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Full text of "Oeuvres complètes"

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University  of  Toronto 


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HISTOIRE 

DE  LA  RÉVOLUTION 

FRANÇAISE 


vu 


IMPRIMERIE  Z,  FLAMMARION,   26,  RUE  RACINE,  PARIS. 


ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  J.  MICHELET 


HISTOIRE 


DE     LA 


RÉVOLUTION 


FRANÇAISE 


ÉDITION   DÉFINITIVE,   REVUE    ET    CORRIGEE 


TOME  SEPTIÈME   ET   DERNIER 


PARIS 


ERNEST    FLAMMARION,    EDITEUR 

26,    RUE    RACINE,   PRÈS   i/ODÉON 


Tous  droits  réservés. 


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es    -) 


HISTOIRE 

DE  LA  RÉVOLUTION 

FRANÇAISE 


LIVRE    XV 


CHAPITRE   PREMIER 

DU  RENOUVELLEMENT  DE  LA  ROYAUTÉ. 
VICTOIRES  :  LANDAU,  TOULON,  LE  MANS  (DÉCEMBRE  1793). 

On  demande  que  le  Comité  se  renouvelle  par  mois.  —  II  eût  dû  l'être,  mais 
lentement.  —  Cette  amovibilité  eût  trop  affaibli  le' gouvernement.  —  Tri- 
nité dictatoriale.  —  Missions  des  robespierristes.  —  Robespierre  jeune  à 
Toulon.  —  Saint-Just  à  Strasbourg.  —  Hoebe  et  Pichcgru.  —  Lutte  de 
Baudot  et  Lacoste  contre  Saint-Just.  —  Kléber,  Marceau,  fin  de  la  Vendée. 
—  Nantes  et  Lyon.  —  Le  Vieux  Cordelier.  —  Un  robespierriste  propose 
l'amnistie.  —  Desmoulins  demande  un  comité  de  clémence. 


Une  fatalité  fort  dure  pesait  sur  la  France.  L'im- 
puissance d'association,  l'esprit  d'isolement,  créé  et 
fortifié  par  la  longue  servitude,  la  force  des  habitudes 
monarchiques,  tout  ramenait  la  royauté.  Nul  homme, 
en  réalité,  ne  méditait  la  tyrannie.  Elle  se  refaisait 
pourtant.  La  nation,  par  son  état  moral,  conspirait 
contre  elle-même.  Toujours  mineure,  nullement  pré- 

T.    VII.    —    11KV.  1 


2  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION     FRANÇAISE 

parée  à  sa  majorité,  sa  lassitude  la  menait  déjà  à 
l'abdication,  la  mettait  sur  la  triste  pente  d'un  retour 
involontaire  au  gouvernement  d'un  seul. 

La  guerre  et  l'extrême  péril  où  nous  fûmes  avant 
Wattignies  exigeaient  la  dictature.  Depuis,  la  France 
était  toujours  entamée  aux  extrémités,  mais  non 
menacée  au  centre;  il  y  avait  lieu  d'examiner  si  la 
dictature,  utile  encore,  ne  serait  pas  modifiée  par  un 
renouvellement  partiel  du  Comité  de  salut  public. 

C'est  ce  que  Bourdon  (de  l'Oise)  et  Merlin  (de  Thion- 
ville)  demandèrent  le  12  décembre. 

Merlin  eut  le  tort  de  proposer  le  renouvellement 
par  mois,  ce  qui  eût  trop  affaibli  le  gouvernement. 

Il  ne  s'agissait  pas  d'écarter  du  Comité  ceux  qui 
en  faisaient  la  force  et  la  gloire,  les  chefs  d'opinion, 
les  grands  hommes  de  tribune,  pas  davantage  les 
travailleurs  héroïques  qui,  par  d'incroyables  labeurs, 
recréaient  à  ce  moment  toutes  les  administrations. 
Quelque  modification  minime  que  reçût  le  Comité, 
elle  était  indispensable  pour  témoigner  de  la  Répu- 
blique, pour  avertir  ce  Comité  souverain  de  sa  légi- 
time dépendance  à  l'égard  de  l'Assemblée,  son  auteur 
et  créateur,  l'unique  source  de  son  droit.  La  Con- 
vention avait  fait,  pour  la  crise,  un  roi  collectif,  à 
condition,  bien  entendu,  que  l'amovibilité  le  distin- 
guerait suffisamment  de  la  royauté  anciennne. 

C'était  l'avis  des  plus  sages,  et  dans  le  Comité 
même.  C'était  le  conseil  de  Lindet,  qui  pria  plu- 
sieurs membres  influents  de  la  Convention  d'obtenir 
le  renouvellement  partiel.   Malheureusement   Merlin 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  3 

rendit  lui-même  la  chose  peu  admissible,  en  l'exa- 
gérant, en  demandant  qu'un  tiers  du  Comité  sortît 
chaque    mois. 

Il  fallait  un  renouvellement  moins  rapide ,  mais 
enfin  il  en  fallait  un.  Dans  le  besoin  croissant  d'unité 
qu'on  éprouvait,  si  l'Assemblée  ne  s'harmonisait  le 
Comité  par  des  changements  graduels  et  légaux,  il 
allait  arriver  certainement  que  le  Comité,  en  désac- 
cord avec  elle,  tenterait  de  la  mettre  à  son  point, 
épurant,  taillant,  rognant,  jusqu'à  ce  qu'elle  le  brisât, 
ce  qui  se  fit  en  Thermidor,  mais  ce  qui  ne  put  s'ac- 
complir qu'en  tuant  aussi  la  République. 

Était-ce  à  dire  que  le  Comité  contenait  et  absorbait 
d'une  manière  si  complète  tout  ce  qu'il  y  avait  de  vie 
et  de  génie  à  la  Convention,  qu'il  fût  impossible  d'en 
remplacer  un  seul  membre  ?  Nullement.  Plusieurs 
membres  du  Comité  étaient  des  hommes  secondaires, 
un  ou  deux  très  dangereux  (je  parle  surtout  de 
Barère).  Ils  auraient  été,  sans  nul  doute,  très  glo- 
rieusement remplacés  par  tels  des  Montagnards  illus- 
tres qui  ont  écrit  leurs  noms  aux  Alpes,  aux  Pyrénées 
et  au  Rhin,  par  de  grands  citoyens,  des  hommes  de 
principes,  tels  que  Romme,  par  Cambon  dont  l'Assem- 
blée venait  d'accepter  le  Grand-Livre.  L'exclusion  d'un 
homme  si  considérable  resta  une  cause  de  faiblesse 
pour  le  Comité  de  salut  public. 

L'utilité  du  renouvellement  était  si  palpable  que  le 
Comité  n'osait  rien  objecter  contre.  Un  légiste  vint  à 
son  aide;  Cambacérès,  qui  avait  beaucoup  à  expier  à 
l'égard  de  Robespierre  depuis  le  3  juin,  parla  pour  le 


4  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Comité.  «  Le  renouvellement  obligé,  dit-il,  limiterait 
le  pouvoir  de  l'Assemblée;  laissons-le  libre.  A  chaque 
membre  d'exercer  librement  son  droit.  » 

On  remit  le  vote  au  lendemain;  et,  le  lendemain, 
un  violent  robespierriste,  Jay-Sainte-Foy,  dit  insolem- 
ment :  «  J'enlends  demander  l'appel  nominal...  Oui, 
on  devrait  le  demander  pour  connaître  ceux  qui  votent 
une  mesure  si  favorable  à  V ennemi.  »  Suivait  un  éloge 
hautain  du  Comité  de  salut  public;  lui  seul,  il  avait 
tout  fait.  L'Assemblée  céda  et  le  renouvela  sans  chan- 
gement, sans  condition. 

Personne  n'y  perdit  plus  que  le  Comité  lui-même. 
Il  tombait  irrémédiablement  sous  la  royauté  de  Robes- 
pierre. 

Toute-puissante  aux  Jacobins,  pesante  sur  la  Con- 
vention ,  elle  était  écrasante  au  Comité  de  salut 
public. 

Elle  s'était  manifestée  deux  fois  au  dehors,  à  nu  et 
sans  ménagement  : 

Le  21  novembre,  par  le  démenti  qu'il  donna  à  la 
Convention,  sans  égard  au  décret  du  16; 

Le  12  décembre,  par  la  pression  qu'il  exerça  sur 
les  Jacobins,  exigeant  d'eux  cet  acte  humiliant  de  ver- 
satilité, de  chasser  celui  qu'ils  venaient  de  nommer 
leur  président. 

L'autorité ,    c'était    la    Convention  ;    le    pouvoir , 
c'étaient  les  Jacobins.  Convention  et  Jacobins,  auto- 
rité et  pouvoir,  tout  avait  plié.  Un  homme  était  plus 
autorisé  que  l'autorité,  plus  puissant  que  le  pouvoir. 
On  se  fait  des  idées  absolument  fausses  de  Tinté- 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTE  5 

rieur  du  Comité  de  salut  public.  On  se  figure  que 
les  grandes  mesures  y  étaient  délibérées.  Rien  n'est 
moins  exact.  Ses  registres  ne  relatent  rien  des  choses 
les  plus  décisives;  leurs  lacunes  sont  éloquentes. 
Elles  suffiraient  pour  montrer,  quand  même  on  ne 
le  saurait  d'ailleurs,  que  les  grandes  affaires  révolu- 
tionnaires n'étaient  pas  traitées  en  commun. 

Robespierre,  un  en  trois  personnes,  c'était  le  gou- 
vernement. 

La  trinité  dictatoriale,  Robespierre,  Gouthon,  Saint- 
Just,  se  suffisait  à  elle-même.  C'était  assez  de  trois 
signatures  pour  qu'un  arrêté,  un  décret  proposé  fût 
estimé  l'œuvre  du  Comité  réuni.  Il  apprenait  souvent 
par  les  journaux,  non  sans  étonnemeut,  qu'il  avait 
voulu  ceci,  décidé  cela. 

Cette  trinité  pourtant  s'appuyait  ordinairement  de 
la  fixité  de  Rillaud-Varennes ,  de  la  flexibilité  de 
Rarère  ,  du  furieux  génie  mimique  de  Collot  d'Her- 
bois. 

Rillaud,  Collot,  les  deux  terroristes,  entrés  le 
6  septembre ,  étaient  là  pour  veiller  Robespierre , 
pour  le  perdre,  si  par  la  clémence  il  allait  à  la 
tyrannie. 

La  trinité  gouvernementale,  planant  sur  le  tout, 
marchait  par  deux  choses,  nullement  amies,  mais  qui 
la  servaient  à  merveille. 

Par  Rillaud,  figure  immuable  de  la  Terreur  hors 
des  intérêts  de  parti,  elle  disait  :  «  Je  suis  le  gouver- 
nement révolutionnaire.  » 

Par  Lindet,  Carnot,  Prieur,  Jean-Ron  Saint-André, 


G  HISTOIRE    DE   LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

elle  disait   :   «  Je  suis  l'ordre,  la  prévoyance  et  la 
victoire.  » 

Ces  grands  et  admirables  travailleurs  avaient  rendu 
à  la  France  le  service  capital  de  détrôner  le  chaos1. 
On  avait  démembré  pour  Garnot,  Prieur  et  Lindet  le 
royaume  hébertiste  du  ministre  de  la  guerre.  Ils  le 
suppléèrent,  réparèrent  ses  fautes,  mais  malheureu- 
sement ne  le  brisèrent  pas.  Ils  se  créèrent  des 
bureaux  à  côté,  s'enfermèrent  et  firent  la  besogne. 
Il  y  eut  un  chef  de  la  guerre,  un  chef  des  adminis- 
trations militaires  (subsistances,  transports,  habil- 
lement, etc.);  du  reste,  étrangers  aux  affaires, 
n'inquiétant  en  rien  la  haute  trinité  dictatoriale. 
Leur  travail  de  seize  heures  par  jour  les  rendait  pour 


1.  Chaque  jour  Carnot  indiquait  à  Lindet  les  mouvements  des  armées.  A 
lui  de  trouver  les  ressources  :  les  subsistances,  transports,  équipement, 
habillement,  effets  de  campoment,  etc.  La  difficulté  alla  augmentant,  à  mesure 
que  la  réquisition  produisit  ses  résultats.  La  France  se  rassurait,  en  voyant 
ses  quatorze  armées,  ses  douze  cent  mille  hommes.  L'administration  s'en 
épouvantait.  «  Quel  Étal  peut  entretenir  ce  prodigieux  peuple  armé!  Nous 
périrons,  disait  Lindet  à  Carnot,  si  nous  n'envahissons  le  pays  ennemi.  » 
Quand  le  Comité  fit  revenir  Lindet  de  sa  mission  (2  novembre),  il  demanda  où 
étaient  les  trois  administrations  qu'on  lui  confiait,  et  on  lui  montra...  le  vide. 
Les  administrateurs  de  l'habillement  étaient  en  prison  depuis  quatre  mois;  on 
n'avait  pas  songé  qu'il  fallait  les  remplacer.  Aux  questions  de  Lindet  on  ne 
faisait  qu'une  réponse  :  «  Nous  aurons  l'armée  révolutionnaire.  »  Ainsi, 
dit-il,  la  France  allait  devenir  un  gouvernement  tarlare  à  la  Tamerlan.  Cette 
armée,  courant  l'intérieur,  eût  alimenté  de  ses  razzias  les  armées,  les  places 
fortes.  La  France  eût  été  défendue  peut-être;  mais  elle  n'eût  pas  eu  grand'- 
chose  à  défendre,  n'offrant  qu'un  désert,  des  volcans.  —  Quels  moyens 
emploierait-on?  Pouvait-on  avoir  recours  à  des  auxiliaires  étrangers?  Nulle- 
ment. La  France,  serrée  de  toutes  parts,  était  comme  une  place  bloquée.  Ces 
grands  services  publics  qu'il  fallait  organiser,  pouvaient-ils  être  confiés  à  des 
compagnies?  Nulle  n'eût  inspiré  confiance,  et  nulle  en  réalité  n'eût  répondu 
par  les  ressources  à  l'immensité  des  besoins.  Il  ne  fallait  pas  moins  que 
l'emploi  de  la  France  même,  tout  entière  et  sans  réserve,  à  cette  opération 
énorme,  qui  était  de  sauver  la  France.  Un  mot  magique  et  terrible  y  suffit  ; 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  7 

elle  des  collègues  infiniment  commodes.  Ils  signaient, 
le  plus  souvent  sans  lire,  ce  qu'elle  leur  envoyait,  la 
soutenant  de  leurs  noms  honorables  et  de  leur  probité 
connue,  de  leur  concert  apparent,  en  même  temps 
que  le  succès  de  leurs  travaux  la  comblait  de  gloire. 

Tout  travaillait  à  favoriser  cette  dictature  des  trois. 
La  violence  du  terrorisme  poussée  par  Billaud,  Collot, 
la  protection  que  le  Comité  de  sûreté  donnait  aux 
petits  tyrans  de  localité,  jetaient  les  populations  dans 
le  désespoir  et  les  faisaient  d'autant  plus  regarder  en 
haut  vers  cette  trinité  secourable. 

Qui  recrutait,  alimentait  les  quatorze  armées  de  la 
France?  Les  réquisitions  (en  hommes,  chevaux,  grain, 
argent,  draps,  souliers,   etc.).  Point  de  réquisitions 


Réquisition.  Pour  l'habillement,  Lindet  et  Carnot  firent  requérir  chaque 
district  d'habiller,  équiper  un  bataillon,  un  escadron.  Pour  les  subsistances, 
le  grain  fut  requis  et  versé  de  proche  en  proche,  de  sorte  qu'il  refluât  du 
centre  aux  armées.  Pour  les  transports,  on  requit  le  vingt-cinquième  cheval 
et  le  douzième  mulet,  ce  qui  fit  cinquante-quatre  mille  tètes.  Ces  mesures 
violentes  furent  adoucies,  autant  qu'elles  pouvaient  l'être,  par  la  sagesse -de 
Lindet.  Il  remédia  à  l'abus  qui,  dans  les  commencements,  faisait  faire  au  culti- 
vateur, pour  la  réquisition  des  grains  ouïes  transports  militaires,  des  quarante 
et  cinquante  lieues.  Chaque  district  charria  son  grain  seulement  jusqu'aux 
limites  de  son  arrondissement.  Nul  autre  transport  ne  fut  exigé  au  delà  de 
dix  lieues.  Cette  tyrannie  nécessaire  fut  conduite  avec  une  douceur  ferme  qui 
remplit  d'admiration.  Les  districts  de  Commcrcy  et  de  Gondrecourt  avaient 
refusé  leurs  grains;  les  agents  de  ces  districts  étaient  en  péril  de  mort. 
Lindet  les  fit  venir  à  Paris,  les  éclaira,  leur  expliqua  les  nécessités  générales, 
les  sauva  et  les  renvoya  pleins  de  repentir.  —  La  situation  de  Lindet  était 
double  et  difficile.  Qui  lui  permettait  de  faire  ces  réquisitions?  La  Terreur... 
Qui  l'empêchait  de  profiter  des  ressources  qu'il  eût  trouvées  dans  le  com- 
merce? La  Terreur...  Dès  son  entrée  aux  affaires,  il  avait  essayé  d'intéresser 
des  négociants  à  s'associer  pour  nous  faire  venir  ce  qui  nous  manquait, 
d'Afrique,  d'Italie,  des  États-Unis.  Mais,  d'une  part,  nos  corsaires  irritaient 
les  neutres,  les  dépouillaient  sans  pitié,  leur  faisaient  éviter  nos  côtes; 
d'autre  part,  les  aveugles  terroristes  menaçaient  de  guillotiner  les  agents 
mêmes  de  Lindet,  pour  crime  de  négociantisme. 


8  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

sans  terreur,  point  de  terreur  sans  tyrannie.  Serait* 
elle  locale  ou  centrale?  La  première,  intolérable, 
faisait  désirer  la  seconde. 

La  France  vaincue,  suspecte,  royaliste  ou  giron- 
dine, contre  la  terreur  locale  qui  la  poursuivait 
partout,  appelait  un  bon  tyran. 

La  France  victorieuse ,  républicaine  ou  monta- 
gnarde, subissait  déjà  l'ascendant  du  censeur  univer- 
sel, du  redouté  tuteur  politique. 

Le  tout  résumé  par  ce  mot  jacobin,  déjà  cité  : 
«  Espérons  un  dieu  sauveur.  » 

Ce  dieu  descendait  par  moments,  intervenait  en 
effet  d'une  manière  souvent  sage ,  utile ,  d'autant 
plus  mortelle  à  la  liberté.  Les  missi  de  Robespierre 
apparaissaient  comme  ceux  d'une  puissance  supé- 
rieure, et  dans  une  position  dominante  par  rapport 
à  ceux  de  la  Convention. 

Couthon,  Saint-Just,  Robespierre  jeune,  d'autres 
agents,  même  inférieurs,  habituaient  les  populations 
à  placer  l'espoir  du  salut,  non  plus  en  elles-mêmes, 
en  la  France  ou  l'Assemblée  nationale,  mais  dans  un 
iudiviclu. 

On  a  vu  l'étrange  opération,  grandiose  et  populaire, 
par  laquelle  Couthon  entraîna,  solda  magnifiquement 
un  monde  de  paysans  d'Auvergne  pour  la  ruine  de 
Lyon;  puis,  la  foudre  suspendue  sur  la  malheureuse 
ville,  tout  à  coup  il  fit  grâce,  arrêta  les  vengeances 
et  ne  quitta  Lyon  qu'après  l'avoir  convaincue  qu'elle 
était  sauvée  si  elle  n'eût  eu  rien  à  craindre  que 
Couthon  et  Robespierre. 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTE  9 

Loin  de  répondre  au  mémoire  du  vainqueur  de 
Lyon,  de  Dubois-Crancé,  Gouthon,  rentré  aux  Jaco- 
bins, lui  parla,  non  en  collègue,  mais  en  juge, 
l'interrogea,  faisant  pleinement  sentir  la  distance 
qu'il  y  avait  entre  un  membre  du  Comité  de  salut 
public  et  un  simple  représentant  du  peuple.  Un 
homme  de  Robespierre,  Julien  (de  la  Drôme)  étouffa 
brusquement  la  chose.   On  fît  taire  Dubois -Grancé. 

Robespierre  jeune,  qui  n'avait  nullement  l'impor- 
tance de  Gouthon,  se  trouva  avoir,  qu'il  le  voulût 
ou  non,  une  importance  princière,  quasi  dynastique, 
dans  sa  mission  de  Toulon.  De  même  que  Gouthon 
avait  recueilli  le  succès  tout  fait  de  Lyon,  ce  jeune 
homme  arriva  à  point  pour  partager  l'honneur  de 
l'affaire  si  populaire  du  Midi.  Une  artillerie  immense 
ayant  été  amenée  de  Lyon  et  des  Alpes,  concentrée 
autour  de  Toulon  avec  des  forces  considérables,  les 
assiégés  anglais,  espagnols,  n'ayant  pu  rien  faire 
pour  prendre  pied  dans  le  pays,  le  succès  était 
certain.  Il  était  fort  avancé  par  les  efforts  de  Fréron 
et  de  Barras.  Robespierre  voulait  les  faire  rappeler 
pour  que  son  frère  commandât  seul.  Ils  furent 
avertis  à  temps  (27  octobre).  Une  députation  formi- 
dable de  quatre  cents  sociétés  populaires  du  Midi 
déclara  vouloir  garder  Barras  et  Fréron,  qui  seuls 
étaient  à  la  hauteur,  non  suspects  de  modérantisme. 
Robespierre  jeune  n'y  alla  donc  que  comme  adjoint 
aux  deux  autres.  Ils  n'en  furent  pas  moins  effacés. 
Il  eut  une  espèce  de  cour;  un  foyer  d'intrigues  et 
d'ambition  se  forma  autour  de  lui.  Un  jeune  officier 


10  HISTOIRE    DE    LA    P.  ÉVOLUTION    FRANÇAISE 

d'artillerie,  le  Corse  Buonaparte,  esprit  prodigieuse- 
ment inquiet,  s'était  donné  à  Barras,  à  Fréron  (c'est- 
à-dire  aux  dantonistes).  Robespierre  jeune  arrivé, 
il  devint  robespierriste  et  fit  passer  un  plan  au 
Comité  de  salut  public  contre  celui  de  son  général 
Dugommier.  Voyant  pourtant  le  vent  souiller  à 
gauche,  le  prévoyant  jeune  homme  crut  qu'il  ne 
suffisait  pas  du  patronage  des  deux  Robespierre.  Le 
soir  même  du  jour  où  il  entra  à  Toulon,  il  écrivit 
à  la  Convention  une  lettre  infiniment  violente  et 
signée  du  nom  de  Bru  tus. 

Barras  et  Fréron,  sans  s'inquiéter  de  la  politique 
des  deux  Robespierre  et  de  leurs  vues  de  clémence 
intéressée,  exécutèrent  la  loi  à  la  lettre  et  fusillèrent 
tout  d'abord  huit  cents  hommes  pris  les  armes  à  la 
main. 

La  chose  fut  plus  claire  encore  à  Strasbourg. 
Saint -Just  apparut,  non  comme  un  représentant, 
mais  comme  un  roi,  comme  un  dieu.  Armé  de  pou- 
voirs immenses  sur  deux  armées,  cinq  départe- 
ments, il  se  trouva  plus  grand  encore  par  sa  haute 
et  fière  nature.  Dans  ses  écrits,  ses  paroles,  dans 
ses  moindres  actes,  en  tout  éclatait  le  héros,  le 
grand  homme  d'ayenir,  mais  nullement  de  la  gran- 
deur qui  convient  aux  républiques.  L'idée  d'un 
glorieux  tyran,  telle  que  Montesquieu  l'a  donnée 
de  Sylla  dans  son  fameux  Dialogue,  semblait  toute 
réalisée  en  cet  étonnant  jeune  homme,  sans  qu'on 
démêlât  bien  encore  ce  qui  était  du  fanatisme,  de 
la  tyrannie  de  principes  et  de  celle  du  caractère.  Un 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  11 

homme  tellement  au-dessus  des  autres  n'eût  pas 
été  souffert  deux  jours  dens  les  cités  antiques. 
Athènes  l'eût  couronné  et  l'eût  chassé  de  ses 
murs. 

Remarquons  en  passant  que  le  modèle  original 
du  style  officiel,  employé  plus  tard  avec  tant  d'éclat 
par  d'habiles  imitateurs,  n'est  autre  que  celui  de 
Saint-Just. 

Ce  jeune  homme  si  violent  se  montra  en  même 
temps  d'une  habileté  consommée.  Il  atteignit  préci- 
sément l'idéal  de  la  terreur,  en  obtenant  tous  les 
effets  sans  avoir  besoin  de  verser  le  sang. 

Gela  tint  au  profond  et  subit  saisissement  dont  il 
frappa  tout  d'abord  les  imaginations. 

L'homme  dominant  de  Strasbourg  était  l'ex-capucin 
Schneider,  versé  dans  les  lettres  antiques,  puissant 
dans  sa  langue  allemande  et  chaleureux  prédica- 
teur, directeur  adoré  des  femmes.  Aujourd'hui 
même,  en  cette  ville  où  l'on  a  créé  contre  lui  une 
légende  d'exécration,  des  femmes  (bien  âgées)  qu'il 
aima  n'en  sont  pas  consolées  encore.  Schneider, 
furieux  démocrate,  l'était  à  la  façon  des  anciens 
anabaptistes,  du  roi-tailleur  de  Leyde,  qui,  pour  le 
nombre  des  femmes,  prétendit  lutter  avec  Salomon. 
Ce  moine  était  insatiable;  non  content  de  celles 
qui,  d'elles-mêmes,  couraient  après  lui,  on  assure 
que,  sur  son  passage,  il  mettait  les  femmes  en 
réquisition. 

Il  voulait  pourtant  se  fixer  et  venait  d'en  épouser 
une  par  force  et  terreur.  Il  rentrait  avec  sa  conquête 


VI  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

le  soir  à  grand  bruit  dans  Strasbourg;  voiture  à 
quatre  chevaux.  Il  était  tard  pour  une  place  de 
guerre;  les  portes  étaient  fermées;  il  les  fait  ouvrir. 
Saint-Just  saisit  ce  prétexte,  celui  d'aristocratie  pour 
son  train  et  sa  voiture,  le  fait  prendre  la  nuit  même 
dans  le  lit  de  la  mariée;  et  le  matin,  Strasbourg, 
surpris  à  n'en  pas  croire  les  yeux,  voit  son  tyran 
attaché  au  poteau  de  la  guillotine.  Il  resta  là  trois 
heures  dans  cette  piteuse  figure  et  n'en  quitta  que 
pour  être  envoyé  à  Paris,  à  la  mort.  Pendant  l'expo- 
sition, on  vit  Saint-Just  paraître  au  balcon  de  la 
place  et  regarder  le  patient  avec  une  superbe  impas- 
sibilité. Cette  population  catholique,  dans  l'humi- 
liation de  ce  renégat,  reconnut  la  main  de  Dieu  et 
couvrit  de  bénédictions  l'envoyé  de  Dieu  et  de 
Robespierre. 

Saint-Just,  avec  Schneider,  expédiait  impartiale- 
ment à  Paris  les  adversaires  de  Schneider,  les  admi- 
nistrateurs de  la  ville,  suspects  de  vouloir  la  livrer. 
Du  reste,  pas  une  goutte  de  sang.  Des  réquisitions 
seulement  pour  l'armée  du  Rhin,  sous  peine  d'expo- 
sition à  la  guillotine.  Un  habile  équilibre  entre  les 
deux  fanatismes  qui  se  partageaient  la  ville.  Pour 
plaire  à  l'un,  il  afficha  que  les  figures  du  portail 
de  la  cathédrale  seraient  détruites,  et,  pour  ménager 
l'autre,  il  les  fit  couvrir  de  planches. 

Le  rôle  militaire  de  Saint-Just  et  de  son  compa- 
gnon Lebas  a  été  entièrement  défiguré.  La  manie 
française  de  rapporter  tout  au  pouvoir  central,  soit 
par   instinct   idolâtrique,    soit   pour  simplifier   l'his- 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  13 

toire,  a  égaré  ici  tous  les  narrateurs.  Nous  réta- 
blissons les  faits  d'après  les  pièces  tirées  des 
archives  de  la  guerre1. 

En  même  temps  que  Saint-Just  et  Lebas,  membres 
des  hauts  comités,  arrivaient  à  Strasbourg,  à  l'armée 
du  Rhin  (fin  octobre)  deux  représentants  monta- 
gnards, Lacoste  et  Baudot,  qui  prenaient  la  direction 
de  l'armée  de  la  Moselle.  Toutes  deux  étaient  com- 
mandées par  deux  soldats  :  celle  du  Rhin,  par  le 
flegmatique  et  politique  Pichegru,  dont  l'extrême 
dépendance  plaisait  à  Saint-Juste.  Lacoste  et  Baudot 
avaient  obtenu  que  le  commandement  de  la  Moselle 
fût  donné  à  Hoche,  ex-Garde-française,  qui  avait  fait 
merveille  à  Dunkerque.  C'était  un  jeune  Parisien 
de  vingt-six  ans,  d'une  capacité  extraordinaire,  d'une 
ardeur  terrible;  il  avait  écrit  jadis  à  Marat,  depuis 
à  Carnot,  qui  fut  étonné  et  dit  :  «  Ce  sergent-là  ira 
loin.  » 

1.  Ces  pièces  sont  les  lettres  de  Raudot  et  Lacoste  (décembre  1793).  Non 
seulement  elles  rectifient  l'histoire  militaire,  mais  elles  dévoilent  l'irritation 
des  représentants  contre  les  missions  supérieures  et  princières  des  membres 
des  comités  :  «  Croiriez-vous  que  les  généraux  ont  dédaigné  de  nous  faire 
part  de  leurs  opérations  pour  en  instruire  Saint-Just  et  Lebas,  qui  étaient  à 
huit  lieues  du  champ  de  bataille?  Voilà  les  effets  delà  différence  des  pouvoirs. 
Notre  mission  paraît  en  sous-ordre  et  soumise  à  la  bienveillance  des  chefs  à 
qui  l'on  prétend  tout  rapporter.  Nous  ne  sommes  pas  d'humeur  à  laisser  ainsi 
avilir  la  représentation  nationale.  Nous  répondrons  à  ces  petites  intrigues  en 
partageant  le  pain  et  la  paille  du  soldat,  en  forçant  les  généraux  à  faire  leur 
devoir  et  nos  collègues  à  marcher  d'égal  à  égal.  »  (Archives  de  la  guerre.) 
M.  Moreaux,  fils  du  brave  et  patriote  général  de  ce  nom  (ce  n'est  pas 
Moreau,  le  Breton,  général  des  alliés  en  1812),  a  bien  voulu  me  commu- 
niquer ces  lettres  avec  celles  de  son  père,  dont  je  profiterai  plus  tard. 
Moreaux,  outre  le  malheur  d'une  telle  homonymie,  a  celui  encore  qu'on 
oublie  qu'entre  autres  faits  d'armes,  il  a  contribué,  avec  Marceau,  à  prendre 
Coblentz. 


li  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Baudot  et  Lacoste,  parfaitement  étrangers  à  la 
guerre,  y  furent  admirables.  Ils  s'y  mirent,  non  pas 
en  représentants,  mais  en  intrépides  soldats,  durs, 
sobres,  couchant  sous  la  neige  des  Vosges.  Puis, 
par  un  ferme  bon  sens  qui  touche  au  génie,  ils 
laissèrent  là  la  routine  terroriste  de  mener  les  géné- 
raux sous  le  bâton  et  le  couteau,  en  les  faisant  tous 
les  jours  accuser  et  dénoncer.  Ils  eurent  foi  à  la 
nature,  foi  à  la  République,  ne  crurent  pas  qu'aucun 
homme  pût  jamais  rivaliser  contre  la  Patrie.  Ils 
comprirent  qu'il  n'y  avait  à  attendre  nulle  victoire 
sans  unité,  et  que  l'unité  militaire,  c'était  celle  de 
l'âme  et  du  corps,  du  général  et  clu  soldat.  Et,  pour 
général,  ils  prirent  le  plus  aimé,  le  plus  aimable, 
le  plus  riche  des  dons  du  ciel,  un  homme  en  qui 
était  le  charme  de  la  France,  l'image  de  la  victoire. 

L'armée  fut  enthousiaste  de  lui  avant  qu'il  eût 
rien  fait.  Un  officier  écrivait  :  «  J'ai  vu  le  nouveau 
général.  Son  regard  est  celui  de  l'aigle,  fier  et 
vaste.  Il  est  fort  comme  le  peuple,  jeune  comme 
la  Révolution.  » 

Hoche  avait  les  Prussiens  en  tête,  et  Pichegru 
les  Autrichiens.  Hoche  devait  percer  les  lignes  des 
Vosges,  débloquer  Landau,  opérer  sa  jonction  avec 
Pichegru.  L'armée  de  Moselle,  qui  avait  le  plus  à 
faire,  avait  été  jusque-là  une  armée  sacrifiée;  on 
l'avait  souvent  affaiblie  au  profit  de  celle  du  Nord, 
et  récemment  au  profit  de  celle  du  Rhin,  qui  en 
tira  six  bataillons.  Elle  était  bien  plus  affaiblie 
encore    par  sa   longue    inaction,    par    son  mélange 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTE  15 

avec  la  levée  en  masse,  par  l'indiscipline.  Hoche 
comprit  les  difficultés.  Une  telle  armée  était  sus- 
ceptible d'un  grand  élan,  mais  peu  de  manœuvres 
savantes.  11  était  difficile  de  suivre  les  idées  métho- 
diques du  Comité.  La  rapidité  était  tout.  Hoche 
supprima  les  bagages,  les  tentes  même,  en  plein 
décembre.  Malheureux  dans  ses  premières  attaques, 
il  revint  à  la  charge  avec  un  acharnement  extra- 
ordinaire. Toute  l'armée  criait  :  «  Landau  ou  la 
mort  !  » 

Bien  lui  prit  en  ce  moment  d'être  un  soldat 
parvenu.  Noble,  il  eût  été  suspect,  destitué,  et  il 
eût  péri  ;  mais  il  reçut  une  lettre  rassurante  et  géné- 
reuse de  Saint-Just  et  de  Lebas.  Lacoste  et  Baudot 
le  suivaient  pas  à  pas  et  combattaient  avec  lui. 
Les  Prussiens  cédèrent  ;  l'armée  de  Moselle  débou- 
cha des  Vosges,  descendit  en  plaine;  Landau  fut 
sauvé,  la  jonction  opérée  avec  Pichegru.  Hoche 
se  jeta  dans  ses  bras  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que 
ce  Pichegru?  écrivait-il;  ses  joues  m'ont  paru  de 
marbre.  »  —  Le  premier  bulletin,  daté  de  Landau, 
fut  envoyé  par  Pichegru.  Barère  parla  de  la  victoire, 
sans  dire  un  seul  mot  de  Hoche. 

Qu'allait-on  faire  maintenant?  qui  devait  com- 
mander les  deux  armées  pour  agir  d'ensemble  ? 
Saint-Just  ne  daignait  pas  communiquer  à  Baudot 
et  Lacoste  ses  instructions  secrètes.  11  se  lassèrent 
de  cette  taciturnité  et  de  l'inaction  de  Pichegru. 
Ils  jouèrent  leur  vie.  Le  24  décembre,  ils  ordon- 
nèrent à  Pichegru  d'obéir  à  Hoche.  Tout  alla  comme 


IG  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

la  foudre.  Hoche  lança  six  mille  hommes  au  delà 
du  Rhin,  sur  les  derrières  de  l'ennemi.  Pais,  lui- 
même,  en  cinq  jours  de  combats,  terribles,  achar- 
nés, il  poussa  l'ennemi  à  mort  et  le  jeta  vers  le 
Rhin.  Yoilà  l'Alsace  sauvée,  l'étranger  chassé,  le 
Rhin  repris,  conquis,  gardé  (et  jusqu'en   1815)  ! 

Baudot  et  Lacoste,  justifiés  par  la  victoire,  écri- 
virent sèchement  au  Comité  souverain:  «Nous  avions 
oublié  de  vous  écrire  que  nous  avons  donné  le  com- 
mandement en  chef  au  général  Hoche...  Si  Saint- 
Just  avait  fraternisé  avec  nous,  si  nous  eussions 
eu  connaissance  de  vos  plans,  nos  mesures  ne  se 
fussent  pas  contrariées.  » 

Quels  étaient  ces  plans  admirables  qu'on  reproche 
à  Hoche,  Lacoste  et  Baudot  d'avoir  fait  manquer 
par  leurs  victoires  ?  On  eût,  dit-on,  enveloppé  l'ar- 
mée autrichienne  ;  c'est  ce  qu'on  voulait  que  fit 
Houchard  pour  l'armée  anglaise  à  Dunkerque.  L'idée 
fixe  était  toujours  de  prendre  et  d'envelopper.  11 
semble  qu'on  ait  pas  su  ce  qu'étaient  les  armées 
de  la  République.  Ce  n'étaient  point  du  tout  les 
armées  impériales.  Très  vaillantes,  elles  étaient 
très  peu  manœuvrières  encore;  elles  étaient  capa- 
bles d'un  élan,  mais  bien  moins  de  ces  opérations 
compliquées,  si  faciles  à  combiner  dans  le  cabinet, 
si  difficiles  à  exécuter  sur  le  terrain  avec  des 
soldats  novices,  émus,  spontanés,  et  qui,  par  la 
passion  même,  étaient  infiniment  moins  propres  à 
servir  d'instruments   aux   calculs   des  tacticiens. 

Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus   que  cette  armée 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  17 

autrichienne  qu'on  méprise  tant,  était  fortement 
appuyée  sur  les  populations  d'Alsace  ;  son  général 
Wurmser  était  du  pays,  y  avait  toutes  ses  racines. 
L'offensive  brillante  en  Allemagne  que  prit  Hoche 
et  qu'on  arrêta  était  chose  plus  faisable  certaine- 
ment que  la  tentative  de  prendre,  comme  en  un 
filet,  une  armée  très  aguerrie  par  la  nôtre,  formée 
d'hier,  les  vieilles  moustaches  hongroises  par  nos 
toutes  jeunes  recrues. 

Hoche,  arrêté  dans  ses  succès,  fut  furieux,  écri- 
vit brutalement  qu'il  briserait  son  épée,  qu'il  irait 
vendre  du  fromage  chez  sa  tante  la  fruitière  (papiers 
de  R.  Lindet).  Le  Comité,  indigné,  effrayé  de  ce 
langage  nouveau,  l'éloigna  de  ses  soldats  «  pour 
un  autre  commandement  ».  Ce  commandement  fat 
aux  Garnies,  dans   une    écurie  de  six  pieds  carrés. 

Malgré  cette  cruelle  injustice  et  tant  d'extrêmes 
misères,  avouons  que  cette  France  de  1793  était 
grande  à  ce  moment  :  à  Toulon,  Dugommier,  le 
vaillant  créole,  qui  bientôt  donna  l'offensive  la  plus 
brillante  à  l'armée  d'Espagne  ;  aux  Pyrénées,  notre 
vieux  général  Dagobert,  audacieux  à  quatre-vingts 
ans,  vénéré,  adoré  de  tous  et  mourant  dans  la 
victoire,  pauvre,  enterré  avec  les  sous  que  donna 
chaque  soldat;  Soubrany,  Milhaud,  toujours  en  avant, 
le  sabre  à  la  main,  irréprochables  et  farouches  repré- 
sentants de  la  Montagne,  ne  regardant  que  l'en- 
nemi, ignorant  toutes  les  intrigues,  les  mouvements 
de  l'intérieur,  couvrant  la  France  de  leurs  corps  et 
l'étendant  de  leurs  conquêtes. 

T.    MI.    —   RÉV.  2 


18  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

L'Ouest,  d'octobre  en  décembre,  vit  des  choses 
non  moins  héroïques;  la  fraternité  immortelle  de 
Klêber  et  de  Marceau,  qui  termine  la  Vendée,  leur 
dévouement,  leurs  périls.  —  «  Combattons  ensemble, 
disaient-ils  ;  ensemble,  nous  serons   guillotines.  » 

Le  Comité  avait  nommé  l'inepte  général  Léchelle, 
dont  Kléber  fait  cet  éloge  :  «  Je  ne  vis  jamais  si 
sot  général,  mais  jamais  si  lâche  soldat.  »  Léchelle, 
malade,  fut  remplacé  par  un  autre  qui  ne  valait 
guère  mieux,  Turreau  ;  mais  entre  les  deux,  il  y  eut 
par  bonheur  un  entr'acte,  pendant  lequel  Marceau, 
Kléber,  Westermann,  portèrent  enfin  à  la  Vendée 
l'épouvantable  coup  de  la  bataille  du  Mans.  Blessée 
à  mort,  elle  vint  expirer  à'  Savenay,  qui  ne  fut 
guère  qu'un  massacre.  Alors  arriva  Turreau,  le 
général  du  Comité,  Marceau  fut  rudement  écarté, 
et  l'on  parla  plus  d'une  fois  de  faire  guillotiner 
Kléber. 

La  victoire  mit  les  vainqueurs  dans  un  embarras 
terrible.  Que  faire  de  cette  population  qui  avait 
passé  la  Loire,  mourante  de  faim,  de  misère  et  de 
maladie,  ramassée  sur  tous  les  chemins?  La  diffi- 
culté était  la  même  et  bien  pire  encore  qu'à  Lyon, 
où  l'immense  majorité  des  victimes  avaient  échappé. 
Quoique  les  soldats  en  sauvassent  un  nombre  incroya- 
ble, des  milliers  de  Vendéens  étaient  rabattus  sur 
Nantes.  Les  décrets  étaient  précis  :  tout  ce  qui 
avait  pris  la  cocarde  blanche  devait  être  mis  à 
mort. 

L'occasion    était   belle    et    grande   pour  l'ami    de 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  19 

l'humanité  qui  eût  pu  intervenir.  Elle  était  ten- 
tante pour  le  politique  qui  eût  eu  l'adresse  et 
l'audace  de  répondre  aux  besoins  des  cœurs. 

Il  y  avait  un  nombre  considérable  d'hommes 
dans  la  Convention  qui  désiraient  qu'à  tout  prix 
on  interprétât  ces  décrets  de  mort,  portés  à  une 
autre  époque,  en  représailles  des  massacres  royalis- 
tes, et  dans  l'extrême  danger.  Malheureusement 
l'initiative  de  ces  adoucissements,  ayant  était  prise  à 
Lyon  en  octobre  par  l'homme  de  Robespierre,  tout 
retour  à  l'humanité  prenait  la  fâcheuse  apparence 
d'un  complot  robespierriste. 

Dès  le  29  novembre,  Gollot  d'Herbois  écrivait  à 
la  Commune  de  Paris  :  «  Il  y  a  un  grand  complot 
pour  demander  l'amnistie.  » 

L'amnistie  apparaissait  comme  le  sacre  du  dic- 
tateur. 

Cette  situation,  ce  danger  de  la  République, 
contribuèrent  sans  nul  doute  à  la  précipitation 
féroce  avec  laquelle  Carrier,  Collot  et  Fréron,  à 
Nantes,  à  Lyon,  à  Toulon,  exécutèrent  et  dépas- 
sèrent les  décrets  de  l'Assemblée.  Ils  abrégèrent 
en  faisant  canonner,  noyer.  Collot,  le  4  décembre, 
fit  tirer  à  boulets  sur  soixante  hommes  pris  les 
armes  à  la  main.  En  quelques  jours,  ses  commis- 
sions firent  fusiller,  guillotiner  deux  cent  dix  per- 
sonnes. Il  écrivait  à  Robespierre,  avec  une  ironie 
cruelle  :  «  Nous  tâchons  de  vérifier  la  sublime 
inscription  (Lyon  n'est  plus)  que  tu  as  proposée.  » 
Toulon  résistait  encore,  et  Gollot  accélérait  d'autant 


20  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

plus  les  exécutions,  croyant  effrayer  à  la  fois  Toulon 
et  Paris,  tirer  sur  l'Anglais,   tirer  sur   le  dictateur. 

Un  flot  invincible  montait  cependant,  comme 
une  puissante  marée,  une  émotion  générale  de 
pitié  et  de  clémence.  Le  13  décembre,  une  foule 
de  femmes  vinrent  pleurer  à  la  barre  de  la  Conven- 
tion, prier  pour  leurs  maris,  leurs  fils.  Le  15,  la 
grande  voix  du  temps,  le  mobile  artiste  qui  avait 
devancé,  annoncé  les  grands  mouvements  de  la 
Révolution,  Desmoulins  lança  le  n°  3  du  Vieux 
Cordelier.  Simple  traduction  de  Tacite,  pour  répon- 
dre aux  détracteurs  de  la  République,  à  ceux  qui 
pourraient  trouver  1793  un  peu  dur,  il  leur  conte 
la  Terreur  de  Tibère  et  de  Domitien  :  elle  ressemble 
si  fort  à  la  nôtre  que  cette  apologie  paraît  (ce 
qu'elle    est)  une  satire. 

Les  exagérés,  par  leur  furie  maladroite,  aidaient 
aussi  au  mouvement  qui  les  menaçait.  Ronsin, 
l'exécuteur  barbare  des  mitraillades  de  Lyon,  pour 
répondre  aux  accusations,  opposant  l'audace  à  l'au- 
dace, arrive  à  Paris,  placarde  une  affiche  horrible. 
Le  même  jour,  on  en  profita  à  la  Convention.  L'at- 
taque fut  entamée  très  habilement  contre  les  agents 
hébertistes  de  la  Guerre,  qui  avaient  saisi  des 
dépêches  adressées  à  la  Convention,  bien  plus, 
arrêté  sur  une  route  un  représentant,  sans  égard 
à  son  caractère.  Bourdon  alla  jusqu'à  dire  qu'il 
fallait  supprimer  les  ministres,  le  conseil  exécutif. 

Ce  qui  étonna  le  plus,  c'est  que  pendant  que  le 
Comité  de  sûreté  cherchait  à  atténuer,  le  Comité  de 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTÉ  21 

salut  public,  par  l'organe  de  Couthon,  appuya  les 
demandes  qu'on  faisait  contre  ces  agents  héber- 
tistes  de  la  police  militaire.  Lebon,  autre  robespier- 
riste,  rapporta  un  propos  insolent  des  bureaux  de 
la  Guerre  contre  le  Comité  de  salut  public. 

L'attitude  encourageante  des  robespierristes  contre 
les  exagérés  permettait  d'aller  plus  loin.  Fabre 
d'Églantine.  demande,  enlève  l'arrestation  immédiate 
de  Vincent.  D'autres  ajoutent  :  «  Ronsin  et  Mail- 
lard. »  —  Décrété.  —  «  Ajoutez  donc  Héron,  crie 
Bourdon  (de  l'Oise);  Héron,  qui  a  osé  prendre  notre 
collègue  Panis  au  collet.  » 

À  ce  nom  d'Héron,  tout  se  tut.  On  renvoya  pru- 
demment l'affaire  au  Comité  de  sûreté.  Héron  était 
un  personnage.  Homme  triple,  il  servait  et  la 
police  militaire  et  celle  des  comités  ;  dans  les 
choses  graves,  il  recevait  le  mot  d'ordre  de  Robes- 
pierre. 

La  violence  de  Bourdon  avait  dépassé  le  but.  Il 
avait  frappé  plus  haut  que  les  hébertistes.  Néan- 
moins le  mouvement  était  si  fort  contre  l'exagéra- 
tion qu'il  n'en  continua  pas  moins.  Le  18,  sur  la 
nouvelle  qu'on  reçut  de  la  débâcle  effroyable  des 
Vendéens,  le  robespierriste  Levasseur  (homme  qui 
n'avait  jamais  ouvert  que  des  avis  violents)  hasarda 
de  dire  :  «  Il  y  aurait  un  moyen  bien  simple  de 
pacifier  le  pays,  ce  serait  de  proclamer  une  amnistie 
pour  ceux  des  Vendéens  qui  n'ont  été  qu'égarés.  » 

Une  machine  ingénieuse  se  préparait  en  même 
temps.    Un    frère    du    représentant    Gauthier    avait 


22  HISTOIRE    DE    LA  RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

encouragé  à  Lyon  quatre  patriotes  à  venir  prier  à 
Taris  pour  leur  ville  infortunée.  Gens  illettrés,  ils 
s'adressèrent  à  un  jeune  royaliste  qui  leur  écrivit 
leur  adresse,  très  adroite  et  très  touchante.  Ce 
jeune  homme  était  Fontanes,  l'homme  le  plus  pru- 
dent qui  ait  vécu  en  nos  jours.  Osa-t-il  tenir  la 
plume,  dans  une  affaire  si  dangereuse,  sans  être 
bien  sûr  que  ces  hommes  fussent  appuyés  de  Cou- 
thon  (c'est-à-dire  de  Robespierre)?  Nous  ne  le  croi- 
rons jamais. 

La  Convention  donna  un  signe  non  équivoque 
de  son  impression  favorable  sur  l'adresse  lyonnaise 
en  prenant  pour  président  Couthon,  celui  qu'on 
accusait  d'avoir  été  à  Lyon  trop  modéré,  trop 
humain. 

Le  même  jour  (20  décembre),  où  cette  adresse 
fut  accueillie  de  l'Assemblée,  Robespierre  se  déclara. 
Les  femmes  des  prisonniers,  de  nouveau,  en  foule 
immense,  étaient  venues  à  la  barre  ;  tout  le  monde 
était  ému.  Robespierre  fut  très  habile.  Il  les  reçut 
au  plus  mal,  les  gronda,  les  accusa,  disant  même 
«  qu'apparemment  c'était  l'aristocratie  qui  avait 
poussé  cette  foule  ».  Mais  quand  il  eut  suffisam- 
ment parlé  «  contre  le  perfide  modérantisme  »,  aux 
applaudissements  de  la  Convention,  il  proposa  pré- 
cisément ce  que  demandaient  ces  femmes  :  «  Que 
les  deux  comités  nommassent  des  commissaires 
pour  rechercher  les  patriotes  qui  auraient  pu  être 
incarcérés,    et   que  les   comités  pourraient  élargir.  » 

Le  mot  fut  ainsi  lancé.  La  chose  votée  d'enthou- 


RENOUVELLEMENT    DE    LA    ROYAUTE  23 

siasme,  avec  un  applaudissement  sincère,  incroyable. 
Une  chose  pourtant  restait  louche.  Les  noms  de  ces 
commissaires,  «  pour  éviter  les  sollicitations  », 
disait  le  décret,  devaient  rester  inconnus.  Il  était 
facile  à  prévoir  que  ces  mystérieux  inquisiteurs  de 
clémence,  tous  Jacobins  sans  nul  cloute,  seraient 
choisis  sous  l'influence  unique  de  l'homme  qui 
pouvait  seul  faire  de  la  modération  sans  soupçon 
de  modérantisme.  Énorme  accroissement  à  son 
influence  !    Seul,   il   allait  tenir  la   clé    des  prisons  ! 

Le  lendemain,  21  décembre,  au  matin,  le  libraire 
Desenne  avait  à  sa  porte  la  longue  queue  des  ache- 
teurs qui  s'arrachaient  le  n°  4  du  Vieux  Cor  délier. 
On  le  payait  de  la  seconde,  cle  la  troisième  main, 
le  prix  augmentant  toujours,  jusqu'à  un  louis.  On  le 
lisait  dans  la  rue,  on  en  suffoquait  de  pleurs. 

Le  cœur  de  la  France  s'était  échappé,  la  voix  de 
l'humanité,  l'aveugle,  l'impatiente,  la  toute -puis- 
sante pitié,  la  voix  des  entrailles  de  l'homme,  qui 
perce  les  murs,  renverse  les  tours...  le  cri  divin 
qui  remuera  les  âmes  éternellement  :  «  Le  Comité 
de  la  clémence  !  » 

Cette  feuille,  brûlante  de  larmes,  était  tout  incon- 
séquente dans  sa  violence  naïve.  «  Point  d'amnistie  !  » 
disait-elle.  Et  tout  à  côté  :  «  Voulez-vous  que  je 
l'adore  votre  constitution,  que  je  tombe  à  genoux 
devant  elle  ?  Ouvrez  la  porte  à  ces  deux  cent  mille 
citoyens  que  vous  appelez  suspects.  » 

Mais  qui  aurait  été  maître  de  ce  mouvement 
immense?  On  l'eût  rapporté  à  un  seul,    il  eût  fait 


24  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

une  religion,  un  sauveur,  un  messie.  Cet  homme 
eût  régné,  malgré  lui.  Malgré  lui,  il  eût  été  placé 
vivant  sur  l'autel. 

Et  croyez -vous  que  ce  danger  effraye  beaucoup 
Desmoulins?  Point  du  tout.  «  0  mon  cher  Robes- 
pierre, ô  mon  vieux  camarade  de  collège!...  sou- 
viens-toi que  l'admiration  et  la  religion  naquirent 
des  bienfaits,  que  les  actes  de  clémence  sont 
«  l'échelle  de  mensonge  »,  comme  disait  Tertul- 
lien,  par  lesquels  les  membres  des  comités  de  salut 
public  se  sont  élevés  jusqu'au  ciel.  » 


MPUISSANCE  POUR  ARRÊTER  LA  TERREUR     25 


CHAPITRE  II 


TENTATIVES  IMPUISSANTES  POUR  ARRÊTER  LA  TERREUR, 
POUR  SUBORDONNER  LA  ROYAUTÉ  RENAISSANTE  (DÉCEMBRE  1793). 


Robespierre  menacé  se  réfugie  dans  la  terreur.  —  Les  Comités  offrent  en 
vain  de  modifier  la  terreur.  —  Robespierre  fait  attaquer  Desmoulins  et 
Phelippeaux.  —  11  fait  rejeter  la  proposition  des  comités.  —  L'Assemblée 
veut  subordonner  les  dictateurs. 


A  la  lecture  de  ce  fatal  numéro  de  Desmoulins, 
Robespierre  fut  épouvanté.  La  plus  cruelle  dénon- 
ciation de  ses  ennemis  eût  été  moins  dangereuse. 
L'innocent,  trompé  par  son  cœur,  enivré,  aveuglé 
de  ses  larmes,  n'avait  pas  vu  qu'il  le  perdait,  en 
lui  proposant  d'être  dieu. 

Robespierre  se  sauva  à  gauche,  chercha  sa  sûreté 
dans  les  rangs  des  exagérés,  ses  ennemis,  se  con- 
fondit avec  eux. 

On  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'à  ce  mot  terrible 
(de  ces  mots  qui  font  le  destin)  :  Ouvrez  les  portes 
aux  deux  cent  mille... ,  qu'à  ce  mot,  dis-je,  la  foule 
des  patriotes  compromis  qui  avaient  joué  leur  vie 
pour  la  République  ne  vissent  distinctement  venir 


26  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

la  revanche  royaliste,  la  Terreur  blanche^  et  ne  se 
réfugiassent  sous  le  canon  de  Collot  d'IIerbois. 

Il  arrivait  en  bâte  de  Lyon.  Ses  amis  criaient  : 
«  Voici  venir  le  géant  !  » 

Pourquoi  cet  effet  fantasmagorique  ?  Et  comment 
Collot,  jusque-là  de  taille  ordinaire,  apparaissait -il 
ainsi  ? 

Trois  choses  le  grandissaient. 

Il  envoyait  devant  lui ,  contre  la  religion  de 
Robespierre,  un  bien  autre  dieu,  fétiche  effroyable, 
la  tête  même  de  Chalier,  cette  tête  brisée  trois  fois 
par  le  couteau  girondin. 

Devant  lui  marchait  aussi  le  bruit ,  la  terrible 
légende  des  prisonniers  foudroyés  aux  Brotteaux. 
On  sentait  assez  qu'un  si  rigoureux  exécuteur  de 
la  vengeance  nationale  ne  se  réservait  pas  de  porte 
de  derrière  et  ne  composerait  pas  avec  les  politiques 
qui  spéculaient   sur  l'amnistie. 

Une  chose  tomba  comme  un  pavé  sur  la  tête  de 
ceux-ci.  L'ami  de  Chalier,  son  vengeur,  ce  fameux 
Gaillard,  qui,  sortant  de  son  cachot,  le  19  octobre, 
avait  été  si  froidement  reçu  des  Jacobins ,  tomba 
dans  le  désespoir  au  premier  bruit  de  l'amnistie, 
crut  la  République  perdue  et  se  brûla  la  cervelle. 

Collot  d'Herbois  lui  prête  ces  paroles,  non  sans 
vraisemblance  :  «  Je  ne  suis  pas  un  homme  faible, 
je  n'ai  point  pâli  devant  les  poignards.  Mais  je 
meurs,  ô  Jacobins,  d'être  abandonné  de  vous.  » 

Collot,  monté  sur  Chalier,  monté  sur  Gaillard, 
arrivait  géant.  Il  faisait  peur  non  seulement  à  Robes- 


IMPUISSANCE    POUR  ARRÊTER   LA  TERREUR  27 

pierre',  mais  aux  hommes  que  Robespierre  inquié- 
tait le  plus,  aux  membres  impartiaux  du  Comité  de 
salut  public.  Barère ,  Lindet,  Carnot,  Prieur,  d'ac- 
cord en  ceci  avec  la  partie  indépendante  de  la 
Montagne,  craignaient  que  les  violents,  délaissés 
de  Robespierre,  ne  se  ralliassent  à  l'homme  qui 
avait  donné  les  gages  les  plus  terribles  contre  tout 
retour,  et,  pour  leur  sûreté,  ne  créassent  une  dic- 
tature de  terreur  contre  la  royauté  de  clémence  et 
d'hypocrisie. 

Ces  grands  organisateurs,  qui,  à  ce  moment,  par 
des  travaux  incroyables,  recréaient  la  France,  de 
concert  avec  Gambon  et  quelques  représentants 
modestes  et  laborieux,  se  voyaient  avec  douleur 
arracher  des  mains  leur  œuvre,  et  la  Patrie  tout  à 
l'heure  replongée  dans  le  chaos. 

Pouvaient  -  ils ,  comme  le  voulait  Desmoulins, 
renoncer  aux  moyens  de  terreur?  C'eût  été  renon- 
cer aux  réquisitions  provisoires  que  la  Terreur  seule 
donnait.  Sans  elle,  avec  quoi  auraient- ils  nourri, 
vêtu,  équipé  leurs  douze  cent  mille  soldats? 

Garnot,  Lindet,  nullement  terroristes,  aimaient 
peu  les  Jacobins.  En  attendant,  ils  vivaient  des 
réquisitions  frappées  par  les  comités,  jacobins.  Ils 
aimaient  peu  Collot,  Billaud,  et  n'en  étaient  pas 
moins  forcés  de  se  serrer  contre  eux,  pour  faire 
équilibre  à  la  pesante  trinité  dictatoriale. 

S'ils  brisaient  les  agents  de  terreur,  les  armées 
mouraient  de  faim,  la  République  périssait.  Et  s'ils 
les  laissaient  aller,  ces  agents  aveugles  comblaient 


28  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

les  prisons,  faisaient  des  millions  d'ennemis  au 
gouvernement,  la  République  périssait. 

Ils  s'arrêtèrent  à  une  mesure  sage,  ferme  et  très 
hardie. 

La  responsabilité  terrible  de  cette  chose  si  dan- 
gereuse (ouvrir  et  fermer  les  prisons),  ils  la  deman- 
daient pour  eux-mêmes.  Ils  demandaient  que,  sans 
confier  l'examen  préalable  à  des  commissaires  incon- 
nus ,  tels  que  les  voulait  Robespierre,  les  membres 
des  comités,  chacun  à  son  tour,  fussent  chargés 
d'examiner  les  réclamations.  Point  d'examen  ano- 
nyme. Si  on  les  constituait  juges  d'une  affaire  si 
délicate,  ils  voulaient  la  prendre  eux-mêmes  sans 
passer  par  l'obscure  filière  des  agents  robespier- 
ristes,  la  juger  sous  le  soleil. 

La  seconde  réforme  proposée  eût  été  celle-ci  : 
séparer  les  accusés  des  suspects,  créer  pour  ces  der- 
niers des  maisons  de  suspicion.  Dans  un  temps  où 
la  prison  était  si  près  de  l'échafaud,  il  était  horri- 
blement injuste  et  dangereux  de  laisser  pêle-mêle 
ensemble,  par  exemple,  les  herbagers  de  la  Nor- 
mandie, pauvres  diables  de  suspects  à  qui  on  ne 
reprochait  rien,  avec  un  M.  Rimbaut  qui  avait  livré 
Toulon. 

Dans  cette  grande  et  décisive  circonstance  où  était 
la  destinée  de  la  Révolution,  au  moment  où  ses 
collègues  proposaient  une  réforme  peu  différente  de 
la  sienne,  Robespierre,  chose  inattendue!  s'isola,  se 
sépara  d'eux  pour  se  rattacher  à  son  ennemi,  Gollot 
d'Herbois,  laissant  dans  la  stupeur  et  le  plus  grand 


IMPUISSANCE   POUR  ARRÊTER  LA  TERREUR  29 

étonnement  les   robespierristes   qui    avaient   cru   le 
suivre  dans  les  voies  de  modération. 

Déjà,  une  fois  (fin  septembre),  sa  tactique  tor- 
tueuse les  avait  embarrassés.  Son  immense  succès 
d'alors  leur  fît  croire  qu'il  était  libre  de  l'odieuse 
alliance  de  la  presse  hébertiste  et  des  bureaux  de 
la  Guerre,  quand  tout  à  coup  il  frappa  ses  propres 
amis  qui  faisaient  feu  avant  l'ordre  sur  les  héber- 
tistes. 

Ce  qui  de  même  en  décembre  lui  fît  quitter  tout 
à  coup  ses  amis  pour  ses  ennemis,  ce  fut  d'une  part 
Desmoulins,  qui,  le  dénonçant  à  l'admiration,  à  la 
reconnaissance  du  monde ,  montrait  dans  la  com- 
mission robespierriste  le  germe  du  Comité  de  la 
clémence  ;  d'autre  part,  les  véhémentes  accusations 
de  Phelippeaux,  qui,  avec  Merlin,  témoin  oculaire, 
démontraient  la  trahison  des  généraux  hébertistes 
et  les  tristes  ménagements  du  Comité  pour  eux  ;  le 
Comité  ici,  c'était  spécialement  Robespierre,  qui, 
le  11  septembre  et  le  25,  les  avait  défendus,  fait 
défendre,  patronnés  aux  Jacobins. 

Phelippeaux  revint  à  la  charge  trois  fois  dans 
un  mois,  et  ces  accusations  reçurent  une  publi- 
cité immense  de  l'étourdi  Desmoulins,  qui,  dans 
les  numéros  mêmes  où  il  divinisait  Robespierre, 
louait,  exaltait  Phelippeaux,  l'adversaire  cle  Robes- 
pierre. 

Celui-ci,  du  20  au  23  décembre,  en  trois  jours, 
sans  transition,  tourna  le  dos  à  ses  amis,  passa  à  ses 
ennemis,  planta  là  son  adorateur  Desmoulins  et-  se 


30  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

rattacha,  contre  lui,  à  la  terrible  alliance  de  Gollot, 
d'Hébert. 

Qui  le  poussa  là?  Phelippeaux,  le  reproche  de 
connivence  hébertiste  dans  l'affaire  de  la  Vendée. 

Qui  le  poussa  là?  Gaillard,  le  reproche  de  modé- 
rantisme  dans  l'affaire  de  Lyon,  la  mort  de  Gaillard, 
son  ombre,  visible  à  tous  dans  la  pompe  solennelle 
que  fit  la  Gommune  à  Ghalier  (21  décembre). 

Collot  n'arriva  que  le  lendemain.  Mais,  avant  son 
arrivée  et  dès  le  soir  même,  Robespierre  renia, 
attaqua  Camille  Desmoulins,  du  moins  le  fit  atta- 
quer aux  Jacobins  par  un  rustre  à  lui,  Nicolas,  son 
porte-bâton,  qui  lui  servait  souvent  d'escorte.  C'était 
un  grand  drôle,  robuste  et  farouche,  qu'on  avait  fait 
juré,  et  qui  eût  dû  être  bourreau.  Il  s'acquitta  très 
gauchement  de  la  commission  de  Robespierre,  disant 
du  charmant  écrivain,  d'ailleurs  représentant  du 
peuple  :  «  Camille  frise  la  guillotine.  » 

A  quoi  l'autre  répondit  plaisamment  :  «  Toi,  tu 
frises  la  fortune...  Je  t'ai  vu,  il  y  a  un  an,  dîner 
avec  une  pomme  cuite;  et  aujourd'hui  qu'on  t'a  fait 
imprimeur  du  tribunal  révolutionnaire,  imprimeur 
des  bureaux  de  la  Guerre,  le  tribunal  seul  te  doit 
cent  mille  francs.  » 

Gollot,  le  21  au  soir,  entra  dans  la  Convention, 
moins  comme  un  homme  qui  s'excuse  que  comme 
un  triomphateur.  Il  conta  hardiment  la  mort  des 
Lyonnais  mitraillés,  attesta  la  nécessité,  Toulon  qu'il 
fallait  effrayer. 
Beaucoup,  même  des  robespierristes,  reçurent  assez 


IMPUISSANCE   POUR  ARRÊTER  LA  TERREUR  31 

mal  ces  aveux,  croyant  que  Collot  allait  être  attaqué 
par  Robespierre.  La  réconciliation  entre  eux  n'éclata 
que  le  23. 

Ce  jour,  Collot,  aux  Jacobins,  donna  toute  carrière 
à  son  éloquence  mélodramatique  ;  il  fut  terrible , 
écrasant  de  mise  en  scène.  Il  amena  Gaillard  même, 
tout  mort  qu'il  était,  fit  apparaître  son  ombre,  la  fit 
parler,  hurla,  pleura.  Robespierre  fut  trop  heureux 
de  trouver  une  diversion,  de  lever  un  autre  gibier, 
de  tourner  la  meute  contre  Phelippeaux.  Il  avait 
amené  avec  lui  un  dogue,  docile  et  furieux,  Levas- 
seur,  qui,  le  18,  s'était  aventuré  à  demander  l'am- 
nistie, et  qui,  comme  le  chien  qui  s'est  trompé  à  la 
chasse,  ne  demandait  qu'à  réparer  l'erreur  en  mor- 
dant quelques  morceaux  dans  la  chair  de  Phelip- 
peaux. Danton  essaya  d'adoucir,  mais  Robespierre, 
prenant  la  parole  avec  la  placide  autorité  d'un  mora- 
liste, demanda  à  Phelippeaux  si,  dans  son  âme  et 
conscience,  il  était  bien  sûr  de  n'avoir  pas  été  entraîné 
par  la  passion,  par  le  patriotisme  même.  Un  autre 
casuiste,  Couthon,  lui  fît  la  même  question.  Enfin 
on  ne  demandait  qu'à  innocenter  Phelippeaux,  étouf- 
fer l'affaire.  Il  répondit  qu'il  ne  pouvait  composer, 
qu'il  y  avait  en  trahison  de  la  République. 

«  Nommons  une  commission  »,  dit  Couthon  (pour 
gagner  du  temps).  Elle  fut  nommée,  ne  fit  rien;  le 
tout  fut  escamoté  par  une  farce  de  Collot  d'Her- 
bois. 

Robespierre,  pour  sa  sûreté,  rentra  donc  dans  la 
terreur.  —   Il  fit  à  la  Convention  un  discours  sur 


32  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

l'équilibre,  se  jeta  à  gauche,  demanda  la  tête  d'Hou- 
chard  et  de  Biron. 

Deux  têtes  de  généraux  dans  un  tel  moment,  on 
n'en  voyait  pas  Tà-propos.  On  l'eût  mieux  compris, 
comme  avis  sévère,  dans  une  défaite;  mais  la  Répu- 
blique apprenait  de  tous  côtés  des  victoires.  Le  24, 
on  apprit  la  reprise  de  Toulon  ;  le  25  ou  le  26 ,  la 
bataille  de  Savenay  et  l'anéantissement  de  la  Vendée; 
le  30,  les  lignes  de  Wissembourg  ;  le  1er  janvier, 
Landau  débloqué,  l'ennemi  repassant  le  Rhin. 

La  proposition  du  Comité  de  salut  public,  faite 
le  26  décembre,  pour  examiner  les  réclamations  des 
prisonniers  et  mettre  à  part  les  suspects,  arrivait 
admirablement.  Barère,  avec  beaucoup  d'adresse, 
pour  écarter  tout  soupçon  de  modérantisme,  frap- 
pait d'allusions  hostiles  les  molles  propositions  de 
Desmoulins,  faisant  parfaitement  sentir  qu'il  ne 
s'agissait  pas  de  clémence,  mais  de  justice.  Cette 
justice,  le  Comité  la  proposait  sévère  et  forte,  du 
haut  de  la  victoire. 

Robespierre  ne  craignit  pas  de  parler  contre.  La 
seule  raison  qu'il  donna,  c'est  que  les  deux  comités 
ne  pouvaient  consacrer  leur  temps  aux  aristocrates. 
Il  aima  mieux  sacrifier  sa  propre  commission  qu'il 
avait  obtenue  le  20.  Billaud-Varennes,  immuable 
contre  tout  adoucissement,  fit  voter  la  Convention, 
et  contre  le  décret  obtenu  par  Robespierre  et  contre 
le  projet  du  Comité.  Il  demanda  qu'on  ne  fît  rien. 

Tout  fut  fini.  Les  prisons  durent,  dès  lors,  aller 
s'encombrant,    jusqu'à    ce    qu'elles    crevassent    et 


IMPUISSANCE   POUR  ARRÊTER  LA  TERREUR  33 

vomissent  en  une  fois  un  peuple  d'ennemis  furieux 
pour  tuer  la  République. 

L 'accélérât ion  des  jugements,  demandée  ce  jour 
même  par  Robespierre,  était  un  remède  impuissant 
qui  avilissait  la  justice,  la  rendant  positivement, 
physiquement  impossible,  lui  étant  la  foi  de  tous. 
Elle  n'en  fut  pas  moins  exigée,  et  lorsque  le  danger 
national,  tellement  diminué,  ne  l'expliquait  plus. 

Ce  sinistre  26  décembre,  qui  fermait  décidément 
les  prisons,  n'y  laissant  plus  d'ouverture  que  le  ter- 
rible guichet  d'une  justice  accélérée,  devait  avoir 
deux  effets  contraires. 

D'une  part,  les  rivaux  de  la  dictature  centrale, 
Fouché  à  Lyon,  Carrier  à  Nantes,  dans  leur  émula- 
tion effroyable,  accéléraient  la  justice. 

D'autre  part,  les  indulgents,  n'espérant  plus  rien 
ni  de  Robespierre  ni  du  Comité,  poussèrent  leur 
guerre  contre  les  hébertistes,  alliés  actuels  de 
Robespierre,  de  sorte  que  leurs  ennemis  durent 
ou  les  tuer  ou  périr. 

Desmoulins  se  releva  et  jeta  sa  vie  au  vent.  De 
ce  jour,  il  est  immortel.  Au  n°  5  du  Vieux  Cor  délier, 
il  expie  le  n°  4  et  se  justifie  devant  l'avenir  : 
«  L'anarchie  mène  à  un  seul  maître.  C'est  ce 
maître  que  j'ai  craint.  »  —  Donc  il  n'est  plus  à 
genoux.  Le  voilà  debout  devant  Robespierre. 

Rien  de  plus  hardi  que  ce  n°  5,  si  amusant,  si 
véhément,  d'une  colère  comique  et  sublime...  Le 
rire,  mais  celui  de  la  foudre  qui  rit  en  éclairs,  va, 
vient,  frappe  et  réduit  en  poudre,  des  éclats  de  sa 

T.   Vil.  —   RÉV.  3 


34  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

joie  terrible...   Tous  ceux  qu'ici  elle  toucha,   vaine 
cendre,  ont  gardé  figure  pour  servir  d'éternelle  risée. 

Incroyable  audace!  il  frappe  non  seulement  les 
géants,  les  Gollot  et  les  Billaud,  mais,  chose  plus 
hardie  peut-être,  le  type  de  la  horde  basse  des 
tartufes  de  troisième  ordre,  les  Brutus  hommes  d'af- 
faires qu'engraissait  le  patriotisme  :  maître  Nicolas. 

Le  mieux  traité  est  Hébert.  Le  puissant  artiste, 
avec  l'adresse  et  le  soin  d'un  naturaliste  habile  qui 
d'une  pince  a  saisi  un  hideux  insecte,  le  tourne 
et  le  montre  au  jour  sous  tous  ses  aspects.  Camille 
a  détruit  celui-ci,  sans  en  altérer  les  formes,  et  l'a 
parfaitement  conservé.  Il  ne  serait  pas  facile  d'en 
trouver  un  autre.  Hébert  bien  décrit,  bien  piqué, 
classé  au  musée  des  monstres,  pose  là  pour  tout 
l'avenir. 

La  fin  est  la  simple  liste  des  sommes  que  Bou- 
chotte  a  données  à  Hébert,  spécialement  soixante 
mille  livres,  données  le  4  octobre  pour  tirer  le 
fameux  numéro  à  six  cent  mille,  qui  extermina 
Danton  au  profit  de  Robespierre,  au  moment  où 
celui-ci  venait  de  patronner  Ronsin  (25  septembre), 
au  moment  où  les  hébertistes  opéraient  dans  la 
Vendée  une  seconde  trahison  pour  faire  périr 
Kléber  (3  octobre). 

L'innocent  Camille  peut-être  croyait  ne  frapper 
qu'Hébert.  Il  est  fort  douteux  qu'il  sût  à  quelle  pro- 
fondeur ce  coup  entrait  au  cœur  de  Robespierre. 
Très  probablement  il  était  conduit  par  gens  plus 
habiles,  peut-être  par  Fabre  d'Églantine. 


IMPUISSANCE   1>0UK  ARRÊTER   LA   TERREUR  33 

La  faiblesse  de  Robespierre  avait  été  partagée  par 
le  Comité  de  salut  public.  Sa  haute  autorité  en 
restait  compromise.  La  question  allait  se  poser  de 
nouveau  :  Renouvellerait-on  le  Comité?  ou  se  conten- 
terait-on de  le  ramener  à  une  dépendance  légitime 
et  raisonnable  de  la  Convention  ? 

La  France  avait  une  halte,  ses  trois  victoires  ajour- 
naient le  danger,  et  peut-être  pour  toujours.  C'est  ce 
qui  eut  lieu  en  effet,  la  Prusse  étant  restée  occupée 
en  Pologne  et  l'Autriche  trouvant  dans  les  Belges 
une  telle  mauvaise  volonté  que  définitivement  elle 
ne  put  rien  en  1794  contre  nos  frontières  du  Nord. 

Le  18  nivôse  (7  janvier),  dans  un  discours  très 
habile,  fort  modéré  d'expressions  et  probablement 
calculé  par  Fabre  d'Églantine,  Bourdon  (de  l'Oise), 
après  force  éloges  du  Comité  de  salut  public,  tomba 
sur  le  ministère,  demanda  qu'il  cessât  d'être  monar- 
chique, qu'il  devînt  républicain,  c'est-à-dire  qu'il  ne 
puisât  nuls  fonds  à  la  trésorerie  sans  demande  d'un 
Comité  à  la  Convention  et  sans  décret  de  VAssemblée. 

Tout  ceci  à  l'occasion  des  subventions  mons- 
trueuses données  par  Bouchotte  à  Hébert. 

Danton,  avec  infiniment  de  prudence  et  de  ména- 
gements, dit  et  redit  par  trois  fois  quil  fallait 
renvoyer  la  chose  au  Comité  de  salut  public. 

Elle  n'en  fut  pas  moins  décrétée,  avec  ce  mot  : 
en  principe,  —  et  cette  réserve  :  de  sorte  que  V activité 
des  forces  nationales  n  éprouve  nul  ralentissenv  ni , 
c'est-à-dire  en  donnant  au  Comité  tous  les  moyens 
d'éluder  ce  qu'on  venait  de  décréter. 


36  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Carnot,  Lindet,  Prieur,  Saint-André,  qui  seuls 
dépensaient  et  qui  seuls  étaient  atteints  du  décret, 
ne  se  plaignirent  pas  ;  Robespierre  seul  se  plai- 
gnit, il  dit,  écrivit  :  Que  tout  le  mouvement  des 
armées  était  arrêté,  chose  matériellement  fausse. 
Toutes  ou  presque  toutes  les  choses  nécessaires 
se  faisaient  par  des  réquisitions  en  nature,  levée 
de  grains,  levée  de  draps,  levée  de  chevaux,  etc. 
La  Convention  venait  de  voter  cent  millions  argent 
pour  les  subsistances.  Elle  eût  voté  les  yeux 
fermés  ce  que  le  Comité  eût  pu  demander.  Ne 
l'avait-elle  pas  elle-même  forcé  en  août  de  prendre 
en  mains  cinquante  millions,  sans  vouloir  aucun 
détail?  Mais  il  y  aurait  eu  retard?  Autant  qu'il 
faut  de  minutes  pour  aller  d'un  pavillon  à  l'autre, 
dans  le  château  des  Tuileries. 

Il  fallait  franchement  laisser  là  des  objections 
peu  sérieuses  et  dire  à  la  Convention  :  «  Ceci  est 
la  question  même  de  la  souveraineté.  Nous  voulons 
la  dictature   sans  mélange,   autocratique.  » 

A  quoi  l'on  eût  pu  répondre  :  «  Qui  créa  la 
dictature  ?  Le  moment,  le  péril,  la  nécessité  de  la 
défense  contre  l'ennemi...  L'ennemi  maintenant, 
c'est  celui  qui  gardera  la  dictature.  » 


CONSPIRATION    DE    LA    COMÉDIE  37 


CHAPITRE  III 

LA  CONSPIRATION  DE  LA  COMÉDIE.  —  FABRE  ARRÊTÉ. 
(JANVIER  1794). 


Ironie,  mobilité,  élasticité  de  la  France.  —  Robespierre  eut  peur  du  rire.  — 
Terreur  que  lui  inspirent  les  comiques,  Fabre,  Desmoulins.  —  Il  essaye 
d'étouffer  Desmoulins.  —  11  attaque  Fabre  aux  Jacobins.  —  Fabre  arrêté 
comme  faussaire  par  le  Comité  de  sûreté. 


Je  plonge  avec  mon  sujet  dans  la  nuit  et  dans 
l'hiver.  Les  vents  acharnés  de  tempêtes  qui  battent 
mes  vitres  depuis  deux  mois  sur  ces  collines  de 
Nantes  accompagnent  de  leurs  voix,  tantôt  graves, 
tantôt  déchirantes,  mon  Dies  iras  de  1793.  Légitimes 
harmonies  !  je  dois  les  remercier.  Bien  des  choses 
qui  me  restaient  incomprises  m'ont  apparu  claires 
ici  dans  la  révélation  de  ces  voix  de  l'Océan 
(janvier  1853). 

Ce  qu'elles  me  disaient  surtout,  dans  leurs 
fureurs  apparentes,  dans  leurs  aigres  sifflements 
qui  perçaient  mon  toit,  dans  le  cliquetis  sinis- 
trement  gai  dont  frémissaient  mes  fenêtres,  c'était 
la  chose  forte  et  bonne,  consolante  :  que  ces 
menaces  de  l'hiver,  toutes  ces  semblances  de  mort, 


38  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

n'étaient  nullement  la  mort,  mais  la  vie  tout  au 
contraire,  le  profond  renouvellement.  Aux  puissances 
destructives,  aux  violentes  métamorphoses  où  vous 
la  croiriez  abîmée,  échappe,  élastique  et  riante, 
l'éternelle  ironie  de  la  nature. 

Telle  la  nature,  telle  ma  France.  Et  c'est  ce 
qui  fait  sa  force.  Contre  les  plus  mortelles  épreuves 
où  périssent  les  nations ,  celle-ci  garde  un  trésor 
d'ironie  éternelle. 

Nul  enthousiasme  n'y  mord  pour  longtemps , 
nulle  misère,  nul  découragement. 

Oui  fera  peur  à  la  France?  Elle  a  ri  dans  la 
Terreur,  et  elle  n'a  pas  été  entamée.  Il  y  avait 
le  rire  et  les  larmes,  l'émotion  dans  les  deux 
sens,  nullement  la  tristesse  immobile.  L'élasticité 
morale  resta  tout  entière  ;  la  très  utile  légèreté 
du  caractère  national  l'empêche  toujours  d'être 
écrasé.  Ce  peuple  n'est  jamais  véritablement  avili, 
ni  profondément  corrompu. 

Cette  légèreté,  qui  ailleurs  est  signe  de  nullité, 
se  trouve  ici  dans  des  esprits  souvent  de  grande 
vigueur.  C'est  la  mobilité  du  ressort  d'acier  qui, 
pour  fléchir  aisément,  n'en  est  pas  moins  fort  à 
se  relever. 

Ce  peuple  est  terrible  au  fond,  redoutable  à 
tous  ses  dieux. 

Le  premier  conquérant  du  monde  moderne,  reve- 
nant de  la  grande  défaite,  disait,  pendant  cinq 
cents  lieues  :  «  Du  sublime  au  ridicule  il  n'y  a 
qu'un  pas.  » 


CONSPIRATION    DE    LA    COMÉDIE  39 

Telle  fut  aussi,  dans  son  règne  si  court,  la 
frayeur  de  Robespierre. 

Un  mot,  gai  comme  ceux  du  festin  de  Balthazar, 
était  écrit  dans  Desmoulins  :  «  A  coté  de  la  guil- 
lotine où  tombent  des  tètes  de  rois,  on  guillotine 
Polichinelle,  qui  partage  l'attention.  » 

Le  puissant  chef  des  Jacobins,  qui  avait  fait 
le  miracle  le  plus  incroyable  en  France,  une  royauté 
d'opinion,  sans  armes,  sans  succès  militaire,  sen- 
tait bien  que  le  mystère  de  cette  puissance  était 
tout  dans  le  sérieux,  que  si  la  France  perdait  son 
sérieux  une  minute,  la  fascination  finissait,  le  pres- 
tige s'évanouissait,  tout  était  fini. 

Cet  homme,  vraiment  extraordinaire,  d'apparence 
aristocratique,  avocat  et  juge  d'Eglise,  d'une  per- 
sonnalité anti- militaire,  avait  contre  lui  à  la  fois 
et  les  instincts  révolutionnaires  et  les  tendances 
militaires  de  la  nation.  A  quoi  tenait  le  mystère 
de  sa  puissance?  A  l'opinion  qu'il  avait  su 
imprimer  à  tous  de  sa  probité  incorruptible  et  de 
son  immutabilité.  Tous  les  autres  personnages  de 
la  Révolution  furent  naïvement  mobiles,  au  gré 
des  événements.  Lui  seul,  avec  un  merveilleux 
esprit  de  suite,  une  tactique  prodigieuse,  il  manœuvra 
de  manière  à  soutenir  le  renom  de  cette  immuta- 
bilité. Il  finit  par  le  soutenir  de  sa  seule  affirma- 
tion. Et  sa  parole  eut  un  tel  poids  qu'on  en  vint 
à  démentir  l'évidence  même  des  faits,  à  accepter 
comme  autorité  supérieure,  contre  la  réalité,  l'affir- 
mation de  Robespierre. 


40  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

La  foi  au  prêtre  revint,  le  lendemain  de  Voltaire  ! 
Ce  prêtre  nia  la  nature,  en  fît  une,  de  sa  parole.  Et 
celle-ci  fut  crue  contre  l'autre. 

Par  quels  miracles  d'adresse,  dans  une  situation 
si  changeante,  se  maintenait  l'immobilité  fictive  du 
thaumaturge?  C'était,  pour  l'observateur,  le  plus 
étonnant  des  spectacles.  Le  contraste  de  ces  revire- 
ments agiles,  au  nom  de  principes  immuables,  fai- 
sait du  personnage  le  plus  sérieux  de  l'époque  le 
sujet  comique  entre  tous,  d'un  comique  si  terrible 
et  si  imprévu  qu'aucun  des  maîtres,  ni  Aristophane, 
ni  Rabelais,  ni  Molière,  ni  Shakespeare,  n'eût  pu 
soupçonner  une  telle  conception. 

Mais  qui  avait  le  sang-froid,  en  un  tel  péril,  d'ob- 
server ce  terrible  acteur,  dont  le  pénétrant  regard 
pouvait  être  mortel  à  l'observateur,  et  qui  ne  crai- 
gnait   rien   tant  que   d'être    sérieusement   regardé  ? 

C'est  ici  l'audace  de  Pline,  qui,  pour  observer, 
avança  au  bord  même  du  cratère  et  se  tint  payé  de 
la  vie,  s'il  était  bien  sûr  d'avoir  vu. 

Un  homme  observait  Robespierre,  grand  artiste, 
amant  de  l'art  et  surtout  des  arts  d'intrigue.  C'était  le 
premier  auteur  dramatique  du  temps,  Fabre  d'Églan- 
tine.  «  Sa  tête,  disait  Danton,  est  un  vaste  imbro- 
glio. »  Imbroglio  pour  les  autres,  mais  clair  pour 
le  grand  dramaturge,  qui  se  plaisait  à  voir  les  fils 
s'embrouiller  pour  se   débrouiller. 

Robespierre  et  sa  manœuvre  étaient  l'objet  per- 
manent sur  lequel  sa  lorgnette  de  théâtre  (qui  ne 
le  quittait  jamais)  était  constamment  braquée. 


CONSPIRATION    DE    LA    COMEDIE  41 

Il  y  eut  un  côté  que  ne  put  jamais  atteindre 
l'excellent  observateur  ;  sa  nature  était  fine,  forte, 
ardente,  mais  point  élevée.  Le  côté  élevé  du  sujet 
lui  resta  inaccessible. 

Robespierre  ne  trompait  les  autres  que  parce 
qu'avec  une  étonnante  habileté  instinctive,  il  se 
trompait  d'abord  lui-même,  qu'il  était  sa  propre 
dupe,  et  que,  sous  les  tours,  retours,  circuits  infi- 
nis de  l'hypocrisie  que  lui  imposait  le  moment,  il 
restait  sincère  dans  l'amour  du  but  où  il  croyait 
arriver  par  cette  route  sinueuse. 

Ce  haut  mystère  de  la  nature  :  le  grand  nombre 
d'enveloppes  dont  l'âme  humaine  est  compliquée, 
lesquelles,  rentrant  l'une  dans  l'autre,  l'empêchent 
de  se  voir  elle-même,  ce  qu'un  mystique  appelle 
ingénieusement  :  les  sept  enceintes  du  château  de 
l'âme;  —  tout  cela  était  lettre  close  pour  Fabre 
d'Églantine. 

Il  ne  voyait  que  la  surface,  mais  voyait  parfaite- 
ment, décrivait  avec  une  propriété,  une  fine  spéciji- 
cation,  qui  contraste  avec  cet  âge  de  fades  généra- 
lisateurs.  Ce  don  n'appartient  guère  alors  qu'aux 
deux  éminents  comiques,  Fabre  et  Camille  Desmou- 
lins. Le  beau  portrait  de  Marat  qu'a  fait  le  premier 
est  une  œuvre  d'une  fermeté,  d'une  précision  admi- 
rables. Il  fait  habilement  ressortir  le  trait  dominant 
de  Marat,  celui  qui  couvre  le  reste  et  le  sauve 
dans  l'avenir,  son  incontestable  candeur.  Ce  por- 
trait, piquant  en  lui-même,  l'est  bien  plus  par  le 
moment,   par   l'à-propos  du  jour  où   il   fut  lancé. 


42  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Il  parut  le  6  janvier,  le  jour  même  où  Phelippeaux, 
par  une  nouvelle  brochure,  caractérisait  la  conduite 
tortueuse  du  Comité  et  de  Robespierre.  Il  parut 
dix  jours  après  ce  cinquième  numéro  de  Desmou- 
lins où  l'on  entrevit  si  bien  comment  Robespierre, 
après  l'avoir  lancé  sur  Hébert  et  Glootz,  recula  pré- 
cipitamment vers  les  hébertistes.  Marat,  bien  posé, 
tel  qu'il  fut,  devant  le  public,  tout  simple  et  tout 
d'une  pièce,  dans  son  abandon  complet  de  toute 
tactique,  clans  l'emportement  d'un  caractère  essen- 
tiellement spontané,  faisait  une  amère  satire  du 
caractère  si  contraire  qui  en  fut  l'envers  exact  et 
la  complète  opposition. 

Robespierre,  par  la  force  de  seconde  vue  que 
donne  la  passion,  sentait  Fabre,  môme  absent,  der- 
rière lui,  qui  le  regardait.  Il  en  était  cruellement 
inquiété,  irrité.  Il  sentait  d'instinct,  de  terreur,  ce 
que  Danton  avait  dit  sans  en  sentir  la  portée  : 
«  La  tête  de  cet  homme-là  est  un  répertoire  d'idées 
comiques.  » 

Son  imagination  maladive  lui  exagérait  les  choses. 
Il  se  figurait  que  ce  chercheur  impitoyable  de  situa- 
tions comiques  créait  ces  situations,  que  ce  cruel 
machiniste  faisait  lui-même  les  fils,  les  poulies, 
les  trappes  où  Robespierre  à  chaque  instant  pou- 
vait se  prendre  ou  heurter. 

Il  se  trompait.  Ni  Fabre  ni  personne  n'avait  une 
telle  action. 

Les  pièges  où  Robespierre  risquait  de  périr  étaient 
en  Robespierre  même,   et  aussi,  en  grande   partie, 


CONSPIRATION    DE    LA    COMÉDIE  43 

dans   les  contradictions  quasi  fatales   de    son   rôle. 

Sa  fatalité  principale  avait  été  sa  triste  conni- 
vence pour  les  hébertistes,  tout-puissants  par  la 
presse,  en  août  et  septembre.  Leur  ami  pour  la 
Yendée,  il  fut  leur  ennemi  pour  Lyon  en  octobre. 
Modéré  ici,  exagéré  là,  il  eut  dans  Phelippeaux  et 
Dubois-Crancé  ses  deux  Euménides. 

Ce  n'était  pas  Fabre  qui  avait  fait  cette  situa- 
tion. 

C'est  lui  qui  la  voyait  le  mieux,  la  formulait,  la 
démontrait,  en  faisait  jaillir  le  comique.  Il  en  mar- 
quait, en  artiste,  d'une  plaisanterie  douce  et  fine 
qui  semblait  n'y  pas  toucher,  le  terrible  crescendo. 
Robespierre,  fuyant  son  adorateur,  poursuivi  par 
Desmoulins  qui  dénonçait  sa  bonté  à  l'admiration 
du  monde,  allait  se  jeter  d'effroi  dans  les  bras  de 
ses  ennemis,  Gollot,  Hébert  et  Ronsin.  Son  mal- 
heur d'avoir  défendu  le  Ronsin  de  la  Yendée  le 
poussait  fatalement  à  défendre  aussi  le  Ronsin  de 
Lyon,  à  endosser  les  mitraillades.  C'est  ce  qu'il  fît 
en  effet  le  29  janvier. 

Fabre  commentait,  critiquait.  Agissait-il? 

Robespierre  assure  que  c'est  Fabre,  qui,  par  le 
fougueux  Rourdon,  lui  aurait  porté  ce  coup  de  Jar- 
nac,  de  faire  ôter  au  Comité  la  facilité  de  puiser 
à  même  aux  caisses  de  la  trésorerie.  Ce  qui  n'est 
pas  moins  vraisemblable,  c'est  que  le  même  Fabre 
fit  faire  à  Robespierre,  par  l'innocent  Desmoulins, 
deux  malices  signalées  :  l'une,  de  signaler  à  toute 
la   terre  les    Mémoires  de  Phelippeaux  qui  seraient 


U  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

morts  étouffés;  l'autre,  de  mettre  en  lumière  les 
changements  de  Robespierre,  de  montrer  comment 
ce  bon  et  sensible  Robespierre  allait  tourner  à  l'in- 
dulgence, et  cela  au  moment  où  le  tremblant  tacti- 
cien voulait  rentrer  dans  la  terreur  et  rattachait 
précipitamment  son  masque  de  sévérité,  de  sorte 
que  cette  admiration  exaltée  de  la  bonté  de  Robes- 
pierre, en  opposition  visible  avec  sa  marche  en  sens 
inverse,  illuminait  sa  manœuvre  et  trahissait  cruel- 
lement les  tâtonnements  de  sa  tactique. 

Celui-ci,  sans  s'en  douter,  lui  donna  beau  jeu, 
le  7  janvier,  où  on  lut  les  numéros  accusés  du 
Vieux  Cordelier.  Camille  assura  que  son  comité  de 
clémence  ne  voulait  dire  autre  chose  que  comité  de 
justice.  Pour  le  reste,  il  persista.  Ce  fut  très  naïve- 
ment la  scène  de  Galilée  devant  l'Inquisition.  Qui 
le  croirait?  Robespierre,  allant  au  delà  de  ce  que 
ses  ennemis  auraient  demandé,  se  servit  exacte- 
ment du  langage  du  Saint-Office  :  «  Camille  avait 
promis  d'abjurer  ses  hérésies,  ses  propositions  mal- 
sonnantes... Les  éloges  des  aristocrates  l'empêchent 
d'abandonner  le  sentier  que  l'erreur  lui  avait 
tracé...  » 

Puis,  croyant  qu'il  était  plus  utile  d'humilier  que 
de  frapper,   il  ajouta  bénignement  : 

«  Il  faut  pourtant  distinguer  sa  personne  de  ses 
écrits...  C'est  un  enfant  que  les  mauvaises  compa- 
gnies ont  égaré...  Je  demande  seulement  pour 
l'exemple  que  ses  numéros  soient  brûlés  dans  la 
société.  »  .... 


CONSPIRATION    DE    LA    COMÉDIE  45 

Desmoulins  :  «  Brûler  n'est  pas  répondre.  » 

Robespierre  :  «  Ta  résistance  prouve  assez  que 
tu  as  de  mauvaises  intentions...  » 

Danton  :  «  Camille  ne  doit  pas  s'effrayer  des 
leçons  d'un  ami  sévère.  Citoyens,  que  le  sang-froid 
préside  à  nos  discussions...  Craignons  de  porter  un 
coup  à  la  liberté  de  la  presse.  » 

Le  succès  de  Desmoulins  fut  complet,  même  aux 
Jacobins.  Ses  juges  les  plus  hostiles  furent  touchés, 
ravis.  Mais  Robespierre  le  voulait  :  ils  obéirent  et 
le  rayèrent. 

Le  vainqueur  se  sentait  vaincu,  en  réalité.  Sa 
fureur  n'eut  aucune  borne.  Sa  sombre  imagination 
lui  montra  un  profond  accord  entre  Desmoulins, 
Bourdon,  Phelippeaux,  hommes  pourtant  spontanés, 
violents,  plus  que  calculés.  Quel  était  le  calcula- 
teur, l'adroit  machiniste  qui  tirait  les  fils  ?  L'ancien 
secrétaire  de  Danton,  l'homme  des  imbroglios,  le 
dramaturge  Fabre  d'Églantine.  Lui  seul,  parmi  eux, 
était  capable  de  tracer  un  plan,  de  préparer  et 
ménager  les  moyens,  les  ressorts,  de  les  faire 
habilement  concourir  à  une  action  commune. 

C'est  Fabre  qu'il  fallait  perdre,  envelopper  si  l'on 
pouvait  dans  la  conspiration  dont  Robespierre  parlait 
sans  cesse  :  la  conspiration  de  V étranger. 
.  Fabre,  infiniment  prudent,  laissait  aller  devant  les 
autres  et  n'agissait  guère  qu'à  coup  sûr.  Il  donnait 
bien  peu  de  prise  du  côté  du  modérantisme;  il  avait 
concouru  à  la  mort  des  Girondins.  S'il  avait,  obtenu 
l'arrestation  de  Ronsin  et  de  Vincent,  c'était  le  jour 


46  lllSTOJKE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

môme  où  leurs  sbires  avaient  arrêté ,  insulté  des 
députés,  au  grand  émoi  de  la  Convention,  si  bien  que 
Gouthon  et  Lebon,  deux  hommes  de  Robespierre, 
avaient  parlé  eux-mêmes  dans  le  sens  de  Fabre.  Fort 
de  tout  ceci,  il  s'alarma  peu,  et,  sachant  que  Robes- 
pierre devait  commencer  contre  lui  l'attaque  aux 
Jacobins,  le  8  au  soir,  il  alla  s'asseoir  en  face  de 
lui,  avec  sa  lorgnette  de  spectacle  qu'il  portait  tou- 
jours, et  vint  observer  par  où  allait  s'avancer  l'en- 
nemi. 

Robespierre,  selon  sa  coutume,  fit  parade  d'un 
grand  équilibre ,  disant  qu'il  était  impartial  entre 
Desmoulins  et  Hébert,  parla  de  deux  factions,  des 
ultra  et  citra-révolutionnaires,  dit  que  l'étranger  agis- 
sait par  toutes  deux  à  la  fois,  que  des  meneurs  adroiîs 
faisaient  mouvoir  la  machine  et  se  tenaient  dans  les 
coulisses,  que  c'était  toujours  la  Gironde,  la  même 
action  théâtrale,  seulement  d'autres  acteurs  sous  des 
masques  différents.  Ces  métaphores  accumulées  dési- 
gnaient assez  Fabre  d'Églantine ,  acteur  et  auteur 
dramatique. 

EnQn  ces  masques,  ces  acteurs,  ces  machinistes, 
où  voulaient-ils  en  venir?...  Conclusion  inattendue  : 
à  dissoudre  la  Convention! 

Ceci  ne  rimait  plus  à  rien;  on  se  regardait,  on  se 
demandait  ce  qu'il  voulait  dire.  C'était  justement  pour 
maintenir  et  faire  respecter  la  Convention  que  Fabre, 
appuyé  ce  jour-là  des  robespierristes  mêmes,  avait 
obtenu  l'arrestation  d'Hébert  et  Vincent. 

Il  tourna,  tourna  toujours  dans  cette  vaine  alléga- 


CONSPIRATION    DE    LA    COMEDIE  47 

tion,  reprenant  toute  l'histoire  du  girondinisme.  À 
quoi  Fabre  ne  tint  plus  et,  perdant  patience,  se  leva 
pour  s'en  aller.  Mais,  à  ce  moment,  Robespierre, 
fixant  sur  l'homme  à  la  lorgnette  ses  lunettes  et  son 
regard  fauve,  le  pria  d'attendre.  Il  reprit  avec  fureur 
sur  les  intrigants,  les  serpents  qu'il  s'agissait  d'écraser 
(Applaudissements  unanimes)  :  «  Parlons  de  la  conju- 
ration, et  non  plus  d'individus...  »  Et  au  moment 
même  :  «  Je  demande  que  cet  homme  qu'on  ne  voit 
qu'avec  une  lorgnette  et  qui  sait  si  bien  exposer 
des  intrigues  au  théâtre  veuille  bien  s'expliquer  ici... 
Nous  verrons  comment  il  sortira  de  celle-ci...  » 

Fabre  dit  froidement  qu'il  répondrait  quand  on  pré- 
ciserait les  accusations,  que  du  reste  on  avait  tort 
de  croire  qu'il  influençait  Desmoulins,  Bourdon  ou 
Phelippeaux. 

Une  voix  :  «  A  la  guillotine!  »  Robespierre  demanda 
qu'on  chassât  l'interrupteur.  Cependant,  qu'avait  fait 
ce  trop  zélé  robespierriste  ?  Dire  contre  Fabre  ce 
qu'avait  dit  contre  Desmoulins  Nicolas,  l'homme  de 
Robespierre. 

Celui-ci  put  voir  le  10  combien  il  avait  peu  satis- 
fait les  Jacobins  par  une  agression  si  vague.  Aux 
premiers  mots  qu'il  prononça ,  une  voix  s'écria  : 
«  Dictateur  !  »  La  société  refusa  de  rayer  Bourdon 
(de  l'Oise)  et  rapporta  la  radiation  de  Desmoulins. 

A  ces  échecs  manifestes,  à  cet  éloignement  visible 
de  l'opinion,  on  répondit  par  un  coup  de  terreur.  Dans 
la  nuit  du  12  au  13,  le  Comité  de  sûreté  fit  arrêter 
Fabre  d'Églantine. 


î.x  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Le  prétexte  fut  celui  que  tous  les  pouvoirs  emploient 
avec  succès  dans  les  arrestations  politiques  pour 
donner  le  change  :  arrêté  comme  voleur. 

L'étonnement  fut  profond.  D'autres,  surtout  Bour- 
don (de  l'Oise),  avaient  bien  autrement  provoqué 
Robespierre.  Voici  cependant  deux  mois  qui  peuvent 
éclaircir  la  chose. 

1°  Fabre,  peu  de  jours  auparavant,  avait  eu  l'im- 
prudence de  dire  qu'il  prouverait,  pièces  en  mains, 
qu'Héron,  l'agent  général  des  arrestations,  avait  des 
mandats  d'arrêt  en  blanc,  et  qu'ainsi  le  Comité  de 
sûreté  le  lançait  sans  savoir  sur  qui.  Dans  ce  cas, 
quelqu'un  sans  doute  dirigeait  Héron ,  un  homme 
apparemment  plus  puissant  que  le  Comité. 

2°  On  nous  apprend  que  Fabre  en  prison,  malade 
et  tout  près  d'aller  à  la  mort,  n'était  occupé,  ne  par- 
lait que  d'une  grande  comédie  en  cinq  actes,  qu'on 
lui  avait  prise  en  l'arrêtant  (Mémoire  sur  les  prisons, 
l,  69). 

Quel  en  était  le  sujet?  Nous  devrions  au  moins  en 
trouver  le  titre  dans  Y  inventaire  de  ses  papiers  qui  se 
fît  en  juin.  La  pièce  n'y  est  point  relatée,  ce  qui 
prouve  qu'en  effet  elle  lui  avait  été  prise  au  moment 
de  l'arrestation. 

Le  sujet  ne  serait-il  pas  celui  qui  semble  indi- 
qué par  allusion  dans  Desmoulins  :  «  Il  est  telle 
comédie  grecque,  contre  les  ultra -révolutionnaires 
et  les  tenants  de  la  tribune  de  ce  temps-là,  qui  tra- 
duite ferait  dire  à  Hébert  que  la  pièce  ne  peut  être 
que  de  Fabre  d'Églantine.  » 


CONSPIRATION  DE   LA  COMÉDIE  49 

Ce  sujet  était  si  naturellement  indiqué  par  la  situa- 
tion que  les  Girondins  eux-mêmes,  dans  leur  misé- 
rable fuite,  toujours  si  près  de  la  mort,  en  faisaient 
une  comédie. 


T.    VIT.    —   RÊV. 


50  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE    IV 

PREUVES   DE    L'INNOCENCE   DE  FABRE  D'ÉGLANTINE  (JANVIER  1794). 


Dépendance  et  terreur  du  Comité  de  sûreté.  —  Présidence  de  David.  —  On 
empêche  d'entendre  Fabre.  —  Qui  a  rédigé  le  compte  rendu  du  procès?  — 
On  refusa  de  vérifier  les  écritures.  —  Le  faux  n'est  pas  de  l'écriture  de  Fabre. 

—  Découverte  tardive  du  faux.  —  Le  faux  n'eût  servi  à  rien.  —  Qui  a  pu 
inventer  cette  machination?  —  Ligue  des  hébertistes  et  des  robespierristes. 

—  Mort  de  Jacques  Roux,  —  Robespierre  justifie  les  hébertistes. 


Avant  de  juger  l'accusé,  essayons  de  juger  les  juges. 
Quel  était  le  Comité  de  sûreté?  Rappelons-nous  son 
origine.  Il  avait  été  renouvelé  le  26  septembre,  le 
lendemain  du  triomphe  Lde  Robespierre,  sur  une 
liste  présentée  par  lui.  Il  le  composa  généralement 
d'hommes  compromis  par  leurs  précédents  et  leur 
donna  à  tous  un  très  rude  surveillant,  le  peintre 
David.  Ex- peintre  du  roi,  modéré  encore  au 
10  août  1792,  David  avait  d'un  bond  sauté  au  som- 
met de  la  Montagne.  Il  expiait,  en  se  faisant  l'œil  et  le 
bras  de  Robespierre,  le  piqueur  du  Comité,  en  terro- 
risant ses  collègues,  qu'il  traitait  comme  des  nègres. 

Un  fait  montrera  combien  ce  redoutable  Comité 
était  lui-même  courbé  sous  la  terreur.  La  Yicomterie, 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'ÉGLANTINE  51 

un  de  ses  membres,  auteur  des  Crimes  des  rois,  crai- 
gnait tellement  de  voir  la  face  de  Robespierre  qu'aux 
jours  où  les  deux  comités  se  réunissaient,  il  se  cachait, 
faisait  le  malade  et  ne  venait  pas.  —  Youlland,  Jagot, 
Lebon,  Yadier,  avaient  tous  été  ou  Feuillants  ou 
Girondins.  —  Voulland  (d'Uzès)  était  une  créature  des 
Rabaut,  et  son  nom  était  sur  la  liste  fatale  trouvée 
aux  Feuillants.  —  Jagot  siégeait  à  droite  en  1792  à 
côté  de  Barbaroux.  En  mission  pendant  le  procès  du 
roi,  avec  Hérault  et  Grégoire,  il  demanda,  comme 
eux,  la  condamnation,  sans  ajouter  le  mot  à  mort.  — 
Lebon,  prêtre  marié,  avait  protesté  (à  Arras  dont  il 
était  maire)  contre  le  31  mai,  pour  les  Girondins.  — 
Panis  restait  inquiet  pour  les  comptes  non  rendus  de 
la  Commune,  après  les  jours  de  septembre.  —  Les 
membres  les  plus  indépendants  étaient  Ruhl  et  Moïse 
Bayle,  Élie  Lacoste,  Louis  (du  Bas-Rhin).  Le  bon  vieil 
Alsacien  Ruhl  était  toutefois  poursuivi  par  la  presse 
pour  son  indulgence  à  Strasbourg. 

Les  hommes  les  plus  exposés  du  Comité,  sans 
comparaison,  étaient  Yadier  et  Amar. 

Yadier,  homme  du  Midi,  vieux,  faible,  mobile, 
avait  fait  l'un  des  actes  les  plus  décisifs  de  contre- 
révolution.  Royaliste  en  1791,  il  voulait,  le  jour  du 
massacre  du  Champ  de  Mars,  qu'on  fit  un  procès 
à  mort  à  la  société  jacobine.  Robespierre,  son 
ancien  collègue  à  la  Constituante,  le  maintenait  en 
vie,  croyant  qu'il  n'y  a  pas  d'instrument  meilleur 
qu'un  homme  perdu. 

Amar,    des    pieds   à    la    tète,    était    de   l'Ancien- 


HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Régime.  Il  avait  l'air  prêtre,  doux,  faible,  servile. 
Il  n'était  pas  sans  mérite.  J'ai  vu  de  lui  une  lettre 
religieuse  et  touchante  sur  la  mort  de  sa  femme. 
C'était  un  robin  de  Grenoble,  qui,  à  l'entrée  même 
de  la  Révolution,  se  trompant  d'époque,  avait  acheté 
la  noblesse  et  un  titre  de  trésorier  du  roi.  Il  se 
sentait  vivre  par  grâce,  obligé  à  faire  plus  qu'un 
autre  pour  mériter  cette  grâce.  C'était  le  scribe 
obligé,  le  commis,  la  bête  de  somme.  A  lui  les  plus 
rudes  besognes,  l'accusation  des  Girondins,  par 
exemple,  qu'il  traîna  tant  qu'il  put,  jusqu'à  ce  que 
les  Jacobins  furieux  lui  arrachassent  le  dossier  et 
se  chargeassent  de  l'affaire.  Amar,  effrayé,  fît  alors 
plus  qu'on  ne  voulait,  enveloppant  dans  la  Gironde 
les  soixante -treize  que  sauva  Robespierre.  Depuis 
novembre,  il  était  poursuivi  de  même  pour  accuser 
les  dantonistes.  On  voulait,  de  l'affaire  Chabot,  faire 
un  monstrueux  filet  pour  attraper  Fabre  et  d'autres. 
Les  registres  témoignent  de  la  résistance  d'Amar1. 
Il  fuyait  le  Comité,  se  cachait  chez  lui.  Les  menaces 
l'en  tirèrent.  Il  marcha  tard,  sous  le  fouet,  mal, 
puis  mieux,  mais  jamais  bien.  Robespierre  ne  fut 
jamais  content  de  son  rapport  contre  Fabre. 

Toutes    choses    étaient    préparées.    On    avait    un 

1.  Lettre  du  Comité  de  sûreté  à  Amar  : 

«  Nous  t'avons  envoyé  notre  collègue  Voulland  t'exprimer  notre  impatience 
sur  le  rapport  que  tu   nous  fais  attendre  depuis   quatre   mois.  Il  nous  a 

annoncé  de  ta  part  que  tu  devais  te  rendre  le  soir  au  Comité Nouveau 

manquement  de  parole...  Il  faut  absolument  que  tu  finisses..  Tu  ne  nous 
forceras  pas  à  prendre  des  moyens  qui  contrarieraient  notre  amitié  pour 
toi.  Dubarran,  Vadier,  Jagot,  É.  Lacoste,  Louis  (Il  ventôse).  »  (Archives 
nationales,  registre  640  du  Comité  de  sûreté  générale.) 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'ÉGLANTINE  53 

président  sur,  chose  capitale,  pour  brusquer  l'affaire, 
déclarer  les  débats  clos  avant  qu'ils  commençassent. 
On  avait  mis  au  fauteuil  cette  terrifiante  figure  de 
David,  dont  la  roulante  prunelle,  le  débraillement 
sauvage,  la  difforme  joue,  bouffie  de  fureur,  pou- 
vaient fasciner  les  faibles. 

Cette  terreur  parut  commencer  avant  la  séance. 
Que  d'autres  arrestations  ne  suivissent,  on  n'en 
doutait  guère.  La  Montagne  fit  la  part  du  feu.  Elle 
sacrifia  un  dantoniste,  le  plus  isolé,  pour  sauver 
les  autres.  «  La  grande  colère  de  Robespierre  ne 
vient-elle  pas  surtout  de  l'applaudissement  indiscret 
que  Desmoulins,  Fabre  et  autres  ont  donné  à  Phe- 
lippeaux  ?  Eh  bien  !  sacrifions  Phelippeaux  !  »  Cette 
grande  affaire  fut  ainsi  définitivement  enterrée; 
Phelippeaux  fut  débouté  et  ses  accusations  mises 
à  néant  par  l'ordre  du  jour. 

Alors  on  vit  apparaître  la  mine  discrète  d'Amar  et 
le  vieux,  pantin  Yadier. 

Amar  dit  «  avec  douleur  »  qu'il  remplissait  un 
devoir  bien  pénible,  mais  qu'enfin  il  s'agissait  de 
l'honneur  de  la  Convention;  que  l'affaire  de  Chabot 
et  Delaunay  s'étendait  plus  qu'on  ne  croyait,  que 
Fabre  en  était  aussi,  qu'il  paraissait  avoir  fait  un 
faux  en  faveur  de  la  Compagnie  des  Indes;  que, 
du  reste,  l'affaire  allait  s'éclaircir  et  qu'on  ne  devait 
rien  préjuger  encore. 

Cambon  interpellé  attesta  qu'en  effet  il  y  avait  un 
faux.  De  qui  était-il?  C'était  la  question.  Danton 
demanda  qu'elle  fût  éclaircie  à  la  Convention  même. 


54  II  J  STO  IRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Vadier  gasconna  hardiment  :  «  Voulez-vous  donc 
nous  faire  remonter  à  la  constitution  de  1790? 
Est-ce  qu'il  y  a  encore  une  inviolabilité  pour  les 
représentants?...  Vaste  est  le  complot...  L'homme 
arrêté  est  le  premier  agent  de  Pitt  »,  etc. 

«  Non  seulement  on  a  la  pièce,  dit  Billaud- 
Varennes;  mais  on  a  les  cent  mille  francs  destinés 
à  payer  le  faux.  » 

«  Du  moins  qu'on  fasse  un  prompt  rapport  »,  dit 
encore  Danton. 

«  Point  du  tout,  dit  durement  Billaud;  la  Conven- 
tion doit  se  reposer  sur  la  diligence  de  ses  comités. 
Attendez  les  faits.  » 

David,  comme  président,  étrangla  cyniquement 
la  question,  déclarant  que  le  débat  était  clos  et 
l'arrestation  confirmée. 

Que  la  Convention  se  livrât  ainsi  elle-même,  que 
la  Montagne,  frappée  en  Osselin,  Bazire  et  Fabre, 
menacée  en  tous  ses  membres  qui  revenaient  de 
mission,  ait  pu  si  peu  résister,  ce  serait  inexpli- 
cable, si  l'on  n'y  voyait  la  cruelle  revanche  prise 
par  la  droite  et  le  centre,  par  les  amis  des  Giron- 
dins. Je  doute  que  Robespierre  eût  fait  voter  ainsi 
à  l'Assemblée  sa  propre  mort,  si  ce  vote  n'eût  été 
très  doux  à  la  rancune  de  ceux  qui,  jusque-là 
dominés  par  la  Montagne,  devenaient  ses  juges  et 
ses  maîtres,  en  servant  leur  nouveau  patron. 

Ils  jouirent  deux  fois  en  ce  jour,  de  frapper  en 
même  temps  et  l'auteur  du  catéchisme  et  l'auteur 
du  calendrier,   d'étouffer  en  Phelippeaux  la   probité 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'ÉGLANTINE  55 

montagnarde,  d'écraser  le  génie  en  Fabre,  de  briser 
la  plume  terrible  qui  risquait  de   doubler   Tartufe. 

Tous  les  historiens  jusqu'ici  (sans  excepter 
M.  Thiers,  plus  spécial  en  finances)  ont  suivi  l'accu- 
sation, copié  docilement  Amar  et  Fouquier-Tinville. 
Pourquoi  ?  Ces  deux  autorités  étaient-elles  si  rassu- 
rantes? Une  autre,  sans  doute  plus  grave,  était  celle 
de  Gambon,  qu'on  fit  venir  comme  témoin.  Le  Bul- 
letin du  tribunal  révolutionnaire,  rédigé  et  arrangé 
chaque  soir  par  le  juge  Coffinhal  (qui  le  falsifia  dans 
l'affaire  d'Hébert),  indique  en  effet  une  déposition 
de  Gambon  contre  Fabre  ;  il  ne  la  donne  pas  textuel- 
lement, de  sorte  qu'on  ne  voit  pas  bien  en  quoi 
elle  était  contre  Fabre.  Cette  déposition  unique  (car 
il  n'y  eut  qu'un  témoin  dans  cette  affaire  immense) 
méritait  bien,  ce  semble,  d'être  donnée  mot  à  mot. 
N'importe  !  toute  la  presse  du  temps  copie,  sans  oser 
rien  changer,  l'extrait  de  la  déposition,  telle  que  la 
donne  le  Bulletin.  Les  historiens  ont  à  leur  tour 
suivi  les  journaux. 

Une  chose  étrange  pourtant  et  faite  pour  donner 
des  doutes,  c'est  qu'au  tribunal,  quelques  instances 
qu'ait  faites  l'accusé,  on  refusa  obstinément  de  repré- 
senter la  pièce  qu'on  disait  falsifiée.  Ge  fut  la  pre- 
mière fois,  depuis  l'origine  du  monde,  qu'on  crut 
pouvoir  frapper  un   faussaire  sans  montrer  le  faux. 

«  Fabre  (dit  le  Bulletin  du  tribunal),  Fabre  a 
demandé  communication  des  pièces  originales,  pré- 
tendant que  la  représentation  des  originaux  était 
nécessaire  à  sa  défense.  » 


86  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Je  le  crois  bien;  comment  décider  une  affaire  de 
faux,  si  l'on  ne  voit  les  écritures? 

La  réponse  du  président,  Herman,  est  admi- 
rable : 

«  Le  président  a  observé  avec  fondement  à  Fabre 
qu'il  lui  suffisait  de  reconnaître  ou  désavouer  les 
changements  et  altérations  qui  lui  étaient  mis  sous 
les  yeux.  » 

Mis  sous  les  yeux?  mensonge  atroce!...  non  dans 
les  pièces  originales,  où  l'on  eût  apprécié  les  écri- 
tures, mais  dans  une  copie  quelconque  !!!... 

On  n'osa  guère,  au  procès,  insister  sur  le  point 
des  signatures  que  Fabre,  Cambon  et  autres  avaient 
données  de  confiance.  La  question  grave  était  celle 
des  surcharges  ajoutées  en  faveur  de  la  Compagnie. 
Sont-elles  ou  ne  sont-elles  pas  de  V écriture  de  Fabre  ? 
Elles  avaient  pour  but,  la  première,  de  liquider  les 
affaires  de  la  Compagnie  «  selon  ses  statuts  et  règle- 
ments »;  la  deuxième,  de  lui  épargner  un  droit 
rétroactif  dont  on  frappait  ses  transferts,  «  excepté 
ceux  faits  en  fraude  » ,  et  de  restreindre  ce  droit 
à  une  amende. 

Eh  bien,  les  écritures  examinées,  étudiées, 
calquées  avec  un  extrême  soin,  établissent  non 
seulement  que  les  surcharges  ne  sont  point  de  la 
main  de  Fabre,  mais  qu'elles  sont  d'une  écriture 
sans  nul  rapport  à  la  sienne,  sans  la  moindre  res- 
semblance, qu'il  était  impossible  de  s'y  tromper,  de 
sorte  qu'il  a  fallu  absolument,  pour  charger  Fabre 
d'un  faux,  que  les  juges  retinssent  par  devers  eux 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'EGLANTINE  57 

la  pièce  fatale,  ne  montrassent  rien  au  jury  et 
tirassent  de  ce  misérable  jury  (trié,  trompé,  terro- 
risé, et  qui  résista  pourtant)  un  pur  et  simple  acte 
de  foi,  un  assassinat  sur  parole1. 

Il  y  a  des  surcharges  de  Fabre,  comme  il  le 
déclara  lui-même  dès  le  17  novembre,  au  moment 
de  la  dénonciation  de  Chabot  contre  Delaunay. 

Mais  ces  surcharges  sont  faites  au  crayon,  sur 
la  première  minute,  qui  ne  fut  point  adoptée  ;  elles 
sont  toutes  signées  de  lui  et  elles  sont  honorables  ; 
ce  sont  des  amendements  qu'il  propose  pour  empê- 
cher la  Compagnie   d'éluder  le  décret. 

1.  Absent  de  Paris,  je  m'adressai  à  une  personne  qui  m'inspirait  toute 
confiance,  plus  que  moi-même  peut-être,  parce  qu'en  cette  grave  question 
elle  arrivait  neuve  et  se  trouvait  moins  émue.  Je  la  priai  de  demander  aux 
Archives  la  pièce  fatale.  Elle  subsiste  par  miracle.  L'examen  a  été  fait  froide- 
ment, consciencieusement,  sans  système  ni  parti  pris,  par  un  homme  très 
sérieux,  d'une  probité  bretonne  (M.  Lejean,  de  Morlaix),  jeune  homme  d'une 
maturité  rare,  critique  d'un  coup  d'œil  sûr,  comme  ses  livres  en  témoignent, 
et  qui,  par  ses  études  habituelles  dans  les  manuscrits  de  tout  âge,  semblait 
très  particulièrement  préparé  à  cet  examen.  —  L'écriture  de  Fabre,  forte  et 
vivante  plus  que  belle,  allongée,  sans  facilité,  pénible  parfois  et  dure,  comme 
sont  souvent  ses  vers,  est  frappante;  on  ne  l'oublie  plus  dès  qu'on  l'a  vue  une 
fois.  C'est  celle  d'un  homme  ardent,  laborieux,  habitué  à  lutter  contre  sa 
pensée.  L'écriture  des  deux  surcharges  n'est  ni  de  Fabre,  ni  de  Delaunay,  ni 
d'aucun  des  accusés;  visiblement  elle  n'est  pas  d'un  député,  d'un  homme 
d'affaires,  d'un  homme,  mais  d'une  plume,  d'un  de  ces  braves  employés  dont 
la  définition  complète  est  celle-ci  :  une  belle  main.  Jamais  crime  si  inno- 
cent dans  la  forme,  ni  plus  manifestement  fait  en  conscience  et  de  bonne  foi. 
L'irréprochable  commis  y  a  mis  sa  meilleure  plume,  sa  meilleure  ronde; 
il  a  écrit  à  main  posée  d'une  encre  noire  et  luisante,  avec  la  sécurité  de  celui 
qui  peut  dire  :  «  Je  l'ai  écrit,  mais  non  lu.  »  —  Ces  surcharges  auront  pu  être 
insinuées  verbalement.  On  aura  pu  dire  au  bonhomme  qui  avait  écrit  la 
pièce  :  «  Vous  aviez  oublié  ceci.  »  Il  se  sera  excusé,  et  consciencieusement, 
soigneusement,  aura  fait  le  faux.  —  Maintenant  les  surcharges  furent-elles 
ordonnées  par  Delaunay,  Chabot,  Benoit?  ou  par  ceux  qui  voulaient  les 
attribuer  à  Fabre  d'Églantine?  C'est  ce  qu'on  ne  peut  déterminer,  ni  le  temps 
où  elles  furent  faites.  Nous  ne  savons  quel  jour  Cambon  les  a  vues  pour  la 
première  fois. 


58  HISTOIRE    DE    LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

Ces  amendements  sévères  étaient,  dira-t-on,  un 
moyen  d'effrayer  la  Compagnie,  ses  agents  Chabot, 
Delaunay,  Julien,  et  d'en  tirer  de  l'argent.  Qui 
prouve  cette  intention  ?  Chabot  déclara  qu'on  lui 
avait  donné  cent  mille  francs  pour  corrompre  Fabre, 
mais  il  dit  aussi  qu'il  n'osa  lui  en  parler  ;  il  les 
garda  discrètement1. 

Quand  Fabre  vint,  le  17  novembre,  au  Comité 
de  sûreté,  on  lui  montra  la  première  minute  char- 
gée de  ses  notes,  toutes  signées  de  lui,  toutes  dans 
l'intérêt  de  l'État.  Personne  ne  s'avisa  alors  d'avan- 
cer que  la  surcharge,  excepté  ceux  faits  en  fraude, 
qu'on  voit  sur  cette  minute ,  fût  de  l'écriture  de 
Fabre.  Est-il  sûr  que  cette  surcharge  existât  à  cette 
époque  ? 

Ce  fut  le   19  décembre,   le  lendemain  du  jour  où 


1.  Il  faut  lire  la  déposition  du  capucin,  très  curieuse,  et  ses  lettres  à  Robes- 
pierre. Parmi  un  monde  de  mensonge,  il  y  a  beaucoup  de  choses  vraies  qui 
jettent  un  grand  jour  sur  ce  temps.  «  Le  tout  vint  par  un  hasard,  dit  Chabot. 
Julien  (de  Toulouse)  nous  invita,  Bazire  et  moi,  à  dîner  à  la  campagne  avec 
des  filles.  »  11  se  trouva  que  la  maison  était  celle  du  petit  baron  de  Batz 
(agioteur  royaliste).  Là  se  trouvaient  le  banquier  Benoît  (d'Angers),  le 
corrupteur  principal,  le  représentant  Delaunay  (putain  à  vendre  au  premier 
venu,  c'est  le  mot  même  de  Chabot),  la  comtesse  de  Beaufort,  maîtresse  de 
Julien,  enfin  le  poète  La  Harpe.  Dans  cette  rencontre,  et  autres,  Bazire  fut 
inébranlable;  il  dit  aux  banquiers  qu'on  les  attrapait;  qu'ils  seraient  bien 
sots  de  donner  leur  argent  à  des  fripons  pour  des  choses  impossibles.  Ce 
baron  de  Batz  était  si  audacieux  qu'il  écrivait  à  Robespierre  môme.  Connais- 
sant sa  mortelle  haine  pour  Cambon,  il  lui  adressait  des  plans  de  finances 
pour  faire  sauter  son  ennemi.  Chabot,  pour  plaire  à  Robespierre,  ne  manque 
pas  dans  sa  déposition  de  placer  Cambon  parmi  ceux  qui  agiotaient.  «  On 
assure  encore,  dit-il,  que  Billaud-Varennes  spécule  sur  les  blés.  »  Le 
scélérat  veut  tellement  plaire  qu'il  nommerait  tout  le  monde.  Il  nomme 
Camille  Desmoulins!...  Sa  furieuse  envie  de  vivre  lui  fait  accuser  ses  amis. 
Il  fait  pourtant  exception  pour  Fabre  et  Bazire «  Fabre,  dit-il,  ne  spé- 
culait ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  » 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'EGLANTINE  59 

Fabre  avait  lancé  Bourdon  (de  l'Oise),  pour  accuser 
et  faire  sauter  Héron,  l'agent  des  comités,  —  c'est 
ce  jour  qu'on  exhuma  la  seconde  minute  qui  porte 
les  deux  surcharges.  On  répandit  dans  Paris  qu'une 
pièce  avait  été  trouvée,  écrite  par  Benoît,  d'Angers 
(qui  était  en  fuite),  interlignée  par  Delaunay,  d'Angers, 
signée  de  Fabre,  etc.  Fabre  avait  signé,  Gambon  aussi, 
de  confiance.  Il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  prendre 
Fabre.  Heureusement  on  avait  en  prison  ce  Delau- 
nay, la  machine  à  dénoncer  ;  on  le  tenait  à  la 
gorge  en  faisant  semblant  de  croire  que  la  pièce 
était  interlignée  par  lui  Delaunay  On  était  sûr  que 
ce  Delaunay,  sous  cette  pression  de  terreur,  crierait 
que  les  additions  n'étaient  pas  de  lui,  mais  de 
Fabre.  C'est  ce  qu'il  ne  manqua  pas  de  faire  le 
9  janvier,  le  jour  où  la  lutte  entre  Fabre  et  Robes- 
pierre lui  fit  croire  que,  pour  gagner  le  second, 
il   fallait   tuer  le  premier. 

Cet  homme  utile,  en  récompense,  vivait  royale- 
ment en  prison  ;  tout  y  abondait,  les  vins  délicats, 
les  fruits  exotiques,  les  filles  surtout,  ce  qui  peut 
énerver,  troubler,  annuler  la  conscience.  On  l'abru- 
tissait et  on  l'effrayait,  on  en  tirait  ce  qu'on  voulait. 
Entre  deux  vins,  il  savait  tout,  révélait  tout,  dénon- 
çait tout. 

Qu'aurait-on  fait,  si  on  eût  voulu  suivre  une  marche 
simple  et  loyale  ?  On  n'aurait  pas  été  demander  la 
vérité  à  Delaunay,  dans  cet  égout  de  prison.  On  eût 
fait,  en  plein  soleil,  la  simple  et  naturelle  enquête  qui 
ouvre  toute  affaire  de  ce  genre,  Y  enquête  des  écritures 


60  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

Non  seulement  on  ne  chercha  pas  d'éclaircisse- 
ments, mais  on  repoussa  ceux  qui  vinrent  d'eux- 
mêmes;  une  lettre  vint  de  Julien  (de  Toulouse),  l'un 
des  accusés  en  fuite  ;  elle  vint  droit  à  la  Convention, 
sans  passer  par  le  Comité.  N'ayant  pu  la  suppri- 
mer, on  réussit  du  moins  à  en  empêcher  la  lecture, 
qui  peut-être  eût  tout  éclairci. 

Ce  qui  rend  cette  affaire  étrange  encore  plus 
mystérieuse,  c'est  que,  plus  on  y  réfléchit,  plus  on 
voit  que  la  Compagnie  ne  pouvait  espérer  que  le 
crime   lui   servît  à  rien. 

Ce  décret  public,  imprimé,  personne  ne  r aurait- 
il  donc  lu  ?  La  commission  créée  pour  diriger,  sur- 
veiller la  liquidation,  ne  l'eût-elle  pas  dénoncé  au 
bout  de  deux  jours  ?  Les  coupables,  dira-t-on,  Fabre 
ou  Delaunay,  auraient  émigré  sans  doute,  dès  qu'ils 
auraient  reçu  l'argent.  D'accord.  Mais  les  banquiers 
d'alors  étaient-ils  si  sots  que  de  jeter  de  l'argent 
dans  une  affaire  d'un  résultat  si  éphémère,  si  visi- 
blement incertain  ?  Pas  un  homme  sérieux  ne  le 
ferait  aujourd'hui.  Je  suis  bien  plus  porté  à  croire 
que  le  banquier  principal,  le  baron  de  Batz,  pen- 
sionné en  1815  pour  avoir  essayé  de  sauver  les 
enfants  du  Temple  en  gagnant  des  députés,  avait 
versé  les  cent  mille  francs  pour  entamer  cette 
affaire,  à  laquelle,  par  Chabot  peut-être,  il  croyait 
amener  tels  et  tels;  l'affaire  de  la  Compagnie  n'était 
qu'un  prétexte. 

Imputer  ce  crime  si  bête  d'un  faux  qui  crevait 
les  yeux  à  l'un  des  grands  esprits  du  temps,  à  l'homme 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'ÉGLANTINE  61 

habile  et  dangereux  qui,  disait-on,  menait  Danton, 
Desmoulins  et  tout  le  monde,  c'était  une  contra- 
diction hardie  et  cynique,  qui  ne  pouvait  être  risquée 
que  par  la  toute-puissance,  par  ceux  qui,  pour  être 
crus,  n'ont  pas  même  besoin  d'imiter  les  écritures, 
pouvant  faire  juger  sans  pièces  ou  tuer  sans  juge- 
ment. 

Nous  n'accusons  nullement  Robespierre  de  cette 
machination,  son  caractère  y  répugnait.  D'ailleurs  il 
est  très  rare  que  les  puissants  aient  besoin  de  faire 
des  crimes  ni  même  de  les  savoir  ;  on  devance  leurs 
pensées. 

Nous  ne  croyons  pas  non  plus  qu'il  y  ait  lieu 
d'accuser  en  masse  le  Comité  de  sûreté.  Il  y  régnait 
une  singulière  division  du  travail.  Des  affaires 
grandes  et  terribles  s'y  sont  souvent  décidées  avec 
deux  ou  trois  signatures. 

L'accusation  dont  les  menaçait  Fabre  aura  décidé 
les  membres  les  plus  compromis  du  Comité.  La  haine 
et  la  peur  auront  aisément  établi  dans  leur  esprit 
que  leur  ennemi  était  un  traître.  Cela  bien  convenu 
entre  eux,  le  moyen  de  le  faire  périr  leur  parut 
indifférent.  Un  faux  ?  Pourquoi  pas  ?  Le  mot  traître 
à  lui  seul  contient  tous  les  crimes. 

Chose  singulière  !  l'homme  le  plus  envenimé  contre 
Fabre  garde  une  certaine  réserve.  Robespierre  parle 
de  son  avarice,  de  son  immoralité;  il  n'ose  articuler 
expressément    le  mot  faussaire. 

Conservait -il  quelque  doute  ?  Il  s'en  sera  rap- 
porté au  Comité  de  sûreté  et  aux  tribunaux,  à  son 


62  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

président  Herman,  ami  trop  discret  pour  l'inquiéter 
sur  le  mode  de  frapper  Vintrigant,  le  traître,  dont 
la  disparition  lui  était  si  nécessaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  était  à  craindre  que  la 
Convention  revenue  de  sa  stupeur,  la  droite  môme 
et  le  centre,  honteux  de  livrer  la  Montagne,  n'ap- 
puyassent guère  Robespierre  dans  cette  terrible 
affaire  de  Fabre.  Le  Comité  de  salut  public,  une 
partie  même  du  Comité  de  sûreté,  ne  l'y  soutenaient 
nullement.  C'est  ce  qui  explique  l'intime  alliance  et 
le  très  parfait  concours  des  robespierristes  et  des 
hébertistes,  vers  la  fin  de  janvier. 

Un  coup  ayant  été  frappé  sur  les  indulgents 
(12  janvier)  par  l'arrestation  de  Fabre,  ils  en  frap- 
pèrent un  sur  les  enragés  par  le  procès  de  Jacques 
Roux  (16  janvier).  Fabre  était  accusé  de  faux,  Roux 
fut  accusé  de  voL  Hébert  était  cruellement  jaloux 
de  Roux,  de  Yarlet,  de  Leclerc,  obscurs  tribuns  des 
quartiers  industriels,  qui,  quels  que  fussent  ses 
efforts,  occupaient  toujours  l'avant -garde.  Roux, 
puissant  aux  Gravilliers ,  leur  signalait  le  Père 
Duchesne  comme  un  tartufe ,  un  muscadin  et  un 
modéré.  Robespierre  même  en  avait  peur,  et  c'est 
ce  qui  plus  qu'aucune  chose  le  condamna  à  l'al- 
liance hébertiste,  qui  fut  sa  fatalité.  Pourquoi  avait-il 
peur  de  Roux,  d'une  influence  qui  semblait  con- 
finée dans  un  quartier  de  Paris  ?  C'est  qu'il  en 
voyait  (dans  Leclerc,  de  Lyon)  les  rapports  avec 
les  amis  de  Chalier,  en  deux  mots  le  germe 
obscur   d'une    révolution   inconnue   dont  la  révéla- 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'ÉGLANTINE  63 

lion  plus  claire  se  marqua  plus  tard  dans  Babeuf. 
Et  comme  la  peur  est  cruelle,  on  fut  impitoyable 
pour  Jacques  Roux.  Chaque  fois  qu'il  y  eut  du  bruit 
dans  Paris,  on  tomba  sur  lui  ;  on  lui  mit  d'abord 
sur  le  dos  l'émeute  du  savon  (juin)  et  on  lui  lança 
Marat.  Il  essaya  un  journal  avec  Leclerc,  de  Lyon. 
Et  on  l'étouffa  par  une  réclamation  de  la  veuve 
Marat  (août).  Au  mouvement  de  septembre,  les 
choses  à  peine  arrangées ,  on  tombe  encore  sur 
Jacques  Roux,  sous  le  prétexte  d'un  vol1;  il  demande 
en  vain  qu'on  le  juge,  en  vain  les  Gravilliers  récla- 
ment à  la  Commune;  Hébert  rit  et  pirouette,  comme 
un  marquis  d'autrefois.  Les  femmes  révolutionnaires, 
qui  le  soutenaient,  sont  dissoutes,  leurs  clubs  fer- 
més. Le  pauvre  homme  reste  là,  attendant  toujours 
des  juges...  Le  procès  est  escamoté.  La  police  cor- 


1.  Loin  que  cette  accusation  eût  la  moindre  apparence,  ces  fanatiques 
marquaient  par  leur  désintéressement.  Quand  on  assigna  une  indemnité  pour 
l'assistance  aux  sections,  celle  des  Droits-de-1'Homme,  sous  l'influence  de 
Varie t,  refusa  l'indemnité,  dans  ce  temps  d'extrême  misère!  Le  faubourg  se 
piqua  d'honneur  et  les  Quinze-Vingts  dirent  aussi  :  «  Nous  avons  fait  la 
Révolution  sans  intérêt  et  nous  continuerons  de  même.  »  (Archives  de  la 
Police.  Procès-verbaux  des  Quinze-Vingts,  12-13  septembre  1793.)  —  Quant  à 
Jacques  Roux,  son  crime  fut  d'avoir  soutenu  (contre  le  Comité  de  salut 
public)  qu'une  dictature  prolongée  était  la  mort  de  la  liberté;  puis  d'avoir 
demandé  qu'on  établit  des  magasins  publics  où.  les  fermiers  seraient  forcés 
de  porter  leurs  denrées;  l'État  eût  été  seul  vendeur  et  distributeur. 
Doctrine  très  populaire  aux  Gravilliers,  aux  Arcis  et  autres  sections  du 
centre  de  Paris.  Voir  la  très  rare  brochure  : 

Discours  sur  les  moyens  de  sauver  la  France  et  la  liberté,  prononcé 
dans  l'église  métropolitaine,  à  Saint-Euslache,  Sainte-Marguerite, 
Saint- Antoine,  Saint-Nicolas  et  Saint-Sulpice  (vers  la  fin  de  1792?,  par 
Jacques  Roux,  membre  de  la  société  des  Droits-de-l'homme  et  du 
citoyen.  Chez  l'auteur,  rue  Aumaire,  n°  120,  cloître  Saint-Nicolas-des- 
Champs,  par  le  petit  escalier,  au  second.  (Collection  Dugast-Matifeux.) 


04  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

rectionnelle,  ne  pouvant  tirer  parti  de  l'accusation 
de  vol,  renvoie  Jacques  Roux  à  Herman,  au  tribunal 
révolutionnaire.  Il  vit  bien  qu'il  était  mort  et  se 
frappa  de  cinq  coups  de  couteau  (16  janvier).  Les 
Gravilliers  ne  le  pardonnèrent  jamais  ni  à  Hébert 
ni  à  Robespierre  ;  et  ils  ont  retrouvé  cela  en  mars 
et  en  Thermidor. 

Les  robespierristes  n'attendaient  pas  que  l'homme 
qu'ils  croyaient  salir  échapperait  de  cette  façon, 
se  lavant  dans  son  propre  sang.  Ils  furent  assez 
inquiets  de  l'effet  aux  Gravilliers  et  dans  les  quar- 
tiers du  centre.  Ce  martyr  des  enragés  les  dénonçait 
par  sa  mort,  les  notait  de  modérantisme.  C'est  ce 
qui  les  précipita  dans  une  comédie  plus  qu'héber- 
tiste  qui  étonna  tout  le  monde. 

Gouthon,  comme  Robespierre,  était  la  décence 
même,  un  homme  très  composé.  Au  21  janvier, 
anniversaire  de  la  mort  du  roi,  dans  un  enthou- 
siasme à  froid,  il  demanda  le  bonnet  rouge,  que 
Robespierre  avait  toujours  obstinément  rejeté.  Il 
proposa  que  tous  les  représentants,  chacun  portant 
le  bonnet  rouge,  la  pique  à  la  main,  allassent  visiter 
l'arbre  de  la  liberté  au  bout  du  jardin  des  Tuileries. 
Arrivée  là,  l'Assemblée  se  trouva  nez  à  nez  avec 
le  bourreau,  en  face  de  la  charrette  qui  menait  les 
condamnés  du  jour  à  la  guillotine.  Plusieurs  détour- 
nèrent les  yeux  et  beaucoup  craignirent  de  les 
détourner.  Ils  crurent  la  chose  calculée,  se  sen- 
tirent sous  l'œil  de  l'espionnage  qui  notait  leurs 
répugnances.    Bourdon    (de    l'Oise)    rompit    le  len- 


INNOCENCE    DE    FABRE    D'ÉGLANTINE  65 

demain  ces  tristes  chaînes  de  peur,  exprima  vio- 
lemment la  pensée  de  tous  et  trouva  un  écho  dans 
les  cœurs  ulcérés  de  l'Assemblée. 

Les  hébertistes  étaient  maîtres.  Robespierre  avait 
besoin  d'eux.  Il  leur  donna  (9  pluviôse)  cet  étrange 
certificat  qui  contrista  ses  amis  :  «  Il  est  inutile 
que  les  Jacobins  interviennent  en  faveur  de  Ronsin 
et  de  Vincent.  Le  Comité  de  sûreté  sait  qu'il  ri  existe 
rien  à  leur  charge.  Il  faut  le  laisser  agir  afin  que 
leur  innocence  soit  proclamée  par  l'autorité  publique. 
Il  n'y  a  rien  de  pis  pour  Y  innocence  opprimée  que 
de  fournir  aux  intrigants  le  prétexte  de  dire  qu'on 
leur  a  forcé  la  main.  Le  Comité  de  sûreté  sera  fidèle 
à  ses  principes  ;  il  n'a  aucune  preuve  des  dénoncia- 
tions faites  par  Fabre  d'Églantine.  » 

Il  oubliait  pour  Lyon  la  violation  des  lois,  patente 
-et  publique,  pour  la  Vendée  les  preuves  écrasantes 
qu'avait  imprimées  Phelippeaux.  -.---,< 


T.    VII. 


LIVRE  XVI 


CHAPITRE    PREMIER 

CARRIER  A  NANTES.  —  EXTERMINATION  DES  VENDÉENS 
(DU  22  OCTORRE  AU  13  DÉCEMRRE  1793). 


Fautes  de  tous  les  partis.  —  Douleur  de  Kléber.  —  Carrier  chargé  d'en 
finir.  —  Les  deux  partis  ne  voulaient  plus  de  grâce.  —  Rarbarie  des  Ven- 
déens. —  Peur  de  Carrier.  —  Résistance  qu'il  trouve  à  Nantes.  —  Atti- 
tude des  prisons  et  de  la  ville.  —  Le  comité  révolutionnaire.  —  Le  créole 
Goullin.  —  Noyades. —  Victoires  du  Mans  et  de  Savenay,  12-13  décem- 
bre 1793.  —  Comment  Carrier  y  contribua. 


Mes  lecteurs  ont  cru  sans  doute  que  décidément 
j'avais  perdu  de  vue  l'Ouest,  qu'entraîné,  comme 
enroulé  dans  le  fil  tourbillonnant  de  l'histoire  cen- 
trale, je  laissais  échapper  sans  retour  le  fil  trop 
divergent  des  affaires  de  la  Vendée. 

Le  centre  les  oubliait.  Les  yeux  sur  Paris,  sur  le 
Nord,  il  faisail  bon  marché  du  reste.  L'Ouest  restait 
comme  une  île.  Nantes  pour  s'approvisionner  traitait 
avec  l'Amérique.  Sans  la  crainte  d'une  descente 
anglaise,  on  n'eût  plus  pensé,  je  crois,  qu'il  y  eût 
une  Vendée. 


UARKIER    A    NANTES  67 

.  A  Dieu  ne  plaise  que  j'imite  cet  oubli,  que  je 
manque  si  cruellement  à  la  mémoire  de  nos  pères, 
que  j'abandonne  là  nos  armées  républicaines,  que 
je  ne  donne  à  nos  braves  ma  pauvre  et  faible 
expiation,  de  dire  au  moins  comment  ces  hommes, 
invincibles  aux  grandes  armées  d'Allemagne,  péri- 
rent dans  les  boues  de  l'Ouest,  moins  sous  le  feu 
des  brigands  que  par  l'ineptie  de  leurs  chefs  ! 

Si  j'ai  ajourné  ce  récit,  c'est  que  j'ai  voulu 
attendre  que  les  événements  eussent  atteint  leur 
maturité,  que  tout  l'apostume  eût  crevé,  et  que  cette 
histoire  locale,  éclatant  dans  un  jour  d'horreur  aux 
yeux  de  la  France,  apparût  en  rapport  étroit  avec 
l'histoire  même  du  centre,  dont  on  la  croyait 
séparée. 

Les  succès  inattendus  des  Vendéens  fugitifs, 
leur  déroute  qui  suivit,  la  tragédie  de  Carrier,  tout 
cela  va  fournir  les  plus  terribles  éléments  à  la 
tragédie  centrale.  Carrier,  devenu  légende,  conté 
par  toute  la  France  comme  une  histoire  de  reve- 
nants, est  immédiatement  saisi  comme  une  prise 
admirable,  pour  exterminer  les  partis. 


Il  faut  d'abord  établir  que  tous,  Vendéens,  Anglais 
et  républicains,  firent  ce  qu'il  fallait  pour  échouer; 
les  Vendons  par  ineptie,  les  Anglais  par  timidité 
et  le  Comité  de  salut  public  par  la  dépendance  où 
le  tenaient  les  hébertistes  (en  octobre  1793). 

Les   Vendéens,    on   l'a  vu,   à   la  mort   de   Cathe- 


(iS  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

linoau,  eux-mêmes  énervèrent  la  Vendée  en  sup- 
primant les  élections  de  paroisses,  désorganisant 
la  guerre  populaire  qui  se  faisait  d'abord  par  tribus 
et  par  familles,  en  étouffant  la  croisade  dans  un 
petit  gouvernement  de  ci-devants  et  d'abbés.  Pour 
comble  ils  irritèrent  Gharette  et  lui  fournirent  des 
prétextes  de  ne  point  aider  au  passage  de  la 
Loire  (Mémoires  manuscrits  de  Mercier  du  Rocher). 
Puisaye  offrait  de  les  mettre  en  Bretagne,  et  ils 
se  moquèrent  de  lui. 

Le  gouvernement  anglais  montra  une  étrange 
inhabileté,  bien  en  contraste  avec  l'idée  qu'on  se 
faisait  à  Paris  du  diabolique  génie  de  Pitt.  Il  ne 
sut  pas  même  profiter  des  étonnantes  circonstances 
que  la  fortune  semblait  arranger  exprès  pour  lui. 
La  Vendée  eût  été  trop  heureuse  de  recevoir  leur 
direction  en  cette  dernière  extrémité.  Ils  passè- 
rent le  temps  à  se  demander  si  cette  bande  avait  des 
chefs  respectables,  et  autres  questions  anglaises.  Ce 
n'est  pas  tout,  ils  chicanèrent,  exigeant  toujours 
un  port  et  voulant  savoir  au  juste  ce  qu'ils  gagne- 
raient à  sauver,  ces  infortunés. 

Enfin,  pour  achever  les  fautes  de  tous,  le  Comité 
de  salut  public,  après  avoir  décidé  sagement  qu'il 
n'y  aurait  plus  qu'une  direction  et  un  général, 
donna  cette  grande  position  à  l'homme  le  plus 
capable  de  tout  perdre  en  une  fois,  à  l'inepte 
Léchelle  d'abord,  puis,  quand  il  eut  essuyé  une 
sanglante  défaite,  à  l'automate  Rossignol,  déjà  par- 
faitement   connu,     méprisé,     maudit    de    l'armée, 


CAKKIEK    A    NANTES    .  69 

èreintèe  deux  fois  par  lui.  Et  c'est  au  moment  où 
les  Montagnards  de  Nantes  '  écrivaient  que  ce  Rosr- 
signol  infailliblement  allait  être  guillotiné,  c'est 
alors,  dis-je,"  qu'on  le  fit  général  en  chef  de'  toutes 
les  armées  de  l'Ouest,  qu'immédiatement  il  fit  battre 
en  ouvrant  toute  là  Bretagne.  Le  remède  de  cet 
idiot,  c'eût  été  de  brûler  Rennes!  et  de  faire  venir 
un  chimiste,  surtout  le  citoyen  Fourcroy,  —  pour 
analyser  l'ennemi!  (11  et  25  novembre). 

«  Rossignol,  lui  disait  Prieur  (cle  la  Marne),  tu 
perdrais  encore  vingt  batailles  que  tu  n'en  serais 
pas  moins  l'enfant  chéri  de  la  Révolution  et  le  fils 
aîné  du  Comité  de  salut  public.  » 

Je  ne  connais  rien  de  plus  tragique,  dans  toute 
l'histoire  de  la  Révolution,  que  ce  qui  advint  à 
Kléber,  à  sa  pauvre  armée  mayençaise,  quand  cet 
imbécile  de  Léchelle  leur  eut  fait  subir  leur  pre- 
mière défaite.  «  Je  voulus  parler  aux  soldats,  dit 
Kléber  clans  ses  Notes,  je  voulais  leur  faire  des 
reproches...  Mais  quand  je  me  vis  au  milieu  cle 
ces  braves  gens,  qui  jusque-là  n'avaient  eu  que 
des  victoires,  quand  je  les  vis  se  presser  autour 
de  moi,  dévorés  de  douleur  et  de  honte...  les 
sanglots  étouffèrent  rna  voix,  je  ne  pus  proférer  un 
seul  mot  et  me  retirai l.  » 


1.  Le  livre  le  plus  instructif  sur  l'histoire  de  la  Vendée  (j'allais  dire  le 
seul)  est  celui  de  Savary,  père  du  membre  de  l'Académie  des  Sciences  : 
Guerres  des  Vendéens,  par  un  officier,  1824.  Dans  les  autres,  il  y  a  peu  à 
prendre.  Ce  sont  des  romans  qui  ne  soutiennent  pas  l'examen  ;  les  noms,  les 
dates,  les  faits,  presque  tout  y  est  inexact,  faux,  impudemment  surchargé  de 
fictions.   Je  le  sais  maintenant  à  mes  dépens,  après  avoir  perdu  des  années 


1i  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

C'est  précisément  le  moment  où  Carrier  arrivait  à 
Nantes.  Tête  faible,  autant  que  furieuse,  incapable 
de  faire  face  à  une  telle  situation  (22  octobre  1793). 

Carrier,  vers  la  fin  de  septembre,  y  fut  envoyé 
par  le  Comité  de  salut  public.  La  descente  anglaise 
paraissait  probable.  Nantes  était  devenue  un  centre 
d'inertie,  malveillante,  que  Phelippeaux  n'avait  pu 
vaincre.  Carrier  le  remplaça.  On  le  choisit  comme 
honnête  homme  d'une  probité  auvergnate  (il  venait 
de  signaler  le  voleur  Perrin),  et  dans  la  réalité  il 
sortit  pauvre  de  Nantes.  Il  avait  juste  à  sa  mort 
ce  qu'il  eut  en  1789,  un  petit  bien  de  dix  mille 
francs.  Il  n'était  point  robespierriste,  mais  ami  des 
extrémités,    ami   de   Billaud-Varennes    et  nullement 


dans  la  critique  inutile  de  ces  déplorables  livres.  Savary  donne  les  vraies 
dates  et  un  nombre  immense  de  pièces;  les  notes  de  Canclaux,  de  Kléber  et 
d'Obcnheim  y  ajoutent  un  prix  inestimable. 

L'Histoire  de  Nantes,  de  Mellinet,  m'avait  donné  quelque  espoir;  l'auteur 
avait  à  sa  disposition  les  riebes  dépôts  de  celte  ville;  il  en  a  bien  mal  profité. 
11  adopte,  par  complaisance  pour  la  bourgeoisie  girondine,  toutes  les  rancunes 
de  ce  parti,  suit  servilement  toutes  les  traditions  hostiles  à  la  Montagne.  Rien 
de  plus  confus  que  son  récit  de  l'époque  de  Carrier;  il  copie,  sans  choix, 
sans  dates,  tous  les  on  dit  du  procès,  les  erreurs  même  qui  ont  été  prou- 
vées telles  avant  le  jugement  (des  cavaliers,  par  exemple,  qui  s'étaient  rendus 
et  qu'on  avait  fusillés,  et  qu'on  retrouva  vivants)  —  Le  livre  estimable  de 
M.  Guépin,  très  abrégé,  n'a  pu  corriger  Mellinet.  —  Il  m'a  donc  fallu  mar- 
cher seul,  préparer  un  travail  immense,  que  les  proportions  resserrées  d'une 
histoire  générale,  comme  est  celle-ci,  ne  me  permettent  pas  d'insérer.  A 
peine  en  donné-je  quelques  résultats.  Les  actes  imprimés,  inédits,  en  ont  été 
la  base,  avec  un  nombre  considérable  de  pièces  du  temps  qu'ont  mises  à  ma 
disposition  M.  Dugast-Matifeux  (j'ai  dit  combien  je  lui  devais);  M.  Guéraud- 
Francheteau,  jeune  et  savant  libraire,  très  spécial  pour  l'histoire  des  Marches; 
M.  Chevas  enfin,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  estimés,  spécialement  de  la 
Police  municipale  de  Nantes,  lui-même  vivantes  archives  d.3  la  Loire- 
Inférieure,  prodigieusement  érudit  dans  toutes  les  histoires  de  communes  et 
de  familles.  Les  nuances  d'opinions  qui  pouvaient  me  séparer  de  ces  savants 
n'ont  nullement  diminué  leur  infatigable  obligeance. 


CARRIER    A    NANTES  71 

ennemi  d'Hérault.  Hébertiste,  il  n'était  pas  moins 
équitable  pour  les  dantonistes  ;  dans  ses  lettres, 
il  rend  justice  à  Merlin  (de  Thion  ville),  à  Wester- 
mann,  à  Phelippeaux  même. 

La  bataille  de  Wattignies  n'étant  pas  gagnée 
encore,  la  terreur  d'une  descente  qui  nous  prendrait 
par  derrière  faisait  désirer  d'en  finir  à  tout  prix 
avec  l'Ouest.  Les  indulgents  mêmes  le  voulaient 
ainsi.  Merlin  demanda  «  qu'on  fit  de  la  Vendée 
un  désert  ».  Hérault  écrivit  à  Carrier  au  nom  du 
Comité  :  «Si  ta  santé  le  permet,  va  souvent  de 
Rennes  à  Nantes...  Il  faut  purger  cette  ville.  Les 
Anglais  vont  arriver.  Nous  aurons  le  temps  d'être 
humains,  lorsque  nous  serons  vainqueurs.  » 

Carrier  était  un  homme  très  nerveux  et  bilieux, 
d'une  imagination  violente  et  mélancolique.  Dans 
une  lettre  à  Billaud  (11  octobre),  il  exprime  toute 
sa  pensée,  il  se  sent  voué  à  la  mort.  Il  dit,  dans 
un  dîner  à  Nantes,  qu'il  voyait  bien  qu'on  se  servait 
de  lui  pour  le  sacrifier  ensuite.  Eut-il  des  instruc- 
tions secrètes?  Napoléon  croit  qu'il  en  eut  et  qu'on 
les  lui  enleva.  La  tradition  nantaise  est  qu'il  les 
portait  sur  lui  dans  une  bourse  de  maroquin 
rouge,  que  Barère,  Billaud  et  Collot  dînèrent  avec 
lui,  le  grisèrent  et  lui  enlevèrent  les  pièces  qui  les 
compromettaient.  Ces  traditions  sont  romanesques. 
Sans  imaginer  ces  mystères,  on  va  voir  que  tout 
s'explique  par  la  situation.  Elle  se  trouva  inattendue, 
effroyable,  prodigieuse  de  trouble  et  de  vertige.  La 
tête  de  Carrier  n'y  tint  pas. 


72  HISTOIRE    DE    LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

C'était  un  grand  homme  sec,  de  teint  olivâtre, 
dégingandé,  à  grands  bras  gesticulants  et  d'un  geste 
faux,  ridicule,  s'il  n'eût  fait  peur.  Son  signalement 
est  celui  que  donne  Molière  de  son  fameux  Limousin  : 
habitude  du  corps  grêle,  barbe  rare,  cheveux  noirs, 
plats,  l'œil  inquiet,  l'air  ahuri,  égaré.  De  tels  hommes 
sont  rarement  braves  et  très  souvent"  furieux. 

Tant  qu'il  ne  fut  pas  à  Nantes,  toutefois  il  ne 
perdit  pas  l'esprit.  Il  écrivit  de  la  Vendée  que  Merlin 
était  l'homme  indispensable  à  cette  guerre.  Il  reçut 
avec  humanité  les  Vendéens  qui  se  rendaient,  leur 
fit  donner  des  vivres,  leur  parla  avec  douceur  :  c'est 
le  témoignage  que  lui  rend  un  de  ses  ennemis. 

Il  arriva  à  Nantes  au  moment  de  la  grande  terreur 
qu'y  jeta  le  passage  de  la  Loire.  Tout  le  monde  était 
aux  retranchements  qu'on  achevait  à  la  hâte.  Les 
denrées  n'arrivaient  plus.  Le  peuple  affamé  voyait 
en  face,  sur  l'autre  rive,  les  brigands  à  mouchoirs 
rouges1  qui  venaient,  sous  son  nez,  lui  couper  les 
vivres,  lui  ôter  le  pain.  Il  trouvait  dur  de  nourrir 
aux  prisons  ses  ennemis.  Dès  1792,  c'était  un  cri 
populaire  :  «  A  l'eau  les  brigands!  »  (Lettres  de 
Goupilleau,  10  septembre  1792.) 

Mme  de  La  Rochejaquelein  nous  apprend  qu'en 
octobre    1793,    les    Vendéens    criaient    de    même    : 


1.  La  pauvre  -ville  de  Cholet,  si  cruellement  ravagée  et  qui  un  moment  n'eut 
plus  d'habitants  que  les  chiens  vivant  de  cadavres,  avait  fourni  contre  elle- 
même  ces  mouchoirs,  insignes  de  la  guerre  civile.  La  fabrique  des  mouchoirs, 
populaire  par  toute  la  France,  y  fut,  dit-on,  fondée  vers  1680  par  les  Lebre- 
ton.  Au  temps  de  la  Révolution,  elle  fut  illustrée  par  les  Cambon  (de 
Montpellier),  nombreuse  famille  qui  avait  colonisé  à  Cholet. 


CARRIER    A   NANTES  73 

(<  Plus  de  grâce!  »  C'était,  dit-elle,  l'exaspération 
causée  par  la  mort  de  la  reine.  Mais  avant,  dès  le 
20  septembre,  les  Vendéens  n'avaient-ils  pas  comblé 
le  puits  Montaigu  des  corps  vivants  de  nos  soldats, 
écrasés  à  coups  de  pierres?  Gharette,  en  prenant 
Noirmoutiers  (15  octobre),  n'avait-il  pas  fait  fusiller 
tous  ceux  qui  s'étaient  rendus1? 

On  racontait  des  choses  inouïs  des  Vendéens,  des 
hommes  enterrés  jusqu'au  col,  pour  que  leur  misé- 
rable tète,  vivante  et  voyante,  servît  de  jouet,  des 
prisonniers  mis  au  four,  des  femmes  (exemple,  la 
fille  D...,  à  Gholet,  morte  récemment),  lesquelles, 
d'une  main  délicate,  allaient  sur  les  champs  de 
bataille,  piquer  à  l'œil,  de  leurs  longues  aiguilles, 
nos  soldats  agonisants.  Des  patriotes  échappés  (j'en 
ai  des  lettres  sous  les  yeux)  disaient,  chose  plus 
diabolique,  que  les  Vendéens  n'étaient  pas  contents 
de  tous  les  supplices,  à  moins  qu'ils  ne  fussent 
infligés  par  de  très  proches  parents;  ils  obligeaient 
par  exemple  un  garçon  de  dix -sept  ans  à  assassiner 
son  père,  sauf  à  le  sabrer  ensuite. 

Carrier,  arrivant  à  Nantes,  fut  terrifié  de  la  fureur 
du  peuple.  Il  craignit  d'être  mis  en  pièces  clans  un 
moment  de  famine.  Il  reprocha  aux  corps  adminis- 
tratifs de  vouloir  le  faire  périr,  en  rejetant  sur  lui 
l'embarras  des  subsistances. 

Il  exprimait  cette  peur,  surtout  quand  on  lui  par- 
lait   d'indulgence    :    «    Voulez-vous    me    mettre    en 

1.  Piet,  Histoire  de  Noirmoutiers.    Ouvrage   très  rare  et  curieux,   que 
l'auteur  a  tiré  à  seize  exemplaires.  (Bibliothèque  de  Nantes.) 


74  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

danger?  disait-il.  Ai-je  le  droit  de  faire  grâce?  » 
Le  comité  révolutionnaire ,  formé  d'hommes  de 
Phelippeaux,  mais  reflétant  fidèlement  le  progrès 
de  la  fureur  populaire,  apparaissait  à  Carrier  comme 
un  œil  ouvert  sur  lui.  Dans  une  rare  occasion,  où 
Carrier  élargit  un  homme,  il  recommanda  qu'il 
partit,  échappât  à  la  surveillance  du  comité  révolu- 
tionnaire1. Le  comité,  de  son  côté,  qui,  sous  main, 
sauvait  des  enfants,  craignait  extrêmement  Carrier. 
Cet  homme,  tellement  attentif  à  ne  pas  se  compro- 
mettre, chercha  sa  sûreté  en  trois  choses  :  ne  point 
donner  d'ordre  écrit,  s'attacher  les  pauvres  en  for- 
çant les  marchands  de  vendre  au  prix  strict  du  maxi- 
mum, enfin  se  débarrasser  par  tous  les  moyens  des 
bouches  inutiles.  Vendre  au  rabais,  même  à  perte. 
Les  Nantais  aimaient  mieux  mourir.  Ils  trouvèrent 
cent  moyens  ingénieux  d'éluder  la  loi.  Carrier  se 
consumait  d'efforts;  rien  n'y  faisait.  Il  employait  les 
plus  terribles  menaces,  jusqu'à  dire  :  «  La  loi  d'une 
main,  la  hache  de  l'autre,  nous  forcerons  les  maga- 
sins. »  Par  trois  fois  il  entreprit  l'opération  impossible 
d'arrêter  tous  les  marchands2,  même  les  revendeurs 
en  détail.  Ils  fermaient  ou  se  cachaient. 


1.  Un  armateur  devait  partager  une  prise  fort  considérable  avec  le  capi- 
taine Dupuy.  L'armateur  dénonce  Dupuy.  La  mère  d'un  de  mes  amis,  bon  et 
brave  patriote,  prend  sur  elle  d'aller  voir  Carrier. 

«  Ton  Dupuy,  lui  dit  celui-ci,  me  fait  l'effet  d'être  vraiment  un  b de 

royaliste.  Ce  serait  dommage  pourtant  qu'il  ne  mourût  pas  pour  son  roya- 
lisme, qu'il  mourût  pour  un  ennemi.  Prends  cet  ordre,  et  qu'il  se  sauve; 
mais  surtout  que  l'affaire  ne  soit  pas  sue  du  comité.  » 

2.  Y  avait-il  alors,  comme  le  croyait  Carrier,  un  parti  pris  d'affamer 
Nantes?  Je  ne  le  crois  pas.  Mais  la  cbose  est  certaine  pour  1793.  J'avais  tou- 


CARRIER    A    NANTES  75 

Carrier  donnait  des  scènes  de  fureur  épouvantable, 
attestant  le  ciel  et  la  terre  qu'on  voulait  le  faire 
périr,  le  rendre  victime  de  la  rage  du  peuple  affamé. 

Quoiqu'il  donnât  trois  francs  par  jour  à  la  garde 
nationale,  tout  le  monde,  même  les  patriotes ,  était 
contre  lui.  Dans  un  accès  de  colère,  il  ferma  pendant 
trois  jours  la  société  populaire,  cette  société  de 
Yincent-la-Montagne,  qui,  seule  véritablement  dans 
cette  ville  représentait  la  Révolution. 

Qui  profiterait  de  cette  scission  déplorable  des 
patriotes  et  de  la  folie  de  Carrier? 

Les  royalistes  constitutionnels,  anglomanes  et 
Girondins,    si  la  flotte  anglaise   arrivait; 

Ou  les  royalistes  purs,  si  la  grande  armée  ven- 
déenne se  jetait  sur  Nantes. 

Les  constitutionnels,  c'était  le  commerce  et  la 
ville  presque  entière;  ils  opposaient  à  la  défense 
une  résistance  sournoise,  une  grande  force  d'inertie. 

Les  royalistes  purs ,  c'étaient  généralement  la 
masse  des  prisonniers,  qui,  collés  à  leurs  barreaux, 
des  hauteurs  de  Nantes,  regardaient,  appelaient  sur 
la  côte  d'en  face  les  écharpes  rouges.  C'étaient  les 
prêtres  enfermés  aux  pontons  de  la  Loire ,  vrai 
centre,  profond  foyer  de  la  contre-révolution, 
auquel  tenait  tout  un  monde  d'intrigue  et  de  dévo- 
tion, qui,,  par  ruse,  par  argent  et  de  cent  manières, 


jours  douté  de  ces  pactes  de  famine.  J'en  ai  trouvé  la  preuve  écrite  dans  les 
notes  du  plus  croyable,  du  plus  modéré  des  hommes,  M.  Grelier,  excellent 
administrateur.  Ces  curieuses  notes  se  trouvent  dans  la  Biogr.  de  Grelier, 
par  M.  Guéraud. 


7<>  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

communiquait  avec  eux,  des  femmes  discrètes,  har- 
dies, qui  faisaient  les  commissions,  passaient  sous 
leurs  jupes  lettres,  proclamations  et  tout,  allaient, 
venaient,  sous  mille  prétextes  que  donnait  surtout 
l'apport  des  denrées. 

Tout  cela  était  d'autant  plus  facile  que  les  roya- 
listes avaient  des  parents  dans  la  garde  nationale, 
généralement  girondine.  Chaque  famille  était  ainsi 
divisée.  L'esprit  d'individualité  est  tel,  dans  ces 
malheureux  pays,  que  six  frères  prennent  six  noms, 
et  volontiers  prendraient  autant  de  partis  différents. 
Donc  nulle  sûreté  en  personne.  Et  c'est  ce  qui 
donnait  à  la  guerre  un  caractère  embrouillé,  inextri- 
cable, inguérissable.  Misérable  maladie,  tenace,  vraie 
gale  maudite,  où  la  peau  ne  se  guérit  qu'en  tirant 
la  chair  après  elle,  emportant  le  malade  même.  Les 
royalistes  en  1793,  plus  tard  les  républicains,  ont 
péri.  L'Ouest  est  devenu  pâle,  comme  vous  le  voyez 
aujourd'hui. 

L'âme  de  Gharette  était  dans  les  prisons  de 
Nantes  autant  qu'au  camp  de  Gharette.  L'outrecui- 
dance moqueuse  des  nobles  prisonniers  dépassait 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Ils  savaient  toutes  les 
nouvelles,  les  mauvaises  surtout,  et  en  triomphaient 
avant  que  la  ville  les  sût.  A  chaque  revers  des 
nôtres,  ils  sautaient  de  joie,  jetaient  leurs  vivres 
à  la  tête  des  gardiens.  «  Nous  n'en  avons  plus 
besoin,  disaient-ils  ;  l'armée  du  roi  arrive  ce  soir.  » 
Ils  étaient  fort  mal  nourris  ;  mais  toute  la  ville 
l'était  de  même  (c'est  ce  que  dit  Champenois,  celui 


CARRIER    A    NANTES  77 

qui  chassa  Carrier).  Plusieurs  fois,  ils  essayèrent 
de  prendre  les  armes;  l'ingénieur  Rapatel,  même 
avant  Carrier,  avait  dit  que  les  prisonniers  cher- 
chaient des  instruments  tranchants  et  voulaient 
s'unir  à  Charette. 

Un  fait  certain,  c'est  que  les  proclamations  de  celui- 
ci  paraissaient  d'abord  à  Nantes,  et  pour  une  raison 
très  simple;  elles  s'imprimaient  justement  chez  l'im- 
primeur de  Carrier.  Cet  imprimeur,  républicain  d'opi- 
nion, mais  Nantais  d'abord,  c'est-à-dire  marchand, 
travaillait  pour  qui  le  payait.  Le  jour,  portant  le 
bonnet  rouge  (et  sa  femme  de  même,  ses  enfants, 
ses  ouvriers,  tous  en  bonnet  rouge),  il  imprimait 
des  choses  rouges.  La  nuit,  seul,  en  blanc  bonnet,  il 
imprimait  à  petit  bruit  les  blanches  proclamations, 
empochant  impartialement  les  assignats  et  les  gui- 
nées. 

L'or  anglais,  irrésistible  contre  la  monnaie  de 
papier,  créait  partout  aux  royalistes  des  serviteurs 
pleins  de  zèle.  Des  cordonniers  de  Nantes  (qui  vivent 
encore)  bâclaient  au  prix  du  maximum  de  mauvais 
souliers  pour  nos  troupes;  les  meilleurs,  ils  avaient 
l'honneur  de  les  faire  passer  aux  Messieurs  de  l'autre 
rive,  à  Yertou,  à  Saint- Sébastien.  Les  armuriers 
étaient  de  même.  Quand  Charette  (dit  son  chroni- 
queur) ébréchait  son  sabre  sur  la  tête  des  répu- 
blicains, il  l'envoyait,  sinon  à  Nantes,  à  Paris  même, 
où  l'on  s'empressait  de  le  réparer1. 

1.  On  ne  devinerait  pas  l'impertinence  du  beau  monde  d'autrefois,  si  je  ne 
rapportais  l'acte   singulier  qui  suit,  écrit  par  Philippe  Tronjolly,  magistrat 


78  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Tout  mouvement  projeté  à  Nantes  était  à  l'heure 
même  connu,  prévenu  de  l'autre  côté  de  la  Loire. 
C'était  une  chose  magique.  Nul  moyen  de  saisir  les 
communications. 

On  se  rappelle  la  situation  de  la  ville,  en  juin, 
lorsque  l'accord  admirable  des  Montagnards  et  des 
Girondins  assura  son  salut.  Ici  tout  est  changé.  La 
grande  masse  girondine  (le  commerce  en  majorité) 
était  infiniment  suspecte.  Ceux  qu'on  appelait  sans- 
cullottes,  uniquement  parce  qu'ils  étaient  pauvres, 


très  modéré,  favorable  aux  royalistes  :  «  30  juin  1793,  a  élé  conduit  au 
département  un  particulier,  vêtu  d'une  veste  bleue,  mouchoir  de  col  rouge, 
bonnet  blanc,  chapeau  très  mauvais,  culotte  brune  et  gilet  idem.  Dans  l'une 
de  ses  poches,  il  s'est  trouvé  six  cartouches,  une  poudrière,  un  chapelet,  trois 
bouts  de  chapelet,  un  couteau,  un  sac  à  tabac,  cinq  assignats  de  10  sous, 
deux  de  15,  un  de  5,  un  billet  de  confiance  de  la  commune  de  Saint-Jacques 
de  2  sols,  deux  cartes  de  la  commune  de  Rennes,  chacune  de  5  sols,  et 
quatre  petits  papiers  écrits  et  une  tabatière  en  buis.  Et  nous  avons  procédé  à 
l'interrogatoire,  ainsi  qu'il  suit  :  —  Interrogé  de  ses  nom,  surnoms,  âge, 
qualités,  profession  et  demeure.  Rép.  S'appelle  André  Le  Roue,  n'ayant  pas 
de  barbe  sous  le  nez,  qu'il  se  fera  toujours  raser  de  frais.  Représenté  à 
l'interrogé  que  la  réponse  ne  satisfait  pas  à  notre  interrogat,  et  que  nous 
l'interpellons  au  nom  de  la  loi  de  répondre  d'une  manière  catégorique,  il 
persiste  à  dire  qu'il  s'appelle  A.  Le  Roue,  qu'il  demeure  dans  l'étable.  — 
Dans  quelle  municipalité  demeurez-vous?  La  municipalité  des  haies.  — 
Représenté  à  l'interrogé  qu'il  contrefait  l'imbécile  et  se  joue  de  la  loi,  l'inter- 
pellant de  dire  son  âge  et  son  état.  Répond  qu'il  faut  aller  le  demandera  sa 
mère  qui  doit  savoir  l'âge  qu'il  avait  lorsqu'elle  le  mit  au  monde.  — 
Représenté  à  l'interrogé  six  cartouches  et  une  poudrière,  sommé  de  nous 
déclarer  l'usage  qu'il  en  voulait  faire.  Répond  que  c'était  pour  faire  de  la 
fumée.  Interrogé  d'où  il  vient  et  où  il  a  couché  la  nuit  dernière.  Répond  qu'il 
vient  de  la  métairie  d'auprès  de  la  campagne,  qu'il  a  couché  dans  l'étable  de 
la  métairie.  D.  A  quelle  distance  est  située  cette  métairie?  R.  Quelle  est  la 
plus  proche  à  droite  ou  à  gauche?  D.  N'avcz-vous  pas  été  arrêté,  ce  jour,  à 
Nantes,  rue  Richebourg?  R.  Qu'oui.  Interrogé  sur  ce  qu'il  était  venu  faire  à 
Nantes,  s'il  y  arrivait  ou, s'en  retournait.  —  R.  Qu'il  arrivait  et  qu'il  était 
passant.  Représenté  à  l'interrogé  que  la  garde  qui  l'a  arrêté  a  dit  au  contraire 
qu'il  sortait  de  Nantes.  R.  Qu'il  rentre  par  un  côté  et  qu'il  sort  par  l'autre. 
Sommé  de  déclarer  pourquoi  il  est  en  contradiction.  Répond  que,  s'il  pouvait 


CARK1ER    A    NANTES  79 

n'avaient  d'opinion  que  la  faim.  Les  marins  ne  navi- 
guaient plus,  les  cordiers  ne  filaient  plus,  les  pêcheurs 
ne  péchaient  plus,  les  poissonnières  ne  vendaient 
plus  ;  celles-ci,  mobiles  et  furieuses,  changèrent  de 
partis  trois  fois  en  deux  ans1. 

Les  patriotes  se  comptèrent;  je  crois  qu'ils  n'étaient 
pas  cinq  cents.  Et  pour  chefs  ils  avaient  un  fou  ! 

Ils  jugèrent  la  situation  exactement  du  point  de 
vue  du  radeau  de  la  Méduse,  ou  comme  dans  un 
vaisseau  négrier  qui  enfonce  sous  sa  cargaison. 


p...  encore,  il  répondrait.  Interrogé  quelles  personnes  il  connaît  à  Nantes  ou 
dont  il  est  connu.  R.  Qu'il  est  connu  de  la  bique,  sa  mère.  Interrogé  qui  lui  a 
remis  les  quatre  billets  ou  papiers  écrits  trouvés  sur  lui.  R.  Que  ce  sont  ceux 
qui  les  lui  ont  donnés.  Sommé  de  nous  dire  leur  nom  et  leur  demeure. 
R.  Que  nous  pouvons  y  regarder.  —  A  cet  endroit,  nous  étant  aperçu  que 
ledit  particulier  avait  mal  à  une  jambe,  nous  lui  avons  fait  tirer  le  bas  qui 
la  couvrait  et  nous  avons  aperçu  une  blessure  qui  nous  a  paru  l'effet  d'une 
balle.  Nous  l'avons  interpellé  à  dire  d'où  provenait  cette  blessure.  R.  Qu'elle 
provient  de  ce  qu'il  a  sauté  la  haie.  Sommé  de  nous  dire  si  elle  n'est  pas 
l'effet  d'un  coup  de  fusil  ou  autre  arme  à  feu.  R.  Que  non,  qu'elle  lui  a  été 
faite  par  une  écotte  en  sautant  une  haie.  D.  Quel  jour?  R.  Le  jour  où  il  se  la 
fit,  au  matin  ou  au  soir.  Nous  avons  représenté  à  l'interrogé  que,  quoique 
velu  en  habitant  des  campagnes,  la  chemise  dont  il  est  couvert  est  d'une 
toile  tellement  fine  qu'il  n'est  pas  possible  de  croire,  surtout  lorsqu'on 
examine  le  dedans  de  ses  mains,  qu'il  soit  un  laboureur  ou  exerce  un  état 
mécanique.  R.  Que  si  nous  trouvons  sa  chemise  trop  sale,  il  faut  lui  en 
donner  une  autre.  Interrogé  s'il  ne  serait  point  un  prêtre.  R.  Que  sia,  qu'il 
dit  tous  les  jours  la  messe.  Interrogé  où  il  l'a  dite  aujourd'hui,  —  a  répondu  : 
Comment  vous  appell'ows.  —  Tels  sont  ses  interrogatoires  dont  lecture  lui  a 
été  faite,  a  déclaré  qu'ils  sont  véritables,  et  ne  savoir  ni  lire  ni  écrire. 

«  Phelippes  » 
1.  En  1792,  des  dames  de  la  bourgeoisie  girondine,  irritées  contre  les 
couvents,  ateliers  de  la  guerre  civile  qui  leur  enlevait  leurs  amants,  étaient 
allées  battre  et  fouetter  les  religieuses  des  Couets.  Les  poissonnières,  habile- 
ment ameutées  par  les  royalistes,  allèrent  fouetter  les  fouetteuses.  Elles 
étaient  donc  royalistes?  Point  du  tout.  En  1793,  dans  la  cherté  des  vivres, 
elles  criaient:  «  Vive  Carrier!  A  l'eau  les  brigands  !  »  En  1794,  la  sensibilité 
revint,  l'intérêt  aussi,  et  le  ménagement  des  grosses  pratiques;  elles  allèrent 
déposer  contre  Carrier. 


80  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

L'homme  'qui  dit  le  mot  fatal  était  une  tête  volca- 
nique, arrivée  de  Saint-Domingue,  un  planteur.  Nous 
avons  dit  que  le  premier  des  massacreurs  de  Paris 
avait  été  de  même  un  planteur,  Fournier  dit  l'Amé- 
ricain. 

Nantes,  fort  engraissée  de  la  traite,  riche,  splen- 
dide  en  1789,  parlant  beaucoup  de  liberté,  vit  avec 
effroi  Saint-Domingue  faire  écho  à  ses  paroles,  et 
fut  tout  à  coup  submergée  d'un  monde  de  réfugiés 
qui  arrivait  d'Amérique.  Il  y  avait  bon  nombre  de 
nègres  ;  elle  les  enrégimenta,  en  fit  d'excellents 
escadrons  très  braves,  mais  très  féroces,  terribles 
aux  prisonnières  surtout.  Les  nègres  disaient  :  «  Ce 
sont  nos  esclaves.  » 

Des  créoles  réfugiés  le  plus  brillant  était  Goulliu, 
homme  du  monde,  homme  élégant,  spirituel,  éloquent 
même,  doué  d'une  fine  et  exquise  sensibilité  nerveuse 
(il  ne  pouvait  voir  la  mort);  et,  en  même  temps,  chose 
étrange,  ignorant  tout  à  fait  le  prix  de  la  vie  humaine, 
manquant  d'un  sens  entièrement,  celui  de  l'humanité. 
Qu'est-ce  que  la  vie  aux  colonies?  Que  pèse  celle  d'un 
nègre?  Un  prisonnier,  pour  Goullin,  n'était  rien  qu'un 
nègre  blanc. 

Le  malheur  voulut  encore  que  ce  violent  créole 
qui  influa  sur  le  sort  de  Nantes,  autant  que  Carrier, 
était,  comme  lui,  maladif.  Il  sortait,  en  1793,  d'une 
grande  maladie  nerveuse,  dont  il  avait  conservé  l'irri- 
tabilité, la  fébrile  exaltation.  Elle  pouvait  le  porter  au 
crime  ou  à  l'héroïsme. 

Les   hommes   dans   cet   état    ont  des   puissances 


CARRIER   A    NANTES  81 

terribles.  Tout  lui  cédait.  Le  comité  révolutionnaire 
était  en  lui  seul.  Chaux,  secrétaire  de  Phelippeaux, 
était  un  patriote  ardent,  brutal,  de  peu  de  tête.  L'ex- 
notaire  Bachelier,  fin  et  doux,  faux  par  faiblesse, 
avait  peu  d'initiative.  Goullin  l'a  dit  plus  tard  en 
justice  :  «  Moi  seul,  j'ai  tout  fait...  Moi  seul,  j'ai  droit 
de  mourir.  »  Ce  qui  saisit  le  jury  ;  il  fut  condamné 
à  vivre1. 

Le  15  juin  1793,  Goullin  avait  eu  l'heureuse  ini- 
tiative de  réunir  dans  Saint-Pierre  et  de  faire  fra- 
terniser, manger  ensemble  les  partis  réconciliés,  qui 
jurèrent  de  défendre  Nantes. 

Le  même  homme,  au  8  novembre,  quand  les 
républicains  défaits  ne  couvrirent  plus  Nantes,  quand 
elle   se   voyait  sans  troupes,  quand   les  prisonniers 


1.  J'ai  sous  les  yeux  l'autographe  du  dernier  mot  lu  par  Goullin,  dans  la 
nuit  du  15-16  décembre  1794,  au  moment  où  le  jury  se  retirait  pour  pronon- 
cer sur  son  sort.  L'écriture  est  belle,  facile,  chaleureuse  et  vivante,  très  visi- 
blement hardie  :  «  Ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  prends  la  parole...  Pendant 
le  cours  entier  de  la  procédure,  je  fus  constamment  vrai.  Je  tâchai  même 
d'être  grand  sur  la  sellette  comme  on  me  reproche  de  l'avoir  été  dans  le  fau- 
teuil du  comité.  Mais  je  n'ai  rempli  que  la  moitié  de  mon  devoir.  L'heure  de 
la  liberté  ou  de  la  mort  va  sonner,  et  ce  n'est  pas  à  l'instant  du  péril  que 
Goullin  reculera.  Enfiévré  de  patriotisme,  poussé  jusqu'au  délire  par  l'exemple 
de  Carrier,  je  fus  plus  coupable  à  moi  seul  que  le  comité  tout  entier.  C'est 
moi  qui  fis  passer  dans  l'àme  de  mes  collègues  cette  chaleur  brûlante  dont 
j'étais  consumé.  C'est  leur  excès  de  confiance  dans  mon  désintéressement, 
mon  républicanisme,  mes  vertus,  j'ose  le  dire,  qui  les  a  perdus.  Je  suis,  avec 
les  intentions  les  plus  pures,  le  bourreau  de  mes  camarades.  S'il  faut  des 

victimes  au  peuple,  je  m'offre.  Indulgence  pour  eux! Que  le  glaive  de  la 

loi  s'appesantisse  sur  moi  seul!  Que  j'emporte  dans  la  tombe  la  consolation 
de  sauver  la  vie  à  des  frères,  à  des  patriotes  !  Mon  nom,  si  la  Loi  le  proscrit, 
vivra  du  moins  dans  la  mémoire  de  ceux  pour  lesquels  je  me  dévouai.  Puisse 
mon  sang  consolider  la  République!...  Puisse-t-il  imprimer  une  leçon  terrible 
aux  fonctionnaires  audacieux  qui  seraient  tentés  de  méconnaître  les  lois 
et  d'outrepasser  leurs  pouvoirs.  »  (Collection  de  M.  Dugast-Matifeux,) 

T.    VII.   —   RÉV.  6 


H2  HISTOIRE    DE   LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

attendaient  les  Vendéens  d'heure  en  heure,  prit 
encore  l'initiative,  mais  celle-ci  effroyable,  de  mettre 
à  mort  les  prisonniers,  et,  par  ce  coup  de  terreur,  de 
s'emparer  vraiment  de  Nantes,  de  vaincre  la  force 
d'inertie  du  commerce  et  des  Girondins,  de  sorte 
que  cette  ville  énorme,  si  riche  en  dessous,  s'ouvrît, 
livrât  ses  ressources  et,  se  donnant  tout  entière, 
devînt  une  machine  de  guerre  pour  arrêter  l'ennemi. 

Le  tribunal  révolutionnaire,  présidé  par  un  avocat, 
Phelippes  Tronjolly,  d'opinion  très  douteuse  et  pro- 
digieusement craintif  des  futures  réactions,  ne  voulait 
agir  que  sur  pièces  ;  il  exigeait  des  témoins.  Nul 
témoin  n'eût  osé  venir,  étant  parfaitement  sûr  d'être 
assassiné  au  retour.  Restaient  les  commissions  mili- 
taires, et  rien  n'empêchait  d'y  avoir  recours  dans 
l'état  de  siège  où  était  la  ville.  Les  décrets  de  mars 
et  d'août  étaient  très  précis.  On  pouvait  les  appli- 
quer. Dix  fois,  vingt  fois,  à  la  tribune,  on  les  avait 
commentés,  et  de  la  manière  la  plus  rigoureuse. 
Le  sens  n'en  était  pas  douteux. 

Dès  le  mois  de  mai ,  l'encombrement  des  prisons 
avait  été  épouvantable  ;  une  épidémie  commençait 
(Registres  du  département).  Tout  le  remède  que  les 
Girondins  avaient  imaginé,  c'était,  de  temps  à  autre, 
d'élargir  au  hasard  les  prisonniers,  qui  se  moquaient 
d'eux,  passaient  l'eau  et  joignaient  Charette.  Cette 
méthode  de  donner  des  soldats  à  l'ennemi  ne  pouvait 
guère  être  suivie  au  moment  où  la  grosse  armée 
vendéenne  était  près  de  tomber  sur  Nantes. 

On  prit  le  moyen  opposé  à  celui  des  Girondins  : 


CARRIER   A    NANTES  83 

tuer  tout.  Les  commissions  militaires  et  les  fusil- 
lades y  auraient  suffi.  On  y  ajouta  un  affreux  sup- 
plément, furtif  dans  le  commencement,  hypocrite, 
sans  tromper  personne.  Ce  fut  de  se  passer  de  tout 
jugement,  et  nuitamment,  furtivement,  de  vider  les 
prisons  dans  la  Loire. 

Cette  invention  d'un  supplice  que  la  loi  n'autorise 
point,  était  un  crime  contre  elle  ;  elle  en  encoura- 
gea un  autre,  les  mitraillades  de  Lyon,  qui  eurent 
lieu  trois  semaines  après. 

Carrier  n'ignorait  nullement  la  responsabilité  qu'il 
encourait.  Il  refusa  tout  ordre  écrit.  Point  d'ordre 
et  point  d'exécuteur.  Rien  d'organisé  encore.  Ce  fut 
presque  seuls,  eux-mêmes,  et  en  grande  partie  de 
leurs  mains,  que  ces  furieux  patriotes  firent  l'horrible 
exécution. 

On  avait  vu  une  chose  étonnante  à  Rochefort.  qui 
révèle  le  fanatisme  de  ce  temps.  Quand  on  y  prit 
les  officiers  de  l'Apollon  qui  avaient  livré  Toulon,  il 
n'y  avait  point  de  bourreau .  Le  représentant  Lequi- 
nio,  dans  la  société  populaire,  demanda  s'il  se  trou- 
vait un  homme  dévoué  qui  voulût  être  le  vengeur 
du  peuple  (cela  s'appelait  ainsi).  Un  jeune  homme, 
nommé  Ance,  jusque-là  irréprochable,  se  leva,  dit  : 
«  Moi.  »  Dix  autres  s'offrirent  alors.  Mais  Lequinio 
donna  la  préférence  au  premier  et  le  fit  manger 
avec  lui.  Lequinio,  si  terrible  en  1793,  est  préci- 
sément celui  dont  les  vives  réclamations  en  1794 
arrêtèrent  dans  la  Vendée  le  massacre  et  l'incendie. 

Ce  fut  à  la  descente  de  la  Loire,  au-dessous  de 


8i  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

la  ville,  devant  l'embouchure  de  la  Sèvre  et  comme 
devant  Charette,  que  le  comité  de  Nantes  noya 
d'abord  quatre-vingts  prêtres.  La  rive  gauche  frémit 
du  coup,  et  le  contre-coup  dans  Nantes  frappa  ce 
monde  mystérieux  de  femmes  et  d'agents  secrets 
qu'on  ne   savait  où   saisir. 

C'étaient  ces  prêtres  que  la  population  voulait 
noyer  elle-même  (en  septembre  1792).  Elle  ne  prit 
pas  mal  la  chose  \  On  y  trouva  sur-le-champ  des 
gens  de  bonne  volonté  qui  se  firent  exécuteurs. 

Une  tentative  de  révolte  aux  prisons  amena  une 
seconde  noyade  (nuit  du  9  au  10   décembre). 

Carrier,  quoiqu'il  n'eût  donné  aucun  ordre  écrit, 
n'était  pas  trop  rassuré  du  côté  de  la  Convention. 
Il  la  tâta  par  cette  lettre  étrange  où  les  choses 
semblaient  attribuées  au  hasard.  Après  avoir  annoncé 
un  succès,  il  ajoutait  :  «  Mais  pourquoi  faut-il  que 
cet  événement  soit  accompagné  d'un  autre  ?  Cin- 
quante-huit prêtres,  la  nuit  dernière,  ont  été  engloutis 
dans  cette  rivière. .  .  Quel  torrent  révolutionnaire 
que  cette  Loire  !  » 

Plus  tard,  il  écrivit  à  la  Convention  que  les  pri- 

1.  Si  l'on  n'aie  souvenir  des  scènes  de  la  retraite  de  Moscou,  il  est  impos- 
sible de  comprendre  l'état  de  démoralisation,  d'abandon  de  soi  et  de  tout,  où 
était  la  ville  de  Nantes.  Un  marchand  qui  vit  encore  faisait  naguère  à  un  de 
nos  amis  l'étonnant  aveu  qu'on  va  lire  :  «  Nous  étions  épuisés  de  jeûnes  et 
de  veilles;  de  trois  nuits,  nous  en  passions  deux.  Une  nuit,  deux  de  nos 
camarades  défaillirent  dans  une  patrouille;  nous  les  mîmes  sur  des  brancards 
et  les  emportâmes.  Mais  les  forces  nous  manquèrent  aussi...  Le  croira-t-on? 
J'ai  peine  à  le  croire  moi-même...  Nous  posâmes  les  brancards  et  les  laissâmes 
en  pleine  rue.  Le  lendemain,  ils  étaient  morts  ;  on  les  retrouva  gelés.  »  Des 
gens  qui  s'abandonnaient  eux-mêmes  à  ce  point  devaient,  à  plus  forte  raison, 
se  soucier  peu  de  la  vie  des  Vendéens,  auteurs  d'une  telle  misère. 


CARRIER    A    NANTES  £5 

sonniers  arrivaient  par  centaines,  que  désormais  il 
les  ferait  fusiller. 

Le  terrible  nœud  de  la  Vendée  venait  d'être 
tranché,  il  faut  le  dire,  par  hasard.  Les  Vendéens 
avaient  échoué  dans  leur  attaque  de  Gran ville;  la 
flotte  anglaise  n'avait  pas  paru  pour  les  soutenir.  Ils 
revenaient  débandés,  n'obéissant  à  personne,  croyant, 
non  sans  apparence,  que  tels  de  leurs  chefs  vou- 
laient les  abandonner.  Terribles  encore  par  l'excès 
du  désespoir  et  des  misères,  ils  pouvaient  se  jeter 
en  Bretagne.  Ils  revinrent  plutôt  mourir  sur  la  route 
de  leur  pays.  Ils  coururent  jusqu'à  la  Loire,  ne  purent 
passer,  remontèrent  au  Mans.  Chose  étrange  !  les 
républicains  attendaient  un  général  en  un  tel  moment! 
Marceau  avait  l'intérim  ;  personne  n'obéissait.  Wes- 
termann  courait  en  avant,  et,  derrière  Marceau, 
Kléber  rejoignait  comme  il  pouvait.  Westermann, 
arrivant  aux  portes  du  Mans,  n'attendit  pas  un 
moment,  s'y  précipita.  Marceau  le  pria  de  s'arrêter  et 
de  prendre  position  :  «  Ma  position  est  au  Mans  !  » 
Marceau  le  suit  et  fait  dire  à  Kléber  d'accourir.  On 
se  bat  toute  la  nuit.  Ce  ne  fut  qu'au  jour  qu'une 
charge  à  la  baïonnette  emporta  la  résistance.  La 
déroute  fut  épouvantable.  La  Vendée  ne  s'en  est 
jamais   relevée. 

Une  part  considérable  dans  cette  victoire  appar- 
tenait aux  administrations  de  Nantes,  au  comité,  à  la 
société  populaire,  et,  il  faut  le  dire,  à  Carrier.  C'est 
le  témoignage  que  lui  rend,  dans  ses  lettres,  son 
ennemi  Goupilleau,  qui  ne  le  ménage  pas  et  signale 


86  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

en  môme  temps  ses  fureurs  absurdes.  Il  s'était 
montré  zélé  et  actif,  avait  réussi,  dans  cet  abandon 
du  centre,  à  chausser,  habiller  l'armée,  ayant  mis 
les  draps,  les  cuirs  en  réquisition,  ayant  créé  des 
ateliers  révolutionnaires  pour  faire  les  habits,  les 
souliers  ;  il  en  envoyait  à  l'armée  six  cents  paires 
par  jour.  Aux  moments  les  plus  décisifs,  il  agit 
avec  à-propos.  Lorsque  les  Vendéens  arrivèrent 
devant  Granville,  croyant  voir  venir  les  vaisseaux 
anglais,  ce  furent  deux  canonnières  envoyées  par 
Carrier  qui  vinrent  au  contraire  et  tirèrent  sur  eux. 
Une  petite  Vendée  qui  se  formait  dans. le  Morbihan 
fut  à  l'instant  étouffée  en  deux  combats  par  les  géné- 
raux Avril  et  Cambrai,  qu'il  y  dépêcha.  Angers,  sans 
vivres ,  au  moment  où  les  brigands  fondirent  sur 
elle,  vit,  le  soir,  arriver  quarante  charrettes  de  pain, 
qui,  de  Nantes,  avaient  fait  les  vingt  lieues  au  grand 
galop.  Tous  les  bâtiments  furent  saisis  sur  la  Loire  ; 
les  Vendéens  ne  trouvèrent  pas  deux  barques  pour 
repasser.  Leurs  radeaux  furent  fracassés  par  les  cha- 
loupes canonnières  de  Carrier,  qui,  rangées  en  file, 
balayèrent  le  fleuve  et  en  noyèrent  des  milliers.  Il 
garda  de  même  la  Vilaine,  leur  ferma  ainsi  la  Bre- 
tagne, en  sorte  qu'ils  vinrent  s'enfourner,  se  faire 
écraser  au  triangle   de  Savenay. 

Les  Auvergnats  de  Carrier  (troisième  bataillon  du 
Cantal)  se  lancèrent  dans  la  Vendée  ;  unis  aux 
troupes  qu'on  envoyait  de  l'armée  du  Nord,  ils 
reprirent  l'île  de  Noirmoutiers.  La  côte  fut  fermée 
aux  Anglais. 


MISSION    DE    CARRIER  87 


CHAPITRE    II 


SUITE  DE  LA  MISSION  DE  CARRIER 
(DU    23    DÉCEMRRE    1793    AU    6    FÉVRIER    1794). 


L'armée  vendéenne  avait  été  embarrassée  par  les  femmes.  —  Pourquoi  elle 
ne  put  entraîner  la  Rretagne.  —  Différence  de  la  femme  bretonne  et  de  la 
vendéenne.  —  La   déroute  reflue  sur  Nantes,  fin  décembre.  —  Le  typhus. 

—  Climat  de  Nantes.  —  Noyades.  —  Carrier  consent  à  sauver  les  enfants. 

—  Il  veut  proscrire  les  filles  publiques.  —  On  sollicite  l'intervention  de 
Robespierre.  —  Carrier  rappelé,  6  février.  —  La  légende  de  Carrier.  —  Le 
comité  de  Nantes  s'assure  de  Robespierre.  —  On  guillotine  les  agents  de 
Carrier,  16  avril. 


La  France  avait  failli  périr  par  le  côté  qu'on 
négligeait,  par  l'Ouest.  Le  Comité  de  salut  public 
avait  cru  que  le  seul  danger  était  le  Rhin.  Les  vic- 
toires du  Rhin,  comme  celle  de  Toulon,  ne  vinrent 
qu'à  la  fin  de  décembre.  Mais,  pendant  six  grandes 
semaines,  du  16  octobre  au  12  décembre,  la  Vendée, 
échappée  et  libre,  par  notre  désorganisation,  put 
à  volonté  se  porter  sur  Nantes,  ou  s'emparer  d'un 
des  grands  ports,  ou  même  marcher  sur  Paris. 

La  Vendée  périssait  chez  elle.  Talmont  conseilla 
de  partir  (16  octobre),  et  il  fut  appuyé,  dans  cette 
proposition    romanesque,    par    Bonchamps,    le    plus 


88  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

judicieux  des  chefs  vendéens.  L'idéal  de  Bonchamps 
avait  toujours  été  l'union  de  la  Vendée  et  de  la 
Bretagne. 

A  ce  moment,  il  espérait  justement  dans  le  déses- 
poir, dans  les  forces  qu'il  donnerait,  quand,  ayant 
quitté  son  fort,  son  profond  Bocage,  et  mise  en 
rase  campagne,  la  Vendée  courrait  la  France,  dont 
les  forces  étaient  aux  frontières.  Cette  course  de 
sanglier  voulait  une  rapidité  un  élan  terrible,  une 
décision  vigoureuse  d'hommes  et  de  soldats.  Bon- 
champs  n'avait  pas  calculé  que  dix  ou  douze  mille 
femmes  s'accrocheraient  aux  Vendéens  et  se  feraient 
emmener. 

Elles  crurent  trop  dangereux  de  rester  dans  le 
pays.  Aventureuses  d'ailleurs,  du  même  élan  qu'elles 
avaient  commencé  la  guerre  civile,  elles  voulurent 
aussi  en  courir  la  suprême  chance.  Elles  jurèrent 
qu'elles  iraient  plus  vite  et  mieux  que  les  hommes, 
qu'elles  marcheraient  jusqu'au  bout  du  monde.  Les 
unes,  femmes  sédentaires,  les  autres  religieuses 
(comme  l'abbesse  de  Fontevrault),  elles  embrassaient 
volontiers  d'imagination  l'inconnu  de  la  croisade, 
d'une  vie  libre  et  guerrière.  Et  pourquoi  la  Révolu- 
tion, si  mal  combattue  par  les  hommes,  n'aurait-elle 
pas  été  vaincue  par  les  femmes,  si  Dieu  le  voulait  ? 
On  demandait  à  la  tante  d'un  de  mes  amis,  jusque-là 
bonne  religieuse,  ce  qu'elle  espérait  en  suivant  cette 
grande  armée  confuse  où  elle  courait  bien  des 
hasards.  Elle  répondait  martialement  :  «  Faire  peur 
à  la  Convention.  » 


MISSION    DE    CARRIER  89 

Bon  nombre  de  Vendéennes  croyaient  que  les 
hommes  moins  passionnés  pourraient  bien  avoir 
besoin  d'être  soutenus,  relevés  par  leur  énergie.  Elles 
voulaient  faire  marcher  droit  leurs  maris  et  leurs 
amants,  donner  courage  à  leurs  prêtres.  Au  pas- 
sage de  la  Loire,  les  barques  étant  peu  nombreuses, 
elles  employaient,  en  attendant,  le  temps  à  se  con- 
fesser. Les  prêtres  les  écoutaient,  assis  sur  les 
tertres  du  rivage.  L'opération  fut  troublée  par 
quelques  volées  perdues  du  canon  républicain.  Un 
des  confesseurs  fuyait...  Sa  pénitente  le  rattrape  : 
«  Eh  !  mon  père  !  l'absolution  !  —  Ah  !  ma  fille, 
vous  l'avez.  »  —  Mais  elle  ne  le  tint  pas  quitte  ; 
le  retenant  par  sa  soutane,  elle  le  fît  rester  sous  le 
feu. 

Tout  intrépides  qu'elles  fussent,  ces  dames  n'en 
furent  pas  moins  d'un  grand  embarras  pour  l'armée. 
Outre  cinquante  carrosses  où  elles  s'étaient  entassées, 
il  y  en  avait  des  milliers,  ou  en  charrette,  ou  à 
cheval,  à  pied,  de  toutes  façons.  Beaucoup  traînaient 
des  enfants.  Plusieurs  étaient  grosses.  Elles  trouvè- 
rent bientôt  les  hommes  autres  qu'ils  n'étaient  au 
départ.  Les  vertus  du  Vendéen  tenaient  à  ses  habi- 
tudes; hors  de  chez  lui,  il  se  trouva  démoralisé.  Sa 
confiance  en  ses  chefs,  en  ses  prêtres,  disparut  ;  il 
soupçonnait  les  premiers  de  vouloir  fuir,  s'embarquer. 
Pour  les  prêtres,  leurs  disputes,  la  fourbe  de  l'évèque 
d'Agra,  les  intrigues  de  Bernier,  leurs  mœurs  jusque- 
là  cachées,  tout  parut  cyniquement.  L'armée  y  perdit 
sa  foi.  Points  de  milieu;  dévots    hier,    tout   à  coup 


90  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

douteurs  aujourd'hui,  beaucoup  ne  respectaient  plus 
rien. 

Deux  partis  divisaient  l'armée.  L'un  voulait  qu'on 
profitât  sérieusement  de  ce  dernier  coup,  que,  d'une 
marche  rapide,  on  s'enfonçât  en  Bretagne,  ou  que,  par 
la  Normandie,  on  marchât  au  centre.  Mais  cela  ne  se 
pouvait  qu'en  abandonnant  les  faibles,  cette  masse 
de  femmes  et  d'enfants.  Le  parti  vraiment  vendéen 
était  pour  les  femmes,  voulait  marcher  à  leur  pas, 
les  garder,  repasser  la  Loire,  du  moins  s'en  écarter 
peu. 

Ce  ne  fut  qu'après  avoir  échoué  à  Granville,  échoué 
à  Angers,  à  Ancenis,  au  passage  de  la  Loire,  que 
cette  armée  prit  des  ailes,  parce  que,  dans  l'absolue 
démoralisation  où  elle  tomba,  chacun  ne  pensant  plus 
qu'à  soi,  on  laissa  les  femmes  et  les  enfants  sur  tous 
les  chemins.  On  en  trouvait  à  gauche,  à  droite,  de 
trois  ou  quatre  ans,  jetés  dans  les  prés. 

Par  deux  fois  l'armée  vendéenne  toucha  la  Bretagne, 
sans  pouvoir  s'y  recruter.  Pourquoi?  Il  y  en  a  deux 
raisons.  Les  Bretons  n'ignoraient  nullement  la  dispo- 
sition antipathique  et  méprisante  qu'ont  les  Vendéens 
pour  eux.  Ceux-ci,  Français,  ignorants  et  légers,  ne 
comprennent  rien  à  cette  énigme  de  l'ancien  monde 
et  sont  fort  loin  de  deviner  combien  ces  sauvages, 
inertes  et  sales,  leur  sont  poétiquement  supérieurs. 
Ajoutez  le  caractère,  tout  spécial  en  Bretagne,  de  la 
famille  et  du  clergé.  Le  prêtre  breton,  qui  est  un 
paysan  breton,  homme  de  la  localité,  enraciné  là 
par  sa  langue  qu'on  ne  parle  nulle  part  ailleurs,  ne 


MISSION    DE    CARRIER  91 

poussait  nullement  la  population  à  courir  hors  du 
pays.  Il  n'avait  pas  sur  la  femme  bretonne  l'action  du 
prêtre  français  sur  la  Vendéenne.  La  Bretonne,  plus 
timide,  qui,  au  repas,  ne  s'asseoit  pas  devant  son 
mari,  qui  se  nourrit  pauvrement  (et  qui  boit,  malheu- 
reusement), n'est  point  du  tout,  comme  l'autre,  la 
maîtresse  du  logis.  La  Vendéenne,  aux  yeux  noirs, 
emportée,  nourrie  de  viande,  ne  doute  de  rien.  Elle 
pense  et  veut  plus  que  l'homme,  qui  passe  ses  jours 
tout  seul  entre  deux  haies,  derrière  ses  bœufs,  et  elle 
le  fait  vouloir.  Dans  l'Aunis,  il  n'est  pas  rare  qu'elle 
le  batte;  en  certains  villages,  on  en  fait  ce  qu'ils 
appellent  des  ballades  et  de  grands  charivaris. 

Les  Mémoires  inédits  de  Mercier  du  Rocher,  patriote 
fort  modéré,  d'autre  part  les  registres  judiciaires  de 
Nantes,  établissent  à  quel  point  la  Vendéenne  appar- 
tenait au  prêtre.  Les  correspondances  des  religieuses 
de  Vendée  que  saisit  Mercier  expliquent  ces  demi- 
mariages,  et  pourquoi  les  prêtres  ne  purent  se  décider 
à  émigrer.  Les  registres  sont  pleins  de  femmes  qui  se 
battent  pour  les  mêmes  causes  ou  livrent  des  hommes 
à  la  mort.  Marie  Chevet,  par  exemple,  une  lingère  de 
vingt-cinq  ans,  agent  des  dames  La  Rochefoucauld  et 
Lépinay  (amazones  cle  Gharette),  avoue  bravement 
qu'au  29  juin,  elle  vint  au  siège  de  Nantes,  armée, 
pour  tirer  de  prison  le  curé  de  Machecoul.  A  la  messe 
du  massacre  qui  fut  dite  (en  mars)  à  Machecoul,  sur 
le  champ  de  mort,  elle  assistait  en  robe  blanche  près 
du  drapeau  blanc.  (Registres  du  greffe  de  Nantes.) 

«  Ah  !   brigandes  !   ce   sont    les   femmes  qui  sont 


92  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

cause  de  nos  malheurs.  Sans  les  femmes,  la  Répu- 
blique serait  déjà  établie,  et  nous  serions  chez  nous 
tranquilles.  » 

Ce  mot,  d'un  officier  républicain  que  j'ai  cité  déjà 
ailleurs,  fait  comprendre  pourquoi  les  femmes  furent 
si  maltraitées  à  la  bataille  du  Mans.  Pas  une  pour- 
tant ne  fut  tuée  avant  l'arrivée  des  représentants 
Bourbotte  et  Turreau.  Alors  on  en  fusilla  beaucoup 
devant  leurs  fenêtres,  sans  qu'ils  l'ordonnassent  ou 
le  défendissent.  Les  deux  régiments  qui  avaient 
décidé  l'affaire  se  montrèrent  pourtant  plus  humains. 
Les  soldats,  donnant  le  bras  aux  dames  tremblantes, 
les  tirèrent  de  la  bagarre.  On  en  cacha  tant  qu'on 
put  dans  les  familles  de  la  ville.  Marceau,  dans  un 
cabriolet  à  lui,  sauva  une  demoiselle  qui  avait  perdu 
tous  les  siens.  Elle  se  souciait  peu  de  vivre  et  ne  fît 
rien  pour  aider  son  libérateur  ;  elle  fut  jugée  et  périt. 
Quelques-unes  épousèrent  ceux  qui  les  avait  sauvés; 
ces  mariages  tournèrent  mal  ;  l'implacable  amertume 
revenait  bientôt. 

Un  jeune  employé  du  Mans,  nommé  Goubin,  trouve 
le  soir  de  la  bataille  une  pauvre  demoiselle  se 
cachant  sous  une  porte  et,  ne  sachant  où  aller.  Lui- 
même,  étranger  à  la  ville,  ne  connaissant  nulle  maison 
sûre,  il  la  retira  chez  lui.  Cette  infortunée,  grelottant 
de  froid  ou  de  peur,  il  la  mit  dans  son  propre  lit. 
Petit  commis  à  six  cents  francs,  il  avait  un  cabinet, 
une  chaise,  un  lit,  rien  de  plus.  Huit  nuits  de  suite, 
il  dormit  sur  sa  chaise.  Fatigué  alors,  devenant 
malade,  il  lui  demanda,  obtint  de  coucher  près  d'elle 


MISSION    DE    CARRIER  93 

habillé.  Inutile  de  dire  qu'il  fut  ce  qu'il  devait  être. 
Une  heureuse  occasion  permit  à  la  demoiselle  de 
retourner  chez  ses  parents.  Il  se  trouva  qu'elle 
était  riche,  de  grande  famille,  et  (c'est  le  plus  éton- 
nant) qu'elle  avait  de  la  mémoire.  Elle  fit  dire  à 
Goubin  qu'elle  voulait  l'épouser  :  «  Non,  Mademoi- 
selle ;  je  suis  républicain;  les  bleus  doivent  rester 
bleus!  » 

Les  historiens  de  l'Ouest  raconteront  cette  cruelle 
histoire.  Ils  diront  qu'un  seul  des  généraux  de  la 
malheureuse  armée,  L'Augrenière,  lui  resta  fidèle  à 
son  dernier  jour.  Il  la  conduisait  encore  quand  elle 
périt  à  Savenay1. 

Gomment  dire  la  chasse  horrible  qui  les  rabattit 
sur  Nantes?  En  foule,  ils  venaient  se  livrer,  attes- 
tant le  décret  qui  sauvait  ceux  qui  se  rendaient. 
«  Oui,  ceux  qui  viennent  d'eux-mêmes,  disait - 
on  ;  mais  vous  venez  traqués,  cernés,  ne  pouvant 
plus  échapper.  »  Nantes  fut,  à  la  lettre,  submergée 
d'un  déluge  d'hommes.  Procession  épouvantable  de 
cadavres  vivants,  de  revenants,  d'exhumés.  Mille 
costumes  étranges  et  bizarres.  Des  femmes  demi- 
vêtues  en  hommes,  des  hommes  ayant  des  jupes 
pour  manteaux  sur  les  épaules,   jusqu'à  des  habits 


1.  Ce  qui  accabla  les  Vendéens  et  acheva  de  les  rendre  incapables  de  résis- 
tance, c'est  qu'ils  croyaient  que  tous  leurs  chefs  avaient  été  tués.  Ceux-ci 
firent  une  chose  politique  sans  doute  en  repassant  la  Loire  pour  recommencer 
la  Vendée.  Mais  leur  peuple  ne  voulut  jamais  imaginer  qu'ils  pussent  l'aban- 
donner; il  crut  à  leur  chevalerie  et  se  tint  pour  sûr  de  leur  mort.  Voir  la 
très  importante  déposition  de  Fordonet  de  VAugrenière,  pièce  manuscrite 
de  huit  pages  in-folio.  (Collection  Dugast-Matifeux.) 


<Ji  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  théâtre  qu'ils  avaient  pris  dans  les  villes  pour 
se  garantir  du  froid.  Ce  carnaval  de  la  mort  l'ap- 
portait avec  lui  dans  Nantes.  Tous  malades.  On 
suivait  les  bandes  à  l'odeur. 

Les  prisons,  combles  déjà,  étaient  en  proie  au 
typhus.  Et  ils  y  apportaient  encore  une  diarrhée 
meurtrière.  Le  froid  des  bivouacs,  la  misère,  le 
blé  noir,  le  cidre,  nouveau  pour  eux,  tout  avait 
brisé  le  nerf  vendéen.  Et,  contre  cette  énervation, 
la  foi  ne  les  soutenait  plus.  D'âme  et  de  corps, 
la  dissolution  était  arrivée.  Ils  ne  venaient  que 
pour  mourir.  La  ville  ne.  les  absorbait  que  pour 
les  rendre  à  l'instant;  mais  elle  avait  beau,  la  nuit, 
vomir  des  morts  et  des  morts,  elle  s'emplissait  le 
jour  de  malades,  à  en  crever. 

Le  vertige  d'un  tel  spectacle,  l'infection  qui  se 
répandait,  l'invasion  de  la  mort  qui  voulait  empor- 
ter tout,  avaient  troublé  les  plus  fermes.  Tels  pleu- 
raient, tels  s'alitaient,  d'autres  s'enivraient  et  vou- 
laient jouir  encore.  Carrier  était  hors  de  sens.  Il 
n'avait  pas  dormi  vingt  heures  sur  quarante  nuits. 
Ses  yeux  allumés  et  sanglants,  son  teint  plombé, 
livide,  trahissaient  la  flamme  atroce  qu'il  avait  dans 
les  entrailles.  Il  se  cachait  à  Richebourg,  était  invi- 
sible, sauf  pour  des  amis  de  bouteille  et  des  femmes 
avec  qui  il  se  roulait  dans  l'orgie. 

Ceux  qui  connaissent  l'histoire  de  la  peste  de 
Marseille  n'ignorent  pas  jusqu'où  les  épidémies 
peuvent  démoraliser.  Il  n'y  a  pas  de  ville  qui  y 
soit  plus  exposée  que  Nantes.  Un  vent  doux,  humide 


MISSION    DE    CARRIER  95 

de  la  mer  (mais  non  maritime,  non  salin  et  forti- 
fiant), y  souffle  toute  l'année.  Qu'il  vienne  du  midi, 
du  grand  maris  vendéen,  même  du  nord  en  rasant 
les  marais  de  l'Erdre,  il  est  admirable  pour  les 
végétaux,  médiocrement  sain  pour  l'homme.  Toute 
décomposition  s'y  fait  rapidement  au  profit  de  la 
vie  végétale.  Hâve  sur  l'Erdre,  ailleurs  blafarde  et 
bouffie,  cette  population  élève  les  plus  beaux  légumes 
du  monde,  les  arbres  même  du  Midi,  les  lauriers, 
les  magnolias  ;  elle-même,  elle  végète  mal,  se  flétrit 
vite;  jeune  à  peine,  elle  incline  sans  transition  vers 
le  penchant  de  la  vie. 

Un  séjour  de  François  Ier  et  de  sa  galante  cour 
eut,  dit -on,  tel  effet  à  Nantes  qu'on  dut  fonder 
l'hospice  du  Sanitat.  Si  riche  au  dix-huitième  siècle 
et  devenue  tout  à  coup  une  des  belles  villes  du 
monde,  elle  soignait  peu  ses  hôpitaux.  Son  Hôtel- 
Dieu,  sur  cent  soixante  lits  de  fiévreux,  en  perdait 
seize  cents  par  année.  (Yoy.  Laënnec  et  Leborgne.) 
La  charité  n'y  manque  pas.  Mais  le  fatal  commerce 
de  la  traite,  commerce  de  paresseux,  sans  combi- 
naisons, facile,  et  qui  a  tué  même  l'esprit  d'entre- 
prise, entraîne  avec  lui  une  extrême  incurie  de 
toutes  choses,  surtout  de  la  vie  humaine. 

Cette  ville  est  marquée  de  ce  signe.  Des  quartiers 
entiers  (l'île  Feydeau,  par  exemple,  chargée  de 
palais)  semblent  frappés  de  la  main  de  Dieu,  comme 
ces  villes  de  l' Ancien-Testament.  Et  en  même  temps 
les  hauteurs,  occupées  de  plus  en  plus  par  les 
longs  murs   des  couvents,  par  des  rues  où  l'on   ne 


9G  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

voit  ni  portes  ni  fenêtres,  rappellent  ces  quartiers 
de  Rome  que  gagne  la  mal' aria1. 

Telle  était  l'épidémie  que,  d'un  poste  de  vingt 
hommes  qui  monta  la  garde  aux  prisons,  dix-huit 
moururent  en  quelques  jours. 

«  Youlait-on  que  les  Vendéens,  de  leur  odeur, 
de  leurs  cadavres,  continuassent  la  guerre  meur- 
trière qu'ils  ne  faisaient  plus  de  leurs  armes?  Pour 
ménager  la  Vendée,  voulait-on  exterminer  Nantes?  » 
C'est  ce  que  dirent  à  Carrier  ses  nouveaux  amis, 
un  Lamberty,  carrossier,  un  Fouquet,  tonnelier,  un 
jeune  Robin,  étudiant,  un  Lavaux,  un  Lallouet, 
ces  trois  derniers  de  vingt  ans. 

On  avait  tué  pour  le  péril.  On  tua  pour  la  salu- 
brité. 

La  difficulté  était  les  enfants.  Qu'en  devait-on 
faire?  Après  Savenay,  il  en  vint  jusqu'à  trois  cents 
du  même  coup.  La  commission  militaire  écrivit  à 
Prieur  (de  la  Marne),  qui  répondit  :  «  Demandez 
à  la  Convention.  »  Mais  s'adresser  à  la  Convention, 
sans  passer  par  les  comités,  c'était  chose  hasardeuse. 
La  commission  militaire  écrivit  au  Comité  de  sûreté 
générale,  lequel  ne  répondit  pas,  voyant  bien  qu'il 
n'y  avait  qu'une  réponse  possible  et  craignant,  s'il 
la  faisait,  de  passer  pour  modéré. 


1.  Un  jeune  médecin,  plein  d'esprit,  me  disait  :  «  Nantes  n'est  qu'un 
gémissement.  »  Cela  est  vrai  dans  plusieurs  sens.  C'est  la  ville  de  France 
où  il  y  a  le  plus  de  couvents  et  le  plus  de  femmes  entretenues.  Nulle 
part  le  divorce  dans  le  mariage  n'est  réellement  plus  profond;  mais  tout  en 
grande  décence...  On  n'aime  pas  les  plaisirs  publics.  Le  théâtre  même  est 
négligé. 


MISSION    DE    CARRIER  97 

Les  choses  suivirent  leur  cours,  et  d'autant  plus 
cruellement  que  Robin  et  les  autres  étaient  des 
enfants  eux-mêmes.  Nul  âge  plus  cruel  pour  l'en- 
fance. 

Ces  sauvages  disaient,  comme  ce  pape,  des  enfants 
de  Frédéric  II  :   «  De  la  vipère  vient  la  vipère.  » 

Mais  là  on  avait  atteint  les  limites  du  possible. 
Ces  noyades  d'enfants  bouleversèrent  les  cœurs. 
Les  femmes  allaient  au  moment  et  les  arrachaient 
aux  noyeurs.  Chaux  et  d'autres  membres  du  comité 
révolutionnaire  ou  de  Vincent-la-Montagne,  bonnes 
familles  patriotes1,  se  firent  donner  des  enfants  et 
les  élevèrent.  Malheureusement,  comme  il  arrive 
dans  les  grandes  villes  commerçantes,  la  spécula- 
tion s'en  mêla.  Des  femmes  en  prirent  pour  trafi- 
quer de  ces  infortunés  et  firent  des  sérails  d'enfants. 
Le  comité  révolutionnaire  ordonna  que  les  filles  de 
plus  de  quinze  ans  seraient  rendues  aux  prisons. 
C'était  les  rendre  à  la  mort. 

Le  maire  de  la  ville,  Renard,  était  malade  chez 
lui.  Le  département  avait,  dit-on,  protesté,  mais 
secrètement.  D'honorables  citoyens  avaient  hasardé 
quelques  mots.  Le  seul  qui  fut  écouté,  ce  fut  Savary, 
ami  de  Kléber,  l'excellent  historien  des  guerres 
vendéennes.  Savary  dit  à  Carrier  qu'en  rendant  à 
leurs  parents  les  femmes,  les  vieillards,  les  enfants 
qui  venaient  de  tant  souffrir,  il  répandrait  dans  la 
Vendée  une  extrême  terreur   de  la  guerre  et  l'hor- 

1.  Citons  entre  autres  les  Mangin,  de  patriotisme,  de  talent  héréditaires, 
famille  dès  ce  temps  chère  à  l'arl,  à  la  liberté. 

t.  vil.  —  rév.  7 


\)ti  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

reur  de  recommencer.  Carrier  parut  goûter  l'idée, 
et  la  chose  était  obtenue  quand  Kléber  vit  dans  les 
rues  l'affiche  du  comité  pour  faire  rentrer  les  enfants 
en  prison.  Savary  revient  chez  Carrier.  «  J'entre, 
dit-il,  dans  sa  chambre.  Il  était  encore  au  lit.  Il 
paraît  effrayé  au  bruit  de  la  porte  :  «  Qui  t'amène 
si  matin?  —  «  A-t-on  juré  de  faire  tout  périr 
«  dans  la  Vendée,  jusqu'aux  enfants  au  berceau?  » 
Cette  question  l'étonné  ;  je  lui  parle  de  l'ordre  du 
comité;  c'était  une  énigme  pour  lui.  Il  entre  en 
fureur,  jure,  tempête,  saute  de  son  lit,  sonne  :  un 
gendarme  se  présente  :  «  Qu'on  aille  sur-le-champ, 
«  dit-il,  chercher  les  membres  du  comité  ;  qu'on  me 
«  les  amène.  Pour  toi,  ajouta-t-il  en  me  serrant 
«  la  main,  reste  ici  pour  être  témoin  de  la  récep- 
«  tion  que  je  vais  leur  faire...  »  Le  comité  arrivé, 
le  président  en  tête;  on  l'annonce.  Carrier  entre  de 
nouveau  en  fureur,  court  à  son  sabre,  en  menace 
le  président;  je  le  retiens.  «  Que  signifie,  clit-il  en 
«  jurant,  cet  avis  du  comité  concernant  les  enfants 
«  vendéens,  et  qui  t'a  autorisé  à  le  faire  afficher? 
«  Vous  mériteriez  tous  qu'on  vous  fit  passer  à  la 
«  guillotine...  —  Citoyen  représentant,  répondit  en 
a  balbutiant  le  président,  le  comité  a  pensé  qu'il 
«  ne  faisait  que  prévenir  tes  intentions  :  il  n'a  pas 
«  cru  te  déplaire...  »  Nouvel  accès  de  fureur  de 
Carrier...  «  Si,  dans  cinq  minutes,  dit-il  en  mena- 
ce çant,  le  comité  n'a  pas  fait  afficher  un  avis  qui 
ce  détruise  celui-ci,  je  vous  fais  tous  guillotiner...  » 
Carrier  m'a  semblé  un   grand   enfant  qui   aurait  eu 


MISSION    DE    CAR1UER  99 

besoin  de  bonnes  lisières  ou  d'une  place  à  Charen- 
ton.  » 

On  ferait  un  livre  des  inconséquences  de  Carrier. 

D'après  l'esprit  de  Ghaumette,  de  la  Commune  de 
Paris,  il  persécutait  les  filles  publiques.  Déjà,  dans  sa 
mission  de  Rennes,  il  parlait  de  les  faire  périr.  Elles 
furent  protégées  par  le  maire  de  cette  ville,  l'héroï- 
que tailleur  Leperdit,  homme  de  bien,  homme  de 
Dieu,  qui  lui  dit  en  face  :  «  Je  ne  le  souffrirai  pas; 
ce  sont  mes  administrées  ».  A  Nantes,  où  la  guerre 
entassait  de  tous  les  pays  voisins  la  population 
féminine,  ces  pauvres  créatures  étaient  en  nombre 
énorme.  Les  filles  et  les  chiens  remplissaient  les 
rues.  Ces  derniers,  errants,  affamés,  semblaient  s'être 
donné  rendez-vous  de  toute  la  Vendée.  Carrier  trou- 
vait naturel,  dans  l'intérêt  de  la  santé  publique,  de 
purger  la  ville  des  uns  et  des  autres.  Il  s'en  tint  à  la 
menace;  il  eût  irrité  les  soldats. 

La  tradition  nantaise  a  accumulé  sur  lui  nombre 
de  récits  fantastiques.  Au  boulevard,  on  montre  avec 
terreur  la  place  d'une  maison  disparue,  qu'on  appe- 
lait «  le  repaire  du  crime  ».  S'il  a  fait  tout  ce  qu'on 
raconte,  il  faut  avouer  que  personne  n'a  jamais  rempli 
à  ce  point  le  temps.  Il  est  resté  cent  jours  à  Nantes, 
et,  des  cent,  la  moitié  passa  dans  l'extrême  péril,  la 
crise  absorbante  qui  ne  lui  laissa  pas  deux  nuits  de 
sommeil.  Il  tomba  malade  ensuite  et  fit  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  l'être  de  plus  en  plus.  Il  buvait,  et  sa 
maîtresse,  la  Caron,  ne  le  quittait  pas;  de  plus, 
entouré  de  femmes;   d'intrépides  dames  de  Nantes 


100  HISTOIRE    DE   LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

s'immolaient  pour  sauver  des  hommes.  Que  ce 
malade,  à  tant  de  femmes,  dans  ces  dernières  six 
semaines,  ait  encore  joint  des  prisonnières,  il  est 
difficile  de  le  croire.  On  n'aurait  pas  manqué  de  mettre 
ce  fait  en  lumière  au  procès  de  Carrier. 

Ajoutez  qu'elles  étaient  dans  un  état  effroyable.  Le 
typhus  les  protégeait;  elles  le  portaient  avec  elles. 
Exténuées,  défaillantes  de  misères  et  de  diarrhée, 
elles  sentaient  la  mort  à  dix  pas;  on  brûlait  huit  jours 
du  vinaigre  où  elles  avaient  passé. 

Il  paraît  cependant  que  les  noyeurs,  Lamberty,  le 
jeune  Robin,  eurent  le  féroce  courage  de  s'attaquer  à 
ces  mourantes.  Ils  disaient  qu'ils  voulaient  les  repu- 
blicaniser.  Ils  mettaient  une  joie  sauvage  à  avilir  ces 
grandes  dames  qui  avaient  lancé  la  Vendée.  Ils  res- 
pectèrent la  résistance  d'une  femme  de  chambre  des 
Lescure  et  se  montrèrent  impitoyables  pour  une  mar- 
quise renommée  pour  son  fanatisme,  qui  avait  fait  la 
campagne  dans  un  beau  carrosse,  et  qu'on  appelait 
par  emphase  Marie-Antoinette. 

Il  n'y  eut  guère  de  noyades  après  Savenay1.  Les 


1.  On  peut  dater  sept  noyades;  rien  de  certain  au  delà.  Le  comité  ne  fit 
que  les  deux  noyades  des  prêtres.  Les  autres  semblent  avoir  été  faites  par  les 
hommes  de  Lamberty. 

Combien  de  noyés?  De  deux  mille  à  deux  mille  huit  cents,  selon  le  calcul 
le  plus  vraisemblable. 

Tous  les  noyés  périssaient-ils?  On  peut  en  douter.  Cela  dépendait  du  lieu 
et  de  la  manière  dont  se  faisait  la  noyade.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  deux  des 
prêtres  noyés  ont  vécu  dans  Nantes  jusqu'aux  derniers  temps.  —  La  morta- 
lité totale  à  Nantes,  en  1793,  a  été  de  douze  mille.  Mais  ce  chiffre  officiel 
n'en  est  pas  moins  fort  douteux.  Les  fossoyeurs,  recevant  tant  par  tête  de 
mort  qu'ils  inhumaient,  étaient  fort  intéressés  à  exagérer  le  nombre,  et  ils  le 
pouvaient  assez  aisément  dans  le  désordre  qui  régnait  alors. 


MISSION    DE    CARRIER  101 

fusillades  firent  tout.  Les  prisonniers  des  deux  sexes 
passant  devant  les  commissions  militaires  étaient  pré- 
cipitamment condamnés,  exécutés,  jetés  dans  les  car- 
rières de  Gigand.  Le  métier  de  fusiller  était  exercé 
par  des  hommes  ad  hoc,  des  déserteurs  allemands, 
qui,  ne  sachant  pas  le  français,  étaient  sourds  aux 
plaintes. 

Ces  commissions,  sur  qui  tout  retombait  mainte- 
nant, se  lassaient  pourtant,  s'inquiétaient  de  cette 
boucherie  quotidienne.  Elles  voyaient  que,  peu  à 
peu,  chacun  avait  décliné  la  responsabilité,  le  tri- 
bunal révolutionnaire  d'abord,  qui  déclarait  ne  vou- 
loir condamner  que  sur  pièces  et  procès-verbaux,  puis 
le  comité,  qui  désormais  renvoyait  tout  aux  commis- 
sions militaires.  Celles-ci  n'osaient  s'arrêter  :  leur 
président  seulement  hasarda  d'écrire  à  Gouthon,  qui 
en  parla  à  Robespierre. 

L'humanité  commandait  de  faire  quelque  chose,  et 
la  politique  aussi.  L'occasion  était  bonne  pour  inter- 
venir et  se  créer  dans  l'Ouest  cette  gratitude  que 
Gouthon  s'était  assurée  dans  le  cœur  des  Lyonnais. 
Malheureusement  Robespierre  venait  d'être  obligé  (le 
23  décembre)  de  se  rapprocher  de  Collot  d'Herbois, 
il  poursuivait  les  indulgents,  Camille  Desmoulins  et 
Fabre,  et,  le  28  janvier,  il  proclama  l'innocence  de 
Ronsin,  l'exécuteur  des  mitraillades  de  Lyon,  l'ami 
de  Carrier.  Il  semblait  assez  difficile  que  les  robespier- 
ristes  prissent  à  Nantes  le  rôle  des  indulgents,  qu'ils 
accusaient  à  Paris. 

Ce  qui  paraît  avoir  entraîné,  malgré  tout,  Robes- 


102  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

pierre,  c'est  la  lutte  qui  éclata  dans  le  Morbihan  cuire 
le  représentant  Tréhouard  et  les  agents  de  Carrier  au 
sujet  des  prêtres.  Carrier  soutenait  que  trente  mille 
Anglais  allaient  débarquer;  qu'en  ce  péril,  il  fallait 
s'assurer  des  prêtres,  véritables  chefs  des  populations. 
Tréhouard  emprisonnait  non  les  prêtres ,  mais  les 
agents  de  Carrier, 

Celui-ci,  dans  son  vertige,  son  ivresse  perma- 
nente, poussa  la  fureur  au  point  de  défendre  d'obéir 
à  Tréhouard,  son  égal,  son  collègue,  un  représen- 
tant du  peuple  !  Toute  sa  prudence  l'avait  aban- 
donné. Non  seulement  il  avait  accepté  un  banquet 
public  sur  l'infâme  bateau  des  noyades,  non  seule- 
ment il  avait  arbitrairement  fermé  la  société  popu- 
laire, mais  il  avait  donné  des  preuves  écrites  contre 
lui,  deux  ordres  à  Tronjolly,  président  du  tribunal, 
de  faire  mettre  à  mort  des  prisonniers  sans  jugement. 
Mot  absolument  inutile ,  clans  un  moment  où  tous 
les  prisonniers  périssaient  à  peu  près  sans  juge- 
ment; on  reconnaissait  seulement  l'identité  et  l'on 
appliquait  le  décret  qui  frappait  de  mort  tous  les 
insurgés. 

On  ne  pouvait  toutefois  procéder  contre  Carrier 
qu'avec  beaucoup  de  prudence,  par  un  moyen  indi- 
rect. L'agent  fut  le  petit  Jullien,  le  fils  de  Jullien  (de 
la  Drôme),  qui  voyageait  comme  membre  de  la  com- 
mission executive  de  l'instruction  publique.  Sous  ce 
titre  pacifique,  il  devait  préparer  la  guerre,  observer 
l'ennemi,  encourager  Nantes  contre  Carrier,  Bordeaux 
contre  Tallien. 


MISSION    DE    CAKUIER  103 

Et  d'abord  il  alla  au  Morbihan  examiner  avec  ïré- 
houard  ce  qu'on  pouvait  faire  et  s'informer  exacte- 
ment des  prises  qu'on  pouvait  avoir  sur  Carrier.  La 
société  populaire  lui  en  voulait  pour  l'avoir  fermée. 
Le  comité  révolutionnaire  lui  en  voulait,  parce  qu'il 
savait  que  Carrier  songeait  à  le  remplacer  par  des 
hommes  plus  militaires,  comme  Sullivan  et  Foucauld, 
ou  plus  frénétiques,  Lamberty,  Fouquet  et  Robin. 

L'attaque  fut  commencée  par  un  brave  homme  du 
peuple,  un  potier  d'étain,  Champenois,  de  la  société 
Vincent.  La  ville  souffrait  horriblement,  pendant  que 
Carrier  était  ivre,  le  général  Turreau  malade.  Cham- 
penois crut  avoir  trouvé  un  moyen  de  saisir  Charette  ; 
il  courut  chez  Carrier;  porte  close.  Champenois,  en 
vrai  sans-culotte,  dit  le  soir  à  la  société  :  «  Si  Carrier 
ne  vient  plus  nous  voir,  il  n'est  plus  des  nôtres;  il 
faut  le  rayer.  » 

Comment  dire  l'étonnement ,  la  fureur  du  roi  de 
Nantes?  Il  se  fait  amener  Champenois,  crie,  menace. 
L'autre  ne  branle,  loin  de  là,  demande  hardiment  le 
nom  de  ceux  qui  l'ont  dénoncé.  Carrier  sentit  que 
cet  homme  était  appuyé  fortement  et  devint  très 
doux. 

Jullien  effectivement  était  à  Nantes  (1er  février); 
Carrier  le  fit  venir,  tira  son  grand  sabre,  et  autres 
comédies  ridicules.  Le  blondin  de  dix-neuf  ans,  fort 
de  Robespierre,  lui  dit  (en  se  mettant  toutefois  à 
l'autre  bout  de  la  chambre)  :  «  Qu'il  pouvait  le  faire 
tuer,  mais  qu'avant  huit  jours  il  irait  à  la  guillo- 
tine ».  Cela  du  ton  didactique,  qu'eut  toujours,  comme 


104  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

on  le  sait,  ce  célèbre  philanthrope.  Carrier  devint 
aimable  et  doux. 

Jullien  partit  le  soir  même,  mais  le  coup  était 
porté.  La  municipalité  enhardie  déclara  que  Cham- 
penois avait  toute  sa  confiance. 

De  la  première  ville  où  il  s'arrêta,  d'Angers,  Jul- 
lien écrivit  à  Robespierre  une  lettre  habile,  osten- 
sible, contre  la  royauté  de  Carrier  :  «  J'ai  vu  l' Ancien- 
Régime  rétabli  clans  Nantes  » ,  etc.  L'effet  en  fut 
excellent.  Le  jour  où  la  lettre  arriva,  Carrier  fut 
rappelé  à  la  Convention  (6  février). 

Carrier,  revenu  à  Paris,  apportait  à  Robespierre 
une  arme  inappréciable  pour  faire  la  guerre  aux 
hébertistes,  quand  le  moment  serait  venu. 

Carrier  était  une  légende. 

Une  grande  et  féconde  légende  que  l'imagination 
populaire  allait  chaque  jour  enrichir  d'éléments  nou- 
veaux, rapportant  à  un  même  homme  tout  ce  qui 
s'était  fait  d'atroce  dans  ce  moment  d'extermination. 
Tout  ce  qu'on  fît  devant  Troie  d'exploits  héroïques, 
c'est  Achille  qui  l'a  fait  ;  et  tout  ce  qu'on  fît  dans 
Nantes  de  choses  effroyables,  la  tradition  ne  manque 
pas  d'en  faire  honneur  à  Carrier. 

La  légende  est  capricieuse.  A  Lyon,  c'est  Collot 
d'Herbois  qui  en  a  été  l'objet,  quoique,  sous  lui, 
il  ait  péri  dix  fois  moins  d'hommes  que  sous  son 
successeur  Fouché.  La  mitraillade  des  soixante  a 
marqué  son  nom  pour  toujours. 

Mais  la  Loire  eut  bien  plus  d'effet.  Cette  grande 
rivière,    d'aspect  placide,   qui,  après    avoir    fécondé 


MISSION    DE    CARRIER  105 

trois  cents  lieues  de  rivages,  porte  une  mer  d'eau 
douce  à  la  mer,  a  l'innocence  apparente  des  grandes 
forces  de  la  nature.  Qu'on  l'eût  associé  aux  fureurs 
de  l'homme,  qu'on  en  eût  fait  un  bourreau,  que, 
dans  le  mystère  de  ses  flots,  on  ait  enseveli  un 
monde,  tout  le  naufrage  vendéen,  prêtres,  nobles, 
hommes  et  femmes,  des  femmes  enceintes  !  et  des 
enfants!...  l'imagination  fut  saisie,  épouvantée.  Loin 
d'en  rabattre,  de  voir  s'il  n'y  avait  pas  exagéra- 
tion, on  y  ajouta  plutôt.  Les  hommes  aiment  à  fris- 
sonner. 

Du  chiffre  probable,  deux  mille,  Tronjolly,  l'ac- 
cusateur, porte  le  nombre  à  dix  mille  ;  Mme  de  La 
Rochejaquelein  en  ajoute  encore  cinq  mille,  etc. 

De  même  que,  dans  la  Loire,  le  flot  pousse  en 
avant  le  flot,  les  accusations,  une  fois  commen- 
cées, allaient  se  poussant.  Tronjolly,  président  du 
tribunal,   accusa  le  comité  ;  le  comité  accusa  Lam- 


1.  Ce  progrès  de  la  boule  de  neige  et  de  l'avalanche  qui  va  grossissant 
explique  le  procès  de  Carrier.  Il  était,  comme  on  a  vu,  très  coupable.  Mais 
de  la  manière  dont  on  procéda,  il  aurait  péri  de  même  innocent.  Il  se  défen- 
dit très  mal,  et  Goullin  le  lui  reprocha  :  «  Eh  !  Carrier,  ne  chicane  donc  pas 

ainsi  ta  vie,  en  procureur Tout  ce  que  nous  avons  été  forcés  de  faire, 

nous  l'avons  fait  pour  la  République!  »  On  n'osait  pas  trop  faire  comparaître 
les  véritables  témoins  à  charge,  qui  eussent  été  les  royalistes.  Mais  on  s'était 
cotisé  à  Nantes  pour  envoyer  et  pensionner  à  Paris  des  témoins  sans-culottes, 
d'autres  aussi  très  récusables,  un  voleur,  par  exemple,  déjà  condamné  à 
quatre  ans  de  prison,  et  qui,  pour  la  peine,  eut  sa  grâce.  Le  vrai  héros  des 
débats  appartient  à  une  classe  dont  les  riches  disposaient  aisément.  C'est  une 
poissonnière,  la  femme  Laillet,  admirablement  choisie  pour  ajouter  au  dra- 
matique :  cette  femme,  d'un  bec  étonnant,  parfois  éloquente,  interrompt  à 
chaque  instant,  place  un  mot,  et  toujours  bien.  C'est  elle  qui  a  conté,  avec 
une  apparence  de  simplicité  qui  assénait  mieux  le  coup,  la  mort  de  Mm*  et 
MIle8  de  La  Métayric,  qui  fit  pleurer  tout  le  monde.  Seulement  elle  oublie  de 


106  HISTOIRE   DE   LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

berty  et  le  fit  périr;  des  amis  de  Lamberty  échap- 
pèrent en  rejetant  tout  sur  Carrier.  Ainsi,  ce  procès 
immense  s'étendait,  s'agrandissait,  s'enrichissait  de 
témoignages1,  llobespierre  n'avait  qu'à  les  laisser 
faire  et  regarder.  Ils  travaillaient  tous  à  lui  donner 
contre  Carrier  et,  en  général,  contre  le  parti  héber- 
tiste,  une  force  incalculable,  celle  de  la  passion 
populaire,  celle  d'une  accusation  poussée  en  com- 
mun par  tous  les  partis  de  l'Ouest.  Les  uns,  répu- 
blicains, voulaient  qu'on  punît  Carrier  d'avoir  sali 
la  République.  Les  autres,  secrètement  royalistes, 
saisissaient  l'occasion  de  venger  sur  lui  la  Vendée. 
Ce  fut  le  comité  de  Nantes  qui,  assez  maladroi- 
tement, travaillant  contre  lui-même,  fît  commencer 
la  rumeur  à  Paris.  Il  y  envoya  cent  trente-deux 
Girondins  (suspects  pour  la  liaison  de  Yillenave 
avec  Bailly).  Ces  hommes,  de  leurs  prisons,  où 
chacun  venait  les  voir,  travaillèrent  violemment 
l'opinion    contre    le    comité,    en   même   temps   que 


dire  que  ces  dames  étant  cousines  germaines  de  Charette,  personne  ne  pou- 
vait les  sauver,  et,  si  on  l'eût  essayé,  on  eût  été  proclamé  traître  par  le 
peuple,  par  les  poissonnières  et  peut-être  par  Laillet  même. 

Les  légendes  de  la  Terreur  rouge  ont  été  ainsi  très  habilement  exploitées. 
J'attends  celles  de  la  Terreur  blanche.  Certes,  ses  assassinats  nocturnes  en 
fourniraient  de  saisissantes.  Pourquoi  ne  les  écrit-on  pas?  Par  égard  pour 
^honorables  familles.  Les  hommes,  souvent  très  capables,  des  localités  qui 
pouvaient  les  recueillir,  m'ont  souvent  fait  même  réponse  :  «  Nous  serions 
assassinés.  »  —  La  prospérité  apparente  qui  a  recouvert  les  ruines  ne 
doit  pas  faire  illusion.  Tel  département  qui  alors  eut  comme  une  pléthore  de 
-vie  a  vu  tous  les  patriotes  d'âge  mûr  égorgés  par  les  chouans  sur  des  listes 
systématiques,  puis  leurs  fils  tous  morts  dans  nos  grandes  guerres,  -puis  leurs 
petits-fils  livrés  par  les  mères,  les  veuves,  à  la  mortelle  direction  de  ceux  qui 
firent  tuer  leurs  pères.  Cette  terre,  si  habilement  stérilisée,  ne  porte  plus  que 
de  bons  sujets. 


MISSION    DE    CARRIER  107 

l'agent  de  Robespierre  agissait  contre  Carrier. 
Goullin  surtout  avait  à  craindre  ;  comme  colon  de 
Saint-Domingue,  on  le  disait  noble. 

Mandés  à  Paris,  Goullin  et  Chaux  cherchèrent  abri, 
dans  cet  orage,  sous  le  patronage  de  Robespierre. 
Ils  mirent  à  sa  disposition  tout  ce  qu'ils  avaient 
contre  Carrier;  c'était  le  9  mars.  Le  13,  il  devait 
faire  arrêter  les  amis  de  Carrier,  Hébert  et  Ronsin. 
Il  reçut  avec  bonheur  ce  secours  inespéré  que  lui 
envoyait  la  fortune,  les  accueillit,  s'épanouit  jusqu'à 
dire  :  «  Rien  d'étonnant  si  l'on  vous  persécute;  vous 
êtes  de  vrais  patriotes.  » 

Carrier  prêtait  singulièrement.  Il  en  disait  contre 
lui-même  encore  plus  que  ses  ennemis.  Aux  Jaco- 
bins, par  exemple,  comme  on  parlait  de  cimetières, 
prenant  brusquement  la  parole,  comme  pour  une 
chose  personnelle  :  «  Ah  !  dit-il,  il  y  en  avait  trop, 
je  n'ai  pu  enterrer  tout!  »  Loin  d'atténuer  l'effet 
de  sa  sinistre  personne,  il  l'augmentait  à  plaisir, 
se  posant  lugubre  et  tragique,  comme  l'homme  de 
la  fatalité,  l'exterminateur,  le  fléau  de  Dieu.  En 
quittant  Nantes,  il  disait  à  une  femme  qu'il  aimait  : 
«  Sois  tranquille,  ma  bonne  amie;  Nantes  n'ou- 
bliera pas  le  nom  de  Carrier...  Par  le  fer  ou  par 
le  feu,   elle  périra  tôt  ou   tard.  » 

Il  se  croyait  en  sûreté,  imaginant  qu'on  ne  l'atta- 
querait que  pour  exagération,  c'est-à-dire  que  les 
accusateurs  eux-mêmes  s'avoueraient  modérés  et 
moins  violents  patriotes.  Il  ne  s'attendait  nulle- 
ment au  coup  qui  le  transperça.  Ses  hommes,  Lam- 


108  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

berty  et  Fouquet,  furent  guillotinés  le  16  avril  pour 
contre-révolution  et  modérantisme1. 

1.  Fouquet  (de  Nantes),  âgé  de  trente-sept  ans,  ex-magasineur,  adjudant 
général,  et  Lamberly,  âgé  de  trente  ans,  ci-devant  carrossier,  adjudant  géné- 
ral d'artillerie,  ont  été  condamnés  à  mort,  convaincus  du  crime  de  contre- 
révolution,  en  soustrayant  à  la  vengeance  nationale  la  femme  Giroust  de 
Marsilly,  condamnée  à  mort  le  25  pluviôse,  et  qualifiée  par  les  comités  révo- 
lutionnaires de  Laval  et  la  Flèche  de  seconde  Marie-Antoinette,  à  cause  de 
son  acharnement  contre  les  patriotes  et  son  adhésion  aux  projets  des 
brigands,  ainsi  que  la  femme  de  chambre  de  Lescure,  fameux  chef  de  bri- 
gands, et  les  filles  Dubois,  suspectes  de  complicité  avec  les  brigands.  (Greffe 
de  Nantes,  23  germ.) 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION     109 


CHAPITRE    III 

LUTTE  DE  ROBESPIERRE  CONTRE  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION 
(FÉVRIER  1794). 


Lutte  de  Robespierre  contre  Tallien  et  contre  Fouché.  —  11  étend  ses  accusa- 
tions. —  Il  inquiète  le  Comité  de  salut  public.  —  Il  méconnaît  les  titres  des 
représentants  en  mission.  —  Pouvait-on  juger  équitablement  l'année  1793? 
—  Combien  1793  différait  de  1794.  —  Obscurité  des  voies  de  Robes- 
pierre. 


Ce  qui  honore  le  plus  Robespierre,  c'est  sa  lutte 
contre  les  représentants  en  mission.  Et  ce  qui  le 
condamne  aussi,  ce  qui  Ta  perdu,  c'est  la  guerre 
qu'il  leur  a  faite. 

Pour  expliquer  cette  énigme,  disons  que  Robes- 
pierre, très  justement,  poursuivit  à  mort  trois  ou 
quatre   scélérats  qui   déshonoraient  l'Assemblée  ; 

Que,  moins  justement,  avec  une  sévérité  exces- 
sive et  déraisonnable,  il  étendit  cette  poursuite 
aux  vingt  et  quelques  représentants  les  plus  com- 
promis par  la  dictature  que  le  péril  les  avait  forcés 
de  prendre  en  1793  ; 

Enfin,  que  sa  terrible  imagination,  soupçonneuse 
et  maladive,  embrassant  dans  ses  défiances  les  deux 
cents  représentants  revenus   de  mission,   en  venait 


110  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

à  menacer  la  Convention.  Cette  monomanie  d'épu- 
ration absolue  le  poussait  fatalement,  quelque 
désintéressé  qu'il  pût  être  du  pouvoir,  à  saisir 
une  espèce  de  dictature  judiciaire,  une  position 
de  censeur  et  de  grand  juge,  —  et  non  seulement 
sur  les  actes  politiques,  mais  sur  les  mœurs  et 
les  pensées. 

Distinguons  d'abord  les  époques. 

Beaucoup  d'hommes,  qui,  dans  la  réaction  emportés 
par  le  torrent,  devinrent  extrêmement  coupables,  ne 
l'étaient  nullement  avant  Thermidor.  On  ne  pouvait 
les  juger  sur  des  faits  à  venir. 

Et  dans  ceux  qui,  dès  l'époque  où  nous  sommes 
arrivés,  étaient  déjà  très  coupables,  tel  fut  un  fri- 
pon, comme  Chabot,  tel,  comme  Carrier,  une  bête 
sauvage,  un  chien  enragé,  sans  pourtant  être /un 
scélérat.  Ce  mot  n'implique  pas  seulement  le  crime, 
mais  la  perversité  réfléchie,  la  corruption  voulue 
de  l'esprit  et  du  cœur.  Il  y  a  eu  peu  d'hommes  dans 
la  Convention  à  qui  on  doive  ce  titre.  Peut-être 
n'y  en  eut-il  que  trois  :  Rovère,  Tallien,  Fouché 

Rovère  est,  je  crois,  le  seul  membre  de  cette 
assemblée  qui  ait  fait  fortune.  On  verra  par  quels 
moyens. 

On  en  peut  dire  autant  de  Tallien.  Ce  grand 
homme  resta  pauvre,  les  mains  vides,  sinon  les 
mains  nettes.  Nous  l'avons  vu  à  Paris,  traîner  aux 
Champs-Elysées,  à  l'aumône  de  sa  femme,  alors 
princesse  de  Chimay. 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRESENTANTS  EN  MISSION     111 

Le  fait  est  que  Tallien  fut  un  ventre,  rien  de 
plus,  un  tonneau  sans  fond.  Il  eut  beau  voler 
toujours;  nul  remède  à  sa  pauvreté. 

Né  dans  la  cuisine  d'un  financier  de  ïouraine  et 
fils  de  son  cuisinier,  il  eut  l'âme  à  l'avenant,  une 
âme  de  Laridon,  tout  à  la  gueule  et  aux  filles. 
Il  eût  été  moine  à  une  autre  époque,  vrai  moine 
de  Rabelais.  Il  était  beau  et  beau  diseur,  prêcheur, 
enjôleur  de  femmes.  Sa.  plus  grande  jouissance, 
partout  où  il  arrivait,  était  de  monter  en  chaire  et 
de  prêcher  pêle-mêle  la  Révolution,  la  Raison,  Jésus, 
Marat  et  le  reste.  Les  femmes  étaient  ensorcelées. 

Nullement  cruel  de  nature,  Tallien  le  devint 
toutes  les  fois  qu'il  y  eut  le  moindre  intérêt. 
Agit-il?  laissa- t-il  agir  en  septembre?  C'est  un 
problème.  A  Bordeaux,  il  ne  fut  ni  au-dessus  ni 
au-dessous  des  fureurs  locales.  Il  les  flatta  en  fai- 
sant mettre  la  guillotine  devant  ses  fenêtres. 
Cette  guillotine,  dit-on,  lui  fut  d'un  excellent  rap- 
port. Tout  est  commerce  à  Bordeaux.  Tallien  com- 
merça de  la  vie.  Pour  tromper  les  haines  sérieuses 
qui  voulaient  du  sang,  il  lui  fallait  enchérir  en 
gestes,  en  paroles,  en  fureurs.  Il  hurlait,  beuglait 
la  Terreur,  sans  crainte  d'exagérer  son  rôle.  Pen- 
dant ce  temps- là,  dit- on,  sa  maîtresse  tenait  le 
comptoir.  On  dit  pourtant  que  parfois  elle  esca- 
motait   quelques   grâces   et   sauvait    des    gens   pour 


1.  Une  enfant,  une  petite  fille  perce  la  foule  sans-culotte  qui  entourait  le 
proconsul,  arrive  jusqu'à  lui  et  demande  la  liberté  do  sa  mère.  Tallien  entre 


112  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Ces  choses  n'arrivaient  point  à  Lyon.  L'homme 
de  Lyon  n'était  pas,  comme  Tallien,  l'enfant  dépravé 
de  la  nature,  c'était  son  maudit,  son  Caïn.  La 
figure  déshéritée  de  Fouché  (quoique  intelligente) 
effrayait  d'aridité.  Le  prêtre  athée,  le  dur  Breton, 
le  cuistre,  séché  par  l'école,  tous  ces  traits  étaient 
repoussants  dans  sa  face  atroce.  Réussir  fut  tout 
son  symbole.  C'était  un  homme  au  fond  très  froid, 
d'un  positivisme  horrible1.  Il  s'était  fait  hébertiste, 
croyant  que  c'était  l'avant- garde.  Successeur  de 
Gollot  à  Lyon,  il  fut  brisé  par  Robespierre,  revint 
conspirer  contre  lui,  et  plus  que  personne  tra- 
vailla au  9  thermidor.  Rien  n'honore  plus  Robes- 
dans  une  horrible  fureur,  jure,  sacre  et  frappe  l'enfant.  L'assistance,  qui 
n'était  pas  tendre,  trouve  pourtant  que  le  citoyen  représentant  se  laisse 
emporter  trop  loin  dans  sa  colère  patriotique.  Le  tout  était  une  farce  pour 
faire  passer  l'élargissement  de  la  prisonnière,  qui  déjà  était  ordonné.  Ceci 
m'a  été  conté  à  Bordeaux  par  une  personne  très  digne  de  foi. 

1.  Il  est  juste  pourtant  de  reconnaître  que,  sans  lui,  sans  les  Parisiens  qui 
entrèrent  dans  la  commission  temporaire  de  Lyon  et  dans  le  tribunal  révolu- 
tionnaire, la  fureur  des  vengeances  locales  aurait  été  bien  plus  loin.  Le  plus 
sévère  des  cinq  juges  était  un  Lyonnais.  Tous  les  départements  voisins 
envoyant  des  accusés  au  tribunal  de  Lyon,  ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il 
limita  le  nombre  des  condamnations  à  dix-huit  cents,  nombre  énorme,  et 
toutefois  énormément  inférieur  au  nombre  de  ceux  qui  périrent  à  Nantes. 
J'ai  sous  les  yeux  un  jugement  de  ce  tribunal  (celui  de  Marie  Lolivie,  femme 
Coibel),  jugement  fortement  motivé  et  qui  ne  s'accorde  guère  avec  ce  qu'on  a 
dit  de  la  précipitation  aveugle  des  juges.  Quant  à  Collot  et  Fouché,  leur 
justification  fut  toujours  celle-ci  :  «  Nous  ne  jugions  pas;  il  y  avait  un 
tribunal,  et  nous  n'avions  pas  le  droit  de  faire  grâce.  »  Fouché  suivit  le 
progrès  de  l'opinion  et  vers  la  fin  réprima  ceux  qui  voulaient  continuer 
l'effusion  du  sang.  Rien  ne  contribua  plus  à  cet  adoucissement  que  l'humanité 
de  nos  soldats.  Un  jeune  Lyonnais  pris  les  armes  à  la  main  allait  être  con- 
damné. Un  dragon  républicain,  qui  ne  l'avait  jamais  vu,  s'avance  et  répond 
pour  lui,  dit  qu'il  le  connaît,  qu'il  est  patriote.  Le  Lyonnais  était  31.  de 
Gérando,  l'illustre  philosophe,  l'oncle  du  jeune  homme  plus  illustre  encore 
que  nous  avons  perdu  en  1848,  de  Gérando-Téléki,  l'auteur  des  beaux  livres 
sur  la  Hongrie,  le  martyr  de  la  liberté. 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION     113 

pierre  que  cette  circonstance  :  les  principaux 
auteurs  de  sa  chute  furent  les  deux  pires  hommes 
de  France,  Tallien  et  Fouché. 

Ils  ne  l'auraient  pas  renversé,  s'il  n'eût  impo- 
litiquement  étendu  ses  accusations,  terrifié  tout  à 
la  fois  les  honnêtes  gens  et  les  fripons,  et  la 
Convention  tout  entière.  Devant  un  tel  moraliste, 
un  tel  juge,  un  tel  épurateur  (qui  voulait  flétrir 
Gambon  même!),    qui  était   en   sûreté? 

Il  y  avait  en  lui  un  contraste.  Il  était  né  avec 
l'amour  du  bien.  Il  posait  sans  cesse,  en  ses  dis- 
cours, l'idéal  de  l'équilibre.  Et  sa  violence  inté- 
rieure (celle  aussi  de  la  tempête  révolutionnaire) 
le  jetait  à  tout  moment  à  droite  et  à  gauche.  Il 
imposait  à  tous  un  milieu  impossible  qu'il  ne  put 
jamais  garder. 

Tout  cela  ne  se  sent  que  trop  dans  le  sinistre 
discours  qu'il  fit  sur  cette  thèse  le  5  février.  Ce 
discours,  fort  général  («  La  démocratie,  c'est  la 
vertu  »,  etc.),  n'en  était  pas  moins  une  menace 
contre  tous  les  représentants  qui  avaient  rempli 
les  missions  de  1793. 

Et  ce  n'étaient  pas  seulement  les  sauvages 
exécuteurs  des  vengeances  nationales,  les  Gollot  et 
les  Carrier,  qui  avaient  à  craindre.  C'étaient  tous 
ceux  qui,  dans  ces  circonstances  inouïes,  avaient 
été  dictateurs  malgré  eux. 

Non  content  de  les  désigner,  il  en  nommait  un 
bon  nombre  dans  un  essai  de  rapport  sur  Fabre 
qu'il   montra  au  Comité  de  salut  public.   Il  parlait 

T.   VII.    —  RÉV.  8 


lli  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

ainsi  de  Merlin  :  «  Fameux  par  la  capitulation  de 
Mayence  et  plus  que  soupçonné  d'en  avoir  reçu  le 
prix.  »  Du  reste,  pas  la  moindre  preuve.  Il  renou- 
velait contre  Dubois -Grancé  le  reproche,  écarté 
cent  fois,  d'avoir  trahi  devant  Lyon,  d'avoir  sauvé 
les  Lyonnais,  niant  hardiment  l'évidence,  puisque 
Dubois  cessa  de  commander  le  6  octobre  et  qu'ils 
échappèrent  le  8. 

Le  Comité,  alarmé,  tout  en  admirant  ce  rapport, 
le  pria  de  n'en  pas  faire  encore  usage,  de  revoir 
cette  belle  pièce  et  de  la  porter  à  la  perfection 
dont  elle  était  susceptible. 

Il  était  clair  qu'à  travers  ce  large  abatis  fait  dans 
la  Convention,  il  en  viendrait  aux  Comités.  Il  pre- 
nait des  gages  contre  eux.  On  lui  avait  apporté 
de  Toulon  une  lettre  très  ambiguë  où  l'ennemi 
semblait  instruit  des  secrets  de  l'État.  Il  s'était  jeté 
sur  cette  pièce,  la  tenait  comme  une  épée,  sus- 
pendue sur  le  Comité  de  salut  public.  Ses  regards 
menaçants  disaient  :  «  Quel  est  le  traître  parmi 
vous?  »  Deux  hommes  (de  gauche  et  de  droite), 
Billaud  et  Hérault  avaient  tout  à  craindre. 

Sa  malveillance  pour  Lindet  parut  d'une  manière 
indirecte,  mais  très  significative,  quand  il  fut  accusé 
à  la  Convention  pour  sa  mission  de  Normandie. 
Lindet  avait  fermé  les  yeux  sur  une  erreur  passa- 
gère, involontaire,  d'une  toute  petite  commune. 
Minime  en  apparence,  l'affaire  était  grande  en  réa- 
lité. Cette  première  petite  porte  allait  ouvrir  une 
carrière    infinie    d'accusations,    qui    pouvait    enve- 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION     115 

lopper  neuf  déparlements.  Poursuivrait- on  le  fédé- 
ralisme de  Normandie  et  de  Bretagne?  —  C'était 
l'immense  question.  Lindet  la  soumit  aux  comités, 
à  la  Convention,  qui  parurent  croire,  comme  lui, 
que,  les  chefs  frappés,  il  fallait  négliger,  le  reste, 
fermer  les  yeux.  Mais  Lindet,  en  obtenant  cette 
décision  si  importante,  ne  put  tirer  un  seul  mot, 
ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre,  de  la  bouche  de 
Robespierre.  Il  resta  silencieux,  immobile,  gardant, 
par  ce  cruel  mutisme,  une  prise  sur  ses  collègues, 
et  se  réservant  de  pouvoir  leur  dire  un  jour  : 
«  Vous  avez  innocenté  le  fédéralisme.  » 

Cela  était  injuste,  ingrat.  Il  fallait  noblement 
honorer,  rassurer  ceux  qui,  dans  la  crise  horrible 
de  l'été  de  1793,  clans  l'éclipsé  du  Comité  de  salut 
public,  avaient  par  leur  habileté  ou  leur  énergie 
personnelle  sauvé  le  pays. 

Il  était  dur  de  chicaner  avec  Lindet  et  Phelip- 
peaux,  dont  l'ascendant  avait  brisé  la  Gironde  dans 
l'Ouest.  Dur  de  dire  à  Merlin,  Briez,  qui,  de  leur 
corps,  avaient  couvert  la  France  désarmée,  ce  mot 
étrange  :  «  Êtes-vous  morts?  »  Dur  d'accuser  Dubois- 
Crancé,  qui,  par  un  effort  inouï,  dans  son  abandon 
de  trois  mois,  seul  maintint  tout  le  Sud-Est  contre 
la  Gironde,  contre  l'ennemi,  contre  le  chaos,  orga- 
nisa l'affaire  énorme  du  siège  de  Lyon  et  pour 
récompense  fut  ramené  prisonnier. 

Les  noms  de  ces  hommes  héroïques,  de  tant 
d'autres  moins  connus  qui  sauvèrent  la  France, 
ceux  de  Baudot  et  Lacoste  qui  nous  ont  donné  le 


116  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Rhin,  celui  du  pur  et  vaillant  Soubrany,  le  vain- 
queur des  Espagnols,  iront  dans  la  gloire  éternelle- 
ment avec  ceux  des  grands  hommes  du  Comité. 

Combien  d'autres,  mis  par  le  devoir  dans  des 
positions  moins  brillantes,  égalèrent  leur  dévoue- 
ment! Nous  pouvons  dire  hardiment  que  trente 
représentants  du  peuple  ont  mérité,  pour  leurs  mis- 
sions seules,  d'être  mis  au  Panthéon.  Que  serait-ce 
si  l'on  ajoutait  les  travaux  intérieurs  de  l'Assemblée, 
de  ses  infatigables  commissions,  ces  travaux  poussés 
au  delà  de  toutes  les  forces  humaines,  ces  jours  de 
labeur  acharné,  ces  nuits  sans  sommeil?  A  regarder 
l'entassement  énorme  de  ce  que  fît  la  Convention, 
on  est  tenté  de  croire  que  le  temps,  en  ces  années, 
changea  de  nature,  que  ses  mesures  ordinaires  per- 
dirent toute  signification.  Les  jours  furent  au  moins 
doublés;  on  peut  nommer  cette  Assemblée  l'Assem- 
blée qui  ne  dormit  pas. 

Pour  juger  équitablement  la  Convention  et  surtout 
les  représentants  en  mission,  il  fallait,  de  la  situa- 
tion meilleure  de  1794,  se  reporter  à  la  crise  du 
milieu  de  1793.  Combien  ces  premières  missions 
différaient  de  celles  qui  suivirent!  En  1794,  il  y  avait 
encore  du  désordre,  mais  des  forces  énormes,  les 
armées  les  plus  nombreuses ,  des  administrations 
créées.  Les  hommes  de  1793  ne  trouvèrent  rien, 
créèrent  tout. 

Leur  situation  fut  terrible.  Plusieurs  furent  assas- 
sinés, plusieurs  près  de  l'être.  Presque  tous  n'étaient 
appuyés    que    d'une  minorité  minime.    Baudot,  par 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION     117 

exemple,  à  Toulouse,  en  juin  1793,  n'eut  pas  quatre 
cents  hommes  pour  lui.  Il  n'en  dompta  pas  moins 
la  ville. 

Un  représentant  montagnard  (hier  avocat,  médecin, 
journaliste),  tout  à  coup  homme  de  guerre,  arrivait 
gauche  et  novice,  avec  son  sabre  et  son  panache, 
dans  une  ville  inconnue;  il  était  terrifié  de  sa  soli- 
tude. S'il  ne  faisait  peur,  il  était  perdu.  Les  répu- 
blicains mêmes  étaient  Girondins,  se  cachaient. 
Les  Montagnards  de  la  localité,  en  minorité  minime, 
étaient  d'autant  plus  furieux.  Ils  connaissaient  leur 
péril.  L'imminence  de  la  Terreur  blanche  exaltait  la 
Terreur  rouge.  Ils  voyaient  déjà  en  esprit  les  assas- 
sinats de  1795,  les  compagnons  de  Jéhu,  les  mas- 
sacres de  Marseille,  le  roc  sanglant  de  Tarascon, 
les  quatorze  cents  pères  de  famille  fusillés  chez 
eux  en  huit  jours  dans  les  environs  d'Angers,  les 
chouans  et  les  chauffeurs.  Ils  disaient  au  représen- 
tant :  «  Il  faut  tuer  les  traîtres  aujourd'hui  ou  nous 
périrons  demain.  » 

Un  fait  sûr,  c'est  que  les  plus  violents  même  des 
représentants  furent  souvent  très  embarrassés  de 
contenir  la  violence  des  hommes  de  la  localité. 

Non,  on  ne  pouvait  juger  un  seul  des  représen- 
tants en  mission.  Entre  eux  et  leurs  ennemis,  le 
procès  aurait  été  par  trop  inégal.  Lequinio,  par 
exemple,  Hentz  ou  Francastel  avaient  durement 
appliqué  les  lois,  au  milieu  des  grandes  villes  où 
toute  chose  est  en  lumière.  Mais  les  barbaries  ven- 
déennes  dont   celles-ci   furent  les   représailles,  les 


118  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

fusillades  quotidiennes  de  Gharette  au  coin  des 
bois,  qui  en  tint  les  procès-verbaux?  Pour  com- 
mencer de  tels  procès,  il  fallait  aller  sous  terre 
chercher  les  ossements  blanchis,  pouvoir  dire  : 
«  Ceci  est  un  meurtre  vendéen  ou  patriote  »,  noter 
les  périls,  les  détresses,  les  terreurs  où  ces  actes 
furent  commis,  retrouver  les  fureurs  populaires  qui 
souvent  les  ont  dictés. 

Le  plus  habile  homme  du  monde,  le  plus  juste, 
si  l'on  veut,  qui,  loin  de  l'action  et  des  intérêts, 
passa  sa  vie  en  discours,  entre  la  maison  Duplay, 
les  Jacobins  et  l'Assemblée,  tournant  toujours  sur 
un  point,  sans  mouvement  que  d'une  maison  à 
l'autre  de  la  rue  Saint-Honoré,  pouvait-il  apprécier 
la  destinée  de  ces  terribles  voyageurs  de  la  Révo- 
lution? des  hommes  de  la  fatalité,  qu'elle  lança  un 
matin  hors  de  toutes  les  habitudes,  hors  des  réalités 
connues,  loin  du  centre  et  de  la  règle  qu'elle  força, 
par  l'imprévu  qui  les  prenait  à  la  gorge,  de  fouler 
la  loi  aux  pieds  pour  sauver  la  loi,  de  faire  des 
crimes  pour  fuir  le  crime,  d'éteindre  la  lumière 
du  monde  en  laissant  périr  le  seul  peuple  en  qui 
elle  parût  encore? 

C'étaient  des  hommes  sacrifiés,  perdus;  ils  le 
sentaient  bien.  Ils  rentraient,  un  à  un,  dans  le 
monde  des  vivants,  ces  infortunés  revenants,  avec 
un  confus  souvenir  de  ce  qu'eux-mêmes  avaient 
fait.  Sous  une  impulsion  surhumaine  et  d'un  pro- 
digieux bond,  ils  avaient  sauté  un  abîme...  Vous 
leur   auriez   proposé    de    recommencer   à    froid,  ils 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION     119 

auraient  reculé  d'horreur;  ils  disaient  :  «  Qui  a  fait 
nos  actes?  Nous  n'en  savons  rien1!...  » 

Ces  malheureux  trouvaient  au  retour  la  blême, 
l'impitoyable  figure  d'un  juge  qui  dans  chaque  dis- 
cours posait,  comme  reproche  et  menace,  l'équilibre 
moral  et  civique,  la  ligne  fine,  précise,  à  suivre 
sous  peine  de  mort. 

Représentez- vous  un  homme  qui,  dans  une  affreuse 
tempête,  au  violent  passage  des  mers,  tendrait  de 
Douvres  à  Calais  un  fil  délié,  en  menaçant  de  la 
mort  ceux  qui  ne  suivraient  pas  le  fil. 

S'il  n'eût  été  qu'un  politique,  la  terreur  eût  été 
moins  grande,  on  eût  pu  s'entendre  encore.  Mais 
il  était  surtout  et  avant  tout  moraliste.  Sa  sévérité 
naturelle ,  sa  rapide  interprétation  traduisait  tout 
acte  léger,  tout  fait  d'immoralité,  de  simple  indé- 
licatesse, par  «  corruption,  vénalité,  trahison, 
entente  avec  l'étranger  ».  Plusieurs  des  représen- 
tants se  calomniaient  eux-mêmes,  il  est  vrai,  par 
leur  conduite.  Prodiguant  leur  sang,  ils  prodi- 
guaient tout.  Bourbotte,  dînant  à  Tours,  s'indignait 
de  n'avoir  que  six  bougies  sur  table.  Il  allait  à 
quatre  chevaux.  Merlin  vivait  en  général,  portait 
moustache.  Robespierre  y  voyait  distinctement 
l'avènement  futur  du  pouvoir  militaire.  Autre  crime 


1.  C'est,  en  propres  termes,  ce  que  Baudot  disait  à  mon  ami  Edgar  Quinet. 
Celui-ci,  jeune  alors,  allait  voir  l'illustre  vieillard  à  la  campagne,  dans  une 
grande  maison  déserte,  quasi  démcublée,  et  l'homme  des  anciens  jours  lui 
parlait  volontiers  des  temps  héroïques,  n'oubliant  jamais  qu'une  chose,  la 
part  qu'il  avait  eue  à  tout  cela,  et  comme  il  avait  contribué  à  sauver  la 
France  qui  l'oubliait,  —  qui  s'oubliait  elle-même. 


120  HISTOIRE    DE   LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

de  Merlin  :  il  courut  follement  le  cerf  (sans  doute 
avec  les  chiens  du  roi);  Robespierre  en  concluait 
qu'il  avait  dû  rapporter  de  Mayence  une  fortune 
royale. 

Cet  étrange  moraliste,  l'œil  armé  d'un  microscope, 
qui  grossissait  horriblement,  voyait  les  délits  de  ce 
genre  juste  au  niveau  de  la  trahison  de  Toulon  ou 
de  celle  de  Dumouriez.  Il  voyait  ce  qu'on  lui  mon- 
trait, accueillant  crédulement  tout  ce  qui  venait  des 
départements  contre  les  représentants  du  peuple, 
tous  les  témoins  furieux  qui  venaient  leur  faire 
expier  leur  dictature  éphémère,  et  sommaient  Robes- 
pierre de  les  accuser. 

Du  15  janvier  au  13  mars,  ces  représentants  reve- 
nant un  à  un,  Robespierre  les  attendait,  dans  une 
inertie  calculée,  perdant  le  temps  aux  Jacobins,  fai- 
sant le  malade,  voulant  les  voir  arriver  tous,  avec 
toutes  les  accusations  des  départements,  pour  com- 
mencer le  procès. 

Dangereux  procès  !  injuste  !  qui ,  ouvert  par  lui 
contre  ses  ennemis,  a  continué  après  lui  contre  ses 
amis1,  contre  la  Révolution  !  Ce  procès,  en  1795,  a 

1.  Qu'étaient  ces  deux  cents  représentants  qui  avaient  eu  des  missions? 
La  Convention  agissante,  l'énergie  de  la  Convention,  et  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  sûr  pour  la  République.  Je  ne  m'étonne  pas  qu'en  prairial,  Albitte  ait 
demandé  qu'on  leur  confiât  exclusivement  le  pouvoir.  Quelles  mains  plus 
pures,  plus  héroïques  eût-on  trouvées  que  celles  de  Romme,  Soubrany, 
Goujon,  Baudot,  J.-B.  Lacoste,  etc.?  Robespierre  fut  très  dur  pour  eux,  en 
les  empêchant  (le  6  avril  et  toujours)  de  rendre  compte  de  leur  fortune  avant 
et  après  leur  mission,  c'est-à-dire  de  constater  leur  glorieuse  pauvreté.  Ceux 
même  d'entre  eux  qui  étaient  foncièrement  robespierristes,  il  ne  les  soutint 
que  très  indirectement  contre  leurs  ennemis.  Lebon,  par  exemple,  étant 
accusé  (en  juin),  Robespierre  n'osa  le  défendre,  il  le  fit  défendre  aux  Jacobins 


ROBESPIERRE  ET  LES  REPRÉSENTANTS  EN  MISSION     121 

fait  mettre  sur  la  sellette  deux  cents  représentants 
devant  la  Convention ,  puis  la  Convention  tout 
entière  devant  l'opinion.  Telle  était  la  pente  natu- 
relle, du  moment  qu'on  entrait  dans  l'accusation  de 
l'année  1793. 

Elle  finissait,  la  terrible,  l'héroïque,  la  sanglante 
année,  sur  qui  a  crevé  la  débâcle  entassée  depuis 
mille  ans.  Tous  ces  maux  lui  venaient  de  loin. 
L'héroïsme  vint  d'elle-même. 

1794  devait  être  pénétré  de  reconnaissance  pour 
son   père   1793,    qui   l'avait   fait  être    et  vivre,  qui, 

par  Couthon.  Lebon,  après  Thermidor,  fut  poursuivi  aussi  cruellement  que 
Robespierre  avait  poursuivi  les  dantonistes,  et  avec  aussi  peu  de  preuves. 
On  lui  reprocha  d'avoir  violé  une  femme  qui  n'existait  pas,  d'avoir  volé  un 
collier  de  perles  qu'on  retrouva  à  sa  place,  sous  les  scellés  mêmes.  On  ne  tint 
aucun  compte  des  ordres  terribles  qu'il  avait  reçus,  à  l'entrée  de  la  campagne, 
de  Carnot,  Billaud  et  Barère,  qui  lui  indiquaient  d'avance  le  plan  concerté 
entre  les  Autrichiens  et  les  traîtres  qui  étaient  pour  eux  dans  chaque  place, 
et  qui,  effectivement,  leur  livrèrent  Landrecies.  Lebon  s'enferma  dans  Cam- 
brai, et  là  seul  (toute  la  ville  était  royaliste)  il  arrêta  le  cours  de  la  trahison. 
Les  prisonniers  avouèrent  que  c'était  lui  qui  avait  tout  fait  manquer.  Mainte- 
nant qu'était  cet  homme,  pour  remplir  ce  rôle  étonnant?  C'était  un  jeune 
oratorien,  prêtre  marié,  professeur  de  quelque  talent,  d'un  caractère  faible  et 
doux.  Il  avait  été  Girondin,  puis  robespierriste.  Son  isolement,  son  péril 
extrême,  lui  troublèrent  l'esprit.  Il  y  avait  eu  beaucoup  de  fous  dans  sa 
famille;  lui-même,  il  eut  quelques  moments  singuliers  d'excentricité.  Un 
jour,  au  théâtre,  à  une  représentation  des  Gracques,  un  passage  lui  semblant 
aristocratique,  il  sauta  sur  le  théâtre  le  sabre  à  la  main  et  mit  les  Romains 
en  fuite,  et  comme  les  spectateurs  riaient,  il  menaça  de  les  faire  tous  arrêter. 
—  Il  n'était  pas  sans  générosité;  car  il  sauva  malgré  lui  le  général  Foy,  alors 
fort  jeune,  très  violent,  et  qui  faisait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  forcer  Lebon 
à  le  faire  périr.  —  Dans  la  dictature  terrible  que  lui  imposait  le  péril, 
dépassa-t-il  la  mesure?  C'est  probable.  Mais  comment  le  savoir?  Ses  ennemis, 
avant  de  le  mettre  en  jugement,  s'emparèrent  de  tous  ses  papiers  ;  ils  le 
firent  juger  par  des  émigrés,  par  ceux  qu'il  avait  empêchés  d'entrer  en 
France  avec  l'ennemi  !  —  Dans  sa  dictature  de  quatre  mois,  pour  lui,  sa 
famille,  ses  secrétaires  et  employés,  frais  de  bureaux,  de  voyages  à  Paris,  etc., 
il  dépensa  29,000  francs.  —  Son  fils  a  publié  ses  lettres,  vraiment  admi- 
rables. —  Par  quelle  fatalité  a-t-on   confondu  un  tel  homme  avec  Carrier  ? 


122  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

par  un  effort  désespéré,  avait  triomphé  de  la  mort, 
franchi  le  passage  que  personne  n'a  passé,  et  qui, 
par  delà  le  Styx,  avait  rouvert  à  la  vie  de  nouvelles 
terres  et  de  nouveaux  cieux. 

La  nouvelle  année  arrive,  insolente  des  victoires 
déjà  gagnées,  des  grandes  créations  déjà  faites,  avec 
douze  cent  mille  soldats,  la  force,  la  jeunesse  et 
l'oubli. 

Elle  arrive  impitoyable  et  volontairement  igno- 
rante de  ce  qu'on  a  fait  pour  elle.  L'organe  de  la 
sévérité,  c'est  cet  homme  triste,  amer,  en  qui  la 
nature,  la  vertu,  le  bien,  le  mal,  l'intérêt  et  le 
désintéressement,  tout  tournait  à  l'inquisition.  Il 
n'y  avait  pas  un  homme  dans  la  Convention,  pas 
un  dans  la  République  qui  pût  être  rassuré.  Nul 
patriote  n'eût  pu  regarder  dans  son  passé  sans  y 
trouver  quelque  chose  qui  craignait  l'œil  de  Robes- 
pierre. Le  Jacobin  des  Jacobins,  Montaut,  disait  : 
«  De  sept  cent  cinquante  que  nous  sommes,  il 
pourra  en  rester  deux  cents.  »  David  lui-même,  en 
avril,  eut  peur  de  son  maître  :  «  Je  crois,  dit-il,  que 
nous  ne  resterons  pas  vingt  membres  de  la  Mon- 
tagne. » 

Mais  ces  deux  cents,  mais  ces  vingt,  qui  était  bien 
sûr  d'en  être?  Voyait-on  précisément  la  ligne  de 
Robespierre? 

La  finesse  excessive  de  sa  stratégie,  qui,  derrière 
l'apparente  immutabilité  des  doctrines,  donnait  espé- 
rance à  plus  d'un  parti,  troublait,  obscurcissait  la 
voie  où  il  conduisait  la  Révolution. 


Robespierre  et  les  représentants  en  mission    123 

A.  Lyon,  par  exemple  : 

ïl  avait  laissé  par  Couthon  un  tel  souvenir  de 
modération  que  les  amis  de  la  clémence  se  crurent 
sous  son  patronage  quand  ils  hasardèrent  contre 
Collot,  en  décembre,  la  pétition  écrite  par  le  royaliste 
Pontanes. 

En  mars,  il  fit  rappeler,  comme  exagéré,  Javogues, 
ami  de  Gollot,  de  Fouché. 

Fouché  avait  décrété  la  suppression  de  la  misère 
et  frappé  des  contributions  énormes  sur  les  riches 
pour  nourrir  les  pauvres.  Les  riches  espéraient  que 
Robespierre,  les  délivrerait  de  Fouché. 

Mais,  d'autre  part,  les  exagérés,  voulant  exécuter 
à  la  lettre  le  fameux  décret  :  Lyon  riest  plus,  et 
menaçant  la  propriété,  Fouché  les  réprima  vigou- 
reusement. Les  exagérés  implorèrent  l'appui  de 
Robespierre  qui  parla  pour  eux. 

Tous    à   Lyon1,    vaincus    et    vainqueurs,    s'adres- 


i.  La  jalousie  des  Lyonnais  contre  les  Parisiens  venus  à  Lyon  favorisait 
singulièrement  l'ascendant  croissant  des  robespierristes  dans  cette  ville.  Le 
maire  Bertrand,  ami  de  Chalier,  mais  rallie  à  Couthon,  travaillait  à  réunir 
pour  Couthon  et  Robespierre  les  Lyonnais  de  tout  parti,  modérés  et  exagérés, 
de  manière  à  chasser  Fouché,  Marino,  membre  de  la  Commune  de  Paris,  et 
autres  Parisiens.  Les  robespierristes  avaient  influence  dans  le  tribunal,  comme 
à  la  municipalité,  et  y  balançaient  les  hébertistes.  C'est  ce  qui  explique  ce 
fait  singulier. 

On  amène  un  prêtre  au  tribunal.  «  Crois-tu  en  Dieu?  »  S'il  disait  oui, 
les  hébertistes  peut-être  le  frappaient  comme  fanatique.  Il  dit  :  «  Qu'il  y 
croyait  peu.  —  Meurs  donc,  dirent  les  robespierristes,  meurs,  infâme,  et  va 
le  reconnaître.  » 

Ils  demandent  à  un  autre  prêtre  :  «  Que  penses- tu  de  Jésus?  —  Je  soup- 
çonne qu'il  pourrait  bien  avoir  trompé  les  hommes.  —  Quoi,  Jésus  !  le 
meilleur  sans-culotte  de  la  Vendée!...  Scélérat,  cours  au  supplice!  »  L'abbé 
Guillon,  généralement  favorable  aux  robespierristes,  n'enregistre  pas  moins, 
_par  ce  fait,  une  preuve  frappante  de  leur  étrange  intolérance. 


124  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

saicnt  à  lui,  croyaient  avoir  sujet  d'espérer  en  lui. 

Il  ne  rebutait  personne. 

Cette  tactique  du  chef  laissait  dans  une  grande 
incertitude  les  robespierristes,  qui  le  suivaient  tou- 
tefois, —  de  moins  en  moins  comme  un  principe, 
—  et  de  plus  en  plus  comme  un  homme,  une 
idolâtrie  personnelle,  c'est-à-dire,  à  leur  insu, 
s'engageant  dans  la  monarchie. 


DESMOULINS  CONTRE  ROBESPIERRE       W 


CHAPITRE  IV 

LA  RÉVOLTE  DE  DESMOULINS  CONTRE  ROBESPIERRE 
(FÉVRIER  1794). 


Les  Montagnards  se  serrent  contre  Robespierre.  —  Aplatissement  général; 
alliance.  —  Desmoulins  seul  n'y  consent  pas.  —  Le  malheur  de  Fabre  le 
détache  de  Robespierre.  —  Lucile  l'encourage.  —  Ses  attaques  contre  le 
Comité  de  sûreté.  —  Ses  attaques  contre  Robespierre.  —  Inquiétude  de 
Robespierre. 


La  stratégie  de  Robespierre,  en  terrifiant  la  Mon- 
tagne, lui  donnait,  pour  la  résistance,  une  unité 
obligée  où  les  nuances  hostiles  allaient  s'effaçant. 
Tous  sentaient  qu'ils  étaient  perdus  s'ils  ne  profi- 
taient encore  de  leur  ascendant  sur  la  Convention 
pour  obtenir  qu'elle  approuvât  les  Montagnards  qui 
revenaient,  de  sorte  que  si,  plus  tard,  Robespierre 
voulait,  par  le  centre  et  la  droite,  entamer  le  grand 
procès  des  hommes  de  1793,  on  pût  dire  :  «  La 
chose  est  jugée.  » 

Donc,  par  un  pacte  tacite,  la  Montagne  ne  souf- 
frit pas  qu'il  s'élevât  un  mot  de  doute  sur  tout 
représentant  revenu  de  mission.  Elle  les  approuva 
tous,  hébertistes  ou  dantonistes,  les  loua  ou  amnistia, 


126  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

et  elle  fut  suivie  en  cela  des  vrais  patriotes,  qui  sen- 
taient qu'en  pareille  situation  on  n'eût  pu  toucher 
aux  coupables  sans  compromettre  toute  la  représen- 
tation nationale  et  la  République  elle-même. 

On  accueillit  non  seulement  Lacoste  et  Baudot, 
chargés  des  drapeaux  du  Rhin  et  de  leur  glorieuse- 
désobéissance,  non  seulement  Ghasles,  guéri  de  sa 
blessure  et  des  calomnies  jacobines,  mais  des 
hommes  discutables  comme  Fréron,  des  coupables 
comme  Tallien,  de  furieux  hébertistes,  Javogues, 
Lequinio,  Carrier  même.  On  ne  voulut  voir  en 
eux  que  des  hommes  qui  s'étaient  compromis  à 
mort  pour  la  Révolution,  et  contre  qui  les  robes- 
pierristes  exploitaient  habilement  les  haines,  les 
vengeances  locales. 

Souffert  à  la  Convention,  bien  reçu  aux  Jacobins, 
Carrier,  le  brutal,  le  barbare,  montra  une  diplo- 
matie dont  on  put  être  étonné.  Il  loua  les  danto- 
nistes,  fit  l'éloge  de  Westermann,  alla  jusqu'à  dire 
que  Phelippeaux  se  trompait  sans  doute,  mais  se 
trompait  en  conscience. 

L'alliance  des  partis,  déjà  essayée  (fin  septembre), 
tentée  encore  et  manquée  (10  novembre)  par  l'em- 
portement d'Hébert,  semblait  cette  fois  prête  à  se 
faire  sous  l'influence  de  la  nécessité  et  de  l'inté- 
rêt commun.  Elle  devenait  plus  facile  par  la  grande 
fatigue  morale,  l'affaissement  réel  des  opinions  diver- 
gentes. 

Les  grands  travailleurs  clu  Comité  de  la  Conven- 
tion songeaient  plus  aux  résultats,  à  la  victoire  sur 


DESMOULINS    CONTRE    ROBESPIERRE  127 

l'Europe,  qu'aux  divisions  de  partis.  Nous  voyons 
dans  les  Mémoires  de  Garnot  qu'il  dînait  aux  Tuile- 
ries chez  un  restaurateur  avec  Gollot  d'Herbois. 

Collot  se  fût  sans  difficulté  arrangé  avec  Danton, 
et  il  lui  eût  ramené  la  moitié  des  Jacobins.  Il  res- 
tait comme  à  la  chaîne  et  sous  la  fatalité  de  sa 
grande  affaire  de  Lyon,  qui  lui  revenait  sous  mille 
formes. 

La  défaillance  était  grande  dans  les  hommes 
principaux.  Thuriot  avait  perdu  la  parole  ;  sa  poi- 
trine ne  lui  permettait  plus  de  monter  à  la  tribune. 
Legendre  y  montait  toujours,  mais  pour  devenir  de 
plus  en  plus  ridicule;  la  naïveté  de  ses  peurs,  de 
ses  colères  mal  jouées,  ses  reculades  sous  forme 
d'emportements  patriotiques,  étaient  une  farce  habi- 
tuelle qui  eût  fait  rire  la  mort  même. 

Mais  la  ruine  la  plus  lamentable  était  Danton. 
Son  aplatissement  volontaire  eût  été  moins  remar- 
qué s'il  eût  gardé  le  silence;  mais  non,  il  parlait. 
Il  rusait  avec  infiniment  d'esprit  et  de  lâcheté  avec 
la  situation.  Il  s'était  fait  le  second  de  Robespierre 
pour  accabler  Glootz;  et,  en  retour,  il  en  fut  pro- 
tégé à  l'épuration  jacobine.  Il  étonna  encore  bien 
plus  le  7  janvier,  quand,  un  dantoniste  proposant  de 
ramener  le  Comité  dans  la  dépendance  de  la  Con- 
vention, Danton  fit  renvoyer  cette  proposition  au 
Comité  même.  Il  eut  (26  février)  une  lueur  d'indé- 
pendance et  s'en  effraya  tellement  que  lui-même  le 
lendemain  il  parla  en   sens  inverse. 

Danton,  par  Westermann,    par  Merlin   (de  Thion- 


128  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

ville),  par  Dubois-Crancé  et  autres,  se  fût  aisément 
arrangé  avec  Gollot,  Carrier,  Hébert. 

La  difficulté  réelle  était  Camille  Desmoulins.  Il 
avait,  dans  son  n°  4,  rendue  la  conciliation  impos- 
sible avec  Hébert;  celui-ci  portait  au  sein  la  flèche 
mortelle;  il  allait,  mais  comme  un  mort.  Ronsin 
de  même  était  percé,  de  même  irréconciliable;  et 
qui  dit  Ronsin  dit  Collot  d'Herbois;  pour  Lyon, 
c'était  même  chose. 

Entre  tous  les  politiques  qui  se  seraient  arrangés, 
Camille  seul  embarrassait.  Entre  tant  d'hommes 
fatigués,  lui  seul,  constamment  éloigné  de  la  tri- 
bune, s'était  conservé  entier.  Avec  son  libre  génie 
d'inspiration  naïve  et  soudaine,  il  était  l'homme  du 
monde  qui  pouvait  le  moins  composer. 

Yoltairien,  matérialiste,  tout  ce  qu'on  voudra,  le 
grand  écrivain  n'en  fut  pas  moins  celui  qui  démon- 
tra, à  son  péril,  la  souveraine  indépendance  de  l'âme. 

L'austère  et  spiritualiste  chef  des  Jacobins,  par 
deux  fois  (septembre  et  janvier),  composa  avec 
Hébert...  Et  ce  fut,  dans  le  mondain,  le  bouffon, 
le  léger  Camille  qu'apparut,  contre  l'alliance  mons- 
trueuse et  dégradante,  la  résistance  intrépide  de  la 
morale  publique. 

Un  instinct  confus,  très  fort,  semblait  dire  aussi 
à  l'artiste  que  son  immense  puissance  de  juillet  1789 
allait  lui  revenir  entière.  La  presse  est  la  reine 
des  reines,  au  début  et  à  la  fin  des  révolutions. 
La  tribune  finissait;  sauf  quelques  mots  éloquents, 
superbes,  hautains   de   Saint- Just,   quelques   belles 


DESMOULINS    CONTRE    ROBESPIERRE  129 

et  laborieuses  élucubrations  de  Robespierre,  elle 
avait  perdu  la  voix.  Avant  l'ennuyeuse  époque  des 
Portalis  et  des  Jordan,  la  France  devait  parler  encore, 
parler  une  fois  à  la  presse,  témoigner  de  son  vrai 
génie,  pour  entrer  ensuite,  un  peu  consolée,  dans 
le  tombeau. 

Donc  Camille  se  sentait  revivre.  Après  avoir,  lui 
aussi,  traîné,  tremblé  et  alangui,  il  sentait,  comme 
Samson,  que  les  cheveux  lui  repoussaient.  Non 
content  d'avoir,  des  deux  pieds,  écrasé  les  Philis- 
tins, je  veux  dire  les  hébertistes,  il  allait,  poussé 
d'une  force  inconnue,  secouer  les  colonnes  du  temple 
et  la  réputation  de  Robespierre. 

L'affaire  de  Fabre  avait  percé  le  cœur  de  Camille  ; 
elle  le  détacha  de  son  maître.  L'amitié  pouvait  seule 
l'émanciper  de  l'amitié.  On  le  voit  aux  premiers  mots 
du  n°  6  (15  janvier)  :  «  Considérant  que  l'auteur 
immortel  du  Philinte  vient  d'être  mis  au  Luxembourg 
avant  d'avoir  vu  le  quatrième  mois  de  son  calendrier, 
voulant  profiter  du  moment  où  j'ai  encore  encre  et 
papier,  et  les  deux  pieds  sur  les  chenets,  pour  mettre 
ordre  à  ma  réputation,  je  vais  publier  ma  foi  poli- 
tique, dans  laquelle  j'ai  vécu  et  mourrai,  soit  d'un 
boulet,  soit  d'un  stylet,  soit  de  la  mort  des  philo- 
sophes,   comme  dit  le  Compère  Mathieu.  » 

Elle  fut  écrite,  cette  profession  de  foi,  mais  non 
publiée. 

Personne,  jusqu'en  1836,  n'a  pu  deviner  pourquoi 
Desmoulins  est  mort. 

Le  cœur  déjà  serré  de  la  censure  pontificale  qu'il 


130  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

avait  subi  en  décembre,  en  janvier,  aux  Jacobins, 
il  voyait  devant  lui  se  dresser  un  mur.  Il  eût  peut- 
être  abandonné  les  libertés  de  la  parole.  Mais  la 
liberté  de  la  presse  !  elle  manquant,  l'air  lui  man- 
quait !  Il  sentait  la  pierre  du  sépulcre  se  poser  sur 
sa  poitrine,  et  avant  que  d'étouffer,  par  un  effort 
désespéré,  il  voulut  la  lancer  au  loin. 

Qui  ne  voyait  à  ce  moment  le  danger  du  pauvre 
artiste?...  Entrons  dans  cette  humble  et  glorieuse 
maison  (rue  de  l'Ancienne -Comédie,  près  la  rue 
Dauphine).  Au  premier,  demeurait  Fréron.  Au 
second,  Camille  Desmoulins  et  sa  charmante  Lucile. 
Leurs  amis,  terrifiés,  venaient  les  prier,  les  avertir, 
les  arrêter,  leur  montrer  l'abîme.  Un  homme,  nul- 
lement timide,  le  général  Brune,  familier  de  la 
maison,  était  un  matin  chez  eux  et  conseillait  la 
prudence.  Camille  fit  déjeuner  Brune  et,  sans  nier 
qu'il  eût  raison,  tenta  de  le  convertir.  C'était  le 
moment  où  leur  ami  Fréron,  enthousiaste  de  Lucile, 
venait  de  lui  écrire  la  victoire  et  les  périls  de  Toulon. 
Camille  aussi,  à  sa  manière,  était,  voulait  être  un 
héros  :  Edamus  et  bibamus,  dit-il  en  latin  à  Brune, 
pour  n'être  entendu  de  Lucile;  cras  enim  moriemur. 
Il  parla  néanmoins  de  son  dévouement  et  de  sa  réso- 
lution d'une  manière  si  touchante  que  Lucile  courut 
l'embrasser.  «  Laissez- le,  dit-elle,  laissez-le,  qu'il 
remplisse  sa  mission  :  c'est  lui  qui  sauvera  la 
France...  Ceux  qui  pensent  autrement  n'auront  pas 
de  mon  chocolat.  » 

Cette  scène  d'intérieur  explique  l'explosion  du  n°  7. 


DESMOULINS    CONTRE    ROUES  PI  EURE  131 

Cet  audacieux  numéro  regarde  au  visage  et 
décrit  ceux  que  personne  n'osait  plus  regarder  en 
face,  les  redoutables  membres  du  Comité  de  sûreté 
générale.  Il  établit  parfaitement  qu'on  n'y  a  mis 
que  d'anciens  Feuillants,  des  Girondins  convertis. 
David  et  sa  joue,  sa  fureur,  son  écume,  Camille  a 
tout  mis,  au  risque  d'éclabousser  Robespierre.  Mais 
il  l'est  bien  plus  par  ce  mot  :  «  Que  Fabre  a  été 
arrêté,  parce  qu'il  avait  des  pièces  contre  Héron.  » 
Héron,  l'engin  mystérieux  du  pouvoir,  Héron,  qui 
en  toute  autre  chose  grave  ne  faisait  rien  sans 
prendre  le  mot  du  maître. 

«  La  Convention  a  rendu  contre  elle-même  ce 
vrai  décret  de  suicide  qui  la  réduirait  bientôt  à  la 
condition  servile  d'un  parlement  qu'on  embastille 
pour  refus  d'enregistrement.  Le  Comité  de  salut 
public,  qui  donne  toutes  les  places,  gouvernait  par 
l'espérance  ;   et  voilà   qu'il  a   la   Terreur.  » 

Dans  un  passage  décisif,  l'attaque  est  directe 
contre  Robespierre  :  «  Il  fit  preuve  d'un  grand  carac- 
tère, quand,  dans  un  moment  de  défaveur,  il  se 
cramponna  à  la  tribune...  Mais  toi,  tu  fus  un  esclave, 
et  lui  est  un  despote,  le  jour  que  tu  souffris  qu'il  te 
coupât  si  brusquement  la  parole  dès  ton  premier 
mot.  )> 

Une  certaine  comparaison  d'Octave  et  d'Antoine 
semble  une  allusion  cruelle  à  Robespierre  et  Danton, 
au  19  juin,  au  10  août,  au  5  septembre.  «  Le  lâche 
Octave,  qui  s  était  caché,  vainqueur  par  le  courage 
d'Antoine,  insultait  le  corps  de  Brutus  »,  etc. 


132  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Desmoulins 
hasardait  des  allusions  à  la  bravoure  de  Robespierre. 
Dans  le  rude  coup  de  cravache  dont  il  cingla  Nicolas, 
son  garde  du  corps,  il  ne  se  refusa  pas  une  ligne 
sur  l'amusante  figure  du  porte -bâton  qui  suivait 
partout  le  grand  homme.  Nicolas  fut  dès  lors  connu, 
regardé,  admiré,  aussi  bien  que  le  chien  Brount  qui 
lui  fut  associé,  comme  garde  du  corps,  l'été  de  1794. 

Camille  fît  encore  bien  pis.  Il  trouva,  toucha 
d'une  main  rude  un  endroit  plus  délicat  encore  en 
cette  âme  endolorie.  Ce  point  était  celui  où  l'amour- 
propre  littéraire  était  mêlé,  confondu  avec  l'orgueil 
politique.  Ceci  était  le  fond  du  fond.  Et  même  Robes- 
pierre eût  pu  ne  pas  être  un  politique;  mais,  de 
toutes  façons,  s'il  n'eût  été  prêtre,  il  eût  été  sans 
nul  doute  homme  de  lettres. 

Il  faut  savoir  qu'en  janvier,  après  son  grand  avan- 
tage sur  Fabre  et  sur  Phelippeaux,  croyant  avoir  été 
trop  vite  et  voyant  que  le  procès  contre  les  repré- 
sentants était  loin  d'être  mûr  encore,  Robespierre 
voulut  gagner  du  temps  et  chercha  quelque  terrain 
neutre  où  Ton  pût  parler  sans  rien  dire,  occuper  les 
Jacobins.  Il  établit  une  espèce  de  concours  sur  les 
vices  du  gouvernement  anglais, 

La  société,  redevenue  docile  depuis  le  grand  coup, 
donna,  sous  son  pédagogue,  le  plus  étonnant  spec- 
table  de  radotage  académique.  Tous,  dans  leur 
parfaite  ignorance  de  la  question,  parlaient  d'autant 
plus  aisément.  Ce  flot  d'insipidité  coula  un  mois  et 
plus,  sans  autre  incident  que  quelques  coups  de  férule 


DESMOULINS  CONTRE  ROBESPIERRE       133 

distribués  par  le  maître.  Et  la  chose  eût  duré  encore, 
si  on  ne  l'eût  embarrassé  lui-même  par  la  question 
de  savoir  si,  en  attaquant  le  gouvernement  anglais, 
on  devait  attaquer  le  peuple  qui  aidait  ce  gouverne- 
ment. Robespierre  dit  non  d'abord,  et  oui  le  surlen- 
demain (9  et  11  pluviôse). 

L'impitoyable  Camille,  le  saisissant  juste  ici,  lui 
jeta  avec  respect  deux  lourdes  calottes  de  plomb  : 
ennuyeux  et  brissotin. 

«  Parlons  un  peu  des  vices  du  gouvernement  britan- 
nique. »  —  «  Qu'est-ce  que  tout  ce  verbiage?  dit  bru- 
talement l'autre  interlocuteur.  Cette  vieille  question 
des  deux  gouvernements  a  été  tranchée  au  10  août.  » 

«  Robespierre,  sans  s'en  douter,  reprend  le  rôle 
de  Brissot,  qui  nationalisait  la  guerre.  Pitt  a  dû  rire 
en  voyant  cet  homme,  qui  l'appelle  imbécile,  s'y 
prendre  si  bien  pour  le  raffermir,  pour  démentir 
Fox  et  l'opposition  anglaise.  » 

Ces  mots  si  forts  expliquaient  le  vrai  sens  de  l'épia 
graphe  mise  en  tête,  épigraphe  édulcorée  dans  la  tra- 
duction de  Camille  par  un  reste  de  respect,  mais  bien 
plus  claire  en  latin.  La  voici  sans  ménagement  :  «  Ne 
pas  voir  ce  que  les  temps  exigent ,  se  répandre  en 
vaines  paroles,  se  mettre  toujours  en  avant  sans  s'in- 
quiéter de  ceux  avec  qui  l'on  est,  cela  s'appelle  être 
un  sot...  Avec  l'intention  bien  bonne,  Caton  perd  la 
République;  il  ne  voit  pas  que  nous  sommes  dans  la 
boue  de  Romulus,  et  disserte  comme  il  ferait  dans  la 
cité  de  Platon  ».  (Cicéron.) 

Le  libraire  de  Desmoulins,  Desenne,  recula  d'hor- 


131  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

reur  quand  il  lut,  en  épreuve,  ces  lignes  terribles.  Il 
se  crut  mort,  déclara  qu'il  hasarderait  d'imprimer  tout 
ce  qui  était  anti-hébertiste ,  mais  que  tout  passage 
contre  Robespierre  devait  disparaître.  L'ardent  et 
fougueux  écrivain,  arrêté  dans  son  élan,  se  débattit, 
disputa.  Les  épreuves  allaient  et  venaient;  on  les 
lisait  au  passage;  les  amis  en  parlaient  tout  bas.  Les 
ennemis  en  surprirent-ils  quelques  pages?  C'est  pro- 
bable. Du  reste,  le  bruit  suffisait.  L'effet  du  factum 
eût  été  terrible.  C'était  à  Robespierre  à  voir  s'il  devait 
attendre  le  coup. 

Tout  grand  homme  politique  doit  craindre  d'être 
touché  de  près.  Mais  combien  plus  Robespierre,  un 
prêtre,  une  idole,  un  pape!  Le  plus  digne  ne  peut 
jouer  ces  rôles  étranges  qu'avec  un  masque  mobile  à 
plusieurs  visages.  Celui-ci,  sérieux,  patriote,  accep- 
tait cette  adoration  pour  le  salut  de  la  patrie  et  croyait 
qu'elle  périssait  si  les  voltairiens  touchaient  encore 
à  cette  dernière  religion. 

De  hasarder  la  parole  contre  Desmoulins,  il  n'y  avait 
pas  à  y  songer.  Un  dieu  qui  discute  est  perdu.  Robes- 
pierre, d'ailleurs,  n'avait  qu'une  corde,  sérieuse  et 
triste.  Il  était  sans  armes  contre  l'ironie.  Ses  excur- 
sions en  ce  genre  n'étaient  pas  heureuses.  Il  croit 
mordre  Phelippeaux  en  disant  que  ses  philippiques 
«  ne  sont  que  des  philippotiques  ». 

Il  ne  pouvait  plaisanter  Desmoulins,  mais  bien  le 
tuer. 

Nous  ne  doutons  aucunement  qu'il  n'ait  été  terri- 
fié, la  première  fois  que  cette  idée  cruelle  lui  vint  à 


DESMOULINS    CONTRE    ROBESPIERRE  135 

l'esprit.  Cet  aimable,  ce  doux,  ce  bon  camarade,  qui 
n'avait  pas  passé  un  jour  sans  travailler  à  sa  répu- 
tation! ces  souvenirs  n'étaient-ils  rien?  Y  avait-il  un 
homme  encore  en  Robespierre  ?  Pour  avoir  passé  , 
repassé  dans  le  Styx  et  l'onde  des  morts,  n'avait-il 
pas  en  quelque  coin  gardé  une  goutte  du  sang  de  la 
femme?...  Je  soutiens  et  je  jurerais  qu'il  eut  le  cœur 
déchiré. 

D'ailleurs,  tuer  Desmoulins,  c'était  encore  autre 
chose;  on  ne  pouvait  s'arrêter.  Le  pauvre  Camille, 
qu'était-ce?  Une  admirable  fleur,  qui  fleurissait  sur 
Danton.  On  n'arrachait  l'un  qu'en  touchant  à  l'autre... 
L'arbre  noueux,  fort,  puissant,  avait  jeté  aux  vents 
ses  feuilles;  mais,  tel  qu'il  était,  quelle  main  eût  été 
sûre  de  l'arracher? 


136  HISTOIRE    DE    LA    IlÉVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE   V 

ROBESPIERRE  MENACE  LES  DEUX  PARTIS  PAR  SAINT-JUST 
(26  FÉVRIER  1794). 


Robespierre  malade.  —  Alarmé  de  l'attitude  de  la  Convention.  —  Il  fait 
revenir  Saint-Just,  26  février.  —  Robespierre  paraît  s'éloigner  de  ses  doc- 
trines. —  Combien  il  grandit  Saint-Just. 


Robespierre  tomba  malade  le  15  février,  resta  chez 
lui  jusqu'au  13  mars. 

Dur  moment  où  il  eut  sans  doute  sa  suprême  ten- 
tation. 

Tout  ce  temps,  sa  seconde  âme,  Gouthon,  se  dit 
malade  aussi,  s'absenta;  il  disparut  le  15,  reparut 
le  13. 

D'autres  diront  que  cette  absence  était  politique 
(comme  la  vaine  discussion  sur  le  gouvernement 
anglais),  qu'il  fallait  gagner  du  temps  pour  les  raisons 
qu'on  a  vues.  Moi,  je  crois  que  la  maladie  fut  réelle, 
qu'elle  fut  la  fièvre,  l'inquiétude,  la  terrible  indécision 
qui  doit  précéder  de  tels  actes. 

Si  Desmoulins  n'eût  pas  été  la  créature  innocente 
qu'il  était,  il  eût  profité  du  délai.  La  chose  éventée, 


ROBESPIERRE    MENACE    LES    DEUX   PARTIS  137 

il  eût  sur-le-champ  imprimé  sous  terre  (les  royalistes 
imprimaient  bien).  On  ne  provoque  pas  un  tel  homme. 
Il  fallait  ou  l'adorer  ou  d'un  coup  sûr  et  rapide  le 
clouer  vivant  sur  l'autel. 

Une  chose  paralysa  le  puissant  pamphlétaire,  c'est 
qu'il  n'avait  pas  encore  perdu  le  respect.  Au  fond 
même,  il  aimait  encore.  S'il  eût,  dès  la  première 
attaque  et  sans  avertissement,  touché  le  texte 
redoutable  qui  agit  en  Thermidor  (les  dévotes  de 
Robespierre,  les  momeries  du  parti,  etc.),  le  coup  eût 
porté  si  droit  que  le  blessé  n'eût  pu  le  rendre. 

Celui-ci,  on  n'en  peut  douter,  était  dans  cette  ter- 
reur. Il  avait  immolé  Fabre.  A  quoi  bon  avoir  mis  le 
drame  sous  clé,  si  le  pamphlet  courait  Paris?  Camille 
était  un  enfant  sans  doute,  on  se  plaisait  à  le  redire; 
oui,  mais  meurtrier  dans  ses  jeux;  s'il  égratignait 
d'abord,  ne  pouvait-il  aussi,  pour  rire,  appliquer  son 
pédagogue  contre  un  mur  infranchissable,  l'écraser  et 
l'aplatir  à  une  consistance  si  mince  que,  transparent, 
diaphane,  la  joyeuse  lumière  du  soleil  le  perçât  sur 
chaque  point? 

Il  ne  fallut  pas  moins  qu'une  telle  anxiété  pour  finir 
l'indécision  de  Robespierre,  lui  faire  mettre  les  fers 
au  feu.  Une  chose  aussi  le  décida,  l'accueil  imprévu 
que  Carrier  reçut  à  la  Convention  (23  février).  Si  elle 
amnistiait  un  tel  homme,  il  était  évident  qu'elle  était 
décidée  à  innocenter  tous  les  représentants  en  mis- 
sion, qu'hébertistes  et  dantonistes  sur  ce  point  étaient 
d'accord,  que  tous  allaient  se  serrer,  ne  connaissant 
plus  qu'un  ennemi,  le  dictateur.  Robespierre  se  décida, 


133  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

tira  le  couteau  pour  raser  les  deux  partis.  Ce  couteau 
était  Saint-Just. 

Il  était  à  l'armée  du  Nord,  mais  averti  et  tout  prêt; 
il  fondit,  le  26,  sur  la  Convention. 

Il  apportait  un  discours  d'extermination  pour  qui 
savait  le  comprendre. 

Ce  discours  avait  deux  buts;  il  témoigne  du  pas 
prodigieux  que  fit  Robespierre,  dans  son  âpre  soli- 
tude, sous  l'épreuve  des  attaques  imminentes  et  du 
ridicule  possible. 

Non  seulement  il  note  les  indulgents  comme  traî- 
tres, mais  d'un  bond  il  passe  par-dessus  les  exagérés, 
les  note  comme  indulgents. 

«  Plus  de  terreur!  non,  justice!  »  Mais  cette  justice 
de  Saint-Just  est  telle  qu'elle  accuse  l'Assemblée 
d'indulgence,  une  Assemblée  où  siégeaient  Carrier  et 
Collot  d'Herbois! 

«  On  ne  punit  point  les  coupables  »,  dit  Saint-Just. 
L'Assemblée  se  regardait;  l'autre  jour  elle  s'était  vue 
au  pied  de  la  guillotine;  elle  trouvait  que  vraiment  le 
tribunal  ne  chômait  pas.  Que  voulait  donc  dire  ce  mot? 
Apparemment ,  qu'en  frappant  les  petits  coupables , 
on  ménageait  trop  les  grands,  les  représentants  du 
peuple. 

Parmi  plusieurs  belles  choses,  vives,  fortes,  pro- 
fondes, il  y  en  avait  d'effrayantes  par  le  vague  et 
l'équivoque. 

«  La  société  doit  s'épurer.  Qui  l'empêche  de 
s'épurer  veut  la  corrompre,  qui  la  corrompt  veut  la 
détruire.    »    Glissantes  interprétations.   L'Inquisition 


ROBESPIERRE    MENACE    LES    DEUX    PARTIS  139 

ne  raisonna  jamais  autrement.  Si  on  les  eût  appli- 
quées, on  n'eût  point  trouvé  d'innocent.  Tous  sortis 
de  la  monarchie,  tous  plus  ou  moins  corrompus,  par 
cela  seul  tous  étaient  traîtres,  avec  cette  étrange  doc- 
trine. Saint-Just  était-il  innocent,  lui  qui,  deux  ans 
auparavant,  venait  de  réimprimer  son  imitation  de  la 
Pucelle? 

La  Convention  ne  fut  pas  moins  suprise  des  traits 
lancés  par  Saint-Just  contre  le  mouvement  de  Chau- 
mette,  mouvement  avoué  d'elle-même  (16  novembre). 
Il  ne  devina  pas  lui-même  l'effet  immense  de  ses 
paroles,  la  joie  de  la  contre-révolution. 

La  conclusion  est  hardie,  décisive  :  «  Le  besoin 
asservit*  le  peuple,  la  Révolution  n'est  pas  encore 
entrée  dans  l'état  civil.  Celui  qui  s'est  montré  l'en- 
nemi de  son  pays  n'y  peut  être  propriétaire.  Indem- 
nisons les  malheureux  avec  le  bien  des  ennemis  de 
la  Révolution.  » 

Il  substitue  ainsi  aux  principes  des  biens  nationaux 
vendus  par  l'État  le  simple  don,  l'indemnité  gra- 
tuite1. 

«  Les  comités  révolutionnaires  feront  connaître  au 
Comité  de  sûreté  générale  la  conduite  de  tous  les 
détenus  depuis  mai  1789.  » 

Le  sens  de  cet  article  fut  très  clairement  indiqué 
par  Couthon  et  autres,  qui  demandèrent  que  le  bien 

1.  Entre  le  premier  système  qui  a  favorisé  l'usure  et  le  second  qui  favorise 
la  paresse  et  le  sommeil,  il  y  avait  pourtant  un  milieu,  X affermage  des  biens 
nationaux  à  un  prix  très  bas,  qui  mettrait  l'homme  laborieux  en  état  d'acqué- 
rir peu  à  peu  dos  parcelles.  Soulager  les  malheureux  par  l'aumône  gratuite 
d'une  confiscation,  c'est  une  solution  éphémèro  et  pauvre. 


140  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION     FRANÇAISE 

des  suspects  fût  confisqué,  comme  celui  des  émigrés  ; 
autrement  dit,  que  ceux  qu'on  soupçonnait  seule- 
ment fussent  assimilés  aux  coupables  convaincus. 

Ce  discours  avait  une  portée  immense  ;  il  décon- 
certait l'opinion.  Il  montrait  Robespierre  sur  un  ter- 
rain nouveau,  étranger  à  ses  doctrines,  peu  éloigné 
des  lois  agraires.  Mais  ceux  mêmes  qui  les  voulaient 
auraient  trouvé  qu'il  y  passait  par  une  très  mauvaise 
porte,  remettant  en  réalité  le  gouvernement  de  la 
chose,  non  pas  au  pouvoir  central  qui  ferait  espérer 
quelque  impartialité,  mais  à  la  tyrannie  locale,  puisque 
la  confiscation  ne  serait  prononcée  en  réalité  que  sur 
les  notes  transmises  par  ces  petits  comités  de  sec- 
tions, villes  ou  villages. 

Ces  agents  ne  pouvaient-ils  être  infidèles,  ennemis 
de  la  République?  On  s'en  aperçut  en  avril,  où 
l'on  vit  que  les  comités  de  villages  se  composaient 
justement  des  agents  des  émigrés ,  de  leurs  procu- 
reurs, de  leurs  intendants.  On  les  supprima  d'un 
coup.  Il  n'y  eut  plus  de  comités  que  dans  les  villes 
de  districts. 

L'avantage  du  décret  pour  Robespierre,  c'était 
d'annuler  logiquement  et  les  dantonistes  et  les  héber- 
tistes,  d'ôter  à  ceux-ci  l'avant-garde  et  de  marcher 
devant  eux. 

Pour  obtenir  ce  résultat,  Robespierre  avait  payé 
cher  et  s'était  préparé  peut-être  des  embarras  d'avenir. 
Il  avait  dressé  bien  haut  le  piédestal  de  Saint-Just. 
Cette  hautaine  raideur  n'était  plus  celle  du  Jacobin 
seulement,  mais    du  militaire.    Saint-Just  répondait 


ROBESPIERRE    MENACE    LES    DEUX    PARTIS  141 

bien  mieux  que  son  maître  à  l'idéal  du  temps  nou- 
veau qui  venait.  Il  avait  trouvé  tout  d'abord  ce  que 
n'eut  jamais  Robespierre,  une  faculté  puissante  sur 
le  grand  bétail  humain  :  la  parole  du  tyran. 

Tout  cela  eût  éclaté  sans  le  9  thermidor.  Robes- 
pierre le  regardait  et  disait  parfois  tristement  :  «  Il 
y  a  en  lui  du  Charles  IX.  » 

Un  mot  du  24  février  parut  fort  sinistre  à  tous  : 
«  La  République,  dit  Saint-Just  à  la  Convention,  ce 
n'est  point  un  sénat,  c'est  la  vertu.  »  Dès  lors,  pour- 
quoi un  sénat  ?  Cette  morale  inattendue  fit  passer 
aux  yeux  éblouis  je  ne  sais  quelle  lueur  lointaine 
du  18  brumaire. 


LIVRE  XVII 


CHAPITRE    PREMIER 

MOUVEMENT  DES  CORDELIERS.  —  ARRESTATION   DES  HÉBERTISTES. 

PREMIER  COUP  SUR  LES  DANTON1STES 

(25  FÉVRIER-18  MARS  1794). 


Les  Cordeliers  indignés  d'être  dépassés.  —  Poussés  à  la  vengeance  par  les 
petites  sociétés.  —  Ils  appellent  l'insurrection,  4  mars.  —  Ils  restent  seuls. 
—  Us  sont  arrêtés,  13  mars.  —  Discours  de  Saint-Just  contre  les  exagérés 
et  les  indulgents.  —  On  enveloppe  Clootz  dans  le  procès  d'Hébert.  — 
Robespierre  félicite  l'Assemblée  de  se  décimer.  —  On  arrête  Hérault, 
ChaumcUe.  —  Danton  défend  ses  ennemis,  18  mars. 


Le  dernier  mot  de  Saint-Just  qu'on  a  trouvé  sur 
lui  le  9  thermidor  est  celui-ci  :  «  Diviser,  non  les 
propriétés,  mais  les  fermages.  » 

Donc,  comme  Marat  et  Robespierre,  comme  tout  ce 
qu'on  peut  appeler  la  révolution  classique,  Saint-Just 
défendait  la  propriété. 

En  cela,  ils  apparaissent  comme  les  adversaires  de 
Babeuf  et  sans  doute  de  Jacques  Roux,  de  Varlet,  de 
Leclerc,  de  Lyon,  et  des  amis  de  Ghalier. 

L'effort  de  Robespierre,  on  l'a  vu  dès  juin  1793,  fut 


CORDELIERS.  —   HÉBERTISTES.  —   DANTONISTES     143 

d'arrêter  les  Gordeliers  sur  la  pente  qui  les  entraînait 
de  ce  côté.  Il  n'y  réussit  que  par  l'alliance  de  Marat, 
plus  tard  par  Hébert  et  le  Père  Duchesne,  jusqu'à  ce 
que  le  foyer  redoutable  qui  subsistait  aux  Gravilliers 
parût  éteint  dans  le  sang  de  Jacques  Roux. 

Les  Gordeliers,  maîtrisés  par  Hébert  et  par  les 
robespierristes,  avaient  abandonné  ce  fanatique, 
patriote  sincère  pourtant,  nullement  convaincu  du 
vol  qui  le  mena  à  la  mort.  Ils  avaient  perdu  par 
là,  et  pour  plaire  aux  Jacobins,  leur  influence  au 
centre  de  Paris,  spécialement  aux  Gravilliers.  L'al- 
liance jacobine  leur  arracha  encore  l'abandon  de 
Ghaumette,  qui,  par  ses  prédications  religieuses, 
leur  avait  conquis  cette  grande  et  importante  sec- 
tion. 

L'étonnant  discours  de  Saint-Just  leur  fît  sentir 
tout  à  coup  que  tant  de  sacrifices  étaient  perdus. 

Sans  adopter  les  principes  de  ceux  qu'on  avait 
proscrits,  il  arrivait  en  pratique,  à  des  résultats 
analogues.  La  mesure,  infiniment  élastique,  d'un 
séquestre  qui  permettait  «  d'indemniser  tous  les 
malheureux  »,  —  l'axiome  :  «  Celui-là  seul  a  droit 
dans  la  patrie  qui  coopère  à  l'affranchir  »,  c'étaient 
des  moyens  suffisants  pour  atteindre  indirectement 
les  résultats  des  lois  agraires. 

D'un  bond,  sans  transition,  les  robespierristes  se 
trouvaient  ainsi  avoir  passé  par-dessus  les  Gordeliers. 
Après  les  avoir  si  longtemps  arrêtés  ou  retardés,  ils 
les  rejetaient  maintenant  à  l'arrière-garde,  pêle-mêle 
avec  les  indulgents,  et  comme  dans  les  bagages.  Ils 


144  HISTOIRE    DE   LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

leur  avaient  surpris  leur  drapeau  et  le  portaient  en 
avant. 

Les  Gordeliers  étaient  fort  abattus.  Hébert,  après 
avoir  tué  Jacques  Roux,  renié  Ghaumette,  subi  le  joug 
de  Robespierre,  n'allait  plus  aux  Jacobins  ;  il  avait 
mis  prudemment  la  sourdine  au  Père  Duchesne.  Les 
petites  sociétés  du  centre  de  Paris,  très  petites,  mais 
agitées  toujours  des  furies  de  Jacques  Roux,  ne  per- 
mirent pas  aux  Cordeliers  d'avaler  l'outrage.  Elles 
firent  honte  à  Hébert,  le  lâche  aboyeur,  d'aboyer 
sans  mordre.  La  diplomatie  hébertiste  (on  a  vu  celle 
de  Carrier)  ne  pouvait  continuer  sans  soupçon  de 
trahison. 

Paris  avait,  à  ce  moment,  une  saison  qui  lui  est 
propre,  un  dur  carême  à  vent  aigre,  temps  froid, 
sec,  pauvre,  irritant.  Très  peu  de  vivres  arrivaient. 
Des  boutiques  partout  fermées,  les  marchands  ne 
voulant  plus  vendre,  plutôt  que  de  vendre  à  perte.  La 
longue  queue  grelottante  avant  le  jour  à  la  porte  des 
boulangers,  queue  aux  chantiers,  queue  aux  bou- 
chers. C'étaient  là  certainement  les  éléments  d'un 
mouvement.  Le  4  mars,  les  Cordeliers  voilèrent  d'un 
crêpe  noir  la  Déclaration  des  droits,  déclarant  qu'elle 
resterait  telle  «  jusqu'à  ce  qu'on  vît  cesser  la  disette 
et  punir  les  ennemis  du  peuple.  »  Le  5,  l'exaltation 
croissant,  Vincent,  Hébert,  attaquèrent  le  Comité  de 
sûreté  qui  ajournait  l'affaire  de  Fabre;  puis,  comme 
Hébert  s'accusait  lui-même  de  ne  pas  tout  dire,  Bou- 
langer, un  fier- à- bras  de  l'armée  révolutionnaire  : 
«  Parle,  Père  Duchesne,  ne  crains  rien;  tu  parleras, 


CORDELIEliS.  —   IIEBE  RTISTES.  —   DANTONISTES      145 

et  nous  frapperons  !  »  Alors  Hébert  se  lâcha,  et  contre 
les  Jacobins  qui  lui  refusaient  la  parole,  et  contre 
un  homme  égaré  sans  doute  (Robespierre)  qui,  disait 
faussement  Hébert,  avait  fait  rentrer  Desmoulins 
aux  Jacobins. 

Dans  ce  crescendo  de  gens  échauffés,  comme  on 
parlait  de  créer  un  journal,  le  grand  spectre  noir, 
Carrier  se  lève,  et  d'une  voix  creuse  :  «  Un  journal! 
dans  un  tel  moment  !...  Ce  qu'il  faut,  cest  V insur- 
rection! » 

Parole  très  imprudente,  qui  fat  appuyée  d'Hébert. 

Le  moment  n'était  pas  venu.  Une  seule  section 
peut-être  se  serait  levée,  celle  qui  se  leva  en  Ther- 
midor contre  Robespierre,  celle  qui  pleurait  Jacques 
Roux,  celle  qui  avait  été  remuée  à  fond  par  les  pré- 
dications de  Ghaumette  et  de  Léonard  Bourdon,  le 
ventre  profond,  agité,  du  Paris  industriel,  la  section 
des  Gravilliers  (Filles-Dieu,  Saint-Denis,  Saint-Martin). 

Il  eût  fallu  avoir  Ghaumette.  Mais  eux-mêmes 
l'avaient  tué.  Ils  n'allèrent  à  lui  qu'à  la  fin,  quand 
leur  affaire  eut  avorté.  Ils  en  furent  reçus  froide- 
ment; la  Commune  ne  fit  rien  pour  eux. 

Au  Comité  du  salut  public,  Gollot  d'Herbois, 
quoique  lié  avec  eux,  ne  pouvait  les  soutenir.  Son 
intérêt  n'était  pas  d'attaquer  les  dantonistes.  Au  con- 
traire, d'unir  étroitement  contre  Robespierre,  héber- 
tistes  et  dantonistes,  les  représentants  de  toute 
nuance  qui  revenaient  de  mission.  Leur  ami,  Gollot, 
le  6  mars,  fut  parfaitement  d'accord  avec  leur  ennemi 
Tallien  pour  blâmer  l'insurrection. 

t.  va.  —  RÉV.  10 


14(>  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Nulle  autorité  n'appuyant  celle-ci,  restait  la  force 
brutale,  l'armée  révolutionnaire.  Cette  armée  était- 
elle  encore?  Le  Comité  de  salut  public  l'avait  divisée, 
dispersée.  Le  Comité  de  sûreté  en  avait  débauché 
les  meilleurs  hommes.  A  Lyon,  elle  était  en  guerre 
avec  la  ligne,  jalouse  de  sa  haute  paye.  A  Paris,  on 
avait  lancé  contre  elle  le  faubourg  Saint-Marceau, 
qui  vint  dire  à  la  Commune  que,  dans  une  seule 
compagnie,  il  y  avait  vingt  voleurs.  Son  fameux 
général  Ronsin  était  seul  sur  le  pavé  de  Paris;  s'il 
eût  voulu  tirer  l'épée,  il  n'eût  tiré  que  la  sienne. 

Il  n'en  promenait  pas  moins  ses  épaulettes  au 
Palais-Royal,  disant  partout  que  la  Convention  était 
usée,  Robespierre  usé,  qu'il  faudrait  bien  faire  un 
matin  un  gouvernement,  que  l'armée  révolutionnaire 
serait  portée  à  cent  mille  hommes,  qu'on  nomme- 
rait un  grand  juge  qui  pourrait  être  le  maire  Pache  ; 
sous  cet  automate,  Ronsin  aurait  été  dictateur  mili- 
taire. 

Ce  beau  projet  se  colportait,  se  disait  à  tout  venant, 
spécialement  aux  prisons.  Ronsin  y  allait  voir  les 
siens;  on  concluait  de  ces  visites  qu'il  voulait  orga- 
niser un  massacre  des  prisons.  Ce  bruit,  habilement 
semé,  ne  contribua  pas  peu  à  tuer  le  mouvement. 
Le  peuple  se  mit  lui-même  à  arracher  les  affiches 
des  Cordeliers.  Ils  s'empressèrent  alors  de  se  rétracter 
et  d'enlever  leur  crêpe.  Cela  ne  servit  à  rien.  Ils 
furent  tous  arrêtés  le  13  au  soir. 

Personne  ne  s'y  attendait.  Ils  avaient  été  si  faibles 
et  si  ridicules  que  l'opinion  leur  faisait  grâce.  Mais 


CORDELIERS.  —  1IÉBE  RTISTE  S.  —   DANTONISTES     117 

la  prise  qu'ils  donnaient  était  trop  belle   pour  qu'on 
les  lâchât.   Ils  avaient  tenté  la  Mort. 

Le  manifeste  que  Saint-Just  lut  contre  eux,  une 
heure  avant  l'arrestation,  indiquait  sans  trop  de  mys- 
tère un  plan  d'extermination  impartiale  des  exagérés 
et  des  indulgents.  On  commençait  par  les  premiers, 
mais  la  pièce  était  peut-être  plus  violente  contre  les 
autres  ;  les  exagérés  se  contentaient  d'affamer  Paris  ; 
les  indulgents  faisaient  plus,  ils  corrompaient  la 
République. 

Les  accusations  sinistres,  les  mots  sanglants  de 
famine  qui  circulaient  dans  les  groupes  à  la  porte 
des  boulangers,  Saint-Just  n'hésite  pas  à  les  ramasser 
pour  les  jeter  à  la  tête  de  l'ennemi.  «  On  fait  des 
repas  à  cent  écus  par  tête.  On  mange  la  vie  du  peuple. 
Tel  patriote,  avec  une  feuille,  gagne  trente  mille 
livres  de  rentes...  Et  ailleurs,  on  vit  de  châtai- 
gnes »,  etc. 

Tout  arme  lui  semble  bonne,  même  un  mot  de 
lois  agraires  :  «  Donnez  des  terres  à  tous  les  mal- 
heureux! » 

On  dirait  un  mauvais  rêve,  écrit  dans  une  nuit 
d'orage,  parmi  les  allants  et  venants,  sur  la  table  du 
Comité.  Le  décret  est  un  vrai  chaos,  où  les  affaires 
spéciales  de  police  (comme  l'arrivage  des  denrées  à 
Paris)  marchent  de  front  avec  les  mesures  les  plus 
générales  de  la  politique.  Les  délits  moraux  s'y  con- 
fondent avec  les  crimes  d'État,  par  exemple  Ja  corrup- 
tion des  citoyens  et  la  subversion  de  V opinion  publique 
avec  la  subversion  des  pouvoirs  publics. 


lis  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Peine  de  mort  pour  qui  résiste  au  f/ouver/irme/it, 
c'est-à-dire  aux  comités.  Puis,  pour  rassurer  la 
Convention  :  Peine  de  mort  pour  qui  usurpe  son 
pouvoir.  Les  Comités  nomment  six  commissions 
pour  juger  tous  les  détenus. 

Les  dantonistes  étaient  pâles  du  coup  frappé  sur 
les  hébertistes.  Legendre  donna  carrière  à  sa  peur 
sous  forme  d'enthousiasme.  Il  demanda  que  le  sublime 
discours  lu  pieusement  tous  les  décadis  au  temple 
de  la  Raison,  fût  envoyé  aux  quarante -quatre  mille 
municipalités,  aux  armées,  aux  sociétés. 

On  le  relut  le  soir  aux  Jacobins  devant  Robes- 
pierre et  Gouthon  qui  reparurent  ce  jour  (13  mars), 
comme  pour  le  sanctionner  de  leur  présence,  en 
avouer  le  contenu.  Ils  revenaient  faibles  encore,  lan- 
guissants. «  Mes  forces  défaillent  »,  dit  Robespierre 
le  15  encore,  et  il  se  renfonça  dans  sa  chambre  de 
malade. 

Il  était  trop  facile  d'accabler  Hébert  et  Ronsin.  Mais 
on  ne  pouvait  dire  leurs  crimes  réels  sans  stigma- 
tiser indirectement  l'indulgence  de  Robespierre  pour 
les  déportements  des  hébertistes  à  Lyon  et  dans  la 
Vendée,  spécialement  pour  le  certificat  d'innocence 
qu'il  venait  de  leur  donner  (27  janvier).  On  attaqua 
Hébert,  comme  on  avait  fait  pour  Jacques  Roux,  par 
une  accusation  de  vol.  On  lui  reprocha  d'avoir 
calomnié...  Danton!  qu'on  fît  mourir  huit  jours 
après. 

Chose  non  moins  étonnante  !  «  Hébert,  Ronsin, 
Vincent,    Momoro,    étaient    royalistes  !   C'était  pour 


COKDELIERS.  —   HÉBERT1STES.  —   DAiNTONISTES      149 

servir  le  royalisme  qu'ils  simulaient  l'exagération!» 

Rien  de  plus  calomnieux.  Coupables  sous  tant  de 
rapports,  ils  n'en  étaient  pas  moins  républicains. 
Même  ce  misérable  Hébert,  en  montant  sur  la  char- 
rette, disait  à  Ronsin  :  «  Ce  qui  me  tue,  c'est  que  la 
République  va  périr  !  —  Non,  dit  l'autre,  elle  est 
immortelle  !  » 

Grande  époque  !  où  même  les  pires  avaient 
cependant  la  foi. 

Pour  les  faire  croire  royalistes,  on  imagina  de 
mêler  au  procès  une  Vendéenne.  Pais,  comme  l'affaire 
s'appelait  conspiration  de  l'étranger,  on  y  mit  des 
étrangers  :  le  banquier  Kock,  ami  d'Hébert,  le  Belge 
Proly,  qui,  bâtard  d'an  prince  autrichien,  pouvait 
entrer  comme  appoint  dans  toute  conspiration,  j 

Mais  l'horreur,  l'horreur  éternelle,  fut  d'y  mettre 
encore,  sans  cause,  ni  raison,  ni  prétexte,  Anacharsis 
Glootz,  le  pauvre  Allemand. 

Glootz  contre  qui,  il  est  vrai,  on  trouva  ce  grief  si 
grave  qu'il  avait  invité  à  déjeuner  un  membre  du 
Département  pour  savoir  de  lui  si  telle  femme  était 
portée  sur  la  liste  des  émigrés. 

Ayant  frappé  ce  coup  à  gauche,  le  16,  on  frappa  à 
droite.  On  força  Amar  à  donner  enfin  son  rapport  sur 
Chabot  et  Fabre,  qu'on  avait  cousu  à  Chabot.  Amar  se 
cachait  chez  lui.  On  l'en  arracha.  11  dut  parler  ou 
périr. 

Tout  ce  qu'Amar  fit  pour  Fabre,  qu'on  le  forçait 
d'accuser,  ce  fut  de  le  montrer  comme  un  filou,  non 
comme  un  criminel  d'État,    de  sorte  que   la  chose 


150  HISTOIRE   DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

n'allant  qu'aux  tribunaux  ordinaires,  Fabre  pouvait, 
par  le  bague,  éviter  la  guillotine. 

Robespierre  ne  le  permit  pas  ;  il  remit  la  chose  au 
point  d'un  crime  d'État.  Et,  s'adressant  à  la  Con- 
vention :  «  La  corruption  de  quelques  individus  fait 
glorieusement  ressortir  la  vertu  de  cetle  auguste 
assemblée...  Peuple!  où  a-t-on  vu  encore  celui  qui  est 
investi  du  pouvoir  tourner  contre  lui-même  le  glaive 
de  la  loi  ?  Où  a-t-on  vu  un  sénat  puissant  chercher 
les  traîtres  dans  son  sein  ?  Qui  a  donné  ce  spectacle? 
Tous,  citoyens,  et  vous  seuls!  » 

Encouragement  délicat,  pour  décider  l'Assemblée 
à  trouver  bon  qu'on  la  saignât,  qu'on  lui  coupât  bras 
et  jambes. 

Parlait-il  sérieusement  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  de  telles 
paroles  sont  justement  ce  qui  l'a  fait  le  plus  mor- 
tellement haïr.  Le  5  février  déjà,  il  avait  lancé 
celle-ci,  qui  parut  horriblement  équivoque  :  «  La 
terreur  est  le  ressort  du  gouvernement  despotique. 
Est-ce  que  votre  gouvernement  ressemble  donc  au  des- 
potisme ? 

Nouvelle  saignée  le  17  mars.  Saint-Just  demande 
la  vie  d'Hérault  de  Séchelles  et  de  Simon. 

On  se  rappelle  cette  pièce  énigmatique  que  Robes- 
pierre jeune  avait  apportée  de  Toulon  et  que  gar- 
dait Robespierre.  A  cette  époque, .  voulant,  par 
Hérault,  entraîner  les  dantonistes  et,  en  général, 
les  représentants  revenus  de  mission,  il  terrorisa 
Billaud,  Gollot,  tout  le  Comité.  Il  exhuma  cette 
pièce  :  «  Il  y  a  un  traître  ici...  Voyez  entre  vous.  » 


C0RDEL1ERS.  —  HÉBERT1STES.  -  DANTON1STES      151 

—  Billaud  détourna  le   péril  :  «  C'est  Hérault  sans 
doute,  dit-il,  Hérault,  l'ami  de  Proly.  » 

Il  n'y  avait  point  de  meilleur  patriote  qu'Hérault, 
ni  d'homme  plus  innocent.  Son  crime  fut  sa  légèreté, 
ses  liaisons  faciles  avec  tout  le  monde,  ses  agré- 
ments personnels;  il  était  suivi,  pas  à  pas,  par 
une  belle  royaliste  qui  l'aimait  éperduement.  Simon 
et  lui  avaient  voulu  sauver  un  homme  soupçonné 
d'émigration. 

Hérault,  l'un  des  rédacteurs  de  cette  constitution 
tant  vantée,  Hérault,  président  de  la  fête  du  10  août, 
et  comme  consacré  lui-même  et  par  la  coupe  et 
par  l'urne  qu'il  y  tint  au  nom  du  peuple!  Hérault, 
qui,  avec  Camille,  fut  au  plus  profond  du  cœur  de 
Danton!...  Le  coup  était  frappé  bien  près.  Qui  allait 
suivre?  Quelle  serait  la  première  victime?  Les  dan- 
tonistes  frémissants  apprirent  le  18  au  matin  qu'au 
contraire  on  frappait  les  rangs  opposés  ;  on  venait 
d'enlever  Chaumette. 

Coup  imprévu,  que  rien  ne  commandait  que  cet 
à-propos  de  bascule. 

Mort  dès  longtemps  était  Chaumette,  mort  son 
conseil  général.  Il  semblait  du  reste  accepter  par- 
faitement sa  nullité.  Il  ne  décidait  plus  rien,  ren- 
voyait aux  comités  gouvernants  les  moindres  affaires 
douteuses.  , 

Quelque  peu  important  qu'il  fût  devenu,  l'arres- 
tation du  pauvre  apôtre  de  la  Raison  n'en  fut  pas 
moins  pour  le  monde  prêtre  et  le  monde  royaliste 
une  délicieuse  surprise.  Les  prisonniers  du  Luxem- 


1S2  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION   FRANÇAISE 

bourg  où  on  l'envoya  nageaient  dans  les  roses. 
Mesquin  d'apparence,  petit,  faible,  avec  ses  cheveux 
noirs,  plats,  il  provoqua  chez  eux  une  hilarité  uni- 
verselle, Ils  le  criblèrent  de  mots  piquants,  d'une 
verve  si  intarissable,  que  Chaumette  n'osait  des- 
cendre et  restait  seul  dans  son  coin. 

Les  dantonistes  ne  riaient  point  ;  ils  voyaient 
bien  que,  si  l'on  frappait  parmi  leurs  adversaires  un 
homme  si  inoffensif,  ce  n'était  pas  pour  les  épar- 
gner. Les  uns  (Legendre,  ïallien,  Dufourny)  se  ruèrent 
dans  la  flatterie,  dans  les  outrages  aux  vaincus  ;  ils 
écrasèrent  aux  Jacobins  les  Cordeliers  qui  venaient 
tète  basse,  s'excuser  et  demander  quelque  appui  dans 
leur  péril. 

Danton,  de  toute  autre  nature,  défendit  ses  en- 
nemis. Le  18,  à  la  Convention,  quand  la  Com- 
mune humiliée  vint  tardivement,  tristement,  expri- 
mer sa  joie  pour  le  coup  qui  la  brisait,  le  vieil 
Alsacien  Ruhl,  alors  président,  brave  homme,  mais 
toujours  en  colère,  la  tança  de  ce  qu'elle  venait 
si  tard  féliciter  l'Assemblée.  Danton  se  leva  alors  : 
«  La  réponse  du  président  est  digne  de  la  majesté 
du  peuple.  Mais  il  y  règne  une  justice  sévère  qui 
pourrait  être  mal  interprétée.  La  presque  totalité 
de  la  Commune  est  pure  et  révolutionnaire.  Elle 
a  si  bien  mérité  de  la  liberté  qu'il  faudrait  tout 
souffrir  plutôt  que  de  lui  faire  boire  le  calice  d'amer- 
tume. Épargnons-lui  la  douleur  de  croire  qu'elle  a 
été  censurée  avec  aigreur.  » 

Ces  paroles  généreuses  défendaient  et  les  présents 


CORDELIERS.  —  HÉBERTISTES.  —  D  A  N  TO>i  I  STE  S      153 

et  l'absent,  le  pauvre  Ghaumette.  Ruhl  voulut  quitter 
le  fauteuil  pour  répliquer,  mais  Danton  :  «  Si  ma 
parole  a  trahi  ma  pensée,  pardonne-moi.  Je  te  par- 
donnerais moi-même  en  pareille  erreur.  Vois  en  moi 
un  frère  qui  a  exprimé  librement  son  opinion.  » 
Ruhl,  à  ces  mots,  se  jeta  dans  les  bras  de  son 
collègue. 

Noble  élan  et  courageux;  il  y  avait  déjà  du  péril 
à  se  déclarer  ami  de  Danton.  La  Convention  applau- 
dit, couvrant  de  sa  sympathie,  de  son  enthousiasme 
et  de  ses  larmes  l'embrassement  des  deux  amis 
qui  devait  être  le  dernier. 


i:»i  IIISTOIKE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE    II 

LES  DANTONISTES  ESSAYENT  DE  DÉSARMER  LA  DICTATURE 
(10  MARS  1794). 


Faux  matériel  pour  perdre  Danton.  —  Danton  cherchait  à  s'effacer.  —  Popu- 
larité des  dantonistes.  —  Dispositions  de  l'Assemblée  à  l'indulgence.  — 
Bourdon  obtient  l'arrestation  du  premier  agent  de  police.  —  Robespierre 
obtient  qu'on  révoque  l'arrestation.  —  Ses  revirements  aux  Jacobins. 


Saint- Just,  dans  le  rapport  qui  fit  arrêter  Hébert, 
avait  dit  ces  mots  étranges  :  «  Prenez  votre  élan 
vers  la  gloire.  Nous  appelons  à  partager  ce  moment 
sublime  tous  les  ennemis  secrets  des  tyrans,  tous 
ceux  qui,  clans  l'Europe  et  le  monde,  portent  le 
couteau  de  Brutus  sous  leur  habit.  » 

Il  y  eut  de  l'étonnement.  La  punition  du  Père 
Duchesne  était-elle  ce  moment  sublime?  Et,  quoique  le 
mot  d'Europe  semblât  éloigner  les  choses,  n'était-ce 
pas  plus  près   que   Brutus  avait   à   chercher  César? 

César,  ce  n'était  à  coup  sûr  ni  Hébert  ni  le  pauvre 
apôtre  de  la  République  universelle  :  où  donc  fallait- 
il  chercher? 

Sans  doute,  à  une  autre  époque,  quand  la  terre 
sacrée  frémit  au  premier  pas  de  l'ennemi,  quand  la 


DANT0N1STES    CONTRE   LA   DICTATURE  155 

France  de  1792  parut  respirer  dans  un  homme, 
quand  de  ses  yeux,  de  ses  paroles,  partaient  les 
éclairs  et  les  foudres,  quelque  chose  de  César  avait 
apparu,  et  de  plus  grand  que  César...  car  c'était 
la  Révolution. 

Du  reste,  pour  épargner  la  peine  de  le  chercher, 
on  l'écrivit  en  toutes  lettres.  Dans  le  procès  d'Hé- 
bert, partout  où  l'on  mentionnait  le  dictateur  et 
le  grand  juge,  partout,  à  la  place  du  nom  de  Pache, 
on  mit  hardiment  le  nom  de  Danton. 

Chaque  fois,  le  juge  Goffinhal,  dur  et  violent 
Auvergnat  lié  à  Robespierre  d'une  fidélité  auver- 
gnate, et  tout  comme  son  chien  Brount,  mais 
attaché  jusqu'au  crime  et  prêt  à  tout  faire  sans  le 
consulter,  prenait  les  notes  d'audience,  les  dépo- 
sitions de  témoins,  les  réponses  des  accusés,  ces 
paroles  suprêmes  et  sacrées  de  gens  si  près  de 
mourir;  il  bâtonnait  cyniquement  devant  témoins, 
sans  se  cacher;  bien  plus,  il  changeait,  ajoutait. 
Et  le  produit  dégoûtant  de  cette  infâme  cuisine, 
il  le  passait  à  Nicolas,  l'imprimeur  du  tribunal. 

Les  robespierristes,  sans  nul  cloute,  poussaient  à 
la  mort  de  Danton,  qui  leur  apparaissait  comme  leur 
propre  avènement.  Ils  étaient  généralement  le  parti 
de  l'ordre,  et  mêlant  bizarrement,  la  plupart  à  leur 
insu,  leurs  secrets  instincts  monarchiques  à  leurs 
idées  républicaines,  ils  plaçaient  l'ordre  en  l'unité, 
l'unité  en  Robespierre.  Deux  reines  des  abeilles, 
c'est  trop,  disaient-ils  pour  la  ruche  ou  la  Répu- 
blique; la  dictature  veut  l'unité. 


156  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

J'ai  peine  à  croire  cependant  que  Robespierre  eut 
déjà  consenti  cette  atroce  simplification.  Il  était  trop 
évident  que  Danton,  ami  des  plaisirs  (et  désormais 
du  repos),  n'avait  aucune  ambition,  ni  orgueil,  ni 
vanité  même,  aucune  velléité  de  concurrence. 
C'était  chose  monstrueuse  et  d'une  rage  délirante 
de  songer  à  tuer  un  homme  qui,  dans  deux  cir- 
constances récentes,  non  seulement  contre  Chau- 
mette,  mais  contre  les  dantonistes  Merlin  et  Bourdon 
s'était  fait  le  second  de  Robespierre.  Ce  qu'il  vou- 
lait visiblement,  c'était  de  vivre  à  tout  prix.  Il 
habitait  presque  toujours  à  deux  lieues  de  Paris, 
à  Sèvres.  Dès  qu'il  pouvait  (et  au  printemps  encore 
dans  cette  terrible  crise),  il  courait  chez  lui,  à  Arcis, 
où  étaient  sa  mère  et  ses  deux  petits  enfants.  Les 
gens  d'Arcis  racontaient  qu'à  ses  voyages,  ils  le 
voyaient  des  heures  et  des  heures  immobile  à  sa 
fenêtre,  rêvant  en  bonnet  de  nuit.  Les  champs,  la 
nature,  l'amour,  c'étaient  tous  ses  entretiens.  Sa 
jeune  femme  de  seize  ans  était  grosse.  L'âme  de 
Danton  était  là,  absente  partout  ailleurs. 

Quels  étaient  donc  les  crimes  de  Danton,  aux 
yeux  des  robespierristes?  Nul  doute  qu'il  ne  les  eût 
choqués,  lorsque,  bien  avant  Desmoulins,  il  avait 
lancé  hardiment  cette  parole  :  «  Qu'un  jour  la  Répu- 
blique, hors  de  péril,  pourrait  être  un  Henri  IV, 
faire  grâce  à  ses  ennemis.  »  N'était-ce  pas  de  ce 
mot  qu'étaient  nés  le  Vieux  Cordelier,  le  Comité  de 
la  clémence,  les  propositions  imprudentes  qui  me- 
naçaient de  briser  le  nerf  de  la  Révolution?  L'As- 


DANTONISTES   CONTRE   LA   DICTATURE  157 

semblée  se  lançait  depuis  dans  une  voie  d'attendris- 
sement qui  étonnait,  alarmait.  Elle  paraissait  surtout 
vouloir  ôter  le  monopole  de  la  bienfaisance  aux 
robespierristes.  Un  jour  qu'ils  demandaient  cinq 
cent  mille  francs  de  secours  pour  les  indigents  : 
«  Non,  dit  Cambon,  dix  millions.  »  Et  ils  furent 
votés.  —  Quatre  cent  mille  francs  de  secours  aux 
pensionnaires  de  la  liste  civile,  —  secours  à  une 
religieuse,  sœur  de  Mirabeau,  —  secours  à  la  veuve 
Biron,  —  secours  aux  familles  girondines  de  Lebrun, 
Duperret,  Biroteau,  etc. 

L'affranchissement  des  noirs  et  les  scènes  d'ivresse 
et  d'enthousiasme  qui  en  résultèrent  attendrissaient 
encore  les  cœurs.  Mais  le  fait  qui  montra  le  plus 
le  changement  profond  qu'avait  subi  l'Assemblée, 
c'est  que,  le  26  décembre,  le  jour  même  où  Robes- 
pierre réclamait  l'accélération  des  jugements  révo- 
lutionnaires, la  Convention  en  déplora  la  cruelle 
précipitation.  Un  marchand  de  vins  avait  été  par 
erreur  condamné  à  mort,  comme  accapareur;  Terreur 
reconnue  au  moment  de  l'exécution.  La  Conven- 
tion, avertie,  vota  sur-le-champ  un  sursis.  Nombre 
de  ses  membres  se  levèrent,  coururent  au  Palais 
de  Justice,  à  la  place  de  la  Révolution  et  sur  le 
chemin,  pour  arrêter  la  charrette,  bénis,  applaudis 
du  peuple,  qui  naturellement  donna  aux  indulgents 
l'honneur  de  cet  élan  d'humanité  et  de  justice. 

Une  autre  occasion  populaire  fut  saisie  le  13  mars 
par  Danton.  Quand  Saint-Just  fit  charger  les  comi- 
tés révolutionnaires   de  rendre    compte  de   tout   ce 


158  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

que  les  suspects  avaient  fait  depuis  1789  :  «  Oui, 
dit  Danton,  et  aussi  de  ce  qu'ont  fait  les  membres 
de  ces  Comités.  »  Ces  membres  étaient  tous  Jaco- 
bins. Cet  amendement  appelait  les  Jacobins  qui 
faisaient  rendre  compte  aux  autres,  à  rendre  aussi 
compte  eux-mêmes.  La  Convention  le  renvoya 
timidement  au  Comité  de  salut  public.  Danton, 
effrayé  de  s'être  avancé  à  la  légère,  recula  le  lende- 
main  et  parla  comme   Saint-Just. 

Mais  les  dantonistes  étaient  plus  audacieux  que 
Danton.  Une  chose  leur  donna  cœur.  Le  mot  pro- 
noncé le  18  par  Danton  en  faveur  de  la  Commune 
fut  reproduit  le  soir  même  aux  Jacobins  par  Collot 
d'Herbois.  Il  fît  révoquer  une  adresse  que  la  société 
avait  signée  de  confiance,  adresse  robespierriste. 
Danton  et  Collot  parlant  dans  le  même  sens, 
n'était-ce  pas  un  signe  décisif  que  la  grande  alliance 
était  consommée  ? 

C'est  ce  qu'on  crut  et  qu'on  fit  croire  à  un 
homme  d'exécution,  le  fougueux  Bourdon  (de  l'Oise). 
Ce  sanglier  était  celui  qu'on  lançait  dans  l'occasion 
(19  mars  1794  1). 

Ramassant  toutes  ses  forces,  hérissant  sa  barbe 
rousse,   moitié    courage   et  moitié  peur,  Bourdon  fit 


1.  Une  chose,  très  irritante,  inspira  peut-être  Bourdon  (de  l'Oise)  :  l'arres- 
tation de  l'homme  qui  figurait  plus  que  personne  l'esprit  de  1793,  le  chef  du 
jury  de  la  reine,  du  jury  des  Girondins,  Anlonelle. 

11  avait  flotté,  disait-on.  Mais  surtout  il  avait  blessé,  publiant,  faisant 
imprimer  tous  les  considérants  de  ses  sentences,  œuvre  terrorisle  et  pour- 
tant de  liberté  très  hardie,  cù  plus  d'une  fois  il  honora  ceux  qu'il  envoyait 
à  la  murt.  (Archives.  Registres  du  Comité  de  sûreté  générale.) 


DAiNTONlSTES   CONTRE   LA   DICTATURE  159 

la  proposition  hardie  et  désespérée  de  faire  arrêter 
Héron. 

Héron,  l'agent  public  \du  Comité  de  sûreté,  l'agent 
secret  de  Robespierre .  Le  Comité  eut  sacrifié  cet 
agent  robespierriste.  Qui  donc  y  tenait  ?  Robes- 
pierre. C'était  sur  lui  seul  que  le  coup  tombait  ; 
c'était  lui  qu'il  dévoilait.  Il  était  poussé  à  cette 
impasse  :  ou  il  abandonnait  Héron,  et  il  était 
désarmé  :  ou  il  défendait  Héron,  et  avouait  que  son 
pouvoir  n'était  pas  seulement  d'éloquence,  mais 
de  police  et  de  gendarmerie.  Ce  triste  mystère  d'État 
était  dévoilé. 

Le  pur  et  chaste  Robespierre  n'avait  aucune 
espèce  de  rapport  visible  avec  la  police.  Jamais  il 
ne  vit  Héron. 

Du  petit  hôtel  (démoli)  où  se  tenait  le  Comité 
de  sûreté  jusqu'aux  Tuileries  où  était  le  Comité 
de  salut  public,  régnait  un  corridor  obscur.  Là 
venaient  les  hommes  d'Héron  remettre  les  paquets 
cachetés.  Souvent  encore  de  petites  filles  portaient 
les  lettres  ou  les  paquets  chez  la  grande  dévote 
du  Sauveur  futur,  Mnie  Chalabre. 

Le  Comité  de  sûreté,  dominé,  brutalisé  par  David, 
était  obligé  de  garder  ce  Héron  et  en  avait  peur. 
Robespierre,  infiniment  crédule  pour  ceux  qui 
avaient  une  fois  sa  confiance,  n'eût  pas  voulu 
entendre  parler   d'un  autre  homme. 

Cela  rendait  Héron  d'une  insolence  incroyable.  Il 
crachait  sur  les  députés. 

Bourdon  dit.  L'Assemblée  vote.  Voilà  Héron  arrêté. 


160  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Robespierre  n'avait  en  réalité  aucune  autre  force. 
Il  tombait  à  plat,  si  le  vote  surpris  pendant  son 
absence  avait  été  maintenu. 

On  l'avertit.  Il  accourt,  et  Couthon  aussi.  Couthon 
commence,  à  genoux,  par  les  plus  humbles  paroles  : 
«  Je  prie  la  Convention,  je  la  supplie  de  renvoyer  à 
ses  comités  la  chose  en  question,  s'ils  ont  toujours 
sa  confiance  (Oui,  oui.),  se  leurs  efforts  pour  la  mériter 
ont  le  succès  qu'ils   désirent.    » 

On  avait  averti  un  membre  du  Comité  de  sûreté, 
et  l'un  des  plus  estimés,  Moïse  Bayle.  Il  vint  et 
témoigna  qu'en  effet  Héron,  dans  plusieurs  besoins, 
s'était  montré  adroit  et  hardi. 

Robespierre  commença  alors,  et,  comme  toujours, 
mit  les  choses  sur  le  terrain  de  la  morale,  de  l'hu- 
manité. «  Nous  sommes  pressés  entre  deux  crimes, 
dit-il;  les  deux  factions  agissent  pour  envelopper 
tous  les  patriotes  dont  on  redoute  l'énergie.  Hier 
encore  un  membre  fît  irruption  au  Comité  et,  avec 
une  fureur  impossible  à  rendre ,  demanda  trois 
têtes.  » 

Chacun  se  disait  :  «  En  suis-je?  » 

Robespierre,  voyant  alors  qu'il  avait  la  partie 
gagnée,  tomba  dans  l'attendrissement  :  «  Pressés 
entre  deux  crimes,  nous  pouvons  être  étouffés;  le 
plus  heureux  pour  nous,  c'est  de  mourir,  d'être 
délivrés  du  spectacle  douloureux  de  la  bassesse  et 
du  crime.  (Non,  non,  dit  la  Convention.)...  Mais, 
si  l'Assemblée  veut  encore  atteindre  la  palme  de 
la  gloire,  si  nous  voulons  tous,   au  sortir  de   notre 


DANTOMSTES   CONTRE   LA  DICTATURE  161 

mission,    goûter  le  bonheur  des  âmes  sensibles...,  je 
le  dis,  la  Patrie  est  sauvée.  » 

La  droite  et  le  centre  rendirent  ce  jour-là  à 
Robespierre  tout  ce  qu'ils  en  avaient  reçu  de  sécu- 
rité, le  3  octobre,  quand  il  couvrit  les  soixante-treize. 
Tous  (spécialement  les  prêtres  de  la  Convention) 
croyaient  ne  vivre  que  par  lui.  Au  moment  même 
il  les  servait  :  il  emprisonnait  Ghaumette,  guillo- 
tinait Clootz,  tuant  d'un  seul  coup,  sans  en  parler, 
le  culte  de  la  Raison.  Qui  menaçait  Robespierre? 
Sur  qui  allait-il  frapper  ?  Non  sur  la  droite  à  coup 
sûr,  mais  sur  les  représentants  en  mission,  tous 
sortis   de  la  Montagne. 

Centre  et  droite,  ils  se  levèrent  tous,  et,  s'unis- 
sant  au  petit  groupe  des  Montagnards  robespierristes, 
ils  révoquèrent  l'arrestation  d'Héron,  c'est-à-dire 
qu'ils  replacèrent  la  police  armée  dans  la  main  de 
Robespierre. 

Les  adversaires  de  celui-ci,  battus  à  la  Conven- 
tion, tentèrent  le  soir  un  effort  désespéré  aux 
Jacobins.  Tallien,  assez  adroitement,  fît  ressortir 
l'étonnante  mobilité  de  Yimmuable.  «  Les  aristocrates 
rien  maintenant. . .  Longtemps  on  n'a  pas  voulu 
combattre  Hébert,  parce  qu'on  croyait  s'en  servir; 
et  maintenant  on  envelopperait  parmi  ses  complices 
ceux  qui  l'ont  toujours  combattu  !...  Dites- nous  à 
quoi  désormais  nous  serons  sûrs  de  reconnaître, 
et  distinguer  les  patriotes?  »  etc.  Robespierre  para 
très  mal  ce  pénétrant  coup  de  poignard.  Il  se  rejeta 
dans  le  larmoyant.  »  Si  vous  ne  frappez,  dit-il,  à  la 

T.   VII.  —  RÉV.  1 1 


162  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

fois  les  deux  factions,  la  paix  sera  passagère,  vos 
.  armées  seront  battues ,  Paris  sera  affamé ,  vos 
enfants  seront  égorgés...  {Mouvement  d'horreur.) 
Déjà  les  patriotes  de  Lyon  sont  au  désespoir;  les 
amis  de  Chalier,  de  Gaillard,  sont  proscrits  en  ce 
moment;  ils  écrivent  qu'ils  n'ont  de  remède  que 
celui  de  Gaillard  et  de  Gaton.  » 

Ainsi,  par  un  revirement  bien  inattendu,  après 
avoir  le  matin  prêché  l'économie  du  sang,  le  soir 
il  reprit  tout  à  coup  le  drapeau  sanglant  des  ultra- 
terroristes de  Lyon  qui  accusaient  Fouché  et  Collot 
de  modérantisme  ! 

Telles  furent  les  péripéties  de  cette  étrange 
journée,  où  Robespierre,  pendant  une  heure,  se 
trouva  nu  et  désarmé,  comme  au  9  thermidor. 

La  chose  n'avait  tenu  à  rien.  Si  Héron  eût  été 
arrêté,  les  dantonistes  régnaient. 

Leur  épée  était]  trouvée.  Brune  eût  mis  la  main 
sur  les  mouchards  d'Héron  et  Westermann  eût  sabré 
le  charlatan  Henriot.  Ce  n'était  pas  sans  motif  que 
ce  hardi  Westermann,  après  sa  victoire  du  Mans, 
était  venu  à  Paris  et  s'était  justement  logé  au 
milieu  des  sans-culottes,  près  de  la  maison  de  son 
ami  Santerre,  clans  la  grande  rue  du  grand  faubourg. 
Mais  l'Assemblée,  dominée  par  la  droite  et  le  centre, 
rendit  la  force  à  Robespierre. 


MORT  D'HÉBERT   ET  DE   CLOOTZ  163 


CHAPITRE   III 

MORT  D'HÉBERT  ET  CLOOTZ.  —  ON  PROPOSE  LA  MORT  DE  DANTON 

(24  MARS). 


Billaud  propose  de  faire  mourir  Danton.  —  Danton  averti  ne  put  rien.  — 
Comment  on  endormait  la  Convention.  —  L'exécution  d'Hébert  précipite 
les  choses.  —  La  mort  de  Danton  est  résolue.  —  On  prépare  le  cimetière  de 
Monceaux. 


Ce  jour-là,  Danton  était  mort.  Il  n'y  avait  pas  à 
craindre,  après  une  telle  peur,  que  Robespierre  voulût 
courir  le  même  danger. 

Quand,  la  nuit  ou  le  jour  suivant,  il  rentra  au 
Comité,  brisé  de  son  agitation,  Billaud,  qui  lui  vit  la 
mort  au  visage  et  qui  trembla  pour  lui-même,  dit  : 
«  Il  faut  faire  mourir  Danton.  » 

Billaud  était  la  Terreur  pure  ;  il  ignorait  solidement 
et  volontairement  le  passé,  et  il  n'avait  au  cœur 
aucun  sens  de  l'avenir.  La  mécanique  était  son  idée 
fixe,  et  il  voulait  à  tout  prix  simplifier  la  machine. 
Ajoutez  que  Robespierre,  ayant  expédié  Hérault  sans 
la  pièce  de  Toulon,  la  gardait  contre  Billaud.  Celui-ci 
avait  intérêt  de  détourner  le  péril  vers  les  danto- 
nistes. 


164  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Pourtant,  quand  ce  mot  horrible  que  personne 
n'eût  osé  dire  fût  lâché,  Robespierre  sauta...  11 
s'écria  comme  l'homme  qui  a  un  cruel  apostume 
dont  il  souffre  infiniment  ;  si  pourtant  on  y  met 
l'acier,  la  piqûre  libératrice  lui  arrache  un  cri. 

Il  fut,  je  n'en  fais  nul  doute,  effrayé,  navré,  ravi  : 
«  Quoi  !  dit-il,  vous  tuerez  donc  tous  les  premiers 
patriotes  !  »  La  responsabilité  resta  tout  entière  à 
Billaud  de  la  chose  qui  ne  pouvait  profiter  qu'à 
Robespierre. 

Couthon  était  Robespierre  même,  et  Saint-Just  plus 
que  Robespierre.  Il  mordit  à  la  chose  par  son  génie  de 
tyran,  par  son  orgueil  de  probité,  croyant  volontiers 
tout  ce  qu'on  disait  de  la  corruption  de  Danton, 
tenté   aussi   par  le  péril  et  l'audace  d'un  tel  coup. 

Gollot  d'Herbois,  fort  branlant,  trop  heureux  d'être 
à  temps  séparé  d'Hébert,  seul  hébertiste  dans  le 
Comité,  n'osa  tout  à  coup  se  faire  dantoniste  et 
démasquer  l'alliance.  Garnot,  Barère,  avaient  sujet 
d'être  encore  plus  inquiets.  Lindet,  plongé  dans  ses 
bureaux,  s'y  renfonça  plus  que  jamais  et  seulement 
fit  sous  main  avertir  Danton.  Il  l'a  nié,  parce 
qu'alors  il  craignait  Billaud- Varennes. 

Danton  était  averti  de  tous  les  côtés.  Le  greffier 
du  tribunal  révolutionnaire,  Fabricius  Paris,  qui,  ce 
soir-là,  était  allé  au  Comité  et  qui  attendit  la  nuit, 
saisit  quelque  chose  à  travers  les  portes  et  le  matin 
courut  à  Sèvres.  «  Eh  bien,  n'importe!  dit-il,  j'aime 
mieux  être  guillotiné  que  guillotineur  !  »  —  On 
lui  disait  de  se  cacher,  de  fuir.  Danton   haussa  les 


MORT  D'HÉBERT   ET  DE   CLOOTZ  165 

épaules.  «  Est-ce  qu'on  emporte  sa  patrie  à  la  semelle 
de  ses  souliers  ?  »  Il  sentait  qu'on  ne  cache  pas  un 
tel  homme  et  qu'encore  en  moins  il  eût  eu  un  asile 
à  l'étranger.  Pour  résister  à  Paris,  il  eût  fallu  que 
l'Assemblée  maintînt  le  décret  contre  Héron.  La 
droite,  en  biffant  ce  décret,  avait  livré  les  danto- 
nistes.  Le  grand  sens  pratique  de  Danton  lui  dit  tout 
cela.  Il  y  avait  à  y  regarder  d'ailleurs  avant  de  s'ac- 
cuser soi-même  par  une  démarche  précipitée.  Le 
Comité  de  salut  public  n'eût  point  fait  une  telle 
chose  sans  le  Comité  de  sûreté.  Celui-ci  n'était  pas 
informé  encore.  Danton  y  avait  Ruhl  et  d'autres  pour 
l'avertir  ou  le  défendre. 

Ce  qui  se  pouvait,  il  le  fît.  Le  soir  du  24,  Rousselin, 
envoyé  ou  par  lui  ou  par  son  ami  Paré,  ministre  de 
l'intérieur,  conseilla  aux  Cordeliers  d'appeler  les  Jaco- 
bins à  l'épuration  de  leur  club.  Cette  démarche  frater- 
nelle, fondant  les  deux  sociétés,  y  portant  l'esprit 
d'unité,  eût  pu  renouer  l'alliance  et  des  Cordeliers- 
Jacobins  et  des  héberto-dantonistes,  si  maladroite- 
ment rompue  par  Hébert.  Là  seulement  était  le  salut. 
Mais  les  Cordelies  refusèrent. 

Du  21  au  24,  et  encore  les  jours  suivants,  on  ne 
fit  rien  qu'adoucir,  assoupir  la  Convention,  la  con- 
vaincre que  le  Comité  de  salut  public  ne  gouvernait 
que  par  elle.  On  lui  soumit  des  affaires  qu'on  avait 
toujours  faites  sans  son  concours.  On  la  laissa  prendre 
pour  président  Tallien,  et  les  Jacobins  Legendre.  Quels 
sujets  de  sécurité  pour  les  dantonistes  !  De  toutes 
parts,  des  communes  des  environs  de  Paris  venaient 


166  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

défiler  avec  des  discours  devant  la  Convention  pour 
la  féliciter  de  sa  vigueur  contre  Hébert  ;  c'était  Sèvres, 
c'était  Nanterre,  c'était  Bagnolet.  Et  des  discours  et 
des  réponses.  Attendrissements  mutuels.  Le  tout 
idyllique,  pastoral,  sentimental.  Ces  hommes  des 
champs,  tout  naïfs,  parlaient  en  patois  :  «  J'avions, 
j'étions  »,  etc.  Qui  n'eût  été  attendri  ? 

Le  touchant,  le  poétique,  ce  fut  de  voir  arriver, 
comme  un  troupeau  de  bergers,  la  société  des  Jaco- 
bins, portant  trois  superbes  épis,  déjà  murs  en  mars! 
don  de  la  société  de  Nîmes.  «Vous  le  voyez,  l'hiver 
a  fui,  un  printemps  perpétuel  commence,  voici  les 
dons  de  la  nature  »,  etc. 

L'orage,  pendant  cette  bonace,  s'était  réfugié  tout 
entier  dans  le  sombre  petit  salon  du  Comité  de 
salut  public.  Personne  n'y  défendait  Danton  ;  on  se 
contentait  de  dire,  contre  l'avis  de  Billaud,  que  la 
mesure  était  horriblement  hasardeuse  ;  la  peur  de 
Barère  s'adressait  à  la  peur  de  Robespierre,  qui 
généralement  laissait  dire. 

L'exécution  d'Hébert  (le  24)  avança  les  choses.  Elle 
donna  à  la  situation  un  tout  autre  aspect 

On  avait  senti  ce  qu'il  y  avait  de  hasardeux 
à  frapper  le  Père  Duchesne,  à  supprimer  son  journal 
qu'il  était  habitué  à  avaler  le  matin,  comme  une 
mauvaise  eau-de-vie.  Il  fallait  un  équivalent.  On  en 
donna  un,  admirable,  un  grand  amusement  du  soir, 
qui  pût  étourdir  la  foule  et  la  consoler  des  journaux. 
Ce  fut  le  spectacle  gratis.  Le  11  mars,  avant- veille  de 
l'arrestation  d'Hébert,  le  Comité  de  salut  public  arrêta 


MORT   D'HÉBERT  ET   DE   CLOOTZ  167 

que  le  Théâtre-Français  désormais  nommé  Théâtre  du 
Peuple,  serait  mis  en  réquisition  trois  fois  par  décade 
pour  donner  des  représentations  patriotiques  et  que, 
ces  jours-là,  on  y  entrerait  avec  des  marques,  distri- 
buées par  les  municipalités,  qu'il  en  serait  de  même 
dans  toutes  les  villes  où  il  y  aurait  spectacle1. 

La  chose,  mise  en  train  pendant  l'affaire  héber- 
tiste,  produisit,  comme  on  pouvait  le  croire,  une 
diversion  immense.  Le  peuple,  clans  l'enthousiasme 
de  ces  représentations,  fortement  chauffées  d'esprit 
militaire,  de  tam-tam,  tambours,  trompettes  et 
poudre  à  canon,  fut  sans  peine  désintéressé  du 
journal  et  de  la  tribune,  et  supporta  patiemment  la 
mort  de  son  journaliste. 

Oublieux  public  !  sa  mort  fut  une  espèce  de  fête. 
On  fut  curieux  de  voir  quelle  figure  le  Père 
Duchesne,  qui  avait  tant  parlé  de  guillotine,  allait 
faire,  y  comparaissant  lui-même  en  propre  per- 
sonne :  ce  fut  encore  un  spectacle.  Dès  le  matin, 
la  spéculation  s'en  mêla;  charrettes,  bancs,  écha- 
faudages, tout  se  prépara  pour  faciliter  cet  agréable 
spectacle.  La  place  devint  un  théâtre;  on  paya 
cher  pour  rester  là  debout  tout  le  jour  à  attendre. 
Tout  cela  loué,  crié  avec  d'étranges  plaisanteries. 
Autour  une  espèce  de  foire,  les  Champs-Elysées 
peuplés,  riants,  avec  les  banquistes,  les  petits  mar- 
chands; un  gai  et  fort  soleil  de  mars.  Seulement, 
à  voir  les  prix  auxquels  on  payait  les  places,  à  voir 

1.  Archives.  Registres  du  Comité  de  salut  public,  20  ventôse  an  II. 


168  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

la  joie  sauvage,  quasi  frénétique  de  plusieurs  des 
spectateurs,  on  était  tenté  de  croire  qu'au  total 
c'étaient  généralement  les  riches,  les  aristocrates. 
Le  républicain  véritable  ne  défendait  pas  Hébert, 
qui  avait  sali,  compromis  la  République.  Cepen- 
dant, quand  elle  frappait  le  principal  journaliste, 
disons  mieux  le  journal  même  (le  reste  au  fond 
n'existait  plus),  ne  rendait- elle  pas  insoluble  la 
question  posée  par  Tallien  :  «  Sera-t-il  aisé  mainte- 
nant de  distinguer  les  patriotes?  » 

Ce  24  mars  fut  comme  une  échappée  et  du  public 
et  de  la  nature.  Le  grand  public  indifférent,  peu 
changé  par  la  Révolution,  royaliste  au  moins  d'habi- 
tudes, peureux  jusqu'alors  et  craignant  d'avouer  le 
modérantisme,  vint  s'épanouir  au  soleil.  La  Révo- 
lution, ce  jour-là,  avait  l'air  de  régaler,  de  fêter  ses 
ennemis  avec  la  mort  de  ses  amis.  Je  dis  amis. 
Hébert  n'était  pas  tout  dans  cette  boucherie  de 
vingt  personnes.  Qu'avait  fait  le  pauvre  Clootz  ?  Le 
royaliste  avait  goûté  au  sang  patriote,  et  déjà  il  en 
était  ivre.  Il  était  là  attablé  à  cet  horrible  banquet 
où  la  France  le  soûlait  des  morceaux  vivants  de 
son  cœur. 

«  Qu'auraient  fait  les  Vendéens,  sinon  de  faire 
périr  ceux  qui  avaient  invariablement  prêché  l'exter- 
mination de  la  Vendée? 

«  Qu'auraient  fait  les  prêtres,  maîtres  de  Paris, 
sinon  de  faire  disparaître  le  grand  hérétique,  l'im- 
pie, l'athée,  le  fondateur  du    culte   de    la   Raison? 

«  A  qui  a-t-on  rendu  service  en  tuant  Hébert  et 


MORT   D'HEBERT  ET   DE   CLOOTZ  169 

la  Commune?  A  Danton,  qui  se  trouve  dès  lors  le 
seul  centre  d'opposition.  Tous  les  représentants  en 
mission,  les  hébertistes  aussi  bien  que  les  autres, 
vont  maintenant  se  tourner  vers  lui. 

«  Qui  sait  si  cette  forte  ligue,  entraînant  la 
Convention,  ne  renversera  pas  les  situations, 
n'échangera  pas  les  rôles,  mettant  les  accusateurs 
au  rang  d'accusés?  N'a-t-on  pas  entendu  Tallien , 
menaçant  ceux  qui  le  menacent,  crier  que  la  cons- 
piration est  plus  grande  encore  qu'on  ne  croit,  qu'il 
la  voit  aux  Jacobins,  qu'elle  vise  à  la  dictature?... 
Qu'adviendra-t-il,  si  ces  choses,  bien  reçues  de  la 
Convention  qui  l'en  a  récompensé  en  le  faisant 
président,  retentissaient  tout  à  coup  par  le  tonnerre 
de  Danton,  par  les  échos  des  prisons,  par  les  deux 
cent  mille  suspects?...  La  République  elle-même 
ne  s'écroulerait-elle  pas?  » 

C'est  certainement  ce  que  Billaud  et  Saint-Just 
dirent  dans  la  nuit  du  24.  Robespierre,  accablé  et 
ne  sachant  que  répondre,  leur  abandonna  la  vie 
du  seul  homme  qu'il  eût  à  craindre.  Il  s'immola,  se 
dévoua,  sacrifia  ses  souvenirs,  tant  d'années  de 
travaux  communs.  Mais  il  n'eut  pas  le  cœur  d'égor- 
ger de  sa  main  Danton.  Tristement  il  tira  de  sa 
poche  la  minute,  fort  travaillée  (elle  existe)  de  l'acte 
d'accusation,  et  il  la  passa  à  Saint-Just.  Celui-ci, 
d'une  foi  atroce,  avec  son  furieux  talent,  a  tout 
couvert  au  hasard  d'une  blanche  écume  de  rage, 
ne  sachant  rien,  n'ayant  pris  nulle  information  et 
n'en  voulant  prendre. 


170  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Pas  un  mot  ne  fut  dit  encore  au  Comité  de  sûreté. 
Mais  l'homme  de  Robespierre,  Payan,  qu'il  avait 
mis  à  la  Commune  à  la  place  de  Chaumette,  fut 
averti  sans  nul  doute.  Il  demanda  un  arrêté  qui 
défendît  d'apporter  des  bancs  pour  les  spectateurs 
sur  la  place  des  exécutions.  Il  fît  savoir  à  Fouquier- 
Tinville  que  désormais  le  cimetière  de  la  Madeleine 
ne  recevrait  plus  les  guillotinés.  Fouquier  lui-même 
(le  25)  en  avertit  l'exécuteur1. 

Ce  cimetière  était  plein,  il  est  vrai,  mais  l'on 
entassait  toujours.  Louis  XVI  et  la  Gironde,  l'un 
sur  l'autre,  c'était  trop.  Placé  si  près  des  boule- 
vards, il  était  hanté,  ce  champ  de  repos,  par  les 
passions  brûlantes;  les  ombres  y  erraient  en  plein 
jour.  Royalistes  et  Girondins,  en  pressant  du  pied 
la  terre,  croyaient  la  sentir  vivante.  Mais  qu'aurait-ce 
été,  grand  Dieu  !  si  Ton  eût  mis  là  encore  Danton, 
Desmoulins?...  La  terre  eût  pris  feu...  On  prévit 
donc  sagement.  Dix  jours  d'avance,  dans  un  lien 
infiniment  peu  fréquenté,  près  d'une  barrière  déserte, 
dans  une  partie  réservée  du  parc  abandonné  de 
Monceaux,  on  créa  un  cimetière  pour  cacher,  si  l'on 
pouvait,  cet  objet  terrible. 

Danton  en  ouvrit  les  fosses  et  y  attendit  Robes- 
pierre. 

1.  Archives.  Armoire  de  fer,  lettres  de  l'accusateur  public  à  l'exécuteur. 


ORDRE    D'ARRÊTER    DANTON  171 


CHAPITRE  IV 

ON  ARRACHE  AUX  COMITÉS  L'ORDRE  D'ARRÊTER  DANTON 
(NUIT  DU  30  AU  31  MARS). 


Suppression  du  ministère  de  la  guerre  en  faveur  de  Carnot,  Lindet,  Prieur. 
—  Création  d'une  police  spéciale  de  Robespierre.  —  Saint-Just  lit  l'acte 
d'accusation.  —  Les  Comités  votent  l'arrestation. 


Pendant  que  notre  œil  se  fixe  sur  ce  point  noir 
de  Paris,  que  nos  regards  plongent  déjà  dans  cette 
fosse  où  la  République  descendra  peut-être,  le  prin- 
temps s'est  fait  et  toutes  les  armées  sont  en  mouve- 
ment. La  résurrection  de  la  Pologne  par  Kosciuszko 
resserre  la  coalition.  Les  rois  savent  que  la  Pologne, 
assassinée  plusieurs  fois,  ne  sera  jamais  tuée  qu'en 
France.  Le  péril  revient,  immense.  Et  la  défense 
n'est  pas  complètement  organisée. 

Pourquoi  !  Parce  que  Lindet,  Carnot,  Prieur,  les 
hommes  de  la  situation,  n'ont  pas  encore  définitive- 
ment la  dictature  de  la  guerre. 

Le  ministère  de  Bouchotte,  Vincent  et  consorts, 
n'est  plus,  et  il  dure;  vaine  ombre,  il  fait  obstacle 
à  tout,  et  rien  ne  le  remplace  encore. 

Le    plus    grand    service    qu'on    pût    rendre    à   la 


172  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

République,  c'était  de  réaliser  enfin  l'idée  proposée, 
dès  le  1er  août,  par  Danton,  de  faire  que  le  Comité 
de  salut  public  fût  vraiment  un  gouvernement,  —  de 
réaliser  ce  que  Bourdon  et  autres  avaient  demande 
tant  de  fois  et  qui  avait  été  repoussé  par  Robes- 
pierre, comme  chose  de  haute  trahison,  d'anéantir 
la  monarchie  ministérielle,  de  faire  que  l'apparence 
concordât  avec  la  réalité,  de  prendre  pour  le  Comité 
toute  la  responsabilité  en  supprimant  les  ministères, 
en  divisant  chacun  d'eux  entre  de  simples  commis, 
qui,  chaque  soir,  rendraient  compte  aux  membres 
du  Comité. 

«  Rendre  chaque  administration  collective,  dira- 
t-on,  n'est-ce  pas  la  polysynodie  du  bon  abbé  de 
Saint-Pierre,  essayée  sous  la  Régence,  et  qui  ne  fut 
qu'une  Babel,  bavarde  et  paralytique,  jasant  tou- 
jours, ne  faisant  rien?  » 

La  collectivité  ici  n'était  qu'apparente.  Elle  était 
dans  les  commis,  simples  chefs  de  division.  Mais 
la  Guerre  avait  la  plus  stricte  unité  dans  un 
homme,  dans  Carnot.  De  même  en  Lindet  les 
administrations  auxiliaires  (subsistances,  équipe- 
ment, transports).  De  même  en  Prieur,  celle  des 
armes  et  munitions,  en  Saint-André  la  marine. 

La  nuit  du  30  au  31  mars  furent  convoqués  les  trois 
Comités  de  salut  public,  de  sûreté  et,  chose  inouïe, 
le  Comité  de  législation.  Celui-ci,  probablement, 
avait  été  chargé  par  Robespierre  et  Saint-Just  de 
rédiger  le  grand  décret  d'organisation.  La  plume 
de   ce   comité,   le  petit  blondin  Merlin    (de  Douai), 


ORDRE    D'ARRÊTER    DANTON  173 

compromis  par  sa  protestation  contre  le  31  mai, 
était,  de  sa  nature,  un  instrument  très  docile. 
Gambacérès,  Treilhard,  Berlier,  légistes  impériaux, 
nés  pour  formuler  en  lois  les  volontés  de  César, 
n'avaient  garde  d'objecter  à  rien.  Gambacérès,  le 
3  juin,  avait  proposé,  fait  passer  le  décret  qui 
fermait  le  pouvoir  à  Robespierre,  et  depuis  se 
mourait  de  peur.  Le  Comité  de  législation  avait 
déjà  perdu  Fabre  et  il  allait  perdre  Lacroix  ; 
chacun  craignait  que  cette  contagion  de  mort  ne 
vînt  jusqu'à  lui. 

Donc  on  l'appela  dans  la  nuit,  ce  Comité  trem- 
blant, docile.  Si  l'on  voyait  résistance  dans  les 
Comités  de  salut  public  ou  de  sûreté,  on  était  à 
même  de  faire  voter  les  légistes  et  d'avoir,  par 
eux,  une  majorité  pour  écraser  tout. 

Le  projet,  en  réalité,  était  magnifique  pour  Carnot 
et  pour  Lindet  ;  on  leur  immolait  enfin  leur  mortel 
obstacle,  le  ministère  de  la  guerre  :  on  les  faisait 
rois. 

Le  droit  de  préhension,  vieux  mot  monarchique, 
le  droit  de  requérir  et  prendre  toutes  choses 
nécessaires  au  salut  public  fut  ôté  aux  représen- 
tants en  mission,  à  toutes  les  autorités,  et  placé 
uniquement  dans  les  mains  de  la  commission  des 
approvisionnements,  c'est-à-dire  dans  la  main  de 
Lindet. 

Ces  commissions  ne  répondaient  pas  exactement 
aux  anciens  ministères.  On  avait,  par  exemple, 
démembré   l'Intérieur    et    la   Justice,    en  tirant    de 


171  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

l'Intérieur  les  administrations  civiles,  et  de  la  Jus- 
tice la  surveillance  des  tribunaux,  pour  les  donner 
à  une  même  commission.  Ajoutez  une  petite  chose 
qu'elle  cumulait  encore,  un  simple  bureau  de  police, 
d'attributions  très  limitées,  mais  qui  envahit  bientôt, 
et  qui,  remis  à  Herman,  le  meurtrier  de  Danton,  fit 
la  plus  redoutable  concurrence  au  Comité  de  sûreté 
générale. 

Ce  bureau  était  la  part  réelle  de  Robespierre  et 
le  vrai  but  de  la  loi,  part  minime  en  apparence. 
La  grosse  part  était  pour  Carnot.  On  lui  mit  le 
rapport  dans  la  main,  lui  imposant  de  le  lire  à 
la  Convention.  Véritable  coup  de  maître!  de  faire 
endosser  par  cette  lecture  au  plus  honnête,  au  plus 
humain  des  hommes,  la  solidarité  apparente  de 
l'acte  affreux  qu'on  préparait! 

Les  choses  étant  arrivées  là,  tout  convenu,  la 
nuit  avancée,  chacun  près  de  s'en  aller,  Saint-Just 
tira  de  sa  poche  un  volumineux  manuscrit,  sa 
barbare  et  furieuse  traduction  du  réquisitoire  de 
Robespierre. 

Cette  pièce,  horriblement  éloquente,  nous  a 
atteints,  tous,  amis  de  la  liberté,  d'une  inguéris- 
sable blessure!  Elle  nous  a  avilis.  Elle  fait  et  fera 
toujours  la  joie  des  tyrans.  Ils  rient  deux  fois  en 
la  lisant,  sur  la  perte  de  Danton,  sur  l'aveugle- 
ment de  Saint-Just.  La  France  dit,  le  cœur  arra- 
ché :  «  J'ai  perdu  mes  deux  enfants.  » 

Le  plus  triste,  dans  ce  discours  si  superbement 
montagnard,    ce    sont   les    appels    à    la    droite,    la 


ORDRE    D'ARRÊTER    DANTON  175 

subite  piété  de  Saint-Just.  Lui,  qui  le  13,  était 
encore  un  sceptique,  un  douteur,  qui  attestait  le 
néant,  le  30  il  a  appris  la  langue  du  maître,  il 
répète,  à  vide,  à  sec,  Immortalité,  Providence, 
Être  suprême,  Divinité,  que  sais  je?  et  tout  cela, 
pour  tuer. 

Chose  odieuse  !  de  voir  Saint-Just,  sous  des 
formes  si  hautaines,  flatteur  et  rusé,  fouiller  dans 
la  Convention  les  bas-fonds  de  la  vanité  :  «  Ils 
disent  que  vous  êtes  usés,  et  vous  avez  vaincu  l'Eu- 
rope ;  ils  disent  que  vous  êtes  usés  »,  etc. 

Il  ne  voit  pas  qu'en  allant  trop  loin  dans  l'ab- 
surde la  pierre  retombe  d'aplomb  sur  celui  qui  l'a 
lancée  !  Par  exemple,  si  Danton  soutenait  la  levée 
en  masse,  c'était  pour  faire  massacrer  d'une  fois  tous 
les  patriotes. 

Tout  le  monde  baissait  la  tête,  on  était  navré, 
malade.  Lui,  d'une  voix  monotone,  faible  et  basse, 
mais  invariable,  il  allait  comme  un  timbre  d'airain. 
Plusieurs  choses,  vraiment  furieuses,  tranchaient 
pourtant,  rappelaient  que  cet  être  était  un  homme, 
un  homme  enragé  de  haine;  par  exemple,  ce  mot 
à  Danton  :  «  Faux  ami,  naguère  tu  disais  du  mal  de 
Desmoulins,  instrument  que  tu  as  perdu,  tu  lui 
prêtais  des  vices  honteux.  »  Ainsi,  au  moment  même 
où  il  les  envoie  à  la  mort,  il  les  brouille,  les 
envenime,  leur  ôte  les  pleurs  mutuels  et  les^embras- 
sements  de  l'amitié. 

Ce  long  supplice  des  trois  Comités  étant  fini,  les 
bougies    aussi    finissaient   et    la    lumière   défaillait. 


176  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Les  têtes  se  relevèrent  un  peu  ;  les  ternes  regards  se 
tournèrent  vers  Robespierre,  plus  pâle  que  l'aube 
blafarde  de  mars.  Il  ne  donna  pas  un  signe.  Y  eut-il 
un  vote?  On  ne  sait...  La  Yicomterie  a  raconté  que 
tous  étaient  anéantis. 

On  ne  leur  donna  pas  une  minute  pour  en 
revenir.  A  Billaud,  qui  avait  eu  le  mérite  de  l'idée 
première ,  revenait  l'honneur  de  la  signature  ;  il 
prit  la  minute  du  mandat  d'arrêt  précipitamment 
griffonnée  sur  mauvais  papier  d'enveloppe,  signa, 
passa  à  Vadier.  Ils  signèrent  tous  dans  cet  ordre 
(je  mets  en  italique  les  noms  du  Comité  de  sûreté)  : 
Billaud,  Vadier,  Garnot,  Lebas,  Louis,  Gollot,  Barère, 
Saint-Just,  Jagot,  Prieur,  Gouthon,  Voulland,  Dubar- 
ran,  Elle  Lacoste,  Amar,  Moïse  Bayle,  Robespierre, 
La  Vicomterie.  (Pièces  du  rapport  de  Saladin,  p.  245.) 
Lindet  et  Ruhl  signèrent-ils?  Je  ne  le  vois  pas.  Mais 
comment  purent-ils  éluder? 


ARRESTATION   DE   DANTON,   DESMOULINS,   PHELIPPEAUX     177 


CHAPITRE    V 

ARRESTATION  DE  DANTON,  DESMOULINS,  PHELIPPEAUX 
(31  MARS  1794). 

Danton  et  Desmoulins  au  Luxembourg.  —  Desmoulins  continue  le  Vieux 
Cordelier.  —  Robespierre  intimide  l'Assemblée.  —  Résistance  de  la  Mon- 
tagne. —  La  droite  et  le  centre  votent  l'arrestation.  —  Danton  et  Desmou- 
lins à  la  Conciergerie.  —  Ce  qu'étaient  alors  le  tribunal  et  les  jurés. 


Les  victimes,  comme  il  arrive  dans  une  trop 
longue  alarme,  s'étaient  rassurées,  et  ce  jour  ne 
s'attendaient  plus  à  rien.  On  avait  habilement 
augmenté  leur  sécurité.  Billaud  dit  que  Robes- 
pierre, le  jour  où  il  consentit  la  mort  de  Danton, 
avait  accepté  un  dîner  avec  lui  à  quatre  lieues  de 
Paris,  et  qu'ils  revinrent  dans  la  même  voiture.  On 
ne  sait  rien  de  ce  qui  s'y  passa. 

Danton  disait  en  prison  :  «  Robespierre  n'avait 
jamais  parlé  à  Camille  Desmoulins  avec  tant  d'amitié 
que  la  veille  de  son  arrestation.  » 

Le  31  mars  (il  germinal)  à  six  heures  du  matin, 
ils  furent  arrêtés. 

Le  plus  frappé  fut  Camille.  Au  même  moment  il 
recevait  cette  lettre  :  «  Ta  mère  est  morte.  »  Et  il 
apprit  en  même  temps  que   Danton   était  perdu.  Il 

T.    VII.    —   RÉV.  12 


178  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION     FRANÇAISE 

se  jeta  sur  Lucile,  l'embrassa,  et  dans  son  berceau 
le  petit  Horace...  partit...  Famille,  amour,  amitié, 
liberté,  patrie,  toutes  les  fibres  du  cœur  arrachées 
du  même  coup  ! 

Débarqués  au  Luxembourg,  une  image  d'inno- 
cence, bien  propre  à  calmer,  vint  frapper  leurs  yeux. 
Ce  grand  coupable,  Hérault  de  Séchelles,  qui  ven- 
dait, disait-on,  les  secrets  de  la  République,  sa 
conscience  était  si  tranquille  qu'il  était  là,  dans  la 
cour,  qui,  comme  un  enfant,  jouait  au  bouchon.  Dès 
qu'il  vit  Camille  et  Danton,  il  courut  à  eux  et  les 
embrassa. 

Danton  fut  mieux  au  Luxembourg  qu'il  n'était 
depuis  longtemps.  Sa  situation  était  mauvaise,  mais 
non  plus  flottante.  Il  valait  mieux  pour  lui  être  vic- 
time que  protégé  de  Robespierre ,  comme  il  fut  au 
3  novembre.  Il  se  montra  gai,  causeur,  soulagé  d'un 
rôle  impossible. 

Le  concierge  du  Luxembourg,  le  bon  vieux  Renoit, 
était  aimé  des  prisonniers.  Ils  racontèrent  à  Danton 
ses  soins,  sa  sensibilité,  ses  larmes  pour  le  malheur. 
Danton,  fort  touché,  lui  dit  :  «  Je  vous  remercie, 
Renoît.  )> 

Il  trouva  là  Thomas  Payne,  toujours  écrivant  pour 
la  Révolution,  pendant  qu'elle  l'emprisonnait.  «  Good 
dayf  dit  Danton  en  riant,  avec  une  poignée  de  main. 
Ce  que  tu  as  fait  pour  ton  pays,  j'ai  voulu  le  faire 
pour  le  mien.  J'ai  été  moins  heureux,  mais  non  plus 
coupable...  On  m'envoie  à  l'échafaud;  eh  bien,  mes 
amis,  j'irai  gaiement!  » 


AIIRESTÀTION   DE   DANTON,  DESMOULINS,   PHELIPPEAUX      179 

Danton,  qui  avait  fini  en  ce  monde,  prenait  aisé- 
ment son  parti.  Mais  Camille,  que  la  mort  saisissait 
en  pleine  vie,  dans  son  triomphe  de  presse,  plein 
d'amour,  aimé,  adoré,  sentant  en  lui  la  voix  d'un 
monde...  il  arrivait  désespéré.  Un  prisonnier  d'à  côté, 
qui  entendait  ses  soupirs,  malade  lui-même,  au  lit, 
lui  dit,  de  l'autre  chambre,  aussi  haut  qu'il  put  : 
«  Qui  êtes- vous,  pauvre  malheureux?  »  Et  au  nom 
de  Desmoulins  :  «  Ah!  c'est  toi,  grand  Dieu!...  La 
contre-révolution  est  donc  faite?  » 

Le  malade  était  Fabre  d'Églantine. 

Le  théâtre  en  Fabre,  la  presse  en  Desmoulins,  la 
tribune  avec  Danton,  tout  dans  la  même  prison. 

Royalistes  et  robespierristes,  tous  voudraient  avilir 
le  malheur  de  Camille  Desmoulins.  —  «  Il  pleurait 
comme  une  femme,  restait  tout  le  jour  collé  aux  bar- 
reaux, pour  tâcher  de  voir  Lucile,  son  enfant,  dans  le 
Luxembourg.  Il  lisait  les  Nuits  d'Young,  il  ne  faisait 
qu'écrire  des  lettres  désespérées...  »  Il  faisait  encore 
autre  chose,  on  l'a  imprimé  en  1836.  Dans  cette  capti- 
vité de  deux  jours  (arrêté  le  31,  traîné  le  2  en  juge- 
ment!), le  grand  artiste,  avec  une  vigueur  de  vie 
indomptable,  avait  commencé  un  foudroyant  numéro 
du  Vieux  Cordelier.  «  Pauvre  peuple!  Jacques  Bon- 
homme! on  t'abuse,  mon  ami  »,  etc. 

Quand  le  bruit  de  l'arrestation  se  répandit  dans 
Paris,  personne  n'y  voulait  croire.  Les  royalistes 
s'obstinaient  à  nier  cette  grande  victoire  qui  leur 
tombait  comme  du  ciel;  ils  baissaient  modestement 
les  yeux,    cachaient  leurs   émotions.    Les  patriotes 


180  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

étaient  tentés  d'arrêter,  comme  alarmistes,  ceux  qui 
colportaient  la  nouvelle. 

La  Convention  s'assemble.  Legendre  monte  à  la 
tribune.  Un  tel  coup,  frappé  si  près,  venait  à  lui  visi- 
blement. Il  demande  que  les  représentants  arrêtés 
soient  entendus.  La  Montagne  frémissait,  appuyait. 

Robespierre,  averti,  arrive  :  «  En  quoi  Danton  a-t-il 
mérité  un  privilège  ?  En  quoi  diffèrent  Danton  et  son  col- 
lègue Chabot?...  Pourquoi  se  cléfîe-t-on  de  la  justice?... 
Quoi  !  lorsque  Y  égalité  triomphe  partout,  on  l'anéanti- 
rait dans  cette  enceinte!...  Qu'avez-vous  fait  jusqu'ici 
que  vous  n'ayez  fait  librement?...  Quiconque  tremble 
est  coupable!  Jamais  l'innocence  ne  redoute  la  surveil- 
lance publique  ».   (Applaudissements   de  la  droite.) 

«  Plus  d'idoles!  plus  de  privilèges!...  Nous  verrons 
si  la  Convention  saura  briser  une  idole  pourrie,  ou  si, 
dans  sa  chute,  elle  écrasera  la  Convention! 

«  Moi  aussi,  on  a  voulu  m'inspirer  des  craintes,  me 
faire  croire  que  le  danger  de  Danton  irait  jusqu'à  moi. 
On  comptait  sur  le  souvenir  d'une  ancienne  liaison... 
Rien  n'a  effleuré  mon  âme...  Que  le  danger  m'attei- 
gne, je  ne  le  regarde  pas  comme  une  calamité 
publique. 

«  Les  coupables  ne  sont  pas  nombreux;  j'en  atteste  la 
presque  unanimité  avec  laquelle  vous  votez  pour  les 
principes...  Nous  savons  que  quelques  membres  ont 
reçu  des  prisonniers  la  mission  de  demander  quand 
finiraient  les  pouvoirs  des  comités...  De  qui  tiennent- 
ils  leurs  pouvoirs ,  si  ce  n'est  de  la  patrie?...  Cette 
discussion  elle-même  est  une  offense  contre  elle... 


ARRESTATION   DE  DANTON,   DESMOULINS,   PHELIPPEAUX      181 

On  défend  les  conspirateurs,  pourquoi?  Parce  que 
l'on  conspire.  » 

La  presse  de  cette  époque  est  si  durement  bâil- 
lonnée que  pas  un  journal  n'a  osé  mentionner  la 
résistance  de  la  Montagne.  Par  qui  la  connaissons- 
nous?  Par  l'unique  témoignage  de  celui  qui  l'étouffa. 
C'est  Robespierre,  qui,  dans  ses  notes  secrètes  contre 
plusieurs  Montagnards,  nous  apprend  que  Delmas  et 
autres  demandèrent  qu'au  moins  un  vote  de  cette 
importance  ne  fût  pas  ainsi  enlevé,  mais  qu'on  avertît 
les  membres  de  tous  les  comités,  dispersés  dans  les 
bureaux,  afin  qu'ils  vinssent  voter. 

Le  journal  des  Jacobins,  dit  Journal  de  la  Montagne, 
attentif  ici,  comme  partout,  à  favoriser  Robespierre, 
et  qui  a  très  adroitement  caché  son  éclipse  du  5  sep- 
tembre ,  fait  effrontément  une  addition  pour  faire 
croire  que  Robespierre  ne  veut  rien  que  de  raison- 
nable :  «  Demander  que  des  coupables  soient  entendus 
avant  leurs  dénonciateurs,  c'est  plaider  leur  cause.  » 
Ces  trois  mots  ne  furent  pas  dits. 

La  droite  avait  applaudi  au  mot  innocence.  L'inno- 
cente, c'était  la  droite,  les  Sieyès,  les  Durand  de 
Maillane,  les  Boissy  d'Anglas.  La  coupable,  c'était  la 
Montagne.  La  droite  et  le  centre  soutinrent  Robes- 
pierre, comme  au  jour  où  la  Montagne  voulait  lui  ôter 
Héron.  Alors  ils  lui  sauvèrent  Héron ,  son  couteau 
contre  Danton;  et  le  1er  mars,  ils  lui  donnèrent  Dan- 
ton, Desmoulins,  la  vie  de  la  République,  les  obstacles 
naturels  de  la  future  réaction.  Qu'auraient  été  les 
Boissy  et  tous  ces  héros,  si  Danton  avait  vécu? 


182  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

La  réaction  elle-même  commençait  dans  le  discours 
de  Robespierre.  On  y  disait  tenir  le  pouvoir,  non  de 
l'Assemblée,  mais  de  la  patrie.  Précisément  comme 
l'empereur  Napoléon  l'a  dit  si  souvent  dans  le  Moni- 
teur. 

Le  soir,  Legendre,  aux  Jacobins,  roula  dans  la 
bouc.  Tout  à  coup  enthousiaste  du  décret  contre  ses 
amis,  il  dit  ces  paroles  :  «  Tout  adversaire  du  décret 
aura  affaire  à  moi...  Je  me  charge  de  le  dénoncer.  » 

Pour  prouver  à  la  Convention  qu'on  voulait  bonne 
justice,  on  l'amusa  d'une  loi  nouvelle  contre  les  faux 
témoins.  A  quoi  bon?  Pas  un  témoin  ne  fut  produit 
dans  l'affaire  (sauf  un  contre  Fabre);  on  en  avait 
appelé  deux  cents  contre  Hébert.  Ici,  ni  témoins  ni 
pièces. 

Quand  ils  furent  transférés  tous  du  Luxembourg  à 
la  Conciergerie  et  que  Danton  entra  sous  la  voûte 
qu'on  ne  repassait  que  pour  mourir,  il  dit  cette 
parole  :  «  C'est  à  pareil  temps  que  j'ai  fait  instituer 
le  tribunal  révolutionnaire1...  J'en  demande  pardon 


1.  Le  tribunal  révolutionnaire  avait  toujours  existé  en  France,  c'est-à-dire 
que  la  Raison  d'État  y  avait  toujours  dominé  le  Droit.  On  peut  dire  même 
que  ces  tribunaux  révolutionnaires  de  l'Ancien-Régime  étaient  plus  eboquants 
et  par  la  légèreté  aristocratique  des  juges  et  par  l'atrocité  des  peines.  Tout 
cela  était  naïvement  absurde,  horrible.  De  Mesmes  et  Maupcou,  revenant  le 
matin  du  petit  théâtre  de  la  duchesse  du  Maine  ou  de  chez  la  Du  Barry, 
par-dessus  l'habit  de  Scapin,  passaient  l'hermine  à  la  hâte,  et,  selon  l'intrigue 
du  jour,  politique  ou  religieuse,  pendaient,  rouaient  ou  brûlaient.  II  manquait 
là  cependant  une  laideur  qui  vint  plus  tard  :  un  jury  manipulé.  Ce  grand 
peuple,  qui  a  été  le  docteur  et  le  pape  du  Droit  au  seizième  siècle,  qui  a 
trouvé,  promulgué,  au  dix-huitième  siècle,  la  Loi  pour  toute  la  terre,  n'en  a 
pas  moins  un  organe  faible,  quelque  peu  atrophié  et  qui  ne  revient  pas  bien  : 
le  sens  do  la  Justice  criminelle  et  civile. 


ARRESTATION   DE   DANTON,   DESMOULINS,   PHELIPPEAUX      183 

à  Dieu  et  aux  hommes...  Mais  c'était  pour  prévenir 
un  nouveau  septembre;  ce  n'était  pas  pour  qu'il  fût 
le  fléau  de  l'humanité.  » 

Ce  tribunal,  au  reste,  différait  entièrement  de  son 
institution  première.  Il  fut  changé  jusqu'à  trois  fois 
en  neuf  mois  de  1793. 

D'après  le  premier  projet,  celui  de  Lindet,  on  n'y 
eût  été  envoyé  que  par  décret  de  la  Convention.  Evi- 
demment il  n'eût  jugé  que  des  cas  d'exception  peu 
nombreux.  Il  aurait  jugé  les  actes,  non  les  opinions. 

On  a  vu  qu'à  l'époque  de  la  trahison  de  Toulon, 
la  Commune  exigea  un  tribunal  plus  nombreux  et 
plus  rapide.  Cependant  il  restait  des  garanties.  Le 
président  devait  faire  un  interrogatoire  préalable , 
recevoir  les  dépositions  écrites  des  témoins.  Les 
juges,  les  jurés,  devaient  chaque  mois  être  répartis 
au  sort  entre  les  quatre  sections  qui  composaient  le 
tribunal,  de  sorte  qu'on  ne  pût  prévoir  quelles  affaires 
leur  seraient  soumises. 

L'accélération  des  jugements  ne  permit  guère  bien- 
tôt de  suivre  ces  mesures.  Robespierre  demanda  pour- 
tant, le  25  décembre,  une  accélération  nouvelle.  Il 
l'eût  demandée  encore  en  ventôse,  si  le  juré  Scellier, 
l'un  des  jurés  les  plus  durs,  ne  l'eût  prié  cependant 
de  ne  pas  désespérer  le  jury.  Il  attendit  prairial. 

Au  2  avril,  quand  s'ouvrit  le  procès  de  Danton,  le 
tirage  au  sort  des  jurés  se  faisait  sans  nul  témoin, 
entre  le  président  Herman  et  Fouquier-Tinville. 
Tirage,   non;   mais  triage!   Il  y  parut  aux  résultats. 

Le  chef  du  jury  était  un  homme  des  Cévennes, 


184  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

Trinchard;  de  ces  têtes  de  caillou,  dures  et  de 
travers,  qui,  dans  ces  gorges  étroites  du  Midi, 
semblent  avoir  été  faussées  en  naissant  d'un  dard 
du  soleil. 

L'homme  principal  était  Renaudin  (des  Vosges), 
luthier,  établi  à  Lyon,  de  là  à  Paris,  fixe  aux  Jaco- 
bins, leur  surveillant  pour  Robespierre,  compagnon 
ordinaire  des  promenades  du  grand  homme.  Camille 
le  récusa  en  vain. 

Le  Provençal  Fauvety,  Topino-Lebrun,  un  peintre, 
étaient  des  hommes  de  valeur,  fanatiques  ambi- 
tieux, qui  poussaient  le  char  du  maître,  sûrs  avec 
lui  d'aller  très  loin. 

Le  chirurgien  Souberbielle,  Gascon,  âpre,  inté- 
ressé, avait  donné  un  gage  particulier  de  dureté  ; 
il  était  chargé  du  triste  examen  des  prisonnières 
qui  se  disaient  enceintes;  jamais  ou  presque  jamais 
il  n'en  voulut  voir  de  signes.  Son  vote  contre  Dan- 
ton lui  fut  payé  par  la  place  de  chirurgien -major 
de  l'École  de  Mars. 

Un  excellent  juré  était  Ganney,  qui,  étant  idiot 
et  ne  comprenant  pas  plus  les  demandes  que  les 
réponses,  à  tout  hasard  tuait  toujours. 

Meilleur  encore  et  plus  solide  était  un  vieux 
marquis,  Leroy  de  Mont-Flabert,  qui  parlait  toujours 
du  10  août  et  qu'on  surnomma  Dix-Août.  Celui-là, 
c'était  l'immuable,  celui  qui  ne  bronchait  jamais, 
qu'aucun  incident  n'émouvait,  véritable  idéal  du 
juré  :  il  était  sourd. 


PROCÈS    DE    DANTON  185 


CHAPITRE    VI 

PROCÈS  DE  DANTON  (2-3  AVRIL  1794). 


Admiration  des  Russes  pour  Robespierre.  —  Les  robespicrristes  ont  survécu 
à  leurs  ennemis,  —  Ils  dominent  encore  l'histoire.  —  La  vitalité  de  la 
République  périt  en  avril  —  Ouverture  du  procès,  2  avril.  —  Embarras 
de  l'accusateur  public.  —  Embarras  du  président.  —  Un  seul  témoin  ;  son 
témoignage  mutilé.  —  On  refuse  les  pièces  nécessaires  aux  accusés.  — 
Danton  accuse  les  accusateurs.  —  Son  discours  du  3,  mutilé,  défiguré.  — 
On  lui  ôte  la  parole  par  surprise. 


«  Ce  terrible  Danton  fut  véritablement  escamoté 
par  Robespierre.  »  Ce  mot  est  d'un  Girondin  ran- 
cuneux,  de  Riouffe,  depuis  grand  réactionnaire  et 
sous-préfet  de  l'Empire.  Il  jouit  visiblement  et  ne 
manque  pas  d'ajouter  ce  mensonge  que  les  danto- 
nistes,  dans  leur  malheur,  n'étaient  occupés  que 
d'eux,  nullement  de  la  patrie.  Plus  naïvement  encore, 
les  royalistes  témoignent  de  la  joie  qui  les  saisit, 
quand,  ce  miracle  improbable,  ils  le  virent  et  le  tou- 
chèrent :  Danton  arrivant  aux  prisons.  Danton  tué 
par  Robespierre,  la  République  égorgée  par  la  Répu- 
blique. (Voy.  Mémoire  sur  les  prisons.) 

Ce  sentiment  était  commun  à  tous  les  contre- 
révolutionnaires  de  l'Europe.    Un  très  intime  confî- 


186  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

dent  de  la  famille  impériale  de  Russie,  l'historien 
Karamsin,  secrètement  envoyé  à  Paris,  peut-être 
pour  empêcher  l'alliance  polonaise,  fut  saisi  d'admi- 
ration pour  la  vigueur  de  Robespierre.  L'extermi- 
nateur des  factions  eut  dès  lors  toute  son  estime. 
Et  quand,  revenu  à  Pétersbourg,  il  apprit  le  9  ther- 
midor, il  versa  d'abondantes  larmes. 

Si  les  prêtres  et  les  rois ,  dans  leur  langage 
officiel,  maudissent  le  chef  des  Jacobins,  c'est  leur 
rôle,  c'est  leur  métier;  ils  doivent  parler  ainsi.  Dans 
leur  for  intérieur,  c'est  tout  autre  chose.  Celui  qui 
tua  Glootz  et  Chaumette,  la  Commune  de  Paris,  et 
brisa  le  nouvel  autel,  sa  créa  un  titre  éternel 
auprès  du  clergé.  Et  celui  qui  tua  Danton,  Desmou- 
lins, la  voix  de  la  République  et  la  vie  de  la  Mon- 
tagne, mérita  par  cela  seul  la  reconnaissance  des 
rois. 

Tous  les  gouvernements  sont  frères.  Et  Robespierre 
fut  un  gouvernement.  Il  est  résulté  de  là  deux 
choses  : 

La  tradition  gouvernementale  de  l'Europe  lui  est 
restée  favorable,  comme  à  l'homme  qui  transfor- 
mait la  Révolution; 

Et  la  tradition  révolutionnaire  lui  est  restée  favo- 
rable, comme  à  l'homme  en  qui  fut  le  gouverne- 
ment de  la  République. 

Qui  tua  la  République?  Son  gouvernement.  La 
forme  extermina  le  fond;  elle  chercha  l'ordre  et  le 
calme  dans  l'extinction  des  forces  vives.  Elle  brisa 
à  la  fois  la  liberté  et  la  conscience.  Mais  c'est  jus- 


PROCÈS    DE    DANTON  187 

tement  cela  qui  lui  assurait  les  plus  chauds  défen- 
seurs dans  l'avenir.  Tous  ceux  qui  se  trouvèrent 
associés  à  ces  actes  par  fanatisme  ou  lâcheté  sont 
devenus  les  avocats  obligés  de  Robespierre. 

Les  dantonistes,  d'une  part;  de  l'autre,  Clootz, 
Ghaumette,  la  Commune  de  Paris,  ont  disparu  tous 
à  la  fois.  Leurs  meurtriers  ont  survécu. 

Plusieurs,  dans  leur  âpre  vieillesse,  inquiète  de 
la  postérité,  ont  pu,  jusqu'à  près  de  cent  ans,  tra- 
vailler la  calomnie,  conseiller  les  écrivains,  écrire, 
murer  dans  la  nuit  de  l'erreur  la  mémoire  de  leurs 
victimes. 

Hébertiste  et  robespierriste,  Ghoudieu,  Levasseur, 
deux  octogénaires,  ont  pu  continuer  d'ensemble 
leur  guerre  contre  Phelippeaux,  nier  l'évidence, 
démentir  Kléber  et  les  témoins  oculaires,  les  actes 
authentiques.  Contre  Danton,  Desmoulins,  ont  pu 
mentir  à  leur  aise  les  oracles  toujours  consultés, 
un  Barère  qui  les  livra,  un  Souberbielle  qui  les 
jugea.  Pour  comble,  l'école  de  Babel,  les  catholico- 
robespierristes,  ravis  de  septembriser  la  mémoire 
des  incrédules,  ont  achevé  de  brouiller  tout. 

Je  me  tais  sur  ceux  qu'on  peut  appeler  la  famille 
et  l'intimité  de  Robespierre.  Je  respecte  en  eux  la 
religion  du  souvenir.  Cependant,  comment  essayent- 
ils  de  défendre  leur  idole?  En  continuant  la  cruelle 
persécution  des  dantonistes,  en  admettant  comme 
prouvés  les  on  dit  sur  la  foi  desquels  on  les  mena 
à  la  mort. 

Dans  toute  la  Révolution,  une  méthode  invariable 


188  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

a  servi  aux  robespierristes  pour  tuer  leurs  ennemis, 
une  même  accusation.  Quelle  contre  Jacques  Roux? 
Le  vol.  Contre  Hébert?  Le  vol.  Et  Fabre?  Le  vol. 
Et  Danton?  Le  vol. 

Quand  Robespierre  périt,  il  en  était  à  Gambon, 
qu'il  appela  fripon  le  8  thermidor. 

«  Si  nous  n'avons  aucune  pièce,  disent  les  enne- 
mis de  Danton,  c'est  qu'elles  étaient  dans  un  dos- 
sier entre  les  mains  de  Lebas,  et  ce  dossier  aura 
été  brûlé  par  les  dantonistes  après  Thermidor.  » 
Mais  vous  l'aviez  ce  dossier,  à  l'époque  du  juge- 
gement.  Et  comment  donc  avez-vous  été  si  discrets 
que  de  ne  le  pas  produire?  Vous  l'avez  gardé  sans 
doute  avec  les  preuves  de  la  trahison  d'Hérault, 
qui  n'existèrent  jamais,  avec  le  faux  de  Fabre 
d'Églantine?  Elle  subsiste  cette  dernière  pièce,  elle 
est  retrouvée  maintenant,  et  vous  en  resterez  acca- 
blés pour  tout  l'avenir. 

«  Mais  il  est  de  notoriété  que  ce  parti  était  orléa- 
niste. »  Je  sais  que  Louis-Philippe  n'a  rien  négligé 
pour  fortifier  cette  tradition.  C'est  de  sa  bouche 
qu'un  historien  illustre  a  reçu  l'étrange  anecdote 
qui,  dans  le  fondateur  principal  même  de  la  Répu- 
blique, crée  à  la  royauté  nouvelle  un  patron  et 
un  prophète.  J'ai  montré  ailleurs  que  la  prétendue 
conspiration  orléaniste  de  Danton  est  impossible 
par  les  dates.  Dans  la  Belgique,  on  l'a  vu,  Danton 
suivit  précisément  la  voie  de  Cambon,  contraire  à 
celle   de  Dumouriez  et  des  orléanistes. 

Ce  n'est  pas  seulement  Danton  qui  a  été  escamoté 


PROCÈS    DE    DANTON  189 

c'est  son  histoire  et  sa  mémoire,  c'est  celle  des 
dantonistes,  c'est  celle  de  la  Commune,  de  Glootz 
et  Chaumette,  celle  des  représentants  montagnards, 
cruellement  poursuivis  pour  leurs  missions  de  1793, 
qui  sauvèrent  la  France,  de  juin  en  octobre,  avant 
que  le  Comité  agît. 

Toute  la  gloire  de  la  Montagne  a  été  monopolisée 
par  le  Comité,  celle  du  Comité  par  Robespierre  : 
c'est-à-dire  l'histoire  républicaine  a  été  constam- 
ment écrite  dans  le  sens  monarchique,  au  profit 
d'un  individu. 

«  Prenez  garde  !  disent-ils,  prenez  garde  !  si  vous 
touchez  à  Robespierre,  vous  blessez  la  Républi- 
que !  »  Je  le  sais  parfaitement,  ces  choses  sont 
identiques  en  vous  ;  tout  ce  que  vous  comprenez 
de  la  République,  c'est  la  dictature,  le  suicide  de 
la  République. 

Nous  établissons  dans  ce  livre  que  la  dictature 
collective  des  comités  fut  pour  un  moment,  d'oc- 
tobre en  décembre,  la  défense  et  le  salut.  Là 
elle  devait  cesser.  Mais  la  dictature  d'un  individu 
avait  commencé  ;  elle  s'empara  de  toutes  les  forces 
matérielles  dans  les  six  semaines  qui  suivirent  la 
mort  de  Danton,  lançant  la  France  dans  une  voie 
rapide  de  réaction  monarchique  qui  fut  applaudie 
de  l'Europe,  et  que  la  contre-révolution  continua 
après  Thermidor. 

La  chute  de  la  République  date  pour  nous  non 
de  Thermidor  où  elle  perdit  sa  formule,  mais  de 
mars,  d'avril,   où  elle  perdit  sa  vitalité,  où  le  génie 


190  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  Paris  disparut  avec  la  Commune,  où  la  Mon- 
tagne plia  sous  la  terreur  de  la  droite,  où  la  tri- 
bune, la  presse  et  le  théâtre  furent  rasés  d'un 
même  coup. 

Le  2  avril,  à  onze  heures,  on  amena  les  accusés. 
La  terreur  qu'ils  inspiraient  était  marquée  naïve- 
ment par  le  soin  qu'on  avait  pris  de  placer  au 
tribunal  (chose  nouvelle)  deux  accusateurs  publics. 
On  ne  se  fiait  pas  assez  à  Fouquier-Tinville,  parent 
de  Camille  Desmoulins  et  placé  par  lui.  Fouquier, 
comme  un  bon  nombre  des  juges  et  jurés,  révo- 
lutionnaires subalternes,  était  client  et  créature  de 
ceux  qu'il  allait  tuer.  Pour  l'aider,  on  le  surveilla, 
on  lui  donna  pour  acolyte  Fleuriot,  un  des  zéros 
de  Robespierre,  qu'il  fit  bientôt  maire  de  Paris. 

La  pensée  meurtrière  du  procès  parut  déjà  dans 
l'arrangement  artiste  et  perfide  qu'on  vit  au  banc 
des  accusés.  On  avait  mis  Danton  et  Hérault  aux 
côtés  de  l'homme  le  plus  sali,  Delaunay;  Fabre  près 
de  Chabot  et  Lacroix  ;  l'irréprochable  Phelippeaux  à 
côté  de  l'agioteur  d'Espagnac. 

Les  deux  Allemands  Frey,  l'Espagnol  Gusman,  le 
Danois  Deideriksen ,  étaient  là  pour  donner  bonne 
mine  au  procès,  pour  justifier  le  mot  d'ordre  : 
Conspiration  de  V étranger. 

Quand  Danton  entra  ainsi  entre  ces  larrons,  les 
cœurs  patriotes  bondirent.  Un  greffier  du  tribunal, 
Fabricius  Paris,  jetant  tout  respect  humain,  toute 
peur,  traversa  la  salle,  alla  au  banc  des  accusés 
et  se  jeta  en  pleurant  au  cou  de  Danton. 


PROCÈS    DE    DANTON  191 

Tout  près  des  fauteuils  des  juges,  du  doux  et 
sinistre  Herman,  la  lucarne  de  Nicolas,  imprimeur 
du  tribunal,  était  toute  grande  ouverte  et  mon- 
trait flamboyants  dans  l'ombre  les  yeux  avides 
et  colères  du  Comité  de  sûreté  ;  plusieurs  de  ses 
membres  étaient  là,  pour  montrer  du  zèle,  mon- 
trant qu'ils  surveillaient  eux-mêmes,  sans  s'en 
rapporter  aux  espions  et  regardant  comment  leurs 
hommes  allaient  marcher. 

Qu'ils  marchassent,  c'était  un  problème.  Fou- 
quier  n'avait  ni  pièces  ni  témoins  (sauf  un  contre 
Fabre).  Le  Comité  ne  lui  donnait  nul  moyen,  et 
puis  il  lui  disait  :  «  Marche  !  » 

Qu'avait  donc  à  présenter  ce  pauvre  Fouquier  ? 
Sa  conviction  personnelle  ?  J'en  doute.  Dans  ce 
mois  même,  il  dîna  secrètement  avec  deux  amis  de 
Danton.  Pour  suppléer  par  la  richesse  des  mots 
a  la  pauvreté  des  preuves,  il  fit  lire  d'abord  le 
long  verbiage  d'Amar  contre  les  agioteurs,  et  à 
la  fin  l'atroce  diatribe  de  Saint-Just.  Entre  ces 
deux  grosses  pièces,  il  glissa  vite  son  maigre 
petit  travail,  où,  tâchant  absolument  de  mettre 
quelque  chose  de  lui,  il  n'a  trouvé  que  ce  non- 
sens  :  «  Que  Chabot  n'était  pas  plus  délicat  que 
Camille  Desmoulins.  » 

Il  s'assit.  Et  alors  on  s'aperçut  qu'on  avait  oublié 
de  faire  venir  deux  accusés  :  Lhuillier,  qu'on  inno- 
centa (parce  qu'on  s'en  servit,  il  se  tua  de  remords) 
et  Westermann,  qui,  avec  Marceau,  venait  de  finir 
la  Vendée. 


192  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

«  Votre  nom?  votre  âge?  votre  demeure?  —  Je 
suis  Danton;  j'ai  trente-cinq  ans.  Ma  demeure  sera 
demain  le  néant  ;  mon  nom  restera  au  panthéon 
de  l'histoire.  » 

«  Et  moi,  Camille  Desmoulins;  trente-trois  ans; 
l'âge  du  sans-culotte  Jésus.  » 

Heureusement  pour  le  président,  comme  il  y 
avait  trois  affaires  en  réalité,  sans  rapport  entre 
elles,  il  pouvait  s'éloigner  longtemps  de  ces  ter- 
ribles accusés,  mettre  la  sourdine  aux  débats,  en 
s'appesantissant  sur  Fabre,  qui  était  là  malade, 
tout  enveloppé,  et  qui  à  grand'peine  se  faisait 
entendre. 

Quelque  fort  qu'il  fût  de  sa  cause,  on  ne  crai- 
gnait rien  de  lui,  pourquoi?  Parce  qu'elle  reposait 
tout  entière  sur  l'écrit  fatal  que  gardaient  ses 
ennemis.  Ils  pouvaient,  de  leur  lucarne,  rire  à 
l'aise  en  voyant  le  malade  se  débattre  et  s'effor- 
cer, comme  ceux  qui,  du  haut  d'un  pont,  riraient 
des  efforts  d'un  noyé.  Herman,  aux  demandes  obsti- 
nées qu'il  faisait  de  cette  pièce,  répondait  toujours 
doucement  :  «  Elle  a  été  examinée.  » 

Fabre  articula  tous  les  faits  qui  ont  été  trouvés 
vrais  dans  l'enquête  et  l'examen  fait  récemment 
aux  Archives  (février  1853). 

Du  reste,  il  montra  moins  d'adresse  qu'on  n'eût 
supposé.  Gambon,  en  attestant  le  faux,  ne  disait 
aucunement  qu'il  fût  de  Fabre  d'Églantine.  Fabre 
l'irrita  en  disant  qu'il  avait  trouvé  Gambon  plus 
favorable  que  lui  à  la  Compagnie.  Gambon,  sanguin 


PROCÈS    Dii    DANTON  193 

et  colérique,    s'emporta,   sans  voir  le    secours  qu'il 
donnait  à  l'accusation. 

Les  notes  de  l'audience,  travaillées  par  Goffinhal 
(on  l'a  vu  au  procès  d'Hébert),  imprimées  par 
Nicolas,  l'homme  de  Robespierre,  avant  de  passer 
aux  journaux,  sont  arrangées  de  manière  qu'on 
croirait  que  Gambon  a  nié  tous  les  faits  avancés 
par  Fabre,  nié  l'évidence  même,  nié  ce  que  les 
pièces,  heureusement  subsistantes,  mettent  pour 
jamais  hors  de  doute.  Non,  un  homme  si  honnête 
put  s'emporter  un  moment,  mais  jamais  il  ne  put 
faire  de  lâches  et  meurtriers  mensonges  pour 
pousser  l'infortuné  qui  avait  un  pied  dans  le  tom- 
beau. 

Je  croirai  bien  aisément  ces  notes  falsifiées, 
quand  je  sais  qu'elles  ont  été  tronquées,  mutilées. 
Le  président,  voyant  Gambon  irrité  et  rouge,  de 
la  maladroite  attaque  de  Fabre,  s'enhardit  à  lui 
demander  ce  qu'il  pensait  de  Danton  et  de  Des- 
moulins, s'il  ne  les  regardait  pas  comme  des 
conspirateurs  :  «  Loin  de  là,  dit-il  rudement,  je  les 
regarde  tous  deux  comme  d'excellents  patriotes, 
qui  n'ont  cessé  de  rendre  d'importants  services  à 
la  Révolution.  »  Le  falsificateur  a  sans  scrupule 
supprimé  ces  mots  ;  nul  journal  n'a  osé  les  mettre 
que  longtemps  après.  {Histoire  parlementaire,  XXXIV, 
403.) 

Si  Fabre  ne  put  voir  la  pièce  pour  laquelle  il 
périssait,  Hérault  de  Séchelles  n'eut  pas  davantage 
la  fameuse  pièce   de   Toulon    avec   laquelle  Robes- 

T   VII.    —   HÉV.  ^3 


194  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

pierre  l'avait  étranglé  au  Comité  de  salut  public. 
On  n'osa  même  en  parler. 

Pourquoi  Hérault  était-il  là?  Il  désirait  le  savoir; 
on  lui  montra  une  grossière  fabrication  de  police, 
farce  ignoble  de  mouchards.  Pour  Phelippeaux,  on 
lui  soutint  qu'il  avait  conspiré.  Nulle  preuve,  nulle 
explication  ;  ses  complices,  huit  jours  après,  furent 
amenés  au  tribunal.  Mais  cette  fois,  les  jurés  qui 
venaient  de  trouver  la  conspiration  certaine  la  décla- 
rèrent non  prouvée.  Quelque  endurcis  qu'ils  fussent, 
ils  voyaient  avec  horreur  sur  leurs  mains  le  sang 
de  ce  juste. 

Quoiqu'on  eût  tué  le  temps,  usé  les  heures  tant 
qu'on  pouvait,  il  fallut  bien  en  venir  à  Danton  à 
la  longue,  le  laisser  aussi  parler.  Tout  changea  de 
face.  La  salle  se  transfigura,  le  peuple  frémit,  les 
vitres  tremblèrent.  Il  se  trouva  tout  à  coup  que 
Danton  était  le  juge  ;  tous  regardèrent  à  l'autre 
bout,  vers  les  accusés  véritables,  les  membres  du 
Comité,  dont  la  face  effrayée  se  voyait  honteuse- 
ment encadrée  à  la  lucarne  comme  dans  une  guil- 
lotine; eux-mêmes  s'étaient,  sans  le  savoir,  consti- 
tués en  jugement;  ils  s'enfuirent  l'un  après  l'autre. 

Danton  dit,  en  son  nom,  au  nom  de  Desmou- 
lins et  de  Phelippeaux,  qu'on  les  avait  accusés 
parce  qu'ils  allaient  accuser,  qu'ils  demandaient 
que  l'Assemblée  nommât  une  commission  qui  reçut 
leur  dénonciation  contre  la  tyrannie  des  comités, 
qu'ils  appelaient  comme  témoins  seize  membres  de 
la  Convention.  Herman,  Fouquier  et  Fleuriot,  épou- 


l'ROC  ES    DE    DANTON  195 

vantes   et  du  discours    et   de    l'attitude   du  peuple, 
se  turent  et  levèrent  la  séance  (le  soir  du  3  avril). 

Ce  discours  vainqueur  de  Danton ,  qui  enleva 
ceux  qui  l'entendirent,  foudroya  ses  ignobles  juges, 
qu'est-il  devenu  ?  La  scélératesse  des  mutilateurs 
est  ici  palpable.  Ils  ont  biffé  le  discours,  rayé  cette 
parole  vivante,  et  comme,  dans  le  compte  rendu, 
ce  vide  énorme  bâillait,  qu'ont-ils  fait  ?  Une  chose 
plus  hardie  encore  qui  frappe  dans  tous  les  jour- 
naux (tous  ont  suivi  ou  abrégé  ces  notes  du  faus- 
saire Goffînhal1,  imprimées  par  Nicolas),  ils  ont 
mêlé  la  séance  du  2  avec  celle  du  3,  sans  dire  où 
l'une  finit,   où  l'autre  commence  ! 

Chose  perfide  !  dans  le  compte  rendu  du  3,  tels 
mots,  évidemment  ironiques,  de  Danton  y  sont 
donnés   pour  des   aveux. 

Après  avoir  dit  par  exemple  :  «  Je  me  souviens 
en  effet  d'avoir  provoqué  le  rétablissement  de  la 
royauté»,  etc.,  il  dit,  en  se  jouant  de  même  :  «  On 
me  confia  cinquante  millions,  je  l'avoue.  »  On  a  sup- 
primé ce  qui  entourait  ces  mots,  de  sorte  qu'il 
semble  que  Danton  ait  reçu  cinquante  millions,  tandis 
qu'il  rappelle  seulement  par  cette  phrase  ironique 
les  cinquante  millions  confiés  en  août  au  Comité  de 
salut  public,  —  pour  faire  ressortir  le  peu  de  fonds 
dépensés  sous  son  ministère  en  1792  pour  la  libéra- 

1.  Personne  n'y  mit  jamais  moins  de  façon  que  cet  Auvergnat.  Dans  le 
fameux  malentendu  qui  permit  au  père  Loiserolles  de  mourir  à  la  place  de 
son  fils,  Coffinhal,  voyant  arriver  un  vieillard  au  lieu  d'un  jeune  homme,  n'a 
pas  pris  la  peine  d'éclaircir  la  chose.  Il  a  tranquillement  falsifié  l'acte, 
changé  les  prénoms,  surchargé  les  chiffres  d'années,  etc. 


196  HISTOIRE   DE   LA   REVOLUTION   FRANÇAISE 

tion  du  territoire,  en  comparaison  de  cette  masse 
monstrueuse  de  fonds  secrets  confiés  au  Comité 
en  1793. 

Danton  parla  presque  tout  le  jour  du  3.  Et  le 
compte  rendu  donne  en  tout  six  petites  pages. 
Coffinhal  a  sabré  tout  ce  qui  était  faits  et  preuves  ; 
il  a  laissé  les  bravades,  les  paroles  de  fierté,  qui, 
sans  doute  perçant  par  éclairs  dans  une  forte  discus- 
sion, échappant  comme  cris  du  cœur  et  de  la  dignité 
blessée,  ne  sont  nullement  ridicules,  mais  qui  le 
deviennent  quand  on  les  isole  de  tout  ce  qui  les  sou- 
tenait. Ce  barbare  mutilateur,  biffant  les  paroles 
suprêmes  d'un  homme  si  près  de  la  mort,  n'a  songé 
qu'à  faire  de  Danton  un  burlesque  et  un  grotesque, 
conformément  au  mot  d'ordre  donné  le  2  par  Robes- 
pierre :  l'idole  et  l'idole  pourrie. 

La  foule  immense  qui  entendit  le  3  avril  la  justifi- 
cation de  Danton,  la  trouva  si  concluante  que,  sous 
les  yeux  mêmes  du  Comité  de  sûreté,  devant  ce  tri- 
bunal de  mort,  elle  applaudit  avec  enthousiasme. 

Alors  Herman  à  Danton  :  «  Tu  es  fatigué,  Danton  ; 
cède  la  parole  à  un  autre;  je  te  la  redonnerai  après 
quelque  temps  de  repos.  » 

Admirez  l'hypocrisie  du  rédacteur  des  notes  en- 
voyées aux  journaux  :  «  Sa  voix  était  altérée...  Cette 
position  pénible  fut  sentie  de  tous  les  juges,  qui  l'in- 
vitèrent à  suspendre,  pour  reprendre  ensuite  avec 
plus  de  calme  et  de  tranquillité.  » 

Herman,  bien  soulagé  alors,  voltigea  tout  à  son 
aise  de  l'un  à  l'autre  accusé,  laissant  dire  un  mot  à 


PROCÈS   DE   DANTON  107 

chacun  et  sans  laisser  à  aucun  le  temps  d'achever. 

Cela  permettait  à  Herman,  à  Fouquier,  de  reprendre 
leurs  esprits.  Un  accusé  renouvelant  la  demande 
d'appeler  en  témoignage  des  membres  de  la  Conven- 
tion, ils  trouvèrent  cette  réponse  incroyable  :  «  La 
Convention  étant  votre  accusateur ,  aucun  de  ses 
membres  ne  peut  témoigner  pour  vous.  » 

«  Du  reste,  dit  Fouquier,  pressé  sur  cette  raison 
ridicule,  j'écris  à  la  Convention  ;  sa  décision  sera 
suivie.  » 

Voilà  tout  ce  qu'on  sait  de  la  séance  du  3. 


193  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE  VII 

PROCÈS  ET  MORT  DE   DANTON,  DESMOULINS,  ETC. 
(4-5  AVRIL,  15-16  GERMINAL). 

Le  jury  est  divisé.  —  On  organise  une  machine  pour  étouffer  le  procès.  — 
Lucile  écrit  en  vain  à  Robespierre.  —  On  obtient  un  décret  contre  les 
accusés.  —  La  nuit  du  4  au  5;  le  jury.  —  Derniers  moments  des  accusés. 
—  Leurs  titres  devant  la  postérité.  —  Desmoulins  sur  la  charrette.  — 
Mort  de  Danton  et  Desmoulins. 


La  lettre  ne  fut  écrite  que  le  lendemain  4  avril 
(15  germinal)  au  matin.  Elle  put  ainsi  être  déli- 
bérée, discutée  toute  la  nuit.  Les  premiers  mots  : 
«  Un  orage  horrible  gronde  depuis  que  la  séance  est 
commencée...  Les  accusés  enforcenés...  »,  etc.,  sont 
habilement  combinés  pour  faire  croire  que  l'accusa- 
teur écrivit  pendant  l'audience,  vaincu  par  le  bruit 
et  les  cris,  aux  abois,  désespéré. 

En  réalité,  l'affaire  allait  mal.  Chose  inattendue, 
la  division  était  dans  le  jury.  Le  juré  Naulin,  homme 
de  loi,  avait  dit,  après  l'audience  :  «  Il  est  impossible 
de  leur  refuser  leurs  témoins.  »  Quatre  ou  cinq  jurés, 
tacitement,  étaient  de  l'avis  de  Naulin.  Fouquier, 
inquiet,  alla  aux  comités  et  voulut  voir  Robespierre; 
il  s'était  retiré  chez  lui.   Billaud,  Saint-Just,  au  pre- 


MORT  DE   DANTON   ET   DE   DESMOULINS  199 

mier  mot  de  témoins  qu'il  prononça,  lui  fermèrent 
la  bouche;  ils  le  chassèrent  avec  menaces.  Fouquier 
et  Herman,  placés  dans  cette  passe  dangereuse  de 
demander  expressément  la  violation  de  la  loi,  crurent 
se  couvrir  en  glissant  dans  la  lettre  ce  mot  :  «  Tracez- 
nous  notre  conduite,  l'ordre  judiciaire  ne  nous  four- 
nissant aucun  moyen  de  motiver  ce  refus.  » 

Les  jurés  les  plus  solides  avaient  été  chez  Robes- 
pierre et  n'en  avaient  rien  tiré. 

Il  arriva  ce  qu'il  arrive  toutes  les  fois  que  les  rois 
ont  besoin  d'un  crime.  Il  se  fait  même  sans  eux.  Il 
y  a  toujours  quelque  part  l'homme  dévoué,  l'homme 
fatal,  pour  les  dispenser  de  prendre  l'initiative. 

Depuis  vingt-quatre  heures,  les  zélés  avaient  com- 
passion de  l'embarras  du  gouvernement  et  dressaient 
une  machine.  Les  administrateurs  de  police,  récem- 
ment renouvelés,  entre  autres  le  cordonnier  Will- 
cheritz,  qui  aida  fort  à  organiser  les  grandes  four- 
nées de  messidor,  couraient  les  prisons,  s'agitaient, 
s'informaient  et  chuchotaient.  Grand  effroi  chez  les 
prisonniers.  «  Youdrait-on  un  2  septembre  pour 
étouffer  le  procès  ?  »  Ces  bruits  circulaient  aussi 
au  dehors.  Danton  avait  vaincu  le  3,  c'était  l'opi- 
nion générale;  on  ne  pouvait  l'assassiner  que  dans 
un  grand  pêle-mêle,  un  massacre  confus  des  prison- 
niers. Ghaumette  avait  des  nouvelles  du  dehors 
deux  fois  par  jour  ;  il  les  donna  à  ses  compagnons 
du  Luxembourg,  qui  en  furent  glacés  d'horreur. 
Mais  la  prison  brise  l'homme;  aucun  n'avait  d'armes 
et  presque  aucun  de  courage. 


200  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Une  femme  leur  en  donna.  La  jeune  femme  de 
Desmoulins  errait,  éperdue  de  douleur,  autour  de  ce 
Luxembourg.  Camille  était  là,  collé  aux  barreaux,  la 
suivant,  lui  écrivant  les  choses  les  plus  navrantes 
qui  jamais  ont  percé  le  cœur  de  l'homme.  Elle  aussi 
s'apercevait,  à  cet  horrible  moment,  qu'elle  aimait 
violemment  son  mari.  Jeune  et  brillante,  elle  avait 
pu  voir  avec  plaisir  l'hommage  des  militaires,  celui 
du  général  Dillon,  celui  de  Fréron,  qui,  l'épée  à  la 
main,  sur  les  redoutes  emportées  de  Toulon,  lui 
écrivait  sa  victoire.  Fréron  était  à  Paris  et  n'osa  rien 
faire  pour  eux.  Dillon  était  au  Luxembourg,  buvant 
en  vrai  Irlandais  et  jouant  aux  cartes  avec  le  premier 
venu.  Un  seul  de  ceux  qui  admiraient  Lucile  l'adorait 
du  fond  du  cœur;  c'était  son  mari.  Lucile  fut  pour 
beaucoup  dans  l'audacieuse  inspiration  du  fatal  der- 
nier numéro.  Camille  s'était  perdu  pour  la  France 
et  pour  Lucile. 

Elle  aussi  se  perdit  pour  lui. 

Le  premier  jour,  elle  s'était  adressée  au  cœur  de 
Robespierre.  On  avait  cru  autrefois  que  Robespierre 
l'épouserait.  Elle  rappelait  dans  sa  lettre  qu'il  avait 
été  le  témoin  de  leur  mariage,  qu'il  était  leur  pre- 
mier ami,  que  Camille  n'avait  rien  fait  que  travailler 
à  sa  gloire,  ajoutant  ce  mot  d'une  femme  qui  se 
sent  jeune,  charmante,  regrettable,  qui  sent  sa  vie 
précieuse  :  «  Tu  vas  nous  tuer  tous  deux;  le  frapper, 
c'est  me  tuer,  moi.  » 

Nulle  réponse.  Elle  écrivit  à  son  admirateur  Dil- 
lon :  «  On  parle  de  refaire  septembre...  Serait-il  d'un 


MORT   DE  DANTON  ET   DE   DESMOULINS  201 

homme  de  cœur  de  ne  pas  au  moins  défendre  ses 
jours!  » 

Les  prisonniers  rougirent  de  cette  leçon  d'une 
femme  et  se  résolurent  d'agir.  Il  paraît  toutefois  qu'ils 
ne  voulaient  commencer  qu'après  Lucile,  lorsque, 
d'abord  se  jetant  au  milieu  du  peuple,  elle  aurait 
ameuté  la  foule. 

Dillon,  brave,  parleur,  indiscret,  tout  d'abord  en 
jouant  aux  cartes  avec  un  certain  Laflotte^  entre  deux 
vins,  lui  conta  toute  l'affaire.  Laflotte  l'écouta  et  le 
fît  parler.  Laflotte  était  républicain  ;  mais  là  enfermé, 
sans  issue,  sans  espoir,  il  fut  horriblement  tenté.  Il 
ne  dénonça  pas  le  soir  (3  avril),  attendit  toute  la  nuit, 
hésitant  encore  peut-être.  Le  matin,  il  livra  son  âme 
en  échange  de  sa  vie,  vendit  son  honneur,  dit  tout. 
Sa  déposition  fut  sur  l'heure  portée  à  Saint-Just,  qui, 
armé  ainsi,  n'hésita  pas  un  moment  à  frapper  le  coup 
de  Robespierre. 

Toute  assemblée,  dans  ces  jours  néfastes,  est 
ordinairement  peu  nombreuse.  Au  5  septembre,  au 
21  décembre,  la  Convention  n'avait  que  deux  cents 
membres  présents.  Au  4  avril,  selon  toute  apparence, 
surtout  aux  heures  du  matin ,  elle  n'était  guère 
peuplée.  Le  découragement  était  profond  chez  les 
Montagnards.  Ils  avaient  vu,  surtout  le  jour  d'Héron, 
et  le  31  mars  encore,  qu'au  premier  mot  de  Robes- 
pierre la  droite,  le  centre,  les  muets,  votaient 
comme  un  seul  homme  avec  le  petit  groupe  des 
robespierristes.  Gela  se  vit  exactement  de  même 
le  4  avril. 


La  séance  s'était  ouverte  d'une  manière  ridicule  et 
sinistre.  Legendre  naïvement  avait  exprimé  sa  peur 
et  la  peur  «  de  son  épouse  »,  se  mettant  en  quelque 
sorte  sous  l'aile  de  l'Assemblée.  On  souriait.  Les 
figures  s'allongèrent  terriblement  quand  l'archange 
de  la  mort,  Saint-Just,  parut  à  la  tribune  avec  l'écrit 
meurtrier.  Il  disait  les  accusés  en  pleine  révolte,  et, 
de  peur  que  ce  mensonge  n'agît  pas  assez,  il  hasarda 
un  mot  singulier  d'intimidation  :  «  Marquez  la  dis- 
tance qui  vous  sépare  des  coupables.  » 

«  Tout  accusé  qui  résiste  ou  insulte  sera  mis  hors 
des  débats.  »  Telle  fut  la  formule  de  l'assassinat, 
immédiatement  votée  ,  comme  l'était  toute  mesure 
pour  décimer  la  Montagne. 

Au  moment  du  vote,  la  femme  de  Phelippeaux  était 
à  la  barre,  en  larmes.  «  Point  de  privilège!  »  dit 
Robespierre ,  et  il  la  fit  repousser  au  nom  de 
l'égalité. 

Legendre,  abîmé  dans  la  peur,  finit  dignement  la 
séance  en  demandant  que  Simon,  un  homme  de  son 
parti,  compromis  avec  Dillon,  fût  envoyé  au  tribunal 
révolutionnaire. 

Herman  traînait  pendant  ce  temps.  Tantôt  il  inter- 
rogeait les  comparses,  les  accusés  secondaires,  tantôt, 
pour  amuser  Danton,  Desmoulins,  il  répondait  à  leurs 
demandes  que  l'accusateur  public,  renonçant  à  faire 
entendre  «  la  foule  des  témoins  qu'il  avait  contre 
eux  »,  ils  devaient  aussi  renoncer  à  leurs  témoins 
à  décharge.  Pendant  tout  ce  verbiage  hypocrite,  un 
mouvement  se  fait  dans  la  salle.  Fouquier  est  appelé 


MORT   DE    DANTON   ET   DE   DESMOUL1NS  203 

et  sort.  Trois  membres  du  Comité  de  sûreté  arrivaient 
avec  le  décret.  Voulland,  en  feu,  le  lui  met  dans  la 
main.  David  dit  :  «  Nous  les  tenons,  et  ils  n'échap- 
peront pas.  » 

Amar ,  livide  comme  un  mort ,  s'efforçait  d'être 
furieux.  Deux  hommes  de  Robespierre,  son  impri- 
meur Nicolas  et  son  voisin,  le  papetier  Arthur, 
meneur  de  sa  section  et  membre  de  la  Commune, 
allaient,  venaient,  frétillaient,  se  frottaient  les 
mains. 

Amar,  voulant  faire  le  brave,  avança  avec  Voul- 
land son  visage  à  la  lucarne.  Ils  furent  rencontrés, 
traversés  d'un  éclair  des  yeux  de  Danton  :  «  Regarde, 
dit-il  à  Desmoulins,  regarde  ces  lâches  assassins;  ils 
nous  suivent  jusque  dans  la  mort.  » 

Le  décret  fut  lu  (soir  du  4),  et  alors  tout  semblait 
fini.  On  avait  encore  un  reste  de  jour,  assez  pour  les 
guillotiner.  Mais  les  jurés  arrêtaient.  Ces  fermes  et 
solides  jurés  ,  contre  toute  attente ,  montraient  de 
l'hésitation.  La  résistance  de  Naulin  avait  été  conta- 
gieuse. Les  paroles  de  Danton,  vibrantes  jusqu'au 
fond  des  âmes,  leur  avaient  révélé  (plus  encore  que 
toute  sa  gloire  populaire)  quel  grand  homme  ils 
allaient  tuer.  Sauf  trois  peut-être,  Renaudin,  Trin- 
chard,  Topino-Lebrun,  les  autres  ne  savaient  plus  ce 
qu'ils  allaient  faire. 

Le  dernier  a  assuré  que  jamais  il  n'eût  pu  se 
décider,  si  Herman  ne  leur  eût  montré  une  lettre 
qu'il  dit  venue  de  l'étranger  et  adressée  à  Danton. 

Souberbielle   a   assuré  que   le  cœur  lui  manquait 


20i  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

aussi ,  qu'il  avait  quitté  la  salle  pour  respirer  un 
moment,  et  que,  rencontrant  dans  un  couloir  Topino- 
Lebrun,  ce  peintre,  homme  d'esprit  et  républicain, 
mais  à  la  façon  de  Machiavel,  lui  aurait  dit  :  «  Ceci 
n'est  pas  un  procès,  c'est  une  mesure...  Nous  ne 
sommes  plus  des  jurés,  nous  sommes  des  hommes 
d'État...  Deux  sont  impossibles  ;  il  faut  qu'un 
périsse...  Veux-tu  tuer  Robespierre?  —  Non.  —  Eh 
bien,  par  cela  seul,  tu  viens  de  condamner  Danton  ». 

Cette  horrible  discussion  eut  lieu  la  nuit  du  4  au  5. 
Le  matin,  ils  étaient  tous  ou  hébétés  de  fatigue  ou 
vaincus  et  subjugués.  Les  portes  s'ouvrent  enfin 
(matin  du  5,  à  huit  heures).  Les  jurés  sortent,  Trin- 
chard  en  tête.  Quelqu'un  qui  se  trouva  sur  leur  pas- 
sage en  resta  saisi  d'horreur.  Us  allaient,  non  comme 
des  hommes,  mais  comme  les  mannequins  des  Furies. 
Trinchard  ne  se  connaissait  plus;  dans  un  mouve- 
ment singulier,  faisant  la  roue  de  son  bras,  il  se 
criait  à  lui-même  :  «  Les  scélérats  vont  périr!  » 

«  —  Les  jurés  étant  satisfaits,  les  débats  sont 
clos  »,  dit  Herman. 

«  —  Clos?  dit  Danton;  comment  cela?  Ils  n'ont  pas 
encore  commencé!  Vous  n'avez  point  lu  de  pièces! 
point  entendu  de  témoins!  » 

Camille  Desmoulins  avait  apporté  écrite  une  véhé- 
mente réfutation  des  calomnies  de  Saint-Just.  Dans 
sa  rage  et  son  désespoir,  voyant  que  décidément  il 
ne  serait  point  entendu,  il  froissa,  roula  ce  papier, 
mouillé  de  brûlantes  larmes,  il  le  lança  aux  bour- 
reaux... 


MORT  DE   DANTON  ET  DE   DESMOULINS  205 

Il  y  a  un  Dieu.  Ce  pauvre  papier  qui  devait 
tomber  aux  mains  les  plus  intéressées  à  le  détruire, 
il  a  miraculeusement  échappé ,  il  est  revenu  aux 
mains  pieuses  de  la  mère  de  Lucile.  Il  a  pu  arriver 
au  jour. 

Qui  le  croirait?  Ce  geste  même  d'un  accusé,  mort 
sans  être  entendu,  a  été  exploité  par  ses  ennemis. 
Ils  ont  dit  que  ce  geste,  du  5,  était  cause  du  décret 
du  4 ,  que  c'étaient  là  ces  révoltes ,  ces  violences 
contre  lesquelles  il  avait  bien  fallu  protéger  le  tri- 
bunal en  mettant  hors  des  débats  ces  insolents 
furieux. 

Cette  allégation  stupide,  réfutée  par  les  simples 
dates,  l'est  d'ailleurs  expressément  par  le  principal 
agent  de  leur  mort.  Herman  ,  avant  la  sienne  ,  a 
déclaré  que  ni  Danton  ni  Desmoulins ,  aucun  des 
accusés  n'avait  insulté  le  tribunal. 

Ce  qu'Herman  avoue  encore,  c'est  que  jamais  ils 
ne  surent  leur  jugement.  Parmi  leurs  cris,  leur 
fureur,  leur  désespoir,  on  les  emporta.  Le  mot  est 
vrai,  à  la  lettre,  pour  Camille,  qui,  des  deux  mains, 
s'accrocha  à  son  banc.  Et  comme  contre  les  lois,  par 
la  force  seule,  par  un  brigandage,  on  devait  l'assas- 
siner, il  résista  aux  brigands.  Il  fallut,  comme  un 
taureau,  l'abattre  pour  l'enchaîner. 

Le  jugement  était  imprimé  dès  le  matin  par 
Nicolas,  avant  la  condamnation. 

Danton  était  redevenu  tout  à  fait  lui-même,  fort 
calme,  seulement  inquiet  de  la  France.  A  travers 
des  mots  cyniques,  d'une  apparente  insouciance,  il 


206  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

disait  des  choses  très  fortes,  pleines  de  sens  et  de 
douleur  : 

«  Ah!  f...  botes!  ils  vont  crier  :  Vive  la  Répu- 
blique! quand  ils  me  verront  passer!  » 

«  Voilà  que  tout  va  s'en  aller  dans  un  gâchis  épou- 
vantable... Encore  si  je  laissais  mes  jambes  à  Couthon 
et  mes  c...  à  Robespierre,  cela  pourrait  marcher 
encore  quelque  temps.  » 

Tous  moururent  très  bien.  Même  Chabot  se  releva 
à  la  mort  par  un  touchant  remords  de  justice  et 
d'amitié.  Malade,  demi-empoisonné  (il  ne  put  en  venir 
à  bout),  il  ne  songea  pas  à  lui-même,  mais  à  Bazire 
qu'il  entraînait  :  «  Que  je  meure,  à  la  bonne  heure! 
disait-il,  mais  toi!  pauvre  Bazire!  mais  toi!...  Pauvre 
Bazire!  qu'as-tu  fait?  » 

Bazire  avait  été  véritablement  héroïque.  Son  violent 
ennemi  Hébert,  qui  travaillait  à  le  perdre,  lui  fit  dire 
au  commencement  que,  «  s'il  se  séparait  de  Chabot, 
on  le  tirerait  d'affaire  ».  Quelque  indigne  que  fût 
Chabot,  Bazire  resta  fidèle  à  l'amitié  et  refusa  de 
perdre  celui  qui  l'avait  perdu. 

«  Pauvre  Bazire!  qu'as-tu  fait?  »  Tout  son  crime 
fut  d'avoir  un  cœur.  Et  qui  prouve  que  son  huma- 
nité lui  ait  fait  trahir  ses  devoirs?  Quand  il  eût 
écrit  à  Barnave  :  «  Aucune  pièce  contre  vous...  », 
quand  il  aurait  renvoyé  une  dame  étrangère  contre 
qui  on  n'avait  ni  témoins  ni  preuves,  de  tels  actes 
suffisaient-ils  pour  le  mener  à  la  mort? 

«  Pauvre  Phelippeaux,  qu'as-tu  fait?  »  On  pou- 
vait bien  aussi  le  dire.   La  même  charrette  empor- 


MORT  DE   DANTON   ET  DE   DESMOULINS  207 

tait,  avec  la  victime  de  l'humanité,  celle  de  la 
justice  héroïque.  Phelippeaux  mourait  pour  n'avoir 
pas  composé  avec  le  crime,  pour  avoir  refusé  de 
fermer  les  yeux  sur  notre  armée  trahie,  livrée;  lui 
seul,  dans  l'indifférence  publique,  eut  du  cœur  pour 
nos  soldats  ;  il  fut  juste  parce  qu'il  fut  tendre,  et 
juste  jusqu'à  la  mort. 

Combien  il  a  raison  dans  ses  dernières  lettres  de 
se  recommander  de  Dieu!  d'espérer  dans  l'immor- 
talité de  l'âme!...  Camille  même,  souvent  si  léger, 
eut  cette  foi  au  dernier  moment  (ses  lettres  en 
témoignent  aussi).  Mourant  pour  l'humanité,  ils 
sentaient  profondément  que  Dieu  était  de  leur  parti. 
«  Danton,  dit  un  homme  qui  l'a  bien  connu,  Danton 
regarda  le  ciel...  Ah!  qu'il  en  avait  droit!...  Il  avait 
embrassé  la  pitié  comme  un  autel  où  tout  peut 
être  expié...  Il  aurait  sauvé  Robespierre!  » 

Le  grand  rêve  de  Danton  (ce  fait  singulier  se 
trouve  aux  registres  de  la  Commune),  c'était  une 
table  immense  où  la  France  réconciliée  se  serait 
assise  pour  rompre,  sans  distinction  de  classes  ni 
de  partis,   le  pain  de  la  fraternité. 

Trois  choses  restent  aux  dantonistes  : 

Ils  ont  renversé  le  trône  et  créé  la  République  ; 

Ils  ont  voulu  la  sauver  en  organisant  la  seule 
chose  qui  fait  vivre  :  la  justice,  une  justice  efficace, 
parce  qu'elle  eût  été  humaine  ; 

Ils  n'ont  haï  personne,  et  entre  eux  ils  s'aimèrent 
jusqu'à  la  mort.  La  belle  inscription  grecque  est  la 
leur  :  «  Inséparables  dans  la  guerre  et  dans  l'amitié.  » 


208  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Que  la  République,  qui  était  eux-mêmes,  en 
vînt  à  ce  renversement  monstrueux  de  les  tuer, 
ils  ne  le  comprirent  jamais.  Danton  averti  avait 
dit  :  «  On  ne  me  touche  pas...  Je  suis  l'Arche.  » 
Camille  le  croyait  encore  plus.  Et  pour  rassurer 
Lucile,  il  lui  disait  (au  10  août  et  ailleurs)  :  «  Qu'as- 
tu  à  craindre?...  Je  serai  avec  Danton.  » 

Sur  la  charrette,  il  disait  :  «  Quoiqu'il  arrive  à 
Danton,  je  partagerai  son  sort.  » 

A  peine  admettait-il  encore  que  Danton  pût  mou- 
rir. Des  amis  désespérés  étaient  dans  la  foule, 
épiaient  un  réveil  de  l'âme  du  peuple.  Brune  rôdait 
comme  un  lion.  «  Je  périrai,  avait-il  dit,  ou  je  les 
délivrerai.  »  Et  Fréron,  le  frère  chéri  de  Camille, 
l'admirateur  enthousiaste  de  sa  charmante  Lucile, 
avait-il  brisé  l'épée  de  Toulon?  Quelle  plus  belle 
occasion  de  mourir  pour  l'amour  et  l'amitié  ?  » 

Mais  c'était  sur  le  peuple  même  que  comptait  le 
plus  Desmoulins.  L'auteur  du  Vieux  Cordelier  se 
sentait  aimé,  béni.  Il  avait  la  conscience  d'avoir 
été  la  voix  du  peuple,  et  sa  foi  en  lui  était  tout 
entière.  Il  donna,  sur  la  charrette,  le  plus  extraor- 
dinaire spectacle,  s'agitant,  s'obstinant  à  croire  que 
jamais  la  France  ne  pouvait  l'abandonner.  «  Peuple! 
pauvre  peuple!...  criait-il,  on  te  trompe!...  on  tue 
tes  amis!...  Qui  t'a  appelé  à  la  Bastille?...  Qui  te 
donna  la  cocarde?  Je  suis  Camille  Desmoulins!...  » 
Quoique  lié,  il  s'agitait  d'une  manière  si  violente 
que  ses  vêtements  éclatèrent  et  laissèrent  voir  sa 
poitrine,  ce  pauvre  corps  si  vivant  que  la  terre  allait 


MORT  DE  DANTON  ET  DE  DESMOULINS      209 

couvrir,  ce  sein  bondissant  de  vie,  de  fureur, 
d'amour  encore...  Personne  n'endurait  ce  spectacle... 
Plusieurs  s'enfuirent,  croyant  voir  la  Patrie  s'arra- 
cher le  cœur. 

Quand  on  arriva,  rue  Saint-Honoré ,  devant  la 
maison  de  Robespierre,  fermée,  portes  et  fenêtres, 
muette  comme  le  tombeau,  le  prétendu  peuple  qui 
suivait  redoubla  ses  cris  frénétiques,  clameur  de 
lâche  abdication,  sinistre  salut  à  César  au  nom  de 
la  guillotine.  Desmoulins,  calmé  à  l'instant,  se  rassit 
et  dit  froidement  :  «  Cette  maison  disparaîtra...  »  En 
vain  on  la  cherche  aujourd'hui,  enveloppée  qu'elle 
est  de  murs  immenses,  recluse  dans  une  ombre 
éternelle. 

On  assure  que  Robespierre,  enfermé  chez  lui,  pâlit 
à  ces  cris  sauvages  et  sentit  au  cœur  le  mot  de  Dan- 
ton :  «  J'entraîne  Robespierre,  Robespierre  me  suit!  » 

Hérault  de  Séchelles,  Camille  et  Bazire,  ce  tou- 
chant faisceau  d'amis,  se  tenaient  de  cœur  ensemble 
et  dans  leur  amour  pour  Danton.  Il  avait  été,  pour 
eux,  l'énergie  sublime,  la  vie  de  la  Révolution,  le 
cœur  de  la  République,  et  elle  mourait  en  lui.  Ils 
ne  la  laissaient  pas  derrière  eux;  ils  l'emportaient 
clans  la  tombe.  Grande  consolation  de  mourir  avec 
l'idéal  qu'on  eut  ici-bas. 

Hérault  descendît  le  premier,  et  d'un  mouve- 
ment aimable  et  tendre,  se  tourna  pour  embras- 
ser Danton.  Le  bourreau  les  sépara  :  «  Imbécile!  dit 
Danton,  tu  n'empêcheras  pas  nos  tètes  de  se  baiser 
dans  le  panier.  » 

T.   VII.   —   BÉV.  1i 


210  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Camille  regardait  le  couteau  ruisselant  do  sang  : 
«  Digne  récompense,  dit-il,  du  premier  apôtre  de 
la  liberté  !  »  11  se  sépara  alors  d'une  boucle  de 
cheveux  qu'il  tenait  entre  ses  doigts  et  pria  le 
bourreau  de  rendre  à  la  mère  de  Lucilc  ce  gage 
suprême  d'amour. 

Danton  mourut  simplement,  royalement.  Il  regarda 
en  pitié  le  peuple  à  droite  et  à  gauche,  et,  par- 
lant à  l'exécuteur  avec  autorité,  lui  dit  :  «  Tu  mon- 
treras ma  tête  au  peuple;  elle  en  vaut  la  peine.  » 

L'exécuteur  obéissant  la  releva  en  effet,  la  pro- 
mena sur  l'échafaud,   la  montra  des   quatre   côtés. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence...  Chacun  ne  res- 
pirait plus...  Puis,  par-dessus  la  voie  grêle  de  la 
petite  bande  payée,  un  cri  énorme  s'éleva  et  pro- 
fondément arraché. 

Cri  confus  des  royalistes  soulagés  et  délivrés,  si- 
mulant l'applaudissement  :  «  Qu'ainsi  vive  la  Répu- 
blique !  » 

Cri  sincère  et  désespéré  des  patriotes  atteints  au 
cœur  :  «  Ils  ont  décapité  la  France  !  » 


LIVRE   XVIII 


CHAPITRE    PREMIER 

ÉPUISEMENT  ET  PARALYSIE  DE  ROBESPIERRE.  —  L'ÊTRE   SUPRÊME 
(6  AVRIL  1794). 


Attitude  de  la  Convention.  —  Irritation  de  Robespierre,  5  avril.  —  Annonce 
d'une  fête  à  l'Être  suprême,  6  avril.  —  Solitude  de  Robespierre,  —  II 
avait  brisé  les  fils  qui  dirigeaient  les  partis. 


Pendant  l'exécution  même,  la  Convention  restant 
muette,  les  deux  comités  remplirent  la  courte  séance. 
Couthon,  Vadier,  se  relayant,  dirent,  redirent  à 
l'Assemblée  qu'elle  avait  bien  heureusement  échappé 
à  un  grand  péril,  que  Danton  infailliblemet  l'aurait 
égorgée. 

Aux  Jacobins,  c'était  plus  :  Danton  méditait  un 
massacre  universel  de  Paris. 

Vadier,  gracieux  et  bon,  ajouta  qu'on  savait  bien 
que  l'Assemblée,  en  général,  était  intègre,  que  tout 
membre  serait  à  même  de  prouver  sa  délicatesse, 
en  rendant  compte  de  sa  fortune.  C'était  dire  : 
«  Assez  de  sang.  La  Convention  n'a  rien  à  craindre. 


212  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Les  représentants  revenus  de  mission  ne  resteront 
plus  sous  le  poids  de  vagues  accusations.  Ce 
compte  rendu  finira  tout.  » 

La  chose,  appuyée  de  Gouthon,  fut  décrétée  à 
l'instant  même.  S'échauffant  alors  à  froid,  les  deux 
acteurs  protestèrent  qu'on  avait  tort  de  parler  de 
dictateurs  et  de  décemvirs  :  «  Nous,  dictateurs  !  »  dit 
Gouthon.  Et  alors,  tous  les  deux  levant  leur  bras  débile, 
le  vieillard  et  le  podagre  jurèrent  que.  si  jamais  il 
s'élevait  un  dictateur,  il  ne  mourrait  que  de  leur 
main. 

Mais  là  ils  eurent  infiniment  plus  de  succès  qu'ils 
ne  le  voulaient.  La  Convention,  si  morte  jusqu'à  ce 
moment,  tout  à  coup  vivante  et  ressuscitée,  se  leva 
comme  un  seul  homme,  jura,  d'une  voix  de  ton- 
nerre, qu'en  effet  le  dictateur  serait  poignardé. 
Cette  scène  eut  tout  l'effet  d'une  répétition  préalable 
du  drame  de  Thermidor. 

Robespierre  visait-il  à  la  dictature?  Vaine  question 
désormais.  Quelque  peu  qu'il  l'eût  désirée  jusque- 
là,  elle  lui  devenait  indispensable  dans  la  terrible 
situation  où  il  s'était  mis.  Elle  était  son  seul  asile, 
sa  nécessité,  sa  fatalité.  Il  y  était  poussé  et  par 
son  propre  danger  et  par  l'exigence  de  son  parti. 
En  un  mois  ou  six  semaines,  comme  on  le  verra, 
il  se  trouva  nanti  de  tout  instrument  de  pouvoir. 
Mais  cela  n'était  rien  pour  lui.  Il  voulait  le  pou- 
voir moral.  Et  ce  violent  cri  de  l'Assemblée,  qui 
semblait  venir  à  lui  de  Téchafaud  de  Danton,  que 
voulait-il  dire?  «  Jamais!  » 


L'ÊTRE    SUPRÊME  213 

Il  y  répondit  le  soir,  aux  Jacobins,  par  un  autre 
«  Jamais  !  »  non  moins  furieux.  Ce  que  Vadier  et 
Couthon  avaient  proposé  et  fait  décréter,  la  reddi- 
tion des  comptes  et  l'exposé  des  fortunes,  cette 
chose  accordée,  consentie,  qu'on  croyait  générale- 
ment que  Couthon  disait  au  nom  de  Robespierre, 
il  la  combattit  aigrement,  soutenant  que  cette 
mesure  favoriserait  les  fripons.  C'était  retenir  sous 
le  coup  d'un  procès,  pour  une  époque  inconnue, 
pour  l'époque  qui  plairait  au  pouvoir,  une  foule  de 
représentants,  spécialement  les  deux  cents  membres 
qui  avaient  rempli  des  missions. 

Jamais  il  ne  se  montra  plus  amer,  plus  sauvage, 
et  cela  le  soir  du  jour  où  il  avait  obtenu  l'énorme 
concession  d'un  si  horrible  sacrifice  !  Que  fallait-il 
donc  pour  l'apaiser  ?  Que  pouvait-on  prévoir  de 
l'avenir  ?...  Et  le  surprenant  objet  sur  qui  l'orage 
tomba  fut  un  Dufourny,  homme  fort  secondaire, 
absolument  indigne  de  toute  cette  colère  royale. 

L'espoir  trompé,  l'implacabilité  visible  d'un  maître 
qui  ne  se  contenait  plus,  ajoutèrent  un  degré  cuisant 
de  haine  et  d'envenimement  à  la  douloureuse  plaie 
que  Danton  laissait  dans  les  cœurs. 

Aussi  quand,  le  6  au  matin,  Couthon  dit  :  «  Nous 
préparons  un  rapport  sur  une  fête  à  l'Éternel  », 
il  y  eut  sur  la  Montagne  comme  un  grincement  de 
dents. 

Quoique  Couthon  n'eût  pas  dit  le  complément  de 
la  chose,  qu'on  ne  sut  qu'un  mois  après  (liberté 
des  catholiques),  tous  odorèrent  le  catholicisme  qui 


214  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

venait  derrière,  le  retour  à  l 'Ancien-Régime,  qu'on 
venait  déjà  de  flatter  si  cruellement  par  la  mort  des 
pères  de  la  République  ! 

Quoi  !  le  lendemain  d'un  tel  jour  !  et  la  tombe 
ouverte  encore!  parler  de  fête  et  de  Dieu!...  Où 
la  fera-t-on  cette  fête  ?  Sur  la  place  où  Féchafaud 
fume?...  ou  bien  dans  le  parc  maudit  où  la  chaux 
dévore  tout  ce  qu'adora  la  France,  ces  bons  cœurs, 
ces  nobles  cœurs,   amis  de  l'humanité  ! 

Et  ce  ne  fut  pas  la  Montagne  seule  qui  sentit  cela. 
Même  à  la  droite  et  au  centre,  les  croyants  pour  qui 
on  parlait  n'accueillirent  point  du  tout  ces  avances 
à  contretemps.  L'effet  de  cette  parole  fut  sur  eux 
celui  d'une  corde  fausse  qui  déchire  l'oreille. 
Ordonner  la  joie  dans  le  deuil,  une  fête  dans  cette 
boucherie,  parmi  le  printemps  et  les  fleurs,  faire 
chanter  ceux  qui  pleuraient,  qui  mourraient  demain 
peut-être,  oser,  entre  deux  guillotines,  entonner  des 
hymnes,   était-ce  là  honorer...    ou  souffleter  Dieu? 

Tous  taxèrent  également  Robespierre  d'une  impu- 
dente hypocrisie. 

Ils  se  trompaient.  Son  appel  à  Dieu,  tout  étrange 
que  fût  le  moment,  était  spontané,  sincère.  Quelque 
aigrie  et  faussée  que  fût  sa  nature,  si  dévastée  que 
fût  son  cœur,  fils  de  Rousseau,  il  en  gardait  toujours 
une  certaine  idéalité  religieuse.  Et  il  y  avait  recours 
dans  l'effroi  qu'il  éprouvait  de  son  grand  isole- 
ment. 

Il  avait  eu  l'épouvantable  succès  de  raser  tout  à  la 
fois.   Deux  hommes  restaient,  sur  le  monde  détruit, 


L'ÊTRE    SUPRÊME  215 

et  nul  avec  eux.  L'un,  blême,  épuisé,  ayant  donné 
son  fruit,  un  homme  désormais  ouvert,  tout  entier 
révélé  et  vide.  L'autre,  ce  jeune  génie,  obscure  et 
redoutable  énigme  de  l'avenir,  qui  venait  de  tuer 
Danton  (lui  seul  et  non  pas  Robespierre).  Et  mainte- 
nant il  regardait  son  maître,  attendait,  exigeait  son 
oracle...  Robespierre  sentait  bien  qu'il  devait  se 
renouveler,  trouver,  créer  quelque  chose,  ou  qu'il 
périrait.  Mais  peut-on  créer  sans  Dieu? 

Rappelons  en  peu  de  lignes  sa  destinée  depuis  le 
31  mai.  Deux  spectres  l'avaient  poursuivi. 

Le  spectre  de  la  guerre  sociale,  qu'il  ne  combattit 
qu'en  subissant  longtemps  la  misérable  alliance 
d'Hébert,  par  qui  il  écrasa  Jacques  Roux,  pour  qui  il 
ménagea  Ronsin,  s'engrenant  clans  une  série  d'éton- 
nantes contradictions,  à  Lyon  surtout,  où  les  amis  de 
Ghalier  furent  tantôt  combattus,  tantôt  défendus  par 
lui. 

Un  autre  spectre  le  suivait,  la  corruption  publique, 
mal  naturel  d'un  peuple  esclave  lancé  tout  à  coup 
dans  la  liberté.  Robespierre  vit  partout  la  corruption 
et  la  poursuivit  partout,  spécialement  chez  ceux  qui 
notaient  ses  contradictions.  Crut-il  vraiment  que  tous 
ses  ennemis  étaient  des  hommes  vendus  ?  Je  le 
pense.  Sa  terrible  imagination  lui  fit  croire  tout  ce 
qu'il  avait  intérêt  de  croire.  Ils  disparurent.  Mais 
après?  Qui  les  remplaça?  Personne.  On  a  retrouvé 
les  listes  qu'il  faisait  et  refaisait  des  hommes  qui 
restaient  possibles.  Ce  sont  toujours  les  mêmes 
noms,   infiniment  peu  nombreux.   Cette    stérilité  est 


216  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

tragique.  Il  cherche  et  ressasse  toujours,  il  fouille 
dans  les  inconnus,  il  va  descendant  et  ne  trouve 
rien.  Plus  d'hommes!  Quoi!  la  vie  est  toute 
épuisée  ?  Non,  sans  doute,  elle  est  ailleurs,  mais 
décidément  elle  n'est  plus  dans  les  voies  de  Robes- 
pierre. 

C'est  dans  cette  horreur  du  vide  qu'il  se  retourna 
violemment  vers  la  source  de  la  vie.  Mais  la  retrouve- 
t-on  comme  on  veut  ?  L'idée  de  Dieu  est  féconde, 
quand  elle  jaillit  du  cœur,  quand  cette  idée  est 
sentie  dans  son  essence  vitale,  qui  est  la  Justice. 
Le  mot  Dieu  n'est  pas  fécond;  abstraction,  verbalité, 
forme  scolastique  et  grammaticale,  si  c'est  là  tout, 
n'espérez  rien. 

Gomme  Être  suprême,  c'est-à-dire  comme  neutra- 
lité politique  entre  la  Révolution  et  le  Christianisme, 
entre  la  Justice  et  la  Grâce,  c'était  la  stérilité  même, 
l'aridité  et  le  vide. 

Ainsi,  par  horreur  du  vide,  Robespierre  tournait 
vers  un  vide  pire  encore,  —  car,  sous  forme  vague  et 
neutre,  cette  équivoque  abstraction  nullement  neutre 
en  réalité,  arrêtait  la  vie  nouvelle,  tandis  que  la 
mort,  le  passé,  à  la  faveur  de  ce  nuage,  relèveraient 
les  vieilles  pierres  où  pouvait  heurter  la  Révolu- 
tion. 

L'idée  bizarre  de  Robespierre  était  que  la  France 
avait  perdu  Dieu  et  qu'il  allait  le  lui  rendre.  Dieu! 
mais  où  n'était-il  donc  pas?  Qui  ne  le  voyait  aux 
frontières,  illuminant  de  ses  éclairs  la  marche  de  nos 
armées?  Qui  ne  le  voyait  dans  l'humble  dévouement 


L'ÊTRE    SUPRÊME  217 

de  nos  soldats,  dans  cette  vie  de  sacrifices  obscurs 
dont  le  type  connu  fut  Desaix?  Qui  ne  vit  Dieu  dans 
la  grande  âme  de  cette  église  militante  qui,  par  ses 
travaux  anonymes,  a  fondé  sans  bruit  les  trente  mille 
lois  où  la  France  inaugura  l'égalité?  Dieu  était-il  invi- 
sible sur  la  place  de  la  Révolution  dans  les  yeux  de 
tant  de  martyrs  de  la  liberté,  clans  le  dernier  chant 
de  Vergniaud,  le  dernier  mot  qu'écrivent  Phelippeaux 
et  Desmoulins?...  Disons  plus  :  en  des  cœurs  même 
nullement  irréprochables,  en  des  cœurs  que  la  mort 
lavait,  en  ce  suprême  regard  que  Danton  jeta  au  ciel... 
quelque  chose  de  Dieu  fut  encore... 

L'infirmité  du  scolastique  était  de  croire  qu'il  fallait 
chercher  Dieu  clans  un  livre,  à  telle  page  de  Rous- 
seau ,  comme  clans  un  dictionnaire ,  de  ne  pas  le 
reconnaître  dans  les  formes  infinies  de  la  vie  et  de 
l'action  nationale.  Blasphème  énorme  de  dire  que  la 
France  était  sans  Dieu!  Toute  fatiguée  qu'elle  était, 
cette  nation,  et  brûlée  à  la  surface,  elle  bruissait  au 
dedans  de  cent  fleuves  inconnus.  Et  c'était  un  indi- 
vidu, faible  et  pâle  bâtard  de  Rousseau,  et  lui-même 
tellement  dévasté,  qui  se  chargeait  de  la  rajeunir!  A 
cette  mer  de  fécondité  qui  verse  les  eaux  à  l'Europe, 
le  désert  disait  :  «  Sois  féconde!  » 

Le  point  par  où  il  se  rencontrait  bien  plus  direc- 
tement avec  l'instinct  populaire,  c'est  par  ce  que 
j'appellerais  la  croyance  au  Diable. 

Le  peuple  attribue  tous  les  maux  aux  personnes 
plus  qu'aux  choses.  11  personnifie  le  Mal.  Qu'est-ce 
que  le  Mal  au  Moyen-âge?  C'est  une  personne,   le 


218  IIIST01P.E    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Diable,  Qu'est-ce  que  le  Mal  en  1793?  C'est  une  per- 
sonne ,  le  Traître...  Explication  vraie  et  fausse.  La 
République  fut  souvent  trahie  par  les  choses  autant 
que  par  les  personnes;  elle  le  fut  par  le  chaos,  la 
désorganisation  naturelle  d'une  telle  crise.  Robes- 
pierre n'admit  jamais  de  coupables  que  les  per- 
sonnes; pour  lui,  comme  pour  le  peuple,  le  traître 
lit  tout.  Gomme  tels,  il  désigna  les  grands  meneurs 
des  partis.  Gomme  tels,  en  un  coup  de  filet,  il  les  fit 
tous  disparaître.  Mais,  en  ce  même  moment,  il  se 
suicida,  s'ôtant  ce  dont  il  vivait,  la  matière  et  l'occa- 
sion de  cette  force  accusatrice  qui  associait  sa  scolas- 
tique  aux  passions  vivantes  du  peuple. 

Jusque-là  on  avait  pu  croire  que  ces  meneurs,  tant 
haïs,  étaient  les  entraves,  les  obstacles  de  la  Révolu- 
tion. Eux  morts,  elle  ne  put  plus  avancer  ni  reculer. 
On  fut  à  même  de  voir  qu'ils  en  avaient  été  les 
organes  nécessaires.  En  chacun  d'eux  se  résumait  la 
force  active  d'un  parti;  par  eux,  ces  partis  étaient 
susceptibles  d'être  dirigés,  ils  en  étaient  les  agents 
intermédiaires,  les  fils  conducteurs.  Robespierre, 
maître  de  la  machine ,  ne  s'en  trouva  pas  moins 
impuissant  à  la  mouvoir  ,  pour  une  raison  toute 
simple  :  il  avait  cassé  les  fils. 

Comment,  en  1793,  avait-il  si  habilement  joué  de 
ce  vaste  clavier?  En  tirant  ces  fils,  en  frappant  ces 
touches,  en  se  servant  de  ces  meneurs.  Il  avait  tour 
à  tour  incliné  vers  l'un,  vers  l'autre,  son  influence 
centrale.  Sans  son  alliance  éphémère  avec  Gollot, 
avec  Hébert ,   clans  plusieurs  moments   décisifs ,  un 


L'ÊTRE    SUPRÊME  219 

monde  lui  restait  fermé,  les  six  cent  mille  lecteurs 
pour  qui  tirait  le  Père  Duchesne  (par  exemple  au 
4  octobre).  Sans  l'amitié  de  Danton  et  de  Desmoulins, 
il  ne  pouvait  en  décembre  liguer  les  quelques  mil- 
lions d'hommes  qu'on  appelait  indulgents,  contre 
Ghaumette  et  Glootz,  qui  devenaient  indulgents. 

Il  y  avait  des  bas-foncls  où  Robespierre  ne  regardait 
qu'avec  terreur.  Nul  moyen  ne  lui  coûta  pour  tuer  les 
êtres  bizarres  qui  avaient  surgi  sur  ce  sol  ultra-révo- 
tionnaire,  Jacques  Roux,  par  exemple.  Eh  bien,  ce 
furieux  Jacques  Roux  fut  plus  mauvais  mort  que 
vivant.  Les  Gravilliers,  qui  avaient  en  lui  leur  tribun, 
auraient-ils,  en  Thermidor,  combattu  sous  le  parti 
mixte?  Non  sans  doute,  si  Roux  eût  vécu;  il  était 
incapable  de  tout  compromis.  De  même  le  faubourg 
Saint-Antoine,  si  on  n'eût  détruit,  éloigné  ou  négligé 
ses  meneurs,  n'eût  pas  gardé,  en  cette  journée,  la 
neutralité  terrible  qui  livra  à  la  mort  la  Commune  et 
Robespierre.  Celui-ci  se  trouva  avoir  détruit  les  agents 
qui  le  gênaient  et  qui  pourtant  l'auraient  sauvé. 


220  HISTOIRE    DE   LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE   II 

MORT  DE  CONDORCET  (9  AVRIL  1794). 


On  espère  une  amnistie.  —  L'amour  en  1794.  —  Mmo  de  Condorcet.  —  Péril 
de  Condorcet.  —  Son  dernier  livre.  —  11  échappe  de  Paris.  —  Sa  mort, 
9  avril. 


Le  nom  de  Dieu,  lancé  ainsi  de  façon  inattendue 
sur  la  tombe  de  Danton,  parut  à  l'Europe,  à  la  France, 
synonyme  d'amnistie.  Si  la  Convention  menacée,  si 
la  Montagne  décimée  se  sentaient  toujours  sous  le 
glaive,  il  n'en  était  pas  de  même  de  ceux  qui,  loin  de 
la  scène  et  ne  voyant  pas  les  acteurs,  prenaient  pour 
guide  la  logique  qui  nous  trompe  si  souvent  ou  la  trop 
crédule  espérance.  Dans  les  prisons,  dans  les  retraites 
où  se  cachaient  les  proscrits,  on  disait,  on  tâchait  de 
croire  que  Robespierre  allait  inaugurer  une  politique 
nouvelle,  qu'il  n'avait  immolé  les  indulgents  que  pour 
reprendre  leurs  idées,  pour  avoir  le  monopole  de  ce 
comité  de  clémence  qui  devait  fonder  son  pouvoir. 
N'était-ce  pas  assez  de  sang?  La  guillotine,  trempée, 
retrempée  et  inondée,  après  l'affreuse  orgie  de  mort 
qu'elle  fit  au  5  avril,  devait  être  ivre  et  blasée.  Que 
lui   donner   maintenant?  Du   sang  de  roi,  du  sang 


MORT    DE    CONDORCET  221 

d'apôtre,  et  la  fleur  de  tous  les  partis,  elle  avait  eu 
toute  chose. 

Ces  idées  tombaient  dans  les  cœurs,  au  moment 
charmant  de  l'année  où  la  vie  réveillée  tout  à  coup 
donne  espoir  et  sécurité  aux  plus  inquiets.  Gomment 
mourir  au  temps  béni  où  la  création  recommence? 
La  nature,  en  son  langage,  en  ses  fleurs  ressuscitées, 
en  son  soleil  brillant,  vainqueur,  semble  dire  que  la 
mort  n'est  plus. 

Violentes  furent  ces  pensées  et  ce  bouillonnement 
d'espérance  chez  tant  de  proscrits,  tant  de  fugitifs, 
qui,  clans  les  caves  ou  les  greniers,  dans  les  bois  et 
dans  les  cavernes  ,  s'étaient  arrangé  des  sépulcres 
pour  essayer  de  vivre  encore.  Elles  durent  arriver 
aux  grottes  profondes  de  Saint-Émilion,  retraite  de  la 
Gironde.  Mais  plus  vives  furent-elles  peut-être  pour 
les  infortunés  cachés  dans  les  noirs  murs  de  Paris, 
tel  (comme  Isnard)  dans  une  étroite  soupente  du  fau- 
bourg Saint-Antoine,  tel  (comme  Jullien)  dans  un  des- 
sous d'escalier,  tel  Louvet,  dans  cette  armoire  que 
sa  tendre  et  courageuse  Lodoïska  lui  fabriqua  de  ses 
mains. 

«  L'amour  est  fort  comme  la  mort.  »  Et  ce  sont 
ces  temps  de  mort  qui  sont  ses  triomphes  peut-être. 
Car  la  mort  verse  à  l'amour  je  ne  sais  quoi  d'acre 
et  de  brûlant,  d'amères  et  divines  saveurs  qui 
ne   sont  point   d'ici-bas. 

En  lisant  l'audacieux  voyage  de  Louvet  à  travers 
toute  la  France  pour  retrouver  ce  qu'il  aimait,  en 
assistant  à  ces  moments  où,  réunis  par  le  sort  dans 


222  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

la  cachette  de  Paris  ou  la  caverne  du  Jura,  ils 
tombent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  défaillants, 
anéantis,  qui  n'a  dit  cent  fois  :  0  mort,  si  tu  as 
cette  puissance  de  centupler,  transfigurer  à  ce  point 
les  joies  de  la  vie,  tu  tiens  vraiment  les  clés  du 
ciel  !  w 

L'amour  a  sauvé  Louvet.  Il  avait  perdu  Des- 
moulins en  le  confirmant  dans  son  héroïsme.  Il 
n'a  pas   été  étranger  à   la   mort  de  Gondorcet. 

Le  6  avril,  Louvet  entrait  dans  Paris  pour 
revoir  Lodoïska  ;  Gondorcet  en  sortait  pour  dimi- 
nuer les    dangers   de  sa   Sophie. 

C'est  du  moins  la  seule  explication  qu'on  puisse 
trouver  à  cette  fuite  de  proscrit  qui  lui  fît  quitter 
son  asile. 

Dire,  comme  on  l'a  fait,  que  Gondorcet  sortit  de 
Paris  uniquement  pour  voir  la  campagne  et  séduit 
par  le  printemps,  c'est  une  étrange  explication, 
invraisemblable  et  peu  sérieuse. 

Pour  comprendre,  il  faut  voir  la  situation  de 
cette  famille. 

Mm0  de  Gondorcet,  belle,  jeune  et  vertueuse, 
épouse  de  l'illustre  proscrit,  qui  eût  pu  être  son 
père,  s'était  trouvée,  au  moment  de  la  proscription 
et  du  séquestre  des  biens,  dans  un  complet  dénue- 
ment. Ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  les  moyens  de 
fuir.  Cabanis,  leur  ami,  s'adressa  à  deux  élèves  en 
médecine,  célèbres  depuis,  Pinel  et  Boyer.  Gondorcet 
fut  mis  par  eux  dans  un  lieu  quasi  public,  chez 
une  dame  Vernet,  près  du  Luxembourg,  qui  prenait 


MORT    DE    CONDORCET  223 

quelques  pensionnaires  pour  le  logis  et  la  table. 
Cette  dame  fut  admirable.  Un  Montagnard  qui  logeait 
dans  la  maison  se  montra  bon  et  discret,  rencontrant 
Condorcet  tous  les  jours  sans  vouloir  le  reconnaître. 
Mmc  de  Condorcet  logeait  à  Auteuil  et  chaque  jour 
venait  à  Paris  à  pied.  Chargée  d'une  sœur  malade, 
de  sa  vieille  gouvernante,  embarrassée  d'un  jeune 
enfant,  il  lui  fallait  pourtant  vivre,  faire  vivre  les 
siens.  Un  jeune  frère  du  secrétaire  de  Condorcet 
tenait  pour  elle,  rue  Saint-Honoré,  n°  352  (à  deux 
pas  de  Robespierre),  une  petite  boutique  de  lin- 
gerie. Dans  l'entre-sol,  au-dessus  de  la  boutique, 
elle  faisait  des  portraits.  Plusieurs  des  puissants 
du  moment  venaient  se  faire  peindre.  Nulle  indus- 
trie ne  prospéra  davantage  sous  la  Terreur  ;  on  se 
hâtait  de  fixer  sur  la  toile  une  ombre  de  cette 
vie  si  peu  sûre.  L'attrait  singulier  de  pureté,  de 
dignité,  qui  était  en  cette  jeune  femme,  amenait 
là  les  violents,  les  ennemis  de  son  mari.  Que  ne 
dut-elle  pas  entendre  ?  Quelles  dures  et  cruelles 
paroles!  Elle  en  est  restée  atteinte,  languissante, 
maladive  pour  toujours.  Le  soir,  parfois,  quand 
elle  osait,  tremblante  et  le  cœur  brisé,  elle  se 
glissait  dans  l'ombre  jusqu'à  la  rue  Servandoni, 
sombre,  humide  ruelle,  cachée  sous  les  tours  de 
Saint- Sulpice.  Frémissant  d'être  rencontrée,  elle 
montait  d'un  pas  léger  au  pauvre  réduit  du  grand 
homme  ;  l'amour  et  l'amour  filial  donnaient  à 
Condorcet  quelques  heures  de  joie,  de  bonheur. 
Inutile  de  dire  ici  combien  elle  cachait  les  épreuves 


224  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

du  jour,  les  humiliations ,  les  duretés,  les  légè- 
retés barbares,  ces  supplices  d'une  âme  blessée, 
au  prix  desquels  elle  soutenait  son  mari,  sa  famille, 
diminuant  les  haines  par  sa  patience,  charmant  les 
colères,  peut-être  retenant  le  fer  suspendu.  Mais 
Gondorcet  était  trop  pénétrant  pour  ne  pas  deviner 
toute  chose  ;  il  lisait  tout  sous  ce  pâle  sourire  dont 
elle  déguisait  sa  mort  intérieure.  Si  mal  caché, 
pouvant  à  tout  moment  se  perdre  et  la  perdre, 
comprenant  parfaitement  tout  ce  qu'elle  souffrait  et 
risquait  pour  lui,  il  ressentait  le  plus  cuisant 
aiguillon  de  la  Terreur.  Peu  expansif,  il  gardait 
tout,  mais  haïssait  de  plus  en  plus  une  vie  qui 
compromettait   ce  qu'il  aimait   plus   que  la   vie. 

Qu'avait-il  fait  pour  mériter  ce  supplice  ?  Nulle 
des  fautes  des  Girondins. 

Loin  d'être  fédéraliste,  il  avait,  dans  un  livre 
ingénieux,  défendu  le  droit  de  Paris,  démontré 
l'avantage  d'une  telle  capitale  comme  instrument 
de  centralisation.  Le  nom  de  la  République,  le 
premier  manifeste  républicain,  avait  été  écrit  chez 
lui  et  lancé  par  ses  amis,  quand  Robespierre,  Danton, 
Yergniaud,  tous  enfin  hésitaient  encore.  Il  avait 
écrit,  il  est  vrai,  ce  premier  projet  de  constitu- 
tion, impraticable,  inapplicable,  dont  on  n'eût  jamais 
pu  mettre  la  machine  en  mouvement,  tant  elle 
est  chargée,  surchargée  de  garanties,  de  barrières, 
d'entraves  pour  le  pouvoir,  d'assurances  pour  l'indi- 
vidu. 

Le   mot   terrible    de    Chabot   que   la    constitution 


MORT    DE    CONDORCET  225 

préférée,  celle  de  1793,  n'est  qu'un  piège,  un 
moyen  habile  d'organiser  la  dictature ,  Condorcet 
ne  l'avait  pas  dit;  mais  il  l'avait  démontré  dans 
une  brochure  violente.  On  a  vu  comment  Chabot, 
effrayé  de  sa  propre  audace,  crut  se  concilier 
Robespierre  en    faisant  proscrire  Condorcet. 

Celui-ci,  qui  avait  fait  cette  chose  hardie  le  len- 
demain du  31  mai,  savait  bien  qu'il  jouait  sa  vie. 
Il  s'était  fait  donner  un  poison  sûr  par  Cabanis. 
Fort  de  cette  arme  et  pouvant  toujours  disposer 
de  lui,  il  voulait,  de  son  asile,  continuer  la  polé- 
mique, le  duel  de  la  logique  contre  le  couteau, 
terrifier  la  Terreur  des  traits  vainqueurs  de  la 
Raison.  Telle  était  sa  foi  profonde  dans  ce  Dieu 
du  dix-huitième  siècle,  dans  son  infaillible  victoire 
par   le  bon  sens  du  genre  humain. 

Une  douce  puissance  l'arrêta,  invincible  et  souve- 
raine, la  voix  de  cette  femme  aimée,  souffrante 
fleur  laissée  là  en  otage  aux  violences  du  monde, 
tellement  exposée  par  lui,  qui  pour  lui  vivait, 
mourait.  Mme  de  Condorcet  lui  demanda  le  sacrifice 
le  plus  fort,  celui  de  sa  passion,  de  son  combat 
engagé,  c'est-à-dire  celui  de  son  cœur.  Elle  lui  dit 
de  laisser  là  ses  ennemis  d'un  jour,  tout  ce  monde 
de  furieux  qui  allait  passer,  et  de  s'établir  hors  du 
temps,  de  prendre  déjà  possession  de  son  immor- 
talité, de  réaliser  l'idée  qu'il  avait  nourrie  d'écrire 
un    Tableau  des  progrès  de   V esprit  humain. 

Grand  fut  l'effort.  Il  y  paraît  à  l'absence  appa- 
rente de    passion,   à    la  froideur    austère    et  triste 

T.    VII.  —  RÉV.  15 


226  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

que  l'auteur  s'est  imposée.  Bien  des  choses  sont 
élevées,  beaucoup  sèchement  indiquées  1.  Le  temps 
pressait. 

Gomment  savoir  s'il  y  avait  un  lendemain  ?  Le 
solitaire,  sous  son  toit  glacé,  ne  voyant  de  sa 
lucarne  que  le  sommet  dépouillé  des  arbres  du 
Luxembourg,  dans  l'hiver  de  1793,  précipitait  l'âpre 
travail,  les  jours  sur  les  jours,  les  nuits  sur  les 
nuits,  heureux  de  dire  à  chaque  feuille,  à  chaque 
siècle  de  son  histoire  :  «  Encore  un  âge  du  monde 
soustrait  à  la  mort.  » 

Il  avait,  à  la  fin  de  mars,  revécu,  sauvé,  consa- 
cré tous  les  siècles  et  tous  les  âges;  la  vitalité  des 
sciences,  leur  puissance  d'éternité  semblait  dans 
son  livre  et  dans  lui.  Qu'est-ce  que  l'histoire  et 
la  science  ?  La  lutte  contre  la  mort.  La  véhémente 
aspiration  d'une  grande  âme  immortelle  pour  com- 
muniquer l'immortalité  emporta  alors  le  sage  jusqu'à 
élever  son  vœu  à  cette  forme  prophétique  :  «  La 
science  aura  vaincu  la  mort.  Et  alors  on  ne  mourra 
plus.   » 

Défi  sublime  au  règne  de  la  mort,  dont  il  était 
environné.  Noble  et  touchante  vengeance  !...  Ayant 
réfugié  son  âme  dans  le  bonheur  à  venir  du  genre 
humain ,  dans  ses  espérances  infinies ,  sauvé  par 
le  salut   futur,    Gondorcet,   le   6  avril,    la   dernière 


1.  Celle  sécheresse  n'est  qu'extérieure.  On  le  sent  bien  en  lisant,  dans  ses 
dernières  paroles  à  sa  fille,  la  longue  et  tendre  recommandation  qu'il  lui  fait 
d'aimer  et  ménager  les  animaux,  la  tristesse  qu'il  exprime  sur  la  dure  lui 
qui  les  oblige  à  se  servir  mutuellement  de  nourriture. 


MORT    DE    CONDORCET  227 

ligne  achevée,  enfonça  son  bonnet  de  laine  et,  dans 
sa  veste  d'ouvrier,  franchit  au  matin  le  seuil  de 
la  bonne  Mmc  Yernet.  Elle  avait  deviné  son  projet 
et  le  surveillait  ;  il  n'échappa  que  par  ruse.  Dans 
une  poche  il  avait  son  ami  fidèle,  son  libérateur; 
dans  l'autre,  le  poète  romain  qui  a  écrit  les  hymnes 
funèbres  de   la  liberté  mourante1. 

Il  erra  tout  le  jour  dans  la  campagne.  Le  soir, 
il  entra  dans  le  charmant  village  de  Fontenay-aux- 
Roses,  fort  peuplé  de  gens  de  lettres,  beau  lieu  où 
lui-même,  secrétaire  de  l'Académie  des  Sciences, 
associé  pour  ainsi  dire  à  la  royauté  de  Voltaire,  il 
avait  eu  tant  d'amis,  et  presque  des  courtisans. 
Tous  en  fuite  ou  écartés.  Restait  la  maison  du 
Petit  Ménage;  on  nommait  ainsi  M.  et  Mrae  Suard. 
Véritable  miniature  de  taille  et  d'esprit,  Suard,  joli 
petit  homme,  Madame,  vive  et  gentille,  étaient  tous 
deux  gens  de  lettres,  sans  faire  de  livres  pourtant, 
seulement  de  courts  articles,  quelques  travaux  pour 
les  ministres,  des  nouvelles  sentimentales  (en  cela 


Altéra  jam  teritur  bcllis  civilibus  aetas; 

Suis  et  ipsa  Roma  viribus  mit... 
Barbarus,  heu!  cincres  insistet  victor,  et  Urbcm 

Eques  semante  verberabit  ungula... 


Justum  et  tenacem  propositi  virum 
Non  civium  ardor,  prava  jubentium... 
Mente  quatit  solida,  neque  Auster. 
Si  fractus  illabatur  orbis, 
lmpavidum  ferient  ruinœ. 


Et  cuncta  terrai'um  subacta 
Prœter  atrocem  animiun  Catoni: 


2âJ  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

excellait  Madame).  Jamais  il  n'y  eut  personne  pour 
mieux  arranger  sa  vie.  Tous  deux  aimés,  influents 
et  considérés  jusqu'au  dernier  jour.  Suard  est  mort 
censeur  royal. 

Ils  se  tenaient  tapis  là,  sous  la  terre,  attendant 
que  passât  l'orage,  se  faisant  tout  petits.  Quand  ce 
proscrit  fatigué,  à  mine  hâve,  à  barbe  sale,  dans 
son  triste  déguisement,  leur  tomba  à  l'improviste, 
le  joli  petit  ménage  en  fut  cruellement  dérangé. 
Que  se  passa-t-il?  On  l'ignore.  Ce  qui  est  sûr,  c'est 
que  Gondorcet  ressortit  immédiatement  par  une 
porte  du  jardin.  Il  devait  revenir,  dit-on  ;  la  porte 
devait  rester  ouverte  ;  il  la  retrouva  fermée. 
L'égoïsme  connu  des  Suard  ne  me  paraît  pas 
suffisant  pour  autoriser  cette  tradition.  Ils  affirment 
et  je  les  crois,  que  Gondorcet,  qui  quittait  Paris 
pour  ne  compromettre  personne,  ne  voulut  point 
les  compromettre;  il  aura  demandé,  reçu  des  ali- 
ments :  voilà  tout. 

Il  passa  la  nuit  dans  les  bois,  et  le  jour  encore. 
Mais  la  marche  l'épuisait.  Un  homme,  assis  depuis 
un  an,  tout  à  coup  marchant  sans  repos,  fut  bien- 
tôt mort  de  fatigue.  Force  donc  lui  fut,  avec  sa 
barbe  longue,  ses  yeux  égarés,  d'entrer,  pauvre 
famélique,  dans  un  cabaret  de  Glamart.  Il  mangea 
avidement,  et,  en  même  temps,  pour  soutenir  son 
cœur,  il  ouvrit  le  poète  romain.  Cet  air,  ce  livre, 
ces  mains  blanches,  tout  le  dénonçait.  Des  paysans 
qui  buvaient  là  (c'était  le  comité  révolutionnaire 
de  Glamart)  virent  bientôt  tout  de  suite  que   c'était 


MORT    DE    CONDORCET  229 

un  ennemi  de  la  République.  Ils  le  traînèrent  au 
district.  La  difficulté  était  qu'il  ne  pouvait  plus  faire 
un  pas.  Ses  pieds  étaient  déchirés.  On  le  hissa 
sur  une  misérable  haridelle  d'un  vigneron  qui  pas- 
sait. Ce  fut  dans  cet  équipage  que  cet  illustre 
représentant  du  dix-huitième  siècle  fut  solennelle- 
ment conduit  à  la  prison  de  Bourg-la-Reine.  Il  épar- 
gna à  la  République  la  honte  du  parricide,  le  crime 
de  frapper  le  dernier  des  philosophes  sans  qui  elle 
n'eût  point  existé. 

Deux  révolutions  frappées,  deux  siècles  en  deux 
hommes,  le  dix-huitième  en  Gondorcet,  le  dix-neu- 
vième en  Lavoisier. 

Le  premier  avait  fermé  les  temps  polémiques;  le 
second  ouvrait  les  temps  organiques,  commençait 
l'âge  nouveau  par  la  création  d'une  science,  celle 
qui  non  seulement  ouvrit  le  sein  de  la  nature, 
mais  fit  de  l'homme  un  créateur  et  une  seconde 
nature. 

Nous  en  parlerons  tout  à  l'heure;  mais  nous 
devons  auparavant  terminer  un  grand  sacrifice, 
l'extermination  de  la  Commune,  l'extinction  (en 
Ghaumette)  de  cette  force  populaire  qui,  sous  forme 
triviale,  si  l'on  veut,  n'en  avait  pas  moins  été,  un 
an  durant,  la  plus  intense  fécondité  de  la  Révolu- 
tion. Dans  ses  misères,  dans  ses  bassesses,  Paris 
engendrait  pour  le  monde. 


230  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 


CHAPITRE    III 

MORT  DE  CHAUMETTE  ET  DE  LA  COMMUNE  (12  AVRIL  1794). 


Paris  creuset  de  la  grande  chimie.  —  Rien  ne  remplaça  la  Commune  de 
Cliaumeltc.  —  Ce  qu'était  Chaumette.  —  Conspirations  des  moutons.  — 
Courage  de  Lucile  Desmoulins;  sa  mort.  —  Zèle  religieux  de  Dumas  et 
Fouquier-Tinvillc.  —  Mort  de  Chaumette. 


Ceux  qui  n'ont  pas  eu  l'honneur  de  naître  dans 
la  sainte  boue  de  la  métropole  du  monde,  qui 
n'ont  pas  vu  et  senti  la  puissance  de  cet  étonnant 
creuset  où  les  races  et  les  idées  vont  se  trans- 
formant et  créant  sans  cesse,  arrivent  rarement  à 
savoir  ce  que  c'est  que  la  grande  chimie  sociale. 
Qu'ils  aient  la  science,  l'intelligence  et  le  génie 
même,  ils  sortent  difficilement  des  classifications 
étroites  ;  à  grand'peine  comprennent-ils  la  fluidité 
de  la  vie.  Qu'ils  humilient  leur  science,  qu'ils 
viennent  étudier,  ces  docteurs.  A  ce  point  central  du 
globe  où  se  rencontrent  et  se  combinent  tous  les 
courants  magnétiques,  ils  pénétreront  à  la  longue 
le  souverain  mystère,  invisible,  intangible,  des 
mélanges  de  l'Esprit. 


MORT  DE  CHAUMETTE  ET  DE  LA  COMMUNE    231 

Rien  ne  caractérise  plus  la  rare  originalité  d'Ana- 
charsis  Glootz  que  le  sentiment  profond  qu'il  eut 
de  Paris,  sa  déférence  docile  pour  la  Commune  de 
Paris,  en  qui  il  reconnaissait  le  Précurseur  du  genre 
humain,  l'ardent,  l'aveugle  messager,  instinctif  et 
inspiré,  qui,  sans  savoir  ce  qu'il  fait,  court  devant 
la  Révolution,  portant  son  flambeau. 

Il  vit  là  la  Révolution,  et  non  pas  ailleurs,  — 
là  l'orthodoxie.  Il  ne  fut  point  rebuté  des  accidents, 
des  souillures  qui  accompagnent  toute  grande  opé- 
ration sociale.  Il  suivit  naïf  et  docile,  attentif 
(comme,  après  tout,  on  marchait  en  pleine  nuit)  à 
serrer  de  très  près  la  voie,  à  ne  point  s'écarter 
d'un  pas.  De  là  sa  dévotion  un  peu  littérale.  Il 
s'en  excuse  très  bien  dans  sa  réponse  à  Desmoulins  : 
«  Suivons  toujours,  et  de  près,  la  sainte  sans-culot- 
terie.  » 

Touchant  spectacle  de  voir  ce  génie  idéaliste 
écouter  religieusement  les  triviales  prédications, 
toutes  basses  et  terre  à  terre,  de  l'apôtre  des  Filles- 
Dieu.  L'Allemand,  par  un  noble  effort,  sorti  de 
tout  panthéisme,  libre  de  toute  scolastique,  appre- 
nait, sous  un  polisson,  sous  un  gamin  de  Paris, 
à  matérialiser  suffisamment  sa  pensée  pour  qu'elle 
s'assimilât  la  matière  vivante  et  qu'elle  en  déga- 
geât l'esprit. 

L'apôtre  Chaumette  en  lui-même  était  peu  de 
chose,  mais  il  était  beaucoup  comme  fétiche  de 
Paris.  Gela  ne  se  discute  pas.  Un  fétiche,  comme 
saint  Janvier  pour  les  lazzaroni  de  Naples,   est  ou 


232  HISTOIRE   DE   LA   REVOLUTION  FRANÇAISE 

adoré  ou  battu;  mais  il  ne  se  discute  pas,  il  ne  se 
remplace  pas. 

Robespierre  remplaça  Ghaumette  par  un  homme 
de  grand  mérite,  plein  d'esprit,  de  feu,  le  méri- 
dional Payan.  Tout  fut  inutile.  Le  peuple  ne  mit 
plus  les  pieds  à  l'Hôtel  de  Ville.  La  nouvelle  Com- 
mune eut  beau  payer  les  mendiants.  Cela  ne  réus- 
sit pas  mieux.  La  foule  décidément  avait  pris  un 
autre  chemin. 

Rien  ne  remplaça  jamais  l'ancienne  Commune, 
Pache,  Hébert,  Chaumette.  Hébert  même  était  popu- 
laire, quoique  muscadin  (portant  deux  montres  à  sa 
culotte)  ;  Paris  était  habitué  à  entendre  de  bonne 
heure  la  gueule  infernale  de  ses  colporteurs  :  «  Il 
est  b...  en  colère,  ce  matin,  le  Père  Duchesne!  »  Le 
maire  Pache  était  populaire  par  sa  bonne  représen- 
tation, son  apparente  honnêteté,  sa  calme  et  large 
face  suisse.  Ghaumette  était  populaire  par  je  ne 
sais  quoi  de  bonhomme,  par  ses  cheveux  plats,  lui- 
sants, exactement  divisés,  par  ses  trivialités  et  ses 
apophtegmes.  Rarement,  très  rarement  il  ceignait 
l'écharpe.  Il  était  peuple  dans  le  peuple.  Ses  textes 
ordinaires,  la  guerre  aux  jeux  et  aux  filles,  ses 
exhortations  banales  d'être  bon  époux,  bon  père,  etc., 
tout  était  fort  bien  reçu.  Il  ne  bougeait  de  la 
Commune,  sauf  pour  prêcher  aux  Filles-Dieu.  Il 
vivait  là,  infatigable,  dans  la  grande  salle  Saint- 
Jean,  au  milieu  d'une  foule  bruyante  qui  se  renou- 
velait sans  cesse,  doux,  poli,  facile  ayant  toujours 
la  réponse ,    trouvant   toujours    sans    se   lasser   les 


MORT    DE    CHAUMETTE    ET  DE   LA    COMMUNE  233 

mots  de  la  situation.  Si  la  séance  trop  longue  enva- 
hissait l'heure  des  repas,  l'assistance  avait  le  plai- 
sir de  voir  Anaxagoras  tirer  un  petit  morceau  de 
pain  de  sa  poche  et  le  manger  sobrement,  à  sa 
grande  édification.  Le  Parisien  d'autrefois  disait 
aux  nouveaux  débarqués  :  «  Vous  avez  vu  au  Pont- 
Neuf  la  Samaritaine  battre  les  heures  au  caril- 
lon? »  et  le  Parisien  de  1793  disait  de  même  : 
«  Avez-vous  vu  Anaxagoras  Ghaumette?  » 

Nous  entrons  dans  un  temps  sombre  avec  1794, 
tellement  que  je  me  surprends  à  croire  qu'il  y  eut 
du  soleil  encore  dans  la  nuit  de  1793.  Le  volcan, 
au  moins,  y  fît  la  lumière.  On  mourait,  mais  on 
vivait.  Une  page  de  Desmoulins  ou  Glootz,  une 
boutade  de  Marat,  faisaient  tressaillir.  Les  carre- 
fours avaient  encore  leurs  orateurs,  leurs  assem- 
blées; Yarlet  criait  sur  ses  tréteaux.  Yous  auriez 
entendu  dire  :  «  N'est-ce  pas  là  Danton  qui  passe?...  » 
Ah!  la  coupe  était  encore  pleine. 

Tout  cela,  c'étaient  des  forces,  —  discordantes, 
—  mais  c'étaient  des  forces. 

Où  est-il,  celui  qui  disait  :  «  Irez-vous  alors  aux 
catacombes  fouiller  les  ossements?...  Direz -vous 
au  peuple  affamé  :  «  Voici  les  cendres  des  morts... 
«  Mange,  peuple,  rassasie -toi...  car  nous  n'avons 
«  rien  de  plus!  » 

Ce  temps  est  venu.  La  vie,  la  force,  la  substance, 
ce  qui  nourrissait  la  Révolution,  cela  a  déjà  passé 
dans  la  terre. 

D'autant   plus   vivante    et   terrible   se    réveille   et 


23i  HISTOIRE   DE   LA    REVOLUTION   FRANÇAISE 

se  relève  la  contre-révolution.  Elle  va  centupler 
ses  efforts. 

Et  que  ferait-on  contre  elle?  Peut-on  centupler 
la  Terreur? 

Nous  avons  déjà  caractérisé  Chaumette.  C'était 
un  petit  homme,  d'une  figure  agréable  et  com- 
mune, avec  des  yeux  noirs  et  vifs.  Fils  d'un  cor- 
donnier de  Nevers,  mousse  à  treize  ans,  un 
moment  soldat,  puis  de  nouveau  pilotin,  il  ima- 
gina de  se  faire  le  pilote  de  l'esprit  public,  s'en 
vint  écrire  à  Paris.  Il  s'intitulait  alors  étudiant  en 
médecine,  mais  travaillait  chez  Prudhomme,  sous 
l'excellente  direction  de  Loustalot.  Il  était  juste  au 
niveau  de  la  foule,  ni  au-dessus  ni  au-dessous. 
Sa  carrière  toute  mêlée,  très  pratique,  son  habi- 
tude de  vie  collective,  lui  donna  un  bon  sens  et 
une  bienveillance  qu'Hébert  n'eut  jamais.  Nous 
avons  marqué  ailleurs  ses  dissentiments  avec  Hébert. 
Hébert  reprochait  à  Chaumette  de  trop  attaquer 
les  filles,  soutenant  qu'elles  étaient  nécessaires. 
Chaumette,  en  revanche,  ne  suivait  pas  Hébert 
dans  sa  cruelle  persécution  des  orateurs  en  plein 
vent,  dans  sa  ligue  avec  Robespierre  contre  Roux 
et  autres.  Enfin,  loin  de  demander,  comme  Hébert, 
qu'on  exterminât  la  Vendée,  il  voulait  qu'on  y 
envoyât  une  mission  de  prédicateurs  révolution- 
naires. (Voir  Journal  de  la  Montagne,  3,  15  et 
23  octobre.) 

Chaumette,  nous  l'avons  dit,  était  d'un  caractère 
très   faible.    Du  reste,    fort    honnête    et    les    mains 


MORT    DE    CHAUMETTE    ET    DE   LA    COMMUNE  235 

très  nettes,  il  ne  fit  pas  ses  affaires  comme  Hébert. 
Son  fils  a  été  laboureur  ;  son  petit-fils,  bon  pépi- 
niériste à  Nevers,  ruiné  par  sa  probité  même,  est 
maintenant  jardinier. 

Le  peuple  sentait  d'instinct  qu'il  devait  être 
honnête  homme  et  ne  se  lassait  pas  de  l'écouter. 
Tout  ouvrier  sans  ouvrage,  au  lieu  d'aller  traîner 
à  la  Grève,  entrait  et  ne  s'en  allait  pas  sans 
emporter  quelque  bon  sermon  de  Ghaumette.  Sa 
figure  banale  était  entrée  dans  les  yeux  et  dans 
la  pensée  populaire. 

Nous  avons  vu  comment  Ghaumette,  fort  abattu 
depuis  décembre  par  la  trahison  d'Hébert,  très 
docile  aux  comités  et  nullement  dangereux,  fut 
enlevé  de  la  Commune  par  un  simple  jeu  de 
bascule,  pour  équilibrer  par  ce  coup  à  gauche  le 
coup  qu'on  venait  de  frapper  à  droite.  Jusqu'au 
bout,  il  ne  put  pas  croire  qu'on  l'associât  à  Hébert, 
ayant  spécialement  refusé  de  faire  appuyer  par  la 
Commune  le  mouvement  hébertiste.  Encore  moins 
imaginait -il  qu'il  pût  jamais  être  frappé  comme 
complice  de  Danton  et  de  Camille  Desmoulins.  C'est 
pourtant  ce  qui  arriva  et  ce  qu'on  lit  expressément 
dans  le  texte  du  jugement.  Ghaumette,  à  son 
grand  étonnement,  mourut  avec  la  veuve  Hébert 
et  la  veuve  Desmoulins. 

Cette  affaire  est  la  première  de  celles  qu'on 
appelle  les  grandes  fournées,  et  la  première  aussi 
des  fameuses  conspirations  de  prisons,  meurtrières 
fictions   que  la  Terreur   agonisante    inventa,    multi- 


236  HISTOIRE  DE   LA  REVOLUTION   FRANÇAISE 

plia,  dans  son  horrible  dernier  mois,  pour  saouler 
la  guillotine  de  plus  en  plus  affamée,  et  qui, 
faute  d'aliment,  allait  dévorer  ses  maîtres. 

Là  parut  pour  la  première  fois  la  race  nouvelle 
des  moutons,  c'est-à-dire  des  bons  prisonniers  qui 
écoutaient  et  dénonçaient  les  autres.  Cette  race 
multiplia.  Le  mouton  Laflotte,  qui,  par  sa  délation 
du  Luxembourg,  avait  fourni  le  moyen  de  tuer 
Danton ,  donna  l'exemple  aux  moutons  Benoît  et 
Beausire,  qui  firent  ici  leurs  premières  armes  et 
s'illustrèrent  en  messidor. 

Les  accusés  ne  se  connaissaient  pas.  A  peine 
s'étaient-ils  vu.  Tout  ce  qui  les  rapprochait,  c'était 
la  crainte  commune  qu'ils  avaient  eue  d'un  2  sep- 
tembre. L'apôtre  Ghaumette  vit  pour  la  première 
fois  le  général  des  Girondins  de  Nantes,  le  joyeux 
Beysser,  qui  continuait  de  boire  et  faire  des  chan- 
sons. La  jeune  Lucile  Desmoulins  y  rencontra 
Mme  Hébert,  ex- religieuse,  spirituelle,  intrigante, 
qui  avait  tripoté  avec  les  agioteurs,  mais  conspiré 
nullement.  Le  dantoniste  Simon,  Grammont  l'hé- 
bertiste,  Gobel,  évoque  cle  Paris,  tous  ensemble, 
sans  savoir  pourquoi.  Le  royaliste  Dillon  s'y  trouva 
en  compagnie  d'un  des  grands  exécuteurs  des 
royalistes  de  Lyon,  le  commissaire  Lapallus.  Que 
faisait-là  celui-ci  ?  C'était  une  pièce  d'attente.  Cet 
ingénieux  procès,  fils  du  grand  procès  (Hébert  et 
Danton),  engendrait,  par  Lapallus,  un  autre  procès 
non  moins  grave,  celui  des  affaires  de  Lyon, 
qu'on  entama   en   guillotinant  Marino,   qu'on   pour- 


MORT  DE  CHAUMETTE  ET  DE  LA  COMMUNE    237 

suivit  en   Fouché,    et   qui    eût    atteint   Gollot    sans 
le  9  thermidor. 

Le  président  n'était  plus  le  louche  et  perfide 
Herman.  C'était  Dumas,  violent,  furieux  robespier- 
riste,  qui  jugeait  pistolets  sur  table.  Il  insultait 
les  accusés,  méprisait  si  outrageusement  toute 
forme  de  justice  qu'il  fit  passer  un  juré  (Renau- 
din)  au  rang  des  témoins  ;  puis,  quand  il  eut 
témoigné,  il  revint  au  banc  des  jurés,  se  refai- 
sant ainsi  juge  de  son  propre  témoignage. 

Le  seul  des  accusés  qui  montra  un  grand  cou- 
rage fut  Lucile  Desmoulins.  Elle  parut  intrépide, 
digne  de  son  glorieux  nom.  Elle  déclara  qu'elle 
avait  dit  à  Dillon,  aux  prisonniers,  que  si  l'on 
faisait  un  2  septembre,  «  c'était  pour  eux  un  devoir 
de  défendre  leur  vie  ». 

Il  n'y  eut  pas  un  homme,  de  quelque  opinion 
qu'il  fut,  qui  n'eût  le  cœur  arraché  de  cette  mort. 
Ce  n'était  pas  une  femme  politique,  une  Gorday, 
une  Roland;  c'était  simplement  une  femme,  une 
jeune  fille,  à  la  voir,  une  enfant  pour  l'apparence. 
Hélas!...  qu'avait-elle  fait?  voulu  sauver  un  amant?... 
Son  mari,  le  bon  Camille,  l'avocat  du  genre  humain. 
Elle  mourait  pour  sa  vertu,  l'intrépide  et  char- 
mante femme,  pour  l'accomplissement  du  plus  saint 
devoir. 

Sa  mère,  la  belle,  la  bonne  Mmo  Duplessis, 
épouvantée  de  cette  chose  qu'elle  n'eût  jamais  pu 
soupçonner,  écrivit  à  Robespierre,  qui  ne  put  ou 
n'osa    y    répondre.    Il    avait    aimé    Lucile,    dit-on, 


238  HISTOIRE   DE   LA   REVOLUTION   FRANÇAISE 

voulu  l'épouser.  On  eût  cru,  s'il  eût  répondu,  qu'il 
l'aimait  encore.  Il  aurait  donné  une  prise  qui 
l'eût  fortement  compromis. 

Tout  le  monde  exécra  cette  prudence.  Le  sens 
humain  fut  soulevé.  Chaque  homme  souffrit  et 
pâtit.  Une  voix  fut  dans  tout  un  peuple,  sans 
distinction  de  partis  (de  ces  voix  qui  portent  malheur)  : 
«  Oh!  ceci  c'est  trop  !  » 

Qu'avait -on  fait  en  infligeant  cette  torture  à 
l'âme  humaine?  On  avait  suscité  aux  idées  une 
cruelle  guerre,  éveillé  contre  elles  une  redoutable 
puissance,  aveugle,  bestiale  et  terrible,  la  sensi- 
bilité sauvage  qui  marche  sur  les  principes,  qui, 
pour  venger  le  sang,  en  verse  des  fleuves,  qui 
tuerait  des  nations  pour  sauver  des  hommes. 

Sans  preuves,  pièces  ni  témoins  (on  ne  peut 
nommer  ainsi  trois  mouchards) ,  ils  furent  tous 
convaincus  d'avoir  voulu  égorger  la  Convention, 
rétablir  la  monarchie,  usurper  la  souveraineté,  etc. 
Le  peuple,  quoique  habitué,  ne  put  voir  sans  éton- 
nement,  confondu  sur  les  charrettes,  cet  horrible 
plum-pudding,  où  l'on  avait  trouvé  moyen  de  mêler 
toute  nuance,  toute  opinion,  tout  parti. 

L'évèque  de  Paris,  placé  là,  était  un  grand  ensei- 
gnement pour  les  prêtres  de  ne  plus  se  faire  révo- 
lutionnaires. Avis  à  eux  qu'ils  seraient  mis  à  mort 
par  la  République,  s'ils  étaient  républicains.  Qui  en 
rit?  L'ancien  clergé!  Pour  les  gallicans,  les  asser- 
mentés ,  ils  crurent  que  Robespierre  décidément 
marchait  avec  eux  et  conçurent  beaucoup  d'espoir. 


MORT    DE    GHAUMETTE    ET   DE    LA    COMMUNE  23D 

Si  Dumas,  si  Fouquier-Tinville,  eussent  eu  un  peu 
plus  d'esprit ,  un  peu  de  l'adresse  d'Herman ,  ils 
auraient  évité  de  donner  au  procès  la  moindre  appa- 
rence religieuse.  Loin  de  là,  maladroits  flatteurs  de 
Robespierre  et  du  nouveau  mouvement  indiqué  le  6 
par  Gouthon,  ils  prirent  le  langage  à  la  mode.  Ils  par- 
lèrent souvent,  fort  et  ferme,  de  Divinité,  d'athéisme, 
d'Être  suprême,  etc.  Ils  reprochèrent  expressément  à 
Gobel  d'avoir  abjuré,  à  Lapallus  d'avoir  dépouillé  les 
églises  de  Lyon,  à  Ghaumette  d'avoir  fermé  les  églises 
de  Paris,  de  s'être  coalisé  avec  Glootz  «  pour  effacer 
toute  idée  de  la  Divinité  ».  Pour  comble  de  mala- 
dresse, ce  fut  à  cette  occasion  que  le  juré  Renaudin, 
intime  de  Robespierre,  changea  tout  à  coup  de  rôle 
par  une  bizarre  sortie  ,  exprimant  son  indignation 
d'avoir  entendu  Gobel,  Glootz  et  Fabre  d'Églantine 
«  se  réjouir  cle  ce  que  les  églises  étaient  fermées  ». 

Le  président  fut  prodigieusement  ridicule  contre 
Ghaumette.  Ghaumette,  dit-il,  fermait  les  églises  et 
mettait  les  filles  en  prison.  Pourquoi?  Afin  que,  d'une 
part,  les  libertins  désespérés  outrageassent  les  hon- 
nêtes femmes,  et  que,  d'autre  part,  les  fanatiques  se 
réunissent  aux  libertins  pour  renverser  le  gouver- 
nement ! 

Ghaumette  pouvait  les  écraser.  Mais  il  plaida  à  plat 
ventre,  se  montra  ce  qu'il  était,  un  pauvre  homme  cle 
lettres,  craintif  et  tremblant,  jusqu'à  dire  qu'il  n'avait 
pas  eu  beaucoup  de  rapports  avec  Anacharsis  Glootz. 
Il  croyait  que,  s'il  se  lavait  de  l'amitié  du  grand  héré- 
tique, il  trouverait  grâce  peut-être  devant  Robespierre. 


240  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

L'hérétique  au  fond,  l'impie,  le  martyr  de  la  liberté, 
n'était  pas  tant  Ghaumette  ou  Glootz  que  Paris  même. 
C'était  lui  qu'on  frappait  en  eux,  c'était  l'audacieuse 
avant-garde  de  la  pensée  humaine,  du  libre  génie  de 
la  terre,  qui  eut  son  Précurseur  dans  la  grande  Com- 
mune. Après  ce  coup  de  massue,  Paris,  un  moment 
retardé  (un  demi-siècle  est  un  moment),  s'écarta  des 
voies  religieuses  et  de  l'initiation  philosophique,  pour 
y  retourner  plus  tard  par  le  circuit  du  socialisme,  qui 
l'y  ramènera  sans  nul  doute. 

Chaumette,  malgré  sa  faiblesse,  a  emporté  un  dou- 
ble titre.  Jamais  magistrat  populaire  ne  se  montra 
si  inépuisablement  fécond  en  idées  bienveillantes , 
utiles1. 

D'autre  part,  grâce  à  la  farouche  intolérance  de  ses 
ennemis,  il  tient  sa  place  dans  la  glorieuse  série  de 
ceux  qui  payèrent  de  leur  sang  pour  la  liberté  reli- 
gieuse. Les  Bruno,  les  Morin  (celui-ci  brûlé  sous 
Louis  XIV,  1664!)  ont  pour  successeur  légitime  le 
pauvre  Anaxagoras.  Les  six  cent  mille  protestants 
émigrés  sous  le  grand  roi,  les  cinquante  mille  jansé- 
nistes mis  à  la  Bastille,  les  martyrs  bien  plus  nom- 
breux de  la  liberté  de  pensée  qu'une  intolérance  plus 
machiavélique  fait  depuis  mourir  de  faim,  ils  doivent 
reconnaître  un  frère  dans  l'apôtre  de  la  Raison,  qui 
fut  la  voix  de  Paris. 

1.  On  l'a  vu  au  livre  XV.  J'y  pourrais  ajouter  beaucoup.  L'organisation  de 
la  Morgue,  la  bienfaisance  judiciaire,  consultations  gratuites  pour  les 
pauvres,  etc.  Sa  tolcrance  pour  les  prêtres  mêmes  est  frappante  dans  les 
Révolutions  de  Paris,  devenues  (en  octobre)  l'organe  de  la  Commune 
(n°224). 


CAMBON.  —  ASSIGNATS.  —  RIENS   NATIONAUX        241 


CHAPITRE    IV 

CAMBON  MENACÉ.  —  ASSIGNATS.  —  BIENS  NATIONAUX 
(16  AVRIL  1794). 


Haine  de  Robespierre  et  de  Saint-Just  pour  Cambon.  —  Accusations  publiques 
contre  lui.  —  Ce  qu'il  eût  pu  répondre.  —  Difficulté  insurmontable  de  la 
situation. 


La  dictature  qui  se  faisait  d'elle-même  et  fatalement 
pouvait-elle  s'arrêter  dans  la  proscription?  Elle  l'eût 
voulu  en  vain.  Elle  était  menée,  poussée  par  la  force 
des  choses  à  proscrire  et  les  rois  déchus,  j'appelle 
ainsi  les  représentants  revenus  des  missions  de  1793, 
et  tôt  ou  tard  les  rois  régnants,  j'appelle  ainsi  le  roi 
des  Finances,  le  roi  de  la  Guerre,  Cambon  et  Garnot. 

Celui-ci,  qui,  par  la  suppression  du  ministère  de  la 
guerre,  avait  désormais  endossé  la  responsabilité  com- 
plète, allait  être  seul  accusé  en  cas  de  revers.  Robes- 
pierre se  fit  une  loi  de  ne  jamais  signer  une  seule 
pièce  de  la  Guerre,  tandis  qu'à  chaque  instant  ses 
actes,  ceux  de  Saint-Just  et  Couthon  recevaient  de 
Garnot  la  signature  de  complaisance  qu'on  ne  se  refu- 
sait pas  entre  collègues.  Il  se  tint,  par  cette  réserve, 
en  état  de  pouvoir  toujours    l'accuser  ,   pour  toute 

T.   VII.   —   RÉV.  16 


2i-2  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

mesure  dont  l'utilité  serait  contestable,  ce  qui  eut 
lieu  en  Thermidor. 

Quant  à  Cambon,  c'est  l'homme  que  Robespierre  et 
Saint-Just  ont  haï  le  plus. 

Plus  que  Danton,  plus  que  Vergniaud.  Ceux-ci 
furent  des  individualités,  mais  Cambon  fut  un  sys- 
tème. Ils  le  haïrent,  non  d'une  haine  éphémère  et 
personnelle,  mais  d'une  haine  intrinsèque,  inhérente 
au  fonds  même  de  leurs  systèmes  et  de  leurs  idées. 

Le  premier  discours  de  Saint-Just  a  été  dirigé  contre 
Cambon.  Le  dernier  discours  de  Robespierre  finira 
contre  Cambon. 

L'intelligent  et  perfide  baron  de  Batz,  habile  agent 
royaliste,  avait  deviné  la  seule  chance  par  où  peut- 
être  il  eût  pu  entrer  en  rapport  avec  Robespierre 
[Déposition  de  Chabot).  C'était  de  lui  adresser  des  plans 
de  finances  propres  à  faire  sauter  Cambon. 

L'antipathie  des  deux  grands  utopistes  de  la  Révo- 
lution contre  son  grand  homme  d'affaires  était  tout  à 
fait  conforme  au  sentiment  de  leur  parti  et  du  peuple 
en  général.  La  tyrannie  de  l'assignat ,  l'effrayante 
augmentation  du  papier,  la  disparition  du  numéraire, 
la  déperdition  si  rapide  des  ressources  de  l'État,  que 
sais-je?  le  maximum,  la  famine...  tout  cela  s'appelait 
Cambon. 

«  Qui  seul  a  fait  tout  le  mal  de  la  Révolution?  Qui 
fut  son  mauvais  génie,  si  ce  n'est  cet  homme?...  Un 
homme?  non,  un  gouffre  où  la  France  s'est  abîmée! 

a  Qu'a-t-il  fait  de  nos  espérances  ?  Où  est  cette 
superbe  dépouille  des  biens  ecclésiastiques?  Quatre 


CAMBON.  —  ASSIGNATS.—  BIENS   NATIONAUX  2-13 

milliards!...  Absorbés.  Où  est  le  domaine  royal?...  Et 
les  biens  des  émigrés?  Yoilà  qu'ils  fondent,  ils  dis- 
paraissent... Demain  ils  seront  dévorés. 

«  Cette  grande  dot  de  la  nation,  ce  patrimoine  du 
pauvre,  cette  restitution  naturelle  des  oisifs  au  peuple, 
le  rêve  de  la  Révolution,  qu'est-ce  que  tout  cela  est 
devenu?  Tout  a  péri  entre  les  mains  ineptes1,  per- 
fides peut-être,  de  cet  exterminateur  de  la  fortune 
publique. 

«  Qu'a-t-il  su  et  qu'a-t-il  fait?  Quelle  fut  la  recette 
de  cet  empirique?  Une  seule,  la  planche  aux  assi- 
gnats. Cette  planche,  il  s'y  acharne,  la  roulant  la  nuit, 
le  jour.  A  tout  une  seule  parole,  toujours  la  même 
réponse  :  «  Encore  un  milliard!  »  Non  content  des 
gros  assignats,  il  les  a  divisés  menus,  partout  divisés 
en  parcelles.  Et  voilà  que  l'agiotage  s'est  répandu, 
jusque  dans  les  moindres  villages. 

«  Tout  cela  est- il  innocent?  La  faculté  d'acheter 
les  biens  nationaux  par  annuités,  qui  a-t-elle  favorisé  ? 
L'homme  d'argent,  le  spéculateur,  qui,  dès  qu'il  a  jeté 
son  premier  payement  minime,  son  sou  à  la  nation, 
revend  à  profit,  embourse  et,  de  ce  prix  de  revente, 
spécule,  agiote  et  accapare,  cache  les  denrées,  orga- 
nise la  disette  et  regagne  encore. 

«  N'avait-on  pas  dit  à  Cambon,  l'autre  hiver,  que 
ses  ventes  précipitées  des  églises  amenaient  la  guerre 
civile?...  Qui  fit  la  Vendée?  C'est  lui. 

«  Homme  fatal!...  Et  le  pis,  les  maux  qu'il  a  faits 
dureront  toujours.  Tout  a  passé  aux  voleurs;  nous 
restons  la  faim  aux  dents.  La  ruse  triomphe  à  jamais. 


244  HISTOIRE   DE   LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

Décidément  l' Ancien-Régime  pourra  se  moquer  de 
nous  et  nous  dire  en  ricanant  la  parole  d'Évangile  : 
«  Vous  aurez  toujours  des  pauvres.  » 

«  C'est  fait  de  la  Révolution.  Elle  a  mangé  un 
peu  de  miel,  et  voilà  déjà  qu'elle  meurt.  Elle  avait 
cru  mordre  aux  pommes  du  jardin  des  Hespérides, 
elle  n'a  trouvé  sous  la  dent  que  fiel  et  que  cendre.  » 

Telle  était  la  douleur  publique,  les  injustes  accu- 
sations qui  rapportaient  à  un  homme  tout  ce  que  la 
situation  avait  fatalement  engendré  de  maux. 

Ce  qui  défendait  Gambon,  c'est  qu'en  l'attaquant 
on  ébranlait  les  lois  qu'il  avait  proposées;  on  portait 
un  coup   terrible  au  crédit,  à  la  confiance. 

Frapper  Gambon?  mais  qu'était-ce?  Frapper  la 
fatalité  de  la  France  en  1793.  Gambon  n'était  pas 
autre  chose. 

Ce  n'était  pas  lui  qui  avait  agi,  c'était  la  situation, 
le  péril,  la  crise  désespérée.  Ge  temps  déjà  trop 
oublié  où  la  France  désarmée  vit  le  monde  entier 
contre  elle,  cette  misère  du  12  mars  où  le  Trésor  n'eut 
plus  que  quelques  mille  francs  en  papier,  permettait- 
elle  de  choisir  les  moyens?  Laissait-elle  les  loisirs 
d'organiser  des  républiques  de  Lycurgue  et  de 
Numa  ? 

Ge  grand  homme  eût  d'ailleurs  pu  faire  une 
foudroyante  réponse  :  «  Voulez-vous  savoir  pourquoi 
il  m'a  fallu  vous  ruiner?  Pourquoi  la  guerre  a 
dévoré  les  ressources  de  la  France  ?  Parce  que 
vous  n'avez  pas  voulu  la  guerre  que  je  demandais. 
Ma  guerre  n'eût  pas  été  la  vôtre.  Je  la  voulais  offen- 


CAMBON.  —  ASSIGNATS.  —  BIENS  NATIONAUX         245 

sive,  et  toute  en  pays  ennemi.  Vous  l'avez  prêchée 
défensive.  Je  l'ai  voulue  sociale  ;  vous  l'avez  faite 
politique.  Vous  déclariez  aux  Jacobins  que  la  Répu- 
blique française  ne  se  mêlait  point  des  autres  peu- 
ples. Moi,  je  lançais  la  croisade,  attribuant  à  la 
guerre  les  biens  nationaux  des  peuples  affranchis. 
Enfin  je  sonnais  le  tocsin  et  vous  y  mettiez  la  sour- 
dine... Les  rois,  aujourd'hui  rassurés,  vous  font  des 
avances  ;  c'est  bien.  Ils  voient  que  décidément  vous 
n'avez  pas  remué  en  Europe  la  question  capitale, 
celle  des  biens  nationaux.  La  Révolution  française 
restera  chose  isolée,  et  la  France  en  payera  les  frais. 

«  Qu'ai -je  fait,  clans  cette  misère?  Une  grande 
chose  :  j'ai  sauvé  l'honneur.  La  République  française, 
dans  sa  plus  terrible  crise,  août  1793,  devant  les 
banqueroutes  des  rois,  a  recueilli,  accepté,  consacré 
dans  son  Grand-Livre  tous  les  engagements  du  passé. 
Si  elle  n'a  pu  payer  le  fonds,  elle  a  garanti  la  rente, 
s'obligeant  à  payer  toujours  pour  des  fautes  qui  ne 
furent  pas  siennes,  expiant  l'injure  du  passé  qu'elle 
pouvait  repousser  et  bâtissant  l'avenir  sur  cette  libre 
et  généreuse  expiation. 

Du  reste,  qu'ai-je  pu,  malheureux,  en  face  des  plus 
terribles  exigences  dont  l'histoire  ait  parlé  jamais  ? 
Impossible  d'emprunter,  impossible  d'imposer.  On 
feignait  de  croire  que  le  but  de  la  Révolution  était 
de  ne  rien  payer.  Nous  avions  beau  rappeler  la 
suppression  des  dîmes,  des  aides,  des  corvées, 
des  gabelles  ;  toutes  choses  déjà  oubliées.  Mais  on 
soupirait  toujours  sur  la  contribution  mobilière;  on 


216  HISTOIRE    DE   LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

pleurait  sur  le  pauvre  peuple.  Les  enfouisseurs  se 
lamentaient.  Les  vieilles  qui  donnaient  tout  aux 
prêtres  ne  laissaient  lever  l'impôt  chez  elles  que  le 
sabre  à  la  main.  Donc  je  ne  pouvais  que  vendre, 
vendre  vite,  vendre  à  tout  prix.  Plus  on  avançait, 
plus  les  ventes  étaient  difficiles.  Le  pauvre  fut  de 
suite  à  sec  ;  au  second  des  douze  payements  arrivait 
le  spéculateur.  Et  nous  en  étions  bien  heureux  ; 
nous  proclamions  patriotes  ceux  qui  se  portaient 
acquéreurs  et  voulaient  bien  faire  fortune...  La  Répu- 
blique, hélas  !  eut  à  faire  sa  cour  aux  riches.  Sans 
argent,  nous  périssions.  On  les  laissa  acheter  les 
biens  communaux,  ce  patrimoine  des  pauvres.  On 
les  laissa  acheter  les  biens  ecclésiastiques,  les  plus 
faciles  à  revendre.  On  fit  effort  pour  s'assurer  qu'au 
moins  les  biens  des  émigrés  seraient  divisés  en 
parcelles  ;  on  défendit  d'en  acheter  pour  plus  de 
cinq  cents  francs,  plus  de  quatre  arpents.  Eh  bien, 
impossible  de  vendre.  La  spéculation  s'éloignait.  Il 
fallut  bien  fermer  les  yeux  sur  la  violation  des  lois.  » 

Gambon,  du  reste,  est  justifié  par  un  mot  même  de 
Saint-Just. 

Dans  ce  discours  du  16  avril,  il  dit  que  le  mode 
d'acquisition  par  annuités  permettait  d'agioter,  et  un 
peu  plus  loin  :  Qu'il  faut  tranquilliser  les  acquisitions, 
innover  le  moins  possible  dans  le  régime  des  annuités. 
—  Établissant  ainsi  :  1°  que  ce  mode  est  détestable  ; 
2°  qu'il  faut  le  maintenir. 

Fatalité!  infranchissable  mur  où  venait  heurter  la 
Révolution. 


CAMBON.  —  ASSIGNATS.  —  BIENS  NATIONAUX        247 

Au  fond  même  des  lois  révolutionnaires,  l'ennemi 
s'est  glissé,  caché.  L'insecte  vit  au  fond  du  fruit;  on 
ne  l'en  sortira  pas.  Les  lois  de  l'égalité  ont  refait 
l'aristocratie. 

Mais,  dira-t-on,  si  les  lois  sont  impuissantes,  pour- 
quoi l'homme  ne  suppléerait- il  ?  Que  sert  d'avoir 
couvert  la  France  d'autorités  révolutionnaires,  de 
sociétés  populaires  ?  L'œil  ouvert  parmi  les  nuages 
qu'on  voit  sur  le  drapeau  de  la  société  jacobine, 
est-ce  un  insigne  mensonger?  Tous  attaquent  les  agio- 
teurs, tous  maudissent  les  accapareurs.  Sont-ce  là  de 
vaines  paroles  ?  Cette  réquisition  immense,  morale 
autant  que  politique,  ne  peut-elle  observer  de  près 
les  acquéreurs  équivoques,  les  prête -noms,  les 
hommes  de  paille,  et  saisir  derrière  la  ruse  du  spé- 
culateur le  secret  des  coalitions? 

La  réponse  à  cette  question,  c'est  la  révélation 
d'un  terrible  mystère. 


248  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 


CHAPITRE  V 


LA  BANDE  NOIRE. 


La  bourgeoisie  rentre  dans  les  affaires.  —  Les  comités  de  surveillance  ne 
surveillent  pas.  —  Les  spéculateurs  s'abritent  derrière  les  autorités.  —  Les 
contre-révolutionnaires  maîtres  des  comités  des  campagnes.  —  Spéculation 
de  Jourdan  et  de  Rovère.  —  Nécessité  d'une  épuration.  —  La  bande  noire 
insaisissable. 


L' inquisition  révolutionnaire,  sous  ses  deux  formes, 
comme  sociétés  jacobines  et  comme  comités  de  surveil- 
lance de  sections,  de  villes  ou  villages,  ne  pouvait 
rester  pure  et  forte  qu'autant  qu'elle  restait  simple- 
ment inquisition.  Si  elle  quittait  son  rôle  de  surveil- 
lance pour  entrer  dans  les  affaires,  si  le  Jacobin 
surveillant  était  justement  le  même  homme  que  le 
fonctionnaire  public  qu'il  avait  à  surveiller,  on  pou- 
vait prédire  hardiment  qu'il  serait  indulgent  pour 
lui,  que  cette  fantasmagorie  terrible  d'inquisition 
deviendrait  illusoire,  que,  si  elle  continuait  son  rôle, 
ce  serait  de  manière  à  donner  le  change,  à  détourner 
l'attention,  dirigeant  ses  sévérités  ailleurs  que  sur 
elle-même,  se  corrompant  de  plus  en  plus,  comme 
tout  pouvoir  sans  contrôle. 

Cela  arriva  par  trois  fois,  aux  Jacobins  des  Lameth, 


LA    BANDE    NOIRE  249 

aux  Jacobins  de  Brissot,  aux  Jacobins  de  Robes- 
pierre. Trois  fois,  la  grande  société  quitta  son  rôle 
de  surveillante  pour  celui  de  fonctionnaire;  les 
Jacobins  entrèrent  dans  l'administration,  dix  mille 
en  une  seule  fois  (1792). 

A  chaque  évacuation  de  ce  genre,  la  société 
purifiée,  ce  semble,  recrutée  dans  une  classe  plus 
populaire,  paraissait  entrer  d'un  degré  de  plus  dans 
la  démocratie  :  1793  y  fit  le  dernier  effort  et  se  crut 
décidément  tout  près  de  l'égalité.  Erreur,  profonde 
erreur  !  En  1793,  comme  auparavant,  par  des  moyens 
plus  détournés,  la  bourgeoisie  domina. 

J'entends  ici  par  bourgeoisie  la  classe,  peu  nom- 
breuse alors,  qui  savait  lire,  écrire,  compter,  qui 
pouvait  (peu  ou  beaucoup)  verbaliser,  paperasser,  le 
bureaucrate,  le  commis,  celui  qui  peut  l'être,  l'ex- 
procureur,  l' ex-clerc,  le  vrai  roi  moderne,  le  scribe. 

Tel  est  le  fruit  savoureux  que  la  société  euro- 
péenne recueille  d'avoir  eu  douze  cents  ans  le 
prêtre  pour  seul  instituteur.  La  masse  entière  (moins 
un  centième)  est  restée  à  l'état  barbare,  c'est-à-dire 
mineure,  incapable;  à  la  moindre  affaire,  la  tête 
leur  tourne  ;  il  leur  faut  se  remettre  à  cette  mino- 
rité minime  qui  seule  sait  compter,  griffonner.  Elle 
se  trouva  peu  à  peu,  alors  comme  aujourd'hui,  maî- 
tresse des  affaires. 

Des  dix  ou  douze  membres  d'un  comité  de  sur- 
veillance, des  quarante,  cinquante,  cent  membres 
d'une  société  jacobine,  presque  tous  alors  étaient 
illettrés.    Ces    patriotes,    généralement   très    embar- 


250  HISTOIRE   DE  LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

rassés  clc  leur  royauté,  ne  manquaient  pas  d'aviser 
dans  un  coin  l'homme  modeste  et  discret  qui  pou- 
vait tenir  la  plume.  Il  se  faisait  prier,  presser, 
sommer  au  nom  de  la  Patrie;  c'était  ainsi,  malgré 
lui,  qu'il  s'emparait  des  affaires.  Les  autres  croyaient 
rester  maîtres.  Il  ne  les  contrariait  pas.  Seulement, 
à  toute  chose  qui  n'était  pas  dans  ses  vues,  il  les 
arrêtait  par  des  textes  :  «  Oui,  si  le  décret  de  bru- 
maire, oui,  si  la  loi  de  ventôse,  n'y  étaient  con- 
traires »,  etc.  A  cela  ils  ne  savaient  que  dire  et  sui- 
vaient comme  des  moutons. 

La  bourgeoisie,  fort  mêlée  aux  clubs  en  1789, 
effrayée  en  1791  et  un  moment  éloignée,  y  revint 
timidement  par  peur  en  1793,  y  régna  peu  à  peu 
ensuite,  les  exploita  à  son  profit. 

Était-ce  la  même  bourgeoisie?  Gomme  classe,  non. 
Gomme  individus,  c'était  en  partie  la  même,  les 
procureurs  d'autrefois,  huissiers  et  autres  gens 
semblables,  auxquels  se  mêlèrent  ceux  clés  mar- 
chands, artisans,  qui  pouvaient  écrivailler,  citer 
bien  ou  mal  les  décrets. 

Les  mêmes  hommes  furent  les  meneurs  des  socié- 
tés populaires  et  des  comités  révolutionnaires  ou  de 
surveillance. 

Sociétés  et  comités,  au  fond,  c  était  la  même  chose. 
Les  Jacobins  ayant  déclaré  qu'ils  ne  reconnaîtraient 
comme  sociétés  populaires  que  celles  dont  ces 
comités,  essentiellement  jacobins,  seraient  le  noyau 
(23  septembre  1793),  les  autres  sociétés  fermèrent 
peu  à  peu. 


LA    BANDE    NOIRE  251 

Dans  chaque  localité,  ce  que  les  meneurs  avaient 
préparé,  proclamé  comme  société,  les  mêmes  hommes 
l'exécutaient  ensuite  comme  comité.  Tout  s'étant 
trouvé  ainsi  réduit  clans  chaque  endroit  à  douze  ou 
quinze  personnes,  qui  menait  ces  douze  était  maître. 

L'homme  d'affaires  qui  tenait  la  plume,  ou  le 
spéculateur  caché  qui  se  liguait  avec  lui,  pouvait 
opérer  à  l'aise,  convert,  défendu,  enhardi  par  la 
Terreur  elle-même,  je  veux  dire  par  ce  comité  de 
surveillance  qui  ne  surveillait  plus. 

Le  danger,  on  se  le  rappelle,  avait  fait  cette 
tyrannie.  Le  gouvernement  central  l'avait  augmentée 
en  supprimant,  énervant  les  pouvoirs  intermédiaires 
qui  gênaient  ces  comités,  sans  oser  en  prendre  lui- 
même  l'inspection.  Il  craignait  de  se  dépopulariser, 
s'il  partageait  avec  eux,  en  les  surveillant,  la  res- 
ponsabilité de  l'action  révolutionnaire.  Il  résulta 
malheureusement  de  cette  timidité  des  deux  comités 
gouvernants  que  ces  petits  comités  révolutionnaires, 
quelque  patriotes  qu'ils  fussent,  devinrent,  souvent 
sans  le  savoir,  l'instrument  des  spéculateurs. 

L'araignée,  en  sûreté  derrière  une  telle  protec- 
tion, travaillait  à  l'aise.  Non  seulement  elle  partici- 
pait à  l'inviolabilité  de  la  société  et  du  comité,  à 
leur  puissance  de  terreur,  mais  elle  employait  cette 
terreur  au  profit  de  ses  affaires,  terrifiait  ses  concur- 
rents ;  il  ne  se  trouvait  aux  enchères  nul  autre 
acquéreur  patriote. 

Et  si  on  l'accusait  plus  haut,  on  ne  pouvait  frap- 
per cet  homme  qu'à  travers  le  comité,  à  travers   le 


252  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

bouclier  trois  fois  saint,  trois  fois  sacré,  de  la 
société  populaire. 

Quelques  faits  feront  connaître  l'intérieur  des 
comités. 

On  a  vu  comment  se  fit  l'arrestation  de  Pru- 
dhomme.  Ce  journaliste  avisé,  qui  toujours  avait 
tourné  selon  le  soleil  et  le  vent,  se  croyait  en 
sûreté  parce  qu'il  avait  défendu  contre  la  Gironde 
Marat  et  Hébert  (avril-mai  1793).  Les  hébertistes,  en 
juin,  n'en  crurent  pas  moins  le  moment  favorable 
pour  tuer  son  journal,  les  Révolutions  de  Paris,  et 
délivrer  le  Père  Duchesne  de  ce  concurrent. 

Un  hébertiste  qui  menait  la  section  des  Quatre- 
Nations,  dans  laquelle  demeurait  Prudhomme,  fît  à 
lui  seul  toute  l'affaire.  1°  Il  dénonça  Prudhomme  à 
l'assemblée  générale  de  la  section  (ces  assemblées, 
à  cette  époque,  étaient  à  peu  près  désertes)  ;  2°  pré- 
sident de  cette  assemblée,  il  prononça  lui-même  la 
prise  en  considération  de  la  dénonciation  et  fit 
décider  que  l'accusé  irait  au  comité  révolutionnaire  ; 
3°  il  présida  le  comité  et  lui  fît  décider  l'arrestation; 
4°  il  la  fît  lui-même  à  la  tête  de  la  force  armée. 
Prudhomme,  relâché  bientôt,  mais  alarmé,  décou- 
ragé, cessa  bientôt  de  paraître.  C'est  ce  qu'on 
voulait.  Il  reparaît  le  3  octobre,  mais  dompté,  au 
profit  d'Hébert  et  des  hébertistes,  dont  il  porte 
les  couleurs. 

Autre  affaire,  plus  étonnante.  A  Paris,  sous  les 
yeux  mêmes  du  Comité  de  sûreté,  un  comité  révolu- 
tionnaire,  celui  de  la  Croix-Rouge  ou  du  faubourg 


LA    BANDE    NOIRE  253 

Saint-Germain,  imitant  les  spéculateurs  qui  créaient 
des  maisons  de  santé  pour  recevoir  les  prisonniers 
qu'on  favorisait,  avait  créé,  rue  de  Sèvres,  une  pri- 
son confortable  ou  l'on  payait  des  prix  énormes, 
de  sorte  que  ceux  dont  il  avait  prononcé  l'arresta- 
tion, il  les  recevait  et  les  exploitait  comme  pension- 
naires. 

Ceux-ci,  du  reste,  n'avaient  garde  de  se  plaindre. 
C'était  un  brevet  de  vie.  Le  comité  choyait,  gar- 
dait, cachait  son  petit  troupeau.  On  n'y  toucha 
pas  avant  le  7  thermidor.  Ce  ne  fut  qu'alors  enfin 
que  la  Terreur,  qui  ne  respectait  rien,  troubla  la 
spéculation  du  comité  de  la  Croix-Rouge  et  guillo- 
tina quelques-uns  de  ses  précieux  pensionnaires. 

Comment  était  composé  ce  comité? 

Il  y  avait  quatre  artistes,  un  musicien  et  trois 
peintres,  pauvres  diables  qui,  vivant  mal  de  leur 
art,  avaient  pris  cette  position.  Il  y  avait  quatre 
domestiques  d'anciennes  maisons  qui  pouvaient 
bien  renseigner.  Un  homme  d'exécution,  ex-gen- 
darme, et  deux  hommes  forts,  deux  commission- 
naires du  coin  de  la  rue.  Trois  marchands,  et  enfin 
un  ancien  notaire,  qui  probablement  menait  toute 
l'affaire  et  dressait  le  comité   à  la  spéculation. 

Tout  cela  se  passait  à  Paris.  En  province,  la 
surveillance  était  moindre  encore.  Les  registres  du 
Comité  de  sûreté  générale,  mutilés  aux  derniers 
mois,  mais  entiers  jusqu'en  mai  1794,  ne  donnent 
presque  aucun  acte  relatif  aux  départements. 

Si  quelque    chose  transpirait  des   départements  à 


254  HISTOIRE   DE   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

Paris,  c'était  un  miracle,  un  vrai  coup  du  ciel.  Je 
n'en  connais  qu'un  exemple. 

Le  25  pluviôse  1794,  on  dénonça  à  la  Conven- 
tion un  huissier  (du  district  de  la  Souterraine, 
département  de  la  Creuse),  lequel,  cumulant  dans 
son  village  les  fonctions  de  maire  et  de  membre 
du  comité  de  surveillance,  exerçait  sur  les  paysans 
une  terreur  lucrative,  étonnamment  audacieuse.  Il 
les  emprisonnait  et  les  rançonnait  à  quatre  cents, 
cinq  cents,  six  cents  livres  par  tête.  Il  leur  vendait 
des  exemptions  de  la  réquisition.  Il  les  faisait  tra- 
vailler à  son  profit  par  corvée  sur  un  bien  natio- 
nal dont  il  s'était  fait  fermier.  Il  les  fit  contribuer 
pour  acheter  des  blés  clans  un  moment  de  disette, 
puis,  ces  blés,  les  leur  vendit  trente  sous  plus 
cher  par  boisseau  qu'ils  ne  lui  avaient  coûté.  Ce 
tyran,  à  l'exemple  des  anciens  seigneurs,  mariait 
à  sa  volonté.  Un  homme  qu'il  mit  en  prison  n'en 
sortit  qu'en  épousant  une  fille  qu'il  lui  imposa.  Le 
curé  voulait  se  marier,  il  ne  le  permit  pas,  et, 
pour  plus  de  sûreté,  il  enferma  la  fiancée,  puis  la 
bannit  de  la  commune. 

Ce  qui  le  rendait  si  hardi,  c'est  qu'à  bon  mar- 
ché il  s'était  fait  un  renom  de  patriotisme  en  célé- 
brant avec  éclat  l'abolition  de  la  féodalité.  Pour  la 
fête,  il  avait  levé  une  somme  énorme  de  deux 
mille  quatre  cents  livres,  et  coupé  dans  les  forêts 
de  l'État  cent  cordes  de  bois  dont  il  fit  un  feu 
de  joie  sur  une  montagne  voisine. 

On  se  plaignit  au  district.  Mais  un  des   adminis- 


LA    BANDE    NOIRE  255 

traleurs  était  parent  de  l'huissier.  Le  district  ne 
souffla  mot. 

Le  tribunal  criminel  du  département  n'osait  trop 
mettre  en  accusation  ce  grand  patriote.  Il  demanda 
à  la  Convention  s'il  était  compétent  pour  le  faire. 
La  Convention,  indignée,  décréta  qu'on  l'arrêterait 
sur-le-champ,  lui  et  ses  protecteurs,  les  administra- 
teurs du  district,  et  les  envoya  tous  au  tribunal 
révolutionnaire. 

Le  19  ventôse,  aux  Jacobins,  le  dantoniste  Thirion 
déclara  à  la  société  que  les  comités  de  surveillance 
des  petites  communes  étaient  profondément  cor- 
rompus, que  les  aristocrates,  les  intendants,  éco- 
nomes, valets  des  anciens  seigneurs  y  étaient  les 
maîtres,  que  c'étaient  eux  qui  empêchaient  les 
paysans  d'apporter  leurs   denrées  en  ville. 

L'observation  porta  coup.  Peu  après,  la  Conven- 
tion, sur  la  très  sage  proposition  de  Couthon,  décida 
qu'il  riij  aurait  plus  de  comité  de  surveillance  qu'aux 
villes  de  district,  où  sans  doute  le  comité  devait 
mieux  marcher  sous  les  yeux  des  Jacobins.  Change- 
ment immense  et  trop  peu  remarqué  !  Ce  n'est  pas 
moins  que  le  reflux  de  l'océan  révolutionnaire.  La 
Révolution,  par  une  défiance  tardive,  se  retire  des 
campagnes,  se  concentre  dans  les  villes. 

Eh  quoi  !  les  acquéreurs  de  biens  nationaux  ne  lui 
constituent -ils  pas  dans  les  campagnes  une  pha- 
lange invincible  contre  l'aristocratie?...  Mais  s'ils 
sont  aristocrates? 

Je   crains  que   même    au   district,  la   spéculation 


256  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

concentrée  n'y  soit  pas  moins  cupide,  pas  moins 
contre-révolutionnaire.  L'âge  des  principes  s'en  va, 
celui  des  intérêts  commence.  Là  se  fera,  sans  nulle 
peine,  la  monstrueuse  alliance  des  partis.  Faux 
patriotes,  aristocrates,  tous  vont  spéculer  ensemble. 

On  se  rappelle  Jourdan,  l'homme  de  la  Glacière, 
chassé  par  les  constitutionnels,  ramené  par  Barba- 
roux  en  triomphe  dans  Avignon.  Cet  homme  portait 
alors  le  drapeau  des  Girondins.  En  1794,  il  s'était 
rapproché  des  royalistes  et  spéculait  avec  eux.  Du 
reste,  grand  patriote,  bien  reçu  des  Jacobins  de 
Paris,  le  11  nivôse  il  reçoit  l'accolade  de  leur  pré- 
sident; le  28,  il  est  reçu  membre.  On  n'eût  osé 
l'entamer,  si,  par  un  excès  d'audace  et  d'effronterie, 
il  n'avait  soulevé  contre  lui  la  colère  de  l'Assem- 
blée. 

Le  représentant  Maignet  envoya  à  la  Convention 
une  lettre  où  Jourdan,  colonel  de  gendarmerie, 
désignait  comme  suspect  un  représentant  qui  avait 
passé  à  Avignon  avec  un  congé  de  V Assemblée.  Jourdan 
se  portait  pour  plus  patriote  que  la  Convention 
même.  Merlin  (de  Thionville)  et  Legendre  deman- 
dèrent que  ce  drôle  fût  envoyé  au  Comité  de  sûreté 
générale.  D'autres  appuyèrent.  Jourdan  fut  arrêté, 
amené,  épluché. 

Et  alors  on  en  vit  plus  qu'on  n'en  voulait  voir. 
Dans  ses  spéculations,  il  était  l'associé  du  représen- 
tant Rovère,  du  comtat  d'Avignon.  Demi -Italien, 
ex-garde  du  corps  du  pape,  riche,  marquis  de  Fon- 
vielle,   changeant  de  figure    tous  les   jours,  tantôt 


LA  BANDE    NOIRE  257 

des   illustres   Rovères   d'Italie,  tantôt  petit-fils  d'un 
boucher.    Ce    caméléon   donna   le    plus    surprenant 
spectacle.  Avec  Jourdan  il  organisa  dans  le  Midi  la 
première  de  ces   bandes   noires  qui  achetaient  à  vil 
prix  les  biens  nationaux.  Les  complices  furent  des 
royalistes,  les  agents  des  émigrés,  les  parents,  amis 
de  ceux  que  Jourdan  avait   massacrés.  Cet  intelli- 
gent  Rovère    leur   fit   aisément    comprendre    qu'ils 
pouvaient,   en  profitant  de  la  simplicité  révolution- 
naire, sur  les  dépouilles  des  morts,  de  leurs  propres 
morts,   faire   les  plus  beaux   coups.  La  Révolution 
elle-même  avait   travaillé  pour   eux;  elle  les  faisait 
peu  nombreux,  et  il  ne  tenait  qu'à  eux  qu'elle  ne 
les  fît  héritiers.  Ils  commencèrent  à  reconnaître  que 
la  Terreur  avait  du   bon.   Les  marquises  sympathi- 
sèrent fort  avec   M.  de   Fonvielle,  que  dis-je?  avec 
M.    Jourdan.    «   Hélas!   disaient -elles   en   soupirant 
quand  on  lui  fit  son  procès,  on  nous  ôte  M.  Jourdan 
quand  il  revient  aux  bons  principes.  » 

On  guillotina  Jourdan.  Rovère  resta  à  la  Montagne, 
muet,  tapi  dans  les  rangs  des  dantonistes  qu'il 
déshonorait.  Ce  furent  eux  cependant,  précisément 
les  dantonistes,  qui  firent,  comme  on  vient  de  le 
voir,  arrêter  son  associé. 

Les  faits  qui  précèdent  indiquent  combien  rare- 
ment, difficilement  venait  la  lumière. 

Même  chez  les  robespierristes,  qui,  d'après  les 
vertus  de  leur  maître,  affectaient  de  grands  dehors 
d'abstinence  et  d'austérité,  on  a  vu  la  fortune  subite 
du     Jacobin    Nicolas,     ouvrier    en     1792,     posses- 

T.   VII.   —  RÉV.  17 


258  HISTOIRE   DE   LA  REVOLUTION  FRANÇAISE 

seur  en  1793  d'une  vaste  imprimerie,  et  qui,  sur 
le  tribunal  seulement,  avait  déjà  gagné  cent  mille 
francs. 

Dubois-Crancé  fît  en  avril  une  proposition  hardie. 
De  Rennes  où  il  était  alors,  il  écrivit  aux  Jacobins 
que  leur  rôle  de  surveillants  et  censeurs  des  fonc- 
tionnaires ne  leur  permettait  pas  d'être  fonction- 
naires  eux-mêmes,  qu'il  fallait  opter. 

La  chose  était-elle  possible  ?  Le  personnel  révolu- 
tionnaire étant  devenu  si  peu  nombreux,  les  Jaco- 
bins n'étaient-ils  pas  obligés  de  cumuler  ces  choses 
peu  conciliables?  Les  places  délaissées  par  eux 
n'eussent-elles  pas  passé  en  des  mains  peu  sûres? 
Quoi  qu'il  en  soit,  au  seul  énoncé  de  la  proposition, 
la  salle  pensa  s'écrouler.  Les  zélés  se  mettaient  la 
main  aux  oreilles  pour  n'entendre  un  tel  blasphème. 
Robespierre  faillit  en  faire  le  point  de  départ  d'une 
accusation  de  haute  trahison. 

Nul  doute  cependant  que  l'affaiblissement  précoce 
du  gouvernement  révolutionnaire  ne  tînt  à  deux 
choses  : 

Premièrement  ce  cumul  du  surveillant  fonction* 
naire,  n'ayant  de  contrôle  que  lui-même; 

Deuxièmement  la  tolérance  de  plusieurs  sociétés 
ou  comités  pour  la  spéculation,  et  l'agiotage  exercé 
souvent  par  leurs  propres  membres,  acquéreurs, 
vendeurs,  trafiquants  de  biens  nationaux,  bro- 
cantant et  s'enrichissant  «  pour  le  salut  de  la 
patrie  ». 

Ces    deux    fléaux    minaient    la    République.    Elle 


LA    BANDE    NOIKE  259 

triomphait  de  l'Europe  et   elle    dépérissait  en  des- 
sous. 

Il  devait  lui  arriver,  comme  à  un  vaisseau  superbe 
qui  règne  sur  l'Océan  et  qui  porte  dans  son  sein 
un  monde  de  vers  acharné  à  le  dévorer. 

Il  est  une  ville  de  France,  un  port,  dont  plusieurs 
maisons,  habitées  par  de  nouveaux  hôtes,  peuvent 
s'écrouler  un  matin.  Un  vaisseau  probablement  les 
apporta  des  colonies.  Depuis,  maîtres  absolus  dans 
un  quartier  de  La  Rochelle,  les  termites,  c'est  leur 
nom,  laborieux,  silencieux,  invisibles  ouvriers,  tra- 
vaillent sans  que  rien  les  arrête.  Un  pieu  neuf 
planté  dans  la  terre  est  dévoré  en  vingt-quatre 
heures.  Solives,  lambris,  portes,  châssis  de  fenêtres, 
marches  et  rampes  d'escaliers,  tout  mangé  sans  qu'il 
y  paraisse.  La  forme  seule  reste.  Vous  appuyez  sur 
ce  bois  ferme  en  apparence,  vernis,  reluisant,  et  la 
main  enfonce,  ce  n'est  que  poussière.  Les  parquets 
cèdent  sous  les  pieds;  on  tâche  de  marcher  douce- 
ment. Que  sont  les  poutres  en  dessous  ?  On  n'ose  y 
penser.  On  vit  suspendu  à  l'abîme... 

Tel  fut  le  réveil  étrange  de  la  Révolution,  lorsque, 
toute  préoccupée  d'idées,  de  principes,  de  disputes 
et  de  factions,  elle  vit  que  par-dessous  on  pensait 
à  autre  chose,  qu'il  s'agissait  d'intérêts,  d'agio,  de 
coalition,   que  tous  s'entendaient  avec  tous. 

De  ces  termites  de  1794  et  1795,  le  nom  était  : 
Bande  noire.  Mais  comment  les  reconnaître  ?  L'in- 
secte, plus  dangereux  que  celui  de  La  Rochelle, 
vivait  non   dans    la    maison    seulement  et   dans   le 


260  HISTOIRE   DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

bois,  mais  dans  l'homme,  la  chair  et  le  sang,  et 
jusque  dans  les  entrailles  des  sociétés  créées  pour 
lui  faire  la  guerre,  de  sorte  que  trop  souvent,  là  où 
l'on  cherchait  le  moyen  de  détruire  le  monstre,  on 
trouvait  le  monstre  même. 


LAVOISIER.  —  LA   GRANDE   CHIMIE  261 


CHAPITRE   VI 

LAVOISIER.  —  LA  GRANDE  CHIMIE.  —  LES  MOEURS  EN  1794. 


Pouvait-on  en  un  jour  guérir  un  mal  de  mille  ans?  —  Ennui,  blasement, 
mépris  de  la  vie.  —  Puissance,  activité  des  femmes.  —  Galanteries  funèbres, 
—  Rapides  transformations,  avènement  de  la  chimie.  —  On  tue  l'inventeur, 
8  mai.  —  Férocité  libertine  de  l'Ancien-Régime,  continuée  sous  la  Répu- 
blique. —  Un  noble  professeur  de  crime. 


Rapprochez  les  deux  mots  qui  suivent  : 

Un  constituant  disait  ce  mot  amer  et  sceptique  : 

«  Maintenant  que  nous  avons  fait  des  lois  pour 
une  nation,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  faire  une 
nation  pour  ces  lois.  » 

Et  un  conventionnel  héroïquement  :  «  Si  nous 
décrétons  l'Éducation,    nous   aurons   assez   vécu.   » 

Décréter  l'éducation  était  difficile  pour  une  Révo- 
lution commencée  qui  n'apercevait  elle-même  qu'un 
côté  de  ses  principes  et  devait  recevoir  du  temps 
sa  complète  révélation. 

Et  c'était  peu  de  décréter  l'éducation,  la  création 
d'un  peuple  nouveau;  il  fallait  changer  l'ancien. 

Mille  ans  d'une  éducation  anti-humaine,  où  l'on 
enseigna,     systématiquement,     la     dégradation    de 


262  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

l'homme,  posant  comme  vertu  parfaite  la  résigna- 
tion au  servage,  c'est-à-dire  l'acceptation  de  l'état 
de  brute  (pour  l'homme  l'éternité  du  fouet,  pour 
la  femme  celle  du  viol,  le  servage  n'est  pas  autre 
chose),  —  voilà  l'œuvre  longue  et  terrible  que  la 
Révolution  était  appelée  à  effacer  en  un  jour. 

Il  lui  fallait  improviser  un  remède  assez  puissant 
pour  guérir  du  premier  coup  ce  chancre  envieilli 
pendant  tant  de  siècles. 

Beaucoup  avaient  le  sentiment  triste,  amer,  qu'on 
ne  guérit  pas  de  telles  choses. 

Plusieurs  se  jetaient  dans  l'idée  d'une  épuration 
terrible,  universelle,  absolue. 

Là  une  difficulté  restait.  Cette  épuration  pouvait- 
elle  être  individuelle  ?  En  frappant  tel  individu  et 
tel  autre  encore,  était-on  sûr  d'épurer?  Le  mal  se 
trouvant  en  tous,  ne  fallait-il  pas  épurer  en  chaque 
individu  même?  Pas  an,  non,  pas  un  n'était  pur. 
Tous  avaient  en  eux  de  quoi  condamner,  trier  et 
proscrire.  Robespierre  crut  que,  Danton  mort,  tout 
était  fini.  Erreur.  En  lui-même,  il  restait  matière 
à  proscription.  Il  y  eut  un  prêtre  en  Robespierre, 
comme  un  tyran  dans  Saint-Just.  Dans  son  âme 
ardente  et  malade,  combattu  de  plusieurs  âmes,  il 
devait,  du  Robespierre  pur,  proscrire  le  Robespierre 
impur,  tuer  la  haine  en  lui,  la  vengeance,  guillo- 
tiner l'hypocrisie. 

La  plupart,  sans  se  bien  expliquer  ceci,  n'en  res- 
sentaient pas  moins  confusément,  instinctivement, 
l'inutilité  de  ce  qui  se  faisait.  La  Terreur  généra- 


LAVOISIER.  —  LA  GRANDE    CHIMIE  263 

lement  frappait  à  côté.  Cet  énorme  sacrifice  d'ef- 
forts et  de  sang  était  en  pure  perte.  De  là,  un  grand 
découragement,  une  rapide  et  funeste  démoralisa- 
tion, une  sorte  de  choléra  moral. 

Quand  le  nerf  moral  se  brise,  deux  choses  con- 
traires en  adviennent.  Les  uns,  décidés  à  vivre  à 
tout  prix,  s'établissent  en  pleine  boue.  Les  autres, 
d'ennui,  de  nausée,  vont  au-devant  de  la  mort  ou 
du  moins  ne  la  fuient  plus. 

Gela  avait  commencé  à  Lyon;  les  exécutions  trop 
fréquentes  avaient  blasé  les  spectateurs  ;  un  d'eux 
disait  en  revenant  :  «  Que  ferai-je  pour  être  guillo- 
tiné? )>  Un  des  condamnés  qui  lisait,  quand  on 
l'appela,  continua  jusqu'à  l'échafaud  ;  au  pied  de 
la  guillotine,  il  mit  le  signet.  Cinq  prisonniers  à 
Paris  échappent  aux  gendarmes;  ils  avaient  voulu 
seulement  aller  encore  au  Vaudeville.  L'un  revient 
au  tribunal  :  «  Je  ne  puis  plus  retrouver  les  autres 
Pourriez- vous  me  dire  où  sont  nos  gendarmes? 
Donnez-moi  des  renseignements.  »  Le  plus  fort  fut 
à  l'Assemblée;  un  homme  qui  voulait  tuer  Robes- 
pierre  ou  Gollot  d'Herbois  alla  en  attendant  à  la 
Convention;  Parère  occupait  le  tapis  en  contant  je 
ne  sais  quelle  histoire  de  Madagascar  ;  l'homme 
s'endormit  profondément. 

De  pareils  signes  indiquaient  trop  que  décidé- 
ment la  Terreur  s'usait.  Cet  effort  contre  nature 
ne  pouvait  plus  se  soutenir.  La  Nature,  la  toute- 
puissante,  l'indomptable  Nature,  qui  ne  germe  nulle 
part    plus    énergiquement    que    sur    les    tombeaux, 


26i  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

reparaissait  victorieuse,  sous  mille  formes  inatten- 
dues. La  guerre,  la  terreur,  la  mort,  tout  ce  qui 
semblait  contre  elle,  lui  donnaient  de  nouveaux 
triomphes.  Les  femmes  ne  furent  jamais  si  fortes. 
Elles  se  multipliaient,  remuaient  tout.  L'atrocité 
de  la  loi  rendait  quasi  légitimes  les  faiblesses  de 
la  grâce.  Elles  disaient  hardiment,  en  consolant  le 
prisonnier  :  «  Si  je  ne  suis  bonne  aujourd'hui,  il 
sera  trop  tard  demain.  »  Le  matin,  on  rencontrait 
de  jolis  jeunes  imberbes,  menant  le  cabriolet  à  bride 
abattue;  c'étaient  des  femmes  humaines  qui  solli- 
citaient, couraient  les  puissants  du  jour.  De  là, 
aux  prisons.  La  charité  les  menait  loin.  Consola- 
trices du  dehors  ou  prisonnières  du  dedans,  aucune 
ne  disputait.  Être  enceinte,  pour  ces  dernières, 
c'était  une  chance  de  vivre. 

Un  mot  était  répété  sans  cesse,  employé  à  tout  : 
«  La  Nature  !  suivre  la  nature  !  Livrez-vous  à  la 
nature  »,  etc.  Le  mot  vie  succéda  en  1795  :  «  Cou- 
lons la  vie!...   Manquer  sa  vie  »,  etc. 

On  frémissait  de  la  manquer,  on  la  saisissait  au 
passage,  on  en  économisait  les  miettes.  On  en 
volait  au  destin  tout  ce  qu'on  pouvait  dérober.  De 
respect  humain,  aucun  souvenir.  La  captivité  était, 
en  ce  sens,  un  complet  affranchissement.  Des 
hommes  graves,  des  femmes  sérieuses,  se  livraient 
aux  folles  parades,  aux  dérisions  de  la  mort.  Leur 
récréation  favorite  était  la  répétition  préalable  du 
drame  suprême,  l'essai  de  la  dernière  toilette  et 
les   grâces   de   la   guillotine.  Ces  lugubres  parodies 


LAVOISIER.  —  LA   GRANDE    CHIMIE  265 

comportaient  d'audacieuses  exhibitions  de  la  beauté  ; 
on  voulait  faire  regretter  ce  que  la  mort  allait 
atteindre.  Si  l'on  en  croit  un  royaliste,  de  grandes 
dames  humanisées,  sur  des  chaises  mal  assurées, 
hasardaient  cette  gymnastique.  Même  à  la  sombre 
Conciergerie,  où  l'on  ne  venait  guère  que  pour 
mourir,  la  grille  tragique  et  sacrée,  témoin  des 
prédications  viriles  de  Madame  Roland,  vit  souvent 
à  certaines  heures  des  scènes  bien  moins  sérieuses; 
la  nuit  et  la  mort  gardaient  le  secret. 

De  même  que,  l'assignat  n'inspirant  aucune  con- 
fiance, on  hâtait  les  transactions,  l'homme  aussi 
n'étant  pas  plus  sûr  de  durer  que  le  papier,  les 
liaisons  se  brusquaient,  se  rompaient,  se  refor- 
maient avec  une  mobilité  extraordinaire.  L'exis- 
tence, pour  ainsi  parler,  était  volatilisée.  Plus  de 
solide,  tout  fluide,  et  bientôt  gaz  évanoui. 

Lavoisier  venait  d'établir  et  démontrer  la  grande 
idée  moderne  :  solide,  fluide  et  gazeux,  trois  formes 
d'une  même  substance. 

Qu'est-ce  que  l'homme  physique  et  la  vie?  Un 
gaz  solidifié1. 


I.  Je  trouve  avec  bonheur,  chez  Liebig  (Nouvelles  lettres  sur  la  chimie, 
lettre  xxxvi),  cette  observation  si  juste,  qui,  dans  cette  extrême  mobilité  de 
l'être  physique,  me  garantit  la  fixité  de  mon  âme  et  son  indépendance. 
«  L'être  immatériel,  conscient,  pensant  et  sensible,  qui  habile  la  boîte  d'air 
condensé  qu'on  appelle  homme,  est-il  un  simple  effet  de  sa  structure  et  de  sa 
disposition  intérieure?  Beaucoup  le  croient  ainsi.  Mais,  si  cela  était  vrai, 
l'homme  devrait  être  identique  avec  le  bœuf  ou  autre  animal  inférieur  dont  il 
ne  diffère  pas,  comme  composition  et  disposition.  »  Plus  la  chimie  me  prouve 
que  je  suis  matériellement  semblable  à  l'animal,  plus  elle  m'oblige  de  rappor- 
ter à  un  principe  différent  mes  énergies  si  variées  et  tellement  supérieures 
aux  siennes. 


2C6  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Le  découvreur  de  cette  idée,  grande,  terrible, 
féconde,  qui,  sur  son  chemin,  supprimait  l'immor- 
talité des  corps  et  le  Jugement  dernier,  Lavoisier, 
était  la  Révolution  elle-même  contre  l'esprit  du 
Moyen-âge. 

C'est  lui  qui,  sans  s'arrêter  aux  superstitions 
locales,  avait  vidé  le  vieux  Paris  de  ses  morts, 
enlevé  tous  ses  cimetières,  pour  les  verser  aux 
catacombes. 

Quelle  révolution  plus  grande  que  celle  qui  intro- 
duit au  fond  même  de  la  composition  des  êtres 
l'homme  jusque-là  errant  autour?  Il  les  palpait,  il 
les  pénètre  ;  le  voilà  dans  leur  essence,  tête  à  tête 
avec  le  Créateur...  Que  dis-je?  le  voilà  créateur  et 
devenu  lui-même  le  rival  de  la  nature  ! 

Cette  science,  à  ce  moment,  faisait  ses  premiers 
miracles.  Aussi  féconde  d'applications  que  sublime 
en  son  principe,  elle  enfantait,  de  moment  en 
moment,  des  armes  pour  la  Patrie.  Elle  lui  mettait 
en  mains  la  foudre.  Elle  fouillait  à  fond  la  France  et 
elle  en  tirait  de  quoi  terrifier  l'Europe.  Ce  n'était 
pas  seulement  une  science  que  Lavoisier  avait 
faite,  il  avait  engendré  un  peuple.  Une  immense 
tribu  de  chimistes,  les  élèves  du  salpêtre,  comme 
on  les  appelait,  remplissaient  tout  de  leur  activité. 
Partout  les  chaudières  et  les  appareils  où  le  salpêtre 
était  fondu.  Partout  les  députations  qui  portaient  à 
l'Assemblée  ces  offrandes  patriotiques.  Une  grande 
fête  fut  donnée  à  l'école,  qu'on  eût  pu  appeler 
la  fête  de  la  chimie.   «  Un  siège,  un  trône,  y  était 


LAVOISIER.  —   LA   GRANDE   CHIMIE  267 

sans  doute,  dressé  pour  ce  créateur?  »  Oui,  sur 
la  fatale  charrette,  à  la  place  de  la  Révolution. 

Pas  un  mot  de  plus.  Ceci  parle  assez.  Avec  la 
grandeur  du  mouvement,  on  voit  sa  brutalité,  son 
aveuglement,  son  vertige. 

Elle  commence,  la  grande,  la  terrible  opération, 
qui,  par  jugements,  proscriptions,  batailles,  fami- 
nes, hôpitaux,  va,  de  1794  à  1815,  pendant  plus 
de  vingt  années,  dissoudre,  décomposer,  rendre 
au  repos  de  la  nature  cette  énorme  masse  vivante 
de  tant  de  millions  d'hommes. 

Une  émotion  de  plaisir,  sauvage,  homicide,  est 
attachée,  chez  beaucoup  d'hommes,  à  la  destruc- 
tion. Chose  triste  et  sombre  à  dire  :  ils  aiment 
à  détruire  autant  qu'à  créer.  Dans  les  basses  et 
stériles  natures,  c'est  à  détruire  qu'on  se  sent  dieu. 

Et  plus  la  nature  est  stérile,  pauvre  et  tarie 
de  jouissances,  plus  elle  demande  ses  joies  à  la 
mort,  à  la  douleur.  Les  récréations  d'un  peuple 
serf,  délaissé  sans  vie  morale,  sans  idée,  sans 
espoir  d'amélioration,  c'étaient  la  potence  et  la  roue. 
Les  récréations  de  ses  maîtres,  c'étaient  l'outrage 
et  les  coups,  c'étaient  le  fouet  et  le  bâton.  Ce 
que  nous  voyons  en  Russie,  où,  de  relais  en 
relais,  le  postillon  est  fouetté,  de  quelque  façon 
qu'il  aille,  pour  l'amusement  du  conducteur,  offre 
une  image  affaiblie  de  ce  joyeux  Moyen-âge. 
Joyeuse  France,  joyeuse  Angleterre,  c'est  un  mot  pro- 
verbial, tout  pays  alors  est  joyeux. 

Au   dix-septième   siècle   encore,   il  y   avait  beau- 


268  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

coup  de  joyeux  seigneurs.  La  guerre,  la  chasse,  le 
duel,  trois  manières  de  verser  le  sang,  et  sans 
préjudice  de  l'assassinat.  Lisez  aux  Mémoires  de 
Fléchier  les  plaisanteries  un  peu  fortes  de  la  noblesse 
d'Auvergne,  un  homme  entre  autres  qu'on  s'amuse 
à  murer,  pour  le  faire  mourir  de  faim. 

Le  grand  Gondé  avait  dit  à  je  ne  sais  quel 
carnage  :  «  Bah!  ce  n'est  qu'une  nuit  de  Paris!  » 
Les  Gondé,  chasseurs  sauvages,  trop  faits  à  la  vue 
du  sang  dans  ces  immenses  tueries  qu'on  appe- 
lait grandes  chasses,  vivaient  volontiers  dans  les 
forêts,  avec  mille  caprices  étranges.  Le  fils  du 
grand  Gondé  se  croyait  souvent  chien  de  chasse 
et,  comme  tel,  aboyait  des  heures.  Son  petit-fils 
(voir  Saint-Simon)  fut  un  nain  fantasque  et  féroce. 
Ces  princes,  éloignés  des  armées  par  la  défiance 
des  rois,  étaient  soufferts  comme  rois,  dans  la 
liberté  sauvage  de  leurs  plus  damnables  fantaisies. 
L'un  d'eux,  Gharolais,  pour  se  distraire,  assassi- 
nait de  temps  à  autre.  La  tyrannie  illimitée  de  ces 
grandes  maisons  sur  leurs  domestiques  et  vassaux 
durait  en  plein  dix-huitième  siècle.  «  Ces  gens-là 
vivent  de  nous,  disaient-ils  ;  qu'importe  s'ils  meu- 
rent par  nous?  » 

Ce  1793  obscur  des  bons  temps  de  la  monar- 
chie, très  soigneusement  obscurci  par  la  connivence 
des  rois,  qui  sauvaient  Vhonneur  des  familles,  gêné 
par  le  progrès  de  l'ordre,  était  en  revanche  animé, 
irrité  par  les  résistances  croissantes  de  la  dignité 
humaine.    L'outrage    était   plus   savoureux   ne   tom- 


LAVOISIER.  —  LA  GRANDE   CHIMIE  269 

bant  plus  sur  des  brutes,  comme  celles  du  Moyen- 
âge.  Le  plaisir  n'était  plus  de  jouir,  mais  de 
briser.  Misérables  générations,  lie  dernière  d'un 
monde  fini,  sans  cœur,  sans  imagination  et  dépour- 
vues de  sens  même,  qui  du  plaisir  ne  savent 
plus  rien  que  la  douleur,  et  pour  qui,  dans  leur 
vice  impuissant,  un  enfer  commence. 

Dans  les  châteaux  des  Gondé,  d'une  de  leurs 
dames  d'honneur,  naquit  le  héros  du  genre. 
M.  de  Sade,  de  la  noble  famille  d'Avignon  illus- 
trée par  la  Laure  de  Pétrarque,  était  un  aimable 
viveur;  seulement  ses  gaietés  de  prince  le  brouil- 
laient avec  la  justice.  La  première  fois,  une  femme 
qu'il  battait  et  torturait  se  jeta  par  la  fenêtre. 
Pour  cent  louis,  il  en  fut  quitte.  Une  autre  fois, 
il  donne  à  dîner  à  des  filles  de  Marseille  et, 
pour  rire,  les  empoisonne.  Le  Parlement  d'Aix  se 
fâche  ;  de  Sade  se  sauve,  et,  sur  la  route,  il  enlève 
sa  belle-sœur.  Gomme  il  recommençait  toujours,  le 
roi,  las  de  le  gracier,  l'avait  mis  à  la  Bastille. 
Qu'un  tel  homme  vécût  encore,  rien  ne  prouvait 
mieux  la  nécessité  de  détruire  l'arbitraire  hideux 
de  l'ancienne  monarchie.  Il  vivait,  mais  enfin,  la 
justice  rentrant  en  ce  monde,  le  premier  essai 
de  la  guillotine  lui  appartenait  de  droit. 

Prisonnier  de  la  Bastille,  il  se  posa  en  victime. 
On  accueillait  crédulement  toute  menterie  de  ce 
genre.  Il  fut  bien  reçu,  dit-on,  de  M.  Glermont- 
Tonnerre  et  des  constitutionnels  ;  bien  reçu  des 
hommes    de    1793,    assez    bien    pour    présider    sa 


270  HISTOIRE   DE   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

section,  celle  des  Piques  ou  de  la  place  Vendôme, 
la  section  de  Robespierre. 

Gomment  s'y  était-il  glissé?  Dans  le  trouble  du 
2  septembre.  Dans  ce  jour  où  tout  le  monde  se 
tenait  chez  soi,  il  jugea,  non  sans  raison,  qu'il 
y  avait  plus  de  sûreté  pour  un  ci-devant  au  sein 
même  de  sa  section.  Il  quitta  sa  rue  (déserte 
alors),  la  rue  Neuve-des-Mathurins,  et  vint  le  soir 
aux  Capucines,  près  de  la  place  Vendôme.  Les 
amis  de  Robespierre  n'y  étaient  pas,  s'étant  portés 
aux  Jacobins.  Il  n'y  avait  pas  grand  monde  et 
personne  qui  sût  bien  écrire.  De  Sade  n'était 
connu  que  comme  un  homme  qui  avait  été  en 
prison  sous  l' Ancien-Régime.  Il  avait  l'air  doux  et 
fin,  était  blond,  un  peu  chauve  et  grisonnant. 
«  Voulez-vous  être  secrétaire  ?  —  Volontiers.  »  Il 
prend  la  plume. 

Notre  homme  calcula  fort  juste  qu'il  ne  fallait 
pas,  avec  tous  ses  précédents,  se  mettre  trop  en 
avant.  Il  prit  un  rôle  tout  à  la  fois  actif  et  pai- 
sible, le  métier  de  philanthrope.  Bonne  âme  qui 
employait  tout  son  temps  aux  hôpitaux.  Il  fît  des 
rapports  là-dessus,  fort  goûtés  de  la  section.  Quand 
on  parla  de  créer  l'armée  révolutionnaire  à  qua- 
rante sols  par  jour,  il  saisit  l'occasion,  prit  en 
mains  cette  affaire  populaire  et  fut  nommé  d'en- 
thousiasme président  de  la  section. 

Gela  le  mit  trop  en  lumière.  Vers  la  fin  de  1793,  la 
Commune  essayant  d'appuyer  son  nouveau  culte 
sur    une    épuration   morale,    la    guerre    aux    filles, 


LAVOISIER.  —   LA   GRANDE   CHIMIE  271 

aux  libertins,  aux  livres  obscènes,  à  la  vermine  de 
tout  genre  qui  se  cachait  dans  Paris,  on  commença 
à  s'enquérir  de  cet  hypocrite  ;  on  le  déclara  sus- 
pect, on  l'arrêta.  En  prison,  il  fît  le  malade  et 
obtint  l'adoucissement  d'une  maison  de  santé,  d'où 
le  tira  le  9  thermidor. 

Agé  alors  de  cinquante  ans,  professeur  émérite 
de  crime,  il  enseignait  avec  l'autorité  de  l'âge,  et 
dans  les  formes  élégantes  d'un  homme  de  sa 
condition,  que  la  nature,  indifférente  au  bien,  au 
mal,  n'est  qu'une  succession  de  meurtres,  qu'elle 
aime  à  tuer  une  existence  pour  en  susciter  des 
milliers,  que  le  monde  est  un   vaste  crime. 

Les  sociétés  finissent  par  ces  choses  monstrueu- 
ses, le  Moyen-âge  par  un  Gilles  de  Retz,  le  célè- 
bre tueur  d'enfants;  l'Ancien-Régime  par  de  Sade, 
l'apôtre  des  assassins. 

Terrible  situation  d'une  République  naissante, 
qui,  dans  le  chaos  immense  d'un  monde  écroulé, 
était  surprise  en  dessous  par  ces  reptiles  effroya- 
bles. Les  vipères  et  les  scorpions  erraient  dans 
ses  fondements. 


LIVRE  XIX 


CHAPITRE    PREMIER 

DISSENTIMENTS  DE  ROBESPIERRE  ET  DE  SAINT-JUST  (16  AVRIL). 

Idée  d'épuration  par  la  dictature.  —  Saint-Just  veut  pousser  la  Terreur.  — 
Robespierre  voudrait  enrayer.  —  Décret  mixte  du  16  avril.  —  Solitude  de 
Saint-Just. 

Cette  terrible  pourriture  qu'on  découvrait  en  des- 
sous, ces  souterrains  fangeux,  ces  gouffres  creusés 
sous  la  République ,  à  mesure  qu'on  les  voyait , 
ralliaient  beaucoup  d'honnêtes  gens  au  vœu  de  Saint- 
Just,  la  création  d'un  grand  épurateur,  d'un  censeur 
impitoyable,  qui,  armé  de  la  dictature,  passerait  au 
creuset  la  Révolution. 

Saint-Just  croyait  que  Robespierre  était  l'homme 
nécessaire  :  il  voyait  en  lui  le  seul  homme  qui  eut 
vécu  l'âge  même  de  la  Révolution,  ses  cinq  siècles  en 
cinq  années,  celui  qui  semblait  en  être  la  conscience, 
la  perpétuité  vivante,  et  qui  pesait  dans  son  destin  du 
poids  de  cette  antiquité.  Plus  Saint-Just  trouvait  la 
France  éloignée  de  son  idéal  de  la  République,  plus 


DISSENTIMENTS   DE   ROBESPIERRE   ET   DE   SA1NT-JUST       273 

il  la  jugeait  incapable  de  se  gouverner  elle-même  , 
plus  il  embrassait  l'idée  d'un  dictateur  moral.  Un 
seul  homme  était  capable  de  ce  rôle,  et  cet  homme 
était  Robespierre. 

Maintenant  on  va  supposer  qu'il  y  eut  unité  entre 
eux.  Rien  n'est  moins  exact. 

Quoique  Saint-Just  appartînt  à  Robespierre  et  par  le 
cœur  et  par  l'idée,  la  force  des  choses  tendait  à  l'en 
éloigner  malgré  lui. 

Déjà,  dans  l'affaire  de  Danton,  leur  conduite  avait 
élé  absolument  contraire. 

Saint-Just  tua  Danton,  parce  que  seul  il  n'eut  pas 
la  moindre  hésitation  ni  le  moindre  doute.  Il  crut 
d'après  Robespierre;  mais,  bien  plus  que  lui,  il  eut  la 
foi  atroce  de  cet  acte  sauvage.  Au  moment  où  la  Loi 
mourante  vint  encore  réclamer  aux  comités,  qui  fut  à 
son  poste?  qui  fit  taire  la  Loi?  qui  fut  à  cette  heure 
la  Loi  et  la  dictature? 

Robespierre,  au  contraire,  en  s'engageant  dans  cette 
route,  ne  négligea  rien  pour  faire  voir  qu'il  y  avait  été 
poussé.  Il  proclama  et  répéta  qu'un  autre  avait  eu  la 
première  idée,  dit  le  premier  mot;  qu'à  ce  mot  on 
avait  essayé  d'opposer  le  souvenir  de  l'ancienne  rela- 
tion, et  qu'il  avait  résisté  pour  le  salut  public.  Chacun 
fut  tenté  de  croire  qu'en  ce  cruel  sacrifice  d'un  com- 
pagnon de  tant  d'années,  Robespierre  s'était  sacrifié 
lui-même,  avait  immolé  son  propre  cœur. 

Donc  c'était  Saint-Just  qui  avait  pris  la  responsabi- 
lité capitale  de  l'acte  :  il  en  savait  la  gravité.  Plus 
d'une  fois,  dans  ses  notes  pleines  de  pensées  funè- 

T.    VII.  —  RÉV.  18 


27i  HISTOIRE   DE   LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

bres  ,  il  paraît  très  bien  senlir  qu'après  de  telles 
choses,  directe  est  la  voie  du  tombeau. 

Mais  s'il  avait  fait  cette  chose  énorme,  fait  passer  la 
République  sur  le  corps  de  son  père,  c'est  que  ce 
passé  si  cher,  si  sacré  aux  patriotes,  lui  apparaissait 
comme  obstacle  sur  la  route  de  l'avenir  où  il  avait 
hâte  d'engager  la  Révolution. 

Donc,  bien  plus  que  Robespierre,  il  avait  besoin 
d'aller  en  avant.  Son  acte  le  lui  commandait.  S'il  ne 
faisait  les  grandes  choses  dont  Danton  lui  semblait 
l'obstacle,  Saint-Just  restait  un  assassin. 

Il  avait  toujours  volontiers  consulté,  dès  son  pre- 
mier âge,  les  oracles  de  la  mort.  Nous  avons  dit  les 
étrangetés  de  sa  jeunesse,  comment,  au  milieu  d'une 
ville  très  corrompue  de  province,  d'une  école  de  droit 
dissolue,  au  milieu  des  séductions  intérieures  d'une 
imagination  lubrique,  il  s'était  fait  un  refuge,  une 
chambre  tendue  de  noir  et  de  blanches  têtes  de  morts, 
qu'il  habitait  seul  à  certaines  heures  avec  les  grands 
morts  de  l'Antiquité.  Là,  sans  doute,  lui  apparut  ce 
mot  qui  a  fait  sa  vie  :  «  Le  monde  est  vide  depuis  les 
Romains.  » 

Un  passage  saisissant  de  son  discours  du  16  avril, 
qui  ne  semble  qu'un  trait  d'audace ,  une  moralité 
cynique  après  un  tel  événement  («  Ambitieux,  allez 
vous  promener  une  heure  au  cimetière  où  dor- 
ment »,  etc.),  ce  passage  nous  porte  à  croire,  nous 
qui  connaissons  bien  l'homme,  que  lui-même  effecti- 
vement il  alla  consulter  les  morts;  que,  fort  de  sa 
sincérité,  il  demanda  conseil  à  ceux  qu'il  avait  tués, 


DISSENTIMENTS  DE   ROBESPIERRE   ET  DE   SA1NT-JUST       275 

et  que,  de  leur  tombe  même,   il  rapporta  la  pensée 
révolutionnaire. 

Que  lui  disaient  Monceaux  et  la  Madeleine?  que 
lui  dit  le  roi?  «  Qu'il  n'y  aurait  jamais  paix  entre 
l'ancien  et  le  nouveau  monde.  »  Et  les  Girondins? 
et  les  Dantonistes  ?  Ce  qu'il  a  écrit  lui-même  : 
«  Ceux  qui  font  les  révolutions  à  demi  ne  font 
que  creuser  leurs  tombeaux.  » 

Voici  son  raisonnement,  dont  il  n'a  daigné  donner 
que  la  conclusion. 

Nous  rétablissons  les  prémisses. 

«  Il  faut  exterminer  l'ancien  monde...  mais  par  un 
procédé  plus  définitif  que  la  mort.  La  mort  le  réha- 
bilite et  le  fait  revivre.  » 

«  Il  faut  l'exterminer  par  la  honte.  » 

«  Droit,  morale  et  révolution,  trois  choses  identi- 
ques. Le  contre-révolutionnaire  et  l'homme  immoral, 
qui  sont  le  même  homme,  doivent,  également  flétris, 
traîner  le  boulet,  casser  les  pierres  sur  les  routes, 
former  un  peuple  d'ilotes...  Ils  faisaient  travailler 
le  peuple  par  corvées.  Eh  bien,  à  leur  tour!...  Les 
privilégiés,  nobles  et  prêtres,  seront  de  droit  galé- 
riens. » 

Ce  privilège  d'avilissement  contre  les  privilégiés, 
cette  création  d'un  enfer  social,  d'une  damnation  visi- 
ble des  ennemis  de  l'Egalité,  était  une  chose  si  ter- 
rible qu'elle  eût  supprimé  la  Terreur,  eût  brisé  la 
guillotine  comme  un  joujou  inutile,  propre  seulement 
à  glorifier  les  aristocrates,  à  déguiser  en  martyrs  les 
fripons  et  les  Du  Barry. 


276  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

La  question  était  de  savoir  si  l'opinion  admettrait 
vraiment  cette  flétrissure ,  si  des  classes  respectées 
naguère  seraient  avilies  tout  à  coup,  si  la  pitié  sans 
cesse  réveillée  par  ce  spectacle  ne  plaiderait  pas  tout 
bas  les  circonstances  atténuantes ,  si  les  opprimés 
d'hier  ne  prendraient  pas  parti  pour  leurs  oppres- 
seurs. 

Quand  le  rêveur  apporta  son  idée  au  Comité  de 
salut  public,  avec  la  sécurité  du  somnambule  qui 
marche  les  yeux  fermés,  il  se  heurta  tout  à  coup. 
Pas  une  voix  n'était  pour  lui. 

Avait-il  communiqué  la  chose  à  Robespierre?  Je  ne 
le  crois  pas.  Leurs  idées  étaient  déjà  visiblement 
opposées,  autant  que  leur  point  de  départ.  Saint- Just 
partait  de  Lycurgue,  Robespierre  de  Jean -Jacques 
Rousseau.  Saint-Just  croyait  que  la  Révolution  péris- 
sait si  elle  ne  procédait  à  son  épuration  radicale,  à 
l'anéantissement  de  ses  ennemis ,  anéantissement 
moral,  qui  est  le  seul  vrai  et  complet.  Robes- 
pierre, au  contraire,  s'imaginait  diviser  l'ennemi,  en 
partie  le  rallier.  Son  disciple  proscrivait  les  prêtres; 
lui,  il  voulait  les  rassurer,  non  seulement  en 
général  par  sa  fête  de  l'Etre  suprême,  mais  par  des 
moyens  plus  directs  dont  nous  parlerons  tout  à 
l'heure. 

Autre  différence.  Saint-Just  proscrivait  les  nobles, 
les  anoblis,  tout  privilégié.  Robespierre,  comme  on 
va  voir,  demanda  quelques  exceptions. 

Dévoilant  timidement  ses  secrètes  idées  d'indul- 
gence, il  n'en  prétendait  pas  moins  garder  une  ligne 


DISSENTIMENTS   DE   ROBESPIERRE  ET   DE   SAINT-JUST        277 

immuable  de  sévérité.  Il  croyait  pouvoir  relever 
l'autel  sans  briser  l'échafaud.  Devant  Billaud,  devant 
Gollot,  à  la  Convention  et  aux  Jacobins,  il  se  flattait 
de  raser,  sans  y  tomber  jamais,  le  marais  du  modé- 
rantisme  où  s'était  engouffré  Danton. 

Cbose  infiniment  difficile,  où  le  sens  moral  n'était 
guère  moins  forcé  que  dans  le  projet  de  Saint-Just. 
L'homme,  par  la  logique  du  cœur,  croit  invincible- 
ment que  le  créateur  de  la  vie  en  est  le  conservateur, 
et  que  Dieu  signifie  clémence. 

Les  comités,  quoiqu'ils  devinassent  bien  que  Robes- 
pierre ne  pouvait  se  tenir  sur  cette  pente ,  et  que 
peut-être,  un  matin,  il  ferait  sa  paix  avec  l'opinion  en 
les  sacrifiant  eux-mêmes,  n'hésitèrent  pas  à  préférer 
sa  ligne  et  à  combattre  Saint-Just.  Ils  entrevoyaient 
en  celui-ci  quelque  chose  déplus  terrible  encore,  une 
tyrannie  fanatique,  redoutable  par  la  bonne  foi  et  par 
l'intrépidité.  Ils  l'arrêtèrent  au  premier  mot,  forts  de 
l'appui  de  Robespierre. 

Tout  d'abord,  unanimement  (sauf  Billaud  peut- 
être),  ils  effacèrent  le  mot  prêtres l  du  décret  proposé. 
Les  nobles  seuls  furent  atteints. 

Saint-Just  aurait  voulu  le  bannissement  absolu 
des  étrangers.  On  se  borna  à  ceci  :  «  Les  nobles 
et  les  étrangers  n'habiteront  ni  Paris  ni  les  places 
frontières.  » 

Et  encore  on  ajouta  cette  restriction  qui  pouvait 
annuler  tout  :  «  Le  Comité  est  autorisé  à  mettre  en 

1.  C'est  dans  les  papiers  de  Robert  Lindet  que  je  trouve  cette  proscription 
des  prêtres,  par  Saint-Just. 


278  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

réquisition  (à  faire  rester  à  Paris)  ceux  qu'il  croit 
utiles.  )) 

Toute  la  nuit,  on  disputa,  on  tailla,  rogna.  Saint- 
Just  perdit  patience,  laissa  tout  et  dit  en  partant  : 
«  Yous  ménagez  l'ennemi,  à  la  bonne  heure  !  Eh  bien, 
la  contre-révolution  vous  emportera.  » 

Le  lendemain,  sans  doute  en  son  absence,  sur 
ce  décret  tout  changé,  chacun  broda  un  article. 
Le  seul  qui  semble  garder  l'empreinte  de  Saint- 
Just  est  celui-ci  :  «  On  codifiera  les  lois  ;  on  rédi- 
gera un  corps  d'institutions  qui  gardent  les  mœurs 
et  la   liberté.  » 

Les  auteurs  des  autres  articles  sont  faciles  à 
deviner.  (Robespierre  :)  Les  conspirateurs  ne  seront 
désormais  jugés  qu'à  Paris.  (Billaud  :  )  Les  oisifs 
qui  se  plaignent,  déportés  à  la  Guyane.  (Lindet  :) 
On  encouragera  par  des  récompenses  et  des  indem- 
nités l'industrie,  le  commerce,  les  mines,  on  pro- 
tégera les  transports,  la  circulation  des  rouliers,  etc. 
On  voit  par  ce  dernier  article  tout  le  chemin  qu'avait 
fait  le  décret,  pas  moins  que  l'histoire  tout  entière, 
toute  la  distance  historique  entre  Dracon  et  Colbert. 
Saint-Just  détestait  le  commerce  et  le  proscrivait 
spécialement,  disant  qu'il  n'y  a  de  bon  peuple 
qu'un  peuple  agricole,  que  les  mains  de  l'homme 
ne  sont  faites  que  pour  la  terre  et  les  armes. 

Ainsi  ce  décret  fut  un  monstre,  un  accouplement 
bizarre  des  plus  hostiles  esprits.  Une  confusion  si 
étrange,  qu'on  eût  pu  attribuer  à  la  précipitation 
dans   un    moment    moins    paisible,   avait    toute    la 


DISSENTIMENTS   DE   ROBESPIERRE   ET   DE   SAINT-JUST        279 

valeur  d'un  aveu  d'inconciliables  discordes .  Elle 
mettait  à  nu  le  trouble  intérieur  du  Comité,  semblait 
une  amère  satire  du  gouvernement  collectif,  un 
titre  pour  qui  eût  réclamé  le  gouvernement  d'un 
seul  et  la  création  de  la  dictature. 

Elle  poussait  à  la  grandeur  de  Robespierre.  Elle 
brisait  les  utopies  draconiennes   de   Saint-Just. 

L'un  eût  voulu  avancer  dans  les  mondes  incon- 
nus. L'autre  eût  voulu   enrayer. 

Et  le  décret  résultant  de  ces  tendances  diverses 
montrait  trop  que  désormais  la  Révolution  ne  pouvait 
avancer  ni  reculer. 

Quelque  découragé  que  fût  Saint-Just  et  sans 
espoir  sur  l'avenir,  il  ne  refusa  pas  de  présenter 
cette  production  étrange  à  la  Convention.  Il  était 
le  rapporteur  désigné  et  attendu,  il  ne  se  fût  abs- 
tenu qu'en  dénonçant  par  son  silence  la  discorde 
intérieure  du  Comité,  et  celle  même  du  triumvirat, 
c'est-à-dire  en  portant  le  coup  le  plus  grave  à 
l'autorité  du  gouvernement.  C'était  l'entrée  de  la 
campagne;  d'énormes  armées  alliées  apparaissaient 
à  l'horizon.  Saint-Just,  avec  une  vraie  grandeur, 
couvrit  la  situation.  En  tête  de  ce  décret,  il  lut 
l'immense  rapport  qu'il  avait  préparé,  dans  un  tout 
autre  esprit. 

Quelque  soin  pourtant  qu'il  ait  mis  à  effacer  du 
rapport  tout  ce  qui  eût  rappelé  les  dissentiments, 
on  y  trouve  une  chose  bien  grave  et  bien  peu 
robespierriste,  un  éloge  de  Marat.  Saint-Just  n'igno- 
rait  nullement  que    Robespierre ,    très   antipathique 


280  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

à  ce  souvenir,  jaloux  de  ce  dieu,  en  regardait  tout 
éloge  comme  un  acte  d'hostilité.  Celui  qu'en  fit 
Fabre  d'Églantine,  avant  son  arrestation,  contribua 
certainement  à  le  lui   rendre   implacable. 

Ceci  était  un  léger  signe,  non  d'hostilité,  mais 
d'émancipation.  Politiquement  dévoué  à  Robespierre 
et  le  voulant  pour  dictateur,  moralement  Saint-Just 
était  seul. 

Seul  à  la  Convention,  il  s'était  vu  non  moins 
seul  dans  le  Comité  de  salut  public.  Sa  solitude 
intérieure  plus  profonde  encore,  son  état  d'abstrac- 
tion qui  le  tenait  à  mille  ans  au  delà  ou  en  deçà, 
lui  rendait  chaque  jour  le  présent  de  plus  en  plus 
intolérable.  Sa  chambre  des  morts  le  suivait  idéa- 
lement. Il  ne  vivait  volontiers  qu'aux  armées,  sur 
les  chemins  ;  et  là  encore,  dans  un  grand  isole- 
ment, tenant  les  généraux  à  distance  dans  le  respect 
et  la  terreur,  haïssant  d'avance  en  eux  l'avène- 
ment du  pouvoir  militaire,  la  brutalité  du  sabre, 
et  croyant  qu'on  ne  pouvait  le  tenir  trop  ferme, 
trop  bas.  Il  avait  chassé  les  filles  de  l'armée  ;  un 
soldat  qui  garda  la  sienne  un  jour  de  plus  et  s'en 
vanta,  Saint-Just  le  fit  fusiller. 

A  travers  les  embarras  de  ce  rôle  étrange  de 
dictateur  des  armées,  il  ne  laissait  pas  que  d'écrire. 
Au  milieu  des  généraux  tremblants  et  courbés,  il 
lui  arrivait  souvent  de  tirer  un  agenda  qu'il  portait 
toujours,  et  l'on  croyait  qu'il  écrivait  des  ordres 
de  mort.  C'étaient  des  rêves  généralement  philan- 
thropiques,  des    vœux,    des    idées    pour    la    Repu- 


DISSENTIMENTS   DE   ROBESPIERRE   ET   DE   SA1NT-JUST       281 

blique  de  l'avenir,  où  il  rejetait  ses  espérances, 
les  lois  d'une  cité  agricole  où  régneraient  l'égalité 
et  la  vertu. 

Chose  étrange  !  le  proscripteur  et  le  proscrit, 
Saint-Just  et  Cordorcet,  écrivaient  en  même  temps, 
l'un  dans  la  cachette,  l'autre  à  la  tête  des  armées 
et  tout-puissant,  et  tous  deux  écrivaient  des  rêves, 
—  bien  divers,  mais  toujours  empreints  d'un  amour 
profond  de  l'humanité. 

Ces  notes  de  Saint-Just,  qu'une  main  systéma- 
tique a  prétendu  ordonner  pour  former  un  livre, 
devaient  être  laissées  dans  leur  succession  acci- 
dentelle, quelque  confuse  qu'elle  semblât,  comme 
elles  lui  sont  venues  à  Paris  ou  sur  les  chemins, 
telle  aux  armées  et  devant  l'ennemi,  telle  dans 
les  nuits  laborieuses  du  Comité,  telle  en  rêvant 
à  Monceaux  ou  à  la  Madeleine. 

Il  y  a  des  mots  d'une  telle  solitude  de  cœur, 
d'un  tel  élan  vers  les  âges  futurs,  qu'on  est  bien 
tenté  de  croire  que  le  présent  n'est  plus  pour  lui. 
L'amitié  vit- elle  encore  ?  Oui,  mais  sans  doute 
affaiblie.  D'autant  plus  embrasse-t-il  l'humanité  à 
naître  avec  une  tendresse  sublime  :  «  L'homme, 
obligé  de  s'isoler  du  monde  et  de  lui-même,  jette 
son  ancre  dans  l'avenir  et  presse  sur  son  cœur 
la  postérité  innocente   des  maux   présents.  » 

C'est  l'amour  de  l'avenir  qui  le  rend  terrible  à 
son  temps.  Gardien  austère  de  la  Révolution,  dont  il 
répond  aux  générations  futures,  il  semble  enfermé 
de   plus  en   plus   dans   une    île    âpre,   escarpée    et 


282  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

sauvage,  dans  l'idéal  impossible  que  le  monde  fuit 
de  plus  en  plus. 

Ce  jeune  Dracon,  ce  Lycurgue,  c'est  celui  que 
tous  trahissent. 

L'esprit  même  du  temps  le  trahit. 

Le  Comité  le  trahit.  Barère  donne  six  mille 
exemptions  au  décret  contre  les  nobles.  Garnot  les 
emploie,  quand  il  peut,  pour  l'avantage  de  la  Répu- 
blique. 

Son  maître  même  le  trahit.  Saint-Just  parti  pour 
l'armée,  Robespierre  fît  excepter  les  anoblis  du 
décret  qui  frappait  les  nobles. 

Lebas,  l'homme  de  Robespierre,  en  mission  avec 
Saint-Just  même  et  voyageant  avec  lui,  le  quittait 
souvent  en  route,  se  faisait  donner  les  registres 
des  comités  révolutionnaires  et  en  arrachait  les 
dénonciations  contre  les  prêtres.  Ces  feuilles  arra- 
chées subsistent  dans   la  famille  Lebas. 

Rappelé  par  Robespierre,  presque  à  la  veille  de 
la  fête  de  l'Être  suprême,  Saint-Just  n'y  assista  point 
et  repartit  pour  l'armée. 


ROBESPIERRE    AU    POUVOIR  283 


CHAPITRE    II 


LES  ROBESPIERRISTES  PRÉCIPITENT  LEUR  CHEF  AU  POUVOIR 
(AVRIL-MAI  1794). 


Tous  les  pouvoirs  dans  la  main  de  Robespierre.  —  Opposition  contre  lui.  — 
Discours  sur  la  fête  de  l'Être  suprême,  7  mai.  —  Refus  d'aider  la 
Pologne. 


a  Ce  dictateur,  ce  censeur,  ce  grand  juge,  que 
vous  voulez  élever  au  pouvoir  le  plus  haut  qu'un 
homme  ait  occupé  jamais,  sera-t-il  libre  d'en  des- 
cendre?... Un  parti  va  l'y  porter,  dans  l'intérêt  d'un 
parti...  Ce  parti,  couvert  récemment  du  sang  le  plus 
cher  à  la  République,  peut-on  croire  qu'il  ménagera, 
qu'il  respectera  quelque  chose  ?  Maître  une  fois  et 
régnant  sous  le  philosophe  utopiste  qui  le  couvre 
de  sa  popularité,  il  l'enchaînera  à  la  dictature,  le 
forcera  de  rester  roi,  au  nom  du  salut  public.  » 

Telles  étaient  les  pensées  de  la  grande  majorité 
des  républicains,  et  non  pas,  comme  on  le  croit, 
des  hommes  seuls  qui  avaient  à  craindre  la  justice 
de  Robespierre,  non  pas  seulement  des  Fouché,  des 
Tallien,  des  Thermidoriens.  —  Non,  les  plus  hon- 
nêtes  gens  de    la  Montagne,   les   Romme,  les  Sou- 


284  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

brany,  les  Maure,  les  Ruhl,  irréprochables  citoyens 
qui,  loin  de  céder  à  la  réaction,  l'ont  combattue  au 
prix  de  leur  sang,  n'appuyèrent  nullement  Robes- 
pierre, convaincus  qu'ils  étaient  que  son  triomphe 
eût  été  celui  d'un  parti,  moins  que  d'un  parti,  d'une 
coterie  étroite  de  plus  en  plus,  d'une  toute  petite 
Eglise. 

Même  parmi  les  Thermidoriens,  plusieurs  de  ceux 
qu'une  aveugle  sensibilité  mena  très  loin  dans  la 
réaction,  qui  se  montrèrent  violents,  imprudents, 
inconséquents,  Lecointre,  par  exemple,  n'en  furent 
pas  moins  honnêtes  et  désintéressés  dans  leur 
haine  de  Robespierre  :  c'est  la  dictature  imminente, 
c'est  la  royauté  renaissante  qu'ils  haïrent  en  lui. 

C'est  une  chose  étrange  à  dire,  mais  vraie, 
l'homme  qui  se  mit  le  plus  en  avant  contre  Robes- 
pierre, qui  l'attaqua  de  meilleure  heure,  qui  parla 
haut  contre  lui,  rassura  les  braves,  communiqua 
même  aux  faibles  son  audace  ou  sa  folie,  fut 
Lecointre,  de  Versailles.  C'était  un  bonhomme  un 
peu  fou,  excessivement  colérique,  hardi  par  la  cha- 
leur du  sang.  Né  grotesque,  d'une  physionomie  sai- 
sissante par  le  ridicule,  une  de  ces  créatures  privi- 
légiées que  la  nature  semble  avoir  faites  pour  faire 
rire.  Gauche  en  tout,  ne  doutant  de  rien,  il  faisait 
burlesquement  des  choses  très  audacieuses.  Depuis 
que  Legendre  gisait  dans  sa  honte,  aplati  comme  un 
bœuf  saigné,  Lecointre  seul  avait  la  puissance  de 
dérider  la  Convention. 

On  se  rappelle  que  Lecointre,  marchand  de  toiles 


ROBESPIERRE    AU    POUVOIR  285 

à  Versailles,  marchand  de  la  Cour,  n'en  avait  pas 
moins  travaillé  contre  la  Cour,  aux  dépens  de  son 
intérêt  visible.  Il  était  fort  entreprenant,  ardent  phi- 
lanthrope, à  Sèvres,  où  il  blanchissait  ses  toiles,  il 
avait  bâti  pour  les  pauvres,  les  logeait,  les  occupait, 
leur  faisait  des  avances.  Le  6  octobre,  il  prit  le  com- 
mandement de  la  garde  nationale,  abandonnée  de 
son  chef,  remplaça  à  lui  seul  la  municipalité  qui 
s'était  enfuie.  Nommé  à  la  Législative,  il  dénonça 
Narbonne,  Beaumarchais  et  d'autres.  A  la  Convention, 
il  demanda,  au  nom  de  l'humanité,  que  le  prison- 
nier du  Temple  pût  communiquer  avec  sa  famille, 
et  n'en  vota  pas  moins  la  mort  sans  appel  et  sans 
sursis.  On  a  vu  la  demande  hardie  de  Lecointre  pour 
que  l'Assemblée  imposât  une  surveillance  à  l'arbi- 
traire illimité  des  comités  révolutionnaires.  Mais  ce 
qui  étonna  le  plus,  ce  fut  qu'au  30  août  1793,  Robes- 
pierre étant  président,  Lecointre  crut  apercevoir  qu'il 
proclamait  comme  décrétée  une  chose  non  votée 
encore,  et  lui  dit  ces  propres  paroles  :  «  Monsieur,  je 
vous  apprendrai  à  respecter  les  volontés  de  la  Conven- 
tion nationale.  »  Robespierre  en  sortant  lui  demanda 
tranquillement  pourquoi,  par  cette  apostrophe,  il 
avait  excité  l'Assemblée  contre  lui.  Et  Lecointre 
répliqua  :  «  Tu  me  connais,  je  n'ai  point  abattu  un 
tyran  pour  en  subir  un  autre.  »  On  le  crut  devenu 
fou. 

Ce  sont  ces  sorties  de  Lecointre,  celles  de  Bourdon 
(de  l'Oise),  celles  de  Ruamps  et  Bentabole  (anciens 
maratistes)  qui  ont  préparé  Thermidor.  Les  intrigues 


286  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

des  fripons,  des  Fouché,  des  Tallien,  n'auraient  rien 
fait;  pas  un  d'eux  n'eût  osé  (comme  on  dit)  attacher 
le  grelot,  si  la  chose  n'eût  été  préparée.  Ce  qui  fut 
le  plus  efficace,  ce  fut  cette  espèce  de  conspiration 
publique  d'hommes  étourdis  et  violents  qui  rassura 
la  Convention  et  lui  donna  la  force  de  se  sauver 
elle-même. 

Peu  de  jours  après  la  mort  de  Danton,  Lecointre 
invita  à  dîner  chez  lui  deux  hommes  qui  ne  se  con- 
naissaient pas.  L'un  était  Fouquier-Tinville,  cousin 
de  Camille  Desmoulins,  placé  par  lui  au  tribunal,  et 
qui  venait  d'être  condamné  à  l'horrible  tache  de  le 
faire  périr.  Fouquier  était  en  rapport  intime  avec 
le  Comité  de  sûreté,  dont  il  prenait  l'ordre  tous  les 
soirs,  et  très  probablement  confident  de  sa  haine 
pour  Robespierre,  qui  venait  de  créer  une  concur- 
rence au  Comité  en  démembrant  la  police.  L'autre 
invité  était  Merlin  (de  ïhionville),  ami  de  tous  les 
dantonistes,  très  spécialement  haï  de  Robespierre 
pour  son  influence  aux  armées  ;  les  députés  militaires, 
Merlin,  Dubois-Crancé  et  autres,  étaient  couchés  sur 
ses  livres  en  lettres  sanglantes,  et  ils  ne  l'igno- 
raient pas. 

Quelle  fut  la  conversation  ?  Il  est  bien  facile  de  le 
deviner  ;  sans  nul  doute,  on  nota  avec  effroi  les 
pas  rapides  que  Robespierre  faisait  vers  le  pouvoir. 
Chacun  des  grands  jugements  l'en  avait  approché 
d'un  degré  : 

La  mort  d'Hébert  et  Chaumette,  en  mars  et  avril, 
lui  livre  la  Commune,  qu'il  gouverne  par  Payan. 


ROBESPIERRE    AU    POUVOIR  287 

Le  jour  où  le  Comité  de  sûreté  l'a  délivré  de 
Danton,  il  organise,  contre  le  Comité  une  police 
nouvelle  qu'il  dirige  par  Herman. 

Le  6  avril,  le  lendemain,  infatigable,  insatiable,  il 
se  prépare  une  sorte  de  pontificat. 

Yoilà  ce  qui  sautait  aux  yeux,  voilà  ce  dont  purent 
parler  Lecointre,  Fouquier,  Merlin. 

Mais  depuis,  les  choses  marchèrent  bien  plus  vite  : 

Le  7  mai  on  apprit  que  la  proclamation  de  l'Être 
suprême  et  l'inauguration  d'un  culte  philosophique 
seraient  accompagnées  d'un  grave  retour  au  passé  : 
la  liberté  de  l'ancien  culte. 

Le  8  mai,  il  concentra  à  Paris  la  justice  révolu- 
tionnaire de  toute  la  France,  sous  le  président 
Dumas. 

Le  26,  la  Commune  robespierriste  commence  à 
solder  le  peuple,  assignant  aux  indigents  quinze  sols 
par  jour. 

Le  28,  Couthon  obtient  du  Comité  de  salut  public 
un  sursis  général  pour  le  payement  des  taxes  révo- 
lutionnaires qu'avaient  imposées  les  représentants 
en  mission.  Et,  le  même  jour,  il  fait  donner  par 
l'Assemblée  au  Comité,  c'est-à-dire  à  Robespierre, 
le  droit  de  rappeler  ces  représentants  ;  tous  ces 
dictateurs  temporaires  sont  balayés  rapidement,  rem- 
placés par  des  hommes  sûrs,  nommés  sous  une  seule 
influence. 

La  Commune,  gouvernée  par  un  homme  à  lui, 
Payan,  pouvait  à  toute  heure  du  jour  armer  pour 
lui   la    garde   nationale    commandée    par    Henriot  ; 


288  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

celui-ci  très  dépendant,  Robespierre  l'ayant  sauvé 
du  procès  d'Hébert  où  on  eût  pu  l'impliquer. 

La  garde  nationale,  triée,  était  convoquée,  aux 
jours  douteux,  par  billets  à  domicile,  adressés  aux 
robespierristes. 

On  ne  s'y  fiait  pas  encore.  Le  1er  juin,  on  créa  une 
force  armée  spéciale,  une  école  militaire  de  trois 
mille  garçons  d'environ  seize  ans,  sous  la  direction 
de  Lebas,  l'agent  le  plus  dévoué  de  Robespierre. 

Sans  un  hasard,  elle  eût  fait  ce  que  la  garde 
mobile  fit  en  juin  1848. 

Il  était  impossible  d'aller  plus  vite,  plus  droit  à 
la  dictature,  ni  d'une  course  plus  rapide. 

Il  y  a  de  quoi  étonner  infiniment  ceux  qui  connais- 
saient le  caractère  de  Robespierre.  Et  l'on  n'y 
comprendrait  rien,  si  l'on  ne  voyait  derrière  la  ter- 
rible impatience  du  parti  robespierriste,  qui  poussait 
avec  fureur.  Ils  ne  laissaient  plus  marcher  leur 
chef  ni  toucher  la  terre.  Ils  le  portaient,  ils  l'enle- 
vaient. Par  quoi  ?  par  l'ambition  ?  Non.  Mais  par  la 
secrète  terreur  que  lui  laissait  la  mort  de  Danton, 
la  disparition  subite  de  tous  les  hommes  connus, 
l'effroi  du  désert,  l'idée  de  la  dictature  était  mainte- 
nant son  seul  asile.  Il  confondait  sa  sûreté  avec 
celle  de  la  France,  avait  hâte,  pour  elle  et  pour  lui, 
de  trouver  un  port;  mais  ce  port,  où  était-il,  sinon 
au  pouvoir  du  plus  digne,  qui  n'accepterait  la 
tyrannie  que  pour  fonder  la  liberté?  Ces  pensées 
lui  étaient  toute  résistance  contre  l'emportement  des 
siens.  Ému,  inquiet  d'aller  si  vite,  il  n'en  avançait 


ROBESPIERRE    AU    POUVOIR  289 

pas  moins,  il  courait,  volait...  avec  la  brûlante 
vitesse  d'une  étoile  qui  file  au  ciel,  ou  d'un  boulet 
de  canon  ;  la  fatalité  l'emportait. 

Entre  tant  de  mesures  que  prit  si  rapidement  le 
parti  robespierriste,  les  seules  peut-être  dont  son 
chef  eût  la  vraie  initiative  et  qui  portent  l'empreinte 
de  son  caractère,  ce  fut  sa  création  d'une  police 
spéciale,  et  sa  tentative  religieuse. 

La  première,  exécutée  dans  un  moment  si  violent 
par  un  homme  si  puissant,  ne  s'en  fit  pas  moins 
avec  infiniment  d'adresse  et  de  ruse.  Dans  le  démem- 
brement du  ministère  de  l'intérieur,  on  créa  une 
administration  des  prisons,  et  comme  simple  appen- 
dice un  petit  bureau  de  police,  uniquement  occupé 
des  rapports  du  gouvernement  avec  la  police  des 
communes.  Le  chef  de  bureau  fut  Lanne,  du  pays 
de  Robespierre ,  et  le  directeur  Herman ,  d' Arras  ; 
la  haute  surveillance  fut  donnée  à  Saint-Just,  tou- 
jours absent,  qu'il  fallut  bien  faire  suppléer  par 
Gouthon  et  Robespierre.  Ce  petit  bureau  grossit, 
acquit  très  rapidement  de  nouvelles  attributions, 
jusqu'à  devenir  en  messidor  le  redoutable  rival  du 
Comité  de  sûreté,  jusqu'à  l'accuser  de  lenteur,  jus- 
qu'à se  poser,  à  l'envi,  comme  pourvoyeur  rapide  de 
la  guillotine. 

L'affaire  religieuse  fut  menée  de  môme,  avec  pru- 
dence, en  trois  degrés.  Le  6  avril,  La  simple  énon- 
ciation  d'un  rapport  sur  une  fête  à  l'Éternel.  Un 
mois  après,  le  7  mai,  un  grand  et  habile  discours 
pour  Dieu  et  contre  les  prêtres,  mais  dans  la  con- 

T.   VII.   —  BÉV.  19 


290  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

clusion  accordant  précisément  ce  que  les  prêtres 
demandaient,  la  liberté  des  cultes,  la  liberté  des 
catholiques.  Un  mois  après  (8  juin),  plus  qu'un  dis- 
cours, l'acte  décisif  :  Robespierre  posé  devant  le 
peuple  comme  une  sorte  de  pontife  civil,  unissant 
les  deux  pouvoirs. 

Dans  le  célèbre  discours  du  7  mai,  tout  en  disant 
force  injures  aux  prêtres  et  aux  fanatiques,  Robes- 
pierre ne  leur  assurait  pas  moins  la  seule  chose 
dont  ils  eussent  besoin  pour  se  relever.  Que  la 
loi  ne  s'expliquât  pas,  qu'elle  ne  posât  pas  la  véri- 
table garantie  révolutionnaire  (inconciliabiliié  du 
gouvernement  de  la  liberté  avec  la  religion  de  l'auto- 
rité), c'était  tout  ce  qu'il  leur  fallait. 

Une  éducation  nouvelle  ne  s'organise  pas  en  un 
jour.  Jusque-là  l'éducation  morale  du  grand  peuple 
ignorant,  barbare  (femmes,  enfants,  paysans),  restait 
en  dessous  au  clergé,  grâce  à  la  loi  de  Robespierre. 
La  République  laissait  à  ses  mortels  ennemis  de 
quoi  la  détruire  dans  un  temps  donné. 

VÊlre  suprême  ainsi  que  V immortalité  de  Vdme 
proclamés,  la  religion  placée  dans  la  pratique  du  devoir, 
la  création  des  fêtes  morales,  qui  pouvaient  relever 
les  âmes,  c'étaient  de  hautes  et  nobles  idées.  Seu- 
lement elles  étaient  souillées  d'un  triste  mélange 
d'injures  que  ce  rancuneux  moraliste  lançait  à  ses 
ennemis,  s'acharnant  sur  la  mémoire  des  victimes 
à  peine  immolées,  trépignant  sur  la  cendre  tiède  de 
Danton,  tâchant  de  faire  rire  l'Assemblée  aux  dépens 
de  Condorcet. 


ROBESPIERRE    AU    POUVOIR  291 

Ce  discours,  œuvre  littéraire,  académique,  souvent 
éloquente ,  peu  originale  d'idées ,  commence  par 
une  grande  prétention  d'innovation  :  «  Qu'y  a-t-il 
de  commun  entre  ce  qui  est  et  ce  qui  fut?...  Ne 
faut-il  pas  que  vous  fassiez  précisément  le  contraire 
de  ce  qu'on  a  fait  avant  vous  ?  »  etc.  Gela  dit,  il 
ne  donne  guère  que  des  banalités  morales,  tirées  du 
Vicaire,  savoyard. 

Ce  qui  y  choquera  toujours  les  hommes  vraiment 
religieux,  c'est  que  la  religion  y  est  préconisée 
comme  utile,  recommandée  pour  V avantage  qu'y 
trouve  la  législation.  Il  ne  faut  pas  croire  qu'on 
fasse  rien  de  sérieux  par  un  tel  utilitarisme.  C'est 
ne  rien  faire  ou  mal  faire,  aller  droit  contre  son 
but,  que  de  donner  ainsi  Dieu  comme  un  spécifique 
moral,  salutaire  aux  maux  dont  la  législation  est  la 
médecine. 

Les  catholiques,  à  qui  la  loi  était  si  favorable 
(assurant  leur  liberté),  n'en  furent  nullement  con- 
tents. Ils  espéraient  mieux  encore.  Les  Durand  de 
Maillane,  les  Grégoire  et  autres  espéraient  que  Robes- 
pierre ferait  un  pas  plus  hardi  ;  ils  furent  blessés 
surtout  de  ce  que  les  nouvelles  fêtes  étaient  placées 
au  décadi.  Ils  auraient  voulu  le  dimanche.  Cette 
affaire  leur  tenait  au  cœur  plus  que  tous  les  prin- 
cipes. Robespierre  essaya  de  leur  complaire  par  les 
arrêtés  que  la  Commune  prit  en  leur  faveur.  Elle 
abolit  (floréal)  les  réunions  qui  se  faisaient  au  der- 
nier décadi  de  chaque  mois.  Elle  permit  aux  mar- 
chands d'ouvrir  leurs  boutiques   tout   le  décadi,  c'est- 


292  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

à-dirc  de  regarder  comme  jour  ordinaire  le  jour 
férié  de  la  loi.  C'était  implicitement  remettre  au 
dimanche  le  jour  du  repos,  revenir  à  l'Ancien- 
Régime.  On  trouva  cela  bien  fort.  La  Commune 
alors,  qui  sentit  qu'elle  allait  trop  vite,  décida  que, 
le  décadi,  on  ouvrirait  jusqu'à  midi  seulement 
(8  messidor).  En  réalité,  les  boutiques  ne  fermèrent 
que  le  dimanche.  Les  catholiques  eurent  cause 
gagnée. 

Tout  cela,  chose  étonnante,  était  plus  remarqué, 
senti  en  Europe  qu'à  Paris  même.  Le  discours  du 
7  mai  fît  considérer  Robespierre  de  tous  les  gou- 
vernements comme  l'homme  gouvernemental.  Dès 
longtemps  il  leur  plaisait  comme  artisan  de  la 
guerre  défensive,  ennemi  de  la  propagande,  adver- 
saire des  Girondins  qui  avaient  rêvé  la  croisade  uni- 
verselle. La  rapidité  avec  laquelle  il  se  saisit,  en 
six  semaines  de  tous  les  moyens  du  pouvoir,  le 
désigna  aux  politiques  comme  l'homme  d'ordre  et 
de  force  avec  qui  on  devait  traiter.  Ce  fut  l'objet 
positif  d'un  mémoire  que  le  Prussien  Hertzberg 
remit  à  son  roi.  Les  trois  gouvernements  ligués 
pour  le  partage  de  la  Pologne  regardèrent  l'orga- 
nisation du  pouvoir  robespierriste  en  avril  et  en 
mai  comme  une  heureuse  compensation  de  l'insur- 
rection de  Pologne  qui  éclata  le  17  avril  sous  Kos- 
ciuszko1.  L'envoyé   polonais,    Bars,    arrivé   en    mai 


1.  Il  est  triste  de  dire  qu'on  refusa  à  la  Pologne  ce  qu'on  prodiguait  aux 
neutres.  Un  discours  de  Saint-Just  (Revue  rétrospective)  apprend  les 
sommes  énormes  qu'on   leur   donna,    40  millions   à    la    Turquie,   40    à   la 


ROBESPIERRE    AU    POUVOIR  293 

à  Paris,  y  trouva  un  très  froid  accueil.  On  craignait 
de  mécontenter  la  Prusse.  On  promit  de  faire,  un 
peu  en  dessous ,  trois  millions  en  assignats  et 
quelques  artilleurs,  si  l'on  croit  Niemcewicz.  Mais 
Zayonzek  affirme  qu'on  promit  moins  encore,  «  de 
faire  ce  qui  serait  possible.  » 

C'est  par  la  même  politique  que  Robespierre  lui- 
même  ne  poussa  pas  activement  les  succès  que 
son  frère  obtenait  à  l'armée  d'Italie  par  les  talents 
de  deux  étrangers  qu'il  s'était  acquis,  l'un  Pié- 
montais,  l'autre  Corse,  Masséna  et  Bonaparte.  Pen- 
dant qu'on  forçait  les  Alpes,  Robespierre  jeune  les 
tournait;  c'était  déjà  le  plan  de  1796.  Trente  mille 
hommes  étaient  en  pleine  Italie.  On  pouvait  voir 
le  changement  considérable  qui  s'était  fait  dans 
l'esprit  de  l'armée.  Les  soldats  de  Robespierre  (on 
les  nommait  déjà  ainsi),  politiques  comme  leur 
chef,  passèrent  comme  autant  de  saints  sur  ce  ter- 
ritoire italien,  respectant  images  et  chapelles,  ne 
riant  point  des  reliques.  Robespierre  jeune  en  fit 
sa  cour    à  son  frère,   et   lui  écrivit    cette   sagesse. 

On  s'arrêta.  L'invasion  de  l'Italie  eût  été  directe- 
ment contraire   à   la  politique   robespierriste.    Celle 


Suisse,  54  à  Gênes,  etc..  La  France,  dans  l'ignorance  où  elle  est  de  ses 
destinées,  ne  sait  pas  la  malédiction  qui  pèse  sur  elle  ;  elle  ignore  que  ses 
gouvernements  ont  abandonné  la  Pologne  sept  fois  :  1794,  1795,  1797,  1800, 
1806,  1809,  1812.  C'est  ce  qui  est  mis  en  complète  lumière  dans  la  rare  et 
forte  brochure  de  Sawazkiewicz,  Influence  de  la  Pologne  sur  les  destinées 
de  la  Piévolution  et  de  l'Empire,  1848,  3e  édition  (Bibliothèque  polonaise 
de  Paris). 


294  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  Belgique  n'eut  lieu  que  parce  que  Carnet  et 
Lindet  déclaraient  n'avoir  aucun  moyen  de  nourri] 
de  telles  armées,  si  on  ne  les  faisait  passer  sur  le 
territoire  ennemi. 


ON  CONSPIRE  CONTRE  ROBESPIERRE       295 


CHAPITRE    111 

ON  CONSPIRE  CONTRE  ROBESPIERRE  (MAI  1794). 


Police  morale.  —   Conspiration  contre  Robespierre,  24  mai.  —  Robespierre 
rappelle  Saint-Just.  —  Adresse  de  Barère  contre  Robespierre. 


L'intronisation  du  nouveau  pouvoir  fut  marquée 
par  une  rigueur  toute  nouvelle  de  la  police  et  de  la 
censure. 

La  police  arrêta  sur  les  chaises  des  Tuileries  des 
discoureurs  imprudents  qui  causaient  d'idées  so- 
ciales, et  qu'on  accusa,  à  tort  ou  à  droit,  de  prêcher 
la  loi  agraire. 

L'administration  des  prisons,  moraliste  tout  à 
coup  et  préoccupée  de  l'âme  des  prisonniers  (sinon 
de  leur  vie),  leur  ôta  les  livres  dévots  qui,  disait-on, 
pouvaient  exalter  le  mysticisme,  et  les  livres  indé- 
vots qui  les  auraient  corrompus. 

Le  coup  le  plus  significatif  frappa  le  théâtre.  Ce 
ne  fut  pas,  comme  en  novembre,  le  Comité  de  salut 
public  qui  agit.  Ce  fut  tout  directement  un  homme 
de  Robespierre,  Jullien  (de  la  Drôme),  qui,  le  9  mai, 
assistant  à  une   grande    répétition    du   Timoléon   de 


296  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Ghénier,  mit  son  veto  à  la  pièce.  Cette  tragédie 
d'un  frère  immolant  un  frère  tyran  parut  trop  propre 
sans  doute  à  faire  des  Charlotte  Corday.  Jullien 
prit  adroitement  le  moment  où  le  tyran  reçoit 
la  couronne  et  cria  :  «  C'est  abominable  !...  La 
pièce  ne  peut  pas  se  jouer  »,  etc.  Père  et  fils,  les 
deux  Jullien,  c'était  Robespierre  lui-même.  Le  fils, 
garçon  de  vingt  ans  que  nous  avons  vu  à  Nantes, 
était  alors  à  Bordeaux  et,  sans  titre,  trônait  hardi- 
ment dans  les  fêtes  sur  un  siège  égal  à  celui 
du  représentant  du  peuple.  Les  amis  de  Chénier 
lui  dirent  qu'il  était  un  homme  perdu,  s'il  ne  sacri- 
fiait sa  pièce.  Bon  gré  mal  gré,  ils  le  menèrent 
au  Comité  de  sûreté,  et  là  ce  pauvre  homme  fît  ce 
qu'avait  refusé  Desmoulins  (disant  :  «  Brûler  n'est 
pas  répondre  »).  Chénier  ne  répondit  pas,  mais  il 
brûla  et  vécut. 

Quelque  docile  et  résignée  que  fût  la  Convention, 
elle  montrait  sa  désapprobation  en  se  donnant  pour 
présidents  les  membres  du  Comité  les  moins  agréa- 
bles à  Robespierre,  la  trinité  des  travailleurs,  Lindet, 
Carnot  et  Prieur,  opposés  à  la  trinité  des  robespier- 
ristes.  Ils  présidèrent  six  semaines,  chose  d'autant 
plus  marquée  que  c'était  l'entrée  en  campagne, 
époque  d'un  travail  excessif  pour  ces  dictateurs  de 
la  Guerre.  Ce  fut  justement  le  7  mai,  le  soir  du 
fameux  discours  religieux  de  Robespierre,  que  l'As- 
semblée mécontente   porta   Carnot  à  la  présidence. 

Robespierre,  pour  forcer  la  main  à  la  Convention, 
fit   appuyer    sa    loi   par  les   deux  voix  menaçantes 


ON    CONSPIRE    CONTRE    ROBESPIERRE  297 

de  Paris,  les  Jacobins  et  la  Commune.  Chose  inat- 
tendue :  même  aux  Jacobins,  chez  lui,  il  trouva 
obstacle.  La  faute  en  fut  au  zèle  extrême  du  petit 
Jullien,  qui,  revenu  de  Bordeaux,  s'était  chargé  de 
l'adresse.  Dans  sa  dévotion  étroite,  aveugle  pour 
Robespierre,  il  le  compromit,  ayant  placé  dans 
l'adresse  ce  mot  (incroyable  alors)  :  «  Qu'on 
devait  bannir  de  la  République  quiconque  ne  croi- 
rait pas  à  l'Etre  suprême.  »  C'était  un  mot  de 
Rousseau,  qui  certainement  ne  l'écrivit  que  par 
occasion  polémique,  contre  la  coterie  d'Holbach. 
Par  une  autre  maladresse,  Jullien  faisait  dire  à  la 
société  qu'elle  adoptait  pour  son  credo  le  discours 
de  Robespierre.  C'était  provoquer,  défier  la  résis- 
tance, et  elle  eut  lieu  en  effet.  Royer  dit  coura- 
geusement qu'une  telle  adresse  ne  pouvait  être 
adoptée,  qu'elle  aurait  l'air  de  tomber  d'en  haut, 
imposée  par  l'autorité  du  Comité  de  salut  public. 
Robespierre  et  Couthon,  alarmés,  vinrent  et  revin- 
rent au  secours.  Robespierre  fit  effacer  l'absurde 
intolérance  de  Jullien,  disant  qu'on  pouvait  laisser 
cette  vérité  dans  les  écrits  de  Rousseau.  La  société, 
à  ce  prix,  adopta  et  porta  l'adresse  à  la  Conven- 
tion. 

C'était  la  première  fois,  depuis  le  jour  où  les 
Jacobins  refusèrent  la  radiation  de  Bourdon  (de 
l'Oise),  qu'ils  hésitaient  de  suivre  Robespierre.  Une 
minorité  était  contre  lui ,  laquelle  pouvait  par 
moments  devenir  majorité,  comme  il  arriva  bientôt 
quand  la  société  prit  pour  président  Fouché  ! 


298  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Le  23  mai,  un  homme  tira  sur  Gollot  d'Herbois, 
le  manqua,  et  déclara  qu'il  n'avait  visé  Gollot 
qu'après  avoir  souvent  et  en  vain  guetté  Robespierre. 

Ce  bruit,  répandu  dans  Paris  et  remuant  fort  les 
esprits,  produisit,  comme  il  arrive,  un  acte  d'imi- 
tation. Une  petite  fille  royaliste,  Cécile  Renaud,  fille 
d'un  papetier  de  la  Cité,  fut  prise  chez  Robespierre, 
munie  de  deux  petits  couteaux. 

Le  même  jour  (24  mai,  5  prairial),  des  députés, 
déplorant  sans  doute  que  la  fille  n'eût  pas  réussi , 
commencèrent  à  se  demander  s'il  n'y  avait  nul 
moyen  d'atteindre  le  dictateur.  C'étaient  Lécointre, 
Laurent,  Courtois,  Barras  et  Fréron,  Thirion,  Gar- 
nier  (de  l'Aube),  Guffroy,  tous  dantonistes,  unis  dans 
leur  haine  et  leur  souvenir.  Tallien  et  Rovère  en 
étaient,  par  leur  danger  personnel,  leur  crainte  des 
justices  de  Robespierre. 

Voilà  le  germe  de  Tlîermidor,  le  premier  commen- 
cement du  complot  contre  le  complot. 

Robespierre  fut-il  averti?  Eut-il  la  seconde  vue 
d'un  homme  en  péril?  ou  simplement  l'impression 
de  la  petite  fille  Renaud?  Le  soir  du  24  mai,  il 
écrivit  de  sa  main,  au  nom  du  Comité  de  salut 
public,  à  l'armée  du  Nord.  Il  écrivit  qu'on  craignait 
un  complot  des  aristocrates  et  des  hébertistes.  Il 
savait  probablement  l'union  des  dantonistes  et  vou- 
lait donner  le  change.  Il  fit  signer  la  lettre  de 
Prieur,  Carnot,  Billaud  et  Barère.  Cette  lettre  priait 
Saint-Just  de  revenir  pour  quelques  jours  à  Paris. 

Le  même  soir,  aux  Jacobins,   immense  attendris- 


ON    CONSPIRE    CONTRE    ROBESPIERRE  299 

sèment.  Chacun  avait  la  larme  à  l'œil.  Legendre  et 
Rousselin  demandèrent  qu'en  présence  de  tels  dan- 
gers que  couraient  les  membres  du  gouvernement, 
on  leur  donnât  une  garde.  Robespierre  sentit  le  coup, 
le  piège  maladroit  des  dantonistes.  Il  repoussa  vio- 
lemment, aigrement  cette  proposition  insidieuse,  la 
regardant  comme  un  couteau  plus  aigu  que  ceux 
de  Cécile  Renaud. 

La  vrai  garde  eût  été  le  peuple.  Payan  le  sentit. 
Cet  ardent  méridional,  mis  à  la  place  de  Chaumette 
à  la  Commune  de  Paris,  s'empara  habilement  d'une 
loi  de  bienfaisance  votée  par  la  Convention.  Il  fît 
voter  quinze  sols  par  jour  pour  les  mendiants.  Au 
besoin,  c'était  une  armée. 

Saint-Just  allait  arriver,  et  Lebas,  s'il  le  fallait, 
toutes  les  influences  militaires.  Ces  rapides  retours 
de  Saint-Just  avaient  été  souvent  terribles.  Barère, 
qui  avec  les  autres  avait  signé  sa  lettre  de  rappel, 
était  parfaitement  averti.  Si  Robespierre  n'eût  craint 
le  ridicule  de  paraître  avoir  peur,  il  eût  écrit  seul  à 
Saint-Just.  Et  alors  Barère,  ignorant  sa  démarche, 
n'eût  pas  devancé  Saint-Just,  en  donnant  à  Robes- 
pierre le  plus  violent  coup  de  Jarnac  que  sa  main 
gasconne  eût  jamais  porté. 

Il  était  convenu  au  Comité  de  salut  public  qu'au 
moment  où  notre  flotte  s'ébranlait  de  Brest  pour 
combattre  la  flotte  anglaise,  il  fallait  profiter  des 
assassinats,  rejeter  le  tout  sur  Londres,  créer  à  notre 
marine  la  nécessité  de  vaincre,  décréter  qu'on  ne 
ferait    plus   de    prisonniers  de   ce   peuple  assassin. 


300  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Mais  ce  qui  n'était  pas  convenu,  c'est  que  Barère, 
dans  son  rapport,  insérerait  tout  au  long  les  articles 
de  journaux  étrangers  où  l'on  parlait  de  Robes- 
pierre comme  s'il  eût  été  déjà  roi  :  Robespierre  a 
fait  ordonner...  Quatre  cents  soldats  de  Robespierre  ont 
été  tués...  Les  troupes  de  Robespierre  se  sont  empa- 
rées de  telle  place  »,  etc. 

Il  ne  s'attendait  point  du  tout  à  cette  lecture. 
Le  noble  et  touchant  discours  qu'il  avait  préparé 
(sur  ce  texte  :  «  J'ai  assez  vécu.  »)  n'y  avait  aucun 
rapport.  Jamais  il  ne  s'éleva  plus  haut,  jamais  ne 
fut  plus  sincèrement  applaudi,  et  de  ses  ennemis 
mêmes.  Cependant  il  ne  répondait  point  du  tout  aux 
dangereuses  citations  de  Barère,  ne  repoussait  point 
cette  royauté  que  lui  donnait  l'ennemi.  Loin  de  là, 
il  avertissait  la  Convention  des  alternatives  fâcheuses 
auxquelles  le  gouvernement  parlementaire  expose 
les  nations  :  «  Si  la  France  était  gouvernée  quelques 
mois  par  une  législature  corrompue  ou  égarée,  la 
liberté  serait  perdue.  »  Quelle  conclusion  à  en  tirer? 
Qu'un  gouvernement  individuel  donne  plus  de  garan- 
ties qu'un  gouvernement  républicain? 

Ce  grand  discours  de  Barère,  passionné  pour 
Robespierre,  et  tout  préoccupé  de  sa  sûreté,  énon- 
çait et  publiait  les  deux  formules  fatales  que  per- 
sonne n'eût  osé  dire  et  qui  le  poussaient  à  la 
mort. 

Les  soldats  de  Robespierre.  —  Ainsi,  aux  yeux  de 
l'Europe,  l'armée  et  la  France  lui  appartenaient. 

Et  clans  l'interrogatoire  de  la  petite  Renaud,  que 


ON    CONSPIRE    CONTRE    ROBESPIERRE  301 

citait  Barère,  ce  mot  qui  n'est  guère  d'un  enfant  : 
«  Je  n'ai  été  chez  Robespierre  que  pour  voir  com- 
ment était  fait  un  tyran.  » 

Ce  mot,  vrai  trait  de  lumière,  sortit  la  situation  de 
l'hypocrisie.  Maître  de  toutes  les  forces  publiques, 
Robespierre  n'apparaissait  pas  encore  un  tyran.  Son 
austérité ,  sa  simplicité  de  vie  et  d'habit,  la  mes- 
quinerie même  de  sa  personne,  tout  éloignait  l'idée 
du  pouvoir  suprême.  Mais  la  Renaud  le  nomma,  et 
Barère  le  répéta,  tous  le  dirent  après  Barère,  tous 
regardèrent  Robespierre,  comparèrent  la  figure  au 
nom,  le  trouvèrent  juste,  dirent:  «  Oui,  c'est  un 
tyran  !  » 

Saint-Just  arriva  le  27,  quand  le  coup  était  porté. 
Il  répéta  sa  recette  au  Comité  :  «  Nous  périssons, 
c'est  fait  de  nous,  si  nous  n'avons  un  dictateur... 
Et  le  seul,  c'est  Robespierre.  » 

Le  25,  on  l'eût  écouté.  Le  27,  la  majorité  du 
Comité  tourna  le  dos,  décidée  à  ne  pas  entendre. 
Le  plus  indulgent  fut  Barère,  qui  lui  dit.  tout  en 
respectant  ce  délire  de  patriotisme,  qu'une  telle  pro- 
position devait  faire  longuement  songer. 

11  n'y  avait  rien  à  faire  du  côté  du  Comité.  Saint- 
Just  resta  peu  de  jours  et  ne  voulut  pas  assister 
à  la  fête  de  l'Etre  suprême.  Parfaitement  isolé  du 
parti  robespierriste,  il  jugeait  avec  un  sens  profond 
que  tout  le  monde  allait  voir  dans  cet  acte  un  retour 
vers  le  passé. 

Robespierre  avait  sa  voie  invariablement  tracée 
vers  l'abîme. 


302  HISTOIRE   DE   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

Il  ne  prévoyait  qu'un  danger,  le  moindre,  l'as- 
sassinat. Toute  puissance  était  dans  sa  main.  Toute 
place  occupée  par  les  siens.  Des  trois  forces  col- 
lectives que  comptait  la  France,  la  jacobine  était 
à  lui,  la  militaire  lui  venait;  la  troisième,  celle 
des  prêtres,  sourdement  protégée  par  lui,  se  rallie 
toujours  au  pouvoir.  La  fête  de  l'Être  suprême 
allait  être  un  premier  pas  dans  la  voie  du  rap- 
prochement. 

Ces  pensées  satisfaisantes  l'occupaient  dans  le 
jardin  de  ses  promenades  habituelles ,  le  parc 
réservé  de  Monceaux.  Avec  Dumas,  Renaudin, 
Payan,  Goffinhal,  ses  fidèles,  ses  violents,  il  mar- 
chait deux  heures  au  moins,  d'un  pas  rapide,  accé- 
léré, au  mouvement  de  ses  rêves,  se  parlant  haut, 
sortant  là  de  sa  raideur  ordinaire.  La  mort  était 
à  deux  pas...  Le  savait-il?  Songeait-il  qu'à  peine 
un  méchant  petit  mur  le  séparait  du  lieu  aride, 
du  lit  de  chaux  dévorante  où  il  avait  mis  Danton, 
Desmoulins,  et  où  dans  cinquante  jours  il  devait 
venir  lui-même?  Cette  longue  association  de  tri- 
bune avec  Danton,  cette  camaraderie  d'éloquence, 
ce  bon,  ce  grand  cœur  de  Camille,  qui  lui  fut  si 
-dévoué,  tout  ce  passé  déchirant  était  là  tout  près 
de  lui  dans  la  terre  ;  ils  l'attendaient,  l'appelaient, 
non  comme  des  ombres  irritées,  mais  comme  des 
amis  magnanimes,  dans   la   clémence  et   la  nature. 


FÊTE    DE    L'ÊTRE    SUPRÊME  303 


CHAPITRE    IV 

FÊTE  DE  L'ÊTRE  SUPRÊME  (10  JUIN  1794). 


Ce  que  le   peuple   espérait.  —  Robespierre  attend  le  tribunal,  fait  attendre 
l'Assemblée.  —  Irritation,  désappointement.  —  Au  retour,  la  fureur  éclate. 


Nulle  fête  n'excita  jamais  une  si  douce  attente, 
nulle  ne  fut  jamais  célébrée  avec  tant  de  joie.  La 
guillotine  disparut  le  19  prairial  au  soir.  On  crut 
que  c'était  pour  toujours.  Une  mer  de  fleurs  (à  la 
lettre  le  mot  n'est  pas  exagéré)  inonda  Paris  ;  les 
roses,  de  vingt  lieues  à  la  ronde,  y  furent  appor- 
tées, et  des  fleurs  de  toutes  sortes,  ce  qu'il  fal- 
lait pour  fleurir  les  maisons  et  les  personnes  d'une 
ville  de  sept  cent  mille  âmes.  Toute  fenêtre  devait 
avoir  sa  guirlande  ou  son  drapeau.  Toutes  les 
mères  portaient  des  roses,  les  filles  des  fleurs 
variées,  les  hommes  des  branches  de  chêne,  les 
vieillards  des  pampres  verts.  Entre  les  deux  files 
immenses,  des  hommes  à  droite,  des  femmes  à 
gauche,  marchaient  l'orgueil  des  mères,  leurs  fils, 
enfants  de  quinze  à  seize  ans,  joyeux  de  porter 
un  sabre  ou  des  piques  ornées  de  rameaux. 


304  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Ces  fleuves  vivants  de  peuple,  ces  rivières  de 
fleurs,  confluèrent  comme  une  mer  aux  Tuileries. 
Jamais  plus  charmant  iris  ne  sourit  sous  un  plus 
beau  ciel.  Devant  le  sombre  palais,  un  long  por- 
tique improvisé  offrait  des  arcades  en  guirlandes 
(combien  plus  gaies  et  plus  aimables  que  ces  lam- 
pions fumeux  dont  on  attriste  nos  fêtes!). 

Au  milieu,  montant  du  parterre  jusqu'au  balcon 
sous  l'Horloge,  un  vaste  amphithéâtre  attendait  la 
Convention.  Une  tribune  s'en  détachait  et  planait 
sur  les  gradins.  Grand  sujet  de  discussion  et  de 
conjectures  dans  le  peuple.  Il  était  difficile  de 
croire  qu'une  voix  d'homme  entreprît  de  discourir 
dans  un  lieu  tellement  immense  ;  beaucoup  suppo- 
saient que  c'était  un  trône,  ou  que,  si  on  parlait 
de  là,  c'était  pour  proclamer  un  mot  :  «  Grâce 
pour  tous  !  »  par  exemple.  «  La  Piévolution  est 
finie  »,  etc. 

Quelle  serait  la  mesure  de  l'audace  de  Robes- 
pierre? Hasarderait -il  ce  miracle?  ou  bien  reste- 
rait-il dans  la  fatalité  du  temps? 

Sans  nul  doute,  pour  en  sortir,  pour  répondre 
à  la  pensée  populaire,  il  fallait  faire  au  terrorisme 
une  hasardeuse  surprise,  dangereuse  non  pour  lui 
seulement,  mais  pour  la  Révolution.  Robespierre 
ne  l'osa  point. 

Loin  de  là,  préoccupé  de  rassurer  les  terroristes 
et  de  leur  donner  un  gage,  sous  le  prétexte  de  voir 
le  peuple  et  les  apprêts  de  la  fête  il  alla  au  pavillon 
de  Flore  déjeuner  chez  Vilatte,  juré  révolutionnaire 


FÊTE    DE    L'ÊTRE    SUPRÊME  305 

qui  y  avait  un  logement.  Le  président  Dumas  avait  le 
matin  averti  Yilatte  qu'il  y  amènerait  le  tribunal. 
Robespierre  craignait  vraisemblablement  que ,  dans 
ces  vains  bruits  d'amnistie,  le  tribunal  ne  se  tournât 
vers  le  Comité  de  sûreté  générale  et  son  homme 
Fouquier-Tinville. 

Il  en  résulta  une  chose  fâcheuse  pour  Robespierre  : 
c'est  que  le  tribunal  ne  vint  que  très  tard,  et  que, 
l'attendant  en  vain,  il  dépassa  l'heure  indiquée  et  fit 
lui-même  attendre  la  Convention. 

Elle  prit  fort  mal  ce  retard,  l'interprétant  comme 
une  insolence  royale,  une  insulte  volontaire.  Son 
apparition  fut  reçue  par  un  silence  de  mort,  que  ren- 
dirent plus  hostile  encore  les  acclamations  aveugles 
du  peuple.  N'importe,  Robespierre,  dans  le  costume 
que  la  Convention  portait  à  la  fête,  celui  des  repré- 
sentants en  mission  (panache  et  ceinture  tricolores, 
habit  bleu  à  revers  rouges),  s'en  distinguait  quelque 
peu  par  une  nuance  de  bleu  un  peu  plus  pâle  ou 
céleste.  Tous  un  gros  bouquet  à  la  main,  mais  le 
sien  était  énorme,  d'épis,  de  fleurs  et  de  fruits.  Plu- 
sieurs, comme  Bourdon  (de  l'Oise),  tournèrent  visi- 
blement le  dos  et  n'écoutèrent  que  de  travers.  De 
son  discours,  absolument  perdu  dans  un  tel  espace, 
rien  n'arriva  à  la  foule,  sinon  :  «  Périssent  les 
tyrans!...  Demain  nous  combattrons  encore  »,  etc. 
Rien  enfin  de  ce  qu'on  attendait,  ni  grâce,  ni  dic- 
tature. 

Il  descendit  des  gradins  de  la  Convention,  s'arrêta 
au  premier  bassin  où  s'élevait  un  groupe  de  monstres, 

T.  VII.  —  RÉV.  20 


306  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

l'Athéisme,  l'Égoïsme,  le  Néant,  etc.  Il  y  mit  le  feu, 
et  du  groupe  consumé  surgit,  libre  de  son  voile,  la 
statue   de  la  Sagesse.  Malheureusement  elle  parut, 
comme  on  pouvait  s'y  attendre,  enfumée  et  noire, 
à  la  grande  satisfaction  des  ennemis  de  Robespierre. 
On    s'achemina    donc    en    longues    files    vers    le 
Champ  de  Mars.  Robespierre,   alors  président  de  la 
Convention,    marchant    naturellement    en    tête.    Il 
paraissait    rayonnant.    C'est,    je    crois,    d'après    ce 
jour  que  David  l'a  fait  dans  le  portrait  de  la  col- 
lection Saint-Albin.  Nulle  part  il  n'est  plus  terrible. 
Ce  sourire  fait  mal.   La  passion  qui  visiblement   a 
bu  tout  son  sang  et  séché  ses  os,  laisse  subsister 
la  vie   nerveuse,   comme   d'un   chat    noyé  jadis  et 
ressuscité  par  le  galvanisme,  ou  peut-être  d'un  rep- 
tile qui  se  raidit  et  se  dresse,  avec  un  regard  indi- 
cible, effroyablement  gracieux. 

L'impression  toutefois,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
n'est  point  de  haine;  ce  qu'on  éprouve,  c'est  une 
pitié  douloureuse,  mêlée  de  terreur.  On  s'écrie,  sans 
hésiter,  que  de  tous  les  hommes  qui  vécurent  ici- 
bas,  celui-ci  a  le  plus  souffert. 

Robespierre  habituellement  marchait  vite,  d'un  air 
agité.  La  Convention  n'allait  nullement  de  ce  pas. 
Les  premiers  qui  étaient  en  tête,  malicieusement 
peut-être,  et  par  un  respect  perfide,  restaient  fort  en 
arrière  de  lui,  le  tenaient  ainsi  isolé.  De  temps  à 
autre,  il  se  retournait  et  se  voyait  seul. 

Une  montagne  symbolique  s'élevait  au  Champ  de 
Mars,  assez  grande  pour  recevoir,  outre  la  Conven- 


FÊTE    DE    L'ÊTRE    SUPRÊME  307 

tion  et  les  musiciens,  deux  mille  cinq  cents  per- 
sonnes, envoyées  des  sections,  mères  et  filles,  pères 
et  fils,  en  écharpes  tricolores,  qui  devaient  chanter 
l'hymne  à  l'Être  suprême.  Au  plus  haut,  une  colonne 
était  chargée  de  trompettes,  dont  la  voix  perçante 
dirigeât,  annonçât  les  mouvements  dans  l'espace 
immense.  L'hymne  chanté,  le  coup  d'oeil  fut  un 
moment  ravissant.  Les  filles  jetèrent  des  fleurs  au 
ciel,  les  mères  élevèrent  leurs  petits  enfants,  les 
jeunes  gens  tirèrent  leurs  sabres  et  reçurent  la 
bénédiction  de  leurs  pères.  L'artillerie  qui  tonna 
associait  ses  voix  profondes  à  l'émotion  du  peuple. 

Robespierre,  arrivé  le  premier  avec  le  fauteuil 
où  l'on  portait  Gouthon,  s'était  trouvé  par  cela 
même  au  plus  haut  de  la  Montagne,  et  la  Conven- 
tion sous  ses  pieds .  Cette  circonstance ,  fortuite 
peut-être,  décida  l'explosion.  Au  retour,  la  crainte 
céda  à  la  fureur  de  la  haine.  Bourdon  le  rouge, 
travaillé  de  rage  intérieure,  semblait  un  démon. 
Merlin  (de  Thionville)  se  retrouvait  le  Merlin  des 
champs  de  bataille,  parlait  fort  et  haut.  Ces  mots, 
jetés  dans  les  airs,  de  Brutus,  ou  de  Tarquin,  ou 
de  roche  Tarpéienne,  s'entendaient  trop  bien  du 
peuple.  L'irritation  de  l'Assemblée  gagnait  les  rudes 
sans-culottes  qui  se  trouvaient  dans  la  foule.  L'un 
d'eux  dit  tout  en  un  mot  :  «  Le  b...!  il  n'est  pas 
content  d'être  maître!  il  lui  faut  encore  être  dieu!  » 

Le  plus  violent  coup  de  théâtre,  c'est  qu'un 
des  représentants  articula  sans  ambages,  près  de 
Robespierre,   de  manière  à  être  entendu  de  lui,  de 


308  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

l'Assemblée,  de  la  foule,  sa  haine  pour  le  tyran. 
Il  dit  ces  propres  paroles  :  «  Je  le  méprise,  et  je 
le  hais.  » 

Cet  homme  hardi  était  Lecointre,  un  peu  fou, 
ridicule,  nous  l'avons  dit.  Mais  ici  personne  ne  rit. 
Être  outragé  ainsi  en  face,  et  outragé  par  Lecointre, 
c'était  chose  sinistre  pour  Robespierre. 

Cette  hardiesse  avait  déchaîné  toutes  les  langues, 
Elles  se  lâchaient  à  mesure  que  l'on  rentrait  dans 
Paris.  Le  peuple,  non  sans  étonnement,  voyait  la 
Convention,  comme  une  malédiction  vivante,  suivre 
Robespierre  en  grondant.  11  marchait  vite  et  les 
autres  marchant  vite  aussi  pour  le  suivre,  tout  ce 
retour  avait  l'air  non  d'une  pompe,  mais  d'une 
fuite.  Le  triomphateur  semblait  poursuivi.  Plus 
pâle  encore  qu'à  l'ordinaire  et  plus  clignotant,  il 
laissait,  malgré  lui,  jouer  d'une  manière  effrayante 
les  muscles  de  sa  bouche.  Non  moins  agités,  bilieux, 
jaunes  ou  blancs,  comme  des  morts,  ceux  qui  le 
suivaient  montraient  une  colère  tremblante,  sous 
les  mots  désespérés  que  la  haine  leur  tirait  du 
cœur.  Ce  cortège  fantastique  dans  une  immense 
poussière,  quand  il  rentra  au  noir  palais,  apparut 
celui  des  Furies. 


LOI   DU  22  PRAIRIAL  309 


CHAPITRE   V 

LOI  DU  22  PRAIRIAL  (10  JUIN  1794).  —  ÉCHEC  DE  RORESPIERRE. 


Robespierre  poussé  fatalement  à  la  dictature  judiciaire.  —  Réaction  imminente 
de  l'Ouest  et  du  Midi.  —  Tribunal  d'Orange.  —  Loi  du  22  prairial 
(10  juin  1794).  —  Irritation  du  Comité  de  salut  public.  —  Résistance  de 
la  Convention. 


La  situation  tout  entière  apparaît  dans  une  cir- 
constance peu  remarquée  de  la  fête.  Robespierre  ne 
fit  attendre  la  Convention  que  parce  que  lui-même 
attendit  le  tribunal  révolutionnaire. 

Celui-ci,  en  réalité,  était  le  premier  pouvoir,  ou 
plutôt  le  seul.  Il  représentait  la  Terreur,  qui  domi- 
nait également  le  gouvernement,  l'Assemblée,  le 
peuple. 

L'autorité  morale  elle-même,  je  veux  dire  Robes- 
pierre, ce  censeur,  cet  épurateur,  ce  sauveur,  ce 
messie,  qu'on  appelait  au  secours  de  la  société,  il 
était  plus  que  personne  le  serf  de  la  Terreur.  Il  en 
paraissait  le  maître.  L'horreur  de  son  rôle  double 
éclatait  de  plus  en  plus. 

Le  désappointement  fut  grand  quand,  au  lieu  de 
l'amnistie  que  la  fête  religieuse  avait  fait  attendre, 


310  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

on  apprit  que  les  exécutions  seraient  seulement 
éloignées  des  quartiers  du  centre,  qu'elles  se  feraient 
désormais  au  faubourg  Saint-Antoine.  On  sentit  par- 
faitement que  ce  n'était  pas  sans  cause  qu'on  les 
écartait  des  regards.  Tout  changement  de  ce  genre 
était  une  aggravation.  Depuis  que  la  guillotine 
cachait  ses  morts  à  Monceaux,  elle  consommait 
davantage.  Elle  devint  bien  plus  avide  encore  du 
jour  qu'elle  fonctionnait  à  son  aise  clans  ces  quar- 
tiers reculés. 

Quels  que  fussent  les  sentiments  personnels  de 
Robespierre,  ses  essais  timides  de  modération,  ses 
vues  d'avenir,  une  terrible  fatalité  le  poussait  à  la 
vraie  dictature  du  temps,  la  dictature  judiciaire. 

Rappelons-nous  le  progrès  de  sa  fortune.  Évitant 
l'autorité  et  le  maniement  des  intérêts,  n'engageant 
sa  responsabilité  dans  aucune  affaire  précise,  il 
avait  grandi  surtout  par  l'accusation.  Il  avait  repré- 
senté un  côté  très  légitime  de  la  Révolution,  mais 
resserré,  négatif,  celui  de  la  défiance.  Jusqu'au 
25  septembre  1793,  il  fut,  pour  dire  son  vrai  nom, 
le  grand  accusateur  de  la  République. 

Depuis,  maître  de  l'Assemblée  et  des  Jacobins, 
du  Comité  de  sûreté,  du  tribunal  révolutionnaire, 
—  c'est-à-dire  pouvant  accuser,  arrêter,  juger,  — 
il  eut,  sans  autre  appareil,  dans  sa  simplicité  privée, 
la  position  redoutable  de  grand  juge. 

Mais  lui-même  il  sentait  qu'il  avait  autre  chose 
en  lui.  Ce  rôle  si  éminent,  cette  royauté  négative 
ne  contentait  pas  son  cœur.  Peu  pitoyable,  il  n'était 


LOI  DU  22  PRAIRIAL  311 

pourtant  pas  né  cruel,  et  il  était  fils  du  dix-hui- 
tième siècle,  du  grand  siècle  d'humanité.  La  haute 
idéalité,  l'amour  du  bien  qu'il  en  avait  reçu,  il  ne 
pouvait  les  satisfaire  qu'en  quittant  cet  âpre  rôle 
d'implacable  accusateur.  Là  pourtant  était  sa  force 
et  peut-être,  en  un  tel  moment,  le  salut  de  la  Révo- 
lution. De  là  des  mouvements  doubles  et  contradic- 
toires, qui  donnèrent  prise  sur  lui1.  Il  osa  parfois 
en  ce  sens,  mais  timidement,  et  fut  humain  en 
dessous.  On  l'y  surprit  en  octobre,  en  décembre, 
encore,  et  il  se  réfugia  vite  dans  son  rôle  d'accu- 
sateur. C'était  fait  dès  lors.  Toute  voie  pacifique 
lui  fut  fermée  pour  l'avenir.  Il  fut  violemment 
lancé  vers  le  pouvoir  politique,  qui  n'était  alors 
rien  autre  que  celui  du  glaive.  De  quelque  part 
qu'il  se  tournât,  la  férocité  du  destin  lui  mit  en 
mains  le  couteau. 

«  Dictateur?  Oui,  si  tu  veux,  mais  dictateur  de 
l'échafaud.  Pontife?  Oui,  si  tu  veux,  mais  pontife 
de  la  guillotine.  » 

La  sanglante  loi  de  prairial,  lancée  le  10  à  l'As- 
semblée, en  réponse  aux  injures  du  8,  ne  fut  pas 
cependant,  comme  l'ont  dit  quelques-uns,  un  fait 
tout  accidentel,  un  simple  piège  où  il  crut  faire 
tomber  ses  ennemis.   Elle  était  dans  la  voie  rigide 


1.  Par  exemple,  Reverchon,  bon  robespierriste,  à  Lyon,  et,  dans  le  Jura, 
Robespierre  jeune,  en  étaient  encore  à  la  modération,  pendant  que  leur  chef, 
poussé  par  de  nouvelles  circonstances,  redevenait  terroriste.  Reverchon  écri- 
vait des  lettres  étonnées,  désespérées,  voyant  Robespierre  encourager  les  exa- 
gérés de  Lyon  qu'il  décourageait  la  veille.  Tels  étaient  les  mouvements  faux, 
contradictoires,  destructifs  les  uns  des  autres,  qui  désorganisaient  le  parti. 


312  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  sa  fatalité;  elle  en  était  un  pas  nécessaire  et 
logique1. 

Cette  loi  qu'on  demandait  à  la  Convention,  avant 
d'être,  elle  agissait;  elle  régnait  dans  le  Midi.  Elle 
était  déjà  le  code  du  tribunal  que  les  robespierristes 
avaient  établi  à  Orange. 

Suivons   bien  l'ordre    des  faits. 

Quand  Saint-Just,  le  31  mars,  demanda  la  mort 
de  Danton,  il  dit  nettement  à  l'Assemblée  que  ce 
sacrifice  était  le  dernier ,  qu'après  «  elle  serait 
tranquille  ».  Toute  la  France  prit  ce  mot  pour  elle. 
Et  elle  le  crut  bien  plus  quand,  le  15  avril,  Saint- 
Just  fît  voter  les  commissions  qui  devaient  purger 
les  prisons,  quand  Couthon,  le  7  mai,  obtint  que  les 
tribunaux  révolutionnaires  de  département  seraient 
supprimés  et  toute  justice  politique  concentrée  à  Paris. 

Une  espérance  effrénée  surgit  tout  à  coup  ;  une 
immense  réaction  d'indulgence  chez  les  patriotes  , 
d'audace  chez  les  royalistes,  apparut  à  l'horizon 
dans   l'Ouest  et  le  Midi. 

Les  résultats  déplorables  du  système  d'extermi- 
nation suivi  l'hiver  dans  la  Vendée  avaient  rejeté 
les  esprits  dans  une  voie  tout  à  fait  contraire. 
Les  réclamations    de  Lequinio,    vivement   appuyées 

1.  Cette  tentative  était-elle  un  tour  de  jésuite  ou  de  procureur  par  lequel 
Robespierre  voulait  escamoter  ses  ennemis?  C'est  ce  qu'assurent  ses  enthou- 
siastes de  l'école  catholico-robespierriste.  Ils  soutiennent  qu'il  ne  voulait  rien 
qu'attraper  subtilement  une  douzaine  de  Montagnards,  leur  faire  voter  leur 
propre  mort,  que  l'immense  accélération  du  mouvement  de  la  Terreur  qui 
résulta  de  cette  loi  lui  fut  tout  à  fait  étrangère.  Autrement  dit,  que  le  machi- 
niste maladroit,  pour  tuer  ce  petit  nombre  d'hommes,  aurait  sottement 
fabriqué  cette  immense  et  épouvantable  guillotine  à  la  vapeur. 


LOI   DU   22  PRAIRIAL  313 

de  Carnot,  décidèrent  le  Comité  à  user  de  modé- 
ration. En  pratique,  la  modération  devient  faiblesse 
et  relâchement.  Bô  et  Bourbotte,  successeurs  de 
Carrier  à  Nantes,  hébertistes  comme  lui,  n'en  furent 
pas  moins  entraînés  par  cette  invincible  réaction. 
Ils  arrivèrent  au  moment  où  l'on  venait  d'exécuter, 
aux  applaudissements  de  la  ville,  Lamberty,  l'agent 
de  Carrier.  Eux-mêmes  firent  condamner  à  mort  les 
dénonciateurs  d'un  officier  qui  n'avaient  pu  donner 
de  preuves  (28  mai).  Peu  de  semaines  après,  effrayés 
des  meurtres  nocturnes  que  commettaient  les 
chouans  et  de  l'audace  des  réactionnaires,  ils  eurent 
de  nouveau  recours  aux  mesures  de  terreur. 

Dans  le  Midi,  les  royalistes  se  chargèrent  de 
démontrer  combien  peu  l'on  pouvait  s'en  écarter. 
Ils  commencèrent,  dès  mai  1794,  les  assassinats  de 
la  Terreur  blanche  dans  les  environs  d'Avignon. 
Le  centre  de  leurs  complots,  la  petite  ville  de 
Bédouin,  fut  dénoncé  par  un  militaire  très  peu 
terroriste,  Suchet  (depuis  maréchal).  Le  Comité  de 
salut  public  ordonna  de  la  brûler.  Le  représentant 
Maignet,  robespierriste  d'idée,  sans  rapport  person- 
nel avec  Robespierre,  réclama  la  création  d'un 
tribunal  spécial  pour  le  Midi.  Représentant  du  Puy- 
de-Dôme,  collègue  de  Couthon,  de  Romme  et  de 
Soubrany,  Maignet  était  un  homme  très  honnête, 
incapable  de  composer  avec  le  crime  et  la  trahi- 
son. Il  avait  saisi  Rovère  et  Jourdan  dans  leurs 
opérations  honteuses,  Rovère,  par  exemple,  pour 
quatre-vingt  mille  francs  (assignats),  se  faisant  donner 


314  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FR  AN  Ç  AISE 

une  lerre  qui  en  eût  valu,  en  numéraire,  plus  de 
cinq  cent  mille.  Royalistes  et  Girondins,  gentils- 
hommes et  procureurs,  usuriers  et  assassins,  toute 
la  lie  des  partis  marchait  d'ensemble  à  la  conquête 
des  biens  nationaux.  Ces  coalitions  ne  pouvaient 
être  poursuivies  que  sur  la  scène  de  leurs  crimes. 
Le  grand  nombre  des  détenus,  le  nombre  plus 
grand  des  témoins  qu'il  eût  fallu  faire  voyager  ne 
permettait  pas  d'appliquer  la  loi  qui  concentrait  à 
Paris  la  justice  politique.  Il  fallait  juger  sur  les 
lieux,  mais  par  des  juges  étrangers  au  pays.  C'est  ce 
que  demanda  Maignet.  Immédiatement  les  comités, 
sur  cette  demande,  appuyée  de  Gouthon  et  de  Payanr 
créèrent  un  tribunal  révolutionnaire  à  Orange. 

Cette  création  était  une  chose  hardie  où  les  comités 
avaient  outrepassé  leurs  pouvoirs.  La  loi  leur  per- 
mettait de  conserver  un  tribunal  qu'ils  jugeraient 
nécessaire,  mais  non  pas  d'en  créer  un.  Encore  moins 
leur  permettait-elle  d'organiser  ce  tribunal  dans  une 
forme  toute  nouvelle   et   de  s'en  faire  législateurs. 

Ils  n'en  adoptèrent  pas  moins  celle  que  proposa 
Payan.  Plus  d'instruction  écrite.  Plus  de  jurés.  Une 
forme   toute  sommaire. 

Telle  fut  l'origine  réelle  et  le  premier  essai  de 
la  loi  de  prairial,  en  vigueur  clans  la  Provence  dès 
le  3  juin,  quoiqu'on  ne  l'ait  demandée  à  la  Conven- 
tion que  le  10. 

Il  y  avait  pourtant  une  différence  notable.  Le 
tribunal  d'Orange,  organisé  dans  un  pays  menacé 
par  la  Terreur  blanche  qui  y  commençait,  avait  l'excuse 


LOI  DU  22  PRAIRIAL  315 

du  péril.  Commission  temporaire,  il  agissait  rapide- 
ment, militairement  en  quelque  sorte.  Cette  rapidité, 
qui  frappa  trois  cents  détenus  sur  douze  mille , 
libérait  une  foule  d'hommes  qui,  par  les  formes 
ordinaires,  eussent  été  longtemps  en  prison. 

Mais  la  loi  de  prairial  demandée  pour  la  France 
entière,  pour  le  tribunal  central  où  les  accusés  de 
tous  les  départements  devaient  comparaître,  semblait 
l'établissement  d'un  droit  de  proscription  universelle. 

À  qui  donnait-on  ce  droit?  A  Robespierre  seul. 
La  loi  conservait  le  jury  (supprimé  à  Orange),  mais 
un  jury  tout  personnel,  composé  de  ses  dévoués, 
de  ses  fidèles,  des  plus  aveugles  fanatiques,  prêts 
à  frapper  sans  regarder. 

Et  cette  loi  pour  Robespierre,  qui  la  proposait  ? 
Robespierre  (Couthon,  c'était  la  même  chose).  Les 
Comités  n'en  savaient  rien.  Saint-Just  étant  alors 
absent,  la  loi  ne  venait  pas  même  du  triumvirat;  elle 
n'avait  pas  même  la  faible  garantie  des  trois  signa- 
tures. Elle  n'en  fut  pas  moins  présentée  «  au  nom 
du  Comité  de  salut  public  ». 

Cette  loi,  lancée  sur  l'Assemblée,  au  moment  où 
celle-ci  venait  de  trahir  sa  haine  pour  lui,  tirait 
d'un  pareil  moment  une  signification  terrible.  Pré- 
sentée quelques  jours  plus  tard,  elle  eût  paru  sans 
doute  menaçante  pour  la  France,  mais  moins  pour 
la  Convention.  Pourquoi  Robespierre  précipita-t-il 
la  mesure,  au  point  de  la  hasarder  au  jour  le  moins 
opportun  ?  Ce  fut  dans  l'idée  (juste  au  fond)  que  la 
fête  lui  imprima  :  toutes  ses  forces  restant  entières, 


316  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

la  puissance  lui  échappait,  une  ver  lu  lui  échappait, 
la  terreur,  ce  phénomène  mystérieux  de  fascination 
qui  rend  la  victime  immobile,  ou  l'attire,  la  fait 
d'elle-même  venir  au-devant  de  la  mort.  Il  n'y 
avait  pas  un  moment  à  perdre  pour  voir  si  cette 
puissance  s'exercerait  encore  une  fois. 

L'homme  en  qui  elle  fut  au  plus  haut  degré, 
Saint-Just,  était  à  l'armée.  Robespierre  employa  Cou- 
thon,  c'est-à-dire  la  ruse.  Gouthon  pauvre  paraly- 
tique, doux  de  figure  et  de  langage,  touchant  par 
le  contraste  de  sa  faiblesse  physique  et  de  sa  grande 
volonté,  était  infiniment  propre  à  ces  grandes  occa- 
sions de  mensonge  solennel.  Très  probe  en  toute 
affaire  privée,  il  était  prêt,  pour  le  salut  public,  à 
faire  litière,  non  seulement  de  sa  vie,  de  son  cœur, 
de  son  humanité,  mais  de  l'honneur  même. 

Gouthon  présenta  cette  loi  comme  le  simple  accom- 
plissement de  ce  que  la  Convention  avait  ordonné 
au  Comité  de  salut  public,  comme  un  perfectionne- 
ment du  tribunal  révolutionnaire. 

L'Assemblée  trouva  cette  perfection  effrayante. 

Cinquante  jurés,  robespierristes\ 

Plus  de  défenseurs.  «  Défendre  les  traîtres,  c'est 
conspirer.  La  loi  donne  pour  défenseurs  aux  patriotes 
calomniés  des  jurés  patriotes  ;  elles  n'en  accorde 
point   aux  conspirateurs.  » 

Plus  d'interrogatoire  préalable. 

Plus  de  dépositions  écrites. 

Plus  de  témoins,  s'il  n'est   absolument  nécessaire. 

La  preuve  morale  suffit. 


LOI   DU  22  PRAIRIAL  317 

Sont  condamnés,  comme  ennemis  du  peuple,  ceux 
qui  parlent  mal  des  patriotes,  ceux  qui  dépravent  les 
mœurs,  ceux  qui  empêchent  l'instruction,  etc. 

À  cette  loi  si  terrible,  sans  doute  préparée  dès 
longtemps,  la  circonstance  semblait  avoir  ajouté  deux 
articles  qui  frappaient  la  Convention  : 

Nul  n'est  traduit  au  tribunal  que  par  la  Convention 
OU  les  deux  comités.  Donc  les  comités  y  envoient 
tout  droit,  sans  la  Convention.  Eh  quoi  !  si  les 
comités  s'avisaient  d'y  envoyer  la  Convention  elle- 
même  ? 

La  Convention  déroge  à  toutes  lois  précédentes.  A 
toutes?  même  à  la  loi  qui  fait  sa  dernière  barrière, 
son  unique  garantie  de  vie,  à  la  loi  par  laquelle  nul 
représentant  n'est  envoyé  au  tribunal  que  sur  un 
vote  d'accusation  accordé  par  l'Assemblée? 

Lorsque  Couthon,  de  sa  plus  douce  voix,  eut  lu  ce 
décret  perfide,  il  y  eut  encore  un  homme  dans  la 
Convention;  le  maratiste  Ruamps  s'écria  :  «  S'il  passe, 
je  me  brûle  la  cervelle.  » 

Lecointre  et  Bourdon  demandèrent  l'ajournement. 

Robespierre,  avec  l'appui  du  lâche  et  double  Barère, 
usa  la  séance  à  réfuter  ce  que  personne  ne  disait  : 
Qu'il  ne  fallait  point  un  nouveau  jury.  Il  croyait,  avec 
raison,  qu'on  n'oserait  préciser  la  question,  montrer 
dans  sa  main  le  lacs  qu'il  filait  pour  étrangler  ses 
ennemis.  Il  s'adressa  à  la  droite,  lui  rappela  qu'il 
l'avait  défendue,  lui  dit  qu'après  tout  la  loi  ne  mena- 
çait que  les  conspirateurs  (c'est-à-dire  tels  Monta- 
gnards). 


318  HISTOIRE    DE   LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

Cette  assurance  réussit.  Un  article  fut  voté,  puis 
deux,  puis  trois,  enfin  tous.  Le  tour  était  fait. 

La  Convention  stupéfiée  vota  par-dessus  (selon  son 
usage,  du  reste)  le  renouvellement  des  pouvoirs  du 
Comité. 

Robespierre  avait  agi  royalement  dans  l'affaire,  sans 
consulter  ses  collègues.  Le  lendemain  11,  au  matin, 
il  trouva  le  Comité  exaspéré  contre  lui.  Billaud  lui 
demanda  comment  il  avait  osé  présenter  seul  un 
décret.  A  quoi  il  dit  avec  une  froide  insolence  que 
jusque-là  tout  se  faisant  de  confiance  au  Comité ,  il 
avait  pu  agir  seul  avec  Couthon.  —  «  Dès  ce  moment, 
nous  sommes  donc  sous  la  volonté  d'un  seul.  »  — 
Alors  il  battit  la  campagne  ;  pour  faire  taire  la  colère 
des  autres,  il  feignit  une  grande  colère,  cria  (les  pas- 
sants entendaient  sur  la  terrasse  du  jardin,  il  fallut 
fermer  les  fenêtres)  :  «  Je  vois  bien  que  je  suis  seul... 
Il  y  a  un  parti  pour  me  perdre...  —  Je  te  connais, 
dit-il  à  Billaud  avec  fureur.  —  Et  moi  aussi  je 
te  connais...  Tu  es  un  contre -révolutionnaire.  » 
Mot  terrible  qui,  des  deux  côtés,  précipita  la  guil- 
lotine, chacun  voulant  à  tout  prix  se  laver  de  ce 
reproche. 

Robespierre  alors,  comme  il  lui  arrivait  souvent, 
s'attendrit  sur  lui-même,  se  mit  à  verser  des  larmes. 
Il  consentit  qu'on  travaillât  à  modifier  la  loi. 

Ce  qui  le  rendait  plus  facile,  c'est  que,  par  deux  ou 
trois  fois,  on  vint  avertir  le  Comité  qu'une  discussion, 
au  moment  même,  s'engageait  à  l'Assemblée  pour 
faire  révoquer  le  vote  de  la  veille.  Que  serait-il  arrivé, 


LOI   DU  22  PRAIRIAL  319 

si  le  Comité  tout  entier,  laissant  pleurer  Robespierre 
et  marchant  à  la  tribune,  l'eût  désavoué,  se  fut  déclaré 
étranger  à  tout  ce  qui  s'était  fait? 

Bourdon  (de  l'Oise)  avait  eu  le  courage  de  poser  la 
vraie  question  :  V Assemblée  seule  a  le  droit  d'envoyer 
au  tribunal  un  membre  de  V Assemblée.  Il  avait  été 
appuyé  par  Bernard  (de  Saintes),  ennemi  personnel 
des  deux  Robespierre.  Merlin  (de  Douai)  demanda  et 
obtint  la  déclaration  que  l'Assemblée  n'abandonnait 
pas  son  droit  de  décréter  seule  V arrestation  d'un  de  ses 
membres,  avec  ce  considérant  :  Attendu  que  ce  droit  de 
r Assemblée  est  inaliénable. 

Battus  ainsi  à  l'Assemblée  et  battus  au  Comité, 
Robespierre  et  Couthon  exécutèrent  le  lendemain  une 
solennelle  reculade.  Couthon  assura  que  c'était  une 
horrible  calomnie  d'accuser  le  Comité  d'intentions  si 
perfides.  Et  Robespierre  s'indigna  de  ce  qu'au  lieu 
d'accuser  le  Comité  absent,  on  ne  lui  demandait  pas 
des  explications  fraternelles.  Il  se  jeta  de  côté,  dans 
une  diversion  contre  Tallien,  qui  avait  pris  à  la  gorge 
un  espion  des  comités,  et  enfin  tomba  sur  Bourdon, 
échappant  par  la  fureur  à  l'avilissement  du  men- 
songe. 

Le  secourable  Barère  avait  en  poche,  tout  à  point, 
une  belle  carmagnole  anglaise  sur  un  bal  masqué 
de  Londres,  où  l'on  avait  vu  une  Charlotte  Corday 
poursuivant  un  Robespierre  de  son  poignard  ensan- 
glanté. 

Donc  on  pouvait  révoquer  le  considérant  ajouté  à 
l'article  additionnel. 


320  HISTOIRE    DE    LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

L'Assemblée  ne  réclama  pas  contre  cette  logique  et 
révoqua  de  bonne  grâce.  Menaçante  pour  la  France, 
la  loi  n'atteignait  plus  du  moins  la  représentation 
nationale  ni  l'existence  môme  de  la  République. 

Cependant,  pouvait- on  croire  qu'un  tel  homme, 
s'étant  avancé  si  loin  et  s'étant  vu  condamné  à  ce 
mensonge  évident ,  ne  chercherait  pas  une  autre 
arme?  La  loi  manquant,  qui  l'empêchait  de  recourir 
à  la  force,  quand  il  tenait  Paris  par  Henriot  et  Payan, 
quand  l'agent  même  des  comités,  le  chef  de  la  police 
armée,  Héron,  prenait  l'ordre  de  lui?  Un  nouveau 
31  mai  lui  eût  été  trop  facile.  Ses  adversaires  étaient 
morts,  s'il  savait  vouloir  un  seul  jour. 

L'attaquer  en  ce  moment ,  c'était  une  audace 
insensée.  Tout  le  monde  haussa  les  épaules,  quand 
Lecointre,  toujours  absurde  autant  qu'intrépide,  mon- 
tra le  24  prairial  à  ses  amis  de  la  Montagne  Vacte 
oV  accusation  de  Robespierre  tout  dressé  et  prêt. 

Lui-même  le  sut  le  lendemain  et  n'y  fit  nulle 
attention.  Il  connaissait  sa  forte  base  et  ses  pro- 
fondes racines.  Une  attaque  légale  était  impossible1. 

Pour  l'attaquer  en  dessous  et  miner  sa  réputation, 
c'était  chose  dangereuse  et  longue.  Quel  moyen  de 
ruiner  tout  à  coup  ce  que  tant  d'années  avait  élevé, 
ce  colosse  de  réputation?  On  savait  trop  ce  qu'il  en 
avait  coûté  à  Desmoulins,  à  Fabre  d'Églantine.  On  ne 

1.  Déjà,  en  avril  ou  mai,  un  nommé  Ferai  proposait  au  Comité  de  faire  le 
procès  de  Robespierre;  il  offrait  de  prouver  qu'au  procès  des  hébertistes  on 
avait  supprimé  les  traces  des  rapports  de  Robespierre  avec  eux.  Lindet  lui 
dit  :  «  Robespierre  est  encore  trop  fort.  Nous  le  guettons.  Il  creuse  son 
tombeau.  »  (Papiers  manuscrits  de  Robert  Lindet.) 


LOI    DU   22   PRAIRIAL  321 

pouvait  l'égratigner;  il  fallait  d'un  coup  le  détruire, 
sinon  on  était  perdu.  Gomment  le  faire?  En  le  con- 
vainquant de  vouloir  la  dictature?  Mais,  dans  ce  pays 
monarchique,  dans  cette  extrême  lassitude,  dans  le 
grand  progrès  de  la  paresse,  du  doute,  beaucoup  la 
désiraient. 

La  position  de  Robespierre,  d'autre  part,  qui  restait 
si  forte  matériellement,  n'en  était  pas  moins  devenue 
moralement  assez  mauvaise.  Chose  dangereuse  en 
France,  il  avait  paru  ridicule.  Il  pleurait,  se  désolait 
de  ce  que  cette  méchante,  cette  cruelle  Convention 
s'obstinait  dans  le  caprice  de  ne  pas  vouloir  se  guillo- 
tiner elle-même.  Elle  ne  sentait  nullement  ce  que 
c'était  que  la  grandeur,  oubliant  l'enseignement  qu'il 
lui  donnait  en  février  :  «  Quoi  de  plus  beau  qu'une 
Assemblée  qui  va  se  purgeant,  s'épurant?...  Qui  a 
donné  ce  spectacle  ?  Vous ,  représentants ,  vous 
seuls!  » 

Si  cela  n'eût  été  terrible,  c'était  chose  du  plus  haut 
comique.  Fabre  d'Eglantine,  s'il  l'a  su  là-bas,  dut  être 
bien  fâché  d'être  mort. 

Notez  que  le  philanthrope  ne  voulait  point  appli- 
quer lui-même  à  l'Assemblée  ce  fer  salutaire;  il 
voulait,  exigeait  qu'elle  se  l'enfonçât  de  sa  propre 
main. 

Lui,  ainsi,  fût  resté  pur,  devant  le  monde  et  devant 
lui  en  sa  propre  conscience,  pouvant  se  dire  :  «  Telle 
est  la  loi!...  Si  je  décime  l'Assemblée,  c'est  qu'elle- 
même  l'a  voté  ainsi.  » 

Ainsi,  par  un  profond  pharisaïsme  intérieur,  de  lui 

T.    VU.    —   RÉV.  21 


322  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

pour  lui-môme,  il  eût  trompé  sa  conscience  et  trouvé 
le  secret,  en  exterminant  la  loi,  de  la  respecter. 

Insoluble  fut  pour  lui  la  difficulté.  Il  ne  la  surmonta 
pas.  Il  tourna  le  dos  dès  lors  à  la  Convention  et  aux 
Comités,  indigné  contre  ces  malades  qui  repoussaient 
l'amputation  et  ne  voulaient  pas  guérir. 


LIVRE   XX 


CHAPITRE   PREMIER 

LUTTE    DES    DEUX    POLICES.    —  LES    SAINT-AMARANTHE. 
CALOMNIE  CONTRE  ROBESPIERRE  (13-14  JUIN  1794). 


Exécution  de  la  loi  de  Prairial.  —  Robespierre  s'absente  du  Comité,  du 
3  prairial  au  5  thermidor.  —  Il  prêche  aux  Jacobins  contre  l'indulgence. 
—  Les  Comités  cherchent  à  l'attaquer.  —  Robespierre  jeune.  —  La  maison 
Saint-Amaranthe.  —  Robespierre  se  défend  par  la  Terreur.  —  Toute- 
puissance  de  son  bureau  de  police.  —  Les  Comités  le  dépopularisent  par  la 
grande  fournée  de  ses  assassins. 


La  loi  votée,  tels  furent  la  terreur  et  le  tremble- 
ment où  tombèrent  ses  adversaires  que  pas  un 
n'osait  plus  coucher  dans  son  lit.  Plus  de  soixante 
députés  n'eurent  plus  de  domicile  fixe  jusqu'au 
9  thermidor.  A  peine  venaient-ils  à  la  Convention, 
et  ils  ne  s'asseyaient  guère,  croyant  toujours  que 
les  portes  allaient  se  fermer  sur  eux.  Bourdon  (de 
l'Oise)  tomba  malade,  ayant  comme  reçu  sa  sentence, 
ressentant  l'agonie  et  les  affres  de  la  mort. 

Quelle  fut  la  terreur  aux  prisons!  on  le  devine 
aisément,  quand  on  songe  que  celui  même  qui 
devait   appliquer  la  loi,   Fouquier-Tinville,    en   était 


324  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

lui-même  terrifié.  Il  se  voyait  précipité  dans  une 
telle  mer  de  sang  qu'il  n'en  surnagerait  jamais. 
Nous  avons  dit  ses  liaisons  secrètes  avec  les  indul- 
gents, son  dîner  chez  Lecointre  avec  Merlin  (de 
Thionville)  ;  on  a  vu  que,  suspecté,  il  lui  fallait 
subir  un  adjoint,  c'est-à-dire  un  surveillant  dans 
l'affaire  de  son  parent  Camille  Desmoulins. 

Quand  il  reçut  sur  la  tête  ce  pavé  de  prairial... 
éperdu,  il  se  confia  au  Comité  de  sûreté,  dit  à  ses 
patrons  qu'il  ne  savait  comment  faire.  Ils  convinrent 
que  la  loi  était  inexécutable  et  lui  enjoignirent  de 
l'exécuter.  Quand  il  revint  (à  minuit),  toute  la  Seine 
lui  semblait  du  sang. 

Les  exécutions  devaient  se  faire  désormais  au 
faubourg  Saint- Antoine.  Les  charrettes  n'avaient  plus 
à  traverser  les  passages  étroits  du  Pont-Neuf,  des 
rues  du  Roule  et  Saint-Honoré.  L'échafaud  ne  serait 
plus  serré  de  la  foule.  C'était  l'émancipation  de  la 
guillotine.  Elle  allait  respirer  d'un  grand  souffle 
exterminateur,  hors  du  monde  civilisé,  n'ayant  plus 
à  rougir  de  rien. 

Mais  le  tribunal  était  plus  choquant  que  la  guil- 
lotine. Ceux  qui  y  virent  fonctionner  cette  machine 
de  prairial  furent  saisis  [d'horreur.  Des  juges  de  1793, 
qui  vinrent  comme  observateurs,  n'en  purent  sup- 
porter la  vue.  On  avait  exclu  des  jurés  tout  ce 
qui  avait  encore  quelque  indépendance,  Antonelle, 
Naulin,  par  exemple,   et  même  on  les   fît  arrêter1. 

1.  Chef  des  jurés  révolutionnaires  en  1793,  Antonelle  n'avait  accepté  cette 
ingrate  et  pénible  fonction  qu'à  la  condition  d'entourer  les  jugements  de  la 


LUTTE    DES   DEUX    POLICES  325 

L'ancien  tribunal,  en  1793,  tout  en  prodiguant  la 
mort,  sérieux  par  le  péril  et  la  grandeur  de  la 
crise,  motivait  souvent  ses  jugements  d'une  manière 
digne  et  noble.  Par  l'organe  du  président,  du  chef 
du  jury,  il  adressait  parfois  des  paroles  honorables 
aux  condamnés.  Les  juges,  hommes  convaincus, 
même  dans  leurs  adversaires  qu'ils  envoyaient  à  la 
mort,  respectaient  la  conviction.  Il  suffit  de  citer 
les  considérants  d'Antonelle  dans  son  verdict  contre 
le  Bordelais  Ducournaud,    l'un  des  brillants  enfants 

lumière  la  plus  complète,  de  motiver  solennellement  les  déclarations  du  jury; 
il  sentait  que  la  Terreur,  pour  être  efficace  et  forte,  avait  besoin  de  montrer 
à  tous  qu'elle  était  clairvoyante,  de  convaincre  surtout  les  patriotes,  d'assurer 
leur  conscience.  S'ils  en  venaient  à  douter  de  la  justice  nationale,  tout  était 
perdu.  Au  défaut  d'une  publicité  spéciale,  habile,  que  le  gouvernement  eût 
dû  organiser  lui-même  et  étendre  jusqu'au  fond  du  dernier  hameau,  le  jury 
de  1793,  peu  satisfait  de  la  sécheresse  du  Bulletin  officiel,  fit  parfois  impri- 
mer ses  considérants.  La  persécution  commença;  les  rois  d'alors  ne  voulaient 
point  de  publicité;  ils  firent  rayer  Antonelle  de  la  liste  des  Jacobins  comme 
ex-noble.  Le  Comité  de  salut  public  défendit  au  jury  de  motiver  ses  décisions. 
(Registres  du  Comité,  21  pluviôse.)  Défense  fort  arbitraire,  brutalement 
signifiée,  prétendant  «  qu'on  ne  pouvait  supposer  aux  jurés  qui  motivaient  un 
but  innocent  ».  Antonelle  promit  de  ne  plus  motiver  à  l'avenir,  mais  publia  un 
spécimen  des  motifs  déjà  prononcés  :  Déclarations  motivées  oV Antonelle 
dans  diverses  affaires.  (Collection  Dugast-Matifeux.)  Cette  brochure,  rare 
et  précieuse,  mériterait  d'être  réimprimée.  Elle  est  de  nature  à  changer 
singulièrement  l'opinion  sur  le  tribunal  de  1793.  11  y  a  plusieurs  acquitte- 
ments motivés  avec  une  équité  éclairée  et  humaine.  —  Le  tribunal  révolu- 
tionnaire sera  un  jour  l'objet  d'une  histoire  spéciale.  On  y  verra  que  beaucoup 
de  condamnations  furent  l'application  très  dure,  mais  très  littérale,  des  lois. 
M.  de  Malesherbes  périt  pour  avoir  envoyé  de  l'argent  aux  émigrés,  ce 
qui  entraînait  la  peine  de  mort.  Madame  Elisabeth,  si  l'on  doit  croire  le 
royaliste  abbé  Guillon,  avait  fortement  préparé  la  guerre  civile  à  Lyon 
en  1790;  elle  disait  :  «  Il  faut  la  guerre  civile.  »  (Guillon,  Lyon,  I,  67.)  — 
Ce  qu'on  a  dit  des  prisons,  spécialement  du  Temple,  mérite  aussi  un  sérieux 
examen.  Je  lis  dans  les  registres  de  la  Commune  (Archives  de  la  Seine)  qu'un 
horloger-mécanicien  réclame  1,000  francs  pour  avoir  réparé  la  mécanique 
d'une  grande  cage  dorée  où  chantaient  des  oiseaux  automates  et  dont  Simon 
amusait  le  petit  Capet.  Un  enfant  pour  qui  on  faisait  cette  énorme  dépense 
était-il  aussi  maltraité  qu'on  l'a  prétendu? 


326  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  la  Gironde  ;  il  reconnaît  hautement  et  ses  ser- 
vices, et  son  courage,  son  esprit  étincelant.  Cet 
hommage  de  la  vérité  par  la  bouche  de  la  mort 
était  beaucoup,  entre  Français.  La  plupart  voulaient 
bien  mourir  avec  leur  principe  vaincu,  mais  vou- 
laient mourir  honorés. 

Le  tribunal  de  prairial,  exécrable  par  sa  rapidité 
furieuse,  le  fut  encore  plus  par  l'insulte,  les  lâches 
et  les  basses  risées.  Dumas  était  ricaneur.  Le  premier 
des  jurés,  Vilatte,  le  seul  du  moins  qui  fût  lettré, 
ex-prêtre  et  régent  de  collège,  jeune,  écervelé,  liber- 
tin, imitant  les  élégantes  légèretés  de  Barère  et 
autres  grands  seigneurs  du  temps,  jugeait  la  montre 
à  la  main  et,  dans  ces  fournées  terribles  de  cinquante 
hommes  à  la  fois,  ne  pardonnait  pas  aux  mourants 
de  le  faire  dîner  trop  tard. 

Nul  cloute  que  l'idée  adoptée  alors  et  devenue 
fixe  ne  fût  la  proscription  absolue  de  tous  les  sus- 
pects. Il  fallait  le  dire.  Il  valait  mieux  imiter  la 
franchise  de  Sylla.  Mais  ces  comédies  de  juges,  de 
jurés,  cette  dérision  de  justice,  voilà  qui  était  hor- 
rible. 

La  multiplicité  des  mains  par  qui  la  chose  passait 
faisait  précisément  la  nullité  des  garanties. 

Qui  devait  alimenter  le  tribunal  ?  Le  Comité  de 
sûreté.  Qui  l'alimentait  lui-même  ?  Une  commission 
établie  au  Louvre  qui  choisissait  dans  les  prisons, 
dressait  les  listes  des  morts,  les  envoyait  au  Comité. 
Le  Comité  les  signait,  les  donnait  le  soir  à  Fou- 
quier-Tinville. 


LUTTE    DES    DEUX    POLICES  327 

La  responsabilité  se  trouvait  ainsi  divisée.  Elle 
était  triple,  elle  était  nulle. 

La  commission  disait  :  «  Nous  pouvons  aller  grand 
train  ;  le  Comité  reverra,  et  après,  le  tribunal.   » 

Le  Comité  disait  :  «  Nous  pouvons  signer  toujours  ; 
la  commission  a  examiné,   et  le  tribunal  jugera.  » 

Le  tribunal  à  son  tour  :  «  Ceux  que  la  commis- 
sion et  le  Comité  ensuite  ont  déjà  jugés  accusables 
sont  très  bons  à  condamner.  » 

Au  total,  la  responsabilité  majeure  devant  le  public 
tombait  sur  le  Comité  de  sûreté.  Et  c'est  ce  qu'il 
sentait  de  plus  machiavélique  dans  la  loi  de  prairial. 

Les  listes  lui  arrivaient  du  Louvre.  A  lui  de  les 
envoyer  promptement  au  tribunal.  Il  se  trouvait 
lancé  par  la  loi  robespierriste  dans  une  voie  d'accé- 
lération qui  devait  en  peu  de  temps  l'écraser  sous 
la  haine  publique  et  le  livrer  aplati  au  couteau  de 
Robespierre. 

Lui  cependant,  que  faisait-il?  Il  s'était  retiré  chez 
lui,  le  lendemain  de  la  dispute  (23  prairial),  disant  : 
«  Je  ne  suis  plus  rien  »,  et  se  lavant  les  mains  de 
tout  ce  qui  s'allait  faire. 

La  plus  cruelle  dénonciation  eût  été  moins  forte 
qu'une  telle  absence.  Les  comités  trahissaient  donc, 
puisque  Y  incorruptible  n'y  pouvait  plus  mettre  les 
pieds?  Toute  responsabilité  tombait  sur  eux  main- 
tenant. Tout  pouvoir  lui  restait  à  lui.  Au  fond,  qui 
gouvernait?  Sa  loi.  Il  n'allait  plus  au  Comité  de 
salut  public,  mais  gardait  la  signature,  signait  chez 


324  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

lui  (nombre  d'arrêtés  existent  signés  de  sa  main). 
Gouthon  siégeait  à  sa  place ,  et  à  l'autre  Comité 
Lebas  et  David.  Il  tenait  toujours  la  Commune, 
les  prisons,  les  tribunaux,  par  Payan,  Herman, 
Dumas.  Chaque  soir,  il  arrivait  aux  Jacobins  redou- 
tablement  encadré  entre  Dumas,  président,  Rcnau- 
din  et  autres  jurés  du  tribunal  révolutionnaire. 
Qui  ne  sentait,  en  le  voyant  au  milieu  de  tels  aco- 
lytes, que  cet  homme  retiré,  ce  rêveur,  ce  philo- 
sophe, ce  moraliste  inoffensif,  qui  ne  se  mêlait 
plus  de  rien,  c'était  lui  qui  tenait  le  glaive? 

Était-ce  une  illusion  ?  Non,  Robespierre  prenait 
soin  d'établir  par  ses  paroles  qu'en  effet  la  voie 
orthodoxe  était  dans  l'accélération  des  jugements 
révolutionnaires.  Chaque  soir,  ou  lui  ou  Gouthon 
faisait  aux  Jacobins  un  discours  contre  V indulgence . 
Chose  étrange  après  l'indulgence  dont  Gouthon  fit 
preuve  à  Lyon.  Tout  s'oublie  si  vite  en  France, 
l'audace  des  contradictions  est  si  légèrement  passée 
aux  hommes  de  tribune  par  un  public  prévenu, 
que  c'était  précisément  sur  ce  terrain  de  Lyon  que 
Robespierre  s'établissait  hardiment,  assurant  que  la 
commission  temporaire  avait  été  trop  indulgente, 
qu'elle  n'avait  persécuté  que  les  patriotes.  L'indul- 
gence de  Marino!  l'indulgence  de  Gollot  d'Herbois! 
l'indulgence  de  Fouché!  (Discours  du  10  juin,  9,  11, 
14  juillet.) 

Les  Comités,  poussés  ainsi,  acceptèrent  l'horrible 
gageure.  Seulement,  comme  ils  savaient  que  l'abîme, 
dans  cette    voie,  allait  les    dévorer  bientôt,    ils   ne 


LUTTE    DES    DEUX    POLICES  329 

perdirent  pas  une  heure  pour  fouiller  sous  sa  cui- 
rasse, s'il  n'y  avait  pas  quelque  jour  pour  lui  plonger 
le  poignard. 

Robespierre,  politiquement  accepté  et  désiré,  n'était 
pas  aisément  prenable. 

Mais,  moralement  peut-être,  s'il  offrait  la  moindre 
prise,  on  pouvait  espérer  le  perdre. 

La  grande  joie  de  nos  pères,  l'éternel  sujet  des 
anciens  noëls,  des  vieux  fabliaux,  c'est  le  prêtre 
convaincu  d'être  homme,  le  saint  pris  en  flagrant 
délit.  Tartufe  est  le  sujet  chéri  dont  la  France  s'est 
toujours  égayée,  bien  avant  Molière. 

Surprendre  ce  personnage  blême  en  quelque  chose 
d'humain,  quelque  chose  qui  ressemblât  au  bonheur, 
au  plaisir,  c'eût  été  un  coup  vainqueur  !  Il  ne 
donnait  pas  grande  prise.  Épuisé  de  plus  en  plus, 
maigri,  le  sang  altéré,  il  marchait  deux  heures  par 
jour,  d'un  pas  rapide  et  sauvage.  Que  fallait-il  à 
un  tel  homme  ?  Il  était  tellement  attentif  à  ne 
pas  toucher  d'argent  que,  la  pension  faite  à  sa 
sœur,  le  reste  au  linge,  sans  doute  au  vêtement,  et 
des  sols  donnés  aux  petits  Savoyards,  il  n'avait 
exactement  rien.  Il  ne  pouvait  payer  Duplay.  Il  lui 
devait  quatre  mille  francs  au  9  thermidor. 

Où  allait-il  ?  A  Monceaux,  parfois  aux  Champs- 
Elysées,  seulement  pour  les  deux  heures  de  marche 
qui  lui  étaient  nécessaires.  On  entrait -il?  Parfois 
chez  quelques  artisans,  pour  se  populariser,  chez 
des  menuisiers  de  préférence,  en  souvenir  de  Y  Emile. 
On  le  voyait   entrer  parfois  chez  une  marchande 


330  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  tabac  de  la  rue  Saint-Honoré;  c'était  très  proba- 
blement une  sainte  de  la  petite  église.  Nul  autre 
délassement.  Un  intérieur  fermé  et  sombre.  On 
supposait,  à  tort  peut-être,  qu'il  lui  fallait  une  femme, 
et  l'on  attribuait  ce  rôle  à  Gornélia  Duplay.  D'autres 
disent  que,  se  rendant  justice,  il  n'eût  associé  per- 
sonne à  sa  triste  destinée,  et  qu'il  voulait  la  marier 
à  son  frère.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'elle  veillait 
inquiètement  sur  ses  jours  ;  instruite  par  la  mort 
de  Marat,  elle  ne  laissa  pas  arriver  à  Robespierre 
la  jeune  Cécile  Renaud. 

Robespierre,  peu  attaquable  en  lui-même,  pouvait 
l'être  en  sa  famille,  qui  fut  son  fléau.  Sa  sœur, 
l'aigre  et  triste  Charlotte,  avait  trouvé  un  amant. 
Et  quel?  Le  mortel  ennemi  de  Robespierre,  Fouché, 
revenu  à  Paris  et  logé  dans  un  grenier  de  la  rue 
Saint-Honoré,  tout  en  lui  creusant  sous  les  pieds 
des  mines  chez  les  Jacobins,  avait  eu  l'idée  hardie 
de  se  glisser  dans  sa  famille,  de  surprendre  ses 
secrets.  Ce  grand  homme  de  police,  malgré  sa 
ligure  atroce  qui  faisait  frémir  l'amour,  avait  ima- 
giné de  faire  l'amoureux  de  la  sœur  de  Robes- 
pierre. Séparée  de  lui  dès  longtemps,  rien  du 
présent  ne  pouvait  être  su  par  elle.  Elle  ne  pou- 
vait trahir  que  son  passé,  ses  précédents.  Très 
éloignée  de  son  frère,  n'ayant  le  moindre  accès 
chez  lui,  si  elle  avait  affronté  la  porte  de  la  maison, 
elle  eût  été  arrêtée  net  par  un  terrible  cerbère, 
l'intrépide  Mme  Duplay,  et  Gornélia  Duplay  se  serait 
plutôt  fait  tuer  sur  le  seuil. 


LUTTE  DES  DEUX  POLICES  331 

Restait  le  frère  de  Robespierre.  C'est  par  lui  qu'on 
trouva  prise. 

Robespierre  jeune,  avocat,  parleur  facile  et  vul- 
gaire, homme  de  société,  de  plaisir,  ne  sentait  pas 
assez  combien  la  haute  et  terrible  réputation  de  son 
frère  demandait  de  ménagements  l.  Dans  ses  mis- 
sions, où  son  nom  lui  donnait  un  rôle  très  grand 
et  très  difficile  à  jouer,  il  veillait  trop  peu  sur  lui. 
On  le  voyait  mener  partout,  et  dans  les  clubs  même, 
une  femme  très  équivoque. 

Il  avait  vivement  embrassé,  par  jeunesse  et  par 
bon  cœur,  l'espoir  que  son  frère  pourrait  adoucir 
la  Révolution.  Il  ne  cachait  point  cet  espoir,  ne 
tenant  pas  assez  compte  des  obstacles,  des  délais 
qui  ajournaient  ce  moment.  En  Provence,  il  montra 
de  l'humanité,  épargna  des  communes  girondines. 
A  Paris,  il  eut  le  courage  de  sauver  plusieurs  per- 
sonnes, entre  autres  le  directeur  de  l'économat  du 
clergé  (qui  plus  tard  fut  le  beau-père  de  Geoffroy- 
Saint-Hilaire). 

Dans  la  précipitation  de  son  zèle  anti-terroriste, 
il  lui  arriva  parfois  de  faire  taire  et  d'humilier  de 
violents  patriotes  qui  s'étaient  avancés  sans  réserve 


1.  11  hasardait  pour  son  frère  une  propagande  audacieuse  et  maladroite, 
montrant  aux  officiers  de  Toulon  des  lettres  de  Robespierre,  où  il  déplorait 
les  excès  des  commissaires  de  la  Convention;  lettres  probablement  fabriquées. 
Robespierre  était  très  prudent,  écrivait  très  peu  de  lettres  et  bien  moins  sur 
de  tels  sujets.  Celles  que  Robespierre  jeune  écrivait  du  Jura  à  son  frère 
semblent  l'avoir  été  sous  la  dictée  des  aristocrates  et  dans  leur  style  habituel  : 
«  Il  existe  un  système  d'amener  le  peuple  à  niveler  tout;  si  on  n'y  prend 
garde,  tout  se  désorganisera  »,  etc.  Cela  écrit  le  3  ventôse;  au  moment  où  l'on 
tuait  Danton  pour  avoir  voulu  enrayer,  on  voulait  enrayer  soi-môme. 


332  HISTOIRE    DE    LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

pour  la  Révolution.  Dans  lo  Jura,  par  exemple,  il 
imposa  royalement  silence  au  représentant  Bernard 
(de  Saintes).  Cette  scène,  très  saisissante,  donna 
aux  contre-révolutionnaires  du  Jura  une  confiance 
illimitée.  Ils  disaient  légèrement  (un  des  leurs, 
Nodier,  le  rapporte)  :  «  Nous  avons  la  protection  de 
MM.  de  Robespierre.  » 

A  Paris,  Robespierre  jeune  fréquentait  une  maison 
infiniment  suspecte  du  Palais- Royal,  en  face  du 
Perron  môme,  au  coin  de  la  rue  Vivienne,  l'ancien 
hôtel  Helvétius.  Le  Perron  était,  comme  on  sait, 
le  centre  des  agioteurs,  tripoteurs  de  bourse,  des 
marchands  d'or  et  d'assignats,  des  marchands  de 
femmes.  De  somptueuses  maisons  de  jeu  étaient 
tout  autour,  hantées  des  aristocrates.  J'ai  dit  ailleurs 
comment  tous  les  vieux  partis,  à  mesure  qu'ils  se 
dissolvaient,  venaient  mourir  là,  entre  les  filles 
et  la  roulette.  Là  finirent  les  constituants,  les  Tal- 
ley ranci,  les  Chapelier.  Là  traînèrent  les  Orléanistes. 
Plusieurs  de  la  Gironde  y  vinrent.  Robespierre 
jeune,  gâté  par  ses  missions  princières,  aimait  aussi 
à  retrouver  là  quelques  restes  de  l'ancienne  société. 

La  maison  où  il  jouait  était  tenue  par  deux  dames 
royalistes,  fort  jolies,  la  fille  de  dix-sept  ans,  la 
mère  n'en  avait  pas  quarante.  Celle-ci,  Mme  de 
Saint-Amaranthe,  veuve,  à  ce  qu'elle  disait,  d'un 
garde  du  corps  qui  se  fit  tuer  au  6  octobre,  avait 
marié  sa  fille  dans  une  famille  d'un  nom  fameux 
de  police,  au  jeune  Sartine,  fils  du  ministre  de  la 
Pompadour,  que  Latude  a  immortalisé. 


LUTTE    DES    DEUX    POLICES  333 

Mme  de  Saint -Amaranthe,  sans  trop  de  mystère, 
laissait  sous  les  yeux  des  joueurs  les  portraits  du 
roi  et  de  la  reine.  Cette  enseigne  de  royalisme  ne 
nuisait  pas  à  la  maison.  Les  riches  restaient  roya- 
listes. Mais  ces  dames  avaient  soin  d'avoir  de  hauts 
protecteurs  patriotes.  La  petite  Saint-Amaranthe 
était  fort  aimée  du  jacobin  Desfieux,  agent  du 
Comité  de  sûreté  (quand  ce  Comité  était  sous 
Chabot),  ami  intime  de  Proly  et  logeant  dans  la 
même  chambre,  ami  de  Junius  Frey,  ce  fameux 
banquier  patriote  qui  donna  sa  sœur  à  Chabot.  Tout 
cela  avait  apparu  au  procès  de  Desfieux,  noyé  en 
mars,  avec  Proly,  dans  le  procès  des  hébertistes. 

Robespierre  était  très  parfaitement  étranger  à  ce 
monde-là,  tellement  que  sa  bête  noire  était  juste- 
ment cet  être  à  deux  têtes,  gasconne -autrichienne, 
Proly  et  ce  Desfieux,  qui  intriguaient  contre  lui. 
On  se  rappelle  qu'en  octobre,  dans  un  moment  où 
sa  popularité  était  menacée,  le  Comité  de  sûreté 
lui  rendit  le  service  de  mettre  en  prison  Desfieux, 
qui  fut  à  grand'peine  délivré  par  Collot  d'Her- 
bois.  Desfieux  ayant  été  exécuté  avec  Hébert,  le 
24  mars,  Saint-Just  transmit  une  note  contre  la 
maison  qu'il  fréquentait  au  Comité  de  sûreté,  qui, 
le  31,  fit  arrêter  les  Saint-Amaranthe  et  Sartine. 
(Comité  de   sûreté,   registre  642,  10  germinal.) 

Mais  Robespierre  jeune,  aussi  bien  que  Desfieux, 
était  ami  de  cette  maison  ;  c'est  ce  qui,  sans  doute, 
valut  à  ces  dames  de  rester  en  prison  assez  long- 
temps sans  jugement.   Le  Comité  de  sûreté,  auquel 


334  HISTOIRE    DE    LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

il  dut  s'adresser  pour  leur  obtenir  des  délais,  était 
instruit  de  l'affaire.  Il  avait  là  une  ressource,  un 
glaive  contre  son  ennemi.  Admirable  prise!  La 
chose  habilement  arrangée,  Robespierre  pouvait 
apparaître  comme  patron  des  maisons  de  jeu! 

Robespierre?  lequel  des  deux?  On  se  garda  de 
dire    le  jeune.    La   chose    eût  perdu   tout    son  prix. 

Il  fut  bientôt  averti,  sans  doute  par  son  frère 
même,  qui  fit  sa  confession.  Il  vit  l'abîme  et  frémit. 

Alla-t-il  aux  comités  ?  ou  les  comités  lui  envoyè- 
rent-ils ?  On  ne  sait.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que,  le 
soir  du  25  prairial  (14  juin),  deux  choses  terribles 
se  firent  entre  lui  et  eux. 

Il  réfléchit  que  l'affaire  était  irrémédiable,  que 
l'effet  en  serait  augmenté  par  sa  résistance,  qu'il 
fallait  en  tirer  parti,  obtenir  des  comités,  en  retour 
de  cette  vaine  joie  de  malignité,  une  arme  réelle 
qui  lui  servirait  peut-être  à  frapper  les  comités, 
en  tout  cas  à  faire  un  pas  décisif  dans  sa  voie 
de  dictature  judiciaire. 

Lors  donc  que  le  vieux  Yadier  lui  dit  d'un  air 
observateur  :  «  Nous  faisons  demain  le  rapport 
sur  l'affaire  Saint -Amaranthe  »,  il  fit  quelques 
objections,   mollement,   et  moins   qu'on  ne  croyait. 

Et  le  même  jour  il  fit  donner  par  le  Comité 
de  salut  public  à  son  bureau  de  police  le  droit 
nouveau  de  traduire  les  détenus  au  tribunal  révolu- 
tionnaire. 

Ainsi  ses  deux  hommes  à  lui  (et  tous  deux 
d'Arras),    le   chef  de    division    Herman   et  le   sous- 


LUTTE    DES    DEUX    POLICES  335 

chef  Lanne,  allaient  se  trouver  investis  d'un  droit 
que,  seul  jusque-là,  le  souverain  Comité  de  sûreté 
exerçait  au  nom  de  la  Convention,  —  droit  qui 
différait  infiniment  peu  de  celui  de  vie  et  de  mort. 

L'expérience,  faite  en  petit  d'abord,  in  anima 
vilij  sur  les  galériens  de  Bicètre,  était  heureuse- 
ment choisie  pour  effrayer  peu.  Le  Comité  de  salut 
public,  tout  entier,  signa  l'autorisation.  Il  était  fort 
effrayé  de  la  retraite  de  Robespierre  et  croyait  peut- 
être  le  rappeler  par  cette  concession. 

Énorme  concession.  Et  elle  ne  suffit  pas.  Cinq 
jours  après  le  Comité  fut  forcé  de  donner  à  Herman 
le  droit  d'interroger  tous  les  citoyens  dénoncés  qui 
arriveraient  à  Paris.  C'étaient  (moins  les  accusés 
d'Arras  et  d'Orange)  tous  les  accusés  de  la  France 
qui  devaient  passer  devant  lui.  Herman,  par  ce  droit 
d'examen  préalable,  était  constitué  réellement  une 
espèce   de  grand  juge  ou  dictateur  judiciaire1. 

L'extrait  de  l'arrêté  du  Comité  qui  autorisait 
Herman  et  Lanne  à  faire  leur  enquête  à  Bicètre 
fut  signé  de  Robespierre,  qui  fît  signer  avec  lui 
Barère  et  Lindet.  Lanne  devait  procéder  à  Bicètre 
avec  l'accusateur  public.  Mais  celui-ci,  Fouquier- 
Tinville,  étonné  de  la  forme  insolite  d'un  tel  acte, 
ne  voulait  bouger  qu'avec  une  nouvelle  autorisation, 
celle  du  Comité  de  sûreté  qui  n'osa  la  refuser. 

Seize  noms  de  galériens  étaient  écrits  sur  l'ar- 
rêté;  mais   on   y  lisait   de   plus   :    «  Et   tous  autres 

1.  Archives,  Registres  du  Comité  de  Salut  public,  30  prairial. 


336  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

prévenus  d'avoir  pris  part  au  complot.  Un  blanc 
restait  que  Lanne  et  Fouquier  pouvaient  remplir 
comme    ils  l'entendraient. 

Lanne,  dans  son  premier  appétit,  ne  voulait  pas 
moins  que  trois  cents  têtes  !  Où  trouver  tant  de 
galériens?  Ce  fut  Fouquier,  si  on  l'en  croit,  qui, 
sagement ,  humainement ,  obligea  Lanne  d'abord 
de  se  contenter  d'une  trentaine,  auxquels,  peu  de 
jours  après,  on  en  ajouta  autant. 

Pendant  que  Fouquier  et  Lanne  instrumentaient 
à  Bicêtre,  le  Comité  de  sûreté  faisait  son  rapport 
à  l'Assemblée  sur  les  cinquante  personnes  qu'on 
présentait  comme  complices  de  l'assassinat  de 
Robespierre  et  de  Gollot,  et  des  tentatives  cor- 
ruptrices du  baron  de  Batz.  Avec  Ladmiral  et 
Cécile  Renaud  se  trouvaient  en  tête  les  Saint- 
Amaranthe.  —  Violent,  cruel  coup  de  parti,  de 
placer  juste  au  milieu  des  assassins  de  Robes- 
pierre ces  femmes  royalistes  qu'on  disait  ses  amies, 
pour    que    leur   exécution    l'assassinât   moralement. 

L'homme  qui  se  mit  en  avant  pour  le  Comité 
et  parla  fut  Élie  Lacoste,  le  même  qui,  le  5  ther- 
midor, tint  en  face  contre  Robespierre  et  articula 
en  sa  présence  les  griefs  du  Comité. 

Le  rapport  était  un  poème,  où  le  petit  banquier 
de  Batz  élevé  au  rôle  immense  du  Génie  du  mal, 
avec  vingt  millions  en  guinées,  des  manufactures 
d'assignats,  etc.,  travaillait  de  trois  façons,  meurtre, 
corruption,  banqueroute.  Ce  poème,  par  voie  d'épi- 
sodes ,     rattachait    au    fil     principal     des     groupes 


LUTTE    DES    DEUX    POLICES  337 

accessoires  d'accusés ,  des  royalistes  de  renom  : 
Montmorency ,  Rohan ,  Sombreuil ,  le  municipal 
Michonis  soupçonné  d'avoir  essayé  de  faire  échap- 
per la  reine,  etc. 

Il  y  en  avait  quarante -neuf.  Tant  de  personnes 
en  manteau  rouge,  cela  paraissait  suffire  pour  la 
pompe  du  spectacle  Le  Comité  de  sûreté  n'en 
attendait  pas   davantage. 

Mais,  la  veille  au  soir,  Fouquier,  attentif  à  flatter 
ses  maîtres,  dit  en  entrant  au  Comité  :  «  J'en 
envoie  près  de  soixante  !  »  On  cria  bravo.  Et  on 
le  cria  bien  plus  quand  on  lut  l'ingénieuse  com- 
position de  la  queue  de  liste.  Fouquier  y  plaçait 
quatre  ennemis  personnels  de  Robespierre,  les 
municipaux  Marino,  Soulès,  Froidure  et  Dangé,  de 
sorte  que  l'immense  hécatombe,  ouverte  par  ses 
assassins,  se  fermait  par  ses  ennemis. 

C'étaient  des  noms  populaires.  Soulès,  ami  de 
Chalier,  est  nommé  dans  son  testament.  Marino 
fut  le  vengeur  de  Chalier  à  Lyon.  On  reprochait 
à  Marino  d'avoir  commis  la  faute  grave  d'arrêter 
un  député  ;  la  Convention  pouvait  croire  qu'on  le 
punissait  pour  elle.  Président  de  la  commission 
temporaire  de  Lyon,  ami  de  Fouché,  Marino  pas- 
sait pour  avoir  faibli  vers  la  fin.  Robespierre  ne 
perdait  pas  une  occasion  de  dénoncer  la  mollesse 
de  cette  commission  temporaire ,  de  sorte  que 
Marino  semblait  périr  comme  indulgent.  Chose 
inquiétante  pour  tous.  Qui  était  sûr  d'être  à  la 
hauteur,    si   l'on    notait    de    ce    crime    un    homme 


338  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

qui  avait  envoyé  dix-sept  cents  personnes  à  la 
mort? 

Marino,  peintre,  artiste  insouciant,  loustic  de 
profession,  amusait  beaucoup  le  peuple.  Chose 
curieuse,  il  était  assez  aimé  aux  prisons.  C'était 
lui  qui,  de  bonne  heure,  en  1793,  y  avait  orga- 
nisé une  sorte  de  mutualité ,  de  sorte  qu'un  pri- 
sonnier riche ,  placé  dans  une  chambrée ,  améliorait 
le  sort  commun  et  traitait  ses  camarades.  On 
regrettait  fort  en  prairial  ces  bonnes  prisons  de 
Marino-,  la  bonne  chère,  la  fraternité  que  donnait 
cet  arrangement.  L'administration  robespierriste  avait 
craint  que  les  riches  ne  prissent  ascendant.  Elle 
établit  la  stricte  égalité,  les  tables  communes,  et 
tout  aux  frais  de  l'État.  La  nourriture  fut  détes- 
table par  la  faute  des  entrepreneurs  (non  par  celle 
de  l'État  qui  payait  beaucoup),  les  prisonniers 
étaient  au  désespoir,  et  l'amphytrion  des  prisons, 
Marino,  sans  doute  d'autant  plus  regretté. 

V immoler  à  Robespierre,  le  faire  mourir  sous 
l'habit  rouge  des  ennemis  de  Robespierre,  c'était 
d'une  cruelle  astuce  contre  celui-ci. 

Les  robespierristes,  certainement,  n'avaient  pas 
prévu  ceci,  mais  ils  le  sentirent  très  bien.  Dans 
le  Journal  de  la  Montagne,  qui  se  faisait  aux  Jaco- 
bins, ils  effacèrent  de  la  liste  les  quatre  noms 
des  municipaux  de  Paris,  restes  de  l'ancienne 
Commune  qui  avait  laissé  un  tel  souvenir. 


ROBESPIERHE    COMME    MESSIE  339 


CHAPITRE   II 

LÀ  MÈRE  DE  DIEU.  —  ROBESPIERRE  COMME  MESSIE. 
EXÉCUTION    DES    SAINT -AMARANTHE    (15-17    JUIN    1794). 

Calomnies  contre  Robespierre.  —  Par  où.  il  était  prenable.  —  Mysticisme  du 
temps.  —  Ses  dévotes.  —  Essais  de  comédie.  —  La  Mère  de  Dieu.  — 
Rapport  d'un  foudroyant  comique.  —  Robespierre  défend  à  la  justice  de 
poursuivre  la  Mère  de  Dieu.  —  Effet  terrible  de  l'exécution  des  cinquante- 
quatre  chemises  rouges.  —  Combien  il  est  difficile  de  punir  les  femmes. 


Le  rapport  d'Élie  Lacoste,  avec  les  commentaires 
qu'on  fit  à  l'oreille,  fut  reçu  de  la  Montagne  et 
de  la  Convention  comme  les  premières  gouttes  de 
pluie  par  la  Judée  expirante  après  les  trois  ans 
de  sécheresse  sous  le  roi  Àchab. 

Il  donnait  donc  prise,  il  était  donc  homme  ;  il 
cherchait  les  plaisirs  humains  ;  il  vivait,  ce  triste 
fantôme!...  S'il  vivait,  il  pouvait  mourir...  Gomme 
un  homme,  il  avait  du  sang  à  répandre,  un  cœur 
qu'on  pouvait  percer. 

L'invraisemblance  du  roman  n'arrêta  personne. 
Que  cet  homme  sombrement  austère,  si  cruellement 
agile,  acharné  à  la  poursuite  de  son  tragique  destin, 
s'en  allât  comme  un  Barère,  un  marquis  de  la  Ter- 
reur, s'égayer  en  une  telle  maison,  chez  des  dames 


3i0  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

ainsi  notées,  on  trouva  cela  naturel!...  La  crédu- 
lité furieuse  serrait  sur  ses  yeux  le  bandeau. 

Il  était  à  craindre  pourtant  que  l'équité  et  le 
bon  sens  ne  retrouvassent  un  peu  de  jour,  que 
quelques-uns  ne  s'avisassent  de  cette  chose  si 
simple  :  il  y  a  deux  Robespierre. 

On  ne  perdit  pas  un  moment  pour  redoubler, 
enfoncer  le  coup,  pour  continuer  par  une  attaque 
mieux  fondée,  plus  sérieuse,  la  première  impres- 
sion. Non,  Robespierre  n'était  pas  prenable  du  côté 
des  mœurs;  il  l'était  par  un  côté  plus  intérieur, 
plus  profond. 

Dans  les  luttes  violentes,  à  mort,  d'un  combat 
pour  les  principes,  il  arrive  souvent  qu'à  la  longue 
les  principes  chez  les  plus  sincères  ne  sont  plus 
qu'en  seconde  ligne.  Le  combat  est  tout,  le  péril 
est  tout,  la  victoire  est  tout.  La  main  du  combat- 
tant empoigne,  égarée  et  convulsive,  toute  arme, 
même  hostile  aux  principes. 

Telle  était  la  seule  corruption  possible  dans  un 
homme  comme  celui-ci.  Il  pouvait  être  tenté,  dans 
sa  situation  terrible,  d'exploiter  pour  son  salut,  pour 
celui  de  la  Révolution,  un  moyen  contre -révolu- 
tionnaire. 

Et  Robespierre,  pour  rencontrer  ce  moyen,  cette 
tentation,  n'avait  pas  à  chercher  loin,  il  l'avait  en 
lui. 

D'où  était-il  parti?  D'Arras,  des  plus  tristes  pré- 
cédents. Né  dans  une  ville  de  prêtres,  élevé  par  la 
protection    des   prêtres,    qui    même,    dès    qu'il    fut 


ROBESPIERRE    COMME    MESSIE  341 

homme,  le  reprirent  encore  à  eux  et  le  firent  juge 
d'Église. 

Comme  son  maître  Rousseau,  il  s'affranchit  par 
la  volonté,  jeta  l'argent,  embrassa  la  faim  et  l'hon- 
neur. Puis  1789  sonna,  et  son  affranchissement  fut 
celui  de  la  France,  qui  dès  lors  le  nourrit  de  son 
pain  et  vécut  de  sa  parole. 

Philosophe  et  logicien,  dépassant  les  Girondins 
comme  logique  révolutionnaire,  dépassé  cependant 
par  eux  dans  la  question  de  la  Guerre,  dépassé  par 
la  Commune  dans  la  question  religieuse,  il  rede- 
vint l'homme  d'Arras  et  pencha  d'instinct  à  droite. 
Il  encouragea  l'espérance  des  ennemis  du  dix-hui- 
tième  siècle,    attaqua   le  philosophisme   (décembre). 

Ces  paroles  firent  soupçonner,  non  sans  cause, 
que  ce  philosophe  ennemi  du  philosophisme,  tout  en 
parlant  mal  des  prêtres,  ne  leur  voulait  pas  grand 
mal. 

Soupçonner?  La  chose  était  claire. 

Exiger  la  liberté  et  l'application  des  principes 
au  profit  du  catholicisme,  tandis  qu'on  les  ajour- 
nait en  toute  chose  politique,  imposer  la  liberté 
des  cultes,  la  liberté  des  catholiques,  la  liberté  de 
l'ennemi,  quand  la  liberté  de  la  tribune,  de  la 
presse  et  du  théâtre  était  étouffée  dans  le  sang, 
qu'était-ce  sinon  délier  la  contre -révolution  et  lier 
la  Révolution? 

Les  feuilles  arrachées  par  Lebas,  dont  nous  par- 
lions tout  à  l'heure,  montrent  combien  son  maître, 
en  dessous,   était  favorable   aux  prêtres. 


312  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Gela  parut  mieux  encore.  Un  Jacobin  catholique 
pria  Robespierre  de  tenir  son  enfant  nouveau-né 
sur  les  fonts  de  baptême.  Il  accepta,  fut  parrain. 
Acte  grave,  parce  qu'il  était  libre.  Dans  la  famille, 
la  mère,  souveraine  maîtresse  d'un  fruit  sorti  d'elle- 
même  avec  tant  de  douleur,  force  souvent  le  père 
philosophe   de  faire  baptiser  l'enfant. 

Mais  ici,  qui  le  forçait?  Il  fut  parrain  et,  comme 
tel,  fit  la  promesse  qu'on  fait  :  Que  l'enfant  sera 
catholique. 

Toute  la  question  était,  pour  un  homme  qui 
tenait  si  peu  compte  du  philosophisme,  de  savoir 
quel  mysticisme  il  allait  favoriser,  celui  du  passé  ou 
celui  du  présent,  celui  du  vieux  parti  catholique, 
celui  des  nouveaux  adeptes  de  la  religion  jacobine? 
Protégerait-il  la  foi  cle  Jésus  ou  la  foi  de  Robes- 
pierre ? 

Le  temps  était  au  fanatisme.  L'excès  des  émo- 
tions avait  brisé,  humilié,  découragé  la  raison. 
Sans  parler  de  la  Vendée,  où  l'on  ne  voyait  que 
miracles,  un  dieu  (dès  1791)  avait  apparu  en  Artois. 
Les  morts  y  ressuscitaient  en  1794.  Dans  le  Lyon- 
nais, une  prophétesse  avait  eu  de  grands  succès  ; 
cent  mille  âmes  y  prirent,  dit-on,  le  bâton  cle 
voyage,  s'en  allant  sans  savoir  où.  En  Allemagne, 
les  sectes  innombrables  des  illuminés  s'étendaient 
non  seulement  dans  le  peuple,  mais  dans  les  plus 
hautes  classes  :  le  roi  cle  Prusse  en  était.  Mais  nul 
homme  de  l'Europe  n'excitait  si  vivement  l'intérêt 
de  ces  mystiques  que  l'étonnant  Maximilien.  Sa  vie, 


ROBESPIERRE    GOMME    MESSIE  313 

son  élévation  à  la  suprême  puissance  par  le  fait  seul 
de  la  parole  n'était-elle  pas  un  miracle,  et  le  plus 
étonnant  de  tous?  Plusieurs  lettres  lui  venaient,  qui 
le  déclaraient  un  Messie.  Tels  voyaient  distinctement 
au  ciel  la  constellation  Robespierre.  Le  2  août  1793,  le 
président  des  Jacobins  désignait,  sans  le  nommer, 
le  Sauveur  qui  allait  revenir.  Une  infinité  de  per- 
sonnes avaient  ses  portraits  appendus  chez  elles, 
comme  image  sainte.  Des  femmes,  des  généraux 
même,  portaient  un  petit  Robespierre  dans  leur 
sein,  baisaient,  priaient  la  miniature  sacrée.  Ce  qui 
est  plus  étonnant,  c'est  que  ceux  qui  le  voyaient 
sans  cesse  et  l'approchaient  de  plus  près,  ses 
saintes  femmes,  une  baronne,  une  Mme  Ghalabre 
(qui  l'aidait  dans  sa  police),  ne  le  regardaient  pas 
moins  comme  un  être  d'autre  nature.  Elles  joi- 
gnaient les  mains,  disaient  :  «  Oui,  Robespierre,  tu 
es  dieu.  » 

Que  de  telles  scènes  se  passassent  chez  les  bonzes 
de. l'Inde,  aux  pagodes  du  Thibet,  rien  de  mieux; 
mais  à  Paris,  le  lendemain  de  Voltaire,  en  plein 
Contrat  social/  et  que  ce  fût  le  fils  même  de  Rous- 
seau et  du  rationalisme,  le  logicien  de  la  Révolu- 
tion, qui  acceptât,  encourageât  de  son  silence  ces 
outrages  à  la  raison,  cela  était  honteux  et  triste.  Là 
certainement  était  la  laideur  de  Robespierre. 

Car  qu'était-ce,  même  sans  parler  de  raison,  à 
ne  consulter  que  le  cœur  ?  Tolérer  cette  idolâtrie, 
n'était-ce  pas  abuser  de  l'affaiblissement  où  l'excès 
des  maux,  la  Terreur,  avait  mis  ces  pauvres  âmes, 


344  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

tuant  en  elles  ce  qu'il  y  avait  de  liberté,  de  vraie 
vie,  les  abaissant  de  l'état  d'homme  à  la  sensibilité 
animale,  à  la  tendresse  servile  du  chien,  à  qui  il 
faut  un  maître,  qui  veut  être  mené,  battu,  pauvre 
créature  relative  qui  n'existe  point  en  soi? 

Nous  parlions  en  1792  de  la  vieille  idiote  de  la 
rue  Montmartre,  marmottant  devant  deux  plâtres  : 
«  Dieu  sauve  Manuel  et  Pétion!  Dieu  sauve  Manuel 
et  Pétion  !  »  Et  cela  douze  heures  par  jour.  Nul 
doute  qu'en  1794  elle  n'ait  tout  autant  d'heures 
marmotté  pour  Robespierre. 

L'amer  Cévenol,  Rabaut-Saint-É tienne,  avait  très 
bien  indiqué  que  ces  momeries  ridicules,  cet  entou- 
rage de  dévotes,  cette  patience  de  Robespierre  à  les 
supporter,  c'était  le  point  vulnérable,  le  talon 
d'Achille,  où  l'on  percerait  le  héros.  Girey-Dupré, 
dans  un  noël  piquant  et  facétieux,  y  frappa,  mais 
en  passant.  N'était-ce  pas  le  sujet  de  comédie  de 
Fabre  qu'on  fît  disparaître,  et  pour  laquelle  peut- 
être  Fabre  disparut?  Et  celle  que  le  Girondin  Salles 
écrivait  caché  dans  la  terre,  au  puits  de  Saint-Émi- 
lion,  je  suis  bien  porté  à  croire  que  ce  travail 
acharné  fut  l'œuvre  de  la  vengeance,  la  proscription 
du  proscripteur,  le  drame  du  nouveau  Tartufe. 

Sujet  bien  supérieur  à  l'autre.  Tartufe,  dans  Molière, 
est  un  pauvre  diable  qui,  par  un  jargon  mystique, 
abusant  du  nom  de  Dieu,  trompe  un  imbécile. 
Ici  Tartufe  même  est  dieu;  l'idole,  l'exploiteur  de 
l'idole,  sont  même  et  unique  chose.  Idole  de  dérai- 
son   sous   le    drapeau   de    la    raison  !    trompant    les 


ROBESPIERRE    COMME    MESSIE  345 

uns  et   les   autres!...   Et   l'imbécile    est   le   monde. 

Pour  formuler  l'accusation,  il  fallait  pourtant  un 
fait,  une  occasion  qu'on  put  saisir.  Robespierre  la 
donna  lui-même. 

Dans  ses  instincts  de  police  ,  insatiablement 
curieux  de  faits  contre  ses  ennemis,  contre  le  Comité 
de  sûreté  qu'il  voulait  briser,  il  furetait  volontiers 
dans  les  cartons  de  ce  Comité.  Il  y  trouva,  prit, 
emporta  clés  papiers  relatifs  à  la  duchesse  de  Bourbon 
et  refusa  de  les  rendre.  Cela  rendit  curieux.  Le  Comité 
s'en  procura  des  doubles  et  vit  que  cette  affaire, 
si  chère  à  Robespierre,  était  une  affaire  d'illumi- 
nisme. 

Quel  secret  motif  avait- il  de  couvrir  les  illu- 
minés, d'empêcher  qu'on  ne  donnât  suite  à  leur 
affaire  ? 

Ces  sectes  n'ont  jamais  été  indifférentes  aux  poli- 
tiques. Le  duc  d'Orléans  était  fort  mêlé  aux  Francs- 
Maçons  et  aux  Templiers  dont  il  fut,  dit-on,  grand 
maître.  Les  Jansénistes,  devenus  sous  la  persécution 
une  société  secrète,  par  l'habileté  peu  commune 
avec  laquelle  ils  organisaient  la  publicité  mystérieuse 
des  Nouvelles  ecclésiastiques,  avaient  mérité  l'atten- 
tion particulière  des  Jacobins.  Le  tableau  ingénieux 
qui  révélait  ce  mécanisme  était  le  seul  ornement 
de  la  bibliothèque  des  Jacobins  en  1790.  Robespierre, 
de  1789  à  1791,  demeura  rue  de  Saintonge  au  Marais, 
près  la  rue  de  Touraine,  à  la  porte  même  du  sanc- 
tuaire où  ces  énergumènes  du  Jansénisme  expirant 
firent  leurs   derniers  miracles;  le  principal  était  de 


346  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

crucifier  des  femmes  qui,  en  descendant  de  la  croix, 
n'en  mangeraient  que  mieux.  Une  violente  recru- 
descence du  fanatisme,  après  la  Terreur,  était  facile 
à   prévoir.  Mais  qui   en  profiterait  ? 

Au  château  de  la  duchesse  prêchait  un  adepte, 
le  chartreux  dom  Gerle,  collègue  de  Robespierre 
à  la  Constituante,  celui  qui  étonna  l'Assemblée  en 
demandant,  comme  chose  simple,  qu'elle  déclarât 
le  catholicisme  religion  d'État.  Dom  Gerle,  à  la 
même  époque,  voulait  aussi  que  l'Assemblée  pro- 
clamât la  vérité  des  prophéties  d'une  folle,  la  jeune 
Suzanne  Labrousse.  Dom  Gerle  était  toujours  lié 
avec  son  ancien  collègue  ;  il  allait  souvent  le  voir, 
l'honorait  comme  son  patron,  et,  sans  doute  pour 
lui  plaire,  demeurait  aussi  chez  un  menuisier.  Il 
avait  obtenu  de  lui  un  certificat  de  civisme. 

Bon  républicain,  le  chartreux  n'en  était  pas  moins 
un  prophète.  Dans  un  grenier  d'un  pays  latin,  l'esprit 
lui  était  soufflé  par  une  vieille  femme  idiote,  qu'on 
appelait  la  Mère  de  Dieu.  Catherine  Théot  (c'était 
son  nom)  était  assistée  clans  ses  mystères  de  deux 
jeunes  et  charmantes  femmes,  brune  et  blonde, 
qu'on  appelait  la  Chanteuse  et  la  Colombe.  Elles  acha- 
landaient  le  grenier.  Des  royalistes  y  allaient,  des 
magnétiseurs,  des  simples,  des  fripons,  des  sots. 
Jusqu'à  quel  point  un  homme  aussi  grave  que  Robes- 
pierre pouvait-être  mêlé  à  ces  momeries,  on  l'ignore. 
Seulement  on  savait  que  la  vieille  avait  trois  fauteuils, 
blanc,  rouge  et  bleu;  elle  siégeait  sur  le  premier, 
son  fils   dom    Gerle  sur  le  second  à  gauche  ;  pour 


ROBESPIERRE    COMME    MESSIE  3i7 

qui  était  l'autre,  le  fauteuil  d'honneur  à  la  droite  de 
Mère  de  Dieu?  N'était-ce  pas  pour  un  fils  aîné,  le 
Sauveur  qui  devait  venir  ? 

Quelque  ridicule  que  la  chose  pût  être  en  elle- 
même  et  quelque  intérêt  qu'on  ait  eu  à  la  montrer 
telle,  il  y  a  deux  points  qui  y  découvrent  l'essai 
d'une  association  grossière  entre  l'illuminisme  chré- 
tien, le  mysticisme  révolutionnaire  et  l'inauguration 
d'un   gouvernement  des  prophètes. 

«  Le  premier  sceau  de  l'Évangile  fut  l'annonce 
du  Verbe;  le  second,  la  réparation  des  cultes; 
le  troisième,  la  Révolution;  le  quatrième,  la  mort 
des  rois  ;  le  cinquième,  la  réunion  des  peuples  ;  le 
sixième,  le  combat  de  l'ange  exterminateur;  le 
septième,  la  résurrection  des  élus  de  la  Mère  de 
Dieu,  et  le  bonheur  général  surveillé  par  les  pro- 
phètes. » 

«  Au  jour  de  la  résurrection,  où  sera  la  Mère  de 
Dieu  ?  Sur  son  trône,  entre  ses  prophètes,  dans  le 
Panthéon.  » 

L'espion  Sénart,  qui  se  fait  initier  pour  les  trahir 
et  les  arrêta,  trouva,  dit-il,  chez  la  Mère,  une  lettre 
écrite  en  son  nom  à  Robespierre  comme  à  son 
premier  prophète,  au  fils  de  l'Etre  suprême,  au 
Rédempteur,  au  Messie. 

Était-ce  réellement  la  minute  d'une  lettre  qui  fut 
■envoyée?  ou  bien  faut-il  croire  que  ceux  qui,  pour 
servir  Robespierre,  attribuèrent  un  faux  à  Fabre 
d'Églantine,  ont  pu,  pour  perdre  Robespierre,  faire 
aussi  un  faux  ?  Les  deux  suppositions  ont  une   telle 


348  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

égalité  de  vraisemblance    qu'on    ne   peut,    je    crois, 
décider1. 

Les  deux  Gascons,  Barère,  Vadier,  qui  firent 
ensemble  l'œuvre  malicieuse  du  rapport  que  les 
comités  lançaient  dans  la  Convention,  y  mirent 
(comme  ingrédients  clans  la  chaudière  du  Sabbat) 
des  choses  tout  à  fait  étrangères;  je  ne  sais  quel 
portrait  par  exemple  du  petit  Gapet  qu'on  avait 
trouvé  à  Saint -Gloud.  Gela  donnait  un  prétexte  de 
parler  dans  le  rapport  de  royalisme,  de  restaura- 
tion de  la  royauté.  L'Assemblée,  désorientée,  ne  savait 
d'abord  que  croire.  Peu  à  peu  elle  comprit.  Sous 
le  débit  morne  et  sombre  de  Yadier,  elle  sentit  le 
puissant  comique  de  la  facétie.  La  plaisanterie 
dans  la  bouche  d'un  homme  qui  tient  son  sérieux 
emporte  souvent  le  fou  rire  sans  qu'on  puisse  résis- 
ter. L'effet  fut  si  violent  que,  sous  le  couteau  cle 
la  guillotine ,  dans  le  feu ,  dans  les  supplices , 
l'Assemblée  eût  ri  de  même.  On  se  tordait  sur  les 
bancs. 

On  décida,  d'enthousiasme,  que  ce  rapport  serait 
envoyé  aux  quarante -quatre  mille  communes  de  la 
République,  à  tous  les  administrations,  aux  armées. 
Tirage  de  cent  mille  peut-être  ! 

Robespierre,  percé  d'outre  en  outre,  n'en  montra 
pas    moins    une    décision   assez  vigoureuse.    Il   n'y 


1.  Ni  ici  ni  ailleurs,  Sénart  ne  mérite  pas  la  moindre  confiance,  sauf  en 
deux  points  peut-être  :  quelques  détails  de  l'arrestation  de  la  Mère  de  Dieu 
et  ce  qu'il  dit  contre  Tallien.  Tout  le  reste  est  d'un  coquin  devenu  à  moitié 
fou. 


ROBESPIERRE    COMME    MESSIE  349 

avait  pas  de  séance  aux  Jacobins,  et  il  ne  pouvait 
rien  faire  de  ce  côté.  Il  alla  au  Comité  de  salut 
public,  intima  d'arrêter  tout.  Le  Comité  s'obstinait 
à  ne  pas  vouloir  comprendre,  à  soutenir  que  l'affaire 
n'avait  nul  intérêt  pour  lui,  à  demander  comment, 
la  chose  une  fois  lancée,  on  pouvait  arrêter  le  cours 
de  la  justice.  Sans  s'arrêter  à  ces  raisons,  il  donna 
ordre  qu'on  fît  venir  Fouquier-Tinville.  Lui  venu  et 
eux  présents,  il  lui  ordonna,  en  leur  nom,  exacte- 
ment le  contraire  de  ce  qu'ils  voulaient,  et  ils 
n'osèrent  souffler  mot. 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  exigea  que  Fouquier  lui  remît 
les  pièces,   les  prit,  les  emporta  chez  lui. 

Fouquier,  du  Comité  de  salut  public,  alla  au  Comité 
de  sûreté  et  dit  :  «  II  ne  veut  pas.  » 

Le  grand  mot  :  Je  veux  était  rétabli,  et  la  monar- 
chie existait . 

Ce  fut  une  grande  consolation  pour  les  comités 
que  la  chose  se  posât  ainsi  solennellement. 

Désormais,  à  toute  occasion,  ils  avaient  un  mot 
terrible  :  «  II  le  veut,  il  ne  le  veut  pas.  » 

Ce  qui  leur  restait,  c'était  de  battre  le  tambour, 
de  bien  faire  retentir  cette  suppression  de  la  justice. 
Le  Comité  de  sûreté  dit  partout  qu'il  poursuivrait 
l'accusateur  public  pour  avoir  lâché  de  ses  mains 
des  pièces  si  importantes. 

"Vadier  fit  la  chose  hardie  de  poursuivre  Robes- 
pierre de  son  rapport,  même  aux  Jacobins.  Il  comp- 
tait là  sur  la  masse  des  Jacobins  opposants  qui 
avaient   porté    Fouché   à   la    présidence.    Cependant 


350  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

il  compta  mal.  Il  lut,  mais  ne  fit  rire  personne  ; 
il  y  eut  un  grand  silence,  des  murmures,  et,  de 
quelques-uns,  des  soupirs  de  deuil  et  d'indignation. 
Plusieurs,  vraiment  patriotes,  trouvaient  aussi,  dans 
ces  risées,  la  Révolution  avilie  par  l'avilissement  de 
Robespierre.  Vadier  obtint  l'impression,  mais  non 
l'impression  en  nombre  pour  les   sociétés  affiliées. 

Le  lendemain  eut  lieu  à  grand  bruit,  avec  un 
appareil  incroyable,  le  supplice  solennel  des  assassins 
de  Robespierre. 

Le  drame  de  l'exécution  monté  avec  un  soin,  un 
effet  extraordinaire,  offrit  cinquante-quatre  personnes, 
portant  toutes  le  vêtement  que  la  seule  Charlotte 
Corday  avait  porté  jusque-là,  la  sinistre  chemise 
rouge  des  parricides  et  de  ceux  qui  assassinaient 
les  pères  du  peuple,  les  représentants.  Le  cortège 
mit  trois  heures  pour  aller  de  la  Conciergerie  à  la 
place  de  la  Révolution,  et  l'exécution  employa  une 
heure. 

De  sorte  que,  dans  cette  longue  exhibition  de 
quatre  heures  entières,  le  peuple  put  regarder, 
compter,  connaître,  examiner  les  assassi?is  de  Robes- 
pierre, savoir  toute  leur  histoire. 

Les  canons  suivaient  les  charrettes,  et  tout  un 
monde  de  troupes.  Pompeux  et  redoutable  appa- 
reil qu'on  n'avait  jamais  vu  depuis  l'exécution  de 
Louis  XVI.  «  Quoi  !  tout  cela  pour  venger  un 
homme  !  Et  que  ferait-on  de  plus  si  Robespierre  était 
roi?  » 

Il  y  avait  cinq  ou  six  femmes  jolies  et  trois  toutes 


ROBESPIERRE    COMME    MESSIE  351 

jeunes.  C'était  là  surtout  ce  que  le  peuple  regardait 
et  ce  qu'il  ne  digérait  pas ,  —  et  autour  de  ces 
femmes  charmantes,  leurs  familles  tout  entières,  la 
Saint-Amaranthe  avec  tous  les  siens,  la  Renaud 
avec  tous  les  siens,  une  tragédie  complète  sur 
chaque  voiture,  les  pleurs  et  les  regrets  mutuels, 
des  appels  de  l'un  à  l'autre  à  crever  le  cœur. 
Mme  de  Saint-Amaranthe,  fière  et  résolue  d'abord, 
défaillait  à  tout  instant. 

Une  actrice  des  Italiens,  MUe  Grandmaison,  portait 
l'intérêt  au  comble.  Maîtresse  autrefois  de  Sartine 
qui  avait  épousé  la  jeune  Saint-Amaranthe,  elle  lui 
restait  fidèle.  Pour  lui,  elle  s'était  perdue.  Elles 
étaient  là  ensemble,  assises  dans  la  même  charrette, 
les  deux  infortunées,  devenues  sœurs  dans  la  mort 
et  mourant  dans  un  même  amour. 

Un  bruit  circulait  dans  la  foule ,  horriblement 
calomnieux,  que  Saint- Just  avait  voulu  avoir  la 
jeune  Saint-Amaranthe,  et  que  c'était  par  jalousie, 
par  rage,  qu'il  l'avait  dénoncée. 

Il  y  avait  encore  une  fille  de  seize  ans  sur  ces 
voitures,  une  ouvrière,  misérable  de  mine  et  d'ha- 
bits, la  pauvre  petite  Nicole,  qui,  disait-on,  n'avait 
rien  fait  que  de  porter  à  manger  à  Mlle  Grandmaison. 
Le  mouchard  qui  l'arrêta  raconte  que ,  quand  il 
arriva  jusqu'à  son  septième  étage,  où  elle  logeait 
sous  le  toit,  sans  meubles  qu'une  paillasse  et  un 
panier  de  guenilles,  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux. 
Il  alla  dire  au  Comité  de  sûreté  qu'il  était  absolu- 
ment   impossible    de    faire    périr   cette   enfant.    Us 


352  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

répondirent  sèchement  qu'à  tout  prix  il  fallait 
garantir  la  vie  des  représentants,  des  membres  des 
comités,  qu'ils  ne  prenaient  pas  légèrement  un 
attentat  contre  Robespierre. 

Voulland,  pétillant  de  bonheur,  de  vengeance  et 
de  joie,  alla  voir  l'effet  de  la  scène,  si  le  peuple 
murmurait,  si  la  calomnie  prenait.  Il  se  posta  au 
point  le  plus  serré  de  la  foule,  au  coin  des  rues 
Richelieu  et  Saint-Honoré,  et  quand  il  vit  venir  de 
loin  les  cinquante  chemises  rouges,  branlantes  sur 
les  charrettes,  par- dessus  les  têtes  innombrables 
des  curieux,  il  dit  aux  siens  :  «  Allons  devant;  nous 
verrons  au  grand  autel   célébrer  la  messe  rouge.  » 

L'effet  désiré  fut  produit.  Un  déchirement  de  pitié, 
contenu  d'autant  plus  cruel,  mille  morts  vouées  à 
Robespierre,  des  cœurs  étouffants  de  malédiction, 
ce  cri  avalé  par  la  peur,  mais  rentrant  dans  les 
entrailles  pour  les  déchirer  :  «  Ah!  maudit  cet 
homme!  et  ce  jour!  » 

Ces  morts  de  femmes  étaient  terribles1. 


1.  Qu'on  sache  bien  qu'une  société  qui  ne  s'occupe  point  de  l'éducation  des 
femmes  et  qui  n'en  est  pas  maîtresse  est  une  société  perdue.  La  médecine 
préventive  est  ici  d'autant  plus  nécessaire  que  la  curative  est  réellement 
impossible.  Il  n'y  a,  contre  les  femmes,  aucun  moyen  sérieux  de 
répression.  La  simple  prison  est  déjà  chose  difficile  :  Quis  custodiet  ipsos 
custodes?  Elles  corrompent  tout,  brisent  tout;  point  de  clôture  assez  forte. 
Mais  les  montrer  à  l'échafaud,  grand  Dieu!  Un  gouvernement  qui  fait  cette 
sottise  se  guillotine  lui-même.  La  nature,  qui,  par-dessus  toutes  les  lois, 
place  l'amour  et  la  perpétuité  de  l'espèce,  a  par  cela  même  mis  dans  les 
femmes  ce  mystère  (absurde  au  premier  coup  d'œil)  :  elles  sont  très  respon- 
sables, et  elles  ne  sont  pas  punissables.  Dans  toute  la  Révolution,  je  les 
vois  violentes,  intrigantes,  bien  souvant  plus  coupables  que  les  hommes.  Mais, 
dès  qu'on  les  frappe,  on  se  frappe.  Qui  les  punit  se  punit.  Quelque  chose 
qu'elles  aient  faite,  sous  quelque  aspect  qu'elles  paraissent,  elles  renversent 


ROBESPIERRE    GOMME    MESSIE  353 

Celle  de  Charlotte  Corday,  sublime,  intrépide  et 
calme,  commença  une  religion. 

Celle  de  la  Du  Barry,  tout  horripilée  de  peur, 
pauvre  vieille  fille  de  chair,  qui  d'avance  sentait  la 
mort  dans  la  chair,  reculait  de  toutes  ses  forces, 
criait  et  se  faisait  traîner,  réveilla  toutes  les  fibres  de 
la  pitié  animale.  Le  couteau,  disait-on,  n'entrait  pas 
dans  son  cou  gras...  Tous,  au  récit,  frissonnèrent. 

L'exécution  encore  de  Lucile  Desmoulins,  la  jeune, 
la  courageuse,  la  charmante  femme  du  bon  Camille, 


la  justice,  en  détruisent  toute  idée,  la  font  nier  et  maudire.  Jeunes,  on  ne 
peut  les  punir.  Pourquoi?  Parce  qu'elles  sont  jeunes,  amour,  bonheur, 
fécondité.  Vieilles,  on  ne  peut  les  punir.  Pourquoi  ?  Parce  qu'elles  sont- 
vieilles,  c'est-à-dire  qu'elles  furent  mères,  qu'elles  sont  restées  sacrées,  et 
que  leurs  cheveux  gris  ressemblent  à  ceux  de  votre  mère.  Enceintes  !...  Ah! 
c'est  là  que  la  pauvre  justice  n'ose  plus  dire  un  seul  mot;  à  elle  de  se  conver- 
tir, de  s'bumilier,  de  se  faire,  s'il  le  faut,  injuste.  Une  puissance  est  ici  qui 
brave  la  loi;  si  la  loi  s'obstine,  tant  pis;  elle  so  nuit  cruellement,  elle  appa- 
raît horrible,  impie,  l'ennemie  de  Dieu  !  —  Les  femmes  réclameront  peut- 
être  contre  tout  ceci;  peut-être  elles  demanderont  si  ce  n'est  pas  les  faire 
éternellement  mineures  que  leur  refuser  l'échafaud  ;  elles  diront  qu'elles 
veulent  agir,  souffrir  les  conséquences  de  leurs  actes.  Qu'y  faire  pourtant? 
Ce  n'est  pas  notre  faute,  si  la  nature  les  a  faites,  non  pas  faibles,  comme  on 
dit,  mais  infirmes,  périodiquement  malades,  nature  autant  que  personnes, 
filles  du  monde  sidéral,  donc,  par  leurs  inégalités,  écartées  de  plusieurs 
fonctions  rigides  des  sociétés  politiques.  Elles  n'y  ont  pas  moins  une  influence 
énorme,  et  le  plus  souvent  fatale  jusqu'ici.  Il  y  a  paru  dans  nos  révolutions. 
Ce  sont  généralement  les  femmes  qui  les  ont  fait  avorter,  leurs  intrigues  les 
ont  minées,  et  leurs  morts  (souvent  méritées,  toujours  impolitiques)  ont 
puissamment  servi  la  contre-révolution. 

Distinguons  une  chose  toutefois.  Si  elles  sont,  par  leur  tempérament  qui 
est  la  passion,  dangereuses  en  politique,  elles  sont  peut-être  plus  propres  que 
l'homme  à  l'administration.  Leurs  habitudes  sédentaires  et  le  soin  qu'elles 
mettent  en  tout,  leur  goût  naturel  de  satisfaire,  de  plaire  et  de  contenter,  en 
font  d'excellents  commis.  On  s'en  aperçoit  dès  aujourd'hui  dans  l'administra- 
tion des  postes.  La  Révolution,  qui  renouvelait  tout,  en  lançant  l'homme  dans 
les  carrières  actives,  eût  certainement  employé  la  femme  dans  les  carrières 
sédentaires.  Je  vois  une  femme  parmi  les  employés  du  Comité  de  salut  public. 
(Registre  des  procès-verbaux  du  Comité,  5  juin  1793,  p.  79.) 

T.  VU.  —  RÈV.  23 


354  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

fut  un  coup  de  pitié.  Nulle  ne  laissa  tant  de  regret, 
tant  de  fureur,  ne  fut  plus  âprement  vengée. 

L'impression  allait  croissant.  La  plus  simple  poli- 
tique eût  dû  supprimer  l'échafaud  pour  les  femmes. 
Gela  tuait  la  République. 

Mais  ici,  justement,  dans  l'affaire  des  Saint-Ama- 
ranthe,  on  avait  compté  donner  au  public  une  cruelle 
émotion,  dire  en  réponse  à  celui  qui  déplorait  l'in- 
dulgence des  juges  de  Lyon,  l'indulgence  du  Comité 
de  sûreté  :  «  Il  veut  du  sang,  en  voilà...  Et  le  sang 
des  royalistes  qu'il  a  protégés.  » 

On  m'a  conté  le  fait  suivant.  D'après  l'âge  indiqué, 
il  s'applique  à  la  Nicole;  d'après  l'effet  général  que 
produisit  sa  mort  (sur  la  police  elle-même!),  je  ne 
fais  aucun  doute  qu'il  ne  se  rapporte  à  elle. 

Un  homme,  très  dur  et  très  fort,  d'une  constitu- 
tion athlétique,  de  ces  gens  qui  n'ont  point  de  nerfs, 
qui  n'ont  que  des  muscles,  gagea  de  supporter  de 
près  la  vue  de  l'exécution.  Était-il  avec  les  bour- 
reaux ou  autrement,  je  ne  sais.  Il  endura  tout,  sans 
broncher,  vit  répandre,  de  tête  en  tète,  l'horrible 
fleuve  de  sang.  Mais,  quand  cette  petite  fille  vint, 
s'arrangea,  se  mit  à  la  planche,  dit  d'une  voix  douce 
au  bourreau  :  «  Monsieur,  suis-je  bien  comme  ça?  » 
tout  lui  tourna,  il  ne  vit  plus  rien,  sa  force  de  tau- 
reau manqua,  il  tomba  à  la  renverse;  un  moment 
on  le  crut  mort;  il  fallut  le  rapporter  chez  lui. 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE 


CHAPITRE   III 

LES  CONSPIRATIONS  DE  FABRIQUE.  —  CELLE  DE  BICÊTRE. 
MORT  D'OSSELIN  (24  JU1N-I8r  JUILLET  1794). 


Effets  tout-puissants  de  la  calomnie.  —  Les  colporteurs  de  Paris.  —  Néces- 
sité de  gagner  une  bataille  ;  Fleurus,  26  juin.  —  Sage  conseil  de  Payan  à 
Robespierre.  —  Il  sembla  croire  plutôt  Herman.  —  Eut-il  connaissance  des 
machinations  d'Hcrman?  —  Herman  purge  les  prisons,  Bicêtre.  —  Execu- 
tion d'Osselin  mourant. 


Toutes  les  conditions  de  l'horreur  et  du  ridicule 
s'étaient  réunies.  Le  Comité  de  sûreté ,  dans  son 
drame  atroce,  mêlé  de  vrai  et  de  faux,  avait  dépassé 
à  la  fois  la  comédie  ,  la  tragédie ,  écrasé  tous  les 
grands  maîtres. 

La  violence  des  contrastes,  l'inattendu  des  sur- 
prises, avaient  donné  à  la  pièce  des  effets  terribles, 
inouïs,  et  de  déchirante  pitié,  et  de  rire,  à  rendre 
fou.  L'immuable  et  l'irréprochable,  surpris  dans  le  pas 
secret  d'une  si  leste  gymnastique,  montré  nu  entre 
deux  masques,  ce  fut  un  aliment  si  cher  à  la  mali- 
gnité qu'on  crut  tout,  on  avala  tout,  on  n'en  rabattit 
pas  un  mot.  Philosophe  chez  le  menuisier,  messie 
des  vieilles  rue  Saint-Jacques,  au  Palais-Royal  soute- 


356  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

neur  de  jeux!  Faire  marcher  de  front  ces  trois  rôles, 
et  sous  ce  blême  visage  de  censeur  impitoyable!... 
Shakespeare  était  humilié,  Molière  vaincu;  Talma, 
Garrick,  n'étaient  plus  rien  à  côté. 

Mais  quand,  en  même  temps,  on  réfléchit  au  lâche 
égoïsme  qui  lançait  en  avant  les  siens  et  qui  les 
abandonnait!  à  la  prudence  infinie  de  ce  messie,  de 
ce  sauveur,  qui  ne  sauvait  que  lui-même ,  laissant  ses 
apôtres  à  Judas,  avec  Marie-Madeleine,  pour  être  en 
croix  à  sa  place!...  oh!  la  fureur  du  mépris  débordait 
de  toutes  les  âmes! 

Hier,  dictateur,  pape  et  dieu...  l'infortuné  Robes- 
pierre aujourd'hui  roulait  au  ruisseau. 

Telle  fut  l'acre,  brûlante  et  rapide  impression  de 
la  calomnie  sur  des  âmes  bien  préparées.  Il  avait, 
toute  sa  vie,  usé  d'accusations  vagues  et  trop  souvent 
fausses.  Il  semblait  que  la  calomnie,  lancée  si  souvent 
par  lui,  lui  revenait  au  dernier  jour  par  ce  noir  flot 
de  boue  sanglante... 

Les  colporteurs  au  matin,  de  clameurs  épouvanta- 
bles, hurlant  la  sainte  guillotine,  les  cinquante- quatre 
en  manteaux  rouges,  les  assassins  de  Robespierre, 
aboyaient  plus  haut  encore  les  Mystères  de  la  Mère 
de  Dieu.  Une  nuée  de  petits  pamphlets,  millions  de 
mouches  piquantes  nées  de  l'heure  d'orage,  volaient 
sous  ce  titre.  Ces  colporteurs,  maratistes,  héber- 
tistes,  regrettant  toujours  leurs  patrons,  poussaient 
par  des  cris  infernaux  la  publicité  monstrueuse  du 
rapport  déjà  imprimé  par  décret  à  cinquante  mille. 

On  ne  les  laissait  pas  tranquilles.   Mais  rien  n'y 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE  357 

faisait.  Le  combat  des  grandes  puissances  se  com- 
battait sur  leur  dos.  La  Commune  de  Robespierre 
hardiment  les  arrêtait.  Mais  le  Comité  de  sûreté  à 
l'instant  les  relâchait.  Ils  n'en  étaient  que  plus 
sauvages,  plus  furieux  à  crier.  De  l'Assemblée  aux 
Jacobins  et  jusqu'à  la  maison  Duplay,  en  face  de 
l'Assomption,  toute  la  rue  Saint-Honoré  vibrait  de 
leurs  cris;  les  vitres  tremblaient.  La  grande  colère 
du  Père  Duchesne  semblait  revenue  triomphante  dans 
leurs  mille  gueules  effrénées  et  dans  leurs  bouches 
tordues. 

Que  faire  ?  Occuper  bien  vite  l'attention  d'autre 
chose,  remonter  par  un  coup  de  force,  montrer  qu'on 
savait  frapper.  Une  victoire  au  dehors,  au  dedans  une 
âpre  énergie  de  police  et  de  tribunaux,  c'était  tout 
ce  que  le  parti  voyait  de  plus  efficace.  Tous  étant 
terrifiés ,  tous  tâtant  pour  voir  si  leur  tête  tenait 
encore  à  leurs  épaules  ,  qui  pourrait  songer  à  rire? 

Ces  remèdes  avaient  déjà  réussi.  Dans  son  grand 
danger  d'octobre,  surpris  en  flagrant  délit  de  modé- 
rantisme,  il  fut  sauvé  par  Wattignies. 

En  janvier,  serré  de  près  par  Phelippeaux  et  les 
autres  pour  son  alliance  hébertiste,  il  avait  fait  taire 
la  meute  en  mordant  qui  le  mordait,  prenant  et 
emportant  Fabre. 

On  écrivit  à  Saint- Just  :  «  Tu  vaincras  tel  jour.  »  Il 
vainquit.  Le  bonheur  de  Robespierre  lui  donna  encore 
cette  grande  et  dernière  faveur,  une  victoire  sans 
Carnot,  une  victoire  qui  donnait  moyen  de  faire  le 
procès  à  Carnot,  au  Comité  de  salut  public. 


358  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Carnot  et  le  Comité  agissaient  en  politiques  (pas  un 
des  historiens  militaires  n'a  compris  ceci).  Ils  rece- 
vaient des  ouvertures  de  paix  et  croyaient  avec  raison 
que  la  Prusse  n'agirait  pas.  Ils  voyaient  l'Autriche 
entrant  en  Pologne,  très  affaiblie  à  l'ouest  par  la 
haine  des  Pays-Bas.  Ils  croyaient  n'avoir  d'ennemi 
sérieux,  acharné,  que  l'Angleterre.  C'était  le  moment 
où  la  jeune  marine  révolutionnaire,  formée  par  Jean- 
Bon  Saint-André,  nos  vaisseaux  lancés  par  lui,  montés 
par  leur  créateur,  avaient  tenu  trois  jours  de  suite 
devant  la  grande  flotte  anglaise,  suppléant  la  science 
par  l'enthousiasme  et,  quoique  avec  des  pertes  graves, 
faisant  entrer  au  port  de  Brest  l'immense  convoi  amé- 
ricain qui  venait  nourrir  la  France1.  La  suite  de  cette 
bataille  pour  le  Comité,  c'était  l'occupation  des  ports 
qui  regardent  l'Angleterre,  Ostende,  Nieuport,  Anvers. 
Il  voulait  isoler  l'Anglais  de  ses  alliés  et  le  menacer 
chez  lui.  La  menace  géographique,  permanente, 
pour  lui,  c'est  Anvers,  cette  position  redoutable  que 
Napoléon  appelait  «  un  pistolet  visant  au  cœur  de 
l'Angleterre  ». 

Le  rêve  du  Comité,  c'était  la  future  descente,  c'était 


1.  Le  prodige  de  ce  temps  de  prodiges,  c'est  la  création  subite  d'une 
marine  républicaine  par  Jean-Ron  Saint-André  !  et  de  voir  cette  marine  d'hier 
se  soutenir  en  présence  de  la  vieille  et  redoutable  marine  britannique!...  11 
faut  un  livre  pour  dire  les  travaux  préparatoires,  législatifs,  matériels, 
l'énorme  improvisation  et  de  vaisseaux  et  de  marins,  de  détails,  d'organisation, 
le  code  de  la  discipline,  celui  de  l'administration,  celui  des  forêts,  de  la 
marine,  etc. 

Je  ne  m'étonne  pas  que  notre  marine,  ancienne  et  nouvelle,  toujours  fidèle 
au  même  esprit,  ait  soigneusement  étouffé  ou  tourné  en  dérision  ce  grand 
souvenir. 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE  359 

la  conquête  des  ports.  Robespierre,  en  d'autres  temps, 
ne  différait  point  d'avis;  pour  lui,  l'Angleterre  était 
tout.  Mais,  à  ce  moment,  le  lendemain  du  violent 
coup  du  15  juin,  froissé,  avili,  malade,  il  lui  fallait 
une  bataille,  une  victoire,  et  sur-le-champ,  une  vic- 
toire populaire  qui  ne  fût  qu'aux  robespierristes,  qui 
fit  oublier  Wattignies  gagné  par  Garnot. 

Le  18  juin,  Saint-Just,  instruit  de  la  séance  du  15, 
montra  à  Jourdan  devant  lui  la  Sambre  qu'il  fallait 
passer  et,  derrière,  la  guillotine.  Pour  la  cinquième 
fois,  Jourdan  passa,  et  pour  la  troisième,  se  remit  à 
bombarder  Gharleroi.  L'incomparable  pléiade  des 
généraux  de  Sambre-et-Meuse,  Jourdan,  Kléber,  Mar- 
ceau, Lefebvre,  Ghampionnet,  firent  des  miracles  de 
bravoure  acharnée,  d'obstination.  L'objet  était  Ghar- 
leroi, et  l'on  se  battait  toujours  qu'il  était  déjà  rendu 
(26  juin,  8  messidor).  Les  Autrichiens,  les  premiers, 
cessèrent  ce  massacre  inutile.  Un  ordre  vint  du 
Comité  de  salut  public  de  ne  pas  pousser  plus  loin. 
Nouveau  texte  contre  Garnot ,  nouvelle  prise  pour 
Robespierre. 

Il  put  se  féliciter  alors  de  la  prudence  obstinée  avec 
laquelle  il  avait  toujours  refusé  de  signer  la  moindre 
des  choses  de  la  Guerre,  laissant  tout  entière  à  ses 
collègues  la  responsabilité  des  actes,  mêlée  de  tant 
de  hasards.  Garnot  ici  avait  agi;  on  pouvait  le  perdre; 
Saint-Just  avait  de  lui  deux  lettres  avec  lesquelles  un 
jour  ou  l'autre  Garnot  ne  pouvait  guère  manquer  de 
rejoindre  Houchard  et  Gustine. 

Mais  revenons  à  Paris.  On  ne  savait  pas  encore  si 


360  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

la  bataille  était  gagnée.  Cette  victoire  commandée,  si 
on  la  gagnait,  c'était  un  topique  extérieur,  un  ajour- 
nement au  mal.  Mais  n'y  avait- 1- il  pas  un  remède 
intérieur,  une 'vraie  médecine,  qui  agît  profondément 
et  changeât  définitivement  la  situation? 

La  destinée,  soigneuse,  ce  semble,  de  sauver  un 
homme  en  qui,  après  tout,  étaient  tant  de  grandes 
choses  et  avec  qui  peut-être  périssait  la  Révolution, 
la  destinée,  prodigue  pour  lui  au  dernier  moment,  ne 
se  contenta  pas  de  lui  donner  la  victoire;  elle  lui 
offrit  la  sagesse. 

Un  de  ses  nouveaux  apôtres,  Payan,  son  homme 
à  la  Commune,  qu'il  avait  mis  à  la  place  de  Chau- 
mette ,  homme  d'esprit,  de  sens  et  de  tête,  neuf 
aux  affaires  et  les  voyant  d'autant  mieux,  d'une  vue 
moins  fatiguée,  lui  dit  le  mot  de  la  situation  et  le 
vrai  remède. 

Le  remède  était  la  franchise,  l'abandon  des  voies 
tortueuses. 

N'osant  dire  ces  choses  en  face,  il  écrivit,  il  lui 
représenta  le  mal  immense  que  lui  faisait  l'affaire 
de  la  Mère  de  Dieu,  l'avertissant  qu'il  ne  pouvait  se 
taire,  qu'il  devait  répondre,  envelopper  sa  réponse 
dans  une  accusation  générale  qui  frapperait  en 
même  temps  toutes  les  factions,  mais  «  qu'il  ne 
pouvait  faire  un  tel  acte  sans  attaquer  le  fanatisme, 
sans  donner  vie  aux  principes  philosophiques  de  son 
rapport  sur  les  fêtes,  sans  effacer  les  dénomina- 
tions superstitieuses,  ces  Pater,  ces  Ave,  ces  épîtres 
prétendues    républicaines   » ,    etc.     Il     voulait   dire 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE  361 

que  Robespierre  devait  cesser  de  nager  entre  les 
philosophes  et  les  gallicans,  laisser  ceux-ci  qui  le 
compromettaient  et  se  placer  franchement  où  il 
était  fort,  sur  le  terrain  de  la  Révolution. 

Il  ne  pouvait  tout  à  la  fois  invectiver  contre  les 
prêtres  à  la  fête  de  l'Etre  suprême,  et  s'en  aller 
par-devant  eux,  comme  parrain  d'un  enfant. 

Le  sens  de  la  lettre,  en  réalité,  était  celui-ci  : 
«  On  ne  peut  être  à  droite  et  à  gauche;  décidez- 
vous,  soyez  net  et  planez  sur  les  partis.  » 

Malheureusement  Payan,  homme  très  emporté  du 
Midi,  obscurcissait  son  propre  conseil,  si  lumineux 
en  lui-même,  en  imposant  à  son  maître,  non  seu- 
lement de  dominer  les  partis,  mais  de  les  anéantir. 

On  n'anéantit  jamais  tout.  Mais,  en  mettant  cette 
affiche,  on  peut  donner  aux  ennemis  l'audace  du 
désespoir,  unir  contre  soi  les  hommes  les  plus 
hostiles  entre  eux  et  former  de  sa  main  même  les 
coalitions  invincibles  auxquelles  on  succombera. 

Robespierre,  pour  être  franc,  que  devait-il  faire? 
Préciser  nettement  son  procès  et  le  limiter,  nom- 
mer par  leurs  noms  Tallien  et  cinq  ou  six  voleurs, 
au  plus,  accuser  hardiment,  frapper...  Et  rassurer 
tout  le  reste,  couvrir  la  Convention  et  tout  le  passé 
de  1793  d'une  trop  légitime  amnistie. 

Le  salut  pour  lui  n'était  pas  à  gauche;  encore 
moins  était-il  à  droite.  Mais  il  était  au-dessus. 

Ni  dans  l'atrocité  ni  dans  l'indulgence  ;  point  dans 
la  bassesse  du  juste  milieu  sans  foi,  point  clans 
l'ignoble   bascule.    Non,   plus   haut   que   tout   cela, 


dans  une  magnanimité  sévère,  par-dessus  la  tète 
de  tous,  qui  ramenât  la  Révolution  à  elle-même, 
c'est-à-dire  à  l'héroïsme,  et  la  posât  décidément 
dans  une  lumière  supérieure. 

Il  semble  n'avoir  fait  aucune  attention  à  la  lettre 
de  Payan.  Il  inclina  malheureusement  du  côté  où 
l'entraînaient  ses  routines,  se  disant  encore  le  mot 
qu'il  disait  au  parti  prêtre  de  la  Convention  avant 
juin  1793,  et  qu'il  pratiqua  lui-même  (décembre)  en 
se  rapprochant  d'Hébert  :  «  La  sûreté  est  à  gauche.  » 
Mais  la  gauche  par  delà  Hébert,  la  gauche  par  delà 
Fouché,  qu'il  accusait  d'indulgence,  où  était-ce, 
sinon  dans  la  fosse  qui  le  reçut  en  Thermidor? 

L'homme  qui,  visiblement,  influa  sur  lui  à  cette 
époque  maudite,  fut  celui  qui  déjà  lui  avait  rendu 
le  mortel  service  de  faire  condamner  Danton,  son 
ami  d'Arras,  Herman.  Ce  doucereux  philanthrope, 
à  l'œil  équivoque  et  louche,  magistrat  de  l'Ancien- 
Régime,  formé  en  cours  féodales,  ecclésiastiques, 
dans  l'esprit  d'inquisition,  paraît  en  avoir  gardé 
les  traditions  de  police,  les  vieilles  machines  poli- 
tiques de  fabriques  de  complots  et  d'agents  provo- 
cateurs, d'espions  de  prisons  et  le  reste. 

Plus  je  sonde  l'expérience,  l'histoire  et  la  nature, 
plus  j'interroge  l'étude  que  je  fais  depuis  dix  ans 
du  caractère  de  Robespierre,  plus  je  suis  porté  à 
croire  qu'il  ne  sut  les  machinations  de  sa  propre 
police  que  d'une  manière  très  générale,  qu'il  n'en 
connut  point  le  hideux  détail.  Une  chose,  par  la 
lassitude  et  l'irritation,  était  comme  un  axiome  pour 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE  363 

lui  et  pour  tous  les  chefs  de  la  Révolution,  c'est 
que  la  contre -révolution  était  incorrigible,  et  qu'il 
eût  été  à  souhaiter  que,  par  un  cataclysme  naturel, 
toutes  les  prisons  de  France  s'abîmassent  en  une 
fois.  Ce  miracle  ne  se  faisant  pas,  comment  y  sup- 
pléerait-on? Ce  n'était  pas  l'affaire  des  rois  de  la 
France,  mais  celle  de  leur  police.  Ils  se  gardaient 
de  s'informer  du  mode  de  l'exécution.  Tous  les  rois 
ont  fait  de  même.  Qui  d'entre  eux  pourrait  dormir, 
s'ils  savaient  ce  qu'on  fait  pour  eux?  Cette  igno- 
rance, plus  ou  moins  volontaire,  est  pour  eux  une 
grâce  d'état.  Si  l'on  excepte  le  bigot  François  II 
d'Autriche,  qui  lui-même  et  personnellement  admi- 
nistrait le  Spielberg,  s'inquiétant  de  savoir  si,  pour 
le  salut  de  leur  âme,  les  prisonniers  souffraient 
suffisamment,  les  souverains  ignorent  ces  choses. 
Robespierre  ne  les  aura  sues  qu'en  gros  et  pour 
les  résultats.  Dès  longtemps,  il  gouvernait  en  réa- 
lité, et  déjà  il  avait  pu  acquérir  une  âme   de  roi. 

Les  robespierristes,  liés  à  sa  destinée,  devant 
régner  avec  lui,  tomber  avec  lui,  étaient  trop  inté- 
ressés à  agir  pour  lui.  Quel  était  son  vrai  danger, 
depuis  l'affaire  des  Saint-Amaranthe  et  celle  de  la 
Mère  de  Dieu?  Être  accusé  d'indulgence,  de  conni- 
vence secrète  avec  la  contre-révolution. 

Ils  entreprirent  de  le  laver,  en  faisant  par  sa 
police  une  razzia  dans  les  prisons,  en  lançant  une 
masse  d'accusés  aux  tribunaux  et  renvoyant  à  la 
police  du  Comité  de  sûreté  le  reproche  d'indulgence. 

Le  3  messidor  (24  juin),  Herman  adressa  un  rap- 


364  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

port  au  Comité  de  salut  public  :  Tous  les  complices 
des  anciennes  conspirations  de  prisons  vivent  encore; 
il  faut  purger  les  prisons.  Le  7,  Robespierre  signa, 
au  nom  du  Comité,  une  autorisation  de  rechercher 
ces  complices  et  d'en  faire  rapport  au  Comité. 
Barère  signa  complaisamment  et  fit  signer  Billaud- 
Varennes. 

Il  y  avait  à  Bicêtre  un  peintre  nommé  Yalagnos, 
qui  avait  été  condamné  à  dix  ans  de  fers.  Le  grand 
succès  de  Laflotte,  le  prisonnier  du  Luxembourg, 
qui  dénonça  ses  camarades  (comme  voulant  déli- 
vrer Danton),  avait  fortement  excité  l'émulation  de 
Yalagnos,  qui,  au  moment  même,  en  avril,  dénonça 
les  prisonniers  de  Bicêtre  au  Comité  de  sûreté. 
Cette  dénonciation,  méprisée  du  Comité,  fut  de 
nouveau  envoyée,  mais  au  Comité  de  salut  public. 
C'est  là  que  la  trouva  Herman.  Du  3  au  7,  il  envoya 
à  Bicêtre  son  sous -chef  Lanne,  qui  emmena  avec 
lui  Fouquier-Tinville.  Tous  deux,  sur  les  renseigne- 
ments de  Yalagnos,  firent  une  liste  de  trente  et 
un  détenus. 

Cette  liste,  autorisée  par  le  Comité  de  salut 
public,  fut  néanmoins  soumise  par  Fouquier-Tinville 
au  Comité  de  sûreté  générale,  sans  lequel  il  ne 
faisait  rien.  On  examina.  C'étaient  trente  galériens, 
quelques-uns  très  dangereux,  de  ces  voleurs  serru- 
riers qui  échappent  de  toute  manière  pour  commettre 
de  nouveaux  crimes.  On  approuva.  Et  bientôt  une 
seconde  liste  fut  faite  de  condamnés  moins  dange- 
reux. Y  avait -il  entre  eux  quelque  projet  d'évasion, 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE  365 

comme  on  le  disait?  Gela  est  probable.  La  loi  pro- 
nonçait la  mort  contre  ceux  qui  «  oseraient 
ouvrir  les  prisons  ».  Mais  cela  s'entendait-il  du  pri- 
sonnier qui  voudrait  fuir?  On  leur  appliqua  cette 
loi.  Pour  orner  la  liste  sans  doute,  on  y  ajouta 
quelques  noms  connus,  un  bâtard  de  Sillery  et  le 
représentant  Osselin. 

Ce  malheureux  Osselin,  qui  avait  marqué  dans 
les  'premiers  jours  de  la  Convention,  était  certes 
bien  éloigné  d'être  un  contre-révolutionnaire.  On 
se  rappelle  sa  faute.  Il  voulut  sauver  une  jeune 
femme,  la  cacha.  Faute  grave,  il  est  vrai  ;  il  était 
à  ce  moment  membre  du  Comité  de  sûreté,  et  plus 
que  personne  sans  doute  tenu  de  respecter  les  lois. 
Cette  femme,  Mme  Charry,  cachée  par  lui  chez  un 
parent,  dans  une  maison  isolée  des  bois  de  Ver- 
sailles, fut  surprise,  emprisonnée,  jugée  et  guillo- 
tinée. Osselin,  ainsi  frappé  au  cœur,  le  fut  d'une 
autre  manière,  et  plus  que  de  mort,  flétri  d'une 
condamnation  à  dix  ans  de  fers.  Hélas!  si  l'on  eût 
flétri  tous  ceux  qui  sauvèrent  des  hommes,  qui 
ne  l'eût  été?  Robespierre,  nous  l'avons  vu,  sauva 
un  fermier-général,  force  prêtres,  par  Lebas.  Fou- 
quier  sauva  nombre  de  personnes.  Couthon,  qui 
avait  alors  la  direction  du  fatal  bureau  de  police, 
Dumas  même,  le  président  du  tribunal  révolution- 
naire, s'ils  n'osaient  sauver  des  hommes,  ils  con- 
seillaient à  ceux  qui  venaient  solliciter  de  faire 
oublier  leurs  amis;  cela  dépendait  d'un  commis; 
le  dossier  de  ces  prisonniers  qui  arrivait  à  son  tour, 


366  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

on  le  mettait  sous  les  autres.  Ajourner,  c'était  sau- 
ver1. 

Le  nom  d'Osselin  réveillait  une  plaie  vive,  tout 
le  groupe  des  dantonistes,  ses  amis,  ensemble  égor- 
gés. Sous  les  visages  immobiles,  et  sous  les  yeux 
secs,  coulaient  au  plus  profond  des  cœurs  des  larmes 
de  sang... 

«  Ah!  Camille!...  ah!  Phelippeaux!...  ah!  pauvre 
Bazire  !  Pauvre  Bazire,  qu'as-tu  fait?  » 

Si  le  monde  les  pleure  encore,  qu'était-ce  donc 
en  ce  moment,  près  de  la  mort  cle  Danton,  quand 
ces  places  énormes  étaient  vides,  quand  les  bancs 
déserts,  la  salle,  les  voûtes  muettes,  paraissaient 
frappés  de  deuil  ! 

Osselin,  abîmé  de  douleur,  cle  honte  et  de  déses- 
poir, ne  sortait  point  de  sa  chambre,  ne  voyait  nul 
prisonnier.  Il  n'était  pas  facile  cle  dire  qu'il  conspi- 
rait avec  eux.  Il  n'en  fut  pas  moins  mis  sur  la  liste 
de  mort,  et  par  une  main  inconnue.  Celle  cl'Herman 
ou  du  Comité  ? 

Cette  dernière  supposition  me  paraît  la  plus  vrai- 
semblable. Le  Comité  cle  sûreté,  en  donnant  cet 
ornement  à  la  liste  robespierriste,  la  rendait  cruel- 
lement  odieuse   à   la  Convention,   lui  montrait  que 


1.  M.  Terrasse,  mort  chef  de  la  section  judiciaire  aux  Archives,  et  quelques 
autres  personnes  sollicitèrent  Dumas  et  Fouquier-Tinville  pour  le  grand-père 
de  M.  Bastide,  pour  le  directeur  d'Alfort  et  un  troisième  détenu.  Us  répon- 
dirent :  «  Ne  demandez  pas  qu'on  les  juge;  faites-les  oublier,  s'il  se  peut.  » 
Couthon  alla  plus  loin;  il  leur  dit  :  «  Si  vous  connaissez  un  employé,  faites 
brûler  les  pièces.  »  Ce  dernier  fait  m'a  été  garanti  par  M.  Carteron,  ex- 
employé aux  Archives  et  aujourd'hui  envoyé  de  France  à  Hambourg. 


LES    CONSPIRATIONS    DE    FABRIQUE  367 

l'affaire  de  Bicètre,  méprisée  d'abord  comme  affaire 
de  galériens,  n'était  qu'une  expérience  qui  allait 
monter  plus  haut.  Un  représentant  du  peuple!  un 
membre  des  Comités  !  un  montagnard  éminent  !  un 
malheureux  patriote  qui  n'avait  failli  qu'une  fois  par 
faiblesse  et  par  amour!  un  pauvre  homme  déjà 
condamné!...  C'était  un  coup  violent  pour  l'Assem- 
blée elle-même.  Elle  devait  y  pressentir  l'ouver- 
ture du  grand  procès  qui ,  de  l'un  à  l'autre  parti , 
des  hébertistes  aux  dantonistes ,  menaçant  deux 
cents  représentants  revenus  de  mission,  pouvait 
gagner,  comme  un  chancre,  la  Convention  tout 
entière. 

Fouquier,  avec  plus  de  malice  qu'on  ne  lui  eût 
supposé,  rendit  le  procès  ridicule  autant  qu'il  était 
atroce.  Il  accusa  ces  prisonniers  d'avoir  voulu  égor- 
ger les  membres  des  Comités,  leur  rôtir  et  manger  le 
cœur. 

La  terreur  fut  telle  à  Bicêtre,  quand  on  fit  l'en- 
lèvement, qu'un  homme  de  quatre-vingts  ans,  qui 
n'était  pas  sur  la  liste,  jeta  son  argent  aux  latrines 
et  s'ouvrit  le  ventre  avec  un  rasoir.  Les  trente  furent 
menés  à  Paris,  et  la  nuit  déposés  au  Plessis,  où 
Osselin,  faute  d'autres  armes,  se  perça  le  cœur  d'un 
clou.  Malheureusement  il  vivait  quand  on  vint  le 
prendre;  on  le  traînait,  et  il  ne  pouvait  mourir;  les 
uns  le  tirant  en  arrière,  disant  :  «  Il  est  mort  »  ;  les 
autres  en  avant  :  «  Il  mourra.  »  Et  ce  corps,  quasi 
expiré,  présenté  au  tribunal,  on  l'interrogea.  Il 
râlait...   On  précipita  le  départ,   moyennant  quoi  il 


368  HISTOIRE    DE    LA   REVOLUTION    FRANÇAISE 

put  être  encore  guillotiné  vivant.  Mais  il  n'y  eut  pas 
un  homme  qui,  devant  un  tel  spectacle,  ne  maudît 
son  sort  d'avoir  vu  cela  et  ne  gardât  une  haine 
profonde  contre  ceux  qui  en  avaient  souillé  la 
lumière  de  Dieu  ! 


CONSPIRATION   DU  LUXEMBOURG  369 


CHAPITRE    IV 

CONSPIRATION    DU    LUXEMBOURG. 

LES  JACOBINS  COMMENCENT  A  SUIVRE  DIFFICILEMENT  ROBESPIERRE 

(1"-16  JUILLET,  12-28  MESSIDOR). 


Indignation  des  sans-culottes.  —  Robespierre  s'indigne  de  l'indignation.  — 
Terroristes  philanthropes.  —  On  organise  la  conspiration  du  Luxembourg. 
—  Robespierre  reproche  aux  jacobins  leur  abattement.  —  Il  commence  aux 
Jacobins  le  procès  des  représentants  en  mission  en  1793.  —  Les  jacobins 
obéissent  malgré  eux.  —  Banquets  fraternels,  censurés  par  la  Commune.  — 
Billaud-Varennes  blâme  le  tribunal  révolutionnaire. 


Un  ordre  du  jour  d'Henriot  nous  apprend  que  le 
soir  du  9  messidor,  quand  Fouquier-Tinville  vint  à 
l'ordinaire  prendre  les  ordres  du  Comité  de  sûreté 
générale  et  traversa  les  sans-culottes  qui  montaient 
la  garde  à  la  porte,  ils  se  conduisirent  très  mal  envers 
lui. 

C'est-à-dire  que  la  mort  cl'Osselin  avait  marqué 
la  limite  de  la  patience  publique  et  que  des  cris  de 
malédiction  s'élevèrent   contre    le    servile   assassin. 

On  lit  au  même  ordre  du  jour  que  les  fonction- 
naires chargés  de  la  surveillance  de  la  société  (les 
mouchards  du  Comité)  trouvaient  dans  la  garde  natio- 
nale,  garde   nationale  sans-culotte,  la   seule   qu'on 

T.  VII.  —  RÉV.  24 


370  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

employât  alors,  une  franche  et  courageuse  répulsion. 

On  s'était  trop  avancé  pour  reculer.  Peu  de  jours 
avant,  Gouthon  avait  pris  la  défense  des  violences 
de  Lebon  contre  les  autorités  révolutionnaires  d'Ar- 
ras,  montrant  par  cette  défense  que  Lebon  ne 
dépassait  pas  la  pensée  robespierriste.  De  même, 
l'agent  de  Robespierre  à  Bordeaux,  le  jeune  Jullien, 
que  beaucoup  croyaient  modéré,  se  justifia  parfaite- 
ment en  faisant  savoir  la  capture  qu'il  venait  de  faire 
des  derniers  Girondins.  Deux  se  tuèrent.  Les  autres 
furent  cherchés  dans  les  cavernes  de  Saint -Émilion 
et  chassés  avec  des  chiens1. 

Le  drapeau  robespierriste  se  retrouva,  à  ce  prix, 
le  drapeau  de  la  Terreur.  Tout  ce  qu'on  avait  pu 
croire  des  secrètes  intentions  d'indulgence,  de  modé- 
ration, qu'avait  Robespierre,  n'était  que  trop  réfuté. 
Il  se  trouva  innocenté,  lavé  dans  le  sang,  remonte 
au  pinacle  de  haine,  dont,  par  le  ridicule,  on  croyait 
le  faire  descendre. 

Le  1er  juillet  (13  messidor),  par  son  discours  aux 
Jacobins,  il  reprit  possession  de  cette  haute  et  hor- 
rible position. 

Ce  discours  extraordinaire  s'indignait  de  l'indi- 
gnation qu'on  avait  montrée,  de  la  sensibilité  qu'on 


1.  La  lettre  écrite  de  Saint-Émilion  et  lue  à  la  Convention  le  6  messidor 
fait  honneur  au  jeune  agent  robespierriste  d'avoir  dirigé  l'expédition,  en  indi- 
quant les  mesures  qu'on  devait  prendre,  envoyante/  renvoyant  les  chasseurs, 
d'abord  maladroits,  etc.  Peut-être  y  eut-il  moins  de  part  et  voulut-on,  en 
donnant  cette  couleur  au  récit,  flatter  Robespierre.  Jullien  a  passé  toute  sa 
vie  à  effacer  cette  lettre,  vie  honorable,  laborieuse,  prodigieusement  active, 
tout  occupée  de  philanthropie  et  de  choses  utiles. 


CONSPIRATION    DU   LUXEMBOURG  371 

témoignait   pour  les  conspirateurs]    du  système   qui 

tendait    à    soustraire    V aristocratie   à  la   justice.   

Quels  aristocrates?  Du  moins,  dans  les  soixante - 
douze  de  Bicêtre,  sauf  Osselin,  je  ne  vois  que  de 
pauvres  misérables,  presque  tous  condamnés  aux 
fers,  un  maçon,  un  batteur  de  plâtre,  un  scieur  de 
long,  des  ouvriers  en  boutons,  etc. 

«  La  faction  des  indulgents,  grossie  de  toutes  les 
autres,  devient  plus  hardie.  On  ose  calomnier  le  tri- 
bunal révolutionnaire.  On  poursuit  de  calomnies  tel 
patriote  qui  ne  veut  que  venger  la  liberté...  On  dit 
à  Paris,  comme  à  Londres,  qu'il  a  organisé  le  tri- 
bunal pour  égorger  la  Convention,  qu'il  veut  se 
faire  dictateur.  Isolé,  il  n'a  pour  lui  que  son  courage 
et  sa  vertu.  (Un  citoyen  des  tribunes  :  «  Tu  as  pour 
toi  tous  les  Français!  »)  La  vérité  est  mon  seul 
asile,  toute  ma  défense   est  dans  ma   conscience.  » 

Ce  ton  plaintif  effrayait  fort.  Il  amenait,  on  en 
était  sur,  de  nouvelles  accusations.  Robespierre  dési- 
gnait clairement  ces  agents  de  calomnies;  ils  étaient 
revêtus  d'un  caractère  sacré,  c'est-à-dire  représen- 
tants. Les  calomnies  étaient  répétées,  dans  un 
lieu!...  Vous  frémiriez  si  je  disais  en  quel  lieu!... 
Peut-être  on  viendrait  à  bout  de  V obliger  à  renoncer  à 
une  partie  de  ses  fonctions,  autrement  dit,  le  Comité 
l'amènerait  par  ses  persécutions  à  donner  sa  démis- 
sion. 

Ceci  annonçait  une  fixe  résolution  de  suivre  la 
guerre  à  mort,  de  reprendre  le  grand  procès  contre 
les  représentants.  La  chose  fut  expressément  cleman- 


372  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

dée  à  la  Convention  par  une  foudroyante  adresse 
qu'on  fît  venir  d'Avignon.  Elle  répétait  les  propres 
paroles  du  discours  de  Robespierre  sur  la  faction  des 
indulgents,  mais  elle  précisait  les  choses,  demandant, 
imposant  à  l'Assemblée  la  mort  de  ceux  qui  siégeaient 
à  côté  de  Danton,  de  ceux  qui  ont  craint  V institution 
des  tribunaux  de  prairial. 

Cette  pétition  contenait  une  calomnie  meurtrière. 
Elle  disait  que  les  dantonistes  s'étaient  déclarés  les 
seconds  de  Jourdan.  Loin  de  là,  c'était  le  dantoniste 
Merlin  (de  Thionville)  qui  avait  demandé  qu'il  fût 
amené  à  Paris,  poursuivi,  jugé. 

Toutefois  avant  de  passer  outre,  d'exiger  de  l'As- 
semblée qu'elle  se  saignât  encore,  les  robespier- 
ristes  crurent  devoir  serrer  fortement  dans  leurs 
mains  le  drapeau  de  la  Terreur.  L'affaire  de  Bicêtre, 
n'ayant  guère  frappé  que  des  pauvres  diables,  ne 
les  popularisait  guère,  s'ils  ne  la  soutenaient  par 
une  proscription  de  véritables  suspects. 

Le  philanthrope  Herman,  cette  fois,  ne  s'en  fia  à 
personne.  Il  alla  lui-même,  avec  Lanne,  au  Luxem- 
bourg, faire  une  battue  de  prisonniers  (12  messi- 
dor, 1er  juillet). 

Philanthrope?  On  croit  que  je  raille;  non,  ils 
étaient  philanthropes.  Couthon  était  philanthrope;  on 
l'avait  bien  vu  à  Lyon.  Herman  l'était  en  principe. 
Ses  circulaires,  dignes  des  Beccaria  et  des  Dupaty, 
respirent    une    tendre    humanité i .    Seulement    ils 

1.  Le  régime   des  prisons,  établi  par  lui,  fut  détestable  par  la  faute  des 
entrepreneurs.  Mais  il  était  établi  largement;  l'État  payait  50  sols  (assignats 


CONSPIRATION   DU   LUXEMBOURG  373 

croyaient  que  le  salut  de  la  France  tenait  au  seul 
Robespierre,  que  le  salut  de  Robespierre  tenait  à 
ce  qu'il  prît  le  pas  sur  les  terroristes,  Pavant-garde 
de  la  terreur.  Donc  encore  un  peu  de  terreur  ! 
pas  beaucoup  de  sang!...  Tout  était  fini.  Les 
comités  guillotinés,  la  Convention  épurée,  Robes- 
pierre allait  fonder  une  république  de  Berquin  et 
de  Florian,  commencer  ici  l'âge  d'or,  inaugurer  le 
paradis,  où  tout  ne  serait  que  douceur,  tolérance 
.et  philosophie,  où  les  loups,  désapprenant  leurs 
appétits  sanguinaires,  paîtraient  l'herbe  avec  les 
moutons. 

Pour  préparer  cet  Éden,  il  fallait  d'abord,  il  est 
vrai,  quelques  centaines  de  têtes.  L'avocat  général 
d'Arras,  Herman,  imposait  ce  sacrifice  à  la  sensi- 
bilité de  son  cœur.  Ce  qui  l'adoucissait  pourtant, 
c'est  qu'après  tout  ces  gens  ne  seraient  que  guil- 
lotines. Les  magistrats  d'Ancien-Régime,  faits  à 
brûler,  rompre  et  pendre,  regardaient  la  guillotine 
comme  chose  indifférente;  c'était,  dans  leur  opi- 
nion, comme  si  l'on  mourait  dans  son  lit,  —  un 
peu  plus  tôt  il  est  vrai  ;  —  mais  enfin  il  faut  mourir. 

Pour  choisir  les  trois  cents  tètes  qu'il  fallait  se 
procurer,  ils  s'adressaient  à  l'homme  qui  les  avait 
servis  dans  l'affaire  du  2  avril,  à  l'administrateur 
de  police  Wiltcheritz,  attaché  au  Luxembourg. 
Wiltcheritz  était  un  étranger,  cordonnier  de  son 
état,    qui    avait    été    adopté  par  le  parti   robespier- 

ou  numéraire,  les  assignats  étant  au  pair)  pour  chaque  prisonnier.  Tous 
avaient  du  vin. 


riste,  et  qui,  à  la  chute  d'Hébert,  de  Gbaumette 
et  de  l'ancienne  Commune,  était  entré  dans  la  nou- 
velle, avec  Payan,  Fleuriot,  comme  administrateur 
de  police  municipale,  spécialement  attaché  aux  pri- 
sons. 

Nous  l'avons  vu  au  2  avril  rendre  au  parti  le 
service  d'organiser,  pour  brusquer  la  mort  de 
Danton,  la  première  conspiration  de  prison.  Il 
endoctrina  ce  Laflotte  qui  dénonça  les  prisonniers 
du   Luxembourg. 

Quand  Herman  et  Lanne  y  vinrent,  il  y  avait  dans 
cette  prison  un  homme  de  plaisir  et  d'argent,  un 
viveur  nommé  Boyenval,  qui,  je  ne  sais  comment, 
avait  pris  des  épaulettes  et  se  croyait  capitaine. 
Wiltcheritz  l'indiqua  et  le  fit  venir.  On  lui  montra 
une  liste  de  quatre-vingt-douze  noms,  en  lui  disant 
qu'il  pouvait  rendre  un  service  à  la  patrie,  s'im- 
mortaliser, qu'il  fallait  trouver  deux  cents  autres 
noms;  on  en  voulait  trois  cents  en  tout.  Ce  nombre 
lui  parut  grand.  Il  s'enferma  avec  un  ami,  Beau- 
sire,  et  un  porte -clés,  Yerney,  et,  à  force  d'y 
rêver,  ils  trouvèrent  jusqu'à  cent  cinquante.  Mais 
leur  imaginative,  toute  leur  bonne  volonté,  ne 
purent  aller  au  delà. 

On  sut  bientôt  dans  la  prison  ce  qui  se  faisait. 
Qu'on  juge  de  la  consternation.  Un  détenu  entra 
dans  un  tel  désespoir  qu'il  se  précipita  du  toit  de 
la  balustrade  de  marbre,  se  brisa  en  pièces.  Le 
concierge  écrivait  tous  les  matins  à  Herman  qu'il 
n'y    avait    aucun    bruit,    pas    le    moindre    soupçon 


CONSPIRATION   DU  LUXEMBOURG  375 

d'émeute,  de  conspiration.  Où  puiser  des  vraisem- 
blances pour  la  dénonciation?  L'époque  approchant, 
ltoyenval,  qui  devait  la  soutenir  de  son  témoignage, 
quoique  buvant,  s'étourdissant,  commençait  à  prendre 
peur.  Pour  remonter  son  courage,  on  imagina  de  lui 
amener  deux  hommes  graves,  qui  le  virent  à  la 
buvette  et  burent  avec  lui.  Ce  n'était  pas  moins, 
disait-on,  que  Robespierre  et  Garnot  :  «  Capitaine 
Boyenval,  lui  dirent-ils,  vous  serez  bientôt  géné- 
ral. » 

La  liste  des  cent  cinquante-quatre  détenus  que 
Fouquier-Tinville  devait  se  faire  amener  du  Luxem- 
bourg, porte  en  tête  seulement  :  «  Le  Comité  de  salut 
■public  arrête  que  les  nommés...  seront  traduits  au 
tribunal  révolutionnaire.  »  Pas  un  des  membres 
n'a  signé1,  pas  même  Gouthon,  surveillant  du  bu- 
reau d'Herman,  qui  dressait  la  liste.  Elle  venait 
hardiment,  comme  la  loi  de  Prairial,  au  nom  du 
Comité  de  salut  public,  sans  avoir  besoin  d'une 
seule  signature  pour  se  faire  croire. 

Fouquier,  recevant  cette  liste  énorme,  sous  même 
chef  et  même  titre,  fît  (sans  doute  de  l'aveu  de 
ses  maîtres,  du  Comité  de  sûreté),  fit  venir  des 
charpentiers  et  leur  commanda  de  bâtir  dans  la 
salle  du  tribunal  un  échafaudage  immense  pour 
recevoir  en  une  fois  cette  légion  d'accusés.  L'ef- 
froyable construction  dut  se  faire  en  une  nuit.  Elle 
partait  des  tables  mêmes,   montait  au  plafond,   et, 

1.  Archives,  section  judiciaire,  dossier  de  Fouquier-Tinville. 


376  HISTOIRE    DK    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

par  une  exagération  vraiment  sauvage  et  satirique, 
on  mit  aux  extrémités,  comme  pièces  d'attente, 
des  poutrelles  qui  permettaient  des  deux  côtés  un 
agrandissement  facultatif.  Les  places  auraient  bien- 
tôt manqué  pour  le  tribunal.  Herman,  selon  toute 
apparence,  fut  averti  de  cette  maligne  ostentation. 
On  fit  venir  Fouquier-Tinville  au  Comité  de  salut 
public,  et  verbalement  on  (quel  est  cet  on  ?)  lui 
intima  de  diviser  les  cent  cinquante-quatre  en  trois 
fournées. 

Il  y  avait  dans  la  liste  d'abord  une  masse  impo- 
sante, tout  le  Parlement  de  Toulouse,  cinq  ou  six 
des  grands  noms  de  la  monarchie,  une  douzaine 
de  nobles  ou  de  prêtres;  le  reste  était  des  gens 
obscurs.  Mais  ni  les  uns  ni  les  autres  n'étaient 
des  hommes  d'action.  Qu'ils  eussent  désiré  se 
sauver,  cela  se  peut,  mais  conspirer,  nullement. 
L'anachronisme  était  choquant.  En  1792,  à  la  bonne 
heure,  ou  même  en  1793;  mais,  en  1794,  l'abat- 
tement, la  prostration  était  absolue,  les  courages 
à  néant...  Les  royalistes  étaient  brisés,  et  récem- 
ment encore,  de  la  bataille  de  Fleurus.  A  Lazare, 
huit  cents  prisonniers,  le  croira-t-on  ?  avaient  en 
tout...  un  geôlier!  et  il  n'y  eut  de  désordre  que  des 
plaintes  sur  la  nourriture. 

Le  héros  de  l'audience  fut  naturellement  Boyen- 
val.  Fortement  lesté  d'eau -de -vie,  presque  seul, 
il  suffit  à  tout,  témoigna  sur  tout  et  sur  tous, 
convainquit  les  accusés/  Magnifique  d'assurance,  il 
remonta    au    Luxembourg    comme    il    eût    fait    au 


CONSPIRATION   DU   LUXEMBOURG  37T 

Capitule.  Il  rentra  maître  à  la  prison  et  fit  écrire 
sur  sa  porte  :  Commissaire  national.  Les  prison- 
niers, devant  lui,  étaient  frémissants,  à  genoux; 
mais  il  se  montra  bon  prince.  11  se  contenta  de 
la  femme  d'un  homme  qui,  sur  son  témoignage, 
venait  d'être  guillotiné.  Il  promenait  dans  la  cour 
la  victime  humiliée,  la  tenant  au  bras,  la  montrant 
dans  une  amoureuse  insolence. 

Une  chose  peu  remarquée,  mais  facile  à  constater, 
c'est  que,  dans  ces  horribles  jours,  l'abattement 
des  jacobins  fut  extraordinaire.  Le  parti  anti-robes- 
pierriste  prenait  chez  eux  beaucoup  de  force.  Il 
avait  fait  nommer  Fouché  président,  puis  Barère 
et  enfin  Élie  Lacoste,  trois  ennemis  de  Robespierre. 
Barère  présidait  encore,  le  soir  de  la  seconde 
fournée  (21  messidor,  9  juillet],  quand  Robespierre, 
y  voyant  les  mines  tellement  allongées,  saisit  une 
occasion  pour  gourmander  les  jacobins  :  «  Si  cette 
tribune  est  muette,  ce  n'est  pas  qu'il  ne  reste  à 
dire;  ce  silence  des  jacobins  est  V effet  d'un  sommeil- 
léthargique  qui  ne  leur  permet  pas  d'ouvrir  les  yeux 
sur  les  dangers  de  la  Patrie...  On  veut  revenir  aux 
Danton,  effrayer  la  Convention,  la  prévenir  contre 
le  tribunal  révolutionnaire...  (Puis  pinçant  le  pré- 
sident Barère)  :  Quand  on  voit  des  hommes  se 
borner  aux  tirades  contre  les  tyrans,  aux  lieux 
communs  contre  Pitt  et  les  ennemis  du  genre  hu- 
main, toujours  déclamer,  et,  derrière,  s'opposer  aux 
moyens  utiles,  se  taire  quand  il  faut  parler,  ne 
sacrifier  les  aristocrates  que  pour  la  forme...  il  est 


378  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

temps  de  les  surveiller,  de  se  mettre  en  garde  contre 
leurs  complots.  » 

Barère  se  reconnut  à  merveille,  sentit  qu'on 
venait  à  lui.  Les  trois  fournées  de  suspects  étaient 
un  pas  préalable  pour  passer  aux  représentants. 
Il  était  très  effrayé,  mais  ne  perdait  pas  la  tète. 
Rentrant  chez  lui  avec  Vilatte,  un  jeune  juré 
bavard,  il  lui  fit,  comme  par  élans,  par  soupirs 
d'effusion,  la  liste  effroyable  des  représentants  que 
Robespierre  allait  frapper  :  «  Encore  s'il  n'en  vou- 
lait que  tant...  S'il  ne  voulait  que  ceux-ci!  S'il 
ne  voulait  que  ceux-là  »,  etc.  Confidences  que 
Vilatte  ne  manqua  de  répandre  et  qui  étendirent 
la  terreur  dans  toute  la  Convention. 

Les  jacobins  chancelant  fort,  Robespierre  ne 
perdit  point  de  temps  pour  tirer  d'eux  ce  qu'il 
voulait  :  la  radiation  d'abord  de  Dubois-Crancé,  de 
Fouché  et  le  vote  d'une  adresse  où  la  société,  se 
déclarant  contre  l'indulgence,  endosserait  la  res- 
ponsabilité de  tout  le  sang  qu'on  versait. 

Le  lendemain  de  la  troisième  fournée  du  Luxem- 
bourg (qui  eut  lieu  le  10  juillet,  22  messidor),  il 
mit  donc  les  fers  au  feu,  répéta  la  dixième  fois 
la  calomnie  tant  répétée  :  Que  Dubois-Crancé  avait 
sauvé  les  Lyonnais.  Les  jacobins  le  rayèrent1. 


1.  Il  est  curieux  de  voir  comment  MM.  Bouchez  et  Roux  profitent  des 
moindres  équivoques  pour  faire  dire  à  Robespierre  le  contraire  de  ce  qu'il 
veut  dire.  Lisez  la  table  de  leur  tome  XXXIII,  vous  le  trouverez,  p.  341  : 
Robespierre  déclare  qu'il  veut  arrêter  l'effusion  du  sang.  Allez  à  cette 
page  (copiée  du  Moniteur,  qui  lui-même  copie  le  Journal  de  la  Montagne, 
imprimé  aux  Jacobins);  vous  y  lisez  que,  selon  Robespierre,  la  justice  natio- 


CONSPIRATION   DU   LUXEMBOURG  379 

Il  allait  passer  à  Fouché,  mais  la  société  était 
si  morne,  elle  paraissait  si  froide,  que  Robespierre 
jeune  ne  put  s'empêcher  de  lui  reprocher  son 
silence  et  sa  torpeur.  Couthon  arriva  à  temps  pour 
réchauffer  la  séance,  disant  très  habilement  pour 
Robespierre  ce  qu'il  n'avait  dit  nullement  :  «  Qu'il 
ne  savait  comment  faire  ;  que,  modéré  pour  les  uns, 
exagéré  pour  les  autres,  il  réunissait  sur  lui  les 
poignards  ;  mais  que  lui,  Couthon,  demandait  à 
partager  tous  ses  dangers...  —  Et  moi!  et  nous!  » 
ce  fut  le  cri  universel  dans  la  salle  ;  car  ils 
aimaient  Robespierre,  quelle  que  fût  leur  inquié- 
tude sur  la  voie  où  il  les  précipitait. 

La  société,  il  faut  le  dire,  était  surmenée  par 
lui  ;  elle  pliait  sous  le  faix  de  ses  exigences.  Elle 
l'avait  porté  longtemps,  comme  son  fidèle  coursier, 
à  travers  la  Révolution;  mais  il  la  menait  par  de 
tels  chemins,  sur  le  bord  de  tels  précipices,  qu'elle 
n'allait  plus  si  bien  et,  sans  regimber,  hésitait. 


nale  n'a  pas  été  exercée  à  Lyon  avec  le  degré  de  force  qu'exigent  les 
intérêts  d'un  grand  peuple,  que  la  commission  temporaire  (de  Collot 
d'Herbois  et  Fouché)  déploya  d'abord  de  l'énergie,  mais  bientôt  céda  à 
la  faiblesse  humaine  qui  se  lasse,  etc.  La  persécution  fut  établie  contre 
les  patriotes.  Puis  il  rappelle  qu'il  a  défendu  ces  patriotes.  Et  le  rédacteur 
du  journal  étendant  complaisamment  la  pensée  de  Robespierre  :  «  Les  prin- 
cipes de  l'orateur  sont  d'arrêter  l'effusion  du  sang  versé  par  le  crime.  »  Ce 
qui  précède  explique  parfaitement  que  Robespierre  parle  spécialement  de 
Lyon,  des  ultra-terroristes  de  Lyon  qu'il  protégeait  contre  Fouché,  de  ceux 
qui  ne  se  contentaient  pas  des  seize  cent  quatre-vingt-deux  exécutions  faites 
sous  Collot  d'Herbois  et  Fouché. 

C'est  la  tête  de  ces  patriotes  que  Robespierre  prétend  avoir  sauvée  des 
persécutions  de  Fouché  et  qu'il  veut  protéger  encore.  Telle  est  si  bien  sa 
pensée  qu'il  invoque  à  l'appui  le  souvenir  de  Gaillard,  le  plus  violent  des 
ultra-terroristes  de  Lvon. 


380  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Il  voulait  faire  le  tour  de  force  de  lui  faire 
rayer,  chasser  son  dernier  président  Fouché  ;  il 
exigeait  qu'elle  se  donnât  cette  humiliation  et  ce 
démenti.  Il  prit  le  14  juillet,  lorsque  la  société, 
pleine  du  grand  anniversaire,  était  prête  aux  idées 
morales.  Ce  fut  après  une  attaque  (qui  parut  acci- 
dentelle, mais  qui  préparait)  sur  l'immoralité  de 
Rousselin  que  Robespierre,  au  nom  de  la  conscience, 
attaqua  l'immoralité  de  Fouché,  demanda  qu'on  le 
rayât.  Pour  faire  faire  à  la  société  ce  sacrifice 
d'amour-propre,  il  s'adressa  justement  à  son  amour- 
propre,  reprochant  à  Fouché  de  ne  pas  venir  se 
justifier  devant  la  respectable  société.  La  haine 
l'inspirant  contre  cet  homme,  en  effet  si  haïssable, 
il  fut  vraiment  éloquent  :  «  Craint-il  les  oreilles 
du  peuple?  craint-il  ses  yeux?...  Craint-il  que  sa 
triste  figure  ne  présente  visiblement  le  crime?  que 
six  mille  regards  fixés  sur  lui  ne  découvrent  dans 
ses  yeux  son  âme  tout  entière,  et  qu'en  dépit  de 
la  nature,  on  n'y  lise  ses  pensées?  » 

La  chose  ainsi  fut  emportée,  Fouché  rayé.  C'était 
la  seconde  fois  (la  première  fut  Clootz)  qu'il  leur 
rayait  leur  président.  Ils  obéirent,  mais  le  soir 
même  à  la  fin  de  la  séance,  ils  témoignèrent  leur 
chagrin  en  portant  à  la  présidence  un  membre  du 
Comité  de  sûreté,  Élie  Lacoste,  rapporteur  de 
l'affaire  des  Saint-Amaranthe,  si  nuisible  à  Robes- 
pierre. 

Cela  le  14  juillet.  Le  19,  la  Convention,  enhardie 
par    ce   choix   anti-robespierriste    des   jacobins,    fit 


CONSPIRATION    DU   LUXEMBOURG  381 

comme  eux  ;  elle  se  donna  pour  président  l'homme 
dont  les  poumons,  l'entrain,  la  violente  sensibilité, 
pouvaient  le  mieux  lutter,  au  besoin,  contre  Robes- 
pierre, l'ami  de  Fouché,  Collot  d'Herbois.  Celui-ci 
à  ce  moment  était  fort  populaire.  Il  jouait  une 
bonne  pièce.  On  a  vu  qu'il  avait  été  quelque  peu 
assassiné,  sauvé  par  un  serrurier  qui  fut  blessé  à 
sa  place.  Le  serrurier  étant  guéri,  Collot  s'était 
fait  son  cornac,  le  menait  partout,  le  montrait  à 
la  Convention,  aux  Jacobins,  aux  sections.  Il  l'em- 
brassait sur  les  chemins,  pleurait,  racontait  ses 
vertus  ;  il  s'était  à  peu  près  établi  chez  la  serru- 
rière,  voulant  éclipser  Robespierre,  qui  logeait  chez 
un  menuisier.  De  là  mille  scènes  pleureuses  de 
fraternisation  sans  fin,  humectées  de  plus  en  plus 
et  toujours  plus  attendries. 

Tout  au  contraire,  Robespierre,  triste  et  buveur 
d'eau,  venait  de  faire  une  chose  qui  assombrissait 
Paris. 

Le  14  juillet,  à  la  faveur  de  l'expansion  de  la  fête  et 
de  la  beauté  de  la  saison,  plusieurs  personnes  eurent 
l'idée,  heureuse  en  soi,  mais  sans  cloute  hasardée 
dans  un  tel  moment,  de  dresser  des  tables  dans 
les  rues ,  d'essayer  des  repas  civiques.  C'était 
une  idée  de  Danton.  Elle  fut  reprise  et  proposée 
par  la  section  peut-être  la  plus  affamée  de  Paris, 
la   pauvre  section   de   la   Cité l.    Riches  et   pauvres 

1.  Voir  aux  Procès-verbaux  de  la  section  de  la  Cité  (Archives  de  la  Pré- 
fecture de  police)  l'éloge  que  cette  section  fait  de  l'idée  du  banquet  et  de  celui 
à  qui  elle  l'attribue  :  «  Attendu  que  cette  glorieuse  journée  a  pris  naissance 
dans  la  personne  du  citoyen  Grenier,  son  nom  sera  au  procès-verbal.  » 


382  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

s'y  assirent,  et  il  y  eut  vraiment  un  moment  de 
fraternité  sincère.  Les  riches,  en  un  temps  pareil, 
étaient  trop  heureux  qu'on  voulût  bien  d'eux.  Ils 
savaient  gré  aux  sans-culottes  de  leur  cordialité: 
ceux-ci,  simples  et  confiants,  acceptaient  de  tout  leur 
cœur  les  politesses  des  riches.  S'ils  les  avaient 
vus  égoïstes,  ils  ne  s'en  souvenaient  plus.  Le  spec- 
tacle fut  admirable,  très  attendrissant.  Hélas  !  cela 
dura  un  seul  jour.  La  situation  réelle,  qui  n'en 
subsistait  pas  moins  en  dessous,  rendait  de  tels 
rapprochements  au  moins  bien  précoces.  La  sévé- 
rité était  nécessaire  encore,  la  justice,  et  elle  eût 
été  difficile  dans  ces  effusions  fraternelles. 

Ce  fut  cependant  une  chose  fort  impopulaire  et 
triste,  très  mal  vue  des  pauvres  autant  que  des 
riches,  quand  le  lendemain  la  Commune,  par  l'organe 
de  Payan,  flétrit  ces  repas,  les  découragea,  les 
déclara  suspects.  Barère  suivit  docilement  cette  impul- 
sion et  répéta  le  discours  de  Payan  à  l'Assemblée, 
ravi  d'appuyer  tout  ce  qui  pouvait  faire  haïr  les 
robespierristes. 

Ceux-ci  s'enfonçaient  eux-mêmes,  entrant  jus- 
qu'au cou  dans  le  sang.  Le  Luxembourg  rendant 
peu,  Herman  cherchait  à  la  Force,  aux  Carmes,  à 
Lazare.  Les  listes,  dressées  par  les  moutons  de 
ces  prisons,  de  concert  avec  les  administrateurs 
de  police  qui  y  résidaient,  passaient  au  bureau 
d'Herman,  qui  les  faisait  signer  au  Comité  de 
salut  public. 

Signer  de    qui?   Apparemment  des    membres   qui 


CONSPIRATION   DU   LUXEMBOURG  3X11 

étaient  là,  des  plus  assidus,  c'est-à-dire  le  plus 
souvent  des  travailleurs  du  Comité,  de  ceux  mêmes 
qui,  absorbés  entièrement  dans  leurs  fonctions, 
étaient  le  plus  étrangers  aux  idées  de  proscription. 

Etrange,  injuste  arrangement  qui  répartissait  la 
responsabilité  exactement  en  sens  inverse  de  la 
raison  et  de  la  justice  ! 

La  spécialité  était  tellement  établie  au  Comité 
que  personne  n'eût  discuté  les  choses  étrangères 
à  sa   sphère .  On  signait    les  yeux  fermés. 

Qui  eût  dû  signer?  Evidemment  les  trois  membres 
qui  eurent  successivement  la  surveillance  du  bureau 
de  police  d'Herman  :  Saint-Just,  Robespierre,  Cou- 
thon. 

Robespierre  restait  chez  lui.  Saint-Just  était  à 
l'armée.  Couthon  était  seul,  et  encore  assez  peu 
exact,  par  suite  de  ses  infirmités.  Les  œuvres  de  leur 
Herman  durent  être  constamment  endossées  par 
d'autres. 

Cette  situation  étrange  était-elle  supportée  patiem- 
ment? Non.  Le  seul  qui  osât  se  plaindre,  c'était  le 
seul  qui  fût  sûr  de  n'être  point  accusé  d'indulgence, 
Rillaud-Varennes.  Nous  le  savons  d'un  témoin  qu'on 
ne  peut  guère  récuser,  de  Saint-Just  lui-même.  Il 
dit  dans  son  dernier  discours  :  «  Rillaud  assiste  à 
toutes  les  séances  sans  parler,  à  moins  que  ce  ne 
soit  contre  Paris,  contre  le  tribunal  révolutionnaire.  » 


LIVRE   XXI 


CHAPITRE    PREMIER 

DES  CIMETIÈRES  DE  LA  TERREUR.  —  RÉCLAMATIONS  DU  FAUBOURG 

SAINT-ANTOINE 

(SUITE  DE  JUILLET-MESSIDOR). 


Vertige  et  blasement.  —  Grandes  chaleurs  et  craintes  d'épidémie.  —  La 
Madeleine.  —  Monceaux.  —  Exécutions  à  la  barrière  du  Trône.  —  Sainte- 
Marguerite.  —  Picpus.  —  Craintes  et  mécontentements  dn  faubourg.  —  On 
cherche  un  autre  cimetière.  —  Plan  d'un  monument  pour  brûler  les  morts. 
—  Les  dénonciateurs  s'effrayent  et  renoncent. 


La  situation  devenait  épouvantablement  tendue. 
On  pouvait  le  reconnaître  à  l'abattement  des  jacobins. 

Le  chiffre  des  prisonniers  avait  dépassé  huit  mille. 
On  en  avait  entassé  deux  mille  dans  la  seule 
enceinte,  fort  étroite,  des  Quatre -Nations  (aujour- 
d'hui l'Institut).  Plusieurs  de  ces  prisonniers  étaient 
les  noms  les  plus  populaires  de  la  France  :  Florian, 
Parny,  les  plus  glorieux,  Hoche  et  Kellermann, 
les  plus  patriotes,  Antonelle.  Qui  pouvait  se  vanter 
d'être  plus  avancé  que  le  chef  du  jury  de  1793! 

De    révolte ,    aucune    apparence .     Extrême     était 


CIMETIÈRES   DE  LA  TERREUR  385 

l'abattement.  La  guillotine  roulait  à  son  heure, 
faisait  son  repas.  Les  charrettes  de  cette  boucherie 
venaient  lui  apporter  sa  viande;  le  tombereau  retour- 
nait plein.  C'était  une  sorte  de  routine,  une  méca- 
nique arrangée.  Chacun  semblait  habitué.  Était-ce 
blasement  ou  vertige?  Ce  qu'on  peut  dire,  c'est 
que  l'homme  qui  semblait  tourner  cette  roue,  Fou- 
quier-Tinville,  commençait  à  s'éblouir.  On  assure 
qu'il  eut  l'idée  d'introniser  la  guillotine  au  tribunal 
même.  Les  comités  lui  demandèrent  s'il  était  devenu 
fou. 

La  terreur  n'augmentait  pas  :  soixante  têtes, 
quarante  ou  trente,  pour  l'effet,  c'était  même  chose. 
Mais  l'horreur  venait. 

Je  touche  ici  un  triste  sujet  ;  l'histoire  le  veut. 
Parvenu  au  plus  haut  de  la  Terreur,  j'y  trouve, 
comme  au  sommet  des  grandes  montagnes,  une 
extrême  aridité,  un  désert  où  la  vie  cesse.  Tout 
ce  que  je  vais  écrire  'est  tiré  littéralement  de  la 
sécheresse  administrative  des  actes  de  l'époque  \ 
La  pitié  était  éteinte  ou  muette,  l'horreur  parlait, 
le  dégoût,  l'inquiétude  cle  la  grande  ville,  qui 
craignait  une  épidémie.  Les  vivants  s'alarmèrent, 
crurent  être  entraînés  par  les  morts.  Ce  qu'on  n'eût 
osé  dire  au  nom  de  l'humanité,  on  le  dit  au  nom 
de  l'hygiène  et  de  la  salubrité. 


1.  Je  dois  tous  les  renseignements  qui  suivent  à  MM„  les  employés  des 
archives  de  la  Préfecture  de  la  Seine.  M.  Albert  Aubcrt  m'a  ouvert  ce  pré- 
cieux dépôt,  et  M.  Hardy  a  bien  voulu  faire  le  travail  très  considérable  qui 
pouvait  seul  éclaircir  ces  questions,  jusqu'ici  absolument  inconnues. 
t.  vu.  —  rév.  25 


386  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Si  Ton  songe  à  l'immensité  des  massacres  qui  se 
firent  sous  la  monarchie  à  diverses  époques,  sans 
que  Paris  ait  eu  les  mêmes  craintes,  on  s'étonnera 
que  douze  cents  suppliciés  en  deux  mois  l'aient 
inquiété  pour  la  santé  publique. 

Le  faubourg  Saint-Antoine,  qui,  depuis  cent  cin- 
quante ans,  enterrait  et  ses  morts  et  ceux  des 
quartiers  voisins  au  cimetière  Sainte -Marguerite 
(des  milliers  de  morts  par  an)  sans  souffrir  de  ce 
voisinage,  déclara  ne  pouvoir  supporter  le  surcroît, 
minime  en   comparaison,  des  guillotinés. 

La  chaleur  était  très  forte  et  sans  doute  aggra- 
vait les  choses.  Cependant  il  faut  remarquer  que 
les  plaintes  avaient  toujours  été  les  mêmes,  en 
tout  quartier,  en  toute  saison.  C'était  un  trait  général 
de  l'imagination  populaire.  Les  cimetières  des  suppli- 
ciés l'émouvaient,  l'inquiétaient,  lui  faisaient  tou- 
jours redouter  des  épidémies,  même  à  l'époque  où 
leur  nombre  très  limité  ajoutait  un  chiffre  vérita- 
blement imperceptible  au  chiffre  énorme  des  inhu- 
mations  ordinaires  de  Paris. 

Les  plaintes  avaient  commencé  dés  le  7  février 
(19  pluviôse),  en  plein  hiver,  au  quartier  de  la 
Madeleine,  quartier  bien  moins  peuplé  alors  et 
parfaitement  aéré.  Mais  le  roi,  mais  les  Girondins 
étaient  là;  l'imagination  en  était  préoccupée.  Les 
voisins  se  croyaient  malades.  La  Commune  (14  plu- 
viôse et  14  ventôse),  sur  ces  plaintes  réitérées, 
décida  que  le  cimetière  serait  fermé,  qu'on  enterre- 
rait à  Monceaux.   Du  5  mars  au  25  mars,    les  sec- 


CIMETIÈRES   DE    LA  TERREUR  387 

tions  y  enterrèrent.  Mais  les  guillotinés  étaient 
mis  encore  à  la  Madeleine.  Hébert  et  Glootz  furent 
les  derniers  qu'on  y  enterra  le  24. 

Le  25,  comme  on  a  vu,  l'accusateur  public  aver- 
tit l'exécuteur  que  désormais  les  corps  iraient  à 
Monceaux.  Danton,  Desmoulins,  Lucile,  Chaumette, 
ont  inauguré  ce  cimetière. 

L'autorité  n'ignorait  pas  l'amour  et  le  fanatisme 
qui  s'attachaient  à  ces  noms.  Elle  fît  pendant  quelque 
temps  un  mystère  des  inhumations  de  Monceaux. 
Les  suppliciés  étaient  d'abord  déposés  à  la  Made- 
leine, et  c'était  quelques  jours  après  qu'on  les  portait 
à  Monceaux,  sans  doute  pendant  la  nuit.  Les  voisins 
n'en  savaient  rien;  ils  croyaient  qu'on  les  enterrait 
au  haut  de  la  rue  Pigalle  (alors  le  cimetière  Roch)  ; 
ils  s'en  plaignaient  même  et  soutenaient  que  ces 
corps  des  suppliciés  produiraient  une  épidémie. 

Lorsqu'on  sut  positivement  leur  inhumation  à 
Monceaux,  ce  furent  d'autres  plaintes.  La  naissante 
commune  des  Batignolles,  si  aérée,  si  clairsemée, 
au  vent  du  nord,  dans  la  plaine  de  Glichy,  ne 
pouvait  plus,  disait -elle,  supporter  l'odeur  des 
cadavres.  Eu  réalité,  ce  petit  angle,  détaché  du  parc 
de  Monceaux  (dix-neuf  toises  en  tout  sur  vingt-neuf), 
se  comblait  et  regorgeait.  Quatre  immenses  sections 
de  Paris  venaient  y  enterrer  leurs  morts  (sept  mille 
en  moins  de  trois  ans).  Les  guillotinés  comptaient 
pour  bien  peu  dans  ces  nombres  énormes.  Ils  y 
vinrent  pendant  dix  semai»es  (du  25  mars  au  10  juin), 
et  du  jour  qu'ils  n'y  vinrent  plus,  les  plaintes  ces- 


sèrent  ;  les  voisins  ne  s'aperçurent  plus  de  la  pré- 
sence des  morts. 

Le  lendemain  de  la  terrible  loi  de  prairial,  qui 
devait  tellement  accélérer  la  machine  révolution- 
naire, on  décida  que  les  exécutions  n'auraient  plus 
lieu  à  la  place  de  la  Révolution,  qu'elles  se  feraient 
à  la  place  Saint-Antoine  (ou  de  la  Bastille).  Dès 
longtemps,  la  rue  Saint- Honoré  se  plaignait  du 
passage  des  fatales  charrettes;  ce  quartier,  le  plus 
brillant  alors,  le  plus  commerçant  de  Paris,  était 
inondé  à  ces  heures  d'un  flot  d'aboyeurs  mercenaires 
et  des  furies  de  guillotine,  affreux  acteurs,  toujours 
les  mêmes,  qui  mettaient  en  fuite  la  population  ; 
même  après,  la  rue  en  restait  attristée  et  funestée. 

Cette  décision  du  23  fut  réformée  le  24.  La  place 
de  la  Bastille  est  un  lieu  de  grand  passage  où 
arrivent  nos  routes  de  l'Est.  C'est  un  centre  de 
commerce  pour  les  deux  grands  arts  du  faubourg, 
le  fer  et  le  bois,  pour  l'ébénisterie  surtout  et  la 
fabrication  des  meubles,  qui  emploient  des  milliers 
de  personnes.  Cette  place  où  fut  la  Bastille,  où  sur 
ses  ruines  on  mit  pour  la  fête  du  10  août  la  Nature 
aux  cent  mamelles,  où  s'accomplit  la  scène  la  plus 
belle  et  la  plus  touchante  de  1793,  la  communion 
de  l'eau  sainte  entre  nos  départements,  c'était  le 
lieu  sacro-saint  de  la  Révolution,  bien  plus  que  la 
place  qui  sépare  les  Tuileries  des  Champs-Elysées. 
La  souiller  du  sang  des  aristocrates,  c'était  un  sacri- 
lège qui  devait  blesser  fort  la  délicatesse  patriotique 
du  faubourg. 


CIMETIÈRES   DE   LA  TERREUR  389 

On  recula  devant  son  opinion,  et  Ton  décida  qu'à 
partir  du  lendemain  (25  prarial,  13  juin),  les  exécu- 
tions se  feraient  à  l'autre  bout  du  faubourg,  à  la 
barrière  du  Trône. 

La  file  lugubre  des  charrettes  dès  lors  suivait  tout 
entière  la  longue,  l'interminable  rue.  Les  drames 
variés  qu'elles  offraient  aux  yeux  s'accomplissaient 
sous  les  yeux  des  rudes  travailleurs,  des  pauvres, 
des  populations  souffrantes,  partant  les  plus  irritées. 
Là,  la  fibre  était  plus  dure.  Cependant  les  accidents 
tragiques  de  famille  et  de  parentés,  la  grande  jeu- 
nesse des  uns  ou  la  vieillesse  des  autres,  toutes  ces 
choses  de  nature  étaient  peut-être  plus  senties  dans 
le  peuple  des  ouvriers  que  dans  le  monde  du  plai- 
sir, plus  facile  aux  larmes,  mais  au  fond  plus 
égoïste,  plus  prompt  à  détourner  les  yeux,  à  se 
refoncer  bien  vite  dans  les  jouissances  et  l'oubli. 
Au  faubourg,  au  contraire,  loin  des  distractions  du 
plaisir,  on  restait  sur  ces  impressions.  Les  femmes 
les  sentaient  fortement,  les  exprimaient  franchement, 
souvent,  au  foyer  du  soir,  les  retrouvaient,  les  ressas- 
saient. Sous  des  paroles  dures,  furieuses,  les  cœurs 
peu  à  peu  s'ébranlaient.  De  là  leur  immobilité  au 
9  thermidor.  Ils  ne  firent  rien  pour  soutenir  le  régime 
qui,  quarante  jours  durant,  les  avaient  saoulés,  dégoû- 
tés de  ce  rebutant  spectacle. 

La  jalousie  peut-être  aussi  y  fit  quelque  chose. 
On  avait  soulagé  de  tout  cela  les  beaux  quartiers 
de  Paris,  et  on  l'infligeait  au  pauvre  faubourg.  Belle 
récompense  de  son  patriotisme.  Il  devenait  l'abattoir, 


390  HISTOIRE    DU    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

le  cimetière  de  la  Révolution.  Les  condamnés,  menés 
vivants  le  long  du  faubourg,  morts  le  traversaient 
de  nouveau  pour  aller  se  faire  enterrer  au  centre 
même  du  quartier,  au  milieu  de  la  section  de  Mon- 
treuil,  au  cimetière  Sainte -Marguerite,  cimetière 
comble  et  regorgeant.  Dès  germinal,  les  élèves  du 
salpêtre,  qui  travaillaient  dans  l'église,  ne  suppor- 
taient pas,  disaient-ils,  la  puanteur  des  fosses  voi- 
sines. Le  26  prairial,  les  administrateurs  de  police 
écrivirent  que  le  faubourg  craignait  une  épidémie, 
si  l'on  ajoutait  les  guillotinés  à  ce  foyer  d'infec- 
tion. Cent  et  quelques  suppliciés  qu'on  y  enterra, 
jusqu'au  4  messidor,  portèrent  au  comble  l'inquié- 
tude et  l'irritation  de  la  section.  Les  habitants  décla- 
rèrent qu'ils  n'en  supportaient  plus  l'odeur. 

Il  y  avait  un  remède.  C'était  de  jeter  force  chaux, 
de  hâter  la  destruction.  A  quoi  se  trouva  un  obs- 
tacle. Les  suppliciés  étant  mis  pêle-mêle  à  Sainte- 
Marguerite  avec  les  morts  du  faubourg,  on  n'aurait 
brûlé  les  uns  qu'en  brûlant  les  autres.  Et  c'est  à 
quoi  s'opposait  la  sensibilité  du  peuple.  Les  sans- 
culottes  voulaient  que  leurs  morts  pourrissent  là  à 
loisir  et  tranquillement. 

Il  y  avait  bien  un  autre  cimetière  dans  le  fau- 
bourg, non  dans  la  section  de  Montreuil,  mais  dans 
celle  des  Quinze-Vingts.  C'était  celui  de  l'Abbaye 
Saint-Antoine  (aujourd'hui  hospice  des  Enfants).  La 
section  des  Quinze-Vingts,  désirant  fort  peu  qu'on 
mît  ce  dépôt  chez  elle,  montra  que  ce  cimetière  était 
de  peu  de  ressources  ;  à  dix  pieds  dessous,  on  ren- 


CIMETIÈRES   DE   LA  TERREUR  391 

contrait  l'eau.  Il  était  à  craindre  qu'on  ne  gâtât 
les  puits  du  voisinage...  On  n'avait  jamais  enterré 
là  que  les  dames  de  l'Abbaye,  assez  peu  nombreuses, 
L'église  était  devenue  un  grenier  à  grains  ;  ces  exha- 
laisons méphitiques  ne  les  altéreraient-elles  point? 
On  ne  manqua  pas  de  faire  valoir  encore  cette  consi- 
dération. 

La  Commune,  au  reste,  avait  choisi  un  autre 
local,  à  la  dernière  extrémité  du  faubourg,  à  Pic- 
pus,  près  du  mur  d'enceinte  de  la  barrière,  où  se 
faisaient  les  exécutions.  C'était  le  jardin  d'un  cou- 
vent de  chanoinesses.  Ce  bien  national  avait  été 
loué  à  un  spéculateur  qui  en  faisait  une  affaire, 
excellente  alors,  fort  commune,  que  faisaient  beau- 
coup de  gens.  C'était  une  maison  de  santé,  qui, 
pour  des  prisonniers  riches  ou  favorisés,  servait 
de  maison  d'arrrêt  ;  je  dis  prisonniers  des  deux 
sexes,  messieurs  d'autrefois,  grandes  dames.  La 
liberté  était  extrême  dans  ces  galantes  prisons;  on 
s'y  amusait  beaucoup  ;  l'incertitude  du  sort  rendait 
les  cœurs  tendres.  La  mort  était  une  puissante  et 
rapide  entremetteuse. 

Cette  maison,  jusque-là  fort  tranquille  en  ce  désert, 
se  trouva  fort  dérangée,  très  cruellement  surprise, 
quand  tout  à  coup  la  Commune,  «  pour  cause  d'uti- 
lité publique  »,  prit  la  moitié  du  jardin,  l'entoura 
de  planches,  se  mit  à  creuser  des  fosses.  Ces  pauvres 
suspects  eurent  sous  leurs  yeux  un  terrible  Mémento 
mori,  quand  chaque  fois  arrivait  le  tombereau  comble. 
Les  scènes  les  plus  funèbes   s'y  passaient  la  nuit. 


302  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

On  y  dépouillait  les  corps  en  plein  air  et  sous  le 
ciel,  pour  envoyer  les  habits  à  la  rivière,  de  là  aux 
hospices.  Les  employés  qui  verbalisaient  demandent 
à  la  Commune  (lettre  du  21  messidor)  qu'elle  leur 
bâtisse  au  moins  une  petite  échoppe  en  planches; 
car  le  vent  éteint  la  lumière  ;  ils  restent  en  pleines 
ténèbres  avec  leurs  guillotinés,  au  préjudice  réel 
de  la  chose  publique  ;  les  dépouilles,  dans  ce  cas, 
peuvent  disparaître  dans  l'ombre. 

Du  4  au  21  messidor  (23  juin- 12  juillet),  une 
première  fosse  fut  pleine.  La  Commune  en  fit  creu- 
ser une  seconde,  une  troisième.  Le  mécontente- 
ment du  faubourg  était  extrême,  et  non  sans  cause. 
Le  sang  inondant  la  place,  on  n'avait  su  d'autre 
remède  que  de  creuser  un  trou  de  une  toise  en 
tous  sens  où  il  tombait.  Le  terrain,  dur  et  argileux, 
n'absorbait  rien  :  tout  se  décomposait  là.  Affreuses 
s'étendaient  au  loin  les  émanations.  On  couvrait  ce 
trou  de  planches  ;  mais  cela  n'empêchait  pas  que 
tout  ce  qui  se  trouvait  sous  le  vent,  de  quelque 
côté  qu'il  soufflât,  ne  sentît,  à  en  vomir,  cette 
odeur  de  pourriture. 

«  Que  serait-ce,  dit  Poyet,  l'architecte  de  la  Yille 
chargé  d'examiner  la  chose,  si  ce  foyer  d'infection 
s'étendant  se  confondait  avec  celui  qui  se  forme  aux 
fosses  mêmes  qui  en  sont  peu  éloignées?  »  Il  pro- 
posait que  le  sang  fût  reçu  dans  une  brouette 
doublée  de  plomb,  et  qui,  chaque  jour,  après 
l'exécution,  serait  emportée. 

La  situation   du  faubourg    n'était   pas   rassurante 


CIMETIÈRES   DE   LA  TERREUR  393 

en  réalité.  Il  était  entre  trois  cimetières,  tous  trois 
alarmants.  Sainte -Marguerite  regorgeant,  il  avait 
fallu  enterrer  à  Saint- Antoine,  et  là  chaque  lit  de 
corps  n'avait  pas  quatre  pouces  de  terre.  Pour 
Picpus,  où  allaient  les  guillotinés,  on  n'en  soutenait 
pas  la  vue.  L'argile  repoussait  tout,  refusait  cle  rien 
cacher.  Tout  restait  à  la  surface.  La  putréfaction 
liquide  surnageait  et  bouillonnait  sous  le  soleil  de 
juillet.  La  voirie,  qui  fit  son  rapport,  n'osait  répondre 
que  la  chaux  absorbât  cette  odeur  terrible.  On  cou- 
vrit les  fosses  de  planches,  et  les  corps  étaient  jetés 
par  des  trappes.  On  y  jeta  la  chaux  en  masse,  mais 
on  versa  maladroitement  tant  d'eau  à  la  fois  que 
l'état  des  choses  empira  encore. 

Le  29  messidor,  on  songeait,  qui  le  croirait?  à 
quitter  Picpus,  à  conduire  les  guillotinés  à  Saint  - 
Antoine,  jugé  comble  le  27. 

L'architecte  trouva  (1er  thermidor)  un  terrain  hors 
des  barrières  sur  la  route  de  Saint -Mandé.  C'était 
une  vieille  carrière  de  sable  abandonnée  qu'on 
appelait  Mont-au-Poivre.  Seulement  il  fallait  le  temps 
de  l'approprier  à  la  chose.  Il  fallait  au  moins  le 
fermer  de  planches  et  creuser  les  fosses.  En  notant 
ces  dispositions,  il  fait  cette  curieuse  remarque  : 
«  Qu'elles  permettront  de  conserver  une  belle  vigne 
et  des  arbres  dont  il  serait  intéressant  de  récolter 
les  fruits.  » 

Pour  tout  préparer,  il  fallait  quelques  jours,  mais, 
quelque  promptitude  qu'on  y  mît,  la  guillotine  allait 
si  vite  que  Picpus,  comble  et  surchargé,  fermentant 


39i  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  plus  en  plus,  risquait  de  faire  fuir  tout  le  monde, 
de  chasser  ses  fossoyeurs.  La  Commune,  avertie  le 
8  thermidor,  pensa  qu'on  pourrait  bien  attendre 
encore  un  jour  ou  deux,  prescrivant  seulement  «  de 
brûler  sur  les  fosses  du  thym ,  de  la  sauge  et  du 
genièvre  pendant  les  inhumations  ». 

Un  architecte,  sans  nul  doute  inspiré  de  ces  sou- 
venirs, imagina  un  monument  pour  la  combustion 
des  morts  qui  aurait  tout  simplifié.  Son  plan  était 
vraiment  propre  à  saisir  l'imagination.  Représentez- 
vous  un  vaste  portique  circulaire,  à  jour.  D'un 
pilastre  à  l'autre,  autant  d'arcades,  et  sous  chacune 
est  une  urne  qui  contient  les  cendres.  Au  centre, 
une  grande  pyramide  qui  fume  au  sommet  et  aux 
quatre  coins.  Immense  appareil  chimique,  qui,  sans 
dégoût,  sans  horreur,  abrégeant  le  procédé  de  la 
nature,  eût  pris  une  nation  entière  au  besoin,  et 
de  l'état  maladif,  orageux,  souillé,  qu'on  appelle  la 
vie,  l'eût  transmise,  par  la  flamme  pure,  à  l'état 
paisible  du  repos  définitif. 

Il  eut  cette  idée  après  la  Terreur  et  la  proposa 
en  l'an  vu,  par  un  pressentiment,  sans  doute,  de 
l'accroissement  immense  qu'allait  recevoir  l'empire 
de  la  Mort.  Qu'était-ce  que  les  douze  cents  guillo- 
tinés de  ces  deux  mois  (de  prairial  en  ther- 
midor), en  présence  des  destructions  prodigieuses 
par  lesquelles   commence   le  dix-neuvième  siècle1? 

Revenons.   Cette  attitude  du  faubourg,   ces  récla- 

1.  Ce  qu'on  a  guillotiné  d'hommes  à  Paris  pendant  toute  la  Révolution  fait 
la  quarantième  partie  des  morts  d'une  bataille,  de  la  Moskowa. 


CIMETIÈRES   DE    LA  TERREUR  3(XJ 

mations,  l'horreur,  le  dégoût  qui  gagnaient  Paris, 
étaient  bien  capables  d'enhardir  les  autorités  qui 
voudraient  enfin  enrayer. 

L'angoisse  était  telle  aux  prisons ,  la  pâleur  des 
prisonniers,  la  défaillance  des  femmes,  que  les  fai- 
seurs de  listes  mêmes  ne  tinrent  pas  à  ce  spectacle. 
Dans  des  lettres  éperdues  à  Garnol,  à  Lindet,  à  Amar, 
ils  déclarèrent  qu'il  leur  était  impossible  de  soutenir 
davantage  leur  horrible  rôle,  qu'ils  défaillaient,  qu'on 
eût  pitié  d'eux. 

D'autre  part,  la  commission  du  Louvre,  jalouse  du 
bureau  d'Herman,  déclara  qu'un  de  ces  moutons  en 
qui  il  avait  confiance  était  un  aristocrate  qui,  le 
10  août,  tirait  sur  le  peuple. 

Le  Comité  de  sûreté,  fort  de  cette  révélation,  reprit 
quelque  hardiesse.  Amar,  si  faible  jusque-là,  se 
hasarda  jusqu'à  dire  :  «  Qu'il  était  indigné  des 
confidences  dont  les  administrateurs  de  police  se  fai- 
saient l'intermédiaire  au  Luxembourg.  »  Confidences 
de  qui  à  qui?  Il  n'osait  le  dire  encore.  Mais  tout 
le  monde  comprenait  :  «  Confidences  du  mouton 
Boyenval,  transmises  par  l'administrateur  Wiltcheritz 
au  bureau  d'Herman  et  Lanne.  » 

On  répétait  une  parole,  échappée  à  Collot  d'Her- 
bois,  mot  terrible,  de  l'histrion  aux  vertueux!  de 
l'homme  des  mitraillades  au  parti  des  philanthropes  : 
ce  Que  nous  restera -t-il  donc,  lorsque  vous  aurez 
démoralisé  le  supplice  ?  » 


393  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE   II 

MOUVEMENT  DES  DEUX  PARTIS.  —  RORESPIERRE  AU  COMITÉ. 
(l9r-5  THERMIDOR,  19-23  JUILLET  1794). 


Attitude  menaçante  des  robespierristes.  —  Les  Comités  subordonnent  le 
bureau  de  police  robespierriste.  —  Robespierre  revient  au  Comité,  accuse 
Carnot.  —  Essai  de  rapprocbement.  —  Quelles  têtes  demandait  Robes- 
pierre. 


Robespierre  avait  perdu  beaucoup  de  sa  force 
morale.  Ses  forces  matérielles   étaient  tout  entières. 

Ni  lui  ni  ses  adversaires  ne  voulaient  agir.  Ils  s'en 
tenaient  aux  paroles.  Aux  dénonciations  plus  ou 
moins  directes  des  Jacobins  contre  les  comités 
répondaient  dans  la  Convention  les  allusions  de 
Barère. 

Mais,  quelque  éloignement  qu'eût  Robespierre  pour 
en  venir  aux  actes,  le  parti  pouvait  dépasser  son 
chef.  Ce  parti  était  comme  ivre  de  la  bataille  de 
Fleurus.  La  poudre  lui  montait  à  la  tête.  Si  Saint-Just 
avait  brisé  l'épée  de  la  coalition,  comment  Henriot 
et  ses  braves  ne  briseraient-ils  pas  à  Paris  la  plume 
des  comités? 

Henriot  était  terrible.  Dans  Paris,   hors  de  Paris, 


MOUVEMENT   DES   DEUX  PARTIS  397 

on  le  rencontrait  partout,  caracolant,  sabre  nu,  avec 
ses  gens  en  moustaches,  sur  les  routes,  allant  dîner 
à  Charenton,  à  Alfort;  ils  couraient  quatre  de  front, 
renversant  tout  sur  le  passage,  jurant,  sacrant, 
croyant  sabrer  les  ennemis  de  Robespierre. 

À  la  Commune,  Payan,  tête  bien  autrement  saine, 
homme  du  Midi  pourtant,  tout  nouveau  dans  le  parti 
et  brûlant  de  fanatisme ,  n'était  pas  maître  de  son 
impatience.  Il  lui  arriva  (fin  messidor)  de  convoquer 
à  la  Commune,  sans  motif  bien  déterminé,  les  quatre 
ou  cinq  cents  membres  des  comités  révolutionnaires. 
Que  voulait-il?  qu'aurait-il  fait?  Le  Comité  de  salut 
public  fut  plus  ferme  qu'on  ne  l'aurait  cru;  il  agit 
comme  il  avait  fait  (4  novembre)  contre  Ghaumette, 
il  annula  la  convocation. 

Le  Comité,  pour  affaiblir  Henriot,  avait  fait  partir 
de  Paris  une  bonne  moitié  des  canonniers  des 
sections.  Avec  l'autre  moitié  pourtant,  avec  la  gen- 
darmerie, avec  la  facilité  de  tirer  de  la  Commune 
l'ordre  de  battre  le  rappel,  Henriot  restait  formi- 
dable. 

Un  autre  élément  militaire,  infiniment  combustible, 
était  la  création  nouvelle  de  la  plaine  des  Sablons, 
la  jeune  École  de  Mars.  Trois  mille  enfants  de 
sans-culottes,  garçons  de  seize  à  dix-huit  ans,  en 
costume  demi-romain,  y  campaient  et  s'exerçaient, 
chauffés  à  blanc  par  David  et  par  Lebas.  C'était 
certainement  pour  prendre  influence  sur  cette  école 
que  Lebas  était  resté  à  Paris,  au  lieu  d'aller  avec 
Saint-Just.  Son  caractère  jeune  et  chaleureux  devait 


398  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

lui  donner  action  sur  ces  tous  jeunes  militaires  ; 
il  ne  pouvait  manquer  de  leur  communiquer  quelque 
chose  de  son  fanatisme  pour  Robespierre,  fana- 
tisme ardent,  sincère,  d'autant  plus  contagieux.  Il 
y  avait  à  parier,  en  cas  de  collision,  que  la  garde 
nationale  se  diviserait,  mais  que  l'École  de  Mars 
mettrait  du  côté  de  Robespierre  le  poids  de  son 
enthousiasme  et  de  ses  trois  mille  baïonnettes. 
Étrange  situation  !  la  décision  du  grand  coup  qui 
allait  trancher  la  chose  pouvait,  comme  en  juin  1848, 
se  trouver  aux  mains  des  enfants  ! 

Les  comités,  contre  ces  forces,  n'étaient  pas  même 
sûrs  de  la  police  du  Comité  de  sûreté,  dont  le 
chef  Héron  était  entièrement  aux  ordres  de  Robes- 
pierre. 

L'ordre  légal  et  le  pouvoir  de  présenter  des 
décrets,  c'est  tout  ce  qu'ils  avaient  en  mains.  Ils 
ne  pouvaient  comploter  qu'à  la  tribune  et  dans 
l'opinion. 

Ils  firent  quatre  choses  d'une  décision  vraiment 
vigoureuse,   hardie  : 

1°  Yadier  proposa,  l'Assemblée  vota  qu'avant  deux 
mois  tout  laboureur,  tout  artisan  sortirait  de  prison, 
et  de  plus  les  détenus  d'avant  la  loi  de  Prairial.  Ce 
mot  établissait  bien  que  la  loi  robespierriste  était 
le  cachet  de  mort  qui  maintenant  fermait  les  prisons, 
qu'elle  seule  y  avait  mis  l'inscription  :  «  Plus  d'es- 
pérance. »  La  Terreur  se  trouvait  nommée  du  nom 
même  de  Robespierre. 

2°  Ils  déclarèrent  supprimé,  réuni   à   la  police  du 


MOUVEMENT   DES   DEUX   PARTIS  399 

Comité  de  sûreté  le  bureau  cl'Herman ,  c'est-à-dire 
la  police  robespierriste.  Coup  d'audace,  inexplicable 
jusqu'ici  ;  mais  ce  qu'on  vient  de  dire  de  l'attitude 
de  Paris  aide  à  le  comprendre  ;  Robespierre  y  consen- 
tit-il? Gela  n'est  pas  impossible. 

3°  Ces  deux  mesures  les  auraient  perdus,  comme 
indulgents,  s'ils  n'y  avaient  joint  deux  mesures 
terribles.  Le  2  thermidor,  les  deux  comités  réunis, 
ayant  sous  les  yeux  les  noms  de  tous  les  détenus, 
prirent  cent  trente-huit  noms,  les  plus  aristocratiques. 
Ce  sont  les  exécutés  des  4,  5,  6  thermidor.  Amar, 
Louis,  Dubarran,  Youlland,  Ruhl,  signèrent  pour 
le  Comité  de  sûreté  ;  Gollot  et  Billaud  pour  le 
Comité  de  salut  public,  et  Couthon  encore.  Ils 
envoyèrent  cette  liste  à  Robespierre  et  le  rirent 
signer  l. 

Avec  cela  ils  étaient  couverts.  S'il  les  accusait 
d'indulgence,  ils  tiraient  leur  liste,  disaient  :  «  Votre 
police  a  glané,  a  pris  quelques  têtes  nobles... 
Nous,  d'une  fauchée  ou  deux,  nous  avons  fait  voler 


1.  Les  listes  de  messidor  et  thermidor  ont  été  généralement  détruites,  sans 
doute  par  les  comités,  et  probablement  parce  qu'elles  ne  portaient  pas  la 
signature  de  Robespierre.  Herman,  son  homme,  qui  faisait  signer  ses  listes  au 
Comité  de  salut  public,  se  gardait  bien  de  faire  signer  son  maître.  —  On  n'a 
conservé  que  trois  listes  :  1°  celle  des  cent  cinquante-quatre  (20-22  messidor), 
principal  monument  des  conspirations  des  prisons  fabriquées  par  Herman; 
2°  la  liste  des  cent  trente-huit  (2  thermidor),  où  les  deux  comités  tirent 
signer  Robespierre  avec  eux;  enfin  une  liste  (du  3  thermidor)  contenant 
trois  cent  dix-huit  noms,  signée  d'Amar,  Vadier,  E.  Lacoste,  Voulland,  Ruhl 
et  Barère,  Collot,  Billaud,  Prieur.  Ces  deux  listes,  chargées  de  noms  aristo- 
cratiques, furent  gardées  par  les  comités,  sans  doute  pour  prouver  au  besoin 
qu'on  les  accusait  à  tort  de  faiblesse  et  d'indulgence.  —  Tel  est  le  résultat 
de  la  recherche  que  M.  Lejean  a  bien  voulu  faire  pour  moi  aux  Archives. 


400  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

la  tète  même  de  l'aristocratie...  De  quel  côté  est 
l'indulgence  ?  » 

4°  Ils  gardaient  encore  pour  défense  une  propo- 
sition, violente  en  apparence,  sage  peut-être  en 
réalité  ;  c'était  de  ne  plus  concentrer  à  Paris  les 
jugements,  les  exécutions,  de  créer  des  tribunaux 
ambulants.  Nul  doute  que  l'horreur  n'eût  été  moins 
grande.  Rien  n'était  plus  choquant,  plus  funeste 
à  la  République,  que  de  centraliser  la  mort  au 
point  le  plus  lumineux  de  la  France,  au  centre  du 
monde  civilisé. 

Des  mesures  si  vigoureuses  avertissaient  forte- 
ment le  parti  robespierriste,  le  poussaient  vers 
l'action.  Qu'il  la  voulût,  et  prochaine,  une  chose 
le  fit  assez  connaître  :  des  poudres  destinées  à 
l'armée  du  Nord  s'étant  présentées  pour  sortir  à  la 
barrière  de  la  Yillette,  un  officier  d'Henriot,  com- 
mandant du  poste,  prit  sur  lui  d'empêcher  la  sortie. 
Pourquoi  retenir  ces  poudres,  si  l'on  ne  voulait  s'en 
servir  ? 

D'où  partirait  l'étincelle  ?  Des  plus  jeunes  peut- 
être,  de  l'École  de  Mars.  Ce  que  le  Comité  craignait 
le  plus,  c'était  qu'on  ne  persuadât  aux  élèves  qu'il 
se  défiait  d'eux,  et  que,  par  là,  on  ne  les  poussât 
peu  à  peu  à  l'action. 

Il  fit  une  chose  très  habile.  Les  canons  que  lais- 
saient à  Paris  les  canonniers  qui  partaient,  il  les 
envoya  à  l'École,  les  remit  aux  élèves  pour  leurs 
exercices.  On  a  vu  déjà  plusieurs  fois  le  goût  tout 
particulier  de  nos  soldats  pour  l'artillerie.  Tour  des 


MOUVEMENT   DES   DEUX   PARTIS  401 

soldats,  de  seize  ans,  c'était  amour,  c'était  folie  ; 
les  canons,  reçus  aux  Sablons,  furent  tendrement 
accueillis,  amicalement  hébergés,  flattés,  caressés, 
embrassés.  La  chose  aussi  était  sensible  à  la  vanité 
de  l'École  ;  les  élèves,  décidément,  étaient  donc 
des  hommes,  des  hommes  sûrs  et  de  confiance. 
Ils  se  regardèrent  dès  lors  comme  la  garde  cons- 
tituée de  la  Convention. 

Les  plaintes  que  fit  Gouthon  aux  Jacobins,  et 
sur  l'inutilité  de  l'École  et  sur  ces  canons  confiés, 
indiquaient  la  mauvaise  humeur  des  robespierristes, 
mais  n'étaient  pas  de  nature  à  leur  concilier  les 
élèves. 

Tout  cela  le  5  thermidor.  Ce  même  jour,  le 
Comité  dénonça  à  la  Convention  les  poudres  arrê- 
tées, envoya  les  canons  à  l'École,  et  le  soir,  non 
sans  étonnement,  il  vit  arriver  Robespierre. 

Que  voulait-il  en  revenant  au  milieu  de  ses  enne- 
mis ,  après  cette  longue  absence  ?  les  tromper  ? 
gagner  du  temps  jusqu'au  retour  de  Saint-Just, 
qui  revenait  de  l'armée,  et  sans  lequel  il  ne  voulait 
point  agir  ? 

Je  ne  le  crois  pas.  Son  caractère  était  autre  ;  il 
ne  voulait  point  l'action.  Ce  qu'il  voulait,  c'était 
d'essayer  encore  une  fois  s'il  exercerait  sur  eux 
cette  fascination  si  puissante  à  laquelle  ils  cédaient 
toujours,  et  qu'ils  avaient  subie  encore  le  soir  du 
rapport  sur  la  Mère  de  Dieu,  s'il  tirerait  d'eux, 
sans  combat,  par  simple  intimidation,  le  prix  capital 
du  combat,   l'abandon    de  quelques-uns   des   Mon- 

T.  VII.  —   RÉV.  26 


tagnards  et,  par  suite,  la  rupture  de  cette  ligue 
des  comités  et  de  la  Montagne  qui  faisait  la  force 
de  ses  ennemis. 

Il  venait  armé,  ayant  acquis  une  nouvelle  prise 
sur  eux.  L'occasion  qu'il  attendait  de  pouvoir  atta- 
quer Garnot  et  le  Comité,  il  l'avait  en  mains.  «  Pour- 
quoi avait-on  affaibli  l'armée  de  Fleurus,  pourquoi 
n'avail-on  pas  suivi  la  victoire  ?  »  Saint-Just  s'en 
plaignait  amèrement  dans  ses  lettres.  Il  revenait 
les  mains  pleines  d'ordres  de  Garnot  qui  pouvaient 
servir  à  lui  faire  son  procès. 

On  avait,  il  est  vrai,  pris  des  places  maritimes. 
Nieuport,  et  dans  cette  ville  une  forte  garnison 
anglaise;  mais  c'était  là  justement  ce  qui  accablait 
le  Comité.  Le  représentant  Choudieu,  tout  héber- 
tiste  qu'il  était,  n'avait  pas  cru  devoir  suivre  le 
décret  qui  défendait  de  prendre  aucun  Anglais  vivant. 
Il  avait  sauvé  cette  garnison,  et  le  Comité  l'approu- 
vait. 

Le  texte  de  Robespierre  était  trouvé  :  on  ménage 
l'Angleterre...  On  mollit,  on  se  relâche...  On  fait 
sa  cour  à  l'ennemi,  etc.  Il  se  mit  à  rappeler  les 
crimes  de  Pitt,  la  guerre  que  l'Angleterre  faisait 
à  la  Révolution  par  toute  la  terre,  demanda  si  les 
rois  ménageaient  les  patriotes,  s'attendrit  sur  leurs 
victimes...  Les  larmes  lui  vinrent1... 

En  d'autres  temps,    on   eût  pris  ces  larmes  pour 


1.  C'est  Carnot  lui-même  qui  a  donné  ces  détails.  {Revue  indépendante,  X, 
525,  25  juin  1845.) 
Ils  sont  présentés  d'une  manière  très  hostile;  il  semble  que  Robespierre 


MOUVEMENT   DES   DEUX   PARTIS  403 

hypocrites  ;  mais  alors,  chez  les  politiques  mêmes, 
malgré  le  machiavélisme  voulu  et  prémédité,  il  y 
avait  un  fonds  remarquable  de  candeur.  Ces  larmes 
que  le  Comité  n'avait  pas  prévues  le  touchèrent 
lui-même  ;  les  plus  ennemis  de  Robespierre,  ceux 
qui  désiraient  sa  perte,  se  souvinrent  qu'en  ce 
grand  homme,  tout  dangereux  qu'il  était,  subsis- 
taient pourtant  la  garantie  la  plus  sûre  et  le  palla- 
dium de  la  Révolution. 

Les  uns  et  les  autres,  il  faut  le  dire,  et  Robes- 
pierre et  ses  ennemis,  portaient  la  France  et  la 
liberté  dans  le  cœur. 

Une  vive  intuition,  trop  vraie,  leur  traversa  l'es- 
prit, que  par  leur  dispute  acharnée  ils  perdaient 
la  République;  que,  Robespierre  leur  manquant, 
les  comités  entamés  ne  se  défendraient  pas  long- 
temps; que,  les  comités  brisés,  la  Montagne  en 
minorité,  serait  dévorée  par  la  Plaine  ;  que  la  Con- 
vention elle-même  succomberait  à  la  réaction. 

Collot  d'Herbois,  homme  mobile,  de  sensibilité 
facile,  se  jeta  presque  aux  genoux  de  Robespierre 
et  le  pria  d'avoir  pitié  de  la  patrie. 

Robespierre  était- il  maître  de  les  écouter?  Cela 
est  douteux.  Il  était  un  système  autant  qu'un  homme 
vivant.  Ce  grand  procès-  d'épuration  où  nous  l'avons 
vu   se  lancer,  sa  fatalité  était  de  le  suivre.  Quand 


pleure  précisément  de  ce  que  le  sang  n'a  pas  été  versé.  On  n'indique  pas  le 
jour,  mais  il  n'y  en  a  qu'un  possible.  Après  la  prise  de  Nieuport  (30  mes- 
sidor, 18  juillet),  Robespierre  vint  une  seule  fois  au  Comité  (5  thermidor, 
23  juillet). 


404  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

ses  haines  lui  auraient  permis  de  revenir  en  arrière, 
il  avait  mis  dans  les  cœurs  une  si  incurable  défiance 
qu'entre  lui  et  bien  des  hommes  il  n'y  avait  de 
traité  que  la  mort.  Les  représentants  des  missions 
de  1793  étaient  revenus  sur  leurs  bancs  poursuivis 
par  des  millions  d'accusateurs  qui,  derrière,  pous- 
saient Robespierre,  lui  constituaient  bon  gré  mal 
gré  une  royauté  judiciaire,  lui  dressaient  un  trône 
de  fer  pour  juger  la  Convention. 

Lui-même  d'ailleurs,  né  monarchiste,  comme  la 
France  de  l'Ancien-Régime,  entraîné  (mais  assez 
tard)  vers  l'idéal  républicain,  l'état  des  mœurs,  la 
corruption,  la  discorde,  l'avaient  déjà  découragé. 
Il  doutait,  pour  le  moment,  du  gouvernement  col- 
lectif; il  le  rejetait  du  moins  dans  l'avenir,  ne 
croyait  pas  que  le  pays  pût  se  guérir  sans  l'inter- 
vention spéciale  d'un  médecin  unique  qui  lui  appli- 
querait les  sévères  remèdes  dont  il  avait  besoin. 
Ses  amis,  aidés  ainsi  par  les  circonstances,  avaient 
réussi  enfin  à  le  convertir  à  la  dictature.  Elle  lui 
apparaissait  comme  un  mal  nécessaire.  Pour  l'as- 
seoir, cette  dictature,  il  fallait  d'abord  renverser 
les  dictateurs  existants,  je  veux  dire  Garnot  pour 
la  guerre  et  Gambon  pour  les  finances,  enfin  les 
deux  comités. 

Donc  nulle  paix  n'était  possible.  «  Que  deman- 
dez-vous? »  dirent-ils.  A  cela  il  ne  pouvait  répondre; 
il  eût  dit,  s'il  eût  été  franc  :  «  Vos  têtes  d'abord.  » 

Il  ne  pouvait  que  leur  nommer  celles  qui  devaient 
tomber   dans   la   Convention.    Quelles   étaient-elles  ? 


MOUVEMENT   DES  DEUX  PARTIS  405 

Si  l'on  en  croyait  la  liste  écrite  par  la  Commune 
le  9  thermidor,  on  n'eût  demandé  (outre  cinq 
membres  des  comités)  que  les  représentants  Léonard 
Bourdon,  Fréron,  Tallien,  Panis,  Dubois-Crancé, 
Fouché,  Javogues  et  Granet. 

Cette  liste  visiblement  n'indique  que  ceux  qu'on 
croyait  obtenir  ;  les  noms  les  plus  forts  y  manquent. 
On  n'y  voit  pas  Billaud-Varennes,  son  vrai  rival  de 
terreur,  Bourdon  le  rouge,  son  redoutable  interrup- 
teur, Lecointre,  qui  avait  dressé  son  acte  d'accusation 
(Robespierre  le  savait)  dès  le  25  prairial,  Merlin 
(de  Thionville),  dont  il  haïssait  tant  la  popularité 
militaire.  La  longue  queue  des  dantonistes  et  des 
hébertistes  y  aurait  passé  de  droit.  Celle  des  mara- 
tistes  aussi  :  Ruamps,  pour  le  cri  décisif  qui  arrêta 
la  loi  de  Prairial;  Bentabole,  pour  sa  vive  et  auda- 
cieuse opposition  en  plusieurs  moments  très  graves; 
Sergent  (qui  l'assure  clans  ses  notes),  mais  pour 
quel  grief?  Était-ce  pour  les  comptes  de  la  Com- 
mune, vraiment  impossibles  à  rendre  ?...  Quand  on 
voyait  menacés  des  hommes  aussi  inoffensifs  que 
Sergent  et  Panis,  ces  lointaines  antiquités  de  1792, 
qui  pouvait  se  croire  en  sûreté? 

Si  les  comités  consentaient  à  entamer  de  nouveau 
la  Montagne,  s'ils  livraient  à  Robespierre  l'Assemblée 
qui  venait  de  leur  accorder  des  votes  pour  se  garder 
de  Robespierre,  ils  livraient  leurs  propres  gardiens, 
ils  se  livraient  eux-mêmes. 

Ils  montrèrent  plus  de  fermeté  qu'on  n'eût  attendu. 
Élie  Lacoste  articula  simplement  et  fortement  leur 


403  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

principal  grief,  celte  absence  dénonciatrice  qui 
jetait  sur  les  Comités  la  responsabilité  de  toutes 
les  mesures  révolutionnaires.  Robespierre  promit 
que,  pour  cacber  du  moins  devant  l'Europe  la  divi- 
sion intérieure  du  gouvernement,  Saint-Just  con- 
certerait avec  les  Comités  un  rapport  général  sur 
la  situation. 

Les  uns  et  les  autres,  s'étant  approchés  et  vus, 
avaient  bien  mieux  senti  qu'ils  étaient  inconci- 
liables. Lesquels  trouveraient  les  premiers  le 
moment  d'accabler  les  autres?  C'était  l'unique 
question... 

La  seule  nouvelle  cependant  que  Robespierre 
était  revenu  au  Comité,  l'assurance  que  Barère 
donna  à  l'Assemblée  que  le  gouvernement  avait 
retrouvé  la  plus  complète  unité,  terrifia  la  Montagne, 
spécialement  les  cinq  ou  six  qui  croyaient  périr 
les  premiers.  Coutbon,  dans  ses  homélies  aux  jaco- 
bins, disait  toujours  cinq  ou  six.  Tallien,  Fouché, 
Bourdon,  Fréron,  Lecointre,  assiégeaient  les  Comi- 
tés :  «  Nous  livrerez- vous?  disaient-ils.  —  Jamais. 
—  Eh  bien,  attaquons.  —  Pas  encore.  » 

Ils  résolurent,  voyant  que  les  Comités  ajournaient 
toujours,  de  faire  leurs  affaires  eux-mêmes  et,  s'ils 
ne  pouvaient  accuser,   de  poignarder  le  tyran. 


DISCOURS   ACCUSATEUR   DE   ROBESPIERRE  407 


CHAPITRE   III 

DISCOURS   ACCUSATEUR   DE    ROBESPIERRE.   —   L'ASSEMBLÉE 
REFUSE  L'IMPRESSION  (8  THERMIDOR,  26  JUILLET  1794). 


Adresse  des  jacobins.  —  Barère  annonce  qu'on  parle  d'un  31  mai.  — 
Dernier  discours  de  Robespierre,  8  thermidor.  —  Son  apologie.  Ses  accusa- 
tions. —  Il  accuse  spécialement  Cambon.  —  Il  accuse  les  Comités  et  une 
coalition.  —  L'Assemblée  vote  l'impression.  L'Assemblée  se  rétracte. 


Robespierre,  par  une  seconde  vue  de  haine  et 
de  peur,  assistait  à  leurs  pensées 

Contre  ces  poignards  aiguisés,  que  préparait-il? 

Il  avait  des  forces  très  réelles  et  n'en  voulait 
point  user  : 

La  Commune  et  la  force  armée,  l'administration 
peuplée  des  siens,  les  jacobins,  les  tribunaux,  la 
police  municipale,  celle  même  du  Comité  de  sûreté!... 

Mais  ce  n'était  pas  sur  tout  cela  qu'il  comptait. 
Caractère  remarquable  de  cet  âge!  invincible  respect 
de  la  loi!...  Disposant  de  tant  de  moyens,  il  comptait 
sur  un  discours. 

Il  le  préparait  depuis  un  mois,  ce  discours,  le 
forgeait  et  le  reforgeait.  Les  nombreuses  variantes 
témoignent  assez    et    de    son    travail    infatigable  et 


408  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de    l'importance    des    résultats    qu'il    en    attendait. 

Cette  baliste,  cette  catapulte,  cette  grande  machine 
de  guerre  qu'il  roulait  contre  l'ennemi,  pour  lui 
préparer  le  chemin,  d'après  la  stratégie  du  temps, 
il  fallait  faire  marcher  devant  une  forte  adresse 
jacobine. 

.  Le  6  thermidor  au  soir,  Gouthon  chauffa  la  chose. 
Il  dénonça  aux  Jacobins  le  renvoi  des  canonniers, 
le  don  des  canons  à  l'École  de  Mars,  fit  voter 
l'adresse  qui,  le  7,  fut  lue  à  la  Convention. 

Elle  était  violente,  mais  vague.  Sauf  le  mouve- 
ment des  armées  (c'est-à-dire  Carnot)  attaqué  assez 
clairement,  le  reste  flottait.  Elle  accusait  les  indul- 
gents. Mais  il  fallait  véritablement  être  bien  au  cou- 
rant de  la  polémique  du  temps  pour  reconnaître 
là  ceux  qu'on  désignait,  Fouché  et  Dubois-Crancé. 
C'étaient  eux  qu'en  réalité  les  Jacobins  venaient  de 
rayer  comme  indulgents. 

Dubois-Crancé  répondit.  Il  réfuta  pour  la  dixième 
fois  la  calomnie  cent  fois  redite  et  récemment  par 
Robespierre,  d'avoir  laissé  échapper  les  insurgés 
lyonnais.  La  Convention  lui  accorda  qu'un  rapport 
fût  fait  sous  trois  jours,  prenant  visiblement  à  cœur 
cette  cause,  qui  était  celle  de  deux  cents  représen- 
tants revenus  de  mission. 

Ce  qui  porterait  à  croire  que,  dans  la  société 
jacobine,  travaillée  et  partagée  par  l'intrigue  de 
Fouché,  cette  influence  avait  été  forte  jusque  dans 
l'adresse,  c'est  que  cette  pièce,  destinée  à  fortifier 
Robespierre,  rappelait,  par  une  inconséquence,  vou- 


DISCOURS  ACCUSATEUR  DE   ROBESPIERRE  409 

lue  sans  nul  doute,  les  choses  qu'en  ce  moment  il 
cherchait  à  étouffer.  Elle  parlait  sans  nécessité  d'une 
affaire  déjà  saisie  par  les  tribunaux,  d'une  pétition 
bizarre  pour  appliquer  la  peine  de  mort  aux  blas- 
phémateurs !  «  Pétition,  disait-on,  qui  dégrade  le 
décret  contre  l'athéisme  et  désigne  les  représen- 
tants comme  prêtres  et  prophètes   d'une    religion.    » 

Barère  profita  sur-le-champ  de  l'adresse  des  jaco- 
bins. Il  sortait  du  Comité,  où  Saint-Just  revenu  cle 
l'armée  avait  repoussé  les  bases  du  rapport  convenu 
sur  la  situation.  La  dernière  espérance  cle  concilia- 
tion s'était  évanouie.  Barère  suppléa  Saint-Just  ;  il 
improvisa,  plusieurs  heures  durant,  une  immense 
carmagnole  sur  les  services  du  Comité.  La  finale, 
assaisonnée  d'éloges  pour  Robespierre,  posait  pour- 
tant la  question.  «  On  parle  d'un  31  mai.  La  des- 
tinée d'un  grand  peuple  ne  tiendrait-elle  donc  qu'aux 
machinations  de  quelques  contre -révolutionnaires, 
cachés  derrière  les  meilleurs  citoyens?...  Déjà  un  repré- 
sentant, qui  jouit  d'une  réputation  méritée  par 
cinq  années  de  travaux  et  par  ses  principes  imper- 
turbables, a  réfuté  ces  propos  avec  chaleur,  prouvé 
qu'on  devait  arrêter  ceux  qui  les  tenaient.  Il  a 
dénoncé  l'auteur  de  cette  pétition  qui  ridiculise 
une  fête  célèbre  »,  etc. 

Ainsi  le  mot  était  dit  :  On  parle  d'un  31  mai. 
Saint-Just  chercha  tout  le  jour  Robespierre  pour  le 
décider  à  agir.  Il  était  à  la  campagne  (à  Montmo- 
rency, dit-on),  où  il  travaillait  à  son  grand  discours. 
La  tradition    robespierriste,    très    attentive    à   faire 


410  HiSTOlKE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

croire  qu'il  ne  se  mêlait  plus  de  rien,  assure  qu'en 
ces  derniers  temps  il  faisait  des  excursions  fré- 
quentes dans  les  environs  de  Paris,  portant  sous 
le  bras  Gessner,  Raynal,  Paul  et  Virginie,  et  rêvant 
à  la  nature.  Récits  certainement  romanesques.  Robes- 
pierre travaillait  toujours  et  n'avait  aucunement  ces 
tendances  à  la  rêverie.  Il  lisait  beaucoup  moins 
d'idylles  que  de  rapports  de  police,  dont  sa  défiance 
croissante  l'environnait  chaque  jour;  rapports  misé- 
rables, à  juger  par  les  spécimens  que  l'on  a  don- 
nés, propres  moins  à  éclairer  qu'à  inquiéter,  tirail- 
ler; rapports  de  mouchards  qui  se  font  valoir  et 
croient  amuser  le  maître  aux  dépens  des  mœurs 
de  tels  députés  ;  rapports  de  commères  bavardes  qui 
dénoncent  leurs  voisines,  etc.  :  c'étaient  là  les 
aliments  de  l'infortuné  Robespierre.  Plus  le  grand, 
la  fameux  discours,  incessamment  écrit,  récrit.  Il 
l'emportait  à  la  campagne,  s'enfermait  dans  un  lieu 
sûr,  s'absorbait  dans  le  travail  littéraire,  effaçait  et 
refaisait,  polissait,    améliorait  et  filait  ses   périodes. 

Cette  toile  de  Pénélope  n'était  pas  près  de  finir, 
si  la  crise  ne  l'eût  forcé  de  l'apporter  telle  quelle. 
Il  l'eût  amenée  certainement  à  une  forme  plus 
concentrée,  moins  décousue. 

Cette  œuvre,  comme  il  arrive  aux  choses  trop 
travaillées,  a  le  défaut  grave  de  se  composer  de 
morceaux,  plusieurs  au  reste  éloquents,  mais  qui 
s'adressent  à  l'avenir  plus  qu'à  la  Convention,  et 
qui  diminuent  l'efficacité  du  discours  comme  chose 
politique  et  pratique. 


DISCOURS  ACCUSATEUR  DE   ROBESPIERRE  ill 

Était-ce  un  testament  de  lui-même  qu'il  voulait 
laisser?  Il  y  fallait  plus  de  grandeur,  ne  pas  des- 
cendre à  chaque  instant  des  régions  de  l'immorta- 
lité à  d'aigres  et  violentes  paroles  sur  ses  ennemis 
morts  et  vivants. 

Était-ce  un  discours  pour  la  crise?  Il  ne  fallait 
pas  l'énerver  par  tant  d'idées  générales,  de  vagues 
sentimentalités. 

La  solitude  de  Montmorency  a  fait  tort  à  ce  dis- 
cours, et  l'imitation  laborieuse  du  grand  solitaire  de 
Montmorency. 

Le  premier  tort  peut-être,  c'était  de  parler  un 
jour  trop  tard,  d'attendre  au  8,  au  jour  où  Barère, 
rayonnant  dans  la  victoire,  vint  proclamer  à  la 
tribune  le  solennel  événement  de  l'occupation  d'An- 
vers. Anvers  vaut  la  Belgique  entière,  et  plus, 
dans  une  guerre  si  essentiellement  anglaise.  Prendre 
ce  moment  pour  entamer  l'accusation  de  Garnot, 
pour  dire,  comme  fait  Robespierre  :  «  L'Angleterre, 
tant  maltraitée  par  nos  discours,  est  ménagée  par 
nos  armes  »,  c'était  paraître  envieux  et  choquer  le 
sentiment  général.  Le  ménagement  était-il  de  n'avoir 
pas  égorgé  les  cinq  mille  Anglais  de  Nieuport? 
C'était  placer  la  polémique  sur  un  très  mauvais 
terrain;  l'Assemblée  était  ravie  qu'on  eût  violé  son 
décret,  purement  comminatoire. 

Ce  discours  est  un  volume.  Nous  insisterons  seu- 
lement sur  quelques  points  principaux. 

Il  commence  comme  apologie  et  continue  comme 
accusation. 


412  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

L'apologie  est  d'abord  d'une  humilité  irritante. 
Il  s'incline  et  prend  pour  juges  ceux  qu'il  a  telle- 
ment décimés,  terrorisés.  Rhétorique  ou  dérision  ? 
Je  crois  le  premier  plutôt;  mais  la  Convention,  j'en 
suis  sûr,  crut  cette  forme  dérisoire. 

«  Les  cris  de  l'innocence  outragée  n'importunent 
point  votre  oreille..,  »  Et  plus  loin  :  «  Vous  n'avez 
rien  de  commun  avec  les  tyrans  qui  m'oppriment; 
les  cris  de  l'innocence  opprimée  ne  sont  point  étran- 
gers à  vos  cœurs  »,  etc. 

L'apologie,  en  ce  qu'elle  a  de  plus  clair,  porte 
sur  trois  points  : 

1°  Abusant  d'une  analogie  de  mots  et  de  sons, 
on  attribue  malignement  au  bureau  de  police  géné- 
rale les  opérations  qui  sont  faites  en  partie  par  le 
Comité  de  sûreté  générale.  Il  écarte  en  partie  du 
bureau  robespierriste  la  responsabilité  terrible  de  ce 
sanglant  messidor. 

2°  On  attribue  toutes  choses  à  Robespierre,  tan- 
dis que,  depuis  six  semaines,  il  n'est  plus  rien, 
ne  fait  plus  rien,  n'a  plus  aucune  influence.  Affir- 
mation odieusement  ridicule  dans  la  bouche  d'un 
homme  qui,  sans  titre,  n'en  avait  pas  moins  toute 
la  force  matérielle,  qui  signait  toujours  (il  est  vrai, 
chez  lui),  qui  ne  paraissait  en  rien,  mais  qui,  par 
ses  hommes,  par  Payan,  Herman,  Dumas,  par  Hen- 
riot,  par  Lebas,  avait  agi  en  messidor  avec  une 
énergie  terrible  ou  préparé  l'action. 

3°  Cette  duplicité  évidente  ne  donnait  pas  beau- 
coup de  crédit  aux  protestations  qui  suivaient.  «  On 


DISCOURS  ACCUSATEUR   DE   ROBESPIERRE  413 

fait  circuler  des  listes  de  représentants  proscrits. 
Nous,  proscrire  les  patriotes!...  N'est-ce  pas  nous 
qui  avons  défendu  la  Convention  ?  Est-ce  nous  qui 
avons  érigé  en  crimes  ou  des  préjugés  incurables 
ou  des  choses  indifférentes  ?  (Ceci  rassurait  les 
prêtres,  les  catholiques,  la  droite,  mais  point  du 
tout  la  Montagne.)  Les  purs  auraient  tort  de  craindre. 
(Oui,  mais  quels  étaient  les  purs?...)  Il  n'y  a  plus 
que  deux  partis,  celui  des  bons,  celui  des  méchants.  » 
Oui,  mais  quels  étaient  les  bons  ? 

De  telles  paroles,  si  vagues,  étaient  propres  à 
augmenter  la  terreur.  «  On  veut  effrayer  l'Assem- 
blée »,  disait-il.  Qui  effrayait  plus  que  lui,  qui, 
constamment  aux  Jacobins,  ayant  à  sa  droite,  à  sa 
gauche,  le  président  et  les  membres  du  terrible 
tribunal,  pleurait  chaque  fois  sur  X indulgence  et  la 
faiblesse  du  temps?  Quand  on  cherchait  ces  indul- 
gents, il  comptait  parmi  eux  Fouché,  le  nom,  après 
Carrier,  le  plus  sanglant  de  la  France  ! 

Voilà  les  trois  points  capitaux  de  l'apologie.  Pas- 
sons à  l'accusation. 

Elle  semblait  vague  d'abord.  «  On  se  cache,  donc 
on  conspire.  »  On  a  peur,  donc  on  conspire  ;  il 
imputait  comme  crime  la  terreur  qu'il  inspirait. 

Et  si  on  le  priait  du  moins  de  limiter  cette  terreur, 
de  préciser  les  coupables  :  «  Ah  !  je  n'ose  pas  les 
nommer  !  » 

Il  ne  nommait  point  les  représentants,  les  membres 
des  comités.  Le  glaive  continuait  de  planer  sur  tous. 

Un  seul  était  désigné,  Carnot,  non  pas  nominati- 


4li  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

vement.  Le  jour  où  la  prise  d'Anvers  le  relevait 
tant,  il  fallait  ajourner  encore. 

Mais  celui  qui  était  nommé,  celui  sur  qui  le  dis- 
cours tombait  d'aplomb  avec  raideur,  ce  n'était 
point  un  des  ennemis  positifs  de  Robespierre;  c'était 
l'homme  qu'un  hasard  mettait  en  péril  ce  jour-lù, 
qui  se  trouvait  entamé,  et  dont  on  pouvait  espérer 
emporter  la  perte  par  une  attaque  résolue. 

Il  faut  savoir  qu'à  ce  moment  Gambon  était  entouré 
d'un  orage  épouvantable,  une  insurrection  de  ren- 
tiers. 

La  trésorerie  était  littéralement  assiégée  par  d'énor- 
mes légions  de  vieillards,  d'infirmés,  pauvres  diables 
d'invalides,  toussant,  souffreteux,  cacochymes,  plu- 
sieurs demi-paralytiques  qui  venaient  se  traîner  là. 
Gambon  les  avait  soumis  à  une  opération  sévèrey 
mais  enfin  indispensable  dans  la  détresse  publique. 
Il  conserva  les  rentes  viagères  modiques,  en  les 
proportionnant  à  l'âge.  L'homme  de  quarante  à  cin- 
quante ans  conserverait  entière  une  rente  cle  quinze 
cents  à  deux  mille  francs  ;  de  cinquante  à  soixante 
ans,  une  rente  de  trois  mille  à  quatre  mille,  et  ainsi 
de  suite.  Pour  ce  qui  dépassait  ceci,  la  rente,  de 
viagère,  devenait  perpétuelle  et  par  conséquent  bien 
faible.  Évidemment  les  intérêts  des  petits  rentiers, 
des  vieillards,  avaient  été  sauvegardés  autant  qu'on 
pouvait.  Tous  cependant  devaient  apporter  leurs 
titres,  les  voir  brûler,  remplacer  par  une  inscrip- 
tion du  Grand-Livre.  Gela  les  épouvantait.  En  voyant 
passer  dans  les  flammes  ces  sales  et  vieux  papiers 


DISCOURS  ACCUSATEUR   DE   ROBESPIERRE  41T> 

si  chers,  avec  qui  ils  avaient  vécu,  ils  croyaient 
mourir  eux-mêmes. 

Tous  les  hommes  du  Perron,  les  agioteurs,  ne 
manquaient  pas  d'augmenter  leurs  frayeurs  ;  ils 
leur  disaient  qu'effectivement  ils  étaient  ruinés, 
qu'on  ne  les  payerait  jamais  ;  ils  montaient  la  tête 
à  ces  pauvres  gens.  La  foule  ne  bougeait  plus  des 
portes,  y  séchait  ;  la  lenteur  de  l'immense  opéra- 
tion confirmait  ses  craintes.  En  réalité  les  agioteurs 
étaient  furieux.  Ils  étaient  les  plus  lésés.  Cette 
nécessité  de  représenter  les  titres,  de  se  faire  recon- 
naître pour  créanciers  effectifs,  de  donner  certi- 
ficat de  vie,  tout  cela  paralysait  dans  leurs  mains 
des  titres  innombrables  d'émigrés  qu'ils  acquéraient 
à  bon  compte  et  par  lesquels  jusque-là  ils  tiraient 
les  rentes,  suçaient,   épuisaient  le  Trésor. 

Gambon  s'était  établi  en  personne  à  la  trésorerie. 
Il  ouvrit  des  salles  vastes,  couvertes,  où  les  rentiers, 
qui  jusque-là  étaient  dans  la  cour  sur  leurs  jambes, 
attendirent  commodément  assis.  Par  un  travail  exces- 
sif de  nuit  et  de  jour,  il  précipita  l'affaire,  convertit, 
brûla,  refît  cette  masse  énorme  de  titres,  hâta  les 
payements. 

Gela  allait  encore  lentement  au  9  thermidor.  Ces 
salles  de  la  trésorerie,  plus  bruyantes  que  les  clubs, 
retentissaient  de  cris,  de  plaintes,  de  réclamations, 
des  soupirs  de  l'inquiétude,  des  gémissements  du 
désespoir. 

Il  était  assez  habile  à  Robespierre  de  se  faire 
l'écho  des  rentiers. 


416  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Dans  ce  long,  très  long  discours,  il  revient  trois 
fois  à  la   charge,  trois  fois   très  habilement. 

D'abord  il  touche  la  matière  en  général,  en  parle 
comme  de  chose  ancienne,  pour  préparer  les  esprits  . 
«  Des  projets  de  finances  destructeurs  menaçaient 
toutes  les  fortunes  modiques  et  portaient  le  déses- 
poir »,  etc.  «  Les  payements  des  créanciers  de  l'État 
étaient  suspendus.    » 

Puis  il  en  parle  clairement,  mais  sous  prétexte 
de  se  justifier  lui-même  :  «  On  a  proposé  dans  ces 
derniers  temps  des  projets  de  finances  qui  m'ont 
paru  calculés  pour  désoler  les  citoyens  peu  fortunés 
et  multiplier  les  mécontents.  J'avais  appelé  inutile- 
ment l'attention  du  Comité  de  salut  public.  Croira- 
t-on  qu'on  a  répandu  que  ces  plans  étaient  mon 
ouvrage  ?  » 

Plus  loin  encore  :  «  La  trésorerie  seconde  parfai- 
tement ces  vues  par  le  plan  qu'elle  a  adopté  (sous 
le  prétexte  d'un  attachement  scrupuleux  aux  formes) 
de  ne  payer  personne  excepté  les  aristocrates,  de  vexer 
les  citoyens  malaisés  par  des  refus,  des  retards,  des 
provocations  odieuses.  » 

«  Quels  sont  les  administrateurs  suprêmes  de  nos 
finances?  Les  compagnons  et  successeurs  de  Chabot, 
de  Fabre,  des  brissotins,  des  feuillants,  des  aris- 
tocrates et  des  fripons  connus,  les  Cambon,  les  Mal- 
larmé, les  Ramel.   » 

Tout  le  monde  se  regarda.  L'étonnement  fut  au 
comble.  Dans  un  discours  si  général,  si  vague  partout 
ailleurs,  où  il  ne  donnait  aucun  nom,   lancer  tout 


DISCOURS  ACCUSATEUR   DE   ROBESPIERRE  417 

à  coup  le  nom  le  moins  attaquable!...  On  n'était 
pas  loin  d'y  voir  une  aliénation  d'esprit. 

Que  voulait-il  ?  Exaspérer  une  foule  déjà  irritée, 
confirmer,  autoriser  les  craintes,  la  fureur  des  ren- 
tiers ?  Non,  sans  doute.  —  Probablement  ébranler, 
miner  l'estime  de  l'Assemblée  pour  Gambon?  Non, 
il  ne  l'espérait  pas. 

Ce  qu'il  croyait,  c'est  que  l'Assemblée,  sans  chan- 
ger d'opinion,  en  partie  intimidée,  en  partie  tentée 
de  faire  une  chose  populaire,  se  laisserait  aller  à 
briser  cet  homme  désagréable  à  tous ,  cet  homme 
triste,  amer  et  dur,  que  tout  le  monde  trouvait 
dans  son  chemin,  armé  d'épines  et  de  refus,  cet 
homme  que  la  fatalité  du  danger  public  avait  pré- 
cipité clans  tant  de  mesures  odieuses,  dont  le  nom 
maudit  exprimait  toutes  les  misères  de  la  situation. 

Les  représentants  revenus  de  mission  n'était  guère 
moins  menacés.  Il  y  avait  dans  le  discours  peu  de 
mots  sur  eux,  mais  forts,  qui  encourageaient  puis- 
samment à  les  accuser.  «  Les  coupables  n'ont-ils  pas 
établi  cet  affreux  principe  que  dénoncer  un  repré- 
sentant infidèle,  c'est  conspirer  contre  la  représen- 
tation nationale?...  Les  départements  où  ces  crimes 
ont  été  commis  les  ignorent-ils,  parce  que  nous  les 
oublions  ?  » 

De  Lyon,  de  Nantes,  de  partout  en  effet,  arrivaient 
de  violents  accusateurs,  sûrs  de  l'appui,  de  Robes- 
pierre. 

Conclusion  générale  du  discours  :  Il  y  a  une  cons- 
piration. 

T.    VII.   —  RÉV.  27 


413  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

Elle  doit  sa  force  à  une  coalition  qui  intrigue  au 
sein  de  la  Convention. 

Elle    domine    au    Comité  de  sûreté  générale.    On    a 
opposé  ce  Comité  au  Comité  de  salut  public  et  cons 
titué   ainsi   deux   gouvernements. 

Des  membres  du  Comité  de  salut  public  entrent 
dans  ce  complot. 

Il  faut  épurer,  subordonner  le  premier,  épurer 
même  le  second,  rétablir  l'unité  du  gouvernement 
sous  la  Convention  qui  en  est  le  centre  et  le 
juge. 

Au  moment  où  il  se  tut,  Rovère  disait  à  Lecointre  : 

«  C'est  le  moment,  il  faut  lire  ton  acte  d'accu- 
sation... 

—  Non,  dit-il,  il  attaque  les  Comités.  Ils  vont  se 
détruire  entre  eux.  » 

Et  tout  haut  :  «  Je  demande  l'impression.  »  — 
Bourdon  :  «  Je  m'y  oppose...  Renvoyons  à  l'examen 
des  Comités.  » 

Barère  appuie  l'impression  et  Couthon  la  veut  à 
grand  nombre,  pour  envoyer  à  toutes  les  communes. 
La  chose   est  décrétée  ainsi. 

Yadier,  sans  se  décourager,  reprend  pour  son 
Comité,  incidente  sur  la  Mère  de  Dieu. 

Mais  Cambon  s'est  élancé  :  «  Avant  d'être  dés- 
honoré, je  parlerai  à  la  France  !  »  Il  explique  le 
décret  attaqué,  et  finit  par  cette  explosion  :  «  J'ai 
dénoncé  toutes  les  factions,  quand  elles  attaquaient 
la  fortune  publique...  Toutes,  elles  m'ont  trouvé 
sur  leur  route...    C'est   l'heure    de   dire  la  vérité  : 


DISCOURS  ACCUSATEUR   DE    ROBESPIERRE  419 

un  homme  paralyse  la  Convention,  cet  homme  est 
Robespierre...  Jugez.  » 

Robespierre  :  «  Gomment  paralyserais -je  la  Con- 
vention en  matière  de  finances?...  Sans  attaquer  les 
intentions  de   Cambon...   » 

Manifeste  reculade;  il  l'avait  appelé  fripon  et  main- 
tenant il  déclarait  ne  point  attaquer  ses  inten- 
tions. 

Billaud  :  «  Il  faut  arracher  tous  les  masques. . . 
S'il  est  vrai  que  nous  n'ayons  pas  la  liberté  d'opi- 
nion, j'aime  mieux  que  mon  cadavre  serve  de  trône 
à  un  ambitieux  que  de  devenir  par  mon  silence  le 
complice  de   ses   forfaits.  » 

«  Moi,  dit  naïvement  Panis,  qu'il  me  dise  au  moins 
s'il  est  vrai  que  mon  nom  est  sur  sa  liste...  Qu'ai-je 
gagné  à  la  Révolution  ?  Pas  de  quoi  donner  un  sabre 
à  mon  fils,  une  jupe  à  ma  fille  !  » 

Frôron,  dont  toute  la  vie  fut  une  suite  d'incon- 
séquences et  de  maladresses,  au  lieu  de  serrer  la 
phalange  des  ennemis  de  Robespierre,  laissa  échap- 
per le  mot  le  plus  propre  à  la  dissoudre.  Il  s'attaqua 
à  Billaud  :  «  La  liberté  d'opinion,  dit-il  en  repre- 
nant ses  paroles,  comment  l'aurions-nous,  quand  les 
Comités  peuvent  nous  faire  arrêter?...  Il  faut  leur 
ôter  ce  droit.  » 

On  le  fit  taire,  et  Robespierre,  relevé  et  raffermi 
par  cette  gauche  diversion  :  «  Je  ne  rétracte  rien... 
J'ai  jeté  mon  bouclier,  je  me  suis  présenté  décou- 
vert à  mes  ennemis...  Je  n'ai  flatté  personne,  je 
ne  crains  personne,  je  n'ai  calomnié  personne.  » 


420  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Les  maratistes  Gharlier,  Bentabole,  ne  laissèrent 
pas  la  chose  là  :  ils  reprirent,   enfoncèrent  le  coup. 

Bentabole  :  «  L'envoi  du  discours  est  dangereux... 
La  Convention  aurait  l'air  d'approuver...  Elle  serait 
responsable  des  mouvements  d'un  peuple  égaré.  » 

Gouthon  :  «  Il  faut  que  tout  le  peuple  juge... 
Voilà  pourquoi  je  demande  l'envoi  aux  communes.» 

Gharlier  :  «  Renvoyons  aux  Comités...  » 

Robespierre  :  «  Quoi!  à  ceux  que  j'ai  accusés?...  » 

Gharlier  :  «  Quand  on  se  vante  du  courage  de 
la  vertu,  il  faut  avoir  celui  de  la  vérité.  Nommez 
qui  vous  accusez...  » 

Amar  :  «  Qu'il  nomme  !  ...  L'intérêt  public  ne 
comporte  aucun  ménagement.  » 

Robespierre  :  «  Je  persiste...  Je  ne  prends  aucune 
part  à  ce  qu'on  peut  décider  pour  empêcher  l'envoi 
de  mon  discours.  » 

Le  dantoniste  Thirion  :  «  Envoyer,  c'est  préjuger... 
Pourquoi  un  seul  aurait-il  plutôt  raison  que  plu- 
sieurs ?...  Les  présomptions  sont  pour  les  Comités.  » 

Bréard,  membre  du  comité  de  législation  :  «  C'est 
un  grand  procès  à  juger...  Révoquons  l'impression.  » 

On  révoqua. 

Barère,  qui  en  votant  l'envoi  du  discours,  avait 
trahi  les  Comités  au  profit  de  Robespierre,  passa 
lestement  de  l'autre  côté  :  «  J'avais  voté  l'impression 
parce  que,  dans  un  pays  libre,  je  crois  qu'on  doit 
tout  publier...  Nous  ne  nous  défendrons  pas  contre 
Robespierre  ;  à  cette  déclamation  nous  répondrons 
par   des   victoires...    S'il    eût   suivi    nos    opérations 


DISCOURS    ACCUSATEUR    DE    ROBESPIERRE  421 

depuis  quatre  décades,  il  eût  supprimé  son  discours... 
Du  reste,  que  le  mot  d'accusé  soit  effacé  de  vos 
pensées.  » 

Maintenant  quel   serait  V accusé?   Les   Comités    ou 
Robespierre  ? 


422  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 


CHAPITRE   IV 

LA  NUIT  DU  8  AU  9  THERMIDOR.  —  LA  DROITE 
TRAHIT  RORESPIERRE. 


Robespierre  compte  sur  le  contre,  la  droite.  —  Il  ne  veut  point  d'insurrec- 
tion. —  La  Commune  prépare  l'insurrection.  —  Les  Comités  n'osent  rien 
faire.  —  La  Montagne  prie  la  droite  et  l'entraîne  contre  Robespierre. 


Quand  Robespierre  rentra  chez  lui  et  que  Duplay 
et  les  siens,  les  dames  Duplay  tremblantes,  expri- 
maient leur  anxiété,  il  dit  sans  difficulté  le  fond  de 
la  situation  :  «  Je  ri  attends  plus  rien  de  la  Montagne. 
Mais  la  majorité  est  pure...  La  masse  de  la  Conven- 
tion m'entendra.  » 

La  masse,    c'était  la  droite  et  le  centre. 

Il  y  avait  loin  de  ce  jour  à  celui  où,  parlant  du 
sein  de  la  Montagne  au  centre,  il  dit  :  «  Les  ser- 
pents au  Marais...  »  (25  septembre  1793).  Il  avait  fait 
volte-face,  changé  évidemment  d'appui,  de  moyen 
d'action. 

Son  discours  du  8  thermidor  contenait  les  plus  forts 
appels  à  la  droite.  Non  seulement  il  rappelait  qu'il 
avait  sauvé  les  soixante-treize,  mais  il  allait  jusqu'à 
dire  qu'il  s'était  étonné  de  leur  arrestation.  Par  deux 


LA    NUIT    DU  8    AU    9    THERMIDOR  423 

fois,  sans  ménagement,  il  maniait,  remaniait  la 
plaie  vive  de  la  Montagne,  la  mort  de  Danton,  ce 
coup  cruel  frappé  sur  elle,  avec  l'aide  de  la  droite 
et  du  centre. 

La  droite  et  le  centre,  sans  rapport  direct  avec 
Robespierre,  se  trouvaient  liés  avec  lui  d'un  lien 
plus  fort  qu'aucun  autre  :  la  complicité.  Qui  avait 
tranché  en  novembre  la  question  religieuse,  c'est-à 
dire  arrêté  court  la  Révolution  ?  La  droite  avec  Robes- 
pierre. Qui  lui  permit  en  janvier  d'étouffer  Fabre 
d'Eglantine  ?  d'enlever  la  Commune  en  mars  ?  en 
avril  Desmoulins,  Danton  ?  Qui  donna  le  vote  ter- 
rible par  lequel  ce  procès  fut  clos  avant  d'être  com- 
mencé? La  connivence  de  la  droite.  Pour  elle,  1794 
avait  été  une  vengeance  permanente  des  violences 
de  la  Montagne  en  1793,  et  Robespierre,  sans  s'en 
douter,  en  avait  été  l'instrument.  Par  sa  guerre 
aux  Montagnards  revenus  de  mission,  il  plongeait  de 
plus  en  plus  dans  la  droite.  Ses  phrases  contre  les 
indulgents  étaient  d'impuissants  efforts  pour  échapper 
à  cette  fatalité. 

Le  mot  violent  qui  lui  fut  dit  à  la  Constituante, 
quand  il  parlait  pour  les  prêtres  :  «  Passez  à  droite  !  » 
ce  mot  prophétique,  il  allait  se  vérifiant. 

La  droite  le  tenait  par  la  nécessité,  et  il  croyait 
la  tenir  par  la  reconnaissance,  par  la  sûreté  qu'il  lui 
donnait. 

En  réalité,  la  droite  pensait  (aussi  bien  que  l'Eu- 
rope) qu'après  tout  il  était  homme  d'ordre,  nullement 
ennemi   des  prêtres,  donc  un  homme  de  l'Ancien- 


424  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Régime.  Les  anciens  constitutionnels,  amis  de 
la  monarchie,  n'étaient  pas  loin  de  se  résigner  à 
celle  de  leur  ancien  collègue.  Non  seulement  ils 
l'acceptaient  comme  fait  accompli,  mais  l'entouraient 
de  respect,  'd'assentiments  empressés,  de  flatteries 
même.  Un  mois  avant  Thermidor,  Boissy  d'Anglas 
l'appelait  l'Orphée  de  la  France  1. 

En  ce  dernier  vote  pourtant,  la  droite,  le  centre, 
avaient  flotté,  jugeant  pour  Robespierre  d'abord  ; 
puis,  sans  juger  contre  lui,  sans  renvoyer  l'examen 
de  son  discours  aux  Comités,  comme  le  voulaient 
ses  ennemis,  ils  avaient  ajourné  le  tout,  révoqué 
l'envoi   aux  départements. 

Grands  signes  d'indécision  ! 

Contre  ce  sinistre  augure,  Robespierre  se  rassurait 
en  songeant  que  si  ses  amis  étaient  froids  et  vacil- 
lants, ses  ennemis  étaient  divisés,  aussi  près  de 
s'attaquer  entre  eux  que  de  l'attaquer  lui-même.  On 
l'a  vu  par  l'intempestive  sortie  de  Fréron,  qui 
déjà,  se  détournant  de  Robespierre,  faisait  la 
guerre  aux  Comités.  Il  était  facile  à  prévoir  que  les 
Comités,  avertis  ainsi  que  leur  chute  suivrait  la 
sienne,  agiraient  bien  peu  contre  lui.  Et  c'est  ce 
qui  arriva.  Après  l'avoir  poussé  si  vivement  les 
jours  précédents,  les  Comités,  comme  on  va  voir, 
croisèrent  les  bras  au  9  thermidor,  tellement  qu'on 
les   accusa   d'être   d'accord  avec  lui. 


1.  Essai  sur  les  fêles  nationales,  par  M.  Boissy  d'Anglas,  12  messidor, 
p.  22,  25,  67.  Cette  brochure  d'un  homme  estimé  dut  faire  croire  à  Robes- 
pierre qu'il  était  complètement  accepté  de  la  droite. 


LA    NUIT    DU    8    AU    9    THERMIDOR  425 

Que  la  Convention,  ce  grand  corps,  hétérogène 
et  discordant,  agît  davantage,  il  y  avait  peu  d'appa- 
rence. La  Montagne,  comme  à  l'ordinaire,  devait 
être  paralysée  par  la  droite,  et  dans  la  Montagne 
elle-même  plusieurs  hommes,  les  meilleurs,  qui 
voyaient  la  République  menacée  par  lui,  mais  pour- 
tant mêlée  à  sa  vie,  compromise  dans  sa  destinée, 
ces  hommes  devaient  rester  immobiles,  dans  la  neu- 
tralité du  scrupule  et  du   désespoir. 

Devait-on,  par  une  action  brusque  et  violente, 
troubler  la  neutralité  de  cette  partie  de  la  Mon- 
tagne, inquiéter,  ébranler  la  fidélité  de  la  droite  ? 
Robespierre  ne  le  croyait  pas.  Il  connaissait  l'Assem- 
blée, comme  un  cavalier  expérimenté  connaît  sa 
monture.  Il  croyait  pouvoir  en  tirer  tout  service, 
pourvu  qu'on  changeât  le  moins  possible  ses  allures 
habituelles.  S'il  eût  demandé  d'abord  Tallien,  Fouché 
et  encore  quelques-uns  des  plus  salis,  il  les  aurait 
eus  sans  difficulté.  Saint-Just  croyait  comme  lui 
qu'on  ne  devait  frapper  l'Assemblée  que  par  l'Assem- 
blée. Homme  résolu  et  d'action,  il  ne  voulait  point 
agir  ;  il  partageait  le  sentiment  du  spéculatif  Robes- 
pierre. Tous  les  deux  respectaient  la  loi. 

Mais  il  n'y  avait  plus  moyen  de  retenir  le  parti  ; 
la  Commune  était  lancée.  Le  volcanique  Payan  eût 
fait  sauter  les  Comités  ;  Coffinhal,  le  rude  Auver- 
gnat, homme  de  bras  et  d'échiné,  aurait  jeté  l'As- 
semblée par  les  fenêtres.  Ils  n'attendaient  qu'un 
signal.  Les  robespierristes  étaient  mûrs  pour  leur 
18  brumaire.  Robespierre  ne  l'était  pas,  ni,  je  crois, 


la  France  non  plus.  Ils  agirent  sans  Robespierre, 
malgré  lui,   et  le  perdirent. 

Le  soir,  pendant  que  Robespierre  lisait  son  dis- 
cours aux  Jacobins  et  les  attendrissait  de  son  péril, 
Henriot  avait  déjà  l'autorisation  de  la  Commune 
et  distribuait  par  ses  officiers  à  sa  garde  nationale 
triée  l'ordre  de  prendre  les  armes  pour  le  matin  à 
sept  heures. 

Robespierre,  après  sa  lecture,  dit  :  «  C'est  mon 
testament  de  mort...  Je  vous  laisse  ma  mémoire, 
vous  la  défendrez...  S'il  me  faut  boire  la  ciguë,  vous 
me  verrez  calme...  —  Je  la  boirai  avec  toi,  s'écria 
David.  —  Tous  !  tous  !  »  Ce  cri  partit  de  toute  la 
salle,  avec  des  larmes  et  des  sanglots. 

Payan,  Coffinhal  et  les  autres  étaient  là  brûlants, 
inquiets,  ne  sachant  encore  s'ils  tireraient  de  la 
bouche  de  leur  maître  quelque  parole  qui  semblât 
une  approbation  de  leurs  démarches  imprudentes. 
Une  tradition,  propagée  sans  doute  par  les  ennemis 
de  Robespierre,  veut  qu'un  mot  lui  soit  échappé  : 
«  Eh  bien,  essayez  encore  !  Délivrez  la  Convention, 
comme  vous  le  fîtes  au  2  juin.  Séparez  les  méchants 
des  faibles  !  »  Telle  eût  été  l'autorisation,  certaine- 
ment faible  et  indirecte,  que  le  parti  déjà  lancé  en 
eût  tirée  pour  la  révolte. 

Collot,  Billaud,  étaient  mêlés  dans  la  foule  ;  on  les 
reconnut,  on  les  conspua.  Collot  essaya  en  vain  de 
se  faire  entendre,  il  arracha  son  gilet  pour  montrer 
la  meurtrissure  des  coups  de  Ladmiral  ;  d'ironiques 
huées  l'acccablèrent.   Les   couteaux   se  levaient  sur 


LA    NUIT    DU    8    AU    9    THERMIDOR  427 

eux.  Ils  s'enfuirent.  La  violence  gagna  les  plus  sages 
esprits.  Couthon  alla  jusqu'à  demander  qu'on  rayât 
les  noms  de  tous  les  représentants  qui  avaient  voté 
contre  l'impression  du  discours  de  Robespierre.  Les 
jacobins  s'y  laissèrent  entraîner  et  se  trouvèrent 
avoir  proscrit  la  majorité  de  la  Convention. 

La  question  était  de  savoir  si  les  hommes  les  plus 
en  danger,  comme  Tallien,  Fréron,  Lecointre,  pour- 
raient mettre  en  mouvement  les  Comités  refroidis 
par  la  sottise  de  Fréron. 

Tallien  avait  double  aiguillon.  Du  fond  de  la  prison 
des  Carmes  lui  était  venu  un  billet  de  sa  Thérésa  : 
«  Je  vais  demain  au  tribunal  révolutionnaire;  je 
meurs  avec  le  désespoir  d'être  à  un  lâche  comme 
vous.  )>  Tallien  acheta  un  poignard,  ou  pour  Robes- 
pierre, ou  pour  lui. 

Dès  neuf  heures  et  demie  du  soir,  Lecointre,  tou- 
jours ridicule,  même  en  un  moment  si  grave,  com- 
plètement armé  en  guerre,  portant,  sans  parler 
d'autres  armes,  des  pistolets  à  baïonnettes  dont  les 
pointes  passaient  ses  poches,  était  à  la  porte  du 
Comité  de  sûreté.  Il  n'y  trouva  que  l'innocent  et 
pacifique  La  Vicomterie.  «  On  arme  la  garde  natio- 
nale, dit  Lecointre.  Nous  sommes  tous  perdus  si 
vous  n'arrêtez  le  maire,  et  Payan,  et  Henriot.  »  Le 
Comité  était  réuni  au  Comité  de  salut  public,  tous 
deux  enfermés.  Nul  moyen  d'entrer. 

À  une  heure  du  matin,  l'infatigable  Lecointre 
heurtait  de  nouveau.  Porte  close;  il  écrivit.  Fréron 
eut  même  aventure.  Il  trouva  Cambon  à  la  porte,  il 


428  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

lui  dit  que  non  seulement  il  fallait  prendre  Henriot, 
mais  terrifier  Robespierre,  en  frappant  sa  maison 
même,  enlevant  tous  les  Duplay.  Gambon  se  chargea 
de  le  dire,  força  la  consigne.  Le  spectacle  qu'il  vit 
au  dedans  F  étonna.  Saint- Just  écrivait  et,  tout  en 
écrivant,  de  temps  à  autre  disputait  avec  Billaud. 
L'interminable  dispute  avait  commencé  dès  onze 
heures,  par  une  scène  violente  de  Gollot  d'Herbois. 
Saint-Just  s'était  froidement  établi  au  Comité  pour 
en  observer  l'attitude.  Gollot,  rentrant  des  Jacobins, 
furieux,  renversant  les  portes,  s'était  jeté  sur  Saint- 
Just,  l'avait  secoué,  fouillé,  croyant  trouver  sur  lui 
les  preuves  de  sa  perfidie.  Garnot,  Barère,  Lindet, 
Billaud,  protégèrent  Saint-Just,  qui  leur  dit  qu'il 
demanderait  seulement  que  Collot  et  Billaud  ne 
fussent  plus  au  Comité,  qu'au  reste  il  leur  montre- 
rait son  rapport  avant  de  le  porter  à  la  Convention. 
Les  choses  en  étaient  donc  là,  déjà  bien  calmées, 
lorsque  Cambon  arriva.  Il  vit  qu'on  restait  ennemi, 
mais  que  des  ennemis  si  paisibles  n'étaient  pas  pour 
agir  beaucoup.  Dès  lors  il  sortit  sans  mot  dire, 
convaincu  que  Robespierre  et  Saint-Just  repren- 
draient le  lendemain  tout  leur  ascendant. 

Rien  n'était  plus  vraisemblable.  Les  Comités  en 
étaient  déjà  à  s'excuser  devant  Saint-Just.  Comme 
il  prétendait  savoir  qu'ils  faisaient  dresser  par 
Fouché  un  acte  d'accusation  contre  Robespierre,  ils 
envoyèrent  chercher  Fouché  et  le  firent  interroger 
par  le  plus  âgé,  le  bonhomme  Ruhl.  Fouché  nia  fort 
et  ferme,  et  Saint-Just  fit  semblant  de  croire. 


LA    NUIT    DU    8    AU    9    THERMIDOR  4*29 

Cependant  la  lettre  de  Lecointre  ayant  enfin  péné- 
tré leur  apprenait  que,  pendant  qu'ils  perdaient  ainsi 
le  temps,  Henriot  avait  dès  le  soir  fait  appel  aux 
armes.  Ils  résolurent,  non  d'arrêter  la  Commune, 
ni  Henriot,  mais  de  les  mander.  Henriot  ne  daigna 
venir.  Mais  Payan  vint  hardiment,  comme  Pétion 
au  10  août;  il  se  tira  d'affaire  plus  facilement 
encore,  près  des  rois  de  la  Terreur,  indécis  comme 
Louis  XVI. 

Les  Comités  ne  faisaient  rien,  ayant  laissé  échapper 
un  si  précieux  otage,  révélé  leur  paralysie,  Saint  - 
Just  plia  son  rapport,  prit  son  chapeau  et  partit.  Il 
était  cinq  heures  du  matin. 

Barère  voyait  tout  échapper;  il  commença  à  prendre 
peur.  Il  se  refît  robespierriste,  s'approcha  amicale- 
ment de  Couthon  :  «  Si  l'on  t'attaque,  dit -il,  ne 
crains  rien;  je  te  défendrai.  » 

La  Montagne  était  perdue  si  elle  ne  se  sauvait 
elle-même.  Elle  n'avait  pas  grand'chose  à  attendre 
des  Comités. 

Mais  l'instinct  de  conservation,  la  ferme  volonté 
de  vivre  sont  des  passions  trop  clairvoyantes  pour 
qu'on  les  aveugle  aisément.  Les  plus  menacés  firent 
eux-mêmes  la  grande  affaire  du  lendemain.  Dure 
besogne.  Il  leur  fallait  s'adresser,  à  qui  ?  Aux  restes 
de  ceux  qu'ils  avaient  proscrits,  aux  hommes  que 
sans  Robespierre  peut-être  ils  auraient  proscrits 
encore,  qu'ils  conspuaient,  humiliaient,  forçaient  à 
l'hypocrisie.  Ils  vinrent  à  eux  cependant,  il  le  fallait 
bien,  leur  demander  de  perdre  leur  protecteur  pour 


430  HISTOIRE   DE   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

sauver  leurs  ennemis. . .  Enfin  ils  demandèrent  de 
vivre. 

Il  y  avait  encore  quelques  constituants  dans  la 
Convention.  L'existence  de  ces  ruines  primitives 
d'un  ancien  monde,  restées  là  à  travers  tant  de 
cataclysmes,  était,  sans  nul  doute,  un  miracle,  le 
miracle  de  leur  prudence  qui  leur  permettait  de 
voter  si  longtemps  contre  leur  parti  et  le  miracle 
aussi  de  la  politique  de  Robespierre.  Les  plus  connus 
étaient  Sieyès,  un  vieillard,  le  canoniste  gallican 
Durand  de  Maillane,  l'avocat  Boissy  d'Anglas. 

On  les  attaqua  par  l'humanité  :  «  Pouvez-vous  voir, 
leur  dit-on,  rouler  par  jour  soixante  ou  quatre-vingts 
têtes  à  la  guillotine?...  Arrêtons  l'horrible  char- 
rette!... »  A  quoi  ils  dirent  froidement  :  «  Mais  qui 
l'a  lancée?  c'est  vous.  » 

Une  seconde  ambassade  faisait  valoir  la  justice. 
«  Une  minorité  minime  opprime  la  République. . . 
Comptez  les  robespierristes.  Ce  parti  finit  faute 
d'hommes.  Son  jugement,  c'est  le  désert  qui  se  fait 
autour  de  lui.  »  En  réalité,  dès  avril,  on  ne  put 
renouveler  la  Commune  qu'en  descendant  au  plus 
bas,  aux  illettrés,  aux  inconnus.  Quel  embarras  en 
prairial  pour  recruter  le  tribunal  !  Au  greffe  de 
Fouquier-ïinville,  il  disait  de  ses  greffiers  :  «  Ils 
sont  bons  à  guillotiner;  mais,  après,  où  en  trouver 
d'autres?  » 

Tout  cela  faisait  peu  à  la  droite.  Elle  avait  le 
temps  pour  elle,  s'agrandissant  chaque  jour  de  la 
lassitude,  de  la  défaillance,  de  la  lâcheté  publique. 


LA    NUIT    DU    8    AU    9    THERMIDOR  431 

Elle  n'avait  que  faire  d'agir.  Robespierre,  après 
l'avoir  délivrée  de  la  Montagne,  devait  se  fondre 
lui-même  et  tarir  comme  parti. 

Renvoyés  la  seconde  fois  avec  une  froideur  iro- 
nique, les  thermidoriens,  frémissant  d'une  rage 
désespérée  de  vivre,  vinrent  prier  encore;  et,  cette 
fois,  ils  trouvèrent  des  mots  pour  tenter  leurs  enne- 
mis :  «  Vous  êtes  la  majorité...  Qui  gouvernera,  si 
ce  n'est  vous  après  Robespierre  ?  » 

Il  faut  dire  pourtant  que  les  thermidoriens  eux- 
mêmes  (excepté  Rovère,  Tallien,  quelques-uns  des 
plus  scélérats)  ne  soupçonnaient  nullement  que  ces 
hommes  de  la  droite  fussent  en  grand  nombre  des 
royalistes  cachés.  Ils  ne  savaient  pas  la  transforma- 
tion qui  s'était  faite,  dans  cette  longue  hypocrisie, 
chez  des  hommes  habituellement  avilis  et  provo- 
qués. Le  cœur  ainsi  comprimé  s'était  rejeté  d'un 
présent  si  douloureux  au  passé,  à  la  monarchie,  à  la 
haine  de  la  République.  De  ceux  qui  s'adressèrent 
à  eux  et  qui  avec  eux  poussèrent  clans  la  réaction, 
comme  Legendre,  Fréron  même,  la  plupart  étaient 
républicains  (on  le  vit  plus  tard  en  1795)  et  ils 
croyaient  républicains  ces  gens  de  la  droite.  Ils  leur 
demandaient  secours,  comme  ils  l'auraient  fait  à 
Yergniaud;  s'ils  avaient  quelque  scrupule,  c'était 
de  s'associer  à  ce  qu'ils  croyaient  la  Gironde. 

La  droite  finit  par  comprendre  que,  si  elle  aidait 
la  Montagne  à  ruiner  ce  qui,  dans  la  Montagne,  était 
la  pierre  de  l'angle,  l'édifice  croulerait.  Chez  une 
nation   si   peu   changée,   si  anciennement   idolâtre, 


432  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

écarter   l'idole  de  la  République,  c'était   infaillible- 
ment ramener  l'idole  de  la  royauté. 

Robespierre,  pas  plus  que  Legendre  ou  Merlin 
(de  Thionville),  ne  devinait  cette  perversité  de  la 
droite.  Il  la  croyait  girondine,  mais  enfin  républi- 
caine. Il  croyait  avoir  avec  elle  un  pacte  tacite, 
au  moins  de  garantie  mutuelle,  et  ne  devinait  pas 
qu'en  son  dernier  jour  elle  lui  refuserait  la  vie 
qu'il  lui  avait  conservée. 


LA    JOURNÉE    DU    9    THERMIDOR  433 


CHAPITRE   V 

LA  JOURNÉE  DU  9  THERMIDOR  (28  JUILLET  1794). 


Discours  habile  de  Saint-Just.  —  Tallicn  interrompt  Saint-Just.  —  Mala- 
dresse des  accusateurs.  —  On  étouffo  la  voix  de  Robespierre.  —  Barère 
essaye  de  sauver  Robespierre.  —  Neutralité  de  la  Montagne  indépendante. 
—  Robespierre  s'adresse  à  la  droite.  —  On  demande  son  arrestation.  —  Il 
est  arrêté.  —  Le  peuple  veut  empêcher  l'exécution  du  jour. 


Robespierre,  dans  cette  assurance,  ayant  cons- 
cience et  de  l'immense  force  morale  qui  restait 
encore  en  lui  et  des  forces  matérielles  dont  il  lui 
était  si  facile  d'entourer  la  Convention,  sentit  pour- 
tant le  matin  du  9  que  ce  jour  était  décisif.  Il  était 
habillé  avec  un  soin  remarquable  et  portait  l'habit 
bleu  de  ciel,  si  connu  depuis  la  fête  de  l'Être 
suprême.  Ses  ennemis  ont  prétendu  bassement 
(d'après  eux-mêmes,  d'après  ce  que  sans  doute  ils 
auraient  fait  en  ce  cas),  qu'il  avait  emporté  des  armes, 
de  l'argent,  beaucoup  d'argent1.  Mais  en  avait-il  chez 


1.  C'est  le  témoignage  de  MMe  Lebas  (M1Ie  Duplay).  On  ne  trouva  chez 
Robespierre  qu'un  assignat  de  50  livres  et  des  mandats  de  l'Assemblée  cons- 
tituante pour  son  indemnité  quotidienne  de  député,  qu'il  avait  négligé  de 
toucher.  La  vente  de  son  mobilier,  faite  le  15  pluviôse  (3  février),  produisit 

T.   VII.   —  HÈV.  28 


434  HISTOIRE   DE   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

lui?  J'en  doute.  Il  devait  à  son  hôte  sa  pension 
de  plusieurs  années.  Pour  des  armes,  il  en  avait  ; 
quelles?  Ses  immenses  services  rendus  à  la  Répu- 
blique, l'énergie  de  sa  parole,  sa  grande  présence 
d'esprit,  l'habile  et  parfait  maniement  qu'il  avait 
de  l'Assemblée.  Il  ne  doutait  nullement  de  la  ra- 
mener. 

Ignorait-il  entièrement  les  préparatifs  militaires? 
Non,  sans  doute.  Mais  il  les  regardait  comme 
chose  de  précaution.  Nulles  troupes  ne  se  mon- 
traient dans  le  voisinage.  L'Assemblée  paraissait 
libre  ;  elle  pouvait  avec  dignité  accepter  la  conci- 
liation qu'apportait  Saint-Just. 

Le  discours  écrit  par  lui  et  certainement  con- 
certé avec  Robespierre  était  d'une  adresse  infinie. 
Si  la  lecture  eût  pu  être  poussée  seulement  à  la 
vingtième  ligne,  la  curiosité,  habilement  éveillée, 
eût  fait  désirer  l'entendre,  et  la  Convention  adoucie 
reprenait  le  joug. 

Ce  discours  met  hors  de  doute  que  l'esprit  le  plus 
utopiste  de  la  Convention  aurait  été  en  même  temps 
son  plus  grand  homme  d'affaires,  son  plus  délié  poli- 
tique. La  raideur  de  Saint-Just  n'était  qu'extérieure. 
Autant  ses  notes  (qu'on  appelle  à  tort  ses  Institu- 
tions)   sont    reculées    dans  les    nuages,  autant    ses 


en  assignats,  alors  dépréciés  des  quatre  cinquièmes,  près  de  40.000  francs, 
qui  faisaient  8,000  en  argent.  Cette  somme,  encore  considérable,  pour  un 
mobilier  plus  que  simple,  ne  fut  certainement  atteinte  que  par  la  concur- 
rence des  curieux,  étrangers  ou  nationaux.  Son  portrait  seul  (par  David? 
Collection  Saint-Albin)  fut  pour  moitié  dans  la  vente.  Il  monta  jusqu'à  3,000 
ou  4,000  francs.  (Note  communiquée  par  M.  Dugast-Matifeux.) 


LA    JOURNÉE    DU    9    THERMIDOR  435 

discours  à  la  Convention  sont  violemment  oratoires  et 
tyranniquement  éloquents,  autant  dans  cette  œuvre 
dernière  il  montre  d'adresse  et  de  ruse.  Un  autre 
discours  qui  manque  à  ses  œuvres,  mais  qui  a  été 
publié  (Revue  rétrospective,  2e  série,  IV,  425),  étonne 
par  l'étendue  des  connaissances,  la  netteté,  la  pré- 
cision, l'admirable  sens  pratique,  le  nerf  du  vrai 
homme  d'État. 

Le  fond  du  discours  écrit  pour  le  9  thermidor 
est  une  récrimination  très  habile  qui  écarte  de 
Robespierre  le  reproche  de  dictature.  C'est  Carnot, 
c'est  Billaud-Varennes  et  Collot  qui  ont  profité  de 
l'absence  de  Robespierre,  de  Saint-Just,  de  Saint- 
André  et  autres  membres  du  Comité  pour  prendre 
un  pouvoir  dictatorial. 

C'est  une  chose  incroyable  combien  ce  violent 
génie  a  pu  prendre  sur  lui  pour  changer  de  forme 
et  de  ton,  mettre  la  sourdine  à  sa  voix.  Avec  une 
connaissance  merveilleuse  de  la  nature,  qu'on  a 
rarement  à  cet  âge,  il  calme  la  foule  en  faisant  une 
part  à  la  malignité,  en  se  donnant  à  lui-même  (si 
sérieux  !)  un  léger  ridicule,  réduisant  la  grande 
question  à  une  lutte  d'amour-propre  entre  lui  et 
Carnot,  faisant  le  jeune  homme  irrité  de  ce  qu'on 
lui  disputait  sa  bataille  de  Fleurus  :  «  On  a  parlé 
de  la  bataille  ;  d'autres  qui  n'ont  rien  dit  y  étaient  ; 
on  a  parlé  du  siège  ;  d'autres  qui  n'en  ont  rien  dit 
étaient  dans  la  tranchée.  Ceux  qui  gagnent  les 
batailles,  ce  sont  ceux  qui  y  sont.  »  De  même  sur 
Robespierre.    Un   tyran   de   l'opinion  !    un   dictateur 


436  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

de  l'éloquence!  Eh!  qui  vous  empêche,  vous  autres, 
d'essayer  d'être  éloquents? 

Avec  un  sentiment  étonnant  de  sa  force  et  de  sa 
grandeur  (la  dignité  de  celui  qui  sait  qu'on  ne 
repousse  pas  la  main  d'un  héros  qui  l'offre),  dans 
un  combat  si  terrible,  au  milieu  d'une  lutte  à  mort, 
il  attestait...  V amitié! 

Que  voulait-il,  que  demandait-il?  Ce  que  tout  le 
monde  demandait,  Y  atténuation  de  V  arbitraire  des 
Comités,  spécialement  que  tout  acte  portât  la  signa- 
ture de  six  membres  (c'était  abdiquer  le  triumvirat). 
Il  notait  avec  bon  sens  ce  rôle  de  ministre,  qui 
absorbait  Lindet,  Carnot,  les  confinait  dans  l'admi- 
nistration et  les  éloignait  du  gouvernement.  Il  blâ- 
mait Garnot,  Gollot  et  Billaud,  mais  avec  modération, 
disant  :  «  Les  membres  que  j'accuse  ont  commis 
peu  de  fautes...  Je  ne  conclus  pas  contre  eux;  je 
désire  qu'ils  se  justifient  et  que  nous  devenions 
plus  sages.  » 

Personne  ne  prévoyait  un  discours  tellement 
modéré.  Si  Saint-Just  eût  tenu  sa  parole  au  Comité, 
s'il  lui  eût  lu  son  rapport,  le  Gomité,  indécis,  mol 
lissant,  entre  deux  dangers,  se  serait  rapproché  de 
lui,  fût  entré  avec  lui  à  la  Convention,  eût  étonné 
l'Assemblée  de  ce  rapprochement,  et  elle  eût  écouté 
Saint-Just.  Il  vint  seul  (il  était  midi).  Tallien,  Bour- 
don et  quelques  autres,  frémissant  d'audace  et  de 
peur,  étaient  dans  les  corridors,  arrêtant  et  cares- 
sant leurs  alliés  du  côté  droit.  Au  troisième  alinéa 
que  lisait  Saint-Just,  Tallien  entra  et  lui  coupa  la 


LA    JOURNÉE    DU    9    THERMIDOR  437 

parole  :  «  Qui  ne  pleurerait  sur  la  patrie?  Hier,  un 
membre  du  gouvernement  s'en  est  isolé;  aujour- 
d'hui un  autre.  Que  le  rideau  soit  déchiré  !  » 

Billaud  et  les  Comités  entraient  à  l'instant,  avertis 
à  peine  à  midi  par  une  lettre  de  Saint-Just,  le 
trouvant  à  la  tribune,  furieux  de  son  manquement 
de  parole,  qui  leur  fit  croire  qu'il  voulait  les 
pousser  à  mort.  Impatients  d'étouffer  sa  voix,  se 
croyant  perdus  s'il  parlait,  Billaud  interrompit 
Tallien  :  «  Hier,  des  hommes  aux  Jacobins  ont  dit 
vouloir  égorger  la  Convention  nationale  ! . . .  En 
voilà  un  sur  la  Montagne...  Je   le  reconnais.  » 

«  Arrêtez-le  !  arrêtez-le  !  »  Ce  cri  part  de  tous 
les  bancs.  Quand  une  Assemblée,  émue  de  son 
péril,  est  lancée  ainsi  habilement  dans  un  élan 
de  violence,  elle  peut  aller  très  loin.  La  chasse 
aux  hommes  une  fois  commencée,  il  est  facile  de 
la  pousser.  Ceci  fut  un  coup  décisif  qui  peut-être 
emporta  tout. 

«  L'Assemblée  jugerait  mal,  si  elle  se  dissimu- 
lait qu'elle  est  entre  deux  égorgements...  Elle 
périra  si  elle  est  faible...  » 

«  Non,  non  !  »  s'écrient  tous  les  membres  en 
se  levant  à  la  fois  et  agitant  leurs  chapeaux. 

Ces  spectacles  ne  manquent  guère  leur  effet. 
Les  tribunes  se  lèvent  d'un  même  mouvement  et 
crient  :  «  Vive  la  Convention  !  vive  le  Comité  de 
salut  public.  » 

Lebas  veut  parler,  s'agite...  Il  est  rappelé  à 
l'ordre.  Plusieurs  crient  :  «  A  l'Abbaye.  » 


438  HISTOIRE    DE    LA    DEVOLUTION"    FRANÇAISE 

Les  accusateurs  étaient  trop  émus,  trop  furieux 
pour  être  habiles.  Billaud  vomit  pêle-mêle,  parmi 
beaucoup  de  choses  évidemment  vraies,  d'autres 
trop  invraisemblables.  Il  dit  que  Robespierre ,  qui 
se  disait  opprimé,  n'avait  quitté  le  Comité  qu'à 
cause  de  la  résistance  qu'y  trouvait  sa  loi  de 
prairial,  qu'il  avait  organisé  un  infâme  espion- 
nage des  représentants  du  peuple,  que  la  veille 
aux  Jacobins  son  Dumas  avait  fait  chasser  ceux 
qu'on  voulait  immoler.  Tout  cela  était  constant. 
Mais  on  haussa  les  épaules  quand  il  dit  que  Robes- 
pierre favorisait  les  voleurs,  persécutait  les  comités 
révolutionnaires,  qu'il  forçait  le  gouvernement  de 
placer  des  nobles,  etc.  On  ne  vit  dans  Tallien 
qu'un  comédien  impudent  lorsque,  tirant  un  poi- 
gnard, dans  une  pose  mélodramatique,  contre  le 
nouveau  Cromwell,  le  nouveau  Catilina  :  il  dit  (lui 
Tallien)  que  le  tyran  voulait  régner  avec  des 
hommes  crapuleux  et  perdus  de  débauche. 

Plus  absurde  fut  Billaud  quand  il  dit  maladroi- 
tement qu'Henriot  était  complice  d'Hébert,  et  que 
c'était  lui  Billaud  qui  avait  accusé  Danton,  que 
Robespierre,  au  contraire,  V avait  défendu...  Il  oubliait 
qu'alors  même  les  Montagnards  étaient  presque 
tous  hébertistes  et  dantonistes.  Il  blanchissait  jus- 
tement l'accusé  qu'il  voulait  noircir.        | 

Ce  mot  fut  une  avalanche  de  glace  qui  tomba 
sur  la  Montagne.  Beaucoup,  qui  auraient  parlé, 
s'abstinrent  dès  lors  et  parurent  neutres.  Merlin 
(de  Thionville),    Dubois -Grancé,    Lecointre    et   bien 


LA    JOURNÉE    DU    9    THERMIDOR  439 

d'autres,  mortels  ennemis  de  Robespierre,  ne  pro- 
noncèrent pas  un  mot  contre  lui.  Loin  de  là, 
Lecointre  disait  qu'on  devait  l'écouter,  qu'on  ne 
pouvait  empêcher  sa  défense. 

Billaud  et  Tallien,  Tallien  et  Billaud,  se  succé- 
daient à  la  tribune,  personne  autre  n'y  montait. 

Robespierre  voulant  répondre,  la  grande  masse 
d'un  même  cri  étouffait  toujours  sa  parole  :  «  A 
bas  le  tyran  !  »  Les  coalisés  étaient  convenus  de  le 
faire  périr  ainsi.  La  mort  sans  phrases  (le  mot 
qu'on  attribue  à  Sieyès)  pouvait  seule  rallier  une 
masse  si  hétérogène,  si  intéressée  à  cacher  la 
diversité  des  mobiles  qui  la  poussaient  contre 
lui. 

L'arrestation  de  Dumas,  celle  d'Henriot  et  de 
ses  lieutenants,  c'est  tout  ce  qu'on  osa  d'abord. 
Gela  laissait  encore  une  belle  porte  ouverte  pour 
Robespierre.  On  pouvait  rejeter  tout  sur  l'odieux 
président  du  tribunal  révolutionnaire,  sur  l'ignoble 
chef  de  la  force  armée.  Henriot  seul  aurait  tout 
fait,  seul  appelé  aux  armes  la  garde  nationale  ; 
cette  convocation  furtive  sans  le  rappel  du  tam- 
bour n'était-elle  pas  une  erreur  commise  par  Hen- 
riot dans  un  moment  peu  lucide? 

Barère  que  toute  l'Assemblée  appelait  à  la  tri- 
bune, s'efforça  de  contenir  l'affaire  dans  ces  étroites 
limites.  Il  n'attaqua  absolument  que  l'autorité 
militaire,  de  sorte  qu'Henriot  sacrifié,  le  généralat 
supprimé,  le  commandement  partagé  entre  les  chefs 
de  légion,  tout  était  fini. 


4'i0  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Il  voulut  même  sauver  le  maire,  la  Commune 
robespierriste,  qui  pourtant  avait  autorisé  l'acte 
d'Henriot.  Il  vanta  leur  fidélité. 

Toute  sa  crainte,  on  le  voyait,  était  qu'en  frap- 
pant Robespierre,  les  maladroits,  les  furieux,  les 
Fréron  n'abolissent  les  deux  ^Comités.  Il  insista  sur 
la  nécessité  de  ne  pas  toucher  «  à  ce  sanctuaire 
du  gouvernement  »,  à  cette  unique  garantie  d'une 
action  centrale  et  forte;  du  reste,  rejetant  tout  le 
mal,  à  l'ordinaire,  sur  les  trames  de  l'étranger, 
sur  les  royalistes,  les    aristocrates. 

Ce  rapport  sauvait  Robespierre.  Il  le  délivrait 
d'Henriot,  de  l'ivrogne  et  du  bravache  qui  entra- 
vait son  parti.  Il  lui  laissait  sa  Commune  où  était 
sa  grande  force,  et  l'appel  légal  aux  armes.  Il 
divisait  le  commandement,  au  lieu  de  faire  un 
général  dévoué  à  l'Assemblée. 

La  séance  languissait,  l'affaire  avortait.  Un 
bavardage  de  vieillard  que  fit  Yadier  à  la  tribune 
sur  la  Mère  de  Dieu  fit  rire  ;  chose  bien  mala- 
droite et  qui  pouvait  finir  tout.  Qui  rit  est  pres- 
que désarmé.  Robespierre,  à  la  tribune,  les  bras 
croisés  sur  la  poitrine,  endurait  cette  risée,  s'ef- 
forçait de  sourire  lui-même,  de  simuler  le  mépris. 
Plusieurs  l'auraient  tenu  quitte  pour  ce  supplice 
de  la  vanité.  Mais  ceux  qui  étaient  en  péril,  qui 
mouraient  s'il  eût  vécu,  arrêtèrent  le  vieux  Vadier. 
«  Ramenons,  dit  Tallien,  la  discussion  à  son  vrai 
point...  »  —  Robespierre  :  «  Je  saurai  bien  l'y 
ramener.  »  —  Cris  et    violents   murmures.   Le  pré- 


LA   JOURNEE    DU    9    THERMIDOR  441 

sident,  Collot  d'IIerbois,  donne  la  parole  à  Tallien. 

Gelui-ci,  allant  très  droit,  surtout  voulant  répa- 
rer la  maladresse  de  Fréron,  rallier  les  Comités, 
reprocha  à  Robespierre  d'avoir  calomnié  ces  Comités 
héroïques  «  qui  avaient  sauvé  la  patrie  ». 

Robespierre  frémit  du  péril,  voyant  se  reformer 
la  ligue,  il  nia,  cria,  s'agita...  Ses  regards  déses- 
pérés firent  un  suprême  appel  à  la  Montagne... 
Un  groupe  de  Montagnards,  nous  l'avons  remarqué, 
étaient  restés  immobiles.  Quelques-uns,  par  cheva- 
lerie, comme  Merlin,  et  parce  que  Robespierre 
était  leur  ennemi  personnel,  quelques  autres,  de 
la  nuance  de  Romme,  Soubrany,  Maure,  Baudot, 
J.-B.  Lacoste,  la  Montagne  indépendante,  parce 
qu'ils  n'eussent  sauvé  Robespierre  qu'en  lui  don- 
nant la  dictature.  Ils  ne  pouvaient  accabler  ce 
grand  citoyen  poursuivi  par  de  tels  hommes; 
d'autre  part,  comment  l'appuyer,  quand  une  fata- 
lité terrible  le  poussait  dans  la  tyrannie  ? 

Le  cœur  percé,  plus  qu'il  ne  le  fut  du  poignard 
de  prairial,  ils  s'enveloppèrent  du  devoir,  se  déta- 
chèrent des  personnes,  détournèrent  leurs  visages 
sombres  du  coupable,  de  l'infortuné  si  cher  et  si 
dangereux    à    la    liberté    publique1.     Car    la    crise 

1.  Romme,  le  mathématicien,  l'un  des  principaux  fondateurs  du  culte  de 
la  Raison,  était  l'oracle  de  cette  partie  de  l'Assemblée,  si  peu  connue,  telle- 
ment étouffée  par  la  gloire  des  dantonistes  et  des  robespierristcs,  Romme, 
avec  la  figure  de  Socrate,  avait  son  sens  profond,  l'austère  douceur  d'un 
sage,  d'un  héros,  d'un  martyr.  Il  était  absent  au  9  thermidor  (je  dois  ce 
renseignement  à  son  petit-neveu,  M.  Tailhand,  juge  à  Riom,  dépositaire  de 
sa  précieuse  correspondance),  mais  son  esprit  était  présent  dans  l'Assemblée. 
Son  opinion  sur  Robespierre  qui  étouffa  le  culte  de  la  Raison,  ne  peut  être 


442  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

durait  encore...  Une  main  lui  eût  été  tendue  du 
sein  de  la  Montagne  que  la  Plaine  en  eût  pâli, 
que  la  droite  eût  reculé  ;  la  déroute  se  fût  mise 
parmi  ses  lâches  ennemis. 

Robespierre,  sous  ce  jugement  terrible,  hélas  ! 
mérité,  se  retourna  en  fureur  vers  la  droite  : 
«  Vous,  hommes  purs!  c'est  à  vous  que  je  m'adresse, 
et  non  aux  brigands  !...  »  Il  leur  redemandait  la 
vie,  qu'ils  lui  devaient,  qu'il  leur  avait  sauvée... 
Il  n'en  tira  rien  qu'outrage,  des  cris,  des  risées, 
la  mort. 

Alors,  hors  de  lui  et  montrant  le  poing  au  pré- 
sident Collot  d'Herbois  :  «  Pour  la  dernière  fois, 
président  d'assassins,  je  te  demande  la  parole!...  » 

Qui  lui  répondit  ?  La  voix  de  Danton,  je  veux 
dire  de  Thuriot,  qui  avait  pris  le  fauteuil  à  la 
place  de  Collot  d'Herbois. 

On  se  souvient  que  Thuriot,  depuis  le  procès 
de  Danton,  devenu  tout  à  coup  muet,  «  malade 
de  la  poitrine  »,  avait  paru  aussi  mort  que  les 
morts  du  5  avril.  Il  recouvra  en  ce  jour  une  voix 
terrible    et    tonnante,    comme    celle    du    Jugement 


douteuse.  Son  intime  ami  Soubrany,  qui  ne  fut  qu'une  même  âme  avec  lui 
et  mourut  avec  lui,  juge  Robespierre  avec  une  extrême  sévérité  (j'ai  sous  les 
yeux  ses  lettres  que  m'a  communiquées  M.  Doniol,  écrivain  distingué  de 
Clermont).  —  Grande  gloire  pour  l'Auvergne  d'avoir  produit  avec  Desaix,  le 
plus  pur  de  l'armée,  les  purs  de  la  Convention,  je  veux  dire  ceux  qui,  en 
faisant  des  choses  héroïques,  évitèrent  jusqu'au  soupçon  d'ambition  : 
Romme,  Soubrany,  le  vainqueur  des  Espagnols,  J.-B.  Lacoste,  le  vainqueur 
du  Rhin. 

On  a  vu  comment  le  parti  robespierriste  avait  essayé  de  taire  et  d'étouffer 
les  succès  de  Lacoste  et  Baudot,  au  profit  de  Saint-Just, 


LA    JOURNÉE    DU    9    THERMIDOR  443 

dernier,  et  de  ses  poumons  d'airain,  du  timbre, 
furieusement  agité,  d'une  impitoyable  sonnette,  il 
exécuta  Robespierre. 

Il  n'avait  rien  à  espérer,  étant  tombé  aux  mains 
implacables  des  dantonistes. 

«  Le  sang  de  Danton  l'étouffé  !  »  dit  Garnier  (de 
l'Aube). 

C'était  un  cri  du  sépulcre.  Robespierre  n'en  fut 
pas  atteint.  Il  se  redressa,  comme  le  serpent  sur 
lequel  on  marche,  et  darda  ce  mot  :  «  Ah  !  vous 
voulez  venger  Danton!...  »  Risée  amère  de  la 
lâcheté  de  ceux  qui  le  lui  livrèrent... 

Du  fond  même  de  la  Montagne  deux  voix  qu'on 
n'avait  entendues  jamais  : 

«  L'arrestation  !  » 

«  L'accusation!  » 

On  se  demandait  les  noms.  C'étaient  Louchet  et 
Loiseau,  gens  obscurs,  fermes  jacobins,  nullement 
thermidoriens  et  qui  se  montrèrent  immuables 
contre  la  réaction. 

Ils  firent  plus  d'impression  que  les  discours  de 
Tallien.  L'Assemblée  tout  entière  appuie. 

Robespierre  jeune  et  Lebas  veulent  être  arrêtés 
aussi.  Accordé. 

Robespierre  crut  voir  ici  une  lueur.  Il  connais- 
sait le  cœur  des  foules.  Il  essaya  de  parler  pour 
son  frère.  S'il  eût  attendri  l'Assemblée,  il  était 
sauvé  lui-même. 

Mais  un  violent  journaliste,  supprimé  par  Robes- 
pierre, Charles  Duval,  s'écria    :    «   Président,  est-ce 


444  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

qu'un  homme  [sera  le   maître   de  la  Convention?  » 

Fréron  :  «  Ah!  qu'un  tyran  est  dur  à  abattre!   » 

Billaud  reprenait  ici  un  bavardage  très  vague, 
au  travers  duquel  peut-être  Robespierre  eût  trouvé 
jour.  Mais  une  masse  de  voix  crièrent  :  «  L'arres- 
tation! l'arrestation!  » 

Thuriot  la  met  aux  voix.  Décrétée  à  l'unanimité. 

L'Assemblée  tout  entière  se  lève  :  «  Vive  la 
liberté!  vive  la  République!  » 

«  La  République,  dit  Robespierre,  elle  est  per- 
due! Les  brigands  triomphent.  » 

Lebas  :  «  Je  ne  partagerai  pas  l'opprobre  de  ce 
décret,  je  veux  être  arrêté  aussi.  » 

«  Oui,  dit  Fréron,  Lebas,  Gouthon  et  Saint-Just. 
Couthon  voulait,  de  nos  cadavres,  se  faire  des 
degrés  pour  monter  au  trône...  » 

«  Moi,  monter  au  trône!  »  dit  le  cul-de-jatte  en 
montrant  ses  jambes  impotentes. 

Cependant  des  deux  côtés  partaient  des  voix 
meurtrières. 

De  la  droite,  le  royaliste  Glausel  :  «  Qu'on  exé- 
cute le  décret  d'arrestation!  » 

Le  président  :  «  Je  l'ai  ordonné;  les  huissiers  se 
sont  présentés...  Mais  on  refuse  d'obéir.  » 

De  la  gauche,  le  jacobin  Louchet  :  «  A  la  barre 
les  accusés!  Point  de  privilège!  Quand  des  membres 
furent  arrêtés,  ils  descendirent  à  la  barre!  » 

Ils  descendent  en  effet.  Applaudissements  fréné- 
tiques. L'Assemblée  se  croit  libre  enfin.  Elle  a  vu 
passer  son  tyran  au  niveau  de  l'égalité. 


LA   JOURNEE    DU    9    THERMIDOR  445 

Elle  se  leva  bientôt,  dans  cette  joie  enfantine, 
sans  rien  faire  pour  son  salut,  sans  se  douter  que 
la  tyrannie  restait  tout  entière,  et  elle  s'ajourna 
au  soir. 

Il  était  trois  ou  quatre  heures.  Robespierre  avait 
été  conduit  aux  Comités,  comme  pour  être  inter- 
rogé... On  a  vu  combien  Barère  l'avait  encore 
ménagé.  Sauf  Billaud,  Gollot,  Élie  Lacoste,  nul 
membre  des  Comités  n'avait  parlé  contre  lui.  Qu'avait- 
il  à  craindre?  De  passer,  comme  Marat,  au  tribunal 
révolutionnaire?  Là  son  immense  ascendant  moral, 
l'intérêt,  le  zèle  d'une  armée  de  fonctionnaires 
créés  et  placés  par  lui,  les  foudroyantes  adresses 
des  sociétés  populaires  arrivant  de  toute  la  France, 
lui  ménageaient  un  triomphe  tout  autre  que  celui 
de  Marat,  bien  près  de  l'apothéose.  Sa  personnalité 
multiple,  qui  remplissait  toute  chose,  le  rendait 
nécessaire  et  fatal,  quoi  qu'il  arrivât.  Il  était  devenu 
comme  l'air  dont  la  République  vivait.  Dans  l'étouf- 
fement  d'asphyxie  qu'entraînerait  son  absence,  la 
France  allait  venir  à  genoux  dans  cette  prison  lui 
demander  de  sortir.  A  lui  d'exiger  des  juges,  d'im- 
poser à  ses  ennemis  la  nécessité  du  procès. 

Cependant  le  bruit  étonnant  de  l'arrestation  de 
Robespierre  se  répandant  dans  Paris,  le  mot  fut 
celui-ci  :  «  Alors  l'échafaud  est  brisé!  » 

Tellement  il  avait  réussi,  dans  tout  cet  affreux  mes- 
sidor, à  identifier  son  nom  avec  celui  de  la  Terreur. 

Ce  jour  même,  un  incident  pathétique  avait  bou- 
leversé les  cœurs. 


44G  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Une  accusée,  s'asseyant  sur  les  gradins  où  son 
jeune  fils  avait  été  condamné  la  veille,  tomba  en 
épilepsie.  La  foule  cria  violemment  qu'on  ne  pou- 
vait la  juger. 

Le  peuple  espérait  que,  ce  jour,  il  n'y  aurait  pas 
d'exécution.  Telle  était  l'opinion  du  bourreau  lui- 
même;  il  croyait  chômer.  Donc  lorsque,  selon  l'ordi- 
naire, le  tribunal  révolutionnaire  eut  préparé  une 
fournée,  lorsque  les  lourdes  charrettes  vinrent  à 
l'heure  marquée  rouler  dans  la  cour  du  Palais  de 
justice,  l'exécuteur  demanda  à  Fouquier-Tinville 
«  s'il  n'avait  point   d'ordre  à  donner?  » 

Fouquier  se  garda  de  comprendre  cette  demande 
d'un  sens  si  clair  et  dit  :  «  Exécute  la  loi.  » 

On  vit  donc  sortir  encore  de  la  noire  arcade  de  la 
Conciergerie  quarante -cinq  condamnés,  et  le  lugu- 
bre cortège  traversa  encore  une  fois  les  quais,  la 
rue,  le  faubourg  Saint-Antoine.  Nulle  chose  ne  fut 
plus  douloureuse;  la  douleur  nullement  cachée. 
Plusieurs  levaient  les  mains  au  ciel;  beaucoup 
criaient  grâce.  Quelques-uns  enfin,  plus  hardis,  sau- 
tent à  la  bride  des  chevaux  et  se  mettent  à  vouloir 
faire  rétrograder  les  charrettes.  Mais  Henriot,  averti, 
arriva  au  grand  galop  et  dispersa  la  foule  à  coups 
de  sabre,  assurant  cette  dernière  malédiction  à  son 
parti  et  faisant  dire  dans  le  peuple  :  «  La  nouvelle 
est  fausse  sans  doute.  Nous  ne  sommes  pas  encore 
quittes  du  régime  de  Robespierre.  » 

Le  tribunal  révolutionnaire  n'en  était  pas  moins 
tué.  Que   Robespierre    fût  vainqueur  ou  vaincu,   il 


LA    JOURNEE    DU    9    THERMIDOR  447 

finissait  également.  Le  président  Dumas  en  jugeait 
ainsi  dès  le  8  thermidor.  Il  croyait  que  les  deux 
partis  se  rapprocheraient  peut-être,  en  sacrifiant 
deux  têtes,  la  sienne  et  celle  d'Henriot.  Dès  lors 
il  était  prêt  à  fuir  :  il  voulait  faire  partir  pour  la 
Suisse  sa  femme  et  sa  famille. 


448  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 


CHAPITRE    VI 

LA  SOIRÉE  DU  9  ET  LA  NUIT  DU  9  AU  10.  —  IMMORILITÉ 
DES  JACOBINS. 


Robespierre  veut  rester  prisonnier.  —  Il  ne  peut  entraîner  ni  les  tribunaux 
ni  la  section  de  la  Cité.  —  Le  Comité  ne  veut  rien  faire.  —  Robespierre 
délivré  malgré  lui.  —  Le  gendarme  Merda.  —  Les  jacobins  soutiennent 
mollement  Robespierre. 


La  Commune,  avertie  de  minute  en  minute  des 
moindres  incidents  de  la  séance,  avant  même  qu'elle 
finît,  était  en  insurrection. 

Se  fiant  peu  à  la  garde  nationale  qu'elle  avait 
appelée  et  qui  arrivait  lentement,  dès  deux  heures  de 
l'après-midi,  elle  fît  venir  du  Luxembourg  la  gen- 
darmerie à  la  Grève.  On  lui  distribua  des  cartouches 
et  on  lui  dit  qu'il  s'agissait  de  réprimer  une  révolte 
des  prisonniers  de  la  Force. 

Au  moment  où  la  nouvelle  de  l'arrestation  de 
Robespierre  parvint  à  la  Grève,  Henriot,  à  la  tête 
de  cette  gendarmerie ,  suivit  les  quais  au  grand 
galop,  renversant,  foulant  les  passants.  Un  jeune 
homme  qui  avait  sa  femme  au  bras  la  quitta,  criant 
à  la  foule  :  «  Arrêtez-le  !  arrêtez-le  !  »  et  faillit  être 


LA  SOIREE   DU  9   ET   LA  NUIT   DU  9  AU   10  449 

sabré.  Dans  la  rue  Saint- Honoré,  la  cavalerie  fut 
retardée  par  un  travail  de  paveurs.  Henri ot  les 
harangua,  leur  parla  de  Robespierre,  mais  ne  put 
les  entraîner.  Ils  crièrent  :  «  Yive  la  République  !  » 
et  se  remirent  à  l'ouvrage. 

A  la  porte  des  Tuileries,  la  garde  croisait  la  baïon- 
nette sur  lui  et  ses  hommes,  lorsqu'un  gros  huissier 
de  la  Convention  se  jeta  entre  eux  :  «  Gendarmes, 
cet  homme-là  n'est  plus  votre  général...  Voyez  le 
décret  !  »  Les  gendarmes  reculèrent. 

Henriot,  qui  venait  d'arrêter  Merlin  (de  Thionville) 
dans  la  rue  Saint-Honoré,  se  trouva  arrêté  lui-même. 
Deux  dantonistes,  Robin  et  Courtois,  rqui  dînaient 
chez  un  restaurateur,  le  virent  flottant  sur  son 
cheval,  suivi  de  sa  troupe  déjà  ébranlée.  Ils  crièrent 
de  la  fenêtre  qu'on  l'arrêtât.  Ce  que  firent  les  gen- 
darmes, et  ils  le  menèrent  au  Comité  de  sûreté, 
d'où  Robespierre  sortait  à  peine  pour  aller  au 
Luxembourg. 

Il  y  était  arrivé,  escorté  plutôt  que  gardé.  Là 
les  administrateurs  de  police,  Faro,  Wiltcheritz,  qui 
gouvernaient  la  prison  (deux  robespierristes  dévoués), 
lui  dirent  qu'ils  avaient  reçu  de  la  Commune  défense 
de  le  recevoir,  qu'on  l'attendait  à  la  Commune.  Une 
foule  de  ses  partisans  qui  remplissaient  la  rue  de 
Tournon  criaient  de  toutes  leurs  forces  :  «  A  la 
Commune  !  à  la  Commune  !  » 

Il  était  six  heures  du  soir,  et  l'insurrection  était 
complètement  déclarée.  La  Commune  avait  fait 
arrêter   les   messagers    de  la    Convention.    Elle    ne 

T.   VII.   —  UÉV.  23 


450  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

reconnaissait  plus  le  Comité  de  salut  public  et  s'était 
créé  à  elle-même  un  comité  d'insurrection  (Payan, 
Coffinhal,  Arthur,  etc.).  Elle  battait  partout  le  rappel, 
et  déjà  elle  avait  sur  la  Grève  vingt  pièces  de 
canon  en  batterie. 

Robespierre ,  qui  trouvait  ces  mesures  étrange- 
ment précipitées,  fut  d'autant  plus  éloigné  d'aller 
à  l'Hôtel  de  Ville.  Il  dit  qu'il  était  prisonnier,  arrêté 
par  un  décret,  et  que  tel  il  voulait  rester.  Il  ordonna 
à  ses  gardiens  de  le  mener  du  Luxembourg  à  l'ad- 
ministration de  police  municipale,  dont  les  bureaux 
occupaient,  avec  ceux  de  la  mairie,  l'hôtel  de  la 
Préfecture  de  police  actuelle,  quai  des  Orfèvres. 

Ses  amis  et  ses  ennemis  ont  blâmé  ici  son  hési- 
tation. Nous  croyons  que  cette  démarche  était  la 
sagesse  même.  Il  connaissait  infiniment  mieux  que 
les  siens  l'état  moral  de  Paris  et  le  cœur  du  peuple. 

Robespierre  captif,  Robespierre  victime,  Robes- 
pierre martyr  des  méchants,  des  voleurs,  des  traî- 
tres qu'il  avait  osé  accuser,  c'était  un  texte  admirable, 
du  plus  grand  effet,  qui  pouvait  lui  donner  Paris.  Et 
Robespierre  général,  chef  d'émeute,  tirant  le  canon 
contre  l'Assemblée  nationale,  était  coupable  et  ridi- 
cule. 

Si  même  il  fallait  en  venir  à  l'insurrection,  la 
position  qu'il  prenait  n'était  pas  sans  avantage.  On 
sait  que  cet  hôtel  du  quai  des  Orfèvres  commu- 
nique par  derrière  avec  le  Palais  de  Justice  et  la 
Conciergerie.  Le  tout  forme  en  réalité,  dans  toute 
la  largeur  de  l'île,  une  grande  et  énorme  forteresse, 


LA   SOIREE    DU  9  ET  LA  NUIT   DU  9  AU    10  451 

que  commandent  les  tribunaux ,  avec  tous  leurs 
employés,  leurs  geôliers,  leur  garde  nombreuse. 
Le  véritable  maître  du  lieu  qui  y  résidait  et  donnait 
les  ordres  était  l'accusateur  public  du  tribunal  révo- 
lutionnaire. Si  Fouquier-Tinville,  sans  sortir  de  chez 
lui,  eût,  de  son  Palais  de  justice,  visité  le  prison- 
nier, celui-ci  devenait  bien  fort.  La  calomnie  du 
prétendu  royalisme  de  Robespierre  qu'on  fît  courir 
dans  Paris,  eût-elle  pu  prendre  racine  ?  L'opinion 
du  tribunal  révolutionnaire  eût  d'avance  couvert 
l'accusé.  Les  exagérés,  qui,  comme  on  verra,  furent 
très  actifs  contre  lui,  n'auraient  pas  osé  être  plus 
difficiles  en  patriotisme  que  Fouquier-Tinville. 

On  sentait  si  bien  la  nécessité  d'avoir  celui-ci  pour 
soi  que,  le  même  jour,  9  thermidor,  Goffinhal  avait 
voulu  dîner  avec  Fouquier  chez  un  ami  commun 
derrière  Notre-Dame  (au  Pont-Rouge,  île  Saint-Louis). 
Fouquier  rentra  au  Palais  à  six  heures  du  soir,  presque 
au  même  moment  où  Robespierre  entrait  par  l'autre 
quai  à  la  Police  qui  y  touche .  Celui-ci  y  resta  jus- 
qu'à neuf,  mais  ni  Fouquier  ni  Dobsent,  président 
du  tribunal  criminel,  ne  firent  le  moindre  pas  vers 
lui. 

Robespierre,  à  la  Police,  n'était  pas  même  gardé. 
Il  s'adressa  à  la  section,  celle  de  la  Cité,  section 
fort  importante  par  sa  position  centrale,  par  le  Palais, 
par  Notre-Dame,  par  la  facilité  qu'elle  a  de  disposer 
du  bourdon,  la  grosse  cloche  qui  peut  sonner  le 
tocsin  pour  Paris,  et  qui  le  sonna  effectivement  au 
31   mai.  La  Cité  était  encore   fortement   influencée 


452  HISTOIRE    DE    LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

par  les  hommes  du  31  mai,  Dobsent,  l'ancien  pré- 
sident du  club  de  l'Évêché,  et  d'autre  part  par  un 
agitateur  de  bas  étage,  Vaneck,  ami  de  Dobsent.  L'un 
devenu  modéré  en  haine  des  lois  de  Prairial,  l'autre 
devenu  exagéré,  sans  doute  par  les  persécutions  dont 
le  parti  robespierriste  accabla  les  exagérés;  ils  étaient 
d'accord  en  un  point,  la  haine  de  Robespierre. 

Celui-ci  ayant  demandé  cinquante  hommes,  la 
section  les  envoya.  Mais  quand  les  municipaux  qui 
entouraient  Robespierre  expliquèrent  qu'il  s'agissait 
«  de  le  prendre  sous  leur  sauvegarde  »,  le  comman- 
dant répondit  froidement  qu'il  ne  le  pouvait,  Robes- 
pierre étant  décrété  d'arrestation.  Ils  lui  dirent  qu'il 
était  un  poltron,  un  aristocrate,  lui  dirent  que  lui- 
même  était  prisonnier  et  le  retinrent  en  effet1. 

D'autre  part,  tous  leurs  efforts  pour  emmener 
Robespierre  étaient  impuissants.  Il  ne  voulait  bouger, 
croyant,  non  sans  apparence,  que  les  Comités  n'agi- 
raient pas  plus  que  lui. 

Leur  police  n'étant  pas  à  eux,  que  pouvaient-ils 
faire  ?  Le  chef  Héron  était  à  Robespierre,  le  Comité 
de  sûreté  ne  disposait  que  d'un  petit  chef  de  brigade, 
agent  inférieur,  nommé  d'Ossonville,  lequel  s'était 
attaché  un  homme  d'exécution,  un  Dulac,  ami  de 
Tallien. 

On  ne  leur  donna  nul  ordre,  nulle  instruction 
précise  ;  les  circonstances ,  infiniment  variables , 
devaient  seules  les  diriger. 

1.  Archives  de  la  Préfecture  de  police,  Procès-verbaux  des  sections,  section 
de  la  Cité. 


LA   SOIRÉE   DU  9  ET  LA  NUIT  DU  9  AU   10  453 

La  seule  chose  qu'indiquait  la  situation,  c'était 
sans  doute,  si  l'on  pouvait,  de  tuer  moralement 
Robespierre,  en  faisant  courir  le  bruit  qu'il  avait 
été  arrêté  pour  un  complot  royaliste 1  ;  c'est  ce  que 
prêcha  d'Ossonville  dans  les  sections.  Pour  Dulac, 
on  peut  soupçonner  sans  risquer  de  faire  trop  de 
tort  à  ces  honnêtes  gens,  que  toutes  ses  instructions 
furent  le  poignard  de  Tallien. 

La  Convention,  rentrée  en  séance  à  sept  heures  du 
soir,  avait  appris  l'arrestation  d'Henriot,  mais  elle 
était  loin  de  soupçonner  l'inaction  des  Comités.  On 
avait  mené  le  captif  au  Comité  de  sûreté  ;  un  seul 
membre  s'y  trouvait,  Amar,  et  il  s'esquiva.  Il  fallut 
mener  Henriot  au  Comité  de  salut  public.  Barère, 
Billaud,  d'autres  y  étaient.  «  Mais,  dit  Billaud  à  celui 
qui  l'amenait,  que  veux-tu  que  nous  en  fassions?... 
—  Il  nous  égorgera  ce  soir...  —  Que  faire  enfin  ? 
dit  Barère;  nommer  une  commission  militaire  qui 
juge  prévôtalement ?...  —  Ce  serait  un  peu  vigou- 
reux ,  dit  Billaud .  —  Ramenez-le ,  dit  Barère ,  au 
Comité  de  sûreté  ;  nous   allons   nous  en  occuper.  » 

Le  Comité   ne  voulait  pas  pousser  vivement  les 

1.  Si  l'on  veut  croire  le  très  peu  croyable  Soulavie  (t.  V,  348),  Robespierre 
aurait  reçu  des  ouvertures  de  l'Angleterre,  et  la  lettre  aurait  été  interceptée 
par  Vadier.  Mais  comment  supposer  que  Vadier  n'eût  pas  publié  une  telle 
lettre?  De  l'Angleterre!  c'est  absurde. 

Quant  aux  puissances  allemandes,  il  est  certain  qu'elles  faisaient  effective- 
ment des  ouvertures.  Notre  politique,  à  travers  tous  les  partis  (de  Dumouriez, 
de  Custine  à  Carnot  et  à  Robespierre),  fut  invariable  en  ceci  que  tous  cru- 
rent que  la  Prusse  se  détacherait  la  première  de  la  coalition;  c'est  cette 
espérance  qui  fit  le  fatal  abandon  de  la  Pologne  (en  mai  1794).  Un  signe,  un 
geste  de  la  France,  le  simple  envoi  du  drapeau  eût  donné  à  Kosciuszko  une 
force  incalculable. 


454  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

choses.  Il  connaissait  Robespierre;  il  croyait  qu'il 
voudrait  toujours  une  solution  légale,  le  jugement, 
le  triomphe  de  Marat.  Gela  donnait  du  temps;  on 
pouvait  travailler  l'opinion,  l'avidité  avec  laquelle  le 
public  avait  accueilli  l'affaire  Saint-Amaranthe  et  celle 
de  la  Mère  de  Dieu  montrait  combien  l'homme  était 
mûr,  combien  facile  à  attaquer,  combien  prêt  à  rece- 
voir le  coup  de  la  calomnie. 

Tout  se  fut  passé  ainsi,  si  Robespierre  eût  été 
maître  de  son  parti.   Il  ne  l'était  pas. 

Un  peu  avant  dix  heures  du  soir,  le  Comité  écou- 
tant tristement  le  tocsin  de  la  Commune,  les  portes 
étant  tout  ouvertes,  quelqu'un  entra  précipitamment, 
un  [gendarme  :  «  Robespierre  est  délivré  !  »  Vers 
neuf  heures  effectivement,  la  Commune  désespé- 
rant de  le  faire  venir  à  elle,  Coffinhal,  l'hercule 
auvergnat,  se  chargea  de  l'apporter.  Enveloppant 
Robespierre  de  sa  voix  assourdissante,  de  ses  bras 
irrésistibles,  de  sa  brutale  amitié,  il  l'enleva  de  la 
mairie,  l'entraîna  à  l'Hôtel  de  Ville,  à  l'insurrec- 
tion, le  fit  insurgé  malgré  lui.  Ce  fut  cette  main 
coupable  qui,  dans  la  falsification  du  procès  d'Hébert, 
prépara  la  mort  de  Danton,  qui,  dans  celui  de  Danton 
mutila  ses  dernières  paroles,  ce  fut,  dis-je,  cette 
même  main,  par  une  fatalité  de  crimes,  qui  enleva 
Robespierre  de  l'asile  de  la  Loi  où  il  s'efforçait 
de  rester  et  le  posa  dans  la  Mort. 

L'infortuné,  sur  la  route,  disait  à  cette  bande 
étourdie  et  violente  :  «  Vous  me  perdez  !  Vous  vous 
perdez  !   Vous  perdez  la  République  !  »  Eux,   ils  ne 


LA   SOIREE   DU  9  ET   LA  NUIT   DU   9  AU  10  455 

voulaient  rien  comprendre.  Ils  répétaient  leur  mot 
ordinaire,  que  Maximilien  était  un  homme  de  scru- 
pule vraiment  excessif,  d'une  moralité  désolante  ; 
qu'il  fallait  bien  que  ses  amis  l'obligeassent  d'être 
homme  d'État. 

Le  Comité  de  salut  public,  atterré  de  la  nouvelle, 
pensa  que  la  Commune,  maîtresse  de  Robespierre, 
lui    ferait    vouloir    ce    qu'elle    voudrait,    que    tout 
était  remis  aux  armes.  On  se  repentit  un  peu  tard 
d'avoir  divisé,   annulé  le  commandement   militaire. 
Il   fallait    maintenant    demander    un    général    à    la 
Convention.   Carnot   regardait   le   gendarme  qui  ap- 
portait   la    nouvelle.    Il    était    extrêmement    jeune 
(dix-neuf  ans),  une  blonde  figure  innocente,  résolue 
pourtant,    un    soldat    et    rien    de    plus.    Ce    jeune 
homme,  nommé  Merda,   enfant   de   Paris,    fils   d'un 
marchand,  était  entré  à   dix-sept  ans  dans  la  garde 
constitutionnelle   du    roi.    Comment    un    enfant    de 
cet  âge  fut-il  admis  clans   ce  corps  d'élite,   recruté 
soigneusement  parmi  d'anciens  militaires,  des  maîtres 
d'armes,  des  lames  renommées  de  Paris?  Sans  doute 
pour  sa    dextérité   peu   commune   dans   les    armes . 
Passé   en   1792  dans  la  gendarmerie  des  hommes  du 
14  juillet,   il  y  était  fort  vexé   soit  à  l'occasion  de 
son  nom  bizarre,   soit  comme  garde  constitutionnel. 
Son  sobriquet  était  Veto.   Ces  disputes  continuelles, 
qui,   dans  le   corps,  obligent  tous  les  jours  de  tirer 
Pépée,  durent  faire  du  jeune  homme  naturellement 
pacifique   un    homme    d'exécution,    une    main   vive 
et  prompte  à  frapper.  Du  reste,  pour  achever  son 


456  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

histoire,  il  n'était  point  ambitieux,  ne  fit  point  sa 
cour  au  pouvoir,  avança  très  lentement,  et  périt, 
simple  colonel,  à  la  bataille  de  la  Moskowa. 

Merda  dit  au  Comité  que  c'était  lui  qui,  de  sa 
main,  tout  à  l'heure,  avait  arrêté,  lié  Henriot,  que, 
si  l'on  voulait,  il  allait  ramasser  quelques  hommes, 
marcher  sur  la  Commune.  Et,  plein  de  zèle,  il 
courut  au  Comité  de  sûreté  pour  trouver  ses  cama- 
rades. Là,  il  fut  en  grand  danger.  Coffinhal,  avec 
une  masse  de  canonniers  des  faubourgs,  avait  forcé 
le  Comité  et  délivré  Henriot.  Ce  n'étaient  que  cris, 
embrassades  du  délivré  et  des  libérateurs.  Henriot 
reconnut  Merda,  qui  se  sauva  à  grand 'peine  au 
Comité  de  salut  public  :  «  Henriot  est  délivré... 
—  Quoi,  tu  ne  lui  as  pas  brûlé  la  cervelle?  dit  Ba- 
rère;  on  devrait  te  fusiller!  »  Merda  se  le  tint  pour 
dit. 

L'anxiété  était  extrême  dans  la  Convention.  Elle 
n'avait  aucune  défense  qui  empêchât  Coffinhal,  Hen- 
riot, malgré  leur  petit  nombre,  de  pénétrer  dans 
la  salle!  Collot  d'Herbois  prit  bravement  le  fauteuil 
et  dit  d'une  voix  sépulcrale  :  «  Citoyens,  voici  le 
moment  de  mourir  à  votre  poste...  Le  Comité  de 
sûreté  est  envahi.  » 

«  Courons-y  »,  disent  les  tribunes.  Sous  ce  pré- 
texte, tous  les  assistants  s'enfuirent  si  précipitam- 
ment que  la  salle  se  remplit  d'un  gros  nuage  de 
poussière. 

La  Convention  resta  seule,  calme  et  digne,  s'ar- 
rangeant  pour  mourir  avec  gravité.  L'obstacle  c'était 


LA   SOIRÉE   DU  9  ET  LÀ  NUIT   DU  9  AU    10  457 

Lecointre,  grotesque  en  ce  moment  même,  qui,  de 
ses  poches  inépuisables  où  il  avait  un  arsenal,  dis- 
tribuait à  ses  collègues  des  cartouches  et  des  pis- 
tolets. 

La  peur  fait  souvent  des  miracles.  Ce  fut  préci- 
sément Amar,  le  plus  craintif  des  membres  des 
Comités,  qui  sortit  au  Carrousel  ;  Amar,  qui  s'était 
sauvé  devant  Henriot  enchaîné,  pour  ne  pas  le 
prendre  en  garde,  alla  au-devant  d'Henriot  délivré 
et  sur  la  place,  à  la  tête  de  ses  canonniers.  On 
savait  au  reste  que  ceux-ci  étaient  extrêmement 
indécis.  Il  n'y  avait  qu'une  compagnie  bien  déci- 
dée pour  la  Commune.  Mais  les  autres  n'étaient 
guère  ardents  pour  la  Convention.  La  grande  majo- 
rité ne  suivit  ni  Henriot  ni  Amar;  ils  pensèrent 
qu'il  était  tard,  s'en  allèrent  coucher.  La  place  rede- 
vint solitaire  et  ténébreuse. 

La  scène  n'était  pas  beaucoup  plus  animée  à  la 
Commune.  A  ses  invitations  pressantes  peu  disaient 
non,  mais  peu  venaient.  Le  Département  était  net- 
tement contre  la  Commune.  Le  Palais  de  justice 
restait  dans  une  neutralité  suspecte.  Le  maire  Fleu- 
riot  y  alla  pour  décider  Fouquier-Tinville  et  ne 
gagna  rien.  Dobsent  de  même,  président  du  tribu- 
nal criminel,  ne  s'ébranla  que  quand  l'affaire  fut 
éclaircie. 

Dans  cette  froideur  générale,  Robespierre  devait 
pourtant  compter  sur  deux  forces,  qui  n'en  faisaient 
qu'une  :  les  Jacobins  sociétés  et  les  Jacobins  comités. 

Je  parle  d'abord  des  quarante-huit  comités  révolu- 


458  HISTOIRE   DU    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

tionnaires  de  sections,  parfaitement  Jacobins  et 
robespierristes,  fonctionnaires  salariés,  vrais  rois  de 
Paris,  ayant  tout  à  perdre  au  changement.  Depuis 
plus  de  six  mois,  ces  comités  ne  se  recrutaient 
plus  par  l'élection  ;  les  membres  qui  manquaient 
étaient  nommés  (contrairement  à  la  loi)  par  le  Comité 
de  salut  public,  ou  plutôt  par  le  triumvirat  robespier- 
riste.  On  comptait  si  bien  sur  eux  que,  vers  la  fin 
de  messidor,  à  l'approche  de  la  crise,  Payan  les 
avait  convoqués  à  la  Commune,  redoutable  convo- 
cation qui  sentait  son  31  mai.  Le  Comité  de  salut 
public  hasarda  d'interdire  la  réunion. 

Quant  à  la  grande  société  jacobine,  on  a  vu  le 
soir  du  8  la  scène  qui  s'y  passa,  l'enthousiasme, 
les  larmes,  les  protestations,  les  serments.  Si  tout 
cela  est  quelque  chose  en  ce  monde,  Robespierre 
devait  y  compter. 

Des  comités  révolutionnaires,  très  peu  ,vinrent. 
Ils  étaient  fonctionnaires  et  craignaient  sans  doute 
de  perdre  leurs  places. 

La  société  jacobine  se  ménagea  plus  qu'on  n'eût 
cru.  Elle  essaya  d'établir  sa  correspondance  avec 
les  sections  et  n'y  parvint  pas1.  Elle  envoya  de 
deux  heures  en  deux  heures  des  cléputations  à  la 
Commune,  mais  n'y  alla  pas  en  corps.  Cette  démarche 
décisive,  solennelle,  qui  eût  entraîné  peut-être  les 
sections,  fut  attendue,  désirée  toute  la  nuit  par  la 
Commune. 

1.  Procès-verbal  do  la  section  Marat  (Archives  de  la  Préfecture  de  police). 


LA   SOIRÉE   DU  9  ET  LA  NUIT   DU  9  AU    10  459 

Peut-être  les  Jacobins  ne  pouvaient  faire  mieux. 
Peu  d'entre  eux  seraient  venus.  Un  schisme  se 
fût  déclaré;  les  partisans  de  Fouché  et  autres 
représentants  fussent  restés  rue  Saint-Honoré,  seuls 
maîtres  du  lieu  sacré,  d'où  ils  eussent  excommunié 
la  fraction  qui  eût  passé  à  l'Hôtel  de  "Ville.  On  a 
vu  ces  divisions  :  en  votant  pour  Robespierre,  la 
société,  presque  toujours,  prenait  pour  président 
un  de  ses  ennemis,  un  Fouché,  un  Élie  Lacoste, 
un  Barère.  Cette  nuit,  leur  président,  Vivier,  était  un 
robespierriste.  Un  autre,  Sijas,  adjoint  de  la  Guerre, 
les  prêchait,  les  animait.  Et  pourtant  rien  ne  re- 
muait. Une  paralysie  latente  immobilisait  la  société. 

Le  représentant  Brival  s'était  chargé  d'expliquer 
aux  Jacobins  l'arrestation  de  Robespierre.  On  lui 
demanda  s'il  l'avait  votée  :  «  Sans  doute,  dit-il; 
bien  plus,  je  l'avais  aussi  provoquée,  et,  comme 
secrétaire,  j'ai  expédié,  signé  les  décrets.  »  Vifs  mur- 
mures, huées;  on  le  raye,  on  lui  enlève  sa  carte. 
Qui  croirait  qu'un  moment  après,  Brival,  rentré 
dans  l'Assemblée,  se  voit  rapporter  sa  carte  par 
des  commissaires  jacobins  ?  La  société  a  révoqué  sa 
radiation,  rétabli  comme  jacobin  un  homme  qui 
vient  de  se  vanter  d'avoir  demandé,  signé  l'arres- 
tation de  Robespierre! 

L'homme  éminent  des  Jacobins,  Gouthon,  ne 
paraissait  pas  à  l'Hôtel  de  Ville.  Infirme,  se  jugeant 
peu  utile  sur  une  telle  scène  d'action,  il  était  resté 
chez  lui,  près  de  sa  femme  et  de  son  enfant.  On  pensa 
que  sa  présence  entraînerait  la  société  à  l'Hôtel  de 


460  HISTOIRE    DE   LA   REVOLUTION   FRANÇAISE 

Ville.  Robespierre  et  Saint-Just  écrivirent  ce  mot  : 
«  Couthon,  tous  les  patriotes  sont  proscrits;  le  peuple 
entier  s'est  levé;  ce  serait  le  trahir  que  de  ne  pas 
te  rendre  à  la  Commune,  où  nous  sommes.  » 

Couthon  vint  à  l'instant  même.  Mais  les  Jacobins 
ne  vinrent  pas,  sinon  par  députations. 

La  dernière  ligne  du  procès-verbal  de  la  Com- 
mune, interrompu  par  l'événement  qui  brisa  tout, 
indique  qu'à  ce  moment  suprême  les  Jacobins 
envoyaient  chercher  des  nouvelles,  et  que  la  Com- 
mune agonisante  les  invitait  à  venir  en  corps. 


NEUTRALITÉ    DE    PARIS  461 


CHAPITRE   VII 

LA  NUIT.  —  NEUTRALITÉ   DE   PARIS   EN  GÉNÉRAL  ET  DU  FAUBOURG 
SAINT-ANTOINE.  —  LES  ENRAGÉS  SE  RÉVEILLÈRENT-ILS? 


Cause  de  l'inaction  générale.  —  Rancune  des  enragés  et  des  hébertistes.  — 
Initiative  de  Y  Homme- Armé,  de  la  Cité,  de  la  rue  Saint-Martin.  —  Neu- 
tralité du  faubourg  Saint-Antoine.  —  Conflits  du  faubourg  Saint-Marceau. 
—  Fluctuation  des  sections. 


Un  phénomène  singulier,  qu'aucun  des  partis 
n'attendait,  apparut  dans  cette  nuit  :  la  neutralité  de 
Paris. 

Ce  qui  se  mit  en  mouvement,  ou  dans  un  sens 
ou  dans  l'autre,  était  une  partie  imperceptible  de 
cette  grande  population. 

On  aurait  pu  le  prévoir.  Depuis  cinq  mois,  la  vie 
publique  y  était  anéantie.  Partout  les  élections 
avaient  été  supprimées.  Les  assemblées  générales 
des  sections  étaient  mortes,  et  tout  le  pouvoir 
avait  passé  à  leurs  comités  révolutionnaires,  qui 
eux-mêmes  n'étant  plus  élus,  mais  de  simples  fonc- 
tionnaires nommés  par  l'autorité,  n'avaient  pas 
grande  vie  non  plus. 

Tranchons  le  mot  :  on  avait  assommé  Paris,  si 
vivant   du  temps  de    Ghaumette.  Il   n'était  pas  aisé 


tôï  HISTOIRE   DE    LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

de  croire  que  les  uns  ou  les  autres  le  ressuscite- 
raient en  une  nuit. 

Les  chefs  le  sentaient.  Ils  semblaient  n'avoir  à 
offrir  aux  leurs  que  des  encouragements  à  la 
patience. 

A  dix  heures,  Gollot  disait,  dans  le  fauteuil  de  la 
Convention  :   «  Sachons  mourir  à  notre  poste.  » 

Et  plus  tard,  Robespierre  disait  à  Couthon,  arrivé 
à  la  Commune  :  a  Sachons  supporter  notre   sort.  » 

D'où  venait  cet  isolement  ?  De  la  lassitude  sans 
doute,  de  l'ennui  universel,  de  la  cherté  des  vivres. 
La  moisson  était  admirable,  mais  elle  était  encore 
sur  pied.  La  Commune,  large  et  généreuse  pour 
les  indigents,  n'en  avait  pas  moins  mécontenté  les 
masses,  en  déclarant  que  la  question  des  subsis- 
tances ne  la  regardait  plus,  tandis  que  l'ancienne 
Commune  en  avait  toujours  fait  sa  principale  affaire. 
Les  nouvelles  autorités  avaient  encore  ce  défaut  : 
elles  attristaient  Paris.  Elles  venaient  de  défendre 
les  petits  jeux  de  place,  les  bateleurs,  chanteurs, 
banquistes,  etc.  Elles  avaient  blâmé,  empêché  les 
repas  publics  dans  les  rues,  le  mélange  des  riches 
et  des  pauvres. 

Enfin,  et  c'était  le  plus  grand  grief,  le  5  ther- 
midor, la  Commune  avait  fait  dans  les  quarante- 
huit  sections  par  quarante-huit  de  ses  membres  la 
proclamation,  peu  agréable,  du  maximum  qui  limitait 
le  salaire   des  ouvriers1. 

1.  Archives  de  la  préfecture  de  la  Seine,  registres  du  Conseil  général,  ther- 
midor. 


NEUTRALITÉ    DE    PARIS  463 

Quelle  serait  l'attitude  des  sections  ?  Problème 
infiniment  complexe.  Là,  l'intrigue  pouvait  moins. 
Un  Fouché  avait  bien  pu,  en  groupant  les  haines, 
faire  un  schisme  dans  les  Jacobins,  les  neutraliser. 
Un  Tallien,  un  Bourdon  (de  l'Oise),  avaient  pu, 
dans  l'Assemblée,  tenter  la  droite  et  la  séduire, 
créer  une  majorité  contre  Robespierre.  Mais,  sur  le 
vaste  théâtre  des  sections,  il  était  bien  plus  difficile 
d'agir.  Le  plus  probable  était  qu'elles  ne  bougeraient 
ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  C'est  ce  qui  arriva 
réellement  pour  la  grande  majorité. 

Si  les  choses  se  passaient  ainsi,  les  robespier- 
ristes  avaient  cause  gagnée.  Quoiqu'en  minorité 
minime,  ils  faisaient  un  groupe  fortement  lié  d'idées, 
d'intérêts  ;  ils  avaient  un  drapeau  vivant.  Ils  ne 
pouvaient  manquer  au  jour  de  se  reconnaître  et  de 
se  serrer,  d'agir  ensemble  et  de  vaincre.  C'est  ce 
que  sans  doute  pensait  Robespierre,  et  qui  se  fût 
vérifié,  si  un  élément  imprévu  n'eût  compliqué  la 
question.  La  Convention  agît  tard.  A  dix  heures, 
au  moment  où  Collot  lui  disait  :  «  Sachons  mourir», 
sans  rien  proposer,  un  député  inconnu,  Beaupré, 
prit  l'initiative,  demanda  et  fît  voter  la  création 
d'une  commission  de  défense,  laquelle  n'agit 
pas  elle-même,  mais  remua  les  Comités.  Ceux-ci 
proposèrent  de  nommer  un  général,  Barras,  collègue 
de  Fréron  à  Toulon,  puis  de  mettre  hors  la  loi 
ceux  qui  se  seraient  soustraits  à  l'arrestation.  Youl- 
land,  seul  et  en  son  nom,  exigea,  obtint  que  Robes- 
pierre nominativement,  fût  mis  hors  la  loi. 


464  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Barras,  général  sans  armée,  ne  donna  aucun 
ordre,  ne  fît  rien  que  quelques  reconnaissances 
autour  des  Tuileries.  Des  représentants  s'assurèrent 
de  l'Ecole  de  Mars,  d'autres  coururent  les  sections. 
Bien  reçus,  mais  généralement  n'y  trouvant  presque 
personne,  ici  un  comité  révolutionnaire,  là  un  comité 
civil,  ailleurs  une  soi-disant  assemblée  générale,  à 
peu  près  déserte.  Les  envoyés  de  la  Commune 
n'avaient  pas  meilleure  chance.  Les  députations  et 
les  torches  allaient,  venaient,  se  croisaient.  Les 
Parisiens  restaient  dans  leurs  lits. 

Ne  restait-il  donc  rien  du  parti  hébertiste  si  ter 
rible  en  1793,  si  nombreux  encore  en  mars,  quand 
Robespierre  l'étouffa?  Les  disciples  de  Ghaumette  et 
Glootz,  l'église  de  la  Raison  avait-elle  disparu  dans 
ces  vastes  et  profonds  quartiers  de  l'industrie  pari- 
sienne qui,  au  jardin  des  Filles -Dieu,  aimaient  tant 
à  écouter  les  sermons  d'Anaxagoras?  Ceux  qu'on 
appelait  enfin  enragés,  anarchistes,  partisans  des 
lois  agraires,  etc.,  ceux  qui,  en  juin  1793,  semblaient 
tellement  redoutables  qu'ils  décidèrent  Robespierre 
à  s'aider  contre  eux  d'Hébert,  ceux  qu'on  poursui- 
vait encore  en  prairial  1794,  au  jardin  des  Tuileries, 
ne  firent -ils  rien  en  thermidor?  On  se  rappelle 
les  tréteaux  de  Varlet,  les  furies  du  Lyonnais 
Leclerc,  amant  de  Rose  Lacombe1,  les  témérités  de 

1.  Rose  Lacombe,  brillante  et  terrible  dans  la  nuit  du  31  mai,  ne  parlant 
que  de  massacre,  avait,  peu  de  mois  après,  molli,  voulu  sauver  des  hommes. 
On  lui  ferme  bientôt  son  théâtre,  la  société  des  femmes  révolutionnaires.  En 
mars,  quand  elle  voit  l'orage  gronder  dans  les  discours  de  Saint-Just,  elle 
part  et  se  fait  actrice  à  Dunkerque.  En  Thermidor,  elle  est  marchande  à  la 


NEUTRALITÉ    DE    PARIS  465 

Jacques  Roux  contre  la  Montagne,  comment  Robes- 
pierre détruisit  Y  Ombre  de  Marat,  que  rédigeaient 
Roux  et  Leclerc.  Ce  dernier  a  disparu.  Varlet, 
presque  toujours  en  prison,  y  est  sans  doute  encore. 
Pour  Jacques  Roux,  on  a  vu  sa  mort  tragique  en 
janvier.  Mais  n'ont-ils  laissé  nul  ami,  nul  disciple, 
nul   vengeur  ? 

Rappelons-nous  les  sections  où  ces  hommes  eurent 
influence  l.  Nous  verrons  ensuite  quel  fut  leur  rôle 
dans  la  journée  décisive. 

Les  Gravilliers  (quartier  de  la  haute  rue  Saint- 
Martin,  la  plus  éloignée  de  la  Seine)  furent  le  théâtre 
de  Jacques  Roux.  Ils  furent  aussi  celui  des  pré- 
dications de  Ghaumette  ;  son  acolyte  zélé,  Léonard 
Bourdon,  avait  dans  cette  section,  à  Saint-Martin 
(aujourd'hui  Conservatoire  des  arts  et  métiers),  son 
école  des  enfants  de  la  Patrie. 

Les  Arcis  (basse  rue  Saint-Martin,  près  de  la 
Seine)  paraissent  avoir  adopté  une  idée  commu- 
niste de  Roux,  celle  des  greniers  communs;  ils 
proposèrent  à  la  Commune  de  mettre  cette  idée  en 
pratique.  Et  c'est  pour  cela,  sans  nul  cloute,  qu'on 
brisa  arbitrairement  et  renouvela  leur  comité  révo- 
lutionnaire. 

La  Cité,  point  central  de  Paris  ,  d'où  partit  le 
31    mai,   section  très  nécessiteuse,    était    fortement 

porte  des  prisons,  position  lucrative,  qui,  par  la  connivence  des  geôliers, 
permettait  de  vendre  à  tout  prix.  Sans  doute  elle  s'était  amendée,  soumise 
aux  robespierristes. 

1.  Ce  qui  suit  ressort  d'une  étude  sérieuse  et  complète  des  Procès-verbaux 
des  sections  conservés  aux  archives  de  la  Préfecture  de  police. 

T.    YII.    —    RÉV.  30 


466  HISTOIRE    DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

dominée  par  la  question  des  subsistances.  C'est 
d'elle  qu'était  sortie  l'idée  des  banquets  fraternels, 
qu'étouffèrent  les  robespierristes.  Elle  suivait  l'in- 
fluence de  Dobsent  et  de  Vaneck,  hommes  du 
31  mai.  Vaneck,  homme  secondaire  avant  Ther- 
midor, joue  après  un  grand  rôle  populaire;  c'est 
lui  qui  parle  à  la  tête  du  peuple  dans  le  mouvement 
de  famine  qui  épouvanta  la  Convention  en  germinal 
an  III. 

La  section  Montmartre  avait  pour  principal  meneur 
un  autre  homme  du  31  mai,  le  métallurgiste  Has- 
senfratz,  homme  de  fer,  homme  de  forge,  puissant 
sur  les  ouvriers.  Depuis,  professeur  au  Collège  de 
France,  il  a  été  destitué  en  1815. 

Ces  quatre  sections  néanmoins,  dans  leur  oppo- 
sition aux  robespierristes,  furent  précédées  par  celle 
de  X Homme- Armé,  Et  celle-ci  entraîna  sa  voisine,  la 
section  de  la  Maison- Commune,  où  étaient  la  Grève 
même  et  l'Hôtel  de  Ville;  de  sorte  que  la  Commune, 
à  l'Hôtel  de  Ville,  s'y  trouva  de  bonne  heure  comme 
dans  une  île.  Tout  autour,  les  misérables  rues  de 
la  Mortellerie  et  autres,  quartier  de  famine,  s'il  en 
fut,  étaient  apparemment  irritées  par  la  cherté  des 
vivres. 

Tallien  demeurait  rue  de  la  Perle,  au  Marais, 
précisément  à  la  limite  de  la  section  de  Y  Homme- 
Armé.  C'est  lui  très  probablement  qui,  à  huit  ou 
neuf  heures  du  soir,  pendant  que  Robespierre  était 
encore  à  l'hôtel  de  la  police  et  de  la  mairie,  fît  savoir 
clans  cette  section   :   «  Que  la  Convention  était   eu 


NEUTRALITÉ    DE    PARIS  467 

grand  danger,  que  la  municipalité  voulait  se  mettre 
au-dessus  de  l'Assemblée  nationale,  qu'elle  donnait 
asile  aux  individus  décrétés  d'arrestation.  »  La  sec- 
tion, convoquée  bruyamment  à  son  de  caisse, 
décida  que  ses  canons,  qui,  ce  jour-là,  étaient  à  la 
trésorerie,  seraient  envoyés  à  l'Assemblée.  Elle  prit 
la  première  initiative  contre  la  Commune,  se  char- 
gea de  courir  de  quartier  en  quartier  et  d'éclairer 
les  quarante-sept  autres  sections  de  Paris. 

La  Cité  fut  moins  active,  mais  son  inaction,  sa 
neutralité,  eurent  des  résultats  plus  décisifs  encore. 
Robespierre,  à  la  police,  ne  put,  comme  on  a  vu  plus 
haut,  obtenir  que  le  commandant  de  la  section  le 
prît  sous  sa  sauvegarde.  Et  quand  la  Commune 
l'eut  tiré  de  la  Police  et  l'eut  dans  son  sein,  elle 
ne  put  obtenir  que  la  Cité  appelât  Paris  à  son 
secours,  qu'elle  sonnât  au  Bourdon  de  Notre-Dame 
le  tocsin  de  l'insurrection.  Il  lui  fallut  se  contenter 
du  petit  tocsin  de  clochette  qui  sonnait  à  l'Hôtel 
de  Ville,  attestant  par  ce  faible  son  qu'on  n'était 
pas  maître  des  tours  dont  la  voix  grave  avait  tel- 
lement ébranlé  les  cœurs  aux  grandes  journées 
populaires. 

Les  Arcis,  si  voisins  de  la  Grève  et  littéralement 
à  deux  pas,  avaient  décidé  d'abord  qu'une  dépu- 
tation  les  tiendrait  en  rapport  avec  la  Commune. 
Cette  députation  revint  dire  :  «  Que  la  Commune  lui 
semblait  aller  contre  les  principes.  »  Alors  les 
Arcis,  sans  ménagement,  non  contents  de  fermer 
l'oreille  aux  officiers  municipaux,  qui  leur  venaient 


468  HISTOIRE    DE   LA    RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

de  l'Hôtel  de  Ville,  les  firent  arrêter,  leur  disant 
avec  rudesse  :  «  Gomment  restez -vous  décorés  de 
l'écharpe  municipale,  vous  qui  venez  nous  proposer 
de  marcher  contre  la  loi?  » 

Les  Arcis  ne  s'en  tinrent  pas  là.  Non  contents  d'une 
première  députation  aux  quarante -sept  sections, 
ils  leur  en  envoyèrent  une  seconde  immédiatement 
pour  les  engager  à  arrêter  de  même  les  messagers 
de  la  Commune. 

Les  Gravilliers  se  prononcèrent  plus  énergique- 
ment  encore  et  formèrent  l'avant-garde  contre  la 
Commune. 

Pour  résumer,  ces  sections,  qu'on  avait  appelées 
anarchistes  (et  qui  réellement  contenaient  un  premier 
levain  de  socialisme),  se  montrèrent  précisément 
les  plus  zélées  contre  Robespierre.  Ce  qui  s'explique 
aisément,  quand  on  se  rappelle  la  guerre  qu'il  fit  à 
leurs  chefs. 

Une  cause  d'irritation  dans  ces  sections  et  d'au- 
tres, dont  les  comités  avaient  élé  renouvelés  par 
l'autorité  supérieure  et  nommés  sans  élection , 
c'était  l'opposition  de  ces  comités  imposés  par  le 
pouvoir  et  des  anciens  meneurs  populaires,  héber- 
tistes  ou  enragés. 

Plusieurs  de  ces  comités  allèrent  joindre  Robes- 
pierre, et  justement  pour  cela  leur  section  se  dé- 
clara contre. 

Au  Luxembourg  (Mucius  Scœvola),  ancien  centre 
d'Hébert  et  Vincent,  les  autorités  envoyèrent  à  la 
Commune;  mais  l'assemblée  générale  de  la  section, 


NEUTRALITE    DE    PARIS  469 

invitée  à  lever  la  séance,  déclara  qu'elle  resterait 
réunie  pour  attendre  les  ordres  de  la  Convention. 

A  voir  à  l'Hôtel  de  Ville  tel  comité  du  faubourg 
Saint-Antoine,  on  l'aurait  cru  décidément  déclaré 
pour  la  Commune.  C'était  le  contraire.  Nous  avons 
vu  les  causes  diverses  de  son  mécontentement. 

De  ses  trois  sections,  deux,  Montreuil  et  Popin- 
court,  pendant  que  leurs  comités  allaient  à  la  Com- 
mune, adhérèrent  à  l'adresse  que  promenait  Y  Homme- 
Armé  et  déclarèrent  qu'ils  n'avaient  de  boussole  que 
la  Convention. 

La  troisième  section  du  faubourg,  celle  des  Quinze- 
Vingts,  écrivit  à  l'Assemblée  :  «  Qu'elle  attendait, 
sous  les  armes,  la  connaissance  des  motifs  qui  cau- 
saient le  rassemblement,  protestant  ne  connaître 
personne  que  la  République  »,  c'est-à-dire  ne  vou- 
lant combattre  pour  aucun  individu. 

Des  deux  sections  du  faubourg  Saint-Marceau,  celle 
du  Jardin -des -Plantes  (ou  des  Sans -Culottes)  était 
celle  d'Henriot.  Elle  se  déclara  pour  lui,  sans  nul 
doute.  Nous  avons  perdu  ses  procès -verbaux.  Ses 
colonnes  étaient  en  marche;  on  les  empêcha  d'ar- 
river à  temps,  en  les  amusant  de  la  fable  d'un 
complot  royaliste  de  Robespierre. 

L'autre  section  Saint-Marceau  (celle  des  Gobe- 
lins  ou  du  Finistère)  fut  le  théâtre  du  plus  violent 
conflit  qui  peut-être  eut  lieu  cette  nuit.  Le  comité 
révolutionnaire  de  la  section  s'étant  déclaré  pour  la 
Convention,  ainsi  que  le  commandant  de  la  garde 
nationale,  un  membre  de  la  Commune  les  mit  har- 


470  HISTOIRE   DE    LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

diment  en  arrestation.  Mais  l'assemblée  générale, 
indignée,  mit  elle-même  en  arrestation  ce  membre 
de  la  Commune. 

Pour  résumer,  le  faubourg  Saint -Marceau  n'agit 
pas  plus  cette  nuit  que   le  faubourg  Saint-Antoine. 

Peu,  très  peu  de  sections  prirent  une  forte  ini- 
tiative. 

L'Observatoire  fut  fixe,  invariable  pour  Robes- 
pierre. 

Le  Pont-Neuf,  au  contraire,  arrêta  le  général  nommé 
par  la  Commune  dans  l'absence  d'Henriot  et  tint 
ses  canons  en  batterie  pour  empêcher  la  commu- 
nication des  deux  rives.  La  Place -Vendôme  (les 
Piques),  section  de  Robespierre,  lui  fut  si  hostile 
qu'elle  brûla  sans  les  lire  les  lettres  de  la  Com- 
mune. 

Quelques  autres  sections  arrêtèrent  les  messagers 
qu'elle  envoyait.  Beaucoup  flottèrent  ou  se  parta- 
gèrent. Plusieurs  changeaient  d'heure  en  heure, 
selon  les  éléments  nouveaux  qui  survenaient  dans 
leur  mobile  assemblée1. 


1.  Il  nous  manque  les  procès-verbaux  de  dix-sept  sections,  mais  nous  sa- 
vons par  ceux  des  autres  le  parti  que  plusieurs  des  sections  voisines  suivi- 
rent :  Panthéon,  Beaurepaire  (Thermes),  Croix-Rouge,  Contrat  Social 
(Postes),  Jardin-des-Plantes,  Grenelle,  Invalides,  Ile-Saint-Louis,  et  sur 
la  rive  droite  :  Maison-Commune,  Bonne-Nouvelle,  Lepelletier,  Roule, 
Tuileries,  Ponceau,  Mont-Blanc,  Halle-au-Blé,  Butte-des-Moulins.  (Ar- 
chives de  la  Préfecture  de  police.)  De  ces  dix-sept  sections  dont  les  procès- 
verbaux  ont  disparu,  sept  sont  les  sections  les  plus  riches  de  Paris,  deux 
sont  extrêmement  pauvres. 


MOUVEMENT   CONTRE  ROBESPIERRE  471 


CHAPITRE    VIII 


LA  NUIT.  —  MOUVEMENT  DU  QUARTIER  SAINT-MARTIN  (GRAVILLIERS, 

ARCIS)  CONTRE   RORESPIERRE. 

IL  REFUSE    D'AUTORISER  L'INSURRECTION. 


La  Commune  pouvait  reprendre  force  au  matin.  —  La  rue  Saint-Martin 
s'ébranle.  —  Léonard  Rourdon,  Dulac,  Merda.  —  Situation  de  la  Commune. 
—  Robespierre  refuse  d'autoriser  l'insurrection. 


Les  représentants,  à  force  de  courir  les  sections, 
parvinrent,  dans  toute  la  nuit,  à  ramasser  et  réu- 
nir à  peu  près  dix- huit  cents  hommes  dans  le 
Carrousel.    Peu  à  peu   on   les   alignait  sur  le   quai. 

Pourquoi  ne  marchait-on  pas  ?  Parce  qu'on  comp- 
tait sur  le  temps,  sur  l'effet  de  la  mise  hors  la  loi, 
parce  qu'on  craignait  peut-être,  si  l'on  commençait 
à  tirer  sur  l'Hôtel  de  Ville,  que  le  faubourg,  ému 
par  le  bruit  du  canon  et  décidément  réveillé,  ne 
sortît  de  la  neutralité,  ne  descendît  pour  Robes- 
pierre. 

Quand  on  songe  combien  le  faubourg,  les  Jacobins, 
les  patriotes  en  général,  semblèrent  robespierristes 
plus  tard,  on  est  tenté  de  croire  que  beaucoup 
ceux   qui  restèrent  inactifs  au  9  thermidor  eussent 


472  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

fini  par  se  décider,  si  le  nœud  n'eût  été  tranché 
brusquement. 

Il  était  très  vraisemblable  qu'au  matin,  l'HôLel 
de  Ville  se  trouverait  beaucoup  moins  faible  qu'il 
ne  l'était  en  pleine  nuit.  Je  doute  de  ce  qu'on 
raconte  de  son  abandon  définitif.  Plusieurs  de  ses 
défenseurs  s'étaient  éloignés,  par  ennui  de  ne  point 
recevoir  d'ordre  ou  pour  aller  voir  leurs  familles, 
mais  ils  seraient  revenus.  Si  l'on  eût  tiré  au  matin, 
comme  allait  le  faire  Barras,  le  bâtiment  très  mas- 
sif eût  résisté  quelques  heures.  La  canonnade  reten- 
tissante eût  peut-être  éveillé  Paris.  Qui  peut  dire 
quelle  eût  été  l'émotion  des  cœurs  dévoués,  quand, 
le  tocsin  se  faisant  entendre,  la  voix  lugubre  du 
canon  leur  eût  marqué,  coup  par  coup,  les  cruels 
progrès  de  l'assassinat,  les  pas  que  faisait  vers  la 
mort  cet  homme  qu'ils  adoraient  et  qui  était  là 
délaissé?...  N'était-il  pas  trop  probable  que,  libres 
des  terreurs  de  la  huit,  ne  pouvant,  devant  le  jour, 
endurer  leur  propre  honte,  ils  viendraient  déses- 
pérés prendre  les  assiégeants  par  derrière  et  les 
assiéger  à  leur  tour? 

Le  nœud  fut  tranché  par  un  coup  imprévu  que 
ni  les  uns  ni  les  autres  n'avaient  préparé. 

L'Assemblée  avait  envoyé  Léonard  Bourdon , 
Legendre  et  un  autre  pour  réveiller  les  sections. 
Ils  se  rendirent  d'abord  aux  marchés,  à  la  Halle- 
au-Blé,  d'où  les  deux  derniers,  suivant  la  rue  Saint- 
Honoré,  allèrent  fermer  les  Jacobins;  Léonard  Bour- 
don   suivit  les   rues    des  Arcis    et  Saint-Martin,    el 


MOUVEMENT    CONTRE   ROBESPIERRE  473 

alla  jusque   chez   lui,    à  sa  section  des  Gravilliers. 

Ce  quartier  et  celui  des  Arcis  (haute  et  basse 
rue  Saint-Martin) ,  outre  le  petit  commerçant,  con- 
tiennent en  nombre  infini  l'élément  spécialement 
révolutionnaire  et  socialiste,  le  libre  ouvrier,  celui 
qui  travaille  chez  lui,  le  petit  fabricant  en  chambre. 
Le  pouvoir,  en  y  renouvelant  et  nommant  d'autorité 
les  comités  révolutionnaires  qui  menaient  ces  sec- 
tions, croyait  les  tenir.  Il  n'en  avait  pas  arraché  la 
mémoire  de  leur  tribun,  de  leur  apôtre.  La  rue 
Aumaire  où  vécut  Roux,  les  Filles-Dieu  où  prêchait 
Ghaumette,   étaient  hantées  de  leurs  ombres. 

Les  petites  sociétés  du  quartier,  proscrites  par  les 
Jacobins,  subsistaient-elles  en  dessous?  Je  le  croi- 
rais. Le  Comité  de  salut  public  y  avait  toujours 
l'œil  et  redoutait  ces  bas-fonds  d'où  peut-être  vint 
son  salut  et  le  mouvement  décisif  contre  Robes- 
pierre. 

Quinze  jours  avant  le  9  thermidor,  le  Comité 
ordonne  encore  au  maire  d'arrêter  le  lieutenant  d'une 
compagnie  des  Gravilliers  (Registres  du  Comité  de 
salut  public,  23  messidor). 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  Léonard  Bourdon,  au 
milieu  de  la  froideur  générale,  trouva  là  des  élé- 
ments de  vive  et  solide  haine  dont  il  sut  tirer  parti. 

Lui-même,  un  pédant  ridicule,  il  n'avait  aucune 
action.  Mais  Robespierre  le  haïssait,  comme  un  débris 
de  Chaumette.  Et  cela  seul  le  rendait  populaire  aux 
Gravilliers. 

Le  comité   de  cette  section  était  allé   à  la   Com- 


474  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

mime.  Ce  fut  encore  une  raison  pour  qu'elle  se 
déclarât  contre  la  Commune.  Elle  fît  marcher  ses 
chefs,  son  commandant,  qui,  se  souciant  peu  de 
se  compromettre,  partit,  il  est  vrai,  mais  eut  soin 
de  ne  pas  avoir  de  cartouches.  N'importe,  ce  mou- 
vement des  Gravilliers  et  des  populeux  affluents  de 
la  grande  rue  Saint -Martin  devait  avoir  un  effet 
décisif. 

Léonard  Bourdon  et  le  commandant  à  la  tète  de 
cette  colonne  suivirent  la  rue  dans  toute  sa  lon- 
gueur, jusqu'à  la  rivière,  et  hasardèrent  d'appro- 
cher l'Hôtel  de  Ville. 

Le  jeune  gendarme  Merda,  qui  était  avec  eux, 
se  donne  ici,  dans  sa  narration,  le  rôle  principal; 
chose  bien  peu  vraisemblable  qu'un  garçon  de  cet 
âge  ait  dirigé,  combiné.  Pour  frapper,  à  la  bonne 
heure  !  On  peut  le  croire  sans  difficulté  sur  ce  der- 
nier point. 

Il  était  personnellement  intéressé  à  la  chose. 
Il  avait  failli  périr  pour  avoir  arrêté  Henriot.  S'il 
réussissait  encore  à  arrêter  Robespierre,  qu'arrive- 
rait-il? Que  Robespierre  prisonnier,  jugé,  plus  fort 
que  jamais,  ferait  fusiller  Merda. 

Donc  il  fallait  le  tuer. 

Tel  dut  être  son  raisonnement.  Et,  s'il  ne  sut- 
pas  le  faire,   quelqu'un  le  lui  fit. 

Et  qui?  Ce  Dulac,  sans  doute,  ce  mouchard,  intime 
ami  de  Tallien,  qui  se  trouva  là  à  point. 

Dulac  n'a  pas  manqué  de  dire  que  c'était  lui 
qui,   à  coups  de    hache,    avait   enfoncé  les    portes 


MOUVEMENT   CONTRE   ROBESPIERRE  475 

(qui  étaient  ouvertes),  et  qu'il  avait  tout  fini.  Je 
le  crois,  mais,  dans  ce  sens,  il  poussa  le  meurtrier. 

L'heure  était  très  bien  choisie.  Les  Parisiens, 
qui  n'aiment  pas  à  découcher,  s'étaient  dispersés 
la  plupart  pour  prendre  un  moment  de  repos.  Plu- 
sieurs se  lassaient  d'attendre  les  ordres.  Plusieurs 
étaient  effrayés  de  la  mise  hors  la  loi.  La  colonne 
des  Gravilliers,  arrivant  devant  Saint-Merri,  rencon- 
tra des  canonniers  qui  quittaient  la  Grève.  Cette 
place  restait  solitaire  et  quasi  abandonnée. 

Il  fut  convenu  que  Léonard  Bourdon  et  le  centre 
de  la  colonne  iraient  jusqu'au  pont  Notre-Dame, 
que  les  hommes  des  Gravilliers,  qui  faisaient  l'avant- 
garde,  pousseraient  jusqu'à  la  Grève,  et  que  Merda, 
s'il  pouvait,  avec  les  gendarmes,  monterait  dans 
l'Hôtel  de  Ville. 

On  y  était  fort  divisé.  Saint-Just,  Couthon,  Goffin- 
hal,  presque  tous  voulaient  agir.  Robespierre  vou- 
lait attendre.  Et,  quoi  qu'on  ait  dit,  il  avait  quelques 
raisons  de  son  côté.  Changer  de  rôle,  commencer 
une  guerre  contre  la  Loi,  n'était-ce  pas  en  ce  mo- 
ment effacer  toute  sa  vie,  biffer  de  sa  propre  main 
l'idée  dont  il  avait  vécu,  qui  faisait  toute  sa  force?... 
D'autre  part,  avoir  écrit  à  Couthon  de  venir,  avoir 
entraîné  tant  d'amis  en  ce  péril!...  «  Nous  n'avons 
donc  plus  qu'à  mourir?  »  dit  Couthon.  Cette  parole 
sembla  l'ébranler  un  moment.  Il  prit  une  feuille 
au  timbre  de  la  Commune  qui  portait  déjà  tout  écrit 
un  appel  à  l'insurrection,  et  d'une  lente  écriture,  à 
main  posée,  il  écrivit  trois  lettres  qu'on  voit  encore  : 


476  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

«  Rob...  »  Mais,  arrivé  là  sa  conscience  réclama,  il 
jeta  la  plume. 

«  Écris  donc,  lui  disait-on.  —  Mais  au  nom  de 
qui?  » 

C'est  par  ce  mot  qu'il  assura  sa  perte,  mais  son 
salut  aussi  dans  l'histoire,  dans  l'avenir. 

Il  mourut  un  grand  citoyen. 


ASSASSINAT    DE    ROBESPIERRE  477 


CHAPITRE    IX 

LE  10  THERMIDOR  (29  JUILLET).  —  ASSASSINAT  DE  ROBESPIERRE, 


Merda  blesse  Robespierre.  —  On  répand  le  bruit  que  Robespierre  s'est  blessé. 
Robespiorre  exposé  aux  Tuileries. 


L'assassin  montait. 

Il  était  deux  heures  et  demie  ou  quelque  peu 
davantage. 

Le  Conseil  général  siégeait  devant  les  tribunes 
désertes.  Il  avait  fait  lui-même  cette  solitude. 

Payan  n'avait  pas  hésité  de  lire  la  mise  hors  la 
loi,  et  il  avait  ajouté,  pour  irriter  et  enflammer  les 
assistants,  que  le  décret  atteignait  tous  ceux  qui  se 
trouvaient  à  la  Commune.  Les  tribunes  se  vidèrent. 

Dans  cet  extrême  danger,  les  meneurs  les  plus 
hardis  (Saint-Just  et  Payan  peut-être)  venaient  de 
prendre  un  moyen  désespéré;  c'était  d'appeler  aux 
armes  pour  délivrer  la  Convention  opprimée.  On  eût 
réuni  ainsi  une  masse  crédule,  et,  dans  cet  imbro- 
glio, une  petite  avant- garde  déterminée  de  robes - 
pierristes  eût  envahi  l'Assemblée,  frappé  les  deux 
Comités,  frappé    la  coalition,    et    fait  voter  tout   le 


478  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

reste.  Au  défaut  de  Robespierre,  qui  ne  voulait  rien 
signer,  l'ordre  était  signé  d'Henriot1. 

Il  était  trop  tard.  Avant  que  la  ruse  pût  avoir 
quelque  succès,  le  coup  décisif  fut  frappé. 

Quoique  la  foule  se  fût  retirée  de  la  Commune, 
les  corridors  cependant,  les  escaliers,  restaient  garnis 
des  meilleurs  hommes  de  Robespierre,  de  ses  fidèles, 
de  ceux  qui  étaient  venus  pour  mourir  avec  lui.  La 
plupart  n'étaient  pas  armés;  fanatiques  obstinés,  ils 
se  croyaient  suffisamment  couverts,  défendus  de 
l'idée  qu'ils  avaient  au  cœur,  d'être  les  amis  de 
Maximilien. 

Merda,  avec  trois  ou  quatre  gendarmes,  se  hasarda 
dans  l'escalier.  Les  autres  montaient  lentement, 
criant  :  «  Yive  Robespierre!  »  Lui,  jeune  et  svelte, 
sans  arme  apparente  qu'un  sabre  (il  avait  ses  pisto- 
lets dans  sa  chemise),  se  fit  jour  plus  aisément: 
«  Qui  es-tu? —  Ordonnance  secrète.  »  —  Avec  ce 
mot  il  avançait.  Il  passa  la  salle  du  conseil,  entra 
dans  un  corridor,  mais  plein  d'hommes  qui  refu- 
saient le  passage,  l'assommaient  de  coups;  il  recevait 
et  passait. 

Dans  son  récit  naïf  et  très  croyable,  une  chose  em- 
barrasse seulement.  Parmi  cette  confusion  d'hommes, 
nullement  bienveillants,  et  qui  n'avaient  garde  de 
lui  montrer  le  chemin,  comment  marcha-t-il  si  droit 
et  sans  s'égarer?  Quelqu'un  plus  habile,  qui  con- 
naissait les  lieux,  l'homme  de  Tallien  sans   doute, 

1.  Ce  fait  nous  est  révélé  par  le  procès-verbal  de  la  section  des  Gardes- 
Françaises  (Oratoire).  Archives  de  la  Préfecture  de  police. 


ASSASSINAT    DE    ROBESPIERRE  479 

d'en  bas  l'avait  renseigné,  le  guidait  et  le  poussait. 

Il  arriva  juste  à  la  porte  du  secrétariat,  frappa 
plusieurs  fois.  Enfin  on  ouvrit.  Il  se  trouva  dans 
une  pièce  où  il  y  avait  une  cinquantaine  d'hommes 
fort  agités,  sauf  un,  Robespierre,  qui  était  au  fond, 
assis  dans  un  fauteuil,  le  coude  gauche  sur  les 
genoux  et  la  tête  appuyée  sur  la  main  gauche.  «  Je 
saute  sur  lui,  dit  Merda,  et,  lui  présentant  la  pointe 
de  mon  sabre  au  cœur,  je  lui  dis  :  «  Rends -toi, 
traître!  »  Il  relève  la  tête  et  me  dit  :  «  C'est  toi  qui  es 
un  traître,  et  je  vais  te  faire  fusiller!  »  A  ces  mots, 
je  prends  de  la  main  gauche  un  de  mes  pistolets,  et, 
faisant  un  à  droite,  je  le  tire.  Je  croyais  le  frapper  à 
la  poitrine,  mais  la  balle  le  prend  au  menton  et  lui 
casse  la  mâchoire  gauche  inférieure  ;  il  tombe  de  son 
fauteuil.  En  ce  moment,  il  se  fait  un  bruit  terrible 
autour  de  moi,  je  crie  :  «  Vive  la  République!  »  Mes 
grenadiers  m'entendent  et  me  répondent;  alors  la 
confusion  est  au  comble  parmi  les  conjurés,  ils  se 
dispersent  de  tous  côtés  et  je  reste  maître  du  champ 
de  bataille. 

«  Robespierre  gisant  à  mes  pieds,  on  vient  me  dire 
qu'Henriot  se  sauve  par  un  escalier  dérobé  ;  il  me 
restait  encore  un  pistolet  armé,  je  cours  après  lui. 
J'atteins  un  fuyard  dans  cet  escalier;  c'était  Gouthon 
que  l'on  sauvait.  Le  vent  ayant  éteint  ma  lumière, 
je  le  tire  au  hasard,  je  le  manque,  mais  je  blesse  à 
la  jambe  celui  qui  le  portait.  Je  redescends,  j'envoie 
chercher  Gouthon,  que  l'on  traîne  par  les  pieds  jus- 
que dans  la  salle  du  conseil  général,  je  fais  chercher 


480  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

partout  le  malheureux  que  j'avais  blessé,  mais  on 
l'avait  enlevé  sur-le-champ. 

«  Robespierre  et  Gouthon  sont  étendus  aux  pieds 
de  la  tribune.  Je  fouille  Robespierre,  je  lui  prends 
son  portefeuille  et  sa  montre,  que  je  remets  à 
Léonard  Bourdon,  qui  vient  en  ce  moment  me  féli- 
citer sur  ma  victoire  et  donner  des  ordres  de 
police. 

«  Les  grenadiers  se  jettent  sur  Robespierre  et 
Gouthon  qu'ils  croient  morts  et  les  traînent  par  les 
pieds  jusqu'au  quai  Pelletier.  Là  ils  veulent  les 
jeter  à  l'eau;  mais  je  m'y  oppose  et  je  les  remets  à 
la  garde  d'une  compagnie  des  Gravilliers.  » 

Robespierre  remis  justement  aux  hommes  des 
Gravilliers  !  Telle  fut  la  vengeance  de  Roux  et  Chau- 
mette,  apôtres  et  martyrs  des  ouvriers  de  Paris,  du 
tribun  de  la  rue  Aumaire,  du  prédicateur  des  Filles- 
Dieu  ! 

La  Révolution  classique,  ennemie  du  socialisme 
et  de  la  rénovation  religieuse,  succombe  ici  en 
Robespierre. 

Robespierre  tomba  en  avant  sur  l'appel  à  l'insur- 
rection qu'il  n'avait  pas  voulu  signer,  tacha  de  son 
sang  la  pièce  capitale  qui  lave  sa  mémoire  devant 
la  postérité. 

Sans  doute  il  s'évanouit.  Il  n'était  pas  mort,  mais 
blessé.  Tué  ou  blessé,  dans  une  telle  position,  c'est 
presque  même  chose.  L'idolâtrie  était  tuée  ;  il  était 
convaincu  d'être  homme,  de  n'être  pas  vraiment 
dieu.  Que  serait-il  arrivé  pourtant  si,  le  coup  étant 


ASSASSINAT    DE    ROBESPIERRE  481 

fait  en  plein  jour,  on  eût  vu  qu'il  vivait  encore? 
Sa  situation  matérielle  n'était  pas  désespérée. 

Son  frère  en  jugea  ainsi.  Il  montra  une  remar- 
quable présence  d'esprit.  Le  tumulte  était  extrême. 
Lebas  se  brûlait  la  cervelle;  Coffinhal,  hors  de  lui- 
même,  accusant  Henriot  de  tout,  le  jetait  par  la 
fenêtre.  Robespierre  jeune  ôta  ses  souliers,  passa 
hors  de  la  croisée,  regarda  froidement  la  place, 
marcha  une  ou  deux  minutes,  tenant  ses  souliers  à 
la  main,  sur  le  cordon  de  pierre  qui  règne  autour  du 
monument.  L'aspect  désolé  de  la  Grève,  les  canons 
qui  se  tournaient  contre  la  Commune,  lui  firent 
croire  que  c'en  était  fait.  Alors  il  se  précipita,  se 
brisa  presque  sur  les  marches,  sans  pourtant  pouvoir 
se  tuer. 

Le  meurtrier,  si  jeune  et  peu  endurci,  n'était  pas 
trop  rassuré  sur  ce  qu'il  venait  de  faire.  Il  s'adressa 
aux  gardes  nationaux  des  Gravilliers,  comme  pour 
leur  expliquer  qu'il  n'était  pas  un  assassin  :  «  Je 
n'aime  pas  le  sang,  dit -il;  j'aurais  voulu  verser 
celui  des  Autrichiens;  je  ne  le  regrette  point,  puis- 
que j'ai  versé  celui  des  traîtres.  » 

Dans  leurs  récits  officiels,  Fréron  et  Barras  vou- 
draient faire  croire  qu'ils  étaient  là,  et  que  ce  fut 
leur  approche  qui  décida  tout.  Tout  a  fui  devant 
ces  foudres  de  guerre. 

Ils  n'arrivèrent  qu'à  l'aube,  entre  trois  et  quatre 
heures,  au  moment  où  l'on  regardait  si  Robespierre 
et  Couthon  existaient  encore.  Fréron  vit  Gouthon 
gisant  au  parapet  du  quai,  entouré  d'hommes  féroces 

t.  vil.  —  hèv.  31 


482  HISTOIRE    DE    LA    REVOLUTION    FRANÇAISE 

qui  le  maltraitaient.  Ils  n'en  tiraient  pas  une  plainte  : 
«  Jetons  cette  charogne  à  la  Seine  »,  dirent-ils.  Alors 
pourtant  une  voix  douce  sortit  de  cette  pauvre  chose 
sans  nom,  inerte  et  sanglante  :  «  Un  instant,  citoyens, 
je  ne  suis  pas  encore  mort.  » 

Le  jour  vit  cet  affreux  spectacle.  On  ramenait  à  la 
Convention  le  cadavre  et  les  blessés.  Derrière  le 
corps  de  Lebas  marchaient,  au  bout  d'une  corde, 
Dumas  et  Saint-Just,  celui-ci  noble,  ferme  et  calme. 

Les  vainqueurs  n'étaient  pas  d'accord  sur  la 
manière  dont  ils  devaient  présenter  l'affaire.  Plu- 
sieurs avaient  eux-mêmes  horreur  de  ce  qui  s'était 
fait.  Léonard  Bourdon  présenta  Merda  à  la  Conven- 
tion «  comme  ayant  tué  deux  des  conspirateurs  ». 
Chose  tout  à  fait  inexacte.  Et  il  ne  dit  pas  les  noms. 
Le  gendarme  reçut,  ce  premier  jour,  de  grandes 
promesses.  Mais  quand  il  alla  au  Comité,  Collot  et 
Billaud  le  reçurent  très  mal.  «  Ils  t'en  veulent  beau- 
coup »,  dit  Carnot. 

La  chose  les  blessait  en  deux  sens.  D'abord  elle 
constatait  que  le  nœud  s'était  tranché  sans  eux  et 
par  un  coup  fortuit.  Ou,  s'ils  revendiquaient  le  coup, 
s'ils  en  faisaient  honneur  à  leur  prévoyance,  ils 
s'assuraient  la  haine  mortelle  des  robespierristes , 
dont  l'appui  ne  pouvait  tarder  à  leur  être  si  néces- 
saire. Ce  n'était  pas  trop  de  l'union  étroite  de 
toutes  les  fractions  républicaines  contre  la  réaction 
à  laquelle  un  tel  événement  ouvrait  la  carrière  illi- 
mitée. 

Ils  convinrent    de    dire,    et   Barère   dit  :    «   Que 


ASSASSINAT    DE    ROBESPIERRE  483 

Robespierre  s'était  tiré  lui-même.  »  Suicide  et  non 
assassinat.  Un  chirurgien  eut  la  complaisance  de 
parler  en  ce  sens,  et  on  le  fit  appuyer  par  un  portier 
de  l'Hôtel  de  Ville. 

Du  reste,  pour  empêcher  tout  mouvement  popu- 
laire, on  alimenta  avec  soin  la  calomnie  répandue 
dans  la  nuit  :  que  Robespierre  voulait  faire  roi  le 
petit  Gapet. 

Chose  horrible  !  au  dire  de  Barère,  on  avait  décou- 
vert chez  lui  un  cachet  à  fleur  de  lys.  On  lui  trouva 
dans  les  poches  des  pistolets  royalistes  marqués  de 
trois  fleurs  de  lys.  Notez  que  ces  pistolets  dont  il 
s'était  tiré  n'étaient  pas  déchargés  encore.  Le  mal- 
heureux, exposé  plusieurs  heures  aux  outrages,  dans 
une  salle  des  Tuileries,  couché  sur  une  grande 
table,  n'avait  pour  étancher  le  sang  qui  lui  coulait 
de  la  bouche  que  cet  étui  fleurdelisé,  industrieu- 
sement  placé  dans  sa  main  comme  pièce  d'accusa- 
tion. 

«  Robespierre  a  été  apporté  sur  une  planche  au 
Comité  de  salut  public,  le  10  thermidor,  par  quelques 
canonniers  et  des  citoyens  armés.  Il  a  été  déposé 
sur  la  table  de  la  salle  d'audience  qui  précède  le 
lieu  des  séances  du  Comité.  Une  boîte  de  sapin, 
qui  contenait  quelques  échantillons  de  pain  de  muni- 
tion, envoyés  de  l'armée  du  Nord,  fut  posée  sous  sa 
tête  et  lui  servit  en  quelque  façon  d'oreiller.  Il  resta 
pendant  près  d'une  heure  dans  un  état  d'immobi- 
lité qui  faisait  croire  qu'il  allait  cesser  d'être.  Enfin, 
au    bout    d'une   heure ,    il   commença    à   ouvrir  les 


484  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

yeux  ;  le  sang  coulait  avec  abondance  de  la  bles- 
sure qu'il  avait  à  la  mâchoire  inférieure  gauche  : 
cette  mâchoire  était  brisée  et  sa  joue  percée  d'un 
coup  de  feu;  sa  chemise  était  ensanglantée.  Il  était 
sans  chapeau  et  sans  cravate  ;  il  avait  un  habit 
bleu-ciel,  une  culotte  de  nankin,  des  bas  de  coton 
blanc. 

«  On  s'aperçut  qu'il  tenait  dans  ses.  mains  un 
petit  sac  de  peau  blanche,  sur  lequel  était  écrit  : 
Au  Grand- Monarque .  Lecourt,  fourbisseur  du  roi  et  de 
ses  troupes,  rue  Saint-Honoré,  près  celle  des  Poulies, 
à  Paris.  11  se  servait  de  ce  sac  pour  retirer  le  sang 
caillé  qui  sortait  de  sa  bouche.  Les  citoyens  qui 
l'entouraient  observaient  tous  ses  mouvements  ;  quel- 
ques-uns d'entre  eux  lui  donnèrent  même  du  papier 
blanc  (faute  de  linge),  qu'il  employait  au  môme 
usage,  en  se  servant  de  la  main  droite  seulement 
et  en  s'appuyant  sur  le  coude  gauche.  Robespierre, 
à  deux  ou  trois  reprises  différentes,  fut  vivement 
maltraité  de  paroles  par  quelques  citoyens,  mais 
particulièrement  par  un  canonnier  de  son  pays,  qui 
lui  reprocha  militairement  sa  perfidie  et  sa  scéléra- 
tesse. Vers  six  heures  du  matin,  un  chirurgien,  qui 
se  trouva  dans  la  cour  du  Palais  National,  fut  appelé 
pour  le  panser.  Il  lui  mit  par  précaution  une  clé 
dans  la  bouche  ;  il  trouva  qu'il  avait  la  mâchoire 
gauche  fracassée  ;  il  lui  tira  deux  ou  trois  dents, 
lui  banda  sa  blessure  et  fit  placer  à  côté  de  lui  une 
cuvette  remplie  d'eau. 

«  Au  moment  où  l'on  y  pensait  le  moins,   il  se 


ASSASSINAT    DE    ROBESPIERRE  485 

mit  sur  son  séant,  releva  ses  bas,  se  glissa  subite- 
ment en  bas  de  la  table  et  courut  se  placer  dans 
un  fauteuil.  A  peine  assis,  il  demanda  de  l'eau  et 
du  linge  blanc.  Pendant  tout  le  temps  qu'il  resta 
couché  sur  la  table,  lorsqu'il  eut  repris  connaissance, 
il  regarda  fixement  tous  ceux  qui  l'environnaient, 
et  principalement  les  employés  du  Comité  de  salut 
public  qu'il  reconnaissait  ;  il  levait  souvent  les  yeux 
au  plafond  ;  mais,  à  quelques  mouvements  convulsifs 
près,  on  remarqua  constamment  en  lui  une  grande 
impassibilité,  même  dans  les  instants  du  pansement 
de  sa  blessure,  qui  dut  lui  occasionner  des  douleurs 
très  aiguës.  Son  teint,  habituellement  bilieux,  avait 
la  lividité  de  la  mort.  » 

Ajoutons  ici  un  détail  de  quelque  intérêt .  Un 
employé  hébertiste,  et  des  bureaux  de  Garnot,  voyant 
le  blessé  si  souffrant,  mais  en  pleine  connaissance, 
s'aperçut  que,  par  moments,  il  se  baissait  avec  effort 
et  portait  ses  mains  au  jarret.  11  approcha  et  lui 
détacha  les  boucles  de  jarretière  de  sa  culotte,  et 
abattit  quelque  peu  ses  bas  sur  ses  mollets.  Robes- 
pierre, à  ce  service,  fît  un  effort  pour  parler  et  dit 
ces  mots  d'une  voix  douce  :  «  Je  vous  remercie, 
Monsieur  \  » 

Ce  retour  inattendu  au  langage  du  vieux  passé 
fut-il  instinctif  chez  l'homme  qui  en  avait  gardé  les 
formes?  ou  bien  crut-il  la  Révolution  finie  avec  lui, 
la  République  en  lui  morte?  Les  cinq  grandes  années, 

1.  Cet  employé,  qui  depuis  a  passé  aux  archives  de  la  Guerre,  a  raconté 
ce  fait  a  M.  le  général  Petict,  de  qui  je  le  tiens. 


48G  HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

comme  un  rêve,  disparurent- elles  de  son  esprit, 
biffées,  vaines,  évanouies?  Par  une  prévision  de  mou- 
rant, on  peut  le  croire  encore,  il  eut  comme  un  sens 
amer  de  la  réaction  qui  venait,  de  l'éternel  roc  de 
Sisyphe  que  roule  la  France,  et  crut  qu'à  partir  de 
ce  jour,  on  ne  pouvait  dire  :  Citoyen. 


EXÉCUTION   DE   ROBESPIERRE  487 


CHAPITRE   X 


SUITE  DU  10  THERMIDOR.  —   EXÉCUTION  DE  ROBESPIERRE. 
LA  RÉACTION  ÉCLATE. 


Joie  aux  prisons.  —  Robespierre  à  l'Hôtel-Dieu,  à  la  Conciergerie.  —  Vraies 
et  fausses  fureurs  de  la  réaction.  — Mort  de  Robespierre  et  de  Saint-Just. 
—  Réaction  qui  suit  leur  mort. 


Robespierre  ne  se  trompait  guère,  si  telle  était 
sa  pensée.  Une  réaction  violente,  immense,  dès  son 
point  de  départ,   avait  commencé   à  l'heure  môme. 

Et  d'abord  dans  les  prisons. 

Pendant  que  les  faubourgs,  mornes  et  troubles, 
flottaient  indécis,  des  prisons  s'élevaient  des  chants, 
des  cris  de  délivrance.  Au  Luxembourg,  au  Plessis, 
à  Saint-Lazare,  à  la  Force,  les  prisonniers  avaient 
craint  toute  la  nuit  d'être  massacrés.  Un  d'eux  disait 
à  la  Force  :  «  A  cette  heure,  nous  avons  cent  ans...  » 
Quand,  vers  six  heures,  éclata  la  nouvelle  de  l'arres- 
tation de  Robespierre,  de  sa  blessure,  de  sa  mort 
(les  récits  étaient  confus),  un  cri  furieux  de  joie 
éclata.  Au  Plessis  surtout,  prison  qui  alimentait 
directement    la    Conciergerie    et    la    guillotine.    Le 


488  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

fameux  marquis  de.Saint-Huruge,  l'homme  du  6  octo- 
bre, qui  y  était  détenu,  proclama  la  nouvelle  d'une 
voix  de  stentor,  la  cria  par  la  fenêtre.  Les  toits  du 
voisinage,  qui  dominaient  les  cours  de  la  prison, 
se  couvrirent  d'hommes  et  de  femmes  qui  saluèrent 
les  prisonniers  de  vœux,  de  félicitations. 

Le  Plessis,  éclairé  tout  à  coup  d'une  telle  aurore, 
parut  comme  transfiguré.  Les  hommes  brisèrent 
leur  clôture,  passèrent  dans  le  quartier  des  femmes. 
Tous  s'embrassaient  et  pleuraient.  Mais  déjà  on  pou- 
vait voir  combien  cette  réaction  de  joie  serait  vio- 
lente. Les  prisonniers  robespierristes  que  l'on  amenait 
trouvèrent  leur  Terreur  aux  prisons. 

Le  premier  jour  on  les  maudit;  le  second,  on 
les  outrageait.  Les  royalistes  reprirent  bientôt  leur 
insolence  duelliste,  et  dans  le  Midi  suppléèrent 
bientôt  le  duel  par  l'assassinat. 

La  Conciergerie,  mieux  fermée,  isolée  des  bruits 
du  dehors,  ne  savait  rien  encore  à  neuf  heures 
du  matin.  Le  général  Hoche  s'y  promenait  dans  un 
corridor  assez  tristement.  Un  guichet  s'ouvre,  un 
jeune  homme  de  haute  taille  baisse  la  tête  pour 
passer,  il  la  relève...  Hoche  reconnaît  Saint-Just... 
Cette  apparition  disait  tout.  Le  héros  se  détourna, 
lui  épargna  une  vue  humiliante,  un  pénible  souvenir, 
respecta  le  malheur  de  son  illustre  ennemi. 

L'opinion  de  Paris  s'était  prononcée  déjà  avec 
une  telle  force  que  les  Comités  décidément  vain- 
queurs firent  faire  à  Robespierre  l'inutile  et  dure 
promenade   d'aller    à  l'Hôtel-Dieu,    où   étaient   déjà 


EXÉCUTION   DE   ROBESPIERRE  489 

les  autres  blessés,  sous  prétexte  d'un  nouveau 
pansement.  On  le  montra  ainsi  par  les  rues,  au 
milieu  des  témoignages  de  la  joie  publique,  avant 
de  l'envoyer  à  la  Conciergerie. 

Qu'il  fût  jugé  par  ses  propres  juges  et  jurés 
de  Prairial,  que  leur  président  Dumas  fût  expédié 
le  10  de  la  main  de  Fouquier-Tinville  avec  qui  il 
siégeait  le  9,  c'était  chose  monstrueuse  qui  cho- 
quait la  pudeur,  la  morale  publique.  Fouquier,  à 
neuf  ou  dix  heures  du  matin,  fît  observer  à  la 
Convention  que,  pour  exécuter  son  décret  de  mise 
hors  la  loi,  il  fallait  reconaître  l'identité  des  per- 
sonnes, ce  qu'on  ne  pouvait  faire  qu'en  présence 
de  municipaux,  mais  eux-mêmes  étaient  hors  la 
loi.  Cette  difficulté,  ce  retard  exaspéra  Thuriot.  Il 
dit  :  «  Ils  doivent  mourir  sur  l'heure;  il  faut  faire 
dresser  l'échafaud...  Purgeons  le  sol  de  ce  mons- 
tre. »  On  renvoya  le  tribunal  au  Comité  de  sûreté, 
qui  se  moqua  du  scrupule  et  fît  passer  outre. 

A  trois  heures,  Fouquier  et  ses  juges,  ses 
solides  jurés,  non  moins  convaincus  de  la  culpa- 
bilité de  Robespierre  qu'ils  ne  l'eussent  été,  s'il  eût 
vaincu,  de  celle  de  ses  ennemis,  reconnurent  l'identité 
des  personnes  et  les  envoyèrent  à  l'échafaud. 

De  cinq  à  six  eut  lieu,  dans  la  lugubre  et  lente 
promenade  des  charrettes,  par  l'étroite  rue  Saint- 
Denis,  par  la  rue  de  la  Ferronnerie,  par  toute  la 
rue  Saint -Honoré,  la  hideuse  exhibition. 

Hideuse  dans  plusieurs  sens.  C'étaient  des  morts 
et    des    mourants,     de    misérables    corps    sanglants 


490  HISTOIRE  DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE 

qu'on  livrait  aux  joies  de  la  foule.  Pour  les  faire 
tenir  debout,  on  avait  attaché  avec  des  cordes,  aux 
barreaux  des  charrettes,  leurs  jambes,  leurs  bras, 
leurs  troncs,  leurs  têtes  branlantes.  Les  cahots 
du  rude  pavé  de  Paris  devaient  les  briser  à  chaque 
pas. 

Robespierre,  la  tète  enveloppée  d'un  linge  sale 
taché  d'un  sang  noir,  qui  soutenait  sa  mâchoire 
détachée,  dans  cette  horrible  situation  que  nul 
vaincu  n'eut  jamais,  portant  l'effroyable  poids  de 
la  malédiction  d'un  peuple,  gardait  sa  raide  atti- 
tude, son  ferme  maintien,  son  œil  sec  et  fixe. 
Son  intelligence  était  tout  entière,  planant  sur  sa 
situation  et  démêlant  sans  nul  doute  ce  qu'il  y 
avait  de  vrai  et  de  faux  dans  les  fureurs  qui  le 
poursuivaient. 

Le  flot  de  la  réaction  montait  si  vite  et  si  fort 
que  les  Comités  crurent  devoir  tripler  les  postes 
des  prisons.  Sur  tout  le  passage  des  condamnés  se 
précipitaient  de  prétendus  parents  des  victimes 
de  la  Terreur,  pour  aboyer  à  Robespierre,  jouer 
dans  cette  triste  pompe  le  chœur  de  la  Vengeance 
antique.  Cette  fausse  tragédie  autour  de  la  vraie, 
ce  concert  de  cris  calculés,  de  fureurs  préméditées, 
fut  la  première  scène  de  la  Terreur  blanche. 

L'horrible,  c'étaient  les  fenêtres  louées  à  tout 
prix.  Des  figures  inconnues,  qui  depuis  longtemps 
se  cachaient,  étaient  sorties  au  soleil.  Un  monde 
de  riches,  de  filles,  paradait  à  ces  balcons.  A  la 
faveur    de    cette    réaction    violente    de    sensibilité 


EXÉCUTION   DE   ROBESPIERRE  i(Jl 

publique,  leur  fureur  féroce  osait  se  montrer.  Les 
femmes  surtout  offraient  un  spectacle  intolérable. 
Impudentes,  demi- nues  sous  prétexte  de  juillet,  la 
gorge  chargée  de  fleurs,  accoudées  sur  le  velours, 
penchées  à  mi-corps  sur  la  rue  Saint-Honoré,  avec 
les  hommes  derrière,  elles  criaient  d'une  voix  aigre  : 
«A  mort!  à  la  guillotine!  »  Elles  reprirent  ce  jour-là 
hardiment  les  grandes  toilettes,  et  le  soir  elles 
soupèrent.  Personne  ne  se  contraignait  plus.  De  Sade 
sortit  de  prison  le  10  thermidor. 

Les  gendarmes  de  l'échafaud,  qui,  la  veille, 
dans  le  faubourg,  sous  les  ordres  d'Henriot,  disper- 
saient à  coups  de  sabre  ceux  qui  criaient  :  «  Grâce  !  » 
aujourd'hui  faisaient  leur  cour  à  la  nouvelle 
puissance,  et  de  la  pointe  du  sabre  sous  le  men- 
ton des  condamnés,  les  montraient  aux  curieux  : 
«Le  voilà,  ce  fameux  Couthon  !  le  voilà,  ce  Robes- 
pierre !  » 

Rien  ne  leur  fut  épargné.  Arrivés  à  l'Assomp- 
tion, devant  la  maison  Duplay,  les  acteurs  donnèrent 
une  scène.  Des  furies  dansaient  en  rond.  Un  enfant 
était  là  à  point,  avec  un  seau  de  sang  de  bœuf; 
d'un  balai,  il  jeta  des  gouttes  de  sang  contre  la 
maison.  Robespierre  ferma  les  yeux.  Le  soir,  ces 
mêmes  bacchantes  coururent  à  Sainte -Pélagie,  où 
était  la  mère  Duplay,  criant  qu'elles  étaient  les 
veuves  des  victimes  de  Robespierre.  Elles  se  firent 
ouvrir  les  portes  par  les  geôliers  effrayés,  étran- 
glèrent la  vieille  femme  et  la  pendirent  à  la  tringle 
de  ses  rideaux, 


492  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Robespierre  avait  bu  du  fiel  tout  ce  que  contient 
le  monde.  Il  toucha  enfin  le  port,  la  place  de  la 
Révolution.  Il  monta  d'un  pas  ferme  les  degrés 
de  l'échafaud.  Tous,  de  même,  se  montrèrent 
calmes,  forts  de  leur  intention,  de  leur  ardent 
patriotisme  et  de  leur  sincérité.  Saint -Just,  dès 
longtemps,  avait  embrassé  la  mort  et  l'avenir.  Il 
mourut  digne,  grave  et  simple.  La  France  ne  se 
consolera  jamais  d'une  telle  espérance;  celui-ci 
était  grand  d'une  grandeur  qui  lui  était  propre,  ne 
devait  rien  à  la  fortune  et  seul  il  eût  été  assez 
fort  pour  faire  trembler  l'épée  devant  la  loi. 

Faut-il  dire  une  chose  infâme  ?  Un  valet  de  la 
guillotine  (était-ce  le  même  qui  souffleta  Charlotte 
Gorday?)  voyant  dans  la  place  cette  fureur,  cet 
emportement  de  vengeance  contre  Robespierre, 
lâche  et  misérable  flatteur  de  la  foule,  arracha 
brutalement  le  bandeau  qui  soutenait  sa  pauvre 
mâchoire  brisée...  Il  poussa  un  rugissement...  On 
le  vit  un  moment  pâle,  hideux,  la  bouche  ouverte 
toute  grande  et  ses  dents  brisées  qui  tombaient... 
Puis  il  y  eut  un  coup  sourd...  Ce  grand  homme 
n'était  plus. 

Vingt  et  un  suppliciés,  c'était  peu  pour  la  foule. 
Elle  avait  soif,  il  lui  fallait  du  sang.  Le  lende- 
main, on  la  régala  de  tout  le  sang  de  la  Commune; 
soixante-dix  têtes  en  une  fois!  Et  pour  dessert  du 
banquet,   douze  têtes  le   troisième  jour. 

Notons  que,  de  ces  cent  personnes,  il  y  en 
avait    la    moitié    parfaitement   étrangères   à   Robes- 


EXÉCUTION   DE   ROBESPIERRE  493 

pierre  et  qui  n'avaient  jamais  figuré  que  de  nom 
à  la  Commune. 

Respirons,  détournons  les  yeux.  «  A  chaque  jour 
suffît  sa  peine.  »  Nous  n'avons  pas  ici  à  raconter  ce 
qui  suivit,  l'aveugle  réaction  qui  emporta  l'Assemblée 
et  dont  elle  ne  se  releva  qu'à  peine  en  Vendé- 
miaire. L'horreur  et  le  ridicule  y  luttent  à  force 
égale.  La  sottise  des  Lecointre,  l'inepte  fureur  des 
Fréron,  la  perfidie  mercenaire  des  Tallien,  encou- 
rageant les  plus  lâches ,  une  exécrable  comédie 
commença,  d'assassinats  lucratifs  au  nom  de  l'hu- 
manité, la  vengeance  des  hommes  sensibles  massa- 
crant les  patriotes  et  continuant  leur  œuvre,  l'achat 
des  biens  nationaux.  La  bande  noire  pleurait  à 
chaudes  larmes  les  parents  qu'elle  n'eut  jamais, 
égorgeait  ses  concurrents  et  surprenait  des  décrets 
pour  acheter  à  huis  clos. 

Paris  redevint  très  gai.  Il  y  eut  famine,  il  est  vrai, 
mais  le  Perron  rayonnait,  le  Palais-Royal  était  plein, 
les  spectacles  combles.  Puis  ouvrirent  ces  bals  des 
victimes,  où  la  luxure  impudente  roulait  dans  l'orgie 
son  faux  deuil. 

Par  cette  voie  nous  allâmes  au  grand  tombeau 
où  la  France  a  enclos  cinq  millions  d'hommes. 

Peu  de  jours  après  Thermidor,  un  homme  qui  vit 
encore  et  qui  avait  alors  dix  ans  fut  mené  par  ses 
parents  au  théâtre,  et  à  la  sortie  admira  la  longue 
file  de  voitures  brillantes  qui,  pour  la  première  fois, 
frappaient  ses  yeux.  Des  gens  en  veste,  chapeau  bas, 
disaient   aux   spectateurs    sortants   :    «   Faut -il  une 


494  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

voiture,  mon  maître?  »  L'enfant  ne  comprit  pas 
trop  ces  termes  nouveaux.  Il  se  les  fit  expliquer, 
et  on  lui  dit  seulement  qu'il  y  avait  eu  un  grand 
changement  par  la  mort  de  Robespierre. 


CONCLUSION 


La  conclusion  de  ce  livre  est  elle-même  un 
livre. 

Le  resserrer  ici  en  quelques  pages  serait  le  rendre 
obscur,  stérile.  Il  sera  publié  à  part,  dans  une 
forme  libre  qui  permettra,  à  travers  le  passé,  d'anti- 
ciper l'avenir. 


En  faisant  ici  mon  adieu  au  grand  travail  qui  m'a 
tenu  compagnie  si  fidèle  dix  années  de  ma  vie,  je 
dois  lui  dire,  je  dois  dire  au  public  ce  que  j'en 
pense  moi-même,  en  l'envisageant  froidement. 

Toute  Histoire  de  la  Révolution  jusqu'ici  était 
essentiellement  monarchique.  (Telle  pour  Louis  XVI, 
telle  pour  Robespierre.)  Celle-ci  est  la  première 
républicaine,  celle  qui  a  brisé  les  idoles  et  les  dieux. 
De  la  première  page  à  la  dernière  elle  n'a  eu  qu'un 
héros  :  le  peuple. 


496  HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE 

Cette  justice  profonde  et  générale  qui  a  ici  son 
premier  avènement,  n'a-t-elle  pas  entraîné  avec  soi 
plusieurs  injustices  partielles  ?  Gela  se  peut.  L'au- 
teur, dans  sa  trop  minutieuse  anatomie  des  personnes 
et  des  caractères,  n'a-t-il  pas  souvent  trop  réduit  la 
grandeur  des  hommes  héroïques  qui,  en  1793  et  1794, 
soutinrent  de  leur  indomptable  personnalité  la 
Révolution  défaillante?  Il  le  craint,  c'est  son  doute, 
son  regret,  dirai-je  son  remords  ?  Il  reviendra  sur  ce 
sujet  et,  dans  une  appréciation  plus  générale  des 
événements,  donnera  à  ces  grands  hommes  tout  ce 
qui  leur  est  dû. 


Egregias  animas  qui  sanguine  nobis 
Hanc  Patriam  peperere  suo. 

Grands  cœurs  !  qui,  de  leur  sang,  nous  ont  fait  la  Patrie  î 


TOME    SEPTIÈME    ET    DERNIER 
DE    L'HISTOIRE    DE    LA    RÉVOLUTION    FRANÇAISE. 


TABLE  DES  MATIERES 


LIVRE  XV. 

Pages 
Chap.   I.   Du  renouvellement  de  la   royauté.   —    Victoires   :    Landau, 

Toulon,  le  Mans  (décembre  1793) 1 

II.  Tentatives  impuissantes  pour  arrêter  la  Terreur,  pour  subor- 
donner la  royauté  renaissante  (décembre  1793) 25 

III.  La    conspiration    de   la    comédie,   —   Fabre   arrêté  (janvier 

1794) 37 

IV.  Preuves  de  l'innocence  de  Fabre  d'Églantine  (janvier  1794).  .      50 


LIVRE  XVI. 

Chap.    I.  Carrier  à  Nantes.  —  Extermination  des  Vendéens  (du  22  octo- 
bre au  13  décembre  1793) 66 

II.  Suite  de  la  mission  de   Carrier   (du  23  décembre    1793    au 

6  février  1794) 87 

III.    Lutte   de  Robespierre   contre    les   représentants   en   mission 

(février  1794) 109 

IV.  La  révolte   de  Desmoulins  contre  Robespierre  (février  1794).     125 
V.  Robespierre  menace  les  deux  partis  par  Saint-Just  (26  février 

1794) 316 


LIVRE    XVII. 

Chap.  I.  Mouvement  des  Cordeliers.  —  Arrestation  des  hébertistes.  — 
Premier    coup   sur    les   dantonistes  (25    février- 18    mars 

1794) 142 

IL  Les  dantonistes  essayent   de  désarmer  la  dictature  (10  mars 

1794) 154 

T.   VII.  —  RÉV.  32 


498  TABLE   DES  MATIÈRES 

Pages 
Chap.  III.  Mort  d'Hébert  et  Clootz.  —   On   propose  la  mort  de  Danton 

(24  mars) 163 

IV.  On  arrache  aux  Comités  l'ordre  d'arrêter  Danton  (nuit  du  30 

au  31  mars) 171 

V.  Arrestation  de   Danton,    Desmoulins,    Phclippeaux    (31   mars 

1794) 177 

VI.  Procès  de  Danton  (2-3  avril  1794) 185 

VII.  Procès  et  mort  de  Danton,  Desmoulins,  etc.  (4-5  avril,  15-16 

germinal) 198 


LIVRE  XVIII. 

Chap.   I.  Épuisement  et  paralysie  de  Robespierre.   —  L'Être  suprême 

(6  avril  1794) 211 

II.  Mort  de  Condorcet  (9  avril  1794) 220 

III.  Mort  de  Chaumette  et  de  la  Commune  (12  avril  1794)  ....  230 

IV.  Cambon  menacé.   —    Assignats,    biens   nationaux   (16    avril 

1794) 241 

V.  La  bande  noire 248 

VI.  Lavoisier.  —  La  grande  chimie.  —  Les  mœurs  en  1794.  .  .  .  261 


LIVRE  XIX. 

Chap.  I.  Dissentiments  de  Robespierre  et  de  Saint-Just  (16  avril)    .  .  272 

II.  Les  robespierristes  précipitent  leur  chef  au  pouvoir   (avril- 

mai  1794) 283 

III.  On  conspire  contre  Robespierre  (mai  1794) 295 

IV.  La  fête  de  l'Être  suprême  (10  juin  1794) 303 

V.  Loi  du  22  prairial  (10  juin  1794;.  —  Échec  de  Robespierre.  309 


LIVRE  XX. 

Chap.   I.  Lutte  des  deux  polices.  —  Les  Saint-Amaranthe.  —  Calomnie 

contre  Robespierre  (13-14  juin  1794) 323 

II.  La  Mère  de  Dieu.  —  Robespierre  comme  Messie.  —  Exécu- 
tion  des   Saint-Amaranthe  (15-17  juin  1794) 339 

III.  Les   conspirations  de  fabrique   —  Celle  de  Bicêtre.  —  Mort 

d'Osselin  (24  juin- Ier  juillet) 355 

IV.  Conspiration    du    Luxembourg.  —    Les    Jacobins    commen- 

cent  à    suivre    difficilement    Robespierre    (Ier- 16    juiLet, 
12-28  messidor) 369 


TABLE    DES   MATIÈRES  499 


LIVRE  XXI. 

Pages 
Chap.   I.  Des    cimetières   de  la  Terreur.  —  Réclamation  du  faubourg 

Saint-Antoine  (suite  de  juillet-messidor) 384 

IL  Mouvement    des    deux    partis.   —    Robespierre    au    Comité 

(le'-5  thermidor,  19-23  juillet  1794) 396 

III.  Discours  accusateur   de    Robespierre.  —  L'Assemblée   refuse 

l'impression  (8  thermidor,  26  juillet  1794) 407 

IV.  La  nuit  du  8  au  9  thermidor.  —  La  droite  trahit  Robespierre.     422 
Y.  La  journée  du  9  thermidor  (28  juillet  1794) ...*..     433 

VI.  La  soirée  du  9  et  la  nuit  du  9  au  10.  —  Immobilité  des  Jaco- 

bins      448 

VII.  La  nuit.  —   Neutralité  de  Paris  en  général  et  du  faubourg 

Saint-Antoine.  —  Les  enragés  se  réveillèrent-ils? 461 

VIII.  La  nuit.  —  Mouvement  du  quartier  Saint-Martin  (Gravilliers, 
Arcis)  contre  Robespierre.  —  Il  refuse  d'autoriser  l'insur- 
rection      471 

IX.  Le  10  thermidor  (29  juillet).  —  Assassinat  de  Ropespierre  .  .     477 
X.  Suite  du  10  thermidor.  —  Exécution  de  Robespierre.  —  La 

réaction  éclate 487 


FIN    DE    LA    TABLE    DU    TOME    SEPTIÈME    ET    DERNIER. 


IMPRIMERIE   E.   FLAMMARION,   26,   RUE  RACINE,   PARIS. 


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Echéance 


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Date  Due 


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9    8 


D    C  3    6 

HICHELETi 

OEUVRES 


•     IH5R2  1893 

JULES 
COMPLETES 


V    2 


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MICHELfcT»  JULES 

GEUVHbS  CÙMPLhTtS