement spontané, faisait une amère satire du
caractère si contraire qui en fut l'envers exact et
la complète opposition.
Robespierre, par la force de seconde vue que
donne la passion, sentait Fabre, môme absent, der-
rière lui, qui le regardait. Il en était cruellement
inquiété, irrité. Il sentait d'instinct, de terreur, ce
que Danton avait dit sans en sentir la portée :
« La tête de cet homme-là est un répertoire d'idées
comiques. »
Son imagination maladive lui exagérait les choses.
Il se figurait que ce chercheur impitoyable de situa-
tions comiques créait ces situations, que ce cruel
machiniste faisait lui-même les fils, les poulies,
les trappes où Robespierre à chaque instant pou-
vait se prendre ou heurter.
Il se trompait. Ni Fabre ni personne n'avait une
telle action.
Les pièges où Robespierre risquait de périr étaient
en Robespierre même, et aussi, en grande partie,
CONSPIRATION DE LA COMÉDIE 43
dans les contradictions quasi fatales de son rôle.
Sa fatalité principale avait été sa triste conni-
vence pour les hébertistes, tout-puissants par la
presse, en août et septembre. Leur ami pour la
Yendée, il fut leur ennemi pour Lyon en octobre.
Modéré ici, exagéré là, il eut dans Phelippeaux et
Dubois-Crancé ses deux Euménides.
Ce n'était pas Fabre qui avait fait cette situa-
tion.
C'est lui qui la voyait le mieux, la formulait, la
démontrait, en faisait jaillir le comique. Il en mar-
quait, en artiste, d'une plaisanterie douce et fine
qui semblait n'y pas toucher, le terrible crescendo.
Robespierre, fuyant son adorateur, poursuivi par
Desmoulins qui dénonçait sa bonté à l'admiration
du monde, allait se jeter d'effroi dans les bras de
ses ennemis, Gollot, Hébert et Ronsin. Son mal-
heur d'avoir défendu le Ronsin de la Yendée le
poussait fatalement à défendre aussi le Ronsin de
Lyon, à endosser les mitraillades. C'est ce qu'il fît
en effet le 29 janvier.
Fabre commentait, critiquait. Agissait-il?
Robespierre assure que c'est Fabre, qui, par le
fougueux Rourdon, lui aurait porté ce coup de Jar-
nac, de faire ôter au Comité la facilité de puiser
à même aux caisses de la trésorerie. Ce qui n'est
pas moins vraisemblable, c'est que le même Fabre
fit faire à Robespierre, par l'innocent Desmoulins,
deux malices signalées : l'une, de signaler à toute
la terre les Mémoires de Phelippeaux qui seraient
U HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
morts étouffés; l'autre, de mettre en lumière les
changements de Robespierre, de montrer comment
ce bon et sensible Robespierre allait tourner à l'in-
dulgence, et cela au moment où le tremblant tacti-
cien voulait rentrer dans la terreur et rattachait
précipitamment son masque de sévérité, de sorte
que cette admiration exaltée de la bonté de Robes-
pierre, en opposition visible avec sa marche en sens
inverse, illuminait sa manœuvre et trahissait cruel-
lement les tâtonnements de sa tactique.
Celui-ci, sans s'en douter, lui donna beau jeu,
le 7 janvier, où on lut les numéros accusés du
Vieux Cordelier. Camille assura que son comité de
clémence ne voulait dire autre chose que comité de
justice. Pour le reste, il persista. Ce fut très naïve-
ment la scène de Galilée devant l'Inquisition. Qui
le croirait? Robespierre, allant au delà de ce que
ses ennemis auraient demandé, se servit exacte-
ment du langage du Saint-Office : « Camille avait
promis d'abjurer ses hérésies, ses propositions mal-
sonnantes... Les éloges des aristocrates l'empêchent
d'abandonner le sentier que l'erreur lui avait
tracé... »
Puis, croyant qu'il était plus utile d'humilier que
de frapper, il ajouta bénignement :
« Il faut pourtant distinguer sa personne de ses
écrits... C'est un enfant que les mauvaises compa-
gnies ont égaré... Je demande seulement pour
l'exemple que ses numéros soient brûlés dans la
société. » ....
CONSPIRATION DE LA COMÉDIE 45
Desmoulins : « Brûler n'est pas répondre. »
Robespierre : « Ta résistance prouve assez que
tu as de mauvaises intentions... »
Danton : « Camille ne doit pas s'effrayer des
leçons d'un ami sévère. Citoyens, que le sang-froid
préside à nos discussions... Craignons de porter un
coup à la liberté de la presse. »
Le succès de Desmoulins fut complet, même aux
Jacobins. Ses juges les plus hostiles furent touchés,
ravis. Mais Robespierre le voulait : ils obéirent et
le rayèrent.
Le vainqueur se sentait vaincu, en réalité. Sa
fureur n'eut aucune borne. Sa sombre imagination
lui montra un profond accord entre Desmoulins,
Bourdon, Phelippeaux, hommes pourtant spontanés,
violents, plus que calculés. Quel était le calcula-
teur, l'adroit machiniste qui tirait les fils ? L'ancien
secrétaire de Danton, l'homme des imbroglios, le
dramaturge Fabre d'Églantine. Lui seul, parmi eux,
était capable de tracer un plan, de préparer et
ménager les moyens, les ressorts, de les faire
habilement concourir à une action commune.
C'est Fabre qu'il fallait perdre, envelopper si l'on
pouvait dans la conspiration dont Robespierre parlait
sans cesse : la conspiration de V étranger.
. Fabre, infiniment prudent, laissait aller devant les
autres et n'agissait guère qu'à coup sûr. Il donnait
bien peu de prise du côté du modérantisme; il avait
concouru à la mort des Girondins. S'il avait, obtenu
l'arrestation de Ronsin et de Vincent, c'était le jour
46 lllSTOJKE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
môme où leurs sbires avaient arrêté , insulté des
députés, au grand émoi de la Convention, si bien que
Gouthon et Lebon, deux hommes de Robespierre,
avaient parlé eux-mêmes dans le sens de Fabre. Fort
de tout ceci, il s'alarma peu, et, sachant que Robes-
pierre devait commencer contre lui l'attaque aux
Jacobins, le 8 au soir, il alla s'asseoir en face de
lui, avec sa lorgnette de spectacle qu'il portait tou-
jours, et vint observer par où allait s'avancer l'en-
nemi.
Robespierre, selon sa coutume, fit parade d'un
grand équilibre , disant qu'il était impartial entre
Desmoulins et Hébert, parla de deux factions, des
ultra et citra-révolutionnaires, dit que l'étranger agis-
sait par toutes deux à la fois, que des meneurs adroiîs
faisaient mouvoir la machine et se tenaient dans les
coulisses, que c'était toujours la Gironde, la même
action théâtrale, seulement d'autres acteurs sous des
masques différents. Ces métaphores accumulées dési-
gnaient assez Fabre d'Églantine , acteur et auteur
dramatique.
EnQn ces masques, ces acteurs, ces machinistes,
où voulaient-ils en venir?... Conclusion inattendue :
à dissoudre la Convention!
Ceci ne rimait plus à rien; on se regardait, on se
demandait ce qu'il voulait dire. C'était justement pour
maintenir et faire respecter la Convention que Fabre,
appuyé ce jour-là des robespierristes mêmes, avait
obtenu l'arrestation d'Hébert et Vincent.
Il tourna, tourna toujours dans cette vaine alléga-
CONSPIRATION DE LA COMEDIE 47
tion, reprenant toute l'histoire du girondinisme. À
quoi Fabre ne tint plus et, perdant patience, se leva
pour s'en aller. Mais, à ce moment, Robespierre,
fixant sur l'homme à la lorgnette ses lunettes et son
regard fauve, le pria d'attendre. Il reprit avec fureur
sur les intrigants, les serpents qu'il s'agissait d'écraser
(Applaudissements unanimes) : « Parlons de la conju-
ration, et non plus d'individus... » Et au moment
même : « Je demande que cet homme qu'on ne voit
qu'avec une lorgnette et qui sait si bien exposer
des intrigues au théâtre veuille bien s'expliquer ici...
Nous verrons comment il sortira de celle-ci... »
Fabre dit froidement qu'il répondrait quand on pré-
ciserait les accusations, que du reste on avait tort
de croire qu'il influençait Desmoulins, Bourdon ou
Phelippeaux.
Une voix : « A la guillotine! » Robespierre demanda
qu'on chassât l'interrupteur. Cependant, qu'avait fait
ce trop zélé robespierriste ? Dire contre Fabre ce
qu'avait dit contre Desmoulins Nicolas, l'homme de
Robespierre.
Celui-ci put voir le 10 combien il avait peu satis-
fait les Jacobins par une agression si vague. Aux
premiers mots qu'il prononça , une voix s'écria :
« Dictateur ! » La société refusa de rayer Bourdon
(de l'Oise) et rapporta la radiation de Desmoulins.
A ces échecs manifestes, à cet éloignement visible
de l'opinion, on répondit par un coup de terreur. Dans
la nuit du 12 au 13, le Comité de sûreté fit arrêter
Fabre d'Églantine.
î.x HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Le prétexte fut celui que tous les pouvoirs emploient
avec succès dans les arrestations politiques pour
donner le change : arrêté comme voleur.
L'étonnement fut profond. D'autres, surtout Bour-
don (de l'Oise), avaient bien autrement provoqué
Robespierre. Voici cependant deux mois qui peuvent
éclaircir la chose.
1° Fabre, peu de jours auparavant, avait eu l'im-
prudence de dire qu'il prouverait, pièces en mains,
qu'Héron, l'agent général des arrestations, avait des
mandats d'arrêt en blanc, et qu'ainsi le Comité de
sûreté le lançait sans savoir sur qui. Dans ce cas,
quelqu'un sans doute dirigeait Héron , un homme
apparemment plus puissant que le Comité.
2° On nous apprend que Fabre en prison, malade
et tout près d'aller à la mort, n'était occupé, ne par-
lait que d'une grande comédie en cinq actes, qu'on
lui avait prise en l'arrêtant (Mémoire sur les prisons,
l, 69).
Quel en était le sujet? Nous devrions au moins en
trouver le titre dans Y inventaire de ses papiers qui se
fît en juin. La pièce n'y est point relatée, ce qui
prouve qu'en effet elle lui avait été prise au moment
de l'arrestation.
Le sujet ne serait-il pas celui qui semble indi-
qué par allusion dans Desmoulins : « Il est telle
comédie grecque, contre les ultra -révolutionnaires
et les tenants de la tribune de ce temps-là, qui tra-
duite ferait dire à Hébert que la pièce ne peut être
que de Fabre d'Églantine. »
CONSPIRATION DE LA COMÉDIE 49
Ce sujet était si naturellement indiqué par la situa-
tion que les Girondins eux-mêmes, dans leur misé-
rable fuite, toujours si près de la mort, en faisaient
une comédie.
T. VIT. — RÊV.
50 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE IV
PREUVES DE L'INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE (JANVIER 1794).
Dépendance et terreur du Comité de sûreté. — Présidence de David. — On
empêche d'entendre Fabre. — Qui a rédigé le compte rendu du procès? —
On refusa de vérifier les écritures. — Le faux n'est pas de l'écriture de Fabre.
— Découverte tardive du faux. — Le faux n'eût servi à rien. — Qui a pu
inventer cette machination? — Ligue des hébertistes et des robespierristes.
— Mort de Jacques Roux, — Robespierre justifie les hébertistes.
Avant de juger l'accusé, essayons de juger les juges.
Quel était le Comité de sûreté? Rappelons-nous son
origine. Il avait été renouvelé le 26 septembre, le
lendemain du triomphe Lde Robespierre, sur une
liste présentée par lui. Il le composa généralement
d'hommes compromis par leurs précédents et leur
donna à tous un très rude surveillant, le peintre
David. Ex- peintre du roi, modéré encore au
10 août 1792, David avait d'un bond sauté au som-
met de la Montagne. Il expiait, en se faisant l'œil et le
bras de Robespierre, le piqueur du Comité, en terro-
risant ses collègues, qu'il traitait comme des nègres.
Un fait montrera combien ce redoutable Comité
était lui-même courbé sous la terreur. La Yicomterie,
INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE 51
un de ses membres, auteur des Crimes des rois, crai-
gnait tellement de voir la face de Robespierre qu'aux
jours où les deux comités se réunissaient, il se cachait,
faisait le malade et ne venait pas. — Youlland, Jagot,
Lebon, Yadier, avaient tous été ou Feuillants ou
Girondins. — Voulland (d'Uzès) était une créature des
Rabaut, et son nom était sur la liste fatale trouvée
aux Feuillants. — Jagot siégeait à droite en 1792 à
côté de Barbaroux. En mission pendant le procès du
roi, avec Hérault et Grégoire, il demanda, comme
eux, la condamnation, sans ajouter le mot à mort. —
Lebon, prêtre marié, avait protesté (à Arras dont il
était maire) contre le 31 mai, pour les Girondins. —
Panis restait inquiet pour les comptes non rendus de
la Commune, après les jours de septembre. — Les
membres les plus indépendants étaient Ruhl et Moïse
Bayle, Élie Lacoste, Louis (du Bas-Rhin). Le bon vieil
Alsacien Ruhl était toutefois poursuivi par la presse
pour son indulgence à Strasbourg.
Les hommes les plus exposés du Comité, sans
comparaison, étaient Yadier et Amar.
Yadier, homme du Midi, vieux, faible, mobile,
avait fait l'un des actes les plus décisifs de contre-
révolution. Royaliste en 1791, il voulait, le jour du
massacre du Champ de Mars, qu'on fit un procès
à mort à la société jacobine. Robespierre, son
ancien collègue à la Constituante, le maintenait en
vie, croyant qu'il n'y a pas d'instrument meilleur
qu'un homme perdu.
Amar, des pieds à la tète, était de l'Ancien-
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Régime. Il avait l'air prêtre, doux, faible, servile.
Il n'était pas sans mérite. J'ai vu de lui une lettre
religieuse et touchante sur la mort de sa femme.
C'était un robin de Grenoble, qui, à l'entrée même
de la Révolution, se trompant d'époque, avait acheté
la noblesse et un titre de trésorier du roi. Il se
sentait vivre par grâce, obligé à faire plus qu'un
autre pour mériter cette grâce. C'était le scribe
obligé, le commis, la bête de somme. A lui les plus
rudes besognes, l'accusation des Girondins, par
exemple, qu'il traîna tant qu'il put, jusqu'à ce que
les Jacobins furieux lui arrachassent le dossier et
se chargeassent de l'affaire. Amar, effrayé, fît alors
plus qu'on ne voulait, enveloppant dans la Gironde
les soixante -treize que sauva Robespierre. Depuis
novembre, il était poursuivi de même pour accuser
les dantonistes. On voulait, de l'affaire Chabot, faire
un monstrueux filet pour attraper Fabre et d'autres.
Les registres témoignent de la résistance d'Amar1.
Il fuyait le Comité, se cachait chez lui. Les menaces
l'en tirèrent. Il marcha tard, sous le fouet, mal,
puis mieux, mais jamais bien. Robespierre ne fut
jamais content de son rapport contre Fabre.
Toutes choses étaient préparées. On avait un
1. Lettre du Comité de sûreté à Amar :
« Nous t'avons envoyé notre collègue Voulland t'exprimer notre impatience
sur le rapport que tu nous fais attendre depuis quatre mois. Il nous a
annoncé de ta part que tu devais te rendre le soir au Comité Nouveau
manquement de parole... Il faut absolument que tu finisses.. Tu ne nous
forceras pas à prendre des moyens qui contrarieraient notre amitié pour
toi. Dubarran, Vadier, Jagot, É. Lacoste, Louis (Il ventôse). » (Archives
nationales, registre 640 du Comité de sûreté générale.)
INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE 53
président sur, chose capitale, pour brusquer l'affaire,
déclarer les débats clos avant qu'ils commençassent.
On avait mis au fauteuil cette terrifiante figure de
David, dont la roulante prunelle, le débraillement
sauvage, la difforme joue, bouffie de fureur, pou-
vaient fasciner les faibles.
Cette terreur parut commencer avant la séance.
Que d'autres arrestations ne suivissent, on n'en
doutait guère. La Montagne fit la part du feu. Elle
sacrifia un dantoniste, le plus isolé, pour sauver
les autres. « La grande colère de Robespierre ne
vient-elle pas surtout de l'applaudissement indiscret
que Desmoulins, Fabre et autres ont donné à Phe-
lippeaux ? Eh bien ! sacrifions Phelippeaux ! » Cette
grande affaire fut ainsi définitivement enterrée;
Phelippeaux fut débouté et ses accusations mises
à néant par l'ordre du jour.
Alors on vit apparaître la mine discrète d'Amar et
le vieux, pantin Yadier.
Amar dit « avec douleur » qu'il remplissait un
devoir bien pénible, mais qu'enfin il s'agissait de
l'honneur de la Convention; que l'affaire de Chabot
et Delaunay s'étendait plus qu'on ne croyait, que
Fabre en était aussi, qu'il paraissait avoir fait un
faux en faveur de la Compagnie des Indes; que,
du reste, l'affaire allait s'éclaircir et qu'on ne devait
rien préjuger encore.
Cambon interpellé attesta qu'en effet il y avait un
faux. De qui était-il? C'était la question. Danton
demanda qu'elle fût éclaircie à la Convention même.
54 II J STO IRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Vadier gasconna hardiment : « Voulez-vous donc
nous faire remonter à la constitution de 1790?
Est-ce qu'il y a encore une inviolabilité pour les
représentants?... Vaste est le complot... L'homme
arrêté est le premier agent de Pitt », etc.
« Non seulement on a la pièce, dit Billaud-
Varennes; mais on a les cent mille francs destinés
à payer le faux. »
« Du moins qu'on fasse un prompt rapport », dit
encore Danton.
« Point du tout, dit durement Billaud; la Conven-
tion doit se reposer sur la diligence de ses comités.
Attendez les faits. »
David, comme président, étrangla cyniquement
la question, déclarant que le débat était clos et
l'arrestation confirmée.
Que la Convention se livrât ainsi elle-même, que
la Montagne, frappée en Osselin, Bazire et Fabre,
menacée en tous ses membres qui revenaient de
mission, ait pu si peu résister, ce serait inexpli-
cable, si l'on n'y voyait la cruelle revanche prise
par la droite et le centre, par les amis des Giron-
dins. Je doute que Robespierre eût fait voter ainsi
à l'Assemblée sa propre mort, si ce vote n'eût été
très doux à la rancune de ceux qui, jusque-là
dominés par la Montagne, devenaient ses juges et
ses maîtres, en servant leur nouveau patron.
Ils jouirent deux fois en ce jour, de frapper en
même temps et l'auteur du catéchisme et l'auteur
du calendrier, d'étouffer en Phelippeaux la probité
INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE 55
montagnarde, d'écraser le génie en Fabre, de briser
la plume terrible qui risquait de doubler Tartufe.
Tous les historiens jusqu'ici (sans excepter
M. Thiers, plus spécial en finances) ont suivi l'accu-
sation, copié docilement Amar et Fouquier-Tinville.
Pourquoi ? Ces deux autorités étaient-elles si rassu-
rantes? Une autre, sans doute plus grave, était celle
de Gambon, qu'on fit venir comme témoin. Le Bul-
letin du tribunal révolutionnaire, rédigé et arrangé
chaque soir par le juge Coffinhal (qui le falsifia dans
l'affaire d'Hébert), indique en effet une déposition
de Gambon contre Fabre ; il ne la donne pas textuel-
lement, de sorte qu'on ne voit pas bien en quoi
elle était contre Fabre. Cette déposition unique (car
il n'y eut qu'un témoin dans cette affaire immense)
méritait bien, ce semble, d'être donnée mot à mot.
N'importe ! toute la presse du temps copie, sans oser
rien changer, l'extrait de la déposition, telle que la
donne le Bulletin. Les historiens ont à leur tour
suivi les journaux.
Une chose étrange pourtant et faite pour donner
des doutes, c'est qu'au tribunal, quelques instances
qu'ait faites l'accusé, on refusa obstinément de repré-
senter la pièce qu'on disait falsifiée. Ge fut la pre-
mière fois, depuis l'origine du monde, qu'on crut
pouvoir frapper un faussaire sans montrer le faux.
« Fabre (dit le Bulletin du tribunal), Fabre a
demandé communication des pièces originales, pré-
tendant que la représentation des originaux était
nécessaire à sa défense. »
86 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Je le crois bien; comment décider une affaire de
faux, si l'on ne voit les écritures?
La réponse du président, Herman, est admi-
rable :
« Le président a observé avec fondement à Fabre
qu'il lui suffisait de reconnaître ou désavouer les
changements et altérations qui lui étaient mis sous
les yeux. »
Mis sous les yeux? mensonge atroce!... non dans
les pièces originales, où l'on eût apprécié les écri-
tures, mais dans une copie quelconque !!!...
On n'osa guère, au procès, insister sur le point
des signatures que Fabre, Cambon et autres avaient
données de confiance. La question grave était celle
des surcharges ajoutées en faveur de la Compagnie.
Sont-elles ou ne sont-elles pas de V écriture de Fabre ?
Elles avaient pour but, la première, de liquider les
affaires de la Compagnie « selon ses statuts et règle-
ments »; la deuxième, de lui épargner un droit
rétroactif dont on frappait ses transferts, « excepté
ceux faits en fraude » , et de restreindre ce droit
à une amende.
Eh bien, les écritures examinées, étudiées,
calquées avec un extrême soin, établissent non
seulement que les surcharges ne sont point de la
main de Fabre, mais qu'elles sont d'une écriture
sans nul rapport à la sienne, sans la moindre res-
semblance, qu'il était impossible de s'y tromper, de
sorte qu'il a fallu absolument, pour charger Fabre
d'un faux, que les juges retinssent par devers eux
INNOCENCE DE FABRE D'EGLANTINE 57
la pièce fatale, ne montrassent rien au jury et
tirassent de ce misérable jury (trié, trompé, terro-
risé, et qui résista pourtant) un pur et simple acte
de foi, un assassinat sur parole1.
Il y a des surcharges de Fabre, comme il le
déclara lui-même dès le 17 novembre, au moment
de la dénonciation de Chabot contre Delaunay.
Mais ces surcharges sont faites au crayon, sur
la première minute, qui ne fut point adoptée ; elles
sont toutes signées de lui et elles sont honorables ;
ce sont des amendements qu'il propose pour empê-
cher la Compagnie d'éluder le décret.
1. Absent de Paris, je m'adressai à une personne qui m'inspirait toute
confiance, plus que moi-même peut-être, parce qu'en cette grave question
elle arrivait neuve et se trouvait moins émue. Je la priai de demander aux
Archives la pièce fatale. Elle subsiste par miracle. L'examen a été fait froide-
ment, consciencieusement, sans système ni parti pris, par un homme très
sérieux, d'une probité bretonne (M. Lejean, de Morlaix), jeune homme d'une
maturité rare, critique d'un coup d'œil sûr, comme ses livres en témoignent,
et qui, par ses études habituelles dans les manuscrits de tout âge, semblait
très particulièrement préparé à cet examen. — L'écriture de Fabre, forte et
vivante plus que belle, allongée, sans facilité, pénible parfois et dure, comme
sont souvent ses vers, est frappante; on ne l'oublie plus dès qu'on l'a vue une
fois. C'est celle d'un homme ardent, laborieux, habitué à lutter contre sa
pensée. L'écriture des deux surcharges n'est ni de Fabre, ni de Delaunay, ni
d'aucun des accusés; visiblement elle n'est pas d'un député, d'un homme
d'affaires, d'un homme, mais d'une plume, d'un de ces braves employés dont
la définition complète est celle-ci : une belle main. Jamais crime si inno-
cent dans la forme, ni plus manifestement fait en conscience et de bonne foi.
L'irréprochable commis y a mis sa meilleure plume, sa meilleure ronde;
il a écrit à main posée d'une encre noire et luisante, avec la sécurité de celui
qui peut dire : « Je l'ai écrit, mais non lu. » — Ces surcharges auront pu être
insinuées verbalement. On aura pu dire au bonhomme qui avait écrit la
pièce : « Vous aviez oublié ceci. » Il se sera excusé, et consciencieusement,
soigneusement, aura fait le faux. — Maintenant les surcharges furent-elles
ordonnées par Delaunay, Chabot, Benoit? ou par ceux qui voulaient les
attribuer à Fabre d'Églantine? C'est ce qu'on ne peut déterminer, ni le temps
où elles furent faites. Nous ne savons quel jour Cambon les a vues pour la
première fois.
58 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Ces amendements sévères étaient, dira-t-on, un
moyen d'effrayer la Compagnie, ses agents Chabot,
Delaunay, Julien, et d'en tirer de l'argent. Qui
prouve cette intention ? Chabot déclara qu'on lui
avait donné cent mille francs pour corrompre Fabre,
mais il dit aussi qu'il n'osa lui en parler ; il les
garda discrètement1.
Quand Fabre vint, le 17 novembre, au Comité
de sûreté, on lui montra la première minute char-
gée de ses notes, toutes signées de lui, toutes dans
l'intérêt de l'État. Personne ne s'avisa alors d'avan-
cer que la surcharge, excepté ceux faits en fraude,
qu'on voit sur cette minute , fût de l'écriture de
Fabre. Est-il sûr que cette surcharge existât à cette
époque ?
Ce fut le 19 décembre, le lendemain du jour où
1. Il faut lire la déposition du capucin, très curieuse, et ses lettres à Robes-
pierre. Parmi un monde de mensonge, il y a beaucoup de choses vraies qui
jettent un grand jour sur ce temps. « Le tout vint par un hasard, dit Chabot.
Julien (de Toulouse) nous invita, Bazire et moi, à dîner à la campagne avec
des filles. » 11 se trouva que la maison était celle du petit baron de Batz
(agioteur royaliste). Là se trouvaient le banquier Benoît (d'Angers), le
corrupteur principal, le représentant Delaunay (putain à vendre au premier
venu, c'est le mot même de Chabot), la comtesse de Beaufort, maîtresse de
Julien, enfin le poète La Harpe. Dans cette rencontre, et autres, Bazire fut
inébranlable; il dit aux banquiers qu'on les attrapait; qu'ils seraient bien
sots de donner leur argent à des fripons pour des choses impossibles. Ce
baron de Batz était si audacieux qu'il écrivait à Robespierre môme. Connais-
sant sa mortelle haine pour Cambon, il lui adressait des plans de finances
pour faire sauter son ennemi. Chabot, pour plaire à Robespierre, ne manque
pas dans sa déposition de placer Cambon parmi ceux qui agiotaient. « On
assure encore, dit-il, que Billaud-Varennes spécule sur les blés. » Le
scélérat veut tellement plaire qu'il nommerait tout le monde. Il nomme
Camille Desmoulins!... Sa furieuse envie de vivre lui fait accuser ses amis.
Il fait pourtant exception pour Fabre et Bazire « Fabre, dit-il, ne spé-
culait ni dans un sens ni dans l'autre. »
INNOCENCE DE FABRE D'EGLANTINE 59
Fabre avait lancé Bourdon (de l'Oise), pour accuser
et faire sauter Héron, l'agent des comités, — c'est
ce jour qu'on exhuma la seconde minute qui porte
les deux surcharges. On répandit dans Paris qu'une
pièce avait été trouvée, écrite par Benoît, d'Angers
(qui était en fuite), interlignée par Delaunay, d'Angers,
signée de Fabre, etc. Fabre avait signé, Gambon aussi,
de confiance. Il n'y avait pas là de quoi prendre
Fabre. Heureusement on avait en prison ce Delau-
nay, la machine à dénoncer ; on le tenait à la
gorge en faisant semblant de croire que la pièce
était interlignée par lui Delaunay On était sûr que
ce Delaunay, sous cette pression de terreur, crierait
que les additions n'étaient pas de lui, mais de
Fabre. C'est ce qu'il ne manqua pas de faire le
9 janvier, le jour où la lutte entre Fabre et Robes-
pierre lui fit croire que, pour gagner le second,
il fallait tuer le premier.
Cet homme utile, en récompense, vivait royale-
ment en prison ; tout y abondait, les vins délicats,
les fruits exotiques, les filles surtout, ce qui peut
énerver, troubler, annuler la conscience. On l'abru-
tissait et on l'effrayait, on en tirait ce qu'on voulait.
Entre deux vins, il savait tout, révélait tout, dénon-
çait tout.
Qu'aurait-on fait, si on eût voulu suivre une marche
simple et loyale ? On n'aurait pas été demander la
vérité à Delaunay, dans cet égout de prison. On eût
fait, en plein soleil, la simple et naturelle enquête qui
ouvre toute affaire de ce genre, Y enquête des écritures
60 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Non seulement on ne chercha pas d'éclaircisse-
ments, mais on repoussa ceux qui vinrent d'eux-
mêmes; une lettre vint de Julien (de Toulouse), l'un
des accusés en fuite ; elle vint droit à la Convention,
sans passer par le Comité. N'ayant pu la suppri-
mer, on réussit du moins à en empêcher la lecture,
qui peut-être eût tout éclairci.
Ce qui rend cette affaire étrange encore plus
mystérieuse, c'est que, plus on y réfléchit, plus on
voit que la Compagnie ne pouvait espérer que le
crime lui servît à rien.
Ce décret public, imprimé, personne ne r aurait-
il donc lu ? La commission créée pour diriger, sur-
veiller la liquidation, ne l'eût-elle pas dénoncé au
bout de deux jours ? Les coupables, dira-t-on, Fabre
ou Delaunay, auraient émigré sans doute, dès qu'ils
auraient reçu l'argent. D'accord. Mais les banquiers
d'alors étaient-ils si sots que de jeter de l'argent
dans une affaire d'un résultat si éphémère, si visi-
blement incertain ? Pas un homme sérieux ne le
ferait aujourd'hui. Je suis bien plus porté à croire
que le banquier principal, le baron de Batz, pen-
sionné en 1815 pour avoir essayé de sauver les
enfants du Temple en gagnant des députés, avait
versé les cent mille francs pour entamer cette
affaire, à laquelle, par Chabot peut-être, il croyait
amener tels et tels; l'affaire de la Compagnie n'était
qu'un prétexte.
Imputer ce crime si bête d'un faux qui crevait
les yeux à l'un des grands esprits du temps, à l'homme
INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE 61
habile et dangereux qui, disait-on, menait Danton,
Desmoulins et tout le monde, c'était une contra-
diction hardie et cynique, qui ne pouvait être risquée
que par la toute-puissance, par ceux qui, pour être
crus, n'ont pas même besoin d'imiter les écritures,
pouvant faire juger sans pièces ou tuer sans juge-
ment.
Nous n'accusons nullement Robespierre de cette
machination, son caractère y répugnait. D'ailleurs il
est très rare que les puissants aient besoin de faire
des crimes ni même de les savoir ; on devance leurs
pensées.
Nous ne croyons pas non plus qu'il y ait lieu
d'accuser en masse le Comité de sûreté. Il y régnait
une singulière division du travail. Des affaires
grandes et terribles s'y sont souvent décidées avec
deux ou trois signatures.
L'accusation dont les menaçait Fabre aura décidé
les membres les plus compromis du Comité. La haine
et la peur auront aisément établi dans leur esprit
que leur ennemi était un traître. Cela bien convenu
entre eux, le moyen de le faire périr leur parut
indifférent. Un faux ? Pourquoi pas ? Le mot traître
à lui seul contient tous les crimes.
Chose singulière ! l'homme le plus envenimé contre
Fabre garde une certaine réserve. Robespierre parle
de son avarice, de son immoralité; il n'ose articuler
expressément le mot faussaire.
Conservait -il quelque doute ? Il s'en sera rap-
porté au Comité de sûreté et aux tribunaux, à son
62 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
président Herman, ami trop discret pour l'inquiéter
sur le mode de frapper Vintrigant, le traître, dont
la disparition lui était si nécessaire.
Quoi qu'il en soit, il était à craindre que la
Convention revenue de sa stupeur, la droite môme
et le centre, honteux de livrer la Montagne, n'ap-
puyassent guère Robespierre dans cette terrible
affaire de Fabre. Le Comité de salut public, une
partie même du Comité de sûreté, ne l'y soutenaient
nullement. C'est ce qui explique l'intime alliance et
le très parfait concours des robespierristes et des
hébertistes, vers la fin de janvier.
Un coup ayant été frappé sur les indulgents
(12 janvier) par l'arrestation de Fabre, ils en frap-
pèrent un sur les enragés par le procès de Jacques
Roux (16 janvier). Fabre était accusé de faux, Roux
fut accusé de voL Hébert était cruellement jaloux
de Roux, de Yarlet, de Leclerc, obscurs tribuns des
quartiers industriels, qui, quels que fussent ses
efforts, occupaient toujours l'avant -garde. Roux,
puissant aux Gravilliers , leur signalait le Père
Duchesne comme un tartufe , un muscadin et un
modéré. Robespierre même en avait peur, et c'est
ce qui plus qu'aucune chose le condamna à l'al-
liance hébertiste, qui fut sa fatalité. Pourquoi avait-il
peur de Roux, d'une influence qui semblait con-
finée dans un quartier de Paris ? C'est qu'il en
voyait (dans Leclerc, de Lyon) les rapports avec
les amis de Chalier, en deux mots le germe
obscur d'une révolution inconnue dont la révéla-
INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE 63
lion plus claire se marqua plus tard dans Babeuf.
Et comme la peur est cruelle, on fut impitoyable
pour Jacques Roux. Chaque fois qu'il y eut du bruit
dans Paris, on tomba sur lui ; on lui mit d'abord
sur le dos l'émeute du savon (juin) et on lui lança
Marat. Il essaya un journal avec Leclerc, de Lyon.
Et on l'étouffa par une réclamation de la veuve
Marat (août). Au mouvement de septembre, les
choses à peine arrangées , on tombe encore sur
Jacques Roux, sous le prétexte d'un vol1; il demande
en vain qu'on le juge, en vain les Gravilliers récla-
ment à la Commune; Hébert rit et pirouette, comme
un marquis d'autrefois. Les femmes révolutionnaires,
qui le soutenaient, sont dissoutes, leurs clubs fer-
més. Le pauvre homme reste là, attendant toujours
des juges... Le procès est escamoté. La police cor-
1. Loin que cette accusation eût la moindre apparence, ces fanatiques
marquaient par leur désintéressement. Quand on assigna une indemnité pour
l'assistance aux sections, celle des Droits-de-1'Homme, sous l'influence de
Varie t, refusa l'indemnité, dans ce temps d'extrême misère! Le faubourg se
piqua d'honneur et les Quinze-Vingts dirent aussi : « Nous avons fait la
Révolution sans intérêt et nous continuerons de même. » (Archives de la
Police. Procès-verbaux des Quinze-Vingts, 12-13 septembre 1793.) — Quant à
Jacques Roux, son crime fut d'avoir soutenu (contre le Comité de salut
public) qu'une dictature prolongée était la mort de la liberté; puis d'avoir
demandé qu'on établit des magasins publics où. les fermiers seraient forcés
de porter leurs denrées; l'État eût été seul vendeur et distributeur.
Doctrine très populaire aux Gravilliers, aux Arcis et autres sections du
centre de Paris. Voir la très rare brochure :
Discours sur les moyens de sauver la France et la liberté, prononcé
dans l'église métropolitaine, à Saint-Euslache, Sainte-Marguerite,
Saint- Antoine, Saint-Nicolas et Saint-Sulpice (vers la fin de 1792?, par
Jacques Roux, membre de la société des Droits-de-l'homme et du
citoyen. Chez l'auteur, rue Aumaire, n° 120, cloître Saint-Nicolas-des-
Champs, par le petit escalier, au second. (Collection Dugast-Matifeux.)
04 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
rectionnelle, ne pouvant tirer parti de l'accusation
de vol, renvoie Jacques Roux à Herman, au tribunal
révolutionnaire. Il vit bien qu'il était mort et se
frappa de cinq coups de couteau (16 janvier). Les
Gravilliers ne le pardonnèrent jamais ni à Hébert
ni à Robespierre ; et ils ont retrouvé cela en mars
et en Thermidor.
Les robespierristes n'attendaient pas que l'homme
qu'ils croyaient salir échapperait de cette façon,
se lavant dans son propre sang. Ils furent assez
inquiets de l'effet aux Gravilliers et dans les quar-
tiers du centre. Ce martyr des enragés les dénonçait
par sa mort, les notait de modérantisme. C'est ce
qui les précipita dans une comédie plus qu'héber-
tiste qui étonna tout le monde.
Gouthon, comme Robespierre, était la décence
même, un homme très composé. Au 21 janvier,
anniversaire de la mort du roi, dans un enthou-
siasme à froid, il demanda le bonnet rouge, que
Robespierre avait toujours obstinément rejeté. Il
proposa que tous les représentants, chacun portant
le bonnet rouge, la pique à la main, allassent visiter
l'arbre de la liberté au bout du jardin des Tuileries.
Arrivée là, l'Assemblée se trouva nez à nez avec
le bourreau, en face de la charrette qui menait les
condamnés du jour à la guillotine. Plusieurs détour-
nèrent les yeux et beaucoup craignirent de les
détourner. Ils crurent la chose calculée, se sen-
tirent sous l'œil de l'espionnage qui notait leurs
répugnances. Bourdon (de l'Oise) rompit le len-
INNOCENCE DE FABRE D'ÉGLANTINE 65
demain ces tristes chaînes de peur, exprima vio-
lemment la pensée de tous et trouva un écho dans
les cœurs ulcérés de l'Assemblée.
Les hébertistes étaient maîtres. Robespierre avait
besoin d'eux. Il leur donna (9 pluviôse) cet étrange
certificat qui contrista ses amis : « Il est inutile
que les Jacobins interviennent en faveur de Ronsin
et de Vincent. Le Comité de sûreté sait qu'il ri existe
rien à leur charge. Il faut le laisser agir afin que
leur innocence soit proclamée par l'autorité publique.
Il n'y a rien de pis pour Y innocence opprimée que
de fournir aux intrigants le prétexte de dire qu'on
leur a forcé la main. Le Comité de sûreté sera fidèle
à ses principes ; il n'a aucune preuve des dénoncia-
tions faites par Fabre d'Églantine. »
Il oubliait pour Lyon la violation des lois, patente
-et publique, pour la Vendée les preuves écrasantes
qu'avait imprimées Phelippeaux. -.---,<
T. VII.
LIVRE XVI
CHAPITRE PREMIER
CARRIER A NANTES. — EXTERMINATION DES VENDÉENS
(DU 22 OCTORRE AU 13 DÉCEMRRE 1793).
Fautes de tous les partis. — Douleur de Kléber. — Carrier chargé d'en
finir. — Les deux partis ne voulaient plus de grâce. — Rarbarie des Ven-
déens. — Peur de Carrier. — Résistance qu'il trouve à Nantes. — Atti-
tude des prisons et de la ville. — Le comité révolutionnaire. — Le créole
Goullin. — Noyades. — Victoires du Mans et de Savenay, 12-13 décem-
bre 1793. — Comment Carrier y contribua.
Mes lecteurs ont cru sans doute que décidément
j'avais perdu de vue l'Ouest, qu'entraîné, comme
enroulé dans le fil tourbillonnant de l'histoire cen-
trale, je laissais échapper sans retour le fil trop
divergent des affaires de la Vendée.
Le centre les oubliait. Les yeux sur Paris, sur le
Nord, il faisail bon marché du reste. L'Ouest restait
comme une île. Nantes pour s'approvisionner traitait
avec l'Amérique. Sans la crainte d'une descente
anglaise, on n'eût plus pensé, je crois, qu'il y eût
une Vendée.
UARKIER A NANTES 67
. A Dieu ne plaise que j'imite cet oubli, que je
manque si cruellement à la mémoire de nos pères,
que j'abandonne là nos armées républicaines, que
je ne donne à nos braves ma pauvre et faible
expiation, de dire au moins comment ces hommes,
invincibles aux grandes armées d'Allemagne, péri-
rent dans les boues de l'Ouest, moins sous le feu
des brigands que par l'ineptie de leurs chefs !
Si j'ai ajourné ce récit, c'est que j'ai voulu
attendre que les événements eussent atteint leur
maturité, que tout l'apostume eût crevé, et que cette
histoire locale, éclatant dans un jour d'horreur aux
yeux de la France, apparût en rapport étroit avec
l'histoire même du centre, dont on la croyait
séparée.
Les succès inattendus des Vendéens fugitifs,
leur déroute qui suivit, la tragédie de Carrier, tout
cela va fournir les plus terribles éléments à la
tragédie centrale. Carrier, devenu légende, conté
par toute la France comme une histoire de reve-
nants, est immédiatement saisi comme une prise
admirable, pour exterminer les partis.
Il faut d'abord établir que tous, Vendéens, Anglais
et républicains, firent ce qu'il fallait pour échouer;
les Vendons par ineptie, les Anglais par timidité
et le Comité de salut public par la dépendance où
le tenaient les hébertistes (en octobre 1793).
Les Vendéens, on l'a vu, à la mort de Cathe-
(iS HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
linoau, eux-mêmes énervèrent la Vendée en sup-
primant les élections de paroisses, désorganisant
la guerre populaire qui se faisait d'abord par tribus
et par familles, en étouffant la croisade dans un
petit gouvernement de ci-devants et d'abbés. Pour
comble ils irritèrent Gharette et lui fournirent des
prétextes de ne point aider au passage de la
Loire (Mémoires manuscrits de Mercier du Rocher).
Puisaye offrait de les mettre en Bretagne, et ils
se moquèrent de lui.
Le gouvernement anglais montra une étrange
inhabileté, bien en contraste avec l'idée qu'on se
faisait à Paris du diabolique génie de Pitt. Il ne
sut pas même profiter des étonnantes circonstances
que la fortune semblait arranger exprès pour lui.
La Vendée eût été trop heureuse de recevoir leur
direction en cette dernière extrémité. Ils passè-
rent le temps à se demander si cette bande avait des
chefs respectables, et autres questions anglaises. Ce
n'est pas tout, ils chicanèrent, exigeant toujours
un port et voulant savoir au juste ce qu'ils gagne-
raient à sauver, ces infortunés.
Enfin, pour achever les fautes de tous, le Comité
de salut public, après avoir décidé sagement qu'il
n'y aurait plus qu'une direction et un général,
donna cette grande position à l'homme le plus
capable de tout perdre en une fois, à l'inepte
Léchelle d'abord, puis, quand il eut essuyé une
sanglante défaite, à l'automate Rossignol, déjà par-
faitement connu, méprisé, maudit de l'armée,
CAKKIEK A NANTES . 69
èreintèe deux fois par lui. Et c'est au moment où
les Montagnards de Nantes ' écrivaient que ce Rosr-
signol infailliblement allait être guillotiné, c'est
alors, dis-je," qu'on le fit général en chef de' toutes
les armées de l'Ouest, qu'immédiatement il fit battre
en ouvrant toute là Bretagne. Le remède de cet
idiot, c'eût été de brûler Rennes! et de faire venir
un chimiste, surtout le citoyen Fourcroy, — pour
analyser l'ennemi! (11 et 25 novembre).
« Rossignol, lui disait Prieur (cle la Marne), tu
perdrais encore vingt batailles que tu n'en serais
pas moins l'enfant chéri de la Révolution et le fils
aîné du Comité de salut public. »
Je ne connais rien de plus tragique, dans toute
l'histoire de la Révolution, que ce qui advint à
Kléber, à sa pauvre armée mayençaise, quand cet
imbécile de Léchelle leur eut fait subir leur pre-
mière défaite. « Je voulus parler aux soldats, dit
Kléber clans ses Notes, je voulais leur faire des
reproches... Mais quand je me vis au milieu cle
ces braves gens, qui jusque-là n'avaient eu que
des victoires, quand je les vis se presser autour
de moi, dévorés de douleur et de honte... les
sanglots étouffèrent rna voix, je ne pus proférer un
seul mot et me retirai l. »
1. Le livre le plus instructif sur l'histoire de la Vendée (j'allais dire le
seul) est celui de Savary, père du membre de l'Académie des Sciences :
Guerres des Vendéens, par un officier, 1824. Dans les autres, il y a peu à
prendre. Ce sont des romans qui ne soutiennent pas l'examen ; les noms, les
dates, les faits, presque tout y est inexact, faux, impudemment surchargé de
fictions. Je le sais maintenant à mes dépens, après avoir perdu des années
1i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
C'est précisément le moment où Carrier arrivait à
Nantes. Tête faible, autant que furieuse, incapable
de faire face à une telle situation (22 octobre 1793).
Carrier, vers la fin de septembre, y fut envoyé
par le Comité de salut public. La descente anglaise
paraissait probable. Nantes était devenue un centre
d'inertie, malveillante, que Phelippeaux n'avait pu
vaincre. Carrier le remplaça. On le choisit comme
honnête homme d'une probité auvergnate (il venait
de signaler le voleur Perrin), et dans la réalité il
sortit pauvre de Nantes. Il avait juste à sa mort
ce qu'il eut en 1789, un petit bien de dix mille
francs. Il n'était point robespierriste, mais ami des
extrémités, ami de Billaud-Varennes et nullement
dans la critique inutile de ces déplorables livres. Savary donne les vraies
dates et un nombre immense de pièces; les notes de Canclaux, de Kléber et
d'Obcnheim y ajoutent un prix inestimable.
L'Histoire de Nantes, de Mellinet, m'avait donné quelque espoir; l'auteur
avait à sa disposition les riebes dépôts de celte ville; il en a bien mal profité.
11 adopte, par complaisance pour la bourgeoisie girondine, toutes les rancunes
de ce parti, suit servilement toutes les traditions hostiles à la Montagne. Rien
de plus confus que son récit de l'époque de Carrier; il copie, sans choix,
sans dates, tous les on dit du procès, les erreurs même qui ont été prou-
vées telles avant le jugement (des cavaliers, par exemple, qui s'étaient rendus
et qu'on avait fusillés, et qu'on retrouva vivants) — Le livre estimable de
M. Guépin, très abrégé, n'a pu corriger Mellinet. — Il m'a donc fallu mar-
cher seul, préparer un travail immense, que les proportions resserrées d'une
histoire générale, comme est celle-ci, ne me permettent pas d'insérer. A
peine en donné-je quelques résultats. Les actes imprimés, inédits, en ont été
la base, avec un nombre considérable de pièces du temps qu'ont mises à ma
disposition M. Dugast-Matifeux (j'ai dit combien je lui devais); M. Guéraud-
Francheteau, jeune et savant libraire, très spécial pour l'histoire des Marches;
M. Chevas enfin, auteur de plusieurs ouvrages estimés, spécialement de la
Police municipale de Nantes, lui-même vivantes archives d.3 la Loire-
Inférieure, prodigieusement érudit dans toutes les histoires de communes et
de familles. Les nuances d'opinions qui pouvaient me séparer de ces savants
n'ont nullement diminué leur infatigable obligeance.
CARRIER A NANTES 71
ennemi d'Hérault. Hébertiste, il n'était pas moins
équitable pour les dantonistes ; dans ses lettres,
il rend justice à Merlin (de Thion ville), à Wester-
mann, à Phelippeaux même.
La bataille de Wattignies n'étant pas gagnée
encore, la terreur d'une descente qui nous prendrait
par derrière faisait désirer d'en finir à tout prix
avec l'Ouest. Les indulgents mêmes le voulaient
ainsi. Merlin demanda « qu'on fit de la Vendée
un désert ». Hérault écrivit à Carrier au nom du
Comité : «Si ta santé le permet, va souvent de
Rennes à Nantes... Il faut purger cette ville. Les
Anglais vont arriver. Nous aurons le temps d'être
humains, lorsque nous serons vainqueurs. »
Carrier était un homme très nerveux et bilieux,
d'une imagination violente et mélancolique. Dans
une lettre à Billaud (11 octobre), il exprime toute
sa pensée, il se sent voué à la mort. Il dit, dans
un dîner à Nantes, qu'il voyait bien qu'on se servait
de lui pour le sacrifier ensuite. Eut-il des instruc-
tions secrètes? Napoléon croit qu'il en eut et qu'on
les lui enleva. La tradition nantaise est qu'il les
portait sur lui dans une bourse de maroquin
rouge, que Barère, Billaud et Collot dînèrent avec
lui, le grisèrent et lui enlevèrent les pièces qui les
compromettaient. Ces traditions sont romanesques.
Sans imaginer ces mystères, on va voir que tout
s'explique par la situation. Elle se trouva inattendue,
effroyable, prodigieuse de trouble et de vertige. La
tête de Carrier n'y tint pas.
72 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
C'était un grand homme sec, de teint olivâtre,
dégingandé, à grands bras gesticulants et d'un geste
faux, ridicule, s'il n'eût fait peur. Son signalement
est celui que donne Molière de son fameux Limousin :
habitude du corps grêle, barbe rare, cheveux noirs,
plats, l'œil inquiet, l'air ahuri, égaré. De tels hommes
sont rarement braves et très souvent" furieux.
Tant qu'il ne fut pas à Nantes, toutefois il ne
perdit pas l'esprit. Il écrivit de la Vendée que Merlin
était l'homme indispensable à cette guerre. Il reçut
avec humanité les Vendéens qui se rendaient, leur
fit donner des vivres, leur parla avec douceur : c'est
le témoignage que lui rend un de ses ennemis.
Il arriva à Nantes au moment de la grande terreur
qu'y jeta le passage de la Loire. Tout le monde était
aux retranchements qu'on achevait à la hâte. Les
denrées n'arrivaient plus. Le peuple affamé voyait
en face, sur l'autre rive, les brigands à mouchoirs
rouges1 qui venaient, sous son nez, lui couper les
vivres, lui ôter le pain. Il trouvait dur de nourrir
aux prisons ses ennemis. Dès 1792, c'était un cri
populaire : « A l'eau les brigands! » (Lettres de
Goupilleau, 10 septembre 1792.)
Mme de La Rochejaquelein nous apprend qu'en
octobre 1793, les Vendéens criaient de même :
1. La pauvre -ville de Cholet, si cruellement ravagée et qui un moment n'eut
plus d'habitants que les chiens vivant de cadavres, avait fourni contre elle-
même ces mouchoirs, insignes de la guerre civile. La fabrique des mouchoirs,
populaire par toute la France, y fut, dit-on, fondée vers 1680 par les Lebre-
ton. Au temps de la Révolution, elle fut illustrée par les Cambon (de
Montpellier), nombreuse famille qui avait colonisé à Cholet.
CARRIER A NANTES 73
(< Plus de grâce! » C'était, dit-elle, l'exaspération
causée par la mort de la reine. Mais avant, dès le
20 septembre, les Vendéens n'avaient-ils pas comblé
le puits Montaigu des corps vivants de nos soldats,
écrasés à coups de pierres? Gharette, en prenant
Noirmoutiers (15 octobre), n'avait-il pas fait fusiller
tous ceux qui s'étaient rendus1?
On racontait des choses inouïs des Vendéens, des
hommes enterrés jusqu'au col, pour que leur misé-
rable tète, vivante et voyante, servît de jouet, des
prisonniers mis au four, des femmes (exemple, la
fille D..., à Gholet, morte récemment), lesquelles,
d'une main délicate, allaient sur les champs de
bataille, piquer à l'œil, de leurs longues aiguilles,
nos soldats agonisants. Des patriotes échappés (j'en
ai des lettres sous les yeux) disaient, chose plus
diabolique, que les Vendéens n'étaient pas contents
de tous les supplices, à moins qu'ils ne fussent
infligés par de très proches parents; ils obligeaient
par exemple un garçon de dix -sept ans à assassiner
son père, sauf à le sabrer ensuite.
Carrier, arrivant à Nantes, fut terrifié de la fureur
du peuple. Il craignit d'être mis en pièces clans un
moment de famine. Il reprocha aux corps adminis-
tratifs de vouloir le faire périr, en rejetant sur lui
l'embarras des subsistances.
Il exprimait cette peur, surtout quand on lui par-
lait d'indulgence : « Voulez-vous me mettre en
1. Piet, Histoire de Noirmoutiers. Ouvrage très rare et curieux, que
l'auteur a tiré à seize exemplaires. (Bibliothèque de Nantes.)
74 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
danger? disait-il. Ai-je le droit de faire grâce? »
Le comité révolutionnaire , formé d'hommes de
Phelippeaux, mais reflétant fidèlement le progrès
de la fureur populaire, apparaissait à Carrier comme
un œil ouvert sur lui. Dans une rare occasion, où
Carrier élargit un homme, il recommanda qu'il
partit, échappât à la surveillance du comité révolu-
tionnaire1. Le comité, de son côté, qui, sous main,
sauvait des enfants, craignait extrêmement Carrier.
Cet homme, tellement attentif à ne pas se compro-
mettre, chercha sa sûreté en trois choses : ne point
donner d'ordre écrit, s'attacher les pauvres en for-
çant les marchands de vendre au prix strict du maxi-
mum, enfin se débarrasser par tous les moyens des
bouches inutiles. Vendre au rabais, même à perte.
Les Nantais aimaient mieux mourir. Ils trouvèrent
cent moyens ingénieux d'éluder la loi. Carrier se
consumait d'efforts; rien n'y faisait. Il employait les
plus terribles menaces, jusqu'à dire : « La loi d'une
main, la hache de l'autre, nous forcerons les maga-
sins. » Par trois fois il entreprit l'opération impossible
d'arrêter tous les marchands2, même les revendeurs
en détail. Ils fermaient ou se cachaient.
1. Un armateur devait partager une prise fort considérable avec le capi-
taine Dupuy. L'armateur dénonce Dupuy. La mère d'un de mes amis, bon et
brave patriote, prend sur elle d'aller voir Carrier.
« Ton Dupuy, lui dit celui-ci, me fait l'effet d'être vraiment un b de
royaliste. Ce serait dommage pourtant qu'il ne mourût pas pour son roya-
lisme, qu'il mourût pour un ennemi. Prends cet ordre, et qu'il se sauve;
mais surtout que l'affaire ne soit pas sue du comité. »
2. Y avait-il alors, comme le croyait Carrier, un parti pris d'affamer
Nantes? Je ne le crois pas. Mais la cbose est certaine pour 1793. J'avais tou-
CARRIER A NANTES 75
Carrier donnait des scènes de fureur épouvantable,
attestant le ciel et la terre qu'on voulait le faire
périr, le rendre victime de la rage du peuple affamé.
Quoiqu'il donnât trois francs par jour à la garde
nationale, tout le monde, même les patriotes , était
contre lui. Dans un accès de colère, il ferma pendant
trois jours la société populaire, cette société de
Yincent-la-Montagne, qui, seule véritablement dans
cette ville représentait la Révolution.
Qui profiterait de cette scission déplorable des
patriotes et de la folie de Carrier?
Les royalistes constitutionnels, anglomanes et
Girondins, si la flotte anglaise arrivait;
Ou les royalistes purs, si la grande armée ven-
déenne se jetait sur Nantes.
Les constitutionnels, c'était le commerce et la
ville presque entière; ils opposaient à la défense
une résistance sournoise, une grande force d'inertie.
Les royalistes purs , c'étaient généralement la
masse des prisonniers, qui, collés à leurs barreaux,
des hauteurs de Nantes, regardaient, appelaient sur
la côte d'en face les écharpes rouges. C'étaient les
prêtres enfermés aux pontons de la Loire , vrai
centre, profond foyer de la contre-révolution,
auquel tenait tout un monde d'intrigue et de dévo-
tion, qui,, par ruse, par argent et de cent manières,
jours douté de ces pactes de famine. J'en ai trouvé la preuve écrite dans les
notes du plus croyable, du plus modéré des hommes, M. Grelier, excellent
administrateur. Ces curieuses notes se trouvent dans la Biogr. de Grelier,
par M. Guéraud.
7<> HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
communiquait avec eux, des femmes discrètes, har-
dies, qui faisaient les commissions, passaient sous
leurs jupes lettres, proclamations et tout, allaient,
venaient, sous mille prétextes que donnait surtout
l'apport des denrées.
Tout cela était d'autant plus facile que les roya-
listes avaient des parents dans la garde nationale,
généralement girondine. Chaque famille était ainsi
divisée. L'esprit d'individualité est tel, dans ces
malheureux pays, que six frères prennent six noms,
et volontiers prendraient autant de partis différents.
Donc nulle sûreté en personne. Et c'est ce qui
donnait à la guerre un caractère embrouillé, inextri-
cable, inguérissable. Misérable maladie, tenace, vraie
gale maudite, où la peau ne se guérit qu'en tirant
la chair après elle, emportant le malade même. Les
royalistes en 1793, plus tard les républicains, ont
péri. L'Ouest est devenu pâle, comme vous le voyez
aujourd'hui.
L'âme de Gharette était dans les prisons de
Nantes autant qu'au camp de Gharette. L'outrecui-
dance moqueuse des nobles prisonniers dépassait
tout ce qu'on peut imaginer. Ils savaient toutes les
nouvelles, les mauvaises surtout, et en triomphaient
avant que la ville les sût. A chaque revers des
nôtres, ils sautaient de joie, jetaient leurs vivres
à la tête des gardiens. « Nous n'en avons plus
besoin, disaient-ils ; l'armée du roi arrive ce soir. »
Ils étaient fort mal nourris ; mais toute la ville
l'était de même (c'est ce que dit Champenois, celui
CARRIER A NANTES 77
qui chassa Carrier). Plusieurs fois, ils essayèrent
de prendre les armes; l'ingénieur Rapatel, même
avant Carrier, avait dit que les prisonniers cher-
chaient des instruments tranchants et voulaient
s'unir à Charette.
Un fait certain, c'est que les proclamations de celui-
ci paraissaient d'abord à Nantes, et pour une raison
très simple; elles s'imprimaient justement chez l'im-
primeur de Carrier. Cet imprimeur, républicain d'opi-
nion, mais Nantais d'abord, c'est-à-dire marchand,
travaillait pour qui le payait. Le jour, portant le
bonnet rouge (et sa femme de même, ses enfants,
ses ouvriers, tous en bonnet rouge), il imprimait
des choses rouges. La nuit, seul, en blanc bonnet, il
imprimait à petit bruit les blanches proclamations,
empochant impartialement les assignats et les gui-
nées.
L'or anglais, irrésistible contre la monnaie de
papier, créait partout aux royalistes des serviteurs
pleins de zèle. Des cordonniers de Nantes (qui vivent
encore) bâclaient au prix du maximum de mauvais
souliers pour nos troupes; les meilleurs, ils avaient
l'honneur de les faire passer aux Messieurs de l'autre
rive, à Yertou, à Saint- Sébastien. Les armuriers
étaient de même. Quand Charette (dit son chroni-
queur) ébréchait son sabre sur la tête des répu-
blicains, il l'envoyait, sinon à Nantes, à Paris même,
où l'on s'empressait de le réparer1.
1. On ne devinerait pas l'impertinence du beau monde d'autrefois, si je ne
rapportais l'acte singulier qui suit, écrit par Philippe Tronjolly, magistrat
78 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Tout mouvement projeté à Nantes était à l'heure
même connu, prévenu de l'autre côté de la Loire.
C'était une chose magique. Nul moyen de saisir les
communications.
On se rappelle la situation de la ville, en juin,
lorsque l'accord admirable des Montagnards et des
Girondins assura son salut. Ici tout est changé. La
grande masse girondine (le commerce en majorité)
était infiniment suspecte. Ceux qu'on appelait sans-
cullottes, uniquement parce qu'ils étaient pauvres,
très modéré, favorable aux royalistes : « 30 juin 1793, a élé conduit au
département un particulier, vêtu d'une veste bleue, mouchoir de col rouge,
bonnet blanc, chapeau très mauvais, culotte brune et gilet idem. Dans l'une
de ses poches, il s'est trouvé six cartouches, une poudrière, un chapelet, trois
bouts de chapelet, un couteau, un sac à tabac, cinq assignats de 10 sous,
deux de 15, un de 5, un billet de confiance de la commune de Saint-Jacques
de 2 sols, deux cartes de la commune de Rennes, chacune de 5 sols, et
quatre petits papiers écrits et une tabatière en buis. Et nous avons procédé à
l'interrogatoire, ainsi qu'il suit : — Interrogé de ses nom, surnoms, âge,
qualités, profession et demeure. Rép. S'appelle André Le Roue, n'ayant pas
de barbe sous le nez, qu'il se fera toujours raser de frais. Représenté à
l'interrogé que la réponse ne satisfait pas à notre interrogat, et que nous
l'interpellons au nom de la loi de répondre d'une manière catégorique, il
persiste à dire qu'il s'appelle A. Le Roue, qu'il demeure dans l'étable. —
Dans quelle municipalité demeurez-vous? La municipalité des haies. —
Représenté à l'interrogé qu'il contrefait l'imbécile et se joue de la loi, l'inter-
pellant de dire son âge et son état. Répond qu'il faut aller le demandera sa
mère qui doit savoir l'âge qu'il avait lorsqu'elle le mit au monde. —
Représenté à l'interrogé six cartouches et une poudrière, sommé de nous
déclarer l'usage qu'il en voulait faire. Répond que c'était pour faire de la
fumée. Interrogé d'où il vient et où il a couché la nuit dernière. Répond qu'il
vient de la métairie d'auprès de la campagne, qu'il a couché dans l'étable de
la métairie. D. A quelle distance est située cette métairie? R. Quelle est la
plus proche à droite ou à gauche? D. N'avcz-vous pas été arrêté, ce jour, à
Nantes, rue Richebourg? R. Qu'oui. Interrogé sur ce qu'il était venu faire à
Nantes, s'il y arrivait ou, s'en retournait. — R. Qu'il arrivait et qu'il était
passant. Représenté à l'interrogé que la garde qui l'a arrêté a dit au contraire
qu'il sortait de Nantes. R. Qu'il rentre par un côté et qu'il sort par l'autre.
Sommé de déclarer pourquoi il est en contradiction. Répond que, s'il pouvait
CARK1ER A NANTES 79
n'avaient d'opinion que la faim. Les marins ne navi-
guaient plus, les cordiers ne filaient plus, les pêcheurs
ne péchaient plus, les poissonnières ne vendaient
plus ; celles-ci, mobiles et furieuses, changèrent de
partis trois fois en deux ans1.
Les patriotes se comptèrent; je crois qu'ils n'étaient
pas cinq cents. Et pour chefs ils avaient un fou !
Ils jugèrent la situation exactement du point de
vue du radeau de la Méduse, ou comme dans un
vaisseau négrier qui enfonce sous sa cargaison.
p... encore, il répondrait. Interrogé quelles personnes il connaît à Nantes ou
dont il est connu. R. Qu'il est connu de la bique, sa mère. Interrogé qui lui a
remis les quatre billets ou papiers écrits trouvés sur lui. R. Que ce sont ceux
qui les lui ont donnés. Sommé de nous dire leur nom et leur demeure.
R. Que nous pouvons y regarder. — A cet endroit, nous étant aperçu que
ledit particulier avait mal à une jambe, nous lui avons fait tirer le bas qui
la couvrait et nous avons aperçu une blessure qui nous a paru l'effet d'une
balle. Nous l'avons interpellé à dire d'où provenait cette blessure. R. Qu'elle
provient de ce qu'il a sauté la haie. Sommé de nous dire si elle n'est pas
l'effet d'un coup de fusil ou autre arme à feu. R. Que non, qu'elle lui a été
faite par une écotte en sautant une haie. D. Quel jour? R. Le jour où il se la
fit, au matin ou au soir. Nous avons représenté à l'interrogé que, quoique
velu en habitant des campagnes, la chemise dont il est couvert est d'une
toile tellement fine qu'il n'est pas possible de croire, surtout lorsqu'on
examine le dedans de ses mains, qu'il soit un laboureur ou exerce un état
mécanique. R. Que si nous trouvons sa chemise trop sale, il faut lui en
donner une autre. Interrogé s'il ne serait point un prêtre. R. Que sia, qu'il
dit tous les jours la messe. Interrogé où il l'a dite aujourd'hui, — a répondu :
Comment vous appell'ows. — Tels sont ses interrogatoires dont lecture lui a
été faite, a déclaré qu'ils sont véritables, et ne savoir ni lire ni écrire.
« Phelippes »
1. En 1792, des dames de la bourgeoisie girondine, irritées contre les
couvents, ateliers de la guerre civile qui leur enlevait leurs amants, étaient
allées battre et fouetter les religieuses des Couets. Les poissonnières, habile-
ment ameutées par les royalistes, allèrent fouetter les fouetteuses. Elles
étaient donc royalistes? Point du tout. En 1793, dans la cherté des vivres,
elles criaient: « Vive Carrier! A l'eau les brigands ! » En 1794, la sensibilité
revint, l'intérêt aussi, et le ménagement des grosses pratiques; elles allèrent
déposer contre Carrier.
80 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
L'homme 'qui dit le mot fatal était une tête volca-
nique, arrivée de Saint-Domingue, un planteur. Nous
avons dit que le premier des massacreurs de Paris
avait été de même un planteur, Fournier dit l'Amé-
ricain.
Nantes, fort engraissée de la traite, riche, splen-
dide en 1789, parlant beaucoup de liberté, vit avec
effroi Saint-Domingue faire écho à ses paroles, et
fut tout à coup submergée d'un monde de réfugiés
qui arrivait d'Amérique. Il y avait bon nombre de
nègres ; elle les enrégimenta, en fit d'excellents
escadrons très braves, mais très féroces, terribles
aux prisonnières surtout. Les nègres disaient : « Ce
sont nos esclaves. »
Des créoles réfugiés le plus brillant était Goulliu,
homme du monde, homme élégant, spirituel, éloquent
même, doué d'une fine et exquise sensibilité nerveuse
(il ne pouvait voir la mort); et, en même temps, chose
étrange, ignorant tout à fait le prix de la vie humaine,
manquant d'un sens entièrement, celui de l'humanité.
Qu'est-ce que la vie aux colonies? Que pèse celle d'un
nègre? Un prisonnier, pour Goullin, n'était rien qu'un
nègre blanc.
Le malheur voulut encore que ce violent créole
qui influa sur le sort de Nantes, autant que Carrier,
était, comme lui, maladif. Il sortait, en 1793, d'une
grande maladie nerveuse, dont il avait conservé l'irri-
tabilité, la fébrile exaltation. Elle pouvait le porter au
crime ou à l'héroïsme.
Les hommes dans cet état ont des puissances
CARRIER A NANTES 81
terribles. Tout lui cédait. Le comité révolutionnaire
était en lui seul. Chaux, secrétaire de Phelippeaux,
était un patriote ardent, brutal, de peu de tête. L'ex-
notaire Bachelier, fin et doux, faux par faiblesse,
avait peu d'initiative. Goullin l'a dit plus tard en
justice : « Moi seul, j'ai tout fait... Moi seul, j'ai droit
de mourir. » Ce qui saisit le jury ; il fut condamné
à vivre1.
Le 15 juin 1793, Goullin avait eu l'heureuse ini-
tiative de réunir dans Saint-Pierre et de faire fra-
terniser, manger ensemble les partis réconciliés, qui
jurèrent de défendre Nantes.
Le même homme, au 8 novembre, quand les
républicains défaits ne couvrirent plus Nantes, quand
elle se voyait sans troupes, quand les prisonniers
1. J'ai sous les yeux l'autographe du dernier mot lu par Goullin, dans la
nuit du 15-16 décembre 1794, au moment où le jury se retirait pour pronon-
cer sur son sort. L'écriture est belle, facile, chaleureuse et vivante, très visi-
blement hardie : « Ce n'est pas pour moi que je prends la parole... Pendant
le cours entier de la procédure, je fus constamment vrai. Je tâchai même
d'être grand sur la sellette comme on me reproche de l'avoir été dans le fau-
teuil du comité. Mais je n'ai rempli que la moitié de mon devoir. L'heure de
la liberté ou de la mort va sonner, et ce n'est pas à l'instant du péril que
Goullin reculera. Enfiévré de patriotisme, poussé jusqu'au délire par l'exemple
de Carrier, je fus plus coupable à moi seul que le comité tout entier. C'est
moi qui fis passer dans l'àme de mes collègues cette chaleur brûlante dont
j'étais consumé. C'est leur excès de confiance dans mon désintéressement,
mon républicanisme, mes vertus, j'ose le dire, qui les a perdus. Je suis, avec
les intentions les plus pures, le bourreau de mes camarades. S'il faut des
victimes au peuple, je m'offre. Indulgence pour eux! Que le glaive de la
loi s'appesantisse sur moi seul! Que j'emporte dans la tombe la consolation
de sauver la vie à des frères, à des patriotes ! Mon nom, si la Loi le proscrit,
vivra du moins dans la mémoire de ceux pour lesquels je me dévouai. Puisse
mon sang consolider la République!... Puisse-t-il imprimer une leçon terrible
aux fonctionnaires audacieux qui seraient tentés de méconnaître les lois
et d'outrepasser leurs pouvoirs. » (Collection de M. Dugast-Matifeux,)
T. VII. — RÉV. 6
H2 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
attendaient les Vendéens d'heure en heure, prit
encore l'initiative, mais celle-ci effroyable, de mettre
à mort les prisonniers, et, par ce coup de terreur, de
s'emparer vraiment de Nantes, de vaincre la force
d'inertie du commerce et des Girondins, de sorte
que cette ville énorme, si riche en dessous, s'ouvrît,
livrât ses ressources et, se donnant tout entière,
devînt une machine de guerre pour arrêter l'ennemi.
Le tribunal révolutionnaire, présidé par un avocat,
Phelippes Tronjolly, d'opinion très douteuse et pro-
digieusement craintif des futures réactions, ne voulait
agir que sur pièces ; il exigeait des témoins. Nul
témoin n'eût osé venir, étant parfaitement sûr d'être
assassiné au retour. Restaient les commissions mili-
taires, et rien n'empêchait d'y avoir recours dans
l'état de siège où était la ville. Les décrets de mars
et d'août étaient très précis. On pouvait les appli-
quer. Dix fois, vingt fois, à la tribune, on les avait
commentés, et de la manière la plus rigoureuse.
Le sens n'en était pas douteux.
Dès le mois de mai , l'encombrement des prisons
avait été épouvantable ; une épidémie commençait
(Registres du département). Tout le remède que les
Girondins avaient imaginé, c'était, de temps à autre,
d'élargir au hasard les prisonniers, qui se moquaient
d'eux, passaient l'eau et joignaient Charette. Cette
méthode de donner des soldats à l'ennemi ne pouvait
guère être suivie au moment où la grosse armée
vendéenne était près de tomber sur Nantes.
On prit le moyen opposé à celui des Girondins :
CARRIER A NANTES 83
tuer tout. Les commissions militaires et les fusil-
lades y auraient suffi. On y ajouta un affreux sup-
plément, furtif dans le commencement, hypocrite,
sans tromper personne. Ce fut de se passer de tout
jugement, et nuitamment, furtivement, de vider les
prisons dans la Loire.
Cette invention d'un supplice que la loi n'autorise
point, était un crime contre elle ; elle en encoura-
gea un autre, les mitraillades de Lyon, qui eurent
lieu trois semaines après.
Carrier n'ignorait nullement la responsabilité qu'il
encourait. Il refusa tout ordre écrit. Point d'ordre
et point d'exécuteur. Rien d'organisé encore. Ce fut
presque seuls, eux-mêmes, et en grande partie de
leurs mains, que ces furieux patriotes firent l'horrible
exécution.
On avait vu une chose étonnante à Rochefort. qui
révèle le fanatisme de ce temps. Quand on y prit
les officiers de l'Apollon qui avaient livré Toulon, il
n'y avait point de bourreau . Le représentant Lequi-
nio, dans la société populaire, demanda s'il se trou-
vait un homme dévoué qui voulût être le vengeur
du peuple (cela s'appelait ainsi). Un jeune homme,
nommé Ance, jusque-là irréprochable, se leva, dit :
« Moi. » Dix autres s'offrirent alors. Mais Lequinio
donna la préférence au premier et le fit manger
avec lui. Lequinio, si terrible en 1793, est préci-
sément celui dont les vives réclamations en 1794
arrêtèrent dans la Vendée le massacre et l'incendie.
Ce fut à la descente de la Loire, au-dessous de
8i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la ville, devant l'embouchure de la Sèvre et comme
devant Charette, que le comité de Nantes noya
d'abord quatre-vingts prêtres. La rive gauche frémit
du coup, et le contre-coup dans Nantes frappa ce
monde mystérieux de femmes et d'agents secrets
qu'on ne savait où saisir.
C'étaient ces prêtres que la population voulait
noyer elle-même (en septembre 1792). Elle ne prit
pas mal la chose \ On y trouva sur-le-champ des
gens de bonne volonté qui se firent exécuteurs.
Une tentative de révolte aux prisons amena une
seconde noyade (nuit du 9 au 10 décembre).
Carrier, quoiqu'il n'eût donné aucun ordre écrit,
n'était pas trop rassuré du côté de la Convention.
Il la tâta par cette lettre étrange où les choses
semblaient attribuées au hasard. Après avoir annoncé
un succès, il ajoutait : « Mais pourquoi faut-il que
cet événement soit accompagné d'un autre ? Cin-
quante-huit prêtres, la nuit dernière, ont été engloutis
dans cette rivière. . . Quel torrent révolutionnaire
que cette Loire ! »
Plus tard, il écrivit à la Convention que les pri-
1. Si l'on n'aie souvenir des scènes de la retraite de Moscou, il est impos-
sible de comprendre l'état de démoralisation, d'abandon de soi et de tout, où
était la ville de Nantes. Un marchand qui vit encore faisait naguère à un de
nos amis l'étonnant aveu qu'on va lire : « Nous étions épuisés de jeûnes et
de veilles; de trois nuits, nous en passions deux. Une nuit, deux de nos
camarades défaillirent dans une patrouille; nous les mîmes sur des brancards
et les emportâmes. Mais les forces nous manquèrent aussi... Le croira-t-on?
J'ai peine à le croire moi-même... Nous posâmes les brancards et les laissâmes
en pleine rue. Le lendemain, ils étaient morts ; on les retrouva gelés. » Des
gens qui s'abandonnaient eux-mêmes à ce point devaient, à plus forte raison,
se soucier peu de la vie des Vendéens, auteurs d'une telle misère.
CARRIER A NANTES £5
sonniers arrivaient par centaines, que désormais il
les ferait fusiller.
Le terrible nœud de la Vendée venait d'être
tranché, il faut le dire, par hasard. Les Vendéens
avaient échoué dans leur attaque de Gran ville; la
flotte anglaise n'avait pas paru pour les soutenir. Ils
revenaient débandés, n'obéissant à personne, croyant,
non sans apparence, que tels de leurs chefs vou-
laient les abandonner. Terribles encore par l'excès
du désespoir et des misères, ils pouvaient se jeter
en Bretagne. Ils revinrent plutôt mourir sur la route
de leur pays. Ils coururent jusqu'à la Loire, ne purent
passer, remontèrent au Mans. Chose étrange ! les
républicains attendaient un général en un tel moment!
Marceau avait l'intérim ; personne n'obéissait. Wes-
termann courait en avant, et, derrière Marceau,
Kléber rejoignait comme il pouvait. Westermann,
arrivant aux portes du Mans, n'attendit pas un
moment, s'y précipita. Marceau le pria de s'arrêter et
de prendre position : « Ma position est au Mans ! »
Marceau le suit et fait dire à Kléber d'accourir. On
se bat toute la nuit. Ce ne fut qu'au jour qu'une
charge à la baïonnette emporta la résistance. La
déroute fut épouvantable. La Vendée ne s'en est
jamais relevée.
Une part considérable dans cette victoire appar-
tenait aux administrations de Nantes, au comité, à la
société populaire, et, il faut le dire, à Carrier. C'est
le témoignage que lui rend, dans ses lettres, son
ennemi Goupilleau, qui ne le ménage pas et signale
86 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
en môme temps ses fureurs absurdes. Il s'était
montré zélé et actif, avait réussi, dans cet abandon
du centre, à chausser, habiller l'armée, ayant mis
les draps, les cuirs en réquisition, ayant créé des
ateliers révolutionnaires pour faire les habits, les
souliers ; il en envoyait à l'armée six cents paires
par jour. Aux moments les plus décisifs, il agit
avec à-propos. Lorsque les Vendéens arrivèrent
devant Granville, croyant voir venir les vaisseaux
anglais, ce furent deux canonnières envoyées par
Carrier qui vinrent au contraire et tirèrent sur eux.
Une petite Vendée qui se formait dans. le Morbihan
fut à l'instant étouffée en deux combats par les géné-
raux Avril et Cambrai, qu'il y dépêcha. Angers, sans
vivres , au moment où les brigands fondirent sur
elle, vit, le soir, arriver quarante charrettes de pain,
qui, de Nantes, avaient fait les vingt lieues au grand
galop. Tous les bâtiments furent saisis sur la Loire ;
les Vendéens ne trouvèrent pas deux barques pour
repasser. Leurs radeaux furent fracassés par les cha-
loupes canonnières de Carrier, qui, rangées en file,
balayèrent le fleuve et en noyèrent des milliers. Il
garda de même la Vilaine, leur ferma ainsi la Bre-
tagne, en sorte qu'ils vinrent s'enfourner, se faire
écraser au triangle de Savenay.
Les Auvergnats de Carrier (troisième bataillon du
Cantal) se lancèrent dans la Vendée ; unis aux
troupes qu'on envoyait de l'armée du Nord, ils
reprirent l'île de Noirmoutiers. La côte fut fermée
aux Anglais.
MISSION DE CARRIER 87
CHAPITRE II
SUITE DE LA MISSION DE CARRIER
(DU 23 DÉCEMRRE 1793 AU 6 FÉVRIER 1794).
L'armée vendéenne avait été embarrassée par les femmes. — Pourquoi elle
ne put entraîner la Rretagne. — Différence de la femme bretonne et de la
vendéenne. — La déroute reflue sur Nantes, fin décembre. — Le typhus.
— Climat de Nantes. — Noyades. — Carrier consent à sauver les enfants.
— Il veut proscrire les filles publiques. — On sollicite l'intervention de
Robespierre. — Carrier rappelé, 6 février. — La légende de Carrier. — Le
comité de Nantes s'assure de Robespierre. — On guillotine les agents de
Carrier, 16 avril.
La France avait failli périr par le côté qu'on
négligeait, par l'Ouest. Le Comité de salut public
avait cru que le seul danger était le Rhin. Les vic-
toires du Rhin, comme celle de Toulon, ne vinrent
qu'à la fin de décembre. Mais, pendant six grandes
semaines, du 16 octobre au 12 décembre, la Vendée,
échappée et libre, par notre désorganisation, put
à volonté se porter sur Nantes, ou s'emparer d'un
des grands ports, ou même marcher sur Paris.
La Vendée périssait chez elle. Talmont conseilla
de partir (16 octobre), et il fut appuyé, dans cette
proposition romanesque, par Bonchamps, le plus
88 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
judicieux des chefs vendéens. L'idéal de Bonchamps
avait toujours été l'union de la Vendée et de la
Bretagne.
A ce moment, il espérait justement dans le déses-
poir, dans les forces qu'il donnerait, quand, ayant
quitté son fort, son profond Bocage, et mise en
rase campagne, la Vendée courrait la France, dont
les forces étaient aux frontières. Cette course de
sanglier voulait une rapidité un élan terrible, une
décision vigoureuse d'hommes et de soldats. Bon-
champs n'avait pas calculé que dix ou douze mille
femmes s'accrocheraient aux Vendéens et se feraient
emmener.
Elles crurent trop dangereux de rester dans le
pays. Aventureuses d'ailleurs, du même élan qu'elles
avaient commencé la guerre civile, elles voulurent
aussi en courir la suprême chance. Elles jurèrent
qu'elles iraient plus vite et mieux que les hommes,
qu'elles marcheraient jusqu'au bout du monde. Les
unes, femmes sédentaires, les autres religieuses
(comme l'abbesse de Fontevrault), elles embrassaient
volontiers d'imagination l'inconnu de la croisade,
d'une vie libre et guerrière. Et pourquoi la Révolu-
tion, si mal combattue par les hommes, n'aurait-elle
pas été vaincue par les femmes, si Dieu le voulait ?
On demandait à la tante d'un de mes amis, jusque-là
bonne religieuse, ce qu'elle espérait en suivant cette
grande armée confuse où elle courait bien des
hasards. Elle répondait martialement : « Faire peur
à la Convention. »
MISSION DE CARRIER 89
Bon nombre de Vendéennes croyaient que les
hommes moins passionnés pourraient bien avoir
besoin d'être soutenus, relevés par leur énergie. Elles
voulaient faire marcher droit leurs maris et leurs
amants, donner courage à leurs prêtres. Au pas-
sage de la Loire, les barques étant peu nombreuses,
elles employaient, en attendant, le temps à se con-
fesser. Les prêtres les écoutaient, assis sur les
tertres du rivage. L'opération fut troublée par
quelques volées perdues du canon républicain. Un
des confesseurs fuyait... Sa pénitente le rattrape :
« Eh ! mon père ! l'absolution ! — Ah ! ma fille,
vous l'avez. » — Mais elle ne le tint pas quitte ;
le retenant par sa soutane, elle le fît rester sous le
feu.
Tout intrépides qu'elles fussent, ces dames n'en
furent pas moins d'un grand embarras pour l'armée.
Outre cinquante carrosses où elles s'étaient entassées,
il y en avait des milliers, ou en charrette, ou à
cheval, à pied, de toutes façons. Beaucoup traînaient
des enfants. Plusieurs étaient grosses. Elles trouvè-
rent bientôt les hommes autres qu'ils n'étaient au
départ. Les vertus du Vendéen tenaient à ses habi-
tudes; hors de chez lui, il se trouva démoralisé. Sa
confiance en ses chefs, en ses prêtres, disparut ; il
soupçonnait les premiers de vouloir fuir, s'embarquer.
Pour les prêtres, leurs disputes, la fourbe de l'évèque
d'Agra, les intrigues de Bernier, leurs mœurs jusque-
là cachées, tout parut cyniquement. L'armée y perdit
sa foi. Points de milieu; dévots hier, tout à coup
90 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
douteurs aujourd'hui, beaucoup ne respectaient plus
rien.
Deux partis divisaient l'armée. L'un voulait qu'on
profitât sérieusement de ce dernier coup, que, d'une
marche rapide, on s'enfonçât en Bretagne, ou que, par
la Normandie, on marchât au centre. Mais cela ne se
pouvait qu'en abandonnant les faibles, cette masse
de femmes et d'enfants. Le parti vraiment vendéen
était pour les femmes, voulait marcher à leur pas,
les garder, repasser la Loire, du moins s'en écarter
peu.
Ce ne fut qu'après avoir échoué à Granville, échoué
à Angers, à Ancenis, au passage de la Loire, que
cette armée prit des ailes, parce que, dans l'absolue
démoralisation où elle tomba, chacun ne pensant plus
qu'à soi, on laissa les femmes et les enfants sur tous
les chemins. On en trouvait à gauche, à droite, de
trois ou quatre ans, jetés dans les prés.
Par deux fois l'armée vendéenne toucha la Bretagne,
sans pouvoir s'y recruter. Pourquoi? Il y en a deux
raisons. Les Bretons n'ignoraient nullement la dispo-
sition antipathique et méprisante qu'ont les Vendéens
pour eux. Ceux-ci, Français, ignorants et légers, ne
comprennent rien à cette énigme de l'ancien monde
et sont fort loin de deviner combien ces sauvages,
inertes et sales, leur sont poétiquement supérieurs.
Ajoutez le caractère, tout spécial en Bretagne, de la
famille et du clergé. Le prêtre breton, qui est un
paysan breton, homme de la localité, enraciné là
par sa langue qu'on ne parle nulle part ailleurs, ne
MISSION DE CARRIER 91
poussait nullement la population à courir hors du
pays. Il n'avait pas sur la femme bretonne l'action du
prêtre français sur la Vendéenne. La Bretonne, plus
timide, qui, au repas, ne s'asseoit pas devant son
mari, qui se nourrit pauvrement (et qui boit, malheu-
reusement), n'est point du tout, comme l'autre, la
maîtresse du logis. La Vendéenne, aux yeux noirs,
emportée, nourrie de viande, ne doute de rien. Elle
pense et veut plus que l'homme, qui passe ses jours
tout seul entre deux haies, derrière ses bœufs, et elle
le fait vouloir. Dans l'Aunis, il n'est pas rare qu'elle
le batte; en certains villages, on en fait ce qu'ils
appellent des ballades et de grands charivaris.
Les Mémoires inédits de Mercier du Rocher, patriote
fort modéré, d'autre part les registres judiciaires de
Nantes, établissent à quel point la Vendéenne appar-
tenait au prêtre. Les correspondances des religieuses
de Vendée que saisit Mercier expliquent ces demi-
mariages, et pourquoi les prêtres ne purent se décider
à émigrer. Les registres sont pleins de femmes qui se
battent pour les mêmes causes ou livrent des hommes
à la mort. Marie Chevet, par exemple, une lingère de
vingt-cinq ans, agent des dames La Rochefoucauld et
Lépinay (amazones cle Gharette), avoue bravement
qu'au 29 juin, elle vint au siège de Nantes, armée,
pour tirer de prison le curé de Machecoul. A la messe
du massacre qui fut dite (en mars) à Machecoul, sur
le champ de mort, elle assistait en robe blanche près
du drapeau blanc. (Registres du greffe de Nantes.)
« Ah ! brigandes ! ce sont les femmes qui sont
92 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
cause de nos malheurs. Sans les femmes, la Répu-
blique serait déjà établie, et nous serions chez nous
tranquilles. »
Ce mot, d'un officier républicain que j'ai cité déjà
ailleurs, fait comprendre pourquoi les femmes furent
si maltraitées à la bataille du Mans. Pas une pour-
tant ne fut tuée avant l'arrivée des représentants
Bourbotte et Turreau. Alors on en fusilla beaucoup
devant leurs fenêtres, sans qu'ils l'ordonnassent ou
le défendissent. Les deux régiments qui avaient
décidé l'affaire se montrèrent pourtant plus humains.
Les soldats, donnant le bras aux dames tremblantes,
les tirèrent de la bagarre. On en cacha tant qu'on
put dans les familles de la ville. Marceau, dans un
cabriolet à lui, sauva une demoiselle qui avait perdu
tous les siens. Elle se souciait peu de vivre et ne fît
rien pour aider son libérateur ; elle fut jugée et périt.
Quelques-unes épousèrent ceux qui les avait sauvés;
ces mariages tournèrent mal ; l'implacable amertume
revenait bientôt.
Un jeune employé du Mans, nommé Goubin, trouve
le soir de la bataille une pauvre demoiselle se
cachant sous une porte et, ne sachant où aller. Lui-
même, étranger à la ville, ne connaissant nulle maison
sûre, il la retira chez lui. Cette infortunée, grelottant
de froid ou de peur, il la mit dans son propre lit.
Petit commis à six cents francs, il avait un cabinet,
une chaise, un lit, rien de plus. Huit nuits de suite,
il dormit sur sa chaise. Fatigué alors, devenant
malade, il lui demanda, obtint de coucher près d'elle
MISSION DE CARRIER 93
habillé. Inutile de dire qu'il fut ce qu'il devait être.
Une heureuse occasion permit à la demoiselle de
retourner chez ses parents. Il se trouva qu'elle
était riche, de grande famille, et (c'est le plus éton-
nant) qu'elle avait de la mémoire. Elle fit dire à
Goubin qu'elle voulait l'épouser : « Non, Mademoi-
selle ; je suis républicain; les bleus doivent rester
bleus! »
Les historiens de l'Ouest raconteront cette cruelle
histoire. Ils diront qu'un seul des généraux de la
malheureuse armée, L'Augrenière, lui resta fidèle à
son dernier jour. Il la conduisait encore quand elle
périt à Savenay1.
Gomment dire la chasse horrible qui les rabattit
sur Nantes? En foule, ils venaient se livrer, attes-
tant le décret qui sauvait ceux qui se rendaient.
« Oui, ceux qui viennent d'eux-mêmes, disait -
on ; mais vous venez traqués, cernés, ne pouvant
plus échapper. » Nantes fut, à la lettre, submergée
d'un déluge d'hommes. Procession épouvantable de
cadavres vivants, de revenants, d'exhumés. Mille
costumes étranges et bizarres. Des femmes demi-
vêtues en hommes, des hommes ayant des jupes
pour manteaux sur les épaules, jusqu'à des habits
1. Ce qui accabla les Vendéens et acheva de les rendre incapables de résis-
tance, c'est qu'ils croyaient que tous leurs chefs avaient été tués. Ceux-ci
firent une chose politique sans doute en repassant la Loire pour recommencer
la Vendée. Mais leur peuple ne voulut jamais imaginer qu'ils pussent l'aban-
donner; il crut à leur chevalerie et se tint pour sûr de leur mort. Voir la
très importante déposition de Fordonet de VAugrenière, pièce manuscrite
de huit pages in-folio. (Collection Dugast-Matifeux.)
<Ji HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de théâtre qu'ils avaient pris dans les villes pour
se garantir du froid. Ce carnaval de la mort l'ap-
portait avec lui dans Nantes. Tous malades. On
suivait les bandes à l'odeur.
Les prisons, combles déjà, étaient en proie au
typhus. Et ils y apportaient encore une diarrhée
meurtrière. Le froid des bivouacs, la misère, le
blé noir, le cidre, nouveau pour eux, tout avait
brisé le nerf vendéen. Et, contre cette énervation,
la foi ne les soutenait plus. D'âme et de corps,
la dissolution était arrivée. Ils ne venaient que
pour mourir. La ville ne. les absorbait que pour
les rendre à l'instant; mais elle avait beau, la nuit,
vomir des morts et des morts, elle s'emplissait le
jour de malades, à en crever.
Le vertige d'un tel spectacle, l'infection qui se
répandait, l'invasion de la mort qui voulait empor-
ter tout, avaient troublé les plus fermes. Tels pleu-
raient, tels s'alitaient, d'autres s'enivraient et vou-
laient jouir encore. Carrier était hors de sens. Il
n'avait pas dormi vingt heures sur quarante nuits.
Ses yeux allumés et sanglants, son teint plombé,
livide, trahissaient la flamme atroce qu'il avait dans
les entrailles. Il se cachait à Richebourg, était invi-
sible, sauf pour des amis de bouteille et des femmes
avec qui il se roulait dans l'orgie.
Ceux qui connaissent l'histoire de la peste de
Marseille n'ignorent pas jusqu'où les épidémies
peuvent démoraliser. Il n'y a pas de ville qui y
soit plus exposée que Nantes. Un vent doux, humide
MISSION DE CARRIER 95
de la mer (mais non maritime, non salin et forti-
fiant), y souffle toute l'année. Qu'il vienne du midi,
du grand maris vendéen, même du nord en rasant
les marais de l'Erdre, il est admirable pour les
végétaux, médiocrement sain pour l'homme. Toute
décomposition s'y fait rapidement au profit de la
vie végétale. Hâve sur l'Erdre, ailleurs blafarde et
bouffie, cette population élève les plus beaux légumes
du monde, les arbres même du Midi, les lauriers,
les magnolias ; elle-même, elle végète mal, se flétrit
vite; jeune à peine, elle incline sans transition vers
le penchant de la vie.
Un séjour de François Ier et de sa galante cour
eut, dit -on, tel effet à Nantes qu'on dut fonder
l'hospice du Sanitat. Si riche au dix-huitième siècle
et devenue tout à coup une des belles villes du
monde, elle soignait peu ses hôpitaux. Son Hôtel-
Dieu, sur cent soixante lits de fiévreux, en perdait
seize cents par année. (Yoy. Laënnec et Leborgne.)
La charité n'y manque pas. Mais le fatal commerce
de la traite, commerce de paresseux, sans combi-
naisons, facile, et qui a tué même l'esprit d'entre-
prise, entraîne avec lui une extrême incurie de
toutes choses, surtout de la vie humaine.
Cette ville est marquée de ce signe. Des quartiers
entiers (l'île Feydeau, par exemple, chargée de
palais) semblent frappés de la main de Dieu, comme
ces villes de l' Ancien-Testament. Et en même temps
les hauteurs, occupées de plus en plus par les
longs murs des couvents, par des rues où l'on ne
9G HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
voit ni portes ni fenêtres, rappellent ces quartiers
de Rome que gagne la mal' aria1.
Telle était l'épidémie que, d'un poste de vingt
hommes qui monta la garde aux prisons, dix-huit
moururent en quelques jours.
« Youlait-on que les Vendéens, de leur odeur,
de leurs cadavres, continuassent la guerre meur-
trière qu'ils ne faisaient plus de leurs armes? Pour
ménager la Vendée, voulait-on exterminer Nantes? »
C'est ce que dirent à Carrier ses nouveaux amis,
un Lamberty, carrossier, un Fouquet, tonnelier, un
jeune Robin, étudiant, un Lavaux, un Lallouet,
ces trois derniers de vingt ans.
On avait tué pour le péril. On tua pour la salu-
brité.
La difficulté était les enfants. Qu'en devait-on
faire? Après Savenay, il en vint jusqu'à trois cents
du même coup. La commission militaire écrivit à
Prieur (de la Marne), qui répondit : « Demandez
à la Convention. » Mais s'adresser à la Convention,
sans passer par les comités, c'était chose hasardeuse.
La commission militaire écrivit au Comité de sûreté
générale, lequel ne répondit pas, voyant bien qu'il
n'y avait qu'une réponse possible et craignant, s'il
la faisait, de passer pour modéré.
1. Un jeune médecin, plein d'esprit, me disait : « Nantes n'est qu'un
gémissement. » Cela est vrai dans plusieurs sens. C'est la ville de France
où il y a le plus de couvents et le plus de femmes entretenues. Nulle
part le divorce dans le mariage n'est réellement plus profond; mais tout en
grande décence... On n'aime pas les plaisirs publics. Le théâtre même est
négligé.
MISSION DE CARRIER 97
Les choses suivirent leur cours, et d'autant plus
cruellement que Robin et les autres étaient des
enfants eux-mêmes. Nul âge plus cruel pour l'en-
fance.
Ces sauvages disaient, comme ce pape, des enfants
de Frédéric II : « De la vipère vient la vipère. »
Mais là on avait atteint les limites du possible.
Ces noyades d'enfants bouleversèrent les cœurs.
Les femmes allaient au moment et les arrachaient
aux noyeurs. Chaux et d'autres membres du comité
révolutionnaire ou de Vincent-la-Montagne, bonnes
familles patriotes1, se firent donner des enfants et
les élevèrent. Malheureusement, comme il arrive
dans les grandes villes commerçantes, la spécula-
tion s'en mêla. Des femmes en prirent pour trafi-
quer de ces infortunés et firent des sérails d'enfants.
Le comité révolutionnaire ordonna que les filles de
plus de quinze ans seraient rendues aux prisons.
C'était les rendre à la mort.
Le maire de la ville, Renard, était malade chez
lui. Le département avait, dit-on, protesté, mais
secrètement. D'honorables citoyens avaient hasardé
quelques mots. Le seul qui fut écouté, ce fut Savary,
ami de Kléber, l'excellent historien des guerres
vendéennes. Savary dit à Carrier qu'en rendant à
leurs parents les femmes, les vieillards, les enfants
qui venaient de tant souffrir, il répandrait dans la
Vendée une extrême terreur de la guerre et l'hor-
1. Citons entre autres les Mangin, de patriotisme, de talent héréditaires,
famille dès ce temps chère à l'arl, à la liberté.
t. vil. — rév. 7
\)ti HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
reur de recommencer. Carrier parut goûter l'idée,
et la chose était obtenue quand Kléber vit dans les
rues l'affiche du comité pour faire rentrer les enfants
en prison. Savary revient chez Carrier. « J'entre,
dit-il, dans sa chambre. Il était encore au lit. Il
paraît effrayé au bruit de la porte : « Qui t'amène
si matin? — « A-t-on juré de faire tout périr
« dans la Vendée, jusqu'aux enfants au berceau? »
Cette question l'étonné ; je lui parle de l'ordre du
comité; c'était une énigme pour lui. Il entre en
fureur, jure, tempête, saute de son lit, sonne : un
gendarme se présente : « Qu'on aille sur-le-champ,
« dit-il, chercher les membres du comité ; qu'on me
« les amène. Pour toi, ajouta-t-il en me serrant
« la main, reste ici pour être témoin de la récep-
« tion que je vais leur faire... » Le comité arrivé,
le président en tête; on l'annonce. Carrier entre de
nouveau en fureur, court à son sabre, en menace
le président; je le retiens. « Que signifie, clit-il en
« jurant, cet avis du comité concernant les enfants
« vendéens, et qui t'a autorisé à le faire afficher?
« Vous mériteriez tous qu'on vous fit passer à la
« guillotine... — Citoyen représentant, répondit en
a balbutiant le président, le comité a pensé qu'il
« ne faisait que prévenir tes intentions : il n'a pas
« cru te déplaire... » Nouvel accès de fureur de
Carrier... « Si, dans cinq minutes, dit-il en mena-
ce çant, le comité n'a pas fait afficher un avis qui
ce détruise celui-ci, je vous fais tous guillotiner... »
Carrier m'a semblé un grand enfant qui aurait eu
MISSION DE CAR1UER 99
besoin de bonnes lisières ou d'une place à Charen-
ton. »
On ferait un livre des inconséquences de Carrier.
D'après l'esprit de Ghaumette, de la Commune de
Paris, il persécutait les filles publiques. Déjà, dans sa
mission de Rennes, il parlait de les faire périr. Elles
furent protégées par le maire de cette ville, l'héroï-
que tailleur Leperdit, homme de bien, homme de
Dieu, qui lui dit en face : « Je ne le souffrirai pas;
ce sont mes administrées ». A Nantes, où la guerre
entassait de tous les pays voisins la population
féminine, ces pauvres créatures étaient en nombre
énorme. Les filles et les chiens remplissaient les
rues. Ces derniers, errants, affamés, semblaient s'être
donné rendez-vous de toute la Vendée. Carrier trou-
vait naturel, dans l'intérêt de la santé publique, de
purger la ville des uns et des autres. Il s'en tint à la
menace; il eût irrité les soldats.
La tradition nantaise a accumulé sur lui nombre
de récits fantastiques. Au boulevard, on montre avec
terreur la place d'une maison disparue, qu'on appe-
lait « le repaire du crime ». S'il a fait tout ce qu'on
raconte, il faut avouer que personne n'a jamais rempli
à ce point le temps. Il est resté cent jours à Nantes,
et, des cent, la moitié passa dans l'extrême péril, la
crise absorbante qui ne lui laissa pas deux nuits de
sommeil. Il tomba malade ensuite et fit tout ce qu'il
fallait pour l'être de plus en plus. Il buvait, et sa
maîtresse, la Caron, ne le quittait pas; de plus,
entouré de femmes; d'intrépides dames de Nantes
100 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
s'immolaient pour sauver des hommes. Que ce
malade, à tant de femmes, dans ces dernières six
semaines, ait encore joint des prisonnières, il est
difficile de le croire. On n'aurait pas manqué de mettre
ce fait en lumière au procès de Carrier.
Ajoutez qu'elles étaient dans un état effroyable. Le
typhus les protégeait; elles le portaient avec elles.
Exténuées, défaillantes de misères et de diarrhée,
elles sentaient la mort à dix pas; on brûlait huit jours
du vinaigre où elles avaient passé.
Il paraît cependant que les noyeurs, Lamberty, le
jeune Robin, eurent le féroce courage de s'attaquer à
ces mourantes. Ils disaient qu'ils voulaient les repu-
blicaniser. Ils mettaient une joie sauvage à avilir ces
grandes dames qui avaient lancé la Vendée. Ils res-
pectèrent la résistance d'une femme de chambre des
Lescure et se montrèrent impitoyables pour une mar-
quise renommée pour son fanatisme, qui avait fait la
campagne dans un beau carrosse, et qu'on appelait
par emphase Marie-Antoinette.
Il n'y eut guère de noyades après Savenay1. Les
1. On peut dater sept noyades; rien de certain au delà. Le comité ne fit
que les deux noyades des prêtres. Les autres semblent avoir été faites par les
hommes de Lamberty.
Combien de noyés? De deux mille à deux mille huit cents, selon le calcul
le plus vraisemblable.
Tous les noyés périssaient-ils? On peut en douter. Cela dépendait du lieu
et de la manière dont se faisait la noyade. Ce qui est sûr, c'est que deux des
prêtres noyés ont vécu dans Nantes jusqu'aux derniers temps. — La morta-
lité totale à Nantes, en 1793, a été de douze mille. Mais ce chiffre officiel
n'en est pas moins fort douteux. Les fossoyeurs, recevant tant par tête de
mort qu'ils inhumaient, étaient fort intéressés à exagérer le nombre, et ils le
pouvaient assez aisément dans le désordre qui régnait alors.
MISSION DE CARRIER 101
fusillades firent tout. Les prisonniers des deux sexes
passant devant les commissions militaires étaient pré-
cipitamment condamnés, exécutés, jetés dans les car-
rières de Gigand. Le métier de fusiller était exercé
par des hommes ad hoc, des déserteurs allemands,
qui, ne sachant pas le français, étaient sourds aux
plaintes.
Ces commissions, sur qui tout retombait mainte-
nant, se lassaient pourtant, s'inquiétaient de cette
boucherie quotidienne. Elles voyaient que, peu à
peu, chacun avait décliné la responsabilité, le tri-
bunal révolutionnaire d'abord, qui déclarait ne vou-
loir condamner que sur pièces et procès-verbaux, puis
le comité, qui désormais renvoyait tout aux commis-
sions militaires. Celles-ci n'osaient s'arrêter : leur
président seulement hasarda d'écrire à Gouthon, qui
en parla à Robespierre.
L'humanité commandait de faire quelque chose, et
la politique aussi. L'occasion était bonne pour inter-
venir et se créer dans l'Ouest cette gratitude que
Gouthon s'était assurée dans le cœur des Lyonnais.
Malheureusement Robespierre venait d'être obligé (le
23 décembre) de se rapprocher de Collot d'Herbois,
il poursuivait les indulgents, Camille Desmoulins et
Fabre, et, le 28 janvier, il proclama l'innocence de
Ronsin, l'exécuteur des mitraillades de Lyon, l'ami
de Carrier. Il semblait assez difficile que les robespier-
ristes prissent à Nantes le rôle des indulgents, qu'ils
accusaient à Paris.
Ce qui paraît avoir entraîné, malgré tout, Robes-
102 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
pierre, c'est la lutte qui éclata dans le Morbihan cuire
le représentant Tréhouard et les agents de Carrier au
sujet des prêtres. Carrier soutenait que trente mille
Anglais allaient débarquer; qu'en ce péril, il fallait
s'assurer des prêtres, véritables chefs des populations.
Tréhouard emprisonnait non les prêtres , mais les
agents de Carrier,
Celui-ci, dans son vertige, son ivresse perma-
nente, poussa la fureur au point de défendre d'obéir
à Tréhouard, son égal, son collègue, un représen-
tant du peuple ! Toute sa prudence l'avait aban-
donné. Non seulement il avait accepté un banquet
public sur l'infâme bateau des noyades, non seule-
ment il avait arbitrairement fermé la société popu-
laire, mais il avait donné des preuves écrites contre
lui, deux ordres à Tronjolly, président du tribunal,
de faire mettre à mort des prisonniers sans jugement.
Mot absolument inutile , clans un moment où tous
les prisonniers périssaient à peu près sans juge-
ment; on reconnaissait seulement l'identité et l'on
appliquait le décret qui frappait de mort tous les
insurgés.
On ne pouvait toutefois procéder contre Carrier
qu'avec beaucoup de prudence, par un moyen indi-
rect. L'agent fut le petit Jullien, le fils de Jullien (de
la Drôme), qui voyageait comme membre de la com-
mission executive de l'instruction publique. Sous ce
titre pacifique, il devait préparer la guerre, observer
l'ennemi, encourager Nantes contre Carrier, Bordeaux
contre Tallien.
MISSION DE CAKUIER 103
Et d'abord il alla au Morbihan examiner avec ïré-
houard ce qu'on pouvait faire et s'informer exacte-
ment des prises qu'on pouvait avoir sur Carrier. La
société populaire lui en voulait pour l'avoir fermée.
Le comité révolutionnaire lui en voulait, parce qu'il
savait que Carrier songeait à le remplacer par des
hommes plus militaires, comme Sullivan et Foucauld,
ou plus frénétiques, Lamberty, Fouquet et Robin.
L'attaque fut commencée par un brave homme du
peuple, un potier d'étain, Champenois, de la société
Vincent. La ville souffrait horriblement, pendant que
Carrier était ivre, le général Turreau malade. Cham-
penois crut avoir trouvé un moyen de saisir Charette ;
il courut chez Carrier; porte close. Champenois, en
vrai sans-culotte, dit le soir à la société : « Si Carrier
ne vient plus nous voir, il n'est plus des nôtres; il
faut le rayer. »
Comment dire l'étonnement , la fureur du roi de
Nantes? Il se fait amener Champenois, crie, menace.
L'autre ne branle, loin de là, demande hardiment le
nom de ceux qui l'ont dénoncé. Carrier sentit que
cet homme était appuyé fortement et devint très
doux.
Jullien effectivement était à Nantes (1er février);
Carrier le fit venir, tira son grand sabre, et autres
comédies ridicules. Le blondin de dix-neuf ans, fort
de Robespierre, lui dit (en se mettant toutefois à
l'autre bout de la chambre) : « Qu'il pouvait le faire
tuer, mais qu'avant huit jours il irait à la guillo-
tine ». Cela du ton didactique, qu'eut toujours, comme
104 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
on le sait, ce célèbre philanthrope. Carrier devint
aimable et doux.
Jullien partit le soir même, mais le coup était
porté. La municipalité enhardie déclara que Cham-
penois avait toute sa confiance.
De la première ville où il s'arrêta, d'Angers, Jul-
lien écrivit à Robespierre une lettre habile, osten-
sible, contre la royauté de Carrier : « J'ai vu l' Ancien-
Régime rétabli clans Nantes » , etc. L'effet en fut
excellent. Le jour où la lettre arriva, Carrier fut
rappelé à la Convention (6 février).
Carrier, revenu à Paris, apportait à Robespierre
une arme inappréciable pour faire la guerre aux
hébertistes, quand le moment serait venu.
Carrier était une légende.
Une grande et féconde légende que l'imagination
populaire allait chaque jour enrichir d'éléments nou-
veaux, rapportant à un même homme tout ce qui
s'était fait d'atroce dans ce moment d'extermination.
Tout ce qu'on fît devant Troie d'exploits héroïques,
c'est Achille qui l'a fait ; et tout ce qu'on fît dans
Nantes de choses effroyables, la tradition ne manque
pas d'en faire honneur à Carrier.
La légende est capricieuse. A Lyon, c'est Collot
d'Herbois qui en a été l'objet, quoique, sous lui,
il ait péri dix fois moins d'hommes que sous son
successeur Fouché. La mitraillade des soixante a
marqué son nom pour toujours.
Mais la Loire eut bien plus d'effet. Cette grande
rivière, d'aspect placide, qui, après avoir fécondé
MISSION DE CARRIER 105
trois cents lieues de rivages, porte une mer d'eau
douce à la mer, a l'innocence apparente des grandes
forces de la nature. Qu'on l'eût associé aux fureurs
de l'homme, qu'on en eût fait un bourreau, que,
dans le mystère de ses flots, on ait enseveli un
monde, tout le naufrage vendéen, prêtres, nobles,
hommes et femmes, des femmes enceintes ! et des
enfants!... l'imagination fut saisie, épouvantée. Loin
d'en rabattre, de voir s'il n'y avait pas exagéra-
tion, on y ajouta plutôt. Les hommes aiment à fris-
sonner.
Du chiffre probable, deux mille, Tronjolly, l'ac-
cusateur, porte le nombre à dix mille ; Mme de La
Rochejaquelein en ajoute encore cinq mille, etc.
De même que, dans la Loire, le flot pousse en
avant le flot, les accusations, une fois commen-
cées, allaient se poussant. Tronjolly, président du
tribunal, accusa le comité ; le comité accusa Lam-
1. Ce progrès de la boule de neige et de l'avalanche qui va grossissant
explique le procès de Carrier. Il était, comme on a vu, très coupable. Mais
de la manière dont on procéda, il aurait péri de même innocent. Il se défen-
dit très mal, et Goullin le lui reprocha : « Eh ! Carrier, ne chicane donc pas
ainsi ta vie, en procureur Tout ce que nous avons été forcés de faire,
nous l'avons fait pour la République! » On n'osait pas trop faire comparaître
les véritables témoins à charge, qui eussent été les royalistes. Mais on s'était
cotisé à Nantes pour envoyer et pensionner à Paris des témoins sans-culottes,
d'autres aussi très récusables, un voleur, par exemple, déjà condamné à
quatre ans de prison, et qui, pour la peine, eut sa grâce. Le vrai héros des
débats appartient à une classe dont les riches disposaient aisément. C'est une
poissonnière, la femme Laillet, admirablement choisie pour ajouter au dra-
matique : cette femme, d'un bec étonnant, parfois éloquente, interrompt à
chaque instant, place un mot, et toujours bien. C'est elle qui a conté, avec
une apparence de simplicité qui assénait mieux le coup, la mort de Mm* et
MIle8 de La Métayric, qui fit pleurer tout le monde. Seulement elle oublie de
106 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
berty et le fit périr; des amis de Lamberty échap-
pèrent en rejetant tout sur Carrier. Ainsi, ce procès
immense s'étendait, s'agrandissait, s'enrichissait de
témoignages1, llobespierre n'avait qu'à les laisser
faire et regarder. Ils travaillaient tous à lui donner
contre Carrier et, en général, contre le parti héber-
tiste, une force incalculable, celle de la passion
populaire, celle d'une accusation poussée en com-
mun par tous les partis de l'Ouest. Les uns, répu-
blicains, voulaient qu'on punît Carrier d'avoir sali
la République. Les autres, secrètement royalistes,
saisissaient l'occasion de venger sur lui la Vendée.
Ce fut le comité de Nantes qui, assez maladroi-
tement, travaillant contre lui-même, fît commencer
la rumeur à Paris. Il y envoya cent trente-deux
Girondins (suspects pour la liaison de Yillenave
avec Bailly). Ces hommes, de leurs prisons, où
chacun venait les voir, travaillèrent violemment
l'opinion contre le comité, en même temps que
dire que ces dames étant cousines germaines de Charette, personne ne pou-
vait les sauver, et, si on l'eût essayé, on eût été proclamé traître par le
peuple, par les poissonnières et peut-être par Laillet même.
Les légendes de la Terreur rouge ont été ainsi très habilement exploitées.
J'attends celles de la Terreur blanche. Certes, ses assassinats nocturnes en
fourniraient de saisissantes. Pourquoi ne les écrit-on pas? Par égard pour
^honorables familles. Les hommes, souvent très capables, des localités qui
pouvaient les recueillir, m'ont souvent fait même réponse : « Nous serions
assassinés. » — La prospérité apparente qui a recouvert les ruines ne
doit pas faire illusion. Tel département qui alors eut comme une pléthore de
-vie a vu tous les patriotes d'âge mûr égorgés par les chouans sur des listes
systématiques, puis leurs fils tous morts dans nos grandes guerres, -puis leurs
petits-fils livrés par les mères, les veuves, à la mortelle direction de ceux qui
firent tuer leurs pères. Cette terre, si habilement stérilisée, ne porte plus que
de bons sujets.
MISSION DE CARRIER 107
l'agent de Robespierre agissait contre Carrier.
Goullin surtout avait à craindre ; comme colon de
Saint-Domingue, on le disait noble.
Mandés à Paris, Goullin et Chaux cherchèrent abri,
dans cet orage, sous le patronage de Robespierre.
Ils mirent à sa disposition tout ce qu'ils avaient
contre Carrier; c'était le 9 mars. Le 13, il devait
faire arrêter les amis de Carrier, Hébert et Ronsin.
Il reçut avec bonheur ce secours inespéré que lui
envoyait la fortune, les accueillit, s'épanouit jusqu'à
dire : « Rien d'étonnant si l'on vous persécute; vous
êtes de vrais patriotes. »
Carrier prêtait singulièrement. Il en disait contre
lui-même encore plus que ses ennemis. Aux Jaco-
bins, par exemple, comme on parlait de cimetières,
prenant brusquement la parole, comme pour une
chose personnelle : « Ah ! dit-il, il y en avait trop,
je n'ai pu enterrer tout! » Loin d'atténuer l'effet
de sa sinistre personne, il l'augmentait à plaisir,
se posant lugubre et tragique, comme l'homme de
la fatalité, l'exterminateur, le fléau de Dieu. En
quittant Nantes, il disait à une femme qu'il aimait :
« Sois tranquille, ma bonne amie; Nantes n'ou-
bliera pas le nom de Carrier... Par le fer ou par
le feu, elle périra tôt ou tard. »
Il se croyait en sûreté, imaginant qu'on ne l'atta-
querait que pour exagération, c'est-à-dire que les
accusateurs eux-mêmes s'avoueraient modérés et
moins violents patriotes. Il ne s'attendait nulle-
ment au coup qui le transperça. Ses hommes, Lam-
108 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
berty et Fouquet, furent guillotinés le 16 avril pour
contre-révolution et modérantisme1.
1. Fouquet (de Nantes), âgé de trente-sept ans, ex-magasineur, adjudant
général, et Lamberly, âgé de trente ans, ci-devant carrossier, adjudant géné-
ral d'artillerie, ont été condamnés à mort, convaincus du crime de contre-
révolution, en soustrayant à la vengeance nationale la femme Giroust de
Marsilly, condamnée à mort le 25 pluviôse, et qualifiée par les comités révo-
lutionnaires de Laval et la Flèche de seconde Marie-Antoinette, à cause de
son acharnement contre les patriotes et son adhésion aux projets des
brigands, ainsi que la femme de chambre de Lescure, fameux chef de bri-
gands, et les filles Dubois, suspectes de complicité avec les brigands. (Greffe
de Nantes, 23 germ.)
ROBESPIERRE ET LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 109
CHAPITRE III
LUTTE DE ROBESPIERRE CONTRE LES REPRÉSENTANTS EN MISSION
(FÉVRIER 1794).
Lutte de Robespierre contre Tallien et contre Fouché. — 11 étend ses accusa-
tions. — Il inquiète le Comité de salut public. — Il méconnaît les titres des
représentants en mission. — Pouvait-on juger équitablement l'année 1793?
— Combien 1793 différait de 1794. — Obscurité des voies de Robes-
pierre.
Ce qui honore le plus Robespierre, c'est sa lutte
contre les représentants en mission. Et ce qui le
condamne aussi, ce qui Ta perdu, c'est la guerre
qu'il leur a faite.
Pour expliquer cette énigme, disons que Robes-
pierre, très justement, poursuivit à mort trois ou
quatre scélérats qui déshonoraient l'Assemblée ;
Que, moins justement, avec une sévérité exces-
sive et déraisonnable, il étendit cette poursuite
aux vingt et quelques représentants les plus com-
promis par la dictature que le péril les avait forcés
de prendre en 1793 ;
Enfin, que sa terrible imagination, soupçonneuse
et maladive, embrassant dans ses défiances les deux
cents représentants revenus de mission, en venait
110 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
à menacer la Convention. Cette monomanie d'épu-
ration absolue le poussait fatalement, quelque
désintéressé qu'il pût être du pouvoir, à saisir
une espèce de dictature judiciaire, une position
de censeur et de grand juge, — et non seulement
sur les actes politiques, mais sur les mœurs et
les pensées.
Distinguons d'abord les époques.
Beaucoup d'hommes, qui, dans la réaction emportés
par le torrent, devinrent extrêmement coupables, ne
l'étaient nullement avant Thermidor. On ne pouvait
les juger sur des faits à venir.
Et dans ceux qui, dès l'époque où nous sommes
arrivés, étaient déjà très coupables, tel fut un fri-
pon, comme Chabot, tel, comme Carrier, une bête
sauvage, un chien enragé, sans pourtant être /un
scélérat. Ce mot n'implique pas seulement le crime,
mais la perversité réfléchie, la corruption voulue
de l'esprit et du cœur. Il y a eu peu d'hommes dans
la Convention à qui on doive ce titre. Peut-être
n'y en eut-il que trois : Rovère, Tallien, Fouché
Rovère est, je crois, le seul membre de cette
assemblée qui ait fait fortune. On verra par quels
moyens.
On en peut dire autant de Tallien. Ce grand
homme resta pauvre, les mains vides, sinon les
mains nettes. Nous l'avons vu à Paris, traîner aux
Champs-Elysées, à l'aumône de sa femme, alors
princesse de Chimay.
ROBESPIERRE ET LES REPRESENTANTS EN MISSION 111
Le fait est que Tallien fut un ventre, rien de
plus, un tonneau sans fond. Il eut beau voler
toujours; nul remède à sa pauvreté.
Né dans la cuisine d'un financier de ïouraine et
fils de son cuisinier, il eut l'âme à l'avenant, une
âme de Laridon, tout à la gueule et aux filles.
Il eût été moine à une autre époque, vrai moine
de Rabelais. Il était beau et beau diseur, prêcheur,
enjôleur de femmes. Sa. plus grande jouissance,
partout où il arrivait, était de monter en chaire et
de prêcher pêle-mêle la Révolution, la Raison, Jésus,
Marat et le reste. Les femmes étaient ensorcelées.
Nullement cruel de nature, Tallien le devint
toutes les fois qu'il y eut le moindre intérêt.
Agit-il? laissa- t-il agir en septembre? C'est un
problème. A Bordeaux, il ne fut ni au-dessus ni
au-dessous des fureurs locales. Il les flatta en fai-
sant mettre la guillotine devant ses fenêtres.
Cette guillotine, dit-on, lui fut d'un excellent rap-
port. Tout est commerce à Bordeaux. Tallien com-
merça de la vie. Pour tromper les haines sérieuses
qui voulaient du sang, il lui fallait enchérir en
gestes, en paroles, en fureurs. Il hurlait, beuglait
la Terreur, sans crainte d'exagérer son rôle. Pen-
dant ce temps- là, dit- on, sa maîtresse tenait le
comptoir. On dit pourtant que parfois elle esca-
motait quelques grâces et sauvait des gens pour
1. Une enfant, une petite fille perce la foule sans-culotte qui entourait le
proconsul, arrive jusqu'à lui et demande la liberté do sa mère. Tallien entre
112 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Ces choses n'arrivaient point à Lyon. L'homme
de Lyon n'était pas, comme Tallien, l'enfant dépravé
de la nature, c'était son maudit, son Caïn. La
figure déshéritée de Fouché (quoique intelligente)
effrayait d'aridité. Le prêtre athée, le dur Breton,
le cuistre, séché par l'école, tous ces traits étaient
repoussants dans sa face atroce. Réussir fut tout
son symbole. C'était un homme au fond très froid,
d'un positivisme horrible1. Il s'était fait hébertiste,
croyant que c'était l'avant- garde. Successeur de
Gollot à Lyon, il fut brisé par Robespierre, revint
conspirer contre lui, et plus que personne tra-
vailla au 9 thermidor. Rien n'honore plus Robes-
dans une horrible fureur, jure, sacre et frappe l'enfant. L'assistance, qui
n'était pas tendre, trouve pourtant que le citoyen représentant se laisse
emporter trop loin dans sa colère patriotique. Le tout était une farce pour
faire passer l'élargissement de la prisonnière, qui déjà était ordonné. Ceci
m'a été conté à Bordeaux par une personne très digne de foi.
1. Il est juste pourtant de reconnaître que, sans lui, sans les Parisiens qui
entrèrent dans la commission temporaire de Lyon et dans le tribunal révolu-
tionnaire, la fureur des vengeances locales aurait été bien plus loin. Le plus
sévère des cinq juges était un Lyonnais. Tous les départements voisins
envoyant des accusés au tribunal de Lyon, ce ne fut pas sans peine qu'il
limita le nombre des condamnations à dix-huit cents, nombre énorme, et
toutefois énormément inférieur au nombre de ceux qui périrent à Nantes.
J'ai sous les yeux un jugement de ce tribunal (celui de Marie Lolivie, femme
Coibel), jugement fortement motivé et qui ne s'accorde guère avec ce qu'on a
dit de la précipitation aveugle des juges. Quant à Collot et Fouché, leur
justification fut toujours celle-ci : « Nous ne jugions pas; il y avait un
tribunal, et nous n'avions pas le droit de faire grâce. » Fouché suivit le
progrès de l'opinion et vers la fin réprima ceux qui voulaient continuer
l'effusion du sang. Rien ne contribua plus à cet adoucissement que l'humanité
de nos soldats. Un jeune Lyonnais pris les armes à la main allait être con-
damné. Un dragon républicain, qui ne l'avait jamais vu, s'avance et répond
pour lui, dit qu'il le connaît, qu'il est patriote. Le Lyonnais était 31. de
Gérando, l'illustre philosophe, l'oncle du jeune homme plus illustre encore
que nous avons perdu en 1848, de Gérando-Téléki, l'auteur des beaux livres
sur la Hongrie, le martyr de la liberté.
ROBESPIERRE ET LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 113
pierre que cette circonstance : les principaux
auteurs de sa chute furent les deux pires hommes
de France, Tallien et Fouché.
Ils ne l'auraient pas renversé, s'il n'eût impo-
litiquement étendu ses accusations, terrifié tout à
la fois les honnêtes gens et les fripons, et la
Convention tout entière. Devant un tel moraliste,
un tel juge, un tel épurateur (qui voulait flétrir
Gambon même!), qui était en sûreté?
Il y avait en lui un contraste. Il était né avec
l'amour du bien. Il posait sans cesse, en ses dis-
cours, l'idéal de l'équilibre. Et sa violence inté-
rieure (celle aussi de la tempête révolutionnaire)
le jetait à tout moment à droite et à gauche. Il
imposait à tous un milieu impossible qu'il ne put
jamais garder.
Tout cela ne se sent que trop dans le sinistre
discours qu'il fit sur cette thèse le 5 février. Ce
discours, fort général (« La démocratie, c'est la
vertu », etc.), n'en était pas moins une menace
contre tous les représentants qui avaient rempli
les missions de 1793.
Et ce n'étaient pas seulement les sauvages
exécuteurs des vengeances nationales, les Gollot et
les Carrier, qui avaient à craindre. C'étaient tous
ceux qui, dans ces circonstances inouïes, avaient
été dictateurs malgré eux.
Non content de les désigner, il en nommait un
bon nombre dans un essai de rapport sur Fabre
qu'il montra au Comité de salut public. Il parlait
T. VII. — RÉV. 8
lli HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ainsi de Merlin : « Fameux par la capitulation de
Mayence et plus que soupçonné d'en avoir reçu le
prix. » Du reste, pas la moindre preuve. Il renou-
velait contre Dubois -Grancé le reproche, écarté
cent fois, d'avoir trahi devant Lyon, d'avoir sauvé
les Lyonnais, niant hardiment l'évidence, puisque
Dubois cessa de commander le 6 octobre et qu'ils
échappèrent le 8.
Le Comité, alarmé, tout en admirant ce rapport,
le pria de n'en pas faire encore usage, de revoir
cette belle pièce et de la porter à la perfection
dont elle était susceptible.
Il était clair qu'à travers ce large abatis fait dans
la Convention, il en viendrait aux Comités. Il pre-
nait des gages contre eux. On lui avait apporté
de Toulon une lettre très ambiguë où l'ennemi
semblait instruit des secrets de l'État. Il s'était jeté
sur cette pièce, la tenait comme une épée, sus-
pendue sur le Comité de salut public. Ses regards
menaçants disaient : « Quel est le traître parmi
vous? » Deux hommes (de gauche et de droite),
Billaud et Hérault avaient tout à craindre.
Sa malveillance pour Lindet parut d'une manière
indirecte, mais très significative, quand il fut accusé
à la Convention pour sa mission de Normandie.
Lindet avait fermé les yeux sur une erreur passa-
gère, involontaire, d'une toute petite commune.
Minime en apparence, l'affaire était grande en réa-
lité. Cette première petite porte allait ouvrir une
carrière infinie d'accusations, qui pouvait enve-
ROBESPIERRE ET LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 115
lopper neuf déparlements. Poursuivrait- on le fédé-
ralisme de Normandie et de Bretagne? — C'était
l'immense question. Lindet la soumit aux comités,
à la Convention, qui parurent croire, comme lui,
que, les chefs frappés, il fallait négliger, le reste,
fermer les yeux. Mais Lindet, en obtenant cette
décision si importante, ne put tirer un seul mot,
ni dans un sens ni dans l'autre, de la bouche de
Robespierre. Il resta silencieux, immobile, gardant,
par ce cruel mutisme, une prise sur ses collègues,
et se réservant de pouvoir leur dire un jour :
« Vous avez innocenté le fédéralisme. »
Cela était injuste, ingrat. Il fallait noblement
honorer, rassurer ceux qui, dans la crise horrible
de l'été de 1793, clans l'éclipsé du Comité de salut
public, avaient par leur habileté ou leur énergie
personnelle sauvé le pays.
Il était dur de chicaner avec Lindet et Phelip-
peaux, dont l'ascendant avait brisé la Gironde dans
l'Ouest. Dur de dire à Merlin, Briez, qui, de leur
corps, avaient couvert la France désarmée, ce mot
étrange : « Êtes-vous morts? » Dur d'accuser Dubois-
Crancé, qui, par un effort inouï, dans son abandon
de trois mois, seul maintint tout le Sud-Est contre
la Gironde, contre l'ennemi, contre le chaos, orga-
nisa l'affaire énorme du siège de Lyon et pour
récompense fut ramené prisonnier.
Les noms de ces hommes héroïques, de tant
d'autres moins connus qui sauvèrent la France,
ceux de Baudot et Lacoste qui nous ont donné le
116 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Rhin, celui du pur et vaillant Soubrany, le vain-
queur des Espagnols, iront dans la gloire éternelle-
ment avec ceux des grands hommes du Comité.
Combien d'autres, mis par le devoir dans des
positions moins brillantes, égalèrent leur dévoue-
ment! Nous pouvons dire hardiment que trente
représentants du peuple ont mérité, pour leurs mis-
sions seules, d'être mis au Panthéon. Que serait-ce
si l'on ajoutait les travaux intérieurs de l'Assemblée,
de ses infatigables commissions, ces travaux poussés
au delà de toutes les forces humaines, ces jours de
labeur acharné, ces nuits sans sommeil? A regarder
l'entassement énorme de ce que fît la Convention,
on est tenté de croire que le temps, en ces années,
changea de nature, que ses mesures ordinaires per-
dirent toute signification. Les jours furent au moins
doublés; on peut nommer cette Assemblée l'Assem-
blée qui ne dormit pas.
Pour juger équitablement la Convention et surtout
les représentants en mission, il fallait, de la situa-
tion meilleure de 1794, se reporter à la crise du
milieu de 1793. Combien ces premières missions
différaient de celles qui suivirent! En 1794, il y avait
encore du désordre, mais des forces énormes, les
armées les plus nombreuses , des administrations
créées. Les hommes de 1793 ne trouvèrent rien,
créèrent tout.
Leur situation fut terrible. Plusieurs furent assas-
sinés, plusieurs près de l'être. Presque tous n'étaient
appuyés que d'une minorité minime. Baudot, par
ROBESPIERRE ET LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 117
exemple, à Toulouse, en juin 1793, n'eut pas quatre
cents hommes pour lui. Il n'en dompta pas moins
la ville.
Un représentant montagnard (hier avocat, médecin,
journaliste), tout à coup homme de guerre, arrivait
gauche et novice, avec son sabre et son panache,
dans une ville inconnue; il était terrifié de sa soli-
tude. S'il ne faisait peur, il était perdu. Les répu-
blicains mêmes étaient Girondins, se cachaient.
Les Montagnards de la localité, en minorité minime,
étaient d'autant plus furieux. Ils connaissaient leur
péril. L'imminence de la Terreur blanche exaltait la
Terreur rouge. Ils voyaient déjà en esprit les assas-
sinats de 1795, les compagnons de Jéhu, les mas-
sacres de Marseille, le roc sanglant de Tarascon,
les quatorze cents pères de famille fusillés chez
eux en huit jours dans les environs d'Angers, les
chouans et les chauffeurs. Ils disaient au représen-
tant : « Il faut tuer les traîtres aujourd'hui ou nous
périrons demain. »
Un fait sûr, c'est que les plus violents même des
représentants furent souvent très embarrassés de
contenir la violence des hommes de la localité.
Non, on ne pouvait juger un seul des représen-
tants en mission. Entre eux et leurs ennemis, le
procès aurait été par trop inégal. Lequinio, par
exemple, Hentz ou Francastel avaient durement
appliqué les lois, au milieu des grandes villes où
toute chose est en lumière. Mais les barbaries ven-
déennes dont celles-ci furent les représailles, les
118 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
fusillades quotidiennes de Gharette au coin des
bois, qui en tint les procès-verbaux? Pour com-
mencer de tels procès, il fallait aller sous terre
chercher les ossements blanchis, pouvoir dire :
« Ceci est un meurtre vendéen ou patriote », noter
les périls, les détresses, les terreurs où ces actes
furent commis, retrouver les fureurs populaires qui
souvent les ont dictés.
Le plus habile homme du monde, le plus juste,
si l'on veut, qui, loin de l'action et des intérêts,
passa sa vie en discours, entre la maison Duplay,
les Jacobins et l'Assemblée, tournant toujours sur
un point, sans mouvement que d'une maison à
l'autre de la rue Saint-Honoré, pouvait-il apprécier
la destinée de ces terribles voyageurs de la Révo-
lution? des hommes de la fatalité, qu'elle lança un
matin hors de toutes les habitudes, hors des réalités
connues, loin du centre et de la règle qu'elle força,
par l'imprévu qui les prenait à la gorge, de fouler
la loi aux pieds pour sauver la loi, de faire des
crimes pour fuir le crime, d'éteindre la lumière
du monde en laissant périr le seul peuple en qui
elle parût encore?
C'étaient des hommes sacrifiés, perdus; ils le
sentaient bien. Ils rentraient, un à un, dans le
monde des vivants, ces infortunés revenants, avec
un confus souvenir de ce qu'eux-mêmes avaient
fait. Sous une impulsion surhumaine et d'un pro-
digieux bond, ils avaient sauté un abîme... Vous
leur auriez proposé de recommencer à froid, ils
ROBESPIERRE ET LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 119
auraient reculé d'horreur; ils disaient : « Qui a fait
nos actes? Nous n'en savons rien1!... »
Ces malheureux trouvaient au retour la blême,
l'impitoyable figure d'un juge qui dans chaque dis-
cours posait, comme reproche et menace, l'équilibre
moral et civique, la ligne fine, précise, à suivre
sous peine de mort.
Représentez- vous un homme qui, dans une affreuse
tempête, au violent passage des mers, tendrait de
Douvres à Calais un fil délié, en menaçant de la
mort ceux qui ne suivraient pas le fil.
S'il n'eût été qu'un politique, la terreur eût été
moins grande, on eût pu s'entendre encore. Mais
il était surtout et avant tout moraliste. Sa sévérité
naturelle , sa rapide interprétation traduisait tout
acte léger, tout fait d'immoralité, de simple indé-
licatesse, par « corruption, vénalité, trahison,
entente avec l'étranger ». Plusieurs des représen-
tants se calomniaient eux-mêmes, il est vrai, par
leur conduite. Prodiguant leur sang, ils prodi-
guaient tout. Bourbotte, dînant à Tours, s'indignait
de n'avoir que six bougies sur table. Il allait à
quatre chevaux. Merlin vivait en général, portait
moustache. Robespierre y voyait distinctement
l'avènement futur du pouvoir militaire. Autre crime
1. C'est, en propres termes, ce que Baudot disait à mon ami Edgar Quinet.
Celui-ci, jeune alors, allait voir l'illustre vieillard à la campagne, dans une
grande maison déserte, quasi démcublée, et l'homme des anciens jours lui
parlait volontiers des temps héroïques, n'oubliant jamais qu'une chose, la
part qu'il avait eue à tout cela, et comme il avait contribué à sauver la
France qui l'oubliait, — qui s'oubliait elle-même.
120 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de Merlin : il courut follement le cerf (sans doute
avec les chiens du roi); Robespierre en concluait
qu'il avait dû rapporter de Mayence une fortune
royale.
Cet étrange moraliste, l'œil armé d'un microscope,
qui grossissait horriblement, voyait les délits de ce
genre juste au niveau de la trahison de Toulon ou
de celle de Dumouriez. Il voyait ce qu'on lui mon-
trait, accueillant crédulement tout ce qui venait des
départements contre les représentants du peuple,
tous les témoins furieux qui venaient leur faire
expier leur dictature éphémère, et sommaient Robes-
pierre de les accuser.
Du 15 janvier au 13 mars, ces représentants reve-
nant un à un, Robespierre les attendait, dans une
inertie calculée, perdant le temps aux Jacobins, fai-
sant le malade, voulant les voir arriver tous, avec
toutes les accusations des départements, pour com-
mencer le procès.
Dangereux procès ! injuste ! qui , ouvert par lui
contre ses ennemis, a continué après lui contre ses
amis1, contre la Révolution ! Ce procès, en 1795, a
1. Qu'étaient ces deux cents représentants qui avaient eu des missions?
La Convention agissante, l'énergie de la Convention, et ce qu'il y avait de
plus sûr pour la République. Je ne m'étonne pas qu'en prairial, Albitte ait
demandé qu'on leur confiât exclusivement le pouvoir. Quelles mains plus
pures, plus héroïques eût-on trouvées que celles de Romme, Soubrany,
Goujon, Baudot, J.-B. Lacoste, etc.? Robespierre fut très dur pour eux, en
les empêchant (le 6 avril et toujours) de rendre compte de leur fortune avant
et après leur mission, c'est-à-dire de constater leur glorieuse pauvreté. Ceux
même d'entre eux qui étaient foncièrement robespierristes, il ne les soutint
que très indirectement contre leurs ennemis. Lebon, par exemple, étant
accusé (en juin), Robespierre n'osa le défendre, il le fit défendre aux Jacobins
ROBESPIERRE ET LES REPRÉSENTANTS EN MISSION 121
fait mettre sur la sellette deux cents représentants
devant la Convention , puis la Convention tout
entière devant l'opinion. Telle était la pente natu-
relle, du moment qu'on entrait dans l'accusation de
l'année 1793.
Elle finissait, la terrible, l'héroïque, la sanglante
année, sur qui a crevé la débâcle entassée depuis
mille ans. Tous ces maux lui venaient de loin.
L'héroïsme vint d'elle-même.
1794 devait être pénétré de reconnaissance pour
son père 1793, qui l'avait fait être et vivre, qui,
par Couthon. Lebon, après Thermidor, fut poursuivi aussi cruellement que
Robespierre avait poursuivi les dantonistes, et avec aussi peu de preuves.
On lui reprocha d'avoir violé une femme qui n'existait pas, d'avoir volé un
collier de perles qu'on retrouva à sa place, sous les scellés mêmes. On ne tint
aucun compte des ordres terribles qu'il avait reçus, à l'entrée de la campagne,
de Carnot, Billaud et Barère, qui lui indiquaient d'avance le plan concerté
entre les Autrichiens et les traîtres qui étaient pour eux dans chaque place,
et qui, effectivement, leur livrèrent Landrecies. Lebon s'enferma dans Cam-
brai, et là seul (toute la ville était royaliste) il arrêta le cours de la trahison.
Les prisonniers avouèrent que c'était lui qui avait tout fait manquer. Mainte-
nant qu'était cet homme, pour remplir ce rôle étonnant? C'était un jeune
oratorien, prêtre marié, professeur de quelque talent, d'un caractère faible et
doux. Il avait été Girondin, puis robespierriste. Son isolement, son péril
extrême, lui troublèrent l'esprit. Il y avait eu beaucoup de fous dans sa
famille; lui-même, il eut quelques moments singuliers d'excentricité. Un
jour, au théâtre, à une représentation des Gracques, un passage lui semblant
aristocratique, il sauta sur le théâtre le sabre à la main et mit les Romains
en fuite, et comme les spectateurs riaient, il menaça de les faire tous arrêter.
— Il n'était pas sans générosité; car il sauva malgré lui le général Foy, alors
fort jeune, très violent, et qui faisait tout ce qu'il fallait pour forcer Lebon
à le faire périr. — Dans la dictature terrible que lui imposait le péril,
dépassa-t-il la mesure? C'est probable. Mais comment le savoir? Ses ennemis,
avant de le mettre en jugement, s'emparèrent de tous ses papiers ; ils le
firent juger par des émigrés, par ceux qu'il avait empêchés d'entrer en
France avec l'ennemi ! — Dans sa dictature de quatre mois, pour lui, sa
famille, ses secrétaires et employés, frais de bureaux, de voyages à Paris, etc.,
il dépensa 29,000 francs. — Son fils a publié ses lettres, vraiment admi-
rables. — Par quelle fatalité a-t-on confondu un tel homme avec Carrier ?
122 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
par un effort désespéré, avait triomphé de la mort,
franchi le passage que personne n'a passé, et qui,
par delà le Styx, avait rouvert à la vie de nouvelles
terres et de nouveaux cieux.
La nouvelle année arrive, insolente des victoires
déjà gagnées, des grandes créations déjà faites, avec
douze cent mille soldats, la force, la jeunesse et
l'oubli.
Elle arrive impitoyable et volontairement igno-
rante de ce qu'on a fait pour elle. L'organe de la
sévérité, c'est cet homme triste, amer, en qui la
nature, la vertu, le bien, le mal, l'intérêt et le
désintéressement, tout tournait à l'inquisition. Il
n'y avait pas un homme dans la Convention, pas
un dans la République qui pût être rassuré. Nul
patriote n'eût pu regarder dans son passé sans y
trouver quelque chose qui craignait l'œil de Robes-
pierre. Le Jacobin des Jacobins, Montaut, disait :
« De sept cent cinquante que nous sommes, il
pourra en rester deux cents. » David lui-même, en
avril, eut peur de son maître : « Je crois, dit-il, que
nous ne resterons pas vingt membres de la Mon-
tagne. »
Mais ces deux cents, mais ces vingt, qui était bien
sûr d'en être? Voyait-on précisément la ligne de
Robespierre?
La finesse excessive de sa stratégie, qui, derrière
l'apparente immutabilité des doctrines, donnait espé-
rance à plus d'un parti, troublait, obscurcissait la
voie où il conduisait la Révolution.
Robespierre et les représentants en mission 123
A. Lyon, par exemple :
ïl avait laissé par Couthon un tel souvenir de
modération que les amis de la clémence se crurent
sous son patronage quand ils hasardèrent contre
Collot, en décembre, la pétition écrite par le royaliste
Pontanes.
En mars, il fit rappeler, comme exagéré, Javogues,
ami de Gollot, de Fouché.
Fouché avait décrété la suppression de la misère
et frappé des contributions énormes sur les riches
pour nourrir les pauvres. Les riches espéraient que
Robespierre, les délivrerait de Fouché.
Mais, d'autre part, les exagérés, voulant exécuter
à la lettre le fameux décret : Lyon riest plus, et
menaçant la propriété, Fouché les réprima vigou-
reusement. Les exagérés implorèrent l'appui de
Robespierre qui parla pour eux.
Tous à Lyon1, vaincus et vainqueurs, s'adres-
i. La jalousie des Lyonnais contre les Parisiens venus à Lyon favorisait
singulièrement l'ascendant croissant des robespierristes dans cette ville. Le
maire Bertrand, ami de Chalier, mais rallie à Couthon, travaillait à réunir
pour Couthon et Robespierre les Lyonnais de tout parti, modérés et exagérés,
de manière à chasser Fouché, Marino, membre de la Commune de Paris, et
autres Parisiens. Les robespierristes avaient influence dans le tribunal, comme
à la municipalité, et y balançaient les hébertistes. C'est ce qui explique ce
fait singulier.
On amène un prêtre au tribunal. « Crois-tu en Dieu? » S'il disait oui,
les hébertistes peut-être le frappaient comme fanatique. Il dit : « Qu'il y
croyait peu. — Meurs donc, dirent les robespierristes, meurs, infâme, et va
le reconnaître. »
Ils demandent à un autre prêtre : « Que penses- tu de Jésus? — Je soup-
çonne qu'il pourrait bien avoir trompé les hommes. — Quoi, Jésus ! le
meilleur sans-culotte de la Vendée!... Scélérat, cours au supplice! » L'abbé
Guillon, généralement favorable aux robespierristes, n'enregistre pas moins,
_par ce fait, une preuve frappante de leur étrange intolérance.
124 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
saicnt à lui, croyaient avoir sujet d'espérer en lui.
Il ne rebutait personne.
Cette tactique du chef laissait dans une grande
incertitude les robespierristes, qui le suivaient tou-
tefois, — de moins en moins comme un principe,
— et de plus en plus comme un homme, une
idolâtrie personnelle, c'est-à-dire, à leur insu,
s'engageant dans la monarchie.
DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE W
CHAPITRE IV
LA RÉVOLTE DE DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE
(FÉVRIER 1794).
Les Montagnards se serrent contre Robespierre. — Aplatissement général;
alliance. — Desmoulins seul n'y consent pas. — Le malheur de Fabre le
détache de Robespierre. — Lucile l'encourage. — Ses attaques contre le
Comité de sûreté. — Ses attaques contre Robespierre. — Inquiétude de
Robespierre.
La stratégie de Robespierre, en terrifiant la Mon-
tagne, lui donnait, pour la résistance, une unité
obligée où les nuances hostiles allaient s'effaçant.
Tous sentaient qu'ils étaient perdus s'ils ne profi-
taient encore de leur ascendant sur la Convention
pour obtenir qu'elle approuvât les Montagnards qui
revenaient, de sorte que si, plus tard, Robespierre
voulait, par le centre et la droite, entamer le grand
procès des hommes de 1793, on pût dire : « La
chose est jugée. »
Donc, par un pacte tacite, la Montagne ne souf-
frit pas qu'il s'élevât un mot de doute sur tout
représentant revenu de mission. Elle les approuva
tous, hébertistes ou dantonistes, les loua ou amnistia,
126 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
et elle fut suivie en cela des vrais patriotes, qui sen-
taient qu'en pareille situation on n'eût pu toucher
aux coupables sans compromettre toute la représen-
tation nationale et la République elle-même.
On accueillit non seulement Lacoste et Baudot,
chargés des drapeaux du Rhin et de leur glorieuse-
désobéissance, non seulement Ghasles, guéri de sa
blessure et des calomnies jacobines, mais des
hommes discutables comme Fréron, des coupables
comme Tallien, de furieux hébertistes, Javogues,
Lequinio, Carrier même. On ne voulut voir en
eux que des hommes qui s'étaient compromis à
mort pour la Révolution, et contre qui les robes-
pierristes exploitaient habilement les haines, les
vengeances locales.
Souffert à la Convention, bien reçu aux Jacobins,
Carrier, le brutal, le barbare, montra une diplo-
matie dont on put être étonné. Il loua les danto-
nistes, fit l'éloge de Westermann, alla jusqu'à dire
que Phelippeaux se trompait sans doute, mais se
trompait en conscience.
L'alliance des partis, déjà essayée (fin septembre),
tentée encore et manquée (10 novembre) par l'em-
portement d'Hébert, semblait cette fois prête à se
faire sous l'influence de la nécessité et de l'inté-
rêt commun. Elle devenait plus facile par la grande
fatigue morale, l'affaissement réel des opinions diver-
gentes.
Les grands travailleurs clu Comité de la Conven-
tion songeaient plus aux résultats, à la victoire sur
DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE 127
l'Europe, qu'aux divisions de partis. Nous voyons
dans les Mémoires de Garnot qu'il dînait aux Tuile-
ries chez un restaurateur avec Gollot d'Herbois.
Collot se fût sans difficulté arrangé avec Danton,
et il lui eût ramené la moitié des Jacobins. Il res-
tait comme à la chaîne et sous la fatalité de sa
grande affaire de Lyon, qui lui revenait sous mille
formes.
La défaillance était grande dans les hommes
principaux. Thuriot avait perdu la parole ; sa poi-
trine ne lui permettait plus de monter à la tribune.
Legendre y montait toujours, mais pour devenir de
plus en plus ridicule; la naïveté de ses peurs, de
ses colères mal jouées, ses reculades sous forme
d'emportements patriotiques, étaient une farce habi-
tuelle qui eût fait rire la mort même.
Mais la ruine la plus lamentable était Danton.
Son aplatissement volontaire eût été moins remar-
qué s'il eût gardé le silence; mais non, il parlait.
Il rusait avec infiniment d'esprit et de lâcheté avec
la situation. Il s'était fait le second de Robespierre
pour accabler Glootz; et, en retour, il en fut pro-
tégé à l'épuration jacobine. Il étonna encore bien
plus le 7 janvier, quand, un dantoniste proposant de
ramener le Comité dans la dépendance de la Con-
vention, Danton fit renvoyer cette proposition au
Comité même. Il eut (26 février) une lueur d'indé-
pendance et s'en effraya tellement que lui-même le
lendemain il parla en sens inverse.
Danton, par Westermann, par Merlin (de Thion-
128 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ville), par Dubois-Crancé et autres, se fût aisément
arrangé avec Gollot, Carrier, Hébert.
La difficulté réelle était Camille Desmoulins. Il
avait, dans son n° 4, rendue la conciliation impos-
sible avec Hébert; celui-ci portait au sein la flèche
mortelle; il allait, mais comme un mort. Ronsin
de même était percé, de même irréconciliable; et
qui dit Ronsin dit Collot d'Herbois; pour Lyon,
c'était même chose.
Entre tous les politiques qui se seraient arrangés,
Camille seul embarrassait. Entre tant d'hommes
fatigués, lui seul, constamment éloigné de la tri-
bune, s'était conservé entier. Avec son libre génie
d'inspiration naïve et soudaine, il était l'homme du
monde qui pouvait le moins composer.
Yoltairien, matérialiste, tout ce qu'on voudra, le
grand écrivain n'en fut pas moins celui qui démon-
tra, à son péril, la souveraine indépendance de l'âme.
L'austère et spiritualiste chef des Jacobins, par
deux fois (septembre et janvier), composa avec
Hébert... Et ce fut, dans le mondain, le bouffon,
le léger Camille qu'apparut, contre l'alliance mons-
trueuse et dégradante, la résistance intrépide de la
morale publique.
Un instinct confus, très fort, semblait dire aussi
à l'artiste que son immense puissance de juillet 1789
allait lui revenir entière. La presse est la reine
des reines, au début et à la fin des révolutions.
La tribune finissait; sauf quelques mots éloquents,
superbes, hautains de Saint- Just, quelques belles
DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE 129
et laborieuses élucubrations de Robespierre, elle
avait perdu la voix. Avant l'ennuyeuse époque des
Portalis et des Jordan, la France devait parler encore,
parler une fois à la presse, témoigner de son vrai
génie, pour entrer ensuite, un peu consolée, dans
le tombeau.
Donc Camille se sentait revivre. Après avoir, lui
aussi, traîné, tremblé et alangui, il sentait, comme
Samson, que les cheveux lui repoussaient. Non
content d'avoir, des deux pieds, écrasé les Philis-
tins, je veux dire les hébertistes, il allait, poussé
d'une force inconnue, secouer les colonnes du temple
et la réputation de Robespierre.
L'affaire de Fabre avait percé le cœur de Camille ;
elle le détacha de son maître. L'amitié pouvait seule
l'émanciper de l'amitié. On le voit aux premiers mots
du n° 6 (15 janvier) : « Considérant que l'auteur
immortel du Philinte vient d'être mis au Luxembourg
avant d'avoir vu le quatrième mois de son calendrier,
voulant profiter du moment où j'ai encore encre et
papier, et les deux pieds sur les chenets, pour mettre
ordre à ma réputation, je vais publier ma foi poli-
tique, dans laquelle j'ai vécu et mourrai, soit d'un
boulet, soit d'un stylet, soit de la mort des philo-
sophes, comme dit le Compère Mathieu. »
Elle fut écrite, cette profession de foi, mais non
publiée.
Personne, jusqu'en 1836, n'a pu deviner pourquoi
Desmoulins est mort.
Le cœur déjà serré de la censure pontificale qu'il
130 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
avait subi en décembre, en janvier, aux Jacobins,
il voyait devant lui se dresser un mur. Il eût peut-
être abandonné les libertés de la parole. Mais la
liberté de la presse ! elle manquant, l'air lui man-
quait ! Il sentait la pierre du sépulcre se poser sur
sa poitrine, et avant que d'étouffer, par un effort
désespéré, il voulut la lancer au loin.
Qui ne voyait à ce moment le danger du pauvre
artiste?... Entrons dans cette humble et glorieuse
maison (rue de l'Ancienne -Comédie, près la rue
Dauphine). Au premier, demeurait Fréron. Au
second, Camille Desmoulins et sa charmante Lucile.
Leurs amis, terrifiés, venaient les prier, les avertir,
les arrêter, leur montrer l'abîme. Un homme, nul-
lement timide, le général Brune, familier de la
maison, était un matin chez eux et conseillait la
prudence. Camille fit déjeuner Brune et, sans nier
qu'il eût raison, tenta de le convertir. C'était le
moment où leur ami Fréron, enthousiaste de Lucile,
venait de lui écrire la victoire et les périls de Toulon.
Camille aussi, à sa manière, était, voulait être un
héros : Edamus et bibamus, dit-il en latin à Brune,
pour n'être entendu de Lucile; cras enim moriemur.
Il parla néanmoins de son dévouement et de sa réso-
lution d'une manière si touchante que Lucile courut
l'embrasser. « Laissez- le, dit-elle, laissez-le, qu'il
remplisse sa mission : c'est lui qui sauvera la
France... Ceux qui pensent autrement n'auront pas
de mon chocolat. »
Cette scène d'intérieur explique l'explosion du n° 7.
DESMOULINS CONTRE ROUES PI EURE 131
Cet audacieux numéro regarde au visage et
décrit ceux que personne n'osait plus regarder en
face, les redoutables membres du Comité de sûreté
générale. Il établit parfaitement qu'on n'y a mis
que d'anciens Feuillants, des Girondins convertis.
David et sa joue, sa fureur, son écume, Camille a
tout mis, au risque d'éclabousser Robespierre. Mais
il l'est bien plus par ce mot : « Que Fabre a été
arrêté, parce qu'il avait des pièces contre Héron. »
Héron, l'engin mystérieux du pouvoir, Héron, qui
en toute autre chose grave ne faisait rien sans
prendre le mot du maître.
« La Convention a rendu contre elle-même ce
vrai décret de suicide qui la réduirait bientôt à la
condition servile d'un parlement qu'on embastille
pour refus d'enregistrement. Le Comité de salut
public, qui donne toutes les places, gouvernait par
l'espérance ; et voilà qu'il a la Terreur. »
Dans un passage décisif, l'attaque est directe
contre Robespierre : « Il fit preuve d'un grand carac-
tère, quand, dans un moment de défaveur, il se
cramponna à la tribune... Mais toi, tu fus un esclave,
et lui est un despote, le jour que tu souffris qu'il te
coupât si brusquement la parole dès ton premier
mot. )>
Une certaine comparaison d'Octave et d'Antoine
semble une allusion cruelle à Robespierre et Danton,
au 19 juin, au 10 août, au 5 septembre. « Le lâche
Octave, qui s était caché, vainqueur par le courage
d'Antoine, insultait le corps de Brutus », etc.
132 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Ce n'était pas la première fois que Desmoulins
hasardait des allusions à la bravoure de Robespierre.
Dans le rude coup de cravache dont il cingla Nicolas,
son garde du corps, il ne se refusa pas une ligne
sur l'amusante figure du porte -bâton qui suivait
partout le grand homme. Nicolas fut dès lors connu,
regardé, admiré, aussi bien que le chien Brount qui
lui fut associé, comme garde du corps, l'été de 1794.
Camille fît encore bien pis. Il trouva, toucha
d'une main rude un endroit plus délicat encore en
cette âme endolorie. Ce point était celui où l'amour-
propre littéraire était mêlé, confondu avec l'orgueil
politique. Ceci était le fond du fond. Et même Robes-
pierre eût pu ne pas être un politique; mais, de
toutes façons, s'il n'eût été prêtre, il eût été sans
nul doute homme de lettres.
Il faut savoir qu'en janvier, après son grand avan-
tage sur Fabre et sur Phelippeaux, croyant avoir été
trop vite et voyant que le procès contre les repré-
sentants était loin d'être mûr encore, Robespierre
voulut gagner du temps et chercha quelque terrain
neutre où Ton pût parler sans rien dire, occuper les
Jacobins. Il établit une espèce de concours sur les
vices du gouvernement anglais,
La société, redevenue docile depuis le grand coup,
donna, sous son pédagogue, le plus étonnant spec-
table de radotage académique. Tous, dans leur
parfaite ignorance de la question, parlaient d'autant
plus aisément. Ce flot d'insipidité coula un mois et
plus, sans autre incident que quelques coups de férule
DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE 133
distribués par le maître. Et la chose eût duré encore,
si on ne l'eût embarrassé lui-même par la question
de savoir si, en attaquant le gouvernement anglais,
on devait attaquer le peuple qui aidait ce gouverne-
ment. Robespierre dit non d'abord, et oui le surlen-
demain (9 et 11 pluviôse).
L'impitoyable Camille, le saisissant juste ici, lui
jeta avec respect deux lourdes calottes de plomb :
ennuyeux et brissotin.
« Parlons un peu des vices du gouvernement britan-
nique. » — « Qu'est-ce que tout ce verbiage? dit bru-
talement l'autre interlocuteur. Cette vieille question
des deux gouvernements a été tranchée au 10 août. »
« Robespierre, sans s'en douter, reprend le rôle
de Brissot, qui nationalisait la guerre. Pitt a dû rire
en voyant cet homme, qui l'appelle imbécile, s'y
prendre si bien pour le raffermir, pour démentir
Fox et l'opposition anglaise. »
Ces mots si forts expliquaient le vrai sens de l'épia
graphe mise en tête, épigraphe édulcorée dans la tra-
duction de Camille par un reste de respect, mais bien
plus claire en latin. La voici sans ménagement : « Ne
pas voir ce que les temps exigent , se répandre en
vaines paroles, se mettre toujours en avant sans s'in-
quiéter de ceux avec qui l'on est, cela s'appelle être
un sot... Avec l'intention bien bonne, Caton perd la
République; il ne voit pas que nous sommes dans la
boue de Romulus, et disserte comme il ferait dans la
cité de Platon ». (Cicéron.)
Le libraire de Desmoulins, Desenne, recula d'hor-
131 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
reur quand il lut, en épreuve, ces lignes terribles. Il
se crut mort, déclara qu'il hasarderait d'imprimer tout
ce qui était anti-hébertiste , mais que tout passage
contre Robespierre devait disparaître. L'ardent et
fougueux écrivain, arrêté dans son élan, se débattit,
disputa. Les épreuves allaient et venaient; on les
lisait au passage; les amis en parlaient tout bas. Les
ennemis en surprirent-ils quelques pages? C'est pro-
bable. Du reste, le bruit suffisait. L'effet du factum
eût été terrible. C'était à Robespierre à voir s'il devait
attendre le coup.
Tout grand homme politique doit craindre d'être
touché de près. Mais combien plus Robespierre, un
prêtre, une idole, un pape! Le plus digne ne peut
jouer ces rôles étranges qu'avec un masque mobile à
plusieurs visages. Celui-ci, sérieux, patriote, accep-
tait cette adoration pour le salut de la patrie et croyait
qu'elle périssait si les voltairiens touchaient encore
à cette dernière religion.
De hasarder la parole contre Desmoulins, il n'y avait
pas à y songer. Un dieu qui discute est perdu. Robes-
pierre, d'ailleurs, n'avait qu'une corde, sérieuse et
triste. Il était sans armes contre l'ironie. Ses excur-
sions en ce genre n'étaient pas heureuses. Il croit
mordre Phelippeaux en disant que ses philippiques
« ne sont que des philippotiques ».
Il ne pouvait plaisanter Desmoulins, mais bien le
tuer.
Nous ne doutons aucunement qu'il n'ait été terri-
fié, la première fois que cette idée cruelle lui vint à
DESMOULINS CONTRE ROBESPIERRE 135
l'esprit. Cet aimable, ce doux, ce bon camarade, qui
n'avait pas passé un jour sans travailler à sa répu-
tation! ces souvenirs n'étaient-ils rien? Y avait-il un
homme encore en Robespierre ? Pour avoir passé ,
repassé dans le Styx et l'onde des morts, n'avait-il
pas en quelque coin gardé une goutte du sang de la
femme?... Je soutiens et je jurerais qu'il eut le cœur
déchiré.
D'ailleurs, tuer Desmoulins, c'était encore autre
chose; on ne pouvait s'arrêter. Le pauvre Camille,
qu'était-ce? Une admirable fleur, qui fleurissait sur
Danton. On n'arrachait l'un qu'en touchant à l'autre...
L'arbre noueux, fort, puissant, avait jeté aux vents
ses feuilles; mais, tel qu'il était, quelle main eût été
sûre de l'arracher?
136 HISTOIRE DE LA IlÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE V
ROBESPIERRE MENACE LES DEUX PARTIS PAR SAINT-JUST
(26 FÉVRIER 1794).
Robespierre malade. — Alarmé de l'attitude de la Convention. — Il fait
revenir Saint-Just, 26 février. — Robespierre paraît s'éloigner de ses doc-
trines. — Combien il grandit Saint-Just.
Robespierre tomba malade le 15 février, resta chez
lui jusqu'au 13 mars.
Dur moment où il eut sans doute sa suprême ten-
tation.
Tout ce temps, sa seconde âme, Gouthon, se dit
malade aussi, s'absenta; il disparut le 15, reparut
le 13.
D'autres diront que cette absence était politique
(comme la vaine discussion sur le gouvernement
anglais), qu'il fallait gagner du temps pour les raisons
qu'on a vues. Moi, je crois que la maladie fut réelle,
qu'elle fut la fièvre, l'inquiétude, la terrible indécision
qui doit précéder de tels actes.
Si Desmoulins n'eût pas été la créature innocente
qu'il était, il eût profité du délai. La chose éventée,
ROBESPIERRE MENACE LES DEUX PARTIS 137
il eût sur-le-champ imprimé sous terre (les royalistes
imprimaient bien). On ne provoque pas un tel homme.
Il fallait ou l'adorer ou d'un coup sûr et rapide le
clouer vivant sur l'autel.
Une chose paralysa le puissant pamphlétaire, c'est
qu'il n'avait pas encore perdu le respect. Au fond
même, il aimait encore. S'il eût, dès la première
attaque et sans avertissement, touché le texte
redoutable qui agit en Thermidor (les dévotes de
Robespierre, les momeries du parti, etc.), le coup eût
porté si droit que le blessé n'eût pu le rendre.
Celui-ci, on n'en peut douter, était dans cette ter-
reur. Il avait immolé Fabre. A quoi bon avoir mis le
drame sous clé, si le pamphlet courait Paris? Camille
était un enfant sans doute, on se plaisait à le redire;
oui, mais meurtrier dans ses jeux; s'il égratignait
d'abord, ne pouvait-il aussi, pour rire, appliquer son
pédagogue contre un mur infranchissable, l'écraser et
l'aplatir à une consistance si mince que, transparent,
diaphane, la joyeuse lumière du soleil le perçât sur
chaque point?
Il ne fallut pas moins qu'une telle anxiété pour finir
l'indécision de Robespierre, lui faire mettre les fers
au feu. Une chose aussi le décida, l'accueil imprévu
que Carrier reçut à la Convention (23 février). Si elle
amnistiait un tel homme, il était évident qu'elle était
décidée à innocenter tous les représentants en mis-
sion, qu'hébertistes et dantonistes sur ce point étaient
d'accord, que tous allaient se serrer, ne connaissant
plus qu'un ennemi, le dictateur. Robespierre se décida,
133 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
tira le couteau pour raser les deux partis. Ce couteau
était Saint-Just.
Il était à l'armée du Nord, mais averti et tout prêt;
il fondit, le 26, sur la Convention.
Il apportait un discours d'extermination pour qui
savait le comprendre.
Ce discours avait deux buts; il témoigne du pas
prodigieux que fit Robespierre, dans son âpre soli-
tude, sous l'épreuve des attaques imminentes et du
ridicule possible.
Non seulement il note les indulgents comme traî-
tres, mais d'un bond il passe par-dessus les exagérés,
les note comme indulgents.
« Plus de terreur! non, justice! » Mais cette justice
de Saint-Just est telle qu'elle accuse l'Assemblée
d'indulgence, une Assemblée où siégeaient Carrier et
Collot d'Herbois!
« On ne punit point les coupables », dit Saint-Just.
L'Assemblée se regardait; l'autre jour elle s'était vue
au pied de la guillotine; elle trouvait que vraiment le
tribunal ne chômait pas. Que voulait donc dire ce mot?
Apparemment , qu'en frappant les petits coupables ,
on ménageait trop les grands, les représentants du
peuple.
Parmi plusieurs belles choses, vives, fortes, pro-
fondes, il y en avait d'effrayantes par le vague et
l'équivoque.
« La société doit s'épurer. Qui l'empêche de
s'épurer veut la corrompre, qui la corrompt veut la
détruire. » Glissantes interprétations. L'Inquisition
ROBESPIERRE MENACE LES DEUX PARTIS 139
ne raisonna jamais autrement. Si on les eût appli-
quées, on n'eût point trouvé d'innocent. Tous sortis
de la monarchie, tous plus ou moins corrompus, par
cela seul tous étaient traîtres, avec cette étrange doc-
trine. Saint-Just était-il innocent, lui qui, deux ans
auparavant, venait de réimprimer son imitation de la
Pucelle?
La Convention ne fut pas moins suprise des traits
lancés par Saint-Just contre le mouvement de Chau-
mette, mouvement avoué d'elle-même (16 novembre).
Il ne devina pas lui-même l'effet immense de ses
paroles, la joie de la contre-révolution.
La conclusion est hardie, décisive : « Le besoin
asservit* le peuple, la Révolution n'est pas encore
entrée dans l'état civil. Celui qui s'est montré l'en-
nemi de son pays n'y peut être propriétaire. Indem-
nisons les malheureux avec le bien des ennemis de
la Révolution. »
Il substitue ainsi aux principes des biens nationaux
vendus par l'État le simple don, l'indemnité gra-
tuite1.
« Les comités révolutionnaires feront connaître au
Comité de sûreté générale la conduite de tous les
détenus depuis mai 1789. »
Le sens de cet article fut très clairement indiqué
par Couthon et autres, qui demandèrent que le bien
1. Entre le premier système qui a favorisé l'usure et le second qui favorise
la paresse et le sommeil, il y avait pourtant un milieu, X affermage des biens
nationaux à un prix très bas, qui mettrait l'homme laborieux en état d'acqué-
rir peu à peu dos parcelles. Soulager les malheureux par l'aumône gratuite
d'une confiscation, c'est une solution éphémèro et pauvre.
140 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
des suspects fût confisqué, comme celui des émigrés ;
autrement dit, que ceux qu'on soupçonnait seule-
ment fussent assimilés aux coupables convaincus.
Ce discours avait une portée immense ; il décon-
certait l'opinion. Il montrait Robespierre sur un ter-
rain nouveau, étranger à ses doctrines, peu éloigné
des lois agraires. Mais ceux mêmes qui les voulaient
auraient trouvé qu'il y passait par une très mauvaise
porte, remettant en réalité le gouvernement de la
chose, non pas au pouvoir central qui ferait espérer
quelque impartialité, mais à la tyrannie locale, puisque
la confiscation ne serait prononcée en réalité que sur
les notes transmises par ces petits comités de sec-
tions, villes ou villages.
Ces agents ne pouvaient-ils être infidèles, ennemis
de la République? On s'en aperçut en avril, où
l'on vit que les comités de villages se composaient
justement des agents des émigrés , de leurs procu-
reurs, de leurs intendants. On les supprima d'un
coup. Il n'y eut plus de comités que dans les villes
de districts.
L'avantage du décret pour Robespierre, c'était
d'annuler logiquement et les dantonistes et les héber-
tistes, d'ôter à ceux-ci l'avant-garde et de marcher
devant eux.
Pour obtenir ce résultat, Robespierre avait payé
cher et s'était préparé peut-être des embarras d'avenir.
Il avait dressé bien haut le piédestal de Saint-Just.
Cette hautaine raideur n'était plus celle du Jacobin
seulement, mais du militaire. Saint-Just répondait
ROBESPIERRE MENACE LES DEUX PARTIS 141
bien mieux que son maître à l'idéal du temps nou-
veau qui venait. Il avait trouvé tout d'abord ce que
n'eut jamais Robespierre, une faculté puissante sur
le grand bétail humain : la parole du tyran.
Tout cela eût éclaté sans le 9 thermidor. Robes-
pierre le regardait et disait parfois tristement : « Il
y a en lui du Charles IX. »
Un mot du 24 février parut fort sinistre à tous :
« La République, dit Saint-Just à la Convention, ce
n'est point un sénat, c'est la vertu. » Dès lors, pour-
quoi un sénat ? Cette morale inattendue fit passer
aux yeux éblouis je ne sais quelle lueur lointaine
du 18 brumaire.
LIVRE XVII
CHAPITRE PREMIER
MOUVEMENT DES CORDELIERS. — ARRESTATION DES HÉBERTISTES.
PREMIER COUP SUR LES DANTON1STES
(25 FÉVRIER-18 MARS 1794).
Les Cordeliers indignés d'être dépassés. — Poussés à la vengeance par les
petites sociétés. — Ils appellent l'insurrection, 4 mars. — Ils restent seuls.
— Us sont arrêtés, 13 mars. — Discours de Saint-Just contre les exagérés
et les indulgents. — On enveloppe Clootz dans le procès d'Hébert. —
Robespierre félicite l'Assemblée de se décimer. — On arrête Hérault,
ChaumcUe. — Danton défend ses ennemis, 18 mars.
Le dernier mot de Saint-Just qu'on a trouvé sur
lui le 9 thermidor est celui-ci : « Diviser, non les
propriétés, mais les fermages. »
Donc, comme Marat et Robespierre, comme tout ce
qu'on peut appeler la révolution classique, Saint-Just
défendait la propriété.
En cela, ils apparaissent comme les adversaires de
Babeuf et sans doute de Jacques Roux, de Varlet, de
Leclerc, de Lyon, et des amis de Ghalier.
L'effort de Robespierre, on l'a vu dès juin 1793, fut
CORDELIERS. — HÉBERTISTES. — DANTONISTES 143
d'arrêter les Gordeliers sur la pente qui les entraînait
de ce côté. Il n'y réussit que par l'alliance de Marat,
plus tard par Hébert et le Père Duchesne, jusqu'à ce
que le foyer redoutable qui subsistait aux Gravilliers
parût éteint dans le sang de Jacques Roux.
Les Gordeliers, maîtrisés par Hébert et par les
robespierristes, avaient abandonné ce fanatique,
patriote sincère pourtant, nullement convaincu du
vol qui le mena à la mort. Ils avaient perdu par
là, et pour plaire aux Jacobins, leur influence au
centre de Paris, spécialement aux Gravilliers. L'al-
liance jacobine leur arracha encore l'abandon de
Ghaumette, qui, par ses prédications religieuses,
leur avait conquis cette grande et importante sec-
tion.
L'étonnant discours de Saint-Just leur fît sentir
tout à coup que tant de sacrifices étaient perdus.
Sans adopter les principes de ceux qu'on avait
proscrits, il arrivait en pratique, à des résultats
analogues. La mesure, infiniment élastique, d'un
séquestre qui permettait « d'indemniser tous les
malheureux », — l'axiome : « Celui-là seul a droit
dans la patrie qui coopère à l'affranchir », c'étaient
des moyens suffisants pour atteindre indirectement
les résultats des lois agraires.
D'un bond, sans transition, les robespierristes se
trouvaient ainsi avoir passé par-dessus les Gordeliers.
Après les avoir si longtemps arrêtés ou retardés, ils
les rejetaient maintenant à l'arrière-garde, pêle-mêle
avec les indulgents, et comme dans les bagages. Ils
144 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
leur avaient surpris leur drapeau et le portaient en
avant.
Les Gordeliers étaient fort abattus. Hébert, après
avoir tué Jacques Roux, renié Ghaumette, subi le joug
de Robespierre, n'allait plus aux Jacobins ; il avait
mis prudemment la sourdine au Père Duchesne. Les
petites sociétés du centre de Paris, très petites, mais
agitées toujours des furies de Jacques Roux, ne per-
mirent pas aux Cordeliers d'avaler l'outrage. Elles
firent honte à Hébert, le lâche aboyeur, d'aboyer
sans mordre. La diplomatie hébertiste (on a vu celle
de Carrier) ne pouvait continuer sans soupçon de
trahison.
Paris avait, à ce moment, une saison qui lui est
propre, un dur carême à vent aigre, temps froid,
sec, pauvre, irritant. Très peu de vivres arrivaient.
Des boutiques partout fermées, les marchands ne
voulant plus vendre, plutôt que de vendre à perte. La
longue queue grelottante avant le jour à la porte des
boulangers, queue aux chantiers, queue aux bou-
chers. C'étaient là certainement les éléments d'un
mouvement. Le 4 mars, les Cordeliers voilèrent d'un
crêpe noir la Déclaration des droits, déclarant qu'elle
resterait telle « jusqu'à ce qu'on vît cesser la disette
et punir les ennemis du peuple. » Le 5, l'exaltation
croissant, Vincent, Hébert, attaquèrent le Comité de
sûreté qui ajournait l'affaire de Fabre; puis, comme
Hébert s'accusait lui-même de ne pas tout dire, Bou-
langer, un fier- à- bras de l'armée révolutionnaire :
« Parle, Père Duchesne, ne crains rien; tu parleras,
CORDELIEliS. — IIEBE RTISTES. — DANTONISTES 145
et nous frapperons ! » Alors Hébert se lâcha, et contre
les Jacobins qui lui refusaient la parole, et contre
un homme égaré sans doute (Robespierre) qui, disait
faussement Hébert, avait fait rentrer Desmoulins
aux Jacobins.
Dans ce crescendo de gens échauffés, comme on
parlait de créer un journal, le grand spectre noir,
Carrier se lève, et d'une voix creuse : « Un journal!
dans un tel moment !... Ce qu'il faut, cest V insur-
rection! »
Parole très imprudente, qui fat appuyée d'Hébert.
Le moment n'était pas venu. Une seule section
peut-être se serait levée, celle qui se leva en Ther-
midor contre Robespierre, celle qui pleurait Jacques
Roux, celle qui avait été remuée à fond par les pré-
dications de Ghaumette et de Léonard Bourdon, le
ventre profond, agité, du Paris industriel, la section
des Gravilliers (Filles-Dieu, Saint-Denis, Saint-Martin).
Il eût fallu avoir Ghaumette. Mais eux-mêmes
l'avaient tué. Ils n'allèrent à lui qu'à la fin, quand
leur affaire eut avorté. Ils en furent reçus froide-
ment; la Commune ne fit rien pour eux.
Au Comité du salut public, Gollot d'Herbois,
quoique lié avec eux, ne pouvait les soutenir. Son
intérêt n'était pas d'attaquer les dantonistes. Au con-
traire, d'unir étroitement contre Robespierre, héber-
tistes et dantonistes, les représentants de toute
nuance qui revenaient de mission. Leur ami, Gollot,
le 6 mars, fut parfaitement d'accord avec leur ennemi
Tallien pour blâmer l'insurrection.
t. va. — RÉV. 10
14(> HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Nulle autorité n'appuyant celle-ci, restait la force
brutale, l'armée révolutionnaire. Cette armée était-
elle encore? Le Comité de salut public l'avait divisée,
dispersée. Le Comité de sûreté en avait débauché
les meilleurs hommes. A Lyon, elle était en guerre
avec la ligne, jalouse de sa haute paye. A Paris, on
avait lancé contre elle le faubourg Saint-Marceau,
qui vint dire à la Commune que, dans une seule
compagnie, il y avait vingt voleurs. Son fameux
général Ronsin était seul sur le pavé de Paris; s'il
eût voulu tirer l'épée, il n'eût tiré que la sienne.
Il n'en promenait pas moins ses épaulettes au
Palais-Royal, disant partout que la Convention était
usée, Robespierre usé, qu'il faudrait bien faire un
matin un gouvernement, que l'armée révolutionnaire
serait portée à cent mille hommes, qu'on nomme-
rait un grand juge qui pourrait être le maire Pache ;
sous cet automate, Ronsin aurait été dictateur mili-
taire.
Ce beau projet se colportait, se disait à tout venant,
spécialement aux prisons. Ronsin y allait voir les
siens; on concluait de ces visites qu'il voulait orga-
niser un massacre des prisons. Ce bruit, habilement
semé, ne contribua pas peu à tuer le mouvement.
Le peuple se mit lui-même à arracher les affiches
des Cordeliers. Ils s'empressèrent alors de se rétracter
et d'enlever leur crêpe. Cela ne servit à rien. Ils
furent tous arrêtés le 13 au soir.
Personne ne s'y attendait. Ils avaient été si faibles
et si ridicules que l'opinion leur faisait grâce. Mais
CORDELIERS. — 1IÉBE RTISTE S. — DANTONISTES 117
la prise qu'ils donnaient était trop belle pour qu'on
les lâchât. Ils avaient tenté la Mort.
Le manifeste que Saint-Just lut contre eux, une
heure avant l'arrestation, indiquait sans trop de mys-
tère un plan d'extermination impartiale des exagérés
et des indulgents. On commençait par les premiers,
mais la pièce était peut-être plus violente contre les
autres ; les exagérés se contentaient d'affamer Paris ;
les indulgents faisaient plus, ils corrompaient la
République.
Les accusations sinistres, les mots sanglants de
famine qui circulaient dans les groupes à la porte
des boulangers, Saint-Just n'hésite pas à les ramasser
pour les jeter à la tête de l'ennemi. « On fait des
repas à cent écus par tête. On mange la vie du peuple.
Tel patriote, avec une feuille, gagne trente mille
livres de rentes... Et ailleurs, on vit de châtai-
gnes », etc.
Tout arme lui semble bonne, même un mot de
lois agraires : « Donnez des terres à tous les mal-
heureux! »
On dirait un mauvais rêve, écrit dans une nuit
d'orage, parmi les allants et venants, sur la table du
Comité. Le décret est un vrai chaos, où les affaires
spéciales de police (comme l'arrivage des denrées à
Paris) marchent de front avec les mesures les plus
générales de la politique. Les délits moraux s'y con-
fondent avec les crimes d'État, par exemple Ja corrup-
tion des citoyens et la subversion de V opinion publique
avec la subversion des pouvoirs publics.
lis HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Peine de mort pour qui résiste au f/ouver/irme/it,
c'est-à-dire aux comités. Puis, pour rassurer la
Convention : Peine de mort pour qui usurpe son
pouvoir. Les Comités nomment six commissions
pour juger tous les détenus.
Les dantonistes étaient pâles du coup frappé sur
les hébertistes. Legendre donna carrière à sa peur
sous forme d'enthousiasme. Il demanda que le sublime
discours lu pieusement tous les décadis au temple
de la Raison, fût envoyé aux quarante -quatre mille
municipalités, aux armées, aux sociétés.
On le relut le soir aux Jacobins devant Robes-
pierre et Gouthon qui reparurent ce jour (13 mars),
comme pour le sanctionner de leur présence, en
avouer le contenu. Ils revenaient faibles encore, lan-
guissants. « Mes forces défaillent », dit Robespierre
le 15 encore, et il se renfonça dans sa chambre de
malade.
Il était trop facile d'accabler Hébert et Ronsin. Mais
on ne pouvait dire leurs crimes réels sans stigma-
tiser indirectement l'indulgence de Robespierre pour
les déportements des hébertistes à Lyon et dans la
Vendée, spécialement pour le certificat d'innocence
qu'il venait de leur donner (27 janvier). On attaqua
Hébert, comme on avait fait pour Jacques Roux, par
une accusation de vol. On lui reprocha d'avoir
calomnié... Danton! qu'on fît mourir huit jours
après.
Chose non moins étonnante ! « Hébert, Ronsin,
Vincent, Momoro, étaient royalistes ! C'était pour
COKDELIERS. — HÉBERT1STES. — DAiNTONISTES 149
servir le royalisme qu'ils simulaient l'exagération!»
Rien de plus calomnieux. Coupables sous tant de
rapports, ils n'en étaient pas moins républicains.
Même ce misérable Hébert, en montant sur la char-
rette, disait à Ronsin : « Ce qui me tue, c'est que la
République va périr ! — Non, dit l'autre, elle est
immortelle ! »
Grande époque ! où même les pires avaient
cependant la foi.
Pour les faire croire royalistes, on imagina de
mêler au procès une Vendéenne. Pais, comme l'affaire
s'appelait conspiration de l'étranger, on y mit des
étrangers : le banquier Kock, ami d'Hébert, le Belge
Proly, qui, bâtard d'an prince autrichien, pouvait
entrer comme appoint dans toute conspiration, j
Mais l'horreur, l'horreur éternelle, fut d'y mettre
encore, sans cause, ni raison, ni prétexte, Anacharsis
Glootz, le pauvre Allemand.
Glootz contre qui, il est vrai, on trouva ce grief si
grave qu'il avait invité à déjeuner un membre du
Département pour savoir de lui si telle femme était
portée sur la liste des émigrés.
Ayant frappé ce coup à gauche, le 16, on frappa à
droite. On força Amar à donner enfin son rapport sur
Chabot et Fabre, qu'on avait cousu à Chabot. Amar se
cachait chez lui. On l'en arracha. 11 dut parler ou
périr.
Tout ce qu'Amar fit pour Fabre, qu'on le forçait
d'accuser, ce fut de le montrer comme un filou, non
comme un criminel d'État, de sorte que la chose
150 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
n'allant qu'aux tribunaux ordinaires, Fabre pouvait,
par le bague, éviter la guillotine.
Robespierre ne le permit pas ; il remit la chose au
point d'un crime d'État. Et, s'adressant à la Con-
vention : « La corruption de quelques individus fait
glorieusement ressortir la vertu de cetle auguste
assemblée... Peuple! où a-t-on vu encore celui qui est
investi du pouvoir tourner contre lui-même le glaive
de la loi ? Où a-t-on vu un sénat puissant chercher
les traîtres dans son sein ? Qui a donné ce spectacle?
Tous, citoyens, et vous seuls! »
Encouragement délicat, pour décider l'Assemblée
à trouver bon qu'on la saignât, qu'on lui coupât bras
et jambes.
Parlait-il sérieusement ? Quoi qu'il en soit, de telles
paroles sont justement ce qui l'a fait le plus mor-
tellement haïr. Le 5 février déjà, il avait lancé
celle-ci, qui parut horriblement équivoque : « La
terreur est le ressort du gouvernement despotique.
Est-ce que votre gouvernement ressemble donc au des-
potisme ?
Nouvelle saignée le 17 mars. Saint-Just demande
la vie d'Hérault de Séchelles et de Simon.
On se rappelle cette pièce énigmatique que Robes-
pierre jeune avait apportée de Toulon et que gar-
dait Robespierre. A cette époque, . voulant, par
Hérault, entraîner les dantonistes et, en général,
les représentants revenus de mission, il terrorisa
Billaud, Gollot, tout le Comité. Il exhuma cette
pièce : « Il y a un traître ici... Voyez entre vous. »
C0RDEL1ERS. — HÉBERT1STES. - DANTON1STES 151
— Billaud détourna le péril : « C'est Hérault sans
doute, dit-il, Hérault, l'ami de Proly. »
Il n'y avait point de meilleur patriote qu'Hérault,
ni d'homme plus innocent. Son crime fut sa légèreté,
ses liaisons faciles avec tout le monde, ses agré-
ments personnels; il était suivi, pas à pas, par
une belle royaliste qui l'aimait éperduement. Simon
et lui avaient voulu sauver un homme soupçonné
d'émigration.
Hérault, l'un des rédacteurs de cette constitution
tant vantée, Hérault, président de la fête du 10 août,
et comme consacré lui-même et par la coupe et
par l'urne qu'il y tint au nom du peuple! Hérault,
qui, avec Camille, fut au plus profond du cœur de
Danton!... Le coup était frappé bien près. Qui allait
suivre? Quelle serait la première victime? Les dan-
tonistes frémissants apprirent le 18 au matin qu'au
contraire on frappait les rangs opposés ; on venait
d'enlever Chaumette.
Coup imprévu, que rien ne commandait que cet
à-propos de bascule.
Mort dès longtemps était Chaumette, mort son
conseil général. Il semblait du reste accepter par-
faitement sa nullité. Il ne décidait plus rien, ren-
voyait aux comités gouvernants les moindres affaires
douteuses. ,
Quelque peu important qu'il fût devenu, l'arres-
tation du pauvre apôtre de la Raison n'en fut pas
moins pour le monde prêtre et le monde royaliste
une délicieuse surprise. Les prisonniers du Luxem-
1S2 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
bourg où on l'envoya nageaient dans les roses.
Mesquin d'apparence, petit, faible, avec ses cheveux
noirs, plats, il provoqua chez eux une hilarité uni-
verselle, Ils le criblèrent de mots piquants, d'une
verve si intarissable, que Chaumette n'osait des-
cendre et restait seul dans son coin.
Les dantonistes ne riaient point ; ils voyaient
bien que, si l'on frappait parmi leurs adversaires un
homme si inoffensif, ce n'était pas pour les épar-
gner. Les uns (Legendre, ïallien, Dufourny) se ruèrent
dans la flatterie, dans les outrages aux vaincus ; ils
écrasèrent aux Jacobins les Cordeliers qui venaient
tète basse, s'excuser et demander quelque appui dans
leur péril.
Danton, de toute autre nature, défendit ses en-
nemis. Le 18, à la Convention, quand la Com-
mune humiliée vint tardivement, tristement, expri-
mer sa joie pour le coup qui la brisait, le vieil
Alsacien Ruhl, alors président, brave homme, mais
toujours en colère, la tança de ce qu'elle venait
si tard féliciter l'Assemblée. Danton se leva alors :
« La réponse du président est digne de la majesté
du peuple. Mais il y règne une justice sévère qui
pourrait être mal interprétée. La presque totalité
de la Commune est pure et révolutionnaire. Elle
a si bien mérité de la liberté qu'il faudrait tout
souffrir plutôt que de lui faire boire le calice d'amer-
tume. Épargnons-lui la douleur de croire qu'elle a
été censurée avec aigreur. »
Ces paroles généreuses défendaient et les présents
CORDELIERS. — HÉBERTISTES. — D A N TO>i I STE S 153
et l'absent, le pauvre Ghaumette. Ruhl voulut quitter
le fauteuil pour répliquer, mais Danton : « Si ma
parole a trahi ma pensée, pardonne-moi. Je te par-
donnerais moi-même en pareille erreur. Vois en moi
un frère qui a exprimé librement son opinion. »
Ruhl, à ces mots, se jeta dans les bras de son
collègue.
Noble élan et courageux; il y avait déjà du péril
à se déclarer ami de Danton. La Convention applau-
dit, couvrant de sa sympathie, de son enthousiasme
et de ses larmes l'embrassement des deux amis
qui devait être le dernier.
i:»i IIISTOIKE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE II
LES DANTONISTES ESSAYENT DE DÉSARMER LA DICTATURE
(10 MARS 1794).
Faux matériel pour perdre Danton. — Danton cherchait à s'effacer. — Popu-
larité des dantonistes. — Dispositions de l'Assemblée à l'indulgence. —
Bourdon obtient l'arrestation du premier agent de police. — Robespierre
obtient qu'on révoque l'arrestation. — Ses revirements aux Jacobins.
Saint- Just, dans le rapport qui fit arrêter Hébert,
avait dit ces mots étranges : « Prenez votre élan
vers la gloire. Nous appelons à partager ce moment
sublime tous les ennemis secrets des tyrans, tous
ceux qui, clans l'Europe et le monde, portent le
couteau de Brutus sous leur habit. »
Il y eut de l'étonnement. La punition du Père
Duchesne était-elle ce moment sublime? Et, quoique le
mot d'Europe semblât éloigner les choses, n'était-ce
pas plus près que Brutus avait à chercher César?
César, ce n'était à coup sûr ni Hébert ni le pauvre
apôtre de la République universelle : où donc fallait-
il chercher?
Sans doute, à une autre époque, quand la terre
sacrée frémit au premier pas de l'ennemi, quand la
DANT0N1STES CONTRE LA DICTATURE 155
France de 1792 parut respirer dans un homme,
quand de ses yeux, de ses paroles, partaient les
éclairs et les foudres, quelque chose de César avait
apparu, et de plus grand que César... car c'était
la Révolution.
Du reste, pour épargner la peine de le chercher,
on l'écrivit en toutes lettres. Dans le procès d'Hé-
bert, partout où l'on mentionnait le dictateur et
le grand juge, partout, à la place du nom de Pache,
on mit hardiment le nom de Danton.
Chaque fois, le juge Goffinhal, dur et violent
Auvergnat lié à Robespierre d'une fidélité auver-
gnate, et tout comme son chien Brount, mais
attaché jusqu'au crime et prêt à tout faire sans le
consulter, prenait les notes d'audience, les dépo-
sitions de témoins, les réponses des accusés, ces
paroles suprêmes et sacrées de gens si près de
mourir; il bâtonnait cyniquement devant témoins,
sans se cacher; bien plus, il changeait, ajoutait.
Et le produit dégoûtant de cette infâme cuisine,
il le passait à Nicolas, l'imprimeur du tribunal.
Les robespierristes, sans nul cloute, poussaient à
la mort de Danton, qui leur apparaissait comme leur
propre avènement. Ils étaient généralement le parti
de l'ordre, et mêlant bizarrement, la plupart à leur
insu, leurs secrets instincts monarchiques à leurs
idées républicaines, ils plaçaient l'ordre en l'unité,
l'unité en Robespierre. Deux reines des abeilles,
c'est trop, disaient-ils pour la ruche ou la Répu-
blique; la dictature veut l'unité.
156 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
J'ai peine à croire cependant que Robespierre eut
déjà consenti cette atroce simplification. Il était trop
évident que Danton, ami des plaisirs (et désormais
du repos), n'avait aucune ambition, ni orgueil, ni
vanité même, aucune velléité de concurrence.
C'était chose monstrueuse et d'une rage délirante
de songer à tuer un homme qui, dans deux cir-
constances récentes, non seulement contre Chau-
mette, mais contre les dantonistes Merlin et Bourdon
s'était fait le second de Robespierre. Ce qu'il vou-
lait visiblement, c'était de vivre à tout prix. Il
habitait presque toujours à deux lieues de Paris,
à Sèvres. Dès qu'il pouvait (et au printemps encore
dans cette terrible crise), il courait chez lui, à Arcis,
où étaient sa mère et ses deux petits enfants. Les
gens d'Arcis racontaient qu'à ses voyages, ils le
voyaient des heures et des heures immobile à sa
fenêtre, rêvant en bonnet de nuit. Les champs, la
nature, l'amour, c'étaient tous ses entretiens. Sa
jeune femme de seize ans était grosse. L'âme de
Danton était là, absente partout ailleurs.
Quels étaient donc les crimes de Danton, aux
yeux des robespierristes? Nul doute qu'il ne les eût
choqués, lorsque, bien avant Desmoulins, il avait
lancé hardiment cette parole : « Qu'un jour la Répu-
blique, hors de péril, pourrait être un Henri IV,
faire grâce à ses ennemis. » N'était-ce pas de ce
mot qu'étaient nés le Vieux Cordelier, le Comité de
la clémence, les propositions imprudentes qui me-
naçaient de briser le nerf de la Révolution? L'As-
DANTONISTES CONTRE LA DICTATURE 157
semblée se lançait depuis dans une voie d'attendris-
sement qui étonnait, alarmait. Elle paraissait surtout
vouloir ôter le monopole de la bienfaisance aux
robespierristes. Un jour qu'ils demandaient cinq
cent mille francs de secours pour les indigents :
« Non, dit Cambon, dix millions. » Et ils furent
votés. — Quatre cent mille francs de secours aux
pensionnaires de la liste civile, — secours à une
religieuse, sœur de Mirabeau, — secours à la veuve
Biron, — secours aux familles girondines de Lebrun,
Duperret, Biroteau, etc.
L'affranchissement des noirs et les scènes d'ivresse
et d'enthousiasme qui en résultèrent attendrissaient
encore les cœurs. Mais le fait qui montra le plus
le changement profond qu'avait subi l'Assemblée,
c'est que, le 26 décembre, le jour même où Robes-
pierre réclamait l'accélération des jugements révo-
lutionnaires, la Convention en déplora la cruelle
précipitation. Un marchand de vins avait été par
erreur condamné à mort, comme accapareur; Terreur
reconnue au moment de l'exécution. La Conven-
tion, avertie, vota sur-le-champ un sursis. Nombre
de ses membres se levèrent, coururent au Palais
de Justice, à la place de la Révolution et sur le
chemin, pour arrêter la charrette, bénis, applaudis
du peuple, qui naturellement donna aux indulgents
l'honneur de cet élan d'humanité et de justice.
Une autre occasion populaire fut saisie le 13 mars
par Danton. Quand Saint-Just fit charger les comi-
tés révolutionnaires de rendre compte de tout ce
158 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
que les suspects avaient fait depuis 1789 : « Oui,
dit Danton, et aussi de ce qu'ont fait les membres
de ces Comités. » Ces membres étaient tous Jaco-
bins. Cet amendement appelait les Jacobins qui
faisaient rendre compte aux autres, à rendre aussi
compte eux-mêmes. La Convention le renvoya
timidement au Comité de salut public. Danton,
effrayé de s'être avancé à la légère, recula le lende-
main et parla comme Saint-Just.
Mais les dantonistes étaient plus audacieux que
Danton. Une chose leur donna cœur. Le mot pro-
noncé le 18 par Danton en faveur de la Commune
fut reproduit le soir même aux Jacobins par Collot
d'Herbois. Il fît révoquer une adresse que la société
avait signée de confiance, adresse robespierriste.
Danton et Collot parlant dans le même sens,
n'était-ce pas un signe décisif que la grande alliance
était consommée ?
C'est ce qu'on crut et qu'on fit croire à un
homme d'exécution, le fougueux Bourdon (de l'Oise).
Ce sanglier était celui qu'on lançait dans l'occasion
(19 mars 1794 1).
Ramassant toutes ses forces, hérissant sa barbe
rousse, moitié courage et moitié peur, Bourdon fit
1. Une chose, très irritante, inspira peut-être Bourdon (de l'Oise) : l'arres-
tation de l'homme qui figurait plus que personne l'esprit de 1793, le chef du
jury de la reine, du jury des Girondins, Anlonelle.
11 avait flotté, disait-on. Mais surtout il avait blessé, publiant, faisant
imprimer tous les considérants de ses sentences, œuvre terrorisle et pour-
tant de liberté très hardie, cù plus d'une fois il honora ceux qu'il envoyait
à la murt. (Archives. Registres du Comité de sûreté générale.)
DAiNTONlSTES CONTRE LA DICTATURE 159
la proposition hardie et désespérée de faire arrêter
Héron.
Héron, l'agent public \du Comité de sûreté, l'agent
secret de Robespierre . Le Comité eut sacrifié cet
agent robespierriste. Qui donc y tenait ? Robes-
pierre. C'était sur lui seul que le coup tombait ;
c'était lui qu'il dévoilait. Il était poussé à cette
impasse : ou il abandonnait Héron, et il était
désarmé : ou il défendait Héron, et avouait que son
pouvoir n'était pas seulement d'éloquence, mais
de police et de gendarmerie. Ce triste mystère d'État
était dévoilé.
Le pur et chaste Robespierre n'avait aucune
espèce de rapport visible avec la police. Jamais il
ne vit Héron.
Du petit hôtel (démoli) où se tenait le Comité
de sûreté jusqu'aux Tuileries où était le Comité
de salut public, régnait un corridor obscur. Là
venaient les hommes d'Héron remettre les paquets
cachetés. Souvent encore de petites filles portaient
les lettres ou les paquets chez la grande dévote
du Sauveur futur, Mnie Chalabre.
Le Comité de sûreté, dominé, brutalisé par David,
était obligé de garder ce Héron et en avait peur.
Robespierre, infiniment crédule pour ceux qui
avaient une fois sa confiance, n'eût pas voulu
entendre parler d'un autre homme.
Cela rendait Héron d'une insolence incroyable. Il
crachait sur les députés.
Bourdon dit. L'Assemblée vote. Voilà Héron arrêté.
160 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Robespierre n'avait en réalité aucune autre force.
Il tombait à plat, si le vote surpris pendant son
absence avait été maintenu.
On l'avertit. Il accourt, et Couthon aussi. Couthon
commence, à genoux, par les plus humbles paroles :
« Je prie la Convention, je la supplie de renvoyer à
ses comités la chose en question, s'ils ont toujours
sa confiance (Oui, oui.), se leurs efforts pour la mériter
ont le succès qu'ils désirent. »
On avait averti un membre du Comité de sûreté,
et l'un des plus estimés, Moïse Bayle. Il vint et
témoigna qu'en effet Héron, dans plusieurs besoins,
s'était montré adroit et hardi.
Robespierre commença alors, et, comme toujours,
mit les choses sur le terrain de la morale, de l'hu-
manité. « Nous sommes pressés entre deux crimes,
dit-il; les deux factions agissent pour envelopper
tous les patriotes dont on redoute l'énergie. Hier
encore un membre fît irruption au Comité et, avec
une fureur impossible à rendre , demanda trois
têtes. »
Chacun se disait : « En suis-je? »
Robespierre, voyant alors qu'il avait la partie
gagnée, tomba dans l'attendrissement : « Pressés
entre deux crimes, nous pouvons être étouffés; le
plus heureux pour nous, c'est de mourir, d'être
délivrés du spectacle douloureux de la bassesse et
du crime. (Non, non, dit la Convention.)... Mais,
si l'Assemblée veut encore atteindre la palme de
la gloire, si nous voulons tous, au sortir de notre
DANTOMSTES CONTRE LA DICTATURE 161
mission, goûter le bonheur des âmes sensibles..., je
le dis, la Patrie est sauvée. »
La droite et le centre rendirent ce jour-là à
Robespierre tout ce qu'ils en avaient reçu de sécu-
rité, le 3 octobre, quand il couvrit les soixante-treize.
Tous (spécialement les prêtres de la Convention)
croyaient ne vivre que par lui. Au moment même
il les servait : il emprisonnait Ghaumette, guillo-
tinait Clootz, tuant d'un seul coup, sans en parler,
le culte de la Raison. Qui menaçait Robespierre?
Sur qui allait-il frapper ? Non sur la droite à coup
sûr, mais sur les représentants en mission, tous
sortis de la Montagne.
Centre et droite, ils se levèrent tous, et, s'unis-
sant au petit groupe des Montagnards robespierristes,
ils révoquèrent l'arrestation d'Héron, c'est-à-dire
qu'ils replacèrent la police armée dans la main de
Robespierre.
Les adversaires de celui-ci, battus à la Conven-
tion, tentèrent le soir un effort désespéré aux
Jacobins. Tallien, assez adroitement, fît ressortir
l'étonnante mobilité de Yimmuable. « Les aristocrates
rien maintenant. . . Longtemps on n'a pas voulu
combattre Hébert, parce qu'on croyait s'en servir;
et maintenant on envelopperait parmi ses complices
ceux qui l'ont toujours combattu !... Dites- nous à
quoi désormais nous serons sûrs de reconnaître,
et distinguer les patriotes? » etc. Robespierre para
très mal ce pénétrant coup de poignard. Il se rejeta
dans le larmoyant. » Si vous ne frappez, dit-il, à la
T. VII. — RÉV. 1 1
162 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
fois les deux factions, la paix sera passagère, vos
. armées seront battues , Paris sera affamé , vos
enfants seront égorgés... {Mouvement d'horreur.)
Déjà les patriotes de Lyon sont au désespoir; les
amis de Chalier, de Gaillard, sont proscrits en ce
moment; ils écrivent qu'ils n'ont de remède que
celui de Gaillard et de Gaton. »
Ainsi, par un revirement bien inattendu, après
avoir le matin prêché l'économie du sang, le soir
il reprit tout à coup le drapeau sanglant des ultra-
terroristes de Lyon qui accusaient Fouché et Collot
de modérantisme !
Telles furent les péripéties de cette étrange
journée, où Robespierre, pendant une heure, se
trouva nu et désarmé, comme au 9 thermidor.
La chose n'avait tenu à rien. Si Héron eût été
arrêté, les dantonistes régnaient.
Leur épée était] trouvée. Brune eût mis la main
sur les mouchards d'Héron et Westermann eût sabré
le charlatan Henriot. Ce n'était pas sans motif que
ce hardi Westermann, après sa victoire du Mans,
était venu à Paris et s'était justement logé au
milieu des sans-culottes, près de la maison de son
ami Santerre, clans la grande rue du grand faubourg.
Mais l'Assemblée, dominée par la droite et le centre,
rendit la force à Robespierre.
MORT D'HÉBERT ET DE CLOOTZ 163
CHAPITRE III
MORT D'HÉBERT ET CLOOTZ. — ON PROPOSE LA MORT DE DANTON
(24 MARS).
Billaud propose de faire mourir Danton. — Danton averti ne put rien. —
Comment on endormait la Convention. — L'exécution d'Hébert précipite
les choses. — La mort de Danton est résolue. — On prépare le cimetière de
Monceaux.
Ce jour-là, Danton était mort. Il n'y avait pas à
craindre, après une telle peur, que Robespierre voulût
courir le même danger.
Quand, la nuit ou le jour suivant, il rentra au
Comité, brisé de son agitation, Billaud, qui lui vit la
mort au visage et qui trembla pour lui-même, dit :
« Il faut faire mourir Danton. »
Billaud était la Terreur pure ; il ignorait solidement
et volontairement le passé, et il n'avait au cœur
aucun sens de l'avenir. La mécanique était son idée
fixe, et il voulait à tout prix simplifier la machine.
Ajoutez que Robespierre, ayant expédié Hérault sans
la pièce de Toulon, la gardait contre Billaud. Celui-ci
avait intérêt de détourner le péril vers les danto-
nistes.
164 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Pourtant, quand ce mot horrible que personne
n'eût osé dire fût lâché, Robespierre sauta... 11
s'écria comme l'homme qui a un cruel apostume
dont il souffre infiniment ; si pourtant on y met
l'acier, la piqûre libératrice lui arrache un cri.
Il fut, je n'en fais nul doute, effrayé, navré, ravi :
« Quoi ! dit-il, vous tuerez donc tous les premiers
patriotes ! » La responsabilité resta tout entière à
Billaud de la chose qui ne pouvait profiter qu'à
Robespierre.
Couthon était Robespierre même, et Saint-Just plus
que Robespierre. Il mordit à la chose par son génie de
tyran, par son orgueil de probité, croyant volontiers
tout ce qu'on disait de la corruption de Danton,
tenté aussi par le péril et l'audace d'un tel coup.
Gollot d'Herbois, fort branlant, trop heureux d'être
à temps séparé d'Hébert, seul hébertiste dans le
Comité, n'osa tout à coup se faire dantoniste et
démasquer l'alliance. Garnot, Barère, avaient sujet
d'être encore plus inquiets. Lindet, plongé dans ses
bureaux, s'y renfonça plus que jamais et seulement
fit sous main avertir Danton. Il l'a nié, parce
qu'alors il craignait Billaud- Varennes.
Danton était averti de tous les côtés. Le greffier
du tribunal révolutionnaire, Fabricius Paris, qui, ce
soir-là, était allé au Comité et qui attendit la nuit,
saisit quelque chose à travers les portes et le matin
courut à Sèvres. « Eh bien, n'importe! dit-il, j'aime
mieux être guillotiné que guillotineur ! » — On
lui disait de se cacher, de fuir. Danton haussa les
MORT D'HÉBERT ET DE CLOOTZ 165
épaules. « Est-ce qu'on emporte sa patrie à la semelle
de ses souliers ? » Il sentait qu'on ne cache pas un
tel homme et qu'encore en moins il eût eu un asile
à l'étranger. Pour résister à Paris, il eût fallu que
l'Assemblée maintînt le décret contre Héron. La
droite, en biffant ce décret, avait livré les danto-
nistes. Le grand sens pratique de Danton lui dit tout
cela. Il y avait à y regarder d'ailleurs avant de s'ac-
cuser soi-même par une démarche précipitée. Le
Comité de salut public n'eût point fait une telle
chose sans le Comité de sûreté. Celui-ci n'était pas
informé encore. Danton y avait Ruhl et d'autres pour
l'avertir ou le défendre.
Ce qui se pouvait, il le fît. Le soir du 24, Rousselin,
envoyé ou par lui ou par son ami Paré, ministre de
l'intérieur, conseilla aux Cordeliers d'appeler les Jaco-
bins à l'épuration de leur club. Cette démarche frater-
nelle, fondant les deux sociétés, y portant l'esprit
d'unité, eût pu renouer l'alliance et des Cordeliers-
Jacobins et des héberto-dantonistes, si maladroite-
ment rompue par Hébert. Là seulement était le salut.
Mais les Cordelies refusèrent.
Du 21 au 24, et encore les jours suivants, on ne
fit rien qu'adoucir, assoupir la Convention, la con-
vaincre que le Comité de salut public ne gouvernait
que par elle. On lui soumit des affaires qu'on avait
toujours faites sans son concours. On la laissa prendre
pour président Tallien, et les Jacobins Legendre. Quels
sujets de sécurité pour les dantonistes ! De toutes
parts, des communes des environs de Paris venaient
166 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
défiler avec des discours devant la Convention pour
la féliciter de sa vigueur contre Hébert ; c'était Sèvres,
c'était Nanterre, c'était Bagnolet. Et des discours et
des réponses. Attendrissements mutuels. Le tout
idyllique, pastoral, sentimental. Ces hommes des
champs, tout naïfs, parlaient en patois : « J'avions,
j'étions », etc. Qui n'eût été attendri ?
Le touchant, le poétique, ce fut de voir arriver,
comme un troupeau de bergers, la société des Jaco-
bins, portant trois superbes épis, déjà murs en mars!
don de la société de Nîmes. «Vous le voyez, l'hiver
a fui, un printemps perpétuel commence, voici les
dons de la nature », etc.
L'orage, pendant cette bonace, s'était réfugié tout
entier dans le sombre petit salon du Comité de
salut public. Personne n'y défendait Danton ; on se
contentait de dire, contre l'avis de Billaud, que la
mesure était horriblement hasardeuse ; la peur de
Barère s'adressait à la peur de Robespierre, qui
généralement laissait dire.
L'exécution d'Hébert (le 24) avança les choses. Elle
donna à la situation un tout autre aspect
On avait senti ce qu'il y avait de hasardeux
à frapper le Père Duchesne, à supprimer son journal
qu'il était habitué à avaler le matin, comme une
mauvaise eau-de-vie. Il fallait un équivalent. On en
donna un, admirable, un grand amusement du soir,
qui pût étourdir la foule et la consoler des journaux.
Ce fut le spectacle gratis. Le 11 mars, avant- veille de
l'arrestation d'Hébert, le Comité de salut public arrêta
MORT D'HÉBERT ET DE CLOOTZ 167
que le Théâtre-Français désormais nommé Théâtre du
Peuple, serait mis en réquisition trois fois par décade
pour donner des représentations patriotiques et que,
ces jours-là, on y entrerait avec des marques, distri-
buées par les municipalités, qu'il en serait de même
dans toutes les villes où il y aurait spectacle1.
La chose, mise en train pendant l'affaire héber-
tiste, produisit, comme on pouvait le croire, une
diversion immense. Le peuple, clans l'enthousiasme
de ces représentations, fortement chauffées d'esprit
militaire, de tam-tam, tambours, trompettes et
poudre à canon, fut sans peine désintéressé du
journal et de la tribune, et supporta patiemment la
mort de son journaliste.
Oublieux public ! sa mort fut une espèce de fête.
On fut curieux de voir quelle figure le Père
Duchesne, qui avait tant parlé de guillotine, allait
faire, y comparaissant lui-même en propre per-
sonne : ce fut encore un spectacle. Dès le matin,
la spéculation s'en mêla; charrettes, bancs, écha-
faudages, tout se prépara pour faciliter cet agréable
spectacle. La place devint un théâtre; on paya
cher pour rester là debout tout le jour à attendre.
Tout cela loué, crié avec d'étranges plaisanteries.
Autour une espèce de foire, les Champs-Elysées
peuplés, riants, avec les banquistes, les petits mar-
chands; un gai et fort soleil de mars. Seulement,
à voir les prix auxquels on payait les places, à voir
1. Archives. Registres du Comité de salut public, 20 ventôse an II.
168 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la joie sauvage, quasi frénétique de plusieurs des
spectateurs, on était tenté de croire qu'au total
c'étaient généralement les riches, les aristocrates.
Le républicain véritable ne défendait pas Hébert,
qui avait sali, compromis la République. Cepen-
dant, quand elle frappait le principal journaliste,
disons mieux le journal même (le reste au fond
n'existait plus), ne rendait- elle pas insoluble la
question posée par Tallien : « Sera-t-il aisé mainte-
nant de distinguer les patriotes? »
Ce 24 mars fut comme une échappée et du public
et de la nature. Le grand public indifférent, peu
changé par la Révolution, royaliste au moins d'habi-
tudes, peureux jusqu'alors et craignant d'avouer le
modérantisme, vint s'épanouir au soleil. La Révo-
lution, ce jour-là, avait l'air de régaler, de fêter ses
ennemis avec la mort de ses amis. Je dis amis.
Hébert n'était pas tout dans cette boucherie de
vingt personnes. Qu'avait fait le pauvre Clootz ? Le
royaliste avait goûté au sang patriote, et déjà il en
était ivre. Il était là attablé à cet horrible banquet
où la France le soûlait des morceaux vivants de
son cœur.
« Qu'auraient fait les Vendéens, sinon de faire
périr ceux qui avaient invariablement prêché l'exter-
mination de la Vendée?
« Qu'auraient fait les prêtres, maîtres de Paris,
sinon de faire disparaître le grand hérétique, l'im-
pie, l'athée, le fondateur du culte de la Raison?
« A qui a-t-on rendu service en tuant Hébert et
MORT D'HEBERT ET DE CLOOTZ 169
la Commune? A Danton, qui se trouve dès lors le
seul centre d'opposition. Tous les représentants en
mission, les hébertistes aussi bien que les autres,
vont maintenant se tourner vers lui.
« Qui sait si cette forte ligue, entraînant la
Convention, ne renversera pas les situations,
n'échangera pas les rôles, mettant les accusateurs
au rang d'accusés? N'a-t-on pas entendu Tallien ,
menaçant ceux qui le menacent, crier que la cons-
piration est plus grande encore qu'on ne croit, qu'il
la voit aux Jacobins, qu'elle vise à la dictature?...
Qu'adviendra-t-il, si ces choses, bien reçues de la
Convention qui l'en a récompensé en le faisant
président, retentissaient tout à coup par le tonnerre
de Danton, par les échos des prisons, par les deux
cent mille suspects?... La République elle-même
ne s'écroulerait-elle pas? »
C'est certainement ce que Billaud et Saint-Just
dirent dans la nuit du 24. Robespierre, accablé et
ne sachant que répondre, leur abandonna la vie
du seul homme qu'il eût à craindre. Il s'immola, se
dévoua, sacrifia ses souvenirs, tant d'années de
travaux communs. Mais il n'eut pas le cœur d'égor-
ger de sa main Danton. Tristement il tira de sa
poche la minute, fort travaillée (elle existe) de l'acte
d'accusation, et il la passa à Saint-Just. Celui-ci,
d'une foi atroce, avec son furieux talent, a tout
couvert au hasard d'une blanche écume de rage,
ne sachant rien, n'ayant pris nulle information et
n'en voulant prendre.
170 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Pas un mot ne fut dit encore au Comité de sûreté.
Mais l'homme de Robespierre, Payan, qu'il avait
mis à la Commune à la place de Chaumette, fut
averti sans nul doute. Il demanda un arrêté qui
défendît d'apporter des bancs pour les spectateurs
sur la place des exécutions. Il fît savoir à Fouquier-
Tinville que désormais le cimetière de la Madeleine
ne recevrait plus les guillotinés. Fouquier lui-même
(le 25) en avertit l'exécuteur1.
Ce cimetière était plein, il est vrai, mais l'on
entassait toujours. Louis XVI et la Gironde, l'un
sur l'autre, c'était trop. Placé si près des boule-
vards, il était hanté, ce champ de repos, par les
passions brûlantes; les ombres y erraient en plein
jour. Royalistes et Girondins, en pressant du pied
la terre, croyaient la sentir vivante. Mais qu'aurait-ce
été, grand Dieu ! si Ton eût mis là encore Danton,
Desmoulins?... La terre eût pris feu... On prévit
donc sagement. Dix jours d'avance, dans un lien
infiniment peu fréquenté, près d'une barrière déserte,
dans une partie réservée du parc abandonné de
Monceaux, on créa un cimetière pour cacher, si l'on
pouvait, cet objet terrible.
Danton en ouvrit les fosses et y attendit Robes-
pierre.
1. Archives. Armoire de fer, lettres de l'accusateur public à l'exécuteur.
ORDRE D'ARRÊTER DANTON 171
CHAPITRE IV
ON ARRACHE AUX COMITÉS L'ORDRE D'ARRÊTER DANTON
(NUIT DU 30 AU 31 MARS).
Suppression du ministère de la guerre en faveur de Carnot, Lindet, Prieur.
— Création d'une police spéciale de Robespierre. — Saint-Just lit l'acte
d'accusation. — Les Comités votent l'arrestation.
Pendant que notre œil se fixe sur ce point noir
de Paris, que nos regards plongent déjà dans cette
fosse où la République descendra peut-être, le prin-
temps s'est fait et toutes les armées sont en mouve-
ment. La résurrection de la Pologne par Kosciuszko
resserre la coalition. Les rois savent que la Pologne,
assassinée plusieurs fois, ne sera jamais tuée qu'en
France. Le péril revient, immense. Et la défense
n'est pas complètement organisée.
Pourquoi ! Parce que Lindet, Carnot, Prieur, les
hommes de la situation, n'ont pas encore définitive-
ment la dictature de la guerre.
Le ministère de Bouchotte, Vincent et consorts,
n'est plus, et il dure; vaine ombre, il fait obstacle
à tout, et rien ne le remplace encore.
Le plus grand service qu'on pût rendre à la
172 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
République, c'était de réaliser enfin l'idée proposée,
dès le 1er août, par Danton, de faire que le Comité
de salut public fût vraiment un gouvernement, — de
réaliser ce que Bourdon et autres avaient demande
tant de fois et qui avait été repoussé par Robes-
pierre, comme chose de haute trahison, d'anéantir
la monarchie ministérielle, de faire que l'apparence
concordât avec la réalité, de prendre pour le Comité
toute la responsabilité en supprimant les ministères,
en divisant chacun d'eux entre de simples commis,
qui, chaque soir, rendraient compte aux membres
du Comité.
« Rendre chaque administration collective, dira-
t-on, n'est-ce pas la polysynodie du bon abbé de
Saint-Pierre, essayée sous la Régence, et qui ne fut
qu'une Babel, bavarde et paralytique, jasant tou-
jours, ne faisant rien? »
La collectivité ici n'était qu'apparente. Elle était
dans les commis, simples chefs de division. Mais
la Guerre avait la plus stricte unité dans un
homme, dans Carnot. De même en Lindet les
administrations auxiliaires (subsistances, équipe-
ment, transports). De même en Prieur, celle des
armes et munitions, en Saint-André la marine.
La nuit du 30 au 31 mars furent convoqués les trois
Comités de salut public, de sûreté et, chose inouïe,
le Comité de législation. Celui-ci, probablement,
avait été chargé par Robespierre et Saint-Just de
rédiger le grand décret d'organisation. La plume
de ce comité, le petit blondin Merlin (de Douai),
ORDRE D'ARRÊTER DANTON 173
compromis par sa protestation contre le 31 mai,
était, de sa nature, un instrument très docile.
Gambacérès, Treilhard, Berlier, légistes impériaux,
nés pour formuler en lois les volontés de César,
n'avaient garde d'objecter à rien. Gambacérès, le
3 juin, avait proposé, fait passer le décret qui
fermait le pouvoir à Robespierre, et depuis se
mourait de peur. Le Comité de législation avait
déjà perdu Fabre et il allait perdre Lacroix ;
chacun craignait que cette contagion de mort ne
vînt jusqu'à lui.
Donc on l'appela dans la nuit, ce Comité trem-
blant, docile. Si l'on voyait résistance dans les
Comités de salut public ou de sûreté, on était à
même de faire voter les légistes et d'avoir, par
eux, une majorité pour écraser tout.
Le projet, en réalité, était magnifique pour Carnot
et pour Lindet ; on leur immolait enfin leur mortel
obstacle, le ministère de la guerre : on les faisait
rois.
Le droit de préhension, vieux mot monarchique,
le droit de requérir et prendre toutes choses
nécessaires au salut public fut ôté aux représen-
tants en mission, à toutes les autorités, et placé
uniquement dans les mains de la commission des
approvisionnements, c'est-à-dire dans la main de
Lindet.
Ces commissions ne répondaient pas exactement
aux anciens ministères. On avait, par exemple,
démembré l'Intérieur et la Justice, en tirant de
171 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
l'Intérieur les administrations civiles, et de la Jus-
tice la surveillance des tribunaux, pour les donner
à une même commission. Ajoutez une petite chose
qu'elle cumulait encore, un simple bureau de police,
d'attributions très limitées, mais qui envahit bientôt,
et qui, remis à Herman, le meurtrier de Danton, fit
la plus redoutable concurrence au Comité de sûreté
générale.
Ce bureau était la part réelle de Robespierre et
le vrai but de la loi, part minime en apparence.
La grosse part était pour Carnot. On lui mit le
rapport dans la main, lui imposant de le lire à
la Convention. Véritable coup de maître! de faire
endosser par cette lecture au plus honnête, au plus
humain des hommes, la solidarité apparente de
l'acte affreux qu'on préparait!
Les choses étant arrivées là, tout convenu, la
nuit avancée, chacun près de s'en aller, Saint-Just
tira de sa poche un volumineux manuscrit, sa
barbare et furieuse traduction du réquisitoire de
Robespierre.
Cette pièce, horriblement éloquente, nous a
atteints, tous, amis de la liberté, d'une inguéris-
sable blessure! Elle nous a avilis. Elle fait et fera
toujours la joie des tyrans. Ils rient deux fois en
la lisant, sur la perte de Danton, sur l'aveugle-
ment de Saint-Just. La France dit, le cœur arra-
ché : « J'ai perdu mes deux enfants. »
Le plus triste, dans ce discours si superbement
montagnard, ce sont les appels à la droite, la
ORDRE D'ARRÊTER DANTON 175
subite piété de Saint-Just. Lui, qui le 13, était
encore un sceptique, un douteur, qui attestait le
néant, le 30 il a appris la langue du maître, il
répète, à vide, à sec, Immortalité, Providence,
Être suprême, Divinité, que sais je? et tout cela,
pour tuer.
Chose odieuse ! de voir Saint-Just, sous des
formes si hautaines, flatteur et rusé, fouiller dans
la Convention les bas-fonds de la vanité : « Ils
disent que vous êtes usés, et vous avez vaincu l'Eu-
rope ; ils disent que vous êtes usés », etc.
Il ne voit pas qu'en allant trop loin dans l'ab-
surde la pierre retombe d'aplomb sur celui qui l'a
lancée ! Par exemple, si Danton soutenait la levée
en masse, c'était pour faire massacrer d'une fois tous
les patriotes.
Tout le monde baissait la tête, on était navré,
malade. Lui, d'une voix monotone, faible et basse,
mais invariable, il allait comme un timbre d'airain.
Plusieurs choses, vraiment furieuses, tranchaient
pourtant, rappelaient que cet être était un homme,
un homme enragé de haine; par exemple, ce mot
à Danton : « Faux ami, naguère tu disais du mal de
Desmoulins, instrument que tu as perdu, tu lui
prêtais des vices honteux. » Ainsi, au moment même
où il les envoie à la mort, il les brouille, les
envenime, leur ôte les pleurs mutuels et les^embras-
sements de l'amitié.
Ce long supplice des trois Comités étant fini, les
bougies aussi finissaient et la lumière défaillait.
176 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Les têtes se relevèrent un peu ; les ternes regards se
tournèrent vers Robespierre, plus pâle que l'aube
blafarde de mars. Il ne donna pas un signe. Y eut-il
un vote? On ne sait... La Yicomterie a raconté que
tous étaient anéantis.
On ne leur donna pas une minute pour en
revenir. A Billaud, qui avait eu le mérite de l'idée
première , revenait l'honneur de la signature ; il
prit la minute du mandat d'arrêt précipitamment
griffonnée sur mauvais papier d'enveloppe, signa,
passa à Vadier. Ils signèrent tous dans cet ordre
(je mets en italique les noms du Comité de sûreté) :
Billaud, Vadier, Garnot, Lebas, Louis, Gollot, Barère,
Saint-Just, Jagot, Prieur, Gouthon, Voulland, Dubar-
ran, Elle Lacoste, Amar, Moïse Bayle, Robespierre,
La Vicomterie. (Pièces du rapport de Saladin, p. 245.)
Lindet et Ruhl signèrent-ils? Je ne le vois pas. Mais
comment purent-ils éluder?
ARRESTATION DE DANTON, DESMOULINS, PHELIPPEAUX 177
CHAPITRE V
ARRESTATION DE DANTON, DESMOULINS, PHELIPPEAUX
(31 MARS 1794).
Danton et Desmoulins au Luxembourg. — Desmoulins continue le Vieux
Cordelier. — Robespierre intimide l'Assemblée. — Résistance de la Mon-
tagne. — La droite et le centre votent l'arrestation. — Danton et Desmou-
lins à la Conciergerie. — Ce qu'étaient alors le tribunal et les jurés.
Les victimes, comme il arrive dans une trop
longue alarme, s'étaient rassurées, et ce jour ne
s'attendaient plus à rien. On avait habilement
augmenté leur sécurité. Billaud dit que Robes-
pierre, le jour où il consentit la mort de Danton,
avait accepté un dîner avec lui à quatre lieues de
Paris, et qu'ils revinrent dans la même voiture. On
ne sait rien de ce qui s'y passa.
Danton disait en prison : « Robespierre n'avait
jamais parlé à Camille Desmoulins avec tant d'amitié
que la veille de son arrestation. »
Le 31 mars (il germinal) à six heures du matin,
ils furent arrêtés.
Le plus frappé fut Camille. Au même moment il
recevait cette lettre : « Ta mère est morte. » Et il
apprit en même temps que Danton était perdu. Il
T. VII. — RÉV. 12
178 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
se jeta sur Lucile, l'embrassa, et dans son berceau
le petit Horace... partit... Famille, amour, amitié,
liberté, patrie, toutes les fibres du cœur arrachées
du même coup !
Débarqués au Luxembourg, une image d'inno-
cence, bien propre à calmer, vint frapper leurs yeux.
Ce grand coupable, Hérault de Séchelles, qui ven-
dait, disait-on, les secrets de la République, sa
conscience était si tranquille qu'il était là, dans la
cour, qui, comme un enfant, jouait au bouchon. Dès
qu'il vit Camille et Danton, il courut à eux et les
embrassa.
Danton fut mieux au Luxembourg qu'il n'était
depuis longtemps. Sa situation était mauvaise, mais
non plus flottante. Il valait mieux pour lui être vic-
time que protégé de Robespierre , comme il fut au
3 novembre. Il se montra gai, causeur, soulagé d'un
rôle impossible.
Le concierge du Luxembourg, le bon vieux Renoit,
était aimé des prisonniers. Ils racontèrent à Danton
ses soins, sa sensibilité, ses larmes pour le malheur.
Danton, fort touché, lui dit : « Je vous remercie,
Renoît. )>
Il trouva là Thomas Payne, toujours écrivant pour
la Révolution, pendant qu'elle l'emprisonnait. « Good
dayf dit Danton en riant, avec une poignée de main.
Ce que tu as fait pour ton pays, j'ai voulu le faire
pour le mien. J'ai été moins heureux, mais non plus
coupable... On m'envoie à l'échafaud; eh bien, mes
amis, j'irai gaiement! »
AIIRESTÀTION DE DANTON, DESMOULINS, PHELIPPEAUX 179
Danton, qui avait fini en ce monde, prenait aisé-
ment son parti. Mais Camille, que la mort saisissait
en pleine vie, dans son triomphe de presse, plein
d'amour, aimé, adoré, sentant en lui la voix d'un
monde... il arrivait désespéré. Un prisonnier d'à côté,
qui entendait ses soupirs, malade lui-même, au lit,
lui dit, de l'autre chambre, aussi haut qu'il put :
« Qui êtes- vous, pauvre malheureux? » Et au nom
de Desmoulins : « Ah! c'est toi, grand Dieu!... La
contre-révolution est donc faite? »
Le malade était Fabre d'Églantine.
Le théâtre en Fabre, la presse en Desmoulins, la
tribune avec Danton, tout dans la même prison.
Royalistes et robespierristes, tous voudraient avilir
le malheur de Camille Desmoulins. — « Il pleurait
comme une femme, restait tout le jour collé aux bar-
reaux, pour tâcher de voir Lucile, son enfant, dans le
Luxembourg. Il lisait les Nuits d'Young, il ne faisait
qu'écrire des lettres désespérées... » Il faisait encore
autre chose, on l'a imprimé en 1836. Dans cette capti-
vité de deux jours (arrêté le 31, traîné le 2 en juge-
ment!), le grand artiste, avec une vigueur de vie
indomptable, avait commencé un foudroyant numéro
du Vieux Cordelier. « Pauvre peuple! Jacques Bon-
homme! on t'abuse, mon ami », etc.
Quand le bruit de l'arrestation se répandit dans
Paris, personne n'y voulait croire. Les royalistes
s'obstinaient à nier cette grande victoire qui leur
tombait comme du ciel; ils baissaient modestement
les yeux, cachaient leurs émotions. Les patriotes
180 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
étaient tentés d'arrêter, comme alarmistes, ceux qui
colportaient la nouvelle.
La Convention s'assemble. Legendre monte à la
tribune. Un tel coup, frappé si près, venait à lui visi-
blement. Il demande que les représentants arrêtés
soient entendus. La Montagne frémissait, appuyait.
Robespierre, averti, arrive : « En quoi Danton a-t-il
mérité un privilège ? En quoi diffèrent Danton et son col-
lègue Chabot?... Pourquoi se cléfîe-t-on de la justice?...
Quoi ! lorsque Y égalité triomphe partout, on l'anéanti-
rait dans cette enceinte!... Qu'avez-vous fait jusqu'ici
que vous n'ayez fait librement?... Quiconque tremble
est coupable! Jamais l'innocence ne redoute la surveil-
lance publique ». (Applaudissements de la droite.)
« Plus d'idoles! plus de privilèges!... Nous verrons
si la Convention saura briser une idole pourrie, ou si,
dans sa chute, elle écrasera la Convention!
« Moi aussi, on a voulu m'inspirer des craintes, me
faire croire que le danger de Danton irait jusqu'à moi.
On comptait sur le souvenir d'une ancienne liaison...
Rien n'a effleuré mon âme... Que le danger m'attei-
gne, je ne le regarde pas comme une calamité
publique.
« Les coupables ne sont pas nombreux; j'en atteste la
presque unanimité avec laquelle vous votez pour les
principes... Nous savons que quelques membres ont
reçu des prisonniers la mission de demander quand
finiraient les pouvoirs des comités... De qui tiennent-
ils leurs pouvoirs , si ce n'est de la patrie?... Cette
discussion elle-même est une offense contre elle...
ARRESTATION DE DANTON, DESMOULINS, PHELIPPEAUX 181
On défend les conspirateurs, pourquoi? Parce que
l'on conspire. »
La presse de cette époque est si durement bâil-
lonnée que pas un journal n'a osé mentionner la
résistance de la Montagne. Par qui la connaissons-
nous? Par l'unique témoignage de celui qui l'étouffa.
C'est Robespierre, qui, dans ses notes secrètes contre
plusieurs Montagnards, nous apprend que Delmas et
autres demandèrent qu'au moins un vote de cette
importance ne fût pas ainsi enlevé, mais qu'on avertît
les membres de tous les comités, dispersés dans les
bureaux, afin qu'ils vinssent voter.
Le journal des Jacobins, dit Journal de la Montagne,
attentif ici, comme partout, à favoriser Robespierre,
et qui a très adroitement caché son éclipse du 5 sep-
tembre , fait effrontément une addition pour faire
croire que Robespierre ne veut rien que de raison-
nable : « Demander que des coupables soient entendus
avant leurs dénonciateurs, c'est plaider leur cause. »
Ces trois mots ne furent pas dits.
La droite avait applaudi au mot innocence. L'inno-
cente, c'était la droite, les Sieyès, les Durand de
Maillane, les Boissy d'Anglas. La coupable, c'était la
Montagne. La droite et le centre soutinrent Robes-
pierre, comme au jour où la Montagne voulait lui ôter
Héron. Alors ils lui sauvèrent Héron , son couteau
contre Danton; et le 1er mars, ils lui donnèrent Dan-
ton, Desmoulins, la vie de la République, les obstacles
naturels de la future réaction. Qu'auraient été les
Boissy et tous ces héros, si Danton avait vécu?
182 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
La réaction elle-même commençait dans le discours
de Robespierre. On y disait tenir le pouvoir, non de
l'Assemblée, mais de la patrie. Précisément comme
l'empereur Napoléon l'a dit si souvent dans le Moni-
teur.
Le soir, Legendre, aux Jacobins, roula dans la
bouc. Tout à coup enthousiaste du décret contre ses
amis, il dit ces paroles : « Tout adversaire du décret
aura affaire à moi... Je me charge de le dénoncer. »
Pour prouver à la Convention qu'on voulait bonne
justice, on l'amusa d'une loi nouvelle contre les faux
témoins. A quoi bon? Pas un témoin ne fut produit
dans l'affaire (sauf un contre Fabre); on en avait
appelé deux cents contre Hébert. Ici, ni témoins ni
pièces.
Quand ils furent transférés tous du Luxembourg à
la Conciergerie et que Danton entra sous la voûte
qu'on ne repassait que pour mourir, il dit cette
parole : « C'est à pareil temps que j'ai fait instituer
le tribunal révolutionnaire1... J'en demande pardon
1. Le tribunal révolutionnaire avait toujours existé en France, c'est-à-dire
que la Raison d'État y avait toujours dominé le Droit. On peut dire même
que ces tribunaux révolutionnaires de l'Ancien-Régime étaient plus eboquants
et par la légèreté aristocratique des juges et par l'atrocité des peines. Tout
cela était naïvement absurde, horrible. De Mesmes et Maupcou, revenant le
matin du petit théâtre de la duchesse du Maine ou de chez la Du Barry,
par-dessus l'habit de Scapin, passaient l'hermine à la hâte, et, selon l'intrigue
du jour, politique ou religieuse, pendaient, rouaient ou brûlaient. II manquait
là cependant une laideur qui vint plus tard : un jury manipulé. Ce grand
peuple, qui a été le docteur et le pape du Droit au seizième siècle, qui a
trouvé, promulgué, au dix-huitième siècle, la Loi pour toute la terre, n'en a
pas moins un organe faible, quelque peu atrophié et qui ne revient pas bien :
le sens do la Justice criminelle et civile.
ARRESTATION DE DANTON, DESMOULINS, PHELIPPEAUX 183
à Dieu et aux hommes... Mais c'était pour prévenir
un nouveau septembre; ce n'était pas pour qu'il fût
le fléau de l'humanité. »
Ce tribunal, au reste, différait entièrement de son
institution première. Il fut changé jusqu'à trois fois
en neuf mois de 1793.
D'après le premier projet, celui de Lindet, on n'y
eût été envoyé que par décret de la Convention. Evi-
demment il n'eût jugé que des cas d'exception peu
nombreux. Il aurait jugé les actes, non les opinions.
On a vu qu'à l'époque de la trahison de Toulon,
la Commune exigea un tribunal plus nombreux et
plus rapide. Cependant il restait des garanties. Le
président devait faire un interrogatoire préalable ,
recevoir les dépositions écrites des témoins. Les
juges, les jurés, devaient chaque mois être répartis
au sort entre les quatre sections qui composaient le
tribunal, de sorte qu'on ne pût prévoir quelles affaires
leur seraient soumises.
L'accélération des jugements ne permit guère bien-
tôt de suivre ces mesures. Robespierre demanda pour-
tant, le 25 décembre, une accélération nouvelle. Il
l'eût demandée encore en ventôse, si le juré Scellier,
l'un des jurés les plus durs, ne l'eût prié cependant
de ne pas désespérer le jury. Il attendit prairial.
Au 2 avril, quand s'ouvrit le procès de Danton, le
tirage au sort des jurés se faisait sans nul témoin,
entre le président Herman et Fouquier-Tinville.
Tirage, non; mais triage! Il y parut aux résultats.
Le chef du jury était un homme des Cévennes,
184 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Trinchard; de ces têtes de caillou, dures et de
travers, qui, dans ces gorges étroites du Midi,
semblent avoir été faussées en naissant d'un dard
du soleil.
L'homme principal était Renaudin (des Vosges),
luthier, établi à Lyon, de là à Paris, fixe aux Jaco-
bins, leur surveillant pour Robespierre, compagnon
ordinaire des promenades du grand homme. Camille
le récusa en vain.
Le Provençal Fauvety, Topino-Lebrun, un peintre,
étaient des hommes de valeur, fanatiques ambi-
tieux, qui poussaient le char du maître, sûrs avec
lui d'aller très loin.
Le chirurgien Souberbielle, Gascon, âpre, inté-
ressé, avait donné un gage particulier de dureté ;
il était chargé du triste examen des prisonnières
qui se disaient enceintes; jamais ou presque jamais
il n'en voulut voir de signes. Son vote contre Dan-
ton lui fut payé par la place de chirurgien -major
de l'École de Mars.
Un excellent juré était Ganney, qui, étant idiot
et ne comprenant pas plus les demandes que les
réponses, à tout hasard tuait toujours.
Meilleur encore et plus solide était un vieux
marquis, Leroy de Mont-Flabert, qui parlait toujours
du 10 août et qu'on surnomma Dix-Août. Celui-là,
c'était l'immuable, celui qui ne bronchait jamais,
qu'aucun incident n'émouvait, véritable idéal du
juré : il était sourd.
PROCÈS DE DANTON 185
CHAPITRE VI
PROCÈS DE DANTON (2-3 AVRIL 1794).
Admiration des Russes pour Robespierre. — Les robespicrristes ont survécu
à leurs ennemis, — Ils dominent encore l'histoire. — La vitalité de la
République périt en avril — Ouverture du procès, 2 avril. — Embarras
de l'accusateur public. — Embarras du président. — Un seul témoin ; son
témoignage mutilé. — On refuse les pièces nécessaires aux accusés. —
Danton accuse les accusateurs. — Son discours du 3, mutilé, défiguré. —
On lui ôte la parole par surprise.
« Ce terrible Danton fut véritablement escamoté
par Robespierre. » Ce mot est d'un Girondin ran-
cuneux, de Riouffe, depuis grand réactionnaire et
sous-préfet de l'Empire. Il jouit visiblement et ne
manque pas d'ajouter ce mensonge que les danto-
nistes, dans leur malheur, n'étaient occupés que
d'eux, nullement de la patrie. Plus naïvement encore,
les royalistes témoignent de la joie qui les saisit,
quand, ce miracle improbable, ils le virent et le tou-
chèrent : Danton arrivant aux prisons. Danton tué
par Robespierre, la République égorgée par la Répu-
blique. (Voy. Mémoire sur les prisons.)
Ce sentiment était commun à tous les contre-
révolutionnaires de l'Europe. Un très intime confî-
186 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
dent de la famille impériale de Russie, l'historien
Karamsin, secrètement envoyé à Paris, peut-être
pour empêcher l'alliance polonaise, fut saisi d'admi-
ration pour la vigueur de Robespierre. L'extermi-
nateur des factions eut dès lors toute son estime.
Et quand, revenu à Pétersbourg, il apprit le 9 ther-
midor, il versa d'abondantes larmes.
Si les prêtres et les rois , dans leur langage
officiel, maudissent le chef des Jacobins, c'est leur
rôle, c'est leur métier; ils doivent parler ainsi. Dans
leur for intérieur, c'est tout autre chose. Celui qui
tua Glootz et Chaumette, la Commune de Paris, et
brisa le nouvel autel, sa créa un titre éternel
auprès du clergé. Et celui qui tua Danton, Desmou-
lins, la voix de la République et la vie de la Mon-
tagne, mérita par cela seul la reconnaissance des
rois.
Tous les gouvernements sont frères. Et Robespierre
fut un gouvernement. Il est résulté de là deux
choses :
La tradition gouvernementale de l'Europe lui est
restée favorable, comme à l'homme qui transfor-
mait la Révolution;
Et la tradition révolutionnaire lui est restée favo-
rable, comme à l'homme en qui fut le gouverne-
ment de la République.
Qui tua la République? Son gouvernement. La
forme extermina le fond; elle chercha l'ordre et le
calme dans l'extinction des forces vives. Elle brisa
à la fois la liberté et la conscience. Mais c'est jus-
PROCÈS DE DANTON 187
tement cela qui lui assurait les plus chauds défen-
seurs dans l'avenir. Tous ceux qui se trouvèrent
associés à ces actes par fanatisme ou lâcheté sont
devenus les avocats obligés de Robespierre.
Les dantonistes, d'une part; de l'autre, Clootz,
Ghaumette, la Commune de Paris, ont disparu tous
à la fois. Leurs meurtriers ont survécu.
Plusieurs, dans leur âpre vieillesse, inquiète de
la postérité, ont pu, jusqu'à près de cent ans, tra-
vailler la calomnie, conseiller les écrivains, écrire,
murer dans la nuit de l'erreur la mémoire de leurs
victimes.
Hébertiste et robespierriste, Ghoudieu, Levasseur,
deux octogénaires, ont pu continuer d'ensemble
leur guerre contre Phelippeaux, nier l'évidence,
démentir Kléber et les témoins oculaires, les actes
authentiques. Contre Danton, Desmoulins, ont pu
mentir à leur aise les oracles toujours consultés,
un Barère qui les livra, un Souberbielle qui les
jugea. Pour comble, l'école de Babel, les catholico-
robespierristes, ravis de septembriser la mémoire
des incrédules, ont achevé de brouiller tout.
Je me tais sur ceux qu'on peut appeler la famille
et l'intimité de Robespierre. Je respecte en eux la
religion du souvenir. Cependant, comment essayent-
ils de défendre leur idole? En continuant la cruelle
persécution des dantonistes, en admettant comme
prouvés les on dit sur la foi desquels on les mena
à la mort.
Dans toute la Révolution, une méthode invariable
188 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
a servi aux robespierristes pour tuer leurs ennemis,
une même accusation. Quelle contre Jacques Roux?
Le vol. Contre Hébert? Le vol. Et Fabre? Le vol.
Et Danton? Le vol.
Quand Robespierre périt, il en était à Gambon,
qu'il appela fripon le 8 thermidor.
« Si nous n'avons aucune pièce, disent les enne-
mis de Danton, c'est qu'elles étaient dans un dos-
sier entre les mains de Lebas, et ce dossier aura
été brûlé par les dantonistes après Thermidor. »
Mais vous l'aviez ce dossier, à l'époque du juge-
gement. Et comment donc avez-vous été si discrets
que de ne le pas produire? Vous l'avez gardé sans
doute avec les preuves de la trahison d'Hérault,
qui n'existèrent jamais, avec le faux de Fabre
d'Églantine? Elle subsiste cette dernière pièce, elle
est retrouvée maintenant, et vous en resterez acca-
blés pour tout l'avenir.
« Mais il est de notoriété que ce parti était orléa-
niste. » Je sais que Louis-Philippe n'a rien négligé
pour fortifier cette tradition. C'est de sa bouche
qu'un historien illustre a reçu l'étrange anecdote
qui, dans le fondateur principal même de la Répu-
blique, crée à la royauté nouvelle un patron et
un prophète. J'ai montré ailleurs que la prétendue
conspiration orléaniste de Danton est impossible
par les dates. Dans la Belgique, on l'a vu, Danton
suivit précisément la voie de Cambon, contraire à
celle de Dumouriez et des orléanistes.
Ce n'est pas seulement Danton qui a été escamoté
PROCÈS DE DANTON 189
c'est son histoire et sa mémoire, c'est celle des
dantonistes, c'est celle de la Commune, de Glootz
et Chaumette, celle des représentants montagnards,
cruellement poursuivis pour leurs missions de 1793,
qui sauvèrent la France, de juin en octobre, avant
que le Comité agît.
Toute la gloire de la Montagne a été monopolisée
par le Comité, celle du Comité par Robespierre :
c'est-à-dire l'histoire républicaine a été constam-
ment écrite dans le sens monarchique, au profit
d'un individu.
« Prenez garde ! disent-ils, prenez garde ! si vous
touchez à Robespierre, vous blessez la Républi-
que ! » Je le sais parfaitement, ces choses sont
identiques en vous ; tout ce que vous comprenez
de la République, c'est la dictature, le suicide de
la République.
Nous établissons dans ce livre que la dictature
collective des comités fut pour un moment, d'oc-
tobre en décembre, la défense et le salut. Là
elle devait cesser. Mais la dictature d'un individu
avait commencé ; elle s'empara de toutes les forces
matérielles dans les six semaines qui suivirent la
mort de Danton, lançant la France dans une voie
rapide de réaction monarchique qui fut applaudie
de l'Europe, et que la contre-révolution continua
après Thermidor.
La chute de la République date pour nous non
de Thermidor où elle perdit sa formule, mais de
mars, d'avril, où elle perdit sa vitalité, où le génie
190 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de Paris disparut avec la Commune, où la Mon-
tagne plia sous la terreur de la droite, où la tri-
bune, la presse et le théâtre furent rasés d'un
même coup.
Le 2 avril, à onze heures, on amena les accusés.
La terreur qu'ils inspiraient était marquée naïve-
ment par le soin qu'on avait pris de placer au
tribunal (chose nouvelle) deux accusateurs publics.
On ne se fiait pas assez à Fouquier-Tinville, parent
de Camille Desmoulins et placé par lui. Fouquier,
comme un bon nombre des juges et jurés, révo-
lutionnaires subalternes, était client et créature de
ceux qu'il allait tuer. Pour l'aider, on le surveilla,
on lui donna pour acolyte Fleuriot, un des zéros
de Robespierre, qu'il fit bientôt maire de Paris.
La pensée meurtrière du procès parut déjà dans
l'arrangement artiste et perfide qu'on vit au banc
des accusés. On avait mis Danton et Hérault aux
côtés de l'homme le plus sali, Delaunay; Fabre près
de Chabot et Lacroix ; l'irréprochable Phelippeaux à
côté de l'agioteur d'Espagnac.
Les deux Allemands Frey, l'Espagnol Gusman, le
Danois Deideriksen , étaient là pour donner bonne
mine au procès, pour justifier le mot d'ordre :
Conspiration de V étranger.
Quand Danton entra ainsi entre ces larrons, les
cœurs patriotes bondirent. Un greffier du tribunal,
Fabricius Paris, jetant tout respect humain, toute
peur, traversa la salle, alla au banc des accusés
et se jeta en pleurant au cou de Danton.
PROCÈS DE DANTON 191
Tout près des fauteuils des juges, du doux et
sinistre Herman, la lucarne de Nicolas, imprimeur
du tribunal, était toute grande ouverte et mon-
trait flamboyants dans l'ombre les yeux avides
et colères du Comité de sûreté ; plusieurs de ses
membres étaient là, pour montrer du zèle, mon-
trant qu'ils surveillaient eux-mêmes, sans s'en
rapporter aux espions et regardant comment leurs
hommes allaient marcher.
Qu'ils marchassent, c'était un problème. Fou-
quier n'avait ni pièces ni témoins (sauf un contre
Fabre). Le Comité ne lui donnait nul moyen, et
puis il lui disait : « Marche ! »
Qu'avait donc à présenter ce pauvre Fouquier ?
Sa conviction personnelle ? J'en doute. Dans ce
mois même, il dîna secrètement avec deux amis de
Danton. Pour suppléer par la richesse des mots
a la pauvreté des preuves, il fit lire d'abord le
long verbiage d'Amar contre les agioteurs, et à
la fin l'atroce diatribe de Saint-Just. Entre ces
deux grosses pièces, il glissa vite son maigre
petit travail, où, tâchant absolument de mettre
quelque chose de lui, il n'a trouvé que ce non-
sens : « Que Chabot n'était pas plus délicat que
Camille Desmoulins. »
Il s'assit. Et alors on s'aperçut qu'on avait oublié
de faire venir deux accusés : Lhuillier, qu'on inno-
centa (parce qu'on s'en servit, il se tua de remords)
et Westermann, qui, avec Marceau, venait de finir
la Vendée.
192 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
« Votre nom? votre âge? votre demeure? — Je
suis Danton; j'ai trente-cinq ans. Ma demeure sera
demain le néant ; mon nom restera au panthéon
de l'histoire. »
« Et moi, Camille Desmoulins; trente-trois ans;
l'âge du sans-culotte Jésus. »
Heureusement pour le président, comme il y
avait trois affaires en réalité, sans rapport entre
elles, il pouvait s'éloigner longtemps de ces ter-
ribles accusés, mettre la sourdine aux débats, en
s'appesantissant sur Fabre, qui était là malade,
tout enveloppé, et qui à grand'peine se faisait
entendre.
Quelque fort qu'il fût de sa cause, on ne crai-
gnait rien de lui, pourquoi? Parce qu'elle reposait
tout entière sur l'écrit fatal que gardaient ses
ennemis. Ils pouvaient, de leur lucarne, rire à
l'aise en voyant le malade se débattre et s'effor-
cer, comme ceux qui, du haut d'un pont, riraient
des efforts d'un noyé. Herman, aux demandes obsti-
nées qu'il faisait de cette pièce, répondait toujours
doucement : « Elle a été examinée. »
Fabre articula tous les faits qui ont été trouvés
vrais dans l'enquête et l'examen fait récemment
aux Archives (février 1853).
Du reste, il montra moins d'adresse qu'on n'eût
supposé. Gambon, en attestant le faux, ne disait
aucunement qu'il fût de Fabre d'Églantine. Fabre
l'irrita en disant qu'il avait trouvé Gambon plus
favorable que lui à la Compagnie. Gambon, sanguin
PROCÈS Dii DANTON 193
et colérique, s'emporta, sans voir le secours qu'il
donnait à l'accusation.
Les notes de l'audience, travaillées par Goffinhal
(on l'a vu au procès d'Hébert), imprimées par
Nicolas, l'homme de Robespierre, avant de passer
aux journaux, sont arrangées de manière qu'on
croirait que Gambon a nié tous les faits avancés
par Fabre, nié l'évidence même, nié ce que les
pièces, heureusement subsistantes, mettent pour
jamais hors de doute. Non, un homme si honnête
put s'emporter un moment, mais jamais il ne put
faire de lâches et meurtriers mensonges pour
pousser l'infortuné qui avait un pied dans le tom-
beau.
Je croirai bien aisément ces notes falsifiées,
quand je sais qu'elles ont été tronquées, mutilées.
Le président, voyant Gambon irrité et rouge, de
la maladroite attaque de Fabre, s'enhardit à lui
demander ce qu'il pensait de Danton et de Des-
moulins, s'il ne les regardait pas comme des
conspirateurs : « Loin de là, dit-il rudement, je les
regarde tous deux comme d'excellents patriotes,
qui n'ont cessé de rendre d'importants services à
la Révolution. » Le falsificateur a sans scrupule
supprimé ces mots ; nul journal n'a osé les mettre
que longtemps après. {Histoire parlementaire, XXXIV,
403.)
Si Fabre ne put voir la pièce pour laquelle il
périssait, Hérault de Séchelles n'eut pas davantage
la fameuse pièce de Toulon avec laquelle Robes-
T VII. — HÉV. ^3
194 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
pierre l'avait étranglé au Comité de salut public.
On n'osa même en parler.
Pourquoi Hérault était-il là? Il désirait le savoir;
on lui montra une grossière fabrication de police,
farce ignoble de mouchards. Pour Phelippeaux, on
lui soutint qu'il avait conspiré. Nulle preuve, nulle
explication ; ses complices, huit jours après, furent
amenés au tribunal. Mais cette fois, les jurés qui
venaient de trouver la conspiration certaine la décla-
rèrent non prouvée. Quelque endurcis qu'ils fussent,
ils voyaient avec horreur sur leurs mains le sang
de ce juste.
Quoiqu'on eût tué le temps, usé les heures tant
qu'on pouvait, il fallut bien en venir à Danton à
la longue, le laisser aussi parler. Tout changea de
face. La salle se transfigura, le peuple frémit, les
vitres tremblèrent. Il se trouva tout à coup que
Danton était le juge ; tous regardèrent à l'autre
bout, vers les accusés véritables, les membres du
Comité, dont la face effrayée se voyait honteuse-
ment encadrée à la lucarne comme dans une guil-
lotine; eux-mêmes s'étaient, sans le savoir, consti-
tués en jugement; ils s'enfuirent l'un après l'autre.
Danton dit, en son nom, au nom de Desmou-
lins et de Phelippeaux, qu'on les avait accusés
parce qu'ils allaient accuser, qu'ils demandaient
que l'Assemblée nommât une commission qui reçut
leur dénonciation contre la tyrannie des comités,
qu'ils appelaient comme témoins seize membres de
la Convention. Herman, Fouquier et Fleuriot, épou-
l'ROC ES DE DANTON 195
vantes et du discours et de l'attitude du peuple,
se turent et levèrent la séance (le soir du 3 avril).
Ce discours vainqueur de Danton , qui enleva
ceux qui l'entendirent, foudroya ses ignobles juges,
qu'est-il devenu ? La scélératesse des mutilateurs
est ici palpable. Ils ont biffé le discours, rayé cette
parole vivante, et comme, dans le compte rendu,
ce vide énorme bâillait, qu'ont-ils fait ? Une chose
plus hardie encore qui frappe dans tous les jour-
naux (tous ont suivi ou abrégé ces notes du faus-
saire Goffînhal1, imprimées par Nicolas), ils ont
mêlé la séance du 2 avec celle du 3, sans dire où
l'une finit, où l'autre commence !
Chose perfide ! dans le compte rendu du 3, tels
mots, évidemment ironiques, de Danton y sont
donnés pour des aveux.
Après avoir dit par exemple : « Je me souviens
en effet d'avoir provoqué le rétablissement de la
royauté», etc., il dit, en se jouant de même : « On
me confia cinquante millions, je l'avoue. » On a sup-
primé ce qui entourait ces mots, de sorte qu'il
semble que Danton ait reçu cinquante millions, tandis
qu'il rappelle seulement par cette phrase ironique
les cinquante millions confiés en août au Comité de
salut public, — pour faire ressortir le peu de fonds
dépensés sous son ministère en 1792 pour la libéra-
1. Personne n'y mit jamais moins de façon que cet Auvergnat. Dans le
fameux malentendu qui permit au père Loiserolles de mourir à la place de
son fils, Coffinhal, voyant arriver un vieillard au lieu d'un jeune homme, n'a
pas pris la peine d'éclaircir la chose. Il a tranquillement falsifié l'acte,
changé les prénoms, surchargé les chiffres d'années, etc.
196 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
tion du territoire, en comparaison de cette masse
monstrueuse de fonds secrets confiés au Comité
en 1793.
Danton parla presque tout le jour du 3. Et le
compte rendu donne en tout six petites pages.
Coffinhal a sabré tout ce qui était faits et preuves ;
il a laissé les bravades, les paroles de fierté, qui,
sans doute perçant par éclairs dans une forte discus-
sion, échappant comme cris du cœur et de la dignité
blessée, ne sont nullement ridicules, mais qui le
deviennent quand on les isole de tout ce qui les sou-
tenait. Ce barbare mutilateur, biffant les paroles
suprêmes d'un homme si près de la mort, n'a songé
qu'à faire de Danton un burlesque et un grotesque,
conformément au mot d'ordre donné le 2 par Robes-
pierre : l'idole et l'idole pourrie.
La foule immense qui entendit le 3 avril la justifi-
cation de Danton, la trouva si concluante que, sous
les yeux mêmes du Comité de sûreté, devant ce tri-
bunal de mort, elle applaudit avec enthousiasme.
Alors Herman à Danton : « Tu es fatigué, Danton ;
cède la parole à un autre; je te la redonnerai après
quelque temps de repos. »
Admirez l'hypocrisie du rédacteur des notes en-
voyées aux journaux : « Sa voix était altérée... Cette
position pénible fut sentie de tous les juges, qui l'in-
vitèrent à suspendre, pour reprendre ensuite avec
plus de calme et de tranquillité. »
Herman, bien soulagé alors, voltigea tout à son
aise de l'un à l'autre accusé, laissant dire un mot à
PROCÈS DE DANTON 107
chacun et sans laisser à aucun le temps d'achever.
Cela permettait à Herman, à Fouquier, de reprendre
leurs esprits. Un accusé renouvelant la demande
d'appeler en témoignage des membres de la Conven-
tion, ils trouvèrent cette réponse incroyable : « La
Convention étant votre accusateur , aucun de ses
membres ne peut témoigner pour vous. »
« Du reste, dit Fouquier, pressé sur cette raison
ridicule, j'écris à la Convention ; sa décision sera
suivie. »
Voilà tout ce qu'on sait de la séance du 3.
193 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE VII
PROCÈS ET MORT DE DANTON, DESMOULINS, ETC.
(4-5 AVRIL, 15-16 GERMINAL).
Le jury est divisé. — On organise une machine pour étouffer le procès. —
Lucile écrit en vain à Robespierre. — On obtient un décret contre les
accusés. — La nuit du 4 au 5; le jury. — Derniers moments des accusés.
— Leurs titres devant la postérité. — Desmoulins sur la charrette. —
Mort de Danton et Desmoulins.
La lettre ne fut écrite que le lendemain 4 avril
(15 germinal) au matin. Elle put ainsi être déli-
bérée, discutée toute la nuit. Les premiers mots :
« Un orage horrible gronde depuis que la séance est
commencée... Les accusés enforcenés... », etc., sont
habilement combinés pour faire croire que l'accusa-
teur écrivit pendant l'audience, vaincu par le bruit
et les cris, aux abois, désespéré.
En réalité, l'affaire allait mal. Chose inattendue,
la division était dans le jury. Le juré Naulin, homme
de loi, avait dit, après l'audience : « Il est impossible
de leur refuser leurs témoins. » Quatre ou cinq jurés,
tacitement, étaient de l'avis de Naulin. Fouquier,
inquiet, alla aux comités et voulut voir Robespierre;
il s'était retiré chez lui. Billaud, Saint-Just, au pre-
MORT DE DANTON ET DE DESMOULINS 199
mier mot de témoins qu'il prononça, lui fermèrent
la bouche; ils le chassèrent avec menaces. Fouquier
et Herman, placés dans cette passe dangereuse de
demander expressément la violation de la loi, crurent
se couvrir en glissant dans la lettre ce mot : « Tracez-
nous notre conduite, l'ordre judiciaire ne nous four-
nissant aucun moyen de motiver ce refus. »
Les jurés les plus solides avaient été chez Robes-
pierre et n'en avaient rien tiré.
Il arriva ce qu'il arrive toutes les fois que les rois
ont besoin d'un crime. Il se fait même sans eux. Il
y a toujours quelque part l'homme dévoué, l'homme
fatal, pour les dispenser de prendre l'initiative.
Depuis vingt-quatre heures, les zélés avaient com-
passion de l'embarras du gouvernement et dressaient
une machine. Les administrateurs de police, récem-
ment renouvelés, entre autres le cordonnier Will-
cheritz, qui aida fort à organiser les grandes four-
nées de messidor, couraient les prisons, s'agitaient,
s'informaient et chuchotaient. Grand effroi chez les
prisonniers. « Youdrait-on un 2 septembre pour
étouffer le procès ? » Ces bruits circulaient aussi
au dehors. Danton avait vaincu le 3, c'était l'opi-
nion générale; on ne pouvait l'assassiner que dans
un grand pêle-mêle, un massacre confus des prison-
niers. Ghaumette avait des nouvelles du dehors
deux fois par jour ; il les donna à ses compagnons
du Luxembourg, qui en furent glacés d'horreur.
Mais la prison brise l'homme; aucun n'avait d'armes
et presque aucun de courage.
200 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Une femme leur en donna. La jeune femme de
Desmoulins errait, éperdue de douleur, autour de ce
Luxembourg. Camille était là, collé aux barreaux, la
suivant, lui écrivant les choses les plus navrantes
qui jamais ont percé le cœur de l'homme. Elle aussi
s'apercevait, à cet horrible moment, qu'elle aimait
violemment son mari. Jeune et brillante, elle avait
pu voir avec plaisir l'hommage des militaires, celui
du général Dillon, celui de Fréron, qui, l'épée à la
main, sur les redoutes emportées de Toulon, lui
écrivait sa victoire. Fréron était à Paris et n'osa rien
faire pour eux. Dillon était au Luxembourg, buvant
en vrai Irlandais et jouant aux cartes avec le premier
venu. Un seul de ceux qui admiraient Lucile l'adorait
du fond du cœur; c'était son mari. Lucile fut pour
beaucoup dans l'audacieuse inspiration du fatal der-
nier numéro. Camille s'était perdu pour la France
et pour Lucile.
Elle aussi se perdit pour lui.
Le premier jour, elle s'était adressée au cœur de
Robespierre. On avait cru autrefois que Robespierre
l'épouserait. Elle rappelait dans sa lettre qu'il avait
été le témoin de leur mariage, qu'il était leur pre-
mier ami, que Camille n'avait rien fait que travailler
à sa gloire, ajoutant ce mot d'une femme qui se
sent jeune, charmante, regrettable, qui sent sa vie
précieuse : « Tu vas nous tuer tous deux; le frapper,
c'est me tuer, moi. »
Nulle réponse. Elle écrivit à son admirateur Dil-
lon : « On parle de refaire septembre... Serait-il d'un
MORT DE DANTON ET DE DESMOULINS 201
homme de cœur de ne pas au moins défendre ses
jours! »
Les prisonniers rougirent de cette leçon d'une
femme et se résolurent d'agir. Il paraît toutefois qu'ils
ne voulaient commencer qu'après Lucile, lorsque,
d'abord se jetant au milieu du peuple, elle aurait
ameuté la foule.
Dillon, brave, parleur, indiscret, tout d'abord en
jouant aux cartes avec un certain Laflotte^ entre deux
vins, lui conta toute l'affaire. Laflotte l'écouta et le
fît parler. Laflotte était républicain ; mais là enfermé,
sans issue, sans espoir, il fut horriblement tenté. Il
ne dénonça pas le soir (3 avril), attendit toute la nuit,
hésitant encore peut-être. Le matin, il livra son âme
en échange de sa vie, vendit son honneur, dit tout.
Sa déposition fut sur l'heure portée à Saint-Just, qui,
armé ainsi, n'hésita pas un moment à frapper le coup
de Robespierre.
Toute assemblée, dans ces jours néfastes, est
ordinairement peu nombreuse. Au 5 septembre, au
21 décembre, la Convention n'avait que deux cents
membres présents. Au 4 avril, selon toute apparence,
surtout aux heures du matin , elle n'était guère
peuplée. Le découragement était profond chez les
Montagnards. Ils avaient vu, surtout le jour d'Héron,
et le 31 mars encore, qu'au premier mot de Robes-
pierre la droite, le centre, les muets, votaient
comme un seul homme avec le petit groupe des
robespierristes. Gela se vit exactement de même
le 4 avril.
La séance s'était ouverte d'une manière ridicule et
sinistre. Legendre naïvement avait exprimé sa peur
et la peur « de son épouse », se mettant en quelque
sorte sous l'aile de l'Assemblée. On souriait. Les
figures s'allongèrent terriblement quand l'archange
de la mort, Saint-Just, parut à la tribune avec l'écrit
meurtrier. Il disait les accusés en pleine révolte, et,
de peur que ce mensonge n'agît pas assez, il hasarda
un mot singulier d'intimidation : « Marquez la dis-
tance qui vous sépare des coupables. »
« Tout accusé qui résiste ou insulte sera mis hors
des débats. » Telle fut la formule de l'assassinat,
immédiatement votée , comme l'était toute mesure
pour décimer la Montagne.
Au moment du vote, la femme de Phelippeaux était
à la barre, en larmes. « Point de privilège! » dit
Robespierre , et il la fit repousser au nom de
l'égalité.
Legendre, abîmé dans la peur, finit dignement la
séance en demandant que Simon, un homme de son
parti, compromis avec Dillon, fût envoyé au tribunal
révolutionnaire.
Herman traînait pendant ce temps. Tantôt il inter-
rogeait les comparses, les accusés secondaires, tantôt,
pour amuser Danton, Desmoulins, il répondait à leurs
demandes que l'accusateur public, renonçant à faire
entendre « la foule des témoins qu'il avait contre
eux », ils devaient aussi renoncer à leurs témoins
à décharge. Pendant tout ce verbiage hypocrite, un
mouvement se fait dans la salle. Fouquier est appelé
MORT DE DANTON ET DE DESMOUL1NS 203
et sort. Trois membres du Comité de sûreté arrivaient
avec le décret. Voulland, en feu, le lui met dans la
main. David dit : « Nous les tenons, et ils n'échap-
peront pas. »
Amar , livide comme un mort , s'efforçait d'être
furieux. Deux hommes de Robespierre, son impri-
meur Nicolas et son voisin, le papetier Arthur,
meneur de sa section et membre de la Commune,
allaient, venaient, frétillaient, se frottaient les
mains.
Amar, voulant faire le brave, avança avec Voul-
land son visage à la lucarne. Ils furent rencontrés,
traversés d'un éclair des yeux de Danton : « Regarde,
dit-il à Desmoulins, regarde ces lâches assassins; ils
nous suivent jusque dans la mort. »
Le décret fut lu (soir du 4), et alors tout semblait
fini. On avait encore un reste de jour, assez pour les
guillotiner. Mais les jurés arrêtaient. Ces fermes et
solides jurés , contre toute attente , montraient de
l'hésitation. La résistance de Naulin avait été conta-
gieuse. Les paroles de Danton, vibrantes jusqu'au
fond des âmes, leur avaient révélé (plus encore que
toute sa gloire populaire) quel grand homme ils
allaient tuer. Sauf trois peut-être, Renaudin, Trin-
chard, Topino-Lebrun, les autres ne savaient plus ce
qu'ils allaient faire.
Le dernier a assuré que jamais il n'eût pu se
décider, si Herman ne leur eût montré une lettre
qu'il dit venue de l'étranger et adressée à Danton.
Souberbielle a assuré que le cœur lui manquait
20i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
aussi , qu'il avait quitté la salle pour respirer un
moment, et que, rencontrant dans un couloir Topino-
Lebrun, ce peintre, homme d'esprit et républicain,
mais à la façon de Machiavel, lui aurait dit : « Ceci
n'est pas un procès, c'est une mesure... Nous ne
sommes plus des jurés, nous sommes des hommes
d'État... Deux sont impossibles ; il faut qu'un
périsse... Veux-tu tuer Robespierre? — Non. — Eh
bien, par cela seul, tu viens de condamner Danton ».
Cette horrible discussion eut lieu la nuit du 4 au 5.
Le matin, ils étaient tous ou hébétés de fatigue ou
vaincus et subjugués. Les portes s'ouvrent enfin
(matin du 5, à huit heures). Les jurés sortent, Trin-
chard en tête. Quelqu'un qui se trouva sur leur pas-
sage en resta saisi d'horreur. Us allaient, non comme
des hommes, mais comme les mannequins des Furies.
Trinchard ne se connaissait plus; dans un mouve-
ment singulier, faisant la roue de son bras, il se
criait à lui-même : « Les scélérats vont périr! »
« — Les jurés étant satisfaits, les débats sont
clos », dit Herman.
« — Clos? dit Danton; comment cela? Ils n'ont pas
encore commencé! Vous n'avez point lu de pièces!
point entendu de témoins! »
Camille Desmoulins avait apporté écrite une véhé-
mente réfutation des calomnies de Saint-Just. Dans
sa rage et son désespoir, voyant que décidément il
ne serait point entendu, il froissa, roula ce papier,
mouillé de brûlantes larmes, il le lança aux bour-
reaux...
MORT DE DANTON ET DE DESMOULINS 205
Il y a un Dieu. Ce pauvre papier qui devait
tomber aux mains les plus intéressées à le détruire,
il a miraculeusement échappé , il est revenu aux
mains pieuses de la mère de Lucile. Il a pu arriver
au jour.
Qui le croirait? Ce geste même d'un accusé, mort
sans être entendu, a été exploité par ses ennemis.
Ils ont dit que ce geste, du 5, était cause du décret
du 4 , que c'étaient là ces révoltes , ces violences
contre lesquelles il avait bien fallu protéger le tri-
bunal en mettant hors des débats ces insolents
furieux.
Cette allégation stupide, réfutée par les simples
dates, l'est d'ailleurs expressément par le principal
agent de leur mort. Herman , avant la sienne , a
déclaré que ni Danton ni Desmoulins , aucun des
accusés n'avait insulté le tribunal.
Ce qu'Herman avoue encore, c'est que jamais ils
ne surent leur jugement. Parmi leurs cris, leur
fureur, leur désespoir, on les emporta. Le mot est
vrai, à la lettre, pour Camille, qui, des deux mains,
s'accrocha à son banc. Et comme contre les lois, par
la force seule, par un brigandage, on devait l'assas-
siner, il résista aux brigands. Il fallut, comme un
taureau, l'abattre pour l'enchaîner.
Le jugement était imprimé dès le matin par
Nicolas, avant la condamnation.
Danton était redevenu tout à fait lui-même, fort
calme, seulement inquiet de la France. A travers
des mots cyniques, d'une apparente insouciance, il
206 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
disait des choses très fortes, pleines de sens et de
douleur :
« Ah! f... botes! ils vont crier : Vive la Répu-
blique! quand ils me verront passer! »
« Voilà que tout va s'en aller dans un gâchis épou-
vantable... Encore si je laissais mes jambes à Couthon
et mes c... à Robespierre, cela pourrait marcher
encore quelque temps. »
Tous moururent très bien. Même Chabot se releva
à la mort par un touchant remords de justice et
d'amitié. Malade, demi-empoisonné (il ne put en venir
à bout), il ne songea pas à lui-même, mais à Bazire
qu'il entraînait : « Que je meure, à la bonne heure!
disait-il, mais toi! pauvre Bazire! mais toi!... Pauvre
Bazire! qu'as-tu fait? »
Bazire avait été véritablement héroïque. Son violent
ennemi Hébert, qui travaillait à le perdre, lui fit dire
au commencement que, « s'il se séparait de Chabot,
on le tirerait d'affaire ». Quelque indigne que fût
Chabot, Bazire resta fidèle à l'amitié et refusa de
perdre celui qui l'avait perdu.
« Pauvre Bazire! qu'as-tu fait? » Tout son crime
fut d'avoir un cœur. Et qui prouve que son huma-
nité lui ait fait trahir ses devoirs? Quand il eût
écrit à Barnave : « Aucune pièce contre vous... »,
quand il aurait renvoyé une dame étrangère contre
qui on n'avait ni témoins ni preuves, de tels actes
suffisaient-ils pour le mener à la mort?
« Pauvre Phelippeaux, qu'as-tu fait? » On pou-
vait bien aussi le dire. La même charrette empor-
MORT DE DANTON ET DE DESMOULINS 207
tait, avec la victime de l'humanité, celle de la
justice héroïque. Phelippeaux mourait pour n'avoir
pas composé avec le crime, pour avoir refusé de
fermer les yeux sur notre armée trahie, livrée; lui
seul, dans l'indifférence publique, eut du cœur pour
nos soldats ; il fut juste parce qu'il fut tendre, et
juste jusqu'à la mort.
Combien il a raison dans ses dernières lettres de
se recommander de Dieu! d'espérer dans l'immor-
talité de l'âme!... Camille même, souvent si léger,
eut cette foi au dernier moment (ses lettres en
témoignent aussi). Mourant pour l'humanité, ils
sentaient profondément que Dieu était de leur parti.
« Danton, dit un homme qui l'a bien connu, Danton
regarda le ciel... Ah! qu'il en avait droit!... Il avait
embrassé la pitié comme un autel où tout peut
être expié... Il aurait sauvé Robespierre! »
Le grand rêve de Danton (ce fait singulier se
trouve aux registres de la Commune), c'était une
table immense où la France réconciliée se serait
assise pour rompre, sans distinction de classes ni
de partis, le pain de la fraternité.
Trois choses restent aux dantonistes :
Ils ont renversé le trône et créé la République ;
Ils ont voulu la sauver en organisant la seule
chose qui fait vivre : la justice, une justice efficace,
parce qu'elle eût été humaine ;
Ils n'ont haï personne, et entre eux ils s'aimèrent
jusqu'à la mort. La belle inscription grecque est la
leur : « Inséparables dans la guerre et dans l'amitié. »
208 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Que la République, qui était eux-mêmes, en
vînt à ce renversement monstrueux de les tuer,
ils ne le comprirent jamais. Danton averti avait
dit : « On ne me touche pas... Je suis l'Arche. »
Camille le croyait encore plus. Et pour rassurer
Lucile, il lui disait (au 10 août et ailleurs) : « Qu'as-
tu à craindre?... Je serai avec Danton. »
Sur la charrette, il disait : « Quoiqu'il arrive à
Danton, je partagerai son sort. »
A peine admettait-il encore que Danton pût mou-
rir. Des amis désespérés étaient dans la foule,
épiaient un réveil de l'âme du peuple. Brune rôdait
comme un lion. « Je périrai, avait-il dit, ou je les
délivrerai. » Et Fréron, le frère chéri de Camille,
l'admirateur enthousiaste de sa charmante Lucile,
avait-il brisé l'épée de Toulon? Quelle plus belle
occasion de mourir pour l'amour et l'amitié ? »
Mais c'était sur le peuple même que comptait le
plus Desmoulins. L'auteur du Vieux Cordelier se
sentait aimé, béni. Il avait la conscience d'avoir
été la voix du peuple, et sa foi en lui était tout
entière. Il donna, sur la charrette, le plus extraor-
dinaire spectacle, s'agitant, s'obstinant à croire que
jamais la France ne pouvait l'abandonner. « Peuple!
pauvre peuple!... criait-il, on te trompe!... on tue
tes amis!... Qui t'a appelé à la Bastille?... Qui te
donna la cocarde? Je suis Camille Desmoulins!... »
Quoique lié, il s'agitait d'une manière si violente
que ses vêtements éclatèrent et laissèrent voir sa
poitrine, ce pauvre corps si vivant que la terre allait
MORT DE DANTON ET DE DESMOULINS 209
couvrir, ce sein bondissant de vie, de fureur,
d'amour encore... Personne n'endurait ce spectacle...
Plusieurs s'enfuirent, croyant voir la Patrie s'arra-
cher le cœur.
Quand on arriva, rue Saint-Honoré , devant la
maison de Robespierre, fermée, portes et fenêtres,
muette comme le tombeau, le prétendu peuple qui
suivait redoubla ses cris frénétiques, clameur de
lâche abdication, sinistre salut à César au nom de
la guillotine. Desmoulins, calmé à l'instant, se rassit
et dit froidement : « Cette maison disparaîtra... » En
vain on la cherche aujourd'hui, enveloppée qu'elle
est de murs immenses, recluse dans une ombre
éternelle.
On assure que Robespierre, enfermé chez lui, pâlit
à ces cris sauvages et sentit au cœur le mot de Dan-
ton : « J'entraîne Robespierre, Robespierre me suit! »
Hérault de Séchelles, Camille et Bazire, ce tou-
chant faisceau d'amis, se tenaient de cœur ensemble
et dans leur amour pour Danton. Il avait été, pour
eux, l'énergie sublime, la vie de la Révolution, le
cœur de la République, et elle mourait en lui. Ils
ne la laissaient pas derrière eux; ils l'emportaient
clans la tombe. Grande consolation de mourir avec
l'idéal qu'on eut ici-bas.
Hérault descendît le premier, et d'un mouve-
ment aimable et tendre, se tourna pour embras-
ser Danton. Le bourreau les sépara : « Imbécile! dit
Danton, tu n'empêcheras pas nos tètes de se baiser
dans le panier. »
T. VII. — BÉV. 1i
210 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Camille regardait le couteau ruisselant do sang :
« Digne récompense, dit-il, du premier apôtre de
la liberté ! » 11 se sépara alors d'une boucle de
cheveux qu'il tenait entre ses doigts et pria le
bourreau de rendre à la mère de Lucilc ce gage
suprême d'amour.
Danton mourut simplement, royalement. Il regarda
en pitié le peuple à droite et à gauche, et, par-
lant à l'exécuteur avec autorité, lui dit : « Tu mon-
treras ma tête au peuple; elle en vaut la peine. »
L'exécuteur obéissant la releva en effet, la pro-
mena sur l'échafaud, la montra des quatre côtés.
Il y eut un moment de silence... Chacun ne res-
pirait plus... Puis, par-dessus la voie grêle de la
petite bande payée, un cri énorme s'éleva et pro-
fondément arraché.
Cri confus des royalistes soulagés et délivrés, si-
mulant l'applaudissement : « Qu'ainsi vive la Répu-
blique ! »
Cri sincère et désespéré des patriotes atteints au
cœur : « Ils ont décapité la France ! »
LIVRE XVIII
CHAPITRE PREMIER
ÉPUISEMENT ET PARALYSIE DE ROBESPIERRE. — L'ÊTRE SUPRÊME
(6 AVRIL 1794).
Attitude de la Convention. — Irritation de Robespierre, 5 avril. — Annonce
d'une fête à l'Être suprême, 6 avril. — Solitude de Robespierre, — II
avait brisé les fils qui dirigeaient les partis.
Pendant l'exécution même, la Convention restant
muette, les deux comités remplirent la courte séance.
Couthon, Vadier, se relayant, dirent, redirent à
l'Assemblée qu'elle avait bien heureusement échappé
à un grand péril, que Danton infailliblemet l'aurait
égorgée.
Aux Jacobins, c'était plus : Danton méditait un
massacre universel de Paris.
Vadier, gracieux et bon, ajouta qu'on savait bien
que l'Assemblée, en général, était intègre, que tout
membre serait à même de prouver sa délicatesse,
en rendant compte de sa fortune. C'était dire :
« Assez de sang. La Convention n'a rien à craindre.
212 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Les représentants revenus de mission ne resteront
plus sous le poids de vagues accusations. Ce
compte rendu finira tout. »
La chose, appuyée de Gouthon, fut décrétée à
l'instant même. S'échauffant alors à froid, les deux
acteurs protestèrent qu'on avait tort de parler de
dictateurs et de décemvirs : « Nous, dictateurs ! » dit
Gouthon. Et alors, tous les deux levant leur bras débile,
le vieillard et le podagre jurèrent que. si jamais il
s'élevait un dictateur, il ne mourrait que de leur
main.
Mais là ils eurent infiniment plus de succès qu'ils
ne le voulaient. La Convention, si morte jusqu'à ce
moment, tout à coup vivante et ressuscitée, se leva
comme un seul homme, jura, d'une voix de ton-
nerre, qu'en effet le dictateur serait poignardé.
Cette scène eut tout l'effet d'une répétition préalable
du drame de Thermidor.
Robespierre visait-il à la dictature? Vaine question
désormais. Quelque peu qu'il l'eût désirée jusque-
là, elle lui devenait indispensable dans la terrible
situation où il s'était mis. Elle était son seul asile,
sa nécessité, sa fatalité. Il y était poussé et par
son propre danger et par l'exigence de son parti.
En un mois ou six semaines, comme on le verra,
il se trouva nanti de tout instrument de pouvoir.
Mais cela n'était rien pour lui. Il voulait le pou-
voir moral. Et ce violent cri de l'Assemblée, qui
semblait venir à lui de Téchafaud de Danton, que
voulait-il dire? « Jamais! »
L'ÊTRE SUPRÊME 213
Il y répondit le soir, aux Jacobins, par un autre
« Jamais ! » non moins furieux. Ce que Vadier et
Couthon avaient proposé et fait décréter, la reddi-
tion des comptes et l'exposé des fortunes, cette
chose accordée, consentie, qu'on croyait générale-
ment que Couthon disait au nom de Robespierre,
il la combattit aigrement, soutenant que cette
mesure favoriserait les fripons. C'était retenir sous
le coup d'un procès, pour une époque inconnue,
pour l'époque qui plairait au pouvoir, une foule de
représentants, spécialement les deux cents membres
qui avaient rempli des missions.
Jamais il ne se montra plus amer, plus sauvage,
et cela le soir du jour où il avait obtenu l'énorme
concession d'un si horrible sacrifice ! Que fallait-il
donc pour l'apaiser ? Que pouvait-on prévoir de
l'avenir ?... Et le surprenant objet sur qui l'orage
tomba fut un Dufourny, homme fort secondaire,
absolument indigne de toute cette colère royale.
L'espoir trompé, l'implacabilité visible d'un maître
qui ne se contenait plus, ajoutèrent un degré cuisant
de haine et d'envenimement à la douloureuse plaie
que Danton laissait dans les cœurs.
Aussi quand, le 6 au matin, Couthon dit : « Nous
préparons un rapport sur une fête à l'Éternel »,
il y eut sur la Montagne comme un grincement de
dents.
Quoique Couthon n'eût pas dit le complément de
la chose, qu'on ne sut qu'un mois après (liberté
des catholiques), tous odorèrent le catholicisme qui
214 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
venait derrière, le retour à l 'Ancien-Régime, qu'on
venait déjà de flatter si cruellement par la mort des
pères de la République !
Quoi ! le lendemain d'un tel jour ! et la tombe
ouverte encore! parler de fête et de Dieu!... Où
la fera-t-on cette fête ? Sur la place où Féchafaud
fume?... ou bien dans le parc maudit où la chaux
dévore tout ce qu'adora la France, ces bons cœurs,
ces nobles cœurs, amis de l'humanité !
Et ce ne fut pas la Montagne seule qui sentit cela.
Même à la droite et au centre, les croyants pour qui
on parlait n'accueillirent point du tout ces avances
à contretemps. L'effet de cette parole fut sur eux
celui d'une corde fausse qui déchire l'oreille.
Ordonner la joie dans le deuil, une fête dans cette
boucherie, parmi le printemps et les fleurs, faire
chanter ceux qui pleuraient, qui mourraient demain
peut-être, oser, entre deux guillotines, entonner des
hymnes, était-ce là honorer... ou souffleter Dieu?
Tous taxèrent également Robespierre d'une impu-
dente hypocrisie.
Ils se trompaient. Son appel à Dieu, tout étrange
que fût le moment, était spontané, sincère. Quelque
aigrie et faussée que fût sa nature, si dévastée que
fût son cœur, fils de Rousseau, il en gardait toujours
une certaine idéalité religieuse. Et il y avait recours
dans l'effroi qu'il éprouvait de son grand isole-
ment.
Il avait eu l'épouvantable succès de raser tout à la
fois. Deux hommes restaient, sur le monde détruit,
L'ÊTRE SUPRÊME 215
et nul avec eux. L'un, blême, épuisé, ayant donné
son fruit, un homme désormais ouvert, tout entier
révélé et vide. L'autre, ce jeune génie, obscure et
redoutable énigme de l'avenir, qui venait de tuer
Danton (lui seul et non pas Robespierre). Et mainte-
nant il regardait son maître, attendait, exigeait son
oracle... Robespierre sentait bien qu'il devait se
renouveler, trouver, créer quelque chose, ou qu'il
périrait. Mais peut-on créer sans Dieu?
Rappelons en peu de lignes sa destinée depuis le
31 mai. Deux spectres l'avaient poursuivi.
Le spectre de la guerre sociale, qu'il ne combattit
qu'en subissant longtemps la misérable alliance
d'Hébert, par qui il écrasa Jacques Roux, pour qui il
ménagea Ronsin, s'engrenant clans une série d'éton-
nantes contradictions, à Lyon surtout, où les amis de
Ghalier furent tantôt combattus, tantôt défendus par
lui.
Un autre spectre le suivait, la corruption publique,
mal naturel d'un peuple esclave lancé tout à coup
dans la liberté. Robespierre vit partout la corruption
et la poursuivit partout, spécialement chez ceux qui
notaient ses contradictions. Crut-il vraiment que tous
ses ennemis étaient des hommes vendus ? Je le
pense. Sa terrible imagination lui fit croire tout ce
qu'il avait intérêt de croire. Ils disparurent. Mais
après? Qui les remplaça? Personne. On a retrouvé
les listes qu'il faisait et refaisait des hommes qui
restaient possibles. Ce sont toujours les mêmes
noms, infiniment peu nombreux. Cette stérilité est
216 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
tragique. Il cherche et ressasse toujours, il fouille
dans les inconnus, il va descendant et ne trouve
rien. Plus d'hommes! Quoi! la vie est toute
épuisée ? Non, sans doute, elle est ailleurs, mais
décidément elle n'est plus dans les voies de Robes-
pierre.
C'est dans cette horreur du vide qu'il se retourna
violemment vers la source de la vie. Mais la retrouve-
t-on comme on veut ? L'idée de Dieu est féconde,
quand elle jaillit du cœur, quand cette idée est
sentie dans son essence vitale, qui est la Justice.
Le mot Dieu n'est pas fécond; abstraction, verbalité,
forme scolastique et grammaticale, si c'est là tout,
n'espérez rien.
Gomme Être suprême, c'est-à-dire comme neutra-
lité politique entre la Révolution et le Christianisme,
entre la Justice et la Grâce, c'était la stérilité même,
l'aridité et le vide.
Ainsi, par horreur du vide, Robespierre tournait
vers un vide pire encore, — car, sous forme vague et
neutre, cette équivoque abstraction nullement neutre
en réalité, arrêtait la vie nouvelle, tandis que la
mort, le passé, à la faveur de ce nuage, relèveraient
les vieilles pierres où pouvait heurter la Révolu-
tion.
L'idée bizarre de Robespierre était que la France
avait perdu Dieu et qu'il allait le lui rendre. Dieu!
mais où n'était-il donc pas? Qui ne le voyait aux
frontières, illuminant de ses éclairs la marche de nos
armées? Qui ne le voyait dans l'humble dévouement
L'ÊTRE SUPRÊME 217
de nos soldats, dans cette vie de sacrifices obscurs
dont le type connu fut Desaix? Qui ne vit Dieu dans
la grande âme de cette église militante qui, par ses
travaux anonymes, a fondé sans bruit les trente mille
lois où la France inaugura l'égalité? Dieu était-il invi-
sible sur la place de la Révolution dans les yeux de
tant de martyrs de la liberté, clans le dernier chant
de Vergniaud, le dernier mot qu'écrivent Phelippeaux
et Desmoulins?... Disons plus : en des cœurs même
nullement irréprochables, en des cœurs que la mort
lavait, en ce suprême regard que Danton jeta au ciel...
quelque chose de Dieu fut encore...
L'infirmité du scolastique était de croire qu'il fallait
chercher Dieu clans un livre, à telle page de Rous-
seau , comme clans un dictionnaire , de ne pas le
reconnaître dans les formes infinies de la vie et de
l'action nationale. Blasphème énorme de dire que la
France était sans Dieu! Toute fatiguée qu'elle était,
cette nation, et brûlée à la surface, elle bruissait au
dedans de cent fleuves inconnus. Et c'était un indi-
vidu, faible et pâle bâtard de Rousseau, et lui-même
tellement dévasté, qui se chargeait de la rajeunir! A
cette mer de fécondité qui verse les eaux à l'Europe,
le désert disait : « Sois féconde! »
Le point par où il se rencontrait bien plus direc-
tement avec l'instinct populaire, c'est par ce que
j'appellerais la croyance au Diable.
Le peuple attribue tous les maux aux personnes
plus qu'aux choses. 11 personnifie le Mal. Qu'est-ce
que le Mal au Moyen-âge? C'est une personne, le
218 IIIST01P.E DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Diable, Qu'est-ce que le Mal en 1793? C'est une per-
sonne , le Traître... Explication vraie et fausse. La
République fut souvent trahie par les choses autant
que par les personnes; elle le fut par le chaos, la
désorganisation naturelle d'une telle crise. Robes-
pierre n'admit jamais de coupables que les per-
sonnes; pour lui, comme pour le peuple, le traître
lit tout. Gomme tels, il désigna les grands meneurs
des partis. Gomme tels, en un coup de filet, il les fit
tous disparaître. Mais, en ce même moment, il se
suicida, s'ôtant ce dont il vivait, la matière et l'occa-
sion de cette force accusatrice qui associait sa scolas-
tique aux passions vivantes du peuple.
Jusque-là on avait pu croire que ces meneurs, tant
haïs, étaient les entraves, les obstacles de la Révolu-
tion. Eux morts, elle ne put plus avancer ni reculer.
On fut à même de voir qu'ils en avaient été les
organes nécessaires. En chacun d'eux se résumait la
force active d'un parti; par eux, ces partis étaient
susceptibles d'être dirigés, ils en étaient les agents
intermédiaires, les fils conducteurs. Robespierre,
maître de la machine , ne s'en trouva pas moins
impuissant à la mouvoir , pour une raison toute
simple : il avait cassé les fils.
Comment, en 1793, avait-il si habilement joué de
ce vaste clavier? En tirant ces fils, en frappant ces
touches, en se servant de ces meneurs. Il avait tour
à tour incliné vers l'un, vers l'autre, son influence
centrale. Sans son alliance éphémère avec Gollot,
avec Hébert , clans plusieurs moments décisifs , un
L'ÊTRE SUPRÊME 219
monde lui restait fermé, les six cent mille lecteurs
pour qui tirait le Père Duchesne (par exemple au
4 octobre). Sans l'amitié de Danton et de Desmoulins,
il ne pouvait en décembre liguer les quelques mil-
lions d'hommes qu'on appelait indulgents, contre
Ghaumette et Glootz, qui devenaient indulgents.
Il y avait des bas-foncls où Robespierre ne regardait
qu'avec terreur. Nul moyen ne lui coûta pour tuer les
êtres bizarres qui avaient surgi sur ce sol ultra-révo-
tionnaire, Jacques Roux, par exemple. Eh bien, ce
furieux Jacques Roux fut plus mauvais mort que
vivant. Les Gravilliers, qui avaient en lui leur tribun,
auraient-ils, en Thermidor, combattu sous le parti
mixte? Non sans doute, si Roux eût vécu; il était
incapable de tout compromis. De même le faubourg
Saint-Antoine, si on n'eût détruit, éloigné ou négligé
ses meneurs, n'eût pas gardé, en cette journée, la
neutralité terrible qui livra à la mort la Commune et
Robespierre. Celui-ci se trouva avoir détruit les agents
qui le gênaient et qui pourtant l'auraient sauvé.
220 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE II
MORT DE CONDORCET (9 AVRIL 1794).
On espère une amnistie. — L'amour en 1794. — Mmo de Condorcet. — Péril
de Condorcet. — Son dernier livre. — 11 échappe de Paris. — Sa mort,
9 avril.
Le nom de Dieu, lancé ainsi de façon inattendue
sur la tombe de Danton, parut à l'Europe, à la France,
synonyme d'amnistie. Si la Convention menacée, si
la Montagne décimée se sentaient toujours sous le
glaive, il n'en était pas de même de ceux qui, loin de
la scène et ne voyant pas les acteurs, prenaient pour
guide la logique qui nous trompe si souvent ou la trop
crédule espérance. Dans les prisons, dans les retraites
où se cachaient les proscrits, on disait, on tâchait de
croire que Robespierre allait inaugurer une politique
nouvelle, qu'il n'avait immolé les indulgents que pour
reprendre leurs idées, pour avoir le monopole de ce
comité de clémence qui devait fonder son pouvoir.
N'était-ce pas assez de sang? La guillotine, trempée,
retrempée et inondée, après l'affreuse orgie de mort
qu'elle fit au 5 avril, devait être ivre et blasée. Que
lui donner maintenant? Du sang de roi, du sang
MORT DE CONDORCET 221
d'apôtre, et la fleur de tous les partis, elle avait eu
toute chose.
Ces idées tombaient dans les cœurs, au moment
charmant de l'année où la vie réveillée tout à coup
donne espoir et sécurité aux plus inquiets. Gomment
mourir au temps béni où la création recommence?
La nature, en son langage, en ses fleurs ressuscitées,
en son soleil brillant, vainqueur, semble dire que la
mort n'est plus.
Violentes furent ces pensées et ce bouillonnement
d'espérance chez tant de proscrits, tant de fugitifs,
qui, clans les caves ou les greniers, dans les bois et
dans les cavernes , s'étaient arrangé des sépulcres
pour essayer de vivre encore. Elles durent arriver
aux grottes profondes de Saint-Émilion, retraite de la
Gironde. Mais plus vives furent-elles peut-être pour
les infortunés cachés dans les noirs murs de Paris,
tel (comme Isnard) dans une étroite soupente du fau-
bourg Saint-Antoine, tel (comme Jullien) dans un des-
sous d'escalier, tel Louvet, dans cette armoire que
sa tendre et courageuse Lodoïska lui fabriqua de ses
mains.
« L'amour est fort comme la mort. » Et ce sont
ces temps de mort qui sont ses triomphes peut-être.
Car la mort verse à l'amour je ne sais quoi d'acre
et de brûlant, d'amères et divines saveurs qui
ne sont point d'ici-bas.
En lisant l'audacieux voyage de Louvet à travers
toute la France pour retrouver ce qu'il aimait, en
assistant à ces moments où, réunis par le sort dans
222 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la cachette de Paris ou la caverne du Jura, ils
tombent dans les bras l'un de l'autre, défaillants,
anéantis, qui n'a dit cent fois : 0 mort, si tu as
cette puissance de centupler, transfigurer à ce point
les joies de la vie, tu tiens vraiment les clés du
ciel ! w
L'amour a sauvé Louvet. Il avait perdu Des-
moulins en le confirmant dans son héroïsme. Il
n'a pas été étranger à la mort de Gondorcet.
Le 6 avril, Louvet entrait dans Paris pour
revoir Lodoïska ; Gondorcet en sortait pour dimi-
nuer les dangers de sa Sophie.
C'est du moins la seule explication qu'on puisse
trouver à cette fuite de proscrit qui lui fît quitter
son asile.
Dire, comme on l'a fait, que Gondorcet sortit de
Paris uniquement pour voir la campagne et séduit
par le printemps, c'est une étrange explication,
invraisemblable et peu sérieuse.
Pour comprendre, il faut voir la situation de
cette famille.
Mm0 de Gondorcet, belle, jeune et vertueuse,
épouse de l'illustre proscrit, qui eût pu être son
père, s'était trouvée, au moment de la proscription
et du séquestre des biens, dans un complet dénue-
ment. Ni l'un ni l'autre n'avait les moyens de
fuir. Cabanis, leur ami, s'adressa à deux élèves en
médecine, célèbres depuis, Pinel et Boyer. Gondorcet
fut mis par eux dans un lieu quasi public, chez
une dame Vernet, près du Luxembourg, qui prenait
MORT DE CONDORCET 223
quelques pensionnaires pour le logis et la table.
Cette dame fut admirable. Un Montagnard qui logeait
dans la maison se montra bon et discret, rencontrant
Condorcet tous les jours sans vouloir le reconnaître.
Mmc de Condorcet logeait à Auteuil et chaque jour
venait à Paris à pied. Chargée d'une sœur malade,
de sa vieille gouvernante, embarrassée d'un jeune
enfant, il lui fallait pourtant vivre, faire vivre les
siens. Un jeune frère du secrétaire de Condorcet
tenait pour elle, rue Saint-Honoré, n° 352 (à deux
pas de Robespierre), une petite boutique de lin-
gerie. Dans l'entre-sol, au-dessus de la boutique,
elle faisait des portraits. Plusieurs des puissants
du moment venaient se faire peindre. Nulle indus-
trie ne prospéra davantage sous la Terreur ; on se
hâtait de fixer sur la toile une ombre de cette
vie si peu sûre. L'attrait singulier de pureté, de
dignité, qui était en cette jeune femme, amenait
là les violents, les ennemis de son mari. Que ne
dut-elle pas entendre ? Quelles dures et cruelles
paroles! Elle en est restée atteinte, languissante,
maladive pour toujours. Le soir, parfois, quand
elle osait, tremblante et le cœur brisé, elle se
glissait dans l'ombre jusqu'à la rue Servandoni,
sombre, humide ruelle, cachée sous les tours de
Saint- Sulpice. Frémissant d'être rencontrée, elle
montait d'un pas léger au pauvre réduit du grand
homme ; l'amour et l'amour filial donnaient à
Condorcet quelques heures de joie, de bonheur.
Inutile de dire ici combien elle cachait les épreuves
224 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
du jour, les humiliations , les duretés, les légè-
retés barbares, ces supplices d'une âme blessée,
au prix desquels elle soutenait son mari, sa famille,
diminuant les haines par sa patience, charmant les
colères, peut-être retenant le fer suspendu. Mais
Gondorcet était trop pénétrant pour ne pas deviner
toute chose ; il lisait tout sous ce pâle sourire dont
elle déguisait sa mort intérieure. Si mal caché,
pouvant à tout moment se perdre et la perdre,
comprenant parfaitement tout ce qu'elle souffrait et
risquait pour lui, il ressentait le plus cuisant
aiguillon de la Terreur. Peu expansif, il gardait
tout, mais haïssait de plus en plus une vie qui
compromettait ce qu'il aimait plus que la vie.
Qu'avait-il fait pour mériter ce supplice ? Nulle
des fautes des Girondins.
Loin d'être fédéraliste, il avait, dans un livre
ingénieux, défendu le droit de Paris, démontré
l'avantage d'une telle capitale comme instrument
de centralisation. Le nom de la République, le
premier manifeste républicain, avait été écrit chez
lui et lancé par ses amis, quand Robespierre, Danton,
Yergniaud, tous enfin hésitaient encore. Il avait
écrit, il est vrai, ce premier projet de constitu-
tion, impraticable, inapplicable, dont on n'eût jamais
pu mettre la machine en mouvement, tant elle
est chargée, surchargée de garanties, de barrières,
d'entraves pour le pouvoir, d'assurances pour l'indi-
vidu.
Le mot terrible de Chabot que la constitution
MORT DE CONDORCET 225
préférée, celle de 1793, n'est qu'un piège, un
moyen habile d'organiser la dictature , Condorcet
ne l'avait pas dit; mais il l'avait démontré dans
une brochure violente. On a vu comment Chabot,
effrayé de sa propre audace, crut se concilier
Robespierre en faisant proscrire Condorcet.
Celui-ci, qui avait fait cette chose hardie le len-
demain du 31 mai, savait bien qu'il jouait sa vie.
Il s'était fait donner un poison sûr par Cabanis.
Fort de cette arme et pouvant toujours disposer
de lui, il voulait, de son asile, continuer la polé-
mique, le duel de la logique contre le couteau,
terrifier la Terreur des traits vainqueurs de la
Raison. Telle était sa foi profonde dans ce Dieu
du dix-huitième siècle, dans son infaillible victoire
par le bon sens du genre humain.
Une douce puissance l'arrêta, invincible et souve-
raine, la voix de cette femme aimée, souffrante
fleur laissée là en otage aux violences du monde,
tellement exposée par lui, qui pour lui vivait,
mourait. Mme de Condorcet lui demanda le sacrifice
le plus fort, celui de sa passion, de son combat
engagé, c'est-à-dire celui de son cœur. Elle lui dit
de laisser là ses ennemis d'un jour, tout ce monde
de furieux qui allait passer, et de s'établir hors du
temps, de prendre déjà possession de son immor-
talité, de réaliser l'idée qu'il avait nourrie d'écrire
un Tableau des progrès de V esprit humain.
Grand fut l'effort. Il y paraît à l'absence appa-
rente de passion, à la froideur austère et triste
T. VII. — RÉV. 15
226 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
que l'auteur s'est imposée. Bien des choses sont
élevées, beaucoup sèchement indiquées 1. Le temps
pressait.
Gomment savoir s'il y avait un lendemain ? Le
solitaire, sous son toit glacé, ne voyant de sa
lucarne que le sommet dépouillé des arbres du
Luxembourg, dans l'hiver de 1793, précipitait l'âpre
travail, les jours sur les jours, les nuits sur les
nuits, heureux de dire à chaque feuille, à chaque
siècle de son histoire : « Encore un âge du monde
soustrait à la mort. »
Il avait, à la fin de mars, revécu, sauvé, consa-
cré tous les siècles et tous les âges; la vitalité des
sciences, leur puissance d'éternité semblait dans
son livre et dans lui. Qu'est-ce que l'histoire et
la science ? La lutte contre la mort. La véhémente
aspiration d'une grande âme immortelle pour com-
muniquer l'immortalité emporta alors le sage jusqu'à
élever son vœu à cette forme prophétique : « La
science aura vaincu la mort. Et alors on ne mourra
plus. »
Défi sublime au règne de la mort, dont il était
environné. Noble et touchante vengeance !... Ayant
réfugié son âme dans le bonheur à venir du genre
humain , dans ses espérances infinies , sauvé par
le salut futur, Gondorcet, le 6 avril, la dernière
1. Celle sécheresse n'est qu'extérieure. On le sent bien en lisant, dans ses
dernières paroles à sa fille, la longue et tendre recommandation qu'il lui fait
d'aimer et ménager les animaux, la tristesse qu'il exprime sur la dure lui
qui les oblige à se servir mutuellement de nourriture.
MORT DE CONDORCET 227
ligne achevée, enfonça son bonnet de laine et, dans
sa veste d'ouvrier, franchit au matin le seuil de
la bonne Mmc Yernet. Elle avait deviné son projet
et le surveillait ; il n'échappa que par ruse. Dans
une poche il avait son ami fidèle, son libérateur;
dans l'autre, le poète romain qui a écrit les hymnes
funèbres de la liberté mourante1.
Il erra tout le jour dans la campagne. Le soir,
il entra dans le charmant village de Fontenay-aux-
Roses, fort peuplé de gens de lettres, beau lieu où
lui-même, secrétaire de l'Académie des Sciences,
associé pour ainsi dire à la royauté de Voltaire, il
avait eu tant d'amis, et presque des courtisans.
Tous en fuite ou écartés. Restait la maison du
Petit Ménage; on nommait ainsi M. et Mrae Suard.
Véritable miniature de taille et d'esprit, Suard, joli
petit homme, Madame, vive et gentille, étaient tous
deux gens de lettres, sans faire de livres pourtant,
seulement de courts articles, quelques travaux pour
les ministres, des nouvelles sentimentales (en cela
Altéra jam teritur bcllis civilibus aetas;
Suis et ipsa Roma viribus mit...
Barbarus, heu! cincres insistet victor, et Urbcm
Eques semante verberabit ungula...
Justum et tenacem propositi virum
Non civium ardor, prava jubentium...
Mente quatit solida, neque Auster.
Si fractus illabatur orbis,
lmpavidum ferient ruinœ.
Et cuncta terrai'um subacta
Prœter atrocem animiun Catoni:
2âJ HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
excellait Madame). Jamais il n'y eut personne pour
mieux arranger sa vie. Tous deux aimés, influents
et considérés jusqu'au dernier jour. Suard est mort
censeur royal.
Ils se tenaient tapis là, sous la terre, attendant
que passât l'orage, se faisant tout petits. Quand ce
proscrit fatigué, à mine hâve, à barbe sale, dans
son triste déguisement, leur tomba à l'improviste,
le joli petit ménage en fut cruellement dérangé.
Que se passa-t-il? On l'ignore. Ce qui est sûr, c'est
que Gondorcet ressortit immédiatement par une
porte du jardin. Il devait revenir, dit-on ; la porte
devait rester ouverte ; il la retrouva fermée.
L'égoïsme connu des Suard ne me paraît pas
suffisant pour autoriser cette tradition. Ils affirment
et je les crois, que Gondorcet, qui quittait Paris
pour ne compromettre personne, ne voulut point
les compromettre; il aura demandé, reçu des ali-
ments : voilà tout.
Il passa la nuit dans les bois, et le jour encore.
Mais la marche l'épuisait. Un homme, assis depuis
un an, tout à coup marchant sans repos, fut bien-
tôt mort de fatigue. Force donc lui fut, avec sa
barbe longue, ses yeux égarés, d'entrer, pauvre
famélique, dans un cabaret de Glamart. Il mangea
avidement, et, en même temps, pour soutenir son
cœur, il ouvrit le poète romain. Cet air, ce livre,
ces mains blanches, tout le dénonçait. Des paysans
qui buvaient là (c'était le comité révolutionnaire
de Glamart) virent bientôt tout de suite que c'était
MORT DE CONDORCET 229
un ennemi de la République. Ils le traînèrent au
district. La difficulté était qu'il ne pouvait plus faire
un pas. Ses pieds étaient déchirés. On le hissa
sur une misérable haridelle d'un vigneron qui pas-
sait. Ce fut dans cet équipage que cet illustre
représentant du dix-huitième siècle fut solennelle-
ment conduit à la prison de Bourg-la-Reine. Il épar-
gna à la République la honte du parricide, le crime
de frapper le dernier des philosophes sans qui elle
n'eût point existé.
Deux révolutions frappées, deux siècles en deux
hommes, le dix-huitième en Gondorcet, le dix-neu-
vième en Lavoisier.
Le premier avait fermé les temps polémiques; le
second ouvrait les temps organiques, commençait
l'âge nouveau par la création d'une science, celle
qui non seulement ouvrit le sein de la nature,
mais fit de l'homme un créateur et une seconde
nature.
Nous en parlerons tout à l'heure; mais nous
devons auparavant terminer un grand sacrifice,
l'extermination de la Commune, l'extinction (en
Ghaumette) de cette force populaire qui, sous forme
triviale, si l'on veut, n'en avait pas moins été, un
an durant, la plus intense fécondité de la Révolu-
tion. Dans ses misères, dans ses bassesses, Paris
engendrait pour le monde.
230 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE III
MORT DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE (12 AVRIL 1794).
Paris creuset de la grande chimie. — Rien ne remplaça la Commune de
Cliaumeltc. — Ce qu'était Chaumette. — Conspirations des moutons. —
Courage de Lucile Desmoulins; sa mort. — Zèle religieux de Dumas et
Fouquier-Tinvillc. — Mort de Chaumette.
Ceux qui n'ont pas eu l'honneur de naître dans
la sainte boue de la métropole du monde, qui
n'ont pas vu et senti la puissance de cet étonnant
creuset où les races et les idées vont se trans-
formant et créant sans cesse, arrivent rarement à
savoir ce que c'est que la grande chimie sociale.
Qu'ils aient la science, l'intelligence et le génie
même, ils sortent difficilement des classifications
étroites ; à grand'peine comprennent-ils la fluidité
de la vie. Qu'ils humilient leur science, qu'ils
viennent étudier, ces docteurs. A ce point central du
globe où se rencontrent et se combinent tous les
courants magnétiques, ils pénétreront à la longue
le souverain mystère, invisible, intangible, des
mélanges de l'Esprit.
MORT DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE 231
Rien ne caractérise plus la rare originalité d'Ana-
charsis Glootz que le sentiment profond qu'il eut
de Paris, sa déférence docile pour la Commune de
Paris, en qui il reconnaissait le Précurseur du genre
humain, l'ardent, l'aveugle messager, instinctif et
inspiré, qui, sans savoir ce qu'il fait, court devant
la Révolution, portant son flambeau.
Il vit là la Révolution, et non pas ailleurs, —
là l'orthodoxie. Il ne fut point rebuté des accidents,
des souillures qui accompagnent toute grande opé-
ration sociale. Il suivit naïf et docile, attentif
(comme, après tout, on marchait en pleine nuit) à
serrer de très près la voie, à ne point s'écarter
d'un pas. De là sa dévotion un peu littérale. Il
s'en excuse très bien dans sa réponse à Desmoulins :
« Suivons toujours, et de près, la sainte sans-culot-
terie. »
Touchant spectacle de voir ce génie idéaliste
écouter religieusement les triviales prédications,
toutes basses et terre à terre, de l'apôtre des Filles-
Dieu. L'Allemand, par un noble effort, sorti de
tout panthéisme, libre de toute scolastique, appre-
nait, sous un polisson, sous un gamin de Paris,
à matérialiser suffisamment sa pensée pour qu'elle
s'assimilât la matière vivante et qu'elle en déga-
geât l'esprit.
L'apôtre Chaumette en lui-même était peu de
chose, mais il était beaucoup comme fétiche de
Paris. Gela ne se discute pas. Un fétiche, comme
saint Janvier pour les lazzaroni de Naples, est ou
232 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
adoré ou battu; mais il ne se discute pas, il ne se
remplace pas.
Robespierre remplaça Ghaumette par un homme
de grand mérite, plein d'esprit, de feu, le méri-
dional Payan. Tout fut inutile. Le peuple ne mit
plus les pieds à l'Hôtel de Ville. La nouvelle Com-
mune eut beau payer les mendiants. Cela ne réus-
sit pas mieux. La foule décidément avait pris un
autre chemin.
Rien ne remplaça jamais l'ancienne Commune,
Pache, Hébert, Chaumette. Hébert même était popu-
laire, quoique muscadin (portant deux montres à sa
culotte) ; Paris était habitué à entendre de bonne
heure la gueule infernale de ses colporteurs : « Il
est b... en colère, ce matin, le Père Duchesne! » Le
maire Pache était populaire par sa bonne représen-
tation, son apparente honnêteté, sa calme et large
face suisse. Ghaumette était populaire par je ne
sais quoi de bonhomme, par ses cheveux plats, lui-
sants, exactement divisés, par ses trivialités et ses
apophtegmes. Rarement, très rarement il ceignait
l'écharpe. Il était peuple dans le peuple. Ses textes
ordinaires, la guerre aux jeux et aux filles, ses
exhortations banales d'être bon époux, bon père, etc.,
tout était fort bien reçu. Il ne bougeait de la
Commune, sauf pour prêcher aux Filles-Dieu. Il
vivait là, infatigable, dans la grande salle Saint-
Jean, au milieu d'une foule bruyante qui se renou-
velait sans cesse, doux, poli, facile ayant toujours
la réponse , trouvant toujours sans se lasser les
MORT DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE 233
mots de la situation. Si la séance trop longue enva-
hissait l'heure des repas, l'assistance avait le plai-
sir de voir Anaxagoras tirer un petit morceau de
pain de sa poche et le manger sobrement, à sa
grande édification. Le Parisien d'autrefois disait
aux nouveaux débarqués : « Vous avez vu au Pont-
Neuf la Samaritaine battre les heures au caril-
lon? » et le Parisien de 1793 disait de même :
« Avez-vous vu Anaxagoras Ghaumette? »
Nous entrons dans un temps sombre avec 1794,
tellement que je me surprends à croire qu'il y eut
du soleil encore dans la nuit de 1793. Le volcan,
au moins, y fît la lumière. On mourait, mais on
vivait. Une page de Desmoulins ou Glootz, une
boutade de Marat, faisaient tressaillir. Les carre-
fours avaient encore leurs orateurs, leurs assem-
blées; Yarlet criait sur ses tréteaux. Yous auriez
entendu dire : « N'est-ce pas là Danton qui passe?... »
Ah! la coupe était encore pleine.
Tout cela, c'étaient des forces, — discordantes,
— mais c'étaient des forces.
Où est-il, celui qui disait : « Irez-vous alors aux
catacombes fouiller les ossements?... Direz -vous
au peuple affamé : « Voici les cendres des morts...
« Mange, peuple, rassasie -toi... car nous n'avons
« rien de plus! »
Ce temps est venu. La vie, la force, la substance,
ce qui nourrissait la Révolution, cela a déjà passé
dans la terre.
D'autant plus vivante et terrible se réveille et
23i HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
se relève la contre-révolution. Elle va centupler
ses efforts.
Et que ferait-on contre elle? Peut-on centupler
la Terreur?
Nous avons déjà caractérisé Chaumette. C'était
un petit homme, d'une figure agréable et com-
mune, avec des yeux noirs et vifs. Fils d'un cor-
donnier de Nevers, mousse à treize ans, un
moment soldat, puis de nouveau pilotin, il ima-
gina de se faire le pilote de l'esprit public, s'en
vint écrire à Paris. Il s'intitulait alors étudiant en
médecine, mais travaillait chez Prudhomme, sous
l'excellente direction de Loustalot. Il était juste au
niveau de la foule, ni au-dessus ni au-dessous.
Sa carrière toute mêlée, très pratique, son habi-
tude de vie collective, lui donna un bon sens et
une bienveillance qu'Hébert n'eut jamais. Nous
avons marqué ailleurs ses dissentiments avec Hébert.
Hébert reprochait à Chaumette de trop attaquer
les filles, soutenant qu'elles étaient nécessaires.
Chaumette, en revanche, ne suivait pas Hébert
dans sa cruelle persécution des orateurs en plein
vent, dans sa ligue avec Robespierre contre Roux
et autres. Enfin, loin de demander, comme Hébert,
qu'on exterminât la Vendée, il voulait qu'on y
envoyât une mission de prédicateurs révolution-
naires. (Voir Journal de la Montagne, 3, 15 et
23 octobre.)
Chaumette, nous l'avons dit, était d'un caractère
très faible. Du reste, fort honnête et les mains
MORT DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE 235
très nettes, il ne fit pas ses affaires comme Hébert.
Son fils a été laboureur ; son petit-fils, bon pépi-
niériste à Nevers, ruiné par sa probité même, est
maintenant jardinier.
Le peuple sentait d'instinct qu'il devait être
honnête homme et ne se lassait pas de l'écouter.
Tout ouvrier sans ouvrage, au lieu d'aller traîner
à la Grève, entrait et ne s'en allait pas sans
emporter quelque bon sermon de Ghaumette. Sa
figure banale était entrée dans les yeux et dans
la pensée populaire.
Nous avons vu comment Ghaumette, fort abattu
depuis décembre par la trahison d'Hébert, très
docile aux comités et nullement dangereux, fut
enlevé de la Commune par un simple jeu de
bascule, pour équilibrer par ce coup à gauche le
coup qu'on venait de frapper à droite. Jusqu'au
bout, il ne put pas croire qu'on l'associât à Hébert,
ayant spécialement refusé de faire appuyer par la
Commune le mouvement hébertiste. Encore moins
imaginait -il qu'il pût jamais être frappé comme
complice de Danton et de Camille Desmoulins. C'est
pourtant ce qui arriva et ce qu'on lit expressément
dans le texte du jugement. Ghaumette, à son
grand étonnement, mourut avec la veuve Hébert
et la veuve Desmoulins.
Cette affaire est la première de celles qu'on
appelle les grandes fournées, et la première aussi
des fameuses conspirations de prisons, meurtrières
fictions que la Terreur agonisante inventa, multi-
236 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
plia, dans son horrible dernier mois, pour saouler
la guillotine de plus en plus affamée, et qui,
faute d'aliment, allait dévorer ses maîtres.
Là parut pour la première fois la race nouvelle
des moutons, c'est-à-dire des bons prisonniers qui
écoutaient et dénonçaient les autres. Cette race
multiplia. Le mouton Laflotte, qui, par sa délation
du Luxembourg, avait fourni le moyen de tuer
Danton , donna l'exemple aux moutons Benoît et
Beausire, qui firent ici leurs premières armes et
s'illustrèrent en messidor.
Les accusés ne se connaissaient pas. A peine
s'étaient-ils vu. Tout ce qui les rapprochait, c'était
la crainte commune qu'ils avaient eue d'un 2 sep-
tembre. L'apôtre Ghaumette vit pour la première
fois le général des Girondins de Nantes, le joyeux
Beysser, qui continuait de boire et faire des chan-
sons. La jeune Lucile Desmoulins y rencontra
Mme Hébert, ex- religieuse, spirituelle, intrigante,
qui avait tripoté avec les agioteurs, mais conspiré
nullement. Le dantoniste Simon, Grammont l'hé-
bertiste, Gobel, évoque cle Paris, tous ensemble,
sans savoir pourquoi. Le royaliste Dillon s'y trouva
en compagnie d'un des grands exécuteurs des
royalistes de Lyon, le commissaire Lapallus. Que
faisait-là celui-ci ? C'était une pièce d'attente. Cet
ingénieux procès, fils du grand procès (Hébert et
Danton), engendrait, par Lapallus, un autre procès
non moins grave, celui des affaires de Lyon,
qu'on entama en guillotinant Marino, qu'on pour-
MORT DE CHAUMETTE ET DE LA COMMUNE 237
suivit en Fouché, et qui eût atteint Gollot sans
le 9 thermidor.
Le président n'était plus le louche et perfide
Herman. C'était Dumas, violent, furieux robespier-
riste, qui jugeait pistolets sur table. Il insultait
les accusés, méprisait si outrageusement toute
forme de justice qu'il fit passer un juré (Renau-
din) au rang des témoins ; puis, quand il eut
témoigné, il revint au banc des jurés, se refai-
sant ainsi juge de son propre témoignage.
Le seul des accusés qui montra un grand cou-
rage fut Lucile Desmoulins. Elle parut intrépide,
digne de son glorieux nom. Elle déclara qu'elle
avait dit à Dillon, aux prisonniers, que si l'on
faisait un 2 septembre, « c'était pour eux un devoir
de défendre leur vie ».
Il n'y eut pas un homme, de quelque opinion
qu'il fut, qui n'eût le cœur arraché de cette mort.
Ce n'était pas une femme politique, une Gorday,
une Roland; c'était simplement une femme, une
jeune fille, à la voir, une enfant pour l'apparence.
Hélas!... qu'avait-elle fait? voulu sauver un amant?...
Son mari, le bon Camille, l'avocat du genre humain.
Elle mourait pour sa vertu, l'intrépide et char-
mante femme, pour l'accomplissement du plus saint
devoir.
Sa mère, la belle, la bonne Mmo Duplessis,
épouvantée de cette chose qu'elle n'eût jamais pu
soupçonner, écrivit à Robespierre, qui ne put ou
n'osa y répondre. Il avait aimé Lucile, dit-on,
238 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
voulu l'épouser. On eût cru, s'il eût répondu, qu'il
l'aimait encore. Il aurait donné une prise qui
l'eût fortement compromis.
Tout le monde exécra cette prudence. Le sens
humain fut soulevé. Chaque homme souffrit et
pâtit. Une voix fut dans tout un peuple, sans
distinction de partis (de ces voix qui portent malheur) :
« Oh! ceci c'est trop ! »
Qu'avait -on fait en infligeant cette torture à
l'âme humaine? On avait suscité aux idées une
cruelle guerre, éveillé contre elles une redoutable
puissance, aveugle, bestiale et terrible, la sensi-
bilité sauvage qui marche sur les principes, qui,
pour venger le sang, en verse des fleuves, qui
tuerait des nations pour sauver des hommes.
Sans preuves, pièces ni témoins (on ne peut
nommer ainsi trois mouchards) , ils furent tous
convaincus d'avoir voulu égorger la Convention,
rétablir la monarchie, usurper la souveraineté, etc.
Le peuple, quoique habitué, ne put voir sans éton-
nement, confondu sur les charrettes, cet horrible
plum-pudding, où l'on avait trouvé moyen de mêler
toute nuance, toute opinion, tout parti.
L'évèque de Paris, placé là, était un grand ensei-
gnement pour les prêtres de ne plus se faire révo-
lutionnaires. Avis à eux qu'ils seraient mis à mort
par la République, s'ils étaient républicains. Qui en
rit? L'ancien clergé! Pour les gallicans, les asser-
mentés , ils crurent que Robespierre décidément
marchait avec eux et conçurent beaucoup d'espoir.
MORT DE GHAUMETTE ET DE LA COMMUNE 23D
Si Dumas, si Fouquier-Tinville, eussent eu un peu
plus d'esprit , un peu de l'adresse d'Herman , ils
auraient évité de donner au procès la moindre appa-
rence religieuse. Loin de là, maladroits flatteurs de
Robespierre et du nouveau mouvement indiqué le 6
par Gouthon, ils prirent le langage à la mode. Ils par-
lèrent souvent, fort et ferme, de Divinité, d'athéisme,
d'Être suprême, etc. Ils reprochèrent expressément à
Gobel d'avoir abjuré, à Lapallus d'avoir dépouillé les
églises de Lyon, à Ghaumette d'avoir fermé les églises
de Paris, de s'être coalisé avec Glootz « pour effacer
toute idée de la Divinité ». Pour comble de mala-
dresse, ce fut à cette occasion que le juré Renaudin,
intime de Robespierre, changea tout à coup de rôle
par une bizarre sortie , exprimant son indignation
d'avoir entendu Gobel, Glootz et Fabre d'Églantine
« se réjouir cle ce que les églises étaient fermées ».
Le président fut prodigieusement ridicule contre
Ghaumette. Ghaumette, dit-il, fermait les églises et
mettait les filles en prison. Pourquoi? Afin que, d'une
part, les libertins désespérés outrageassent les hon-
nêtes femmes, et que, d'autre part, les fanatiques se
réunissent aux libertins pour renverser le gouver-
nement !
Ghaumette pouvait les écraser. Mais il plaida à plat
ventre, se montra ce qu'il était, un pauvre homme cle
lettres, craintif et tremblant, jusqu'à dire qu'il n'avait
pas eu beaucoup de rapports avec Anacharsis Glootz.
Il croyait que, s'il se lavait de l'amitié du grand héré-
tique, il trouverait grâce peut-être devant Robespierre.
240 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
L'hérétique au fond, l'impie, le martyr de la liberté,
n'était pas tant Ghaumette ou Glootz que Paris même.
C'était lui qu'on frappait en eux, c'était l'audacieuse
avant-garde de la pensée humaine, du libre génie de
la terre, qui eut son Précurseur dans la grande Com-
mune. Après ce coup de massue, Paris, un moment
retardé (un demi-siècle est un moment), s'écarta des
voies religieuses et de l'initiation philosophique, pour
y retourner plus tard par le circuit du socialisme, qui
l'y ramènera sans nul doute.
Chaumette, malgré sa faiblesse, a emporté un dou-
ble titre. Jamais magistrat populaire ne se montra
si inépuisablement fécond en idées bienveillantes ,
utiles1.
D'autre part, grâce à la farouche intolérance de ses
ennemis, il tient sa place dans la glorieuse série de
ceux qui payèrent de leur sang pour la liberté reli-
gieuse. Les Bruno, les Morin (celui-ci brûlé sous
Louis XIV, 1664!) ont pour successeur légitime le
pauvre Anaxagoras. Les six cent mille protestants
émigrés sous le grand roi, les cinquante mille jansé-
nistes mis à la Bastille, les martyrs bien plus nom-
breux de la liberté de pensée qu'une intolérance plus
machiavélique fait depuis mourir de faim, ils doivent
reconnaître un frère dans l'apôtre de la Raison, qui
fut la voix de Paris.
1. On l'a vu au livre XV. J'y pourrais ajouter beaucoup. L'organisation de
la Morgue, la bienfaisance judiciaire, consultations gratuites pour les
pauvres, etc. Sa tolcrance pour les prêtres mêmes est frappante dans les
Révolutions de Paris, devenues (en octobre) l'organe de la Commune
(n°224).
CAMBON. — ASSIGNATS. — RIENS NATIONAUX 241
CHAPITRE IV
CAMBON MENACÉ. — ASSIGNATS. — BIENS NATIONAUX
(16 AVRIL 1794).
Haine de Robespierre et de Saint-Just pour Cambon. — Accusations publiques
contre lui. — Ce qu'il eût pu répondre. — Difficulté insurmontable de la
situation.
La dictature qui se faisait d'elle-même et fatalement
pouvait-elle s'arrêter dans la proscription? Elle l'eût
voulu en vain. Elle était menée, poussée par la force
des choses à proscrire et les rois déchus, j'appelle
ainsi les représentants revenus des missions de 1793,
et tôt ou tard les rois régnants, j'appelle ainsi le roi
des Finances, le roi de la Guerre, Cambon et Garnot.
Celui-ci, qui, par la suppression du ministère de la
guerre, avait désormais endossé la responsabilité com-
plète, allait être seul accusé en cas de revers. Robes-
pierre se fit une loi de ne jamais signer une seule
pièce de la Guerre, tandis qu'à chaque instant ses
actes, ceux de Saint-Just et Couthon recevaient de
Garnot la signature de complaisance qu'on ne se refu-
sait pas entre collègues. Il se tint, par cette réserve,
en état de pouvoir toujours l'accuser , pour toute
T. VII. — RÉV. 16
2i-2 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
mesure dont l'utilité serait contestable, ce qui eut
lieu en Thermidor.
Quant à Cambon, c'est l'homme que Robespierre et
Saint-Just ont haï le plus.
Plus que Danton, plus que Vergniaud. Ceux-ci
furent des individualités, mais Cambon fut un sys-
tème. Ils le haïrent, non d'une haine éphémère et
personnelle, mais d'une haine intrinsèque, inhérente
au fonds même de leurs systèmes et de leurs idées.
Le premier discours de Saint-Just a été dirigé contre
Cambon. Le dernier discours de Robespierre finira
contre Cambon.
L'intelligent et perfide baron de Batz, habile agent
royaliste, avait deviné la seule chance par où peut-
être il eût pu entrer en rapport avec Robespierre
[Déposition de Chabot). C'était de lui adresser des plans
de finances propres à faire sauter Cambon.
L'antipathie des deux grands utopistes de la Révo-
lution contre son grand homme d'affaires était tout à
fait conforme au sentiment de leur parti et du peuple
en général. La tyrannie de l'assignat , l'effrayante
augmentation du papier, la disparition du numéraire,
la déperdition si rapide des ressources de l'État, que
sais-je? le maximum, la famine... tout cela s'appelait
Cambon.
« Qui seul a fait tout le mal de la Révolution? Qui
fut son mauvais génie, si ce n'est cet homme?... Un
homme? non, un gouffre où la France s'est abîmée!
a Qu'a-t-il fait de nos espérances ? Où est cette
superbe dépouille des biens ecclésiastiques? Quatre
CAMBON. — ASSIGNATS.— BIENS NATIONAUX 2-13
milliards!... Absorbés. Où est le domaine royal?... Et
les biens des émigrés? Yoilà qu'ils fondent, ils dis-
paraissent... Demain ils seront dévorés.
« Cette grande dot de la nation, ce patrimoine du
pauvre, cette restitution naturelle des oisifs au peuple,
le rêve de la Révolution, qu'est-ce que tout cela est
devenu? Tout a péri entre les mains ineptes1, per-
fides peut-être, de cet exterminateur de la fortune
publique.
« Qu'a-t-il su et qu'a-t-il fait? Quelle fut la recette
de cet empirique? Une seule, la planche aux assi-
gnats. Cette planche, il s'y acharne, la roulant la nuit,
le jour. A tout une seule parole, toujours la même
réponse : « Encore un milliard! » Non content des
gros assignats, il les a divisés menus, partout divisés
en parcelles. Et voilà que l'agiotage s'est répandu,
jusque dans les moindres villages.
« Tout cela est- il innocent? La faculté d'acheter
les biens nationaux par annuités, qui a-t-elle favorisé ?
L'homme d'argent, le spéculateur, qui, dès qu'il a jeté
son premier payement minime, son sou à la nation,
revend à profit, embourse et, de ce prix de revente,
spécule, agiote et accapare, cache les denrées, orga-
nise la disette et regagne encore.
« N'avait-on pas dit à Cambon, l'autre hiver, que
ses ventes précipitées des églises amenaient la guerre
civile?... Qui fit la Vendée? C'est lui.
« Homme fatal!... Et le pis, les maux qu'il a faits
dureront toujours. Tout a passé aux voleurs; nous
restons la faim aux dents. La ruse triomphe à jamais.
244 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Décidément l' Ancien-Régime pourra se moquer de
nous et nous dire en ricanant la parole d'Évangile :
« Vous aurez toujours des pauvres. »
« C'est fait de la Révolution. Elle a mangé un
peu de miel, et voilà déjà qu'elle meurt. Elle avait
cru mordre aux pommes du jardin des Hespérides,
elle n'a trouvé sous la dent que fiel et que cendre. »
Telle était la douleur publique, les injustes accu-
sations qui rapportaient à un homme tout ce que la
situation avait fatalement engendré de maux.
Ce qui défendait Gambon, c'est qu'en l'attaquant
on ébranlait les lois qu'il avait proposées; on portait
un coup terrible au crédit, à la confiance.
Frapper Gambon? mais qu'était-ce? Frapper la
fatalité de la France en 1793. Gambon n'était pas
autre chose.
Ce n'était pas lui qui avait agi, c'était la situation,
le péril, la crise désespérée. Ge temps déjà trop
oublié où la France désarmée vit le monde entier
contre elle, cette misère du 12 mars où le Trésor n'eut
plus que quelques mille francs en papier, permettait-
elle de choisir les moyens? Laissait-elle les loisirs
d'organiser des républiques de Lycurgue et de
Numa ?
Ge grand homme eût d'ailleurs pu faire une
foudroyante réponse : « Voulez-vous savoir pourquoi
il m'a fallu vous ruiner? Pourquoi la guerre a
dévoré les ressources de la France ? Parce que
vous n'avez pas voulu la guerre que je demandais.
Ma guerre n'eût pas été la vôtre. Je la voulais offen-
CAMBON. — ASSIGNATS. — BIENS NATIONAUX 245
sive, et toute en pays ennemi. Vous l'avez prêchée
défensive. Je l'ai voulue sociale ; vous l'avez faite
politique. Vous déclariez aux Jacobins que la Répu-
blique française ne se mêlait point des autres peu-
ples. Moi, je lançais la croisade, attribuant à la
guerre les biens nationaux des peuples affranchis.
Enfin je sonnais le tocsin et vous y mettiez la sour-
dine... Les rois, aujourd'hui rassurés, vous font des
avances ; c'est bien. Ils voient que décidément vous
n'avez pas remué en Europe la question capitale,
celle des biens nationaux. La Révolution française
restera chose isolée, et la France en payera les frais.
« Qu'ai -je fait, clans cette misère? Une grande
chose : j'ai sauvé l'honneur. La République française,
dans sa plus terrible crise, août 1793, devant les
banqueroutes des rois, a recueilli, accepté, consacré
dans son Grand-Livre tous les engagements du passé.
Si elle n'a pu payer le fonds, elle a garanti la rente,
s'obligeant à payer toujours pour des fautes qui ne
furent pas siennes, expiant l'injure du passé qu'elle
pouvait repousser et bâtissant l'avenir sur cette libre
et généreuse expiation.
Du reste, qu'ai-je pu, malheureux, en face des plus
terribles exigences dont l'histoire ait parlé jamais ?
Impossible d'emprunter, impossible d'imposer. On
feignait de croire que le but de la Révolution était
de ne rien payer. Nous avions beau rappeler la
suppression des dîmes, des aides, des corvées,
des gabelles ; toutes choses déjà oubliées. Mais on
soupirait toujours sur la contribution mobilière; on
216 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
pleurait sur le pauvre peuple. Les enfouisseurs se
lamentaient. Les vieilles qui donnaient tout aux
prêtres ne laissaient lever l'impôt chez elles que le
sabre à la main. Donc je ne pouvais que vendre,
vendre vite, vendre à tout prix. Plus on avançait,
plus les ventes étaient difficiles. Le pauvre fut de
suite à sec ; au second des douze payements arrivait
le spéculateur. Et nous en étions bien heureux ;
nous proclamions patriotes ceux qui se portaient
acquéreurs et voulaient bien faire fortune... La Répu-
blique, hélas ! eut à faire sa cour aux riches. Sans
argent, nous périssions. On les laissa acheter les
biens communaux, ce patrimoine des pauvres. On
les laissa acheter les biens ecclésiastiques, les plus
faciles à revendre. On fit effort pour s'assurer qu'au
moins les biens des émigrés seraient divisés en
parcelles ; on défendit d'en acheter pour plus de
cinq cents francs, plus de quatre arpents. Eh bien,
impossible de vendre. La spéculation s'éloignait. Il
fallut bien fermer les yeux sur la violation des lois. »
Gambon, du reste, est justifié par un mot même de
Saint-Just.
Dans ce discours du 16 avril, il dit que le mode
d'acquisition par annuités permettait d'agioter, et un
peu plus loin : Qu'il faut tranquilliser les acquisitions,
innover le moins possible dans le régime des annuités.
— Établissant ainsi : 1° que ce mode est détestable ;
2° qu'il faut le maintenir.
Fatalité! infranchissable mur où venait heurter la
Révolution.
CAMBON. — ASSIGNATS. — BIENS NATIONAUX 247
Au fond même des lois révolutionnaires, l'ennemi
s'est glissé, caché. L'insecte vit au fond du fruit; on
ne l'en sortira pas. Les lois de l'égalité ont refait
l'aristocratie.
Mais, dira-t-on, si les lois sont impuissantes, pour-
quoi l'homme ne suppléerait- il ? Que sert d'avoir
couvert la France d'autorités révolutionnaires, de
sociétés populaires ? L'œil ouvert parmi les nuages
qu'on voit sur le drapeau de la société jacobine,
est-ce un insigne mensonger? Tous attaquent les agio-
teurs, tous maudissent les accapareurs. Sont-ce là de
vaines paroles ? Cette réquisition immense, morale
autant que politique, ne peut-elle observer de près
les acquéreurs équivoques, les prête -noms, les
hommes de paille, et saisir derrière la ruse du spé-
culateur le secret des coalitions?
La réponse à cette question, c'est la révélation
d'un terrible mystère.
248 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE V
LA BANDE NOIRE.
La bourgeoisie rentre dans les affaires. — Les comités de surveillance ne
surveillent pas. — Les spéculateurs s'abritent derrière les autorités. — Les
contre-révolutionnaires maîtres des comités des campagnes. — Spéculation
de Jourdan et de Rovère. — Nécessité d'une épuration. — La bande noire
insaisissable.
L' inquisition révolutionnaire, sous ses deux formes,
comme sociétés jacobines et comme comités de surveil-
lance de sections, de villes ou villages, ne pouvait
rester pure et forte qu'autant qu'elle restait simple-
ment inquisition. Si elle quittait son rôle de surveil-
lance pour entrer dans les affaires, si le Jacobin
surveillant était justement le même homme que le
fonctionnaire public qu'il avait à surveiller, on pou-
vait prédire hardiment qu'il serait indulgent pour
lui, que cette fantasmagorie terrible d'inquisition
deviendrait illusoire, que, si elle continuait son rôle,
ce serait de manière à donner le change, à détourner
l'attention, dirigeant ses sévérités ailleurs que sur
elle-même, se corrompant de plus en plus, comme
tout pouvoir sans contrôle.
Cela arriva par trois fois, aux Jacobins des Lameth,
LA BANDE NOIRE 249
aux Jacobins de Brissot, aux Jacobins de Robes-
pierre. Trois fois, la grande société quitta son rôle
de surveillante pour celui de fonctionnaire; les
Jacobins entrèrent dans l'administration, dix mille
en une seule fois (1792).
A chaque évacuation de ce genre, la société
purifiée, ce semble, recrutée dans une classe plus
populaire, paraissait entrer d'un degré de plus dans
la démocratie : 1793 y fit le dernier effort et se crut
décidément tout près de l'égalité. Erreur, profonde
erreur ! En 1793, comme auparavant, par des moyens
plus détournés, la bourgeoisie domina.
J'entends ici par bourgeoisie la classe, peu nom-
breuse alors, qui savait lire, écrire, compter, qui
pouvait (peu ou beaucoup) verbaliser, paperasser, le
bureaucrate, le commis, celui qui peut l'être, l'ex-
procureur, l' ex-clerc, le vrai roi moderne, le scribe.
Tel est le fruit savoureux que la société euro-
péenne recueille d'avoir eu douze cents ans le
prêtre pour seul instituteur. La masse entière (moins
un centième) est restée à l'état barbare, c'est-à-dire
mineure, incapable; à la moindre affaire, la tête
leur tourne ; il leur faut se remettre à cette mino-
rité minime qui seule sait compter, griffonner. Elle
se trouva peu à peu, alors comme aujourd'hui, maî-
tresse des affaires.
Des dix ou douze membres d'un comité de sur-
veillance, des quarante, cinquante, cent membres
d'une société jacobine, presque tous alors étaient
illettrés. Ces patriotes, généralement très embar-
250 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
rassés clc leur royauté, ne manquaient pas d'aviser
dans un coin l'homme modeste et discret qui pou-
vait tenir la plume. Il se faisait prier, presser,
sommer au nom de la Patrie; c'était ainsi, malgré
lui, qu'il s'emparait des affaires. Les autres croyaient
rester maîtres. Il ne les contrariait pas. Seulement,
à toute chose qui n'était pas dans ses vues, il les
arrêtait par des textes : « Oui, si le décret de bru-
maire, oui, si la loi de ventôse, n'y étaient con-
traires », etc. A cela ils ne savaient que dire et sui-
vaient comme des moutons.
La bourgeoisie, fort mêlée aux clubs en 1789,
effrayée en 1791 et un moment éloignée, y revint
timidement par peur en 1793, y régna peu à peu
ensuite, les exploita à son profit.
Était-ce la même bourgeoisie? Gomme classe, non.
Gomme individus, c'était en partie la même, les
procureurs d'autrefois, huissiers et autres gens
semblables, auxquels se mêlèrent ceux clés mar-
chands, artisans, qui pouvaient écrivailler, citer
bien ou mal les décrets.
Les mêmes hommes furent les meneurs des socié-
tés populaires et des comités révolutionnaires ou de
surveillance.
Sociétés et comités, au fond, c était la même chose.
Les Jacobins ayant déclaré qu'ils ne reconnaîtraient
comme sociétés populaires que celles dont ces
comités, essentiellement jacobins, seraient le noyau
(23 septembre 1793), les autres sociétés fermèrent
peu à peu.
LA BANDE NOIRE 251
Dans chaque localité, ce que les meneurs avaient
préparé, proclamé comme société, les mêmes hommes
l'exécutaient ensuite comme comité. Tout s'étant
trouvé ainsi réduit clans chaque endroit à douze ou
quinze personnes, qui menait ces douze était maître.
L'homme d'affaires qui tenait la plume, ou le
spéculateur caché qui se liguait avec lui, pouvait
opérer à l'aise, convert, défendu, enhardi par la
Terreur elle-même, je veux dire par ce comité de
surveillance qui ne surveillait plus.
Le danger, on se le rappelle, avait fait cette
tyrannie. Le gouvernement central l'avait augmentée
en supprimant, énervant les pouvoirs intermédiaires
qui gênaient ces comités, sans oser en prendre lui-
même l'inspection. Il craignait de se dépopulariser,
s'il partageait avec eux, en les surveillant, la res-
ponsabilité de l'action révolutionnaire. Il résulta
malheureusement de cette timidité des deux comités
gouvernants que ces petits comités révolutionnaires,
quelque patriotes qu'ils fussent, devinrent, souvent
sans le savoir, l'instrument des spéculateurs.
L'araignée, en sûreté derrière une telle protec-
tion, travaillait à l'aise. Non seulement elle partici-
pait à l'inviolabilité de la société et du comité, à
leur puissance de terreur, mais elle employait cette
terreur au profit de ses affaires, terrifiait ses concur-
rents ; il ne se trouvait aux enchères nul autre
acquéreur patriote.
Et si on l'accusait plus haut, on ne pouvait frap-
per cet homme qu'à travers le comité, à travers le
252 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
bouclier trois fois saint, trois fois sacré, de la
société populaire.
Quelques faits feront connaître l'intérieur des
comités.
On a vu comment se fit l'arrestation de Pru-
dhomme. Ce journaliste avisé, qui toujours avait
tourné selon le soleil et le vent, se croyait en
sûreté parce qu'il avait défendu contre la Gironde
Marat et Hébert (avril-mai 1793). Les hébertistes, en
juin, n'en crurent pas moins le moment favorable
pour tuer son journal, les Révolutions de Paris, et
délivrer le Père Duchesne de ce concurrent.
Un hébertiste qui menait la section des Quatre-
Nations, dans laquelle demeurait Prudhomme, fît à
lui seul toute l'affaire. 1° Il dénonça Prudhomme à
l'assemblée générale de la section (ces assemblées,
à cette époque, étaient à peu près désertes) ; 2° pré-
sident de cette assemblée, il prononça lui-même la
prise en considération de la dénonciation et fit
décider que l'accusé irait au comité révolutionnaire ;
3° il présida le comité et lui fît décider l'arrestation;
4° il la fît lui-même à la tête de la force armée.
Prudhomme, relâché bientôt, mais alarmé, décou-
ragé, cessa bientôt de paraître. C'est ce qu'on
voulait. Il reparaît le 3 octobre, mais dompté, au
profit d'Hébert et des hébertistes, dont il porte
les couleurs.
Autre affaire, plus étonnante. A Paris, sous les
yeux mêmes du Comité de sûreté, un comité révolu-
tionnaire, celui de la Croix-Rouge ou du faubourg
LA BANDE NOIRE 253
Saint-Germain, imitant les spéculateurs qui créaient
des maisons de santé pour recevoir les prisonniers
qu'on favorisait, avait créé, rue de Sèvres, une pri-
son confortable ou l'on payait des prix énormes,
de sorte que ceux dont il avait prononcé l'arresta-
tion, il les recevait et les exploitait comme pension-
naires.
Ceux-ci, du reste, n'avaient garde de se plaindre.
C'était un brevet de vie. Le comité choyait, gar-
dait, cachait son petit troupeau. On n'y toucha
pas avant le 7 thermidor. Ce ne fut qu'alors enfin
que la Terreur, qui ne respectait rien, troubla la
spéculation du comité de la Croix-Rouge et guillo-
tina quelques-uns de ses précieux pensionnaires.
Comment était composé ce comité?
Il y avait quatre artistes, un musicien et trois
peintres, pauvres diables qui, vivant mal de leur
art, avaient pris cette position. Il y avait quatre
domestiques d'anciennes maisons qui pouvaient
bien renseigner. Un homme d'exécution, ex-gen-
darme, et deux hommes forts, deux commission-
naires du coin de la rue. Trois marchands, et enfin
un ancien notaire, qui probablement menait toute
l'affaire et dressait le comité à la spéculation.
Tout cela se passait à Paris. En province, la
surveillance était moindre encore. Les registres du
Comité de sûreté générale, mutilés aux derniers
mois, mais entiers jusqu'en mai 1794, ne donnent
presque aucun acte relatif aux départements.
Si quelque chose transpirait des départements à
254 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Paris, c'était un miracle, un vrai coup du ciel. Je
n'en connais qu'un exemple.
Le 25 pluviôse 1794, on dénonça à la Conven-
tion un huissier (du district de la Souterraine,
département de la Creuse), lequel, cumulant dans
son village les fonctions de maire et de membre
du comité de surveillance, exerçait sur les paysans
une terreur lucrative, étonnamment audacieuse. Il
les emprisonnait et les rançonnait à quatre cents,
cinq cents, six cents livres par tête. Il leur vendait
des exemptions de la réquisition. Il les faisait tra-
vailler à son profit par corvée sur un bien natio-
nal dont il s'était fait fermier. Il les fit contribuer
pour acheter des blés clans un moment de disette,
puis, ces blés, les leur vendit trente sous plus
cher par boisseau qu'ils ne lui avaient coûté. Ce
tyran, à l'exemple des anciens seigneurs, mariait
à sa volonté. Un homme qu'il mit en prison n'en
sortit qu'en épousant une fille qu'il lui imposa. Le
curé voulait se marier, il ne le permit pas, et,
pour plus de sûreté, il enferma la fiancée, puis la
bannit de la commune.
Ce qui le rendait si hardi, c'est qu'à bon mar-
ché il s'était fait un renom de patriotisme en célé-
brant avec éclat l'abolition de la féodalité. Pour la
fête, il avait levé une somme énorme de deux
mille quatre cents livres, et coupé dans les forêts
de l'État cent cordes de bois dont il fit un feu
de joie sur une montagne voisine.
On se plaignit au district. Mais un des adminis-
LA BANDE NOIRE 255
traleurs était parent de l'huissier. Le district ne
souffla mot.
Le tribunal criminel du département n'osait trop
mettre en accusation ce grand patriote. Il demanda
à la Convention s'il était compétent pour le faire.
La Convention, indignée, décréta qu'on l'arrêterait
sur-le-champ, lui et ses protecteurs, les administra-
teurs du district, et les envoya tous au tribunal
révolutionnaire.
Le 19 ventôse, aux Jacobins, le dantoniste Thirion
déclara à la société que les comités de surveillance
des petites communes étaient profondément cor-
rompus, que les aristocrates, les intendants, éco-
nomes, valets des anciens seigneurs y étaient les
maîtres, que c'étaient eux qui empêchaient les
paysans d'apporter leurs denrées en ville.
L'observation porta coup. Peu après, la Conven-
tion, sur la très sage proposition de Couthon, décida
qu'il riij aurait plus de comité de surveillance qu'aux
villes de district, où sans doute le comité devait
mieux marcher sous les yeux des Jacobins. Change-
ment immense et trop peu remarqué ! Ce n'est pas
moins que le reflux de l'océan révolutionnaire. La
Révolution, par une défiance tardive, se retire des
campagnes, se concentre dans les villes.
Eh quoi ! les acquéreurs de biens nationaux ne lui
constituent -ils pas dans les campagnes une pha-
lange invincible contre l'aristocratie?... Mais s'ils
sont aristocrates?
Je crains que même au district, la spéculation
256 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
concentrée n'y soit pas moins cupide, pas moins
contre-révolutionnaire. L'âge des principes s'en va,
celui des intérêts commence. Là se fera, sans nulle
peine, la monstrueuse alliance des partis. Faux
patriotes, aristocrates, tous vont spéculer ensemble.
On se rappelle Jourdan, l'homme de la Glacière,
chassé par les constitutionnels, ramené par Barba-
roux en triomphe dans Avignon. Cet homme portait
alors le drapeau des Girondins. En 1794, il s'était
rapproché des royalistes et spéculait avec eux. Du
reste, grand patriote, bien reçu des Jacobins de
Paris, le 11 nivôse il reçoit l'accolade de leur pré-
sident; le 28, il est reçu membre. On n'eût osé
l'entamer, si, par un excès d'audace et d'effronterie,
il n'avait soulevé contre lui la colère de l'Assem-
blée.
Le représentant Maignet envoya à la Convention
une lettre où Jourdan, colonel de gendarmerie,
désignait comme suspect un représentant qui avait
passé à Avignon avec un congé de V Assemblée. Jourdan
se portait pour plus patriote que la Convention
même. Merlin (de Thionville) et Legendre deman-
dèrent que ce drôle fût envoyé au Comité de sûreté
générale. D'autres appuyèrent. Jourdan fut arrêté,
amené, épluché.
Et alors on en vit plus qu'on n'en voulait voir.
Dans ses spéculations, il était l'associé du représen-
tant Rovère, du comtat d'Avignon. Demi -Italien,
ex-garde du corps du pape, riche, marquis de Fon-
vielle, changeant de figure tous les jours, tantôt
LA BANDE NOIRE 257
des illustres Rovères d'Italie, tantôt petit-fils d'un
boucher. Ce caméléon donna le plus surprenant
spectacle. Avec Jourdan il organisa dans le Midi la
première de ces bandes noires qui achetaient à vil
prix les biens nationaux. Les complices furent des
royalistes, les agents des émigrés, les parents, amis
de ceux que Jourdan avait massacrés. Cet intelli-
gent Rovère leur fit aisément comprendre qu'ils
pouvaient, en profitant de la simplicité révolution-
naire, sur les dépouilles des morts, de leurs propres
morts, faire les plus beaux coups. La Révolution
elle-même avait travaillé pour eux; elle les faisait
peu nombreux, et il ne tenait qu'à eux qu'elle ne
les fît héritiers. Ils commencèrent à reconnaître que
la Terreur avait du bon. Les marquises sympathi-
sèrent fort avec M. de Fonvielle, que dis-je? avec
M. Jourdan. « Hélas! disaient -elles en soupirant
quand on lui fit son procès, on nous ôte M. Jourdan
quand il revient aux bons principes. »
On guillotina Jourdan. Rovère resta à la Montagne,
muet, tapi dans les rangs des dantonistes qu'il
déshonorait. Ce furent eux cependant, précisément
les dantonistes, qui firent, comme on vient de le
voir, arrêter son associé.
Les faits qui précèdent indiquent combien rare-
ment, difficilement venait la lumière.
Même chez les robespierristes, qui, d'après les
vertus de leur maître, affectaient de grands dehors
d'abstinence et d'austérité, on a vu la fortune subite
du Jacobin Nicolas, ouvrier en 1792, posses-
T. VII. — RÉV. 17
258 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
seur en 1793 d'une vaste imprimerie, et qui, sur
le tribunal seulement, avait déjà gagné cent mille
francs.
Dubois-Crancé fît en avril une proposition hardie.
De Rennes où il était alors, il écrivit aux Jacobins
que leur rôle de surveillants et censeurs des fonc-
tionnaires ne leur permettait pas d'être fonction-
naires eux-mêmes, qu'il fallait opter.
La chose était-elle possible ? Le personnel révolu-
tionnaire étant devenu si peu nombreux, les Jaco-
bins n'étaient-ils pas obligés de cumuler ces choses
peu conciliables? Les places délaissées par eux
n'eussent-elles pas passé en des mains peu sûres?
Quoi qu'il en soit, au seul énoncé de la proposition,
la salle pensa s'écrouler. Les zélés se mettaient la
main aux oreilles pour n'entendre un tel blasphème.
Robespierre faillit en faire le point de départ d'une
accusation de haute trahison.
Nul doute cependant que l'affaiblissement précoce
du gouvernement révolutionnaire ne tînt à deux
choses :
Premièrement ce cumul du surveillant fonction*
naire, n'ayant de contrôle que lui-même;
Deuxièmement la tolérance de plusieurs sociétés
ou comités pour la spéculation, et l'agiotage exercé
souvent par leurs propres membres, acquéreurs,
vendeurs, trafiquants de biens nationaux, bro-
cantant et s'enrichissant « pour le salut de la
patrie ».
Ces deux fléaux minaient la République. Elle
LA BANDE NOIKE 259
triomphait de l'Europe et elle dépérissait en des-
sous.
Il devait lui arriver, comme à un vaisseau superbe
qui règne sur l'Océan et qui porte dans son sein
un monde de vers acharné à le dévorer.
Il est une ville de France, un port, dont plusieurs
maisons, habitées par de nouveaux hôtes, peuvent
s'écrouler un matin. Un vaisseau probablement les
apporta des colonies. Depuis, maîtres absolus dans
un quartier de La Rochelle, les termites, c'est leur
nom, laborieux, silencieux, invisibles ouvriers, tra-
vaillent sans que rien les arrête. Un pieu neuf
planté dans la terre est dévoré en vingt-quatre
heures. Solives, lambris, portes, châssis de fenêtres,
marches et rampes d'escaliers, tout mangé sans qu'il
y paraisse. La forme seule reste. Vous appuyez sur
ce bois ferme en apparence, vernis, reluisant, et la
main enfonce, ce n'est que poussière. Les parquets
cèdent sous les pieds; on tâche de marcher douce-
ment. Que sont les poutres en dessous ? On n'ose y
penser. On vit suspendu à l'abîme...
Tel fut le réveil étrange de la Révolution, lorsque,
toute préoccupée d'idées, de principes, de disputes
et de factions, elle vit que par-dessous on pensait
à autre chose, qu'il s'agissait d'intérêts, d'agio, de
coalition, que tous s'entendaient avec tous.
De ces termites de 1794 et 1795, le nom était :
Bande noire. Mais comment les reconnaître ? L'in-
secte, plus dangereux que celui de La Rochelle,
vivait non dans la maison seulement et dans le
260 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
bois, mais dans l'homme, la chair et le sang, et
jusque dans les entrailles des sociétés créées pour
lui faire la guerre, de sorte que trop souvent, là où
l'on cherchait le moyen de détruire le monstre, on
trouvait le monstre même.
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE 261
CHAPITRE VI
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE. — LES MOEURS EN 1794.
Pouvait-on en un jour guérir un mal de mille ans? — Ennui, blasement,
mépris de la vie. — Puissance, activité des femmes. — Galanteries funèbres,
— Rapides transformations, avènement de la chimie. — On tue l'inventeur,
8 mai. — Férocité libertine de l'Ancien-Régime, continuée sous la Répu-
blique. — Un noble professeur de crime.
Rapprochez les deux mots qui suivent :
Un constituant disait ce mot amer et sceptique :
« Maintenant que nous avons fait des lois pour
une nation, il ne nous reste plus qu'à faire une
nation pour ces lois. »
Et un conventionnel héroïquement : « Si nous
décrétons l'Éducation, nous aurons assez vécu. »
Décréter l'éducation était difficile pour une Révo-
lution commencée qui n'apercevait elle-même qu'un
côté de ses principes et devait recevoir du temps
sa complète révélation.
Et c'était peu de décréter l'éducation, la création
d'un peuple nouveau; il fallait changer l'ancien.
Mille ans d'une éducation anti-humaine, où l'on
enseigna, systématiquement, la dégradation de
262 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
l'homme, posant comme vertu parfaite la résigna-
tion au servage, c'est-à-dire l'acceptation de l'état
de brute (pour l'homme l'éternité du fouet, pour
la femme celle du viol, le servage n'est pas autre
chose), — voilà l'œuvre longue et terrible que la
Révolution était appelée à effacer en un jour.
Il lui fallait improviser un remède assez puissant
pour guérir du premier coup ce chancre envieilli
pendant tant de siècles.
Beaucoup avaient le sentiment triste, amer, qu'on
ne guérit pas de telles choses.
Plusieurs se jetaient dans l'idée d'une épuration
terrible, universelle, absolue.
Là une difficulté restait. Cette épuration pouvait-
elle être individuelle ? En frappant tel individu et
tel autre encore, était-on sûr d'épurer? Le mal se
trouvant en tous, ne fallait-il pas épurer en chaque
individu même? Pas an, non, pas un n'était pur.
Tous avaient en eux de quoi condamner, trier et
proscrire. Robespierre crut que, Danton mort, tout
était fini. Erreur. En lui-même, il restait matière
à proscription. Il y eut un prêtre en Robespierre,
comme un tyran dans Saint-Just. Dans son âme
ardente et malade, combattu de plusieurs âmes, il
devait, du Robespierre pur, proscrire le Robespierre
impur, tuer la haine en lui, la vengeance, guillo-
tiner l'hypocrisie.
La plupart, sans se bien expliquer ceci, n'en res-
sentaient pas moins confusément, instinctivement,
l'inutilité de ce qui se faisait. La Terreur généra-
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE 263
lement frappait à côté. Cet énorme sacrifice d'ef-
forts et de sang était en pure perte. De là, un grand
découragement, une rapide et funeste démoralisa-
tion, une sorte de choléra moral.
Quand le nerf moral se brise, deux choses con-
traires en adviennent. Les uns, décidés à vivre à
tout prix, s'établissent en pleine boue. Les autres,
d'ennui, de nausée, vont au-devant de la mort ou
du moins ne la fuient plus.
Gela avait commencé à Lyon; les exécutions trop
fréquentes avaient blasé les spectateurs ; un d'eux
disait en revenant : « Que ferai-je pour être guillo-
tiné? )> Un des condamnés qui lisait, quand on
l'appela, continua jusqu'à l'échafaud ; au pied de
la guillotine, il mit le signet. Cinq prisonniers à
Paris échappent aux gendarmes; ils avaient voulu
seulement aller encore au Vaudeville. L'un revient
au tribunal : « Je ne puis plus retrouver les autres
Pourriez- vous me dire où sont nos gendarmes?
Donnez-moi des renseignements. » Le plus fort fut
à l'Assemblée; un homme qui voulait tuer Robes-
pierre ou Gollot d'Herbois alla en attendant à la
Convention; Parère occupait le tapis en contant je
ne sais quelle histoire de Madagascar ; l'homme
s'endormit profondément.
De pareils signes indiquaient trop que décidé-
ment la Terreur s'usait. Cet effort contre nature
ne pouvait plus se soutenir. La Nature, la toute-
puissante, l'indomptable Nature, qui ne germe nulle
part plus énergiquement que sur les tombeaux,
26i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
reparaissait victorieuse, sous mille formes inatten-
dues. La guerre, la terreur, la mort, tout ce qui
semblait contre elle, lui donnaient de nouveaux
triomphes. Les femmes ne furent jamais si fortes.
Elles se multipliaient, remuaient tout. L'atrocité
de la loi rendait quasi légitimes les faiblesses de
la grâce. Elles disaient hardiment, en consolant le
prisonnier : « Si je ne suis bonne aujourd'hui, il
sera trop tard demain. » Le matin, on rencontrait
de jolis jeunes imberbes, menant le cabriolet à bride
abattue; c'étaient des femmes humaines qui solli-
citaient, couraient les puissants du jour. De là,
aux prisons. La charité les menait loin. Consola-
trices du dehors ou prisonnières du dedans, aucune
ne disputait. Être enceinte, pour ces dernières,
c'était une chance de vivre.
Un mot était répété sans cesse, employé à tout :
« La Nature ! suivre la nature ! Livrez-vous à la
nature », etc. Le mot vie succéda en 1795 : « Cou-
lons la vie!... Manquer sa vie », etc.
On frémissait de la manquer, on la saisissait au
passage, on en économisait les miettes. On en
volait au destin tout ce qu'on pouvait dérober. De
respect humain, aucun souvenir. La captivité était,
en ce sens, un complet affranchissement. Des
hommes graves, des femmes sérieuses, se livraient
aux folles parades, aux dérisions de la mort. Leur
récréation favorite était la répétition préalable du
drame suprême, l'essai de la dernière toilette et
les grâces de la guillotine. Ces lugubres parodies
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE 265
comportaient d'audacieuses exhibitions de la beauté ;
on voulait faire regretter ce que la mort allait
atteindre. Si l'on en croit un royaliste, de grandes
dames humanisées, sur des chaises mal assurées,
hasardaient cette gymnastique. Même à la sombre
Conciergerie, où l'on ne venait guère que pour
mourir, la grille tragique et sacrée, témoin des
prédications viriles de Madame Roland, vit souvent
à certaines heures des scènes bien moins sérieuses;
la nuit et la mort gardaient le secret.
De même que, l'assignat n'inspirant aucune con-
fiance, on hâtait les transactions, l'homme aussi
n'étant pas plus sûr de durer que le papier, les
liaisons se brusquaient, se rompaient, se refor-
maient avec une mobilité extraordinaire. L'exis-
tence, pour ainsi parler, était volatilisée. Plus de
solide, tout fluide, et bientôt gaz évanoui.
Lavoisier venait d'établir et démontrer la grande
idée moderne : solide, fluide et gazeux, trois formes
d'une même substance.
Qu'est-ce que l'homme physique et la vie? Un
gaz solidifié1.
I. Je trouve avec bonheur, chez Liebig (Nouvelles lettres sur la chimie,
lettre xxxvi), cette observation si juste, qui, dans cette extrême mobilité de
l'être physique, me garantit la fixité de mon âme et son indépendance.
« L'être immatériel, conscient, pensant et sensible, qui habile la boîte d'air
condensé qu'on appelle homme, est-il un simple effet de sa structure et de sa
disposition intérieure? Beaucoup le croient ainsi. Mais, si cela était vrai,
l'homme devrait être identique avec le bœuf ou autre animal inférieur dont il
ne diffère pas, comme composition et disposition. » Plus la chimie me prouve
que je suis matériellement semblable à l'animal, plus elle m'oblige de rappor-
ter à un principe différent mes énergies si variées et tellement supérieures
aux siennes.
2C6 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Le découvreur de cette idée, grande, terrible,
féconde, qui, sur son chemin, supprimait l'immor-
talité des corps et le Jugement dernier, Lavoisier,
était la Révolution elle-même contre l'esprit du
Moyen-âge.
C'est lui qui, sans s'arrêter aux superstitions
locales, avait vidé le vieux Paris de ses morts,
enlevé tous ses cimetières, pour les verser aux
catacombes.
Quelle révolution plus grande que celle qui intro-
duit au fond même de la composition des êtres
l'homme jusque-là errant autour? Il les palpait, il
les pénètre ; le voilà dans leur essence, tête à tête
avec le Créateur... Que dis-je? le voilà créateur et
devenu lui-même le rival de la nature !
Cette science, à ce moment, faisait ses premiers
miracles. Aussi féconde d'applications que sublime
en son principe, elle enfantait, de moment en
moment, des armes pour la Patrie. Elle lui mettait
en mains la foudre. Elle fouillait à fond la France et
elle en tirait de quoi terrifier l'Europe. Ce n'était
pas seulement une science que Lavoisier avait
faite, il avait engendré un peuple. Une immense
tribu de chimistes, les élèves du salpêtre, comme
on les appelait, remplissaient tout de leur activité.
Partout les chaudières et les appareils où le salpêtre
était fondu. Partout les députations qui portaient à
l'Assemblée ces offrandes patriotiques. Une grande
fête fut donnée à l'école, qu'on eût pu appeler
la fête de la chimie. « Un siège, un trône, y était
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE 267
sans doute, dressé pour ce créateur? » Oui, sur
la fatale charrette, à la place de la Révolution.
Pas un mot de plus. Ceci parle assez. Avec la
grandeur du mouvement, on voit sa brutalité, son
aveuglement, son vertige.
Elle commence, la grande, la terrible opération,
qui, par jugements, proscriptions, batailles, fami-
nes, hôpitaux, va, de 1794 à 1815, pendant plus
de vingt années, dissoudre, décomposer, rendre
au repos de la nature cette énorme masse vivante
de tant de millions d'hommes.
Une émotion de plaisir, sauvage, homicide, est
attachée, chez beaucoup d'hommes, à la destruc-
tion. Chose triste et sombre à dire : ils aiment
à détruire autant qu'à créer. Dans les basses et
stériles natures, c'est à détruire qu'on se sent dieu.
Et plus la nature est stérile, pauvre et tarie
de jouissances, plus elle demande ses joies à la
mort, à la douleur. Les récréations d'un peuple
serf, délaissé sans vie morale, sans idée, sans
espoir d'amélioration, c'étaient la potence et la roue.
Les récréations de ses maîtres, c'étaient l'outrage
et les coups, c'étaient le fouet et le bâton. Ce
que nous voyons en Russie, où, de relais en
relais, le postillon est fouetté, de quelque façon
qu'il aille, pour l'amusement du conducteur, offre
une image affaiblie de ce joyeux Moyen-âge.
Joyeuse France, joyeuse Angleterre, c'est un mot pro-
verbial, tout pays alors est joyeux.
Au dix-septième siècle encore, il y avait beau-
268 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
coup de joyeux seigneurs. La guerre, la chasse, le
duel, trois manières de verser le sang, et sans
préjudice de l'assassinat. Lisez aux Mémoires de
Fléchier les plaisanteries un peu fortes de la noblesse
d'Auvergne, un homme entre autres qu'on s'amuse
à murer, pour le faire mourir de faim.
Le grand Gondé avait dit à je ne sais quel
carnage : « Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris! »
Les Gondé, chasseurs sauvages, trop faits à la vue
du sang dans ces immenses tueries qu'on appe-
lait grandes chasses, vivaient volontiers dans les
forêts, avec mille caprices étranges. Le fils du
grand Gondé se croyait souvent chien de chasse
et, comme tel, aboyait des heures. Son petit-fils
(voir Saint-Simon) fut un nain fantasque et féroce.
Ces princes, éloignés des armées par la défiance
des rois, étaient soufferts comme rois, dans la
liberté sauvage de leurs plus damnables fantaisies.
L'un d'eux, Gharolais, pour se distraire, assassi-
nait de temps à autre. La tyrannie illimitée de ces
grandes maisons sur leurs domestiques et vassaux
durait en plein dix-huitième siècle. « Ces gens-là
vivent de nous, disaient-ils ; qu'importe s'ils meu-
rent par nous? »
Ce 1793 obscur des bons temps de la monar-
chie, très soigneusement obscurci par la connivence
des rois, qui sauvaient Vhonneur des familles, gêné
par le progrès de l'ordre, était en revanche animé,
irrité par les résistances croissantes de la dignité
humaine. L'outrage était plus savoureux ne tom-
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE 269
bant plus sur des brutes, comme celles du Moyen-
âge. Le plaisir n'était plus de jouir, mais de
briser. Misérables générations, lie dernière d'un
monde fini, sans cœur, sans imagination et dépour-
vues de sens même, qui du plaisir ne savent
plus rien que la douleur, et pour qui, dans leur
vice impuissant, un enfer commence.
Dans les châteaux des Gondé, d'une de leurs
dames d'honneur, naquit le héros du genre.
M. de Sade, de la noble famille d'Avignon illus-
trée par la Laure de Pétrarque, était un aimable
viveur; seulement ses gaietés de prince le brouil-
laient avec la justice. La première fois, une femme
qu'il battait et torturait se jeta par la fenêtre.
Pour cent louis, il en fut quitte. Une autre fois,
il donne à dîner à des filles de Marseille et,
pour rire, les empoisonne. Le Parlement d'Aix se
fâche ; de Sade se sauve, et, sur la route, il enlève
sa belle-sœur. Gomme il recommençait toujours, le
roi, las de le gracier, l'avait mis à la Bastille.
Qu'un tel homme vécût encore, rien ne prouvait
mieux la nécessité de détruire l'arbitraire hideux
de l'ancienne monarchie. Il vivait, mais enfin, la
justice rentrant en ce monde, le premier essai
de la guillotine lui appartenait de droit.
Prisonnier de la Bastille, il se posa en victime.
On accueillait crédulement toute menterie de ce
genre. Il fut bien reçu, dit-on, de M. Glermont-
Tonnerre et des constitutionnels ; bien reçu des
hommes de 1793, assez bien pour présider sa
270 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
section, celle des Piques ou de la place Vendôme,
la section de Robespierre.
Gomment s'y était-il glissé? Dans le trouble du
2 septembre. Dans ce jour où tout le monde se
tenait chez soi, il jugea, non sans raison, qu'il
y avait plus de sûreté pour un ci-devant au sein
même de sa section. Il quitta sa rue (déserte
alors), la rue Neuve-des-Mathurins, et vint le soir
aux Capucines, près de la place Vendôme. Les
amis de Robespierre n'y étaient pas, s'étant portés
aux Jacobins. Il n'y avait pas grand monde et
personne qui sût bien écrire. De Sade n'était
connu que comme un homme qui avait été en
prison sous l' Ancien-Régime. Il avait l'air doux et
fin, était blond, un peu chauve et grisonnant.
« Voulez-vous être secrétaire ? — Volontiers. » Il
prend la plume.
Notre homme calcula fort juste qu'il ne fallait
pas, avec tous ses précédents, se mettre trop en
avant. Il prit un rôle tout à la fois actif et pai-
sible, le métier de philanthrope. Bonne âme qui
employait tout son temps aux hôpitaux. Il fît des
rapports là-dessus, fort goûtés de la section. Quand
on parla de créer l'armée révolutionnaire à qua-
rante sols par jour, il saisit l'occasion, prit en
mains cette affaire populaire et fut nommé d'en-
thousiasme président de la section.
Gela le mit trop en lumière. Vers la fin de 1793, la
Commune essayant d'appuyer son nouveau culte
sur une épuration morale, la guerre aux filles,
LAVOISIER. — LA GRANDE CHIMIE 271
aux libertins, aux livres obscènes, à la vermine de
tout genre qui se cachait dans Paris, on commença
à s'enquérir de cet hypocrite ; on le déclara sus-
pect, on l'arrêta. En prison, il fît le malade et
obtint l'adoucissement d'une maison de santé, d'où
le tira le 9 thermidor.
Agé alors de cinquante ans, professeur émérite
de crime, il enseignait avec l'autorité de l'âge, et
dans les formes élégantes d'un homme de sa
condition, que la nature, indifférente au bien, au
mal, n'est qu'une succession de meurtres, qu'elle
aime à tuer une existence pour en susciter des
milliers, que le monde est un vaste crime.
Les sociétés finissent par ces choses monstrueu-
ses, le Moyen-âge par un Gilles de Retz, le célè-
bre tueur d'enfants; l'Ancien-Régime par de Sade,
l'apôtre des assassins.
Terrible situation d'une République naissante,
qui, dans le chaos immense d'un monde écroulé,
était surprise en dessous par ces reptiles effroya-
bles. Les vipères et les scorpions erraient dans
ses fondements.
LIVRE XIX
CHAPITRE PREMIER
DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST (16 AVRIL).
Idée d'épuration par la dictature. — Saint-Just veut pousser la Terreur. —
Robespierre voudrait enrayer. — Décret mixte du 16 avril. — Solitude de
Saint-Just.
Cette terrible pourriture qu'on découvrait en des-
sous, ces souterrains fangeux, ces gouffres creusés
sous la République , à mesure qu'on les voyait ,
ralliaient beaucoup d'honnêtes gens au vœu de Saint-
Just, la création d'un grand épurateur, d'un censeur
impitoyable, qui, armé de la dictature, passerait au
creuset la Révolution.
Saint-Just croyait que Robespierre était l'homme
nécessaire : il voyait en lui le seul homme qui eut
vécu l'âge même de la Révolution, ses cinq siècles en
cinq années, celui qui semblait en être la conscience,
la perpétuité vivante, et qui pesait dans son destin du
poids de cette antiquité. Plus Saint-Just trouvait la
France éloignée de son idéal de la République, plus
DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SA1NT-JUST 273
il la jugeait incapable de se gouverner elle-même ,
plus il embrassait l'idée d'un dictateur moral. Un
seul homme était capable de ce rôle, et cet homme
était Robespierre.
Maintenant on va supposer qu'il y eut unité entre
eux. Rien n'est moins exact.
Quoique Saint-Just appartînt à Robespierre et par le
cœur et par l'idée, la force des choses tendait à l'en
éloigner malgré lui.
Déjà, dans l'affaire de Danton, leur conduite avait
élé absolument contraire.
Saint-Just tua Danton, parce que seul il n'eut pas
la moindre hésitation ni le moindre doute. Il crut
d'après Robespierre; mais, bien plus que lui, il eut la
foi atroce de cet acte sauvage. Au moment où la Loi
mourante vint encore réclamer aux comités, qui fut à
son poste? qui fit taire la Loi? qui fut à cette heure
la Loi et la dictature?
Robespierre, au contraire, en s'engageant dans cette
route, ne négligea rien pour faire voir qu'il y avait été
poussé. Il proclama et répéta qu'un autre avait eu la
première idée, dit le premier mot; qu'à ce mot on
avait essayé d'opposer le souvenir de l'ancienne rela-
tion, et qu'il avait résisté pour le salut public. Chacun
fut tenté de croire qu'en ce cruel sacrifice d'un com-
pagnon de tant d'années, Robespierre s'était sacrifié
lui-même, avait immolé son propre cœur.
Donc c'était Saint-Just qui avait pris la responsabi-
lité capitale de l'acte : il en savait la gravité. Plus
d'une fois, dans ses notes pleines de pensées funè-
T. VII. — RÉV. 18
27i HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
bres , il paraît très bien senlir qu'après de telles
choses, directe est la voie du tombeau.
Mais s'il avait fait cette chose énorme, fait passer la
République sur le corps de son père, c'est que ce
passé si cher, si sacré aux patriotes, lui apparaissait
comme obstacle sur la route de l'avenir où il avait
hâte d'engager la Révolution.
Donc, bien plus que Robespierre, il avait besoin
d'aller en avant. Son acte le lui commandait. S'il ne
faisait les grandes choses dont Danton lui semblait
l'obstacle, Saint-Just restait un assassin.
Il avait toujours volontiers consulté, dès son pre-
mier âge, les oracles de la mort. Nous avons dit les
étrangetés de sa jeunesse, comment, au milieu d'une
ville très corrompue de province, d'une école de droit
dissolue, au milieu des séductions intérieures d'une
imagination lubrique, il s'était fait un refuge, une
chambre tendue de noir et de blanches têtes de morts,
qu'il habitait seul à certaines heures avec les grands
morts de l'Antiquité. Là, sans doute, lui apparut ce
mot qui a fait sa vie : « Le monde est vide depuis les
Romains. »
Un passage saisissant de son discours du 16 avril,
qui ne semble qu'un trait d'audace , une moralité
cynique après un tel événement (« Ambitieux, allez
vous promener une heure au cimetière où dor-
ment », etc.), ce passage nous porte à croire, nous
qui connaissons bien l'homme, que lui-même effecti-
vement il alla consulter les morts; que, fort de sa
sincérité, il demanda conseil à ceux qu'il avait tués,
DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SA1NT-JUST 275
et que, de leur tombe même, il rapporta la pensée
révolutionnaire.
Que lui disaient Monceaux et la Madeleine? que
lui dit le roi? « Qu'il n'y aurait jamais paix entre
l'ancien et le nouveau monde. » Et les Girondins?
et les Dantonistes ? Ce qu'il a écrit lui-même :
« Ceux qui font les révolutions à demi ne font
que creuser leurs tombeaux. »
Voici son raisonnement, dont il n'a daigné donner
que la conclusion.
Nous rétablissons les prémisses.
« Il faut exterminer l'ancien monde... mais par un
procédé plus définitif que la mort. La mort le réha-
bilite et le fait revivre. »
« Il faut l'exterminer par la honte. »
« Droit, morale et révolution, trois choses identi-
ques. Le contre-révolutionnaire et l'homme immoral,
qui sont le même homme, doivent, également flétris,
traîner le boulet, casser les pierres sur les routes,
former un peuple d'ilotes... Ils faisaient travailler
le peuple par corvées. Eh bien, à leur tour!... Les
privilégiés, nobles et prêtres, seront de droit galé-
riens. »
Ce privilège d'avilissement contre les privilégiés,
cette création d'un enfer social, d'une damnation visi-
ble des ennemis de l'Egalité, était une chose si ter-
rible qu'elle eût supprimé la Terreur, eût brisé la
guillotine comme un joujou inutile, propre seulement
à glorifier les aristocrates, à déguiser en martyrs les
fripons et les Du Barry.
276 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
La question était de savoir si l'opinion admettrait
vraiment cette flétrissure , si des classes respectées
naguère seraient avilies tout à coup, si la pitié sans
cesse réveillée par ce spectacle ne plaiderait pas tout
bas les circonstances atténuantes , si les opprimés
d'hier ne prendraient pas parti pour leurs oppres-
seurs.
Quand le rêveur apporta son idée au Comité de
salut public, avec la sécurité du somnambule qui
marche les yeux fermés, il se heurta tout à coup.
Pas une voix n'était pour lui.
Avait-il communiqué la chose à Robespierre? Je ne
le crois pas. Leurs idées étaient déjà visiblement
opposées, autant que leur point de départ. Saint- Just
partait de Lycurgue, Robespierre de Jean -Jacques
Rousseau. Saint-Just croyait que la Révolution péris-
sait si elle ne procédait à son épuration radicale, à
l'anéantissement de ses ennemis , anéantissement
moral, qui est le seul vrai et complet. Robes-
pierre, au contraire, s'imaginait diviser l'ennemi, en
partie le rallier. Son disciple proscrivait les prêtres;
lui, il voulait les rassurer, non seulement en
général par sa fête de l'Etre suprême, mais par des
moyens plus directs dont nous parlerons tout à
l'heure.
Autre différence. Saint-Just proscrivait les nobles,
les anoblis, tout privilégié. Robespierre, comme on
va voir, demanda quelques exceptions.
Dévoilant timidement ses secrètes idées d'indul-
gence, il n'en prétendait pas moins garder une ligne
DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST 277
immuable de sévérité. Il croyait pouvoir relever
l'autel sans briser l'échafaud. Devant Billaud, devant
Gollot, à la Convention et aux Jacobins, il se flattait
de raser, sans y tomber jamais, le marais du modé-
rantisme où s'était engouffré Danton.
Cbose infiniment difficile, où le sens moral n'était
guère moins forcé que dans le projet de Saint-Just.
L'homme, par la logique du cœur, croit invincible-
ment que le créateur de la vie en est le conservateur,
et que Dieu signifie clémence.
Les comités, quoiqu'ils devinassent bien que Robes-
pierre ne pouvait se tenir sur cette pente , et que
peut-être, un matin, il ferait sa paix avec l'opinion en
les sacrifiant eux-mêmes, n'hésitèrent pas à préférer
sa ligne et à combattre Saint-Just. Ils entrevoyaient
en celui-ci quelque chose déplus terrible encore, une
tyrannie fanatique, redoutable par la bonne foi et par
l'intrépidité. Ils l'arrêtèrent au premier mot, forts de
l'appui de Robespierre.
Tout d'abord, unanimement (sauf Billaud peut-
être), ils effacèrent le mot prêtres l du décret proposé.
Les nobles seuls furent atteints.
Saint-Just aurait voulu le bannissement absolu
des étrangers. On se borna à ceci : « Les nobles
et les étrangers n'habiteront ni Paris ni les places
frontières. »
Et encore on ajouta cette restriction qui pouvait
annuler tout : « Le Comité est autorisé à mettre en
1. C'est dans les papiers de Robert Lindet que je trouve cette proscription
des prêtres, par Saint-Just.
278 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
réquisition (à faire rester à Paris) ceux qu'il croit
utiles. ))
Toute la nuit, on disputa, on tailla, rogna. Saint-
Just perdit patience, laissa tout et dit en partant :
« Yous ménagez l'ennemi, à la bonne heure ! Eh bien,
la contre-révolution vous emportera. »
Le lendemain, sans doute en son absence, sur
ce décret tout changé, chacun broda un article.
Le seul qui semble garder l'empreinte de Saint-
Just est celui-ci : « On codifiera les lois ; on rédi-
gera un corps d'institutions qui gardent les mœurs
et la liberté. »
Les auteurs des autres articles sont faciles à
deviner. (Robespierre :) Les conspirateurs ne seront
désormais jugés qu'à Paris. (Billaud : ) Les oisifs
qui se plaignent, déportés à la Guyane. (Lindet :)
On encouragera par des récompenses et des indem-
nités l'industrie, le commerce, les mines, on pro-
tégera les transports, la circulation des rouliers, etc.
On voit par ce dernier article tout le chemin qu'avait
fait le décret, pas moins que l'histoire tout entière,
toute la distance historique entre Dracon et Colbert.
Saint-Just détestait le commerce et le proscrivait
spécialement, disant qu'il n'y a de bon peuple
qu'un peuple agricole, que les mains de l'homme
ne sont faites que pour la terre et les armes.
Ainsi ce décret fut un monstre, un accouplement
bizarre des plus hostiles esprits. Une confusion si
étrange, qu'on eût pu attribuer à la précipitation
dans un moment moins paisible, avait toute la
DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SAINT-JUST 279
valeur d'un aveu d'inconciliables discordes . Elle
mettait à nu le trouble intérieur du Comité, semblait
une amère satire du gouvernement collectif, un
titre pour qui eût réclamé le gouvernement d'un
seul et la création de la dictature.
Elle poussait à la grandeur de Robespierre. Elle
brisait les utopies draconiennes de Saint-Just.
L'un eût voulu avancer dans les mondes incon-
nus. L'autre eût voulu enrayer.
Et le décret résultant de ces tendances diverses
montrait trop que désormais la Révolution ne pouvait
avancer ni reculer.
Quelque découragé que fût Saint-Just et sans
espoir sur l'avenir, il ne refusa pas de présenter
cette production étrange à la Convention. Il était
le rapporteur désigné et attendu, il ne se fût abs-
tenu qu'en dénonçant par son silence la discorde
intérieure du Comité, et celle même du triumvirat,
c'est-à-dire en portant le coup le plus grave à
l'autorité du gouvernement. C'était l'entrée de la
campagne; d'énormes armées alliées apparaissaient
à l'horizon. Saint-Just, avec une vraie grandeur,
couvrit la situation. En tête de ce décret, il lut
l'immense rapport qu'il avait préparé, dans un tout
autre esprit.
Quelque soin pourtant qu'il ait mis à effacer du
rapport tout ce qui eût rappelé les dissentiments,
on y trouve une chose bien grave et bien peu
robespierriste, un éloge de Marat. Saint-Just n'igno-
rait nullement que Robespierre , très antipathique
280 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
à ce souvenir, jaloux de ce dieu, en regardait tout
éloge comme un acte d'hostilité. Celui qu'en fit
Fabre d'Églantine, avant son arrestation, contribua
certainement à le lui rendre implacable.
Ceci était un léger signe, non d'hostilité, mais
d'émancipation. Politiquement dévoué à Robespierre
et le voulant pour dictateur, moralement Saint-Just
était seul.
Seul à la Convention, il s'était vu non moins
seul dans le Comité de salut public. Sa solitude
intérieure plus profonde encore, son état d'abstrac-
tion qui le tenait à mille ans au delà ou en deçà,
lui rendait chaque jour le présent de plus en plus
intolérable. Sa chambre des morts le suivait idéa-
lement. Il ne vivait volontiers qu'aux armées, sur
les chemins ; et là encore, dans un grand isole-
ment, tenant les généraux à distance dans le respect
et la terreur, haïssant d'avance en eux l'avène-
ment du pouvoir militaire, la brutalité du sabre,
et croyant qu'on ne pouvait le tenir trop ferme,
trop bas. Il avait chassé les filles de l'armée ; un
soldat qui garda la sienne un jour de plus et s'en
vanta, Saint-Just le fit fusiller.
A travers les embarras de ce rôle étrange de
dictateur des armées, il ne laissait pas que d'écrire.
Au milieu des généraux tremblants et courbés, il
lui arrivait souvent de tirer un agenda qu'il portait
toujours, et l'on croyait qu'il écrivait des ordres
de mort. C'étaient des rêves généralement philan-
thropiques, des vœux, des idées pour la Repu-
DISSENTIMENTS DE ROBESPIERRE ET DE SA1NT-JUST 281
blique de l'avenir, où il rejetait ses espérances,
les lois d'une cité agricole où régneraient l'égalité
et la vertu.
Chose étrange ! le proscripteur et le proscrit,
Saint-Just et Cordorcet, écrivaient en même temps,
l'un dans la cachette, l'autre à la tête des armées
et tout-puissant, et tous deux écrivaient des rêves,
— bien divers, mais toujours empreints d'un amour
profond de l'humanité.
Ces notes de Saint-Just, qu'une main systéma-
tique a prétendu ordonner pour former un livre,
devaient être laissées dans leur succession acci-
dentelle, quelque confuse qu'elle semblât, comme
elles lui sont venues à Paris ou sur les chemins,
telle aux armées et devant l'ennemi, telle dans
les nuits laborieuses du Comité, telle en rêvant
à Monceaux ou à la Madeleine.
Il y a des mots d'une telle solitude de cœur,
d'un tel élan vers les âges futurs, qu'on est bien
tenté de croire que le présent n'est plus pour lui.
L'amitié vit- elle encore ? Oui, mais sans doute
affaiblie. D'autant plus embrasse-t-il l'humanité à
naître avec une tendresse sublime : « L'homme,
obligé de s'isoler du monde et de lui-même, jette
son ancre dans l'avenir et presse sur son cœur
la postérité innocente des maux présents. »
C'est l'amour de l'avenir qui le rend terrible à
son temps. Gardien austère de la Révolution, dont il
répond aux générations futures, il semble enfermé
de plus en plus dans une île âpre, escarpée et
282 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
sauvage, dans l'idéal impossible que le monde fuit
de plus en plus.
Ce jeune Dracon, ce Lycurgue, c'est celui que
tous trahissent.
L'esprit même du temps le trahit.
Le Comité le trahit. Barère donne six mille
exemptions au décret contre les nobles. Garnot les
emploie, quand il peut, pour l'avantage de la Répu-
blique.
Son maître même le trahit. Saint-Just parti pour
l'armée, Robespierre fît excepter les anoblis du
décret qui frappait les nobles.
Lebas, l'homme de Robespierre, en mission avec
Saint-Just même et voyageant avec lui, le quittait
souvent en route, se faisait donner les registres
des comités révolutionnaires et en arrachait les
dénonciations contre les prêtres. Ces feuilles arra-
chées subsistent dans la famille Lebas.
Rappelé par Robespierre, presque à la veille de
la fête de l'Être suprême, Saint-Just n'y assista point
et repartit pour l'armée.
ROBESPIERRE AU POUVOIR 283
CHAPITRE II
LES ROBESPIERRISTES PRÉCIPITENT LEUR CHEF AU POUVOIR
(AVRIL-MAI 1794).
Tous les pouvoirs dans la main de Robespierre. — Opposition contre lui. —
Discours sur la fête de l'Être suprême, 7 mai. — Refus d'aider la
Pologne.
a Ce dictateur, ce censeur, ce grand juge, que
vous voulez élever au pouvoir le plus haut qu'un
homme ait occupé jamais, sera-t-il libre d'en des-
cendre?... Un parti va l'y porter, dans l'intérêt d'un
parti... Ce parti, couvert récemment du sang le plus
cher à la République, peut-on croire qu'il ménagera,
qu'il respectera quelque chose ? Maître une fois et
régnant sous le philosophe utopiste qui le couvre
de sa popularité, il l'enchaînera à la dictature, le
forcera de rester roi, au nom du salut public. »
Telles étaient les pensées de la grande majorité
des républicains, et non pas, comme on le croit,
des hommes seuls qui avaient à craindre la justice
de Robespierre, non pas seulement des Fouché, des
Tallien, des Thermidoriens. — Non, les plus hon-
nêtes gens de la Montagne, les Romme, les Sou-
284 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
brany, les Maure, les Ruhl, irréprochables citoyens
qui, loin de céder à la réaction, l'ont combattue au
prix de leur sang, n'appuyèrent nullement Robes-
pierre, convaincus qu'ils étaient que son triomphe
eût été celui d'un parti, moins que d'un parti, d'une
coterie étroite de plus en plus, d'une toute petite
Eglise.
Même parmi les Thermidoriens, plusieurs de ceux
qu'une aveugle sensibilité mena très loin dans la
réaction, qui se montrèrent violents, imprudents,
inconséquents, Lecointre, par exemple, n'en furent
pas moins honnêtes et désintéressés dans leur
haine de Robespierre : c'est la dictature imminente,
c'est la royauté renaissante qu'ils haïrent en lui.
C'est une chose étrange à dire, mais vraie,
l'homme qui se mit le plus en avant contre Robes-
pierre, qui l'attaqua de meilleure heure, qui parla
haut contre lui, rassura les braves, communiqua
même aux faibles son audace ou sa folie, fut
Lecointre, de Versailles. C'était un bonhomme un
peu fou, excessivement colérique, hardi par la cha-
leur du sang. Né grotesque, d'une physionomie sai-
sissante par le ridicule, une de ces créatures privi-
légiées que la nature semble avoir faites pour faire
rire. Gauche en tout, ne doutant de rien, il faisait
burlesquement des choses très audacieuses. Depuis
que Legendre gisait dans sa honte, aplati comme un
bœuf saigné, Lecointre seul avait la puissance de
dérider la Convention.
On se rappelle que Lecointre, marchand de toiles
ROBESPIERRE AU POUVOIR 285
à Versailles, marchand de la Cour, n'en avait pas
moins travaillé contre la Cour, aux dépens de son
intérêt visible. Il était fort entreprenant, ardent phi-
lanthrope, à Sèvres, où il blanchissait ses toiles, il
avait bâti pour les pauvres, les logeait, les occupait,
leur faisait des avances. Le 6 octobre, il prit le com-
mandement de la garde nationale, abandonnée de
son chef, remplaça à lui seul la municipalité qui
s'était enfuie. Nommé à la Législative, il dénonça
Narbonne, Beaumarchais et d'autres. A la Convention,
il demanda, au nom de l'humanité, que le prison-
nier du Temple pût communiquer avec sa famille,
et n'en vota pas moins la mort sans appel et sans
sursis. On a vu la demande hardie de Lecointre pour
que l'Assemblée imposât une surveillance à l'arbi-
traire illimité des comités révolutionnaires. Mais ce
qui étonna le plus, ce fut qu'au 30 août 1793, Robes-
pierre étant président, Lecointre crut apercevoir qu'il
proclamait comme décrétée une chose non votée
encore, et lui dit ces propres paroles : « Monsieur, je
vous apprendrai à respecter les volontés de la Conven-
tion nationale. » Robespierre en sortant lui demanda
tranquillement pourquoi, par cette apostrophe, il
avait excité l'Assemblée contre lui. Et Lecointre
répliqua : « Tu me connais, je n'ai point abattu un
tyran pour en subir un autre. » On le crut devenu
fou.
Ce sont ces sorties de Lecointre, celles de Bourdon
(de l'Oise), celles de Ruamps et Bentabole (anciens
maratistes) qui ont préparé Thermidor. Les intrigues
286 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
des fripons, des Fouché, des Tallien, n'auraient rien
fait; pas un d'eux n'eût osé (comme on dit) attacher
le grelot, si la chose n'eût été préparée. Ce qui fut
le plus efficace, ce fut cette espèce de conspiration
publique d'hommes étourdis et violents qui rassura
la Convention et lui donna la force de se sauver
elle-même.
Peu de jours après la mort de Danton, Lecointre
invita à dîner chez lui deux hommes qui ne se con-
naissaient pas. L'un était Fouquier-Tinville, cousin
de Camille Desmoulins, placé par lui au tribunal, et
qui venait d'être condamné à l'horrible tache de le
faire périr. Fouquier était en rapport intime avec
le Comité de sûreté, dont il prenait l'ordre tous les
soirs, et très probablement confident de sa haine
pour Robespierre, qui venait de créer une concur-
rence au Comité en démembrant la police. L'autre
invité était Merlin (de ïhionville), ami de tous les
dantonistes, très spécialement haï de Robespierre
pour son influence aux armées ; les députés militaires,
Merlin, Dubois-Crancé et autres, étaient couchés sur
ses livres en lettres sanglantes, et ils ne l'igno-
raient pas.
Quelle fut la conversation ? Il est bien facile de le
deviner ; sans nul doute, on nota avec effroi les
pas rapides que Robespierre faisait vers le pouvoir.
Chacun des grands jugements l'en avait approché
d'un degré :
La mort d'Hébert et Chaumette, en mars et avril,
lui livre la Commune, qu'il gouverne par Payan.
ROBESPIERRE AU POUVOIR 287
Le jour où le Comité de sûreté l'a délivré de
Danton, il organise, contre le Comité une police
nouvelle qu'il dirige par Herman.
Le 6 avril, le lendemain, infatigable, insatiable, il
se prépare une sorte de pontificat.
Yoilà ce qui sautait aux yeux, voilà ce dont purent
parler Lecointre, Fouquier, Merlin.
Mais depuis, les choses marchèrent bien plus vite :
Le 7 mai on apprit que la proclamation de l'Être
suprême et l'inauguration d'un culte philosophique
seraient accompagnées d'un grave retour au passé :
la liberté de l'ancien culte.
Le 8 mai, il concentra à Paris la justice révolu-
tionnaire de toute la France, sous le président
Dumas.
Le 26, la Commune robespierriste commence à
solder le peuple, assignant aux indigents quinze sols
par jour.
Le 28, Couthon obtient du Comité de salut public
un sursis général pour le payement des taxes révo-
lutionnaires qu'avaient imposées les représentants
en mission. Et, le même jour, il fait donner par
l'Assemblée au Comité, c'est-à-dire à Robespierre,
le droit de rappeler ces représentants ; tous ces
dictateurs temporaires sont balayés rapidement, rem-
placés par des hommes sûrs, nommés sous une seule
influence.
La Commune, gouvernée par un homme à lui,
Payan, pouvait à toute heure du jour armer pour
lui la garde nationale commandée par Henriot ;
288 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
celui-ci très dépendant, Robespierre l'ayant sauvé
du procès d'Hébert où on eût pu l'impliquer.
La garde nationale, triée, était convoquée, aux
jours douteux, par billets à domicile, adressés aux
robespierristes.
On ne s'y fiait pas encore. Le 1er juin, on créa une
force armée spéciale, une école militaire de trois
mille garçons d'environ seize ans, sous la direction
de Lebas, l'agent le plus dévoué de Robespierre.
Sans un hasard, elle eût fait ce que la garde
mobile fit en juin 1848.
Il était impossible d'aller plus vite, plus droit à
la dictature, ni d'une course plus rapide.
Il y a de quoi étonner infiniment ceux qui connais-
saient le caractère de Robespierre. Et l'on n'y
comprendrait rien, si l'on ne voyait derrière la ter-
rible impatience du parti robespierriste, qui poussait
avec fureur. Ils ne laissaient plus marcher leur
chef ni toucher la terre. Ils le portaient, ils l'enle-
vaient. Par quoi ? par l'ambition ? Non. Mais par la
secrète terreur que lui laissait la mort de Danton,
la disparition subite de tous les hommes connus,
l'effroi du désert, l'idée de la dictature était mainte-
nant son seul asile. Il confondait sa sûreté avec
celle de la France, avait hâte, pour elle et pour lui,
de trouver un port; mais ce port, où était-il, sinon
au pouvoir du plus digne, qui n'accepterait la
tyrannie que pour fonder la liberté? Ces pensées
lui étaient toute résistance contre l'emportement des
siens. Ému, inquiet d'aller si vite, il n'en avançait
ROBESPIERRE AU POUVOIR 289
pas moins, il courait, volait... avec la brûlante
vitesse d'une étoile qui file au ciel, ou d'un boulet
de canon ; la fatalité l'emportait.
Entre tant de mesures que prit si rapidement le
parti robespierriste, les seules peut-être dont son
chef eût la vraie initiative et qui portent l'empreinte
de son caractère, ce fut sa création d'une police
spéciale, et sa tentative religieuse.
La première, exécutée dans un moment si violent
par un homme si puissant, ne s'en fit pas moins
avec infiniment d'adresse et de ruse. Dans le démem-
brement du ministère de l'intérieur, on créa une
administration des prisons, et comme simple appen-
dice un petit bureau de police, uniquement occupé
des rapports du gouvernement avec la police des
communes. Le chef de bureau fut Lanne, du pays
de Robespierre , et le directeur Herman , d' Arras ;
la haute surveillance fut donnée à Saint-Just, tou-
jours absent, qu'il fallut bien faire suppléer par
Gouthon et Robespierre. Ce petit bureau grossit,
acquit très rapidement de nouvelles attributions,
jusqu'à devenir en messidor le redoutable rival du
Comité de sûreté, jusqu'à l'accuser de lenteur, jus-
qu'à se poser, à l'envi, comme pourvoyeur rapide de
la guillotine.
L'affaire religieuse fut menée de môme, avec pru-
dence, en trois degrés. Le 6 avril, La simple énon-
ciation d'un rapport sur une fête à l'Éternel. Un
mois après, le 7 mai, un grand et habile discours
pour Dieu et contre les prêtres, mais dans la con-
T. VII. — BÉV. 19
290 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
clusion accordant précisément ce que les prêtres
demandaient, la liberté des cultes, la liberté des
catholiques. Un mois après (8 juin), plus qu'un dis-
cours, l'acte décisif : Robespierre posé devant le
peuple comme une sorte de pontife civil, unissant
les deux pouvoirs.
Dans le célèbre discours du 7 mai, tout en disant
force injures aux prêtres et aux fanatiques, Robes-
pierre ne leur assurait pas moins la seule chose
dont ils eussent besoin pour se relever. Que la
loi ne s'expliquât pas, qu'elle ne posât pas la véri-
table garantie révolutionnaire (inconciliabiliié du
gouvernement de la liberté avec la religion de l'auto-
rité), c'était tout ce qu'il leur fallait.
Une éducation nouvelle ne s'organise pas en un
jour. Jusque-là l'éducation morale du grand peuple
ignorant, barbare (femmes, enfants, paysans), restait
en dessous au clergé, grâce à la loi de Robespierre.
La République laissait à ses mortels ennemis de
quoi la détruire dans un temps donné.
VÊlre suprême ainsi que V immortalité de Vdme
proclamés, la religion placée dans la pratique du devoir,
la création des fêtes morales, qui pouvaient relever
les âmes, c'étaient de hautes et nobles idées. Seu-
lement elles étaient souillées d'un triste mélange
d'injures que ce rancuneux moraliste lançait à ses
ennemis, s'acharnant sur la mémoire des victimes
à peine immolées, trépignant sur la cendre tiède de
Danton, tâchant de faire rire l'Assemblée aux dépens
de Condorcet.
ROBESPIERRE AU POUVOIR 291
Ce discours, œuvre littéraire, académique, souvent
éloquente , peu originale d'idées , commence par
une grande prétention d'innovation : « Qu'y a-t-il
de commun entre ce qui est et ce qui fut?... Ne
faut-il pas que vous fassiez précisément le contraire
de ce qu'on a fait avant vous ? » etc. Gela dit, il
ne donne guère que des banalités morales, tirées du
Vicaire, savoyard.
Ce qui y choquera toujours les hommes vraiment
religieux, c'est que la religion y est préconisée
comme utile, recommandée pour V avantage qu'y
trouve la législation. Il ne faut pas croire qu'on
fasse rien de sérieux par un tel utilitarisme. C'est
ne rien faire ou mal faire, aller droit contre son
but, que de donner ainsi Dieu comme un spécifique
moral, salutaire aux maux dont la législation est la
médecine.
Les catholiques, à qui la loi était si favorable
(assurant leur liberté), n'en furent nullement con-
tents. Ils espéraient mieux encore. Les Durand de
Maillane, les Grégoire et autres espéraient que Robes-
pierre ferait un pas plus hardi ; ils furent blessés
surtout de ce que les nouvelles fêtes étaient placées
au décadi. Ils auraient voulu le dimanche. Cette
affaire leur tenait au cœur plus que tous les prin-
cipes. Robespierre essaya de leur complaire par les
arrêtés que la Commune prit en leur faveur. Elle
abolit (floréal) les réunions qui se faisaient au der-
nier décadi de chaque mois. Elle permit aux mar-
chands d'ouvrir leurs boutiques tout le décadi, c'est-
292 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
à-dirc de regarder comme jour ordinaire le jour
férié de la loi. C'était implicitement remettre au
dimanche le jour du repos, revenir à l'Ancien-
Régime. On trouva cela bien fort. La Commune
alors, qui sentit qu'elle allait trop vite, décida que,
le décadi, on ouvrirait jusqu'à midi seulement
(8 messidor). En réalité, les boutiques ne fermèrent
que le dimanche. Les catholiques eurent cause
gagnée.
Tout cela, chose étonnante, était plus remarqué,
senti en Europe qu'à Paris même. Le discours du
7 mai fît considérer Robespierre de tous les gou-
vernements comme l'homme gouvernemental. Dès
longtemps il leur plaisait comme artisan de la
guerre défensive, ennemi de la propagande, adver-
saire des Girondins qui avaient rêvé la croisade uni-
verselle. La rapidité avec laquelle il se saisit, en
six semaines de tous les moyens du pouvoir, le
désigna aux politiques comme l'homme d'ordre et
de force avec qui on devait traiter. Ce fut l'objet
positif d'un mémoire que le Prussien Hertzberg
remit à son roi. Les trois gouvernements ligués
pour le partage de la Pologne regardèrent l'orga-
nisation du pouvoir robespierriste en avril et en
mai comme une heureuse compensation de l'insur-
rection de Pologne qui éclata le 17 avril sous Kos-
ciuszko1. L'envoyé polonais, Bars, arrivé en mai
1. Il est triste de dire qu'on refusa à la Pologne ce qu'on prodiguait aux
neutres. Un discours de Saint-Just (Revue rétrospective) apprend les
sommes énormes qu'on leur donna, 40 millions à la Turquie, 40 à la
ROBESPIERRE AU POUVOIR 293
à Paris, y trouva un très froid accueil. On craignait
de mécontenter la Prusse. On promit de faire, un
peu en dessous , trois millions en assignats et
quelques artilleurs, si l'on croit Niemcewicz. Mais
Zayonzek affirme qu'on promit moins encore, « de
faire ce qui serait possible. »
C'est par la même politique que Robespierre lui-
même ne poussa pas activement les succès que
son frère obtenait à l'armée d'Italie par les talents
de deux étrangers qu'il s'était acquis, l'un Pié-
montais, l'autre Corse, Masséna et Bonaparte. Pen-
dant qu'on forçait les Alpes, Robespierre jeune les
tournait; c'était déjà le plan de 1796. Trente mille
hommes étaient en pleine Italie. On pouvait voir
le changement considérable qui s'était fait dans
l'esprit de l'armée. Les soldats de Robespierre (on
les nommait déjà ainsi), politiques comme leur
chef, passèrent comme autant de saints sur ce ter-
ritoire italien, respectant images et chapelles, ne
riant point des reliques. Robespierre jeune en fit
sa cour à son frère, et lui écrivit cette sagesse.
On s'arrêta. L'invasion de l'Italie eût été directe-
ment contraire à la politique robespierriste. Celle
Suisse, 54 à Gênes, etc.. La France, dans l'ignorance où elle est de ses
destinées, ne sait pas la malédiction qui pèse sur elle ; elle ignore que ses
gouvernements ont abandonné la Pologne sept fois : 1794, 1795, 1797, 1800,
1806, 1809, 1812. C'est ce qui est mis en complète lumière dans la rare et
forte brochure de Sawazkiewicz, Influence de la Pologne sur les destinées
de la Piévolution et de l'Empire, 1848, 3e édition (Bibliothèque polonaise
de Paris).
294 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de Belgique n'eut lieu que parce que Carnet et
Lindet déclaraient n'avoir aucun moyen de nourri]
de telles armées, si on ne les faisait passer sur le
territoire ennemi.
ON CONSPIRE CONTRE ROBESPIERRE 295
CHAPITRE 111
ON CONSPIRE CONTRE ROBESPIERRE (MAI 1794).
Police morale. — Conspiration contre Robespierre, 24 mai. — Robespierre
rappelle Saint-Just. — Adresse de Barère contre Robespierre.
L'intronisation du nouveau pouvoir fut marquée
par une rigueur toute nouvelle de la police et de la
censure.
La police arrêta sur les chaises des Tuileries des
discoureurs imprudents qui causaient d'idées so-
ciales, et qu'on accusa, à tort ou à droit, de prêcher
la loi agraire.
L'administration des prisons, moraliste tout à
coup et préoccupée de l'âme des prisonniers (sinon
de leur vie), leur ôta les livres dévots qui, disait-on,
pouvaient exalter le mysticisme, et les livres indé-
vots qui les auraient corrompus.
Le coup le plus significatif frappa le théâtre. Ce
ne fut pas, comme en novembre, le Comité de salut
public qui agit. Ce fut tout directement un homme
de Robespierre, Jullien (de la Drôme), qui, le 9 mai,
assistant à une grande répétition du Timoléon de
296 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Ghénier, mit son veto à la pièce. Cette tragédie
d'un frère immolant un frère tyran parut trop propre
sans doute à faire des Charlotte Corday. Jullien
prit adroitement le moment où le tyran reçoit
la couronne et cria : « C'est abominable !... La
pièce ne peut pas se jouer », etc. Père et fils, les
deux Jullien, c'était Robespierre lui-même. Le fils,
garçon de vingt ans que nous avons vu à Nantes,
était alors à Bordeaux et, sans titre, trônait hardi-
ment dans les fêtes sur un siège égal à celui
du représentant du peuple. Les amis de Chénier
lui dirent qu'il était un homme perdu, s'il ne sacri-
fiait sa pièce. Bon gré mal gré, ils le menèrent
au Comité de sûreté, et là ce pauvre homme fît ce
qu'avait refusé Desmoulins (disant : « Brûler n'est
pas répondre »). Chénier ne répondit pas, mais il
brûla et vécut.
Quelque docile et résignée que fût la Convention,
elle montrait sa désapprobation en se donnant pour
présidents les membres du Comité les moins agréa-
bles à Robespierre, la trinité des travailleurs, Lindet,
Carnot et Prieur, opposés à la trinité des robespier-
ristes. Ils présidèrent six semaines, chose d'autant
plus marquée que c'était l'entrée en campagne,
époque d'un travail excessif pour ces dictateurs de
la Guerre. Ce fut justement le 7 mai, le soir du
fameux discours religieux de Robespierre, que l'As-
semblée mécontente porta Carnot à la présidence.
Robespierre, pour forcer la main à la Convention,
fit appuyer sa loi par les deux voix menaçantes
ON CONSPIRE CONTRE ROBESPIERRE 297
de Paris, les Jacobins et la Commune. Chose inat-
tendue : même aux Jacobins, chez lui, il trouva
obstacle. La faute en fut au zèle extrême du petit
Jullien, qui, revenu de Bordeaux, s'était chargé de
l'adresse. Dans sa dévotion étroite, aveugle pour
Robespierre, il le compromit, ayant placé dans
l'adresse ce mot (incroyable alors) : « Qu'on
devait bannir de la République quiconque ne croi-
rait pas à l'Etre suprême. » C'était un mot de
Rousseau, qui certainement ne l'écrivit que par
occasion polémique, contre la coterie d'Holbach.
Par une autre maladresse, Jullien faisait dire à la
société qu'elle adoptait pour son credo le discours
de Robespierre. C'était provoquer, défier la résis-
tance, et elle eut lieu en effet. Royer dit coura-
geusement qu'une telle adresse ne pouvait être
adoptée, qu'elle aurait l'air de tomber d'en haut,
imposée par l'autorité du Comité de salut public.
Robespierre et Couthon, alarmés, vinrent et revin-
rent au secours. Robespierre fit effacer l'absurde
intolérance de Jullien, disant qu'on pouvait laisser
cette vérité dans les écrits de Rousseau. La société,
à ce prix, adopta et porta l'adresse à la Conven-
tion.
C'était la première fois, depuis le jour où les
Jacobins refusèrent la radiation de Bourdon (de
l'Oise), qu'ils hésitaient de suivre Robespierre. Une
minorité était contre lui , laquelle pouvait par
moments devenir majorité, comme il arriva bientôt
quand la société prit pour président Fouché !
298 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Le 23 mai, un homme tira sur Gollot d'Herbois,
le manqua, et déclara qu'il n'avait visé Gollot
qu'après avoir souvent et en vain guetté Robespierre.
Ce bruit, répandu dans Paris et remuant fort les
esprits, produisit, comme il arrive, un acte d'imi-
tation. Une petite fille royaliste, Cécile Renaud, fille
d'un papetier de la Cité, fut prise chez Robespierre,
munie de deux petits couteaux.
Le même jour (24 mai, 5 prairial), des députés,
déplorant sans doute que la fille n'eût pas réussi ,
commencèrent à se demander s'il n'y avait nul
moyen d'atteindre le dictateur. C'étaient Lécointre,
Laurent, Courtois, Barras et Fréron, Thirion, Gar-
nier (de l'Aube), Guffroy, tous dantonistes, unis dans
leur haine et leur souvenir. Tallien et Rovère en
étaient, par leur danger personnel, leur crainte des
justices de Robespierre.
Voilà le germe de Tlîermidor, le premier commen-
cement du complot contre le complot.
Robespierre fut-il averti? Eut-il la seconde vue
d'un homme en péril? ou simplement l'impression
de la petite fille Renaud? Le soir du 24 mai, il
écrivit de sa main, au nom du Comité de salut
public, à l'armée du Nord. Il écrivit qu'on craignait
un complot des aristocrates et des hébertistes. Il
savait probablement l'union des dantonistes et vou-
lait donner le change. Il fit signer la lettre de
Prieur, Carnot, Billaud et Barère. Cette lettre priait
Saint-Just de revenir pour quelques jours à Paris.
Le même soir, aux Jacobins, immense attendris-
ON CONSPIRE CONTRE ROBESPIERRE 299
sèment. Chacun avait la larme à l'œil. Legendre et
Rousselin demandèrent qu'en présence de tels dan-
gers que couraient les membres du gouvernement,
on leur donnât une garde. Robespierre sentit le coup,
le piège maladroit des dantonistes. Il repoussa vio-
lemment, aigrement cette proposition insidieuse, la
regardant comme un couteau plus aigu que ceux
de Cécile Renaud.
La vrai garde eût été le peuple. Payan le sentit.
Cet ardent méridional, mis à la place de Chaumette
à la Commune de Paris, s'empara habilement d'une
loi de bienfaisance votée par la Convention. Il fît
voter quinze sols par jour pour les mendiants. Au
besoin, c'était une armée.
Saint-Just allait arriver, et Lebas, s'il le fallait,
toutes les influences militaires. Ces rapides retours
de Saint-Just avaient été souvent terribles. Barère,
qui avec les autres avait signé sa lettre de rappel,
était parfaitement averti. Si Robespierre n'eût craint
le ridicule de paraître avoir peur, il eût écrit seul à
Saint-Just. Et alors Barère, ignorant sa démarche,
n'eût pas devancé Saint-Just, en donnant à Robes-
pierre le plus violent coup de Jarnac que sa main
gasconne eût jamais porté.
Il était convenu au Comité de salut public qu'au
moment où notre flotte s'ébranlait de Brest pour
combattre la flotte anglaise, il fallait profiter des
assassinats, rejeter le tout sur Londres, créer à notre
marine la nécessité de vaincre, décréter qu'on ne
ferait plus de prisonniers de ce peuple assassin.
300 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Mais ce qui n'était pas convenu, c'est que Barère,
dans son rapport, insérerait tout au long les articles
de journaux étrangers où l'on parlait de Robes-
pierre comme s'il eût été déjà roi : Robespierre a
fait ordonner... Quatre cents soldats de Robespierre ont
été tués... Les troupes de Robespierre se sont empa-
rées de telle place », etc.
Il ne s'attendait point du tout à cette lecture.
Le noble et touchant discours qu'il avait préparé
(sur ce texte : « J'ai assez vécu. ») n'y avait aucun
rapport. Jamais il ne s'éleva plus haut, jamais ne
fut plus sincèrement applaudi, et de ses ennemis
mêmes. Cependant il ne répondait point du tout aux
dangereuses citations de Barère, ne repoussait point
cette royauté que lui donnait l'ennemi. Loin de là,
il avertissait la Convention des alternatives fâcheuses
auxquelles le gouvernement parlementaire expose
les nations : « Si la France était gouvernée quelques
mois par une législature corrompue ou égarée, la
liberté serait perdue. » Quelle conclusion à en tirer?
Qu'un gouvernement individuel donne plus de garan-
ties qu'un gouvernement républicain?
Ce grand discours de Barère, passionné pour
Robespierre, et tout préoccupé de sa sûreté, énon-
çait et publiait les deux formules fatales que per-
sonne n'eût osé dire et qui le poussaient à la
mort.
Les soldats de Robespierre. — Ainsi, aux yeux de
l'Europe, l'armée et la France lui appartenaient.
Et clans l'interrogatoire de la petite Renaud, que
ON CONSPIRE CONTRE ROBESPIERRE 301
citait Barère, ce mot qui n'est guère d'un enfant :
« Je n'ai été chez Robespierre que pour voir com-
ment était fait un tyran. »
Ce mot, vrai trait de lumière, sortit la situation de
l'hypocrisie. Maître de toutes les forces publiques,
Robespierre n'apparaissait pas encore un tyran. Son
austérité , sa simplicité de vie et d'habit, la mes-
quinerie même de sa personne, tout éloignait l'idée
du pouvoir suprême. Mais la Renaud le nomma, et
Barère le répéta, tous le dirent après Barère, tous
regardèrent Robespierre, comparèrent la figure au
nom, le trouvèrent juste, dirent: « Oui, c'est un
tyran ! »
Saint-Just arriva le 27, quand le coup était porté.
Il répéta sa recette au Comité : « Nous périssons,
c'est fait de nous, si nous n'avons un dictateur...
Et le seul, c'est Robespierre. »
Le 25, on l'eût écouté. Le 27, la majorité du
Comité tourna le dos, décidée à ne pas entendre.
Le plus indulgent fut Barère, qui lui dit. tout en
respectant ce délire de patriotisme, qu'une telle pro-
position devait faire longuement songer.
11 n'y avait rien à faire du côté du Comité. Saint-
Just resta peu de jours et ne voulut pas assister
à la fête de l'Etre suprême. Parfaitement isolé du
parti robespierriste, il jugeait avec un sens profond
que tout le monde allait voir dans cet acte un retour
vers le passé.
Robespierre avait sa voie invariablement tracée
vers l'abîme.
302 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Il ne prévoyait qu'un danger, le moindre, l'as-
sassinat. Toute puissance était dans sa main. Toute
place occupée par les siens. Des trois forces col-
lectives que comptait la France, la jacobine était
à lui, la militaire lui venait; la troisième, celle
des prêtres, sourdement protégée par lui, se rallie
toujours au pouvoir. La fête de l'Être suprême
allait être un premier pas dans la voie du rap-
prochement.
Ces pensées satisfaisantes l'occupaient dans le
jardin de ses promenades habituelles , le parc
réservé de Monceaux. Avec Dumas, Renaudin,
Payan, Goffinhal, ses fidèles, ses violents, il mar-
chait deux heures au moins, d'un pas rapide, accé-
léré, au mouvement de ses rêves, se parlant haut,
sortant là de sa raideur ordinaire. La mort était
à deux pas... Le savait-il? Songeait-il qu'à peine
un méchant petit mur le séparait du lieu aride,
du lit de chaux dévorante où il avait mis Danton,
Desmoulins, et où dans cinquante jours il devait
venir lui-même? Cette longue association de tri-
bune avec Danton, cette camaraderie d'éloquence,
ce bon, ce grand cœur de Camille, qui lui fut si
-dévoué, tout ce passé déchirant était là tout près
de lui dans la terre ; ils l'attendaient, l'appelaient,
non comme des ombres irritées, mais comme des
amis magnanimes, dans la clémence et la nature.
FÊTE DE L'ÊTRE SUPRÊME 303
CHAPITRE IV
FÊTE DE L'ÊTRE SUPRÊME (10 JUIN 1794).
Ce que le peuple espérait. — Robespierre attend le tribunal, fait attendre
l'Assemblée. — Irritation, désappointement. — Au retour, la fureur éclate.
Nulle fête n'excita jamais une si douce attente,
nulle ne fut jamais célébrée avec tant de joie. La
guillotine disparut le 19 prairial au soir. On crut
que c'était pour toujours. Une mer de fleurs (à la
lettre le mot n'est pas exagéré) inonda Paris ; les
roses, de vingt lieues à la ronde, y furent appor-
tées, et des fleurs de toutes sortes, ce qu'il fal-
lait pour fleurir les maisons et les personnes d'une
ville de sept cent mille âmes. Toute fenêtre devait
avoir sa guirlande ou son drapeau. Toutes les
mères portaient des roses, les filles des fleurs
variées, les hommes des branches de chêne, les
vieillards des pampres verts. Entre les deux files
immenses, des hommes à droite, des femmes à
gauche, marchaient l'orgueil des mères, leurs fils,
enfants de quinze à seize ans, joyeux de porter
un sabre ou des piques ornées de rameaux.
304 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Ces fleuves vivants de peuple, ces rivières de
fleurs, confluèrent comme une mer aux Tuileries.
Jamais plus charmant iris ne sourit sous un plus
beau ciel. Devant le sombre palais, un long por-
tique improvisé offrait des arcades en guirlandes
(combien plus gaies et plus aimables que ces lam-
pions fumeux dont on attriste nos fêtes!).
Au milieu, montant du parterre jusqu'au balcon
sous l'Horloge, un vaste amphithéâtre attendait la
Convention. Une tribune s'en détachait et planait
sur les gradins. Grand sujet de discussion et de
conjectures dans le peuple. Il était difficile de
croire qu'une voix d'homme entreprît de discourir
dans un lieu tellement immense ; beaucoup suppo-
saient que c'était un trône, ou que, si on parlait
de là, c'était pour proclamer un mot : « Grâce
pour tous ! » par exemple. « La Piévolution est
finie », etc.
Quelle serait la mesure de l'audace de Robes-
pierre? Hasarderait -il ce miracle? ou bien reste-
rait-il dans la fatalité du temps?
Sans nul doute, pour en sortir, pour répondre
à la pensée populaire, il fallait faire au terrorisme
une hasardeuse surprise, dangereuse non pour lui
seulement, mais pour la Révolution. Robespierre
ne l'osa point.
Loin de là, préoccupé de rassurer les terroristes
et de leur donner un gage, sous le prétexte de voir
le peuple et les apprêts de la fête il alla au pavillon
de Flore déjeuner chez Vilatte, juré révolutionnaire
FÊTE DE L'ÊTRE SUPRÊME 305
qui y avait un logement. Le président Dumas avait le
matin averti Yilatte qu'il y amènerait le tribunal.
Robespierre craignait vraisemblablement que , dans
ces vains bruits d'amnistie, le tribunal ne se tournât
vers le Comité de sûreté générale et son homme
Fouquier-Tinville.
Il en résulta une chose fâcheuse pour Robespierre :
c'est que le tribunal ne vint que très tard, et que,
l'attendant en vain, il dépassa l'heure indiquée et fit
lui-même attendre la Convention.
Elle prit fort mal ce retard, l'interprétant comme
une insolence royale, une insulte volontaire. Son
apparition fut reçue par un silence de mort, que ren-
dirent plus hostile encore les acclamations aveugles
du peuple. N'importe, Robespierre, dans le costume
que la Convention portait à la fête, celui des repré-
sentants en mission (panache et ceinture tricolores,
habit bleu à revers rouges), s'en distinguait quelque
peu par une nuance de bleu un peu plus pâle ou
céleste. Tous un gros bouquet à la main, mais le
sien était énorme, d'épis, de fleurs et de fruits. Plu-
sieurs, comme Bourdon (de l'Oise), tournèrent visi-
blement le dos et n'écoutèrent que de travers. De
son discours, absolument perdu dans un tel espace,
rien n'arriva à la foule, sinon : « Périssent les
tyrans!... Demain nous combattrons encore », etc.
Rien enfin de ce qu'on attendait, ni grâce, ni dic-
tature.
Il descendit des gradins de la Convention, s'arrêta
au premier bassin où s'élevait un groupe de monstres,
T. VII. — RÉV. 20
306 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
l'Athéisme, l'Égoïsme, le Néant, etc. Il y mit le feu,
et du groupe consumé surgit, libre de son voile, la
statue de la Sagesse. Malheureusement elle parut,
comme on pouvait s'y attendre, enfumée et noire,
à la grande satisfaction des ennemis de Robespierre.
On s'achemina donc en longues files vers le
Champ de Mars. Robespierre, alors président de la
Convention, marchant naturellement en tête. Il
paraissait rayonnant. C'est, je crois, d'après ce
jour que David l'a fait dans le portrait de la col-
lection Saint-Albin. Nulle part il n'est plus terrible.
Ce sourire fait mal. La passion qui visiblement a
bu tout son sang et séché ses os, laisse subsister
la vie nerveuse, comme d'un chat noyé jadis et
ressuscité par le galvanisme, ou peut-être d'un rep-
tile qui se raidit et se dresse, avec un regard indi-
cible, effroyablement gracieux.
L'impression toutefois, qu'on ne s'y trompe pas,
n'est point de haine; ce qu'on éprouve, c'est une
pitié douloureuse, mêlée de terreur. On s'écrie, sans
hésiter, que de tous les hommes qui vécurent ici-
bas, celui-ci a le plus souffert.
Robespierre habituellement marchait vite, d'un air
agité. La Convention n'allait nullement de ce pas.
Les premiers qui étaient en tête, malicieusement
peut-être, et par un respect perfide, restaient fort en
arrière de lui, le tenaient ainsi isolé. De temps à
autre, il se retournait et se voyait seul.
Une montagne symbolique s'élevait au Champ de
Mars, assez grande pour recevoir, outre la Conven-
FÊTE DE L'ÊTRE SUPRÊME 307
tion et les musiciens, deux mille cinq cents per-
sonnes, envoyées des sections, mères et filles, pères
et fils, en écharpes tricolores, qui devaient chanter
l'hymne à l'Être suprême. Au plus haut, une colonne
était chargée de trompettes, dont la voix perçante
dirigeât, annonçât les mouvements dans l'espace
immense. L'hymne chanté, le coup d'oeil fut un
moment ravissant. Les filles jetèrent des fleurs au
ciel, les mères élevèrent leurs petits enfants, les
jeunes gens tirèrent leurs sabres et reçurent la
bénédiction de leurs pères. L'artillerie qui tonna
associait ses voix profondes à l'émotion du peuple.
Robespierre, arrivé le premier avec le fauteuil
où l'on portait Gouthon, s'était trouvé par cela
même au plus haut de la Montagne, et la Conven-
tion sous ses pieds . Cette circonstance , fortuite
peut-être, décida l'explosion. Au retour, la crainte
céda à la fureur de la haine. Bourdon le rouge,
travaillé de rage intérieure, semblait un démon.
Merlin (de Thionville) se retrouvait le Merlin des
champs de bataille, parlait fort et haut. Ces mots,
jetés dans les airs, de Brutus, ou de Tarquin, ou
de roche Tarpéienne, s'entendaient trop bien du
peuple. L'irritation de l'Assemblée gagnait les rudes
sans-culottes qui se trouvaient dans la foule. L'un
d'eux dit tout en un mot : « Le b...! il n'est pas
content d'être maître! il lui faut encore être dieu! »
Le plus violent coup de théâtre, c'est qu'un
des représentants articula sans ambages, près de
Robespierre, de manière à être entendu de lui, de
308 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
l'Assemblée, de la foule, sa haine pour le tyran.
Il dit ces propres paroles : « Je le méprise, et je
le hais. »
Cet homme hardi était Lecointre, un peu fou,
ridicule, nous l'avons dit. Mais ici personne ne rit.
Être outragé ainsi en face, et outragé par Lecointre,
c'était chose sinistre pour Robespierre.
Cette hardiesse avait déchaîné toutes les langues,
Elles se lâchaient à mesure que l'on rentrait dans
Paris. Le peuple, non sans étonnement, voyait la
Convention, comme une malédiction vivante, suivre
Robespierre en grondant. 11 marchait vite et les
autres marchant vite aussi pour le suivre, tout ce
retour avait l'air non d'une pompe, mais d'une
fuite. Le triomphateur semblait poursuivi. Plus
pâle encore qu'à l'ordinaire et plus clignotant, il
laissait, malgré lui, jouer d'une manière effrayante
les muscles de sa bouche. Non moins agités, bilieux,
jaunes ou blancs, comme des morts, ceux qui le
suivaient montraient une colère tremblante, sous
les mots désespérés que la haine leur tirait du
cœur. Ce cortège fantastique dans une immense
poussière, quand il rentra au noir palais, apparut
celui des Furies.
LOI DU 22 PRAIRIAL 309
CHAPITRE V
LOI DU 22 PRAIRIAL (10 JUIN 1794). — ÉCHEC DE RORESPIERRE.
Robespierre poussé fatalement à la dictature judiciaire. — Réaction imminente
de l'Ouest et du Midi. — Tribunal d'Orange. — Loi du 22 prairial
(10 juin 1794). — Irritation du Comité de salut public. — Résistance de
la Convention.
La situation tout entière apparaît dans une cir-
constance peu remarquée de la fête. Robespierre ne
fit attendre la Convention que parce que lui-même
attendit le tribunal révolutionnaire.
Celui-ci, en réalité, était le premier pouvoir, ou
plutôt le seul. Il représentait la Terreur, qui domi-
nait également le gouvernement, l'Assemblée, le
peuple.
L'autorité morale elle-même, je veux dire Robes-
pierre, ce censeur, cet épurateur, ce sauveur, ce
messie, qu'on appelait au secours de la société, il
était plus que personne le serf de la Terreur. Il en
paraissait le maître. L'horreur de son rôle double
éclatait de plus en plus.
Le désappointement fut grand quand, au lieu de
l'amnistie que la fête religieuse avait fait attendre,
310 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
on apprit que les exécutions seraient seulement
éloignées des quartiers du centre, qu'elles se feraient
désormais au faubourg Saint-Antoine. On sentit par-
faitement que ce n'était pas sans cause qu'on les
écartait des regards. Tout changement de ce genre
était une aggravation. Depuis que la guillotine
cachait ses morts à Monceaux, elle consommait
davantage. Elle devint bien plus avide encore du
jour qu'elle fonctionnait à son aise clans ces quar-
tiers reculés.
Quels que fussent les sentiments personnels de
Robespierre, ses essais timides de modération, ses
vues d'avenir, une terrible fatalité le poussait à la
vraie dictature du temps, la dictature judiciaire.
Rappelons-nous le progrès de sa fortune. Évitant
l'autorité et le maniement des intérêts, n'engageant
sa responsabilité dans aucune affaire précise, il
avait grandi surtout par l'accusation. Il avait repré-
senté un côté très légitime de la Révolution, mais
resserré, négatif, celui de la défiance. Jusqu'au
25 septembre 1793, il fut, pour dire son vrai nom,
le grand accusateur de la République.
Depuis, maître de l'Assemblée et des Jacobins,
du Comité de sûreté, du tribunal révolutionnaire,
— c'est-à-dire pouvant accuser, arrêter, juger, —
il eut, sans autre appareil, dans sa simplicité privée,
la position redoutable de grand juge.
Mais lui-même il sentait qu'il avait autre chose
en lui. Ce rôle si éminent, cette royauté négative
ne contentait pas son cœur. Peu pitoyable, il n'était
LOI DU 22 PRAIRIAL 311
pourtant pas né cruel, et il était fils du dix-hui-
tième siècle, du grand siècle d'humanité. La haute
idéalité, l'amour du bien qu'il en avait reçu, il ne
pouvait les satisfaire qu'en quittant cet âpre rôle
d'implacable accusateur. Là pourtant était sa force
et peut-être, en un tel moment, le salut de la Révo-
lution. De là des mouvements doubles et contradic-
toires, qui donnèrent prise sur lui1. Il osa parfois
en ce sens, mais timidement, et fut humain en
dessous. On l'y surprit en octobre, en décembre,
encore, et il se réfugia vite dans son rôle d'accu-
sateur. C'était fait dès lors. Toute voie pacifique
lui fut fermée pour l'avenir. Il fut violemment
lancé vers le pouvoir politique, qui n'était alors
rien autre que celui du glaive. De quelque part
qu'il se tournât, la férocité du destin lui mit en
mains le couteau.
« Dictateur? Oui, si tu veux, mais dictateur de
l'échafaud. Pontife? Oui, si tu veux, mais pontife
de la guillotine. »
La sanglante loi de prairial, lancée le 10 à l'As-
semblée, en réponse aux injures du 8, ne fut pas
cependant, comme l'ont dit quelques-uns, un fait
tout accidentel, un simple piège où il crut faire
tomber ses ennemis. Elle était dans la voie rigide
1. Par exemple, Reverchon, bon robespierriste, à Lyon, et, dans le Jura,
Robespierre jeune, en étaient encore à la modération, pendant que leur chef,
poussé par de nouvelles circonstances, redevenait terroriste. Reverchon écri-
vait des lettres étonnées, désespérées, voyant Robespierre encourager les exa-
gérés de Lyon qu'il décourageait la veille. Tels étaient les mouvements faux,
contradictoires, destructifs les uns des autres, qui désorganisaient le parti.
312 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de sa fatalité; elle en était un pas nécessaire et
logique1.
Cette loi qu'on demandait à la Convention, avant
d'être, elle agissait; elle régnait dans le Midi. Elle
était déjà le code du tribunal que les robespierristes
avaient établi à Orange.
Suivons bien l'ordre des faits.
Quand Saint-Just, le 31 mars, demanda la mort
de Danton, il dit nettement à l'Assemblée que ce
sacrifice était le dernier , qu'après « elle serait
tranquille ». Toute la France prit ce mot pour elle.
Et elle le crut bien plus quand, le 15 avril, Saint-
Just fît voter les commissions qui devaient purger
les prisons, quand Couthon, le 7 mai, obtint que les
tribunaux révolutionnaires de département seraient
supprimés et toute justice politique concentrée à Paris.
Une espérance effrénée surgit tout à coup ; une
immense réaction d'indulgence chez les patriotes ,
d'audace chez les royalistes, apparut à l'horizon
dans l'Ouest et le Midi.
Les résultats déplorables du système d'extermi-
nation suivi l'hiver dans la Vendée avaient rejeté
les esprits dans une voie tout à fait contraire.
Les réclamations de Lequinio, vivement appuyées
1. Cette tentative était-elle un tour de jésuite ou de procureur par lequel
Robespierre voulait escamoter ses ennemis? C'est ce qu'assurent ses enthou-
siastes de l'école catholico-robespierriste. Ils soutiennent qu'il ne voulait rien
qu'attraper subtilement une douzaine de Montagnards, leur faire voter leur
propre mort, que l'immense accélération du mouvement de la Terreur qui
résulta de cette loi lui fut tout à fait étrangère. Autrement dit, que le machi-
niste maladroit, pour tuer ce petit nombre d'hommes, aurait sottement
fabriqué cette immense et épouvantable guillotine à la vapeur.
LOI DU 22 PRAIRIAL 313
de Carnot, décidèrent le Comité à user de modé-
ration. En pratique, la modération devient faiblesse
et relâchement. Bô et Bourbotte, successeurs de
Carrier à Nantes, hébertistes comme lui, n'en furent
pas moins entraînés par cette invincible réaction.
Ils arrivèrent au moment où l'on venait d'exécuter,
aux applaudissements de la ville, Lamberty, l'agent
de Carrier. Eux-mêmes firent condamner à mort les
dénonciateurs d'un officier qui n'avaient pu donner
de preuves (28 mai). Peu de semaines après, effrayés
des meurtres nocturnes que commettaient les
chouans et de l'audace des réactionnaires, ils eurent
de nouveau recours aux mesures de terreur.
Dans le Midi, les royalistes se chargèrent de
démontrer combien peu l'on pouvait s'en écarter.
Ils commencèrent, dès mai 1794, les assassinats de
la Terreur blanche dans les environs d'Avignon.
Le centre de leurs complots, la petite ville de
Bédouin, fut dénoncé par un militaire très peu
terroriste, Suchet (depuis maréchal). Le Comité de
salut public ordonna de la brûler. Le représentant
Maignet, robespierriste d'idée, sans rapport person-
nel avec Robespierre, réclama la création d'un
tribunal spécial pour le Midi. Représentant du Puy-
de-Dôme, collègue de Couthon, de Romme et de
Soubrany, Maignet était un homme très honnête,
incapable de composer avec le crime et la trahi-
son. Il avait saisi Rovère et Jourdan dans leurs
opérations honteuses, Rovère, par exemple, pour
quatre-vingt mille francs (assignats), se faisant donner
314 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FR AN Ç AISE
une lerre qui en eût valu, en numéraire, plus de
cinq cent mille. Royalistes et Girondins, gentils-
hommes et procureurs, usuriers et assassins, toute
la lie des partis marchait d'ensemble à la conquête
des biens nationaux. Ces coalitions ne pouvaient
être poursuivies que sur la scène de leurs crimes.
Le grand nombre des détenus, le nombre plus
grand des témoins qu'il eût fallu faire voyager ne
permettait pas d'appliquer la loi qui concentrait à
Paris la justice politique. Il fallait juger sur les
lieux, mais par des juges étrangers au pays. C'est ce
que demanda Maignet. Immédiatement les comités,
sur cette demande, appuyée de Gouthon et de Payanr
créèrent un tribunal révolutionnaire à Orange.
Cette création était une chose hardie où les comités
avaient outrepassé leurs pouvoirs. La loi leur per-
mettait de conserver un tribunal qu'ils jugeraient
nécessaire, mais non pas d'en créer un. Encore moins
leur permettait-elle d'organiser ce tribunal dans une
forme toute nouvelle et de s'en faire législateurs.
Ils n'en adoptèrent pas moins celle que proposa
Payan. Plus d'instruction écrite. Plus de jurés. Une
forme toute sommaire.
Telle fut l'origine réelle et le premier essai de
la loi de prairial, en vigueur clans la Provence dès
le 3 juin, quoiqu'on ne l'ait demandée à la Conven-
tion que le 10.
Il y avait pourtant une différence notable. Le
tribunal d'Orange, organisé dans un pays menacé
par la Terreur blanche qui y commençait, avait l'excuse
LOI DU 22 PRAIRIAL 315
du péril. Commission temporaire, il agissait rapide-
ment, militairement en quelque sorte. Cette rapidité,
qui frappa trois cents détenus sur douze mille ,
libérait une foule d'hommes qui, par les formes
ordinaires, eussent été longtemps en prison.
Mais la loi de prairial demandée pour la France
entière, pour le tribunal central où les accusés de
tous les départements devaient comparaître, semblait
l'établissement d'un droit de proscription universelle.
À qui donnait-on ce droit? A Robespierre seul.
La loi conservait le jury (supprimé à Orange), mais
un jury tout personnel, composé de ses dévoués,
de ses fidèles, des plus aveugles fanatiques, prêts
à frapper sans regarder.
Et cette loi pour Robespierre, qui la proposait ?
Robespierre (Couthon, c'était la même chose). Les
Comités n'en savaient rien. Saint-Just étant alors
absent, la loi ne venait pas même du triumvirat; elle
n'avait pas même la faible garantie des trois signa-
tures. Elle n'en fut pas moins présentée « au nom
du Comité de salut public ».
Cette loi, lancée sur l'Assemblée, au moment où
celle-ci venait de trahir sa haine pour lui, tirait
d'un pareil moment une signification terrible. Pré-
sentée quelques jours plus tard, elle eût paru sans
doute menaçante pour la France, mais moins pour
la Convention. Pourquoi Robespierre précipita-t-il
la mesure, au point de la hasarder au jour le moins
opportun ? Ce fut dans l'idée (juste au fond) que la
fête lui imprima : toutes ses forces restant entières,
316 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la puissance lui échappait, une ver lu lui échappait,
la terreur, ce phénomène mystérieux de fascination
qui rend la victime immobile, ou l'attire, la fait
d'elle-même venir au-devant de la mort. Il n'y
avait pas un moment à perdre pour voir si cette
puissance s'exercerait encore une fois.
L'homme en qui elle fut au plus haut degré,
Saint-Just, était à l'armée. Robespierre employa Cou-
thon, c'est-à-dire la ruse. Gouthon pauvre paraly-
tique, doux de figure et de langage, touchant par
le contraste de sa faiblesse physique et de sa grande
volonté, était infiniment propre à ces grandes occa-
sions de mensonge solennel. Très probe en toute
affaire privée, il était prêt, pour le salut public, à
faire litière, non seulement de sa vie, de son cœur,
de son humanité, mais de l'honneur même.
Gouthon présenta cette loi comme le simple accom-
plissement de ce que la Convention avait ordonné
au Comité de salut public, comme un perfectionne-
ment du tribunal révolutionnaire.
L'Assemblée trouva cette perfection effrayante.
Cinquante jurés, robespierristes\
Plus de défenseurs. « Défendre les traîtres, c'est
conspirer. La loi donne pour défenseurs aux patriotes
calomniés des jurés patriotes ; elles n'en accorde
point aux conspirateurs. »
Plus d'interrogatoire préalable.
Plus de dépositions écrites.
Plus de témoins, s'il n'est absolument nécessaire.
La preuve morale suffit.
LOI DU 22 PRAIRIAL 317
Sont condamnés, comme ennemis du peuple, ceux
qui parlent mal des patriotes, ceux qui dépravent les
mœurs, ceux qui empêchent l'instruction, etc.
À cette loi si terrible, sans doute préparée dès
longtemps, la circonstance semblait avoir ajouté deux
articles qui frappaient la Convention :
Nul n'est traduit au tribunal que par la Convention
OU les deux comités. Donc les comités y envoient
tout droit, sans la Convention. Eh quoi ! si les
comités s'avisaient d'y envoyer la Convention elle-
même ?
La Convention déroge à toutes lois précédentes. A
toutes? même à la loi qui fait sa dernière barrière,
son unique garantie de vie, à la loi par laquelle nul
représentant n'est envoyé au tribunal que sur un
vote d'accusation accordé par l'Assemblée?
Lorsque Couthon, de sa plus douce voix, eut lu ce
décret perfide, il y eut encore un homme dans la
Convention; le maratiste Ruamps s'écria : « S'il passe,
je me brûle la cervelle. »
Lecointre et Bourdon demandèrent l'ajournement.
Robespierre, avec l'appui du lâche et double Barère,
usa la séance à réfuter ce que personne ne disait :
Qu'il ne fallait point un nouveau jury. Il croyait, avec
raison, qu'on n'oserait préciser la question, montrer
dans sa main le lacs qu'il filait pour étrangler ses
ennemis. Il s'adressa à la droite, lui rappela qu'il
l'avait défendue, lui dit qu'après tout la loi ne mena-
çait que les conspirateurs (c'est-à-dire tels Monta-
gnards).
318 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Cette assurance réussit. Un article fut voté, puis
deux, puis trois, enfin tous. Le tour était fait.
La Convention stupéfiée vota par-dessus (selon son
usage, du reste) le renouvellement des pouvoirs du
Comité.
Robespierre avait agi royalement dans l'affaire, sans
consulter ses collègues. Le lendemain 11, au matin,
il trouva le Comité exaspéré contre lui. Billaud lui
demanda comment il avait osé présenter seul un
décret. A quoi il dit avec une froide insolence que
jusque-là tout se faisant de confiance au Comité , il
avait pu agir seul avec Couthon. — « Dès ce moment,
nous sommes donc sous la volonté d'un seul. » —
Alors il battit la campagne ; pour faire taire la colère
des autres, il feignit une grande colère, cria (les pas-
sants entendaient sur la terrasse du jardin, il fallut
fermer les fenêtres) : « Je vois bien que je suis seul...
Il y a un parti pour me perdre... — Je te connais,
dit-il à Billaud avec fureur. — Et moi aussi je
te connais... Tu es un contre -révolutionnaire. »
Mot terrible qui, des deux côtés, précipita la guil-
lotine, chacun voulant à tout prix se laver de ce
reproche.
Robespierre alors, comme il lui arrivait souvent,
s'attendrit sur lui-même, se mit à verser des larmes.
Il consentit qu'on travaillât à modifier la loi.
Ce qui le rendait plus facile, c'est que, par deux ou
trois fois, on vint avertir le Comité qu'une discussion,
au moment même, s'engageait à l'Assemblée pour
faire révoquer le vote de la veille. Que serait-il arrivé,
LOI DU 22 PRAIRIAL 319
si le Comité tout entier, laissant pleurer Robespierre
et marchant à la tribune, l'eût désavoué, se fut déclaré
étranger à tout ce qui s'était fait?
Bourdon (de l'Oise) avait eu le courage de poser la
vraie question : V Assemblée seule a le droit d'envoyer
au tribunal un membre de V Assemblée. Il avait été
appuyé par Bernard (de Saintes), ennemi personnel
des deux Robespierre. Merlin (de Douai) demanda et
obtint la déclaration que l'Assemblée n'abandonnait
pas son droit de décréter seule V arrestation d'un de ses
membres, avec ce considérant : Attendu que ce droit de
r Assemblée est inaliénable.
Battus ainsi à l'Assemblée et battus au Comité,
Robespierre et Couthon exécutèrent le lendemain une
solennelle reculade. Couthon assura que c'était une
horrible calomnie d'accuser le Comité d'intentions si
perfides. Et Robespierre s'indigna de ce qu'au lieu
d'accuser le Comité absent, on ne lui demandait pas
des explications fraternelles. Il se jeta de côté, dans
une diversion contre Tallien, qui avait pris à la gorge
un espion des comités, et enfin tomba sur Bourdon,
échappant par la fureur à l'avilissement du men-
songe.
Le secourable Barère avait en poche, tout à point,
une belle carmagnole anglaise sur un bal masqué
de Londres, où l'on avait vu une Charlotte Corday
poursuivant un Robespierre de son poignard ensan-
glanté.
Donc on pouvait révoquer le considérant ajouté à
l'article additionnel.
320 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
L'Assemblée ne réclama pas contre cette logique et
révoqua de bonne grâce. Menaçante pour la France,
la loi n'atteignait plus du moins la représentation
nationale ni l'existence môme de la République.
Cependant, pouvait- on croire qu'un tel homme,
s'étant avancé si loin et s'étant vu condamné à ce
mensonge évident , ne chercherait pas une autre
arme? La loi manquant, qui l'empêchait de recourir
à la force, quand il tenait Paris par Henriot et Payan,
quand l'agent même des comités, le chef de la police
armée, Héron, prenait l'ordre de lui? Un nouveau
31 mai lui eût été trop facile. Ses adversaires étaient
morts, s'il savait vouloir un seul jour.
L'attaquer en ce moment , c'était une audace
insensée. Tout le monde haussa les épaules, quand
Lecointre, toujours absurde autant qu'intrépide, mon-
tra le 24 prairial à ses amis de la Montagne Vacte
oV accusation de Robespierre tout dressé et prêt.
Lui-même le sut le lendemain et n'y fit nulle
attention. Il connaissait sa forte base et ses pro-
fondes racines. Une attaque légale était impossible1.
Pour l'attaquer en dessous et miner sa réputation,
c'était chose dangereuse et longue. Quel moyen de
ruiner tout à coup ce que tant d'années avait élevé,
ce colosse de réputation? On savait trop ce qu'il en
avait coûté à Desmoulins, à Fabre d'Églantine. On ne
1. Déjà, en avril ou mai, un nommé Ferai proposait au Comité de faire le
procès de Robespierre; il offrait de prouver qu'au procès des hébertistes on
avait supprimé les traces des rapports de Robespierre avec eux. Lindet lui
dit : « Robespierre est encore trop fort. Nous le guettons. Il creuse son
tombeau. » (Papiers manuscrits de Robert Lindet.)
LOI DU 22 PRAIRIAL 321
pouvait l'égratigner; il fallait d'un coup le détruire,
sinon on était perdu. Gomment le faire? En le con-
vainquant de vouloir la dictature? Mais, dans ce pays
monarchique, dans cette extrême lassitude, dans le
grand progrès de la paresse, du doute, beaucoup la
désiraient.
La position de Robespierre, d'autre part, qui restait
si forte matériellement, n'en était pas moins devenue
moralement assez mauvaise. Chose dangereuse en
France, il avait paru ridicule. Il pleurait, se désolait
de ce que cette méchante, cette cruelle Convention
s'obstinait dans le caprice de ne pas vouloir se guillo-
tiner elle-même. Elle ne sentait nullement ce que
c'était que la grandeur, oubliant l'enseignement qu'il
lui donnait en février : « Quoi de plus beau qu'une
Assemblée qui va se purgeant, s'épurant?... Qui a
donné ce spectacle ? Vous , représentants , vous
seuls! »
Si cela n'eût été terrible, c'était chose du plus haut
comique. Fabre d'Eglantine, s'il l'a su là-bas, dut être
bien fâché d'être mort.
Notez que le philanthrope ne voulait point appli-
quer lui-même à l'Assemblée ce fer salutaire; il
voulait, exigeait qu'elle se l'enfonçât de sa propre
main.
Lui, ainsi, fût resté pur, devant le monde et devant
lui en sa propre conscience, pouvant se dire : « Telle
est la loi!... Si je décime l'Assemblée, c'est qu'elle-
même l'a voté ainsi. »
Ainsi, par un profond pharisaïsme intérieur, de lui
T. VU. — RÉV. 21
322 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
pour lui-môme, il eût trompé sa conscience et trouvé
le secret, en exterminant la loi, de la respecter.
Insoluble fut pour lui la difficulté. Il ne la surmonta
pas. Il tourna le dos dès lors à la Convention et aux
Comités, indigné contre ces malades qui repoussaient
l'amputation et ne voulaient pas guérir.
LIVRE XX
CHAPITRE PREMIER
LUTTE DES DEUX POLICES. — LES SAINT-AMARANTHE.
CALOMNIE CONTRE ROBESPIERRE (13-14 JUIN 1794).
Exécution de la loi de Prairial. — Robespierre s'absente du Comité, du
3 prairial au 5 thermidor. — Il prêche aux Jacobins contre l'indulgence.
— Les Comités cherchent à l'attaquer. — Robespierre jeune. — La maison
Saint-Amaranthe. — Robespierre se défend par la Terreur. — Toute-
puissance de son bureau de police. — Les Comités le dépopularisent par la
grande fournée de ses assassins.
La loi votée, tels furent la terreur et le tremble-
ment où tombèrent ses adversaires que pas un
n'osait plus coucher dans son lit. Plus de soixante
députés n'eurent plus de domicile fixe jusqu'au
9 thermidor. A peine venaient-ils à la Convention,
et ils ne s'asseyaient guère, croyant toujours que
les portes allaient se fermer sur eux. Bourdon (de
l'Oise) tomba malade, ayant comme reçu sa sentence,
ressentant l'agonie et les affres de la mort.
Quelle fut la terreur aux prisons! on le devine
aisément, quand on songe que celui même qui
devait appliquer la loi, Fouquier-Tinville, en était
324 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
lui-même terrifié. Il se voyait précipité dans une
telle mer de sang qu'il n'en surnagerait jamais.
Nous avons dit ses liaisons secrètes avec les indul-
gents, son dîner chez Lecointre avec Merlin (de
Thionville) ; on a vu que, suspecté, il lui fallait
subir un adjoint, c'est-à-dire un surveillant dans
l'affaire de son parent Camille Desmoulins.
Quand il reçut sur la tête ce pavé de prairial...
éperdu, il se confia au Comité de sûreté, dit à ses
patrons qu'il ne savait comment faire. Ils convinrent
que la loi était inexécutable et lui enjoignirent de
l'exécuter. Quand il revint (à minuit), toute la Seine
lui semblait du sang.
Les exécutions devaient se faire désormais au
faubourg Saint- Antoine. Les charrettes n'avaient plus
à traverser les passages étroits du Pont-Neuf, des
rues du Roule et Saint-Honoré. L'échafaud ne serait
plus serré de la foule. C'était l'émancipation de la
guillotine. Elle allait respirer d'un grand souffle
exterminateur, hors du monde civilisé, n'ayant plus
à rougir de rien.
Mais le tribunal était plus choquant que la guil-
lotine. Ceux qui y virent fonctionner cette machine
de prairial furent saisis [d'horreur. Des juges de 1793,
qui vinrent comme observateurs, n'en purent sup-
porter la vue. On avait exclu des jurés tout ce
qui avait encore quelque indépendance, Antonelle,
Naulin, par exemple, et même on les fît arrêter1.
1. Chef des jurés révolutionnaires en 1793, Antonelle n'avait accepté cette
ingrate et pénible fonction qu'à la condition d'entourer les jugements de la
LUTTE DES DEUX POLICES 325
L'ancien tribunal, en 1793, tout en prodiguant la
mort, sérieux par le péril et la grandeur de la
crise, motivait souvent ses jugements d'une manière
digne et noble. Par l'organe du président, du chef
du jury, il adressait parfois des paroles honorables
aux condamnés. Les juges, hommes convaincus,
même dans leurs adversaires qu'ils envoyaient à la
mort, respectaient la conviction. Il suffit de citer
les considérants d'Antonelle dans son verdict contre
le Bordelais Ducournaud, l'un des brillants enfants
lumière la plus complète, de motiver solennellement les déclarations du jury;
il sentait que la Terreur, pour être efficace et forte, avait besoin de montrer
à tous qu'elle était clairvoyante, de convaincre surtout les patriotes, d'assurer
leur conscience. S'ils en venaient à douter de la justice nationale, tout était
perdu. Au défaut d'une publicité spéciale, habile, que le gouvernement eût
dû organiser lui-même et étendre jusqu'au fond du dernier hameau, le jury
de 1793, peu satisfait de la sécheresse du Bulletin officiel, fit parfois impri-
mer ses considérants. La persécution commença; les rois d'alors ne voulaient
point de publicité; ils firent rayer Antonelle de la liste des Jacobins comme
ex-noble. Le Comité de salut public défendit au jury de motiver ses décisions.
(Registres du Comité, 21 pluviôse.) Défense fort arbitraire, brutalement
signifiée, prétendant « qu'on ne pouvait supposer aux jurés qui motivaient un
but innocent ». Antonelle promit de ne plus motiver à l'avenir, mais publia un
spécimen des motifs déjà prononcés : Déclarations motivées oV Antonelle
dans diverses affaires. (Collection Dugast-Matifeux.) Cette brochure, rare
et précieuse, mériterait d'être réimprimée. Elle est de nature à changer
singulièrement l'opinion sur le tribunal de 1793. 11 y a plusieurs acquitte-
ments motivés avec une équité éclairée et humaine. — Le tribunal révolu-
tionnaire sera un jour l'objet d'une histoire spéciale. On y verra que beaucoup
de condamnations furent l'application très dure, mais très littérale, des lois.
M. de Malesherbes périt pour avoir envoyé de l'argent aux émigrés, ce
qui entraînait la peine de mort. Madame Elisabeth, si l'on doit croire le
royaliste abbé Guillon, avait fortement préparé la guerre civile à Lyon
en 1790; elle disait : « Il faut la guerre civile. » (Guillon, Lyon, I, 67.) —
Ce qu'on a dit des prisons, spécialement du Temple, mérite aussi un sérieux
examen. Je lis dans les registres de la Commune (Archives de la Seine) qu'un
horloger-mécanicien réclame 1,000 francs pour avoir réparé la mécanique
d'une grande cage dorée où chantaient des oiseaux automates et dont Simon
amusait le petit Capet. Un enfant pour qui on faisait cette énorme dépense
était-il aussi maltraité qu'on l'a prétendu?
326 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de la Gironde ; il reconnaît hautement et ses ser-
vices, et son courage, son esprit étincelant. Cet
hommage de la vérité par la bouche de la mort
était beaucoup, entre Français. La plupart voulaient
bien mourir avec leur principe vaincu, mais vou-
laient mourir honorés.
Le tribunal de prairial, exécrable par sa rapidité
furieuse, le fut encore plus par l'insulte, les lâches
et les basses risées. Dumas était ricaneur. Le premier
des jurés, Vilatte, le seul du moins qui fût lettré,
ex-prêtre et régent de collège, jeune, écervelé, liber-
tin, imitant les élégantes légèretés de Barère et
autres grands seigneurs du temps, jugeait la montre
à la main et, dans ces fournées terribles de cinquante
hommes à la fois, ne pardonnait pas aux mourants
de le faire dîner trop tard.
Nul cloute que l'idée adoptée alors et devenue
fixe ne fût la proscription absolue de tous les sus-
pects. Il fallait le dire. Il valait mieux imiter la
franchise de Sylla. Mais ces comédies de juges, de
jurés, cette dérision de justice, voilà qui était hor-
rible.
La multiplicité des mains par qui la chose passait
faisait précisément la nullité des garanties.
Qui devait alimenter le tribunal ? Le Comité de
sûreté. Qui l'alimentait lui-même ? Une commission
établie au Louvre qui choisissait dans les prisons,
dressait les listes des morts, les envoyait au Comité.
Le Comité les signait, les donnait le soir à Fou-
quier-Tinville.
LUTTE DES DEUX POLICES 327
La responsabilité se trouvait ainsi divisée. Elle
était triple, elle était nulle.
La commission disait : « Nous pouvons aller grand
train ; le Comité reverra, et après, le tribunal. »
Le Comité disait : « Nous pouvons signer toujours ;
la commission a examiné, et le tribunal jugera. »
Le tribunal à son tour : « Ceux que la commis-
sion et le Comité ensuite ont déjà jugés accusables
sont très bons à condamner. »
Au total, la responsabilité majeure devant le public
tombait sur le Comité de sûreté. Et c'est ce qu'il
sentait de plus machiavélique dans la loi de prairial.
Les listes lui arrivaient du Louvre. A lui de les
envoyer promptement au tribunal. Il se trouvait
lancé par la loi robespierriste dans une voie d'accé-
lération qui devait en peu de temps l'écraser sous
la haine publique et le livrer aplati au couteau de
Robespierre.
Lui cependant, que faisait-il? Il s'était retiré chez
lui, le lendemain de la dispute (23 prairial), disant :
« Je ne suis plus rien », et se lavant les mains de
tout ce qui s'allait faire.
La plus cruelle dénonciation eût été moins forte
qu'une telle absence. Les comités trahissaient donc,
puisque Y incorruptible n'y pouvait plus mettre les
pieds? Toute responsabilité tombait sur eux main-
tenant. Tout pouvoir lui restait à lui. Au fond, qui
gouvernait? Sa loi. Il n'allait plus au Comité de
salut public, mais gardait la signature, signait chez
324 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
lui (nombre d'arrêtés existent signés de sa main).
Gouthon siégeait à sa place , et à l'autre Comité
Lebas et David. Il tenait toujours la Commune,
les prisons, les tribunaux, par Payan, Herman,
Dumas. Chaque soir, il arrivait aux Jacobins redou-
tablement encadré entre Dumas, président, Rcnau-
din et autres jurés du tribunal révolutionnaire.
Qui ne sentait, en le voyant au milieu de tels aco-
lytes, que cet homme retiré, ce rêveur, ce philo-
sophe, ce moraliste inoffensif, qui ne se mêlait
plus de rien, c'était lui qui tenait le glaive?
Était-ce une illusion ? Non, Robespierre prenait
soin d'établir par ses paroles qu'en effet la voie
orthodoxe était dans l'accélération des jugements
révolutionnaires. Chaque soir, ou lui ou Gouthon
faisait aux Jacobins un discours contre V indulgence .
Chose étrange après l'indulgence dont Gouthon fit
preuve à Lyon. Tout s'oublie si vite en France,
l'audace des contradictions est si légèrement passée
aux hommes de tribune par un public prévenu,
que c'était précisément sur ce terrain de Lyon que
Robespierre s'établissait hardiment, assurant que la
commission temporaire avait été trop indulgente,
qu'elle n'avait persécuté que les patriotes. L'indul-
gence de Marino! l'indulgence de Gollot d'Herbois!
l'indulgence de Fouché! (Discours du 10 juin, 9, 11,
14 juillet.)
Les Comités, poussés ainsi, acceptèrent l'horrible
gageure. Seulement, comme ils savaient que l'abîme,
dans cette voie, allait les dévorer bientôt, ils ne
LUTTE DES DEUX POLICES 329
perdirent pas une heure pour fouiller sous sa cui-
rasse, s'il n'y avait pas quelque jour pour lui plonger
le poignard.
Robespierre, politiquement accepté et désiré, n'était
pas aisément prenable.
Mais, moralement peut-être, s'il offrait la moindre
prise, on pouvait espérer le perdre.
La grande joie de nos pères, l'éternel sujet des
anciens noëls, des vieux fabliaux, c'est le prêtre
convaincu d'être homme, le saint pris en flagrant
délit. Tartufe est le sujet chéri dont la France s'est
toujours égayée, bien avant Molière.
Surprendre ce personnage blême en quelque chose
d'humain, quelque chose qui ressemblât au bonheur,
au plaisir, c'eût été un coup vainqueur ! Il ne
donnait pas grande prise. Épuisé de plus en plus,
maigri, le sang altéré, il marchait deux heures par
jour, d'un pas rapide et sauvage. Que fallait-il à
un tel homme ? Il était tellement attentif à ne
pas toucher d'argent que, la pension faite à sa
sœur, le reste au linge, sans doute au vêtement, et
des sols donnés aux petits Savoyards, il n'avait
exactement rien. Il ne pouvait payer Duplay. Il lui
devait quatre mille francs au 9 thermidor.
Où allait-il ? A Monceaux, parfois aux Champs-
Elysées, seulement pour les deux heures de marche
qui lui étaient nécessaires. On entrait -il? Parfois
chez quelques artisans, pour se populariser, chez
des menuisiers de préférence, en souvenir de Y Emile.
On le voyait entrer parfois chez une marchande
330 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de tabac de la rue Saint-Honoré; c'était très proba-
blement une sainte de la petite église. Nul autre
délassement. Un intérieur fermé et sombre. On
supposait, à tort peut-être, qu'il lui fallait une femme,
et l'on attribuait ce rôle à Gornélia Duplay. D'autres
disent que, se rendant justice, il n'eût associé per-
sonne à sa triste destinée, et qu'il voulait la marier
à son frère. Ce qui est sûr, c'est qu'elle veillait
inquiètement sur ses jours ; instruite par la mort
de Marat, elle ne laissa pas arriver à Robespierre
la jeune Cécile Renaud.
Robespierre, peu attaquable en lui-même, pouvait
l'être en sa famille, qui fut son fléau. Sa sœur,
l'aigre et triste Charlotte, avait trouvé un amant.
Et quel? Le mortel ennemi de Robespierre, Fouché,
revenu à Paris et logé dans un grenier de la rue
Saint-Honoré, tout en lui creusant sous les pieds
des mines chez les Jacobins, avait eu l'idée hardie
de se glisser dans sa famille, de surprendre ses
secrets. Ce grand homme de police, malgré sa
ligure atroce qui faisait frémir l'amour, avait ima-
giné de faire l'amoureux de la sœur de Robes-
pierre. Séparée de lui dès longtemps, rien du
présent ne pouvait être su par elle. Elle ne pou-
vait trahir que son passé, ses précédents. Très
éloignée de son frère, n'ayant le moindre accès
chez lui, si elle avait affronté la porte de la maison,
elle eût été arrêtée net par un terrible cerbère,
l'intrépide Mme Duplay, et Gornélia Duplay se serait
plutôt fait tuer sur le seuil.
LUTTE DES DEUX POLICES 331
Restait le frère de Robespierre. C'est par lui qu'on
trouva prise.
Robespierre jeune, avocat, parleur facile et vul-
gaire, homme de société, de plaisir, ne sentait pas
assez combien la haute et terrible réputation de son
frère demandait de ménagements l. Dans ses mis-
sions, où son nom lui donnait un rôle très grand
et très difficile à jouer, il veillait trop peu sur lui.
On le voyait mener partout, et dans les clubs même,
une femme très équivoque.
Il avait vivement embrassé, par jeunesse et par
bon cœur, l'espoir que son frère pourrait adoucir
la Révolution. Il ne cachait point cet espoir, ne
tenant pas assez compte des obstacles, des délais
qui ajournaient ce moment. En Provence, il montra
de l'humanité, épargna des communes girondines.
A Paris, il eut le courage de sauver plusieurs per-
sonnes, entre autres le directeur de l'économat du
clergé (qui plus tard fut le beau-père de Geoffroy-
Saint-Hilaire).
Dans la précipitation de son zèle anti-terroriste,
il lui arriva parfois de faire taire et d'humilier de
violents patriotes qui s'étaient avancés sans réserve
1. 11 hasardait pour son frère une propagande audacieuse et maladroite,
montrant aux officiers de Toulon des lettres de Robespierre, où il déplorait
les excès des commissaires de la Convention; lettres probablement fabriquées.
Robespierre était très prudent, écrivait très peu de lettres et bien moins sur
de tels sujets. Celles que Robespierre jeune écrivait du Jura à son frère
semblent l'avoir été sous la dictée des aristocrates et dans leur style habituel :
« Il existe un système d'amener le peuple à niveler tout; si on n'y prend
garde, tout se désorganisera », etc. Cela écrit le 3 ventôse; au moment où l'on
tuait Danton pour avoir voulu enrayer, on voulait enrayer soi-môme.
332 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
pour la Révolution. Dans lo Jura, par exemple, il
imposa royalement silence au représentant Bernard
(de Saintes). Cette scène, très saisissante, donna
aux contre-révolutionnaires du Jura une confiance
illimitée. Ils disaient légèrement (un des leurs,
Nodier, le rapporte) : « Nous avons la protection de
MM. de Robespierre. »
A Paris, Robespierre jeune fréquentait une maison
infiniment suspecte du Palais- Royal, en face du
Perron môme, au coin de la rue Vivienne, l'ancien
hôtel Helvétius. Le Perron était, comme on sait,
le centre des agioteurs, tripoteurs de bourse, des
marchands d'or et d'assignats, des marchands de
femmes. De somptueuses maisons de jeu étaient
tout autour, hantées des aristocrates. J'ai dit ailleurs
comment tous les vieux partis, à mesure qu'ils se
dissolvaient, venaient mourir là, entre les filles
et la roulette. Là finirent les constituants, les Tal-
ley ranci, les Chapelier. Là traînèrent les Orléanistes.
Plusieurs de la Gironde y vinrent. Robespierre
jeune, gâté par ses missions princières, aimait aussi
à retrouver là quelques restes de l'ancienne société.
La maison où il jouait était tenue par deux dames
royalistes, fort jolies, la fille de dix-sept ans, la
mère n'en avait pas quarante. Celle-ci, Mme de
Saint-Amaranthe, veuve, à ce qu'elle disait, d'un
garde du corps qui se fit tuer au 6 octobre, avait
marié sa fille dans une famille d'un nom fameux
de police, au jeune Sartine, fils du ministre de la
Pompadour, que Latude a immortalisé.
LUTTE DES DEUX POLICES 333
Mme de Saint -Amaranthe, sans trop de mystère,
laissait sous les yeux des joueurs les portraits du
roi et de la reine. Cette enseigne de royalisme ne
nuisait pas à la maison. Les riches restaient roya-
listes. Mais ces dames avaient soin d'avoir de hauts
protecteurs patriotes. La petite Saint-Amaranthe
était fort aimée du jacobin Desfieux, agent du
Comité de sûreté (quand ce Comité était sous
Chabot), ami intime de Proly et logeant dans la
même chambre, ami de Junius Frey, ce fameux
banquier patriote qui donna sa sœur à Chabot. Tout
cela avait apparu au procès de Desfieux, noyé en
mars, avec Proly, dans le procès des hébertistes.
Robespierre était très parfaitement étranger à ce
monde-là, tellement que sa bête noire était juste-
ment cet être à deux têtes, gasconne -autrichienne,
Proly et ce Desfieux, qui intriguaient contre lui.
On se rappelle qu'en octobre, dans un moment où
sa popularité était menacée, le Comité de sûreté
lui rendit le service de mettre en prison Desfieux,
qui fut à grand'peine délivré par Collot d'Her-
bois. Desfieux ayant été exécuté avec Hébert, le
24 mars, Saint-Just transmit une note contre la
maison qu'il fréquentait au Comité de sûreté, qui,
le 31, fit arrêter les Saint-Amaranthe et Sartine.
(Comité de sûreté, registre 642, 10 germinal.)
Mais Robespierre jeune, aussi bien que Desfieux,
était ami de cette maison ; c'est ce qui, sans doute,
valut à ces dames de rester en prison assez long-
temps sans jugement. Le Comité de sûreté, auquel
334 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
il dut s'adresser pour leur obtenir des délais, était
instruit de l'affaire. Il avait là une ressource, un
glaive contre son ennemi. Admirable prise! La
chose habilement arrangée, Robespierre pouvait
apparaître comme patron des maisons de jeu!
Robespierre? lequel des deux? On se garda de
dire le jeune. La chose eût perdu tout son prix.
Il fut bientôt averti, sans doute par son frère
même, qui fit sa confession. Il vit l'abîme et frémit.
Alla-t-il aux comités ? ou les comités lui envoyè-
rent-ils ? On ne sait. Ce qui est sûr, c'est que, le
soir du 25 prairial (14 juin), deux choses terribles
se firent entre lui et eux.
Il réfléchit que l'affaire était irrémédiable, que
l'effet en serait augmenté par sa résistance, qu'il
fallait en tirer parti, obtenir des comités, en retour
de cette vaine joie de malignité, une arme réelle
qui lui servirait peut-être à frapper les comités,
en tout cas à faire un pas décisif dans sa voie
de dictature judiciaire.
Lors donc que le vieux Yadier lui dit d'un air
observateur : « Nous faisons demain le rapport
sur l'affaire Saint -Amaranthe », il fit quelques
objections, mollement, et moins qu'on ne croyait.
Et le même jour il fit donner par le Comité
de salut public à son bureau de police le droit
nouveau de traduire les détenus au tribunal révolu-
tionnaire.
Ainsi ses deux hommes à lui (et tous deux
d'Arras), le chef de division Herman et le sous-
LUTTE DES DEUX POLICES 335
chef Lanne, allaient se trouver investis d'un droit
que, seul jusque-là, le souverain Comité de sûreté
exerçait au nom de la Convention, — droit qui
différait infiniment peu de celui de vie et de mort.
L'expérience, faite en petit d'abord, in anima
vilij sur les galériens de Bicètre, était heureuse-
ment choisie pour effrayer peu. Le Comité de salut
public, tout entier, signa l'autorisation. Il était fort
effrayé de la retraite de Robespierre et croyait peut-
être le rappeler par cette concession.
Énorme concession. Et elle ne suffit pas. Cinq
jours après le Comité fut forcé de donner à Herman
le droit d'interroger tous les citoyens dénoncés qui
arriveraient à Paris. C'étaient (moins les accusés
d'Arras et d'Orange) tous les accusés de la France
qui devaient passer devant lui. Herman, par ce droit
d'examen préalable, était constitué réellement une
espèce de grand juge ou dictateur judiciaire1.
L'extrait de l'arrêté du Comité qui autorisait
Herman et Lanne à faire leur enquête à Bicètre
fut signé de Robespierre, qui fît signer avec lui
Barère et Lindet. Lanne devait procéder à Bicètre
avec l'accusateur public. Mais celui-ci, Fouquier-
Tinville, étonné de la forme insolite d'un tel acte,
ne voulait bouger qu'avec une nouvelle autorisation,
celle du Comité de sûreté qui n'osa la refuser.
Seize noms de galériens étaient écrits sur l'ar-
rêté; mais on y lisait de plus : « Et tous autres
1. Archives, Registres du Comité de Salut public, 30 prairial.
336 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
prévenus d'avoir pris part au complot. Un blanc
restait que Lanne et Fouquier pouvaient remplir
comme ils l'entendraient.
Lanne, dans son premier appétit, ne voulait pas
moins que trois cents têtes ! Où trouver tant de
galériens? Ce fut Fouquier, si on l'en croit, qui,
sagement , humainement , obligea Lanne d'abord
de se contenter d'une trentaine, auxquels, peu de
jours après, on en ajouta autant.
Pendant que Fouquier et Lanne instrumentaient
à Bicêtre, le Comité de sûreté faisait son rapport
à l'Assemblée sur les cinquante personnes qu'on
présentait comme complices de l'assassinat de
Robespierre et de Gollot, et des tentatives cor-
ruptrices du baron de Batz. Avec Ladmiral et
Cécile Renaud se trouvaient en tête les Saint-
Amaranthe. — Violent, cruel coup de parti, de
placer juste au milieu des assassins de Robes-
pierre ces femmes royalistes qu'on disait ses amies,
pour que leur exécution l'assassinât moralement.
L'homme qui se mit en avant pour le Comité
et parla fut Élie Lacoste, le même qui, le 5 ther-
midor, tint en face contre Robespierre et articula
en sa présence les griefs du Comité.
Le rapport était un poème, où le petit banquier
de Batz élevé au rôle immense du Génie du mal,
avec vingt millions en guinées, des manufactures
d'assignats, etc., travaillait de trois façons, meurtre,
corruption, banqueroute. Ce poème, par voie d'épi-
sodes , rattachait au fil principal des groupes
LUTTE DES DEUX POLICES 337
accessoires d'accusés , des royalistes de renom :
Montmorency , Rohan , Sombreuil , le municipal
Michonis soupçonné d'avoir essayé de faire échap-
per la reine, etc.
Il y en avait quarante -neuf. Tant de personnes
en manteau rouge, cela paraissait suffire pour la
pompe du spectacle Le Comité de sûreté n'en
attendait pas davantage.
Mais, la veille au soir, Fouquier, attentif à flatter
ses maîtres, dit en entrant au Comité : « J'en
envoie près de soixante ! » On cria bravo. Et on
le cria bien plus quand on lut l'ingénieuse com-
position de la queue de liste. Fouquier y plaçait
quatre ennemis personnels de Robespierre, les
municipaux Marino, Soulès, Froidure et Dangé, de
sorte que l'immense hécatombe, ouverte par ses
assassins, se fermait par ses ennemis.
C'étaient des noms populaires. Soulès, ami de
Chalier, est nommé dans son testament. Marino
fut le vengeur de Chalier à Lyon. On reprochait
à Marino d'avoir commis la faute grave d'arrêter
un député ; la Convention pouvait croire qu'on le
punissait pour elle. Président de la commission
temporaire de Lyon, ami de Fouché, Marino pas-
sait pour avoir faibli vers la fin. Robespierre ne
perdait pas une occasion de dénoncer la mollesse
de cette commission temporaire , de sorte que
Marino semblait périr comme indulgent. Chose
inquiétante pour tous. Qui était sûr d'être à la
hauteur, si l'on notait de ce crime un homme
338 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
qui avait envoyé dix-sept cents personnes à la
mort?
Marino, peintre, artiste insouciant, loustic de
profession, amusait beaucoup le peuple. Chose
curieuse, il était assez aimé aux prisons. C'était
lui qui, de bonne heure, en 1793, y avait orga-
nisé une sorte de mutualité , de sorte qu'un pri-
sonnier riche , placé dans une chambrée , améliorait
le sort commun et traitait ses camarades. On
regrettait fort en prairial ces bonnes prisons de
Marino-, la bonne chère, la fraternité que donnait
cet arrangement. L'administration robespierriste avait
craint que les riches ne prissent ascendant. Elle
établit la stricte égalité, les tables communes, et
tout aux frais de l'État. La nourriture fut détes-
table par la faute des entrepreneurs (non par celle
de l'État qui payait beaucoup), les prisonniers
étaient au désespoir, et l'amphytrion des prisons,
Marino, sans doute d'autant plus regretté.
V immoler à Robespierre, le faire mourir sous
l'habit rouge des ennemis de Robespierre, c'était
d'une cruelle astuce contre celui-ci.
Les robespierristes, certainement, n'avaient pas
prévu ceci, mais ils le sentirent très bien. Dans
le Journal de la Montagne, qui se faisait aux Jaco-
bins, ils effacèrent de la liste les quatre noms
des municipaux de Paris, restes de l'ancienne
Commune qui avait laissé un tel souvenir.
ROBESPIERHE COMME MESSIE 339
CHAPITRE II
LÀ MÈRE DE DIEU. — ROBESPIERRE COMME MESSIE.
EXÉCUTION DES SAINT -AMARANTHE (15-17 JUIN 1794).
Calomnies contre Robespierre. — Par où. il était prenable. — Mysticisme du
temps. — Ses dévotes. — Essais de comédie. — La Mère de Dieu. —
Rapport d'un foudroyant comique. — Robespierre défend à la justice de
poursuivre la Mère de Dieu. — Effet terrible de l'exécution des cinquante-
quatre chemises rouges. — Combien il est difficile de punir les femmes.
Le rapport d'Élie Lacoste, avec les commentaires
qu'on fit à l'oreille, fut reçu de la Montagne et
de la Convention comme les premières gouttes de
pluie par la Judée expirante après les trois ans
de sécheresse sous le roi Àchab.
Il donnait donc prise, il était donc homme ; il
cherchait les plaisirs humains ; il vivait, ce triste
fantôme!... S'il vivait, il pouvait mourir... Gomme
un homme, il avait du sang à répandre, un cœur
qu'on pouvait percer.
L'invraisemblance du roman n'arrêta personne.
Que cet homme sombrement austère, si cruellement
agile, acharné à la poursuite de son tragique destin,
s'en allât comme un Barère, un marquis de la Ter-
reur, s'égayer en une telle maison, chez des dames
3i0 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ainsi notées, on trouva cela naturel!... La crédu-
lité furieuse serrait sur ses yeux le bandeau.
Il était à craindre pourtant que l'équité et le
bon sens ne retrouvassent un peu de jour, que
quelques-uns ne s'avisassent de cette chose si
simple : il y a deux Robespierre.
On ne perdit pas un moment pour redoubler,
enfoncer le coup, pour continuer par une attaque
mieux fondée, plus sérieuse, la première impres-
sion. Non, Robespierre n'était pas prenable du côté
des mœurs; il l'était par un côté plus intérieur,
plus profond.
Dans les luttes violentes, à mort, d'un combat
pour les principes, il arrive souvent qu'à la longue
les principes chez les plus sincères ne sont plus
qu'en seconde ligne. Le combat est tout, le péril
est tout, la victoire est tout. La main du combat-
tant empoigne, égarée et convulsive, toute arme,
même hostile aux principes.
Telle était la seule corruption possible dans un
homme comme celui-ci. Il pouvait être tenté, dans
sa situation terrible, d'exploiter pour son salut, pour
celui de la Révolution, un moyen contre -révolu-
tionnaire.
Et Robespierre, pour rencontrer ce moyen, cette
tentation, n'avait pas à chercher loin, il l'avait en
lui.
D'où était-il parti? D'Arras, des plus tristes pré-
cédents. Né dans une ville de prêtres, élevé par la
protection des prêtres, qui même, dès qu'il fut
ROBESPIERRE COMME MESSIE 341
homme, le reprirent encore à eux et le firent juge
d'Église.
Comme son maître Rousseau, il s'affranchit par
la volonté, jeta l'argent, embrassa la faim et l'hon-
neur. Puis 1789 sonna, et son affranchissement fut
celui de la France, qui dès lors le nourrit de son
pain et vécut de sa parole.
Philosophe et logicien, dépassant les Girondins
comme logique révolutionnaire, dépassé cependant
par eux dans la question de la Guerre, dépassé par
la Commune dans la question religieuse, il rede-
vint l'homme d'Arras et pencha d'instinct à droite.
Il encouragea l'espérance des ennemis du dix-hui-
tième siècle, attaqua le philosophisme (décembre).
Ces paroles firent soupçonner, non sans cause,
que ce philosophe ennemi du philosophisme, tout en
parlant mal des prêtres, ne leur voulait pas grand
mal.
Soupçonner? La chose était claire.
Exiger la liberté et l'application des principes
au profit du catholicisme, tandis qu'on les ajour-
nait en toute chose politique, imposer la liberté
des cultes, la liberté des catholiques, la liberté de
l'ennemi, quand la liberté de la tribune, de la
presse et du théâtre était étouffée dans le sang,
qu'était-ce sinon délier la contre -révolution et lier
la Révolution?
Les feuilles arrachées par Lebas, dont nous par-
lions tout à l'heure, montrent combien son maître,
en dessous, était favorable aux prêtres.
312 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Gela parut mieux encore. Un Jacobin catholique
pria Robespierre de tenir son enfant nouveau-né
sur les fonts de baptême. Il accepta, fut parrain.
Acte grave, parce qu'il était libre. Dans la famille,
la mère, souveraine maîtresse d'un fruit sorti d'elle-
même avec tant de douleur, force souvent le père
philosophe de faire baptiser l'enfant.
Mais ici, qui le forçait? Il fut parrain et, comme
tel, fit la promesse qu'on fait : Que l'enfant sera
catholique.
Toute la question était, pour un homme qui
tenait si peu compte du philosophisme, de savoir
quel mysticisme il allait favoriser, celui du passé ou
celui du présent, celui du vieux parti catholique,
celui des nouveaux adeptes de la religion jacobine?
Protégerait-il la foi cle Jésus ou la foi de Robes-
pierre ?
Le temps était au fanatisme. L'excès des émo-
tions avait brisé, humilié, découragé la raison.
Sans parler de la Vendée, où l'on ne voyait que
miracles, un dieu (dès 1791) avait apparu en Artois.
Les morts y ressuscitaient en 1794. Dans le Lyon-
nais, une prophétesse avait eu de grands succès ;
cent mille âmes y prirent, dit-on, le bâton cle
voyage, s'en allant sans savoir où. En Allemagne,
les sectes innombrables des illuminés s'étendaient
non seulement dans le peuple, mais dans les plus
hautes classes : le roi cle Prusse en était. Mais nul
homme de l'Europe n'excitait si vivement l'intérêt
de ces mystiques que l'étonnant Maximilien. Sa vie,
ROBESPIERRE GOMME MESSIE 313
son élévation à la suprême puissance par le fait seul
de la parole n'était-elle pas un miracle, et le plus
étonnant de tous? Plusieurs lettres lui venaient, qui
le déclaraient un Messie. Tels voyaient distinctement
au ciel la constellation Robespierre. Le 2 août 1793, le
président des Jacobins désignait, sans le nommer,
le Sauveur qui allait revenir. Une infinité de per-
sonnes avaient ses portraits appendus chez elles,
comme image sainte. Des femmes, des généraux
même, portaient un petit Robespierre dans leur
sein, baisaient, priaient la miniature sacrée. Ce qui
est plus étonnant, c'est que ceux qui le voyaient
sans cesse et l'approchaient de plus près, ses
saintes femmes, une baronne, une Mme Ghalabre
(qui l'aidait dans sa police), ne le regardaient pas
moins comme un être d'autre nature. Elles joi-
gnaient les mains, disaient : « Oui, Robespierre, tu
es dieu. »
Que de telles scènes se passassent chez les bonzes
de. l'Inde, aux pagodes du Thibet, rien de mieux;
mais à Paris, le lendemain de Voltaire, en plein
Contrat social/ et que ce fût le fils même de Rous-
seau et du rationalisme, le logicien de la Révolu-
tion, qui acceptât, encourageât de son silence ces
outrages à la raison, cela était honteux et triste. Là
certainement était la laideur de Robespierre.
Car qu'était-ce, même sans parler de raison, à
ne consulter que le cœur ? Tolérer cette idolâtrie,
n'était-ce pas abuser de l'affaiblissement où l'excès
des maux, la Terreur, avait mis ces pauvres âmes,
344 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
tuant en elles ce qu'il y avait de liberté, de vraie
vie, les abaissant de l'état d'homme à la sensibilité
animale, à la tendresse servile du chien, à qui il
faut un maître, qui veut être mené, battu, pauvre
créature relative qui n'existe point en soi?
Nous parlions en 1792 de la vieille idiote de la
rue Montmartre, marmottant devant deux plâtres :
« Dieu sauve Manuel et Pétion! Dieu sauve Manuel
et Pétion ! » Et cela douze heures par jour. Nul
doute qu'en 1794 elle n'ait tout autant d'heures
marmotté pour Robespierre.
L'amer Cévenol, Rabaut-Saint-É tienne, avait très
bien indiqué que ces momeries ridicules, cet entou-
rage de dévotes, cette patience de Robespierre à les
supporter, c'était le point vulnérable, le talon
d'Achille, où l'on percerait le héros. Girey-Dupré,
dans un noël piquant et facétieux, y frappa, mais
en passant. N'était-ce pas le sujet de comédie de
Fabre qu'on fît disparaître, et pour laquelle peut-
être Fabre disparut? Et celle que le Girondin Salles
écrivait caché dans la terre, au puits de Saint-Émi-
lion, je suis bien porté à croire que ce travail
acharné fut l'œuvre de la vengeance, la proscription
du proscripteur, le drame du nouveau Tartufe.
Sujet bien supérieur à l'autre. Tartufe, dans Molière,
est un pauvre diable qui, par un jargon mystique,
abusant du nom de Dieu, trompe un imbécile.
Ici Tartufe même est dieu; l'idole, l'exploiteur de
l'idole, sont même et unique chose. Idole de dérai-
son sous le drapeau de la raison ! trompant les
ROBESPIERRE COMME MESSIE 345
uns et les autres!... Et l'imbécile est le monde.
Pour formuler l'accusation, il fallait pourtant un
fait, une occasion qu'on put saisir. Robespierre la
donna lui-même.
Dans ses instincts de police , insatiablement
curieux de faits contre ses ennemis, contre le Comité
de sûreté qu'il voulait briser, il furetait volontiers
dans les cartons de ce Comité. Il y trouva, prit,
emporta clés papiers relatifs à la duchesse de Bourbon
et refusa de les rendre. Cela rendit curieux. Le Comité
s'en procura des doubles et vit que cette affaire,
si chère à Robespierre, était une affaire d'illumi-
nisme.
Quel secret motif avait- il de couvrir les illu-
minés, d'empêcher qu'on ne donnât suite à leur
affaire ?
Ces sectes n'ont jamais été indifférentes aux poli-
tiques. Le duc d'Orléans était fort mêlé aux Francs-
Maçons et aux Templiers dont il fut, dit-on, grand
maître. Les Jansénistes, devenus sous la persécution
une société secrète, par l'habileté peu commune
avec laquelle ils organisaient la publicité mystérieuse
des Nouvelles ecclésiastiques, avaient mérité l'atten-
tion particulière des Jacobins. Le tableau ingénieux
qui révélait ce mécanisme était le seul ornement
de la bibliothèque des Jacobins en 1790. Robespierre,
de 1789 à 1791, demeura rue de Saintonge au Marais,
près la rue de Touraine, à la porte même du sanc-
tuaire où ces énergumènes du Jansénisme expirant
firent leurs derniers miracles; le principal était de
346 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
crucifier des femmes qui, en descendant de la croix,
n'en mangeraient que mieux. Une violente recru-
descence du fanatisme, après la Terreur, était facile
à prévoir. Mais qui en profiterait ?
Au château de la duchesse prêchait un adepte,
le chartreux dom Gerle, collègue de Robespierre
à la Constituante, celui qui étonna l'Assemblée en
demandant, comme chose simple, qu'elle déclarât
le catholicisme religion d'État. Dom Gerle, à la
même époque, voulait aussi que l'Assemblée pro-
clamât la vérité des prophéties d'une folle, la jeune
Suzanne Labrousse. Dom Gerle était toujours lié
avec son ancien collègue ; il allait souvent le voir,
l'honorait comme son patron, et, sans doute pour
lui plaire, demeurait aussi chez un menuisier. Il
avait obtenu de lui un certificat de civisme.
Bon républicain, le chartreux n'en était pas moins
un prophète. Dans un grenier d'un pays latin, l'esprit
lui était soufflé par une vieille femme idiote, qu'on
appelait la Mère de Dieu. Catherine Théot (c'était
son nom) était assistée clans ses mystères de deux
jeunes et charmantes femmes, brune et blonde,
qu'on appelait la Chanteuse et la Colombe. Elles acha-
landaient le grenier. Des royalistes y allaient, des
magnétiseurs, des simples, des fripons, des sots.
Jusqu'à quel point un homme aussi grave que Robes-
pierre pouvait-être mêlé à ces momeries, on l'ignore.
Seulement on savait que la vieille avait trois fauteuils,
blanc, rouge et bleu; elle siégeait sur le premier,
son fils dom Gerle sur le second à gauche ; pour
ROBESPIERRE COMME MESSIE 3i7
qui était l'autre, le fauteuil d'honneur à la droite de
Mère de Dieu? N'était-ce pas pour un fils aîné, le
Sauveur qui devait venir ?
Quelque ridicule que la chose pût être en elle-
même et quelque intérêt qu'on ait eu à la montrer
telle, il y a deux points qui y découvrent l'essai
d'une association grossière entre l'illuminisme chré-
tien, le mysticisme révolutionnaire et l'inauguration
d'un gouvernement des prophètes.
« Le premier sceau de l'Évangile fut l'annonce
du Verbe; le second, la réparation des cultes;
le troisième, la Révolution; le quatrième, la mort
des rois ; le cinquième, la réunion des peuples ; le
sixième, le combat de l'ange exterminateur; le
septième, la résurrection des élus de la Mère de
Dieu, et le bonheur général surveillé par les pro-
phètes. »
« Au jour de la résurrection, où sera la Mère de
Dieu ? Sur son trône, entre ses prophètes, dans le
Panthéon. »
L'espion Sénart, qui se fait initier pour les trahir
et les arrêta, trouva, dit-il, chez la Mère, une lettre
écrite en son nom à Robespierre comme à son
premier prophète, au fils de l'Etre suprême, au
Rédempteur, au Messie.
Était-ce réellement la minute d'une lettre qui fut
■envoyée? ou bien faut-il croire que ceux qui, pour
servir Robespierre, attribuèrent un faux à Fabre
d'Églantine, ont pu, pour perdre Robespierre, faire
aussi un faux ? Les deux suppositions ont une telle
348 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
égalité de vraisemblance qu'on ne peut, je crois,
décider1.
Les deux Gascons, Barère, Vadier, qui firent
ensemble l'œuvre malicieuse du rapport que les
comités lançaient dans la Convention, y mirent
(comme ingrédients clans la chaudière du Sabbat)
des choses tout à fait étrangères; je ne sais quel
portrait par exemple du petit Gapet qu'on avait
trouvé à Saint -Gloud. Gela donnait un prétexte de
parler dans le rapport de royalisme, de restaura-
tion de la royauté. L'Assemblée, désorientée, ne savait
d'abord que croire. Peu à peu elle comprit. Sous
le débit morne et sombre de Yadier, elle sentit le
puissant comique de la facétie. La plaisanterie
dans la bouche d'un homme qui tient son sérieux
emporte souvent le fou rire sans qu'on puisse résis-
ter. L'effet fut si violent que, sous le couteau cle
la guillotine , dans le feu , dans les supplices ,
l'Assemblée eût ri de même. On se tordait sur les
bancs.
On décida, d'enthousiasme, que ce rapport serait
envoyé aux quarante -quatre mille communes de la
République, à tous les administrations, aux armées.
Tirage de cent mille peut-être !
Robespierre, percé d'outre en outre, n'en montra
pas moins une décision assez vigoureuse. Il n'y
1. Ni ici ni ailleurs, Sénart ne mérite pas la moindre confiance, sauf en
deux points peut-être : quelques détails de l'arrestation de la Mère de Dieu
et ce qu'il dit contre Tallien. Tout le reste est d'un coquin devenu à moitié
fou.
ROBESPIERRE COMME MESSIE 349
avait pas de séance aux Jacobins, et il ne pouvait
rien faire de ce côté. Il alla au Comité de salut
public, intima d'arrêter tout. Le Comité s'obstinait
à ne pas vouloir comprendre, à soutenir que l'affaire
n'avait nul intérêt pour lui, à demander comment,
la chose une fois lancée, on pouvait arrêter le cours
de la justice. Sans s'arrêter à ces raisons, il donna
ordre qu'on fît venir Fouquier-Tinville. Lui venu et
eux présents, il lui ordonna, en leur nom, exacte-
ment le contraire de ce qu'ils voulaient, et ils
n'osèrent souffler mot.
Ce n'est pas tout. Il exigea que Fouquier lui remît
les pièces, les prit, les emporta chez lui.
Fouquier, du Comité de salut public, alla au Comité
de sûreté et dit : « II ne veut pas. »
Le grand mot : Je veux était rétabli, et la monar-
chie existait .
Ce fut une grande consolation pour les comités
que la chose se posât ainsi solennellement.
Désormais, à toute occasion, ils avaient un mot
terrible : « II le veut, il ne le veut pas. »
Ce qui leur restait, c'était de battre le tambour,
de bien faire retentir cette suppression de la justice.
Le Comité de sûreté dit partout qu'il poursuivrait
l'accusateur public pour avoir lâché de ses mains
des pièces si importantes.
"Vadier fit la chose hardie de poursuivre Robes-
pierre de son rapport, même aux Jacobins. Il comp-
tait là sur la masse des Jacobins opposants qui
avaient porté Fouché à la présidence. Cependant
350 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
il compta mal. Il lut, mais ne fit rire personne ;
il y eut un grand silence, des murmures, et, de
quelques-uns, des soupirs de deuil et d'indignation.
Plusieurs, vraiment patriotes, trouvaient aussi, dans
ces risées, la Révolution avilie par l'avilissement de
Robespierre. Vadier obtint l'impression, mais non
l'impression en nombre pour les sociétés affiliées.
Le lendemain eut lieu à grand bruit, avec un
appareil incroyable, le supplice solennel des assassins
de Robespierre.
Le drame de l'exécution monté avec un soin, un
effet extraordinaire, offrit cinquante-quatre personnes,
portant toutes le vêtement que la seule Charlotte
Corday avait porté jusque-là, la sinistre chemise
rouge des parricides et de ceux qui assassinaient
les pères du peuple, les représentants. Le cortège
mit trois heures pour aller de la Conciergerie à la
place de la Révolution, et l'exécution employa une
heure.
De sorte que, dans cette longue exhibition de
quatre heures entières, le peuple put regarder,
compter, connaître, examiner les assassi?is de Robes-
pierre, savoir toute leur histoire.
Les canons suivaient les charrettes, et tout un
monde de troupes. Pompeux et redoutable appa-
reil qu'on n'avait jamais vu depuis l'exécution de
Louis XVI. « Quoi ! tout cela pour venger un
homme ! Et que ferait-on de plus si Robespierre était
roi? »
Il y avait cinq ou six femmes jolies et trois toutes
ROBESPIERRE COMME MESSIE 351
jeunes. C'était là surtout ce que le peuple regardait
et ce qu'il ne digérait pas , — et autour de ces
femmes charmantes, leurs familles tout entières, la
Saint-Amaranthe avec tous les siens, la Renaud
avec tous les siens, une tragédie complète sur
chaque voiture, les pleurs et les regrets mutuels,
des appels de l'un à l'autre à crever le cœur.
Mme de Saint-Amaranthe, fière et résolue d'abord,
défaillait à tout instant.
Une actrice des Italiens, MUe Grandmaison, portait
l'intérêt au comble. Maîtresse autrefois de Sartine
qui avait épousé la jeune Saint-Amaranthe, elle lui
restait fidèle. Pour lui, elle s'était perdue. Elles
étaient là ensemble, assises dans la même charrette,
les deux infortunées, devenues sœurs dans la mort
et mourant dans un même amour.
Un bruit circulait dans la foule , horriblement
calomnieux, que Saint- Just avait voulu avoir la
jeune Saint-Amaranthe, et que c'était par jalousie,
par rage, qu'il l'avait dénoncée.
Il y avait encore une fille de seize ans sur ces
voitures, une ouvrière, misérable de mine et d'ha-
bits, la pauvre petite Nicole, qui, disait-on, n'avait
rien fait que de porter à manger à Mlle Grandmaison.
Le mouchard qui l'arrêta raconte que , quand il
arriva jusqu'à son septième étage, où elle logeait
sous le toit, sans meubles qu'une paillasse et un
panier de guenilles, les larmes lui vinrent aux yeux.
Il alla dire au Comité de sûreté qu'il était absolu-
ment impossible de faire périr cette enfant. Us
352 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
répondirent sèchement qu'à tout prix il fallait
garantir la vie des représentants, des membres des
comités, qu'ils ne prenaient pas légèrement un
attentat contre Robespierre.
Voulland, pétillant de bonheur, de vengeance et
de joie, alla voir l'effet de la scène, si le peuple
murmurait, si la calomnie prenait. Il se posta au
point le plus serré de la foule, au coin des rues
Richelieu et Saint-Honoré, et quand il vit venir de
loin les cinquante chemises rouges, branlantes sur
les charrettes, par- dessus les têtes innombrables
des curieux, il dit aux siens : « Allons devant; nous
verrons au grand autel célébrer la messe rouge. »
L'effet désiré fut produit. Un déchirement de pitié,
contenu d'autant plus cruel, mille morts vouées à
Robespierre, des cœurs étouffants de malédiction,
ce cri avalé par la peur, mais rentrant dans les
entrailles pour les déchirer : « Ah! maudit cet
homme! et ce jour! »
Ces morts de femmes étaient terribles1.
1. Qu'on sache bien qu'une société qui ne s'occupe point de l'éducation des
femmes et qui n'en est pas maîtresse est une société perdue. La médecine
préventive est ici d'autant plus nécessaire que la curative est réellement
impossible. Il n'y a, contre les femmes, aucun moyen sérieux de
répression. La simple prison est déjà chose difficile : Quis custodiet ipsos
custodes? Elles corrompent tout, brisent tout; point de clôture assez forte.
Mais les montrer à l'échafaud, grand Dieu! Un gouvernement qui fait cette
sottise se guillotine lui-même. La nature, qui, par-dessus toutes les lois,
place l'amour et la perpétuité de l'espèce, a par cela même mis dans les
femmes ce mystère (absurde au premier coup d'œil) : elles sont très respon-
sables, et elles ne sont pas punissables. Dans toute la Révolution, je les
vois violentes, intrigantes, bien souvant plus coupables que les hommes. Mais,
dès qu'on les frappe, on se frappe. Qui les punit se punit. Quelque chose
qu'elles aient faite, sous quelque aspect qu'elles paraissent, elles renversent
ROBESPIERRE GOMME MESSIE 353
Celle de Charlotte Corday, sublime, intrépide et
calme, commença une religion.
Celle de la Du Barry, tout horripilée de peur,
pauvre vieille fille de chair, qui d'avance sentait la
mort dans la chair, reculait de toutes ses forces,
criait et se faisait traîner, réveilla toutes les fibres de
la pitié animale. Le couteau, disait-on, n'entrait pas
dans son cou gras... Tous, au récit, frissonnèrent.
L'exécution encore de Lucile Desmoulins, la jeune,
la courageuse, la charmante femme du bon Camille,
la justice, en détruisent toute idée, la font nier et maudire. Jeunes, on ne
peut les punir. Pourquoi? Parce qu'elles sont jeunes, amour, bonheur,
fécondité. Vieilles, on ne peut les punir. Pourquoi ? Parce qu'elles sont-
vieilles, c'est-à-dire qu'elles furent mères, qu'elles sont restées sacrées, et
que leurs cheveux gris ressemblent à ceux de votre mère. Enceintes !... Ah!
c'est là que la pauvre justice n'ose plus dire un seul mot; à elle de se conver-
tir, de s'bumilier, de se faire, s'il le faut, injuste. Une puissance est ici qui
brave la loi; si la loi s'obstine, tant pis; elle so nuit cruellement, elle appa-
raît horrible, impie, l'ennemie de Dieu ! — Les femmes réclameront peut-
être contre tout ceci; peut-être elles demanderont si ce n'est pas les faire
éternellement mineures que leur refuser l'échafaud ; elles diront qu'elles
veulent agir, souffrir les conséquences de leurs actes. Qu'y faire pourtant?
Ce n'est pas notre faute, si la nature les a faites, non pas faibles, comme on
dit, mais infirmes, périodiquement malades, nature autant que personnes,
filles du monde sidéral, donc, par leurs inégalités, écartées de plusieurs
fonctions rigides des sociétés politiques. Elles n'y ont pas moins une influence
énorme, et le plus souvent fatale jusqu'ici. Il y a paru dans nos révolutions.
Ce sont généralement les femmes qui les ont fait avorter, leurs intrigues les
ont minées, et leurs morts (souvent méritées, toujours impolitiques) ont
puissamment servi la contre-révolution.
Distinguons une chose toutefois. Si elles sont, par leur tempérament qui
est la passion, dangereuses en politique, elles sont peut-être plus propres que
l'homme à l'administration. Leurs habitudes sédentaires et le soin qu'elles
mettent en tout, leur goût naturel de satisfaire, de plaire et de contenter, en
font d'excellents commis. On s'en aperçoit dès aujourd'hui dans l'administra-
tion des postes. La Révolution, qui renouvelait tout, en lançant l'homme dans
les carrières actives, eût certainement employé la femme dans les carrières
sédentaires. Je vois une femme parmi les employés du Comité de salut public.
(Registre des procès-verbaux du Comité, 5 juin 1793, p. 79.)
T. VU. — RÈV. 23
354 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
fut un coup de pitié. Nulle ne laissa tant de regret,
tant de fureur, ne fut plus âprement vengée.
L'impression allait croissant. La plus simple poli-
tique eût dû supprimer l'échafaud pour les femmes.
Gela tuait la République.
Mais ici, justement, dans l'affaire des Saint-Ama-
ranthe, on avait compté donner au public une cruelle
émotion, dire en réponse à celui qui déplorait l'in-
dulgence des juges de Lyon, l'indulgence du Comité
de sûreté : « Il veut du sang, en voilà... Et le sang
des royalistes qu'il a protégés. »
On m'a conté le fait suivant. D'après l'âge indiqué,
il s'applique à la Nicole; d'après l'effet général que
produisit sa mort (sur la police elle-même!), je ne
fais aucun doute qu'il ne se rapporte à elle.
Un homme, très dur et très fort, d'une constitu-
tion athlétique, de ces gens qui n'ont point de nerfs,
qui n'ont que des muscles, gagea de supporter de
près la vue de l'exécution. Était-il avec les bour-
reaux ou autrement, je ne sais. Il endura tout, sans
broncher, vit répandre, de tête en tète, l'horrible
fleuve de sang. Mais, quand cette petite fille vint,
s'arrangea, se mit à la planche, dit d'une voix douce
au bourreau : « Monsieur, suis-je bien comme ça? »
tout lui tourna, il ne vit plus rien, sa force de tau-
reau manqua, il tomba à la renverse; un moment
on le crut mort; il fallut le rapporter chez lui.
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE
CHAPITRE III
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE. — CELLE DE BICÊTRE.
MORT D'OSSELIN (24 JU1N-I8r JUILLET 1794).
Effets tout-puissants de la calomnie. — Les colporteurs de Paris. — Néces-
sité de gagner une bataille ; Fleurus, 26 juin. — Sage conseil de Payan à
Robespierre. — Il sembla croire plutôt Herman. — Eut-il connaissance des
machinations d'Hcrman? — Herman purge les prisons, Bicêtre. — Execu-
tion d'Osselin mourant.
Toutes les conditions de l'horreur et du ridicule
s'étaient réunies. Le Comité de sûreté , dans son
drame atroce, mêlé de vrai et de faux, avait dépassé
à la fois la comédie , la tragédie , écrasé tous les
grands maîtres.
La violence des contrastes, l'inattendu des sur-
prises, avaient donné à la pièce des effets terribles,
inouïs, et de déchirante pitié, et de rire, à rendre
fou. L'immuable et l'irréprochable, surpris dans le pas
secret d'une si leste gymnastique, montré nu entre
deux masques, ce fut un aliment si cher à la mali-
gnité qu'on crut tout, on avala tout, on n'en rabattit
pas un mot. Philosophe chez le menuisier, messie
des vieilles rue Saint-Jacques, au Palais-Royal soute-
356 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
neur de jeux! Faire marcher de front ces trois rôles,
et sous ce blême visage de censeur impitoyable!...
Shakespeare était humilié, Molière vaincu; Talma,
Garrick, n'étaient plus rien à côté.
Mais quand, en même temps, on réfléchit au lâche
égoïsme qui lançait en avant les siens et qui les
abandonnait! à la prudence infinie de ce messie, de
ce sauveur, qui ne sauvait que lui-même , laissant ses
apôtres à Judas, avec Marie-Madeleine, pour être en
croix à sa place!... oh! la fureur du mépris débordait
de toutes les âmes!
Hier, dictateur, pape et dieu... l'infortuné Robes-
pierre aujourd'hui roulait au ruisseau.
Telle fut l'acre, brûlante et rapide impression de
la calomnie sur des âmes bien préparées. Il avait,
toute sa vie, usé d'accusations vagues et trop souvent
fausses. Il semblait que la calomnie, lancée si souvent
par lui, lui revenait au dernier jour par ce noir flot
de boue sanglante...
Les colporteurs au matin, de clameurs épouvanta-
bles, hurlant la sainte guillotine, les cinquante- quatre
en manteaux rouges, les assassins de Robespierre,
aboyaient plus haut encore les Mystères de la Mère
de Dieu. Une nuée de petits pamphlets, millions de
mouches piquantes nées de l'heure d'orage, volaient
sous ce titre. Ces colporteurs, maratistes, héber-
tistes, regrettant toujours leurs patrons, poussaient
par des cris infernaux la publicité monstrueuse du
rapport déjà imprimé par décret à cinquante mille.
On ne les laissait pas tranquilles. Mais rien n'y
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE 357
faisait. Le combat des grandes puissances se com-
battait sur leur dos. La Commune de Robespierre
hardiment les arrêtait. Mais le Comité de sûreté à
l'instant les relâchait. Ils n'en étaient que plus
sauvages, plus furieux à crier. De l'Assemblée aux
Jacobins et jusqu'à la maison Duplay, en face de
l'Assomption, toute la rue Saint-Honoré vibrait de
leurs cris; les vitres tremblaient. La grande colère
du Père Duchesne semblait revenue triomphante dans
leurs mille gueules effrénées et dans leurs bouches
tordues.
Que faire ? Occuper bien vite l'attention d'autre
chose, remonter par un coup de force, montrer qu'on
savait frapper. Une victoire au dehors, au dedans une
âpre énergie de police et de tribunaux, c'était tout
ce que le parti voyait de plus efficace. Tous étant
terrifiés , tous tâtant pour voir si leur tête tenait
encore à leurs épaules , qui pourrait songer à rire?
Ces remèdes avaient déjà réussi. Dans son grand
danger d'octobre, surpris en flagrant délit de modé-
rantisme, il fut sauvé par Wattignies.
En janvier, serré de près par Phelippeaux et les
autres pour son alliance hébertiste, il avait fait taire
la meute en mordant qui le mordait, prenant et
emportant Fabre.
On écrivit à Saint- Just : « Tu vaincras tel jour. » Il
vainquit. Le bonheur de Robespierre lui donna encore
cette grande et dernière faveur, une victoire sans
Carnot, une victoire qui donnait moyen de faire le
procès à Carnot, au Comité de salut public.
358 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Carnot et le Comité agissaient en politiques (pas un
des historiens militaires n'a compris ceci). Ils rece-
vaient des ouvertures de paix et croyaient avec raison
que la Prusse n'agirait pas. Ils voyaient l'Autriche
entrant en Pologne, très affaiblie à l'ouest par la
haine des Pays-Bas. Ils croyaient n'avoir d'ennemi
sérieux, acharné, que l'Angleterre. C'était le moment
où la jeune marine révolutionnaire, formée par Jean-
Bon Saint-André, nos vaisseaux lancés par lui, montés
par leur créateur, avaient tenu trois jours de suite
devant la grande flotte anglaise, suppléant la science
par l'enthousiasme et, quoique avec des pertes graves,
faisant entrer au port de Brest l'immense convoi amé-
ricain qui venait nourrir la France1. La suite de cette
bataille pour le Comité, c'était l'occupation des ports
qui regardent l'Angleterre, Ostende, Nieuport, Anvers.
Il voulait isoler l'Anglais de ses alliés et le menacer
chez lui. La menace géographique, permanente,
pour lui, c'est Anvers, cette position redoutable que
Napoléon appelait « un pistolet visant au cœur de
l'Angleterre ».
Le rêve du Comité, c'était la future descente, c'était
1. Le prodige de ce temps de prodiges, c'est la création subite d'une
marine républicaine par Jean-Ron Saint-André ! et de voir cette marine d'hier
se soutenir en présence de la vieille et redoutable marine britannique!... 11
faut un livre pour dire les travaux préparatoires, législatifs, matériels,
l'énorme improvisation et de vaisseaux et de marins, de détails, d'organisation,
le code de la discipline, celui de l'administration, celui des forêts, de la
marine, etc.
Je ne m'étonne pas que notre marine, ancienne et nouvelle, toujours fidèle
au même esprit, ait soigneusement étouffé ou tourné en dérision ce grand
souvenir.
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE 359
la conquête des ports. Robespierre, en d'autres temps,
ne différait point d'avis; pour lui, l'Angleterre était
tout. Mais, à ce moment, le lendemain du violent
coup du 15 juin, froissé, avili, malade, il lui fallait
une bataille, une victoire, et sur-le-champ, une vic-
toire populaire qui ne fût qu'aux robespierristes, qui
fit oublier Wattignies gagné par Garnot.
Le 18 juin, Saint-Just, instruit de la séance du 15,
montra à Jourdan devant lui la Sambre qu'il fallait
passer et, derrière, la guillotine. Pour la cinquième
fois, Jourdan passa, et pour la troisième, se remit à
bombarder Gharleroi. L'incomparable pléiade des
généraux de Sambre-et-Meuse, Jourdan, Kléber, Mar-
ceau, Lefebvre, Ghampionnet, firent des miracles de
bravoure acharnée, d'obstination. L'objet était Ghar-
leroi, et l'on se battait toujours qu'il était déjà rendu
(26 juin, 8 messidor). Les Autrichiens, les premiers,
cessèrent ce massacre inutile. Un ordre vint du
Comité de salut public de ne pas pousser plus loin.
Nouveau texte contre Garnot , nouvelle prise pour
Robespierre.
Il put se féliciter alors de la prudence obstinée avec
laquelle il avait toujours refusé de signer la moindre
des choses de la Guerre, laissant tout entière à ses
collègues la responsabilité des actes, mêlée de tant
de hasards. Garnot ici avait agi; on pouvait le perdre;
Saint-Just avait de lui deux lettres avec lesquelles un
jour ou l'autre Garnot ne pouvait guère manquer de
rejoindre Houchard et Gustine.
Mais revenons à Paris. On ne savait pas encore si
360 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
la bataille était gagnée. Cette victoire commandée, si
on la gagnait, c'était un topique extérieur, un ajour-
nement au mal. Mais n'y avait- 1- il pas un remède
intérieur, une 'vraie médecine, qui agît profondément
et changeât définitivement la situation?
La destinée, soigneuse, ce semble, de sauver un
homme en qui, après tout, étaient tant de grandes
choses et avec qui peut-être périssait la Révolution,
la destinée, prodigue pour lui au dernier moment, ne
se contenta pas de lui donner la victoire; elle lui
offrit la sagesse.
Un de ses nouveaux apôtres, Payan, son homme
à la Commune, qu'il avait mis à la place de Chau-
mette , homme d'esprit, de sens et de tête, neuf
aux affaires et les voyant d'autant mieux, d'une vue
moins fatiguée, lui dit le mot de la situation et le
vrai remède.
Le remède était la franchise, l'abandon des voies
tortueuses.
N'osant dire ces choses en face, il écrivit, il lui
représenta le mal immense que lui faisait l'affaire
de la Mère de Dieu, l'avertissant qu'il ne pouvait se
taire, qu'il devait répondre, envelopper sa réponse
dans une accusation générale qui frapperait en
même temps toutes les factions, mais « qu'il ne
pouvait faire un tel acte sans attaquer le fanatisme,
sans donner vie aux principes philosophiques de son
rapport sur les fêtes, sans effacer les dénomina-
tions superstitieuses, ces Pater, ces Ave, ces épîtres
prétendues républicaines » , etc. Il voulait dire
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE 361
que Robespierre devait cesser de nager entre les
philosophes et les gallicans, laisser ceux-ci qui le
compromettaient et se placer franchement où il
était fort, sur le terrain de la Révolution.
Il ne pouvait tout à la fois invectiver contre les
prêtres à la fête de l'Etre suprême, et s'en aller
par-devant eux, comme parrain d'un enfant.
Le sens de la lettre, en réalité, était celui-ci :
« On ne peut être à droite et à gauche; décidez-
vous, soyez net et planez sur les partis. »
Malheureusement Payan, homme très emporté du
Midi, obscurcissait son propre conseil, si lumineux
en lui-même, en imposant à son maître, non seu-
lement de dominer les partis, mais de les anéantir.
On n'anéantit jamais tout. Mais, en mettant cette
affiche, on peut donner aux ennemis l'audace du
désespoir, unir contre soi les hommes les plus
hostiles entre eux et former de sa main même les
coalitions invincibles auxquelles on succombera.
Robespierre, pour être franc, que devait-il faire?
Préciser nettement son procès et le limiter, nom-
mer par leurs noms Tallien et cinq ou six voleurs,
au plus, accuser hardiment, frapper... Et rassurer
tout le reste, couvrir la Convention et tout le passé
de 1793 d'une trop légitime amnistie.
Le salut pour lui n'était pas à gauche; encore
moins était-il à droite. Mais il était au-dessus.
Ni dans l'atrocité ni dans l'indulgence ; point dans
la bassesse du juste milieu sans foi, point clans
l'ignoble bascule. Non, plus haut que tout cela,
dans une magnanimité sévère, par-dessus la tète
de tous, qui ramenât la Révolution à elle-même,
c'est-à-dire à l'héroïsme, et la posât décidément
dans une lumière supérieure.
Il semble n'avoir fait aucune attention à la lettre
de Payan. Il inclina malheureusement du côté où
l'entraînaient ses routines, se disant encore le mot
qu'il disait au parti prêtre de la Convention avant
juin 1793, et qu'il pratiqua lui-même (décembre) en
se rapprochant d'Hébert : « La sûreté est à gauche. »
Mais la gauche par delà Hébert, la gauche par delà
Fouché, qu'il accusait d'indulgence, où était-ce,
sinon dans la fosse qui le reçut en Thermidor?
L'homme qui, visiblement, influa sur lui à cette
époque maudite, fut celui qui déjà lui avait rendu
le mortel service de faire condamner Danton, son
ami d'Arras, Herman. Ce doucereux philanthrope,
à l'œil équivoque et louche, magistrat de l'Ancien-
Régime, formé en cours féodales, ecclésiastiques,
dans l'esprit d'inquisition, paraît en avoir gardé
les traditions de police, les vieilles machines poli-
tiques de fabriques de complots et d'agents provo-
cateurs, d'espions de prisons et le reste.
Plus je sonde l'expérience, l'histoire et la nature,
plus j'interroge l'étude que je fais depuis dix ans
du caractère de Robespierre, plus je suis porté à
croire qu'il ne sut les machinations de sa propre
police que d'une manière très générale, qu'il n'en
connut point le hideux détail. Une chose, par la
lassitude et l'irritation, était comme un axiome pour
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE 363
lui et pour tous les chefs de la Révolution, c'est
que la contre -révolution était incorrigible, et qu'il
eût été à souhaiter que, par un cataclysme naturel,
toutes les prisons de France s'abîmassent en une
fois. Ce miracle ne se faisant pas, comment y sup-
pléerait-on? Ce n'était pas l'affaire des rois de la
France, mais celle de leur police. Ils se gardaient
de s'informer du mode de l'exécution. Tous les rois
ont fait de même. Qui d'entre eux pourrait dormir,
s'ils savaient ce qu'on fait pour eux? Cette igno-
rance, plus ou moins volontaire, est pour eux une
grâce d'état. Si l'on excepte le bigot François II
d'Autriche, qui lui-même et personnellement admi-
nistrait le Spielberg, s'inquiétant de savoir si, pour
le salut de leur âme, les prisonniers souffraient
suffisamment, les souverains ignorent ces choses.
Robespierre ne les aura sues qu'en gros et pour
les résultats. Dès longtemps, il gouvernait en réa-
lité, et déjà il avait pu acquérir une âme de roi.
Les robespierristes, liés à sa destinée, devant
régner avec lui, tomber avec lui, étaient trop inté-
ressés à agir pour lui. Quel était son vrai danger,
depuis l'affaire des Saint-Amaranthe et celle de la
Mère de Dieu? Être accusé d'indulgence, de conni-
vence secrète avec la contre-révolution.
Ils entreprirent de le laver, en faisant par sa
police une razzia dans les prisons, en lançant une
masse d'accusés aux tribunaux et renvoyant à la
police du Comité de sûreté le reproche d'indulgence.
Le 3 messidor (24 juin), Herman adressa un rap-
364 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
port au Comité de salut public : Tous les complices
des anciennes conspirations de prisons vivent encore;
il faut purger les prisons. Le 7, Robespierre signa,
au nom du Comité, une autorisation de rechercher
ces complices et d'en faire rapport au Comité.
Barère signa complaisamment et fit signer Billaud-
Varennes.
Il y avait à Bicêtre un peintre nommé Yalagnos,
qui avait été condamné à dix ans de fers. Le grand
succès de Laflotte, le prisonnier du Luxembourg,
qui dénonça ses camarades (comme voulant déli-
vrer Danton), avait fortement excité l'émulation de
Yalagnos, qui, au moment même, en avril, dénonça
les prisonniers de Bicêtre au Comité de sûreté.
Cette dénonciation, méprisée du Comité, fut de
nouveau envoyée, mais au Comité de salut public.
C'est là que la trouva Herman. Du 3 au 7, il envoya
à Bicêtre son sous -chef Lanne, qui emmena avec
lui Fouquier-Tinville. Tous deux, sur les renseigne-
ments de Yalagnos, firent une liste de trente et
un détenus.
Cette liste, autorisée par le Comité de salut
public, fut néanmoins soumise par Fouquier-Tinville
au Comité de sûreté générale, sans lequel il ne
faisait rien. On examina. C'étaient trente galériens,
quelques-uns très dangereux, de ces voleurs serru-
riers qui échappent de toute manière pour commettre
de nouveaux crimes. On approuva. Et bientôt une
seconde liste fut faite de condamnés moins dange-
reux. Y avait -il entre eux quelque projet d'évasion,
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE 365
comme on le disait? Gela est probable. La loi pro-
nonçait la mort contre ceux qui « oseraient
ouvrir les prisons ». Mais cela s'entendait-il du pri-
sonnier qui voudrait fuir? On leur appliqua cette
loi. Pour orner la liste sans doute, on y ajouta
quelques noms connus, un bâtard de Sillery et le
représentant Osselin.
Ce malheureux Osselin, qui avait marqué dans
les 'premiers jours de la Convention, était certes
bien éloigné d'être un contre-révolutionnaire. On
se rappelle sa faute. Il voulut sauver une jeune
femme, la cacha. Faute grave, il est vrai ; il était
à ce moment membre du Comité de sûreté, et plus
que personne sans doute tenu de respecter les lois.
Cette femme, Mme Charry, cachée par lui chez un
parent, dans une maison isolée des bois de Ver-
sailles, fut surprise, emprisonnée, jugée et guillo-
tinée. Osselin, ainsi frappé au cœur, le fut d'une
autre manière, et plus que de mort, flétri d'une
condamnation à dix ans de fers. Hélas! si l'on eût
flétri tous ceux qui sauvèrent des hommes, qui
ne l'eût été? Robespierre, nous l'avons vu, sauva
un fermier-général, force prêtres, par Lebas. Fou-
quier sauva nombre de personnes. Couthon, qui
avait alors la direction du fatal bureau de police,
Dumas même, le président du tribunal révolution-
naire, s'ils n'osaient sauver des hommes, ils con-
seillaient à ceux qui venaient solliciter de faire
oublier leurs amis; cela dépendait d'un commis;
le dossier de ces prisonniers qui arrivait à son tour,
366 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
on le mettait sous les autres. Ajourner, c'était sau-
ver1.
Le nom d'Osselin réveillait une plaie vive, tout
le groupe des dantonistes, ses amis, ensemble égor-
gés. Sous les visages immobiles, et sous les yeux
secs, coulaient au plus profond des cœurs des larmes
de sang...
« Ah! Camille!... ah! Phelippeaux!... ah! pauvre
Bazire ! Pauvre Bazire, qu'as-tu fait? »
Si le monde les pleure encore, qu'était-ce donc
en ce moment, près de la mort cle Danton, quand
ces places énormes étaient vides, quand les bancs
déserts, la salle, les voûtes muettes, paraissaient
frappés de deuil !
Osselin, abîmé de douleur, cle honte et de déses-
poir, ne sortait point de sa chambre, ne voyait nul
prisonnier. Il n'était pas facile cle dire qu'il conspi-
rait avec eux. Il n'en fut pas moins mis sur la liste
de mort, et par une main inconnue. Celle cl'Herman
ou du Comité ?
Cette dernière supposition me paraît la plus vrai-
semblable. Le Comité cle sûreté, en donnant cet
ornement à la liste robespierriste, la rendait cruel-
lement odieuse à la Convention, lui montrait que
1. M. Terrasse, mort chef de la section judiciaire aux Archives, et quelques
autres personnes sollicitèrent Dumas et Fouquier-Tinville pour le grand-père
de M. Bastide, pour le directeur d'Alfort et un troisième détenu. Us répon-
dirent : « Ne demandez pas qu'on les juge; faites-les oublier, s'il se peut. »
Couthon alla plus loin; il leur dit : « Si vous connaissez un employé, faites
brûler les pièces. » Ce dernier fait m'a été garanti par M. Carteron, ex-
employé aux Archives et aujourd'hui envoyé de France à Hambourg.
LES CONSPIRATIONS DE FABRIQUE 367
l'affaire de Bicètre, méprisée d'abord comme affaire
de galériens, n'était qu'une expérience qui allait
monter plus haut. Un représentant du peuple! un
membre des Comités ! un montagnard éminent ! un
malheureux patriote qui n'avait failli qu'une fois par
faiblesse et par amour! un pauvre homme déjà
condamné!... C'était un coup violent pour l'Assem-
blée elle-même. Elle devait y pressentir l'ouver-
ture du grand procès qui , de l'un à l'autre parti ,
des hébertistes aux dantonistes , menaçant deux
cents représentants revenus de mission, pouvait
gagner, comme un chancre, la Convention tout
entière.
Fouquier, avec plus de malice qu'on ne lui eût
supposé, rendit le procès ridicule autant qu'il était
atroce. Il accusa ces prisonniers d'avoir voulu égor-
ger les membres des Comités, leur rôtir et manger le
cœur.
La terreur fut telle à Bicêtre, quand on fit l'en-
lèvement, qu'un homme de quatre-vingts ans, qui
n'était pas sur la liste, jeta son argent aux latrines
et s'ouvrit le ventre avec un rasoir. Les trente furent
menés à Paris, et la nuit déposés au Plessis, où
Osselin, faute d'autres armes, se perça le cœur d'un
clou. Malheureusement il vivait quand on vint le
prendre; on le traînait, et il ne pouvait mourir; les
uns le tirant en arrière, disant : « Il est mort » ; les
autres en avant : « Il mourra. » Et ce corps, quasi
expiré, présenté au tribunal, on l'interrogea. Il
râlait... On précipita le départ, moyennant quoi il
368 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
put être encore guillotiné vivant. Mais il n'y eut pas
un homme qui, devant un tel spectacle, ne maudît
son sort d'avoir vu cela et ne gardât une haine
profonde contre ceux qui en avaient souillé la
lumière de Dieu !
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 369
CHAPITRE IV
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG.
LES JACOBINS COMMENCENT A SUIVRE DIFFICILEMENT ROBESPIERRE
(1"-16 JUILLET, 12-28 MESSIDOR).
Indignation des sans-culottes. — Robespierre s'indigne de l'indignation. —
Terroristes philanthropes. — On organise la conspiration du Luxembourg.
— Robespierre reproche aux jacobins leur abattement. — Il commence aux
Jacobins le procès des représentants en mission en 1793. — Les jacobins
obéissent malgré eux. — Banquets fraternels, censurés par la Commune. —
Billaud-Varennes blâme le tribunal révolutionnaire.
Un ordre du jour d'Henriot nous apprend que le
soir du 9 messidor, quand Fouquier-Tinville vint à
l'ordinaire prendre les ordres du Comité de sûreté
générale et traversa les sans-culottes qui montaient
la garde à la porte, ils se conduisirent très mal envers
lui.
C'est-à-dire que la mort cl'Osselin avait marqué
la limite de la patience publique et que des cris de
malédiction s'élevèrent contre le servile assassin.
On lit au même ordre du jour que les fonction-
naires chargés de la surveillance de la société (les
mouchards du Comité) trouvaient dans la garde natio-
nale, garde nationale sans-culotte, la seule qu'on
T. VII. — RÉV. 24
370 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
employât alors, une franche et courageuse répulsion.
On s'était trop avancé pour reculer. Peu de jours
avant, Gouthon avait pris la défense des violences
de Lebon contre les autorités révolutionnaires d'Ar-
ras, montrant par cette défense que Lebon ne
dépassait pas la pensée robespierriste. De même,
l'agent de Robespierre à Bordeaux, le jeune Jullien,
que beaucoup croyaient modéré, se justifia parfaite-
ment en faisant savoir la capture qu'il venait de faire
des derniers Girondins. Deux se tuèrent. Les autres
furent cherchés dans les cavernes de Saint -Émilion
et chassés avec des chiens1.
Le drapeau robespierriste se retrouva, à ce prix,
le drapeau de la Terreur. Tout ce qu'on avait pu
croire des secrètes intentions d'indulgence, de modé-
ration, qu'avait Robespierre, n'était que trop réfuté.
Il se trouva innocenté, lavé dans le sang, remonte
au pinacle de haine, dont, par le ridicule, on croyait
le faire descendre.
Le 1er juillet (13 messidor), par son discours aux
Jacobins, il reprit possession de cette haute et hor-
rible position.
Ce discours extraordinaire s'indignait de l'indi-
gnation qu'on avait montrée, de la sensibilité qu'on
1. La lettre écrite de Saint-Émilion et lue à la Convention le 6 messidor
fait honneur au jeune agent robespierriste d'avoir dirigé l'expédition, en indi-
quant les mesures qu'on devait prendre, envoyante/ renvoyant les chasseurs,
d'abord maladroits, etc. Peut-être y eut-il moins de part et voulut-on, en
donnant cette couleur au récit, flatter Robespierre. Jullien a passé toute sa
vie à effacer cette lettre, vie honorable, laborieuse, prodigieusement active,
tout occupée de philanthropie et de choses utiles.
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 371
témoignait pour les conspirateurs] du système qui
tendait à soustraire V aristocratie à la justice.
Quels aristocrates? Du moins, dans les soixante -
douze de Bicêtre, sauf Osselin, je ne vois que de
pauvres misérables, presque tous condamnés aux
fers, un maçon, un batteur de plâtre, un scieur de
long, des ouvriers en boutons, etc.
« La faction des indulgents, grossie de toutes les
autres, devient plus hardie. On ose calomnier le tri-
bunal révolutionnaire. On poursuit de calomnies tel
patriote qui ne veut que venger la liberté... On dit
à Paris, comme à Londres, qu'il a organisé le tri-
bunal pour égorger la Convention, qu'il veut se
faire dictateur. Isolé, il n'a pour lui que son courage
et sa vertu. (Un citoyen des tribunes : « Tu as pour
toi tous les Français! ») La vérité est mon seul
asile, toute ma défense est dans ma conscience. »
Ce ton plaintif effrayait fort. Il amenait, on en
était sur, de nouvelles accusations. Robespierre dési-
gnait clairement ces agents de calomnies; ils étaient
revêtus d'un caractère sacré, c'est-à-dire représen-
tants. Les calomnies étaient répétées, dans un
lieu!... Vous frémiriez si je disais en quel lieu!...
Peut-être on viendrait à bout de V obliger à renoncer à
une partie de ses fonctions, autrement dit, le Comité
l'amènerait par ses persécutions à donner sa démis-
sion.
Ceci annonçait une fixe résolution de suivre la
guerre à mort, de reprendre le grand procès contre
les représentants. La chose fut expressément cleman-
372 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
dée à la Convention par une foudroyante adresse
qu'on fît venir d'Avignon. Elle répétait les propres
paroles du discours de Robespierre sur la faction des
indulgents, mais elle précisait les choses, demandant,
imposant à l'Assemblée la mort de ceux qui siégeaient
à côté de Danton, de ceux qui ont craint V institution
des tribunaux de prairial.
Cette pétition contenait une calomnie meurtrière.
Elle disait que les dantonistes s'étaient déclarés les
seconds de Jourdan. Loin de là, c'était le dantoniste
Merlin (de Thionville) qui avait demandé qu'il fût
amené à Paris, poursuivi, jugé.
Toutefois avant de passer outre, d'exiger de l'As-
semblée qu'elle se saignât encore, les robespier-
ristes crurent devoir serrer fortement dans leurs
mains le drapeau de la Terreur. L'affaire de Bicêtre,
n'ayant guère frappé que des pauvres diables, ne
les popularisait guère, s'ils ne la soutenaient par
une proscription de véritables suspects.
Le philanthrope Herman, cette fois, ne s'en fia à
personne. Il alla lui-même, avec Lanne, au Luxem-
bourg, faire une battue de prisonniers (12 messi-
dor, 1er juillet).
Philanthrope? On croit que je raille; non, ils
étaient philanthropes. Couthon était philanthrope; on
l'avait bien vu à Lyon. Herman l'était en principe.
Ses circulaires, dignes des Beccaria et des Dupaty,
respirent une tendre humanité i . Seulement ils
1. Le régime des prisons, établi par lui, fut détestable par la faute des
entrepreneurs. Mais il était établi largement; l'État payait 50 sols (assignats
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 373
croyaient que le salut de la France tenait au seul
Robespierre, que le salut de Robespierre tenait à
ce qu'il prît le pas sur les terroristes, Pavant-garde
de la terreur. Donc encore un peu de terreur !
pas beaucoup de sang!... Tout était fini. Les
comités guillotinés, la Convention épurée, Robes-
pierre allait fonder une république de Berquin et
de Florian, commencer ici l'âge d'or, inaugurer le
paradis, où tout ne serait que douceur, tolérance
.et philosophie, où les loups, désapprenant leurs
appétits sanguinaires, paîtraient l'herbe avec les
moutons.
Pour préparer cet Éden, il fallait d'abord, il est
vrai, quelques centaines de têtes. L'avocat général
d'Arras, Herman, imposait ce sacrifice à la sensi-
bilité de son cœur. Ce qui l'adoucissait pourtant,
c'est qu'après tout ces gens ne seraient que guil-
lotines. Les magistrats d'Ancien-Régime, faits à
brûler, rompre et pendre, regardaient la guillotine
comme chose indifférente; c'était, dans leur opi-
nion, comme si l'on mourait dans son lit, — un
peu plus tôt il est vrai ; — mais enfin il faut mourir.
Pour choisir les trois cents tètes qu'il fallait se
procurer, ils s'adressaient à l'homme qui les avait
servis dans l'affaire du 2 avril, à l'administrateur
de police Wiltcheritz, attaché au Luxembourg.
Wiltcheritz était un étranger, cordonnier de son
état, qui avait été adopté par le parti robespier-
ou numéraire, les assignats étant au pair) pour chaque prisonnier. Tous
avaient du vin.
riste, et qui, à la chute d'Hébert, de Gbaumette
et de l'ancienne Commune, était entré dans la nou-
velle, avec Payan, Fleuriot, comme administrateur
de police municipale, spécialement attaché aux pri-
sons.
Nous l'avons vu au 2 avril rendre au parti le
service d'organiser, pour brusquer la mort de
Danton, la première conspiration de prison. Il
endoctrina ce Laflotte qui dénonça les prisonniers
du Luxembourg.
Quand Herman et Lanne y vinrent, il y avait dans
cette prison un homme de plaisir et d'argent, un
viveur nommé Boyenval, qui, je ne sais comment,
avait pris des épaulettes et se croyait capitaine.
Wiltcheritz l'indiqua et le fit venir. On lui montra
une liste de quatre-vingt-douze noms, en lui disant
qu'il pouvait rendre un service à la patrie, s'im-
mortaliser, qu'il fallait trouver deux cents autres
noms; on en voulait trois cents en tout. Ce nombre
lui parut grand. Il s'enferma avec un ami, Beau-
sire, et un porte -clés, Yerney, et, à force d'y
rêver, ils trouvèrent jusqu'à cent cinquante. Mais
leur imaginative, toute leur bonne volonté, ne
purent aller au delà.
On sut bientôt dans la prison ce qui se faisait.
Qu'on juge de la consternation. Un détenu entra
dans un tel désespoir qu'il se précipita du toit de
la balustrade de marbre, se brisa en pièces. Le
concierge écrivait tous les matins à Herman qu'il
n'y avait aucun bruit, pas le moindre soupçon
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 375
d'émeute, de conspiration. Où puiser des vraisem-
blances pour la dénonciation? L'époque approchant,
ltoyenval, qui devait la soutenir de son témoignage,
quoique buvant, s'étourdissant, commençait à prendre
peur. Pour remonter son courage, on imagina de lui
amener deux hommes graves, qui le virent à la
buvette et burent avec lui. Ce n'était pas moins,
disait-on, que Robespierre et Garnot : « Capitaine
Boyenval, lui dirent-ils, vous serez bientôt géné-
ral. »
La liste des cent cinquante-quatre détenus que
Fouquier-Tinville devait se faire amener du Luxem-
bourg, porte en tête seulement : « Le Comité de salut
■public arrête que les nommés... seront traduits au
tribunal révolutionnaire. » Pas un des membres
n'a signé1, pas même Gouthon, surveillant du bu-
reau d'Herman, qui dressait la liste. Elle venait
hardiment, comme la loi de Prairial, au nom du
Comité de salut public, sans avoir besoin d'une
seule signature pour se faire croire.
Fouquier, recevant cette liste énorme, sous même
chef et même titre, fît (sans doute de l'aveu de
ses maîtres, du Comité de sûreté), fit venir des
charpentiers et leur commanda de bâtir dans la
salle du tribunal un échafaudage immense pour
recevoir en une fois cette légion d'accusés. L'ef-
froyable construction dut se faire en une nuit. Elle
partait des tables mêmes, montait au plafond, et,
1. Archives, section judiciaire, dossier de Fouquier-Tinville.
376 HISTOIRE DK LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
par une exagération vraiment sauvage et satirique,
on mit aux extrémités, comme pièces d'attente,
des poutrelles qui permettaient des deux côtés un
agrandissement facultatif. Les places auraient bien-
tôt manqué pour le tribunal. Herman, selon toute
apparence, fut averti de cette maligne ostentation.
On fit venir Fouquier-Tinville au Comité de salut
public, et verbalement on (quel est cet on ?) lui
intima de diviser les cent cinquante-quatre en trois
fournées.
Il y avait dans la liste d'abord une masse impo-
sante, tout le Parlement de Toulouse, cinq ou six
des grands noms de la monarchie, une douzaine
de nobles ou de prêtres; le reste était des gens
obscurs. Mais ni les uns ni les autres n'étaient
des hommes d'action. Qu'ils eussent désiré se
sauver, cela se peut, mais conspirer, nullement.
L'anachronisme était choquant. En 1792, à la bonne
heure, ou même en 1793; mais, en 1794, l'abat-
tement, la prostration était absolue, les courages
à néant... Les royalistes étaient brisés, et récem-
ment encore, de la bataille de Fleurus. A Lazare,
huit cents prisonniers, le croira-t-on ? avaient en
tout... un geôlier! et il n'y eut de désordre que des
plaintes sur la nourriture.
Le héros de l'audience fut naturellement Boyen-
val. Fortement lesté d'eau -de -vie, presque seul,
il suffit à tout, témoigna sur tout et sur tous,
convainquit les accusés/ Magnifique d'assurance, il
remonta au Luxembourg comme il eût fait au
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 37T
Capitule. Il rentra maître à la prison et fit écrire
sur sa porte : Commissaire national. Les prison-
niers, devant lui, étaient frémissants, à genoux;
mais il se montra bon prince. 11 se contenta de
la femme d'un homme qui, sur son témoignage,
venait d'être guillotiné. Il promenait dans la cour
la victime humiliée, la tenant au bras, la montrant
dans une amoureuse insolence.
Une chose peu remarquée, mais facile à constater,
c'est que, dans ces horribles jours, l'abattement
des jacobins fut extraordinaire. Le parti anti-robes-
pierriste prenait chez eux beaucoup de force. Il
avait fait nommer Fouché président, puis Barère
et enfin Élie Lacoste, trois ennemis de Robespierre.
Barère présidait encore, le soir de la seconde
fournée (21 messidor, 9 juillet], quand Robespierre,
y voyant les mines tellement allongées, saisit une
occasion pour gourmander les jacobins : « Si cette
tribune est muette, ce n'est pas qu'il ne reste à
dire; ce silence des jacobins est V effet d'un sommeil-
léthargique qui ne leur permet pas d'ouvrir les yeux
sur les dangers de la Patrie... On veut revenir aux
Danton, effrayer la Convention, la prévenir contre
le tribunal révolutionnaire... (Puis pinçant le pré-
sident Barère) : Quand on voit des hommes se
borner aux tirades contre les tyrans, aux lieux
communs contre Pitt et les ennemis du genre hu-
main, toujours déclamer, et, derrière, s'opposer aux
moyens utiles, se taire quand il faut parler, ne
sacrifier les aristocrates que pour la forme... il est
378 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
temps de les surveiller, de se mettre en garde contre
leurs complots. »
Barère se reconnut à merveille, sentit qu'on
venait à lui. Les trois fournées de suspects étaient
un pas préalable pour passer aux représentants.
Il était très effrayé, mais ne perdait pas la tète.
Rentrant chez lui avec Vilatte, un jeune juré
bavard, il lui fit, comme par élans, par soupirs
d'effusion, la liste effroyable des représentants que
Robespierre allait frapper : « Encore s'il n'en vou-
lait que tant... S'il ne voulait que ceux-ci! S'il
ne voulait que ceux-là », etc. Confidences que
Vilatte ne manqua de répandre et qui étendirent
la terreur dans toute la Convention.
Les jacobins chancelant fort, Robespierre ne
perdit point de temps pour tirer d'eux ce qu'il
voulait : la radiation d'abord de Dubois-Crancé, de
Fouché et le vote d'une adresse où la société, se
déclarant contre l'indulgence, endosserait la res-
ponsabilité de tout le sang qu'on versait.
Le lendemain de la troisième fournée du Luxem-
bourg (qui eut lieu le 10 juillet, 22 messidor), il
mit donc les fers au feu, répéta la dixième fois
la calomnie tant répétée : Que Dubois-Crancé avait
sauvé les Lyonnais. Les jacobins le rayèrent1.
1. Il est curieux de voir comment MM. Bouchez et Roux profitent des
moindres équivoques pour faire dire à Robespierre le contraire de ce qu'il
veut dire. Lisez la table de leur tome XXXIII, vous le trouverez, p. 341 :
Robespierre déclare qu'il veut arrêter l'effusion du sang. Allez à cette
page (copiée du Moniteur, qui lui-même copie le Journal de la Montagne,
imprimé aux Jacobins); vous y lisez que, selon Robespierre, la justice natio-
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 379
Il allait passer à Fouché, mais la société était
si morne, elle paraissait si froide, que Robespierre
jeune ne put s'empêcher de lui reprocher son
silence et sa torpeur. Couthon arriva à temps pour
réchauffer la séance, disant très habilement pour
Robespierre ce qu'il n'avait dit nullement : « Qu'il
ne savait comment faire ; que, modéré pour les uns,
exagéré pour les autres, il réunissait sur lui les
poignards ; mais que lui, Couthon, demandait à
partager tous ses dangers... — Et moi! et nous! »
ce fut le cri universel dans la salle ; car ils
aimaient Robespierre, quelle que fût leur inquié-
tude sur la voie où il les précipitait.
La société, il faut le dire, était surmenée par
lui ; elle pliait sous le faix de ses exigences. Elle
l'avait porté longtemps, comme son fidèle coursier,
à travers la Révolution; mais il la menait par de
tels chemins, sur le bord de tels précipices, qu'elle
n'allait plus si bien et, sans regimber, hésitait.
nale n'a pas été exercée à Lyon avec le degré de force qu'exigent les
intérêts d'un grand peuple, que la commission temporaire (de Collot
d'Herbois et Fouché) déploya d'abord de l'énergie, mais bientôt céda à
la faiblesse humaine qui se lasse, etc. La persécution fut établie contre
les patriotes. Puis il rappelle qu'il a défendu ces patriotes. Et le rédacteur
du journal étendant complaisamment la pensée de Robespierre : « Les prin-
cipes de l'orateur sont d'arrêter l'effusion du sang versé par le crime. » Ce
qui précède explique parfaitement que Robespierre parle spécialement de
Lyon, des ultra-terroristes de Lyon qu'il protégeait contre Fouché, de ceux
qui ne se contentaient pas des seize cent quatre-vingt-deux exécutions faites
sous Collot d'Herbois et Fouché.
C'est la tête de ces patriotes que Robespierre prétend avoir sauvée des
persécutions de Fouché et qu'il veut protéger encore. Telle est si bien sa
pensée qu'il invoque à l'appui le souvenir de Gaillard, le plus violent des
ultra-terroristes de Lvon.
380 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Il voulait faire le tour de force de lui faire
rayer, chasser son dernier président Fouché ; il
exigeait qu'elle se donnât cette humiliation et ce
démenti. Il prit le 14 juillet, lorsque la société,
pleine du grand anniversaire, était prête aux idées
morales. Ce fut après une attaque (qui parut acci-
dentelle, mais qui préparait) sur l'immoralité de
Rousselin que Robespierre, au nom de la conscience,
attaqua l'immoralité de Fouché, demanda qu'on le
rayât. Pour faire faire à la société ce sacrifice
d'amour-propre, il s'adressa justement à son amour-
propre, reprochant à Fouché de ne pas venir se
justifier devant la respectable société. La haine
l'inspirant contre cet homme, en effet si haïssable,
il fut vraiment éloquent : « Craint-il les oreilles
du peuple? craint-il ses yeux?... Craint-il que sa
triste figure ne présente visiblement le crime? que
six mille regards fixés sur lui ne découvrent dans
ses yeux son âme tout entière, et qu'en dépit de
la nature, on n'y lise ses pensées? »
La chose ainsi fut emportée, Fouché rayé. C'était
la seconde fois (la première fut Clootz) qu'il leur
rayait leur président. Ils obéirent, mais le soir
même à la fin de la séance, ils témoignèrent leur
chagrin en portant à la présidence un membre du
Comité de sûreté, Élie Lacoste, rapporteur de
l'affaire des Saint-Amaranthe, si nuisible à Robes-
pierre.
Cela le 14 juillet. Le 19, la Convention, enhardie
par ce choix anti-robespierriste des jacobins, fit
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 381
comme eux ; elle se donna pour président l'homme
dont les poumons, l'entrain, la violente sensibilité,
pouvaient le mieux lutter, au besoin, contre Robes-
pierre, l'ami de Fouché, Collot d'Herbois. Celui-ci
à ce moment était fort populaire. Il jouait une
bonne pièce. On a vu qu'il avait été quelque peu
assassiné, sauvé par un serrurier qui fut blessé à
sa place. Le serrurier étant guéri, Collot s'était
fait son cornac, le menait partout, le montrait à
la Convention, aux Jacobins, aux sections. Il l'em-
brassait sur les chemins, pleurait, racontait ses
vertus ; il s'était à peu près établi chez la serru-
rière, voulant éclipser Robespierre, qui logeait chez
un menuisier. De là mille scènes pleureuses de
fraternisation sans fin, humectées de plus en plus
et toujours plus attendries.
Tout au contraire, Robespierre, triste et buveur
d'eau, venait de faire une chose qui assombrissait
Paris.
Le 14 juillet, à la faveur de l'expansion de la fête et
de la beauté de la saison, plusieurs personnes eurent
l'idée, heureuse en soi, mais sans cloute hasardée
dans un tel moment, de dresser des tables dans
les rues , d'essayer des repas civiques. C'était
une idée de Danton. Elle fut reprise et proposée
par la section peut-être la plus affamée de Paris,
la pauvre section de la Cité l. Riches et pauvres
1. Voir aux Procès-verbaux de la section de la Cité (Archives de la Pré-
fecture de police) l'éloge que cette section fait de l'idée du banquet et de celui
à qui elle l'attribue : « Attendu que cette glorieuse journée a pris naissance
dans la personne du citoyen Grenier, son nom sera au procès-verbal. »
382 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
s'y assirent, et il y eut vraiment un moment de
fraternité sincère. Les riches, en un temps pareil,
étaient trop heureux qu'on voulût bien d'eux. Ils
savaient gré aux sans-culottes de leur cordialité:
ceux-ci, simples et confiants, acceptaient de tout leur
cœur les politesses des riches. S'ils les avaient
vus égoïstes, ils ne s'en souvenaient plus. Le spec-
tacle fut admirable, très attendrissant. Hélas ! cela
dura un seul jour. La situation réelle, qui n'en
subsistait pas moins en dessous, rendait de tels
rapprochements au moins bien précoces. La sévé-
rité était nécessaire encore, la justice, et elle eût
été difficile dans ces effusions fraternelles.
Ce fut cependant une chose fort impopulaire et
triste, très mal vue des pauvres autant que des
riches, quand le lendemain la Commune, par l'organe
de Payan, flétrit ces repas, les découragea, les
déclara suspects. Barère suivit docilement cette impul-
sion et répéta le discours de Payan à l'Assemblée,
ravi d'appuyer tout ce qui pouvait faire haïr les
robespierristes.
Ceux-ci s'enfonçaient eux-mêmes, entrant jus-
qu'au cou dans le sang. Le Luxembourg rendant
peu, Herman cherchait à la Force, aux Carmes, à
Lazare. Les listes, dressées par les moutons de
ces prisons, de concert avec les administrateurs
de police qui y résidaient, passaient au bureau
d'Herman, qui les faisait signer au Comité de
salut public.
Signer de qui? Apparemment des membres qui
CONSPIRATION DU LUXEMBOURG 3X11
étaient là, des plus assidus, c'est-à-dire le plus
souvent des travailleurs du Comité, de ceux mêmes
qui, absorbés entièrement dans leurs fonctions,
étaient le plus étrangers aux idées de proscription.
Etrange, injuste arrangement qui répartissait la
responsabilité exactement en sens inverse de la
raison et de la justice !
La spécialité était tellement établie au Comité
que personne n'eût discuté les choses étrangères
à sa sphère . On signait les yeux fermés.
Qui eût dû signer? Evidemment les trois membres
qui eurent successivement la surveillance du bureau
de police d'Herman : Saint-Just, Robespierre, Cou-
thon.
Robespierre restait chez lui. Saint-Just était à
l'armée. Couthon était seul, et encore assez peu
exact, par suite de ses infirmités. Les œuvres de leur
Herman durent être constamment endossées par
d'autres.
Cette situation étrange était-elle supportée patiem-
ment? Non. Le seul qui osât se plaindre, c'était le
seul qui fût sûr de n'être point accusé d'indulgence,
Rillaud-Varennes. Nous le savons d'un témoin qu'on
ne peut guère récuser, de Saint-Just lui-même. Il
dit dans son dernier discours : « Rillaud assiste à
toutes les séances sans parler, à moins que ce ne
soit contre Paris, contre le tribunal révolutionnaire. »
LIVRE XXI
CHAPITRE PREMIER
DES CIMETIÈRES DE LA TERREUR. — RÉCLAMATIONS DU FAUBOURG
SAINT-ANTOINE
(SUITE DE JUILLET-MESSIDOR).
Vertige et blasement. — Grandes chaleurs et craintes d'épidémie. — La
Madeleine. — Monceaux. — Exécutions à la barrière du Trône. — Sainte-
Marguerite. — Picpus. — Craintes et mécontentements dn faubourg. — On
cherche un autre cimetière. — Plan d'un monument pour brûler les morts.
— Les dénonciateurs s'effrayent et renoncent.
La situation devenait épouvantablement tendue.
On pouvait le reconnaître à l'abattement des jacobins.
Le chiffre des prisonniers avait dépassé huit mille.
On en avait entassé deux mille dans la seule
enceinte, fort étroite, des Quatre -Nations (aujour-
d'hui l'Institut). Plusieurs de ces prisonniers étaient
les noms les plus populaires de la France : Florian,
Parny, les plus glorieux, Hoche et Kellermann,
les plus patriotes, Antonelle. Qui pouvait se vanter
d'être plus avancé que le chef du jury de 1793!
De révolte , aucune apparence . Extrême était
CIMETIÈRES DE LA TERREUR 385
l'abattement. La guillotine roulait à son heure,
faisait son repas. Les charrettes de cette boucherie
venaient lui apporter sa viande; le tombereau retour-
nait plein. C'était une sorte de routine, une méca-
nique arrangée. Chacun semblait habitué. Était-ce
blasement ou vertige? Ce qu'on peut dire, c'est
que l'homme qui semblait tourner cette roue, Fou-
quier-Tinville, commençait à s'éblouir. On assure
qu'il eut l'idée d'introniser la guillotine au tribunal
même. Les comités lui demandèrent s'il était devenu
fou.
La terreur n'augmentait pas : soixante têtes,
quarante ou trente, pour l'effet, c'était même chose.
Mais l'horreur venait.
Je touche ici un triste sujet ; l'histoire le veut.
Parvenu au plus haut de la Terreur, j'y trouve,
comme au sommet des grandes montagnes, une
extrême aridité, un désert où la vie cesse. Tout
ce que je vais écrire 'est tiré littéralement de la
sécheresse administrative des actes de l'époque \
La pitié était éteinte ou muette, l'horreur parlait,
le dégoût, l'inquiétude cle la grande ville, qui
craignait une épidémie. Les vivants s'alarmèrent,
crurent être entraînés par les morts. Ce qu'on n'eût
osé dire au nom de l'humanité, on le dit au nom
de l'hygiène et de la salubrité.
1. Je dois tous les renseignements qui suivent à MM„ les employés des
archives de la Préfecture de la Seine. M. Albert Aubcrt m'a ouvert ce pré-
cieux dépôt, et M. Hardy a bien voulu faire le travail très considérable qui
pouvait seul éclaircir ces questions, jusqu'ici absolument inconnues.
t. vu. — rév. 25
386 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Si Ton songe à l'immensité des massacres qui se
firent sous la monarchie à diverses époques, sans
que Paris ait eu les mêmes craintes, on s'étonnera
que douze cents suppliciés en deux mois l'aient
inquiété pour la santé publique.
Le faubourg Saint-Antoine, qui, depuis cent cin-
quante ans, enterrait et ses morts et ceux des
quartiers voisins au cimetière Sainte -Marguerite
(des milliers de morts par an) sans souffrir de ce
voisinage, déclara ne pouvoir supporter le surcroît,
minime en comparaison, des guillotinés.
La chaleur était très forte et sans doute aggra-
vait les choses. Cependant il faut remarquer que
les plaintes avaient toujours été les mêmes, en
tout quartier, en toute saison. C'était un trait général
de l'imagination populaire. Les cimetières des suppli-
ciés l'émouvaient, l'inquiétaient, lui faisaient tou-
jours redouter des épidémies, même à l'époque où
leur nombre très limité ajoutait un chiffre vérita-
blement imperceptible au chiffre énorme des inhu-
mations ordinaires de Paris.
Les plaintes avaient commencé dés le 7 février
(19 pluviôse), en plein hiver, au quartier de la
Madeleine, quartier bien moins peuplé alors et
parfaitement aéré. Mais le roi, mais les Girondins
étaient là; l'imagination en était préoccupée. Les
voisins se croyaient malades. La Commune (14 plu-
viôse et 14 ventôse), sur ces plaintes réitérées,
décida que le cimetière serait fermé, qu'on enterre-
rait à Monceaux. Du 5 mars au 25 mars, les sec-
CIMETIÈRES DE LA TERREUR 387
tions y enterrèrent. Mais les guillotinés étaient
mis encore à la Madeleine. Hébert et Glootz furent
les derniers qu'on y enterra le 24.
Le 25, comme on a vu, l'accusateur public aver-
tit l'exécuteur que désormais les corps iraient à
Monceaux. Danton, Desmoulins, Lucile, Chaumette,
ont inauguré ce cimetière.
L'autorité n'ignorait pas l'amour et le fanatisme
qui s'attachaient à ces noms. Elle fît pendant quelque
temps un mystère des inhumations de Monceaux.
Les suppliciés étaient d'abord déposés à la Made-
leine, et c'était quelques jours après qu'on les portait
à Monceaux, sans doute pendant la nuit. Les voisins
n'en savaient rien; ils croyaient qu'on les enterrait
au haut de la rue Pigalle (alors le cimetière Roch) ;
ils s'en plaignaient même et soutenaient que ces
corps des suppliciés produiraient une épidémie.
Lorsqu'on sut positivement leur inhumation à
Monceaux, ce furent d'autres plaintes. La naissante
commune des Batignolles, si aérée, si clairsemée,
au vent du nord, dans la plaine de Glichy, ne
pouvait plus, disait -elle, supporter l'odeur des
cadavres. Eu réalité, ce petit angle, détaché du parc
de Monceaux (dix-neuf toises en tout sur vingt-neuf),
se comblait et regorgeait. Quatre immenses sections
de Paris venaient y enterrer leurs morts (sept mille
en moins de trois ans). Les guillotinés comptaient
pour bien peu dans ces nombres énormes. Ils y
vinrent pendant dix semai»es (du 25 mars au 10 juin),
et du jour qu'ils n'y vinrent plus, les plaintes ces-
sèrent ; les voisins ne s'aperçurent plus de la pré-
sence des morts.
Le lendemain de la terrible loi de prairial, qui
devait tellement accélérer la machine révolution-
naire, on décida que les exécutions n'auraient plus
lieu à la place de la Révolution, qu'elles se feraient
à la place Saint-Antoine (ou de la Bastille). Dès
longtemps, la rue Saint- Honoré se plaignait du
passage des fatales charrettes; ce quartier, le plus
brillant alors, le plus commerçant de Paris, était
inondé à ces heures d'un flot d'aboyeurs mercenaires
et des furies de guillotine, affreux acteurs, toujours
les mêmes, qui mettaient en fuite la population ;
même après, la rue en restait attristée et funestée.
Cette décision du 23 fut réformée le 24. La place
de la Bastille est un lieu de grand passage où
arrivent nos routes de l'Est. C'est un centre de
commerce pour les deux grands arts du faubourg,
le fer et le bois, pour l'ébénisterie surtout et la
fabrication des meubles, qui emploient des milliers
de personnes. Cette place où fut la Bastille, où sur
ses ruines on mit pour la fête du 10 août la Nature
aux cent mamelles, où s'accomplit la scène la plus
belle et la plus touchante de 1793, la communion
de l'eau sainte entre nos départements, c'était le
lieu sacro-saint de la Révolution, bien plus que la
place qui sépare les Tuileries des Champs-Elysées.
La souiller du sang des aristocrates, c'était un sacri-
lège qui devait blesser fort la délicatesse patriotique
du faubourg.
CIMETIÈRES DE LA TERREUR 389
On recula devant son opinion, et Ton décida qu'à
partir du lendemain (25 prarial, 13 juin), les exécu-
tions se feraient à l'autre bout du faubourg, à la
barrière du Trône.
La file lugubre des charrettes dès lors suivait tout
entière la longue, l'interminable rue. Les drames
variés qu'elles offraient aux yeux s'accomplissaient
sous les yeux des rudes travailleurs, des pauvres,
des populations souffrantes, partant les plus irritées.
Là, la fibre était plus dure. Cependant les accidents
tragiques de famille et de parentés, la grande jeu-
nesse des uns ou la vieillesse des autres, toutes ces
choses de nature étaient peut-être plus senties dans
le peuple des ouvriers que dans le monde du plai-
sir, plus facile aux larmes, mais au fond plus
égoïste, plus prompt à détourner les yeux, à se
refoncer bien vite dans les jouissances et l'oubli.
Au faubourg, au contraire, loin des distractions du
plaisir, on restait sur ces impressions. Les femmes
les sentaient fortement, les exprimaient franchement,
souvent, au foyer du soir, les retrouvaient, les ressas-
saient. Sous des paroles dures, furieuses, les cœurs
peu à peu s'ébranlaient. De là leur immobilité au
9 thermidor. Ils ne firent rien pour soutenir le régime
qui, quarante jours durant, les avaient saoulés, dégoû-
tés de ce rebutant spectacle.
La jalousie peut-être aussi y fit quelque chose.
On avait soulagé de tout cela les beaux quartiers
de Paris, et on l'infligeait au pauvre faubourg. Belle
récompense de son patriotisme. Il devenait l'abattoir,
390 HISTOIRE DU LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
le cimetière de la Révolution. Les condamnés, menés
vivants le long du faubourg, morts le traversaient
de nouveau pour aller se faire enterrer au centre
même du quartier, au milieu de la section de Mon-
treuil, au cimetière Sainte -Marguerite, cimetière
comble et regorgeant. Dès germinal, les élèves du
salpêtre, qui travaillaient dans l'église, ne suppor-
taient pas, disaient-ils, la puanteur des fosses voi-
sines. Le 26 prairial, les administrateurs de police
écrivirent que le faubourg craignait une épidémie,
si l'on ajoutait les guillotinés à ce foyer d'infec-
tion. Cent et quelques suppliciés qu'on y enterra,
jusqu'au 4 messidor, portèrent au comble l'inquié-
tude et l'irritation de la section. Les habitants décla-
rèrent qu'ils n'en supportaient plus l'odeur.
Il y avait un remède. C'était de jeter force chaux,
de hâter la destruction. A quoi se trouva un obs-
tacle. Les suppliciés étant mis pêle-mêle à Sainte-
Marguerite avec les morts du faubourg, on n'aurait
brûlé les uns qu'en brûlant les autres. Et c'est à
quoi s'opposait la sensibilité du peuple. Les sans-
culottes voulaient que leurs morts pourrissent là à
loisir et tranquillement.
Il y avait bien un autre cimetière dans le fau-
bourg, non dans la section de Montreuil, mais dans
celle des Quinze-Vingts. C'était celui de l'Abbaye
Saint-Antoine (aujourd'hui hospice des Enfants). La
section des Quinze-Vingts, désirant fort peu qu'on
mît ce dépôt chez elle, montra que ce cimetière était
de peu de ressources ; à dix pieds dessous, on ren-
CIMETIÈRES DE LA TERREUR 391
contrait l'eau. Il était à craindre qu'on ne gâtât
les puits du voisinage... On n'avait jamais enterré
là que les dames de l'Abbaye, assez peu nombreuses,
L'église était devenue un grenier à grains ; ces exha-
laisons méphitiques ne les altéreraient-elles point?
On ne manqua pas de faire valoir encore cette consi-
dération.
La Commune, au reste, avait choisi un autre
local, à la dernière extrémité du faubourg, à Pic-
pus, près du mur d'enceinte de la barrière, où se
faisaient les exécutions. C'était le jardin d'un cou-
vent de chanoinesses. Ce bien national avait été
loué à un spéculateur qui en faisait une affaire,
excellente alors, fort commune, que faisaient beau-
coup de gens. C'était une maison de santé, qui,
pour des prisonniers riches ou favorisés, servait
de maison d'arrrêt ; je dis prisonniers des deux
sexes, messieurs d'autrefois, grandes dames. La
liberté était extrême dans ces galantes prisons; on
s'y amusait beaucoup ; l'incertitude du sort rendait
les cœurs tendres. La mort était une puissante et
rapide entremetteuse.
Cette maison, jusque-là fort tranquille en ce désert,
se trouva fort dérangée, très cruellement surprise,
quand tout à coup la Commune, « pour cause d'uti-
lité publique », prit la moitié du jardin, l'entoura
de planches, se mit à creuser des fosses. Ces pauvres
suspects eurent sous leurs yeux un terrible Mémento
mori, quand chaque fois arrivait le tombereau comble.
Les scènes les plus funèbes s'y passaient la nuit.
302 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
On y dépouillait les corps en plein air et sous le
ciel, pour envoyer les habits à la rivière, de là aux
hospices. Les employés qui verbalisaient demandent
à la Commune (lettre du 21 messidor) qu'elle leur
bâtisse au moins une petite échoppe en planches;
car le vent éteint la lumière ; ils restent en pleines
ténèbres avec leurs guillotinés, au préjudice réel
de la chose publique ; les dépouilles, dans ce cas,
peuvent disparaître dans l'ombre.
Du 4 au 21 messidor (23 juin- 12 juillet), une
première fosse fut pleine. La Commune en fit creu-
ser une seconde, une troisième. Le mécontente-
ment du faubourg était extrême, et non sans cause.
Le sang inondant la place, on n'avait su d'autre
remède que de creuser un trou de une toise en
tous sens où il tombait. Le terrain, dur et argileux,
n'absorbait rien : tout se décomposait là. Affreuses
s'étendaient au loin les émanations. On couvrait ce
trou de planches ; mais cela n'empêchait pas que
tout ce qui se trouvait sous le vent, de quelque
côté qu'il soufflât, ne sentît, à en vomir, cette
odeur de pourriture.
« Que serait-ce, dit Poyet, l'architecte de la Yille
chargé d'examiner la chose, si ce foyer d'infection
s'étendant se confondait avec celui qui se forme aux
fosses mêmes qui en sont peu éloignées? » Il pro-
posait que le sang fût reçu dans une brouette
doublée de plomb, et qui, chaque jour, après
l'exécution, serait emportée.
La situation du faubourg n'était pas rassurante
CIMETIÈRES DE LA TERREUR 393
en réalité. Il était entre trois cimetières, tous trois
alarmants. Sainte -Marguerite regorgeant, il avait
fallu enterrer à Saint- Antoine, et là chaque lit de
corps n'avait pas quatre pouces de terre. Pour
Picpus, où allaient les guillotinés, on n'en soutenait
pas la vue. L'argile repoussait tout, refusait cle rien
cacher. Tout restait à la surface. La putréfaction
liquide surnageait et bouillonnait sous le soleil de
juillet. La voirie, qui fit son rapport, n'osait répondre
que la chaux absorbât cette odeur terrible. On cou-
vrit les fosses de planches, et les corps étaient jetés
par des trappes. On y jeta la chaux en masse, mais
on versa maladroitement tant d'eau à la fois que
l'état des choses empira encore.
Le 29 messidor, on songeait, qui le croirait? à
quitter Picpus, à conduire les guillotinés à Saint -
Antoine, jugé comble le 27.
L'architecte trouva (1er thermidor) un terrain hors
des barrières sur la route de Saint -Mandé. C'était
une vieille carrière de sable abandonnée qu'on
appelait Mont-au-Poivre. Seulement il fallait le temps
de l'approprier à la chose. Il fallait au moins le
fermer de planches et creuser les fosses. En notant
ces dispositions, il fait cette curieuse remarque :
« Qu'elles permettront de conserver une belle vigne
et des arbres dont il serait intéressant de récolter
les fruits. »
Pour tout préparer, il fallait quelques jours, mais,
quelque promptitude qu'on y mît, la guillotine allait
si vite que Picpus, comble et surchargé, fermentant
39i HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de plus en plus, risquait de faire fuir tout le monde,
de chasser ses fossoyeurs. La Commune, avertie le
8 thermidor, pensa qu'on pourrait bien attendre
encore un jour ou deux, prescrivant seulement « de
brûler sur les fosses du thym , de la sauge et du
genièvre pendant les inhumations ».
Un architecte, sans nul doute inspiré de ces sou-
venirs, imagina un monument pour la combustion
des morts qui aurait tout simplifié. Son plan était
vraiment propre à saisir l'imagination. Représentez-
vous un vaste portique circulaire, à jour. D'un
pilastre à l'autre, autant d'arcades, et sous chacune
est une urne qui contient les cendres. Au centre,
une grande pyramide qui fume au sommet et aux
quatre coins. Immense appareil chimique, qui, sans
dégoût, sans horreur, abrégeant le procédé de la
nature, eût pris une nation entière au besoin, et
de l'état maladif, orageux, souillé, qu'on appelle la
vie, l'eût transmise, par la flamme pure, à l'état
paisible du repos définitif.
Il eut cette idée après la Terreur et la proposa
en l'an vu, par un pressentiment, sans doute, de
l'accroissement immense qu'allait recevoir l'empire
de la Mort. Qu'était-ce que les douze cents guillo-
tinés de ces deux mois (de prairial en ther-
midor), en présence des destructions prodigieuses
par lesquelles commence le dix-neuvième siècle1?
Revenons. Cette attitude du faubourg, ces récla-
1. Ce qu'on a guillotiné d'hommes à Paris pendant toute la Révolution fait
la quarantième partie des morts d'une bataille, de la Moskowa.
CIMETIÈRES DE LA TERREUR 3(XJ
mations, l'horreur, le dégoût qui gagnaient Paris,
étaient bien capables d'enhardir les autorités qui
voudraient enfin enrayer.
L'angoisse était telle aux prisons , la pâleur des
prisonniers, la défaillance des femmes, que les fai-
seurs de listes mêmes ne tinrent pas à ce spectacle.
Dans des lettres éperdues à Garnol, à Lindet, à Amar,
ils déclarèrent qu'il leur était impossible de soutenir
davantage leur horrible rôle, qu'ils défaillaient, qu'on
eût pitié d'eux.
D'autre part, la commission du Louvre, jalouse du
bureau d'Herman, déclara qu'un de ces moutons en
qui il avait confiance était un aristocrate qui, le
10 août, tirait sur le peuple.
Le Comité de sûreté, fort de cette révélation, reprit
quelque hardiesse. Amar, si faible jusque-là, se
hasarda jusqu'à dire : « Qu'il était indigné des
confidences dont les administrateurs de police se fai-
saient l'intermédiaire au Luxembourg. » Confidences
de qui à qui? Il n'osait le dire encore. Mais tout
le monde comprenait : « Confidences du mouton
Boyenval, transmises par l'administrateur Wiltcheritz
au bureau d'Herman et Lanne. »
On répétait une parole, échappée à Collot d'Her-
bois, mot terrible, de l'histrion aux vertueux! de
l'homme des mitraillades au parti des philanthropes :
ce Que nous restera -t-il donc, lorsque vous aurez
démoralisé le supplice ? »
393 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE II
MOUVEMENT DES DEUX PARTIS. — RORESPIERRE AU COMITÉ.
(l9r-5 THERMIDOR, 19-23 JUILLET 1794).
Attitude menaçante des robespierristes. — Les Comités subordonnent le
bureau de police robespierriste. — Robespierre revient au Comité, accuse
Carnot. — Essai de rapprocbement. — Quelles têtes demandait Robes-
pierre.
Robespierre avait perdu beaucoup de sa force
morale. Ses forces matérielles étaient tout entières.
Ni lui ni ses adversaires ne voulaient agir. Ils s'en
tenaient aux paroles. Aux dénonciations plus ou
moins directes des Jacobins contre les comités
répondaient dans la Convention les allusions de
Barère.
Mais, quelque éloignement qu'eût Robespierre pour
en venir aux actes, le parti pouvait dépasser son
chef. Ce parti était comme ivre de la bataille de
Fleurus. La poudre lui montait à la tête. Si Saint-Just
avait brisé l'épée de la coalition, comment Henriot
et ses braves ne briseraient-ils pas à Paris la plume
des comités?
Henriot était terrible. Dans Paris, hors de Paris,
MOUVEMENT DES DEUX PARTIS 397
on le rencontrait partout, caracolant, sabre nu, avec
ses gens en moustaches, sur les routes, allant dîner
à Charenton, à Alfort; ils couraient quatre de front,
renversant tout sur le passage, jurant, sacrant,
croyant sabrer les ennemis de Robespierre.
À la Commune, Payan, tête bien autrement saine,
homme du Midi pourtant, tout nouveau dans le parti
et brûlant de fanatisme , n'était pas maître de son
impatience. Il lui arriva (fin messidor) de convoquer
à la Commune, sans motif bien déterminé, les quatre
ou cinq cents membres des comités révolutionnaires.
Que voulait-il? qu'aurait-il fait? Le Comité de salut
public fut plus ferme qu'on ne l'aurait cru; il agit
comme il avait fait (4 novembre) contre Ghaumette,
il annula la convocation.
Le Comité, pour affaiblir Henriot, avait fait partir
de Paris une bonne moitié des canonniers des
sections. Avec l'autre moitié pourtant, avec la gen-
darmerie, avec la facilité de tirer de la Commune
l'ordre de battre le rappel, Henriot restait formi-
dable.
Un autre élément militaire, infiniment combustible,
était la création nouvelle de la plaine des Sablons,
la jeune École de Mars. Trois mille enfants de
sans-culottes, garçons de seize à dix-huit ans, en
costume demi-romain, y campaient et s'exerçaient,
chauffés à blanc par David et par Lebas. C'était
certainement pour prendre influence sur cette école
que Lebas était resté à Paris, au lieu d'aller avec
Saint-Just. Son caractère jeune et chaleureux devait
398 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
lui donner action sur ces tous jeunes militaires ;
il ne pouvait manquer de leur communiquer quelque
chose de son fanatisme pour Robespierre, fana-
tisme ardent, sincère, d'autant plus contagieux. Il
y avait à parier, en cas de collision, que la garde
nationale se diviserait, mais que l'École de Mars
mettrait du côté de Robespierre le poids de son
enthousiasme et de ses trois mille baïonnettes.
Étrange situation ! la décision du grand coup qui
allait trancher la chose pouvait, comme en juin 1848,
se trouver aux mains des enfants !
Les comités, contre ces forces, n'étaient pas même
sûrs de la police du Comité de sûreté, dont le
chef Héron était entièrement aux ordres de Robes-
pierre.
L'ordre légal et le pouvoir de présenter des
décrets, c'est tout ce qu'ils avaient en mains. Ils
ne pouvaient comploter qu'à la tribune et dans
l'opinion.
Ils firent quatre choses d'une décision vraiment
vigoureuse, hardie :
1° Yadier proposa, l'Assemblée vota qu'avant deux
mois tout laboureur, tout artisan sortirait de prison,
et de plus les détenus d'avant la loi de Prairial. Ce
mot établissait bien que la loi robespierriste était
le cachet de mort qui maintenant fermait les prisons,
qu'elle seule y avait mis l'inscription : « Plus d'es-
pérance. » La Terreur se trouvait nommée du nom
même de Robespierre.
2° Ils déclarèrent supprimé, réuni à la police du
MOUVEMENT DES DEUX PARTIS 399
Comité de sûreté le bureau cl'Herman , c'est-à-dire
la police robespierriste. Coup d'audace, inexplicable
jusqu'ici ; mais ce qu'on vient de dire de l'attitude
de Paris aide à le comprendre ; Robespierre y consen-
tit-il? Gela n'est pas impossible.
3° Ces deux mesures les auraient perdus, comme
indulgents, s'ils n'y avaient joint deux mesures
terribles. Le 2 thermidor, les deux comités réunis,
ayant sous les yeux les noms de tous les détenus,
prirent cent trente-huit noms, les plus aristocratiques.
Ce sont les exécutés des 4, 5, 6 thermidor. Amar,
Louis, Dubarran, Youlland, Ruhl, signèrent pour
le Comité de sûreté ; Gollot et Billaud pour le
Comité de salut public, et Couthon encore. Ils
envoyèrent cette liste à Robespierre et le rirent
signer l.
Avec cela ils étaient couverts. S'il les accusait
d'indulgence, ils tiraient leur liste, disaient : « Votre
police a glané, a pris quelques têtes nobles...
Nous, d'une fauchée ou deux, nous avons fait voler
1. Les listes de messidor et thermidor ont été généralement détruites, sans
doute par les comités, et probablement parce qu'elles ne portaient pas la
signature de Robespierre. Herman, son homme, qui faisait signer ses listes au
Comité de salut public, se gardait bien de faire signer son maître. — On n'a
conservé que trois listes : 1° celle des cent cinquante-quatre (20-22 messidor),
principal monument des conspirations des prisons fabriquées par Herman;
2° la liste des cent trente-huit (2 thermidor), où les deux comités tirent
signer Robespierre avec eux; enfin une liste (du 3 thermidor) contenant
trois cent dix-huit noms, signée d'Amar, Vadier, E. Lacoste, Voulland, Ruhl
et Barère, Collot, Billaud, Prieur. Ces deux listes, chargées de noms aristo-
cratiques, furent gardées par les comités, sans doute pour prouver au besoin
qu'on les accusait à tort de faiblesse et d'indulgence. — Tel est le résultat
de la recherche que M. Lejean a bien voulu faire pour moi aux Archives.
400 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
la tète même de l'aristocratie... De quel côté est
l'indulgence ? »
4° Ils gardaient encore pour défense une propo-
sition, violente en apparence, sage peut-être en
réalité ; c'était de ne plus concentrer à Paris les
jugements, les exécutions, de créer des tribunaux
ambulants. Nul doute que l'horreur n'eût été moins
grande. Rien n'était plus choquant, plus funeste
à la République, que de centraliser la mort au
point le plus lumineux de la France, au centre du
monde civilisé.
Des mesures si vigoureuses avertissaient forte-
ment le parti robespierriste, le poussaient vers
l'action. Qu'il la voulût, et prochaine, une chose
le fit assez connaître : des poudres destinées à
l'armée du Nord s'étant présentées pour sortir à la
barrière de la Yillette, un officier d'Henriot, com-
mandant du poste, prit sur lui d'empêcher la sortie.
Pourquoi retenir ces poudres, si l'on ne voulait s'en
servir ?
D'où partirait l'étincelle ? Des plus jeunes peut-
être, de l'École de Mars. Ce que le Comité craignait
le plus, c'était qu'on ne persuadât aux élèves qu'il
se défiait d'eux, et que, par là, on ne les poussât
peu à peu à l'action.
Il fit une chose très habile. Les canons que lais-
saient à Paris les canonniers qui partaient, il les
envoya à l'École, les remit aux élèves pour leurs
exercices. On a vu déjà plusieurs fois le goût tout
particulier de nos soldats pour l'artillerie. Tour des
MOUVEMENT DES DEUX PARTIS 401
soldats, de seize ans, c'était amour, c'était folie ;
les canons, reçus aux Sablons, furent tendrement
accueillis, amicalement hébergés, flattés, caressés,
embrassés. La chose aussi était sensible à la vanité
de l'École ; les élèves, décidément, étaient donc
des hommes, des hommes sûrs et de confiance.
Ils se regardèrent dès lors comme la garde cons-
tituée de la Convention.
Les plaintes que fit Gouthon aux Jacobins, et
sur l'inutilité de l'École et sur ces canons confiés,
indiquaient la mauvaise humeur des robespierristes,
mais n'étaient pas de nature à leur concilier les
élèves.
Tout cela le 5 thermidor. Ce même jour, le
Comité dénonça à la Convention les poudres arrê-
tées, envoya les canons à l'École, et le soir, non
sans étonnement, il vit arriver Robespierre.
Que voulait-il en revenant au milieu de ses enne-
mis , après cette longue absence ? les tromper ?
gagner du temps jusqu'au retour de Saint-Just,
qui revenait de l'armée, et sans lequel il ne voulait
point agir ?
Je ne le crois pas. Son caractère était autre ; il
ne voulait point l'action. Ce qu'il voulait, c'était
d'essayer encore une fois s'il exercerait sur eux
cette fascination si puissante à laquelle ils cédaient
toujours, et qu'ils avaient subie encore le soir du
rapport sur la Mère de Dieu, s'il tirerait d'eux,
sans combat, par simple intimidation, le prix capital
du combat, l'abandon de quelques-uns des Mon-
T. VII. — RÉV. 26
tagnards et, par suite, la rupture de cette ligue
des comités et de la Montagne qui faisait la force
de ses ennemis.
Il venait armé, ayant acquis une nouvelle prise
sur eux. L'occasion qu'il attendait de pouvoir atta-
quer Garnot et le Comité, il l'avait en mains. « Pour-
quoi avait-on affaibli l'armée de Fleurus, pourquoi
n'avail-on pas suivi la victoire ? » Saint-Just s'en
plaignait amèrement dans ses lettres. Il revenait
les mains pleines d'ordres de Garnot qui pouvaient
servir à lui faire son procès.
On avait, il est vrai, pris des places maritimes.
Nieuport, et dans cette ville une forte garnison
anglaise; mais c'était là justement ce qui accablait
le Comité. Le représentant Choudieu, tout héber-
tiste qu'il était, n'avait pas cru devoir suivre le
décret qui défendait de prendre aucun Anglais vivant.
Il avait sauvé cette garnison, et le Comité l'approu-
vait.
Le texte de Robespierre était trouvé : on ménage
l'Angleterre... On mollit, on se relâche... On fait
sa cour à l'ennemi, etc. Il se mit à rappeler les
crimes de Pitt, la guerre que l'Angleterre faisait
à la Révolution par toute la terre, demanda si les
rois ménageaient les patriotes, s'attendrit sur leurs
victimes... Les larmes lui vinrent1...
En d'autres temps, on eût pris ces larmes pour
1. C'est Carnot lui-même qui a donné ces détails. {Revue indépendante, X,
525, 25 juin 1845.)
Ils sont présentés d'une manière très hostile; il semble que Robespierre
MOUVEMENT DES DEUX PARTIS 403
hypocrites ; mais alors, chez les politiques mêmes,
malgré le machiavélisme voulu et prémédité, il y
avait un fonds remarquable de candeur. Ces larmes
que le Comité n'avait pas prévues le touchèrent
lui-même ; les plus ennemis de Robespierre, ceux
qui désiraient sa perte, se souvinrent qu'en ce
grand homme, tout dangereux qu'il était, subsis-
taient pourtant la garantie la plus sûre et le palla-
dium de la Révolution.
Les uns et les autres, il faut le dire, et Robes-
pierre et ses ennemis, portaient la France et la
liberté dans le cœur.
Une vive intuition, trop vraie, leur traversa l'es-
prit, que par leur dispute acharnée ils perdaient
la République; que, Robespierre leur manquant,
les comités entamés ne se défendraient pas long-
temps; que, les comités brisés, la Montagne en
minorité, serait dévorée par la Plaine ; que la Con-
vention elle-même succomberait à la réaction.
Collot d'Herbois, homme mobile, de sensibilité
facile, se jeta presque aux genoux de Robespierre
et le pria d'avoir pitié de la patrie.
Robespierre était- il maître de les écouter? Cela
est douteux. Il était un système autant qu'un homme
vivant. Ce grand procès- d'épuration où nous l'avons
vu se lancer, sa fatalité était de le suivre. Quand
pleure précisément de ce que le sang n'a pas été versé. On n'indique pas le
jour, mais il n'y en a qu'un possible. Après la prise de Nieuport (30 mes-
sidor, 18 juillet), Robespierre vint une seule fois au Comité (5 thermidor,
23 juillet).
404 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ses haines lui auraient permis de revenir en arrière,
il avait mis dans les cœurs une si incurable défiance
qu'entre lui et bien des hommes il n'y avait de
traité que la mort. Les représentants des missions
de 1793 étaient revenus sur leurs bancs poursuivis
par des millions d'accusateurs qui, derrière, pous-
saient Robespierre, lui constituaient bon gré mal
gré une royauté judiciaire, lui dressaient un trône
de fer pour juger la Convention.
Lui-même d'ailleurs, né monarchiste, comme la
France de l'Ancien-Régime, entraîné (mais assez
tard) vers l'idéal républicain, l'état des mœurs, la
corruption, la discorde, l'avaient déjà découragé.
Il doutait, pour le moment, du gouvernement col-
lectif; il le rejetait du moins dans l'avenir, ne
croyait pas que le pays pût se guérir sans l'inter-
vention spéciale d'un médecin unique qui lui appli-
querait les sévères remèdes dont il avait besoin.
Ses amis, aidés ainsi par les circonstances, avaient
réussi enfin à le convertir à la dictature. Elle lui
apparaissait comme un mal nécessaire. Pour l'as-
seoir, cette dictature, il fallait d'abord renverser
les dictateurs existants, je veux dire Garnot pour
la guerre et Gambon pour les finances, enfin les
deux comités.
Donc nulle paix n'était possible. « Que deman-
dez-vous? » dirent-ils. A cela il ne pouvait répondre;
il eût dit, s'il eût été franc : « Vos têtes d'abord. »
Il ne pouvait que leur nommer celles qui devaient
tomber dans la Convention. Quelles étaient-elles ?
MOUVEMENT DES DEUX PARTIS 405
Si l'on en croyait la liste écrite par la Commune
le 9 thermidor, on n'eût demandé (outre cinq
membres des comités) que les représentants Léonard
Bourdon, Fréron, Tallien, Panis, Dubois-Crancé,
Fouché, Javogues et Granet.
Cette liste visiblement n'indique que ceux qu'on
croyait obtenir ; les noms les plus forts y manquent.
On n'y voit pas Billaud-Varennes, son vrai rival de
terreur, Bourdon le rouge, son redoutable interrup-
teur, Lecointre, qui avait dressé son acte d'accusation
(Robespierre le savait) dès le 25 prairial, Merlin
(de Thionville), dont il haïssait tant la popularité
militaire. La longue queue des dantonistes et des
hébertistes y aurait passé de droit. Celle des mara-
tistes aussi : Ruamps, pour le cri décisif qui arrêta
la loi de Prairial; Bentabole, pour sa vive et auda-
cieuse opposition en plusieurs moments très graves;
Sergent (qui l'assure clans ses notes), mais pour
quel grief? Était-ce pour les comptes de la Com-
mune, vraiment impossibles à rendre ?... Quand on
voyait menacés des hommes aussi inoffensifs que
Sergent et Panis, ces lointaines antiquités de 1792,
qui pouvait se croire en sûreté?
Si les comités consentaient à entamer de nouveau
la Montagne, s'ils livraient à Robespierre l'Assemblée
qui venait de leur accorder des votes pour se garder
de Robespierre, ils livraient leurs propres gardiens,
ils se livraient eux-mêmes.
Ils montrèrent plus de fermeté qu'on n'eût attendu.
Élie Lacoste articula simplement et fortement leur
403 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
principal grief, celte absence dénonciatrice qui
jetait sur les Comités la responsabilité de toutes
les mesures révolutionnaires. Robespierre promit
que, pour cacber du moins devant l'Europe la divi-
sion intérieure du gouvernement, Saint-Just con-
certerait avec les Comités un rapport général sur
la situation.
Les uns et les autres, s'étant approchés et vus,
avaient bien mieux senti qu'ils étaient inconci-
liables. Lesquels trouveraient les premiers le
moment d'accabler les autres? C'était l'unique
question...
La seule nouvelle cependant que Robespierre
était revenu au Comité, l'assurance que Barère
donna à l'Assemblée que le gouvernement avait
retrouvé la plus complète unité, terrifia la Montagne,
spécialement les cinq ou six qui croyaient périr
les premiers. Coutbon, dans ses homélies aux jaco-
bins, disait toujours cinq ou six. Tallien, Fouché,
Bourdon, Fréron, Lecointre, assiégeaient les Comi-
tés : « Nous livrerez- vous? disaient-ils. — Jamais.
— Eh bien, attaquons. — Pas encore. »
Ils résolurent, voyant que les Comités ajournaient
toujours, de faire leurs affaires eux-mêmes et, s'ils
ne pouvaient accuser, de poignarder le tyran.
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 407
CHAPITRE III
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE. — L'ASSEMBLÉE
REFUSE L'IMPRESSION (8 THERMIDOR, 26 JUILLET 1794).
Adresse des jacobins. — Barère annonce qu'on parle d'un 31 mai. —
Dernier discours de Robespierre, 8 thermidor. — Son apologie. Ses accusa-
tions. — Il accuse spécialement Cambon. — Il accuse les Comités et une
coalition. — L'Assemblée vote l'impression. L'Assemblée se rétracte.
Robespierre, par une seconde vue de haine et
de peur, assistait à leurs pensées
Contre ces poignards aiguisés, que préparait-il?
Il avait des forces très réelles et n'en voulait
point user :
La Commune et la force armée, l'administration
peuplée des siens, les jacobins, les tribunaux, la
police municipale, celle même du Comité de sûreté!...
Mais ce n'était pas sur tout cela qu'il comptait.
Caractère remarquable de cet âge! invincible respect
de la loi!... Disposant de tant de moyens, il comptait
sur un discours.
Il le préparait depuis un mois, ce discours, le
forgeait et le reforgeait. Les nombreuses variantes
témoignent assez et de son travail infatigable et
408 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de l'importance des résultats qu'il en attendait.
Cette baliste, cette catapulte, cette grande machine
de guerre qu'il roulait contre l'ennemi, pour lui
préparer le chemin, d'après la stratégie du temps,
il fallait faire marcher devant une forte adresse
jacobine.
. Le 6 thermidor au soir, Gouthon chauffa la chose.
Il dénonça aux Jacobins le renvoi des canonniers,
le don des canons à l'École de Mars, fit voter
l'adresse qui, le 7, fut lue à la Convention.
Elle était violente, mais vague. Sauf le mouve-
ment des armées (c'est-à-dire Carnot) attaqué assez
clairement, le reste flottait. Elle accusait les indul-
gents. Mais il fallait véritablement être bien au cou-
rant de la polémique du temps pour reconnaître
là ceux qu'on désignait, Fouché et Dubois-Crancé.
C'étaient eux qu'en réalité les Jacobins venaient de
rayer comme indulgents.
Dubois-Crancé répondit. Il réfuta pour la dixième
fois la calomnie cent fois redite et récemment par
Robespierre, d'avoir laissé échapper les insurgés
lyonnais. La Convention lui accorda qu'un rapport
fût fait sous trois jours, prenant visiblement à cœur
cette cause, qui était celle de deux cents représen-
tants revenus de mission.
Ce qui porterait à croire que, dans la société
jacobine, travaillée et partagée par l'intrigue de
Fouché, cette influence avait été forte jusque dans
l'adresse, c'est que cette pièce, destinée à fortifier
Robespierre, rappelait, par une inconséquence, vou-
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 409
lue sans nul doute, les choses qu'en ce moment il
cherchait à étouffer. Elle parlait sans nécessité d'une
affaire déjà saisie par les tribunaux, d'une pétition
bizarre pour appliquer la peine de mort aux blas-
phémateurs ! « Pétition, disait-on, qui dégrade le
décret contre l'athéisme et désigne les représen-
tants comme prêtres et prophètes d'une religion. »
Barère profita sur-le-champ de l'adresse des jaco-
bins. Il sortait du Comité, où Saint-Just revenu cle
l'armée avait repoussé les bases du rapport convenu
sur la situation. La dernière espérance cle concilia-
tion s'était évanouie. Barère suppléa Saint-Just ; il
improvisa, plusieurs heures durant, une immense
carmagnole sur les services du Comité. La finale,
assaisonnée d'éloges pour Robespierre, posait pour-
tant la question. « On parle d'un 31 mai. La des-
tinée d'un grand peuple ne tiendrait-elle donc qu'aux
machinations de quelques contre -révolutionnaires,
cachés derrière les meilleurs citoyens?... Déjà un repré-
sentant, qui jouit d'une réputation méritée par
cinq années de travaux et par ses principes imper-
turbables, a réfuté ces propos avec chaleur, prouvé
qu'on devait arrêter ceux qui les tenaient. Il a
dénoncé l'auteur de cette pétition qui ridiculise
une fête célèbre », etc.
Ainsi le mot était dit : On parle d'un 31 mai.
Saint-Just chercha tout le jour Robespierre pour le
décider à agir. Il était à la campagne (à Montmo-
rency, dit-on), où il travaillait à son grand discours.
La tradition robespierriste, très attentive à faire
410 HiSTOlKE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
croire qu'il ne se mêlait plus de rien, assure qu'en
ces derniers temps il faisait des excursions fré-
quentes dans les environs de Paris, portant sous
le bras Gessner, Raynal, Paul et Virginie, et rêvant
à la nature. Récits certainement romanesques. Robes-
pierre travaillait toujours et n'avait aucunement ces
tendances à la rêverie. Il lisait beaucoup moins
d'idylles que de rapports de police, dont sa défiance
croissante l'environnait chaque jour; rapports misé-
rables, à juger par les spécimens que l'on a don-
nés, propres moins à éclairer qu'à inquiéter, tirail-
ler; rapports de mouchards qui se font valoir et
croient amuser le maître aux dépens des mœurs
de tels députés ; rapports de commères bavardes qui
dénoncent leurs voisines, etc. : c'étaient là les
aliments de l'infortuné Robespierre. Plus le grand,
la fameux discours, incessamment écrit, récrit. Il
l'emportait à la campagne, s'enfermait dans un lieu
sûr, s'absorbait dans le travail littéraire, effaçait et
refaisait, polissait, améliorait et filait ses périodes.
Cette toile de Pénélope n'était pas près de finir,
si la crise ne l'eût forcé de l'apporter telle quelle.
Il l'eût amenée certainement à une forme plus
concentrée, moins décousue.
Cette œuvre, comme il arrive aux choses trop
travaillées, a le défaut grave de se composer de
morceaux, plusieurs au reste éloquents, mais qui
s'adressent à l'avenir plus qu'à la Convention, et
qui diminuent l'efficacité du discours comme chose
politique et pratique.
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE ill
Était-ce un testament de lui-même qu'il voulait
laisser? Il y fallait plus de grandeur, ne pas des-
cendre à chaque instant des régions de l'immorta-
lité à d'aigres et violentes paroles sur ses ennemis
morts et vivants.
Était-ce un discours pour la crise? Il ne fallait
pas l'énerver par tant d'idées générales, de vagues
sentimentalités.
La solitude de Montmorency a fait tort à ce dis-
cours, et l'imitation laborieuse du grand solitaire de
Montmorency.
Le premier tort peut-être, c'était de parler un
jour trop tard, d'attendre au 8, au jour où Barère,
rayonnant dans la victoire, vint proclamer à la
tribune le solennel événement de l'occupation d'An-
vers. Anvers vaut la Belgique entière, et plus,
dans une guerre si essentiellement anglaise. Prendre
ce moment pour entamer l'accusation de Garnot,
pour dire, comme fait Robespierre : « L'Angleterre,
tant maltraitée par nos discours, est ménagée par
nos armes », c'était paraître envieux et choquer le
sentiment général. Le ménagement était-il de n'avoir
pas égorgé les cinq mille Anglais de Nieuport?
C'était placer la polémique sur un très mauvais
terrain; l'Assemblée était ravie qu'on eût violé son
décret, purement comminatoire.
Ce discours est un volume. Nous insisterons seu-
lement sur quelques points principaux.
Il commence comme apologie et continue comme
accusation.
412 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
L'apologie est d'abord d'une humilité irritante.
Il s'incline et prend pour juges ceux qu'il a telle-
ment décimés, terrorisés. Rhétorique ou dérision ?
Je crois le premier plutôt; mais la Convention, j'en
suis sûr, crut cette forme dérisoire.
« Les cris de l'innocence outragée n'importunent
point votre oreille.., » Et plus loin : « Vous n'avez
rien de commun avec les tyrans qui m'oppriment;
les cris de l'innocence opprimée ne sont point étran-
gers à vos cœurs », etc.
L'apologie, en ce qu'elle a de plus clair, porte
sur trois points :
1° Abusant d'une analogie de mots et de sons,
on attribue malignement au bureau de police géné-
rale les opérations qui sont faites en partie par le
Comité de sûreté générale. Il écarte en partie du
bureau robespierriste la responsabilité terrible de ce
sanglant messidor.
2° On attribue toutes choses à Robespierre, tan-
dis que, depuis six semaines, il n'est plus rien,
ne fait plus rien, n'a plus aucune influence. Affir-
mation odieusement ridicule dans la bouche d'un
homme qui, sans titre, n'en avait pas moins toute
la force matérielle, qui signait toujours (il est vrai,
chez lui), qui ne paraissait en rien, mais qui, par
ses hommes, par Payan, Herman, Dumas, par Hen-
riot, par Lebas, avait agi en messidor avec une
énergie terrible ou préparé l'action.
3° Cette duplicité évidente ne donnait pas beau-
coup de crédit aux protestations qui suivaient. « On
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 413
fait circuler des listes de représentants proscrits.
Nous, proscrire les patriotes!... N'est-ce pas nous
qui avons défendu la Convention ? Est-ce nous qui
avons érigé en crimes ou des préjugés incurables
ou des choses indifférentes ? (Ceci rassurait les
prêtres, les catholiques, la droite, mais point du
tout la Montagne.) Les purs auraient tort de craindre.
(Oui, mais quels étaient les purs?...) Il n'y a plus
que deux partis, celui des bons, celui des méchants. »
Oui, mais quels étaient les bons ?
De telles paroles, si vagues, étaient propres à
augmenter la terreur. « On veut effrayer l'Assem-
blée », disait-il. Qui effrayait plus que lui, qui,
constamment aux Jacobins, ayant à sa droite, à sa
gauche, le président et les membres du terrible
tribunal, pleurait chaque fois sur X indulgence et la
faiblesse du temps? Quand on cherchait ces indul-
gents, il comptait parmi eux Fouché, le nom, après
Carrier, le plus sanglant de la France !
Voilà les trois points capitaux de l'apologie. Pas-
sons à l'accusation.
Elle semblait vague d'abord. « On se cache, donc
on conspire. » On a peur, donc on conspire ; il
imputait comme crime la terreur qu'il inspirait.
Et si on le priait du moins de limiter cette terreur,
de préciser les coupables : « Ah ! je n'ose pas les
nommer ! »
Il ne nommait point les représentants, les membres
des comités. Le glaive continuait de planer sur tous.
Un seul était désigné, Carnot, non pas nominati-
4li HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
vement. Le jour où la prise d'Anvers le relevait
tant, il fallait ajourner encore.
Mais celui qui était nommé, celui sur qui le dis-
cours tombait d'aplomb avec raideur, ce n'était
point un des ennemis positifs de Robespierre; c'était
l'homme qu'un hasard mettait en péril ce jour-lù,
qui se trouvait entamé, et dont on pouvait espérer
emporter la perte par une attaque résolue.
Il faut savoir qu'à ce moment Gambon était entouré
d'un orage épouvantable, une insurrection de ren-
tiers.
La trésorerie était littéralement assiégée par d'énor-
mes légions de vieillards, d'infirmés, pauvres diables
d'invalides, toussant, souffreteux, cacochymes, plu-
sieurs demi-paralytiques qui venaient se traîner là.
Gambon les avait soumis à une opération sévèrey
mais enfin indispensable dans la détresse publique.
Il conserva les rentes viagères modiques, en les
proportionnant à l'âge. L'homme de quarante à cin-
quante ans conserverait entière une rente cle quinze
cents à deux mille francs ; de cinquante à soixante
ans, une rente de trois mille à quatre mille, et ainsi
de suite. Pour ce qui dépassait ceci, la rente, de
viagère, devenait perpétuelle et par conséquent bien
faible. Évidemment les intérêts des petits rentiers,
des vieillards, avaient été sauvegardés autant qu'on
pouvait. Tous cependant devaient apporter leurs
titres, les voir brûler, remplacer par une inscrip-
tion du Grand-Livre. Gela les épouvantait. En voyant
passer dans les flammes ces sales et vieux papiers
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 41T>
si chers, avec qui ils avaient vécu, ils croyaient
mourir eux-mêmes.
Tous les hommes du Perron, les agioteurs, ne
manquaient pas d'augmenter leurs frayeurs ; ils
leur disaient qu'effectivement ils étaient ruinés,
qu'on ne les payerait jamais ; ils montaient la tête
à ces pauvres gens. La foule ne bougeait plus des
portes, y séchait ; la lenteur de l'immense opéra-
tion confirmait ses craintes. En réalité les agioteurs
étaient furieux. Ils étaient les plus lésés. Cette
nécessité de représenter les titres, de se faire recon-
naître pour créanciers effectifs, de donner certi-
ficat de vie, tout cela paralysait dans leurs mains
des titres innombrables d'émigrés qu'ils acquéraient
à bon compte et par lesquels jusque-là ils tiraient
les rentes, suçaient, épuisaient le Trésor.
Gambon s'était établi en personne à la trésorerie.
Il ouvrit des salles vastes, couvertes, où les rentiers,
qui jusque-là étaient dans la cour sur leurs jambes,
attendirent commodément assis. Par un travail exces-
sif de nuit et de jour, il précipita l'affaire, convertit,
brûla, refît cette masse énorme de titres, hâta les
payements.
Gela allait encore lentement au 9 thermidor. Ces
salles de la trésorerie, plus bruyantes que les clubs,
retentissaient de cris, de plaintes, de réclamations,
des soupirs de l'inquiétude, des gémissements du
désespoir.
Il était assez habile à Robespierre de se faire
l'écho des rentiers.
416 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Dans ce long, très long discours, il revient trois
fois à la charge, trois fois très habilement.
D'abord il touche la matière en général, en parle
comme de chose ancienne, pour préparer les esprits .
« Des projets de finances destructeurs menaçaient
toutes les fortunes modiques et portaient le déses-
poir », etc. « Les payements des créanciers de l'État
étaient suspendus. »
Puis il en parle clairement, mais sous prétexte
de se justifier lui-même : « On a proposé dans ces
derniers temps des projets de finances qui m'ont
paru calculés pour désoler les citoyens peu fortunés
et multiplier les mécontents. J'avais appelé inutile-
ment l'attention du Comité de salut public. Croira-
t-on qu'on a répandu que ces plans étaient mon
ouvrage ? »
Plus loin encore : « La trésorerie seconde parfai-
tement ces vues par le plan qu'elle a adopté (sous
le prétexte d'un attachement scrupuleux aux formes)
de ne payer personne excepté les aristocrates, de vexer
les citoyens malaisés par des refus, des retards, des
provocations odieuses. »
« Quels sont les administrateurs suprêmes de nos
finances? Les compagnons et successeurs de Chabot,
de Fabre, des brissotins, des feuillants, des aris-
tocrates et des fripons connus, les Cambon, les Mal-
larmé, les Ramel. »
Tout le monde se regarda. L'étonnement fut au
comble. Dans un discours si général, si vague partout
ailleurs, où il ne donnait aucun nom, lancer tout
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 417
à coup le nom le moins attaquable!... On n'était
pas loin d'y voir une aliénation d'esprit.
Que voulait-il ? Exaspérer une foule déjà irritée,
confirmer, autoriser les craintes, la fureur des ren-
tiers ? Non, sans doute. — Probablement ébranler,
miner l'estime de l'Assemblée pour Gambon? Non,
il ne l'espérait pas.
Ce qu'il croyait, c'est que l'Assemblée, sans chan-
ger d'opinion, en partie intimidée, en partie tentée
de faire une chose populaire, se laisserait aller à
briser cet homme désagréable à tous , cet homme
triste, amer et dur, que tout le monde trouvait
dans son chemin, armé d'épines et de refus, cet
homme que la fatalité du danger public avait pré-
cipité clans tant de mesures odieuses, dont le nom
maudit exprimait toutes les misères de la situation.
Les représentants revenus de mission n'était guère
moins menacés. Il y avait dans le discours peu de
mots sur eux, mais forts, qui encourageaient puis-
samment à les accuser. « Les coupables n'ont-ils pas
établi cet affreux principe que dénoncer un repré-
sentant infidèle, c'est conspirer contre la représen-
tation nationale?... Les départements où ces crimes
ont été commis les ignorent-ils, parce que nous les
oublions ? »
De Lyon, de Nantes, de partout en effet, arrivaient
de violents accusateurs, sûrs de l'appui, de Robes-
pierre.
Conclusion générale du discours : Il y a une cons-
piration.
T. VII. — RÉV. 27
413 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Elle doit sa force à une coalition qui intrigue au
sein de la Convention.
Elle domine au Comité de sûreté générale. On a
opposé ce Comité au Comité de salut public et cons
titué ainsi deux gouvernements.
Des membres du Comité de salut public entrent
dans ce complot.
Il faut épurer, subordonner le premier, épurer
même le second, rétablir l'unité du gouvernement
sous la Convention qui en est le centre et le
juge.
Au moment où il se tut, Rovère disait à Lecointre :
« C'est le moment, il faut lire ton acte d'accu-
sation...
— Non, dit-il, il attaque les Comités. Ils vont se
détruire entre eux. »
Et tout haut : « Je demande l'impression. » —
Bourdon : « Je m'y oppose... Renvoyons à l'examen
des Comités. »
Barère appuie l'impression et Couthon la veut à
grand nombre, pour envoyer à toutes les communes.
La chose est décrétée ainsi.
Yadier, sans se décourager, reprend pour son
Comité, incidente sur la Mère de Dieu.
Mais Cambon s'est élancé : « Avant d'être dés-
honoré, je parlerai à la France ! » Il explique le
décret attaqué, et finit par cette explosion : « J'ai
dénoncé toutes les factions, quand elles attaquaient
la fortune publique... Toutes, elles m'ont trouvé
sur leur route... C'est l'heure de dire la vérité :
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 419
un homme paralyse la Convention, cet homme est
Robespierre... Jugez. »
Robespierre : « Gomment paralyserais -je la Con-
vention en matière de finances?... Sans attaquer les
intentions de Cambon... »
Manifeste reculade; il l'avait appelé fripon et main-
tenant il déclarait ne point attaquer ses inten-
tions.
Billaud : « Il faut arracher tous les masques. . .
S'il est vrai que nous n'ayons pas la liberté d'opi-
nion, j'aime mieux que mon cadavre serve de trône
à un ambitieux que de devenir par mon silence le
complice de ses forfaits. »
« Moi, dit naïvement Panis, qu'il me dise au moins
s'il est vrai que mon nom est sur sa liste... Qu'ai-je
gagné à la Révolution ? Pas de quoi donner un sabre
à mon fils, une jupe à ma fille ! »
Frôron, dont toute la vie fut une suite d'incon-
séquences et de maladresses, au lieu de serrer la
phalange des ennemis de Robespierre, laissa échap-
per le mot le plus propre à la dissoudre. Il s'attaqua
à Billaud : « La liberté d'opinion, dit-il en repre-
nant ses paroles, comment l'aurions-nous, quand les
Comités peuvent nous faire arrêter?... Il faut leur
ôter ce droit. »
On le fit taire, et Robespierre, relevé et raffermi
par cette gauche diversion : « Je ne rétracte rien...
J'ai jeté mon bouclier, je me suis présenté décou-
vert à mes ennemis... Je n'ai flatté personne, je
ne crains personne, je n'ai calomnié personne. »
420 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Les maratistes Gharlier, Bentabole, ne laissèrent
pas la chose là : ils reprirent, enfoncèrent le coup.
Bentabole : « L'envoi du discours est dangereux...
La Convention aurait l'air d'approuver... Elle serait
responsable des mouvements d'un peuple égaré. »
Gouthon : « Il faut que tout le peuple juge...
Voilà pourquoi je demande l'envoi aux communes.»
Gharlier : « Renvoyons aux Comités... »
Robespierre : « Quoi! à ceux que j'ai accusés?... »
Gharlier : « Quand on se vante du courage de
la vertu, il faut avoir celui de la vérité. Nommez
qui vous accusez... »
Amar : « Qu'il nomme ! ... L'intérêt public ne
comporte aucun ménagement. »
Robespierre : « Je persiste... Je ne prends aucune
part à ce qu'on peut décider pour empêcher l'envoi
de mon discours. »
Le dantoniste Thirion : « Envoyer, c'est préjuger...
Pourquoi un seul aurait-il plutôt raison que plu-
sieurs ?... Les présomptions sont pour les Comités. »
Bréard, membre du comité de législation : « C'est
un grand procès à juger... Révoquons l'impression. »
On révoqua.
Barère, qui en votant l'envoi du discours, avait
trahi les Comités au profit de Robespierre, passa
lestement de l'autre côté : « J'avais voté l'impression
parce que, dans un pays libre, je crois qu'on doit
tout publier... Nous ne nous défendrons pas contre
Robespierre ; à cette déclamation nous répondrons
par des victoires... S'il eût suivi nos opérations
DISCOURS ACCUSATEUR DE ROBESPIERRE 421
depuis quatre décades, il eût supprimé son discours...
Du reste, que le mot d'accusé soit effacé de vos
pensées. »
Maintenant quel serait V accusé? Les Comités ou
Robespierre ?
422 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE IV
LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR. — LA DROITE
TRAHIT RORESPIERRE.
Robespierre compte sur le contre, la droite. — Il ne veut point d'insurrec-
tion. — La Commune prépare l'insurrection. — Les Comités n'osent rien
faire. — La Montagne prie la droite et l'entraîne contre Robespierre.
Quand Robespierre rentra chez lui et que Duplay
et les siens, les dames Duplay tremblantes, expri-
maient leur anxiété, il dit sans difficulté le fond de
la situation : « Je ri attends plus rien de la Montagne.
Mais la majorité est pure... La masse de la Conven-
tion m'entendra. »
La masse, c'était la droite et le centre.
Il y avait loin de ce jour à celui où, parlant du
sein de la Montagne au centre, il dit : « Les ser-
pents au Marais... » (25 septembre 1793). Il avait fait
volte-face, changé évidemment d'appui, de moyen
d'action.
Son discours du 8 thermidor contenait les plus forts
appels à la droite. Non seulement il rappelait qu'il
avait sauvé les soixante-treize, mais il allait jusqu'à
dire qu'il s'était étonné de leur arrestation. Par deux
LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR 423
fois, sans ménagement, il maniait, remaniait la
plaie vive de la Montagne, la mort de Danton, ce
coup cruel frappé sur elle, avec l'aide de la droite
et du centre.
La droite et le centre, sans rapport direct avec
Robespierre, se trouvaient liés avec lui d'un lien
plus fort qu'aucun autre : la complicité. Qui avait
tranché en novembre la question religieuse, c'est-à
dire arrêté court la Révolution ? La droite avec Robes-
pierre. Qui lui permit en janvier d'étouffer Fabre
d'Eglantine ? d'enlever la Commune en mars ? en
avril Desmoulins, Danton ? Qui donna le vote ter-
rible par lequel ce procès fut clos avant d'être com-
mencé? La connivence de la droite. Pour elle, 1794
avait été une vengeance permanente des violences
de la Montagne en 1793, et Robespierre, sans s'en
douter, en avait été l'instrument. Par sa guerre
aux Montagnards revenus de mission, il plongeait de
plus en plus dans la droite. Ses phrases contre les
indulgents étaient d'impuissants efforts pour échapper
à cette fatalité.
Le mot violent qui lui fut dit à la Constituante,
quand il parlait pour les prêtres : « Passez à droite ! »
ce mot prophétique, il allait se vérifiant.
La droite le tenait par la nécessité, et il croyait
la tenir par la reconnaissance, par la sûreté qu'il lui
donnait.
En réalité, la droite pensait (aussi bien que l'Eu-
rope) qu'après tout il était homme d'ordre, nullement
ennemi des prêtres, donc un homme de l'Ancien-
424 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Régime. Les anciens constitutionnels, amis de
la monarchie, n'étaient pas loin de se résigner à
celle de leur ancien collègue. Non seulement ils
l'acceptaient comme fait accompli, mais l'entouraient
de respect, 'd'assentiments empressés, de flatteries
même. Un mois avant Thermidor, Boissy d'Anglas
l'appelait l'Orphée de la France 1.
En ce dernier vote pourtant, la droite, le centre,
avaient flotté, jugeant pour Robespierre d'abord ;
puis, sans juger contre lui, sans renvoyer l'examen
de son discours aux Comités, comme le voulaient
ses ennemis, ils avaient ajourné le tout, révoqué
l'envoi aux départements.
Grands signes d'indécision !
Contre ce sinistre augure, Robespierre se rassurait
en songeant que si ses amis étaient froids et vacil-
lants, ses ennemis étaient divisés, aussi près de
s'attaquer entre eux que de l'attaquer lui-même. On
l'a vu par l'intempestive sortie de Fréron, qui
déjà, se détournant de Robespierre, faisait la
guerre aux Comités. Il était facile à prévoir que les
Comités, avertis ainsi que leur chute suivrait la
sienne, agiraient bien peu contre lui. Et c'est ce
qui arriva. Après l'avoir poussé si vivement les
jours précédents, les Comités, comme on va voir,
croisèrent les bras au 9 thermidor, tellement qu'on
les accusa d'être d'accord avec lui.
1. Essai sur les fêles nationales, par M. Boissy d'Anglas, 12 messidor,
p. 22, 25, 67. Cette brochure d'un homme estimé dut faire croire à Robes-
pierre qu'il était complètement accepté de la droite.
LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR 425
Que la Convention, ce grand corps, hétérogène
et discordant, agît davantage, il y avait peu d'appa-
rence. La Montagne, comme à l'ordinaire, devait
être paralysée par la droite, et dans la Montagne
elle-même plusieurs hommes, les meilleurs, qui
voyaient la République menacée par lui, mais pour-
tant mêlée à sa vie, compromise dans sa destinée,
ces hommes devaient rester immobiles, dans la neu-
tralité du scrupule et du désespoir.
Devait-on, par une action brusque et violente,
troubler la neutralité de cette partie de la Mon-
tagne, inquiéter, ébranler la fidélité de la droite ?
Robespierre ne le croyait pas. Il connaissait l'Assem-
blée, comme un cavalier expérimenté connaît sa
monture. Il croyait pouvoir en tirer tout service,
pourvu qu'on changeât le moins possible ses allures
habituelles. S'il eût demandé d'abord Tallien, Fouché
et encore quelques-uns des plus salis, il les aurait
eus sans difficulté. Saint-Just croyait comme lui
qu'on ne devait frapper l'Assemblée que par l'Assem-
blée. Homme résolu et d'action, il ne voulait point
agir ; il partageait le sentiment du spéculatif Robes-
pierre. Tous les deux respectaient la loi.
Mais il n'y avait plus moyen de retenir le parti ;
la Commune était lancée. Le volcanique Payan eût
fait sauter les Comités ; Coffinhal, le rude Auver-
gnat, homme de bras et d'échiné, aurait jeté l'As-
semblée par les fenêtres. Ils n'attendaient qu'un
signal. Les robespierristes étaient mûrs pour leur
18 brumaire. Robespierre ne l'était pas, ni, je crois,
la France non plus. Ils agirent sans Robespierre,
malgré lui, et le perdirent.
Le soir, pendant que Robespierre lisait son dis-
cours aux Jacobins et les attendrissait de son péril,
Henriot avait déjà l'autorisation de la Commune
et distribuait par ses officiers à sa garde nationale
triée l'ordre de prendre les armes pour le matin à
sept heures.
Robespierre, après sa lecture, dit : « C'est mon
testament de mort... Je vous laisse ma mémoire,
vous la défendrez... S'il me faut boire la ciguë, vous
me verrez calme... — Je la boirai avec toi, s'écria
David. — Tous ! tous ! » Ce cri partit de toute la
salle, avec des larmes et des sanglots.
Payan, Coffinhal et les autres étaient là brûlants,
inquiets, ne sachant encore s'ils tireraient de la
bouche de leur maître quelque parole qui semblât
une approbation de leurs démarches imprudentes.
Une tradition, propagée sans doute par les ennemis
de Robespierre, veut qu'un mot lui soit échappé :
« Eh bien, essayez encore ! Délivrez la Convention,
comme vous le fîtes au 2 juin. Séparez les méchants
des faibles ! » Telle eût été l'autorisation, certaine-
ment faible et indirecte, que le parti déjà lancé en
eût tirée pour la révolte.
Collot, Billaud, étaient mêlés dans la foule ; on les
reconnut, on les conspua. Collot essaya en vain de
se faire entendre, il arracha son gilet pour montrer
la meurtrissure des coups de Ladmiral ; d'ironiques
huées l'acccablèrent. Les couteaux se levaient sur
LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR 427
eux. Ils s'enfuirent. La violence gagna les plus sages
esprits. Couthon alla jusqu'à demander qu'on rayât
les noms de tous les représentants qui avaient voté
contre l'impression du discours de Robespierre. Les
jacobins s'y laissèrent entraîner et se trouvèrent
avoir proscrit la majorité de la Convention.
La question était de savoir si les hommes les plus
en danger, comme Tallien, Fréron, Lecointre, pour-
raient mettre en mouvement les Comités refroidis
par la sottise de Fréron.
Tallien avait double aiguillon. Du fond de la prison
des Carmes lui était venu un billet de sa Thérésa :
« Je vais demain au tribunal révolutionnaire; je
meurs avec le désespoir d'être à un lâche comme
vous. )> Tallien acheta un poignard, ou pour Robes-
pierre, ou pour lui.
Dès neuf heures et demie du soir, Lecointre, tou-
jours ridicule, même en un moment si grave, com-
plètement armé en guerre, portant, sans parler
d'autres armes, des pistolets à baïonnettes dont les
pointes passaient ses poches, était à la porte du
Comité de sûreté. Il n'y trouva que l'innocent et
pacifique La Vicomterie. « On arme la garde natio-
nale, dit Lecointre. Nous sommes tous perdus si
vous n'arrêtez le maire, et Payan, et Henriot. » Le
Comité était réuni au Comité de salut public, tous
deux enfermés. Nul moyen d'entrer.
À une heure du matin, l'infatigable Lecointre
heurtait de nouveau. Porte close; il écrivit. Fréron
eut même aventure. Il trouva Cambon à la porte, il
428 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
lui dit que non seulement il fallait prendre Henriot,
mais terrifier Robespierre, en frappant sa maison
même, enlevant tous les Duplay. Gambon se chargea
de le dire, força la consigne. Le spectacle qu'il vit
au dedans F étonna. Saint- Just écrivait et, tout en
écrivant, de temps à autre disputait avec Billaud.
L'interminable dispute avait commencé dès onze
heures, par une scène violente de Gollot d'Herbois.
Saint-Just s'était froidement établi au Comité pour
en observer l'attitude. Gollot, rentrant des Jacobins,
furieux, renversant les portes, s'était jeté sur Saint-
Just, l'avait secoué, fouillé, croyant trouver sur lui
les preuves de sa perfidie. Garnot, Barère, Lindet,
Billaud, protégèrent Saint-Just, qui leur dit qu'il
demanderait seulement que Collot et Billaud ne
fussent plus au Comité, qu'au reste il leur montre-
rait son rapport avant de le porter à la Convention.
Les choses en étaient donc là, déjà bien calmées,
lorsque Cambon arriva. Il vit qu'on restait ennemi,
mais que des ennemis si paisibles n'étaient pas pour
agir beaucoup. Dès lors il sortit sans mot dire,
convaincu que Robespierre et Saint-Just repren-
draient le lendemain tout leur ascendant.
Rien n'était plus vraisemblable. Les Comités en
étaient déjà à s'excuser devant Saint-Just. Comme
il prétendait savoir qu'ils faisaient dresser par
Fouché un acte d'accusation contre Robespierre, ils
envoyèrent chercher Fouché et le firent interroger
par le plus âgé, le bonhomme Ruhl. Fouché nia fort
et ferme, et Saint-Just fit semblant de croire.
LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR 4*29
Cependant la lettre de Lecointre ayant enfin péné-
tré leur apprenait que, pendant qu'ils perdaient ainsi
le temps, Henriot avait dès le soir fait appel aux
armes. Ils résolurent, non d'arrêter la Commune,
ni Henriot, mais de les mander. Henriot ne daigna
venir. Mais Payan vint hardiment, comme Pétion
au 10 août; il se tira d'affaire plus facilement
encore, près des rois de la Terreur, indécis comme
Louis XVI.
Les Comités ne faisaient rien, ayant laissé échapper
un si précieux otage, révélé leur paralysie, Saint -
Just plia son rapport, prit son chapeau et partit. Il
était cinq heures du matin.
Barère voyait tout échapper; il commença à prendre
peur. Il se refît robespierriste, s'approcha amicale-
ment de Couthon : « Si l'on t'attaque, dit -il, ne
crains rien; je te défendrai. »
La Montagne était perdue si elle ne se sauvait
elle-même. Elle n'avait pas grand'chose à attendre
des Comités.
Mais l'instinct de conservation, la ferme volonté
de vivre sont des passions trop clairvoyantes pour
qu'on les aveugle aisément. Les plus menacés firent
eux-mêmes la grande affaire du lendemain. Dure
besogne. Il leur fallait s'adresser, à qui ? Aux restes
de ceux qu'ils avaient proscrits, aux hommes que
sans Robespierre peut-être ils auraient proscrits
encore, qu'ils conspuaient, humiliaient, forçaient à
l'hypocrisie. Ils vinrent à eux cependant, il le fallait
bien, leur demander de perdre leur protecteur pour
430 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
sauver leurs ennemis. . . Enfin ils demandèrent de
vivre.
Il y avait encore quelques constituants dans la
Convention. L'existence de ces ruines primitives
d'un ancien monde, restées là à travers tant de
cataclysmes, était, sans nul doute, un miracle, le
miracle de leur prudence qui leur permettait de
voter si longtemps contre leur parti et le miracle
aussi de la politique de Robespierre. Les plus connus
étaient Sieyès, un vieillard, le canoniste gallican
Durand de Maillane, l'avocat Boissy d'Anglas.
On les attaqua par l'humanité : « Pouvez-vous voir,
leur dit-on, rouler par jour soixante ou quatre-vingts
têtes à la guillotine?... Arrêtons l'horrible char-
rette!... » A quoi ils dirent froidement : « Mais qui
l'a lancée? c'est vous. »
Une seconde ambassade faisait valoir la justice.
« Une minorité minime opprime la République. . .
Comptez les robespierristes. Ce parti finit faute
d'hommes. Son jugement, c'est le désert qui se fait
autour de lui. » En réalité, dès avril, on ne put
renouveler la Commune qu'en descendant au plus
bas, aux illettrés, aux inconnus. Quel embarras en
prairial pour recruter le tribunal ! Au greffe de
Fouquier-ïinville, il disait de ses greffiers : « Ils
sont bons à guillotiner; mais, après, où en trouver
d'autres? »
Tout cela faisait peu à la droite. Elle avait le
temps pour elle, s'agrandissant chaque jour de la
lassitude, de la défaillance, de la lâcheté publique.
LA NUIT DU 8 AU 9 THERMIDOR 431
Elle n'avait que faire d'agir. Robespierre, après
l'avoir délivrée de la Montagne, devait se fondre
lui-même et tarir comme parti.
Renvoyés la seconde fois avec une froideur iro-
nique, les thermidoriens, frémissant d'une rage
désespérée de vivre, vinrent prier encore; et, cette
fois, ils trouvèrent des mots pour tenter leurs enne-
mis : « Vous êtes la majorité... Qui gouvernera, si
ce n'est vous après Robespierre ? »
Il faut dire pourtant que les thermidoriens eux-
mêmes (excepté Rovère, Tallien, quelques-uns des
plus scélérats) ne soupçonnaient nullement que ces
hommes de la droite fussent en grand nombre des
royalistes cachés. Ils ne savaient pas la transforma-
tion qui s'était faite, dans cette longue hypocrisie,
chez des hommes habituellement avilis et provo-
qués. Le cœur ainsi comprimé s'était rejeté d'un
présent si douloureux au passé, à la monarchie, à la
haine de la République. De ceux qui s'adressèrent
à eux et qui avec eux poussèrent clans la réaction,
comme Legendre, Fréron même, la plupart étaient
républicains (on le vit plus tard en 1795) et ils
croyaient républicains ces gens de la droite. Ils leur
demandaient secours, comme ils l'auraient fait à
Yergniaud; s'ils avaient quelque scrupule, c'était
de s'associer à ce qu'ils croyaient la Gironde.
La droite finit par comprendre que, si elle aidait
la Montagne à ruiner ce qui, dans la Montagne, était
la pierre de l'angle, l'édifice croulerait. Chez une
nation si peu changée, si anciennement idolâtre,
432 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
écarter l'idole de la République, c'était infaillible-
ment ramener l'idole de la royauté.
Robespierre, pas plus que Legendre ou Merlin
(de Thionville), ne devinait cette perversité de la
droite. Il la croyait girondine, mais enfin républi-
caine. Il croyait avoir avec elle un pacte tacite,
au moins de garantie mutuelle, et ne devinait pas
qu'en son dernier jour elle lui refuserait la vie
qu'il lui avait conservée.
LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR 433
CHAPITRE V
LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR (28 JUILLET 1794).
Discours habile de Saint-Just. — Tallicn interrompt Saint-Just. — Mala-
dresse des accusateurs. — On étouffo la voix de Robespierre. — Barère
essaye de sauver Robespierre. — Neutralité de la Montagne indépendante.
— Robespierre s'adresse à la droite. — On demande son arrestation. — Il
est arrêté. — Le peuple veut empêcher l'exécution du jour.
Robespierre, dans cette assurance, ayant cons-
cience et de l'immense force morale qui restait
encore en lui et des forces matérielles dont il lui
était si facile d'entourer la Convention, sentit pour-
tant le matin du 9 que ce jour était décisif. Il était
habillé avec un soin remarquable et portait l'habit
bleu de ciel, si connu depuis la fête de l'Être
suprême. Ses ennemis ont prétendu bassement
(d'après eux-mêmes, d'après ce que sans doute ils
auraient fait en ce cas), qu'il avait emporté des armes,
de l'argent, beaucoup d'argent1. Mais en avait-il chez
1. C'est le témoignage de MMe Lebas (M1Ie Duplay). On ne trouva chez
Robespierre qu'un assignat de 50 livres et des mandats de l'Assemblée cons-
tituante pour son indemnité quotidienne de député, qu'il avait négligé de
toucher. La vente de son mobilier, faite le 15 pluviôse (3 février), produisit
T. VII. — HÈV. 28
434 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
lui? J'en doute. Il devait à son hôte sa pension
de plusieurs années. Pour des armes, il en avait ;
quelles? Ses immenses services rendus à la Répu-
blique, l'énergie de sa parole, sa grande présence
d'esprit, l'habile et parfait maniement qu'il avait
de l'Assemblée. Il ne doutait nullement de la ra-
mener.
Ignorait-il entièrement les préparatifs militaires?
Non, sans doute. Mais il les regardait comme
chose de précaution. Nulles troupes ne se mon-
traient dans le voisinage. L'Assemblée paraissait
libre ; elle pouvait avec dignité accepter la conci-
liation qu'apportait Saint-Just.
Le discours écrit par lui et certainement con-
certé avec Robespierre était d'une adresse infinie.
Si la lecture eût pu être poussée seulement à la
vingtième ligne, la curiosité, habilement éveillée,
eût fait désirer l'entendre, et la Convention adoucie
reprenait le joug.
Ce discours met hors de doute que l'esprit le plus
utopiste de la Convention aurait été en même temps
son plus grand homme d'affaires, son plus délié poli-
tique. La raideur de Saint-Just n'était qu'extérieure.
Autant ses notes (qu'on appelle à tort ses Institu-
tions) sont reculées dans les nuages, autant ses
en assignats, alors dépréciés des quatre cinquièmes, près de 40.000 francs,
qui faisaient 8,000 en argent. Cette somme, encore considérable, pour un
mobilier plus que simple, ne fut certainement atteinte que par la concur-
rence des curieux, étrangers ou nationaux. Son portrait seul (par David?
Collection Saint-Albin) fut pour moitié dans la vente. Il monta jusqu'à 3,000
ou 4,000 francs. (Note communiquée par M. Dugast-Matifeux.)
LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR 435
discours à la Convention sont violemment oratoires et
tyranniquement éloquents, autant dans cette œuvre
dernière il montre d'adresse et de ruse. Un autre
discours qui manque à ses œuvres, mais qui a été
publié (Revue rétrospective, 2e série, IV, 425), étonne
par l'étendue des connaissances, la netteté, la pré-
cision, l'admirable sens pratique, le nerf du vrai
homme d'État.
Le fond du discours écrit pour le 9 thermidor
est une récrimination très habile qui écarte de
Robespierre le reproche de dictature. C'est Carnot,
c'est Billaud-Varennes et Collot qui ont profité de
l'absence de Robespierre, de Saint-Just, de Saint-
André et autres membres du Comité pour prendre
un pouvoir dictatorial.
C'est une chose incroyable combien ce violent
génie a pu prendre sur lui pour changer de forme
et de ton, mettre la sourdine à sa voix. Avec une
connaissance merveilleuse de la nature, qu'on a
rarement à cet âge, il calme la foule en faisant une
part à la malignité, en se donnant à lui-même (si
sérieux !) un léger ridicule, réduisant la grande
question à une lutte d'amour-propre entre lui et
Carnot, faisant le jeune homme irrité de ce qu'on
lui disputait sa bataille de Fleurus : « On a parlé
de la bataille ; d'autres qui n'ont rien dit y étaient ;
on a parlé du siège ; d'autres qui n'en ont rien dit
étaient dans la tranchée. Ceux qui gagnent les
batailles, ce sont ceux qui y sont. » De même sur
Robespierre. Un tyran de l'opinion ! un dictateur
436 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
de l'éloquence! Eh! qui vous empêche, vous autres,
d'essayer d'être éloquents?
Avec un sentiment étonnant de sa force et de sa
grandeur (la dignité de celui qui sait qu'on ne
repousse pas la main d'un héros qui l'offre), dans
un combat si terrible, au milieu d'une lutte à mort,
il attestait... V amitié!
Que voulait-il, que demandait-il? Ce que tout le
monde demandait, Y atténuation de V arbitraire des
Comités, spécialement que tout acte portât la signa-
ture de six membres (c'était abdiquer le triumvirat).
Il notait avec bon sens ce rôle de ministre, qui
absorbait Lindet, Carnot, les confinait dans l'admi-
nistration et les éloignait du gouvernement. Il blâ-
mait Garnot, Gollot et Billaud, mais avec modération,
disant : « Les membres que j'accuse ont commis
peu de fautes... Je ne conclus pas contre eux; je
désire qu'ils se justifient et que nous devenions
plus sages. »
Personne ne prévoyait un discours tellement
modéré. Si Saint-Just eût tenu sa parole au Comité,
s'il lui eût lu son rapport, le Gomité, indécis, mol
lissant, entre deux dangers, se serait rapproché de
lui, fût entré avec lui à la Convention, eût étonné
l'Assemblée de ce rapprochement, et elle eût écouté
Saint-Just. Il vint seul (il était midi). Tallien, Bour-
don et quelques autres, frémissant d'audace et de
peur, étaient dans les corridors, arrêtant et cares-
sant leurs alliés du côté droit. Au troisième alinéa
que lisait Saint-Just, Tallien entra et lui coupa la
LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR 437
parole : « Qui ne pleurerait sur la patrie? Hier, un
membre du gouvernement s'en est isolé; aujour-
d'hui un autre. Que le rideau soit déchiré ! »
Billaud et les Comités entraient à l'instant, avertis
à peine à midi par une lettre de Saint-Just, le
trouvant à la tribune, furieux de son manquement
de parole, qui leur fit croire qu'il voulait les
pousser à mort. Impatients d'étouffer sa voix, se
croyant perdus s'il parlait, Billaud interrompit
Tallien : « Hier, des hommes aux Jacobins ont dit
vouloir égorger la Convention nationale ! . . . En
voilà un sur la Montagne... Je le reconnais. »
« Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » Ce cri part de tous
les bancs. Quand une Assemblée, émue de son
péril, est lancée ainsi habilement dans un élan
de violence, elle peut aller très loin. La chasse
aux hommes une fois commencée, il est facile de
la pousser. Ceci fut un coup décisif qui peut-être
emporta tout.
« L'Assemblée jugerait mal, si elle se dissimu-
lait qu'elle est entre deux égorgements... Elle
périra si elle est faible... »
« Non, non ! » s'écrient tous les membres en
se levant à la fois et agitant leurs chapeaux.
Ces spectacles ne manquent guère leur effet.
Les tribunes se lèvent d'un même mouvement et
crient : « Vive la Convention ! vive le Comité de
salut public. »
Lebas veut parler, s'agite... Il est rappelé à
l'ordre. Plusieurs crient : « A l'Abbaye. »
438 HISTOIRE DE LA DEVOLUTION" FRANÇAISE
Les accusateurs étaient trop émus, trop furieux
pour être habiles. Billaud vomit pêle-mêle, parmi
beaucoup de choses évidemment vraies, d'autres
trop invraisemblables. Il dit que Robespierre , qui
se disait opprimé, n'avait quitté le Comité qu'à
cause de la résistance qu'y trouvait sa loi de
prairial, qu'il avait organisé un infâme espion-
nage des représentants du peuple, que la veille
aux Jacobins son Dumas avait fait chasser ceux
qu'on voulait immoler. Tout cela était constant.
Mais on haussa les épaules quand il dit que Robes-
pierre favorisait les voleurs, persécutait les comités
révolutionnaires, qu'il forçait le gouvernement de
placer des nobles, etc. On ne vit dans Tallien
qu'un comédien impudent lorsque, tirant un poi-
gnard, dans une pose mélodramatique, contre le
nouveau Cromwell, le nouveau Catilina : il dit (lui
Tallien) que le tyran voulait régner avec des
hommes crapuleux et perdus de débauche.
Plus absurde fut Billaud quand il dit maladroi-
tement qu'Henriot était complice d'Hébert, et que
c'était lui Billaud qui avait accusé Danton, que
Robespierre, au contraire, V avait défendu... Il oubliait
qu'alors même les Montagnards étaient presque
tous hébertistes et dantonistes. Il blanchissait jus-
tement l'accusé qu'il voulait noircir. |
Ce mot fut une avalanche de glace qui tomba
sur la Montagne. Beaucoup, qui auraient parlé,
s'abstinrent dès lors et parurent neutres. Merlin
(de Thionville), Dubois -Grancé, Lecointre et bien
LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR 439
d'autres, mortels ennemis de Robespierre, ne pro-
noncèrent pas un mot contre lui. Loin de là,
Lecointre disait qu'on devait l'écouter, qu'on ne
pouvait empêcher sa défense.
Billaud et Tallien, Tallien et Billaud, se succé-
daient à la tribune, personne autre n'y montait.
Robespierre voulant répondre, la grande masse
d'un même cri étouffait toujours sa parole : « A
bas le tyran ! » Les coalisés étaient convenus de le
faire périr ainsi. La mort sans phrases (le mot
qu'on attribue à Sieyès) pouvait seule rallier une
masse si hétérogène, si intéressée à cacher la
diversité des mobiles qui la poussaient contre
lui.
L'arrestation de Dumas, celle d'Henriot et de
ses lieutenants, c'est tout ce qu'on osa d'abord.
Gela laissait encore une belle porte ouverte pour
Robespierre. On pouvait rejeter tout sur l'odieux
président du tribunal révolutionnaire, sur l'ignoble
chef de la force armée. Henriot seul aurait tout
fait, seul appelé aux armes la garde nationale ;
cette convocation furtive sans le rappel du tam-
bour n'était-elle pas une erreur commise par Hen-
riot dans un moment peu lucide?
Barère que toute l'Assemblée appelait à la tri-
bune, s'efforça de contenir l'affaire dans ces étroites
limites. Il n'attaqua absolument que l'autorité
militaire, de sorte qu'Henriot sacrifié, le généralat
supprimé, le commandement partagé entre les chefs
de légion, tout était fini.
4'i0 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Il voulut même sauver le maire, la Commune
robespierriste, qui pourtant avait autorisé l'acte
d'Henriot. Il vanta leur fidélité.
Toute sa crainte, on le voyait, était qu'en frap-
pant Robespierre, les maladroits, les furieux, les
Fréron n'abolissent les deux ^Comités. Il insista sur
la nécessité de ne pas toucher « à ce sanctuaire
du gouvernement », à cette unique garantie d'une
action centrale et forte; du reste, rejetant tout le
mal, à l'ordinaire, sur les trames de l'étranger,
sur les royalistes, les aristocrates.
Ce rapport sauvait Robespierre. Il le délivrait
d'Henriot, de l'ivrogne et du bravache qui entra-
vait son parti. Il lui laissait sa Commune où était
sa grande force, et l'appel légal aux armes. Il
divisait le commandement, au lieu de faire un
général dévoué à l'Assemblée.
La séance languissait, l'affaire avortait. Un
bavardage de vieillard que fit Yadier à la tribune
sur la Mère de Dieu fit rire ; chose bien mala-
droite et qui pouvait finir tout. Qui rit est pres-
que désarmé. Robespierre, à la tribune, les bras
croisés sur la poitrine, endurait cette risée, s'ef-
forçait de sourire lui-même, de simuler le mépris.
Plusieurs l'auraient tenu quitte pour ce supplice
de la vanité. Mais ceux qui étaient en péril, qui
mouraient s'il eût vécu, arrêtèrent le vieux Vadier.
« Ramenons, dit Tallien, la discussion à son vrai
point... » — Robespierre : « Je saurai bien l'y
ramener. » — Cris et violents murmures. Le pré-
LA JOURNEE DU 9 THERMIDOR 441
sident, Collot d'IIerbois, donne la parole à Tallien.
Gelui-ci, allant très droit, surtout voulant répa-
rer la maladresse de Fréron, rallier les Comités,
reprocha à Robespierre d'avoir calomnié ces Comités
héroïques « qui avaient sauvé la patrie ».
Robespierre frémit du péril, voyant se reformer
la ligue, il nia, cria, s'agita... Ses regards déses-
pérés firent un suprême appel à la Montagne...
Un groupe de Montagnards, nous l'avons remarqué,
étaient restés immobiles. Quelques-uns, par cheva-
lerie, comme Merlin, et parce que Robespierre
était leur ennemi personnel, quelques autres, de
la nuance de Romme, Soubrany, Maure, Baudot,
J.-B. Lacoste, la Montagne indépendante, parce
qu'ils n'eussent sauvé Robespierre qu'en lui don-
nant la dictature. Ils ne pouvaient accabler ce
grand citoyen poursuivi par de tels hommes;
d'autre part, comment l'appuyer, quand une fata-
lité terrible le poussait dans la tyrannie ?
Le cœur percé, plus qu'il ne le fut du poignard
de prairial, ils s'enveloppèrent du devoir, se déta-
chèrent des personnes, détournèrent leurs visages
sombres du coupable, de l'infortuné si cher et si
dangereux à la liberté publique1. Car la crise
1. Romme, le mathématicien, l'un des principaux fondateurs du culte de
la Raison, était l'oracle de cette partie de l'Assemblée, si peu connue, telle-
ment étouffée par la gloire des dantonistes et des robespierristcs, Romme,
avec la figure de Socrate, avait son sens profond, l'austère douceur d'un
sage, d'un héros, d'un martyr. Il était absent au 9 thermidor (je dois ce
renseignement à son petit-neveu, M. Tailhand, juge à Riom, dépositaire de
sa précieuse correspondance), mais son esprit était présent dans l'Assemblée.
Son opinion sur Robespierre qui étouffa le culte de la Raison, ne peut être
442 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
durait encore... Une main lui eût été tendue du
sein de la Montagne que la Plaine en eût pâli,
que la droite eût reculé ; la déroute se fût mise
parmi ses lâches ennemis.
Robespierre, sous ce jugement terrible, hélas !
mérité, se retourna en fureur vers la droite :
« Vous, hommes purs! c'est à vous que je m'adresse,
et non aux brigands !... » Il leur redemandait la
vie, qu'ils lui devaient, qu'il leur avait sauvée...
Il n'en tira rien qu'outrage, des cris, des risées,
la mort.
Alors, hors de lui et montrant le poing au pré-
sident Collot d'Herbois : « Pour la dernière fois,
président d'assassins, je te demande la parole!... »
Qui lui répondit ? La voix de Danton, je veux
dire de Thuriot, qui avait pris le fauteuil à la
place de Collot d'Herbois.
On se souvient que Thuriot, depuis le procès
de Danton, devenu tout à coup muet, « malade
de la poitrine », avait paru aussi mort que les
morts du 5 avril. Il recouvra en ce jour une voix
terrible et tonnante, comme celle du Jugement
douteuse. Son intime ami Soubrany, qui ne fut qu'une même âme avec lui
et mourut avec lui, juge Robespierre avec une extrême sévérité (j'ai sous les
yeux ses lettres que m'a communiquées M. Doniol, écrivain distingué de
Clermont). — Grande gloire pour l'Auvergne d'avoir produit avec Desaix, le
plus pur de l'armée, les purs de la Convention, je veux dire ceux qui, en
faisant des choses héroïques, évitèrent jusqu'au soupçon d'ambition :
Romme, Soubrany, le vainqueur des Espagnols, J.-B. Lacoste, le vainqueur
du Rhin.
On a vu comment le parti robespierriste avait essayé de taire et d'étouffer
les succès de Lacoste et Baudot, au profit de Saint-Just,
LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR 443
dernier, et de ses poumons d'airain, du timbre,
furieusement agité, d'une impitoyable sonnette, il
exécuta Robespierre.
Il n'avait rien à espérer, étant tombé aux mains
implacables des dantonistes.
« Le sang de Danton l'étouffé ! » dit Garnier (de
l'Aube).
C'était un cri du sépulcre. Robespierre n'en fut
pas atteint. Il se redressa, comme le serpent sur
lequel on marche, et darda ce mot : « Ah ! vous
voulez venger Danton!... » Risée amère de la
lâcheté de ceux qui le lui livrèrent...
Du fond même de la Montagne deux voix qu'on
n'avait entendues jamais :
« L'arrestation ! »
« L'accusation! »
On se demandait les noms. C'étaient Louchet et
Loiseau, gens obscurs, fermes jacobins, nullement
thermidoriens et qui se montrèrent immuables
contre la réaction.
Ils firent plus d'impression que les discours de
Tallien. L'Assemblée tout entière appuie.
Robespierre jeune et Lebas veulent être arrêtés
aussi. Accordé.
Robespierre crut voir ici une lueur. Il connais-
sait le cœur des foules. Il essaya de parler pour
son frère. S'il eût attendri l'Assemblée, il était
sauvé lui-même.
Mais un violent journaliste, supprimé par Robes-
pierre, Charles Duval, s'écria : « Président, est-ce
444 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
qu'un homme [sera le maître de la Convention? »
Fréron : « Ah! qu'un tyran est dur à abattre! »
Billaud reprenait ici un bavardage très vague,
au travers duquel peut-être Robespierre eût trouvé
jour. Mais une masse de voix crièrent : « L'arres-
tation! l'arrestation! »
Thuriot la met aux voix. Décrétée à l'unanimité.
L'Assemblée tout entière se lève : « Vive la
liberté! vive la République! »
« La République, dit Robespierre, elle est per-
due! Les brigands triomphent. »
Lebas : « Je ne partagerai pas l'opprobre de ce
décret, je veux être arrêté aussi. »
« Oui, dit Fréron, Lebas, Gouthon et Saint-Just.
Couthon voulait, de nos cadavres, se faire des
degrés pour monter au trône... »
« Moi, monter au trône! » dit le cul-de-jatte en
montrant ses jambes impotentes.
Cependant des deux côtés partaient des voix
meurtrières.
De la droite, le royaliste Glausel : « Qu'on exé-
cute le décret d'arrestation! »
Le président : « Je l'ai ordonné; les huissiers se
sont présentés... Mais on refuse d'obéir. »
De la gauche, le jacobin Louchet : « A la barre
les accusés! Point de privilège! Quand des membres
furent arrêtés, ils descendirent à la barre! »
Ils descendent en effet. Applaudissements fréné-
tiques. L'Assemblée se croit libre enfin. Elle a vu
passer son tyran au niveau de l'égalité.
LA JOURNEE DU 9 THERMIDOR 445
Elle se leva bientôt, dans cette joie enfantine,
sans rien faire pour son salut, sans se douter que
la tyrannie restait tout entière, et elle s'ajourna
au soir.
Il était trois ou quatre heures. Robespierre avait
été conduit aux Comités, comme pour être inter-
rogé... On a vu combien Barère l'avait encore
ménagé. Sauf Billaud, Gollot, Élie Lacoste, nul
membre des Comités n'avait parlé contre lui. Qu'avait-
il à craindre? De passer, comme Marat, au tribunal
révolutionnaire? Là son immense ascendant moral,
l'intérêt, le zèle d'une armée de fonctionnaires
créés et placés par lui, les foudroyantes adresses
des sociétés populaires arrivant de toute la France,
lui ménageaient un triomphe tout autre que celui
de Marat, bien près de l'apothéose. Sa personnalité
multiple, qui remplissait toute chose, le rendait
nécessaire et fatal, quoi qu'il arrivât. Il était devenu
comme l'air dont la République vivait. Dans l'étouf-
fement d'asphyxie qu'entraînerait son absence, la
France allait venir à genoux dans cette prison lui
demander de sortir. A lui d'exiger des juges, d'im-
poser à ses ennemis la nécessité du procès.
Cependant le bruit étonnant de l'arrestation de
Robespierre se répandant dans Paris, le mot fut
celui-ci : « Alors l'échafaud est brisé! »
Tellement il avait réussi, dans tout cet affreux mes-
sidor, à identifier son nom avec celui de la Terreur.
Ce jour même, un incident pathétique avait bou-
leversé les cœurs.
44G HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Une accusée, s'asseyant sur les gradins où son
jeune fils avait été condamné la veille, tomba en
épilepsie. La foule cria violemment qu'on ne pou-
vait la juger.
Le peuple espérait que, ce jour, il n'y aurait pas
d'exécution. Telle était l'opinion du bourreau lui-
même; il croyait chômer. Donc lorsque, selon l'ordi-
naire, le tribunal révolutionnaire eut préparé une
fournée, lorsque les lourdes charrettes vinrent à
l'heure marquée rouler dans la cour du Palais de
justice, l'exécuteur demanda à Fouquier-Tinville
« s'il n'avait point d'ordre à donner? »
Fouquier se garda de comprendre cette demande
d'un sens si clair et dit : « Exécute la loi. »
On vit donc sortir encore de la noire arcade de la
Conciergerie quarante -cinq condamnés, et le lugu-
bre cortège traversa encore une fois les quais, la
rue, le faubourg Saint-Antoine. Nulle chose ne fut
plus douloureuse; la douleur nullement cachée.
Plusieurs levaient les mains au ciel; beaucoup
criaient grâce. Quelques-uns enfin, plus hardis, sau-
tent à la bride des chevaux et se mettent à vouloir
faire rétrograder les charrettes. Mais Henriot, averti,
arriva au grand galop et dispersa la foule à coups
de sabre, assurant cette dernière malédiction à son
parti et faisant dire dans le peuple : « La nouvelle
est fausse sans doute. Nous ne sommes pas encore
quittes du régime de Robespierre. »
Le tribunal révolutionnaire n'en était pas moins
tué. Que Robespierre fût vainqueur ou vaincu, il
LA JOURNEE DU 9 THERMIDOR 447
finissait également. Le président Dumas en jugeait
ainsi dès le 8 thermidor. Il croyait que les deux
partis se rapprocheraient peut-être, en sacrifiant
deux têtes, la sienne et celle d'Henriot. Dès lors
il était prêt à fuir : il voulait faire partir pour la
Suisse sa femme et sa famille.
448 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
CHAPITRE VI
LA SOIRÉE DU 9 ET LA NUIT DU 9 AU 10. — IMMORILITÉ
DES JACOBINS.
Robespierre veut rester prisonnier. — Il ne peut entraîner ni les tribunaux
ni la section de la Cité. — Le Comité ne veut rien faire. — Robespierre
délivré malgré lui. — Le gendarme Merda. — Les jacobins soutiennent
mollement Robespierre.
La Commune, avertie de minute en minute des
moindres incidents de la séance, avant même qu'elle
finît, était en insurrection.
Se fiant peu à la garde nationale qu'elle avait
appelée et qui arrivait lentement, dès deux heures de
l'après-midi, elle fît venir du Luxembourg la gen-
darmerie à la Grève. On lui distribua des cartouches
et on lui dit qu'il s'agissait de réprimer une révolte
des prisonniers de la Force.
Au moment où la nouvelle de l'arrestation de
Robespierre parvint à la Grève, Henriot, à la tête
de cette gendarmerie , suivit les quais au grand
galop, renversant, foulant les passants. Un jeune
homme qui avait sa femme au bras la quitta, criant
à la foule : « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » et faillit être
LA SOIREE DU 9 ET LA NUIT DU 9 AU 10 449
sabré. Dans la rue Saint- Honoré, la cavalerie fut
retardée par un travail de paveurs. Henri ot les
harangua, leur parla de Robespierre, mais ne put
les entraîner. Ils crièrent : « Yive la République ! »
et se remirent à l'ouvrage.
A la porte des Tuileries, la garde croisait la baïon-
nette sur lui et ses hommes, lorsqu'un gros huissier
de la Convention se jeta entre eux : « Gendarmes,
cet homme-là n'est plus votre général... Voyez le
décret ! » Les gendarmes reculèrent.
Henriot, qui venait d'arrêter Merlin (de Thionville)
dans la rue Saint-Honoré, se trouva arrêté lui-même.
Deux dantonistes, Robin et Courtois, rqui dînaient
chez un restaurateur, le virent flottant sur son
cheval, suivi de sa troupe déjà ébranlée. Ils crièrent
de la fenêtre qu'on l'arrêtât. Ce que firent les gen-
darmes, et ils le menèrent au Comité de sûreté,
d'où Robespierre sortait à peine pour aller au
Luxembourg.
Il y était arrivé, escorté plutôt que gardé. Là
les administrateurs de police, Faro, Wiltcheritz, qui
gouvernaient la prison (deux robespierristes dévoués),
lui dirent qu'ils avaient reçu de la Commune défense
de le recevoir, qu'on l'attendait à la Commune. Une
foule de ses partisans qui remplissaient la rue de
Tournon criaient de toutes leurs forces : « A la
Commune ! à la Commune ! »
Il était six heures du soir, et l'insurrection était
complètement déclarée. La Commune avait fait
arrêter les messagers de la Convention. Elle ne
T. VII. — UÉV. 23
450 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
reconnaissait plus le Comité de salut public et s'était
créé à elle-même un comité d'insurrection (Payan,
Coffinhal, Arthur, etc.). Elle battait partout le rappel,
et déjà elle avait sur la Grève vingt pièces de
canon en batterie.
Robespierre , qui trouvait ces mesures étrange-
ment précipitées, fut d'autant plus éloigné d'aller
à l'Hôtel de Ville. Il dit qu'il était prisonnier, arrêté
par un décret, et que tel il voulait rester. Il ordonna
à ses gardiens de le mener du Luxembourg à l'ad-
ministration de police municipale, dont les bureaux
occupaient, avec ceux de la mairie, l'hôtel de la
Préfecture de police actuelle, quai des Orfèvres.
Ses amis et ses ennemis ont blâmé ici son hési-
tation. Nous croyons que cette démarche était la
sagesse même. Il connaissait infiniment mieux que
les siens l'état moral de Paris et le cœur du peuple.
Robespierre captif, Robespierre victime, Robes-
pierre martyr des méchants, des voleurs, des traî-
tres qu'il avait osé accuser, c'était un texte admirable,
du plus grand effet, qui pouvait lui donner Paris. Et
Robespierre général, chef d'émeute, tirant le canon
contre l'Assemblée nationale, était coupable et ridi-
cule.
Si même il fallait en venir à l'insurrection, la
position qu'il prenait n'était pas sans avantage. On
sait que cet hôtel du quai des Orfèvres commu-
nique par derrière avec le Palais de Justice et la
Conciergerie. Le tout forme en réalité, dans toute
la largeur de l'île, une grande et énorme forteresse,
LA SOIREE DU 9 ET LA NUIT DU 9 AU 10 451
que commandent les tribunaux , avec tous leurs
employés, leurs geôliers, leur garde nombreuse.
Le véritable maître du lieu qui y résidait et donnait
les ordres était l'accusateur public du tribunal révo-
lutionnaire. Si Fouquier-Tinville, sans sortir de chez
lui, eût, de son Palais de justice, visité le prison-
nier, celui-ci devenait bien fort. La calomnie du
prétendu royalisme de Robespierre qu'on fît courir
dans Paris, eût-elle pu prendre racine ? L'opinion
du tribunal révolutionnaire eût d'avance couvert
l'accusé. Les exagérés, qui, comme on verra, furent
très actifs contre lui, n'auraient pas osé être plus
difficiles en patriotisme que Fouquier-Tinville.
On sentait si bien la nécessité d'avoir celui-ci pour
soi que, le même jour, 9 thermidor, Goffinhal avait
voulu dîner avec Fouquier chez un ami commun
derrière Notre-Dame (au Pont-Rouge, île Saint-Louis).
Fouquier rentra au Palais à six heures du soir, presque
au même moment où Robespierre entrait par l'autre
quai à la Police qui y touche . Celui-ci y resta jus-
qu'à neuf, mais ni Fouquier ni Dobsent, président
du tribunal criminel, ne firent le moindre pas vers
lui.
Robespierre, à la Police, n'était pas même gardé.
Il s'adressa à la section, celle de la Cité, section
fort importante par sa position centrale, par le Palais,
par Notre-Dame, par la facilité qu'elle a de disposer
du bourdon, la grosse cloche qui peut sonner le
tocsin pour Paris, et qui le sonna effectivement au
31 mai. La Cité était encore fortement influencée
452 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
par les hommes du 31 mai, Dobsent, l'ancien pré-
sident du club de l'Évêché, et d'autre part par un
agitateur de bas étage, Vaneck, ami de Dobsent. L'un
devenu modéré en haine des lois de Prairial, l'autre
devenu exagéré, sans doute par les persécutions dont
le parti robespierriste accabla les exagérés; ils étaient
d'accord en un point, la haine de Robespierre.
Celui-ci ayant demandé cinquante hommes, la
section les envoya. Mais quand les municipaux qui
entouraient Robespierre expliquèrent qu'il s'agissait
« de le prendre sous leur sauvegarde », le comman-
dant répondit froidement qu'il ne le pouvait, Robes-
pierre étant décrété d'arrestation. Ils lui dirent qu'il
était un poltron, un aristocrate, lui dirent que lui-
même était prisonnier et le retinrent en effet1.
D'autre part, tous leurs efforts pour emmener
Robespierre étaient impuissants. Il ne voulait bouger,
croyant, non sans apparence, que les Comités n'agi-
raient pas plus que lui.
Leur police n'étant pas à eux, que pouvaient-ils
faire ? Le chef Héron était à Robespierre, le Comité
de sûreté ne disposait que d'un petit chef de brigade,
agent inférieur, nommé d'Ossonville, lequel s'était
attaché un homme d'exécution, un Dulac, ami de
Tallien.
On ne leur donna nul ordre, nulle instruction
précise ; les circonstances , infiniment variables ,
devaient seules les diriger.
1. Archives de la Préfecture de police, Procès-verbaux des sections, section
de la Cité.
LA SOIRÉE DU 9 ET LA NUIT DU 9 AU 10 453
La seule chose qu'indiquait la situation, c'était
sans doute, si l'on pouvait, de tuer moralement
Robespierre, en faisant courir le bruit qu'il avait
été arrêté pour un complot royaliste 1 ; c'est ce que
prêcha d'Ossonville dans les sections. Pour Dulac,
on peut soupçonner sans risquer de faire trop de
tort à ces honnêtes gens, que toutes ses instructions
furent le poignard de Tallien.
La Convention, rentrée en séance à sept heures du
soir, avait appris l'arrestation d'Henriot, mais elle
était loin de soupçonner l'inaction des Comités. On
avait mené le captif au Comité de sûreté ; un seul
membre s'y trouvait, Amar, et il s'esquiva. Il fallut
mener Henriot au Comité de salut public. Barère,
Billaud, d'autres y étaient. « Mais, dit Billaud à celui
qui l'amenait, que veux-tu que nous en fassions?...
— Il nous égorgera ce soir... — Que faire enfin ?
dit Barère; nommer une commission militaire qui
juge prévôtalement ?... — Ce serait un peu vigou-
reux , dit Billaud . — Ramenez-le , dit Barère , au
Comité de sûreté ; nous allons nous en occuper. »
Le Comité ne voulait pas pousser vivement les
1. Si l'on veut croire le très peu croyable Soulavie (t. V, 348), Robespierre
aurait reçu des ouvertures de l'Angleterre, et la lettre aurait été interceptée
par Vadier. Mais comment supposer que Vadier n'eût pas publié une telle
lettre? De l'Angleterre! c'est absurde.
Quant aux puissances allemandes, il est certain qu'elles faisaient effective-
ment des ouvertures. Notre politique, à travers tous les partis (de Dumouriez,
de Custine à Carnot et à Robespierre), fut invariable en ceci que tous cru-
rent que la Prusse se détacherait la première de la coalition; c'est cette
espérance qui fit le fatal abandon de la Pologne (en mai 1794). Un signe, un
geste de la France, le simple envoi du drapeau eût donné à Kosciuszko une
force incalculable.
454 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
choses. Il connaissait Robespierre; il croyait qu'il
voudrait toujours une solution légale, le jugement,
le triomphe de Marat. Gela donnait du temps; on
pouvait travailler l'opinion, l'avidité avec laquelle le
public avait accueilli l'affaire Saint-Amaranthe et celle
de la Mère de Dieu montrait combien l'homme était
mûr, combien facile à attaquer, combien prêt à rece-
voir le coup de la calomnie.
Tout se fut passé ainsi, si Robespierre eût été
maître de son parti. Il ne l'était pas.
Un peu avant dix heures du soir, le Comité écou-
tant tristement le tocsin de la Commune, les portes
étant tout ouvertes, quelqu'un entra précipitamment,
un [gendarme : « Robespierre est délivré ! » Vers
neuf heures effectivement, la Commune désespé-
rant de le faire venir à elle, Coffinhal, l'hercule
auvergnat, se chargea de l'apporter. Enveloppant
Robespierre de sa voix assourdissante, de ses bras
irrésistibles, de sa brutale amitié, il l'enleva de la
mairie, l'entraîna à l'Hôtel de Ville, à l'insurrec-
tion, le fit insurgé malgré lui. Ce fut cette main
coupable qui, dans la falsification du procès d'Hébert,
prépara la mort de Danton, qui, dans celui de Danton
mutila ses dernières paroles, ce fut, dis-je, cette
même main, par une fatalité de crimes, qui enleva
Robespierre de l'asile de la Loi où il s'efforçait
de rester et le posa dans la Mort.
L'infortuné, sur la route, disait à cette bande
étourdie et violente : « Vous me perdez ! Vous vous
perdez ! Vous perdez la République ! » Eux, ils ne
LA SOIREE DU 9 ET LA NUIT DU 9 AU 10 455
voulaient rien comprendre. Ils répétaient leur mot
ordinaire, que Maximilien était un homme de scru-
pule vraiment excessif, d'une moralité désolante ;
qu'il fallait bien que ses amis l'obligeassent d'être
homme d'État.
Le Comité de salut public, atterré de la nouvelle,
pensa que la Commune, maîtresse de Robespierre,
lui ferait vouloir ce qu'elle voudrait, que tout
était remis aux armes. On se repentit un peu tard
d'avoir divisé, annulé le commandement militaire.
Il fallait maintenant demander un général à la
Convention. Carnot regardait le gendarme qui ap-
portait la nouvelle. Il était extrêmement jeune
(dix-neuf ans), une blonde figure innocente, résolue
pourtant, un soldat et rien de plus. Ce jeune
homme, nommé Merda, enfant de Paris, fils d'un
marchand, était entré à dix-sept ans dans la garde
constitutionnelle du roi. Comment un enfant de
cet âge fut-il admis clans ce corps d'élite, recruté
soigneusement parmi d'anciens militaires, des maîtres
d'armes, des lames renommées de Paris? Sans doute
pour sa dextérité peu commune dans les armes .
Passé en 1792 dans la gendarmerie des hommes du
14 juillet, il y était fort vexé soit à l'occasion de
son nom bizarre, soit comme garde constitutionnel.
Son sobriquet était Veto. Ces disputes continuelles,
qui, dans le corps, obligent tous les jours de tirer
Pépée, durent faire du jeune homme naturellement
pacifique un homme d'exécution, une main vive
et prompte à frapper. Du reste, pour achever son
456 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
histoire, il n'était point ambitieux, ne fit point sa
cour au pouvoir, avança très lentement, et périt,
simple colonel, à la bataille de la Moskowa.
Merda dit au Comité que c'était lui qui, de sa
main, tout à l'heure, avait arrêté, lié Henriot, que,
si l'on voulait, il allait ramasser quelques hommes,
marcher sur la Commune. Et, plein de zèle, il
courut au Comité de sûreté pour trouver ses cama-
rades. Là, il fut en grand danger. Coffinhal, avec
une masse de canonniers des faubourgs, avait forcé
le Comité et délivré Henriot. Ce n'étaient que cris,
embrassades du délivré et des libérateurs. Henriot
reconnut Merda, qui se sauva à grand 'peine au
Comité de salut public : « Henriot est délivré...
— Quoi, tu ne lui as pas brûlé la cervelle? dit Ba-
rère; on devrait te fusiller! » Merda se le tint pour
dit.
L'anxiété était extrême dans la Convention. Elle
n'avait aucune défense qui empêchât Coffinhal, Hen-
riot, malgré leur petit nombre, de pénétrer dans
la salle! Collot d'Herbois prit bravement le fauteuil
et dit d'une voix sépulcrale : « Citoyens, voici le
moment de mourir à votre poste... Le Comité de
sûreté est envahi. »
« Courons-y », disent les tribunes. Sous ce pré-
texte, tous les assistants s'enfuirent si précipitam-
ment que la salle se remplit d'un gros nuage de
poussière.
La Convention resta seule, calme et digne, s'ar-
rangeant pour mourir avec gravité. L'obstacle c'était
LA SOIRÉE DU 9 ET LÀ NUIT DU 9 AU 10 457
Lecointre, grotesque en ce moment même, qui, de
ses poches inépuisables où il avait un arsenal, dis-
tribuait à ses collègues des cartouches et des pis-
tolets.
La peur fait souvent des miracles. Ce fut préci-
sément Amar, le plus craintif des membres des
Comités, qui sortit au Carrousel ; Amar, qui s'était
sauvé devant Henriot enchaîné, pour ne pas le
prendre en garde, alla au-devant d'Henriot délivré
et sur la place, à la tête de ses canonniers. On
savait au reste que ceux-ci étaient extrêmement
indécis. Il n'y avait qu'une compagnie bien déci-
dée pour la Commune. Mais les autres n'étaient
guère ardents pour la Convention. La grande majo-
rité ne suivit ni Henriot ni Amar; ils pensèrent
qu'il était tard, s'en allèrent coucher. La place rede-
vint solitaire et ténébreuse.
La scène n'était pas beaucoup plus animée à la
Commune. A ses invitations pressantes peu disaient
non, mais peu venaient. Le Département était net-
tement contre la Commune. Le Palais de justice
restait dans une neutralité suspecte. Le maire Fleu-
riot y alla pour décider Fouquier-Tinville et ne
gagna rien. Dobsent de même, président du tribu-
nal criminel, ne s'ébranla que quand l'affaire fut
éclaircie.
Dans cette froideur générale, Robespierre devait
pourtant compter sur deux forces, qui n'en faisaient
qu'une : les Jacobins sociétés et les Jacobins comités.
Je parle d'abord des quarante-huit comités révolu-
458 HISTOIRE DU LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
tionnaires de sections, parfaitement Jacobins et
robespierristes, fonctionnaires salariés, vrais rois de
Paris, ayant tout à perdre au changement. Depuis
plus de six mois, ces comités ne se recrutaient
plus par l'élection ; les membres qui manquaient
étaient nommés (contrairement à la loi) par le Comité
de salut public, ou plutôt par le triumvirat robespier-
riste. On comptait si bien sur eux que, vers la fin
de messidor, à l'approche de la crise, Payan les
avait convoqués à la Commune, redoutable convo-
cation qui sentait son 31 mai. Le Comité de salut
public hasarda d'interdire la réunion.
Quant à la grande société jacobine, on a vu le
soir du 8 la scène qui s'y passa, l'enthousiasme,
les larmes, les protestations, les serments. Si tout
cela est quelque chose en ce monde, Robespierre
devait y compter.
Des comités révolutionnaires, très peu ,vinrent.
Ils étaient fonctionnaires et craignaient sans doute
de perdre leurs places.
La société jacobine se ménagea plus qu'on n'eût
cru. Elle essaya d'établir sa correspondance avec
les sections et n'y parvint pas1. Elle envoya de
deux heures en deux heures des cléputations à la
Commune, mais n'y alla pas en corps. Cette démarche
décisive, solennelle, qui eût entraîné peut-être les
sections, fut attendue, désirée toute la nuit par la
Commune.
1. Procès-verbal do la section Marat (Archives de la Préfecture de police).
LA SOIRÉE DU 9 ET LA NUIT DU 9 AU 10 459
Peut-être les Jacobins ne pouvaient faire mieux.
Peu d'entre eux seraient venus. Un schisme se
fût déclaré; les partisans de Fouché et autres
représentants fussent restés rue Saint-Honoré, seuls
maîtres du lieu sacré, d'où ils eussent excommunié
la fraction qui eût passé à l'Hôtel de "Ville. On a
vu ces divisions : en votant pour Robespierre, la
société, presque toujours, prenait pour président
un de ses ennemis, un Fouché, un Élie Lacoste,
un Barère. Cette nuit, leur président, Vivier, était un
robespierriste. Un autre, Sijas, adjoint de la Guerre,
les prêchait, les animait. Et pourtant rien ne re-
muait. Une paralysie latente immobilisait la société.
Le représentant Brival s'était chargé d'expliquer
aux Jacobins l'arrestation de Robespierre. On lui
demanda s'il l'avait votée : « Sans doute, dit-il;
bien plus, je l'avais aussi provoquée, et, comme
secrétaire, j'ai expédié, signé les décrets. » Vifs mur-
mures, huées; on le raye, on lui enlève sa carte.
Qui croirait qu'un moment après, Brival, rentré
dans l'Assemblée, se voit rapporter sa carte par
des commissaires jacobins ? La société a révoqué sa
radiation, rétabli comme jacobin un homme qui
vient de se vanter d'avoir demandé, signé l'arres-
tation de Robespierre!
L'homme éminent des Jacobins, Gouthon, ne
paraissait pas à l'Hôtel de Ville. Infirme, se jugeant
peu utile sur une telle scène d'action, il était resté
chez lui, près de sa femme et de son enfant. On pensa
que sa présence entraînerait la société à l'Hôtel de
460 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
Ville. Robespierre et Saint-Just écrivirent ce mot :
« Couthon, tous les patriotes sont proscrits; le peuple
entier s'est levé; ce serait le trahir que de ne pas
te rendre à la Commune, où nous sommes. »
Couthon vint à l'instant même. Mais les Jacobins
ne vinrent pas, sinon par députations.
La dernière ligne du procès-verbal de la Com-
mune, interrompu par l'événement qui brisa tout,
indique qu'à ce moment suprême les Jacobins
envoyaient chercher des nouvelles, et que la Com-
mune agonisante les invitait à venir en corps.
NEUTRALITÉ DE PARIS 461
CHAPITRE VII
LA NUIT. — NEUTRALITÉ DE PARIS EN GÉNÉRAL ET DU FAUBOURG
SAINT-ANTOINE. — LES ENRAGÉS SE RÉVEILLÈRENT-ILS?
Cause de l'inaction générale. — Rancune des enragés et des hébertistes. —
Initiative de Y Homme- Armé, de la Cité, de la rue Saint-Martin. — Neu-
tralité du faubourg Saint-Antoine. — Conflits du faubourg Saint-Marceau.
— Fluctuation des sections.
Un phénomène singulier, qu'aucun des partis
n'attendait, apparut dans cette nuit : la neutralité de
Paris.
Ce qui se mit en mouvement, ou dans un sens
ou dans l'autre, était une partie imperceptible de
cette grande population.
On aurait pu le prévoir. Depuis cinq mois, la vie
publique y était anéantie. Partout les élections
avaient été supprimées. Les assemblées générales
des sections étaient mortes, et tout le pouvoir
avait passé à leurs comités révolutionnaires, qui
eux-mêmes n'étant plus élus, mais de simples fonc-
tionnaires nommés par l'autorité, n'avaient pas
grande vie non plus.
Tranchons le mot : on avait assommé Paris, si
vivant du temps de Ghaumette. Il n'était pas aisé
tôï HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de croire que les uns ou les autres le ressuscite-
raient en une nuit.
Les chefs le sentaient. Ils semblaient n'avoir à
offrir aux leurs que des encouragements à la
patience.
A dix heures, Gollot disait, dans le fauteuil de la
Convention : « Sachons mourir à notre poste. »
Et plus tard, Robespierre disait à Couthon, arrivé
à la Commune : a Sachons supporter notre sort. »
D'où venait cet isolement ? De la lassitude sans
doute, de l'ennui universel, de la cherté des vivres.
La moisson était admirable, mais elle était encore
sur pied. La Commune, large et généreuse pour
les indigents, n'en avait pas moins mécontenté les
masses, en déclarant que la question des subsis-
tances ne la regardait plus, tandis que l'ancienne
Commune en avait toujours fait sa principale affaire.
Les nouvelles autorités avaient encore ce défaut :
elles attristaient Paris. Elles venaient de défendre
les petits jeux de place, les bateleurs, chanteurs,
banquistes, etc. Elles avaient blâmé, empêché les
repas publics dans les rues, le mélange des riches
et des pauvres.
Enfin, et c'était le plus grand grief, le 5 ther-
midor, la Commune avait fait dans les quarante-
huit sections par quarante-huit de ses membres la
proclamation, peu agréable, du maximum qui limitait
le salaire des ouvriers1.
1. Archives de la préfecture de la Seine, registres du Conseil général, ther-
midor.
NEUTRALITÉ DE PARIS 463
Quelle serait l'attitude des sections ? Problème
infiniment complexe. Là, l'intrigue pouvait moins.
Un Fouché avait bien pu, en groupant les haines,
faire un schisme dans les Jacobins, les neutraliser.
Un Tallien, un Bourdon (de l'Oise), avaient pu,
dans l'Assemblée, tenter la droite et la séduire,
créer une majorité contre Robespierre. Mais, sur le
vaste théâtre des sections, il était bien plus difficile
d'agir. Le plus probable était qu'elles ne bougeraient
ni dans un sens ni dans l'autre. C'est ce qui arriva
réellement pour la grande majorité.
Si les choses se passaient ainsi, les robespier-
ristes avaient cause gagnée. Quoiqu'en minorité
minime, ils faisaient un groupe fortement lié d'idées,
d'intérêts ; ils avaient un drapeau vivant. Ils ne
pouvaient manquer au jour de se reconnaître et de
se serrer, d'agir ensemble et de vaincre. C'est ce
que sans doute pensait Robespierre, et qui se fût
vérifié, si un élément imprévu n'eût compliqué la
question. La Convention agît tard. A dix heures,
au moment où Collot lui disait : « Sachons mourir»,
sans rien proposer, un député inconnu, Beaupré,
prit l'initiative, demanda et fît voter la création
d'une commission de défense, laquelle n'agit
pas elle-même, mais remua les Comités. Ceux-ci
proposèrent de nommer un général, Barras, collègue
de Fréron à Toulon, puis de mettre hors la loi
ceux qui se seraient soustraits à l'arrestation. Youl-
land, seul et en son nom, exigea, obtint que Robes-
pierre nominativement, fût mis hors la loi.
464 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Barras, général sans armée, ne donna aucun
ordre, ne fît rien que quelques reconnaissances
autour des Tuileries. Des représentants s'assurèrent
de l'Ecole de Mars, d'autres coururent les sections.
Bien reçus, mais généralement n'y trouvant presque
personne, ici un comité révolutionnaire, là un comité
civil, ailleurs une soi-disant assemblée générale, à
peu près déserte. Les envoyés de la Commune
n'avaient pas meilleure chance. Les députations et
les torches allaient, venaient, se croisaient. Les
Parisiens restaient dans leurs lits.
Ne restait-il donc rien du parti hébertiste si ter
rible en 1793, si nombreux encore en mars, quand
Robespierre l'étouffa? Les disciples de Ghaumette et
Glootz, l'église de la Raison avait-elle disparu dans
ces vastes et profonds quartiers de l'industrie pari-
sienne qui, au jardin des Filles -Dieu, aimaient tant
à écouter les sermons d'Anaxagoras? Ceux qu'on
appelait enfin enragés, anarchistes, partisans des
lois agraires, etc., ceux qui, en juin 1793, semblaient
tellement redoutables qu'ils décidèrent Robespierre
à s'aider contre eux d'Hébert, ceux qu'on poursui-
vait encore en prairial 1794, au jardin des Tuileries,
ne firent -ils rien en thermidor? On se rappelle
les tréteaux de Varlet, les furies du Lyonnais
Leclerc, amant de Rose Lacombe1, les témérités de
1. Rose Lacombe, brillante et terrible dans la nuit du 31 mai, ne parlant
que de massacre, avait, peu de mois après, molli, voulu sauver des hommes.
On lui ferme bientôt son théâtre, la société des femmes révolutionnaires. En
mars, quand elle voit l'orage gronder dans les discours de Saint-Just, elle
part et se fait actrice à Dunkerque. En Thermidor, elle est marchande à la
NEUTRALITÉ DE PARIS 465
Jacques Roux contre la Montagne, comment Robes-
pierre détruisit Y Ombre de Marat, que rédigeaient
Roux et Leclerc. Ce dernier a disparu. Varlet,
presque toujours en prison, y est sans doute encore.
Pour Jacques Roux, on a vu sa mort tragique en
janvier. Mais n'ont-ils laissé nul ami, nul disciple,
nul vengeur ?
Rappelons-nous les sections où ces hommes eurent
influence l. Nous verrons ensuite quel fut leur rôle
dans la journée décisive.
Les Gravilliers (quartier de la haute rue Saint-
Martin, la plus éloignée de la Seine) furent le théâtre
de Jacques Roux. Ils furent aussi celui des pré-
dications de Ghaumette ; son acolyte zélé, Léonard
Bourdon, avait dans cette section, à Saint-Martin
(aujourd'hui Conservatoire des arts et métiers), son
école des enfants de la Patrie.
Les Arcis (basse rue Saint-Martin, près de la
Seine) paraissent avoir adopté une idée commu-
niste de Roux, celle des greniers communs; ils
proposèrent à la Commune de mettre cette idée en
pratique. Et c'est pour cela, sans nul cloute, qu'on
brisa arbitrairement et renouvela leur comité révo-
lutionnaire.
La Cité, point central de Paris , d'où partit le
31 mai, section très nécessiteuse, était fortement
porte des prisons, position lucrative, qui, par la connivence des geôliers,
permettait de vendre à tout prix. Sans doute elle s'était amendée, soumise
aux robespierristes.
1. Ce qui suit ressort d'une étude sérieuse et complète des Procès-verbaux
des sections conservés aux archives de la Préfecture de police.
T. YII. — RÉV. 30
466 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
dominée par la question des subsistances. C'est
d'elle qu'était sortie l'idée des banquets fraternels,
qu'étouffèrent les robespierristes. Elle suivait l'in-
fluence de Dobsent et de Vaneck, hommes du
31 mai. Vaneck, homme secondaire avant Ther-
midor, joue après un grand rôle populaire; c'est
lui qui parle à la tête du peuple dans le mouvement
de famine qui épouvanta la Convention en germinal
an III.
La section Montmartre avait pour principal meneur
un autre homme du 31 mai, le métallurgiste Has-
senfratz, homme de fer, homme de forge, puissant
sur les ouvriers. Depuis, professeur au Collège de
France, il a été destitué en 1815.
Ces quatre sections néanmoins, dans leur oppo-
sition aux robespierristes, furent précédées par celle
de X Homme- Armé, Et celle-ci entraîna sa voisine, la
section de la Maison- Commune, où étaient la Grève
même et l'Hôtel de Ville; de sorte que la Commune,
à l'Hôtel de Ville, s'y trouva de bonne heure comme
dans une île. Tout autour, les misérables rues de
la Mortellerie et autres, quartier de famine, s'il en
fut, étaient apparemment irritées par la cherté des
vivres.
Tallien demeurait rue de la Perle, au Marais,
précisément à la limite de la section de Y Homme-
Armé. C'est lui très probablement qui, à huit ou
neuf heures du soir, pendant que Robespierre était
encore à l'hôtel de la police et de la mairie, fît savoir
clans cette section : « Que la Convention était eu
NEUTRALITÉ DE PARIS 467
grand danger, que la municipalité voulait se mettre
au-dessus de l'Assemblée nationale, qu'elle donnait
asile aux individus décrétés d'arrestation. » La sec-
tion, convoquée bruyamment à son de caisse,
décida que ses canons, qui, ce jour-là, étaient à la
trésorerie, seraient envoyés à l'Assemblée. Elle prit
la première initiative contre la Commune, se char-
gea de courir de quartier en quartier et d'éclairer
les quarante-sept autres sections de Paris.
La Cité fut moins active, mais son inaction, sa
neutralité, eurent des résultats plus décisifs encore.
Robespierre, à la police, ne put, comme on a vu plus
haut, obtenir que le commandant de la section le
prît sous sa sauvegarde. Et quand la Commune
l'eut tiré de la Police et l'eut dans son sein, elle
ne put obtenir que la Cité appelât Paris à son
secours, qu'elle sonnât au Bourdon de Notre-Dame
le tocsin de l'insurrection. Il lui fallut se contenter
du petit tocsin de clochette qui sonnait à l'Hôtel
de Ville, attestant par ce faible son qu'on n'était
pas maître des tours dont la voix grave avait tel-
lement ébranlé les cœurs aux grandes journées
populaires.
Les Arcis, si voisins de la Grève et littéralement
à deux pas, avaient décidé d'abord qu'une dépu-
tation les tiendrait en rapport avec la Commune.
Cette députation revint dire : « Que la Commune lui
semblait aller contre les principes. » Alors les
Arcis, sans ménagement, non contents de fermer
l'oreille aux officiers municipaux, qui leur venaient
468 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
de l'Hôtel de Ville, les firent arrêter, leur disant
avec rudesse : « Gomment restez -vous décorés de
l'écharpe municipale, vous qui venez nous proposer
de marcher contre la loi? »
Les Arcis ne s'en tinrent pas là. Non contents d'une
première députation aux quarante -sept sections,
ils leur en envoyèrent une seconde immédiatement
pour les engager à arrêter de même les messagers
de la Commune.
Les Gravilliers se prononcèrent plus énergique-
ment encore et formèrent l'avant-garde contre la
Commune.
Pour résumer, ces sections, qu'on avait appelées
anarchistes (et qui réellement contenaient un premier
levain de socialisme), se montrèrent précisément
les plus zélées contre Robespierre. Ce qui s'explique
aisément, quand on se rappelle la guerre qu'il fit à
leurs chefs.
Une cause d'irritation dans ces sections et d'au-
tres, dont les comités avaient élé renouvelés par
l'autorité supérieure et nommés sans élection ,
c'était l'opposition de ces comités imposés par le
pouvoir et des anciens meneurs populaires, héber-
tistes ou enragés.
Plusieurs de ces comités allèrent joindre Robes-
pierre, et justement pour cela leur section se dé-
clara contre.
Au Luxembourg (Mucius Scœvola), ancien centre
d'Hébert et Vincent, les autorités envoyèrent à la
Commune; mais l'assemblée générale de la section,
NEUTRALITE DE PARIS 469
invitée à lever la séance, déclara qu'elle resterait
réunie pour attendre les ordres de la Convention.
A voir à l'Hôtel de Ville tel comité du faubourg
Saint-Antoine, on l'aurait cru décidément déclaré
pour la Commune. C'était le contraire. Nous avons
vu les causes diverses de son mécontentement.
De ses trois sections, deux, Montreuil et Popin-
court, pendant que leurs comités allaient à la Com-
mune, adhérèrent à l'adresse que promenait Y Homme-
Armé et déclarèrent qu'ils n'avaient de boussole que
la Convention.
La troisième section du faubourg, celle des Quinze-
Vingts, écrivit à l'Assemblée : « Qu'elle attendait,
sous les armes, la connaissance des motifs qui cau-
saient le rassemblement, protestant ne connaître
personne que la République », c'est-à-dire ne vou-
lant combattre pour aucun individu.
Des deux sections du faubourg Saint-Marceau, celle
du Jardin -des -Plantes (ou des Sans -Culottes) était
celle d'Henriot. Elle se déclara pour lui, sans nul
doute. Nous avons perdu ses procès -verbaux. Ses
colonnes étaient en marche; on les empêcha d'ar-
river à temps, en les amusant de la fable d'un
complot royaliste de Robespierre.
L'autre section Saint-Marceau (celle des Gobe-
lins ou du Finistère) fut le théâtre du plus violent
conflit qui peut-être eut lieu cette nuit. Le comité
révolutionnaire de la section s'étant déclaré pour la
Convention, ainsi que le commandant de la garde
nationale, un membre de la Commune les mit har-
470 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
diment en arrestation. Mais l'assemblée générale,
indignée, mit elle-même en arrestation ce membre
de la Commune.
Pour résumer, le faubourg Saint -Marceau n'agit
pas plus cette nuit que le faubourg Saint-Antoine.
Peu, très peu de sections prirent une forte ini-
tiative.
L'Observatoire fut fixe, invariable pour Robes-
pierre.
Le Pont-Neuf, au contraire, arrêta le général nommé
par la Commune dans l'absence d'Henriot et tint
ses canons en batterie pour empêcher la commu-
nication des deux rives. La Place -Vendôme (les
Piques), section de Robespierre, lui fut si hostile
qu'elle brûla sans les lire les lettres de la Com-
mune.
Quelques autres sections arrêtèrent les messagers
qu'elle envoyait. Beaucoup flottèrent ou se parta-
gèrent. Plusieurs changeaient d'heure en heure,
selon les éléments nouveaux qui survenaient dans
leur mobile assemblée1.
1. Il nous manque les procès-verbaux de dix-sept sections, mais nous sa-
vons par ceux des autres le parti que plusieurs des sections voisines suivi-
rent : Panthéon, Beaurepaire (Thermes), Croix-Rouge, Contrat Social
(Postes), Jardin-des-Plantes, Grenelle, Invalides, Ile-Saint-Louis, et sur
la rive droite : Maison-Commune, Bonne-Nouvelle, Lepelletier, Roule,
Tuileries, Ponceau, Mont-Blanc, Halle-au-Blé, Butte-des-Moulins. (Ar-
chives de la Préfecture de police.) De ces dix-sept sections dont les procès-
verbaux ont disparu, sept sont les sections les plus riches de Paris, deux
sont extrêmement pauvres.
MOUVEMENT CONTRE ROBESPIERRE 471
CHAPITRE VIII
LA NUIT. — MOUVEMENT DU QUARTIER SAINT-MARTIN (GRAVILLIERS,
ARCIS) CONTRE RORESPIERRE.
IL REFUSE D'AUTORISER L'INSURRECTION.
La Commune pouvait reprendre force au matin. — La rue Saint-Martin
s'ébranle. — Léonard Rourdon, Dulac, Merda. — Situation de la Commune.
— Robespierre refuse d'autoriser l'insurrection.
Les représentants, à force de courir les sections,
parvinrent, dans toute la nuit, à ramasser et réu-
nir à peu près dix- huit cents hommes dans le
Carrousel. Peu à peu on les alignait sur le quai.
Pourquoi ne marchait-on pas ? Parce qu'on comp-
tait sur le temps, sur l'effet de la mise hors la loi,
parce qu'on craignait peut-être, si l'on commençait
à tirer sur l'Hôtel de Ville, que le faubourg, ému
par le bruit du canon et décidément réveillé, ne
sortît de la neutralité, ne descendît pour Robes-
pierre.
Quand on songe combien le faubourg, les Jacobins,
les patriotes en général, semblèrent robespierristes
plus tard, on est tenté de croire que beaucoup
ceux qui restèrent inactifs au 9 thermidor eussent
472 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
fini par se décider, si le nœud n'eût été tranché
brusquement.
Il était très vraisemblable qu'au matin, l'HôLel
de Ville se trouverait beaucoup moins faible qu'il
ne l'était en pleine nuit. Je doute de ce qu'on
raconte de son abandon définitif. Plusieurs de ses
défenseurs s'étaient éloignés, par ennui de ne point
recevoir d'ordre ou pour aller voir leurs familles,
mais ils seraient revenus. Si l'on eût tiré au matin,
comme allait le faire Barras, le bâtiment très mas-
sif eût résisté quelques heures. La canonnade reten-
tissante eût peut-être éveillé Paris. Qui peut dire
quelle eût été l'émotion des cœurs dévoués, quand,
le tocsin se faisant entendre, la voix lugubre du
canon leur eût marqué, coup par coup, les cruels
progrès de l'assassinat, les pas que faisait vers la
mort cet homme qu'ils adoraient et qui était là
délaissé?... N'était-il pas trop probable que, libres
des terreurs de la huit, ne pouvant, devant le jour,
endurer leur propre honte, ils viendraient déses-
pérés prendre les assiégeants par derrière et les
assiéger à leur tour?
Le nœud fut tranché par un coup imprévu que
ni les uns ni les autres n'avaient préparé.
L'Assemblée avait envoyé Léonard Bourdon ,
Legendre et un autre pour réveiller les sections.
Ils se rendirent d'abord aux marchés, à la Halle-
au-Blé, d'où les deux derniers, suivant la rue Saint-
Honoré, allèrent fermer les Jacobins; Léonard Bour-
don suivit les rues des Arcis et Saint-Martin, el
MOUVEMENT CONTRE ROBESPIERRE 473
alla jusque chez lui, à sa section des Gravilliers.
Ce quartier et celui des Arcis (haute et basse
rue Saint-Martin) , outre le petit commerçant, con-
tiennent en nombre infini l'élément spécialement
révolutionnaire et socialiste, le libre ouvrier, celui
qui travaille chez lui, le petit fabricant en chambre.
Le pouvoir, en y renouvelant et nommant d'autorité
les comités révolutionnaires qui menaient ces sec-
tions, croyait les tenir. Il n'en avait pas arraché la
mémoire de leur tribun, de leur apôtre. La rue
Aumaire où vécut Roux, les Filles-Dieu où prêchait
Ghaumette, étaient hantées de leurs ombres.
Les petites sociétés du quartier, proscrites par les
Jacobins, subsistaient-elles en dessous? Je le croi-
rais. Le Comité de salut public y avait toujours
l'œil et redoutait ces bas-fonds d'où peut-être vint
son salut et le mouvement décisif contre Robes-
pierre.
Quinze jours avant le 9 thermidor, le Comité
ordonne encore au maire d'arrêter le lieutenant d'une
compagnie des Gravilliers (Registres du Comité de
salut public, 23 messidor).
Il ne faut pas s'étonner si Léonard Bourdon, au
milieu de la froideur générale, trouva là des élé-
ments de vive et solide haine dont il sut tirer parti.
Lui-même, un pédant ridicule, il n'avait aucune
action. Mais Robespierre le haïssait, comme un débris
de Chaumette. Et cela seul le rendait populaire aux
Gravilliers.
Le comité de cette section était allé à la Com-
474 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
mime. Ce fut encore une raison pour qu'elle se
déclarât contre la Commune. Elle fît marcher ses
chefs, son commandant, qui, se souciant peu de
se compromettre, partit, il est vrai, mais eut soin
de ne pas avoir de cartouches. N'importe, ce mou-
vement des Gravilliers et des populeux affluents de
la grande rue Saint -Martin devait avoir un effet
décisif.
Léonard Bourdon et le commandant à la tète de
cette colonne suivirent la rue dans toute sa lon-
gueur, jusqu'à la rivière, et hasardèrent d'appro-
cher l'Hôtel de Ville.
Le jeune gendarme Merda, qui était avec eux,
se donne ici, dans sa narration, le rôle principal;
chose bien peu vraisemblable qu'un garçon de cet
âge ait dirigé, combiné. Pour frapper, à la bonne
heure ! On peut le croire sans difficulté sur ce der-
nier point.
Il était personnellement intéressé à la chose.
Il avait failli périr pour avoir arrêté Henriot. S'il
réussissait encore à arrêter Robespierre, qu'arrive-
rait-il? Que Robespierre prisonnier, jugé, plus fort
que jamais, ferait fusiller Merda.
Donc il fallait le tuer.
Tel dut être son raisonnement. Et, s'il ne sut-
pas le faire, quelqu'un le lui fit.
Et qui? Ce Dulac, sans doute, ce mouchard, intime
ami de Tallien, qui se trouva là à point.
Dulac n'a pas manqué de dire que c'était lui
qui, à coups de hache, avait enfoncé les portes
MOUVEMENT CONTRE ROBESPIERRE 475
(qui étaient ouvertes), et qu'il avait tout fini. Je
le crois, mais, dans ce sens, il poussa le meurtrier.
L'heure était très bien choisie. Les Parisiens,
qui n'aiment pas à découcher, s'étaient dispersés
la plupart pour prendre un moment de repos. Plu-
sieurs se lassaient d'attendre les ordres. Plusieurs
étaient effrayés de la mise hors la loi. La colonne
des Gravilliers, arrivant devant Saint-Merri, rencon-
tra des canonniers qui quittaient la Grève. Cette
place restait solitaire et quasi abandonnée.
Il fut convenu que Léonard Bourdon et le centre
de la colonne iraient jusqu'au pont Notre-Dame,
que les hommes des Gravilliers, qui faisaient l'avant-
garde, pousseraient jusqu'à la Grève, et que Merda,
s'il pouvait, avec les gendarmes, monterait dans
l'Hôtel de Ville.
On y était fort divisé. Saint-Just, Couthon, Goffin-
hal, presque tous voulaient agir. Robespierre vou-
lait attendre. Et, quoi qu'on ait dit, il avait quelques
raisons de son côté. Changer de rôle, commencer
une guerre contre la Loi, n'était-ce pas en ce mo-
ment effacer toute sa vie, biffer de sa propre main
l'idée dont il avait vécu, qui faisait toute sa force?...
D'autre part, avoir écrit à Couthon de venir, avoir
entraîné tant d'amis en ce péril!... « Nous n'avons
donc plus qu'à mourir? » dit Couthon. Cette parole
sembla l'ébranler un moment. Il prit une feuille
au timbre de la Commune qui portait déjà tout écrit
un appel à l'insurrection, et d'une lente écriture, à
main posée, il écrivit trois lettres qu'on voit encore :
476 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
« Rob... » Mais, arrivé là sa conscience réclama, il
jeta la plume.
« Écris donc, lui disait-on. — Mais au nom de
qui? »
C'est par ce mot qu'il assura sa perte, mais son
salut aussi dans l'histoire, dans l'avenir.
Il mourut un grand citoyen.
ASSASSINAT DE ROBESPIERRE 477
CHAPITRE IX
LE 10 THERMIDOR (29 JUILLET). — ASSASSINAT DE ROBESPIERRE,
Merda blesse Robespierre. — On répand le bruit que Robespierre s'est blessé.
Robespiorre exposé aux Tuileries.
L'assassin montait.
Il était deux heures et demie ou quelque peu
davantage.
Le Conseil général siégeait devant les tribunes
désertes. Il avait fait lui-même cette solitude.
Payan n'avait pas hésité de lire la mise hors la
loi, et il avait ajouté, pour irriter et enflammer les
assistants, que le décret atteignait tous ceux qui se
trouvaient à la Commune. Les tribunes se vidèrent.
Dans cet extrême danger, les meneurs les plus
hardis (Saint-Just et Payan peut-être) venaient de
prendre un moyen désespéré; c'était d'appeler aux
armes pour délivrer la Convention opprimée. On eût
réuni ainsi une masse crédule, et, dans cet imbro-
glio, une petite avant- garde déterminée de robes -
pierristes eût envahi l'Assemblée, frappé les deux
Comités, frappé la coalition, et fait voter tout le
478 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
reste. Au défaut de Robespierre, qui ne voulait rien
signer, l'ordre était signé d'Henriot1.
Il était trop tard. Avant que la ruse pût avoir
quelque succès, le coup décisif fut frappé.
Quoique la foule se fût retirée de la Commune,
les corridors cependant, les escaliers, restaient garnis
des meilleurs hommes de Robespierre, de ses fidèles,
de ceux qui étaient venus pour mourir avec lui. La
plupart n'étaient pas armés; fanatiques obstinés, ils
se croyaient suffisamment couverts, défendus de
l'idée qu'ils avaient au cœur, d'être les amis de
Maximilien.
Merda, avec trois ou quatre gendarmes, se hasarda
dans l'escalier. Les autres montaient lentement,
criant : « Yive Robespierre! » Lui, jeune et svelte,
sans arme apparente qu'un sabre (il avait ses pisto-
lets dans sa chemise), se fit jour plus aisément:
« Qui es-tu? — Ordonnance secrète. » — Avec ce
mot il avançait. Il passa la salle du conseil, entra
dans un corridor, mais plein d'hommes qui refu-
saient le passage, l'assommaient de coups; il recevait
et passait.
Dans son récit naïf et très croyable, une chose em-
barrasse seulement. Parmi cette confusion d'hommes,
nullement bienveillants, et qui n'avaient garde de
lui montrer le chemin, comment marcha-t-il si droit
et sans s'égarer? Quelqu'un plus habile, qui con-
naissait les lieux, l'homme de Tallien sans doute,
1. Ce fait nous est révélé par le procès-verbal de la section des Gardes-
Françaises (Oratoire). Archives de la Préfecture de police.
ASSASSINAT DE ROBESPIERRE 479
d'en bas l'avait renseigné, le guidait et le poussait.
Il arriva juste à la porte du secrétariat, frappa
plusieurs fois. Enfin on ouvrit. Il se trouva dans
une pièce où il y avait une cinquantaine d'hommes
fort agités, sauf un, Robespierre, qui était au fond,
assis dans un fauteuil, le coude gauche sur les
genoux et la tête appuyée sur la main gauche. « Je
saute sur lui, dit Merda, et, lui présentant la pointe
de mon sabre au cœur, je lui dis : « Rends -toi,
traître! » Il relève la tête et me dit : « C'est toi qui es
un traître, et je vais te faire fusiller! » A ces mots,
je prends de la main gauche un de mes pistolets, et,
faisant un à droite, je le tire. Je croyais le frapper à
la poitrine, mais la balle le prend au menton et lui
casse la mâchoire gauche inférieure ; il tombe de son
fauteuil. En ce moment, il se fait un bruit terrible
autour de moi, je crie : « Vive la République! » Mes
grenadiers m'entendent et me répondent; alors la
confusion est au comble parmi les conjurés, ils se
dispersent de tous côtés et je reste maître du champ
de bataille.
« Robespierre gisant à mes pieds, on vient me dire
qu'Henriot se sauve par un escalier dérobé ; il me
restait encore un pistolet armé, je cours après lui.
J'atteins un fuyard dans cet escalier; c'était Gouthon
que l'on sauvait. Le vent ayant éteint ma lumière,
je le tire au hasard, je le manque, mais je blesse à
la jambe celui qui le portait. Je redescends, j'envoie
chercher Gouthon, que l'on traîne par les pieds jus-
que dans la salle du conseil général, je fais chercher
480 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
partout le malheureux que j'avais blessé, mais on
l'avait enlevé sur-le-champ.
« Robespierre et Gouthon sont étendus aux pieds
de la tribune. Je fouille Robespierre, je lui prends
son portefeuille et sa montre, que je remets à
Léonard Bourdon, qui vient en ce moment me féli-
citer sur ma victoire et donner des ordres de
police.
« Les grenadiers se jettent sur Robespierre et
Gouthon qu'ils croient morts et les traînent par les
pieds jusqu'au quai Pelletier. Là ils veulent les
jeter à l'eau; mais je m'y oppose et je les remets à
la garde d'une compagnie des Gravilliers. »
Robespierre remis justement aux hommes des
Gravilliers ! Telle fut la vengeance de Roux et Chau-
mette, apôtres et martyrs des ouvriers de Paris, du
tribun de la rue Aumaire, du prédicateur des Filles-
Dieu !
La Révolution classique, ennemie du socialisme
et de la rénovation religieuse, succombe ici en
Robespierre.
Robespierre tomba en avant sur l'appel à l'insur-
rection qu'il n'avait pas voulu signer, tacha de son
sang la pièce capitale qui lave sa mémoire devant
la postérité.
Sans doute il s'évanouit. Il n'était pas mort, mais
blessé. Tué ou blessé, dans une telle position, c'est
presque même chose. L'idolâtrie était tuée ; il était
convaincu d'être homme, de n'être pas vraiment
dieu. Que serait-il arrivé pourtant si, le coup étant
ASSASSINAT DE ROBESPIERRE 481
fait en plein jour, on eût vu qu'il vivait encore?
Sa situation matérielle n'était pas désespérée.
Son frère en jugea ainsi. Il montra une remar-
quable présence d'esprit. Le tumulte était extrême.
Lebas se brûlait la cervelle; Coffinhal, hors de lui-
même, accusant Henriot de tout, le jetait par la
fenêtre. Robespierre jeune ôta ses souliers, passa
hors de la croisée, regarda froidement la place,
marcha une ou deux minutes, tenant ses souliers à
la main, sur le cordon de pierre qui règne autour du
monument. L'aspect désolé de la Grève, les canons
qui se tournaient contre la Commune, lui firent
croire que c'en était fait. Alors il se précipita, se
brisa presque sur les marches, sans pourtant pouvoir
se tuer.
Le meurtrier, si jeune et peu endurci, n'était pas
trop rassuré sur ce qu'il venait de faire. Il s'adressa
aux gardes nationaux des Gravilliers, comme pour
leur expliquer qu'il n'était pas un assassin : « Je
n'aime pas le sang, dit -il; j'aurais voulu verser
celui des Autrichiens; je ne le regrette point, puis-
que j'ai versé celui des traîtres. »
Dans leurs récits officiels, Fréron et Barras vou-
draient faire croire qu'ils étaient là, et que ce fut
leur approche qui décida tout. Tout a fui devant
ces foudres de guerre.
Ils n'arrivèrent qu'à l'aube, entre trois et quatre
heures, au moment où l'on regardait si Robespierre
et Couthon existaient encore. Fréron vit Gouthon
gisant au parapet du quai, entouré d'hommes féroces
t. vil. — hèv. 31
482 HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE
qui le maltraitaient. Ils n'en tiraient pas une plainte :
« Jetons cette charogne à la Seine », dirent-ils. Alors
pourtant une voix douce sortit de cette pauvre chose
sans nom, inerte et sanglante : « Un instant, citoyens,
je ne suis pas encore mort. »
Le jour vit cet affreux spectacle. On ramenait à la
Convention le cadavre et les blessés. Derrière le
corps de Lebas marchaient, au bout d'une corde,
Dumas et Saint-Just, celui-ci noble, ferme et calme.
Les vainqueurs n'étaient pas d'accord sur la
manière dont ils devaient présenter l'affaire. Plu-
sieurs avaient eux-mêmes horreur de ce qui s'était
fait. Léonard Bourdon présenta Merda à la Conven-
tion « comme ayant tué deux des conspirateurs ».
Chose tout à fait inexacte. Et il ne dit pas les noms.
Le gendarme reçut, ce premier jour, de grandes
promesses. Mais quand il alla au Comité, Collot et
Billaud le reçurent très mal. « Ils t'en veulent beau-
coup », dit Carnot.
La chose les blessait en deux sens. D'abord elle
constatait que le nœud s'était tranché sans eux et
par un coup fortuit. Ou, s'ils revendiquaient le coup,
s'ils en faisaient honneur à leur prévoyance, ils
s'assuraient la haine mortelle des robespierristes ,
dont l'appui ne pouvait tarder à leur être si néces-
saire. Ce n'était pas trop de l'union étroite de
toutes les fractions républicaines contre la réaction
à laquelle un tel événement ouvrait la carrière illi-
mitée.
Ils convinrent de dire, et Barère dit : « Que
ASSASSINAT DE ROBESPIERRE 483
Robespierre s'était tiré lui-même. » Suicide et non
assassinat. Un chirurgien eut la complaisance de
parler en ce sens, et on le fit appuyer par un portier
de l'Hôtel de Ville.
Du reste, pour empêcher tout mouvement popu-
laire, on alimenta avec soin la calomnie répandue
dans la nuit : que Robespierre voulait faire roi le
petit Gapet.
Chose horrible ! au dire de Barère, on avait décou-
vert chez lui un cachet à fleur de lys. On lui trouva
dans les poches des pistolets royalistes marqués de
trois fleurs de lys. Notez que ces pistolets dont il
s'était tiré n'étaient pas déchargés encore. Le mal-
heureux, exposé plusieurs heures aux outrages, dans
une salle des Tuileries, couché sur une grande
table, n'avait pour étancher le sang qui lui coulait
de la bouche que cet étui fleurdelisé, industrieu-
sement placé dans sa main comme pièce d'accusa-
tion.
« Robespierre a été apporté sur une planche au
Comité de salut public, le 10 thermidor, par quelques
canonniers et des citoyens armés. Il a été déposé
sur la table de la salle d'audience qui précède le
lieu des séances du Comité. Une boîte de sapin,
qui contenait quelques échantillons de pain de muni-
tion, envoyés de l'armée du Nord, fut posée sous sa
tête et lui servit en quelque façon d'oreiller. Il resta
pendant près d'une heure dans un état d'immobi-
lité qui faisait croire qu'il allait cesser d'être. Enfin,
au bout d'une heure , il commença à ouvrir les
484 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
yeux ; le sang coulait avec abondance de la bles-
sure qu'il avait à la mâchoire inférieure gauche :
cette mâchoire était brisée et sa joue percée d'un
coup de feu; sa chemise était ensanglantée. Il était
sans chapeau et sans cravate ; il avait un habit
bleu-ciel, une culotte de nankin, des bas de coton
blanc.
« On s'aperçut qu'il tenait dans ses. mains un
petit sac de peau blanche, sur lequel était écrit :
Au Grand- Monarque . Lecourt, fourbisseur du roi et de
ses troupes, rue Saint-Honoré, près celle des Poulies,
à Paris. 11 se servait de ce sac pour retirer le sang
caillé qui sortait de sa bouche. Les citoyens qui
l'entouraient observaient tous ses mouvements ; quel-
ques-uns d'entre eux lui donnèrent même du papier
blanc (faute de linge), qu'il employait au môme
usage, en se servant de la main droite seulement
et en s'appuyant sur le coude gauche. Robespierre,
à deux ou trois reprises différentes, fut vivement
maltraité de paroles par quelques citoyens, mais
particulièrement par un canonnier de son pays, qui
lui reprocha militairement sa perfidie et sa scéléra-
tesse. Vers six heures du matin, un chirurgien, qui
se trouva dans la cour du Palais National, fut appelé
pour le panser. Il lui mit par précaution une clé
dans la bouche ; il trouva qu'il avait la mâchoire
gauche fracassée ; il lui tira deux ou trois dents,
lui banda sa blessure et fit placer à côté de lui une
cuvette remplie d'eau.
« Au moment où l'on y pensait le moins, il se
ASSASSINAT DE ROBESPIERRE 485
mit sur son séant, releva ses bas, se glissa subite-
ment en bas de la table et courut se placer dans
un fauteuil. A peine assis, il demanda de l'eau et
du linge blanc. Pendant tout le temps qu'il resta
couché sur la table, lorsqu'il eut repris connaissance,
il regarda fixement tous ceux qui l'environnaient,
et principalement les employés du Comité de salut
public qu'il reconnaissait ; il levait souvent les yeux
au plafond ; mais, à quelques mouvements convulsifs
près, on remarqua constamment en lui une grande
impassibilité, même dans les instants du pansement
de sa blessure, qui dut lui occasionner des douleurs
très aiguës. Son teint, habituellement bilieux, avait
la lividité de la mort. »
Ajoutons ici un détail de quelque intérêt . Un
employé hébertiste, et des bureaux de Garnot, voyant
le blessé si souffrant, mais en pleine connaissance,
s'aperçut que, par moments, il se baissait avec effort
et portait ses mains au jarret. 11 approcha et lui
détacha les boucles de jarretière de sa culotte, et
abattit quelque peu ses bas sur ses mollets. Robes-
pierre, à ce service, fît un effort pour parler et dit
ces mots d'une voix douce : « Je vous remercie,
Monsieur \ »
Ce retour inattendu au langage du vieux passé
fut-il instinctif chez l'homme qui en avait gardé les
formes? ou bien crut-il la Révolution finie avec lui,
la République en lui morte? Les cinq grandes années,
1. Cet employé, qui depuis a passé aux archives de la Guerre, a raconté
ce fait a M. le général Petict, de qui je le tiens.
48G HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
comme un rêve, disparurent- elles de son esprit,
biffées, vaines, évanouies? Par une prévision de mou-
rant, on peut le croire encore, il eut comme un sens
amer de la réaction qui venait, de l'éternel roc de
Sisyphe que roule la France, et crut qu'à partir de
ce jour, on ne pouvait dire : Citoyen.
EXÉCUTION DE ROBESPIERRE 487
CHAPITRE X
SUITE DU 10 THERMIDOR. — EXÉCUTION DE ROBESPIERRE.
LA RÉACTION ÉCLATE.
Joie aux prisons. — Robespierre à l'Hôtel-Dieu, à la Conciergerie. — Vraies
et fausses fureurs de la réaction. — Mort de Robespierre et de Saint-Just.
— Réaction qui suit leur mort.
Robespierre ne se trompait guère, si telle était
sa pensée. Une réaction violente, immense, dès son
point de départ, avait commencé à l'heure môme.
Et d'abord dans les prisons.
Pendant que les faubourgs, mornes et troubles,
flottaient indécis, des prisons s'élevaient des chants,
des cris de délivrance. Au Luxembourg, au Plessis,
à Saint-Lazare, à la Force, les prisonniers avaient
craint toute la nuit d'être massacrés. Un d'eux disait
à la Force : « A cette heure, nous avons cent ans... »
Quand, vers six heures, éclata la nouvelle de l'arres-
tation de Robespierre, de sa blessure, de sa mort
(les récits étaient confus), un cri furieux de joie
éclata. Au Plessis surtout, prison qui alimentait
directement la Conciergerie et la guillotine. Le
488 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
fameux marquis de.Saint-Huruge, l'homme du 6 octo-
bre, qui y était détenu, proclama la nouvelle d'une
voix de stentor, la cria par la fenêtre. Les toits du
voisinage, qui dominaient les cours de la prison,
se couvrirent d'hommes et de femmes qui saluèrent
les prisonniers de vœux, de félicitations.
Le Plessis, éclairé tout à coup d'une telle aurore,
parut comme transfiguré. Les hommes brisèrent
leur clôture, passèrent dans le quartier des femmes.
Tous s'embrassaient et pleuraient. Mais déjà on pou-
vait voir combien cette réaction de joie serait vio-
lente. Les prisonniers robespierristes que l'on amenait
trouvèrent leur Terreur aux prisons.
Le premier jour on les maudit; le second, on
les outrageait. Les royalistes reprirent bientôt leur
insolence duelliste, et dans le Midi suppléèrent
bientôt le duel par l'assassinat.
La Conciergerie, mieux fermée, isolée des bruits
du dehors, ne savait rien encore à neuf heures
du matin. Le général Hoche s'y promenait dans un
corridor assez tristement. Un guichet s'ouvre, un
jeune homme de haute taille baisse la tête pour
passer, il la relève... Hoche reconnaît Saint-Just...
Cette apparition disait tout. Le héros se détourna,
lui épargna une vue humiliante, un pénible souvenir,
respecta le malheur de son illustre ennemi.
L'opinion de Paris s'était prononcée déjà avec
une telle force que les Comités décidément vain-
queurs firent faire à Robespierre l'inutile et dure
promenade d'aller à l'Hôtel-Dieu, où étaient déjà
EXÉCUTION DE ROBESPIERRE 489
les autres blessés, sous prétexte d'un nouveau
pansement. On le montra ainsi par les rues, au
milieu des témoignages de la joie publique, avant
de l'envoyer à la Conciergerie.
Qu'il fût jugé par ses propres juges et jurés
de Prairial, que leur président Dumas fût expédié
le 10 de la main de Fouquier-Tinville avec qui il
siégeait le 9, c'était chose monstrueuse qui cho-
quait la pudeur, la morale publique. Fouquier, à
neuf ou dix heures du matin, fît observer à la
Convention que, pour exécuter son décret de mise
hors la loi, il fallait reconaître l'identité des per-
sonnes, ce qu'on ne pouvait faire qu'en présence
de municipaux, mais eux-mêmes étaient hors la
loi. Cette difficulté, ce retard exaspéra Thuriot. Il
dit : « Ils doivent mourir sur l'heure; il faut faire
dresser l'échafaud... Purgeons le sol de ce mons-
tre. » On renvoya le tribunal au Comité de sûreté,
qui se moqua du scrupule et fît passer outre.
A trois heures, Fouquier et ses juges, ses
solides jurés, non moins convaincus de la culpa-
bilité de Robespierre qu'ils ne l'eussent été, s'il eût
vaincu, de celle de ses ennemis, reconnurent l'identité
des personnes et les envoyèrent à l'échafaud.
De cinq à six eut lieu, dans la lugubre et lente
promenade des charrettes, par l'étroite rue Saint-
Denis, par la rue de la Ferronnerie, par toute la
rue Saint -Honoré, la hideuse exhibition.
Hideuse dans plusieurs sens. C'étaient des morts
et des mourants, de misérables corps sanglants
490 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
qu'on livrait aux joies de la foule. Pour les faire
tenir debout, on avait attaché avec des cordes, aux
barreaux des charrettes, leurs jambes, leurs bras,
leurs troncs, leurs têtes branlantes. Les cahots
du rude pavé de Paris devaient les briser à chaque
pas.
Robespierre, la tète enveloppée d'un linge sale
taché d'un sang noir, qui soutenait sa mâchoire
détachée, dans cette horrible situation que nul
vaincu n'eut jamais, portant l'effroyable poids de
la malédiction d'un peuple, gardait sa raide atti-
tude, son ferme maintien, son œil sec et fixe.
Son intelligence était tout entière, planant sur sa
situation et démêlant sans nul doute ce qu'il y
avait de vrai et de faux dans les fureurs qui le
poursuivaient.
Le flot de la réaction montait si vite et si fort
que les Comités crurent devoir tripler les postes
des prisons. Sur tout le passage des condamnés se
précipitaient de prétendus parents des victimes
de la Terreur, pour aboyer à Robespierre, jouer
dans cette triste pompe le chœur de la Vengeance
antique. Cette fausse tragédie autour de la vraie,
ce concert de cris calculés, de fureurs préméditées,
fut la première scène de la Terreur blanche.
L'horrible, c'étaient les fenêtres louées à tout
prix. Des figures inconnues, qui depuis longtemps
se cachaient, étaient sorties au soleil. Un monde
de riches, de filles, paradait à ces balcons. A la
faveur de cette réaction violente de sensibilité
EXÉCUTION DE ROBESPIERRE i(Jl
publique, leur fureur féroce osait se montrer. Les
femmes surtout offraient un spectacle intolérable.
Impudentes, demi- nues sous prétexte de juillet, la
gorge chargée de fleurs, accoudées sur le velours,
penchées à mi-corps sur la rue Saint-Honoré, avec
les hommes derrière, elles criaient d'une voix aigre :
«A mort! à la guillotine! » Elles reprirent ce jour-là
hardiment les grandes toilettes, et le soir elles
soupèrent. Personne ne se contraignait plus. De Sade
sortit de prison le 10 thermidor.
Les gendarmes de l'échafaud, qui, la veille,
dans le faubourg, sous les ordres d'Henriot, disper-
saient à coups de sabre ceux qui criaient : « Grâce ! »
aujourd'hui faisaient leur cour à la nouvelle
puissance, et de la pointe du sabre sous le men-
ton des condamnés, les montraient aux curieux :
«Le voilà, ce fameux Couthon ! le voilà, ce Robes-
pierre ! »
Rien ne leur fut épargné. Arrivés à l'Assomp-
tion, devant la maison Duplay, les acteurs donnèrent
une scène. Des furies dansaient en rond. Un enfant
était là à point, avec un seau de sang de bœuf;
d'un balai, il jeta des gouttes de sang contre la
maison. Robespierre ferma les yeux. Le soir, ces
mêmes bacchantes coururent à Sainte -Pélagie, où
était la mère Duplay, criant qu'elles étaient les
veuves des victimes de Robespierre. Elles se firent
ouvrir les portes par les geôliers effrayés, étran-
glèrent la vieille femme et la pendirent à la tringle
de ses rideaux,
492 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Robespierre avait bu du fiel tout ce que contient
le monde. Il toucha enfin le port, la place de la
Révolution. Il monta d'un pas ferme les degrés
de l'échafaud. Tous, de même, se montrèrent
calmes, forts de leur intention, de leur ardent
patriotisme et de leur sincérité. Saint -Just, dès
longtemps, avait embrassé la mort et l'avenir. Il
mourut digne, grave et simple. La France ne se
consolera jamais d'une telle espérance; celui-ci
était grand d'une grandeur qui lui était propre, ne
devait rien à la fortune et seul il eût été assez
fort pour faire trembler l'épée devant la loi.
Faut-il dire une chose infâme ? Un valet de la
guillotine (était-ce le même qui souffleta Charlotte
Gorday?) voyant dans la place cette fureur, cet
emportement de vengeance contre Robespierre,
lâche et misérable flatteur de la foule, arracha
brutalement le bandeau qui soutenait sa pauvre
mâchoire brisée... Il poussa un rugissement... On
le vit un moment pâle, hideux, la bouche ouverte
toute grande et ses dents brisées qui tombaient...
Puis il y eut un coup sourd... Ce grand homme
n'était plus.
Vingt et un suppliciés, c'était peu pour la foule.
Elle avait soif, il lui fallait du sang. Le lende-
main, on la régala de tout le sang de la Commune;
soixante-dix têtes en une fois! Et pour dessert du
banquet, douze têtes le troisième jour.
Notons que, de ces cent personnes, il y en
avait la moitié parfaitement étrangères à Robes-
EXÉCUTION DE ROBESPIERRE 493
pierre et qui n'avaient jamais figuré que de nom
à la Commune.
Respirons, détournons les yeux. « A chaque jour
suffît sa peine. » Nous n'avons pas ici à raconter ce
qui suivit, l'aveugle réaction qui emporta l'Assemblée
et dont elle ne se releva qu'à peine en Vendé-
miaire. L'horreur et le ridicule y luttent à force
égale. La sottise des Lecointre, l'inepte fureur des
Fréron, la perfidie mercenaire des Tallien, encou-
rageant les plus lâches , une exécrable comédie
commença, d'assassinats lucratifs au nom de l'hu-
manité, la vengeance des hommes sensibles massa-
crant les patriotes et continuant leur œuvre, l'achat
des biens nationaux. La bande noire pleurait à
chaudes larmes les parents qu'elle n'eut jamais,
égorgeait ses concurrents et surprenait des décrets
pour acheter à huis clos.
Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai,
mais le Perron rayonnait, le Palais-Royal était plein,
les spectacles combles. Puis ouvrirent ces bals des
victimes, où la luxure impudente roulait dans l'orgie
son faux deuil.
Par cette voie nous allâmes au grand tombeau
où la France a enclos cinq millions d'hommes.
Peu de jours après Thermidor, un homme qui vit
encore et qui avait alors dix ans fut mené par ses
parents au théâtre, et à la sortie admira la longue
file de voitures brillantes qui, pour la première fois,
frappaient ses yeux. Des gens en veste, chapeau bas,
disaient aux spectateurs sortants : « Faut -il une
494 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
voiture, mon maître? » L'enfant ne comprit pas
trop ces termes nouveaux. Il se les fit expliquer,
et on lui dit seulement qu'il y avait eu un grand
changement par la mort de Robespierre.
CONCLUSION
La conclusion de ce livre est elle-même un
livre.
Le resserrer ici en quelques pages serait le rendre
obscur, stérile. Il sera publié à part, dans une
forme libre qui permettra, à travers le passé, d'anti-
ciper l'avenir.
En faisant ici mon adieu au grand travail qui m'a
tenu compagnie si fidèle dix années de ma vie, je
dois lui dire, je dois dire au public ce que j'en
pense moi-même, en l'envisageant froidement.
Toute Histoire de la Révolution jusqu'ici était
essentiellement monarchique. (Telle pour Louis XVI,
telle pour Robespierre.) Celle-ci est la première
républicaine, celle qui a brisé les idoles et les dieux.
De la première page à la dernière elle n'a eu qu'un
héros : le peuple.
496 HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Cette justice profonde et générale qui a ici son
premier avènement, n'a-t-elle pas entraîné avec soi
plusieurs injustices partielles ? Gela se peut. L'au-
teur, dans sa trop minutieuse anatomie des personnes
et des caractères, n'a-t-il pas souvent trop réduit la
grandeur des hommes héroïques qui, en 1793 et 1794,
soutinrent de leur indomptable personnalité la
Révolution défaillante? Il le craint, c'est son doute,
son regret, dirai-je son remords ? Il reviendra sur ce
sujet et, dans une appréciation plus générale des
événements, donnera à ces grands hommes tout ce
qui leur est dû.
Egregias animas qui sanguine nobis
Hanc Patriam peperere suo.
Grands cœurs ! qui, de leur sang, nous ont fait la Patrie î
TOME SEPTIÈME ET DERNIER
DE L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
TABLE DES MATIERES
LIVRE XV.
Pages
Chap. I. Du renouvellement de la royauté. — Victoires : Landau,
Toulon, le Mans (décembre 1793) 1
II. Tentatives impuissantes pour arrêter la Terreur, pour subor-
donner la royauté renaissante (décembre 1793) 25
III. La conspiration de la comédie, — Fabre arrêté (janvier
1794) 37
IV. Preuves de l'innocence de Fabre d'Églantine (janvier 1794). . 50
LIVRE XVI.
Chap. I. Carrier à Nantes. — Extermination des Vendéens (du 22 octo-
bre au 13 décembre 1793) 66
II. Suite de la mission de Carrier (du 23 décembre 1793 au
6 février 1794) 87
III. Lutte de Robespierre contre les représentants en mission
(février 1794) 109
IV. La révolte de Desmoulins contre Robespierre (février 1794). 125
V. Robespierre menace les deux partis par Saint-Just (26 février
1794) 316
LIVRE XVII.
Chap. I. Mouvement des Cordeliers. — Arrestation des hébertistes. —
Premier coup sur les dantonistes (25 février- 18 mars
1794) 142
IL Les dantonistes essayent de désarmer la dictature (10 mars
1794) 154
T. VII. — RÉV. 32
498 TABLE DES MATIÈRES
Pages
Chap. III. Mort d'Hébert et Clootz. — On propose la mort de Danton
(24 mars) 163
IV. On arrache aux Comités l'ordre d'arrêter Danton (nuit du 30
au 31 mars) 171
V. Arrestation de Danton, Desmoulins, Phclippeaux (31 mars
1794) 177
VI. Procès de Danton (2-3 avril 1794) 185
VII. Procès et mort de Danton, Desmoulins, etc. (4-5 avril, 15-16
germinal) 198
LIVRE XVIII.
Chap. I. Épuisement et paralysie de Robespierre. — L'Être suprême
(6 avril 1794) 211
II. Mort de Condorcet (9 avril 1794) 220
III. Mort de Chaumette et de la Commune (12 avril 1794) .... 230
IV. Cambon menacé. — Assignats, biens nationaux (16 avril
1794) 241
V. La bande noire 248
VI. Lavoisier. — La grande chimie. — Les mœurs en 1794. . . . 261
LIVRE XIX.
Chap. I. Dissentiments de Robespierre et de Saint-Just (16 avril) . . 272
II. Les robespierristes précipitent leur chef au pouvoir (avril-
mai 1794) 283
III. On conspire contre Robespierre (mai 1794) 295
IV. La fête de l'Être suprême (10 juin 1794) 303
V. Loi du 22 prairial (10 juin 1794;. — Échec de Robespierre. 309
LIVRE XX.
Chap. I. Lutte des deux polices. — Les Saint-Amaranthe. — Calomnie
contre Robespierre (13-14 juin 1794) 323
II. La Mère de Dieu. — Robespierre comme Messie. — Exécu-
tion des Saint-Amaranthe (15-17 juin 1794) 339
III. Les conspirations de fabrique — Celle de Bicêtre. — Mort
d'Osselin (24 juin- Ier juillet) 355
IV. Conspiration du Luxembourg. — Les Jacobins commen-
cent à suivre difficilement Robespierre (Ier- 16 juiLet,
12-28 messidor) 369
TABLE DES MATIÈRES 499
LIVRE XXI.
Pages
Chap. I. Des cimetières de la Terreur. — Réclamation du faubourg
Saint-Antoine (suite de juillet-messidor) 384
IL Mouvement des deux partis. — Robespierre au Comité
(le'-5 thermidor, 19-23 juillet 1794) 396
III. Discours accusateur de Robespierre. — L'Assemblée refuse
l'impression (8 thermidor, 26 juillet 1794) 407
IV. La nuit du 8 au 9 thermidor. — La droite trahit Robespierre. 422
Y. La journée du 9 thermidor (28 juillet 1794) ...*.. 433
VI. La soirée du 9 et la nuit du 9 au 10. — Immobilité des Jaco-
bins 448
VII. La nuit. — Neutralité de Paris en général et du faubourg
Saint-Antoine. — Les enragés se réveillèrent-ils? 461
VIII. La nuit. — Mouvement du quartier Saint-Martin (Gravilliers,
Arcis) contre Robespierre. — Il refuse d'autoriser l'insur-
rection 471
IX. Le 10 thermidor (29 juillet). — Assassinat de Ropespierre . . 477
X. Suite du 10 thermidor. — Exécution de Robespierre. — La
réaction éclate 487
FIN DE LA TABLE DU TOME SEPTIÈME ET DERNIER.
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
La Bibliothèque
Université d«Ottàwa
Echéance
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Date Due
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9 8
D C 3 6
HICHELETi
OEUVRES
• IH5R2 1893
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COMPLETES
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