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Full text of "Oeuvres de Auguste Barth; recueillies à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire"

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ŒUVRES  DE  AUGUSTE  BARTH 


TOME    PREMIER 


LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

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BULLETINS  DES  RELIGIONS  DE  L'INDE 

(I88O-I88B) 


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1972 


Photo.  Pirou 


Imp.  Berthaud,  Paris 


QUARANTE    ANS     D'INDIANISME 


ŒUVRES 

DE 


AUGUSTE    BARTH 

Recueillies  à  l'occasion  de  son  quatre-vingtième  anniversaire 


TOME   PREMIER 

LES   RELIGIONS    DE    L'INDE 

ET 

BULLETINS  DES  RELIGIONS  DE  L'INDE 

I1880-1885) 


PARIS 
ERNEST  LEROUX,   ÉDITEUR 

28,    RUE   BONAPARTE,    28 
1914 


Les  membres  du  Comité  qui  s'était  formé  pour  fêter  le  jubilé 
de  M.  Auguste  Barth,  se  sont  présentés  chez  lui  le  22  mars  1914, 
jour  de  son  quatre-vingt-unième  anniversaire.  Plusieurs  amis 
personnels  du  Maître  s'étaient  joints  à  eux,  quelques-uns  venus 
tout  exprès  à  Paris. 

En  lui  offrant  au  nom  de  tous  les  souscripteurs  les  deux  pre- 
miers volumes  de  la  réédition  de  ses  Œuvres,  M.  E.  Senart 
s'est  fait  en  termes  chaleureux  l'interprète  des  sentiments  de 
tous. 

Dans  une  réponse  improvisée  sous  le  coup  d'une  réelle  émo- 
tion, M.Auguste  Barth  a  remercié  ses  confrères  et  amis:  avec 
sa  simplicité  et  sa  modestie  coutumières,  il  a  tenu  à  reporter 
tout  l'honneur  de  leur  démarche  sur  les  études  indiennes  qu'il 
a  conscience  d'avoir  toujours  servies  —  moins  bien,  dit-il,  qu'il 
ne  l'eût  voulu,  mais  assurément  du  mieux  qu'il  a  pu. 

M.  Meillet  a  alors  donné,  au  nom  de  M.  Michel  Bréal,  re- 
tenu chez  lui  par  sa  santé,  lecture  de  la  lettre  suivante  : 


Cher  et  honoré  Confrère, 

Vous  ne  m' avez  pas  laissé  ignorer  en  quelles  dispositions  vous 
voyez  approcher  le  jour  où  vos  confrères  de  l'Institut,  vos  col- 
lègues et  vos  élèves  vont  enfin  tâcher  de  vous  dire  les  sentiments 
d'affection  qu'ils  ont  pour  vous. 

Vous  m'avez  déclaré  que  vous  voudriez  que  ce  jour  fût  déjà 
oassé. 

Je  ne  veux  pas  prolonger  inutilement  ce  qui  est  une  sorte  de 


Vin  AVANT-PROPOS 

tourment  pour  vous  et  ce  qui  est  pour  nous  une  dette  que  nous 
sommes  heureux  d'acquitter. 

Laissez-moi  donc  vous  dire  simplement  que  nous  sommes  fiers 
de  vous  avoir,  que  nous  savons  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour 
nous}  et  qu'aussi  longtemps  que  nous  vous  aurons  nous  possé- 
derons une  précieuse  image  de  l'Alsace  savante. 

Notre  désir  est  donc  que  vous  viviez  longtemps  et  heureux 
pour  continuer  des  travaux  qui  ont  replacé  la  France  à  son  rang 
traditionnel,  comme  le  reconnaissent  tous  ceux  qui  ont  quelque 
idée  de  la  marche,  du  progrès  des  études  orientales. 

Personne  ne  s'en  félicitera  plus  que  votre  vieil  et  dévoué  con- 
frère. 


En  l'en  remerciant,  M.  Auguste  Barth  a  tenu  à  associer 
dans  un  sentiment  commun  de  reconnaissance  profonde  tous 
les  correspondants  dont  les  lettres  et  télégrammes  de  félicita- 
tions lui  étaient  parvenus  de  divers  points  d'Europe,  d'Asie 
et  d'Amérique. 

Nous  ne  croyons  pouvoir  mieux  faire  que  de  reproduire  ici 
l'allocution  prononcée  par  M.  E.  Senart.  Ce  sera  la  préface 
toute  naturelle  d'une  publication  dont  elle  rappelle  l'occasion 
et  définit  l'objet. 

En  voici  les  terme»  : 


Bien  cher  Ami, 

A  me  faire  le  porte-parole  des  confrères,  des  amis,  qui  vous 
entourent  à  cette  heure  et  qui,  par  surcroît,  représentent  un  si 
grand  nombre  d'amis  absents,  je  me  sens  un  peu  plus  près  de 
votre  cœur;  f  en  éprouve  une  vraie  joie. 

Elle  se  nuance  d'une  légère  inquiétude. 

C'est  que  je  vous  arrive  en  commissionnaire.  Chacun  sait 
combien  ouvert  et  cordial  est  pour  tous  votive  accueil.  Mais  me 
voici  chargé  d'un  présent  que,  à  vrai  dire,  —  vous  voyez  que  je 
n'y  mets  nulle  modestie  —  nous  estimons  très  précieux,   dont 


ÂVANT-PROPOS  1X 

la  vue  cependant  risque  de  froncer  votre  sourcil,  votre  sourcil 
redoutable. 

Vous  qui  avez  si  souvent,  et  avec  une  si  secourable  sympathie, 
encouragé  le  travail  d' autrui,  pour  vous  et  pour  votre  œuvre 
vous  réservez  des  sévérités  intransigeantes. 

Quand  nous  conçûmes  le  projet  de  célébrer  ce  jubilé  en  re- 
cueillant vos  écrits  épars,  c'est  moi  qui  fus  envoyé  en  ambas- 
sade pour  obtenir  votre  assentiment.  Mes  mandants  estimaient, 
et  je  ne  laisse  pas  que  d'en  tirer  vanité,  que  votre  indulgence 
envers  le  vieux  camarade  aurait  quelque  pouvoir  pour  rompre 
la  première  révolte  qu'il  fallait  prévoir  de  votre  modestie  ombra- 
geuse. On  n'ignore  pas  quel  est  votre  scrupule  devant  la  plus 
lointaine  apparence  de  vanité  ou  de  présomption.  Si  je  n'ai  em- 
porté que  votre...  résignation,  permettez-moi  aujourd'hui  de 
vous  présenter  les  prémices  de  notre  entreprise  sous  une  puissante 
sauvegarde,  couverts  par  l'approbation  chaleureuse  qu'elle  a 
rencontrée  partout  auprès  de  vos  confrères  en  indianisme. 

Rassurez-vous  pleinement,  cher  ami.  En  relisant  page  par 
page  ces  volumes,  nous  avons  pu  juger  combien  les  morceaux, 
même  les  plus  anciens,  en  demeurent  actuels,  vivants,  sugges- 
tifs. 

Mais  vous  n'êtespas  moins  rebelle  à  vous  contenter  vous-même 
que  vous  ne  fûtes  toujours  impénétrable  à  tout  mobile  ambi- 
tieux. 

Quand,  jadis,  dans  votre  jeune  solitude  de  Bouxviller,  vous 
fûtes  touché  par  la  curiosité  du  monde  hindou,  il  se  levait  de- 
vant vous  coloré  encore  par  tout  le  prestige  d'une  évocation  ré- 
cente, par  toutes  les  promesses  du  mystère.  Ce  ne  fut  ni  la 
vision  d'une  carrière  à  parcourir  ni  le  rêve  d'un  renom  à  fonder 
qui  vous  séduisit. 

Je  vous  vois,  à  ce  moment,  également  ardent  à  la  culture  des 
mathématiques  et  à  la  culture  des  lettres,  partageant  vos  loisirs 
studieux  entre  Platon,  Aristophane  et  Shakespeare  ;  je  vous  vois 
également  sensible  aux  charmes  de  la  nature  et  passionné  de 
savoir,  aussi  prompt  à  saisir  le  bâton  ferré  du  voyageur  qu'in- 
fatigable à  vous  plonger  dans  les  livres.  Je  ne  suis  pas  certain 
que  l'Himalaya,  avec  ses  sommets  inviolés,  ne  vous  ait  pas  ai- 


X  AVANT-PROPOS 

tiré  presque  autant  que  la  singularité  bigarrée  et  la  pensée 
nuageuse  du  monde  qu'il  enserre.  Votre  vocation  d'indianiste 
réapparaît  un  peu,  si  fose  dire,  comme  un  élan  d'alpinisme. 
En  vérité,  vous  portiez  en  vous  le  goût  des  hauteurs,  une  robus- 
tesse merveilleuse  à  escalader  les  plus  âpres,  le  besoin  d'en  res- 
pirer constamment  l'air  pur,  dégagé  des  contaminations  d' en- 
bas.  Mais  votre  attitude  n'a  jamais  été  l'effort  tendu,  aisément 
apprêté  et  avantageux  de  l'alpiniste  amateur;  vous  êtes  le  mon- 
tagnard qui  fréquente  les  sommets  comme  sa  demeure  naturelle, 
que  les  horizons  immenses  n'éblouissent  pas,  qui  garde  bien  in- 
tact le  sens  de  toutes  les  réalités  prochaines,  la  prise  solide  sur 
l'ambiance  familière. 

Cest  ainsi  que  vous  avez  su  associer  dans  une  juste  harmonie 
les  vues  les  plus  étendues  au  savoir  le  plus  minutieux,  et  au 
détachement  le  plus  sincère  l'activité  la  plus  inlassable.  Là  a 
été  la  source,  le  secret  de  votre  incomparable  autorité. 

Les  tâches  professionnelles  les  plus  diverses  vous  ont  toujours 
trouvé  parfaitement  prêt  :  qu'il  s'agisse  d'épigraphie  ou  d'inter- 
prétation védique,  qu'il  y  ait  à  percer  la  brume  des  spéculations 
mystiques  ou  à  calculer  des  dates,  vous  êtes  toujours  à  l'heure 
dite  armé  de  pied  en  cap.  Cependant,  trop  averti  pour  vous  illu- 
sionner sur  la  durée  des  systèmes  individuels,  trop  éclairé  pour 
vous  soustraire  au  tourment  des  conclusions  générales,  vous  êtes 
demeuré  assez  peu  pressé  d'écrire. 

C'est  comme  un  service  d'amitié  que  vous  aviez  accordé  à  la 
Revue  germanique  votre  premier  essai  consacré  à  la  Bhagavad- 
Gîtâ.  Il  a  fallu  que  l'on  vous  demandât  un  article  d'Encyclo- 
pédie pour  faire  naître  votre  admirable  tableau  des  Religions  de 
l'Inde.  Vous  avez,  certes,  appointé  à  nos  connaissances  de  riches 
contributions  ;  mais  plus  encore,  vous  avez  exercé  dans  nos  études 
une  sorte  de  magistrature  volontiers  reconnue. 

C'est  en  1812  que  votre  article  sur  le  Bhâminîvilâsa  de  Ber- 
gaigne  nous  apporta  de  Genève  la  bonne  nouvelle  qu'un  india- 
niste nous  était  né.  Depuis  lors  vous  avez  infatigablement,  dans 
vos  Bulletins,  dans  la  Revue  critique,  dans  le  Journal  des  Sa- 
vants, ailleurs  encore,  voué  à  l'examen  des  publications  nou- 
velles, toutes  les  ressources  du  savoir  le  plus  vaste,  du  jugement 


AVANT-PROPOS  XI 

le  plus  mesuré,  de  la  pensée  la  plus  pénétrante,  servis  par  une 
langue  toujours  limpide  et  ferme,  souvent  piquante  et  ingénieuse. 
Ces  aperçus  critiques  peuvent  être  inégaux  en  étendue,  même  en 
importance  ;  tous  sont  frappés  à  votre  coin;  il  n'en  est  aucun 
qui  n'ait  son  prix.  Se  succédant  ainsi  au  fil  des  jours*  ils  reflè- 
tent pour  une  longue  période  et  la  marche  générale  des  études 
indiennes  et  V activité  propre  de  votre  vie  scientifique.  Deux 
motifs  d'intérêt  et  deux  gages  de  durée. 

Le  premier  a  d'abord  valu  à  Vidée  de  notre  recueil  la  sympa- 
thie empressée  de  tous  les  travailleurs  ;  vous  imaginez  combien 
pesait  pour  nous  le  second,  pour  nous  les  témoins  de  votre  noble 
carrière,  les  débiteurs  reconnaissants  de  vos  enseignements  et  de 
votre  bonté. 

Avec  quelle  émotion,  guidés  en  quelque  sorte  par  vous,  nous 
remontons  ainsi  de  proche  en  proche, non  sans  saluer  pieusement 
les  tombes  qui  cruellement  jalonnent  la  route,  jusqu'à  ces  an- 
nées lointaines  où  les  désastres  de  la  grande  patrie  vous  jetaient 
hors  de  la  petite,  d'abord  parmi  des  voisins  hospitaliers  et  fidè- 
les, puis  ici  même,  dans  une  manière  d'exil  que  notre  admira- 
tion a  tâché  d'honorer  et  notre  affection  a" adoucir. 

Assemblés  autour  du  savant  dans  le  sentiment  très  vif,  très 
doux  de  notre  dette,  de  la  dette  du  pays  qui  lui  doit  un  lustre 
durable,  notre  pensée,  par  delà  l'œuvre  scientifique,  ne  sau- 
rait se  défendre  d'aller  droit  à  l'homme  même  qui  si  soigneu- 
sement se  dérobe,  à  l'homme  bon,  à  l'homme  rare  dont  nous 
mesurons  si  bien  ce  que  l'apparent  stoïcisme  enveloppe  de  sen- 
sibilité tendre,  dont  le  puissant  esprit,  si  robuste  et  si  alerte, 
s'assouplit  sans  effort  à  la  plus  parfaite  bonhomie,  à  une  sim- 
plicité plus  souriante  aux  plus  humbles. 

Oh  !  je  n'oublie  pas  combien  vous  êtes,  cher  ami,  supérieur 
à  tout  pédantisme,  combien  vos  connaissances  et  votre  pensée 
dépassent  le  champ  professionnel,  avec  quelle  finesse  et  quelle 
plénitude  vous  vibrez  aux  impressions  les  plus  délicates  de  la 
nature  et  des  arts.  Au  service  d'un  hommage  où  se  fondent  tant 
de  motifs  et  si  variés  de  haute  estime,  nous  aurions  voulu  mettre 
quelque  symbole  singulièrement  subtil,  nuancé,  compréhensif 
Faute  de  mieux  acceptez  notre  présent  ;  acceptez-le  de  bon  cœur 


XII  AVANT-PROPOS 

comme  nous  vous  V offrons  en  respect  ému  et  en  affection  pro- 
fonde. 

Pardonnez-nous  si,  pour  glorifier  votre  grand  labeur,  nous 
n* avons  pas  trouvé  de  moyen  plus  sûr  que  d'en  montrer  les 
fruits.  Ce  sera,  du  moins,  le  moyen  de  vous  donner  plus  effi- 
cacement en  modèle  à  la  génération  qui  monte  et  qui  ri  a  pas 
le  bonheur  de  vous  connaître  d'aussi  près  que  nous. 


LES 

RELIGIONS  DE  L'INDE 


PRÉFACE1 


La  présente  esquisse  des  religions  de  l'Inde  a  paru  d'abord  en 
1879  sous  la  forme  d'un  article  de  V Encyclopédie  des  sciences 
religieuses  qui  se  publie  à  Paris  sous  la  direction  de  M.  le  pro- 
fesseur Lichtenberger.  Mon  but,  en  le  rédigeant,  a  été  de  présen- 
ter au  public  lettré,  au  courant  des  questions  de  théologie  histo- 
rique, mais  que  je  devais  supposer  non  spécialement  initié  aux 
études  indianistes,  un  résumé  aussi  fidèle  et  aussi  substantiel 
qu'il  me  serait  possible,  des  résultats  acquis  jusqu'ici  dans  toutes 
les  parties  de  ce  vaste  domaine.  J'avais  compté  d'abord  ne  livrer 
qu'une  cinquantaine  de  pages;  mais  je  ne  tardai  pas  à  m'aperce- 
voir  que,  dans  ces  limites,  mon  travail,  auquel  j'entendais  donner 
la  forme  d'un  exposé  de  faits  plutôt  que  celle  d'une  série  de  déduc- 
tions spéculatives,  serait  absolument  superficiel  et  ne  manquerait 
pas  de  donner  lieu  à  de  nombreux  malentendus.  Cette  première 
difficulté  fut  aisément  surmontée,  grâce  à  l'obligeante  libéralité 
du  directeur  de  Y  Encyclopédie,  qui  voulut  bien  m'accorder  l'es- 
pace nécessaire.  Mais  il  en  restait  d'autres  —  outre  celles  du 
sujet  en  lui-même,  infiniment  vaste  et  confus  et  qu'aucun  ouvrage 

1.  Cette  préface  a  été  écrite  pour  l'édition  anglaise  :  The  Religions  of  lndia.  Autho 
*ized  translation  by  Ilev.  J.  Wood,  London,  1882  {Triïbnefs  Oriental  séries). 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  1 


2  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

spécial  n'avait  encore,  à  ma  connaissance,  embrassé  à  la  fois  dans 
l'ensemble  et  dans  le  détail  :  —  celles  qui  résultaient  de  l'économie 
générale  du  recueil  auquel  l'article  était  destiné.  \1  Encyclopédie 
ne  pouvait  accueillir  qu'un  petit  nombre  de  divisions  et  elle  n'ad- 
mettait point  de  notes.  Je  n'avais  donc  point  la  ressource  de  ren- 
voyer mes  impedimenta  au  bas  des  pages,  ressource  presque  in- 
dispensable en  pareille  matière,  quand  on  s'adresse  à  un  lecteur 
non  spécialiste  et  qu'on  ne  veut  pas  se  réduire  à  un  exposé  inco- 
lore et  sans  précision.  Tout  ce  que  j'avais  à  dire  et  à  expliquer 
devait  être  dit  et  expliqué  dans  le  texte.  J'ai  donc  chargé  mon 
texte  jusqu'à  la  limite  du  possible,  trop  souvent,  je'  l'avoue,  aux 
dépens  de  la  limpidité  du  style.  J'ai  aussi  beaucoup  supprimé; 
non  sans  hésitation,  j'ai  renoncé  à  plus  d'une  remarque  utile,  mais 
d'ordre  secondaire,  qui  eût  rompu  la  suite  d'un  développement 
principal;  j'ai  sacrifié  surtout  bon  nombre  de  ces  particularités 
souvent  rebelles  à  la  circonlocution,  qui  donnent  aux  choses  une 
exacte  nuance,  mais  qui  souvent  exigent  d^s  observations,  et  que 
je  n'aurais  pu  introduire  qu'à  la  condition  de  hérisser  mes  pages 
d'un  nombre  tout  à  fait  incongru  de  parenthèses  explicatives. 
Dans  ces  cas,  je  me  suis  efforcé  du  moins  d'en  retenir  la  sub- 
stance, et  peut-être  les  spécialistes  qui  voudront  lire  ce  livre 
s'apercevront-ils  qu'il  se  cache  une  certaine  somme  de  travail 
minutieux  sous  les  généralités  forcées  de  l'exposition.  Il  a  pu  être 
remédié  en  partie  à  ces  insuffisances  dans  le  tirage  à  part  qui  s'est 
fait  peu  de  temps  après  et  où  j'ai  pu  ajouter  des  notes.  La  biblio- 
graphie, ainsi  qu'un  bon  nombre  de  remarques  détachées  et  de 
détails  techniques,  ont  pu  être  admises  par  ce  moyen.  Quant  au 
texte  même,  j'en  aurais  eu  le  temps  qu'il  eût  été  difficile  d'y  faire 
de  notables  modifications.  La  rédaction  d'un  traité  scientifique, 
écrit  sans  division  de  chapitres  et  destiné  à  rester  sans  notes,  est 
forcément  d'un  caractère  tout  particulier.  Si  le  livre  doit  valoir 
quelque  chose,  le  défaut  de  ces  moyens  extérieurs  devra  être  com- 
pensé par  la  structure  interne.  Dans  toutes  ses  parties,  il  devra 
présenter  un  enchaînement  plus  raisonné,  être  en  quelque  sorte 
d'un  tissu  plus  compact,  qui  ne  se  prêtera  que  difficilement  à  l'in- 
troduction de  matériaux  nouveaux.  L'article  a  donc  été  reproduit 
dans  l'édition  française  sans  changements.  Il  n'en  a  pas  été  fait 
davantage,  et  pour  les  mêmes  motifs,  dans  la  présente  édition. 
Quelques  inexactitudes  de  détail  ont  été  corrigées  ;  en  quelques 
endroits  le  texte  a  été   allégé  au  profit  des  notes,  ou,  mais  plus 


PRÉFACE  3 

rarement,  des  matières  destinées  d'abord  au  bas  des  pages  ont  été 
admises  dans  le  corps  du  récit;  la  transcription  des  termes  hindous 
en  particulier  a  été  rendue  d'un  bout  à  l'autre  plus  rigoureuse  et 
plus  complète  ;  mais  pour  tout  le  reste,  le  texte  est  resté  le  môme  et, 
comme  la  première  fois,  les  additions  ont  été  réservées  pour  les  notes. 
Celles-ci  ont  été,  non  seulement  mises  au  courant  des  derniers 
résultats1,  mais  rendues  en  général  plus  complètes  que  dans  l'édi- 
tion française,  où  elles  avaient  été  réunies  d'une  façon  un  peu 
hâtive.  Dans  ma  pensée,  elles  ne  sont  pas  destinées  à  changer  le 
caractère  du  livre,  qui,  après  comme  avant,  n'a  pas  la  prétention 
de  rien  enseigner  aux  spécialistes.  Elles  doivent  servir  d'abord  de 
pièces  justificatives  à  mon  travail  qui,  autant  que  les  sources  pre- 
mières m'ont  été  accessibles,  n'a  pas  été  fait  sur  des  documents 
de  seconde  main.  Elles  sont  destinées  ensuite  à  donner,  du  moins 
aux  personnes  peu  initiées  au  détail  de  nos  études,  un  aperçu  de 
l'immense  labeur  qui  s'est  accompli  depuis  un  siècle  pour  l'inves- 
tigation de  l'Inde.  Dans  ce  dessein,  une  certaine  étendue  a  été 
donnée  à  la  bibliographie,  où  Ton  trouvera  peut-être  que  j'ai  pro- 
duit plus  que  le  nécessaire  en  fait  d'autorités.  Je  me  suis  prescrit 
pourtant  certaines  limites,  par  exemple  de  ne  pas  mentionner, 
sauf  quelques  rares  cas  de  nécessité  absolue,  des  livres  que  je 
n'eusse  pas  eus  entre  les  mains  (de  ce  nombre  sont  une  foule  de 
publications  indigènes,  avec  les  titres  desquelles  j'aurais  pu  gros- 
sir à  peu  de  frais  mes  indications)  ;  et  aussi  de  ne  pas  admettre  des 
ouvrages,  estimables  sans  doute  pour  le  temps  où  ils  ont  paru, 
mais  aujourd'hui  périmés  et  où  le  faux  se  mêle  si  copieusement  au 
vrai  que  ce  serait  abuser  du  lecteur  non  préparé  que  de  les  citer 
sans  correctif  dans  un  traité  élémentaire.  Mais  à  part  ces  réserves 
et  quelques  oublis  aussi  sans  doute,  j'ai  tenté,  autant  que  j'ai  pu, 
d'indiquer  la  part  de  chacun,  celle  surtout  de  nos  premiers  devan- 
ciers dans  cette  belle  série  de  recherches.   Enfin,  comme  je  l'ai 


1.  La  rédaction  de  ces  notes  est  du  printemps  de  1880.  Quelques-unes,  en  petit 
nombre,  ont  été  ajoutées  en  décembre  de  la  même  année.  Je  saisis  cette  occasion 
pour  mentionner  encore  les  ouvrages  suivants  qui  ne  sont  arrivés  à  ma  connaissance 
qu'après  la  correction  des  épreuves  :  A.  Ludwig,  Commentar  zum  Rigueda.  Ueber- 
setzung.  I.  Theil.  Prag,  183L;  —  A.  Rabgi,  Dzr  Rigveda,  die  atteste  Lileratur  der 
Inder.  2"  Autlage.  Leipzig,  1881;  —  Sacred  Books  of  the  East.  Oxford,  1881,  vol.  X. 
The  Dhammapada  translaled  by  F.  Max  Mulleu,  The  Suitanipâta  translated  by 
V.  Fausbôll,  vol.  XI.  Buddhist  Sutlas,  translaled  from  pâli  by  T.  W.  Rhys  Davids; 
—  H.  Kern,  Geschiedenis  van  hei  Buddhism  in  Indië,  Haarlem,  1881;  —  E.  Tulmpp, 
Die  Religion  der  Sikhs,  nach  den  Quellen  dargeslellt.  Leipzig,  1881. 


4  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

expliqué  plus  haut,  un  bon  nombre  de  notes  sont  de  simples  addi- 
tions vÀ  doivent  être  considérées  comme  une  sorte  d'appendice  per- 
pétuel au  texte. 

Gela  dit  des  conditions  générales  du  livre,  il  me  reste  à  donner 
quelques  explications  sur  divers  points  du  contenu,  sur  des  ques 
tions  que  j'ai  cru  devoir  écarter  comme  n'étant  pas  encore  mûres, 
à  mon  avis,  pour  une  solution  et  sur  la  réserve  que  je  me  suis 
imposée  de  ne  pas  introduire  dans  mon  exposé  des  vues  par  trop 
personnelles. 

A  un  lecteur  attentif  et  au  courant  des  études  indianistes,  il 
n'échappera  pas  que  mes  idées  sur  le  Veda  ne  sont  pas  précisément 
celles  qui  sont  le  plus  généralement  adoptées.  J'y  vois  une  littéra- 
ture avant  tout  sacerdotale,  nullement  populaire,  et  cela  sans 
excepter,  comme  on  le  fait  d'ordinaire,  le  livre  des  Hymnes.  Ni 
dans  la  langue  ni  dans  les  pensées  du  Rig-Veda,  je  ne  saurais  trou- 
ver ce  caractère  de  naïveté  primitive  qu'on  se  plaît  à  y  reconnaître. 
Toute  cette  poésie  me  semble  au  contraire  singulièrement  raffinée, 
artificielle,  pleine  d'allusions  et  de  réticences,  de  prétentions  au 
mystère  et  à  la  théosophie  ;  et  la  manière  dont  elle  l'exprime  me 
rappelle  plus  souvent  la  phraséologie  en  usage  parmi  les  petits 
groupes  d'initiés  que  le  parler  poétique  d'une  grande  communauté. 
Et  ces  caractères,  je  suis  obligé  de  les  reconnaître  au  recueil 
entier;  non  pas  qu'ils  s'affirment  également  dans  tous  les  Hymnes, 
l'imagination  la  plus  abstruse  ayant  ses  moments  de  simplicité; 
mais  parce  qu'il  est  fort  peu  de  ces  chants  qui  n'en  montrent 
quelque  trace,  et  qu'en  tout  cas  il  est  difficile  de  détacher  du  livre 
une  portion  nettement  définie  qui  n'en  soit  pas  affectée.  Sous  tous 
ces  rapports,  l'esprit  du  Rig-Veda  me  parait  se  rapprocher  plus 
qu'on  n'en  convient  d'ordinaire,  de  celui  qui  prévaut  dans  les 
autres  recueils  védiques  et  dans  les  Brâhmanas.  Cette  conviction, 
que  j'avais  exprimée  dans  toute  sa  force  plus  d'une  fois  déjà  dans 
la  Revue  critique,  j'ai  cru  devoir  ne  la  produire  ici  qu'avec  mesure, 
dans  un  livre  de  simple  vulgarisation  et  d'où  la  discussion  devait, 
autant  que  possible,  être  exclue.  Mais  je  l'ai  laissé  voir  assez  pour 
qu'on  l'y  trouvât,  assez  en  tout  cas  pour  qu'un  critique  fort  versé 
dans  les  choses  de  l'Inde,  M.  le  professeur  Tiele  de  Leide,  avec 
qui  je  suis  heureux  de  me  trouver  en  communauté  d'idées  sur  le 
Yeda,  ait  pu  me  demander1,  non  sans  raison,  pourquoi  je  n'avais 

1.  Dans  la  Theologisrhe  Tijdschrift,  juillet  1880. 


PRÉFACE  S 

pas  insisté  davantage  et  si,  après  ce  premier  aveu,  j'étais  bien  en 
droit  de  distinguer  aussi  nettement  que  je  l'ai  fait  entre  l'époque 
des  Hymnes  et  celle  des  Brâhmanas. 

Que  j'aie  été  ou  non  en  droit  de  le  faire,  ce  n'est  pas  à  moi  de 
décider.  J'ai  indiqué  les  différences  qui  me  paraissent  devoir  être 
admises  entre  les  deux  époques,  différences  qui  ne  semblent  pas 
pouvoir  s'expliquer  simplement  par  la  nature  diverse  des  docu- 
ments. Dans  les  Brâhmanas  il  y  a  une  littérature  sacrée  et  une 
liturgie  nouvelles  :  le  sacerdoce  qui  a  inspiré  les  Hymnes  est 
devenu  une  caste,  et  il  y  a  une  théorie  légale  pour  cette  caste  aussi 
bien  que  pour  les  autres,  théorie  vraie  ou  imaginaire,  mais  qui, 
par  elle-même,  est  un  fait.  N'eùt-ce  été  que  pour  ces  raisons,  j'au- 
rais cru  devoir  maintenir  la  distinction  généralement  admise.  Mais 
j'avoue  que  j'en  ai  eu,  pour  ne  pas  m'avancer  davantage,  une  autre 
encore  :  la  crainte  d'être  entraîné  plus  loin  que  je  ne  voulais  aller 
dans  un  livre  comme  celui-ci. 

Les  Hymnes,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  ne  me  paraissent  nul- 
lement empreints  du  cachet  populaire.  J'imagine  plutôt  qu'ils 
émanent  de  cercles  restreints  de  prêtres  et  qu'ils  reflètent  des  con- 
ditions très  particulières.  Non  seulement  je  ne  puis  admettre  la 
synonymie  courante  de  védique  et  d'aryen,  mais,  pour  dire  toute 
ma  pensée,  je  ne  suis  pas  sûr  du  tout  jusqu'à  quel  point  nous 
sommes  en  droit  de  parler  d'un  peuple  védique.  Non  pas  que  les 
communautés  d'alors  n'aient  pas  adoré  les  dieux  du  Veda;  mais  je 
doute  fort  qu'elles  les  aient  adorés  comme  ils  le  sont  dans  les 
Hymnes,  fort  aussi  que  plus  tard  elles  leur  aient  sacrifié  commu- 
nément avec  les  rites  prescrits  dans  les  Brâhmanas.  S'il  y  a  quel- 
que justesse  dans  ces  vues,  il  est  évident  qu'une  pareille  littéra- 
ture n'embrassera  qu'un  horizon  restreint,  qu'elle  ne  nous  rensei- 
gnera avec  autorité  que  sur  un  côté  plus  ou  moins  spécial  des 
choses,  et  que  les  jugements  négatifs  surtout  qu'on  peut  en  tirer 
ne  doivent  être  accueillis  qu'avec  beaucoup  de  réserve.  Je  me 
bornerai  à  un  seul  exemple.  Supposons  que  certains  chants  du 
dixième  livre  du  Rig-Veda,  livre  si  suspect  à  la  majorité  des  cri- 
tiques, ne  nous  soient  point  parvenus.  Qu'apprendrions-nous,  par 
le  reste  du  recueil,  du  culte  des  Mânes  ?  Nous  saurions  que  l'Inde 
a  adoré  des  Pitris,  des  pères  ;  mais  pas  plus  que  du  culte  posté- 
rieur des  Mâtris,  des  mères,  nous  ne  pourrions  déduire  de  là  ce 
culte  des  ancêtres,  des  esprits  des  morts,  que  l'étude  comparative 
des  croyances,  des  usages,  des  institutions  de  Rome  et  de  la  Grèce 


b  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

nous  montre  pourtant  comme  ayant  été  dès  la  plus  haute  anti- 
quité une  des  sources  principales  du  droit  privé  et  public,  la  base 
de  la  famille  et  de  la  cité.  Je  suis  donc  loin  de  croire  que  le  Veda 
nous  ait  tout  appris  sur  le  vieil  état  social  et  religieux  de  l'Inde 
même  aryenne,  ni  que  toutes  choses  chez  elle  puissent  être  expli- 
quées comme  dérivant  de  là.  En  dehors  de  lui,  je  vois  place,  non 
seulement  pour  des  superstitions,  mais  pour  de  véritables  reli- 
gions populaires  plus  ou  moins  différentes  de  celle  qu'il  expose, 
et,  sur  ce  point,  je  pense  qu'il  nous  viendra  encore  plus  d'un 
enseignement  de  l'étude  plus  approfondie  des  temps  qui  ont  suivi. 
Nous  trouverons  peut-être  que,  sous  ce  rapport  aussi,  le  passé  n'a 
pas  autant  différé  du  présent  qu'il  a  pu  sembler  d'abord,  que 
l'Inde  a  toujours  eu,  à  côté  du  Veda,  l'équivalent  de  ces  grandes 
religions  de  Çiva  et  de  Yishnu,  que  nous  y  voyons  régner  plus 
tard,  et  qu'en  tout  cas  elles  ont  existé  parallèlement  à  lui  bien 
plus  longtemps  qu'on  ne  l'a  cru  généralement  jusqu'ici. 

J'ai  indiqué  sommairement  ces  vues;  mais  on  voit  combien,  si 
j'y  avais  appuyé  davantage,  elles  auraient  pu  modifier  certaines 
parties  de  mon  exposition.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  heurter  à  ce 
point  les  opinions  reçues,  ni,  en  présence  d'un  public  d'une  com- 
pétence imparfaite,  donner  plus  de  crédit  à  mes  doutes  qu'au  con- 
sentement à  peu  près  unanime  de  plus  savants  que  moi. 

Si  c'est  un  tort,  je  le  confesse,  et  comme  un  tort  voulu.  Après 
tout,  il  y  a  tant  d'incertain  dans  ce  passé  obscur,  on  peut  si  bien 
appliquer  aux  hypothèses  historiques  ce  que  M.  Whitney  a  dit  des 
dates,  qu'  «  elles  sont  autant  de  quilles  qu'on  ne  dresse 
que  pour  être  aussitôt  abattues  »,  qu'une  opinion  nouvelle  peut 
bien  s'accorder  largement  le  temps  de  mûrir. 

Je  crois  donc  que  les  religions  néo-brahmaniques  sont  fort  an- 
ciennes dans  l'Inde.  Par  contre  leur  histoire  positive  est  relative- 
ment moderne.  Elle  ne  commence  guère  qu'au  moment  où  elle 
s'éparpille  et  s'embrouille  dans  le  fouillis  des  sectes  qui  dure  en- 
core de  nos  jours.  Pour  rendre  compte  de  ces  sectes,  j'ai  dû  les 
classer,  et  je  l'ai  fait  d'après  la  doctrine  philosophique  qui  paraît 
avoir  eu  chaque  fois  leur  préférence.  Je  n'ai  pris  cet  arrangement 
qu'à  défaut  d'un  autre,  car  la  simple  succession  chronologique, 
outre  qu'elle  est  fort  incertaine  pour  les  premiers  temps,  et  qu'elle 
m'eût  obligé  à  des  redites  infinies,  ne  signifie  rien  et  n'est  plus 
qu'une  simple  énumération  quand  elle  n'implique  pas  la  filiation. 

Mais  j'avoue  qu'il  ne  me  satisfait  guère.  Les  formules  métaphy- 


PRÉFACE  7 

siques  ont  pénétré  si  profondément  dans  la  manière  de  penser  et 
de  sentir  de  l'Inde  qu'elles  peuvent  être  traitées  la  plupart  du 
temps  comme  ces  quantités  communes  qu'on  élimine,  et  qu'il  est 
toujours  dangereux  de  juger  d'après  elles  de  mouvements  reli- 
gieux aussi  intenses.  Mon  unique  excuse  en  ceci  est  la  nécessité 
d'avoir  un  principe  de  classification  quelconque  et  l'impossibilité 
où  je  me  suis  vu  d'en  trouver  un  autre. 

Il  me  reste,  avant  de  finir,  à  dire  quelques  mots  de  deux  ques- 
tions que  j'ai  écartées  à  dessein  comme  n'étant  pas  susceptibles 
d'une  solution  satisfaisante.  La  première  est  celle  de  la  caste,  de 
son  origine  et  de  ses  développements  successifs.  Je  ne  m'y  suis 
pas  engagé,  d'abord  parce  qu'elle  est  fort  obscure.  Nous  avons 
en  effet  de  la  caste  une  théorie  brahmanique  de  laquelle  il  faudrait 
savoir  jusqu'à  quel  point  elle  a  jamais  répondu  à  la  réalité  des 
choses,  avant  de  chercher  à  en  donner  des  explications  qui  pour- 
raient fort  bien  n'être  qu'un  roman.  C'est,  en  second  lieu,  parce 
que,  pour  les  temps  anciens,  le  problème,  pris  dans  son  ensemble, 
me  parait  plutôt  social  que  religieux.  A  présent,  dans  l'Inde  sec- 
taire et  depuis  l'apparition  de  religions  étrangères  à  prosélytisme, 
la  caste  est  le  signe  même  de  l'Hindouisme.  L'homme  membre 
d'une  caste  est  Hindou;  celui  qui  n'en  a  pas  n'est  pas  Hindou.  Et 
elle  n'en  est  pas  seulement  le  signe,  mais,  de  l'aveu  de  tous  ceux 
qui  ont  pu  l'observer  de  près,  elle  en  est  la  forteresse.  C'est  elle, 
bien  plus  que  les  croyances,  qui  attache  les  masses  à  ces  religions 
mal  définies  et  qui  en  fait  l'étonnante  ténacité.  Elle  est  donc  un 
facteur  religieux  de  premier  ordre  et,  à  ce  titre,  j'ai  dû  en  indi- 
quer le  rôle  et  l'état  actuel.  Mais  rien  ne  nous  autorise  à  supposer 
qu'il  en  a  été  de  même  dans  la  période  ancienne  où  l'on  place 
d'ordinaire  l'origine  de  l'institution  et  où  a  pris  naissance  en  tout 
cas  la  théorie  qui  est  censée  la  régir.  Bien  moins  encore  est-il 
probable  que,  à  l'exception  d'une  seule,  celle  des  brahmanes,  les 
castes  actuelles  soient  les  héritières  et  la  continuation  directe  de 
l'ancien  câtarvarnya.  J'ai  donc  pu  me  dispenser  d'examiner  l'ori- 
gine et  les  transformations  probables  de  celui-ci,  et  il  a  suffi 
d'indiquer  à  partir  de  quelle  période  les  textes  nous  montrent  la 
caste  sacerdotale  comme  définitivement  constituée,  c'est-à-dire 
où  une  formule  précise  est  venue  donner  une  sanction  religieuse  à 
un  état  de  choses  qui,  selon  toute  probabilité,  existait  de  fait  de 
temps  immémorial. 

La  seconde  question  dans  laquelle  j'ai  évité  de  m'engager  est 


: 


8  LES    RELIGIONS   DE    L'INDE 

celle  des  rapports  qui  ont  pu  survenir  entre  les  religions  aryennes 
de  l'Inde  et  les  croyances  professées  soit  par  des  peuples  du 
dehors,  soit  par  des  races  ethnographiquement  distinctes  fixées 
dans  le  pays  même.  Cet  examen  s'imposait  pour  le  christianisme 
et  pour  l'islamisme,  et  je  n'aurais  pas  demandé  mieux  non  plus 
(jue  d'en  faire  autant  pour  d'autres  relations  historiques  du  même 
genre,  si  j'avais  cru  pouvoir  le  faire  avec  quelque  fruit.  Il  y  a  pour 
l'Inde  de  vagues  et  faibles  indices  d'un  ancien  échange  d'idées 
possible  avec  Babylone,  et  la  légende  du  déluge  pourrait  bien  lui 
être  venue  de  là.  Mais  tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  poser  la 
question.  A  plus  forte  raison  ai-je  redouté  de  m'engager,  à  la 
suite  du  baron  d'Eckstein,  dans  l'examen  des  rapports  infiniment 
plus  hypothétiques  avec  l'Egypte  et  l'Asie  antérieure.  Dans  une 
appréciation  trop  élogieuse  de  ce  travail1,  M.  E.  Renan  a  bien 
voulu  exprimer  quelque  regret  à  cet  égard  et  je  suis  loin  de  pré- 
tendre que  le  temps  ne  viendra  pas  où  il  faudra  reprendre  les 
recherches  dans  cette  direction.  Mais  pour  le  moment  ce  serait 
s'avancer  en  pleines  ténèbres.  La  question  est  différente  pour  les 
religions  de  races  aborigènes  de  l'Inde.  Ici  les  influences  et  les 
emprunts  sont  évidents  d'un  côté,  de  celui  des  aborigènes,  et  a 
priori  infiniment  vraisemblables  de  l'autre,  du  côté  des  Hindous, 
un  échange  de  ce  genre  étant  toujours  plus  ou  moins  réciproque. 
Seulement  il  est  très  difficile  de  préciser  ce  que  la  race  victorieuse 
aurait  ainsi  emprunté  aux  races  autochtones.  Les  religions  de  ces 
peuples  ont  survécu  en  effet  sous  deux  formes  différentes  :  à  l'état 
de  superstitions  populaires  qui  ressemblent  alors  à  ce  qu'elles  sont 
ailleurs,  ou,  chez  des  peuplades  restées  plus  ou  moins  sauvages, 
à  l'état  de  religions  nationales,  plus  ou  moins  pénétrées  de  vo- 
cables et  d'éléments  hindous.  Ces  religions  à  leur  tour,  si  on  les 
analyse,  se  résolvent  d'un  côté  en  ces  croyances  et  ces  pratiques 
basses,  fétichistes  ou  animistes,  communes  à  toutes  les  sociétés 
incultes,  de  l'autre  en  cultes  de  divinités  naturalistes  élémentaires, 
du  soleil,  du  ciel,  de  la  terre,  des  montagnes,  c'est-à-dire  en  des 
cultes  qui  radicalement  ne  diffèrent  pas  de  ceux  qu'on  retrouve  à 
l'origine  chez  les  Hindous.  Dans  ces  conditions  il  est  visible  que, 
dans  des  études  spéciales,  on  pourra  bien  indiquer  des  emprunts 
de  détail  de  la  race  plus  civilisée  à  celle  qui  l'est  moins,  mais  qu'il 
ne  saurait  guère  être  question  de  déterminer  des  emprunts  d'une 

1.  Dans  le  Journal  Asiatique,  juin  1880. 


PRÉFACE  9 

portée  générale,   les  seuls   qui  eussent  pu  être   relevés  dans  ce 
traité. 

Pour  la  transcription  des  termes  hindous,  j'ai  fait  usage  de  la 
notation  suivante  : 

L'accent  circonflexe  marque  la  voyelle  longue  a,  î,  û;  r  et  l 
voyelles  sont  transcrites  par  ri  et  II.  On  observera  que  u  et  û 
doivent  se  prononcer  comme  le  son  français  ou,  et  que  ai  et  au 
sont  toujours  diphtongues.  Une  consonne  aspirée  est  suivie  de  h  et 
cette  aspiration  doit  être  distinctement  exprimée  à  la  suite  de  l'ar- 
ticulation principale  comme  dans  inkhorn.  Parmi*  les  gutturales, 
g  et  g/i  sont  toujours  durs  et  la  nasale  de  cet  ordre  est  marquée 
par  n.  Les  palatales  c  etyse  prononcent  comme  dans  challenge  et 
journey,  la  nasale  du  même  ordre  h  comme  Vh  espagnole.  Les 
consonnes  linguales  qui,  pour  notre  oreille,  ne  diffèrent  pas  sen- 
siblement des  dentales,  sont  rendues  par  /,  fh,  dy  dh,  n.  Des  sif 
fiantes,  ç  et  sh  se  prononcent  toutes  deux  à  peu  près  comme  le  sh 
anglais.  L'anusvâra  (nasale  neutre  ou  finale)  est  marqué  m  et  le 
visarga  (aspiration  finale)  par  h.  L'orthographe  a  été  partout 
rendue  d'une  façon  rigoureuse.  Dans  quelques  noms  modernes 
seulement  j'ai  cru  devoir  me  conformer  à  l'usage. 


Paris,  juillet  188-1. 


INTRODUCTION 


L'Inde  ne  nous  a  pas  seulement  conservé  dans  ses  Vedas  les 
documents  les  plus  anciens  et  les  plus  complets  pour  l'étude  des 
vieilles  croyances  naturalistes  qui,  dans  un  passé  extrêmement 
reculé,  ont  été  communes  à  toutes  les  branches  de  la  famille  indo- 
européenne, c'est  aussi  la  seule  contrée  où  ces  croyances,  à  travers 
bien  des  changements  et  des  vicissitudes,  il  est  vrai,  se  soient 
perpétuées  jusqu'à  nos  jours.  Tandis  que  partout  ailleurs  elles 
ont  été,  ou  bien  extirpées  par  des  religions  monothéistes  d'origine 
étrangère,  parfois  sans  laisser  d'elles  un  seul  témoignage  authen- 
tique et  direct,  ou  brusquement  arrêtées  dans  leur  évolution  et 
réduites  à  se  survivre  entre  les  barrières  désormais  immuables 
d'une  petite  Eglise,  c'est  le  cas  du  parsisme,  dans  l'Inde  seule 
elles  présentent  jusqu'à  l'époque  contemporaine  un  développement 
continu,  autonome,  attesté  par  une  riche  littérature,  et  au  cours 
duquel  elles  n'ont  pas  cessé  de  reculer  leurs  frontières.  De  cette 
longévité  extraordinaire  vient  en  grande  partie  l'intérêt  qu'offrent 
les  religions  hindoues  étudiées  en  elles-mêmes,  quelque  opinion 
du  reste  qu'on  ait  de  leur  valeur  dogmatique  ou  pratique.  C'est 
que  nulle  part  ailleurs  on  ne  peut  observer  dans  des  conditions  en 
somme  aussi  favorables  les  transformations  successives  et,  pour 
ainsi  dire,  la  destinée  d'une  conception  polythéiste.  De  toutes  les 
conceptions  semblables,  nulle  autre  ne  s'est  montrée  aussi  vivace, 
aussi  flexible,  aussi  apte  que  celle-ci  à  revêtir  les  formes  les  plus 
diverses,  aussi  ingénieuse  à  concilier  tous  les  extrêmes,  depuis 
l'idéalisme  le  plus  raffiné  jusqu'à  l'idolâtrie  la  plus  grossière  ; 
nulle  n'a  su  aussi  bien  réparer  ses  pertes  ;  nulle  n'a  possédé  à  un 


12  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

aussi  haut  degré  la  faculté  de  produire  sans  cesse  de  nouvelles 
sectes,  voire  de  grandes  religions,  et,  en  renaissant  ainsi  perpé- 
tuellement d'elle-même,  de  résister  à  toutes  les  causes  de  destruc- 
tion, à  l'usure  interne  comme  aux  agressions  du  dehors.  Mais  de 
là  aussi  la  difficulté  d'embrasser  dans  son  ensemble  et  dans  ses 
accroissements  successifs  cette  vaste  construction  religieuse, 
l'œuvre  de  plus  de  trente  siècles  d'après  les  supputations  les  plus 
probables  d'une  histoire  sans  chronologie,  vrai  dédale  de  bâtisses 
engagées  les  unes  dans  les  autres,  où  les  premiers  explorateurs  se 
sont  presque  toujours  égarés,  tant  l'histoire  officielle  en  est  men- 
teuse, tant  il  s'y  trouve  de  ruines  d'un  aspect  vénérable  et  qui  sont 
d'hier.  Aujourd'hui,  grâce  à  la  découverte  des  Vedas1,  qui  en  a  mis 
à  nu  les  premières  assises,  il  est  plus  facile  de  s'y  orienter  ;  mais 
il  s'en  faut  encore  de  beaucoup  que  le  jour  ait  pénétré  dans  toutes 
les  parties  de  l'édifice  et  qu'on  puisse  en  tracer  un  plan  sans  la- 
cunes. 

Pour  nous,  qui  avons  à  décrire  en  un  nombre  restreint  de  pages 
cet  ensemble  compliqué,  il  faut  nous  résigner  d'avance  à  ne  pré- 
senter qu'une  esquisse  sommaire  et  cruellement  incomplète.  Bien 
des  faits  importants  et  caractéristiques,  la  plupart  des  realla,  une 
énorme  masse  de  mythes  et  de  légendes,  tout  ce  qui  ne  se  résume 
pas  devra  être  laissé  de  côté.  De  l'histoire  de  ces  systèmes,  qui 
n'ont  pas  été  cependant  de  simples  conceptions  abstraites,  mais  qui 
ont  vécu  de  la  vie  complexe  et  troublée  de  toute  institution  humaine, 

1.  La  connaissance  positive  du  Veda  date  de  la  publication  du  célèbre  essai  de 
11.  T.  Colebrooke,  On  the  Vedas  or  sacred  writings  of  the  Hindus,  inséré  dans  le  t.  VIII 
des  Asiatic  Researches,  1805  et  reproduit  dans  les  Miscellaneous  Essays  du  grand  india- 
niste. Immédiatement  aprôs  ce  travail  fondamental  nous  devons  citer  les  premiers 
essais  d'édition  du  Rig-Veda  par  le  regretté  Fr.  Rosen,  intitulés  :  Rigvedas  Spécimen, 
1830;  Rig-Veda  Sanhila,  liber  primus,  sanscrite  et  latine,  1838;  et  les  trois  mémoires 
du  fondateur  de  l'exégèse  scientifique  du  Veda,  M.  R.  Roth,  Zur  Literatar  und  Ge- 
tchichte  des  Veda,  1846.  Parmi  les  publications  plus  récentes  nous  nous  permettons  de 
mentionner,  A.  Weber,  Akademische  Vorlesungen  tiber  indische  Literatar  g  eschichtc , 
1852,  2e  éd.,  1876,  traduit  en  français  par  A.  Sadous,  1859  ;  en  anglais  par  J.  Mann  et 
Th.  Zachariae,  1878;  Max  Mùller,  A  History  of  Ancient  Sanskrit  Litcrature  as  far  as  it 
illustrâtes  the  Primitive  Religion  of  the  Brahmans,  1852,  2e  éd.,  1860.  Les  Indische  Stu- 
dien,  qu'édite  A.  Weber,  et  dont  le  premier  volume  parut  en  1849,  sont  principale- 
ment consacrés  à  des  recherches  de  littérature  védique;  et  le  grand  Dictionnaire  sans- 
crit de  Saint-Pétersbourg  édité  entre  les  années  1855  et  1878,  par  A.  Bôhtlingk  et 
II.  Roth  (la  partie  védique  étant  due  à  Roth),  a,  plus  qu'aucun  autre  ouvrage,  contri- 
bué au  rapide  avancement  de  ces  études.  Pour  les  informations,  en  partie  apocryphes, 
ayant  cours  en  Europe  à  ime  date  plus  ancienne  sur  le  Veda,  voir  Max  Mûller,  Lec- 
tures on  the  Science  of  Language,  vol.  I,  p.  173  sqq.,  et  une  très  curieuse  note  par 
A.  C.  Burnell,  dans  VInd.  Antig.,  VIII,  98. 


INTRODUCTION  13 

nous  n'aurons  le  temps  d'examiner  que  le  côté  interne  et  en  quelque 
sorte  idéal,  le  développement  des  doctrines  et  leur  filiation.  Nous 
ne  pourrons  pas  davantage  les  étudier  à  la  fois  comme  religions 
et  comme  mythologies.  Nous  nous  proposons  pourtant  d'être  plus 
complet  en  ce  qui  concerne  les  Vedas,  à  cause  de  leur  importance 
exceptionnelle,  toute  la  pensée  religieuse  de  l'Inde  se  trouvant  déjà 
en  germe  dans  ces  vieux  livres.  Mais  nous  n'essayerons  pas  d'aller 
au  delà  ni  de  remonter,  à  l'aide  des  méthodes  comparatives,  à 
l'origine  même  des  divinités  et  des  conceptions  védiques.  Même 
circonscrite  ainsi,  la  tâche  reste  encore  assez  vaste,  et  nous  ne  sen- 
tons que  trop  combien  ce  travail  sera  imparfait.  Nous  ne  nous  flat- 
tons nullement  de  réussir  toujours  à  distinguer  ce  qui  est  essentiel, 
à  démêler  les  lignes  principales  et  à  conserver  à  toutes  choses  dans 
notre  exposé  les  proportions  justes.  Tout  ce  que  nous  pouvons 
promettre,  c'est  que  nous  n'essayerons  d'y  introduire  ni  des  vues 
par  trop  personnelles,  ni  un  ordre  et  une  clarté  factices. 


RELIGIONS   VEDIQUES 


RIG-VEDA 


Aperçu  général  de  la  littérature  védique.  Son  âge  et  sa  formation  successive  :  prio- 
rité des  Hymnes  du  Rig-Veda.  Principales  divinités  des  Hymnes  :  le  Monde  et  ses 
objets,  le  Ciel  et  la  Terre,  le  Soleil,  la  Lune  et  les  Étoiles.  Agni  et  Soma,  Indra, 
les  Maruts,  Rudra,  Vâyu,  Parjanya.  Brihaspati  et  Vâc,  Varuna.  Aditi  et  les  Adityas. 
Les  divinités  solaires:  Sûrya,  Savitri,  Vishnu,  Pùshan;  Ushas,  les  Açvins,  Tvashtri, 
les  Ribhus;  Yama,  les  Pitris,  la  vie  future.  Personnifications  abstraites  et  figures 
purement  mythiques.  Absence  d'une  hiérarchie  et  d'une  classification  des  dieux. 
Manière  spéciale  dont  les  mythes  sont  traités  dans  les  Hymnes.  Conceptions  mono- 
théistes :  Prajâpati,  Viçvakarman,  Svayambhû.  Cosmogonie  panthéiste  :  le  Pu- 
rusha,  la  première  substance.  Point  d'eschatologie.  La  piété  et  la  morale  :  coexis- 
tence d'une  religion  populaire  plus  basse,  conservée  en  partie  dans  l'Atharva-Veda. 
Le  culte.  Spéculations  concernant  le  sacrifice  et  la  prière  :  le  rita  et  le  brahman. 
Caractère  sacerdotal  et  nullement  naïf  de  cette  religion. 


Les  plus  anciens  documents  que  nous  ayons  des  religions  de 
l'Inde  sont  les  recueils  appelés  Vedas.  On  en  compte  tantôt  quatre, 
tantôt  trois,  selon  qu'on  entend  parler  des  recueils  eux-mêmes  ou 
de  la  nature  de  leur  contenu,  et,  de  ces  deux  façons  de  compter, 
c'est  la  seconde  qui  est  la  plus  ancienne1.  Une  des  plus  vieilles 
divisions  des  mantras  ou  textes  liturgiques  est,  en  effet,  celle  qui 
les  distingue  en  rie,  en  yajus  et  en  sâman*,  ou,  d'après  une  défi- 
nition postérieure3  mais  qui  peut  être  acceptée  comme  valable 


1.  Aitar.  Br.,  V,  32,  1  ;  Taittir.  Br.,  III,  10,  11,  5;  Çatap.  Br.,  V,  5,  5,  10. 

2.  Atharva-V.,  VII,  54,  2  ;  cf.  Rig-V.,  X,  90,  9;  Taitt.  Samh.,  I,  2,  3,  3  ;  Çatap.  Br., 
IV,  6,  7,  1. 

3.  La  définition  officielle  est  donnée  dans  les  Mîmâmsâ-Sûtras,  II,  1,  35-37,  p.  128-129, 
de  l'édition  de  la  Bibiiotheca  Indica  ;  cf.  Sâyana,  Commentaire  du  Rig-Veda,  t.  I,  p.  23, 


16  LES    RELIGIONS   DE   L'INDE 

pour  des  temps  bien  plus  anciens1,  en  hymnes,  plus  exactement 
en  vers  d'invocation  et  de  louange  qui  se  psalmodiaient  à  haute 
voix;  en  formules  relatives  aux  divers  actes  du  sacrifice  qui  se  mur- 
muraient à  voix  basse,  et  en  cantilènes  d'une  structure  plus  ou  moins 
compliquée  et  suivies  d'un  refrain  qui  était  chanté  en  chœur.  Pos- 
séder la  science  des  ries,  des  yajus  et  des  sâmans,  c'était  posséder  la 
«  triple  science  »,  le  triple  Veda.  Quand,  au  contraire,  il  est  ques- 
tion de  quatre  Vedas2,  il  s'agit  des  quatre  recueils  actuellement 
existants  :  le  Rig-Veda,  qui  renferme  la  collection  des  hymnes  ;  le 
Yajur-Veda,  où  sont  réunies  les  formules;  le  Sâma-Veda,  qui 
contient  les  cantilènes  (les  textes  de  ces  cantilènes,  à  de  rares  excep- 
tions près,  sont  des  vers  du  Rig-Veda)3,  et  V  Atharva-Veda,  col- 
lection d'hymnes  comme  le  Rig-Veda,  mais  dont  les  textes,  quand 
ils  ne  sont  pas  communs  aux  deux  recueils,  sont  en  partie  plus 
jeunes  et  ont  dû  servir  aux  pratiques  d'un  culte  différent.  Outre 
ces  collections  de  mantras,  c'est-à-dire  de  textes  liturgiques  et 
sacramentels,  appelées  Samhitâs,  chaque  Veda  comprend  encore, 
comme  seconde  partie,  un  ou  plusieurs  Brâhmanas  ou  traités  sur 
le  cérémonial,  dans  lesquels,  à  propos  de  prescriptions  rituelles, 
nous  ont  été  conservées  de  nombreuses  légendes,  des  spéculations 
théologiques  et  autres,  ainsi  que  les  premiers  essais  d'exégèse. 
Dans  la  plus  ancienne  rédaction  du  Yajur-Veda,  qui  est  le  Veda 
rituel  par  excellence,  dans  le  Yajus  Noir,  ces  deux  parties  sont 
encore  mêlées  l'une  à  l'autre4.  Enfin,  de  chaque  Veda,  il  existait 
plusieurs  recensions  appelées  çàkhcis  ou  branches,  qui  présen 
taient  entre  elles  des  différences  parfois  très  considérables5.  De 

et  Commentaire  de  la  Taittirîya  Samhilâ,  t.  I,  p.  28,  éd.  de  la  Biblioth.  Indica.  Prasthâ- 
nabheda  dans  Ind.  Stud.,  I,  p.  14. 

l.Ath.  V.,  Xlf,  1,  38;  Aitar.  Br.,  V,  32,  3-4;  Çatap.  Br.,  II,  3,  3,  17. 

2.  Chândog.  Up.,  VII,  1,2;  Ath.  V.,  X,  7,  20;  Brihadàr.  Up.,  II,  4,  10. 

3.  On  trouvera  d'intéressantes  informations  sur  le  mode  de  formation  et  le  carac- 
tère de  ces  cantilènes  dans  l'introduction  à  l'édition  de  YArshcyabrâhmana  par 
A.  G.  Burnell,  p.  xi,  xn.  Cf.  aussi  Th.  Aufreeht,  Die  Hymne n  des  Rigveda,  2*  éd.,  pré- 
face, p.  xxxvm. 

4.  Pour  ce  Veda,  comme  pour  les  autres,  il  y  a  deux  collections,  l'une  appelée  la 
Samhitâ  et  l'autre  le  Brâhmana,  mais  toutes  deux  contiennent  à  la  fois  des  textes 
liturgiques  et  des  textes  rituels. 

5.  De  cette  littérature,  il  y  a  de  publié  en  éditions  critiques  :  1°  Rig-Veda  : 
a.  Samhilâ  :  The  Rig-Veda-Sanhita,  together  with  the  Commentary  of  Sayanacharya,  éd. 
by  Max  Mùller,  6  vol.  in-4°,  1849-1874.  Réimprimé  par  le  môme,  sans  le  commentaire  : 
The  Hymns  of  the  Rig-Veda  in  the  Sanhitâ  and  Pada  texts,  4  vol.  in-8°,  1873.  —  Die 
Hymnen  des  Rigveda  herausgegeben  von  Th.  Aufreeht,  2  vol.  in-8°,  1861-1863  ;  forme 
les  t.  VI  et  VII  des  Indische  Studien.  Le  môme,  2'  édition,  1877.  Traductions  :  française, 


RELIGIONS    VÉDIQUES  17 

ces  recensions,  en  tant  qu'elles  affectent  les  recueils  fondamentaux, 
les  Samhitâs,  un  petit  nombre  seulement  est  parvenu  jusqu'à  nous: 

par  A.  Langlois,  1848-1851  ;  réimprimée  en  1*72.  Anglaises,  par  H.  H.  Wilson,  con- 
tinuée par  E.  B.  Cowell,  1850-1868,  réimprimée  en  1868  ;  par  Max  Mùller  (le  1"  vo- 
lume seul  a  paru),  1869.  Allemandes,  par  A.  Ludwig,  1876-1879  et  par  H.  Grassmann, 
1876-1877.  Une  édition  du  texte  avec  traduction  anglaise  et  marhattî,  The  Vcdârthayatna, 
par  Shankar  Pandit,  est  depuis  1876  en  cours  de  publication  à  Bombay  :  d'une  édition 
du  texte  commencée  par  E.  Rôer  dans  la  Bibliotheca  Indica  (Calcutta,  1848],  accom- 
pagnée d'un  commentaire  et  d'une  traduction  anglaise,  quatre  parties  seulement  ont 
paru. 

6.  Brâhmana  :  The  Aitareya  Brahmanam  of  the  Rigveda,  edited  and  translated  by 
M.  Ilaug,  2  vol.  in-8°,  Bombay,  1863  ;  une  édition  plus  correcte  vient  d'être  donnée 
par  M.  Tb.  Aufrecbt  :  Das  Aitareya  Brâhmana  mit  Ausziigen  aas  dem  Commentare  von 
Sâyanâcârya,  Bonn,  1879.  —  The  Aitareya  Aranyaka  with  the  commenlary  of  Sâyana 
Âchârya,  éd.  by  Ràjendralâla  Mitra,  Calcutta,  1876  (Biblioth.  Indica.  Les  Àranyakas 
sont  des  suppléments  aux  Brâhmanas). 

2°  Atharva-Veda,  a.  Sarnhitâ  :  Atharva  Vcda  Sanhitâ,  herausgegeben  von  R.  Roth  und 
W.  D.   Wbitney,  1855-56. 

6.  Brâhmana:  The  Gopalha  Brâhmana  of  the  Atharva  Veda,  éd.  by  Ràjendralâla 
Mitra  and  Harachandra  Vidyàbhùshana,  Calcutta,  1872  (Biblioth.  Indica). 

3°  SAma-Veda,  a.  Sarnhitâ  :  Die  Hymnen  des  Sâma-Veda,  herausgegeben,  ùbersetzt 
und  mit  Glossar  versehen  von  Th.  Benfey,  1818.  A  fait  oublier  l'édition  et  la  traduc- 
tion anglaise  antérieures  de  J.  Stevenson,  1811-1843.  —  Sâma  Veda  Sanhitâ  with  the 
commentary  of  Sâyana  Âchârya,  éd.  by  Satyavrata  Sâmaçrami,  Calcutta,  1874  (Biblio- 
theca Indica.  Cette  édition,  parvenue  au  5"  volume,  comprend  toutes  les  collections 
liturgiques  du  Sâma-Veda,  ainsi  que  les  Gânas,  c'est-à-dire  les  textes  sous  leur  forme 
de  cantilènes). 

6.  Brâhmanas:  The  Tândya  Mahâbrâhmana  with  the  commentary  of  Sâyana  Achârya, 
éd.  by  Anandachandra  Vedàntavâgiça,  2  vol.,  Calcutta,  1870-1874  (Bibliotheca  Indica). 
—  La  section  finale  du  Shadvimçabrâhmana  a  été  publiée  et  commentée  par  M.  A.  We- 
ber,  Zwei  vedische  Texte  ùber  Omina  und  Portenta,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de 
Berlin,  1858.  —  Des  petits  Brâhmanas  de  ce  Veda,  on  doit  à  M  A.  C.  Burnell  :  The 
Sumavidhâna-Br.,  London,  1873.  —  The  Vamça-Br.,  Mangalore,  1873.  —  The  Devatâ- 
dhyâya-Br.,  ibid.,  1873.  —  The  Arsheya-Bi\,  ibid.,  1876  ;  le  même,  texte  de  l'école 
Jaiminîya,  ibid.,  1878.  —  The  Samhitopanishad-Br.,  ibid.,  1877.  Tous  ces  textes, 
excepté  le  dernier,  sont  accompagnés  du  commentaire  de  Sâyana.  Le  Vamçabrâhmana 
avait  été  publié  antérieurement  par  M.  A.  Weber  dans  ses  Indische  Studien,  t.  IV.  — 
On  doit  de  plus  à  M.  Burnell  la  découverte  du  Jaiminîya-Br.,  dont  il  a  publié  un  frag- 
ment sous  le  titre  :  A  Legend  from  the  Talavakâra  or  Jaiminîyabrâhmana  of  the  Sâma- 
veda,  Mangalore,  1878. 

4o  Yajur-Veda,  a.  Yajus  Blanc:  The  White  Yajur-Veda,  éd.  by  A.  Weber,  3  vol.  in-4°, 
1849-1859  ;  comprend  :  1°  la  Sarnhitâ,  The  Vâjasaneyi-Sanhitâ  in  the  Mâdhyandina  and 
the  Kânva-Çâkhâ,  with  the  commentary  of  Mahîdhara  ;  2°  The  Çatapatha  Brâhmana,  avec 
extraits  des  commentaires  ;  3°  The  Çrauta-Sûtras  of  Kâtyâyana,  avec  extraits  des  com- 
mentaires. 

6.  Yajus  Noir:  Die  Taittirîya-Samhitâ,  herausgegeben  von  A.  Weber,  1871-1872; 
forme  les  t.  XI  et  XII  des  Indische  Studien  —  The  Sanhitâ  of  the  Black  Yajur-Veda, 
with  the  commentary  of  Mâdhava  Achârya,  Calcutta,  1860  (Bibliotheca  Indica;  la  publi- 
cation, parvenue  au  IVe  volume,  comprend  à  peu  près  la  moitié  du  texte  ;  les  éditeurs 
ont  été  successivement  E.  Roer,  E.  B.  Cowell,  Maheçachandra  Nyâyaratna).  —  The 
Taittirîya  Brâhmana  of  the  Black  Yajur  Veda,  with  the  commentary  of  Sâyanâchârya,  éd. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  2 


48  LKS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

du  Rig-Veda  seulement  une1  ;  de  l'Atharva-Veda  deux  2  ;  duSuma- 
Veda  trois3;  du  Yajur-Veda,  par  contre,  cinq,  dont  trois  du  Yajus 
Noir4  et  deux  du  Yajus  Blanc5.  Tout  cela  réuni  constitue  la  Çruti, 
«  l'audition  »,  la  tradition  sacrée  et  révélée. 

Si  l'on  excepte  un  certain  nombre  d'appendices  que  la  critique 
n'a  pas  de  peine  à  distinguer,  nous  avons  dans  l'ensemble  de  ces 
écrits  une  littérature  authentique,  qui  se  donne  pour  ce  qu'elle  est, 
qui  n'essaie  nullement  de  s'attribuer  une  origine  surnaturelle  ni  de 
déguiser  son  âge  en  ayant  recours  aux  procédés  du  pastiche.  Les 
interpolations  et  les  additions  successives  y  abondent,  mais  elles 
ont  été  faites  de  bonne  foi.  Il  n'en  est  pas  moins  difficile  d'établir 
Vage  de  ces  livres,  même  d'une  façon  tout  approximative  Les 
parties  les  plus  récentes  des  Brâhmanas  parvenus  jusqu'à  nous,  ne 
paraissent  pas  remonter  plus  haut  que  le  cinquième  siècle  avant 
notre  ère  6.  Le  reste  de  la  littérature  védique  devra  être  reporté  au 
delà  et  réparti,  en  une  succession  impossible  à  déterminer  d'une 
manière  précise,  sur  une  durée  dont  le  premier  terme  nous  échappe 
absolument.  D'une  façon  générale,  il  faut  admettre  sans  doute  que 
les  mantras  sont  plus  vieux  que  les   prescriptions  qui  en  règlent 


]>V  Râjendralâla  Mitra,  3  vol.  in-8°,  Calcutta,  1859-1870  (Bibliotheca  Indica).  —  The 
Taittirîya  Aranyaka  of  the  Black  Yajur  Veda,  with  the  commentary  of  Sàyanâchârya,  éd. 
by  Râjendralâla  Mitra,  Calcutta,  1872  (Bibliotheca  Indica).  —  Pour  les  Upanishads  qui 
sont  rangées,  quelques-unes  avec  raison,  la  plupart  à  tort,  dans  cette  littérature,  voir 
plus  bas. 

1.  Celles  des  Çakalakas. 

2.  Outre  la  Vulgate  éditée  par  Roth  et  Whitney,  celle  des  Paippalâdas  découverte 
récemment  au  Cachemir,  cf.  R.  Roth,  Der  Alharvaveda  in  Kaschmir,  1875. 

3.  Outre  la  Vulgate  qui  est  celle  des  Kauthumas,  celles  des  Rânâyanîyas  et  des 
.laiminiyas.  D'une  quatrième,  celle  des  Naigeyas,  nous  n'avons  que  des  fragments. 
Cf.  Burnell,  Riktantravyâkarana,  p.  xxvi. 

4.  Celles  des  Taittirîyas  (publiée),  des  Kâthas  (vid.  A.  Weber,  Indische  Studien,  III, 
451  ;  Indische  Literaturgeschichte,  p.  97,  2"  éd.),  des  Mailrâyanîyas  (vid.  Haug,  Drahma 
und  die  Brahmanen,  1871,  p.  31  ;  A.  Weber,  Indische  Studien,  XIII,  p.  117;  L.  Schrœ- 
der,  Zeitschr.  der  DeutschenMorgenlànd.  Gesellsch.,  XXXIII,  p.  177). 

6.  Celles  des  Mâdhyandinas  et  des  Kânvas  (publiées). 

6.  Les  deux  derniers  livres  de  l'Aitareya  Aranyaka,  par  exemple,  sont  attribués  par 
la  tradition  à  Çaunaka  et  à  son  disciple  Açvalâyana  ;  Colebrooke,  Miscellaneous  Essays, 
t.  I,  p.  42  et  333,  éd.  Cowell  ;  Max  Miiller,  Ancient  Sanskrit  Literature,  p.  235-239.  Yâj- 
fiavalkya,  qui  dans  le  Çatapatha  Br.  appartient  déjà  au  passé,  n'est  guère  plus  ancien  ; 
cf.  Wcstergaard,  Ueber  den  âltesten  Zeitraum  der  indischen  Geschichte,  p.  77.  Dans  le 
roi  Ajâtaçatru  de  Brihadâranyaka-Up.  II,  1  et  de  Kaushîlaki-Up.  IV,  1,  on  a  cru  recon- 
naître le  prince  de  ce  nom  contemporain  du  Buddha  :  Burnouf,  Lotus  de  la  Bonne  Loi, 
p.  485  ;  cf.  cependant,  Kern,  Over  de  Jaartelling  der  zuidelijke  Buddhisten,  p.  119.  Plu- 
sieurs des  petits  Brâhmanas  du  Sâma-Veda,  l'Adbhutabrâhmana  du  Shadvimça,  une 
grande  partie  du  Taittirîya  Aranyaka  sont  probablement  bien  plus  modernes  encore. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  19 

l'usage  ;  mais  il  faut  admettre  aussi  que  toute  la  masse  de  ces 
livres  s'est  accrue  plus  ou  moins  simultanément  et  se  représenter 
chacun  d'eux,  dans  sa  rédaction  actuelle,  comme  le  dernier  terme 
d'une  longue  progression  dont  l'époque  initiale  aura  été  sensible- 
ment la  même  pour  tous.  Une  exception  devra  être  faite  cependant 
pour  la  très  grande  majorité  des  hymnes  du  Rig-Veda.  Cette  Sam- 
hitâ  se  compose,  en  effet,  de  plusieurs  collections  distinctes  prove- 
nant parfois  de  familles  rivales  et  ayant  appartenu  à  des  clans  sou- 
vent hostiles  les  uns  aux  autres.  Or,  dans  la  liturgie  qui  nous  est 
présentée  dans  les  parties  les  plus  anciennes  des  autres  livres,  non 
seulement  ces  différences  d'origine  se  sont  effacées,  non  seulement 
on  y  puise  indistinctement  dans  la  masse  des  Hymnes,  mais  on  le 
fait  sans  égard  pour  l'intégrité  des  anciennes  prières1,  prenant  un 
vers  de  ci,  un  tercet  de  là,  et  formant  ainsi  de  toutes  pièces  des 
invocations  d'un  caractère  nouveau.  La  liturgie  de  ces  livres  n'est 
donc  plus  la  même  que  celle  qui  est  représentée  par  les  Hymnes, 
et  le  passage  de  l'une  à  l'autre  a  dû  exiger  un  intervalle  de  temps 
assez  long.  D'une  façon  générale,  on  peut  dire  que  ces  livres  sup- 
posent non  seulement  l'existence  des  chants  du  Rig-Veda,  mais 
celle  d'un  recueil  de  ces  chants  plus  ou  moins  semblable  à  celui 
qui  nous  est  parvenu. 

On  a  essayé  d'évaluer  la  durée  nécessaire  à  la  formation  gra- 
duelle de  cette  littérature,  et  on  a  proposé  le  onzième  siècle  avant 
notre  ère  comme  limite  inférieure  de  l'époque  à  laquelle  a  dû  fleurir 
cette  poésie  des  Hymnes2.  En  tenant  compte  de  toutes  les  circon- 
stances, nous  estimons  que  ce  terme  est  encore  trop  rapproché  et 
que  la  moyenne  des  chants  du  Rig-Veda  doit  être  reportée  bien  au 
delà.  Contrairement  à  une  opinion  souvent  émise,  nous  croyons 
aussi  que  bon  nombre  d'hymnes  de  l'Atharva-Veda  ne  sont  pas 
beaucoup  plus  jeunes3.   Quelques  formules  du  Yajur-Veda  sont 


1.  Nous  n'entendons  pas  affirmer  par  là  que  dans  le  Rig-Veda,  tel  que  nous  le  trou- 
vons, nous  devons  considérer  toutes  les  parties  qui  le  composent  comme  ayant  gardé 
intacte  leur  forme  originale.  Bien  loin  de  là,  il  y  a  dans  un  grand  nombre  d'entre 
elles  des  traces  plus  ou  moins  sûres  d'une  refonte  ou  d'un  remaniement.  Sur  ce  sujet, 
voir  la  traduction  de  Grassmann,  et  Siebenzig  Lieder  des  Rigveda,  traduits  par  K.Geldner 
et  A.  Kaegi,  1875,  publication  faite  sous  la  direction  de  R.  Roth.  D'une  manière  géné- 
rale, le  fait  en  question  est  indubitable,  bien  que  dans  les  cas  particuliers  le  problème 
soit  souvent  difficile  à  résoudre. 

2.  Max  Mùller,  Ancient  Sanskrit  Literature,  p.  572  ;  cf.  A.  Weber,  Indische  Literatur- 
geschichte,  p.  2,  2*  éd. 

3.  L'existence  d'une  collection  du  genre  de  notre  Atharva-Veda  est  impliquée  dans 


20  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

probablement  tout  aussi  anciennes.  Quant  aux  autres  textes  litur- 
giques, quand  ils  ne  sont  pas  empruntés  aux  Hymnes  ou  à  d'autres 
collections  similaires  qui  n'existent  plus1,  ils  appartiennent  à  un 
Age  plus  récent,  ils  forment  avec  les  Bràhmanas  la  deuxième  couche 
de  la  littérature  védique. 

Voici  maintenant,  dans  ses  traits  principaux,  la  religion  qui 
nous  est  transmise  dans  les  Hymnes2.  La  nature  entière  est  divine. 
Tout  ce  qui  impressionne  par  sa  grandeur,  ou  est  supposé  capable 
de  nuire  ou  d'être  utile,  peut  devenir  un  objet  direct  d'adoration. 
Les  montagnes,  les  fleuves,  les  sources,  les  arbres,  les  plantes  sont 
invoqués  comme  autant  de  puissances 3.  Les  animaux  qui  entourent 
l'homme,  le  cheval  qui  le  traîne  au  combat,  la  vache  qui  le  nourrit, 
le  chien  qui  garde  sa  demeure,  l'oiseau  dont  le  cri  lui  révèle  l'ave- 
nir, ceux,  en  plus  grand  nombre,  qui  menacent  son  existence, 
reçoivent  un  culte  d'hommages  ou  de  déprécations  4.  Dans  l'appa- 
reil qui  sert  aux  sacrifices,  quelques  pièces  sont  plus  que  des 
objets  consacrés,  ce  sont  des  divinités5;  et  le  char  de  guerre,  les 
armes  offensives  et  défensives,  la  charrue,  le  sillon  qui  vient  d'être 

des  formules  telles  que  Taittir.  Samh.  VII,  5,  11,  2,  et  probablement  aussi  dans  Rig-V., 
X,  90,  9. 

1.  Dans  tous  les  textes  rituels,  même  les  plus  récents,  nous  trouvons  ici  et  là  des 
fragments  de  liturgie  de  la  même  nature  et  du  même  caractère,  parfois  aussi  anciens 
que  les  hymnes  et  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les  Samhitâs  du  Rig  et  de  l'Atharva 
Veda  tels  que  nous  les  connaissons. 

2.  Cf.  J.  Muir,  Original  Sanskrit  Texts,  t.  IV,  2*  éd.,  1873,  et  t.  V,  1870.  Nous  ren- 
voyons une  fois  pour  toutes  à  cet  exposé,  le  plus  complet  et  le  plus  sûr  que  nous 
ayons  des  religions  védiques.  —  Max  Miillcr,  Ancient  Sanskrit  Literature,  p.  525  ss. 
Le  même,  Lectures  on  the  Origin  and  Growth  of  Religion  as  illustrated  hy  the  Religions  of 
India,  1878,  p.  193  ss.,  224  ss.,  259  ss.  —  A.  Ludwig,  Die  philosophischen  und  religiôsen 
Anschauungen  des  Veda  in  ihrer  Entwicklung,  1875.  Du  même,  Die  Mantralileratur  und 
dasAlte  Indien  (t.  III  de  sa  traduction  du  Rig- Veda),  1878,  p.  257-415.  -  M.  A.  Ber- 
gaigne  soumet  les  conceptions  mythiques  et  religieuses  du  Rig- Veda  à  une  pénétrante 
analyse  dans  un  ouvrage  en  cours  de  publication:  La  Religion  védique  d'après  les 
Hymnes  du  Rig-Veda,  t.  I  (Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Hautes  Etudes,  fascic.  XXXVI), 
1878. 

3.  RV.,  VII,  35,  8;  VIII,  54,  4  ;  X,  35,  2  ;  64,  8  ;  II,  41,  16-18  ;  III,  33;  VII,  47  ;  95; 
96;  VIII,  74,  15;  X,  64,  9  ;  75;  VII,  49;  l,  90,  8  ;  VII,  34,  23-25;  VI,  49,  14  ;  X,  17,  14; 
97;  145.  Atharva-Veda,  VIII,  7. 

4.  RV.,  I,  162;  163;  IV,  38;  I,  164,  26-28;  III,  53,  14;  IV,  57,  4;  VI,  28;  VIII,  101, 
15;  X,  19;  169;  Ath.  V.  X,  10;  XII,  4;  5;  RV.,  VII,  55;  II,  42  ;  43  ;  X,  165  ;  I,  116,  16; 
191,  6;  VII,  104,  17-22;  Ath.  V.  VIII,  8,  15;  10,  29;  IX,  2,  22;  X,  4. 

5.  RV.,  III,  8;  X,  76  ;  175,  et  en  général  les  Apri-sûktas.  Cf.  encore  I,  187;  I,  28, 
5-8;  IV,  58;  Ath.  V.,  XVIII,  4,  5;  XIX,  32,  9.  Le  Rig-Veda,  consacré  au  culte  des 
grands  dieux,  est  relativement  pauvre  de  renseignements  au  sujet  de  ces  déifications 
imparfaites  et  parfois  purement  métaphoriques.  Par  contre,  plus  de  la  moitié  des 
morceaux  propres  de  l'Atharva-Veda  sont  consacrés  à  ces  religions  inférieures. 


RELIGIONS    VEDIQUES 


21 


tracé,  sont  l'objet  non  seulement  de  bénédictions,  mais  de  prières  i. 
Dès  le  berceau,  l'Inde  est  foncièrement  panthéiste.  Cependant,  ce 
n'est  ni    l'adoration   directe  des  objets,  même  des  plus  grands, 
ni  celle  des  personnifications  par  trop  transparentes  des  phéno- 
mènes de  la  nature  qui  dominent  dans  les   Hymnes.  Ainsi,  l'Au- 
rore est  certainement  une  grande  déesse  :  ses  chantres  n'ont  pas 
de    couleurs    assez   brillantes,    ni   de  paroles  assez  émues  pour 
saluer  cette  fille  du  Ciel,  révélatrice  et  dispensatrice  de  tous  les 
biens,  qui  amène  les  jours  aux  mortels   et  les  leur  prolonge.  On 
célèbre  et  on  implore  ses  bienfaits,  mais  sa  part  dans  le  culte   est 
relativement  petite,  et  ce  n'est  pas  à  elle  que  vont  les  offrandes. 
Il  faut  en  dire  presque  autant  du  Ciel  et  de  la  Terre,  bien  qu'on 
révère  encore  en   eux  le   couple  primordial   qui    a  engendré  les 
dieux.  Dans  le  culte,  ils  s'effacent  devant  des  dieux  plus  person- 
nels; dans  la  spéculation,  ils   sont  remplacés  peu  à  peu  par  des 
conceptions  plus  abstraites  ou  par  des  symboles  plus  enveloppés. 
Des  étoiles,  il  est  à  peine  question.  La  lune  n'a  qu'un  rôle  subor- 
donné2.   Le  soleil  lui-même,  si  prépondérant  dans  le  mythe,  ne 
l'est  plus  au   même  degré  dans  la  conscience  religieuse,   ou  du 
moins  on  l'adore  de  préférence  en  ses  doublets  d'une  personnalité 
plus  complexe  et  d'une  signification  plus  voilée.  Les  deux  seules 
divinités   de  premier  ordre   qui   aient  conservé  franchement  leur 
caractère  physique,  sont  Agni  et  Sonia.  Ici,  les  objets  visibles   et 
tangibles  étaient  trop  rapprochés,  trop  saints  surtout,  pour  s'ef- 
facer plus  ou  moins  derrière  des  personnifications.  On  n'en  arriva 
pas  moins  par  d'autres  voies  à  atténuer  ce  qu'auraient  eu  de  trop 
cru  un  dieu  flamme  ou  un  dieu  breuvage  ;  on  les  entoura  d'un  sym- 
bolisme   subtil  et  compliqué,  on  les  pénétra  pour  ainsi  dire  de 
toutes  les  énergies  mystiques  du  sacrifice,  on  étendit  leur  empire 
bien  au  delà  du  monde  sensible  et  on  les  conçut  comme  des  agents 
cosmiques,  des  principes  universels. 

Agni,  en  effet,  n'est  pas  seulement  le  feu  terrestre  et  le  feu  de 
l'éclair  et  du  soleil 3  ;  sa  véritable  patrie  est  le  ciel  invisible,  mys- 
tique, séjour  de  l'éternelle  lumière  et  des  premiers  principes  de 
toutes  choses4.  Ses  naissances  sont  infinies,  soit  que,  germe  impé- 
rissable et  renaissant  sans  cesse  de  lui-même,  il  jaillisse  chaque 

1.  RV.,  III,  53, 17-20;  VI,  47,  26-31  ;  VI,  75;  IV,  57,  4-8. 

2.  RV.,  I,  24,  10;  105,  1,  10;  X,  64,  3  ;  85,  1-5,  9,  13,  18,  19,  40. 

3.  RV.,  X,  88,  6,  11. 

4.  RV.,  X,  45,  1  ;  121,  7  ;  VI,  8,  2  ;  IX,  113,  7-8. 


22  LEfl    RELIGIONS    DE    L'INDE 

jour  sur  l'autel  d'un  morceau  de  bois  d'où  on  l'extrait  par  friction 
(Y  ara  ni),  et  dans  lequel  il  dort  comme  l'embryon  dans  la  ma- 
trice1, soit  que,  «  Fils  des  Ondes  »,  il  s'élance  avec  le  bruit  du 
tonnerre  du  soin  des  Rivières  célestes  où  l'ont  découvert  les  Bhrigus 
(personnifications  de  l'éclair),  où  les  Açvins  l'ont  engendré  avec 
des  aranis  d'or2.  En  réalité,  il  est  toujours  et  partout  le  même, 
depuis  les  jours  antiques  où,  l'aîné  des  dieux,  il  naquit  dans  sa 
plus  haute  demeure,  au  sein  des  Eaux  primordiales  et  que  naqui- 
rent avec  lui  les  premiers  rites  et  le  premier  sacrifice3.  Car  de 
naissance  il  est  pontife,  au  ciel  comme  sur  terre4,  et  il  officia  dans 
la  demeure  de  Vivasvat5  (le  ciel  ou  le  soleil),  bien  avant  que 
Mâtariçvan  (un  autre  symbole  de  l'éclair)  l'eût  apporté  aux  mor- 
tels6 et  qu'Atharvan  et  les  Angiras,  les  anciens  sacrificateurs, 
l'eussent  institué  ici-bas  comme  le  protecteur,  l'hôte  et  l'ami  des 
hommes7.  Les  légendes  postérieures,  dans  lesquelles  la  naissance 
de  l'éclair  ou  la  première  génération  du  feu  sacré  sont  représen- 
tées directement  comme  un  sacrifice,  ne  sont  à  cet  égard  que  le 
développement  légitime  de  ces  vieilles  conceptions.  Maître  et  gé- 
nérateur du  sacrifice,  Agni  devient  le  porteur  de  toutes  les  spécu- 
lations mystiques  dont  le  sacrifice  est  l'objet.  Il  engendre  les 
dieux,  il  organise  le  monde,  il  produit  et  conserve  la  vie  univer- 
selle; en  un  mot,  il  est  puissance  cosmogonique8.  En  même 
temps,  l'observation  sans  doute  aidant,  il  est  une  sorte  à' anima 
mundi,  de  principe  subtil  répandu  par  toute  la  nature  ;  c'est  lui 
qui  rend  fécond  le  sein  des  femmes,  qui  fait  naître  et  croître  les 
plantes  et  tous  les  germes  de  la  terre9.  Mais,  au  sein  de  toutes 
ces  magnificences,  il  ne  cesse  pas  un  instant  d'être  le  feu,  la 
flamme  matérielle  qui   dévore   le   bois    sur   l'autel,   et,    de    tant 

1.  RV.,  X,   5,  1  ;  III,  29;  I,  68,  2  ;  X,  79,  4,  etc.  Naissant    ainsi  chaque  jour,  il   est 
appelé  «  le  plus  jeune  des  dieux  ». 

2.  RV.,  II,  35  ;  III,  1  ;  II,  4,  2  ;  X,  46,  2  ;  I,  58,  6  ;  III,  2,  3  ;  X,  88, 10  ;  184,  3. 

3.  RV.,  I,  24,  2  ;  III,  1,  20;  X,  88,  8  ;  121,  7,  8  ;  IV,  1,  11-18. 

4.  RV.,  I,  94,6;  X,  110,  11  ;  150. 

5.  RV.,  1,58,  1;  31,  3. 

6.  RV.,  I,  93,  6;  III,  9,  5;  VI,  8,  4. 

7.  RV.,  I,  83,  4-5;  71,  2-3;  VI,  15,  17;  16,  13;  X,  92,  10;  VII,  5,  6;  II,  1,  9;  2,  3,  8: 
4,  3-4  ;  X,  7,  3  ;  91,  1-2.  Il  est  appelé  lui-même  le  premier  des  Angiras. 

8.  RV.,  V,  3,  1  ;  X,  8,  4  ;  I,  69,  1  ;  cf.  Taitt.  Samh.,  1,  5,  10,  2  ;  RV.,  VI,  7,  7  ;  8,  3 
X,  156,  4. 

9.  RV.,  III,  3, 10  ;  X,  51,  3  ;  I,  66,  8  ;  III,  26,  9  ;  27,  9  ;  VIII,  44,  16  ;  X,  21,  8  ;  80,  1 
183,  3.  Dans  l'Atharva-Veda  il  est  identifié  avec  Kâma,  le  Désir,  l'Amour  ;  Ath.  V.,  III,  21 
4.  Dans  le  rituel  il  porte  les  surnoms  de  Patnîvat,  de  Kâma,  de  Putravat:  Taitt.  Samh 
I,  4,  27  ;  II,  2,  3,  1  ;  II,  2,  4,  4  ;  cf.  VI,  5,  8,  4. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  23 

d'hymnes  qui  le  célèbrent,  il  n'est  pas  un  seul  où  ce  côté  de   sa 
nature  soit  mis  en  oubli. 

Sonia  est  à  cet  égard  l'exact  pendant  d'Agni.  Au  propre,  c'est 
un  breuvage  fermenté,  extrait  de  la  tige  macérée  et  pressurée  d'une 
plante;  c'est  aussi  la  plante  elle-même.  Le  breuvage  est  enivrant1 
et  on  le  verse  en  libation  aux  dieux,  surtout  à  Indra,  dont  il  exalte 
les  forces  dans  le  combat  que  ce  dieu  soutient  contre  les  démons. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  sur  terre  que  coule  le  soma  :  il 
s'épanche  au  delà  du  monde  visible  partout  où  se  célèbre  le  sacrifice  ; 
il  est  présent  dans  la  pluie  que  le  nuage  distille2.  C'est  dire  que, 
comme  Agni,  il  a,  outre  ses  existences  terrestre  et  atmosphé- 
rique, une  existence  mystique3.  Comme  lui,  il  a  beaucoup  de  de- 
meures4, mais  sa  résidence  suprême  est  dans  les  profondeurs  du 
troisième  ciel,  où  Sùryà,  la  fille  du  Soleil,  l'a  filtré,  où  les  femmes 
de  Trita,  un  doublet  ou  du  moins  un  très  proche  parent  d'Agni, 
l'ont  broyé  sous  la  pierre,  où  l'a  trouvé  Pùshan,  le  dieu  nourri- 
cier5. C'est  de  là  que  le  Faucon,  un  symbole  de  l'éclair,  ou  Agni 
lui-même  ont  été  le  ravir  à  l'archer  céleste,  au  Gandharva,  son 
gardien,  et  l'ont  apporté  aux  hommes0.  Les  dieux  l'ont  bu  et  sont 
devenus  immortels  ;  les  hommes  le  deviendront  à  leur  tour  quand 
ils  le  boiront  chez  Yama,  dans  le  séjour  des  heureux7.  En  atten- 
dant, il  leur  donne  ici-bas  la  vigueur  et  la  plénitude  des  jours  ;  il 
est  l'ambroisie  et  l'eau  de  jouvence.  C'est  lui  qui  rend  les  eaux 
fécondes,  qui  nourrit  et  pénètre  de  vertus  salutaires  les  plantes 
dont  il  est  le  roi,  qui  vivifie  la  semence  des  hommes  et  des  ani- 
maux, qui  inspire  le  poète  et  donne  l'élan  à  la  prière8.  Il  a  engen- 
dré le  Ciel  et  la  Terre,  Indra,  Vishnu.  Avec  Agni,  avec  lequel 
il  forme  un  couple  étroitement  uni,  il  a  allumé  le  soleil  et  les 
étoiles9.  Il  n'en  est  pas  moins  la  plante  que  l'acolyte  broie  sous  la 
pierre  et  le  liquide  jaunâtre  qui  dégoutte  dans  la  cuve10. 

1.  RV.,  VIII,  48,  5,  6  ;  X,  119;  VIII,  2,  12. 

2.  Au  point  de  vue  des  Vedas,  le  sacrifice  est  offert  par  les  dieux  aussi  bien  que  par 
les  hommes;  il  est  universel  et  éternel. 

3.  RV.,  I,  91,4;  IX,  36,  15. 

4.  RV.,  I,  91,  5. 

5.  RV.,  IX,  32,2;  38,  2;  1,  6;  113,  3;  I,  23,  13-14. 

6.  RV.,  IV,  26,  6,  7  ;  27  ;  18,  13  ;  VIII,  82,  9  ;  I,  71,  5  ;  IX,  83,  4. 

7.  1\V.,  VIII,  48,  3  ;  IX,  113,  7-11  ;  VIII,  48,  7  ;  79,  2,  3,  6  ;  I,  91,  6-7. 

8.  RV-,  IX,  8,  8;  VIII,  79,  2,  6;  1,91,  22;  X,  97,  22  ;  VI,  47,  3;  l,  23,   19,  20;  IX, 
60,  4;  85,  39  ;  95,  2  ;  96,  6  ;  88,  3. 

9.  RV.,  IX,  96,  5;  86,  10  ;  87,  2  ;  I,  93,  5. 

10.  M.  A.  Kuhn  a  poursuivi  très  loin  la  ramification  des  principaux  mythes  relatifs  à 


24  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Chez  les  autres  divinités,  le  caractère  physique  est  plus  effacé. 
Parfois,  il  ne  s'est  conservé  que  dans  le  mythe  ou  dans  un  petit 
nombre  d'attributs  et,  là  même,  il  n'est  pas  toujours  facile  de  le 
déterminer  avec  précision.  Pour  la  conscience  religieuse,  ce  sont 
des  dieux  personnels  et,  en  général,  la  personnalité  est  d'autant 
plus  accentuée  et  plus  complexe,  que  le  dieu  est  plus  grand.  Indra, 
celui  de  tous  qui  est  invoqué  le  plus  souvent,  est  le  roi  du  ciel  et 
le  dieu  national  des  Aryas  *.  Il  donne  la  victoire  à  son  peuple  et  il 
est  toujours  prêt  à  prendre  en  main  la  cause  de  ses  serviteurs. 
Mais  c'est  au  ciel,  dans  l'atmosphère,  qu'il  livre  ses  grandes  ba- 
tailles pour  la  délivrance  des  Eaux,  des  Vaches,  des  Épouses  des 
dieux  retenues  captives  par  les  démons.  C'est  là  qu'ivre  de  soma, 
il  frappe  de  sa  foudre  Yritra  l'Enveloppeur,  Ahi  le  Dragon, 
Çushna  le  Dessécheur  et  une  foule  d'autres  monstres;  qu'il  brise 
les  forteresses  d'airain  de  Çambara,  le  démon  à  la  massue,  la 
caverne  de  Yala  le  Receleur,  et  que,  guidé  par  Saramâ,  sa  chienne 
fidèle,  il  vient,  enflammé  par  le  chant  des  Angiras,  arracher  leur 
larcin  aux  rusés  Parus 2.  Ces  combats,  représentés  tantôt  comme  des 
faits  d'un  passé  lointain,  tantôt  comme  une  lutte  permanente  qui  se 
renouvelle  chaque  jour,  il  les  livre  parfois  avec  l'aide  d'autres  dieux, 
de  Soma,  d'Agni,  de  son  camarade  Vishnu  ou  de  ses  gardes  du  corps 
les  Maruts3.  Mais  plus  souvent  il  combat  seul4  et,  en  effet,  il  n'a 
pas  besoin  qu'on  le  secoure,  tant  sa  force  est  immense  et  la  victoire 
peu  disputée5.  Une  seule  fois,  il  est  parlé  de  la  terreur  qui  le  saisit 
après  la  mort  de  Yritra,  «  quand,  semblable  à  un  faucon  effrayé, 
il  s'enfuit  jusqu'au  fond  de  l'espace  par-dessus  les  quatre-vingt- 
dix-neuf  rivières6  »,  et  encore,  dans  cette  fuite,  la  littérature  pos- 

Agni  et  à  Soma  dans  son  beau  mémoire  :  Die  Herabkunft  des  Feuers  und  des  Gôtter- 
Iranks,  1859.  Pour  le  symbolisme  dont  ces  deux  dieux  sont  le  sujet  et  pour  toute 
cette  religion  du  sacrifice  dont  ils  sont  en  quelque  degré  le  centre,  voir  spéciale- 
ment l'ouvrage  de  A.  Bergaigne  déjà  cité,  La  Religion  védique  d'après  les  Hymnes, 
et  l'article  du  même  auteur,  Les  Figures  de  rhétorique  dans  le  Rig-Veda,  dans  Mémoires 
de  la  Société  de  Linguistique,  t.  IV,  96. 

1.  RV.,  I,  51,  8  ;  130,  8  ;  II,  11,  18  ;  IV,  26,  2  ;  VIII,  92,  32,  etc. 

2.  Des  innombrables  passages  relatifs  à  ces  luttes,  nous  ne  citerons  que  I,  32  et  X, 
108.  Pour  le  fond  de  ces  mythes  et  pour  l'expression  qu'ils  ont  trouvée  chez  d'autres 
peuples,  voir  le  beau  mémoire  de  M.  Bréal,  Hercule  et  Cacas  ;  Etude  de  mythologie 
comparée,  1863. 

3.  RV.,  IV,  28,  1;  IX,  61,  22;  III,  12,6;  I,  22,  19;  IV,  16,  11;  VIII,  100,  12; 
III,  47,  etc. 

4.  RV.,  I,  165,  8  ;  VII,  21,  6  ;  X,  138,  6,  etc. 

5.  RV.,  I,  165,  9-10. 

6.  RV.,  1,32,14. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  25 

térieure  qui  en  a  gardé  le  souvenir,  ne  voit-elle  qu'un  effet  du 
remords1.  C'est  qu'entre  le  dieu  et  le  démon  la  lutte,  dans  l'Inde, 
est  et  restera  inégale.  Elle  donnera  naissance  à  une  infinité  de 
mythes,  mais  il  n'en  sortira  pas,  comme  dans  l'Iran,  le  dualisme. 
Indra  est  donc  avant  tout  un  dieu  belliqueux  :  debout  sur  son  char 
de  guerre  trainé  par  deux  coursiers  fauves,  il  est  en  quelque  sorte 
le  type  idéal  d'un  chef  de  clan  ârya.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  des 
côtés  de  sa  nature.  Gomme  dieu  du  ciel,  il  est  aussi  le  dispensa- 
teur de  tous  les  biens,  l'auteur  et  le  conservateur  de  toute  vie2. 
De  la  même  main  il  met  le  lait  tout  cuit  dans  le  pis  de  la  vache  et 
il  retient  la  roue  du  soleil  sur  la  pente  du  firmament,  il  trace  leurs 
cours  aux  rivières  et  il  affermit  sans  poutres  la  voûte  des  cieux  3. 
Il  est  immense,  la  terre  tient  dans  le  creux  de  sa  main4;  il  est 
souverain  et  démiurge5. 

Autour  de  lui  se  groupent  des  divinités  qui  semblent  se  partager 
son  empire.  D'abord  ses  fidèles  compagnons  les  Maruts,  probable- 
ment les  Brillants,  dieux  de  l'ouragan  et  des  éclairs 6.  Quand  leurs 
troupes  s'ébranlent,  la  terre  tremble  sous  leurs  chars  attelés  de 
daims  et  les  forêts  s'inclinent  sur  les  montagnes 7.  On  aperçoit  au 
passage  l'éclat  de  leurs  armes,  on  entend  le  son  de  leur  flûte,  leurs 
chansons,  leurs  cris  d'appel  et  les  claquements  de  leur  fouet8.  Si 
turbulents  qu'ils  soient,  ils  sont  bienfaisants.  Ils  sont  les  dispen- 
sateurs des  pluies,  et  du  pis  de  Priçni,  la  Vache  tachetée  leur 
mère,  ils  font  couler  le  lait  des  ondées9.  De  leur  père  Hudra,  ils 
tiennent  la  connaissance  des  remèdes  10.  Celui-ci,  dont  le  nom  a 
probablement  signifié  le  Rutilant  avant  d'être  interprété  comme  le 
Hurleur,  est,  comme  ses  fils,  un  dieu  de  l'orage.  Dans  les  Hymnes, 
qui  certainement  ici,  comme  ailleurs,  ne  disent  pas  tout,  il  n'a  rien 


1.  Le  remords  du  brahmanicide,  car  l'adversaire  d'Indra  est  devenu  un  brahmane  : 
Mahâbhâr.  V,  228-569.  Le  fond  de  ce  récit  est  du  reste  ancien  :  Taitt.  Samh.,  II,  5,  1  ; 
II,  5,  3;  cf.  VI,  5,  5,  2.  Taitt.  Samh.,  11,4,  12,  Indra  ne  tue  pas  Vritra,  mais  conclut 
un  pacte  avec  lui. 

2.  RV.,  IV,  17,  17;  VII,  37,  3.  Il  est  le  Maghavan,  le  Libéral  par  excellence. 

3.  RV.,  I,  61,  9  ;  III,  3C,  14  ;  IV,  28,  2;  II,  15,  2-3. 

4.  RV.,  I,  100,  15;  173,  6  ;  VI,  30,  1  ;  III,  30,  5. 

5.  RV.,  II,  12  ;  I,  101,  5  ;  IV,  19,  2  ;  III,  46,  2  ;  II,  15,  2  ;  17,  5  ;  VI,  30,  5  ;  VIII,  96,  6. 

6.  Douze  hymnes  du  1er  livre  adressés  aux  Maruts  forment  le  1"  volume  (le  seul 
paru)  de  la  traduction  du  Rig-Veda  entreprise  par  M.  Max  Mûller. 

7.  RV.,  V,  60,  2-3;  VIII,  20,  5-6;  I,  37,  6,  8. 

8.  RV.,  I,  64,  4  ;  VIII,  20,  11  ;  I,  85,  2,  10;  37,  3,  13. 

9.  RV.,  I,  37,  10,  11  ;  38,  7,9;  64,  6  ;  V,  53,  6-10;  II,  34,  10. 

10.  RV..  I,  38, 2  ;  II,  34,  2  ;  VIII,  20,  23-26  ;  II,  33,  13. 


26  L  I  :  S    R  E  L I G 1 0  N  S    I  )  E    LIN  I)  E 

<lu  sombre  aspect  sous  lequel  il  deviendra  plus  tard  si  fameux.  Bien 
qu'il  soit  armé  de  la  foudre  et  qu'il  inflige  les  prompts  trépas  * ,  il 
est  représenté  avant  tout  comme  secourable  et  bienfaisant.  Il  est  le 
plus  beau  des  dieux  avec  sa  chevelure  blonde;  comme  Soma,  il 
possède  les  meilleurs  remèdes,  et  sa  fonction  spéciale  est  de  pro- 
téger les  troupeaux2.  Il  est  proche  parent  de  Vâyu  ou  Vâta,  le 
Vent,  avec  lequel  on  le  confond  parfois3,  dieu  guérisseur  comme 
lui  et  maître  d'une  vache  merveilleuse  qui  lui  donne  le  meilleur 
lait4.  Il  l'est  aussi  de  Parjanya,  la  personnification  la  plus  immé- 
diate de  l'orage,  le  dieu  au  chant  retentissant,  qui  abat  les  forêts  et 
fait  trembler  la  terre,  qui  terrifie  même  l'innocent  quand  il  frappe 
le  coupable,  mais  qui  répand  aussi  la  vie  et  à  l'approche  duquel  la 
végétation  épuisée  se  relève.  La  terre  se  pare,  quand  il  vide  sa 
grande  outre  ;  il  est  son  époux,  et  c'est  par  lui  que  les  plantes,  les 
animaux,  les  hommes  sont  féconds.  Enfin,  comme  cela  est  toujours 
possible  à  un  dieu  de  l'orage  qui,  sous  la  forme  de  l'éclair  et  de  la 
pluie,  dispose  d'Agni  et  de  Soma,  il  a  un  rôle  cosmogonique5. 

Par  une  de  ces  rencontres  caractéristiques  des  religions  védiques, 
presque  tous  les  traits  qui  viennent  d'être  relevés  chez  Agni,  chez 
Soma,  chez  Indra,  se  retrouvent  chez  un  autre  personnage  divin 
d'une  origine  en  apparence  bien  différente,  Brihaspati  ou  Brah- 
manaspati,  le  Seigneur  de  la  prière.  Comme  Agni  et  Soma,  il  nait 
sur  l'autel  et  monte  de  là  chez  les  dieux.  Gomme  eux  il  a  été 
engendré  dans  l'espace  par  le  Ciel  et  la  Terre.  Comme  Indra,  il 
combat  les  ennemis  terrestres  et  les  démons  de  l'air 6.  Comme  tous 
les  trois,  il  réside  au  plus  haut  des  cieux,  il  engendre  les  divinités 
et  ordonne  l'univers.  Sous  son  souffle  ardent  le  monde  est  entré  en 
fusion  et  a  pris  forme  comme  le  métal  dans  le  creuset  du  fondeur7. 
A  première  vue  il  semble  bien  que  ce  soit  là  un  produit  tardif  de  la 
réflexion  abstraite,  et  il  est  probable  en  effet,  d'après  la  forme 
même  du  nom,  qu'en  tant  que  personne  distincte,  le  type  est  rela- 
tivement moderne:  en  tout  cas  il  est  spécialement  indien.  Mais, 
par  ses  éléments,  il  se  rattache  aux  conceptions  les  plus  anciennes. 
Comme  il  y  a  une  force  dans  la  flamme  et  dans  la  libation,  de 

1.  RV.,  II,  33,  3,  10,  14;  VII,  46. 

2.  RV.,  II,  33,  3-4;  I,  43,4;  114,5;  II,  33,  2;  VI,  74;  I,  43;  114,  8;  X,  169. 

3.  RV.,  X,  169.  Il  est,  comme  lui,  père  des  Maruts  :  I,  134,  4  ;  135,  9. 

4.  RV.,  X,  186;  I,  134,  4. 

5.  RV.,  V,  83  ;  VII,  101  ;  IX,  82,  3;  113,  3. 

6.  RV.,  II,  21,  11;  VII,  97,  8;  II,  23,  3,  18;  11,24,  2-4  ;  X,  68. 

7.  RV.,  IV,  50,  4  ;  II,  26,  3  ;  24,  5  ;  IV,  50,  1  ;  X,  72,  2. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  27 

même  il  y  en  a  une  dans  la  formule,  et  cette  formule,  le  prêtre 
n'est  pas  le  seul  à  la  prononcer,  pas  plus  qu'il  n'est  le  seul  à  allumer 
Agni  ou  à  verser  Soma.  Il  y  a  une  prière  dans  le  tonnerre,  et  les 
dieux  qui  savent  toutes  choses,  n'ignorent  pas  la  puissance  des 
paroles  sacramentelles.  Ils  ont  d'irrésistibles  formules  demeurées 
cachées  aux  hommes  et  contemporaines  des  premiers  rites,  par  les- 
quelles le  monde  s'est  formé  et  par  lesquelles  il  se  conserve1.  C'est 
ce  pouvoir  omni-présent  de  la  prière  que  personnifie  Brahmanas- 
pati,  et  ce  n'est  pas  non  plus  sans  raison  qu'il  se  confond  parfois 
avec  Agni  et  surtout  avec  Indra.  En  réalité  chaque  dieu  et  le  prêtre 
lui-même2  sont  Brahmanaspati  au  moment  où  ils  prononcent  les 
mantras  qui  leur  donnent  puissance   sur  les  choses  du  ciel  et  de 
la  terre.  La  même  conception,  sous  une  forme  plus   abstraite,  a 
abouti  à  Vâc,  la  Parole  sainte,  représentée  comme  une  puissance 
infinie,  supérieure  aux  dieux  et  génératrice  de  tout  ce  qui  existe3. 
Qu'on  réunisse  tout  ce  qu'il  y  a  chez  les  autres  dieux  de  gran- 
deur et  de  puissance  souveraine,  et  on  aura  Varuna**.  Comme  l'in- 
dique le  nom,  identique  au  grec  Oùpavoç,  Varuna  est  le  dieu  du  ciel 
immense,  lumineux,  qui  embrasse  toutes  choses,  source  première 
de  toute  vie  et  de  tout  bien5.  Indra    aussi  est  un  dieu  du  ciel,  et 
ces  deux  personnalités  se  couvrent  en  effet  réciproquement  en  bien 
des  points.    Il  y  a  toutefois  cette  différence  entre  eux  qu'Indra  a 
surtout  attiré  à  lui  la  vie  active  et  pour  ainsi  dire  militante  du  ciel, 
tandis  que  Varuna  en  représente  mieux  l'immuable  majesté.  Rien 
n'égale  la  magnificence  des  descriptions  que  fontdeluiles  Hymnes. 
Le  soleil  est  son  œil,  le  ciel  est  son  vêtement,  l'ouragan  est  son 
souffle0.  C'est  lui  qui  a  établi  sur  des  fondements  inébranlables  le 
ciel  et  la  terre  et  qui  les  maintient  séparés,  qui  a  placé  les  astres 

1.  RV.,  I,  164,  45  ;  VIII,  100,  10,  11  ;  X,  71,  1  ;  177,  2  ;  114,  1  ;  II,  23, 17  ;  X.  11,  4  ;  90, 
9.  L'arme  de  Brihaspati  est  la  prière,  II,  24,  3,  etc.  C'est  aussi  celle  des  Angiras.  Le 
brahman,  le  Verbe  efficace,  est  devakrita,  l'œuvre  des  dieux,  VII,  97,  3  ;  cf.  le  mu- 
gissement d'Agni,  de  Varuna,  du  Taureau  céleste,  le  chant  de  Parjanya  et  celui  des 
Maruts. 

2.  RV.,  IV,  50,  7. 

3.  RV.,  X,  125. 

4.  Le  mythe  de  Varuna  et  tout  l'ensemble  des  conceptions  qui  s'y  rattachent,  sont 
l'objet  d'une  étude  aussi  profonde  que  brillante  dans  le  beau  livre  de  M.  J.  Darmes- 
teter  :  Ormazd  et  Ahrivian,  leurs  origines  et  leur  histoire,  1877.  Cf.  aussi  l'intéressante 
monographie  de  M.  A.  Hillebrandt,  Varuna  nnd  Mitra,  ein  Beilrag  zur  Exégèse  des 
Veda,  1877,  et  R.  Roth,  Die  hochsten  Gôtter  des  arischen  Volkes,  ap.  Zeitschr.  der 
Deutsch.  Morgenlând.  Gesellsch.,  t.  VI,  70. 

5.  RV.,  Vil,  87,  5;  VIII»  41,  3. 

6.  RV.,  I,  115,  1  ;  25,  13  ;  Ath.  V.,  XIII,  3, 1  ;  RV.,  VII,  87,  2. 


28  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

au  firmament,  qui  a  donné  des  pieds  pour  la  marche  au  soleil,  qui 
a  tracé  leur  route  aux  aurores  et  leurs  cours  aux  rivières1.  Il  a  tout 
fait  et  il  conserve  tout  :  rien  ne  saurait  porter  atteinte  aux  œuvres 
de  Varuna.  Nul  ne  le  pénètre;  mais  lui,  il  sait  tout  et  voit  tout, 
ce  qui  est  et  ce  qui  sera2.  Des  sommets  du  ciel,  où  il  réside  en  un 
palais  aux  mille  portes,  il  distingue  la  trace  des  oiseaux  dans  l'air 
et  celle  des  navires  sur  les  flots3.  C'est  de  là,  du  haut  de  son  trône 
d'or  aux  fondements  d'airain,  qu'il  veille  à  l'exécution  de  ses 
décrets,  qu'il  dirige  la  marche  du  monde  et  qu'entouré  de  ses 
émissaires,  d'un  regard  qui  ne  sommeille  jamais,  il  contemple  et 
juge  les  agissements  des  hommes4.  Car  il  est  avant  tout  le  main- 
teneur  de  l'ordre  dans  l'univers  et  dans  la  société,  et  sa  souve- 
raineté est  l'expression  la  plus  haute  de  la  loi  physique  et  de  la  loi 
morale5.  Il  a  des  châtiments  terribles,  des  maladies  vengeresses 
pour  le  coupable  endurci 6  ;  mais  sa  justice  distingue  entre  la  faute 
et  le  péché,  et  il  est  miséricordieux  à  l'homme  qui  se  repent.  Aussi 
c'est  vers  lui  que  s'élève  le  cri  d'angoisse  du  remords  ;  c'est  devant 
sa  face  que  le  pécheur  vient  -se  décharger  du  poids  de  sa  faute  par 
la  confession7.  Ailleurs  la  religion  védique  est  ritualiste,  parfois 
hautement  spéculative  ;  avec  Varuna  elle  descend  dans  les  profon- 
deurs de  la  conscience  et  réalise  la  notion  de  la  sainteté. 

On  a  prétendu  parfois  que  Varuna  est  dans  les  Hymnes  un  dieu 
en  décadence  8.  Nous  ne  saurions  partager  cette  manière  de  voir. 
Qu'à  l'époque  où  ces  vieux  chants  ont  été  réunis,  sa  place  dans  le 
culte  ait  été  fort  restreinte,  cela  ressort  déjà  du  petit  nombre 
d'hymnes  à  Varuna  conservés  dans  la  collection.  Mais,  outre  que 
la  fréquence  des  invocations  n'est  pas  toujours  la  mesure  exacte 
de  l'importance  d'un  dieu,  il  suffit  de  se  reporter  à  ces  quelques 
hymnes  pour  se  convaincre  que,  dans  la  conscience  de  leurs  auteurs, 

1.  RV.,  VII,  86,  1  ;  VIII,  41,  10  ;  42,  1  ;  I,  24,  8  ;  V,  85,  5  ;  1,  123,  8  ;  II,  28,  4  ;  V,  85, 
6;  VII,  87,  1. 

2.  RV.,  IV,  42,  3  ;  I,  24,  10  ;  25,  14. 

3.  RV.,  I,  25,  10  ;  VIII,  88,  5  ;  I,  25,  7-11. 

4.  RV.,  V,  62,  8  ;  I,  25,  13  ;  IX,  73,  4  ;  VII,  49,  3  ;  Ath.  V.,  IV,  16,  1-5. 

5.  Do  là  ses  épithêtes  de  ritasya  gopâ,  gardien  de  l'ordre,  dhritavrata,  satyadharman, 
dont  les  décrets  sont  inébranlables,  efficaces. 

6.  Ce  sont  ses  liens,  RV.,  I,  24,  15,  etc.  Il  est  souvent  question  de  son  courroux,  I, 
24,  11,  14;  VII,  62,  4;  IV,  1,  4;  Vil,  84,  2.  L'hydropisie  surtout  était  considérée 
comme  une  punition  infligée  par  Varuna:  VII,  89;  Ath.  V.,  IV,  16,  7. 

7.  RV.,  1,  25, 1-2  ;  II,  28,  5-9  ;  V,  85,  7-8  ;  VII,  86  ;  87,  7  ;  88,  6  ;  89. 

8.  Voir  les  opinions  réunies  ap.  J.  Muir,  Original  Sanskrit  Texts,  t.  V,  p.  116,  cf. 
Hillebrandt,  Varuna  und  Mitra,  p.  107. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  29 

la  divinité  de  Varuna  était  intacte.  Nulle  part  ailleurs  le  sentiment 
de  la  majesté  divine  et  de  l'absolue  dépendance  de  la  créature  n'est 
exprimé  avec  la  même  force,  et  il  faut  aller  jusqu'aux  Psaumes  pour 
trouver  de  pareils  accents  d'adoration  et  de  supplication.  Il  y  a 
d'ailleurs  deux  hymnes  1  dans  lesquels  est  établi  un  parallèle  formel 
entre  Varuna  et  le  dieu  qui  doit  l'avoir  détrôné,  Indra,  et,  dans  l'un 
et  dans  l'autre  morceau,  c'est  à  Varuna,  somme  toute,  que  demeure 
la  suprême  majesté.  Il  est  un  troisième  hymne2,  il  est  vrai,  où  les 
choses  paraissent  se  présenter  autrement.  Agni  y  déclare  qu'il 
quitte  le  service  de  Varuna  pour  celui  d'Indra,  le  seul  vrai  maitre 
et  seigneur,  et  on  a  voulu  voir  là  un  témoignage  authentique  de  la 
substitution  du  culte  d'Indra  au  culte  de  Varuna.  Ce  serait  là  un 
morceau  bien  étrange,  s'il  contenait  en  effet  un  chapitre  d'histoire 
religieuse,  d'autant  plus  étrange  qu'il  paraît  être  extrêmement 
ancien.  Mais  ce  n'est  pas  une  page  d'histoire  qu'il  y  faut  chercher, 
c'est  une  page  de  mythologie.  Le  ciel  n'est  pas  toujours  clément, 
et  il  fut  un  temps  où  Varuna  n'était  pas  uniquement  juste  et  bon, 
où,  à  côté  de  mythes  se  rapportant  à  sa  nature  divine,  il  yen  avait 
d'autres  exprimant  sa  nature  démoniaque.  Dans  ceux-ci  le  ciel  ou 
Varuna  était  vaincu.  Le  sentiment  religieux  à  beaucoup  d'égards 
si  élevé  qui  se  fait  jour  dans  les  Hymnes,  a  écarté  la  plupart  de 
ces  mythes-là,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  qui  le  choquaient;  mais 
il  ne  les  a  pas  écartés  tous,  il  n'a  surtout  pas  pu  faire  qu'ils  n'aient 
survécu  en  quelque  sorte  à  l'état  latent.  Dans  le  morceau  en  ques- 
tion, qui  est  un  de  ceux  qui  ont  passé  en  dépit  de  la  consigne,  Va- 
runa est,  non  pas  un  dieu  qui  s'en  va,  mais  un  dieu  méchant,  et 
c'est  là  un  côté  de  sa  nature  dont  on  se  souvient  encore  fort  bien 
dans  les  Brâhmanas. 

Varuna  est  le  premier  d'un  groupe  de  divinités  à  noms  abstraits, 
Mitra  l'Ami,  Aryaman  le  Fidèle,  Bhaga  le  Libéral,  Daksha  le 
Fort,  Amça  le  Répartiteur,  qui  ne  sont  qu'un  dédoublement  et  en 
quelque  sorte  le  reflet  de  son  propre  être.  Ils  n'ont  pas  d'existence 
bien  distincte  et,  à  une  exception  près  en  faveur  de  Mitra3,  ils  ne 
sont  jamais  invoqués  seuls.  On  remarque  déjà  chez  eux  une  cer- 
taine tendance  au  rôle  de  divinités  solaires,  particulièrement  chez 
Mitra,  le  plus  éminent  d'entre  eux  et  qui,  de  même  que  son  frère 
le  Mithra  des  livres  zends,   est  devenu  plus  tard  directement  le 

1.  RV.,  IV,  42  ;  VII,  82. 

RV.,  X,  124. 
3.  RV.,  III.  59. 


30  LES    RELIGIONS    DE    L'INDK 

Soleil.  Aussi  Savitri,  un  dieu  décidément  solaire,  leur  est-il  sou- 
vent associé  et,  dans  un  mythe  certainement  ancien,  le  soleil  est 
leur   frère,   né  d'un  œuf  avorté  que  leur  mère  rejette   et  envoie 
rouler  dans  l'espace1.  Cette  mère  est  Aditi,  l'Immensité2,  d'où 
leur  nom  à'Aditya  ou  fils  d' Aditi,  appliqué  parfois  aussi  à  Indra 
et  à  Agni3.  Quand  les   Hymnes  essaient  de  définir  Aditi,  ils  se 
consument  en  laborieux  efforts  et  se  perdent  dans  le  vague.  En  elle 
semble  avoir  trouvé  une  de  ses  premières  expressions  la  notion 
confuse  et  grandissante  d'une  sorte  de  matrice  commune,  de  sub- 
stratum  de  tous  les  êtres  :  dans  un  passage  elle  est  «  ce  qui  est  né 
et  ce  qui  naîtra4  ».  —  Dans  un  autre  ordre  d'idées  un  rôle  tout 
semblable  est  parfois  dévolu  aux  Eaux,  qui  ne  sont  pas  seulement 
les  diverses  manifestations  de  l'élément  liquide,  sources,  rivières, 
pluies,   nuées,  libations,   mais  qui  sont  conçues  aussi  comme  le 
milieu  primordial  au  sein  duquel  s'est  formé  tout  ce  qui  existe5. 
Des  dieux  Adityas   aux  dieux  solaires,  le  passage,  comme  on 
vient  de  voir,  est  insensible.  De  ceux-ci  les  plus  importants  sont  : 
Sûrya,  le  Soleil  conçu  directement  comme  un  être  divin;  il  sur- 
veille les  hommes  et  dénonce  leurs  fautes  à  Mitra  et  à  Varuna6; 
Savitri,  le  Vivificateur,  qui,  soir  et  matin,  élevant  ses  longs  bras 
d'or,  éveille  les  êtres  et  les  replonge  dans  le  sommeil7;  Vis/mu, 
l'Actif,   qui  fera  plus  tard  une  si   grande  fortune,  le  camarade 
d'Indra,  le  marcheur  aux  grandes  enjambées,  qui,  en  trois  pas, 
parcourt  les   espaces  célestes8;  Pûshan,  le  Nourricier,   qui,   de 
son  aiguillon  d'or,  dirige  le  tracé  du  sillon,  le  bon  pasteur  qui  ne 
perd  pas  une  tête  de  son  bétail.  Il  connaît  tous  les  chemins,  qu'il 
parcourt  sans  cesse  sur  son  char  attelé  de  boucs  ;  il  est  le  guide 
des  hommes  et  des  troupeaux  dans  leurs  pérégrinations  ;   il  est 
aussi  celui  des  trépassés  sur  les  routes  qui  mènent  au  séjour  des 
heureux9.    Il    est   inutile   d'insister  sur  les    caractères   de  clair- 


1.  RV.,  X,  72,  8-9.  D'où  son  nom  de  Mârtânda. 

2.  Cf.  Max  Mùller,  Translation  of  the  Rigveda,  p.  230-251,  et  A.  Hillebrandt,  Ueber  die 
GôUin  Aditi,  1876. 

3.  RV.,  VII,  85,  4  ;  VIII,  52,  7  ;  X,  88,  11  [âditeya). 

4.  RV.,  I,  89,  10. 

5.  Comparer  des  passages  tels  que  RV.,  VII,  47;  49  avec  X,  82,  5-6;  109,  1  ;  121,  7-8  ; 
129,  1-3  ;  190,  1. 

6.  RV.,  I,  50;  115;  VII,  62,  2,  etc. 

7.  RV.,  II,  38,  etc. 

8.  RV.,  1,  22,  16-21  ;  154. 

9.  RV.,  I,  42  ;  VI,  53  ;  IV,  57,  7  ;  X,  17,  3-6. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  31 

voyance,  de  sagesse,  de  puissance  ordonnatrice  naturellement 
communs  à  toutes  ces  divinités  en  leur  qualité  d'êtres  lumineux  et 
solaires.  On  remarquera  cependant  qu'elles  sont  conçues  et  sur- 
tout traitées  d'une  façon  très  personnelle,  ne  rappelant  que  très 
indirectement  l'astre  qu'elles  représentent,  et  dont  on  les  distingue 
parfois  expressément 1  ;  enfin  qu'elles  n'en  expriment  que  les  côtés 
bienfaisants.  Le  mauvais  soleil,  destructeur  et  dévorant,  celui  par 
exemple  dont  Indra  brise  la  roue2,  a  fourni  des  mythes;  il  n'est 
pas  devenu  dieu  comme  dans  les  religions  sémitiques. 

Auprès  du  soleil  se  place  naturellement  Us/tas,  l'Aurore,  la 
création  la  plus  gracieuse  des  Hymnes,  image  brillante  et  légère 
qui  flotte  sur  les  confins  indécis  de  la  poésie  et  de  la  religion, 
tant  la  personnification  est  transparente  et  tant  on  demeure  incer- 
tain si  c'est  bien  à  l'objet  évoqué  que  le  poète  s'adresse,  ou  si  ce 
n'est  pas  plutôt  Dieu  qu'il  adore  en  ses  œuvres3.  Le  cas  est  tout 
autre  pour  les  deux  Açvins,  les  cavaliers.  On  ne  s'explique  bien 
ni  la  raison  de  leur  nom,  ni  leur  signification  physique.  On  voit 
bien  que  ce  sont  des  divinités  matinales  :  ils  sont  les  fils  du  Soleil 
et  les  fiancés  de  l'Aurore.  Sur  leur  char  à  trois  roues,  ils  font 
tous  les  jours  le  tour  du  monde;  leur  fouet  distille  le  miel  de  la 
rosée  ;  ils  ont  révélé  aux  dieux  l'endroit  où  était  caché  le  soma, 
et  une  partie  au  moins  des  mythes  où  on  les  voit  secourir  chaque 
fois  un  personnage  en  détresse,  semble  bien  s'expliquer  par  la 
délivrance,  c'est-à-dire  par  le  lever  du  soleil4.  Mais  tout  cela, 
aussi  peu  que  le  rapprochement  qu'on  a  fait  d'eux  et  des  Dios- 
cures,  ne  rend  pas  leur  origine  beaucoup  plus  claire.  Ils  n'en 
comptent  pas  moins  parmi  les  divinités  souvent  invoquées.  Ils 
sont  dispensateurs  de  biens,  possèdent  de  précieux  remèdes  et 
président  à  la  génération5.  Par  ce  dernier  côté, ils  se  rapprochent 
de  leur  aïeul  maternel,  Tvashtri  le  Façonneur,  qui  a  fabriqué  le 
foudre  d'Indra,  la  coupe  du  sacrifice,  et  dont  la  fonction  spéciale 


1.  RV.  Cf.  X,  149,  3,  où  le  soleil  est  dit  l'oiseau  de  Savitri  ;  I,  35,  9,  Savitri  guide 
le  soleil  ;  V,  47,  3,  le  soleil  est  appelé  une  pierre  brillante  placée  au  ciel;  VII,  87,  5, 
il  est  la  balançoire  d'or  fabriquée  par  Varuna. 

2.  RV.,  IV,  28,2,  etc. 

3.  La  poésie  lyrique  descriptive  d'aucun  peuple  n'a  rien  produit  de  plus  ra\issant 
que  ces  hymnes  à  l'Aurore,  RV.,  I,  48  ;  113  ;  123;  124  ;  III,  61  ;  VI,  64  ;  VII,  77  ;  78. 

4.  RV.,  I,  34,  10;  III,  39,  3  ;  VIII,  9,  17  ;  I,  118,  5  ;  IV,  43,  6  ;  I.  157,  3-4  ;  V,  76,  3  ;  I, 
116,  12  ;  119,  9.  A.  Weber,  Ind.  Stud.,  V,  234.  Cf.  L.  Myriantheus,  Die  Açvins  oder  ari- 
schen  Dioskuren,  1876. 

5.  RV.,  I,  34,  3-6  ;  157,  5;  X,  184,  2-3  ;  A  th.  V.,  Il,  30,  2,  cf.  Taitt.  Samh.,  II,  3,  11,  2. 


32  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

est  de  former  le  fœtus  dans  la  matrice1,  un  des  personnages  les 
plus  curieux  du  panthéon  védique  au  point  de  vue  de  la  mytho- 
logie, mais  d'assez  mince  valeur  religieuse.  Il  a  d'étroites  affinités 
avec  Agni,  dont  il  est  parfois  le  père2.  Il  a  d'autres  enfants  encore, 
Saranyu,  la  Nuée  rapide,  qui  s'unit  à  Vivasvat,  le  soleil,  et  Viç- 
varûpa  le  Multiforme,  monstre  à  trois  têtes,  qui  est  également 
une  personnification  de  l'orage  et  qui  expire  sous  les  coups  d'Indra3. 
Lui-même,  il  est  en  lutte  avec  Indra  qui  vient  dans  sa  demeure 
lui  ravir  le  soma.  Il  est  à  la  fois  créateur  et  méchant4,  et  il  est  la 
seule  puissance  vraiment  invoquée  qui  tienne  autant  du  démon 
que  du  dieu.  Gomme  artisan  des  dieux,  il  a  pour  rivaux  les  Ribhus, 
génies  d'ordinaire  au  nombre  de  trois,  à  qui  leurs  œuvres  ont 
valu  l'immortalité.  Ils  ont  notamment  partagé  en  quatre  la  coupe 
du  sacrifice  que  Tvashtri  avait  faite  une5.  Ici  encore,  on  a  pris  par- 
fois pour  de  l'histoire  ce  qui  n'est  qu'un  mythe,  et  on  a  parlé  des 
réformes  religieuses  opérées  par  les  Ribhus  et  de  leur  apothéose  6. 
En  dépit  de  leur  nature  vague  et  peu  explicable,  on  les  invoque 
fréquemment,  et  ils  ont  part  chaque  jour  à  l'offrande  du  soir. 

Les  mythes  solaires  nous  conduisent  naturellement  à  ceux  qui 
se  rapportent  à  la  vie  d'outre-tombe;  car  dans  l'Inde,  comme  ail- 
leurs, c^st  un  héros  solaire  qui  règne  sur  les  trépassés.  Yama  est 
en  effet  fils  de  Vivasvat,  le  Soleil7.  Il  eût  pu  vivre  immortel,  mais 
il  a  choisi  de  mourir,  ou  plutôt  il  a  encouru  la  mort,  car  sous  ce 
choix  se  déguise  une  chute  8.  Le  premier,  il  a  parcouru  le  chemin 
sans  retour,  le  frayant  aux  générations  futures.  C'est  là-bas,  aux 
extrémités  les  plus  lointaines  du  ciel,  séjour  de  la  lumière  et  des 
eaux  éternelles,  qu'il  règne  désormais  en  paix,  uni  à  Varuna.  C'est 
là  qu'au  son  de  sa  flûte,  sous  les  rameaux  de  l'arbre  mythique, 
il  rassemble  autour  de  lui  les  morts  qui  ont  bien  vécu.  Ils  lui  arri- 
vent en  foule,  convoyés  par  Agni,  guidés  par  Pûshan,  sévèrement 
examinés  au  passage  par  les  deux  chiens  monstrueux  qui  sont  les 
gardiens   de  la  route.   Revêtus  d'un  corps  glorieux,  abreuvés   du 

1.  RV.,  I,  32,  2  ;  20,  6  ;  188,  9  ;  X,  10,  5  ;  184,  1.  Taitt.  Samh.,  I,  5,  9,  1,  2. 

2.  RV.,  I,  95;  2;  X,  2,  7. 

3.  RV  ,  X,  17,  12;  8,  8-9. 

4.  RV.,  III,  48,  4  ;  IV,  18,  3  ;  X,  110,  9  ;  IX,  5,  9  ;  II,  23,  17. 

5.  RV.,  IV,  35,  8;  I,  20,  6. 

6.  Cf.  Fr.  Nève,  Essai  sur  le  mythe  des  Ftibhavas,  premier  vestige  de  Vapothéose  dans  le 
Veda,  1847. 

7.  RV.,  X,  14,  1;  17,  1. 

8.  RV.,  X,  13,4. 


RELIGIONS   VÉD1QUKS  33 

soma  céleste  qui  les  rend  immortels,  ils  jouissent  désormais  avec 
lui  d'une  félicité  sans  fin,  commensaux  des  dieux  et  dieux  eux- 
mêmes,  adorés  ici-bas  sous  le  nom  de  Pitris  ou  de  Pères.  A  leur 
tête  sont  naturellement  les  premiers  sacrificateurs,  les  chantres 
d'autrefois,  Atharvan,  les  Angiras,  lesKavis,  les  Pitris  par  excel- 
lence, égaux  aux  plus  grands  dieux,  qui,  par  le  sacrifice,  ont  tiré 
le  monde  du  chaos,  fait  naître  le  soleil  et  allumé  les  astres  *.  Peut- 
être  croyait-on  les  voir  eux-mêmes  la  nuit  briller  dans  les  étoiles, 
car  l'Inde  a  aussi  connu  le  vieux  mythe  qui  fait  des  étoiles  lésâmes 
des  trépassés2.  Il  s'en  faut  cependant  de  beaucoup  que  ce  soient 
là  les  seules  représentations  qu'on  se  faisait  de  la  vie  future. 
Gomme  le  mort  n'était  pas  toujours  brûlé,  on  se  le  figurait  aussi 
reposant  en  terre  comme  l'enfant  au  giron  de  sa  mère  et  résidant  à 
perpétuité  dans  la  tombe,  «  l'étroite  maison  d'argile3  ».  On  s'ima- 
ginait encore  que  l'individu  venant  à  se  dissoudre  et  à  retourner 
aux  éléments,  son  âme  allait  habiter  les  eaux,  les  plantes4.  Cette 
dernière  conception,  où  il  y  a  déjà  comme  une  première  ébauche  de 
la  théorie  de  la  métempsycose,  ne  se  trouve  qu'exceptionnelle- 
ment dans  les  hymnes  du  Rig-Veda.  Elle  semble  appartenir  à  des 
croyances  plus  basses,  que  cette  collection  dédaigne  et  dont  nous 
aurons  encore  occasion  ailleurs  de  signaler  l'existence.  Du  reste, 
le  fait  seul  que  l'usage  de  l'incinération  devint  général,  suppose 
une  conception  très  spiritualiste  de  la  mort.  —  Les  Hymnes  nous 
renseignent  moins  bien  sur  le  sort  réservé  aux  méchants.  Ils  pé- 
rissent, ou  ils  vont  sous  terre  dans  des  trous  profonds  et  téné- 
breux, où  sont  précipités  avec  eux  les  démons,  les  génies  de  la 
fraude  et  de  la  destruction5.  L'Atharva-Veda  connaît  un  monde 
infernal6;  mais  il  n'y  a  pas  de  description  des  enfers, et  nous  n'ap- 
prenons rien  de  leurs  supplices7. 

1.  RV.,  IX,  113,  7-11;  X,  135;  154  ;  14  ;  15  ;  16,  1-2;  17  ;  cf.  Ath.  V.,IV,  34,  2;  RV.,  1, 
125,  5  ;  154,  5  ;  X,  56,  4-6  ;  68,  11  ;  107,  1. 

2.  RV.,  I,  125,  6;  X,  107,  2;  cf.  Taitt.  Br.,  I,  5,  2,  5.  Les  mythes  relatifs  aux  sept 
Rishis  (les  étoiles  de  la  Grande  Ourse)  et  à  Agastya  (Canope)  sont  d'ancienne  date  : 
RV.,  X,  82,  2  ;  Çatap.  Br.,  II,  1,  2,  4  ;  Taitt.  Âr.,  I,  11,  1,  2  ;  voir  en  outre  Mahâbhâr., 
111, 1745-1752. 

3.  RV.,  X,  18,  10-13  ;  VII,  89,  1. 

4.  RV.,  X,  58;  16,  3. 

5.  RV.,  IV,  5,  5;  VII,  104,  3  ;  IX,  73,  8. 

6.  Ath.  V.,  XII,  4,  36. 

7.  Cf.,  cependant,  Atharva-Veda,  V,  19,  3;  12-14,  cité  par  M.  H.  Zimmer,  Altindi- 
sches  Leben,  p.  420,  et,  en  général,  pour  les  idées  védiques  sur  la  vie  future,  tout  le 
chapitre  xv  de  cet  excellent  ouvrage.  Suivant  Benfey  :  Hermès,  Minos,  Tartaros,  dans 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  3 


34  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Cet  aperçu  bien  incomplet  des  mythes  qui  se  rattachent  aux  divi- 
nités principales,  suffira  peut-être  pour  montrer  de  quels  éléments 
l'Inde  a  dégagé  les  objets  de  son  adoration.  Nous  ne  poursuivrons 
pas  le  môme  travail  pour  les  autres  figures  du  panthéon.  Outre  que 
Ténumération  seule  en  serait  fort  longue,  chaque  objet  du  monde 
visible  et  chaque  conception  de  l'esprit  pouvant  passer  à  l'état  de 
dieu,  elles  appartiennent  plutôt  à  l'histoire  des  mythes  qu'à  celle 
de  la  religion.  Ce  sont,  ou  des  personnifications  abstraites,  souvent 
très  anciennes,  il  est  vrai,  telles  que  PuramdhiY Abondance,  Ara- 
mati  la  Piété,  Asunîti  la  Béatitude,  Mrityu  la  Mort,  Manyu  le 
Courroux  (ces  deux  derniers  sont  masculins),  ou  des  objets  divi- 
nisés, tels  que  Sarasvati  et  Sindhu,  à  la  fois  fleuves  et  déesses, 
ou  de  purs  symboles,  tels  que  les  diverses  formes  de  l'Oiseau  ou 
du  Coursier  solaires,  ou  enfin  de  vieilles  représentations  à  peine 
émergées  de  la  pénombre  du  mythe,  telles  que  le  Gandharva,  Ahi 
Budhnya  le  Dragon  de  l'abîme,  A/a  Ekapâd  le  Bondisseur  ou 
le  Bouc  unipède,  Guiïgû,  Sinîvali,  Râkâ,  déesses  qui  président  à 
la  génération  et  à  la  naissance  et  qu'on  a  identifiées  de  bonne 
heure  avec  les  phases  de  la  lune,  toutes  figures  indécises  qu'on 
invoque  encore  parce  que  leurs  noms  font  partie  de  vieilles  for- 
mules, mais  qui  ne  disent  plus  grand'chose  au  sens  religieux.  Des 
expressions  désignant  les  dieux  en  général  ont  aussi  fini  par 
devenir  les  noms  propres  de  certaines  classes  d'êtres  divins  :  tels 
sont  les  Viçvedevas,  proprement  «  Tous  les  dieux1  »  et  les  Vasus, 
les  Brillants,  dont  Indra  est  le  chef.  Sur  un  petit  nombre  de  con- 
ceptions plus  essentielles,  nous  aurons  à  revenir  plus  bas. 

Parmi  cette  foule  de  dieux  (il  est  souvent  question  de  33  ou  de 
3  fois  11  dieux2,  une  fois  de  3.339 3;  dans  l'Atharva-Veda,  ce  dernier 
chiffre  est  encore  grossi,  les  Gandharvas  seuls  y  sont  au  nombre  de 
6.333) 4,  il  en  est  qui  font  plus  grande  figure  que  les  autres  ;  mais 
il  n'y  a  pas  à  proprement  parler  de  hiérarchie.  Les  rangs  varient 
sans  cesse  et  les  rôles  se  confondent.  C'est  là  un  trait  jusqu'à  un 
certain  point  commun  à  toute  religion  reposant  directement  sur  le 
mythe.  Les  mythes,  en  effet,  se  forment  indépendamment  les  uns 

les  Mémoires  de  la  Société  Royale  de  Gôttingen  de  1877,  la  conception  du  Tartare  et 
des  Enfers  est  indo-européenne. 

1.  On  sait  que  le  nom  le  plus  général  pour  la  divinité,  deva,  auquel  correspond  le 
latin  deus,  signifie  proprement  brillant  ou  lumineux. 

2.  RV.,  I,  45,  2;  139,  11.  Il  y  en  a  35,  X,  55,  3. 

3.  RV.,  III,  9,  9. 

4.  Ath.  V.,  XI,  5,  2. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  35 

des  autres,  ils  considèrent  le  même  objet  sous  des  aspects  diffé- 
rents et  entre  objets  différents  ils  saisissent  les  mêmes  rapports; 
ils  se  pénètrent  ainsi  réciproquement  en  rayonnant  de  centres 
divers,  et  ils  aboutissent  forcément  à  un  certain  syncrétisme.  On 
peut  affirmer  par  exemple  que,  si  la  Grèce  nous  avait  transmis 
ses  vieilles  liturgies,  on  y  trouverait  tout  autre  chose  que  la  belle 
ordonnance  introduite  par  la  main  légère  et  profane  de  la  Muse 
dans  l'Olympe  classique.  Mais,  dans  les  Hymnes,  il  y  a  plus 
qu'un  simple  manque  de  classification.  Non  seulement  parmi  ces 
dieux  qui  se  commandent  les  uns  aux  autres,  qui  naissent  les  uns 
des  autres  «  il  n'y  a,  comme  il  est  dit  quelque  part1,  ni  grands  ni 
petits,  ni  vieux  ni  jeunes;  tous  ils  sont  également  grands  »,  mais 
la  suprême  suprématie  appartient  à  plusieurs,  et  du  même  dieu  on 
affirme  tantôt  l'absolue  souveraineté,  tantôt  la  subordination  la  plus 
explicite.  Indra  et  tous  les  dieux  sont  soumis  à  Varuna,  et  Varuna 
et  tous  les  dieux  sont  soumis  à  Indra.  Il  y  a  des  déclarations  sem- 
blables pour  Agni,  Soma,  Vishnu,  Sûrya,  Savitri,  etc.  2.  Il  est  assez 
difficile  de  se  représenter  au  juste  la  façon  de  penser  et  de  sentir 
que  ces  contradictions  supposent.  Ce  ne  sont  pas  de  simples  exa- 
gérations échappées  dans  le  feu  de  la  prière,  car  elles  n'auraient  pas 
été  recueillies  ni  conservées  si  nombreuses;  elles  ne  paraissent 
pas  non  plus  pouvoir  se  ramener  à  des  différences  d'époque  ni  à 
des  diversités  de  culte.  Elles  sont  vraiment  un  des  traits  fonda- 
mentaux de  la  théologie  védique.  Du  moment  qu'un  dieu  est 
évoqué,  tous  les  autres  s'effacent;  il  attire  tout  à  lui,  il  est  le 
Dieu,  et  la  notion  tantôt  monothéiste,  tantôt  panthéiste  qui  se 
trouve  à  l'état  latent  au  fond  de  tout  polythéisme,  vient  ainsi, 
comme  une  sorte  de  quantité  mobile,  s'ajouter  indifféremment  aux 
diverses  personnalités  fournies  par  le  mythe.  Un  autre  procédé 
par  lequel  se  traduit  souvent  ce  vague  besoin  d'unité,  est  celui  de 
l'identification  d'un  dieu  avec  plusieurs  autres.  Il  n'est  peut-être 
pas  une  seule  figure  marquante  qui  n'ait  donné  lieu  à  quelque 
fusion  semblable.  C'est  ainsi  qu'Indra  est  identifié  avec  Brihas- 
pati,  avec  Agni,  avec  Varuna;  que  d'Agni  on  déclare  qu'il  est 
Varuna,  Mitra,  Aryaman,  Rudra,  Vishnu,  Savitri,  Pûshan3.  Il  n'y 
a  pas  jusqu'à  la  formule  si  fréquente  dans  lesBrâhmanas,  «  Agni 

1.  RV.,  VIII,  30,  1.  Le  contraire  est  dit  I,  27,  13. 

2.  RV.,  V,  69,  4  ;  I,    101,  3  ;  III,  9,  9  ;  IX,  96,  5  ;  102,  5  ;  I,  166,  4;    VIII,  101,  12 
II,  38,  9. 

3.  Cf.  un  choix  de  passages  ap.  Muir,  Sanskrit  Texts,  t.  V,  p.  219. 


36  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

est  tous  les  dieux  »,  qui  ne  se  rencontre  déjà  dans  les  Hymnes1. 
Sans  doute  cette  intuition  supérieure  du  divin  ne  se  trouve  pas  à 
un  égal  degré  chez  tous  les  poètes  védiques  ;  pour  plusieurs,  tout 
revient  à  dire  à  leurs  dieux  :  «  Voici  du  beurre,  donnez-nous  des 
vaches.  »  Mais  elle  existe  chez  beaucoup  d'entre  eux,  et  quelques- 
uns  ont  su  l'exprimer  en  un  langage  admirable. 

Dans  ces  conditions,  le  mythe  n'est  plus  qu'un  élément  secon- 
daire, le  simple  support  d'une  réalité  plus  haute.  Il  tend  à  rede- 
venir ce  qu'il  était  à  l'origine,  un  pur  symbole.  Ses  traits  les  plus 
précis  s'émoussent  ou  ne  persistent  plus  que  dans  des  allusions 
isolées,  dans  des  locutions  toutes  faites.  Sous  une  forme  déve- 
loppée et  concrète  il  devient  embarrassant,  soit  qu'il  offre  des 
dieux  une  conception  qui  paraît  mesquine,  matérielle  ou  même 
odieuse,  soit  que  simplement  il  les  représente  sous  un  aspect  trop 
humain,  trop  épique  et  en  quelque  sorte  trop  rapproché  pour  la 
conscience  religieuse  devenue  plus  exigeante.  Les  auteurs  des 
Hymnes  ont  ainsi  écarté  ou  du  moins  laissé  dans  l'ombre  une 
grande  quantité  de  -légendes  qui  existaient  bien  avant  eux,  celles 
par  exemple  qui  se  rapportaient  à  l'identification  de  Soma  avec  la 
lune2,  ce  qu'on  se  racontait  des  familles  divines,  de  la  naissance 
d'Indra,  de  son  parricide3,  etc.  On  ferait  ainsi  une  longue  liste 
de  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  réticences  du  Yeda.  Sous  ce  rap- 
port, il  est  particulièrement  intéressant  de  voir  comment  ils  ont 
traité  les  mythes  qui  relatent  l'hymen  multiple  qui  fait  le  fond  de 
toutes  les  mythologies,  l'union  d'un  dieu  mâle  et  d'un  être  femelle, 
conçue  presque  toujours  comme  irrégulière,  très  souvent  comme 
incestueuse.  Cette  union  est  également  au  fond  d'une  infinité  de 
représentations  du  Yeda.  Tous  ces  dieux  sont  des  engendreurs, 
des  mâles,  des  taureaux;  ils  sont  les  amants  des  Eaux,  des  Mères, 
des  Gnâs  (genetrices),  de  YApsaras  l'Ondine,  de  YApyâ  Yoshî  la 
Femme  des  eaux,  capricieuse  et  lascive,  et  ils  sont  à  la  fois  leurs 
fils  et  leurs  époux.  Il  serait  cependant  difficile  de  tirer  des  Hymnes 
un  chapitre  intitulé  les  Amours  des  dieux.  A  bien  peu  d'excep- 
tions près,  tout  s'y  réduit  à  des  indications  rapides,  à  des  traits 


1.  Avec  une  légère  variante,  RV.,  V,  3,  1. 

2.  Le  mythe  qui  place  l'ambroisie  dans  la  lune  paraît  être  indo-européen.  Soma 
■est  identifié  avec  la  Lune,  RV.,  X,  85,  2-5.  C'est  aussi  comme  dieu  lunaire  quil  est 
l'époux  de  Sûryâ,  la  fille  de  Savitri,  le  soleil  étant  conçu  comme  une  divinité  fémi- 
nine, ibid.,  et  qu'il  préside  à  la  menstruation,  ibid.,  41. 

3.  RV.,  IV,  18. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  37 

isolés,  à  de  purs  symboles.  A  part  l'Aurore,  les  déesses  n'y  ont 
qu'une  physionomie  effacée,  et  les  dieux  les  plus  en  évidence  y 
sont  à  peine  effleurés  par  ces  histoires.  Une  seule  fois,  Indrâni, 
la  femme  d'Indra,  est  la  Vénus  impudique1;  une  seule  fois  il  est 
fait  mention  des  rapports  de  Varuna  avec  l'Apsaras2,  dont  il  est 
pourtant,  par  son  origine,  le  véritable  amant.  En  cette  qualité,  il 
a  cédé  la  place  au  Gandharva,  être  purement  mythique3.  Il  y  a 
là  certainement  un  trait  de  délicatesse  morale  qu'il  serait  injuste 
de  ne  pas  reconnaître  :  dans  le  dialogue  de  Yama  et  de  sa  sœur 
Yamîk,  par  exemple,  l'inceste  offert  est  repoussé,  et  cependant  il 
est  à  peu  près  certain  qu'à  l'origine  Yama  succombait  à  la  tenta- 
tion. Mais,  en  présence  de  la  crudité  de  langage  que  montrent 
parfois  les  Hymnes,  il  est  permis  d'affirmer  que  ce  scrupule  n'a 
pas  été  le  seul  qui  a  déterminé  les  chantres  védiques  à  passer  ra- 
pidement sur  ces  mythes  et  que  là  aussi  il  f~-\t  tenir  compte  de 
leur  répugnance  à  parler  des  dieux  en  termes  trop  précis.  Parfois, 
il  semble  même  que  ce  soit  là  leur  principale  préoccupation,  et  ce 
n'est  pas  sans  un  certain  malaise  qu'on  les  voit  souvent  s'évertuer 
à  se  rendre  inintelligibles  et  à  étouffer  en  quelque  sorte  eux- 
mêmes  leurs  conceptions  sous  un  amas  d'identifications  incohé- 
rentes. Sous  ce  rapport,  l'Inde  est  déjà  dans  le  Veda  ce  qu'elle  est 
restée  depuis.  Dès  ses  premières  paroles,  nous  la  surprenons  as- 
pirant au  vague  et  au  mystère.  Il  serait  injuste  de  ne  pas  recon- 
naître souvent  dans  cette  aspiration  le  sentiment  très  vif  de  l'obs- 
curité qui  nous  dérobe  le  fond  des  choses  et  un  effort  parfois 
anxieux  pour  la  pénétrer.  Il  est  tel  de  ces  vieux  chants  où,  sous 
la  confusion  des  pensées  et  des  images,  on  croit  saisir  encore  le 
trouble  d'une  âme  émue  qui  cherche  et  qui  adore.  Mais  on  ne 
saurait  non  plus  se  déguiser  que  très  souvent  il  n'y  a  dans  cette 
recherche  de  l'obscur  que  jargon  et  paresse  d'esprit  et  que  déjà 
dans  le  Veda,  la  pensée  hindoue  est  profondément  atteinte  du  mal 
qui  ne  la  quittera  plus,  celui  d'affecter  d'autant  plus  le  mystère 
qu'elle  a  moins  à  cacher,  d'étaler  des  symboles  qui  au  fond  ne 
signifient  rien  et  de  jouer  avec  des  énigmes  qui  ne  valent  pas  la 
peine  d'être  devinées. 

Si  maintenant  nous  essayons  de  résumer  cette  théologie,  nous 

1.  RV.,  X,  86,  6.  Et  encore  le  passage  est-il  interpolé. 

2.  RV.,  VII,  33,  11. 

3.  RV.,  X,  10,4;  11,  2;  123,  5. 

4.  RV.,  X,  10. 


38  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

trouvons  qu'elle  flotte  entre  deux  termes  extrêmes,  d'un  côté  le 
polythéisme  pur  et  simple,  de  l'autre  une  sorte  de  monothéisme  à 
plusieurs  titulaires  et  dont  le  centre,  si  j'ose  dire,  se  déplace.  Evi- 
demment l'esprit  spéculatif  des  poètes  védiques  ne  pouvait  en 
rester  là.  Il  leur  fallait  fixer  cette  notion  errante  et,  pour  cela,  il 
leur  restait  bien  peu  de  chose  à  faire.  Depuis  longtemps,  ils 
l'avaient  entrevue  en  la  personne  d'Indra,  d'Agni,  de  Brihaspati, 
de  Savitri,  et  ils  en  avaient  eu  la  vision  splendide  en  Varuna.  Au 
lieu  de  l'attacher  tour  à  tour  à  des  personnalités  profondément 
engagées  dans  le  mythe  et  dans  le  culte  et,  par  conséquent,  irré- 
ductibles, il  leur  suffisait  de  la  transporter  sur  des  noms  plus 
abstraits,  pour  réaliser  de  la  conception  monothéiste  personnelle 
tout  ce  que  l'Inde  devait  être  jamais  capable  d'en  concevoir.  Ainsi 
naquirent  Prajâpati  «  le  Seigneur  des  créatures1  »,  Viçvakarman 
«  l'Ouvrier  de  l'univers2  »,  le  Grand  Asura  «  le  Grand  Esprit3», 
Svayambhû  «  l'Être  existant  par  lui-même  »  (Atharva  Veda) 4, 
Parameshthin  «  celui  qui  occupe  le  faîte  »  (ibid.) 5,  autant  de 
noms  du  Dieu  des  dieux.  En  même  temps  on  arrivait  à  la  solution 
panthéiste  par  une  autre  voie,  par  des  spéculations  sur  l'origine 
des  choses.  Varuna  et  ses  pairs  avaient  fait  le  monde,  c'est-à- 
dire  qu'ils  l'avaient  organisé.  Mais  d'où  avaient-ils  tiré  les  maté- 
riaux pour  le  façonner6  ?  A  ceci  il  y  avait  une  très  vieille  réponse, 
puisqu'elle  est  indo-européenne  :  le  monde  a  été  formé  du  corps 
d'un  être  primitif,  d'un  géant,  le  Purusha,  dépecé  par  les  dieux7. 
Evidemment  cette  réponse  ne  pouvait  toujours  satisfaire;  car  ce 
Purusha  et  ces  dieux  d'où  venaient-ils  eux-mêmes  ?  et  qu'y  avait- 
il  avant  leur  naissance?  Ici,  il  faudrait  citer  en  entier  l'hymne 
célèbre  où  la  substance  en  soi,  supérieure  à  toute  catégorie  et  à 
toute  antinomie,  est  posée  comme  le  premier  terme  avec  une  pro- 
fondeur de  pensée  et  une  hauteur  de  langage  qu'aucune  école  n'a 
jamais  dépassées8.  En  elle  naquit  le  Désir,  Kâma,  et  ce  fut  là  le 
point  de  départ  du  développement  successif  des  êtres.  Dans  cette 
conception,  le  Dieu  personnel  ou,  comme  on  dira  plus  tard,  le  Ka, 

1.  RV.,X,  121,  10. 

2.  RV.,  X,  81;  82. 

3.  RV.,  X,  177,  1;  V,  63,3,  7. 

4.  Ath.  V.,  X,  8,  43,  44. 

6.  Ath.  V.,  X,  7,  17;  XIX,  53,  9. 

6.  RV.,  X,  81,  2,  4. 

7.  RV.,  X,  90. 

8.  RV.,  X,129. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  39 

le  Qui?  est  un  des  termes,  parfois  le  premier  terme  de  l'évolu- 
tion de  l'Absolu,  du  Tat,  du  Ce.  Il  est  Hiranyagarbha  «  l'Em- 
bryon d'or1  »,  qui  fut  la  première  forme.  Mais  déjà  l'analyse  tend 
à  intercaler  entre  lui  et  la  notion  ultième  un  certain  nombre  de 
principes  ou  d'hypostases  tels  que  les  Eaux,  la  Chaleur,  l'Ordre, 
la  Vérité,  le  Désir,  le  Temps2.  Ces  deux  derniers  surtout  sont 
devenus,  dans  l'Atharva-Veda,  le  centre  d'un  vaste  symbolisme3. 
—  En  présence  de  ces  spéculations  d'une  part,  et  d'autre  part 
en  présence  des  doctrines  finales  si  arrêtées  et  si  concordantes 
de  la  Perse  et  de  la  Scandinavie,  on  est  étonné  de  l'absence 
de  toute  eschatologie.  Ces  hommes  qui  ont  tant  médité  sur 
l'origine  des  choses,  ne  paraissent  pas  s'être  demandé  si  et  com- 
ment elles  doivent  finir,  et  le  Yeda  ne  sait  rien  des  Derniers 
temps. 

On  voudrait  avoir  quelques  données  sur  la  chronologie  de  toutes 
ces  spéculations;  mais  ici  tout  devient  extrêmement  incertain.  De 
ce  qu'elles  sont  postérieures  logiquement  et  que,  à  l'état  formulé, 
elles  se  trouvent  presque  toutes  dans  un  livre  du  Rig-Veda  qui 
ne  ressemble  pas  aux  autres,  le  dixième,  on  conclut  généralement 
qu'elles  appartiennent  à  la  dernière  période  de  la  poésie  védique. 
Il  se  peut  que  cette  supposition  soit  juste,  bien  que  nous  ne 
soyons  pas  aussi  rassuré  à  cet  égard  qu'on  paraît  l'être  d'ordi- 
naire. Les  seules  preuves  positives,  celles  qui  peuvent  se  tirer  de 
la  langue,  sont  très  rares,  et  encore,  dans  le  cas  précisément  où 
elles  fournissent  la  démonstration  la  plus  complète  d'une  compo- 
sition récente,  dans  celui  de  l'hymne  au  Purusha,  on  se  trouve  en 
présence  d'idées  extrêmement  anciennes.  Un  point,  toutefois,  peut 
être  tenu  pour  certain,  c'est  que  ces  conceptions  plus  hautes  n'ont 
pas  fait  tort  immédiatement  aux  vieilles  divinités.  Bien  après 
l'époque  o  i  furent  composés  les  hymnes  les  plus  récents,  Agni 
était  toujours  encore  l'hôte  et  le  frère  des  hommes,  Indra  le  dieu 
qu'ils  invoquaient  dans  les  batailles ,  Varuna  le  justicier  dont  ils 
redoutaient  le  lacet,  et,  quand  peu  à  peu  ces  figures  s'effaceront 
dans  les  consciences,  ce  ne  sera  pas  devant  Prajâpati.  La  coexis- 
tence des  choses  qui  semblent  devoir  s'exclure,  est  l'histoire  même 
de  l'Inde,  et  la  formule  radicale  qui  se  trouve  déjà  dans  les 
Hymnes  :  «  les  dieux  ne  sont  que  l'Être  unique   sous  des  noms 

1.  rv.,  x,  121. 

2.  RV.,  1, 164,  46;  cf.  VIII,  58,  2. 

3.  Ath.  V.,  X,  190;  82,  5;  129,  3-4. 


40  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

différents1  »,  est  une  de  celles  qu'elle  a  le  plus  répétées,  sans  par- 
venir jamais  à  bien  la  croire. 

Il  ne  nous  reste  plus,  avant  de  quitter  les  Hymnes,  qu'à  exa- 
miner ce  qu'ils  nous  apprennent  sur  les  devoirs  qui  incombent  à 
l'homme,  comment  ils  comprennent  la  moralité  et  la  piété,  quelle 
sorte  de  culte  ils  supposent  et  quelles  idées  ils  rattachent  aux  pra- 
tiques de  ce  culte.  Les  rapports  de  l'homme  avec  les  dieux  sont 
conçus  dans  les  Hymnes  comme  très  étroits.  En  tout  temps  et  en 
tout  lieu  il  sent  qu'il  est  en  leurs  mains  et  qu'il  marche  sous  leur 
regard.  Ce  sont  des  maîtres  exigeants  et  rapprochés  auxquels  il 
doit  de  constants  hommages.  Il  faut  qu'il  soit  humble,  car  il  est 
faible  et  ils  sont  forts  ;  il  faut  qu'il  soit  sincère  envers  eux,  car  on 
ne  les  trompe  pas.  Mais  il  sait  qu'eux  aussi,  ils  ne  trompent  pas, 
et  qu'ils  ont  droit  d'exiger  son  amour  et  sa  confiance  comme  un 
ami,  comme  un  frère,  comme  un  père.  Sans  la  confiance  (çraddhâ) , 
l'offrande  et  la  prière  sont  vaines  2.  Ce  sont  là  autant  de  devoirs 
stricts  envers  les  dieux  que  les  Hymnes  affirment  en  une  infinité 
de  passages.  Ils  sont  moins  explicites  par  contre  sur  les  devoirs 
de  l'homme  envers  ses  semblables.  En  un  endroit  ils  célèbrent  la 
bienfaisance  envers  tous  ceux  qui  souffrent  et  qui  ont  faim  3  ;  ailleurs 
les  sortilèges  et  les  maléfices  sont  dénoncés  comme  coupables  4  et 
le  dernier  livre  contient  une  prière  avec  une  exhortation  à  la  con- 
corde5. Mais  en  général  ce  n'est  qu'indirectement  que  nous  pou- 
vons apprécier  cette  partie  de  leur  morale.  Il  nous  la  faut  mesurer 
à  la  conception  qu'ils  se  font  des  dieux,  et  alors  elle  nous  apparaît 
empreinte  d'une  incontestable  élévation.  On  ne  nous  dit  pas  par  le 
menu  en  quoi  consistent  au  juste  ces  dharmans,  ces  v ratas  ou 
décrets  des  dieux,  qu'ils  ont  établis  pour  la  maintenance  du  satya 
et  du  rita,  de  la  vérité  et  de  l'ordre.  Mais  comment  serait-il  permis 
à  l'homme  d'être  mauvais,  quand  les  dieux  sont  bons,  d'être  injuste 
quand  ils  sont  justes,  d'être  menteur  quand,  eux,  ils  ne  mentent 
jamais?  C'est  certainement  un  caractère  remarquable  des  Hymnes 
qu'ils  n'admettent  pas  de  dieux  méchants,  ni  de  pratiques  basses 
et  malsaines.  On  y  dévoue  bien  l'ennemi  à  la  colère  divine,  mais 

1.  Ath.  V.,  IX,  2  ;  XIX,  53  ;  54.  Pour  ces  personnifications  et  d'autres  semblables,  cf. 
la  riche  collection  de  passages  ap.  Muir,  Sanskrit  Texts,  t.  V,  p.  350  ss. 

2.  RV.,  I,  104,  6  ;  108,  6;  II,  26,  3  ;  X,  151.  Indra  et  Agni  surtout  sont  souvent  ap- 
pelés père,  frère,  ami. 

3.  RV.,  X,  117. 

4.  RV.,  VII,  104,  8  ss.  ;  IV,  5,  5. 

5.  RV.,  X,  191  ;  cf.  X,  71,  6,  pour  la  malédiction  sur  l'ami  déloyal. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  41 

c'est  avec  la  conviction  naïve  que  l'ennemi  c'est  l'impie.  Le  petit 
nombre  de  morceaux  d'une  nature  différente  qui  se  sont  glissés 
dans  le  recueil1,  ne  font  ressortir  que  davantage  ce  caractère  des 
grandes  religions  védiques.  Ils  témoignent,  en  effet,  qu'à  côté 
d'elles,  il  y  en  avait  de  moins  pures  que  la  tradition  hautaine  de 
quelques  familles  sacerdotales  a  su  longtemps  reléguer  dans 
l'ombre.  Bannies  par  les  Kanvas,  les  Bharadvâjas,les  Vasishthas, 
les  Kuçikas  et  d'autres  de  leur  culte  familial  et  de  celui  qu'ils 
célébraient  pour  les  rois  et  les  chefs  de  clan,  elles  ont  vécu  à  l'état 
de  superstitions  et  ont  été  finalement  recueillies  dans  l'Atharva- 
Veda.  On  a  voulu  voir,  il  est  vrai,  dans  ces  croyances  autant  de 
corruptions  d'un  âge  postérieur.  Nous  ne  nions  pas  que  le  recueil 
de  l'Atharva-Veda  ne  contienne  en  effet  un  grand  nombre  de  mor- 
ceaux récents;  mais  il  en  est  beaucoup  aussi  dont  la  langue  ne 
diffère  pas  de  celle  du  Rig-Veda,  et,  à  notre  avis,  c'est  mal  juger 
de  la  nature  humaine  que  de  ne  pas  vouloir  admettre  que  des  con- 
ceptions dissemblables  peuvent  être  contemporaines.  C'est  mal 
juger  surtout  de  l'état  d'esprit  d'un  peuple  à  croyances  naturalistes, 
que  d'imaginer  une  époque  où  il  n'aurait  connu  ni  philtres,  ni 
incantations,  ni  sortilèges,  ni  pratiques  obscènes,  où  il  n'aurait 
pas  été  hanté  par  la  crainte  des  génies  malfaisants,  et  où  il  n'aurait 
pas  cherché  par  des  hommages  directs,  soit  à  les  apaiser,  soit  à 
les  détourner  contre  un  ennemi.  Or,  une  religion  qui,  comme  celle 
du  Rig-Veda,  a  ces  pratiques  à  côté  d'elle  et  qui  ne  les  emploie 
pas,  est  une  religion  morale.  Il  faut  donc  reconnaître  que  les 
Hymnes  témoignent  d'une  moralité  élevée  et  compréhensive  et 
que,  en  s'efforçant  d'être  «  sans  reproche  devant  Aditi  et  les  Adi- 
tyas2  »,  les  chantres  védiques  s'imposent  d'autres  devoirs  encore 
que  de  multiplier  les  offrandes  et  d'observer  ponctuellement  les 
rites.  Mais  il  faut  avouer  aussi  que  cette  observation  est  pour  eux 
un  point  capital,  et  que  leur  religion  est  avant  tout  ritualiste. 
L'homme  pieux  par  excellence  est  celui  qui  fait  couler  beaucoup 
de  soma  et  dont  les  mains  sont  toujours  pleines  de  beurre  ;  le 
réprouvé  est  celui  qui  se  montre  avare  envers  les  dieux  :  le  culte 
est  le  premier  devoir3. 

Ce  culte  se  réduit  à  deux  sortes  d'actes,  l'offrande  et  la  prière. 
Il  n'est   encore  question  ni  de  récitation   dévote    de  textes  sa- 

1.  Par  exemple,  RV.,  X,  145;  159. 

2.  RV.,  I,  24,  15. 

3.  RV.,  VIII,  31. 


42  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

crés^ni  de  vœux  proprement  dits,  ni  de  pratiques  ascétiques,  bien 
que  le  mot  tapas,  proprement  chaleur,  soit  déjà  employé  en  quel- 
ques endroits  avec  la  signification  spéciale  de  mortification  2  (dans 
l'Atharva-Veda,  ce  sens  est  devenu  courant),  et  qu'on  connaisse 
le  Muni,  le  visionnaire  extatique  qui  laisse  pousser  ses  cheveux 
et  va  tout  nu  ou  à  peine  enveloppé  de  quelques  haillons  de  cou- 
leur rougeâtre  (plus  tard  la  couleur  favorite  des  ascètes  et  aussi 
celle  des  moines  bouddhistes).  On  le  tient  pour  être  en  commerce 
intime  avec  les  dieux  et,  dans  un  hymne,  le  soleil  est  célébré  sous 
la  figure  d'un  Muni3.  Mais  le  vrai  service  des  dieux  est  le  sacri- 
fice accompagné  d'invocations.  Ces  invocations,  nous  les  avons 
encore  en  partie  :  la  très  grande  majorité  des  Hymnes  n'est  pas 
autre  chose,  et  nous  avons  déjà  dit  en  quoi  cette  liturgie  différait 
de  celle  qui  fut  adoptée  plus  tard  et  qui  est  restée  en  usage  jusqu'à 
nos  jours.  Quant  au  sacrifice  lui-même,  nous  savons  peu  de  choses 
sur  la  façon  dont  il  se  célébrait.  Probablement,  le  cérémonial  se 
rapprochait  déjà  beaucoup  de  celui  de  l'âge  suivant,  car  un  certain 
nombre  des  pratiques  prescrites  dans  les  écrits  rituels,  et  parfois 
de  très  particulières,  paraissent  être  indo-iraniennes.  Il  y  en  avait 
de  différentes  sortes,  depuis  la  simple  offrande  jusqu'aux  grandes 
fêtes  religieuses.  Ces  dernières  étaient  fort  compliquées  :  elles 
exigeaient  des  apprêts  considérables  et  un  nombreux  personnel  de 
prêtres,  de  chantres  et  d'officiants.  Les  offrandes  étaient  jetées 
dans  le  feu,  qui  les  portait  au  ciel,  chez  les  dieux.  Elles  consis- 
taient en  beurre  fondu,  en  lait  caillé,  en  brouets  et  en  gâteaux  de 
riz,  et  en  soma  mêlé  avec  de  l'eau  ou  du  lait.  Cette  dernière  sorte 
d'offrandes,  les  dieux,  Indra  surtout,  étaient  censés  venir  eux- 
mêmes  les  boire  dans  la  cuve  placée  sur  une  litière  d'herbe  devant 
le  foyer.  Pour  les  libations  du  moins,  l'acte  d'oblation  se  répétait 
trois  fois  par  jour,  aux  trois  savanas  du  matin,  de  midi  et  du  soir. 
On  immolait  aussi  des  victimes,  notamment  le  cheval,  dont  le  sacri- 
fice, YAçvamedha,  est  décrit  au  long4.  L'offrande  du  cheval  était 
précédée  de  celle  d'un  bouc  immolé  à  Pûshan5.  Un  bouc  servant 
de  victime  funèbre  était  aussi  consumé  sur  le  bûcher  avec  le  cadavre 

1.  Au  contraire,  on  attache  un  grand  prix  à  la  «  nouveauté  »  des  hymnes.  Il  y 
avait  cependant  des  formules,  des  solemnia  verba  :  RV.,  I,  164,  39  ;  X,  114,  8;  VII,  101, 
1  ;  IX,  3,  33  ;  50,  2  ;  etc. 

2.  RV.,  X,  154,2;  169,  2. 

3.  RV.,  VIII,  17,  14  ;X,  136. 

4.  RV.,  I,  162  ;  163  ;  12-13. 

5.  RV.,  I,  162,  2-3. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  43 

du  mort.  C'était  la  part  d'Agni,  qui  était  censé  s'en  repaître  et 
n'envelopper  ensuite  le  défunt  que  de  flammes  saintes  et  sans  dou- 
leur1. On  sacrifiait  en  outre  à  Indra  et  à  Agni  des  taureaux,  des 
buffles,  des  vaches,  des  béliers2.  Pûshan  fait  rôtir  quelque  part 
cent  buffles  pour  Indra  ;  Agni  lui  en  rôtit  trois  cents3. 

Mais  si  nous  n'avons  qu'une  connaissance  très  imparfaite  des 
actes  du  sacrifice,  nous  savons  mieux  quelles  idées  on  y  attachait. 
Au  sens  le  plus  grossier,  le  sacrifice  est  un  marché  :  l'homme  a 
besoin  de  choses  que  le  dieu  possède,  de  pluie,  de  lumière,  de  cha- 
leur, de  santé  ;  le  dieu  a  faim  et  recherche  les  offrandes  de  l'homme. 
Départ  et  d'autre,  on  donne  et  on  reçoit4.  Pour  n'être  formulée 
nulle  part,  cette  conception  ne  ressort  pas  moins  d'une  infinité 
d'aveux  et  de  traits  naïvement  matériels  5.  Au  sens  religieux,  le 
sacrifice  est  un  acte  d'amour  et  de  reconnaissance  envers  les  dieux, 
par  lequel  l'homme  leur  rend  grâce  de  leurs  bienfaits  et  espère  en 
obtenir  d'autres  dans  l'avenir,  soit  en  cette  vie,  soit  après  la  mort. 
Mais  d'aucune  façon  ce  n'est  un  simple  acte  d'offrande.  Sacrifier, 
c'est  en  outre  mettre  en  mouvement,  c'est  engendrer  deux  divi- 
nités de  premier  ordre,  les  deux  principes  de  vie  par  excellence, 
Agni  et  Soma.  Dans  la  conscience  du  fidèle,  le  sacrifice  est  donc 
un  acte  très  complexe  ;  mais  avant  tout  c'est  un  mystère,  une  inter- 
vention directe  dans  les  phénomènes  de  la  nature  et  la  condition 
même  du  cours  normal  des  choses.  S'il  cessait  un  instant  d'être 
offert,  les  dieux  cesseraient  de  faire  pleuvoir,  de  ramener  à  heure 
fixe  l'aurore  et  le  soleil,  de  faire  naître  et  mûrir  les  moissons, 
parce  qu'ils  ne  le  voudraient  plus  faire  et  aussi,  comme  on  les  en 
soupçonne  parfois,  parce  qu'ils  ne  le  pourraient  plus6.  Et  comme  il 

1.  RV.,  X,  16,  4. 

2.  RV.,  V,  27,  5  ;  X,  86,  14  ;  91,  14.  On  tuait  des  vaches  aux  noces,  X,  85,  13. 

3.  RV.,  VI,  17,  11  ;  V,  29,  7;  I,  116, 16,  il  est  dit  que  Rijrâçva  immola  100  béliers  à 
la  Vrikî,  à  la  Louve. 

4.  Les  formules  liturgiques  sont  parfois  très  nettes  à  cet  égard  ;  par  exemple, 
ïaitt.  Samh.,  VI,  4,  5,  6  :  «  Veut-il  faire  du  mal  (à  un  ennemi)?  Qu'il  dise  (à  Sûrya): 
Frappe  un  tel;  ensuite  je  te  ferai  l'offrande.  Et  (Sùrya)  désirant  obtenir  l'offrande,  le 
frappe.  »  Cf.  encore  cette  formule  adressée  à  la  cuiller  des  libations:  «  Remplie,  ô 
cuiller,  vole  là-bas  ;  bien  remplie,  revole  vers  nous  !  Comme  à  prix  débattu,  faisons 
échange  de  la  force  et  de  la  vigueur,  ô  Indra!  Donne-moi,  je  te  donne;  apporte-moi, 
le  t'apporte.  »  Taitt.  Samh.,  I,  8,  4,  1. 

5.  Cf.  par  exemple  les  nombreux  passages  où  il  est  parlé  de  l'appétit  d'Indra,  de 
sa  joie  à  se  remplir  le  ventre  :  RV.,  II,  11,  11  ;  VIII,  4,  10  ;  77,  4  ;  78,  7  ;  X,  86,  13-15. 
La  notion  de  la  vie  immatérielle  des  dieux,  notamment  qu'ils  ne  boivent  ni  ne  man- 
gent (cf.  Chândogya-Up.,III,  6,  1  ss.),  est  étrangère  aux  Hymnes. 

6.  L'idée   que   c'est    dans   l'offrande    que   les   dieux  puisent  leur  force    revient    à 


44  LES    RELIGIONS   DE    L'INDE 

en  est  aujourd'hui,  il  en  a  été  hier,  et  ainsi  de  suite  en  remontant 
jusqu'aux  premiers  jours.  De  là  les  mythes  qui  font  du  sacrifice 
le  premier  acte  cosmogonique.  C'est  en  sacrifiant,  on  ne  dit  pas  à 
qui,  que  les  dieux  ont  tiré  le  monde  du  chaos,  de  môme  que  c'est 
en  sacrifiant  que  l'homme  l'empêche  d'y  retomber,  et  le  démem- 
brement du  géant  primitif,  du  Purusha,  dont  le  crâne  a  formé  le 
ciel  et  dont  les  membres  ont  formé  la  terre,  est  devenu  dans  l'Inde 
le  premier  sacrifice1.  Il  y  a  plus  :  les  dieux  étant  inséparables  du 
monde,  le  sacrifice  a  dû  les  précéder.  De  là  le  mythe  bizarre  de 
l'Etre  suprême  s'immolant  lui-même  pour  produire  tout  ce  qui 
existe2.  Placé  ainsi  à  l'origine  de  toutes  choses  et  considéré  dans 
la  durée  comme  le  point  vital  de  toutes  les  fonctions  de  la  nature, 
le  sacrifice  est  devenu  le  centre  d'un  vaste  symbolisme  :  l'éclair  et 
le  soleil  sont  la  flamme  sacrée,  le  tonnerre  est  l'hymne,  les  pluies 
et  les  rivières  sont  les  libations,  les  dieux  et  les  apparitions 
célestes  sont  les  prêtres  et  réciproquement.  L'acte  cérémonial  lui- 
même,  avec  sa  belle  ordonnance,  est  identifié  avec  le  rita,  l'ordre 
du  monde,  et  dans  l'autel  on  voit  la  «  matrice  du  rita  »,  le  ciel 
mystique  d'où  Varuna  et  les  grands  dieux  veillent  sur  l'univers . 
Toutes  ces  notions  et  bien  d'autres  encore  se  mêlent  si  bien  dans 
les  Hymnes,  jouent  si  bien  les  unes  dans  les  autres,  qu'il  est  sou- 
vent impossible  de  dire  en  quel  sens  il  faut  prendre  les  expressions 


chaque  pas  dans  les  Hymnes:  II,  15,  2;  X,  52,  5;  6,7;  121,  7;  etc.  Dans  l'Atharva- 
A^eda,  XI,  7,  l'Ucchishta,  le  reste  de  l'offrande  (rien  de  l'offrande  ne  doit  se  perdre,  et 
le  prêtre  seul  a  le  droit  de  manger  ce  qui  en  reste)  est  déclaré  le  premier  principe 
de  toutes  choses.  Cf.  Bhagavad-Gitâ,  III,  11-16  :  «  Faites  par  le  sacrifice  prospérer  les 
dieux,  et  les  dieux  vous  feront  prospérer...  De  la  nourriture  viennent  les  êtres,  de  la 
pluie  vient  la  nourriture,  du  sacrifice  vient  la  pluie...  Celui  qui  ne  contribue  pas  à 
faire  tourner  cette  roue  est  indigne  de  vivre.  »  Il  est  dit  de  même  dans  Manu,  III, 
75-76  :  «  Par  le  sacrifice,  le  maître  de  maison  soutient  ce  monde  mobile  et  immo- 
bile. Jetée  dans  le  feu,  l'offrande  va  dans  le  soleil  ;  du  soleil  naît  la  pluie  ;  de  la 
pluie,  la  nourriture  ;  de  celle-ci  naissent  les  créatures.  »  Le  même  passage  se  retrouve 
Maitri-Up.,  VI,  37.  L'imagerie  allégorique  si  commune  dans  la  littérature  à  partir 
des  Upanishads,  dans  laquelle  la  production  universelle  et  la  vie  sont  comparées  aux 
séries  des  sacrifices  ou  des  libations,  est  en  rapport  avec  le  même  ordre  d'idées. 
Chând.  Up.,  III,  16,  17;  V,  4-8;  Brih.  Âr.  Up.,  VI,  2,9-14;  VI,  4,3.  Il  y  a  là  une 
sorte  de  seconde  religion,  une  religion  de  Vopus  operatum  devenu  opus  operans,  une 
sorte  de  panthéisme  ritualiste,  dans  lequel  les  personnalités  divines  ne  remplissent 
qu'un  rôle  subordonné,  et  qui,  depuis  l'époque  des  Hymnes,  a  profondément  affecté 
les  consciences.  Pour  les  renseignements,  quant  à  ce  côté  des  croyances  religieuses 
du  Veda,  nous  renvoyons  particulièrement  à  l'ouvrage  d'A.  Bergaigne,  déjà  cité,  la 
Religion  védique  d'après  les  Hymnes  du  Rig-Veda. 

1.  RV.,  X,  90;  130. 

2.  RV.,  X,  81. 


RELIGIONS    VÉDIQUES  45 

qui  les  représentent.  Et  comme  il  en  est  du  rite,  ainsi  en  est-il  de 
l'invocation,  de  la  formule,  de  la  prière.  C'est  la  parole  qui  précise 
l'acte,  qui  en  détermine  l'objet  et  lui  assigne  en  quelque  sorte  sa 
direction.  Elle  est  ou  en  elle  est  l'énergie  cachée  qui  le  rend  effi- 
cace. Cette  énergie  est  le  brahman,  proprement  la  croissance, 
l'invigoration,  mot  fameux  entre  tous  et  dont  l'histoire  est  en  quel- 
que sorte  celle  même  de  la  théologie  hindoue.  Dans  les  Hymnes, 
brahman  est  très  souvent  le  nom  même  de  la  prière  et,  en  ce  sens, 
il  peut  prendre  le  pluriel,  mais  sans  jamais  perdre  sa  signification 
de  force,  d'énergie  subtile  et  en  quelque  sorte  magique.  Ame  du 
sacrifice,  la  notion  qu'on  s'en  forme  a  naturellement  grandi  avec 
celle  du  sacrifice  même.  Il  est  l'œuvre  des  dieux,  c'est  par  lui  qu'ils 
agissent,  c'est  par  lui  aussi  qu'ils  sont  nés  et  que  s'est  formé  le 
monde  ^  Ce  qui  étonne  dans  ces  théories,  ce  sont  moins  les  notions 
elles-mêmes  que  la  prodigieuse  élaboration  qu'elles  ont  subie,  et 
cela  dès  les  temps  les  plus  reculés.  Car  ici,  on  ne  saurait  en  douter, 
nous  sommes  en  présence  d'idées  contemporaines  des  plus  vieux 
chants,  tant  elles  pénètrent  toutes  les  parties  du  recueil.  A  elles 
seules,  au  besoin,  elles  témoigneraient  combien  cette  poésie  est 
profondément  sacerdotale,  et  elles  auraient  du  faire  réfléchir  ceux 
qui  ont  voulu  n'y  voir  que  l'œuvre  de  pasteurs  primitifs  célébrant 
leurs  dieux  tout  en  menant  paître  leurs  troupeaux. 

1.  RV.,  X,  130;  Ath.  V.,  XI,  5,  5.  Cf.   RV.,   VI,  51,  8,  et  les  mythes   de  Vâc  et  de 
Brahmanaspati.  La  prière  a  été  engendrée  dans  le  ciel.  RV.,  III,  39,  2. 


II 

BRAHMANISME 


RITUEL 


Extension  graduelle  et  caractère  général  de  la  religion  consignée  dans  l'Atharva- 
Veda,  le  Yajur-Veda  et  les  Bràhmanas.  Changements  opérés  dans  le  panthéon. 
Changements  plus  grands  survenus  dans  l'esprit  et  dans  les  institutions.  Le  brah- 
mane membre  d'une  caste;  formation  d'une  langue  et  d'une  littérature  sacrées. 
Le  brahmacarya  et  les  écoles  brahmaniques,  formalisme  :  les  dieux  s'effacent  der- 
rière les  rites.  —  Esquisse  du  culte  d'après  les  Brâhmanas  et  les  Sûtras  :  Rituel 
grihya  ;  l'ancienne  Smriti  et  le  Dharma.  Rituel  çrauta  ;  ishti  et  somayâga.  Carac- 
tère aristocratique  de  ce  culte,  coûteux  et  sanglant.  Sacrifice  animal  ;  sacrifice 
humain.  L'anumarana  ou  suicide  de  la  veuve.  La  religion  officielle  des  brahmanes 
n'a  connu  ni  images,  ni  sanctuaires.  Malgré  son  esprit  d'exclusivisme,  elle  se  pro- 
page parmi  des  races  étrangères,  dans  le  Dékhan  et  jusqu'aux  îles  de  l'archipel 
Indien  :  le  Veda  à  Bali. 


L'aire  géographique  des  Hymnes  s'étend  de  la  vallée  du  Caboul 
au  cours  du  Gange  et  peut-être  au  delà  ;  mais  leur  véritable  pays, 
celui  sur  lequel  ils  fournissent  le  plus  de  données,  est  encore  le 
Penjâb1.  Dans  la  période  suivante,  à  laquelle  nous  sommes  arrivés, 

I.  Les  limites  sont  :  à  l'ouest,  la  Kubhâ  (RV.,  53,  9  ;  X,  75,  6),  le  Kw^v  des  Grecs, 
la  rivière  de  Caboul  et  ses  affluents,  et  les  Gandhàris  (1, 126,  7),  un  peuple  de  la  vallée; 
la  Rasa,  qui  correspond  au  nom  zend  de  l'Iaxarte,  parait  être  mythique  dans  le  Rig- 
Veda  (Aufrecht,  Morgenl.  Gesellsch.,  XI11,  498)  ;  à  l'est,  la  Sarayû  (IV,  30,  18  ;  V,  53, 
9),  le  Gogra  moderne,  et  le  peuple  des  Kikatas  (III,  53,  14-)  dans  le  Bihâr.  Les  auteurs 
des  Hymnes  avaient  connaissance  de  la  mer.  Pour  la  géographie  des  Vedas,  consulter 
Vivien  de  Saint-Martin  (Études  sur  la  géographie  du  Veda,  1859)  ;  Lassen  (Indische  Al- 
terthumskunde,   I,  643    sq.,  2*    éd.,   1867)  ;  A.   Ludwig  (Die  Nachrichten  des   Ftig- und 


48  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

nous  voyons  les  religions  védiques  continuer  leur  marche  vers  l'est 
et  prendre  possession  des  vastes  et  riches  plaines  de  l'Ilindoustan. 
Dès  l'époque  des  Brâhmanas,  leur  centre  n'est  plus  dans  le  bassin 
de  l' Indus,  dont  les  populations  ont  au  contraire  mauvaise  réputa- 
tion1, mais  sur  la  Sarasvatî,  dans  le  Doâb  entre  la  Jumnâ  et  le 
Gange,  et  même  plus  à  l'est  sur  la  Gomati  et  le  Gogra.  A  l'est  et 
au  sud  elles  sont  arrivées  en  contact  avec  les  populations  qui 
habitent  les  bords  de  la  mer  orientale  et  l'autre  versant  des  monts 
Vindhyas  2.  Ge  déplacement  exerça  une  influence  considérable  sur 
leur  organisation.  Le  sacerdoce  se  constitua  d'une  façon  plus 
rigoureuse.  Un  fait  d'ailleurs  ne  tarda  pas  à  se  produire  qui  devint 
décisif  pour  leur  destinée  :  le  langage  des  vieux  chants  cessa  peu 
à  peu  d'être  compris.  Dès  l'époque  des  Brâhmanas  il  était  devenu 
inintelligible  à  la  foule  et  obscur  même  pour  les  prêtres3.  Il  y  eut 
donc  une  langue  sacrée  et,  au  sens  étroit,  des  textes  sacrés  aux- 
quels il  devint  de  plus  en  plus  difficile  et  finalement  impossible 
d'ajouter  quelque  chose.  Dès  ce  moment  ces  religions  se  trouvè- 
rent jusqu'à  un  certain  point  fixées.  Elles  seront  sans  doute  encore 
susceptibles  de  se  modifier  en  bien  des  points,  de  se  compliquer 
surtout  ;  mais  en  somme  elles  seront  réduites  à  vivre  sur  le  vieux 
fonds  ;  elles  ne  pourront  plus  se  plier  à  de  grosses  nouveautés  et 
les  changements  inévitables  qu'amènera  le  temps,  se  feront  de  plus 
en  plus  en  dehors  d'elles  et  par  conséquent  contre  elles. 

Et,  en  effet,  malgré  une  infinité  de  modifications  de  détail,  la 
théologie  de  PAtharva-Veda,  du  Yajur-Veda  et  des  Brâhmanas 
n'est  pas  au  fond  bien  différente  de  celle  des  Hymnes.  Le  panthéon 
s'est  accru  il  est  vrai  d'un  certain  nombre  de  figures  secondaires  : 
Soma-Candramas  (Lunus),   les  Nakshatras   ou  Constellations4, 

Atharva-Veda  ùber  Géographie,  Geschichte,  Verfassung  des  alten  Indien,  1878)  ;  H.  Zimmer 
(Altindisches  Leben;  die  Cultur  der  Vedischen  Aryer  nach  den  Samhitâ  dargestellt,  1879, 
ch.i). 

1.  Çatap.  Br..  IX,  3,  1,  18. 

2.  Ath.  V.,  V,  22,  14;  Aitar.  Br.,  Vil,  18,  2;  VIII,  22,  1. 

3.  A  partir  de  ce  moment  nous  trouvons  des  prescriptions  visant  au  maintien  de  la 
pureté  de  la  langue  parmi  les  brahmanes:  Çatap.  Br.,  III,  2,  1,  24.  La  langue  des 
Brâhmanas  est  déjà  à  peu  près  le  sanscrit  classique  et  diffère  plus  de  la  langue  des 
Hymnes  que  le  latin  de  Lucrèce  ne  diffère  de  celui  des  Douze  Tables.  Il  est  manifeste 
à  chaque  pas,  de  leur  exégèse  même  et  de  leurs  essais  d'étymologie,  que  les  auteurs 
de  ces  traités  ne  comprennent  qu'imparfaitement  ces  vieux  hymnes.  Nous  ne  devons 
pas,  pourtant,  insister  par  trop  sur  ce  dernier  argument;  au  fond  il  y  a  plus  de  fan- 
taisie que  de  réelle  ignorance  dans  ces  interprétations. 

4.  Cf.  A.  Weber,   Die  Vedischen  Nachrichten   von  den   Naxatra,   2*    partie,  dans  les 
Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin,  1861,  p.  267  sq. 


BRAHMANISME  49 

les  Chandas  ou  Mètres  védiques i  paraissent  pour  la  première 
fois  ou  passent  à  un  rôle  plus  actif.  En  même  temps  la  porte  a 
été  largement  ouverte  à  une  foule  de  personnifications  allégo- 
riques, de  génies,  de  démons,  de  lutins  de  toute  forme  et  de  toute 
provenance2,  qui,  pour  être  inconnus  aux  Hymnes,  ne  sont  pas 
tous  nécessairement  de  création  nouvelle.  D'autre  part  quelques 
vieilles  représentations  mythiques  qui  font  encore  grande  figure 
dans  le  Rig-Veda,  sont  en  train  de  s'effacer.  Mais  le  cercle  des 
grandes  divinités  est  resté  sensiblement  le  même,  bien  que  nous 
observions  parmi  elles  une  organisation  plus  systématique  et  que 
plusieurs  d'entre  elles  soient  en  voie  de  se  transformer.  Prajâpati 
est  maintenant  leur  chef  incontesté,  et  la  conception  d'une  triade 
Agni,  Vâyu,  Sûrya,  le  feu,  l'air,  le  soleil  totalisant  les  divines 
énergies  —  conception  que  nous  retrouverons  dans  la  suite  du 
développement  —  s'affirme  plus  fréquemment.  En  même  temps  le 
formalisme  qui  prévaut  dans  ces  écrits  tend  à  multiplier  le  nombre 
des  dieux  par  la  personnification  de  leurs  attributs.  Ainsi  Agni 
Vratapati  n'est  pas  tout  à  fait  le  même  personnage  qu'Agni  Anna- 
pati,  qu'Agni  Annavat,  qu'Agni  Annâda  ;  et  ceux-ci  à  leur  tour 
diffèrent  d'Agni  Kâma,  d'Agni  Kshâmavat,  d'Agni  Yavishtha,  etc. 
Soma  s'est  définitivement  confondu  avec  la  lune  ;  il  est  l'époux  des 
Nakshatras,  les  constellations  du  zodiaque  lunaire3.  Yama  est  tou- 
jours encore  le  roi  des  Pitris,  mais  il  n'est  plus  aussi  étroitement 
uni  à  la  vie  bienheureuse  :  l'homme  pieux  espère  aller  au  svarga 
qui  est  plutôt  le  ciel  d'Indra  et  des  dieux  en  général4.  Quant  au 

1.  Cf.,  parmi  d'autres,  le  beau  mythe  de  la  Gâyatrî,  allant,  sous  la  forme  d'un 
faucon,  ravir  le  soma  du  troisième  ciel:  Taitt.  Samh.,  VI,  1,  6,  1-5;  Taitt.  Br.,  III, 
2,  1,  1  ;  Aitar.  Br.,  III,  25-28.  Comparer  Taitt.  Samh.,  Il,  4,  3,  1.  A.  Weber  a  réuni  la 
plupart  des  spéculations  des  Brâhmanas  relatives  aux  Chandas  dans  son  mémoire, 
Vedische  Angaben  iiber  Metrik,  dans  les  lnd.  Stud.,  VIII. 

2.  Cf.  l'énumération  développée  des  esprits  et  des  lutins  dans  l'Ath.-Veda,  VIII,  6, 
et  le  grand  nombre  d'exorcismes  en  rapport  avec  les  maladies  considérées  comme 
des  possessions  ;  comme,  par  exemple,  Ath.-Veda,  IX,  8  ;  en  particulier  pour  Yakshma 
et  Takman  (cf.  V.  Grohmann, Medicinisches  aus  dem  Atharva-Veda,  dans  lnd.  Stud.,  IX, 
p.  381  sq.).  Comparer  aussi  la  prière  contre  les  démons  qui  attaquent  l'enfance  dans 
Pâraskara  Grih.  S.,  I,  16,  23,  24. 

3.  Taitt.  Samh.,  II,  3,  5,  1-3;  comparer  II,  5,  6,  4.  Dans  le  Rig-Veda  il  est  l'époux 
de  Sûryâ,  X,  35,  9.  Comparer  Ait.  Br.,  IV,  7,  1. 

4.  Le  fruit  ordinaire  promis  au  sacrifice  dans  les  Brâhmanas  est  l'obtention  du 
svarga,  le  ciel  ou  la  salokatâ,  la  communauté  de  séjour  avec  tel  ou  tel  dieu.  La 
mémoire  de  l'ancien  séjour  des  bienheureux  chez  Yama  n'est  cependant  pas  complè- 
tement oubliée.  Cf.  la  description  de  son  palais,  Mahâbhàrata,  II,  311  sq.  Il  y  a  dans 
les  Upanishads  des  descriptions  très  détaillées  des  différents  mondes  des  bienheureux  : 
Brihadâr.  Up.,  IV,  3,  31;  Taitt.  Up.,  II,  8,  et  spécialement  Kaushit.  Up.,  I,  3-5. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  4 


*>0  LES    RELIGION*  S    DE    L'INDE 

méchant,  il   ira  dans  l'enfer  où  l'attendent  des  supplices  longue- 
ment décrits,  ou  bien  il  renaîtra   dans   quelque   condition   misé- 
rable, la  métempsycose  apparaissant  ainsi   sous  la  forme  d'une 
expiation1.  Asura,  le  vieux  nom  des  puissances  divines,  n'est  plus 
employé  qu'en  mauvaise  part.   Les  Asuras   sont  maintenant  les 
démons2,  et  leur  lutte  avec  les  dieux  en  général,  qui  est  un  des 
lieux  communs  des   Brâhmanas,  ne  rappelle  plus  que  de  loin  les 
batailles  célestes  chantées  dans  les  Hymnes.  Aditi  est  identifiée  le 
plus   souvent  avec  la  Terre.   Aditya  est  un  nom  du  soleil  et  les 
Âdityas,  dont  le  nombre  commence  à  être  fixé  à  douze,  sont  défi- 
nitivement des  personnifications  solaires.  Varuna  passe  à  l'état  de 
dieu  nocturne,  hostile  et  cruel,  et  son  empire  se  confond  déjà  avec 
celui  des  eaux3.  En  général  les  dieux  tendent  à  devenir  tels  qu'ils 
resteront  dans  la  poésie  épique.  Mais  ces  spécialisations  qui,  dans 
un  âge  plus  ergoteur  que  poétique,  étaient  la  conséquence  forcée  du 
vague  des  conceptions  antérieures  et  qui  d'ailleurs  ont  toutes  des 
points  d'attache  dans  les  Hymnes,  sont  loin  d'être  maintenues  d'une 
façon  constante,  et  la  tendance  contraire,  un  syncrétisme  effréné, 
est  tout  aussi  fréquente  dans  ces  écrits.  La  nouveauté  de  cet  ordre 
la  plus  grave  et  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir  plus  tard,  ce  sont 
quelques  légendes  et  quelques  morceaux  consignés  surtout  dans  le 
Yajur-Veda  et  qui  supposent  un  état  déjà  avancé  de  la  religion  çivaïte. 
Mais,  si  la  théologie  des  religions  védiques   n'a  pas  beaucoup 
varié,  il  est  survenu  par  contre  de  grands  changements  dans  l'orga- 
nisation et  dans  l'esprit  même  de  ces  religions.  Nous  avons  déjà 
insisté  sur  le  caractère  sacerdotal  des  Hymnes  :  il  est  visible  que  les 
fonctions  de  prêtre  constituaient  dès  lors  une  profession  et  qu'elles 
étaient  héréditaires,  sans  qu'il  soit  possible  de  dire  jusqu'à  quel 
point  cette  hérédité  était  rigoureuse 4.  Dans  la  période  dont  il  s'agit 

1.  Cf.  A.  Weber,  Eine  Légende  des  Çalapatha-Brâhmana  iiber  die  strafende  Vergeltung 
nach  dem  Tode,  Zeitsch.  der  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  IX,  p.  237.  La  même 
légende,  d'après  le  Jaiminîya-Brâhmana,  a  été  publiée  par  M.  Burnell,  A  Legend  from 
the  Talavakâra  Brâhmana  ofthe  Sâma-Veda,  Mangalorc,  1878. 

2.  Taitt.  Samh.,  I,  5,  9,  2;  Ait.  Br.,  IV,  5,  1,  les  représente  comme  les  puissances  de 
l'obscurité  ou  de  la  nuit. 

8.  Ath.  V.,  XIII,  8,  13  ;  VII,  83,  1  ;  Taitt.  Samh.,  II,  1,  7,  3  ;  II,  1,  9,  3  ;  III,  4,  5,  1  ; 
VI,  6,  3,  1-4  ;  Taitt.  Br.,  I,  6,  5,  6  ;  Çànkhây.  Br.  ap.  Ind.  Stud.,  IX,  358. 

4.  Cf.  J.  Muir,  On  the  Relations  of  the  Priests  to  the  other  classes  oflndian  Society  in 
the  Vedic  âge,  ap.  Journal  of  the  Roy.  Asiatic  Society,  new  séries,  t.  II  ;  H.  Kern, 
Indische  Theorieen  over  de  Standenverdeeling,  1871  ;  et  H.  Zimmer,  Altindisches  Leben, 
p.  194  sq.  ;  seulement  cet  auteur,  comme  la  majorité  des  savants  allemands,  envisage 
un  peu  trop  la  question  à  travers  les  idées  modernes  de  Culturkampf. 


BRAHMANISME  51 

maintenant,  le  doute  n'est  plus  permis.  Le  brahmane,  l'homme  de 
la  prière  et  de  la  science  théologique,  est  membre  d'une  caste1. 
Par  une  vertu  secrète  qui  n'est  transmissible  que  par  le  sang,  il 
a  seul  qualité  pour  célébrer  des  rites  efficaces,  et  il  n'y  a  plus 
qu'un  fort  petit  nombre  d'actes  du  culte  qu'il  n'ait  pas  attirés  à  lui. 
Celui  pour  qui  il  officie,  devient  un  assistant  de  plus  en  plus  passif, 
peu  capable  en  général  de  comprendre  ce  qui  se  dit  et  se  fait  en  sa 
présence  et  à  son  bénéfice.  Mais  le  rôle  personnel  du  brahmane 
lui-même  est  réduit  à  un  minimum.  Il  ne  fait  plus  la  prière,  il  la 
récite.  Pour  animer  par  la  parole  des  rites  fixés  d'avance,  il  n'a 
plus  que  des  formules  toutes  faites.  L'inspiration,  l'élan  individuel 
n'ont  plus  de  place  dans  ce  culte  et  les  sources  vives  de  la  piété  y 
semblent  taries.  Savoir  est  devenu  l'unique  et  grande  affaire  : 
savoir  le  brahman,  c'est-à-dire  les  textes  sacrés,  leur  emploi  et 
les  explications  secrètes  qu'on  s'en  transmet;  savoir  les  rites  avec 
leur  signification  cachée  et  mystique2.  L'objet  de  ce  savoir,  les 
rites  aussi  bien  que  les  textes,  sont  conçus  comme  préexistants  et 
représentés  tantôt  comme  éternels,  tantôt  comme  la  première  pro- 
duction de  Prajâpati.  De  ceux  qui,  hommes  ou  dieux,  les  emploient 
pour  la  première  fois,  il  est  dit  qu'ils  les  «voient3  ».  La  révéla- 
tion est  ainsi  conçue  non  pas  comme  ayant  eu  lieu  en  une  fois,  mais 
comme  une  série  de  faits  successifs.  Il  n'y  avait  donc  pas  a  priori 
d'obstacles  à  l'introduction  de  rites  nouveaux  et,  en  effet,  le  céré- 
monial, ainsi  que  les  spéculations  dont  il  était  l'objet,  ne  cessa  pas 
de  croître  et  de  se  compliquer,  jusqu'au  jour  où,  les  esprits  se  por- 
tant décidément  d'un  autre  côté,  il  toucha  au  terme  passé  lequel 
il  ne  pouvait  plus  que  s'appauvrir.  Jusqu'à  un  certain  point  il  en 
fut  de  même  de  la  liturgie.  Mais  ici  les  changements  profonds  sur- 
venus dans  la  langue  opposèrent  de  meilleure  heure  une  barrière 

1.  Cf.  A.  Weber,  Collectanea  iiber  die  Kastenverhàltnisse  in  den  Brâhmana  und  den 
Sâtra,  ap.  Ind.  Studien,  t.  X.  La  théorie  des  quatre  castes,  Brahmanes,  Kshatriyas, 
Vaiçyas  et  Çûdras,  issues  respectivement  de  la  bouche,  des  bras,  des  cuisses  et  des 
pieds  de  Brahmâ,  est  déjà  formulée  dans  l'hymne  du  Purusha,  Rig-Veda,  X,  90,  11, 
12. 

2.  Toute  indication  dans  les  Brâhmanas  est  invariablement  suivie  de  la  phrase  : 
«  Tel  ou  tel  avantage  écherra  à  celui  qui  sait  ainsi.  »  Ces  secrets  consistent  souvent  en 
étymologies  bizarres;  car  «  les  dieux  aiment  ce  qui  est  impénétrable  ».  Aitar.  Br., 
III,  33,  6.  Gopatha-Br.,  I,  1  ;  etc. 

3.  D'où  l'étymologie  qui  dérive  de  la  racine  driç,  voir,  le  mot  rishi.  Ce  mot,  de  la 
signification  générale  de  poète  ou  de  chanteur  inspiré  qu'il  a  dans  les  Hymnes,  en 
vint  à  prendre  le  sens  spécial  de  prophète  ou  de  voyant  d'un  texte  révélé.  Cette  éty- 
mologie  est  plus  ancienne  que  Yâska,  qui  la  rapporte.  Nirukta,  II,  11. 


T.2  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

aux  innovations.  Parmi  les  causes  qui  ont  contribué  à  enrayer  ces 
religions  et  à  les  réduire  à  cette  forme  que  nous  désignons  par  le 
nom  de  brahmanisme,  une  des  plus  puissantes  a  été  ainsi  une 
cause  linguistique  *. 

L'acquisition  de  cette  science  compliquée  exigeait  un  enseigne- 
ment approprié.  Et,  en  effet,  l'éducation  brahmanique,  le  brahma- 
cary  a,  est  dès  lors  organisée2.  L'instruction  n'est  plus  seulement 
affaire  de  tradition  domestique.  Les  étudiants  vont  au  loin  s'atta- 
cher à  des  docteurs  en  renom3,  et  ces  habitudes  itinérantes  ne 
durent  pas  peu  contribuer  à  donner  aux  brahmanes  le  sentiment 
qu'ils  formaient  une  unité  au  milieu  des  petites  peuplades  en  les- 
quelles l'Inde  aryenne  était  alors  divisée.  Cet  apprentissage,  qui 
était  en  môme  temps  un  noviciat  moral,  était  fort  long,  car  la 
science,  disait-on,  est  infinie4.  Indra  lui-même  s'y  était  soumis 
pendant  une  centaine  d'années  auprès  de  Prajâpati5.  Gomme  il 
n'était  pas  donné  à  tous  de  tout  embrasser,  les  diverses  catégories 
de  prêtres  eurent  leur  enseignement  particulier.  Dans  ces  écoles 
ou parishads  se  constituèrent  les  recueils  védiques,  le  Sâma-Veda 
destiné  aux  chantres,  le  Yajur-Veda  plus  spécialement  approprié 
aux  adhvaryus  ou  sacrificateurs,  le  Rig-Veda  et  l'Atharva-Veda 
d'une  affectation  moins  spéciale,  mais  indispensables  surtout  aux 
invocateurs  et  au  surveillant  des  rites,  les  hotris  et  le  brahman. 
De  là  enfin  et  surtout  sortirent  les  Brâhmanas  qui  plus  tard 
devaient  à  leur  tour  être  tenus  pour  révélés. 

Ces  derniers  écrits  nous  ont  conservé  une  image  fidèle  de  l'es 
prit  qui  régnait  dans  ces  écoles,  esprit,  il  faut  l'avouer,  singuliè- 
rement formaliste  et  terre  à  terre.  On  y  discutait  beaucoup  et  les 
polémiques  y  étaient  parfois  fort  vives  ;  mais  toute  cette  activité 
se  dépensait  en  subtilités  et  en  minuties.  De  théologie  proprement 
dite  il  est  fort  peu  question  dans  les  Brâhmanas  ;  nul  effort  n'y 
est  fait  pour  constituer  rien  qui  ressemble  à  une  orthodoxie  dog- 
matique. Tous  ces  hommes  constamment  occupés  du  service  des 

1.  Les  théories  hindoues  sur  l'origine,  sur  l'inspiration  et  sur  l'autorité  du  Veda 
sont  recueillies  et  discutées  dans  le  t.  III  des  Original  Sanskrit  Texts  de  M.  J.  Muir, 
2e  éd.,  186>.  Rig-Veda,  X,  90,  9,  les  ries,  les  sâmans,  les  chandas  et  les  yajus  sont 
produits  par  le  sacrifice  du  Purusha. 

2.  Cf.  Ath.  V.,  XI,  5,  où  le  soleil  organisant  le  monde  sous  la  direction  du  Dieu 
suprême,  est  décrit  comme  un  brahmacârin  aux  ordres  de  l'âcârya. 

3.  Brihadâranyaka-Up.,  III,  7. 

4.  Cf.  la  légende  de  Bharadvâja,  Taitt.  Br.,  III,  10,  11,  3-5. 

5.  Chândogya-Up.,  VIII,  11,  3. 


BRAHMANISME  53 

dieux,  ne  semblent  pas  se  douter  qu'il  puisse  y  avoir  sur  les  dieux 
des  opinions  autorisées  ou  condamnables.  Parfois  même  ils  ont  à 
peine  l'air  de  croire  à  leur  existence,  tant  les  identifications  qu'ils 
se  permettent  à  leur  sujet  paraissent  mesquines  et  fantaisistes,  par 
exemple  celle  de  Vishnu  avec  le  sacrifice,  ou  celle  de  Prajâpati, 
le  dieu  suprême,  avec  l'année1.  A  côté  de   ce  symbolisme  outré, 
il  y  a  aussi  une  forte  tendance  évhémériste.  En  général  on  cher- 
cherait en  vain  dans  la  partie  rituelle  de  ces  écrits  l'élévation  et 
la  délicatesse   du  sentiment  religieux  que  nous  avons  constatées 
dans  les  Hymnes.  Une  sorte  de  cynisme  professionnel  s'y  étale 
lourdement.  Parfois  les  dieux  sont  représentés  comme  des  êtres 
indifférents  à  toute  notion  morale,  et  on  raconte  sans  broncher  sur 
leur  compte  les  histoires  les  plus  scabreuses,  telles  que  l'inceste 
multiple  de  Prajâpati  avec  sa  fille, les  fraudes  employées  par  Indra 
contre  ses  ennemis,  etc.2.  Les  rites  sont  aussi  mis  au  service  de 
desseins  coupables,  et  on  va  même  jusqu'à  enseigner  froidement 
comment,  à  l'aide  de  tel  petit  changement,  le  prêtre  peut  opérer 
la  destruction  de  celui   qui  l'emploie  et  qui  le  paie3.  En  d'autres 
endroits,  il  est  vrai, on  le  lui  défend  et  même  sous  peine  de  mort4. 
Ce  serait  exagérer  toutefois,  que  de  conclure  immédiatement  de  là 
à  un  abaissement  général  et  progressif  des  esprits  et  des  con- 
sciences. En  réalité  les  esprits  n'étaient  pas  tombés  si  bas  qu'il 
semblerait  de  prime   abord,  comme  nous  pourrons  nous  en  con- 
vaincre quand  nous   examinerons  les  doctrines  spéculatives   qui 
s'agitaient  dans  quelques-unes  du  moins  de  ces  écoles,  et,  d'autre 
part,   la  collection   assez  riche  de  préceptes  que  renferme  cette 
littérature  malgré  sa  sécheresse  habituelle,  ainsi  que  les  notions 
plus  complètes  d'une  justice  rétributive  après  la  mort  qui  s'y  affir- 
ment, montrent  que  le  code  moral,  loin  de  s'appauvrir,  était  devenu 
au  contraire  plus  précis  et  plus   compréhensif.   En    jugeant  les 

1.  Taitt.  Samh.,  I,  7,  4,  4  ;  Taitt.  Br.,  I,  6,  2,  2,  etc.  ;  Ait.  Br.,  I,  1,  14.  Cf.  encore 
l'aveu  que  la  notion  de  Prajâpati  est  obscure,  confuse  :  Taitt.  Br.,  I,  3,  4,  4  ;  I,  3,  8, 
6  ;  I,  8,  5,  6  ;  et  des  déclarations  telles  que  :  «  Agni  est  tous  les  dieux...  les  Eaux 
sont  tous  les  dieux.»  Taitt.  Samh.,  11,6,  8,  3;  Taitt.  Br.,  III,  2,  4,  3. 

2.  Brihadâr.  Up.,  I,  3,  1-4  ;  la  même  histoire,  mais  avec  l'expression  d'un  blâme, 
Çatap.  Br.,  I,  7,  4,1-4;  Ait.  Br.,  III,  33,  1-3.  Dans  le  Rig-Veda,  le  mythe  est  ano- 
nyme :  X,  61,  4-7  ;  31,  6-10. 

3.  Taitt.  Samh.,  I,  6,  10,  4  ;  Aitar.  Br.,  I,  25,  13  ;  II,  32,  4  ;  III,  3,  2-9  ;  III,  7,  8- 
10  ;  etc.  Pour  prévenir  tout  méfait  semblable,  il  y  a  une  cérémonie  particulière,  le 
Tânunaptra,  par  laquelle  tous  les  participants  d'un  sacrifice  se  constituent  solidairen 
les  uns  des  autres  :  Taitt.  Samh.,  I,  2,  10,  2,  et  VI,  2,  2,  1-4  ;  Aitar.  Br.,  I,  24,  4-8. 

4.  Aitar.  Br.,  Il,  21,  2;  II,  28,  3  ;  III,  7,  7. 


54  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Brâhmanas,  il  faut  tenir  compte  de  la  faiblesse  de  style  qui  est 
propre  à  ces  écrits,  de  la  maladresse  de  cette  prose  naissante  à 
exprimer  les  nuances  de  la  pensée  ;  il  faut  surtout  ne  pas  perdre 
de  vue  leur  caractère  ésotérique  et  strictement  professionnel. 

L'objet  principal,  on  peut  dire  l'objet  unique  de  ces  livres,  est 
en  effet  le  culte.  Les  rites  sont  ici  les  véritables  dieux,  ou  du  moins 
leur  ensemble  constitue  une  sorte  de  puissance  indépendante  et 
supérieure,  devant  laquelle  les  personnalités  divines  s'effacent  et 
qui  tient  à  peu  près  la  place  réservée  dans  d'autres  systèmes  à  la 
destinée.  L'ancienne  croyance  déjà  relevée  dans  les  Hymnes,  que 
le  sacrifice  est  la  condition  du  cours  régulier  des  choses,  se  retrouve 
ici  à  l'état  de  lieu  commun  et  parfois  avec  d'incroyables  détails. 
Si  les  dieux  sont  immortels,  s'ils  sont  allés  au  ciel,  s'ils  l'ont  con- 
quis sur  leurs  aînés  les  Asuras,  c'est  qu'au  moment  décisif  ils 
«  ont  vu  »  tel  mantra  ou  telle  combinaison  rituelle1.  De  menues 
dispositions  du  cérémonial  sont  cause  que  le  soleil  se  lève  à  l'Orient 
et  se  couche  du  côté  opposé,  que  les  rivières  coulent  dans  un  sens 
plutôt  que  dans  un  autre,  que  le  vent  dominant  souffle  du  nord- 
ouest,  que  les  moissons  mûrissent  plus  vite  au  sud2.  H  y  a  des 
raisons  toutes  semblables  pour  expliquer  pourquoi  les  arbres  coupés 
repoussent  de  leur  souche,  pourquoi  les  animaux  naissent  avec 
des  os,  pourquoi  le  crâne  a  huit  ou  neuf  sutures,  pourquoi  on 
expose  les  filles  tandis  qu'on  élève  les  garçons,  pourquoi  les 
femmes  préfèrent  les  hommes  d'un  caractère  gai3,  etc.,  sans  qu'il 
soit  toujours  facile  de  faire  dans  ces  étranges  réflexions  la  part  de 
la  plaisanterie.  L'efficacité  du  rite,  il  va  sans  dire,  soit  pour  le 
bien,  soit  pour  le  mal,  est  essentiellement  magique;  elle  réside 
dans  le  rite  même.  Aussi  est-il  beaucoup  plus  question  de  l'exacte 
observance  des  pratiques  et  de  la  suffisance  du  prêtre  que  de  la 
moralité  du  fidèle.  La  moindre  erreur  dans  une  formule  peut 
devenir  mortelle,  et  dans  un  petit  nombre  de  cas  seulement  l'acte 
est  déclaré  valable  malgré  l'incapacité  de  l'officiant4,  tandis  qu'au 
fidèle  on  ne  demande  que  deux  choses,  croire  à  l'efficacité  du  rite, 
et  être  en  état  de  pureté  légale.  Ce  n'est  qu'assez  tard,  dans  les 

1.  Taitt.  Samh.,  VI,  3,  10,  2  ;  VI,  2,  5,  3-4  ;  VII,  4,  2,  1  ;  I,  5,  9,  2,  3;  Aitar.  Br., 
II,  1,  1  ;  etc. 

2.  Aitar.  Br.,  I,  7,  6-12. 

3.  Taitt.  Samh.,  II,  5,  1,  4  ;  VI,  3,  3,  3  ;  cf.  Ath.  V.,  VIII,  10,  18  ;  Taitt.  Samh., 
VI,  1,  7,  1;  Taitt.  Br.,  III,  2,  7,  3-4;  Taitt.  Samh.,  VI,  2,  1,  4;  VI,  5,  10,3;  VI,  1, 
6,  6. 

4.  Aitar.  Br.,  II,  2,  18  ;  III,  11,  4-16  ;  I,  16,  40  ;  II,  17,  6. 


BRAHMANISME  •>•> 

Sûtras,  qu'apparaît  la  doctrine  nettement  formulée  que,  pour 
obtenir  le  fruit  du  sacrifice,  notamment  le  fruit  par  excellence, 
qui  est  d'aller  au  ciel,  il  faut  en  outre  pratiquer  les  vertus  morales1. 
Il  ne  saurait  être  question  ici  de  décrire,  même  d'une  façon 
toute  sommaire,  ce  culte  qui,  tel  qu'il  est  transmis  dans  les  Brâh- 
manas  et  dans  les  manuels  plus  récents  intitulés  Sûtras  ~,  constitue 

1.  Cf.  par  exemple  la  classification  des  péchés  et  des  vertus,  Apastamba  Dharma-S., 
I,  20,  l-l,  23,  6.  Cf.  Gautama,  VIII,  22-25. 

2.  Ces  Sûtras  sont  de  deux  sortes  :  1°  Kalpa  ou  Çrauta-Sûtras,  «  S.  qui  traitent  du 
rituel  établi  par  la  Çruti,  par  le  Veda  »;  ils  ne  s'occupent  que  des  cérémonies  décrites 
dans  les  Brâhmanas,  auxquels  ils  se  rattachent  étroitement.  —  2*  Smârta-Sâtras,  «  S.  qui 
traitent  des  observances  établies  par  la  Smriti,  par  la  tradition  »  ;  ils  se  divisent  eux- 
mêmes  en  Grihya-Sûtras,  «  S.  réglant  le  rituel  domestique  »,  et  en  Dharma-Sûlras, 
«  S.  relatifs  au  droit  et  à  la  coutume  ».  De  cette  littérature  il  y  a  de  publié: 

1"  Çrauta-Sùtras  :  ceux  d'Âç valâyana  (Rig-Veda),  texte  et  commentaire  dans  la  Bi- 
bliotheca  lndica  ;  —  de  Lâtyâyana  (Sàma-V'eda),  texte  et  commentaire,  ibid.  ;  —  de 
Kâtyâyana  (Yajus  Blanc),  dans  l'édition  du  Yajus  Blanc  de  M.  VVeber  ;  —  le  Vaitâna- 
Sûtra  (Atharva-Veda),  texte  et  traduction  allemande  par  M.  B.  Garbe,  1878.  —  M.  Max 
Mùller  a  traduit  et  commenté  la  section  finale  des  Çrauta-Sûtras  d'Apastamba  (Yajus 
Noir)  dans  la  Zeitsch.  d.  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  IX,  p.  43  et  R.  Garbe  a  fait 
de  même  pour  la  quinzième  section,  ibid.,  vol.  XXXIV,  p.  319.  Un  fac-similé  d'un 
long  fragment  du  Çrauta-Sûtra  des  Mânavas  (une  autre  école  du  Yajus  noir)  a  été 
publié,  avec  le  commentaire  du  fameux  docteur  mimâmsiste,  Kum.îrilabhatta,  par 
Th.  Goldstûcker,  1861. —  Les  deux  dernières  sections  du  Kauçika-S.  (Atharva-Veda; 
pourrait  être  aussi  bien  rangé  dans  la  classe  suivante)  ont  été  publiées,  traduites  et 
commentées  par  M.  A.  Weberdans  les  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin,  1858,  p.  344. 
—  Enfin  M.  G.  Thibaut  a  publié  et  traduit  dans  le  Pandit  (n°"  108-120  et  nouv.  série, 
t.  I)la  partie  des  Çrauta-S.  de  Baudhdyana  (Yajus  Noir)  relative  à  la  structure  de 
l'autel,  le  Çulva-Sûtra,  et  il  a  repris  le  même  sujet,  en  rapprochant  les  textes  de 
Baudhàyana,  d'Apastamba  et  de  Kâtyâyana,  dans  le  Journal  of  the  Asiatic  Societv  of 
Bengal,  t.  XLIV,  p.  227. 

2°  Grihya-Sûtras  :  ceux  d'Açvalâyana,  texte  et  commentaire  dans  la  Bibliotheca 
lndica.  Le  même,  texte  et  traduction  allemande  par  F.  Stenzler,  1864  ;  —  de  Gobh'da 
(Sâma-Veda),  texte  et  commentaire  dans  la  Bibliotheca  lndica  ;  —  de  Pâraskara 
(Yajus  Blanc),  texte  et  traduction  allemande  par  F.  Stenzler,  1876-1878  ;  —  de 
Çânkhâyana  (Rig-Veda),  texte  et  traduction  allemande,  par  IL  Oldenberg,  dans  les  In- 
dische  Studien,  t.  XV. 

3*  Dharma-Sûtras  :  ceux  d'Apastamba,  texte  et  extraits  du  commentaire,  par 
G.  Bùhler,  Bombay,  1868-1871  ;  —  de  Gautama,  texte  seul  par  F.  Stenzler,  1876.  Ces 
deux  recueils  de  Siitras  viennent  d'être  traduits  et  commentés  par  G.  Bùhler, 
The  Sacred  Laws  of  the  Aryas  :  Apastamba  and  Gautama,  1879,  et  forment  le  second 
volume  des  Sacred  Books  of  the  East,  qui  se  publient  sous  la  direction  de  Max 
Mûller.  Gautama  fait  aussi  partie  d'un  recueil  indigène  de  vingt-six  codes  de  lois, 
intitulé  Dharmaçâstrasamgraha,  et  réimprimé  à  Calcutta  en  1876.  —  Le  même  recueil 
contient  une  édition  peu  critique  du  Dharma-Sûtra  de  Vasishtha  (publié  également  à 
Bombay  avec  commentaire,  1878),  et  un  autre  de  la  Vishnu-Smriti,  qui  est  le  Dharma-S. 
de  l'école  Kâthaka  du  Yajus  noir.  Pour  ce  dernier  recueil  cf.  la  monographie  de 
.T.  Jolly  (qui  contient  aussi  des  informations  sur  le  Grihya-S.  des  Kâthakas  récem- 
ment retrouvé  au  Cachemir  par  G.  Bùhler)  :  Das  Dharmasùtra  des  Vishnu  und  das  ivù- 
thakagrihyasâtra,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de  Munich  en   1879.   Le  même 


56  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

probablement  l'ensemble  rituel  le  plus  vaste  et  le  plus  compliqué 
que  les  hommes  aient  jamais  élaboré.  Il  faut  cependant  essayer  de 
s'y  orienter  une  fois  pour  toutes.  Le  culte  brahmanique  comprend, 
outre  les  grands  sacrifices,  les  seuls  dont  il  soit  question  dans  les 
Brâhmanas,  un  certain  nombre  de  rites  que  ces  écrits  ne  mention- 
nent qu'accidentellement,  mais  qui  nous  ont  été  conservés  dans  des 
Sûtras  particuliers  sous  le  nom  de  rites  domestiques.  Il  ne  fau- 
drait pas,  toutefois,  voir  dans  ces  derniers  rites  un  culte  domes- 
tique en  tant  qu'opposé  à  un  culte  public.  Le  brahmanisme  ne 
connaît  pas  de  culte  public  :  chacun  de  ses  actes,  en  règle  géné- 
rale, est  individuel  et  se  fait  au  profit  d'un  yajamâna  (dans  cer- 
tains cas  exceptionnels  il  y  en  a  plusieurs),  c'est-à-dire  d'un  per- 
sonnage qui  en  supporte  les  frais.  Au  yajamâna  n'est  strictement 
associé  que  sa  femme,  ou  la  première  de  ses  femmes  s'il  en  a  plu- 
sieurs (la  femme  n'a  pas  de  culte  propre),  et  ce  n'est  qu'indirecte- 
ment, au  moyen  de  certaines  modifications  accessoires,  que  le 
bénéfice  du  rite  est  étendu  au  reste  de  sa  famille,  aux  gens  de  sa 
maison  ou  à  sa  clientèle1.  En  réalité  il  ne  s'agit  pas  là  de  deux 
cultes,  mais  de  deux  rituels  différents.  Un  certain  nombre  d'actes, 
tels  que  l'établissement  et  l'entretien  du  feu  sacré,  l'offrande  jour- 
nalière à  faire  dans  ce  feu,  d'autres  encore  sont  communs  à  l'un 
et  à  l'autre  rituel  ;  mais  sous  leur  forme  domestique  ils  sont  plus 
simples,  ils  peuvent  se  faire  avec  moins  d'apprêts  et  avec  un  con- 
cours moins  nombreux  de  prêtres,  notamment  ils  peuvent  s'accom- 
plir au  moyen  d'un  seul  foyer,  tandis  que  les  actes  célébrés  selon 
le  rituel  développé  en  exigent  au  moins  trois.  On  peut  considérer 
les  rites  domestiques  comme  le  minimum  de  pratiques  incombant 
à  un  chef  de  famille  respectable  et  pieux,  particulièrement  à  un 
brahmane.  Ce  sont  aussi  les  seuls  en  somme  que  les  brahmanes 
qui  se  piquent  de  fidélité  à  leurs  vieux  usages,  observent  en  partie 
encore  de  nos  jours.  Ils  comprennent  :  1°  les  pratiques  sacra- 
mentelles2 que  le  père  accomplit  ou,  s'il  n'est  pas  un  brahmane, 

savant  a  publié  depuis  une  traduction  complète  de  la  Vishnu-Smriti  :  The  Institutes  of 
Vishnu,  translated,  1880,  formant  le  volume  VII  des  Sacred  Books  of  the  East. 

1.  Cf.  par  exemple  Aitar.  Br.,  1,  30,  27-28. 

2.  Les  Samskâras.  On  énumère  ces  cérémonies  de  façons  variées.  Gautama,  qui  com- 
prend sous  cette  dénomination  une  liste  complète  de  tous  les  actes  religieux  en  compte 
40  (VIII,  14-21).  Comparer  Manu,  II,  27,28.  Mais  on  ne  désigne  usuellement  ainsi  que 
les  dix  cérémonies  de  purification  qui  incombent  à  tout  Hindou  de  bonne  caste.  1.  Gar- 
bhâdhâna,  le  rite  qui  assure  la  conception;  2.  Pumsavana,  qui  a  pour  objet  de  mûrir  le 
fœtus  dans  le  sein  de  la  mère  et  d'amener  la  naissance  d'un  enfant  mâle  ;  3.  Sîmanton- 


BRAHMANISME  57 

fait  accomplir  pour  ses  enfants,  depuis  le  jour  de  la  conception 
jusqu'à  celui  où  l'enfant,  si  c'est  un  garçon,  passe  sous  l'autorité 
d'un  maître;  2°  l'initiation,  par  laquelle  l'adolescent  reçoit  de  son 
maître  ou  guru,  avec  le  cordon  sacré,  la  communication  des  prin- 
cipaux mantras,  notamment  du  fameux  verset  de  l&Sâvitri1.  A 
partir  de  ce  moment,  qui  est  considéré  comme  sa  naissance  spiri- 
tuelle, il  est  dvija,  c'est-à-dire  deux  fois  né,  et  responsable  de  ses 
actes2.  L'initiation  est  obligatoire  pour  tous  les  hommes  libres3. 
Celui  qui  s'y  soustrait  tombe,  lui  et  sa  race,  dans  la  condition 
de  vratya  ou patita,  de  déchu,  d'excommunié4.  En  principe  elle 
doit  être  suivie  d'un  noviciat  plus  ou  moins  long,  consacré  à 
l'acquisition  du  Veda5;  mais  il  est  évident  que  les  brahmanes 
seuls  avaient  intérêt  à  faire  de  véritables  études  théologiques  ; 
3°  les  obligations  incombant  au  maître  de  maison  :  l'établisse- 
ment du  foyer   domestique,  les  rites  du  mariage,  les    offrandes 

nayana,  l'acte  rituel  qui  consiste  à  partager  les  cheveux  sur  la  tête  de  la  mère  pendant 
la  grossesse  ;  4.  Jâtakarman,  cérémonie  au  moment  de  la  naissance  :  avant  de  couper 
le  cordon  ombilical  on  fait  goûter  au  nouveau-né,  avec  une  cuiller  d'or,  du  miel  et  du 
beurre  clarifié  ;  5.  Nâmakarana,  cérémonie  pour  donner  le  nom  ;  6.  Nishkramana, 
quand  pour  la  première  fois  on  sort  l'enfant  pour  lui  montrer  le  soleil  ou  la  lune  ; 

7.  Annaprâçana,  quand  pour  la   première  fois  on  lui  donne   du  riz  pour  nourriture  ; 

8.  Cûdâkarman,  la  tonsure,  quand  on  ne  lui  laisse  qu'une  touffe  de  cheveux  sur  le  som- 
met de  la  tête;  9.  Upanayana,  l'initiation;  10.  Vivàha,  le  mariage.  A  cette  liste  on 
ajoute  quelquefois  le  Keçânta  ou  Godâna,  quand  on  célèbre  le  jour  où  pour  la  pre- 
mière fois  le  jeune  homme  rase  sa  barbe  ;  et  le  Pretakarman,  les  obsèques.  Les 
Samskâras  sont  également  prescrits  aux  femmes  mais  sans  les  mantras  et  à  l'excep- 
tion de  l'initiation  à  laquelle,  en  leur  cas,  le  mariage  est  substitué.  Manu,  II,  66,  67  ; 
Yâjnav.,  I,  13. 

1.  Ce  mantra,  qui  doit  être  répété  plusieurs  fois  par  jour,  est  d'ordinaire  (car  il  y 
en  a  plusieurs)  le  verset  à  Savitri,  FLV.,  III,  62,  10. 

2.  Gautama,  II,  1-6. 

3.  Âçvalày.  Gri.  S.,  I,  19,  8-9;  Pàraskara  Gri.  S.,  II,  5,  38-43;  Âpastamba  Dh.  S.,  I, 
1,  23;  I,  2,  10;  Manu,  II,  38-40;  168. 11  n'y  a  pas  d'initiation  pour  les  femmes,  ni  pour 
les  Çûdras,  ni  à  fortiori  pour  les  degrés  inférieurs. 

4.  Manu,  X,  20;  43;  Apastamba,  Dh.  S.,  I,  1,  23;  I,  2,  10,  où  nous  trouvons  indi- 
quées,en  même  temps,  les  conditions  de  réhabilitation.  Comparer  Manu,  XI,  191,  192; 
Yâjùav.,  I,  38.  Le  rite  d'excommunication  est  décrit  Gautama,  XX;  Manu,  XI,  182, 
188  ;  Yâjnav.,  III,  295-297.  L'excommunié  est  considéré  comme  mort  à  la  fois  civile- 
ment et  religieusement.  Tant  que  la  réhabilitation  n'intervient  pas,  il  est  assimilé  aux 
membres  des  plus  basses  castes  avec  cette  seule  différence  qu'il  y  a  une  limite  à  sa 
dégradation,  tandis  que  l'impureté  de  caste  est  indélébile  dans  l'individu  lui-même  et 
ses  descendants  mâles.  Dans  la  lignée  féminine,  au  cours  d'une  succession  ininter- 
rompue de  mariages  avec  des  hommes  de  naissance  supérieure,  la  caste  gagne  un 
degré  de  noblesse  à  la  fin  de  la  septième  génération.  Apast.  Dh.  S.,  II,  11,  10;  Gau- 
tama, IV,  22;  Manu,  X,  64-65;  Yâjnav.,  I,  96. 

5.  Âçvalây.  Gri.,  S.,  I,  22,  3;  Pârask.  Gri.  S.,  II,  5,  13-15;  Âpast.  Dh.  S.,  I,  2,  12-16; 
Manu,  III,  1. 


58  LES   RELIGIONS   DE   L'INDE 

journalières  aux  dieux  et  aux  ancêtres,  les  formalités  ;»  observer 
envers  les  hôtes  et  les  brahmanes,  la  récitation  quotidienne  des 
textes  sacrés  ou  du  moins  de  certaines  prières,  des  cérémonies  de 
diverse  sorte  qui  revenaient  à  jour  fixe,  les  rites  des  funérailles 
et  les  offrandes  funèbres  (çrâddha)  considérées  comme  une  dette 
qui  passe  d'une  génération  à  l'autre  et  du  payement  de  laquelle 
dépend  le  bonheur  des  morts  dans  l'autre  vie1,  enfin  un  grand 
nombre  d'actes  votifs  ou  expiatoires  et  de  cérémonies  occasion- 
nelles. Ces  pratiques  embrassent  la  vie  entière  du  fidèle,  à  moins 
qu'aux  approches  du  déclin,  observateur  d'une  coutume  plus  rigide, 
il  n'abandonne  sa  maison  et  ses  affaires  à  ses  fils  et  que,  renon- 
çant désormais  aux  œuvres,  il  ne  se  retire  dans  la  solitude  pour 
s'y  préparer  à  la  mort.  Les  Sûtras  qui  nous  ont  conservé  les  détails 
de  ce  culte,  ne  sont  pas  de  simples  traités  rituels.  Leur  objet  est 
le  dharma,  le  devoir  dans  un  sens  plus  large,  et  leurs  préceptes 
comprennent  la  coutume,  le  droit  et  la  morale.  On  y  trouve  notam- 
ment une  théorie  et  une  classification  déjà  très  complète  des  péchés. 
C'est  dans  cette  législation,  qui  constitue  la  vieille  Smriti,  l'usage 
traditionnel,  et  d'où  sortirent  plus  tard  les  Dharmaçâst ras  ou  codes 
de  lois,  tels  que  celui  de  Manu,  que  le  brahmanisme  apparaît  le 
plus  à  son  avantage  et,  si  on  veut  le  juger  avec  équité,  il  importe 
de  ne  pas  oublier  tout  ce  qu'il  a  déposé  là  de  morale  saine,  solide 
et  pratique2.  Le  symbolisme  très  ancien  et  toujours  ingénieux  et 
significatif  qui  entoure  la  plupart  de  ces  usages,  est  parfois  d'une 
grande  beauté.  De  l'ensemble  se  dégage  l'image  d'une  vie  à  la  fois 
grave  et  aimable,  un  peu  hérissée  d'observances  et  de  pratiques, 
mais  utilement  active,  nullement  morose  et  ennemie  de  la  joie3. 
Tout  aussi  obligatoires  en  théorie,  mais  d'une  observation  sans 
doute  plus  restreinte  dans  la  pratique,  sont  les  actes  du  rituel 

1.  En  général,  ce  bonheur  dépend  des  bonnes  œuvres  de  leurs  descendants.  L'idée 
que  le  mort  participe  au  punya  ou  au  papa,  c'est-à-dire  au  mérite  ou  au  démérite  des 
vivants,  a  été  de  bonne  heure  familière  à  l'Inde.  Cf.,  par  exemple,  Gautama,  XV,  22  ; 
Manu,  III,  150.  Presque  tous  les  actes  légaux  de  donation  contiennent  la  formule  que  la 
donation  est  faite  «  pour  augmenter  le  punya  du  donateur  et  celui  de  ses  père  et  mère  ». 

2.  Le  code  de  Manu,  qui  est  une  sorte  de  résumé  de  la  Smriti,  contient  toute  une 
encyclopédie  morale. 

3.  De  ce  rituel,  les  cérémonies  des  funérailles,  celles  du  mariage  et  celles  des  of- 
frandes aux  Mânes  ont  été  l'objet  de  trois  monographies  très  complètes  :  Max 
Mùller,  Die  Todtenbeslattung  bei  den  Brahmanen,  ap.  Zeitschr.  d.  D.  Morgerd.  Ge- 
sellsch.,  t.  IX  ;  —  E.  Haas,  Die  Heiralhsgebraùche  der  alten  lnder  nach  den  Grihyasâtra, 
avec  additions  par  M.  A.  Weber,  ap.  Ind.  Studien,  t.  V  ;  —  0.  Donner,  Pindapi- 
triyajna,  das  Manenopfer  mit  Klossen  bei  den  Indern,  1870. 


BRAHMANISME  5U 

développé  qui  exigent  au  moins  trois  feux  sacrés  '.  L'établissement 
de  ces  feux,  qui  coïncide  avec  la  fin  du  noviciat,  constitue  à  lui  seul 
une  cérémonie  de  premier  ordre,  minutieusement  décrite  dans  les 
Brâhmanas  et  dont  certains  détails  se  répètent  ensuite  comme 
parties  intégrantes  à  toutes  les  cérémonies  ultérieures.  Celles-ci 
sont  ou  des  ishtis  caractérisées  par  des  offrandes  de  gâteaux,  de 
brouets,  de  graines,  de  beurre,  de  lait,  de  miel,  etc.,  ou  dessomayà- 
gas  dans  lesquels,  à  la  plupart  des  offrandes  précédentes,  vient 
s'ajouter  celle  du  soma.  Des  ishtis,  l'une  est  journalière,  Yagni- 
kotra,  qui  se  célèbre  matin  et  soir.  Les  autres  reviennent  à  des 
époques  fixes,  telles  que  les  jours  de  nouvelle  et  de  pleine  lune,  le 
commencement  de  chacune  des  trois  saisons,  la  rentrée  des  deux 
moissons  du  printemps  et  de  l'automne.  Quant  aux  sacrifices  du 
soma,  il  est  de  règle  d'en  célébrer  un  au  moins  dans  le  cours  de 
chaque  année.  Le  vâjapeya,  ou  breuvage  de  force,  le  râjasûya,  ou 
sacre  royal,  Yaçvamedha  ou  sacrifice  du  cheval,  qui  sont  les  sacri- 
fices princiers  par  excellence,  sont  des  somayâgas.  L'offrande  du 
soma,  qui  revient  à  chaque  pas  dans  les  Hymnes,  est  ainsi  devenu 
le  fait  exceptionnel.  C'est  que  de  toutes  les  offrandes,  c'est  la  plus 
coûteuse.  Parfois  le  rite  du  soma  proprement  dit,  sans  les  céré- 
monies préliminaires  et  finales,  ne  dure  qu'un  jour,  mais  d'ordi- 
naire il  en  faut  plusieurs.  Quand  il  en  prend  plus  de  douze,  c'est 
un  sattra  ou  session.  H  y  a  des  sattras  de  plusieurs  mois,  d'une 
année  entière,  de  plusieurs  années  ;  en  théorie,  il  y  en  a  qui  durent 
un  millier  d'années.  Mais,  courtes  ou  longues,  ces  cérémonies 
exigent  des  préparatifs  laborieux  et  entraînent  des  frais  considé- 
rables. A  chaque  fois  il  faut  apprêter  à  nouveau  l'emplacement  où 
elles  se  célèbrent,  avec  sa  double  enceinte,  ses  divers  hangars  et 
son  autel  de  briques  d'une  structure  extrêmement  compliquée2.  Il 
faut  tenir  table  ouverte  pour  les  brahmanes,  faire  des  aumônes, 
organiser  parfois  des  jeux,  notamment  des  courses  de  chars3,  et 


1.  M.  A.  Weber  a  entrepris  une  exposition  générale  du  rituel  çrauta  en  prenant 
pour  base  le  Kâtyâyana-S.,  dans  les  lndische  Studien,  t.  X  et  XIII.  B.  Lindner  a  fait 
une  étude  spéciale  de  la  cérémonie  de  consécration  qui  forme  l'introduction  de 
chaque  somayâga  :  Die  Dîkshâ  oder  Weihe  fur  das  Somaopfer,  1878.  L'auteur,  avec  une 
attention  particulière,  s'est  attaché  à  retrouver  la  signification  et  la  forme  originales 
du  rite.  Une  monographie  soigneusement  élaborée  et  consacrée  à  une  autre  céré- 
monie du  même  rituel,  le  Darçapûrnamâsa,  vient  d'être  publiée,  par  A.  Hillebrandt: 
Das  Altindische  Neu-  und  Vollmondsopfer  in  seiner  einfachsten  Form,  1880. 

2.  Cf.  G.  Thibaut,  On  the  Çulvasûtras,  ap.  J.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  XLIV. 

3.  Cf.  Taitt.  Br.,  I,  3,  «. 


60  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

distribuer  à  titre  de  daJcshinà  ou  de  salaire,  des  dons  en  bétail,  en 
or,  en  vêtements,  en  nourriture,  entre  un  personnel  nombreux:  de 
prêtres  et  d'assistants.  Les  autres  rites  d'ailleurs  exigent  égale- 
ment la  présentation  d'une  dakshinâ,  mais  d'ordinaire  elle  est  plus 
faible.  En  général,  le  culte  officiel  du  brahmanisme  est  un  culte 
aristocratique  :  il  ne  convient  qu'aux  chefs,  aux  hommes  riches  et 
puissants.  Le  rituel  domestique  lui-même,  pour  être  observé  dans 
toutes  ses  prescriptions,  suppose  pour  le  moins  l'aisance. 

Tous  ces  sacrifices  sont,  ou  bien  obligatoires  soit  à  époque 
fixe,  soit  à  certaines  occasions,  ou  bien  volontaires,  c'est-à-dire 
institués  au  gré  du  fidèle  pour  l'obtention  de  certains  vœux  déter- 
minés. Chacun  d'eux  constitue  un  cycle  d'actes  d'une  complication 
extrême,  et,  à  faire  le  compte  de  toutes  les  variétés  signalées  dans 
les  textes,  on  en  trouverait  certainement  plus  d'un  millier1.  Tous 
ils  sont  accompagnés  de  repas  servis  à  des  brahmanes2.  Dans 
l'origine,  ils  étaient  eux-mêmes  des  repas,  et  ils  le  sont  encore 
d'une  façon  symbolique  :  chacun  des  ayants-part,  prêtres  et  yaja- 
mâna,  consomme  en  effet  une  petite  portion  détachée  des  diverses 
offrandes.  Pour  le  soma,  dont  l'usage  a  fini  par  être  réservé  aux 


1.  Il  y  a  plusieurs  classifications  des  sacrifices.  Une  des  plus  communes,  et  aussi  des 
plus  simples  est  celle  qui  est  donnée,  par  exemple,  par  Gautama,  VIII,  18-20.  1.  Les 
sept  sortes  de  Pâkayajnas,  ou  petits  sacrifices  ;  ce  sont  ceux  du  rituel  domestique  : 
Ashtaka  (le  huitième  jour  des  quatre  mois  d'hiver  d'octobre-novembre  à  janvier- 
février),  Pârvana  (les  jours  de  nouvelle  et  de  pleine  lune),  Çrâddha  (oblations  funé- 
raires), Çrâvanî,  Agrahâyanî,  Gaitri,  Açvayujî  (les  jours  de  pleine  lune  de  juillet- 
août,  de  novembre-décembre,  de  mars-avril,  et  de  septembre-octobre).  Nous  pou- 
vons ajouter  les  cinq  oblations  journalières  appelées  pompeusement  les  cinq  Ma- 
hâyajnas,  ou  grands  sacrifices  :  oblations  aux  dieux,  aux  pitris,  aux  créatures  en 
général,  aux  hommes  et  aux  rishis  (actes  de  bienfaisance,  d'hospitalité,  récitation 
des  Vedas,  ces  deux  obligations  étant  considérées  comme  yajùas,  comme  obla- 
tions). II.  Les  sept  sortes  de  Haviryajfïas  ou  ishtis  :  Agnyàdheya  (l'installation  du 
foyer  sacré),  Agnihotra  (l'oblation  journalière  dans  les  trois  feux  sacrés),  Darça- 
pûrnamâsau  (ishtis  de  la  pleine  et  de  la  nouvelle  lune),  Agrayana  (l'oblation  des 
prémices  de  la  moisson),  Câturmâsya  (au  commencement  de  chacune  des  trois  sai- 
sons), Nirûdhapaçubandha  (le  sacrifice  animal,  effectué  séparément,  et  non  comme 
une  partie  intégrante  d'une  autre  cérémonie)  et  Sautrâmani  (cérémonie  qui  est  usuelle- 
ment l'épilogue  de  certains  somayajnas).  III.  Les  sept  sortes  de  sacrifices  du  Soma  : 
AgnishUorna,  Atyagnishtoma,  Ukthya,  Shodaçin,  Vàjapeya,  Atirâtra  et  Aptoryâm*. 
Ces  derniers  ne  peuvent  être  caractérisés  en  peu  de  mots  :  nous  nous  contente- 
rons donc  de  remarquer  que  ces  noms  ne  sont  pas  tant  des  désignations  de  cérémo- 
nies proprement  dites,  que  des  normes  auxquelles  celles-ci  peuvent  plus  ou  moins 
être  rapportées.  La  même  remarque,  bien  qu'à  un  degré  moindre,  s'applique  aux 
deux  groupes  précédents.  Pour  une  exposition  détaillée,  cf.  A.  Weber  dans  les  IncL 
Stud.,  X,  p.  322  sq. 

2.  ÂpastambaDh.  S.,  II,  15,  12. 


BRAHMANISME  61 

seuls  brahmanes,  on  substitue  à  cet  effet  un  autre  liquide  dans  le 
cas  où  le  yajamâna  n'appartient  pas  à  la  caste  sacerdotale1.  Ce 
rite,  qui  constitue  une  véritable  communion  des  prêtres,  du  fidèle 
et  des  dieux,  est  de  tous  les  usages  védiques  celui  qui  a  le  mieux 
survécu,  et  nous  le  retrouverons  dans  la  plupart  des  religions 
sectaires.  Enfin,  un  grand  nombre  de  ces  sacrifices  exigent  des 
victimes  animales.  Dans  le  rituel  domestique,  l'immolation  se 
réduit  déjà,  la  plupart  du  temps,  à  un  acte  purement  symbo- 
lique; mais  dans  le  rituel  développé,  elle  est  restée  plus  long- 
temps effective.  Plusieurs  ishtis  sont  très  sanglantes.  Quant 
aux  somayâgas,  c'est  la  règle  qu'il  n'y  en  a  pas  sans  paçu, 
c'est-à-dire  sans  victime,  et  pour  quelques-uns  le  nombre  des 
victimes  est  tel  que,  s'il  fallait  prendre  les  textes  à  la  lettre, 
l'hécatombe  classique  n'aurait  été  qu'une  bagatelle  en  compa- 
raison de  ces  boucheries.  H  y  a  lieu  de  croire  toutefois  que, 
dans  ces  cas,  le  sacrifice  n'était  pas  effectué2.  Pour  quelques-uns, 


1.  Ait.  Br.,  VII,  28-32,  et  A.  Weber  dans  les  Indische  Studien,  X,  p.  62.  Il  y  a,  pour- 
tant, des  indications  contraires  (Çatup.  Br.,  V,  5,  4,  9;  dans  Weber,  ibid.,  p.  12);  et 
dans  la  poésie  épique  somapa,  «  le  buveur  de  soraa  »  est  une  épithète  courante  don- 
née aux  anciens  rois.  Nous  croyons  voir  dans  cette  prohibition  non  pas  tant  un  pri- 
vilège auquel  aurait  prétendu  la  caste  sacerdotale,  que  l'explication  à  un  point  de 
vue  brahmanique,  d'un  t'ait  très  simple,  l'abandon  dans  lequel  l'usage  du  soma  était 
tombé.  Dans  le  Rig-Veda,  bien  qu'il  y  eût  à  cette  époque  d'autres  breuvages  spiri- 
tueux en  usage,  tels  que  la  surà  (originellement,  à  ce  qu'il  semble,  une  sorte  de  cer- 
voise  ;  cf.  Atharva-Veda,  II,  26,5,  et  Taitt.  Br.,  1,  7,  6,  9),  le  soma  apparaît  comme  un 
breuvage  d'un  usage  commua  et  profane.  Dans  les  Brâhmanas,  d'autre  part,  il  semble 
être  employé  exclusivement  dans  le  service  religieux.  «  Le  soma,  est-il  dit,  est  la  nour- 
riture souveraine  des  dieux;  la  surâ,  celle  des  hommes.  »  Taitt.  Br.,  1,  3,  3,  2-3;  cf. 
aussi  les  injonctions  telles  que  Taitt.  Samh.,  II,  1,  5,  5-6.  Cette  différence  ne  serait- 
elle  pas  due  à  une  différence  survenue  dans  la  nature  du  breuvage  lui-même  ?  Il  y  a 
en  quelque  endroit  des  ouvrages  de  A.  Weber  un  passage  que  je  regrette  de  ne  pou- 
voir identifier  à  présent,  dans  lequel  il  exprime  ses  doutes  quant  à  l'identité  du  soma 
du  Rig-Veda  et  de  celui  des  temps  postérieurs.  Pour  notre  part,  il  nous  semble  dif- 
ficile de  voir  dans  le  breuvage  célébré  par  les  Hymnes  comme  délicieux,  qu'ils  décri- 
vent comme  madhu  madhumat  (miel,  mielleux)  et  de  l'emploi  immodéré  duquel  ils 
témoignent,  le  soma  des  Brâhmanas  qui  semble  avoir  réellement  été  la  détestable  li- 
queur que  Haug  a  goûtée  et  décrite  (Aitareya  Br.,  vol.  II,  p.  489).  Cette  dernière  est 
une  drogue  purgative  et  écœurante.  Çatap.  Br.,  IV,  1,  3,  6;  Taitt.  Samh.,  Il,  3,  2, 
5-7  ;  comparer  Taitt.  Br.,  I,  8,  5,  5  et  Sâyana  adlocum,  Taittirîya  Samh.,  vol  II,  p.  202, 
203,  édition  de  la  Bibliotheca  lndica.  Suivant  le  même  commentaire,  p.  406,  elle 
était  vulgairement  employée  comme  vomitif.  Cf.  sur  ce  sujet  H.  Zimmer,  Altindisches 
Leben,  p.  276,  qui  arrive  à  la  même  conclusion.  Peut-être  n'est-il  pas  hors  de  pro- 
pos de  remarquer  que  dans  la  mythologie  postérieure  ce  n'est  pas  à  Soma,  mais  à  un 
autre  dieu,  Varuna,  que  les  breuvages  spiritueux   sont  rapportés. 

2.  Déjà   dans  les  Brâhmanas  on   aperçoit  la  tendance  de  rendre  le  sacrifice  moins 
sanglant  :  cf.  lalégende  relatée  Aitar.  Br.,  II,  8  et  Çatap.  Br.,  1,2,  3,  6  (Mùller,  Ancient 


62  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

du  moins,  on  a  le;  témoignage  direct  des  textes  que  les  animaux, 
après  avoir  été  présentés  à  l'autel,  étaient  finalement  remis  en 
liberté.  En  général,  plus  les  textes  sont  jeunes,  plus  le  nombre 
des  victimes  symboliques  augmente  et  celui  des  victimes  réelles 
diminue.  Mais,  même  avec  ces  restrictions,  le  culte  brahmanique 
est  resté  longtemps  un  culte  cruel. 

Parmi  ces  victimes  appartenant  à  toutes  les  espèces  domestiques 
et  sauvages  imaginables,  il  en  est  une  qui  revient  avec  une  fré- 
quence sinistre  :  l'homme1.  Non  seulement  des  traces  du  sacrifice 
humain  se  sont  conservées  dans  la  légende  ainsi  que  dans  le  sym- 
bolisme du  rituel,  mais  ce  sacrifice  est  expressément  mentionné 
et  prescrit.  Tous  les  grands  somayâgas  exigent  en  principe  une 
ou  plusieurs  victimes  humaines,  et  l'un  d'eux  s'appelle  même  tout 
simplement  le purushamedha ,  le  sacrifice  de  l'homme.  Les  textes 
parlent  différemment  de  ces  rites.  Tantôt  ils  les  représentent 
comme  tombés  en  désuétude  (pour  l'un  d'eux  ils  nous  ont  même 
conservé  le  nom  de  celui  qui  doit  l'avoir  célébré  pour  la  dernière 
fois2),  mais  ils  les  maintiennent  en  principe  et  protestent  contre 
leur  abolition  ;  tantôt  ils  en  font  des  actes  purement  symboliques  ; 
tantôt  enfin  ils  les  décrivent  sans  autres  réflexions  comme  des 
usages  parfaitement  en  vigueur,  sans  qu'il  soit  toujours  possible 
de  ramener  ces  différences  à  une  succession  chronologique.  Il  est 
difficile  de  se  prononcer  nettement  entre  ces  témoignages  contra- 
dictoires, surtout  en  présence,  d'une  part,  du  silence  des  Hymnes 
(car  on  ne  saurait  voir  un  indice  dans  le  sacrifice  décrit  dans 
l'hymne  du  Purusha),  et,  d'autre  part,  de  la  doctrine  dès  lors 
grandissante  de  Vahimsâ  ou  du  respect  de  tout  ce  qui  a  vie.  Faut* 
il  voir  dans  ces  rites  un  héritage  de  la  barbarie  primitive,  la  sur- 
vivance d'un  de  ces  usages  que  lo  religion  des  Hymnes  réprouve  ? 
Faut-il  y  voir  une  aberration  postérieure  du  sens  religieux  ?  Ou 

Sanskrit  Literature,  p.  420,  et  A.  Weber,  Zeitsch.  d.  D.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  XVIII, 
p.  262),  d'après  laquelle  le  medha,  la  propriété  d'hostie  passe  successivement  de 
l'homme  dans  le  cheval,  du  cheval  dans  la  vache,  de  la  vache  dans  la  brebis,  de  la  bre- 
bis dans  la  chèvre,  de  la  chèvre  dans  la  terre  et  finalement  dans  l'orge  et  dans  le  riz, 
qui  contiennent  ainsi  l'essence  de  toutes  les  victimes  et  constituent  la  meilleure  des 
offrandes. 

1.  M.  A.  Weber  a  épuisé  cette  matière  dans  son  mémoire  Ueber  Menschenopfer  bei 
den  Indern  der  vedischen  Zcit,  ap.  Zeitsch.  d.  D.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  XVIII.  Cf.  aussi 
II.  H.  Wilson,  On  Human  Sacrifices  in  the  ancient  religion  of  India,  ap.  Select  Works, 
t.  II,  p.  247. 

2.  Çyâparna  Sâyakâyana,  suivant  le  Çatap.  Br.,  VI,  2,  1,  39,  fut  le  dernier  qui  con- 
sacra l'érection  de  l'autel  par  l'immolation  d'une  victime  humaine. 


BRAHMANISME  63 

môme  ne  serait-ce  là  qu'une  de  ces  exagérations  de  pure  théorie 
dont  cette  littérature  abonde,  exagération  qui  serait  née  dans  des 
cerveaux  malsains  hantés  de  l'idée  que  l'homme,  la  plus  noble  des 
créatures,  doit  être  aussi  la  plus  précieuse  des  victimes?  Les  dé- 
tails fournis  par  les  textes  sont  parfois  si  précis  que  cette  der- 
nière explication,  prise  isolément,  nous  paraît  avoir  le  moins  de 
chance  d'être  la  vraie.  Aussi,  malgré  l'extrême  faiblesse  des 
indices  contenus  dans  les  Hymnes1,  le  plus  probable  nous  paraît 
être  encore  que  l'Inde  aryenne  a  en  effet  connu  et  pratiqué  le  sa- 
crifice humain  dès  les  temps  les  plus  reculés,  mais  comme  un  rite 
exceptionnel  et  réprouvé,  et  que,  pour  faire  taire  cette  réproba- 
tion, il  n'a  pas  fallu  moins  que  le  cynisme  professionnel  qui  s'étale 
si  fréquemment  dans  les  Brâhmanas  et  dans  les  Sûtras,  et  le  demi- 
jour  discret  qui  résulte  de  leur  caractère  ésotérique2.  —  Par 
contre,,  une  coutume  non  moins  barbare,  mais  qui,  elle,  à  n'en  pas 
douter,  a  fait  jusqu'à  nos  jours  d'innombrables  victimes,  l'immo- 
lation plus  ou  moins  volontaire  de  la  veuve  sur  le  bûcher  de  son 
mari,  n'est  pas  autorisée  par  le  rituel  védique,  bien  que  certains 
traits  du  symbolisme  des  funérailles  (particulièrement  dans 
l'Atharva-Veda)  la  frisent  de  bien  près  et  la  fassent  en  quelque 
sorte  pressentir3.  Dans  l'Atharva-Veda,  on  voit  encore  que  la 
veuve  pouvait  à  certaines  conditions  se  remarier4,  ce  qui  lui  fut 
rigoureusement  interdit  par  la  suite  dans  l'usage  orthodoxe.  La 
coutume  du  suicide  de  la  sait  n'en  est  pas  moins  fort  ancienne, 
puisque  déjà  les  Grecs  d'Alexandre  la  trouvèrent  en  usage  chez 
un  peuple  au  moins  du  Penjâb5.  Le  premier  témoignage  brahma- 
nique qu'on  en  trouve  est  celui  de  la  Brihaddevatâ  qui,  peut-être, 
remonte  tout  aussi  haut.  Dans  la  poésie  épique,  il  y  en  a  de  fré- 


1.  Une  trace  plus  précise  se  rencontre  dans  l'Ath.-Veda,  XI,  2,  9,  cité  par  A.  Weber 
dans  les  Ind.  Stud.,  XIII,  p.   292.   Le  passage  entier  est  dans  le  style  des  Brâhmanas. 

2.  Le  Purushamedha  du  vieux  brahmanisme  doit  être  soigneusement  distingué  du 
sacrifice  humain  que  nous  retrouverons  plus  tard  dans  le  culte  de  Dvirgâ. 

3.  RV.,  X,  18:  Ath.-V.,  XVIII,  3,  1  ss.  On  sait  que  c'est  précisément  sur  RV.,  X,  18, 
7-8,  où  la  veuve  est  invitée  à  quitter  le  bûcher  avant  qu'on  y  mette  le  feu,  que  les 
brahmanes  se  fondaient  pour  maintenir  le  caractère  révélé  de  cet  usage.  Cf.  Gole- 
brooke,  On  the  duties  of  afaithful  Hinda  widow,  dans  les  Miscellaneous  Essays,  t.  I, 
p.  133,  éd.  Cowell  ;  et  H.  H.  Wilson,  On  the  supposed  vaidik  authority  for  the  burning  of 
Hinda  widows,  et  sa  curieuse  polémique  à  ce  sujet  avec  Râja  Râdhâkânta  Deva,  ap. 
Select  Works,  t.  II,  p.  270. 

4.  IX,  5,  27-28. 

5.  Lassen,  Ind.  Alterthumskunde,  t.  II,  p.  154  ;  2e  éd.,  III,  p.  347,  parmi  les  Kathaioi, 
Onésicrite  dans  Strabon,  XV,  I,  ch.  x\\. 


64  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

quenls  exemples.  A  l'origine,  elle  paraît  avoir  été  propre  à  l'aris- 
tocratie militaire,  et  c'est  sous  l'empire  des  religions  sectaires 
qu'elle  a  surtout  fleuri.  Pour  être  juste,  il  convient  d'ajouter  que 
c'est  seulement  à  une  époque  relativement  moderne  qu'elle  a  cessé 
de  trouver  des  contradicteurs1.  On  sait  qu'elfe  a  été  définitive- 
ment abolie,  en  territoire  soumis  à  l'autorité  britannique,  par 
lord  William  Bentinck  en  1829. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  parlé  ni  d'images  des  dieux,  ni  de  sanc- 
tuaires. Nous  ne  saurions  cependant  nous  soustraire  entièrement  à 
une  question  qui  a  été  souvent  agitée  :  la  religion  védique  a-t-elle 
été  idolâtre  ?  La  description  physique  des  dieux  grands  et  petits 
est  parfois  si  nette  dans  le  Veda,  on  peut  y  relever  tant  de  traits 
frisant  le  fétichisme  et  une  tendance  si  marquée  de  représenter  la 
divinité  par  des  symboles;  d'autre  part  l'homme,  du  moment  qu'il 
s'imagine  ses  dieux  sous  une  forme  précise,  est  si  invinciblement 
tenté  de  réaliser  cette  forme  en  des  objets  sensibles,  qu'il  est  diffi- 
cile de  croire  que  l'Inde  védique  n'ait  pas  adoré  d'images.  Nous 
ne  doutons  nullement,  par  exemple,  que  les  cultes  de  certaines 
divinités  locales  et  populaires,  sur  lesquels  nous  n'avons  que  des 
renseignements  indirects  et  très  vagues,  n'aient  été  dès  l'origine 
aussi  franchement  idolâtres  ou  fétichistes  qu'ils  le  sont  restés  par 
la  suite,  et  que  de  ce  chef  l'Inde  n'ait  eu  de  tout  temps  ses  sym- 
boles figurés,  ses  caityas,  arbres  ou  pierres  sacrés,  ses  lieux 
hantés,  ses  cavernes  et  ses  sources  saintes,  c'est-à-dire  ses  idoles 
et  ses  sanctuaires.  Ce  serait,  à  notre  avis,  abuser  de  la  preuve 
négative  que  de  conclure  que  tout  cela  est  moderne,  parce  que  la 
littérature  védique  n'en  parle  pas  ou  n'en  parle  que  très  tard. 
Mais,  en  dépit  de  quelques  indices  qu'on  a  parfois  fait  valoir  en 
sens  contraire2,  nous  pensons  que  le  culte  brahmanique  propre- 
ment dit  n'a  pas  été  atteint  par  ces  usages,  qu'il  n'a  pas  été  ido- 
lâtre, et  cela  parce  qu'il  ne  pouvait  pas  l'être.  Du  moment,  en 
effet,  qu'il  commence  à  nous  être  connu,  il  comprend  des  cérémo- 
nies   distinctes,  mais  il  ne  se  subdivise  pas  en  sous-cultes  dis- 

1.  Cf.  A.  Weber,  Analyse  der  Kâdambarî  (septième  siècle),  ap.  Zeitsch.  d.  D.  Morgenl. 
Gesellsch.,  t.  Vil,  p.  585.  La  pratique  est  interdite  par  les  Âcâras  du  Malabar,  attri- 
bués à  Çamkara,  Ind.  Antiq.,  t.  IV,  p.  256. 

2.  Cf.  F.  Bollensen,  Die  Lieder  des  Parâçara,  ap.  Zeitsch.  d.  D.  Morgenl.  Gesellsch., 
t.  XXII,  p.  587;  Ludwig,  Die  Nachrichlen  des  Rig-und  Atharvaveda  ùber  Géographie,  Ge- 
schichte,  Verfassung  des  alten  Indien,  p.  32  et  50.  Sur  la  question  de  savoir  si  par  les 
çiçnadevas  de  RV.,  VII,  21  et  X,  99,  il  faut  entendre  des  idoles  phalliques,  cf.  J.  Muir, 
Original  Sanskrit  Texts,  t.  IV,  p.  407,  2«  éd. 


BRAHMANISME  65 

tincts.  Il  n'y  a  pas  un  culte   d'Agni,   un  autre  d'Indra,  un  troi- 
sième de  Varuna,  comme  ailleurs  il  y  a  eu  des  cultes  particuliers 
de  Zeus,  d'Ares,  d'Apollon.  Chacun  des  actes  du  rituel  védique 
est  un  ensemble  complexe   qui  s'adresse  à  un   grand  nombre   de 
dieux  et,  pour  peu  que  l'acte  soit  important,  au  panthéon  entier. 
Ces  rites  ne  comportaient  donc  pas  d'images  ;  ils  ne  comportaient 
pas  non  plus  de  sanctuaires.  Le  lieu  où  ils  s'accomplissaient  est, 
ou  bien  le  foyer  domestique,  qui  servait  également  à  l'usage  pro- 
fane, ou  un  enclos  dépendant  de  la  maison,  ou  bien  encore,  pour 
les  grands  sacrifices,  une  sorte  d'arène  spéciale,  le  devayajana, 
emplacement  essentiellement  variable,  dont  non  seulement  les  di- 
mensions, mais  aussi  le  site  changeaient  selon  la  nature  et  l'objet 
des  cérémonies1,  et  dont  la  consécration  était  d'ailleurs  censée 
périmée  après  chaque  rite,  puisqu'il  fallait  chaque  fois  y  procéder 
à  nouveau.  Il  y  manquait  donc  le  premier  caractère  du  sanctuaire, 
la  permanence  ;  il  en  manquait  encore  un  autre  non  moins  essen- 
tiel, la  communauté.  L'autel  védique,  en  effet,  n'est  pas  un  lieu 
saint  pour  tous  :  comme  le  sacrifice  lui-même,  il  est  d'usage  stric- 
tement personnel  et,  loin  de  réunir  les  hommes,  il  les  isole.  Deux 
voisins  célébrant  le  môme  rite  à  la  même  heure,  devront  choisir 
des  emplacements  assez  distants  pour  que  nul  bruit  de  la  prière  de 
l'un  ne  puisse  arriver  jusqu'à  l'autre2.  Aussi,  dans  un  culte  pareil, 
ne  saurait-il  être  question  d'endroits  spécialement  consacrés  par 
la  présence  de  la  divinité.  Tout  au  plus  la  religion  des  Brâhmanas 
attache-t-elle  une  sainteté  particulière  aux  gués  des  rivières3,  où 
on  venait  faire  ses  ablutions  (ce  seront  les  premiers  pèlerinages), 
et  à  certaines  régions  privilégiées4  telles  que  les  bords  de  la  Saras- 

1.  Cf.  à  ce  sujet  Taitt.  Samh.,  VI,  2,  6,  1-4. 

2.  Il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  conflit  entre  les  mantras.  Aussi  l'étude  même  du  Veda 
doit-elle  être  interrompue,  quand  on  entend  le  chant  des  sâmans,  et,  réciproque- 
ment, on  ne  doit  pas  se  livrer  à  l'étude  et  à  la  répétition  des  sâmans,  dans  un  lieu  où 
se  récitent  les  mantras  d'un  autre  Veda.  La  raison  probable  de  cette  défense  est  que 
les  sâmans  sont  les  seuls  mantras  qui  s'entendent  à  distance  :  Manu  donne  pour  expli- 
cation, que  le  son  des  sâmans  a  quelque  chose  d'impur.  Cf.  PâraskaraGri.  S.,  II,  11,  6; 
Âpastamba  Dh.  S.,  I,  10,  17-18  ;  Manu,  IV,  123-124. 

3.  Taitt.  Samh.,  VI,  1,  1,  2-3. 

4.  Cf.  la  légende  de  Mâthava  Videgha  traduite  du  Çatap.  Br.  par  M.  A.  Weber,  ap. 
Ind.  Studien,  t.  I,  p.  170  ss.;  Ait.  Br.,  Il,  19.  La  géographie  religieuse  de  Manu  est 
résumée  dans  II,  17-24.  Entre  la  Sarasvatî  et  la  Drishadvati  (deux  petites  rivières  au 
nord-ouest  de  Delhi,  près  de  Thanesar)  est  le  Brahmâvarta,  le  séjour  du  brahman, 
dans  des  limites  prescrites  par  les  dieux  (cf.  Rig-Veda,  111,  23,  4),  à  l'est  duquel,  jus- 
qu'au Prayàga,  ou  confluent  du  Gange  et  de  la  Yamunâ,  s'étend  le  pays  des  Brahmar- 
shis,  les  patriarches  brahmaniques.  Ces  deux  régions  forment  le  Madhyadeça,  le  pays 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  5 


fiti  LKS    RELIGIONS    DK    L'INDE 

vatî,  le  Kuruksetra  ou  cette  foret  de  Naimisha  si  célèbre  plus  tard 
dans  la  poésie  épique.  Mais  elle  ne  connaît  ni  pèlerinages,  ni 
sanctuaires.  Des  milliers  de  fois  dans  les  Brâhmanas,  l'enclos 
sacré  est  assimilé  à  ce  bas  monde  en  tant  qu'opposé  au  ciel  ; 
jamais  il  n'est  censé  figurer  une  localité  déterminée,  et,  comme 
il  est  dit  quelque  part,  «  consacrée  par  la  parole  sainte,  la  terre 
entière  est  un  autel1  ». 

Il  y  a  donc  un  certain  caractère  d'universalité,  qu'il  importe  de 
ne  pas  méconnaître,  dans  cette  religion  à  d'autres  égards  si  odieu- 
sement étroite.  Elle  n'est  ni  locale,  ni  même  nationale  au  sens  où 
l'ont  été  certaines  religions  helléniques  et  italiques.  Aussi,  bien 
que  ses  tendances  soient  tout  le  contraire  du  prosélytisme,  bien 
que,  en  principe,  elle  regarde  comme  impur  et  qu'elle  repousse  de 
ses  mystères,  à  l'égal  de  l'esclave,  le  mleccka,  l'allophone,le  bar- 
bare, elle  n'en  fera  pas  moins  son  chemin  parmi  ces  races  mau- 
dites. En  réalité,  elle  est  la  propriété  des  brahmanes,  et  partout  où 
le  brahmane  mettra  les  pieds,  soit  comme  anachorète,  soit  comme 
l'auxiliaire  et  le  protégé  de  princes  de  sa  race,  soit  comme  simple 
colon,  jamais  comme  missionnaire,  elle  pénétrera  à  sa  suite.  Elle 
s'établira  peu  à  peu  le  long  des  côtes  et  sur  le  plateau  du  Dékhan, 
avec  ses  livres  sacrés  peu  et  mal  compris  mais  pieusement  conser- 
vés, et  l'appareil  imposant  de  ses  prescriptions  en  apparence  si  ri- 
goureuses et  si  flexibles  en  réalité.  Le  temps  ainsi  viendra  où  le  Veda 
sera  plus  récité  et  plus  commenté  en  pays  tamoul,  sur  les  bords  de 
la  Kâverî,  que  sur  ceux  du  Gange.  Il  sera  même  porté  plus  loin, 
jusque  dans  les  mers  de  la  Sonde,  à  Java,  particulièrement  à  Bali, 
où  il  existe  encore,  dit-on,  en  une  rédaction  probablement  altérée2 

du  milieu,  le  berceau  de  la  loi  et  de  la  bonne  coutume.  L'étendue  contenue  entre 
J'Ilimâlaya  au  nord,  les  Vindhyas  au  sud,  et  les  deux  mers  orientale  et  occidentale, 
est  l'Aryâvarta,  le  séjour  des  Àryas.  Cette  contrée,  qui  est  le  pays  de  l'antilope  noire, 
est  convenable  pour  la  célébration  du  sacrifice  (comparer  Yâjfiav.,  I,  2).  Au  delà 
s'étend  le  pays  des  Mlecchas,  ou  Barbares,  dans  lequel  on  ne  peut  célébrer  les  rites  de 
lu  religion,  et  où  le  régénéré  ne  doitpas  habiter,  même  temporairement.  C'est  presque 
la  géographie  des  Brâhmanas.  Cf.  Muir,  Sanskrit  Texts,  II,  397  sq.,  2e  éd. 

1.  Çatap.  Br.,  III,  1,  1,  4.  Cf.  Taitt.  Samh.,  VI,  2,  4,  5. 

2.  Cf.  R.  Friederich,  An  account  of  the  Island  of  Bali,  ap.  Journ.  of  the  Roy.  As. 
Soc,  new  séries,  t.  VIII,  P-  168.  Les  altérations  doivent  être  considérables,  puisque, 
au  dire  de  l'auteur,  ces  écrits  sont  en  çlokas  et  en  pur  sanscrit.  Le  mémoire  de  M.  F., 
continué  dans  le  t.  IX  du  Journal,  est  plein  de  renseignements  curieux  sur  le  brahma- 
nisme à  Bali.  L'introduction  de  la  culture  hindoue  dans  les  îles  de  l'archipel  est 
ancienne,  puisque  déjà  dans  Ptolémée  le  nom  de  Java  est  indien.  Probablement  les 
premiers  intermédiaires  furent  les  bouddhistes.  Mais  toute  l'ancienne  histoire  de  ces 
îles  est  obscure  :  le  caractère  des  plus  vieilles  inscriptions  est  à  peu  près  le  même  que 


BRAHMANISME  67 

et  dont  l'étude  ne  manquera  pas  de  fournir  un  jour  de  curieuses 
révélations. 


celui  qui  était  en  usage  au  cinquième  siècle  sur  la  côte  de  Coromandel.  Cf.  Kern,  Over 
het  Opschrift  van  Djamboe,  Mémoires  de  l'Académie  d'Amsterdam,  1877.  Suivant  ce 
même  savant,  c'est  du  Cambodge  que  la  civilisation  hindoue  doit  avoir  pénétré  dans  les 
îles  :  Opschriften  op  oude  Bouwwerken  in  Kambodja,  ibid.,  1879. 


II 

SPÉCULATIONS  PHILOSOPHIQUES 


Rôle  des  brahmanes  dans  l'élaboration  des  doctrines  philosophiques.  Les  Upanishads. 
Ces  traités  contiennent  en  germe  et  sous  une  forme  confuse  les  conceptions  sys 
tématisées  plus  tard  dans  les  darçanas.  Doctrine  athée,  matérialiste  ou  dualiste,  du 
Sâmkhya  :  la  Prakriti  et  le  Purusha  :  le  Sâmkhya  déiste.  Doctrine  du  Vedânta  :  l'Ât- 
man,  le  Jîvâtman  et  la  Màyâ.  Pénétration  réciproque  des  divers  systèmes  et  idéalisme 
absolu  du  Vedânta  postérieur.  Côté  pratique  des  Upanishads  :  le  Samsara  et  la  doc- 
trine des  renaissances  ;  théorie  du  salut  :  le  Yoga  et  l'émancipation  finale  ou 
Moksha  ;  dédain  de  la  morale  positive,  du  culte  et  du  Veda  ;  pratiques  mystiques. 
Influence  persistante  et  en  somme  funeste  de  ces  doctrines  sur  l'esprit  hindou.  A 
l'idéalisme  excessif,  les  Nâstikas  ou  Gârvâkas  répondent  par  la  négation  de  toute 
métaphysique  et  de  toute  morale. 


Pendant  que  les  brahmanes  achevaient  ainsi  d'édifier  sur  les 
bases  d'une  théologie  insuffisante  ce  prodigieux  système  de  rites 
et  de  réaliser,  si  j'ose  dire,  l'idéal  d'une  religion  toute  de  prati- 
ques, ayant  ses  fins  en  elle-même  et  à  peu  près  indépendante  des 
dieux  qu'elle  servait,  ils  poursuivaient  dans  le  domaine  de  la 
spéculation  une  œuvre  en  apparence  bien  différente,  mais  au  fond 
assez  semblable,  puisqu'elle  tendait  en  définitive  à  remplacer  par 
des  conceptions  philosophiques  ces  mêmes  dieux  qui  d'autre  part 
s'effaçaient  de  plus  en  plus  derrière  les  conceptions  rituelles.  Ces 
deux  tendances,  déjà  sensibles  l'une  et  l'autre  dans  les  Hymnes, 
n'en  étaient  pas  moins  contraires,  et  il  est  probable  qu'elles  ne 
prévalaient  pas  exactement  dans  les  mêmes  milieux.  Il  y  a  en 
effet  des  traces  d'une  certaine  opposition  entre  les  hommes  du 
rite  et  ceux  de  la  spéculation,  opposition  assez  semblable  à  celle 
qui  plus  tard  divisera  encore  parfois  leurs  successeurs  respectifs, 
les  penseurs  mystiques  du  Vedânta  et  les  casuistes  de  la  Mimâmsâ. 
D'ailleurs  sur  le  terrain  de  la  pensée  pure,  les  brahmanes  n'étaient 


BRAHMANISME  69 

pas  seuls  maîtres,  comme  ils  l'étaient  sans  conteste  en  tout  ce  qui 
touchait  aux  rites.  Ici  ils  avaient  des  rivaux  parmi  tous  ceux  qui 
étaient  capables  de  s'intéresser  aux  choses  de  l'esprit  et,  comme 
ils  n'étaient  les  gardiens  d'aucune  orthodoxie,  comme  à  aucun 
degré  ils  n'avaient  charge  d'âmes  et  ne  prétendaient  au  rôle  de 
directeurs  des  consciences,  ils  n'ont  pas  cherché  à  déguiser  cette 
collaboration.  Ils  nous  ont  conservé  eux-mêmes  le  souvenir  de 
rois  leur  faisant  la  leçon1,  de  femmes  intervenant  dans  leurs  dis- 
cussions et  embarrassant  les  plus  fameux  docteurs  par  la  profon- 
deur de  leurs  objections2.  On  ne  saurait  douter  toutefois  ni  du 
rôle  prépondérant  des  brahmanes  dans  l'élaboration  de  ces  doc- 
trines, ni  de  leur  diffusion  graduelle  dans  toutes  les  écoles  brah- 
maniques. Le  talent  de  la  controverse  devint  une  des  premières 
conditions  de  l'éclat  théologique,  du  brahmavarcas  et,  dans  la 
littérature  de  chaque  école,  une  place  plus  ou  moins  grande  fut 
réservée  à  la  spéculation. 

Les  traités  qui  nous  ont  conservé  ces  vieux  philosophoumènes 
portent  le  nom  &  Upanishads  ou  d'Instructions.  Sous  ce  titre,  il 
nous  a  été  transmis  une  volumineuse  littérature,  en  grande  partie 
apocryphe  et  datant  de  toutes  les  époques  des  religions  sectaires. 
Il  y  a  des  Upanishads  vishnouites,  des  Upanishads  çivaïtes,  des 
Upanishads  mystiques  de  toute  sorte,  jusqu'à  une  Allah-Upa- 
nishad3,  destinée  à  glorifier  le  rêve  d'une  religion  universelle 
caressé  par  l'empereur  musulman  Akbar  à  la  fin  du  seizième 
siècle.  Le  nombre  de  celles  qu'on  a  cataloguées  jusqu'à  ce  jour, 
s'élève  à  près  de   deux  cent  cinquante4.  Mais  dans  cette  masse 

1.  Brihadâr.  Up.,II,  1  ;  VI,  2;  Chândogya-Up.,  V,  3;  etc. 

2.  Brihadâr.  Up.,  III,  6  ;  8. 

3.  Publiée  par  Ràjendralâla  Mitra  dans  le  Journ.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  XL, 
p.  170.  Pour  ces  tentatives  religieuses  d'Akbar,  vid.  Dabistan,  ch.  x,  t.  111,  p.  48  ss., 
trad.  Shea  et  Troyer.  Cf.  H.  H.  Wilson,  Account  of  the  religious  innovations  attemplei 
by  Akbar,  ap.  Select  Works,  t.  II,  p.  379. 

4.  Pour  les  différentes  listes  de  ces  écrits,  voir  A.  Weber,  Indische  Lileraturgeschichte, 
p.  171,  2'  éd.  A  cette  date  (1876)  M.  Weber  était  arrivé  à  un  chiffre  total  de  235.  De  ce 
nombre,  plusieurs,  tels  que  le  Purushasùkta,  le  Çatarudriya,  etc.,  ne  sont  que  des  frag- 
ments pris  dans  différents  ouvrages  védiques.  —  La  première  connaissance  des  Upa- 
nishads est  due  à  Anquetil  du  Perron,  qui  publia  au  commencement  du  siècle  la  tra- 
duction latine  d'une  version  persane  de  50  de  ces  traités  :  Oupnekhat  id  est  secretum 
tegendum,  opus  continens  antiquissimam  et  arcanam...  doctrinam  e  IV  sacris  Indorum  libris 
excerptam,  Argentorati,  1801-1802,  2  vol.  in-4\  Dans  l'analyse  qu'il  a  donnée  de  cet 
ouvrage  (Ind.  Studien,  t.  I,  II,  et  IX),  RI.  A.  Weber  a  refait  la  traduction,  publié  et 
commenté  le  texte  de  plusieurs  des  traités  compris  dans  la  collection  d'Anquetil.  On 
doit  au  même  savant  une  édition  avec  traduction  commentée  de  la  Ràmatàpaniya-Up. 


70  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

hétérogène,  qu'on  ne  parviendra  peut-être  jamais  à  classer  d'une 
manière  entièrement  satisfaisante,  il  y  en  a  un  petit  nombre  qui 
font,  ou  pour  lesquelles  il  est  établi  qu'elles  ont  fait  partie  inté- 
grante d'un  corps  d'écrits  védiques,  presque  toujours  d'un  Brâh- 
mana.  En  en  ajoutant  une  ou  deux  autres  d'une  provenance  plus 
incertaine,  mais  d'un  caractère  également  archaïque,  on  obtient 
une  dizaine  au  plus  de  textes  qu'on  peut  regarder  comme  les  Upa- 
nishads  anciennes1.  De  ce  nombre  il  n'est  pas  une  seule  peut-être 
dont  la  rédaction  soit  antérieure  de  beaucoup  au  bouddhisme  :  jusqu'à 
un  certain  point  ce  sont  même  là  les  documents  les  plus  sûrs  et  les 
plus  directs  que  nous  ayons  pour  reconstituer  le  milieu  dans  lequel 
s'est  développée  la  religion  nouvelle.  Mais,  dans  l'ensemble,  ces 
Upanishads  résument  une  tradition  bien  plus  ancienne  et  qui  se  rat- 
tache sans  discontinuité  à  l'origine  même  des  écoles  brahmaniques. 
Dans  la  littérature  védique,  elles  constituent  le  Jnânakânda,  la 
section  spéculative,  en  opposition  avec  le  reste  du  Yeda  désigné 
par  le  nom  de  Karmakânda,  la  section  pratique. 

Les  doctrines  consignées  dans  ces  livres,  dont  quelques-uns  sont 
plutôt  des  recueils  que  des  traités,  ne  forment  pas  un  tout  homo- 
gène. A  côté  de  vues  profondes  et  qui  témoignent  d'une  singulière 
vigueur  de  pensée,  elles  comprennent  une  grande  quantité  d'allé- 
gories et  de  rêveries  mystiques  relatives  soit  à  la  mythologie,  soit 


(Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin,  1864,  p.  271),  et  une  autre  de  la  Vajrasùcî  Up. 
attribuée  à  Çamkara  (ibid.,  1859,  227  sq.).  —  Les  principales  Upanishads  ont  été  plu- 
sieurs fois  publiées  :  les  éditions  toutefois  les  plus  commodes  et  les  plus  répandues 
sont  celles  de  la  Bibliotheca  Indica,  toutes  accompagnées  de  commentaires  et  quelques- 
unes  de  traductions.  Cette  collection  comprend  jusqu'ici  :  Brihadâranyaka,  Chdndogya, 
Iça,  Kena,  Katha,  Praçna,  Mundaka,  Mândûkya,  Taitlirîya,  Aitareya,  Çvêtâçvatara,  Gopâ- 
latâpanîya,  Nrisimhatâpaniya,  Shatcakra,  Kaushîtaki,  Maitri.  Plus  29  des  petites  Upani- 
shads rattachées  plus  particulièrement  à  l'Atharva-Veda  :  Ciras,  Garbha,  Nâdavindu, 
Brahmavindu,  Amrilavindu,  Dhyânavindu,  Tejovindu,  Yogaçikhâ,  Yogatatlva,  Samnyâsa, 
Aruneyâ,  Brahmavidyâ,  Kshurikâ,  Cûlikâ,  Atharvaçikhâ,  Brahma,  Prânâgnihotra,  Nila- 
rxxdra,  Kanthaçruti, Pinda,  Atma,  Bâmapûrvatàpaniya,  Bâmottaratâpanîya,  Hanumaduktâ, 
Bâma,  Sarvopanishatsâra,  Hamsa,  Paramahamsa,  Jâbâla,  Kaivalya. 

Les  principales  Upanishads,  celles  qui  ont  été  commentées  par  Çamkara,  ont  été 
l'objet  d'un  travail  très  complet  et  très  méritoire  à  tous  égards  de  M.  P.  Regnaud  : 
Matériaux  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  philosophie  de  VInde  (forme  les  fascicules  XXVIII 
et  XXXIV  de  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Hautes  Études),  187Ô-1878.  Tandis  que  nous 
écrivons,  M.  Max  Muller  poursuit  la  publication  de  ces  mêmes  Upanishads.  Le  vol.  I  (qui 
est  le  premier  de  la  série  intitulée  Sacred  Books  of  the  East)  contient  Chândogya,  Kena, 
Aitareya,  Kaushîtaki  et  Iça. 

1.  Brihadâranyaka,  Chândogya,  Kaushîtaki,  Iça,  Kena,  Katha,  Praçna,  Aitareya,  Taitti- 
rîya,  Mundaka,  Mândûkya.  Du  moins  est-ce  en  faveur  de  ces  textes  que  se  réunissent 
Je  plus  de  probabilités. 


BRAHiMANISME  71 

au  rituel,  et  qui  semblent  dénoter  tout  le  contraire.  Mais,  même  dé- 
barrassées de  ces  éléments  parasites  et  réduites  à  la  partie  pro- 
prement philosophique,  elles  sont  loin  de  constituer  un  système. 
Elles  ne  se  relient  pas  entre  elles  et,  pour  les  problèmes  perma- 
nents de  la  pensée  humaine,  Dieu,  l'homme,  l'univers,  elles  im- 
pliquent plusieurs  solutions  radicalement  opposées.  Ces  solutions 
sont  en  môme  temps  déjà  si  élaborées  en  quelques-unes  de  leurs 
parties,  qu'il  est  souvent  difficile  et,  dans  un  exposé  sommaire 
comme  le  nôtre,  presque  toujours  impossible  de  déterminer  au 
juste  ce  que  les  âges  suivants  y  ont  ajouté  d'essentiel.  La  tâche 
principale  des  héritiers  de  cette  vieille  sagesse,  sera  d'opérer  un 
triage  dans  cette  confusion,  de  reporter  méthodiquement  ces  élé- 
ments disparates  à  des  doctrines  distinctes,  surtout  de  trouver 
pour  chacune  de  ces  doctrines  un  mode  d'exposition  approprié  et 
définitif.  On  obtiendra  ainsi  trois  au  moins  (Sâmkhya,  Yoga  et 
Vedânta)  des  différents  systèmes  ou  darçanas  qui,  fixés  à  une 
époque  indéterminée  et  au  nombre  de  six  principaux  en  des  ma- 
nuels appelés  SûtraSy  constitueront  la  philosophie  officielle  de 
l'Inde1.  Mais,  en  dehors  de  l'école,  ce  pays  n'en  restera  pas 
moins  attaché  de  cœur  à  la  manière  de  philosopher  des  Upanishads. 
Ses  sectes  y  reviendront  les  unes  après  les  autres.  Ses  poètes,  ses 
penseurs  mêmes  se  plairont  toujours  à  ce  mysticisme  aux  allures 
indéterminées  et  pleines  de  contradictions.  En  spéculation  comme 
en  tout  le  reste,  l'éclectisme  poussé  jusqu'à  la  confusion  semble 
être  la  forme  même  de  la  pensée  hindoue. 

Voici  maintenant  une  analyse  sommaire  de  celles  d'entre  les 
doctrines  des  Upanishads  qui  relèvent  plus  spécialement  de  l'his- 
toire religieuse  :  nous  indiquerons  en  même  temps,  pour  n'avoir 
plus  à  y  revenir,  les  développements  essentiels  qu'elles  ont  reçus 
dans  les  systèmes  proprement  dits.  Tant  que  les  Upanishads  font 
de  la  philosophie  purement  objective,  ce  qui  leur  arrive   du  reste 


1.  L'exposition  générale  la  plus  substantielle  et  la  plus  sûre  des  systèmes  philoso- 
phiques hindous,  est  toujours  encore  celle  faite  par  H.  T.  Golebrooke  dans  ses  fameux 
mémoires  On  the  Philosophy  of  the  Hindus,  lus  de  1823  à  1827  aux  réunions  de  la  Royal 
Asiatic  Society,  publiés  dans  les  t.  I  et  II  des  Transactions  et  réimprimés  dans  les  Mis- 
cellaneous  Essays.  Aujourd'hui  les  Sùtras  fondamentaux  des  six  principaux  systèmes, 
Sâmkhya,  Yoga,  Nyâya,  Vaiçeshika,  Mîmâmsâ  et  Vedânta,  ont  tous  été  publiés  à  diverses 
reprises,  notamment  de  1«51  à  1854  dans  les  éditions  d'Allahâbâd  et  de  Mirzapour,  où  le 
texte  est  accompagné  d'une  traduction  anglaise.  Ils  sont  également  édités,  textes  et 
commentaires,  dans  la  Bibliotheca  Indica.  Toutefois,  l'édition  des  Mîmâmsâ-Sûfrns 
n'est  pas  achevée. 


72  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

rarement,  leurs  idées  sont  assez  facile»  à  classer  et  à  ramener  à 
des  cadres  connus.  Leur  cosmogonie  par  exemple,  et  nous  pou- 
vons ajouter  celle  des  Brâhmanas  en  général,  ne  fait  que  déve- 
lopper les  solutions  déjà  entrevues  dans  les  Hymnes.  Tantôt  c'est 
un  premier  être  conçu  comme  personnel,  Prajâpati  ou  un  équiva- 
lent (une  fois  Mrityu1,  la  Mort)  qui,  las  de  sa  solitude,  «  émet  », 
c'est-à-dire  tire  de  lui-môme  tout  ce  qui  existe,  ou  l'engendre  après 
s'être  dédoublé  en  une  moitié  mâle  et  une  moitié  femelle2.  Tantôt 
ce  premier  être  personnel  et  créateur  est  représenté  lui-même 
comme  procédant  d'un  substratum  matériel 3  :  sous  la  forme  my- 
thique il  est  Hiranyagarbha  l'Embryon  d'or,  Nârâyana  «  celui  qui 
repose  sur  les  eaux  »,  Virâj  le  Resplendissant,  issu  de  l'œuf  du 
monde.  Dans  l'un  et  dans  l'autre  cas  nous  avons  affaire  à  des 
conceptions  panthéistes  peu  stables  et  qui  pratiquement  se  résol- 
vent en  ce  pâle  et  superficiel  déisme  que  l'Inde  a  souvent  confessé 
des  lèvres,  mais  qui  n'a  jamais  eu  ses  vraies  préférences.  Outre 
ces  deux  solutions  il  y  en  a  une  troisième.  Au  lieu  de  s'organiser 
sous  la  direction  d'un  être  intelligent,  conscient  et  divin,  la  sub- 
stance primordiale  est  aussi  représentée  comme  se  manifestant  im- 
médiatement, sans  l'intervention  d'aucun  agent  personnel,  par  le 
développement  du  monde  matériel  et  des  existences  contingentes4. 
Elle  est  alors  simplement,  et  de  quelque  nom  qu'on  la  décore, 
Y  osât,  le  non-existant,  c'est-à-dire  l'indéterminé,  l'indistinct,  pas- 
sant à  l'existence,  le  chaos  se  débrouillant  par  ses  propres  éner- 
gies. Systématisée,  cette  solution  d'un  côté  aura  son  pendant  dans 
la  métaphysique  du  bouddhisme,  de  l'autre,  elle  aboutira  à  la 
philosophie  sâmkhya.  Celle-ci  admet  en  effet  une  première  cause 
matérielle,  la  Prakriti,  une,  simple,  éternelle,  essentiellement 
active  et  productrice,  la  source  des  énergies  intellectuelles  aussi 
bien  que  de  la  matière  visible  et  tangible,  de  l'intelligence,  de  la 
conscience  et  des  sens  aussi  bien  que  des  éléments  subtils  qui  com- 
posent les  organismes  supérieurs,  et  des  éléments  grossiers  dont 
sont  formés  les  corps.  En  dehors  de  ce  développement  matériel, 

1.  Brihadûr.  Up.,  I,  2. 

2.  Gopatha-Br.,  1,  1  ;  Brihadâr.  Up.,  I,  4;  Chândog.  Up.,  VI,  2;  Praçna-Up.,  I,  4;  VI, 
3;  Aitar.  Up.,  I,  1  ;  Çvêtàç.vat.  Up.,  VI,  1.  Très  souvent  cette  émission  est  représentée 
comme  un  sacrifice.  Cf.  encore  Taitt.  Samh.,  II,  1,  1,  4.  Dans  le  Çatap.  Br.,  X,  5,  3,  le 
premier  principe  est  le  manas,  la  pensée. 

3.  Nrisimhatâp.  Up.,  I,  1  ;  Çatap.  Br.,  XI,  1,  6,  1;  Taitt.  Samh.,  V,  6,  4,  2;  VII,  1,. 
6,  1. 

4.  Chândog.  Up.,  III,  19;  Taittir.  Up.,  II,  1  ;  II,  7. 


BRAHMANISME  73 

le  Sàmkhya  n'admet  que  des  âmes  individuelles,  toutes  égales , 
éternelles  et  irréductibles,  essentiellement  immodifiables  et  pas- 
sives, ne  produisant  rien  et  n'agissant  pas.  C'est  pour  s'unir  à 
l'âme  ou  au  Purusha  (car  ce  mot,  emprunté  à  de  vieux  mythes 
dualistes  et  signifiant  proprement  le  mâle,  est  toujours  employé 
au  singulier,  en  opposition  avec  la  Prakriti,  bien  que  le  Purusha 
soit  essentiellement  multiple  et  qu'il  n'y  ait  pas  d'âme  suprême), 
que  la  Prakriti  entre  en  travail  et  se  manifeste.  Le  rôle  de  l'âme 
se  borne  à  contempler  ces  manifestations,  à  se  prêter  à  cette  union 
en  laquelle  se  réalise  l'existence  des  êtres  individuels,  à  en 
éprouver  les  jouissances  et  les  déboires  jusqu'au  jour  où,  prise  de 
satiété  et  se  reconnaissant  elle-même  comme  radicalement  dis- 
tincte de  la  matière,  elle  rompt  l'association  et  retourne  à  sa 
liberté  première.  Dans  ce  système,  il  y  a  place  pour  des  êtres  de 
toute  sorte,  supérieurs  et  inférieurs  à  l'homme;  car,  si  toutes  les 
âmes  sont  égales,  toutes  les  modifications  de  la  Prakriti  aux- 
quelles elles  peuvent  s'accoupler  ne  le  sont  pas;  mais  il  est  à 
peine  besoin  de  faire  remarquer  que  ces  êtres,  en  tant  que  capa- 
bles d'actions  réciproques,  sont  tous  finis  et  que,  philosophique- 
ment, le  système  est  athée.  Aussi  plus  tard,  quand  une  certaine 
orthodoxie  se  sera  formée,  ne  paraîtra-t-il  dans  la  littérature  reli- 
gieuse (où  il  ne  cessa  pas  de  jouer  un  grand  rôle)  que  combiné 
avec  d'autres  doctrines  qui,  plus  ou  moins  logiquement,  y  intro- 
duiront la  notion  de  Dieu.  Dans  les  plus  anciennes  Upanishads, 
par  contre,  où  les  idées  qui  ont  abouti  au  Sâmkhya  sont  déjà  sin- 
gulièrement répandues,  ainsi  que  dans  le  bouddhisme  où  elles 
dominent,  le  système  n'est  pas  encore  dualiste1.  A  la  Prakriti  ne 
s'oppose  pas  encore  un  Purusha  radicalement  distinct  :  tout  sort 
indifféremment  du  même  fond  aveugle  et  ténébreux,  et  nous 
n'avons  affaire,  dans  les  passages  où  ces  idées  s'affirment,  qu'à 
une  explication  matérialiste  et  athée  de  l'univers. 

Enfin,  il  y  a  dans  ces  traités  une  quatrième  solution  qui  éclipse 
tellement  toutes  les  autres  qu'on  peut  la  considérer  comme  la  phi- 
losophie même  des  Upanishads  :  le  panthéisme  pur  qui  trouvera 
sa  forme  définitive  dans  le  système  Vedânta.  Mais  cette  doctrine 
maîtresse  est  aussi  celle  qu'on  risque  le  plus  de  défigurer  en  la 
ramenant  à  une  formule  métaphysique  courante.  Ce  n'est  pas,  en 

1.  Dans  les  Upanishads  plus  récentes,  par  contre,  il  ne  l'est  plus.  La  Cvêtâçvatara- 
Up.,  par  exemple,  est,  comme  doctrine,  exactement  au  même  niveau  que  la  Bhagavad- 
Gilâ. 


74  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

effet,  à  une  simple  conception  a  priori  que  nous  avons  affaire  ici  : 
la  spéculation  pure  s'y  appuie  sur  des  théories  subjectives,  et, 
pour  la  première  fois,  nous  la  surprenons  essayant  de  concevoir 
Dieu  et  l'univers  en  partant  de  l'homme.  Aussi  faudrait-il  une 
analyse  détaillée  pour  parer  à  toute  méprise.  Au  fond,  tous  les 
efforts  de  ces  théosophes  tendent  vers  une  fin  unique,  qui  a  été 
celle  de  tous  les  panthéistes  mystiques,  l'identité  réelle  du  sujet  et 
de  l'objet,  de  l'homme  et  de  Dieu.  Mais  leur  façon  d'y  arriver  est 
si  particulière,  ils  sont  partis  de  si  loin,  avec  des  données  si  naïves 
et  qu'ils  ont  si  peu  songé  à  renouveler  en  route  ;  ils  ont  tant  de 
fois  dévié,  ils  se  sont  si  longuement  attardés  à  certaines  étapes  et 
ils  ont  marché  si  vite  à  d'autres,  que,  pour  bien  les  suivre,  il  fau- 
drait refaire  le  chemin  avec  eux,  et  ce  serait  un  long  voyage.  Nous 
essaierons  d'indiquer  du  moins  le  point  de  départ  et  le  point  d'ar- 
rivée * . 

Ils  paraissent  être  partis  de  l'idée  que  le  principe  de  vie  qui  est 
dans  l'homme,  Vâtman  ou  le  soi  (car  le  mot  était  surtout  usité 
comme  pronom  réfléchi;  connaître  l'âtman  et  se  connaître  soi- 
même  étaient  synonymes),  est  le  même  que  celui  qui  anime  la 
nature.  Ce  principe  dans  l'homme  leur  parut  être  le  prâna,  le 
souffle;  l'air,  ou  quelque  chose  de  plus  subtil  que  l'air,  l'éther, 
fut  l'âtman  dans  la  nature.  Ou  bien  l'âtman  était  un  petit  être,  un 
homunculus,  un  purusha,  qui  avait  son  siège  dans  le  cœur  où  on 
le  sentait  s'agiter  et  d'où  il  dirigeait  les  esprits  animaux.  Il  y  te- 
nait à  l'aise,  car  il  n'était  pas  plus  gros  que  le  pouce.  Il  savait 
même  se  faire  plus  petit  encore,  car  on  le  sentait  cheminant  par 
les  artères  et  on  pouvait  le  voir  distinctement  dans  la  petite  image, 
la  pupille,  qui  se  reflète  au  centre  de  l'œil.  Un  purusha,  tout  sem- 
blable, apparaissait  au  regard  ébloui  dans  l'orbe  du  soleil,  le  cœur 
et  l'œil  du  monde.  C'était  là  l'âtman  de  la  nature;  ou  plutôt  c'était 
le  même  âtman  qui  se  manifestait  ainsi  dans  le  cœur  de  l'homme 
et  dans  le  soleil  :  une  ouverture  invisible  au  sommet  du  crâne  lui 
livrait  passage  pour  aller  de  l'une  à  l'autre  demeure.  Si  gros- 
sières que  soient  ces  représentations,  elles  n'en  ont  pas  moins 
servi  de  point  de  départ  à  l'un  des  systèmes  ontologiques  les  plus 
grandioses  et  les  plus  raffinés  que  connaisse  l'histoire  de  la  philo- 
sophie. Et  non  seulement  elles  en  ont  été  le  point  de  départ,  mais, 


1.  Pour  l'exposé  qui  suit  nous  supprimons  les  renvois:  il  faudrait  citer  la  moitié  de» 
anciennes  Uspanishads. 


BRAHMANISME  75 

ce  qui  est  bien  plus  surprenant,  elles  en  sont  restées  une  des  princi- 
pales données.  Pour  arriver  à  leur  doctrine  de  l'identité  ou,  comme 
ils  disent,  de  Vadvaita,  de  la  non-dualité,  les  théosophes  hindous 
ont  été  plus  que  d'autres  réduits  à  beaucoup  demander  à  l'élan 
spontané  de  la  pensée.  Ils  n'ont  pas  eu  à  leur  service,  pour  l'as- 
seoir d'une  façon  plus  savante,  les  ressources  d'une  psychologie 
délicate  ni  ces  théories  des  idées,  du  logos, de  la  raison  pure,  héri- 
tage de  la  science  grecque,  dont  d'autres  sectes  mystiques  ont 
bénéficié.  Aussi,  n'ont-ils  jamais  renoncé,  même  une  fois  qu'elles 
devaient  leur  paraître  embarrassantes,  à  ces  vieilles  conceptions 
populaires  dont  les  traces  se  trouvent  jusque  dans  les  Hymnes  1  et 
qui  entraînaient  une  sorte  d'assentiment  d'habitude.  Jusqu'à  la  fin, 
il  sera  question  chez  eux  de  l'âtman  souffle  et  éther,  de  l'âtman- 
purusha  du  cœur,  de  l'œil  et  du  soleil. 

Quant  au  point  d'arrivée,  le  voici  :  L'âtman  est  l'être  un,  simple, 
éternel,  infini,  supérieur  à  toute  conception,  assumant  toute  forme 
et  lui-même  sans  forme,  l'agent  unique,  mais  immobile  et  immuable, 
de  tout  acte  et  de  tout  changement.  Il  est  la  cause  à  la  fois  maté- 
rielle et  efficiente  du  monde,  qui  est  sa  manifestation,  son  corps. 
Il  le  tire  de  sa  propre  substance  et  de  nouveau  l'y  absorbe,  non 
par  nécessité,  mais  par  un  acte  de  sa  volonté,  comme  l'araignée 
émet  et  ramène  à  elle  le  fil  de  sa  toile.  De  lui  viennent  et  à  lui 
retournent  les  êtres  finis,  comme  les  étincelles  sortent  d'une  four- 
naise et  y  retombent,  sans  que  la  multiplicité  de  ces  êtres  porte 
plus  atteinte  à  son  unité  que  la  formation  de  l'écume  et  des  vagues 
n'altère  celle  de  l'Océan.  Plus  subtil  que  l'atome,  plus  grand  que 
ce  qu'il  y  a  de  plus  grand,  il  a  cependant  une  demeure,  la  cavité 
du  cœur  de  chaque  homme.  C'est  là  qu'il  réside  en  sa  plénitude 
et  qu'il  se  repose  dans  la  joie  de  lui-même  et  de  ses  œuvres.  Cette 
immanence  directe  et  matérielle  de  l'être  absolu  dans  la  créature, 
qui  est  la  donnée  irrationnelle  et  mystique  du  système,  en  est  aussi 
le  nœud.  Grâce  à  elle,  l'homme  a  prise  sur  l'âtman.  Par  une  mé- 
ditation intense,  aidée  d'opérations  où  une  physiologie  fantastique 
joue  un  grand  rôle  (car  il  y  a  quelque  chose  de  très  matériel  au 
fond  de  toutes  ces  représentations)  il  n'aura  qu'à  faire  rentrer 
littéralement  son  âme  dans  son  cœur,  pour  la  mettre  en  contact  avec 
l'unité  suprême  et  en  état  de  se  reconnaître  elle-même  en  cette 
unité.   Ici,  il  est  vrai,  surgissaient    d'embarrassantes  questions. 

1.  Le  purusha  siégeant  dans  le  cœur  se  trouve  RV.,  X,  90,  1.  Cf.  Ath.  V.,  X,  8,  43. 


76  LES    RELIGIONS    DE   L'INDE 

Quelle  place  restait-il  pour  cette  âme,  cet  âtman  individuel,  ce 
jîvâtman  identique  au  paramâtman,  l'âtman  suprême,  et  pour- 
tant distinct,  capable  de  se  reconnaître  en  lui  et  pourtant  l'igno- 
rant ?  Gomment  lui  accorder  la  personnalité  en  face  de  l'être  absolu? 
Comment  la  lui  refuser  sans  imputera  cet  être  l'ignorance,  l'erreur 
et  l'infirmité  ?  Que  devenait  la  théorie  de  l'agent  unique  en  présence 
de  l'initiative  de  l'âme  opérant  son  retour  à  l'âtman  ?  Car  c'est  bien 
elle  qui  va  à  l'âtman,  non  l'âtman  qui  la  ramène  à  lui,  et  la  notion 
de  la  grâce,  que  l'Inde  connaîtra  plus  tard,  est  à  peu  près  étran- 
gère au  Vedânta  primitif1.  Ces  difficultés  et  d'autres  encore,  les 
auteurs  des  Upanishads  n'ont  pas  été  les  seuls  à  s'y  heurter,  et  il 
n'y  a  pas  à  s'étonner  qu'ils  ne  les  aient  pas  résolues.  Ils  décrivent 
les  conditions  du  jîvâtman,  ils  énumèrent  ses  organes,  ils  le  mon- 
trent engagé  dans  une  succession  d'enveloppes  matérielles  con- 
centriques et  de  plus  en  plus  denses  qui  constituent  ses  organes 
et  qui  limitent  à  des  degrés  divers  sa  sphère  d'action  et  de  con- 
naissance2. Gomme  l'image  du  soleil  se  défigure  et  se  multiplie 
faussement  dans  une  eau  agitée,  ainsi  le  jîvâtman  n'a  que  des  con- 
ceptions troubles  et  erronées.  Il  ne  voit  que  la  diversité,  il  fait  la 
distinction  du  moi  et  du  toi,  et  ne  perçoit  rien  au  delà.  Mais,  par 
la  méditation  conduite  selon  la  vraie  science,  il  peut  dissiper  toutes 
ces  vaines  images  :  il  voit  alors  qu'il  n'y  a  qu'un  âtman,  et  que  cet 
âtman  c'est  lui-même.  S'agit-il  de  le  montrer  agissant,  on  en  parle 
comme  d'une  réalité  distincte  fournie  par  l'expérience  ;  est-il,  au 
contraire,  question  de  lui  par  rapport  au  paramâtman,  cette  réalité 
se  dissipe,  et  toute  particularité  est  traitée  de  pure  illusion.  On 
montre  ainsi  confusément  les  diverses  faces  du  problème  ;  on  ne  le 
tranche  pas.  Au  fond,  les  Sûtras  dans  lesquels  le  vieux  Vedânta  a 
récusa  forme  définitive,  ne  le  tranchent  pas  davantage.  L'auteur, 
ou  les  auteurs  de  ces  Sûtras,  qui  se  sont  imposé  la  tâche  épineuse 
de  présenter,  sous  une  forme  didactique  et  raisonnée,  les  visions 
apocalyptiques  des  Upanishads  et  qui,  hors  les  cas  où  ils  ramènent 
de  vive  force  au  Vedânta  des  passages  qui  s'inspirent  en  réalité 
d'une  tout  autre  doctrine,  se  sont  acquittés  de  cette  tâche  avec  une 


1 .  A  notre  souvenance  elle  ne  se  trouve  nettement  formulée  que  dans  un  seul  pas- 
sage commun  à  la  Katha-Up.,  II,  23  et  à  la  Mundaka-Up.,  111,  2,  3  :  «  Cet  âtman  ne  peut 
être  obtenu  ni  par  le  Veda,  ni  par  la  force  de  l'entendement,  ni  par  beaucoup  de 
science  :  celui  qu'il  choisit,  celui-là  l'obtient  :  de  celui-là  il  choisit  la  personne  comme 
sienne.  »  Cf.  Bhagavad-Gîtâ,  XI,  53. 

2.  Taittir.  Up.,  II,  2-8,  et  la  longue  description  de  Maitri-Up.,  Il,  5-IV,  2. 


BRAHMANISME  77 

grande  fidélité,  admettent  en  effet,  pour  l'âme  individuelle  et  en 
général  pour  les  êtres  finis,  une  existence  pratique,  expérimentale  ; 
mais  ils  leur  dénient  la  réalité  au  sens  absolu.  Ils  arrivent  ainsi  à 
maintenir  par  exemple  l'existence  d'un  Dieu  personnel1,  d'un 
Içvara  ou  Seigneur,  distinct,  et  du  monde  qu'il  gouverne,  et  de 
l'Absolu,  notion  qui  n'est  pas  inconnue  aux  anciennes  Upanishads, 
mais  qui  est  étrangère,  comme  de  juste,  aux  passages  purement 
védàntiques.  Mais,  à  cela  près,  la  doctrine  des  êtres  dans  les  Ve- 
dânta-Sùtras,  pour  être  plus  élaborée,  ne  diffère  pas  sensiblement 
de  celle  des  vieux  textes.  Ce  n'est  que  dans  la  philosophie  sectaire, 
dans  ce  qu'on  peut  appeler  le  nouveau  Yedânta,  dans  quelques 
Upanishads  plus  récentes,  dans  la  B/iagavad-Gîtâ,  dans  le  Fe- 
dànta-sâra,  qu'on  osera  formuler  nettement  une  solution  radi- 
cale. Dans  cette  doctrine,  le  monde  fini  n'existe  pas  :  il  est  le  pro- 
duit de  la  Maya,  de  la  magie  décevante  de  Dieu,  un  pur  spectacle 
où  tout  est  illusion,  le  théâtre,  les  acteurs  et  la  pièce,  un  «  jeu  » 
sans  objet  que  l'Absolu  «  joue  »  avec  lui-même2.  Il  n'y  a  de  réel 
que  l'ineffable  et  l'inconcevable. 

La  doctrine  de  l'Illusion  n'est  pas,  du  reste,  particulière  au 
Yedânta;  elle  pénétra  également  dans  la  philosophie  sâmkhya.  La 
Prakriti  de  cette  dernière  fut  identifiée  avec  la  Mâyâ,et  le  Purusha, 
de  multiple  qu'il  est  dans  le  système  originel,  devint  F  être  un  et 
absolu.  Sous  cette  nouvelle  forme,  le  Sâmkhya  et  le  Yedânta  ne 
diffèrent  plus  que  par  la  terminologie  et  par  des  détails  d'exposi- 
tion. La  Bhagavad-Gitâ,  par  exemple,  et  plusieurs  Upanishads3 
relèvent  autant  de  l'un  que  de  l'autre  système.  Ou  plutôt,  car  peu 
importe  comment  on  expose  et  dénomme  des  choses  qu'on  nie,  il 
n'y  a  plus,  dans  ces  écrits,  qu'un  seul  système,  l'idéalisme  pur, 
si  voisin  de  l'autre  extrême,  le  pur  nihilisme.  Le  Sâmkhya  et  le 
Yedânta,  dans  leur  double  forme,  défraieront  presque  à  eux  seuls 
la  métaphysique  des  religions  vishnouites  et  çivaïtes.  Des  quatre 
autres  grands  systèmes  officiels,  le  Yoga  est  plutôt  un  manuel 
d'exercices  mystiques  qu'une  philosophie;  le  Nyâya  (logique  et 
critique   de  la  certitude)   et  le    Vaiçeshika  (théorie  physique  du 

1.  Cf.  Pramadâ  Dâsa  Mitra,  A  Dialogue  on  the  Vedantic  Conception  of  Brahma,  ap. 
Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  t.  X,  p.  33.  Cf.  Çamkara  ad  Vedânta-Sûtra,  IV,  3,  7  »., 
p.  1119,  éd.  de  la  Bibliotheca  lndica.  Pour  la  doctrine  de  Çamkara  cf.  F.  H.  Windi- 
schmann,  Sancara,  sive  de  Theologamenis  Vedanticorum,  Bonnœ,  1833;  et  particulière- 
ment A.  Bruining,  Bijdrage  tôt  de  kennis  van  den  Vedanta,  Leiden,  1871. 

2.  Cf.  Bhartrihari,  III,  43,  éd.  Bohlen. 

3.  Par  exemple  la  Çvetâçvatara-Up. 


78  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

monde)  traitent  trop  indirectement  de  matières  religieuses,  pour 
trouver  place  ici  ;  enfin  la  Mtmâmsâ  n'est  que  le  prolongement 
sous  forme  d'examen  critique,  de  la  littérature  ritualiste,des  Brâh- 
manas  et  des  Smritis.  Elle  est  hostile  à  la  spéculation;  elle  ne 
reconnaît  les  dieux  que  juste  autant  qu'ils  sont  spécifiés  dans  les 
formules  liturgiques,  et  plusieurs  de  ses  docteurs1  dénient  nette- 
ment la  qualité  de  Yeda,  c'est-à-dire  d'écriture  révélée,  au  Jhâ- 
nakânda,  à  tout  ce  qui  n'est  pas  directement  relatif  au  culte. 

Ce  serait  cependant  donner  une  idée  tout  à  fait  incomplète  des 
Upanishads  que  de  n'y  relever  que  le  côté  purement  métaphy- 
sique. Ces  livres  étranges,  d'un  caractère  si  mêlé,  sont  encore  plus 
pratiques  que  spéculatifs.  Ils  s'adressent  à  l'homme  plus  qu'au  pen- 
seur; leur  objet  est  bien  moins  d'exposer  des  systèmes  que  d'ensei- 
gner la  voie  du  salut.  Ce  sont  avant  tout  des  exhortations  à  la  vie 
spirituelle,  exhortations  troubles  et  confuses,  mais  présentées  par- 
fois avec  une  haute  et  saisissante  émotion.  Il  semble  que  toute  la 
vie  religieuse  de  l'époque,  si  absente  de  la  littérature  ritualiste,  se 
soit  concentrée  dans  ces  écrits.  Malgré  leurs  prétentions  au  mys- 
tère, ce  sont,  en  somme,  des  œuvres  de  prosélytisme,  mais  d'un 
prosélytisme  s'exerçant  dans  des  cercles  restreints.  Le  ton  qui  y 
domine,  surtout  dans  l'allocution  et  dans  le  dialogue  où  il  est  par- 
fois empreint  d'une  singulière  douceur,  est  celui  de  la  prédication 
intime.  Sous  ce  rapport,  rien  dans  la  littérature  des  brahmanes  ne 
ressemble  à  un  Sûtra  bouddhique  comme  certains  passages  des 
Upanishads,  avec  cette  différence  toutefois  que,  pour  l'élévation 
de  la  pensée  et  du  style,  ces  passages  dépassent  de  beaucoup  tout 
ce  que  nous  connaissons  jusqu'ici  des  sermons  du  bouddhisme. 
Aussi  l'homme  remarquable  qui  entreprit  au  commencement  de  ce 
siècle  de  réformer  l'hindouisme,  Râmmohun  Roy,  ne  se  trompait- 
il  pas  tout  à  fait,  quand  il  espérait  qu'un  choix  fait  dans  les  Upa- 
nishads pourrait  aider  plus  que  toute  autre  publication  au  relève- 
ment religieux  de  son  peuple.  C'est  de  ce  côté  religieux  et  pratique 
des  Upanishads  qu'il  nous  reste  à  dire  quelques  mots. 

Après  le  résumé  que  nous  avons  fait  plus  haut  de  la  doctrine 
de  ces  livres,  il  est  à  peine  besoin  de  dire  que,  pour  leurs  auteurs, 
la  condition  séparée  de  l'âme,  qui  est  la  cause  de  l'erreur,  est  aussi 

1.  L'école  de  Prabhâkara.  Cf.  les  notes  de  Satyavrata  Sâmâçramin  dans  son  édition 
du  Sâma-Veda,  vol.  I,  p.  2,  4,  Bibl.  lndica.  Sur  cette  école  athéistique  et  purement 
ritualiste  voir  en  plus  Burnell,  Classified  Index  of  the  Sanskrit  Mss.  in  the  Palace  at 
Tanjore,  II,  84. 


BRAHMANISME  79 

la  cause  du  mal.  Ignorante  de  sa  vraie  nature,  l'âme  s'attache  à 
des  objets  indignes  d'elle.  Chaque  acte  qu'elle  accomplit  pour  satis- 
faire cet  attachement,  l'engage  plus  avant  dans  le  monde  périssable, 
et  comme  elle  est  elle-même  impérissable,  elle  est  condamnée  à  un 
perpétuel  changement  :  entraînée  dans  le  samsara,  dans  le  tour- 
billon de  la  vie,  elle  passe  d'une  existence  dans  une  autre,  sans 
trêve  ni  repos.  C'est  là  la  double  doctrine  du  karman,  de  l'acte  par 
lequel  l'âme  se  fait  sa  destinée,  et  du  punarbhava,  des  renais- 
sances successives  dans  lesquelles  elle  la  subit.  Cette  doctrine  qui 
sera  désormais  la  donnée  fondamentale  commune  à  toutes  les  reli- 
gions et  sectes  de  l'Inde,  c'est  dans  les  Upanishads  que  nous  la 
trouvons  formulée  pour  la  première  fois.  Dans  les  parties  plus  an- 
ciennes des  Brâhmanas,  elle  paraît  peu  et  avec  une  portée  moindre. 
On  y  semble  croire  simplement  que  l'homme  qui  a  mal  vécu,  peut 
être  condamné  à  revenir  en  ce  monde  pour  y  subir  une  existence 
misérable.  La  renaissance  n'est  qu'une  forme  de  la  peine  ;  elle  est 
l'opposé  de  la  vie  céleste  et  un  équivalent  de  l'enfer  :  elle  n'est  pas 
encore  ce  qu'elle  est  ici  et  ce  qu'elle  restera  dans  la  suite,  la  con- 
dition même  de  l'être  personnel,  condition  qui  peut  se  réaliser  en 
des  existences  infiniment  diverses,  depuis  celle  de  l'insecte  jusqu'à 
celle  du  dieu,  mais  toutes  également  instables  et  soumises  à  la 
rechute1.  Il  est  impossible  de  préciser  l'époque  à  laquelle  cette 
vieille  croyance  trouva  dans  les  conceptions  métaphysiques  nou- 
velles le  milieu  favorable  à  son  épanouissement.  Mais  il  est  cer- 
tain que  dès  la  fin  du  sixième  siècle  avant  notre  ère,  quand  Çâkya- 
muni  méditait  son  œuvre  de  salut,  la  doctrine  telle  qu'elle  se  montre 
dans  les  Upanishads,  était  à  peu  près  complète  et  déjà  profondé- 
ment enracinée  dans  la  conscience  populaire.  Sans  ce  point  d'appui, 
le  succès  du  bouddhisme  serait  à  peine  explicable. 

De  même  que  l'état  de  séparation  et  d'ignorance  est  pour  l'âme 
l'état  de  chute,  de  même  la  cessation  de  cet  état,  le  retour  à  l'unité, 
est  le  salut.  Dès  que  l'âme  a  acquis  la  certitude  parfaite,  immé- 
diate qu'elle  n'est  pas  différente  de  l'âtman  suprême,  elle  n'éprouve 
plus  ni  doutes,  ni  désirs.  Elle  agit  encore,  ou  plutôt  les  consé- 
quences de  ses  actes  antérieurs  agissent  encore  pour  elle,  à  peu 
près  comme  la  roue  du  potier  continue  de  tourner  quand  l'ouvrier 
a  cessé  de  la  mouvoir.  Mais,   comme  l'eau  passe  sur  la  feuille  du 


1.  Brihadâr.  Up.,  IV,  4,  5-6  ;  2  ;  VI,  2,  16  ;  Chândog.  Up.,  V,  10,  3-8  ;  Mundaka  Up.,  I, 
2,  10  ;  etc. 


80  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

lotus  sans  la  mouiller,  ainsi  ces  actes  ne  touchent  plus  l'âme.  Elle 
ne  s'attache  plus  à  rien,  elle  ne  pèche  plus,  le  «  lien  du  karman  » 
est  rompu,  l'unité  est  virtuellement  refaite.  C'est  là  le  yoga,  l'état 
d'union.  Celui  qui  le  réalise,  le  yogin,  est  un  être  souverain,  sur 
qui  rien  de  périssable  n'a  plus  prise,  pour  qui  les  lois  de  la  nature 
n'existent  plus,  qui  dès  cette  vie  est  «  affranchi  1  ».  La  mort  môme 
ne  pourra  rien  ajouter  à  sa  béatitude  ;  elle  ne  fera  qu'effacer  ce 
qui  n'existe  déjà  plus  pour  lui,  la  dernière  apparence  de  la  dua- 
lité. Ce  sera  là  la  délivrance  finale  (nioksha),  l'absorption  com- 
plète et  définitive  dans  l'être  unique  ou,  comme  on  dira  aussi  plus 
tard  en  empruntant  une  expression  bouddhique,  l'extinction,  le 
Nirvana. 

La  conséquence  pratique  d'une  pareille  doctrine  ne  peut  être 
qu'une  morale  de  renoncement  et  la  subordination,  sinon  le  dédain 
de  tout  culte  établi.  Aussi  est-il  fort  peu  question  de  devoirs  posi- 
tifs dans  les  Upanishads.  L'essentiel  est  d'étouffer  le  désir,  et  l'idéal 
de  la  vie  dévote  est  l'existence  du  Sannyâsin,  de  «  celui  qui  a  tout 
rejeté  »,  de  l'anachorète  2.  Dans  les  Smritis  et  dans  les  Codes  de 
lois,  qui  nous  ont  conservé  les  prescriptions  dune  morale  à  la  fois 
plus  mondaine  et  plus  solide,  ce  genre  de  vie  n'est  d'ordinaire 
permis  qu'aux  vieillards,  après  une  existence  bien  remplie5.  Mais 
les    Upanishads  ne  semblent  pas  tenir    compte    de    ces    restric- 


1.  Chândog.  Up.,IV,14,3;  V,  24,3;  Katha-Up.,  VI,  14-15, 18  ;  Çvêtâçvat.  Up.,  II,  12-15. 
En  général,  les  anciennes  Upanishads  décrivent  plutôt  la  béatitude  de  l'âtman  et 
l'émancipation  finale  que  la  jîvanmukli,  l'émancipation  dès  cette  vie.  Elles  gardent 
notamment  le  silence  sur  les  diverses  siddhis  ou  facultés  surnaturelles  (don  d'ubiquité, 
pouvoir  de  voler  par  les  airs,  etc.),  que  le  Yoga  et  aussi  les  Vedânta-Sûtras  (IV,  4, 
17-21,  p.  1150,  éd.  de  la  Bibl.  Ind.)  attribuent  au  jîvanmukta. 

2.  Brihadâr.  Up.,  111,  5,  1  ;  IV,  4,22;  VI,  2,  15  ;  Ratha  Up.,  VI,  14;  MundakaUp.,  I, 
2,  11;  111,2,  6. 

3.  Après  s'être  acquittés  des  «  trois  dettes  »,  aux  rishis  (par  l'étude  du  Veda),  aux 
mânes  des  ancêtres  (en  engendrant  un  fils),  et  aux  dieux  (par  la  célébration  des  sacri- 
fices), Manu,  IV,  257.  La  question,  qui  n'a  jamais  été  bien  tranchée,  est  débattue  lon- 
guement, Apastamba  Dh.  S.,  23,  3-11,  24,  15.  Cf.,  d'une  part,  Gautama,  111,1  ;  et  d'autre 
part,  Manu,  IV,  35-37,  et  Yâjnav.,  111,  57.  La  règle  généralement  acceptée  est  qu'un 
dvija  doit  passer  par  les  quatre  stages  successifs  :  étudiant  (brahma  ;ârin),  maître  de 
maison  (grihastha),  anachorète  (vanaprastha)  et  ascète  (sannyâsin).  Ce  sont  les  quatre 
âçramas.  Les  vanaprasthas  «  habitants  de  la  forêt»,  les  6  oôioi  des  auteurs  classiques, 
formaient  des  colonies  consacrées  à  la  vie  contemplative  et  pratiquant  un  rituel  par- 
ticulier. Là  le  maître  vivait,  entouré  de  sa  femme  et  de  ses  disciples,  mais  observant 
la  chasteté  (Çakunt.,  acte  1).  Pour  le  sannyâsin,  le  lien  matrimonial  était  entière- 
ment brisé  (Brihadâr.  Up.,  IV,  5).  Il  vivait  seul,  sans  aucun  domicile  fixe,  détaché  de 
toutes  les  pratiques  et  de  toutes  les  observances  du  culte  (Samnyâsa  Up.  et  Aruneya 
Up.,  éd.  de  la  Biblioth.  Indica,  p.  34  et  39). 


BRAHMANISME  8i 

tions1,  dont  les  natures  ardentes  devaient  du  reste  s'affranchir  aisé- 
ment. Selon  la  légende,  le  Buddha  n'avait  pas  atteint  sa  trentième 
année  quand  il  quitta  sa  famille,  et  dans  les  plus  anciennes  Upani- 
shads  nous  voyons,  ce  qui  est  encore  bien  plus  contraire  à  l'esprit 
de  la  loi  brahmanique,  que  la  vie  religieuse  errante  était  embrassée 
même  par  des  femmes2.  Par  contre  les  exagérations  de  l'ascé- 
tisme tiennent  peu  de  place  dans  ces  traités.  Ils  prescrivent  le  re- 
noncement et  la  contemplation  ;  mais  les  mortifications,  les  jeûnes 
prolongés,  la  nudité,  toutes  choses  dès  lors  fort  en  honneur,  sont 
en  quelque  sorte  des  pratiques  serviles  que  leur  théosophie  dé- 
daigne. Leur  point  de  vue  à  l'égard  de  ces  pratiques  paraît  être 
celui  du  bouddhisme,  qui  les  condamne.  Il  n'est  pas  question  da- 
vantage de  ces  pénitences  insensées  et  cruelles  que  nous  voyons 
glorifiées  par  exemple  dans  la  poésie  épique  et  dont  la  plupart 
des  sectes  hindoues  ont  étalé  jusqu'à  nos  jours  le  hideux  spectacle. 
Et  pourtant  il  est  probable  que  ces  aberrations  avaient  dès  lors 
leurs  adeptes.  Au  quatrième  siècle  les  compagnons  d'Alexandre 
purent  les  observer  chez  des  sannyâsins  du  Penjâb3,  et  nous  sa- 
vons par  le  récit  de  la  mort  de  Galanos,  que  nous  a  conservé  Plu- 
tarque,  que  la  coutume  du  suicide  religieux  remonte  au  moins 
aussi  haut  4. 

Quant  au  culte  traditionnel,  il  est  visible  que  la  doctrine  des 
Upanishads  tend  à  le  détruire.  On  ne  l'attaque  pas,  aussi  peu  qu'on 
attaque  la  morale  positive  ;  mais  pas  plus  que  de  l'accomplissement 
des  devoirs  ordinaires  de  la  vie,  on  n'en  attend  le  souverain  bien.  Le 
sacrifice  n'est  qu'une  œuvre  préparatoire;  c'est  le  meilleur  des  actes, 
mais  c'est  un  acte,  et  le  fruit  par  conséquent  en  est  périssable. 
Aussi,  bien  que  des  sections  entières  de  ces  traités  soient  consa- 


1.  Cf.  par  exemple  Chàndog.  Up.,  II,  23,  1. 

2.  Chàndog.  Up.,  IV,  4,  2.  Le  passage  est  douteux  ;  mais  rapproché  de  scènes  telles 
que  Brihadàr.  Up.,  III,  6  et  8,  il  semble  favoriser  notre  interprétation.  Cf.  le  témoi- 
gnage de  Néarque,  ap.  Strabo,  XV,  1,  c.  lxvi. 

3.  Strabo,  XV,  1,  c.  lxi,  lxiii.  La  Smriti  ne  prescrit  ces  pratiques  qu'en  expiation  de 
certaines  fautes  déterminées.  Elles  sont  condamnées  d'une  façon  générale,  Bhagavad- 
Gitâ,  VI,  16  ;  XVII,  5,  6,  19. 

4.  Plutarch.  Alexander,  LXIX;  Strabo,  XV,  1,  c.  lxvhi.  Cf.  le  suicide  de  Zarmano- 
chegas  à  Athènes,  sous  Auguste,  Strabo,  ibid.,  c.  lxxiii.  Le  suicide  est  condamné  d'une 
façon  générale  par  la  Smriti  :  Apastamba  Dh.  S.,  1,  28,17;  Manu,  V,  89;  Yâjnavalkya,  HT, 
154  ;  et  probablement  Gautama,  XIV,  12,  où  les  manières  les  plus  usitées  sont  énumé- 
rces.  Cf.  Mégasthène  ap.  Strabo,  XV,  1,  c.  lxviii.  Mais  il  est  prescrit  comme  expiation 
de  certains  crimes,  Apastamba  Dh.  S.,  1,  25,2-7,  12;  1,28,15;  Gautama,  XXII,  2-3  ;  etc. 
Même  dans  ce  cas,  il  est  condamné  par  Hârîta,  cité  par  Apastamba,  I,  28,  16. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  6 


82  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

crées  à  des  spéculations  sur  les  rites1,  leur  doctrine  sur  ce  point 
peut-elle  se  résumer  en  ces  paroles  de  la  Mundaka  Upanishad  : 
«  Connaissez  l'âtman  unique  et  laissez  là  tout  autre  propos  :  c'est 
là  le  pont  de  l'immortalité2.  »  Le  Veda  lui-même  et  toute  la  science 
sacrée  sont  tout  aussi  nettement  relégués  au  second  plan3.  Le 
Veda  n'est  pas  le  vrai  brahman,  ce  n'en  est  que  le  reflet,  et  la 
science  de  ce  brahman  imparfait,  de  ce  çabdabrahman  ou  brahman 
en  paroles,  n'est  qu'une  science  inférieure.  La  vraie  science  est 
celle  qui  a  pour  objet  le  vrai  braliman,  leparabra/iman  ou  brahman 
suprême,  c'est-à-dire  l'âtman  qui  se  révèle  directement  dans  le 
cœur  de  l'homme.  Cet  emploi  du  vieux  nom  de  la  prière,  puis  du 
Veda  révélé,  brahman  au  neutre,  pour  désigner  l'Absolu,  emploi 
que  nous  notons  ici  pour  la  première  fois  et  où  perce  encore  si 
bien  le  sens  primitif  d'énergie,  n'était  pas  nouveau,  puisqu'on  le 
trouve  déjà  dans  l'Atharva-Veda4;  mais  c'est  à  partir  des  Upani- 
shads  qu'il  devient  tout  à  fait  usuel  et  que,  avec  ou  sans  épithète, 
il  finit  par  faire  tomber  en  désuétude  les  autres  acceptions  du  mot. 
En  même  temps  s'établit  l'usage  de  désigner  par  Brahmâ  au  mas- 
culin le  Dieu  personnel,  première  manifestation  de  l'Absolu,  le 
Prajâpati  des  anciens  textes,  le  créateur  et  l'aïeul  {Pitâmaha)  des 
êtres. 

Mais  cette  science  du  vrai  brahman  n'est  pas  de  celles  qui  peu- 
vent s'enseigner  avec  des  mots.  Admettre  la  doctrine  de  l'identité, 
c'est  déjà  beaucoup  sans  doute,  mais  ce  n'est  que  le  point  de  départ. 
D'abord  on  avait  cru  qu'il  suffisait  d'avoir  la  notion  parfaite,  la 
certitude  entière  et  permanente  de  cette  identité.  Mais  bientôt  on 
exigea  davantage.  On  prétendit  que  l'âme  en  éprouvât  la  percep- 
tion immédiate,  qu'elle  se  sentît  en  union  avec  l'Absolu.  C'est  ici 
que  cette  théosophie  hautaine  retombe  lourdement,  et  qu'elle  expie 
son  dédain  de  toute  pratique  et  de  toute  observance.  Depuis  long- 
temps on  attribuait  une  clairvoyance  particulière  au  rêve 5  et  aux 
phénomènes  extatiques.  On  y  voyait  un  moyen  de  communiquer 
avec  le  monde  invisible  et  avec  la  divinité  ;  on  en  fit  la  vraie  ma- 
nière de  philosopher,  la  voie  du  yoga  et  du  salut.  Il  y  a  donc  dans 


1.  Par  exemple  les  sections  I,  V,  VI  de  la    Brihadâr.  Up.  ;  et  I,   II,   III  de  la  Chân- 
dog.  Up. 

2.  II,  2,  5.  Cf.  Bhagavad-Gîtâ,  XVI11,  66. 

3.  Chândog.  Up.  VU,  I;  Mundaka-Up.,  I,  1,  4-5.  Cf.  Bhagavad-Gîtâ,  11,46;  IX,  21. 

4.  Ath.  V,    X,  7,  17,  24,  32  ;  X,  8,  1  ;  etc. 

5.  Déjà,  dans  le  Big-Veda,  VIII,  47,  14. 


BRAHMANISME  83 

les  Upanishads,  surtout  dans  celles  qui  sont  moins  anciennes,  une 
théorie  complète  de  l'extase  et  des  moyens  de  la  provoquer { : 
immobilité  prolongée  du  corps,  fixité  hébétante  du  regard,  répéti- 
tion mentale  de  formules  bizarres,  méditations  sur  les  mystères 
insondables  contenus  dans  quelques  monosyllabes  tels  que  le  fameux 
om,  qui  est  le  brahman  même,  suppression  du  souffle,  toute  une 
série  d'exercices  hypnotiques  par  lesquels  on  s'imaginait  faire 
rentrer  les  esprits  vitaux  dans  la  pensée,  la  pensée  dans  l'âme, 
recueillir  celle-ci  tout  entière  dans  le  cerveau,  puis  la  ramener  dans 
le  cœur  où  siège  l'âtman  suprême.  Il  est  inutile  d'insister  davan- 
tage sur  ces  procédés,  auxquels  une  physiologie  étrange  peut 
donner  une  certaine  apparence  de  singularité,  mais  qui  se  retrou- 
vent à  peu  près  les  mêmes  dans  le  bagage  de  beaucoup  d'autres 
sectes  d'illuminés.  Ils  ont  été  recueillis  et  exposés  ex  professo  dans 
le  système  qui  porte  plus  particulièrement  le  nom  de  Yoga.  Prati- 
qués consciencieusement,  ils  ne  peuvent  qu'aboutir  à  la  folie  et  à 
l'idiotisme,  et  c'est  en  effet  sous  la  figure  d'un  fou  ou  d'un  idiot  que 
dans  les  Purânas1,  par  exemple,  on  nous  dépeint  souvent  le  sage. 
Nous  n'avons  pas  à  juger  ici  les  spéculations  des  Upanishads, 
ni  à  insister  plus  longuement  sur  les  conséquences  inévitables  de 
ce  premier  essai  de  la  philosophie  de  l'absolu.  Il  n'est  que  trop 
visible  combien  cette  doctrine  est  peu  disposée  à  se  mettre  à  l'école 
de  l'expérience,  combien  elle  porte  à  l'orgueil  spirituel,  ce  péché 
de  race  qui  frappa  si  vivement  les  Grecs  quand  ils  entrèrent  en 
rapport  avec  les  brahmanes3;  combien,  même  débarrassée  de  ses 
exagérations,  elle  tend  à  énerver  la  conscience,  et  quelle  idée 
mélancolique  en  somme  elle  donne  de  la  vie.  On  a  souvent  insisté 
sur  ce  dernier  côté  et  on  a  cru  saisir  dans  ces  aspirations  à  un  état 
qui  pour  nous  ressemble  si  fort  au  néant,  la  plainte  d'un  peuple 
malheureux  et  las  de  vivre.  Nous  croyons,  pour  notre  part,  qu'il  ne 
faut  admettre  cette  explication  qu'avec  une  extrême  réserve,  même 


1.  Katha-Up.  III,  13.  Les  deux  premières  sections  de  la  Çvêtâçvatara  Up.  et  la  VI" 
de  la  Maitri-Up.  (qualifiée,  il  est  vrai,  de  khila,  de  supplément  par  le  commentaire 
de  Râmatîrtha,  p.  77,  éd.  de  la  Bibl.  Ind.)  sont  consacrées  à  ces  exercices.  Dans  la 
Garbha-Up.,  4,  le  fœtus  s'y  apprête  déjà  dans  le  sein  maternel. 

2.  Cf.  la  légende  du  roi  Bharata,  Vishnu-P.,  II,  ch.  xm,  t.  II,  p.  316  de  la  traduc- 
tion de  H.  H.  Wilson,  éd.  Hall  ;  et  le  «  vœu  de  folie  »,  l'unmattavrata,  ibid.,  I,  ch.  ix, 
t.  1,  p.  135. 

3.  Cf.  le  récit  de  l'entrevue  d'Onésicrite  avec  les  brahmanes  ap.  Plutarch.,  Alexander, 
LXV  ;  Strabo,  XV,  ch.  lxiv,  lxv:  Megasthenis  fragmenta,  p.  140,  141,  éd.  Schwanbeck. 
Cf.  la  légende  de  Raikva,  Chândog.  Up.,  IV,  1  et  2. 


84  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

pour  le  bouddhisme,  qui  cependant  a  été  bien  plus  franchement 
pessimiste.  Les  prémisses  une  fois  posées,  la  suite  des  déductions 
métaphysiques  a  quelque  chose  de  fatal,  et  celles-ci  devaient  sortir, 
pour  peu  qu'on  osât  les  y  chercher,  de  données  premières  qui  n'ont 
rien  de  commun  avec  le  dégoût  de  la  vie.  Aussi  ces  doctrines  nous 
paraissent-elles  à  l'origine  respirer  la  hardiesse  spéculative  bien 
plus  que  la  lassitude  et  la  souffrance.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'elles  sont  loin  d'être  sereines  et  que,  à  la  longue,  malgré  leur 
incontestable  grandeur,  elles  ont  exercé  une  action  déprimante  sur 
l'esprit  hindou1.  Elles  l'ont  habitué  à  ne  point  connaître  de  milieu 
entre  l'exaltation  et  la  torpeur,  et  elles  ont  fini  par  imprimer  à 
toutes  ses  productions  un  caractère  uniforme,  mélange  d'ardeur 
inassouvie  et  de  satiété.  Car  (et  c'est  là  une  dernière  remarque  qui 
doit  être  faite  ici)  ces  doctrines  ne  se  transmettront  pas  seulement 
dans  l'école  comme  système  philosophique,  mais  en  elles  trouve- 
ront désormais  leur  expression  toutes  les  aspirations  bonnes  ou 
mauvaises  du  peuple  hindou.  A  toutes  les  sectes  elles  fourniront 
une  sorte  de  théologie  supérieure.  Les  unes  s'en  inspireront  comme 
d'un  idéal,  et  il  naîtra  ainsi  de  loin  en  loin  des  œuvres  d'une  éléva- 
tion et  d'une  délicatesse  incomparables  ;  les  autres  les  abaisseront 
à  leur  niveau  et  les  exploiteront  comme  un  répertoire  de  lieux  com- 
muns. Les  moins  religieuses  leur  emprunteront  les  dehors  de  la 
dévotion,  les  plus  abjectes  et  les  plus  exécrables  s'affubleront  de 
leur  mysticisme  et  se  serviront  de  leurs  formules.  C'est  en  parlant 
du  brahman  et  de  la  délivrance,  que  les  alchimistes  se  feront  une 
religion  du  grand  œuvre,  que  les  sectateurs  de  Kâlî  immoleront 
leurs  victimes,  que  certains  çivaïtes  se  livreront  à  leurs  orgies.  On 
a  peine  à  comprendre  ces  chutes  profondes  à  côté  d'œuvres  comme 
la  B/iagavad-Gitâ,\e  Rural  et  même  certaines  portions  des  Purânas, 
et  nulle  littérature  ne  démontre  comme  celle-ci  la  vanité  du  mysti- 
cisme et  son  impuissance  à  rien  fonder  de  durable.  Le  nombre  de 
fois  que  des  esprits  d'une  trempe  peu  commune  ont  ainsi  essayé  de 
refaire  l'œuvre  des  Upanishads,  est  vraiment  prodigieux.  La  plu- 
part de  ces  tentatives  ne  diffèrent  entre  elles  que  par  des  détails 
de  faits,  et  nous  n'aurons  pas  même  à  les  énumérer.  Leur  histoire 
commune  est  un  perpétuel  et  affligeant  recommencement  :  au 
début,  un  effort  vigoureux  et  de  hautes  visées  suivis  bientôt  d'une 


1.  Cf.  P.  Regnaud,  Le  Pessimisme  brahmanique,  dans  les  Annales  du  Musée  Guimet, 
vol.  I. 


BRAHMANISME  85 

irrémédiable  décadence;  comme  résultat  final,  une  secte  et  une 
superstition  de  plus. 

Aussi  n'est-il  pas  étonnant  qu'au  cours  de  ces  agitations  stériles, 
le  bon  sens  brutal  ait  eu  parfois  sa  revanche  et  que,  à  tant  de 
rêveries,  il  ait  répondu  par  le  scepticisme,  par  la  moquerie  et  par 
la  négation  cynique.  Déjà  dans  le  Rig-Veda  il  est  question  de  gens 
qui  nient  l'existence  d'Indra1.  Dans  les  Brâhmanas  on  se  demande 
parfois  si  réellement  il  y  a  une  autre  vie2,  et  le  vieil  exégète  Yâska, 
qu'on  place  d'ordinaire  au  cinquième  siècle  av.  J.-G.,  est  déjà 
obligé  de  réfuter  l'opinion  de  maîtres  bien  plus  anciens  que  lui  et 
qui  déclaraient  le  Veda  un  tissu  de  non-sens3.  Ce  scepticisme  vul- 
gaire, qui  ne  doit  pas  être  confondu  avec  les  négations  spécula- 
tives du  Sâmkhya  et  du  bouddhisme  et  dont  l'allure  frondeuse  con- 
traste si  fortement  avec  l'esprit  timoré  des  modernes  Hindous, 
paraît  avoir  eu  autrefois  d'assez  nombreux  adeptes.  Le  terme  le 
plus  ancien  par  lequel  on  les  trouve  désignés  est  Nâstika  (dérivé 
de  na  asti,  non  est)  «  ceux  qui  nient4  ».  Ils  paraissent  avoir  formé 
des  associations  plus  ou  moins  avouées  sous  la  dénomination  de 
Cârvâkas  (du  nom  d'un  de  leurs  maîtres)  et  de  Lokâyatas  «  les 
mondains  ».  Gomme  d'autres  sectes,  ils  ont  eu  leurs  Sùtras  attri- 
bués, par  dérision  sans  doute,  à  Brihaspati,  le  guru  ou  précepteur 
des  dieux.  Leur  doctrine  est  représentée  comme  un  scepticisme 
absolu,  et  leur  morale,  qui  nous  a  été  conservée  dans  quelques 
çlokas  ou  distiques  écrits  avec  beaucoup  de  verve  et  attribués  au 
même  Brihaspati,  est  un  simple  appel  à  la  jouissance  :  «  tant  que 
va  la  vie,  amuse-toi  et  fais  bonne  chère;  une  fois  que  le  corps  est 
réduit  en  cendres,  il  ne  revivra  plus  5.  » 

1.  II,  12,  5;  VIII,  100,  3,4. 

2.  Taittir.  Samh.,  VI,  1,  1,  1  ;  Katha-Up.  I,  1,  20. 

3.  Nirukta,  1, 15-16. 

4.  Spécifiquement  «  qui  nient  la  vie  future  ».  Comparer  l'éloquent  passage  dirigé 
contre  eux,  Bhagavad-Gitâ,  XVI,  6  sq.  ;  et  J.  Muir,  Metrical  Translations  from  Sanskrit 
Writers,  p.  12-22,  1879. 

5.  Sâyana  a  consacré  aux  Cârvâkas  le  premier  chapitre  de  son  Sarvadarçanasamgraha  : 
la  plus  grande  partie  de  ce  chapitre  se  trouve  traduite  par  M.  Cowell  dans  la  nouvelle 
édition  des  Miscellaneous  Essays  de  Colebrooke,  t.  I,  p.  456.  La  «  fausse  science  de 
Brihaspati  »  est  dénoncée,  Maitri  Up.,  VII,  9.  Les  auteurs  de  la  Kâçikâ  Vritti,  qui 
étaient  probablement  jainas,  attribuent  ce  système  mal  conçu  aux  bouddhistes  (Max 
Muller,  dans  VAcademy,  25  septembre  1880,  p.  224).  D'autre  part,  les  bouddhistes 
en  rapportent  la  paternité  aux  brahmanes  (Milindapafiho,  p.  10). 


III 

DÉCLIN 


Les  brahmanes  porteurs  du  Veda  et  de  la  tradition.  Formation  d'une  littérature 
|  brahmanique,  orthodoxe  et  accessible  à  tout  le  monde  :  Itihâsa,  Purâna.  Codes  de 
lois.  Tendances  monothéistes  :  Brahmâ.  A  partir  surtout  de  l'époque  de  Çamkara,  le 
Védantisme  devient  peu  à  peu  la  seule  expression  spéculative  orthodoxe  du  brahma- 
nisme. Modifications  introduites  dans  le  vieux  culte  :  doctrine  de  l'ahimsâ  et  abolition 
du  sacrifice  animal.  Disparition  progressive  des  pratiques  de  l'ancien  rituel.  Déca- 
dence des  études  védiques  :   leur  réveil,  une  œuvre  de  la  science  européenne. 


La  religion  que  nous  venons  d'exposer  est  proprement  le  brah- 
manisme, la  religion  des  brahmanes.  Bien  différente  de  celles  qu'il 
nous  reste  à  examiner  et  dont  les  unes,  le  bouddhisme  et  le  jai- 
nisme,  ont  rompu  avec  eux  dès  l'origine,  dont  les  autres,  les 
diverses  formes  du  vishnouisme  et  du  çivaïsme,  ont  été  adoptées 
par  eux  et  se  sont  épanouies  sous  leur  direction,  mais  ne  leur  ont 
jamais  appartenu  au  point  de  ne  pas  pouvoir  se  passer  de  leur  mi- 
nistère, celle-ci  est  bien  leur  œuvre  et  leur  propriété.  Elle  ne  se 
serait  pas  faite  sans  eux,  elle  ne  saurait  exister  sans  eux  et  sans 
eux  elle  aurait  disparu  en  nous  laissant  quelques  souvenirs  défi- 
gurés peut-être,  mais  sûrement  pas  un  seul  témoignage  authen- 
tique. Et  réciproquement  c'a  été  le  secret  de  la  force  et  de  la  durée 
de  leur  caste  si  faible,  si  nulle  comme  organisation,  d'avoir  tou- 
jours eu  conscience  de  sa  mission  de  gardienne  de  la  tradition. 
Malgré  l'ardeur  avec  laquelle  ils  se  sont  jetés  dans  la  théosophie 
et  dans  les  dévotions  sectaires,  malgré  le  rôle  prépondérant  et 
quasi  divin  qu'ils  ont  su  se  ménager  dans  les  religions  nouvelles1, 

1.  De  Çatap.  Br.  IL  2,  2,  6  et  Manu,  XI,  86,  rapprocher  des  passages  tels  que  Bhâga- 
vata-Pur.  III,  16,  17.  Un  vers  proverbial  moderne  dit  :  «  Le  monde  entier  dépend  dos 
dieux  ;  les  dieux  dépendent  des  mantras  ;  les  mantras  dépendent  des  brahmanes  ;  les 


BRAHMANISME  87 

ils  n'ont  jamais  cessé  de  veiller  sur  ce  vieux  patrimoine.  Il  est  pro- 
bable que  déjà  plusieurs  siècles  avant  notre  ère  beaucoup  d'entre 
eux  avaient  adopté  à  côté  de  leurs  doctrines  propres  des  croyances 
d'origine  différente,  et  nous  aurons  à  signaler  plus  loin  quelques- 
unes  des  formes  religieuses  nées  de  ces  compromis.  Dans  les  dis- 
ciplines toutefois  qui  se  rapportent  à  leurs  usages  traditionnels  et  à 
leur  vieille  littérature,  ils  sont  en  général  restés  fidèles  aux  données 
du  passé,  et  cela  non  seulement  parmi  les  mîmâmsistes  qui  étaient 
la  tradition  incarnée,  mais  même  parmi  les  vedântins,  qui  avaient 
infiniment  plus  d'affinités  avec  toutes  les  nouveautés.  C'est  le 
même  culte  au  fond  qui  se  trouve  décrit  successivement  dans  les 
Brâhmanas,  dans  les  Sûtras,  dans  les  Prayogas  et  dans  des  traités 
encore  plus  modernes.  Les  Smritis,  bien  que  diversement  anciennes, 
n'ont  la  plupart  rien  de  sectaire.  Quand  Patanjali,  qui  passe  cepen- 
dant pour  l'auteur  des  Yogasùtras,  le  plus  excentrique  des  systèmes 
de  philosophie,  défend  au  début  de  son  Maliâbhâshya  (deuxième 
siècle  av.  J.-G.)  l'utilité  des  études  grammaticales,  il  se  place 
exactement  sur  le  même  terrain  que  le  vieux  Yâska,  celui  de  l'exé- 
gèse védique  l.  Çamkara  au  huitième  siècle,  Sâyana  au  quatorzième 
étaient  des  Vaishnavas  et  passent  même  pour  avoir  été  des  incar- 
nations de  Vishnu;  il  n'y  paraît  guère  pourtant,  quand  ils  com- 
mentent, l'un  les  Vedântasûtras  et  les  Upanishads,  l'autre  l'en- 
semble des  quatre  Yedas2.  Dans  les  traités  de  philosophie,  la 
polémique  contre  les  doctrines  des  diverses  sectes  abonde,  mais 
elle  est  strictement  scolastique.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au  grand  retour 

brahmanes  sont  mes  dieux.  »  J.-A.  Dubois,  Mœurs  des  peuples  de  VInde,  t.  I,  p.  186,  et 
O.  Bôhtlingk,  Indische  Sprûche,  n°  7552,  t.  III,  p.  607,  2e  éd. 

1.  Mahâbhâshya,  1,  1,  1,  p.  1-5,  éd.  Kielhorn. 

2.  Le  commentaire  de  Sâyana  sur  l'Atharva-Veda,  dont  l'existence  tour  à  tour  niée  et 
affirmée  était  devenue  plus  que  suspecte  (Burnell,  Vamçabr.,  p.  xxi  ;  Haug  dans  la 
Zeitschr.  der  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  XVIII,  p.  304;  Max  Mùller,  dans  Academy, 
31  janvier  1874),  vient  justement  d'être  découvert.  Cf.  les  lettres  de  Shankar  Pandurang 
Pandit,  Max  Mùller  et  G.  Bùhler,  dans  YAcademy,  5  et  12  juin  1880.  L'Atharva-Veda, 
qui  est  complètement  ignoré  aujourd'hui  dans  le  Sud,  le  pays  natal  de  Sâyana,  et  qui, 
dès  le  dix-septième  siècle,  était  considéré  comme  perdu  (Burnell  dans  Indian  Antiq., 
VIII,  99,  et  Classified  Index  of  the  Tanjore  Mss.,  I,  37),  y  était  sans  aucun  doute  favorable- 
ment connu  avant,  puisqu'il  est  employé  dans  l'Apastamba  Dharma-Sûtra,  qui,  très 
probablement,  fut  composé  dans  l'Inde  du  Sud.  (G.  Bùhler,  Sacred  Laws  of  the  Aryas,  I, 
p.  xxv  et  xxx.)  Sur  Sâyana,  cf.  Burnell,  spécialement  Vamçabr âhmana,  préface,  p.  v,  ss. 
Il  était  le  chef  principal  (jagadguru)  des  brahmanes  Smârtas,  et  mourut  en  1386 
au  monastère  de  Çrihgeri,  dans  le  Mysore.  Burnell  a  émis  l'hypothèse,  nullement  im- 
probable, que  Sâyana  et  Mâdhava,  qui  passent  pour  frères  et  qui  se  partagent  l'hon- 
neur d'avoir  écrit  la  majeure  partie  de  ces  commentaires,  sont  en  réalité  un  seul 
et  même  personnage. 


88  LES    RELIGIONS   DE    L'INDE 

offensif  contre  le  bouddhisme  inauguré  dans  le  Dékhan  au  septième 
et  au  huitième  siècle  par  les  écoles  de  Kumârila  et  de  Çamkara  *,  et 
où  les  passions  sectaires  eurent  en  réalité  une  part  décisive,  qui, 
dans  les  documents  authentiques  étudiés  jusqu'ici,  ne  paraisse  se 
réduire  à  de  simples  discussions  entre  métaphysiciens.  A  s'en  tenir 
à  cette  littérature,  on  dirait  que  l'Inde  brahmanique  n'a  jamais 
connu,  à  côté  de  son  Veda,  que  des  systèmes  philosophiques,  et  on 
soupçonnerait  à  peine  l'existence  de  ces  puissants  mouvements 
religieux  qui  nous  sont  révélés  dans  la  poésie  épique,  dans  la  lit- 
térature profane  et  dans  l'immense  amas  des  écrits  sectaires.  Sans 
s'abstraire  jamais  des  choses  présentes  et  avec  des  moyens  en 
somme  très  imparfaits,  les  brahmanes  ont  ainsi  conservé  pendant 
plus  de  vingt  siècles  encore  leur  vieil  héritage  avec  une  fidélité 
pour  laquelle,  non  seulement  la  science  moderne,  mais  l'Inde  aussi 
leur  doit  quelque  reconnaissance.  Car,  s'il  y  a  eu  quelque  chose  de 
salutaire  dans  le  passé  de  ce  peuple,  au  milieu  de  ce  débordement 
de  rêveries,  c'est  encore  la  continuité  de  la  pure  tradition  brahma- 
nique, malgré  son  esprit  routinier  et  dédaigneux  de  l'expérience, 
son  exclusivisme  et  son  profond  manque  de  charité.  Aucun  mouve- 
ment sectaire  en  somme  n'a  rien  produit  d'aussi  solide  que  les 
vieilles  Smritis,  d'aussi  indépendant  et  purement  intellectuel  que 
certains  Sûtras  philosophiques.  Le  vaidika,  qui  sait  par  cœur  et 
enseigne  à  ses  disciples  un  ou  plusieurs  Vedas  qu'il  comprend 
encore  en  partie  du  moins,  est  supérieur  au  guru  sectaire  avec  ses 
mantras  inintelligibles,  ses  amulettes  et  ses  diagrammes  ;  le  yàjnika, 
qui  possède  la  science  compliquée  de  l'ancien  sacrifice,  doit  être 
mis  au-dessus  du  desservant  illettré  d'un  temple  et  d'une  idole,  et 
l'agnihotrin  qui,  tout  en  soignant  ses  affaires,  entretient  ses  feux 
sacrés  et  se  conforme  avec  sa  femme  et  ses  enfants  aux  prescrip- 
tions de  son  rituel  héréditaire,  est  un  être  plus  utile  et  plus  moral 
que  le  fakir  et  même  que  le  moine  bouddhiste. 

Nous  n'essaierons  pas  de  suivre  le  brahmanisme  dans  son  déclin 
à  travers  la  longue  période  où  il  n'a  plus  été  qu'une  des  faces  de 
ce  Protée  multiforme  qui  s'appelle  l'hindouisme,  et  au  cours  de 

1.  Pour  l'âge  de  Kumârila  Bhatta,  cf.  Burnell,  Sâmavidhânabrûhmana,  introd.,  p.  vi. 
Çamkara  Acârya  est  généralement  placé  au  huitième  siècle;  peut-être  faudrait-il  adop- 
ter plutôt  le  neuvième.  La  tradition  la  plus  accréditée  le  fait  naître  le  10  du  mois  de 
Mâdhava  (avril-mai)  en  l'an  788  de  J.C  Kern.  ap.  Ind.  Studien,  t.  XIV,  p.  353.  D'autres 
traditions,  il  est  vrai,  le  placent  au  deuxième  et  au  cinquième  siècle,  Ind.  Antiq.,  I, 
361;  VII,  282.  L'auteur  du  Dabistân  (II,  141),  d'autre  part,  le  fait  descendre  jusqu'au 
commencement  du  quatorzième. 


BRAHMANISME  M 

laquelle  il  a  fini  par  être  si  intimement  mêlé  aux  religions  sectaires, 
qu'on  ne  peut  plus  l'en  séparer  que  par  abstraction.  Il  reste  toute- 
fois quelques  points  qu'il  importe  de  relever. 

Presque  toute  l'ancienne  littérature  religieuse  était  ésotérique  ou 
avait  fini  par  le  devenir.  Le  Yeda  Tétait  plus  ou  moins  de  droit, 
puisqu'il  ne  pouvait  être  transmis  que  par  un  enseignement  oral 
dont  les  femmes  et  les  castes  serviles  étaient  strictement  exclues 1 
et  qui,  en  définitive,  ne  s'adressait  qu'aux  seuls  brahmanes.  Les 
livres  accessoires  l'étaient  de  fait2;  car,  ou  bien  ils  supposent  la 
connaissance  du  Veda,  ou  bien  leur  forme  est  telle  qu'un  initié  seul 
pouvait  les  comprendre  :  nul  profane  n'eût  été  en  état  de  lire  par 
exemple  un  Sûtra.  L'usage  de  l'écriture  étant  venu  à  se  répandre, 
en  présence  peut-être  aussi  de  ce  qui  se  pratiquait  dans  les  sectes, 
on  s'appliqua,  sans  toucher  à  l'interdiction  qui  entourait  le  Veda, 
à  reproduire  sous  une  forme  abordable  les  doctrines  présentant 
un  intérêt  plus  général.  Nous  croyons  qu'il  faut  voir  une  première 
tentative  de  ce  genre  dans  la  plupart  des  Upanishads,  notamment 
dans  les  petites,  dont  le  caractère  est  particulièrement  littéraire. 
D'autres  monuments  de  cette  littérature  ont  péri  ou  ne  sont  par- 
venus jusqu'à  nous  que  remaniés  de  fond  en  comble  :  tels  sont  les 
vieux  recueils  épique  et  légendaire,  l'ancien  Itihâsa  et  l'ancien 
Purâna,  si  souvent  mentionnés  et  dont  certaines  portions  non  sec- 
taires du  Mahâbhârata  peuvent  donner  peut-être  quelque  idée.  Plus 
tard  les  nombreux  Dharmaçâstras  ou  Godes  de  lois,  tels  que  ceux 
de  Manu,  de  Yâjnavalkya  et  d'autres3,  furent  rédigés  dans  le  même 

1.  L'upanayana,  la  présentation  de  l'élève  au  maître,  est  réservé  par  toute  la  Smriti 
aux  enfants  mâles  des  dvijas,  c'est-à-dire  des  membres  des  trois  castes  supérieures  qui 
n'ont  pas  perdu,  par  leur  négligence,  leur  droit  à  l'initiation.  Le  çûdra  est  formelle- 
ment exclu,  Apastamba  Dh.  S.,  I,  1,  5.  A  cet  égard,  point  de  doute.  Il  serait  plus 
intéressant  de  savoir  jusqu'à  quel  point  les  non-brahmanes  faisaient  usage  de  leur 
droit.  Mais  la  Smriti  ne  concerne  guère  en  réalité  que  les  brahmanes,  et  ce  qu'elle  dit 
des  autres  castes  est  presque  toujours  sujet  à  caution.  Selon  toute  probabilité,  la 
communication  du  Veda  se  réduisait  pour  elles  (et  même  pour  beaucoup  de  brah- 
manes) à  une  simple  formalité. 

2.  Ils  affichent  d'ailleurs  eux-mêmes  des  prétentions  à  l'ésotérisme  :  cf.  Nirukta,  II, 
3-4  (un  passage  que  nous  retrouvons  dans  Manu,  II,  114,115,  144,  et  Samhitopanishad, 
62,  III);  Manu,  I,  103;  II,  16;  XII,  117. 

3.  Pour  différentes  listes  de  Dharmaçâstras,  cf.  Stenzler,  Zur  Literatur  der  indischen 
Gesetzbùcher,  ap.  Ind.  Studien,  t.  I,  p.  232.  Ont  été  publiés  à  ce  jour  en  éditions  cri- 
tiques facilement  accessibles  :  Manu,  ou  Mânava-Dharmaçâstra,  qui  a  été  publié  un 
grand  nombre  de  fois,  entre  autres  par  G.  Ch.  Haughton,  1825,  et  A.  Loiseleur  Des- 
longchamps,  1830-1833)  et  reproduit  en  bien  des  langues,  depuis  la  célèbre  traduction 
de  Sir  William  Jones,  1794.  Yâjnavalkya,  texte  et  traduction  allemande  par  A.  F. 
Stenzler,  1849.  La  Mitâksharâ,  traité  de  jurisprudence,  composé  à  la  fin  du   onzième 


90  LES    RELIGIONS    DK    L'INDE 

but.  Ce  sont  des  compositions  relativement  modernes,  dont  bien 
peu  remontent  au  delà  de  notre  ère  et  dont  quelques-unes  descen- 
dent bien  plus  bas,  mais  qui  sont  très  vieilles  pour  le  fond.  Il  y 
eut  ainsi  une  littérature  purement  brahmanique,  sans  aucun 
mélange  sectaire,  accessible  à  tout  le  monde,  qui  s'est  continuée 
sans  interruption  jusqu'à  nos  jours.  Et,  comme  cette  littérature  se 
produisait  parfois  sous  les  noms  des  plus  révérés  parmi  les  anciens 
sages,  quelques-unes  de  ses  œuvres  ne  tardèrent  pas  à  éclipser  les 
originaux  scolastiques.  Le  code  de  Manu,  par  exemple,  attribué  à 
l'ancêtre  et  au  législateur  mythique  de  la  race  humaine,  prit  rang 
à  la  tête  des  Smritis  et  immédiatement  après  le  Yeda. 

C'est  dans  ces  livres  que  le  rôle  de  Brahmâ  (masculin),  le  créa- 
teur, le  père  des  dieux  et  des  hommes,  est  accentué  le  plus  nette- 
ment, figure  majestueuse  mais  un  peu  pâle,  comme  tous  les  pro- 
duits de  la  spéculation,  et  peu  faite  pour  disputer  la  suprématie  à 
ses  redoutables  rivaux  issus  des  croyances  populaires.  Etranger  à 
l'ancien  culte,  bien  que  son  prototype  Prajâpati  y  eût  une  assez 
large  part,  il  ne  paraît  pas  avoir  tenu  plus  de  place  dans  les  cultes 
nouveaux  et,  parmi  les  innombrables  sanctuaires  de  l'Inde,  on  n'en 
connaît  qu'un  seul,  celui  de  Pushkara  près  d'Ajmîr  en  Râjastan, 
qui  lui  soit  exclusivement  consacré1.  C'est  également  dans  ces 
livres  que  la  théorie  des  quatre  âges  du  monde  (Yuga)  et  du  triomphe 
progressif  du  mal,  ainsi  que  celle  des  créations  et  des  destructions 
successives  de  l'univers  se  suivant  à  travers  d'immenses  périodes, 
est  exposée  pour  la  première  fois  d'une  façon  précise2.  Les  doc- 


siècle  et  plusieurs  fois  édité  dans  l'Inde,  est  basée  sur  le  code  de  Yâjfiavalkya.  Nàrada, 
traduction  anglaise  par  J.  Jolly,  1876.  Une  collection  de  vingt-six  de  ces  textes  a  été 
réimprimée  par  Jivânanda  Vidyàsâgara  sous  le  titre  de  Dharmaçâstrasamgraha,  Calcutta, 
1876.  A  ces  publications  on  peut  ajouter  les  compendiums  ou  digestes  ^compilés  par 
les  pandits  :  The  Code  of  Gentoo  Law,  1776  (compilé  par  ordre  de  Warren  Hastings,  et 
traduit  en  anglais  par  Halhed,  a  été  traduit  en  français  et  en  allemand)  ;  et  The  Digest 
of  Hindu  Law  on  Contracts  and  Successions  par  Jagannâtha  Tarkapancànana  (traduit  par 
Golebrooke,  1798,  réimprimé  en  1801  et  en  1864).  D'un  caractère  un  peu  différent, 
bien  que  dérivant  de  la  môme  source,  est  le  nouveau  Digeste  de  Bombay,  rédigé 
suivant  les  décisions  des  Çâstrins,  ou  juristes  indigènes  attachés  a»x  cours  de  jus- 
tice de  la  Présidence,  par  R.  West  et  G.  Bûhler,  1867. 

1.  Le  culte  de  Brahmâ  est  cependant  minutieusement  décrit  dans  le  Bhavishya-Pu- 
râna,  Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  pp.  30,  31. 

2.  Cf.  R.  Roth,  Der  Mythus  von  den  filnf  Menschengeschlechtem  bei  Hesiod  und  die 
indische  Lehre  von  den  vier  Wcltallern,  1860.  Cette  théorie  pessimiste  est  exprimée  par 
l'allégorie  de  la  Vache  du  Dharma,  qui  se  tient  sur  quatre  pieds  dans  le  premier  Age, 
sur  trois  dans  le  deuxième,  sur  deux  dans  le  troisième,  sur  un  seul  dans  l'Age  actuel. 
—  La  théorie  développée  des  quatre  âges  contient  des  données   numériques  qui  relè- 


BRAHMANISME  91 

trines  relatives  à  la  vie  d'outre-tombe,  notamment  celles  qui  ont 
rapport  à  l'enfer  ou  plutôt  au  purgatoire  (car  il  n'y  a  pas  de  sup- 
plices éternels),  prennent  leur  forme  définitive.  Nul  effort  n'est  fait 
d'ailleurs  pour  relever  les  vieilles  divinités  des  coups  multiples  qui 
leur  ont  été  portés  successivement  par  le  ritualisme,  par  la  théo- 
sophie  et  par  les  dévotions  sectaires.  Indra  et  ses  pairs  sont  les 
dieux  du  culte  :  hors  de  là,  ce  sont  des  puissances  très  subordon- 
nées, qui  veillent  comme  gardiens  sur  les  différentes  régions  du 
monde  (lokapâla)  et  dont  l'homme  peut,  par  la  science  et  par  la 
pénitence,  devenir  l'égal  sinon  le  supérieur1. 

Par  leur  tendance  éclectique  et  monothéiste,  ces  livres  contri- 
buèrent à  la  formation  d'une  certaine  orthodoxie  dans  le  sein  du 
brahmanisme.  D'une  part  le  Veda  fut  accepté  plus  que  jamais 
comme  une  autorité  absolue2,  d'autant  plus  indiscutable  en  théorie 

vent  de  l'astronomie,  soit  chaldéenne,  soit  grecque.  Cf.  Biot,  Etudes  sur  l'astronomie 
indienne  et  chinoise,  p.  30  ss. 

1.  Tout  comme  les  anciens  dieux  gardent  leur  rang  dans  la  partie  rituelle  de  ces 
livres,  ils  le  gardent  souvent  aussi  dans  les  légendes  de  la  poésie  épique,  des  Purânas, 
même  dans  ceux  dont  le  caractère  sectaire  est  le  plus  prononcé.  Cf.  sur  ce  sujet  les 
intéressantes  monographies  de  A.  Iloltzmann  :  Agni  nach  den  Vorstcllungen  des  Mahâ- 
bhârala, 1878;  Indra  nach  den  Vorstellungen  des  Mahâbhârala,  dans  la  Zeitschr.  d.  D. 
Morgenl.  Gesell.,  XXXII,  p.  290;  Die  Apsaras  nach  dem  Mahâbhârala,  ibid.,  XXX1IÏ, 
p.  031  ;  Arjuna,  ein  Beitrag  zur  Reconstruction  des  Mahàbhàrata,  1879.  Mais  dans  tous 
ces  ouvrages,  les  devas,  pour  ainsi  dire,  disparaissent  dès  que  la  question  devient  une 
question  de  spéculation,  de  cosmogonie.  Suivant  Manu,  ils  furent  créés  en  même  temps 
que  les  hommes  et  les  êtres  inférieurs,  bien  après  la  création  des  principes  élémen- 
taires et  des  puissances  démiurgiques,  les  Manus  et  les  Prajàpatis,  personnages  qui, 
pris  séparément,  appartiennent  presque  tous  à  Tancienne  littérature  (étant  pour  la 
plupart  des  rishis  védiques)  mais  qui  sont  nouveaux  dans  ce  rôle  et  dans  ce  groupe- 
ment, Manu,  I,  5-8.  Cette  mythologie  cosmogonique  apparaît  aussi  dans  l'épopée  et 
dans  tous  les  Purânas,  avec  un  nombre  infini  de  variations  dans  le  détail,  mais  qui 
n'affectent  pas  le  système,  qui,  au  fond,  reste  le  même.  La  principale  différence  est 
que.  dans  les  Purânas,  cette  mythologie  est  subordonnée  aux  grandes  divinités  sectaires 
et  surtout  grossie  dans  des  proportions  énormes,  tant  pour  la  masse  que  pour  l'exagé- 
ration des  détails.  Ainsi,  pour  les  quatorze  Manvantaras,  ou  règnes  d'un  Manu,  comme 
tout  change  dune  de  ces  périodes  à  l'autre,  les  choses,  les  hommes  et  les  dieux,  on 
se  fait  un  amusement  de  dresser  de  tout  cela  des  inventaires  complets  pour  chacun 
d'eux,  non  seulement  pour  ceux  que  l'on  regarde  comme  passés,  mais  même  pour 
ceux  qui  sont  encore  à  venir.  Cf.,  par  exemple,  les  premiers  chapitres  du  livre  V11I  du 
Bhâgavata  P.  et  le  livre  III  du  Vishnu  Purâna. 

2.  Ce  n'est  que  dans  cette  période  de  déclin  que  l'on  semble  avoir  eu  la  pensée  de 
soumettre  l'ensemble  de  la  littérature  védique,  la  Çruti  et  tout  ce  qui  s'y  rapporte,  à 
une  classification  définie,  et  d'en  dresser  des  inventaires  systématiques.  D'anciennes 
tentatives  de  ce  genre  sont  le  Prasthânabheda  de  Madhusûdana  Sarasvatî,  et  le  Carana- 
vyûha,  un  des  pariçishtas  ou  suppléments  du  Yajus  Blanc,  publiés  successivement  par 
le  professeur  Weber  dans  les  Indische.  Stndien,  vol.  I  et  II.  Pourtant,  malgré  ces  essais, 
cette  littérature  n'a  jamais  été  fixée  en  un  canon,  dans  le  sens  exact  du  mot,  comme 


92  LES    RELIGIONS   DE    L'INDE 

qu'elle  était  peu  gênante  en  pratique  ;  d'autre  part  la  reconnais- 
sance d'un  Dieu  personnel  et  providentiel,  dont  les  Brâhmanas  et 
les  Upanishads  se  passent  parfois  si  aisément,  devint  peu  à  peu 
un  dogme.  Sous  quelque  nom  qu'on  l'invoquât  et  quelque  explica- 
tion métaphysique  qu'on  donnât  de  son  être,  il  fallut  confesser  un 
Içvara,  un  Seigneur,  et  s'humilier  devant  lui.  Le  Sâmkhya,  qui 
niait  cette  notion,  fut  déclaré  impie.  La  Mimâmsâ,  qui  l'ignorait, 
fut  tenue  elle-même  pour  suspecte1,  malgré  son  rigorisme  tradi- 
tionaliste, et  elle  fut  obligée  de  l'inscrire  en  tête  de  son  credo.  Le 
Vedânta  seul,  par  ce  privilège  qu'ont  toujours  eu  les  systèmes 
idéalistes  de  concilier  la  dévotion  avec  une  métaphysique  qui 
semble  devoir  l'exclure,  échappa  parfois  à  la  nécessité  de  recon- 
naître expressément  un  Dieu  conscient  et  distinct  du  monde.  Dans 
YAtmabodha2  (connaissance  de  l'âtman),  attribué  à  Çamkara,  qui 
est  cependant  une  œuvre  de  vulgarisation,  il  n'est  question  que 
du  brahman  neutre  et  impersonnel.  Mais,  pour  peu  que  la  pensée, 
se  reposant  de  l'effort  spéculatif,  vienne  à  se  servir  de  formules 
moins  précises,  le  Vedânta  subit  à  son  tour  la  loi  commune  et 
parle  le  langage  du  déisme.  Grâce  à  cette  élasticité  qui  lui  permet- 
tait de  satisfaire  tous  les  genres  de  piété,  ce  système  finit  par 
absorber  tous  les  autres  sur  le  terrain  religieux.  A  partir  surtout 
de  la  vigoureuse  impulsion  qu'il  reçut  de  Çamkara,  qui  paraît  avoir 
introduit  le  premier  dans  l'école  une  organisation  cénobitique3,  il 
devint  à  peu  près  la  seule  expression  spéculative  du  brahmanisme. 
Toute  la  littérature  d'édification  et  de  propagande  s'en  inspire  et, 
de  nos  jours,  la  plupart  des  brahmanes  lettrés,  une  minorité  en 
somme,  à  quelque  secte  d'ailleurs  qu'ils  appartiennent,  professent 
plus  ou  moins  le  védantisme4. 

celle  des  bouddhistes  et  des  jainas,  chacune  des  différentes  familles  de  brahmanes 
ayant  toujours  adhéré  de  préférence  à  son  Veda  héréditaire. 

1.  Chez  Varâha  Mihira  (sixième  siècle)  les  mîmâmsistes  sont  assimilés  aux  boud- 
dhistes. Ind.  Studien,  XIV,  p.  353. 

2.  Traduit  et  commenté  par  F.  Nève  ap.  Journal  Asiatique,  t.  VII,  6"  série.  Cf.  encore 
F.  H.  H.  Windischmann,  Sancara,  sive  de  Theologumenis  Vedanticorum,  1833. 

3.  Cf.  Burnell,  Vamçabrâhmana,  lntrod.,  p.  xm.  Ces  cénobites  différaient  considéra- 
blement des  anciens  Hylobioi.  Ils  vivaient  ensemble  dans  des  mathas  ou  monastères, 
les  sexes  étant  toujours  séparés  et  voués  au  célibat.  Ils  formaient  des  ordres  religieux 
réguliers,  semblables  à  ceux  du  bouddhisme;  et  dans  les  différentes  religions  sectaires, 
où  ils  ont  spécialement  fleuri,  ils  formèrent  une  sorte  de  clergé  inconnu  du  vieux 
brahmanisme.  Les  brahmanes,  on  ne  peut  trop  le  redire,  étaient  des  groupes  hérédi- 
taires d'individus  sacrés,  mais  ils  ne  formaient  pas  un  clergé. 

4.  Comparer,  pour  le  dix-septième  siècle,  le  témoignage  de  l'auteur  du  Dabistân,  II, 
p.  103. 


BRAHMANISME  93 

Il  serait  intéressant  de  se  rendre  compte  de  ce  que  devient  pen- 
dant la  même  période  le  culte  du  brahmanisme,  et  de  le  suivre 
dans  sa  disparition  graduelle.  Mais  sur  ce  point  les  renseigne- 
ments exacts  font  défaut.  Une  chose  paraît  certaine,  c'est  qu'il  ne 
se  confondit  jamais  avec  le  culte  sectaire.  Non  seulement  les  écrits 
orthodoxes,  tels  que  Manu,  défendent  aux  brahmanes  de  desservir 
les  temples  et  les  idoles,  et  d'officier  aux  cérémonies  populaires, 
mais  des  livres  aussi  décidément  sectaires  que  les  poèmes  épiques 
et  même  que  certains  Purânas  (Mârkandeya  P.,  Vishnu-P.,  Bhâ- 
gavata-P.),  ne  mentionnent  guère  que  les  anciennes  cérémonies.  Ce 
n'est  que  dans  les  Tantras,  dans  les  Purânas  qui  s'en  rapprochent, 
dans  quelques  Upanishads,  dans  des  manuels  et  dans  des  compi- 
lations techniques,  c'est-à-dire  dans  des  écrits  d'une  affectation 
très  spéciale,  qu'on  trouve  des  indications  précises  sur  le  rituel 
sectaire.  Il  semble  qu'aux  yeux  des  brahmanes  même  le  plus  pro 
fondement  engagés  dans  les  religions  nouvelles,  le  culte  de  ces 
religions  soit  resté  une  dévotion,  un  tribut  d'hommages,  une  pâjâ, 
radicalement  différente  du  yajha,  du  sacrifice  traditionnel.  Les 
doctrines  se  mêlèrent,  les  rites  restèrent  distincts.  Des  anciennes 
pratiques,  ce  furent  naturellement  celles  du  rituel  domestique  qui 
à  la  fois  persistèrent  le  mieux  et  varièrent  le  plus.  Nous  rappelle- 
rons seulement  la  plus  importante  de  ces  innovations,  l'odieuse 
coutume  de  Xanumarana,  qui  fit  une  loi  à  la  veuve  de  se  brûler 
avec  le  corps  de  son  époux1.  Quant  au  grand  culte  brahmanique, 
qui  était  garanti  par  une  tradition  plus  savante,  il  était  moins 
menacé  par  le  changement  que  par  la  désuétude.  Ce  culte  était 
extrêmement  compliqué  et  onéreux,  et  déjà  dans  les  Brâhmanas  il 
avait  fallu  en  venir  à  des  accommodements  2.  Sans  toucher  à  l'an- 
cienne théorie,  on  s'arrangea  de  façon  à  rendre  la  pratique  plus 
aisée.  C'est  une  règle  générale  que  plus  un  traité  rituel  est  moderne, 
plus  il  est  circonstancié  et  exigeant,  mais  plus  aussi  il  multiplie 
les  dispenses  et  les  moyens  de  se  mettre  en  règle  à  peu  de  frais. 
Toute  une  classe  d'écrits,  les  Vidhânas,  dont  les  origines  sont 
d'ailleurs  fort  anciennes,  n'ont  pas  d'autre  objet  que  d'enseigner 
une  sorte  de  culte  au  rabais,  procurant  les  mêmes  fruits  que   les 

1.  L'endroit  où  une  sati  s'est  ainsi  dévouée,  est  marqué  quelquefois  par  un  cipp* 
portant  gi'avées  à  la  partie  supérieure  deux  empreintes  de  pieds,  une  grande  et  une 
petite,  l'une  à  la  suite  de  l'autre  et  dirigées  dans  le   môme  sens. 

2.  Cf.  par  exemple  Taittir.  Samh.,  I,  6,  9,  où  les  fruits  des  grands  somayàgas  sont 
attribués  aux  ishtis  de  l'espèce  la  plus  simple. 


94  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

grands  sacrifices1.  Les  immolations  qui  étaient  peu  conciliaires 
avec  le  précepte  de  Valdmsâ,  du  respect  de  tout  ce  qui  a  vie,  con- 
séquence de  la  doctrine  de  la  métempsycose  et  aussi  des  idées 
plus  douces  répandues  par  le  bouddhisme,  furent  abolies  peu  à  peu, 
et  la  libération  de  la  victime,  ou  la  substitution  en  son  lieu  et  place 
d'une  figure  faite  de  pâte  de  farine,  qui  étaient  de  tolérance, 
finirent  par  être  de  précepte.  Le  dàna,  la  libéralité  envers  les 
brahmanes  sous  forme,  soit  de  donations  enterres  2,  soit  de  présents 
de  toute  sorte  (une  de  ces  offrandes  consistait  à  donner  son  propre 
poids  d'or  ou  d'argent1),  devint  peu  à  peu  la  plus  méritoire  des 
œuvres  pies,  d'une  efficacité  bien  supérieure  à  celle  du  sacrifice4. 
En  même  temps  le  brahmanisme  admit  un  grand  nombre  de  pra- 
tiques telles  que  pèlerinages,  ablutions  dans  le  Gange,  etc.,  dont 
les  anciens  livres  ne  savent  rien  et  qui  dans  Manu  encore  ne  sont 

1.  Deux  Vidhânas  ont  été  publiés  jusqu'ici  :  celui  du  Sama-Veda  par  M.  Burnell, 
The  Sâmavidhânabrâhmana,  1873,  et  celui  du  Rig-Veda  par  M.  R.  Meyer:  Rlgvidhânam, 
Berolinj,  1888. 

2.  Il  nous  est  parvenu  un  nombre  considérable  et  chaque  jour  grandissant  de  ces 
actes  de  donations  gravés  sur  des  feuilles  de  cuivre  et  octroyés  par  des  rois,  des  mi- 
nistres d'État,  des  princes  vassaux.  La  majeure  partie  des  anciennes  inscriptions 
consiste  en  documents  de  cette  sorte,  et  c'est  grâce  à  eux  que  nous  pouvons  cons- 
truire fragment  par  fragment  l'histoire  positive  de  l'Inde.  La  plupart  de  ces  dons  sont 
faits  à  des  brahmanes  ;  un  petit  nombre  seulement  à  des  laïcs. 

3.  Cette  sorte  de  don  s'appelait  tulâ  «  balance  ».  Dans  une  inscription  du  douzième 
siècle,  il  est  dit  d'un  roi  de  Ganoje  qu'il  célébra  cent  fois  le  rite  tulâ.  Râjendralâla 
Mitra  :  Notes  on  Iwo  copperplate-grants  of  Govindacandra  of  Kanauj,  ap.  Journ.  As.  Soc. 
of  Bengal,  t.  LX.II.  Cf.  aussi  la  Vrihat-Parâçarasmriti  dans  le  Dharmaçâstrasamgraha, 
vol.  11,  p.  232,  éd.  de  1876. 

4.  Une  littérature  considérable  se  rapporte  au  dâna.  Le  petit  texte  intitulé  Brihaspa- 
tismriti  (publié  dans  le  Dharmaçâstrasamgraha,  1,  p.  614  sq.)  et  tout  le  livre  Vlll  de  la 
Vrihat-Parâçarasmriti  (ibid.,  Il,  p.  215  sq.)  en  traitent  exclusivement.  C  est  égale- 
ment le  sujet  d'une  grande  partie  du  Bhavishyottara  Purâna  (Aufrecht,  Oxford  Cata- 
logue', p  35),  et  de  toute  la  seconde  section  ou  Dânakhanda  de  l'Encyclopédie 
de  Hemâdri.  le  Caturvargacintâmani  (treizième  siècle,  en  cours  de  publication  dans 
la  Bibliotheca  Indica).  Le  rite  tulâ  est  décrit  dans  le  150"  chapitre  du  Purâna  et  dans 
le  i)e  du  DânakhancLi.  Il  est  juste,  pourtant,  de  remirquer  qu'à  travers  toute  la  litté- 
rature on  trouve  une  double  doctrine  à  ce  sujet.  D'une  part  l'excellence  du  dâna  est 
exaltée,  et  le  pratigraha,  le  droit  de  le  recevoir,  est  un  des  plus  précieux  privilèges 
des  brahmanes,  et  d'autre  part,  ceux  qui  aceceptent  des  dons,  spécialement  des  mains 
d'un  roi,  sont  blâmés.  Cf.  A.  Weber  dans  les  Ind.  Stud.,  X,  p.  55  sq.  Des  contradic- 
tions exactement  semblables  se  rencontrent  par  rapport  à  la  situation  de  purohita,  de 
chapelain  domestique  d'un  prince  ou  d'un  grand  seigneur,  un  rang  qui  est  parfois 
exalté  au-dessus  de  tout  autre,  et  représenté  par  ailleurs  comme  peu  honorable. 
A.  Weber,  ibid.,  p.  99  sq.  J.  Muir,  Sanskrit  Tcxts,  l,  pp.  128  et  507,  2e  éd.;  et  Ind. 
Ântiq,,  VI,  p.  251  sq.  Le  brahmane  ne  doit  pas  gagner  sa  vie  par  l'autel  comme  par 
un  commerce,  il  ne  doit  pas  vendre  ses  services  ou  accepter  la  situation  d'un  domes- 
tique à  gages,  il  y  a  dans  tout  cela  un  conflit  entre  l'idéal  et  la  fierté  de  l'ascétisme  et 


BRAHMANISME  95 

pas  tenues  en  grande  estime1.  Sur  tous  ces  changements,  la  litté- 
rature nous  renseigne  suffisamment.  Ce  qu'elle  ne  dit  pas,  c'est  la 
place  que  ce  culte  tenait  encore  dans  la  réalité.  Par  les  monnaies 
et  par  les  inscriptions  nous  savons  que  les  grands  sacrifices  tels 
que  Paçvamedha,  le  vâjapeya,  le  paundarîka,  etc.,  n'ont  pas  cessé 
d'être  célébrés  durant  le  haut  moyen  âge2.  Puis,  à  partir  du  hui- 
tième siècle,  ces  témoignages  deviennent  excessivement  rares,  et 
il  n'est  plus  question  que  d'une  façon  générale  de  secours  fournis 
aux  brahmanes  pour  Paccomplissement  des  rites  3.  La  conquête 
musulmane  qui  s'étendit  d'une  façon  permanente  sur  une  grande 
partie  du  territoire,  dut  activer  la  décadence,  en  tarissant  en  de 
vastes  provinces  la  source  des  libéralités  princières,  et  il  est  pro- 
bable que  c'est  à  cette  époque  qu'il  faut  placer  la  disparition  de 
textes  rituels  importants  qui  existaient  encore  au  moyen  âge,  et 
qui  se  sont  perdus  depuis4.  Les  somayâgas,  qu'on  sait  avoir  été 
célébrés  dans  notre  siècle,  peuvent  se  compter  sur  les  doigts5. Les 
brahmanes  agnihotrins,  qui  entretiennent  les  trois  feux  sacrés,  ne 
sont  plus  qu'un  petit  nombre,  et  l'ancien  noviciat,  le  brahmacarya, 
par  lequel  s'acquiert  la  connaissance  des  textes  et  des  rites,  ne  fait 
plus  guère  de  recrues6.  Le  profit  est  ailleurs,  à  l'étude  de  la 
logique,  du  droit,  de  la  grammaire7,  et  encore  ces  connaissances, 

le  désir  de  pouvoir  temporel,  deux  passions  également  chères  à  la  caste  brahmanique. 

1.  Manu,  Vlll,  92. 

2.  Monnaies  et  inscriptions  des  Guptas  ;  inscriptions  d'Ajantâ  ;  des  Pailavas,  et  des 
anciens  Gâiukyas  et  Kadambas  du  Dékhan.  Dans  les  inscriptions  du  Gujarât  (dynastie 
de  Baroch  Gâiukyas  de  Valabhî,  des  cinquième  et  sixième  siècles),  au  contraire,  des 
cérémonies  de  rituel  domestique  sont  seules  spécitiées.  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc, 
I,  nouvelle  série,  pp.  269,  276;  Ind.  Antiq.,  VII,  pp.  70,  72,  VIII,  p.  303;  Journ.  of 
the  Roy.  As.  Soc,  Bombay.  XI,  344,  345.  Le  principal  document,  la  grande  inscription 
de  Nânâghât,  est  encore  inédit.  Cf.  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  Bombay,  XII,  405. 

3.  Dans  les  inscriptions  expressément  sectaires,  le  don  est  fait  directement  au  dieu, 
c'est-à-dire  au  sanctuaire. 

4.  Cette  désertion  graduelle  est  perceptible  dans  le  dernier  grand  effort  de  l'ancienne 
théologie,  dans  les  Commentaires  de  Sâyana.  C'est  une  de  ces  œuvres  savamment  com- 
pilées qui  n'ont  pas  de  racine  dans  la  vie  actuelle,  résument  le  passé  et  n'ont  pas  d'avenir. 

5.  Le  dernier,  qui  fut  célébré  à  Pouna,  dans  le  pays  Marhatte,  eut  lieu  à  une  date 
déjà  lointaine,  1851;  il  dura  six  jours.  Haug  dans  la  Zeitschr.  d.  D.  Morgenl,  GeselL, 
XVI,  p.  273. 

6.  L'upanayana,  le  don  du  cordon  sacré,  la  communication  de  la  Sâvitrî,  etc.,  étant 
des  sacrements,  s'accomplissent  encore,  surtout  pour  les  brahmanes  ;  mais  toutes  ces 
cérémonies,  que  les  Smpitis  répartissent  sur  une  durée  moyenne  de  douze  ans,  ne 
prennent  plus  d'ordinaire  que  quelques  jours. 

7.  Dans  une  curieuse  liste  des  membres  d'une  réunion  littéraire  tenue  au  douzième 
siècle  au  Cachemir,  sur  trente  pandits  présents,  il  n'y  a  que  quatre  Vaidikas,  G.  Bûh- 
ler,  ap.  Journ.  of  the  Roy.  Asiat.  Soc.  Bombay,  t.  XII,  extra  number,  p.  50. 


96  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

la  jeunesse  va-t-elle  les  chercher  dans  les  collèges  organisés  à  li 
façon  anglaise,  plutôt  que  dans  les  tols  ou  mathas  brahmaniques. 
En  1829,  Wilson  comptait  encore  vingt-cinq  de  ces  institutions 
avec  six  cents  élèves  à  Nadiyâ,  le  principal  siège  de  la  science  indi- 
gène au  Bengale.  Moins  de  quarante  ans  après,  ce  nombre  était 
réduit  à  la  moitié,  et  celui  des  élèves  au  quart1.  Et  comme  il  en 
est  au  Bengale,  il  en  est  à  peu  près  partout,  dans  l'extrême  Sud, 
dans  les  pays  marhattes  et  même  à  Bénarès.  Sur  le  terrain  reli- 
gieux, l'intérêt  est  aux  œuvres  modernes  du  védantisme  sectaire. 
L'ancienne  théologie  ne  répondant  plus  à  une  foi  et  ayant  cessé 
d'être  une  profession  lucrative,  est  en  train  de  disparaître.  On  ne 
fait  plus  guère  de  copies  des  vieux  livres  à  mesure  que  les 
anciennes  se  détruisent  et,  bien  qu'il  y  ait  encore  dans  l'Inde  bien 
des  milliers  de  brahmanes  qui  savent  par  cœur  les  principaux 
textes  védiques,  on  peut  dire  que  la  science  européenne  est  venue 
juste  à  temps  pour  recueillir  cette  antique  succession  au  moment 
où  elle  allait  tomber  en  déshérence.  L'espèce  de  renaissance  du 
védisme  qui  s'est  manifestée  dans  ces  derniers  temps  par  des 
publications  de  textes  et  même  par  des  tentatives  d'un  retour  prati- 
que à  l'ancienne  orthodoxie,  patronnées  par  diverses  ^harmasabhâs 
(associations  pour  le  maintien  de  la  Loi),  n'est  elle-même  que  le 
contre-coup  de  l'œuvre  inaugurée,  il  y  aura  bientôt  un  siècle,  par 
William  Jones,  et  elle  constitue  un  mouvement  où,  malgré  cer- 
taines apparences,  le  goût  de  l'archéologie,  l'esprit  national  et  la 
politique  même  ont  plus  à  voir  en  somme  que  la  religion. 

1.  Hunter,  A  Statistical  Account  of  Bengal,  t.  II,  p.  109. 


III 

BOUDDHISME 


Le  bouddhisme  est  le  rejeton  le  plus  direct  du  vietix  brahmanisme  ;  en  quel  sens  il 
en  est  aussi  le  plus  ancien.  Littérature  du  bouddhisme  :  le  Tripitaka.  Le  Buddha, 
sa  vie  et  sa  mort  :  date  du  Nirvana.  Difficulté  de  préciser  la  doctrine  personnelle  du 
maître  :  antithéologique  et  peu  spéculatif,  le  bouddhisme  primitif  est  athée  et  se 
renferme  dans  la  question  du  salut.  Les  quatre  nobles  vérités.  Les  douze  Nidànas 
ou  conditions  de  l'existence.  L'être  existant  est  essentiellement  périssable  ;  les  skan- 
dhas  etlp  karman.  Les  renaissances.  Le  Nirvana  est  l'anéantissement  absolu.  Néga- 
tions du  bouddhisme  :  il  aboutit  au  nihilisme  dans  l'école  de  Nagârjuna.  Ses  affi- 
nités avec  le  Sâmkhya  et  avec  le  Vedânta.  —  Progrès  rapides  du  bouddhisme  et 
causes  qui  les  expliquent  :  la  personnalité  et  la  légende  du  Buddha;  esprit  de  cha- 
rité et  de  propagande  ;  prédication  ;  discipline  des  opinions  et  direction  des  con- 
sciences. Formation  d'une  mythologie  bouddhique  :  les  Buddhas  et  les  Bodhisattvas. 
Organisation  du  bouddhisme  ;  institution  du  monachisme  et  d'un  clergé  :  le  samgha. 
Le  bouddhisme  et  la  caste  ;  richesse  de  l'ordre  religieux  et  magnificence  du  culte. 
Les  circonstances  politiques  favorables  au  bouddhisme  :  établissement  des  grande» 
monarchies  ;  Açoka  et  les  missions  bouddhistes.  Domination  étrangère  ;  esprit  cos- 
mopolite du  bouddhisme.  Décadence  et  extinction  totale  du  bouddhisme  dans 
Tlnde.  A.-t-il  succombé  à  la  persécution?  Le  fanatisme  dans  l'Inde.  Kumârila.  Çam- 
kara.  Les  vraies  causes  de  la  ruine  du  bouddhisme  ont  été  ses  vices  internes  qui  le 
laissent  désarmé  à  la  merci  des  religions  sectaires. 


En  passant  aux  religions  plus  jeunes  qui  se  sont  développées  à 
la  suite  du  brahmanisme,  la  première  qui  s'offre  à  nous  est  le 
bouddhisme  :  non  pas  qu'il  soit  démontré  que  c'est  la  plus  an- 
cienne, mais  parce  que,  avant  toute  autre,  elle  est  arrivée  à  une 
existence  distincte  et  qu'elle  est  en  quelque  sorte  le  rejeton  direct 
de  la  vieille  souche,  tandis  que  ses  rivales  s'y  sont  greffées  plutôt 
comme  des  plantes  parasites.  —  Le  bouddhisme  présente  en  effet 
un  double  caractère.  D'une  part  c'est  bien  un  fait  hindou,  un  pro- 
duit pour  ainsi  dire  naturel  de  l'âge  et  du  milieu  qui  l'ont  vu  naitre. 
Si  on  essaie  de  reconstituer  sa  doctrine  et  son  histoire  primitives,  on 
arrive  à  quelque  chose  de  si  semblable  à  ce  qui  nous  est  offert  dans 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  7 


98  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

les  plus  anciennes  Upanishads  et  dans  les  légendes  brahmaniques, 
qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  déterminer  quels  traits  lui  appar- 
tiennent en  propre.  D'autre  part  il  s'affirme  dès  l'origine  comme 
une  religion  indépendante,  où  souffle  un  esprit  nouveau  et  à  qui  la 
puissante  personnalité  de  son  fondateur  a  imprimé  une  marque 
indélébile.  En  ce  sens,  le  bouddhisme  est  l'œuvre  du  Buddha, 
comme  le  christianisme  est  l'œuvre  de  Jésus  et  l'islam  celle  de 
Mahomet.  Dès  la  mort  du  Maître,  on  se  sent  en  présence  d'un  corps 
de  doctrines  et  d'une  institution  ayant  leur  vie  propre  et  dont 
l'histoire  ne  touche  plus  que  par  des  rapports  indirects  et  tout 
externes  à  celle  des  religions  contemporaines.  Cette  histoire,  nous 
n'entreprendrons  pas  de  la  faire  ici .  C'est  à  peine  si  nous  effleurerons 
les  questions  que  soulèvent  les  sources  de  l'histoire  du  bouddhisme, 
ses  diverses  traditions  si  divergentes  entre  elles,  sa  double  litté- 
rature d'abord  conservée  en  sanscrit  dans  le  Nord  (livres  du  Népal), 
en  pâli  dans  le  Sud  {Tipitaka  et  Chroniques  de  Ceylan),  et  plus 
tard  reproduite  plus  ou  moins  fidèlement  dans  la  plupart  des 
langues  de  la  haute  et  extrême  Asie1.  Il  ne  sera  pas  davantage 

1.  La  collection  des  livres  sacrés  du  bouddhisme  porte  le  nom  de  Tripitaka  (en 
pâli,  Tipitaka),  «  les  trois  corbeilles  »  (expression  qui  semble  présupposer  l'exis- 
tence de  textes  écrits,  mais  qui,  suivant  V.  ïrenckner,  Pâli  Miscellany,  part.  I,  p.  67, 
s'accorderait  au  contraire  très  bien  avec  la  tradition  bouddhique  d'une  longue  trans- 
mission purement  orale  du  canon)  parce  qu'elle  est  formée  de  trois  collection» 
moindres  :  celle  du  Vinaya,  ou  delà  discipline,  qui  se  rapporte  spécialement  au  clergé  ; 
celle  des  Sûtras,  ou  sermons  du  Buddha,  contenant  l'exposé  général  de  la  doctrine  ; 
et  celle  de  l'Abhidharma,  ou  de  la  métaphysique  du  système.  Cette  division  est  plus  tra- 
ditionnelle que  logique  et  les  définitions  ne  sont  exactes  que  d'une  façon  assez  géné- 
rale. Pour  les  autres  divisions  cf.  Burnouf,  Introd.  à  IHist.  du  Buddh.  Ind.>  p.  48  et 
les  communications  de  R.  Morris  et  Max  Mûller  dans  VAcademy  des  '27  et  28  août  1880, 
pp.  136  et  154.  Ces  ouvrages  ont  été  conservés  en  deux  rédactions  relativement  ori- 
ginales, mais  ni  l'une  ni  l'autre  dans  la  langue  primitive  de  l'Église,  le  dialecte 
mâgadhî.  L'une  est  en  pâli  ;  elle  a  cours  à  Ceylan  et  dans  l'Inde  transgangétique  ; 
l'autre  est  en  sanscrit  et  fut  découverte  au  Népal,  il  y  a  quelque  cinquante  ans,  par 
B.  H.  Hodgson.  L'étude  comparative  de  ces  deux  rédactions  a  fait  jusqu'ici  peu  de 
progrès  et  la  question  de  leur  autorité  et  de  leur  âge  relatifs  est  loin  d'être  tranchée. 
En  général,  les  probabilités  sont  en  faveur  de  la  rédaction  pâlie,  qui,  en  tous  cas,  a 
l'avantage  d'être  fixée  définitivement  depuis  le  cinquième  siècle  par  les  commentaires 
de  Buddhaghosha,  et  qui  semble  avoir  mieux  gardé  la  différence  entre  les  anciens 
ouvrages  et  les  productions  plus  récentes  ;  mais  en  opposition  aux  affirmations  souvent 
tranchantes  des  savants  pâlisants  (cf.,  par  exemple,  Childers,  Dictionary  of  the  Pâli 
l.anguage.p.  xi),on  considérera  les  objections  et  les  réserves  judicieuses  exprimées  par 
E.  Senart  (Notes  sur  quelques  termes  buddhiques,  Journ.  Asiat.,  1876,  VIII,  p.  477  sq.), 
ainsi  que  les  éléments  d'ancienne  poésie  populaire  signalés  par  le  même  savant  (Essai 
sur  la  légende  du  Buddha,  ibid.,  1874,  III,  pp.  363, 409  sq.),  et  par  H.  Kern  [Over  de  Jaar- 
telling  der  zuidelijke  Buddhisten,  p.  23  sq.),  dans  les  gâthâs  des  Sûtras  développés  du 
Nord,   c'est-à-dire  dans  ce   que,  depuis   Burnouf,  on   a  pris  l'habitude    de   regarder 


BOUDDHISME  99 

question,  si  ce  n'est  en  passant,  de  la  biographie  de  son  fondateur, 
de  ses  divers  systèmes  de  métaphysique,  de  sa  morale  et  de  son 
organisation  ecclésiastique,  de  sa  discipline  et  de  son  culte,  de  sa 
mythologie  et  de  son  hagiographie,  de  ses  écoles,  de  ses  hérésies, 
de  ses  conciles,  de  son  influence  probable  ou  possible  sur  d'autres 
croyances  telles  que  le  manichéisme  et  diverses  sectes  chrétiennes. 
En  un  mot,  nous  ne  toucherons  à  ses  doctrines  et  à  son  histoire 
qu'autant  qu'il  sera  nécessaire  pour  expliquer  sa  fortune  et  pour 
marquer  la  place  qui  lui  revient  dans  le  développement  religieux 
de  l'Inde  «. 


comme  la  partie  la  plus  moderne  de  la  collection  sanscrite  et  de  la  littérature  cano- 
nique en  général.  Les  deux  rédactions  ont  été  traduites  en  un  certain  nombre  de 
langues  étrangères,  et  d'après  elles,  selon  qu'ils  ont  adopté  l'une  ou  l'autre  et  qu'ils 
regardent  le  sanscrit  ou  le  pâli  comme  la  langue  sacrée,  les  bouddhistes  sont  réparti» 
en  bouddhistes  du  Nord  et  bouddhistes  du  Sud.  Au  bouddhisme  du  Sud  appartien- 
nent Ceylan,  la  Birmanie,  le  Pégou,  le  Siam,  tandis  que  le  Népal,  le  Tibet,  la  Chine, 
le  Japon,  l'Annam,  le  Cambodge,  Java  et  Sumatra  sont  ou  étaient  attachés  au  boud- 
dhisme du  Nord.  On  trouvera  des  analyses  de  cette  littérature,  pour  le  Tipitaka  pâli, 
dans  Spence  Hardy,  Eastera  Monachism,  p.  166  sq.  ;  dans  le  Pâli  Dictionary  de  Chil- 
ders,  p.  506,  et  dans  Buddhism  de  Rhys  Davids,  p.  18  sq.  ;  pour  la  collection  népalaise, 
dans  les  Memoirs  of  B.  H.  Hodgson  (Asiatic  Researches,  XVI;  Trans.  of  the  Roy.  As. 
Soc,  II  ;  Journ.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  V  et  VI  ;  réimprimés  dans  la  collection  de 
ses  Essays,  1874,  nos  1,  2,  3  et  8),  et  spécialement  dans  V Introduction  à  i Histoire  du 
Bouddhisme  Indien  de  Burnouf,  qui  est  entièrement  consacrée  à  la  collection  du  Népal. 
Cf.  aussi  E.  B.  Cowell  et  T.  Eggeling,  Catalogue  of  Buddhist  Sanskrit  Manuscripts  (Hod- 
gson  Collection),  dans  le  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  new  séries,  VIII.  Pour  la  collec- 
tion tibétaine,  cf.  les  Analyses  de  Csoma  de  Korôs  dans  le  Journ.  of  the  As.  Soc.  of 
Bengal,  I,  et  les  Asiatic  Rescarches,  XX.  Pour  la  collection  chinoise,  cf.  S.  Beal,  The 
Buddhist  Tripitaka  as  it  is  known  in  China  and  Japan,  a  Catalogue  and  compendious 
Report  published  for  the  India  Office,  1876.  Les  informations  recueillies  par  W.  Was- 
siljew,  Der  Buddhismus  (cf.,  en  particulier,  pp.  87  sq.,  et  157  sq.),  se  rapportent  à  la 
fois  aux  collections  chinoise  et  tibétaine. 

De  l'Abhidharma  nous  ne  posssédons  jusqu'à  présent  que  des  extraits  et  des  frag- 
ments. Pour  les  Sûtras,  qui  sont  mieux  connus,  cf.  infra.  Il  n'y  a  que  le  Vinaya  que 
l'on  ait  entrepris  jusqu'à  maintenant  de  publier  entièrement;  le  premier  volume,  le 
tiers  de  l'ensemble,  vient  de  paraître  avec  une  savante  préface  :  H.  Oldenberg,  The. 
Vinaya  Pitakam,  one  of  the  Principal  Buddhist  Holy  Scriptures,  in  the  Pâli  Languagc, 
vol.  I,  The  Mahâvagga,  1879.  —  Le  second  volume  contenant  le  Cullavagga  a  paru  depuis, 
1880. 

1.  Ouvrages  généraux  sur  le  bouddhisme: —  Précédée  parles  travaux  d'Abel  Rému- 
sat  et  de  J.  J.  Schmidt  sur  les  religions  et  les  littératures  de  la  haute  et  extrême  Asie, 
de  Csoma  de  Kôrôs  sur  le  bouddhisme  tibétain,  l'étude  directe  du  bouddhisme  indien 
commence  avec  la  découverte  et  l'étude  des  livres  bouddhiques  du  Népal  par  B.  H. 
Hodgson,  182^-1837.  Ses  Mémoires,  réimprimés  en  1874,  Essays  on  the  Languages,  Lite- 
rature  and  Religion  of  Népal  and  Tibet,  furent  suivis  de  près  par  les  travaux  de  G.  Tur- 
nour  sur  la  littérature  pâlie  et  les  chroniques  singhalaises  :  The  Mahâvamso  with  Trans- 
lation and  an  Introductory  Essay  on  Pâli  Buddhistical  Literature,  vol.  I.,  1837;  et  Journ. 
of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  VII,  1838.   Le  premier  ouvrage,  qui  contient  la  partie   an- 


100  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

On  n'a  que  des  données  légendaires  profondément  pénétrées 
d'éléments  mythiques  sur  la  vie  de  l'homme  remarquable  qui,  vers 
la  fin  du  sixième  siècle  avant  notre  ère,  posa  les  bases  d'un  sys- 
tème religieux  qui  constitue  aujourd'hui  encore,  sous  une  forme 
plus  ou  moins  altérée,  la  foi  de  plus  d'un  tiers  des  habitants  du 
globe1.  Il  «appartenait  à  la  famille  des  Gautamas  qui  était,  dit-on, 
la  branche  royale  des  Çâkyas,  un  clan  rajpoute  établi  en  ce  temps 
sur  les  bords  d'un  petit  affluent  du  Gogra,  la  Rohini,  à  quel- 
que deux  cents  kilomètres  au  nord  de  Bénarès.  A  vingt-neuf  ans, 
il  quitta  ses  parents,  sa  jeune  femme  et  le  fils  unique  qui  ve- 
nait de  lui  naître,  et  se  fit  sannyâsin.  Après  sept  ans  de  médita- 
tions et  de  luttes  avec  lui-même,  il  se  déclara  en  possession  de  la 

cienne,  les  trente- trois  premiers  chapitres  duMahàvamsa  ou  la  «  Grande  Chronique  » 
de  Ceylan  n'a  pas  été  continué,  mais  une  rédaction,  un   peu  antérieure,  des  mêmes 
matériaux,   le  Dîpavamsa,  «   La   Chronique  de  l'Ile   »,    vient  d'être  publiée,  texte  et 
traduction  anglaise,   par  H.  Oldenberg,  The  Dîpavamsa,  an  Ancient  Buddhist  Historical 
Record,   1879.  Ces  deux  ouvrages,  qui  donnent  les  origines  du  bouddhisme  et  les  An- 
nales singhalaises,  jusqu'à  la  tin  du  troisième  siècle  ap.   J.-C,    furent  probablement 
compilés  vers  le  quatrième  ou   le   cinquième  siècle  d'après  des  documents  conservés 
dans  les  monastères  de  Ceylan  ;  ce  sont  les  plus  anciens    livres   d'histoire  que  l'Inde 
nous  ait  laissés.  E.  Burnouf  inaugure  une   ère  nouvelle  de  ces  études  par  la  publica- 
tion de  son  Introduction  à  Vhistoiredu  Buddkisme  indien,  1844  (réimprimée  en  1876)  et 
du  Lotus  de  la  Bonne  Loi,  traduit  du  sanscrit,   accompagné  de  vingt  et  un  mémoires 
relatifs  au  bouddhisme,  1852.  Puis  viennent  par  ordre  chronologique  :  —  R.  Spence 
Hardy,  Eastern  Monachism,  an  Account  of  the  Origin,    Laws,  Discipline  and    Sacred 
Wrilings...  of  the  Order  of  Mendicants   founded  by  Gotama  Budha,  compiled    from 
singhalese  MSS.,   1853,  réimprimé  1860.  —  Du   même,  A  Manual  of  Budhism  in  its  Mo- 
dem D  velopment,  translated  from  singhalese  MSS.,  1853,  réimprimé  en  1860  et  encore 
en   1880.  —  C.  F.  Kôppen,  Die  Religion  des  Buddha,  2  vol.,  1857-1859.  —  W.  Wassiljew, 
Der  Buddkismus,  seine  Dogmen,  Geschichte  and  Literatur,  1'"  Theil  (seul  paru),  traduit 
du  russe,  1860;  une  traduction  française  par  La  Comme,  1865;   très  important  pour 
le  bouddhisme   indien,  bien  que  tiré  uniquement  des  sources  tibétaines  et   chinoises. 
—  A.  Schiefner,  Târanâthas  Geschichte  des  Buddhismus  in  Indien,  aus  dem  Tibetischen 
ûbersetzt,  1869  ;  l'auteur  écrivait  au  commencement  du  dix-septième  siècle.  —  A  ces 
ouvrages  il  faut  ajouter  R.  C.  Childers,  A  Diclionary  of  the   Pâli  Language,  1875,  dont 
quelques  articles  sont  de  véritables   monographies,  et  qui  fournit  sur  une  inlinité  de 
points  des   renseignements   précieux  empruntés  à  des   ouvrages  souvent  peu  acces- 
sibles. —  Parmi  les   livres   de  vulgarisation,    il  convient  de  citer  en  première   ligne 
J.   Barthélémy  Saint-Hilaire,  Le  Bouddha  et  sa  religion,  2*  éd.,  1862,  et  surtout  un  petit 
volume  récent  (non  daté,  mais  qui  doit  être  de  1877)  de  T.  W.  Rhys  Davids,  Buddhism, 
being  a  Sketch  of  the  Life  and  Teachings  of  Gautama,  the  Buddha,  publié  par  la  So- 
ciety for  Promoving  Christian  knowledge.  —  Nous  ne  pouvons  signaler  ici  que  d'une 
façon   toute  générale  les    nombreux   travaux  de  J.  d'Alwis,  S.    Beal,  L.   Feer,  Ph.  E. 
Foucaux,  D.  J.  Gogerly,  Max  Mùller,  A.  Schiefner,  E.  Schlagintweit,  A.  Weber,  H.  II. 
Wilson.  —  Chr.  Lassen  enfin,  last  not  least,  a  aussi  fait  beaucoup  pour  ces  études  dans 
son  grand  ouvrage,  lndische  Alterthumskunde,  1847-1874. 

1.  Les  données  statistiques  les  plus  récentes  fournissent  pour  les  populations  boud- 
dhistes un  chiffre  total  de  470  millions.  T.  W.  Rhys  Davids,  Buddhism,  p.  5. 


BOUDDHISME  101 

vérité  parfaite  et  prit  le  titre  de  Buddha,  l'Éveillé,  l'Illuminé. 
Pendant  quarante-quatre  autres  années,  il  prêcha  sa  doctrine  sur 
les  deux  rives  du  Gange,  dans  la  province  de  Bénarès  et  dans  le 
Bihâr,  et  entra  dans  le  Nirvana,  à  l'âge  avancé  de  quatre-vingts 
ans  '.  La  date  de  sa  mort,  qui  est  rapportée  différemment  par  les  di- 
verses traditions  bouddhiques,  et  par  toutes  d'une  manière  inexacte, 
n'a  été  déterminée  avec  une  certitude  à  peu  près  complète  que 
dans  ces  derniers  temps,  grâce  à  trois  nouvelles  inscriptions  de 
l'empereur  Açoka2.  Il  résulte  de  ces  textes  que,  dans  la  trente-sep- 

1.  Biographie  du  Buddha  :  Ph.  E.  Foucaux,  Bgya-Tcher-Bol-Pa,  ou  développement 
des  jeux;  histoire  du  Bouddha  Sakya-Mouni,  publié  et  traduit  du  tibétain,  1847-1860, 
2  vol.  in-4°.  C'est  la  version  tibétaine  du  suivant  :  —  The  Lalitavistara,  or  Memoirs  of 
the  Early  Life  of  Çakya  Sinha,  éd.  by  Râjendralâla  Mitra,  Calcutta,  1853-1877  (Biblioth. 
Indica).  Ce  texte,  le  seul  des  livres  sanscrits  du  Népal  édité  jusqu'ici  (nous  n'avons 
qu'une  traduction  du  Lotus  de  la  Bonne  Loi),  conduit  la  vie  du  Buddha  jusqu'au  début 
de  son  apostolat.  —  Un  autre  de  ces  textes,  consacré  également  à  la  légende  du  Bud- 
dha, le  Mahâvastu,\a  être  bientôt  publié  par  E.  Senart.  —  S.  Beal,  The  Romantic Legend 
of  Sâkya-Buddha,  from  the  chinese,  1875;  traduit  d'une  version  chinoise  de  l'Abhinish- 
kramanasùtra,  ou  récit  de  la  vocation  et  de  la  retraite  du  Buddha.  —  A.  Schiefner, 
Eine  tibetische  Lebensbeschreibung  Çakyamunïs,  1849;  l'original  a  été  écrit  en  1734.  Tous 
ces  ouvrages  appartiennent  au  bouddhisme  septentrional  ;  les  suivants  sont  puisés  aux 
sources  du  Sud:  —  R.  C.  Childers,  The  Mahâparinibbâna  Sutta,  Pâli  Text  and  Com- 
mentary,  ap.  Journ.  Roy.  As.  Soc,  t.  VII  et  VIII,  new  séries.  Contient  le  récit  des  der- 
niers jours  et  de  la  mort  du  Buddha;  la  traduction,  interrompue  par  la  mort  de  l'au- 
teur, n'a  pas  paru.  — V.  Fausboll,  The  Jâtaka  together  with  its  Commentary,  vol.  1,1877; 
l'introduction  du  commentaire  contient  une  biographie  détaillée  du  Buddha,  moins 
les  dernières  années.  —  P.  Bigandet,  vicaire  apostolique  d'Ava  et  Pegou  :  Life  or 
Legend  of  Gaudama  the  Buddha  of  the  fîurmese,traduit  du  birman,  Rangoon,  1858,  2"  éd., 
1866  ;  une  3'  édition  est  en  préparation.  Une  traduction  française  par  V.  Gauvain,  1878.  — 
H.  Alabaster,  The  Wheel  of  the  Law,  1872,  d'après  les  sources  siamoises.  —  Enfin  on  ne 
saurait  toucher  à  la  vie  du  Buddha  sans  mentionner  le  beau  livre  de  E.  Senart,  Essai  sur 
la  légende  du  Buddha,  son  caractère  et  ses  origines,  1875  (paru  d'abord  dans  le  Journal 
Asiatique,  1873-1875)  ;  une  nouvelle  édition  est  en  préparation.  On  peut  être  d'avis  que 
l'auteur  fait  parfois  la  place  un  peu  trop  grande  à  l'explication  mythique  ;  mais,  après 
ce  livre,  il  ne  saurait  plus  être  question  d'écrire  la  biographie  du  Buddha,  comme 
elle  est  donnée,  par  exemple,  dans  l'ouvrage  cité  plus  haut  de  M.  Barthélémy  Saint- 
Hilaire. 

2.  Ces  célèbres  inscriptions  gravées  sur  rocs  et  sur  piliers  en  différents  lieux  de 
l'Inde  du  Nord,  de  la  vallée  de  Caboul  à  la  péninsule  du  Gujarât,  et  des  frontières 
du  Népal  à  l'embouchure  de  la  Mahânadî,  dans  l'Orissa,  contiennent,  sous  forme  d'édits 
ou  de  proclamations,  des  enseignements  de  morale  et  de  religion  que  l'empereur 
Açoka  adresse  à  ses  sujets.  Déchiffrées  successivement  par  J.Prinsep,NorrisetDowson, 
et  élucidées  par  les  travaux  de  Burnouf,  de  Lassen,  de  Wilson,  de  Kern  et  de  Bûhler, 
elles  ont  été  réunies  et  publiées  de  nouveau  par  le  général  A.  Cunningham  dans  son 
Corpus  Inscriptionum,  et  elles  sont  en  ce  moment  même  soumises  à  un  nouvel  et  pénétrant 
examen  par  E.  Senart  dans  le  Journal  Asiatique,  7'  série,  vol.  XV,  287,  479;  XVI,  215. 
Ce  sont  les  plus  anciens  textes  épigraphiques  de  l'Inde.  Le  fait  que  des  noms  de  princes 
grecs  contemporains  d'Açoka  y  sont  mentionnés,  confirme,  avec  une  certitude  abso- 
lue, l'identité   de   Candragupta,  le  grand-père  de  ce  prince,  avec  le  Sandrocottus  des 


102  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

tième  année  du  règne  de  ce  prince,  on  comptait  257  ans  depuis  le 
départ  du  Maître,  et  cela  dans  le  Magadha  même,  le  pays  d'origine 
du  bouddhisme.  Rapportée  à  notre  chronologie,  cette  donnée  fournit 
pour  le  Nirvana  une  des  années  qui  tombent  entre  482  et  472  avant 
Jésus-Christ1.  C'est  la  première  date  que  nous  rencontrons  dans 
l'histoire  de  l'Inde  et,  si  on  excepte  celles  qui  en  dépendent,  les 
dix  siècles  qui  vont  suivre  n'en  fournissent  pas,  pris  ensemble,  une 
demi-douzaine  de  nouvelles. 

Les  doctrines  du  Buddha  nous  sont  mieux  connues  que  les 
détails  de  sa  vie  ;  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'elles  le  soient 
d'une  façon  précise.  Dans  les  documents  où  il  y  a  en  somme  encore 
le  plus  de  chance  de  retrouver  l'écho  de  sa  parole,  dans  les  Suttas 
pâlis,  ces  souvenirs,  à  en  juger  par  ce  qui  a  été  publié  jusqu'ici2, 

historiens  classiques,  identité  qui  constitue  la  donnée  fondamentale  de  l'ancienne 
chronologie  de  l'Inde. 

1.  La  question  de  la  date  du  Nirvana  a  été  traitée  principalement  par  Gh.  Lassen, 
Ind.  Alterthumsk.,  II,  p.  53,  2"  éd.  ;  —  A.  Cunningham,  Bhilsa  Topes,  p.  74, 1852  ;  Journ. 
As.  Soc.  of  Bengal,  1854,  p.  704;  et  Corpus  Iriser ip.  Indic.,  p.  m  sq.  ;  —  Max  Muller,  Ancient 
Sanskrit  Literature,  p.  263  ;  —  N.  L.  Westergaard,  Ueber  Buddha's  Todesjahr,  traduction 
allemande,  1862. —  H.  Kern, Over  deJaartelling  der  zuidelijke  Buddhisten,1873  ;  — T.W.  Rhys 
Davids,  On  the  Ancient  Coins  and  Measures  of  Ceylon,  1877,  p.  38  sq.,  dans  la  nouvelle 
édition  des  Numismata  Orientalia  de  Marsden.  Elle  a  été  sinon  tranchée,  du  moins 
amenée  plus  près  de  la  solution  définitive  par  la  découverte,  due  au  général  A.  Cun- 
ningham,  des  nouvelles  inscriptions  :  G.  Bùhler,  Three  New  Edicts  of  Açoka,  ap.  Ind. 
Antiq.,  VI,  149  et  VII,  141  ;  et  A.  Cunningham,  Corpus  Inscriptionum  indicarum,  t.  I, 
pp.  20-23,  pi.  XIV.  La  discussion  magistrale  à  laquelle  ces  textes  ont  été  soumis  par 
Bûhler  n'a  sans  doute  pas  écarté  toute  incertitude  ;  nous  avons  nous-même  soulevé  cer- 
taines objections  dans  notre  article  de  la  Revue  Critique  du  1"  juin  1878  ;  d'autres  ont  été 
présentées  par  Senart,  Journal  Asiatique,  mai-juin  1879,  p.  524  ;  mais  bien  qu'absolument 
rejetées  par  Pischel,  Academy,  11  août  1877,  et  par  Rhys  Davids,  Ancient  Coins  and  Mea- 
sures of  Ceylon,  p.  57  sq.  et  malgré  l'objection  très  grave  soulevée  par  H.  Oldenberg, 
The  Vinaya  Pitakam,  I,  p.  xxxvm,  nous  pensons  que  les  conclusions  de  Bùhler  tiennent 
bon,  que  ces  inscriptions  émanent  du  roi  Açoka,  qu'elles  comptent  les  années  à  partir 
du  Nirvana  et  qu'elles  donnent,  pour  la  mort  du  Buddha,  la  date  qui  était  acceptée  au 
troisième  siècle  avant  Jésus-Christ  dans  le  Magadha. 

2.  Fr.  Spiegel,  Anecdota  Palica,  1845.  —  L.  Feer,  Études  bouddhiques,  ap.  Journal 
Asiatique,  1866-1878.  — R.  G.  Ghilders,  The  Khuddakapâtha,  pâli  text  vvith  translation,  ap. 
Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  t.  IV,  new  séries.  —  Du  même,  The  Mahâparinibbânasutta, 
ibid.,  t.  VII  et  VIII.  —  P.  Grimblot,  Sept  suttas  pâlis  tirés  du  Dîgha-nikâya,  1876.  — 
Coomara  Svamy,  Sutta  Nipâta,  or  the  Dialogues  of  Gotama  Buddha,  translated,  1874.  — 
R.  Pischel,  The  Assalâyanasuttam,  édité  et  traduit,  1880.  —  E.  Burnouf  a  traduit  plu- 
sieurs suttas  pâlis  dans  le  Lotus  de  la  Bonne  Loi.  Des  travaux  presque  introuvables  de 
Gogerly  sur  cette  partie  des  écritures  bouddhiques,  quelques-uns  ont  passé  dans  le 
livre  posthume  de  P.  Grimblot.  —  Pour  le  Dhammapada  et  le  Jâtaka,  voir  plus  bas.  — 
Un  assez  grand  nombre  de  sùtras  ont  été  en  outre  publiés  ou  traduits  d'après  le» 
livres  du  Nord  par  E.  Burnouf  (dans  l'Introduction  à  VHist.  du  B.  L),  par  S.  Beal,  par  A. 
Schiefner,  par  L.  Feer,  etc.  A  ces  publications  ont  été  récemment  ajoutés  :  Max  Mûller, 
On  Sanskrit  Texts  discovered  in  Japan.  —  Cecil  Bendall,  The  Megha  Sûtra,  Journ.  of  tha 


BOUDDHISME  103 

sont  déjà  si  profondément  altérés  par  les  élucubrations  d'une 
époque  de  formalisme  et  de  scolastique  (la  langue  de  ces  docu- 
ments, le  pâli,  est  plus  jeune  que  les  dialectes  dans  lesquels  ont 
été  rédigées,  vers  la  fin  du  troisième  siècle  avant  Jésus-Christ,  les 
inscriptions  d'Açoka),  qu'en  ce  qui  concerne  la  forme  du  moins, 
l'enseignement  du  Maître  peut  être  considéré  comme  perdu1.  Il  y  a 

Roy.  As.  Soc,  new  séries,  XII,  pp.  153  et  286,  1880.  Des  grands  sûtras  particuliers  à  cette 
littérature  nous  possédons  le  Lalitavistara  en  sanskrit  (éd.  Râjendralâla  Mitra),  en  tibé- 
tain, et  en  français  (éd.  Foucaux),  et  le  Lotus  de  la  Bonne  Loi  en  français  (traduit  par 
Burnouf).  Une  édition  du  Mahàvastu  par  Senart  est  sous  presse. 

1.  Pour  l'âge  et  l'origine  du  pâli,  si  controversés,  cf.  Westergaard,  Ueber  den  àltesten 
Zeitraum  der  indischen  Geschichte,  p.  87,  qui  en  voit  l'origine  au  troisième  siècle  avant 
Jésus-Christ  dans  le  dialecte  d'Ujjayini  ;  Kern,  Over  de  Jaartelling  der  zuidelijke  Bud- 
dhislen,  p.  13  sq.,  qui  le  considère  comme  une  langue  artificielle,  apparentée  à  la  çau- 
rasenî  des  drames,  et  élaborée  vers  le  commencement  de  l'ère  chrétienne  ;  Oldenberg, 
The  Vinaya  Pitakam,  vol.  I,  p.  xix  sq.,  qui,  d'autre  part,  croit  y  trouver  un  dialecte  du 
Dékhan  oriental.  Il  n'y  a  pas  eu  moins  de  discussions  quant  à  l'origine  et  au  dévelop- 
pement du  canon  bouddhique.  Les  autorités  du  Nord  et  du  Sud  s'accordent  à  en 
rapporter  la  rédaction,  ou  du  moins  la  composition  (car  certains  témoignages  font 
mention  d'une  transmission  orale  assez  longue)  à  un  premier  concile  qui  se  serait  réuni 
à  Râjagriha,  immédiatement  après  la  mort  du  Maître.  Suivant  les  autorités  du  Sud, 
cette  rédaction  aurait  été  révisée  et  ramenée  à  sa  pureté  originelle  par  les  docteurs 
du  second  concile  (qu'ignore  la  tradition  du  Nord],  tenu  à  Vaiçâlî  cent  ans  après  le 
Nirvana,  sous  le  premier  Açoka  ou  Kâlàçoka.  Finalement,  une  dernière  révision,  avec 
en  sus  quelques  additions,  telles  que  le  Rathâvatthu  (Dîpavamsa,  VII,  56),  aurait 
été  faite  118  ans  plus  tard  par  un  troisième  concile,  réuni  à  Pâtaliputra,  sous  le  grand 
Açoka,  ou  Dharmâçoka  Priyadarçin.  D'autre  part,  la  tradition  du  Nord  attribue  la 
troisième  rédaction  à  un  concile  tenu  au  Cachemir  sous  le  roi  touranien  Kanishka  ver» 
le  commencement  de  l'ère  chrétienne.  Ces  faits  ont  été  diversement  interprétés  par 
la  critique.  Lassen  admet  que  nous  possédons  des  documents  contemporains  du  pre- 
mier concile,  mais  que  le  canon  sanscrit  ne  fut  fixé  définitivement  que  par  le  concile 
du  Cachemir  (Ind.  Alterth.,  II,  pp.  86  et  856  sq.,  2"  éd.)  ce  qui  est  aussi  l'opinion  de  Bur- 
nouf  Jntrod.  à  l'Hist.  du  Buddh.  Ind.,  p.  579).  Un  examen  complet  de  la  collection 
chinoise  permettra  peut-être  de  serrer  la  question  de  plus  près.  Senart  pense  que 
le  concile  de  Pâtaliputra  fut  le  premier  à  essayer  de  fixer  le  dogme  et  le  canon  (Essai 
sur  la  Légende  du  Buddha,  p.  514,  sq.).  Kern  est  d'avis  que  nous  devons  nous  contenter 
d'affirmer  que  le  canon  pâli,  tel  à  peu  près  que  nous  l'avons,  doit  avoir  existé  à  Cey- 
lan  quelque  temps  avant  la  rédaction  des  commentaires  de  Buddhaghosha,  au  cinquième 
siècle  (Over  d.  Jaartelling,  p.  2ô).  Le  plus  récent  essai  de  solution,  celui  qui  en 
même  temps  vise  à  la  plus  grande  précision,  est  celui  d'Oldenberg.  Il  pense  que  pen- 
dant le  premier  siècle,  le  bouddhisme  n'avait  que  deux  sortes  d'écritures,  le  Vinaya 
et  le  Dharma,  la  discipline  et  la  doctrine  ;  la  rédaction  de  la  plus  grande  partie  du 
Vinaya  et  l'origine  du  Sùtrapitaka  seraient  antérieures  au  concile  de  Vaiçâlî  ;  l'achè- 
vement du  Vinaya,  le  développement  de  la  collection  des  Sûtras,  et  le  commence- 
ment de  celle  de  l'Abhidharma  tomberaient  dans  la  période  qui  sépare  ce  concile  du 
suivant;  le  reste  de  la  littérature  serait  postérieur  au  règne  d'Açoka  (Vinaya  Pitakam, 
I,  p.  x  sq.).  Il  est  impossible  d'être  précis  en  un  sujet  si  obscur  et  de  toutes  les  pro- 
positions d'Oldenberg,  la  plus  certainement  vraie  semble  être  la  dernière  (cf.  Jacobi, 
dans  Zeitsch.  d.  D.  Morgenl.  Gesellsch.,  XXXIV,  p.  184).  Au  temps  d'Açoka,  le 
bouddhisme  avait  une  littérature,  mais,  à  parler  exactement,  pas  de  canon  ;  c'est  un 


404  LES    KKLIGIONS    DE    L'INDE 

des  étincelles  dans  cette  littérature  de  moines,  mais  jamais  de- 
flamme,  et  ce  n'est  certainement  pas  avec  ces  étranges  sermons 
que  le  «  Lion  des  Çâkyas  »  a  conquis  les  âmes.  Le  fond  a  sans 
doute  bien  mieux  résisté  que  la  forme.  Mais,  si  on  songe  aux  ques- 
tions semblables  que  soulèvent  les  origines  du  christianisme,  où 
la  tradition  a  été  cependant  fixée  incomparablement  plus  vite,  on 
comprendra  que,  s'il  est  aisé  de  distinguer  entre  un  bouddhisme 
primitif  et  les  doctrines  grossièrement  altérées  qui  se  sont  fait 
jour  plus  tard,  il  convient  d'user  de  quelques  précautions  en  par- 
lant du  bouddhisme  du  Buddha  lui-même.  Ces  réserves  faites, 
nous  allons  indiquer,  aussi  brièvement  que  possible,  les  doctrines 
fondamentales  de  la  religion  établie  par  Gautama. 

Les  deux  traits  qui  frappent  d'abord  dans  le  bouddhisme  primi- 
tif et  qui  remontent  certainement  à  l'enseignement  du  Maître, sont 
l'absence  de  tout  élément  théologique  et  une  aversion  marquée 
pour  la  spéculation  pure.  Le  Buddha  ne  nie  pas  l'existence  de  cer- 
tains êtres  appelés  Indra,  Agni,  Varuna;  mais  il  estime  qu'il  ne 
leur  doit  rien  et  ne  s'occupe  pas  d'eux.  Il  ne  songe  pas  davantage 
à  s'attaquer  à  la  tradition  révélée  :  il  passe  à  côté  d'elle.  Le  Veda, 
que  son  Eglise  rejettera  formellement  un  jour,  se  résumait  encore 
à  cette  époque  en  pratiques,  et  Çâkyamuni1,  en  embrassant  la  vie 
d'anachorète,  a  naturellement  rompu  avec  les  pratiques.  Sa  posi- 
tion par  rapport  à  la  religion  positive  n'est  donc  pas  bien  diffé- 
rente de  celle  de  beaucoup  de  ses  contemporains.  Il  paraît  penser 
comme  eux  que  c'est  affaire  aux  brahmanes  d'agir  par  les  rites 
sur  les  puissances  célestes  et  d'en  obtenir  des  biens  auxquels, 
pour  son  compte,  il  n'attache  aucun  prix.  Son  œuvre  à  lui  est  toute 
laïque  et,  comme  il  ne  reconnaît  pas  un  Dieu  dont  l'homme  dépende, 
sa  doctrine  est  absolument  athée.  Quant  à  sa  métaphysique,  elle  est 
surtout  négative.  Il  ne  s'occupe  pas  de  l'origine  des  choses  :  il  les 
prend  comme  elles  sont  ou  qu'elles  lui  paraissent  être,  et  le  problème 
auquel  il  revient  sans  cesse  dans  ses  entretiens,  n'est  pas  celui  de 
l'être  en  soi,  mais  celui  de  l'existence.  Plus  encore  que  le  Vedânta 
des  Upanishads,  sa  doctrine  se  renferme  dans  la  question  du  salut. 


point  qui,  à  notre  avis,  résulte  forcément  de  l'inscription  de  Bairât(Babhra),  à  quelque 
suppositions  qu'on  ait  recours  pour  identifier  les  écrits  énumérés  dans  cette  inscription 
avec  des  morceaux  des  collections  que  nous  possédons  actuellement.  Pour  ces  identi- 
fications, cf.  Burnouf,  Lotus  de  la  Bonne  Loi,  p.  710  sq.  ;  Kern,  Orner  de  Jaartelling^ 
p.  39;  Oldenberg,  Vinaya  Pitakam,  I,  p.  xi. 
1.  Proprement  «  le  Solitaire  des  Çàkyas  ». 


BOUDDHISME  105^ 

Le  programme  de  cette  doctrine  est  exposé  dans  les  «  Quatre 
nobles  vérités  »  :  1°  l'existence  de  la  douleur  ;  exister  c'est  souf- 
frir ;  2°  la  cause  de  la  douleur  ;  cette  cause  est  dans  le  désir,  qui 
grandit  par  la  satisfaction  même  ;  3°  la  cessation  de  la  douleur; 
cette  cessation  est  possible,  elle  est  obtenue  par  la  suppression 
du  désir  ;  4°  la  voie  qui  conduit  à  cette  suppression  ;  cette  voie, 
qui  comprend  quatre  étapes  ou  états  successifs  de  perfection, 
c'est  la  connaissance  et  l'observation  de  la  «  bonne  loi,  »  la  pra- 
tique de  la  discipline  du  bouddhisme  et  de  son  admirable  morale. 
Le  terme  en  est  le  Nirvana,  l'extinction,  la  cessation  de  l'exis- 
tence. 

Les  conditions  de  l'existence  sont  résumées  dans  la  théorie 
des  Nidànas  ou  des  douze  causes  successives,  dont  chacune  est 
censée  être  la  conséquence  de  celle  qui  précède.  Ce  sont  :  1°  l'igno- 
rance ;  2°  les  prédispositions  mentales  qui  déterminent  nos  actes, 
ou  plus  simplement  l'action,  le  karman  ;  3°  la  conscience;  4°  l'indi- 
vidualité; 5°  la  sensibilité;  6°  le  contact  des  sens  avec  les  objets; 
7"  la  sensation;  8°  le  désir  ou  la  soif;  9°  l'attachement  à  l'existence; 
10°  l'existence;  11°  la  naissance;  12°  la  vieillesse  et  la  mort  ou  la 
souffrance1.  Ces  termes,  dont  l'interprétation  a  du  reste  varié, 
répondent  simplement  à  des  faits,  à  des  états,  à  des  conditions  de 
l'existence  finie.  Ils  ne  représentent  pas,  dans  le  bouddhisme  pri- 
mitif du  moins,  des  substances,  des  entités.  Le  premier,  par 
exemple,  n'est  pas,  comme  il  est  devenu  plus  tard,  à  la  fois  la  non- 
cognition  etl'incognoscible,mais  désigne  simplement  l'état  d'igno- 
rance, le  fait  de  prendre  pour  réel  ce  qui  ne  l'est  pas.  Ils  ne  sont 
pas  non  plus  toujours  présentés  dans  le  même  ordre,  et  il  est  pro- 
bable que  cet  ordre  n'a  pas  toujours  impliqué  un  enchaînement 
rigoureux  et  continu  de  cause  à  effet.  Ainsi,  il  est  visible  que  la 
série  s'étend  à  plusieurs  existences  et  que  les  mêmes  faits  y  re- 
viennent envisagés  à  un  point  de  vue  différent  :  l'activité,  par 
exemple,  ne  doit  pas  être  conçue  comme  précédant  absolument 
l'existence,  et  il  est  non  moins  évident  que  la  dixième  et  la  douzième 
conditions  sont  au  fond  la  même,  et  que  3,  7,8,  9,  ne  font  qu'ana- 
lyser ce  qui  est  déjà  compris  dans  la  deuxième. 

Quant  à  l'être  qui  subit  l'existence,  il  est  un  composé,  une  résul- 
tante des  skandhas  ou  des  «  agrégats  ».  Ces  agrégats  qui,  chez 

1.  Pour  les  douze  nidânas,  cf.  E.  Burnouf,  Introduction  à  VHistoire  du  Buddhisme 
indien,  p.  491,  et  la  notice  de  R.  C.  Childers  dans  la  nouvelle  édition  des  Miscella- 
neous  Essays  de  Colebrooke,  t.  I,  p.  453. 


106  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

l'homme,  sont  au  nombre  de  cinq  *  (il  yen  a  moins  pour  les  autres 
êtres),  avec  cent  quatre-vingt-treize  subdivisions,  épuisent  tous 
les  éléments,  propriétés  et  attributs  matériels,  intellectuels  et  mo- 
raux de  l'individu.  En  dehors  d'eux,  il  n'y  a  rien,  ni  principe  fixe, 
ni  âme,  ni  substance  simple  et  permanente  d'aucune  sorte.  Ils  se 
forment  pour  constituer  chaque  être,  se  modifient  sans  cesse  avec 
lui  et  se  défont  à  sa  mort  :  l'individu  étant  de  part  en  part  un  com- 
posé de  composés,  périt  tout  entier.  Seule,  l'influence  de  son  kar- 
man, de  ses  actes,  lui  survit,  et  par  elle  s'opère  aussitôt  la  forma- 
tion d'un  nouveau  groupe  de  skandhas,  un  nouvel  individu  surgit 
à  l'existence  dans  quelque  autre  monde2  et  continue  en  quelque 
sorte  le  premier.  Cette  substitution  a  beau  être  si  rapide  que  pra- 
tiquement on  n'en  tient  pas  compte,  que  le  Buddha,  par  exemple, 
et  les  saints  parvenus  à  l'omniscience  sont  représentés  se  souve- 
nant et  parlant  de  leurs  existences  antérieures  comme  s'ils  étaient 
restés  toujours  eux-mêmes  en  passant  de  l'une  à  l'autre,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  le  bouddhiste,  à  proprement  parler,  ne  renaît 
pas,  mais  qu'un  autre,  si  je  puis  dire,  renaît  à  sa  place,  et  que 
c'est  pour  éviter  à  cet  autre,  qui  ne  sera  que  l'héritier  de  son  kar- 
man, les  douleurs  de  l'existence,  qu'il  aspire  au  Nirvana.  Telle 
est  du  moins  la  doctrine  des  livres  pâlis,  non  seulement  du  petit 
nombre  de  ceux  qu'on  a  publiés  jusqu'ici,  mais  de  toute  la  littéra- 
ture orthodoxe  du  bouddhisme  méridional,  de  l'avis  des  savants 
les  plus  autorisés  qui  ont  pu  l'étudier  dans  le  pays  même3.  Cette 
doctrine  était-elle  déjà  aussi  nettement  formulée  dans  l'enseigne- 
ment du  Maître  ?  Il  est  permis  d'en  douter.  D'une  part,  les  livres 
sanscrits  du  Nord  paraissent  admettre  quelque  chose  de  perma- 
nent, un  moi  passant  d'une  existence  à  une  autre4  ;  d'autre  part, 
on  ne  s'expliquerait  guère,  ce  semble,  que  le  bouddhisme,  non 
content  de  faire  accepter  le  néant  comme  le  souverain  bien,  eût 
dès  l'origine  rendu  sa  tâche  plus  difficile  en  faisant  en  définitive 
de  la  poursuite  de  ce  bien  un  pur  acte  de  charité.  Mais,  d'aucune 

1.  Ce  sont  :  Rûpa,  la  forme,  les  attributs  matériels;  Vedanâ,  les  sensations;  Samjïïâ, 
les  notions,  les  idées  abstraites;  Sarpskâra,  les  facultés,  les  dispositions  mentales  ; 
Vijfiâna,  la  raison,  le  jugement.  Cf.  Burnouf,  Introduction  à  VHistoire  du  B.  L,  pp.  475, 
511  ;  Wassiljew,  Buddhismus,  p.  94;  Rhys  Davids,  Buddhism,  p.  90,  et  le  Pâli  Dictio- 
nary  de  Chiiders,  pp.  198,  405,  453,  457,  561,  562,  576. 

2.  Parmi  ces  mondes  il  y  a  les  cieux  et  les  enfers  ;  les  bouddhistes,  aussi  bien  que 
les  brahmanes  et  les  Jainas,  en  admettent  un  grand  nombre. 

3.  Spence  Hardy,  Gogerly,  Bigandet,  Chiiders,  Rhys  Davids. 

4.  E.  Burnouf,  Introduction,  p.  507. 


BOUDDHISME  107 

façon,  ce  moi  vaguement  entrevu  et  faiblement  affirmé  ne  saurait 
être  assimilé,  par  exemple,  à  l'âme  simple  et  impérissable  de  la 
philosophie  Sâmkhya  :  il  n'est  pas  indépendant  des  skandhas,  comme 
celle-ci  l'est  de  leurs  analogues,  les  principes  issus  du  développe- 
ment de  la  Prakriti.  Il  s'éteint,  au  contraire,  quand  les  skandhas 
viennent  à  faire  définitivement  défaut.  En  effet,  quelque  difficulté 
qu'il  y  ait  à  dégager  sur  ce  point  la  pensée  exacte  du  fondateur 
de  dessous  le  travail  scolastique  de  plusieurs  siècles,  s'il  est  une 
conclusion  qui  s'impose  comme  ayant  été  celle  du  bouddhisme  à 
tous  les  âges,  qui  découle  de  tout  ce  qu'il  affirme  et  de  tout  ce 
qu'il  ignore,  c'est  que  la  «  Voie  »  conduit  à  l'extinction  totale,  et 
que  la  perfection  consiste  à  ne  plus  être1.  En  supprimant  la  pre- 
mière des  douze  causes,  l'ignorance,  on  empêche  toute  production 
ultérieure  de  la  suivante,  du  karman  et  de  tout  ce  qui  en  dérive  : 
au  moment  de  la  mort,  il  ne  se  reformera  cette  fois  plus  de  nou- 
veaux skandhas,  et  l'individu  aura  disparu  tout  entier  et  sans 
retour.  Telle  est  la  conclusion  doctrinale,  logique,  qui  n'est  pas 
infirmée  par  le  fait  qu'elle  ne  se  rencontre  pas  toujours  exprimée 
en  toute  sa  rigueur  et  que,  dans  la  croyance  ordinaire  surtout, elle 
a  subi  toutes  sortes  d'atténuations.  L'imagination  même  d'un  Asia- 
tique a  de  la  peine  à  se  fixer  à  l'idée  de  l'anéantissement.  Ainsi, 
les  pèlerins  chinois  Fa-Hian  et  Hiouen-Thsang,  qui  visitèrent 
l'Inde  au    cinquième  et  au   septième   siècle2   et   qui  étaient    des 

1.  La  bibliographie  des  opinions  émises  sur  le  Nirvana  fournirait  à  elle  seule  la 
matière  d'un  long  article.  Comme  c'est  là  la  doctrine  capitale  du  Bouddhisme,  il  en 
est  question  dans  la  plupart  des  ouvrages  énumérés  ci-dessus.  En  fait  d'écrits  spéciaux, 
nous  citerons  :  Max  Muller,  On  the  original  meaning  of  Nirvana,  dans  Buddhism  and 
Buddhist  Pilgrims,  1857.  —  Du  même,  Introduction  à  Buddhaghosha's  Parables,  1869. 
—  Barthélémy  Saint-Hilaire,  Sur  le  Nirvana  bouddhique,  en  tête  de  la  2e  édition  de  Le 
Bouddha  et  sa  religion,  1862.  —  R.  G.  Childers,  article  Nibbânam  dans  le  Dictionary 
of  the  Pâli  Language,  p.  265.  —  J.  d'Alwis,  Buddhist  Nirvana,  Colombo,  1871.  —  Ph. 
E.  Foucaux,  Revue  Bibliographique,  15  juin  1874.  —  Du  même,  Introduction  à  la  traduc- 
tion française  de  la  Vie  de  Gaudama  de  Bigandet,  p.  v,  1878.  —  O.  Frankfurter,  Bud- 
dhist Nirvana,  and  the  Noble  Eightfold  Palh,  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  vol.  XII  (new 
séries),  p.  548 sq.  D'après  ces  derniers  textes  (trois  Suttas  extraits  du  Samyuttanikâya) 
et  quelques  autres  encore,  il  apparaît  que  le  Nirvana  se  dit  aussi  de  l'état  de  calme 
parfait,  où  toute  passion  et  tout  mouvement  d'égoïsme  sont  éteints,  et  en  ce  sens,  il 
est  évident  qu'il  peut  être  atteint  dans  la  vie  présente.  Mais  il  ne  semble  pas  moins 
évident  que  dans  ce  sens  le  mot  n'a  qu'une  valeur  métaphorique,  la  condition  du  Nir- 
vana étant  prise  pour  le  Mrvâna  lui-même.  De  tout  ce  que  nous  savons  de  l'ontologie 
bouddhique,  l'état  qui  nous  est  décrit  dans  ces  textes  ne  peut  être  que  provisoire  et 
doit  avoir  une  fin. 

2.  Foe  Koue  Ki  ou  Relation  des  royaumes  bouddhiques;  Voyages  dans  la  Tartarie,  l'Af- 
ghanistan et  l'Inde  à  la  fin  du  ivfl  siècle  pas  Chi-Fa-Hian,  trad.  par  A.  Rémusat,  revue 


108  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

croyants  orthodoxes  au  Nirvana  complet  du  Buddha,  relatent  pour- 
tant de  lui  des  miracles  et  même  des  apparitions,  comme  s'il 
n'avait  pas  cessé  d'exister,  et  il  est  incontestable  que,  pour  beau- 
coup de  bouddhistes  d'autrefois,  le  Nirvana  n'a  été  que  ce  qu'il 
est  pour  la  plupart  de  ceux  d'aujourd'hui,  une  sorte  de  repos  éter- 
nel, de  béatitude  négative.  Gela  n'empêche  pas  que  le  bouddhisme 
ne  soit,  comme  doctrine,  la  confession  de  l'absolue  vanité  de 
toutes  choses  et,  en  ce  qui  concerne  l'individu,  une  aspiration  au 
néant. 

Cette  vanité  de  toute  existence  n'aurait  pas  été  affirmée  tant  de 
fois  par  le  Buddha  qu'elle  ressortirait  rien  que  de  la  théorie  des 
Nidânas.  La  première  des  douze  causes,  l'ignorance,  qui  consiste 
à  prendre  pour  réel  ce  qui  ne  l'est  pas,  implique  évidemment  la 
non-réalité  du  monde,  non  pas  comme  substance,  la  chose  en  soi 
étant  en  dehors  des  considérations  du  bouddhisme  primitif,  mais 
du  monde  tel  qu'il  nous  apparaît.  Les  objets  que  nous  percevons 
n'ont  pas  de  réalité  propre  et,  comme  on  vient  de  le  voir,  il  en  est 
rigoureusement  de  même,  dans  la  doctrine  des  Suttas  pâlis,  du 
sujet  qui  les  perçoit.  Son  individualité  n'est  qu'une  forme,  qu'une 
apparence  vaine,  navra  fet,  tout  n'est  qu'un  flux  d'agrégats  qui  se 
font  et  se  défont  sans  cesse,  un  écoulement  immense  dont  on  ne 
cherche  pas  à  savoir  l'origine  et  auquel  on  ne  peut  échapper  que 
par  le  Nirvana.  Une  fois  le  système  arrivé  à  ce  point,  il  ne  restait 
plus  qu'une  négation  à  formuler,  mais  celle-ci  d'ordre  purement 
ontologique,  la  négation  de  la  substance  même.  Ce  dernier  pas  fut 
franchi  dans  l'école  fondée  par  Nâgârjuna,  un  siècle  environ  avant 
notre  ère,  à  une  époque  où  la  doctrine  d'abord  fort  peu  spécula- 
tive de  Çâkyamuni  avait  donné  naissance  à  un  ensemble  vaste  et 
compliqué  de  conceptions  métaphysiques1.  Dans  cette  école,  dite 

par  Klaproth  et  Landresse,  1836.  —  S.  Beal,  The  Travcls  of  the  Buddhist  pilgrim  Fah- 
Hian,  translated  with  Notes  and  Prolegomena,  1869.  —  St.  Julien,  Voyages  des  pèle- 
rins bouddhistes,  1. 1  :  Histoire  de  la  vie  de  Hiouen-Thsang  et  de  ses  voyages  dans  l'Inde... 
trad.  du  chinois,  1853.  T.  II  et  III  :  Mémoires  sur  les  contrées  occidentales  par  Hiouen- 
Thsang,  trad.  du  chinois,  1857-1859  ;  publication  capitale  non  seulement  pour  l'his- 
toire du  bouddhisme,  mais  pour  celle  de  l'Inde  ancienne  en  général.  S.  Beal  prépare 
une  traduction  anglaise  du  récit  de  Hiouen-Thsang.  L'ouvrage  de  C.  J.  Neumann, 
Pilgerfahrten  Buddhistischer  Priester  von  China  nach  Indien,  aus  dem  Chinesischen  ùber- 
setzt,  1*33,  n'a  pas  dépassé  le  premier  volume. 

1.  Pour  les  différentes  écoles  bouddhiques  et  leurs  doctrines,  cf.,  en  particulier, 
W.  Wassiljew,  Der  Buddhismus,  passim. 

A  cette  activité  spéculative  correspond  un  développement  mythologique  aussi  impor- 
tant, qui  est  allé  grandissant  jusqu'à  finir  par  faire  du  bouddhisme,  en  Chine  et  au 


BOUDDHISME  109 

des  Madhyamikas,  le  bouddhisme  se  résout  en  un  pur  nihilisme. 
Il  est  devenu  ce  que  les  brahmanes  lui  reprochent  d'être,  le  «  çûnya- 
vâda  »,  «  la  doctrine  du  vide  ».  Ce  n'est  plus  là  sans  doute  l'en- 
seignement du  Buddha,  mais  on  ne  saurait  nier  que  ce  n'en  soit  la 
continuation  directe. 

Si  maintenant  on  compare  cette  doctrine  avec  les  spéculations 
contemporaines  de  la  philosophie  brahmanique,  on  ne  peut  qu'être 
frappé  de  leur  air  de  famille.  L'athéisme,  le  dédain  du  culte  et  de 
la  tradition,  la  conception  d'une  religion  toute  spirituelle,  le  mé- 
pris de  l'existence  finie,  la  croyance  à  la  transmigration  et  la  néces- 
sité d'y  échapper,  la  faible  notion  de  la  personnalité  de  l'homme, 
la  distinction  imparfaite  ou  plutôt  la  confusion  des  attributs  maté- 
riels et  des  fonctions  intellectuelles,  l'affirmation  d'une  morale 
ayant  sa  sanction  en  elle-même,  sont  autant  de  traits  qui  se  retrou- 
vent, diversement  accentués,  il  est  vrai,  et  dans  le  bouddhisme  et 
dans  les  Upanishads.  Si  on  va  plus  loin,  si  on  prend  les  systèmes 
brahmaniques  un  à  un,  on  trouve  que  c'est  avec  le  Sâmkhya  que 
la  doctrine  de  Çâkyamuni,  à  première  vue,  a  le  plus  de  ressem- 
blance. Sur  plusieurs  points  essentiels,  les  conclusions  sont  les 
mêmes,  et  les  analogies  deviennent  surtout  frappantes  si  on  des- 
cend aux  détails.  Evidemment,  les  deux  systèmes  ont  vécu  côte  à 
côte  et  se  sont  fait  de  mutuels  emprunts.  Nous  doutons  cependant 
que  les  véritables  origines  du  bouddhisme  soient  à  chercher  de  ce 
côté.  Le  Sâmkhya,  tant  sous  la  forme  confusément  matérialiste 
qu'il  a  dans  les  plus  vieilles  Upanishads,  que  sous  la  forme  dualiste 
qu'il  a  revêtue  plus  tard,  est  un  système  solide,  peu  susceptible 
de  développements  et  de  modifications  profondes.  Il  est  surtout 
fort  peu  sentimental,  et  ce  n'est  pas  de  lui  qu'a  pu  venir  le  pessi- 


Japon,  un  des  systèmes  religieux  les  plus  fantastiques  et  les  plus  grossièrement  idolâ- 
triques  du  monde.  Des  figures  de  ce  panthéon,  que  la  poésie  ne  semble  avoir  jamais 
illuminées  d'un  seul  rayon,  quelques-unes  sont  d'origine  spéculative,  comme  l'Adi- 
buddha,  le  Buddha  primordial  et  souverain,  apparenté  au  brahman  du  Vedânta; 
d'autres,  comme  les  myriades  de  IBuddhas  et  de  Bodhisattvas,  ont  été  formées  parla 
multiplication  infinie  de  certains  éléments  du  bouddhisme  primitif;  tandis  que  d'autres 
encore  ont  été  empruntées  au  brahmanisme  et  aux  religions  sectaires,  particulière- 
ment au  çivaïsme  et  aux  cultes  des  divinités  féminines.  Ce  bouddhisme  compliqué  est 
désigné  usuellement  sous  le  nom  de  Mahâyâna,  «  le  Grand  Véhicule  »,  en  contraste 
avec  la  doctrine  plus  sobre  de  l'âge  primitif  nommée  Hînayâna  ou  «  le  Petit  Véhicule  ». 
Il  est  spécialement  représenté  dans  les  grands  Sùtras  particuliers  à  la  littérature  du 
Nord,  dont  la  rédaction  tardive  ne  peut  être  mise  en  question,  bien  qu'ils  paraissent 
contenir,  spécialement  dans  les  parties  versifiées,  des  éléments  populaires  de  trèf 
haute  antiquité. 


HO  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

misme  dont  sont  empreintes  toutes  les  conceptions  du  Buddha* 
D'autre  part,  on  admettra  difficilement  que  cette  haine  de  l'exis- 
tence ait  été  inspirée  directement,  comme  le  veut  la  légende,  par 
le  spectacle  des  misères  de  la  vie.  L'expérience  apprend  qu'il  y  a 
presque  toujours  un  naufrage  métaphysique  à  l'origine  de  ces 
grandes  douleurs,  et,  de  nos  jours,  c'est  bien  à  la  suite  de  l'écrou- 
lement de  grands  systèmes  idéalistes  que  nous  voyons  des  idées 
fort  semblables  se  répandre  parmi  nous.  Quand  la  spéculation, 
après  avoir  miné  la  notion  du  réel  dans  l'objet  sensible,  est  obli- 
gée de  s'avouer  que  l'objet  transcendant  se  dérobe  à  son  tour,  il  ne 
reste  plus  que  l'alternative  du  scepticisme  ou  de  la  philosophie  de 
la  désespérance:  on  est  cârvâka  ou  bouddhiste.  C'est  donc  dans 
une  doctrine  idéaliste,  dans  le  Vedânta  primitif,  mais  dans  un  Ve- 
dânta  qui  a  perdu  la  foi  dans  le  brahman,  que  nous  paraît  devoir 
être  cherché  le  point  de  départ  des  idées  du  Buddha.  Il  faut 
croire  à  l'Absolu  pour  ressentir  aussi  profondément  l'inanité  et 
l'imperfection  des  choses  finies  :  il  faut  y  avoir  cru  et  avoir  trouvé 
cette  croyance  vaine  pour  l'ignorer  avec  une  aussi  calme  et  inflexi- 
ble résolution. 

Deux  siècles  et  demi  après  la  mort  du  fondateur,  le  bouddhisme 
était  devenu  la  religion  officielle  du  plus  puissant  monarque  de 
l'Inde,  Açoka  le  Maurya,  dont  l'autorité  directe  s'étendait  de  la 
vallée  du  Caboul  aux  bouches  du  Gange  et  de  l'Himalaya  jusqu'au 
sud  des  monts  Yindhya,  et  déjà  ses  missionnaires  pénétraient 
dans  les  pays  marhattes  et  dravidiens,  et  prenaient  pied  à  Ceylan. 
Ces  progrès  rapides,  il  ne  les  devait  certainement  ni  à  ses  dogmes 
rien  moins  que  séduisants  et,  au  fond,  peu  originaux,  ni  même  à 
la  supériorité  incontestable  de  sa  morale,  et,  s'il  n'avait  pas  eu 
d'autres  moyens  d'action,  sa  fortune  serait  un  des  problèmes  les 
plus  embarrassants  de  l'histoire.  Mais,  outre  ses  doctrines  et  ses 
préceptes,  le  bouddhisme  avait  pour  lui  ses  institutions,  son  esprit 
de  discipline  et  de  propagande,  tout  un  art  nouveau  de  gagner  et 
de  gouverner  les  âmes  :  il  avait  surtout  le  Buddha  lui-même  et  son 
souvenir  resté  vivant  dans  son  Eglise.  On  ne  saurait,  en  effet, 
faire  la  part  trop  grande,  dans  les  conquêtes  du  bouddhisme,  à  la 
personnalité  et  à  la  légende  de  son  fondateur.  Le  brahmanisme, 
où  tout  est  impersonnel,  où  les  sages  les  plus  révérés  n'ont  laissé 
qu'un  nom,  n'a  rien  à  opposer  à  la  Vie  du  Buddha,  si  peu  histo- 
rique comme  relation  de  faits,  mais  qui  nous  a  certainement  con- 
servé la  physionomie  du  Maître  et  l'impression  ineffaçable  gardée 


BOUDDHISME  111 

de  lui  par  ses  disciples.  Môme  rédigés  en  cet  affreux  style  boud- 
dhiste, le  plus  insupportable  de  tous  les  styles,  ces  récits  forment 
une  des  histoires  les  plus  touchantes  que  l'humanité  ait  imaginées, 
et  c'est  un  fait  bien  connu  que  jusque  dans  notre  Occident,  où  ils 
avaient  pénétré  par  l'intermédiaire  de  copies  grecques,  ils  ont 
fourni  le  sujet  d'une  légende  populaire  qui  a  été  longtemps  pour 
les  nations  chrétiennes  un  livre  d'édification1.  En  tous  les  cas,  ils 
ont  conquis  plus  d'âmes  au  bouddhisme  que  ses  théories  de  l'exis- 
tence et  du'  Nirvana.  Méditer  sur  les  perfections  du  Buddha,  l'ad- 
mirer, l'aimer,  se  dire  et  se  sentir  sauvé  par  lui  étaient  des  senti- 
ments nouveaux,  inconnus  du  brahmanisme,  et,  par  un  contraste 
singulier,  ce  fut  ainsi  une  religion  sans  Dieu,  qui  initia  l'Inde  aux 
joies  intimes  de  la  dévotion.  Tant  que  le  bouddhisme  conserva  le 
monopole  de  ces  sentiments,  il  grandit  :  il  sera  menacé  du  jour 
où  les  religions  néo-brahmaniques,  particulièrement  le  vish- 
nouisme,  s'en  prévaudront  à  leur  tour  et  les  retourneront  contre 
lui. 

Pour  mieux  faire  sentir  ceci,  il  faudrait  pouvoir  nous  arrêter  à 
cette  légende  du  Buddha  ;  il  faudrait  mettre  en  lumière  l'admirable 
figure  qui  s'en  dégage,  ce  modèle  accompli  de  calme  et  douce  ma- 
jesté, de  tendresse  infinie  pour  tout  ce  qui  respire  et  de  compas- 
sion pour  tout  ce  qui  souffre,  de  liberté  morale  parfaite  et  d'affran- 
chissement de  tout  préjugé.  L'idéal  du  brahmane,  tout  élevé  qu'il 
est,  est  égoïste  :  c'est  pour  se  sauver  et  pour  se  sauver  seul,  qu'il 
aspire  à  la  perfection.  C'est  pour  sauver  les  autres  que  celui  qui  de- 
vait être  un  jour  Gautama,  a  dédaigné  de  marcher  plus  tôt  dans  la 
voie  du  Nirvana  et  qu'il  a  choisi  de  devenir  Buddha  au  prix  d'in- 
nombrables existences  supplémentaires2.  Le  brahmane  est  arrivé, 
lui  aussi,  à  professer  en  principe  la  bienveillance  envers  tous  les 
êtres;  mais  parmi  ses  propres  semblables,  il  en  est  beaucoup  qu'il 
repousse  avec  horreur  et  dont  le  contact  le  souille.  Le  Buddha  sait 
que  l'homme  n'est  souillé  que  par  le  péché,  et  le  Gandâla  même, 
qui  est  moins  qu'un  chien,  est  accueilli  par  lui  comme  un  frère. 
La  morale  du  bouddhisme  qui,  si  on  l'analyse  précepte  par  pré- 


1.  Le  roman  de  Barlaam  et  Josaphat. 

2.  C'est  là  l'acte  du  Grand  Renoncement,  de  la  Grande  Résolution.  La  légende  place 
celle  de  Gautama  sous  le  Buddha  Dîpankara,  quatre  asaiikhyeyas  et  cent  mille  kalpas 
avant  sa  dernière  naissance.  Cf.  Jàtaka,  commentaire, éd.  Fausbôll,I,p.  13.  L'asankhyeya 
est  le  nombre  représenté  par  l'unité  suivi  de  140  zéros.  Le  kalpa  ou  mahâkaJpa  est 
l'immense  période  qui  sépare  une  destruction  du  monde  de  la  suivante. 


112  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

cepte,  ne  diffère  pas  essentiellement  de  celle  qu'on  peut  extraire 
des  livres  brahmaniques,  se  montre  ainsi  hautement  originale  et 
toute  pénétrée  d'un  esprit  nouveau,  si  on  la  considère  dans  la  vie 
du  fondateur.  Imiter  le  Buddha  fut  en  quelque  sorte  une  loi  supé- 
rieure, qui  donna  à  la  religion  nouvelle  d'admirables  disciples.  La 
mémoire  de  ces  disciples  fut  à  son  tour  conservée  non  moins  pieu- 
sement que  celle  du  Maître,  et  le  bouddhisme  eut  ainsi  une  incom- 
parable collection  de  légendes,  une  «  Vie  des  Saints  »  qui,  pour  la 
délicatesse  et  le  charme  du  sentiment  religieux,  ne  le  cède  qu'à  celle 
qu'offrira  un  jour  le  christianisme  K 

Imiter  le  Maître,  c'était  avant  tout  continuer  son  œuvre,  c'était 
propager  comme  lui  la  bonne  doctrine.  Celle-ci  n'était  pas,  comme 
le  brahmanisme,  une  thaumaturgie  ;  elle  ne  renfermait  aucune  de 
ces  recettes  qu'on  peut  être  tenté  de  garder  pour  soi,  parce  qu'elles 
assurent  des  avantages  temporels  dont  on  envie  la  possession  à 
son  voisin.  C'était  la  bonne  nouvelle  pour  tous,  destinée  à  passer 
de  bouche  en  bouche  et  qu'il  y  a  autant  de  joie  à  répandre  qu'à 
connaître.  Le  bouddhisme  fut  donc  une  religion  à  propagande,  la 
première  en  date  dans  l'histoire.  C'est  chez  lui  d'abord  qu'on  ren- 
contre la  notion  de  la  conversion,  ainsi  qu'un  terme  spécial  pour  la 
désigner2.  Son  arme  fut  celle  qu'avait  déjà  employée  le  Maître,  la 
prédication  en  langue  vulgaire.  Il  y  ajouta  peu  à  peu  une  littéra- 
ture toute  populaire,  outre  ses  légendes  et  ses  biographies,  des 
recueils  de  paraboles  et  de  récits  semi-religieux,  semi-profanes, 
dont  le  sujet  est  souvent  pris  dans  les  existences  antérieures  du 
Buddha,  et  qui  sont  une  de  ses  créations  les  plus  originales3.  Par- 

1.  Dans  son  Introduction  à  V Histoire  du  Buddhisme  Indien,  Burnouf  a  traduit  quel- 
ques-unes des  plus  belles  de  ces  légendes. 

2.  En  pâli  solâpatti,  en  sanscrit  srotaâpatti  ,  «  l'entrée  dans  le  courant  ». 

3.  Les  Jâtakas,  <  les  naissances  ».  Sur  ces  récits,  dont  le  chiffre  officiel  est  de  560, 
cf.  L.  Feer,  ap.  Journal  Asiatique,  t.  V  et  VI,  1875.  Un  certain  nombre  de  Jâtakas 
ont  été  publiés  de  1861  à  1872  par  V.  Fausbôll,  J.  Minayef  et  J.  d'Alwis.  Depuis,  Faus- 
bôll  a  entrepris  la  publication  de  la  collection  entière  en  collaboration,  pour  la  tra- 
duction, d'abord  avec  I\.  G.  Childers,  puis,  après  la  mort  prématurée  de  ce  savant, 
avec  T.  W.  Rhys  Davids.  Le  1er  volume  du  texte  a  paru  en  1877  :  The  Jâtaka,  together 
with  its  Commentary,  being  Taies  of  the  Anterior  Births  of  Gotama  Buddha.  Un  second 
vol.  du  texte,  ainsi  que  le  premier  vol.  de  la  traduction  de  Rhys  Davids,  ont  paru 
l'un  en  1879,  l'autre  en  1880.  —  Outre  les  Jâtakas,  le  bouddhisme  a  produit  d'autres 
collections  de  contes  et  de  fables,  dont  St.  Julien  a  publié  un  spécimen  d'après  un 
recueil  chinois  :  Contes  et  apologues  indiens  inconnus  jusqu  à  ce  jour,  2  vol.,  1860.  Cf. 
L.  Feer,  Le  Livre  des  Cent  Légendes  (Avadâna  Çataka),  dans  le  Joum.  Asiat.,  1879,  t.  XIV, 
pp.  141  sq.,  273  sq.  Cf.  aussi  les  contes  publiés  et  traduits  du  tibétain  et  du  mongol 
par  A.  Schniefner  et  B.  Jùlg.  On  sait   que  la  littérature    de    l'apologue  remonte  en 


BOUDDHISME  143 

tout  où  il  pénétra,  il  adopta  l'idiome  du  pays1.  Si,  dans  quelques 
contrées  telles  que  Ge}4an,  la  Birmanie,  Siam,  il  arriva  à  avoir  une 
langue  sacrée,  les  livres  canoniques  n'en  furent  pas  moins  traduits 
et  expliqués  au  peuple  dans  sa  langue  usuelle,  bien  différents  en 
ceci  du  Veda  des  brahmanes,  où  la  forme  importe  autant  que  le 
fond  et  qui,  traduit  dans  un  autre  dialecte  ou  même  simplement 
couché  par  écrit,  n'est  plus  le  Veda. 

Naturellement  la  mission  de  convertir  impliquait  celle  de  veiller 
sur  l'œuvre  de  la  conversion,  de  maintenir  la  bonne  doctrine, 
d'exhorter  à  la  bonne  conduite,  de  stimuler  la  piété,  de  venir  en 
aide  aux  défaillances.  Le  bouddhisme  eut  donc  charge  d'âmes.  La 
distinction  entre  l'orthodoxie  et  l'hérésie,  la  discipline  des  opinions, 
la  direction  des  consciences,  l'art  pastoral  sont  de  création  boud- 
dhiste, et  peut-être  faut-il  faire  remonter  jusqu'au  Maître  lui- 
même  l'institution  de  la  profession  de  foi  et  celle  de  la  confession2. 

Ce  qui  certainement  remonte  jusqu'à  lui,  c'est  la  façon  même  de 
concevoir  la  mission  du  Buddha.  Il  est  difficile  de  dire  jusqu'à  quel 
point  Çâkyamuni  a  été  un  visionnaire.  Mais,  à  moins  de  refuser 
toute  créance  aux  témoignages  qui  nous  parlent  de  lui,  il  faut  bien 
admettre  qu'après  des  années  de  lutte,  à  la  suite  d'une  crise  défi- 
nitive, il  eut  comme  une  révélation  et  se  crut  en  possession  de  la 
vérité  absolue  ;  qu'il  prétendit  enseigner  non  une  doctrine  person- 
nelle, sans  tradition  ni  précédents,  mais  la  Loi  immuable,  éter- 
nelle, telle  qu'elle  avait  été  proclamée  d'âge  en  âge  par  des  sages 
infaillibles,  les  Buddhas  des  temps  passés,  dont  il  était  le  succes- 
seur; qu'à  ses  yeux  enfin  sa  venue,  aussi  bien  que  la  leur,  n'était 
nullement  un  accident,  mais  un  fait  prédestiné  et  nécessaire.  Sur 
ce  thème  il  se  forma  ensuite,  et  cela  de  très  bonne  heure,  toute  une 
mythologie.  On  dressa  une  liste  de  vingt-quatre  prédécesseurs  de 

grande  partie  à  des  sources  bouddhiques.  Cf.  Th.  Benfey,  Pantschatantra  ;  fiïnf  Bûcher 
indischer  Fabeln,  t.  I,  1859. 

1.  Et  cela  en  vertu  d'un  précepte  positif  attribué  de  bonne  heure  au  Buddha  lui- 
même  :  J.  Minayef,  Grammaire  pâli,  p.  xm,  traduite  par  St.  Guyard  ;  et  Oldenberg, 
The  Vinaya  Pitakam,  I,  p.  xlviii. 

2.  Cf.  J.  F.  Dickson,  The  Pâtirnokkha,  being  the  Buddhisl  Office  of  the  Confession  of 
Priests,  Pâli  Text  and  Translation,  ap.  Journ.  of  the  Iloy.  As.  Soc,  t.  VIII,  new  séries. 
L'expression  la  plus  concise  et  la  plus  universellement  acceptée  du  credo  bouddhique 
est  la  formule  célèbre  :  «  Toutes  les  conditions  qui  proviennent  d'une  cause,  le  Tathâ- 
gata  en  a  proclamé  les  causes,  et  ce  qui  en  est  l'obstruction  le  grand  Gramana  l'a 
aussi  proclamé.  »  Cette  formule  que  nous  rencontrons  des  milliers  de  fois  sur  des  mo- 
numents de  toute  espèce  a  servi  de  bonne  heure  à  consacrer  des  offrandes  votives  et 
des  charmes.  Tathâgata  «celui qui  a  marché  comme  »  (les  autres  Buddhas),  et  le  grand 
Çramana,  «  le  grand  ascète  »  sont  des  titres  du  Buddha. 

Religions  de  l'Inde.  —  1.  8 


414  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Gautama  ;  plus  tard  on  cessa  de  les  compter,  et  des  Bodltisattvas 
ou  Buddhas  futurs  en  nombre  infini  peuplèrent  les  mondes  et  les 
divers  degrés  de  l'existence.  De  ces  sauveurs  à  venir,  les  boud- 
dhistes méridionaux  ne  mentionnent  d'une  façon  particulière  qu'un 
seul,  Maitreya,  qui  sera  le  prochain  Buddha.  Les  Eglises  du  Nord 
au  contraire,  en  connaissent  plusieurs  qui,  dès  les  premiers  siècles 
de  notre  ère,  étaient  devenus  l'objet  d'un  véritable  culte.  La  reli- 
gion de  Çâkyamuni,  si  nue  à  l'origine,  eut  ainsi  non  seulement  une 
apparence  de  tradition,  mais  encore  ses  patrons  ou,  pour  mieux 
dire,  ses  dieux. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  ses  doctrines  et  par  toutes  ses 
tendances  que  le  bouddhisme  a  été  ainsi  de  bonne  heure  et  à  l'opposé 
du  brahmanisme,  une  religion  compacte  et  militante  :  il  l'a  été 
encore  et  surtout  du  fait  de  ses  institutions.  Çâkyamuni  assura  en 
effet  à  son  œuvre  le  plus  puissant  de  tous  les  instruments  de  pro- 
pagande, en  préparant  l'avènement  du  monachisme.  Il  est  certain 
que  son  but  fut  de  fonder  tout  autre  chose  qu'une  école.  Ses  dis- 
ciples ne  sont  pas  des  élèves  qui  viennent  s'instruire  auprès  d'un 
maître,  avec  la  pensée  de  le  quitter  un  jour  et  d'aller  vivre  chacun 
pour  son  compte.  Ils  forment  une  congrégation  dont  l'objet  est  de 
réaliser  la  vie  parfaite,  un  véritable  ordre  religieux,  où  bientôt  on 
ne  fut  plus  admis  qu'à  la  suite  de  vœux  et  d'une  profession  de  foi 
et  d'où  on  ne  sortit  plus  sans  être  renégat.  Nous  ne  pouvons  nous 
arrêter  à  décrire  le  samgha  {  bouddhique.  Il  ne  sera  donc  question 
ici  ni  de  sa  discipline  savamment  combinée,  ni  de  sa  hiérarchie 
simple  et  forte,  ni  de  son  recrutement  entouré  de  précautions 
légales  qui  témoignent  d'un  esprit  politique  singulièrement  avisé, 
ni  de  l'ordre  de  femmes  qu'on  finit  par  y  adjoindre2,  ni  de  sa  posi- 
tion par  rapport  à  la  communauté  laïque  qui  ne  tarda  pas  à  se  con- 

1.  Le  Samgha  est  le  troisième  terme  du  Triratna,  des  trois  joyaux,  la  trinité  boud- 
dhique, dont  les  deux  autres  sont  le  Buddha  et  le  Dharma  ou  la  Loi.  Cf.  l'inscription 
de  Bairât,  1.  2,  dans  Cunningham,  Corpus  fnscr.Indic,  pi.  XV.  La  formule  de  conver- 
sion au  bouddhisme  est  de  prendre  refuge  dans  le  Buddha,  le  Dharma  et  le  Samgha. 
Pour  l'organisation  du  Samgha  cf.  spécialement  Burnouf,  Introd.  à  l  Histoire  du.  Buddh. 
Ind.,  p.  234  sq.,  et  R.  Spence  Hardy,  Eastcrn  Monachisrn.  Du  monachisme  boud- 
dhique s'est  développé  au  Tibet,  vers  la  lin  du  moyen  Age,  la  hiérarchie  lamaïquc, 
pour  laquelle  consulter  G.  F.  Rôppen,  Die  Religion  des  Buddha,  1859,  t.  II,  et  Schla- 
gintvveit,  Buddhis  in  Tibet, m  1863. 

2.  Voir  l'élégant  petit  livre  de  Mme  Mary  Summer,  Les  religieuses  bouddhistes  depuis 
Sakya-Mouni  jusqu'à  nos  jours,  avec  préface  par  Ph.  E.  Foucaux,  1873.  Dès  l'époque 
d'Açoka,  les  bhikhunis,  les  nonnes,  figurent  à  côté  des  bhikkhus,  les  moines  :  inscrip- 
tion de  Bairât,  1.  7,  dans  Gunningham,  Corpus  Inscr.  Indic,  pi.  XV. 


BOUDDHISME  115 

stituer  sous  sa  direction  et  qui,  astreinte  à  de  moindres  devoirs, 
forma  le  deuxième  élément  de  l'Eglise  *,  Encore  moins  essayerons- 
nous  de  déterminer  ce  qui  dans  cette  organisation  peut  être  consi- 
déré comme  l'œuvre  du  fondateur  même.  La  tradition  naturelle- 
ment fait  tout  remonter  jusqu'à  lui,  et  il  est  à  peine  besoin  de  dire 
qu'elle  est  inadmissible.  Le  bouddhisme  n'a  certainement  pas  eu  en 
naissant  la  constitution  que  nous  lui  voyons  à  l'époque  d'Açoka, 
et  ici,  comme  ailleurs,  c'est  l'opposition  du  dehors  et  la  lutte  avec 
l'hérésie  qui  ont  façonné  l'Eglise2.  Mais  d'autre  part  on  ne  sau- 
rait, à  notre  avis,  rejeter  entièrement  les  témoignages  qui  nous 
montrent  le  Samgha  fonctionnant,  dès  la  mort  du  Maître,  comme 
un  corps  ecclésiastique  déjà  solidement  constitué  sous  la  direction 
des  principaux  disciples  et  des  anciens  ou  sthaviras3.  En  tous  les 
cas,  il  eut  dès  le  début  pour  caractère  distinctif  d'être  ouvert  à  tous 
sans  exception,  non  seulement  aux  classes  qui  avaient  droit  à  l'en- 
seignement brahmanique,  mais  aussi  à  celles  qui  en  étaient  exclues, 
soit  qu'elles  fussent  réduites  à  une  condition  plus  ou  moins  ser- 
vile,  soit  que,  refusant  de  se  plier  aux  usages  de  la  population 
sédentaire,  elles  vécussent  librement  et  de  leur  plein  gré  à  l'état 
d'excommuniés.  Le  Buddha  ne  repoussa  personne  et,  dans  le  cercle 
de  ses  disciples,  il  n'y  eut  d'autre  distinction  que  celles  de  l'âge  et 
du  mérite.  Il  ne  faudrait  toutefois  pas  conclure  de  là  que  l'ordre 
bouddhique  se  soit  immédiatement  et  dans  son  pays  d'origine  lar- 
gement recruté  parmi  les  classes  repoussées  comme  impures.  Le 

1.  R  G.  Childers,  The  Whole  Duty  of  the  Buddhist  Layinan,  a  sermon  of  Buddha,  ap. 
Contemporary  Review,  march  1876.  Cf.  le  Sîyalovâda-sutla,  ap.  Grimblot,  Sept  Suttas 
Pâlis,  p.  297. 

2.  Les  bouddhistes  ordinairement  fixent  à  dix-sept  le  nombre  des  hérésies  qui  s'éle- 
vèrent au  sein  de  l'Eglise  au  second  siècle  après  le  Nirvana  (Dipavamsa,  v.  16-54),  et 
à  six  celle  des  sectes  hostiles  fondées  par  les  «  six  maîtres  d'erreur  »,  les  Tîrthyas  des 
livres  du  Nord  (Prâtihârya-Sùtra  dans  Burnouf,  Introd.  à  l'Hist.  du  Buddk.  Ind., 
p.  162),  les  Titthiyas  des  écritures  pâlies,  tous  représentés  comme  ayant  été  contem- 
porains du  Buddha  :  Sâmafmaphala-Sutta  dans  Burnouf,  le  Lotus  de  la  Bonne  Loi, 
p.  448  sq.,  et  Grimblot,  Sept  Sutlas  Pâlis,  p.  113  sq.  Cf.  aussi  Childers,  Pâli  Diction., 
p.  511  ;  et  T.  D'Alwis,  Buddhism,  its  Origin,  History  and  Doctrines,  Colombo,  1862. 
Néanmoins,  le  Miiindapanha,  p.  4,  en  fait  des  contemporains  du  roi  Milinda  que  le 
même  livre  (p.  3)  place  500  ans  après  le  Nirvana. 

3.  Il  y  a  certainement  une  base  historique  dans  les  therâvalis,  ou  listes  de  maîtres 
(Pâli,  thera  =  Sanskrit,  sthavira)  qui  nous  ont  été  transmises,  par  exemple,  Dîpavamsa, 
y.  69-107.  Cf.  la  discussion  concernant  cette  liste  par  Rhys  Davids,  Ancient  Coins  and 
Measures  of  Ceylon,  p.  46  sq.,  et  G.  Bûhler,  Jnd.  Antiq.,  VIII,  p.  148  sq.  Les  listes 
conservées  par  les  bouddhistes  du  Nord  sont  plus  suspectes.  Cf.  Lassen,  Ind.  Alter- 
thumsk.,  II,  p.  94,  2e  éd.  ;  Wassiljew,  Der  Buddhismus,  p.  42  sq.  ;  et  S.  Beal,  dans  Ind. 
Antiq.,  IX,  148. 


116  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

genre  de  vie  de  la  plupart  de  ces  populations,  la  force  même  du 
préjugé  et,  dirons-nous,  du  préjugé  en  bien  des  cas  justifié  dont 
elles  ont  été  de  tout  temps  l'objet,  la  présence  surtout  dans  l'ordre 
de  nombreux  brahmanes,  rendent  une  pareille  supposition  peu  pro- 
bable. C'est  plus  tard  seulement,  quand  un  corps  laïque  de  plus  en 
plus  considérable  vint  se  grouper  autour  de  l'Eglise  ;  c'est  surtout 
quand  celle-ci  se  répandit  au  loin  chez  des  peuples  de  race  et  de 
mœurs  étrangères,  que  le  bouddhisme  recueillit  tout  le  bénéfice  de 
la  conception  libre  et  haute  que  son  fondateur  s'était  faite  de  la  fra- 
ternité humaine.  Pour  faire  apprécier  combien  sa  liberté  d'action 
sur  ce  nouveau  théâtre  était  supérieure  à  celle  du  brahmanisme,  il 
suffira  d'un  seul  exemple.  Tandis  que  le  Buddha  enseigne  que  «  sa 
Loi  est  une  loi  de  grâce  pour  tous1  »,  les  Vedânta-Sùtras  déclarent 
qu'un  çûdra  n'ayant  pas  droit  au  Veda,  n'est  pas  qualifié  non  plus 
pour  recevoir  et  pratiquer  leur  doctrine,  en  d'autres  termes  qu'il 
est  incapable  dans  sa  condition  actuelle  de  faire  son  salut.  Et  cette 
proposition  est  expressément  maintenue  dans  son  commentaire  par 
Çamkara2,  qui  était  pourtant  un  homme  du  Sud  et  qui  écrivit  pro- 
bablement ce  commentaire  dans  le  Sud,  c'est-à-dire  dans  un  pays 
où  plus  des  neuf  dixièmes  de  la  population  étaient  regardés  par  les 
brahmanes  comme  de  purs  çûdras.  Evidemment  le  brahmanisme, 
pour  ne  pas  mourir  d'épuisement,  était  condamné  à  violer  sans 
cesse  ses  propres  principes  :  pour  se  répandre,  au  contraire,  le 
bouddhisme  n'avait  qu'à  pratiquer  les  siens. 

Faut-il  aller  plus  loin  et  voir,  comme  on  le  fait  souvent,  dans 
l'institution  du  Samgha  et  dans  le  bouddhisme  primitif  en  général, 
une  réaction  contre  le  régime  des  castes  et  le  joug  spirituel  des 
brahmanes  ?  Pour  établir  que  ce  n'est  là  qu'un  roman,  il  faudrait 
rechercher  ce  que  pouvait  bien  être  ce  régime  des  castes  au 
sixième  siècle  avant  notre  ère,  et  jusqu'à  quel  point  les  prétentions 
des  brahmanes  pouvaient  paraître  oppressives.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  d'entrer  dans  l'examen  de  cette  nouvelle  question.  Nous  nous 
bornerons  à  dire  qu'il  n'y  a  nulle  apparence  que  la  question  sociale 
fût  posée  parmi  les  peuplades  semi-agricoles,  semi-pastorales  au 
milieu  desquelles  s'est  écoulée  la  vie  du  Buddha,  ni  qu'on  eût  songé 
à  contester  aux  brahmanes,  ce  qui  était  au  fond  leur  grand  privi- 
lège, d'être  les  porteurs  du  Yeda  et,  par  le  droit  du  sang,  les 


1.  Burnouf,  Introd.  à  l'Hisl.  du  Buddh.  Ind.,  p.  198. 

2.  Çamkara  ad  Vedânta-Sûtra,  I,  3,  34-38,  p.  325,  éd.  de  la  Biblioth.  Ind. 


BOUDDHISME  117 

ministres  de  certains  rites.  Ces  rites,  nous  ne  savons  pas  même 
jusqu'à  quel  point  ils  étaient  populaires,  et  nous  avons  les  meil- 
leures raisons  de  penser  qu'ils  n'étaient  pas  d'un  usage  général 
même  chez  les  populations  parmi  lesquelles  des  gotras  brahma- 
niques s'étaient  établis  depuis  longtemps  et  en  grand  nombre.  Un 
fait  d'ailleurs  suffit  pour  infirmer  cette  théorie  :  le  bouddhisme,  à 
l'époque  où  il  fut  dominant,  ne  toucha  nullement  à  la  caste  dans 
les  pays  où  elle  existait,  et  non  seulement  il  n'y  toucha  pas,  mais 
ce  fut  lui,  selon  toute  probabilité,  qui  l'importa  dans  des  contrées 
où  elle  n'existait  pas  encore,  dans  le  Dékhan,  à  Geylan,  dans  les 
îles  de  la  Sonde,  partout  où  un  afflux  considérable  de  population 
hindoue  pénétra  à  sa  suite. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  le  bouddhisme  portait  en  lui  la  néga- 
tion, non  du  régime  des  castes  en  général,  mais  de  la  caste  des 
brahmanes,  et  cela  indépendamment  de  toute  doctrine  égalitaire 
et  sans  qu'il  y  eût  de  sa  part  aucune  velléité  de  révolte.  Aussi  est- 
il  fort  possible  que  cette  opposition  soit  restée  assez  longtemps 
inconsciente  de  part  et  d'autre.  En  apparence  leurs  voies  ne  se 
touchaient  guère.  Jamais  le  Buddhane  s'arrogea  le  droit  d'enseigner 
les  mantras  ou  d'officier  dans  un  sacrifice;  jamais  les  brahmanes, 
de  leur  côté,  ne  prétendirent  à  la  propriété  exclusive  des  spécula- 
tions ayant  rapport  au  salut.  Çâkyamuni  n'eût  fait  que  suivre  leur 
exemple,  s'il  se  fût  borné  à  nier  l'efficacité  suprême  du  Veda  et  des 
rites.  Même  en  rejetant  pour  lui  et  pour  ses  disciples  toute  pra- 
tique d'un  culte  quelconque,  il  ne  se  mettait  pas  encore  nécessaire- 
ment en  hostilité  avec  les  brahmanes,  et,  tant  que  la  communauté 
ne  fut  composée  que  de  personnes  qui,  à  l'exemple  du  Maître, 
avaient  renoncé  au  monde,  elle  a  pu  fort  bien  éviter  l'éclat  d'une 
rupture.  Mais  il  n'en  fut  plus  de  même  quand  elle  eut  groupé  autour 
d'elle  un  corps  laïque  qui,  naturellement,  partagea  son  indifférence 
à  l'égard  des  anciens  rites;  quand,  par  la  force  des  choses,  elle  eut 
été  amenée  à  opposer  tradition  à  tradition,  et  à  substituer  au  vieux 
culte  un  culte  nouveau  d'une  nature  toute  différente,  ne  consistant 
qu'en  exercices  spirituels  et  en  exhortations  morales,  et  sur  lequel 
les  brahmanes  ne  pouvaient  prétendre  à  aucun  droit.  Il  n'en  fut 
plus  de  même  surtout  quand  il  fallut  partager  avec  elle  les  libéra- 
lités des  rois  et  des  grands.  Dès  lors  l'antagonisme  fut  flagrant,  et 
la  caste  sacerdotale,  frappée  dans  son  ministère  et  dans  son  revenu, 
dut  sentir  que  c'était  son  existence  même  qui  se  trouvait  menacée. 
Les  brahmanes  n'en  continuèrent  pas  moins  d'affluer  dans  le  Samgha 


H8  MIS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

bouddhique,  car  ils  ne  formèrent  jamais  un  corps  compact  gou- 
verné par  des  intérêts  bien  solidaires,  et  dès  lors  ils  ne  vivaient 
probablement  pas  tous  de  l'autel.  Longtemps  encore  ils  fournirent 
à  la  religion  nouvelle  ses  principaux  docteurs  ;  le  nom  de  brah- 
mane resta  un  titre  honorifique  du  bouddhisme  et  à  Ceylan  il  fut 
donné  aux  rois.  Mais,  en  tant  que  classe  distincte  et  revêtue  d'un 
privilège  religieux,  il  n'y  eut  pas  de  place  pour  eux  dans  l'Eglise1. 
Une  fois  le  Samgha  définitivement  organisé,  et  il  l'était  certaine- 
ment bien  avant  Açoka,  le  bouddhisme  se  trouva  en  possession 
d'une  incomparable  milice.  Le  religieux  bouddhiste,  le  bhikshu, 
proprement  le  mendiant,  n'est  pas  comme  le  brahmane  un  thauma- 
turge, un  intermédiaire  entre  l'homme  et  la  divinité  ;  c'est  un  péni- 
tent d'abord  et  ensuite,  s'il  en  est  capable,  un  clerc,  un  prédica- 
teur, un  directeur  de  conscience,  un  docteur  de  la  loi  et,  à  l'occa- 
sion, un  admirable  missionnaire.  Humble  par  profession,  ne 
possédant  rien,  sans  famille,  sans  intérêts  autres  que  ceux  de 
l'ordre,  il  va  où  ses  chefs  l'envoient.  Personnellement  le  bhikshu  a 
fait  vœu  de  pauvreté  et  vit  d'aumônes2.  Mais  l'ordre  possède,  il  est 
riche  et  l'origine  de  ses  biens  remonte  même  très  haut,  s'il  est  vrai, 
comme  le  veulent  des  traditions  qui  n'ont  rien  d'invraisemblable, 
que  des  donations  en  terres  lui  aient  été  faites  du  vivant  même  du 
Buddha.  Bien  différentes  des  donations  conférées  à  des  brahmanes, 
lesquelles  sont  toujours  individuelles  et  où  le  moindre  domaine, 
même  s'il  est  donné  à  une  corporation,  est  toujours  partagé  en 
autant  de  parcelles  que  la  corporation  compte  de  membres,  les  fon- 
dations bouddhiques  restent  indivises;  elles  s'accumulent  et  servent 
intégralement  à  la  cause  commune.  A  mesure  qu'il  s'enrichit  ainsi, 

1.  Une  polémique  contre  la  caste  forme  le  sujet  de  la  Vajrasûcî  d'Açvaghosha,  édi- 
tée pour  la  première  fois,  pour  Wilkinson,  par  Soobajee  Bapoo,  avec  une  réplique, 
pour  défendre  la  caste,  de  l'éditeur  brahmanique,  Bombay,  1839  (une  nouvelle  édition, 
avec  traduction  de  Weber,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin,  1860)  ;  et  de  l'As- 
saiâyana-Sutta,  édité  et  traduit  par  R.  Pischel,  1880. 

2.  De  bonne  heure,  pourtant,  la  règle  semble  avoir  admis  des  exceptions  et  des 
compromis.  Açoka,  par  exemple,  en  entrant  dans  l'ordre  ne  renonça  certainement 
pas  au  monde.  Il  y  eut  sans  aucun  doute  des  affiliations  se  réduisant  à  une  simple 
formalité,  comme  c'est  encore  le  cas  en  Birmanie  et  au  Siam.  Dans  une  inscription 
à  Junnar  (Kern,  dans  Ind.  Stud.,  XIV,  p.  394),  quelques  bhikshus  figurent  comme 
donateurs  :  ils  devaient  donc  avoir  gardé  quelque  propriété.  Des  inscriptions  de 
Kudâ  montrent  dans  le  môme  rôle  certaines  religieuses  pravraj itikâ,  qui  semble  ici 
être  synonyme  de  bhikshunî  ;  l'une  d'elles  est  réellement  une  matrone.  Jacobi  dans 
Ind,  Antiq.,  VII,  254,  256,  n0'  2  et  9.  Ces  inscriptions  appartiennent  aux  premiers 
siècles  de  notre  ère.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de  bhikshus  et  de  bhikshunîs  parmi  les 
donateurs  dans  les  inscriptions  de  Sâncî.  Cunningham,  Bhilsa  Topes,  p.  235  sq. 


BOUDDHISME  119 

le  bouddhisme  se  fit  somptueux.  Il  lui  fallut  d'immenses  monas- 
tères pour  abriter  ses  légions  de  moines,  des  monuments  comme- 
moratifs  pour  marquer  les  lieux  que  le  Maître  ou  les  saints  avaient 
sanctifiés,  croyait-on,  par  leur  présence,  des  édifices  richement 
décorés  pour  y  déposer  leurs  reliques,  des  chapelles  pour  y  ériger 
leurs  images.  Le  culte  resta  simple  :  la  récitation  d'une  sorte 
•d'office,  des  actes  de  foi  et  d'hommage,  des  offrandes  de  fleurs, 
quelques  lampes  entretenues  devant  l'image  ou  la  châsse  du  Bud- 
dha1; mais  l'appareil  en  fut  magnifique.  Tout  porte  à  croire  que 
ces  «  mendiants  »  furent  les  premiers  bâtisseurs  de  l'Inde.  Partout 
les  ruines  les  plus  anciennes  et  les  plus  vastes  proviennent  d'eux2. 
Les  temples  hypogées,  les  monastères  excavés  dans  le  roc  sont 
leur  ouvrage3,  et  leur  marque  se  retrouve  dans  les  substruetions 
de  presque  tous  les  grands  sanctuaires  de  l'hindouisme.  C'est  pour 
eux  surtout  que  paraissent  avoir  travaillé  ces  sculpteurs,  enfants 
perdus  de  l'art  grec,  qui  firent  entrevoir  un  instant  à  l'Inde  la 
beauté  plastique  vraie  et  correcte4.  Tandis  que  le  brahmanisme,  le 

1.  L'adoration  des  images  apparaît  pour  la  première  fois  à  une  date  assez  récente 
sur  les  monuments  bouddhiques.  Les  premiers  objets  sacrés  auxquels  on  rendit  hom- 
mage sont  des  symboles,  tels  que  le  cakra,  la  roue  de  la  Loi,  l'arbre  de  la  Budhi  et  spé- 
cialement le  dagop  (dhatugarbha),  une  construction  en  forme  de  coupole  destinée  à 
contenir  des  reliques  et  qui,  dans  les  anciens  sanctuaires,  occupe  exactement  la  place 
de  l'autel  dans  les  églises  chrétiennes.  A  une  date  tardive,  ces  objets  furent  rempla- 
cés par  des  images  du  Buddha,  substitution  qui,  suivant  J.  Burgess  (Cave  Temples, 
p.  180),  est  postérieure  au  quatrième  siècle  après  J.-G.  Pourtant  les  représentations 
du  Buddha  que  nous  trouvons  sur  les  monnaies  de  Kanishka  (von  Sallet,  Die  Nach- 
folger  Alexander's  des  Grossen  in  Baktrien  und  Indien,  p.  191,  et  pi.  VI,  1)  ne  nous  per- 
mettent pas  de  douter  que  les  images  du  Maître  étaient  adorées  dès  le  premier  siècle 
de  notre  ère. 

2.  Cf.,  par  exemple,  A.  Cunningham,  The  Bhilsa  Topes,  or  Buddhist  Monuments  of 
Central  India,  1864  ;  et  The  Stupa  of  Bharhut,  a  Buddhist  Monument  ornamented  with 
numerous  Sculptures  illustrative  of  Buddhist  Legend  and  History,  1879.  La  majeure 
partie  des  9  volumes  de  Rapports  sur  les  opérations  de  VArchœological  Survey  of  India, 
du  même  auteur,  1871-1880,  a  trait  à  des  monuments  bouddhiques.  Cf.  encore  J.  Fer- 
gusson,  History  of  Jndian  and  Eastern  Architecture,  1876,  et  Tree  and  Serpent  Worship, 
1873;  les  monographies,  la  plupart  richement  illustrées,  de  J.  Burgess,  sur  les  lieux 
sacrés  d'Elephanta,  Junnar,  Elurâ,  Ajantâ,  et  la  récente  publication  par  les  mêmes 
auteurs,  The  Cave  Temples  of  India,  1880. 

3.  Le  nombre  de  ces  constructions  souterraines,  dans  la  mesure  où  nous  pouvons 
le  connaître  actuellement,  dépasse  1.000,  dont  80  p.  100  sont  d'origine  bouddhique. 

4.  Les  spécimens  isolés  et  peut-être  les  plus  intéressants  de  cet  art  trouvés  à  Ma- 
thurâ,  dans  le  Penjab,  dans  la  vallée  du  Caboul,  sont  disséminés  dans  les  musées  de 
Calcutta,  de  Lahore  et  dans  l'India  Muséum.  Ils  n'ont  jamais  fait  l'objet  d'une  étude 
d'ensemble  et  un  petit  nombre  seulement  ont  été  publiés,  par  exemple  dans  le 
Journ.  of  the  Asiat.  Soc.  of  Bengal,  XLIV,  214;  Ind.  Antiq.,  III,  p.  158  ;  Cave  Temples, 
p.  138.  J.  Fergusson,  ibid.,  p.  90,  est  d'avis  que  la  sculpture  hindoue  atteignit  sou 


120  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

plus  matériel  de  tous  les  cultes,  s'en  est  tenu  jusqu'à  la  fin  à  son 
outillage  primitif,  des  hangars  faits  de  bambou,  des  mottes  de 
terre,  des  brins  d'herbe  et  quelques  vases  en  bois,  ce  fut  ainsi  la 
religion  la  plus  abstraite  et  la  plus  nue  qui,  par  un  nouveau  con- 
traste, s'avisa  la  première  de  frapper  l'imagination  en  parlant  aux 
yeux. 

Enfin  on  ne  saurait  suivre  l'histoire  du  bouddhisme  sans  recon- 
naître qu'il  fut  servi  par  les  événements  pour  le  moins  aussi  bien 
que  par  ses  aptitudes.  Son  extension  coïncide  en  effet  avec  un 
changement  profond  survenu  dans  l'état  politique  de  l'Inde.  Au  con- 
tact de  l'empire  des  Achéménides  et  de  la  domination  helléniquer 
le  régime  des  petits  Etats  y  avait  fait  place  à  de  grandes  monar- 
chies basées  sur  la  centralisation  militaire  et  administrative,  et  qui 
ne  tardèrent  pas  à  s'étendre  bien  au  delà  des  frontières  du  brah- 
manisme. Celles-ci  comprirent  bien  vite  quel  instrument  puissant 
et  docile  elles  avaient  dans  ces  communautés  militantes,  à  la  fois 
détachées  de  tout  et  prêtes  à  tout  conquérir,  humbles  devant  le 
pouvoir  séculier,  toujours  disposées  à  l'introduire  dans  leurs 
affaires  et  dans  leurs  querelles,  suffisamment  organisées  pour  lui 
donner  prise  sur  elles  et  pour  le  servir,  pas  assez  pour  lui  porter 
ombrage,  quelque  chose  enfin  comme  les  ordres  mendiants  sans 
le  pape.  Le  plus  puissant  de  ces  empires,  celui  des  Mauryas,  qui 
naquit  du  contre-coup  de  l'agression  macédonienne,  était  l'œuvre 
d'un  soldat  de  fortune  de  basse  naissance,  d'un  çûdra,  au  dire  des 
brahmanes.  Il  y  avait  donc  une  sorte  d'affinité  originelle  entre 
cette  dynastie  et  le  bouddhisme  né  d'hier  comme  elle,  comme  elle 
brouillé  avec  la  tradition  et  se  souciant  aussi  peu  qu'elle  des  diffé- 
rences de  race,  de  mœurs  et  de  croyances.  Aussi  ces  princes  lui 
furent-ils  particulièrement  favorables.  Gandragupta,  le  fondateur, 
passe  pour  Tavoir  protégé.  Açoka,  son  petit- fils,  l'érigea  en  reli- 
gion d'Etat  et  le  domina1.  Deux  de  ses  enfants,  un  fils  et  une  fille, 
furent  des  membres  influents  du  Samgha,  et  lui-même  s'y  fit  rece- 

apogée  au  quatrième  siècle,  dans  les  bas-reliefs  d'Amaràvatî.  D'autre  part,  l'art  byzan- 
tin, même  à  Ravenne  et  au  Mont  Athos,  n'a  rien  à  nous  montrer  de  supérieur  à  cer- 
taines peintures  des  grottes  d'Ajantà,  qui  semblent  être  du  sixième  siècle.  J.  Burgess, 
Notes  on  the  Bauddha  Rock-Temples  of  Ajantâ,  1879,  dans  Archaeological  Survey  of 
Western  India,  n*  9,  et  Cave  Temples  of  India,  p.  280  sq. 

1.  Cf.  le  rôle  que  le  Mahàvamsa  (v.  p.  42)  lui  fait  jouer  au  concile  tenu  sous  son 
règne,  rôle  parfaitement  en  rapport  avec  le  ton  impérial  et  protecteur  de  sa  lettre  à 
l'assemblée  du  clergé  de  Magadha,  que  l'inscription  de  Bairàt  (Babhra)  nous  a  con- 
servée. Cunningham,  Corpus  Inscr.  Indic,  pi.  XV. 


BOUDDHISME  121 

voir  sur  la  fin  de  son  règne.  Ce  fils  fut  placé  à  la  tête  delà  mission 
qui  introduisit  le  bouddhisme  à  Ceylan,  et  il  y  devint  le  chef  de 
l'Eglise.  Ce  fut  également  par  des  missions  bouddhistes  que  le 
puissant  empereur  entra  en  relation  avec  les  rois  du  Dékhan  sur 
lesquels  il  paraît  avoir  exercé  une  sorte  de  protectorat.  Sans  sus- 
pecter en  aucune  façon  la  sincérité  d'Açoka,  il  est  permis  d'ob- 
server que  le  bouddhisme  seul  se  prêtait  à  cette  alliance  intime  et 
fructueuse  de  la  foi  et  de  la  politique1. 

Quand  la  puissance  des  Mauryas  vint  à  décliner,  le  nord-ouest 
de  PInde  passa  pour  plusieurs  siècles  sous  la  domination  de 
princes  étrangers,  grecs,  parthes,  touraniens.  Ces  derniers,  qui 
procédèrent  à  la  conquête  par  l'invasion,  réunirent  même  sous  leur 
sceptre,  vers  le  début  de  notre  ère,  tous  les  pays  situés  au  nord 
du  Vindhya.  De  ce  long  asservissement,  la  religion  de  Çâkyamuni 
fut  encore  la  seule  à  tirer  profit.  Le  brahmanisme  était  hostile  et 
fermé  à  l'étranger2  ;  les  religions  populaires,  bien  que  moins  exclu- 
sives, étaient,  elles  aussi,  profondément  hindoues;  seul,  le  boud- 
dhisme était  cosmopolite.  La  littérature  singhalaise  nous  a  con- 
servé un  curieux  ouvrage  dans  lequel  le  roi  grec  Ménandre  est 
représenté  comme  un  fervent  sectateur  du  Buddha3,  et  le  règne 
des  empereurs  touraniens,  notamment  celui  de  Kanishka,  marque 
peut-être  l'apogée  delà  fortune  du  bouddhisme  dans  l'Hindoustan. 
D'une  part,  il  dut  trouver  un  prompt  accueil  auprès  des  hordes  sans 
culture  venues  du  Nord  à  la  suite  des  conquérants  et  qui  s'étaient 
établies  en  grand  nombre  dans  les  pays  à  l'ouest  du  Gange.  D'autre 
part,  comme  l'autorité  de  ces  princes  s'étendait  sur  l'un  et  l'autre 
versant  des  montagnes,  elle  lui  ouvrit  les  routes  du  Nord,  de  l'Af- 
ghanistan, de  la  Bactriane,  de  la  Chine,  du  Tibet,  de  même  que  la 
piété  et  la  politique  d'Açoka  lui  avaient  ouvert  celles  du  Sud. 

1.  Pour  les  missions  bouddhiques,  voir  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  t.  II,  p.  226,  2e  éd. 
Dipavamsa,  ch.  vin  ;  Mahàvamsa,  ch.  xn,  xiii,  p.  71  sq. 

2.  Alexandre  dut  sévir  contre  les  brahmanes  qui  poussaient  le  peuple  à  la  résistance 
et  à  la  révolte.  Plutarch.  Alexander,  ch.  lix,  lxiv.  Une  vague  connaissance  de  ces  faits 
apparaît  encore  même  dans  Shahrastâni  (douzième  siècle),  Religionspartheien  und  Phi- 
losophenschulen,  traduit  par  Haarbrùcker,  II,  374. 

3.  Le  Milindapanha,  «  les  Questions  de  Milinda  ».  Spence  Hardy  en  a  donné  de 
nombreux  extraits  dans  son  Eastern  Monachism  et  son  Manual  of  Buddhism.  Édité  main- 
tenant :  The  Milindapanho,  being  Dialogues  between  K.ing  Milinda  and  the  Buddhist 
Sage  Nâgasena.  The  Pâli  text,  edited  by  V.  Trenckner,  1880.  Ce  que  dit  Plularque,  De 
tjerendse  reipub.  praecept.  (ch.  xxyiii),  de  la  façon  dont  les  différentes  villes  se  dispu- 
tèrent les  restes  du  corps  de  Ménandre  semble  aussi  témoigner  en  faveur  du  boud- 
dhisme de  ce  prince. 


122  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Nous  ne  savons  pas  jusqu'à  quel  point  la  réaction  qui  amena  le 
rétablissement  de  l'indépendance  lui  fut  immédiatement  préjudi- 
ciable. Les  dynasties  nationales,  à  mesure  qu'elles  nous  sont  con- 
nues par  les  inscriptions,  sont  plutôt  vishnouites  ou  çivaïtes  que 
bouddhistes.  Mais  le  bouddhisme  est  bien  traité  par  elles  et  il  par- 
ticipe à  leurs  libéralités.  Il  est  visible  cependant  que  ses  beaux  jours 
sont  passés.  Il  n'a  plus  affaire  au  vieux  brahmanisme,  mais  à  des 
rivaux  bien  autrement  redoutables,  les  religions  de  Çiva  et  de 
Vishnu,  et  dans  cette  nouvelle  lutte,  les  avantages  sont  du  côté  de 
l'adversaire.  Au  commencement  du  cinquième  siècle,  le  pèlerin 
chinois  Fa-Hian  le  trouve  encore  florissant  dans  les  diverses  parties 
de  l'Inde.  Au  septième,  par  contre,  dans  les  descriptions  de  Hiouen- 
Thsang,  il  paraît  en  décadence.  Au  onzième,  il  a  encore  pied  dans 
quelques-uns  de  ses  grands  sanctuaires  des  provinces  de  l'ouest1  ; 
dans  ceux  du  Magadha,  à  Gayâ,  sa  terre  d'origine,  on  trouve 
môme  sa  trace  jusqu'au  quatorzième2,  et  des  dynasties  bouddhistes 
paraissent  s'être  maintenues  dans  le  Bihâr  et  vers  les  embouchures 
de  la  Godâvarî,  jusqu'à  la  fin  du  douzième  siècle  3.  Puis  le  silence 
se  fait  ;  les  brahmanes  continuent  bien  encore  de  polémiser  contre 
les  Bauddhas,  et  Sâyana,  au  quatorzième  siècle,  leur  assigne 
encore  la  deuxième  place  dans  sa  Revue  générale  des  systèmes. 
Mais  il  est  difficile  de  dire  si  ces  réfutations  s'adressent  à  des 
adversaires  réels,  ou  si  ce  ne  sont  pas  plutôt  de  simples  thèses 
d'école4.  De  nos  jours,  le  bouddhisme,  confiné  dans  l'île  de  Geylan, 
dans  les  vallées  du  Népal  et  dans  les  districts  qui  touchent  à  la 

1 .  Les  caractères  imprimés  sur  les  sceaux  bouddhiques  en  argile  trouvés  en  grande 
quantité  dans  les  grottes  de  Kanheri  près  de  Bombay,  paraissent  même  ne  pas  re- 
monter au  delà  du  treizième  siècle.  Journ.  qf  the  Roy.  As.  Soc.  Bombay,  1861, 
pl.  VII.  Albirouni  au  onzième  siècle,  dans  Reinaud,  Mémoires  sur  VInde,  p.  89,  et 
Shahrastani  au  douzième  siècle,  traduit  par  Haarbrucker,  t.  II,  p.  358,  parlent  des 
bouddhistes  comme  existant  encore  dans  l'Inde. 

2.  Inscription  de  Gayâ  ap.  A.  Cunningham,  Archseological  Survey  of  India,  t.  III, 
pl.  XXXV,  et  Corpus  Inscript.  Indicarum,  p.  v.  Ces  lieux  ne  cessèrent  d'ailleurs  pas 
d'être  un  but  de  pèlerinage  pour  les  bouddhistes  du  dehors  ;  voir  l'inscription  bir- 
mane du  quatorzième  siècle,  Archseological  Survey,  t.  I,  p.  8. 

3.  A.  Cunningham,  Archseological  Survey,  t.  III,  pp.  119,  121.  P.  Goldschmidt,  ap. 
Ind.  Anliq.,  VI,  328. 

4.  Quand  Abul  Fazl  visita  le  Cachemire  (à  la  fin  du  seizième  siècle)  il  y  avait  encore 
quelques  vieillards  qui  professaient  le  bouddhisme,  mais  il  avoue  que  pas  une  fois  il 
ne  rencontra  un  docteur  de  cette  religion  ;  et  pourtant  la  cour  d'Akbar  était  le  ren- 
dez-vous de  savants  appartenant  à  toutes  les  différentes  croyances  religieuses.  Il  ne 
semble  pas  savoir  à  quelle  époque  le  bouddhisme  avait  disparu  de  l'Inde  et  dit  sim- 
plement «  il  y  a  longtemps  ».  Ayeen  Akbari,  translated  by  Fr.  Gladwin,  Calcutta,  1876, 
t.  111,  p.  158. 


BOUDDHISME  123 

Birmanie,  a  complètement  disparu  de  l'Inde  proprement  dite.  Ses 
seuls  vestiges  sont  les  innombrables  ruines  qu'il  a  laissées  sur 
toute  la  surface  de  la  Péninsule,  peut-être  aussi  quelques  groupes 
sectaires,  vishnouites  tels  que  les  Vaishnavavîras  du  Dékhan, 
civaïtes  comme  les  Kânphâtas  de  l'Hindoustan,qui  ont  depuis  long- 
temps renié  ou  même  oublié  leur  origine,  mais  qui  conservent  encore 
des  saints  bouddhistes  dans  leur  calendrier. 

Gomment  expliquer  cette  extinction  totale  du  bouddhisme  dans 
la  contrée  qui  l'a  vu  naître  et  où  il  a  si  longtemps  fleuri  ?  Bien 
qu'il  soit  en  général  plus  difficile  de  se  rendre  compte  du  dépé- 
rissement des  religions  que  de  leur  croissance,  la  disparition  de 
celle-ci  paraît  avoir  été  si  rapide  et  elle  a  été  si  complète,  que  rien 
ne  doit  être  plus  aisé,  semble-t-il,  que  d'en  déterminer  les  causes. 
Telle  est  pourtant  l'obscurité  qui  dérobe  encore  bien  des  côtés  du 
passé  de  l'Inde  qu'on  ne  peut  former  à  cet  égard  que  des  conjec- 
tures d'un  caractère  tout  général.  La  cause  à  laquelle  on  a  songé 
en  premier  lieu  est  aussi  celle  qui,  dans  l'état  actuel  des  connais- 
sances, paraît  le  moins  probable,  la  persécution.  Aucun  témoi- 
gnage vraiment  sérieux  n'est  venu  établir  jusqu'ici  que  le  boud- 
dhisme ait  jamais  été  l'objet,  soit  avant  son  triomphe,  soit  aux  jours 
de  son  déclin,  de  mesures  de  rigueur  exécutées  avec  ensemble  et 
sur  une  grande  échelle.  Au  contraire,  les  documents  les  plus 
authentiques,  les  monnaies,  les  inscriptions,  témoignent  d'une  tolé- 
rance singulièrement  large  de  la  part  des  pouvoirs  publics1.  Non 
seulement  les  princes  d'une  même  dynastie  professent  les  croyances 
les  plus  diverses,  mais  le  même  prince  partage  souvent  ses  libéra- 
lités entre  plusieurs  sectes,  et  on  ferait  une  assez  longue  liste  de 
rois  qui,  sans  professer  le  bouddhisme,  en  ont  été  les  bienfaiteurs. 
Plusieurs  des  monarques,  par  exemple,  que  Hiouen-Thsang  men- 

1.  Les  monnaies  des  princes  touraniens  du  premier  siècle  sont  civaïtes  et  boud- 
dhiques ;  leurs  inscriptions  sont  bouddhiques  et  peut-être  aussi  jainas.  Les  rois 
Andhrabhrityas,  qui,  si  nous  en  jugeons  par  leurs  noms,  soutenaient  les  anciens 
cultes,  paraissent  dans  leurs  inscriptions  de  Nanâghât,  Nàsik  et  Ajantâ,  à  la  fois  prati- 
quer les  rites  du  brahmanisme  et  comme  donateurs  patronner  les  bouddhistes.  Parmi 
les  Guptas,  Candragupta  est  brahmaniste,  comme  les  autres  princes  de  la  dynastie,  sur 
les  piliers  de  Behàr  et  de  Bhitari,  et  protecteur  du  bouddhisme  et  des  bouddhistes 
dans  les  inscriptions  de  Sànci.  Les  rois  de  Valabhî  étaient  civaïtes  et  vishnouites,  et 
on  les  voit,  pendant  près  d'un  siècle,  faire  des  donations  à  un  monastère  bouddhiste 
fondé  par  une  princesse  de  leur  famille,  lnscript.  ap.  Ind.  Antiq.,  IV,  105,  175;  VI, 
15  ;  VU,  67.  Joum.  of  Ihe  Roy.  As.  Soc.  of  Bombay,  Xi,  p.  361.  M.  Kern  est  d'avis  que 
les  récits  des  persécutions  qu'auraient  eu  à  subir  les  bouddhistes  sont  à  mettre  avec 
les  contes  de  ma  mère  l'oie,  Over  de  Jaartelling  der  zuidelijke  Buddhistcn,  p.  43. 


124  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

lionne  comme  des  patrons  déclarés  de  l'Eglise,  paraissent  avoir  été 
en  réalité  des  sectateurs  de  l'une  ou  l'autre  des  nombreuses  reli- 
gions néo-brahmaniques.  Plus  tard,  à  l'époque  même  à  laquelle 
d'absurdes  légendes  nous  représentent  Çamkara  exterminant  les 
bouddhistes  de  l'Himalaya  au  cap  Gomorin,  nous  voyons  des  princes 
vishnouites  appartenant  à  des  dynasties  vishnouites,  faire  des 
donations  à  une  religion  sœur  du  bouddhisme,  celle  des  Jainas, 
que  les  brahmanes  ont  tout  autant  détestée  l  ;  et  ces  témoignages 
ne  sont  nullement  contredits  par  les  documents  littéraires  contem- 
porains2. Ce  n'est  pas  que  l'Inde  ait  ignoré  le  fanatisme  religieux. 
Elle  l'a  connu  au  contraire  de  bonne  heure  et  pratiqué  sans  merci 
sous  la  forme  de  l'exclusivisme  le  plus  odieux3.  Plus  tard,  elle 
n'est  pas  restée  étrangère  non  plus  aux  excès  de  la  propagande,  et 
il  paraîtrait  que  c'est  précisément  le  bouddhisme  qui,  sur  ce  point, 
lui  a  donné  les  premières  leçons.  Malgré  son  esprit  de  mansué- 
tude, celui-ci  n'a  pas  été  pour  rien  une  Eglise  à  prétentions  uni- 
verselles et  d'aptitudes  politiques.  La  manière  même  dont  il  fut 
érigé  en  religion  d'Etat  par  Açoka,  paraît  n'avoir  pas  été  exempte, 
sinon  de  violence,  du  moins  de  compression,  à  en  juger  par  les 
propres  paroles  de  ce  prince.  En  moins  de  deux  ans,  dit-il,  «  les 
dieux  qui  étaient  tenus  pour  vrais  dans  la  Jambudvîpa  (F Inde), ont 
été  rendus  vains,  et  ce  résultat  n'est  pas  un  effet  de  ma  grandeur, 


1.  Inscriptions  des  Câlukyas  du  sixième  et  du  huitième  siècle  ap.  Ind.  Antiq.,  V,  69, 
Vif,  106  ;  112.  Un  de  leurs  vassaux  au  onzième  siècle  fait  bâtir  à  la  fois  un  temple  du 
Jina,  un  autre  de  Çiva  et  un  troisième  de  Vishnu,  ibid.,  IV,  180.  Même  à  une  date 
tardive,  en  1119,  un  Çilâhâra,  prince  du  Dékhan  occidental,  fit  des  donations  à  la  fois 
à  Çiva,  au  Buddha,  et  à  l'Arhat  (=  Jina),  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  Bombay,  XIII,  p.  7. 
Les  princes  Ceras  du  Gahgàvamça  étaient  vishnouites,  et  leurs  donations,  jusqu'au 
dixième  siècle,  s'adressent  indifféremment  à  des  brahmanes  et  à  des  Jainas.  Ind. 
Ant.,  1,  363;  II,  156;  V,  136,  138;  VI,  102;  VII,  101,  112. 

2.  Cf.  par  exemple  le  rôle  de  la  prêtresse  bouddhiste  dans  le  Mâlatî  et  Mâdhava  de 
Bhavabhùti,  les  personnages  ou  la  mention  des  personnages  bouddhiques  qui  se  ren- 
contrent dans  la  Mricchakatikâ,  dans  le  Mudrârâkshasa,  dans  le  Daçakumàracarita  et 
le  Nâgânanda  (ce  drame  bouddhique  du  septième  siècle  a  été  traduit  en  anglais  par 
Palmer  Boyd,  1872,  et  en  français  par  A.  Bergaigne,  1879);  cf.,  en  outre,  Varàha 
Mihira,  Brihat  Samhilâ,  VIII,  44,  45;  IX,  19.  De  plus,  les  récits  de  la  Râjataranginî, 
s'ils  témoignent  parfois  dune  certaine  animosité  contre  les  bouddhistes, ne  les  montrent 
en  aucune  façon  sous  le  jour  de  personnes  excommuniées  et  en  dehors  du  sein  de  la 
société  hindoue.  Même  au  douzième  siècle,  nous  trouvons  un  religieux  bouddhiste 
figurant  parmi  les  favoris  de  Harshadeva,  roi  du  Gachemir  ;  Râjatarang.,  VII, 
1100. 

3.  Le  véritable  fanatisme  brahmanique  est  celui  qui  a  inspiré  le  récit  de  Râmâyana, 
VII,  ch.  74-76,  où  Râma  coupe  la  tête  à  un  çûdra  qu'il  surprend  pratiquant  des  péni- 
tences interdites  à  sa  caste. 


BOUDDHISME  129 

mais  de  mon  zèle1  ».  Jusqu'ici,  il  n'y  a  pas  de  pendant  d'origine 
brahmanique  à  ce  témoignage  si  significatif  en  sa  brièveté.  De 
bonne  heure  et  bien  avant  celle  des  brahmanes,  la  littérature  des 
bouddhistes  est  violente,  ouvertement  agressive,  toute  remplie 
d'histoires  atroces,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'au  livre  du  bon  Hiouen- 
Thsang  où  ne  se  montre  à  chaque  page  l'expression  naïve  de  la 
haine  la  plus  cordiale  dans  l'âme  la  plus  douce.  Les  brahmanes,  il 
est  vrai,  ne  tardèrent  pas  à  répondre  sur  le  même  ton.  Les  reli- 
gions sectaires,  non  moins  âpres  à  la  propagande  que  le  boud- 
dhisme, furent  profondément  fanatiques2;  les  disciples  de  Kumâ- 
rila  et  de  Çamkara,  organisés  en  ordres  militants,  se  firent  les 
défenseurs  acharnés  de  l'orthodoxie  sur  le  terrain  de  la  tradition 
et  de  la  spéculation.  Que  dans  ces  luttes  multiples  on  ne  se  soit  pas 
toujours  servi  des  seules  armes  de  la  persuasion,  que  les  chefs  de 
sectes  aient  réussi  parfois  à  obtenir  l'intervention  brutale  de  quel- 
que raja  ou  à  ameuter  contre  leurs  adversaires  les  passions  de  la 
multitude,  que  les  bouddhistes  en  particulier,  à  mesure  qu'ils 
devenaient  plus  faibles,  aient  eu  à  souffrir  bien  des  vexations,  et 
que,  pour  s'emparer  de  leurs  biens  et  de  leurs  sanctuaires,  leurs 
ennemis  n'aient  pas  toujours  attendu  que  le  dernier  occupant  en  fût 
sorti,  on  l'admettra  sans  peine.  Mais  il  y  a  loin  de  ces  échauf- 
fourées  locales  à  une  véritable  campagne  de  persécution  entreprise 
en  vue  d'un  but  unique,  campagne  dont  la  possibilité  ne  se  conçoit 
guère  dans  l'état  de  division  politique  et  religieuse  de  l'Inde  au 
moyen  âge.  Tout  tend  à  prouver,  au  contraire,  que  le  bouddhisme 
est  mort  d'épuisement  et  que  c'est  dans  des  vices  internes  surtout 
qu'il  faut  chercher  les  causes  de  sa  disparition. 

Il  est  incontestable,  en  effet,  que  le  bouddhisme  a  été  frappé 
d'une  décrépitude  précoce.  Par  les  grandes  choses  qu'il  a  faites, 
par  les  idées  nouvelles  qu'il  a  répandues  dans  le  monde,  par  les 
dévouements  sans  nombre  qu'il  a  inspirés,  nous  savons  qu'il  fut  un 
temps  où  il  a  dû  être  jeune  et  plein  de  sève.  Mais,  à  vrai  dire, 
nous  n'en  avons  aucun  témoignage  direct.  A  l'exception  de  quel- 

1.  Inscript,  de  Sahasrâm,  de  Rupnâth  et  de  Bairât,  ap.  Ind.  Antiq.,  VI,  156,  et  Cor- 
pus Inscript.  Indic,  pi.  XIV.  Comparer  à  cela  l'institution  des  Dharmamahâmâtras,  un 
corps  de  fonctionnaires  spécialement  chargés  de  l'inspection  et  de  la  direction  de  toute 
chose  se  rapportant  à  la  religion,  5e  édit  de  Girnar,  reproduit  à  Kapurdigiri,  Khâls i 
et  Dhauli,  dans  le  Corpus  Inscr.  Indic,  I,  71,  et  ledit  sur  pilier  de  Delhi,  ibid.,  p.  115. 

2.  Le  simple  fait  d'entrer  dans  un  sanctuaire  bouddhique  est  dans  le  Vrihannâradîya 
Purana  compté  au  nombre  des  péchés  pour  lesquels  il  n'est  pas  de  pardon.  Aufrecht, 
Oxford  Catalogue,  p.  10. 


126  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

ques  stances  admirables  l  et  de  légendes  d'une  pénétrante  beauté 
malgré  leur  rédaction  informe,  tout  ce  qu'il  nous  a  laissé  porte  la 
marque  de  la  sénilité.  Il  ne  peut  réclamer  une  part  appréciable  ni 
dans  la  poésie,  ni  dans  la  science  hindoue  :  nulle  part  il  n'a  su 
créer  une  littérature  nationale,  ni  s'élever  au-dessus  du  conte  popu- 
laire et  de  la  chronique.  Bien  des  causes  ont  pu  contribuer  à  réduire 
le  bouddhisme  a  cette  monotone  et  incurable  médiocrité,  et  il  ne 
serait  pas  difficile  d'en  découvrir  dans  la  doctrine  même  de  Çàkya- 
muni,  dans  son  aversion  pour  le  surnaturel,  dans  ses  conceptions 
trop  abstraites  pour  un  peuple  sensuel  et  d'une  imagination  exubé- 
rante, dans  sa  façon  malsaine  surtout  de  poser  et  de  résoudre  le 
problème  de  la  vie.  Nous  n'en  signalerons  ici  qu'une  seule,  parce 
qu'elle  a  été,  à  notre  avis,  la  plus  directe  et  la  plus  efficace,  l'ins- 
titution même  à  laquelle  le  bouddhisme  a  dû  ses  rapides  triomphes, 
le  monachisme.  On  se  plaît  à  voir  parfois  dans  le  bouddhisme  un 
affranchissement  spirituel,  une  sorte  de  Réforme  hindoue,  et  il  est 
incontestable  qu'à  certains  égards  il  a  été  l'un  et  l'autre.  Mais  en 
remplaçant  la  caste  brahmanique  par  le  Samgha,  il  créa  une  insti- 
tution bien  autrement  illibérale  et  redoutable  à  l'indépendance  de 
l'esprit.  Non  seulement  toute  la  vitalité  de  l'Eglise  resta  concentrée 
dans  un  clergé  séparé  du  monde,  mais  dans  ce  clergé  môme  l'ar- 
deur conquérante  des  premiers  siècles  s'assoupit  peu  à  peu  sous 
l'influence  du  quiétisme  et  de  la  discipline.  Les  vi /taras  continuè- 
rent sans  doute,  en  dépit  d'un  relâchement  attesté  par  maint  indice, 
d'abriter  des  sentiments  d'humble  et  sincère  piété  et  la  pratique 
des  plus  touchantes  vertus.  Mais  toute  fierté,  toute  véritable  origi- 
nalité de  la  pensée  finit  par  disparaître  au  sein  de  cette  organisa- 
tion énervante  ;  les  intelligences  s'usèrent  dans  la  scolastique  ou 
s'endormirent  dans  la  routine,  et  le  temps  arriva  où  il  ne  se  pro- 
duisit même  plus  d'hérésies.  Le  bouddhisme  de  Geylan  n'a  plus 
guère  changé  depuis  l'époque  de  Buddhaghosha  (cinquième  siècle) 
et  celui  du  Népal  ou,  plutôt,  de  riiindoustan,n'a  rien  trouvé  de  mieux 
pour  vivre  que  d'en  arriver  à  une  sorte  de  fusion  avec  le  çivaïsme2. 

1.  Notamment  celles  du  recueil  intitulé  Dhammapada.  Le  texte  pâli  avec  traduction 
latine  et  de  copieux  extraits  du  commentaire  de  Buddhaghosha,  a  été  publié  à  Copen- 
hague par  V.  Fausbôll,  1855.  Il  a  été  traduit  en  allemand  par  A.  Weber,  Zeilschr.  d. 
Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,t.  XIV;  en  anglais  par  Max  Mùller  dans  son  Introduction 
à  l'ouvrage  de  H.  T.  Rogers,  Buddhaghosha  s  Parables,  translated  from  the  Burmese, 
18159,  et  par  S.  Beal  sur  le  texte  chinois).  Scriptural  Tcxls  fromlhe  Buddhisl  Canon  corn- 
monly  known  as  the  Dhammapada,  1878,   en  français  par  F.  Hû,  1878. 

2.  Cf.  sur  ce  point  B.  H.  Hodgson,  Essays  on  the  Languages,   Literature  and  Religion 


BOUDDHISME  127 

C'est  dans  cet  état  d'apathie,  quand  il  se  survivait  pour  ainsi  dire 
à  lui-môme,  que  le  bouddhisme  eut  à  subir  la  concurrence  des 
sectes  néo-brahmaniques,  qui,  elles,  se  renouvelaient  sans  cesse 
et,  à  chaque  transformation,  rentraient  dans  l'arène  avec  l'ardeur 
des  néophytes.  Si  on  songe  que  la  plupart  de  ces  sectes  combat- 
taient avec  ses  propres  armes,  qu'elles  prêchaient  comme  lui 
l'égalité  religieuse  de  tous  les  hommes,  qu'à  la  figure  du  Buddha 
elles  opposaient  les  figures,  moins  parfaites  sans  doute,  mais  tout 
aussi  personnelles,  tout  aussi  capables  de  provoquer  une  dévo- 
tion passionnée,  de  leurs  dieux  à  biographie,  de  Mahâdeva,  de 
Krishna,  de  Rama,  pour  ne  rien  dire  de  leurs  déesses;  si  on  songe 
qu'elles  savaient  pour  le  moins  aussi  bien  que  lui  parler  aux  yeux 
avec  leurs  temples,  leurs  images,  leurs  fêtes  pompeuses  et  théâ- 
trales, qu'elles  possédaient  de  plus  une  fable  splendide,  tandis 
qu'il  n'avait  réussi  qu'à  s'affubler  d'une  mythologie  abstraite  et 
factice:  si  on  ajoute  enfin  qu'elles  avaient  à  leur  tête  les  brahmanes 
et  à  leur  service  la  poésie  populaire,  que  leurs  croyances  faisaient 
corps  pour  ainsi  dire  avec  la  légende  nationale  et  rappelaient  tous  les 
souvenirs  de  gloire  et  d'héroïsme  de  l'ancienne  épopée,  on  compren- 
dra que  le  bouddhisme  devait  succomber.  Pour  vivre,  il  lui  eût 
fallu  avoir  les  apôtres  des  anciens  jours,  et  il  n'avait  plus  que  des 
bonzes. 

Mais  en  disparaissant  comme  Eglise,  il  n'emportait  pas  avec  lui 
les  germes  qu'il  avait  eu  longuement  le  temps  de  répandre,  et  il 
laissait  les  religions  mêmes  qui  avaient  fini  par  l'étouffer,  plus  ou 
moins  pénétrées  de  son  esprit.  Il  est  incontestable  qu'il  y  a  dans 
la  littérature  sanscrite  ou,  pour  mieux  dire,  dans  les  littératures 
hindoues,  comme  un  courant  d'idées  bouddhiques.  Qu'on  prenne, 
par  exemple,  la  fable  du  Mahâbhârata,  et  qu'on  voie  combien  l'es- 
prit dans  lequel  elle  est  traitée  est  différent  de  celui  dans  lequel  elle 
a  été  conçue,  ou,  pour  prendre  un  exemple  encore  plus  frappant, 
qu'on  se  reporte  à  la  poésie  du  Râmâyana.  Il  y  a  là  des  accents 

of  Népal  and  Tibet,  éd.  1874,  particulièrement  l'essai  X,  p.  133  sq.  ;  Burnouf,  Introduc- 
tion à  VHist.  du  Bud.  Ind.,  p.  540  sq.  ;  Kôppen,  Die  Religion  des  Buddha,  vol.  II,  et  le 
bref  mais  substantiel  mémoire  de  Bhagvanlàl  lndraji,  The  Bauddha  Mythology  of  Népal, 
donné  en  appendice  par  J.  Burgess  dans  le  n*  9  de  l'Archaeological  Survey  of  Western 
India,  p.  97  sq.  Cette  fusion  a  dû  être  assez  intime  pour  que  les  deux  religions  aient 
pu  avoir  des  textes  en  commun,  par  exemple  la  Praçnottararatnamâlâ  (publiée  en 
sanscrit,  en  tibétain  et  en  français,  par  Ed.  Foucaux,  La  Guirlande  précieuse  des  De- 
mandes et  des  Réponses,  1867,  et  par  A.  Weber  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de 
Berlin,  1868,  p.  92  sq.)  attribuée  à  Çamkara. 


128  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

d'ardente  charité,  de  compassion,  de  tendresse,  d'humilité  douce 
et  plaintive  qui  ont  plus  d'une  fois  fait  songer  à  des  influences 
chrétiennes  et  qui,  en  tout  cas,  contrastent  singulièrement  avec 
l'orgueil  et  la  dureté  de  cœur,  fruits  de  l'esprit  de  caste,  dont  cette 
littérature  n'est  pas  moins  remplie.  Tout  aussi  remarquable  sous  ce 
rapport  est  le  changement  qui  s'est  fait  peu  à  peu  dans  les  pra- 
tiques religieuses  de  ce  peuple,  la  désuétude  progressive  du  sacri- 
fice au  profit  de  l'aumône,  des  œuvres  pies  et  d'un  culte  de  latrie, 
l'aversion  surtout  pour  l'effusion  du  sang,  qui  fit  restreindre  de 
plus  en  plus  le  sacrifice  animal  et  qui  aboutit  finalement  à  ces 
bizarres  exagérations  de  la  charité  envers  les  bêtes,  à  ces  hospices 
fondés  en  leur  faveur1  dans  un  pays  où  il  n'y  en  avait  pas  pour  les 
hommes.  Ce  serait  abuser  des  coïncidences  historiques  que  de  voir 
indistinctement  dans  tous  ces  faits  l'action  directe  du  bouddhisme. 
Mais  on  ne  saurait  nier  non  plus  qu'ils  n'appartiennent  à  un  mou- 
vement d'idées  dont  le  bouddhisme  a  été  la  plus  forte  expression. 

1.  Heber,  Narrative  of  a  Journey   through  the   upper  provinces  of  India,  1824-1825, 
cb.  xxv. 


IV 


JAINISME 


Littérature  canonique  encore  peu  connue  des  Jainas.  Ressemblance  frappante  du  jai- 
nisme  et  du  bouddhisme.  Les  Jinas.  La  mythologie  des  Jainas.  Culte.  Rejet  du 
Veda  et  de  la  caste.  Clergé  et  corps  laïque.  Principales  divisions  des  Jainas.  Ascé- 
tisme, métaphysique  et  morale.  Le  Jina  et  le  Buddha  de  l'âge  actuel.  Le  Nirvana 
du  Jina.  Caractère  suspect  de  la  tradition  jaina.  Le  Nirgrantha  Jfîâtiputra.  Quelle 
que  soit  la  date  d'origine  du  jainisme,  historiquement  il  est  plus  jeune  que  le  boud- 
dhisme. Etat  actuel  du  jainisme. 


Avant  de  passer  aux  sectes  néo-brahmaniques,  il  nous  reste  à 
parler  d'une  religion  sœur  du  bouddhisme  et  l'une  des  moins  bien 
connues  parmi  celles  qui  ont  joué  un  grand  rôle  dans  le  passé  de 
l'Inde,  la  religion  des  Jainas.  Ce  n'est  pas  que  les  documents  fassent 
absolument  défaut  pour  l'histoire  et  les  doctrines  du  jainisme.  Nous 
possédons,  entre  autres,  un  manuel  de  sa  morale,  le  Yogasûtra{, 
du  douzième  siècle,  la  traduction  d'une  biographie  de  son  fonda- 
teur, le  Kalpasâtra,  qui  prétend  remonter  au  sixième  siècle2,  des 

1.  E.  Windisch,  Hemacandra  s  Yogasûtra,  ein  Beitrag  zur  Kenntniss  der  Jaina  Lehre, 
ap.  Zeitschr.  d.  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  XXVIII,  p.  185.  — VAbhidhânacintâ- 
mani,  du  même  auteur,  un  lexique  de  synonymes  édité  par  0.  Bôhtlingk  et  Gh. 
Rieu,  1847,  contient  également  beaucoup  de  renseignements  sur  les  Jainas. 

2.  Stevenson,  The  Kalpasûtra  and  Nava  Tatva,  two  works  illustrative  of  the  Jaina 
Religion  and  Philosophy,  translated  from  the  Magadhi,  1848.  —  Depuis,  H.  Jacobi  en 
a  publié  le  texte  avec  une  savante  introduction,  The  Kalpasâtra  of  Bhadrabâhu,  edited 
with  an  Introduction,  Notes  and  a  prâkrit-sanskrit  Glossary,  1879.  L'auteur  prétendu, 
Bhadrabâhu,  doit  avoir  vécu,  suivant  la  tradition  des  Çvetâmbaras,  au  quatrième  siècle 
av.  J.-C,  mais  la  rédaction  que  nous  avons  date  tout  au  plus  du  commencement  du 
sixième  siècle  de  notre  ère.  Les  Digambaras  rejettent  le  Kalpasûtra  comme  apocryphe. 
Cf.  l'Introduction  de  Jacobi,  pp.  10  sq.,  20  sq.,  30. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  9 


130  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

extraits  étendus  d'un  autre  ouvrage  biographique  et  légendaire,  le 
Çatruhjaya-mâhâtmya^,  qui  s'attribue  le  môme  âge,  mais  quia 
été  probablement  remanié  au  treizième  ou  au  quatorzième  siècle, 
et  quelques  spécimens  des  stotras  ou  de  la  poésie  lyrique  des  Jai- 
nas2.  Mais,  à  l'exception  d'un  unique  fragment  de  la  Bhagavatiz, 
nous  n'avons  pas  encore  un  seul  de  leurs  textes  canoniques,  et 
c'est  toujours  encore  aux  sources  brahmaniques  que  nous  sommes 
réduits  à  demander  une  vue  d'ensemble  de  leur  système.  Or,  celles- 
ci  ne  s'occupent  que  du  côté  spéculatif  des  doctrines,  et  de  plus 
elles  ne  font  aucune  distinction  d'époques.  D'autre  part,  nous 
savons  que  les  Jainas  forment  plusieurs  sectes  profondément  divi- 
sées entre  elles  et  qui  ne  s'accordent  pas  même  sur  le  nombre  et 
le  choix  de  leurs  écrits  fondamentaux,  les  Agamask.  Dans  ces  con- 
ditions, il  serait  téméraire  de  prétendre  exposer  et  juger  en  détail 
une  doctrine  qui  ne  nous  est  encore  connue  que  par  une  sorte  de 
moyenne  abstraite  et  dont  nous  ignorons  absolument  le  développe- 
ment historique 5. 

Pris  dans  son  ensemble,  le  jainisme  est  une   reproduction  si 
exacte  du  bouddhisme  qu'on  a  quelque  peine  à  s'expliquer  et  leur 


1.  A.  Weber,  Ueber  das  Çatrunjaya  Mâhâtmyam,  ein  Beitrag  zur  Geschichte  der  Jaina, 
LS58.  La  biographie  du  Jina  y  est  rattachée  à  la  glorification  de  la  montagne  sainte 
de  Çatrunjaya  dans  la  presqu'île  de  Gujarât.  G.  Bùhler  tient  l'ouvrage  pour  entière- 
ment apocryphe.  Ind.  Antiq.,  VI,  154. 

2.  H.  Jacobi,  Zwei  Jaina-stotra,  ap.  Ind.  Stud.,  XIV,  p.  359,  et  Kalpasûtra,  p.  13; 
loh.  Klatt,  Dhanapâla's  Rishabhapancâçikâ,  ap.  Zeitschr.  d.  D.  Morgenl.  Gesell.,  XXXIII, 
p.  445.  En  outre,  H.  Jacobi  a  publié,  avec  traduction  et  commentaire,  la  légende, 
très  curieuse  au  point  de  vue  historique,  d'un  des  Pères  de  l'Eglise  jaina,  Das  Kâla- 
kâcârya-kathâkanam,  Zeitschr.  d.  D.  Morgenl.  Gesell.,  XXXI V,  p.  247  sq. 

3.  A.  Weber,  Ueber  ein  Fragment  der  Bhagavatî;  ein  Beitrag  zur  Kenntniss  der  hei- 
ligen  Litteratur  der  Jaina.  2  parties,  1866-1867,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de 
Berlin.  Une  édition  de  la  Bhagavatî  a  commencé  à  paraître  à  Bombay  en  1877,  sous 
la  direction  d'Abhayadeva,  dans  une  collection  destinée  à  comprendre  tous  les  textes 
sacrés  des  Jainas.  Nous  devons  maintenant  ajouter  le  Nirayâvaliyâ  Suttam,  qui  con- 
sent les  cinq  derniers  des  douze  Upângas  et  que  S.  Warren  vient  d'éditer,  1880.  Peut- 
être  y  aura-t-il  mieux  dans  la  suite,  mais  tout  ce  qui  a  été  publié  est  de  la  littérature 
lamentablement  pauvre. 

4.  G.  Bûhler,  ap.  Ind.  Antiq.,  VII,  28  ;  H.  Jacobi,  Kalpasûtra,  p.  14  ;  S.  J.  Warren, 
Ooer  de  godsdienstige  en  wijsgeerige  Begrippen  der  Jainas,  p.  7  ;  A.  G.  Burnell,  ap.  Ind. 
Antiq.,  II,  354.  Cf.  ibid.,  III,  129. 

5.  Outre  les  ouvrages  ci-dessus,  voir,  pour  des  aperçus  généraux  sur  les  Jainas  et 
leurs  doctrines,  Golebrooke,  Miscellaneous  Essays,  t.  II,  p.  171  (1807)  et  t.  I,  p.  402 
(1826)  :  à  ce  dernier  article  M.  Gowell  a  joint  p.  444  l'analyse  détaillée  du  3*  chapitre 
du  Sarvadarçanasamgraha,  où  Sâyana  expose  le  système  des  Jainas.  —  H.  H.  Wilson, 
Sielect  Works,  t.  I,  p.  276.  —  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  t.  IV,  p.  755.  —  S.  J.  Warren» 
Over  de  godsdienstige  en  wijsgeerige  Begrippen  der  Jainas,  1875. 


JAINISME  131 

longue  existence  parallèle,  et  la  haine  cordiale  qui  semble  de  tout 
temps  les  avoir  divisés.  Les  Jainas  sont  les  sectateurs  du  Jina,  du 
«  Victorieux»,  comme  les  Bauddhas   sont  ceux  du  Buddha,  de 
«  l'Eveillé.  »  Un  Jina  (ce  terme  qui,  ainsi  que  beaucoup  d'autres, 
est  commun  aux  deux   sectes,  est  chez  les   bouddhistes   un  des 
nombreux  synonymes  de  Buddha)  est  un  sage  parvenu  à  l'omni- 
science,  qui  vient  rétablir  dans  sa  pureté  la  Loi,  quand  elle  s'est 
corrompue  parmi  les  hommes.  Il  y  a  eu  vingt-quatre  de  ces  Jinas, 
y  compris  le  Jina  actuel,  qui  était  de  la  race  royale  des  Kâçyapas. 
Gomme  les  Jainas  soutiennent  que  Gautama  Buddha  a  été  disciple 
de  leur  fondateur,  ce  chiffre  correspond  exactement  à  celui   des 
vingt-quatre  prédécesseurs  du  Buddha,  dont  le  dernier  est  égale- 
ment un  Kâçyapa.  Ces  Jinas  se  sont  succédé  à  travers  d'immenses 
périodes,  leur  taille  et  leur  longévité  allant  toujours   en  décrois- 
sant, depuis  le  premier,  Rishabha,  qui  avait  cinq  cents  toises  de  haut 
et  vécut  plus  de  huit  millions  d'années,   jusqu'à  Vardhamâna,  le 
dernier,  dont  l'âge  et  la  stature  ne  dépassèrent  pas  ceux  de  l'huma- 
nité actuelle1.  Ges  fantaisies  qui,  avec  bien  d'autres,  se   retrou- 
vent dans   le  bouddhisme2  des  basses   époques,  avec  cette    dif- 
férence  toutefois   que   l'amplification   et  la  systématisation  plus 
avancée  sont  presque  toujours  du  côté  des  Jainas,  montrent  que 
très  tard  encore  les  deux  religions  ont  exercé  une  certaine  influence 
l'une  sur  l'autre.  Gomme  les  Buddhas,  les  Jinas  sont  devenus  de 
véritables  divinités  et  les  objets  directs  du  culte.  Ils  ont  à  leurs 
côtés  des  déesses  exécutrices  de  leurs  commandements,  les  Çâsa- 
nadevîs*,  qui  rappellent  les  Çaktis  des  religions  néo-brahmaniques 
et  dont  le  pendant  se  retrouve  également  chez  les  bouddhistes  du 
Nord,  dans  les  Taras  des  livres  sanscrits  du  Népal.  Leurs  images 
parfois  colossales,  surtout  dans  le  Dékhan4,  se  trouvent  en  grand 
nombre  dans  les  sanctuaires  de  la  secte,  laquelle  a  beaucoup  bâti 
et  dont  les  constructions  se  distinguent  presque  toutes  par  un  style 
spécial  et  d'une  grande  élégance.  Au-dessous  des  Jinas  se  placent 
leurs  disciples  immédiats,  les  Ganadharas,  qui  reçoivent  des  hom- 
mages  en  qualité  de  saints  protecteurs,  et  un  grand  nombre   de 
divinités  que  les  Jainas  ont  empruntées  peu  à  peu  au  panthéon  hin- 
dou, mais  qui  n'ont  point  part  au  culte  régulier.  Ce  culte  lui-même 

1.  Cf.  la  liste  détaillée  ap.  Ind.  Antiq.,  II,  134. 

2.  Cf.  Jâtaka,  Commentaire,  éd.  Fausbôll,  I,  29  sq. 

3.  A.  Weber,  Çatrunjaya  Mâhâtmyam,  p.  24. 

4.  Ind.  Antiq.,  II,  129,  353;  V,  37. 


132  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

se  rapproche  beaucoup  de  celui  des  bouddhistes.  Ce  sont  les  mêmes 
offrandes,  les  mêmes  actes  de  foi  et  d'hommage;  l'usage  des  clo- 
chettes est  commun  aux  deux,  et  les  femmes  y  participent  du 
même  droit  que  les  hommes.  De  part  et  d'autre,  on  pratique  la  con- 
fession, une  grande  importance  est  attachée  aux  pèlerinages,  et 
quatre  mois  de  l'année  sont  consacrés  d'une  façon  plus  spéciale 
aux  jeûnes,  à  la  lecture  des  livres  sacrés  et  aux  méditations  spiri- 
tuelles. 

Comme  les  bouddhistes,  les  Jainas  rejettent  le  Veda  des  brah- 
manes, qu'ils  déclarent  apocryphe  et  corrompu,  et  auquel  ils  oppo- 
sent leurs  propres  Angas  comme  étant  le  Veda  véritable.  Pas  plus 
qu'eux  ils  n'admettent  l'existence  d'une  caste  sacerdotale,  bien 
qu'actuellement,  dans  quelques-unes  de  leurs  communautés  du 
moins,  leur  clergé  se  recrute  de  préférence  dans  certaines  familles 
et  même,  paraît-il,  parmi  les  brahmanes.  Pour  le  reste,  ils  obser- 
vent les  règles  de  caste,  aussi  bien  entre  eux  que  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  dissidents,  mais,  comme  plusieurs  sectes  hindoues 
du  reste,  sans  y  attacher  une  signification  religieuse.  En  général, 
et  bien  que  nous  ne  sachions  pas  au  juste  quelle  était  à  cet  égard  la 
pratique  des  bouddhistes  dans  l'Inde  même,  ils  paraissent  avoir 
moins  que  ceux-ci  rompu  avec  l'hindouisme  et,  de  fait,  ils  se  dé- 
clarent Hindous.  Ils  ont  pris  une  part  bien  plus  active  à  la  vie 
littéraire  et  scientifique  de  l'Inde.  L'astronomie,  la  grammaire,  la 
littérature  romanesque  leur  doivent  beaucoup.  Gela  n'a  pas  empê- 
ché qu'il  n'y  ait  eu  entre  eux  et  les  brahmanes  une  grande  hostilité 
qui  a  été  marquée  parfois,  dans  le  Gujarât  et  dans  l'extrême  Sud 
entre  autres,  par  des  épisodes  sanglants1. 

Comme  les  bouddhistes,  ils  sont  partagés  en  un  clergé  et  en  un 
corps  laïque:  mais  le  monachisme  parait  avoir  été  moins  déve- 
loppé chez  eux.  Actuellement,  leurs  yatis  forment  des  sortes  de 
collèges  entretenus  aux  frais  des  communautés,  mais  dont  les 
membres  ne  vivent  plus  d'aumônes,  et  ils  n'admettent  plus,  comme 
autrefois,  un  ordre  de  femmes.  Ils  se  divisent  en  deux  sectes  prin- 
cipales, les  Çvetâmbaras,  «  les  Robes  blanches  »  et  les  Digambaras, 
«  ceux  qui  sont  vêtus  d'air  »,  c'est-à-dire  qui  vont  nus,  dénomina- 
tions qui,  du  clergé,  ont  passé  également  aux  laïques.  Actuelle- 
ment, les  Çvetâmbaras  tiennent  généralement  le  premier  rang.  Mais 

1.  G.  Bûhler,  ap.  Ind.  Antiq.,  VI,  186;  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  t.  III,  p.  240; 
R.  Galdwell,  A  Comparative  Grammar  of  the  Dravidian  languages,  Introduction,  p.  89, 
138. 


JAIN1SME  133 

les  Digambaras,  appelés  aussi  plus  spécialement  Nirgranthas, 
«  ceux  qui  ont  rejeté  tout  lien  »,  paraissent  être  les  plus  anciens. 
Du  moins  ce  dernier  nom  se  trouve-t-il  déjà  dans  les  inscriptions 
d'Açoka1  et,  selon  toute  probabilité,  comme  désignation  des  Jainas. 
L'une  et  l'autre  secte  est  mentionnée  dans  des  documents  épigra- 
phiques  du  Maisor,  qui  remontent  probablement  au  sixième,  peut- 
être  au  cinquième  siècle  ?,  et,  pour  le  septième,  leur  présence  est 
également  attestée  à  Ganoje3.  Leur  situation  respective  rappelle 
celle  des  sectes  bouddhistes  du  Grand  et  du  Petit  Véhicule,  c'est- 
à-dire  que,  en  dépit  de  différences  considérables,  ils  sont  plutôt 
rivaux  qu'ennemis  déclarés.  A  cette  division  est  venue,  comme  pour 
les  bouddhistes,  s'en  superposer  une  autre,  celle  en  Jainas  du  Nord 
et  Jainas  du  Sud  qui,  purement  géographique  à  l'origine,  a  fini 
par  s'étendre  aux  doctrines,  à  la  littérature  canonique  et  à  tout 
l'ensemble  des  traditions  et  des  usages4.  Actuellement  les  yatis 
digambaras  n'observent  plus  la  nudité,  excepté  pendant  leurs 
repas,  quand  ils  les  prennent  en  commun.  Mais  il  est  évident  qu'au- 
trefois la  pratique  a  dû  être  plus  rigide,  et  Hésychius  (troisième 
siècle)  a  sans  doute  été  bien  informé,  quand  il  traduit  réwoi  par 
rupoao^KjTai 5.  Cet  indice  joint  à  bien  d'autres,  tels  que  la  pratique 
de  l'épilation,  semble  indiquer  qu'à  l'origine  une  des  principales 
différences  entre  les  Jainas  et  les  bouddhistes  a  été  la  profession 
d'un  ascétisme  plus  rigoureux  de  la  part  des  premiers.  Nulle  secte 
hindoue  n'a  poussé  plus  loin  Yahimsâ,  le  respect  et  l'abstention  de 
tout  ce  qui  a  vie.  Non  seulement  ils  s'abstiennent  absolument  de 
toute  chair,  mais  les  plus  rigides  d'entre  eux  ne  boivent  que  de 
l'eau  filtrée,  ne  respirent  qu'à  travers  un  voile  et  s'en  vont  balayant 
le  sol  devant  eux  de  peur  d'avaler  ou  d'écraser  à  leur  insu  quel- 
que animalcule  invisible.  A  tous  ces  égards,  le  bouddhisme  primitif 
avait  bien  moins  de  scrupules  :  les  excès  de  l'ascétisme,  en  parti- 
culier la  nudité,  ont  été  formellement  condamnés  par  Çâkyamuni; 


1.  VIII*  édit  de  Delhi,  pi.  5,  ap.  Corpus  Inscript.  Indic,  pi.  XX.  La  tradition  des 
Digambaras  place  le  schisme  des  Çvetâmbaras  vers  la  fin  du  premier  siècle  ap.  J.-G. 
Jacobi,  Kalpasâtra.  p.  15. 

2.  Inscriptions  des  anciens  Kadambas,  ap.  Ind.  Antiq.,  VI,  23-32;  VII,  33-37  ;  dans 
ce  dernier  document  le  revenu  d'un  village  est  partagé  entre  les  Çvetapatas  (Çvetâm- 
baras) et  les  Nirgranthas.  Cf.  aussi  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc.  Bombay,  XII,  321. 

3.  Bâna,  ap.  F.  E.  Hall,  Vâsavadattâ,  Préf.,  p.  53. 

4.  Ind.  Antiq.,  II,  354;  III,  129. 

5.  Dans  Varâha  Mihira  (sixième  siècle)  Brihat  Samhitâ,  IX,  19,  éd.  Kern,  nagna, 
«  nu  »,  est  la  désignation  officielle  du  yati  jaina. 


43i  LES    RELIGIONS    DE    L  INDE 

quelques-uns  de  ses  premiers  disciples  ont  même  rompu  avec  lui 
pour  ce  motif,  et  on  sait  que  la  tradition  le  fait  mourir  lui-même 
d'une  indigestion  de  chair  de  porc.  Au  sujet  d'une  autre  pratique 
également  réprouvée  par  le  Buddha,  le  suicide  religieux,  les  Jainas 
ont  varié.  Un  de  leurs  livres  canoniques  le  condamne  :  «  le  suicide 
accroît  la  vie  »,  est-il  dit  énergiquement  dans  la  Bhagavatî1.  Mais, 
d'autre  part,  des  inscriptions  recueillies  dans  des  sanctuaires  du 
Dékhan  ne  laissent  aucun  doute  sur  la  fréquence  de  cette  coutume 
chez  les  Jainas  du  Sud  pendant  une  longue  période  du  moyen  âge2. 
C'est  encore  au  bouddhisme  que  nous  sommes  ramenés,  si  nous 
examinons  la  doctrine  générale  des  Jainas.  Les  points  essentiels, 
la  conception  du  monde  et  la  philosophie  de  la  vie  sont  à  peu  de 
chose  près  les  mêmes  de  part  et  d'autre.  Gomme  les  bouddhistes, 
les  Jainas  sont  athées.  Ils  n'admettent  pas  de  créateur;  le  monde 
est  éternel,  et  ils  nient  expressément  la  possibilité  d'un  être  parfait 
de  toute  éternité.  Le  Jina  est  devenu  parfait,  il  ne  Tapas  toujours 
été.  Gomme  les  bouddhistes  du  Nord,  cette  négation  ne  les  a  pas 
empêchés  ou,  du  moins,  n'a  pas  empêché  certains  d'entre  eux  de 
revenir  à  une  sorte  de  déisme  et,  de  même  que  dans  les  livres  du 
Népal  on  voit  surgir  un  Adibuddha,  un  Buddha  suprême,  on  trouve 
dans  des  documents  épigraphiques  du  Dékhan  un  Jinapati,  un  Jina 
suprême  qualifié  de  créateur  primordial3,  contrairement  aux  décla- 
rations les  plus  nettes  tirées  de  leurs  écrits  les  plus  autorisés.  L'en- 
semble des  êtres  se  divise  en  deux  catégories,  animés  et  inanimés. 
Les  êtres  animés  sont  formés  d'une  âme  et  d'un  corps,  et  ces  âmes, 
radicalement  distinctes  de  la  matière,  sont  éternelles.  C'est  là  un 
des  points  essentiels  peu  nombreux  où  la  doctrine  jaina  s'écarte  du 
bouddhisme.  Elle  se  rapproche  beaucoup  par  contre  de  la  concep- 
tion Sâmkhya,  et  elle  explique  d'une  manière  toute  semblable  com- 
ment l'âme,  qui  est  pure  intelligence,  est  néanmoins  en  proie  à 
l'illusion  et  condamnée  de  ce  chef  à  subir  le  joug  de  la  matière  à 
travers  une  série  indéfinie  d'existences.  Ce  n'est  donc  pas  le  fait 
d'être  qui  est  le  mal  aux  yeux  des  Jainas  ;  c'est  la  vie  qui  est  mau- 
vaise, et  le  Nirvana  pour  eux  n'est  pas  l'anéantissement  de  l'âme, 
mais  bien  sa  délivrance  et  son  entrée  dans  la  béatitude  sans  fin.  La 
voie  du  Nirvana  est  naturellement  révélée  par  le  Jina.  Les  moyens 
d'y  arriver  constituent  le  Triratna,  les  «  trois  joyaux  »  :  1°  la  foi 

1.  Apud  A.  Weber,  Ueber  ein  Fragment  der  Bhagavatî,  2'"  theil,  p.  267. 

2.  Inscriptions  de  Çravana  Belgola,  ap.  Ind.  Antiq.,  II,  322  ;  III,  153. 

3.  Ind.  Antiq.,  VII,  p.  106,  1.  51. 


JA1NISME  135 

parfaite  ou  la  foi  dans  le  Jina;  2°  la  science  parfaite  ou  l'intelli- 
gence de  sa  doctrine  ;  3°  la  conduite  parfaite  ou  l'observation  rigou- 
reuse de  ses  préceptes.  Sous  une  forme  à  première  vue  sensible- 
ment différente,  on  reconnaît  là  aisément  le  Triratna  des  boud- 
dhistes, à  savoir  :  «  Le  Buddha,  la  Loi  et  le  Samgha  ».  On  surprend 
ainsi  d'un  bout  à  l'autre  entre  les  deux  croyances  comme  une  préoc- 
cupation constante  de  ne  pas  trop  se  ressembler,  qui,  plus  encore 
que  leurs  rencontres  manifestes,  établit  leur  étroite  parenté.  Le 
développement  de  «  la  conduite  parfaite  »,  par  exemple,  est  l'exact 
pendant  de  la  morale  et  de  la  discipline  bouddhiques.  Mais,  à  l'ex- 
ception d'un  petit  nombre  de  points  tels  que  la  classification  des 
mérites  et  des  péchés,  qui  est  la  même,  tout  y  est  transposé  :  les 
mêmes  choses  sont  appelées  de  noms  différents  et  les  mêmes  noms 
y  désignent  des  choses  différentes.  On  dirait  deux  mosaïques  de 
dessins  divers,  mais  faites  de  pièces  semblables.  Gomme  point  de 
détail,  on  remarquera  que  les  Digambaras  s'accordent  avec  les 
bouddhistes  pour  dénier  aux  femmes  la  capacité  d'atteindre  au  Nir- 
vana, tandis  que  les  Çvetâmbaras  la  leur  reconnaissent1.  En  ceci 
encore,  les  premiers  paraissent  avoir  conservé  plus  fidèlement 
la  doctrine  primitive.  Enfin,  la  négation  de  la  réalité  objective 
des  concepts  de  l'esprit,  qui  est  une  des  doctrines  fondamentales 
des  bouddhistes,  a  son  pendant  dans  le  probabilisme  des  Jainas. 
Ceux-ci  soutiennent,  en  effet,  qu'on  ne  peut  rien  affirmer  ni  nier 
absolument  d'un  objet  et  qu'un  prédicat  n'exprime  jamais  plus 
qu'une  possibilité.  Aussi  les  brahmanes,  qui  appellent  les  Baud- 


1.  Le  canon  des  Digambaras  est  très  différent  de  celui  des  Çvetâmbaras  (G.  Bûhler,  lm). 
Antiq.,  VII,  p.  28),  et  celui  des  Digambaras  du  Nord  l'est  presque  autant  de  celui  des 
Digambaras  du  Sud  (Burnell,  ibid.,  II,  p.  354).  Pour  le  canon  des  Çvetâmbaras  du 
Nord,  le  seul  dont  nous  connaissions  quelque  chose,  cf.  les  listes  de  Bûhler  (Jacobi, 
The  Kalpasûtra,  p.  14),  de  Klatt  et  de  Jacobi  (Zeitschr.  d.  D.  Morgenl.  Gesellsch.,  XXXI II, 
pp.  478,  693).  Ce  canon  comprend  quarante-cinq  Agamas  ou  textes  composant  la  loi  : 
onze  Angas  (ce  sont  par  excellence  les  livres  sacrés,  réunis,  suivant  la  tradition,  au 
quatrième  siècle  avant  Jésus-Christ,  par  le  Samgha  de  Pàtaliputra;  la  Bhagavatî  est 
un  des  Angas);  douze  Upâhgas,  ou  traités  auxiliaires  (un  d'eux,  la  Sûryaprajnapti, 
qui  traite  d'astrologie  et  de  calcul,  a  été  l'objet  d'une  longue  analyse  par  A.  Weber, 
lnd.  Stud.,  X,  pp.  294  sq.);  dix  Prakirnakas,  ou  miscellanea;  huit  Chedas,  ou  sections, 
fragments  ;  et  quatre  Mûlasûtras  ou  Sûtras  fondamentaux.  Les  Jainas  eux-mêmes 
admettent  que  toute  cette  littérature  est  de  formation  secondaire;  que  dès  le  second 
siècle  après  la  mort  du  fondateur,  tous  leurs  anciens  livres  (les  quatorze  Pûrvas) 
étaient  perdus,  et  que  le  canon  maintenant  accepté  ne  fut  compilé  qu'au  commence- 
ment du  sixième  siècle  ap.  J.-C,  par  le  Samgha  de  Valabhî,  sous  la  direction  de  Dc- 
varddhiganin.  Cette  rédaction  elle-même  semble  avoir  subi  plus  tard  encore  des  alté- 
rations notables.  Jacobi,  The  Kalpasûtra,  pp.  14  sq.,  30. 


I.'JO  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

dhas  des  çûnyavâdins  «  ceux  qui  affirment  ie  vide  »,  désignent-ils 
les  Jainas  par  le  terme  de  syâdvâdins  «  ceux  qui  disent  peut-être  ». 
Mais  où  le  parallélisme  des  deux  religions  devient  réellement 
embarrassant,  c'est  quand  on  passe  à  leurs  traditions,  à  celles  sur- 
tout qui  concernent  leurs   fondateurs  respectifs.   La  légende  de 
Vardhamâna  ou,  pour  le  désigner  par  son  titre  le  plus  usité,  de 
Mahâvîra,  «  le  grand  héros  »,  le  Jina  de  l'âge  actuel,  présente  des 
points  de  contact  si  nombreux  et  d'une  nature  si  particulière  avec 
celle  de  Gautama  Buddha,  qu'on  est  invinciblement  amené  à  con- 
clure  qu'il  s'agit  dans  l'une  et  dans  l'autre  d'un   seul  et  même 
personnage1.  Tous  deux  ils  sont  de  race  royale;  les  mêmes  noms 
reparaissent  parmi  leurs  parents  et  leurs  disciples  ;  le  même  pays 
les  a  vus  naître  et  mourir,  et  à  la  même  époque.  Le  Nirvana  du 
Jina  correspond  en  effet  officiellement  à  526,  celui  du  Buddha  à 
543  avant  Jésus-Christ,  et  en  tenant  compte  des  incertitudes  inhé- 
rentes à  ces  déterminations  (on  sait  que  l'année  vraie  de  la  mort 
du  Buddha  tombe  entre  482  et  472  avant  Jésus-Christ),  les  deux 
dates    peuvent   être  considérées  comme  identiques  2.   Des  coïnci- 
dences toutes  semblables  se  produisent  dans  la  suite  des  deux  tra- 
ditions. De  même  que  les  bouddhistes,  les  Jainas  prétendent  avoir 
été  protégés  par  les  princes  Mauryas.  Les  premiers  ont  eu  Açoka; 
les  seconds  se  réclament  de  Sampadi,  son  petit-fils,  et  même  de  son 
aïeul  Candragupta  qui,  d'après  les  traditions  du  Sud,  se  serait  fait 
ascète  Jaina3.  Presque  toujours  une  contrée  qui  est  une  terre  sainte 
pour  les  uns,  est  aussi  une  terre   sainte  pour  les  autres,  et  leurs 
sanctuaires  sont  voisins  dans  le  Bihâr,  dans  la  presqu'île  de  Guja- 
rât,  au  mont  Abu  en   Râjastan  et  ailleurs.  En  présence   de  cet 
ensemble  de  conformités  de  doctrine,  d'organisation,  de  pratiques 
et  de  traditions,  la  conclusion  qui  semble  inévitable  c'est  que  l'une 
des  deux  religions  est  une  secte  et  en  quelque  sorte  la  copie  de 
l'autre.  Cela  étant,   si  on   songe   aux  relations  multiples    qu'il  y 
a  | entre  la   légende  du  Buddha  et   les   traditions  brahmaniques, 

1.  Cf.  A.  Weber,  Ueber  das  Çatruniayamâhâtmyam,  p.  2;  H.  Kern,  Over  de  Jaartelling 
der  zuidelijke  Buddhisten,  p.  28. 

2.  Pour  les  computs  variés  ayant  cours  parmi  les  Jainas,  cf.  Jacobi,  The  Kalpasûtra, 
pp.  8  et  30.  Un  d'entre  eux  donne  pour  la  mort  de  Mahâvîra  une  date  qui  ne  diffère 
que  d'une  douzaine  d'années  environ  de  la  vraie  date  de  la  mort  du  Buddha;  l'autre, 
qui  est  empruntée  à  la  tradition  des  Digambaras,  donne  une  date  qui  n'est  différente 
que  de  deux  ans  de  la  date  officielle,  mais  fausse  du  Nirvana  singhalais.  Ce  sont  là 
de  très  surprenantes  coïncidences. 

3.  Ind.  Antiq.,  III,  p.  155. 


JAINISME  137 

relations  qui  font  défaut  à  la  légende  de  Mahâvîra  ;  si  on  considère 
de  plus  que  le  bouddhisme  a  pour  lui  l'autorité  des  édits  d'Açoka 
et  que  dès  lors,  au  troisième  siècle  avant  notre  ère,  il  était  en  pos- 
session d'une  littérature  dont  quelques  titres  nous  ont  été  trans- 
mis1, tandis  que  les  plus  anciens  témoignages  irrécusables  en 
faveur  du  jainisme  ne  remontent  pas  au  delà  du  cinquième  siècle 
après  Jésus-Christ  (car  la  mention  des  Nirgranthas  dans  les  édits 
d'Açoka  ne  constitue  qu'une  probabilité,  et  l'application  aux  Jainas 
d'une  inscription  de  Mathurâ  du  premier  siècle  est  douteuse2),  si 
on  considère  en  outre  que  la  principale  langue  sacrée  des  boud- 
dhistes, le  pâli,  est  presque  aussi  ancienne  que  ces  édits,  tandis  que 
celle  des  Jainas,  Yardha-mâgadht,  est  un  dialecte  pracrit  nota- 
blement plus  jeune3;  si  on  ajoute  à  tout  cela  les  inductions  très 
peu  sûres,  il  est  vrai,  dans  l'état  actuel  des  connaissances,  que 
fournissent  les  caractères  internes  du  jainisme,  sa  systématisation 
plus  avancée,  sa  tendance  à  tout  amplifier,  sa  préoccupation  cons- 
tante de  se  vieillir,  on  n'hésitera  pas  à  reconnaître  que  le  boud- 
dhisme est  celui  des  deux  qui  a  le  plus  de  droits  à  être  tenu 
pour  l'original4.  Nous  devons  ajouter  toutefois  que  le  savant  qui 
connaît  le  mieux  la  littérature  encore  inédite  des  Jainas  du  Nord, 
G.  Buhler,  pense  avoir  acquis  la  preuve  que  les  traditions  concer- 
nant Mahâvîra  remontent  à  un  personnage  réel,  différent  de  Gau- 
tama  Buddha  et  à  peu  près  son  contemporain,  dont  le  nom  véri- 
table aurait  été  le  Nirgrantha  Jnâtiputra,  «  l'ascète  des  Jnâtis  », 
Jîiâti  désignant  le  clan  râjpoute  auquel  le  Nirgrantha  aurait  appar- 
tenu5. Ce  fait,  s'il  était  parfaitement   établi,   serait  évidemment 

1.  Inscription  de  Bairât  ap.  Corpus  Inscript.  Indie.,  pi.  XV. 

2.  A.  Cunningham,  Archxological  Survey,  t.  III,  p.  35.  La  nudité  de  la  figure  n'est 
peut-être  pas  décisive  en  faveur  d'une  origine  jaina.  Cf.,  cependant,  ibid.,  t.   I,  p.  94. 

3.  Pour  l'âge  des  écrits  jainas,  cf.  H.  Jacobi,  Kalpasùtra,  Introd.,  p.  15. 

4.  Colebrooke  avait  adopté  la  solution  opposée,  Miscellaneous  Essays,  t.  II,  p.  276, 
éd.  Cowell.  H.  H.  Wilson,  au  contraire,  ne  croyait  pas  les  Jainas  plus  anciens  que  le 
huitième  ou  le  neuvième  siècle,  Select  Works,  t.  1,  p.  334. 

5.  Ind.  Antiq.,  VII,  p.  143.  Depuis,  H.  Jacobi,  qui  partage  avec  Buhler  l'honneur  de 
cette  découverte,  l'a  exposée  avec  plus  de  détails,  Kalpasùtra,  p.  6.  11  suit  de  cette 
recherche  que,  à  l'époque  de  la  rédaction  du  Kalpasùtra,  les  Jainas,  en  fait,  reconnais- 
sent comme  leur  fondateur  le  Nirgrantha  Nâtaputta  (le  Jnâtiputra  des  livres  du  Népal» 
Nâyaputta  en  pracrit  jaina),  un  des  six  Titthiyas  ou  faux  docteurs  que  les  livres  boud- 
dhiques font  contemporains  du  Buddha  (cf.  supra,  p.  115).  Il  resterait  toutefois  à 
établir  quelle  est  la  valeur  de  cette  tradition  et  jusqu'à  quel  point  elle  est  indépen- 
dante de  celle  des  bouddhistes  qui,  à  son  tour,  sur  ce  point  particulier  des  six  Tit- 
thiyas, n'est  pas  moins  artificielle.  En  attendant  l'étude  plus  approfondie  de  l'ancienne 
littérature  jaina,  dont,  grâce  à  G.  Buhler,  la  bibliothèque  de  Berlin  possède  une  colleo» 


138  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

d'un  grand  poids,  et  il  n'en  faudrait  pas  beaucoup  de  semblables 
pour  modifier  singulièrement  les  conclusions  qui  précèdent.  Mais, 
à  lui  seul,  il  ne  saurait  prouver  ni  l'autorité  de  la  biographie  du 
Jina,  ni  surtout  l'originalité  du  jainisme,  lequel,  au  point  de  vue 
de  la  filiation  des  doctrines,  n'en  reste  pas  moins  pour  nous,  jus- 
qu'à nouvel  ordre,  une  secte  issue  du  bouddhisme. 

A  quelle  époque  cette  secte  est-elle  arrivée  à  une  existence  vrai- 
ment indépendante?  Pour  répondre  à  cette  question,  il  faudrait 
pouvoir  dire  d'abord  ce  qu'a  été  le  jainisme  primitif,  et  c'est  là  un 
problème  qui  ne  sera  abordable  que  quand  on  aura  accès  aux  livres 
fondamentaux  de  la  secte.  Jusqu'à  présent  on  est  réduit  à  cet  égard 
aux  témoignages  externes.  Nous  avons  vu  déjà  que  les  Nirgran- 
thas  des  inscriptions  d'Açoka  étaient,  selon  toute  probabilité,  sinon 
des  Jainas,  du  moins  des  ancêtres  du  jainisme  actuel.  Par  se* 
caractères  philologiques,  la  langue  sacrée  de  la  secte  nous  repor- 
terait pour  l'origine  de  sa  littérature,  à  une  époque  inférieure  de 
plusieurs  siècles  au  début  de  notre  ère.  Dès  le  cinquième  siècle 
par  contre,  nous  trouvons  les  Jainas  solidement  établis  jusqu'à 
l'extrémité  de  la  péninsule,  et  c'est  à  eux  et  aux  bouddhistes,  qui 
les  avaient  précédés  du  reste  dans  ces  contrées,  que  remonte  la 
première  culture  littéraire  des  langues  canarèse  et  tamoule  Au  sep- 
tième siècle,  du  temps  de  Hiouen-Thsang,  ils  étaient  la  secte  domi- 
nante dans  le  Dékhan.  Aujourd'hui  leur  nombre  est  beaucoup 
réduit  (environ  un  demi-million),  et  comme  Église,  ils  sont  en  dé- 
cadence. Mais  ils  forment  toujours  encore  des  agglomérations 
notables  dans  le  Sud,  où  ils  sont  en  général  agriculteurs,  et  dans 
l'Hindoustan  occidental,  où  ils  se  livrent  de  préférence  au  com- 
merce et  où  leurs  communautés,  riches  pour  la  plupart,  ne  pré- 
sentent plus  guère  de  traces  de  l'ascétisme  primitif.  Dans  presque 
toutes  les  grandes  villes,  de  Lahore  à  Bombay  et  à  Calcutta,  on 
les  trouve  établis  comme  négociants  ou  banquiers,  et  cette  apti- 
tude particulière  pour  le  trafic  ne  laisse  pas  de  rappeler  le  grand 

tion  presque  complète,  élude  dont  les  résultats  projetteront  une  nouvelle  lumière  sur 
le  sujet,  nous  devons  confesser  que  les  données  réunies  par  Jacobi  ne  nous  semblent 
pas  confirmer  absolument  l'autorité  de  la  tradition  jaina,  et  que,  en  ajoutant  de  nou- 
velles coïncidences  à  celles  que  nous  connaissons  déjà,  elles  tendent  plutôt  à  fortifier 
le  soupçon  d'emprunts  nombreux  dans  le  prétendu  original  jaina.  Comparer,  pour- 
tant, les  récentes  observations  de  Jacobi,  Jndian  Antiquary,  IX,  p.  158  :  spécialement 
les  curieux  parallélismes  sur  lesquels  il  attire  l'attention,  entre  les  opinions  que  leï 
livres  bouddhiques  attribuent  au  Nirgrantha  et  les  doctrines  en  vogue  parmi  les  Jai- 
nas. Suivant  ces  récentes  recherches,  l'orthographe  exacte  du  nom  doit  avoir  été  Jnâ- 


JAIN1SME 


139 


rôle  que  les  marchands,  les  orfèvres,  les  armateurs  jouent  dans  les 
légendes  et  dans  les  inscriptions  bouddhistes.  Dans  le  Bihâr,  leur 
pays  d'origine,  où  le  sanctuaire  de  Pârasnâth  (forme  vulgaire  de 
Pârçvanâtha,  l'avant-dernier  Jina)  est  toujours  encore  un  but  de 
pèlerinage1,  ils  ont  à  peu  près  disparu  comme  population  séden- 
taire2. —  Il  serait  aisé  de  former  des  conjectures  pour  expliquer 
cette  survivance  des  Jainas,  en  présence  du  sort  si  différent  des 
bouddhistes.  Nous  n'en  hasarderons  qu'une  seule.  Quelle  que  soit  la 
date  des  origines  premières  dujainisme,son  avènement  comme  reli- 
gion est  postérieur  à  celui  du  bouddhisme  et  historiquement  il  est 
plus  jeune.  Il  a  pu  atteindre  ainsi  l'époque  de  la  domination  musul- 
mane qui  a  eu  pour  effet  d'arrêter  la  propagande  de  l'hindouisme 
et  qui,  en  poussant  indirectement  au  morcellement  religieux,  poli- 
tique et  social  de  la  nation,  a  été  partout  conservatrice  des  mino- 
rités, des  petites  associations  et  des  petites  Eglises. 

triputra.  Jacobi  est  également  disposé  à  croire  maintenant  queMahâvîra  n'a  été  que  lo 
réformateur  de  la  secte  et  que  cette  dernière  remonte  en  réalité  aussi  haut  que  l*âr- 
çvanâtha,  l'avant-dernier  Jina,  si  ce  n'est  plus  haut  encore. 

1.  Cf.  Hunter,  A  Statistical  Account  of  Bengal,  t.  XVI,  p.  216. 

2.  Des  restes,  pour  la  plupart  extrêmement  dégénérés  et  dont  quelques-uns  ont 
perdu  tout  souvenir  de  leur  origine,  sont  dispersés  sous  le  nom  de  Sarâks,  SarâvSIs 
(=  Çrâvaka)  dans  les  districts  Sud-Ouest  du  Bengale  et  les  états  tributaires  qui  en  dé- 
pendent. Hunter,  op.  cit.,  vol.  XVI,  p.  381  ;  vol.  XVII,  p.  291. 


HINDOUISME 


La  secte,  essence  même  de  l'hindouisme.  Place  qu'y  occupent  le  Vedaet  l'ancienne  tra- 
dition. Rôle  qu'y  jouent  les  brahmanes.  Ils  ont  adopté  et  dominé  les  religions  nou- 
velles, mais  sans  jamais  les  avoir  entièrement  en  leur  dépendance. 


Les  religions  sectaires  ou  néo-brahmaniques  que  nous  compre- 
nons sous  la  dénomination  générale  d'hindouisme,  et  qui  de  nos 
jours  sont  professées  par  environ  180  millions  d'hommes1  dans 
l'Inde  britannique,  dans  le  Népal,  à  Ceylan,  dans  l'Indo-Chine, 
aux  îles  de  la  Sonde,  à  l'île  Maurice,  au  Gap,  et  jusqu'aux  Indes 
occidentales  où  elles  ont  été  introduites  par  les  coolies,  ne  forment 
pas  un  ensemble  aussi  homogène  que  le  vieux  brahmanisme  ni,  à 
plus  forte  raison,  que  le  bouddhisme  et  le  jainisme.  Malgré  les 
tentatives  qui  ont  été  faites  à  diverses  époques  et  à  des  points  de 
vue  différents  pour  les  ramener  à  une  sorte  d'unité,  elles  ont  cons- 
tamment résisté  à  tout  essai  de  systématisation.  Elles  constituent 
une  masse  flottante  de  croyances,  d'opinions,  d'usages,  de  pratiques, 
de  notions  religieuses  et  sociales  où  l'on  retrouve  bien  un  certain 
fonds  commun  et  un  air  prononcé  de  famille,  mais  d'où  il  serait  bien 
difficile  de  dégager  une  véritable  définition.  Actuellement  il  est  à 
peu  près  impossible  de  dire  au  juste  ce  qu'est  l'hindouisme,  où  il 
commence  et  où  il  finit.  La  diversité  en  est  l'essence  même  et  sa 
véritable  expression  est  la  secte,  la  secte  constamment  mobile  et 
poussée  à  un  état  de  division   dont  rien  n'approche  dans  aucune 

1.  Le  recensement  de  1872  compte  dans  l'Inde  britannique,  sur  un  total  de  245  mil- 
lions, 140  millions  d'Hindous.  Dans  ce  chiffre  ne  sont  pas  comprises  les  population» 
à  demi  assimilées,  qui,  socialement,  sont  exclues  de  l'hindouisme,  mais  qui,  au  point 
de  vue  religieux,  ne  sauraient  en  être  nettement  séparées. 


HINDOUISME  141 

autre  forme  religieuse.  Dans  le  passé,  ce  morcellement  a  sans 
doute  été  moindre,  mais,  aussi  haut  qu'on  remonte,  on  trouve  ou 
du  moins  on  devine  un  état  de  choses  qui  a  dû  ressembler  plus 
ou  moins  à  ce  qui  s'observe  aujourd'hui.  Aussi,  dans  l'examen 
qu'il  nous  reste  à  faire  de  ces  croyances,  ne  saurait-il  être  ques- 
tion de  descendre  jusqu'à  l'unité  sectaire,  bien  que  ce  soit  la 
seule  vraie  au  fond  ;  mais,  pour  ne  pas  nous  perdre  dans  un  dé- 
tail infini  ou  dans  des  énumérations  insignifiantes,  nous  serons 
obligé  de  rester  dans  les  généralités  et  de  procéder  par  catégo- 
ries. 

A  plusieurs  reprises  déjà  nous  avons  eu  occasion  de  caractéri- 
ser la  position  de  ces  religions  par  rapport  à  celles  qui  les  ont  pré- 
cédées, ou  dont  le  développement  a  été  contemporain  du  leur.  De 
même  que  le  bouddhisme,  elles  ont  dû  en  général  leur  essor  à  l'in- 
suffisance de  la  vieille  théologie  brahmanique,  dont  les   divinités 
s'étaient  effacées  peu  à  peu  derrière  des  abstractions  trop  subtiles 
pour  la  conscience  des  masses.   Mais,  à  l'inverse  de  la  secte   de 
Çâkyamuni,  elles  n'ont  pas  ouvertement  rompu  avec  le  passé.  Elles 
prétendent  au  contraire  le  continuer  ou,  plutôt,  elles   se  donnent 
pour  ce  passé  même.  La  plupart  elles  se  disent  basées  sur  le  Yeda, 
avec  lequel  au  fond  elles  n'ont  presque  rien   de  commun,  qu'elles 
ont  remplacé  par  une  littérature  toute  différente,  mais  que,  en  dé- 
pit d'aveux  contraires  qui  leur  échappent  parfois1,  elles   n'en  con- 
tinuent pas  moins  d'invoquer  comme    leur  autorité  suprême.    Et, 
jusqu'à  un  certain  point,  il  y  a  du  vrai  dans  cette  prétention.  Elles 
ont  toujours  largement  puisé  à  ce  vieux  fonds,  lui  empruntant  en 
partie  leurs  formules,  leurs  usages,  leurs  légendes  et  jusqu'à  leurs 
doctrines,  le  défigurant  presque  toujours,  mais  arrivant  aussi  par- 
fois, dans  leurs  formes  plus  savantes,  à  se  fondre  plus  ou  moins 
avec  lui.  Leur  culte  propre,  par  exemple,  est  radicalement  distinct 
du  culte  brahmanique  :  ce  dernier   pourtant  n'est  pas  aboli  pour 
cela.  Au  fond,  il  est  vrai,  elles  le   dédaignent  et  elles  finiront  par 
le  tuer.  Mais  dès  qu'elles  ont  intérêt  à  le  faire,  elles  en  vantent 
l'excellence.  Dans  la  Bhagavad-Gitâ,  Krishna  déclare  expressément 
qu'il  considère  tout  acte  religieux  accompli  avec  foi  comme  adressé 

1.  Par  exemple,  Mahâbhârata,  ï,  269,  il  est  dit  que  les  dieux  ayant  mis  dans  une 
balance,  d'un  côté  les  quatre  Vedas,  de  l'autre  le  seul  Mahâbhârata,  celui-ci  l'emporta 
sur  les  quatre  Vedas.  L'Agni-Purâna,  I,  8-11,  déclare  qu'il  est  la  révélation  du  brahman 
suprême,  dont  le  Veda  n'est  que  l'expression  inférieure.  La  Bhagavad-Gîtâ  ne  tient 
pas  un  autre  langage,  il,  42-45  ;  IX,  21.  C'est  là  un  écho  des  Upanishads. 


142  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

à  lui-même1.  On  pouvait  ainsi  être  à  la  fois  brahmaniste  orthodoxe 
et  fervent  sectaire. 

Ce  caractère  traditionnel  et  en  quelque  sorte  mixte  de  la  plupart 
<l<;  ces  religions  s'explique  naturellement  par  le  rôle  prépondérant 
qu'y  ont  joué  les  brahmanes.  Sauf  en  ce  qui  concerne  l'autorité  du 
Veda,  de  laquelle  dépendait  leur  propre  primauté,  ceux-ci  en  effet 
n'ont  pas  été  les  conservateurs  exclusifs  pour  qui  on  veut  parfois 
les  faire  passer.  Gomme  ils  formaient  l'aristocratie  intellectuelle  et 
religieuse  de  la  nation,  ils  devaient  au  contraire  ressentir  plus 
vivement  que  d'autres  l'insuffisance  de  doctrines  vieillies  et,  de 
fait,  on  les  trouve  à  la  tête  de  toutes  les  nouveautés.  Ici  d'ailleurs 
ils  avaient  un  intérêt  visible  à  ne  pas  repousser  des  croyances 
qui  devaient  leur  permettre  de  lutter  avec  avantage  contre  les  pro- 
grès bien  autrement  dangereux  pour  eux  du  bouddhisme.  En  tous 
les  cas  et  quels  qu'aient  pu  être  leurs  motifs,  ils  se  sont  jetés  dans 
le  mouvement  avec  ardeur.  Presque  toute  la  littérature  de  ces  re- 
ligions est  plus  ou  moins  leur  ouvrage  et,  parmi  les  fondateurs  de 
sectes  dont  l'histoire  a  gardé  le  souvenir,  il  en  est  peu  qui  n'aient 
pas  été  de  leur  caste.  Et  ils  ne  se  sont  pas  contentés  d'être  les 
théologiens  des  cultes  nouveaux;  ils  en  ont  été  aussi  les  ministres. 
Malgré  les  défenses  de  leurs  Smritis,  beaucoup  d'entre  eux  se  sont 
faits  les  desservants  des  temples  et  des  idoles,  les  prêtres,  les 
guides  et  les  entrepreneurs  des  pèlerinages  et  des  dévotions 
locales.  Seulement  il  importe  d'observer  que  la  vieille  défense  n'a 
jamais  été  levée,  et  qu'aujourd'hui  encore  ceux  qui  exercent  ces 
fonctions  forment  autant  de  classes  inférieures  que  les  brahmanes 
de  haute  caste  méprisent,  même  s'ils  partagent  leurs  croyances, 
et  auxquels  ils  contestent  plus  ou  moins  le  droit  de  porter  le  cor- 
don sacré. 

Il  y  a  là,  en  effet,  un  indice  qui  tend  à  montrer  que,  si  la  caste 
sacerdotale  a  pris  une  part  très  considérable  dans  le  développe- 
ment de  ces  religions,  celles-ci  n'ont  pourtant  jamais  été,  ni  à  l'ori- 
gine, ni  depuis,  entièrement  en  sa  dépendance.  Et  cet  indice  n'est 
pas  le  seul.  La  partie  la  plus  ancienne  de  la  littérature  sectaire 
qui,  dans  sa  forme  actuelle,  est  certainement  l'œuvre  des  brah- 
manes, ne  leur  a  pas  toujours  appartenu.  Le  Mahâbhârata,  plu- 
sieurs Purânas  sont  mis  dans  la  bouche  de  bardes  profanes2  et 

î.  IX,  24-25;  VII,  20-23. 

2.  Le»  sûtas,  les  écuyers.  Voir  ce  qu'en  dit  E.  Burnouf,  Bhâgavata-Pur.,  t.  I,  Préf., 
p.  xxv. 


HINDOUISME  143 

bien  qu'on  les  qualifie  de  cinquième  Yeda  *,  on  n'a  jamais  vu  de 
mal  à  ce  qu'ils  fussent  traduits  dans  les  dialectes  vulgaires2.  Si  on 
excepte  les  mantras,  les  formules  proprement  dites,  où  la  teneur 
verbale  est  chose  essentielle,  il  n'y  a  pas  eu  pour  les  sectes  une 
langue  sacrée.  Des  poésies  populaires,  chantées  dans  tous  les 
idiomes  de  l'Inde,  ont  été  au  contraire  un  de  leurs  principaux 
moyens  de  propagation  et,  parmi  les  auteurs  de  ces  chants,  quali- 
fiés de  dâsas,  d'esclaves  du  dieu  qu'ils  célèbrent,  beaucoup  ont  été 
et  sont  encore  de  basse  caste.  Le  Kuralde  Tiruvalluvar3,  cet  admi- 
rable recueil  de  stances  en  langue  tamoule,  d'une  inspiration  si 
pure  et  si  haute  et  dont  les  brahmanes  acceptent  parfaitement  l'au- 
torité, est  l'œuvre  d'un  Pareiya4.  Il  y  a  des  légendes  qui  font  de 
Vâlmîki,  l'auteur  du  Râmâyana,  un  Koli,  c'est-à-dire  un  membre 
d'une  des  tribus  aborigènes  les  plus  méprisées  de  la  côte  de  Bombay. 
Le  plus  grand  nom  de  la  poésie  épique  et  sectaire,  Yyâsa,  l'auteur 
mythique  du  Mahâbhârata  et  des  Purânas,  aurait  été  lui-même, 
d'après  le  dire  de  ces  ouvrages,  un  brahmane  d'une  pureté  plus 
que  contestable5,  et  des  récits  analogues  ont  cours  sur  le  compte 
du  célèbre  Çamkara6.  Sans  exagérer  la  portée  de  ces  traditions,  il 
est  permis  d'en  noter  la  persistance.  Si  on  les  rapproche  de  la  doc- 
trine d'une  fraternité  plus  large  professée  en  somme  par  la  plupart 
de  ces  religions,  ainsi  que  du  fait  que,  de  nos  jours  encore,  pas 
plus  qu'au  temps  des  vieilles  Smritis,  ces  cultes  ne  sont  tombés 
entièrement  entre  les  mains  des  brahmanes,  que  certaines  fonctions 


1.  Ghândog.  Up.,  VII,  1,  2;  Mahâbhârata,  III,  2247. 

2.  Toutes  ces  traductions  sont  très  libres,  la  majorité  même  étant  des  adaptations 
plutôt  que  des  versions  véritables.  Contrairement  à  ce  qui  arriva  à  une  date  ancienne 
pour  le  Veda,  le  formalisme  de  la  lettre  n'a  jamais  été  porté  bien  loin  en  ce  qui  con- 
cerne cette  littérature.  Elle  n'en  constitue  pas  moins,  à  tous  les  autres  points  de  vue, 
une  véritable  littérature  sacrée.  Au  Népal,  par  exemple,  c'est  encore  la  coutume,  devant 
les  cours  de  justice,  de  placer  le  Harivamça  sur  la  tête  des  témoins  s'ils  sont  Hindous, 
la  Pancarakshî  ou  le  Coran  s'ils  sont  bouddhistes  ou  musulmans.  B.  H.  Hodgson, 
Miscellaneous  Ëssays  ou  Indian  Subjects,  vol.  II,  p.  226,  éd.  1880. 

3.  C.  Graul,  Bibliotheca  Tamulica,  t.  III:  Der  Kural  des  Tir uvalluver,  ein  gnomisches 
Gedicht  ûber  die  drei  Strcbeziele  des  Menschen,  1856  ;  G.  de  Du  Mast,  Maximes  des 
Courais  de  Tirout-Vallouvar,  ou  la  morale  des  Parias,  1854. 

4.  R.  Caldwell,  A  Comparative  Grammar  of  the  Dravidian  languages,  Introd.,  p.  181, 
2*  éd.  Tiruvalluvar  signifie  le  saint  (tiru  =  sanscrit  çrî),  Valluvar  ;  les  Valluvar  sont 
lc6  pûjâris  ou  prêtres  des  Parias. 

6.  Il  est  né  de  l'union  irrégulière  d'un  brahmane  et  d'une  jeune  fille  de  la  caste 
impure  des  pêcheurs,  une  dâsakanyâ,  une  fille  esclave,  comme  elle  est  appelée,  Bhâ- 
gavata-P.,  IX,  22,  20. 

6.  Ind.  Ant.y  VII,  p.  286. 


114  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

sacerdotales,  dans  le  Sud  surtout,  sont  attribuées  de  préférence  à 
des  hommes  du  peuple  et  que  les  Gurus  eux-mêmes,  les  chefs  spi- 
rituels, peuvent  être  des  membres  d'une  autre  caste  (dans  les  temps 
modernes  on  a  même  vu  ce  rôle  tenu  par  des  femmes  *),  on  s'aper- 
cevra qu'on  est  ici  sur  un  terrain  sensiblement  différent  du  vieux 
brahmanisme,  et  qu'un  certain  élément  populaire  n'est  pas  à  mé- 
connaître dans  ces  religions.  L'examen  de  leur  théologie  nous  con- 
duira à  la  même  conclusion. 

1.  Voir  plus  loin  pour  Mira  Bâi  (seizième  siècle),  Sahaji  Bâi  (dix-huitième  siècle); 
encore  récemment  les  Kartâbhâjs  du  Bengale  avaient  pour  chef  une  femme,  Hunter, 
Statistical  Account  of  Bengal,  t.  I,  p.  74. 


I.  —  LES  DIVINITES  SECTAIRES 


Le  trait  commun  des  religions  sectaires  est  la  suprématie  de  divinités  nouvelles  d'o- 
rigine populaire  et  identifiées  avec  Rudra-Çiva  et  Vishnu.  Çaivas  et  Vaishnavas.  Rôle 
grandissant  de  Rudra  dans  le  Veda  :  le  Çatarudriya.  Çiva  et  Devî  et  leur  entou- 
rage. L'avènement  de  Vishnu  à  la  suprématie  coïncide  avec  l'apparition  de  Krishna. 
Vishnu  et  Lakshmi.  Théorie  des  Avatâras.  Mythes  et  cycle  de  Krishna.  Mythe  et 
cycle  de  Rama.  Formées  des  mêmes  matériaux  que  celles  de  l'ancienne  religion,  les 
divinités  nouvelles  sont  dune  personnalité  plus  résistante  avec  une  tendance  mar- 
quée vers  le  monothéisme.  Combinaisons  diverses  de  ces  divinités  entre  elle»  et 
avec  les  données  de  l'ancienne  théologie  et  de  l'ancienne  spéculation.  La  triade 
Brahmâ-Vishnu-Çiva.  Son  caractère  théorique  et  littéraire.  Les  vrais  objets  de  la 
théologie  sectaire  sont  Çiva  et  Vishnu  avec  leurs  contre-parties  féminines.  Un  qua- 
trième terme  superposé  à  la  Triade.  La  Triade  réduite  à  deux  terme»  :  Harihara. 


Le  caractère  commun  de  la  plupart  de  ces  religions  est  le  culte 
de  divinités  nouvelles  mises  au-dessus  de  toutes  les  autres  et  dont 
la  conception  très  concrète  et  très  personnelle  aboutit  à  des  sortes 
de  biographies.  Ces  divinités  sont  identifiées,  soit  avec  Çiva,  qui 
lui-même  se  rattache  au  dieu  védique  Rudra,  soit  avec  Vishnu  et, 
selon  que  les  unes  ou  les  autres  sont  élevées  au  rang  suprême,  les 
religions  sont  dites  çivaïtes  ou  vishnouites,  et  leurs  sectateurs 
respectifs  qualifiés  de  çaivas  ou  de  vaishnavas.  La  genèse  de  ces 
religions  est  extrêmement  obscure.  Les  écrits  védiques  les  rencon- 
trent et  les  côtoient  pour  ainsi  dire  dans  la  période  même  de  leur 
formation  ;  mais  ils  les  traitent  plus  ou  moins  en  étrangères  et  les 
détails  qu'ils  nous  ont  conservés  sont  plutôt  faits  pour  irriter  notre 
curiosité  que  pour  la  satisfaire. 

Des  deux  divinités  principales,  Çiva  «  le  Propice  »,  bien  que  son 
nom  se  rencontre  à  peine  dans  le  Veda,  est  encore  celle  dont  on 

Religions  de  l'Inde.  —  T.  10 


140  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

peut  le  mieux  suivre  la  formation1.  Déjà  dans  l'Atharva-Veda  on 
voit  grandir  le  rôle  de  Rudra,  la  vieille  divinité  de  l'ouragan,  le 
père  des  Maruts,  qui  sera  absorbé  par  Çiva.  On  l'invoque  comme 
le  maître  de  la  vie  et  de  la  mort  et,  de  préférence  à  sa  nature 
bienfaisante  qui  domine  dans  les  Hymnes  du  Rig,  on  exalte  ses 
aspects  terribles  et  meurtriers.  On  l'identifie  plus  fréquemment  avec 
Agni,  le  feu  conçu  comme  élément  destructeur2.  A  ses  côtés  appa- 
raissent Bhava  «  le  Prospère  »,  Çarva  «  l'Archer  » ,  qui  se  fondront 
tous  deux  dans  la  personne  du  nouveau  dieu,  et  Kâla,  le  Temps  qui 
produit  et  dévore  toutes  choses,  et  qui  sera  lui  aussi  un  des  éléments 
ou  des  «  formes  »  de  Çiva,  est  invoqué  comme  le  premier  principe 
de  tout  ce  qui  existe.  Dans  le  Yajur-Veda  l'identification  de  Rudra 
avec  Agni  est  devenue  courante.  Il  reçoit  les  noms  d'Içâna,  à'îçvara 
«  le  Seigneur  »,  de  Mahâdeva  «  le  grand  dieu  ».  En  même  temps 
apparaissent  les  légendes  qui  relatent  sa  naissance,  ses  victoires 
sur  les  Asuras  dont  il  détruit  le  Tripura,  la  «triple cité  »  terrestre, 
aérienne  et  céleste  ;  d'autres  qui  le  montrent  faisant  irruption  au 
milieu  des  dieux  et  s'emparant  de  vive  force  des  offrandes  de  leur 
sacrifice.  Çiva  héritera  de  tout  cela,  et  de  ces  récits  qui  formeront 
le  fond  de  sa  biographie,  et  de  cette  affinité  avec  le  Feu  qui,  dans 
le  Mahâbhârata  encore,  est  une  de  ses  «  formes  ».  De  cette  parenté 
il  restera  en  outre  des  traces  dans  la  plupart  de  ses  noms  qui  sont 
aussi  des  noms  d'Agni  ;  dans  les  noms  de  sa  contre-partie  féminine 
qui  sont  ceux  des  flammes  ou  des  «  langues  »  d'Agni  ;  dans  l'épi- 
thète  obscure  de  Tryambaka  3  «  celui  qui  a  trois  mères  »,  où  il  y 
a  peut-être  un  souvenir  de  la  triple  naissance  d'Agni  ;  dans  plusieurs 
légendes,  par  exemple  dans  celle  de  Skanda,  le  dieu  de  la  guerre, 
qui  est  à  la  fois  son  fils  et  celui  d'Agni,  et  enfin  dans  un  de  ses 

1.  J.  Miiir  a  consacré  tout  le  quatrième  volume  de  ses  Sanskrit  Texts  (2*  éd.,  1873)  à 
l'histoire  des  deux  grandes  divinités  sectaires.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de 
renvoyer  une  fois  pour  toutes  à  la  riche  collection  de  passages  qu'il  a  rassemblés  des 
Samhitâs  du  Rig  et  de  l'Atharva-Veda,  des  Brâhmanas,  du  Mahâbhârata,  du  Râmâyana 
et  des  Purânas.  On  y  trouvera  également  réunies  les  opinions  des  principaux  savants 
qui  se  sont  occupés  de  cette  matière,  en  première  ligne,  Lassen  et  A.  Weber. 

2.  Agni  est  un  des  noms  de  Çiva,  Taitt.  Saqih.,  I,  4,  36.  Comparer  Taitt.  Âr.,  III, 
p.  21. 

3.  Déjà  RV.,  VII,  59,  12  (=  Ath.  V.,  XIV,  1,  17;  Vâj.  S.,  III,  60;  Taitt.  S.,  I,  8,  6,  2), 
dans  un  vers  ajouté  après  coup  et  pour  lequel  il  n'y  pas  de  pada.  Les  mss.  du  com- 
mentaire de  Sâyana  varient  sur  ce  vers.  Quelques-uns  le  passent  sous  silence  ;  ceux 
qui  l'expliquent  rendent  tryambaka  par  «  producteur  des  trois  mondes  »,  ou  par 
«  père  des  trois  dieux,  Brahmâ,  Vishnu  et  Rudra  »,  ou,  ce  qui  est  l'explication  ordi- 
naire, par  «  celui  qui  a  trois  yeux  ».  Le  Nirukta,  XIV,  35  (pariçishta),  et  le  Rigvi- 
dhâna  le  rendent  simplement  par  Rudra,  Mahâdeva. 


HINDOUISME  147 

principaux  attributs,  le  trident,  qui  est  un  symbole  de  l'éclair.  Dans 
un  autre  de  ses  attributs,  dans  le  troisième  œil  qu'il  porte  au  milieu 
du  front  et  d'où  s'échappe  une  flamme  qui  doit  un  jour  dévorer  le 
monde,  on  reconnaît  de  même  l'œil  du  Cyclope  et  la  trace  d'une 
ancienne  affinité   solaire.   Cependant  quelque  grande   figure  que 
Rudra  fasse  parfois  dans  ces  textes,  non  seulement  il  n'y  arrive 
pas  à  la  souveraineté,  mais  il  ne  s'élève  pas  au-dessus  du  niveau 
moyen  des  dieux.  Dans  ces  diverses  données  il  n'y  a  rien  qui  dépasse 
la  mesure  ordinaire  du  syncrétisme  des  Brâhmanas,  et,  si  elles 
fournissent  certains  éléments  de  Çiva,  elles  sont  loin  de  suffire  à 
l'explication  de  son  être.  Cette  explication,  il  nous  semble  au  con- 
traire qu'elle  est  suggérée  dans  un  autre  texte  d'apparence  assez 
moderne,  mais  qui  a  trouvé  place  dans  toutes   les   recensions  du 
Yajur-Veda,  le  Çatarudriya,  l'hymne  aux  cent  Rudras1.  Dans  ce 
morceau,  qui  est  une  de  ces  invocations  en  forme  de  litanies  si 
fréquentes  dans   la  littérature  postérieure,  Rudra  apparaît  avec 
tous  les  caractères  d'une  divinité  franchement  populaire,  associée 
à  tous  les  côtés  de  la  vie  rude  et  troublée  qui  de  temps  immémo- 
rial a  été  celle  de  l'Inde.  On  l'invoque  lui  et  ses  ganas,  les  «  troupes  » 
auxquelles    il  commande2,  pour  la  protection  de  la  maison,  des 
champs,  des  troupeaux,  des  chemins.  Il  est  le  patron  des  gens  de 
métier,  des  charrons,  des  charpentiers,  des  forgerons,  des  potiers, 
des  chasseurs,  des  bateliers  ;   il  est  lui-même  un  rusé  marchand. 
Mais  il  est  aussi  le  chef  des   armées,   le  dieu  des  braves,  des  fan- 
tassins et  de  ceux  qui  combattent  sur  des  chars,  de  tous  ceux  qui 
vivent  de  l'arc,  de  la  lance  et  de  l'épée.  C'est  son  cri  qui  retentit 
dans  la  mêlée,  et  sa  voix  qui  résonne  dans  le  tambour  de  guerre3. 
Étant  soldat,  il  est  bandit,   car  en  Orient  c'est  un  peu  la  même 
chose  :  il  est  le  patron  des  voleurs,  des  maraudeurs,  des  brigands, 
de  tous  ceux  qui  vont  la  nuit  par  troupes  et  qui  vivent  de  rapine. 
Il  est  aussi  le  dieu  des  mendiants  et  des  fakirs,  de  ceux  qui  por- 
tent les  cheveux  longs  et  nattés  et  de  ceux  qui  se  rasent  la  tête.  Il 
est  omniprésent  par  lui-même  ou  par  les  esprits  innombrables  aux- 
quels  il  commande,   dans  les  maisons   et  aux  champs,   dans  les 

1.  Taitt.  S.,  IV,  5,  1-11;  Vâj.  S.,  XVI,  1-66;  Kâthaka,  XVII,  11-16.  Le  morceau 
forme  aussi  une  Upanishad  spéciale.  Il  a  été  traduit  par  A.  Weber,  Ind.  Stud.,  II,  32, 
et  par  J.  Muir,  Sanskrit  Texts,  IV,  322. 

2.  Ces  ganas  sont  appelés  eux-mêmes  Rudras.  Leur  nombre  est  diversement  indiqué  : 
le  Bhâgavata-Puràna,  VI,  6,  17,  les  compte  par  dizaines  de  millions. 

3.  Cf.  Ath.  V.,  V,  21.  Sur  les  monnaies  des  rois  indo-scythes,  Çiva  est  figuré  portant 
un  tambour.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  t.  II,  pp.  839,  811,  2*  éd. 


148  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

rivières  et  dans  les  fontaines,  dans  le  vent  et  dans  le  nuage  qui 
passent,  dans  l'herbe  qui  pousse,  dans  l'arbre  qui  verdoie,  dans  la 
feuille  qui  tombe.  Mais  il  réside  surtout  dans  les  forets  et  dans  les 
solitudes  et  il  règne  sur  les  montagnes.  On  ne  saurait  rien  imaginer 
de  plus  vivant1  que  la  figure  qui  se  dégage  de  ce  morceau  d'un 
réalisme  si  brutal,  mais  rien  aussi  de  moins  brahmanique.  Dans 
cette  interminable  série  d'épithètes,  où  l'on  trouve  presque  tous 
les  noms  de  Çiva,  il  ne  se  rencontre  pas  une  seule  expression 
rituelle,  pas  une  allusion  à  un  usage  sacré.  Ce  Rudra  qui  «  se 
manifeste  à  des  bouviers  et  à  des  porteuses  d'eau  »,  est  déjà  bien 
le  Çiva  dont  le  culte  pourra  se  célébrer  sans  brahmanes,  et  à  qui 
ses  adversaires  reprocheront  parfois  d'être  le  dieu  des  çûdras  et  des 
gens  de  rien2.  Sans  doute,  ici  non  plus,  il  n'est  pas  encore  une 
divinité  souveraine;  mais  il  est  comme  marqué  pour  le  devenir,  et 
on  entrevoit  quelles  raisons  ont  dû  décider  les  brahmanes  à  le  choi- 
sir entre  tant  d'autres  pour  l'élever  à  ce  rang.  Ils  n'auront  qu'à 
l'adopter  pleinement,  qu'à  infuser  pour  ainsi  dire  leur  théologie  et 
leur  métaphysique  à  cette  figure  sauvage  si  vivante  dans  la  con- 
science populaire,  et  elle  sera  réellement  Mahâdeva,  le  Grand  dieu3. 
Cette  adoption  était  un  fait  accompli  plusieurs  siècles  avant  notre 
ère.  Dans  le  Mahâbhârata,  qui  pourtant,  dans  sa  rédaction  actuelle, 
est  plutôt  vishnouite ,  le  culte  le  plus  répandu  est  celui  de  Çiva4. 
C'est  le  Dionysos  de  Mégasthènes,  qui  rapporte  qu'on  l'adorait 
surtout  dans  les  montagnes,  le  culte  rival  d'Héraclès  ou  de  Krishna 
étant  dès  lors  dominant  dans  la  plaine  gangétique  5.  Il  est  élevé 
bien  au-dessus  de  la  foule  des  dieux  :  pour  ses  sectateurs  il  est  le 
plus  grand  de  tous  ;  pour  tout  le  monde  il  est  un  des  plus  grands 

1.  Cette  observation  s'applique  du  reste  en  général  au  personnage  de  Rudra  dans 
l'Atharva-Veda  et  dans  les  Brâhmanas.  Il  semble  que  ce  dieu  y  ait  pour  ainsi  dire 
plus  de  corps  que  les  autres. 

2.  Muir,  Sanskrit  Texts,  IV,  p.  377.  Vasishta-Smriti  citée  par  Banerjea,  Nârada-Panca- 
râtra,  Préf.,  p.  5. 

3.  L'hypothèse  récemment  reprise  par  Wurm,  Geschichte  der  indischen  Religion,  que 
Çiva  est  une  divinité  non-aryenne,  ou  pour  être  plus  précis,  dravidienne,  est  inadmis- 
sible. Tout  ce  que  nous  pouvons  dire  (et  la  même  chose  est  vraie  de  Vishnu)  c'est 
que  sous  plus  d'un  des  Mahâdeva  locaux  gît,  caché,  un  vieux  culte  aborigène,  mais 
ces  substitutions  n'ont  pas  affecté  du  tout  la  conception  générale  du  dieu.  Pour  quel- 
ques-unes de  ses  contre-parties  féminines,  une  dérivation  étrangère  est  plus  probable. 
Cf.  infra,  p.  181. 

4.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  I,  922.  Muir,  Sanskrit  Texts,  IV,  283. 

5.  Megasthenis  Indica,  p.  135,  éd.  Schwanbeck.  Lassen,  Ind.  Alterlhumsk.,  1,795;  925. 
Cette  interprétation  du  passage  de  Mégasthène  a  été  contestée  par  A.  Weber,  Ind. 
Stud.,  II,  409. 


HINDOUISME  149 

et  qui  n'a  d'égaux  ou  de  supérieurs  à  lui  que  Brahmâ  ou  Vishnu. 
Il  trône  sur  le  Kailâsa,  la  montagne  fabuleuse  du  Nord,  par  delà 
l'Himavat,  entouré  et  servi  par  les  Yakshas  et  par  une  multitude 
de  génies  de  nature  et  de  formes  diverses,  qui  obéissent  aux  ordres 
de  son  fils  adoptif  Skanda,  le  dieu  de  la  guerre  etle  nourrisson  des 
Pléiades,  de  Ganeça,  le  «  chef  des  troupes  »,  le  dieu  à  la  tête  d'élé- 
phant, l'inspirateur  des  ruses  et  des  bons  conseils,  devenu  plus  tard 
le  patron  des  lettres  et  des  lettrés,  de  Kubera  le  dieu  des  trésors, 
de  Virabhadra  «  le  vénérable  héros  » ,  personnification  de  la  fureur 
guerrière,  dont  le  culte  est  fort  répandu  dans  le  Dékhan  et  qui  est 
regardé  parfois  comme  une  «  forme  »  de  Çiva  même.  On  parle 
diversement  de  sa  naissance,  mais  en  réalité  il  est  éternel:  il  est 
Mahâkâla,  le  Temps  sans  bornes  qui  engendre  et  dévore  toutes 
choses  *.  Gomme  producteur,  il  a  pour  symboles  le  taureau  et  le 
phallus,  ainsi  que  la  lune  qui  lui  sert  de  diadème.  Gomme  destruc- 
teur, il  revêt  des  «  formes  »  terribles;  il  est  armé  du  trident  et  il 
porte  un  collier  de  crânes.  Il  est  assimilé  à  Mrityu,  la  Mort2,  et 
son  vieux  surnom  de  Paçupati,  de  «  Seigneur  des  troupeaux  », 
prend  le  sens  sinistre  de  «  Maître  du  bétail  humain  »,  peut-être 
celui  de  «  Maître  des  victimes  »,  car  plus  que  tout  autre  dieu  il  est 
cruel  et  il  exige  un  culte  sanglant3.  Il  est  le  chef  des  Bhûtas,  des 
Piçâcas,  des  esprits  malfaisants,  des  goules  et  des  vampires  qui 
hantent  les  places  d'exécution  et  celles  où  l'on  brûle  les  morts,  et 
il  rôde  avec  eux  à  la  tombée  de  la  nuit4.  Il  y  a  un  côté  orgiaste 
dans  sa  nature:  il  est  Bhairava,  le  dieu  de  la  folie  furieuse  qui, 
revêtu  de  la  peau  sanglante  d'un  éléphant,  mène  la  danse  sauvage 
du  tândava^.  Mais  il  est  aussi  par  excellence  le  dieu  de  l'ascétisme 
et  des  austérités.  Il  est  le  chef  des  yogins  ;  comme  eux  il  va  nu, 
le  corps  barbouillé  de  cendres,  ses  longs  cheveux  tressés  et  ramenés 
en  nœud  sur  le  sommet  de  la  tête.  Les  légendes  sont  pleines  de 
ses  mortifications  épouvantables,  et  elles  racontent  comment  d'un 
seul  regard  de  son  œil  de  Gyclope,  il  réduisit  en  cendres  Kâma, 

1.  Sous  cette  forme,  il  avait  un  sanctuaire  célèbre  à  Ujjayinî  en  Mâlava,  Meghadûta,  35. 

2.  Plusieurs  des  personnages  de  sa  suite,  tels  que  Bhringin  et  Kâla  sont  figurés  sous 
la  forme  de  squelettes,  comme,  par  exemple,  à  Bâdâmi  et  à  Elurâ.  Indian  Antiq.,  VI, 
359;  Cave  Temples,  pp.  433  sq.,  et  planche  LXXII. 

3.  Ath.  V.,  XI,  2,  9  ;  Âçvalâyana  Gri.  S.,  IV,  8;  Pâraskara  Gri.  S.,  III,  8.  Mahâbhârata, 
ap.  Muir,  Sanskrit  Texts,  IV,  284  ;  288. 

4.  Bhâgavata  Pur.,  III,  14,  22  sq. 

5.  Cf.  Meghadûta,  37  ;  Câmundâ,  une  des  terribles  formes  de  Devî,  est  aussi  dépeinte 
ainsi  au  cinquième  acte  de  Mâlatî-Mâdhava. 


450  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

l'Amour,  qui  avait  osé  porter  le  trouble  dans  son  cœur.  A  ses  côtés 
trône  Umâ  «  la  Gracieuse  »,  fille  de  l'Himavat,  qui  déjà  dans 
quelques  passages  védiques  est  l'épouse  de  Rudra,  tandis  qu'i4m- 
bikâ  «  la  Bonne  mère  »,  qui  maintenant  est  identifiée  avec  elle, 
n'y  est  encore  que  la  sœur  du  dieu.  Gomme  son  époux,  dont  elle 
est  l'exacte  contre-partie,  elle  a  beaucoup  de  noms  et  beaucoup  de 
«  formes  ».  On  l'adore  comme  Devî  «  la  Déesse  »,  Pârvatt  «  la 
Fille  de  la  montagne  »,  Durgâ  «  l'Inaccessible  »,  Gauri  «  la  Bril- 
lante »,  Sati  «  l'Epouse  dévouée  »,  Bhairavî  «  la  Terrifiante  », 
Kâlî  «  la  Noire  »,  Karalâ  «  THorrifique  »,  et  sous  une  infinité 
d'autres  dénominations  qui  expriment  sa  double  nature  de  déesse 
de  la  vie  et  de  la  mort. 

Si,  pour  Çiva,  la  littérature  védique  fournit  quelques  données 
qui  permettent  d'entrevoir  le  mode  de  formation  de  sa  personna- 
lité et  de  conclure  à  la  coexistence  probable  de  son  culte  à  l'état  de 
religion  populaire,  elle  ne  nous  a  conservé  par  contre  aucun  indice 
semblable  au  sujet  de  son  rival,  le  Vishnu  sectaire.  Vishnu,  il  est 
vrai,  la  vieille  personnification  du  soleil,  est  déjà  dans  les  Hymnes 
un  dieu  de  premier  ordre  et,  dans  plusieurs  passages,  on  le  trouve 
revêtu  d'une  sorte  de  souveraineté.  Mais  c'est  là  une  distinction 
qu'il  partage  avec  d'autres  divinités  et  dont  les  écrits  postérieurs 
paraissent  même  se  souvenir  fort  rarement.  Quand  le  Soleil  est 
invoqué  comme  dieu  suprême,  c'est  de  préférence  sous  d'autres 
noms,  sous  celui  de  Savitri  par  exemple,  dans  PAtharva-Veda  sous 
celui  de  Rohita,  «  le  Rouge1  »,  et  plus  tard  les  sectateurs  de  reli- 
gions strictement  solaires  l'adoreront  sous  ceux  de  Sûrya  et  d'Âdi- 
tya.  Dans  les  nombreuses  légendes  recueillies  dans  les  Brâhmanas 
et  qui  ont  conservé  tant  de  traits  caractéristiques  de  la  destinée 
des  dieux,  on  ne  voit  pas  davantage  que  Vishnu  soit  en  train  de  se 
transformer  ni  d'agrandir  son  rôle.  Ces  légendes  racontent  avec 
plus  de  détails  le  vieux  mythe  qui  lui  fait  parcourir  ou  conquérir 
les  trois  mondes  en  trois  enjambées  2  ;  elles  font  de  lui  la  person- 
nification du  sacrifice  et,  à  ce  propos,  elles  parlent  de  sa  mort  vio- 
lente 3 ,  trait  qui  convient  bien  à  une  divinité  solaire 4  et  qui  se  retrouve 
dans  la  catastrophe  finale  de  Krishna.  Mais  elles  ignorent  la  théorie 

1.  XIII,  1. 

2.  Pour  une  forme  toute  particulière  de  ce  mythe,  cf.  Çatap.  Br.,  I,  2,  5,  1-7. 

3.  Muir,  Sanskrit  Texts,  IV,  p.  122  sq. 

4.  11  est  fait  souvent  allusion  à  la  mort  du  soleil;  cf.  par  exemple,  Taitt.   S.,  I,  5, 
9,  4;  1,  6,  4,  4.  Yama,  le  premier  qui  mourut,  est  un  personnage  solaire. 


HINDOUISME  151 

des  Avatâras  et,  dans  aucun  de  ces  récits,  pas  plus  que  dans  la 
liturgie  ou  dans  le  rituel  (nous  exceptons  naturellement  des  compi- 
lations aussi  tardives  que  le  dernier  livre  du  Taittirîya-Aranyaka), 
il  n'y  a  la  moindre  trace  d'un  acheminement  de  Vishnu  vers  le 
rang  suprême.  Dans  la  poésie  épique  au  contraire,  dans  le  Mahâ- 
bhârata,  Vishnu  est  en  pleine  possession  de  ce  rang.  Mais  en  même 
temps  apparaît  un  héros,  un  homme-dieu,  Krishna,  qui  est  déclaré 
une  incarnation  de  son  essence  divine,  et  cette  figure  absolument 
inconnue  au  Veda,  est  sans  aucun  doute  possible  une  divinité  popu- 
laire. Il  faut  en  conclure,  ce  semble,  qu'il  y  a  une  relation  entre  la 
suprématie  de  Vishnu  et  son  identification  avec  Krishna,  et  on  est 
amené  à  se  demander  si  Krishna  a  été  assimilé  à  Vishnu  parce  que 
celui-ci  était  arrivé  à  occuper  le  premier  rang,  ou  si  la  primauté 
du  dieu  brahmanique  n'a  pas  été  plutôt  la  conséquence  de  sa  fusion 
avec  le  dieu  populaire.  De  ces  deux  solutions,  c'est  la  dernière  qui 
nous  paraît  la  plus  probable1.  Nous  avons  déjà  vu  que  le  Veda  ne 

1.  Nous  nous  écartons  ici  sensiblement  de  l'opinion  commune  qui  tend  à  admettre 
une  progression  assez  lente  et  chronologiquement  déterminable  dans  la  déification  de 
Krishna  et,  ajouterons-nous  de  suite,  de  Ràma.  On  s'appuie  pour  cela  d'ordinaire  sur 
les  parties  du  Mahàbhârata  et  du  Râmâyana  où  Krishna  et  Ràma  sont  encore  repré- 
sentés comme  de  simples  héros,  où  ils  ne  sont  pas  encore  identifiés  avec  le  dieu 
suprême.  A  notre  avis,  le  mot  encore  est  là  bien  souvent  de  trop.  Non  seulement  par 
leurs  parties  supplémentaires,  mais  par  tout  l'ensemble  de  leur  rédaction  actuelle,  les 
deux  poèmes  appartiennent  à  l'époque  du  plein  développement  de  la  théorie  des 
Avatâras,  et  leurs  héros  sont  à  la  fois  vraiment  hommes  et  vraiment  dieux.  Pour 
l'opinion  contraire,  cf.  surtout  A.  Weber,  Krishnajanmâshtamî ,  p.  316  ;  Die  Râma-tâpa- 
nîya-Upanishad,  p.  275;  Ueb.r  das  Râmâyana,  au  début.  Nous  ne  pouvons  attacher  une 
aussi  grande  importance,  qu'on  le  fait  ordinairement,  à  l'absence  de  toute  référence  à 
Krishna,  que  Burnouf  fut  le  premier  à  signaler  (Introd.  à  VHist.  du  Buddh.  ind., 
p.  136)  dans  ce  qu'il  croyait  être  la  plus  ancienne  partie  des  écrits  bouddhiques.  C'est 
là  un  mode  d'argumentation  qui,  considérant  le  temps  qu'il  a  fallu  pour  fixer  le  canon 
bouddhique,  risque  fort  de  nous  mener  un  peu  trop  loin.  D'après  ce  principe  nous 
devrions  regarder  la  divinité  de  Krishna  comme  postérieure  en  date  au  texte  que 
nous  avons  de  Manu  (sans  parler  d'autres  livres  du  même  genre),  texte  qui  connaît 
pourtant  les  Grecs  et  les  Chinois.  Krishna  paraît  souvent  dans  les  Sùtras  développés 
du  Nord  et  il  y  a  même  subi  déjà  des  transformations  toutes  particulières.  Dans  le 
Lalitavistara  il  est  mentionné  une  fois  au  nombre  des  plus  grandes  divinités  (pp.  148, 
149  de  l'édition  de  la  Bibl.  Ind.);  mais  ordinairement  il  est  le  chef  des  démons  noirs  ; 
et  Mâra,  le  grand  ennemi  du  Buddha  et  de  sa  mission,  est  appelé  l'allié  de  Krishna 
(ibid.,  pp.  175,  376,  379,  etc.).  Tous  ces  passages,  dont  le  dernier  implique  une  hosti- 
lité ouverte  contre  le  krishnaïsme,  se  rencontrent  dans  les  Gâthâs,  texte  dont  de  ré- 
centes recherches  tendent  à  rétablir  l'autorité.  Après  toutes  les  affinités  signalées 
dans  le  livre  de  Senart,  La  Légende  du  Buddha,  il  nous  semble  que  le  bouddhisme 
est  lui-même  témoin  de  l'origine  ancienne,  divine  et  toute  mythique  de  la  légende 
de  Krishna.  Les  Jainas,  suivant  leur  habitude,  ont  bâti  tout  un  système  sur  cette 
base.  Chez  eux,  Krishna  est  le  neuvième  des  Vâsudevas  noirs,  qui,  avec  les  neuf 
Balas  blancs,  les  neuf  Vishnudvish,  ou  ennemis  de  Vishnu,  les  douze  Cakravartins,  ou 


152  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

fait  nullement  pressentir  la  suprématie  de  Yishnu.  Elle  ne  paraît 
pas  non  plus  être  bien  ancienne  dans  le  Mahâbhârata,  qui,  en 
général,  n'est  vishnouite  qu'autant  qu'il  est  krishnaïte.  Le  culte  le 
plus  répandu  en  somme  y  est  celui  de  Çiva,  et  même,  dans  les  épi- 
sodes les  moins  remaniés  de  ce  poème  essentiellement  éclectique, 
la  figure  souveraine  n'est  encore  ni  Çiva  ni  Yishnu,  mais  le  vieux 
roi  des  cieux  Indra.  Il  semble  donc  qu'il  ne  reste  guère  de  place 
pour  le  développement  d'une  religion  purement  vishnouite,  d'autant 
moins,  que  le  culte  de  Krishna  paraît  remonter  assez  haut. 
«  Krishna  le  fils  de  Devakî  »  est  nommé  une  fois  du  moins  dans  un 
écrit  védique  qui  fait  de  lui  purement  et  simplement  le  disciple 
d'un  sage1,  et  cette  représentation  absolument  évhémérique  paraît 
déjà  moins  originale  que  celle  que  montre  l'épopée.  Dès  le  deuxième 
siècle  avant  notre  ère,  l'histoire  de  Krishna  était  le  sujet  de  repré- 
sentations dramatiques  analogues  aux  solennités  bachiques  et  à 
nos  anciens  mystères2.  Enfin  il  est  extrêmement  probable  qu'il  faut 
voir  ce  personnage  dans  l'Héraclès  dont  Mégasthènes,  au  début  du 
troisième  siècle  avant  J.-C.,  trouvait  le  culte  dominant  dans  la 
plaine  gangétique.  Si  ces  conjectures  sont  fondées,  les  deux  grandes 
divinités  sectaires  se  seraient  formées  à  peu  près  de  la  même 
manière.  La  religion  de  Yishnu  serait  la  plus  jeune,  mais,  comme 
celle  de  son  rival,  elle  serait  le  résultat  de  l'adoption  par  les  brah- 
manes et  de  la  fusion  avec  une  de  leurs  vieilles  divinités,  de  dieux 
populaires,  dans  le  cas  spécial  de  Krishna,  d'un  héros  qui  était 
probablement  à  l'origine  la  kuladevatâ,  le  dieu  ethnique  de  quel- 
que puissante  confédération  de  clans  rajpoutes  3. 

Une  fois  élevé  au  rang  suprême,  Yishnu  devient  de  plus  en  plus 
étranger  à  son  ancienne  nature  solaire,  dont  le  souvenir  ne  persiste 
plus  que  dans  quelques  attributs,  tels  que  le  disque,  le  cakra,  qui 
est  son  arme  de  guerre,  ou  que  l'oiseau  Garuda  qui  lui  sert  de 
monture  et  qui  est  resté  l'objet  d'un  culte  4.  Il  trône  dans  son  para- 
monarques  universels,  et  les  vingt-quatre  Arhats,  forment  leurs  soixante-trois  Çalâkapu- 
rushas  :  Hemacandra,  Abhidhânacintâmani,  éd.  Bœhtlingk  et  Rieu,  p.  128.  —  Il  y  a 
du  reste  pour  Krishna  des  traces  de  plusieurs  tentatives  diverses  de  l'introduire  dans 
le  panthéon  brahmanique,  notamment  celles  qui  le  font  venir  d'un  cheveu  de  Vishnu 
ou  qui  l'identifient,  lui  et  Arjuna,  avec  Nara  et  Nârâyana. 

1.  Chândogya-Up.,  III,  17,  6. 

2.  Mahâbhâshya,  ap.  Ind.  Stud.,  XIII,  363. 

3.  Lassen  a  été,  croyons-nous,  le  premier  à  faire  ressortir   cette  origine   populaire 
des  cultes  de  Vishnu  et  de  Çiva  ;  Ind.  Altertumsk,  t.  I.  925;  t.  II,  441. 

4.  Pour  le  mythe  de  Garuda,  amplification  de  l'ancienne  figure  de  l'oiseau  solaire r 
cf.  Mahâbhârata,  I,  1239-1545. 


HINDOUISME  153 

dis,  le  Vaikuntha,  avec  son  épouse  Çrî  ou  Lakskmî,  la  déesse  delà 
Beauté,  delà  Volupté  et  de  la  Victoire.  Se  dérobant  peu  à  peu  dans 
un  lointain  mystérieux,  il  assume  les  fonctions  qui  appartenaient 
auparavant  à  Brahmâ  :  il  est  identifié  avec  Hiranyagarbha,  avec 
Nârâyana  surtout,  l'aîné  des  êtres  qui,  porté  sur  les  replis  de  Çesha 
ou  Ananta,  le  serpent  «  sans  fin  »,  symbole  de  l'éternité,  appa- 
rut à  l'origine  des  choses  flottant  au-dessus  des  eaux  primordiales. 
Selon  qu'il  veille  ou  qu'il  se  replonge  dans  le  sommeil  mystique, 
il  donne  naissance  à  la  création  ou  il  la  fait  rentrer  en  lui-même, 
et  c'est  de  son  nombril  que  s'élève  le  lotus  d'or  d'où  procèdent 
Brahmâ  et  les  dieux  démiurges.  Mais  c'est  moins  par  lui-même  qu'il 
intervient  dans  les  affaires  du  monde  et  qu'il  recueille  les  hommages 
des  hommes,  que  par  l'intermédiaire  de  ses  incarnations.  Celles-ci 
sont  fort  nombreuses,  car  Krishna,  qui  est  probablement  la  plus 
ancienne,  n'est  pas  la  seule  figure  sous  laquelle  il  se  soit  montré 
ici-bas.  «  Chaque  fois,  est-il  dit  dans  la  Bhagavad-Gîtâ,  que  la 
religion  périclite  et  que  l'impiété  triomphe,  je  m'émets  moi-même. 
Pour  la  défense  des  bons  et  la  répression  des  méchants,  pour 
l'affermissement  du  droit,  je  deviens  manifeste  d'âge  en  âge1.  » 
C'est  là  la  théorie  des  Avatâras  ou  des  «  Descentes  »,  qui  non 
seulement  est  caractéristique  du  vishnouisme,  mais  qui  marque 
une  phase  nouvelle  et  nettement  accusée  dans  le  développement 
religieux  de  l'Inde.  En  effet,  en  permettant  d'adorer  la  divinité  en 
une  série  d'hypostases  non  plus  abstraites,  comme  celles  qu'avait 
imaginées  l'ancienne  théologie,  mais  très  concrètes,  très  person- 
nelles et,  mieux  que  cela,  humaines,  elle  résolvait  d'une  façon 
neuve  le  vieux  problème  tant  de  fois  poursuivi  de  concilier  les  aspi- 
rations à  un  certain  monothéisme  avec  l'irrésistible  penchant  pour 
des  cultes  multiples.  Mieux  que  l'expédient  naïf  des  généalogies 
divines  ou  que  la  conception  des  «  formes  »  diverses  d'un  même 
dieu  qui  prévaut  encore  dans  les  religions  çivaïtes,  elle  répondait 
par  son  élasticité  et  par  son  côté  mystérieux  à  tous  les  instincts  de 
ce  peuple  à  la  fois  très  sensuel,  très  superstitieux  et  très  spéculatif, 
également  avide  de  théosophie  raffinée  et  de  représentations  gros- 
sières et  qui  n'a  jamais  su  ni  se  contenter  d'un  seul  Dieu,  ni  se  ré- 
signer à  en  adorer  plusieurs.  Un  Avatâra  au  sens  le  plus  élevé  et  le 
plus  complet  (car  ils  n'ont  pas  eu  tous  la  même  valeur),  n'est  pas 
une  apparition  passagère  de  la  divinité,  encore  moins  la  procréation 

1.  IV,  7-8. 


1  r>l  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

par  l'union  d'un  dieu  et  d'une  mortelle  d'un  être  en  quelque  sorte 
intermédiaire  ;  c'est  la  présence  mystique  et  en  même  temps  réelle 
de  l'Être  suprême  dans  un  individu  humain  qui  est  à  la  fois  vrai- 
ment dieu  et  vraiment  homme,  et  cette  union  intime  des  deux  na- 
tures est  conçue  comme  survivant  à  la  mort  de  l'individu  en  qui 
elle  s'est  réalisée.  Bref,  c'est  un  mystère,  dans  la  contemplation 
duquel  les  esprits  spéculatifs  pourront  s'abîmera  leur  aise,  tandis 
que  le  vulgaire  se  contentera  d'y  trouver  les  satisfactions  com- 
modes qu'offrent  l'anthropomorphisme  ou  même  le  zoomorphisme 
unis  à  l'idolâtrie  la  plus  grossière.  —  De  ces  Avatâras,  un  seul  est 
fondé  sur  un  mythe  originairement  propre  à  Vishnu,  celui  du  brah- 
mane nain  qui  reconquit  pour  les  dieux  les  trois  mondes  usurpés 
par  les  Asuras,  en  se  faisant  accorder  par  leur  chef  l'espace  me- 
suré par  trois  de  ses  pas,  et  qui  aussitôt,  en  ses  trois  fameuses 
enjambées,  franchit  la  terre,  le  ciel  et  les  enfers.  Les  autres  sont 
d'origine  diverse.  A  côté  de  légendes  védiques,  mais  qui,  dans  le 
Veda  (et  ailleurs  aussi),  sont  rapportées  à  d'autres  dieux,  notam- 
ment à  Prajâpati,  celles  par  exemple  de  la  Tortue  qui  supporte  la 
terre,  du  Sanglier  qui  la  retire  du  fond  des  eaux,  du  Poisson  qui 
dirige  l'arche  dans  laquelle  Manu  échappe  au  déluge1,  il  y  en  a 
d'autres  dont  le  développement  appartient  plus  particulièrement  à 
la  poésie  épique  et  aux  Upanishads  sectaires,  telles  que  la  légende 
de  Nrisimha,  de  «  FHomme-lion  »,  forme  sous  laquelle  Vishnu  mit 
en  pièces  un  démon  contempteur  des  dieux,  ou  celle  de  Paraçu- 
râma,  de  «  Rama  à  la  hache  » ,  un  terrible  brahmane  de  la  race 
de  Bhrigu  qui  extermina  à  trois  fois  sept  reprises  la  race  impie  des 
kshatriyas.  Cette  théorie  fournit  ainsi  un  cadre  commode  qui  ser- 
vit à  rattacher  à  Vishnu  une  bonne  partie  de  l'ancienne  fable,  et 
dans  lequel  même  on  fit  rentrer  plus  tard  un  grand  nombre  de 
figures  plus  ou  moins  historiques.  C'est  ainsi  qu'il  s'ouvrit  pour 
le  Buddha,  en  la  personne  duquel  le  Seigneur  apparut  ici-bas  pour 
consommer  la  ruine  des  méchants  en  les  séduisant  par  de  fausses 
doctrines2.  C'est  ainsi  encore  que  l'espoir  d'une  revanche  natio- 
nale trouva  son  expression  en  Kalkiny  un  vengeur  futur  qui  de- 


1.  La  légende  védique  du  déluge,  d'après  le  Çatapatha-Brâhmana,  a  été  publiée  et 
commentée  pour  la  première  fois  par  M.  A.  Weber,  Ind.  Stud.,  I,  p.  161. 

2.  Agni-Pur.,  XVI,  1-5;  Bhâgavata-Pur.,I,  3,  24.  Gîtagovinda,  1,13;  dans  le  Vishnu- 
Pur.,  III,  ch.  xvii  et  xvm,  il  s'agit  peut-être  des  Jainas.  Kapila,  l'auteur  du  système 
Sâmkhya,  est  de  même  une  incarnation  de  Vishnu,  dans  le  Bhâgavata-Purâna,  I,  3, 10; 
III,  24. 


HINDOUISME  15") 

vait  mettre  fin  à  la  domination  des  Mlecchas,  des  barbares,  et  que 
la  plupart  des  Gurus  ou  des  fondateurs  de  sectes,  soit  après  leur 
mort,  soit  même  de  leur  vivant,  furent  regardés  par  les  fidèles 
-comme  des  avatâras  du  Très-Haut.  Aussi  le  nombre  de  ces  «  Des- 
centes »  est-il  diversement  indiqué  !  :  on  en  compte  10, 12,  22,  24, 
28,  et  de  bonne  heure  on  les  déclare  innombrables2.  Réduites  ainsi 
en  système,  ces  apparitions  sériaires  de  restaurateurs  de  la  Loi 
présentent  une  analogie  incontestable  avec  la  succession  des  divers 
Buddhas.  On  les  distingue  en  incarnations  complètes,  où  le  dieu 
est  présent  tout  entier,  et  en  incarnations  partielles  (amçâva taras) 
qui  ne  contiennent  qu'une  fraction  de  son  être.  Çrî  «  descend  » 
d'ordinaire  en  même  temps  que  son  époux  et  s'incarne  dans  des 
femmes-déesses.  Enfin  de  Vishnu,  cette  faculté  a  passé  à  d'autres 
dieux,  et  il  est  peu  de  figures  du  panthéon  dont  on  ne  puisse  citer 
quelque  manifestation  semblable3.  De  ces  seules  indications,  il 
ressort  déjà  que  beaucoup  de  ces  avatâras  relèvent  plutôt  de  la 
mythologie  que  de  l'histoire  religieuse.  Quelques-uns  paraissent 
être  de  simples  fables  poétiques,  bien  que  ce  décompte  soit  assez 
difficile  à  faire  à  la  distance  à  laquelle  nous  sommes  placés4. 
D'autres  sont  des  légendes  pieuses,  où  il  y  a  parfois  l'écho  de 
quelque  culte  local  et  qui  ont  pu  servir  d'aliment  à  des  dévotions 
spéciales,  mais  qui  ne  semblent  pas  avoir  abouti  à  des  religions 
distinctes.  Il  en  est  autrement  des  avatâras  de  Krishna  et  de  Rama 
qui,  avec  les  figures  accessoires,  constituent  deux  vastes  cycles 
où  le  vishnouisme  a  trouvé  ses  véritables  divinités. 

Considéré  dans  ses  origines  naturalistes,  Krishna  est  une  figure 
complexe,  en  laquelle  sont  venus  se  fondre  des  mythes  du  feu,  de 
l'éclair,  de  l'orage  et,  en  dépit  de  son  nom  (Krishna  signifie  le 
Noir),  du  ciel  et  du  soleil.  Par  une  singulière  rencontre,  que  nous 
ne  pouvons  qu'indiquer  ici,  mais  qui  jette  un  jour  curieux  sur  le 
travail  de  fermentation  en  quelque  sorte  qui  paraît  s'être  accompli 
entre  les  éléments  religieux  en  présence  dans  l'Inde  plusieurs 
siècles  avant  notre  ère,  la  plupart  de  ces  mythes  se  retrouvent,  et 
souvent  avec  une  similitude  frappante  de  détails,  dans  la  biogra- 

1 .  Mahâbhârata,  XII,  341  ;  12941  ;  Bhâgavata-Pur.,  I,  3,  5-26  ;  Agni-Pur.,  I-XVI  ;  Gita- 
govinda,  I,  5-17  ;  le  nombre  officiel  est  10. 

2.  Bhâgavata-P.,  I,  3,  26;  Agni-P.,  XVI,  12. 

3.  Cf.  Mahâbhârata,  I,  2638-2796,  où  tous  les  héros  du  poème  sont  représentés  comme 
des  incarnations  de  dieux  ou  de  démons. 

4.  Dans  le  Mahâbhârata,    par   exemple,  et  aussi   dans  Pânini  (IV,  3,  98),  il  y  a  des 
indices  d'un  ancien  culte  d'Arjuna  tout  à  fait  analogue  à  celui  de  Krishna. 


156  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

phie  légendaire  du  Buddha  *.  Gomme  personnage  épique  au  con- 
traire et  tel  qu'il  a  été  accepté  par  le  vishnouisme,  Krishna  est  un 
prince  belliqueux,  un  héros,  également  irrésistible  à  la  guerre  et 
en  amour,  très  brave,  mais  surtout  très  rusé  et  d'une  moralité  sin- 
gulièrement équivoque,  comme  toutes  les  figures,  du  reste,  qui 
ont  conservé  fortement  l'empreinte  mythique.  Fils  de  Vasudeva  et 
de  Devakî,  derrière  lesquels  se  cache  le  vieux  couple  du  mâle  cé- 
leste et  de  l'Apsaras2,  il  naquit  à  Mathurâ,  sur  la  Yamunâ,  entre 
Delhi  et  Agra,  dans  la  race  des  Yâdavas,  nom  qui  reparaît  plus 
tard  dans  l'histoire  comme  celui  d'une  puissante  tribu  rajpoute.  De 
même  que  ceux  de  beaucoup  de  héros  solaires,  ses  débuts  furent 
entourés  de  toutes  sortes  de  dangers  et  d'obstacles.  La  nuit  même 
de  sa  naissance,  ses  parents  durent  l'éloigner  pour  le  soustraire 
aux  recherches  de  son  oncle,  le  roi  Kamsa,  qui  avait  été  averti  par 
une  voix  céleste  que  le  huitième  fils  de  Devakî  le  mettrait  à  mort 
et  qui  par  suite  faisait  tuer  régulièrement  les  princes,  ses  neveux. 
De  même,  dans  le  Veda,  le  soleil,  sous  la  forme  de  Mârtânda,  est 
le  huitième  fils  d'Aditi,  et  sa  mère  le  rejette,  comme  Devakî,  qui 
est  représentée  parfois  comme  une  incarnation  d'Aditi,  éloigne 
Krishna.  Porté  sur  le  bord  opposé  de  la  Yamunâ,  et  remis  aux 
soins  du  pâtre  Nanda  et  de  sa  femme  Yaçodâ ,  il  fut  élevé  comme 
leurs  fils  dans  les  bois  du  Vrindâvana,  avec  son  frère  Balarâma 
«  Râma  le  fort  »,  sauvé  comme  lui  du  massacre.  Celui-ci,  qui  a 
pour  mère  tantôt  Devakî  elle-même,  tantôt  une  autre  femme  de 
Vasudeva,  Rohini  «  la  Rouge  »  (encore  un  nom  mythique  appli- 
qué tantôt  à  l'Aurore,  tantôt  à  une  étoile),  et  qui  passe  pour  être 
l'avatâra  de  Çesha  ou  d'Ananta,  le  serpent  sans  fin  qui  sert  de 
couche  à  Vishnu,  paraît  être  une  ancienne  divinité  agricole  prési- 
dant au  labour  et  à  la  moisson.  Il  est  armé  d'un  soc  de  charrue, 
d'où  son  surnom  de  Halabhrit  «  Porte-soc  » ,  et  son  caractère  dis- 
tinctif  est  un  penchant  immodéré  à  la  joie  bachique,  à  l'ivresse  et 
à  l'amour.  Les  deux  frères  grandirent  au  milieu  des  pâtres,  tuant 
les  monstres  et  les  démons  acharnés  à  leur  perte  et  folâtrant  avec 

1.  Ces  rapports  sont  mis  en  pleine  lumière  dans  le  savant  ouvrage  de  M.  Senart, 
La  Légende  du  Buddha,  son  caractère  et  ses  origines,  1873-1875. 

2.  Vasudeva  paraît  être  synonyme  du  simple  Vasu,  qui  est  un  vieux  nom  des  génies 
célestes,  les  Brillants  ;  Devakî,  qui  signifie  à  la  fois  «  la  Divine  »  et  «  la  Joueuse  », 
rappelle  la  nymphe  des  eaux,  la  femme-nuée,  décevante  et  multiforme,  Viçvarûpâ,  qui, 
dans  le  Veda,  est  l'épouse  de  Vivasvat.  —  A.  Weber  a  été  le  premier,  croyons-nous, 
à  signaler  ce  jeu  étymologique  sur  le  nom  de  Devakî  :  Krishnajanmâshtamî,  p.  316. 
Cf.  Senart,  op.  cit.,  dans  le  Journ.  Asiat.,  1874,  t.  III,  pp.  374  sq.,  421  sq. 


HINDOUISME  157 

les  Gopis,  les  Vachères  du  Vrindâvana.  Ces  scènes  de  la  nativité 
et  de  l'enfance,  ces  exploits  juvéniles,  ces  jeux  erotiques  avec  les 
Gopîs,  toute  cette  idylle  du  Vrindâvana,  qui  rappelle  les  mythes  de 
la  jeunesse  d'Indra  etd'Agni,  devinrent  parla  suite  la  partie  essen- 
tielle de  la  légende  de  Krishna,  de  même  que  les  lieux  qui  en  furent 
le  théâtre,  sont  restés  jusqu'à  nos  jours  le  centre  le  plus  célèbre 
de  son  culte.  Arrivés  à  l'adolescence,  les  deux  frères  mirent  à  mort 
Kamsa,  leur  persécuteur,  et  Krishna  régna  sur  les  Yâdavas.  Il  con- 
tinua de  purger  la  terre  de  monstres,  fit  des  guerres  heureuses 
contre  des  rois  impies,  et  prit  une  part  décisive  à  la  grande  lutte 
des  fils  de  Pându  contre  ceux  de  Dhritarâshtra  qui  fait  le  sujet  du 
Mahâbhârata.  Dans  l'intervalle,  il  avait  transporté  le  siège  de  sa 
puissance  dans  la  cité  fabuleuse  de  Dvârakâ  «  la  Ville  des  portes  ». 
des  portes  du  Couchant,  bâtie  au  sein  de  la  mer  occidentale,  et 
dont  le  site  a  été  localisé  depuis  dans  la  presqu'île  de  Gujarât. C'est 
là  qu'il  fut  atteint,  lui  et  sa  race,  par  la  catastrophe  finale.  Après 
avoir  vu  mourir  son  frère  et  les  Yâdavas  s'entre-tuer  jusqu'au  der- 
nier dans  une  lutte  furieuse,  il  périt  lui-même,  frappé  au  talon, 
comme  Achille,  par  la  flèche  d'un  chasseur.  Malgré  le  caractère 
aimable  dont  la  poésie  s'est  plu  à  parer  Krishna  (et  c'est  là  un 
trait  général  des  religions  vishnouites  comparées  à  celles  de  Çiva), 
il  y  a  donc  quelque  chose  de  lugubre  et  même  de  cruel  au  fond  de 
sa  légende.  C'est  en  souriant  qu'il  préside  à  toutes  ces  destruc- 
tions, qu'il  voit  approcher  la  fin  de  son  peuple  et  qu'il  la  prépare. 
Car  il  est  venu  pour  cela,  et  c'est  pour  soulager  la  Terre  du  far- 
deau d'une  race  superbe  devenue  trop  nombreuse,  qu'il  s'est  incarné 
dans  le  sein  de  Devakî.  Pour  être  moins  farouche  que  Çiva,  Vishnu 
n'en  est  pas  moins,  par  un  de  ses  côtés,  un  dieu  inexorable  :  lui 
aussi,  il  est  le  Temps  qui  dévore  tout. 

Cette  analyse  sommaire  de  la  légende  de  Krishna  ne  saurait 
donner  aucune  idée  de  la  richesse  étonnante  des  mythes  qui  ont 
contribué  à  la  former.  Il  y  a  là,  comme  du  reste  dans  la  poésie 
épique  en  général,  un  prodigieux  regain  de  fables  qui,  pour  être 
conservées  dans  des  monuments  de  rédaction  relativement  mo- 
derne, n'en  sont  pas  moins  la  plupart  fort  anciennes,  et  dont  l'en- 
semble montre,  en  tout  cas,  combien  le  vieux  brahmanisme  est 
loin  de  nous  avoir  transmis  au  complet  la  masse  des  vieilles 
croyances  et  traditions  de  lTnde.  De  même,  nous  avons  dû  laisser 
de  côté  les  nombreuses  figures  qui  composent  le  panthéon  particu- 
lier du  krishnaïsme  et  qui  ont  été  presque  toutes  identifiées,  d'une 


158  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

part  avec  des  divinités  brahmaniques  dont  elles  sont  censées  être 
des  incarnations,  d'autre  part  avec  les  conceptions  abstraites  db  la 
spéculation.  C'est  ainsi  que  toute  la  fable  du  Mahâbhârata  a  été 
pour  ainsi  dire  absorbée  par  le  vishnouisme,  et  que  le  culte  des 
cinq  fils  de  Pându,  aujourd'hui  répandu  jusque  dans  l'extrême 
Sud,  est  devenu  une  sorte  d'appendice  de  celui  de  Krishna.  De  ses 
innombrables  épouses1,  nous  ne  mentionnerons  que  Rukmini, 
l'avatàra  par  excellence  de  Çrî  et  mère  de  Pradyumna  «  le  Res- 
plendissant »,  incarnation  lui-même  de  Kâma>  l'Amour,  dont  le 
culte  très  répandu  au  moyen  âge  2,  fut  ainsi  rattaché  au  vish- 
nouisme, comme  ceux  de  Skanda,  le  dieu  de  la  guerre,  et  de 
Ganeça,  le  patron  des  lettres,  étaient  rattachés  plus  spécialement 
aux  religions  çivaïtes. 

Le  cycle  de  Râma  est  plus  restreint  que  celui  que  nous  venons 
d'analyser.  11  nous  a  été  conservé  principalement  dans  le  Râ- 
mâyana,  qui  est  une  œuvre  plus  homogène,  plus  artistiquement 
conçue  que  le  Mahâbhârata,  et  dont  les  origines  sont  bien  moins 
anciennes.  Bien  que  placé  dans  l'histoire  fabuleuse  de  l'Inde,  à 
une  époque  plus  reculée  que  Krishna,  Râma  paraît  être  une  figure 
plus  jeune,  du  moins  comme  avatâra  de  Vishnu.  Sa  signification 
mythique  est  bien  plus  effacée,  et  son  culte  spécial,  qui  n'est 
attesté  que  par  des  Upanishads  sectaires  et  par  des  œuvres  appar- 
tenant décidément  à  la  littérature  moderne,  paraît  non  seulement 
s'être  développé  plus  tard,  mais  avoir  été  moins  répandu.  Le 
Mahâbhârata  a  consacré  un  long  épisode  à  sa  légende3;  il  est  le 
héros  de  plus  d'un  poème  célèbre  ;  mais  il  n'a  pas  obtenu  les  hon- 
neurs d'un  Purâna  4  particulier  et,  de  nos  jours  encore,  bien  que 
la  dévotion  à  Râma  soit  à  peu  près  générale,  le  nombre  est  assez 
faible  de  ceux  qui  l'invoquent  de  préférence  à  tout  autre  dieu. 

Gomme  Krishna,  Râma  est  un  héros,  un  exterminateur  de  mons- 
tres, un  guerrier  victorieux.  Mais,  idéalisé  par  la  poésie  d'un  âge 
plus  délicat  et  moins  dominé  par  le  mythe,  il  est  en  même  temps, 


1.  16.000  en  chiffre  rond.  Agni-Pur.,  XII,  31. 

2.  Le  Bhavishyottara-Purâna consacre  au  moins  trois  chapitres (chap.Lxxv,  lxxix,cxx) 
à  son  culte  :  Aufrecht,  Oxford  Catalogue*  pp.  34,  35.  Sa  fête,  qui  était  aussi  celle  de 
Vasanta,  le  printemps,  est  un  des  thèmes  favoris  de  la  poésie  dramatique:  Çakuntalà, 
acte  VI  ;  Mâlatî-Mâdhava,  acte  1  ;  Ratnâvalî,  acte  1.  Dans  le  Matsya-Purâna,  où  elle  est 
également  décrite,  Kâma  est  identifié  à  Krishna  lui-même.  Aufrecht,  Catalogue,  p.  39. 

3.  Mahâbh.,  III,  15872-16602. 

4.  La  légende  le  concernant  est  particulièrement  développée  dans  le  Padma-Purâna^ 
Aufrecht,  Catalogue,  p.  63. 


HINDOUISME  15(«> 

ce  qu'on  ne  saurait  prétendre  de  la  figure  énigmatique  du  fils  de 
Devakî,  le  type  accompli  de  la  soumission  au  devoir,  de  la  noblesse 
morale  et  de  la  générosité  chevaleresque.  Fils  aîné  et  héritier  de 
Daçaratha,  roi  d'Ayodhyâ,  l'Oude  moderne,  il  renonce  au  trône 
par  respect  pour  une  promesse  imprudente  que  son  père  a  faite  à 
une  marâtre,  et  s'exile  pour  quatorze  ans  au  fond  des  bois.  Il  y 
est  suivi  par  un  de  ses  frères,  Lakshmana,  comme  lui  une  incar- 
nation de  Vishnu,  et  associé  à  son  culte  comme  Balarâma  l'est  à 
celui  de  Krishna,  et  par  sa  femme  Sitây  la  fille  de  Janaka,  roi  de 
Mithilâ,  née  d'un  sillon  tracé  autour  de  l'autel.  Dans  ce  dernier 
trait,  on  reconnaît  la  Sitâ,  le  «  sillon  »  déjà  divinisé  dans  les 
Hymnes  et  la  déesse  du  même  nom,  épouse  d'Indra,  qui,  dans  le 
rituel  domestique,  est  invoquée  à  l'occasion  du  labour  et  des  se- 
mailles1. Peut-être  y  a-t-il  là  l'indice  d'une  identité  originelle  du 
fils  de  Daçaratha  et  du  Râma  Halabhrit  ou  «  Porte-soc  »  du  cycle 
de  Krishna.  Dans  une  légende  du  Yajus  Noir,  «  Sîtâ,  fille  de  Sa- 
vitri,  »  s'unit  d'amour  à  Soma.  Or  Soma,  le  roi  des  plantes  et  le 
dieu  de  la  fécondité,  était  identifié  dès  lors  avec  la  Lune,  et  le  sou- 
venir d'un  rapport  du  Daçarathide  avec  la  Lune  semble  précisé- 
ments'être  conservé  dans  le  nom  de  Râmacandra  «Râma-Lunus  »,. 
par  lequel  il  est  parfois  distingué  de  ses  homonymes.  Ce  sont  là 
des  traces  bien  faibles  :  si  on  osait  les  suivre,  elles  conduiraient, 
pour  notre  héros,  à  une  divinité  agricole,  à  un  dieu  lunaire  prési- 
dant aux  travaux  des  champs  et  distributeur  de  la  joie  et  de 
l'abondance.  Avec  cette  origine  s'accorderaient  bien  et  le  nom  de 
Râma,  qui  signifie  le  Réjouisseur,  et  la  description  qui  est  faite 
de  son  règne  comme  d'une  sorte  d'âge  d'or  2.  Mais,  à  cela  près,  il 
n'est  rien  resté  de  ces  paisibles  commencements  dans  le  person- 
nage du  fils  de  Daçaratha,  dont  les  vicissitudes  rappellent  plutôt 
celles  des  divinités  solaires.  Sitâ,  de  même,  n'a  gardé  de  sa  na- 
ture champêtre  que  son  nom  et  la  légende  relative  à  sa  naissance  : 
dans  les  religions  vishnouites  elle  est  l'avatâra  de  Çrî  et  le  type 
idéal  de  l'épouse.  —  Les  exilés  ont  pris  le  chemin  des  grandes 
forêts  du  Sud.  C'est  là  que  Sîtâ  est  enlevée  par  le  roi  des  démons,, 
Râvana,  qui  l'emporte  au  delà  des  mers,  à  Lanka,  l'île  de  Geylan. 
Râma  retrouve  la  trace  du  ravisseur.  Il  fait  alliance  avecSugrîva, 

l.FtV.,  IV,  67,  6-7;  Pârask.  Gri.  S.,  Il,  17 ;  Kauçikasûtra,  ap.  A.  Weber,  Zwei  vedis- 
che  Texte  ùber  Omina  und  Portenla,  p.  368. 

2.  Pour  ces  rapports,  voir  surtout  A.  Weber,  Die  Râma-tâpanîya-Upanishad, 
p.  276. 


160  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

le  roi  des  singes  qui  sont  les  habitants  de  ces  solitudes  et  parmi 
lesquels  se  distingue  Hanumat  «  aux  fortes  mâchoires  »,  le  fils  du 
Vent,  le  dieu-singe,  dont  le  culte  est  aujourd'hui  encore  un  des 
plus  répandus  de  l'Inde.  A  la  tête  d'une  innombrable  armée  de 
quadrumanes,  le  fils  de  Daçaratha  envahit  Lanka,  après  avoir 
construit  à  travers  la  mer  une  digue  dont  les  débris  se  voient  encore 
dans  la  longue  chaîne  de  récifs  qui  semblent  relier  Ceylan  au  conti- 
nent voisin.  Lanka  est  prise,  Râvana  tué,  Sîtâ  rendue  à  son  époux, 
qui  revient  avec  elle  régner  dans  Ayodhyâ.  Après  de  longues 
années,  pendant  lesquelles  le  monde  a  joui  d'une  félicité  incompa- 
rable, Rama  se  sépare  de  nouveau  d'elle,  mais  cette  fois  par  un 
acte  de  sa  volonté,  parce  qu'il  cède  à  d'injustes  soupçons.  Cette 
seconde  séparation,  selon  un  procédé  familier  des  mythes,  n'est  au 
fond  qu'un  doublet  de  la  première.  Elle  se  termine  par  une  récon- 
ciliation suprême,  après  laquelle  Sîtâ  rentre  dans  le  sein  de  la  terre 
d'où  elle  était  jadis  sortie.  Avant  de  disparaître,  elle  a  remis  à 
Râma  ses  deux  fils  qui  continueront  la  lignée  des  rois  solaires 
dans  Ayodhyâ. 

Nous  ne  poursuivrons  pas  plus  loin  cet  inventaire  des  matériaux 
qui  ont  servi  aux  religions  néo-brahmaniques.  Il  suffit  d'un  examen 
môme  sommaire  pour  s'apercevoir  combien  peu  au  fond  ils  diffèrent 
de  ceux  qu'on  a  vus  mis  en  œuvre  dans  les  plus  anciens  documents. 
Ici  comme  là-bas,  on  est  en  présence  de  personnalités  divines  qui 
se  résolvent  en  mythes  naturalistes,  et  ces  mythes,  à  leur  tour, 
aboutissent  aux  mômes  phénomènes  physiques.  Nous  n'avons  relevé 
à  titre  d'exemples  qu'un  petit  nombre  de  ces  rapports  ;  d'autres  se 
seront  dégagés  peut-être  d'eux-mêmes  de  notre  exposé  ;  les  signaler 
tous  serait  une  tâche  infinie.  Mais  si  l'Inde  a  ainsi  recommencé 
dans  ces  religions  l'œuvre  de  son  plus  lointain  passé,  elle  est 
arrivée  cette  fois  à  des  résultats  bien  différents.  Les  divinités  du 
vieux  brahmanisme  sont  restées  franchement  mythiques.  La  piété 
du  Yeda  a  toujours  repoussé  les  figures  trop  concrètes  et,  derrière 
ces  dieux,  elle  n'a  jamais  cessé  de  voir  les  forces  de  la  nature  dont 
ils  étaient  l'expression.  Aussi  aux  premiers  efforts  de  la  réflexion, 
ces  dieux  se  sont-ils  dissous  comme  d'eux-mêmes  dans  le  pan- 
théisme. Les  types  nouveaux  au  contraire,  bien  que  formés  des 
mêmes  éléments,  sont  d'une  personnalité  plus  résistante.  Ils  n'ont 
été  adoptés  par  la  théologie  savante  qu'après  avoir  subi  la  trans- 
formation épique  et  y  avoir  revêtu  des  traits  précis,  dont  la  dévo- 
tion la  plus  mystique  ne  parviendra  plus  à  les  dépouiller  complète- 


HINDOUISME  161 

ment.  Même  Çiva,  qui  est  resté  plus  archaïque  et  à  qui  l'amalgame 
de  ses  différentes  formes  a  donné  quelque  chose  de  vague  et  de 
monstrueux,  n'en  est  pas  moins  un  dieu  à  biographie  :  on  connaît 
ses  habitudes,  ses  résidences  favorites,  l'endroit  précis  où  il  a 
accompli  tel  haut  fait,  et  à  plusieurs  égards  sa  personnalité  n'est 
guère  plus  indécise  que  celle  du  Zeus  d'Homère.  Quant  aux  prin- 
cipales incarnations  de  Vishnu,  l'anthropomorphisme  chez  elles  est 
complet  ;  ce  sont  des  figures  aussi  nettement  arrêtées  qu'Hercule 
ou  que  Thésée.  Aussi  la  tendance  de  ces  divinités  n'est-elle  pas, 
comme  celle  des  anciennes,  vers  un  panthéisme  plus  ou  moins  phy- 
sique ou  abstrait,  bien  que  la  spéculation,  en  s'en  emparant,  doive 
les  ramener  à  ses  formules  panthéistes,  mais  vers  un  certain  mono- 
théisme personnel,  ou,  si  on  aime  mieux,  vers  un  polythéisme  or- 
ganisé avec  un  dieu  suprême,  et  qui  approchera  du  monothéisme  à 
des  degrés  divers  et  parfois  d'assez  près  pour  se  confondre  avec  lui. 
Des  différentes  combinaisons  auxquelles  on  fut  ainsi  amené,  il  en 
^st  une  qui  se  rattache  plus  étroitement  que  les  autres  aux  concep- 
tions antérieures  du  brahmanisme  :  c'est  celle  de  la  Trinité  hin- 
doue, dans  laquelle  Çiva  et  Vishnu  sont  associés  à  Brahmâ,  de 
façon  à  former  avec  lui  la  triple  personnification  du  brahman 
suprême.  Elle  constitue  en  quelque  sorte  une  solution  intermédiaire 
entre  l'ancienne  orthodoxie  sous  sa  dernière  forme  et  les  religions 
nouvelles  :  elle  est  en  même  temps  l'essai  le  plus  large  qui  ait  été 
tenté  de  concilier  ces  religions  entre  elles.  C'est  dire  qu'à  nos  yeux 
elle  ne  représente  pas  un  premier  acheminement  vers  les  croyances 
sectaires,  dont  elle  suppose  au  contraire  l'existence,  mais  qu'elle 
est  simplement  une  explication  éclectique  de  ces  croyances  faite  au 
point  de  vue  brahmanique.  Et  de  fait,  la  trinité,  dans  laquelle 
Greuzer  croyait  avoir  trouvé  le  dogme  primitif  de  l'Inde1,  n'a  été 
signalée  jusqu'ici  dans  aucun  écrit  qui  puisse  passer  pour  antérieur 
au  développement  des  cultes  sectaires2.  L'idée,  il  est  vrai,  d'-asso- 
cier  les  dieux  par  triades  est  très  ancienne  dans  l'Inde.  Il  y  en  a 
des  exemples  déjà  dans  les  Hymnes3.  Plus  tard,  dans  les  Brâh- 
manas,  on  voit  souvent  émettre  l'opinion  qu'il  n'y  a  en  réalité  que 

1.  Symbolik,  t.  I,  p.  568,  2«  éd. 

2.  La  Maitri-Upanishad,  où  on  la  trouve  nettement  formulée,  V,  2,  est  une  œuvre 
tellement  interpolée,  qu'elle  doit  être  récusée  comme  moderne,  bien  qu'elle  ait 
trouvé  place  dans  un  Brâhmana.  Il  y  a  encore  moins  de  fonds  à  faire  sur  des  mentions 
telles  que  celle  d'Amritavindu-Up.,  2,  ou  celles  de  Nrisimha-Up.,  recueillies  ap.  Ind. 
Stud.,lX,57. 

3.  R.V.,  I,   23,  6,  7;   24,   41;   VII,  62,  3;  VIII,  18,  9  ;  X,  124,  4  ;  126;  158,  1;  186. 

Religions  de  l'Inde.  —  1.  11 


162  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

trois  dieux:  Agni,  Vâyu  et  Sûrya1,  c'est-à-dire  une  divinité  pour 
la  terre,  le  Feu  ;  une  autre  pour  l'atmosphère,  le  Yent  ;  une  troi- 
sième pour  le  ciel,  le  Soleil,  et  le  vieil  exégète  Yâska,  qui  repro- 
duit cette  division,  la  complète  par  une  curieuse  répartition  des 
principales  figures  du  panthéon  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  trois 
catégories2.  Il  est  probable  que  le  dogme  de  la  trinité  sectaire  a 
trouvé  un  point  d'appui  dans  cette  ancienne  triade,  ainsi  que  dans 
quelques  autres  vieilles  conceptions  ternaires  ;  mais  il  en  diffère 
trop  pour  en  être  directement  sorti.  Ici,  en  effet,  il  ne  s'agit  plus 
d'une  répartition  cosmographique  des  forces  divinisées  de  la  nature, 
mais  d'une  triple  évolution  de  l'unité  divine.  Le  brahman,  l'Absolu, 
se  manifeste  en  trois  personnes,  Brahmâ  le  créateur,  Vishnu  le 
conservateur  et  Çiva  le  destructeur.  C'est  en  elles  qu'il  devient 
capable  d'action  et  qu'il  participe  aux  trois  «  qualités  »  de  bonté, 
de  passion  et  d'obscurité,  principes  subtils  répandus  en  toutes 
choses,  et  en  qui  l'ancienne  philosophie  Sâmkhya  résume  les  éner- 
gies de  la  Nature.  Chacune  de  ces  personnes  est  représentée  par 
une  des  trois  lettres  a,  u,  my  dont  la  réunion  forme  la  syllabe 
sacro-sainte  om,  le  symbole  de  l'Absolu.  Comme  lieu  commun  théo- 
logique, le  dogme  de  la  trinité  a  passé  dans  toutes  les  littératures 
sectaires;  mais  on  en  a  beaucoup  exagéré  la  portée  comme  croyance 
religieuse.  Sous  la  forme  relativement  orthodoxe  surtout,  dans 
laquelle  Brahmâ  est  la  première  de  trois  personnes  égales,  il  paraît 
n'avoir  jamais  été  bien  populaire.  Cependant  on  trouve  des  repré- 
sentations figurées  de  cette  triade  qui  remontent  assez  haut3,  et, 
comme  l'Inde  est  par  excellence  le  pays  où  rien  ne  se  perd,  on 
voit  encore  aussi  tard  que  le  quinzième  siècle  un  roi  de  Yidyâna- 
gara,  dans  le  Maïsour,  lui  dédier  un  temple4. 


Comparer  le  tisro   devis,  les  trois  déesses,  I,  13,  9;  194,  8;   II,  35,  5;  III,  4,  8;  IX,  5, 
8;  X,  70,  8;  110,  8.  Agni  à  lui  seul  forme  une  triade. 

1.  Taitt.  Samh.,  VI,  6,  8,  2,  =  Çatap.  Br.,  IV,  5,  4.  Taitt.  Ar.,  I,  211.  Brihaddevatâ 
ap.  Ind.  Stud.,  I,  113.  Pour  d'autres  renvois  au  Çatap.  Br.,  voir  Weber,  Zwei  vedische 
Texte,  p.  386. 

2.  Nirukta,  VII,  5;  8-11.  L'arrangement  des  hymnes  dans  plusieurs  livres  du  Rig- 
Veda,  et  aussi  celui  de  Naighantuka  5,  sont  faits  d'après  le  même  principe.  Compa- 
rer aussi  Ait.  Br.,  I,  1, 1. 

3.  Entre  autres  à  Elephanta,  et  à  Elurâ.  Cf.  Burgess,  Cave  Temples,  pi.  XXV,  fig.  2. 
Fergusson  pense  que  ces  images  appartiennent  au  huitième  siècle.  Ibid.,  p.  467. 

4.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  t.  IV,  p.  181.  Cf.  Ind.  Antiq.,  VIII,  22,  23,  l'analyse 
d'une  autre  inscription  du  Dékhan  (au  commencement  du  douzième  siècle)  conte- 
nant une  donation  à  un  sanctuaire  du  dieu  Traipurusha  («  personnage  triple  »)  et  de 
sa  femme  Sarasvatî. 


HINDOUISME  163 

Mais  d'ordinaire,  quand  les  écrivains  sectaires  acceptent  la  notion 
de  la  triade,  ils  l'interprètent  d'une  façon  plus  conforme  à  leurs 
préférences  respectives.  L'une  des  personnes,  soit  Çiva,  soit  Vishnu, 
est  identifiée  directement  avec  l'Être  suprême,  et  les  deux  autres, 
Brahmâ  surtout,  sont  réduites  à  un  rôle  subordonné.  Cette  subor- 
dination, naturellement,  est  susceptible  de  bien  des  degrés,  et  il 
n'est  pas  rare  de  la  voir  varier  au  cours  d'un  même  écrit.  Mais, 
en  général,  elle  est  très  accentuée  ;  parfois  même  elle  est  exprimée 
en  des  termes  qui  impliquent  une  hostilité  assez  vive  contre  les 
membres  ainsi  sacrifiés  et  une  véritable  réprobation  de  leur  culte. 
Aussi  la  triade  n'est-elle,  pour  la  plupart  des  sectes,  qu'une  for- 
mule à  peu  près  vide  de  sens.  Brahmâ  n'y  figure  que  pour  faire 
nombre,  et  rien  n'est  changé  quand,  renonçant  à  la  combinaison 
ternaire,  on  le  laisse  quelquefois  entièrement  de  côté,  ou  qu'on 
ajoute  une  quatrième  personne  aux  trois  autres,  comme  dans  le 
Brahmavaivarta-Purâna,  où  Krishna  est  superposé  à  la  triade 
Brahmâ-Vishnu-Çiva1.  Il  n'y  a  de  réellement  en  présence  que 
Vishnu  et  Çiva,  ou,  plus  exactement,  si  on  veut  descendre  dans  la 
conscience  sectaire,  que  les  incarnations  du  premier  et  les  formes 
du  second,  en  y  comprenant  de  part  et  d'autre  les  manifestations 
de  leurs  contre-parties  féminines.  Ce  sont  là  les  véritables  éléments 
de  la  théologie  sectaire,  les  deux  pôles  en  quelque  sorte  entre  les- 
quels elle  se  meut.  D'ordinaire  elle  se  prononce,  sinon  avec  net- 
teté, du  moins  avec  beaucoup  de  passion  entre  les  deux  rivaux  : 
d'un  côté  le  dieu,  de  l'autre  tout  au  plus  son  lieutenant,  presque 
toujours  le  premier  de  ses  dévots.  Dans  les  formes  les  plus  carac- 
térisées du  vishnouisme,  qui  en  somme  est  encore  le  plus  accom- 
modant des  deux,  Çiva  n'est  que  le  guru  gurûnâm,  le  docteur  des 
docteurs,  une  sorte  de  prophète  surhumain  de  Bhagavat,  de  Vishnu 
le  Très  Haut2.  Le  dieu  qui  se  trouve  réduit  ainsi  au  rôle  de  satel- 
lite ne  cesse  pas  d'être  glorifié;  mais  sa  majesté  est  d'emprunt,  et 
il  est  entendu  que  les  hommages  qu'on  lui  rend  remontent  en  défi- 
nitive à  celui  qu'on  exalte.  Considérées  ainsi  dans  leurs  expres- 
sions extrêmes,  les  religions  néo-brahmaniques  forment  deux 
groupes  nettement  opposés  et  même  hostiles.  Mais  dans  la  pratique 

1.  H.  H.  Wilson,  Select  Works,  t.  III,  p.  99.  De  même  dans  la  Nrisimha-Upanishad, 
les  trois  personnes  de  la  triade  sont  subordonnées  à  Nrisimha.  Au  fond,  toutes  les 
sectes  en  sont  là  :  leur  quatrième  terme  (le  turîya)  est  encore  une  personne,  et  elles 
n'ont  pas  plutôt  posé  l'Absolu  qu'elles  le  limitent  par  les  formes  les  plus  concrète». 

2.  C'est  le  rôle  qu'il  a,  par  exemple,  dans  leNârada  Pancarâtra,  I,  9  ;  31  ;  38-42  ;  46.;  etc. 


164  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

cette  opposition  est  presque  toujours  atténuée  par  des  compromis. 
L'ardeur  jalouse  avec  laquelle  la  partie  militante  des  sectes  main- 
tient d'ordinaire  les  droits  exclusifs  de  son  dieu  à  lasuprématie  et 
à  l'adoration,  et  qui  s'est  traduite  plus  d'une  fois  par  de  violents 
conflits1,  est  rarement  partagée  par  la  masse  de  la  population.  En 
règle  générale,  un  Hindou  révère  une  divinité  favorite,  le  plus 
souvent  une  des  formes  de  Vishnu,  de  Çiva  ou  de  Devî,  au  munira 
(formule  mystique  d'invocation  qui  est  tenue  secrète)  de  laquelle  il 
a  été  initié  par  un  guru,  divinité  à  qui  il  s'adresse  en  ses  grands 
besoins,  qu'il  invoquera  au  moment  de  la  mort  et  en  laquelle  il 
espère  pour  son  salut.  Mais  à  cette  dévotion  principale,  il  est  tou- 
jours prêt  à  en  joindre  un  nombre  indéfini  d'autres  de  n'importe 
quelle  provenance.  Il  se  peut  que  cette  dévotion  de  son  choix  soit 
venue  elle-même  se  superposer  chez  lui  à  quelque  superstition 
locale  ou  au  culte  héréditaire  d'une  kuladevatâ,  d'une  divinité 
familiale  appartenant  peut-être  à  un  tout  autre  cycle  religieux,  et, 
pour  peu  qu'il  ait  quelque  teinture  de  philosophie,  il  trouvera  en 
outre  le  moyen  d'associer  à  tout  cela  une  bonne  dose  de  mysticisme 
unitaire  abstrait.  C'est  ainsi  que  parmi  les  Gâlukyas,  qui  ont  régné 
dans  le  Dékhan  du  cinquième  au  douzième  siècle  et  qui  avaient  pour 
kuladevatâ  Vishnu,  quelques-uns  au  moins  ont  professé  leçivaïsme2 
et  que  la  plupart  des  autres  montrent  dans  leurs  inscriptions  un 
grand  zèle  pour  le  culte  de  Skanda  et  de  ses  Mères,  qui  appartien- 
nent au  panthéon  çivaïte.  Cet  éclectisme  en  quelque  sorte  indivi- 
duel, très  peu  dogmatique,  mais  nullement  banal  comme  celui  qui 
s'étale  dans  la  littérature,  était  d'ailleurs  singulièrement  favorisé 
par  le  mysticisme  spéculatif,  dont  de  vagues  notions  avaient  filtré 
lentement  à  travers  toutes  les  couches  de  la  société.  Un  adepte  du 
Vedânta  ou  du  Yoga  n'était  pas  obligé  de  subordonner  Vishnu  à 
Çiva  ou  Çiva  à  Vishnu;  dans  l'un  et  dans  l'autre,  il  pouvait  à 
volonté  voir  l'Etre  unique.  «  Un  dieu,  Çiva  ou  Vishnu  !  »  s'écrie 
dans  une  de  ses  stances  Bhartrihari3,  qui  était  çivaïte.  Un  autre 
çivaïte,  Abhinavagupta,  a  commenté  la  Bhagavad-Gîtâ 4,  qui  est  en 

1.  Cf.  l'outrage  infligé  en  1873  par  trois  dévots  çivaïtes  au  Vishnu  de  Pandharpour, 
Ind.  Antiq.,  II,  272  ;  IV,  22.  En  1640,  à  Hardwar,  rendez-vous  célèbre  de  pèlerins, 
sur  le  Gange  supérieur,  des  Sannyâsins  çivaïtes  et  vishnouites  se  livrèrent  un  sanglant 
combat.  Dâbistân,  II,  19,  traduit  par  Shea  et  Troyer. 

2.  Cf.  Vikramânkacarita,  éd.  Bûhler,  IV,  68. 

3.  III,  30,  éd.  Bohlen.  Çiva  est  une  «  forme  »  de  Vishnu  (ou  l'inverse)  en  plusieurs 
Purânas  ;  par  exemple  dans  le  Vrihannâradîya  P.,  dans  Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  p  10. 

4.  G.  Bûhler,  ap.  Journ.  of  the  Roy,  As.  Soc.  Bombay,  t.  XII,  extra  number,  p.  76. 


HINDOUISME  165 

quelque  sorte  l'évangile  de  Krishna.  Çamkara,  qui  paraît  avoir 
incliné  plutôt  au  vishnouisme,  est  réclamé  à  la  fois  par  les  Çaivas 
et  parles  Vaishnavas,  et,  de  nos  jours  encore,  les  brahmanes  Smârtas 
(  «  observateurs  de  la  Smriti,  orthodoxes  »)  du  Dékhan,  qui  pas- 
sent pour  être  ses  héritiers  directs,  participent  aux  dévotions  sec- 
taires sans  se  déclarer  formellement  pour  aucune.  Dans  l'Hindou- 
stan,  il  en  est  de  même  de  la  plupart  des  membres  des  classes 
supérieures  et  lettrées.  Aussi  y  a-t-il  eu  des  sectes  qui,  au  lieu  de 
choisir  entre  les  deux  grandes  divinités,  les  ont  associées  dans  un 
culte  commun.  A  côté  du  dieu  triple  et  un,  on  a  eu  ainsi  le  dieu 
double  et  un,  Harihara  (Hari-Hara,  c'est-à-dire  Vishnu-Çiva  ;  les 
çivaïtes  purs  interprètent  ce  nom  par  «  Çiva  [le  maître]  de  Vishnu  »), 
qui,  de  simple  formule  mystique  qu'il  était  d'abord,  a  fini  par 
devenir  une  figure  parfaitement  concrète,  ayant  sa  mythologie 
propre.  Gomme  objet  d'un  culte  particulier  et  bien  défini,  il  paraît 
être  assez  récent.  Ce  n'est  guère  qu'à  partir  du  dixième  siècle  que 
l'invocation  ex  œquo  de  Çiva  et  de  Vishnu  est  attestée  avec  une 
certaine  emphase  dans  les  inscriptions  *,  et  Harihara  lui-même  n'y 
apparaît  pas  avant  la  fin  du  treizième.  Il  serait  bien  plus  ancien 
toutefois  si  on  était  sûr,  d'une  part,  que  l'hymne  en  son  honneur 
contenu  dans  le  Harivamça2  faisait  déjà  partie  de  la  rédaction  pri- 
mitive de  ce  poème  (il  en  existait  une  dès  le  sixième  siècle3),  et, 
d'autre  part,  que  les  sculptures  du  grand  hypogée  de  Bâdâmi,  où 
ce  dieu  est  figuré4,  sont  contemporaines  de  l'établissement  de  ce 
sanctuaire,  qui  est  également  du  sixième  siècle.  Quoi  qu'il  en  soit, 
à  partir  du  quatorzième  siècle,  son  culte  est  fort  répandu  dans  le 
Dékhan,  particulièrement  dans  le  Maïsour,  et  encore  aujourd'hui 
Harihara  est  une  des  divinités  les  plus  populaires  du  pays  tamoul5. 

1.  Cf.  les  inscriptions  ap.  Ind.  Antiq.,  VI,  p.  51;  V.  342;  Journ.  of  the  Roy.  As. 
Soc.  Bombay,  XI,  267,  276  ;  XII,  25. 

2.  Ch.  clxxxi. 

3.  Un  Harivamça  est  mentionné  Vâsavadattâ,  p.  93,  éd.  F.  E.  Hall. 

4.  Ind.  Antiq.,  VI,  358.  L'auteur  de  l'article,  J.  Burgess,  qui  a  fait  connaître  ces 
grottes,  parait  n'avoir  aucun  doute  sur  ce  point.  Comparer  ses  Cave  Temples,  p.  406. 

5.  Cf.  F.  Foulkes,  The  Legends  of  the  Shrine  of  Harihara,  Madras,  1876.  Pour  ne  pas 
interrompre  notre  exposition  des  religions  de  Çiva  et  de  Vishnu,  qui  constituent  la 
vraie  substance  de  l'Hindouisme,  nous  renvoyons  nos  lecteurs  aux  détails  donnés 
p.  219  sq.,  quant  aux  autres  divinités  du  Panthéon  sectaire,  divinités  ordinairement 
subordonnées,  mais  dont  quelques-unes,  tel  Ganeça,  ont  eu  leurs  sectes  particulières  et 
dont  une,  le  Soleil,  a  parfois  atteint  le  rang  de  divinité  suprême. 


II 


HISTOIRE  ET  DOCTRINES  DES  SECTES 


Obscurité  de  la  partie  ancienne  et  la  plus  intéressante  de  cette  histoire.  Absence  de 
chronologie  et,  malgré  l'abondance  des  documents,  défaut  de  renseignements  précis  ; 
Mahâbhârata,  Râmâyana,  Purânas.  L'histoire  positive  des  sectes  ne  commence  qu'au 
neuvième  et  au  douzième  siècle,  quand  elles  ne  font  plus  que  se  répéter.  L'ancien 
vishnouisme  :  idéalisme  de  la  Bhagavad-Gîtâ  et  son  influence  sur  tout  le  dévelop- 
pement ultérieur.  Idéalisme  mitigé  des  Pâficarâtras  ou  Bhâgavatas.  Écoles  et  sectes 
de  Çamkara,  de  Râmânuja,  d'Anandatîrtha.  L'ancien  çivaïsme  :  sa  préférence  pour 
la  métaphysique  Sâmkhya.  Pàçupatas  et  Mâheçvaras.  La  doctrine  de  la  grâce  cher. 
les  çaivas.  La  Çakti  ou  le  principe  femelle.  Les  Çâktas  et  leur  double  rite,  de  la 
main  droite  et  de  la  main  gauche  :  sacrifices  humains,  magie,  rites  obscènes.  Çivaïsme 
idéaliste  :  Tridandins  et  Smârtas  :  école  cachemirienne  de  la  Pratyabhijfîâ.  Grandes 
religions  çivaïtes  du  Dékhan  :  Basava  et  les  Lingâyits.  Les  Sittars  et  les  alchimistes  : 
influences  arabes.  Sectes  çivaïtes  du  Nord  :  les  divers  ordres  des  Yogins  :  excès  de 
l'ascétisme,  dépravation  morale.  Le  çivaïsme  semble  être  en  décroissance.  Doctrine 
du  salut  et  de  ses  moyens  :  le  jîïâna  ou  la  gnose;  au-dessus  d'elle  la  bhakti  ou  la  foi. 
La  bhakti  telle  qu'elle  apparaît  d'abord  dans  le  vishnouisme  :  est-elle  un  emprunt 
fait  au  christianisme?  Jésus  et  Krishna  :  les  influences  réciproques  certaines  des  deux 
religions  se  réduisent  à  peu  de  chose.  Conséquences  de  la  bhakti  :  fonctionnement  des 
sectes  et  idolâtrie.  Raffinements  quiétistes  et  mystiques.  La  doctrine  de  la  grâce 
chez  les  Vaishnavas.  A  force  de  s'exalter,  la  bhakti  aboutit  au  fanatisme.  Elle  s'ap- 
plique au  guru,  qui  est  déifié  et  devient  l'unique  autorité  de  la  secte.  C'est  là  une 
nouvelle  cause  de  schisme.  Le  vishnouisme  devient  une  religion  erotique  :  sectes 
de  Caitanya,  de  Vallabhâcârya  et  autres.  Communautés  mystiques  et  piétistes. 


D'après  ce  qui  précède,  il  est  aisé  de  voir  que  les  différentes 
manières  d'associer  ou  de  combiner  les  personnes  divines,  qui 
tiennent  une  si  grande  place  dans  la  littérature  et  dont  une  au 
moins,  la  triade,  a  eu  une  certaine  célébrité  parmi  nous,  ne  con- 
stituent en  réalité  qu'un  point  secondaire  de  la  théologie  des  sectes 
et  dont  elles  ont  laissé  plus  ou  moins  la  décision  aux  préférences 


HINDOUISME  167 

individuelles.  Leur  œuvre  propre  est  ailleurs,  dans  la  doctrine 
qu'elles  se  sont  faite  chacune  de  son  dieu  principal  et  dans  les 
conséquences  pratiques  qu'elles  en  ont  chaque  fois  tirées.  Ce  sont 
là  les  véritables  données  de  leur  histoire  et,  partant,  de  celle  des 
religions  de  l'Inde  depuis  passé  deux  mille  ans.  Malheureusement 
toute  une  moitié,  et  la  plus  intéressante,  de  cette  histoire  est  enve- 
loppée d'une  profonde  obscurité.  Sur  quelques  points,  les  détails 
abondent;  mais  la  chronologie  manque  absolument.  Sur  d'autres 
points,  les  faits  eux-mêmes  font  défaut.  Le  grand  poème  épique,  le 
Mahâbhârata,  qui  est  en  somme  la  source  la  plus  ancienne  pour 
la  connaissance  de  ces  religions,  n'est  pas  daté  même  d'une  façon 
approximative  :  il  s'est  lentement  accru  à  travers  les  âges  et  il  est 
d'ailleurs  d'un  caractère  essentiellement  encyclopédique1.  Le  Râ- 
mâyana, qui  est  avant  tout  une  œuvre  d'art  dans  laquelle  une 
haute  inspiration  religieuse  et  morale  s'allie  à  beaucoup  d'arbi- 
traire poétique,  prête  à  des  incertitudes  semblables  2.  Il  en  est  de 
même  des  dix-huit  Purânas  principaux,  dont  pas  un  n'est  daté, 
qui  se  citent  presque  tous  les  uns  les  autres  et  dont  la  période  de 
rédaction  embrasse  peut-être  une  douzaine  de  siècles3.  On  n'est 

1.  Pour  le  Mahâbhârata  et  ses  diverses  rédactions,  cf.  surtout  Lassen,  Ind.  Alter- 
thumsk.,  I,  1004;  II,  494,  2e  éd.  Les  éditions  les  plus  répandues  sont  celles  de  Cal- 
cutta, 4  vol.  in-4%  1834-1839,  et  celle  de  Bombay,  in-f%  1863.  Une  soi-disant  traduc- 
tion française  par  H.  Fauche,  qui  comprend  les  huit  premiers  chants,  a  paru  en 
10  vol.,  1863-1870. 

2.  Cf.  A.  Weber,  Ueber  das  Râmâyana,  1870  (Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin).  — 
Le  Râmâyana  a  été  édité  et  traduit  en  italien  par  G.  Gorresio,  11  vol.,  1843-1867. 
Une  traduction  française  par  H.  Fauche  a  paru  en  9  vol.,  1854-1858.  L'édition  de 
Schlegel  avec  traduction  latine,  1829-1830,  n'a  pas  été  achevée.  Il  y  a  plusieurs  édi- 
tions indigènes  du  Râmâyana,  entre  autres  celle  de  Calcutta,  1859,  et  celle  de  Bom- 
bay, 1859. 

3.  Pour  les  Purânas  en  général,  cf.  H.  H.  Wilson,  Analysis  of  the  Purânas,  ap. 
Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc,  t.  V  (1838),  reproduit  dans  les  Select  Works,  t.  III;  ne 
comprend  que  six  de  ces  ouvrages  :  Brâhma,  Padma,  Agni,  Brahmavaivartta,  Vishnu 
et  Vâyu.  —  Du  même,  Préface  de  la  traduction  du  Vishnu-Purâna  (1840),  ainsi  que 
les  nombreuses  notes  comparatives  jointes  à  la  traduction.  Ces  notes  ont  été  complé- 
tées par  F.  E.  Hall  dans  la  nouvelle  édition  (1864-1877).  —  A.  Weber,  Verzeichniss  der 
Sanskrit- Handschr ij 'ten  der  K.  Bibliothek  zu  Berlin,  1853,  pp.  127-148.—  Surtout  Th.  Au- 
frecht,  Catalogus  codicum  MSS.  sanscriticorun  bibliothecse  Bodleianse,  1859,  pp.  7-87.  — 
L'ouvrage  de  Vans  Kennedy,  Researches  into  the  Nature  and  Affinities  of  Ancient  Ilindu 
Mythology,  1831,  repose  principalement  sur  les  Purânas. 

Les  deux  Purânas  les  plus  célèbres,  le  Vishnu-P.  et  le  Bhâgavata-P.,  sont  bien  con- 
nus, l'un  par  la  traduction  de  H.  H.  Wilson,  1840;  2'  éd.,  1864-1877;  l'autre  par  l'édi- 
tion et  la  traduction  de  E.  Burnouf  (ne  comprend  que  les  livres  I-IX)  (M.  Hauvette- 
Besnault  est  en  ce  moment  occupé  à  publier  les  trois  derniers),  3  vol.,  1840-1847.  De 
tous  deux  il  existe  plusieurs  éditions  indigènes. —  La  collection  de  la  Bibliotheca  Indien 
comprend  :  le  Màrkandeya-P.,  publié  par  K.  M.  Banerjea,  1862;  l'Agni-P.,  publié  p.tr 


168  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

pas  arrivé  davantage  à  fixer  l'âge  des  Upanishads  sectaires,  dont 
quelques-unes  ont  d'autant  plus  de  valeur  qu'elles  ne  sont  pas 
éclectiques  comme  la  plupart  des  écrits  précédents,  ni  celui  des 
Hhalal-Sâtras  et  du  Nârada-Pancarâtrax,  si  importants  l'un  et 
l'autre  pour  le  développement  du  vishnouisme  et  de  la  doctrine  de 
la  foi.  Une  obscurité  plus  grande  encore  pèse  sur  les  Sutras,  les 
Àgamas,  les  Tantras  qui  contiennent  les  dogmes  et  le  rituel  des 
Çaivas,  notamment  tout  ce  qui  est  relatif  au  culte  des  Çaktis,  des 
divinités  femelles  :  de  toute  cette  volumineuse  et  compliquée  litté- 
rature, dont  les  œuvres  datées  ne  remontent  pas  plus  haut  que  le 
huitième  siècle,  on  ne  connaît  jusqu'ici  que  des  titres  et  quelques 
extraits2,  auxquels  il  faut  joindre  le  résumé  de  la  métaphysique 
çivaïte,  résumé  théorique,  nullement  historique,  que  Sâyana  (qua- 
torzième siècle),  a  inséré  dans  son  Abrégé  général  des  systèmes*. 
Arrivera-t-on  jamais  à  établir  pour  cette  première  période  des  reli- 
gions sectaires,  un  réseau  chronologique  quelque  peu  précis  ?  Il 
est  permis  d'en  douter,  car  la  difficulté  semble  inhérente  à  la  nature 
même  des  documents,  qui  sont  la  plupart  des  œuvres  imperson- 
nelles où  l'apocryphe  et  la  fraude  tiennent  parfois  une  place 
énorme.  Dans  ces  conditions  les  points  de  repère,  si  précieux 
d'ailleurs,  qui  sont  fournis  par  les  sources  étrangères,  grecques 
chinoises  et  arabes4,  par  quelques  ouvrages  profanes  à  peu  près 
datés,  par  l'épigraphie  surtout,  pourraient  eux-mêmes  devenir  illu- 

Kàjendralâla  Mitra,  1873-1879,  3  vol.  ;  et  le  Vâyu-P.,  commencé  par  le  même.  —  Il  y 
a  en  outre  des  éditions  indigènes  du  Matsya-P.,  du  Linga-P.,  du  Brahmavaivartta-P., 
du  Kûrma-P.,  et  de  fragments  (principalement  des  Mâhâtmyas)  de  plusieurs  autres. 
Outre  les  18  Purânas  principaux,  on  compte  18  Upapurânas  ou  Purânas  secondaires,  dont 
on  peut  voir  renumération  ap.  Wilson,  préface  de  la  traduction  du  Vishnu-P.,p.  lxxxvii, 
nouv.  éd.  Les  listes  officielles  des  Purânas  et  des  Upapurânas  ne  comprennent  pas, 
tant  s'en  faut,  tous  les  ouvrages  qui  prétendent  à  ce  titre,  et  pour  le  moment,  il  est 
encore  impossible  de  présenter  une  bibliographie  critique  de  cette  littérature. 

1.  Publiés  dans  la  Bibliotheca  Indica,  les  premiers  par  R.  Bailantyne,  1861  ;  le 
second  par  K.  M.  Banerjea,  1865.  Les  Bhakti-Sûtras  sont  postérieurs  à  la  Bhagavad- 
Gîtâ,  qu'ils  citent  sûtra  83. 

2.  Les  renseignements  les  plus  détaillés  que  nous  ayons  sur  les  Tantras  se  trouvent 
chez  Th.  Aufrecht,  Catalogue  des  MSS.  de  la  Bodleienne,  pp.  88-110. 

3.  Le  Sarvadarçanasamgraha,  publié  plusieurs  fois  dans  l'Inde,  entre  autres  dans  la 
Bibliotheca  Indica. 

4.  Cf.  Reinaud,  Fragments  arabes  et  persans  relatifs  à  VInde  antérieurement  au  XI"  siè- 
cle, 1845,  et  Mémoire  géographique,  historique  et  scientifique  sur  VInde  antérieurement  au 
XIe  siècle  d'après  les  écrivains  arabes,  persans  et  chinois,  1849  ;  Lassen,  Geschichte  des 
chinesischen  und  arabischen  Wissens  von  Indien,  à  la  fin  du  vol.  IV  de  l'indische  Alter- 
thumskunde  ;  E.  Rehatsek,  Early  Moslem  accounts  of  thc  Hindu  Religions,  dans  le  Journ. 
of  the  Roy.  As.  Soc.  Bombay,  XIV. 


HINDOUISME  16$ 

soires,  si  on  s'en  servait  sans  précautions.  Rien  n'autorise  par 
exemple  à  reporter  sur  les  Pâncarâtras  mentionnés  au  septième 
siècle  par  Bâna  et  par  Kumârila,les  doctrines  exposées  dans  notre 
Pancarâtra,  ni  à  identifier  les  Bhâgavatas,  qui  figurent  dans  les 
inscriptions  dès  la  fin  du  deuxième  siècle,  d'une  part  avec  ceux  du 
M ahâbhârata  et  d'autre  part  avec  ceux  contre  qui  polémise  Çam- 
kara.  Même  des  écrits  de  ce  dernier  maître,  il  n'y  a  pas  grand 
profit  à  tirer  pour  l'histoire  des  sectes,  parce  qu'il  se  borne  dans 
ses  discussions  à  l'examen  de  quelques  points  de  métaphysique 
dont  il  est  à  peu  près  impossible  de  rétablir  soit  la  filiation  histo- 
rique, soit  la  forme  religieuse.  Il  est  un  ouvrage,  il  est  vrai,  sur 
lequel  on  a  parfois  fait  fonds  et  qui,  en  effet,  si  on  osait  s'en  ser- 
vir, donnerait  pour  l'époque  de  cet  homme  célèbre  plus  que  de 
simples  indices  et  quelque  chose  comme  une  statistique  des  opi- 
nions sectaires  :  nous  voulons  parler  du  Çamharavijaya  «  les 
triomphes  de  Çamkara  »,  dans  lequel  Ânandagiri,  le  disciple  de 
Çamkara,  est  censé  relater  au  long  les  polémiques  soutenues  par 
le  maître  contre  quarante-huit  sectes  différentes.  Mais,  depuis 
que  l'ouvrage  est  publié  *,  il  suffit  de  le  comparer  à  la  polé- 
mique authentique  de  Çamkara,  notamment  à  son  commentaire 
sur  le  deuxième  livre  des  Vedânta-Sûtras,  pour  se  convaincre  que 
ce  n'est  là  qu'un  roman  apocryphe,  sans  valeur  pour  le  hui- 
tième siècle.  Quelques  autres  compositions  sur  le  même  sujet,  dont 
on  a  signalé  l'existence,  sont  tout  aussi  suspectes2.  Jusqu'à  nouvel 
ordre  il  faut  donc  s'y  résigner  :  pendant  une  période  de  mille  ans 
et  plus,  il  n'y  a,  pour  les  religions  sectaires,  qu'une  sorte  de  chro- 
nologie interne,  extrêmement  vague  et  plus  ou  moins  conjecturale. 
Leur  histoire  positive  ne  commence  guère  qu'avec  l'apparition  des 
chefs  d'écoles  du  douzième  siècle  (pour  le  çivaïsme  cachemirien  un 
peu  plus  tôt,  au  neuvième3),  c'est-à-dire  à  une  époque  où,  en  fait 
de  doctrines  essentielles,  chacune  de  ces  croyances  avait  dit  plus 
d'une  fois  déjà  son  dernier  mot. 

En  effet,  ces  mêmes  sectes  qui  ont  vécu  d'une  vie  si  intense  et 
si  variée  et  qui,  jusqu'à  nos  jours,  ont  su  modifier  et  renouveler 

/ 

1.  Dans  la  Bibliotheca  Indica  par  Jayanârâyana  Tarkapancânana,  1868. 

2.  Cf.  F.  E.  Hall,  A  Contribution  towards  an  Index  to  the  Bibliography  of  the  lndian 
philosophical  Systems,  1859,  pp.  167,  168. 

3.  Grâce  surtout  aux  renseignements  rapportés  récemment  du  Cachemîr  par  G.  Bûh- 
ler,  et  consignés  par  lui  dans  le  t.  XII,  Extra  number  du  Journ.  of  the  Roy.  As. 
Soc.  Bombay. 


170  LKS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

sans  cesse  leur  organisation,  leurs  pratiques  et  leur  esprit,  ont  été 
réduites  de  bonne  heure  à  se  répéter  pour  ce  qui  est  des  principes 
mêmes  de  leur  théologie.  Ceux-ci  leur  étaient  fournis  par  l'ancienne 
spéculation  brahmanique.  Elles  s'approprièrent  ces  formules 
abstraites,  tantôt  les  appliquant  telles  quelles,  tantôt  les  modifiant 
de  façon  à  les  rendre  plus  conformes  à  des  sentiments  religieux 
bien  autrement  déterminés  que  ceux  qui  avaient  inspiré  les  auteurs 
des  vieilles  Upanishads  et  les  rédacteurs  des  Darçanas.  Car  évi- 
demment ni  le  brahman  impersonnel  et  substance  unique  du  Ye- 
dânta,  ni  la  Nature  féconde  mais  aveugle,  la  première  cause  du 
Sâmkhya,  ne  répondaient  aux  nouveaux  objets  de  dévotion.  Le 
Vedânta  eut  à  reconnaître  plus  ou  moins  explicitement  un  Dieu 
distinct  du  monde,  et  pour  cela  il  lui  fallut  ou  nier  la  réalité  du 
monde  en  développant  jusqu'au  bout  la  théorie  de  l'illusion,  de  la 
Maya,  ou  renoncer  à  son  dogme  fondamental  de  Yadvaita,  de  la 
non  dualité,  de  l'ev  xai  uav.  Quant  au  Sâmkhya,  il  eut  à  se  transfor- 
mer en  un  système  déiste.  Ces  solutions,  dont  il  a  été  déjà  plu- 
sieurs fois  question,  mais  dont  la  véritable  origine  paraît  devoir 
être  cherchée,  ici,  dans  les  religions  sectaires,  ont  reçu  une  double 
expression:  l'une  technique,  dans  des  écrits  qui,  pour  la  plupart, 
ne  sont  encore  connus  que  de  seconde  main  et  où,  comme  dans 
presque  toutes  les  productions  de  la  scolastique  hindoue,  la  pré- 
cision des  formules  est  souvent  en  raison  directe  du  vague  des 
doctrines  ;  l'autre  littéraire  et  poétique,  dans  des  œuvres  où  régnent 
d'ordinaire  une  confusion  et  une  incohérence  dogmatique  sans 
bornes,  mais  aussi  où  le  mysticisme  s'affirme  parfois  avec  une 
incomparable  grandeur. 

Nulle  part  ce  dernier  caractère  n'apparaît  mieux  que  dans  l'œuvre 
célèbre  qui  contient  l'exposé  dogmatique  probablement  le  plus 
ancien  que  nous  ayons,  non  seulement  du  vishnouisme,  mais  d'une 
religion  sectaire  en  général,  la  Bhagavad-Gîtâ  «  le  chant  du 
Très-Haut  ».  Dans  ce  poème  intercalé  comme  épisode  dans  le 
Mahâbhârata1,  Krishna,  identique  à  l'Etre  suprême,  révèle  lui- 
même  le  mystère  de  sa  nature  transcendante.  La  doctrine,  comme 
c'est  en  général  le  cas  pour  le  vishnouisme,  est  essentiellement 
unitaire,  c'est-à-dire  védantique,  bien  qu'on  y  fasse  largement 
usage  de  la  nomenclature  et  des  conceptions  du  Sâmkhya.  Krishna 

1.  VI,  830-1532.  Depuis  la  traduction  qu'en  a  faite  Ch.  Wilkins  en  1785,  ce  livre  a 
été  publié  bien  des  fois,  et  il  en  existe  aujourd'hui  des  traductions  dans  toutes  le» 
langues  de  l'Europe. 


HINDOUISME  171 

est,  sous  l'apparence  humaine,  l'Être  absolu,  immuable,  unique  ; 
le  monde  et  lui-même  sous  sa  forme  mortelle  sont  le  produit  de  sa 
Maya,  de  sa  magie  décevante;  lui  seul  est  réel,  et  ceux  qui  se 
savent  un  avec  lui,  ont  la  paix  et  le  salut.  La  même  doctrine,  mais 
moins  pure,  moins  élevée  tant  sous  le  rapport  de  la  conception  qu<; 
sous  celui  de  la  forme,  reparaît  dans  plusieurs  Upanishads  krish- 
naites.  Elle  est  appliquée  à  la  religion  de  Nrisimha,  de  Vishnu 
conçu  comme  homme-lion,  une  secte  dont  il  n'est  plus  guère  ques- 
tion ailleurs,  dans  la  Nrisimhatâpaniya-Upanishad,  et  à  celle  do 
Vishnu- Rama  dans  la  Râmatâpaniya-Upanishad.  Si  Çamkara, 
le  grand  champion  de  l'Advaita  orthodoxe,  a  professé  une  doctrine 
sectaire,  c'a  été  celle-là.  C'est  d'elle  en  somme  que  s'inspirent  le 
Rural  de  Tiruvalluvar  et  les  chants  de  sa  sœur  Auvaiyâr,  ces 
joyaux  de  l'ancienne  littérature  tamoule.  Nous  la  retrouverons  dans 
le  çivaïsme.  Elle  domine  dans  les  Purânas  vishnouites,  notamment 
dans  le  Bhâgavata-Purâna,  qui  a  mis  à  son  service  une  ampleur 
et  une  richesse  de  style  qui  rappellent  parfois  le  langage  inspiré 
de  la  Bhagavad-Gitâ.  Enfin  la  grande  influence  exercée  par  ces 
deux  ouvrages,  l'a  rendue  familière  à  toutes  les  sectes  modernes, 
du  moins  dans  PHindoustan  et  dans  le  Dékhan  septentrional.  Elle 
a  profondément  pénétré  dans  la  poésie  populaire,  et  on  en  rencontre 
les  formules  aussi  bien  au  Bengale  dans  les  Kirtans  des  sectateurs 
de  Gaitanya,  que  chez  les  Marhattes  dans  les  chants  deTukarâma, 
ou  qu'au  Penjâb  dans  YAdigranth  des  Sikhs. 

Mais  il  est  clair  aussi  qu'un  pareil  credo  ne  doit  pas  être  serré 
de  trop  près  quand  il  s'agit  de  la  foi  du  grand  nombre.  La  pensée 
même  des  spéculatifs  a  de  la  peine  à  s'y  fixer,  et  souvent  elle  est 
trahie  par  le  langage,  jusque  dans  les  traités  qui  affectent  la 
rigueur  scolastique.  A  plus  forte  raison  en  est-il  ainsi  dans  les  effu- 
sions mystiques  d'une  poésie  qui  ne  redoute  nullement  de  se  con- 
tredire et  qui  vise  moins  à  convaincre  les  esprits  qu'à  les  dompter 
en  leur  infligeant  une  sorte  de  vertige.  Aussi  est-il  souvent  diffi- 
cile de  distinguer  cette  doctrine  d'une  autre,  de  tradition  également 
ancienne,  mais  dont  on  ne  trouve  l'exposé  systématique  que  dans 
des  documents  plus  jeunes,  celle  des  Pâncarâtras  ou,  comme  on 
les  appelle  parfois  d'un  nom  plus  général,  des  Bhâgavatas1.  Ceux- 
ci   considéraient,  dit-on,  le  monde  et  les  âmes  individuelles,  les 

1.  11  en  est  traité  dans  la  4e  section  du  Sarvadarçanasamgraha.  Colebrooke  leur  a 
consacré  un  chapitre  de  ses  Mémoires  sur  la  philosophie  des  Hindous,  Miscellaneous 
Essays,  t.  I,  p.  437,  éd.  Gowell. 


172  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

jtvas,  comme  des  émanations  de  l'Etre  suprême,  destinées  à 
s'absorber  de  nouveau  en  lui,  mais  constituant  dans  l'intervalle 
des  êtres  à  la  fois  réels  et  distincts  de  Dieu.  Çamkara,  à  qui  on 
doit  les  premiers  renseignements  sur  cette  doctrine,  dit  qu'elle  fut 
imaginée  en  contradiction  avec  le  Veda,  par  Çândilya1  et,  en 
effet,  il  y  est  fait  très  nettement  allusion  dans  les  B/taktisûtras2, 
qui  nous  sont  parvenus  sous  le  nom  d'un  Çândilya.  D'un  bout  à 
l'autre  de  la  littérature  vishnouite  il  y  a  une  infinité  de  passages 
qui  sont  en  parfaite  conformité  avec  elle,  mais  aucun  des  anciens 
livres  (on  ne  saurait  considérer  comme  tel  le  Nârada-Pahcarâtra 3), 
où  elle  était  exposée  d'une  façon  spéciale,  ne  nous  a  été  conservé. 
Historiquement  on  n'en  sait  pas  grand'chose.  Déjà  le  Mahâbhârata 
suppose  un  étroit  rapport  entre  les  Pâncarâtras  et  les  Bhâgavatas  4 
dont  il  vante  la  foi  parfaite  en  un  seul  Dieu,  foi  qui  leur  aurait  été 
apportée  du  dehors,  du  Çvetadvîpa,  «  l'Ile  Blanche  »,  sorte  d'Atlan- 
tide située  dans  l'extrême  Nord,  par  delà  la  mer  de  lait5.  Plus 
tard,  au  septième  siècle,  le  poète  Bâna  en  parle  comme  de  deux 
sectes  distinctes  6.  Dans  les  inscriptions  les  Bhâgavatas  sont  men- 
tionnés fréquemment,  dans  les  provinces  gangétiques  dès  le 
quatrième  siècle,  sur  la  côte  de  Goromandel  au  cinquième,  dans  le 
Gujarât  au  cinquième  et  au  sixième7.  Mais  il  n'est  nullement  cer- 
tain que  dans  ces  différents  textes  les  mêmes  mots  désignent  tou- 
jours les  mêmes  choses,  il  est  même  probable  que,  dans  les  docu- 
ments épigraphiques,  le  terme  de  Bhâgavata  a  simplement  le  sens 
d'adorateur  de  Yishnu  8. 


1.  Çamkara  ad  Vedânta-sûtra,  II,  2,  42-45,  p.  600,  éd.  de  la  Biblioth.  Ind. 

2.  Bhakti-sûtras,  31. 

3.  Ne  serait-ce  qu'à  cause  de  la  façon  dont  y  est  employé  le  nom  de  Vaishnava. 

4.  Bhâgavata  signifie  adorateur  de  Bhagavat,  du  Très-Haut  ;  quant  à  Pàncarâtra,  que 
les  livres  de  la  lecte  expliquent  métaphoriquement  par  «  possesseur  du  Pàncarâtra, 
de  la  quintuple  connaissance  »,  l'origine  en  est  obscure  :  pàncarâtra  signifie  un 
espace  de  cinq  nuits,  et  il  y  a  des  cérémonies  védiques  de  ce  nom;  d'autre  part  le 
Nurada- Pàncarâtra  est  divisé  en  cinq  livres  intitulés  râtras  ou  nuits. 

5.  Mahâbhârata,  XII,  12702  ss. 

6.  Dans  son  Harshacarita  ap.  Vâsavadattâ,  éd.  Hall,  préf.,  p.  53.  Le  Çamkaravijaya 
les  distingue  également,  ch.  vi  et  vin,  éd.  de  la  Biblioth.  Ind.  Dans  le  Varâha-Purâna, 
d'autre  part,  le  Paîlcarâtra  est  identifié  à  la  doctrine  des  Bhâgavatas.  Aufrecht,  Oxford 
Catalogue,  p.  58. 

7.  Inscriptions  des  Guptas  à  Bihâr  et  à  Bhitari,  ap.  A.  Cunningham,  Archœological 
Survey,  t.  I,  pi.  xvn  et  xxx.  —  Inscriptions  des  Pallavas  de  Vengî,  ap.  Ind.  Antiq.,  V, 
51  ;  176.  —  Inscriptions  de  Valabhî,  passim. 

8.  C'est  le  sens  qu'il  a,  par  exemple,  dans  Varâha  Mihira,  Brihat-Samhitâ,  IX,  19,. 
p.  328,  éd.  Kern. 


HINDOUISME  173 

Au  douzième  siècle,  cet  idéalisme  mitigé  fut  repris  avec  éclat 
par  Râmânuja,  un  brahmane  natif  des  environs  de  Madras1,  qui 
l'exposa  systématiquement  dans  son  commentaire  sur  les  Vedànta- 
Sûtras  2.  Il  combattit  l'Advaita  absolu  de  Çamkara,  maintint  la 
réalité  distincte  mais  finie  des  êtres  individuels  et  rejeta  la  théorie 
de  la  Mâyà.  Ses  sectateurs,  appelés  de  son  nom  les  Râmânujas, 
révèrent  Rama  comme  représentation  du  Dieu  suprême  ;  ils  se 
divisent  en  plusieurs  branches  et  sont  très  nombreux,  particulière- 
ment dans  le  Sud.  Au  quatorzième  siècle,  un  des  chefs  de  la  secte, 
Râmânanda,  alla  s'établir  à  Oude  et  à  Bénarès.  De  lui  dérivent 
directement  les  nombreuses  subdivisions  des  Râmânandis,  qui  ne 
diffèrent  des  Râmânujas  que  par  les  pratiques,  et  qui  sont  très 
répandus  et  très  influents  dans  l'Inde  septentrionale.  Le  célèbre 
poète  Tulasîdâsa,  l'auteur  du  Râmâyana  hindî  (seizième  siècle)  fut 
un  des  leurs.  Indirectement  Râmânanda  exerça  une  grande  influence 
sur  la  plupart  des  sectes  vishnouites  modernes  de  l'Hindoustan  et 
du  Bengale,  celles  de  Caitanya,  de  Kâbîr,  de  Nânak  et  une  foule 
d'autres  de  moindre  importance.  Râmânuja  avait  rompu  avec  les 
préjugés  de  caste;  mais  il  avait  conservé  le  sanscrit  comme  langue 
religieuse,  et  il  attachait  une  grande  importance  aux  pratiques  et 
aux  prescriptions  de  pureté  légale.  Râmânanda  s'affranchit  encore 
davantage  de  l'usage  orthodoxe.  Il  adopta  les  dialectes  vulgaires 
et  enseigna  la  vanité  des  observances  purement  extérieures.  Parmi 
ses  principaux  disciples  figurent  des  vanniers,  des  tisserands,  des 
barbiers,  des  porteurs  d'eau,  des  corroyeurs. 

A  peu  près  à  la  même  époque  que  Râmânuja,  un  autre  homme 
du  Sud,  Ânandatirtha,  né  à  Kalyâna  sur  la  côte  de  Malabar,  poussa 
bien  plus  loin  que  lui  la  réaction  contre  l'idéalisme  de  l'école  de 
Çamkara.  Il  enseigna  que  la  matière,  les  âmes  individuelles  et  Dieu, 
c'est-à-dire  Krishna- Vishnu,  sont  autant  d'essences  irréductibles  et 
éternellement  distinctes.  C'était  se  rapprocher  du  principe  fonda- 
mental du  déisme  Sàmkhya  (et  pourtant  Anandatirtha  était  un  vedàn- 
tin  et  il  a  commenté  les  Brahma-Sùtras  !),  c'est-à-dire  d'un  système 
qui  n'a  pas  eu  en  somme  les  préférences  du  vishnouisme.  Mais, 


1.  Pour  les  sectes  historiques,  nous  renvoyons  une  fois  pour  toutes  à  H.  H.  Wil- 
*on,  Sketch  of  the  Religious  Secis  of  the  Hindus,  publié  dans  les  Asiatic  Researches, 
t.  XVI  et  XVII,  1828-1832,  et  reproduit  dans  le  t.  I  des  Select  Works  du  célèbre  in- 
dianiste. 

2.  Une  courte  exposition  du  Vedânta  par  le  même  a  été  publiée  récemment  a  Cal- 
cutta, The  Vedântatattvasâra  of  Râmânuja,  1878. 


17i  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

môme  dans  le  cercle  de  la  théologie  vaishnava,  ce  n'était  encore 
[>as  là  une  doctrine  nouvelle.  En  effet,  si  la  conception  dualiste  ne 
domine  dans  aucune  des  œuvres  vishnouites  importantes  qui  nous 
sont  parvenues,  elles  n'en  sont  pas  moins  toutes,  à  commencer  par 
la  Bhagavad-Gîtâ,  si  profondément  pénétrées  d'idées  qui  en  relè- 
vent, que,  malgré  l'affinité  intime  de  la  théorie  des  Avatâras  avec 
les  idées  védantiques,  on  ne  saurait  douter  qu'il  n'y  ait  eu  de  bonne 
heure  un  vishnouisme  à  métaphysique  sâmkya.  Les  sectateurs 
d' Anandatîrtha  appartiennent  presque  exclusivement  à  l'extrême  Sud , 
où  ils  sont  très  nombreux.  Les  membres  de  la  congrégation  pro- 
prement dite,  les  Mâdhvas,  ainsi  appelés  d'un  surnom  du  maître, 
sont  tous  brahmanes,  car,  à  l'opposé  de  Râmânuja,  Anandatîrtha 
a  été  un  observateur  rigoureux  des  distinctions  de  caste  ;  mais  la 
doctrine,  dite  celle  du  Dvaita  ou  de  la  dualité,  est  largement  répandue 
dans  les  masses,  et  les  chants  populaires  des  Dâsas,  dont  beau- 
coup sont  de  basse  caste,  l'exaltent  avec  une  fougue  sectaire  voisine 
du  fanatisme1. 

Pour  n'avoir  pas  à  revenir  plus  tard  indéfiniment  sur  les  mêmes 
choses,  nous  quittons  ici  pour  un  instant  le  vishnouisme  et  nous 
achevons  immédiatement  ce  qui  concerne  la  métaphysique  sectaire 
par  le  résumé  des  doctrines  spéculatives  du  çivaisme.  Les  religions 
çivaïtes  paraissent  être  plus  anciennes  que  celles  de  Vishnu  ou,  du 
moins,  avoir  été  adoptées  plus  anciennement  par  les  brahmanes. 
Nous  avons  déjà  vu  que  ce  sont  les  seules  qui  aient  laissé  une  trace 
dans  le  Veda  et  que,  de  son  côté,  la  poésie  épique,  qui  dans  sa 
rédaction  actuelle  est  en  somme  vishnouite,  suppose  également  une 
prépondérance  antérieure  du  culte  de  Mahâdeva.  Les  premières 
représentations  d'un  caractère  incontestablement  religieux  qui  se 
rencontrent  sur  les  monnaies  (rois  indo-scythes,  vers  le  début  de 
l'ère  chrétienne2),  sont  des  figures  çivaïtes  alternant  avec  des  sym- 
boles bouddhiques.  Enfin  le  çivaisme  semble  être  resté  longtemps 
une  religion  en  quelque  sorte  professionnelle  des  brahmanes  et  des 
lettrés3.  La  plus  ancienne  littérature  dramatique  parvenue  jusqu'à 

1.  Cf.  F.  Kittel,  On  the  Karnâtaka  Vaishnava  Dâsas,  ap.  Ind.  Antiq.,  II,  p.  307. 

2.  Voir  les  figures  ap.  R.  Rochette,  Notice  sur  quelques  médailles  de  rois  de  la  Bactriane 
et  de  UInde,  ap.  Journ.  des  Savants,  1834,  fig.  7,  p.  389.  —  Du  même,  Supplément  à 
U  Notice  précédente,  ibicl.,  1835,  pi.  ii,  fig.  22,  23,  2i.  —  Cf.  Lassen,/nd.  Alterthumsk., 
II,  p.  808  M.,  2'  éd. 

3.  Encore  maintenant  la  proportion  des  brahmanes  est  très  forte  chez  les  çivaïtes  ; 
presque  tous  ceux  du  Bengale  et  d'Orissa,  par  exemple,  appartiennent  à  la  caste  brah- 
manique. 


HINDOUISME  175 

nous,  se  place  sous  patronage  çivaïte1.  Il  en  est  de  même  des 
compositions  romanesques2.  C'est  également  à  Çiva  que  la  légende 
rattache  les  origines  de  la  grammaire3,  et  Ganeça,  qui  est  devenu 
de  bonne  heure  le  dieu  des  arts  et  des  lettres,  est  une  figure  du 
panthéon  çivaïte.  Et  pourtant  nous  n'avons  pour  le  çivaisme  aucune 
exposition  doctrinale  ancienne  qui,  pour  la  beauté  de  la  forme, 
puisse  être  comparée  par  exemple  à  la  Bhagavad-Gîtâ.  La  poésie 
épique  religieuse  lui  a  échappé  de  bonne  heure.  Parmi  les  Purânas, 
ceux  qui  lui  appartiennent  en  propre  sont  les  plus  ternes  de  la  col- 
lection :  ce  sont  des  compilations  dans  lesquelles  domine  le  récit 
légendaire  ou  qui  s'attachent  de  préférence  aux  rites  et  aux  pra- 
tiques, et  qui  affectent  alors,  comme  les  Tantras,  dont  ils  se  rap- 
prochent beaucoup,  un  caractère  très  spécial,  sinon  ésotérique.  Il 
ne  paraît  avoir  inspiré  aucune  œuvre  éclatante,  telle  que  le  Bhâ- 
gavataPurâna,  et,  à  l'exception  d'hymnes  la  plupart  modernes  et 
de  quelques  morceaux  devenus  réellement  populaires,  comme  le 
Devîmâhâtmyak,  dans  sa  littérature  il  semble  n'avoir  pas  connu 
de  milieu  entre  les  productions  d'un  art  raffiné  ou  fantaisiste  et  le 
traité  technique.  Des  écrits  de  cette  dernière  espèce  on  ne  connaît 
encore  qu'un  fort  petit  nombre  de  date  peu  ancienne,  par  des  tra- 
ductions faites  sur  des  originaux  tamouls5.  Aussi  est-on  réduit, 
pour  la  plupart  des  doctrines  çivaïtes,  à  des  documents  de  seconde 
main,  particulièrement  à  l'exposé  qu'en  a  fait  Sâyana  (quatorzième 

1.  Les  drames  de  Kâlidâsa,  la  Mricchakatikâ,  le  Mâlatî-Mâdhava  de  Bhavabhûti. 
Cf.  ausssi  Mâlavikâgnimitra,  st.  6. 

2.  L'ancienne  Brihatkathâ,  la  source  aujourd'hui  perdue  de  la  plupart  des  recueils 
de  contes,  s'ouvrait  déjà  par  un  dialogue  entre  Çiva  et  Pârvatî. 

3.  Pânini  a  reçu  de  Çiva  la  révélation  de  sa  grammaire.  Kathâsaritsâgara,  I,  4.  Cf.  la 
même  légende  d'après  la  Brihatkathâ  de  Kshemendra,  Ind.  Antiq.,  1,  304  (Bùhler). 
Les  quatorze  premiers  Sùtras  de  Pânini,  qui  fournissent  la  base  d'une  partie  de  sa 
terminologie,  sont  tout  particulièrement  regardés  comme  révélés,  et  pour  cette  raison 
sont  appelés  Çivasâtras.  Une  autre  tradition  que  l'on  peut  suivre  jusqu'aux  mythes  du 
Veda  attribue  à  Indra  la  plus  vieille  grammaire.  Taitt.  Samh.,  VI,  4,  7,  3;  I,  6,  10,  6. 

4.  Forme  les  chap.  lxxxi-xciii  du  Mârkandeya-Purâna,  pp.  424-485,  éd.  de  la 
Biblioth.  Ind.  —  L.  Poley  en  a  donné  une  édition  avec  traduction  latine,  1831.  —  Une 
française  par  E.  Burnouf  a  paru  en  1824  dans  l'ouvrage  de  son  père,  L.  Burnouf  : 
Examen  du  système  perfectionné  de  conjugaison  grecque  de  Thiersch.  —  Le  Devîmâhâtmya 
est  le  principal  texte  sacré  des  adorateurs  de  Durgâ  dans  l'Inde  septentrionale. 

5.  Th.  Foulkes,  The  Siva-prakasha-pattalai,  or  the  Eléments  of  the  Saivaphilosophy, 
transi,  from  the  Tamil,  Madras,  1863.  — Du  même  Catechism  of  the  Saiva  religion,  ibid., 
1863,  _  Trois  traités  çaivas  traduits  du  tamoul  par  H.  R.  Hoisington  dans  le  Journ. 
of  the  American  Orient.  Society,  t.  IV.  —  Golebrooke  a  traité  des  Mâheçvaras  et  des 
Pâçupatas  dans  ses  mémoires  sur  la  philosophie  des  Hindous,  Miscellaneous  Essays,  l, 
p.  430,  éd.  Cowell. 


17C>  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

siècle)  dans  son  Sarvadarçanasamgrahax ,  et  aux  renseignements 
réunis  par  H.  H.  Wilson  dans  son  Esquisse  des  sectes  religieuses 
de  Vlnde.  Des  témoignages  ainsi  recueillis,  aucun  sans  doute  n'est 
contemporain  des  Pàçupatas  (adorateurs  de  Paçupati)  du  Mahà- 
bhàrata,  ni  même  des  Mâhêçvaras  (adorateurs  de  Mahêçvara,  du 
Grand  Seigneur)  que  mentionnent  les  inscriptions  du  cinquième 
siècle2.  Il  n'en  est  pas  moins  probable  que,  sous  la  rubrique  de 
doctrine  des  Pàçupatas,  des  Mâhêçvaras,  ils  nous  ont  conservé  les 
vieilles  spéculations  du  çivaïsme,  et  que  celui-ci,  bien  avant  Çam- 
kara  et  Gaudapâda  qui  a  précédé  Çamkara  de  deux  ou  trois  géné- 
rations (c'est  à  ces  deux  polémistes  que  nous  devons  les  premières 
indications  précises,  mais  très  sommaires,  sur  la  métaphysique  des 
Çaivas3),  avait  adopté  en  somme  les  formules  du  Sâmkhya  déiste. 
De  môme  que  dans  ce  dernier  système,  l'âme  y  est  nettement  dis- 
tinguée de  la  matière  d'une  part  et,  d'autre  part,  de  Dieu.  La 
matière,  la  Prakriti,  est  éternelle  :  elle  est  le  milieu  fécond,  mais 
aveugle,  où  opèrent  la  Mâyâ  et  les  divers  modes  de  l'Energie 
divine,  et  où  se  déroulent  pour  l'âme  les  conséquences  des  actes. 
Unie  à  la  matière,  l'âme  est  séparée  de  Dieu:  elle  est  en  proie  à 
l'erreur,  au  péché,  et  elle  tombe  sous  la  loi  de  la  mort  et  de  l'expia- 
tion. Elle  estmipaçu,  un  animal  retenu  par  un  lien,  la  matière, 
qui  l'empêche  de  retourner  à  son  pati,  à  son  maître  (c'est  là  le  sens 
figuré  qu'on  trouve  dans  le  vieux  nom  de  Paçupati  «  le  maître  des 
troupeaux  »),  et  c'est  à  rompre  ce  lien  que  doivent  tendre  tous  les 
efforts  du  fidèle.  Dieu,  c'est-à-dire  Çiva,  est  pur  esprit,  bien  que, 
pour  se  rendre  perceptible  et  imaginable,  il  daigne  assumer  un 
corps  «  fait  non  de  matière,  mais  d'énergie  ».  Il  est  la  cause  effi- 
ciente de  toutes  choses,  cause  absolue  selon  les  uns,  déterminant 
tout  sans  être  déterminée  par  rien,  cause  toute-puissante  selon  les 
autres,  mais  qui  laisse  à  l'âme  une  certaine  action  sur  sa  propre 
destinée.  Le  problème  de  la  liberté,  du  mérite  et  de  la  grâce,  que 
nous  retrouverons  également  chez  les  Vaishnavas,  recevait  ainsi 
parmi  ces  sectes  une  double  solution  :  les  Pàçupatas  tenant  pour  la 
prédestination,  d'autres,  les  sectateurs  du  Çaivadarçana  propre- 
ment dit,  laissant  à  l'homme  l'initiative  de  son  salut.  Les  uns  et 


1.  Chap.  vi-ix. 

2.  Inscriptions  de  Valabhî,  passim. 

3.  Çlokas  de  Gaudapâda,  II,  26,  imprimés  avec  la  Mândûkya-Upanishad,  p.  427,  éd. 
de  la  Bibl.  Ind.  —  Çamkara,  ad  Vedânta  sûtras,  II,  2,  1-10,  p.  497  M.,  et  II,  2,  37-41, 
p.  591  M.,  éd.  de  la  Bibl.  Ind. 


HINDOUISME  117 

les  autres  admettaient  des  manifestations  inférieures  de  la  divinité 
et  surtout  distinguaient  plus  ou  moins  nettement  entre  Çiva  et  les 
divers  modes  de  son  Energie,  de  sa  Çakti,  par  laquelle  il  produit, 
conserve  et  détruit  le  monde.  Elle  est  la  cause  instrumentale, 
comme  la  Prakriti  est  la  cause  matérielle,  et  qu'il  est  lui-même  la 
cause  efficiente.  Elle  est  à  la  fois  sa  Maya  et  sa  Grâce,  et  se  per- 
sonnifie en  Devî  ou  Mahâdevî  «la  Grande  Déesse»  aux  mille  noms 
et  aux  mille  formes,  son  épouse  *. 

La  personnification  de  la  Çakti  n'est  pas  particulière  au  çivaïsme. 
Chaque  dieu  a  la  sienne,  et  Lakshmî  auprès  de  Vishnu,  Sarasvatî 
auprès  de  Brahmâ  jouent  le  même  rôle  que  Dêvi  auprès  de  Çiva*. 
Dans  la  Râmatâpanîya-Upanishad,  Sitâ  est  la  Çakti  de  Rama; 
elle  forme  avec  lui  un  couple  inséparable,  un  seul  être  en  quelque 
sorte  à  double  face,  et  l'union  de  Krishna  et  de  sa  maîtresse  favo- 
rite Râdhâ  est  parfois  conçue  d'une  façon  toute  semblable  (par 
exemple  dans  le  Nârada-Pancarâtra),  bien  que  l'érotisme  mys- 
tique, qui  est  pour  beaucoup  dans  ces  représentations,  ait  pris  en 
général  dans  le  culte  de  Krishna  un  cours  différent.  Mais  c'est 
dans  le  çivaïsme  que  ces  idées  ont  trouvé  le  terrain  le  plus  favo- 
rable à  leur  épanouissement  et  qu'elles  ont  abouti  aux  plus  mons- 
trueuses aberrations.  Toute  une  moitié  des  religions  çivaïtes  est 
en  effet  caractérisée  par  le  culte  de  la  divinité  androgyne  ou  de  la 
divinité  femelle.  Telle  qu'elle  apparaît  dans  ces  cultes,  la  Çakti  ne  re- 
lève plus  de  la  métaphysique  que  nous  venons  d'esquisser.  Elle  a  ses 
racines  lointaines  dans  ces  conceptions  aussi  vieilles  que  l'Inde  d'un 
dualisme  sexuel  placé  à  l'origine  des  choses  (dans  un  Brâhmana  du 
Yajur  Veda,  Prajâpati  est  androgyne),  ou  d'une  matrice  commune 
des  êtres  qui  est  aussi  leur  commun  tombeau.  Directement  elle  pro- 
cède de  la  Prakriti  du  pur  Sâmkya,  de  la  Nature  éternellement  féconde, 
d'où  sortent  et  les  formes  sensibles  et  les  facultés  intellectuelles,  et  en 
face  de  laquelle  l'esprit,  l'élément  mâle,  n'a  qu'un  rôle  effacé  et  sté- 
rile. A  quelle  époque  ces  idées  se  sont-elles  traduites  en  des  croyances 
religieuses  ?  Il  est  difficile  de  dire  quelque  chose  de  précis  à  cet  égard. 
Les  témoignages  anciens  font  défaut  :  dans  l'épopée,  Çiva  ne  parait 
pas  encore  sous  sa  forme  hermaphrodite,  et  il  est  douteux  qu'il  faille 
le  reconnaître  dans  l'APAOXPO  des  monnaies  indo-scythes3.  Quant 

1.  Sarvadarçanasamgraha,  chap.  vi-vii. 

2.  Il  est  fait  parfois  mention  d'une  Triçakti,  qui  est  l'exacte  contre-partie    de  la  tri- 
nité  mâle.  Varâha-Purâna,  Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  p.  59. 

3.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  11,   826  «s.  —   Voir  une  de  ces   monnaies   figurée  ftp. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  12 


Î78  LES    RELIGIONS    DE   L'INDE 

à  la  prédominance  de  la  divinité  femelle,  elle  ne  s'affirme  que  dans 
quelques  Purânas  et  dans  la  littérature  des  Tantras.  Mais  peut-être  y 
a-t-il  ici  des  raisons  particulières  pour  ne  pas  donner  trop  de  crédit 
à  l'argument  négatif.  Ces  cultes  paraissent  en  effet  s'être  compli- 
qués de  bonne  heure  de  rites,  soit  terribles,  soit  obscènes,  qui  ont 
dû  les  faire  reléguer  dans  une  littérature  spéciale,  plus  ou  moins 
occulte.  D'ailleurs  les  recueils  de  contes,  basés  sur  la  Brihatkathâ 
où  le  culte  des  déesses  sanguinaires  joue  un  si  grand  rôle,  ont  des 
origines  qui  remontent  bien  haut,  jusqu'au  quatrième  ou  troisième 
siècle  peut-être  de  notre  ère,  et,  d'autre  part,  les  immondices  des 
Tantras  çivaïtes  ont  profondément  pénétré  dans  les  Tantras  boud- 
dhiques du  Népal  (entre  autres  dans  le  Tathâgata-Guhyaka  qui 
est  un  des  neuf  livres  canoniques),  et  de  là  dans  les  traductions 
tibétaines,  dont  la  plupart  sont  antérieures  au  neuvième  siècle.  Cette 
infiltration  n'a  pu  se  faire  que  lentement,  et,  comme  elle  implique 
le  développement  préalable  des  doctrines  et  des  pratiques  hindoues, 
il  est  permis  de  reporter  celles-ci  jusqu'aux  origines  mêmes  du 
moyen  âge.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  culte  des  Çaktis  tel  qu'il  est  for- 
mulé dans  quelques  Upanishads,  dans  plusieurs  Purânas  et  surtout 
dans  les  Tantras,  ne  saurait  être  confondu  avec  les  hommages 
ordinaires  rendus  par  toutes  les  sectes  aux  épouses  des  dieux.  Il 
forme  une  religion  à  part,  celle  des  Çâktas,  qui  se  subdivise  elle- 
même  en  plusieurs  branches  ayant  leurs  doctrines  et  leurs  initia- 
tions particulières,  et  au  sein  de  laquelle  il  s'est  formé  une  mytho- 
logie toute  spéciale.  Au  sommet  et  à  la  source  des  êtres  est  Mahâ- 
devî,  en  qui  viennent  se  fondre  les  conceptions  de  la  Màyâ  et  de 
la  Prakriti.  Au-dessous  d'elle  prennent  rang  ses  émanations,  les 
Çaktis  de  Vishnu,  de  Brahmâ,  de  Skanda,  etc.  (cet  ordre  est  natu- 
rellement changé  au  profit  de  Lakshmî  ou  de  Râdhâ,  dans  le  petit 
nombre  d'écrits  appartenant  à  la  classe  des  Tantras  qu'a  produits 
le  vishnouisme),  et  toute  une   hiérarchie  très  compliquée  et  aussi 

R.  Rochette,  Journal  des  Savants,  1834,  p.  392,  fig.  x.  — D'autre  part  nous  devons  con- 
clure que  c'est  bien  le  Çiva  androgyne  que  nous  avons  dans  cette  statue  haute  de 
dix  à  douze  coudées,  formée  d'une  substance  inconnue,  le  côté  droit  d'un  mâle,  le 
gauche,  d'une  femme,  les  bras  étendus  en  croix  et  le  corps  couvert  de  représenta- 
tions du  soleil,  de  la  lune,  des  anges,  et  de  tous  les  êtres  imaginables,  que  les 
brahmanes  adoraient  dans  une  large  grotte,  sur  une  haute  montagne  et  que  certains 
Hindous,  envoyés  en  ambassade  à  Antonin,  décrivirent  à  Bardesane  (Stobée,  Eclog. 
Physic,  1,  56).  La  description  s'accorde  parfaitement  avec  le  panthéisme  matérialiste 
qui  caractérise  cette  branche  de  la  religion  çivaïte.  —  Çiva  androgyne  (ardhanârîça) 
paraît  dans  les  bas-reliefs  de  Bâdàmi,  Ind.  Antiq.,  VI,  p.  359.  Le  Matsya-Purâna  parle 
do  ses  images,  Aufrecht,  Catalogue,  p.  42.  Cf.  également  Mâlavikâgnimitra,  st.  1  et  4. 


HINDOUISME  179 

variable  que  compliquée,  de  puissances  femelles,  les  Mahâmâtris 
«les  Grandes  Mères  »,  personnifications  des  forces  productrices 
et  nourricières  de  la  nature1,  les  Yoginîs  «  les  Magiciennes  », 
dont  l'intervention  est  violente  et  capricieuse,  les  Nâyikâs,  les 
Dakinîs,  les  Çâkinis,  bien  d'autres  classes  encore,  sans  attribu- 
tions uniformément  définies,  mais  presque  toutes  malfaisantes,  et 
dont  la  faveur  ne  s'obtient  qu'au  prix  des  plus  répugnantes  pra- 
tiques2. Tout  cela,  réuni  aux  divinités  mâles,  forme  le  panthéon  le 
plus  monstrueux  que  l'homme  ait  jamais  imaginé.  Inconcevable 
elle-même  en  son  essence  suprême,  la  Mahâmâyâ,  «  la  Grande 
Illusion  »,  est  adorée  sous  mille  noms  et  revêt  une  infinité  de 
formes.  Mais  en  même  temps  on  distingue  entre  ces  formes  comme 
entre  des  êtres  différents,  et  chacune  d'elles  a  son  cercle  spécial  de 
dévots.  Elles  répondent  la  plupart  à  l'un  des  aspects  de  sa  double 
nature,  blanche  ou  noire,  bienveillante  ou  cruelle,  et  elles  consti- 
tuent ainsi  deux  séries  de  manifestations  de  la  Force  infinie,  en 
quelque  sorte  deux  séries  de  déesses  suprêmes,  les  unes  présidant 
plus  particulièrement  aux  énergies  créatrices  de  la  vie,  les  autres 
représentant  plutôt  celles  de  la  destruction.  Aux  unes  et  aux  autres 
s'adresse  un  double  culte  :  le  culte  avoué,  public,  le  dakshinâcâra 
ou  «  culte  de  la  main  droite  »  qui,  à  l'exception  d'un  seul  point,  la 
persistance  du  sacrifice  animal  en  l'honneur  de  Durgâ,  de  Kâli  et 
des  autres  formes  terribles  de  la  Grande  Déesse,  ne  diffère  pas 
essentiellement  des  usages  généraux  de  l'hindouisme,  et  le  vâmâ- 
tara  «  le  culte  de  la  main  gauche  »,  dont  les  pratiques  ont  toujours 

1.  Le  culte  des  mères,  grandes  mères  ou  mères  du  monde  (Màtaras,  Mahâmàtaras, 
Lokamàtaras)  s'est  étendu  bien  au  delà  du  çaktisme  et  même  du  çivaïsme  propre- 
ment dit.  L'idée  dont  il  part  est  évidente  :  c'est  celle  du  principe  féminin  adoré  dans 
ses  diverses  manifestations;  mais  son  histoire  est  obscure,  parce  que  chaque  système 
religieux  l'a  appropriée  de  façon  à  l'harmoniser  avec  sa  théologie  particulière.  A.  We- 
ber  (Zwi'i  vedische  Texte  iïber  Omina  und  Portenta,  p.  349  ss.)  a  essayé  d'en  suivre  la 
trace  jusqu'au  Veda  où  nous  trouvons,  en  fait,  un  culte  très  approchant  dans  celui 
des  Tisro  Devis  «  les  trois  déesses  ».  Dans  le  Mahâbhàrata  (III,  14467  ss.)  elles  sont 
les  mères  de  Skanda,  le  dieu  de  la  guerre,  et  à  ce  titre  elles  apparaissent  fréquem- 
ment dans  les  inscriptions  du  moyen  âge  ;  par  exemple,  dans  les  inscriptions  des 
Câlukyas  et  des  Kadambas  du  Dékhan.  Varâha  Mihira  mentionne  leurs  images 
(Briliat-Samhitâ,  VIII,  56,  éd.  Kern).  Ordinairement  7  ou  8,  on  en  compte  par  ail- 
leurs, 13,  16  (cf.  les  différentes  énumérations  dans  le  Dictionnaire  de  Saint-Péters- 
bourg, s.  v.  Mâtar).  Le  Pancadandachattraprabandha  (p.  24,  éd.  Weber)  en  mentionne 
64.  Dans  le  Gujaràt,  on  en  adore  120  (Ind.  Antiq.,  VIII,  211).  Elles  sont  toujours 
invoquées  en  troupe  ou  en  cercle  (gana,  mandala)  ;  et  même  quand  on  les  croit 
propices,  il  y  a  en  elles  une  part  de  mystère  et  de  terreur. 

2.  Cf.  le  cinquième  acte  du  Mâlatî-Mâdhava  de  Bhavabhûti  et  Kathâsaritsâgara, 
chap.  ivm. 


180  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

été  tenues  plus  ou  moins  secrètes.  Les  conjurations,  les  maléfices, 
la  magie  et  la  sorcellerie  vulgaire  tiennent  une  grande  place  dans 
ce  dernier,  et  beaucoup  de  ces  rites  étranges  n'ont  pas  d'autre  objet 
que  l'acquisition  des  diverses  siddhis  ou  facultés  surnaturelles.  Ce 
sont  là  des  pratiques  bien  vieilles  dans  l'Inde,  puisqu'elles  ont  de 
profondes  racines  dans  le  Veda1,  et  qu'un  système  spécial  de  phi- 
losophie, le  Yoga,  leur  a  été  consacré  ;  mais  nulle  part  elles  n'ont 
trouvé  un  sol  aussi  bien  approprié  que  dans  le  çivaïsme  et  dans  le 
culte  des  Çaktis.  On  ne  saurait  douter  non  plus  que  le  sang  de  vic- 
times humaines  n'ait  coulé  fréquemment  sur  les  autels  de  ces 
sombres  déesses,  devant  les  horribles  images  de  Durgâ,  de  Kâli, 
de  Câmundà.  Des  témoignages  formels  viennent  confirmer  les  nom- 
breuses allusions  que  font  à  cet  usage  les  contes  et  les  drames  2. 
Au  seizième  siècle,  les  Musulmans  le  trouvent  établi  dans  le  Bengale 
septentrional 3  ;  au  dix-septième,  les  Sikhs  avouent  que  leur  grand 
réformateur  Guru  Govind  se  prépara  à  sa  mission  en  immolant  un 
de  ses  disciples  à  Durgâ4;  l'évêque  Heber  (1824)  a  encore  connu 
des  personnes  qui  avaient  vu  sacrifier  de  jeunes  garçons  aux  portes 
mêmes  de  Calcutta5,  et,  presque  de  nos  jours,  les Thugs  prétendaient 
assassiner  leurs  victimes  en  l'honneur  de  Kâli.  Peut-être  faut-il 
voir  dans  ces  pratiques  une  contagion  ou  un  héritage  des  cultes 
sanglants  des  tribus  aborigènes.  Il  est  incontestable  que  beaucoup 

1.  Rig-Veda,  X,  136,  3.  Le  Sâmavidhâna  Brâhmana  est,  en  fait,  un  manuel  de  sor" 
cellerie.  On  peut  dire  la  même  chose  du  Kauçika  Sûtra  de  l'Atharva-Veda.  Cf.  l'ana- 
lyse que  donne  Shankar  Pandurang  Pandit,  suivant  Sâyana,  dans  Academy,  5  juin 
1880.  Nous  rencontrons  souvent  la  même  caractéristique  dans  les  sections  du  Taitti- 
rîya  Yajus  se  rapportant  aux  kâmyeshtis,  ou  offrandes  présentées  pour  l'accomplisse- 
ment d'un  vœu  particulier. 

2.  Par  exemple  Mâlatî-Mâdhava,  acte  5°;  H.  H.  Wilson,  Hindu  Théâtre,  II,  pp.  391, 
397  ;  Hitopadeça,  III,  fable  8  (Histoire  de  Vîravara)  ;  Kathâsaritsâgara,  chap.  x, 
xviii,  xx,  xxu,  xxxvi,  etc.  ;  Vîracaritra,  dans  Ind.  Stud.,  XIV,  pp.  120,  123;  Daçaku 
mâracarita,  ucchv.  VII,  p.  169,  éd.  H.  H.  Wilson;  Pancadandachattraprabandha,  p.  25 
(éd.  Weber,  dans  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin,  1877).  A  défaut  d'autres  victimes» 
le  sacrificateur  est  sa  propre  victime  :  A.  Weber,  Die  Simhâsanadvâtrimçikâ,  Ind.  Stud., 
XV,  pp.  314,  315,  et  ibid.,  XIV,  149;  Kathâsaritsâgara,  chap.  vi,  xxu,  etc.  Le  Kâlikâ- 
Purâna  (un  Upapurâna)  décrit  ces  rites  en  détail  :  H.  H.  Wilson,  préface  du  Vishnu 
Purâna,  p.  xc,  éd.  Hall.  Cette  section  du  Kâlikâ  Puràna  est  traduite  dans  le  vol.  V, 
des  Asiatic  Besearches. 

3.  H.  Blochmann,  Contributions  to  the  Geography  and  History  of  Bengal,  ap.  Journ.  of 
the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  XLII.  Shahrastâni  (douzième  siècle)  mentionne  les  sacrifices 
humains  des  Çâktas,  mais  ajoute  que  le  peuple,  communément,  les  rejette  ;  traduction 
de  Haarbrùcker,  t.  II,  p.  370.  Cf.  Dabistân,  11,  p.  155,  traduit  par  Shea  et  Troyer. 

4.  T.  Trumpp,  The  Âdi-Granth,  translated  ;  Introduction,  p.  xc. 

5.  Lettre  du  10  janvier  1824  à  Mrs.  Douglas,  dans  la  Correspondance  imprimée  à  la 
suite  du  Narrative  of  a  Journey  through  the  Upper  Provinces  of  India. 


HINDOUISME  181 

de  formes  de  la  Grande  Déesse  (et  on  peut  en  dire  autant  pour 
Çiva  et  pour  Vishnu)  sont  de  vieilles  divinités  locales  adoptées  par 
l'hindouisme:  plusieurs,  et  des  plus  cruelles,  paraissent  être  ori- 
ginaires de  l'Inde  centrale  et,  pour  l'une  d'elles  au  moins,  son  nom 
môme  de  Vindhyavâsinî  «  l'habitante  du  Vindhya»,  indique  qu'elle 
a  régné  sur  ces  montagnes  où  le  sacrifice  humain  faisait  encore 
partie,  il  y  a  moins  d'un  demi-siècle,  du  culte  national  des  Gonds, 
des  Kols,  des  Uraons1.  De  nos  jours  la  police  anglaise  a  mis  fin 
à  ces  rites  qui,  dans  les  parties  civilisées  de  l'Inde,  ont  toujours 
été  du  reste  des  faits  plus  ou  moins  exceptionnels.  Il  n'en  est  pas 
de  môme  des  pratiques  grossièrement  sensuelles  et  obscènes  qui 
forment  l'autre  face  de  ces  cultes  secrets,  et  dont  les  Tantras  expo- 
sent minutieusement  les  immondes  prescriptions.  L'usage  de  la 
viande  et  celui  des  boissons  spiritueuses  poussé  jusqu'à  l'ivresse 
sont  de  règle  dans  ces  étranges  cérémonies,  où  la  Çakti  est  adorée 
en  la  personne  d'une  femme  nue,  et  qui  se  terminent  par  l'accou- 
plement charnel  des  initiés,  chaque  couple  représentant  Bhairava 
et  Bhairavî  (Çiva  et  Devî),  et  devenant  ainsi  momentanément  iden- 
tique avec  eux.  C'est  là  le  Çricakra  «  le  saint  cercle  »,  ou  le 
Pûrnâbhisheka  «  la  pleine  consécration  »,  l'acte  essentiel  ou  plu- 
tôt l'anticipation  du  salut,  le  rite  suprême  de  ce  mysticisme  en 
délire.  Car  il  n'y  a  pas  que  du  libertinage  dans  ces  aberrations. 
Les  livres  qui  prescrivent  ces  pratiques  sont,  non  moins  que  d'autres, 
remplis  de  hautes  visées  spéculatives  et  morales,  voire  même  de 
théories  ascétiques  ;  autant  qu'ailleurs  on  y  professe  l'horreur  du 
péché  et  une  religiosité  pleine  de  scrupules  :  c'est  pieusement,  la 
pensée  absorbée  dans  la  prière,  que  le  fidèle  doit  participer  à  ces 
mystères,  et  ce  serait  les  profaner  que  d'y  chercher  la  satisfaction 
des  sens.  De  fait,  un  Çâkta  de  la  main  gauche  est  presque  toujours 
un  hypocrite  et  superstitieux  débauché  ;  mais  on  ne  saurait  douter 
que  parmi  les  auteurs  de  ces  abjects  catéchismes,  plus  d'un  n'ait 
cru  sincèrement  faire  œuvre  de  sainteté.  La  statistique  a  naturel- 
lement peu  de  prise  sur  des  pratiques  pareilles.  Aucun  Hindou  qui 
se  respecte  n'avouera  qu'il  est  affilié  aux  Vâmâcârins.  Mais  ils 
passent  pour  être  nombreux,  beaucoup  de  sectateurs  qui  se  disent 
de  la  main  droite  appartenant  en  secret  à  l'autre  rite.  Ils  forment 

1.  W.  Hunter,  Statistical  account  of  Bengal,t.  XVI,  p.  291;  313; XVII,  281;  283;  XIX, 
218.  Pour  un  cas  récent  (1872)  chez  des  Tamouls  de  Geylan,  vid.  Ind.  Antiq.,  II,  125. 
Des  pratiques  semblables  ont  été  en  usage  jusqu'à  nos  jours  chez  les  Banjârîs  et  chez 
les  Kois  du  pays  Telugu;  ibid.,  VIII,  pp.  219,  220. 


182  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

de  petites  confréries  qui  admettent  des  gens  de  toute  condition, 
mais  qui,  notamment  au  Bengale,  se  recrutent,  dit-on,  dans  une 
forte  proportion  parmi  les  brahmanes  et  les  classes  riches.  Il  con- 
vient d'ajouter,  toutefois,  que  ceux  qui  ne  font  pas  mystère  de  leur 
initiation  nient  que  leur  secte  doive  être  jugée  d'après  ses  livres, 
et  il  est  probable  en  effet  qu'il  y  a  des  degrés  dans  ces  turpitudes 
et  que,  parmi  des  gens  raffinés  et  de  peu  de  foi,  une  sorte  d'épicu- 
risme  superstitieux  a  succédé  aux  orgies  de  l'ancien  rituel.  Quant 
aux  Çâktas  Dakshinâcârins  ou  sectateurs  de  la  main  droite,  ils  sont 
répandus  en  grand  nombre  dans  toutes  les  contrées  de  l'Inde.  Dans 
l'Iiindoustan  ils  forment  la  grosse  masse  des  çivaïtes,  et  au  Ben- 
gale la  population  entière  prend  part  à  la  grande  fête  de  leur  déesse, 
la  Durgâpûjâ,bien  que  les  Hindous  rigides  réprouvent  les  indécences 
publiques  qui  se  commettent  à  cette  occasion  et  qu'ils  flétrissent 
cette  coutume  comme  appartenant  aux  pratiques  de  la  main  gauche  *. 
A  côté  du  çivaïsme  que  nous  venons  de  parcourir  et  qui  relève 
plus  ou  moins  directement  des  doctrines  Sâmkhya,  il  y  en  a  un 
autre  qui  s'inspire  de  l'idéalisme  du  Vedânta  et  maintient  par  con- 
séquent l'unité  essentielle  du  monde,  de  l'âme  et  de  Dieu.  Les 
sectes  les  plus  anciennes  qui  le  professent  de  nos  jours,  les  tridan- 
dins  (au  propre  «  les  porteurs  du  triple  bâton  »,  au  figuré  «  ceux 
qui  exercent  la  triple  souveraineté  sur  leurs  paroles,  sur  leurs  pen- 
sées et  sur  leurs  actes  »  ;  comme  symbole  de  cette  souveraineté, 
ils  portent  un  bâton  à  trois  nœuds),  et  la  plupart  des  Smârtas  (sec- 
tateurs de  la  Smriti,  de  la  tradition  orthodoxe),  prétendent  se  rat- 
tacher à  Çamkara.  Les  premiers,  qui  se  divisent  en  dix  tribus, 
selon  les  contrées  d'où  ils  sont  originaires  et  qui  pour  cela  sont 
aussi  appelés  daçanâmis  «  ceux  des  dix  surnoms  »,  sont  ascètes  et 
ont  leur  centre  à  Bénarès.  Les  seconds,  nombreux  surtout  dans  le 
Dékhan,  vivent  en  partie  dans  le  monde,  en  partie  dans  des  cou- 
vents2. Beaucoup  d'entre  eux  sont  de  purs  vedântins  et  appartien- 
nent au  çivaïsme.  Les  uns  et  les  autres  n'admettent  dans  leur  ordre 
que  des  brahmanes,  et  eux-mêmes  ne  font  pas  remonter  leur  tradi- 
tion directe  plus  haut  que  le  huitième  siècle.  Mais  ici  encore  il 
convient  de  rappeler  l'observation  déjà  faite  à  propos  des  systèmes 

1.  Le  Dabistân  (II,  148-164,  traduit  par  Shea  et  Troyer)  contient  une  curieuse  notice 
*ur  les  Çâktas  (dix-septième  siècle).  A  partir  de  cette  période,  ils  constituèrent,  dans 
FHindoustan,  la  majorité  des  çivaïtes. 

2.  Leur  guru  suprême  réside  au  couvent  de  Çringeri  dans  le  Maïsour.  Cf.  A.  G.  Bur- 
nell,  Vamçabrâhmana,  Préf.,  p.  un. 


HINDOUISME  183 

vishnouites,  qu'en  fait  de  doctrine,  les  sectes  historiques  ont  peu 
inventé.  Bien  avant  le  huitième  siècle  on  trouve  en  effet,  dans  la 
littérature  non  technique,  le  çivaïsme  associé  à  des  idées  qui  relè- 
vent d'une  tout  autre  doctrine  que  le  Sâmkhya.  Le  Çiva,  par 
exemple,  qu'on  invoque  au  début  du  drame  de  Çakuntalâ,  qui  est 
à  la  fois  le  dieu,  le  prêtre  et  l'offrande,  et  dont  l'univers  est  le  corps, 
est  une  conception  védantique1.  On  semble  parfois  oublier  ces 
témoignages  quand  on  fait  commencer  tout  le  védantisme  sectaire 
après  Çamkara. 

Du  neuvième  au  onzième  siècle,  cette  branche  de  la  théosophie 
çivaïte  reçut  sa  forme  définitive  au  Gachemir,  dans  les  écrits  de 
l'école  de  Somânanda  et  d'Abhinavagupta 2.  Ce  sont  les  traités 
techniques  les  plus  anciens  sur  la  matière  qui  nous  soient  parve- 
nus, les  plus  anciens  aussi  auxquels  Sâyanase  réfère  dans  l'exposé 
qu'il  a  fait  du  système.  Ce  système  est  le  pur  idéalisme  :  Dieu  est 
l'unique  substance;  les  objets  sont  ses  concepts  et,  comme  il  est 
nous-mêmes,  les  objets  sont  en  réalité  en  nous  :  ce  que  nous 
croyons  voir  au  dehors,  c'est  en  dedans  que  nous  le  voyons;  le 
moi  individuel  perçoit  ou  plutôt  reperçoit  en  soi-même,  comme  en 
un  miroir,  les  concepts  du  moi  transcendant,  et  la  connaissance 
n'est  qu'une  récognition.  De  là  le  nom  du  système,  qui  est  celui  de  la 
PratyabJiijhâ  ou  de  la  Récognition.  Guidée  par  la  vraie  méthode  de 
la  contemplation  intérieure,  éclairée  par  la  grâce  qu'elle  aura  méritée 
par  sa  foi  en  Çiva,  l'âme  individuelle  triomphe  de  la  Mâyâ  de  qui  pro- 
cède toute  diversité,  et  finit  par  se  reconnaître  elle-même  en  Dieu3. 

Des  hauteurs  du  Timée,  nous  retombons  au  niveau  des  plus 
grossières  superstitions,  en  passant  de  cette  doctrine  que  nous  ne 
connaissons  que  sous  sa  forme  savante,  à  la  secte  des  liiïgâyits 
qui  ne  nous  est  connue  que  comme  religion  populaire.  En  somme 
les  Lingàyits  paraissent  se  rattacher  au  çivaïsme  idéaliste,  puisque 
les  jangamas  «  les  vagabonds  »,  qui  forment  parmi  eux  l'ordre 
religieux  et  ascétique,  reconnaissent  pour  principale  autorité  un 
commentaire  çivaïte  des  Yedânta-Sûtras.  Mais  il  est  difficile  de 
dégager  un  credo  quelconque  de  l'amas  confus  de  légendes  qui, 

1.  Cf.  encore  le  début  de  Vikramorvaçî.  La  Çvetâçvatara-Up.,  qui  est  certainement 
antérieure  à  Çamkara,  est  une  sorte  de  Bhagavad-Gitâ  çivaïte  ;  voir  surtout  les  sections 
III  et  IV. 

2.  G.  Bùhler,  qui  a  retrouvé  récemment  au  Gachemir  une  bonne  partie  des  écrits  de 
cette  école,  a  fourni  sur  elle  des  renseignements  précieux  dans  le  Journ.  of  the  Roy. 
As.  Soc.  Bombay,  XII,  extra-number,  p.  77  ss. 

3.  Sarvadarçanasamgraha,  chap.  vin. 


184  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

avec  des  renseignements  sur  leur  histoire,  sur  leur  organisation  et 
sur  leur  culte,  constituent  à  peu  près  tout  ce  que  nous  savons  sur 
leur  compte.  Leur  fondateur,  Basava  (forme  dravidienne  du  sans- 
crit Vrishabha),  un  brahmane,  naquit  dans  le  Dékhan  occidental 
dans  la  première  moitié  du  douzième  siècle.  Il  combattit  à  la  fois 
les  orthodoxes,  les  vishnouites  et  les  Jainas,  prêcha  le  çivaïsme, 
l'abolition  du  sacrifice  et  des  distinctions  de  caste,  et  s'éleva  rapi- 
dement à  une  grande  puissance.  Le  roi  qui  dominait  alors  dans  le 
Dékhan,  le  Kaluburigi  Bijjala,  qui  était  devenu  son  gendre,  s'étant 
fait  contre  lui  le  défenseur  des  Jainas,  il  le  fit  assassiner  par  ses 
disciples,  mais  fut  réduit  à  se  donner  la  mort  pour  échapper  à  la 
vengeance  du  successeur  de  ce  prince.  Son  œuvre  ne  périt  pas  avec 
lui  :  aujourd'hui  la  secte  ou  plutôt  les  sectes  qui  se  rattachent  à 
Basava  sont  dominantes  dans  les  Etats  du  Nizam  et  dans  le  Maïsour, 
très  répandues  dans  l'extrême  sud,  et  leurs  ascètes  itinérants,  les 
Jangamas,  se  rencontrent  dans  l'Inde  entière1.  Leurs  livres  prin- 
cipaux sont  des  écrits  intitulés  Purânas,  dans  lesquels  la  biogra- 
phie du  fondateur  est  mêlée  à  une  grande  quantité  de  légendes 
relatives  à  Çiva  et  à  ses  diverses  manifestations  locales.  Ils  ont 
aussi  des  chants  populaires  qui  sont  parfois  d'un  caractère  élevé. 
Presque  toute  cette  littérature,  encore  peu  connue,  est  en  langue 
canarèse  et  tamoule.  Les  croyances  paraissent  être,  comme  dans 
la  plupart  de  ces  religions,  un  mélange  de  mysticisme  védantique, 
de  déisme  et  de  grossière  idolâtrie2.  Ils  adorent  Çiva  sous  la  forme 
du  linga,  du  phallus,  et  ils  en  portent  toujours  sur  eux  une  petite 
image  en  cuivre  ou  en  argent  ;  d'où  leur  nom  de  Lingâyits  ou  de 
«  porteurs  de  phallus  ;>.  A  côté  d'eux  il  y  a  d'autres  sectes  çivaïtes 
plus  anciennes  qui  observent  la  même  coutume,  mais  qui  n'ont  pas 
rompu  aussi  ouvertement  avec  les  vieilles  traditions,  sous  le  rap- 
port de  la  caste  et  du  rituel.  La  principale  paraît  être  celle  des 
àrâdhyas,  des  «  révérends  »,  qui  sont  tous  brahmanes  et  qui, 
fort  nombreux  autrefois,  sont  aujourd'hui  en  déclin. 

Infiniment   plus  pure   est  la  forme   sous   laquelle  le  çivaïsme 

1.  Les  Jangamas  ne  mènent  pas  toujours  une  vie  errante;  comme  les  autres  reli- 
gieux ils  vivent  parfois  en  communauté,  en  collèges  (mathas).  Leur  nom  usuel,  qui 
signifie  «  ambulants  »,  est  considéré  comme  exprimant  leur  caractère  de  lingas  en 
mouvement.  Cf.  la  description  d'un  d'eux  dans  une  inscription  du  treizième  siècle, 
Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc.  Bombay,  XII,  p.  40. 

2.  Les  communications  les  plus  récentes  sur  la  littérature  et  sur  les  croyances  de* 
Lingâyits  sont  dues  à  M.  F.  Rittel  :  Ueber  den  Ursprung  des  Lirïgakultas,  pp.  11  et  27^ 
Ind.  Antiq.,  t.  IV,  211  ;  V,  183. 


HINDOUISME  185 

apparaît  dans  les  poésies  tamoules  des  sittars  (en  sanscrit  siddhas), 
des  «  parfaits1  ».  On  ne  sait  pas  grand'chose  de  la  secte  de  qui 
émanent  ces  chants:  actuellement  elle  paraît  éteinte;  mais  les 
chants  eux-mêmes  sont  restés  populaires,  malgré  le  démenti  qu'ils 
infligent  aux  croyances  les  plus  chères  des  masses.  Ce  sont  des 
compositions  en  général  peu  anciennes,  ne  remontant  pas  à  plus 
de  deux  ou  trois  siècles,  bien  qu'elles  circulent  sous  les  noms  des 
saints  fameux  de  l'antiquité,  tels  qu'Agastya,  le  civilisateur  fabu- 
leux du  Dékhan,  et  ses  non  moins  fabuleux  disciples.  Par  leur  élé- 
vation, elles  rivalisent  avec  ce  que  Tiruvalluvar,  Auvaiyâr  et  les 
anciens  poètes  tamouls,  ont  laissé  de  plus  parfait.  Mais,  en  même 
temps,  par  leur  monothéisme  sévère,  par  leur  mépris  des  Vedas  et 
es  Castras,  par  leur  horreur  de  toute  pratique  idolâtre,  par  leur 
égation  surtout  d'une  doctrine  aussi  essentiellement  hindoue  que 
a  métempsycose,  elles  accusent  bien  plus  nettement  une  influence 
étrangère.  Des  juges  très  compétents2  ont  cru  y  reconnaître  une 
inspiration  chrétienne,  et,  en  effet,  les  Églises  indigènes,  qui 
croient  à  la  haute  antiquité  de  ces  recueils,  professent  pour  eux  la 
même  estime  que  celles  d'Occident  ont  eue  pour  les  livres  sibyl- 
lins. Mais  peut-être  y  a-t-il  là  encore  plus  de  soufisme  que  d'idées 
chrétiennes.  Ce  n'est  pas  en  général  le  côté  monothéiste  dont  les 
Hindous  sont  le  plus  frappés  dans  le  christianisme.  Or,  ces  chants 
professent  un  monothéisme  rigide  qui  rappelle  plutôt  le  Coran  que 
les  croyances  passablement  altérées  des  chrétiens  de  Saint-Thomas. 
Pour  l'alchimie  du  moins,  dont  les  sittars  ont  été  de  fervents 
adeptes,  ils  ont  été  les  disciples  des  Arabes.  D'autres  çivaïtes  les 
avaient  précédés  du  reste  dans  la  pratique  du  grand  œuvre.  Déjà 
Sâyana,  dans  son  exposé  des  diverses  doctrines  des  Çaivas,  a  cru 
devoir  consacrer  un  chapitre  particulier  au  Raseçvara-darçana  ou 
«  système  du  mercure3  »,  un  étrange  amalgame  de  vedantisme  et 
d'alchimie.  On  s'y  propose  pour  but  de  transmuer  le  corps  en  une 
substance  incorruptible  au  moyen  du  rasapâna,  de  l'absorption 
d'élixirs  composés  principalement  de  mercure  et  de  mica,  c'est-à- 
dire  des  essences  mêmes  de  Çiva  et  de  Gaurî,  avec  lesquels  on 
arrive  ainsi  à  s'identifier.  Cette  sorte  de  transsubstantiation  cons- 

1.  Pour  cette  secte,  voir  R.  Caldwell,  A  Comparative  Grammar  of  the  Dravidian  Lan- 
gages, Introd.,  p.  127;  146,  2*  éd.,  et  E.  Ch.  Govcr,  The  Folksongs  of  Southern  India, 
Madras,  1871. 

2.  Notamment  R.  Caldwell. 

3.  Sarvadarçana«amgraha,  ch.  ix. 


186  LES   hkligions   ni:  L'INDE 

titue  la  jivanmukti,  l'état  de  délivrance  dès  cette  vie,  la  condition 
indispensable  et  unique  du  salut.  Il  est  clair  que  les  formules 
dévotes  du  Vedânta  ne  sont  ici  qu'une  sorte  de  jargon  sous  lequel 
se  cache  une  doctrine  radicalement  impie,  et  il  est  non  moins  clair 
que  sous  cette  doctrine,  qui  dès  le  quatorzième  siècle  avait  produit 
une  littérature  assez  considérable1,  il  y  a  une  importation  musul- 
mane. On  est  d'ordinaire  à  l'affût  des  moindres  traces  d'une 
influence  chrétienne  sur  l'hindouisme;  mais  peut-être  ne  tient-on 
pas  assez  compte  de  celle  qu'a  pu  exercer  l'Islam.  On  semble  n'ap- 
précier cette  dernière  qu'à  travers  les  résultats  en  somme  négatifs 
de  la  conquête  qui  a  été  en  général  l'œuvre  de  races  lourdes  et 
grossières,  et  on  oublie  la  présence  ancienne,  dans  le  Dékhan  sur- 
tout, de  l'élément  arabe.  Les  Arabes  du  khalifat  étaient  arrivés 
sur  ces  côtes  en  qualité  de  voyageurs,  de  marchands;  ils  y  avaient 
établi  des  relations  commerciales  et  des  comptoirs  bien  avant  que 
leurs  coreligionnaires  afghans,  turcs,  mongols  y  fussent  venus 
comme  conquérants2.  Or,  c'est  précisément  dans  ces  parages  que, 
du  neuvième  au  douzième  siècle,  ont  pris  naissance  ces  grands 
mouvements  religieux  qui  se  rattachent  aux  noms  de  Çamkara,  de 
Râmânuja,  d' Anandatirtha ,  de  Basava,d'où  sont  sorties  la  plupart 
des  sectes  historiques  et  dont  l'Hindoustan  n'a  offert  l'analogue 
que  bien  plus  tard.  On  a  noté  que  ces  faits  se  sont  passés  dans  le 
voisinage  de  vieilles  communautés  chrétiennes3.  Mais  à  côté  de 
celles-ci  avaient  apparu  dès  lors  des  sectateurs  du  Coran.  Ni  aux 
unes,  ni  aux  autres  nous  ne  sommes  tentés  d'attribuer  une  influence 
appréciable  sur  la  théologie  hindoue,  qui  nous  paraît  s'expliquer 
suffisamment  par  elle-même  ;  mais  il  est  fort  possible  qu'indirecte- 
ment et  par  une  sorte  d'action  de  présence,  ils  aient  été  pour  quelque 
chose  dans  l'éclosion  de  ces  grandes  réformes  religieuses  qui,  à 
défaut  de  doctrines  bien  nouvelles,  ont  introduit  dans  l'hindouisme 
une  organisation  et  un  esprit  nouveaux,  et  qui  ont  eu  toutes  ce 
caractère  commun  de  se  développer  très  vite  sous  la  direction  d'un 
chef  indiscutable  et  d'être  fondées  sur  une  sorte  de  prophétisme  ou 
d'imamat.  Or,  pour  exercer  une  action  semblable,  les  marchands 
arabes  des  premiers  siècles  de  l'hégire,  qui  avaient  derrière  eux  le 

1.  Sâyana  ne  cite  pas  moins  de  huit  noms  d'auteurs  ou  titres  d'ouvrages  différent». 

2.  Cf.  Reinaud,  Relation  des  voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans  dans  VInde  et  à 
la  Chine  dans  le  neuvième  siècle  de  1ère  chrétienne,  1845.  La  plus  ancienne  de  ces  rela- 
tions est  de  841.  Le  commerce  arabe  était  alors  florissant  sur  la  côte  de  Malabar. 

3.  A.  G.  Burnell,  On  some  Pahlavî  inscriptions  in  South  India,  Mangalore,  1873,  p.  14. 


HINDOUISME  187 

monde  musulman,  étaient  peut-être  mieux  qualifiés  que  les  Églises 
pauvres  et  délaissées  des  côtes  de  Malabar  et  de  Goromandel. 

Avec  les  systèmes  qui  précèdent,  nous  avons  à  peu  près  épuisé 
la  théologie  spéculative  du  çivaïsme,  et  nous  pouvons  passer  rapi- 
dement sur  la  foule  de  sectes  ou  d'associations  plus  obscures  dans 
lesquelles  il  se  fractionne1.  Ces  divisions  pénètrent  fort  peu  dans 
le  monde  laïque,  surtout  dans  le  Nord,  où  le  çivaïsme  est  resté 
plus  archaïque.  Il  n'y  a  pas  donné  naissance  à  de  grandes  religions 
populaires  organisées  et  compactes  comme  celle  des  Lingâyits  de 
Basava  dans  le  sud.  Comparé  au  vishnouisme,  on  peut  même  dire 
qu'il  n'y  a  pas  produit  à  proprement  parler  de  sectes  modernes,  et 
qu'il  y  représente  plutôt  un  ensemble  de  cultes  locaux  qu'un  en- 
semble de  doctrines.  Aussi  les  divisions  dont  il  s'agit  sont-elles  for- 
mées principalement  de  dévots  de  profession,  qui  n'ont  pas  d'Église 
derrière  eux.  Ce  sont,  soit  des  ordres  religieux  plus  ou  moins 
réguliers,  soit  des  associations  sans  lien  fixe,  à  tendances  ou 
du  moins  à  prétentions  ascétiques.  Les  plus  respectables  se  rappro- 
chent des  Tridandins  et  des  Jangamas,  dont  il  a  été  précédemment 
parlé  et  professent  le  védantisme.  Mais,  en  général,  ils  se  distin- 
guent surtout  par  les  pratiques  et  par  les  signes  extérieurs.  Leur 
dénomination  commune  est  celle  de  yogins,  «  possesseurs  ou  pra- 
ticiens du  yoga  »,  terme  qui  dans  l'usage  répond  à  bien  des  nuances, 
depuis  celle  de  saint  homme  jusqu'à  celle  de  sorcier  et  de  charla- 
tan. Le  plus  répandu  peut-être  de  ces  ordres  est  celui  des  Kân- 
phâtas2,  «  des  Oreilles  fendues  »,  ainsi  appelés  de  l'opération 
qu'ils  font  subir  à  leurs  novices.  Gomme  la  plupart  des  yogins,  ils 


1.  Sur  la  plupart  des  sectes  qui  suivent  aussi  bien  que  de  celles  qui  précèdent  on 
trouvera  quantité  de  renseignements  et  d'anecdotes  caractéristiques  dans  un  livre  cité 
souvent  déjà,  The  Dabistân,  or  School  of  Manners,  traduit  du  persan  par  D.  Shea  et 
A.  Troyer,  1843,  dont  le  second  chapitre  (vol.  II,  pp.  1-228)  est  consacré  aux  croyances 
religieuses  de  l'Inde.  L'auteur,  quel  qu'il  fût,  de  cette  curieuse  Histoire  des  religions, 
un  des  livres  les  plus  singuliers  que  l'Orient  nous  ait  donné,  était  un  soufi,  très  libre 
penseur,  fort  curieux  de  théosophie,  de  doctrines  secrètes  et  d'impiété  raffinée  et  fort 
au  courant  de  tout  ce  qui  se  passait  dans  le  monde  sectaire  de  l'hindouisme  vers  le 
milieu  du  dix-septième  siècle.  Il  entretenait  des  relations  personnelles,  souvent  in- 
times, avec  un  grand  nombre  de  célébrités  appartenant  aux  diverses  sectes  contem- 
poraines, avec  des  Vedântins,  des  Yogins,  des  Çâktas,  des  Vairâgins,  des  Jainas,  des 
disciples  de  Kâbir  et  de  Nânak,  etc.  Il  avait  beaucoup  lu,  et  pour  un  Oriental  il  ne 
manquait  pas  de  sens  critique.  Il  n'y  a  pas  d'ouvrage  plus  propre  que  le  sien  à  nous 
introduire  au  cœur  de  ce  singulier  mélange  d'exaltation  religieuse  et  morale  et  de 
corruption,  d'héroïque  piété  et  d'effronté  charlatanisme  que  nous  rencontrons  dans  la 
vie  sectaire  hindoue. 

2.  Cf.  Ind.  Antiq.,  VII,  47  ;  298. 


188  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

ne  font  aucune  distinction  de  caste.  On  les  rencontre  vivant  isolé- 
ment de  mendicité,  plus  souvent  réunis  en  groupes  cénobitiques 
(dans  ce  cas  ils  sont  charitables  et  nourrissent  les  pauvres)  dans  le 
Dékhan  septentrional,  dans  le  Gujarât,  au  Penjâb,  dans  les  pro- 
vinces du  Gange  et  au  Népal.  Leurs  traditions,  extrêmement  con- 
fuses, revendiquent  leur  fondateur  Gorakhnâtha  pour  chacune  de 
ces  contrées.  Mais  comme  elles  s'accordent  à  faire  de  lui  le  fils  ou 
le  disciple  plus  ou  moins  immédiat  de  Matsyendranâtha,  qui  appar- 
tient au  bouddhisme  népalais  (on  l'identifie  avec  le  Bodhisattva 
A valokitêçvara) ,  il  est  probable  que,  de  même  que  les  Jatis  et  les 
Savarasi1  ils  se  rattachent  par  leur  origine  à  la  religion  de  Çâkya- 
muni.  On  ne  sait  pas  au  juste  à  quelle  époque  a  vécu  Gorakhnâtha. 
Quant  aux  autres  sectes  ou  variétés  de  yogins  çivaïtes,  Gosains 
(il  y  a  aussi  des  Gosains  vishnouites),  Bhartharis,  Çivâcârins, 
Brahmacârins,  Hamsas,  Paramahamsas ,  Akâçamukhins,  Urdh- 
vabâhus,  Kâpâllkas,  Nâgas,Bahikathas,  Aghorîs,  etc.,  etc.,  elles 
ont  encore  moins  d'histoire2.  Les  noms,  dans  leur  acception  spé- 
ciale, sont  rarement  anciens.  Cependant  Hiouen-Thsang  et,  avant 
lui,  Varâha-Mihira  (sixième  siècle) 3  ont  connu  les  Kâpâlikas,  ainsi 
nommés  parce  qu'ils  portent  une  tête  de  mort  qui  leur  sert  d'ai- 
guière. Mais  la  tradition  de  ces  sectes,  c'est  leur  profession  même, 
et  celle-ci  est  immémoriale.  Dès  l'origine,  et  plus  que  toute  autre 
religion  hindoue,  le  çivaïsme  a  versé  dans  le  fanatisme  ascétique. 
Nulle  autre  n'a  étalé  autant  de  pratiques  horribles  ou  répugnantes 
et  n'a  porté  avec  autant  d'ostentation  la  livrée  souvent  bien  étrange 
de  la  dévotion4.  Aussi  Hiouen-Thsang,  d'ordinaire  si  bien  informé, 
semble-t-il,  en  fait  de  sectes  brahmaniques  distinctes,  n'avoir  vu 
que  des  çaivas  pendant  les  quinze  années  qu'il  mit  à  parcourir  les 
diverses  contrées  de  l'Inde.  De  nos  jours,  les  mortifications  cruelles 
deviennent  rares  ;  cependant,  il  y  a  encore  des  Akâçamukhins, 
des  Ûrdhvabâhus  qui  se  tiennent  immobiles,  la  face  ou  les  bras 


1.  Sherring,  Hindix  Tribes,  p.  265,  rattache  ces  deux  divisions  aux  bouddhistes.  La 
description  qu'en  donne  l'auteur  du  Dabistân  (II,  211)  les  rapprocherait  plutôt  dei 
Jainas.  Jati  est  le  sanscrit  Yati;  sous  Savara,  Sevra,  Çrîvara  (le  nom  est  écrit  de 
diverses  manières)  se  cache  peut-être  Çrâvaka,  une  désignation  des  laïques  jainas. 

2.  Pour  ces  sectes  et  confréries,  voir  A.  Sherring,  Hindu  Tribes  and  Castes  as  represen- 
ted  in  Benares,  1872,  p.  255  ss. 

3.  Stanislas  Julien,  Voyages  des  Pèlerins  bouddhistes,  t.  I,  p.  222.  —  Varâha  Mihira, 
Brihat-Samhitâ,  lxxxvii,  22,  p.  432,  éd.  Kern. 

4.  Varâha  Mihira  donne  sabhasmadvija,  le  brahmane  frotté  de  cendres,  comme  nom 
générique  des  çivaïtes  :  Brihat-Samhitâ,  IX,  19,  p.  328,  éd.  Kern. 


HINDOUISME  189 

levés  au  ciel,  jusqu'à  ce  que  leurs  tendons  racornis  ne  leur  per- 
mettent plus  de  changer  de  posture  ;  des  Nâgas,  des  Paramahamsas, 
des  AvadJiûtas  et  autres  qui,  en  dépit  des  ordonnances  anglaises, 
s'exposent  aux  intempéries  dans  un  état  de  nudité  absolue.  Dans 
tout  cela,  il  y  a  sans  nul  doute  beaucoup  de  fanatisme  sincère;  mais 
il  y  entre  aussi  beaucoup  de  ruse  et  de  charlatanisme.  Bien  sou- 
vent la  mendicité  fait  tout  le  fonds  de  ces  prétendues  mortifications, 
et  c'est  moins  pour  mériter  le  ciel  que  pour  extorquer  des  aumônes 
par  la  terreur  ou  par  le  dégoût  que  les  Bahikathas  se  déchirent  le 
corps  à  coups  de  couteau  et  que  les  Aghorîs  se  repaissent  de  cha- 
rognes et  d'excréments1.  Des  yogins,  les  uns  sont  réunis  dans  des 
mathas  auprès  des  lieux  saints  du  çivaïsme,  notamment  àBénarès. 
D'autres  se  font  les  gardiens  de  quelque  chapelle  isolée  et  vivent  en 
solitaires.  Mais  le  plus  grand  nombre  mènent  une  existence  errante  : 
ils  tiennent  le  pays  par  bandes  parfois  nombreuses,  allant  de  pèle- 
rinage en  pèlerinage  et  affluant  par  milliers  aux  mêlas,  aux  foires 
qui  se  tiennent  à  époque  fixe  dans  le  voisinage  de  tout  sanctuaire 
célèbre.  De  ces  derniers,  beaucoup  vendent  des  charmes,  font  des 
conjurations  et  des  exorcismes,  sont  diseurs  de  bonne  aventure, 
jongleurs  et  musiciens.  Ils  sont  à  la  fois  craints  et  méprisés,  les 
Çâktas,  qui  sont  nombreux  parmi  eux,  encore  plus  que  les 
autres,  et  ils  fournissent  un  gros  appoint  aux  classes  dangereuses. 
Et  ce  n'est  pas  là  un  état  de  choses  à  mettre  uniquement  au 
compte  de  la  corruption  moderne.  Depuis  l'époque  de  Patanjali 
(deuxième  siècle  av.  J.-C),  où  la  violence  de  ces  fanatiques  dévots 
était  déjà  passée  en  proverbe  2,  les  témoignages  ne  manquent  pas 
qui  établissent  que  de  tout  temps  la  maxime  omnia  sancta  sanctis 
a  été  largement  pratiquée  parmi  eux3.  Pour  se  représenter  ce  qu'ils 
ont  pu  être  aux  époques  troublées  du  passé,  il  suffit  de  se  reporter 
à  des  récits  qui  ne  sont  pas  loin  de  nous.  Encore  à  la  fin  du  siècle 
dernier,  ils  formaient  le  noyau  de  ces  bandes  qui  parcouraient  le 
Bengale  au  nombre  parfois  d'un  millier  d'hommes  armés  jusqu'aux 
dents,  avec  des  éléphants  et  de  l'artillerie,  et  qui  osaient  tenir  la 
campagne  contre  les  détachements  britanniques 4. 

1.  Il  semble  hors  de  doute  que,  parmi  les  pratiques  de  quelques-uns  de  ces  obscènes 
fanatiques,  se  rencontrent  aussi  des  actes  de  cannibalisme  :  Dabistân,  II,  153,  156,  157  ; 
Ind.  Ant.,  VIII,  88. 

2.  Mahâbhâsbya,  ap.  Ind.  Stud.,  XIII,  p.  347. 

3.  Déjà  dans  la  Mricchakatikâ,  p.  35,  1,  5,  éd.  Stenzler,  gosdviâ  «  religieuse  »  est 
synonyme  de  veçyâ,  courtisane.  Cf.  Muir,  Sanskrit  Texts,  t.  II,  p.  25,  2*  éd. 

4.  W.  Hunter,  Statistical  account  of  Bengal,  t.  II,  p.  311  ;  t.  VII,  p.  159. 


190  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Actuellement,  Çiva  est  probablement  le  dieu  qui  compte  le  plus 
de  sanctuaires.  D'un  bout  à  l'autre  de  l'Inde,  on  rencontre  à  chaque 
pas  ses  temples,  ses  chapelles,  et  parfois  de  simples  niches  ou  des 
tertres  où  on  l'adore  principalement  sous  la  forme  du  linga.  Mais 
le  çivaïsme  proprement  dit  est  loin  d'être  la  religion  dominante. 
Excepté  auCachemir  et  au  Népal,  où  l'élément  hindou1  est  en  très 
grande  majorité  composé  de  Çaivas,  et  à  Bénarès,  qui  est  comme 
sa  cité  sainte,  il  a  perdu  du  terrain  dans  l' Hindous  tan.  Tout  le 
monde  y  adore  Çiva  ;  mais  à  l'exception  des  dévots  de  profession, 
il  s'y  trouve  relativement  peu  de  çivaïtes,  c'est-à-dire  de  gens  qui 
font  de  Çiva  leur  dieu  principal,  au  mantra  duquel  ils  ont  été 
spécialement  initiés  et  en  la  foi  duquel  ils  espèrent  faire  leur  salut. 
Et  encore  leur  nombre  serait-il  fort  diminué,  s'il  fallait  en  retran- 
cher les  Çâktas  qui  adressent  leurs  hommages  à  Devî  bien  plus 
qu'à  son  époux.  Dans  tous  les  pays  au  nord  du  Vindhya,  dont  plu- 
sieurs comptent  parmi  les  plus  peuplés  de  la  terre,  partout  où  ne 
dominent  pas  les  cultes  locaux  d'origine  aborigène,  la  majorité 
appartient  à  des  religions  vishnouites.  Dans  le  Dékhan, les  propor- 
tions sont  différentes  :  les  çivaïtes  forment  de  grosses  masses, sur- 
tout dans  la  partie  méridionale,  et  les  deux  religions  s'y  font  pro- 
bablement équilibre.  Mais  là  encore  le  vishnouisme  semble  être  en 
progrès.  Plus  expansif  et  plus  aimable,  trop  aimable  même,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  il  se  prête  mieux  à  la  mise  en  commun 
du  culte  et  des  sentiments  religieux  que  le  çivaïsme,  dont  les  som- 
bres mystères,  sous  leur  triple  forme  ascétique,  magique  et 
orgiaste,  s'accommodent  plutôt  de  l'isolement  ou  du  demi-jour  des 
petites  congrégations.  Il  est  paré  d'ailleurs  d'une  fable  plus  riche, 
et  il  a  trouvé  son  expression  dans  des  œuvres  littéraires  plus  écla- 
tantes qui,  traduites  ou  plutôt  reproduites  dans  les  principaux 
idiomes  tant  aryens  que  dravidiens,ont  fourni  un  fonds  inépuisable 
à  la  poésie  populaire.  Enfin,  s'il  offre  moins  d'aliments  aux  appé- 
tits superstitieux,  d'un  autre  côté,  par  les  perspectives  que  la  doc- 
trine des  Avatâras  ouvre  en  quelque  sorte  dans  la  nature  divine,  il 
s'allie  plus  aisément  au  mysticisme  védantique,  de  tous  les  sys- 
tèmes imaginés  par  l'Inde  celui  qui  répond  le  mieux  à  ses  aspira- 
tions. S'il  était  permis  de  se  demander  vers  quel  avenir  religieux 
aurait  marché  ce  peuple  au  cas  où  il  fût  resté  livré  à  lui-même,  on 
serait  probablement  conduit  à  supposer  un  jour  où   il  aurait  eu 

1.  C'est-à-dire  non  musulman  dans  le  premier  pays,  non  bouddhiste  dans  le  second. 


HINDOUISME  191 

pour  religion  une  forme  quelconque    du  vishnouisme  doublée  de 
superstitions  çivaïtes. 

Toutes  les  sectes  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  Vaishna- 
vas  et  Çaivas,  les  plus  estimables  comme  les  plus  abjectes,  pour- 
suivent ou  du  moins  prétendent  poursuivre  un  but  unique,  le  salut. 
Elles  ont  des  recettes  pour  l'acquisition  des  biens  temporels  ;  mais 
elles  professent  le  mépris  de  ces  biens.  Gomme  moyen  d'obtenir  le 
salut,  elles  prescrivent  toutes  un  culte  plus  ou  moins  chargé  ou  dé- 
gagé de  pratiques,  sur  lequel  nous  aurons  à  revenir  plus  loin.  Mais 
au-dessus  de  ce  culte,  d'accord  en  ceci  avec  toute  l'ancienne  théo- 
logie, elles  mettent  le  jhâna,  la  science  transcendante,  la  connais- 
sance des  mystères  de  Dieu1.  Les  légendes  pieuses,  les  purânas, 
[ui  relatent  les  gestes  et  les  manifestations  des  divinités,  ne  sont 
[ue  l'enveloppe  d'une  vérité  plus  haute  que  le  fidèle  doit  pénétrer, 
ia  fable  épique  fut  remaniée  à  ce  point  de  vue  dans  des  ouvrages 
ipéciaux  tels  quel' Adhyâtma-Râmâyana,  «  le  Râmâyana spirituel», 
>ù  tous  les  faits  de  l'histoire  de   Rama  sont    reportés  à  l'ordre 
livin2.  Parallèlement  à  la  doctrine  abstraite,  il  se  forma  ainsi  chez 
la  plupart  des  sectes  une  doctrine  figurée,  une  gnose  ou  interpré- 
ttion   mystique    de    leur  légende,   estimée  bien  supérieure   à  la 
ùmple  philosophie.   Chez  les  Pâncarâtras  par  exemple,  Krishna 
était  Vâtman  suprême  ;   son    frère  Balarâma  était  le  jiva,  l'âme 
individuelle  ;  son  fils  Pradyumna  représentait  le  marias,  le  senti- 
ment, et  Aniruddha,  son  petit-fils,  Yahamkâra,  la  conscience.  De 
même  encore  chez  tous  les  vishnouites,  les  amours  de  Krishna  et 
des  Bergères  devinrent  l'expression  allégorique  des   rapports  de 
l'âme  avec  Dieu.  En  ceci  les  sectes  ne  faisaient  qu'appliquer  une 
méthode  qui  remonte  au  Veda  et  dont  les  bouddhistes  et  les  Jainas 
se  sont  également  beaucoup  servi.  Mais  où  elles  se  séparent  et  de 
l'ancienne  théosophie,  et  de  l'orthodoxie  moderne  telle  qu'elle  a  été 
formulée  par  Çamkara,  et  en  général  de  la  doctrine  commune  de  tous 
les  darçanas,  c'est  quand  elles  subordonnent  cette  science  à  un  fait 
psychique  d'une  nature  toute  différente,  la  bhakti,  «la  foi,  l'absolue 
dévotion,  l'amour  de  Dieu»,  sans  laquelle  la  science  est  ou  vaine, 
ou  impossible.  C'est  la  bhakti  qui  illumine  l'âme  et  qui  seule  peut 
rendre  fructueux  les  efforts  de  la  contemplation  et  de  l'ascétisme3. 

1.  Bhagavad-Gîtà,  IV,  40-42  ;  VII,  3. 

2.  L'Adhyâlma-Râmâyana  fait  partie  du  Brahmànda-Purâna.  Cf.  l'analyse  donnée  par 
Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  pp.  28,  29. 

3.  Bhagavad-Gitâ,  XVII,  28. 


192  LIS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Ou  plutôt  elle  en  dispense  ;  car  à  celui  qui  la  possède,  tout  le 
reste  est  donné  par  surcroit1.  Elle  s'adresse  non  au  Dieu  defl 
savants  et  des  philosophes,  mais  à  la  manifestation  de  Dieu 
la  plus  accessible,  la  plus  rapprochée,  chez  les  vishnouites  par 
exemple,  non  à  Vishnu  ni  au  Paramàtman,  mais  à  Krishna,  ai 
dieu  fait  homme,  lequel  y  répond  par  sa  grâce  {anugraha,  pra- 
sâda),  ou  qui  plutôt  y  a  répondu  d'avance,  quand,  daignant  revêtir 
d'une  forme  sensible  son  ineffable  et  inconcevable  majesté,  il  a 
ainsi  permis  au  plus  humble  de  l'aimer  et  de  se  donner  à  lui  avant 
de  le  connaître2.  C'était  là  une  conception  nouvelle.  Le  Veda  avait 
connu  la  çraddhâ,  la  confiance  de  l'homme  en  ses  dieux  et,  dans 
quelques  Upanishads  (Katha-U.,  Mundaka-U.*),  se  rencontre  un 
vieux  dicton  impliquant  très  nettement  la  notion  de  la  Grâce.  Mais 
toute  l'antiquité  avait  ramené  en  définitive  la  religion  à  un  fait 
de  connaissance,  soit  rationnelle,  soit  intuitive,  soit  révélée  :  les 
sectes  la  ramenèrent  à  un  fait  de  sentiment.  Aussi  la  nouveauté 
de  cette  doctrine  y  fit-elle  soupçonner  de  bonne  heure  une  influence 
étrangère,  un  emprunt  plus  ou  moins  direct  fait  au  christianisme4. 
Cette  première  hypothèse  en  suggéra  d'autres.  On  rappela  la 
légende  du  Mahâbhârata,  où  il  est  dit  que  Nârada  et  avant  lui 
d'autres  personnages  mythiques  avaient  visité  le  Çvetadvîpa  «  l'Ile 
Blanche  »,  et  y  avaient  trouvé  une  race  d'hommes  parfaits  en  pos- 
session de  la  foi  excellente  en  l'unique  Bhagavat,  et  on  vit  là  le 
souvenir  d'anciennes  relations  des  brahmanes  avec  le  christianisme 
alexandrin  5.  On  observa  que  dans  l'épopée  ces  doctrines  sem- 
blent se  rattacher  plus  spécialement  au  vishnouisme,  que  la  Bha- 
gavad-Gitâ  où  elles  sont  exposées  avec  ampleur,  les  Bhahti-Sûtras 
où  elles  ont  été  formulées  systématiquement,  appartiennent  à  la 
religion  de  Krishna,  qui,  plus  que  toute  autre,  a  été  une  religion 
d'amour.  On  appuya  sur  le  caractère  monothéiste  de  cette  religion, 
sur  l'analogie  qu'il  y  a  entre  la  théorie  des  Avatâras  et  celle  de 
l'Incarnation6,  sur  les  curieuses  ressemblances  que  la  légende  de 
Jésus  présente  avec  celle  de  Krishna,  dans  laquelle  se  trouvent 
plus  ou  moins  nettement  les  scènes  pastorales  de  la  Nativité,  l'Ado- 

1.  Bhâgavata-Purâna,  XI,  20,  31-34. 

2.  Bhagavad-Gîtâ,  XII,  5-8. 

3.  Katha-llp.,  II,  23;  Mundaka-Up.,  III,  2,  3.  Cf.  supra,  p.  76. 

4.  IL  H.  Wilson,  Select  Works,  t.  I,  161,  et  Vishnu-Pur.,  Préface,  p.  xiv,  éd.  Hall. 

5.  A.  Weber,  Ind.  Stud.,  t.  I,  p.  400;   II,  p.  168.   Cf.  Lassen,    Ind.  Alterthumsk.,   II, 
1118,  2'  éd. 

6.  A.  Weber,  Ind.  Slud.,  II,  169  ;  409. 


HINDOUISME  193 

ration  des  Bergers  et  des  Mages,  la  Fuite  en  Egypte,  le  Massacre 
des  Innocents,  les  Miracles  de  l'Enfance,  la  Tentation,  la  Transfi- 
guration, et  tout  cela  chez  un  dieu  dont  le  nom  même  offre  une 
certaine  assonance  avec  Ghristos.  On  appela  l'attention  sur  cer- 
taines cérémonies  du  krishnaïsme  postérieur,  sur  sa  fête  de  la  Na- 
tivité, sur  le  culte  de  Krishna  enfant,  représenté  au  giron  ou  au 
sein  de  sa  mère,  dans  un  gokula,  dans  une  étable,  et  on  réunit 
ainsi  un  ensemble  imposant  de  données  tendant  à  établir  :  1°  que 
l'avènement  dans  l'Inde  d'une  religion  de  foi  et  d'amour  est  un  fait 
d'origine  purement  chrétienne  ;  2°  que  le  christianisme  a  exercé  une 
influence  plus  ou  moins  considérable  sur  le  culte  et  sur  le  mythe 
de  Krishna. 

Nous  croyons  avoir  résumé  fidèlement  les  principaux  arguments 
de  cette  théorie,  qui,  scientifiquement,  appartient  presque  en  entier 
à  A.  Weber,  et  que  ce  savant  a  développée  à  plusieurs  reprises  avec 
une    érudition    et   une  critique   auxquelles   on  ne    saurait    assez 
rendre  hommage1.  Gomme  elle  est  de  première  importance,  nous 
demandons  qu'il  nous  soit  permis  de  nous  y  arrêter  quelques  ins- 
tants de  plus  et  de  dire  aussi  brièvement  que  possible,   pourquoi 
elle  ne  nous  a  pas  convaincu.  La  bhakti  nous  paraît  être  le  com- 
plément nécessaire  d'une  religion  parvenue  à  un  certain  degré  de 
monothéisme.  Elle  sera  d'autant  plus  vive,  que    ce  monothéisme 
sera  un  produit  moins  direct  de  la  spéculatiou  et  qu'il  aura  pour 
objet  un  Dieu  d'une  nature  plus  concrète  et  plus  humaine.  Elle 
se  traduira  soit  par  l'amour,  soit  par  un   enthousiasme  sombre, 
selon  que  le  dieu  lui-même  sera  ou  aimable  ou  terrible.  Si  plusieurs 
religions  semblables    sont  en   présence,  elle    sera  ardente.   Gela 
étant,  nous  n  avons  qu'à  nous  demander  si  l'Inde  a  dû  attendre 
jusqu'à  l'avènement  du  christianisme  pour,  d'une  part,   arriver  à 
des  conceptions  monothéistes,  et,  d'autre  part,  pour  appliquer  ces 
conceptions  à  des  dieux  populaires  tels  que  Çiva  et  Krishna.  Ré- 
pondre non,  et  nous  n'hésitons  pas  à  le  faire,  c'est  admettre  que  la 
bhakti  peut  s'expliquer  comme  un  fait  indigène,  qui  a  pu  se  pro- 
duire dans  l'Inde  comme  il  s'est  produit  ailleurs,  dans  les  reli- 
gions d'Osiris,  d'Adonis,  de  Gybèle,  de  Bacchus,  à  son  heure  et 
indépendamment  de  toute  influence  chrétienne.  Nous  ne  prétendons 
nullement  faire  de  l'Inde  ancienne  un  monde  à  part,  sans  commu- 


1.  De  la  façon  la  plus  complète  dans  son  savant  mémoire  Ueber  die  Krishnajanmâsh- 
tamî  (Krishna's  Geburts  Fcst),  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin,  1867,  p.  217  ss. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  „  13 


194  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

nications  avec  le  dehors,  et,  bien  que  la  légende  du  Çvetadvîpa, 
l'Albion  de  Wilford,  Alexandrie  ou  l'Asie  Mineure  d'après  Weber, 
nous  paraisse  un  récit  de  pure  fantaisie,  nous  admettons  comme 
parfaitement  possible  que  des  brahmanes  aient  visité  jadis  des 
Églises  d'Orient.  En  tout  cas,  les  bouddhistes  allaient  dans  ces 
parages  et  pouvaient  leur  en  apporter  des  nouvelles,  car  il  n'y  avait 
point  alors  entre  bouddhistes  et  brahmanes  de  barrières  absolues. 
D'ailleurs  dans  l'Inde  même,  il  y  a  eu  certainement  des  chrétiens 
et  probablement  des  Églises  chrétiennes  dès  avant  la  clôture  défi- 
nitive de  la  rédaction  du  Mahâbhârata  '.  Ce  n'est  donc  pas  sur  la 
possibilité  d'un  emprunt,  mais  sur  l'emprunt  même,  tel  qu'on  l'af- 
firme, que  portent  nos  objections.  Le  dogme  de  la  Foi  ne  s'importe 
pas  comme  une  doctrine  ordinaire  ou  une  coutume  ;  il  ne  se  laisse 
pas  détacher  d'une  religion  et  greffer  à  distance  sur  une  autre  ; 
pratiquement,  il  se  confond  avec  la  foi  elle-même  et,  comme  elle,  il 
est  inséparable  du  dieu  qui  l'inspire.  Or,  Weber  n'entend  nulle- 
ment que  dans  Krishna,  chez  qui  il  n'y  a  pas  trace  du  dogme  de 
la  Rédemption,  ni  des  écrits  de  la  Passion,  la  vraie  source  et  sub- 
stance de  la  foi  chrétienne,  l'Inde  ait  jamais  adoré  Jésus.  Il  ne  pré- 
tend pas  faire  du  krishnaïsme  un  christianisme  défiguré,  quelque 
chose  d'analogue  à  ce  qu'a  été  de  nos  jours  à  la  Chine  la  religion 
desTaïping2.  Le  dieu  hindou  n'aurait  jamais  cessé  d'être  lui-même  ; 
on  aurait  seulement  reporté  sur  lui, outre  le  dogme  de  la  foi,  un  cer- 
tain nombre  de  données  chrétiennes  :  en  d'autres  termes,  on  aurait 
pris  l'âme  du  christianisme  sans  prendre  le  Christ.  A  notre  avis, 
il  y  a  là  une  sorte  de  contradiction.  Mais,  même  pour  ces  emprunts 
secondaires,  nous  ne  pouvons  accepter  sans  réserve  les  conclu- 
sions de  Weber.  La  théorie  des  Avatâras  nous  paraît  être  pure- 
ment indienne.  Elle  s'est  probablement  formulée  à  propos  de 
Krishna  (et  en  ceci  nous  allons  peut-être  plus  loin  que  Weber)  ;  mais 
elle  est  en  germe  dans  l'ancienne  fable  ;  elle  est  en  harmonie  avec 
la  distinction  peu  nette  établie  par  l'Inde  entre  Dieu  et  l'homme, 
et  elle  devait  comme  d'elle-même  sortir  de  la  conception  védan- 
tique  de  l'immanence  divine,  dont  elle  n'est  en  quelque  sorte  que 


1.  Sur  l'origine  des  églises  dites  de  Saint-Thomas,  cf.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  II, 
p.  1119,  2'  éd.;  A.  G.  Burnell  et  R.  Collins,  ap.  Ind.  Antiq.,  III,  308;  IV,  153,  183, 
311  .  V,  25. 

2.  M.  V.  Lorinser  est  allé  jusque-là  dans  Die  Bhagavad-Gîtâ  ùbersetzt  und  erlàulert, 
1869.  11  arrive  à  l'étrange  conclusion  que  l'auteur  du  poème  hindou  était  fort  versé 
dans  les  Évangiles  et  dans  les  Pères. 


HINDOUISME  195 

l'application  à  des  cas  particuliers.  Nous  avons  déjà  indiqué  d'ail- 
leurs l'analogie  qu'elle  présente  avec  la  théorie  des  apparitions 
successives  du  Buddha,et  celle-ci  paraît  bien  être  antérieure  à  notre 
ère,  puisqu'elle  figure  déjà  dans  les  bas-reliefs  de  Barahout.  Nous 
ne  pouvons  examiner  ici  une  à  une  les  autres  ressemblances  qu'on 
a  signalées  entre  les  deux  légendes.  Elles  sont  certainement 
curieuses.  Plusieurs,  telles  que  les  prodiges  de  l'enfance  et  la 
transfiguration,  s'expliquent  peut-être  d'elles-mêmes  dans  la  bio- 
graphie d'un  homme-dieu.  Mais  le  reste  est  d'un  caractère  si  par- 
ticulier, qu'on  est  bien  forcé  d'admettre  qu'il  y  a  là  en  effet  de 
part  et  d'autre  un  ensemble  de  récits  communs.  Seulement  nous 
ferons  observer  que  ces  récits  répondent  aux  éléments  les  plus 
manifestement  légendaires  de  la  vie  de  Jésus  [  ;  qu'ils  se  retrouvent 
plus  ou  moins  ailleurs,  dans  d'autres  biographies  divines  chez  les 
Hindous,  par  exemple,  dans  celle  du  Buddha;  que  les  traditions 
relatives  à  Kamsa,  FHérode  indien,  sont  certainement  antérieures 
à  notre  ère2;  que  les  scènes  pastorales  de  l'enfance  de  Krishna  et 
l'idée  de  lui  donner  pour  berceau  une  étable  se  rattachent  par  mille 
liens  aux  représentations  les  plus  anciennes  du  Veda.  En  présence 
de  ces  rencontres  multiples,  on  sent  qu'on  touche  à  un  vieux  fonds 
mythique  devant  lequel  la  question  d'un  emprunt  direct  se  com- 
plique ou  ne  porte  plus  que  sur  d'insignifiants  détails.  Peut-être  la 
trace  la  plus  manifeste  d'un  emprunt  semblable  se  trouve-t-elle 
dans  certaines  particularités  signalées  par  Weber  pour  la  fête  de 
la  nativité  de  Krishna,  notamment  dans  les  images  où  Devakî  est 
figurée  allaitant  son  fils,  et  qui  semblent  imitées  en  effet  des  repré- 
sentations analogues  de  l'iconographie  chrétienne.  Mais  ici  encore 
le  mythe  est  ancien  et,  d'autre  part,  l'idée  de  célébrer  la  naissance 
du  divin  enfant  et  d'associer  en  cette  occasion  à  son  culte  le  culte 
de  sa  mère  a  dû  se  présenter  si  naturellement,  que  la  probabilité 
de  l'emprunt  ne  va  pas  au  delà  de  la  mise  en  scène.  Devakî  n'oc- 
cupe pas  une  place  bien  marquante  dans  la  religion  de  son  fils 
(c'est  ailleurs,  dans  la  religion  çivaïte  de  Skanda,  que  s'est  déve- 
loppé surtout  le  rôle  de  la  déesse  mère)  ;  sa  plus  proche  parente 
est  la  Maya  Devî,  la  mère  du  Buddha,  et  rien  n'autorise  à  considé- 

1.  Les  ressemblances  deviennent  particulièrement  frappantes  quand  nous  nous 
reportons  aux  Évangiles  apocryphes,  particulièrement  à  l'Évangile  de  l'Enfance  très 
répandu  dans  toute  l'Asie.  Cf.  E.  Renan,  VEglise  chrétienne,  p.  515. 

2.  Cf.  Bhandarkar,  Allusions  to  Krishna  in  Patanjalïs  Mahâbhâshya,  ap.  Ind.  Antiq., 
III,  p.  14. 


196  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

rer  les  modestes  et  rares  hommages  qu'on  lui  rend,  comme  une 
reproduction  hindoue  du  culte  de  la  Vierge. 

La  discussion  de  la  thèse  inverse  qui  a  longtemps  régné  sans 
partage,  celle  d'une  influence  profonde  de  l'Inde  sur  les  doctrines 
et  sur  les  religions  de  l'Occident,  est  en  dehors  des  limites  de  ce 
travail.  Il  est  bon  toutefois  de  remarquer  que  là  aussi  il  a  fallu 
rabattre  des  premières  suppositions.  On  ne  fait  plus  venir  indis- 
tinctement des  bords  du  Gange  les  opinions  des  néo-platoniciens, 
des  gnostiques,  des  manichéens,  l'esprit  d'ascétisme,  les  institu- 
tions monastiques.  Malgré  les  aveux  multipliés  que  le  monde  hel- 
lénistique nous  a  laissés  de  sa  curiosité  pour  les  mystères  de 
l'Extrême-Orient,  il  paraît  y  avoir  cherché  surtout  la  confirmation 
de  ses  propres  tendances.  L'Eglise  a  probablement  emprunté  à 
l'Inde,  par  l'intermédiaire  des  bouddhistes,  un  petit  nombre  de  lé- 
gendes et  d'usages  extérieurs,  tels  que  ceux  de  la  cloche  aux 
offices  et  du  chapelet  (ces  deux  usages,  communs  à  la  plupart  des 
religions  et  sectes  hindoues,  paraissent  être  d'origine,  l'un  boud- 
dhique, l'autre  çivaite,  peut-être  brahmanique);  elle  ne  lui  a  été 
redevable  ni  des  spéculations  sur  le  Logos,  ni  du  dogme  de  la  Tri- 
nité, ni  en  général  d'aucune  de  ces  doctrines  dont  l'emprunt  équi- 
vaudrait à  une  sorte  de  conversion.  A  plus  forte  raison  pensons- 
nous  qu'il  a  dû  en  être  de  même  pour  l'Inde,  qui,  en  religion,  ne 
s'est  jamais  avouée  débitrice  de  l'Occident,  et  dont  la  profession 
d'ignorance  à  l'égard  des  choses  étrangères,  quelque  suspecte 
qu'elle  soit  à  bon  droit,  ne  saurait  être  mise  entièrement  au  compte 
de  la  dissimulation.  En  résumé, nous  croyons  que  les  traces  d'une 
influence  chrétienne  sur  le  mythe  et  sur  le  culte  de  Krishna  sont  très 
problématiques,  qu'elles  n'apparaissent  avec  quelque  clarté  que 
beaucoup  plus  tard,  dans  quelques  détails  du  culte,  et  qu'en  tout  cas 
cette  influence  a  porté  sur  des  points  tellement  secondaires,  que 
l'origine  chrétienne  de  la  doctrine  et  du  sentiment  de  la  foi  tels 
qu'ils  se  sont  développés  dans  les  religions  sectaires,  doit  être 
écartée  comme  absolument  improbable1. 

La  bhakti,  à  laquelle  nous  revenons  après  cette  longue  digres- 


1.  Pour  toute  la  question  des  anciennes  influences  du  christianisme  sur  les  reli- 
gions de  l'Inde,  le  lecteur  consultera  avec  fruit  le  résumé  impartial  et  très  complet 
-donné  par  J.  Muir,  dans  l'introduction  à  ses  Metrical  Translations  from  Sanskrit  Wri- 
ters,  1879  (comparer  Revue  Critique,  30  octobre  1875,  p.  275)  ;  et  C.  P.  Tiele,  Christus 
•en  Krishna  dans  Theolog.  Tijdschr,  1877,  n°  1,  p.  6H.  A  l'opinion  de  Weber  se  rallie 
F.  Nève,  Des  éléments  étrangers  da  mythe  et  du  culte  de  Krishna,  1876. 


HINDOUISME  197 

sion,  a  toujours  pour  objet  immédiat  le  dieu  conçu  ou  plutôt  ima- 
giné sous  la  forme  la  plus  précise,  avec  les  attributs  les  plus  par- 
ticuliers. Elle  s'adresse  moins  à  Vishnu  qu'à  Krishna  ou  à  Rama, 
moins  à  Çiva  qu'à  Bhairava  ou  à  telle  autre  de  ses  manifestations. 
Elle  a  été  ainsi  une  des  causes  les  plus  actives  du  fractionnement 
des  sectes.  Déjà  dans  le  Mahâbhârata  il  y  a  des  allusions  obscures 
à  un  faux  Vâsudeva  (Vâsudeva  signifie  fils  de  Vasudeva,  c'est-à- 
dire  Krishna- Vishnu)  appelé  le  Vâsudeva  des  Pundras,  un  peuple 
du  Bengale1.  D'autre  part,  malgré  ses  visées  spiritualistes,  elle  a 
poussé  à  l'idolâtrie.  A  force  de  préciser  le  dieu,  elle  le  confond 
parfois  avec  son  image  et,  de  même  qu'elle  distingue  entre  les  di- 
verses formes  de  la  même  divinité,  il  lui  arrive  de  distinguer  entre 
les  diverses  images  de  la  même  forme.  Elle  a  des  préférences  lo- 
cales. Dans  les  chants  populaires,  par  exemple,  on  a  souvent  soin  de 
préciser,  en  ajoutant  le  nom  du  sanctuaire,  de  quel  Hari  ou  de  quel 
Hara  on  se  reconnaît  le  bhakta,  le  fidèle  2,  et  il  est  difficile  de  dire 
en  ce  cas  si  c'est  le  dieu  ou  bien  l'idole  qui  est  l'objet  de  la  dévotion. 
Considérée  d'abord  comme  un  fait  simple  et  qu'il  suffit  d'affirmer 
sans  autre  explication,  on  ne  tarda  pas  à  l'analyser.  On  y  décou- 
vrit des  degrés  et  des  nuances.  On  distingua  entre  la  çânti,  la 
quiétude,  la  piété  calme  et  contemplative,  et  le  dâsatva,  l'état  d'es- 
clave, l'abandon  fait  à  Dieu  de  toute  volonté,  et  entre  celui-ci  et  les 
divers  degrés  du  sentiment  actif  de  l'amour,  le  sâkhya,  l'amitié,  le 
vâtsalya,  l'affection  filiale,  et  le  mâd/iurya^a.  tendresse  extatique3  ; 
ces  dernières  nuances  plutôt  propres  aux  vishnouites,  mais  appa- 
raissant aussi  chez  quelques  sectes  çivaïtes  particulièrement  spiri- 
tualistes, telles  que  les  Sittars  tamouls,qui  disent  dans  un  de  leurs 
recueils  :  «  Les  méchants  pensent  que  Dieu  et  l'amour  sont  diffé- 
rents, et  nul  ne  voit  qu'ils  sont  un.  Si  tous  les  hommes  savaient 
que  Dieu  et  l'amour  sont  un,  ils  vivraient  entre  eux  en  paix,  con- 
sidérant l'amour  comme  Dieu  même4.  »  Dans  son  sens  le  plus 
élevé  elle  est  synonyme  de  yoga,  l'union  mystique  où  l'âme  sent 
que  «  elle  est  en  Dieu  et  que  Dieu  est  en  elle5  ».  En  même  temps 

1.  Mahâbhârata,  I,  6992  ;  II,  583,  1096,  1270.  L'Agni-Purâna  (XII,  29)  l'identifie  avec 
le  roi  Jarâsandha. 

2.  Cf.  F.  Kittel,  ap.  Ind.  Antiq.,  II,  307  ;  IV,  20. 

3.  H.  H.  Wilson,  Select  Works,  t.  I,  p.  163. 

4.  R.  Caldwell,  Comparative  Grammar  of  the  Dravidian  Languages,  Introd.,  p.  147, 
2*  éd.  Il  est  juste  de  remarquer  pourtant  que  le  nom  que  Caldwell  rend  par«  Dieu  », 
çivam,  serait  peut-être  plus  correctement  traduit  par  «  salut  ». 

5.  Bhagavad-Gîtâ,  IX,  29;  Nârada-Pancarâtra,  I,  36. 


198  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

on  refait  à  un  point  de  vue  nouveau  une  théorie  bien  vieille,  celle 
des  actes  propres  à  la  développer  et  à  la  nourrir,  tels  que  l'obser- 
vance des  pratiques  et  du  culte,  les  exercices  spirituels,  la  contem- 
plation, l'ascétisme  ;  chaque  secte  appréciant  à  sa  façon  la  valeur 
de  ces  actes,  les  unes,  telles  que  les  Râmânujas  (vishnouites)  et  les 
Smârtas  (civaïtes),  attachant  un  grand  prix  à  la  minutie  des  obser- 
vances, les  autres,  telles  que  les  Râmànandis  (vishnouites)  et  les  Lin- 
gàyits  (civaïtes),  affectant  plus  ou  moins  de  les  dédaigner;  les 
Vaishnavas  inclinant  en  général  vers  l'idéalisme  et  la  contempla- 
tion, les  Çaivas  s'attachant  davantage  aux  pratiques  et  aux  morti- 
fications. Mais  ces  actes  ne  sont  que  des  adjuvants  de  la  bhakti  : 
ils  ne  l'engendrent  pas.  Elle  est  un  fait  primitif,  antérieur  à  la  con- 
naissance :  «  Celui  qui  a  la  foi,  est-il  dit  dans  la  Bhagavad-Gitâ, 
obtient  la  science1.  »  Elle  est  donc,  à  l'origine  du  moins,  ou  un 
acte  a  priori  de  la  volonté,  ou  un  don  de  Dieu. 

Les  sectes  furent  ainsi  amenées  à  travailler  la  doctrine  de  la  grâce, 
à  laquelle  elles  étaient  conduites  d'autre  part  par  les  spéculations  sur 
l'omnipotence  ou  sur  l'universalité  divines.  Nous  avons  déjà  vu  les 
solutions  opposées  que  cette  doctrine  a  reçues  dans  la  métaphysique 
çivaïte.  La  même  divergence,  avec  plus  de  précision  encore,  se  re- 
trouve chez  les  vishnouites.  Au  fond  tous  les  Vaishnavas  attribuent 
à  Dieu  l'initiative  de  la  grâce.  En  s'incarnant,  la  divinité  vient  au- 
devant  de  la  faiblesse  humaine,  et  la  théorie  des  Avatâras  implique 
celle  des  grâces  extérieures  ou  de  la  grâce  prévenante.  Mais,  sur 
la  question  des  grâces  intérieures,  ils  se  partagèrent,  les  uns  n'y 
reconnaissant  que  l'action  irrésistible  et  gratuite  de  Dieu,  les  autres 
admettant  la  coopération  de  l'homme  à  l'œuvre  du  salut.  C'est  sur- 
tout parmi  les  sectes  issues  de  la  réforme  de  Râmânuja,  que  cette 
controverse  prit  une  grande  importance.  Conformément  aux  habi- 
tudes hindoues,  on  formula  chaque  opinion  en  un  argument-image. 
D'un  côté  on  tenait  pour  X argument  du  chat  :  Dieu  saisit  l'âme  et 
la  sauve,  comme  le  chat  emporte  ses  petits  loin  du  danger  ;  de  l'autre 
on  en  appelait  à  V argument  du  singe  :  l'âme  saisit  Dieu  et  se  fait 
sauver  par  lui,  comme  le  petit  du  singe  échappe  au  péril  en  s'atta- 
chant au  flanc  de  sa  mère.  A  ces  questions  s'en  ajoutèrent  bien 
d'autres  :  Comment  Dieu,  s'il  est  juste  et  bon,  peut-il  se  résoudre 
à  choisir  ?  Comment,  s'il  est  tout-puissant,  peut-il  y  avoir  une  action 
en  dehors  de  la  sienne?  La  foi  et  la  grâce  une  fois  obtenues,  sont- 

1.  IV,  39. 


HINDOUISME  199 

elles  amissibles  ?  N'était  ici  le  vernis  de  la  couleur  locale,  on  se 
croirait  parfois  transporté  en  plein  Occident,  au  milieu  des  contro- 
verses entre  Arminiens  et  Gomaristes.  Mais  on  est  bien  vite  ramené 
dans  l'Inde,  quand  on  voit  que  cette  grâce  est  aussitôt  personnifiée 
en  Lakshmî  ou  en  Râdhâ,  et  que  les  mêmes  théologiens  qui  dis- 
cutent ces  thèses,  ont  souvent  d'étroites  affinités  avec  les  Çâktas. 

A  mesure  que  la  doctrine  de  la  bhakti  se  développe  ainsi,  elle 
s'exalte.  De  condition  première  et  indispensable  du  salut,  elle  devient 
peu  à  peu  la  condition  unique.  Un  seul  acte  de  foi,  une  seule  invo- 
cation sincère  du  nom  du  dieu,  effacent  toute  une  vie  d'iniquités  et 
de  crimes.  De  là  l'importance  attachée,  déjà  dans  la  Bhagavad- 
Gità1,  à  la  pensée  dernière,  et  l'idée  de  se  rendre  maître  de  cette 
pensée  en  recourant  au  suicide,  de  se  jeter  dans  le  feu  après  s'être 
mis  en  état  de  grâce,  ou  de  se  noyer  dans  quelque  rivière  sacrée. 
De  là  encore  cette  maxime  qui  a  été  fatale  à  tant  de  sectes  mys- 
tiques, que  les  actes  du  vrai  fidèle,  du  bhakta,  sont  indifférents,  et 
que  l'homme  qui  a  une  fois  éprouvé  les  effets  de  la  grâce,  quoi 
qu'il  fasse,  ne  pèche  plus.  D'exagération  en  exagération,  la  bhakti 
en  vint  à  se  supprimer  elle-même.  A  force  d'attribuer  les  effets 
les  plus  surprenants  à  un  minimum  d'intention,  on  finit  par  ne  plus 
exiger  d'intention  du  tout.  Dans  les  Purânas  il  suffit  parfois,  au 
moment  de  la  mort,  de  prononcer  par  hasard  des  syllabes  formant 
un  des  noms  de  Vishnu  ou  de  Çiva,  pour  être  sauvé,  fût-on  le  plus 
criminel  des  hommes.  Dans  le  Nàrada-Pahcarâtra,  un  des  livres 
qui  professent  la  doctrine  de  la  bhakti  avec  le  plus  d'exaltation,  un 
brahmane  de  peu  de  foi,  après  avoir  mangé  sans  s'en  douter  d'un 
reste  de  nourriture  consacrée  et  en  avoir  donné  à  sa  femme,  est 
mangé  lui-même  par  un  tigre  ;  la  femme  se  brûle  sur  le  bûcher  de 
son  mari,  et,  purifiés  par  cette  communion  inconsciente,  les  trois 
participants,  le  brahmane,  la  brahmani  et  le  tigre  vont  droit  au 
goloka,  «  au  monde  des  vaches  »,  le  ciel  suprême  de  Krishna2. 

A  ces  doctrines  exaltées  se  rattache  étroitement  un  autre  trait 
caractéristique  de  l'hindouisme  et  la  nouveauté  peut-être  la  plus 
marquante  des  sectes  historiques  :  la  déification  du  guru  fondateur, 
laquelle  a  presque  toujours  pour  conséquence  l'obligation  d'un 
dévouement  absolu  à  la  personne  des  gurus  actuels,  les  héritiers 
de  ses  pouvoirs,  soit  par  le  sang,  soit  par  la  consécration.  Dans  le 


1.  VIII,  5;  6;  13. 

2.  Nârada-Paficarâtra,  II,  69-77. 


200  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

vieux  brahmanisme  on  rend  hommage  aux  saints  des  anciens  temps , 
aux  fondateurs  inspirés  de  l'école  à  laquelle  on  appartient,  et  les 
préceptes  deviennent  surtout  impératifs  à  l'égard  du  guru  immé- 
diat, du  précepteur  spirituel.  Celui-ci  est  plus  qu'un  père  :  l'élève 
lui  doit  une  obéissance  parfaite  (çuçrushâ)  pendant  la  durée  de  son 
noviciat,  et  un  pieux  respect  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours1.  Mais  il 
ne  lui  doit  pas  au  delà,  et,  l'apprentissage  une  fois  terminé,  il 
n'attend  plus  rien  de  lui2.  Dans  les  religions  néo-brahmaniques,  ces 
rapports  paraissent  être  restés  longtemps  à  peu  près  les  mêmes  : 
du  moins  les  anciennes  sectes  sont-elles  toutes  anonymes.  A  partir 
du  douzième  siècle  au  contraire,  le  fondateur  s'élève  au  rang  du 
Buddha  ou  du  Jina  :  il  devient  ce  que  le  Prophète  ou  les  imans  sont 
pour  les  musulmans,  un  révélateur,  un  sauveur  surnaturel.  Il  se 
confond  avec  le  dieu  même,  dont  il  est  une  incarnation  :  comme  lui, 
il  a  droit  à  la  bhakti,  et,  si  la  secte  comporte  une  hiérarchie  tradi- 
tionnelle, ses  successeurs  participent  plus  ou  moins  à  la  même 
prérogative.  Râmânuja,  Râmânanda,  Ânandatîrtha,  Basava,  bien 
d'autres  qui  ont  fondé  des  subdivisions  secondaires  ou  qui  ont 
brillé  comme  saints  ou  comme  poètes,  furent  considérés  de  bonne 
heure  comme  des  avatâras  de  la  divinité,  soit  de  Vishnu,  soit  de 
Çiva.  Caitanya,  Vallabhâcârya,  Nânak  et  la  plupart  des  réforma- 
teurs plus  récents  furent  acceptés  comme  tels  de  leur  vivant.  Les 
vedântins  les  plus  orthodoxes  finirent  eux-mêmes  par  admettre 
quelque  chose  de  semblable  pour  Çamkara,  et,  de  nos  jours  encore, 
le  chef  des  Smârtas  de  Çringeri  dans  le  Maïsour,  qui  passe  pour 
avoir  succédé  à  sa  gaddi,  à  son  siège,  prend  le  titre  de  jagad- 
guru,  de  «  guru  du  monde  »,  auquel  est  attaché  l'infaillibilité3.  Il 
s'établit  ainsi  dans  quelques  sectes  une  sorte  de  lamaïsme  qui  leur 
donna  beaucoup  de  consistance  et  de  stabilité.  Mais  pour  d'autres 
moins  bien  organisées  ou  moins  bien  servies  par  les  circonstances, 
le  culte  fanatique  du  guru  fut  autant  un  principe  de  division  que 
de  discipline.  Les  sécessions  se  multiplièrent,  non  plus  sur  des 
questions  de  doctrine,  mais  sur  des  questions  de  personnes  :  les 
honneurs  divins  s'accordèrent  avec  une  facilité  extrême  ;  et  telles 
communautés  issues  de  la  même  secte,  se  rattachant  au  même  fon- 


1.  Açvalây.  Gr.  S.,  III,  4,4;  Apastamba  Dh.  S.,  I,  1,  13-17;  Manu,  11,146,  148;  Ni- 
rukta,  II,  4  (=  Manu,  II,  144  ;  Samhitopanishadbr.,  III). 

2.  Apastamba  Dh.  S.,  I,  13,  5;  18-21.  Le  cas  est  cependant  prévu  où  l'élève  préfére- 
rait rester  toute  sa  vie  auprès  du  guru,  Gautauma,  111,  5  ;  Manu,  II,  243-244. 

3.  A.  C.  Burnell,  Vamçabrâhmana,  Préf.,  p.  xm. 


HINDOUISME  201 

dateur,  en  désaccord  seulement  sur  le  choix  d'un  chef  immédiat 
déifié  à  son  tour,  furent  aussi  profondément  divisées  parfois  que 
telles  autres  qui  adoraient  des  dieux  différents.  Nous  verrons  plus 
loin  à  quelles  extrémités  cette  superstition  conduisit  certaines 
branches  de  l'hindouisme.  Ici  nous  ajouterons  seulement  qu'en 
présence  de  ces  applications  nouvelles  de  la  bhakti,  la  théologie 
passa  à  l'arrière-plan,  et  se  simplifia  singulièrement.  L'autorité, 
au  lieu  de  reposer  comme  jadis  sur  l'accord  plus  ou  moins  fictif 
avec  la  tradition  immémoriale,  en  vint  à  résider  tout  entière  dans 
la  parole  même  du  guru.  Aussi  voit-on  la  plupart  des  sectes  nou- 
velles mettre  presque  autant  de  soin  à  préciser  leurs  origines,  que 
celles  d'autrefois  en  avaient  mis  à  déguiser  les  leurs.  On  ne  renia 
pas  toujours  l'ancienne  littérature  sacrée,  et  les  Vedas,  les  Purânas, 
les  épopées,  etc. ,  gardèrent  en  général  leur  auréole  de  sainteté.  Mais 
les  livres  de  la  secte  émanés  directement  ou  indirectement  du  guru, 
ne  relevèrent  plus  d'eux.  Il  arriva  même  qu'à  défaut  d'écrits  sem- 
blables, on  se  passa  de  tout  codes  acre,  et  on  vit  ainsi,  chez  quel- 
ques sectes,  s'effacer  complètement  ce  vieux  caractère  des  religions 
de  l'Inde,  d'être  des  «  religions  du  Livre  ». 

Enfin,  c'est  principalement  sous  l'influence  de  la  bhakti  que  le 
vishnouisme  perdit  peu  à  peu  de  vue  le  côté  héroïque  de  ses  légendes  ; 
qu'il  se  rejeta  de  préférence  sur  les  épisodes  idylliques  de  l'histoire 
de  Krishna  et  de  Râma  ;  qu'il  fit  parler  de  plus  en  plus  à  l'amour 
divin  le  langage  de  la  passion  humaine,  et  qu'il  finit  par  devenir 
une  religion  erotique.  La  tendance  est  visible  dans  plusieurs  Pu- 
rânas :  elle  fut  exprimée  avec  un  incomparable  éclat  dans  le  Bhâ- 
gavata,  qui,  traduit  dans  la  plupart  des  dialectes  de  l'Inde  tant 
aryens  que  dravidiens,  contribua  plus  que  tout  autre  écrit  à  la 
répandre,  et  elle  éclate  avec  plus  d'intensité  encore  dans  les  rema- 
niements populaires  de  cet  ouvrage,  tels  que  le  Premsâgar  hindi  *, 
«  l'Océan  d'amour  »,  dont  le  titre  seul  indique  suffisamment  l'esprit. 
L'idylle  joyeuse  et  tendre  des  bosquets  de  Yrindâvan  devint  le 
roman  mystique  des  rapports  de  l'âme  avec  Dieu  et  le  principal 
aliment  de  la  piété.  Les  transports  de  la  foi  et  les  largesses  inépuisa- 
bles de  la  grâce  trouvèrent  leur  figure  dans  les  ardeurs  sensuelles  des 
Gopîs  et  dans  l'empressement  du  dieu  à  y  répondre  et  à  se  donner 
tout  entier  à  toutes  à  la  fois.  Ou  bien  dans  ces  mêmes  amours  aux- 
quels Krishna  s'abandonne,  mais  qui  ne  peuvent  pas  lui  faire  oublier 

1.  Édité  plusieurs  fois,  entre  autres  par  E.  Eastwick,  1851. 


202  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Râdhâ,  le  véritable  objet  de  ses  affections,  on  peignit  les  égare- 
ments de  l'âme  (car  Krishna  est  aussi  l'âme  universelle),  et  l'inef- 
fable bonheur  qu'elle  éprouve  quand,  revenue  à  elle-même  et  cédant 
aux  invitations  de  la  grâce,  elle  se  jette  entre  les  bras  de  Dieu.  Ces 
descriptions  qui  n'avaient  jamais  été  bien  chastes1,  devinrent 
bientôt  lascives.  Dans  le  drame  lyrique  du  poète  bengalais  Jayadeva 
(douzième  siècle),  intitulé  Gitagovinda} \  «  le  Chant  du  Pâtre  » 
{Govinda,  pâtre,  est  un  nom  de  Krishna),  qu'on  a  souvent  comparé 
au  Cantique  des  cantiques  et  qui  rappelle  aussi  certaines  produc- 
tions du  soufisme,  le  délire  sensuel  défie  toute  traduction,  et  on  ne 
sait  ce  qui  confond  davantage,  de  la  lubricité  d'imagination  ou  de 
l'exaltation  dévote  qui  ont  inspiré  ces  strophes  brûlantes. 

Ce  mysticisme  erotique  a  infecté  à  peu  d'exceptions  près  toutes 
les  branches  du  vishnouisme,  les  religions  de  Rama  aussi  bien  que 
celles  de  Krishna.  Mais  il  s'est  manifesté  d'une  façon  particulière- 
ment intense  chez  deux  sectes  nouvelles,  qui  se  formèrent  à  peu 
près  en  même  temps,  au  commencement  du  seizième  siècle,  dans 
l'Inde  septentrionale.  L'une,  plus  répandue  dans  les  contrées  orien- 
tales, eut  pour  auteur  un  brahmane  de  Nadiyâ  au  Bengale,  pauvre 
visionnaire  extatique,  connu  sous  le  surnom  de  Caitanya3,  qui  se 
proclama  lui-même  une  incarnation  de  Krishna  et  qui  est  révéré 
comme  tel  par  ses  sectateurs.  Ses  principaux  disciples,  notamment 
son  frère  Nityânand  et  un  autre  brahmane  qui  paraît  avoir  eu  un 
rôle  prépondérant  dans  la  formation  de  la  secte,  Advaitânand, 
passent  également  pour  avoir  été  des  manifestations  de  la  divinité. 
Leurs  descendants  qui  tiennent  le  premier  rang  parmi  les  gosains  4 
ou  docteurs  ont  hérité  de  ce  caractère  sacré,  et  sont  restés  jusqu'à 
ce  jour  la  principale  autorité  de  la  secte.  Celle-ci  est  du  reste  fort 
peu  dogmatique,  surtout  au  Bengale,  où  elle  se  recrute  indistincte- 
ment parmi  les  plus  basses  castes,  fidèle  en  ceci  à  l'exemple  de  Cai- 
tanya, qui  avait  appelé  à  lui  des  gens  de  toute  origine  et  jusqu'à 


1.  Cf.  Hauvette-Besnault,  Pantchâdhyâyî,  ou  les  cinq  chapitres  sur  les  amours  de 
Crichna  avec  les  Gopîs,  extrait  du  Bhâgavata-Purâna,  livre  X,  ap.  Journal  Asiatique, 
t.  V,  6*  sér.,  1865. 

2.  Souvent  édité,  entre  autres  par  Lassen,  Gitagovinda,  Jayadevœ  poètes  indici  draina 
lyricum,  avec  traduction  latine,  1836. 

3.  Un  des  termes  employés  pour  désigner  l'intelligence  suprême. 

4.  Gosain,  en  sanscrit  gosvâmin,  «  possesseur  de  vaches  »,  qui,  comme  tous  les  mots 
signifiant  pâtre,  est  aussi  un  nom  de  Krishna,  désigne  en  général  un  individu  faisant 
profession  de  vie  religieuse  ;  il  s'applique  en  outre  d'une  façon  spéciale,  tant  chez  les 
vishnouites  que  chez  les  çivaïtes,  aux  membres  de  certaines  confréries. 


HINDOUISME  203 

des  musulmans1.  La  bhakti  de  Krishna,  de  Râdhâ,  de  Caitanya, 
et  le  respect  superstitieux  du  guru,  poussé  jusqu'à  l'adoration, 
constituent  à  peu  près  tout  le  credo  de  ces  communautés  popu- 
laires. Gomme  tous  les  vishnouites,  ils  ont  une  grande  dévotion 
au  sanctuaire  de  Jagannâtha  en  Orissa  et  à  ceux  de  Mathurâ,  le 
lieu  de  naissance  de  Krishna,  où  résident  leurs  principaux  gosains. 
Mais  l'acte  essentiel  de  leur  culte  propre  est  le  kîrtan,  «  la  glorifi- 
cation »,  qu'ils  célèbrent  en  commun  et  où,  par  de  longues  litanies, 
par  des  chants  mêlés  de  danses  et  suivis  parfois  d'une  sorte  d'agapes, 
ils  s'exaltent  à  l'envi  en  l'honneur  du  Berger  de  Vrindâvan.  Ces 
chants  oupadas,  en  hindi  et  envieux  bengali,  dont  plusieurs  datent 
d'une  époque  antérieure  à  Caitanyaet  qui,  avec  quelques  biographies 
du  fondateur,  constituent  leur  véritable  littérature,  sont  tous  ero- 
tiques et  presque  tous  lascifs  2.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  à  s'étonner  que 
le  niveau  moral  soit  assez  bas  dans  la  secte.  Ce  qui  doit  plutôt 
surprendre,  c'est  qu'elle  n'ait  pas  versé  davantage  dans  des  pra- 
tiques absolument  corrompues.  Les  classes  élevées  la  dédaignent, 
du  moins  au  Bengale3  :  dans  les  provinces  supérieures,  où  elle  est 
mieux  composée,  elle  jouit  de  plus  d'estime  et  compte  parmi  ses 
membres  des  personnes  influentes  et  lettrées. 

L'autre  secte,  fondée,  comme  celle  de  Caitanya,  au  commence- 
ment du  seizième  siècle,  eut  pour  auteur  Vallabhâcârya,  un  brah- 
mane né  dans  le  district  de  Gampâran  sur  la  frontière  du  Népal, 
d'une  famille  d'origine  méridionale.  Après  de  longs  voyages,  il 
fixa  son  siège  à  Gokula,  sur  la  Jumnâ,  aux  lieux  mômes  où  s'était 
passée  l'enfance  de  Krishna.  Aussi  la  secte  est-elle  communément 
appelée  du  nom  de  ses  chefs  celle  des  gokulastha  gosains,  des 
«  Saints  de  Gokula  ».  Les  quarante-huit  disciples  de  Vallabhâcârya 
la  propagèrent  dans  les  diverses  contrées  de  la  Péninsule  :  mais 
elle  est  surtout  nombreuse  en  Hindoustan  et  dans  la  présidence  de 

1.  L'auteur  du  Dabistàn  (11,  185,  193)  affirme  d'une  façon  générale  l'esprit  de  tolé- 
rance des  Vairâgins  vishnouites. 

2.  J.  Beames  a  donné  des  spécimens  de  cette  littérature,  ap.  Ind.  Antiq.,  I,  215  ;  323, 
11,  l,  37.  Le  lecteur  en  trouvera  d'autres  dans  The  Literalure  of  Bengal,  being  an 
Attempt  to  trace  the  Progress  of  the  National  Mind  in  its  various  Aspects,  as  reflected  in  the 
Nations  Literature,by  Ar.Cy.Dae, Calcutta,  1877. Le  seul  tort  de  cet  intéressant  petit  livre 
est  de  présenter  les  choses  sous  un  jour  trop  favorable.  Parmi  les  ouvrages  qui  appar- 
tiennent d'une  façon  plus  générale  à  la  littérature  vishnouite  du  Bengale,  le  Caitanya- 
candrodaya  ou  «  le  lever  de  lune  de  Caitanya  »,  une  glorification,  sous  forme  dramatique, 
du  fondateur  de  la  secte,  a  été  édité  par  Hâjendralâla  Mitra  dans  la  Bibliotheca  lndica. 

3.  On  trouvera  d'intéressants  détails  sur  l'état  actuel  des  Caitanyas  du  Bengale  et  de 
l'Orissa,  ap.  W.  Hunter,  Statistical  account  of  Bengal,  passim,  principalement  t.  XIX,  p.  50. 


204  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Bombay.  Sans  exclure  les  castes  inférieures,  elle  se  recrute  large- 
ment parmi  les  classes  aisées  :  la  moitié  par  exemple  des  riches 
commerçants  de  Bombay  en  fait  partie.  Ses  gosains  ou  docteurs, 
dont  très  peu  vivent  dans  la  retraite  et  dans  le  célibat,  sont  souvent 
eux-mêmes  banquiers  ou  marchands,  et  ils  profitent  d'une  existence 
itinérante,  qui  les  conduit  de  sanctuaire  en  sanctuaire  d'un  bout  de 
l'Inde  à  l'autre,  pour  joindre  les  poursuites  du  négoce  à  celles  de 
la  piété.  Enfin  les  autorités  suprêmes  de  la  secte,  les  descendants 
directs  de  Vallabhâcârya,  qui  forment  à  eux  seuls  une  tribu  nom- 
breuse (ils  sont  divisés  en  sept  branches  principales  issues  chacune 
d'un  des  sept  petit-fils  du  fondateur),  sont  presque  tous  des  per- 
sonnages influents  même  en  dehors  du  cercle  de  leurs  fidèles,  qui 
vivent  dans  l'opulence  et  à  qui  l'opinion  ne  conteste  nullement  leur 
titre  pompeux  de  Maharaja.  Vallabhâcârya  lui-même  paraît  avoir 
été  mieux  qu'un  mystique  ordinaire.  Il  est  une  des  autorités  du 
Vedânta,  sur  lequel  il  a  laissé  plusieurs  traités  écrits  dans  le  sens 
idéaliste  de  TAdvaita,  et  il  fit  preuve  de  vigueur  d'esprit  en  osant 
répudier  ouvertement  les  théories  ascétiques  dans  un  pays  où  les 
doctrines  les  plus  sensuelles  empruntent  d'ordinaire  le  langage  du 
renoncement.  Il  enseigna  que  c'était  outrager  Dieu  que  de  se  refuser 
le  bien-être,  et  que  le  culte  devait  se  célébrer  dans  la  joie.  Aujour- 
d'hui ses  sectateurs  n'ont  plus  guère  souci  du  Vedânta  et  Pépicu- 
risme  n'est  que  le  moindre  de  leurs  défauts  :  dans  quelque  mesure 
au  juste  qu'ils  aient  renchéri  sur  les  leçons  du  maître,  ils  sont  une 
des  sectes  les  plus  corrompues  de  l'Inde.  Des  écrits  du  fondateur, 
ils  n'ont  guère  retenu  que  son  commentaire  sur  le  Bhâgavata-Pu- 
râna,  dont  le  dixième  chant,  le  plus  erotique  de  tous,  constitue  avec 
le  Premsâgar  à  peu  près  toute  leur  littérature  d'édification.  De 
même  que  les  Gaitanyas,  ils  adorent  le  berger  de  Vrindâvan,  l'amant 
de  Râdhâ  et  des  Gopis,  et,  par  un  raffinement  de  piété  malsaine, 
ils  le  figurent  sous  les  traits  d'un  enfant,  comme  Bâla  Gopâl,  Bâla 
Lâl,  «  le  Petit  Pâtre,  le  Petit  Mignon  ».  Ils  entourent  ses  images 
d'un  culte  minutieux,  tant  public  que  privé,  de  soins  corporels, 
auquel  les  femmes  surtout  se  livrent  avec  un  empressement  pas- 
sionné. Non  moins  que  les  Vaishnavas  du  Bengale,  ils  recherchent 
les  occasions  de  s'exalter  en  commun  ;  mais  ils  le  font  d'une 
manière  encore  plus  dépravée,  et  leurs  râsmandalis  qu'ils  célè- 
brent entre  eux  en  imitation  des  jeux  de  Krishna  et  des  Gopîs,  sont 
d'une  licence  extrême.  Nulle  secte  n'a  poussé  plus  loin  l'idolâtrie 
du  guru.  Tous  les  descendants  de  Vallabhâcârya,  qu'on  les  estime 


HINDOUISME  20") 

ou  non,  sont  adorés  comme  des  incarnations  de  Krishna.  La  salive 
qu'ils  rejettent  en  mâchant  le  bétel,  l'eau  qui  a  servi  à  laver  leurs 
pieds,  sont  bues  avidement  par  les  fidèles  *.  Ceux-ci  leur  doivent  le 
triple  samarpana,  le  triple  abandon  de  tan,  man,  dhan,  du  corps, 
de  l'esprit  et  de  la  fortune,  et,  pour  les  femmes  de  la  secte,  c'est 
la  plus  grande  des  bénédictions  que  d'être  distinguées  par  eux  et 
de  servir  à  leurs  plaisirs.  H  y  a  une  vingtaine  d'années,  la  seule 
présidence  de  Bombay  comptait  environ  soixante-dix  de  ces  hommes- 
dieux,  et  un  procès  célèbre,  débattu  en  1861  devant  la  Haute  Cour, 
a  fourni  la  preuve  qu'ils  ne  se  font  pas  faute  d'user  de  leurs  droits2. 

Comme  toutes  les  branches  de  l'hindouisme,  ces  sectes  se  sont 
subdivisées  à  leur  tour.  Même  parmi  les  Vallabhâcâryas,  qui  sont 
une  des  plus  compactes,  il  y  a  des  groupes  qui  ne  sont  pas  en  com- 
munion avec  le  reste  de  la  communauté.  De  ces  dissidents  les  uns 
procèdent  d'un  mouvement  réformateur  ;  mais  d'autres  renchéris- 
sent encore  sur  les  exagérations  de  la  secte  principale.  Tels  sont, 
parmi  les  Caitanyas,  les  Kartâbhâjs,  «  les  fidèles  du  Créateur  », 
fondés  à  la  fin  du  siècle  dernier,  et  qui  ne  reconnaissent  d'autre 
dieu  que  le  guru3.  Tels  encore  sont  les  Râdhâvallabhîs,  qui  datent 
de  la  fin  du  seizième  siècle  et  qui  adorent  Krishna  en  tant  qu'il  est 
l'amant  de  Râdhâ,  et  les  Sakhibhâvas  («  ceux  qui  s'identifient  avec 
l'Amie  »,  c'est-à-dire  avec  Râdhâ),  qui  adoptent  le  costume,  les 
manières  et  les  occupations  des  femmes  4.  Ces  deux  dernières  sectes 
sont  en  réalité  des  Çâktasvishnouites,  parmi  lesquels  il  faut  ranger 
également  un  grand  nombre  d'individus  et  même  des  communautés 
entières  des  Caitanyas,  des  Vallabhâcâryas  et  des  Râmânandis. 
Comme  les  Çâktas  civaïtes,  ils  ont  des  pratiques  de  la  main  gauche, 
qu'ils  tiennent  secrètes.  Ils  ont  des  Tantras  spéciaux  encore  peu 
connus  :  le  Brahmavaivarta-Purâna,  qui  l'est  davantage,  appar- 
tient pour  le  fond  à  la  même  littérature5. 

On  comprend  quels  ravages  ont  dû  exercer  à  la  longue  ces 
impures  croyances.  Ce  serait  toutefois  bien  peu  connaître  les  res- 

1.  Ces  pratiques,  qui  rappellent  celles  du  lamaïsme  tibétain,  se  retrouvent  aussi  en 
d'autres  sectes  :  Dabistân,  II,  112  ;  Ind.  Antiq.,  VIII,  292. 

2.  Les  débats  de  ce  procès,  précédés  de  l'histoire  de  la  secte,  sont  consignés  dans 
l'ouvrage  anonyme  History  of  the  Sect  of  Maharajas  or  Vallabhâchâryas  in  Western  India, 
1865. 

3.  Sur  cette  secte,  cf.  Hunter,  Statistical  account  of  Bengal,  I,  73  ;  II,  53. 

4.  Ils  semblent  avoir  été  nombreux  au  dix-septième  siècle:  Dabistân,  II,  pp.  182,  185. 

5.  Cf.  particulièrement  l'analyse  de  la  quatrième  section,  le  Krishnakhanda,  par 
Aufrecht,  Catalogue,  pp.  26-27. 


206  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

sources  infinies  du  sentiment  religieux,  que  de  croire  que  l'effet  en 
a  été  forcément  et  universellement  corrupteur.  Le  peuple  trouve  une 
certaine  sauvegarde  dans  la  grossièreté  même  de  sa  superstition, 
et,  dans  les  rangs  plus  élevés,  bien  des  âmes  à  la  fois  mystiques 
et  chastes  savent  extraire  le  miel  du  pur  amour  de  cet  étrange  amas 
de  lubricités.  C'est  par  exemple  une  touchante  légende  que  celle  de 
cette  jeune  reine  d'Udayapura,  une  contemporaine  d'Akbar  (fin  du 
seizième  siècle),  Mira  Bâî,  qui  renonça  au  trône  et  à  son  époux  plu- 
tôt que  d'abjurer  Krishna  et  qui,  pressée  par  ses  persécuteurs,  vint 
se  jeter  aux  pieds  de  l'image  de  son  dieu  :  «  J'ai  quitté  mon  amour, 
mes  biens,  ma  royauté,  mon  époux.  Mira,  ta  servante,  vient  à  toi, 
son  refuge  :  prends-la  auprès  de  toi  !  Si  tu  me  sais  pure  de  toute 
tache,  accepte-moi.  Excepté  toi,   nul  autre  n'aura  compassion  de 
moi.  Aie  donc  pitié   de   moi  !    Seigneur  de  Mira,  son  bien-aimé, 
accepte-la  et  permets  qu'elle  ne  soit  plus  séparée  de  toi  à  jamais  !  » 
L'image  s'entr'ouvrit  et  Mira  Bai  disparut  dans  ses  flancs1.  Son 
culte  associé  à  celui  de  son  dieu  donna  naissance  à  une  nouvelle 
secte  issue  probablement  des  Vallabhâcâryas,  et  qui  subsiste  encore 
sous  son  nom.  Toutes  ces  religions  d'ailleurs  comptent  des  rigo- 
ristes qui,  sans  rompre  avec  leur  secte,  en  répudient  plus  ou  moins 
les  doctrines  et  les  pratiques,  soit  que  retirés  du  monde  ils  mènent 
la  vie  dévote  des  vairâgins  («  exempts  de  passions  »,  c'est  la  déno- 
mination la  plus  commune  des  sannyàsins  vishnouites),  soit  qu'avec 
leur  famille,  parfois  avec  quelques  voisins,  ils  forment  de  petits 
groupes  où  l'on  fait  profession  d'une  piété  plus  éclairée  et  de  ten- 
dances puritaines.  Le  cercle  vient-il  à  s'élargir,  il  se  transforme 
peu  à  peu  en  une  communauté  indépendante.  Ainsi   surgirent  par 
exemple,  chez  les  Caitanyas,  les  SpasJt tadây a/cas ,  qui  ne  recon- 
naissent ip&sdeguru  et  vivent  dans  des  couvents,  hommes  et  femmes 
réunis  sous  le  même  toit,  observant  le   célibat  et  la  chasteté  ;  chez 
les  Vallabhâcâryas,  les  Carandâsîs,  fondés  vers  le  milieu  du  siècle 
dernier  par  un   marchand   de    Delhi,   Garan   Dâs  et  par  sa  sceur 
Sahaji  Bâi  ;  chez  les  Râmânandis  toute  une   série  de  petites  sectes 
dont  un  assez  grand  nombre  subsistent  encore.  Toutes  ces  com- 
munautés se  distinguent  moins  par  des  nouveautés  dogmatiques, 
que  par  une  certaine  tendance  au  piétisme  et  à  l'austérité. 

1.  H.  H.  Wilson,  Select  Works,  t.  I,  p.  138. 


III 


SECTES  REFORMATRICES 


Kabîr-Panthis  et  autres  sectes  issue»  du  mouvement  réformateur  de  Kabîr.  Part  des 
influences  musulmanes.  Les  Sikhs  :  Nânak  et  ses  successeurs  les  Gurus,  Guru  Arjun 
el  l'Âdigranlh.  Guru  Govind  et  la  guerre  sainte.  L'État  sikh  ;  la  fin  de  l'indépen- 
dance des  Sikhs  ;  leur  culte  et  leurs  divisions.  De  nouvelles  sectes  continuent  de  «e 
former  dans  l'Inde. 


A  côté  de  ces  protestations  timides,  il  ne  cessa  pas  de  s'en  pro- 
duire de  plus  hardies,  dont  une  du  moins  fit  une  grande  fortune, 
mais  qui  toutes,  même  celles  qui  n'eurent  qu'un  petit  nombre 
d'adhérents  directs,  exercèrent  une  influence  salutaire  dans  ce  mi- 
lieu troublé.  Jointes  à  ce  que  l'ancienne  tradition  avait  laissé  de 
meilleur,  elles  furent  pour  l'hindouisme  comme  un  levain  qui  l'em- 
pêcha de  croupir  et  de  se  corrompre  tout  à  fait.  Le  représentant 
peut-être  le  plus  parfait  de  ce  mouvement  réformateur  fut  Kabîr, 
ou,  comme  le  surnomment  aussi  ses  disciples  qui  révèrent  en  lui 
une  incarnation  de  la  divinité,  Jnânin,  «celui  qui  a  la  science,  le 
Voyant  ».  On  sait  si  peu  de  chose  de  positif  sur  le  compte  de  cet 
homme  remarquable,  qu'on  a  été  jusqu'à  douter  de  son  existence1. 
Le  plus  probable  est  qu'il  naquit  à  Bénarès  dans  la  caste  des  tis- 
serands ;  qu'il  fut  unvairâgin  de  la  secte  de  Râmânanda,  peut-être, 
comme  le  veut  la  tradition,  un  disciple  immédiat  de  ce  maître,  et 
qu'il  enseigna  dans  les  commencements  du  quinzième  siècle  (la 
légende  le  fait  vivre  trois  cents  ans,  de  1149  à  1449).  Kabîr  n'a 
pas  laissé  d'écrits.  Mais  la  secte  possède  d'assez  nombreux  recueils 
en  hindi,  dont  la  composition  est  attribuée,  avec  plus  ou  moins  de 

1.  H.  H.  Wilson,  Select  Works,  t.  I,  p.  69. 


208  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

fondement,  à  ses  premiers  disciples,  et  dans  lesquels  sont  conservés 
un  grand  nombre  de  dits  du  maître,  formant  parfois  des  pièces 
versifiées  d'une  certaine  étendue,  ainsi  que  des  dialogues   repro- 
duisant des  controverses  en  partie  sûrement  imaginaires,  où  il  est 
le  principal  interlocuteur.  Dans  cet  enseignement,  Kabîr  s'attaque 
à  tout  l'ensemble  des  superstitions  hindoues.  Il  rejette  et  tourne 
en  ridicule  les  Castras  et  les    Purânas,  il  fustige  l'arrogance  et 
l'hypocrisie  des  brahmanes,  il  repousse  toute   distinction  haineuse 
de  caste,  de   religion  et  de  secte.  Tous   ceux  qui  aiment  Dieu  et 
font  le  bien  sont  frères,    qu'ils    soient    hindous   ou    musulmans. 
L'idolâtrie  et  tout  ce  qui  en  approche  ou  qui  pourrait  la  suggérer, 
est  sévèrement  condamné  :  le  temple  ne  doit  être  qu'une  maison  de 
prière.  Il  ne  tolère  chez  ses  disciples,  ni  les  pratiques  trop  démons- 
tratives, ni  les  singularités  dans  le  costume,  ni  aucune    de   ces 
marques  extérieures  qui  sont  les  signes  distinctifs  des  sectes  hin- 
doues et  qui  ne  servent  qu'à  diviser  les  hommes.  Toutefois,  pour 
ne  pas   scandaliser  le  prochain,  il  leur  enjoint  de  se  conformer  à 
l'usage  dans  les  choses  indifférentes.    Il  recommande  le  renonce- 
ment et  l'existence  contemplative  ;  mais  il  exige  par-dessus  tout  la 
pureté  morale,  sans  l'attacher  à  un  genre  de  vie  particulier.  Toute 
l'autorité  en  matière  de  foi  et  de  mœurs  appartient  dJiguru:  cepen- 
dant l'obéissance  à  ses  commandements  ne  doit  pas   être  aveugle 
et  les  droits  de  la  conscience  du  fidèle  sont  expressément  réservés. 
De  ces  traits,  il  n'en  est  guère  qui  ne  se  retrouvent  plus   ou 
moins  ailleurs,  dans  le  passé   des  religions  sectaires;  mais  l'en- 
semble en  est  nouveau,  et  rappelle  singulièrement  le    quiétisme 
musulman.  Cette  ressemblance  a  été  saisie  dans  l'Inde  même  :  les 
mahométans  réclament  Kabîr  comme  un  des  leurs,  et,  parmi  les 
Hindous,  une  tradition  très  répandue  en  fait  un  musulman  con- 
verti. Il  est  certain  que  Kabîr  s'est  beaucoup  préoccupé  de  l'Islam. 
Son  but  a  été  visiblement  de  fonder  une  religion  unitaire  qui  aurait 
réuni  dans  la  même  foi  les  Hindous  et  les  sectateurs  du  Prophète, 
et,  pour  cela,  il  attaque  l'intolérance  du  Coran  et  le   fanatisme  des 
mollahs,  avec  non  moins  de  vigueur  que  les  préjugés  de  ses  com- 
patriotes. On  ne  saurait  douter  non  plus  que  le  spectacle  de  l'Islam 
avec  son  monothéisme  triomphant,  son  culte  sévèrement  spiritua- 
liste,  sa  large  fraternité  et  sa  morale  d'une  supériorité  pratique  in- 
contestable, n'ait  fait  sur  lui  une  impression  très  vive.  Mais  en  même 
temps  cette  impression  paraît  n'avoir  été  que  toute  générale.  Kabîr 
connaît  mal  la  théologie  musulmane  ;  son  Dieu  n'est  ni  celui  du 


HINDOUISME  209 

Coran,  ni  même  celui  du  soufisme,  mais  celui  du  Vedânta  :  le  man- 
tra  d'initiation  avec  lequel  il  reçoit  ses  disciples  est  au  nom  de 
Râma  et,  malgré  la  profession  très  nette  qu'il  fait  du  monothéisme, 
il  semble  avoir  admis  lui-même  et,  en  tout  cas,  ses  fidèles  ont 
admis  après  lui,  la  plupart  des  personnifications  de  l'hindouisme. 
Les  membres  de  cette  secte,  les  Kabîr-panthis,  «  ceux  qui  suivent 
la  voie  de  Kabir  »,  forment  aujourd'hui  douze  branches  princi- 
pales, restées  en  communion  entre  elles  malgré  quelques  diffé- 
rences dans  les  doctrines  et  dans  les  pratiques.  Leur  centre  est  à 
Bénarès;  mais  on  les  rencontre  dans  toute  la  présidence  du  Ben- 
gale, dans  le  Gujarât,  dans  l'Inde  centrale,  et  jusque  dans  le  Dékhan. 
Leur  nombre,  difficile  à  évaluer  à  cause  du  soin  qu'ils  mettent  à 
se  conformer  aux  usages  du  milieu  dans  lequel  ils  vivent,  paraît 
être  assez  considérable.  A  la  fin  du  siècle  dernier,  leur  ordre  reli- 
gieux à  lui  seul  fournit,  dit-on,  trente-cinq  mille  participants  à  une 
melâ  tenue  à  Bénarès;  et  ils  sont  encore  plus  influents  que  nom- 
breux. Kabîr  lui-même  est  révéré  comme  un  saint  par  la  plupart 
des  vishnouites  :  son  autorité  est  directement  reconnue  par  beau- 
coup de  sectes  réformatrices,  et  son  action  est  sensible  chez  toutes. 
C'est  ainsi  que  les  Dâdu-panthîs,  fondés  à  la  fin  du  seizième 
siècle  par  un  blanchisseur  du  nom  de  Dâdù,  et  qui  sont  nombreux 
parmi  les  Râjpoutes  d'Ajmîr  et  de  Jaypour;  les  Bâbâ-lâlîs  ou  sec- 
tateurs de  Bâbâ-Lâl,  un  Râjpoute  du  Màiva,  qui  compta  parmi  ses 
auditeurs  le  libéral  et  infortuné  frère  d'Aurangzeb,  Dâra  Shakôh 
(milieu  du  dix-septième  siècle);  les  Sâd/ius,  «  les  purs  »,  très 
répandus  aux  environs  de  Delhi,  et  dont  le  fondateur,  Bîrbhân, 
vivait  dans  la  deuxième  moitié  du  dix-septième  siècle  ;  les  Satnâmis, 
«  les  adorateurs  du  vrai  nom1  »,  qui  datent  du  milieu  du  siècle 
suivant  et  se  rattachent  à  Jivan  Dàs2,  un  homme  de  caste  militaire, 
natif  d'Oude,  sont  en  quelque  sorte  des  branches  issues  de  la  secte 
de  Kabir.  Les  Prân-nàt/us,  ou  sectateurs  de  Prân-Nâtha,  un  ksha- 
triya  du  Bândelkhând  (fin  du  dix-septième  siècle),  qui  admettent 

1.  Il  s'est  produit  récemment  une  sorte  de  réveil  dans  cette  secte  sous  l'influence 
d'un  certain  Ghâsi  Dâs,  mort  en  1850,  et  qui  avait  groupé  autour  de  lui  près  d'un 
demi-million  de  fidèles.  Max  Mùller,  Chips  from  a  German  Workshop,  t.  IV,  p.  329. 

2.  Le  nom  intégral  est  Jagjivan  Dàs,  «  le  serviteur  de  (celui  qui  est)  la  vie  de  1  uni- 
vers ».  Une  note  très  intéressante  sur  ce  réformateur,  ses  ouvrages,  ses  principaux 
disciples  et  l'état  actuel  de  la  secte,  dont  le  niveau  semble  être  tombé  très  bas,  a  été 
récemment  reproduite  dans  Indian  Antiq.,  VIII,  289  ss.  La  gaddi,  ou  siège  du  fonda- 
teur, est  encore  occupée  présentement  par  un  de  ses  descendants  directs.  La  secte 
•enterre  ses  morts  au  lieu  de  les  brûler. 

Religions  de  l'Inde.  —  1.  14 


L'IO  LES    RELIGIONS    DE   L'INDE 

indistinctement  des  Hindous  et  des  musulmans,  laissant  aux  uns 
et  aux  autres  leurs  croyances  et  leurs  usages  particuliers,  et  n'exi- 
geant d'autre  profession  de  foi  que  celle  de  croire  en  un  seul  Dieu  *, 
les  Çiva-nàr ayants,  fondés  dans  la  première  moitié  du  dix-hui- 
tième siècle  par  un  râjpoute  de  Ghâzipour,  Ci  va  Nârâyana,  qui  ne 
reconnaissent  pas  de  gurus  et  professent  également  le  déisme: 
bien  d'autres  encore  se  rattachent  au  même  mouvement.  Moins 
directe,  mais  sensible  encore,  est  l'influence  des  mêmes  doctrines 
dans  l'œuvre  de  S vâmin  Nârâyana,  qui,  dans  le  premier  quart  de 
ce  siècle,  s'éleva  dans  le  Gujarât  contre  l'idolâtrie  et  les  supersti- 
tions de  ses  compatriotes,  en  particulier  contre  les  croyances  im- 
pures des  gosains  vallabhâcâryas.  Il  prêcha  une  morale  austère, 
l'amour  du  prochain  sans  distinction  de  caste  et  l'unité  de  Dieu, 
ajoutant  que  ce  Dieu,  qui  s'était  incarné  jadis  en  Krishna,  et  dont 
Vallabhâcârya  avait  usurpé  le  nom,  avait  daigné  reparaître  ici-bas 
en  sa  personne.  L'évêque  Heber,  qui  se  rencontra  avec  lui  dans  le 
printemps  de  1825,  nous  a  laissé  de  cette  entrevue  une  curieuse 
relation  qui  mériterait  d'être  reproduite  ici  in  extenso'1.  Rien  n'est 
plus  propre  que  ce  récit  à  donner  une  idée  de  l'indescriptible  mé- 
lange de  vues  élevées  et  de  superstitions  grossières  qui  se  rencontre 
à  tous  les  degrés  de  l'hindouisme,  et  à  faire  toucher  pour  ainsi  dire 
du  doigt  toutes  les  restrictions  qu'il  faut  faire  quand  on  vient  à 
parler  du  monothéisme  des  Hindous.  Svâmin  Nârâyana,  qui  se  pré- 
senta à  cette  entrevue  à  la  tête  de  deux  cents  cavaliers  armés  jus- 
qu'aux dents,  commandait  alors  en  maître  absolu  à  plus  de  cin- 
quante mille  fidèles.  Aujourd'hui,  la  secte  en  compte  environ  deux 
cent  mille  et,  conformément  à  la  loi  qui  régit  toutes  ces  commu- 
nautés, elle  commence  à  se  scinder  en  deux  groupes. 

Mais  la  plus  remarquable  des  nombreuses  sectes  se  rattachant 
plus  ou  moins  directement  à  Kabîr  est  celle  des  Sikhs,  des  «  Dis- 
ciples, »  qui,  seule  de  toutes  les  branches  de  l'hindouisme,  aboutit 
à  une  religion  nationale,  ou  plutôt  qui  engendra  une  nation  3.  Leur 

1.  Cf.  P.  S.  Growse,  The  Sect  of  the  Prân-nâthis,  dans  le  Journ.  of  the  As.  Soc.  of 
Bengal,  vol.  XLVI1I,  pp.  171  ss. 

2.  Narrative  of  a  Journey  through  the  Upper  provinces  of  India,  ch.  xxv. 

3.  Pour  l'histoire  générale  des  Sikhs,  consulter  :  J.  Malcom,  Sketch  of  the  Sikhs,  ap. 
Asiatic  Researches,  t.  XI  ;  H.  T.  Prinsep,  Origine  et  progrès  de  la  puissance  des  Sikhs 
dans  le  Penjab  et  histoire  de  Maharadja  Bandjit  Singh  (Calcutta,  1834),  traduction  fran- 
çaise par  X.  Raymond,  1836  ;  W.  L.  Mac  Gregor,  History  of  the  Sikhs,  2  vol.,  1846; 
J.  D.  Cunningham,  A  History  of  the  Sikhs,  1849  ;  pour  leur  histoire  religieuse  : 
H.  H.  Wilson,  Account  of  the  Civil  and  Religious  Institutions  of  the  Sikhs,  ap.  Journ.  of 


HINDOUISME  2H 

fondateur,  Nânak,  naquit  en  1469  dans  le  Penjâb,  à  peu  de  distance 
de  Lahore,  dans  la  caste  commerçante  des  Khatrîs.  Une  partie  de 
son  existence  fut  errante,  et  c'est  probablement  au  cours  de  ces 
voyages  qu'il  entra  en  relation  avec  les  disciples  de  Kabîr.  De 
même  que  ce  dernier,  il  se  fit  l'apôtre  d'une  religion  unitaire  fondée 
sur  le  monothéisme  et  sur  la  pureté  morale.  «  Il  n'y  a  ni  Hindous, 
ni  musulmans  »  fut,  dit-on,  le  thème  d'une  de  ses  premières  pré- 
dications, et,  comme  Kabîr,  il  est  resté  en  odeur  de  sainteté 
auprès  des  soufis,  des  fakîrs  et,  en  général,  des  mahométans 
médiocrement  orthodoxes.  Mais,  comme  lui  et  plus  que  lui  il  fut 
foncièrement  hindou.  Il  rejeta  les  Vedas,  les  Castras,  les  Purânas 
aussi  bien  que  le  Coran  ;  mais  il  retint  la  plupart  des  samskâras 
ou  cérémonies  privées,  qui  ne  furent  supprimées  que  longtemps 
après  lui,  et  il  ne  rompit  pas  môme  d'une  façon  absolue  avec  la 
caste,  qu'il  toléra  comme  institution  civile  et  dont  la  secte,  malgré 
des  tentatives  ultérieures  d'abolition  complète,  a  toujours  conservé 
quelques  vestiges.  Elle  n'a  jamais  cessé  par  exemple  de  témoigner 
beaucoup  de  respect  aux  brahmanes,  et,  de  presque  tous  les  gurus, 
il  est  dit  qu'ils  en  entretinrent  auprès  de  leur  personne  en  qualité 
de  prêtres  domestiques.  De  même  pour  les  dogmes,  depuis  que  le 
Granth,  la  Bible  des  Sikhs,  est  publié1,  il  ne  saurait  plus  guère 
être  question  d'une  influence  profonde  de  l'Islam  sur  la  pensée  des 
fondateurs  de  cette  religion.  D'un  bout  à  l'autre,  et  pour  la  forme, 
et  pour  le  fond  des  idées,  ce  livre  respire  le  panthéisme  mystique 
du  Vedânta,  renforcé  des  doctrines  de  la  bhakti,  de  la  grâce  et  du 
dévouement  absolu  imguru.  Il  se  distingue  bien  de  la  littérature 
sectaire  prise  en  masse  par  l'importance  qu'il  attache  aux  prescrip- 
tions morales,  par  la  simplicité  et  le  caractère  spiritualiste  d'un 
culte  dépouillé  de  toute  idolâtrie,  par  sa  sobriété  mythologique  sur- 
tout, bien  qu'on  y  trouve  en  assez  grand  nombre  les  personnifica- 
tions de  l'hindouisme  et  que  même  on  y  surprenne  parfois  comme 
un  retour  aux  divinités  hindoues.  Mais  il  serait  difficile  de  faire  en 
tout  cela  la  part  précise  de  l'influence  musulmane.  Pratiquement,  il 
est  vrai,  les  Sikhs  ont  fini  par  adorer  un  Dieu  personnel,  et  leur 


the  Roy.  As.  Soc,  t.  IX  (1848),  reproduit  dans  les  Select  Works,  II,  p.  121,  etc.  ; 
E.  Trumpp,  Nânak,  der  Stifter  der  Sikhreligion,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de 
Munich,  1876,  et  surtout  les  Introductory  Essays,  placés  par  le  même  en  tête  de  sa 
traduction  de  l'Âdi  Granth,  1877. 

1.  The  Adi  Granth   or  the  Holy  Scriptures  of  the  Sikhs,  translated  from  the  original 
gurmukhi,  by  Dr.  E.  Trumpp,  1877.  Publié  par  ordre  du  gouvernement  anglais. 


212  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

religion  peut  se  définir  comme  un  déisme  plus  ou  moins  assaisonné 
de  superstitions.  Mais  c'était  là  une  modification  qu'elle  devait 
subir  forcément,  le  panthéisme,  qui  peut  bien  être  la  foi  d'un  petit 
cercle  de  mystiques,  ne  se  concevant  pas  comme  croyance  positive 
d'une  nombreuse  communauté.  Par  contre  il  est  incontestable  que 
le  contact  avec  les  musulmans,  qui  n'a  été  nulle  part  plus  intime 
que  dans  ces  pays  frontières,  a  puissamment  agi  sur  l'esprit  et  sur 
les  mœurs  des  Sikhs.  C'est  aux  sectateurs  du  Prophète  qu'ils  ont 
emprunté  notamment  leur  fanatisme  militaire  et  le  dogme  de  la 
guerre  sainte,  notion  nullement  hindoue,  mais  qui,  sous  la  même 
influence,  s'est  développée  également  chez  d'autres  populations  de 
l'Inde,  par  exemple  chez  les  Marhattes  et  chez  certaines  tribus  raj- 
poutes.  L' Adi-Granth  «  le  Livre  fondamental  »  fut  compilé  par  le 
cinquième  successeur  de  Nànak,  Guru  Arjun  (1581-1606).  Il  y 
recueillit  les  poésies  laissées  par  le  fondateur  et  par  les  trois 
gurus  qui  étaient  venus  après  lui,  et  y  ajouta  ses  propres  compo- 
sitions, ainsi  qu'un  grand  nombre  de  sentences  et  de  pièces  de 
Ramànanda,  de  Kabîr,  du  poète  marhatte  Nâmdèv  et  d'autres  saints 
personnages.  Quelques  additions  y  furent  faites  encore  par  le 
dixième  et  dernier  guru,  Govind  (1675-1708),  qui  composa  en 
outre  un  deuxième  Granth,  intitulé  «  le  Granth  du  dixième  règne  » . 
Ces  deux  livres,  volumineux  l'un  et  l'autre,  sont  rédigés  en  une 
forme  vieillie  du  penjàbi  appelée  Gurmuk/d  «  qui  vient  de  la  bouche 
du  Guru  ».  Avec  des  biographies  des  gurus  l  et  des  saints  et  un 
certain  nombre  d'instructions  rituelles  et  disciplinaires,  ils  forment 
la  littérature  sacrée  de  la  secte. 

Pendant  près  d'un  siècle  les  Sikhs  paraissent  être  restés  une 
communauté  purement  religieuse  d'inol'fensifs  puritains.  Gomme 
Nânak,  sans  en  faire  l'objet  d'une  défense  formelle,  avait  décon- 
seillé à  ses  disciples  de  renoncer  à  la  vie  active,  la  secte,  à  peu 
d'exceptions  près,  n'était  composée  que  de  pères  de  famille  indus- 
trieux, laboureurs  ou  marchands.  Comme  en  outre  l'infanticide, 
une  des  pratiques  sombres  de  l'hindouisme  et  fort  en  usage  parmi 
les  tribus  de  l'Ouest,  Jàts  et  Rajpoutes,y  était  sévèrement  interdit, 
et  qu'elle  se  recrutait  indifféremment  parmi  toutes  les  classes  de  la 
population  tant  musulmane  qu'hindoue,  elle  ne  tarda  pas  à  devenir 
nombreuse  sous  l'autorité  de  ses  gurus.  Celle-ci  était  absolue.  Le 


1.  Ces  biographies  ont  été  traduites  en  partie  par  E.  ïrumpp  dans   6es  Introductory 
Essays,  en  tête  de  sa  traduction  de  l'Adi  Granth. 


HINDOUISME  213 

gu  ru  est  le  médiateur  et  le  sauveur;  il  est  infaillible  ;  le  fidèle  lui 
doit  une  obéissance  aveugle,  et  ses  rivaux,  les  fauteurs  d'hérésie, 
finirent  par  être  voués  au  feu,  eux  et  leur  famille.  Bien  que  Nânak, 
en  bien  des  endroits,  parle  modestement  de  lui-même,  on  ne  sau- 
rait douter  qu'il  ne  se  soit  cru  une  mission  divine,  ce  qui,  traduit 
en  langage  hindou,  revenait  à  dire  qu'il  était  une  incarnation  de 
Haiï  (un  nom  de  Krishna-  Yishnu,  la  désignation  la  plus  usitée 
dans  le  Granth  de  l'Être  suprême).  Pour  lui  et  pour  ses  disciples, 
il  était  identique  avec  Dieu,  et  tous  ses  successeurs  furent,  comme 
lui,  des  manifestations  de  la  divinité.  Jusqu'au  cinquième  guru, 
l'autorité  suprême  se  transmit  par  voie  de  consécration  du  titulaire 
mourant  au  plus  digne  d'entre  les  disciples1.  Guru  Arjun,  le  com- 
pilateur du  Granth,  la  rendit  héréditaire.  Le  premier,  il  s'entoura 
d'un  appareil  royal  et  profita  de  sa  puissance  pour  jouer  un  rôle 
politique.  Il  pria  pour  Khusrô2,  le  fils  rebelle  de  l'empereur  Jahân- 
gîr,  et  périt  la  même  année  à  Lahore  dans  les  prisons  du  padishah 
(1606).  A  partir  de  ce  moment  la  communauté  des  Sikhs  se  trans- 
forma rapidement  en  une  théocratie  militaire,  à  laquelle  la  rude 
population  des  Jâts  fournit  de  fanatiques  soldats.  Sous  le  règne  du 
bigot  Aurangzeb,  la  lutte  avec  le  pouvoir  impérial  recommença 
pour  ne  plus  finir.  Le  neuvième  guru,  Têgh  Balladur,  fut  décapité 
à  Delhi  (1675).  Son  fils  Govind  Singh,  dont  le  pontificat  ne  fut 
qu'une  longue  suite  de  combats,  acheva  la  transformation  de  la 
secte  ou,  comme  elle  s'appela  désormais  d'un  nom  emprunté  à 
l'arabe,  du  Khâlsâ  «  la  propriété,  la  part  de  (Dieu)  ».  Il  l'entoura 
d'un  ensemble  d'ordonnances  qui  en  fit  un  peuple  à  part,  voué  au 
triomphe  ou  à  l'extermination3.  Toute  inégalité  sociale  fut  abolie 
au  sein  du  Kkâlsâ,  dont  chaque  membre  reçut  le  surnom  nobiliaire 
de  Singh  (en  sanscrit  simha,  lion).  Le  costume  fut  réglé  d'une 
façon  uniforme.  A  l'exception  du  respect  témoigné  aux  vaches,  tout 
ce  qui  rappelait  les  usages,  pratiques  et  cérémonies  de  l'hindouisme 


1.  Nânak  en  avait  donné  lui-même  l'exemple  en  désignant  Angad  de  préférence  à 
ses  deux  fils,  dont  les  descendants,  les  Nânakpotras,  forment  encore  aujourd'hui  deux 
clans  particulièrement  honorés  parmi  les  Sikhs, 

2.  Dabistân  or  School  of  Manners,  t.  II,  p.  272,  trad.  Shea  et  Troyer.  L'auteur  avait 
«ntretenu  des  relations  personnelles  avec  le  huitième  Guru,  Hari  Govind. 

3.  Sur  les  réformes  effectuées  par  Govind  Singh,  cf.  Sakhee  Book,  or  the  Descrip 
tion  of  Gooroo  Gobin  Singh's  Religion  and  Doctrines,  translated  from  Gooroomukhî  into 
Hindi  and  afterwards  into  English  by  Sirdar  Attar  Singh,  chief  of  Bhadour,  Bénarès, 
1873.  —  Cf.  du  même  auteur  :  The  Travels  of  Guru  Tegh  Bahadar  and  Guru  Govind 
Singh,  translated  from  the  original  Gurmukhi,  Lahore,  janvier  1876. 


214  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

fut  rigoureusement  proscrit,  bien  que,  personnellement,  Govind 
partageât  quelques-unes  des  pires  superstitions  hindoues,  au  point 
qu'il  immola  un  de  ses  disciples  à  Durgâ.  Aucun  rapport  ne  fut 
plus  toléré  avec  l'infidèle,  avec  celui  que  cinq  initiés  n'avaient  pas 
reçu  membre  du  Khâlsâ  en  buvant  avec  lui  le  sorbet  du  Pahul.  Un 
Sikh  ne  devait  même  pas  rendre  le  salut  à  un  Hindou.  Quant  au 
musulman,  il  était  tenu  de  le  tuer  sans  merci  en  quelque  lieu  qu'il 
le  rencontrât.  Aussitôt  qu'initié,  il  était  soldat.  La  guerre  sainte 
devenait  son  occupation  permanente  ;  il  devait  toujours  être  armé, 
ou  du  moins,  comme  signe  de  sa  vocation,  porter  sur  lui  de  l'acier, 
qui  devint  une  sorte  d'amulette.  Dieu  lui-même  reçut  le  nom  de 
Sarba  Lohantî  «  le  tout  de  fer  »,  et  par  là  quelques  pratiques  féti- 
chistes s'introduisirent  dans  cette  religion  iconoclaste.  Le  soldat 
sikh  adresse  sa  prière  à  son  sabre  ;  de  même  le  volume  du  Granth 
est  devenu  l'objet  d'une  sorte  de  culte. 

Dans  cette  lutte  inégale  contre  le  formidable  empire  d'Aurangzeb, 
Guru  Govind  Singh  devait  finir  par  succomber.  Traqués  comme 
des  bêtes  fauves,  après  trente  années  de  combats,  ce  qui  restait  de 
fidèles  se  dispersa  dans  les  montagnes  :  lui-même  accepta  un  com- 
mandement dans  les  armées  impériales  et  tomba  enfin  sous  les 
coups  d'un  assassin  afghan  près  de  Nandèr,  dans  les  États  du 
Nizam  (1708) l.  Tous  les  Sikhs  n'avaient  pas  adopté  ses  réformes, 
et  il  paraît  avoir  vu  parfaitement  qu'au  point  où  en  était  arrivé  la 
secte,  la  personnalité  du  guru  serait  désormais  une  cause  de 
schisme  plutôt  que  d'union.  Aussi,  sur  son  lit  de  mort,  pressé  de 
désigner  son  successeur,  déclara-t-il  que  la  dignité  était  abolie  et 
que  le  Granth  serait  à  l'avenir  le  guru  des  Sikhs. 

Après  lui  la  direction  du  Khâlsâ  dans  le  Penjâb  passa  à  un 
ascète  du  nom  de  Banda.  A  trois  reprises,  sous  le  commandement 
de  ce  chef  féroce,  les  Sikhs  sortirent  de  leurs  repaires  de  Sirhind, 
et  chacune  de  ces  irruptions  fut  accompagnée  de  massacres  comme 
l'Inde  elle-même  en  a  peu  vu  de  semblables.  A  la  suite  de  la  der- 
nière, ils  furent  à  peu  près  anéantis  par  les  généraux  de  l'empereur 
Farokshîr.  Banda  fut  pris  et  envoyé  à  Delhi.  Après  avoir  assisté 
pendant  sept  jours  consécutifs  au  supplice  de  740  de  ses  compa- 
gnons, dont  aucun  ne  faiblit,  après  avoir  vu  égorger  sous  ses 
yeux  son  fils,  dont  le  bourreau  lui  jeta  le  cœur  à  la  figure,  il 
expira   le    dernier,  déchiré  avec   des    tenailles   ardentes,    louant 

1.  M.  Elphinstone,  History  of  India,  t.  II,  p.  564. 


t 


HINDOUISME  215 

Dieu  de  l'avoir  choisi  pour  être  l'exécuteur  de  ses  vengeances  sur 
la  race  des  méchants  (1716) !.  Aux  horreurs  de  cette  guerre 
sans  merci,  les  Sikhs  avaient  mêlé  les  dissensions  intestines.  De 
même  que  Guru  Govind,  Banda  avait  introduit  des  nouveautés, 
non  dans  le  dogme,  mais  dans  les  usages.  Il  avait  touché  au  cos- 
tume et,  à  l'interdiction  du  tabac,  il  avait  ajouté  celle  des  liqueurs 
spiritueuses  et  de  la  viande  (les  Sikhs  ne  s'abstenaient  que  de  la 
chair  de  vache).  C'était  un  retour  aux  maximes  de  la  dévotion 
hindoue.  Il  avait  rencontré  une  résistance  acharnée  dans  ce  milieu 
fanatique  où  les  moindres  choses  prenaient  des  proportions  énormes 
et  le  sang  avait  coulé  abondamment  dans  le  Khâlsâ.  Gomme  il 
avait  été  qu'un  chef  et  non  une  autorité  divine  à  la  façon  des 

rus,  ces  innovations  furent  aisément  abrogées  après  sa  mort.  A 
partir  de  ce  moment,  la  direction  de  la  secte  passa  à  une  milice  de 
zélotes,  les  AkâlCs  «  les  fidèles  de  l'Eternel  »,  institués,  dit-on,  par 
Guru  Govind,  qui  se  firent  les  défenseurs  farouches  de  l'orthodoxie. 
Quand  la  décomposition  de  l'empire  mogol  permit  aux  Sikhs  de 
reprendre  pied  dans  la  plaine,  les  Akâlîs  se  constituèrent  les  gar- 
diens du  sanctuaire  d'Amritsar,  où  se  conservait  l'exemplaire  ori- 
ginal du  Granth  de  Guru  Arjun.  Dans  les  grandes  occasions,  ils  y 
convoquaient  le  Gunnatâ  «  l'avis  du  guru  »,  l'assemblée  générale 
des  chefs  sikhs,  en  laquelle  résidait  pour  le  temporel  et  pour  le 
spirituel  l'autorité  suprême  de  la  nation  et  qui,  sans  assurer  une 
unité  parfaitement  stable  à  ce  singulier  mélange  d'oligarchie  théo- 
cratique  et  de  fédération  militaire,  y  maintint  cependant  une  cohé- 
sion suffisante  et  empêcha  la  production  de  nouveaux  schismes 
dans  le  sein  du  Khâlsâ. 

Ici  finit  l'histoire  religieuse  des  Sikhs  ;  la  suite  en  est  toute  poli- 
tique. Quarante  ans  après  leur  deruier  désastre,  ils  avaient  ramené 
à  leur  fédération  la  plupart  des  sirdars  Jâts.  En  1764,  après  la 
retraite  définitive  des  Afghans,  ils  s'emparèrent  de  Lahore  et  de- 
vinrent les  maîtres  incontestés  du  Penjâb;  ils  pouvaient  alors 
mettre  sur  pied  70.000  chevaux  2.  Ranjit  Singh  (1797-1839)  réus- 
sit à  leur  imposer  la  forme  monarchique.  Mais  leur  fanatisme  tur- 
bulent, que  le  «  Lion  du  Penjâb  »  avait  su  tenir  en  bride,  se 
réveilla  sous  ses  faibles  successeurs.  A  deux  reprises,  ils  vinrent 
se  briser  sur  les  baïonnettes  britanniques.  Enfin  au  printemps  de 
1848,  le  Penjâb    fut  annexé  aux  possessions  de  la   Compagnie  : 

1.  M.  Elphinstone,  History  of  India,  t.  II,  p.  575. 

2.  H.  T.  Prinsep,  Origine  et  progrès  de  la  puissance  des  Sikhs  dans  le  Penjâb,  p.  60. 


216  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

l'armée  du  Khâlsâ  avait  cessé  d'exister.  Aujourd'hui  les  Sikhs, 
bien  que  constitués  d'éléments  ethniques  divers,  forment  une  race* 
aussi  nettement  caractérisée  qu'aucune  autre  de  la  Péninsule.  Ils 
ont  conservé  leurs  aptitudes  martiales  et  ils  fournissent  un  contin- 
gent d'élite  à  l'armée  anglo-indienne.  Mais  leur  fanatisme  s'est 
assoupi.  Ils  sont  en  dehors  de  l'hindouisme  proprement  dit,  bien 
que  quelques-unes  de  leurs  subdivisions  tendent  à  y  rentrer.  Au 
nombre  d'environ  1.200.000,  ils  ne  forment  une  population  agglo- 
mérée qu'au  Penjâb;mais  on  les  trouve  répandus  par  petits  groupes 
dans  tout  l'Hindoustan  et  dans  quelques  parties  du  Dékhan.  Au 
point  de  vue  religieux,  ils  sont  restés  assez  compacts,  bien  qu'il  se 
soit  formé  parmi  eux  des  ordres  qui  constituent  des  communautés 
distinctes.  Tels  sont,  outre  les  Akâlîs  déjà  mentionnés  et  qui  n'ont 
plus  la  même  influence  qu'autrefois,  les  Udâsîs  «  les  renonçants  », 
qui  rejettent  le  Granth  de  G  uni  Govind  et  qui  finissent  leurs  jours 
dans  l'ascétisme  et  dans  le  célibat;  (les  Nânahpotras,  les  descen- 
dants de  Nânak,  font  partie  des  Udâsîs)  ;  les  Divânê  sâdhs  «  les 
saints  fous  »,  dont  une  portion  observe  également  le  célibat  et  qui, 
comme  les  précédents,  s'en  tiennent  à  PAdi-Granth  ;  les  Suthrês 
«  les  purs  »  et  les  Nirmalê  sâdhûs  «  les  saints  purs  ».  Ces  der- 
niers mènent  une  existence  cénobitique;  ils  sont  la  plupart  lettrés 
et  tendent  à  se  rapprocher  de  l'hindouisme,  dont  ils  ont  repris 
beaucoup  de  pratiques.  Quand  aux  Suthrês,  ce  sont  des  vagabonds 
adonnés  à  tous  les  vices,  méprisables  et  méprisés,  et  que  rien  ne  dis- 
tingue des  pires  espèces  de  fakîrs  et  de  yogins.  Le  culte  des  Sikhs 
est  simple  et  pur.  A  l'exception  d'Amritsar,  qui  est  le  centre  religieux 
de  la  nation,  et  de  quelques  sanctuaires  aux  endroits  consacrés  par 
la  vie  ou  par  la  mort  des gurus  et  des  martyrs,  ils  n'ont  pas  de  lieux 
saints.  Leurs  temples  sont  des  maisons  de  prière.  On  y  récite  des 
morceaux,  on  y  chante  des  hymnes  extraits  du  Granth  et  l'assem- 
blée se  sépare  après  que  chaque  fidèle  a  reçu  une  portion  du  karâh 
prasâd,  de  F  «  oblation  efficace  »,  une  sorte  de  pâtisserie  consacrée 
au  nom  du  guru.  Aussi  tolérants  qu'ils  étaient  fanatiques  naguère,  ils 
ne  refusent  pas  d'admettre  à  leurs  offices  des  étrangers,  auxquels 
ils  permettent  même  de  participer  à  leur  communion.  Il  est  vrai  que 
sous  cette  tolérance  il  se  cache  beaucoup  de  tiédeur,  et  que,  de  l'avis 
du  meilleur  juge  en  cette  matière,  du  traducteur  de  l'Âdi- Granth,, 
le  docteur  Trumpp,  le  «  sikhisme  »  est  une  religion  qui  s'en  va1. 

1.  Adi  Granth,  Introduction,  p.  civin. 


HINDOUISME  217 

Nous  arrêtons  ici  cette  revue  des  sectes  hindoues,  bien  que  le 
mouvement  que  nous  avons  essayé  de  suivre  soit  loin  d'être  épuisé. 
Hari  n'a  pas  cessé  de  descendre  sur  terre,  et  encore  à  l'heure  qu'il 
est,  parmi  le  peuple,   surtout  dans  les  campagnes,  de  nouveaux 
groupes  religieux   sont  en  train  de   se  former  çà  et  là  autour  de 
nouvelles  incarnations.  Ces  manifestations  toujours  renaissantes, 
auxquelles    d'ailleurs   les  classes    supérieures   et  les    brahmanes 
demeurent  depuis  longtemps  étrangers,  sont  intéressantes  à  noter, 
parce   qu'elles   témoignent  de    la  soif   obstinée  d'une   révélation 
dont  ce  peuple  est  possédé  plus  qu'aucune  autre  race  asiatique. 
Mais  la  description  n'en  apprendrait  rien  de  neuf  sur  le  compte 
de  l'hindouisme.  Même  parmi  les  sectes  du  passé,  nous  n'avons 
choisi  que  celles  qui  nous  ont  paru  le  mieux  se  prêter  à  l'exposé 
des  doctrines  essentielles,  ou  qui  fournissaient  quelque  trait  propre 
à  caractériser  une  des  faces  de  cet  étrange  ensemble  religieux. 
Des  communautés  importantes  ont  été  ainsi  passées  sous  silence. 
Il  n'a  été  question,  par  exemple,  ni   des  Nimbârkas,  une  des  plus 
anciennes  branches  survivantes  du  vishnouisme,  qui  prétendent  se 
rattacher  à  l'astronome   Bhâskara  (né  en  1114)  *,  ni  des    Vishnu- 
bhaktas  du  Dékhan,  qui  adorent  Vishnu  sous  les  noms  de  Pându- 
ranga  et  de  Vitthala,  et  qui  sont  fort  nombreux  parmi  les  Yai- 
shnavas   des  pays  mahrattes2.  Mentionner  ces    sectes  ainsi  que 
bien  d'autres  c'eût  été,  dans  les  limites  que  comporte  ce  travail, 
ajouter  des  noms  à  d'autres  noms,  soin  après  tout  inutile,  quand 
il  s'agit  d'un  pays  comme  l'Inde,  où  les  variétés  religieuses  se 
comptent  par  milliers.   Quelques  additions  absolument  indispen- 
sables trouveront  d'ailleurs  mieux  leur  place  dans  l'examen  qu'il 
nous  reste  à  faire  du  culte  et  en  quelque  sorte  des  dehors  de  l'hin- 
douisme, sujet  auquel  il  n'a  été  touché  jusqu'ici  que  d'une  manière 
incidente  et  dont  il  importe  pourtant  de  prendre  un  aperçu  géné- 
ral. 

1.  H.  H.  Wilson,  Select  Works,  I,  160. 

2.  Lassen,  Ind.  Altherthumsk.,  IV,  589.  Le  célèbre  poète  marhatte  Tukârâma  était  un 
léié  dévot  de  ce  dieu,  dont  le  principal  sanctuaire  est  à  Pandharpour,  cf.  Ind  Àntiq.t 
II,  272. 


IV 


CULTE 


Diversité  des  cultes  de  l'hindouisme.  Ces  cultes  sont  indépendants  les  uns  des  autres  : 
divinités  et  mythes  auxquels  ils  s'adressent  :  culte  des  étoiles  ;  culte  de  Ganeça. 
Culte  du  soleil  :  influences  iraniennes.  Les  religions  néo-brahmaniques  sont  essen- 
tiellement idolâtres  ;  origines  et  progrès  du  culte  des  images.  Symboles  sacrés. 
Le  linga  et  la  yoni  ;  le  çâlagrâma  et  la  tulasî.  Plantes  et  arbres  sacrés.  Animaux 
sacrés  :  la  vache,  le  taureau,  le  singe  ;  culte  du  serpent.  Pratiques  religieuses  pri- 
vées :  l'âcâra  et  sa  diversité  ;  formules  mystiques  et  litanies.  Culte  public  ;  les  grâ- 
madevatâs.  Culte  et  service  des  temples  :  offrandes  et  victimes.  Communion.  Fêtes 
et  melâs.  Pèlerinages;  le  Gange  et  les  autres  rivières  sacrées.  Bénarès.  Suicide  reli- 
gieux. Mathurâ,  Gayâ,  Jagannâtha,  Somnâth,  etc.  Statistique  des  pèlerinages  et 
leur  importance  pour  le  maintien  d'une  certaine  unité  dans  l'hindouisme  Limites 
de  l'hindouisme  :  castes  maudites.  Les  aborigènes,  Dravidiens  et  autres,  et  leurs 
religions.  Coup  d'oeil  rétrospectif.  Avenir  religieux  de  l'Inde  ;  l'hindouisme  tombe 
en  ruines  et  semble  ne  pas  avoir  de  successeur.  Résultats  négatifs  de  la  conquête 
musulmane  et  des  missions  chrétiennes.  Le  Brâhma-Samàj. 


Gomme  il  est  à  peine  besoin  de  le  dire,  les  cultes  de  l'Inde  pré- 
sentent une  diversité  encore  plus  grande  que  celle  de  ses  doctrines. 
Non  seulement  chaque  personnage  du  panthéon  a  le  sien,  mais 
d'ordinaire  il  en  a  plusieurs,  autant  parfois  qu'il  a  de  noms  et  de 
sanctuaires  principaux.  Ce  panthéon  lui-même  est  formé  d'éléments 
hétérogènes,  où  tous  les  systèmes  religieux  qui  ont  surgi  à  tra- 
vers les  âges,  ont  laissé  leur  apport.  A  côté  des  grandes  divini- 
tés sectaires  et  de  leur  entourage,  de  leurs  femmes,  de  leurs  pères, 
de  leurs  mères,  de  leurs  fils,  de  leurs  serviteurs,  on  y  retrouve 
les  anciens  dieux  du  brahmanisme,  Agni,  Indra,  Varuna,  etc., 
puissances  la  plupart  bien  déchues,  mais  qui  survivent  dans  ce 
qui  reste  du  vieux  rituel,  notamment  dans  les  cérémonies  domes- 
tiques. Les  héros  de  la  légende  épique,  tels  que  Hanumat,  le  singe 


HINDOUISME  219 

allié  de  Rama,  ou  les  cinq  fils  de  Pându  et  leur  commune  épouse 
Draupadi,  dont  le  culte  est  populaire  d'un  bout  à  l'autre  de  la  Pé- 
ninsule1, s'y  rencontrent  avec  des  personnifications  d'une  origine 
bien  différente,  telles  que  la  Gangâ  (le  Gange),  le  soleil,  la  lune, 
les  planètes  2.  Chaque  contrée,  surtout  dans  le  Sud  dravidien,  a  en 
outre  ses  dieux  régionaux,  identifiés  d'ordinaire  avec  les  types 
généraux  de  l'hindouisme,  mais  rarement  au  point  de  se  confondre 
absolument  avec  eux.  —  Enfin,  le  personnel  devient  littéralement 
innombrable,  quand  on  y  ajoute,  comme  il  le  faut  bien,  une  foule 
de  puissances  anonymes  et  subordonnées  dans  la  littérature,  mais 
qui  tiennent  une  grande  place  dans  les  préoccupations  du  peuple, 
les  Bhùtas  ou  démons,  les  Yetâlas  ou  vampires,  les  Piçâcas,  et  autres 
lutins  malicieux,  les  Prêtas  ou  revenants,  les  Yakshas  ou  gnomes, 
les  Vidyâdharasou  sylphes,  les  Râkshasas  ou  ogres,  lesNâgas,  sorte 
de  génies  moitié  hommes,  moitié  serpents,  et  la  multitude  infinie  des 
divinités  locales3.  Point  de  montagne,  de  rivière,  de  rocher,  de  ca- 
verne, d'arbre  remarquable  qui  n'ait  son  genius  loci  :  point  de  vil- 
lage surtout  qui  n'ait  sa  grâmadevatâ,  laquelle,  même  dans  le  cas  où 
elle  est  une  des  figures  du  grand  panthéon,  n'en  reste  pas  moins,  pour 
la  conscience  populaire,  distincte  de  la  même  divinité  adorée  ailleurs. 

1.  Dans  le  seul  district  de  South  Arkot,  qui  entoure  Pondicliéry,  il  n'y  a  pas  moins 
de  500  temples  ou  chapelles  consacrés  aux  Pàndavas.  Ind.  antiq.,  VII,  127. 

2.  Pour  le  Gange  et  le  Soleil,  cf.  infra.  La  Lune,  Candra,  de  bonne  heure  identifiée 
à  Soma,  était,  au  temps  des  Brâhmanas,  le  centre  de  nombreuses  légendes  et  l'ob- 
jet d'honneurs  divins.  Le  Çamkaravijaya,  ch  xlv,  et  les  écrivains  musulmans  (Ketàb- 
al-fihrist,  dans  Reinaud,  Mémoire  sur  ilnde,  p.  293,  et  Shahrastâni,  t.  II,  p.  367, 
traduit  par  Haarbriicker)  parlent  d'une  secte  d'adorateurs  de  la  Lune.  Les  Planètes, 
Graha,  sont  rarement  mentionnées  avec  quelque  certitude  dans  l'ancienne  littérature. 
Elles  n'étaient  pourtant  pas  complètement  inconnues  comme  on  le  prétend  générale- 
ment, puisqu'elles  sont  invoquées,  Atharva-V.,  xix,  9,  7  et  10.  En  outre,  il  en  est 
fait  mention  dans  les  vers  du  khila,  inséré  sous  le  nom  de  Râtrisùkta  à  la  suite  de 
Rig-Veda,  X,  127;  dans  la  Maitrî  Up.,  VI,  16;  dans  Manu,  I,  24;  Vil,  121,  etc.  Elles 
figurent,  à  côté  du  soleil  et  de  la  lune,  et  sans  doute  comme  symboles  religieux,  sur 
les  monnaies  des  rois  satrapes,  Lassen,  Ind.  Aller thumsk.,  Il,  918  et  1134,  2°  éd.  Le  culte 
de  ces  astres  est  prescrit  tout  au  long  par  Yâjnavalkya,  I,  294-307.  Comparer  Brihal 
Parâçara  Samhitâ,  XIX,  dans  Dharmaçâstrasamgraha,  II,  250  ss.  Varâha  Mihira,  Yogayâ- 
trâ,  VI,  2-18,  dans  Ind.  Stud.,  XIV,  326  ss.,  décrit  leurs  images  et  une  secte  d'adora- 
teurs des  planètes  est  mentionnée  au  chap.  xiv  du  Çamkaravijaya.  11  est  impossible 
pour  le  moment  de  dire  dans  quelle  mesure  les  Hindous  ont  eu  une  astrologie  plané- 
taire indépendante.  Ce  que  nous  en  savons  dérive  des  Grecs,  comme  l'indique  le  mot 
Horâ  qui  la  désigne.  L'astrologie  stellaire,  bien  que  son  origine  soit  encore  en  dis- 
cussion, est  de  date  ancienne  chez  eux,  et,  depuis  l'époque  védique,  certains  groupes 
d'étoiles,  en  particulier  les  Nakshatras,  ont  été  l'objet  d'un  culte.  Cf.  supra,  pp.  33  et  48. 

3.  Cf.  une  curieuse  invocation  de  ces  êtres  multiformes  dans  Varâha  Mihira,  Yogayâ- 
trây  VI,  20-29,  dans  Ind.  Stud.,  XIV,  329.  Cf.  aussi  supra,  p.  179. 


220  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Presque  tous  ces  cultes  sont  plus  ou  moins  indépendants  les  uns 
des  autres.  Il  y  a  bien  des  dieux  synèdres  ;  mais  ces  associations 
sont  loin  d'être  fixes  :  en  tout  cas  il  n'y  a  plus  dans  les  religions 
modernes  d'actes  rituels  comparables  aux  grandes  cérémonies  vé- 
diques, où  toutes  les  puissances  du  ciel  et  de  la  terre  participaient 
en  commun  à  une  série  déterminée  d'hommages.  Ce  qui  subsiste  de 
la  sorte  est,  ou  une  survivance,  ou  une  imitation  du  vieux  brahma- 
nisme. Ils  sont  indépendants  encore  dans  un  autre  sens.  La  spécu- 
lation qui  s'est  affirmée  parfois  si  librement  dans  les  doctrines,  a 
eu  bien  moins  de  prise  sur  les  pratiques.  De  ce  côté  elle  s'est  heur- 
tée, et  pas  seulement  chez  les  masses,  à  un  fond  d'habitudes  et  de 
croyances  contre  lesquelles  l'enthousiasme  sectaire  lui-même  a 
presque  toujours  fini  à  la  longue  par  s'émousser.  L'idée  môme  si 
universellement  admise,  que  toutes  choses  en  définitive  dépendent 
d'un  Içvara,  d'un  souverain  Seigneur,  se  traduit  très  imparfaite- 
ment dans  le  culte.  Les  dieux  y  sont  petits  ou  grands  selon  la 
nature  et  l'étendue  de  leurs  fonctions  :  dans  la  limite  de  ces  fonc- 
tions, ils  ne  sont  pas  de  simples  lieutenants.  Aussi,  parmi  tant  de 
manières  de  s'assurer  la  faveur  du  ciel,  tout  Hindou  a-t-il  des 
préférences;  mais,  à  moins  d'être  très  cultivé  ou  d'appartenir  à  une 
secte  rigide,  il  n'est  indifférent  à  aucune  de  celles  qui  sont  à  sa 
portée.  En  dépit  de  toutes  ses  aspirations,  il  faut  donc  dire  que, 
prise  en  masse,  l'Inde  est  restée  pratiquement  polythéiste1,  et  on 
comprend  qu'il  ait  fallu  quelque  temps  aux  musulmans  et,  après 
eux,  aux  Européens,  pour  s'apercevoir  qu'au-dessus  de  toute  la 
bigarrure  de  ces  religions,  il  y  avait  chez  ces  gentils  une  théologie 
avouable  et  des  spéculations  dignes  de  compter  dans  l'histoire  de 
l'esprit  humain2. 

Aujourd'hui,  et  bien  qu'il  y  ait  encore  çà  et  là  des  populations 
arriérées  (nous  ne  parlons  ici  que  des  populations  hindoues  ou 
ayant  adopté  plus  ou  moins  les  mœurs  hindoues)  dont  toute  la  reli- 
gion consiste  à  se  conformer  à  la  coutume  et  à  servir  le  fétiche  du 

1.  Gaudapâda,  qui  est  probablement  de  la  fin  du  septième  siècle,  mentionne  encore 
un  polythéisme  dogmatique  dans  ses  çlokas  sur  la  Mândùkya  llpanishad  (II,  21,  p.  424 
de  l'éd.  de  la  BibL  lnd.).  Il  entendait  sans  doute  désigner  les  anciens  Mîmâmsistes, 
qui  n'admettaient  pas  d'Içvara. 

2.  «  Il  est  clair  maintenant  que  l'opinion  généralement  admise  qui  considère  le$ 
Hindous  comme  polythéistes  est  sans  base  réelle  ;  car,  bien  que  leurs  principes  admet- 
tent des  positions  difficiles  à  défendre,  on  ne  saurait  contester  qu'ils  sont  adorateur» 
d'un  Dieu  et  d'un  seul  Dieu.  »  Ayeen  Akbari,  traduction  de  Gladwin,  vol.  III,  pp.  rvy 
v.  Calcutta,  1876. 


HINDOUISME  221 

village,  ce  polythéisme  n'a  plus  guère  d'autre  centre  que  Çiva  ou 
Vishnu.  Mais  la  prépondérance  de  ces  deux  divinités  n'a  pas  tou- 
jours été  aussi  universellement  reconnue,  et,  dans  le  passé,  d'autres 
cultes  ont  parfois  disputé  aux  leurs  le  premier  rang.  Notre  con- 
naissance de  ces  dernières  religions  est  très  limitée.  Elles  n'ont 
pas  laissé  de  littérature,  et  hors  le  choix  de  leur  dieu  principal, 
nous  ne  savons  rien  de  leur  théologie.  Nous  ignorons  même  si  elles 
ont  eu  jamais  un  corps  de  doctrines  qui  leur  fût  propre,  si  elles  ont 
abouti  à  de  véritables  sectes,  ou  s'il  ne  faut  pas  plutôt  y  voir  sim- 
plement, soit  des  cultes  populaires,  soit  des  dévotions  plus  ou  moins 
répandues,  mais  ayant  toujours  gardé  quelque  chose  de  personnel. 
Il  en  est  certainement  ainsi  de  la  plupart  de  celles  que  passe  en 
revue  l'auteur  pseudonyme  du  Çamkaravijaya,  quand  toutefois 
elles  ont  existé  ailleurs  que  dans  sa  fantaisie.  Il  n'y  a  aucune 
apparence  par  exemple  que  des  communautés  se  soient  jamais  for- 
mées aux  noms  d'Agni,  d'Indra,  de  Yama,  de  Varuna,  de  Kuvera 
(Plutus),  de  Manmatha(Cupidon),  du  Gandharva  Viçvâvasu1,  etc. 
De  Yâc  ou  Sarasvati2,  l'épouse  de  Brahmâ  et  la  déesse  de  l'élo- 
quence, nous  savons  qu'elle  était  la  patronne  du  Cachemir:  mais  le 
Cachemir  n'en  était  pas  moins  çivaïte.  Les  religions  de  Garuda, 
l'oiseau  solaire,  de  Çesha,  le  roi  des  serpents,  des  Bhùtas  ou  des 
démons3  n'ont  pu  être  que  des  croyances  populaires,  comme  il  s'en 
observe  encore  chez  bien  des  peuplades.  Gelle  de  Hiranyagarbha, 
ou  Brahmâ  4,  relevait  au  contraire  de  la  tradition  savante.  Il  est 
probable  que,  sans  avoir  jamais  été  bien  répandue,  elle  l'était  plus 
autrefois  que  maintenant,  où  elle  n'est  plus  professée  que  par  des 
brahmanes  particulièrement  scrupuleux  en  fait  d'orthodoxie.  De 
même,  il  y  a  encore  par-ci  par-là  des  Gânapatyas,  qui  ont  une  dé- 
votion toute  spéciale  pour  Ganapatiou  Ganêça,  «  le  chef  des  troupes 
(des  suivants  de  Çiva)  » ,  le  dieu  à  la  tête  d'éléphant,  qui  écarte 
les  obstacles  et  inspire  les  prudentes  résolutions,  que  tout  Hindou 
du  reste  invoque  avant  de  rien  entreprendre  et  qui,  en  sa  qualité 
de  patron  des  lettres  et  des  arts,  est  mentionné  en  tête  de  presque 
tous  les  livres.  Le  Çamkaravijaya  distingue  jusqu'à  six  subdivisions 
des  Gânapatyas,  qui  auraient  adoré  chacune  une  forme  particulière 

1.  Çamkaravijaya,  ch.  m,  xxxiii,  xxxiv,  xxxv,  xxxn,  xxxi,  l,  éd.    de   la  Bibl.   Ind. 
Pour  Yama,  cf.  Mudrârâkshasa,  acte  I,  entrée  de  Nipunaka. 

2.  Ibid.,  ch.  xxi. 

3.  Ibid.,  ch.  xlvhi,  li. 

4.  Ibid.,  ch.  xi. 


222  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

du  dieu1.  Mais,  de  toutes  ces  religions,  la  plus  puissante,  la  seule 
qui  ait  pu  réellement  rivaliser  avec  celles  de  Vishnu  et  de  Çiva,  la 
seule  aussi  dont  nous  ayons  des  témoignages  nombreux  et  positifs, 
est  celle  du  Soleil.  Depuis  les  temps  védiques,  le  Soleil  n'a  pas 
cessé  de  faire  grande  figure  dans  le  panthéon  ainsi  que  dans  la  lit- 
térature poétique  et  religieuse  de  l'Inde. Une  grande  partie  du  Bha~ 
vishya-Purâna  lui  est  spécialement  consacrée2.  La  trace  de  son 
culte  se  trouve  sur  les  monnaies  des  rois  satrapes  qui  ont  régné  sur 
le  Gujarât  vers  l'ère  chrétienne3,  aussi  bien  que  sur  celles  des 
princes  indo-scythes 4.  Plus  tard,  dans  la  même  région,  un  au 
moins  d'entre  les  rois  de  Yalabhî  est  qualifié,  dans  les  inscriptions, 
ày  Adityabhakta,  d'adorateur  du  soleil5.  Un  peu  plus  vers  le  Nord, 
à  Multân  dans  le  Penjâb,  s'élevait  le  temple  de  ce  dieu  le  plus 
célèbre  de  l'Inde,  dont  Hiouen-Thsang  et  les  écrivains  musulmans 
ont  décrit  les  splendeurs  6,  et  qui  n'a  été  définitivement  détruit  que 
sous  Aurangzeb.  D'autres  sanctuaires  se  trouvaient  à  Gwalior  en 
Râjastan7,  au  Gachemir8,  en  Orissa9.  Peut-être  des  influences  ira- 
niennes n'ont-elles  pas  été  étrangères  à  l'organisation  de  ce  culte 
pendant  le  moyen  âge 10  :  en  tout  cas  l'onomastique  à  elle  seule 


1.  Ibid.,  ch.  xv-xvm.  Yâjnavalkya,  I,  289-293,  attache  une  importance  spéciale  au 
culte  de  Ganeça.  Il  figure,  en  place  prépondérante,  dans  plusieurs  Purânas  ;  par 
exemple  dans  le  Brahmavaivarta  et  le  Bhavishya.  De  plus,  un  Upapurâna,  le  Ganeça- 
Purâna  lui  est  spécialement  consacré.  Cf.  l'analyse  dans  Aufrecht,  Oxford  Catalogue, 
pp.  78,  79.  Comparer  Brihat  Parâçara-Samhitâ  dans  le  Dharmaçâstrasamgraha,  II, 
217  sq. 

2.  Cf.  les  extraits  de  ce  Purâna,  ap.  Aufrecht,    Oxford  Catalogue,  pp.  31  ss. 

3.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  II,  919,  3'  éd. 

4.  Lassen,  op  cit.,  Il,  832,  sous  le  nom  iranien  de  MIIPO  et  le  nom  grec  de 
'HAIOS. 

5.  Inscriptions  de  Dharasena  II,  ap.  Journ.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  IV,  p.  482, 
et  lnd.,  Antiq.  VI,  11;  VU,  69,  71;  VIII,  302. 

6.  St.  Julien,  Voyages  des  Pèlerins  bouddhistes,  t.  III,  p.  173.  Hiouen-Thsang  déclare 
que  ce  temple  et  le  culte  sont  très  anciens.  Pour  les  témoignages  musulmans,  vid. 
A.  Cunningham,  Archxological  Survey,  t.  V,  p.  115. 

7.  Inscript,  de  Gwalior,  ap.  Journ.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  XXX,  275  ;  texte 
rectifié  ap.  II.  Kern,  Over  eenige  Tijdstippen  der  Indischc  Geschiedenis,  Mémoires  de 
l'Académie  d'Amsterdam,  1873. 

8.  Râjatarangini,  IV,  187. 

9.  Hunter,  A  Statistical  Account  of  Bengal,  t.  XIX,  p.  85.  —  Parmi  les  rois  de  Canoje, 
nous  savons  de  trois  au  moins  (du  septième  au  dixième  siècle)  qu'ils  ont  été  des  Adi- 
tyabhaktas  :  Bâna  ap.  Hall,  Préface  de  la  Vâsavadattâ,  p.  51,  et  l'inscription  d'Udaya- 
pura  ap.  Hall,  Vestiges  of  three  Royal  Lines  of  Kanyakubjâ,  Journ.  of  the  As.  Soc.  of 
Bengal,  t.  XXXI. 

10.  Cf.  Reinaud,  Mémoire  géographique,  historique  et  scientifique  sur  VInde,  pp.  102,  122  ; 
ainsi  que  la  note  de  H.  H.  Wilson,  ibid.,  pp.  391  ss.    Varâha    Mihira,  Brihat-Samhitâ, 


HINDOUISME  223 

prouverait  combien  il  a  été  en  faveur  dans  l'Inde  entière1.  Enfin, 
le  soleil  a  été  de  tout  temps  le  dieu  en  quelque  sorte  professionnel 
et  familial  des  astronomes  et  des  astrologues,  qui  manquent  rare- 
ment de  l'invoquer  au  début  de  leurs  écrits.  De  nos  jours,  il  n'y  a 
plus  à' Adityabhaktas  ou  de  Sauras  que  dans  le  Sud,  et  là  même, 
ils  sont  peu  nombreux.  Mais  le  soleil  n'a  pas  cessé  d'occuper  une 
grande  place  dans  les  prières  des  Hindous.  Bien  peu  de  brahmanes 
surtout  commencent  leur  journée  sans  le  saluer  avec  la  vieille  for- 
mule, maintenant  peu  comprise,  de  la  Sâvitrî,  et,  dans  l'imagina- 
tion de  ces  peuples,  il  est  resté  comme  le  symbole  même  de  la  divi- 
nité. Quand  l'évêque  Heber  questionna  Svâmin  Nârâyana  sur  la 
nature  de  son  dieu,  celui-ci  répondit  en  exhibant  une  image  du  so- 
leil2. On  ne  lui  bâtit  plus  de  temples,  mais  on  lui  consacre  encore 
des  idoles  et  il  a  sa  place  comme  dieu  synèdre  dans  beaucoup  de 
sanctuaires  du  vishnouisme,  lequel  du  reste  n'a  jamais  cessé  lui- 
même  d'être,  à  beaucoup  d'égards,  une  religion  solaire. 

Un  système  polythéiste  même  parvenu  à  un  état  avancé  d'anthro- 
pomorphisme, s'il  conserve  l'unité  de  ses  rites,  peut,  comme  celui 
du  Veda  et  de  l'Avesta,  se  passer  longtemps  d'images.  Mais  il  ne 
le  peut  plus,  dès  que  cette  unité  vient  à  se  briser  et  qu'à  la  plura- 

LX,  19,  p.  328,  éd.  Kern,  dit  que  les  prêtres  du  Soleil  sont  appelés  Magas  et  le  Bha- 
vishya-Purâna,  ap.  Aufrecht,  Catalogue  d'Oxford,  p.  32,  raconte  la  légende  de  ces  Maga- 
Brahmanes,  leur  arrivée  de  Çâkadvîpa  (ici  la  contrée  des  Çakas  ou  Indo-Scythes, 
l'Iran  ?)  avec  un  rituel  dont  certaines  particularités  rappellent  celui  des  Parsis. 
Cette  question  a  été  récemment  reprise  par  Weber,  au  point  où  Wilson  l'avait 
laissée,  à  propos  d'un  petit  écrit  portant  sur  le  même  sujet,  la  Magavyakti,  publié 
par  lui  dans  les  procès-verbaux  de  l'Académie  de  Berlin,  juin  et  octobre  1879. 
Après  avoir  discuté  toutes  les  traces  encore  observables  d'anciens  rapports  entre 
l'Iran  et  l'Inde,  il  arrive  à  la  conclusion  très  plausible  que  le  témoignage  de  Varâha 
Mihira  se  rapporte  à  des  colonies  mithriaques  venues  probablement  de  Perse  au 
temps  des  rois  indo-scythes,  et  dont  les  chefs,  les  Magas,  auraient  été  admis  dans  la 
caste  brahmanique  ;  que  plus  tard,  à  partir  du  septième  ou  du  huitième  siècle,  les 
souvenirs  de  ce  premier  établissement  se  seraient  fondus  avec  des  récits  relatifs  à 
l'arrivée  dans  le  Gujarat  de  troupes  de  Parsis  fugitifs,  et  que  la  légende  du  Bhavishya- 
Purâna  serait  le  résultat  de  cette  confusion.  Cf.,  de  plus,  Ueber  zwei  Parteischriften  zu 
Gunsten  der  Maga,  resp.  Çàkadvîpîya  Brâhmana,  ibid.,  janvier  1880,  par  le  même  sa- 
vant. 

1.  Un  trait  distinctif  de  ce  culte,  depuis  le  temps  du  Rig-Veda  (VIII,  91,  légende 
d'Apâlâ)  jusqu'aux  récits  musulmans  (Ketâb-al-fihrist,  dans  Reinaud,  Mémoire  sur  VInde, 
p.  292),  était  son  efficacité  pour  la  guérison  de  certaines  maladies,  particulièrement  de 
la  lèpre.  C'est  également  pour  se  délivrer  de  la  lèpre  que  Çâmba,  le  fds  de  Krishna, 
fonda  le  temple  de  Multàn  (Bhavishya-Purâna,  dans  Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  p.  31), 
et  que  le  poète  Ma yi'ira  composa,  dit-on,  en  l'honneur  du  Soleil  le  Sûryaçataka  :  Hall, 
Vâsavadattâ,  préf.,  pp.  8  et  49  ;  Ind.  Antiq.,  I,  114. 

2.  Narrative  of  a  Journey,  etc.,  ch.  xxv. 


224  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

lité  des  dieux  s'ajoute  la  pluralité  des  cultes.  Aussi  les  religions 
néo-brahmaniques  ont-elles  été  de  très  bonne  heure  idolâtres. Dans 
les  écrits  les  plus  récents  de  la  littérature  védique,  dans  les  Sûtras 
et  même  dans  un  morceau,  peu  ancien,  il  est  vrai,  d'un  Brâhmana  *f 
il  y  a  des  mentions  expresses  de  temples  et  d'images  des  dieux, 
qui  ne  peuvent  se  rapporter  qu'à  ces  religions,  car  il  n'est  jamais 
parlé  ni  des  uns  ni  des  autres  dans  les  prescriptions  que  ces  écrits 
donnent  pour  leur  culte  propre,  qui  est  le  vieux  culte  brahmanique. 
Il  y  a  de  même  des  allusions  à  des  représentations  figurées  dans 
Pânini,  qu'on  place  d'ordinaire  au  quatrième  siècle  avant  Jésus- 
Christ,  et  Patanjali,  qui  est  du  deuxième,  et  qui  nous  a  conservé 
à  cet  égard  quelques  renseignements  curieux,  mentionne  spéciale- 
ment des  idoles  de  Çiva,  de  Skanda,  de  Viçâkha  (une  forme  de 
Skanda),  de  Kâçyapa  (probablement  un  dieu  solaire  2).  Ces  images 
étaient  en  général  petites,  puisque  le  nom  en  était  formé  à  l'aide 
d'un  suffixe  diminutif,  et  que,  d'après  une  glose  assez  moderne,  il 
est  vrai,  leurs  possesseurs  les  promenaient  parfois  de  maison  en 
maison  et  les  présentaient  contre  rétribution  aux  hommages  des 
fidèles3.  Ceux  qui  faisaient  ce  métier  étaient  appelés  Dévalas,  De 
valakas  et,  comme  tous  ceux  qui  vivaient  de  ces  cultes  populaires, 
ils  étaient  en  butte  aux  mépris  officiels  des  brahmanes  4.  De  même, 
les  premiers  temples  étaient  simplement  des  places  consacrées  par 
la  présence  à  poste  fixe  d'une  idole,  tout  au  plus  des  édicules  de 
la  structure  la  plus  primitive,  tels  qu'on  en  rencontre  encore  à 
chaque  pas  dans  le  pays  :  au  premier  rang,  les  Sûtras  de  Gau- 
tama  citent  les  carrefours  5.  Et  ces  dimensions  exiguës  sont  tou- 
jours restées  un  des  caractères  distinctifs  du  temple  hindou.  Il 
s'est  accru  par  le  dehors;  à  l'intérieur  il  a  peu  changé.  Même  plus 
tard,  quand  les   édifices    religieux   vinrent    à  couvrir  d'énormes 

1.  L'Adbhutabrâhmana,  publié  par  M.  A.  Weber  ap.  Zwei  vedische  Texte  ùber  Omina 
und  Portenta.  Pour  d'autres  passages  védiques  où  il  est  question  d'idoles,  cf.  ibid., 
p.  337.  On  peut  y  ajouter  Gautama,  IX,  12  ;  66.  Âpastamba,  I,  30,  20  ;  22. 

2.  A.  Weber,  Ind.  Slud.,  Xlll,  344.  De  la  glose  sur  Pânini,  I,  2,  49,  et  du  passage  du 
Mabâbhârata  signalé  ibid.,  p.  346,  rapprocher  l'érection  des  «  cinq  Indras  »  dont  il 
est  question  dans  l'inscription  du  pilier  de  Kahaon,  Journal  of  the  As.  Soc.  of  Bengal, 
t.  VII,  et  A.  Cunningham,  Archxological  Survey,  t.  I,  p.  94,  pi.  xxx. 

3.  Goldstûcker,  Pânini,  his  Place  in  Sanskrit  Literature,  p.  229.  On  songe  involontai- 
rement à  RV.,  IV,  24,  10.  —  Pour  l'âge  de  Kaiyata,  l'auteur  de  la  glose,  cf.  Kielhorn, 
Kâtyâyana  and  Patanjali,  p.  12  ;  et  Buhler,  ap.  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc.  Bombay, 
t.  Xll,  extra  number,  p.  71. 

4.  Gautama,  XV,  16;  XX,  I;  Manu,  III,  151,  152,  180;  IV,  205. 

5.  IX,  66. 


HINDOUISME  2À\y 

étendues  de  terrain,  et  à  former  parfois  des  villes  entières,  le  sanc- 
tuaire proprement  dit  resta  ce  qu'il  était  d'abord,  une  étroite  et 
obscure  cella,  un  devatâyatana,  le  gite  d'un  dieu.  Ce  n'est  pas  ici 
h  lieu  de  classer  ni  de  décrire  les  innombrables  images  qui  for- 
mèrent peu  à  peu  le  panthéon  figuré  de  l'Inde,  depuis  la  pierre 
informe,  barbouillée  de  vermillon  qui  se  dresse  aux  abords  des 
villages,  jusqu'à  l'idole  faite  d'or  massif  et  toute  revêtue  de  pierre- 
ries, qui  s'abrite,  ou  plutôt  qui  s'abritait i  au  fond  des  pagodes.  Il 
n'est  personne  qui  n'ait  présentes  à  la  mémoire  quelques-unes  de 
ces  figures  souvent  colossales,  parfois  obscènes,  toujours  mons- 
trueuses, de  divinités  aux  têtes,  aux  bras,  aux  jambes,  aux  attri- 
buts multiples,  qui  résident  dans  l'ombre  des  grands  sanctuaires, 
qui  en  peuplent  les  portiques  et  les  parvis,  s'étageant  parfois  jus- 
qu'au faîte  de  leurs  hautes  pyramides,  productions  d'un  art  étrange, 
qui  semble  s'être  proposé  de  réaliser  toutes  les  formes  imaginables 
en  dehors  des  limites  du  possible  et  du  beau2. 

Outre  les  images,  il  y  a  des  symboles  ;  en  première  ligne  celui 
de  Çiva,  le  phallus.  Ce  dieu  est  en  effet  figuré  de  bien  des  façons  ; 
mais  ses  véritables  idoles  sont  les  lingas.  Les  commencements  du 
culte  du  linga  sont  obscurs.  Greuzer  en  faisait,  après  celui  de  la 
triade,  la  forme  religieuse  la  plus  ancienne  de  l'Inde3,  et  il  se  peut 

1.  Depuis  Mahmoud  le  Ghaznévide,  qui  pilla  Nagarkot,  Thanessar,  Mathurâ,  Som- 
nàlh  (1008-1024),  les  musulmans  ont  été  de  terribles  destructeurs  d'idoles  dans  l'Inde. 
Kui.b-Uddin,  le  conquérant  de  Delhi  (1191),  bâtit  sa  grande  mosquée  sur  l'emplace- 
ment et  avec  les  matériaux  de  vingt-sept  temples  païens.  A.  Cunningham,  Ârchœologi- 
cal  Survey,  I,  p.  175.  Longtemps  avant  la  conquête,  la  cupidité  des  musulmans  avait  été 
excitée  parles  descriptions  fantastiques  des  richesses  réunies  dans  les  sanctuaires  de 
l'indo.  Cf.,  par  exemple,  celies  du  Ketab-al-fihrist  (dixième  siècle,  suivant  des  docu- 
ments du  neuvième)  dans  Reinaud,  Mémoire  sur  l'Inde,  p.  289,  et  le  Journ.  of  the  Boy. 
As.  Soc.  Bombay,    vol.  XIV,  p.  44. 

2.  Varaha  Mihira  (sixième  siècle)  nous  a  laissé  de  curieuses  listes  descriptives 
d'images  de  dieux.  On  en  trouve  une  dans  sa  Yogayâtrâ,  VI,  1-18  (éd.  Kern,  dans 
Ind.  Stud.,  XIV,  326  sq.)  ;  elle  ne  renferme  que  les  divinités  qui  régnent  sur  les  huit 
points  de  l'espace  et  sur  les  planètes,  Indra,  le  Soleil,  Agni,  Vénus,  Yama,  Mars,  Nir- 
riti,  Ràhu  (la  planète  sombre  qui,  pensait-on,  cause  les  éclipses),  Varuna,  Saturne, 
Vâyu,  la  Lune,  Kubera,  Mercure,  Çiva  et  Jupiter.  L'autre,  plus  longue,  et  que  Rei- 
naud le  premier  nous  a  fait  connaître  dans  son  Mémoire  sur  VInde,  p.  119  (d'après  la  ver- 
sion arabe  d'Albirouni),  se  trouve  dans  la  Brihat-Samhitâ,  ch.  lviii,  29-58,  pp.  317-322, 
éd.  Kern.  Elle  comprend  Ràma,  l'Asura  Bali,  Vishnu-Krishna,  son  frère  Baladeva,  sa 
femme  Lakshmî,  ses  deux  fils  ÇAmba  et  Pradyumna,  avec  leurs  femmes,  Brahma, 
Skanda,  Indra,  Çambhu  fÇiva)  et  sa  femme  Pârvatî,  Buddha,  Jina,  le  Soleil,  le  linga, 
les  Mères,  Revanta  (un  fds  du  Soleil),  Yama,  Varuna,  Kubera  et  Ganeça.  On  rencon- 
tre des  listes  semblables  dans  le  Matsya  et  dans  le  Varâha-Puràna,  Aufrecht,  Oxford 
Catalogue,  pp.  42,  60. 

3.  Symbolik,  t.  I,  p.  575,  2e  éd. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  15 


226  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

en  effet  que,  comme  pratique  de  fétichisme  populaire,  il  remonte 
aux  temps  les  plus  reculés.  Mais  il  n'a  certainement  pas  pénétré 
dans  les  grandes  religions  du  Veda,  où  il  y  a  bien  des  idées  et  des 
rites  phalliques  *  mais  point  de  culte  du  phallus.  N'en  trouvant  pas 
l'origine  dans  le  Veda,  on  la  chercha  sans  raisons  suffisantes,  tan- 
tôt chez  les  races  dravidiennes2,  tantôt  chez  les  nations  occiden- 
tales, et  jusque  chez  les  Grecs3.  Le  plus  probable  est  que  les  Hin- 
dous, une  fois  en  quête  de  symboles  figurés,  auront  trouvé  celui-ci 
d'eux-mêmes  ;  ce  qui  n'a  pas  dû  être  difficile  à  un  peuple  pour  qui 
les  noms  de  «  mâle  »  et  de  «  taureau  »  étaient  depuis  longtemps 
des  synonymes  de  «  dieu  ».  En  tout  cas,  on  le  voit  apparaître  en 
même  temps  que  le  çivaïsme.  Déjà  dans  le  Mahâbhârata  il  est 
l'emblème  de  Mahâdeva,  et  les  Purânas  en  font  l'objet  des  spécu- 
lations les  plus  bizarres4.  Dans  les  monuments  du  culte  il  a  sou- 
vent pour  support  l'organe  femelle,  la  yoni,  qui  représente  Devî. 
Ces  figures  n'ont  du  reste  rien  d'indécent  dans  la  forme.  Pour  l'ap- 
parence, ce  sont  de  purs  symboles,  nullement  des  images,  comme 
on  en  a  vu  ailleurs,  dans  l'antiquité  gréco-italique  par  exemple.  Le 
liùga  est  un  cylindre,  la  yoni  un  prisme  triangulaire  5,  et,  de  toutes 
les  représentations  de  la  divinité  qu'a  imaginées  l'Inde,  ce  sont 
peut-être  les  moins  choquantes  pour  le  regard.  Ce  sont  en  tout  cas 
les  moins  matérielles,  et,  si  le  vulgaire  s'en  fait  des  fétiches,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  le  choix  de  ces  symboles  abstraits  à  l'exclu- 
sion de  toute  autre  image,  a  été,  de  la  part  de  certains  fondateurs  de 
sectes  tels  que  Basava,  une  sorte  de  protestation  contre  l'idolâtrie. 
Ce  que  sont  pour  Çiva  et  pour  Devî  le  linga  et  la  yoni,  une 
ammonite  pétrifiée,  le  çâlagrâma  (ainsi  nommée  d'un  endroit  sur 
les  bords  de  la  Gandaki  où  on  la  trouve),  et  une  plante  de  l'espèce 
des  basilics,  la  tulasî,  le  sont  pour  Vishnu  et  pour  Lakshmî.  Ici 

1.  Cf.  Muir,  Sanskrit  Texts,  t.  IV,  406,  2°  éd.,  t.  V,  384.  —  A.  Weber,  Indische  Lite- 
ralurgcschichte,  p.  322,  2*  éd.,  et  Ind.  Stud.,  I,  183. 

2.  Stevenson,  On  the  Ante-brahmanical  Religion  ofthe  Hindus,  ap.  Journ.  of  the  Roy. 
As.  Soc,  t.  VIII.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  t.  I,  p.  924;  t.  IV,  p.  265. 

3.  F.  Kittel,  Ueber  den  Ursprung  des  Lingakultus  in  Indien,  p.  46.  L'auteur  de  ce  petit 
écrit,  plein  de  renseignements  précieux  sur  les  religions  de  l'Inde  du  Sud,  a  parfai- 
tement réfuté  l'hypothèse  de  l'origine  dravidienne  du  culte  du  linga. 

4.  Cf.  Muir,  Sanskrit  Texts,  t.  IV,  p.  386. 

5.  Parfois  les  lingas  sont  couverts  de  sculptures  précieusement  fouillées  et  d'orne- 
ments en  métaux  précieux.  On  compte  ordinairement  12  lingas  principaux  énumérés 
dans  le  Çiva-Purâna,  Aufrecht,  Catalogue,  p.  64.  Outre  ces  douze,  le  Purâna  en  énu- 
mère  et  en  décrit  plusieurs  centaines  appartenant  à  toutes  les  contrées  de  l'Inde.  Cf. 
aussi  Weber,  Catalogue  des  manuscrits  de  Berlin,  p.  347. 


HINDOUISME 


227 


encore  nous  avons  des  symboles  quant  à  la  forme;  mais  en  réalité, 
ces  objets  sont  de  véritables  fétiches.  Le  çâlagrâma,  par  exemple, 
n'est  pas  simplement  le  signe  de  Vishnu  ;  le  dieu  y  réside,  il  y  est 
présent1,  comme  Çiva  Test  dans  le  linga.  Ils  diffèrent  toutefois  de 
ce  dernier  en  ce  qu'ils  tiennent  moins  de  place  dans  le  culte  des 
temples,  et  qu'ils  sont  restés  plutôt  du  domaine  de  la  dévotion  privée. 
Çiva,  Ganeça,  Agni,  le  Soleil,  la  Lune,  d'autres  divinités  encore 
ont  de  même  leurs  pierres,  leurs  herbes,  leurs  arbres  sacrés.  Les 
produits  du  règne  végétal,  en  particulier,  n'ont  jamais  cessé  d'être 
l'objet  d'un  culte  dont  la  trace,  pour  quelques-uns  du  moins,  peut 
se  suivre  à  travers  toute  l'antiquité  indienne  jusqu'aux  plus  anciens 
mythes  et  aux  plus  anciens  usages2.  La  plupart  des  espèces,  no- 
tamment, qui  servaient  au  sacrifice  védique,  ont  gardé  quelque 
chose  de  divin  ;  seule,  par  une  chance  bizarre,  la  plus  sainte  de 
toutes,  le  soma,  s'est  si  bien  effacée  du  souvenir,  qu'il  n'est  plus 
possible  de  l'identifier  exactement 3.  A  côté  de  ses  images  des  dieux 
l'Inde  a  ainsi  des  dieux  objets  en  nombre  infini.  Il  n'est  pas  rare  de 
voir  le  soldat  rendre  hommage  à  ses  armes,  l'artisan  adresser  une 
prière  à  ses  outils,  et  tel  est  le  caractère  trouble  et  confus  de  toutes 

1.  Cf.  Çamkara,  commentaire  de  la  Chândogya-Up.,  p.  530,  éd.  de  la  Bibl.  Ind.  Le 
Brahmavaivarta-Purâna  traite  en  détail  de  la  tulasî  et  du  çâlagrâma  :  Aufrecht,  Cata- 
logue, p.  24. 

2.  Pour  les  mythes  de  l'arbre,  cf.  A.  Kuhn,  Die  Herabkunft  des  Feuers,  passim  ;  Se- 
nart,  La  légende  du  Buddha,  Journal  Asiatique,  t*  série,  t.  III,  pp.  380,  202,  325,  352; 
t.  VI,  100,  etc.  ;  J.  Darmesteter,  Haurvatât  et  Ameretât,  pp.  52,  64,  76.  Dans  le  Rig-Veda 
(X,  135,  1),  c'est  sous  un  «  arbre  au  beau  feuillage  »  que  Yama  boit  avec  les  dieux  et 
les  ancêtres  (cf.  «  le  figuier  sous  lequel  sont  assis  les  dieux  dans  le  troisième  ciel  », 
Atharva-Veda,  V,  4,  3;  cf.  aussi  supra,  p.  20).  La  Chândogya-Up.  (VIII,  5,  3)  et  la 
Kaushîtakî-Up.  (I,  3)  ont  connaissance  du  «  figtiier  qui  distille  le  soma  »  et  de  l'ar- 
bre de  vie,  «  ilyo  vrikshah  »,  du  monde  céleste.  Dans  la  littérature  classique  ces 
mythes  sont  représentés  par  le  Pârijâta,  le  Kalpadruma  (l'arbre  aux  souhaits)  et 
d'autres  arbres  célestes,  ainsi  que  par  des  arbres  extraordinaires  qui  sont  les  sym- 
boles des  différents  dvîpas  ou  continents  de  la  cosmographie  fantastique  des  Purânas 
et  leur  donnent  leurs  noms.  Chaque  village  hindou  a  dans  son  voisinage  quelque 
arbre  vénéré  comme  caitya,  comme  objet  sacré,  et  le  figuier  pippala  a  reçu  des  bota- 
nistes le  nom  de  ficus  religiosa.  Les  bouddhistes  de  leur  côté  ont  toute  une  collection 
d'arbres  sacrés,  entre  autres  les  différents  arbres  de  Bodhi  assignés  chacun  à  un  Bud- 
dha particulier;  quatre  d'entre  eux,  déjà  spécifiés  dans  le  Dîpavamsa,  XVII,  16-24,  73, 
sont  l'objet  d'une  grande  vénération.  Le  culte  des  arbres  existait  aussi  chez  les  Jainas, 
A.  Weber,  Çatrunjaya  Mâhâtmya,  pp.  18,  19.  Le  lecteur  trouvera  quantité  de  faits 
curieux,  en  même  temps  qu'une  spéculation  très  osée  dans  le  splendide  ouvrage  de 
J.  Fergusson,  Tree  and  Serpent  Worship,  2*  éd.,  1873. 

3.  Dans  l'Inde  méridionale  seule  on  trouve  trois  plantes  différentes  avec  lesquelles 
on  prépare  le  soma  :  Burnell,  South  Indian  Palœography,  p.  vin,  2«  éd.,  et  Classified 
Index  of  the  Tanjore  manuscrits,  I,  72;  cf.  Haug,  dans  Gôtting.  Gel.  Anz.,  1875,  p.  584, 
et  supra  pp.  60-61. 


228  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

ces  religions  que,  malgré  la  distance  qu'il  y  a  des  plus  hautes  aux 
plus  infimes,  il  est  à  peu  près  impossible  de  marquer  la  limite  où 
finissent  les  unes  et  où  commencent  les  autres. 

Enfin,  comme  jadis  l'Egypte,  l'Inde  a  ses  animaux  sacrés.  Déjà, 
dans  l'ancienne  religion,  les  vaches  sont  l'objet  d'un  culte1.  Il  est 
expressément  recommandé  de  les  traiter  avec  douceur,  et  les  Smritis 
prescrivent  pour  elles  les  mêmes  égards  que  pour  les  images  des 
dieux2.  On  ne  tarda  pas  à  se  faire  un  scrupule  de  les  immoler3; 
les  tuer  pour  un  usage  profane  est  un  des  plus  grands  crimes4  ; 
veiller  sur  elles,  les  soigner,  les  servir,  compte  au  premier  rang 
des  bonnes  œuvres  et  des  expiations 5  ;  risquer  sa  vie  pour  sauver 
la  leur  rachète  un  brahmanicide  6.  Leur  contact  purifie  et,  de  même 
que  dans  le  rituel  parsi,  leur  fiente  et  leur  urine  ont  la  vertu  de 
prévenir  ou  d'effacer  les  souillures  matérielles  et  morales7.  Ces 
usages  subsistent  encore  en  partie  de  nos  jours.  Les  Hindous  ne 
se  font  pas  un  scrupule  de  soumettre  leur  chétif  bétail  à  un  labeur 
souvent  excessif,  mais  il  est  rare  qu'ils  le  maltraitent.  Bien  peu 
surtout  consentent  à  se  nourrir  de  sa  chair  et  le  meurtre  d'une 
vache  excite  plus  d'horreur  chez  beaucoup  d'entre  eux  que  celui 
d'un  homme.  Les  rapports  multiples  qui  rattachaient  ces  animaux 
à  l'ancien  culte  ne  sont  plus,  il  est  vrai,  la  plupart  que  des  sou- 
venirs. Mais  il  s'en  est  établi  d'autres  dans  le  culte  nouveau.  C'est 
un  acte  des  plus  méritoires  que  de  consacrer  des  taureaux  à  Çiva 
et  de  multiplier  autour  du  dieu  les  vivantes  effigies  de  Nandi,  sa 
divine  monture  8.  Aussi  ces  animaux  sont-ils  nombreux  auprès  des 
sanctuaires,  où  ils  vivent  en  parfaite  liberté.  A  Bénarès  notam- 
ment, ils  encombrent  les  rues  étroites  de  la  cité  sainte,  sans  que 
personne   songe  à  se  plaindre,    ni  à  les    gêner  dans   aucune  de 


1.  Ath.  V.,X1Î,  4;  5. 

2.  Taitt.  Br.,  III,  2,  3,  7  ;  Âpastamba  Dh.  S.,  I,  30,  20  ;  22;  I,  31  ;  6-12;  Gautama,, 
IX,  12;  23;  24  ;  Manu,  IV,  39;  Yâjfiavalkya,  I,  133. 

3.  RV.,  VIII,  101,  15;  Pâraskara  Gri.  S.,  I,  3,  27-28  ;  Vâjas.  S.,  XXX,  18.  Pour  des 
scrupules  plus  étranges,  cf.  Sâyana  ad  Taitt.  S.,I,  7,  2,  1-2. 

4.  Âpastamba,  1,  26,  1;  Gautama,  XXII,  18;  Manu,  XI,  108;  Yâjnav.,  III,  263. 

5.  Manu,  XI,  110-114. 

6.  Manu,  XI,  79;  Yâjnav.,  III,  244. 

7.  Âçavalây.  Gri.  S.  I,  3,  1  ;  Gobhila  Gri.  S.,  I,  1,  9,  2;  III,  7,  3,  Manu,  III,  206;  V, 
105;  121;  124  ;  XI,  78;  109;  202;  212;  Yâjnav.,  I,  186;  III,  315  ;  Rigvidhâna,  I,  7,  4* 

8.  La  consécration  et  la  mise  en  liberté  d'un  taureau,  vrishotsarga,  est  empruntée  à 
l'ancien  rituel;  Pâraskara  Gri.  S.,  III,  9;  Çànkbâyana  Gri.  S.,  111,  11;  Vishnu-Smriti, 
XXXVI;  Kauçika  S.,  dans  ÏAcaderny,  5  juin  1880,  p.  424.  Mais  dans  ce  cas  l'acte  n'est 
pas  spécialement  un  acte  çivaïte. 


HINDOUISME  229 

leurs  fantaisies.  Ce  sont  des  idoles  ambulantes,  absolument  invio- 
lables, et  ce  serait  s'exposer  à  être  tué  sur  place,  que  de  leur  faire 
le  moindre  affront.  Ce  que  les  taureaux  sont  à  Çiva,  les  singes  le 
sont  à  Yishnu.  Des  légions  de  ces  quadrumanes  infectent  le  voisi- 
nage de  ses  temples,  où  ils  sont  entretenus  et  révérés  comme  repré- 
sentants de  Hanumat,  le  dieu-singe  allié  de  Rama.  Il  y  a  là,  selon 
toute  apparence,  des  restes  d'une  vieille  religion  populaire  bien 
plus  anciens  que  la  légende  épique  sous  le  couvert  de  laquelle  ils 
ont  survécu.  Le  Vrishâhapi,  par  exemple,  le  «  singe  mâle  »  duRig- 
Veda1  pourrait  bien  être  un  ancêtre  de  Hanumat.  En  tous  les  cas, 
il  faut  admettre  une  origine  semblable  pour  le  caractère  sacré  qui 
s'attache  à  un  autre  animal,  le  serpent2.  Un  des  plus  célèbres  épi- 
sodes de  la  légende  épique  est  le  grand  sacrifice  offert  par  le  roi 
Janamejaya  pour  la  destruction  des  serpents3;  c'est  à  cette  occasion 
que  furent,  dit- on,  récités  le  Mahâbhârata  et  plusieurs  Purânas. 
Dans  la  mythologie,  les  serpents  sont  les  fils  de  Kadru,  la  basanée, 
personnification  de  l'obscurité,  et  leur  ennemi  est  Garuda,  l'oiseau 
solaire4.  Ils  sont  ordinairement  décrits,  particulièrement  sous  le 
nom  de  Nâgas,  comme  plus  ou  moins  revêtus  d'une  forme  humaine 
et  doués  de  science,  de  force  et  de  beauté.  Ils  résident  le  plus  sou- 
vent dans  les  profondeurs  de  l'Océan,  et  au  fond  des  lacs  ou  des 
grands  cours  d'eau,  plus  fréquemment  encore  dans  le  monde  sou- 
terrain, le  Pâtâla,  où  leur  capitale,  Bhogavatî,  étale  aux  yeux  le 
spectacle  des  plus  éblouissantes  richesses5.  Ils  ne  sont  pas  toujours 
représentés  comme  malfaisants  et  méchants  ;  ils  sont  armés  à  vrai 
dire  du  plus  formidable  venin  ;  mais  ils  possèdent  aussi  l'élixir 
de  force  et  d'immortalité6.  Leur  souverain  est  tantôt  Vâsuki7,  tan- 
tôt Çesha,  celui  qui,   selon  d'autres   légendes,  est  le  support  de 

1.  B.V.,  X,86. 

2.  Ath.  V.,  VIII,  8,  15;  10,29;  IX,2,  22  ;  X,4  ;  Khila  ad  Ftig-Veda,  VII,  55;  Taitt.  Samh., 
I,  5,4,  1;  Chândog.  Dp.,  II,  21,  1;  VII,  I,  2,  ;  Âpastamba-sûtra  ap.  Taitt.  Samh.  Gom- 
mentary,  t.  I,  p.  957,  éd.  de  la  Bibl.  Ind.  ;  Âçvalay.  Gri.  S.,  11,1,9-14;  IV,  8,  27,  28 
et  la  note  de  Stenzler,  11,3,  1.  D'après  Taitt.  Samh.,  III,  1,  1,  1,  les  serpents  sont 
les  premiers-nés  de  la  création.  Comparer  Mahàbh.,  I,  793-800  ;  Strabon,  XV,  1, 
ch.  xxvm. 

3.  Mahâbti.,  1,  1547-2197. 

4.  Taitt.  Samh.,  VI,  1,  6,  2  ;  Çatap.  Br.,  III,  6,  2,  2  ;  Suparnâdhyâya  (petit  traité 
rattaché  au  Ilig-Veda,  et  édité  par  E.  Grube,  1875),  passim;  Mahàbh.,  I,  1073-1545. 

5.  Mahàbh.,  I,  1282;  Suparnâdhy.,  VII,  2  ;  Ràjatarang.,  IV,  597;  Mahàbh.,  I,  5018; 
Bhâgav.  Pur.,  V,  21,  31  ;  Mahàbh.,  V,  3617  sq. 

6.  Mahàbh.,  I,  1500-1505  ;  5018-5033. 

7.  Sàmavidhàna  Br.,  III,  3-5  ;  Bhagavad-Gîtâ,  X,  28,29.  11  y  a  un  temple  et  une  fête 
fameuse  en  son  honneur  à  Prayàga,  Ind.  Antiq.,  II,  124. 


230  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

l'univers  et  forme  la  couche  de  Vishnu,  qui  a  paru  parmi  les  hommes 
dans  la  personne  de  Balaràma,  et  de  qui  Patanjali,  le  grammairien, 
passe  aussi  pour  avoir  été  une  incarnation.  Dans  la  chronique  du 
Gachemir,  ils  paraissent  comme  les  premiers  habitants  du  pays, 
quand  il  était  encore  tout  entier  un  marécage,  et  aujourd'hui  encore, 
ils  habitent  les  eaux  de  la  vallée  dont  ils  sont  les  protecteurs1.  Dans 
beaucoup  de  légendes  locales,  un  Nâga  est  le  genius  loci.  Ils  sont 
honorés  chez  les  bouddhistes,  et  ils  occupent  une  place  également 
éminente  dans  la  littérature  et  l'iconographie  du  bouddhisme  du 
Nord  aussi  bien  que  du  Sud2.  Le  grand  nombre  de  noms  propres, 
tant  de  personnes  que  de  lieux,  dans  lesquels  entre  le  mot  Nâga 
est  un  fait  qui,  par  lui-même,  prouve  l'étendue  de  leur  culte.  Hiouen- 
Thsang  le  trouva  largement  répandu  dans  le  Nord-Ouest  de  l'Inde. 
Et  il  est  aujourd'hui  encore  en  grande  faveur  chez  les  aborigènes 
de  l'Est  et  du  Centre  (la  plupart  des  chefs  Gond  prétendant  être 
descendus  du  Nâgavamça,  la  race  des  Nâgas),  ainsi  que  dans  tous 
les  pays  de  l'Ouest  et  du  Sud  3.  Ces  brèves  indications  suffisent  à 
montrer  que  les  religions  ophiolâtriques  de  l'Inde  forment  un 
ensemble  compliqué  et  qu'on  ne  peut  pas  en  rendre  compte  en  les 
considérant  simplement  comme  un  culte  de  déprécation.  Nous  pou- 
vons y  distinguer  :  1°  l'adoration  directe  de  l'animal,  le  plus  for- 
midable et  le  plus  mystérieux  des  ennemis  de  l'homme  ;  2°  un  culte 
des  divinités  des  eaux,  sources  et  rivières,  symbolisées  par  la 
forme  sinueuse  du  serpent4  ;  3°  des  conceptions  de  la  même  famille 
que  celles  de  l'Ahi  védique,  et  en  rapport  étroit  avec  le  grand 
mythe  de  l'orage  et  la  lutte  de  la  lumière  contre  les  ténèbres 5.  En 
beaucoup  de  lieux,  là  même  où  le  culte  des  serpents,  à  proprement 
parler,  est  hors  de  question,  on  leur  fait  des  offrandes  et,  presque 
partout,  le  peuple  montre  de  la  répugnance  à  les  tuer,  malgré  les 
ravages  causés  par  leurs  morsures  6. 

1.  Râjatarang.,  I,  25,  sq. 

2.  Senart,  Journ.  Asiat.,  7*  série,  VI,  136  sq. 

3.  Ind.  Antiq.,  IV,  5;  Vil,  41. 

4.  Bûhler,  Ind.  Antiq.,  VI,  270. 

5.  Senart,  Journ.  Asiat.,  ibid.,  153  sq.  ;  Cf.  Revue  critique,  1876,  t.  II,  p.  35;  Ind- 
Stud.,  XIV,  149. 

6.  Au  Bengale,  d'après  les  chiffres  officiels  relevés  par  Hunter,  Statistical  Account  of 
Bengal,  passim,  les  serpents  feraient  en  moyenne  quatre  fois  plus  de  victimes  que  tous 
les  animaux  féroces  ensemble,  le  tigre  compris.  Mais  la  statistique  est  très  incomplète 
pour  cette  sorte  d'accidents,  et  la  proportion  est  en  réalité  bien  plus  forte.  J.  Fayrer, 
Thanatophidia  of  India,  évalue  à  25.000  le  nombre  des  individus  qui  périssent  annuel- 
lement dans  l'Inde  par  la  morsure  des  serpents. 


HINDOUISME  231 

Les  pratiques  d'une  religion  pareille  sont  naturellement  aussi 
hétérogènes  que  les  objets  auxquels  elles  s'adressent.  Mal  connues 
dans  le  passé,  elles  échappent  à  la  description  dans  leur  état  présent 
par  leur  extrême  diversité.  Elles  varient  avec  le  lieu,  avec  la  race, 
avec  le  pays,  avec  la  secte,  avec  la  caste,  avec  la  profession.  Elles 
sont  autres  chez  le  campagnard  que  chez  le  citadin,  chez  l'habitant 
sédentaire  que  chez  le  nomade,  chez  le  riche  que  chez  le  pauvre. 
Elles  diffèrent  parfois  de  village  à  village,  de  famille  à  famille. 
Aussi  tout  essai  d'une  description  générale  serait-il  forcément  fau- 
tif, et  notre  tâche  devra-t-elle  se  borner  à  les  classer.  Nous  distin- 
guerons donc  en  premier  lieu  celles  qui  se  rapportent  à  la  vie 
domestique.  Aujourd'hui  comme  jadis  tous  les  actes  de  cette  vie 
sont  accompagnés  d'observances  et  réglés  par  l'acara1,  par  la 
coutume  tantôt  écrite,  tantôt  de  simple  tradition,  et  dont  les  diver- 
sités locales  ont  survécu  presque  partout  aux  influences  sectaires 
aussi  bien  qu'à  celles  de  l'orthodoxie.  Violer  ouvertement  l'àcâra, 
c'est  pour  l'Hindou  perdre  sa  caste,  chose  qu'il  redoute  par-dessus 
toute  autre  ;  car,  quelque  humble  qu'elle  puisse  être,  sa  caste  est 
tout  pour  lui,  dans  un  pays  où,  en  dehors  de  ces  barrières,  il  n'y 
a  point  de  vie  sociale,  et  où  la  loi  purement  civile  n'est  représentée 
que  par  des  règlements  d'administration  générale  émanés  d'une 
autorité  étrangère.  Combien  cette  coutume  contredit  parfois  les 
prescriptions  orthodoxes,  on  peut  en  juger  par  le  fait  que,  chez  les 
Nairs  du  Malabar,  qui  sont  considérés  pourtant  comme  Hindous  et 
de  haute  caste,  elle  sanctionne  la  polyandrie.  Cet  usage  existe 
ailleurs  encore  dans  le  Dékhan  et  récemment  on  en  a  signalé  des 
traces  dans  le  Penjâb2  où  il  avait  été  observé  déjà  par  les  Grecs3 
et  où  l'existence  en  est  attestée  également  pour  les  temps  anciens 
par  le  Mahâbhârata4.  Plus  haut,  dans  la  montagne,  on  en  trouve 
des  exemples  chez  des  rajpoutes  et  môme  chez  des  brahmanes 5. 
Cependant,  malgré  toutes  les  différences  locales,  ces  coutumes,  du 
moins  en  ce  qui  concerne  les  brahmanes  et  les  classes  supérieures, 
n'en  présentent  pas  moins  un  fond  commun.  La  plupart  des  rites 
domestiques  qu'elles  prescrivent  se   rattachent  directement  à  la 

1.  L'àcâra  est  le  suprême  dharma,  Vaçishthasamhitâ,  chap.  vi.,  ap.  Dharmaçfistrasaip- 
graha,  t.  II,  p.  467. 

2.  Ind.  Antiq.,  VU,  86. 

3.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.,  II,  p.  454,  2*  éd. 

4.  J.  Muir,  ap.  Ind.  Antiq.,  VI,  pp.  260,  315. 

5.  Ind.  Antiq.,  VII,  p.  135.  Au  Tibet,  c'est  la  coutume  dominante. 


232  LES    RELIGIONS   DE    L'INDE 


vieille  Sivjriti,  et  ce  n'est  guère  que  là  que  se  sont  conservés 
partie  l'usage  de  la  vieille  liturgie  et  le  culte  des  dieux  du  Veda 
Chez  le  reste  de  la  population,  la  tradition  s'est  altérée  davantage  ; 
mais  il  faut  descendre  bien  bas,  il  faut  sortir  de  l'hindouisme  pour 
ne  pas  en  retrouver  quelques  vestiges.  Nul  Hindou,  par  exemple, 
même  parmi  les  plus  pauvres,  même  parmi  ceux  qui  appartiennent 
à  une  secte  soustraite  pour  tout  le  reste  à  l'autorité  religieuse  des 
brahmanes,  ne  se  mariera,  n'élèvera  ses  enfants,  n'accomplira  cer- 
tains rites  funèbres  sans  l'assistance  de  quelque  membre  de  la 
caste  sacerdotale,  et  nous  avons  vu  que  les  gurus  sikhs  eux-mêmes 
en  entretenaient  auprès  de  leur  personne  en  qualité  de  chapelains 
domestiques. 

A  ces  usages  remontant  au  vieux  brahmanisme,  se  joignent  des 
pratiques  sectaires.  Il  y  a  un  culte  privé  du  linga,  de  la  plante 
tulasi,  du  çâlagrâma,  et  quelques  sectes  vishnouites,  telles  que  les 
Vallabhâcâryas,  ont  des  idoles  domestiques  qu'ils  entourent  d'un 
culte  à  domicile,  calqué  sur  celui  des  temples.  Comme  dans  l'an- 
cienne religion,  il  y  a  des  prières  pour  les  principaux  actes  de  la 
journée  et  pour  les  occurrences  variées  de  la  vie,  prières  d'ordinaire 
simples  et  courtes,  parfois  des  formules  de  quelques  syllabes  à 
peine,  mais  que  savent  rendre  fort  compliquées  ceux  qui  raffinent 
dans  leurs  dévotions.  Une  bonne  partie  du  rituel  des  Tantras  a 
pour  objet  les  diverses  manières  de  les  répéter,  de  les  combiner, 
d^en  modifier  l'effet  en  les  accompagnant  de  gesticulations  variées, 
de  déterminer  le  sens  mystique  des  lettres  qui  les  composent,  de 
les  disposer  suivant  certains  diagrammes,  d'y  faire  entrer  pour 
ainsi  dire  par  un  effort  d'imagination  des  significations  et  une  portée 
nouvelle2.  A  ces  formules  s'ajoutent  des  litanies,  celles-ci  fort 
longues,  consistant  à  réciter  les  «  mille  noms  »  de  Çiva  et  de 
Yishnu3.  Pour  ne  pas  s'embrouiller  dans  ces  exercices,  on  se  sert 

1.  Comparer  par  exemple  les  cérémonies  nuptiales  chez  Colebrooke,  Misccllancous 
Essays,  t.  1,  p.  217,  éd.  Gowell,  avec  les  cérémonies  décrites  d'après  les  Sùtras,  par 
E.  Haas,  ap.  Ind.  Slud.,  V,  p.  267.  Il  faut  observer  toutefois  que  l'étude  de  Colebrooke 
elle-même  repose,  non  pas  sur  l'observation  directe,  mais  sur  des  documents  littéraire» 
dont  les  prescriptions  sont  plus  ou  moins  tombées  en  désuétude.  Cf.  encore  les  Acâ- 
ras  attribués  à  Çamkara  et  qui  font  autorité  dans  le  Malabar,  ap.  Ind.  Antiq.,  IVr 
p.  255,  et  ce  que  dit  M.  Bûhler  de  l'âcàra  des  brahmanes  cachemiriens,  ap.  Journ. 
sf  the  Roy.  As.  Soc.  Bombay,  t.  XII,  extra  number,  p.  21. 

2.  Cf.  Râmtaapanîya-Up.,  éd.  A.  Weber,  pp.  300  ss.,  et  les  exlraits  des  Tantras  donnés 
par  Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  pp.  88  ss. 

3.  Il  y  a  des  litanies  semblables  en  l'honneur  de  Devî,  de  SûryA,  de  GangA,  de 
Oaneça,   etc.  Un  Vishnusahasranâma  (les  mille  noms  de  Vishnu)  se  rencontre  déjà  dans- 


, 


HINDOU  ISME  233 

de  chapelets.  Il  va  sans  dire  que  chaque  secte  a  ses  jeûnes,  ses 
-vœux  ',  ses  pénitences,  ses  expiations,  ses  règles  de  pureté  et  d'im- 
pureté. Les  jours  sont  fastes  ou  néfastes  et  l'astrologue  trouve  de 
la  besogne  jusque  dans  le  moindre  village.  Enfin  une  grande  im- 
portance est  attachée  à  certains  détails  du  costume  et  aux  signes 
extérieurs  par  lesquels  se  distinguent  ces  innombrables  commu- 
nautés. La  marque  la  plus  générale  de  l'hindouisme  est  un  héri- 
tage de  l'ancienne  religion,  la  cûdâ,  une  touffe  de  cheveux  qu'on 
laisse  sur  le  sommet  du  crâne  quand  on  pratique  la  tonsure  à  l'en- 
fant2. Excepté  les  ascètes,  qui  se  rasent  complètement  la  tête  ou  qui 
laissent  pousser  toute  leur  chevelure,  quiconque  ne  porte  pas  la 
cûdâ  n'est  pas  considéré  comme  Hindou.  Aussi  l'ensemble  hétéro- 
clite de  croyances  qui  constitue  la  religion  nationale,  est-il  quel- 
quefois, par  opposition  avec  celle  des  musulmans,  des  hors-caste  et 
des  aborigènes,  désigné  comme  le  shendîdharma,  la  religion  delà 
shendi  (shendi  est  le  nom  marhattî  de  la  cûdâ),  et  les  missionnaires 
ont  plus  d'une  fois  agité  la  question  s'ils  devaient  tolérer  cet  usage 
chez  leurs  ouailles3.  Mais  en  même  temps  chaque  secte,  chaque 
fraction  de  secte  a  ses  marques  particulières,  entre  autres  des  lignes 
et  des  points  de  diverses  couleurs  tracés  de  diverses  façons  au- 
dessus  de  la  racine  du  nez,  «  le  signe  delà  Bête  »,  comme  les  appelle 
quelque  part  le  révérend  J.  Wilson4. 

La  distinction  d'un  culte  privé  et  d'un  culte  public,  à  peine 
admissible  pour  l'ancien  rituel  tel  qu'il  nous  a  été  transmis,  s'ap- 
plique au  contraire  très  bien  aux  religions  néo-brahmaniques.  Nou/i 
avons  déjà  vu  que  beaucoup  de  sectes  se  réunissaient  pour  prier  et 
pour  s'édifier  en  commun5.  De  même,  dans  le  culte  idolâtre,  beau- 
coup de  rites  sont  collectifs,  et  le  lieu  saint  y  est  à  l'usage  de  la 
communauté.  Ce  caractère  semble  même  avoir  attiré  l'attention 
d'assez  bonne  heure  :  dans  l'ancienne  Smriti le  grâmayâjaka,  celui 

le  MahAbhârata,  XIII,  6936-7078.  Une  longue  litanie  du  même  genre  en  l'honneur  de 
Çiva  et  de  Devî,  le  Çivalilàmrita  (formant  partie  du  Brahmottarakhanda  du  Skanda-Pu- 
râna)  en  quatorze  chapitres  est  très  répandue  et  a  été  traduite  en  plusieurs  dialectes. 

1.  Une  des  pratiques  votives  les  plus  répandues  et  les  plus  caractéristiques,  et  qui  a 
été  adoptée  même  par  des  musulmans,  consiste  à  passer  pieds  nus  sur  un  lit  de  char- 
bons ardents.  Ind.  Antiq.,  II,  190;  111,6;  VII,  126. 

2.  Le  cûdâkarman,  la  tonsure,  est  un  des  samshâras  ou  sacrements  que  l'ancien 
rituel  prescrit  pour  tout  membre  de  la  communauté  ârya. 

3.  Cf.  R.  Caldwell,  ap.  Ind.  Antiq.,  IV,  p.  166. 

4.  Indian  Caste,  Bombay,  1877,  t.  I,  p.  17. 

5.  Cf.  encore  l'intéressante  description  du  culte  vishnouite  de  Satya  NArAyana  au 
Bengale,  ap.  Ind.  Antiq.,  III,  83. 


234  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

qui  officie  pour  un  village,  pour  une  communauté  est  déclara 
impur1.  Afin  d'introduire  un  peu  d'ordre  dans  ces  rites  multiples, 
nous  distinguerons  d'abord  ceux  qui,  dans  les  campagnes,  s'adres- 
sent à  des  objets  sacrés  de  diverse  nature,  principalement  à  des 
idoles  isolées,  débris  parfois  d'un  autre  âge  et  d'une  autre  religion 
qui  continuent  sous  des  noms  nouveaux  de  recevoir  les  hommages 
du  vulgaire.  C'est  ainsi  que  beaucoup  de  monuments  figurés  du 
bouddhisme  sont  devenus  des  fétiches  hindous,  et  que  les  colonnes 
élevées  jadis  par  Açoka  pour  perpétuer  la  mémoire  de  ses  édits,  se 
sont  transformées  en  lingas'1.  Naturellement  ces  cultes,  auxquels 
il  faut  joindre  ceux  de  la  plupart  des  grâmadevatâs ,  des  divinités 
ou  idoles  protectrices  du  village,  relèvent  de  traditions  purement 
locales  et  ne  sont  soumis  à  aucune  règle  fixe.  Ils  ont  toutefois  ce 
double  caractère  commun,  d'abord  d'être  fréquemment  sanglants, 
même  quand  la  divinité  que  l'idole  est  censée  représenter  n'admet 
point  d'ordinaire  de  victimes  animales  3,  et  ensuite,  de  se  passer 
presque  toujours  de  l'intervention  des  brahmanes.  C'est  seulement 
quand  l'endroit,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  est  devenu  un 
centre  de  pèlerinage,  que  des  membres  de  la  caste  sainte,  parfois 
aussi  de  simples  sannyâsins,  viennent  s'y  établir  pour  y  vivre  des 
aumônes  des  fidèles  4. 

Plus  pompeux  et  plus  compliqués  que  ces  rites  sont  ceux  qui 
s'accomplissent  dans  les  temples  proprement  dits.  En  règle  géné- 
rale, un  temple  hindou  est  desservi  par  des  brahmanes,  dont  l'en- 
tretien est  prélevé  d'une  part  sur  les  offrandes  des  fidèles,  d'autre 
part  sur  le  revenu  des  terres  qui  sont  la  propriété  du  temple.  Il  y 
a  cependant  à  ceci  des  exceptions  :  dans  beaucoup  de  sanctuaires 
çivaïtes  du  Dékhan,  notamment  dans  tous  ceux  des  lingâyits  (et 
non,  comme  on  l'a  cru,  dans  tous  les  temples  du  linga),  les  pûjâris 
appartiennent  très  souvent  à  d'autres  castes5.  Autrefois,  semble- 
t-il,  ces  fonctions  étaient  exercées  aussi  par  des  femmes,  du  moins 


1.  Manu,  IV,  205;  Gautama,  XV,  16. 

2.  A.  Gunningham,  Archœlogicul  Survey,  I,  pp.  67,  74  ;  et  Corpus  Inscript.  Indicarum, 
pp.  40,41. 

3.  Par  exemple,  à  Baragaon  dans  le  Bihar,  les  villageois  immolent  des  boucs  aune 
ancienne  image  du  Buddha  transformée  par  eux  en  une  ligure  de  llukmini,  l'épouse 
de  Krishna,  dont  le  culte  officiel  n'est  jamais  sanglant.  A.  Gunningham,  Archœological 
Survey,  I,  p.  29.  On  trouvera  la  description  d'une  de  ces  solennités  villageoises,  liul. 
Antiq.,  111,  6. 

4.  Cf.  par  exemple  A.  Cunningham,  Corpus  Inscripl.  Indicarum,  p.  24. 

5.  F.  Kittel,  Ueber  den  Ursprung  des  Lingakultus,  pp.  10  ss. 


HINDOUISME  235 

dans  le  culte  de  certaines  formes  de  Durgâ1.  Ces  prêtres,  du  reste, 
sont  de  simples  desservants.  Ils  sont  en  général  fort  ignorants  : 
hors  la  science  du  cérémonial,  parfois  très  compliquée,  il  est  vrai, 
et  qu'ils  se  transmettent  de  père  en  fils,  leur  savoir  est  borné  d'or- 
dinaire aux  légendes  qui  composent  le  Mâhâtmya,  la  chronique  du 
temple.  Ce  n'est  pas  à  eux  qu'appartiennent  l'autorité  spirituelle  de 
la  secte,  ni  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  fonctions  pastorales,  mais 
aux  membres  de  Tordre  religieux,  qui  résident  parfois  à  côté  du 
sanctuaire  dans  un  matha  ou  collège,  et  qui  eux-mêmes  ne  sont 
pas  toujours  fort  lettrés.  Il  y  a  cinquante  ans,  quand  H.  H.  Wil- 
son  écrivait  son  mémoire  sur  les  sectes,  un  des  principaux  chefs 
des  Vallabhâcâryas  l'était  juste  assez  pour  pouvoir  signer  son 
nom 2.  En  général,  les  temples  ne  sont  plus  comme  autrefois  des 
centres  de  vie  intellectuelle.  On  n'y  vient  plus,  comme  au  moyen 
âge,  entendre  en  brillante  compagnie  la  récitation  du  Mahâbhâ- 
rata3,  et,  même  à  Bénarès,  chaque  jour  voit  diminuer  le  nombre 
de  ces  pandits  qui,  accroupis  à  l'ombre  de  quelque  portique,  pas- 
sent leur  vie  à  expliquer  gratuitement  les  arcanes  du  Vedânta  et 
de  l'ancienne  théologie.  Le  culte  qu'on  y  célèbre  s'adresse  peu  à 
l'intelligence  ;  mais,  au  témoignage  de  tous  ceux  qui  ont  pu  l'observer 
surtout  dans  les  grands  sanctuaires,  il  impressionne  vivement  les 
sens  et  l'imagination.  La  partie  essentielle  en  est  le  service  de 
l'idole  et  du  temple  qui  est  sa  demeure4.  Il  s'agit  journellement  de 
balayer  le  sanctuaire,  d'entretenir  les  lampes  qui  y  répandent  un 
demi-jour  mystérieux,  de  sonner  la  cloche  à  chaque  nouvel  hom- 
mage, de  placer  des  fleurs  devant  le  dieu,  de  le  réveiller,  de  le 
vêtir,  de  le  laver,  de  lui  donner  sa  nourriture,  de  le  coucher,  de 
veiller  sur  son  sommeil.  Ces  soins  incombent  aux  pùjâris  et,  dans 
les  grands  sanctuaires,  à  un  nombreux  personnel  de  valets.  Parfois 
de  riches  laïques  tiennent  à  honneur  de  s'en  acquitter:  à  Puri,  par 
exemple,  le  descendant  des  anciens  rois  d'Orissa,  le  raja  de  Khur- 
dhâ,  compte  parmi  ses  prérogatives  le  droit  de  balayer  le  sanc- 
tuaire de  Jagannâtha  (le  maître  du  monde,  Vishnu).  A  certains 
jours,  le  dieu,  placé  sur  son  char,  change  de  résidence,  et  des  cen- 

1.  Cf.  par  exemple  la  prêtresse  de  Câmundâ  dans  Mâlati-Mâdhava. 

2.  Select  Works,  I,  p.  136. 

3.  Cf.  le  témoignage  de  B;îna,  ap.  Ind.  Antiq.,  1,  350,  et  celui  de  Hemacandra,  ibid. 
IV,  110. 

4.  L'installation  et  le  service  des  temples  sont  minutieusement  décrits  dans  le  M»t- 
sya  et  le  Varâha-Purâna  :  Aufrecht,  Oxford  Catalogue,  pp.  43,  59. 


131  LES    RELNHOR3    DK    L'INDE 

taines,  des  milliers  de  fidèles  se  disputent  alors  la  faveur  de  traîner 
Ténorme  véhicule.  Des  chanteuses  et  des  danseuses,  les  devadâsis, 
les  servantes  du  dieu,  qui  lui  sont  consacrées  dès  leur  enfance,  sont 
chargées  de  le  divertir  par  leurs  représentations.  De  même  que 
leurs  sœurs,  les  hiérodules  de  l'ancien  Occident,  elles  joignent 
souvent  à  leur  ministère  sacré  la  prostitution1. 

Naturellement,  ces  cérémonies  varient  selon  le  dieu,  selon  la  lo- 
calité, selon  l'importance  du  temple.  Elles  ne  sont  pas  toutes  en 
usage  dans  tous  les  sanctuaires.  Dans  ceux  qui  sont  consacrés  au 
linga,  par  exemple,  le  culte  est  relativement  simple,  parfois  même 
austère,  tandis  qu'il  atteint  au  maximum  de  la  complication  et  du 
dévergondage  dans  ceux  de  Vishnu  et  de  Durgâ.  A  ce  culte  les 
fidèles,  hommes  et  femmes,  s'associent,  soit  individuellement,  soit 
collectivement,  par  des  prières,  par  des  actes  d'hommage  et  d'ado- 
ration, par  des  ablutions  dans  l'étang  sacré  qui  se  trouve  à  côté 
de  la  plupart  des  temples2,  enfin  par  des  dons  et  des  offrandes.  Si 
la  série  de  ces  actes  est  compliquée,  et  elle  s'étend  parfois  sur  plu- 
sieurs jours,  ils  les  accomplissent  sous  la  direction  spéciale  d'un 
prêtre.  Les  dons  se  font  au  dieu  ou  aux  prêtres  ;  ils  consistent  en 
argent,  en  objets  de  prix,  en  joyaux  (Randjit  Singh,  le  maharaja  des 
Sikhs,  donna  son  célèbre  diamant  le  Koh-i-Nour  à  Jagannâtha), 
en  terres.  Les  offrandes  sont  des  fleurs,  de  l'huile  et  des  parfums, 
des  aliments  de  diverses  sortes,  des  animaux  auxquels  on  donne 
la  liberté  en  les  consacrant  au  dieu,  ou  qu'on  lui  immole  comme 
victimes.  En  règle  générale,  les  offrandes  dans  les  cultes  vish- 
nouites,  excepté  au  fond  des  campagnes,  ne  sont  jamais  sanglantes; 
à  Çiva,  on  sacrifie  assez  fréquemment  des  victimes,  mais  pas  dans 
le  temple  même  ;  dans  les  cultes, au  contraire,  qui  s'adressent  aux 
diverses  formes  de  Durgâ,  l'immolation  est  de  pratique  constante 
et  elle  a  lieu  dans  l'intérieur  du  sanctuaire.  Les  aliments  présentés 
au  dieu,  naivedya,  prasâda,  constituent  un  sacrement:  les  fidèles 
se  les  partagent  et  souvent  les  emportent  au  loin.  En  particulier, 
le  mahâprasâda,  le  prasâda  par  excellence,  celui  qui  a  été  consa- 
cré à  Jagannâtha,  l'idole  célèbre  de  Purî,  passe  pour  être  doué 
des  plus  saintes  vertus,  et  il  a  donné   lieu  à  une  coutume  singu- 

1.  Meghadûta,  st.  36. 

2.  L'admirable  construction  de  beaucoup  de  ces  réservoirs  est  déjà  un  étonnement 
pour  Albirouni  :  «  Nos  compatriotes  »,  dit-il,  «  bien  loin  de  pouvoir  en  construire 
de  semblables,  ont  de  la  peine  à  décrire  ceux  qui  existent.  »  Reinaud,  Mémoire  sur 
VInde,  p.  286. 


HINDOUISME  237 

lière  :  entre  ceux  qui  en  mangent  ensemble,  il  crée,  pour  une  du- 
rée qu'ils  peuvent  fixer  à  volonté,  un  lien  plus  fort  que  ceux  du 
sang.  Ils  se  doivent  mutuellement,  pendant  tout  le  temps  convenu, 
un  appui  sans  réserve,  allant  au  besoin  jusqu'au  parjure  et  au 
crime.  Aussi  ces  associations,  conclues  souvent  dans  un  but  peu 
avouable,  sont-elles  parfois  un  obstacle  des  plus  sérieux  à  l'action 
de  la  justice1.  Toutes  les  religions  sectaires  pratiquent  cette  espèce 
de  communion,  dont  l'origine  remonte  jusqu'au  sacrifice  védique. 
Chez  quelques  çivaites,  qui  estiment  l'offrande  faite  au  dieu  môme 
impropre  à  être  mangée,  et  chez  les  sectes  qui,  comme  les  Sikhs, 
ne  présentent  pas  d'aliments  à  la  divinité,  le  prasâda  est  consacré 
au  nom  du  guru. 

La  plupart  des  temples  appartiennent  à  des  sectes  et,  bien  que 
l'Hindou  pris  en  masse  soit  peu  exclusif  dans  ses  adorations,  le 
culte  qu'on  y  célèbre  n'est  d'ordinaire  que  celui  d'une  fraction.  Il 
est  cependant  deux  ordres  de  faitâ  où  ces  différences  s'effacent  et 
où  l'hindouisme  manifeste  plus  qu'ailleurs  le  sentiment  de  son 
unité  :  les  fêtes  et  les  pèlerinages.  Toute  localité  un  peu  remar- 
quable, soit  par  son  importance  actuelle,  soit  par  les  souvenirs 
qui  s'y  rattachent,  a  sa  fête,  sa  melâ.  Ces  solennités  ne  sauraient 
être  mieux  comparées  qu'aux  pardons  de  notre  Bretagne,  avec 
leur  double  caractère  religieux  et  profane.  Bien  qu'elles  aient  tou- 
jours pour  centre  quelque  sanctuaire  et  qu'elles  soient  en  un  étroit 
rapport  avec  un  culte  déterminé,  les  populations  voisines  y  affluent 
et  y  prennent  part  sans  distinction  de  secte.  Il  en  est  de  même 
pour  les  grandes  fêtes  non  locales  qui  sont  échelonnées  le  long  de 
l'année  hindoue.  Décrites  en  détail  dans  plusieurs  Purânas-,  ré- 
glées d'une  façon  générale  dans  les  traités  de  comput,  elles  sont 
marquées  avec  soin  dans  l'almanach  de  l'année 3.  Elles  présentent 
des  différences  souvent  considérables  d'une  province  à  une  autre, 
et  quelques-unes  sont  particulières  à  certaines  contrées  ;  mais  là 
où  elles  sont  en  usage,  elles  sont  d'observance  plus  ou  moins  géné- 
rale. Le    calendrier  hindou  est  régional  bien  plus  que  sectaire. 

1.  Voir  sur  cette  coutume,  Ind.  Antiq.,  VII,  113. 

2.  Particulièrement  dans  le  Bhavishya  et  le  Bhavishyottara  :  Aufrecht,  Catalogue, 
pp.  30-34.  La  première  section,  ou  Vratakânda,  du  Caturvargacintàmani  de  Hemâdri 
traite  du  même  sujet. 

3.  Quelques-unes  de  ces  fêtes,  celles  du  premier  trimestre  de  l'année,  ont  été  dé- 
crites pour  le  Bengale  par  II.  H.  Wilson,  The  Religious  Festivals  qf  the  Hindus,  Select 
Works,  t.  II,  p.  151.  On  trouvera  rénumération  des  principales  dans  un  ouvrage  de 
vulgarisation  très  bien  fait  de  Monier  Williams,  Hinduism,  1877,  p.  181. 


238  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Ainsi  la  population  entière  prend  part  aux  réjouissances  du  Holî, 
le  carnaval  de  l'Inde  (en  mars  ;  la  fête  est  krishnaïte *),  et  s'asso- 
cie dans  une  certaine  mesure  aux  jeûnes  et  aux  abstinences  en 
l'honneur  des  Mânes  qui  le  précèdent  et  le  suivent.  Il  en  est  de 
même  de  la  fête  du  retour  du  soleil  après  le  solstice  d'hiver  (en 
janvier),  où  l'on  se  donne,  comme  chez  nous,  les  étrennes,  et  où 
le  bétail,  comme  à  Rome,  est  soumis  à  une  sorte  de  lustration. 
Tout  le  Bengale  est  en  liesse  pendant  les  dix  jours  de  la  Durgâ- 
pûjâ  (en  septembre),  où,  après  d'interminables  processions  entre- 
mêlées de  bouffonneries  et  de  représentations  mimiques,  les  images 
de  la  déesse  sont  finalement  jetées  à  l'eau  au  milieu  d'un  concours 
de  peuple  immense  et  au  bruit  de  tout  ce  qu'on  a  pu  réunir  d'ins- 
truments de  musique  2.  Dans  PHindoustan,  cette  solennité  est  rem- 
placée par  une  autre  d'une  observance  tout  aussi  générale  en 
l'honneur  de  Râma  et  de  Sîtâ,  dont  l'histoire  est  figurée  aux  yeux 
de  la  multitude  par  une  pantomime  qui  dure  plusieurs  jours3.  Des 
fêtes  même  d'un  caractère  aussi  décidément  sectaire  que  la  nativité 
de  Krishna4  (en  août),  ou  la  Çivarâtri  (en février),  destinée  à  rap- 
peler l'humiliation  infligée  par  Çiva  sous  la  forme  du  phallus  à 
Brahmâ  et  à  Yishnu,  sont  chômées  également  par  les  Çaivas  et  par 
les  Vaishnavas.  Seulement  les  deux  partis  y  attachent  des  signifi- 
cations différentes.  Ainsi  la  fête  des  Lampes  (en  octobre),  où 
d'innombrables  luminaires  flottants  sont  abandonnés  au  courant 
des  rivières,  est  célébrée  plus  spécialement  en  l'honneur  de  Devî 
par  les  uns,  en  l'honneur  de  Lakshmî  par  les  autres.  Il  est  un 
nombreux  parti,  il  est  vrai,  qui  s'abstient  de  ces  solennités  ;  mais 
c'est  celui  des  rigoristes  de  toute  communion,  qui,  au  nom  de  la 
religion  et  de  la  morale,  en  condamnent  les  pompes  profanes  et 
souvent  peu  décentes. 

Entre  ces  grandes  fêtes  et  les  pèlerinages  ,  il  y  a  naturellement 
un  étroit  rapport.  On  s'arrange  autant  que  possible  de  façon  à  les 

1.  Ce  n'est  que  dans  le  sud  de  l'Inde  qu'elle  a  gardé  quelque  chose  de  son  ancien 
caractère  de  fête  du  printemps  et  de  l'amour.  Wilson,  Select  Works,  II,  230. 

2.  Cf.  Pratâpa  Chandra  Ghosha,  Durgâ-Pûjâ,  with  notes  and  illustrations,  Calcutta, 
1871. 

3.  Voir  une  description  animée  de  cette  fête  par  l'évêque  Heber,  Narrative  of  a 
Journey,  etc.,  ch.  xiii.  L'accusation  rapportée  par  Heber,  que  les  enfants  qui  repré- 
sentent Râma  et  Sîtâ  étaient  autrefois  empoisonnés  par  les  brahmanes  à  la  fin  do  la 
pièce,  ne  paraît  pas  fondée. 

4.  Voir  A.  Weber,  Ueber  die  Krishnajanmâshtamî.  Un  curieux  hymne  populaire  se 
rapportant  à  cette  nativité  a  été  publié  par  G.  A.  Grierson,  Journ.  of  the  As.  Soc.  of 
Bengal,  vol.  XLVI,  p.  202. 


HINDOUISME  230 

faire  coïncider,  et  nulle  part  les  premières  ne  sont  célébrées  avec 
autant  d'éclat  qu'aux  lieux  qui  sont  le  but  de  ces  pieux  voyages. 
Encore  inconnus,  autant  que  nous  sachions,  à  l'époque  védique, 
ceux-ci  tiennent  dès  le  temps  du  Mahâbhârata  une  grande  place 
dans  la  vie  religieuse  de  l'Inde.  Les  tirthayâtrâs,  les  visites  des 
tirthas,  des  gués  ou  lieux  d'accès  des  rivières  sanctifiés  par  les  sa- 
crifices des  rishis  l  et  par  la  présence  des  dieux,  y  sont  déclarées 
plus  méritoires  que  les  plus  solennelles  offrandes  2.  Manu  ne  men- 
tionne spécialement  que  le  Kurukshetra  (environs  de  Delhi)  et  le 
Gange3.  Mais  le  grand  poème  énumère  et  décrit  un  nombre  consi- 
dérable de  ces  places  sacrées  dans  l'Hindoustan,  dans  le  Dékhan, 
et  jusque  dans  l'extrême  Nord,  où  la  dévotion  hindoue  avait  trouvé 
dès  lors,  à  travers  les  neiges  de  l'Himalaya,  le  chemin  des  saints 
lacs  du  Kailàsa 4.  Dans  les  Purânas  apparaissent  ensuite  successi- 
vement les  localités  restées  fameuses  jusqu'à  nos  jours,  avec  leurs 
sanctuaires  et  leurs  rites  particuliers.  Presque  tous  ces  ouvrages 
contiennent,  soit  une  esquisse  générale  de  la  géographie  religieuse 
de  l'Inde5,  soit  des  descriptions  complètes,  topographiques  et  légen- 
daires de  l'une  ou  l'autre  de  ces  localités.  Ces  chapitres,  intitulés 
Mâhâtmyas  «  Majestés  »,  sont  de  véritables  Manuels  du  Pèle- 
rin6. 

Le  nombre  de  ces  centres  de  pèlerinage  est  très  considérable. 
Depuis  le  lac  de  Mânasa  au  Tibet,  jusqu'à  Râmêçvaram,  en  face  de 

1.  L'ancien  sacrifice  exigeait  le  voisinage  d'une  rivière,  pour  y  faire  les  ablutions 
et  y  puiser  l'eau  nécessaire  aux  cérémonies.  L'eau  stagnante  était  impropre  aux  rites. 
Taitt.  Samh.,  VI,  4,  2,  2-3;  VI,  1,  1,  2.  —  Les  confluents  des  rivières  sont  appelés 
prayâga,  place  sacrificiale. 

2.  Mahâbhârata,  III,  4059.  Cf.  Gautama,  XIX,  14. 

3.  Manu,  VIII,  92. 

4.  Il  y  a  plusieurs  tîrthayâtrâs  dans  le  Mahâbhârata  :  une  des  plus  développées  rem- 
plit une  bonne  partie  du  III"  livre,  3090-11450. 

5.  Voir  par  exemple  Agni-Purâna,  chap.  cix-cxvi,  t.  I,  p.  371-11,  p.  14,  del'éd.de  la 
Bibl.  Ind. 

6.  Tels  sont  le  Malhurâ-Mâh.  (VarAha-P.),  le  Gayà-Mâh.  (VAyu  et  Agni-P.),  le  Kâçi- 
Khanda,  V  Utkala-Khanda,  le  Prabhâsa-Khanda  qui  passent  tous  trois  pour  des  portions 
du  Skanda-Purâna  et  qui  décrivent  l'un  Bénarès  (cf.  l'analyse  donnée  par  Aufrecht, 
Oxford  Catalogue,  p.  69),  l'autre  les  sanctuaires  d'Orissa,  notamment  celui  de  Jagannà- 
tha;  le  troisième  Girnar,  Dvârakâ  et  Somnâth,  dans  la  presqu'île  de  Gujarât.  La 
plupart  de  ces  morceaux  sont  des  interpolations.  Il  y  a  en  outre  un  grand  nombre  de 
mâhâtmyas  qui  forment  des  ouvrages  à  part.  Chaque  sanctuaire  un  peu  important  a 
le  sien,  et  parfois  tous  ceux  d'une  province  ont  été  fondus  dans  des  compilations  dont 
quelques-unes,  telles  que  le  Tîrthasamgraha  cachemirien,  paraissent  avoir  une  véritable 
valeur  pour  la  géographie  historique.  Cf.  G.  Bùhler,  ap.  Journ.  qf  the  Roy.  As.  Soc. 
Bombay,  t.  XII,  extra  number,  p.  58. 


240  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Ceylan,  et  depuis  Dvâraka,  dans  la  presqu'île  de  Gujarat,  jus- 
qu'aux dunes  fiévreuses  d'Orissa  où  trône  Jagannâtha,  le  pays 
est  comme  recouvert  d'un  réseau  de  sanctuaires  privilégiés.  La 
première  place  dans  cette  géographie  sacrée  revient  au  Gange,  déjà 
invoqué  avec  d'autres  fleuves  dans  le  Rig-veda  et  qui,  dès  l'époque 
macédonienne,  était  l'objet  d'un  des  principaux  cultes  de  l'Inde  V. 
Depuis  Gangotrî  dans  l'Himalaya,  où  la  rivière  sainte  est  jadis 
descendue  du  ciel2,  jusqu'à  l'île  de  Sâgar  où  elle  atteint  la  mer,  le 
cours  en  est  bordé  de  lieux  sacrés.  Une  classe  particulière  de 
brahmanes,  les  Gangâputras,  les  fils  du  Gange,  vivent  du  service 
des  innombrables  ghats  par  lesquels  on  descend  dans  le  fleuve. 
L'eau  s'en  expédie  au  loin,  et  des  râjas,  de  riches  particuliers  entre- 
tiennent à  grands  frais  des  services  spéciaux  afin  d'en  être  régu- 
lièrement approvisionnés.  C'est  le  rêve  de  tout  dévot  hindou  d'aller 
un  jour  se  laver  de  ses  fautes  dans  la  «  rivière  des  trois  mondes3  », 
de  gagner  le  ciel  à  Badrinàth  où  elle  se  dégage  des  glaciers, 
à  Hardvâr  où  elle  entre  en  plaine,  à  Prayâga4  où  elle  reçoit  sa 
sœur,  la  Jumnâ,  sainte  comme  elle,  et  dont  les  bords  ont  vu  jadis 
les  jeux  de  Krishna;  à  Bénarès  surtout,  le  «  lotus  du  monde  »,  la 
ville  aux  deux  mille  sanctuaires  et  aux  cinq  cent  mille  idoles,  la 
Jérusalem  de  toutes  les  sectes  de  Flnde  ancienne  et  moderne5.  Le 
nombre  des  pèlerins  y  descend  rarement  au-dessous  de  trente 
mille.  Ils  y  affluent  des  provinces  les  plus  reculées,  de  tous  les 
pays  où  va  le  Banian.  Des  bouddhistes  y  viennent  du  Népal,  du 
Tibet,  de  la  Birmanie.  Les  vieillards,  les  moribonds,  les  malades 
s'y  font  porter  de  fort  loin 6.  Heureux  ceux  qui  y  meurent,  dont  le 


1.  Strabon,  XV,  I,  chap.  lxix. 

2.  Cette  descente  est  le  sujet  du  bel  épisode  de  Râmàyana,],  45.  Cf.  Mahâbhârata,  III, 
9933  ss. 

3.  Elle  est  censée  couler  au  ciel,  sur  la  terre  et  aux  enfers. 

4.  Cf.  la  description  de  Prayâga  (c'est-à-dire  du  confluent  par  excellence)  faite  au 
septième  siècle  par  Hiouen-Thsang,  St.  Julien,  Voyages  des  pèlerins  bouddhistes,  t.  11^ 
p.  276.  L'endroit  est  aussi  appelé  Triveni,  la  triple  rivière,  parce  que  la  Sarasvati  est 
censée  venir  par-dessous  terre,  s'y  réunir  à  la  Gangà  et  à  la  Yamunâ.  11  a  perdu  toute- 
fois de  sa  sainteté  depuis  qu'Akbar  l'a  profané  en  faisant  construire,  au  point  de  jonc- 
tion même  des  deux  fleuves,  le  fort  d'Allahâbâd. 

5.  Pour  Bénarès,  voir  l'intéressant  ouvrage  de  A.  Sherring,  The  Sacred  City  of  the 
Hindus,  an  account  of  Benares  ancient  and  modem,  1868.  Albirouni  la  compare  à  la 
Mecque  :  Reinaud,  Mémoire  sur  l'Inde,  p.  288.  La  glorification  mystique  de  Bénarès 
forme  le  sujet  de  plusieurs  Upanishads,  entre  autres  de  la  Jâbâla-Up.  Ce  fut  à  Béna- 
rès que  le  Buddha  commença  à  proclamer  sa  doctrine  et  que,  pour  la  première  fois, 
il  fit  «  tourner  la  roue  de  la  Loi  ».  Cf.  L.  Feer,  Journ.  Asiat.,  1870,  t.  XV,  pp.  345  sq. 

6.  On  y  transporte  aussi  les  cendres  des  morts. 


HINDOUISME  241 

bûcher  funèbre  s'allume  sur  les  bords  du  «  Fleuve  des  dieux  » ,  ou 
qui,  hâtant  l'heure  dernière,  trouvent  leur  tombeau  dans  ses  eaux 
purifiantes 1  !  Une  sainteté  presque  égale  s'attache  à  d'autres  riviè- 
res, à  la  Narmadâ,  à  la  Godâvarî  et  à  ses  affluents,  à  la  Kâveri 
(toutes  déjà  dans  le  Mahâbhârata2),  à  la  Krishna,  à  son  rameau 
méridional  surtout,  la  Tungabhadrâ,  qui  est  appelée  la  Gangâ  du 
Sud.  Gomme  le  Gange  et  la  Jumnâ,  elles  ont  leurs  lieux  saints  où 
affluent  journellement  des  troupes  de  dévots.  Une  autre  au  con- 
traire, la  Karmanâçâ,  «  la  Destructrice  des  œuvres  pies  »,  qui  se 
jette  dans  le  Gange  près  de  Chausâ,  est  maudite,  et  il  suffit  du 
contact  d'une  seule  goutte  de  son  eau  impure  pour  effacer  les  mé- 
rites accumulés  pendant  des  années3. 

Nous  n'essaierons  pas  ici  de  faire  un  choix,  qui  n'aboutirait  tout 
de  même  qu'à  une  sèche  énumération,  parmi  les  nombreux  centres 
de  pèlerinage  qui,  de  l'Himalaya  au  cap  Comorin,  attirent  les  hom; 
mages  de  la  dévotion  hindoue.  On  trouvera  une  liste  méthodique 
des  plus  célèbres  dans  un  ouvrage  récent  de  Monier  Williams, 
Hinduism,  1877,  pp.  177  sq. 4.  Mais,  pour  fixer  les  idées  au  sujet 

1.  Le  suicide  religieux,  surtout  le  suicide  par  submersion,  paraît  avoir  été  fréquent 
autrefois  à  ces  tîrthas  du  Gange.  Dans  les  inscriptions,  on  voit  des  rois  et  des 
ministres  qui  vont  y  mettre  fin  à  leurs  jours  :  un  certain  roi  Dhâûga  était  âgé  de  plus 
de  cent  ans  quand  il  alla  se  noyer  à  Prayàga.  Inscript,  ap.  Journal  of  the  As.  Soc.  of 
Bengal,  t.  VIII,  p.  174,  et  Asiatic  Researches,  t.  XII,  p.  361.  Cf.  Hiouen-Thsang,  op. 
laud.,  t.  II,  p.  276  et  les  témoignages  d'Albirouni  et  Massoudi  dans  Reinaud,  Mémoire 
sur  VInde,  p.  230,  et  Fragments  arabes  et  persans,  p.  103.  —  On  en  faisait  autant 
ailleurs  dans  d'autres  rivières  sacrées  :  cf.  par  exemple  le  suicide  du  Câlukya  Some- 
çvara  dans  la  Tungabhadrâ,  Vikramârïkacarita,  IV,  59-60,  éd.  Buhler.  Cf.  aussi  Ayeen 
Akbari,  traduit  par  Gladwin,  vol.  III,  p.  274,  éd.  de  Calcutta,  1786. —  Encore  aujour- 
d'hui, la  coutume  n'a  pas  entièrement  disparu;  Heber,  Narrative  of  a  Joarney,  etc., 
chap.  xii. 

2.  III,  4094;  8151  ;  8175-8177,  8164.  Les  sanctuaires  de  la  Narmadâ  sont  décrits  dan* 
le  Revâmâhâtmya,  qui  fait  partie  du  Çiva-Purâna  :  Aufrecht,  Catalogue,  p.  69. 

3  Le  nom  et,  par  conséquent,  la  superstition  remontent  au  moins  jusqu'à  l'époque 
macédonienne.  Lassen,  Ind.  Alterthumsk.}  I,  p.  161,  2*  éd. 

4.  Cf.  des  remarques  très  intéressantes  du  même,  surtout  en  ce  qui  concerne  les 
sanctuaires  du  Dékhan,  dans  ÏAnnual  Report  de  la  Royal  Asiatic  Society  pour  1877, 
p.  lxxvii.  Abul  Fazl,  dans  son  Ayeen  Akbari  (t.  III,  p.  245,  éd.  de  Calcutta)  donne 
aussi  une  liste  des  principaux  lieux  de  pèlerinage  et  distingue  vingt-sept  cours  d'eau 
sacrés,  dix  villes  ou  districts  saints  de  premier  rang  et  en  outre  un  nombre  infini 
d'autres  de  seconde,  troisième  ou  quatrième  importance. —  Pour  Mathurâ  et  les  lieux 
saints  qui  l'entourent,  le  Bethléhem  et  le  Nazareth  du  krishnaïsme,  voir  F.  S.  Growse, 
Sketches  of  Mathurâ,  ap.  Ind.  Antiq.,  I,  65,  et  Mathurâ  Notes,  dans  le  Journal  of  the 
Asiatic  Society  of  Bengal,  vol  XL VII,  p.  97  sq.  —  Pour  Gayâ,  qui  doit  peut-être  «a 
première  célébrité  au  bouddhisme  (c'est  près  de  Gayâ  que  se  trouve  l'arbre  de  la 
Bodhi  au  pied  duquel  Çâkyamuni  atteignit  l'état  de  Buddha),  voir  Monier  William*, 
Çrâddha  cérémonies  at  Gayâ,  Ind.  Antiq.,  V.  200;  A.  Cunningham,  Archzeological  Survey, 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  16 


242  LES    RKL1GI0NS    DF.    L'INDE 

de  l'importance  actuelle  de  ce  culte  des  pèlerinages,  nous  donne- 
rons quelques  chiffres  relatifs  au  plus  fréquenté  peut-être  de  tous 
ces  lieux  saints  après  Bénarès,  le  célèbre  sanctuaire  de  Vishnu- 
Jagannâtha,  à  Puri  en  Orissa1. 

Jagannâth  n'est  pas,  comme  Bénarès,  une  grande  ville  remplie 
de  temples  :  c'est  un  temple  entouré  d'autres  temples  et  qui  a 
donné  naissance  à  une  ville.  Le  revenu  net  annuel  des  immeubles 
constituant  le  domaine  du  dieu  est  d'environ  800.000  francs,  aux- 
quels il  faut  ajouter  les  dons  des  fidèles  pour  une  somme  impos- 
sible à  déterminer  exactement.  On  l'a  estimée  à  1.800.000  francs, 
chiffre  probablement  trop  fort,  bien  que  le  gouvernement  musul- 
man ait  retiré  autrefois,  dit-on,  jusqu'à  deux  millions  et  demi  par 
an  de  la  ferme  des  taxes  perçues  sur  les  pèlerins.  Or,  depuis  1840t 
le  gouvernement  anglais  ne  perçoit  plus  de  taxe,  et,  d'autre  part, 
on  peut  compter  que  toute  roupie  apportée  à  Jagannâth,  y  reste. 
Hunter,  auteur  d'un  savant  ouvrage  sur  l'Orissa,  et  directeur  géné- 
ral de  la  statistique  de  l'Inde  britannique,  estime  en  moyenne  à 
environ  950.000  francs  le  montant  annuel  de  ces  dons,  soit  ensem- 
ble un  revenu  total  de  1.700,000  francs  au  bas  mot,  et  cela  dans 
un  pays  où  la  journée  d'un  laboureur  vaut  Ofr.25,  celle  d'un  arti- 
san, Ofr.  60.  Le  personnel  du  temple  se  divise  en  trente-six  ordres 
et  quatre-vingt-dix-sept  classes  :  prêtres  officiants  de  diverses 
sortes  ayant  chacune  ses  fonctions  spéciales,  boulangers,  cuisiniers, 
gardes,  musiciens,  danseuses,  chanteuses,  porte-torches,  valets  de 

III,  107  ;  W.  Hunter,  Statistical  Account  of  Bcngal,  t.  XII,  p.  44  ;  et  l'ouvrage  riche- 
ment illustré  de  Râjendralâla  Mitra,  Buddha  Gaya,  the  Hermitage  of  Sakya  Muni,  1879. 
Gayà  est  aujourd'hui  encore,  comme  au  sixième  siècle,  du  temps  de  Varâha  Mihira 
(Yogayâlrâ,  IV,  47,  ap.  Ind.  Stud.,  XI V,  318),  un  pèlerinage  funèbre,  et  environ 
100.000  visiteurs  par  an  viennent  y  prier  pour  leurs  morts.  Les  bouddhistes  le  fré- 
quentent également. —  Au  point  de  vue  topographique  et  archéologique,  on  trouvera 
d'abondants  renseignements  :  sur  les  sanctuaires  de  l'Hindoustan,  dans  les  Rapports 
de  VArchxological  Survey  of  India  du  général  A.  Cunningham;  sur  ceux  de  l'Inde 
occidentale,  dans  les  Rapports  de  VArchxological  Survey  of  Western  India  de  J.  Burgess; 
sur  ceux  de  l'Inde  en  général,  dans  J.  Fergusson,  History  of  Indian  and  Eastern 
Archite&Lure,  1876.  —  On  consultera  aussi  avec  intérêt,  à  cause  surtout  de  la  belle 
exécution  des  gravures,  les  publications  du  contre-amiral  Paris,  de  G.  Lejean, 
A.  Grandidier  et  L.  Rousselet,  parues  dans  le  Tour  du  Monde,  t.  XVI,  XVI1I-XX, 
XXIl-XXVU. 

1.  Ces  chiffres  sont  empruntés  à  la  notice  sur  Jagannâth  dans  le  t.  XIX  du  Statisti- 
cal Account  of  Bengal  de  W.  Hunter,  notice  qui  est  elle-même  un  abrégé  delà  descrip- 
tion donnée  par  le  même  auteur  dans  son  Orissa,  or  the  Vicissitudes  of  an  Indian  pro- 
vince under  Native  and  British  rule,  t.  I,  chap.  m  et  rv.  Pour  ce  sanctuaire  et  les  autres 
<ie  la  même  province,  consulter  aussi  la  splendide  publication  de  Râjendralâla  Mitra, 
Tk*  Antiquities  of  Orissa,  Calcutta,  1879-1880. 


HINDOUISME  243 

chevaux  et  d'éléphants,  artisans  de  différents  métiers,  etc.  A  ces 
serviteurs  immédiats  du  dieu,  il  faut  ajouter  les  religieux  des  ma- 
thas  qui  dépendent  du  sanctuaire,  leurs  domestiques  et  leurs  tenan- 
ciers, enfin  un  grand  nombre  d'agents,  environ  trois  mille,  que  la 
fabrique  du  temple  envoie  dans  toutes  les  provinces  de  l'Inde  pour 
y  recruter  les  pèlerins,  organisation  qui  se  retrouve  ailleurs  encore 
qu'à  Purî,  et  qui  ne  date  pas  d'hier,  mais  qui  s'est  bien  perfection- 
née depuis  que  les  chemins  de  fer  sont  au  service  de  Jagannâth. 
En  tout,  on  estime  à  vingt  mille  hommes,  femmes  et  enfants,  le 
personnel  qui,  directement  ou  indirectement,  vit  du  sanctuaire. 
Dans  les  meilleures  années,  le  nombre  des  pèlerins,  ou  plutôt  des 
pèlerines,  car  les  cinq  sixièmes  au  moins  sont  des  femmes,  monte 
à  trois  cent  mille.  Dans  les  plus  mauvaises,  il  ne  tombe  jamais 
au-dessous  de  cinquante  mille.  A  la  Rathayâtrâ,  «  la  sortie  du 
char  »,  la  principale  des  vingt-quatre  grandes  fêtes  entre  lesquelles 
se  partage  l'année  religieuse  à  Jagannâth,  on  en  compte  d'ordi- 
naire de  quatre-vingt-dix  mille  à  cent  quarante  mille  présents  à  la 
fois.  On  comprend  quelles  doivent  être  les  conditions  hygiéniques 
de  ces  multitudes  épuisées  par  une  longue  route.  Quatre-vingt- 
quinze  sur  cent  sont  venus  à  pied,  parfois  des  extrémités  de  l'Inde, 
traînant  avec  eux  des  malades,  des  enfants,  ou  chargés  de  vases 
remplis  d'eau  du  Gange,  marchant  le  jour,  campant  la  nuit,  en 
pleine  saison  pluvieuse  (la  fête  tombe  en  juin  ou  en  juillet),  alors 
que  des  chaleurs  accablantes  sont  rendues  plus  perfides  par  l'hu- 
midité et  par  de  brusques  changements  de  température.  Arrivés  à 
destination,  à  cette  «  porte  du  ciel  »,  ils  trouvent  des  conditions 
pires,  s'il  se  peut.  C'est  le  moment  de  l'année  où  les  fièvres  putri- 
des et  le  choléra,  endémiques  sur  cette  côte  désolée,  y  sont  dans 
toute  leur  force.  Mal  nourris1,  serrés  les  uns  sur  les  autres  ou 
privés  de  tout  abri2,  excités  sans  cesse  jusqu'au  transport  par  les 
pompes  du  culte,  s'entassant  plusieurs  fois  par  jour  dans  des  étangs 
fétides,  ils  passent  là  une  ou  deux  semaines  plus  meurtrières  par- 
fois qu'une  grande  bataille.  Puis,  quand  la  dernière  pièce  de  mon- 
naie est  partie,  ils  reprennent,   comme  ils  peuvent,  le  chemin  du 


1.  La  nourriture,  du  riz  bouilli,  est  fournie  à  bas  prix  par  les  cuisines  du  temple, 
Mais,  comme  elle  a  été  consacrée  au  dieu,  il  ne  doit  rien  s'en  perdre.  On  en  conserve 
donc  les  restes  d'un  jour  à  l'autre,  et  on  ne  les  consomme  que  dans  un  état  déjà 
avancé  de  fermentation. 

2.  La  ville  de  Purî  (23.000  h.)  ne  compte  guère  que  5.000  maisons  ou  cases  recevant 
<les  pèlerins. 


244  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

retour,  souvent  emportant  la  contagion  avec  eux  et,  comme  l<;s 
caravanes  de  la  Mecque,  semant  les  routes  de  leurs  morts.  D'après 
les  médecins  anglais,  les  pèlerins  pauvres  laissent  un  huitième, 
parfois  un  cinquième  des  leurs  derrière  eux.  Ilunter  est  tenté  d'ad- 
mettre un  chiffre  plus  modéré  ;  mais,  même  dans  les  meilleures 
conditions,  quand  il  ne  survient  aucune  épidémie,  et  en  défalquant 
les  chances  normales  de  la  mortalité,  il  est  d'avis  qu'on  ne  saurait 
estimer  à  moins  de  dix  mille  par  an  le  nombre  des  victimes  du  pè- 
lerinage de  Jagannâth1. 

Et  ce  qui  se  passe  à  Purî,  se  répète,  toute  proportion  gardée,  en 
cent  autres  lieux.  Mathurâ  et  Vrindâvan,  Gayâ  dans  le  Bihâr, 
Gokarna  sur  la  côte  de  Malabar,  les  grandes  pagodes  de  la  prési- 
dence de  Madras  telles  que  Gonjevaram  et  Trichinâpalli,  Râmeçva- 
ram  surtout,  dans  le  golfe  de  Manar,  qui  est  comme  le  Bénarès  du 
Sud,  voient  à  certains  jours  affluer  des  multitudes  presque  aussi 
nombreuses2.  Ce  n'est  qu'en  présence  de  ces  foules  ardentes  qu'on 
sent  tout  ce  qu'il  y  a  encore  de  force  de  résistance  dans  ces  reli- 
gions en  ruine.  En  tout  cas,  on  ne  saurait  surfaire  l'influence 
exercée  par  ces  pérégrinations  sur  le  tempérament  religieux  de  la 
nation,  et  ce  n'est  pas  exagérer  que  d'y  voir  pour  ainsi  dire  la  fonc- 
tion vitale  de  l'hindouisme.  Dans  la  vie  de  tous  les  jours,  l'Hindou 
s'isole  dans  sa  secte  et  ne  s'élève  pas  au-dessus  d'une  dévotion 
machinale;  pendant  ces  grands  jours,  il  s'exalte  pour  des  années 
et  se  retrouve  membre  d'une  communauté  immense.  Vishnouites 
et  çivaïtes  y  confondent  leurs  rangs.  A  Bénarès,  par  exemple,  le 
pèlerin  ne  visite  pas  seulement  les  sanctuaires  de  sa  propre  croyance, 
mais  les  lieux  saints  en  général.  A  Jagannâth,  chaque  secte  est 
représentée,  chaque  divinité  a  sa  chapelle,  son  idole  et  ses  rites  ; 
Durgâ  elle-même  y  a  son  autel,  où  on  lui  immole  des  victimes, 
malgré  la  règle  qui  veut  que  nul  être  vivant  ne  meure  dans  l'en» 

1.  Cf.  aussi  ce  que  les  historiens  de  Mahmoud  deGazna,  Mirkhond  et  Ferishta  (écri- 
vant, il  est  vrai,  le  premier  au  quinzième  siècle,  le  second  au  commencement  du 
dix-septième)  racontent  des  splendeurs  déployées  au  onzième  siècle,  et  à  l'extrémité 
opposée  de  l'Inde,  dans  la  péninsule  de  Gujarât,  pour  le  sanctuaire  çivaïte  de  Som- 
nâth.  De  200.000  à  300.000  pèlerins  aux  grandes  fêtes  ;  2.000  brahmanes,  300  barbiers, 
300  musiciens,  500  danseuses  et  un  nombre  sans  fin  de  serviteurs  étaient  attachés  au 
sanctuaire,  qui  possédait  les  revenus  de  2.000  villages  (10.000  suivant  Mirkhond). 
Chaque  jour  on  apportait  de  l'eau  du  Gange,  pour  les  ablutions  du  linga.  On  rapporte 
que  Mahmoud  aurait  enlevé  la  valeur  de  plus  de  20.000.000  de  dirhems  d'or  :  Elphins- 
tone,  History  of  India,  vol.  I,  p.  550;  Journ.of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Bombay,  XIV,  42* 

2.  A  Pandharpour,  dans  le  Dékhan  marhatte,  on  compte  à  certains  jour  «150.000  pè- 
Urint.  Ind.  Antiq.,  II,  272. 


HINDOUISME  245 

ceinte  sacrée.  Chacun  de  ces  grands  pèlerinages  est  donc  ainsi  une 
sorte  de  colluvio  religionum  :  ailleurs,  l'hindouisme  se  subdivise 
et  s'émiette  ;  ici,  il  se  retrempe  et  reprend  le  sentiment  de  son 
unité. 

Quelles  sont  les  limites  de  cette  unité?  Dans  quelles  conditions, 
à  quel  degré  de  l'échelle  sociale  cesse-t-on  d'être  hindou?  A  cette 
question,  il  n'y  a  pas  de  réponse  satisfaisante.  L'ancienne  religion 
excluait  le  çûdra  :  il  était  défendu  de  lui  révéler  le  Veda  et  de  sacri- 
fier pour  lui.  Les  religions  néo-brahmaniques  n'ont  point  de  ces 
interdictions  précises.  La  plupart  elles  prétendent  prendre  en  main 
la  cause  des  déshérités.  Le  Mahâbhârata  et  les  Purânas  doivent 
avoir  été  composés  expressément  pour  les  femmes  et  pour  les 
çûdras,  les  exclus  du  Veda1.  Il  n'y  a  pas  de  prescription  nette  et 
uniforme  qui  écarte  absolument  du  culte  telle  catégorie  de  la  popu- 
lation, et  aux  nombreuses  sorties  contre  les  classes  impures  que 
contient  la  littérature  des  diverses  époques  on  pourrait  opposer 
un  nombre  presque  égal  de  déclamations  égalitaires.  Enfin  nous 
avons  vu  que  la  plupart  des  sectes  allaient  très  loin  dans  leurs 
protestations  contre  les  distinctions  de  caste,  et  que  quelques-unes 
même  les  avaient  déclarées  formellement  abolies.  En  réalité  elles 
les  ont  multipliées,  chaque  secte  ne  manquant  pas,  au  bout  de  très 
peu  de  temps,  de  donner  naissance  à  un  certain  nombre  de  castes 
nouvelles.  La  population  de  l'Inde  est  arrivée  ainsi  à  se  fractionner 
en  quelques  milliers  de  subdivisions  qui  ne  s'entremarient  pas,  ne 
mangent  pas  ensemble,  n'acceptent  pas,  des  unes  aux  autres,  tels 
objets,  telle  sorte  d'aliments,  et  ne  laissent  entre  elles  de  place  à 
aucun  sentiment  de  charité.  Les  brahmanes  à  eux  seuls  forment 
plusieurs  centaines  de  classes  parfois  séparées  par  les  barrières 
les  plus  rigoureuses,  et  cet  esprit  d'exclusivisme  a  profondément 
pénétré  jusque  chez  les  musulmans  et  chez  les  chrétiens  indi- 
gènes 2.  Mais  en  dehors  ou  au-dessous  de  la  moyenne  de  ces  castes, 
il  en  est  un  certain  nombre  que  cette  moyenne,  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre,  repousse  avec  une  aversion  si  énergique,  que 
la  communion  religieuse,  même  de  l'espèce  la  plus  simple,  devient 

1.  Bhâgavata-Purâna,  I,  4,  25. 

2.  Des  distinctions  de  caste  se  sont  introduites  parmi  les  musulmans  du  Dékhan,  du 
Gujarât,  de  plusieurs  districts  du  Bengale,  Ind.  Antiq.,  III,  190;  V,  171,  354.  Hunter, 
Statistical  Account  of  Bengal,  IX,  289;  XI,  52,  255,  etc.  —  Pour  les  chrétiens,  tant  ceux 
dos  anciennes  communautés  que  ceux  des  missions,  voir  dans  la  Correspondance  de 
révoque  Heber  la  lettre  du  21  mars  1826  à  Williams  Wynn.  Comparer  Zeitschr.  der 
Ucutsch.  Morgenl.  Gesellsck.,  XXXIII,  579,  585. 


246  LES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

presque  toujours  impossible.  11  n'y  a  pas  de  critérium  général  qui 
permette  de  distinguer  ces  classes  abjectes,  pour  lesquelles  l'Eu- 
rope a  depuis  longtemps  adopté  la  dénomination  commune  de 
parias,  et  l'exclusion  dont  elles  sont  frappées  est  dans  chaque  pro- 
vince affaire  de  tradition  et  de  coutume  locale.  Plusieurs  sectes 
telles  que  les  Lingâyits  du  Dékhan,  les  Çâktas,  les  Caitanyas  du 
Bengale  ont  débuté  par  un  prosélytisme  sans  réserve,  et  autrefois, 
paraît-il,  le  sanctuaire  de  Puri  s'ouvrait  aux  classes  les  plus  mé- 
prisées1. Mais  presque  toujours  le  préjugé  a  fini  à  la  longue  par 
reprendre  le  dessus.  Aujourd'hui  quinze  castes,  non  compris  les 
chrétiens  et  les  musulmans,  sont  exclues  de  l'enceinte  sacrée  de 
Jagannâth  ;  deux  autres,  les  blanchisseurs  et  les  potiers,  peuvent 
y  pénétrer,  mais  pas  plus  loin  que  la  première  cour2. 

De  même  que  l'ancienne  religion,  l'hindouisme  a  donc  ses  races 
maudites.  Mais,  à  côté  de  celles  qui  sont  ainsi  repoussées  par  lui, 
il  en  est  qui  le  repoussent  à  leur  tour  ;  nous  voulons  parler  des 
peuplades  plus  ou  moins  sauvages,  représentants,  la  plupart  du 
moins,  des  premiers  occupants  du  sol  avant  l'arrivée  des  Aryas. 
Dans  l'Hindoustan  et  dans  le  Dékhan  septentrional,  une  grande 
masse  de  ces  populations  s'est  intimement  fondue  avec  la  race  vic- 
torieuse. Dans  le  Sud,  elles  ont  également  adopté  la  culture  et  les 
religions  aryennes,  tout  en  conservant  cependant  leurs  langues,  les 
divers  idiomes  dravidiens  radicalement  distincts  du  sanscrit.  C'est 
une  question  qui  n'est  pas  encore  mûre  que  celle  de  savoir  ce 
qu'elles  ont  pu  à  leur  tour  passer  d'idées  et  de  coutumes  à  leurs 
dominateurs.  Il  est  probable  toutefois  que  quelques-unes  du  moins 
des  déesses  à  culte  sanglant  et  homicide  des  religions  hindoues, 
sont  d'origine  dravidienne.  Mais  cette  assimilation  ne  s'est  pas 
faite  partout.  Sur  toute  la  frontière  du  nord  et  de  l'est,  au  centre 
dans  les  monts  Vindhyas  et  dans  les  parties  les  plus  inhospita- 
lières du  plateau  du  Dékhan,  plus  au  sud,  dans  les  replis  des  Ghats 
et  dans  les  Nîlgiris,  on  trouve  des  tribus  se  rattachant,  celles  du 
Nord  et  du  Centre,  aux  races  tibétaines  ou  transgangétiques,  celles 
du  Centre  et  du  Midi,  aux  races  dravidiennes,  qui  sont  restées  plus 
ou  moins  pures  et  qui  ont  conservé  leurs  coutumes  et  leurs  reli- 
gions nationales.  Nous  n'entrerons  point  dans  l'examen  de  ces  der- 

1.  En  principe,  toute  distinction  de  caste  cesse  à  l'intérieur  des  frontières  du  Puru- 
ihottamakshetra.  Cf.  Mahâbhârata,  III,  8026,  où  toutes  les  castes  deviennent  brahmanes 
dès  que,  pour  aller  à  l'ermitage  de  Vaçishtha,  elles  ont  franchi  la  Gomatî. 

2.  Hunter,  Statistical  Account  of  Bengal,  t.  XIX,  62. 


HINDOUISME  247 

nières  :  de  môme  que  les  peuplades  qui  les  professent,  elles  n'ont 
point  d'histoire,  et  leur  classification  ethnographique  est  loin  d'être 
complète  et  définitive.  Les  plus  intéressantes  et  les  mieux  connues 
sont  celles  des  aborigènes  de  race  dravidienne.  Elles  ont  pour 
caractère  commun  l'adoration  de  divinités  élémentaires,  telluriques, 
en  majorité  femelles  et  méchantes,  le  culte  des  revenants  et  d'autres 
génies  malfaisants  qu'on  cherche  à  apaiser  par  des  sacrifices  san- 
glants et  par  des  pratiques  orgiastes  qui  rappellent  le  schama- 
nisrne  des  peuples  de  l'Asie  septentrionale1.  Le  prêtre  ou  le  sorcier, 
le  devil  dancer  des  Anglais,  se  livre  à  une  danse  frénétique  jus- 
qu'à ce  qu'il  tombe  en  convulsion  :  il  est  alors  possédé,  et  les  paroles 
incohérentes  qui  sortent  de  sa  bouche,  expriment  la  volonté  de 
l'esprit  dont  il  s'agit  de  désarmer  le  courroux.  Beaucoup  de  ces 
pratiques  ont  laissé  des  traces  chez  toutes  les  populations  dravi- 
diennes,  môme  chez  celles  qui  sont  le  plus  complètement  assimilées 
L'hindouisme  fait  du  reste  des  progrès  constants  parmi  ces  tribus  : 
les  modes,  les  cultes,  les  divinités  de  la  plaine  envahissent  rapide- 
ment leurs  montagnes.  Mais  celles  qui  sont  restées  pures  rendent 
la  plupart  à  l'Hindou,  surtout  au  brahmane,  aversion  pour  aver- 
sion, mépris  pour  mépris.  Pendant  la  famine  de  1874  par  exemple, 
des  Santals  se  sont  laissé  mourir  de  faim  à  la  porte  des  fourneaux 
de  charité  plutôt  que  d'accepter  des  aliments  de  la  main  des  brah- 
manes2. 

Et  maintenant  que  nous  voici  arrivé  au  terme  de  notre  longue 
tache,  faut-il  nous  résumer  en  un  jugement  final  ?  Tout  ce  qui  pré- 
cède n'est  lui-même  qu'un  long  résumé,  et  notre  plus  grande  crainte 
est  de  n'avoir  pas  fait  saisir  assez  le  caractère  complexe,  multiple, 
monstrueusement  confus  de  ces  religions.  Avant  peut-être  qu'il  y 
eût  des  poésies  homériques,  elles  avaient  dépassé  Parménide,  et 
aujourd'hui,  après  des  siècles  de  contact  avec  le  monde  occidental, 
elles  étalent,  jusque  dans  les  centres  les  plus  éclairés,  un  fétichisme 
qui  n'a  de  pendant  que  chez  les  nègres  de  la  Guinée.  Leur  histoire 
est-elle  celle  d'une  longue  décadence,  et,  comme  on  semble  parfois 
le  croire,  n'ont-elles  fait,  depuis  le  Veda,  qu'amasser  autour  d'elles 
des  ténèbres  plus   épaisses,  ou  faut-il  admettre  un  progrès  dans 

1.  Sur  ces  religions,  leurs  divinités  et  leurs  pratiques,  cf.  F.  Kittcl,  Intl.  Antiq.,  Iï, 
168,  et  Ursprung  des  LingakuHus,  p.  44.  —  R.  Caldwell,  Comparative  Grammar  of  thc 
Dravidian  Family  of  Languages,  pp.  579  ss.,  2e  éd. 

2.  Hunter,  Statistical  Account  of  Bengal,  t.  XIV,  p.  313.  —  Chez  les  Holiynrs  du  Dé- 
khan, certaines  coutumes  ont  gardé  la  trace  dune  hostilité  semblable. 


248  LES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

cette  longue  suite  d'efforts?  Depuis  trente  siècles  au  moins  que 
nous  pouvons  les  suivre,  elles  changent  sans  cesse,  et  sans  cesse 
elles  se  répètent,  si  bien  qu'on  cherche  les  notions  dont  on  puisse 
affirmer  sans  restriction,  à  un  moment  donné,  qu'elles  sont  neuves 
ou  tombées  en  oubli.  Nul  autre,  parmi  les  peuples  indo-européens, 
n'a  eu  sitôt  que  celui-ci  l'idée  d'une  loi  absolue,  universellement 
obligatoire,  et  pourtant  c'est  une  question  de  savoir  jusqu'à  quel 
point  dans  la  pratique  il  a  jamais  eu  une  législation.  En  combien 
de  cas  peut-on  dire  :  voici  ce  que  l'Inde  croit  ou  ne  croit  pas,  voici 
ce  qu'elle  approuve  ou  ce  qu'elle  condamne  ?  Bien  avant  notre  ère 
déjà  elle  contestait  théoriquement  la  caste  et  en  avouait  la  vanité1  ; 
elle  ne  l'en  a  pas  moins  conservée  jusqu'à  ce  jour  ;  mieux  que  cela, 
elle  l'a  exagérée  et  elle  a  fini  par  en  faire  quelque  chose  à  la  fois 
de  si  odieux  et  de  si  chimérique,  qu'on  ne  sait  plus  comment  l'ex- 
pliquer. Et  quelles  contradictions,  si  on  examine  la  morale  de  ces 
religions  !  Non  seulement  elles  ont  donné  naissance  au  bouddhisme 
et  produit  pour  leur  propre  compte  un  code  de  préceptes  qui  ne  le 
cède  à  aucun  autre  ;  mais  dans  la  poésie  qu'elles  ont  inspirée,  il  y 
a  parfois  une  délicatesse  et  une  fleur  de  moralité  que  l'Occident 
n'a  connues  que  par  le  christianisme.  Nulle  part  ailleurs  peut-être 
on  ne  trouve  une  égale  richesse  de  belles  sentences.  Un  des  hommes 
qui  ont  le  plus  fait  pour  la  connaissance  des  religions  hindoues, 
J.  Muir,  a  réuni  un  certain  nombre  de  ces  maximes  et  de  ces  pen- 
sées dans  une  anthologie  exquise  2  qui  a  dû  gagner  bien  des  amis 
à  l'Inde.  Et  pourtant  quelle  absence  de  tout  élément  moral  dans  la 
plupart  de  ces  cultes,  que  de  côtés  sombres  dans  ces  pratiques  et 
dans  ces  doctrines  !  L'étonnante  conservation  de  l'hindouisme  est 
à  elle  seule  un  problème.  Il  est  certain  que  depuis  longtemps  le 
peuple  hindou  vaut  mieux  que  ses  religions,  et  que  celles-ci,  de 
bien  des  côtés,  menacent  ruine.  Elles  subsistent  pourtant,  et  ni 
l'Évangile,  ni  le  Coran  n'ont  eu  jusqu'ici  sérieusement  prise  sur 
elles.  Plusieurs  siècles  de  domination  musulmane  les  ont  à  peine 
entamées.  Elles  ont  réagi  pour  le  moins  autant  sur  l'Islam,  que 
celui-ci  a  agi  sur  elles3,  et  actuellement  il  semblerait  que,  dans 

1.  Bhagavad-Gîta,  V,  18. 

2.  Religious  and  Moral  Sentiments  from  Sanskrit  Writers,  1875  ;  l'auteur  vient  d'insérer 
ce  premier  choix  dans  un  plus  grand  ouvrage  :  Metrical  Translations  from  Sanskrit 
Writers,  with  an  Introduction,  Prose  Versions,  and  Parallel  Passages  from  Classical 
Authors  (vol.  VIII  de  Trûbner's  Oriental  Séries),  1879. 

3.  Cf.  Garcin  de  Tassy,  Mémoire  sur  les  particularités  de  la  religion  musulmane  dans 
l'Inde,  2*  éd.,  1869;  Colebroofce,  On  the  peculiar  tencts  of  certain  Muhammadan  sects,  ap. 


HINDOUISME  219 

certaines  provinces  du  moins,  elles  le  fassent  reculer1.  Quant  au 
christianisme,  c'est  aujourd'hui,  quand  il  dispose  d'incomparables 
ressources  et  qu'il  a  pour  lui  toutes  les  causes  d'ascendant  et  tous 
les  prestiges,  qu'il  obtient  le  moins  de  succès.  Les  opérations  de  la 
propagande  catholique,  plus  remarquables  par  la  merveilleuse  soli- 
dité de  leurs  bases  que  par  leur  étendue,  ont  depuis  longtemps  cessé 
de  progresser,  et  jusqu'à  ce  jour  celles  des  Missions  protestantes 
ont  eu  peut-être  encore  moins  de  succès.  Malgré  le  grand  nombre 
d'hommes  distingués,  quelques-uns  d'un  mérite  tout  à  fait  hors 
ligne,  qu'elles  comptent  dans  leur  sein,  aucune  des  missions  pro- 
testantes anglaises,  américaines  ou  allemandes  qui  travaillent 
actuellement  dans  l'Inde  (excepté  toutefois  celles  qui  opèrent  parmi 
les  aborigènes,  surtout  parmi  ceux  de  Ghota  Nâgpour  et  des  Pro- 
vinces Centrales),  n'a  lieu  d'être  satisfaite  de  ses  résultats.  Aucune 
jusqu'ici  n'a  réussi  à  fonder  rien  qui  puisse  être  comparé  ni  à  l'œuvre 
des  apôtres  inconnus  qui  dans  les  premiers  siècles  établirent  les 
Eglises  dites  de  Saint-Thomas,  ni  môme  à  celle  de  saint  François- 
Xavier  et  des  premiers  missionnaires  jésuites.  Gela  tient  peut-être 
à  ce  que  le  missionnaire  protestant  arrive  entouré  d'une  famille 
avec  laquelle  il  vit  dans  un  confortable  bourgeois,  tandis  que  l'in- 
digène n'est  sensible  qu'à  la  pompe  où  à  l'ascétisme.  Mais  cela 
tient  surtout  à  ce  qu'il  raisonne  beaucoup.  Or  la  controverse,  que 
l'Hindou  adore  et  à  laquelle  il  excelle,  n'a  aucune  prise  sur  sa  reli- 
gion, qui  n'a  pour  ainsi  dire  pas  de  dogmes  définis.  Les  arguments 
s'enfoncent  dans  cette  masse  molle  et  s'y  perdent,  comme  un  coup 
porté  par  le  fer  à  un  de  ces  organismes  inférieurs  sans  centre  de 
vie  déterminé.  Le  missionnaire  est  aimé  et  respecté  ;  on  approuve  et 
on  admire  la  morale  de  son  enseignement,  et  il  est  incontestable 
que  sous  ce  rapport  seul  sa  présence  fait  déjà  beaucoup  de  bien; 
mais  on  ne  se  convertit  pas.  Il  est  donc  plus  que  douteux  que  l'hin- 
douisme doive,  dans  un  avenir  même  éloigné,  faire  place  à  une  autre 
religion.  Et  pourtant  il  s'affaisse  et  se  détériore  à  vue  d'oeil.  Dès 
maintenant,  il  est  bien  près  de  n'être  plus  qu'un  paganisme  au  sens 
étymologique  du  mot.  La  science,  l'industrie,  l'administration,  la 


Miscellaneous  Essays,  t.  H,  p.  202;  Hunier,  Slatistical  Account  of  Bengal,  t.  IX,  289  et 
passim,  Cette  influence  a  surtout  agi  énergiquement  dans  l'Ouest,  où  elle  a  produit  de 
véritables  sectes  mixtes,  telles  que  les  Sangàrs  et  les  Khojâs  du  Gujarât  et  du  Sindii. 
Ind.Antiq.,V,  171,  173. 

I.  Au  Bengale,  excepté  dans  le  district  de  Gayâ,  les  musulmans  sont  ou  stationnaircs 
ou  en  déclin,  Hunter,  passim. 


2ii0  LES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

police,  l'hygiène,  toutes  les  conquêtes  et  toutes  les  exigences  de  la 
vie  moderne  lui  font  froidement  une  guerre  bien  autrement  efficace 
que  l'œuvre  des  missions.  Trouvera-t-il  en  lui-même  assez  de  res- 
sources pour  s'accommoder  à  ces  conditions  nouvelles  qui  le  débor- 
dent avec  une  rapidité  croissante?  L'expérience  du  passé  est  faite 
pour  inspirer  à  cet  égard  presque  autant  de  craintes  que  d'espé^ 
rances.  Toute  l'histoire  de  l'hindouisme  est  en  effet  celle  d'une  per- 
pétuelle réforme  et  il  est  impossible  de  n'être  pas  frappé  de  cette 
persistance  dans  l'effort.  Mais,  en  même  temps,  on  est  obligé  de 
constater  combien  chacune  de  ces  tentatives  a  été  jusqu'ici  éphémère 
et  prompte  à  se  corrompre.  En  sera-t-il  de  même  de  celle  qui  se 
continue  de  notre  temps  et  pour  ainsi  dire  sous  nos  yeux,  de  l'essai 
de  réforme  déiste  poursuivie  par  le  Brâhma-Samâj  (l'Église  de 
Dieu)  ?  Nous  n'avons  pas,  à  dessein,  parlé  jusqu'ici  de  ce  mouve- 
ment qui  procède  de  l'influence  directe  et  avouée  de  l'Europe,  bien 
que,  depuis  l'origine,  il  soit  conduit  à  un  point  de  vue  exclusive- 
ment hindou  et  par  des  Hindous 1 .  Celui  qui  en  fut  le  fondateur  dans 
les  premières  années  du  siècle,  le  brahmane  Ram  Mohun  Roy  (né 
en  1772  à  Burdvan,  dans  le  bas  Bengale,  mort  en  Angleterre,  à 
Bristol,  en  1833),  une  des  figures  les  plus  nobles  que  présente  l'his- 
toire religieuse  d'aucun  peuple,  était  en  effet  plus  versé  dans  la 
théologie  chrétienne  (il  avait  appris  dans  ce  but,  outre  l'anglais,  le 
latin,  le  grec  et  l'hébreu)  que  dans  les  Vedas,  bien  qu'il  en  sût 
tout  ce  qu'il  était  possible  d'en  savoir  alors.  Il  crut  que  ces  vieux 
livres,  en  particulier  les  Upanishads,  convenablement  interprétés, 
contenaient  le  pur  déisme,  et  il  entreprit  d'arracher  ses  compa- 
triotes à  l'idolâtrie,  en  s'appuyant  sur  la  tradition.  Il  publia  et  tra- 
duisit dans  ce  but  un  certain  nombre  de  ces  textes,  et  exposa  en 
même  temps  ses  vues  de  réforme  dans  des  traités  originaux.  Bientôt 
en  butte  à  la  fois  aux  attaques  des  siens  et  à  celles  de  quelques 
missionnaires,  il  y  répondit  par  des  écrits  où  la  science  du  théolo- 
gien s'allie  à  une  pensée  d'une  rare  élévation,  et  dont  quelques-uns 
sont  restés  comme  des  modèles    de  controverse2.  Dès  l'origine  le 

1.  Le  Brâhma-Samâj  a  déjà  produit  une  littérature  considérable.  On  trouvera  de* 
indications  à  ce  sujet,  ainsi  qu'une  appréciation  générale  de  ce  mouvement,  dans  Max 
Miïller,  Chips  from  a  Germon  Workshop,t.  IV,  pp.  271-275  ;  283-290.  Cf.  aussi  les  Revues 
Annuelles  que  publia  Garcin  de  Tassy  de  1850  jusqu'à  l'année  de  sa  mort,  1878,  et 
qui  sont  consacrées  à  l'examen  de  lont  ce  qui  intéresse  à  un  degré  quelconque  la 
langue  ou  la  littérature  hindoustanie.  Ces  Revues  forment  le  compte-rendu  le  plus  fidèle 
des  progrès  intellectuels  de  l'Inde  septentrionale  pendant  les  trente  dernières  années. 

2.  Voir  notamment  son  traité  The  Precepts  of  Jésus,  Ihe  Guide  to  peace  and  happiness, 


HINDOUISME  251 

Brâhma-Samâj  eut  ainsi  recours  aux  moyens  de  propagande  usités 
en  Europe,  et  il  y  est  resté  fidèle  depuis.  Par  le  but,  c'est  une  secte 
hindoue;  par  son  organisation,  par  ses  moyens  d'action  et  par 
toutes  ses  allures,  c'est  une  association  analogue  à  nos  partis  théo- 
logiques. Il  a  ses  locaux  de  réunion  et  de  prière,  ses  comités,  ses 
écoles,  ses  conférences,  ses  journaux  et  ses  revues.  L'autorité 
révélée,  que  le  fondateur  avait  cru  devoir  maintenir  au  Veda,  a  été 
peu  à  peu  abandonnée,  surtout  depuis  qu'une  association  semblable, 
le  Dharma-Samâj  (l'Église  de  la  Loi),  a  été  fondée  pour  la  défense 
de  la  vieille  orthodoxie.  Depuis  une  douzaine  d'années  la  secte 
s'est  divisée  en  un  parti  conservateur,  V  Adi- Brâhma-Samâj  (l'an- 
cien Br.  S.),  et  un  parti  avancé,  qui  s'est  formé  sous  la  direction 
de  Keshub  ChunderSen,  le  Brâhma-Samâj  o/'India,  l'un  plus  res- 
pectueux des  vieux  usages,  l'autre  poussant  à  une  réforme  plus  ra- 
dicale. Il  y  a  infiniment  de  droiture,  de  dévouement,  de  grandes  et 
belles  aspirations  dans  cette  œuvre.  On  ne  saurait  assez  estimer 
ces  hommes  de  bien  qui  travaillent  avec  tant  de  zèle  à  relever  le 
niveau  intellectuel,  religieux  et  moral  de  leurs  compatriotes,  et  le 
bien  qu'ils  font  est  incontestable.  Mais  voici  plus  de  soixante  ans 
que  le  Brâhma-Samâj  est  fondé,  et  combien  compte-t-il  d'adhé- 
rents? Au  Bengale,  son  berceau,  sur  une  population  de  soixante- 
sept  millions  d'habitants,  quelques  milliers,  tous  dans  les  grandes 
villes  :  dans  les  campagnes  (et  l'Inde  est  un  pays  essentiellement 
rural),  il  est  à  peine  connu.  Sans  doute  il  n'est  pas  exposé,  comme 
les  autres  sectes,  à  se  corrompre  et  à  retomber  sous  le  joug  des 
superstitions.  Mais  grandira-t-il  assez  vite  pour  en  devenir  l'héri- 
tier? Et  à  quelle  époque  sera-t-il  assez  fort  pour  exercer  une  action 
bien  efficace  sur  deux  cent  millions  d'hommes  ?  Il  y  a  donc  dans 
les  conditions  actuelles  où  se  trouve  l'hindouisme,  les  éléments 
d'un  redoutable  problème,  problème  qui  se  pose  en  môme  temps, 
il  est  vrai,  dans  tout  le  reste  de  l'Asie,  mais  nulle  part  avec  plus 
de  netteté  qu'ici.  La  civilisation  matérielle  aux  mains  d'une  poignée 
d'étrangers  redoutés  pour  leur  puissance,  parfois  estimés  pour  leur 
supériorité  morale,  mais  nullement  aimés,  l'envahit  avec  la  rapi- 
dité de  la  vapeur  et  de  l'électricité,  tandis  que  la  civilisation  mo- 
rale reste  en  souffrance.  Depuis  une  dizaine  d'années  surtout,  le 
gouvernement  colonial  fait  beaucoup  pour  la  multiplication  des 


ainsi  que  ses  First,  second  and  final  Appeal  to  the  Christian  public  in  reply  to  the  Observa- 
tions of  Dr.  Marshman,  plusieurs  fois  réimprimés. 


232  LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

écoles  de  tous  les  degrés.  Mais  l'Inde  est  un  pays  pauvre,  ses  bud- 
gets sont  en  déficit,  et  les  ressources  de  l'Etat  sont  peu  de  chose 
en  présence  de  l'énormité  des  besoins  à  satisfaire.  Celui-ci  est 
obligé  d'ailleurs  de  n'user  de  son  initiative  qu'avec  prudence,  pour 
ne  pas  éveiller  dans  ces  milieux  facilement  excitables  des  défiances 
qu'il  aurait  ensuite  de  la  peine  à  calmer.  Mais  qu'on  suppose  un 
système  d'écoles  aussi  prospère  qu'on  voudra,  on  ne  supprimera 
pas  pour  cela  une  question  qui  s'impose  et  à  laquelle  nous  n'entre- 
voyons pas  de  réponse  :  Quelle  sera  la  foi  de  l'Inde  le  jour  où  ses 
vieilles  religions,  condamnées  à  périr,  mais  qui  s'obstinent  à  vivre, 
se  seront  définitivement  effondrées  ? 


TABLE  DE  CONCORDANCE 


L'article  sur  les  Religions  de  l'Inde,  paru  d'abord  dans  Y  Ency- 
clopédie des  Sciences  Religieuses  de  Lichtenberger,  a  passé  dans 
l'usage  courant  de  l'indianisme  sous  deux  formes  :  1°  le  tirage  à 
part,  augmenté  de  notes  considérables;  2°  la  traduction  anglaise. 
Gomme  on  ne  pouvait  surcharger  le  texte  d'un  double  jeu  de  réfé- 
rences, on  a  préféré  dresser  à  la  suite  de  la  présente  réimpression 
cette  Table  de  concordance  qui  permettra  d'utiliser  sans  difficulté 
les  références  à  Tune  ou  l'autre  édition  antérieure.  Les  chiffresportés 
parallèlement  n'indiquent  pas  une  correspondance  intégrale;  ils 
signifient  seulement  que,  en  gros,  une  des  pages  répond  à  l'autre  ; 
mais  il  peut  arriver  que  la  correspondance  anticipe  un  peu  sur  la 
page  précédente  ou  empiète  un  peu  sur  la  page  suivante. 


Réédition 

Tir.  à  part 

Trad.  anglaise 

Réédition 

Tir.  à  part 

Trad.  angh 

1 

IX 

24 

10 

42 

2 

X-XI 

25 

14 

43-14 

3 

Xl-Xll 

26 

12 

44-45 

4 

XIII 

27-28 

13 

46-47 

5 

X1V-XV 

29 

14 

48 

6 

XV-XVI 

30 

15 

19-20 

7 

XVII 

31 

16 

21 

8 

XVII1-XIX 

32-33 

47 

22-23 

9 

XX 

33-34 

18 

24 

11 

1 

XXI 

35 

19 

25-26 

42-13 

2 

XXII-XXIII-XXIV 

36 

20 

27-28 

45 

3 

1 

37-38 

21 

28-29 

16 

4 

2-3 

38-39 

22 

30-34 

47-18 

5 

4 

40 

23 

32 

49 

6 

5-6 

41 

24 

33-34 

20 

7 

7-8 

42 

25 

35 

21-22 

8 

S-10 

43-44 

26 

36-37 

23 

1         9 

14 

45 

27 

38 

254 

] 

LES     RELIGIONS     DE     L'I 

N  I)  E 

Réédition 

Tir.  à  part 

Trad.   anglaise 

Réédition 

Tir.  à  part 

Trad.  anglaise 

47-48 

28 

39-40 

444-445 

74 

122-123 

49-50 

29 

41-42 

446 

75 

124-125 

50-51 

30 

43-4  i 

417-118 

76 

126-127 

52 

31 

45-46 

119-120 

77 

128-129 

53 

32 

47 

120-121 

78 

130-131 

54-55 

33 

48-49 

122-123 

79 

132-133 

56 

34 

49-50 

123-124 

80 

134 

57-58 

35 

52-53 

125 

81 

.435-436 

59 

36 

54-55 

126-127 

82 

137-438 

60-61 

37 

55-56-57 

127-128 

83 

439 

62-63 

38 

58-59 

129 

84 

440 

64 

39 

60 

130-131 

85 

441-442 

65-66 

40 

61-62 

131-132 

86 

143-144 

67-68 

41 

62-63-64 

133 

87 

444-445 

69 

42 

65 

134-135 

88 

446-147 

70 

43 

66-67 

435-436 

89 

448-149 

71 

44 

67-68 

437-438 

90 

150-151 

72-73 

45 

69-70 

438-439 

91 

151-152 

74 

46 

71-72 

440 

92 

153 

75 

47 

73 

444-442 

93 

154-455 

76-77 

48 

74-75 

442-443 

94 

456-457 

77-78 

49 

75-76 

443-444-145 

95 

457-458-159 

79 

50 

77-78 

146 

96 

460-161 

80 

51 

79 

447-448 

97 

462-463 

81-82 

52 

80-81 

448-149 

98 

463-164 

82-83 

53 

82-83 

150-151 

99 

165-166 

84 

54 

83-84-85 

151-152 

100 

167-168 

85-86 

55 

85-86 

153 

404 

168-169 

87 

56 

87-88 

154-155 

402 

170-171 

88 

57 

89-90 

155-456 

403 

172 

89-90 

58 

91-92 

456-157 

404 

173-174 

91-92 

59 

93-94-95 

458 

405 

175-176 

93-94 

60 

96-97 

459-160 

406 

177 

94-95 

61 

97-98 

160-161 

407 

178-179 

6 

62 

99 

161-162 

408 

180-181 

97-98 

63 

101-102-103 

463 

409 

181-182 

99-100 

64 

404 

464-465 

440 

183-184 

100-101-102 

65 

405-406 

165-166-167 

444 

184-185-186-18T 

103-104 

66 

407-408-409 

167-468 

442 

187-188 

405 

67 

440-444 

468-469 

443 

189-190 

406-107 

68 

142-113 

470 

444 

490-494 

407-408 

69 

444 

471-472 

445 

492-193 

409-140 

70 

445-146 

472-473 

446 

193-194 

410-111 

71 

417-U8 

473-474 

447 

195-496 

411-412 

72 

119 

475 

448 

496-197 

413-114 

73 

420-424 

176-177 

419 

198-499 

TABLE     DE     C 

ONCORDAIN 

CE 

2W. 

Réédition 

Tir.  à  part 

Trad.   anglaise 

Réédition 

Tir.  à  part 

Trad.  anglaise 

477-178 

120 

199-200-201 

245 

449 

247-248-249 

178-179 

m 

201-202-203 

216-247 

450 

249-250 

480-181 

122 

203-204 

217-248 

451 

254-252 

484-182 

423 

205-206 

249-220 

452 

253-254 

183 

424 

207-208 

224 

453 

255-256 

184-485 

425 

208-209 

222-223 

454 

257-258 

485-186 

186 

210-211 

224 

455 

259-260 

486-187 

427 

211-212-213 

225-226 

456 

260-264 

188-189 

428 

213-214 

226-227 

457 

262-263 

189-190 

429 

215-216 

228-229 

458 

264-265 

190-491 

430 

217-218 

229-230 

265-266 

192 

131 

218-219 

230 

266-267 

193-194 

132 

220-221 

231 

459 

267-268 

194-195 

133 

221-222 

232 

460 

269 

195-196 

434 

223-224 

233-234 

461 

270  271 

197-198 

435 

225-226 

234-235 

462 

272 

198-199 

436 

227-228 

235-236 

463 

273-274 

199-200 

137 

228-229 

237-238 

464 

275-276 

201 

138 

230-234 

238-239 

465 

277 

202 

139 

234-232 

240 

466 

278-279 

203-204 

140 

233-234 

244 

467 

279-280 

204-205 

141 

234-235 

242-243 

468 

284-282 

205-206 

142 

236-237 

244 

469 

282-283 

207-208 

443 

238-239 

245 

470 

284-285 

208-209 

144 

240-244 

246-247 

ni 

286-287 

210 

145 

244-242 

247-248 

472 

287-288 

211 

146 

243-244 

249 

473 

289-290 

212-213 

147 

244-245 

250 

474 

290-294 

213-214 

448 

246-247 

254-252 

475 

292-293 

BULLETINS  DBS  RELIGIONS  DE  L'INDE 


I.   —   BULLETIN   DE   1880  (1) 


MYTHOLOGIE    ARYENNE 

Revue  de  V Histoire  des  religions,  t.  I,  p.  102  et  ss. 


En  commençant  ce  Bulletin,  dont  l'objet  devra  être  de  présenter 
périodiquement  un  aperçu  des  principaux  travaux  accomplis  dans 
le  domaine  de  la  mythologie  aryenne  et  des  religions  de  l'Inde1, 
je  crois  qu'il  est  utile  d'entrer  dans  quelques  explications  préli- 
minaires et,  tout  d'abord,  de  préciser  les  limites  que  nous  assi- 
gnerons ici  à  ce  domaine.  A  première  vue,  les  termes  choisis  pour 
titre  paraissent  être  suffisamment  clairs  et  parler  par  eux-mêmes. 
En  y  regardant  toutefois  de  plus  près,  on  ne  tarde  pas  à  s'aperce- 
voir qu'il  peut  y  avoir  différentes  manières  de  les  entendre.  Le  plus 
vague  et  celui  des  deux  qui  a  le  plus  besoin  d'être  défini,  est  évi- 
demment le  premier,  mythologie  aryenne.  Dans  son  acception  la 
plus  large  il  embrasse  presque  tout  ce  que  nous  pouvons  entre- 
voir du  patrimoine  intellectuel  des  communs  ancêtres  de  la  famille 
indo-européenne,  de  leur  manière  de  sentir,  de  penser,  de  conce- 
voir les  choses.  De  tout  cela  nous  n'avons,  sauf  la  langue  et 
quelques  usages,  guère  d'autres  témoignages  que  cet  ensemble 
d'opinions  et  de  croyances  portant  sur  les  objets  les  plus  divers, 
mais  toutes  plus  ou  moins  bizarres  et  entachées  de  surnaturel, 
qu'on  est  habitué  à  désigner  sous  le  nom  de  mythes.  Dans  un  sens 
plus  restreint,  il  s'applique  aux  représentations  que  les  Aryas  se 


1 .  Ce  premier  bulletin  s'étend  aux  publications  relatives  à  la  mythologie  aryenne  ; 
les  suivants  sont  consacrés  exclusivement  aux  religions  de  l'Inde.  Le  titre  original 
étoit  :  Bulletin  critique  de  la  Mythologie  aryenne  et  des  Religions  de  Vlnde. 

Religions  de  l'Inde. —  I.  17 


258  BULLETINS     DES    RELIGIONS    DK     L'INDE 

[103]  faisaient  de  leurs  dieux.  C'est  dans  ce  dernier  sens  surtout  <j»e 
nous  comptons  l'envisager  ici.  Sans  nous  interdire  toute  excursion 
sur  le  terrain  de  la  mythologie  des  usages  et  des  opinions  popu- 
laires, dont  les  fantaisies  sont  d'ailleurs  si  fréquemment  le  dernier 
reflet  de  conceptions  plus  sérieuses  et  plus  hautes,  et  tout  en  nous 
promettant  bien  de  revenir  à  l'occasion  sur  ces  intéressantes 
recherches  de  folklore,  sur  l'ingénieux  petit  livre,  par  exemple, 
dans  lequel  M.  Gaston  Paris  a  étudié,  à  propos  du  Petit  Poucet, 
la  destinée  d'un  chapitre  d'astronomie  préhistorique1,  ou  sur  les 
traités  plus  volumineux  où  M.  de  Gubernatis  a  réuni  tant  de  faits 
curieux  de  l'histoire  fabuleuse  des  animaux  et  des  plantes2,  nous 
nous  arrêterons  de  préférence  aux  travaux  de  mythologie  religieuse. 
Nous  aurions  même  aimé  aller  plus  loin  et,  au  lieu  du  titre  de  my- 
thologie aryenne,  nous  aurions  volontiers  choisi  celui  de  religion 
aryenne,  si  nous  avions  cru  qu'il  fût  possible  de  poursuivre  si  haut 
une  distinction  que  les  peuples,  pour  leur  compte,  paraissent  avoir 
toujours  sentie.  Jamais  ils  n'ont  confondu  leur  fable  avec  leur  reli- 
gion :  les  plus  formalistes,  tels  que  les  Romains  et  les  Hindous, 
ont  toujours  manié  les  traditions  relatives  à  leurs  dieux  avec  une 
entière  liberté,  et  le  Veda,  qui  voue  l'homme  irréligieux  à  la  mort 
et  à  la  destruction,  se  contredit  à  chaque  pas  dans  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  ses  dogmes.  Le  crime  d'impiété  est  ancien  ;  celui 
d'hérésie  est  relativement  moderne.  Mais  comment  parler  de  la  foi 
d'une  époque  qui  ne  nous  a  pas  laissé  une  seule  prière,  pas  une 
simple  formule  ?  En  juger  uniquement  par  des  mythes  qu'on  a  soi- 
même  reconstruits,  serait  téméraire.  Nous  connaissons  directement 
ceux  du  Veda,  nous  avons  en  outre  les  chants  d'adoration  des 
Rishis,  et  pourtant,  sommes-nous  toujours  bien  sûrs  d'entendre 
grand'chose  à  leur  religion  ?  Nous  sommes  donc  réduits,  pour  [104] 
ce  passé  lointain,  à  nous  tenir  à  la  mythologie  qui,  tout  ondoyante  et 
ténue  qu'en  soit  l'étoffe,  présente  pourtant  quelque  chose  de  plus 
saisissable  que  les  faits  intimes  de  la  conscience  sans  lesquels  il  n'y 
a  point  de  religion. 

Mais,  même  ainsi  délimité,  le  terrain  de  la  mythologie  aryenne 
ne  nous  appartiendra  pas  tout  entier.  Les  études  sanscrites,  par 

1.  Gaston  Paris,  Le  Petit  Poucet,  Paris,  1875.  Publié  d'abord  dans  les  Mémoires  de 
la  Société  de  linguistique  de  Paris,  t.  I,  p.  372. 

2.  A.  de  Gubernatis,  Zoological  Mythology  ;  2  vol.  London,  1872,  traduction  fran- 
çaise par  P.  Regnaud,  1874  ;  allemande,  par  Hartmann,  1874.  —  La  Mythologie  des 
plantes  ou  les  Légendes  du  règne  végétal,  I"  vol.  Paris,  1878. 


BULLETIN     DE    1880  259 

lesquelles  nous  pouvons  surtout  l'aborder,  ne  sont  plus  à  peu  près 
les  seules  qui  y  mènent.  On  arrive  maintenant  à  cette  vieille  terre 
par  des  voies  bien  diverses  et  de  points  de  départ  prodigieusement 
distants  les  uns  des  autres.  Le  celtisant,  le  germaniste,  le  slaviste, 
ceux  qui  s'occupent  des  antiquités  religieuses  de  l'Italie,  de  la 
Grèce,  de  l'Asie  antérieure,  y  sont  conduits  par  leurs  recherches 
aussi  bien  que  l'indianiste.  Celui  de  nos  collaborateurs  surtout  qui 
traitera  de  l'ancienne  Perse,  y  aura  un  droit  presque  égal  au  nôtre. 
Il  faudra  donc  se  faire  de  mutuelles  concessions  :  ce  serait  usur- 
per de  notre  part,  que  de  prétendre  nous  adjuger  par  exemple  un 
livre  tel  que  le  Baumkultus  de  Mannhardt,  sous  prétexte  qu'il 
jette  le  jour  le  plus  vif  sur  des  croyances  et  des  pratiques  dont 
plusieurs  remontent  certainement  au  berceau  commun.  Dans  des 
cas  plus  douteux,  qui  se  présenteront  surtout  à  propos  de  résultats 
fournis  par  les  études  comparatives  du  Veda  et  de  l'Avesta,  il  y 
aura  peut-être  quelque  avantage  à  voir  un  même  travail  envisagé 
successivement  à  deux  points  de  vue  différents. 

L'autre  terrain  que  nous  aurons  à  explorer,  celui  des  religions 
de  l'Inde,  est  à  la  fois  plus  solide  et  plus  nettement  circonscrit.  Il 
ne  s'agit  plus  cette  fois  de  reconstructions  hypothétiques  où  la  cri- 
tique court  facilement  le  risque  de  devenir  trop  créatrice,  mais  de 
religions  positives,  qui,  depuis  une  très  haute  antiquité,  sont  des 
«  religions  du  livre  » ,  et  dont  l'étude  est  naturellement  limitée  par 
celle  des  documents  littéraires  où  elles  sont  consignées.  Mais  ici 
surgissent  d'autres  questions.  Nous  bornerons-nous  à  examiner  les 
travaux  relatifs  à  une  certaine  période  du  passé  de  ces  religions,  et, 
dans  ce  cas,  à  quelle  limite  nous  arrêterons-nous  ?  Ou  [105]  descen- 
drons-nous jusqu'à  l'époque  contemporaine  ?  Car  il  n'est  pas  une 
seule  de  ces  religions  dont  on  puisse  affirmer  absolument  qu'elle 
soit  morte,  et  quelques-unes  datent  d'hier.  En  général,  la  Revue 
ne  touchera  pas  aux  questions  actuelles.  Son  champ  d'étude  est 
l'antiquité  :  ainsi  pour  le  christianisme  elle  n'ira  pas  au  delà  des 
origines1.  Je  doute  pourtant  que  cette  règle  puisse  s'observer  pour 
certaines  religions  orientales  ;  que  celui  de  nos  collaborateurs,  par 
exemple,  qui  traitera  de  l'Iran,  puisse  se  désintéresser  complète- 
ment de  la  tradition  parsie.  En  tout  cas,  elle  est  inapplicable  à 
l'Inde.  Ici  il  y  a  bien  eu  des  changements,  mais  point  de  rupture 
ou  d'innovation  soudaines,  point  de  destruction  du  Temple  ni  d'avè- 

1.  Se  reporter,  à  cet  égard,  à  ce  qui  est  dit  dans  l' Introduction.  [Réd.  de  la  Revue.) 


260  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DK     L'INDE 

nement  de  l'Eglise,  et  l'antiquité  s'y  continue  pour  ainsi  dire  sous 
nos  yeux.  Le  passé  et  le  présent  s'y  éclairent  réciproquement, 
comme  il  est  aisé  de  s'en  convaincre  par  la  saveur  toute  particu- 
lière propre  aux  travaux  des  indianistes  qui  connaissent  l'Inde 
autrement  encore  que  par  les  livres.  Gomment  étudier  d'ailleurs 
les  religions  hindoues  sans  tenir  compte  des  Purânas  ?  Or  avec 
ceux-ci  on  arrive  fort  avant  dans  le  moyen  âge  et  en  plein  épa- 
nouissement sectaire.  Devra-t-on,  dès  lors,  fermer  les  yeux  au 
spectacle  des  sectes  modernes,  qui  seul  peut  faire  bien  comprendre 
ce  qu'étaient  celles  d'autrefois  ?  Tout  en  réservant  spécialement 
notre  attention  pour  les  travaux  relatifs  à  l'Inde  ancienne,  de  beau- 
coup d'ailleurs  les  plus  nombreux  et  les  plus  importants,  nous 
serons  donc  obligé  de  l'étendre  au  domaine  entier  de  ces  religions, 
parce  que  toute  limite  qu'on  voudrait  y  tracer  serait  arbitraire 
d'abord  et,  ensuite,  en  l'absence  de  toute  chronologie  un  peu 
ancienne,  tomberait  forcément  si  près  de  nous,  qu'il  ne  vaudrait 
vraiment  plus  la  peine  de  l'établir. 

Pour  le  bouddhisme,  la  question  se  pose  sous  un  aspect  diffé- 
rent. Ici  nous  sommes  en  présence  d'une  Eglise  constituée  de 
bonne  heure  et  d'une  façon  solide  et  dans  laquelle,  si  on  excepte  le 
lamaïsme  tibétain,  il  ne  s'est  pas  produit  de  [106]  notables  change- 
ments à  des  époques  récentes.  Le  bouddhisme  méridional,  en  par- 
ticulier, n'a  guère  varié,  du  moins  dans  ses  doctrines,  depuis  les 
premiers  siècles  de  notre  ère.  Mais  cette  religion  s'est  répandue 
au  dehors  :  elle  a  envahi  toute  la  haute  et  extrême  Asie.  Notre  incom- 
pétence à  elle  seule  nous  défendrait  déjà  de  la  suivre  dans  toutes 
ses  migrations.  Nous  ne  pourrons  cependant  pas  négliger  entière- 
ment les  résultats  acquis  à  la  science  dans  ces  provinces  lointaines. 
De  combien  notre  connaissance  de  l'Inde  ancienne  ne  serait-elle 
pas  plus  pauvre,  si  nous  n'avions  pas  les  précieuses  relations  des 
pèlerins  chinois  ?  Et  quelle  lumière  le  savant  ouvrage  de  Wassi- 
liew1,  puisé  à  des  sources  septentrionales,  ne  jette-t-il  pas  sur  le 
bouddhisme  indien?  C'est  notamment  de  l'investigation  complète 
des  traductions  chinoises,  plus  vieilles  que  les  versions  tibétaines, 
que  nous  pouvons  espérer  une  approximation  plus  grande  dans  la 
solution  de  quelques  difficultés  capitales  que  présente  la  chronolo- 
gie des  livres  bouddhiques  du  Népal. 

1.  W.  Wassilicw,  Der  Buddhismus,  seine  Dogmen,  Geschichte  und  Literatur,  1°  Theil  : 
Allgemeine  Uebersichl.  Aus  dcm  russischen  uebersetzt.  Petersburg,  1860.  Traduction 
française  par  La  Comme.  Paris,  1865. 


BULLETIN     DE    1880  261 

Enfin,  l'Inde  n'a  pas  été  seulement  brahmaniste  et  bouddhiste: 
elle  a  connu,  elle  connaît  encore  un  grand  nombre  d'autres  reli- 
gions d'une  provenance  toute  différente.  Au  Nord,  dans  l'Himalaya  ; 
à  l'Est,  dans  la  vallée  d'Assam;  au  Centre,  dans  les  replis  et  sur 
les  plateaux  des  monts  Vindhyas,  une  foule  de  tribus  plus  ou  moins 
sauvages  ont  conservé  leurs  croyances  et  leurs  pratiques  particu- 
lières. Nous  n'aurons  probablement  guère  à  nous  occuper  de  ces 
formes  d'adoration  imparfaitement  connues  et  qui  n'ont  pas  encore 
été  l'objet  d'un  travail  d'ensemble,  de  même  que  les  peuplades  qui 
les  professent  ont  jusqu'ici,  par  leur  diversité  et  par  leur  éparpil- 
lement,  échappé  à  toute  classification  ethnographique  satisfaisante. 
Mais,  dans  tout  le  Sud  de  la  péninsule,  s'étendent  en  masses  com- 
pactes les  populations  dravidiennes,  dont  les  croyances  nationales, 
conservées  à  [  1 07]  peuprès  pures  dans  quelques  districts  montagneux 
et  survivant  presque  partout  à  l'état  de  superstitions  populaires, 
pourront  attirer  parfois  davantage  notre  attention.  Bien  que  l'ex- 
ploration scientifique  en  soit  encore  peu  avancée,  il  est  probable, 
en  effet,  qu'elles  n'ont  pas  été  sans  influence  sur  certains  côtés  de 
l'hindouisme.  Aussi  mentionnerons-nous  dès  maintenant  l'aperçu 
général  un  peu  sommaire  qu'en  a  donné  le  Rév.  Caldwell  dans  l'ap- 
pendice à  sa  grammaire  dravidienne  *,  et  le  jour  où  un  chercheur 
comme  M.  Burnell,  ou  comme  le  Rév.  Kittel,  qui  connaît  ces  reli- 
gions mieux  que  personne  et  à  qui  on  doit  déjà  à  ce  sujet  de  pré- 
cieuses indications  partielles2,  se  déciderait  à  les  retracer  dans 
leur  ensemble,  ne  croirions-nous  pas  sortir  de  notre  cadre  en  con- 
sacrant à  son  travail  un  examen  tout  spécial. 

Le  terrain  ainsi  délimité,  nous  en  aurons  fini  avec  ces  explica- 
tions préliminaires,  quand  nous  aurons  prévenu  le  lecteur  que  ce 
premier  Bulletin  devant  forcément  porter  sur  une  période  plus 
longue  que  les  suivants,  qui  auront,  en  général,  pour  objet  les 
résultats  acquis  au  cours  d'une  année,  sera  moins  un  relevé  biblio- 
graphique détaillé,  qu'un  aperçu  sommaire,  où  j'essaierai,  en  m'at- 
tachant  à  un  choix  de  travaux  caractéristiques,  de  présenter  une 
sorte  d'orientation  générale  dans  le  champ  de  ces  études. 

La  restitution  d'une  mythologie  aryenne  est  d'origine  toute 
récente.  Elle  est  un  des  derniers  résultats  de  la  science  compara- 

).  R.  Caldwell,  A  Comparative  Grammar  of  the  Dravldian  or  South-indian  Family  of 
Languagrs.  2d  éd.  London,  1875. 

2.  F.  Kittel,  Ueber  den  Ursprung  des  Lingakullns  in.  Indien.  Y1;mgalore,  1875  et  un 
article  dans  l'Indian  Antiquary,  II,  168. 


202  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

tive  dos  mythologies  qui,  elle-même,  n'est  pas  fort  ancienne.  On 
peut,  en  effet,  considérer  comme  son  premier  manifeste  la  disser- 
tation do  sir  William  Jones  «  sur  les  dieux  de  la  Grèce,  de  l'Italie 
et  de    l'Inde,  »  écrite  il  y  a  moins  d'un   siècle  (1784),  et  insérée 
dans  le  premier  volume  des  Asiatic  Researches.  C'étaient  d'im- 
menses perspectives  qui  s'ouvraient  en  ce  moment  à  la  science 
européenne  et  devant  lesquelles  elle  fut  prise  d'une  sorte  de  vertige. 
Le  Zend-Avesta,très  [108]  imparfaitement  compris,  et  la  théologie 
des   Purânas,  acceptée  comme  une  révélation  du  monde  primitif, 
vinrent  se  fondre  avec  les  données  plus  suspectes  encore  de  cette 
fausse  antiquité  orientale,  chaldéenne,  phénicienne,    égyptienne, 
que  nous  a  transmises  l'hellénisme  en  décadence.  De  tous  ces  élé- 
ments élaborés  avec  une  érudition  vaste  mais  confuse,  sous  l'em- 
pire d'un  romantisme  avide  de  mystères  et  d'une  philosophie  por- 
tée   aux  formules  abstruses,  sortit  le   symbolisme   de  l'école  de 
Gôrres  et  de  Greuzer1.  On  se  plut  à  voir  dans  ces  traditions,  dont 
aucune  n'était  envisagée  sous  son  vrai  jour,  l'expression  voilée 
à  dessein  de  vérités  profondes  sur  l'homme  et  sur  l'univers,  des 
inventions  réfléchies,  développées  et  transmises  dans  des  collèges 
de  sages  et  de  pontifes  et  portées  de  peuple  à  peuple  par  des  colo- 
nies de  prêtres.  Pour  ruiner  dans  sa  base  cet  édifice  imposant,  il 
fallut  que  la  philologie  exhumât  ou  remît  à  leur  vraie  place  les 
documents,  qu'elle  retrouvât  la  véritable  Egypte,  la  véritable  Phé- 
nicie,  la  véritable  antiquité  hindoue  :  il  fallut  que  la  linguistique 
surtout  éclairât  d'un  jour  nouveau  les  questions  d'origine  et  de  race, 
qu'elle  mît  en  lumière  ce  qu'il  y  a  de  spontané  dans  les  créations 
collectives  de  l'esprit  humain,  et  qu'en  révélant  les  lois   qui  pré- 
sident à  la  formation  et  à  la  vie  des  mots,  elle  fît  toucher  du  doigt, 
pour  ainsi  dire,  les  lois  toutes  parallèles  qui  régissent  la  formation 
et  la  vie  des  mythes.  De  ce  moment  date  la  mythologie  compara- 
tive telle  qu'on  l'entend  aujourd'hui.  Ses  fondateurs,  Grimm,  Kuhn, 
Roth,  Benfey  en  Allemagne,  Max  Muller  en  Angleterre,  Burnouf 
et  Bréal  en    France,  sont  ou  pourraient  être  encore  nos  contem- 
porains. Si,  des  explications  partielles  qu'elle  a  produites  jusqu'ici, 
le  moindre  nombre  seulement  s'est  fait  accepter  sans  opposition, 
du  moins  on  n'en  contredit  plus  la  méthode,  ni  les  résultats  géné- 
raux. Peut-être   quelques   esprits    obstinés,  et   nous   sommes  du 


1.  Des  mêmes  éléments  combinés  avec  les  tendances  antichrétiennes  et  l'esprit  nu 
peu  sec  de  noire  dix-huitième  siècle,  sortit  chez  nous  l'école  de  Volney  et  de  Dupuis. 


BULLETIN     DE     1880  263 

[i  09 1  nombre,  trouvent-ils  qu'on  va  parfois  trop  loin  dans  la  réaction 
contre  l'école  symbolique  et  qu'en  réduisant  ces  gracieuses  fantai- 
sies à  une  série  monotone  de  malentendus  uniquement  amenés  par 
les  altérations  graduelles  du  langage,  on  fait  souvent  trop  petite 
la  part  de  l'accident  ainsi  que  celle  de  l'invention  réfléchie  et  des 
facultés  créatrices  de  l'imagination.  Mais,  dans  l'ensemble,  personne 
ne  conteste  plus  que  les  mythes,  à  l'origine,  sont  l'expression  natu- 
relle et  populaire  de  faits  fort  simples  ;  que  les  plus  anciens  notam- 
ment se  rapportent  aux  phénomènes  les  plus  ordinaires  de  l'ordre 
physique;  qu'ils  sont  dans  la  dépendance  la  plus  étroite  du  lan- 
gage, dont  ils  ne  sont  très  souvent  qu'une  forme  vieillie;  qu'il  en 
est  de  leur  immense  variété  comme  de  celle  des  mots,  l'une  se 
réduisant  à  un  petit  nombre  d'éléments,  l'autre  à  un  petit  nombre 
de  racines  ;  que,  malgré  leur  fluidité  et  leur  confusion  apparente, 
ils  possèdent  une  certaine  cohésion  et  sont  reliés  par  une  logique 
cachée  ;  qu'ils  ne  passent  pas  aussi  facilement,  ni  surtout  d'une 
manière  aussi  désordonnée  qu'on  l'avait  cru,  d'un  peuple  à  un 
autre  peuple,  d'une  race  à  une  autre  race,  mais  que,  comme  le 
langage,  ils  ne  se  transmettent  bien  que  par  héritage,  et  qu'il  y  a 
des  signes  pour  reconnaître  les  mythes  d'emprunt,  comme  il  y  en 
a  pour  reconnaître  les  mots  d'emprunt  ;  que,  par  conséquent,  il  est 
possible,  d'une  part,  de  les  reconstruire  même  à  l'inspection  d'un 
seul  fragment,  à  peu  près  comme  à  l'inspection  d'un  seul  dérivé  on 
restitue  à  une  langue  toute  une  famille  de  mots,  et,  d'autre  part, 
d'affirmer  d'un  mythe,  quand  on  le  trouve  chez  deux  ou  plusieurs 
rameaux  d'une  famille  ethnique,  qu'il  appartenait  aussi  à  la  branche 
d'où  ces  rameaux  sont  sortis,  quand  on  le  trouve  chez  tous  les  rameaux, 
qu'il  appartenait  déjà  à  la  souche  commune.  C'est  en  appliquant 
ces  principes,  qu'on  est  arrivé  d'abord  à  constater  que  les  ancêtres 
communs  des  Celtes,  des  Italiotes,  des  Hellènes,  des  Germains, 
des  Slaves,  des  Iraniens,  des  Hindous,  à  l'époque  lointaine  où  ils 
vivaient  côte  à  côte  dans  quelque  région  probablement  à  jamais 
oubliée  du  vieux  continent,  [110]  adoraient  les  mêmes  divinités,  et, 
er.suite,  à  restituer  quelques-unes  du  moins  des  figures  de  ce  pan- 
théon préhistorique.  De  cette  double  série  de  résultats,  dont  l'en- 
semble constitue  la  mythologie  aryenne,  l'une,  celle  qui  établit 
l'unité  des  croyances,  est  certaine,  aussi  certaine  que  le  résultat 
correspondant  fourni  par  la  linguistique,  l'unité  de  la  langue  mère 
indo-européenne.  L'autre,  la  restitution  partielle  de  ces  croyances, 
l'est  beaucoup  moins.  De   même  que  les  essais  qu'on  a  faits  de 


264  BULLETINS    DKS     RELIGIONS     DU     L'INDE 

retrouver  les  formes  précises  du  parler  aryen,  chacune  de  ces 
tentatives  n'a  guère  qu'une  valeur  d'approximation  toute  théorique 
et  pour  ainsi  dire  logique.  La  raison  de  cette  incertitude  en  ce  qui 
concerne  le  langage  est,  comme  l'a  montré  M.  Bréal1,  et  comme 
les  lois  d'analogie  obligent  de  l'admettre,  que  cette  langue  mère 
elle-même,  malgré  son  unité  générale,  avait  déjà  ses  dialectes.  Un 
examen  semblable  entrepris  sur  les  croyances  établirait  de  même 
que  cette  unité  religieuse  renfermait  elle  aussi  dès  lors  ses  varié- 
tés et  ses  contradictions. 

Si  maintenant  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur  ce  qui  s'est  fait  sur 
ce  domaine  au  cours  des  dernières  années,  nous  constatons  de 
divers  côtés  un  certain  ralentissement  dans  la  production,  du 
moins  en  ce  qui  concerne  la  branche  spécialement  orientale  de  ces 
études.  En  Allemagne,  M.  Kuhn  a  étudié  dans  un  ingénieux  mé- 
moire la  formation  graduelle  des  mythes,  qui  se  superposent  en 
couches  successives  comme  les  étages  géologiques,  mais  de  telle 
façon  que,  les  éléments  de  ces  combinaisons  nouvelles  étant  tou- 
jours pris  au  vieux  fonds  commun,  tel  mythe  de  formation  ter- 
tiaire ou  quaternaire,  appartenant  par  exemple  à  l'âge  du  plein  déve- 
loppement de  la  théologie  brahmanique,  pourra  fort  bien  remettre 
subitement  en  évidence  un  trait  primitif  qui  paraissait  oublié2. 
M.  Benfey  a  continué  aussi  sur  le  terrain  mythologique  la  série  de 
ces  minutieuses  monographies  où  il  remonte  aux  [111]  conceptions 
indo-européennes  au  moyen  d'analyses  étymologiques  pénétrantes  et 
parfois  un  peu  subtiles3.  Mais,  en  somme,  l'activité  paraît  se  con- 
centrer surtout  sur  les  recherches  de  folklore  (il  en  est  de  même  en  Ita- 
lie, où  ces  études  sont  surtout  représentées  par  les  travaux  déjà  men- 
tionnés de  M.  de  Gubernatis 4)  et  sur  cette  branche  des  investigations 
aryennes  qui  relèvent  plus  spécialement  des  antiquités  germaniques. 

En  Angleterre,  MM.  Goxe 5  et  Fiske6  ont  continué  démarcher  dans 

1.  M.  Bréal,  La  Langue  indo-européenne,  Journal  des  Savants,  octobre  1876. 

2.  A.  Kuhn,  Ueber  Entwickelungstufen  der  Mythe nbildung,  Mémoires  de  l'Académie 
de  Berlin  pour  1873. 

3.  Th.  Benfey,  Dionysos;  Etymologie  des  Namens,  dans  les  Nachrichten  de  l'Acadé- 
mie de  Gôttingue,  12  mars  1873.  Vedisch  ridûdara,  ridûpe,  ridûvridhâ,  ibid.,  17  mars  1875. 
Vedica  und  Verwandtes,  Strassburg  und  London,  1877.  Hermès,  Minos,  Tartaros,  dans 
les  Mémoires  de  l'Académie  de  Gôttingue  pour  1877. 

4.  Les  travaux  mythographiques  de  M.  Comparetti  sont  principalement  basés  sur 
des  documents  pris  dans  les  littératures  de  l'antiquité  classique  et  du  moyen  âge. 

5.  G.  W.  Goxe,  The  Mythology  of  the  Aryan  Nations,  2  vol.  London,  1870. 

%.  J.  Fiske,  Myths  and  Myth-makers  ;  Old  Taies  and  Superstitions  interpreted  by  Compa- 
rative Mythology,  London,  1872. 


BULLETIN     DE     1880  265 

la  voie  si  brillamment  ouverte  par  M.  Max  Mùller1.  Mais  M.  Max 
Miiller  lui-même  s'est  peu  à  peu  détourné  de  cet  ordre  de  recher- 
ches pour  se  livrer  à  l'étude  plus  générale  de  la  science  de  la  reli- 
gion2. C'est  à  cette  direction,  plus  spéculative  encore  qu'historiqu<?, 
qu'appartient  notamment  son  récent  ouvrage  sur  l'origine  et  la 
croissance  de  l'idée  religieuse 3,  par  lequel  il  a  inauguré  à  West- 
minster la  série  des  Hibbert  lectures.  Il  y  a  dans  ce  livre  de  belles 
pages  sur  le  développement  des  religions  hindoues,  sur  la  théologie 
du  (1 12]  Veda  et  la  nature  particulière  du  polythéisme  qui  se  montre 
à  nous  dans  les  Hymnes,  sur  le  ritualisme  des  Brâhmanas  et  la 
philosophie  des  Upanishads,  et,  à  ce  titre,  la  place  en  serait  plu- 
tôt dans  la  partie  de  ce  bulletin  spécialement  réservée  à  l'Inde. 
Mais  il  se  trouve  dans  ces  chapitres  peu  d'idées  neuves,  peu  de 
vues  que  M.  Max  Mùller  n'ait  déjà  exposées  plus  d'une  fois  ailleurs4, 
et  le  principal  intérêt  de  l'ouvrage  est  dans  les  considérations  de 
l'auteur  sur  la  manière  dont  la  conscience  religieuse  et  la  notion 
de  quelque  chose  d'adorable  se  sont  formées  et  développées  chez 
l'homme  primitif  et  en  particulier  chez  les  ancêtres  communs  de 
notre  race.  Nous  n'entrerons  pas  dans  l'examen  de  cette  doctrine 
exposée  dans  ce  style  ample,  ému,  riche  de  couleurs  et  d'images 
jusque  dans  les  développements  les  plus  abstraits,  auquel  M.Max 
Miiller  a  de  longue  date  habitué  ses  lecteurs  et  qu'il  a  encore 
retrouvé  cette  fois,  bien  que  quelques  parties  du  livre  nous  aient 
laissé  l'impression  d'une  certaine  fatigue  et  comme  d'une  veine 
qui  s'épuise.  Nous  nous  demandons  seulement  si,  dans  sa  cam- 
pagne contre  l'hypothèse  d'un  fétichisme  primitif,  et  en  établissant 

1.  Principalement  dans  YEssay  on  Comparative  Mythology,  1856,  et  dans  les  Lecture* 
on  the  Science  of  langnage,  1861-1863. 

2.  Introduction  lo  the  Science  of  religion;  four  lectures  delivered  in  the  Royal  Institution, 
with  two  Ëssays  on  False  Analogy  and  the  Philosophy  of  mythology.  London,  1873. 

3.  Lectures  on  the  Origin  and  Growth  of  Religion  as  illustrated  by  the  Religions  of  India. 
London,  1878.  Au  même  ordre  de  recherches,  très  en  laveur  en  Angleterre,  se  rapportent 
l'ouvrage  posthume  du  Viscount  Amberley,  An  Analysis  of  Religious  Relief,  2  vol.,  Lon- 
don, 1876;  ainsi  que  les  «  Muir  lectures  »  pour  1879  prononcées  à  l'Université 
d'Edimbourg  par  le  Rév.  Fairbairn,  d'Airedale  Collège.  Nous  ignorons  si  l'auteur  a 
publié  depuis  ces  six  remarquables  leçons,  que  nous  ne  connaissons  que  par  les 
comptes  rendus  qu'en  a  donnés  le  journal  «  The  Scotsman  »  des  3,  4,  6,  8,  11  et 
13  mars  1879.  En  ce  moment  même  la  deuxième  série  de  ces  Lectures  on  the  Science  of 
religion,  fondées  par  le  savant  indianiste,  M.  John  Muir,  est  donnée  à  Edimbourg  par 
le  même  lecturer.  Voir  le  Scotsman  des  8,  10,  13,  15,  19  et  20  janvier  1880. 

4.  Cf.  encore  son  article:  Ueber  Henotheismus,  Polytheismus,  Monotheismus  und  Atheis- 
mus,  dans  la  Deutsche  Rundschau,  septembre  1878.  M.  Max  Mùller  semble  moins  affir- 
matif  que  par  le  passé  au  sujet  d'un  monothéisme  primitif  indo-européen. 


266  BULLETINS     DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

longuement  que  l 'homme  n'a  pas  débuté  par  adorer  des  cailloux 
et  des  bâtons  sans  y  attacher  quelque  notion  immatérielle,  M.  Max 
Mùller  n'a  pas  un  peu  le  tort  d'avoir  trop  raison.  En  un  certain 
sens,  il  est  plus  que  probable  que  l'homme  a  en  effet  commencé 
par  le  fétichisme,  c'est-à-dire  par  la  tendance  à  loger  immédiate- 
ment sa  conception  religieuse  dans  quelque  objet  matériel.  Mais 
cette  conception  elle-même,  je  ne  sache  pas  qu'elle  ait  jamais  été 
niée  avec  autorité.  Quelle  est-elle  ?  Qu'est-ce  en  nous  qui  fait  les 
dieux?  La  notion  craintive  de  la  puissance,  du  redoutable,  disent 
Epicure  et  Lucrèce.  La  notion  de  l'infini,  dit  M.  Max  Millier.  J'ai- 
merais autant  dire  celle  du  mystère,  car,  en  dépit  de  tous  ses  efforts, 
son  infini  ressemble  singulièrement  à  l'indéfini.  Mais  pourquoi  cher- 
cher à  définir  1 113]  ce  sentiment  à  la  fois  si  simple  et  si  compréhen- 
sif  qu'il  n'est  exactement  réductible  à  aucun  autre  et  qui,  après 
tout,  est  en  nous-mêmes  ce  qu'il  a  été  en  nos  plus  grossiers  aïeux. 
Il  s'est  raffiné  dans  son  objet  et  dans  son  expression,  mais  au  fond 
il  n'a  point  changé,  et  c'est  moins  la  notion  du  divin  qui  a  changé 
dans  l'homme  que  celle  de  l'autre  terme,  du  monde  sensible  qui 
l'entoure.  Ce  livre  où,  malgré  les  efforts  de  l'auteur  pour  remon- 
ter aux  origines,  il  y  a  si  peu  de  résultats  positifs  quant  à  ces  ori- 
gines, serait  au  besoin  la  meilleure  preuve  de  la  difficulté  que 
nous  signalions  plus  haut,  de  se  représenter  nettement  la  religion 
de  ces  âges  reculés.  L'essentiel  ici  ce  seraient  les  nuances,  et, 
dans  un  pareil  lointain,  toute  nuance  s'efface. 

En  France,  au  contraire,  nous  constatons  une  reprise  singuliè- 
rement vigoureuse  de  ces  études.  L'esprit  fin  et  mesuré  qui  a  tant 
fait  pour  les  introduire  parmi  nous1,  M.  Bréal,  s'est,  il  est  vrai, 
détourné  d'elles  comme  M.  Max  Millier  ;  mais  il  n'a  pas  été,  comme 
lui,  seulement  remplacé  par  des  vulgarisateurs.  Trois  ouvrages  de 
première  valeur  comme  ceux  que  nous  devons  à  MM.  Senart  et 
Darmesteter,  c'est  beaucoup  pour  un  espace  de  quatre  années  en 
un  champ  aussi  restreint.  Nous  ne  parlerons  d'abord  que  de  ceux 
de  M.  Darmesteter;  le  livre  de  M.  Senart,  bien  qu'il  soit  en  réa- 
lité une  œuvre  de  mythologie  comparative  aryenne,  appartenant 
par  son  titre  et  par  son  sujet  immédiat  à  la  littérature  du  boud- 
dhisme et  devant  trouver  place,  par  conséquent,  dans  la  deuxième 
partie  de  ce  bulletin. 


1.  M.  Bréal,  Hercule  et  Cacas,  étude  de  mythologie  comparée.  Paris.  186B.  — •  Le  Myike 
d'Œdipe,  Revue  archéologique,  1863. 


BULLETIN    DE     1880  267 

Dans  le  premier  de  ces  ouvrages1,  M.  Darmesteter  étudie  deux 
Amshaspands  à  noms  abstraits,  comme  tous  ces  génies  du  maz- 
déisme, qui  forment  couple  et  sont  toujours  invoqués  ensemble, 
Haurvatât  et  Ameretât.  Le  nom  du  premier,  traduit  d'ordinaire  par 
abondance,  est  ramené  par  l'analyse  à  la  signification  de  «  santé  »  : 
il  préside  aux  eaux.  Le  nom  du [1 1 4]  deuxième  signifie  l'immortalité, 
ou  mieux,  le  non-mourir,  et  lui-même  est  le  seigneur  des  plantes. 
Dans  la  tradition  parsie,  ils  ont  pour  adversaires  les  devas  Tairic 
et  Zairic,  interprétés  comme  les  génies  de  la  soif  et  de  la  faim  et 
dans  lesquels  l'analyse  étymologique  découvre  la  maladie  et  la 
mort.  Il  y  a  donc  sous  ces  personnifications  une  croyance  en  une 
faculté  des  eaux  de  donner  la  santé  et  d'écarter  la  maladie,  et  en 
une  autre  faculté  inhérente  aux  plantes  et  étroitement  unie 
à  la  première,  de  donner  une  longue  vie  et  d'écarter  la  mort.  Cette 
croyance  n'est  pas  seulement  iranienne  :  elle  était  déjà  indo-ira- 
nienne et  même  aryenne,  car  les  mêmes  associations  se  rencontrent 
sous  diverses  formes  dans  le  Veda  et  dans  les  traditions  des 
rameaux  européens  de  la  famille.  Des  résultats  que  nous  venons 
d'exposer  en  bloc,  plusieurs  étaient  par  eux-mêmes  nouveaux  :  l'in- 
terprétation, notamment,  du  mythe  iranien,  vaguement  entrevue, 
n'avait  guère  été  poussée  plus  loin  que  ne  l'avait  portée  l'exégèse 
parsie.  Mais  ce  qui  était  absolument  nouveau,  c'est  la  façon  dont 
l'auteur  les  groupait  et  les  répartissait  ;  c'est  la  précision  avec 
laquelle  il  déterminait  non  seulement  chaque  étape  du  mythe,  mais 
la  mesure  dans  laquelle  chaque  peuple  se  l'était  approprié.  Dans 
cette  marche  lumineuse  et  pour  ainsi  dire  mathématique  de  la 
démonstration,  se  révélait  une  sûreté  de  main,  une  possession 
de  la  matière  surprenantes  de  la  part  d'un  débutant  et  qui,  du 
coup,  classait  l'auteur  parmi  les  maîtres. 

Les  mêmes  qualités  de  méthode  et  d'exposition,  mais  appli- 
quées à  un  sujet  infiniment  plus  vaste,  distinguent  le  deuxième 
ouvrage  dans  lequel  M.  Darmesteter  soumet  aux  procédés  compa- 
ratifs la  majeure  partie  des  mythes  de  PAvesta2,  et  qui  tend  à  rien 
de  moins  qu'à  renouveler  sur  plusieurs  points  capitaux  l'aspect 
sous  lequel  on  envisageait  jusqu'ici  le  mazdéisme.  Cette  religion, 
en  effet,  ne  serait  plus  le  produit  d'une  législation  intervenue  à  un 
moment  donné,  une  sorte  de  réforme  (qu'elle  ait  eu  pour  auteur 

1.  J.  Darmesteter,  Haurvatât  et  Ameretât;  Essai  sur  la  mythologie  de  VAvesta,  XXIll* 
fascicule  de  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Hautes  Études.  Paris,  1875. 

2.  J.  Darmesteter,  Ormazd  et  Ahriman,  leurs  origines  et  leur  histoire.  Paris,  1877. 


268  BULLETINS     DB8     RELIGIONS     DE     L'INDE 

Zoroastre  ou  qu'elle  se  soit  [115]  faite  sous  son  nom)  qui  lui  aun 
imprimé  un  brusque  changement  ;  mais,  comme  l'hellénisme,  comi 
le  brahmanisme,  elle  ne  serait  que  le  résultat  de  l'évolution  natu- 
relle, continue  des  anciennes  croyances  aryennes.  Pour  cela,  tout 
l'ensemble  de  ses  mythes  et  de  ses  dogmes  est  réduit  pièce  par 
pièce,  et  avec  un  art  de  discussion  merveilleux,  à  un  petit  nombre 
d'éléments  primitifs.  Non  seulement  Ormazd  et  Ahriman,  Mithra 
et  les  Amshaspands,  tout  le  cortège  des  abstractions  divines  et  des 
puissances  ténébreuses  sont  ramenés  à  des  formules  mythiques 
avec  une  précision  qui  n'avait  pas  été  atteinte  jusqu'ici  ;  mais  les 
doctrines  de  la  création,  de  la  résurrection,  de  la  fin  du  monde, 
sont  à  leur  tour  présentées  comme  autant  de  transformations  évo- 
lutives des  mythes  de  l'aurore  et  de  l'orage.  Zoroastre  lui-même 
disparait  naturellement  à  la  suite  de  son  œuvre  :  il  se  dissout  en  la 
personnalité  du  premier  homme,  de  l'homme  céleste,  descendu  du 
ciel  sous  la  forme  du  feu  et  de  la  foudre. 

Ces  conclusions  sont  soumises  depuis  quelque  temps,  dans  le 
Journal  Asiatique,  à  une  critique  extrêmement  vive  1  qui  ne  nous 
regarde  pas  particulièrement,  l'auteur,  M.  de  Harlez,  se  main- 
tenant en  général  sur  le  terrain  de  l'Avesta,  mais  dont  nous 
devons  pourtant  dire  un  mot,  parce  qu'elle  est  la  négation  la  plus 
radicale  qu'on  ait  faite  en  ces  derniers  temps  de  la  méthode  et  des 
résultats  de  la  science  mythologique.  A  notre  avis,  elle  est  non 
seulement  excessive  (d'après  M.  de  Harlez,  il  n'y  aurait  rien,  abso- 
lument rien  de  fondé  dans  le  livre  de  M.  Darmesteter),  mais  elle 
repose  sur  un  perpétuel  malentendu.  Gomment,  en  effet,  qualifier 
autrement  le  reproche  sans  cesse  adressé  à  l'auteur  du  livre  de  ne 
pas  s'en  tenir  strictement  aux  textes,  quand  le  but  avoué  du  livre 
est  précisément  de  remonter  au  delà  des  textes  ?  Ces  images  et  ces 
expressions  mythiques  associées  si  souvent  aux  conceptions  de 
l'Avesta,  et  où  M.  Darmesteter  voit  autant  de  témoins  de  l'état 
antérieur  de  ces  conceptions,  sont  aux  yeux  de  M.  de  1 1 10  j  Harlez  des 
détails  de  style,  des  accessoires  d'emprunt.  Du  moins  eùt-il  fallm 
dans  ce  cas  expliquer  les  étonnantes  rencontres  de  ces  données  et 
leurs  ramifications  multiples  soit  au-dedans  du  mazdéisme,  soit  au 
dehors.  Est-ce  à  dire  que  nous  adoptions  sans  réserve  toutes  les 
conclusions  de  M.  Darmesteter  ?  Certes  il  y  a  du  plaisir  à  le  suivre 
dans  ses  démonstrations  et,  de  pas  en  pas,  il  en  est  bien  peu  qu'an 

1.  G.  de  Harlez,  Les  Origines  du  Zoroaslrisme.  Journal  Asiatique,  1878-1879. 


BULLETIN     DE     1880  269 

ne  consente  pas  à  franchir  avec  lui.  Mais,  quand  on  vient  à  regar- 
der derrière  soi,  on  s'effraie  parfois  à  mesurer  le  chemin  parcouru. 
Ce  n'est  pas  sans  défiance  qu'on  voit  tant  de  choses  sortir  de  l'au- 
rore ou  de  l'orage  et,  plus  les  arguments  s'accumulent,  plus  on 
reste  en  suspens.  Mais  c'est  là  le  charme  à  la  fois  séduisant  et 
malin  attaché  à  ces  études  :  plus  elles  deviennent  pénétrantes,  plus 
elles  inquiètent.  Rien  n'est  envahissant  comme  une  explication 
mythique.  Elle  absorbe  et  dissout  notamment  l'histoire  avec  une 
facilité  bien  digne  d'exciter  nos  soupçons.  Il  3TO1  tant  de  fils  flot- 
tants autour  de  ces  tissus  variés  et  délicats  que,  dans  quelque  sens 
qu'on  se  meuve,  on  finit  toujours  par  en  accrocher  un,  et,  si 
celui-ci  casse,  il  s'en  présente  aussitôt  un  autre  à  portée  de  la 
main.  A  côté  des  théories  de  l'aurore  et  de  l'orage,  nous  avons  eu 
ainsi  celles  du  soleil,  du  brouillard,  du  jour  et  de  la  nuit,  de  l'été 
et  de  l'hiver,  qui  toutes  ont  prétendu  régner  sans  partage  et  four- 
nir une  clef  universelle.  Faut-il  pour  cela  tenir  la  science  elle- 
même  pour  fausse  et  opposer  indistinctement  à  ses  résultats  une 
fin  de  non-recevoir  ?  C'est  bien  en  vain  qu'on  essaierait  de  le  faire. 
Les  analogies  sont  trop  nombreuses,  elles  portent  sur  une  trop 
vaste  surface,  pour  ne  pas  créer  une  sorte  de  conviction  générale. 
Il  faut  donc  savoir  se  contenter  de  cette  sorte  de  conviction,  et,  tout 
en  laissant  la  porte  largement  ouverte  au  doute  philosophique, 
accueillir  avec  reconnaissance  des  tentatives  de  synthèse  aussi 
puissamment  conçues  et  magistralement  exécutées  que  celles  de 
Fauteur  ftOrmazd  et  Ahriman. 

Les  conclusions  de  M.  Darmesteter  tiennent  de  trop  près  à 
l'Avesta,  pour  que  nous  ayons  à  les  analyser  ici.  Nous  n'examinerons 
pas  non  plus  si  l'auteur,  après  avoir  si  bien  [117]  montré  combien 
sont  fragiles  les  raisons  qui  ont  fait  admettre  jusqu'ici  un  schisme 
violent  survenu  entre  les  Aryas  de  l'Iran  et  leurs  frères  de  l'Inde, 
n'exagère  pas  en  sens  inverse,  quand  il  explique  le  mazdéisme 
comme  une  simple  évolution.  Gela  peut  paraître  ainsi  quand  on  ne 
regarde  qu'à  ses  mythes,  après  qu'on  les  a  réunis  de  toute  part  et 
concentrés  comme  en  un  foyer.  Mais  je  doute  que  la  lecture  des 
textes  eux-mêmes  laisse  une  impression  semblable.  Le  fait  est  que 
cette  religion  ne  ressemble  à  aucune  autre  de  la  même  famille. 
Non  seulement  elle  est  plus  systématisée  qu'aucune  de  ses  sœurs, 
mais  elle  a  eu,  ou  elle  prétend  avoir  eu  son  prophète.  Dans  ceux 
de  ses  anciens  écrits  qui  nous  sont  parvenus,  elle  est  la  révélation 
de   Zoroastre,  et  le  témoignage  des  écrivains   classiques  montre 


270  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

qu'il  en  était  de  même  dans  ceux  qui  se  sont  perdus.  Par  là  elle 
rappelle  le  bouddhisme,  le  mosaïsme,  nullement  le  brahmanisme  ni 
les  anciennes  religions  de  la  Grèce,  de  l'Italie,'de  la  Germanie.  La 
différence  nous  paraît  essentielle,  et  Zoroastre  serait  un  mythe, 
qu'elle  n'en  subsisterait  ni  plus  ni  moins.  Par  contre,  ce  serait  notre 
tâche  de  montrer  tout  ce  que  la  mythologie  aryenne  doit  à  ce  livre. 
Mais  ici  je  dois  confesser  mon  embarras.  Les  mythes  aryens  n'ont 
pas  encore  été  réunis  en  un  système  ;  ils  ne  sont  ni  classés  ni 
dénommés,  et  nous  n'avons  point  devant  nous  des  cadres  tout  faits 
auxquels  nous  puissions  référer  nos  indications.  11  faudrait  donc, 
prenant  ces  mythes  un  à  un,  et  combien  ne  sont-ils  pas,  montrer 
qu'il  n'en  est  peut-être  pas  un  seul  que  M.  Darmesteter  n'ait  abordé 
par  quelque  côté,  qu'il  n'ait  élucidé  par  quelque  fine  analyse  ou 
enrichi  d'un  trait,  d'un  rapprochement  nouveaux.  Ce  serait  là  une 
bien  longue  tâche.  Aussi,  au  lieu  de  nous  y  engager,  aimons-nous 
mieux  choisir  un  exemple  et,  pour  cela,  nous  allons  droit  à  un  tra- 
vail plus  récent1  où  l'auteur  lui-même  a  réuni  en  une  quinzaine 
de  pages  quelques-unes  de  ses  plus  importantes  conclusions. 

[118]  La  thèse  qu'il  y  expose  n'est  pas  entièrement  neuve,  mais 
il  l'a  rendue  sienne  par  la  décision  et  parla  clarté  avec  lesquelles  il 
la  présente.  Gomme  l'indique  le  titre,  c'est  celle  d'un  dieu  suprême 
reconnu  par  les  nations  indo-européennes.  Ce  dieu,  Varuna  chez 
les  Hindous,  Ahura  Mazda  chez  les  Iraniens,  Zeus  chez  les  Grecs, 
Jupiter  chez  les  Latins,  qui  a  dû  être  également  adoré  parles  Ger- 
mains et  par  les  Lithuaniens,  puisque  les  Slaves  le  connaissaient 
sous  le  nom  de  Svarogu,est  non  seulement  le  suprême  dominateur, 
mais  l'organisateur  souverainement  sage  et  intelligent,  le  mainte- 
neur  par  excellence  de  Tordre  physique  et  moral.  Et  il  est  tout 
cela,  non  en  vertu  de  conceptions  abstraites,  mais  parce  qu'il  est 
ou  qu'il  était  à  l'origine  à  la  fois  le  dieu  du  ciel  et  le  dieu-ciel,  c'est-à- 
dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand,  de  plus  élevé,  siège  de  la  lumière 
et  par  conséquent  de  la  sagesse,  où  tout  est  ordre,  mesure  et  suc- 
cession régulière.  Il  est  le  souverain  seigneur,  mais  non  à  la  façon 
de  Jéhova.  Il  a  des  vassaux,  dont  quelques-uns  sont  presque  ses 
pairs,  et,  chez  plusieurs  peuples,  il  a  dû  céder  peu  à  peu  le  pre- 
mier rang  à  des  lieutenants  plus  bruyants,  à  des  porte-foudres,  à 
des  dieux  de  l'ouragan,  à  Indra  chez  les  Hindous,  à  Odin  chez  les 


1.  J.  Darmesteter,    The  Suprême  God  in   the  fndoeuropean  Mythology.  Contemporar) 
Review,  octobre  1879. 


BULLETIN     DE    1880  271 

Gcr mains,  à  Perkun  chez  les  Lithuaniens.  Parfois  il  a  été  détrôné 
par  un  de  ses  propres  attributs  tels  que  le  Destin  de  l'antiquité 
classique,  le  Temps  sans  bornes  de  certaines  sectes  iraniennes. 
Il  s'est  maintenu  par  contre  jusqu'à  la  fin  chez  les  Latins  et  chez 
les  Grecs  :  chez  un  seul  rameau,  maintenant  bien  réduit,  les  Par- 
sis  du  Kirmân  et  du  Gujarât,  il  est  adoré  encore  de  nos  jours.  Nous 
acceptons  pleinement  et  dans  toutes  ses  parties  (bien  que  quelques- 
unes  soient  contestées)  la  thèse  de  M.  Darmesteter.  Seulement  il 
nous  semble  qu'elle  aurait  besoin  d'être  quelque  peu  tempérée. 
Cette  hiérarchie,  ce  monothéisme  relatif  n'était  pas  aussi  net  dans 
la  conscience  des  hommes  qu'il  l'est  dans  cet  exposé  d'une  rigueur 
un  peu  mathématique.  Dans  la  pratique  surtout,  comme  on  le  voit 
par  les  chants  du  Veda,  il  parait  avoir  été  fort  voilé.  Ces  vieux 
adorateurs  n'avaient  pas  le  [119]  regard  constamment  fixé  sur  leurs 
Olympiens.  A  côté  de  cette  religion  céleste,  il  y  en  avait  notam- 
ment une  autre  toute  d'actes  et  de  rites,  une  sorte  de  religion  de 
Yopus  operatum,  qui  n'avait  pas  toutes  ses  racines  dans  la  pre- 
mière, qui  probablement  ne  lui  a  jamais  été  complètement  subor- 
donnée, et  que  nous  retrouverons  dans  la  suite  de  ce  bulletin, 
quand  nous  aurons  à  parler  du  livre  de  M.  Bergaigne  sur  le 
Veda. 


RELIGIONS    DE    L  INDE 

[Revue  de  V Histoire  des  religions,  t.  I,  p.  237  et  ss. 


L'histoire  religieuse  de  l'Inde,  plus  que  celle  de  toute  autre  con 
trée  de  grande  étendue,  forme  un  ensemble  homogène  et  continu. 
Elle  présente  une  longue  suite  de  changements,  dont  quelques-uns 
ont  abouti  à  des  formes  profondément  dissemblables,  mais  dont 
bien  peu  portent  la  marque  nettement  accusée  d'une  influence 
venue  du  dehors,  et  dont  aucune  n'apparaît  avec  le  caractère  d'une 
révolution  proprement  dite,  d'une  rupture  brusque  et  voulue  avec 
le  passé.  Elle  se  divise  néanmoins  en  trois  périodes  ou  branches 
suffisamment  distinctes  :  les  religions  védiques  ou  vieux  brahma- 


272  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

nisme,  le  bouddhisme  et  la  religion  sœur  des  Jainas,  le  néo-bran* 
manisme,  ou  hindouisme  proprement  dit;  ou  plutôt,  la  littérature 
de  l'Inde  prise  en   masse   se   partage  elle-même  entre  ces   trois 
formes  religieuses.  Car  c'est  à  peine  s'il  peut  être  question  pour  ce 
pays  d'une  littérature    profane,  tant  les  diverses  manifestations 
écrites  de  la  pensée    hindoue   sont  étroitement  dépendantes   des 
croyances  nationales  et   prétendent  toutes,  même  les  plus  mon- 
daines, à  une  origine  sacrée.  Toucher  par  n'importe  quel  côté  aux 
littératures  de  l'Inde,  particulièrement  à  celle  qui,  tour  à  tour,  a 
servi  de  modèle  et  de  commun  réservoir  à  toutes  les  autres,  la  litté- 
rature sanscrite,  c'est  donc  toucher  à  ses  religions,  et  toute  œuvre 
qui  nous  fait  mieux  connaître  les  unes,  est  une  [240]  contribution 
immédiate  à  l'histoire  des  autres.  Aussi  croyons-nous  devoir,  au 
début  de  ce  bulletin,  mentionner  du  moins  quelques  œuvres  sem- 
blables,  dont  le  récent  achèvement  ou   l'entreprise   plus   récente 
encore  marquent  en  quelque  sorte  une  époque  dans  l'histoire  encore 
si  jeune  des   études  indiennes  :  le  grand  Dictionnaire  de    Saint- 
Pétersbourg1  ,  qui  est  à  la  langue  et  à  la  littérature  sanscrites,  ce 
que  la  dernière  édition  du  Thésaurus  de  Henri   Estienne  est  à  la 
langue  et  à  la   littérature  de  la    Grèce;   le  Dictionnaire  pâli  de 
M.  Ghilders2,  qui  rend  immédiatement  abordable  l'étude  des  docu- 
ments originaux  du  bouddhisme  méridional  ;  la  2e  édition  de  l'His- 
toire de  la  littérature  indienne  de  M.  A.  Weber3  ,  qui  met  ce  pré- 
cieux   manuel  au  courant,    jusqu'à   l'année    1875,  des  dernières 
recherches  ;  la  grande  enquête  archéologique  qui  se  poursuit  sous 
les  auspices  du   gouvernement  anglo-indien,  et  qui,  dans  PHin- 
doustan  sous  la  direction  du  général  Cunningham4,  dans  le  Dékhan 
occidental  sous  celle    de   M.   Burgess5,  fait    revivre  en  quelque 
sorte  le  passé  dans  ses  ruines  ;  le  recueil  des  plus  anciennes  ins- 
criptions6,  publié  également  et  sous  le  même  patronage  par  le 

1.  Sanskrit  Wœrterbuch,  herausgegeben  von  der  Kaiserlichen  Akademie  der  Wissenschaf- 
ten,  bearbeitet  von  Otto  Bœhtlingk  and  Radolph  Roth.  Saint-Pétersbourg,  1855-1875, 
7  vol.  in-4. 

2.  A  Dictionary  of  the  Pâli  langaage,  by  Robert  Csesar  Childers.  London,  1872-1875, 
in-4. 

3.  Akademische  Vorlesungen  ucber  Indische  Literaturgeschichte,  von  Albrecht  Weber.  2te 
vermehrte  Auflage.  Berlin,  1876. 

//.  Archœological  Survey  of  India.  Reports  made...  by  Alexander  Cunningham.  Vol.  I- 
VI 11.  Simla,  plus  tard  Calcutta,  1871-1879,  in-8. 

5.  Archœological  Survey  of  Western  lndia,  by  J.  Burgess.  N»  1-9.  Bombay,  1874-1879,  in-4. 

6.  Corpus  Inscriptionum  Indicarum.  Vol.  I.  Inscriptions  of  Asoka,  prepared  by  Alexan- 
der Cunningham.  Calcutta,  1877,  in-fol. 


BULLUTIN     DK    1880  273 

général  Gunningham,  et  où  se  trouvent  réunis  pour  la  première 
fois  les  plus  vieux  documents  datés  du  bouddhisme  et  de  l'Inde  en 
général;  la  Paléographie  de  M.  Burnell^qui  introduit  l'ordre  et  le 
contrôle  dans  les  textes  épigraphiques  si  compliqués  [24 lj  du  Sud; 
enfin,  la  description  statistique  de  l'Inde2,  autre  publication  offi- 
cielle qui  se  poursuit  sous  la  direction  de  M.  Hunter,  et  qui  pré- 
sentera le  tableau  complet  de  l'état  actuel  du  pays  et  de  ses  habi- 
tants. De  tous  ces  ouvrages  il  n'en  est  aucun  qui  n'offre  parfois  un 
intérêt  de  premier  ordre  à  l'historien  des  religions,  et  quelques-uns 
lui  sont  indispensables. 

Des  diverses  périodes  de  l'histoire  religieuse  de  l'Inde,  la  seule 
qui,  dans  l'état  actuel  des  études,  permette  une  vue  d'ensemble, 
est  la  première  en  date,  la  période  védique.  Les  principaux  textes 
sont  publiés.  Nous  avons  quatre  éditions  des  hymnes  du  Rig-Veda3, 
trois  éditions  des  chants  du  Sâma-Veda 4 .  L'Atharva-Veda  \  et  les 
deux  principales  divisions  du  Yajur-Veda,  le  Blanc0  et  le  Noir7, 
sont  intégralement  publiés,  et  il  ne  reste  plus  à  faire  connaître  que 
ce  qui  a  survécu  des  variantes  que  diverses  écoles  ont  introduites 
dans  ces  vieux  recueils8  . 


t.  Eléments  of  South-lndian  Palxography,  being  an  Introduction  to  the  study  of  South- 
[Ttdian  Inscriptions  and  MSS.,  by  A.  C  Burnell.  Mangalore  and  London,  1874,  in-4. 
2*  édit.  London,  1878. 

2.  N'est  publiée  encore  que  la  description  du  Bengale  :  A  Statistical  Account  of  Ben- 
gal,  by  W.   W.  Hunter.  London,  1875-1877,  20  vol.  in-8. 

3.  Deux  de  M.  Max  Millier,  1849-1874  (avec  le  commentaire),  6  vol.  in-4  ;  1873, 
4  vol.  in-8  ;  deux  de  M.  Th.  Aufrecht  :  1861-1863,  2  vol.  in-8  ;  1877,  2  vol.  in-8. 

4.  De  Stevenson,  1841-1843,  2  vol.  in-8  ;  de  Benfey,  1848,  in-8  ;  de  Satyavrata  Sâma- 
çramin  (dans  la  Bibliotheca  Indica  de  Calcutta),  1874-1880,  5  vol.  in-8.  Cette  dernière 
comprend  tous  les  recueils  de  chants  du  Sâma-Veda  avec  le  commentaire. 

5.  Par  R.  Roth  et  W.  D.  Whitney,  1855,  in-4.  Le  2e  volume  devant  contenir  supplé- 
ments, notes  et  index,  est  en  préparation. 

6.  Par  M.  A.  Weber,  1849-1853,  3  vol.  in-4.  Contient,  outre  la  Samhitâ,  le  Çatapa- 
fcha-Brâhmana,  et  le  Sûtra  de  Kâtyâyana. 

7.  La  Samhitâ  par  M.  A.  Weber,  1871-1872,  2  vol.  in-8.  L'édition  avec  commentaire 
de  la  Bibliotheca  Indica  est  parvenue  à  peu  près  à  la  moitié  du  texte:  1860-1880, 
4  vol.  in-4.  Le  Brâhmana  qui,  dans  cette  rédaction,  est  inséparable  de  la  Samhitâ, 
est  publié  dans  la  Bibliotheca  Indica,  1859-1870,  3  vol.  in-8.  Outre  ces  éditions  qui 
relèvent  de  la  science  européenne,  il  y  en  a  de  purement  indigènes  des  Samhitâs  du 
Rig-,  du  Sâma-  et  du  Yajur-Veda.  De  ces  dernières,  nous  ne  mentionnerons  que  celle 
des  hymnes  du  Rig-Veda  avec  traductions  anglaise  et  mârhatte,  le  Vedârthayatna 
(par  Shankar  Pandit)  qui  se  publie  depuis  1876,  à  Bombay,  et  qui  est  la  tentative 
jusqu'ici  la  plus  remarquable  de  faire  pénétrer  dans  les  milieux  indigènes  les 
méthodes  et  les  résultats  de  la  critique  occidentale. 

8.  Quelques-unes  de  ces  rédactions  désignées  du  nom  de  Çâkhâs  ou  de  «  branches  », 
ont  été  l'objet  de   travaux   d'une  certaine  étendue.  M.  \.  Weber  a  décrit  le  Kâthaka 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  .  18 


274  BULLETINS     DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

[242]  La  deuxième  couche  de  cette  littérature,  celle  des  Brahma- 
nas, est  également  en  majeure  partie  entre  nos  mains.  Outre  ceux  du 
Yajus,  mentionnés  dans  les  notes  précédentes,  nous  possédons  le 
Gopatha-Br.  de  l'Atharva-Veda1 ,  le  Tândya-Br.  du  Sâma-Veda2; 
M.  Burnell  aura  bientôt  achevé  de  nous  faire  connaître  les  petits 
Brahmanas  de  ce  même  Yeda,  dans  une  série  de  publications3  où, 
à  ces  textes  assez  insignifiants  en  eux-mêmes,  l'éditeur  a  su  rat- 
tacher les  aperçus  les  plus  ingénieux  sur  l'histoire  de  cette  vieille  lit- 
térature, et  M.  Th.  Aufrecht  vient  de  donner  une  édition  un  peu 
sobre  d'explications,  mais  d'une  admirable  correction,  de  FAi- 
tareya-Br.  du  Rig-Veda4.  Il  est  probable  qu'on  retrouvera  encore 
plus  d'un  Brâhmana  dans  l'Inde,  et  que  d'autres  chercheurs  seront 
aussi  heureux  que  M.  Burnell,  qui  vient  de  mettre  la  main  sur  un 
écrit  volumineux  de  ce  genre  appartenant  au  Sâma-Veda,  et  dont 
on  ne  soupçonnait  pas  même  l'existence  5.  Mais,  de  la  façon  dont 
ces  livres  se  répètent,  il  est  permis  de  croire  que  les  parties  encore 
inédites  ne  nous  réservent  plus  guère  de  grandes  surprises.  On  y 
trouvera  sans  doute  de  précieux  renseignements  de  détails,  peut- 
être  quelques  matériaux  nouveaux  pour  l'histoire  externe,  encore 
si  imparfaite,  de  ces  religions,  celle  de  leur  extension  géographique, 
de  leur  organisation,  de  leurs  écoles.  Mais,  pour  ce  qui  nous  inté- 
resse spécialement  ici,  la  filiation  et  le  développement  des  grandes 
idées  religieuses,  il  n'y  a  plus  guère  à  espérer  de  témoignages  bien 
nouveaux.  En  tout  cas,  pour  l'époque  védique,  la  période  des  édi- 
tions princeps  touche  à  sa  fin,  et  les  découvertes  [243]  futures  ne 
pourront  plus  venir  que  de  l'interprétation. 

Yajus  dans  les  Indische  Studien,  III  ;  M.  R.  Roth,  une  recension  récemment  décou- 
verte de  l'Atharva-Veda  :  Der  Atharva-Veda  in  Kaschmir,  1875,  et  M.  L.  Schroeder,  la 
Maitrâyanîya-Samhitâ  du  Yajur-Veda  dans  la  Zeitschrift  d.  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch., 
XXX11I,  1879. 

1.  Dans  la  Bibliotheca  Indica,  par  Râjendralâla  Mitra,  1872. 

2.  Ibid.,  par  Ânanda  Vedântavâgîça,  2  vol.  in-4,  1874-1878. 

3.  Jusqu'ici,  en  tout,  7,  Mangalore  and  London,  1873-1878. 

4.  Das  Aitareya  Brâhmana,  mit  Auszùgen  aus  dem  Commentare  von  Sâyanâcârya, 
herausgegeben  von  Th.  Aufrecht.  Bonn,  1879.  Une  première  édition,  avec  traduction 
anglaise  de  feu  M.  Haug,  est  de  1863,  2  vol.  in-8.  —  A  ces  publications  il  faut  ajou- 
ter celles  des  deux  principaux  Âranyakas  (suppléments  faisant  suite  aux  Brahmanas 
proprement  dits),  le  Taittirîya  du  Yajus  Noir  et  l'Aitareya  du  Rig-Veda,  édités  l'un 
et  l'autre  dans  la  Bibliotheca  Indica  par  Râjendralâla  Mitra,  le  premier  en  1872,  le 
second  en  1876. 

5.  Cf.  A.  C.  Burnell,  A  Legend  from  the  Talavakâra  Brâhmana  of  the  Sâma-Veda. 
Mangalore,  1878.  M.  Burnell  espère  pouvoir  publier  prochainement  le  Brâhmana 
in  extenso. 


BULLETIN     DE     1880  275 

Pour  celle-ci,  il  a  été  beaucoup  fait  dans  ces  dernières  années. 
Sans  parler  du  grand  ouvrage  de  M.  J.  Muir1,  qui  est  toujours 
encore  le  recueil  le  plus  complet,  le  plus  exact  que  nous  ayons  pour 
l'ancienne  histoire  religieuse  de  l'Inde,  mais  qui  n'appartient  plus 
à  la  période  dont  nous  avons  à  nous  occuper  ici,  nous  trouvons, 
pour  le  Rig-Veda  seul,  une  ample  moisson  de  travaux  de  premier 
ordre.  Presque  toute  l'exégèse  d'un  quart  de  siècle  a  été  résumée 
et  refondue  dans  le  Lexique  de  M.  Grassmann2.  En  même  temps 
l'Allemagne  nous  donnait  deux  traductions  complètes  des  Hymnes, 
celles  de  MM.  Grassmann3  et  Ludwig4,  fort  distinguées  l'une  et 
l'autre  à  divers  titres,  toutes  deux  bien  supérieures  aux  anciennes 
versions  de  Langlois  et  de  Wilson,  et  dont  la  deuxième  surtout, 
celle  de  M.  Ludwig,  peu  attrayante  à  première  vue,  repose  sur  un 
travail  d'une  originalité,  d'une  sincérité  et  d'une  circonspection 
auxquelles  on  ne  saurait  assez  rendre  hommage.  Le  troisième 
volume  de  cette  remarquable  publication  contient  l'Introduction  5, 
dans  laquelle  le  traducteur  a  exposé  d'une  manière  plus  complète 
ses  vues,  présentées  d'abord  par  lui  dans  deux  mémoires  spéciaux  6? 
sur  le  développement  religieux,  politique  et  social  du  peuple  védique. 
[244]  Ces  vues  sont  souvent  sujettes  à  caution,  notamment  pour 
l'audace  avec  laquelle  le  mythe  y  est  parfois  converti  en  histoire  ; 
mais,  comme  toutes  les  idées  émises  par  M.  Ludwig,  il  faut 
compter  avec  elles,  et  elles  ne  méritent  en  aucune  façon  l'injuste 
dédain  avec   lequel  certaines  vivacités  de  polémique,  sans  doute 


1.  Original  Sanskrit  Texts  on  the  Origin  and  History  of  the  People  of  India,  their  Reli- 
gion and  Institutions,  collected,  translated  and  illustrated  by  J.  Muir.  London,  1868-1873. 
5  vol.  in-8,  dont  les  4  premiers  en  2*  édition. 

2.  Wœrterbuch  zum  Rig-Veda,  von  Hermann  Grassmann.  Leipzig,  1873. 

3.  Rig-Veda,  ubersetzt  und  mit  kristischen  und  erlâuternden  Anmerkungen  versehen  von 
Hermann  Grassmann.  Leipzig,  1876-1877,  2  vol.  in-8. 

4.  Der  Rigveda  oder  die  Heiligen  Lieder  der  Rrâhmana.  Zum  erslen  Maie  ins  Deutsche 
ubersetzt,  mit  Commentai'  und  Einleitung,  von  Alfred  Ludwig.  Prag,  1876-1878,  3  vol. 
in-8.  Le  4e  volume,  devant  contenir  le  commentaire,  reste  à  publier.  —  M.  Max  Mùller 
n'a  plus  rien  fait  paraître  de  sa  traduction  commentée  du  Rig-Veda,  depuis  le  pre- 
mier volume  qui  est  de  1869  et  ne  contient  que  12  hymnes  adressés  aux  Maruts. 

5.  Forme  aussi  un  ouvrage  à  part  sous  le  titre  :  Die  Mantralitteratur  und  das  Alte 
Indien,  als  Einleitung  zur  Uebersetzung  des  Rigveda,  von  Alfred  Ludwig. 

6.  Die  Philosophischen  und  Religiœsen  Anschauungen  des  Veda  in  ihrer  Entwicklung, 
Prag.,  1875,  in-8.  —  Die  Nachrichten  des  Rig-und  Atharvaveda  ûber  Géographie,  Ge- 
schichte,  Verfassung  des  Alten  Indien.  Ibid.,  1875,  in-4.— ■  Dans  le  même  ordre  d'idées, 
et  bien  que  l'auteur  ait  écarté  de  son  examen  la  religion  proprement  dite,  nous 
devons  mentionner  ici  un  ouvrage  remarquable  de  M.  Heinrich  Zimmer:  Altindisches 
Leben.  Die  Cultur  der  Vedischen  Arier  nach  den  Samhitâ  dargestellt.  Berlin,  1879. 


276  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

regrettables,  de  l'autour,  paraissent  les  avoir  fait  accueillir  en  Alle- 
magne. —  Des  monographies  ont  été  en  outre  consacrées  à  des 
divinités   particulières    du  panthéon   védique   par   MM.   Myrian- 
theus1,  A.  Hillebrandt  ~   (qui  a  eu  le  mérite  jusqu'ici  assez  rare 
de  chercher  à  compléter  les  données  du  Rig-Veda  par  celles  que 
fournissent  les   autres  recueils   védiques),    et    E.    Brandes :* .  Un 
remarquable  choix  d'hymnes  a  été  traduit  par  MM.  K.  Geldner  et 
Ed.  Kaegi  avec  la  collaboration  de  M.  R.  Roth4.  Enfin  le  regretté 
M.  Haug,  peu  de  jours  avant  sa  mort,  a  publié  une  explication  sou- 
vent ingénieuse  d'un  des  morceaux  les  plus  obscurs  du  Rig-Veda r>. 
Nous  ne  pouvons  que  mentionner  ici  ces  divers  travaux  :    par 
contre,  nous  devons  nous  arrêter  un   peu  davantage  au  premier 
volume,  le  seul  paru,  de  Pouvrage  de  M.    A.  Bergaigne  sur  la 
religion  védique 6 ,  non  seulement  parce  que  l'ensemble  des  idées 
religieuses  des  Hymnes  y  est  soumis  à  une  critique  aussi  péné- 
trante qu'originale,  mais  parce  qu'il  constitue  à  bien  des  égards 
une  réaction  contre  le  système  d'interprétation  littérale  qui  a  été 
en  faveur  jusqu'ici.  Une  des  [24^]  bases  de  ce  travail  est  en  effet  un 
remaniement  lexicographique.   Au  lieu  de  multiplier,   comme  la 
plupart  de  ses  devanciers,  les  sens  d'un  même  mot  pour  échapper 
à  des  associations  d'idées  bizarres,  M.  Bergaigne  accepte  au  con- 
traire ces  bizarreries  et,  comparant  avec  un  soin  minutieux  les  for- 
mules où  elles  se  trouvent  diversement  exprimées,  dégage  de  cette 
comparaison  tout  un  ensemble  de  conceptions  qui  jusqu'ici  avaient 
été  laissées  dans  l'ombre  et  parfois  même  complètement  méconnues 
par  les  interprètes.  C'est  donc  par  voie  de  rapprochement  d'un 
nombre  infini  de  détails  que  procède  l'auteur  et,  si  on  songe  que 
ces  rapprochements  portent  de    préférence  sur   les  passages  les 
plus  obscurs,   ceux  où  la  pensée  de  ces  vieux  poètes  se  noue  en 
quelque  sorte   et  pour  lesquels    nous  n'en  sommes    guère  qu'au 
déchiffrement,  on  comprendra  combien  il  y  a,  dans  ces  recherches 

1.  Die  Açvins  oder  arischen  Dioskuren.  Munich,  1876. 

2.  Ueber   die    Gôltin  Aditi    (Vorwiegend   Un   Rigveda).  Bresluu,   1876.  —    Varuna   und 
Mitra.  Ein  Beilrag  zur  Exégèse  des  Veda.  lbid.,  1877. 

3.  Ushas  og  Ushashymnerne.  i  Rigveda.  En  mytologisk  Monografi.  Copenhague,  1880. 

4.  Siebenzig  Lieder  des  Rigveda  ixbcrsetzt,  mit  Beitràgen  von  R.  Roth.  Tûbingen,  1875. 

5.  Vedische  Rœthselfragen  und  Rœthselsprùche.  Uebersetzung  und  Erklserung  des  Dîrgha- 
iamas-Liedes,  Rigv.  I,  164.   Munich,  1876. 

6.  La  Religion  Védique  d'après  les  Hymnes  du  Rig-Veda.  Paris,  1878.  Forme  le  XXXV 1 
fascicule  de  la   Bibliothèque  des  Hautes  Etudes,  il    faut  y  joindre    du  même  auteur  : 
Quelques  observations   sur   les  figures   de  rhétorique  dans  le   Rig-Veda,  1880;   dans    les 
Mémoires  de  la  Société  de  Linguistique  de  Paris,  t.  IV,  fascic.  2. 


BULLETIN     DE    1880  277 

délicates,  de  chances  d'incertitude.  Les  conclusions  générales  tou- 
tefois, les  seules  auxquelles  nous  puissions  toucher  ici,  nous 
paraissent  se  dégager  avec  une  autorité  suffisante.  On  sera  mal 
venu,  après  ce  livre,  à  parler  de  la  naïveté  toute  primitive  de  cette 
poésie  et  de  cette  religion.  Elles  portent  au  contraire,  l'une  et 
l'autre,  au  plus  haut  degré  la  marque  de  l'esprit  sacerdotal.  Elles 
sont  le  fait  de  gens  du  métier  :  la  langue  est  souvent  une  sorte  de 
jargon'  maçonnique,  qui  devait  n'être  intelligible  qu'à  des  initiés. 
Le  sacrifice  avec  ses  rites  et  les  spéculations  dont  ils  sont  l'objet 
tient  une  place  énorme  :  la  croyance  si  souvent  et  parfois  si  bizar- 
rement exprimée  dans  les  Brâhmanas,  qu'il  est,  en  dehors  de  toute 
intervention  de  la  divinité,  la  condition  du  cours  normal  des 
choses,  est  déjà  profondément  empreinte  dans  les  Hymnes.  11 
constitue  à  lui  seul  une  religion,  et  les  mythes,  bien  que  d'origine 
naturaliste,  n'y  reflètent,  en  un  nombre  infini  de  cas,  les  phéno- 
mènes qu'à  travers  des  conceptions  ritualistes.  Le  culte  d'Agni  et 
de  Soma  notamment  est  une  sorte  de  magie,  où  les  principes  élé- 
mentaires unis  à  l'énergie  du  Verbe,  de  la  formule,  de  véritables 
forces  occultes,  opèrent  pour  leur  propre  compte.  Dans  les  volumes 
suivants,  M.  Bergaigne  s'occupera  plus  [246)  spécialement  de 
l'autre  face  de  ces  religions,  celle  qui  regarde  les  dieux  personnels 
du  panthéon.  Ce  qu'il  en  dit  dans  son  introduction,  la  distinction  par 
exemple  si  fine  et  si  nettement  saisie  entre  Indra,  représentant  le 
bon  élément  dune  conception  dualiste,  et  les  dieux  qui,  comme 
Varuna,  répondent  à  une  conception  unitaire  et  réunissent  en  eux 
le  double  aspect  du  bien  et  du  mal,  nous  promet  dès  maintenant  une 
série  non  moins  nombreuse  de  résultats,  soit  nouveaux,  soit  mieux 
établis  et  plus  fortement  enchaînés  qu'ils  ne  l'étaient  jusqu'à  présent. 
La  littérature  exégétique  et  ritualiste  des  Brâhmanas  et  des 
Sûtrasquien  dépendent,  a  été  l'objet  de  travaux  presque  aussi  nom- 
breux, mais  que  nous  ne  pouvons  qu'énumérer.  Aux  éditions  de 
texte  déjà  mentionnées,  il  faut  ajouter  celles  des  Sûtras  du  Rig1  et 
du  SâmaVeda2dans  la  Bibliotheca  Indica,  et  de  ^celui  de  l'Atharva- 
Veda  publié  et  traduit  par  M.  R.  Garbe*.  C'est  le  premier  texte 


1.  The  Çrauta  Sûtra  of  Açvalâyana,    with  the  Comme nlary  of  Gdryya  Nâràyana,  édile 
by  Bâmanârâyana  Vidyâratna,  1874. 

2.  Çrauta  Sûtra  of  Lâtyâyana  xoith  the  Commenlary  of  Agnisvàmin,  edited  by  Ânanda- 
candra  Vedântavâgîça,  1872. 

3.  Vaitâna  Sûtra,  the  Ritual  of  the  Atharva-Veda,  edited  with  eritieal  Note*  and  Indices. 
Londres,  1878.  La  traduction  en  allemand  a  paru  la  même  année  à  Strasbourg. 


278  b  U  L  L  E  T  IN  S    D  E  8    RELIGIONS    D  E    L' l  N  D  B 

de  cette  espèce  dont  nous  ayons  une  version  in  extenso.  Nous 
avons  déjà  signalé  les  belles  recherches  de  M.  Burnell  sur  le 
rituel  du  Sàma-Veda  consignées  dans  les  préfaces  à  ses  éditions  des 
petits  Brahmanas  de  ce  Veda.  M.  Weber  a  continué  son  exposition 
du  cérémonial  védique  principalement  d'après  les  textes  du  Yajus1 . 
M.  G.  Thibault  a  publié,  traduit  et  commenté  les  Sûtras  qui 
enseignent  les  diverses  façons  très  compliquées  de  construire  l'autel 
et  qui  contiennent  les  origines  de  la  géométrie  des  Hindous2.  Enfin 
MM.  Bruno  Lindner3  et  A.  Hillebrandt4  ont  traité  de  cérémonies 
particulières,  en  s'attachant  à  [247]  remonter  autant  que  possible  à 
la  forme  la  plus  ancienne  et  à  en  faire  saisir  le  développement  gra- 
duel. A  ces  publications  doit  s'ajouter  celle  du  Rigvidhâna  de  M.  R. 
Meyer5  qui  enseigne  quels  vers  du  Rig-Veda  il  faut  employer  à 
certains  sacrifices  entrepris  en  vue  de  l'accomplissement  d'un  vœu 
ou  d'un  souhait  déterminés.  Dans  cette  sorte  d'écrits,  qui  forment 
une  classe  particulière,  l'idée  religieuse  est  arrivée  au  dernier 
degré  de  l'abaissement.  Le  Suparnâdhyâya  édité  par  M.  E.  Grube6, 
et  qui  prétend  se  rattacher  au  Rig-Veda,  n'y  appartient  pas  ea 
réalité,  et  paraît  n'être  qu'une  production  apocryphe,  dont  le  but 
aura  été  de  donner  à  une  dévotion  postérieure,  celle  à  l'oiseau 
solaire  Garuda,  l'autorité  d'un  texte  révélé. 

A  la  suite  des  Sûtras  qui  résument  les  prescriptions  des  Brah- 
manas, se  placent  ceux  qui  réglementent  le  rituel  domestique,  les 
actes  sacramentels  qui  marquent  les  diverses  étapes  de  la  vie  du 
fidèle  depuis  le  jour  de  la  conception  jusqu'à  celui  de  la  mort,  les 
devoirs  des  diverses  classes,  les  rapports  entre  époux,  ceux  des 
enfants  et  des  parents,  des  maîtres  et  de  l'élève,  des  patrons  et  des 
serviteurs,  des  rois  et  des  sujets,  la  transmission  des  héritages  et 
les  échanges,  l'ensemble  en  un  mot  de  la  coutume  et  du  droit.  De 
ces  écrits  qui  forment  deux  classes,  l'une  plus  spécialement  ri  tua- 
liste,  l'autre  plutôt  coutumière  et  juridique,  notre  connaissance 
s'est  également  beaucoup  étendue  au  cours  de  ces  dernières  années. 

1.  Zur  Kenntniss  des  Vedischen  Opferrituals.  Dans  les  Indische  Studien,  XIII,  1873. 
Fait  suite  à  Indische  Studien,  X. 

2.  On  Ihe  Çulvasûtra.  Dans  le  Journal  of  the  Asiatic  Society  of  Bengal,  XLIV,  1875. 

3.  Die  Dikshâ  oder  Weihe  fur  das  Somaopfer.  Leipzig,  187&. 

4.  Das  altindische  Neu-  und  Vollmonds  Opfer  in  seiner  einfachsten  Form.  Halle,  1880. 

5.  Rigvidhânam,  edidit  cum  prsefatione  Dr.  Radolph  Meyer.  Berlin,  1877.  Le  traité  cor- 
respondant du  Sàma-Veda,  un  des  Brahmanas  de  ce  Veda,  a  été  publié  par  M.  Bur- 
nell en  1873. 

6.  Suparnâdhyâyah,  Saparni  Fabula  ;  edidit  Dr.  Elimar  Grube.  Leipzig,  1875. 


BULLETIN     DU    1880  279 

Les  Sùtras  de  Gobhila,  publiés  dans  la  Bibliotheca  Indica,  sont  à  peu 
près  achevés1 .  M.  Stenzler  nous  a  donné  ceux  de  Pâraskara  avec 
traduction2,  et  le  texte  de  ceux  de  Gautama3 .  Ceux  de  [248]  Çâm- 
khâyana  ont  été  publiés  et  traduits  par  M.  H.  Oldenberg4.  Enfin, 
dans  le  IIe  volume  de  la  grande  collection  entreprise  par  M .  Max  Mill- 
ier, The  Sacred  Books  of the  East,  M.  G.  Biihler  a  publié  la  tra- 
duction des  Sûtras  d'Âpastamba  et  de  Gautama  5.  Dans  une  savante 
introduction,  le  traducteur  a  discuté  l'âge  relatif  de  ces  textes  ;  il 
estime  que  les  Sûtras  d'Âpastamba  ont  été  rédigés  dans  le 
Dékhan,  peut-être  dès  le  ve  siècle  avant  notre  ère.  Si  cette  con- 
clusion tient  bon,  il  s'ensuit  que  la  propagation  dans  les  régions 
du  Sud  de  la  religion  et  de  la  culture  brahmaniques  est  bien  plus 
ancienne  qu'on  n'a  été  généralement  porté  à  l'admettre  dans  ces 
derniers  temps.  Ces  Sûtras  connaissent  en  outre  PAtharva-Veda 
qui,  depuis  le  moyen  âge,  a  complètement  disparu  dans  le  Sud. 

La  philosophie,  si  vieille  dans  l'Inde,  y  a  toujours  été  une 
branche  de  la  théologie  :  elle  a  toujours  été  en  un  rapport  très 
étroit  avec  la  religion,  même  quand  elle  l'a  combattue.  Ce  que 
d'autres  peuples  ont  connu  sous  le  nom  de  philosophie  morale, 
ne  s'est  jamais  élevé  chez  celui-ci  au-dessus  du  proverbe  et  de  la 
sentence.  Gomme  science,  elle  a  pour  objet  la  recherche  du  sou- 
verain bien,  du  salut,  et  ce  bien,  qui  est  la  délivrance  du  con- 
tingent, elle  est  unanime,  à  peu  d'exceptions  près,  à  en  placer  la 
pleine  réalisation  après  la  mort.  Toutefois,  pour  ne  pas  grossir 
démesurément  ce  Bulletin,  nous  ne  toucherons  pas  aux  travaux  con- 
cernant la  philosophie  technique,  et  nous  nous  bornerons  à  ceux 
qui  l'ont  envisagée  dans  sa  forme  plus  particulièrement  religieuse, 
dans  les  textes  qui  passent  pour  révélés,  les  Upanishads.  Ces 
traités,  d'origine  et  de  forme  bien  diverses,  prétendent  en  effet 
tous,  la  plupart  bien  à  tort,  faire  partie  de  la  vieille  littérature 
Védique.  En  réalité  ils  appartiennent  à  tous  les  âges  des  religions 
hindoues  ;  les  plus  anciennes  sont  peut-être  [249]  antérieures  auboud- 

1.  Gobhilîya  Grihya  Sûtra,  with  the  Commentary  by  the  editor,  edited  by  Candrakânta 
Tarkâlamkâra,  1871-1879,  9  fasc. 

2.  Indische  Hausregeln.  Sanskrit  und  Deutsch.  II,  Pâraskara.  Leipzig,  1876-1878.  Dans 
le  VI*  vol.  des  Abhandlungeïi  der  Deutsch.  Morgenlaînd.  Gesellsch.  Fait  suite  aux 
Sûtras  d'Âçvalâyana  édités  par  le  même  savant  dans  le  III*  vol.  de  la  même  série 
(1864-1865). 

3.  The  Institutes  of  Gautama,  edited  with  an  Index  of  words.  Londres,  1876. 

4.  Bas  Çâmkhâyanagrihyam.  Dans  Indische  Studien,  XV, -1878. 

5.  The  Sacred  Laws  of  the  Âryas  as   taught  in   the  schools  of  Apastamba,  Gautama, 


280  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    l/INDE 

dhisme  et,  à  la  fin  du  xvie  siècle,  on  en  composait  encore.  Les  prin- 
cipaux de  ces  écrits,  qui  sont  au  nombre  des  textes  qu'on  a  le  plus 
souvent  et  de  meilleure  heure  édités,  traduits  et  commentés,  ont 
été  récemment  analysés  et  interprétés  avec  une  compétence  et  un 
soin  parfaits  par  M.  P.  Regnaud1.  L'auteur  a  méthodiquement 
décomposé  en  leurs  éléments  ces  témoignages  d'une  science  con- 
fuse, il  les  a  appréciés  et  jugés  en  historien  et  en  philosophe,  et 
il  a  réussi  à  tracer  un  tableau  d'ensemble  complet,  exact,  bien 
ordonné  de  cette  vieille  sagesse  où,  parmi  des  rêveries  d'un  mys- 
ticisme puéril,  se  rencontrent  des  pensées  d'une  étonnante  profon- 
deur et  des  élans  d'une  haute  et  saisissante  inspiration.  Son 
ouvrage  est  la  meilleure  introduction,  le  guide  le  plus  sûr  qu'on 
puisse  consulter  pour  pénétrer  et  pour  s'orienter  dans  cette  partie 
de  la  littérature  védique.  Les  mêmes  textes  viennent  d'être  repris 
par  M.  Max  Mùller,  qui  a  consacré  le  Ier  volume  de  ses  Sacred 
Books  of  the  East  à  une  traduction  nouvelle,  accompagnée  de 
savantes  préfaces,  des  principales  Upanishads2. 

Le  bouddhisme  présente,  comme  on  sait,  une  double  tradition 
conservée  en  une  double  littérature,  dont  les  originaux  sont  main- 
tenant, pour  le  Nord,  les  livres  sanscrits  du  Népal,  pour  le  Sud,  Je 
Tipitaka  pâli  de  Geylan.  De  ces  deux  corps  d'écrits,  dont  les  ori- 
gines, l'âge  respectif  et  les  relations  mutuelles  sont  encore  fort 
obscures,  c'est  le  canon  singhalais,  celui  des  deux,  qui,  en  tout  cas, 
a  l'avantage  d'avoir  été  clos  le  premier,  qui  a  été  dans  ces  der- 
nières années  l'objet  des  plus  nombreux  travaux.  Dans  le  domaine 
spécialement  indien  de  la  littérature  du  Nord,  nous  n'avons  à 
signaler  que  l'achèvement,  dans  la  Bibliotheca  Indica,  de  l'édition 
du  Laiitavistara3,  la  biographie  bien  connue  du  Buddha  Çâkya- 
muni,  [250]  les  Etudes  Bouddhiques  de  M.  L.  FeeH,  où  d'ailleurs 

Vâsishtha  and  Baudhâyanu.  Pari.  I,  Apastamba  and  Gaulauma.  Oxford,  1879.  Le  texte 
d  Apastamba  avec  extraits  du  commentaire,  notes  et  index,  avait  été  publié  par 
M.  Buhler  à  Bombay  dès  1868-1871. 

1.  Matériaux  pour  servir  à  l'Histoire  de  la  Philosophie  de  l'Inde.  Paris,  1876-1878. 
Forme  les  XXVI11"  et  XXXIV*  fascicules  de  la  Bibliothèque  de  l'Kcole  des  Hautes 
Études. 

2.  The  Upanishads.  Translated  by  F.  Max  Millier.  Part.  ï.  Oxford,  1879. 

3.  The  Laiitavistara,  or  Memoirs  of  the  Barly  Life  of  Çâkya  Simha,  edited  by  Hàjendra 
lâla  Mitra.  Commencé  en  1853  et  achevé  en  1877.  La  publication  du  texte  tibétain  et 
d'une  traduction  française  par  M.  Ph.  E.  Foucaux  est  de  1847-1860.  Dune  traduction 
allemande  par  M.  S.  Lefmann,  il  n'a  paru  que  le  1*'  fascicule.  Berlin,  1874.  I>e  lédi- 
tion  annoncée  par  le  même  savant,  rien  n'a  encore  été  publié. 

4.  Publiées  depuis  1866  dans  le  Journal  Asiatique.   \ux  indications  que  nous  don- 


BULLETIN     DK     1880  281 

les  documents  pâlis  sont  toujours,  s'il  y  a  lieu,  soigneusement  rap- 
prochés de  leurs  pendants  sanscrits  et  tibétains,  et  la  réimpression 
des  divers  mémoires  devenus  presque  introuvables,  dans  lesquels 
M.  Br.  H.  Hodgson  a  frayé  jadis  la  voie  à  ces  études1 .  Les  autres 
publications  relatives  au  bouddhisme  septentrional  sont  toutes  pui- 
sées à  des  sources  étrangères,  principalement  tibétaines  et  chinoises. 
Nous  ne  mentionnerons  ici,  à  cause  de  son  intérêt  exceptionnel, 
que  le  catalogue  raisonné  du  canon  chinois  par  M.  S.  Beal2. 

La  littérature  pâlie  au  contraire  nous  fournit  une  ample  moisson 
de  travaux.  Le  regretté  M.  Ghilders,  dont  la  mort  prématurée  a 
été  une  perte  irréparable  pour  cette  branche  d'études,  a  mené  de 
front  avec  ses  belles  publications  lexicographiques  et  grammati- 
cales, celle  de  textes  importants  du  canon,  entre  autres  du  Sutta  qui 
contient  la  relation  la  plus  complète  des  derniers  moments  et  de  la 
mort  du  Buddha3.  D'autres  ont  été  édités,  commentés  ou  savam- 
ment décrits  par  M.  L.  Feer  dans  ses  Etudes  Bouddhiques'1. 
M.  J.  F.  Dickson  a  publié  et  traduit  le  Manuel  de  la  confession  des 
religieux  [251]  bouddhistes5.  M.  Goomara  Svâmy  a  fait  connaître 
toute  une  section  du  recueil  des  Suttas,  malheureusement  sans  en 
donner  le  texte  original (i.  Sept  autres  de  ces  curieux  dialogues 
préparés  par  feu  M.  Grimblot  et  entourés  par  lui  de  tous  les  éclair- 
cissements désirables,  ont  été  pieusement  édités  par  sa  veuve7,  et 


lierons  plus  loin,  joindre  :  Des  premiers  essais  de  prédication  du  Buddha  Çâkyamuni. 
Journal  Asiatique,  VIII  et  IX,  1876-1877.  —  Le  Livre  des  Cent  légendes.  Ibid.,  XIV,  1879. 
t,  Essays  on  the  Language,  Literature  and  Religion  of  Népal  and  Tibet.  Londres,  1874. 
—  Miscellaneous  Essays  relating  lo  ïndian  Subjects.  Ibid.,  1880,  2  vol.  in-8.  Réimprimés 
par  les  soins  de  M.  Rost. 

2.  The  Buddhist  Tripitaka,  as  it  is  known  in  China  and  Japon.  A  Catalogue  and  corn- 
pendknis  Report.  Published  for  the  India  Office.  Londres,  1876,  in-folio. 

3.  The  Pâli  Text  of  the  Mahâparinibbâna  Sutta  and  Commentary,  with  a  Translation. 
Journal  of  the  Roy.  Asiatic  Soc.,  VII,  VIII,  1875  et  1876.  La  traduction  n'a  pas  paru. 
The  whole  Duty  of  the  Buddhist  Layman,  a  Sermon  of  Buddha.  Contemporary  Review, 
mars  1876. 

4.  Les  Quatre  Vérités  et  la  Prédication  de  Bénarès.  Journal  Asiatique,  XV,  1870.  —  Extraits 
du  Paritta.  Texte  et  Commentaire  en  pâli,  par  M.  Grimblot,  avec  introduction,  traduction 
et  notes  par  M.  L.  Feer.  Ibid.,  XV III,  1871.  —  VAmi  de  la  Vertu  et  l'Amitié  de  la  Vertu. 
Ibid.,  1, 1873.  —  Le  Sûtra  de  l'Enfant  et  la  Conversion  de  Prasenajit.  Ibid.,  IV,  1874.  — 
Les  Jâtakas.  Ibid.,  V,  VI,  1875.  —  Maitrakanyaka-Mittavindaka.  la  Piété  Filiale.  Ibid.,  X, 
1877. 

5.  The  Pâtimokkha,  being  the  Buddhist  Office  of  the  Confession  of  Priests.  Journ.  Roy. 
As.  Soc,  VIII,  1876. 

6.  Sutta  Nipâta,  or  the  Sermons  and  Discourses  of  Golama  Buddha.  A  translation  from 
the  Pâli.  Londres,  1874. 

7.  Sept  Suttas  Pâlis  tirés  du  Dîgha-Nikâya,  par  M.  Grimblot.  Paris,  1876. 


BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

M.  R.  Pischel  vient  de  nous  donner  l'original  et  la  traduction  d'un 
autre  traité  de  cette  espèce,  où  sont  consignées  les  objections  du 
bouddhisme  contre  le  privilège  de  la  caste  brahmanique1.  Ces 
publications  ont  presque  doublé  notre  avoir  en  fait  de  textes  pâlis. 
Mais,  quelle  qu'en  soit  l'importance,  celle-ci  s'efface  devant  les 
vastes  proportions  de  deux  entreprises  de  plus  longue  haleine. 
M.  V.  Fausbôell  a  commencé  la  publication  du  recueil  complet, 
texte  et  commentaire,  des  Jâtakas,  ces  récits  des  existences  anté- 
rieures du  Buddha  présentées  parfois  sous  la  forme  de  véritables 
apologues,  qui  sont  une  des  créations  les  plus  originales  de  cette 
littérature  et  dont  nous  n'avions  jusqu'ici  que  des  spécimens.  Le 
Ier  volume  du  texte  a  paru  2.  La  traduction,  dont  s'était  chargé 
M.  Ghilders,  a  passé  après  sa  mort  à  M.  Rhys  Davids.  L'ensemble 
formera  10  volumes  répartis  provisoirement  sur  10  années.  D'autre 
part,  M.  H.  Oldenberg  a  entrepris  l'édition  du  Vinaya  Pitaka, 
«  la  Corbeille  de  la  Discipline  »,  une  des  trois  grandes  sections  du 
canon  bouddhique,  et  a  fait  ainsi  le  premier  pas  dans  la  voie  d'une 
publication  intégrale  des  Ecritures  de  cette  religion3.  Dans  une 
savante  préface  mise  en  tête  du  Ier  volume,  l'éditeur  a  exposé  ses 
vues  sur  les  origines  du  pâli  et  sur  la  formation  de  la  littérature 
canonique.  Il  nous  suffira  de  dire  ici  que  la  Discipline  lui  paraît 
[252]  une  des  sections  les  plus  anciennes  de  cette  littérature,  dont 
la  grande  masse  serait  antérieure  au  concile  tenu  sous  Açoka  vers  le 
milieu  du  me  siècle  avant  notre  ère.  En  même  temps  qu'il  menait 
si  activement  la  publication  du  Vinaya,  M.  Oldenberg  nous  donnait 
le  Dîpavamsa,  texte  et  traduction  4.  Cet  ouvrage  ne  fait  pas  partie 
du  canon,  mais  n'en  est  pas  moins  d'une  importance  capitale.  C'est 
en  effet  une  rédaction  un  peu  plus  ancienne  des  mêmes  documents, 
tirés  des  archives  des  couvents  singhalais,  qui  ont  été  mis  en  œuvre 
dans  le  Mahâvamsa.  Ces  deux  livres  rédigés  tous  deux  vers  le 
ve  siècle  de  notre  ère ,  et  qui  nous  font  remonter  par  des  récits  sans 
doute  légendaires   usqu'au  vie  siècle  avant  Jésus-Christ,  sont  des 

1.  The  Assalâyanasuttam  edited  and  translated.  Chemnitz,  1880. 

2.  The  Jâtaka  logether  with  its  Commentary,  being  Taies  of  the  Anterior  Births  ofGotama 
Buddha.  For  the  first  time  published  in  the  original  Pâli  :  Text.  vol.  I.  Londres,  1877, 
in-8. 

3.  The  Vinayapitakam  :  one  of  the  principal  Baddhist  Holy  Scriplures,  in  the  Pâli  lan- 
guage.  Vol.  I,  The  Mahâvagga.  Londres,  1879.  Vol.  II,  The  Cullavagga.  Ibid.,  1880,  in-8. 
L'ouvrage  entier  formera  5  volumes  et  doit  être  achevé  en  2  ou  3  ans. 

4.  The  Dîpavamsa  :  an  ancient  Buddhist  Historical  Becord.  Edited  and  translated. 
Londres,  1879. 


BULLETIN     DE     1880  283 

documents  uniques  auxquels  rien  ne  peut  être  comparé  de  tout  ce 
que  nous  a  laissé  l'Inde  ancienne.  Egalement  étranger  au  canon  et 
bien  moins  important  sous  tous  les  rapports,  bien  qu'il  repose  sur 
des  traditions  anciennes,  est  le  poème  édité  et  traduit  par  M.  Coo- 
mara  Svâmy,  dans  lequel  est  relatée  en  un  style  fleuri  et  haute- 
ment élaboré  l'histoire  de  la  fameuse  relique  de  la  dent  du  Buddha 
et  de  sa  translation  à  Geylan  '.  La  Vie  du  Buddha  par  Mgr  Bigan- 
det,  dont  M.  V.  Gauvain  a  donné  récemment  une  traduction  fran- 
çaise2, n'est  pas  faite  non  plus  directement  sur  les  textes  cano- 
niques. Elle  n'en  a  pas  moins  une  très  grande  valeur  pour  l'abon- 
dance des  renseignements  puisés  à  diverses  sources  pâlies  et 
birmanes  et  par  l'autorité  que  donne  à  l'auteur  sa  longue  rési- 
dence dans  les  pays  bouddhistes.  A  un  moindre  degré,  on  peut  en 
dire  autant  du  livre  de  M.  H.  Alabaster3,  qui  donne  une  bonne 
description  de  l'état  actuel  du  bouddhisme  à  Siam. 

|2d3]  Enfin,  il  est  une  autre  série  de  textes,  pas  canoniques  non 
plus,  n'appartenant  ni  à  la  littérature  du  Nord  ni  à  celle  du  Sud,  mais 
antérieurs  à  toute  division  de  ce  genre,  les  édits  gravés  sur  les 
rochers  et  sur  des  colonnes  dans  diverses  contrées  de  l'Inde  sep- 
tentrionale par  l'ordre  du  roi  Açoka,  qui  ont  été  récemment  l'objet 
de  travaux  importants.  M.  H.  Kern  avait  donné  une  nouvelle 
interprétation  appuyée  sur  un  commentaire  magistral  de  plusieurs 
de  ces  textes,  et  il  y  avait  rattaché  une  discussion  très  savante  de 
la  date  si  controversée  de  la  mort  du  Buddha,  date  qui  est  capitale 
dans  la  chronologie  de  l'Inde  et  qu'il  proposait  de  fixer  à  l'année 
388  avant  Jésus-Ghrist 4.  La  découverte  par  M.  le  général  Gun- 
ningham  des  édits  de  Rûpnâth,  de  Sahasrâm  et  de  Bairât,  qui 
portent  une  date,  vint  apporter  de  nouvelles  pièces  au  débat. 
M.  G.  Bùhler  déchiffra  et  interpréta  ces  textes  de  main  de  maître. 
Il  les  revendiqua  pour  Açoka  et  fixa  la  date  du  Nirvana  entre  les 
limites  extrêmes  de  482-472  avant  Jésus-Ghrist5.  Ces  conclusions 

1.  The  Dâthâvamsa,  or  the  History  of  the  Tooth-relic  of  Gotama  Buddha.  The  Pâli  text 
and  its  translation  in  english,  luith  notes.  Londres,  1874. 

2.  Vie  ou  légende  de  Gaudama  le  Bouddha  des  Birmans,  et  notice  sur  les  Phongies  ou 
moines  birmans,  par  Mgr  P.  Bigandet,  évêque  de  Bamatha,  vicaire  apostolique  d'Ava  et 
Pegou.  Traduit  en  français  par  Victor  Gauvain,  lieutenant  de  vaisseau.  Paris,  1878.  Les 
2  éditions  anglaises  de  ce  livre,  Rangoon,  1858  et  1866,  sont  devenues  très  rares. 

3.  The  Wheel  of  the  Law  :  Buddhism  illustrated  from  Siamese  sources.  Londres,  1871. 

4.  Over  de  Jaartelling  der  Zuidelijke  Buddhisten  en  de  Gedenkstukken  van  Açoka  den 
Baddhist.  Amsterdam,  1873,  in-4. 

5.  Three  new  Edicts  of  Açoka,  dans  l'Indian  Antiquary,  t.  VI,  1877.  —  The  three  new 
Edicts  of  Açoka.  Second  notice.  Ibid.,  VII,  1878. 


284  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DK    L'INDE 

furent  contestées  par  M.  Pischeletpar  M.  Rhys  Davids,  qui  venait 
de  construire  de  son  côté  un  système  très  ingénieux  par  lequel  il 
ramenait  la  date  en  question  à  410  avant  Jésus-Christ1.  D'autres 
objections  ont  été  présentées  depuis  par  M.  Oldenberg.  Nous 
croyons  toutefois  que  la  probabilité  reste  en  faveur  des  conclusions 
de  M.  Biihler.  Malheureusement  il  y  a  quelque  chose  d'insuffisant 
dans  les  données,  qui  se  dérobent  pour  ainsi  dire  au  moment  où 
elles  nous  font  toucher  du  doigt  le  plus  précieux  des  résultats. 
Peut-être  l'honneur  de  dire  le  dernier  mot  appartiendra-t-il  à 
M.  Senart,  qui,  à  l'occasion  de  la  publication  du  premier  volume 
du  Corpus  Inscriptionum  où  ces  textes  sont  réunis  pour  Ja  pre- 
mière fois,  a  entrepris  de  les  soumettre  à  un  examen  d'ensemble.  Le 
début  de  ce  travail,  qui  vient  de  paraître  [23  4)  dans  le  Journal  Asia- 
tique2, et  où  l'auteur  a  su  faire  des  découvertes  dans  une  matière 
qu'on  pouvait  croire  fixée  depuis  longtemps,  la  lecture  purement 
paléographique  de  ces  inscriptions,  promet  en  effet  un  abondant 
regain  d'interprétations  nouvelles  et  d'ingénieuses  corrections. 

Ceci  nous  amène  tout  naturellement  au  livre  de  M.  Senart  sur  la 
légende  du  Buddha3,  l'œuvre  de  critique  historique  la  plus  puis- 
sante, mais  aussi  la  plus  destructive,  qu'aient  produite  depuis  bien 
des  années  les  études  indiennes.  Nous  avons  deux  sortes  de  récits 
sur  le  Buddha,  entachés  les  uns  et  les  autres  de  surnaturel,  ceux-ci 
avec  exagération,  ceux-là  avec  plus  de  sobriété.  En  émondant  ces 
derniers  un  peu  davantage,  il  n'avait  pas  été  difficile  à  la  cri- 
tique de  rédiger  une  biographie  à  peu  près  aussi  raisonnable  que 
celle  de  Socrate.  M.  Senart  s'est  avisé  de  prendre  le  parti  opposé. 
Il  étudie  ce  merveilleux  jusqu'ici  dédaigné,  et  il  constate  aussitôt 
que  ce  qu'on  tenait  pour  des  enjolivements  inventés  et  ajustés  après 
coup,  présente  des  analogies  surprenantes  avec  des  mythes  au 
contraire  fort  anciens.  L'analyse,  à  mesure  qu'elle  s'étend  de  proche 
en  proche,  se  vérifie  toujours  davantage  et,  finalement,  ce  n'est 
plus  la  biographie  d'un  Gonfucius  ou  d'un  Mahomet  qu'on  a  devant 
soi,  mais  celle  d'un  Krishna,  d'un  Hercule,  d'un  Apollon.  Rien  ne 
subsiste  de  la  vie  du  Buddha.  Ses  titres  et  ses  attributs,  son  nom 

1.  On  the  ancient  Coins  and  Measuns  of  Ceylon,  with  a  Discussion  of  the  Ceylon  date 
mf  the  Buddha*  s  Death.  (Part.  Vide  la  nouvelle  édition  des  Numismata  Orientale .  ) 
Londres,  1877,  gr.  in-4. 

2.  Etude  sur  les  Inscriptions  de  Piyadasi.  Journal  Asiatique,  cahier  de  février-avril, 
1880. 

3.  Essai  sur  la  légende  du  Buddha,  son  caractère  et  ses  origines.  Paris,  1875,  gr.  io-8. 
Publié  d'abord  dans  le  Journal  Asiatique,  1873-1875. 


BULLETIN     DE     1880  285 

et  ceux  des  siens,  ses  parents,  sa  femme,  la  race  dont  il  est  issu, 
le  lieu  de  sa  naissance,  cette  naissance  même,  sa  jeunesse,  son 
mariage,  sa  vocation,  les  obstacles  qui  l'arrêtent,  ses  luttes  et  ses 
tentations,  son  triomphe,  sa  prédication,  sa  mort,  tout  cela  se 
résout  en  symboles,  en  mythes  de  l'orage  et  du  soleil.  Lui-même 
est  le  héros  solaire,  le  Mahâ  Purusha,  le  Grand  Mâle  céleste,  le 
Cakravartin,  le  Maître  de  l'orbe,  et  cette  roue  de  la  loi,  qu'il  fait 
tourner  pour  le  salut  des  hommes,  a  dissipé  à  l'origine  de  tout  autres 
ténèbres  que  celles  de  l'ignorance  [2£>,>|  et  des  fausses  doctrines. 
M.  Senart  ne  nie  pas  l'existence  du  Buddha;  en  un  sens  même  il 
la  confirme.  Mais  la  conclusion  de  son  livre  est  que  cette  exis- 
tence, pour  nous,  est  vide,  et  que  nous  ne  pouvons  rien  en  savoir. 
C'est  certainement  un  remarquable  exemple  de  cette  ironie  qui  par- 
fois est  au  fond  de  l'histoire,  que  de  voir  ainsi,  après  plus  d'un 
demi  siècle  de  recherches,  la  critique  revenir  en  quelque  sorte  par 
un  immense  détour  vers  le  point  où  elle  en  était  quand  Greuzer 
rapprochait  Buddha  d'Hermès  et  que  Palmblad  l'identifiait  avec 
Odin.  Mais,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  les  ressemblances  ici  ne  sont 
qu'à  la  surface  et,  si  les  résultats  parfois  se  touchent,  les  méthodes 
sont  profondément  diverses.  On  ne  saurait  lire  le  livre  de  M.  Senart 
sans  être  sous  le  charme  :  on  ne  saurait  le  déposer  sans  éprouver 
le  sentiment  instinctif  que  ce  livre  prouve  trop,  que  tout  cela  ne 
peut  être  également  vrai.  Mais  en  même  temps  on  sent  tout  aussi 
fortement  que  tout  cela  ne  saurait  être  également  faux.  Les  rap- 
prochements établis  par  l'auteur  sont  trop  nombreux,  ils  se  cor- 
roborent trop  les  uns  les  autres,  pour  qu'on  puisse  les  écarter 
par  une  fin  de  non-recevoir.  Ils  forment  un  tissu  où  les  fils  se 
croisent  et  se  tiennent,  où  il  est  impossible  d'en  retirer  un  seul 
sans  éprouver  aussitôt  la  résistance  qu'oppose  la  trame  entière. 
C'est  en  vain,  par  exemple,  que,  pour  sauver  quelques  épisodes  de 
cette  biographie,  on  voudrait  arguer  de  leur  convenance  et  de  leur 
évidente  probabilité.  Un  certain  évhémérisme  est  si  bien  de  l'es- 
sence même  des  mythes,  les  lois  de  la  vraisemblance  gardent  si 
bien  leur  force  dans  les  milieux  mêmes  où  s'élaborent  le  merveil- 
leux, que  le  doute  qui  plane  sur  l'ensemble  subsiste  pour  les  faits 
mêmes  où  on  serait  le  plus  tenté  de  reconnaître  des  souvenirs  posi- 
tifs. Après  ce  livre,  on  ne  pourra  plus  écrire  la  vie  du  Buddha 
comme  naguère  encore  le  faisait  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  Le 
coup  porté  par  M.  Senart  a  été  trop  bien  appliqué,  et,  pour  juger  à 
quelle  profondeur  il  a  pénétré,  il  suffit  de  voir  ce  que  cette  biogra- 


286  BULLETINS     DES    RELIGIONS     DE     L'INDE 

phie  est  devenue  sous  la  plume  du  plus  récent  historien  du  boud- 
dhisme indien,  M.T.W.Rhys  Davids,qui  ne  paraît  pas  [256 j  suspect 
cependant  d'un  goût  excessif  pour  les  explications  mythiques,  et 
qui  partage  en  général  la  foi  robuste  des  pâli  scholars  en  la  par- 
faite authenticité  de  leurs  documents.  Nous  terminerons  cette  revue 
des  travaux  relatifs  au  bouddhisme,  en  signalant  ce  petit  livre1  qui, 
sous  la  forme  d'une  oeuvre  de  vulgarisation,  présente  un  ensemble 
de  recherches  originales  et  qui  est,  sans  comparaison  possible,  le 
meilleur  traité  élémentaire  que  nous  ayons  sur  le  passé  de  cette 
religion. 

Ce  n'est  que  de  nos  jours  qu'on  commence  à  avoir  une  connais- 
sance directe,  puisée  aux  sources  mêmes,  d'une  autre  religion, 
sœur  du  bouddhisme,  qui,  née  peut-être  en  même  temps  que  lui, 
lui  a  survécu  dans  l'Inde,  celle  des  Jainas.  Après  les  travaux  de 
MM.  Bœhtlingk  et  Rieu  (Abhidhânacintâmani  de  Hemacandra, 
1847),  de  M.  A.  Weber(Çatrurijaya-Mahâtmya,  1858  et  Bhaga- 
vatî,  1866-67),  M.  E.  Windisch  a  publié  un  manuel  de  leur 
morale2,  et  M.  S.  J.  Warren,  une  étude  d'ensemble  de  leurs 
croyances,  principalement  d'après  les  anciens  documents3.  Depuis 
MM.  G.  Buhler,  J.  Klatt  et  H.  Jacobi  ont  donné  des  relevés  biblio- 
graphiques de  leur  littérature  sacrée4.  Ces  deux  derniers  savants 
ont  publié  des  spécimens  de  leur  poésie  lyrique  religieuse5.  M.  H. 
Jacobi  a  donné  une  édition  complète  et  correcte  du  Kalpasûtra6, 
une  biographie  ancienne,  bien  que  non  canonique  de  leur  fonda- 
teur, suivie  d'autres  documents  de  haute  valeur  et  qu'on  ne  connais- 
sait jusqu'ici  que  par  la  traduction  imparfaite  de  Stevenson  (1848). 
Enfin,  M.  S.  J.  Warren  vient  de  [2o7]  publier  pour  la  première 
fois  un  texte  complet  de  leur  canon7.  L'édition  de  leurs  écrits  fon- 


1.  Buddhism  :  being  a  Sketch  of  the  Life  and  Teachings  of  Gautama,  the  Buddha.  Lon- 
don,  Society  for  Promoting  Christian  Knowledge. 

2.  Hernacandra's  Yogasûtra  ;  ein  Beitrag  zur  Kenntniss  der  Jaina- Lehre,  ap.  Zeitsch.  d. 
Deutsch.  Morgenlaend.  Gesellsch.,  XVIII,  1874. 

3.  Over  de  godsdienstige  en  wijsgeerige  Begrippen  der  Jainas.  Zwolle,  1875. 

4.  Indian  Antiquary,  vu,  p.  28(1878).  —  Zeitsch.  d.  Deutsch.  Morgenlaend.  Gesellsch., 
XXXII,  p.  478  ;  693  (1879). 

5.  H.  Jacobi,  Zwei  Jaina-Stotra,  ap.  Indische  Studien,  XIX,  1876.  —  J.  Klatt,  Dha- 
napâld's  Bishabhapancâçikâ,  ap.  Zeitsch.  d.  Deutsch.  Morgenlaend.  Gesellsch.,  XXXIII, 
1879. 

6.  The  Kalpasûtra  of  Bhadrabâhu,  edited  with  an  Introduction,  Notes  and  a  Prâkrit- 
Samskrit  Glossary.  Leipzig,  1879,  n°  1  du  VIIe  vol.  des  Abhandlungen  der  Deutsch. 
Morgenlaend.  Gesellsch. 

7.  Le  Nirayâvaliya  Satta.  Amsterdam,  1880. 


BULLETIN     DE     1880  287 

damentaux,  les  Angas,  qui,  depuis  1877,  se  publie  par  fascicules 
à  Bombay,  par  les  soins  d'Abhayadeva  Suri1,  n'est  pas  parvenue  à 
notre  connaissance.  Ces  divers  travaux  ont  éclairé  le  jainisme  d'un 
jour  tout  nouveau.  La  savante  Introduction  mise  par  M.  Jacobi  en 
tête  de  son  édition  du  Kalpasûtra,  nous  a  donné  notamment  les 
premières  indications  précises  sur  les  destinées  de  leur  littérature 
canonique,  rédigée  en  une  langue  notablement  plus  jeune  que  le 
pâli  des  livres  bouddhiques  de  Ceylan,  et  que  M.  Jacobi  pense 
avoir  été  fixée  vers  le  ve  siècle  de  notre  ère.  L'antiquité  de  la  secte 
ne  saurait  plus  être  mise  en  conteste.  Cependant,  en  présence  du 
fait  avoué  que  toute  leur  ancienne  littérature  a  péri  et  des 
preuves  manifestes  que  leur  tradition  est  calquée  en  bien  des  points 
sur  celle  des  bouddhistes,  les  conséquences  tirées  par  MM.  Bùhler 
et  Jacobi  de  leur  découverte,  à  savoir  que  le  fondateur  de  la  secte 
est  le  même  personnage  que  le  Nirgrantha  Jnâtiputra  des  livres  boud- 
dhiques, doivent  paraître  prématurées.  Tout  ce  qu'on  peut  dire, 
c'est  que,  dès  le  ve  siècle  après  J.-C,  les  Jainas  identifiaient  le 
Jina  de  l'âge  actuel  avec  un  des  six  docteurs  dont  les  Sûtras  boud- 
dhiques font  des  adversaires  contemporains  du  Buddha.  Grâce  à  la 
collection  de  manuscrits  jainas  dont  M.  Bùhler  a  doté  la  Biblio- 
thèque de  Berlin,  et  à  ceux  que  M.  Jacobi  de  son  côté  a  apportés  de 
l'Inde,  on  peut  espérer  que,  pour  cette  branche  aussi  des  religions 
hindoues,  l'histoire  conjecturale  et  de  seconde  main  va  faire  place 
rapidement  à  l'histoire  positive  et  puisée  aux  sources. 

Nous  pouvons  nous  résumer  brièvement  sur  les  travaux  dont  les 
religions  néo-brahmaniques  et  sectaires  ont  été  l'objet  pendant 
ces  dernières  années.  Aucun  ne  les  a  embrassées  dans  leur  en- 
semble, ni  même  dans  une  de  leurs  grandes  divisions,  et  un  relevé 
même  approximativement  complet  [258]  nous  conduirait  à  travers 
une  interminable  série  de  monographies.  En  fait  de  publications  de 
textes,  nous  nous  contenterons  de  signaler  l'édition  de  l'Agni- 
Purâna2  que  vient  d'achever  et  celle  du  Vâyu- Purâna3  que  vient 
de  commencer  le  Babu  Râjendralâla  Mitra,  l'une  et  l'autre  dans  la 
Bibliotheca  Indica.  M.  Ad.  Holtzmann  a  étudié  au  point  de  vue  de 
l'histoire  non  seulement  littéraire,  mais  aussi  religieuse,  une  série 

1.  Jaina  Sûtra  Sangraha,  or  Jain  Holy  Bible.  La  collection  commence  par  la  Bhaga- 
vatî  dont  on  ne  connaissait  jusqu'ici  que  le  fragment  publié  et  commenté  par  M.  A. 
Weber. 

2.  Àg ni  Purâna,    a  Collection  of  Hindu  Mythology  and  Tradition,  1873-1879.  3  vol.  in-8. 

3.  The  Vâyu  Purâna,  a  System  of  Hindu  Mythology  and  Tradition,  1879. 


288  BULL  E T I  H  S    D B  S     RELIGIONS    l)  E     L'IND E 

de  figures  de  dieux  et  de  héros  qui  se  rencontrent  dans  Le  grand 
poème  épique,  le  Mahâbhârata 1 .  Dans  un  travail,  qui  vaut  plus 
qu'il  n'est  gros,  M.  F.  Kittel  a  définitivement  réfuté  la  thèse  qui 
attribuait  aux  races  dravidiennes  l'origine  du  culte  phallique  du 
linga2.  M.  A.  Weber,  à  propos  de  trois  petits  traités  concernant 
les  brahmanes  de  race  Maga,  a  repris  l'intéressante  question  des 
influences  du  magisme  iranien  sur  l'organisation  de  certains  cultes 
solaires  de  l'Inde  du  moyen  âge3.  Enfin,  M.  J.  Muir  a  fait  paraître 
une  édition  considérablement  augmentée  de  son  aimable  anthologie 
de  pensées  religieuses  et  morales  empruntées  à  divers  auteurs 
sanscrits4.  Pour  les  sectes  décidément  modernes,  nous  devons 
signaler  la  traduction  de  la  Bible  des  Sikhs,  l'ÂdiGranth,  précédée 
de  savants  Mémoires  sur  l'histoire  de  la  secte,  par  M.  E.  Trumpp5. 
Cette  belle  publication,  faite  aux  frais  du  gouvernement  britan- 
nique, réduit  à  sa  juste  valeur  l'influence,  parfois  exagérée,  qu'on 
a  attribuée  à  [259]  l'islamisme  sur  les  doctrines  de  cette  secte  fana- 
tique, et  montre  que  là  même,  l'hindouisme  a  maintenu  son  étrange 
privilège  d'être  la  croyance  à  la  fois  la  moins  définie,  la  plus  molle 
et  la  plus  persistante,  la  plus  impénétrable.  Une  autre  source 
d'information  sur  l'Inde  religieuse  contemporaine,  les  Reçues 
annuelles  par  lesquelles  M.  Garcin  de  Tassy  ouvrait  régulièrement 
depuis  1850  son  cours  d'hindoustani,  a  été  malheureusement  inter- 
rompue pour  toujours  par  la  mort  de  l'aimable  et  savant  vieillard 
qui,  pendant  plus  d'un  quart  de  siècle,  avait  fait  de  son  cabinet  de 
travail  comme  le  centre  où  venait  aboutir  toute  la  vie  intellectuelle 
et  littéraire  de  l'Hindoustan'».  Enfin,  une  longue  série  d'inscrip- 
tions publiées  dans  tous  les   recueils  qui  s'occupent  d'archéologie 

1.  Agni  nach  den  Vorstellungen  des  Mahâbhârata.  Strasbourg,  1878.  —  Indra  nachden 
Vorslellungen  des  Mahâbhârata,  ap.  Zeitsch.  d.  Deutsch.  Morgenlamd.  Gesellsch.,  XXXII, 
1878.  —  Arjuna,  ein  Beitrag  zur  Reconstruction  des  Mahâbhârata.  Strasbourg,  1879.  — 
Die  Apsaras  nach  dem  Mahâbhârata,  ap.  Zeitsch.  d.  Deutsch.  Morgenlaend.  Gesellsch., 
XXXII,  1879. 

2.  Ueber  den  Ursprung  des  Lingakultus  in  Indien.  Mangalore,  1876. 

3.  Ueber  die  Magavyakti  des  Krishnadâsa  Migra.  Dans  les  Monatsberichte  de  l'Acadé- 
mie de  Berlin,  juin  et  octobre  1879.  —  Ueber  Zwei  Parleischriften  zu  Gunsten  der  Uaga, 
resp.  Çâkadvîpîya  Brâhmana.  Ibid.,  janvier  1880. 

4.  Metrical  Translations  from  Sanskrit  Writcrs,  ivith  an  Introduction,  Prose  versions  and 
Parallel  passages  from  classical  authors.  Londres,  1879,  VIIIe  vol.  de  Triïbner's  Oriental 
Séries.  —  La  lre  édition  est  de  1875. 

B.  The  Adi  Granth  or  the  Holy  Scriptures  of  the  Sikhs,  translated  from.  the  original 
Gnrmukhî,  with  Introductory  Essays.  Londres,  1877,  in-4. 

6.  La  dernière  de  ces  revues  a  paru  quelques  semaines  avant  la  mort  de  l'auteur: 
La  Langue  et  la  Littérature  hindoustanies,  1877.  Paris,  1878. 


BULLETIN     DE     1880  289 

hindoue,  est  venue  apporter  des  matériaux  précieux  et  de  plus  en 
plus  nombreux  à  l'histoire  des  religions  et  des  croyances.  Grâce  à 
ces  textes,  qui  sont  presque  tous  des  actes  de  donation,  et  où  la  foi 
du  donateur,  et  très  souvent  aussi  celle  de  ses  ancêtres  est  fidèle- 
ment indiquée,  on  arrive  peu  à  peu  à  rétablir  d'une  façon  suffisam- 
ment exacte  la  géographie  religieuse  de  l'Inde  aux  diverses  épo- 
ques. C'est  ainsi,  pour  ne  prendre  que  quelques  exemples,  que 
M.  Burnell  nous  a  fait  mieux  connaître  ceux  de  ces  textes  qui  se 
rapportent  aux  anciennes  églises  chrétiennes  de  la  province  de 
Madras  et  à  la  communauté  des  Juifs  de  Cochin1.  M.  P.  Gold- 
schmidt  est  mort  à  la  peine  en  recueillant  les  inscriptions  de  Ceylan, 
et  il  a  suffi  à  M.  H.  Kern  de  quelques  lignes  à  peine  déchiffrables 
provenant  du  Cambodge,  pour  établir  que  le  bouddhisme  de  ces 
régions  se  rattachait,  comme  celui  de  Java  et  de  Sumatra,  à  la 
branche  sanscrite  du  Nord2. 

A  mesure  que  le  passé  des  religions  hindoues  se  dévoile  mieux 
à  nos  regards,  les  tentatives  d'en  résumer  l'ensemble  deviennent 
moins  nombreuses.  C'est  que  les  études  en  devenant  [260]  plus  pé- 
nétrantes, soulèvent  encore  plus  de  nouveaux  problèmes  qu'elles  ne 
nous  présentent  de  résultats.  Au  point  de  vue  théorique  et  spécu- 
latif, nous  aurions  bien  à  signaler  plusieurs  travaux  remarquables. 
En  fait  d'histoires  proprement  dites,  nous  sommes  plus  pauvres. 
M.  P.  Wurm  en  a  publié  une3,  très  méritoire  sous  bien  des  rap- 
ports, bien  que  l'auteur  ne  soit  pas  indianiste  et  que  le  but  spécial 
de  l'ouvrage,  écrit  en  vue  des  missions  protestantes  du  Dékhan,  en 
ait  parfois  faussé  le  point  de  vue.  U  Indian  Wisdom^  de  M.  Mo- 
nier  Williams  est  plutôt  une  suite  de  notices  et  d'extraits  choisis 
avec  beaucoup  de  goût  et  rédigés  avec  infiniment  de  savoir,  qu'un 
récit  continu,  et  le  petit  traité,  d'ailleurs  excellent5,  où  le  même 
auteur  a  réuni  sous  une  forme  populaire  tant  de  précieux  rensei- 
gnements, est  trop  court  et  trop  inégalement  développé  en  ses 
diverses  parties,  pour  répondre  à  l'usage  d'un  véritable  manuel. 
On  trouvera  un  résumé  substantiel  et  d'une  admirable  clarté,  le 
meilleur  que  nous  connaissions  de  ce  vaste  ensemble  de  croyances, 

1.  Indian  Antiquary,  III,  1874  et  VI,  1877. 

2.  Opschriften  op  oude  Bowwerken  in  Kambodja,  1879.  Dans  le  Bulletin  de  l'Académie 
royale  des  sciences  d'Amsterdam. 

S.  Geschichte  der  indischcn  Religion  im  Umriss  dargestellt.  Bàle,  1873. 

4.  Indian    Wisdom  or  Exemples   of  the  Religious,  Philosophical  and  Ethical  doctrines  of 
the  Hindus.  London,  1875. 

5.  H  induis  m.  London,  Society  for  Promoting  Christian  Knowledge,  1877. 


Religions  de  l  Inde.  —  I.  19 


290  BULLETINS    DKS    RELIGIONS    DE     L'INDE 

dans  le  Manuel  de  V histoire  des  religions  de  M.  G.  P.  Tiele,  que 
vient  de  traduire  M.  Maurice  Vernes { .  Enfin  qu'il  nous  soit  permis 
de  rappeler  que  nous  avons  nous-même  essayé  de  retracer  les  prin- 
cipaux aspects  de  ce  long  développement  dans  un  article,  écrit 
d'abord  pour  Y  Encyclopédie  des  sciences  religieuses  (publiée  sous 
la  direction  de  M.  F.  Lichtenberger)  et  qui,  depuis,  a  paru  dans  un 
tirage  à  part  accompagné  de  notes  et  d'indications  bibliogra- 
phiques2. 

1.  Paris,  1880.  L'original  hollandais  est  de  1876.  Une  traduction  anglaise,  par  J.  K. 
Carpenter,  a  paru  en  1877.  —  L'ouvrage  contient  aussi  un  chapitre  fort  bien  fait  .sur 
la  religion  préhistorique  des  peuples  indo-européens,  et,  à  ce  titre,  nous  aurions  dû 
le  mentionner  dans  notre  précédent  Bulletin. 

2.  Les  Religions  de  l'Inde.  Paris,  187<>. 


IL—    BULLETIN    DE    1881 
{Revue  de  V Histoire  des  religions,  t.  III,  p.  72  et  ss. 


En  reprenant  ce  Bulletin  après  le  laps  d'une  année,  je  crois 
devoir  prévenir  le  lecteur  que  nos  entretiens  désormais  n'auront 
pour  objet  que  les  religions  de  l'Inde,  un  de  nos  collaborateurs, 
d'une  compétence  toute  spéciale,  voulant  bien  se  charger  à  l'avenir 
de  tout  ce  qui  concerne  la  mythologie  générale  et  comparative.  Les 
lecteurs  de  la  Revue  ne  pourront  que  bénéficier  à  ce  nouvel  arran- 
gement. Une  des  premières  qualités  requises  dans  ces  Bulletins, 
c'est,  en  effet,  d'être  aussi  complets  que  {possible.  Or,  la  produc- 
tion sur  le  terrain  mythologique  est  aujourd'hui  si  vaste  et  si 
éparpillée,  que  le  spécialiste  seul  est  en  mesure  de  l'embrasser 
dans  son  ensemble  et  d'en  rendre  compte  sans  lacunes  ni  omissions 
graves.  Un  très  grand  nombre  de  ces  ouvrages  font  une  place 
parfois  considérable  aux  mythes  de  l'Inde.  Mais  ceux-là  mêmes, 
l'indianiste  n'a  pas  le  temps  de  les  lire  tous,  et,  à  cet  égard,  il  est 
même  infiniment  plus  embarrassé  que  la  plupart  de  ses  confrères 
qui  s'occupent  des  antiquités  religieuses  des  autres  branches  de  la 
famille  indo-européenne.  Tout  ce  qu'il  peut,  — tout  ce  que  nous  espé- 
rons faire  ici,  —  c'est  de  se  tenir  au  courant  des  ouvrages  où  la 
mythologie  générale  est  traitée  au  point  de  vue  spécialement  indien. 

Tel  est  le  cas  de  la  petite  Mythologie  comparée  que  vient  de  (73| 
publier  M.  A.  de  Gubernatis1,  un  des  propagateurs  les  plus  zélés, 
sinon  toujours  des  pkis  prudents,  de  cet  ordre  de  recherches.  Au 
fond,  cet  élégant  petit  livre  de  vulgarisation  est,  en  effet,   une 

1.  Mitoloyia  comparata  di  A.  de  Gubernatis.  Milano,  Ulrico  Hœpli,  1880.  Fait  partie 
dune  série  de  publications  populaires  intitulées  Manuali  Hœpli. 


BU  LLET1  \  s    I)  K  s    RELIGIONS    D  E    L' IND  E 

esquisse  de  la  mythologie  védique  avec  un  certain  nombre  d'aperçus 
sur  les  mythologies  congénères.  Écrivant  pour  le  grand  public, 
l'auteur  ne  s'embarrasse  pas  aux  questions  préliminaires  de 
sources,  de  principes,  de  méthode.  Il  ne  s'arrête  pas  à  définir  les 
mythes1  :  il  les  montre  en  action;  il  ne  les  analyse  pas  :  il  les 
interprète  et  les  décrit.  Le  lecteur,  transporté  aussitôt  in  médias 
res,  est  mis  en  présence  d'exemples  plutôt  que  de  démonstrations. 
Pratiqué  par  un  écrivain  d'une  imagination  aussi  brillante  que 
M.  de  Gubernatis,  le  procédé  a  d'incontestables  avantages.  Il  est 
pittoresque  et  amusant  ;  mieux  que  cela,  il  est  clair,  et  les  idées 
les  plus  subtiles,  débarrassées  ainsi  de  tout  appareil  abstrait, 
pénètrent  dans  l'esprit  et  s'implantent  dans  la  mémoire  avec  la 
netteté  de  l'image.  D'un  bout  à  l'autre,  le  livre  est  écrit  de  verve, 
et  c'est  en  poète  que  l'auteur  sait  parler  des  choses  poétiques.  Ce 
don  si  rare  est  servi  d'ailleurs  chez  M.  de  Gubernatis  par  un  sa- 
voir d'une  grande  étendue  et  par  une  faculté  de  combinaison  non 
moins  remarquable.  Les  faits  si  nombreux  qu'il  passe  en  revue, 
sont  disposés  dans  un  cadre  d'une  ingénieuse  simplicité  :  en  cinq 
chapitres,  il-  traite  successivement  des  mythes  du  ciel,  de  l'eau,  du 
feu,  des  astres,  des  pierres,  plantes  et  animaux.  Dans  cette  distri- 
bution si  claire  et  si  pratique,  on  est  étonné  de  ne  pas  trouver  la 
terre.  C'est  que  l'auteur  est  d'avis  qu'elle  n'a  pas  droit  d'y  figurer, 
que  les  mythes  relatifs  à  la  terre  sont  en  réalité  des  mythes  du 
ciel,  et  que  tout  ce  qu'on  a  inventé  et  dit  de  cette  aima  mater  des 
dieux  et  des  hommes,  doit  s'entendre  d'une  autre  terre,  d'un 
continent  céleste,  logé  dès  l'origine  au  fond  de  Tempyrée.  Qu'il  y  ait 
du  vrai  dans  cette  explication  un  peu  [74]  bizarre,  je  n'entends  pas 
le  nier.  Mais  présentée  comme  elle  l'est  chez  M.  de  Gubernatis,  la 
proposition,  qui  est  une  des  nouveautés  du  livre,  en  est  aussi  une 
des  erreurs.  Malheureusement,  si  le  procédé  de  M.  de  Gubernatis 
a  des  avantages,  il  entraine  par  contre  à  d'inévitables  défauts.  Il 
est  visible  que,  dans  un  pareil  livre,  on  trouvera  plus  de  faits  que 
de  doctrines  ;  que  les  moyens  de  contrôle  seront,  ou  nuls,  ou  peu 
efficaces,  et  qu'à  force  de  s'adresser  à  l'imagination  des  autres, 
l'auteur  risque  de  tomber  lui-même    dans  la  fantaisie.    C'est,    en 

1.  A  défaut  de  définition,  M.  de  Gubernatis  appuie  sur  ce  caractère,  suivant  lui, 
essentiel  du  mythe,  d'être  l'œuvre  du  peuple.  S'il  veut  dire  par  là  que  les  mythes 
sont  d'ordinaire  le  produit  d'une  collaboration  multiple,  et  quils  n'ont  chance  de 
survivre  que  sils  sont  adoptés  par  le  grand  nombre,  la  proposition  n'est  que  trop 
évidente.  Dans  tout  autre  sens,  elle  est  contestable  ou  décidément  fausse. 


BULLETIN     DE     1881  203 

effet,  ce  qui  est  arrivé  plus  d'une  fois  à  M.  de  Gubernatis.  Je  ne 
puis  voir  que  des  fantaisies  dans  ses  identifications  d'Indra  avec 
Tvashtri  (p.  15),  de  Sitâ  avec  l'aurore  (p.  16),  de  Brahmâ  avec 
Indra  et  le  ciel  (p.  7),  de  Peau  lustrale  et  de  Peau  du  baptême  avec 
les  eaux  du  déluge  (p.  40),  de  Râkà  avec  Pénélope  et  d'Aranyâni 
avec  la  lune  (p.  91).  Ailleurs  (p.  28),  la  lune  est  successivement 
le  fil  d'Ariane,  la  baleine  de  Jonas,  le  dauphin  d'Arion,  le  poisson 
qui  sauva  Manu  du  déluge  et,  un  peu  plus  loin,  Manu  lui-même. 
Il  est  fort  peu  probable  que  le  culte  si  répandu  de  l'arbre  doive  son 
origine  à  l'image  de  l'arbre-nuage,  ni  que  les  chênes  de  Dodone 
aient  d'abord  poussé  au  ciel  (p.  11)  ;  il  l'est  encore  moins  que  la 
faculté  fatidique,  souvent  prêtée  au  feuillage  des  arbres,  dérive  de 
l'usage  d'écrire  sur  les  feuilles  de  certains  végétaux  (p.  108),  ni 
qu'il  faille  chercher  si  loin  la  provenance  de  la  feuille  de  vigne  dont 
nos  premiers  parents  couvrirent,  dit-on,  leur  nudité  (p.  109).  J'ai 
tout  autant  de  peine  à  croire,  bien  que  l'auteur  me  l'affirme  (p.  76), 
que  nos  ancêtres  aryens  aient  été  régulièrement  pris  de  terreur  au 
coucher  du  soleil  :  il  faudrait,  une  bonne  fois  pour  toutes,  distin- 
guer entre  les  exigences  du  langage  et  la  réalité  des  impressions. 
Les  faits  eux-mêmes  sur  lesquels  reposent  ces  interprétations 
risquées,  ne  sont  pas  toujours  exacts.  Il  ne  l'est  pas,  par  exemple, 
qu'Indra  ait  traversé  trois  fois  de  son  timon  le  corps  d'Apâlâ 
(p.  16).  Je  ne  connais  ni  le  Divaspati,  ni  les  Ambâs  védiques 
(pp.  7  et  119),  ni  le  mythe  indien  d'après  lequel  toutes  choses 
seraient  produites  de  l'amrita,  de  la  liqueur  d'immortalité  (p.  23) l. 
Heureusement  [7o]  qu'ci  côté  de  ces  parties  faibles,  il  y  en  a  un  grand 
nombre  de  solides  dans  le  livre  de  M.  de  Gubernatis,  où,  sous  une 
forme  légère  et  séduisante,  sont  présentés  beaucoup  de  résultats 
laborieusement  acquis.  Je  n'ai  même  |relevé  ces  taches  que  pour 
pouvoir  dire,  avec  plus  de  chance  d'être  cru,  que  nul  ne  lira  sa 
Mitologia  non  seulement  sans  plaisir,  mais  sans  profit,  et  que,  dans 
le  public  moins  initié  surtout  auquel  elle  s'adresse  d'abord,  bien 
peu  la  déposeront  sans  être  tentés  de  faire  un  effort  de  plus  et  de 
recourir  aux  autres  ouvrages  où  l'auteur  a  présenté,  d'une  façon 
plus  complète,  les  idées  qu'il  a  esquissées  dans  celui-ci  d'une  plume 
si  gracieuse.  Le  livre  est  terminé  par  un  appendice,  une  des  parties 
les  moins  réussies  selon  moi,  où  l'auteur  découvre  des  mythes 
aryo-africains  dans  un  certain  nombre   de  légendes  qui  ont  cours 

1.  LcsNéméennes  de  Pindare  s'appellent-elles  en  italien  les  Nemesic  (p.  13)? 


~2!>i  BULLETINS    DES    &  EXIGIONS    DE     L'INDE 

parmi  les  Zoulous,  les  Betshuànas  et  d'autres  peuplades  du  Gap. 
Je  suis  obligé  d'avouer  que  les  ressemblances  (dans  les  exemples 
cités)  qu'il  semble  considérer  comme  incontestables,  m'échappent 
absolument. 

Pour  la  période  la  plus  ancienne  des  religions  de  l'Inde,  celle 
qui  est  représentée  par  les  hymnes  du  Rig-Veda  et  de  l'Atharva- 
Veda,  nous  n'avons  aucun  travail  important  à  signaler  cette 
année1.  M.  Lefmann  a  bien  essayé  de  présenter  un  tableau  d'en- 
semble de  ces  origines  dans  la  première  livraison  d'une  histoire 
de  l'Inde  ancienne  en  cours  de  publication-.  Mais  je  ne  puis  pas 
dire  qu'il  a  pleinement  réussi.  Les  proportions  ne  sont  pas  suffi- 
samment observées  dans  cet  exposé,  les  lignes  principales  s'y  déga- 
gent mal,  et  les  détails  dans  lesquels  l'auteur  s'embarrasse  ta 
chaque  pas,  ne  sont  pas  toujours  exacts.  On  trouvera  dans  ce  livre 
tous  les  anciens  lieux  communs  sur  le  Veda,  parfois  aggravés, 
tels  que  l'absence  de  théologie,  de  sacerdoce,  de  hiérarchie,  de 
rituel  fixe  et  compliqué.  Pour  M.  Lefmann,  tout,  langage  et  con- 
ceptions, est  naïf  etnaturwûchsig  dans  ces  chants,  et  [76]  védique 
est  absolument  synonyme  d'aryen.  Il  y  a  des  renseignements  très 
précis  sur  les  Dasyus,  qui  sont  régulièrement  des  peuplades  de 
race  aborigène.  Les  Yakshus  et  les  Râkshasas  sont  des  Dasyus.  Il 
sait  au  juste  qu'il  y  a  eu  des  Yadus  aryens  authentiques,  et  des 
Yâdavas  non  aryens,  aryanisés  plus  tard,  à  la  suite  de  l'adoption 
du  culte  de  leur  dieu  non  aryen  Krishna,  puis  retombés  de  nouveau 
et,  paraîtrait-il,  à  l'occasion  de  la  même  révolution  religieuse,  au 
rang  de  peuplade  non  aryenne.  Quant  aux  Tritsus,  ils  auraient  fait 
souche,  et  leur  nom  serait  resté  parmi  les  dénominations  ethniques 
des  brahmanes.  Ailleurs  nous  apprenons  que  les  tribus  aryennes 
avaient  quelque  part,  au  centre  de  leurs  cantonnements,  une  cité 
sainte  (eine  heilige  Opferstadt),  et  c'est  dans  cette  localité  sans 
doute  qu'a  été  célébrée  la  fête  triomphale  dont  on  nous  fait  une 
description  passablement  imaginaire.  Bref,  je  ne  puis  autrement 
caractériser  cet  exposé  des  religions  védiques  qu'en  disant  que  le 
vieux  y  est  parfois  suranné,    et  que  le    neuf  y  est  rarement  sûr. 


1.  La  découverte  récente  du  Commentaire  de  Sâyana  sur  l'Atharva-Veda,  est  jus- 
qu'ici d'un  intérêt  purement  philologique.  Voir  à  ce  sujet  The  Academy,  des  5  et 
12  juin  1880. 

2.  Geschichte  des  Alten  Indiens,  von  Dr.  S.  Lefmann.  Mit  Illustrât ionen  und  Karten. 
I' "  Lieferung.  Berlin,  G.  Grote,  1880.  Fait  partie  de  YAllgemeine  Geschichte  in  Einzel- 
darslellungen,  qui  se  publie  sous  la  direction  de  M.  Wilhelni  Oncken. 


BULLETIN     DE    1881  295 

L'auteur  doit  avoir  eu  les  sources  sous  les  yeux  ;  mais  son  œuvre 
laisse  l'impression  d'un  travail  de  seconde  main.  Un  ouvrage  fran- 
çais de  même  nature,  le  premier  volume  de  l'Histoire  universelle, 
de  M.  Marius  Fontane,  consacré  à  l'Inde  védique1  et  publié  récem- 
ment, m'est  resté  inconnu.  Je  ne  puis  pas  davantage  me  pro- 
noncer, ne  le  connaissant  encore  que  par  une  analyse,  au  sujet  d'un 
travail  sur  le  dieu  Indra,  présenté  par  M.  E.-D.  Perry  à  la  Société 
Orientale  Américaine,  et  annoncé  dans  les  Proceedings  d'octobre 
1880 2.  La  notice  de  M.  Perry,  qui  sera  publiée  probablement  dans 
le  prochain  volume  du  Journal  de  la  Société,  paraît  être  fort  com- 
plète. L'auteur  y  traite  successivement  de  la  conception  primitive 
d'Indra,  dieu,  non  du  ciel,  mais  de  l'atmosphère,  personnifiant 
surtout  l'orage  et  le  tonnerre;  de  la  parenté  d'Indra  et  des  légendes 
relatives  à  sa  naissance  ;  des  fonctions  d'Indra,  naturelles  et  sur. 
naturelles,  physiques  et  morales  ;  enfin  la  conception  d'Indra 
eomme  une  personne  définie. 

[77]  En  passant  à  la  littérature  qui  traite  du  cérémonial,  nous 
arrivons  à  des  travaux  plus  solides.  Les  Brâhmanas,  il  est  vrai, 
n'ont  été  l'objet  d'aucune  publication  importante.  Mais  M.  Garbe, 
dont  nous  avons  mentionné  l'année  dernière  le  beau  travail  sur  le 
Vaitâna-Sutra,  a  édité,  traduit  et  commenté  avec  beaucoup  de 
soin  une  importante  section  des  Çrâuta-Sûtras  d'Âpastamba3. 
Cette  volumineuse  collection  de  prescriptions  rituelles,  qui  se 
rattachent  à  l'une  des  plus  anciennes  rédactions  du  Yajur-Veda, 
celle  des  Taittirîyas,  est  encore  inédite,  et  la  publication  que  nous 
en  fait  espérer  M.  Garbe,  sera  un  service  de  premier  ordre  rendu 
à  l'étude  encore  si  imparfaite  du  vieux  cérémonial.  La  section 
qu'il  a  choisie  comme  spécimen  d'une  édition  complète,  traite  du 
Pravargya,  cérémonie  qui  consiste  essentiellement  en  une  offrande 
■de  lait  chaud  aux  Açvins  et  à  Indra  présentée  le  matin  et  le  soir 
pendant  un  nombre  variable  de  jours,  avant  le  sacrifice  proprement 
•dit  du  soma.  Ce  rite,  auquel  les  Brâhmanas  attachent  une  grande 
importance  et  auquel  ils  assignent  notamment  pour  objet  de  faire 
produire  par  les  dieux  le  corps  mystique  avec  lequel  le  maître  du 


1.  L'Inde  Védique,  par  Marins  Fontane.  Paris,  Lemcrre,  1880. 

2.  On  Indra  in  the  Rig-Veda,  by  M.  E.  D.  Perry;  ap.  American  Oriental  Society  :  Pro- 
ceedings at  New-York,  october  1880. 

3.  Die  Pravargya-Ceremonie  nach  den  Apastamba-Çrauta-Sùtra,  mit  einer  Einleilung 
ûber  die  Bedeutung  derselben;  ap.  Zeitschrift  der  Deutschen  Morgenldndischen  Gesellschaft, 
t.  XXXIV,  pp.  319  et  suiv. 


296  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

sacrifice  doit  aller  au  ciel,  est,  comme  beaucoup  d'autres  du  resta 
de  ces  actes  compliqués,  sans  liaison  bien  apparente,  ni  avec  ce  qui 
précède,  ni  avec  ce  qui  suit.  M.  Garbe  pense  y  voir  une  survivance 
de  la  très  vieille  oblation  du  lait,  autrefois  la  plus  précieuse  de 
toutes,  mais  dont  l'importance  a  peu  à  peu  diminué  dans  l'Inde,  et 
que  les  brahmanes  auraient  tenu  pourtant  à  conserver  et  surtout 
à  introduire  dans  leur  sacrifice  par  excellence,  celui  du  soma,  où 
le  lait  ne  constitue  plus  une  offrande  à  part  et  ne  paraît  plus  qu'addi- 
tionné à  la  liqueur  sacrée.  Le  travail  de  M.  Garbe,  très  soigné  sous 
tous  les  rapports,  ne  laisse  qu'un  regret  :  que  l'auteur  ne  l'ait  pas 
fait  suivre  d'un  résumé  descriptif  de  la  célébration  d'un  Pravargya. 
La  matière  traitée  dans  les  Sùtras  est  si  compliquée  jusque  dans 
les  moindres  parties,  la  rédaction  y  suit  des  procédés  si  différents 
des  nôtres,  elle  est  à  la  fois  si  méticuleuse  et  si  pleine  de  lacunes,  si 
heurtée  [78]  et  si  décousue,  l'ordre  chronologique  y  alterne  si  brus- 
quement avec  d'autres  arrangements  inspirés  par  des  considéra- 
tions parfois  si  subtiles,  qu'on  ne  devrait  jamais,  en  publiant  ne 
fût-ce  qu'un  fragment  de  ces  traités,  négliger  la  précaution  de 
reconstruire  à  notre  façon  les  faits  qu'ils  décrivent  si  minutieuse- 
ment à  la  leur. 

Aux  Sûtras  qui  ont  pour  objet  le  rituel,  se  rattachent  de  très 
près  ceux  qui  traitent  du  droit  et  de  la  coutume,  les  prescriptions 
des  uns  et  des  autres  faisant  également  partie  de  la  loi  religieuse. 
Seulement,  de  tous  les  monuments  de  l'ancienne  tradition,  les 
écrits  qui  nous  ont  conservé  le  droit  sont  peut-être  ceux  dont  la 
rédaction  a  subi  le  plus  de  remaniements.  D'un  côté,  nous  avons 
des  ouvrages  refaits  de  toutes  pièces,  rédigés  en  vers  et  se  pré- 
sentant avec  des  attributions  apocryphes,  tels  que  les  Godes  de 
Manu,  de  Yâjîiavalkya,  deNârada,  de  Brihaspati.  De  l'autre,  nous 
avons  des  Sùtras  en  prose,  se  rattachant  directement  à  des  écoles 
védiques  encore  existantes  ou  dont  l'existence  passée  est  incontes- 
table, comme  celles  d'Apastamba,  de  Baudhâyana,  de  Gautama, 
écrits  rédigés  dans  le  même  style  que  les  autres  livres  didactiques 
en  usage  dans  ces  écoles,  et  auxquels  nous  sommes  obligés  de 
reconnaître  le  même  caractère  d'authenticité  et  d'ancienneté  qu'au 
reste  de  la  tradition  écrite  dont  ils  forment  une  partie  inséparable. 
Enfin,  nous  avons  d'autres  documents  qui  participent  plus  ou 
moins  de  ces  deux  caractères.  C'est  un  des  traités  les  plus  curieux  de 
cette  dernière  classe,  la  Vishnusmriti,  que  vient  de  traduire  M.  Jolly 
dans  la  série  des  Sacred  Books  of  the  East,  qui  se  publie  sous  la 


BULLETIN    DE     1881  297 

direction  de  M.  Max  Millier1.  Une  édition  critique  du  texte,  déjà 
deux  fois  publié  à  Calcutta2,  mais  d'une  façon  peu  satisfaisante, 
est  en  préparation  par  les  soins  du  môme  savant,  dans  la  Biblio- 
theca  Indica.  La  Yishnusmriti  n'est  pas  une  œuvre  remaniée  d'un 
bout  à  l'autre,  comme  le  Code  de  Manu.  Elle  n'est  pas  non  plus  un 
document  authentique,  [79]  ayant  conservé  intacte,  ou  à  peu  près  in- 
tacte, sa  forme  première  et  retenu  sa  place  dans  la  série  des  Sûtras 
d'une  école  déterminée,  comme  les  Dharma-Sûtras  des  x'ipastambas. 
Dans  son  état  actuel,  c'estun  ouvrage  indépendant,  prétendant  avoir 
été  révélé  par  le  dieu  Vishnu  à  la  déesse  de  la  Terre,  et  qui,  dans 
la  plupart  des  cent  chapitres  dont  il  se  compose,  présente  des 
additions  et  des  modifications  de  diverses  sortes.  Mais  ces  interpo- 
lations, la  plupart  en  vers,  et  qui  font  descendre  le  livre  dans  sa 
rédaction  actuelle  assez  bas,  plus  bas  que  le  Code  de  Manu,  par 
exemple,  sont  superposés  à  un  vieux  texte,  qui  a  conservé  presque 
toutes  les  particularités  de  la  prose  authentique  des  Sûtras,  et  qui 
a  été  reconnu  en  effet  par  M.  Biïhler  pour  être  le  Dharma-Sûtra 
d'une  des  plus  anciennes  écoles  du  Yajur-Veda,  celle  des  Kathas. 
La  traduction  de  M.  Jolly  est  accompagnée  de  notes  renvoyant 
aux  passages  correspondants  des  autres  écrits  sur  la  matière 
accessibles  jusqu'ici,  travail  auquel  M.  Jolly  était  tout  particuliè- 
rement préparé  par  ses  persévérantes  études  sur  l'ancienne  litté- 
rature juridique,  et  qui  double  la  valeur  de  son  livre.  Peu  impor- 
terait en  effet  d'avoir  des  versions  de  ces  ouvrages  qui  se  répètent 
et  se  contredisent  à  l'infini,  si  on  n'avait  l'espoir  d'arriver,  par  une 
comparaison  portant  sur  des  données  de  'plus  en  plus  nombreuses, 
à  résoudre  autant  que  possible  un  certain  nombre  de  questions 
d'une  importance  capitale  pour  l'intelligence  de  l'ancienne  histoire 
religieuse  et  civile  de  l'Inde.  Quel  est  l'âge  de  ces  livres,  et  leur 
mode  de  formation  ?  Dans  quelle  mesure  nous  présentent-ils  des 
théories  artificielles,  ou  une  législation  ayant  été  réellement  en 
usage  ?  Ceux  qui,  comme  le  Code  de  Manu,  se  montrent  très 
sobres  dans  l'admission  d'éléments  que  nous  avons  l'habitude,  et 
peut-être  pas  toujours  le  droit,  de  regarder  comme  des  nouveautés, 
sont-ils  en  réalité  aussi  vieux  que  leur  contenu  pourrait  le  faire 
croire  ?  D'autres,  au  contraire,  qui  font  une  part  plus  large  à  ces 
nouveautés,   sont-ils  aussi  récents  qu'on  l'admet  d'ordinaire  ?  Ce 

1.  The  Institutes  of  Vishnu,  translatée  by  Julius  Jolly.  Oxford,  Clarendon  Press,  1880. 

2.  En  dernier  lieu   dans  le    Dharmaçàstrasamgraha  de   Jîvânanda   Vidyâsâgara.   Cal- 
cutta, 1876. 


298  BULLETINS     DES    RELIGIONS     DE     L'INDE 

sont  là  autant  de  points  encore  fort  obscurs,  à  l'interprétation 
desquels  sont  liés  en  partie  des  problèmes  de  premier  ordre  (par 
exemple,  l'âge  des  grandes  religions  sectaires,  au  sujet  |HOj  duquel 
on  en  est  encore  aux  hypothèses),  et  qui  ne  pourront  être  élucidés 
que  par  de  patientes  études  comparatives  comme  celle  de  M.  Jolly, 
et  appuyées,  comme  elle,  sur  des  textes  critiques. 

Si,  à  ces  travaux,  nous  ajoutons  une  intéressante  notice  de 
M.  Regnaud  sur  le  pessimisme  qui  se  révèle  dans  la  philosophie 
Vedânta,  et  cela  dès  le  temps  des  Upanishads1,  nous  en  aurons  à 
peu  près  fini  avec  le  vieux  brahmanisme.  Dans  cette  notice, 
M.  Regnaud  montre  fort  bien  en  quoi  diffèrent  sur  ce  point  les 
doctrines  des  brahmanes  et  des  bouddhistes,  les  uns  aspirant  à 
s'affranchir  des  limites  du  contingent,  les  autres  maudissant  l'exis- 
tence même.  Mais  il  ne  dissimule  pas  non  plus  qu'au  point  de  vue 
pratique,  elles  reviennent  à  peu  près  au  même  et  que,  en  dépit 
de  tous  les  tempéraments  que  la  pratique  impose,  elles  ne  peuvent 
avoir  que  des  conséquences  déplorables.  Le  fait  est  qu'il  est  diffi- 
cile de  décider  laquelle  des  deux  a  le  plus  contribué  à  énerver 
l'esprit  hindou.  Peut-être  M.  Regnaud  eùt-il  pu  insister  un  peu 
davantage  sur  la  genèse  de  ces  doctrines,  auxquelles  il  était  bien 
difficile  pour  les  brahmanes  d'échapper,  étant  données,  d'une  part, 
la  notion  panthéiste  de  l'être  en  soi,  de  l'autre,  la  théorie  des  renais- 
sances. L'idée  mélancolique  que  la  somme  des  maux  dans  la  vie 
l'emporte  sur  celle  des  biens,  ne  paraît  avoir  été  à  cet  égard  qu'un 
facteur  tout  à  fait  secondaire.  La  notice  de  M.  Regnaud  fait  partie 
du  premier  volume  des  Annales  du  Musée  Guimet,  publication 
dont  il  a  été  déjà  question  dans  cette  Revue2,  et  qui,  sous  les 
auspices  de  son  généreux  fondateur,  promet  d'offrir,  en  fait  tant 
de  travaux  originaux  que  de  réimpressions  d'ouvrages  coûteux  et 
rares,  un  ensemble  précieux  de  renseignements  sur  l'histoire  des 
religions  de  l'Asie  en  général  et  de  l'Inde  en  particulier.  —  Des 
études  sur  la  philosophie  des  Upanishads  que  publie  M.  Gough  dans 
la  Revue  de  Calcutta  je  ne  connais  que  le  titre3. 

Plus  nombreuses  et  aussi  plus  considérables  que  les  publications 
[81]  relatives  au  vieux  brahmanisme,  ont  été  celles  qui  ont  pour 

1.  Le  Pessimisme  brahmanique,  par  Paul   Regnaud,  ap.  Annales  du  Musée  Guimet,  t.  I, 
pp.  101  et  suiv. 

2.  Voir  le  cahier  de  novembre-décembre  1880,  p.  375. 

3.  The  Philosophy  of  the   Upanishads.  Part  IV,  by  A.  E.  Gough;  ap.  The  Calcutta  lie- 
view,  Jarmary  1880. 


BULLETIN     DE    1881  21)9 

objet  le  bouddhisme  indien.  M.  Oldenberg  a  ajouté  un  2e  volume 
à  sa  belle  édition  du  Vinaya  Pitaka1,  œuvre  qui,  par  ses  dimen- 
sions, par  son  importance  et  par  les  difficultés  de  toute  sorte  qu'elle 
opposait  à  l'éditeur,  devra  toujours  être  comptée  parmi  les  plus 
grandes  entreprises  de  la  science  indianiste.  Le  Vinaya,  comme 
on  sait,  est  celle  des  trois  divisions  du  canon  bouddhique  qui  a 
pour  objet  la  discipline,  les  devoirs  extérieurs  qui  incombent  aux 
membres  de  l'ordre  religieux.  Tandis  que  le  Mahâvagga,  la  3e  des 
cinq  sections  du  Vinaya,  et  la  première  éditée  par  M.  Oldenberg, 
en  1879,  traite  plus  particulièrement  de  la  constitution  de  l'ordre  et 
de  la  règle  positive,  le  nouveau  volume,  le  Cullavagga,  est  con- 
sacré surtout  aux  prescriptions  prohibitives,  aux  pénalités  encou- 
rues par  ceux  qui  les  enfreignent  et  aux  pénitences  moyennant 
lesquelles  ils  peuvent  se  réhabiliter.  Aux  préceptes  qui,  dans  l'une 
et  l'autre  section,  sont  mis  d'ordinaire  dans  la  bouche  du  fonda- 
teur et  présentés  sous  la  forme  narrative,  se  trouvent  mêlés  des 
récits,  de  dimensions  parfois  considérables,  concernant  le  Buddha, 
sa  vocation,  sa  mort,  la  biographie  de  ses  disciples  immédiats 
et  les  débuts  de  l'Église,  l'histoire  des  premiers  schismes  et  des 
premiers  conciles.  Plus  on  avance  dans  la  lecture  de  l'ouvrage, 
plus  on  se  persuade  avec  M.  Oldenberg  qu'on  y  a  affaire  à  des 
documents  aussi  anciens  qu'aucun  de  ceux  que  nous  a  laissés  le 
bouddhisme  et  qu'on  s'y  trouve,  pour  la  forme  aussi  bien  que  pour 
le  fond,  sur  un  terrain  sensiblement  le  même  que  dans  les  plus 
vieux  Sùtras  ;  mais  plus  aussi  on  a  de  peine  à  admettre  pour  la 
rédaction  de  ces  écrits  une  date  aussi  reculée  que  celle  que  ce  savant 
leur  assigne.  Le  bouddhisme  y  parait  comme  quelque  chose  d'achevé, 
non  seulement  dans  ses  dogmes  et  dans  ses  institutions,  mais 
dans  ses  habitudes  littéraires,  dans  sa  légende  et  jusque  dans  sa 
mythologie,  et,  sous  aucun  de  ces  rapports,  les  âges  suivants  n'y 
ajouteront  plus,  du  moins  dans  la  branche  singhalaise  [82],  de  bien 
grandes  nouveautés.  Qu'il  faille  admettre  pour  tout  cela  une  for- 
mation plus  rapide  que  ne  le  faisait  jusqu'ici  la  partie  sceptique  du 
public  savant,  semble  probable; mais,  pour  en  reporterie  terme  au 
delà  du  concile  de  Vaiçàlî,  c'est-à-dire  à  moins  d'un  siècle  après  le 
Nirvana,  on  voudrait  avoir  des  arguments  moins  contestables  que 
ceux  qu'a  produits  M.  Oldenberg. 

1.  The  Vinaya  Pitakam,  one  of  the  principal  Buddhist  Holy  Scriptares,  in  the  Pâli  lan- 
■guage.  Edited  by  Hrrmann  Oldenberg.  Vol.  II.  The  Cullavagga.  London  and  Edinburgh, 
Williams  and  Norgate,  1880. 


300  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Non  moins  considérable,  sinon  par  l'importance  des  documents, 
du  moins  par  leur  étendue,  est  la  publication  du  recueil  des  Jâtakas, 
entreprise  par  M.  Fausboll.  Le  IIe  volume  du  texte  original,  qui  a 
paru  à  la  fin  de  1879,  porte  à  300  le  nombre  publié  de  ces  curieux 
récits  des  existences  antérieures  du  Buddha1.  Parallèlement  au 
texte  édité  avec  un  soin  scrupuleux  par  le  savant  de  Copenhague, 
paraît  une  traduction  anglaise  qui,  des  mains  mourantes  de  M.  Chil- 
ders,  a  passé  dans  celles  de  M.  Rhys  Davids  et  qui  mettra  à  la 
portée  d'un  public  plus  large  ces  histoires  dont  beaucoup  ne  s'élè- 
vent pas  au-dessus  du  niveau  de  l'apologue,  mais  dont  plusieurs 
aussi  s'inspirent  d'un  admirable  sentiment  de  tendresse  et  de 
charité,  et  dont  l'ensemble  constitue  une  des  sources  les  plus 
anciennes  de  folklore  parvenues  jusqu'à  nous.  Le  Ier  volume,  qui 
comprend  les  extraits  du  Buddhavamça  (vie  de  Gautama  jusqu'à 
son  élévation  à  la  dignité  de  Buddha  parfait,  et  biographies  des 
Buddhas,  ses  prédécesseurs)  et  les  40  premiers  Jâtakas2,  est  pré- 
cédé d'une  longue  et  savante  préface,  où  M.  Rhys  Davids  étudie 
l'âge  et  la  formation  de  ces  récits,  ainsi  que  les  longues  migrations 
que  beaucoup  d'entre  eux  ont  faites  à  différentes  époques  et  par 
diverses  voies  jusqu'aux  derniers  confins  de  l'Occident.  On  s'accor- 
dera, je  pense,  avec  lui  à  ne  plus  voir  dans  le  commentaire  l'œuvre 
de  Buddhaghosha  (milieu  du  ve  siècle  après  J.-C),  et  à  en  placer 
la  rédaction  un  peu  plus  bas,  à  la  fin  du  vc  ou  au  commencement 
du  vie  siècle  de  notre  ère.  Mais  sur  d'autres  points,  son  travail 
donne  prise  [83]  à  de  graves  objections.  C'est  ainsi  que,  partant, 
comme  d'un  fait  acquis,  de  l'opinion  émise  par  M.  Oldenberg  que 
le  Vinaya-Pitaka  et  le  Sutta-Pitaka  étaient  fixés  dans  leurs  parties 
essentielles  dès  avant  le  concile  de  Vaiçâlî,  où  fut  condamnée 
l'hérésie  de  la  Grande  Assemblée,  M.  Rhys  Davids  y  ajoute  une 
toute  petite  proposition,  mais  bien  grosse  de  conséquences,  à 
savoir,  que  les  bouddhistes  du  Nord  sont  les  descendants  de  ces 
docteurs  de  la  Grande  Assemblée.  Or,  comme  la  littérature  du  Nord 
possède,  aussi  bien  que  celle  du  Sud,  une  collection  de  Jâtakas,  il 
s'ensuit  qu'un  recueil  de  ce  genre  a  dû  exister  déjà  avant  le  schisme. 


1.  The  Jâtaka  logether  with  ils  Comrnenlary ,  bcing  Taies  of  the  Anlerior  Birlhs  of Go- 
lama  Buddha.  For  the  Jirst  lime  edited  in  the  original  Pâliby  V.  Fausboll.  Vol.  11.  London, 
ïrùbner,  1879.  Le  premier  volume  est  de  1877. 

2.  Buddhist  Birth  Stories;  or  Jâtaka  Taies.  The  oldesl  collection  of  folklore  extant  : 
bcing  the  Jdtakatthavannand,  translatée  by  T.  W.  Bhys  Davids.  Vol.  I.  London,  Trub- 
ner,  1880.  Fait  partie  de  Triibner's  Oriental  Séries. 


BULLETIN     DE    1881  3()1 

L'auteur  a  bien  soin  d'avertir  que  ce  recueil  a  pu  différer  plus  ou 
moins  du  nôtre.  Mais,  en  admettant  même  que  son  argumentation 
ainsi  réduite  soit  probante,  ce  qu'à  notre  avis  elle  n'est  nullement, 
l'expérience  enseigne  que  cette  sorte  de  réserves  s'efface  aisément 
dans  l'usage  devant  le  fait  de  l'assertion  principale.  Je  ne  serais 
donc  aucunement  surpris  de  lire  un  de  ces  jours  à  propos  d'une 
de  ces  histoires,  qu'il  est  prouvé  qu'elle  avait  cours  dans  l'Inde 
plus  de  400  ans  avant  notre  ère.  M.  Rhys  Davids  ne  sera  pas  res- 
ponsable sans  doute  de  cette  conclusion  plus  que  risquée,  mais  il 
aura  certainement  contribué  à  la  faire  naître.  Lui-même  ne  se 
décide-t-il  pas  déjà  trop  facilement  à  admettre  une  origine  indienne 
pour  quelques-uns  de  ces  récits  qui  se  trouvent  chez  les  Grecs 
bien  avant  Alexandre,  et  même  pour  le  jugement  de  Salomon,  qui 
se  lit  aux  livres  des  Rois  et  qui  est  également  représenté  dans  notre 
recueil  ?  En  général,  il  y  a  chez  M.  Rhys  Davids  une  tendance  à 
revendiquer  non  seulement  pour  l'Inde,  mais  en  particulier  pour  le 
bouddhisme  un  peu  plus  que  leur  part.  Sous  ce  rapport,  il  m'a 
semblé  qu'il  allait  plus  loin  que  M.  Benfey  lui-même,  et,  bien  qu'il 
ne  manque  pas  d'observer  expressément  que,  pour  plusieurs  de  ces 
histoires,  la  marque  bouddhique  se  réduit  au  fait  d'avoir  été 
admises  dans  la  collection,  tout  lecteur  de  sa  préface,  étranger  aux 
études  indiennes,  ne  pourra  qu'y  voir  autant  de  productions  d'une 
origine  bouddhiste  incontestable.  Il  y  a  plus  :  la  rédaction  du  Paîi- 
catantra  que  Khosrou  Noushirvan  (vie  siècle)  fit  traduire  en  pehlévi 
et  d'où  procède  toute  la  littérature  du  Kalilah  et  Dimnah,  rédac- 
tion [84]  que  nous  n'avons  plus,  mais  qui  est  représentée  d'une  façon 
suffisamment  approchée  par  une  version  syriaque,  et  qui  paraît 
avoir  été,  comme  notre  Paîicatantra  actuel,  un  livre  en  somme  à 
dehors  brahmaniques,  est  pour  M.  Rhys  Davids  une  œuvre  toute 
bouddhique.  L'original  indien  n'aurait  pas  été  le  recueil  ingénieu- 
sement encadré  que  les  versions  arabes  et  autres  nous  laissent 
entrevoir,  mais  une  collection  de  Jâtakas,  précédée,  comme  la  nôtre, 
d'une  vie  du  Buddha1  ;  et  chose  curieuse,  ce  qui  doit  prouver  le  l'ait, 
c'est  précisément  l'absence  dans  les  nombreuses  reproductions 
dérivées  de  cette  première  version,  de  toute  mention  du    Buddha 

1.  Ce  paradoxe  semble  a>oir  été  suggéré  à  M.  Rhys  Davids  par  la  supposition  que 
la  légende  de  Barlaam  et  Josaphat,  qui  est  fondée  sur  une  biographie  du  Buddha  et 
qu'on  voit  prendre  vers  la  même  époque  le  chemin  de  l'Occident,  aurait  fait  corps 
avec  ce  Paîicatantra  primitif.  Le  livre  aurait  été  coupé  en  deux,  les  apologues  d'un 
ôté,  la  biographie  de  l'autre.  Inutile  d'ajouter  que  ce  sont  là  des  suppositions  gratuites. 


MH  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

et  du  bouddhisme.  De  môme,  pour  le  recueil  cachemirien  intitulé 
Kathâsaritsâgara  (xne  siècle),  non  seulement  l'auteur,  Somadeva, 
est  qualifié  de  bouddhiste,  mais  son  œuvre  est  revendiquée,  contre 
toute  apparence,  comme  un  monument  de  la  môme  religion  et 
appelée  carrément  la  «  grande  collection  bouddhique  du  Nord  ».  Et 
pourtant  la  vérité  est  que  ce  livre,  tout  en  étant,  comme  beaucoup 
d'autres  productions  de  cet  âge,  fort  éclectique  en  matière  reli- 
gieuse, et  bien  que  contenant  plusieurs  portions  dont  le  caractère 
bouddhique  n'a  pas  subi  la  moindre  altération,  est  en  somme,  par 
tous  ses  dehors,  une  oeuvre  çivaïte,  comme  l'était  déjà  très  proba- 
blement le  recueil  plus  ancien  d'une  demi-douzaine  de  siècles  pour 
le  moins,  la  Brihatkathâ,  de  laquelle  il  dérive.  On  dirait  vraiment 
que,  à  partir  du  111e  siècle  avant  notre  ère,  pendant  1000  ans  et 
plus,  il  n'y  ait  plus  eu  que  du  bouddhisme  et  des  bouddhistes 
dans  l'Inde,  et  ce  n'est  pas  sans  quelque  impatience  qu'on  voit 
opérer  toutes  ces  annexions  au  profit  d'une  religion  d'un  tempéra- 
ment si  pacifique,  et  qui  semble  avoir  été  frappée  d'une  langueur 
si  précoce.  Ces  réserves  ne  nous  empêchent  en  aucune  façon  de 
rendre  hommage  pour  tout  le  reste  aux  précieuses  qualités  du  tra- 
vail de  M.  Rhys  Davids.  La  traduction  ne  pouvait  revenir  en  de  [85] 
meilleures  mains.  Elle  se  lit  facilement,  tout  en  étant  fidèle,  ce  qui 
n'est  pas  un  mince  mérite,  étant  donnée  la  lourdeur  du  style  boud- 
dhique. Sur  un  seul  point  nous  croyons  que  le  traducteur  a  été  mal 
inspiré,  quand  il  appelle  anges  et  archanges  les  personnages  du 
panthéon  hindou.  Ces  termes  n'expriment  pas  avec  justesse  la  notion 
que  le  bouddhisme  se  faisait  des  (levas,  et  ils  peuvent  donner  lieu  à  de 
fausses  idées  chez  certains  lecteurs.  Mais  peut-être  M.  Rhys  Davids 
s'est-il  considéré  comme  lié  à  cet  égard  par  le  précédent  de  M.  Ghil- 
ders,  de  qui  émanent  les  trente-trois  premières  pages  du  volume. 

Nous  serons  plus  bref  au  sujet  des  autres  publications  de  textes 
canoniques,  bien  que  l'une  d'elles  se  rattache  à  une  découverte  du 
plus  grand  intérêt.  Après  plusieurs  tentatives  infructueuses  et  de 
longues  années  d'attente,  M.  Max  Mùller  a  enfin  réussi  à  obtenir 
du  Japon  des  textes  bouddhiques  originaux  en  langue  sanscrite. 
La  relation  détaillée  de  cette  heureuse  trouvaille,  fruit  de  persévé- 
rants efforts  et  dont  l'avenir  seulement  pourra  faire  apprécier  toute 
l'importance,  a  été  insérée  par  lui  dans  un  des  derniers  cahiers  du 
Journal  de  la  Société  Asiatique  de  Londres  *.  M.  Max  Muller  y 

1.  On  Sanskrit  Tcxls  dUcovercd  in  Japan.  By  Profcssor  F.  Max  Millier,  ap.  Journal  ûj 
the  Royal  Asiatic  Society,  vol.  Xll  (ucw  séries),  part  I,  pp.  153  et  suiv. 


BULLETIN     DE     1881  303 

a  joint,  comme  spécimen,  un  de  ces  textes,  le  Sukhâvativyûhay 
qui  diffère  du  tout  au  tout  du  Sûtra  népalais  portant  le  même  titre, 
et  nous  donne  l'original  d'une  rédaction  probablement  plus  an- 
cienne et  connue  jusqu'ici  seulement  par  une  version  chinoise  très 
imparfaite.  Le  Sùtra,  qui  décrit  le  monde  imaginaire  de  Sukhàvati, 
résidence  du  Buddha  Amitâbha,  est  d'ailleurs  en  lui-même  assex 
insignifiant.  Un  autre  document  du  même  genre,  publié  dans  le 
même  cahier  par  M.  Bendall  d'après  un  texte  sanscrit  du  Népal, 
le  Megha-Sàtra{,  tout  en  ayant  encore  moins  de  valeur  propre, 
est  plus  curieux,  comme  étant  un  des  spécimens  les  plus  réussis  des 
corruptions  niaises  qui  s'attachèrent  de  bonne  heure  au  boud- 
dhisme. Cette  misérable  et  indigeste  production,  très  estimée  à  la 
Chine,  [86]  présente,  sous  fa  forme  d'un  entretien  du  Buddha  avec 
les  serpents,  une  série  de  formules  et  de  prescriptions  magiques  de- 
vant avoir  pour  effet  de  produire  la  pluie.  Tout  autre  est  l'intérêt  que 
présentent  les  trois  Suttas  pâlis  relatifs  au  Nirvana  publiés  par 
M.  Frankfurter  dans  le  plus  récent  cahier  du  même  journal2.  C'est 
bien  au  cœur  de  la  doctrine  du  maître  que  nous  portent  ces  docu- 
ments. Il  résulte  de  ces  textes,  comme  d'ailleurs  de  plusieurs 
autres,  que  nirvana  peut  aussi  s'entendre  de  l'état  de  calme  par- 
fait, quand  toute  passion,  tout  mouvement  d'égoisme  sont  éteints, 
et,  dans  cette  acception,  il  peut  évidemment  être  atteint  dès  cette 
vie.  Mais  je  doute  fort  que  cette  question  si  controversée  du  Nir- 
vana soit  résolue  par  là  d'une  façon  définitive,  comme  l'espère 
M.  Frankfurter.  On  objectera  aussitôt  que,  ainsi  employé,  le  mot 
l'est  métaphoriquement,  la  condition  préliminaire  du  Nirvana  étant 
prise  pour  le  Nirvana  même.  L'état  qui  nous  est  décrit  dans  ces 
textes,  d'après  tout  ce  que  nous  savons  de  l'ontologie  du  bouddhisme, 
ne  saurait  être  durable.  Or,  la  question  si  souvent  débattue  n'est  pas 
tant  de  savoir  si  les  bouddhistes  ont  employé  le  terme  dans  divers 
sens,  que  de  préciser  le  sens  qu'ils  y  attachaient,  quand  ils  enten- 
daient parler  d'un  état  définitif,  d'une  fin.  Si  on  veut  que  cette  fin 
n'ait  pas  été  le  néant,  il  faut  dire  ce  qu'elle  pouvait  être,  il  faut 
désigner  l'élément  ou  le  principe  auquel  le  bouddhisme  aurait 
attaché  le  caractère  de  la  permanence.  —  Nous  terminons  cette 
revue  des  publications  de  textes  canoniques,  par  la  mention  de 
trois  documents  traduits   par  M.  Beal  dans  YIndian  Antiquary, 

1.  The  Megha-Sâtra.  By  Ceci!  Bendall.  Ibid.,  pp.  286  et  suiv. 

2.  Buddht  Nirvana  and  the  Noble  Eùjhtfold  Path.  By  Oscar  Frankfurter.  Ibid.,  part.  IV* 
pp.  548  et  sui\ . 


'M)\  BULLETINS    DUS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

bien  que  la  version  soit  faite  sur  des  originaux  chinois,  car  ils  sont 
intéressants  tous  trois  à  divers  titres  :  le  premier,  parce  qu'il  nous 
renseigne  sur  le  culte  des  morts,  tel  qu'il  avait  passé  dans  le  boud- 
dhisme1 ;  le  deuxième  parce  qu'il  est  un  exemple  frappant  de  cette 
héroïque  folie  dans  laquelle  cette  religion  a  vu  parfois  l'idéal  de  la 
charité  2;  le  [Hl]  troisième,  parce  qu'il  offre  un  point  de  comparaison 
instructif  avec  des  textes  correspondants  traduits  par  M.  Feer  du 
sanscrit  et  du  pâli 3. 

Tous  ces  Sûtras  sont  des  documents  de  peu  d'étendue.  En  pas- 
sant à  la  littérature  non  canonique,  nous  avons  à  signaler  au  con- 
traire une  œuvre  de  longue  haleine,  le  Milindapahha,  publié 
par  M.  Trenckner4.  Ce  curieux  livre,  qu'on  ne  connaissait  guère 
jusqu'ici  que  par  l'analyse  et  les  extraits  qu'en  avait  faits  M.  Spence 
Hardy,  est,  sous  la  forme  de  dialogues  entre  un  certain  Milinda, 
roi  de  Sâgala,  et  le  docteur  bouddhiste  Nâgasena,  un  traité  complet 
d'apologétique  du  bouddhisme.  Dans  le  roi  Milinda,  qui  est  un 
Yonaka,  un  Ionien,  et  qui  se  dit  né  à  Alasanda,  c'est-à-dire  dans 
une  des  nombreuses  Alexandries  fondées  par  le  conquérant  macé- 
donien, on  a  reconnu  depuis  longtemps  Ménandre,  un  des  princes 
les  plus  puissants  de  l'empire  gréco-bactrien,  qui,  vers  le  milieu  du 
iic  siècle  avant  notre  ère,  étendit  ses  conquêtes  jusqu'à  la  Yamunâ, 
et  dont  certains  témoignages  conservés  par  les  écrivains  classiques 
permettent  de  supposer  en  effet  qu'il  a  été  un  adepte  du  boud- 
dhisme. Son  interlocuteur  Nâgasena  a  été  identifié  avec  Nâgârjuna, 
personnage  fameux  dans  les  traditions  des  bouddhistes  du  Nord, 
le  fondateur  de  l'école  des  Madhyamikas,  dont  la  chronique  du 
Cachemir  fait  un  Bodhisattva  et  un  roi  qui  aurait  régné  sur  la  vallée 
et  y  aurait  introduit  le  bouddhisme  du  temps  de  l'empereur  toura- 
nien  Kanishka.  Ces  diverses  autorités  le  font  vivre  400  à  500  ans 
après  le  Nirvana,  cette  dernière  date  étant  aussi  celle  du  Milinda- 
panha.  Il  est  donc  peu  probable  que  les  deux   interlocuteurs   aient 

1.  The  Avalambana  Sùtra.  By  Rev.  S.  Bail,  ap.   Indian  Anliquary,  t.  IX,  p.  85. 

2.  The  Sùlra  called  Ngan-Shih-Niu,  i.  e.  «  Silver-White  Wotnan  ».  Translatai  frum 
the  Chliwse  by  Bev.  S.  Beat.  Ibid.,  p.  145. 

3.  Story  of  the  Marchant  who  slruck  his  Mother.  By  the  Rev.  S.  Bcal.  Ibid.,  p.  224. — 
Cf.  Léon  Feer:  Maitrakanyaka-Mittavindaka,  ap.  Journal  Asiatique,  t.  XI,  p.  860,  1878. 

4.  The  Milindapanho  :  being  Dialogues  between  king  Milinda  and  the  Buddhisl  Sage 
Nâgasena,  The  Pâli  Text  edited  by  V.  Trenckner.  London  and  Edinburgh,  Williams  and 
Norgate,  1880.  Peu  de  temps  auparavant  M.  Trenckner  avait  publié  à  part  l'Introduc- 
tion, accompagnée  d'une  traduction  anglaise  et  de  savantes  notes,  sous  le  titre  de 
Pâli  Miscellany.Part.  I.  Ibid.,  1879. 


BULLETIN     DE    1881  305 

été  contemporains,  et  le  cadre  du  livre  doit  être  tenu  pour  fictif. 
Le  contenu  n'en  est  pas  moins  du  plus  haut  intérêt.  Les  questions, 
au  nombre  de  près  de  300,  que  le  roi,  d'abord  un  adversaire 
déclaré  du  \UH\  bouddhisme,  propose  au  sage  dans  l'espoir  de  le  ré- 
duire au  silence,  fournissent  à  celui-ci  l'occasion  de  faire  une  expo- 
sition complète  de  sa  religion,  à  laquelle  le  roi  finit  naturellement 
par  se  convertir.  La  doctrine  qui  se  dégage  de  ces  entretiens  n'est 
plus  l'enseignement  tout  'pratique  et  fort  peu  spéculatif  du  fonda- 
teur, mais  une  religion  appuyée  sur  un  système  métaphysique  vaste 
et  compliqué.  Le  dernier  mot  en  est  le  nihilisme  absolu,  objectif  et 
subjectif,  que  les  brahmanes  reprochent  aux  bouddhistes,  quand 
ils  les  appellent  Çûnyavâdins,  «  les  affirmateurs  du  vide  ».  L'ar- 
gumentation est,  comme  dans  la  plupart  des  ouvrages  de  cette  sorte 
que  nous  avons  des  diverses  religions  de  l'Inde,  un  singulier  mé- 
lange de  haute  et  subtile  pensée  et  de  fantaisie  puérile,  qui  tantôt 
s'élève  à  la  hauteur  de  Parménide,  tantôt  retombe  au  niveau  d'un 
conte  de  nourrice.  Le  livre  qui  a  dû  être  rédigé  d'abord  en  sanscrit, 
jouit  d'une  haute  autorité  à  Ceylan  ;  la  traduction  pâlie  est  d'époque 
incertaine  :  elle  est  ancienne  toutefois,  et,  si  elle  est  citée  déjà  par 
Buddhaghosha,  comme  l'affirme  M.  Trenckner,  on  ne  se  trompera 
pas  de  beaucoup  en  la  plaçant,  avec  lui,  au  n°  siècle  de  notre  ère. 
Les  extraits  de  Spence  Hardy  étaient  faits  d'après  une  version  sin- 
ghalaise  de  1111 K 

Sur  un  terrain  différent  mais  voisin,  M.  Senart  poursuit  sa  belle 
et  fructueuse  étude  des  inscriptions  d'Açoka2.  Bien  que  les  résul- 
tats de  ce  travail  soient  avant  tout  philologiques,  l'histoire  reli- 
gieuse y  trouve  dès  maintenant  d'utiles  indications.  C'est  ainsi 
•que,  de  l'interprétation  rectifiée  du  IIIe  édit,  il  résulte  clairement 
qu'Açoka  avait  institué  dans  un  but  de  propagande  de  grandes 
réunions  quinquennales  tout  à  fait  analogues  à  celles  que, 
sept  siècles  plus  tard,  Hiouen-Thsang  trouvait  encore  en  usage 
dans  l'Inde,  et  que  nous  voyons  dans  le  IVe  édit  comment  [89J  les 
fêtes  mêmes  et  les  spectacles  que  le  roi  donnait  à  son  peuple  devaient 

1.  Mentionnons  à  ce  propos  que  le  précieux  «  Manuel  du  Bouddhisme  »  de  cet  au- 
teur, dont  les  deux,  éditions  antérieures  de  1853  et  1860  étaient  devenues  rares,  vient 
d'être  réimprimé  sur  la  deuxième  édition  :  A  Manual  ofBudhism  in  ils  Modem  Develop- 
ment; Translaled  from  Singhalese  MSS.  by  R.  Spence  Hardy,  2e  édition.  London  and 
Edinburgh,  Williams  and  Norgate,  1880.  C'est  une  véritable  encyclopédie  du  Boud- 
dhisme singhalais,  qui  ne  sera  pas  remplacée  de  sitôt. 

2.  Étude  sur  les  Inscriptions  de  Piyadasi,  par  M.  Senart,  2'  et  3*  articles,  ap.  Journal 
Asiatique,  mai-juin  et  août-septembre  1880. 

Religions  de  l'Inde,  —  I  20 


;{()()  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DK     L'INDE 

servir  à  L'affermissement  de  la  religion.  De  son  côté,  M.  Kern  est 
revenu  à  ces  études  et  a  publié  avec  sa  méthode  sobre  et  lumineuse 
le  texte  et  une  interprétation  rectifiée  des  édits  séparés  de  Dhauli 
et  de  Jaugada1.  —  En  fait  de  travaux  généraux  sur  le  bouddhisme, 
nous  ne  signalerons  que  le  livre  de  M.  P.  Wurm2,  où,  comme  dans 
le  Manuel  de  l'histoire  religieuse  de  l'Inde  du  même  auteur,  une 
certaine  tendance  pratique  s'allie  à  l'étude  consciencieuse  des 
faits,  à  une  grande  élévation  de  pensée  et  à  un  jugement  libre  et 
large.  Enfin  nous  ne  quitterons  pas  cette  branche  des  religions 
indiennes,  sans  mentionner  la  belle  publication  de  MM.  Fergusson 
et  Burgess  sur  les  temples  hypogées  de  l'Inde3.  De  ces  curieux 
monuments  excavés  au  cours  d'une  dizaine  de  siècles  et  au  nombre 
de  plus  de  1.000  dans  le  flanc  des  montagnes  et  des  collines,  en 
diverses  contrées  de  la  péninsule,  80  0  0,  en  effet,  sont  d'origine 
bouddhique. 

Pour  le  jainismc,  nous  n'avons  à  signaler  que  deux  travaux, 
dus  l'un  et  l'autre  à  M.  Jacobi.  Dans  le  premier,  l'auteur  revient 
sur  l'origine  de  cette  secte  et  sur  la  personne  de  son  fondateur 
Mahàvîra,  identifié  par  lui  et  par  M.  Bi'i hier  avec  un  contemporain 
du  Buddha,  le  Nirgrantha  Jnatiputra,  ou,  d'après  une  restitution 
probablement  plus  correcte,  Jnatriputra  ''.Il  signale  notamment  de 
curieuses  coïncidences  entre  les  opinions  prêtées  à  ce  personnage 
dans  les  livres  bouddhiques,  et  les  doctrines  ayant  cours  parmi  les 
Jainas.  Ce  sont  là  des  points  d'attache  assez  faibles,  puisqu'ils 
portent  sur  des  termes  techniques  d'une  interprétation  difficile  et 
contestable,  ou  sur  des  idées  qui  devaient  être  plus  ou  moins  un  bien 
commun  à  toutes  ces  sectes  [90]  ascétiques.  Ils  n'en  sont  pas  moins 
à  noter,  et  il  devient  ainsi  de  plus  en  plus  probable  que  les  Jainas 
du  vc  siècle  pouvaient  remonter  en  effet  par  des  traditions  plus  ou 
moins  directes  à  des  ascètes  ayant  vécu  près  d'un  millier  d'années 
auparavant.  Nous  admettons  aussi  avec  M.  Jacobi,  qu'une  person- 
nalité réelle  se  cache  probablement  sous  la  figure  dePavant-dernier 
Jina,  Pârçvanâtha.  Ce  que  nous  contestons,  parce  que  la  démom- 

1.  On  the    Separate  Edicts  of  Dhauli  and  Jaugada,  By  Professer  H.  Kern;  ap.  Journal 
of  the  Royal  Asiatic  Society,  vol.  XII  (now  séries),  part.  III,  pp.  379  et  suiv. 

2.  Der  Buddhismus,  oder  der  vorchristliche  Versuch  einer  erlôsenden  Universal-Religion. 
Gûterslohe,  1880. 

3.  The  Cave  Temples  of  Jndia.  By  James  Fergusson  and   James  Burgess.  Printed  and 
published  by  order  of  lier  Majesty's  Secrelary  of  Slate.  London,  Allen,  1880. 

4.  On  Mahàvîra  and  his  Predecessors.  By  Prof.  Hermann  Jacobi,  ap.   Indian  Anliquary, 
t.  IX,  pp.  158  et  suiv. 


BULLETIN    DE    1881  307 

tration  ne  nous  en  paraît  pas  faite  jusqu'ici,  c'est  l'existence  con- 
sciente et  continue  de  la  secte  depuis  cette  époque  lointaine,  c'est 
la  transmission  directe  d'une  doctrine  et  d'une  tradition  propres. 
Cette  tradition  nous  parait,  au  contraire,  s'être  formée  bien  plus 
tard,  de  vagues  souvenirs  et  sur  le  modèle  de  la  tradition  boud- 
dique.  Un  exemple  pris  parmi  les  points  traités  dans  le  mémoire, 
rendra  peut-être  ceci  d'une  façon  plus  claire.  Nous  avons  d'un 
côté  les  24  prédécesseurs  du  Buddha,  de  l'autre  les  24  Jinas. 
M.  Jacobi  se  refuse  à  voir  là  un  emprunt  ou,  s'il  y  a  eu  emprunt, 
il  le  met  au  compte  des  bouddhistes  ;  une  liste  de  prédécesseurs 
s'expliquant  tout  naturellement  dans  le  cas  du  Jina,  lequel  ne  se 
pose  nulle  part  comme  le  révélateur  d'une  doctrine  qui  lui  fût 
propre,  mais  apparaît  comme  un  simple  continuateur,  sur  quelques 
points  comme  un  réformateur,  tandis  qu'elle  s'accorde  moins  aisé- 
ment avec  le  rôle  du  Buddha,  qui  a  rompu  avec  le  passé  et  pro- 
clamé une  loi  absolument  nouvelle.  Pour  nous,  au  contraire, 
l'emprunt  est  manifeste  ;  un  pareil  système  (car  il  ne  s'agit  pas 
d'une  simple  liste)  ne  s'invente  pas  deux  fois.  Reste  à  savoir  qui 
l'a  inventé.  Et  ici  nous  retournons  le  raisonnement  de  M.  Jacobi, 
et  nous  nous  demandons  :  qui  avait  intérêt,  qui  était  obligé  à  l'in- 
venter, des  Jainas  dont  le  maître  doit  avoir  continué  l'œuvre  d'un 
prédécesseur  séparé  de  lui  seulement  par  un  intervalle  de  250  ans, 
et  qui  pouvaient  nous  donner  simplement  leur  tradition,  ou  des 
bouddhistes,  qui  n'avaient  pas  de  tradition  et  étaient  pourtant 
obligés  d'en  produire  une  ?  La  question  ne  nous  paraît  pas  dou- 
teuse :  ce  sont  les  bouddhistes  qui  ont  imaginé  ce  système  fantas- 
tique et  compliqué  de  Buddlias  se  succédant  à  travers  d'immenses 
périodes  et  venant  tour  à  tour,  de  myriades  en  myriades  de  siècles, 
révéler  [91]  la  loi  éternelle1  ;  et  ce  sont  les  Jainas  qui  l'ont  copié. 
Et,  si  nous  ajoutons  que  plusieurs  de  ces  Buddhas  sont  men- 
tionnés dans  les  Suttas  pâlis,  qu'ils  ont  trouvé  place  dans  les 
bas-reliefs  de  Barahout  plus  d'un  siècle  avant  notre  ère,  que  la 
biographie  des  autres  est  relatée  au  long  dans  le  Buddhavamça, 
qui  était  un  vieux  livre  au  Ve  siècle,  avant  que  fût  rédigé  un  seul 

1.  Du  temps  de  Fa-Hian,  au  commencement  du  ve  siècle,  il  y  avait  une  secte  de 
bouddhistes  qui  prétendaient  sxiivre  la  loi  de  Ràçyapa  Buddha.  Étaient-ce  des  Jainas? 
Cf.  nhys  Davids,  Buddhism,  p.  181.  —  La  relation  des  visites  imaginaires  des  quatre 
derniers  liuddhas  dans  l'île  de  Ceylan,  relation  extraite  du  Sarvaj  nagunâlankaraya 
et  traduite  en  anghiis  par  M.  d'Ahvis,  a  été  reproduite  en  français  par  M.  L.  de  Mil- 
loué  dans  le  premier  tome  des  Annales  du  Musée  Guimet,y.  117. 


30tf  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

des  écrits  jainas  parvenus  jusqu'à  nous,  nous  tenons  la  con- 
clusion pour  provisoirement  solide,  et  nous  attendrons,  pour 
l'abandonner,  des  preuves  décisives.  C'est  là,  en  effet,  jusqu'ici 
du  moins,  le  côté  faible  des  prétentions  jainas.  On  n'a  que  des 
légendes  et  point  d'oeuvres  à  opposer  au  riche  passé  du  boud- 
dhisme, qui  avait  une  littérature  dès  le  111e  siècle  avant  notre  ère, 
quelque  suspecte  à  certains  égards  que  soit  l'antiquité  d<>,  son 
canon  actuel,  et  qui  dès  lors  était  devenu  la  religion  officielle  d'un 
grand  empire.  Il  y  a  là  une  Eglise  et,  par  conséquent,  une  tradi- 
tion, à  une  époque  où  rien  ne  prouve  que  les  Jainas  se  fussent 
d 'îgagés  de  l'existence  obscure  et  flottante  de  tant  d'autres  groupes 
ascétiques.  Peut-être  la  question  se  posera-t-elle  autrement  dans 
l'avenir,  quand  les  différentes  parties  de  leur  littérature  seront 
mieux  connues  ;  mais,  pour  cela,  elles  devront  différer  sensiblement 
de  ce  qu'on  en  a  produit  jusqu'ici. 

L'autre  travail  de  M.  Jacobi  relatif  aux  Jainas  est  la  publication 
de  l'histoire  légendaire  d'un  de  leurs  plus  fameux  docteurs,  Kâla- 
kâcârya1,  auquel  ils  attribuent  une  modification  importante  dans 
leur  calendrier  religieux  et  qui  nous  est  montré  ici  introduisant  les 
Çakas  dans  sa  patrie  pour  venger  sa  sœur  outragée  par  un  tyran. 
Il  y  a  certainement  un  fond  historique  à  cette  partie  du  récit, 
où  le  patriotisme  des  Jainas  n'apparaît  pas  sous  un  meilleur  jour 
qu'ailleurs  celui  des  bouddhistes.  Mais  il  [92]  est  bien  difficile  de 
démêler  la  vérité  de  cet  écheveau  de  fictions.  La  légende,  où  se 
sont  probablement  mêlés  des  souvenirs  de  diverses  époques,  tombe 
dans  cette  période  de  fondateurs  d'ère,  la  plus  désespérée  peut-être 
de  toute  l'histoire  de  l'Inde,  où  quelques  taches  de  vive  lumière  ne 
font  paraître  que  plus  épaisses  les  ténèbres  environnantes. 
M.  Jacobi  a  tiré  tout  le  parti  possible  de  ces  données  embarras- 
santes. Sa  publication  également  soignée  dans  toutes  les  parties, 
introduction,  texte,  traduction  et  glossaire,  est  un  digne  pendant 
de  sa  belle  édition  du  Kalpasâtra,  dont  cette  légende  est  une  sorte 
d'appendice. 

La  tâche  de  rédiger  d'une  façon  équitable  un  Bulletin  comme  le 
nôtre,  se  complique  singulièrement  pour  le  néo-brahmanisme  et 
l'Inde  sectaire.  Non  seulement  les  travaux  sont  dispersés  dans 
une  infinité  de  recueils,  journaux,  revues,  périodiques   de   toute 

1.  Das  Kâlakâcârya-Kathânakam  ;  von   Hermann  Jacobi,    ap.  Zeitschrift  der  Deutschen 
Morgenlândischen    Gesellschaft,   t.  XXX IV,  pp.  247  et  suiv. 


BULLETIN     DE     1881  309 

sorte,  la  plupart  difficilement  accessibles  (pour  toute  une  partie 
très  considérable  de  cette  littérature,  la  source  d'information  est 
absolument  tarie  en  Europe  depuis  la  mort  de  M.  Garcin  de  Tassy)  ; 
mais,  à  mesure  surtout  qu'on  se  rapproche  de  la  période  moderne, 
ils  se  fractionnent  et  se  spécialisent  de  la  façon  la  plus  embarras- 
sante. Tel  article  consacré  à  un  culte  local,  à  un  point  particulier 
de  croyance  ou  de  coutume,  à  une  communauté  restreinte  ou  à 
une  peuplade  à  peine  connue  de  nom,  ne  pourrait  s'analyser  qu'au 
prix  d'explications  préliminaires  qui  équivaudraient  parfois  à  la 
reproduction  de  l'article  même.  Nous  serons  donc  obligé  d'être 
bref  et  de  choisir,  et  encore  notre  choix  ne  pourra-t-il  porter  que 
sur  des  matériaux  très  incomplets.  Dans  la  Bibliotheca  Indica.W 
publication  du  Vdyu-Purâna,  par  M.  Râjendralâla  Mitra1,  n'a 
pas  fait  beaucoup  de  progrès.  Par  contre,  M.  Tawney  a  vigoureu- 
sement commencé  celle  de  sa  traduction  de  la  grande  collection  de 
contes  du  Gachemirien  Somadeva,  qui  contient  tant  de  renseigne- 
ments pour  l'histoire  des  mœurs  et  coutumes  et  aussi  des  religions 
de  l'Inde  antérieurement  au  xne  siècle2.  M.  J.  Muir,  dans  Ylndian 
Antiquary  et  aussi  dans  des  [93]  plaquettes  destinées  à  une  circu- 
lation plus  restreinte,  a  continué  ses  élégantes  traductions  de  mor- 
ceaux détachés  des  livres  classiques,  choisis  dans  le  but  spécial  de 
mettre  en  lumière  les  meilleurs  côtés  des  idées  morales  et  reli- 
gieuses du  peuple  hindou3.  M.  Râjendralâla  Mitra  a  fait  paraître 
le  2e  volume  de  son  splendide  ouvrage  sur  les  Antiquités  d'Orissa, 
qui  touche,  il  est  vrai,  à  toutes  les  époques  de  l'histoire  religieuse 
de  la  province,  mais  où  une  large  place  est  occupée  par  les  monu- 
ments delà  période  sectaire4.  On  trouvera  d'intéressantes  infor- 
mations sur  l'état  passé  et  présent  clés  sectes  vishnouites  (sans 
compter  des  souvenirs  plus  anciens)  dans  les  «  Notes  sur  Ma- 
thurâ  »  de  M.  Growse5,  et,  dans  la  notice  du  même  savant  sur  les 

1.  The  Vâyu-Purâna,  a  System  of  Hindn  Mytholixjy  and  Tradition.  Calcutta,  fas- 
Cic.  I-V. 

2.  The  Kathâ  Sarit  Sâyara,  or  Océan  of  the  Streains  of  Stories.  Translatée  from  the  ori- 
ginal sanskrit  by  C.  H.  Tawney.  Calcutta,  1880,  fascic.  Ï-1V. 

3.  Furiher  Metrical  Translations  with  Prose  Versions  from  the  Mahâhhârata,  and  two 
short  Metrical  Translations  from  the  Greek.  By  J.  Muir  (Edinburgh.  1880).  Nous  signa- 
lons spécialement  sa  belle  reproduction  de  la  légende  de  Sâvitrî  d'après  le  Mahâbha- 
ratii,  déjà  bien  des  fois  traduite,  mais  qui  ne  saurait  l'être  trop. 

4.  The  Antiquities  of  Orissa.  By  Râjendralâla  Mitra.  Published  for  the  Government  of 
India.  Vol.  II.  Calcutta,  1880.  Le  premier  volume  est  de  1875. 

5.  Mathurâ  Notes.  By  F.  S.  Growse.  (With  eleven  plates),  ap.  Journal  of  the  Asiatic 
Society  of  Bcntjal,  vol.  XL VII,  pp.  97  et  suiv. 


310  h  u  L  L  E  T I N S    p  i :  s    h  i ;  1 1  < ;  i  o  n  s    D  i :    1/  i  n  d  E 

Pràn-Nâthis,  des  données  toutes  nouvelles  sur  la  doctrine  et  la 
littérature  d'une  secte  de  la  fin  du  xvu°  siècle,  sur  laquelle  Wiison 
n'avait  puse  procurer  aucun  document  original1.  A  la  notice  est 
jointe,  en  texte  hindi  et  traduction  anglaise,  une  sorte  de  proclama- 
tion apocalyptique  du  fondateur  de  la  secte,  qui  présente  le  plus 
curieux  mélange  d'idées  et  de  traditions  hindoues,  musulmanes  et 
chrétiennes.  C'est  dans  le  môme  milieu  sectaire,  où  l'ardeur  de  la 
passion  tient  lieu  de  la  grande  originalité,  que  nous  transporte  la 
lecture  d'un  morceau  du  poète  Vaishnava  Vishnu-Dâs,  traduit  par 
le  regretté  leader  des  études  hindoustanies  en  Europe,  feu  M.  Gar- 
cin  de  Tassy,  et  publié  par  un  de  ses  élèves,  M.  François  De- 
loncle2  [94].  Avec  M.  Hodgson,  au  contraire,  nous  pénétrons  en 
plein  monde  aborigène,  parmi  les  peuplades  qui  habitent  les  val- 
lées de  l'Himalaya,  les  plateaux  de  l'Inde  centrale  et,  plus  au  sud 
encore,  les  hauts  pâturages  des  Nîlgiris.  La  nouvelle  série  d'Essays 
réimprimés  sous  la  direction  de  M.  R.  Rost3,  complète  la  repro- 
duction, commencée  en  1874,  des  écrits  de  cet  illustre  vétéran  des 
études  indiennes,  un  des  rares  survivants  de  la  forte  génération 
de  Wiison,  de  Burnouf,  de  Lassen,  d'Abel  Rémusat.  Bien  que  les 
plus  anciens  de  ces  mémoires  remontent  à  plus  de  30  ans,  ils  n'ont 
rien  perdu  de  leur  valeur,  ni  quelques-uns  mômes  de  leur  actualité, 
et,  s'ils  rentrent  moins  directement  dans  le  cadre  de  cette  Revue, 
si  l'objet  en  est  plutôt  ethnographique,  linguistique  ou  même  éco- 
nomique et  commercial,  l'histoire  des  croyances  et  des  religions 
n'en  trouve  pas  moins  son  compte  dans  ces  matériaux  réunis  par 
un  observateur  des  plus  sagaces  et  des  plus  heureux.  Un  horizon 

1.  TheSect  ofthe  Prân-Ndthis.  By  F.  S.  Growse.  Ibid.,  vol  XLVUI,  pp.  171  et  sui\. 

2.  Tableau  du  Kali-Yoag  ou  Age  de  fer,  par  Vishnou-Das,  traduction  posthume  de  VHindoui 
par  M.  Garcia  de  Tassy,  ap.  Annales  du  Musée  Guimet,  t.  1,  pp.  77etsui\.  Il  est  fâcheux 
que  des  traductions  données  par  M.  Deloncle  des  noms  des  quatre  yugas,  trois  soient 
fausses  et  la  quatrième  très  contestable.  En  assimilant  les  brahmanes  à  notre  ancien 
clergé  et  à  la  noblesse  de  robe,  les  kshatriyas  à  la  noblesse  d'épée,  les  vaiçyas  à  la 
bourgeoisie  et  les  çûdras  à  la  populace,  il  aurait  fallu  ajouter  du  moins  que,  ainsi 
interprétés,  les  mots  en  question  sont  des  termes  de  convention,  qui  à  l'époque  de 
Vishnu-Dâs  ne  répondaient  pas  plus  à  la  réalité  qu'ils  n'y  répondent  maintenant.  Ni 
le  brahmane  enrôlé  dans  un  régiment  de  sipahis,  ni  le  râjpoute  famélique,  réduit  à 
des  occupations  serviles,  ni  le  banquier  çùdra,  riche  et  honoré  (ce  ne  sont  pas  là  des 
exceptions)  ne  se  reconnaîtraient  dans  la  classification  de  M.  Deloncle. 

3.  Miscellaneous  Essays  relaling  lo  Indien  Subjects.  By  Brian  Houghton  Hodgson,  2  vol. 
London,  Trûbner,  1880.  Fait  partie  de  Triibner's  Oriental  séries.  —  La  première  série 
publiée  en  1874  et  intitulée  Essays  on  the  Languages,  Litcrature  and  Beligion  of  Népal 
and  Tibet,  comprend  les  fameux  Mémoires  sur  le  bouddhisme  népalais,  dont  la  dé- 
couverte, comme  on  sait,  appartient  à  M.  Hodgson. 


BULLETIN     DE     1881  311 

plus  vaste  encore  se  découvre  à  nos  regards  dans  les  Essays  de 
M.  Cust1,  qui  non  seulement  nous  font  parcourir  l'Inde  ancienne  et 
moderne,  mais  nous  conduisent  jusqu'en  Egypte  et  en  Mésopotamie. 
Ici  nous  n'avons  plus  affaire  à  un  chercheur  qui  ouvre  à  la  science 
des  voies  nouvelles,  mais  au  plus  expérimenté  et  au  plus  aimable 
des  vulgarisateurs.  M.  Gust  connaît  l'Inde  pour  y  avoir  longtemps 
vécu  et  beaucoup  travaillé,  et  il  l'aime  avec  passion,  en  raison 
peut-être  du  bien  qu'il  a  eu  l'occasion  d'y  faire.  Il  y  a  une  chaleur 
communicative  dans  ces  pages  largement  assaisonnées  d'humour, 
qui  ont  parfois  la  saveur  d'une  autobiographie.  A  notre  point  de  vue 
nous  relevons  surtout  [9o]  les  Essays  relatifs  au  pays  des  Sikhs, 
au  Râmâyana,  et  aux  religions  de  l'Inde  en  général.  Ce  dernier 
mémoire  qui,  à  côté  de  quelques  points  qui  ne  sont  plus  exacts,  de 
quelques-uns  aussi  qui  ne  l'ont  probablement  jamais  été,  renferme 
beaucoup  de  vues  fines  et  justes,  a  aussi  paru,  réuni  à  un  autre 
sur  les  langues  de  l'Inde,  sous  une  forme  française,  dans  la  jolie 
Collection  orientale  elzévirienne  que  publie  M.  Ernest  Leroux2. 
Ceci  nous  amène  tout  naturellement  à  parler  des  publications 
qui  embrassent  l'ensemble  du  développement  religieux  de  l'Inde. 
Nous  n'en  mentionnerons  que  deux,  bien  différentes  d'aspect  et  de 
contenu,  mais  très  distinguées  chacune  en  son  genre.  La  première 
est  le  Catalogue  des  Manuscrits  conservés  dans  la  bibliothèque  du 
palais  de  Tanjore,  auquel  M.  Burnell  a  pu  encore  mettre  la  der- 
nière main  avant  son  départ  de  l'Inde  3.  Il  ne  s'agit  pas  là  simple- 
ment d'une  longue  liste  de  livres,  comme  celles  que  le  gouverne- 
ment fait  publier  depuis  quelque  temps  dans  les  diverses  provinces. 
M.  Burnell  a  mis  des  années  à  étudier  cette  immense  collection  de 
plus  de  1.200  pièces,  et  il  en  a  dressé  un  inventaire  complet, 
méthodique,  comprenant  non  seulement  toutes  les  indications  bi- 
bliographiques requises,  mais  un  riche  appareil  de  notes  et  d'extraits, 
où  se  révèle  à  chaque  page  la  pénétration  et  la  sûreté  critique  de 
l'auteur.  Gomme  instrument  de  travail,  ce  catalogue  ne  peut  se 
comparer  qu'aux  publications  analogues  que  MM.  Weber  et 
Aufrecht  ont  faites  pour  les  collections  de  Berlin  et  d'Oxford.  Il  a 

1.  Linguistic  and  Oriental  Essays.  Written  froni  the  year  1846  to  1878.  By  Robert 
Needham  Cust.  London,  ïrûbuer,  1880.  Fait  partie  de  Trubner's  Oriental  séries. 

2.  Les  Religions  et  les  Langues  de  l'Inde,  par  Robert  Cust.  Paris,  E.  Leroux,  1880. 

3.  A  Classified  Index  to  the  Sansitrit  MSS.  in  the  Palace  at  Tanjore.  Prepared  for  the 
Madras  Government  by  A.  C.  Burnell.  Part  I.  Vedic  and  Technical  Littérature.  —  Part  II. 
Philosophy  and  Laiv.  London,  Trùbner,  1879.  —  La  Part  III,  qui  comprendra  le  reste 
de  la  littérature  et  les  Index,  est  encore  à  paraître. 


312  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

surtout  l'inappréciable  avantage  de  fournir  des  lumières  toutes  nou- 
velles sur  la  littérature  du  Sud,  différente  à  bien  des  égards  de 
celle  du  Nord  (presque  tous  nos  manuscrits  d'Europe  proviennent 
du  Nord),  et,  rien  que  pour  l'histoire  religieuse,  dans  laquelle  le 
Sud  a  eu  à  certains  moments  un  rôle  si  prépondérant,  on  pourrait 
en  extraire  toute  une  moisson  de  faits  nouveaux  ou  mal  connus 
jusqu'ici. 

[96 ]  L'autre  travail  n'est  qu'un  modeste  compte  rendu  de  16  pages, 
extrait  d'un  périodique,  mais  qui,  à  mon  sens,  renferme  plus  de 
vues  justes  et  profondes  que  maint  gros  volume1.  A  propos  des 
Hibbert  Lectures  de  M.  Max  Mûller,  et  après  un  exposé  d'une 
remarquable  lucidité  de  cet  ouvrage  brillant,  mais  inégal,  sur  le 
développement  des  religions  de  l'Inde,  l'auteur  de  l'article, 
M.  Tiele,  nous  fait  part  des  réflexions  que  le  livre  et  le  sujet  lui 
suggèrent.  M.  Max  Mûller  s'était  arrêté  à  l'avènement  du  boud- 
dhisme. Il  y  avait  là  plus  qu'une  concession  aux  exigences  du  genre 
oratoire  :  la  limite  était  choisie  de  parti  pris.  En  plus  d'une  occa- 
sion, la  plume  à  la  main,  et  alors  qu'il  ne  s'agissait  nullement  de 
charmer  un  auditoire  de  conférences,  l'éditeur  du  Rig-Veda  a 
exprimé  la  conviction  que  l'Inde  avait  dit  son  dernier  mot  en  pro- 
duisant le  bouddhisme  et  que  c'était  perdre  son  temps  que  de 
s'occuper  du  reste.  M.  Tiele  montre  tout  ce  qu'il  y  a  d'injuste  et 
d'antiscientifique  dans  ce  dédain,  qu'on  serait  tenté  de  qualifier 
de  dilettantisme,  s'il  s'agissait  d'un  savant  moins  éprouvé  et  si 
M.  Miiller  lui-même,  heureusement  pour  nous,  ne  s'était  pas 
démenti  plus  d'une  fois  dans  la  pratique.  Sans  doute,  rien  dans 
l'Inde  n'égale  l'importance  du  Veda,  et  ce  serait  nier  le  premier 
principe  de  la  méthode  historique  que  de  méconnaître  la  portée 
capitale  des  questions  d'origine.  Mais  y  a-t-il  encore  des  origines, 
quand  on  supprime  les  conséquences  ?  Quelque  charme  qu'il  y  ait 
à  se  bercer  du  rêve  d'un  âge  d'or  védique,  ou  à  reconstruire  logi- 
quement un  passé  lointain,  où  tout  parait  simple  et  rationnel,  ce 
sont  là  des  visions  et  des  théories  décevantes,  auxquelles  il  n'y  a 
pas  de  meilleur  correctif  que  l'étude  des  époques  plus  troubles, 
mais  aussi  plus  rapprochées  de  nous.  L'Inde  ne  s'est  pas  endor- 
mie védique  un  soir,  pour  se  réveiller  çivaïte  ou  vishnouite  le  len- 
demain;   elle    a   été    tout    cela   à  la   fois,   pendant    une    longue 


1.  Over  de  ontwikkeling  der  Indische  godsdiensten,  door   Prof.  C.  P    Tiele,  ap.    De  In- 
dische  Gids,  September  1880. 


BULLETIN     DE     1881  313 

période,  plus  longue,  à  mon  avis,  qu'on  ne  l'admet  d'ordinaire, 
et  que  nous  commençons  seulement  à  entrevoir.  A  mesure  qu'on  y 
pénétrera  mieux,  on  s'apercevra  davantage  que  les  premiers  âges 
n'ont  pas  [07 1  été  en  toutes  choses  aussi  différents  de  ceux  qui  ont 
suivi,  que  toutes  les  corruptions,  toutes  les  complications  ne  sont  pas 
récentes,  et  qu'en  fait  de  simplicité  et  de  logique,  nous  y  trouvons 
à  coup  sûr  celles  que  nous  y  avons  mises  nous-mêmes.  Il  est  si 
aisé  d'arriver  à  quelque  chose  de  bien  ordonné  pour  des  temps  où 
il  n'y  a  pas  d'histoire,  où  tout  ce  qui  nous  gêne  peut  être  porté  au 
rebut,  sous  la  rubrique  altérations  postérieures  !  L'étude  de  l'état 
mental  de  l'Inde  pendant  la  période  historique  n'aurait  d'autre 
utilité  que  celle  de  nous  prémunir  contre  cette  tentation,  que  ce 
serait  une  raison  suffisante  de  ne  pas  la  dédaigner.  Mais,  par 
elle-même,  cette  étude  mérite  notre  attention,  car,  autant  que  toute 
autre,  elle  est  pleine  d'enseignements.  Je  ne  connais  pas  de  spec- 
tacle plus  curieux  que  le  développement  des  grandes  religions  de 
Çiva  et  de  Vishnu,  ces  tentatives  confuses,  mais  formidables,  de 
réaliser  le  monothéisme  en  pleine  mythologie.  Les  mots  de  cor- 
ruption et  de  décadence  sont  bientôt  dits,  et  il  faut  avouer  que 
rien  n'est  fait  pour  les  faire  venir  aux  lèvres  comme  certains  côtés 
de  l'Inde  sectaire.  Mais,  outre  que  l'histoire  n'a  pas  le  droit  de  se 
détourner  des  choses,  simplement  parce  qu'elles  sont  rebutantes 
ou  hideuses,  ne  sait-on  pas  combien  les  jugements  et  les  termes 
absolus  lui  répugnent.  Certes,  c'est  descendre  que  d'aller  de  Pla- 
ton à  Sénèque,  et  pourtant,  que  de  choses  excellentes  chez  le 
Romain  pour  lesquelles  le  cœur  de  l'Athénien  était  absolument 
fermé  !  Quelle  richesse  de  sentiments  dans  le  siècle  des  Antonins 
comparé  à  celui  de  Périclès  !  Il  en  est  absolument  de  même  dans 
l'Inde.  En  dépit  de  toutes  les  aberrations,  la  conscience  morale  et 
religieuse  n'a  pas  cessé  d'y  devenir  plus  compréhensive.  Je  ne 
sais  aucun  écrit  védique  qui,  à  certains  égards,  vaille  la  Bhagavad- 
Gîtâ,  bien  que  ce  livre  ne  soit  qu'un  centon,  ou  certains  chants  du 
Bhâgavata-Puràna  ;  et,  jusque  dans  la  littérature  des  cultes  les 
plus  dégradés,  on  trouvera  l'expression  de  sentiments  sans  les- 
quels il  n'y  a  pas  pour  nous  de  religion,  et  que  l'époque  plus 
ancienne  n'a  pourtant  guère  connus.  En  tout  cas,  il  y  a  là  le  grand 
fait  d'une  aspiration  plus  de  vingt  fois  séculaire  et  qu'on  retrouve- 
rait difficilement  ailleurs,  d'un  peuple  cherchant  sans  cesse  à  renou- 
veler ses  croyances,  [98]  sans  sortir  de  la  même  voie  ni  se  lasser 
jamais  et  il  est  assez  surprenant  que  ce  soit  précisément  un  des 


311  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

etpôtres  (1(3  la  «  science  delà  Religion,  »  qui  invite  à  passer  à  côté  de 
ce  fait-là.  —  Un  autre  reproche  non  moins  fondé,  que  M.  Tiele  fait 
au  livre,  c'est  qu'il  tend  à  faire  croire  à  un  lecteur  non  prévenu  que 
rien  de  saisissable  n'a  précédé  le  Veda,  de  même  qu'il  lui  laisse 
supposer  que  rien  d'essentiel  ne  l'a  suivi.  Le  Veda  ne  saurait  nous 
renseigner  sur  la  religion  primitive.  Il  est  non  seulemenlpostérieur 
à  une  période  indo-iranienne,  et  à  une  période  aryenn»  encore  plus 
reculée,  mais,  parmi  les  croyances  que  nous  trouvons  en  usage 
chez  d'autres  branches  de  la  même  famille,  il  en  est  plusieurs  qui, 
à  certains  égards,  ont  conservé  un  caractère  plus  archaïque  que 
lui.  A  placer  ainsi  ces  livres  à  l'aurore  du  monde,  on  s'expose  à  des 
illusions  d'optique  qui  n'ont  que  trop  réagi  sur  l'interprétation 
générale  de  leur  contenu.  Sans  le  vouloir,  on  est  amené  ainsi  à 
fermer  les  yeux  sur  leur  caractère  artificiel,  sur  les  marques  pa- 
tentes de  raffinement  et  de  corruption  dont  ils  abondent.  Je  n'ai 
pas  besoin  d'ajouter  que  M.  Tiele  ne  se  borne  pas  à  une  critique 
simplement  négative.  Gomme  une  thèse  historique  ne  saurait  être 
mieux  combattue  que  par  l'établissement  de  la  thèse  contraire,  il 
trace  lui-même  l'esquisse  des  périodes  indûment  sacrifiées,  et  il  le 
fait  de  main  de  maître.  Sans  se  donner  pour  un  indianiste,  il  est 
admirablement  informé  des  choses  de  l'Inde  et  il  domine  la  ma- 
tière à  un  degré  rare.  Je  ne  connais  rien  de  plus  substantiel,  de 
plus  vrai,  que  ces  quelques  pages  sur  le  développement  des  reli- 
gions indiennes,  qui  n'ont  qu'un  défaut,  d'être  écrites  dans  une 
langue  qui  ne  les  rend  accessibles  qu'à  un  nombre  trop  restreint 
de  lecteurs. 


III.  —  BULLETIN  DE  1882 
(Revue  de  l'Histoire  des  religions,  t.  V,  p.  104  et  ss.) 


Les  travaux  dont  la  littérature  védique  a  été  l'objet  au  cours  de 
la  dernière  année,  ont  porté  en  majeure  partie  sur  l'étude  philolo- 
gique plutôt  que  sur  l'appréciation  historique  et  religieuse  de  ces 
vieux  documents.  Plusieurs  même,  tels  que  ceux  de  MM.  Bol- 
lensen,  Haskell,  Avery  et  Bloomfield1,  sont  à  cet  égard  d'un  carac- 
tère si  spécial,  qu'ils  échappent  absolument  à  la  compétence  de  la 
Revue.  Il  en  reste  toutefois  un  certain  nombre  d'une  portée  plus 
générale  et  où  se  trouvent  consignés  des  résultats  ou  des  hypo- 
thèses dont  le  résumé  sommaire  doit  trouver  place  ici. 

Le  premier  en  date  et  qui,  à  la  rigueur,  aurait  dû  être  compris 
déjà  dans  notre  précédent  Bulletin,  est  la  deuxième  édition,  consi- 
dérablement augmentée,  d'une  étude  d'ensemble  du  Rig-Veda  par 
M.  Kaegi2.  M.  Kaegi  est  élève  de  M.  Roth.  Dans  ce  nouveau 
travail  [105],  comme  dans  celui  qu'il  a  publié  précédemment  sous 
la  direction  du  maitre  et  en  collaboration  avec  un  autre  de  ses 
disciples  3,  on  trouvera  donc  un  reflet  des  idées  du  célèbre  profes- 
seur de  Tubingue.  L'auteur  doit  beaucoup  aussi  au  beau  livre  de 
M.  H.  Zimmer,  Altindisches  Leben.  Mais  il  est  redevable  avant  tout 
à  ses  propres  recherches  et,  d'un  bout  à  l'autre,  son  étude  porte  le 

1.  F.  Bollensen,  Zur  Vedametrik,  dans  la  Zeitschr.  der  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch., 
t.  XXXV,  p.  448.  —  W.  Haskell,  On  the  Mètres  of  the  Rig-Veda.  Dans  les  Proceedings 
of  the  American  Oriental  Society.  Boston,  may  1881.  —  J.  Avery,  On  Relative  clauses 
in  the  Rig-Veda.  Ibidem.  —  Maurice  Bloomfield,  On  non  diphthongal  e  and  0  in  Sanskrit. 
Ibidem.  New  H  aven,  October  1881. 

2.  A.  Kaegi,  Der  Rig-Veda,  die  atteste  Literatur  der  Inder,  2te  Autlage.  Leipzig,  1881. 
La  lrc  édition  avait  paru  comme  programme  de  l'école  cantonale  de  Zurich. 

3.  Siebenzig  Lieder  des  Rigveda,  ûbcrsetzt  von  Karl  Geldner  und  Adolf  Kaegi,  mit  Bel 
trœgen  vun  R.  Roth.  ïùbingcn,  1875. 


310  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE    L'INDE 

cachet  du  travail  personnel.  Les  notes  nombreuses  et  variées,  où  sont 
consignés  une  infinité  de  menus  détails  et  de  renseignements  précis, 
entre  autres  un  choix  de  rapprochements  avec  des  textes  bibliques 
fait  avec  beaucoup  de  goût  et  une  mesure  parfaite,  sont  particu- 
lièrement intéressantes  sous  ce  rapport.  Le  lecteur  désireux  d'ac- 
quérir une  première  connaissance  du  recueil  des  Hymnes,  ne  sau- 
rait choisir  de  guide  plus  recommandable  que  ce  petit  livre  de 
vulgarisation  au  meilleur  sens  du  mot,  où  l'esprit  de  cette  an- 
cienne poésie  est  apprécié  à  un  point  de  vue  qui  n'est  pas  toujours 
le  nôtre,  mais  où  il  trouvera  exposé  sous  une  forme  claire  et  élé- 
gante, sans  thèses  hardies  ni  bien  nouvelles,  ce  qu'on  peut  appeler 
l'opinion  reçue  sur  le  Rig-Veda,  son  histoire  et  son  contenu. 

Différent  à  bien  des  égards  est  le  nouveau  volume,  le  premier 
du  Commentaire,  que  M.  Ludwig  a  ajouté  à  sa  traduction  alle- 
mande du  Rig-Veda1.  M.  Ludwig  n'est  point  un  vulgarisateur; 
son  style,  sans  manquer,  tant  s'en  faut,  de  vigueur  nerveuse  et 
incisive,  ne  se  distingue  ni  par  l'élégance,  ni  par  la  clarté,  et  les 
opinions  neuves  et  hardies  abondent  dans  son  livre.  L'écrivain, 
et  aussi  le  critique,  se  retrouve  ici  avec  tous  ses  défauts  et  toutes 
ses  qualités.  Mais  ce  qui  se  retrouve  surtout,  ce  qui  se  révèle  avec 
une  autorité  désormais  incontestable,  c'est  le  savant,  c'est  le  tra- 
vailleur obstiné  dans  la  poursuite  de  ses  idées  et  de  ses  doutes, 
d'une  pénétration  parfois  subtile,  capable  de  s'égarer  (et  alors,  c'est 
rarement  à  demi),  mais  jamais  à  la  légère,  et  dévoué  tout  [106] 
entier  à  son  œuvre.  Ceux,  parmi  le  public  forcément  restreint  auquel 
s'adressent  les  écrits  de  M.  Ludwig,  qui  d'abord,  notamment  dans 
la  patrie  même  de  l'auteur  et  sous  l'impression  sans  doute  de  cer- 
tains de  ses  défauts  trop  manifestes,  son  obscurité,  l'ordre  ou 
plutôt  le  désordre  malencontreux  qu'il  a  introduit  dans  le  recueil, 
l'étrangeté  peu  justifiée  de  quelques-unes  de  ses  assertions,  ont 
cru  devoir  juger  son  œuvre  avec  défaveur,  finiront  par  s'avouer 
peut-être  que  sa  traduction  du  Rig-Veda,  malgré  ses  inévitables 
imperfections,  est  un  livre  jusqu'ici  hors  de  pair  et  de  ceux  qui  font 
le  plus  d'honneur  à  la  science  allemande.  Un  commentaire  ne 
s'analyse  pas  :  il  suffira  donc  de  caractériser  celui-ci  comme  étant 
l'essai  jusqu'ici  le  plus  compréhensif,  souvent  heureux  et  toujours 
méritoire,  de  faire  servir  à  l'interprétation  des  Hymnes  tout  l'en- 


1.  Commnitar  zar   Rigvcda-Ucberzetzvng   von  Alfred  Ludwig,  I""  Theil,  zu  dem  erslen 
Bande  der  Uebersetzung.  Prag,  1881.  Le  volume  est  le  4°  de  l'ouvrage  entier. 


BULLETIN     DE     1882  317 

semble  de  la  littérature  védique.  Toutefois,  dans  l'introduction, 
l'auteur  a  discuté  avec  plus  de  suite  quelques  questions  auxquelles 
nous  devons  nous  arrêter  un  instant. 

Frappé  de  la  façon  dont  les  Hymnes  sont  employés  dans  la 
liturgie  des  Brâhmanas,  et  reprenant  une  idée  déjà  émise  par 
Haug,  M.  Ludwig  pense  que  les  actes  du  sacrifice  étaient  d'abord 
accompagnés  de  courtes  formules  en  prose,  de  ces  nivids  que  nous 
retrouvons  encore  dans  les  textes  rituels  et  qui,  bien  plus  nom- 
breuses autrefois,  auraient  été  peu  à  peu  et  pour  la  plupart  rem- 
placées par  des  invocations  plus  développées  en  vers.  C'est  là  un 
point  que  nous  lui  accordons  volontiers.  Il  est  non  seulement  pos- 
sible, mais  fort  probable  que,  même  dans  le  sacrifice,  les  hommes 
aient  parlé  en  prose  avant  de  parler  en  vers.  Il  est  tout  aussi  pro- 
bable que  quelques-unes  de  ces  premières  formules  aient  survécu 
et  que,  parmi  les  nivids  actuelles,  plusieurs  soient  à  ranger  parmi 
ce  que  nous  avons  de  plus  vieux,  avec  cette  réserve  cependant  que 
ce  qui  n'est  pas  fixé  par  le  mètre,  est  particulièrement  exposé  à 
s'altérer.  Nous  allons  même  plus  loin  et  nous  concédons  volontiers 
à  M.  Ludwig  que,  pour  le  fond,  les  Brâhmanas  renferment  des 
matériaux  d'un  âge  pour  le  moins  égal  à  celui  des  Hymnes.  Mais, 
ceci  accordé,  nous  ne  voyons  pas  bien  comment  le  problème  serait 
amené  plus  près  de  sa  solution.  La  difficulté,  en  effet,  n'est  pas  d'ima- 
giner comment  [107]  et  quand  les  invocations  poétiques  qui  nous 
sont  conservées  dans  les  Hymnes,  se  sont  introduites  dans  les  rites, 
mais  comment  elles  ont  pu  s'y  introduire  par  fragments  et  par  lam- 
beaux, telles  que  nous  les  voyons  prescrites  dans  les  Brâhmanas. 
Pour  expliquer  ce  dernier  fait,  et,  si  nous  avons  bien  compris 
M.  Ludwig,  c'a  été  là  son  point  de  [départ,  nous  ne  voyons  pas 
d'autre  parti  à  prendre  que  de  supposer  que  l'ensemble  de  rites  qui 
nous  est  exposé  dans  les  Brâhmanas  a  été  réglé  et  systématisé  à 
une  époque  de  beaucoup  postérieure  à  celle  de  la  composition  de  la 
grande  masse  des  Hymnes.  A  ces  changements  et  à  d'autres  sem- 
blables, il  ne  faudrait  pas  accorder  d'ailleurs  une  importance  exa* 
gérée.  En  aucune  façon,  ils  n'impliquent  à  nos  yeux  un  contraste 
bien  profond  entre  les  deux  époques,  ni  rien  qui  ressemble  à  une 
révolution  religieuse,  et  nous  sommes  pleinement  d'accord  avec 
M.  Ludwig  quand,  sur  d'autres  points,  il  essaie  de  montrer  que 
les  différences  entre  ce  passé  lointain  et  la  période  qui  l'a  suivi 
n'ont  pas  été  aussi  considérables  qu'on  le  prétend  d'ordinaire. 
Ainsi  la  destinée  du  mot  asura  qui  désigne  les   dieux  dans  les 


318  BULLETINS    DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

Hymnes,  et  les  démons  dans  les  Brâhmanas,  ne  doit  pas  faire  con- 
clure à  une  discontinuité  dans  la  tradition.  Ce  ne  sont  pas  les 
croyances,  c'est  le  sens  d'un  mot  qui  a  changé  en  devenant  plus 
spécial,  et  ce  changement,  qu'il  ait  été  amené  ou  facilité  par  telle 
ou  telle  formule  (la  supposition  faite  à  cet  égard  par  M.  Ludwig 
est  certainement  ingénieuse),  est  après  tout  de  ceux  qu'on  s'ex- 
plique aisément1.  Il  en  est  de  même  de  la  caste,  dont  on  dénie 
d'ordinaire  l'existence  au  temps  des  Hymnes,  pour  en  montrer  en- 
suite savamment,  dans  la  période  suivante,  l'origine  et  l'édifica- 
tion progressive.  Ici  encore,  il  faudra  bien  qu'on  finisse  par  recon- 
naître que  la  grande  différence  entre  les  deux  époques  se  réduit  au 
fond  à  l'invention  d'une  théorie  pour  un  état  de  chose  immémorial. 
Nous  sommes  obligé,  par  [108]  contre,  de  faire  nos  réserves  quant 
à  l'assertion  que  la  doctrine  des  renaissances  doit  son  développe- 
ment au  bouddhisme.  Il  est  vrai  qu'elle  se  rencontre  rarement  dans 
les  textes  anté-bouddhiques,  car  il  n'est  pas  rigoureusement  dé- 
montré qus  les  Upanishads  où  elle  s'affirme,  doivent  être  regar- 
dées comme  telles.  Il  est  vrai  encore  qu'elle  ne  s'accorde  pas  bien 
avec  l'ontologie  des  brahmanes.  Mais  elle  s'accorde  moins  encore 
avec  celle  des  bouddhistes,  ce  qui  n'empêche  pas  que  le  bouddhisme 
serait  inexplicable  si,  bien  avant  lui,  elle  n'avait  été  universelle- 
ment crue  par  les  masses. 

M.  Roth  possède  le  don  rare  de  simplifier  et  d'éclaircir  tout  ce 
qu'il  touche.  En  quelques  pages  d'une  admirable  précision,  il  a 
élucidé  une  question  fort  controversée  jusqu'ici,  celle  des  rapports 
de  la  samhitâ  et  du  pacla  et  de  l'autorité  .qu'il  convient  d'accor- 
der à  ce  dernier2.  On  sait  que  la  plupart  des  textes  védiques  nous 
sont  parvenus  sous  deux  formes  principales  :  l'une  dite  samhitâ, 
où  les  mots  sont  donnés  avec  les  modifications  qu'ils  subissent 
dans  le  discours  ;  l'autre  appelée  pacla,  où  ces  mots  paraissent  plus 
ou  moins  analysés  en  leurs  éléments  et  toujours  comme  si  les 
termes  ainsi  obtenus  étaient  seuls.  Le  pada  implique  ainsi  une 
sorte  d'exégèse  rudimentaire.  Quelle  autorité  faut-il  reconnaître  à 

1.  M.  Ludwig  paraît  ignorer  ce  qui  a  été  dit  sur  cette  question  par  M.  J.  Darmes- 
teter,  avec  lequel,  tout  en  différant  sur  certains  points,  il  se  rencontre  sur  ce  fait 
essentiel,  que  le  changement,  survenu  dans  l'Inde  dans  l'emploi  d'asura,  a  été  tout  à 
fait  indépendant  du  changement  analogue  qui,  chez  les  Iraniens,  a  fait  de  daiva  le 
nom  des  démons. 

2.  II.  Roth,  Vedische  Sludien.  I,  von  Pada  und  Samhitâ;  II,  Purîsha,  dans  la  Zeitsch. 
fur  Vergleich.  Sprachforschung  auf  dem  Gebiete  der  Indogerm.  Sprachen,  t.  XXVI, 
p.  45. 


BULLETIN    DE    1882  319 

ce  travail  ?  En  comparant,  au  moyen  de  quelques  exemples  bien 
choisis,  la  singulière  clairvoyance  dont  les  auteurs  du  pada  font 
preuve  dans  certains  cas,  avec  leurs  méprises  non  moins  étonnantes 
dans  d'autres  cas,  M.  Roth  arrive  à  une  conclusion  qui  s'impose  : 
à  savoir,  que  les  auteurs  du  pada  n'ont  agi  ni  en  exégètes,  ni 
même  en  grammairiens,  qu'ils  se  sont  contentés,  dans  leur  ana- 
lyse, d'appliquer  scrupuleusement  mais  mécaniquement  et  en  les 
renversant,  les  lois  euphoniques  qui,  de  leur  temps,  régissaient 
les  modifications  des  sons  dans  la  composition  et  dans  la  rencontre 
des  mots  ;  qu'ils  voient  presque  toujours  juste  dans  les  cas  où  la 
samhitâ  obéissait,  elle  aussi,  déjà  à  ces  lois  ;  qu'ils  se  trompent 
invariablement  dans  les  cas  où  [109]  elle  en  suivait  d'autres. 
Or  ces  cas,  nous  pouvons  les  découvrir  maintenant.  Nous  savons 
en  quels  points  l'euphonie  des  Hymnes  différait  de  celle  des  temps 
postérieurs;  dans  ces  cas,  l'autorité  du  pada  est  nulle,  et  l'erreur 
la  plus  grossière  peut  lui  être  imputée  sans  scrupule.  M.  Roth  est 
amené  ainsi  à  s'enquérir  de  l'autorité  de  la  samhitâ  elle-même  et 
des  altérations  qu'elle  a  pu  subir.  Celles-ci  sont  nombreuses, 
comme  on  peut  s'en  convaincre  tous  les  jours  davantage.  A  partir 
d'une  certaine  époque,  les  textes  du  Veda  nous  ont  été  transmis 
sans  changements;  mais,  avant  ce  terme  et  pendant  une  longue 
période,  ils  ont  couru  les  mêmes  risques  que  toute  tradition.  Et, 
de  ce  qu'ils  nous  sont  parvenus  d'une  façon  quelconque,  de  ce 
qu'on  ait  songé  seulement  à  les  réunir  dans  des  recueils  aussi 
volumineux  et  dont  quelques-uns,  tels  que  le  Rik,  répondent  si  peu 
à  un  besoin  pratique,  M.  Roth  tire  une  autre  conclusion  qui  s'im- 
pose :  à  savoir  que  l'écriture  était  connue  à  l'époque  où  ces  recueils 
ont  été  formés1.  Cette  dernière  conclusion  que  je  devais  indiquer 
ici,  et  à  laquelle,  pour  ma  part,  je  ne  vois  guère  moyen  d'échapper, 
servira,  je  l'espère,  d'excuse  au  développement  qui  précède  et  qui 
pourrait  sembler  déplacé  dans  cette  Revue.  La  deuxième  partie  de 
l'article  de  M.  Roth  est  purement  philologique.  D'un  intérêt  avant 
tout  philologique  aussi  sont  la  nouvelle  édition  avec  commen- 
taire   du   Nirukta    de    Yâska-,    et   l'admirable    Index  des    mots 

1.  On  trouvera  un  bon  résumé  des  diverses  opinions  émises  sur  l'origine  et  l'his- 
toire de  l'écriture  dans  l'Inde,  dans  un  article  posthume  de  M.  J.  Dowson  :  The  Inven- 
tion of  the  Indian  Alphabet,  dans  Je  Journal  of  the  Roy.  Asiatic  Soc.  of  Gr.  Britain 
and  Ireland,  XIII,  p.  102. 

2.  The  Nirukta,  with  Commentant.  Edited  by  Pandit  Satyavrata  Sàmâçramî.  Vol.  I, 
fascic.  1  .-III,  Calcutta,  1880-1881.  La  partie  publiée  comprend  les  livres  1  et  11,  19  du 
Naighantuka,  qui  est  proprement  le    texte   sur   lequel   Yâska  a  travaillé.  Le  commen- 


3-2(»  BULLETINS    DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

contenus  dans  rAtharva-Veda  de  M.  Whitney1.  Le  premier, 
qui  se  publie  dans  la  Bibliotheca  lndica  par  les  soins  de  Satya- 
vrata  Sàmâçramin,  l'éditeur  du  Sàma-Veda  de  la  môme  col- 
lection, est  le  plus  vieux  traité  de  lexicographie  et  d'exégèse  sys- 
tématique qui  nous  soit  parvenu  1 1 10).  Le  second  est  un  instrument 
précieux  pour  l'étude  de  textes  qui,  après  ceux  du  Rik,  sont  les 
plus  importants  de  toute  la  littérature  védique.  A  ce  double  titre, 
ils  devaient,  l'un  et  l'autre,  être  du  moins  mentionnés  ici. 

Par  contre,  une  communication  faite  par  M.  Whitney  à  la  Société 
orientale  américaine2,  nous  intéresse  directement.  On  sait  qu'il 
n'y  a  pas  de  hiérarchie  fixe  parmi  les  dieux  du  Rig-Veda,  que  plu- 
sieurs d'entre  eux  sont  invoqués,  chacun  à  son  tour,  comme  divi- 
nité suprême  et  que  M.  Max  Mùller  a  cru  devoir  inventer,  pour 
caractériser  cette  conception  religieuse,  le  nom  d'hénothéisme  ou 
kathénothéisme.  M.  Whitney  proteste,  et  contre  ce  mot,  et  contre 
les  théories  qui  s'y  rattachent.  En  général,  on  ne  devrait  créer  de 
ces  dénominations  techniques  que  quand  il  le  faut  absolument.  Elles 
deviennent  nuisibles  dès  qu'elles  ne  sont  pas  nécessaires.  Or,  ici, 
le  terme  de  polythéisme  paraît  suffire  amplement  pour  dénommer 
une  religion  qui  s'adresse  aussi  manifestement  à  une  pluralité  de 
dieux.  De  toutes  les  croyances,  les  polythéistes  sont  les  moins  fixes  : 
à  la  même  époque,  chez  le  même  peuple,  elles  oscillent  sans  cesse, 
et  à  des  degrés  divers,  entre  le  monothéisme,  l'animisme  et  le  pan- 
théisme naturaliste,  et,  s'il  fallait  créer  un  nom  spécial  pour 
chacun  de  ces  degrés,  on  irait  droit  à  la  confusion.  Ce  sont  là  des 
nuances  qui  se  décrivent,  mais  qui  ne  se  dénomment  pas.  En  y 
regardant  bien,  s'il  fallait  absolument  faire  usage  de  ce  mot  d'hé- 
nothéisme, on  l'appliquerait  avec  pour  le  moins  autant  de  raison  au 
polythéisme  grec,  avec  ses  cultes  locaux,  qu'à  la  religion  des 
rishis  qui,  dans  chacun  de  leurs  sacrifices,  font  figurer  tout  leur 
panthéon.  Nous  sommes  donc  d'accord  avec  M.  Whitney  pour  une 
partie  de  sa  thèse;  où  nous  nous  séparons  de  lui,  c'est  quand  il 
nous  semble  ne  pas  distinguer  assez  les  croyances  védiques  des 
autres  formes  connues  du  polythéisme.  Le  trait  le  plus  marquant 

taire  est  très  ample,  les  284  pages  publiées  répondant  aux  12  premières  de  lédition 
de  M.  Roth. 

1.  Index  Verboram  tothe  published  text  of  the  Atharva-Veda,  by  William  Dwight  Whit- 
ney. New-Haven,  1881.  Forme  aussi  le  vol.  XII  du  Journal  of  the  American  Oriental 
Society. 

2.  W.  D.  Whitney,  On  the  so-called  Henotheisin  of  the  Veda.  Dans,  les  Proceedings 
d'octobre  1881. 


BULLETIN    DE     1882  321 

de  la  théologie  des  Hymnes,  est  en  effet  son  aversion  pour  toute 
conception  précise  et  limitée  des  personnalités  divines.  Ce  trait,  nous 
croyons  [111]  devoir  le  mettre  au  compte  du  caractère  savant,  en 
quelque  sorte  ésotérique,  de  cette  théologie,  ce  qui,  naturellement, 
en  diminue  de  beaucoup  la  portée.  Si  nous  étions  aussi  assuré  que 
paraît  l'être  M.  Max  Mùller,  de  trouver  là  un  véritable  élément  de 
la  conscience  populaire,  nous  l'estimerions  assez  accentué  dans  les 
Hymnes  et  assez  important  pour  justifier  la  création  d'une  déno- 
mination spéciale. 

Nous  pouvons  être  plus  bref  sur  les  autres  publications  rela- 
tives à  la  littérature  védique.  L'édition  avec  commentaire  du  Yajur- 
Veda  (Taittirîya),  entreprise  dans  la  Bibliotheca  Indica,  a  fait  peu 
de  chemin.  Le  Brâhmana  attend  toujours  encore  la  fin  de  ses  Index. 
La  Samhitâ  n'a  progressé  que  de  deux  fascicules,  qui  complètent 
le  IVe  volume  et  conduisent  l'édition  jusqu'à  la  fin  du  IVe  livre,  un 
peu  plus  qu'à  moitié  chemin1.    Plus  rapide  parait  devoir  être  la 
publication    d'une  autre    recension   de   ce  Veda,    la  Maitrâyani 
Samhitâ,  dont  M.  de  Schroeder  a  donné  tout  le  premier  livre2, 
après  avoir,  dans  deux  mémoires   spéciaux   attiré  l'attention  sur 
les  particularités  et  l'importance  de  ce  vieux  document3.  Gomme 
les  autres  textes  du  Yajus  Noir,  la  Maitrâyanî-Samhitâ  se  distingue 
par   le   mélange  des  morceaux  liturgiques   et   des   prescriptions 
rituelles,  soigneusement  séparés  dans  les  autres  Vedas.  M.  Garbe, 
dont  nous  signalions  l'année  dernière  l'excellent  travail  sur  une 
portion  du  Sûtra  rituel  d'Âpastamba,  a  commencé,  dans  la  Biblio- 
theca Indica,  l'édition  complète  de  ce  texte,  le  répertoire  le  plus 
compréhensif  du  cérémonial  du  vieux  brahmanisme4.  Dans  la  même 
collection  M.  Jolly  a  donné  [112]  le  texte  de  la  Vis1tnu-sniritil\ 
Ge  que  nous  avons  dit  dans  le  précédent  Bulletin  de  la  traduction 
de  cet  ouvrage  publiée  par  le  même  savant  dans  les  Savred  Books 

1.  The  Samhitâ  of  the  Black  Yajur  Veda,  with  the  Commentary  of  Mâdhava  Àchârya, 
editedby  Maheçachandra  Nyâyaratna,  fascic.  XXXI-XXXII.  Calcutta,  1881. 

2.  Maitrâyanî-Samhitâ,  herausgegeben  von  Dr.  Leopold  von  Schroeder.  Ersles  Buch. 
Leipzig,  1881. 

3.  Die  Maitrâyanî-Samhitâ,  ihr  Aller,  ihr  Verhœltniss  zu  dm  verwandten  Çâkhâs,  ihre 
sprachliche  und  historische  Bedeutung.  Dans  la  Zeitschr.  der  Deutsch.  Morgenlajnd, 
Gesellschaft,  t.  XXXIII,  p.  177.  —  Das  Kathakam  und  die  Maitrâyanî-Samhitâ,  dans  le 
Monatsbericht  der  Kœnigl.  Akademie  der  Wissenschaften  zu  Berlin,  24  Juli  1879. 

4.  The  Çrauta  Sûtra  of  Àpastamba  belonging  to  the  Black  Yajur  Veda,  with  the  Com- 
mentary of  Budradatta.  Edited  by  Dr.  Bichard  Garbe,  fascic.  I.  Calcutta,  1881. 

5.  The  Institutes  of  Vishnu  togelher  with  extracts  from  the  sanskrit  Gomme  niai -y  of 
Nanda  Pandita  called  Vaijayanlî.  Edited  by  Julius  Jolly,   Ph.  D.  2  fascic.  Calcutta,  1881. 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  21 


322  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

ofthe  East,  nous  dispense  d'autant  plus  d'y  revenir,  que,  l'appré- 
ciation historique  du  traité  se  trouvant  au  grand  complet  formulée 
dans  la  traduction,  M.  Jolly  a  pu  se  borner  cette  fois  à  sa  tâche 
d'éditeur.  Il  s'en  est  acquitté  avec  beaucoup  de  soin,  et  sa  VisJinu- 
smriti,  traduction  et  texte  réunis,  constitue  une  publication  par- 
laite.  Le  même  savant,  qui  s'est  acquis  une  compétence  toute  spé- 
ciale dans  tout  ce  qui  a  trait  à  cette  littérature  semi-juridique, 
semi-religieuse,  a  publié,  en  outre,  une  nouvelle  traduction  de  deux 
livres  du  code  de  Manu  (VIII  et  IX)1,  comme  spécimen  d'une  édi- 
tion critique  de  Manu  à  l'aide  des  plus  anciens  commentaires. 
Signalons  encore  sur  cette  frontière  de  la  jurisprudence  et  de  l'his- 
toire religieuse,  deux  nouvelles  publications  de  M.  Nelson2  où 
l'auteur  reprend  avec  des  développements  nouveaux  la  thèse,  déjà 
abordée  par  lui  précédemment  3,  de  l'application  erronée  que  font 
certains  tribunaux  dans  l'Inde  de  cette  vieille  législation  brahma- 
nique. —  Ce  qui  survit  encore  aujourd'hui  de  la  vieille  liturgie 
dans  les  pratiques  quotidiennes  des  brahmanes,  a  fait  l'objet  d'une 
communication  intéressante  de  M.  Monier  Williams  au  congrès 
de  Berlin4. 

Sur  le  domaine  delà  philosophie,  nous  avons  à  mentionner,  dans 
la  Bibliotheca  Indica,  une  édition  des  Yoga- S  ut  ras»,  le  [113]  texte 
fondamental  du  plus  mystique  des  six  systèmes  officiels  ;  dans  les 
Comptes  rendus  de  la  Société  orientale  américaine,  une  communi- 
cation de  N.  Everett6,  qui  explique,  d'une  façon  peut-être  subtile, 
la  philosophie  Sâmkhya  comme  une  réaction  contre  le  scepticisme 
idéaliste  du  Vedânta,  et,  dans  l'Oriental  Séries  de  Trûbner,  la  tra- 
duction du  manuel  qui,  pour  chacune  de  ces  deux  vieilles  branches 
de  la  spéculation,  jouit  dans  F  Inde  de  la  plus  grande  autorité7. 

1.  Die  Juristichen  Abschnitte  aus  de  m  Gesetzbuch  des  Manu,  von  Julius  Jolly,  dans  le 
t.  III  de  la  Zeitschr.  fur  vergleich.  Rechtswissenschaft. 

2.  .T.  H.  Nelson,  Hindû  Lan)  al  Madras,  dans  le  Journal  of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Cr. 
Britain  and  Irehuid,  t.  XIII,  p.  208.  —  A  Prospectus  of  the  Scientifw  Study  ofthe 
Hindâ  Laio.  London,  1881. 

3.  A  View  of  the  Hindù  Law  as  adrninistered  by  the  High  Court  of  Judicature  at  Madras. 
Madras,  1877. 

4.  Two  Addresses  delivcred  before  the  International  Congrcss  of  Orientalists  at  Berlin  by 
Monier  Williams.  London,  1881. 

5.  The  Yoga  Aphorisms  of  Patanjali  with  the  Commentary-  of  Bhoja  Râjâ  and  an 
english  translation  by  Bâjendralâla  Mitra,  fascic.  I.  Calcutta,  1881. 

6.  G.  G.  Everett,  On  thé  Sânkhya  Philosophy  of  the  Hindus.  Dans  les  Proceedings  de 
la  Société.  Boston,  May  1881. 

7.  Hindu  Philosophy.  The  Sânkhya  Kârikâ  of  Içvara  Krishna.  An  Exposition  ofthe  Sys- 
tem of  Kapila  with  an  Appendix  on   the  Nyâya  and   Vaiçeshika  Systems,  by  John  Davies. 


BULLETIN    DE     1882  323 

Enfin  nous  ne  quitterons  pas  ce  terrain  du  vieux  brahmanisme, 
sans  recommander  chaudement  une  publication  dont  nous  n'avons 
pu,  l'année  dernière,  mentionner  que  le  titre,  et  qui  nous  est  par- 
venue depuis  par  l'entremise  obligeante  de  M.  Cust  :  l'étude  de 
M.  Gough  sur  la  philosophie  des  Upanishads1.  C'est  un  très  beau 
travail  d'exposition  doctrinale  d'abord,  et  aussi  d'appréciation 
historique.  L'auteur  qui,  dans  un  précédent  mémoire2,  avait  déjà 
étudié  les  origines  lointaines  de  la  métaphysique  hindoue,  a  eu 
en  vue  cette  fois-ci  plus  encore  ce  qui  est  sorti  de  ces  singuliers 
écrits,  que  ce  qui  lésa  précédés.  Nulle  part,  croyons-nous,  les  liens 
qui  rattachent  les  Upanishads  au  Vedânta  systématisé  n'ont  encore 
été  mis  en  lumière  d'une  façon  aussi  complète.  Entre  autres  mor- 
ceaux achevés,  on  remarquera  la  réfutation  de  la  vieille  erreur  sou- 
vent rectifiée  déjà,  mais  toujours  persistante  depuis  Golebrooke, 
comme  quoi  Çamkara  n'aurait  pas  connu  la  doctrine  de  la  Maya, 
de  l'illusion  ou  de  la  vanité  des  choses  finies. 

Mais  c'est  pour  le  bouddhisme  surtout  que  l'année  a  été  féconde 
et  que  nous  nous  trouvons  en  présence  d'un  véritable  embarras  de 
richesses,  non  seulement  de  textes  et  de  mémoires  s'adressant  spé- 
cialement aux  indianistes,  mais  de  traductions  et  [114]  d'œuvres 
d'exposition  littéraire,  dogmatique,  historique,  accessibles  atout  lec- 
teur cultivé,  dont  quelques-unes  sont  destinées  à  faire  époque  dans 
l'histoire  de  ces  études,  qu'elles  ont  en  partie  renouvelées.  De  cette 
moisson,  la  moindre  part  seulement  revient  au  bouddhisme  du  Nord, 
à  celui  qui  s'est  alimenté  à  des  sources  sanscrites,  car  le  premier 
tome  du  Mahâvastu  de  M.  Senart8,  une  œuvre  de  premier  ordre, 
qui  vient  de  nous  parvenir,  devra  être  réservé  pour  notre  prochain 
Bulletin.  Cette  part  n'en  est  pas  moins  encore  fort  belle.  Dans  la 
Bibliotheca  Indica,  M.  Râjenclralâla  Mitra  a  repris  sa  traduction 
longtemps  interrompue  du  Lalitavistara4.  S'il  voulait  bien  saisir 
cette  occasion  pour  corriger,  ne  serait-ce  qu'une  partie  des  erreurs 
dont  fourmille  le  texte  qu'il  a  publié  dans  la  même  collection,  ce 
serait  double  profit.  Dans  le  Journal  Asiatique,  M.   Feer,    conti- 

London,  1881.  —  A   Manual  of  Iliiidu   Panlheism.  Vedântasûra.  Translated   with  copions 
annotations  by  Major  G.  A.  Jacob,  with  a  Préface  by  E.  B.  Coweil.  Ibidem,  1881. 

1.  The  Philosophy  of  the  Upanishads,  Parts  I-V.  Dans  la  Calcutta  Rewiev,  1879-1880. 

2.  Ancicnt  Indian  Mctaphysics.  Ibidem,  octobre  1876. 

3.  Le  Mahâvastu,  texte  sanscrit  publié  pour  la  première  fois  et  accompagné  d'une  Intro- 
duction et  d'un  Commentaire,  par  E.  Senart,  t.  I,  Paris,  1882. 

4.  Lalitavistara  or  Memoirs  of  the  Early  Life  of  Çâkya  Simha,  translated  from  the  Ori- 
ginal Sanskrit  by  Ràjendralâla  Mitra,  fascic.  I.  Calcutta,  1881. 


821  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

Quant  la  série  do  ses  Etudes  Bouddhiques,  a  successivement  exa- 
miné dans  quelles  conditions  s'acquièrent,  d'après  les  Avadânas, 
les  trois  degrés  supérieurs  de  la  perfection,  l'état  de  Buddha,  de 
Pratyekabuddha  et  d'Arhat1.    Pour  les  profanes,  le   titre  de  ces 
mémoires  a  quelque  chose  de  trompeur.  Ceux  qui  espèrent  y  trouver 
une  étude  psychique  de  la  lutte  pour  la  sainteté,  seront  déçus.  Ce 
que  ces  textes  nous  apprennent,  ce  ne  sont  que  les  circonstances 
extérieures,  en  apparence  fortuites,  pour  ainsi  dire  la  manœuvn; 
de  la  dernière  heure  qui  détermine  ces  phénomènes  de  haute  élec- 
tion. Il  n'est  que  juste  d'ajouter  que  le  reste  de  la  littérature  boud- 
dhique ne  nous   renseigne  guère  davantage  à  ce  sujet.  Elle  nous 
parle  bien  de  la  nécessité  d'une  illumination  transcendante,  pour 
laquelle  elle  a  des  schémas  arrêtés,  et  d'une  longue  suite  d'efforts 
dont  elle  nous  donne  plus  d'un  spécimen  ;  mais  il  ne  faut  pas  lui 
demander  rien  qui  ressemble  à  la  véritable  expérience  morale,  à  un 
développement  personnel  chez   ses   héros.   Il  est  juste    d'ajouter 
[115]  encore  que  des  détails  en  apparence  futiles  ont  leur  importance 
dans  cette  sorte  d'études.  Indépendamment  du  jour  qui  en  rejaillit 
parfois  sur  les  questions  de  filiation  littéraire,  les  partisans  de  l'in- 
terprétation mythique  du  bouddhisme,  par  exemple,  ne  sauraient 
être  indifférents  à  ces    faits  d'illumination  soudaine,  où  l'élu  n'a 
pour  ainsi  dire  qu'un  rôle  passif  et  où  les  Buddhas  distribuent  leur 
grâce,  comme  le  soleil  répand  ses  rayons  ;  ni  à  ces  traits  en  quel- 
que sorte  stéréotypés,  qui  reviennent  toujours  les  mêmes  dans  ces 
récits  et  d'une  façon  si  peu  explicable,  tels  que  ce  rire  du  Buddha 
qui  sert  de   gage  à  la  mystérieuse  promesse.   Le  même   savant  a 
publié  dans  les  Annales  du  Musée   Guimet  la  traduction  des  fa- 
meuses Analyses  de  la  littérature  sacrée  du  Tibet  de  Gsoma  de 
Kôrôs,  l'Anquetil  Duperron  du   bouddhisme  et  le  fondateur  des 
études  tibétaines2.   Les  ressources  que  le  généreux  patron  de  ce 
recueil  consacre  si  libéralement  aux  recherches  orientales,   n'au- 
raient pu  trouver  un  emploi  plus  utile.  Bien  que  remontant  à  un 
demi-siècle,  l'original  est  encore  ce  qu'il  a  été  du  premier  jour,  la 

1.  Léon  Fecr,  Comment  on  devient  Buddha.  Journal  Asiatique,  XVI,  p.  486.  Com- 
ment on  devient  Pratyekabuddha.  Ibidem,  XVII,  p.  515.  —  Comment  on  devient  Arhat. 
Ibidem,  XVIII,  p.  460. 

l2.  Analyse  du  Kandjour,  Recueil  des  Livres  sacrés  au  Tibet  par  Alexandre  Csoma  de 
Kôrôs,  Hongrois-Siclien  de  Transylvanie,  traduite  de  l'anglais  et  augmentée  de  diverses 
additions  et  remarques,  par  M.  Léon  Feer.  —  A  la  suite,  Abrégé  des  matières  du  Tand 
jour  par  Csoma  de  Kôrôs,  traduit  de  l'anglais.  Dans  les  Annales  du  Musée  Guimet,  t.  II, 
pp.  131-577.  Paris,  1881. 


BULLETIN     DE     1882  325 

source  d'information  générale  la  plus  complète  et,  pour  beaucoup 
de  points,  unique  que  nous  ayons  sur  la  littérature  sacrée  du  Tibet. 
En  les  retirant  de  ce  XXe  volume  des  Asiatic  Researches,  où  ces 
mémoires  n'étaient  accessibles  qu'à  ceux  qui  travaillent  dans  le 
voisinage  de  quelque  grande  bibliothèque,  le  traducteur  a  rendu 
aux  études  bouddhiques  un  service  excellent,  rehaussé  encore  par 
les  index,  les  notes,  les  éclaircissements  et  additions  de  toute  sorte 
(176  pages  grand  in-8)  qu'il  a  ajoutés  au  texte  anglais,  et  où  sa 
rare  compétence  lui  a  permis  de  rectifier  et  de  compléter  en  beau- 
coup de  points  le  travail  de  l'héroïque  pionnier. 

L'ouvrage  choisi  pour  le  troisième  volume  des  Annales,  la  com- 
pilation de  M.  de  Schlagintweit  sur  le  bouddhisme  tibétain1,  [116J 
ne  saurait  être  mis  au  même  rang  que  les  recherches  de  Gsoma.  Ce 
choix  pourtant  se  justifie  encore,  ne  serait-ce,  outre  la  masse  de 
renseignements  réunis  dans  cet  ouvrage,  que  par  le  nombre  et  la 
dimension  des  planches,  qui  devaient  être  fidèlement  reproduites 
et  qui  ne  pouvaient  guère  l'être  que  dans  une  publication  entre- 
prise, comme  celle-ci,  en  dehors  des  conditions  ordinaires  de  la 
librairie.  —  Signalons  encore  dans  le  même  recueil  une  reproduc- 
tion en  français  de  l'article  publié  par  M.  Max  Millier  dans  le 
journal  de  la  Société  asiatique  de  Londres  sur  des  textes  sanscrits 
découverts  au  Japon2,  article  contenant  le  texte  et  la  traduction  du 
Sakhâvativyûha,  et  dont  nous  avons  rendu  compte  dans  notre 
précédent  Bulletin.  Le  mémoire  du  savant  indianiste  est  suivi  de 
la  traduction  française  du  même  texte  faite  sur  une  version  chi- 
noise par  deux  lettrés  japonais,  MM.  Ymaïzoumi  et  Yamata3. 

1.  Le  Bouddhisme  au  Tibet,  précédé  d'un  Résumé  des  précédents  systèmes  bouddhiques 
dans  l'Inde,  par  Emile  Schlagintweit  L.  L.  D.,  traduit  de  l'anglais  par  L.  de  Milloué, 
directeur  du  Musée  Guimet  (forme  tout  le  III'  volume  des  Annales  du  Musée  Guimet). 
Paris,  1881. 

2.  Textes  sanscrits  découverts  au  Japon.  Lecture  faite  devant  la  «  Royal  Asiatic  Society 
of  Great  Britain  and  Ireland»,  par  M.  F.  Max  Millier.  Traduit  de  l  anglais  par  L.  de  Mil- 
loué. Revu,  corrigé  et    annoté  par  l'auteur,  mômes  Annales,  t.  II,  pp.  1-37. 

3.  O-mi-toKing  ou  Soukhavati-Vyouha-Soulra  d'après  la  version  chinoise  de  Koumara- 
jiva,  traduit  du  chinois  par  MM.  Imaïzoumi  et  Yamata.  Dans  les  mêmes  Annales,  t.  11, 
pp.  38-64.  —  Pourquoi  faut-il  que  nous  ayons  à  relever  tant  de  regrettable  négligence 
dans  la  direction  de  cette  grande  et  libérale  entreprise  ?  Le  beau  travail  de  M.  Feer, 
dont  l'auteur  n'a  jamais  vu  une  seule  épreuve,  ce  qui,  parait-il,  est  de  règle  ici,  lui 
est  revenu  tellement  criblé  de  fautes,  qu'il  a  dû  ajouter  six  grandes  pages  petit  texte 
d'errata.  Et  encore  s'est-il  borné  à  noter  les  erreurs  les  plus  graves  et  dans  le  texte 
français  seulement,  abandonnant  celles  de  la  partie  tibétaine  à  leur  méchante  for- 
tune et  à  la  perspicacité  des  gens  compétents.  Dans  l'ouvrage  de  M.  de  Schlagint- 
weit, tous  les  A.  D.  ont  été  traduits   par    «  avant  Jésus-Christ  »,  ce  qui  fait  une  bis- 


326  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

Cette  première  découverte  de  textes  sanscrits  japonais  a  du  [1 1  7| 
reste  porté  bonheur.  Elle  a  été  aussitôt  suivie  de  plusieurs  autres, 
qui  ont  révélé  l'existence,  en  ce  pays  écarté,  de  manuscrits  sanscrits 
(ejt  aussi  pâlis)  extrêmement  anciens,  du  vin0  et  même  du  VIe  siècle, 
plus  vieux  par  conséquent  de  plusieurs  siècles  que  les  plus  anciens 
manuscrits  indiens  connus,  ceux  du  Népal1.  M.  Max  Mùller  s'est 
empressé  d'en  publier  un  nouveau  spécimen,  le  texte  de  la  Vajra- 
chedîkâ  ou  Couperet  de  diamant2.  C'est  un  assez  long  Mahàyâna- 
Sûtra  (28  pages  petit  in-4),  déjà  connu  par  une  traduction  alle- 
mande de  J.  Schmidt  faite  sur  une  version  tibétaine,  dans  lequel 
une  langue  incomparablement  lourde  et  maladroite  est  aux  prises 
avec  la  métaphysique  la  plus  abstruse.  Sous  forme  d'un  dialogue 
tenu  au  Jetavana  entre  le  Buddha  et  le  sthavira  Subhûti,  on  y 
exalte  la  Prajhâpâramitâ,  la  sagesse  transcendante,  qui  sait  qu'il 
n'y  a  ni  choses  existantes  ni  non  existantes,  ni  de  réalité  qui  ne  soit 
aussi  une  non-réalité,  sagesse  qu'ont  proclamée  et  proclameront 
des  infinités  de  myriades  d'arhats  et  de  bodhisatvas  qui  ont  été  et 
n'ont  pas  été,  qui  seront  et  ne  seront  pas;  qui,  grâce  à  sa  science 
de  Buddha,  à  sa  vue  de  Buddha,  sont  perçus,  aperçus,  connus  du 
Buddha,  lequel  lui-même  n'est  ni  existant  ni  non  existant. 

Heureusement,  c'est  dans  une  atmosphère  différente  que  nous 

toirc  racontée  à  rebours.  Dans  ce  cas,  l'erreur  a  été  relevée  et  mise  au  compte  de 
l'imprimeur,  ce  qui  ne  l'excuse  en  aucune  façon.  Mais  la  même  erreur,  et  cette  l'ois 
sans  la  moindre  rectification,  avait  déjà  été  commise  dans  le  volume  précédent,  peut- 
■être  bien  cinquante  fois  d'un  bout  à  l'autre  du  mémoire  de  M.  Max  Mûller.  Dans  ce 
même  volume  on  nous  donne  en  vingt  pages  un  fac-similé  complet  du  Sukhavati- 
vyûha.  Comme  nous  n'avions  pas  jusqu'ici  de  reproduction  semblable  d'un  texte  de 
cette  étendue,  l'addition  est  précieuse,  à  la  condition  toutefois  qu'on  nous  dise  ce 
que  ce  fac-similé  reproduit.  Ce  n'est  pas  le  texte  japonais  sur  lequel  a  travaillé 
M.  Max  Mùller,  car  les  leçons  sont  autres.  C'est  donc  un  texte  venant  de  Chine?  Mais 
de  quel  endroit  de  la  Chine  ?  L'original  est-il  manuscrit,  xylographie,  typographie  ? 
En  a-t-on  reproduit  aussi  la  disposition  et  le  format  ?  Enfin,  quelle  en  est  la  date  1 
Au  lieu  de  cela,  on  nous  dit  simplement  que  «  c'est  le  texte  sanscrit  dans  le  caractère 
original  ».  Conçoit-on  un  fac-similé  donné  dans  ces  conditions?  Il  ne  faudrait  pas 
continuer  longtemps  de  la  sorte  pour  discréditer  cette  belle  entreprise. 

1.  L'espoir  un  instant  entretenu  à  la  suite  d'une  trouvaille  récente  qu'on  avait  mis 
la  main  sur  un  exemplaire  en  papyrus  du  Tripitaka  bouddhique  remontant  au  pre- 
mier siècle,  ne  s'est  pas  confirmé.  G.  Bùhler,  Ubcr  ein  attes  kurzlich  im  Panjâb  gefun- 
denes  Sanskrit  MS.  Dans  le  Bulletin  mensuel  de  l'Académie  de  Berlin,  15  décembre 
1881. 

2.  Buddhist  Textsfrom  Japan,  edited  by  F.  Max  Millier.  Oxford,  1881.  Forme  la  1"  partie  du 
Ier  volume  de  la  série  aryenne  des  Anecdota  Oxoniensia.  En  ce  qui  concerne  du  moins  la 
VajrachedikA,  le  titre  n'est  pas  tout  à  fait  exact,  car  le  texte  en  est  établi  principale- 
ment d'après  des  documents  de  provenance  chinoise  et  tibétaine.  Le  fascicule  est 
accompagné  de  4  planches  de  fac-similés. 


BULLETIN    DE     1882  327 

transportent  les  publications  auxquelles  nous  passons  maintenant, 
du  Tripitaka  pâli.  Non  pas  que  les  mêmes  doctrines  ne  s'y  re- 
trouvent. Elles  y  reviennent  même  fréquemment,  mais  présentées 
dans  un  tout  autre  esprit  et  comme  enveloppées  dans  ce  scepticisme 
pratique,  à  la  fois  souple  et  dédaigneux,  que  le  premier  enseigne- 
ment bouddhique  paraît  avoir  professé  pour  les  questions  de  pure 
métaphysique.  Dans  les  Sacred  Books  ofthe  [118]  East,  M.  Max 
Mùller  a  donné  une  nouvelle  édition  de  sa  traduction  de  cet  admi- 
rable recueil  de  stances  pâli  qui  s'appelle  le  Dhammapada,  «  la 
Voie  sainte1  »,  l'unique  rayon  de  soleil  qui  ait  encore  lui  au  travers 
de  cette  brume  sans  fin,  la  seule  portion  un  peu  étendue  de  toute 
cette  littérature  qui,  directement,  sans  avoir  d'abord  été  dénaturée, 
soit  assimilable  pour  des  esprits  non  bouddhistes.  Toutes  les  ques- 
tions relatives  au  Dhammapada  sont  discutées  dans  une  savante 
préface.  Pour  la  chronologie  générale  du  canon  pâli,  M.  Max 
Mûller  adopte,  bien  qu'avec  certaines  réserves,  les  vues  émises  par 
M.  Oldenberg,  dans  l'introduction  au  Mahâvagga.  Pour  la  fixation 
de  la  date  du  Nirvana,  à  laquelle  il  a  pris  lui-même  autrefois  et  un 
des  premiers  une  si  grande  part,  il  reste  de  l'avis  de  M.  Bùhler, 
que  cette  date  nous  est  fournie  avec  une  très  grande  vraisemblance 
par  les  trois  inscriptions  de  Sahasram,  de  Bairât  et  de  Rupnâth, 
dont  les  données  confirment  d'ailleurs  le  résultat  (477  av.  J.-C.) 
auquel  il  s'était  lui-même  arrêté2.  Dans  ces  considérations  je  ne 
regrette  qu'une  chose,  de  n'y  pas  trouver,  ne  fût-ce  que  par  un  seul 
mot  d'indication,  que  cette  poésie,  si  élevée  et  si  délicate,  n'est  pas 
strictement  bouddhique,  mais  qu'il  faut  en  faire  honneur  à  l'esprit 
hindou  en  général. 

Dans  le  même  volume  des  Sacred  Books,  le  doyen  des  pâlisants 
1119]  d'Europe,  le  savant  éditeur  du  Dhammapada  et  du  Jâtaka, 

1.  The  Dhammapada,  a  Collection  of  Verses  being  one  ofthe  Canonical  Books  of  tlie 
Buddhists,  translatée} '  from  Pâli  by  F.  Max  Millier.  Oxford,  1881.  Forme  la  1"  partie  du 
t.  X  des  Sacred  Books. 

2.  Dans  l'introduction  à  son  Mahâvagga,  M.  Oldenberg  avait  soulevé  une  grave  objec- 
tion contre  l'interprétation  de  M.  Bûhler,  et  fait  naître  un  doute  qui  ne  pourra  être 
éclairci  qu'à  l'aide  de  nouveaux  fac-similés.  Dans  une  note  récente,  Die  Datirung  der  neuen 
ungeblichen  Asoka-Inschriften,  ap.  Zeitsch.  d.  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  XXXV, 
p.  473,  il  a  prétendu  faire  plus  et  mettre  simplement  ces  inscriptions  hors  de  cause. 
Nous  ne  pensons  pas  qu'il  y  ait  réussi.  —  Cette  môme  question  delà  date  du  Nirvana 
a  été  aussi  reprise  par  M.  Rhys  David»  dans  ses  Buddhist  Sattas,  dont  il  sera  question  tout 
à  1  heure.  Il  y  maintient  la  solution  (vers  380  av.  J.-C.)  à  laquelle  il  était  arrivé  dans 
les  Numismata  Orientalia.  Enfin  M.  Kern,  dans  son  Histoire  du  Bouddhisme,  dont 
nous  aurons  à  parler  plus  loin,  estime  que  la  date  qui  tombe  entre  470  et  480  av.  J.-C. 


328  BULLETINS     DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

M.  Fausboll,  a  donné  la  traduction  du  S utta-Nipâta1 ,  le  Ve  livre  du 
Khuddaka-nikàya  ou  «  collection  des  petits-textes  »,  lequel  est  lui- 
même  la  cinquième  des  divisions  composant  le  Sutta-Pitaka  ou 
«  Corbeille  des  Sûtras  ».  Ces  morceaux,  au  nombre  de  soixante  et 
onze,  dont  une  moitié  environ  avait  déjà  été  traduite  par  un  savant 
Singhalais,  M.  Goomâra  Svâmy,  traitent  des  sujets  les  plus 
divers,  depuis  l'apologue  d'une  naïveté  presque  enfantine,  jusqu'à 
l'aphorisme  où  se  résume  la  plus  haute  spéculation.  Dans  une 
courte  introduction,  qui  est  un  modèle  d'exacte  et  modeste  scho- 
larship,  sans  digressions  cherchées  ni  thèses  ambitieuses,  M.  Faus- 
boll signale  le  caractère  archaïque  de  la  langue  de  beaucoup  de 
ces  textes,  dont  plusieurs  lui  paraissent  appartenir  au  temps  du 
bouddhisme  primitif.  La  vie  qu'ils  retracent  n'est  pas  encore  le 
cénobitisme  des  monastères,  mais  celle  des  anachorètes  dans  la 
solitude  des  bois.  Le  brahmanisme  aussi  y  est  moins  défiguré 
qu'ailleurs,  et  le  bouddhisme  en  paraît  encore  plus  voisin. 

Les  sept  Suttas  dont  M.  Rhys  Davids  donne  la  traduction  dans 
le  volume  suivant  des  Sacred  Books2,  ne  forment  pas,  comme  les 
précédents,  un  texte  continu  :  ils  sont  pris  dans  trois  des  cinq 
divisions  qui  constituent  la  «  Corbeille  des  Sùtras  » .  On  peut  avoir 
des  doutes  quant  à  la  convenance  de  cette  méthode  sélective  (s'il  y 
a  encore  tant  d'incertitude  dans  l'appréciation  du  bouddhisme,  cela 
tient  un  peu  à  ce  que,  depuis  cinquante  ans,  on  n'a  guère  pratiqué 
que  celle-là)  ;  mais,  cette  question  mise  à  part,  il  faut  convenir  que 
le  choix  est  excellent.  Nous  obtenons  d'abord  le  plus  précieux  des 
Suttas  historiques,  le  récit  de  la  mort  du  Buddha  ou  Mahâparinib- 
bâna-Sutta,  dont  M.  Childers  n'a  plus  pu  que  nous  donner  le  texte. 
Nous  avons  en  outre  un  document  très  curieux  du  bouddhisme  my- 
thologique, le  Mahâsudassana-Sutta  ou  le  Jâtaka  du  roi  Cakra- 
vartin  :  c'est  en  quelque  sorte  l'histoire  solaire  du  Buddha  racontée 
par  le  Buddha  lui-même.  Les  [120]  cinq  autres  morceaux  sont  des 
spécimens  caractéristiques  de  la  prédication  du  Buddha,  soit  comme 

a  été  adoptée  par  Açoka,  mais  que  dès  lors,  comme  encore  maintenant,  il  y  en  avait 
d'autres  de  courantes,  ni  meilleures  ni  plus  mauvaises  peut-être  que  celle-ci,  et  que 
la  vraie  date,  par  conséquent,  ne  pourra  jamais  être  déterminée,  conclusion  assuré- 
ment acceptable  en  elle-même,  mais  qui  devient  tout  à  fait  opportune  si  on  admet, 
avec  lui,  que  le  Nirvana  n'est,  après  tout,  que  le  coucher  du  soleil. 

1.  The  Sutta-Nipâta.  A  Collection  of  Discourses  being  one  of  the  Canonical  Books  of 
the  Buddhists,  translated  from  Pâli  by  V.  Fansbôll.  Oxford,  1881. 

2.  Baddhist  Suttas  translated  from  Pâli  by  T.  W.  Rhys  Davids.  Oxford,  1881.  Forme  le 
t.  XI  des  Sacred  Books. 


BULLETIN    DE     1882  329 

exposition,  soit  comme  controverse;  entre  autres  le  fameux  sermon 
de  Bénarès,  le  Dhammacakkappcwattana-Sutta,  déjà  connu  par 
la  belle  publication  comparative  de  M.  Léon  Feer,  par  lequel  doit 
avoir  débuté  l'apostolat  du  Buddha  et  qui  renferme  les  points  fon- 
damentaux de  sa  doctrine.  Chacun  de  ces  morceaux  est  accom- 
pagné de  notes  et  d'une  introduction  spéciale,  sans  compter  l'in- 
troduction générale,  où  le  traducteur  précise  le  point  de  vue  duquel 
il  envisage  le  bouddhisme  et  sa  littérature. 

A  côté  de  ces  traductions  accessibles  à  tout  le  public  lettré,  nous 
devons  signaler  le  nouveau  volume  que  M.  Oldenberg  a  ajouté  à  sa 
grande  et  belle  édition  du  texte  pâli  du  Vinaya-Pitaka  ou  «  Cor- 
beille de  la  discipline1  ».  Il  comprend  les  quatre  premières  divi- 
sions du  Vibhanga,  une  sorte  de  commentaire  général  sur  le  Pâti- 
mokha  ou  règle  de  confession  des  moines,  et  traite  successivement 
des  pochés  entraînant  l'excommunication,  de  ceux  dont  l'expiation 
exige  l'intervention  solennelle  de  la  congrégation,  des  circonstances 
aggravantes  ou  atténuantes,  enfin  des  torts  qui  doivent  être  réparés 
devant  la  congrégation  réunie.  C'est,  d'après  M.  Oldenberg,  la 
partie  la  plus  ancienne  (à  l'exception  du  Pàtimokkha  lui-même)  de 
tout  le  canon  bouddhique.  A  la  suite  le  traducteur  a  placé  l'Intro- 
duction du  commentaire  de  Buddhaghosha  contenant  la  relation 
des  trois  premiers  conciles  et  de  la  conversion  de  Ceylan  au  boud- 
dhisme. 

Pour  apprécier  l'intensité  de  ce  mouvement  d'études,  il  faut  le 
voir  dans  son  ensemble.  Aux  travaux  que  nous  venons  d'énumérer, 
il  faut  ajouter  ceux  des  dernières  années,  qui  ont  décuplé  peut- 
être  notre  avoir  en  fait  de  textes  pâlis.  Jusqu'à  un  certain  point 
même,  il  faut  y  joindre  ceux  qui  se  préparent.  Un  certain  délai, 
sans  doute,  sera  nécessaire,  pour  que  les  efforts  réunis  de  la  Société 
des  textes  pâlis  et  du  labeur  individuel  aient  rendu  [121]  accessible 
l'ensemble  de  la  littérature  canonique.  Mais,  dès  maintenant,  il  y  a 
en  Europe  plusieurs  savants,  tous  rompus  à  la  méthode  et  aux  pro- 
cédés de  la  critique  historique,  de  cette  critique  aussi  prompte  à 
reconstruire  et  parfois  à  créer  qu'elle  est  ingénieuse  à  détruire,  qui 
ont  poussé  leurs  recherches  en  tous  les  sens  à  travers  la  masse  du 
Tripitaka  pâli,  et  qui  en  dominent  à  un  degré  remarquable  le  con- 
tenu.  Les  textes  ainsi    étudiés  ou  mis  au  jour,  ne  sont  pas  em- 

1.  The  Vinaya  Pitakam:  one  of  the  principal  Buddhist  Holy  Scriptures  in  the  Pâli  lan- 
guage.  Edited  by  Hermann  Oldenberg.  Vol.  III.  The.  Sultavibhanga,  first  part.  (Pârâjika, 
Samghâdisesa,  Aniyata,  Nissaggiya).  London  and  Edimburgh,  1881. 


330  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

pruntés  à  des  remaniements  de  seconde  ou  de  troisième  main,  où 
sont  venus  se  rencontrer  et  se  mêler  des  documents  de  date  et  de 
provenance  très  diverses.  Ils  sont  pris  dans  la  dernière  couche 
accessible;  ils  forment  une  littérature  compacte,  plus  systéma- 
tisée qu'aucune  autre  que  l'Inde  ait  produite  ;  enfin  ils  donnent  du 
bouddhisme  une  image  à  plusieurs  égards  nouvelle  et  d'une  remar- 
quable unité.  Faut-il,  après  cela,  s'étonner  si  ce  mouvement  ne  va 
pas  sans  un  peu  de  fièvre  ?  si  ceux  qui  en  tiennent  la  tête  s'exa- 
gèrent parfois  la  portée  de  leurs  découvertes  et  l'autorité  de  leurs 
documents  ?  s'ils  croient  toucher  en  quelque  sorte  du  doigt  les  évé- 
nements qui  leur  apparaissent  ainsi  sous  un  jour  nouveau?  si  le 
bouddhisme  de  leurs  textes  devient  le  seul  vrai  bouddhisme,  et 
tout  le  reste  une  image  trompeuse?  si,  enfin,  le  rôle  de  cette  reli- 
gion dans  le  passé  est  parfois  grossi  au  point  que  ce  qui  n'a  été 
après  tout  qu'un  épisode,  est  donné  comme  le  pivot  de  toute  l'his- 
toire religieuse  de  l'Inde?  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  nous 
assistons,  nous  ou  nos  devanciers,  à  un  renouveau  semblable.  Il 
en  a  été  de  même  lors  de  chacune  des  découvertes  successives  du 
sanscrit,  des  livres  bouddhiques  du  Népal,  de  la  littérature  vé- 
dique. Chacun  de  ces  mouvements  d'études  a  d'abord  dépassé  le  but 
et  abouti  à  quelque  grosse  synthèse.  Puis  les  complications  sont 
survenues  et  ce  qu'on  croyait  avoir  saisi  a  fini  par  paraître  infini- 
ment plus  difficile  à  atteindre.  Il  en  sera  de  même  sans  doute 
encore  cette  fois.  Mais,  pour  le  moment,  le  vent  n'est  pas  aux  com- 
promis. Il  faut  jurer  par  les  textes  pâlis,  ou  se  résoudre  à  ne  rien 
comprendre  au  passé  de  l'Inde. 

Dans  des  circonstances  semblables,  c'est  une  véritable  bonne  for- 
tune que  de  rencontrer  un  ouvrage  qui  résume  tout  ce  qui  [122] 
s'est  fait  avant  lui  et  arrête  pour  ainsi  dire  le  bilan  d'une  époque, 
comme  l'Histoire  du  bouddhisme  indien  de  M.  Kern1.  Dans  cette 
oeuvre  remarquable,  qui  n'est  publiée  encore  qu'à  moitié  et  dont 
les  lecteurs  de  la  Revue  connaissent  déjà  le  début,  il  y  a,  en  effet, 
deux  choses  qu'il  convient  de  distinguer  :  une  théorie  très  contes- 
table de  la  légende  bouddhique,  et  une  exposition  de  cette  légende 
et  de  tout  le  bouddhisme  à  laquelle  les  adversaires  les  plus  décidés 
de  la  théorie  ne  pourront  refuser  l'éloge.  Cette  exposition  ne  se 
rapporte  exclusivement  ni  à  l'une  ni   à  l'autre  des  deux  branches 

1.  Geschiedenis  van  het  Buddhisme  in  Indie,  door  Dr.  H.  Kern,  Hooglccraar  le  Leiden. 
Iiaarlem,  1881.  Paraît  par  livraisons  dans  la  collection  intitulée  «  De  Voornaamste 
Godsdiensten  ».  Sont  publiées  les  livraisons  1-9. 


BULLETIN    DE     1882  331 

du  bouddhisme.  Elle  est  éclectique  et  complète.  Elle  est  puisée  à  la 
fois  aux  sources  du  Nord  et  à  celles  du  Sud,  avec  l'indication  exacte 
toutefois  de  la  provenance  de  ces  divers  matériaux,  et  les  docu- 
ments du  Sud  y  sont  employés  tels  qu'ils  étaient  accessibles  jusqu'ici, 
sans  égard  pour  la  chronologie  rigoureuse  qu'on  a  essayé  d'y  intro- 
duire récemment,  et  à  laquelle  l'auteur,  avec  raison  selon  nous, 
ne  paraît  pas  ajouter  une  entière  confiance.  En  un  mot,  elle  nous 
présente  la  somme  exacte  de  ce  que  cinquante  années  de  recherches 
nous  ont  appris  sur  l'ensemble  du  bouddhisme  indien. 


(Reçue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  V,  p.  227  et  ss.) 


Le  lecteur  a  pu  apprécier  ici  même,  dans  la  traduction  de 
M.  Gollins,  avec  quelle  sobriété  et  quelle  clarté  M.  Kern  décrit 
les  traits  essentiels  du  milieu  dans  lequel  s'est  développé  le  boud- 
dhisme. Ces  mêmes  qualités  distinguent  toutes  les  parties  de  son 
œuvre,  avec  cette  différence  toutefois,  qu'en  abordant  le  sujet  pro- 
prement dit,  celle-ci  s'ouvre  à  des  détails  souvent  minutieux,  à  de 
longues  énumérations  de  particularités  techniques,  mais  sans  que 
l'ensemble  en  souffre  ni  que  les  proportions  en  soient  obscurcies. 
Dans  ce  travail  délicat,  la  pensée  de  M.  Kern  ne  procède  pas 
comme  la  lumière  qui  projette  ses  rayons  en  ligne  droite,  éclairant 
les  saillies  de  vives  clartés  et  les  relevant  par  des  ombres  pro- 
fondes. Je  la  comparerais  plus  volontiers  à  une  eau  limpide,  péné- 
trant sans  se  presser  ni  se  troubler  à  travers  tous  les  détours  de 
son  sujet  et  en  remplissant  peu  à  peu  les  moindres  cavités. 
M.  Kern  nous  présente  ainsi  successivement  et  dans  un  ordre  qui 
lui  est  fourni  par  une  vieille  formule  du  bouddhisme  lui-même, 
celle  du  Triratna,  le  Buddha  et  sa  légende,  le  Dharma  ou  la  doc- 
trine, le  Samgha,  c'est-à-dire  l'Église  et  son  histoire.  De  ces  trois 
parties,  la  première  seule  est  achevée  :  la  dernière  livraison  publiée, 
la  neuvième,  s'arrête  avant  la  fin  de  la  seconde  partie  de  l'exposi- 
tion du  Dharma.  Que  le  tableau  des  [228]  doctrines  du  bouddhisme 
n'ait  pas,  dans  une  certaine  mesure,  subi  l'influence  des  théories 


332  HULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 


j 


mythologiques  de  l'auteur,  ce  serait  lui  faire  injure  que  de  le  pré- 
tendre ;  car  son  travail  n'est  rien  moins  qu'une  compilation  sans 
lien  organique.  Mais  sa  manière  d'écrire  est  si  prudente,  si  éloi- 
gnée de  tout  entraînement,  l'interprétation  est  si  nettement  distin- 
guée; des  faits  eux-mêmes,  et  ceux-ci  sont  présentés  d'une  façon 
si  complète,  que  le  lecteur  peut  presque  toujours  se  prononcer  en 
connaissance  de  cause.  M.  Kern  s'est  particulièrement  appliqué  à 
faire  ressortir  les  ressemblances  multiples  que  ces  doctrines  pré- 
sentent avec  celles  des  autres  religions  hindoues.  La  comparaison, 
notamment,  avec  le  système  du  Yoga,  est  très  intéressante  et,  en 
majeure  partie,  tout  à  fait  neuve.  La  cosmogonie  du  bouddhisme, 
ses  théories  de  la  hiérarchie  des  mondes  et  des  êtres,  de  la  succes- 
sion des  Buddhas,  des  grandes  périodes  cosmiques,  les  étrangetés 
les  plus  subtiles  de  sa  métaphysique,  tout  ce  qu'on  met  d'ordinaire  au 
compte  du  bouddhisme  fantastique  des  basses  époques,  est  ramené 
par  M.  Kern  à  des  éléments  qu'il  estime  très  anciens.  L'Adi-Bud- 
dha  lui-même,  le  Buddha  primordial  des  livres  du  Népal,  ne  serait 
après  tout  qu'une  vieille  conception  réintroduite  après  coup  sous 
une  forme  plus  précise.  J'ai  déjà  dit  que  l'auteur,  du  moins  dans 
la  partie  publiée  de  son  travail,  est  peu  enclin  à  distinguer  des 
époques  dans  ce  développement,  lequel,  a  priori,  a  dû  être  fort 
long,  et  que,  pour  ma  part,  je  ne  pouvais  lui  en  faire  un  reproche, 
Il  faut  se  résoudre  ici  à  laisser  bien  des  choses  obscures,  si  on  ne 
se  sent  pas  le  courage  de  prendre  un  parti  violent.  Le  critérium 
tout  extérieur,  auquel  M.  Kern  attache  une  certaine  valeur,  que 
ce  qui  est  commun  aux  deux  traditions  du  Nord  et  du  Sud,  est 
vieux,  n'est  lui-même  pas  fait  pour  inspirer  toujours  confiance. 
Plusieurs  de  ces  récits  communs  n'apparaissent  pas,  semble-t-il, 
dans  la  littérature  pâlie  avant  les  commentaires  de  Buddhaghosha 
(lequel  était  lui-même  originaire  du  Nord)  et  de  son  époque.  Gela 
n'empêche  pas,  assurément,  que  ces  récits  ne  puissent  être  fort 
vieux,  mais  prouve  encore  moins  qu'ils  le  soient  en  réalité.  La  con- 
clusion ne  devient  plus  précise,  que  quand  la  communauté  remonte 
au  canon  pâlie  lui-même,  point  [229 J  souvent  difficile  à  vérifier. 
Et  que  faire  ensuite  de  tous  ces  récits  pour  lesquels  il  n'y  a  point 
de  communauté  ?  Au  fond,  la  plupart  des  problèmes  de  ce  genre, 
pour  être  résolus,  supposent,  en  dernière  analyse,  une  opinion  faite 
sur  la  valeur  respective  des  deux  littératures.  Ce  n'est  qu'avec 
réserve  aussi  que  je  puis  accepter  l'opinion  que  le  bouddhisme 
n'a  pu  naître   qu'à  une  époque  où    le  monachisme   était  en  plein 


BULLETIN    DE    1882  333 

épanouissement.  Le  terme  est  élastique;  mais  il  ne  saurait  être 
également  juste,  si  on  l'applique  à  la  fois  au  bouddhisme  et  aux 
formes  contemporaines  de  l'ascétisme.  Nulle  part  ces  dernières  ne 
montrent  rien  qui  ressemble  à  ce  que  l'Église  bouddhique  a  été 
de  bonne  heure,  avec  sa  discipline  uniforme,  ses  conciles,  ses 
monuments.  Si,  par  quelque  côté,  celle-ci  ou  du  moins  une  de  ses 
branches  paraît  s'être  distinguée  des  communautés  religieuses 
qui  ont  pu  s'agiter  autour  d'elle,  c'est  par  l'organisation,  et  c'est 
à  cette  organisation  que  nous  semble  devoir  être  réservé,  à  défaut 
d'un  autre,  le  terme  de  monachisme. 

Quant  à  l'explication  que  M.  Kern  donne  de  la  légende  du  Bud- 
dha,   elle  peut  se  résumer  en  deux  mots.  Cette  légende  est  d'un 
bout  à  l'autre  mythique.  Il  ne  s'y  trouve  pas  la  plus  petite  par- 
celle d'histoire,  de  souvenir  réel.  Non  seulement  le  Buddha  est  le 
soleil,   sa  loi  est  la  lumière,   son  père  est  le  ciel,   sa  mère  est 
la  nuit,  sa  femme  est  la  terre  et  leur  fils  est  l'éclipsé  ;  non  seule- 
ment Kapilavastu,  sa    patrie,  est  la  région  des  ténèbres  et  son 
peuple,   les  Çâkyas,    sont    les   Niebelungen   et  les    Huns  de   la 
légende  germanique  ;  mais  la  même  interprétation  est  successive- 
ment étendue  à  toutes  les  personnes  qui  l'approchent  ou  ont  avec 
lui  le  moindre  rapport,  aux  bienfaiteurs  et  aux  rois  qui  le  protè- 
gent, le  nourrissent  et  qui  sont  identifiés  avec  des  constellations, 
avec   Mars,  avec  la  pleine   lune  ;  aux   disciples   qui  l'entourent 
et  qui  sont  les  planètes  et  les  étoiles;  à   ses  adversaires,  qui   sont 
encore  les  planètes  ou  la  lune;  aux   endroits   où  il  s'arrête,  qui 
sont  les  constellations  et  les    quartiers  célestes  ;  à  ses  courses 
annuelles,  qui  figurent   les  portions  de    l'écliptique,   à   tous  les 
actes  de  sa  vie  enfin,  sans  exception.  La  prédication  de  Bénarès 
est  le  passage  du  soleil  au  méridien,  celle  de  Gayâçiras  est  le  cou- 
cher. [230]  Peu  importe  que  Gayâ,  Bénarès,  Çrâvastî,  Vaiçâlî  soient 
des  localités  réelles  :  dans  la  légende,  ce  sont  des  points  astrono- 
miques. Ces  interprétations  ne  sont  pas  présentées  sous  cette  forme 
ample,  vague  et  vaporeuse,  si  chère  aux  mythologues.  Les  faits 
ne  sont  pas  choisis  et  arrangés  de  manière  à  s'y  prêter  d'avance. 
M.   Kern  n'use  d'aucun  artifice.  Son  récit  est  aussi  fidèle,  aussi 
objectif  que  possible.  Toute  la  théorie  est  donnée  chemin  faisant, 
en   des  notes    courtes,    claires,    précises     comme    de   l'algèbre. 
Gomme   la    plupart  de    ces    identifications   sont    sidérales,  l'au- 
teur  hésite  rarement.  Il  nous   dira  nettement  à  quelle  échelle  il 
faut  mesurer  les  yojanas   de  tel  ou  tel   voyage  du    Buddha,    le 


$34  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

nombre  de  jours  qu'il  a  duré   et  l'époque   de  l'année  où  il  ;«  été 
entrepris.  Il  est  si  sûr  de  son  fait,  qu'il  lui  arrivera  de  rectifier 
la  tradition  et  de  restituer  au  bouddhisme  des   arJiatis,  parce  que 
les  arhats  ou  saints  de  premier  rang,  sont  les    constellations  et 
que,  parmi  celles-ci,  il  en  est  plusieurs  qui  sont  du  sexe  féminin. 
A  mesure  qu'on  avance  ainsi,  on  se  rappelle  une  promesse   faite 
par  M.  Kern  au  début,  d'établir  plus  tard  pour  cette  légende  le 
décompte  du  mythe  et  de  l'histoire,  et  on  se  demande  ce  qui  pourra 
bien  rester  pour   cette  dernière.  En   effet,   quand  on  arrive  à  ce 
chapitre,  où  l'auteur  présente  une  vue  d'ensemble  de  sa  théorie, 
on  voit  qu'il  se  résume  en  une  soustraction  fort  simple;  j'ôte  tout, 
reste  zéro.  Le  peu  qui  subsistait   est  passé  à  son  tour  au  creuset 
du  symbolisme.  La  doctrine   des  Nidânas  ou  des  Douze  Causes 
devient  le  mythe  de  la  course    créatrice  du   soleil  à  travers    les 
douze  mois.   Les  Quatre  Nobles  Vérités  figurent   les  quatre  sai- 
sons astronomiques.  Le  Triratna  et  le  Tripitaka  correspondent  au 
soleil  levant  et  au  passé,   au  soleil  triomphant  et  au  présent,  au 
soleil  couchant   et  au  futur,  ou  encore  à   la  préexistence,  à   la  vie 
actuelle  et  à  la  vie  d'outre-tombe.  Ce  n'est  pas  que  M.  Kern  nie 
l'existence  du  Buddha.  Il  la  nie  aussi  peu  que  celle  du  bouddhisme. 
Celui-ci  est  un  ordre  religieux  qui  a  eu  pour  dieu  le   soleil,  et  Un 
ordre  ne  se  fonde  pas  sans  fondateur.  Mais  il  y  tient  si  peu,  à  ce 
fondateur!   Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  grand  idéal  de  bienveillance  et 
de  charité  qu'évoque  ce  nom,  qui  ne  se  résolve  en  un  symbole  de 
la  maitrî  brahmanique  doublée  de  la  maxime  que  le  soleil  luit 
pour  tout  le  monde. 

[231]  Si  le  lecteur  veut  bien  se  reporter  aux  réserves  que  j'ai  dû 
faire  ici  même,  il  y  a  deux  ans,  à  propos  du  livre  de  M.  Senart1, 
il  ne  sera  pas  étonné  de  me  trouver  pour  le  moins  aussi  défiant 
à  l'égard  des  conclusions  de  M.  Kern,  qui  exigent  un  acte  de  foi 
mythologique  bien  autrement  précisé  encore  que  celles  du  savant 
français.  Mais  avant  d'aller  plus  loin,  je  tiens  à  exprimer  le  senti- 
ment d'admiration,  mêlé,  il  est  vrai,  de  surprise  et  d'inquiétude, 
mais  vif  et  sincère,  avec  lequel  j'ai  suivi  sa  démonstration.  Ce 
qu'il  faut  le  moins  chercher  ici,  c'est  de  la  fantaisie.  Il  n'est  pas 
une  seule  de  ces  identifications  qui  ne  s'appuie  sur  quelque  rap- 
port finement  et  savamment  saisi,  sur  quelque  étymologie  souvent 


1.  Une  nouvelle  édition  vient  de  paraître,  E.  Senart  :  Essai  sur  la  légende  du  Buddha, 
wn  caractère  et  ses  origines.  Seconde  édition  revue  et  suivie  d'un  Index.  Paris,  1882. 


BULLETIN    DE     1882  335 

neuve  et  séduisante,  suggérée  à  l'auteur  par  sa  connaissance  rare 
de  la  riche  synonymie  et  des  moindres  habitudes  du  sanscrit,  bien 
qu'il  y  en  ait  aussi,  dans  le  nombre,  quelques-unes  qui  reposent 
sur  les  possibilités  que  fournit  le  lexique,  plutôt  que  sur  l'usage 
réel  de  la  langue.  On  n'admirera  pas  moins  chez  M.  Kern  le  sens 
délicat  qu'il  a  des  procédés  du  langage  mythologique;  on  sera 
obligé  surtout  de  convenir  que  toutes  ces  interprétations  se  prê- 
tent entre  elles  un  merveilleux  appui.  Il  y  a  plus  :  ces  explications 
no  me  paraissent  pas  seulement  séduisantes  ;  mais  il  en  est  plu- 
sieurs que  je  tiens  pour  vraies.  Je  crois,  comme  M.  Kern,  que  plus 
d'une  des  vieilles  divinités  revit  dans  cette  légende  sous  des  traits 
encore  saisissables.  Je  reconnais  avec  lui  des  déesses  mères  dans 
ces  courtisanes  opulentes  et  hospitalières,  les  planètes  dans  ce 
groupe  inséparable  des  six  maîtres  hérétiques,  et  la  lune  en  lutte 
avec  le  soleil  dans  le  récit  de  la  rébellion  de  Dévadatta.  Enfin, 
comme  j'aurai  à  le  dire  tout  à  l'heure  en  parlant  du  livre  de 
M.  Oldenberg,  j'estime  de  mon  côté  que  la  biographie  du  Buddha 
est  si  pénétrée  de  mythes  solaires,  qu'il  faut  se  résigner  à  n'en 
pas  savoir  grand'chose  de  positif.  Mais  il  m'est  impossible  d'aller 
plus  loin  ;  de  poursuivre  encore  le  mythe  où  il  faut  tant  d'efforts 
pour  le  découvrir  et  où  il  serait  si  simple  de  reconnaître  la  légende. 
Pourquoi  ne  pas  [232]  admettre  qu'un  homme  du  nom  de  Gautama, 
né  sur  les  confins  du  Népal,  a  prêché  sa  doctrine  dans  les  pays  du 
Magadha  et  du  Koçala  ?  Qu'à  Gayâ,  à  Bénarès,  à  Çrâvastî,  à  Vai- 
çâli,  on  se  transmettait  sur  son  compte  des  souvenirs  plus  ou 
moins  authentiques,  des  réminiscences  plus  ou  moins  fidèles  de 
son  enseignement,  quelques  formules  peut-être  qu'il  se  plaisait  à 
répéter,  un  petit  nonibre  des  paroles  simples  et  profondes,  des 
fines  reparties  (car  il  y  en  a  de  la  sorte  dans  cette  littérature 
désespérément  médiocre,  et  dont  on  fera  difficilement  crédit  aux 
rédacteurs)  qui  tombaient  de  ses  lèvres  et  trouvaient  le  chemin 
des  cœurs  ?  Qu'il  est  mort  enfin  dans  le  pays  des  Mallas,  laissant 
le  souvenir  ineffaçable  de  sa  mansuétude,  de  sa  sainteté,  de  son 
empire  sur  les  âmes  ?  Autour  de  ce  souvenir,  l'imagination  popu- 
laire d'un  côté,  l'imagination  monacale  de  l'autre,  ont  amassé 
ensuite,  et  cela  de  bonne  heure,  les  mythes  qui  réalisaient  pour 
elles  l'idéal  de  la  sainteté  et  la  suprême  majesté,  mythes  parfai- 
tement reconnaissables  en  beaucoup  de  cas  et  dont  il  ne  reste 
alors  plus  à  discuter  que  l'âge,  plus  effacés  dans  d'autres,  dont 
l'état  variable  de   conservation  ou  d'élaboration  peut  s'expliquer 


336  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE    L'INDE 

de  bien  des  manières,  et  qui  enveloppent  toute  cette  figure  d'un 
voile  épais  d'incertitude  et  de  mystère,  mais  que  nous  ne  sommes 
pas  en  droit  de  supposer  partout  a  priori  au  point  de  faire  éva- 
nouir la  personnalité  de  celui  qui  leur  a  servi  de  centre  et   de  sup- 
port. La  tradition  fait  mourir  cet  homme  merveilleux  d'une  indi- 
gestion  de  chair  de  porc.  Si  c'est  encore  là  un  mythe,    on  con- 
viendra qu'il  est  fort  étrange.  Qu'on  accorde  aussi  peu  d'autorité 
qu'on  voudra  aux    récits   des    pérégrinations    du    Buddha   et,    à 
mes  yeux,  ils  n'en  ont  aucune,  c'est  les  remplacer  par  des  itiné- 
raires bien  plus  suspects  encore  que  de  les  tracer  dans  le  ciel,  et 
d'en  calculer  les  étapes   par  ascension  droite  et  par  déclinaison. 
M.  Kern  s'est  ménagé,  je  le  sais,  un  puissant  argument  :  la  con- 
cordance parfaite  de  toutes  ces  interprétations,  qui   semblent,  en 
effet,  se  servir  mutuellement  de  preuve  et  de  contrôle.  Les  plus 
sceptiques  doivent  se  sentir  ébranlés  quand,  avec  une  conviction 
profonde,   il  fait  remarquer  combien  cette  histoire,  en  apparence 
impossible,  devient  littéralement  vraie  du  moment  [233]  qu'on  en 
pénètre  le  sens  réel  mais  caché,  En  y  réfléchissant  toutefois,  on 
trouvera  peut-être  que  l'honneur  de  ce  résultat  revient  à  son  indus- 
trie d'abord,  et  puis  aussi,  pour  un  peu,  à  la  nature  particulière  des 
procédés  du   mythe,  où  la  fin  et  le  commencement,  le  père  et  le 
fils,  le  frère  et  la  sœur,  le  levant  et  le  couchant,  lenordetle  sud  se 
confondent,  où  toutes  choses  ont  double  et  triple  face,   où  le   fil 
d'Ariane   peut  se   rompre  une  infinité   de    fois,  sans    que   notre 
patience  à  le  ressaisir  en   soit  lassée.  Ne  sait-on  pas  que  si  le 
mythe  a  une   merveilleuse  aptitude  à  prendre  les   apparences  de 
l'histoire,   l'explication    mythique  n'est  pas  moins    apte  à  la  dis- 
soudre ?  D'ailleurs  combien  certaines  de  ces  identifications  ne  sont- 
elles  pas  fragiles,  si  on  les  prend  une  à  une,  et  ne  doivent-elles  pas 
à   l'ensemble  dans  lequel  elles  sont  introduites  sur  la  foi  du  plus 
faible  indice?   On  éprouve    quelque   embarras  à  dire  ces  choses 
aux  mythologues,  car  ils  le  savent  mieux    que  nous.  Il  faut  les 
dire  pourtant.  L'avouerai-je  du  reste?  C'est  précisément  cette  con- 
cordance qui  m'inquiète.  Elle  suppose  parfois  chez  les  auteurs  de 
la  légende  la  pleine  conscience  de  leur  œuvre.  (Plus  d'un  de  ces 
récits  ne  serait  autre  chose  qu'un  petit  roman  solaire,  la  descrip- 
tion d'un  aspect  céleste,  une  sorte  d'énigme  astronomique  faite   à 
tête  reposée.  M.   Kern   ne  recule  pas  devant  cette    conséquence, 
même  quand  il  s'agit  de  récits  qu'il  estime  relativement  modernes 
et  où  il  pense  découvrir  des  traces  d'idées  grecques.  En  plus  d'un 


BULLETIN    DE    1882  337 

endroit,  il  affirme  que  les  bouddhistes,  au  fond,  ne  se  sont  jamais 
mépris  à  cet  égard,   que  c'est  nous  qui  ne  savons  plus  les  com- 
prendre.  Pour  moi,  cette  clairvoyance  m'effraie.  Quoi,  les  boud- 
dhistes auraient  su  que  leur  maître  était  le  soleil,  et  ils   nous  l'au- 
raient dit  de  cette  façon  !  Je  sais  bien  que  la  pensée  de  M.  Kern  à 
-cet  égard  est  infiniment  délicate,  parfois  subtile,  et  qu'à  la  repro- 
duire   ainsi  en  peu  de  mots,  je  la  violente  bien  malgré  moi.  Je 
sais  encore  que  l'athéisme  bouddhique  et  hindou  en  général  ne 
doit  être  abordé   qu'avec  précaution,  et  en  tenant  compte  d'apti- 
tudes d'esprit  invétérées  et  bien  différentes   des   nôtres  ;   que  le 
Buddha,   en  particulier,  est  à  bien  des  égards  un  dieu  pour  ses 
fidèles,  qu'en  un  sens  il  [23i]  l'est  devenu,  et  qu'en  un  autre  sens 
aussi  il  l'a  probablement  toujours  été  ;  que  l'idée  enfin  d'un  dieu  mort, 
mais  devant  renaître,  se  retrouve  un  peu  partout,  et  qu'en  appli- 
quant à  une  donnée  pareille  la  métaphysique  du  vieux  Vedânta,  on 
peut,  à  la  rigueur,  arriver  à  quelque  chose  qui  ressemble  au  Bud- 
dha de  M.  Kern.   Seulement,  je  me  demande  si   une   conception 
semblable  a  chance  de  vivre.  Elle  me  parait  si  instable  que  je  la 
vois  verser,  en   passant  du  cerveau  qui  l'a  conçue  dans  celui  du 
premier  disciple.  Si  le  Buddha  est  de  même  nature  qu'Héraclès, 
Adonis  ou,  pour  ne  pas  sortir  de  l'Inde,  que  Krishna  ou  Rama,  on 
se  demandera  toujours  ce  qu'est  devenu  le  dieu;  pourquoi,  à  me- 
sure   que  sa  majesté  s'affirmait  davantage,    son   caractère  divin 
s'est  à  ce  point  effacé.  Car  M.  Kern  a  beau  dire  :  la  biographie  du 
Buddha  n'est  pas  donnée  comme  divine  et  dans  ce  cas,  les  choses 
sont  ce  qu'on  les  affirme  être.  La  vie  de  Krishna  serait  dépouillée 
de  la  moitié  de  ses  merveilles  et  celle  du  Buddha  serait  plus  char- 
gée encore  de  surnaturel,  qu'elles  seraient  toujours,  celle-ci  la  vie 
d'un  dieu,  celle-là  la  vie  d'un  homme.  Plus  que  toute  autre,  cette 
religion  me  semble  exiger  l'intervention  décisive  d'une  puissante 
personnalité,  et  je  ne  vois  plus  quel  en  aurait  été  le  facteur  dans 
la  théorie  de  M.  Kern,  qui  m'enlève  l'homme  sans  parvenir  à  me 
rendre  le  dieu. 

Tout  autre  est  l'ouvrage  sur  le  Buddha  et  le  bouddhisme  de 
M.  Oldenberg1.  Tandis  que  le  savant  professeur  de  Leyde  résume 
et  coordonne  les  travaux  antérieurs  comme  ils  ne  l'avaient  pas  en- 
core été,  M.  Oldenberg  ne  fait  usage  que  de  documents  nouveaux, 


1.  Hermann  Oldenberg,    Buddha.    Sein  Leben,  seine  Lehre,  seine   Gemeinde.    Berlin, 
1881. 

Religions  de  l'Inde.  —  1.  22 


338  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

ton*  de  même  source  et  pour  lesquels  il  revendique  une  autorité 
exclusive.  Son  livre   nous  présente   le  Buddha  et  son  œuvre  tels 
qu'ils  se  dégagent  des  livres  du  canon  pâli,   et  plusieurs  de  ses 
conclusions   nous   font  passer  à  l'extrême  opposé.   Les  procédés 
d'exposition  ne  sont  pas  non  plus  les  mômes.  M.  Oldenberg  est  un 
coloriste,   même  quand  il  traite  de   métaphysique,  et   tel  est  le 
charme  et  la  vie  intense  qu'il  sait  donnera  ses  |235J  peintures,  que  le 
lecteur  croit  assister  à  ces  scènes  lointaines  mêlé  aux  disciples  et 
assis  aux  pieds  du  maître  sous  les  ombrages   d'Uruvilvâ  ou  de 
Çrâvasti.  Dans  le  même  ordre  que  M.  Kern,  l'auteur  traite  succes- 
sivement de  la  vie  du  Buddha,  de  sa  doctrine  et  de  l'ordre  qu'il  a 
fondé.    L'introduction,  dans  laquelle  il  trace  le  tableau  du  déve- 
loppement religieux  et  philosophique  de  l'Inde  jusqu'à  l'avènement 
du  bouddhisme,  est  un  morceau  admirable,  bien  qu'il  puisse  être 
difficile  à  entendre  parfois  pour   un  lecteur  non  préparé.    Avec 
toutes  ses  qualités  de  vigueur  et  de  pittoresque,  le  style  de  M.  Ol- 
denberg n'a  pas  la  clarté  tranquille  et  limpide  de  celui  de  M.  Kern. 
La  proposition  qui,  chaque  jour,  paraît  gagner  davantage,  tout  en 
étant  souvent  bien  mal  posée,  que  le  bouddhisme  a  pris  naissance  et 
s'est  développé  dans  un  milieu  religieux  et  social  sensiblement  diffé- 
rent de  ce  que  nous  montre  l'ancienne  littérature  brahmanique,  est 
ramenée  ici  à  ses  véritables  termes.  M.  Oldenberg  n'y  fait  inter- 
venir ni  aborigènes,  ni  Scythes,  ni  Touraniens  { ;  il  se  renferme 
prudemment  dans  les  limites  des  populations  aryennes,  les  seules 
dont  nous  sachions  quelque  chose.  Précisant  des  indications  mises 
d'abord  en  évidence  par  M.  Weber,  il  pense,  non  sans  de  bonnes 
raisons  (voir    le  premier  des  excursus  mis   à  la  fin  du  volume, 
p.  339),  que  les  contrées  orientales,  qui  furent  le  berceau  du  boud- 
dhisme, différaient  sous  ce  rapport  des  pays  situés  plus  à  l'ouest. 
J'ajouterais  volontiers  pour  ma  part,  que,  même  en  ce  qui  concerne 
ces  derniers,  il  y  a  des  réserves  à  faire.  Les  religions  de  Çiva,  de 
Krishna,  peut-être  d'autres   encore,   qui  sans   doute  y  étaient  dès 
lors  répandues,  les  indices  parfois  significatifs  qui  se  trouvent  çà 

1.  Tout  récemment  encore,  M.  Rhys  Davids,  dans  ses  Hibbert  Lectures,  dont  il  sera 
question  tout  à  l'heure,  a  cherché  chez  les  trihus  non  aryennes  l'origine  de  la  doc- 
trine des  renaissances  ou  de  la  métempsycose.  Or,  tout  ce  que  des  informations 
récentes  nous  ont  appris  sur  ces  peuples,  nous  les  montre  enclins  au  schamanisme,  au 
culte  des  esprits,  des  revenants,  ce  qui  ne  ressemble  guère  à  la  métempsycose. 
M.  Kern  me  paraît  avoir  expliqué  fort  heureusement  cette  dernière,  comme  une 
inconséquence  que  le  sens  de  justice,  si  profond  chez  les  Hindous,  leur  a  fait  intro- 
duire dans  leurs  systèmes  spéculatifs. 


BULLETIN    DE    1882  339 

et  là  sur  la  vie  de  élan  de  ces  populations  et  qui  supposent  parmi 
elles  une  assez  grande  diversité,  ne  rentrent  qu'imparfaitement 
dans  le  cadre  [236]  un  peu  artificiel  des  Brâhmanas  et  de  la  Smriti. 
Pour  tracer  ce  tableau  de  l'Inde  antique,  l'auteur  s'est  servi  de 
toute  la  littérature  du  vieux  brahmanisme,  même  des  portions  les 
plus  modernes,  comme  d'autant  de  documents  antérieurs  au  boud- 
dhisme. Je  ne  saurais  lui  en  faire  un  grave  reproche,  car  je  pense 
que,  pour  le  fond,  ils  le  sont  en  effet.  Mais  M.  Oldenberg  les  tient 
aussi  pour  tels  en  ce  qui  concerne  leur  rédaction,  et,  sur  ce  point, 
M.  Weber  a  réuni  trop  d'arguments  contraires,  pour  qu'il  soit 
possible  de  les  écarter  ainsi  sans  plus  ample  examen.  Il  faudrait 
en  tout  cas  y  apporter  des  preuves  plus  décisives  que  celle  que 
l'auteur  tire  de  la  forme  déjà  toute  personnelle,  encore  inconnue 
dans  les  Brâhmanas,  sous  laquelle  le  dieu  Brahmâ  paraît  dans  les 
plus  anciens  textes  bouddhiques,  car  il  serait  peut-être  encore  plus 
simple  de  renverser  la  proposition  et  de  dire  que  ces  «  anciens 
textes  »  ne  sont  pas  aussi  anciens  que  le  pense  M.  Oldenberg, 
ni  aussi  rapprochés  des  origines  de  la  religion.  Mais  ce  sont  là, 
avec  quelques  autres  sur  lesquelles  je  passe,  des  divergences 
légères  et  qui  ne  sauraient  en  rien  atteindre  le  mérite  de  cette 
brillante  et  solide  étude. 

Non  moins  belles  et  encore  plus  neuves  sont  les  sections  qui 
traitent  des  doctrines  du  bouddhisme,  de  ce  qu'il  faut  entendre 
par  sa  charité,  sa  bienveillance  envers  les  êtres,  où  le  vif  senti- 
ment de  l'universelle  souffrance  et  de  la  caducité  de  toutes  choses 
l'emporte  de  beaucoup  sur  l'amour  actif  du  prochain  ;  de  ses  ten- 
dances au  point  de  vue  social,  en  somme  sensiblement  aristocra- 
tiques ;  de  son  caractère  rationaliste,  qui  lui  fait  envisager  le  sa- 
lut avant  tout  comme  une  affaire  de  science  ;  de  la  position  qu'il 
fait  à  la  femme  ;  enfin  de  l'organisation  de  l'ordre,  de  son  statut 
juridique,  de  sa  discipline  et  de  ses  rapports  avec  la  société  laïque. 
Il  y  a  là  une  foule  d'observations  délicates,  de  nuances  finement 
saisies  qui  témoignent  d'un  tact  exquis  d'historien  et  de  philosophe. 
Le  côté  tendre  du  bouddhisme,  notamment,  apparaît  sous  un  jour 
nouveau  et  la  comparaison  souvent  faite  de  l'œuvre  du  Buddha  et 
de  celle  de  Jésus  est  ramenée  à  une  mesure  plus  exacte.  J'ajoute- 
rai seulement  qu'il  convient  de  ne  pas  oublier,  en  lisant  cette  belle 
et  soigneuse  exposition,  [237]  qu'elle  est  faite  d'après  des  sources 
exclusivement  ecclésiastiques.  En  fait  de  doctrines  particulières, 
je  ne  signalerai  que  la  solution,  à  mon  jugement,   définitive,  que 


340  BULLETINS    DES    RELIGIONS     DE     L'INDE 

l'auteur  a  donnée  de  la  question  si  controversée  du  Nirvana  ; 
comme  Burnouf,  M.  Oldenberg  pense  que,  logiquement,  la  fin  du 
bouddhisme  ne  peut  guère  être  que  le  néant.  Comme  d'autres,  il  a 
constaté  dans  les  textes  une  aversion  visible  d'en  convenir,  le 
désir  de  jouer  sur  les  mots  et  de  présenter  des  équivalents  illu- 
soires. Mais  le  premier  il  a  su,  sans  s'arrêter  à  ces  subterfuges, 
obtenir  des  textes  la  réponse  vraie.  Celle-ci  est  que  le  Buddha  n'a 
rien  enseigné  à  cet  égard,  que  c'est  là  une  des  questions  qu'il  a 
expressément  déclinées  et  réservées.  Le  Nirvana  mettra  fin  à  la 
douleur  et  à  la  mort;  c'est  tout  ce  qu'il  est  permis  de  savoir. 
Demander  au  delà,  c'est  s'enquérir  de  vaine  science.  Tout  ce  mor- 
ceau, écrit  avec  une  rare  délicatesse  de  touche,  est  un  travail 
achevé,  sur  lequel  il  n'y  aura  plus  à  revenir. 

J'arrive  enfin  aux  points  sur  lesquels  je  suis  obligé  de  me  sépa- 
rer de  M.  Oldenberg.  Dès  le  début,  son  livre  s'annonce  comme  la 
réfutation  de   celui  de  M.   Senart.  Il  repousse  absolument  l'inter- 
prétation mythologique  de  la  légende  du  Buddha,  dans  laquelle  il 
pense  reconnaître  au  contraire  un  noyau  solide  de  souvenirs  his- 
toriques.  Au   fond  pourtant,  il  n'en  conserve   pas  autant  qu'on 
pourrait  le  supposer  d'abord.  Il   n'en  retient  guère  que   certaines 
données  du  commencement  et  de  la  fin,  et  en  abandonne  presque 
tout  le  milieu.  Il  aurait  pu  sans  péril  en  abandonner  encore  davan- 
tage. Que  Maya,  par  exemple,  la  mère  du  Buddha,  soit  une  figure 
absolument  mythique,  ne  saurait  faire  doute  à  notre  avis.   M.  Ol- 
denberg montre  que  l'arbre  de  la  Bodhi  n'apparaît  pas  tout  à  fait 
de  la  même  façon  dans  la  forme  la  plus  ancienne,  selon  lui,  de  la 
légende  ;  qu'il  y  est  associé  moins  étroitement  avec  l'assaut   et  la 
défaite  de   Mâra.    Gela   touche   en  certains    points  la   théorie  de 
M.  Senart,  mais  ne  l'infirme  pas.  Qu'il  y  ait  là  simplement  le  sou- 
venir d'un  arbre  au  pied  duquel  le  Buddha  aurait  médité,  ne  paraît 
s'accorder  ni  avec  l'importance  attachée  à  cet  arbre  et  à  d'autres 
semblables  dans  les  textes,  ni  avec  le  rôle    qu'on  leur  voit  jouer 
dans  les  bas-reliefs  [238]  de  Bharhut,  aussi  vieux  peut-être  qu'au- 
cun des  livres  actuels  du  canon  pâli.  Mais  je  ne  veux  pas  multi- 
plier ces  exemples.  Si  les  divergences  qui  me  séparent  de  M.  Ol- 
denberg ne  portaient  que  sur  l'authenticité  plus  ou  moins  grande 
de  tel  ou  tel  fait,  elles  ne  vaudraient  pas  la  peine  d'être  relevées. 
Mais  elles   portent  plus  loin.  Elles  impliquent,  comme  on  va  le 
voir,  une  vue  sensiblement  différente  du  développement  du  boud- 
dhisme et  de  sa  littérature. 


BULLETIN    DE    1882  341 

Je  disais  tout  à  l'heure  que  M.  Oldenberg  abandonnait  beaucoup 
de  choses  dans  la  vie  du  Buddha.  Cette  assertion  n'est  pas  tout  à 
fait  juste.  En  réalité  M.  Oldenberg  n'abandonne  rien  ou,  plutôt,  il 
n'abandonne  que  ce  qui  ne  se  trouve  pas  dans  lés  livres  du  canon 
pâli.  D'après  lui,  ces  livres  ne  connaissent  pas  encore  les  mythes 
dont  cette  histoire  s'est  enrichie  plus  tard.  Seuls  ils  sont  anciens  : 
ils  touchent  presque  à  l'époque  du  fondateur  et,  sous  la  simple 
réserve  de  leur   caractère  légendaire,  ils  nous  donnent  l'image 
fidèle,  complète  du  bouddhisme  primitif.  Tout  le  reste  est  secon- 
daire et  sans  valeur.  Sans  prétendre,  même  de  loin,  à  la  connais- 
sance approfondie  que  M.  Oldenberg  possède  de  cette  littérature, 
je  crains  qu'il  n'y  ait  là  beaucoup  d'illusion.  De  ce  que  le  Tipi- 
taka    ne  s'arrête  pas  beaucoup  à  ce  que  M.  Kern  appelle  le  côté 
héroïque  de  la  carrière  du  Buddha-soleil,  à  son  existence  de  Bodhi- 
satva;  de  ce  qu'il  ne  s'y  trouve  aucun  récit  continu,  de  la  façon  du 
Lalitavistara,  pour  cette  portion  de  sa  vie,  faut-il  conclure  que  ces 
légendes   si  manifestement  mythiques  n'existaient   point   encore, 
quand  on  voit  ces  livres  les  effleurer  si  souvent  ?  Est-il  probable 
qu'à  une  époque  où  la  religion  n'était  plus  à  se  faire,  où  elle  était 
faite,  on    ait   su   plusieurs    choses  si    précises   sur  la  patrie,   la 
famille,  les  relations,  les  prédécesseurs  du  maître,  et  qu'on  se  soit 
résigné  à  n'en  pas    savoir  davantage  ?  J'ai  indiqué  tout  à  l'heure 
des  éléments  parfaitement  mythiques  dans  le  récit  de  M.   Olden- 
berg,  et  j'aurais  pu  en  étendre    la   liste.    Qu'on   retranche    par 
exemple  de  la  lutte  de  Dévadatta  contre  son  maître  les   circon- 
stances où  M.  Kern  me  semble  avoir  si  bien  reconnu  les  phases  de 
l'éclipsé  lunaire,  que  restera-t-il  de  plus  qu'un  nom?  Quant  à  la 
tentation  de  Mâra  (on  connaît  déjà  ses  [239]  armées) ,  c'est  peut-être 
parce  qu'elle  gêne  l'auteur,  qu'il    voudrait  la  remplacer  par  l'in- 
tervention  du  dieu  Brahmâ.    A   l'exemple  de  M.    Kern,  nous  les 
retenons  toutes  deux  et  les   expliquons  l'une  par  l'autre.   Pour 
d'autres  détails,  nous  renvoyons  le  lecteur  à  M.  Rhys  Davids,  qui 
partage  la  plupart  des  idées  de  M.    Oldenberg,   mais  qui  admet 
lui-même  que,  déjà   dans  ces  livres,  la    personnalité  du  Buddha 
s'est  plus  ou  moins  fondue  dans  les  figures  mythiques  du  Mahâpu- 
rusha  et  du  roi  Gakravartin.  En  général,   si  le  canon  pâli,  pour 
une  raison  ou  pour  une  autre,  est  sobre  de  mythes  développés  ou, 
ce  qui  pourrait  bien  être  également  vrai,  s'il  les  présente  plus  uni- 
formément et  plus  adroitement  déguisés,  il  faut  admettre  d'autre 
part  qu'il  offre  de  singulières  lacunes.  Il  y  a  là  comme  des  amorces 


34:2  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

qui  attendent  quelque  chose,  des  têtes  de  lignes  qu'il  faut  prolon- 
ger et  qui  pourraient  bien  alors  nous  ramener  droit  à  ce  roman 
postérieur  dont  on  veut  se  débarrasser. 

Des  considérations  de  ce  genre  n'auraient  guère  de  valeur,  si 
l'âge  que  M.  Oldenberg  revendique  pour  le  canon  pâli  était  soli- 
dement prouvé  ;  s'il  était  démontré  que  la  plus  grande  partie  en 
remonte  avant  le  concile  de  Vaiçâlî,  au  Ier  siècle  du  Nirvana  et 
qu'il  était  achevé,  tel  que  nous  l'avons,  au  temps  d'Açoka.  Mais 
qu'en  est-il  de  cette  démonstration  ?  Elle  paraît  bien  faible  en  pré- 
sence des  témoignages  qui  nous  parlent  d'une  longue  tradition 
orale,  absolument  inadmissible  pour  un  ensemble  d'écrits  pareils, 
ainsi  que  des  divergences  que  présentent  les  deux  collections  du 
Nord  et  du  Sud.  Les  édits  d'Açoka  ne  contiennent  aucune  allusion 
à  un  code  sacré.  Une  de  ses  inscriptions,  il  est  vrai,  cite  des 
livres  bouddhiques;  mais  elle  paraît  prouver  précisément  le  con- 
traire de  la  thèse  de  M.  Oldenberg.  Ce  qui  ressort,  en  effet,  pour 
moi  de  l'inscription  de  Bhabra,  c'est  que  le  bouddhisme  d'alors 
avait  bien  une  littérature,  mais  point  de  canon.  Que  les  textes 
mentionnés  dans  cette  espèce  de  mandement  royal  aient  été  com- 
pris dans  le  Tipitaka  actuel,  je  n'y  contredis  pas,  bien  qu'on  ne 
les  y  ait  pas  encore  identifiés  d'une  manière  bien  satisfaisante1. 
Mais,  à  coup  sûr,  ils  n'étaient  pas  [240]  encore  codifiés  comme  ils  le 
sont  aujourd'hui.  Quand  cela  s'est-il  fait  ?  Il  est  difficile  de  le 
dire.  Peut-être  sous  Açoka.  A  Bharhut  on  trouve  mentionné  un 
certain  Bodhirakhita  Pancanekâyâka  (Gunningham,  p.  142,  n°  52), 
dont  le  surnom  pourrait  bien  se  rapporter  aux  cinq  divisions  de 
la  Corbeille  des  Sûtras.  Et,  dans  la  suite  encore,  que  de  chances 
d'altération  pour  la  collection!  Pour  le  canon  du  Nord,  on  a  bien 
été  amené  à  supposer  un  nouveau  remaniement  sous  Kanishka, 
près  de  trois  siècles  plus  tard  ;  et  la  destinée  des  livres  du  Sud, 
pour  une  longue  période,  n'est  pas  mieux  garantie,  jusqu'au  mo- 
ment où  ils  apparaissent  à  Geylan,  dans  une  langue  plus  jeune, 
qui  n'est  plus  ce  qu'elle  prétend  être,  le  mâgadhî  (à  peu  près 
comme  si  nos  évangiles  étaient  donnés  pour  des  textes  hébreux), 


1.  On  en  trouvera  un  exemple  chez  M.  Oldenberg,  qui  traduit  (p.  135)  un  de  ces 
textes,  les  «  Questions  d'Upatishya  ».  Le  titre  donné  dans  l'inscription  est  peu  précis 
et  l'identification  est  loin  d'être  sûre.  Le  morceau  est  d'une  belle  et  touchante  simpli- 
cité. Si  nous  étions  encore  de  bons  juges  des  motifs  qui  ont  pu  déterminer  les  pré- 
férences du  pieux  empereur,  je  dirais  que  le  texte  paraît  bien  court  et,  peut-être, 
pas  assez  important,  pour  justifier  une  recommandation  aussi  spéciale. 


BULLETIN    DE     1882  343 

et  fixés  par  des  commentaires  dont  l'histoire  n'est  pas  non  plus  à 
l'abri  de  tout  soupçon.  Il  reste  donc  sur  toute  cette  question  des 
doutes  graves,  qui  ne  permettent  pas  d'écarter  simplement  comme 
modernes  les  traditions,  à  bien  des  égards  différentes,  qui  ont 
trouvé  leur  expression  définitive  dans  des  livres  tels  que  le  Lali- 
tavifetara. 

Les  caractères  intrinsèques  de  cette  collection  ne  peuvent  que 
confirmer  dans  cette  hésitation.  S'il  s'y  trouve  des  morceaux  an- 
ciens, ils  sont  comme  noyés  dans  une  masse  terne,  uniforme,  où 
la  religion  est  non  seulement  arrêtée  jusque  dans  les  moindres 
détails,  mais  où  elle  apparaît  déjà  comme  pétrifiée.  L'ensemble 
est  une  littérature  de  moines  vivant  dans  un  monde  tout  autre,  et 
ruminant  un  passé  dont  ils  sont  éloignés  d'une  distance  infinie. 
M.  Oldenberg  est  un  appréciateur  trop  fin  pour  n'avoir  pas  été 
frappé  du  caractère  à  la  fois  scolastique  et  vague  de  la  plupart  de 
ces  récits,  où  se  trouve  si  rarement  la  fraîcheur  et  la  précision 
du  souvenir  immédiat.  Il  cherche  à  l'expliquer  par  le  peu  d'habileté 
des  Hindous  à  saisir  le  caractère  individuel,  et  par  l'esprit  qui  a  dû 
régner  dans  l'entoura*ge  du  maître  et  des  premiers  [241]  disciples, 
entourage  où  il  ne  faudrait  pas  chercher  les  scènes  de  l'Evangile, 
mais  les  habitudes  d'une  parishad  hindoue,  les  discussions  de 
l'école  d'Origène  plutôt  que  les  entretiens  de  la  Galilée.  Il  a  écrit 
à  ce  sujet  des  pages  charmantes,  qui  contiennent  sans  doute  beau- 
coup de  vérité,  mais  qui  n'expliquent  pas  tout.  Nous  avons  dans 
les  Upanishads  des  morceaux  qui  nous  transportent  dans  un  mi- 
lieu tout  semblable,  mais  qui  sont  puisés,  eux,  aux  sources  vives. 
Qu'on  les  compare  et  qu'on  juge.  Et  s'il  est  vrai  que  ni  l'épopée, 
ni  le  théâtre  hindous  n'ont  porté  bien  loin  Fart  de  caractériser 
leurs  personnages,  ils  savent  du  moins  les  faire  agir  et  parler 
sensément,  ce  qui  n'est  pas  toujours  le  cas  ici.  Où  sont  donc  ici 
les  sermons  du  Buddha  ?  Même  dans  les  morceaux  d'une  impor- 
tance capitale,  tels  que  la  prédication  de  Bénarès,  est-il  possible 
de  saisir  l'écho  d'un  souvenir  réel  ?  J'admets  qu'on  ait  beau- 
coup ergoté  dans  l'intérieur  du  Samgha.  Mais  Te  bouddhisme  s'est 
aussi  répandu  au  dehors.  Où  trouverons-nous  ce  qu'il  a  pu  dire 
aux  masses  ? 

C'est  une  réponse  à  cette  question  que  me  parait  fournir  cette 
littérature  tant  décriée  qu'on  pourrait  appeler  Pépopée  bouddhique, 
avec  sa  poésie  à  la  fois  riche  et  naïve  et  ses  légendes  si  merveil- 
leusement aptes  à  s'emparer  de  l'esprit  du  peuple.  Ces  livres,   il 


344  BULLETINS    DKS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

est  vrai,  nous  ne  les  avons  pas  non  plus  dans  leur  forme  originale. 
Dans  le  Nord  déjà,  d'où  ils  sont  originaires,  ils  ont  été  odieuse- 
ment affublés  d'oripeaux  et  travestis  en  une  langue  prétendue 
savante,  car  il  est  dit  que  nulle  part  chez  ce  peuple,  en  quelque 
endroit  qu'on  vienne  à  jeter  la  sonde,  celle-ci  ne  touchera  le  fond 
naturel.  Ils  n'en  représentent  pas  moins  un  bouddhisme  populaire, 
qu'il  faut  admettre  à  côté  de  la  forme  scolastique,  aussi  nécessai- 
rement qu'il  faut  admettre  des  religions  populaires  à  côté  du  brah- 
manisme ritualiste  et  spéculatif;  bouddhisme  aussi  vieux  que 
l'autre  qui  n'aurait  pu  vivre  sans  lui,  duquel  il  n'a  certainement 
pas  tout  reçu  et  auquel  il  a  dû,  de  son  côté,  donner  quelque  chose. 
Gomme  les  religions  de  Çiva  et  ;de  Krishna,  il  s'est  alimente  di- 
rectement à  cet  ensemble  de  vieux  mythes  que  le  védisme  était  loin 
d'avoir  épuisé  et  qui  constituait,  avec  une  infinité  de  variantes,  une 
sorte  de  biographie  [242]  divine  préparée  d'avance  pour  ces  dieux 
sauveurs  venant  vivre  au  milieu  des  hommes.  L'Église  à  son  tour 
serait-elle  restée  fermée  à  ces  mythes  ?  Elle  l'est  restée  si  peu  que, 
même  dans  le  Sud,  où  elle  semble  avoir  été  organisée  plus  forte- 
ment, elle  les  a  reçus  presque  sans  modifications  dans  des  livres 
accessoires,  et  qu'ils  ont  certainement  réagi  de  très  bonne  heure  et 
dans  une  mesure  qu'il  n'y  a  plus  guère  d'espoir  de  pouvoir  dé- 
terminer, sur  la  rédaction  du  canon  pâli  lui-même.  Quelques- 
unes  des  données  essentielles  et,  par  conséquent,  des  plus  an- 
ciennes de  la  vie  canonique  du  Buddha,  n'ont  pas  une  autre 
origine.  Seulement,  dans  ces  livres,  elles  sont  ramenées  uniformé- 
ment à  l'idéal  monacal.  Le  dieu  et  le  héros  est  redevenu  l'ascète 
Gautama,  à  peu  près  comme,  dans  la  Ghândogya-Upanishad, 
Krishna,  fils  de  Devakî,  le  Soleil  fils  de  la  Nuit,  est  devenu  un 
simple  docteur. 

Pour  me  résumer,  je  crois  donc  qu'une  explication  purement 
évhémériste  de  la  vie  du  Buddha  est  aussi  inadmissible  qu'une 
explication  purement  et  systématiquement  mythologique  ;  que  le 
mythe  est  un  critérium  trompeur  pour  établir  le  rapport  chronolo- 
gique des  deux  sortes  de  documents  qui  nous  sont  parvenus,  parce 
qu'il  n'en  est  aucun  qui  n'en  soit  plus  ou  moins  pénétré  ;  que  reje- 
ter, enfin,  toute  une  portion  de  ces  documents,  c'est  mutiler  le 
bouddhisme  même  primitif  et  le  rendre,  comme  religion,  inexpli- 
cable. Dans  le  livre  de  M.  Kern,  c'est  l'homme  qui  manque  à  cette 
histoire  ;  dans  celui  de  M.  Oldenberg,  c'est  le  dieu. 

Ge  serait  me  répéter  que  d'entrer  dans  le  même  détail  à  propos. 


BULLETIN     DE    1882  $65 

Éu  livre  de  M.  Rhys  Davids  sur  le  bouddhisme1.  Les  vues  de  l'au- 
teur, en  effet,  ne  diffèrent  pas  essentiellement  (quelques  diver- 
gences ont  déjà  été  indiquées  plus  haut)  de  celles  de  M.  Oldenberg 
et  les  limites  du  sujet  y  sont  à  peu  de  choses  près  les  mêmes. 
C'est  un  beau  livre,  que  tout  le  monde  lira  avec  plaisir  et  profit,  le 
spécialiste  pour  le  moins  autant  que  le  gênerai  reader,  mais  qui  se 
ressent  un  peu  de  son  origine.  L'exposition  [243]  oratoire  a  des  exi- 
gences qui  constituent  une  sorte  de  servitude,  même  pour  le  talent 
le  plus  consommé.  A  la  lecture,  la  pensée  de  Fauteur  gagnerait 
parfois  à  être  plus  condensée.  Il  y  a  aussi,  par-ci  par-là,  des 
entraînements  de  langage.  Les  Upanishads,  par  exemple,  sont 
qualifiées  de  verbiage.  Quelle  imprudence,  de  la  part  d'un  traduc- 
teur des  Suttas  !  Pour  mieux  faire  saisir  les  caractères  distinctifs 
du  bouddhisme,  il  lui  arrive  parfois  de  les  exagérer,  et  d'en  repré- 
senter l'avènement  comme  un  déplacement  subit  de  l'axe  de  la 
pensée,  bien  que  rien  ne  soit  plus  éloigné  de  son  opinion  véritable 
et  que  nul  n'ait  contribué  plus  que  lui  à  y  montrer  pour  ainsi  dire 
le  fruit  mûr  d'une  évolution.  Et  c'est  bien  encore  là,  en  effet,  la 
doctrine  fondamentale  de  son  livre.  Par  contre,  l'objet  même  de 
ces  conférences  l'invitait  à  embrasser  un  horizon  plus  large  que 
le  bouddhisme  et,  en  s'élevant  à  des  considérations  générales  sur 
la  religion,  à  toucher  à  des  problèmes  bien  autrement  difficiles  et 
redoutables.  Il  l'a  fait  avec  beaucoup  de  science  et  de  mesure  et, 
ce  qui  vaut  mieux  encore,  de  modeste  et  ferme  sincérité. 

On  ne  trouvera  ni  science  de  première  main,  ni  vues  spéciales 
bien  neuves,  dans  une  autre  série  de  lectures  faites  à  Edimbourg, 
dans  la  vieille  église  de  Saint-Giles,  par  le  principal  de  l'Univer- 
sité de  Glasgow,  le  révérend  J.  Gaird  2.  Mais  l'auteur,  qui  s'est 
familiarisé  à  un  degré  rare  avec  l'histoire  générale  des  religions  3, 
et  qui  est  en  outre  un  théologien  distingué,  s'est  donné  la  peine  de 
s'enquérir  aux  meilleures  sources.  On  a  dit  souvent  du  mal  de 
cette  mode  de  conférences,  et  il  n'en  est  pas  dont  on  puisse  faire 

1.  The  Hibbert  Lectures,  1881 .  Lect ares  on  the  Origin  and  Growth  of  Religion  as  illus- 
trated  by  some  points  in  the  History  oflndian  Buddhism.  By  T.  W.  Rhys  Davids.  Lon- 
don,  1881. 

2.  St-Giles'  Lectures.  Second  séries.  The  Faiths  of  the  world.  Lectures  1  and  II.  Reli- 
gions of  India  :  Vedic  Period,  Brahmanism,  Buddhism.  By  the  Rev.  John  Caird,  D.  I). 
2  fascic.  Edinburgh,  1881. 

3.  M.  Caird  est  l'auteur  d'un  ouvrage  important  sur  cette  matière  :  An  Introduction 
to  the  Philosophy  of  Religion,  Glasgow,  1880,  où  les  vues  de  Hegel  sont  particulière- 
ment l'objet  d'une  étude    approfondie. 


34()  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

un  pire  abus.  Celles  de  M.  Caird  ont  réellement  pour  but  d'ins- 
truire et  elles  le  font,  à  leur  manière,  avec  unebaute  autorité.  Plus 
que  d'autres  peut-être,  le  spécialiste,  à  qui  les  arbres  finissent 
parfois  par  caclier  la  forêt,  fait  bien  de  sortir  de  temps  en  temps 
du  fourré  et  de  voir  ce  que  des  hommes  habitués  à  juger  de  haut 
[244]  et  qui  vivent  au  grand  air,  pensent  de  l'objet  habituel  de  ses 
travaux.  Une  autre  série  de  leçons  sur  l'histoire  comparée  des 
religions,  dont  il  a  été  plusieurs  fois  parlé  déjà  dans  ce  Bulletin, 
les  Muir  Lectures  fondées  par  l'illustre  indianiste  M.  J.  Muir, 
et  qui  sont  faites,  également  à  Edimbourg,  chaque  année  par 
M.  le  principal  Fairbairn  d'Airedale  Collège,  se  sont  détournées 
de  PInde  cette  fois-ci,  pour  s'occuper  des  croyances  de  l'Egypte, 
de  la  Palestine  et  de  Babylone  ! . 

Je  suis  obligé  de  glisser  sur  les  autres  publications  relatives  au 
bouddhisme,  malgré  l'importance  de  plusieurs  d'entre  elles.  La 
maison  Trubner  a  donné  une  nouvelle  édition  de  la  Vie  de  Buddha 
d'après  les  sources  birmanes,  de  Mgr  Bigandet  2.  On  sait  qu'il 
existe  une  bonne  traduction  française  3  de  cet  ouvrage  conscien- 
cieux, qui  fournit  sur  plusieurs  points  des  renseignements  qu'on 
chercherait  vainement  ailleurs.  M.  Senart  a  achevé  la  première 
série  de  ses  belles  études  sur  les  inscriptions  d'Açoka  4  si  impor- 
tantes pour  l'histoire  du  bouddhisme  et  de  l'Inde  en  général.  Les 
textes  étudiés  dans  cette  première  partie  sont  les  édits  dont  on  a 
plusieurs  rédactions  parallèles  gravées  sur  rocher.  Le  même  sujet 
a  été  repris  par  un  savant  indigène,  d'une  rare  pénétration,  le 
pandit  Bhagwânlâl  Indraji  5,  qui  partage  avec  M.  Senart  l'hon- 
neur d'une  de  ses  plus  belles  découvertes  paléographiques,  celle 
de  la  notation  de  IV*  combiné  avec  une  autre  consonne  dans  le  texte 


1.  Comptes  rendus  dans  :  The  Scotsman,  Edinburgh,  n0B  des  10,  12,  14,  17,  19  et 
21  janvier  1882.  —  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  une  mort  inattendue  a 
enlevé  M.  Muir  aux  lettres  sanscrites  et  à  ses  nombreux  amis.  Les  études  d'histoire 
religieuse  n'avaient  point  de  patron  plus  zélé,  de  juge  plus  clairvoyant.  La  Revue, 
qu'il  a  honorée  de  son  bienveillant  appui  dès  le  premier  jour,  est  particulièrement 
sensible  à  la  perte  de  ce  grand  savant,  qui  fut  aussi  un  grand  homme  de  bien. 

2.  The  Life  or  Legend  of  Gaudama,  the  Buddha  of  the  Burmcse,  ivith  Annotations.  By 
the  right  Rev.  P.  Bigandet,  Bishop  of  Ramatha,  Vicar-apostolic  of  Ava  and  Pegu.  Third 
édition.  2  vol.  London,  1881. 

3.  Par  M.  Victor  Gauvain.  Paris,  1878. 

4.  4e  et  5°  articles,  dans  le  Journal  Asiatique,  n08  d'octobre-décembre  1880  et  février- 
mars  1881.  Aussi  publié  à  part:  Les  Inscriptions  de  Piyadasi,  par  E.  Senart,  t.  I",  Les 
Quatorze  Edits.  Paris,  1881. 

5.  The  Inscriptions  of  Açoka,  ap.  Indian  Antiquary.  April  1880. 


BULLETIN     DE     1882  347 

de  Girnàr.  M.  Hoernle  a  abordé  l'interprétation,  jusqu'ici  fort  en 
souffrance,  des  courtes  mais  nombreuses  inscriptions  de  Bliarhut, 
et  il  a  savamment  rectifié  celle  d'un  texte  épigraphique  bouddhique 
[245]  provenant  de  la  vallée  de  l'Indus  *.  Le  général  Cunningham  a 
publié  deux  nouveaux  volumes  de  Rapports  sur  ses  campagnes 
archéologiques  dans  les  provinces  au  sud  et  au  nord  du  Gange  2 
qui  contiennent  une  masse  de  données  nouvelles  ou  rectifiées,  de 
fac-similés  d'inscriptions,  de  reproductions  exactes  de  monuments 
de  toute  sorte,  où  les  débris  du  bouddhisme,  comme  d'habitude, 
occupent  une  grande  place.  C'est  également  à  cette  religion  que  se 
rapportent  la  plupart  des  documents  recueillis  dans  le  nouveau 
numéro  de  Y  Archœological  Survey  of  Western  India  3,  dirigé  avec 
tant  d'activité  et  d'intelligence  par  M.  Burgess.  Les  fac-similés 
d'inscriptions  publiés  dans  ce  volume,  surpassent  comme  exacti- 
tude et  comme  beauté  d'exécution  tout  ce  qui  avait  été  produit 
jusqu'ici  dans  ce  genre,  du  moins  en  ce  qui  concerne  l'Inde. 
M.  Beal  a  donné  des  informations  en  partie  nouvelles  sur  les 
écoles  qui  ont  divisé  le  bouddhisme  septentrional,  et  sur  les  pèle- 
rinages 4  nombreux  entrepris  pendant  une  longue  suite  de  siècles 
par  de  pieux  bouddhistes  chinois  au  pays  qui  fut  le  berceau  de  la 
religion.  M.  Rockhill  a  communiqué  à  la  Société  orientale  améri- 
caine une  intéressante  notice  sur  les  caractères  distinctifs  de 
l'école  bouddhique  du  Mahâyâna  ou  du  Grand  Véhicule5.  Enfin, 
nous  ne  quitterons  pas  le  bouddhisme  sans  du  moins  mentionner, 
ne  serait-ce  que  pour  son  inspiration  étrange,  le  poème  consacré  au 
Buddha  par  M.  Arnold6.  La  critique  anglaise  a  été  unanime  à  en  louer 
le  mérite  littéraire.  C'est  aussi  le  seul  qu'on  puisse  lui  reconnaître. 

1.  Readings  from  the  Bkârhut  Stupa,  ap.  Indian  Antiquary.  April  and  September  1881. 
—  lieadings  from  the  Arian  Pâli.  Ibidem,  November  1881. 

2.  Archœological  Survey  of  India.  Report  of  Tours  in  Bundelkhand  and  Malva  in  187  4-75 
and  77.  By  Alexander  Cunningham,  vol.  X.  Calcutta,  1880.  —  Report  of  Tours  in  the 
Gangetic  Provinces  from  Badaon  to  Bihar,  in  1875-1876  and  1877-1878.  Par  le  même, 
Calcutta,  1880. 

3.  Archœological  Survey  of  Western  India,  n°  10.  Inscriptions  from  the  Cave-  Temples 
of  Western  India,  with  descriptive  notes,  etc.  By  Jas.  Burgess  and  Bhagwânldl  Jndraji 
Pandit.  Bombay,  1881. 

4.  The  Eighteen  Schools  of  Buddhism,  ap.  Indian  Antiquary,  November  1880.  Bud- 
dhist  Pilgrims  from  China  to  India.  Ibidem,  July  and  September  1881. 

5.  Studies  on  the  Mahâyâna  or  Great  Vehicle  school  of  Buddhism.  Dans  les  Proceedings 
de  la  Société,  mai  1881. 

6.  The  Light  of  Asia  or  the  Great  Renunciation  (Mahâbldnishkramana).  Being  the  Life 
and  Teaching  of  Gautama,  Prince  of  India  and  Founder  of  Buddhism  (as  lold  in  verse  by 
an  Indian  Buddhist).  By  Edwin  Arnold.  London,  1881,  6P  édition. 


;H8  bulletins    des    RELIGIONS    DE    L'INDE 

1 246 1  Pour  le  Jainisme,  qui  avait  tant  fait  parler  de  lui  ces  dernières 
années,  nous  n'avons  au  contraire  à  enregistrer  cette  fois  que  la 
courte  mais  substantielle  notice  dans  laquelle  le  pandit  Bhagwàn- 
lâl  Indraji  restitue  à  cette  religion  d'une  façon  définitive  l'inscrip- 
tion Gupta  de  Kahâun  *. 

C'est  à  peine  si  je  puis  encore  accorder  un  coup  d'œil  rapide 
aux  travaux  qui  concernent  la  dernière  période  de  cette  longue 
histoire.  Et  pourtant  que  de  faits  qui  mériteraient  de  nous  arrêter 
dans  cette  Inde  encore  si  large  qui  ne  fut  ni  védique,  ni  bouddhiste, 
ni  jaina  et  dans  le  sein  de  laquelle  naquirent,  vécurent  et  s'effa- 
cèrent pour  renaître  toutes  ces  religions  confuses  qu'on  résume 
sous  le  nom  d'hindouisme  !  A  eux  seuls,  les  neuf  volumes  com- 
pacts, dans  lesquels  M.  Hunter2  a  condensé  le  vaste  travail  offi- 
ciel, à  peine  achevé  sous  sa  direction,  de  la  description  statistique 
en  près  de  cent  volumes  de  l'empire  anglo-indien,  fourniraient 
ample  matière  à  discussion.  Non  seulement  l'Inde  religieuse  con- 
temporaine se  trouve  là  disséquée  et  décrite  par  ordre  alphabé- 
tique avec  ses  divisions  infinies  de  race,  de  caste  et  de  secte,  avec 
ses  cultes  et  ses  usages  locaux,  ses  ordres  religieux,  ses  monu- 
ments, ses  sanctuaires,  ses  fêtes,  et  ses  pèlerinages  ;  mais  dans 
une  certaine  mesure,  l'enquête  s'est  étendue  aussi  au  passé  et 
l'histoire  y  vient  éclairer  la  statistique.  En  fait  de  publications  de 
textes  et  de  traductions,  nous  avons  à  mentionner,  dans  la  Biblio- 
theca  Indica,  l'achèvement  du  IIe  volume  de  la  grande  compila- 
tion de  Hemâdri,  le  Caturvargacintâmaniz,  une  sorte  d'encyclo- 
pédie de  toutes  les  prescriptions  religieuses  que  l'auteur 
(xine  siècle)  a  pu  recueillir  dans  la  littérature.  L'édition  du  Vâyu- 
Purâna  4  n'a  progressé  que  de  deux  fascicules.  [247]  Par  contre, 
M.  Tawney  en  a  ajouté  cinq  à  sa  traduction  du  Kathâsaritsâgara 5, 
la  grande  collection   de  contes   du  poète  cachemirien  Somadeva. 

1.  The  Kahâun  Inscription  of  Skandagupta,  ap.  Indian  Antiquary,  May  1881. 

2.  The  Impérial  Gazetteer  of  India.  W.  W.  Hunier,  Director-general  of  Statistics  to  Ihe 
Government  of  India,  9  vol.  in-8,  London,  1881. 

3.  Chaturvarga  Chintâmani  by  Hemâdri.  Edited  by  Pandila  Yogeçvara  Bhattâchàrya 
and  Pandita  Kâmâkhyânâtha  Tarkaratna.  Vol.  II,  Vrata-Khanda,  Part  II.  Calcutta, 
1879.  Part  I,  du  vol.  II,  est  de  1878.  Le  vol.  I  contenant  le  Dâna-Khanda  est  de  1873. 
En  tout  36  fascicules.  Du  vol.  III  il  y  a  un  fascicule  de  paru. 

4.  The  Vâyu-Purâna  a  System  of  Hindu  Mylhology  and  Tradition.  Edited  by  Râjendra- 
làla  Mitra.  Vol.  I,  fascic.   VI,  et  vol.  II,  fascic.  I.  Calcutta,  1881. 

5.  The  Kathâ  Sarit  Sâgara  or  Océan  of  the  Streams  of  Story,  translated  from  the.  Ori- 
ginal Sanskrit  by  C.  H.  Tawney.  Vol.  I,  fascic.  V- VI  et  vol.  II,  fascic.  I-III.  Calcutta, 
1-S80-1881. 


BULLETIN    DE    1882  341) 

Dans  le  Journal  de  la  Société  Asiatique  de  Londres,  M.  Haie  Wor- 
tham  a  traduit  un  curieux  épisode  du  Mârkandeya-Purâna  \  la 
légende  du  roi  Hariçcandra,  dans  laquelle  il  aurait  bien  pu  recon- 
naître la  version  brahmaniqae  d'une  histoire  célèbre  chez  les 
Bouddhistes,  le  Vessantarajâtaka.  M.  Holtzmann  a  continué  ses 
intéressantes  recherches  sur  les  principales  figures  du  Mahâbhârata, 
par  une  étude  du  personnage  d'Agastya2,  une  sorte  d'apôtre  des 
gentils  du  brahmanisme  et  le  civilisateur  mythique  de  l'Inde  du 
Sud.  En  même  temps  il  a  repris  avec  des  développements  nou- 
veaux la  démonstration  d'une  hypothèse  qu'il  aura  bien  de  la 
peine  à  faire  accepter,  à  savoir  que  le  grand  poème  est  un  rema- 
niement krishnaïte  d'une  œuvre  bouddhique  et  qu'à  l'origine  il 
glorifiait  les  Kauravas,  les  réprouvés  et  les  vaincus  de  la  rédac- 
tion actuelle3.  L'hypothèse,  en  partie  déjà  proposée  jadis  par 
l'oncle  de  l'auteur,  feu  Adolf  Holtzmann,  me  semble  aussi  déses- 
pérée que  celle  d'une  Iliade  troyenne  ;  mais  elle  est  défendue  par 
M.  Holtzmann  avec  beaucoup  de  savoir  et  une  incontestable  habi- 
leté. En  tout  cas  il  faut  lui  savoir  gré  de  revenir  avec  tant  de  per- 
sistance à  l'étude  d'un  document  trop  délaissé  et  dont  nous  avons 
beaucoup  à  apprendre  sur  le  passé  religieux  de  l'Inde.  C'est  au 
contraire  sur  le  terrain  des  religions  populaires  que  nous  conduisent 
des  notices  comme  celles  de  MM.  West  et  Raghunathji,  la  pre- 
mière sur  les  déesses  mères4,  ces  figures  [248]  énigmatiques  quand 
on  essaie  de  les  préciser,  que  chaque  secte  interprète  à  sa  façon  et 
qui,  dans  le  Sud,  se  sont  confondues  avec  des  divinités  dravi- 
diennes  ;  l'autre,  sur  les  mendiants  et  crieurs  de  la  rue  de  Bom- 
bay0, monde  étrange  de  professions  infimes  réglées  par  des  dévo- 
tions particulières,  où  se  sont  conservés  bien  des  survivais  et 
d'où  plus  d'une  fois  aussi  sont  sortis  des  mouvements  religieux 
considérables. 

Ce  n'est  pas  une  simple  mention,  mais  une  analyse  étendue  que 

1.  Translation  of  the  Mârkandeya-Purâna.  Books  VII-VHI.  By  the  Beo.  B.  Haie  11  or- 
thuin,  ap.  Journ.  of  the  R.  As.  Soc.  of  Gr.  Brit.  and  lreland.  Xlll  p.  355. 

2.  Der  heilige  Agastya  nach  den  Erzàhlungen  des  Mahâbhârata,  von  Adolf  Holtzmann, 
ap.  Zeitschr.  der  Deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  t.  XXXIV,  p.  589. 

3.  Ueber  das  aile  indische  Epos,  von  Dr.  Adolf  Holtzmann.  Durlach,  1881.  Publié 
comme  programme  du  Progymnase  de  Durlach.  Un  premier  travail  sur  le  même  sujet 
avait  paru  dans  la  Gazette  de  Carlsruhe. 

i.  The  Divine  Mothers  or  local  Goddessesof  India,  by  Major  E.  West,  ap.  Indian  Anti- 
quary,  September  1881. 

5.  Bombay  Beggars  and  Criers,  by  A.  Baghunathji,  ap."  Indian  Antiquary,  October 
1880-January  1882,  G  articles. 


:;:>(>  hulletins   des   religions   de   L'INDE 

je  voudrais  pouvoir  accorder  au  nouveau  recueil  d'Essais  de 
M.  Cust1.  L'auteur  y  déploie  les  mêmes  qualités  de  fine  obser- 
vation, de  vive  et  subtile  fantaisie,  de  sympathie  généreuse  sur- 
tout pour  les  peuples  de  l'Inde  que  je  signalais  l'année  dernière 
dans  la  précédente  série.  Plusieurs  de  ses  morceaux,  l'histoire 
d'Alexandre,  celle  de  Râma,  de  Saint  Paul,  d'Açoka,  de  Nânak  le 
fondateur  de  la  religion  des  Sikhs,  ont  été  écrits  directement  en 
vue  du  public  indigène,  afin  de  procurer  un  peu  de  saine  nourriture 
à  ces  esprits  déshérités,  et  ont  été  traduits  dans  plusieurs  langues 
de  l'Inde.  Ce  sont  des  modèles  de  littérature  populaire.  D'autres, 
tels  que  les  articles  sur  les  religions  de  l'Inde,  sur  la  nation  hin- 
doue, sur  la  caste  (une  des  choses  les  plus  sensées  qu'on  ait  écrites 
sur  la  matière2),  ont  pour  objet  de  combattre  des  préjugés  et  des 
préventions  du  public  d'Europe,  du  public  anglais  surtout,  et  de 
lui  faire  aimer  l'Inde  et  son  peuple  comme  l'auteur  les  aime.  On 
lira  aussi  avec  intérêt  les  descriptions  prises  sur  le  vif  qu'un  indi- 
gène, M.  Shib  Ghunder  Bose,  donne  de  la  vie  domestique  des 
familles  aisées  de  Calcutta3,  de  ces  intérieurs  où  l'Européen  ne 
[249]  pénètre  jamais,  où  la  femme  hindoue  règne  en  souveraine  avec 
ses  superstitions  et  saprodigieuseignorance,  et  où  se  décide  pourtant 
en  grande  partie  l'avenir  de  la  nation.  L'auteur,  qui  est  plein 
d'excellentes  intentions  pour  le  relèvement  de  son  peuple,  ne  se 
dit  pas  chrétien  ;  mais  il  paraît  l'être,  à  moins  qu'il  n'appartienne 
à  une  des  nuances  avancées  du  Brâhmasamâj.  Sur  le  Brâhma- 
samaj  même,  notamment  sur  les  dernières  scissions  survenues 
au  sein  de  ce  parti  réformateur,  nous  devons  une  excellente  notice 
à  M.  Monier  Williams4,  dont  on  connaît  les  persévérants  efforts 
pour  établir  des  rapports  personnels  et  un  échange  d'idées  plus 
actif  entre  l'Inde  et  l'Occident.  Il  s'est  passé  là  des  faits  regret- 
tables, comme  un  retour  vers  la  doctrine    hindoue    de   l'autorité 

1.  Pictures  of  Indian  Life,  Skctched  with  the  pen  from  1852  to  188 î,  by  Robert  Needham 
Cust.  with  Maps.  London,  1881. 

2.  Cet  excellent  morceau,  légèrement  remanié  et  suivi  d'un  autre  d'égale  valeur  sur 
le  même  sujet,  vient  d'être  publié  à  part  sous  le  titre  :  Essay  on  the  National  Custom 
of  British  India  known  as  Caste,  Varna  or  Jaty.  By  Robert  Needham  Cust.  Part  I,  Caste 
in  the  World.  Part  II,  Caste  in  the  Christian  Church.  London,  1881. 

3.  The  Hindoos  as  they  are,  a  Description  of  the  Manners,  Customs  and  Inner  Life  of 
Hindoo  Society  in  Bengal,  by  Shib  Chunder  Bose,  with  a  Prefatory  note  by  the  Rev. 
W.  Haslie,  Principal  of  the  General  Assembly's  Institution,  Calcutta.  London  and  Calcutta, 
1881. 

4.  Indian  Theislic  Reformers,  by  professor  Monier  Williams,  ap.  Journ.  of  the  Roy. 
As.  Soc.  of  Gr.  Brit.  and  Ireland,  vol.  XIII,  p.  1  et  le  Supplément,  ibidem,  p.  281. 


BULLETIN    DE    1882  351 

surnaturelle  et  infaillible  du  guru,  et  c'est  précisément  dans  la 
fraction  la  plus  radicale  du  parti  novateur,  que  se  manifeste  ce 
curieux  phénomène  d'atavisme.  D'une  autre  tentative  de  réforme, 
mais  celle-ci  purement  hindoue,  ne  devant  rien  à  l'Occident  et 
dont  la  destinée  a  été  bien  autrement  singulière  et  dramatique, 
le  mouvement  religieux  d'où  est  sortie  la  nation  sikh,  nous  avons 
une  monographie  du  plus  grand  mérite,  due  à  la  plume  compé 
tente  de  M.  Trumpp1. 

A  ces  publications,  il  faut  en  ajouter  d'autres  où  l'hindouisme 
est  étudié  en  quelque  sorte  à  sa  périphérie  et  dans  son  action  au 
dehors.  M.  Rehatsek  a  repris,  après  Reinaud  et  Lassen,  l'examen 
des  notions  qu'a  eues,  de  l'ïnde  et  de  ses  religions,  l'ancien  monde 
musulman  ~.  La  forme  qu'y  ont  revêtue  les  doctrines  de  prove- 
nance apparemment  hindoue  de  la  métempsycose  et  des  incarna- 
tions divines,  fait  l'objet  d'un  autre  mémoire  3.  Plus  près  de  nous, 
une  des  tentatives  les  plus  curieuses  de  concilier  le  génie  si  différent 
des  deux  races  et  des  deux  religions,  le  dessein  d'une  [2o0]  réforme 
unitaire  conçu  par  l'empereur  Akbar,  a  perdu  l'historien  qu'elle 
semblait  avoir  trouvé  en  M.  le  comte  de  Noer.  De  son  œuvre  inter- 
rompue par  la  mort,  il  ne  reste  qu'un  début  qu'on  devait  croire 
plein  de  promesses  4.  Du  côté  opposé,  vers  l'Extrême-Orient, 
M.  Maxwell  a  étudié  la  survivance  de  mythes  ariens  dans  les 
traditions  malaises5.  M.  van  der  Tuuk  a  suivi  la  civilisation  hin- 
doue dans  l'Archipel,  à  Java,  à  Bali,  à  Lumbok6,  où  la  littérature 
kawi  a  conservé  de  celle  de  l'Inde  des  copies  plus  ou  moins 
fidèles  qui,  sans  doute,  n'ont  pas  dit  le  dernier  mot  de  ce  qu'elles 
peuvent  nous  apprendre  sur  le  compte  des  originaux.  M.  Kern, 
qui  connaît  si  bien    ces  parages,  est  allé  la   retrouver  plus  loin 

1.  Die  Religion  der  Sikhs,  nach  den  Quellen  dargestellt,  von  Ernst  Trumpp. 
Leipzig,  1881. 

2.  Early  Moslem  Accounts  of  the  Hindu  Religion,  by  E.  Rehatsek,  ap.  Journ.  of  the 
Bombay  Br.  of  the  Roy.  As.,  vol.  XIV,  p.  29. 

8.  The  Doctrines  of  Metempsychosis  and  Incarnation  among  nine  Heretic  Muhammadan 
Sects...  by  E.  Rehatsek.  Ibidem,  p.  118. 

4.  Kaiser  Akbar,  Ein  Versuch  iiber  die  Geschichte  Indiens  im  sechzehnten  Jarhunderl, 
von  Graf  F.  A.  von  Noer.  ite  and  2te  Lieferung.  Leiden,  1880-1881. 

5.  An  Account  of  the  Malay  «  Chiri  »  a  Sanskrit  Formula.  Aryan  Mythology  in  Malay 
Traditions.  —  Two  Malay  Myths  :  the  Princess  of  the  Foam,  and  the  Raja  of  the  Ramboo, 
by  W.  C.  Maxwell,  ap.  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Gr.  Brit.  and  lreland, 
vol.  XIII,  pp.  80,  399  et  498. 

6.  Notes  on  the  Kawi  Language  and  Literature,  by  Dr.  IL  N.  van  der  Tank  {Communi- 
cated  by  Dr.  Rost),  ap.  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Gr.  Brit.  and  lreland,  vol.  XIII, 
pp.  42  et  584. 


359  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE    L'INDE 

encore,  à  Bornéo,  où  des  inscriptions  en  pur  sanscrit  attestent   la 
présence  de  brahmanes  et  la  célébration  de    sacrifices  brahma- 
niques 1.  Auparavant  déjà,  à  l'aide   d'inscriptions  rapportées    par 
des  explorateurs  français,  le  môme  savant  avait  établi  que,  dès  le 
vin0  siècle,  le  brahmanisme  avait  pris  possession  du  bassin  infé- 
rieur du  Mékong  sur  le  continent  opposé  et  que   la  religion  de 
Çiva  y  avait  précédé  le  bouddhisme2.  Ces  faits,  sur  lesquels  il  est 
revenu  depuis  et  encore  tout  récemment3,  viennent  d'être  confir- 
més et  précisés  par  M.  Aymonier,  au  moyen  de  nouveaux  docu- 
ments épigraphiques  en  vieux  khmer  et  en  sanscrit,  dont  il  a  sou- 
mis des  spécimens  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres 4. 
Pour  les  textes  en  langue  sanscrite,  M.  Aymonier  |2ol]  s'est  assuré 
la  collaboration  de  M.  Bergaigne,  dont  le  prochain  cahier  du  Journal 
Asiatique  contiendra  un  premier  travail  sur  une  curieuse  dédicace 
çivaïte  de  l'an  1054.  La  mission  dont  il  vient  d'être  chargé  par  le 
gouvernement  français,  de  recueillir   les    monuments    semblables 
encore  subsistants  au  Cambodge,  ne  peut  manquer  d'être  féconde  en 
nouvelles  découvertes  sur  ce  domaine  encore  si  peu  exploré.  Mais, 
dès  maintenant,  il  y  a  là  un  ensemble  de  faits  appuyés  non  sur  de 
vagues  traditions,  mais  sur  des  documents  précis,    irrécusables, 
qui  infirme  singulièrement  l'opinion  accréditée  que  l'Inde  ne  s'est 
répandue  au  dehors  que  par  le  bouddhisme.   L'existence    de  ces 
colonies  lointaines    par  delà  «  l'eau  noire  »  témoigne    chez    les 
brahmanes  d'un  esprit  d'entreprise  et  d'aventure  dont  on  ne  les 
soupçonnait  pas  capables,  et  nous    porte  à   croire  que,   s'ils  ont 
laissé  si  peu  de  traces  de  leur  action    dans  l'Asie  antérieure,    la 
cause  en  doit  être  cherchée  moins  dans  leurs  habitudes  de  réclu- 
sion  et  leur  faible   tendance  au  prosélytisme,    que  dans  les  bar- 
rières infranchissables  que  leur  opposaient  de  ce  côté  des  circon- 
stances historiques  toutes  différentes,  des  religions  plus  compactes, 
des  organismes   politiques   d'une  grande   solidité    et  une  culture 
nationale  à  bien  des  égards  supérieure  à  la  leur.  Enfin,  ce  n'est 
pas  sortir  du  chapitre  des  influences  de  l'Inde  au  dehors,  que  de 
mentionner  un  travail  où  M.  Paul  Regnaud  a  fait  justice  des  extra- 

1.  Over  de  Opschriften  uit  Kœtei  in  Verhand  met  de  Geschiedenis  van  het  Schrift  in  den 
indischen  Archipel.  Extrait  des  Mededeclingen  de  l'Académie  des  sciences  d'Amster- 
dam, section  des  Lettres,  2"  série,  part.  XI,  Amsterdam,  1882. 

2.  Opschriften  op  oude  Bowwerken  in  Kambodja.  Leiden,  1879. 

3.  Dans  les  Annales  de  V Extrême-Orient,  mai-septembre  1880  et  janvier  1882.  Cf.  un 
«article  de  M.  Lorgeati,  ibidem,  août  1880. 

4.  Dans  la  séance  du  9  décembre  :  voir  Revue  critique  du  19  décembre  1881,  p.  500. 


BULLETIN    DE    1882  353 

vagantes  élucubrations  de  M.  Jacolliot  *.  Chose  triste  à  dire,  en 
s'acquittant  de  cette  ingrate  besogne,  M.  Regnaud  a  fait  œuvre 
utile. 

Qu'il  me  soit  permis,  pour  finir,  de  dire  un  mot  de  la  traduction 
anglaise  que  la  maison  Trubner  a  publiée  de  mon  esquisse  des 
religions  de  l'Inde  2.  Le  texte,  à  très  peu  de  chose  près,  est  resté  le 
même.  Mais  les  notes  ont  été  considérablement  augmentées  et,  par 
là,  le  livre  a  été  non  seulement  mis  au  courant  en  ce  qui  concerne 
la  bibliographie,  mais  aussi  rendu  matériellement  plus  [2o2]  com- 
plet. Dans  la  Préface,  j'ai  essayé  de  préciser  mes  vues  sur  plu- 
sieurs points  du  développement  religieux  de  l'Inde,  au  sujet  des- 
quels je  m'étais  d'abord  et  à  dessein  imposé  une  grande  réserve. 


NOTE    RECTIFICATIVE 

Dans  une  note  de  la  précédente  livraison,  p.  325  [=  1 16],  j'ai  im- 
puté à  la  direction  des  Annales  du  Musée  Gui/net  les  fautes  nom- 
breuses qui  se  sont  glissées  dans  la  traduction  par  M.  Feerdes  ana- 
lyses de  Gsomade  Kôrôs.  J'avais  cru  comprendre,  en  effet,  que  les 
feuilles  avaient  été  tirées  sans  l'autorisation  du  traducteur  et  que 
celui-ci  avait  été  réduit  à  ajouter  les  corrections  à  son  travail 
déjà  imprimé.  Le  fait  est  absolument  inexact.  Les  épreuves  ont 
été  régulièrement  et  libéralement  mises  à  la  disposition  du  tra- 
ducteur. C'est  M.  Feer  lui-même  qui,  pour  des  raisons  dans  les- 
quelles je  n'ai  pas  à  entrer  ici,  n'en  a  pas  demandé  assez  et,  de 
guerre  las,  a  jugé  préférable  d'introduire  ses  corrections  en  bloc, 
par  le  moyen  d'un  Erratum.  Comme  je  dois  accepter  la  responsa- 
bilité de  ce  regrettable  malentendu,  je  tiens  à  le  réparer  de  mon 
mieux.  Pour  le  reste,  je  ne  puis  que  maintenir  ce  que  j'ai  dit  dans 
ma  note. 


1.  Une  Mystification  scientifique.  Les  ouvrages  de  M.  Jacolliot  sur  VJnde  ancienne.  Extrait 
de  la  Revue  Lyonnaise,  I,  janvier-juin  1881. 

2.  The  Religions  of  India,  by  A.  Barth.  Authorised  translation  by  Rev.  J.  Wood.  Lon- 
don,  1882. 


Religions  de  l'Inde.  —  I.  23 


IV.  —  BULLETIN  DE  1885 
(Revue  de  V Histoire  des  religions,  t.  XI ,  p.  37  et  ss. 


[37]  En  reprenant  la  série  de  ces  Bulletins  après  un  intervalle  de- 
trois  années,  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une  triple  moisson. 
Le  simple  relevé  bibliographique  des  travaux  dont  les  religions  de 
l'Inde  ont  été  l'objet  pendant  ce  laps  de  temps,  fournirait  à  lui 
seul  la  matière  d'un  article  étendu.  Aussi  l'analyse  et  l'apprécia- 
tion critique  devront-elles  se  renfermer  dans  d'étroites  limites  si 
nous  voulons  conserver  à  ces  comptes  rendus  leur  caractère  de 
revues  d'ensemble  relativement  complètes,  aussi  complètes  du 
moins  que  peut  l'être  un  travail  de  ce  genre  entrepris  sans  collabo- 
ration sur  un  domaine  aussi  fécond  et  aussi  étendu.  Nous  essaie- 
rons pourtant  de  préciser  la  portée  des  publications  les  plus  impor- 
tantes, soit  par  leur  valeur  propre,  soit  par  l'intérêt  général  des 
questions  qu'elles  soulèvent.  Pour  celles  dont  l'objet  est  plus  spé- 
cial, et  dans  le  nombre  il  y  en  a  d'excellentes,  il  faudra  nous 
borner  la  plupart  du  temps  à  une  sèche  énumération.  Gomme  dans 
les  précédents  Bulletins,  il  ne  sera  question  dans  celui-ci,  sauf  indi- 
cation contraire,  que  des  travaux  que  j'ai  pu  examiner  directement. 
Au  point  de  vue  purement  bibliographique  et  en  recueillant  des- 
titres  de  seconde  main,  on  arriverait  facilement  à  doubler  et  à  tri- 
pler la  liste. 

M.  Bergaîgne  a  achevé  son  grand  ouvrage  sur  le  Rig  [38 1  Veda1, 
dont  le  Ier  volume  a  été  signalé  dans  le  Bulletin  de  1880  (vol.  I, 
p.  244).  Je  n'ai  rien  à  changer  aux  termes  par  lesquels  j'essayais 
alors  de   caractériser  cette   œuvre  remarquable  après  inspection 

1.  Abel  Bergaigne,  la   Religion   védique  d'après  les    hymnes  du  Rig-Vcda.  3  vol.  in-8^ 
Paris,  1878-1883- 


BULLETIN    DE    1885  351J 

d'une    seule  de  ses   parties;  car,    bien  que  publiées   à  de  longs 
intervalles,  elle  est  de   celles  où  tout  se  tient,  parce  que  tout  y 
relève  d'une  seule  et  même  pensée  maîtresse.  Pour  bien  apprécier 
cette  œuvre,  il  faut,  jusqu'à  un  certain  point,  faire  abstraction  du 
titre.  Ce  n'est  point  à  proprement  parler  une  exposition  de  la  reli- 
gion védique.  Même  avec  la  restriction  indiquée  dans  le  titre,  une 
pareille  exposition  ne  pourrait  pas  ne  pas  tenir  compte  des  autres 
Vedas.  Elle  exigerait  aussi  un   certain  élément  historique,  quel- 
ques aperçus  sur  la  chronologie  des  idées  védiques  et  sur  le  milieu 
dans  lequel  elles  se  sont  développées.  Non  que  je  reproche  à  l'au- 
teur d'avoir  négligé  ces  questions;  il  les  a  écartées  à  dessein  et,  à 
son  point  de  vue,  il  a  eu  raison  de  le  faire.  Je  constate  seulement 
que,  dans  une  exposition  d'une  pareille  étendue,  il  n'aurait  pas  pu 
s'en  désintéresser  à  ce  point.   Il  n'eût  pas  manqué  de  donner  un 
fond  au  tableau,  d'y  introduire  cette  perspective  et  cette  exacti- 
tude de  proportion  qui  font  un  peu  défaut  dans  ce  livre,  où  tout 
parait  en  quelque  sorte  sur  le  même  plan  et  où  ce  ne  sont  pas  tou- 
jours les  éléments  les  plus  importants  au  point  de  vue  historique 
et  religieux,  que  l'auteur  a  eu  le  plus  à  cœur.  C'est  que  M.  B.  nous 
a  donné  quelque  chose  de  bien  autrement  utile,  de  bien  autrement 
nécessaire  qu'une  exposition  de  la  religion  védique.   Son  livre,  au- 
quel il  faut  joindre  maintenant   les    essais  de  lexicographie  vé- 
dique de  l'auteur1,  est  en  réalité,  sous  forme  analytique,  un  com- 
mentaire exégétique  du  Rigveda,  destiné  à  en  remanier  dans  une 
large  mesure  le  lexique  et  à  en  renouveler  dans  une  mesure  non 
moins  large  l'interprétation.  Dans  cette  reprise  en  sous-œuvre  de 
tout  l'édifice,  la  partie  à  laquelle  M.  B.  touche  le  moins,  est  celle  de 
l'étymologie  [39]  pure,  qui  en  est  en  effet  la  moins  contestable.  Il 
ne  s'ingénie  que  rarement  à  trouver  aux  mots  une  origine  entière- 
ment nouvelle2,  se  bornant  en  général  à  choisir  avec  circonspec- 
tion parmi  les  résultats  de  la  linguistique  contemporaine.  Son  tra- 
vail est  avant  tout  philologique.  Il  opère  sur  les  mots  et  sur  les 
formules  dans  lesquelles  ces  mots  paraissent  et,  par  des  rappro- 

1.  Abel  Bergaigne,  Et  udes  sur  le  lexique  du  Rig-Veda,  dans  le  Journal  Asiatique,  vol.  II, 
p.  468  (1883)  ;  III,  188,  518  ;  LV,  169,  462  (1884). 

2.  Quand  il  le  fait,  il  ne  me  paraît  pas  toujours  avoir  la  main  heureuse.  Ainsi,  je 
ne  puis  accepter  l'étymologie  qu'il  propose  de  suri  et  de  ari  (dans  le  sens  favorable). 
Des  communautés  où  l'on  fait  profession  de  pauvreté,  ont  bien  pu  se  qualifier  de 
bhikshu,  de  mendiant  ;  mais  il  me  faudrait  une  preuve  directe  pour  admettre  que  les 
prêtres  védiques  se  soient  jamais  donné  à  eux-mêmes  ou  aient  accepté  d'autrui  la  qua- 
lification de  «  sans  avoir  »  ou  de  «  ceux  qui  ne  donnent  pas  ». 


350  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

chementa  i>oursuivis  avec  une  patience,  une  rigueur  et  une  saga- 
cité vraiment  admirables,  il  s'applique  à  éliminer  les  à  peu  près,  les 
fausses  nuances,  les  acceptions  gratuites  et  à  circonscrire  dans  les 
limites  les  plus  précises  la  valeur  exacte  des  expressions.  A  côté 
d'une  faculté  de  combinaison  parfois  un  peu  subtile  et  d'un  sens  en 
quelque  sorte  inné  pour  pénétrer  dans  les  replis  les  plus  cachés 
d  une  locution,  ce  qui  frappe  le  plus,  chez  lui,  c'est  la  franchise 
absolue  delà  méthode.  M.  B.  s'interdit  aussi  sévèrement  à  lui-même 
qu'il  les  dépiste  chez  les  autres,  les  procédés  de  cet  art  dangereux 
qui  consiste  à  donner  bonne  apparence  aux  textes  en  leur  faisant 
une  douce  violence,  à  atténuer  par  une  suite  de  concessions  arbi- 
traires ce  qu'ils  peuvent  avoir  d'étrange  et  à  résoudre  les  diffi- 
cultés en  les  voilant.  Une  fois  qu'il  s'est  arrêté  au  sens  d'une 
expression,  il  le  retient  honnêtement  à  travers  les  métaphores  les 
plus  hardies,  les  plus  bizarres  à  notre  sentiment  et  ne  l'abandonne, 
à  défaut  de  raisons  probantes,  que  devant  une  impossibilité  bien 
démontrée.  La  question,  dans  ces  cas,  est  de  savoir  où  commence 
l'impossibilité  dans  le  Veda,  et  j'avoue  que  M.  B.  me  semble  par- 
fois en  reporter  bien  loin  la  limite.  Ainsi,  de  ce  que  arvan  signifie 
cheval,  je  ne  me  croirais  pas  tenu,  comme  M.  B.  et,  avant  lui, 
Wilson,  à  traduire  anarvan  par  «  qui  est  sans  cheval  » ,  quand  il 
s'agit  de  dieux  qui  n'apparaissent  [40]  presque  jamais  sans  leurs 
attelages.  En  présence  des  traces  non  équivoques  qu'a  laissées 
la  racine  ar  dans  le  sens  de  «  blesser,  offenser  »,  je  m'inclinerais 
volontiers  devant  la  tradition  indigène,  qui  explique  ce  mot  par 
«  irrésistible,  que  nul  n'affronte  ».  Dans  bien  des  cas  aussi,  où 
M.  B.  attribue  la  métaphore  au  poète,  je  crois  que  celle-ci  a  pu  fort 
bien  appartenir  à  la  langue  même;  que  go  (vache),  par  exemple, 
était  dans  le  répertoire  poétique  un  des  noms  du  lait.  A  appliquer 
avec  cette  rigueur  une  méthode  à  laquelle  ne  résisterait  pas  tou- 
jours la  prose  la  plus  sobre,  on  risque  d'augmenter  encore  ce  que 
M.  B.  appelle  le  galimatias  du  Veda  et,  ce  qui  est  plus  fâcheux,  d'y 
introduire  un  bagage  supplémentaire  de  subtilités  mystiques,  dont 
il  n'est  déjà  que  trop  pourvu.  C'est  du  reste  ce  que  M.  B.  sent  par- 
faitement. Il  avoue  lui-même  que,  dans  cette  œuvre  de  réaction, 
comme  il  l'appelle,  contre  les  procédés  reçus,  il  a  dû  plus  d'une  fois 
dépasser  le  but.  Mais  il  ajoute  que  cette  réaction  était  nécessaire  et, 
comme  j'en  suis  aussi  persuadé  que  lui,  je  ne  puis  que  lui  savoir  gré 
d'avancer  encore  là  même  où  je  ne  me  sens  plus  le  courage  de  le  suivre. 
M.  Bergaigne  opère  sur  les  formules  presque  avec  la  même 


BULLETIN    DE    1885  357 

rigueur  que  sur  les  mots,  et  c'est  ici  surtout  que  je  dois  accentuer 
mes  réserves.  Un  mot  est  quelque  chose  de  limité  et  de  solide, 
dont  l'imagination  la  plus  fantaisiste  ne  peut  abuser  que  jusqu'à 
un  certain  point.  Une  formule  est  un  produit  complexe  et  infini- 
ment plus  flottant,  dont  on  peut  faire  à  peu  près  tout  ce  qu'on  veut. 
Le  Veda,  comme  toute  œuvre  foncièrement  collective,  est  plein  de 
ces  formules  et,  dès  le  commencement  des  études  védiques,  on  y 
a  vu  avec  raison  un  des  principaux  facteurs  de  l'interprétation  : 
l'essentiel  est  de  n'en  point  être  la  dupe.  Quand  on  voit  ce  que  ces 
formules  deviennent  dans  les  autres  Vedas,  avec  quelle  liberté 
elles  y  sont  altérées,  substituées  les  unes  aux  autres  comme  des 
quantités  en  quelque  sorte  indifférentes,  on  est  d'abord  surpris  et 
on  se  dit  que  ces  gens-là  remanient  à  tort  et  à  travers  un  vieux  fond 
[41  ]  qu'ils  ne  comprennent  plus.  Mais  il  suffit  d'un  retour,  pour  voir 
qu'il  en  est  déjà  de  même  dans  le  Rigveda.  Les  rishis  usent  et 
abusent  de  ces  rengaines  consacrées;  ils  jouent  avec  elles;  elles 
sont  le  jargon  mystique,  le  patois  de  Ghanaan  de  l'époque.  Aussi, 
plus  une  association  de  mots  est  chez  eux  fréquente,  moins  elle  est 
précise.  Ajoutez  que  l'origine  de  ces  formules  a  pu  être  d'un  puéril 
à  défier  toute  sagacité  moderne;  ajoutez  encore  les  vicissitudes 
auxquelles  a  été  exposé  le  texte,  les  altérations  qu'il  a  certainement 
subies,  comme  l'atteste  a  priori  la  diversité  des  çâkhâs,  la  ten- 
dance enfin  à  confondre  les  dieux  et  à  dire  de  l'un  ce  qui  a  été  dit 
d'un  autre,  et  il  apparaîtra  clairement  combien  on  a  ici  de  raisons  de 
se  défier,  si  on  ne  veut  pas  s'exposer  à  prendre  pour  des  concepts 
réels  de  simples  habitudes  verbales.  Or  je  trouve  que,  sous  ce  rap- 
port, M.  B.  ne  s'est  pas  assez  défié.  J'admire  son  industrie  à  ras- 
sembler les  formules  et  les  locutions,  son  ingéniosité  à  les  com- 
biner et  la  sagacité  rare  avec  laquelle  il  a  su  très  souvent  leur 
arracher  leur  secret  l  :  mais  souvent  aussi  elles  l'ont  séduit  et  lui 
ont  fait  lâcher  la  proie  pour  l'ombre.  Ce  sont  en  grande  partie  des 
formules  qui  l'ont  conduit  à  donner  une  importance,  selon  moi  fort 
exagérée,  à  tout  cet  appareil  de  physique  et  de  cosmographie 
sexuelles  ;  au  rôle  des  nombres  dans  le  Veda  ;  aux  rapports  qu'il 
trouve  entre  Agni  et  Manu,  Agni  et  Vishnu,  Soma  et  le  soleil;  à  la 
conception,  très  vraie  à  condition  qu'elle  n'en  vienne  pas  à  étouffer 
toute  autre,  du   sacrifice  considéré   comme  la  représentation  des 

1.  Voir,  par  exemple,  l'usage  heureux  qu'il  en  a  fait  dans  son  étude  des  person- 
nages semi-historiques,  tels  que  Sudâs.  Tout  le  morceau  est  un  modèle  achevé  de 
discussion  fine  et  prudente. 


358  BULLETINS    BfëS     RELIGIONS     DE    L'INDE 

phénomènes  de  la  nature.  C'est  de  ce  long  commerce  avec  les  for- 
mules qu'il  a  contracté  une  prédilection  inquiétante  pour  les  solu- 
tions paradoxales,  et  leur  influence  n'est  pas  pour  peu  de  chose 
non  plus  dans  cet  esprit  de  systématisation  excessive  qui  domine 
tout  l'ouvrage,  qui  en  a  inspiré  l'ordonnance  et  qui  a  conduit,  par 
exemple,  M.  B.  à  distinguer  une  classe  de  dieux  sacrificateurs  et 
à  gâter,  je  ne  trouve  pas  d'autre  mot,  sa  belle  étude  sur  les  dieux 
souverains  par  sa  [42]  théorie  des  dieux  pères.  Le  père  bien  authen- 
tique d'un  dieu  de  premier  ordre  ne  peut  être  qu'un  roi  déchu,  par 
conséquent,  méchant.  Mais  il  n'y  a  point  de  paternité  semblable  dans 
le  Veda,  ou,  du  moins,  elle  y  est  soigneusement  voilée  :  Kronos  et 
Ouranos  y  sont  anonymes.  Le  dieu  père  par  excellence,  Dyaus,  le 
Ciel,  n'est  pas  conçu  comme  mauvais  pour  cela.  Varuna  est  père 
au  même  titre  que  Mitra,  le  dieu  éminemment  bon,  et  cette  pater- 
nité, certainement  fort  ancienne,  mais  d'ordre  secondaire  comme 
les  paternités  multiples  de  Zeus,  est  sans  rapport  avec  le  côté 
sévère  de  sa  divinité.  J'en  dirai  autant  de  la  paternité  de  Rudra  : 
n'impliquant  aucune  déchéance,  elle  n'a  rien  à  voir  avec  son  ca- 
ractère de  dieu  redoutable. 

Mais  il  est  temps  que  je  me  sépare  de  cette  œuvre  remarquable, 
s'il  doit  être  question  encore  d'autre  chose  dans  ce  Bulletin.  En 
résumé,  sans  adopter  entièrement  le  lexique  de  M.  Bergaigne,  je 
ne  puis  qu'approuver  sa  manière  de  traduire,  parce  qu'elle  est, 
après  tout,  la  méthode  ne  concédant  rien  à  la  fantaisie,  et  qu'elle 
dénonce  à  chaque  ligne  les  difficultés  qui  s'opposent  encore  à  l'in- 
telligence de  ces  vieux  documents.  Je  suis  moins  d'accord  avec  lui 
sur  l'interprétation  générale.  Mais,  même  à  ce  point  de  vue,  sa  ma- 
nière de  concevoir  l'esprit  du  Veda  est  celle  qui,  parmi  toutes,  se 
rapproche  le  plus  de  mes  propres  idées.  Pour  ne  pas  me  ranger  de 
son  côté  dans  le  débat  soulevé  par  son  livre,  il  me  faudrait  oublier 
les  protestations  que  j'élevais,  il  y  a  plus  de  douze  ans  déjà,  contre  le 
Veda  poétiquement  naïf  et  raisonnable  qui  nous  venait  d'Allemagne. 

Le  livre  de  M.  Bergaigne  est  le  commentaire  analytique  d'un 
texte  qu'il  s'agit  de  traduire  :  le  commentaire  de  M.  Ludwig  est 
un  recueil  de  notes  et  de  documents  à  l'appui  d'une  traduction  déjà 
faite  et  qui,  par  sa  date  d'achèvement  (1876),  n'est  pas  du  ressort 
de  ce  Bulletin.  Je  pourrais  donc  me  borner  à  mentionner  le  deuxième 
et  dernier  volume  de  ce  commentaire1,  qui,  par  sa  nature  même, 

I.  Alfred   Ludwig,  Commentar  zur  Rigveda  Uebersetzung.  II%".  Theil.  Zu  dem  zweitert 


BULLETIN    DE    1885  359 

échappe  à  l'analyse,  et  à  [43]  référer  à  ce  qui  a  été  dit  du  premier 
volume  dans  le  précédent  compte  rendu,  si  je  ne  me  croyais  tenu 
de  rendre  hommage  une  fois  de  plus  au  savoir  étendu  et  minutieux 
qui  se  trouve  accumulé  dans  ces  recherches.  M.  L.  est  un  novateur, 
comme  M.  Bergaigne  et,  pourtant,  leurs  ouvrages  sont,  à  bien  des 
égards,  le  contre-pied  l'un  de  l'autre.  Malgré  sa  prédilection  pour 
une  littéralité  souvent  excessive,  le  premier  ne  traduit  pas  avec  la 
méthode  inflexible  du  second  :  il  se  décide  plus  souvent  d'après  les 
convenances  du  cas  particulier  et  il  a  même,  de  ce  chef,  de  brusques 
détours,  qui  dépassent  en  fait  de  liberté  tout  ce  qu'on  s'était 
permis  jusqu'à  ce  jour.  Par  contre,  on  trouve  chez  lui  cette  con- 
naissance approfondie,  immédiate,  des  autres  branches  de  la  litté- 
rature védique,  dont  l'absence  est  parfois  trop  sensible  chez 
M.  Bergaigne.  Son  commentaire,  qui  est  la  partie  la  plus  méri- 
toire de  l'ouvrage,  est  sous  ce  rapport  une  véritable  mine  de  rensei- 
gnements puisés  aux  sources,  et  où  il  n'y  a  rien  à  reprendre  qu'un 
excès  de  richesses.  Le  lecteur,  qui  se  sent  comme  perdu  au  milieu 
de  cet  encombrement,  est  trop  souvent  obligé  de  se  dire  que  l'au- 
teur eût,  en  somme,  plus  donné,  s'il  s'était  appliqué  davantage  à 
«choisir.  Le  volume  se  termine  par  une  appréciation  de  l'éthique  du 
Veda  considérée  dans  son  action  sur  la  vie  de  l'individu  et  de  la 
nation  en  général1. 

Dans  une  série  d'acticles  que  je  ne  puis  caractériser  dans  l'en- 
semble, parce  que  je  n'en  connais  que  le  début,  M.  Golinet  a  étudié 
ia  conception  de  la  divinité  dans  le  Rigveda2.  Il  est  frappé  dû 
caractère  absolu  que  les  Hymmes  reconnaissent  aux  dieux,  même  à 
«eux  qui,  comme  Agni  et  Soma,  sont  liés  par  le  rapport  le  plus 
intime  à  des  objets  sensibles,  au  point  de  [44]  se  confondre  souvent 
avec  eux.  L'observation  est  juste  :  peu  importe  que  ce  caractère  ne 
soit  pas  constant;  que  ces  dieux  s'engendrent  entre  eux,  se  com- 
mandent et  se  pénètrent  réciproquement;  qu'il  soit  au  pouvoir  de 
l'homme  de  leur  faire  du  mal  et  du  bien  :  il  suffit  que  ce  caractère 
leur  soit  reconnu  une  fois,  pour  qu'il  existe.  Tout  aussi  juste  est 

Bande  der  Ueberselzung.  Prague  et  Leipzig,  1883.  Le  volume  est  le  5e  de  l'ouvrage 
complet. 

1.  La  même  question,  mais  dans  un  sens  plus  théologique  et  sans  sortir  pour  l'Inde 
des  limites  du  Rigveda,  a  été  traitée  par  M.  A.  Holtzman  :  Siinde  und  Suhne  in  den 
Rigvedahymnen  und  den  Psalmen,  dans  la  Zeitschrift  fur  Vôlkerpsychologie  und 
Sprachwissenschaft,  t.  XV,  1  (1884). 

2.  Ph.  Colinet,  la  Divinité  personnelle  dans  l'Inde,  dans  Le  Muséon,  t.  II,  p.  127 
<1884). 


360  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

l'observation  que  ce  caractère  ne  s'explique  pas  par  l'anthropomor- 
phisme pur,  ou,  pour  employer  un  terme  que  d'autres  préfèrent, 
parle  pur  animisme;  mais  qu'il  convient,  en  présence  surtout  de 
personnalités  bien  plus  dégagées  du  monde  sensible,  telles  que 
Indra  et  Varuna,  d'y  joindre  des  notions  transcendantes,  une  con- 
ception plus  ou  moins  vague  de  la  divinité  comme  étant  au-dessus 
et  en  dehors  du  monde.  D'où  viennent  ces  notions?  Gomment 
faut-il,  dans  le  plus  lointain  passé,  se  représenter  l'action  de  ces 
deux  facteurs,  d'un  côté  l'induction  sensible,  d'autre  part  la  raison 
pure?  J'imagine,  pour  mon  compte,  qu'ils  ont  été  confusément 
à  l'œuvre  l'un  et  l'autre,  depuis  les  premiers  jours,  comme  ils  le 
sont  encore  actuellement.  Mais  je  doute  que  ce  soit  là  l'avis  de  M.  G. 
Ge  dont  je  suis  persuadé  par  contre,  c'est  que  le  Veda,  pas  plus 
que  tout  autre  document  du  reste,  ne  nous  fera  faire  un  pas  décisif 
vers  la  solution  du  problème.  Nous  sommes  si  loin  des  origines  de 
la  conscience  humaine  dans  ce  livre,  qu'autant  vaudrait  s'adresser 
à  un  de  nos  contemporains,  que  de  l'interroger  à  cet  égard.  La 
question  d'archéologie  devient  ici  forcément  une  question  de  spé- 
culation, et  c'est  le  chemin  qu'elle  paraît  aussi  avoir  pris  chez 
M.  G.,  puisqu'il  avertit  que,  pour  la  suite,  «  les  documents  posi- 
«  tifs  faisant  défaut,  il  sera  nécessaire  de  recourir  à  l'observation 
«  de  la  marche  de  l'esprit  humain  en  général,  et  de  vérifier  ensuite 
«  nos  conclusions  par  l'examen  des  textes  védiques  ».  Les  textes 
sont  peu  gênants  en  pareille  matière.  Ce  qui  est  difficile,  c'est,  par 
l'observation  de  cette  «  marche  de  l'esprit  humain  en  général  », 
d'en  découvrir  le  point  de  départ,  à  supposer  qu'on  ne  le  connaisse 
pas  déjà,  et  surtout  de  le  faire  voir  de  la  môme  façon  à  ceux  qui, 
sur  certaines  matières,  ne  pensent  pas  comme  nous.  Malgré  le 
talent  et  la  conscience  [45]  que  M.  G.  apporte  dans  ses  recherches, 
je  doute  que,  sur  ce  point,  il  ait  réussi  mieux  que  d'autres,  à  con- 
tenter, comme  on  dit,  tout  le  monde  et  son  père. 

M.  G.  m'ayant  adressé  au  début  de  son  travail  quelques  objec- 
tions au  sujet  du  caractère  sacerdotal,  nullement  populaire  que  je 
suis  obligé  de  reconnaître  au  Veda1,  je  lui  dois  quelques  mots 
d'explications,  afin  d'éviter  tout  malentendu.  Je  ne  vois  dans  le 
Veda  rien  qui  ressemble  à  une  doctrine  secrète,  à  une  religion 
s'entourant  de  mystère.  Ce  que  je  prétends,  le  voici  :  c'est  qu'il  y 


1.  JLes  objections  de  M.  G.  portent  sur  ce  que  j'ai  dit  à  ce  sujet  dans  la  préface  de 
The  Religions  of  India. 


BULLETIN    DE    1885  361 

a  dans  ce  livre  une  doctrine,  ou  plutôt  des  prétentions  à  une  doc- 
trine raffinée,  à  une  sorte  de  gnose,  qui  en  pénètre  toutes  les  par- 
ties et  que  nous  ne  sommes  pas  autorisés  à  supposer  chez  le  grand 
nombre.  Que  le  fait  d'avoir  adoré  les  mêmes  dieux  que  ses  prêtres 
et  d'avoir  cru  à  l'efficacité  du  même  culte,  ne  permet  pas  de  pré- 
juger des  notions  ni  des  sentiments  de  ce  grand  nombre.  Que  ce 
qu'on  a  appelé  hénothéisme,  la  tendance  non  seulement  à  subor- 
donner à  tour  de  rôle  tous  les  dieux  à  un  seul  dieu,  qui  n'en 
devient  pas  plus  tangible  pour  cela,  tant  s'en  faut,  mais  encore  et 
surtout  à  les  faire  rentrer  en  quelque  sorte  les  uns  dans  les  autres 
comme  de  pures  abstractions,  sans  substance  ni  personnalité,  ne 
saurait  être  admis  purement  et  simplement  comme  un  trait  de  la 
conscience  populaire.  Que  pour  celle-ci,  ces  dieux,  qui  après  tout 
ne  sont  pas  des  abstractions,  ont  dû  être  l'objet  de  représentations 
bien  autrement  concrètes  et  résistantes  ;  qu'on  devait,  aussi  bien 
qu'ailleurs,  savoir  sur  leur  compte  une  infinité  d'histoires  :  qu'ils 
avaient  leurs  biographies,  et  qu'au  lieu  de  répéter  que,  dans  le 
Veda,  la  physionomie  des  dieux  n'est  pas  encore  bien  arrêtée,  on 
devrait  renVerser  les  termes  et  dire  qu'elle  ne  l'est  déjà  plus.  Qu'il 
y  a  tout  lieu  de  croire  que  bien  des  traits  essentiels  de  la  vie  reli- 
gieuse du  peuple  ne  sont  pas  représentés  dans  ces  chants,  qui  ne 
nous  ont  été  conservés,  après  tout,  qu'à  l'état  de  sélection,  de  litur» 
gie  d'une  religion  décidément  aristocratique  et  sacerdotale.  Que  le 
culte  [46]  domestique,  par  exemple,  sans  doute  parce  que  les  Brâh- 
manas  s'en  occupent  à  peine,  y  est  pauvrement  relégué  dans  une 
sorte  d'appendice.  Qu'il  a  dû  forcément  y  avoir  des  diversités  de 
tribu  à  tribu  :  que  les  superstitions  locales,  le  culte  des  esprits 
mauvais  avec  toutes  les  pratiques  qui  s'y  rattachent,  ont  dû  tenir 
une  place  bien  autrement  grande  que  ne  le  feraient  croire  les  rares 
allusions  qu'y  font  les  rishis  ;  que  l'argument,  telle  chose  ne  se 
trouve  pas  dans  le  Yeda,  donc  elle  n'existait  pas  à  l'époque  du 
Veda,  est  un  argument  téméraire,  et  que  l'image  d'un  «  peuple 
védique  »,  qu'on  a  plus  d'une  fois  prétendu  dégager  de  documents 
pareils,  a  toutes  les  chances  du  monde  d'être  l'image  d'un  peuple 
idéal.  Ce  qui  surprend,  c'est  que  le  style  à  lui  seul  n'ait  pas  donné 
l'éveil,  avec  sa  phraséologie  qui  sent  l'école,  avec  ses  réticences, 
ses  allusions  obscures,  auxquelles  le  grand  nombre  pouvait  bien 
acquiescer  par  force  d'habitude,  mais  auxquelles  il  ne  devait  guère 
entendre  plus  que  nous.  Car  la  plupart  des  traits  que  nous  venons 
de  résumer  ne  sont  pas  choses  rares  et  particulières  au  Veda.  Ils 


363  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L  INDE 

sont  communs  plus  ou  moins  à  toutes  les  littératures  religieuses, 
sans  en  excepter  les  nôtres,  en  dépit  du  catéchisme.  Ils  se  répètent 
notamment  avec  une  fatigante  monotonie  d'un  bout  à  l'autre  dans 
celles  de  l'Inde  et  là,  on  ne  s'y  est  jamais  mépris.  Si  on  ne  les  a 
pas  vus  dans  le  Veda,  c'est  qu'on  n'a  pas  voulu  les  voir.  On  aurait 
cru  blasphémer  en  reconnaissant  qu'il  y  a  beaucoup  de  routine  pro- 
fessionnelle dans  ces  «  naïves  effusions  des  premiers  pères  de  notre 
race  ».  N'était-on  pas  placé  là  au  point  d'origine  en  quelque  sorte 
du  chemin  royal  de  la  pensée  aryenne  ?  Peut-être  finira-t-on  par 
avouer  que  parfois  ce  chemin  ressemble  déjà  singulièrement  à  une 
impasse1. 

[47]  M.  de  Bradke  s'est  renfermé  dans  des  limites  plus  nettement 
définies.  Il  a  étudié  en  philologue  et  en  historien  les  problèmes  qui  se 
rattachent  au  vieux  nom  divin  à' Asura*,  et  sa  monographie  comp- 
tera parmi  ce  qui  a  été  écrit  de  meilleur  sur  cette  question  intéres- 
sante entre  toutes  par  les  perspectives  qu'elle  ouvre  sur  le  passé 
religieux  le  plus  lointain  de  l'Inde  et  de  l'Iran.  Sans  se  prononcer 
sur  l'étymologie  du  mot,  il  admet,  avec  M.  Darmesteter,  la  signi- 
fication de  «  maître,  seigneur  ».  Épithète,  à  l'origine,  de  l'ancien 
dieu  suprême  des  tribus  indo-européennes,  c'est-à-dire  de  Dyaus 
pitar,le  Ciel,  père  des  dieux  et  des  hommes,  asura  est  devenu  dans 
l'Iran  le  nom  du  successeur  plus  ou  moins  révolutionnaire  de  Dyaus, 
Àhura  Mazdâ,  tandis  que  dans  l'Inde,  il  est  tombé  en  partage  entre 
les  devas,  les  héritiers  légitimes  du  vieux  souverain.  Mais,  à 
<îôté  de  ceux-ci,  les  plus  anciens  documents  de  l'Inde  connaissent 
<Iéjà  des  asuras  «  ennemis  des  dieux  »,  et  c'est  à  ces  derniers  que 
le  nom,  par  suite  d'une  lente  évolution,  est  resté  à  titre  définitif. 
M.  de  B.  voit  dans  ce  fait  le  contre-coup  de  la  réforme  iranienne, 
la  réponse  ^en  quelque  sorte  de  l'Inde  à  la  déchéance  prononcée  par 

1.  Dans  un  ouvrage  dont  il  sera  question  plus  loin  (India  What  can  it  teach  us  ?) 
M.  Max  Mùller  a  pris  également  à  partie  ceux  qui  nient  le  caractère  populaire  du 
Veda.  Il  leur  demande  s'ils  savent  ce  qu'ils  veulent  dire,  et  leur  objecte  qu'on  pour- 
rait en  soutenir  autant  des  livres  de  l'Ancien  Testament  et  des  poèmes  homériques. 
M.  Max  Mùller  ne  nomme  personne  et  je  n'ai  pas  la  présomption  de  croire  qu'il  a 
voulu  s'en  prendre  à  moi  chétif.  Mais,  comme  je  pense  avoir  été  le  premier  à  avancer 
cette  hérésie,  je  prends,  à  tout  risque,  l'observation  à  mon  compte  et  je  réponds, 
quant  à  la  demande  :  que  j'y  tâche  ;  quant  à  l'objection  :  que  tout  ce  que  je  souhaite, 
c'est  qu'on  consente  à  traiter  le  Veda  comme  on  traite  la  Bible  et  Homère,  où  l'on  a 
appris  à  distinguer  entre  la  conscience  d'Israël  et  celle  des  prophètes,  entre  la  poétiquô 
en  usage  à  la  cour  des  anactes  et  les  religions  des  peuplades  de  la  Grèce. 

2.  P.  von  Bradke,  Dyâus  Asura,  Ahura  Mazdâ  und  die  Asuras.  Studien  und  Versuche 
auf  dem  Gebiete  alt-indogermanischer  Fteliyionsgeschichte.  Halle,  1885. 


BULLETIN    DE    1885  363 

le  mazdéisme  contre  les  (levas,  qui  sont  devenus  chez  lui  les  démons. 
Il  me  semble  que  la  lenteur  même  avec  laquelle  le  transfert  s'est 
opéré  dans  l'Inde,  doit  rendre  l'explication  suspecte.  Mais  je  m'em- 
presse d'ajouter  qu'en  reprenant  contre  M.  Darmesteter  l'ancienne 
thèse,  M.  deB.  l'a  entourée  de  beaucoup  de  précautions,  qu'à  plu- 
sieurs égards  il  l'a  présentée  sous  un  jour  nouveau,  et  qu'il  n'a 
rien  négligé,  en  ce  qui  regarde  l'Inde  du  moins,  pour  mettre  les 
pièces  du  débat  sous  les  yeux  du  lecteur.  Il  a  étendu  ses  recherches 
dans  une  juste  mesure  à  l'ensemble  de  la  littérature  védique  et, 
[48 1  sans  jamais  sortir  de  son  sujet,  il  a  su  semer  chemin  faisant 
un  grand  nombre  d'observations  ingénieuses  qui  en  éclairent  les 
abords.  Dans  son  introduction  notamment,  il  a  émis  sur  le  carac- 
tère général  du  Rigveda  les  vues  les  plus  sages.  On  est  bien  loin 
avec  lui  du  lyrisme  des  premiers  jours. 

Parmi  les  études  de  détail  dont  les  Hymnes  ont  été  l'objet,  nous 
avons  à  signaler  en  première  ligne  deux  élégantes  petites  disser- 
tations de  M.  Roth,  que  sa  longue  pratique  du  Yeda  n'a  pas 
réconcilié  avec  les  choses  obscures.  Dans  l'une1,  M.  R.  avait 
essayé  de  montrer  qu'à  l'aide  de  quelques  retouches  très  simples 
et  d'un  peu  de  bonne  volonté  aussi,  on  pouvait  rendre  parfaitement 
intelligible  un  hymne  du  quatrième  livre  (IV,  27),  qui  paraissait 
jusqu'ici  l'obscurité  même.  Mais  M.  Bergaigne  n'a  pas  eu  de  peine 
à  faire  voir2  que  la  chose  n'était  pas  si  aisée  qu'elle  en  avait  l'air  : 
que  ces  corrections  en  apparence  si  heureuses  se  compliquaient 
de  toute  une  série  d'infidélités  et  d'hypothèses  et  que,  pour  les 
admettre,  il  fallait  méconnaître  quelques-unes  des  formules  les 
mieux  établies  de  lalangue  védique.  Malheureusement  pour  l'hymne, 
l'interprétation  de  M.  Bergaigne  ne  tient  pas  debout  non  plus.  Elle 
respecte  les  formules,  mais  elle  ne  compte  pas  avec  l'invraisem- 
blable. La  tradition  indigène  avait  senti  juste,  en  reconnaissant  un 
manque  de  liaison  entre  le  premier  vers  et  le  second,  et  parvint-on 
à  échapper  à  cette  première  difficulté,  qu'on  se  heurterait  au  qua- 
trième vers,  où  tout  s'embrouille  d'une  façon  irrémédiable.  Seul 
l'auteur  (ou  les  auteurs)  de  ces  fragments  mal  rajustés  pourrait 
nous  tirer  d'embarras.  Le  résultat  auquel  ont  abouti  ici  les  deux 
méthodes,  est  donc  au  fond  le  même  :  ni  l'une  ni  l'autre,  elles 
ne  sont  parvenues  à  résoudre  le  problème.  H  y  a  pourtant  entre 

1.  Roth,  Der  Adler  mit  dem  Soma,  dans  Zeitschrift  der  deutschen  morgenlandischcn 
<îesellschaft,  t.  XXXVI,  p.  353  (1882). 

2.  Religion  védique,  t.  III,  p.  322. 


304  BULLETINS    DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

elles  cette  différence,  que  l'une,  tout  en  prétendant  être  plus  vigi- 
lante, nous  amène  doucement  à  fermer  les  yeux  aux  difficultés,  tandis 
que  l'autre  nous  oblige  à  les  tenir  ouverts.  —  [4Î)]  M.  Roth  nous 
semble  avoir  été  plus  heureux  dans  son  deuxième  article,  où  il 
cherche  une  explication  à  l'incohérence  manifeste  de  l'hymne  Y, 
44  *.  Sans  essayer  cette  fois  d'appliquer  une  apparence  de  cure  à 
des  plaies  incurables,  il  se  borne  à  les  décrire,  à  indiquer  les  pra- 
tiques liturgiques  qui  ont  pu  en  être  la  cause,  et  à  faire  sentir  la 
leçon  à  tirer  de  désordres  pareils  pour  l'histoire  précanonique  du 
Veda.  —  D'autres  passages  des  Hymnes  ont  été  l'objet  d'observa- 
tions intéressantes  de  la  part  de  MM.  Hillebrandt2  et  Lanman3. 
M.  Whitney  a  soumis  le  beau  morceau  d'antique  spéculation  qui 
nous  est  conservé  dans  X,  129,  à  un  examen  pénétrant,  mais,  à 
notre  avis,  bien  sévère4.  Oui,  il  y  a  des  obscurités  dans  ce  mor- 
ceau, et  l'auteur  s'y  débat  contre  des  conceptions  qui  nous  pa- 
raissent grossières.  Mais  sommes-nous  réellement  plus  clairs  que 
lui  quand  nous  venons  à  parler  de  ces  choses,  et  dans  quelques- 
unes  de  nos  formules  modernes,  y  a-t-il  plus,  après  tout,  qu'un 
simple  raffinement  des  siennes  ? 

On  sait  que  la  plante  qui  fournissait  aux  tribus  védiques  leur 
soma,  aux  iraniens  leur  hom,  est  perdue.  Si  on  arrivait  à  la 
retrouver,  il  est  probable  qu'on  arriverait  du  même  coup  à  déter- 
miner la  contrée  qui  fut,  sinon  le  berceau  de  la  race  indo-iranienne, 
du  moins  le  siège  primitif  d'un  de  ses  plus  anciens  cultes.  A  la 
suite  d'un  article  publié  par  M.  Roth  en  1881,  dans  le  Journal  de 
la  Société  orientale  allemande5,  des  recherches  furent  faites  en  ce 
sens  par  des  explorateurs  voyageant  sous  les  auspices  du  gouver- 
nement russe.  Depuis,  le  gouvernement  anglo-indien  s'est  intéressé 
à  son  tour  à  ces  recherches.  Les  résultats  qu'elles  ont  donnés  jus- 
qu'ici ne  sont  pas  bien  encourageants,  [oO]  comme  on  peut  le  voir 
dans  un  nouvel  article  de  M.  Roth6  et  par  une  discussion  qui  s'est 


1.  R.  Roth,  Lôsung  eines  Rdthsels  im  Veda,  dans  Zeitschrift  der  deutschcn  morgenl. 
Gesellsch.,  XXXVII,  p.  109. 

2.  Alfred  Hillebrandt,  Za  Rigveda  I,  162.  Ibidem,   XXXVII,  p.  521. 

3.  G.  R.  Lanman,  On  the  Stanza,  Rigveda  X,  18,  14,  as  illustrating  the  Varieties  of 
cumulative  Evidence  thaï  may  be  used  in  the  Criticism  of  the  Veda,  dans  Proceedings  of 
the  American  Oriental  Society,  mars  1884. 

4.  W.  D.  Whitney,  The  Cosmogonie  Hymn,  Rig-Veda  X,  129.  Ibidem,  mars  1884. 

5.  R.  Roth,  Ueher  den  Soma,  dans  Zeitsch.  der  deutsch.  morgenl.  Gesellsch.,  XXXV, 
p.  680. 

6.  R.  Roth,  Wo  wâchst  der  Soma  ?  Ibidem,  XX \  VIII,  p.  134. 


BULLETIN    DE    1885  305 

ouverte  à  ce  sujet  dans  Y  Academy  de  Londres  et  à  laquelle  ont 
pris  part  MM.  Max  Millier  et  Roth ainsi  que  plusieurs  naturalistes1. 
Peut-être  sera-t-on  plus  heureux  dans  l'avenir.  Il  est  un  point  tou- 
tefois, auquel  on  ne  paraît  pas  avoir  accordé  une  attention  suffi- 
sante ;  c'est  que  le  seul  soma  sur  lequel  nous  ayons  quelques  ren- 
seignements, est  celui  des  Brâhmanas  et  que  ce  soma-là  n'est  déjà 
plus  le  breuvage  célébré  dans  les  Hymnes  :  même  pris  à  petite  dose, 
il  agit  comme  un  émétique2,  ce  que  ne  faisait  certainement  pas 
celui  à  qui  ces  populations  demandaient  jadis  l'ivresse.  Gela  dimi- 
nue singulièrement  les  chances  de  retrouver  la  plante  primitive 
et,  avec  elle,  l'ancienne  demeure  des  tribus  indo-iraniennes. 

Ce  n'est  pas  cette  ancienne  demeure  des  Aryas  de  l'Inde  qu'a 
cherchée  M.  Thomas3,  mais  bien  le  chemin  qu'ils  ont  du  prendre 
pour  venir  dans  leur  nouvelle  patrie.  Pour  cela,  il  a  étudié  une  fois 
de  plus  la  géographie  védique,  c'est-à-dire  la  nomenclature  des 
rivières  mentionnées  dans  les  Hymnes,  et  il  conclut  que  l'invasion 
a  dû  déboucher  sur  deux  colonnes,  par  les  passes  qui  dominent 
Caboul  et,  plus  au  sud,  par  celles  du  Kurrum  et  du  Gomal.  On  est 
tellement  habitué  à  certaines  thèses,  que  celle-ci,  à  première  vue, 
n'a  rien  qui  surprenne.  Il  suffit  pourtant  d'un  peu  de  réflexion  pour 
voir  combien  de  moyens  termes  parfaitement  inconnus  s'interposent 
ici  entre  les  données  et  les  conclusions.  Strictement,  tout  ce  que  les 
Hymnes  [51]  permettent  d'affirmer,  c'est  qu'ils  ont  été  composés  en 
très  grande  majorité  dans  le  bassin  de  l'Indus,  et  nous  savons 
d'autre  part,  nullement  par  le  Veda,  que  la  population  qui  parlait 
la  langue  de  ces  hymnes,  ou  une  partie  du  moins  de  cette  popula- 
tion, doit  être  venue  du  Nord-Ouest.  Au  delà,  commence  l'hypo- 
thèse et  c'est  en  faire  une  énorme  que  d'assimiler  la  propagation 
de  la  poésie  et  de  la  religion  védiques,  à  la  propagation  même  de  la 
race  aryenne.  Pour  le  reste,  sauf  quelques  wild  spéculations, 
telles  que  l'intervention  supposée  des  aborigènes,  en  la  personne 


1.  Voir  The  Academy  des  25  octobre,  15  novembre,  6,  13  et  20  décembre  1884,  et 
3  et  31  janvier  1885. 

2.  Par  une  singulière  coïncidence,  il  se  trouve  que  le  hom  des  Parsis  du  Kirmiin, 
ou  plutôt  leur  nîreng,  mixture  sacrée  très  compliquée,  mais  dont  le  jus  du  hom  et 
l'urine  de  vache  sont  la  base,  est,  lui  aussi,  un  vomitif,  dès  qu'on  en  prend  plus  d'une 
quinzaine  de  gouttes.  M.  Houtum-Schindler,  qui  a  vu  la  plante,  une  espèce  d'asclé- 
piade,  ne  dit  pas  si  c'est  d'elle  ou  d'un  des  autres  ingrédients  que  vient  cette  pro- 
priété du  breuvage.  Voir  The  Academy  du  31  janvier  1885. 

3.  Edward  Thomas,  The  Eivers  of  the  Vedas,  and  how  the  Aryans  entered  India,  dans 
Journal  of  the  Hoy.  Asiatic  Soc.  of  Great  Britain  and  Ireland,  t.  XV,  p.  357  (1883). 


366  BULLETINS     DES     RELIGIONS    DE    L'INDE 

de  Krishna  Dvaipayana,  dans  la  fixation  du  canon  védique,  je  me 
plais  à  reconnaître  que  le  mémoire  de  M.  Thomas  est  fait  avec 
soin  et  renferme  un  grand  nombre  d'informations  utiles. 

M.  Pincott  s'est  attaché  à  découvrir  les  principes  qui  ont  été 
suivis  dans  l'arrangement  du  Rigveda1.  Son  mémoire,  qui  témoigne 
d'une  grande  finesse  d'observation,  contient  en  réalité  moins  de 
résultats  nouveaux  que  l'auteur  ne  se  Fimagine  ;  car,  si  on  retranche 
les  points  où  M.  P.  s'est  rencontré,  sans  s'en  douter,  il  est  vrai, 
avec  Delbrùck,  Grassmann,  Ludwig,  il  ne  reste  plus  guère  de 
choses  acceptables.  Il  est  fort  probable,  comme  le  supposait  déjà 
Haug,  que  le  premier  livre  est  une  sorte  d'églogue  liturgique;  mais 
l'explication  que  propose  M.  P.  est  imaginaire  et  paraîtra  môme 
incompréhensible  pour  peu  qu'on  ait  quelque  notion  du  rituel.  Tout 
aussi  fragiles  sont  les  raisons  qu'il  croit  découvrir  à  l'ordonnance 
générale  des  livres  II  à  VII.  Quant  au  huitième,  sa  contribution  se 
réduit  à  une  étymologie  impossible  du  mot  pragâtka.  —  D'une 
tout  autre  portée  est  l'étude  de  M.  Oldenberg  sur  la  composition  et 
l'arrangement  de  ces  vieilles  liturgies2.  Malheureusement,  pour  pou- 
voir caractériser  même  sommairement  ce  beau  travail,  il  [o2]  me 
faudrait  entrer  dans  des  détails  préliminaires  qui,  par  leur  nature 
trop  spéciale,  ne  seraient  point  à  leur  place  ici.  Il  me  suffira  donc 
de  dire  que  M.  Oldenberg  a  cherché  s'il  n'y  avait  pas  quelque  moyen 
de  distinguer  encore  dans  les  Hymnes  la  part  afférente  au  prêtre 
qui  récite,  au  hotri,  de  celle  qui  revenait  au  prêtre  qui  chante,  à 
Tudgâtri,  et  qui  a  été  codifiée  plus  tard  dans  le  Sâmaveda.  Qu'il  a 
trouvé  un  ensemble  de  caractères  assez  solide  permettant  d'établir 
cette  distinction  dans  ses  contours  généraux.  Que  la  part  de  Tud- 
gâtri était  à  l'origine  bien  plus  riche  que  ne  le  feraient  supposer 
à  première  vue  les  manuels  constituant  actuellement  le  Sâmaveda. 
Que  ceux-ci,  malgré  leur  caractère  secondaire  et  leur  appauvrisse- 
ment, reflètent  parfois  mieux  que  notre  Rigveda  actuel  la  division 
primitive  des  hymnes.  Que  dans  une  moindre  mesure,  le  même  fait 
est  vrai  de  la  liturgie  qui  nous  est  conservée  dans  les  livres  rituels 
dépendant  du  Rigveda.  M.  0.  arrive  ainsi  à  jeter  un  jour  nouveau 
sur  la  composition  du  recueil,  notamment  sur  celle  des  livres  VIII 

1.  Frédéric  Pincott,  On  the  Arrangement  of  the  Hymns  ofthe  Rig-Veda,  dans  Journal 
of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Great  Britain  and  lreland,  t.  XVI,  p.  381. 

2.  H.  Oldenberg,  Rigvcda-Samhitâ  und  Sâmavedârciha.  Nebst  Bemerkungen  ùber  die 
Zerlegung  der  Rigveda-Hymnen  in  Theilhymnen  und  Strophen,  sowie  iïber  einige  verwandte 
Fragen,  dans  Zeitschr.  der  deutsch  .morgenl.  Gesellsch.,  t.  XXXVUI,  p.  439. 


BULLETIN    DE    1885  367 

et  IX  qui,  jusqu'ici,  embarrassaient  le  plus.  La  division  des 
hymnes  en  strophes  plus  ou  moins  indépendantes  pourra  désormais 
s'appuyer  dans  un  plus  grand  nombre  de  cas  sur  des  règles  plus 
précises,  et  les  exceptions  à  la  grande  loi,  que,  dans  l'intérieur 
d'un  même  groupe,  les  morceaux  se  suivent  d'après  le  nombre 
décroissant  de  leurs  vers,  se  trouvent  réduites  à  un  minimum.  Il 
va  sans  dire  que  plus  d'une  des  questions  ainsi  soulevées  est 
encore  loin  d'une  solution  définitive,  mais  le  cadre  général  parait 
solide.  Je  ne  ferai  ici  qu'une  seule  réserve.  En  insistant  sur  les 
rapports  étroits  qui  existent  entre  l'arrangement  du  Rigveda  et  la 
liturgie  postérieure,  M.  0.  n'a  pas  assez  appuyé  sur  les  diffé- 
rences, qui  sont  en  réalité  bien  plus  grandes  qu'il  ne  veut  en  con- 
venir. En  admettant  même  que  ces  rapports  soient  aussi  étroits 
pour  la  liturgie  du  hotri  et  de  l'udgâtri  telle  qu'elle  est  conservée 
chez  les  Rigvedins  et  les  Sâmavedins,  resterait  toujours  celle  qui 
est  codifiée  dans  le  Yajurveda  et  qui  n'est  ni  moins  importante,  ni 
moins  ancienne.  Or,  dans  celle-ci,  toute  l'ordonnance  du  Rigveda 
est  bouleversée  de  fond  [î>3]  en  comble.  La  liturgie  des  livres  ri- 
tuels n'est  plus  la  liturgie  des  Hymnes  :  c'est  là  un  grand  fait  qui 
domine  toutes  les  ressemblances  de  détail  et  qu'on  est  tenté  d'ou- 
blier en  lisant  le  mémoire  de  M.  Oldenberg. 

Nous  pouvons  passer  plus  rapidement  sur  les  publications  qui 
ont  porté  sur  les  autres  branches  de  la  littérature  védique.  Elles 
se  renferment  plus  strictement  dans  le  domaine  propre  de  la  philo- 
logie sanscrite,  ou,  si  elles  le  dépassent,  elles  soulèvent  des  ques- 
tions soumises  à  des  fluctuations  moins  rapides.  La  grande  édi- 
tion avec  commentaire  du  Yajurveda,  tel  qu'il  s'est  conservé  dans 
l'école  des  Taittirîyas,  n'a  pas  fait  un  pas  depuis  notre  dernier  Bul- 
letin. Celle  du  texte  fondamental  d'une  autre  école  du  même  Veda, 
l'école  des  Maitrâyanîyas,  ne  s'est  augmentée  que  d'un  seul  fasci- 
cule, qui  embrasse  le  deuxième  livre1.  M.  Eggeling  a  publié  le 
premier  volume  de  sa  traduction  anglaise  du  Çatapathabrâh- 
mana2, texte  rituel  qui  se  rattache  aune  autre  recension  du  Yajur- 
veda et  qui,  de  tous  les  écrits  de  ce  genre,  est  à  la  fois  le  plus 


1.  Leopold  von  Schroeder,  Die  Màitrâyanî-Samhitâ.  Zweites  Bach.  Leipzig,  1883. 

2.  Julius  Eggeling,  The  Satapatha-Brâhmana  according  lo  the  text  of  the  Mâdhyandina 
School,  translatée.  Part  I,  Books  I  and  H.  Oxford,  1882.  Forme  le  vol.  XÏI  des  Sacrcd 
Books  of  the  East.  —  Cf.  l'examen  détaillé  de  cette  publication  par  W.  D.  Whitney, 
Eggeling  s  Translation  of  the  Çatapatha-Brâhrnana,  dans  American  Journal  of  Philo- 
logy,  vol.  III,  n«  12. 


308  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

étendu  et  le  plus  riche  en  légendes  et  en  controverses  théologiques. 
Le  seul  qui  pourrait  lui  être  comparé  sous  ce  rapport,  le  Jaimi- 
nîyabrâhmana  du  Sàmaveda,  a  été  l'objet  d'une  notice  étendue  de 
la  part  de  M.  Whitney1.  Malheureusement  les  matériaux  qu'on 
possède  pour  ce  texte  retrouvé  par  Burnell,  il  y  a  une  dizaine 
d'années,  et  dont  ce  regretté  savant  avait  donnéîquelques  extraits, 
ne  permettent  pas  d'en  entreprendre  la  publication.  L'auteur  d'une 
traduction  anglaise  et  marâthî  du  Rigveda2,  M.  Shankar  Pandu- 
rang  Pandit,  dont  le  nom  était  déjà  associé  [54]  à  la  découverte  du 
commentaire  de  Sâyana  sur  l'Atharvaveda,  a  eu  la  bonne  fortune 
de  retrouver  le  travail  du  môme  auteur  sur  la  recension  Kânva  du 
Yajurveda3,  travail  dont  on  soupçonnait  bien  l'existence,  mais 
qu'on  avait  vainement  cherché  jusqu'ici.  Un  autre  savant  indigène, 
M.  Pandit  Satyavrata  Sâmaçramî,  auquel  on  doit  déjà,  entre  autres 
travaux,  une  excellente  édition  du  Sàmaveda,  a  continué  sa  publi- 
cation avec  scholies  du  Nirukta  de  Yâska4,  le  premier  terme  de 
cette  longue  série  de  commentaires  et  de  gloses  que  l'Inde  a  accu- 
mulés autour  de  sa  littérature  sacrée. 

La  vieille  théosophie  des  brahmanes,  telle  qu'elle  est  consignée 
dans  les  Upanishads,  a  été  également  l'objet  de  travaux  impor- 
tants. M.  Weber  a  publié  deux  de  ces  traités5  :  l'un,  une  sorte  de 
catéchisme  par  questions  et  réponses  des  points  essentiels  de  la 
doctrine  vedânta  ;  l'autre,  à  l'origine  peut-être  une  simple  formule 
contre  la  morsure  des  serpents,  mais  qui  nous  est  parvenue  en 
plusieurs  recensions  et  offre  ainsi  un  nouvel  exemple  des  vicissi- 
tudes par  lesquelles  ont  passé  un  grand  nombre  de  ces  écrits. 
M.  Jacob  a  tiré  des  manuscrits  un  excellent  appareil  critique  pour 
la  Mahânârayana-Upanishad6,  qui  forme  le  dernier  livre  du  Tait- 

1.  W.  D.  Whitney,  On  the  Jâiminîya  or  Talavakâra-Brâhmana,  dans  Proceedings  of 
the  Americ.  Or.  Society,  mai  1883. 

2.  The  Vt'dârthayatna,  or  an  Attempt  to  interpret  the  Vedas.  L'ouvrage,  dont  je  ne 
connais  que  le  premier  volume,  paraît  à  Bombay  depuis  1876,  par  fascicules  mensuels, 
sans  le  nom  de  l'auteur. 

3.  Voir  l'intéressante  notice  à  ce  sujet  de  M.  Bùhler,  dans  VAcademy  de  Londres  du 
27  octobre  1883.  Je  n'ai  pas  sous  les  yeux  le  mémoire  original  de  M.  Shankar  Pandit, 
qui  a  été  publié  dans  les  Actes  du  Congrès  des  orientalistes  tenu  à  Leiden. 

4.  Pandit  Satyavrata  Sâmaçramî,  The  Nirukta  Commentaires,  vol.  I  et  vol.  Il,  fas- 
cic.  1-4.  Calcutta  (Bibliotheca  Indica),  1880-1884.  La  partie  publiée  correspond  aux 
65  premières  pages  de  l'édition  de  II.  Roth. 

5.  A.  Weber,  Die  Nirâlambopanishad,  Lehre  vom  Absolutcn,  dans  Indische  Studien, 
t.  XVII,  p.  136  (1884).  —  Die  Garudopanishad  ;  ibidem,  p.  161. 

6.  Lieut.-colonel  G.  A.Jacob,  The  Mahândrâyana-Upanishad  of  the  Black  Yajur-Veda, 
dans  Indian  Antiquary,  t.  XIV,  p.  4  (1885). 


BULLETIN    DE    1885  369 

brîya-Âranyaka  et  dont  on  n'avait  jusqu'ici  qu'une  reproduction 
très  imparfaite  dans  l'édition  de  cet  ouvrage  par  M.  Râjendralâla 
Mitra.  M.  Max  Mùller  a  ajouté  un  deuxième  volume  à  sa  belle  tra- 
duction de  ceux  d'entre  ces  traités  dont  l'influence  a  été,  jusqu'à 
nos  jours,  la  plus  large  et  la  plus  durable1.  De  même  que  le  pre- 
mier volume,  [oo]  celui-ci  est  précédé  d'une  savante  introduction, 
où  rien  n'a  été  négligé  de  ce  qui  peut  orienter  le  lecteur  et  lui  faire 
voir  de  quelles  précautions  il  convient  d'user,  si  on  veut  entrer 
dans  l'esprit  de  ces  vieilles  spéculations.  Le  spécialiste  surtout  ne 
lira  pas  sans  profit  les  avertissements  de  M.  Max  Mùller  sur  le 
danger  d'un  classement  chronologique  hâtif  auquel  on  a  parfois 
essayé  de  soumettre  ces  écrits.  Enfin,  M.  Gough  a  réuni  en  un 
volume  et  rendu  ainsi  plus  accessibles,  ses  excellents  articles  sur 
l'ancienne  philosophie  des  Hindous2,  dont  la  publication  dans  le 
Calcutta  Review  avait  déjà  été  signalée  dans  le  précédent  Bulletin. 
Sur  le  domaine  de  la  philosophie  technique,  qui  fut  l'héritière 
de  cette  antique  sagesse  et  qui  l'élabora  en  systèmes  nettement 
définis,  nous  avons  à  signaler  l'achèvement  des  Yogasûtras  édités 
et  traduits  par  M.  Râjendralâla  Mitra3,  ainsi  que  la  nouvelle  édi- 
tion du  texte  et  de  la  traduction  annotée  des  Sàmkhyasûtras  de  feu 
M.  Ballantyne4.  L'œuvre  du  premier  éditeur,  qui  était  devenue 
presque  introuvable  sous  sa  forme  complète,  a  été  soigneusement 
revue  et  enrichie  d'un  grand  nombre  d'additions,  de  corrections  et 
de  variantes  par  les  soins  de  M.  Fitz-Edward  Hall.  Par  contre, 
l'édition  du  texte  fondamental  d'une  autre  école,  la  Mimâmsâ,  qui 
traîne  depuis  de  longues  années  dans  la  Bibliotheca  Indica,  n'a 
progressé  que  d'un  seul  fascicule5.  On  ne  peut  pas  même  en  dire  tant 
•de  celle  de  la  Bhâmati  de  Vâcaspati  Miçra,  une  glose  volumineuse 
du  commentaire  de  Çamkara  sur  les  Vedântasûtras,  en  cours  de 
publication  [06]  dans  la  même  collection  et  qui,  depuis  1879,  en 

1.  F.  Max  Mùller,  The  Upanishads,  translated.  Part  IL  Oxford,  1884.  Forme  le  vol.  XV 
des  Sacred  Books  of  the  East. 

2.  Archibald  Edward  Gough,  The  Philosophy  of  the  Upanishads  and  Ancient  Indian 
Metaphysics.  London,  1882.  Je  n'ai  pas  eu  l'occasion  d'examiner  cette  nouvelle  édition 
qui  fait  partie  de  Triïbner's  Oriental  Séries. 

3.  Râjendralâla  Mitra,  The  Yoga  Aphorisms  of  Patanjali,  with  the  Commenlary  of 
Bhoja  Râjd  and  an  English  Translation.  Calcutta  (Biblioth.  Indica),  1881-83. 

4.  James  R.  Ballantyne,  The  Sânkhya  Aphorisms  of  Kapila  with  illustrative  Extracts 
from  the  Commcnlaries,  translated.  Third  Edition.  London,  1885.  Fait  partie  de  Triïbner's 
Oriental  Séries. 

5.  Pandita  Maheçachandra  Nyâyaratna,  The  Aphorisms  of  the  Mimâmsâ  by  .laiminiwith 
the  Commenlary  of  Savara-Svâmin,  ediled.  Fascic.  XVII.  Calcutta  (Bibliotheca  Indica),  1  SSL 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  24 


370  BULLETINS    DES    RELIGIONS     DE    L'INDE 

est  toujours  à  sa  septième  livraison1.  Il  faut  espérer  que  colle  du 
TattvneintAmani  de  Gangeça  Upâdhyaya2,  une  dos  expositions  Les 
plus  autorisées  de  la  doctrine  Nyâya,   qui  vient  d'être  mise  sur 
chantier,  sera  poussée  plus  activement,  si  nous  devons  encore  en 
voir  la  fin.  Car  l'ouvrage   déjà  par   lui-même   considérable  est 
accompagné  du  copieux  commentaire  de  Mathurânâtha  Tarkavâ- 
gîça.  Après  ces  publications  au  contenu  encore  plus  hérissé  que 
leurs  titres,  on  respire  quand  on  arrive  à  l'œuvre  claire,   métho- 
dique, consciencieuse,  dans  laquelle  M.  Deussen,  sans  rien  sacri- 
fier de  la  rigueur  scientifique,  a  rendu  accessible  à  l'ensemble  du 
public  lettré  les  arcanes  du  Vedanta3.   Gomme  l'indique  le  titre 
même  du  livre  de  M.  D.,  le  système  y  est  exposé  sous  la  forme 
définitive  qu'il  a  reçue   du  célèbre   réformateur  et  champion   de 
l'orthodoxie  brahmanique,  Çamkara  Acârya.  Cette  forme  est  celle 
de  l'idéalisme  absolu,  et  c'est  avec  raison  qu'elle  a  été  choisie  par 
M.  D.   à  l'exclusion  des  pâles  variantes  qui  se  sont  produites  à 
côté  d'elle.  C'est  bien  là  la  philosophie  même  de  l'Inde,  la  seule  où 
sa  pensée  se  meuve  sans  embarras  et  se  sente   en  quelque  sorte 
chez  soi;   celle   aussi   à  laquelle  elle  est  toujours  revenue,  quand 
l'intensité  de  la  foi,  bien  plus  que  les  protestations  de  la  personna- 
lité humaine  et  le   sentiment  de  la  réalité  des  choses,  lui   a  fait 
faire  quelques  concessions  à  l'empirisme. 

Mais,  outre  cette  forme  scolastique  sous  laquelle  elles  se  sont 
maintenues  en  général  plus  ou  moins  strictement  sur  le  terrain 
du  vieux  brahmanisme,  ces  spéculations  en  ont  de  bonne  heure 
revêtu  une  autre,  sous  laquelle  elles  ont  été  au  service  [o7]  des  re- 
ligions sectaires,  mais  dont  les  allures  plus  libres  rappellent  biei 
mieux  leurs  plus  anciens  procédés  d'exposition.  C'est  en  effet  ui 
écho  direct  des  Upanishads  qui  nous  revient  dans  la  Bhagavadgîfc 
cet  évangile  de  la  religion  de  Krishna  dont  nous  avons  à  men- 
tionner deux  traductions  anglaises  publiées  à  quelques  mois  d'in- 
tervalle4, et   dont    M.  Colinet,    dans    un  excellent  travail,  vienl 


1.  Pandit  Bâla  ÇAstrî,  Bhàmatî,  a  Gloss  on  Çahkara  Âchâryas  Commentary  on  tlu 
Brahma  Sâtras,  by  Vâchaspati  Miçra,  ediled.  Bénarès  (Bibliotheca  lndica),  1876-1879. 

2  Pandita  Kàmàkhyànàtha  tTarkaratna,  Tattva  Chintamani,  edited.  Fascic.  1.  Calcutta 
(Bibliotheca  lndica),  1884. 

3.  Paul  Deussen,  Das  System  des  Vedanta  nach  den  Brahma-Sûtras  des  Bûdarâyana 
und  dem  Commenlare  des  Çahkara  iibcr  dieselben,  als  ein  Compendium  der  Dogmatik  des 
Brahmanismus  nom  Standpunkte  des  Çahkara  aus  dargeslelll.  Leipzig,  1883. 

4.  knshinâth  Trimbak  Telang,  The  Bhatjavadgîtà  toith  the  Sanatsujâtîya  and  the 
Anuyilâ,  translaled.  Oxford,  1882.  Forme  le  vol.   V  111  des  Sacred  Books  of  the  East.  Le 


BULLETIN    DE    1885  371 

d'étudier  la  théodicée1.  M.  Golinet  a  suivi  avec  beaucoup  de  dex- 
térité la  filiation  de  ces  vieilles  conceptions  et  leur  persistance  sin- 
gulière dans  une  religion  monothéiste,  à  foi  ardente,  pour  laquelle 
elles  semblent  si  peu  faites.  Ce  qui  surprend,  en  effet,  et  ne  ressort 
peut-être  pas  assez  chez  M.  G.,  ce  n'est  pas  la  contradiction  radi- 
cale, qui  est  au  fond  du  poème,  mais  le  peu  d'effort  que  fait  l'au- 
teur pour  s'y  soustraire.  Loin  de  tenter  de  l'adoucir,  il  ne  cesse 
d'en  affirmer  avec  une  insistance  égale  les  deux  termes  extrêmes. 
Il  n'argumente  pas  avec  l'auditeur  :  il  cherche  plutôt  à  lui  infliger 
une  sorte  de  vertige  qui  le  jette  vaincu  et  terrassé  aux  pieds  "du 
prophète.  Rarement  cette  méthode  a  été  pratiquée  avec  autant  de 
vigueur  que  dans  la  Bhagavadgîtâ.  Mais,  au  fond,  dans  la  prédi- 
cation, l'Inde  n'en  a  guère  connu  d'autre  :  l'Iv  xaï  ttôcv  d'un  côté,  le 
dieu  ou  le  guru  de  l'autre  ;  et  il  ne  faut  pas  beaucoup  d'effort  pour 
la  découvrir  chez  quelques-uns  de  ses  théosophes  modernes,  même 
quand  ils  écrivent  des  articles  de  magazines.  A  la  fin  de  son 
mémoire,  M.  G.  [08]  se  range  de  l'avis  de  ceux  qui  voient  dans  le 
krishnaïsme  une  copie  plus  ou  moins  indirecte  du  christianisme.  Sur 
ce  point,  je  ne  puis  qu'affirmer  une  fois  de  plus  mon  incrédulité'2. 
Si,  de  la  métaphysique,  nous  passons  à  l'autre  face  du  vieux 
brahmanisme,  celle  du  rituel,  du  droit,  et  de  la  coutume,  nous 
trouvons  une  moisson  non  moins  abondante  de  travaux  excellents, 
sur  lesquels  nous  voudrions  pouvoir  nous  arrêter  et  que  nous 
n'avons  que  le  temps  de  mentionner  en  passant.  M.  Garbe  a  fort 
avancé  son  édition  du  code  rituel  du  Yajurveda,  selon  la  tradition 
de  l'école  d'Apastamba3,  dont  le  précédent  Bulletin  avait  signalé  le 

SanatsujAtîya  et  l'Anugîtâ  font  partie  du  Mahâbhârata,  comme  la  Bhagavadgîtâ  ;  mais, 
inférieurs  sous  tous  les  rapports  au  premier  poème,  dont  ils  ne  sont  peut-être  que 
de  pâles  copies,  ils  n'ont  jamais  joui  dans  l'Inde  de  la  même  autorité  et  n'ont  pas 
fait  comme  lui  le  tour  du  monde.  Cette  traduction  est  la  première  qui  en  ait  été  faite 
dans  une  langue  d'Europe.  Dans  de  savantes  introductions,  M.  Telang  a  essayé  de 
déterminer  l'Age  approximatif  de  ces  trois  morceaux;  mais,  comme  on  pouvait  s'y 
attendre,  sans  arriver  à  rien  de  précis.  —  Je  n'ai  pas  vu  l'autre  traduction  de  la  Jîlia- 
gavadgità,  qui  fait  partie  de  Trubners  Oriental  Séries  et  dont  voici  le  titre  :  The  Bha- 
gamd-Gilâ  translatée,  with  Introduction  and  Notes,  by  John  Davies.  London,  1882. 

1 .  Ph.  Golinet,  La  Théodicée  de  la  Bhagavadgîtâ  étudiée  en  elle-même  et  dans  ses  ori- 
gine*. Paris  et  Louvain,  1885. 

2.  La  façon  dont  le  mot  hrahman  est  arrivé  à  désigner  l'absolu,  est  obscure  ;  mais 
l'explication  de  M.  G.  comme  quoi  ce  terme  aurait  exprimé  «  l'être  conçu  comme  le 
prêtre  lui-même  »,  me  semble  bien  inadmissible.  J'en  chercherais  plutôt  la  raison 
dans  l'opposition  fort  ancienne  du  çabdahrahman  et  du  parabrahman,  du  Voda  et  de 
ce  qui  est  supérieur  au  Veda. 

3.  Richard  Garbe,  The  Çrauta  Sûtra  of  Apaslamba  bclonging  to  the  Taitlirîya  Samhitâ 


•  Î72  BULLETINS    DÉS    RELIGIONS    DE    L'INDE 

commencement.  MM.  Fûhrer  et  Ilultzsch  ont  publié,  l'un  le  manuel 
du  droit  religieux  et  coutumier  qui  nous  a  été  transmis  sous  le 
nom  de  Vasishtha1,  l'autre  le  traité  similaire  qui  porte  le  nom  de 
Baudhâyana2,  tandis  que  M.  Bûhler  donnait  une  admirable  tra- 
duction de  ces  deux  textes  dans  le  deuxième  volume  de  ses  Sacred 
Laws  of  the  Aryas.  De  môme  que  pour  les  traités  du  premier 
volume,  M.  Bûhler  a  réuni  et  discuté,  avec  cette  connaissance 
intime  qu'on  lui  sait  des  choses  de  l'Inde,  les  rares  données  qui 
nous  restent  sur  l'origine  et  sur  l'histoire  de  cette  vieille  législa- 
tion3. Un  [59]  texte  de  môme  nature,  mais  qui  nous  est  arrivé  bien 
plus  remanié  et  dont  on  ne  connaissait  jusqu'ici  qu'une  section  éditée 
par  Burnell,  le  Paràçaramâdhava,  c'est-à-dire  la  Parâçarasmriti  avec 
le  commentaire  de  Màdhava,  est  entré  en  cours  de  publication  dans 
la  Bibliotheca  ïndica4.  M.  Knauer  a  donné  une  édition  plus  res- 
treinte (sans  le  commentaire  et  sans  les  suppléments),  mais  aussi 
plus  correcte  que  celle  de  Calcutta,  du  Sùtra  de  Gobhila  sur  le 
rituel  domestique5.  Celui  de  l'école  des  Mânavas  a  été  l'objet  d'un 
mémoire  de  M.  de  Bradke6,  qui  vaut  une  édition.  L'auteur  ne  pou- 

with  the  Commentary  of  Rudradatta.  Vol.  I  et  vol.  II,  fascic.  I- VU .  Calcutta  (Biblio- 
theca ïndica),  1881-1884. 

1.  Rev.  Alois  Anton  Fûhrer,  Aplwrisms  of  the  Sacred  Laiv  of  the  Aryas,  as  taaght  in 
the  school  of  Vasishtha.  Edited  with  critical  Notes,  an  Anukramanikâ,  Indices  of  words 
and  vedic  mantras,  and  an  Appendix  of  q notations  as  found  in  some  Dharmanibandhas* 
Bombay,  1883. 

2.  E.  Hultzsch,  The  Baudhâyanadharmaçâstra  edited.  Leipzig,  1884.  Forme  le  n°  4  du 
vol.  VIII  des  Abhandlungen  fur  die  Kunde  des  Morgenlandes,  que  publie  la  Société 
orientale  allemande. 

3.  Georg  Bûhler,  The  Sacred  Laws  of  the  Aryas,  as  taughl  in  the  schools  of  Apastamb 
Gaatania,  Vasishtha  and  Baudhâyana,  translated.  Part  IL  Vasishtha  and  Baudhâyana 
Oxford,  1882.  Forme  le  t.  XIV  des  Sacred  Books  of  the  East.  A  la  fin  du  volume  ? 
trouve  l'Index  pour  les  deux  parties  de  l'ouvrage. 

4.  Pandit  Chandrakânta   Tarkâlankâra,    Parâ'sara    Smriti,    fascic.    I    et    II.    Galcutt 
(Bibliotheca  ïndica),  1883-1884. 

5.  Friederich  Knauer,  Das  Gobhilagrihyasûtra,  hcrausgegeben  und  iibersezt.  Erstes  Heft 
Text  (nebsl  Einleitung).  Leipzig,  1885.  Une  innovation  essayée  dans  cette  édition,  c'est  qu 
M.  Knauer  a  supprimé  la  division  avec  chiffre  courant  des  sûtras,  pour  bien  faire  voi 
que  ces  traités  sont  écrits  en  une  véritable  prose.  Comparés  avec  d'autres  sûtras,  ceu 
de  Pânini,  par  exemple,  ou  de  Pingala,  les  grihyasûtras  sont  de  la  prose  en  effet,  mai 
pas  comme  on  en  voit  tous  les  jours.  Aussi,  pour  en  mieux  marquer  la  structure,  M.  K 
a-t-il  cru  devoir  charger  son  texte  d'une  ponctuation  assez  compliquée  et  spécialemer 
inventée  pour  la  circonstance.  C'était  empiéter  sur  la  traduction.  A  mon  sens,  il  falla 
choisir:  ou  employer  la  ponctuation  en  usage;  ou  retenir  la  division  chiffrée  des  s' 
tras,  qui,  bien  qu'elle  ait  été  introduite  après  coup  et  parfois  sans  beaucoup  d'accor 
ni  de  bonnes  raisons  par  les  commentateurs,  a  l'avantage  de  faciliter  les  références. 

6.  P.  von  Bradke,  Ueber   das  Mânava-grhya-Sâtra,  dans  Zeitschr.  der  deutsch.  Mo 
genlând.  Gesellsch.,  t.  XXXVI,  p.  417. 


BULLETIN    DE    1885  373 

irait  être  plus  complet,  ni  traiter  avec  plus  de  finesse  et  de  circons- 
pection les  délicates  questions  d'histoire  littéraire  qui  se  rattachent 
à  ce  texte  dépareillé.  C'est  en  effet  du  dharmasûtra  perdu  de  cette 
école  et,  en  partie  aussi,  de  son  grihyasûtra,  qu'on  a  voulu  faire 
dériver  notre  Mânavadharmaçâstra,  dont  le  titre  devrait  par  con- 
séquent se  traduire  non  par  «  Code  de  Manu  »,  mais  par  «  Code 
des  Mânavas  ».  L'examen  minutieux  auquel  vient  de  procéder 
M.  de  Bradke,  n'a  pas  fourni  de  preuves  nouvelles  en  faveur  de 
cette  hypothèse,  ce  qui  fait  une  présomption  de  plus  contre  elle. 
Cette  question  de  l'origine  du  code  de  Manu  avait  aussi  beaucoup 
préoccupé  Burnell.  A  plusieurs  reprises,  il  avait  cru  en  tenir  la 
solution  et,  dans  les  derniers  temps  de  [60]  sa  trop  courte  vie,  il 
pensait  pouvoir  donner  une  date.  Nous  voyons  maintenant  par  son 
œuvre  posthume,  qui  nous  a  été  pieusement  conservée1,  que  c'était 
là  une  de  ces  convictions  reposant  sur  un  ensemble  d'indices  et 
d'impressions  plutôt  que  sur  des  preuves,  comme  il  y  en  avait 
beaucoup  chez  cette  âme  ardente.  Mais,  à  défaut  de  la  date  de 
Manu,  quel  mémoire  il  nous  eût  donné  sur  la  question,  si,  au 
moment  où  il  écrivait  cette  Préface,  sa  main  n'avait  été  désarmée 
par  la  maladie  et  déjà  à  moitié  glacée  par  la  mort!  On  sait  que 
sous  la  forme  plus  libre  et  plus  facile  des  codes  versifiés  et  sous  le 
nom  de  Manu  devenu,  plus  que  jamais,  le  synonyme  en  quelque 
sorte  de  législateur,  cette  vieille  législation  s'est  répandue  ensuite 
en  dehors  de  l'Inde  et  qu'on  la  retrouve  diversement  altérée  dans 
l'archipel  et  dans  la  presqu'île  au  delà  du  Gange.  Sur  sa  présence 
en  plein  pays  bouddhiste,  en  Birmanie,  on  trouvera  d'intéressants 
renseignements  dans  un  mémoire  de  M.  Fùhrer2  et  dans  les  Notes 
publiées  par  le  directeur  de  la  justice  dans  la  Birmanie  anglaise, 
M.  Jardine3.  Ce  qu'elle  est  devenue  dans  l'Inde  même,  s'enrichis- 
sant  d'un  côté,   s'appauvrissant  de  l'autre,  on  peut  le  voir  dans 

1.  Arthur  Coke  Burnell,  The  Ordinances  of  Manu.  Translated  from  the  Sanskrit  with 
an  Introduction.  Cornpleted  and  edited  by  Edward  \V.  Hopkins.  London,  1884,  fait  par- 
tie de  Triibner's  Oriental  Séries. 

2.  Rev.  A.  Fiihror,  Manusâradhammasatthani,  the  only  onc  existiny  Buddhht  Law  Book, 
compared  with  the  Brahminical  Mânavadharmaçâstram,  dans  Journal  of  the  Roy.  Asia- 
tic  Soc.  Bombay  Branch,  t.  XV  (1882),  pp.  329  et  371. 

3.  Notes  on  Buddhist  Law  by  the  Judicial  Commissioner,  British  Burina.  Rangoon, 
1882-1883.  La  série  cme  j'ai  sous  les  yeux  comprend  4  fascicules  et  renferme  :  3  notices 
sur  le  mariage  et  le  divorce  et  un  mémoire  sur  l'origine  hindoue  du  droit  birman, 
par  M,  Jardine  ;  un  essai  sur  l'histoire  de  ce  droit  et  la  traduction  des  chapitres  rela- 
tifs au  mariage  et  au  divorce  de  4  traités  birmans,  par  M.  Forchhammcr;  enfin  un 
Appendice  donnant  un  choix  de  jugements  rendus  sur  la  matière. 


374  BULLETINS    DKS    RELIGIONS    DE     L'INDE 

deux  publications  excellentes  de  M.  Bourquin1.  Il  y  a  bien,  par-c 
par-là,  quelques  réserves  à  [61]  faire  touchant  la  transcription  et  la 
traduction  de  M.  B.  et  certaines  opinions  qu'il  avance.  Ce  qu'il  dit, 
par  exemple,  du  mystère  dont  s'entourent  les  brahmanes,  n'est 
pas  tout  à  fait  juste.  Ce  que  leur  loi  leur  défend,  c'est  d'accepter 
un  étranger  en  qualité  de  disciple  et,  à  plus  forte  raison,  de  pros- 
tituer à  la  curiosité  de  cet  étranger  les  cérémonies  de  leur  culte. 
Mais  ils  n'ont  jamais  de  parti  pris  refusé  de  communiquer  leurs 
documents  et  de  les  expliquer.  Je  dois  observer  encore  que  ce  que 
M.  B.  dit  des  brahmanes,  en  général,  doit  presque  toujours  s'en- 
tendre de  certains  brahmanes.  Leur  rituel  domestique  diffère  de 
contrée  à  contrée  et,  dans  la  même  contrée,  de  classe  à  classe. 
M.  B.  aurait  donc  dû  nous  dire  parmi  quels  brahmanes  son  Brah- 
makarman  est  en  usage.  L'indication  fournie  par  le  texte,  que  le 
traité  viendrait  des  bords  de  la  Godâvarî,  c'est-à-dire  de  l'Etat  du 
Nizam,  est  tout  à  fait  insuffisante.  Ce  sont  précisément  des  rensei- 
gnements de  cette  nature  qu'on  est  en  droit  d'attendre  des  con- 
frères qui  ont  l'avantage  de  vivre  ou  d'avoir  vécu  dans  l'Inde. 
Pour  le  reste,  on  est  mieux  renseigné  en  Europe  que  M.  B.  ne 
paraît  le  croire.  Se  doute-t-il  par  exemple  que,  sauf  les  remplis- 
sages modernes,  toutes  les  prescriptions  essentielles  de  son  Brah- 
makarman  ont  été  imprimées  déjà  une  demi-douzaine  de  fois  en 
Europe,  d'après  les  Sùtras?  Mais  ce  sont  là  des  taches  légères  et 
qui  ne  diminuent  en  rien  le  mérite  de  ces  deux  publications. 

Les  différentes  classes  d'écrits  que  nous  venons  de  passer  en 
revue,  sont  le  prolongement  en  quelque  sorte  du  Veda,  auquel 
elles  se  rattachent  par  un  lien  organique.  Il  n'en  est  pas  de  même 
de  l'épopée  hindoue.  Celle-ci  constitue  une  tradition  indépendante. 
Ni  le  fond  légendaire,  ni  les  conceptions  religieuses  n'y  sont  les 
mêmes,  et  on  est  placé  ainsi  en  face  d'un  double  problème  :  quelle 
est  la  provenance  et  la  valeur  de  cette  légende  poétique,  dont  les 
plus  anciens  [62]  documents  nous  sont  parvenus  incorporés  dans  une 
sorte  d'encyclopédie  gigantesque,  l'œuvre,  on  n'en  saurait  douter, 
de  bien  des  siècles  ?  Comment  s'est  formé  le  polythéisme  nouveau 

1.  Rev.  A.  Bourquin,  Dharmasindhu,  or  the  Océan  of  Religions  Rites,  by  the  Priest 
Kasinatha,  translated  from  the  Sanscrit  and  c.ommented  npon,  dans  Journal  of  the  Roy. 
As.  Soc.  Bombay  Branch,  t.  \V  (1881-1882),  pp.  1,  150  et  225.  Une  version  française  de 
cette  première  partie  du  traité,  par  M.  de  Milloué,  fait  partie  dut.  VII  des  Annales  du 
Musée  Guimel.  Paris,  1884.  La  traduction  française  sera  continuée.  —  A.  Bom\|uin, 
Brahmakarma  ou  Rites  sacrés  des  Brahmanes,  traduit  du  sanscrit  et  annoté,  dans  le 
t.  VII  des  Annales  du  Musée  Guimel.  Il  n'y  est  traité  que  des  rites  quotidiens. 


BULLETIN    DE    1885  375 

qu'on  y  trouve  installé  ?  On  est  bien  loin  encore  de  pouvoir 
répondre  à  ces  deux  questions  d'une  manière  satisfaisante,  et  c'est 
pourtant  de  cette  réponse  que  dépend  en  grande  partie  la  repré- 
sentation qu'on  peut  se  faire  du  passé  historique  et  religieux  de 
l'Inde.  Aussi  toute  tentative  pouvant  contribuer  à  élucider  les  ori- 
gines du  Mahâbhârata,  ou  simplement  à  mieux  le  faire  connaître, 
doit-elle  être  la  bienvenue.  M.  Sôrensen  a  attaqué  le  problème  de 
face.  Dans  un  livre  qui  est  le  fruit  de  recherches  consciencieuses, 
il  a  entrepris  de  dégager  le  fond  ancien  du  poème  et  de  déterminer 
les  couches  successives  d'additions  qui  sont  venues  s'y  superposer1. 
Mais,  pour  cela,  il  a  dû,  aussi  bien  que  ses  prédécesseurs,  se  com- 
poser un  critérium  dont  les  principaux  éléments  n'ont  été  obtenus 
qu'en  supposant  résolus  d'avance  quelques-uns  des  points  qui  font 
l'intérêt  même  du  débat.  Mieux  avisé,  M.  Oldenberg,  dans  une 
étude  ingénieuse,  trop  ingénieuse  peut-être,  a  abordé  la  question 
par  un  de  ses  côtés,  en  essayant  de  suivre  la  filiation  de  certaines 
formes  littéraires2,  tandis  que  M.  Holtzmann  a  ajouté  un  nouveau  mé- 
moire3 à  cette  série  de  monographies  dans  lesquelles  il  s'applique, 
depuis  quelques  années,  à  analyser  et  à  classer  successivement  les 
matériaux  du  grand  poème.  Enfin  une  traduction  complète  de  l'œuvre 
originale  entreprise  par  un  lettré  indigène4,  ouvre  peu  à  peu  à  l'his- 
torien ce  vaste  recueil  [63]  de  documents,  en  même  temps  qu'elle 
prépare  au  spécialiste  un  instrument  qui  lui  a  fait  trop  longtemps  dé- 
faut et  qui  lui  permettra  de  s'orienter  à  moins  de  frais  dans  ce  dédale. 
Nous  voici  arrivé  à  la  fin  de  notre  tâche  en  ce  qui  concerne  le 
vieux  brahmanisme.  Nous  ne  quitterons  pourtant  pas  cette  curieuse 
littérature  sans  dire  du  moins  quelques  mots  du  livre  éloquent  dans 
lequel  M.  Max  Miiller  a  essayé  de  résumer  les  leçons  qui  s'en 
dégagent5.  Ce  qui,  pour  l'indianiste,  fait  le  véritable  intérêt  de  ce 

1.  Sôren  Sôrensen,  Om  Mahâbhârata  s  Stilling  i  den  Indiske  Literatur.  I,  Forsog  paa 
at  udskille  de  œldeste  bestanddele.  huant:  1°  Collatio  codicis  Havniensis  Virâtaparvanis  ; 
2°  Summariam.  Kjôbenhavn,  1883. 

2.  H.  Oldenberg,  Das  altindische  Âkhyâna,  mit  besonderer  Rucksichl  auf  das  Suparnâ- 
khyâna,  dans  Zeitschr.  der  deutsch.  morgenl.  Gesellsch.,  t.  XXXVII,  p.  54. 

3.  Adolf  Holtzmann,  Brahman  ira  Mahâbhârata.  Ibidem,  t.  XXXVlli,  p.  167. 

4.  Protap  Chundra  Roy,  The  Mahâbhârata  of  Krishna- Divaipayana  Vyasa  translated  into 
English  Prose.  Pablished  and  distributed  chiejly  gratis,  fascic.  I-X1I1.  Calcutta,  1883-1885 
Les  lecteurs  de  la  Revue  savent  déjà  (cf.  t.  IX,  p.  254)  dans  quelles  conditions  toutes  spé- 
ciales l'œuvre  a  été  entreprise  et  quels  généreux  motifs  de  philanthropie  et  de  patrio- 
tisme ont  décidé  M.  Protap  Chundra  Roy  à  ne  pas  reculer  devant  cette  tâche  colossale. 

5.  F.  Max  Millier,  India.  What  eau  it  teach  as?  A  Course  of  Lectures  delivered  before 
the  University  of  Cambridge.  London,  1883. 


370  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

livre,  les  informations  qu'il  contient  en  note  et  le  jour  inattendu 
qu'il  jette  sur  certains  chapitres  de  l'histoire  de  la  littérature  sans- 
crite, n'est  pas  du  ressort  de  ce  Bulletin,  et  le  premier  mérite  du 
reste  n'est  pas  précisément  la  nouveauté.  Mais  M.  Max  Mtiîler  est 
du  petit  nombre  de  ceux  qu'on  ne  se  lasse  pas  d'entendre  môme 
quand  ils  se  répètent.  Il  y  a  là,  sur  la  religion  du  Veda  et  la 
sagesse  des  Upanishads,  des  pages  charmantes,  toutes  remplies  de 
délicates  observations,  de  rapprochements  à  la  fois  vrais  et  inat- 
tendus. Il  y  en  a  aussi  quelques-unes  d'une  élévation  singulière, 
où  le  développement  de  ces  antiques  conceptions  est  envisagé  de 
haut  et  exposé  dans  ses  grandes  lignes  avec  une  profondeur  d'in- 
tuition et  une  ampleur  de  style  qu'on  ne  saurait  trop  admirer. 
Quand  on  a  fermé  le  livre,  on  peut  bien  se  dire  qu'au  fond  de  tout 
cela  il  y  a  un  peu  d'entraînement  oratoire  et  beaucoup  de  senti- 
mentalisme. Mais,  pendant  la  lecture,  on  est  sous  le  charme,  l'in- 
dianiste plus  que  tout  autre,  heureux  qu'il  est  de  retrouver  ainsi 
avec  leur  fraîcheur  première,  des  objets  qu'une  longue  étude  lui 
fait  voir  parfois  sous  des  dehors  quelque  peu  fanés.  Parmi  les 
points  spéciaux  abordés  par  M.  MaxMùller,  je  crois  devoir  signaler 
ici  son  étude  sur  le  caractère  moral  du  [64]  peuple  hindou,  les  dé- 
tails dans  lesquels  il  entre  sur  l'éducation  brahmanique,  et  ses 
notes  sur  les  Pitris,  sur  les  cérémonies  funèbres  et  sur  la  tradition 
du  déluge. 


{Revue  de  V Histoire  des  religions,  t.  XI,  p.  160  et  ss.) 


[  1 60]  Dans  nos  précédents  Bulletins ,  les  principales  publications  à 
signaler  concernaient  presque  toutes  le  bouddhisme  du  Sud,  celui  qui 
a  rayonné  de  Geylan  et  dont  le  pâli  est  resté  la  langue  sacrée. 
Depuis,  l'équilibre  s'est  à  peu  près  rétabli  et,  dans  celui-ci,  le 
bouddhisme  du  Nord,  celui  qui,  de  l'Inde  même,  s'est  répandu  dans 
la  haute  Asie  et  dans  l'extrême  Orient,  devra  occuper  une  place 
pour  le  moins  égale. 

Parmi  les  travaux  relatifs  à  cette  branche  septentrionale  du  boud- 
dhisme, qu'on  peut  aussi  appeler  la  branche  sanscrite,  parce  que 
la  plupart    des    livres    qui    en   constituent   la   littérature    sacrée 


BULLETIN    DE    1885  377 

remontent  à  des  originaux  écrits  dans  cette  langue,  la  place  d'hon- 
neur revient  à  une  publication  que  nous  n'avons  pu  que  mentionner 
dans  notre  dernier  compte  rendu,  le  premier  volume  du  Mahâ- 
vastu  de  M.  Senart1.  Cette  volumineuse  compilation  se  rattache  à 
l'une  des  écoles  du  Petit  Véhicule,  à  la  division  des  Mahâsân- 
ghikas  appelée  les  Lokottaravâdins,  et  elle  se  donne  elle-même 
comme  faisant  partie  du  Vinayapitaka,  la  corbeille  de  la  Disci- 
pline. La  partie  jusqu'ici  publiée,  environ  le  quart  de  l'œuvre 
entière,  ne  justifie  pas  précisément  [161]  cette  prétention,  qui  ne 
parait  pas  bien  cadrer  non  plus  avec  les  informations  de  source 
chinoise,  d'après  lesquelles  le  Mahâvastu  aurait  été  le  livre  de  la  vie 
du  Buddha  pour  les  Mahâsânghikas.  Et,  de  fait,  le  contenu  de  l'ou- 
vrage parait  être  avant  tout  biographique  et  légendaire.  Sauf  quel- 
ques épisodes  détachés,  la  vie  du  Buddha  n'est  pas  encore  abordée 
dans  ce  premier  volume,  qui  finit  avec  la  généalogie  de  la  famille 
royale  de  Kapilavastu  et  le  mariage  de  Çuddhodana  et  de  Mâyà. 
Tout  ce  qui  précède  est  une  sorte  de  préambule  d'une  composition 
extrêmement  lâche,  où  sont  décrits  les  périodes  et  les  degrés  que 
doit  traverser  un  Bodhisattva  dans  ses  innombrables  existences 
avant  d'atteindre  au  rang  suprême  d'un  Buddha  parfaitement 
accompli.  Dans  cet  exposé  sont  introduites  avec  plus  ou  moins 
d'à-propos  des  matières  de  diverse  sorte  :  des  descriptions  des 
enfers  et  des  mondes  célestes,  une  histoire  du  Buddha  Dîpankara, 
de  longs  chapitres  de  celle  du  Buddha  Kâçyapa,  un  grand  nombre 
surtout  de  jâtakas,  de  récits  des  existences  antérieures  de  Çàkya- 
muni.  Il  faudra  évidemment  attendre  les  volumes  suivants,  pour 
savoir  jusqu'à  quel  point  cette  œuvre,  en  raison  de  son  attribution  à 
une  école  donnée,  entr'ouvrira  pour  nous  ce  monde  encore  si 
fermé  des  sectes  bouddhiques  de  l'Inde  propre,  et  permettra  de 
saisir  sur  le  vif  quelques-unes  des  lois  qui  ont  présidé  au  dévelop- 
pement de  cette  littérature  confuse,  dont  nous  sommes  réduits  jus- 
qu'ici à  accepter  le  résumé  pour  ainsi  dire  en  bloc.  Mais  il  est  un 
point  d'une  importance  extrême,  sur  lequel  nous  pouvons  dès 
maintenant  apprécier  tout  l'intérêt  qui  s'attache  à  la  publication 
de  M.  Senart.  La  langue  dans  laquelle  est  écrit  le  Mahâvastu  n'est 
pas  à  proprement  parler  le  sanscrit.  Même  dans  les  parties  rédigées 
en  prose,  elle  est  profondément  atteinte  de  ces  irrégularités  qui, 


1.  E.  Senart,   Le  Mahâvastu,  texte  sanscrit  publié  pour  la  première  fois  et  accompagne 
d'introductions  et  d'un  commentaire .  Tome  I.  Paris,  1882. 


378  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

dans  Les  autres  livres  de  la  collection,  dans  le  Lalitavistara  pal 
exemple,  n'avaient  été  signalées  encore  que  dans  les  passages 
versifiés,  les  Gâthâs.  Les  mômes  irrégularités  se  retrouvent  plus 
ou  moins  nombreuses  dans  les  inscriptions  et  dans  les  légendes 
monétaires  des  premiers  siècles.  M.  Hœrnle  les  a  constatées  d'un 
bout  à  l'autre  dans  un  ancien  [1 62]  traité  d'arithmétique  découvert  au 
Penjàb  et  dont  il  prépare  l'édition  1.  Que  faut-il  penser  de  ces  faits? 
Se  peut-il  que  ce  soient  là  autant  de  corruptions  vulgaires,  dues 
uniquement  à  l'incurie  et  à  l'ignorance  des  rédacteurs  de  ces  docu- 
ments ?  Ou  faut-il  admettre  l'existence  d'un  dialecte  reconnu,  d'une 
sorte  de  langue  bouddhique,  qui  aurait  servi  à  l'usage  littéraire 
pendant  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne  ?  La  dernière  expli- 
cation paraît  la  plus  probable;  mais,  comme  cette  langue  aurait 
joui  du  privilège  de  se  rapprocher  en  quelque  sorte  à  volonté  de 
l'usage  classique,  la  question  est  encore  loin  d'une  solution  défini- 
tive et  applicable  à  tous  les  cas'2.  Mais  personne  n'aura  autant 
contribué  à  la  mettre  dans  son  vrai  jour,  que  M.  Senartdans  cette 
première  édition  critique  d'un  texte  de  ce  genre,  en  prose  et  d'un 
caractère  évidemment  littéraire,  où  ces  particularités  ont  été  soi- 
gneusement maintenues  et  discutées. 

M.  Max  Mùller  a  continué  ses  recherches  de  documents  boud- 
dhiques sanscrits  à  la  Chine  et  au  Japon.  Avec  l'aide  d'un  de  ses 
élèves,  un  prêtre  japonais,  M.  Bunyu  Nanjio,  il  a  donné  une  nou- 
velle édition  du  Sukhàvatîvyùha3,  cette  fois  en  une  double  recen- 
sion,  ainsi  qu'une  édition  du  Prajnâpâramitâliridaya-sûtra  (égale- 
ment en  double  recension)  et  de  la  Uslmishavijaya-dhâranî4.  Ces 

1.  A.  F.  Rudolf  Hœrnle,  Birch-Bark  Manuscripl  ;  dans Proceedings  of  the  Asiatic  So- 
ciety of  Bengal,  août  1882. 

2.  Voir,  à  ce  sujet,  E.  Senart,  PrâcriU  et  sanscrit  bouddhique  ;  dans  Journal  Asia- 
tique, t.  Xl\  (février-mars  1882),  p.  239.  —  A.  F.  Rudolf  Hœrnle,  Bevised  Translations 
of  two  Kshalrapa  Inscriptions  :  dans  Indian  Antiquary,  t.  \I1  (1883),  pp.  27  et  205.  — 
Ramkrishna  Gopal  Bhandarkar,  Ou  Dr.  Hoernles  Version  of  a  Nâsik  Inscription  and  the 
Gâthâ  Dialect  ;  ibidem,  p.  139.  —  H.  Kern,  Préface  de  la  nouvelle  traduction  du 
Lotus  de  la  bonne  loi,  p.  xiv. 

3.  F.  Max  Mi'dler  and  Bunyu  Nanjio,  Sukhâvatî-vyùha  ,'  Description  of  Sukhâvalî,  the 
Land  of  Bliss,  edited.  With  two  Appendices  :  1°  Test  and  Translation  of  Sany ha  vannant 
Chinese  Version  of  the  Poetical  portions  of  the  Sukhâvatî-vyûha.  2°  Sanskrit  Text  of  the 
Srnaller  Sukhâvatî-vyuha.  Oxford,  1883.  Forme  le  fascic.  II  du  Ier  vol.  de  la  série 
aryenne  des  Anecdola  Oxoniensia.  Pour  de  précédentes  publications  de  ce  texte,  voir 
Bev.  de  VHist.  des  Bel.,  t.  V,  p.  116. 

4.  Les  mêmes,  The  ancienl  Palm-leaves  conlaining  the  Praj  nàpârami  làhridaya-sûtra, 
and  the  Ushjiîsha-vijaya-dhdranî,  edited.  With  an  Appendix  by  G.  Biihler.  Oxford,  1884. 
Forme  le  fascic.  III  de  la  même  collection.  —  Une  autre  dhâranî  ou  formule  magique 


BULLETIN    DE    1885  379 

textes,  qui  ont  joui  d'une  grande  réputation  [163],  sans  être  plus 
sensés  pour  cela,  sont  édités  et  traduits  avec  tout  le  soin  qu'on 
devait  attendre  de  M.  Max  Millier  et  accompagnés  d'intéressantes 
informations  sur  les  traductions  qui  en  ont  été  faites  en  Chine  à 
diverses  époques.  Les  deux  derniers  sont  la  reproduction  de  ces 
fameux  manuscrits  sur  feuilles  de  palmier,  qui  auraient  été  apportés 
en  Chine  dès  520  A.  D.,  et  qui  depuis  609,  dit-on,  sont  conservés 
au  Japon  dans  le  couvent  de  Horiuzi.  Ces  précieuses  reliques,  dont 
l'âge  dépasserait  ainsi  de  cinq  à  six  siècles  celui  des  plus  anciens 
manuscrits  connus,  sont  données  en  fac-similé,  et  ce  sont  ces 
reproductions  qui,  avec  l'appendice  où  M.  Buhler  les  a  discutées  au 
point  de  vue  paléographique,  font  l'intérêt  principal  de  la  publica- 
tion. L'inspection  de  ces  planches  ne  justifie  pas,  à  première  vue, 
le  grand  âge  que  la  tradition  assigne  au  document  :  sans  autre 
indication  et  à  ne  juger  que  d'après  l'écriture  on  ne  le  ferait  pas 
remonter  plus  haut  que  le  vnie  ou  le  ixe  siècle.  M.  Buhler  croit 
pourtant  la  tradition  exacte.  Il  y  voit  la  confirmation  de  vues  émises 
par  lui  depuis  longtemps,  sur  l'existence  dans  l'Inde  d'alphabets 
cursifs  à  côté  de  ceux  qui  figurent  dans  les  inscriptions  et,  grâce 
à  sa  connaissance  parfaite  de  l'épigraphie  hindoue,  il  a  su  donner 
à  sa  thèse  un  haut  degré  de  probabilité.  Il  faut  avouer  toutefois 
que  l'écart  ici  est  tellement  grand  et  l'argument  fourni  par  la  tra- 
dition si  fragile,  que,  dans  l'état  actuel  de  la  question,  on  ne  sau- 
rait faire  usage  de  ces  manuscrits  de  Horiuzi  au  point  de  vue 
paléographique  en  toute  sûreté  de  conscience  et  sans  tenir  compte 
des  doutes  exprimés  à  cet  égard  par  M.  Weber1.  Peut-être  la 
publication  annoncée  par  M.  Hœrnle  du  manuscrit  de  Bakhshâli, 
en  apportant  des  preuves  nouvelles,  fournira -t-elle  les  éléments 
d'une  solution  définitive.  —  Pendant  que  M.  Max  Millier  travaillait 
sur  cette  ancienne  copie  du  Prajnâpâramitâ.  [164]  hridaya-sûtra, 
MAI.  Paul  Regnaud  et  Ymaizoumi  restituaient  et  traduisaient  le 
même  texte  d'après  une  édition  japonaise  de  1754  procurée  par 
M.  Emile  Guimet  et  des  documents  tibétains  et  sanscrits  commu- 
niqués par  M.  Léon  Feer.  Leur  travail  présenté  au  Congrès  de 
Leide,  a  fourni  à  M.  de  Milloué  l'occasion  de  revendiquer  pour  le 
Musée  Guimet  l'honneur  d'avoir  possédé  et  fait  connaître  avant 

de  prière  a  été  publiée  par  M.  A.    Weber   daprès    une   plaque   gravée  provenant  du 
Tibet  :  Ueber  eine  magische  Gebetsformel  aus  Tibet  ;  dans  les  SitzuiiysLcrichte   de    l'Aca- 
démie de  Berlin,  février  1884. 
1.  Dans  le  Literarisches  Centralblatt  du  22  novembre  1884. 


:IS()  BULLETINS     DES    KKLMilONS    DE    L'INDE 

l'Université  d'Oxford  ot  M.  Max  Millier,  des  textes  sanscrits  pro- 
venant du  Japon1. 

Tandis  que  ces  dernières  publications  de  M.  Max:  Mùller  portent 
plus  spécialement  sur  quelques-unes  des  questions  accessoires  que 
soulève  l'histoire  du  bouddhisme  du  Nord,  c'est  au  sein  même  de 
sa  doctrine  et  de  sa  tradition  que  nous  ramène  la  nouvelle  traduc- 
tion du  Lotus  de  la  Bonne  Loi  par  M.  Kern2.  Le  livre  est  bien 
connu  par  l'admirable  version  de  Burnouf,  et  le  nouveau  tradu< 
te  ut  n'a  pas  manqué  de  rendre  sincèrement  hommage  à  son  illustre 
devancier.  Toutefois,  un  savant  aussi  profondément  versé  en  la 
matière  que  M.  Kern,  ne  pouvait  pas  reprendre  un  texte  pareil, 
sans  donner  beaucoup  de  nouveau.  Sa  traduction  n'est  pas  la 
simple  reproduction  de  l'œuvre  française.  Elle  est  faite  en  partie 
sur  des  matériaux  différents,  plus  abondants  et  plus  anciens,  et 
l'interprétation  des  morceaux  poétiques,  des  Gàthâs,  a  surtout 
profité  des  résultats  acquis  durant  les  trente  dernières  années.  Les 
notes  placées  au  bas  des  pages,  brèves  et  substantielles,  abondent 
en  observations  ingénieuses,  en  rapprochements  heureux,  soit  au 
point  de  vue  philologique,  soit  à  celui  de  l'histoire  et  des  doctrines 
du  bouddhisme.  Dans  l'introduction,  où  il  est  tenu  compte  des 
informations  de  source  tibétaine  et  chinoise,  M.  Kern  s'est  attaché 
à  faire  ressortir  l'autorité  parfois  trop  méconnue  qui  revient  à  ces 
sûtras  développés  du  Nord,  en  même  temps  que,  à  l'aide  d'exemples 
parfaitement  [i6o]  choisis,  il  a  présenté  les  vues  les  plus  fines  et 
les  plus  neuves  sur  ce  dialecte  mixte  des  Gâthâs,  dans  lequel  la 
majeure  partie  de  cette  littérature  a  été  probablement  rédigée. 

De  son  côté,  M.  Foucaux  a  donné  une  nouvelle  traduction,  faite 
cette  fois  sur  le  texte  sanscrit,  du  Lalitavistara3,  cette  biographie 
du  Buddha  qu'il  a  été  le  premier  affaire  connaître  en  Europe,  d'après 
le  texte  tibétain.  La  nouvelle  traduction  est  en  progrès  marqué 
sur  la  première  :  en  beaucoup  d'endroits  on  croirait  à  peine  lire  le 
même  livre.  Pour  bien  l'apprécier,  toutefois,  il  convient  d'attendre 

1.  L.  de  Milloué,  Quelques  mots  sur  les  anciens  textes  sanskrits  du  Japon,  à  pro- 
pos d'une  traduction    inédite  du  Prajnâpârainitâ-hridaya-sûtra  par  MM.  Paul  Regnaud   et 

Y.  Ymaizoumi.  Leide,  1884.  Tirage  à  part  des  Travaux  du  Congrès  international  des  Orien- 
talistes à  Leide. 

2.  H.  Kern,  The  Saddharma-pundarîka  or  the  Lotus  of  the  True  Law,  transluted. 
Oxford,  1881.  Forme  le  vol.  XXI  des  Sacred  Books  of  the  Easl. 

3.  Ph.  Ed.  Foucaux,  Le  Lalita  vistara  —  Développement  des  jeux  —  contenant  l'his- 
toire du  Bouddha  Çakyamouni  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa  prédication.  Traduit  du  sans- 
krit en  français.  Paris,  1884.  Forme  le  vol.  VI  dos  Annales  du  Musée  Guimet. 


BULLETIN    DE    1885  381 

le  deuxième  volume,  où  M.  Foucaux  doit  donner  des  notes  expli- 
catives et  l'appareil  critique  des  manuscrits  sur  lesquels  il  a  tra- 
vaillé1. A  la  fin  du  volume,  trois  appendices  empruntés  à  des 
sources  tibétaines  et  pâlies  complètent  le  récit  du  Lalitavistara.  Ce 
sont  des  morceaux  bien  connus  relatifs  à  la  généalogie  du  Buddha, 
à  sa  mort  et  à  ses  funérailles.  —  En  même  temps,  M.  Râjendra- 
lâla  Mitra,  l'éditeur  du  texte  sanscrit  du  Lalitavistara,  a  repris, 
dans  la  Bibliotheca  ïndica,  la  suite  de  sa  traduction  anglaise2  qui 
était  restée  interrompue  depuis  plus  de  25  ans. 

Le  Lalitavistara  n'est  pas  la  seule  biographie  du  Buddha 
qu'aient  possédée  les  bouddhistes  du  Nord.  Outre  celle  qui  est 
englobée  dans  le  Mahâvastu,  ils  en  avaient  d'autres,  dont  les  ori- 
ginaux sanscrits  sont  en  partie  perdus,  mais  ont  été  conservés  par- 
fois dans  des  versions  tibétaines  et  chinoises.  Ces  dernières  étant 
d'ordinaire  datées  d'une  façon  précise,  sont  du  plus  grand  prix 
pour  l'histoire  de  la  légende  du  Buddha.  C'est  un  de  ces  livresque 
nous  donne  M.  Beal3.  Le  récit,  qui  [166]  comprend  la  vie  entière  du 
Buddha,  est  la  reproduction  du  Buddhacarita  d'Açvaghosha  et  a 
été  traduit  en  chinois  en  420  A.  D.  Dans  l'introduction,  le  traduc- 
teur anglais  passe  en  revue  les  livres  sur  le  même  sujet  qui 
existent  ou  ont  existé  en  chinois  et  dont  l'examen  établit  que  cette 
légende  était  arrêtée  dans  tous  ses  traits  essentiels  dès  avant  la 
fin  du  Ier  siècle. 

Je  n'ai  pas  connaissance  d'une  troisième  biographie  du  Buddha 
comprise  dans  le  récent  ouvrage  de  M.  Rockhill4  et  qui  est  de  pro- 
venance tibétaine.  Mais  les  lecteurs  de  la  Revue  ont  pu  juger  ici 
même  du  soin  avec  lequel  travaille  M.  Rockhill,  par  sa  traduction 

1.  M.  Foucaux  nous  prie  de  signaler  une  inadvertance  qui  lui  a  échappé  à  la  cor- 
rection des  épreuves.  P.  346,  1.  2  du  bas,  au  lieu  de  «  l'objet  des  cinq  prises  (de 
possession  parles  sens)  »,  il  faut  lire  :  «  les  cinq  skandhas  de  la  prise  (de  posses- 
sion) ». 

2.  Râjendralâla  Mitra,  The  Lalita-vistara,  or  Memoirs  ofthe  Early  Life  of  Çâkya  Sinha. 
Translated  from  the  Original  Sanskrit.  Fascic.  I  et  II.  Calcutta,  1881-1882. 

3.  Samuel  Deal,  The  Fo-sho-hing-lsan-king.  A  Life  of  Buddha  by  Açvaghosha  Bciïhi- 
sattva  translated  from  Sanskrit  inlo  Chinese.  by  Dhormaraksha  A.  D.  V2Q,  and  j'y. m 
Chinese  inlo  English.  Oxford,  1883.  Forme  le  vol.  XIX  des  Sacred  Books  of  the 
East. 

4.  W.  W.  Rockhill,  The  Life  of  the  Buddha  and  the  Early  History  of  his  Order.  Ihri- 
ved  from  Tibelan  Works  in  the  Bkah-hgynr  and  Bstan-hgyur.  Followed  by  Notices  on  the 
Early  History  of  Tibet  and  Khoten.  Londres,  1884.  Fait  partie  de  Triibner's  Oriental 
Séries.  —Je  ne  puis  rien  dire  non  plus  de  l'ouvrage  de  M.  A.  Lillie,  The  Popular  Life 
of  Buddha.  Londres,  1883.  Mais,  à  en  juger  par  les  autres  productions  de  Fauteur,  ce 
qu'il  peut  y  avoir  mis  du  sien  doit  être  sujet  à  caution . 


i 


382  BULLETINS     DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

du  Pratimoksha-sûtra1.  Le  même  savant  a  traduit  du  tibétain  deux 
de  ces  petits  traités2  où  l'on  croit  surprendre  parfois  comme  l'écho 
de  la  prédication  du  grand  solitaire,  ainsi  que  l'Udânavarga3  qui 
représente  dans  la  collection  du  Nord  cet  admirable  recueil  de  sen- 
tences religieuses  et  morales  connu  dans  le  Sud  sous  le  titre  de 
Dhammapada,  «  les  stances  du  salut  ».  —  M.  Léon  Feer  a  con- 
tinué ses  minutieuses  analyses  de  la  collection  d'histoires  édi- 
fiantes intitulée  Avadânaçataka ou  «les cent  actions  mémorables4  ». 
—  Enfin  [167]  l'ensemble  de  cette  littérature  sacrée,  telle  qu'elle 
existe  au  Népal  et  en  Chine,  a  été  inventorié  d'une  façon  plus 
complète  qu'il  ne  l'avait  été  jusqu'ici,  dans  des  Catalogues  qui 
sont  des  modèles  de  bibliographie  historique,  par  MM.  Bendall5  et 
Bunyu  Nanjio6. 

Si  de  la  littérature  nous  passons  à  l'archéologie,  c'est  encore 
M.  Senart  que  nous  trouvons  en  première  ligne  avec  la  suite  de  sa 
magistrale  étude  des  inscriptions  du  roi  Piyadasi7.  L'interpréta- 
tion de  tous  ces  monuments  est  sortie  de  là  plus  ou  moins  modifiée 
dans  le  détail.  Mais  les  plus  grands  changements  ont  porté  sur  les 
inscriptions  découvertes  en  dernier  lieu,  celles  de  Bairât,  de 
Sahasrâm  et  de  Rûpnâth,  où  l'on  avait  cru  trouver  la  date  du  Nir- 
vana. Cette  date  disparaît  et  fait  place  à  un  envoi  de  missionnaires  : 
l'édit  au  lieu  d'être  de  la  fin  du  règne,  devient  le  premier  de  la 
série,  et  l'hostilité  professée  par  le  roi  contre  les  dieux  du  ciel,  est 

1.  W.  Woodville  Rockhill,  Le  Traité  d'émancipation  ou  Pratimoksha  Sûlra,  traduit  du 
tibétain;  dans  la  Rev.  de  l'Hist.  des  ReL,  t.  IX,  pp.  3  et  167. 

2.  Le  même,  Translation  of  two  brief  Buddhist  Sutras  from  the  Tibetan  ;  dans  Pro- 
ceedings  of  the  American  Oriental  Society,  mai  1883. 

3.  Le  même,  Udânavarga  :  a  Collection  of  Verses  from  the  Buddhist  Canon,  compiled 
by  Dharmatrâta,  being  a  Northern  Buddhist  version  of  Dhammapada.  Translated  from  the 
Tibetan  of  the  Bkah-hgyur,  ivith  Notes  and  Extracts  from  the  Commentary  of  Prajnâvar- 
man.  Londres,  1883.  Fait  partie  de  Trubner's  Oriental  Séries.  — Cf.  l'article  de  M.  Léon 
Feer  dans  la  Revue  critique  du  3  septembre  1883. 

4.  Léon  Feer,  Etudes  Bouddhiques  :  Mésaventures  des  Ârhals  ;  dans  le  Journal  Asia- 
tique, t.  XIX,  p.  328(1882).  —  Comment  on  devient  Arhatî  ;  ibidem,  I,  p.  407  (1883).— 
Comment  on  devient  Deva  ;  ibidem,  III,  p.  5(1884).  —  Comment  on  devient  Prêta; 
ibidem,  p.  109.  —  Les  Avadânas  Jâtakas  ;  ibidem,  IV,  p.  332. 

5.  Cecil  Bendall,  Catalogne  of  the  Buddhist  Sanskrit  MSS.  in  the  University  Cam- 
bridge, ivith  Notes  and  Illustrations  of  the  Palœography  and  Chronology  of  Népal  and  Ben- 

al.  Cambridge,  1883. 

6.  Bunyu  Nanjio,  Priest  of  Eastern  Hongwanzi,  Japan  :A  Catalogue  of  the  BuddJiist 
Tripitaka.  Oxford,  1883. 

7.  E.  Senart,  Etude  sur  les  inscriptions  de  Piyadasi.  Deuxième  partie.  Les  édits  sur 
colonnes  ;  dans  le  Journal  Asiatique,  t.  XIX,  p.  385  (1882)  et  XX,  p.  101.  Troisième 
partie  :  Les  édits  détachés  sur  roc;  ibidem,  t.  I,  p.  171  (1883)  et  III,  p.  446  (1884). 


BULLETIN    DF<     1885  383 

changée  on  hostilité  contre  les  dieux  de  la  terre,  des  brahmanes. 
—  M.  Bûhler,  qui  a  repris  à  son  tour  l'étude  de  ces  inscriptions 
dans  le  Journal  de  la  Société  orientale  allemande1,  a  pourtant 
trouvé  encore  à  glaner  après  M.  Senart.  Outre  cet  excellent  tra- 
vail, on  lui  doit  la  transcription  des  nouveaux  fac-similés,  pris  par 
M.  Fleet,  des  édits  gravés  sur  les  piliers  de  Delhi  (lât  de  Firôz  Shah) 
et  d'Allahàbâd2.  Sa  proposition  de  ne  compter  [168]  que  sept  de 
ces  édits  et  de  voir  dans  le  huitième  (l'édit  circulaire)  la  continua- 
tion immédiate  du  septième,  est  une  des  plus  heureuses  qu'on  ait 
faites,  par  la  simplicité  avec  laquelle  elle  répond  à  toutes  les  exi- 
gences. —  A  côté  de  ces  travaux  sur  les  plus  anciennes  inscrip- 
tions de  l'Inde,  il  faut  signaler  le  mémoire  de  M.  Halévy  sur  le 
double  alphabet  dans  lequel  elles  sont  écrites3.  M.  Halévy  com- 
mence par  établir  l'étroite  dépendance  de  l'alphabet  méridional  de 
celui  du  Nord  et,  au  lieu  de  rattacher  ce  dernier,  comme  on  l'avait 
fait  jusqu'ici,  à  l'ancien  alphabet  phénicien,  il  le  dérive  directe- 
ment de  l'écriture  cursive  araméenne  dans  laquelle  sont  écrits  les 
papyrus  ptolémaïques.  Quant  à  l'alphabet  phénicien  archaïque,  il 
n'est  intervenu  qu'indirectement,  par  l'intermédiaire  d'un  dérivé, 
l'alphabet  grec,  auquel  l'écriture  indienne  a  emprunté  un  certain 
nombre  de  caractères.  Ces  conclusions  s'appuient  sur  des  rapports 
si  concluants  et  si  précis,  qu'on  ne  saurait  leur  refuser  une  très 
grande  probabilité.  Elles  sont  heureusement  indépendantes  de  l'es- 
pèce de  contre-épreuve  à  laquelle  M.  Halévy  a  cru  devoir  les  sou- 
mettre en  y  rattachant  des  vues  plus  que  risquées  sur  l'âge  des 
monuments  même  de  la  littérature  de  l'Inde. 

Le  défaut  d'espace  ne  nous  permet  pas  de  passer  en  revue  plus 
longtemps  une  à  une  les  nombreuses  publications  relatives  à  l'ar- 
chéologie du  bouddhisme  du  Nord.  Il  nous  faut  pourtant  accorder 
encore,  ne  fût-ce  qu'en  passant,  une  mention  spéciale  à  quelques- 
unes  des  plus  importantes.  M.  Bhagvânlâl  Indraji  a  publié  un  rap- 
port plein  d'informations   du  plus  haut  intérêt   sur  les  antiquités 

1.  G.  BCihlcr,  Beitrâge  zur  Erklârung  der  Aç.oka-Insclirij'ten  ;  dans  Zeitschrift  der 
Dcutschen  Morgenl.  Grsellschaft,  XXXVJI  (1883),  pp.  87,  253,  422  et  572. 

2.  Le  même,  Transcripts  of  the  Delhi  and  Allahabud  Pillar  Edicts  of  Açoka  ;  d;m s 
Indian  Anliquary,  t.  XIII  (1884),  p.  30(î.  La  transcription  est  placée  en  regard  des  l'ac- 
similés  publiés  par  M.  Fleet. 

3.  J.  Halévy,  Résumé  d'un  mémoire  sur  V origine  des  écritures  indiennes.  Extrait  des 
Comptes  rendus  des  séances  de  V Académie,  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  septembre 
1884.  —  Cf.  11.  N.  Gust,  On  the  Origin  of  the  Indian  Alphabet;  dam  Joum.  of  the  lioy. 
Asiatic   Soc.  of  Gr.  Britain  and  lreland,  t.  XVI  (1884),  p.  325. 


$84  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

bouddhiques  découvertes  dans  les  environs  de  Bombay1,  entn 
autres  un  fragment  du  huitième  des  édits  sur  roc  d'Açoka,  qui  montre 
que  la  domination  [169]  directe  de  ce  prince  s'étendait  bien  phu 
bas  sur  la  côte  du  Dékhan  qu'on  ne  le  supposait  jusqu'ici.  —  Les 
opérations  de  Y  Archœological  Survey  of  India  embrassent  h 
passé  entier  de  l'Inde.  C'est  ici  pourtant  qu'il  convient  de  les 
mentionner,  parce  que  les  restes  de  la  période  bouddhique  conti 
nuent  à  y  tenir  la  plus  grande  place.  On  trouvera  en  note  le  détai 
des  nouveaux  volumes  concernant,  les  uns  l'Inde  du  Nord,  donl 
l'exploration  est  directement  dirigée  par  M.  Cunningham2,  les 
autres  l'Inde  de  l'Ouest  et  du  Sud,  où  les  travaux  sont  conduits 
par  M.  Burgess3.  —  M.  Beal,  à  qui  on  doit  déjà  d'excellentes 
recherches  sur  les  pèlerins  bouddhistes  du  moyen  âge,  a  publié  un< 
nouvelle  traduction  du  Mémoire  sur  les  Contrées  occidentales  d( 
Hiouen-Tsang,  cette  précieuse  description  de  l'Inde  et  du  mond< 
bouddhique  du  vne  siècle.  L'auteur  y  a  joint  [170]  les  relations 
de  deux  prédécesseurs  de  Hiouen-Tsang4,  Fa-Hian  et  Song-Yun,h 

1.  Bhagvânlâl  Indraji,  Antiquarian  Remains   at    Sopârâ  and   Padana  ',    dans    Journt 
of  the  Roy.  Asiatic  Soc.  Bombay  Branch,  t.  XV  (1883),  p.  273. 

2.  Archœological  Survey  of  India  :  Report  of  Tours  in  the  South-castern  Provinces  ir 
187 '■'/,  and  1875-76.  By  J.  D.  Bcglar,  under  the  superinlendence  of  Major-General  A.  Cun 
ningham.  Vol.  XIII,  Calcutta,  1882.  —  Report  of  a  Tour  in  the  Penjab  in  1878-70.  By 
A.  Cunningham.  Vol.  XIV,  1882.  —  Report  of  a  Tour  in  Behar  and  Bengal  in  1879- 
Jrom  Patna  to  Sanargaon.  By.  A.  Cunningham.  Vol.  XV,  1882.  —  Report  of  Tours  il 
North  and  South  Bihar,  in  1880-81.  By  A.  Cunningham  andH.B.  W.  Garrick.  Vol.  XVI 
1883.  —  Report  of  a  Tour  in  the  Central  Provinces  and  Lower  Gangetic  Doab  in  1881.-82 
By  A.  Cunningham.  Vol.  XVII,  1884.  — Report  of  a  Tour  in  the  Gorakhpur  District, 
1875-76  and  1876-77.  By  A.  C.  D.  Carlleyle.  Vol.  XVIII,  1883. 

3.  Jas.  Burgess,  Archœological  Survey  of  Western  India.  Vol.  IV.  Report  on  the  Bud 
dhist  Cave  Temples  and  their  Inscriptions,  being  part  of  the  Resulls  of  the  four  th,  jiflh,  and 
sixth  teaeoni  opérations  of  the  Archœological  Survey  of  Western  India.  1876-77,  1877-78 
1878-79.  Snpplementary  tothe  volume  on  «  Cave  Temples  of  India  ».  Londres,  1883.  Pour 
la  partie  épigraphique,  M.  Burgess  a  eu  la  collaboration  de  M.  Bhagvânlâl  Indraji 
qui  a  préparé  les  fac-similés,  et  de  M.  Bùhler  qui  a  traduit  la  plupart  des  inscriptions 
—  Vol.  V  :  Report  on  the  Elura  Cave  Temples  and  the  Brahmanical  and  Jaina  Caves  in 
Western  India,  completing  the  Results  of  the  fifth,  sixth,  and  seventh  scasons  opérations  of 
the  Archœological  Survey.  1877-78,  1878-79,  1879-80.  Supplementary  to  the  volume  on 
a  The  Cave  Temples  of  India  ».  Londres,  1883.  Ce  volume  contient  les  inscriptions  d< 
Nânàghât  et  de  Kanheri,  traduites  par  M.  Bùhler. 

Jas.  Burgess,  Archœological  Survey  of  Southern  India.  N"  3.  Notes  on  the  Amarâvat 
Stupa.  Madras,  1882.  Les  inscriptions  sont  traduites  par  un  élève  de  M.  Bùhler 
M.  E.  Hultzsch  de  Vienne.  Une  traduction  revue  et  augmentée  a  été  publiée  depui 
par  M.  Hultzsch,  Amarâvati-Inschriftcn  gelesen  and  erklcirt  ;  dans  Zeilschr.  der  Deutsch 
Morgenl.  Gesellsch.,  t.  X.XXV11  (1883),  p.  548.  —  Cf.  du  même,  A  Bnddhist  Inscription 
from  Kotâ;  ibidem,  XXXVIII,  p.  546. 

4.  Samuel  Beal,  Si-yu-ki.  Buddhist    Records  of  the  Western  World,  translalcd  from  t) 


BULLETIN    DE    1885  385 

dernière  traduite  "pour  la  première  fois.  Les  notes,  suffisantes  peut- 
être  pour  le  sinologue,  auraient  pu  être  parfois  plus  explicites.  

M.  Sarat  Ghandra  Dâs  a  donné  d'utiles  informations  sur  l'histoire 
et  sur  les  particularités  du  bouddhisme  tibétain1.  —  Enfin 
M.  Senart,  en  analysant  une  des  plus  importantes  parmi  les  ins- 
criptions sanscrites  récemment  envoyées  du  Cambodge  par  M.  Ay- 
monier2,  a  montré  que,  au  ixe  siècle  encore,  le  bouddhisme  de  ce 
pays  se  rattachait  non  seulement  par  la  langue,  ce  que  l'on  savait 
déjà,  mais  aussi  par  la  doctrine,  à  la  branche  du  Nord3.  —  On 
trouvera  en  note4  le  relevé  de  quelques  travaux  détachés  éclairant 
diverses  particularités  de  l'ancien  bouddhisme  de  l'Inde. 

Chinese  of  Hiuen-Tsiang  (A.  D.  629),  2  vol.  Londres,  1884.  Fait  partie  de  Triibner's 
Oriental  Séries. 

1.  Baboo  Sarat  Ghandra  Dàs,  Contributions  on  the  Religion,  History,  etc.,  of  Tibet  ;  dans 
Journal  of  the  Asiatic  Soc.  ofBengal,  t.  L  (1881),  p.  187  et  Ll,  pp.  1  et  87.  —  Cf.  W.  W. 
Rockhill,  The  Tibetan  «  Hundred  Thousand  Songs  »  of  Milaraspa,  a  Buddhist  Missionary 
of  the  Eleventh  Century  ;  dans  Proceedings  of  the  Amène.  Orient.  Soc,  octobre  1884. 

2.  Emile  Senart,  Une  inscription  bouddhique  du  Cambodge  ;  dans  la  Revue  Archéolo- 
gique, 3e  série,  t.  I  (1883),  p.  182. 

3.  Le  sanscrit  était  de  même  anciennement  la  langue  du  bouddhisme  de  la  pres- 
qu'île de  Malacca.  H.  Kern,  Ovcr  eenige  oude  Sanskritopschriften  van't  malaische  Schier- 
eiland  ;  dans  les  Verslagen  en  Mededeelingen  de  l'Académie  d'Amsterdam,  section  de 
littérature,  série  III,  partie  1, 1883. 

4.  H.  Rivett-Carnac,  Mémorandum  of  Clay  Dises  called  «  Spindle  Whirls  »  and  votive 
Sealsfound  at  Sankisa,  Behar,  and  other  Buddhist  Buins  in  the  North  Western  Provinces 
of  India  ;  dans  le  Journal  of  the :  Asiatic  Soc.  ofBengal,  t.  XLIX  (1880),  p.  127.  Les 
sceaux  d'argile  avec  formule  votive  ne  sont  pas  particuliers  au  bouddhisme  :  on  en 
a  trouvé  depuis  de  tout  [semblables,  avec  des  légendes  brahmaniques.  R.  Hœrnle, 
Notes  on  Some  Clay-Seals  found  in  the  Panjab  ;  dans  Proceedings  of  the  As.  Soc.  of 
Bengal,  septembre  1884.  —  Arthur  Lillie,  Buddhist  Saint  Worship  ;  dans  Journal  of 
the  Boy.  As.  Soc.  of  Gr.  Britainand  Ireland,  t.  XIV  (1882),  p.'218.  —  William  Simpson, 
A  Sculptured  Tope  on  an  old  Stone  at  Dras,  Ladakh;  ibidem,  p.  28.  —  Buddhist  Caves  of 
Afghanistan  ;  ibidem,  p.  319.  —  The  Identification  of  the  Sculptured  Tope  at  Sanchi  ; 
ibidem,  p.  332.  — II.  Yule,  Buddha  and  St.Josaphat  ;  dans  The  A cademy,  1"  septembre 
1883.  Montre  que  déjà  l'historien  portugais  Diego  de  Couto  avait  reconnu  l'identité 
de  Josaphat  et  du  Buddha.  Cf.  sur  cette  légende  de  Josaphat,  E.  Braunholz  :  Die 
erste  nicht  christliche  Parabel  des  Barlaam  und  Josaphat  ;  ihre  Herkunfl  und  Verbreilung. 
Halle,  1884.  —  A.  Andreozzi,  //  dente  di  Budda.  Racconto  estratto  dalla  Storia  délie 
spiagge,  e  tradotto  letteralmente  del  Chinese.  Florence,  1883.  Sur  la  légende  de  la  dent 
sacrée,  cf.  les  pièces  appartenant  à  la  littérature  du  Sud,  traduites  par  M.  L.  de  M  il- 
loué dans  les  Annales  du  Musée  Guimet,  vol.  VII,  Paris,  1884  :  1°  Le  Dâthdvança  ou 
histoire  de  la  dent  relique  du  Buddha  Go tama.  Poème  épique  pâli  de  Dhammakitti,  traduit 
en  français  d'après  la  version  anglaise  de  Sir  Mutu  Coomâra  Swàmy.  2°  Mémoire  sur  la 
dent  relique  de  Ceylan,  précédé  d'un  essai  sur  la  vie  et  la  religion  de  Gaulama  Buddha, 
par  J.  Gerson  da  Cunha.  Traduit  de  l'anglais  avec  autorisation  de  l'auteur.  —  S.  Beal, 
Two  Sites  named  by  Hiouen-Thsang  in  the  10th  Book  of  the  Si-yu-ki  ;  dans  Journal  of 
the  Boy.  As.  Soc.  of  Gr.  Britain  and  Ireland,  t.  XV  (1883),  p.  333.  —  Le  même,  Some 
further    gleanings  from   the  Si-yu-ki  ;  ibidem,  t.   XVI   (1884),    p.  247.  —    Le    même, 

Religions  de  l'Inde.  —  I.  «• 


386  BULL  E T  l  N  S    I)  F.  s    H  ] <:  L I G  1 0 M  S    I)  K    L  I  N  D  E 

1 1 7 1  ]  Nous  pourrons  être  plus  bref  en  passant  en  revue  les  publi- 
cations relatives  au  bouddhisme  du  Sud.  Non  que  ces  publications 
soient  moins  importantes  que  les  précédentes  ni  qu'elles  forment 
un  ensemble  moins  considérable.  Mais  elles  sont  moins  éparpillées 
et  consistent,  pour  la  majeure  partie,  en  éditions  de  textes  qui  ne 
s'adressent  qu'aux  spécialistes.  —  AI.  Fausbôll  a  ajouté  un  nou- 
veau volume  à  sa  grande  édition  du  texte  et  du  commentaire  pâlis 
du  livre  des  Jâtakas,  ou  des  récits  relatifs  aux  existences  anté- 
rieures du  Buddha1.  La  publication  s'arrête  au  438e  récit.  Il  suffira 
d'un  dernier  volume  pour  achever  la  collection,  qui  est  la  recension 
bouddhique,  en  quelque  sorte,  de  ce  grand  amas  de  fables  et  de 
contes  communs,  depuis  bien  des  siècles,  à  l'Inde  et  à  l'Occident. 
La  traduction  dévolue  à  M.  Rhys  Davids  n'a  pas  progressé  du 
même  pas,  et  en  est  toujours  encore  au  40e  récit.  —  M.  Oldenberg 
a  achevé  sa  belle  édition  du  texte  pâli  du  Vinayapitaka2.  Le 
volume  IV  comprend  deux  parties  :  la  première  [172)  contient  la  fin 
de  la  discipline  des  moines  et  traite  successivement  des  péchés  qui 
entraînent  pénitence,  de  ceux  qui  s'expient  par  la  simple  confession, 
des  menues  observances  concernant  le  costume,  la  tenue,  le  boire 
et  le  manger,  enfin  des  diverses  sortes  de  procédure  à  suivre  en 
cas  d'offense.  La  deuxième  partie  reprend  les  matières  traitées 
dans  le  IIIe  volume  et  dans  la  première  partie  du  IVe  volume,  en 
tant  qu'elles  s'appliquent  spécialement  aux  religieuses.  Le  volume  V 
est  à  la  fois  un  supplément  et  un  résumé  des  volumes  I-IV.  —  En 
même  temps  que  le  texte  original  complet,  M.  Oldenberg  publie, 
en  collaboration  avec  M.  Rhys  Davids,  la  traduction  des  princi- 
pales portions  du  Vinayapitaka3.  La  première  partie  du  recueil,  le 

Kukkutapâdagiri  and  Kukkuta  Sanghârâma  ;  dans  YIndian  Antiquary,  t.  XII  (1883), 
p.  827.  —  Sir  Walter  Elliot,  Notice  of  a  Buddhist  Tope  in  the  Pittapur  Zamindari  ;  ibi- 
dem, p.  34  et  la  note  de  M.  R.  Sewell,  p.  258.  —  L.  deMilloué,  On  the Nâgapattanam 
Buddhist  Images  ;  ibidem,  p.  311.  —  F.  Max  Millier.  The  true  date  of  Buddha' s  death  ; 
dans  The  Academy  du  1er  mars  188-t.  —  T.  H.  Hendley,  Buddhist  Remains  near  Sâm- 
bhur  in  Western  Rajputana,  Jndia  ;  dans  Journal  of  the  Roy.  Asiatic  Soc.  ofGr.  Britain 
and  Ireland,  t.  XVII  (1885),  p.  29. 

1.  V.  Fausbôll,  The  Jâtaka  loge thcr  with  its  Commentary,  being  Taies  of  the  anterior 
births  of  Gotarna  Buddha.  For  the  jirst  time  edited  in  the  original  Pâli.  Vol.  III. 
Londres,  1883. 

2.  Hermann  Oldenberg,  The  Vinaya  Pitakam.  One  of  the  principal  Buddhist  Holy 
Scriptures  in  the  Pâli  language.  Vol.  IV.  The  Suttavibhanga,  Second  Part  (End  of  the 
Mahâvibhanga  ;  Bhikkhunîvibhanga).  Londres  et  Edimbourg,  1882.  —  Vol.  V  :  The 
Parivâra  ;  ibidem,  1883. 

3.  T.  W.  Rhys  Davids  and  Hermann  Oldenberg  :  Vinaya  Texls  translatea  from  the 
Pâli.  Part  I:  The  Pâlimokkha.  The  Mahâvagga,  I-IV.  Oxford,  1881.    Part  II:  The  Mahâ- 


BULLETIN    DE    1885  387 

Vibhanga  ou  Suttavibhanga,  qui  correspond  aux  volumes  III  et  IV 
de  l'édition  de  M.  Oldenberg1,  ne  se  prêtait  guère  à  une  version 
complète.  Comme  l'indique  le  titre  de  cette  partie,  «  développement 
du  Sutta  »,  elle  consiste  en  une  sorte  de  commentaire  d'un  texte 
fondamental,  réparti  sous  la  forme  de  courtes  prescriptions,  à  la 
fin  des  chapitres.  Le  commentaire,  avec  force  digressions,  expose 
en  détail  l'application  de  ces  prescriptions  et  indique  à  quelle 
occasion  elles  ont  été  formulées  par  le  Buddha.  Ce  sont  ces  pres- 
criptions, qui,  détachées  du  contexte,  constituent  le  Pàtimokkha, 
l'examen  de  conscience  des  membres  de  l'ordre,  proprement  «  la 
libération  (du  péché)  »,  que  MM.  Rhys  Davids  et  Oldenberg  ont 
traduites  comme  représentant  suffisamment  le  contenu  du  Vi- 
bhanga2. De  la  deuxième  partie  du  Vinayapitaka,  les  Khandhakas, 
proprement  «  les  chapitres  »  (vol.  I  et  II  de  l'édition  Oldenberg), 
ils  donnent  au  contraire  la  version  complète.  La  partie  publiée 
comprend  le  Mahâvagga,  «la  grande  collection»,  [173]  en  entier  et 
le  premier  tiers  environ  du  Cullavagga,  «  la  petite  collection  ».  L'en- 
semble forme  une  composition,  sinon  homogène,  du  moins  indé- 
pendante, ne  suivant  pas,  comme  le  Vibhanga,  un  texte  antérieur 
et  qu'on  puisse  en  détacher.  Il  y  est  traité  de  l'admission  dans 
l'ordre,  des  jours  de  jeune,  de  la  retraite  annuelle  durant  la  saison 
des  pluies,  du  costume,  des  repas,  de  l'autorité  ecclésiastique,  de 
l'excommunication  et  de  tout  l'ensemble  de  la  discipline.  La  partie 
légendaire,  dans  les  premières  sections  surtout,  est  bien  plus 
riche  et  plus  originale  que  dans  le  Vibhanga.  L'introduction  con- 
tient un  nouvel  exposé  des  questions  d'histoire  littéraire  que  sou- 
lève le  Vinayapitaka  et  que  M.  Oldenberg  avait  déjà  discutées  dans 
la  préface  de  son  édition  du  Mahâvagga. 

M.  Oldenberg  a  entrepris  et  achevé  son  édition  du  Vinaya  avec 
l'appui  de  l'Académie  de  Berlin  et  du  ministère  de  l'Inde  et  des 
colonies.  Depuis,  ces  études  ont  trouvé  un  centre  et  une  organi- 
sation indépendants  par  la  constitution  de  la  Pâli  Text  Society.  On 
trouvera  dans  le  Journal3  de  la  société,  dans  les  rapports  annuels 

vagga,  V-X.  The    Cullavagga,    I-IJI.  Oxford,  1882.  Forment  les   vol.  XIII  et  XVII    des 
Sacred  Books  of  the  East. 

1.  L'ordre  adopté  par  M.  Oldenberg  dans  son  édition  diffère  de  celui  des  MSS 
du  Vinayapitaka.  Pour  obtenir  ce  dernier,  il  faut  ranger  les  volumes  de  l'édition  de 
la  façon  suivante  :  III,  IV,  I,  II,  V. 

2.  La  traduction  ne  donne  que  ce  qui  est  relatif  aux  moines.  Elle  laisse  de  côté  les 
chapitres  qui  concernent  spécialement  les  religieuses. 

3.  Journ.  ofthePâli  Text  Society.  Editedby  T.  W.  RhysDavids.  2vol.  Londres,  1882  et  188  3 


388  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

qu'y  public  M.  Rhys  Davids,  toutes  les  informations  concernant 
l'origine,  les  statuts,  l'activité  naissante  et  déjà  fructueuse  de  l'as- 
sociation. Outre  ces  rapports,  le  Journal  publie  des  correspon- 
dances, des  catalogues  des  principales  collections  de  MSS.  pâlis 
existant  en  Europe  et  dans  l'Inde,  ainsi  que  des  mémoires  et  tra- 
vaux de  diverse  nature,  dont  l'étendue  ne  suffirait  pas  pour  remplir 
un  volume1.  Quant  aux  publications  séparées,  il  suffit  de  les  énu- 
mérer,  pour  faire  [174j  juger  de  l'importance  du  travail  accompli  en 
si  peu  de  temps.  Elles  ont  porté  principalement  sur  le  Suttapitaka, 
«  la  corbeille  des  Suttas  »  ou  des  discours  (prononcés  en  général 
par  le  Buddha)  qui  s'adressent  aux  laïques  aussi  bien  qu'aux 
membres  de  l'ordre.  M.  Morris  a  édité  les  deux  derniers  traités  de 
cette  division  du  canon  :  le  Buddhavamsa  «  la  succession  des 
Buddhas  »  et  le  Cariyâpitaka  «  le  livre  de  la  pratique  (suivie  par 
le  Bodhisattva2)  »;  l'un,  un  abrégé  en  vers  de  la  vie  du  Buddha 
Gotama  et  de  celles  de  ses  vingt-quatre  prédécesseurs;  l'autre,  une 
collection  également  en  vers  de  trente-quatre  jâtakas  ou  récits  des 
existences  antérieures  du  Buddha.  MM.  Oldenberg  et  Pischel  ont 
publié,  l'un  les  Theragâthâs,  l'autre  les  ïherîgâthâs3,  deux  recueils 
de  stances  attribuées  par  la  tradition  à  des  anciens  et  à  des  «  an- 
ciennes »  de  l'ordre,  contemporains  du  Buddha  ou  ayant  vécu  peu 
de  temps  après  lui.  Ces  textes,  ainsi  que  les  précédents,  appar- 
tiennent à  la  cinquième  section  du  Suttapitaka,  au  Khuddakanikâya 
ou  «  collection  des  petits  morceaux  ».  M.  Morris  a  entrepris  à  lui 
seul  l'édition  de  la  quatrième  section,  l'Anguttaranikâya,  recueil 
d'une  étendue  considérable  dont  il  vient  de  publier  les  deux  pre- 
miers chapitres4.  Enfin,   la   troisième  des  grandes   divisions  du 

1.  Voici  la  liste  de  ces  mémoires  :  James  d'Ahvis  :  On  Buddhism.  On  Pâli.  —  Max 
Millier  :  The  late  Kenjiu  Kasawara.  —  A.  C.  Benson  :  Buddha.  —  Cecil  Bendall,  Notes 
and  Qaeries  on  Passages  in  the  Mahâvagga.  —  Edward  Millier,  Khuddhasikkhâ  and 
Mâlasikkhâ.  Deux  traités  en  vers  formant  un  abrégé  du  Vinayapitaka.  —  Les  collec- 
tions de  MSS.  décrites  sont  :  Bodleyan  Library,  Oxford  (O.  Frankfurter)  ;  Bibliothèque 
nationale,  Paris  (Léon  Feer)  ;  Oriental  Library,  Randy,  Ceylon  (H.  P.  Bell)  ;  Colombo 
Muséum,  Ceylon  (Louis  de  Zoysa)  ;  India  Office,  London  (H.  Oldenberg)  ;  British  Muséum, 
London  (Hœrning)  ;Cambridge  University  Library  (Rhys  Davids);  Bibliothèque  royale  et 
Bibliothèque  de  V Université,  Copenhague  (Rhys  Davids,  d'après  Westergaard  et  Fausbôll)  ; 
Société  d'Anthropologie  cl  de  Géographie  de  Stockholm  (E.    W.  Dahlgren  et  Fausbôll). 

2.  Rev.  Richard  Morris,  The  Buddhavamsa  and  the  Cariyâ-pitaka,  edited.  Parti.  Text. 
Londres,  1882. 

3.  Hermann  Oldenberg  and  Richard  Pischel,  The  Thera  and  Therî-Gathâ.  (Stanzas 
ascribed  to  Ëlders  of  the  Buddhist  Order  of  Becluses.)  Edited.  Londres,  1883. 

4.  Rev.  Richard  Morris,  The  Anguttara-nikâya,  edited.  Part  I.  Ekanipâia  and  Dukani- 
pùla.  Londres,  1883. 


BULLETIN    DE    1885 


389 


canon,  l'Abliidnammapitaka,  «  la  corbeille  de  la  métaphysique1  » 
a  été  à  son  tour  entamée  par  le  même  savant,  qui  en  a  édité  la  sec- 
tion intitulée  Puggalapannatti,  «  la  théorie  des  individus2  ».  C'est 
un  traité  qui  d'abord  énumère  et  ensuite  définit,  chaque  fois  en 
dix  chapitres,  les  conditions  des  individus  engagés  dans  le  courant, 
c'est-à-dire  convertis  à  la  loi  du  [17o]  Buddha.  D'un  autre  ouvrage 
publié  sous  les  auspices  de  la  Société  et  qui,  par  exception,  est  un 
livre  jaina,  il  sera  question  plus  loin,  quand  nous  examinerons  les 
travaux  relatifs  à  cette  secte.  C'est  là  un  début  qui  promet  :  pour 
peu  que  la  Société  reste  fidèle  à  son  programme,  on  peut  espérer 
que,  d'ici  à  peu  d'années,  le  texte  du  canon  pâli  tout  entier  sera 
devenu  accessible  dans  des  éditions  critiques.  —  En  dehors  de  cette 
belle  collectionne  n'ai  à  signaler,  en  fait  de  publications  de  textes, 
qu'une  curieuse  litanie  en  l'honneur  du  Buddha,  de  provenance 
birmane3,  et  le  Sutta  édité  par  M.  Senart  à  la  suite  de  son  étude 
sur  les  inscriptions  de  Piyadasi4. 

Pendant  que  les  études  de  haute  philologie  pâlie  se  concentraient 
ainsi  dans  la  Pâli  Text  Society,  il  se  créait  à  Ceylan  même,  sur  le 
modèle  de  YIndian  Antiquary,  un  nouveau  périodique,  Y  Orien- 
taliste, qui,  il  faut  l'espérer,  sera  pour  le  bouddhisme  singhalais, 
ce  que  l'excellent  recueil  fondé  par  M.  Burgess  est  pour  l'Inde 

1.  Traduction  communément  admise,  mais  qui,  par  rapport  au  canon  pâli  du  moins, 
est  loin  d'être  exacte.  Les  traités  compris  dans  cette  division  ne  traitent  ni  plus  ni 
moins  de  métaphysique  que  les  autres  parties  du  canon,  que  les  Suttas  notamment. 
Ils  paraissent  plutôt  se  distinguer  du  reste  par  leur  origine  secondaire  et  par  leur 
forme,  qui  est  particulièrement  technique  et  aride. 

2.  Rev.  Richard  Morris,  The  Puggala-paniîatti.  Part  I.  Text.  Londres,  1883. 

3.  H.  L.St.  Barbe,  The  Namakkâra,  with  Translation  and  Commentary ;  dans  le  Jour- 
nal of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Gr.  Britain  and  Ireland,  t.  XV  (1883),  p.  213. 

4.  VAmbalatthikârâhulovâda-Sutta,  tiré  de  la  deuxième  section  du  Suttapitaka;  dans 
le  Journal  Asiatique,  t.  III  (1884),  p.  493.  —A  cesdernières  publications,  il  faut  joindre 
la  traduction  d'une  sorte  d'encyclopédie  bouddhique  siamoise,  le  Paramattha  Miezu, 
par  M.  Bastian,  qui  est  insérée  dans  son  récent  ouvrage  :  Religions-philosophische  Pro- 
blème auf  dem  Forschungsfelde  Buddhistischer  Psychologie  und  der  Vergleichenden  Mytho- 
logie. Berlin,  1884,  p.  115.  Je  voudrais  pouvoir  rendre  compte  de  cette  publication  de 
M.  Bastian,  ainsi  que  de  son  précédent  ouvrage  :  Der  Buddhismus  in  sciner  Psychologie. 
Berlin,  1882.  Mais  j'avoue  que  je  n'ai  à  peu  près  rien  compris  à  l'un,  et  guère  plus  à 
l'autre.  Abstraction  faite  de  l'obscurité  de  détail  et  en  quelque  sorte  matérielle  de 
sa  façon  d'écrire,  il  m'est  impossible  de  saisir  le  but  général  que  se  propose  M.  Bas- 
tian. Ce  ne  sont  pas  là  de  simples  matériaux, parce  qu'il  s'y  mêle  trop  de  spéculation. 
Ce  n'est  pas  davantage  un  exposé  théorique,  car  le  fil,  pour  moi  du  moins,  se  perd  à 
chaque  instant.  C'est  un  chaos  informe,  que  je  suis  obligé  de  laisser  à  débrouiller  à 
de  plus  habiles  que  moi. 

5.  The  Orienlalist,  a  Monthly  Journal  of  Oriental  Literature,  Arts  and  Sciences,  Fol- 
klore, etc.  Kandy,  Ceylan.  Le  lei  numéro  est  de  janvier  1884. 


:{'.)!)  BULLETINS     DKS     RELIGIONS     DE    L'INDE 

propre,  l'organe  le  plus  commode  et  le  plus  accrédité  delà  recherche 
courante.  A  côté  d'intéressantes  communications  sur  le  folklore  et 
l'ethnographie  de  l'île,  l'archéologie  bouddhique  y  est  représentée 
par  plusieurs  articles  dont  on  trouvera  le  relevé  en  note1. 

[1 76]  Il  ne  me  reste  plus,  pour  achever  ma  tâche  en  ce  qui  concerne 
le  bouddhisme,  qu'à  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  ouvrages  où  il  est 
envisagé  d'une  façon  générale,  à  la  fois  d'après  les  documents  du 
Nord  et  ceux  du  Sud.  M.  Kern  a  terminé  sa  grande  et  belle  his- 
toire du  bouddhisme  dans  l'Inde2,  le  livre  le  plus  complet  qu'on 
possède  sur  la  matière.  J'ai  indiqué  dans  le  précédent  Bulletin  les 
réserves  que  commandent  les  théories  mythologiques  de  l'auteur  : 
j'ai  dit  aussi  que  la  valeur  de  l'ouvrage  était  indépendante  de  ces 
théories.  A  mesure  d'ailleurs  que  le  récit  s'éloigne  des  origines 
et  de  la  personne  du  fondateur,  il  donne  moins  de  prise  à  ce  genre 
d'objections,  tandis  que  les  qualités  qui  le  distinguent,  la  clarté, 
l'exactitude,  l'étendue  et  la  sûreté  des  informations,  cette  intelli- 
gence des  faits  surtout,  sans  laquelle  il  n'est  point  d'histoire, 
s'affirment  jusqu'à  la  fin,  dans  l'ensemble  et  dans  les  moindres 
détails.  Dans  ce  deuxième  volume,  M.  Kern  traite  du  Samgha,  de 
l'ordre  bouddhique,  de  son  organisation  et  de  sa  discipline;  du 
culte  avec  ses  pratiques,  ses  symboles,  son  appareil;  de  l'histoire 
de  l'Eglise,  [177]  avec  ses  conciles,  ses  schismes,  ses  sectes  et  ses 

1.  L.  Corneille  Wijesinha,  Episodes  from  the  Mahâvamsa,  pp.  49,  80,  125,  145  et 
169.  —  W.  P.  Ranesingha,  Buddhist  Barlal  Service  as  held  by  the  Siamese  Sect  in  the 
Low  Country  of  Ceylan,  p.  116.  —  Louis  Nell,  The  Apannaka  Jâtaka,  p.  156.  — 
T.  B.  Panebokke,  The  Reward  of  Covetousness,  p.  165.  —  llev.  D.  J.  Gogerly,  Bud- 
dhism,  p.  193.  Des  réimpressions  des  menus  travaux,  devenus  introuvables,  de 
M.  Gogerly,  seraient  les  bienvenues.  —  J.  V.  Dickson,  The  Upasampadâ-Kammavâcâ, 
p.  206.  Est  la  réimpression  de  l'article  du  Journal  of  the  Roy.  As.  Soc,  t.  VII,  et  traite 
de  la  réception  dans  l'ordre.  —  Pour  terminer  ce  qui  concerne  l'archéologie  du 
bouddhisme  méridional,  j'ajoute  quelques  travaux  d'autre  provenance  :  Arthur  Lillie, 
The  Buddhism  of  Ceylon,  dans  le  Journal  of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Gr.  Britain  and  Ireland, 
t.  XV  (1893),  p.  419.  —  W.  Knight  James,  Noies  on  Buddhist  Images  in  Ceylon  ;  dans 
llndian  Antiquary,  t.  XI11  (1884),  p.  14.  —  Rev.  Richard  Morris,  Folklales  of  India; 
dans  le  Folklore  Journal,  t.  II  (1884),  p.  304,  332,  370  et  t.  III  (1885),  p..  56;  est  une 
série  d'études  sur  les  Jâtakas. 

2.  H.  Kern,  Geschiedenis  van  het  Buddhisrne  in  lndië.  Ziueede  Deel.  Harlem,  1884-  — 
L'ouvrage  est  traduit  en  allemand  par  M.  H.  Jaeobi,  Der Buddhismas  und seine  Geschichte 
in  Indien.  Leipzig.  Le  1er  volume  est  de  1882;  le  2°  est  sous  presse.  —  L'interruption  de 
la  traduction  française  commencée  dans  la  Revue  est  infiniment  regrettable,  et  j  aime 
toujours  à  espérer  qu'elle  n'est  que  temporaire.  Nous  n'avons  rien  dans  notre  langue 
qui  puisse  tenir  lieu  de  cet  ouvrage.  —  Cf.  E.  Bruchmann,  Der  Buddhismus,  dans  la 
Zeitschriftfûr  Vôlkerpsychologie  und  Sprachwissenschaft,  t.  XV  (1884),  p.  413.  L'article 
se  réfère  spécialement  à  l'ouvrage  de  M.  Kern  et  à  la  vie  du  Buddha  de  M.  Olden- 
berg. 


BULLETIN    DE    1885  391 

écoles;  enfin  de  l'histoire  politique  du  bouddhisme,  autant  que  nous 
pouvons  l'entrevoir,  de  sa  longue  et  lente  décadence,  jusqu'aux 
jours  où  le  silence  qui  s'est  fait  sur  lui,  nous  avertit  seul  qu'il  s'est 
éteint.  Ces  derniers  chapitres  du  livre  en  sont,  à  première  vue,  la 
partie  la  plus  neuve.  Depuis  Lassen,  personne  n'avait  entrepris 
d'écrire  l'histoire  de  cette  décadence  dont  les  découvertes  récentes  de 
l'archéologie  ont  en  partie  renouvelé  les  données.  Mais  à  des  yeux 
exercés,  il  n'échappera  pas  combien  tout  l'ensemble  de  l'ouvrage 
est  original.  Nul  n'a  mieux  montré  que  M.  Kern,  par  des  rappro- 
chements aussi  précis  et  aussi  patiemment  rassemblés,  combien  le 
bouddhisme  de  l'Inde  a  toujours  été  profondément  hindou,  et  com- 
bien il  faut  se  garder  d'exagérer  et  de  généraliser  l'antagonisme 
qui  a  pu  parfois  éclater  entre  lui  et  le  brahmanisme.  Des  vues  sem- 
blables dominent  les  belles  études  que  MM.  Kuenen1  et  Renan2  ont 
consacrées  au  bouddhisme  et  qui  ont  déjà  été  présentées  aux  lec- 
teurs de  la  Reçue3.  Elles  trouveraient  leur  application  ailleurs 
encore  dans  l'histoire  des  sectes  de  l'Inde,  et  il  faudrait  les  avoir 
toujours  présentes  à  l'esprit  en  touchant  aux  diversités  de  dévotion 
et  d'observance  de  ce  vieux  monde  religieux,  où  le  dogme  propre- 
ment dit  tient  parfois  si  peu  de  place.  Il  n'y  a  pas  de  moyen  plus 
sûr  de  s'y  perdre,  que  d'y  introduire  les  distinctions  tranchées 
auxquelles  nous  a  habitués  l'histoire  de  notre  Occident,  où,  depuis 
des  siècles,  il  n'y  a  plus  en  présence  que  des  religions  à  caté- 
chisme. 

C'est  à  l'historien  du  christianisme  plutôt  qu'à  l'indianiste,  de 
se  prononcer  sur  les  rapprochements  que  M.  Seydel  a  essayé  d'éta- 
blir entre  la  vie  du  Christ  et  celle  du  Buddha4.  [178]  Ces  rapproche- 
ments ne  sont  pas  de  pure  fantaisie  :  ils  reposent  sur  des  rapports 
qu'il  serait  inutile  de  nier.  De  ces  similitudes,  plusieurs  sont  proba- 
blement fortuites.  Ainsi,  pour  le  bain  qui  termine  le  jeûne  du  Bud- 
dha et  la  retraite  au  désert  suivie  du  baptême  dans  le  Jourdain,  le 

1.  A.  Kuenen,  National  Religions  and  Universal  Religions.  The  Hibbert  Lectures,  1882. 
Londres,  1882.  La  traduction  française  de  M.  Maurice  Vernes,  Religion  nationale  et 
Religion  universelle,  Paris,  1883,  est  faite  sur  le  texte  hollandais. 

2.  Dans  le  Journal  des  Savants,  1883,  p.  177,  259;  articles  reproduits  dans  :  Nouvelles 
Études  d'histoire  religieuse,   Paris,  1884. 

3.  Voir  Revue  de  VHist.  des  relig.y  t.  VII,  p.  381,  et  l'article  de  M.  A.  Réville,  ibi- 
dem, t.  IX,  p.  384. 

4.  Rudolf  Seydel,  Das  Evangelium  von  Jesu  in  seinen  Verhàltnissen  zu  Buddhasage  und 
Buddhalehre,  mit  fortlaufiger  Riicksicht  auf  andere  Religionskreise  untersucht.  Leipzig, 
1882.  —  Die  Buddha- Légende  und  das  Leben  Jesu  nach  den  Evangelien.  Emeute  Priïfung 
ihres  gegenseitigen  Verhâltnisses.  Ibidem,  1884. 


392  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

surnaturel  de  la  mise  en  scène  était,  de  part  et  d'autre,  pour  ainsi 
dire  donné  d'avance.  Quant  au  fond  du  récit,  il  est  parfaitement 
justifié,  du  côté  du  Buddha,  par  la  coutume  hindoue,  tandis  que, 
dans  l'Évangile,  il  nous  a  conservé  le  souvenir  d'un  fait  historique 
dont  on  ne  peut  pas  se  débarrasser,  l'affiliation  de  Jésus  à  la  secte 
de  Jean  le  Baptiste.  Mais  il  restera  toujours  un  certain  nombre  de 
rapports  qui  ne  sauraient  être  expliqués   de  la  même  façon,  et, 
d'autre  part,  il  paraît  bien  établi  que  la  légende  du  Buddha  était 
fixée,  dans  ses  traits  essentiels,  avant  le  commencement  de  notre 
ère.  A  mon  avis  la  question  est  ici  la  même  que  pour  la  légende  de 
Krishna  et  doit  être  résolue   de  la  même  façon.  Il  y  a  là  un  vieux 
fonds  d'éléments  mythiques  qui  existait  à  l'état  flottant  d'un  bout 
à  l'autre  du  monde  antique  et  qui  dispense  de  recourir  à  l'hypothèse 
d'un  emprunt  direct1.  Telle  n'est  pourtant  pas  la  conclusion  de 
M.  Seydel.  D'après  lui,  nos  Evangiles  reposeraient  sur  une  sorte 
de  poème  chrétien,  écrit  à  Alexandrie,   par  un  auteur  qui  aurait  eu 
sous  les  yeux  une  vie  du  Buddha.  Je  n'examine  pas  si  ce  n'est  pas 
là  faire  trop   d'honneur,  d'après  tout  ce  que  nous  en  savons,  aux 
productions  de  la  littérature  bouddhique.  Je  me  demande  simple- 
ment, en  me  plaçant  au  point  de  vue  de  M.  Seydel  et  en  me  référant 
à  la  longue  liste  qu'il  a  dressée  de  ces  emprunts,  ce  qu'aurait  bien 
pu  être  dans  ce  cas  la  légende  du  Christ  avant  la  confection  du 
poème.  Je  me  demande  encore  comment  la  présence  de  documents 
pareils  dès  le  Ier  siècle,  à  Alexandrie,  dans  un  [179]  milieu  aussi 
curieux  des  choses  orientales,  pourrait  se  concilier  avec  l'ignorance 
dans  laquelle  le  monde  hellénique  est  resté  si  longtemps  par  rapport 
au  bouddhisme  ;  et  je  suis  obligé  de  convenir  que,  de  toutes  les  solu- 
tions possibles,  celle  de  M.  Seydel  me  paraît  encore  la  plus  invrai- 
semblable. 

Je  ne  connais  que  pour  ce  qui  en  a  été  dit  dans  la  Revue  le 
livre  de  M.  Virieux  sur  le  Buddha  et  sa  doctrine2.  Je  n'ai  pas 
davantage,  après  les  substantiels  articles  de  M.  Baissac3,  à  revenir 

1.  Je  n'entends  pas  nier  d'ailleurs  la  possibilité  de  certains  emprunts,  par  exemple 
la  virginité  de  la  mère  du  Buddha,  qui,  contrairement  à  l'opinion  de  M.  Seydel,  me 
paraît  être  un  trait  chrétien, 

2.  Eugène  Virieux,  Le  Bouddha,  sa  vie  et  sa  doctrine.  Paris,  1884.  Voir  l'article  de 
M.  Foucaux  dans  la  Rev.  de  l'Hist.  des  relig.,  t.  XI,  p.  99. 

3.  Jules  Baissac,  Etudes  d'Histoire  religieuse  contemporaine.  La  nouvelle  théosophie  ; 
dans  la  Rev.  de  VHist.  des  relig.,  t.  X,  pp.  43  et  161.  —  Cf.  l'article  de  M.  Foucaux,  Un 
Catéchisme  bouddhiste  en  1881.  Ibidem,  t.  VII,  p.  99,  et  W.  G.  Fink,  Theosophy,  Exo- 
tcric  and  Esoteric  :  dans  le  Calcutta  Review,  avril  1883,  p.  372. 


\ 


BULLETIN    DE    1885  :;<).'{ 

sur  le  néo-bouddhisme  qui,  parti  d'Amérique  et  d'Europe,  nous 
revient  maintenant  par  la  voie  de  l'Inde.  Je  dois  dire  pourtant 
que,  comme  études  historiques,  des  livres  comme  le  Bouddhisme 
ésotérique  de  M.  Sinnett1,  relèvent  à  peine  de  la  critique.  Quant 
au  rôle  que  l'élément  surnaturel  joue  dans  ces  écrits,  l'examen  en 
appartient  à  la  psychologie  et,  je  le  crains,  à  la  psychologie  patho- 
logique. Mais,  quoi  qu'il  faille  penser  à  cet  égard,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'admirer  la  sûreté  en  quelque  sorte  instinctive  avec  laquelle 
les  auteurs  de  ce  singulier  mouvement  sont  allés  droit  au  pays  du 
monde  qui,  mieux  que  tout  autre,  pouvait  leur  fournir  avec  un 
minimum  de  ce  que  nous  appelons  religion,  un  maximum  de 
mysticisme. 

Les  travaux  relatifs  à  la  littérature  des  Jainas,  qui  n'avaient 
exigé  que  quelques  lignes  dans  le  précédent  Bulletin,  se  sont  sin- 
gulièrement multipliés  dans  ces  dernières  années.  Les  collections 
de  manuscrits  formées  dans  l'Inde,  celles  que  MM.  Bùhler  et  Jacobi 
ont  apportées  en  Europe,  notamment  celle  dont  s'est  enrichie  la 
Bibliothèque  de  Berlin,  commencent  à  être  activement  exploitées. 
M.  Jacobi  a  édité  le  premier  des  Angas,  c'est-à-dire  le  traité  par  le- 
quel s'ouvre  la  première  division  du  canon  [180]  tel  qu'il  s'est  trans- 
mis dans  la  secte  des  Çvetâmbaras ,  P  Acârânga-sûtra,  en  jaina-prâkrit 
Âyâramga-sutta2.  Un  deuxième  fascicule  donnera  un  glossaire  et 
des  extraits  des  commentaires  sanscrits.  Celui-ci  ne  contient  que 
le  texte,  en  grande  partie  à  peu  près  inintelligible  sans  ces  secours. 
Il  suffit  pourtant  d'un  examen  sommaire  pour  voir  que  le  contenu 
répond  assez  exactement  au  titre  du  livre,  «  enseignement  de  la 
conduite  ».  C/est  en  effet  un  traité  complet  de  morale  et  de  disci- 
pline à  l'usage  des  membres  de  l'ordre  jaina.  Aux  préceptes  se 
mêlent,  comme  toujours,  des  chapitres  de  nature  spéculative  ou 
légendaire.  —  M.  Leumann  a  publié  le  premier  des  Upângas, 
c'est-à-dire  le  traité  qui  est  en  tête  de  la  deuxième  division  du 
canon,  PAupapâtika-sûtra  ou  «  enseignement  relatif  à  la  rémuné- 
ration (dans  une  autre  existence3)  ».  Dans  l'introduction,  M.Leu- 

1.  A.  P.  Sinnett,  Esoteric  Buddhism.  Londres,  1883.  L'ouvrage  vient  d'être  traduit 
en  allemand  :  Die  Esoterische  Lehre  oder  Geheimbuddhismus.  Leipzig,  1885. 

2.  Hermann  Jacobi,  The  Âyâramga  Sutta  of  the  Çvetâmbara  .lain*,  edited.  Part  I.  Trxt. 
Londres,  1882.  Fait  partie  des  publications  de  la  Pâli  Text  Society. 

3.  Ernst  Leumann,  Das  Aupapàtika  Sâtra,  erstes  Upânya  der  Jaina.  Einleitung,  Text 
und  Glossar.  Leipzig,  1883.  Forme  le  2"  fascicule  du  t.  VIII  des  Abhandlungen  fur  die 
Kunde  des  Morgenlandes.  L'introduction  et  les  trente-huit  premiers  chapitres  avaient 
clé  publiés  dès  1882,  comme  thèse  de  doctorat. 


J 


3(J4  BULLETINS     DES    RELIGIONS     DE     L'INDE 

mann  a  donné  une  analyse  très  détaillée  du  contenu  de  ce  sûtra. 
La  première  partie  est  formée  par  le  récit  d'une  visite  du  roi  Kùniya, 
l'Ajàtaçatru   des  bouddhistes,   à    Mahâvîra,  le  dernier    Jina     de 
l'âge  actuel.   C'est  une  variation    très  amplifiée   d'un   thème  qui 
revient  fréquemment  dans  les   sutras  bouddhiques.   Les  chapitres 
suivants,  qui  ont  fourni  le  titre  du  livre  et  qui  ne  se  relient  au 
commencement  que  d'une  façon  tout  extérieure,  traitent  des  diverses 
conditions   dans  lesquelles  renaissent  des  êtres,  selon  qu'ils  ont 
vécu  ici -bas.  C'est  la  partie  la  plus  intéressante  du  traité,  par  les 
détails  qu'elle  donne  sur  les  différents  ordres  mendiants  et  ascé- 
tiques, tant  jainas  que  brahmaniques  et  autres.  Comme  trait  carac- 
téristique, on  remarquera  la  mention  fréquente  du  suicide  religieux 
—  Un  autre  Upâiiga,  sur  lequel  on  possédait  déjà  un  mémoire  d< 
M.  Weber,  la  Sûryaprajnapti,  a  été  soumis  à  un  examen  appro 
fondi  par  M.  Thibaut1.  Le  livre  estun  traité  d'astronomie,  et  [181 
c'est  au  point  de  vue  astronomique  que  M.  Thibaut  l'a  étudié.  I 
est  un   côté  pourtant  de  son  travail  qui  doit  nous  intéresser  ici 
Il  confirme  que  la  doctrine  conservée  dans  la  Sûryaprajnapti  s< 
rattache  aux  anciennes  données  et  qu'elle  est  antérieure  à  celle  d( 
Siddhântas,  qui  a  subi  l'influence  de  l'astronomie  grecque.  Ces 
là  un  indice  sûr  que,   pour  le   fond,    cette  littérature  canonique 
remonte  bien  au  delà  de  l'époque  de  sa  rédaction  définitive.  On  n< 
saurait  méconnaître  l'importance   de    ces  publications    du  canoi 
jaina.  Ce  n'est  que  quand  on  aura  des  éditions  critiques  de  l'en 
semble  ou  du  moins  des  principaux  de  ces  écrits,  qu'on  pourra 
espérer  de  voir  clair  dans  un  des  chapitres  les  plus  curieux  de 
l'histoire  religieuse  de  l'Inde.  Il  faut  convenir  pourtant  que  ce  qui 
en  a  été  publié  jusqu'ici,  ne  nous  a  pas  appris  beaucoup  de  choses 
nouvelles,  ni  comme  doctrines,  ni  comme  fonds  légendaire.  Vis- 
à-vis  du  bouddhisme  surtout,   il  y  a  dans  ces  livres  un  manque 
d'originalité  déplorable.  A  chaque  pas  on  y  rencontre  les  mêmes 
éléments,   à   peine  déguisés   à  l'aide  de    quelques  modifications 
systématiques    :   on   dirait   de   la   marchandise    démarquée.    Et, 
malheureusement,  il  esta  craindre  que  le  reste  du  canon  ne  soit  à 
l'avenant.  C'est  du  moins  l'impression  qui  ressort   de  l'analyse 
magistrale  qu'en  a  faite  M.   Weber2  dans  un  mémoire  qui  est  le 

1.  G.  Thibaut,  On  the  Sûryaprajnapti;  dans  Journal  of  the  Asiatic  Society   of  Bengal, 
t.  XLIX  (1880),  pp.  107  et  181. 

2.  Albrecht  Weber,   Ueber  die    heilujen  Schriften    der    Jaina  ',  dans    Indische  Studien, 
t.  XVI  (1883),  p.  221  et  XVII  (1884),  p.    1.    Ce   mémoire  est  le  résultat  du  dépouil- 


BULLETIN    DE    1885  305 

travail  capital  de    ces   dernières  années  sur  la  littérature  sacrée 
des  Jainas. 

Les  données  uniformément  précises  et  par  cela  même  très  sus- 
pectes que  ces  livres  fournissent  sur  l'histoire  interne  du  jainisme 
et  sur  la  naissance  des  sept  anciennes  sectes  (jusqu'au  Ier  siècle  de 
notre  ère;  les  deux  premières  ont  eu  lieu  du  vivant  du  fondateur), 
ont  été  réunies  par  M.  Leumann1.  —  M.  Jacobi  a  traité,  d'après 
des  documents  postérieurs  (xn°-xvie  siècles) ,  du  huitième  schisme, 
celui  des  Çvetâmbaras  et  des  Digambaras2,  [182]  qui  paraît  avoir 
éclaté  au  ier  siècle  et  qui  divise  encore  actuellement  les  Jai- 
nas  en  deux  grandes  Eglises  rivales.  —  M.  Weber  a  fait  con- 
naître un  curieux  compendiurri1  qui  résume  à  partir  de  là  jusqu'au 
xvie  siècle,  l'histoire  des  dix  principales  hérésies  modernes.  — 
A  M.  Leumann,  on  doit  en  outre  deux  nouvelles  versions4  de  la 
légende  d'un  saint  personnage  déjà  connu  par  des  travaux  de 
MM.  Weber  et  Jacobi,  Kâlakâcârya,  sur  lequel  les  données  sont 
contradictoires  et  qui  paraît  avoir  eu  plusieurs  homonymes.  Ces 
récits  le  mettent  en  rapport  avec  la  domination  des  Çakas  et  le  roi 
Çâlivâhana,  qui  paraît  tenir  dans  la  légende  jaina  une  place  ana- 
logue à  celle  que  Kanishka  occupe  dans  celle  des  bouddhistes.  — 
M.  Klatt  a  donné,  d'après  des  documents  modernes,  les  listes 
accompagnées  de  courtes  notices  historiques,  des  patriarches  de 
l'Église  jaina5,  tels  qu'ils  se  seraient  succédé  sans  interruption, 
depuis  la  mort  du  fondateur,  selon  la  tradition  des  deux  principales 
subdivisions  des  Çvetâmbaras,  le  Kharataragacha  et  leTapâgacha. 
La  première  liste  compte  soixante-dix  de  ces  personnages  jusqu'en 

lement  auquel  M.  Weber  a  soumis  la  collection  des  MSS.  jainas  de  la  Bibliothèque  de 
Berliu. 

1.  E.  Leumann,  Die  alten  Berichte  von  denSchismen  der  Jaina;  dans  Indische  Studien, 
t.  XVII,  p.  91. 

2.  H.  Jacobi,  Ueber  die  Enlstehung  der  Çvetâmbara  und  Digambara  Sekten  ;  dans 
Zeitsch.  der  Deutsch.  Morgeal.  Gesellsch.,  t.  XXXVIII  (1884),  p.  1.  Je  ne  vois  pas  où 
M.  Jacobi  prend  (p.  16)  que  les  Çvetâmbaras  placent  ce  schisme  en  609  de  l'ère 
samvat  (56  av.  J.-C).  Ni  dans  ses  documents,  ni  ailleurs  que  je  sache,  il  n'y  a 
rien  de  semblable.  Partout  cette  date  de  609  est  rapportée  à  l'ère  de  Mahâvira 
(526  av.  J.-C). 

3.  A.  Weber,  Ueber  den  Kupakshakauçikâditya  des  Dharmasâgara,  Streitschrift  eines 
orthodoxen  Jaina,  von  Jahre  1573,  dans  les  Sitzungsberichte  de  l'Académie  do  Berlin, 
27  juillet  1882. 

4.  E.  Leumann,  Zwei  lueitere  Kâlaka- Légende n  ;  dans  Zeitschr.  der  Deutscli.  Morgcnl. 
Gesellsch.,  t.  XXXVII,  p.  493. 

5.  Johannes  Klatt,  Extracts  from  the  Historical  Records  of  the  Jainas  ;  dans  IndianAnti- 
quary,  t.  XI  (1882),  p.  245. 


396  BULLETINS     DES     RELIGIONS     DE     L'INDE 

1880  A.D.  ;  la  deuxième  en  enregistre  soixante-deux  jusqu'en  1070. 
Il  va  sans  dire  qu'elles  ne  sont  ni  consistantes  avec  elles-mêmes, 
ni  d'accord  l'une  avec  l'autre.  —  Enfin  M.  Jacobi  a  commencé  la 
publication  du  Sthavirâvalicarita  de  Hemacandra1  (xne  siècle),  une 
histoire  en  vers  de  ces  mêmes  patriarches. 

On  ne  saurait  douter  que,  pour  le  moyen  âge,  soit  les  dix  derniers 
siècles,  ces  documents  méritent  en  général  confiance.  [183]  Mais  à 
mesure  qu'on  remonte  plus  haut,  ils  deviennent  singulièrement 
sujets  à  caution.  Au  delà  de  la  fixation  du  canon  (ve  siècle),  il  n'y 
a  plus  que  udes  souvenirs  épars  ;  aux  approches  de  notre  ère,  une 
époque  particulièrement  embarrassante  dans  l'histoire  de  l'Inde, 
ils  deviennent  absolument  informes;  quant  à  la  période  antérieure, 
celle  des  origines,  on  ne  saurait  écarter  le  soupçon  que  tout  le 
cadre  de  cette  tradition  a  été  fabriqué  d'une  pièce,  après  coup.  Jus- 
qu'ici, deux  points  paraissent  clairs;  c'est  que,  du  jainisme  et  du 
bouddhisme,  l'un  des  deux  a  largement  copié  l'autre,  et  que  les 
chances  d'originalité  ne  sont  pas  en  faveur  du  premier.  Il  n'a  pas, 
comme  son  rival,  ses  inscriptions  d'Açoka  et  sa  chronique  sin- 
ghalaise. 

C'est  en  faveur  des  Jainas,  au  contraire,  que  se  prononce  M.  de 
Milloué,  dans  un  mémoire2  où  il  a  réuni  un  grand  nombre  d'infor- 
mations utiles  touchant  cette  secte,  ses  doctrines,  son  histoire  et 
son  état  présent.  On  peut  différer  avec  l'auteur  sur  la  portée  qu'il 
attribue  parfois  aux  faits  ;  mais  ceux-ci  sont  en  général  recueillis 
avec  exactitude  et,  si  des  données  d'âge  et  de  valeur  fort  divers 
se  coudoient  un  peu  pêle-mêle  dans  son  exposé,  le  défaut,  jusqu'à 
un  certain  point,  était  inévitable.  —  M.  Burgess  a  terminé  dans 
Ylndian  Antiquary  ses  miscellanées  sur  les  Jainas,  par  une  série 
de  communications  du  plus  grand  intérêt  sur  le  rituel  aujourd'hui 
en  usage  parmi  eux,  sur  leurs  pratiques  et  leurs  coutumes,  et  sur 
la  distribution  actuelle  de  leurs  sectes3.  —  Enfin,  il  nous  faut 
mentionner    encore  les  nouveaux  spécimens   de    leurs  contes  ou 

1.  H.  Jacobi,  SthavirâvaUcharila  or  Pariçishtaparvan,  being  an  Appendix  of  the 
Trishashtiçalâkapurushacharita  by  Hcmachaadra.  Fascic.  I  et  II.  Calcutta,  1883-1884 
(Bibliotheca  Indica). 

2.  L.  de  Milloué,  Essai  sur  la  religion  des  Jains.  Louvain,  1884.  Extrait  du  Mu- 
séon. 

3.  J.  Burgess,  Papers  on  Çalrunjaya  and  the  Jainas  ;  dans  Indian  Antiquary,  t.  XIII 
(1884),  pp.  191  et  276.  Les  précédents  articles  se  trouvent  au  t.  II  (1873).  Depuis  le 
1"  janvier  1885,  M.  Burgess  a  quitté  la  direction  de  cet  excellent  recueil,  fondé  par 
lui  en  1872,  et  dont  il  avait  su  faire  aussitôt  une  publication  modèle.  Ses  successeurs 


BULLETIN    DE     1885  397 

Kathânakas  qu'a  publiés  M.  Weber1.  Ce  sont  des  récits  oùil  [184] 
n'y  a  d'édifiant  que  la  fin,  semblables  en  ceci  à  beaucoup  dejâtakas 
bouddhiques  et  aussi  aux  historiettes  parfois  plus  que  légères  qui 
servent  de  thèmes  dans  nos  sermonnaires  du  moyen  âge. 

Les  Jainas  sont  les  restes  d'une  église  qui  se  survit  à  elle-même 
et  qui  compte  à  peine  un  demi-million  de  fidèles.  Le  néo-brahma- 
nisme ou  hindouisme  est  une  masse  à  la  fois  confuse  et  compacte 
de  cultes  et  de  croyances  infiniment  divers,  où  le  passé  et  le  pré- 
sent, la  mort  et  la  vie  la  plus  intense  s'associent  et  se  confondent 
et  qui,  dans  ses  limites  indécises,  comprend  de  150  à  200  millions 
d'adhérents.  L'unité  de  ce  vaste  assemblage,  on  la  sent  plutôt  qu'on 
ne  peut  la  définir.  Quant  aux  divisions  qu'on  essaierait  d'y  tracer, 
il  faudrait  les  multiplier  à  l'infini  pour  qu'elles  fussent  exactes. 
Aussi  la  monographie,  la  notice  de  détail  règnent-elles  en  maître 
sur  ce  domaine,  et  faudra-t-il  nous  contenter  d'un  ordre  fort  som- 
maire dans  la  rapide  esquisse  qui  doit  clore  ce  Bulletin. 

Inaccessible  aux  masses  par  sa  langue  et  par  sa  forme,  dis- 
tincte aussi  parfois  de  leurs  croyances  réelles,  bien  que  les  péné- 
trant à  des  degrés  divers,  la  tradition  littéraire  constitue  à  ces 
religions  une  sorte  de  théologie  supérieure,  avec  laquelle  on  est 
trop  tenté,  en  Europe  surtout,  de  les  confondre.  Parmi  ces  œuvres 
de  lettrés,  qui  ont  ainsi  exercé  une  influence  parfois  énorme,  mais 
indirectement,  après  avoir  été  remaniées  au  préalable  en  des  ver- 
sions populaires,  il  faut  compter  au  premier  rang  les  Puranas  et, 
entre  tous,  une  œuvre  qui  doit  nous  être  particulièrement  chère,  le 
Bhâgavata  Purâna.  Restées  interrompues  par  la  mort  de  Burnouf , 
l'édition  et  la  traduction  françaises  ont  été  enfin  reprises  par 
M.  Hauvette-Besnault2.  Le  nouveau  volume,  le  quatrième  de  l'œuvre 
entière,  comprend  la  première  partie  de  ce  dixième  chant  qui  décrit 
la  naissance  et  la  jeunesse  de  Krishna  et  qui,  interprété  de  mille 
façons,  a  [183]  défrayé  presque  à  lui  seul  la  dévotion  des  sectes  vish- 
nouites.  Dans  une  préface  sobre  et  substantielle,  M.  Hauvette-Bes- 

sont  MM.  Fleet  et  Temple  :  VIndian  Antiquary  ne  pouvait  passer  en  de  meilleures 
mains.  —  Cf.  encore  dans  le  même  recueil,  t.  XII,  p.  21,1a  notice  de  M.  K.  B.  P;Hhak, 
The  Date  of  Mahâviras  Nirvana,  as  determined  in  Çaka  1 17.~>. 

1.  A.  Weber,  Ueber  das  Campakaçresthikathânakam,  die  Geschichte  vom  Kaufmann 
Campaka;  dans  les  Silzungsberichte  de  l'Académie  de  Berlin,  31  mai  et  19  juillet  1883. 
— ■  Ueber  das  Uttamacaritrakathànakam,  die  Geschichle  des  Prinzen  Trefjlichst  ;  ibidem, 
27  mars  1884. 

2.  Le  Bhâgavata  Purâna  ou  Histoire  poétique  de  Krishna,  traduit  et  publié  en  français 
par  Eugène  Burnouf.  Tome  quatrième,  par  M.  Hauvette-Besnault.  Paris,  1884. 


308  BULLETINS     DES    RELIGIONS     DE     L'INDE 

nault  a  parfaitement  fait  ressortir  l'importance  de  ce  texte  et  la 
place  qu'il  occupe  dans  la  tradition  religieuse  de  l'Inde.  —  Dans 
l'Inde,  M.  Râjendralâla  Mitra  a  continué  la  publication  du  Vayu- 
Purâna1.  —  La  grande  encyclopédie  du  culte  et  de  la  coutume 
brahmaniques  de  Hemàdri,  le  Caturvargacintâmani,  a  progressé  de 
dix  nouveaux  fascicules2.  —  MM.  Cowell  et  Gough  ont  achevé  et 
réuni  en  un  volume  leur  savante  traduction  du  Sarvadarçana-sam- 
graha3,  qui  avait  d'abord  paru  à  de  longs  intervalles  (1874-1878) 
dans  les  numéros  du  Pandit.  L'œuvre  originale,  où  Mâdhavâcârya, 
le  célèbre  commentateur  des  Vedas  et  de  la  Smriti  (xivc  siècle), 
expose  et  discute  les  principes  philosophiques  des  principales  écoles 
et  sectes  de  l'Inde  (16  en  tout),  est  écrite  en  un  style  extrêmement 
concis  et  technique,  et  il  fallait  la  connaissance  profonde  des  sys- 
tèmes hindous  que  possèdent  MM.  Cowell  et  Gough,  et  sans 
doute  aussi  des  secours  qu'on  ne  peut  trouver  que  dans  l'Inde, 
pour  se  tirer  avec  honneur  d'un  pareil  travail.  Malgré  la  compé- 
tence tout  exceptionnelle  des  traducteurs,  leur  version  se  ressent 
parfois  des  difficultés  presque  insurmontables  que  leur  opposait 
l'original,  et  il  est  tel  endroit  où,  pour  être  comprise,  elle  exige 
autant  d'efforts  que  le  texte  même  de  Mâdhava.  —  A  cette  publi- 
cation s'en  rattache  une  autre  de  M.  Cowell,  celle  d'un  petit  poème 
intitulé  «  le  Collier  de  perles  des  principes  vrais i  » ,  dans  lequel  un 
auteur  de  date  incertaine  (peut-être  antérieur  au  milieu  du  xrv6  siècle), 
défend  avec  beaucoup  de[  186] chaleur  et  d'habileté,  contre  l'idéalisme 
absolu  du  Vedânta,  la  réalité  du  monde  et  des  êtres  individuels. 

Veut-on  se  faire  une  idée  des  remaniements  que  subissent  les 
œuvres  de  cette  littérature  savante  sous  la  main  de  ceux  qui  les 
traduisent  aux  masses,  on  ne  saurait  choisir  de  meilleurs  exemples 
que  la  traduction  de  M.  Growse  du  Râmâyana  hindi  de  Tulsî  Dâs5 

1.  Râjendralâla  Mitra,  The  Vâyu  Purâna.  A  System  of  Hindu  Mythology  and  Tradition. 
Edited.  Vol.  II,  fascic.  I-V.  Calcutta,  1881-1885  (Bibliotheca  Indica). 

2.  Pandita  Yajneçvara  Smritiratna  and  Pandita  Kâmâkhyânâtha  Tarkaratna,  Chatur- 
vargacintâmani,  by  Hemâdri.  Edited.  Vol.  III,  Part  I,  fascic.  IX.  Calcutta,  1881-1885 
(Bibliotheca  Indica).  Ce  volume  traite  des  cérémonies  funèbres. 

3.  E.  B.  Cowell  and  A.  E.  Gough,  The  Sarva-darçana-sangraha,  or  Review  of  the  diffé- 
rent Systems  of  Hindu  Philosophy,  by  Mâdhava  Âchârya.  Translated.  Londres,  1882  (Triib- 
ner's  Oriental  Séries). 

4.  E.  B.  Cowell,  The  Tattva-mnklâvali  of  Ganda-pûrnânanda-chahravarlin.  Edited 
and  Translated  ;  dans  Journal  of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Gr.  Britain  and  Ireland,  t.  XV 
(1883),  p.  137. 

5.  F.  S.  Growse,  The  Râmâyana  of  Tulsî  Dâs,  translated  froin  the  original  Hindi. 
Allahabad,  1883. 


BULLETIN    DE    1885  399 

(commencement  du  xvne  siècle),  un  des  livres  favoris  des  vish- 
nouites,  ou  les  fragments  du  Harivamça  de  Manbodh  (fin  du 
xviii0  siècle),  en  dialecte  de  Mithilâ,  publiés  par  M.  Grierson1.  — 
Tantôt  plus  raffinée,  tantôt  plus  vulgaire,  cette  poésie  aboutit  k  son 
tour,  par  des  transitions  à  peine  sensibles,  aux  chants  populaires 
proprement  dits.  De  ceux-ci  on  trouvera  des  spécimens  aussi 
curieux  que  variés  et  où  le  vrai  fond  de  la  religion  de  ces  peuples 
se  reflète  parfois  avec  une  admirable  fidélité,  dans  les  collections 
publiées  par  MM.  Grierson2  et  Temple3.  Les  «  Légendes  du  Pen- 
jâb  »,  une  véritable  Revue  mensuelle  fondée  par  M.  Temple  uni- 
quement en  vue  de  cette  poésie  populaire  et  qu'il  alimente  à  lui 
seul  depuis  plus  de  dix-huit  mois,  méritent  une  mention  spéciale 
par  la  richesse  des  matériaux  qu'elles  mettent  à  notre  disposition 
et  par  le  jour  qu'elles  jettent  sur  l'état  religieux  souvent  fort 
étrange  des  diverses  couches  de  la  population  si  mêlée  de  ces  pays 
frontières.  Nulle  part  on  ne  se  rendra  mieux  compte  que  dans  ces 
chants,  combien  l'islam  et  l'hindouisme  se  sont  [187]  profondément 
pénétrés  dans  ces  régions  où  ils  sont  en  présence  depuis  plus  de 
dix  siècles4. 

Parmi  les  travaux  consacrés  à  l'étude  des  mouvements  sectaires, 
nous  avons  à  signaler  le  mémoire  de  M.  Monier  Williams  sur  le 
vishnouisme  et  sur  la  réforme  puritaine  entreprise  au  commence- 
ment de  ce   siècle  par  Svàmi  Nârayana5.  L'épître  en  vers,   dans 

1.  C.  A.  Grierson,  Manbodh's  Haribans.  Part  I.  Text  ;  dans  Journal  of  the  Asialic 
Society  of  Bengal,  t.  LI  (1882),  p.  129. 

2.  Le  même,  Some  Bihâri  Folksongs  ;  dans  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc  of  Gr.  Britain 
and  Ireland,  t.  XVI  (1884),  p.  196. 

3.  R.  C.  Temple,  A  Song  about  Sakhi  Sarwar  ;  dans  le  Calcutta  Review,  octobre  1884. 

—  Some  Hindu  Songs  and  Catches  fram  the  Villages  in  Northern  India;  ibidem,  avril  et 
juillet  1882.  —  Folksongs  from  Northern  India  ;  Ibidem,  avril  1884.  —  Some  Hindû 
Folksongs  from  the  Panjâb  ;  dans  Journ.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.    LI  (1882),  p.  151. 

—  The  Hymns  of  the  Nângîpanlh  ;  dans  Indian  Antiquary,  t.  XIII  (1884),  p.  1.  Les  \An- 
gîpanths  sont  une  secte  d'illuminés  du  Penjàb  oriental,  fondée  il  y  a  une  cinquantaine 
d'années.  —  The  Legends  of  the  Panjâb,  nos  1-19.  Bombay,  1883-1885.  Paraissent  par 
fascicules  mensuels  depuis  août  1883. 

4.  On  trouvera  aussi  de  nombreuses  informations  sur  l'histoire  religieuse  de  la 
province,  dans  une  autre  publication  mensuelle,  fondée  également  par  M.  Temple 
et  à  la  môme  époque  :  Panjâb  Notes  and  Queries,  a  Monthly  Periodical  devoted  lo  the 
systemalic  collection  of  authenlic  Notes  and  Scraps  of  information  regarding  the  country 
and  the  people,  n"  1-18  ;  Àllahabad,  1883-1885.  Le  1"  numéro  est  d'octobre  1883. 

5.  Monier  Williams,  The  Vaishnava  Religion,  with  spécial  référence  to  the  Çikshâ- 
palrî  ofthe  modem  sect  called  Svâmi-Ndrâyana  ;  dans  Journ.  of  the  Roy.  As.  Soc.  of  Gr. 
Briiain  and  Ireland,  t.  XIV  (1882),  p.  287.  —  Sanskrit  Text  of  the  Çikshâ-Palrî  of  the 
Svûmi-Nârâyana  Sect,  edited  {and  translatée)  ;  ibidem,  p.  733. 


400  BULLETINS    T)MS    RELIGIONS     DE     L'INDE 

laquelle  le  fondateur  a  résumé  ses  instructions  et  ses  commande- 
ments et  que  M.  Williams  publie  à  la  suite  du  mémoire,  est  un 
curieux  morceau  de  littérature  sectaire.  Le  début  tendrait  presque  à 
faire  croire  que  l'auteur  a  eu  quelque  vague  connaissance  des 
épîtres  de  saint  Paul.  —  M.  Râjendralâla  Mitra  a  donné  d'inté- 
ressants spécimens  de  la  scolastique  des  Vaishnavas  du  Bengale1 
et  des  subtilités  auxquelles  on  a  recours  dans  ces  milieux  dévots 
pour  concilier  les  sentences  contradictoires  de  leurs  saints  et  de 
leurs  docteurs,  et  pour  sauvera  la  fois  les  deux  doctrines  opposées, 
mais  également  chères  à  leur  mysticisme,  entre  lesquelles  se  par- 
tage le  Vedânta,  celle  d'une  certaine  distinction  entre  la  divinité  et 
le  fidèle,  et  celle  de  leur  unité  absolue.  —  Dans  un  récit,  auquel 
il  a  su  donner  une  forme  charmante,  M.  Nateça  Çâstrî  a  raconté 
l'origine  légendaire  et  décrit  les  usages  d'une  autre  secte  vish- 
nouite,  les  Çrîvaishnavas  du  Sud,  qui  se  rattachent  au  célèbre 
réformateur  Râmânuja  (xne  siècle)2.  Entre  autres  détails  intéres- 
sants, on  remarquera  le  retour  partiel  de  la  secte  [IH8]  à  la  norme 
commune  du  brahmanisme,  qui  semble  être  le  lot  fatal  de  toutes  ces 
réformes.  —  M.  Senâthi-Râja  a  donné  d'utiles  informations  sur 
les  sectes  civaïtes  de  ces  mêmes  contrées3.  Dans  son  mémoire,  il 
faut  distinguer  toutefois  entre  les  données  modernes,  dont  l'auteur 
a  fait  en  général  un  usage  excellent,  et  ses  théories  sur  l'histoire 
ancienne  de  ces  religions,  où  il  a  montré  bien  peu  de  critique.  — 
Enfin,  c'est  un  véritable  chapitre  de  l'histoire  des  sectes  hindoues, 
que  cette  tentative  d'établir  une  religion  nouvelle  faite  par  l'empe- 
reur Akbar,  et  dont  la  relation  exacte,  due  à  M.  de  Noer,  a  été 
mise  à  la  portée  du  public  français  par  M.  Bonet-Maury4. 

Si  de  l'histoire  des  sectes  et  de  leurs  doctrines,  nous  passons  à 
leur  culte,  nous  trouvons  un  excellent  mémoire  de  M.  Burgess  sur 
le  rituel  çivaïte  tel  qu'il  est  en  usage  dans  le  sanctuaire  de  Râmeç- 
vara5,  à  l'extrémité  méridionale  delà  péninsule,  en  face  de  Geylan, 

1.  Râjendralâla  Mitra,  On  the  Psychological  Tenets  of  the  Vaishnavas  ;  dans  Journ.  of 
the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  LUI  (1884),  p.  103. 

2.  Pandit  S.  M.  Nateça  Çâstrî,  The  Origin  of  the  Çrîvaishnavas  of  Southern  India; 
dans  indien  Antiquary,  t.  X11I  (1884),  p.  252. 

3.  E.  S.  W.  Senâthi-Râja,  Quelques  remarques  sur  la  secte  çivaïte  chez  les  Indous  de 
l'Inde  méridionale  ;  dans  les  Annales  du  Musée  Guimet,  t.  VII,  p.  275.  Paris,  1884. 

4.  G.  Bonet-Maury,  L'empereur  Akbar.  Un  chapitre  de  l'histoire  de  l'Inde  au 
XV'  siècle,  par  le  comte  F.  A.  de  Noer,  traduit  de  l'allemand.  Avec  une  introduction  par 
Alfred  Maury,  1. 1.  Leide,  1883. 

5.  J.  Burgess,  The  Ritual  of  the  Temple  of  Ràmêçvaram  ;  dans  YIndian  Antiquary, 
t.  XII  (1883),  p.  315. 


BULLETIN    DE    1885  401 

un  des  lieux  de  pèlerinage  les  plus  fréquentés  de  l'Inde.  —  M.  Nateça 
Çâstrî  a  décrit  les  cérémonies  funèbres  telles  qu'elles  se  pratiquent 
en  mémoire  d'une  mère,  à  un  autre  sanctuaire  fameux,  à  Siddha- 
purî  en  Gujarât1.  —  On  sait  que  le  culte  de  ces  lieux  privilégiés 
est  commun  à  toutes  les  sectes  et  que,  à  l'époque  des  grandes  fêtes 
surtout,  les  fidèles  y  affluent  de  toutes  les  contrées  de  l'Inde. 
D'autres  pratiques  appartiennent  plus  spécialement  à  l'une  ou  à 
l'autre  de  ces  religions  ;  d'autres  encore  sont  locales  ou,  bien  que 
largement  répandues,  affaire  de  dévotion  individuelle.  On  trouvera 
en  [189]  note  le  relevé  de  quelques  travaux  relatifs  à  ces  diverses 
catégories2.  Pour  les  compléterai  fauty  joindre  ce  qui  s'est  fait  sur 
les  domaines  voisins,  d'une  part  celui  des  superstitions  et  du  folk- 
lore proprement  dit,  où  se  conservent  tant  d'archaïsmes  de  la 
croyance  et  du  culte,  d'autre  part  celui  de  l'ethnographie  pour  ce 
qui  concerne  notamment  les  castes  méprisées,  les  tribus  nomades 
ou  à  demi-sauvages,  plus  ou  moins  imparfaitement  conquises  à 
l'hindouisme.  Mais,  ici  encore,  je  dois  me  contenter  de  donner  en 
note  une  simple  énumération  bibliographique3. 

1.  Pandit  S.  M.  Nateça  Çâstrî,  Mâtrigayâ  at  Siddhapurî;  ibidem,  t.  XIII  (1884),  p.  282. 
—  Pour  la  description  de  quelques  autres  sanctuaires  célèbres,  cf.  :  lieut.-col.  B. 
R.  Branlill,  Description  of  the  Great  Çiva  Temple  of  Gangai  Kondapuram  and  of  some 
other  places  in  the  Trichinopoli  District;  dans  Joum.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,t.  XLIX 
(1880),  p.  1.  —  Râjendralàla  Mitra,  On  the  Temples  of  Deoghar  ;  ibidem,  t.  LU  (1883). 

2.  Arnould  Locard,  Les  Coquilles  sacrées  dans  les  religions  indoues  ;  dans  les  Annales 
du  Musée  Guimet,  t.  VII,  p.  289.  L'auteur  aurait  dû  ajouter  à  sa  liste  le  çâlagrâma  des 
\  ishnouites,  qui  est  une  ammonite  pétrifiée.  —  Sïrdâr  Gurdyal  Singh,  Mémorandum 
on  the  superstitions  connected  with  childbirth,  and  précautions  taken,  and  rites  performed 
on  the  occasion  of  the  birth  of  a  child  among  the  Jâts  of  Hoshiyârpur  in  the  Panjâb,  dans 
Journal  ofthe  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  LU  (1883),  p.  205.  —  E.  T.  Atkinson,  Notes  on  the 
history  of  Religion  in  the  Himalaya  of  the  N.  W.  Provinces.  Part  I.  ;  ibidem,  t.  LUI 
(1884),  p.  30.  —  William  Simpson,  Pujahs  in  the  Sutlej  Valley,  Himalayas  ;  dans  Joum. 
ofthe  Roy.  As.  Soc.  of  Gr.  Britain  and  Ireland,  t.  XVI  (1884),  p.  13.— E.  Hultzsch, 
Note  on  a  Bhauma-yantra  ;  dans  Indian  Antiquary,  t.  XIII  (1884),  p.  188.  L'objet 
représenté  est  un  diagramme  magique  servant  d'amulette  contre  les  influences 
malignes  de  Mars.  Un  autre  exemplaire  du  même  yantra  a  été  publié  par  M.  Whitley 
Stokes  dans  VA cademy  du  4  avril  1885,  p.  245. 

3.  Rev.  Lai  Behari  Day,  Folk-Taies  of  Bengal.  Londres,  1883.  —  Mrs.  F.  A.  Steel  and 
R.  C.  Temple,  Wide-Awake  Stories.  A  collection  of  Taies  told  by  little  Children  between 
Sunset  and  Sunrise,  in  the  Panjab  and  Kashmir.  Bombay,  1884.  La  plupart  de  ces  contes 
avaient  paru  d'abord  dans  VIndian  Antiquary,  vol.  IV-XII.  Cf.  encore  de  M.  Temple, 
outre  ses  Legends  of  the  Panjâb  et  ses  Panjab  Notes  and  Queries  déjà  mentionnés,  les 
articles  suivants  :  Legends  of  the  Murree  Hills  ;  dans  le  Calcutta  Review,  octobre  1882, 
et  Folklore  of  the  Headless  Horseman  in  Northern  India;  ibidem,  juillet  1883.  —  Pandit 
Nateça  Çâstrî,  Folklore  in  Southern  India  ;  dans  VIndian  Antiquary,  t.  XIII  (1884), 
pp.  183,  226,  256,  262,  286;  t.  XIV,  pp.  77,  108.—  K.  Raghunâthji,  Omens  fromthe  Falling 
of  House  Lizards  ;  ibidem,  t.  XIV,  p.  112.  —  Hugh  Fraser,  Folklore  from  Eastern  Gorakh- 

Religions  de  l'Iîide.  —  1.  26 


4-02  BULLETINS    DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

[190]  Après  le  substantiel  compte  rendu  de  M.  Jean  Réville1,  je 
n'ai  plus  à  présenter  aux  lecteurs  de  la  Revuele  beau  livre  dans  lequel 
M.  Goblet  d'Alviella  a  retracé  l'histoire  du  Brâhmasamâj'2,  cette 
dernière  et  si  curieuse  évolution  de  l'hindouisme  sous  l'influence 
directe  de  l'Europe.  Je  n'essaierai  pas  davantage,  après  ce  qu'en 
a  dit  ici  M.  Goblet  d'Alviella  lui-même3,  de  revenir  sur  le  schisme 
qui,  une  fois  de  plus,  a  divisé  la  jeune  Église,  ni  sur  le  coup  dont 
elle  a  été  frappée  en  perdant  son  chef,  Keshub  Ghunder  Sen.  Ce 
n'est  pas  encore  le  moment  de  juger  cet  homme  étonnant,  à  la  fois 
si  sincère  et  si  énigmatique.  Ses  amis  d'Europe  ont  suivi  avec  un 
sentiment  de  défiance  et  de  malaise  ses  derniers  agissements  et  le 
spectacle  étrange  de  cette  Eglise  si  vite  ramenée,  sous  les  dehors 
les  plus  modernes,  à  quelques-unes  des  pires  traditions  de  la  secte 
hindoue.  Reste  à  savoir  ce  qu'on  fera  après  lui.  L'avenir,  et  un 
avenir  peut-être  rapproché,  nous  dira  si  les  gens  plus  sobres  à  qui 
la  parole  est  maintenant  auront,  comme  lui,  le  don  de  charmer  et  de 
parler  au  grand  nombre,  ou  si,  privé  de  ce  souffle  puissant,  le  Brâh- 
masamâj  n'est  pas  destiné  à  rester  une  petite  église  d'honnêtes  gens. 
Je  me  bornerai  à  indiquer  quelques  publications  destinées  à  défendre 
les  tendances  libérales  et  plus  spécialement  européennes  du  Brâhma- 
samâj,  actuellement  représentées  par  le  Sâdhâran  Brâhmasamâj4. 

pur  (N.  W.  P.)  ;  dans  le  Journ.  of  the  As.  Soc.  of  Bengal,  t.  LU  (1883),  p.  1.  —  Rev. 
G.  Swynnerton,  Folktales  from  the  Upper  Panjâb ;  ibidem,  p.  81.  —  La  littérature  clas- 
sique des  contes  s'est  enrichie  des  publications  suivantes  :  Heinrich  Uhle,  Die  Vetâla- 
pancavimçatikâ  in  den  Recensionen  des  Çivadâsa  und  eines  Ungenannten,  mit  kritischem 
Commentar  herausgegeben.  Leipzig,  1881.  Forme  le  n°l  du  vol.  VIII  des  Abhandlungen 
fur  die  Kunde  des  Morgenlandes.  —  L.  Feer,  Contes  Indiens.  Les  trente-deux  récits  du 
trône  (Batris-Sinhasan)  ou  les  merveilleux  exploits  de  Vikramâditya,  traduit  du  bengali. 
Paris,  1883.  —  G.  H.  Tawney,  The  Kathâ  Sarit  Sâgara,  or  Océan  of  the  Streams  of 
Story,  translatedfrom  the  original  Sanskrit,  vol.  II.  Calcutta,  1881-1884  (Bibliothecalndica). 
Reste  à  publier  l'Index. 

N.  R.  Cumberlege,  Some  Account  of  the  Bunjarrah  Class.  Bombay,  1882. —  J.  Avery, 
On  the  Rude  Tribes  of  North-eastern  India;  dans  Proceedings  ofthe  Americ.  Or.  Soc, 
mai  1882.  —  John  G.  Nesfield,  The  Kanjars  of  Upper  India  ;  dans  le  Calcutta  Review, 
octobre  1883.  —  K.  Raghunâthji,  Bombay  Dancing-girls  ;  dans  VIndian  Antiquary, 
t.  XIII  (1884),  p.  165.  —  S.  Mateer,  The  Pariah  Caste  in  Travancore  ;  dans  le  Journ.  of 
the  Roy.  As.  Soc.  ofGr.  Britain  and  Ireland,  t.  XVI  (1886),  p.  180. 

1.  Voir  la  Revue,  t.  IX,  p.  104.  —  Cf.  aussi  larticle  de  M.  J.  Darmesteter  dans  la 
Revue  critique  du  21  janvier  1884. 

2.  Comte  Goblet  d'Alviella,  L'Evolution  religieuse  contemporaine  chez  les  Anglais,  les 
Américains  et  les  Hindous.  Paris  et  Bruxelles,  1884. 

3.  Voir  la  Revue,  t.  IX,  p.  83. 

4.  Sophia  Dobson  Collet,  Brahmo  Samaj  versus  New  Dispensation  ;  dans  le  Contempo- 
rary  Review,  novembre  1881.  —  The  Brahmo  Year-book.  Brief  Records  of  Work  and  Life 
in  the  Theistic  Churches  of  India.  Londres  et  Edimbourg.  Publié  chaque  année  depuis 


BULLETIN   DE    1885  403 

[191 J  L'histoire  de  l'hindouisme  en  dehors  de  l'Inde  a  été  non 
seulement  enrichie,  mais,  sur  plusieurs  points,  créée  à  neuf  au 
cours  de  ces  dernières  années.  M.  Kern  a  continué  à  la  suivre  dans 
les  monuments  littéraires  et  épigraphiques  de  l'archipel1.  Mais  c'est 
surtout  au  Cambodge  que  les  découvertes  ont  été  nombreuses. 
M.  Aymonier,  au  cours  de  la  mission  dont  il  a  été  chargé  par  le 
gouvernement  français,  a  envoyé  plus  de  300  inscriptions  nouvelles, 
moitié  en  sanscrit,  moitié  en  vieille  langue  khmère,  et  provenant  de 
toutes  les  provinces  de  l'ancien  royaume,  bien  plus  étendu  que  le 
Cambodge  actuel.  De  cette  masse  de  documents  nouveaux,  quel- 
ques-uns seulement  sont  publiés2;  d'autres  sont  sur  le  point  de 
l'être.  Mais  un  examen  sommaire  de  l'ensemble  a  permis  à  M.  Ber- 
gaigne  de  [192]  tracer  le  cadre  de  cette  histoire  hier  encore  totale- 
ment inconnue  et  d'établir  la  suite  des  rois  qui  ont  régné  sur  ce  pays 
du  vie  au  xne  siècle3.  La  plupart  de  ces  inscriptions,  des  anciennes 

1876,  par  Miss  Collet. —  Pandit  Sivanâtli  Sàstri  :  The  New  Dispensation  and  the  Sâdhd- 
ran  Brâhmo  Samâj.  Madras,  1881.  —  The  Indian  Messenger.  A  Weekly  Journal,  mainly 
devoted  to  Religious,  Social,  Moral  and  Educational  Topics.  Calcutta.  1"  numéro  du 
9  septembre  1883.  —  The  Brahma  Pocket  Almanac.  Pablisheb  by  order  of  the  General 
Committee  of  the  Sadharan  Brahma  Samaj.  Calcutta.  Ces  diverses  publications  rendent 
compte  du  schisme  au  point  de  vue  des  adversaires  du  New  Dispensation  et  de  Keshub 
Chunder  Sen.  Ils  donnent  en  outre  les  renseignements  les  plus  complets  sur  l'orga- 
nisation et  l'action  de  la  nouvelle  branche  de  l'Église,  le  Sâdhâran  Brâhmasamâj,  sur 
le  personnel  de  ses  missions,  sur  les  groupes  qui  le  composent  et  leur  recrutement, 
sur  la  statistique  des  mariages  d'adultes  et  de  veuves  (c'est  là  un  point  essentiel),  sur 
les  publications  qu'il  subventionne,  sur  ses  écoles  et  ses  institutions  d'assistance,  etc. 

1.  H.  Kern,  Over  den  Invloed  der  Indische,  Arabische  'en  Earopeesche  Beschaving  op  de 
Volken  van  den  Indischen  Archipel.  Als  Bijdrage  ter  Beantwoorting  der  Vraag,  in  hoe- 
verre  het  Maleisch-polynesische  Ras  voor  hoogere  Beschaving  vatbaar  is.  Leide,  1883.  — 
Prœve  uit  et  Outjavaansche  Râmâyana.  Extrait  des  Bijdragen  tôt  de  Taal-,  Land-en  Vol- 
kenkunde  von  Nederlandsch-  Indië.  1883.  —  Eene  Bijdrage  tôt  de  Kennis  van't  onde 
Philippijnsche  Letterschrift  ;  ibidem,  \i<  Volgr.  X.  Dl.  —  Sanskrit- Inscriptie  ter  Eere  van 
den  javaanschen  Vorst  Er-langa;  ibidem.  —  Sanskrit-Inscriptie  van  Java,  van  den  Jare 
654  Çaka  (A.  D.  752)  ;  ibidem.  —  Un  autre  mémoire  de  M.  Kern  sur  des  inscription* 
sanscrites  de  la  presqu'île  de  Malacca,  a  déjà  (été  mentionné  plus  haut  à  propos  du 
bouddhisme. 

2.  A.  Bergaigne,  Une  nouvelle  inscription  cambodgienne  ;  dans  le  Journal  Asiatique, 
t.  XIX  (1882),  p.  208.  —  A.  Barth,  Inscriptions  sanscrites  du  Cambodge  ;  ibidem,  t.  XX 
(1882),  p.  195.  —  L'Inscription  sanscrite  de  Han  Chey  ;  ibidem,  t.  I  (1883),  p.  160.  — 
Le  mémoire  de  M.  Senart  sur  une  autre  de  ces  inscriptions  a  déjà  été  mentionné 
plus  haut,  à  propos  du  bouddhisme.  —  M.  Aymonier  a  publié  une  partie  des  résul- 
tats auxquels  l'a  conduit  l'étude  des  textes  en  langue  khmère  :  Quelques  notions  sur  les 
inscriptions  en  vieux  khmèr  ;  ibidem,  t.  I,  p.  441  et  t.  II  (1883),  p.  199.  Avec  notes  de 
M.  Bergaigne, 

3.  A.  Bergaigne,  Rapport  sur  les  Inscriptions  du  Cambodge  ;  dans  le  Journal  Asia- 
tique, t.  XX  (1882),  p.  139.  —  Chronologie  de  Vancien  royaume  khmêr  ;  ibidem,  t.  II 
(1884),  p.  61. 


404  BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE     L'INDE 

surtout,  appartiennent  au  brahmanisme  civaïte  ;  quelques-unes  sont 
vishnouites;  plusieurs  sont  en  l'honneur  de  Çiva-Vishnu  ne  for- 
mant qu'une  seule  personne,  et  établissent  l'existence  de  ce  culte 
dès  le  vne  siècle,  avec  une  précision  et  une  abondance  de  preuves 
qu'on  cherchait  vainement  dans  les  inscriptions  de  date  ancienne 
de  l'Inde  propre.  Sur  d'autres  points  encore  elles  contribuent  à 
éclairer  l'histoire  religieuse  et  littéraire  de  la  mère  patrie.  Elles  ne 
nous  disent  rien  jusqu'ici  de  l'origine  de  cette  civilisation  hindoue 
transplantée  de  toute  pièce  sur  les  bords  du  Mékong.  Mais  elles 
nous  montrent  des  brahmanes  venus  de  l'Inde  gangétique  et 
s'alliant  à  la  famille  royale.  Il  est  donc  probable  que  le  brahma- 
nisme s'est  établi  là  comme  il  l'a  fait  ailleurs,  comme  il  continue  à 
le  faire  sous  nos  yeux  parmi  les  aborigènes  de  l'Inde  :  il  vient  avec 
le  brahmane,  et  le  brahmane,  qui  n'est  ni  un  missionnaire,  ni  un 
condottiere,  arrive  dès  qu'il  se  trouve  un  chef  qui  veuille  le  recevoir. 
—  Pour  l'état  actuel  du  Cambodge  et  ce  qui  reste  de  cette  vieille 
splendeur,  on  consultera  avec  fruit  le  récent  ouvrage  de  M.  Moura  '. 
En  fait  d'ouvrages  traitant  de  l'hindouisme  en  général,  je  n'en 
indiquerai  que  deux,  également  recommandables,  bien  qu'à  des 
titres  divers  :  l'un,  de  M.  Monier  Williams2,  que  les  lecteurs  de 
la  Revue  connaissent  déjà3  et  qui  est  la  description  la  plus  com- 
plète et  la  plus  exacte  que  nous  ayons  de  l'ensemble  [193]  de  ces 
cultes  étranges;  l'autre,  de  sir  A.  Lyall4,  qui  est  Y  analyse  la  plus 
pénétrante  de  leur  substance  en  quelque  sorte  et  du  milieu 
dans  lequel  ils  s'agitent.  C'est  à  peine  si  l'on  s'aperçoit  à  la  lec- 
ture que  le  volume  est  une  collection  d'articles  détachés,  si  bien  la 
pensée  de  Fauteur  s'y  appelle  et  s'y  répond  d'un  bout  à  l'autre. 
Que  sir  Lyall  explore  la  région  frontière  où  la  religion  confine  à  la 
sorcellerie,  ou  qu'il  étudie  la  formation  d'une  tribu  de  nomades, 
d'un  clanrâjpoute,  d'une  secte  ou  d'une  caste  nouvelle;  qu'il  dis- 
sèque, le  scalpel  à  la  main,  cet  organisme  complexe,  la  conscience 
religieuse  d'un  véritable  Hindou,  ou  qu'il  montre  combien  le  brah- 

1.  J.  Moura,  Le  Royaume  du  Cambodge,  2  vol.  Paris,  1883. 

2.  Monier  Williams,  Religious  Thought  and  Life  in  India.  An  Account  of  the  Indian 
peoples,  based  on  Life's  Study  of  their  Literature  and  on  Personal  investigation  of  their 
own  country.  Part  J.  Vedism,  Brâhmanism,  and  Hinduism.  2*  édition.  Londres,  1885. 
La  1"  édition  est  de  1883.  Les  deux  chapitres  sur  le  védisme  et  le  brahmanisme  ne 
sont  qu'une  sorte  d'introduction  :  le  livre  est  en  réalité  un  exposé  de  l'hin- 
douisme. 

3.  Voir  l'article  de  M.  A.  Réville,  t.  X,  p.  97. 

4.  Sir  Alfred  G.  Lyall,  Asiatic  Studies,  Religious  and  Social.  Londres,  1882. 


BULLETIN    DE    1885  405 

manisme  est  resté  jusqu'à  nos  jours  une  religion  envahissante; 
partout  on  retrouve  chez  lui  la  même  observation  patiente  et  fine, 
la  même  imagination  brillante  au  service  d'une  pensée  soucieuse 
d'aller  au  fond  des  choses.  Peut-être,  sur  quelques  points ,  une  con- 
naissance plus  intime  de  l'ancienne  littérature  eût-elle  amené  l'auteur 
à  modifier  ses  conclusions,  à  ne  pas  confondre,  par  exemple,  l'ancien 
avatâra,  comme  celui  de  Krishna,  avec  la  divinisation  moderne  du 
guru,  et  à  distinguer  plus  nettement  l'un  et  l'autre  de  ce  que  l'Oc- 
cident a  connu  sous  le  nom  d'apothéose.  Mais  ce  sont  là  des  taches 
légères.  Même  quand  on  est  obligé  de  différer  d'avec  lui,  sir  A.  Lyall 
reste  toujours  suggestive,  comme  disent  nos  voisins  :  il  invite  à 
penser  et  c'est  l'essentiel. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  signaler  quelques  publications  qui  ont 
porté  sur  l'ensemble  de  ce  vaste  développement  religieux  unique 
au  monde,  qui  commence  aux  chants  du  Veda  et  finit  au  Brâhma- 
samâj.  M.  de  Milloué,  l'actif  directeur  du  Musée  Guimet,  a  fait 
précéder  le  nouveau  catalogue  du  musée  d'un  précis  succinct  des 
principales  religions  de  l'extrême  Orient  et  en  particulier  de  l'Inde, 
qui  ne  vise  pas  à  l'originalité,  mais  qui  est  en  général  exact  et 
répond  parfaitement  au  but  du  livre,  d'orienter  et  de  guider  le  visi- 
teur de  la  collection1.  —  [194]  Mgr  Laouënan  a  entrepris  davan- 
tage. Missionnaire  dans  l'Inde,  il  a  été  frappé,  dès  son  arrivée  dans 
le  pays,  des  points  de  ressemblance  que  les  livres  hindous  présentent 
avec  l'Ecriture,  et,  comme  il  acceptait  de  bonne  foi  la  haute  anti- 
quité qu'on  attribuait  à  ces  livres,  cette  découverte  l'avait  jeté 
dans  un  grand  trouble.  Plus  tard  seulement,  à  la  lecture  de  quel- 
ques pages  de  Wilson  et  de  Max  Mùller,  il  s'aperçut  que  cette 
antiquité  était  surfaite,  et  c'est  cette  conviction  qu'il  se  propose  de 
faire  partager  à  ses  lecteurs.  Le  premier  volume2,  seul  paru,  ne 
traite  proprement  que  de  l'ancienne  littérature.  Mais  les  aperçus 
de  l'auteur  n'en  rayonnent  pas  moins  sur  toutes  les  époques  de 
l'histoire  religieuse  de  l'Inde,  et  c'est  ce  qui  m'a  décidé  à  réserver 
son  livre  pour  la  fin.  Il  y  a  beaucoup  de  travail  et  de  solide  savoir 
dans  ce  volume  de  Mgr  Laouënan,  et,  mieux  que  cela,  un  accent  de 

1.  L.  de  Milloué,  Catalogue  du  Musée  Guimet.  Première  partie  :  Inde,  Chine  et  Japon, 
précédée  d'un  aperçu  sur  les  religions  de  VExtrême  Orient  et  suivie  d'un  Index  alphabé 
tique  des  noms  des  divinités  et  des  principaux  termes  techniques.  Nouvelle  édition.  Lyon, 
1883. 

2.  Mgr  Fr.  Laouënan,  de  la  Société  des  Missions  Etrangères,  évêque  titulaire  de 
Flaviopolis,  vicaire  apostolique  de  Pondichéry,  Du  Brahmanisme  et  de  ses  rapports  avec 
le  judaïsme  et  le  christianisme.  T.  I.  Pondichéry,  1884. 

26. 


400  BULLETINS     DES     RELIGIONS    DE     L'INDE 

droiture  et  de  sincérité  qui  commande  le  respect.  Malheureuse- 
ment il  s'y  joint  un  déplorable  manque  de  critique.  L'auteur  est 
instruit,  mais  il  n'est  pas  bien  informé.  Il  s'arrête  à  prouver  des 
choses  qui  depuis  cinquante  ans  n'ont  plus  besoin  d'être  prouvées, 
et  il  montre  à  chaque  pas  qu'il  n'est  pas  bien  au  courant  de  la 
manière  dont  ces  questions  sont  posées  aujourd'hui.  Sa  grande 
préoccupation  est  d'obtenir  pour  les  livres  hindous  la  date  la  plus 
basse  possible,  une  date  inférieure  à  celle  de  la  donnée  correspon- 
dante dans  l'Écriture  et,  pour  cela,  une  assertion  périmée  de  Wil- 
ford  viendra  combler  au  besoin  les  lacunes  delà  critique  moderne. 
La  date  une  fois  trouvée,  la  source  du  témoignage  hindou  n'est 
plus  à  chercher.  Ce  serait  faire  injure  à  Mgr  Laouënan  et  à  son 
œuvre  que  de  faire  intervenir  ici  M.  Jacolliot,  et  pourtant,  il  faut 
bien  le  dire,  tout  cela  est  bien  un  peu  du  Jacolliot  retourné. 

Les  deux  autres  ouvrages  qu'il  nous  reste  à  mentionner,  sont 
également  des  œuvres  d'apologétique.  Mais  on  ne  saurait,  pour  la 
partie  du  moins  qui  seule  peut  nous  concerner  ici,  [195]  leur  repro- 
cher, comme  au  précédent,  le  manque  d'information.  L'un,  qui  est  de 
M.  l'abbé  de  Broglie1,  a  déjà  été  présenté  auxlecteurs  de  la  Revue-, 
M.  A.  Réville  a  signalé  en  bon  juge  l'élégance  du  livre;  il  a  rendu 
hommage  à  la  parfaite  courtoisie,  à  la  large  et  courageuse  équité 
de  l'auteur,  qui  sont  le  vrai  libéralisme  en  pareille  matière,  et  je 
n'ai  point  à  y  revenir  après  lui.  Je  n'ai  pas  à  m'occuper  non  plus 
de  la  partie  spéculative  et  apologétique  de  l'ouvrage.  Mais  je  suis 
heureux  de  rendre  un  hommage  sans  réserve  à  la  parfaite  mesure 
et  à  la  compétence  avec  lesquelles  M.  l'abbé  de  Broglie  a  traité 
des  religions  de  l'Inde.  Dans  un  cadre  restreint,  il  n'a  rien  omis 
d'essentiel.  Les  faits  ne  sont  nullement  arrangés  en  vue  d'une 
cause  à  défendre  ;  ils  sont  présentés  fidèlement,  avec  leurs  justes 
proportions  et,  chose  rare  quand  l'écrivain  n'est  pas  de  la  partie, 
la  couleur  est  en  général  ^exacte  jusqu'à  la  nuance.  Sur  plus  d'un 
point  on  peut  ne  pas  être  de  l'opinion  de  l'auteur,  parce  qu'en  tout 
ceci  il  y  a  encore  infiniment  de  matière  à  débat  ;  mais  cette  opinion, 
on  n'a  jamais  à  l'écarter  comme  arriérée  et  en  dehors  de  la  science: 
elle  est  toujours  soutenable  par  des  arguments  strictement  scien- 
tifiques. Gomme  œuvre  apologétique,  ce  livre  est,  parmi  nous  du 
moins,  un  signe  des  temps. 


1.  L'abbé  de  Broglie,  Problèmes  et  Conclusions  de  V histoire  des  religions.  Pari»,  1885. 

2.  Voir  la  Revue,  t.  X,  p.  362. 


BULLETIN    DE    1885  407 

L'ouvrage  du  P.  de  Gara1  n'est  pas,  comme  le  précédent,  une 
œuvre  d'un  seul  jet.  C'est  une  collection  d'articles  écrits  par  le 
savant  jésuite  dans  la  revue  italienne  la  Civiltà  cattolica,  et  le 
livre  se  ressent  de  ce  mode  de  composition;  il  est  fait  un  peu  de 
pièces  et  de  morceaux.  De  plus,  il  est  essentiellement  polémique  : 
l'auteur  se  propose  de  défendre  le  christianisme  contre  la  critique 
moderne,  et,  pour  cela,  il  porte  hardiment  la  guerre  sur  le  terrain 
même  de  l'ennemie.  Il  montre  combien  plusieurs  de  ses  positions 
avancées  sont  [196]  faibles,  et  à  quelle  anarchie  ont  abouti  en  peu 
d'années  les  études  comparatives  de  linguistique,  de  mythologie, 
d'histoire  des  religions.  Appliquant  ensuite  à  ces  prémisses  le  pro- 
cédé de  la  définition  propre  et  de  la  conséquence  nécessaire,  il 
conclut  que  ces  doctrines  mouvantes  ne  sont  pas  une  science  et 
qu'elles  ne  sauraient  avoir  raison  contre  la  théologie,  qui,  elle,  est 
une  science.  C'est  aller  peut-être  un  peu  vite  en  besogne;  mais  ce 
n'est  pas  par  ce  côté  que  j'ai  à  apprécier  ici  l'ouvrage  du  P.  de  Cara. 
La  valeur  de  ses  critiques  est  indépendante  des  conclusions  qu'il 
en  tire,  et  on  ne  saurait  nier  que  très  souvent  il  a  touché  juste. 
Le  livre  est  écrit  de  verve,  et  l'auteur,  qui  est  de  tempérament 
batailleur,  n'a  pas  toujours  la  main  légère.  Il  y  a  là,  contre  des 
écrivains  éminents,des  savants  illustres  et  hautement  respectables, 
des  vivacités  de  langage  que  je  regrette  d'autant  plus,  que  le  P.  de 
Cara,  je  le  sais  d'expérience,  n'est  nullement  incapable  d'estimer 
et  d'aimer  des  gens  qui  ne  pensent  pas  comme  lui.  Mais  ces  intem- 
pérances sont  surtout  de  forme.  Pour  le  fond  l'auteur  est  en  général 
fort  bien  informé,  et  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la  compé- 
tence dont  il  fait  preuve  en  des  sujets  si  divers.  Ce  qu'il  dit  en  par- 
ticulier dePInde  et  des  nombreuses  questions  que  soulève  l'histoire 
de  ses  religions,  est,  à  peu  de  chose  près,  d'une  parfaite  exacti- 
tude. Le  livre  aura  été  plus  qu'utile,  s'il  parvient  à  montrer  au 
public  et  à  certains  esprits  trop  prompts  à  s'enflammer,  combien 
plusieurs  loci  communes  de  la  science  contemporaine  sont  encore 
matière  à  litige. 

1.  P.  Gesare  A.  de  Gara,  Esame  critico  del  sistema  filologico  e  linguisto  applicato  alla 
mytologia  e  alla  scienza  délie  religioni.  Prato,  1884. 


TABLE    DES    MATIERES 

DU  PREMIER  VOLUME 


I.    LES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

I.  Religions  védiques. 

Rig-Veda 15 

II.  Brahmanisme. 

I.  Rituel 47 

II.  Spéculations  philosophiques 68 

III.  Déclin 86 

III.  Bouddhisme 97 

IV.  Jainisme 129 

Y.  Hindouisme 140 

I.  Les  divinités  sectaires 145 

II.  Histoire  et  doctrines  des  sectes 166 

III.  Sectes  réformatrices 207 

IV.  Culte 218 

Table  de  concordance 253 

II.    BULLETINS    DES    RELIGIONS    DE    L'INDE 

(Extraits  de  la  Revue  de  V Histoire  des  religions) 

I.  Bulletin  de  4880. 

Mythologie  aryenne 257 

Religions  de  l'Inde 271 

II.  Bulletin  de  1881 291 

III.  Bulletin  de  1882 315 

IV.  Bulletin  de  1885 354 


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Barth,  Auguste 

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