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Full text of "Oeuvres de Auguste Brizeux"

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OE  U  V  R  E  s 


AUGUSTE  BRIZEUX 


OE  U  V  R  E  s 


AUGUSTE   BRIZEUX 


L^    FLEU%.   'D'Oïl. 
HISTOI%ES    POÉTIQUES    I-II. 


PARIS 
ALPHONSh     I.HMltKKh,     H  D IT  E  U  R 

23-31,     PASSAGE     CHOISEUL,     2^3-31 


PCI 

110/ 

IÎ-- 


LA    FLEUR    D'OR 


(LES    TEKNAIRliS) 


PRÉFACE 


E  voyage  poétique,  d'un  bourg  de  Bre- 
tagne aux  villes  d'Italie,  semble  de- 
mander, si  rapide  qu'il  soit,  quelques 
mots  d'introduction. 
C'est  qu'aux  fantaisies  de  la  route,  au  libre 
•plaisir  d'aller  et  de  voir,  venait  se  joindre  la  re- 
cherche d'un  but  plus  élevé  :  de  là,  comme  un 
double  voyage,  idéal  et  réel.  Si  le  précédent  volume 
de  Marie  s'adressait  avant  tout  au  sentiment,  celui- 
ci,  même  en  face  des  splendeurs  de  la  nature  et  de 
l'art,  à  travers  les  épisodes,  délassements  du  che- 
min, devra  donc  s'adresser  souvent  à  la  réflexion. 
Heureux  peut-être  qui  s'en  tient  aux  seules  emo- 


4  l' RE  F  A  C  E        .        ■ 

tiojis  de  l'dme,  aux  habitudes  du  foyer,  aux  simples 
joies  du  pays  natal!  Cette  idée,  syiuboUsèe  dans  le 
chant  de  La  Fleur  d'Or',  a  même  donne  le  titre 
de  ce  recueil;  cependant,  après  les  fraîches  années 
de  jeunesse  et  d'inspiration,  combien  pourraient, 
dans  la  vie  et  dans  l'art,  négliger  la  science  et  im- 
punément se  passer  d'elle  ? 

C'est  la  nécessité  de  cette  recherche  pénible,  mais 
fructueuse,  qui,  conciliant  à  ce  livre  les  hommes 
de  pensée,  décide  l'auteur  à  le  placer  comme  un  lien 
et  un  anneau  entre  ses  autres  œuvres. 

Au.  surplus,  éi  ceux  qui  gardent  une  riante  image 
de  quelques  hameaux  d'Armorique  d'après  l'idylle 
qui  les  chanta,  l'auteur  doit  annoncer  qu'il  reste 
toujours  fidèle  à  son  genre  de  poésie  et  à  ses  pre- 
miers instincts.  Il  sent  trop  le  bonheur  de  pouvoir 
se  dire  :  J'ai  nn  pays  !  Si  donc  il  s'en  éloigne,  c'est 
tjour  y  revenir  bientôt  et  mieux  enseigné  :  encore, 
dans  cette  excursion  vers  le  Midi,  emmène-t-il  tous 
ses  souvenirs,  et  aux  fleurs  de  l'oranger  se  plait-il 


I.  D'nprès  de  nombreux  avis,  on  .1  cm  devoir,  dans  celte 
édition,  remplacer  par  ce  titre  de  Ln  l'hur  d'Or  le  nom  trop 
obscur  des  Ternaires  :  une  disposition  plus  claire  et  plus 
courante  des  pièces  et  un  très  grand  nombre  de  vers  inédits 
feront,  d'ailleurs,  de  ce  livre  lyrique  un  ouvrasse  presque 
nouveau. 


P  R  li  F  A  G  E 


à  mêler  les  fleurs  jaunes  de  la  lande.  Mais,  besoin. 
de  l'aine  et  des  yeux,  il  faut  voir  de  plus  près  le 
soleil. 

Rentré  dans  son  village  natal,  et  prêt  à  se  re- 
plonger à  la  source  de  ses  inspirations,  puisse  au- 
jourd'hui le  voyageur  ne  pas  croire  ses  pas  entiî- 
remeiit  perdus!  Ptiissent  même,  dans  les  lieux  qu'il 
a  parcourus  ou  dans  le  monde  des  idées,  ceux  qui 
le  suivraient,  trouver  avec  plaisir  quelques-unes 
de  leurs  impressions  prévues  dans  ses  notes  poétiques 
et  utilement  résnviées!  C'est  que,  prise  dans  son 
essence,  la  vie  d'un  seul  est  la  vie  de  tous. 


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LA    FLEUR    D'OR 


EN    BRETAGNE 


Les  trois  Voyages 


Tour  avoir  rang  parmi  les  Sages, 
Tout  lionime,  durant  ses  trois  âges, 
Doit  faire  ici-bas  trois  voyages. 

Parcourir  la  terre  et  les  mers, 
S'imprégner  des  climats  divers, 
Sied  aux  jours  florissrtnts  et  verts. 


L  A    l-  LEUR     D    O  I< 


Pour  les  jours  virils,  l'ame  humaine 
Ouvre  son  immense  domaine 
Où  l'esprit  entre  et  se  promène. 


Puis  on  va  calme  au  dernier  jour; 
Mais,  jeune  ou  vieux,  le  seul  séjour, 
C'est  le  roj-aumc  de  l'Amour. 


I.A    TLEUK    D    OU 


L'Église  blanche 


L A-BAS,  à  mi-chemin  du  Scorf  et  de  l'Ellé, 
Sous  les  chênes  vois-tu  cette  chapelle  blanche 
Où,  garçon  de  douze  ans,  tu  chantais  le  dimanche, 
Si  pur  qu'on  t'aurait  pris  pour  un  jeune  ange  ailé? 
Eli  bien  !  parcours  le  monde,  aux  sages  des  écoles 
Demande  le  secret  caché  dans  leurs  paroles; 
Puis,  rentré  dans  le  bourg  où  fleurissait  ton  cœur. 
Tu  t'écriras  :  «  Orgueil  !  vain  orgueil  de  connaître  ! 
«  Mon  Dieu,  le  vrai  savoir,  je  le  savais  peut-être, 
«  Lorsque  à  douze  ans  je  chantais  dans  le  chœur.  » 

Au  sortir  de  ton  presbytère, 
Ce  jour  que  vers  Moel-lan  nous  cheminions  tous  deux. 
Ainsi  tu  gourniandais  mes  pensers  hasardeux; 
Ht  moi,  tout  en  marchant,  l'œil  fixé  sur  la  terre. 
Je  savourais  le  miel  de  ta  parole  austère. 

Bientôt  une  autre  voix  fit  lever  mes  regards. 

Comme  deux  saints  dans  la  légende, 
l:n  discourant  de  Dieu  s'en  venaient  par  la  lande 
Le  recteur  de  Moel-lan  et  celui  de  Clô-harz. 


LA    FLEUR    DUR 


O  troupe  amie  et  fraternelle  i 
Du  grand  nid  d'Arzannô  tous  les  trois  envolés, 
Sur  trois  pays  voisins  ensemble  ils  sont  allés 

S'abattre  et  reposer  leur  aile  : 

Si  l'an  jette  une  plainte,  au  son  de  cette  voix 
Les  autres  d'accourir,  et  bientôt  ils  sont  trois. 

Dans  leur  charité  mutuelle. 
Heureux  ces  trois  amis  !  Heureux  aussi  le  sol 
Où,  guidé  par  le  ciel,  s'est  arrêté  leur  vol  !• 

Dans  ce  coin  du  monde  celtique 
Le  temps  n'a  point  brisé  le  joug  tbéocratiquc, 
Pour  ces  fronts  de  croyants  joug  facile  et  léger, 
Que  tous  veulent  subir,  dont  nul  ne  veut  changer; 
Comme  devant  lor  s'inclinaient  nos  ancêtres, 
Tout  Breton  vit  heureux  sous  la  main  de  ses  prêtres  : 
Il  leur  remet  son  âme,  eux  s'en  font  les  gardiens; 
Et  dans  leur  majesté  ces  druides  chrétiens. 
Maîtres,  mais  partageant  les  communes  angoisses. 
Promènent  le  niveau  de  Dieu  sur  les  paroisses. 

Et  cependant  j'échappe  à  vos  graves  conseils! 
Cette  chaleur  qui  vient  des  mystiques  soleils 

Parfois  languit  au  fond  des  dmes. 
Et  pour  se  raviver  demande  d'autres  flammes. 

L'idée  au  loin  rayonne  et,  librt,  me  sourit; 
Dans  ses  détours  il  faut  la  suivre  : 
De  mon  cœur  j'ai  fermé  le  Kvre, 
j'ouvre  celui  de  mon  esprit. 


LA    FLEUR     D    OR 


Mais  s'il  reparaît  dans  la  lande, 
Au  voyageur  lassé,  prêtres,  tendez  la  main  : 
Ouvrez-lui  votre  cœur,  que  le  sien  s'y  répande. 
Nul  sans  beaucoup  d'ennuis  ne  fait  un  long  chemin. 
Et  s'il  veut  vous  chanter,  ô  race  forte  et  grande, 
Faites  silence  autour  du  vieux  dôl-men  ! 

O  trinité  d'amis,  alors  dans  votre  chaîne 
Comme  un  ancien  anneau  vous  me  rattacherez; 
Nous  irons  visiter  notre  église  et  son  chêne. 
Et,  courant  vers  la  mer,  les  deux  fleuves  sacrés. 
Quand  reviendront  au  bourg  le  barde  et  les  trois  prêtres, 
Le  grand  nid  d'Arzannô  frémira,  tous  les  hêcrcs 
Agiteront  dans  l'air  leur  feuillage  troublé  : 

Q.uelle  paroisse  d'Armorique 
Eut  plus  digne  couvée,  essaim  plus  poétique  ? 
Chantez,  fleuve  du  Scorf!  chantez,  fleuve  d'Ellé  ! 


l.A     FLEUR     n    QR 


A  Marie  endormie 


i\  midi,  quand  j'entrai  dans  ta  chaumière  sombre, 
Tu  dormais,  succombant  à  la  chaleur  du  jour. 
Tes  cheveux  dénoués  flottaient  noirs  et  sans  nombre  ; 
Je  te  vis,  et  sur  moi  planaient  encor  dans  l'ombre 
Les  grandes  ailes  de  l'Amour! 


L  A     l-  I.  F.  U  U     D    O  R  I  5 


La  Fleur  d'Or 


A 


la  main  une  fleur  sauvage, 
Deux  amoureux  causaient  le  soir  au  coin  d'un  bois, 
Deux  blancs  ramiers  aussi  chantaient  sous  le  feuillage. 
Mais  les  amants  avaient  une  plus  douce  voix. 

LA    JEUNE    FILLE. 

Mon  ami,  je  vous  le  demande. 
En  quel  temps  m'aime  votre  cœur  : 
Quand  la  fleur  d'or  est  sur  la  lande  ? 
On  quand  le  gcnèt  prend  sa  fleur? 

LE    JEUNE    HOMME. 

Lande  et  genêt,  sur  tous  deux  brille 
Une  fleur  d'or  qui  sait  charmer; 
Mais  sur  la  lande,  ô  jeune  fille! 
S'ouvre  la  fleur  qui  fait  aimer. 

L  A    j  i:  u  N  E    I-  I  1. 1. 1; . 

l'ourquoi,  pourquoi  la  lande  n-t-ellc. 
Mon  ami,  la  fleur  des  anioi:rs  ? 


14  I.  A    FLEU  R    D  .OK 


LE     JEUNE     HOMME. 

C'est  que  la  lande,  ô  jeune  belle  ! 
Hiver,  été,  fleurit  toujours.  — 

Fleur  d'amour,  de  bonheur,  et  vous,  fleur  idéale. 
Sagesse,  que  si  loin  on  va  souvent  chercher, 
Fleurs  d'or,  pour  vous  cueillir,  vers  ma  terre  natale 
N'aurais-je  donc  qu'à  me  pencher? 


LA    FLliUK    U    OR  I5 


Le  Chant  du  Chêne 


lJ  e  feuilles  et  de  glands  les  branches  sont  couvertes, 
Amis,  chantons  le  chêne,  honneur  des  forêts  vertes  : 
Malheur  à  qui  détruit  ce  géant  des  grands  bois! 
Bretagne,  tu  n'étais  qu'ombrages  autrefois. 

Songez  aux  anciens  dieux,  songez  aux  anciens  prêtres. 
Sous  les  chênes  sacrés  sont  couchés  nos  ancêtres; 
Ouvrez  la  dure  écorce,  et  vous  verrez  encor 
La  druidesse  blonde  et  sa  fiucille  d'or. 

Arbres  toujours  sacrés  !  chaque  nuit  sur  leurs  branches 
Les  morts  vont  en  pleurant  sécher  leurs  toiles  blanches, 
IZt  les  joyeux  lutins,  autour  de  leur  vieux  tronc. 
Les  petits  nains  velus  viennent  danser  en  rond. 

Un  chêne  de  cent  ans  avec  son  grand  feuillage, 
Un  Breton  chevelu  dans  la  force  de  l'-ige. 
Sont  deux  frères  jumeaux,  au  corps  dur  et  noueux. 
Deux  frères  pleins  de  sève  et  de  vigueur  tous  deux. 


]6  LA    l-LEUU    D'-Olt 


j'ai  vu,  prcs  de  TIzol,  un  cIil-hc  dont  la  têtu 
Arrêtait  le  vent  d'ouest,  ce  vent  que  rien  n'arrête, 
Et   deux  lutteurs  de  Scaer  si  fermes  sur  leurs  pieds 
due  leurs  pieds  dans  la  terre  étaient  comme  liés. 

Si  la  foudre  abattait  ce  géant  de  Cornouaille, 
Dans  ses  immenses  fîancs  qu'un  navire  se  taille  : 
A  l'œuvre,  charpentiers!  puis,  venez,  matelots! 
Le  roi  de  la  colline  est  aussi  roi  des  flots. 

Sur  le  noble  cadavre  en  foule  qu'on  se  rue  I 
Façonnons  des  fléaux,  des  pieux,  une  charrue; 
Mais  d'abord  élevons,  à  l'angle  des  chemins. 
L'arbre  où  l'Expiateur  laissa  clouer  ses  mains. 

Vous  mettrez  sur  ma  tombe  un  chêne,  un  chêne  sombre, 
Et  le  rossignol  noir  soupirera  dans  l'ombre  : 
«  C'est  un  barde  qu'ici  la  mort  vient  d'enfermer, 
Il  chantait  son  pays  et  le  faisait  aimer.  » 


LA    FLEUR    D    OR 


A  l'Avenir 


r  ouRauoi  m'appeler,  Avenir? 
Aurais-tu  dans  tes  mains  la  santé,  la  jeunesse. 
Tous  ces  biens  du  passé  qui  s'écliappent  sans  cesse  ? 
Un  seul  de  tes  espoirs  vaut-il  un  souvenir  ? 
Hors  du  temps,  par  la  vie  inconnue  et  sans  terme. 
Où,  pour  ne  plus  mourir,  tout  bonheur  a  son  germe, 
Je  te  suivrais  sans  peur,  guide  au  vol  empressé  : 
Là  je  retrouverais  l'innocence  première, 
Le  cœur  plein  de  gaité,  les  yeux  pleins  de  lumière. 

Les  bonheurs  charmants  du  Passé. 


l8  I.A    FLEUR    »'0R 


Les  deux  Routes 


L-'Hux   routes  vers  le  Bien  mènent  d'un  pas  égal, 
L'amour  du  Bien  lui-même  et  !a  haine  du  Mal, 
Et  chaque  homme,  selon  que  son  penchant  l'entraîne, 
Suit  vers  le  but  commun  ou  l'amour  ou  la  haine; 
La  haine  est  d'un  cœur  fier  et  d'un  sens  afTermi 
Que  le  péril  excite  et  pousse  h  l'ennemi  ; 
L'amour,  d'un  cœur  pensif,  intelligent  et  tendre 
Qui,  plaignant  les  pervers,  voudrait  s'en  faire  entendre 
Amour,  haine,  lequel  de  ce  double  sentier 
Choisir?  tous  deux  sont  sûrs:  j'ai  suivi  le  premier. 


II 


Si  le  Mal  devant  moi  passe  comme  invisible. 
Je  ne  suis  point  aveugle  et  surtout  insensible; 
Plus  d'une  fois  mon  œil  s'ouvrit  épouvanté, 
Et  mon  cœur  sait  des  coups  qui   l'ont  ensanglanté. 
Mais  pourquoi  ramener  la  chose  inexplicable  ? 
L'homme  doit  mépriser  le  fardeau  qui  l'accable. 


L  A     K  L  E  U  K     U    O  U  1 9 


Chaque  jour  dans  la  route  il  marche  en  s'allégeant, 
Jusqu'à  l'heure  où,  plus  tendre  et  plus  intelligent, 
Meilleur,  il  rentrera  dans  ce  monde  harmonique 
Que  chante  incessamment  mou  dme  synthétique. 


III 


Il  vit  pourtant,  il  vit,  celui  qui  doit  mourir, 
Plus  fort,  on  le  dirait,  plus  il  nous  voit  souffrir, 
lit  bien  des  malheureux,  sans  puissance  en  eux-mêmes. 
Sous  ses  hideuses  mains  se  renversent  tout  blêmes. 
C'est  de  lutter  aussi  !  Comme  les  premiers  saints 
Q.ui  soumettaient  le  diable  à  leurs  pieux  desseins, 
lit  le  menaient  en  laisse,  un  signe  sur  la  tête. 
C'est,  en  invoquant  Dieu,  de  combattre  la  Bètc, 
En  lui  criant  :  «  Obstacle,  oh  !  tu  t'abaisseras  ! 
Pour  produire  le  Bien,  Mal,  tu  m'obéiras!  » 


LA    FLEUR    D'OK 


A  l'Avenir 


Je  ccdu  ù  ta  voix,  Avenir! 
Je  veux  (nouvel  efTort)  suivre  tes  vastes  ailes 
Si  je  tombe  frappé  de  blessures  mortelles. 
Pour  mon  pays  heureux  puissé-je  te  bénir!  — 

Je  t'ouvre  mes  bras,  Avenir! 


LA    FLHUK    D    OR 


L'Èloge  de  Nantes 


1  i;s  fils  ont  accueilli  Li  nicrc  du  pocte, 
O  Nantes!  dans  tes  murs  j'acquitterai  ma  dette; 

De  mes  jours  c'est  un  doux  emploi  : 
L'aimer,  puis  chanter  ceux  qui  l'aiment  comme  moi. 

Nantes  n'a  plus  au  front  ses  parures  ducales, 
Mais  toujours  ou  la  nomme  une  reine  des  eaux  : 
La  Loire  avec  amour  baigne  ses  larges  cales. 
Et  jusqu'à  l'Océan  soulève  ses  vaisseaux. 

Lorsque  les  blancs  sauniers,  par  les  jours  de  marée, 
Amènent  dans  son  port  le  sel  de  leurs  palus. 
Elle  écoute  en  rêvant  cette  langue  sacrée, 
La  langue  des  aïeux  qu'elle  ne  parle  plus. 

Puis  elle  se  souvient  de  I^élix,  son  apotrc, 
Laborieux  édile  et  pontife  inspiré, 
D'une  main  répandant  l'Ëvangile,  et  de  l'autre 
Oeusant  l'immense  fosse  où  le  fleuve  est  entré. 


LA     FLEUR    D    Oit 


O  tciiiplu  de  TY-lix,  opulentes  murailles. 
Les  Normands  t'ont  brûlé,  religieux  manoir, 
Sanctuaire  incrusté  de  l'étain  de  Cornouailles, 
Si  luisant  que  la  lune  en  faisait  son  miroir! 

Mais  grâce,  grâce  enfui  pour  ces  hordes  nomades! 
Q.uelles  destructions  peuvent  nous  effrayer, 
Dans  ce  siècle  vanté,  nous,  témoins  des  noyades, 
Ces  hymens  de  la  mort  célébrés  par  Carrier! 

De  la  vague  et  du  feu  cité  victorieuse. 

Suis  tes  riches  destins!  Les  travailleurs  sont  rois. 

A  l'Inde  qui  t'appelle  obéis,  voyageuse  ! 

Mais  orne  ton  vaisseau  du  Mercure  gaulois. 

Ce  père  du  commerce  inventa  l'harmonie. 
Partout  à  la  pensée  ouvrant  un  libre  essor; 
Médite  l'attribut  de  son  double  génie  : 
De  la  bouche  du  dieu  sortaient  deux  chaînes  d'or. 


A     11  o  U  L  A  Y  -  1'  A  T  Y 

Je  t'adresse  ces  vers,  poète  de  la  Loire  : 
Toi,  redis-les  aux  bords  amoureux  de  tes  sons, 
Auteur  de  fiers  sonnets  et  de  molles  chansons, 
Q,m  restent  dans  le  cœur  comme  dans  la  niémoiri. 


LA     FLCUIl     1)    Oïl 


Les  Goélands 


vJ  N'  brick  appareillait  dans  un  des  ports  de  Nantes. 
Et  des  femmes  en  pleurs,  des  filles,  des  amantes 
Erraient  dans  les  rochers,  tout  le  long  de  la  mer; 
Puis,  dansant  une  ronde,  elles  chantaient  cet  air  : 

«  Ce  matin,  à  la  mer  haute. 
Les  jeunes  gens  du  Croisic 
Vont  s'embarquer  sur  leur  Jjrick, 
Mes  sœurs,  chantons  sur  Li  côte. 

Goélands,  goélands. 
Ramenez-nous  nos  amants  !  » 

Les  goélands  volaient  par  milliers  sur  les  lames. 
De  la  terre  au  navire,  et  des  marins  aux  femmes 
Ils  allaient,  revenaient,  passaient  en  tourbillons 
Sur  la  ronde  plaintive  et  dans  les  pavillons. 

«  Goélands,  aux  ports  d'Espagne 
Guidez  nos  clicrs  matelots. 


24  LA    FLEUR    D    (5  R 


Et  parlez-leur  sur  les  flots 
Des  filles  de  la  Bretagne. 

Goélands,  goélands, 
Ramenez-nous  nos  amants  !  » 

Le  brick  ouvre  sa  voile;  adieu!  l'ancre  est  tirée. 
Il  part  comme  un  marsouin,  poussé  par  la  marée. 
Les  fidèles  oiseaux  l'ont  suivi;  mais,  hélas! 
Les  femmes  vers  la  mer  tendaient  en  vain  les  bras. 

«  Suivez,  suivez  leur  voyage, 
En  Espagne,  en  tout  pays  ! 
Ne  craignez  pas  leurs  fusils, 
Les  amis  au  blanc  plumage. 

Goélands,  goélands, 
Kamenez-nous  nos  amants  !  » 


lafleurd'or  25 


A  la  Fantaisie 


r  uiSQu'iL  VOUS  plaît,  ma  chère  Fantaisie, 
De  voler  en  chantant  vers  tout  objet  aimé. 
Et,  comme  en  l'alvéole  étroit  et  bien  ferme. 

De  condenser  votre  ambroisie. 
Allez,  ô  Fantaisie,  allez  faire  du  miel  ! 
Sur  les  fleurs  de  la  terre  et  sur  les  fleurs  du  ciel 

Cherchez  partout  la  liqueur  blonde  : 
Des  jardins  au  désert  et  de  la  plaine  au  mont 
Allez!  votre  calice  est  sûr  s'il  n'est  profond. 

Dieu  vous  protège,  abeille  vagabonde  ! 


LIVREE    VEUXIÈmE 

A    PARIS 


Vœu  de  l'Art 


D. 


E  beaux  marbres  mirant  leur  front  dans  un  bassin 
Hpurent,  en  passant,  les  yeux  des  jeunes  mères, 
Qui  moulent  le  fruit  de  leur  sein 
Sur  ces  merveilleux  exemplaires. 

Par  le  clairon  des  vers  de  beaux  faits  répétés 
Eveillent  à  l'honneur  plus  d'une  âme  affaiblie, 

Les  grands  hommes  sont  imités. 

Et  la  vertu  se  multiplie. 

Heureux  effet  de  l'art,  produit  harmonieux, 
Alors  qu'on  voit  s'unir  dans  une  seule  trame 

La  beauté  qui  charme  les  yeux 

lit  la  beauté  qui  touche  l'àme. 


LA    ILEUK    b    OK 


Jacques  le  Maçon 


LE    MARI. 


iiDiuu  ,  mus  bons  petits.  Toi,  plus  frais  qu'une  pomme, 
Mon  Paul,  un  gros  baiser.  Encore  un  !  encore  un  ! 
Femme,  entre  vos  deux  bras  serrez  donc  mieux  votre  homme  : 
Songez  que  jusqu'au  soir  je  vais  rester  à  jeun. 


LA    1-  E  M  M  E  , 


Vous,  Vincent,  veillez  mieux  sur  vos  échafaudages, 
Ah  !  pour  me  mettre  en  deuil  il  suffit  d'un  faux  pas. 
Enfoncez  bien  vos  pieux,  nouez  bien  vos  cordages. 
Vraiment  le  long  du  jour  ici  je  ne  vis  pas. 


La  b.itisse  s'achève;  avec  notre  .nmi  Jacques 
Bientôt  je  reviendrai,  nous  serons  joyeux  tous  : 
Du  vin,  un  bon  rôti,  des  œufs  rouges  de  Pâques! 
Tu  sais,  Jacques,  tu  sais  que  ta  place  est  chez  nous. 


L  A     I-  L  E  U  R     D    O  K  2Ç) 


II 


Courage  !  encore  une  journée, 
Et  cette  reine  des  maisons 
Dans  Paris  sera  terminée; 
Courage,  apprentis  et  maçons! 

Avec  leurs  marteaux,  leurs  truelles, 
Et  des  gravats  plein  leurs  paniers. 
Comme  ils  sont  vifs  sur  leurs  échelles  ! 
Moins  vifs  seraient  des  mariniers. 

Qti'on  prépare  un  bouquet  de  fcte  : 
Au  pignon  il  faut  le  planter. 
Les  plumes  au  vent,  sur  le  faite, 
Voye^-vous  le  moineau  chanter  ? 

Eux,  ce  soir,  les  gars  de  Limoge, 
Du  travail  chanteront  la  fin  ; 
Et  vous  entendrez  votre  éloge. 
Bourgeois,  si  vous  payez  le  vin. 


III 


LA    FEMME. 

Sainte  mère  du  Christ,  vous  êtes  mon  refuge, 
Le  matin  je  vous  prie  et  le  soir  derechef! 
Des  frayeurs  d'une  femme,  hélas!  vous  êtes  juge. 
Vous-même  avez  tremblé  pour  votre  bon  Josepli. 


LA     F  L  li  U  K     D     OR 


Comme  moi,  vous   n'aviez,  recours  des   indigentes, 
Que  les  deux  bnis  du  saint  appelé  votre  époux. 
Au  risque  de  ses  jours  élevant  des  charpentes, 
Construisant  des  maisons  qui  n'étaient  pas  pour  vous. 

Mais  votre  esprit  veillait  !  Moi,  faible  et  presque  morte, 
Qiie  puis-je  pour  celui  qui  me  donne  ses  jours  ? 
Vierge,  comme  son  corps  rendez  son  âme  forte  ; 
Dans  ses  hardis  travaux  soutenez-le  toujours. 


IV 

Dieu!  quelle  rumeur  sur  la  place  1 
«  A  l'aide,  à  l'aide.  Limousins! 
Du  foin,  de  la  paille!  oh!  de  grâce. 
Des  matelas  et  des  coussins! 

«  Si  l'un  à  cette  pierre  blanche 
Peut  s'accrocher,  ils  sont  sauvés... 
Ah  !  tous  deux  font  craquer  la  planche  ! 
Ils  vont  tomber  sur  les  paves.  « 

Ht  vers  l'étai  qui  se  balance, 
Tous  restent  là,  les  bras  en  haut; 
Alors,  dans  le  morne  silence, 
On  entendit  sur  l'cchafaud  : 

n  J'ai  trois  enfants,  Jacqaïc,  une  femme! 
Jacque  un  instant  le  regarda  : 
«  C'est  juste  I  »  dit  cette  bonne  âme, 
Ht  dans  la  rue  il  se  jeta. 


LA    FLEUR    D    OR  3I 


Ah  !  ton  nom,  ton  vrai  nom,  que  ma  voix  le  répande, 
Toi  que  j'appelai  Jacque,  ô  brave  compagnon  ! 
Inconnu,  qui  portais  une  âme  douce  et  grande. 
Pour  l'honneur  du  pays,  héros,  dis-moi  ton  nom  ! 

Sommes-nous  au-dessous  des  temps  de  barbarie  ? 
Les  tiens  dans  ton  hameau  ne  t'ont  point  rapporté  ! 
Ils  ne  t'ont  point  nommé  saint  de  leur  confrérie  ! 
Les  rimcurs  se  sont  tus!  l'orgue  n'a  point  chanté! 

Des  amis,  uir  surtout,  pleurant  sur  ton  cadavre, 
duclques  mots  du  journal,  voilà  ton  seul  honneur: 
Honte  à  qui  voit  le  mal  sans  que  le  mal  le  navre, 
Ou  qui,  voyant  le  bien,  n'est  ivre  de  bonheur! 


LA    FLEUR    D    OR 


Tableau     d'Intérieur 


A     M  A  D  A  M  K     M  E  L  A  N  I  H     B  I  X  lo 

j[\  VOUS  qui  connaissez  le  prix  d'une  humble  chose, 
A  vous,  peintre,  voici  quel  tableau  je  propose. 
Dans  votre  atelier  noir  et  de  chêne  boisé, 
duand  vos  nièces,  vos  sœurs  à  l'air  si  reposé 
S'occupent  sous  la  lampe  à  leurs  travaux  d'aiguille, 
A  l'heure  où  votre  époux  se  plaît  dans  sa  fomillc, 
Qjaand  sous  votre  maison  on  entend  couler  l'eau, 
Tant  le  dedans  est  calme;  oh!  faites  ce  tableau, 
Comme  parmi  les  siens  avec  son  cœur  pour  aide 
Et  d'une  main  exacte  en  fit  Lucas  de  Leydc  ; 
Ce  tableau,  peignez-le  dans  sa  sincérité. 

Pourvu  que  la  molle  clarté 

Du  soir  à  travers  la  persienne. 
Les  bleuâtres  vapeurs  s'élevant  de  la  Seine 

En  harmonisent  les  contours  : 
L'art  vit  par  l'idéal  aussi  bien  que  nos  jours. 

Ile  S.iint-Loiiis. 


L  A     F  LEUR     D    OR 


Les   deux  Statuaires 

>A  Auguste  Harbic r 

Les  Athéniens  ont  créé  l'art, 
et  l'art  est  la  noble  couronne  du 
génie  plébéien. 

Ballaxcue. 


I'  R  IL  M  I  E  R    STATUAIRE. 

L»  E  grand  prêtre  m'a  dit  :  «  Toi  qui  sculptes  la  pierre, 
Comme  tes  fils  un  jour,  comme  autrefois  ton  père, 
Sur  mon  commandement,  dans  les  rites  prescrits, 
Tu  vas  représenter  l'immortel  Osiris. 
En  taillant  ce  granit,  toujours  qu'il  t'en  souvienne  : 
Ton  ouvrage  est  le  mien,  ma  pensée  est  la  tienne, 
Ton  orgueil  doit  plier  comme  un  faible  roseau, 
Ht  ma  main  doit  guider  le  fer  de  ton  ciseau; 
Moi,  prêtre  d'Osiris,  moi,  reflet  de  sa  gloire, 
j'enseigne  au  nom  des  dieux  ce  qu'on  peut  faire  et  croire. 

SECOND    STATUAIRE. 

De  la  blanche  Paros  ce  marbre  fut  tiré. 
Pour  Delphe  au  double  mont  et  son  temple  sacré. 
J'en  veux  former  un  dieu,  moi,  le  Grec  Cléoméne, 
Comb.ittant  à  Platée  et  sculpteur  dans  Athéiie. 


5 


I 


LA    1'  L  L  U  K    D    t)  K  ■ 


dutls  transports  siirliuniains  quand  le  marbre  en  éclats 
Tombe,  comme  tombaient  les  barbares  soldats! 
L'artiste  libre  et  fier  et  roi  de  son  génie, 
Lorsqu'il  travaille,  entend  une  douce  harmonie  : 
Une  muse  l'anime  et  découvre  à  ses  yeux 
Sous  la  1  ierrc  jalouse  un  corps  mystérieux. 

1'  R  i;  M  1  u  u    s  I  A  T  u  A  I  K  E  . 

«  due  le  dieu  soit  assis;  que  sa  tunique  étroite 
L'entoure  jusqu'aux  pieds  sans  plis  et  toute  droite; 
Que  le  long  de  son  corps  ses  deux  bras  soient  liés, 
Et  qu'un  lien  pareil  rapproclie  ses  deux  pieds; 
due  ses  yeux  sans  regard,  sa  bouche  sans  parole, 
De  l'immobilité  soient  l'effrayant  symbole  : 
Les  peuples  apprendront,  en  contemplant  leur  dieu, 
due  tout  est  immuable,  éternel  en  ce  lieu  ; 
due  la  loi  règle  tout,  jusqu'à  l'air  de  la  face; 
du'on  doit  vivre  immobile  et  muet,  à  sa  place.  » 

SECOND     STATUAIRE. 

Apollon,  jeune  dieu  qui  sais  lancer  les  traits 

Et  suis  ta  sœur  Diane  à  travers  les  forêts, 

Litrépide  coureur  à  la  taille  élancée, 

Chantre  à  la  lyre  d'or,  6  dieu  de  la  pensée. 

Du  bloc  qui  te  retient  sors  léger,  triomphant, 

Ta  chlamyde  flottante  abandonnée  au  vent  I 

Sur  ton  front,  dans  tes  yeux,  que  la  Grèce  ravie 

Admire,  en  t'adorant,  le  mouvement,  la  vie! 

O  dieu  jeune,  dieu  libre,  o  dieu  plein  de  beauté. 

Montre-nous  comme  on  marche  avec  grâce  et  fierté  ! 


LA    FLEUR     D    OR 


A  E. 


Le  jour  naît  :  dans  les  prés  et  sous  les  taillis  verts 
Allons,  allons  cueillir  et  des  fleurs  et  des  vers, 

Tandis  que  la  ville  repose  ; 
La  fleur  ouvre  au  matin  plus  de  pourpre  et  d'azur, 
Et  le  vers,  autre  fleur,  s'épanouit  plus  pur 

A  l'aube  humide  qui  l'arrose. 

Q.UC  de  fleurs  ont  passé  qu'on  n'a  point  su  cueillir! 
Sur  sa  tige  oubliée,  ah  !  ne  laissons  vieillir 

Aucune  des  fleurs  de  ce  monde. 
Allons  cueillir  des  fleurs  !  par  un  charme  idéal. 
Qu'avec  l'encens  des  vers  leur  parfum  matinal 

Amoureusement  se  confonde. 

Allons  cueillir  des  vers!  sous  la  fleur  du  buisson 
Hntendez-vous  l'oiseau  qui  chante  sa  chanson? 

Tout  chante  et  fleurit,  c'est  l'aurore  ! 
Je  veux  chanter  aussi  :  blonde  fille  du  ciel. 
Ainsi  de  fleur  en  fleur  va  butinant  son  miel 

L'abeille  joyeuse  et  sonore. 


36  LA     11.  MUR     D'Ok 


Cueillons  des  fleurs!  Et  puis,  heureux  de  mon  ùrdcnu, 
Je  reviendrai  m'asseoir  prés  du  léger  rideau 

Q.ui  voile  cncor  ma  bicn-aimce, 
Et,  du  bruit  de  mes  vers  dissipant  son  sommeil, 
Je  ferai  sur  ses  yeux  et  sur  son  front  vermeil 

Tomber  une  pluie  embaumée. 

Riante  et  mollement  soulevée  à  demi. 

Je  veux  que  de  mes  fleurs  sur  son  front  endormi 

Sa  blanche  main  suive  la  trace; 
Et  qu'en  un  doux  silence  admirant  leurs  couleurs. 
Elle  doute  longtemps  qui,  des  vers  ou  des  fleurs, 

Ont  plus  de  fraîcheur  et  de  grâce. 


II 


Mes  rustiques  habits  étaient  là  dans  la  chambre,  ■ 

Costume  sauvage  et  brillant  :  I 

Je  songeais  en  les  déployant  ^ 

Aux  lieux  qui  m'ont  vu  jeune,  aux  retours  en  septembre. 

Elle,  toute  au  présent,  riait  de  mes  soucis; 
Ou  sur  mon  passé,  chose  éteinte, 
Revenant  légère  et  sans  crainte 

(Mais  s'abusant  peut-être),  écoutait  mes  récits. 

Souvent  les  fruits  lointains  soni  plus  doux,  bien  qu'étrange 
Au  cœur  d'un  autre  on  aime  à  voir, 
A  doubler  par  lui  son  savoir: 

Notre  esprit  curieux  se  plaît  à  ces  échanges. 


I.  AFI.  EURDOR  J7 

0  J'écoute,  disait-elle;  allons,  barde,  chantez!  » 
Et,  le  front  penché  sur  la  glace, 
Elle  rattachait  avec  grâce 

Ses  cheveux,  noirs  bandeaux  sur  ses  tempes  jetés. 


m 

En  elle  je  n'aimai  d'abord  que  la  beauté, 

La  bouche  humide  et  fraîche  ouverte  à  la  gaité, 

Et  l'or  bruni  de  ses  épaules. 
Et  les  frêles  contours  de  ce  corps  souple  et  fia 
Qiii  plie  à  chaque  pas,  comme  à  l'air  du  matin 

Le  long  des  eaux  tremblent  les  saules. 

J'ai  connu  la  beauté!  que  m'importait  alors 

Si  nulle  âme,  en  parlant,  n'animait  ce  beau  corps, 

Ces  longues  paupières  d'Arabe? 
Heureux  de  respirer  ce  souffle  virginal, 
Ou  d'écouter,  rêveur,  de  sa  voix  de  cristal 

Tomber  quelque  molle  syllabe. 

.Pardon,  si  tu  le  peux!  à  tes  genoux,  pardon! 
Lorsque,  le  cœur  brisé,  pâle  et  dans  l'abandon, 

Plus  faible  que  toi,  faible  femme. 
Je  vins  tout  éploré  te  dire  mes  douleurs, 
Ta  secrète  beauté  s'éveilla  sous  mes  pleurs. 

Et  tu  me  révél.is  ton  âme. 

O  larmes!  ô  soupirs!  ô  mystères  d'amour! 
Eemmes,  pour  nous  charmer,  vous  avez  tour  à  tour 
La  beauté  visible  et  cachée  ; 


38  LA    FLEUR    D'OK 


Ctrcs  deux  fois  doués!  Êtres  puissants  et  doux! 
Vous  domptez  notre  force;  elle  marclic  après  vous 
D'un  double  lien  attachée. 


IV 


Ah!  dis-moi,  jeune  femme,  autour  de  ta  demeure 

N'entends-tu  pas  de  voix  qui  pleure? 
Comme  moi  tu  perdis  le  rire  aux  ailes  d'or; 
Mais  ton  crédule  espoir  l'appelle-t-il  encor? 
Heureuse  d'espérer!  —  Après  un  long  silence, 
Lorsqu'un  hymne  en  secret  de  mon  âme  s'élance, 
Ce  n'est  plus  vers  mes  jours  de  printemps  et  de  fleurs 
C'est  assez  d'écarter  de  moi  l'ange  des  pleurs, 
Cet  ange  toujours  pâle  et  toujours  lamentable 
Qui  pleure  à  mon  chevet  et  qui  pleure  à  ma  table. 
Mais  si  le  rire  ailé  rentre  dans  ma  maison. 
Si  l'été  qui  fleurit  sèche  sous  un  rayon 
Mes  larmes,  tu  verras  la  chanteuse  alouette 
Envier  dans  le  ciel  ma  voix  qu'on  dit  muette, 
Les  bardes,  s'cveillant,  diront  :  «  C'est  lui  !  c'est  lui  !  » 
Et  les  tranquilles  eaux  du  LefF...  Mais  aujourd'hui! 

Ah!  dis-moi,  jeune  et  douce  femme, 
N'cntends-tu  pas  des  voix  qui  pleurent  dans  ton  âme? 


Si  je  viens  à  passer,  sur  ton  front,  en  tremblant. 
Hélas  !  n'abaisse  pas  ainsi  ton  voile  blanc, 
Toute  pâle  et  toute  troublée  ; 


LA    FLLUR    D    OR  39 


Au  bras  qui  te  conduit  n'attache  plus  ton  bras; 
Comme  pour  m'évitcr,  ne  presse  plus  tes  pas 
Vers  quelque  solitaire  allée. 

Eh  bien!  si  ma  rencontre  importune  tes  j-eux, 
Parle  avec  confiance  et  décide  en  quels  lieux 

Il  faut  pour  toi  que  je  m'exile; 
Ton  amour  fut  ma  paix,  mon  bonheur,  mon  soutien, 
Qiraujourd'hui  mon  repos  ne  trouble  plus  le  tien; 

Commande,  je  serai  docile. 

Alors  tes  yeux  ternis  reprendront  leur  azur, 
Le  jour  comme  autrefois  naîtra  limpide  et  pur, 

La  nuit  s'écoulera  sans  fièvre; 
Tu  t'abandonneras  à  ta  sécurité. 
Ht  l'innocence  aimable  et  la  douce  gaîté 

Souriront  encor  sur  ta  lèvre. 

Dis  un  mot  et  je  pars.  —  Sans  trop  d'ennuis  pour  toi, 
Si  je  puis  cependant  demeurer,  souffre-moi  ; 

Et,  lorsque  au  détour  d'une  rue 
■  Tout  à  coup  devant  toi  m'offrira  le  hasard, 
Passe  libre  et  sans  peur,  ne  crains  pas  mon  regard; 

Je  ne  t'aurai  pas  reconnue. 

Seulement  (je  t'en  prie!),  oh!  quand  tu  seras  loin, 
Quand  je  pourrai  braver  et  soupçons  et  témoin, 

Vers  toi  que  je  tourne  la  tcte. 
Pour  observer  encor  ton  pas  modeste  et  lent, 
El  tout  ce  qu'à  mon  cœur  ce  marcher  indolent 

Rappelle  de  grâce  secrète. 


40  1,  A     1  I.  i;  U  R     D    (.)  R 


Alors, -alors  mou  cœur  bonJir.i!  mille  accords, 
Milk  vœux  dans  mou  cœ-ur  retentiront  alors. 

Ht  se  répandront  sur  ta  route; 
Et  mille  illusions,  mille  prospérités, 
Comme  des  anges  purs  iront  à  tes  côtés. 

Ce  jour-là,  si  le  ciel  m'écoute! 


L  A    r  L  li  U  K    D    O  K  4  I 


Les   trois  Plaisirs 

l    Charles    Coran 


JTensi-r,  puis  répandre  sans  bruit 
Les  vers  qu'aisément  on  écrit, 
Sont  les  trois  plaisirs  de  l'esprit. 

Aimer  Dieu,  son  pays,  sa  dame, 
Voilà  les  trois  plaisirs  de  l'àme  : 
Plongez-la  dans  sa  triple  llanime. 

Le  bal  au  son  lointain  des  cors, 
La  table  et  les  tendres  accords, 
Tels  sont  les  trois  plaisirs  du  corps. 

Plaisirs  du  corps,  plaisirs  de  l'âme, 
Et  de  l'esprit,  tout  nous  réclame  : 
Plongeons-nous  dans  leur  triple  ilamme. 


L  A     1-  L  U  U  K     D     OR 


Le  vieux  Collège 

<y^    la  î\Cc moire  de  0\C .   Sallcnli ii 


L-'ans  une  ville,  en  Fhuidre,  et  tout  près  des  remparts 
(Car  un  triple  fossé  l'enclôt  de  toutes  parts), 
Près  des  bords  de  la  Scarpc  il  est  un  vieux  collège. 
Les  cours  durant  deux  mois  sont  couvertes  de  neige  ; 
Mais  l'air  de  la  campagne,  en  passant  sur  Ics"  murs, 
Vous  apporte,  l'été,  l'odeur  des  pavots  mûrs, 
Des  trèfles,  des  colzas  et  de  toutes  les  graines 
Dont  ces  hommes  du  Nord  ensemencent  leurs  plaines  ; 
Vous  entendez  au  loin  les  danses  des  faubourgs, 
Tout  le  long  des  remparts  les  fifres,  les  tambours. 
Et  CCS  odeurs,  ces  bruits,  se  mêlant  à  l'étude. 
Ne  sont  pas  sans  douceur  dans  cette  solitude. 

Aussi,  lassé  du  monde,  un  jour  je  voulus  voir 
Les  toits  du  vieux  collège,  et  la  cour,  le  parloir 
Où,  le  co;ur  haletant  sous  ce  ciel  de  fumée, 
Je  vins,  enfant  breton,  de  ma  lande  embaumée  : 
Ces  lieux  où  j'arrivai  jeune  et  rempli  d'effroi. 
J'y  revenais  cherclier  ce  qu'ils  gardaient  de  moi. 

En  deux  jours  s'accomplit  ce  voyage  facile. 
Aussitôt  je  montai  vers  les  murs  de  la  ville; 


I 


L  A     F  L  E  U  R     D    O  R  45 


Et  là,  des  le  matin,  assis  sur  le  gazon. 
Je  regardai  longtemps  notre  ancienne  maison. 
«  Au-devant  de  la  vie  allons  avec  courage, 
M'écriai-je;  acceptons  les  devoirs  d'un  autre  âge; 
due  l'enfant  devienne  homme  et  marche  à  l'avenir; 
Mais  de  ce  long  trajet  sachons  nous  souvenir  : 
Celui-là  vit  deux  fois  de  qui  l'âme  naïve 
Des  âges  tour  à  tour  garde  une  empreinte  vive. 
Et  sous  ses  blancs  cheveux,  dans  sa  voix,  son  regard. 
Montre  à  I.1  fois  l'enfant,  l'homme  mûr,  le  vieillard. 
Ainsi  puissé-je  vivre  et,  depuis  mon  enfance, 
Joindre  l'âge  qui  fuit  à  l'âge  qui  s'avance. 
Dans  ma  pensée  unir  ma  tombe  à  mon  berceau, 
Sans  qu'à  toute  la  chaîne  il  manque  un  seul  anneau  ! 
Quel  vieillard  désolé,  qui,  fouillant  dans   son  âme, 
La  croyait  pour  jamais  éteinte  à  toute  flamme. 
Bien  loin  dans  sa  jeunesse  enfin  n'a  retrouve 
Un  reste  de  chaleur  sous  la  cendre  couvé; 
D'une  ancienne  amitié  quelque  vive  parcelle  ; 
Un  amour  tiède  encore;  et  de  leur  étincelle 
N'a  senti  s'animer  un  sang  stérile  et  vieux. 
Et  des  éclairs  de  joie  illuminer  ses  yeux?  » 

Moi-même,  à  ces  pensers  sentant  ma  force  accrue. 

Du  collège  en  courant  je  pris  l'étroite  rue; 

Et  bientôt  j'entendais  les  chansons  du  portier 

Et  l'affreux  grincement  des  dents  de  son  métier. 

Lorsque  au  bruit  de  mes  pas  quelqu'un  poussa  la  grille. 

Et  je  fus  entouré  de  toute  la  famille. 

Dans  la  loge,  parmi  ces  gens  gais  et  dispos, 

Ce  furent  entre  nous  bien  des  joyeux  propos  ; 

Pourtant  j'étais  pensif,  car  midi  sonnait  l'heure 


44  LA    F  LEUR    D    OR 


Où  les  jeux  animaient  jadis  notre  demciire, 
Et  la  cour  restait  vide,  et  les  bruyantes  voix, 
Les  cris  n'éclataient  plus  dans  l'air  comme  autrefois. 
Mais,  en  regardant  bien,  devant  les  vitres  sombres 
Je  voj'ais  deux  à  deux  passer  de  grandes  ombres, 
Des  lignes  se  croiser  et  des  fantômes  blancs 
Dans  les  angles  des  murs  s'enfoncer  à  pas  lents; 
Et  lorsque  j'écoutais,  au  bas  de  la  fenêtre, 
Des  bruits  qu'on   eût  en  vain  tâché  de  reconnaître. 
Des  soupirs  étouffés,  des  plaintes  et  des  toux 
De  moment  en  moment  s'élevaient  jusqu'à  nous. 
Troublé,  j'ouvris  la  porte  :  une  odeur  douce  et  fade. 
Telle  que  sur  son  lit  en  exhale  un  malade. 
Me  saisit  tout  à  coup;  près  de  me  trouver  mal, 
Je  vis  que  le  collège  était  un  hôpital  ! 

Hideux  et  tout  perclus,  courbés  sur  leurs  béquilles. 
Autour  des  bâtiments  et  le  long  des  charmilles, 
Plus  de  trente  vieillards,  usés  d'.îme  et  de  corps, 
Silencieusement  erraient  comme  des  morts; 
Etendus  au  soleil,  d'autres  tremblaient  les  fièvres, 
Ou  cherchant  un  peu  d'air  ouvraient  leurs  pâles  lèvres; 
Et  d'autres,  n'ayant  plus  de  force  pour  souffrir, 
Semblaient  à  cette  place  être  venus  mourir. 
Si  bien  qu'en  s'appclant  les  deux  enfants,  mes  guides, 
Q.Lie  n'épouvantaient  plus  ces  figures  livides, 
Seuls  firent  plus  de  bruit  dans  cette  triste  cour 
Que  les  trente  vieillards  qui  rôdaient  alentour. 
Q.uelques-uns  pour  nous  voir  soulevèrent  la  tête 
Et,  par  beaucoup  d'efforts  redressant  leur  squelette, 
Arrêtèrent  sur  nous  un  regard  sans  clarté, 
Mélange  de  soulfrance  et  de  stupidité  : 


L  A     F  L  F.  U  R     D    O  R  4) 


Toute  leur  vie  était  dans  ce  regard  sincère; 

Mais  une  vie,  hélas  !  si  pleine  de  misère 

Que  mes  vers  ne  pourraient  jamais  en  dire  assez 

Sur  tant  de  maux  présents,  sur  tant  de  maux  passés. 

Voilà  ce  qu'on  voyait  dans  cette  cour  étrange 

Et  comment,  jeune  encor,  j'appris  comme  tout  change. 

On  m'ouvrit  la  maison.  En  montant  l'escalier, 

Je  me  mis  à  songer  à  mes  jours  d'écolier, 

A  cet  âge  où  l'on  rit,  à  cet  âge  où  l'on  joue  : 

Q.uand,  les  cheveux  à  l'air  et  le  feu  sur  la  joue, 

Ici  je  grandissais,  et  par  quels  habitants 

Nous  étions  remplacés  après  si  peu  de  temps. 

Le  monde  m'apparut  dans  toute  sa  tristesse. 

Moi,  loin  de  mon  enfance  et  loin  de  ma  vieillesse. 

Ainsi  qu'un  voyageur  entre  deux  sommités, 

Je  mesurais  la  vie  à  ses  extrémités; 

Et,  voyant  tant  de  force  autrefois  dépensée. 

De  science  aujourd'hui  sans  profits  amassée. 

Je  cherchai  dans  mon  cœur  ce  qu'on  ne  pourra  voir 

Ensemble  réunis,  la  force  et  le  savoir. 

.Alors  l'un  des  vieillards,  l'aumônier,  sage  prêtre 
Q.ui  d'après  quelques  mots  me  devina  peut-être. 
Me  dit  en  souriant:  «  Si  vieillesse  pouvait! 
—  Ah  !  repris-je  aussitôt,  si  jeunesse  savait  1  » 
Ainsi  de  ces  deux  mots  de  l'humaine  sagesse 
Tous  les  deux  nous  sentions  la  sévère  justesse. 
Lui  chargé  d'un  savoir  inutile  aujourd'hui, 
.Moi  qui  courais  sans  frein  au  même  but  que  lui. 

Cependant,  m'abreuvant  à  cette  amère  source, 


46  L  A     F  L  i:  U  K     D  "  U  U 


Et  d'un  pas  rcsolu,  je  reprenais  ma  course, 
Comme  quelqu'un  nourri  de  fiel  et  de  dégoût, 
Mais  ferme  et  qui  s'obstine  à  vivre  jusqu'au  bout; 
Et,  seul,  je  visitai  les  études,  les  classes, 
L'endroit  où  l'on  jouait  durant  le  temps  des  glaces, 
Et  ce  n'était  partout  que  sombres  ateliers, 
Que  malades  errant  de  paliers  en  paliers  ; 
Les  infirmiers  de  loin  montraient  leur  face  pale, 
Et  la  maison  semblait  en  deuil  et  toute  sale. 

Après  bien  des  détours,  dans  un  grand  corridor 

(Dernier  coin  habité  qu'il  fallait  voir  encor) 

J'arrivai  :  cette  chambre  autrefois  fut  la  mienne  ; 

J'en  reconnus  la  porte  et  la  serrure  ancienne; 

Mais  au  dedans,  hélas!  on  n'avait  rien  laissé: 

Mon  nom  sur  la  muraille  était  même  effiicé; 

Mes  plus  chers  souvenirs,  mes  cartes,  mes  estampes. 

Ce  gracieux  portrait  de  Vierge  aux  belles  tempes, 

Et  qui,  me  souriant  avec  sérénité, 

M'enseignait  combien  douce  et  calme  est  la  beauté. 

Tout  avait  disparu  !  Dans  ma  chambre,  ô  mj'stère  ! 

Sans  oreille  et  sans  voix,  gisait  un  grabataire! 

Dans  la  force  du  mal  seulement  ses  deux  yeux, 

Ses  yeux  chargés  de  pleurs  se  tournaient  vers  les  cieux 

Et  cherchaient  une  image  aux  lambris  étendue  : 

On  y  voyait  dans  l'air  une  croix  suspendue, 

Et  sur  terre  un  martyr  à  sa  claie  attaché. 

Qui  regardait  le  Christ  dans  le  ciel  bleu  penché; 

Or,  le  sang  répandu  par  la  divine  plaie 

Comme  un  baume  arrosait  le  martyr  sur  sa  claie. 

Et  le  front  de  l'apôtre  et  le  front  du  Sauveur, 

Tous  deux  resplendissaient  d'amour  et  de  ferveur. 


I 


LAFLEURDOR  47 


O  malheureux  perclus,  vieillard  sans  espérance, 
C'était  là  ton  recours  dans  ta  longue  souffrance  ! 
Comme  le  saint  martyr,  toi,  cloué  sur  tes  draps, 
Tu  voulais  voir  le  Christ  qui  te  tendait  les  bras! 
Par  tes  sourds  ràlements,  par  tes  larmes  sans  doute. 
Du  sang  miraculeux  tu  cherchais  une  goutte; 
Ht  tu  disais  :  «  Seigneur,  penchez-vous  par  ici  ! 
Jésus,  ayez  pitié  de  moi,  je  souffre  aussi  !  » 

Assez,  assez  de  cris,  de  tortures,  de  larmes  ! 
Laissons  venir  le  sort,  à  présent  j'ai  mes  armes. 
Sortons  de  cette  chambre  1  Assez,  assez  de  pleurs! 
L'àme  mûrit  bien  vite  à  ces  grandes  douleurs. 

Ainsi  de  ce  collège  où  commença  ma  vie, 
Pour  la  seconde  fois  je  faisais  ma  sortie; 
Mais  j'avais  l'air  plus  grave  et  le  pied  moins  léger. 
Car  je  ne  rentrais  plus  au  monde  en  étranger. 

La  douleur  !  voilà  donc.  Seigneur,  le  joug  suprême 
Où  celui  qui  vous  hait  et  celui  qui  vous  aime 
P.isscnt  également;  et  vos  plus  chers  élus 
.Sont  ceux  que  votre  main,  dit-on,  courbe  le  plus. 
Pourtant,  grâce.  Seigneur!  Je  saurais  mal  connaître. 
Au  bras  qui  sans  pitié  nous  poursuit,  un  doux  maître. 
La  douleur,  ô  mon  Dieu,  quand  elle  vient  sur  moi. 
Me  remplit  de  surprise  aussi  bien  que  d'effroi; 
Toujours,  quand  reparait  son  spectre,  je  m'étonne; 
Si  ma  tète  s'incline  au  bruit  du  ciel  qui  tonne, 
La  clarté  d'un  beau  jour  m'attire  vers  les  cieux, 
Et  je  me  sens  meilleur  lorsque  je  suis  heureux. 


48  LA    1-LEUK     d'.OU 


A  Lucy 


LruCY,  depuis  un  temps,  lors  même  qu'on  te  loue, 

Une  rougeur  soudaine  éclate  sur  ta  joue, 

Ta  voix  hésite  et  tremble,  et  tes  regards  troublés 

S'éteignent  à  travers  tes  cils  longs  et  mouillés  : 

Q.uand  ton  âme  est  sans  tache,  oh  !  pourquoi  cette  honte, 

lit  sur  ton  front  si  blanc  cette  rougeur  qui  monte  ? 

Enfant,  ah!  pauvre  enfant  en  proie  au  ver  rongeur! 

Cette  hydre  dévorante  et  qu'on  nomme  rougeur. 

Je  la  connais!  Deux  ans,  jeune  et  l'ame  encor  pure. 

Grandissant  comme  toi,  j'ai  senti  sa  morsure, 

Et  son  souffle  de  feu,  vif  et  subtil  poison, 

Courir  par  tous  mes  sens  et  troubler  ma  raison. 

N'est-ce  pas  ?  Dans  le  cœur  c'est  comme  une  hydre  affreuse, 

Qui  sans  cesse  y  retord  ses  anneaux  et  le  creuse, 

Et  jamais  ne  sommeille,  et  cherche  à  s'élancer 

Dès  qu'un  œil  attentif  sur  vous  vient  se  fixer; 

La  flamme  de  son  corps  vous  consume  au  passage. 

Elle  sort  par  vos  yeux,  luit  sur  votre  visage, 

L'air  manque,  tous  vos  sens  sont  domptés  à  la  fois, 

Et  vous  restez  sans  pouls,  sans  regards  et  sans  voix  !.. 

O  tourment  de  l'enfer,  honte,  éternel  supplice 


I 


LA    FLEUR    D    OR  49 


Qui  marque  la  vertu  de  la  couleur  du  vice, 
A  la  tendre  innocence  ôte  son  doux  repos, 
Et  son  rire  si  frais,  et  tous  ses  gais  propos!... 

Prends  courage  pourtant,  ô  blonde  enfant  qu'on  aime. 
Lasse  de  sa  victime,  un  jour  et  d'elle-même 
La  rougeur  s'en  ira;  mais  alors  dans  ton  cœur 
Avec  son  trouble  aimable  entrera  la  pudeur. 


50  LA     FLUUR    D    OR. 


A   ni 


us   a  un 


L-'ANS  ton  intcrét,  ne  te  corromps  pas. 
Ta  jeunesse  aima  les  plus  belles  choses, 
L'art,  la  liberté,  fleurs  au  ciel  écloses. 
Épargne  ces  fleurs  tombant  sous  tes  pas. 

Obscurci  longtemps  par  une  colline, 
Ton  astre  rayonne  et  prend  son  essor. 
Hélas  !  dirons-nous  devant  l'astre  d'or  : 
L'esprit  monte  au  ciel  et  l'amc  décline. 

Pour  bien  achever  votre  double  cours. 
Il  faut,  noble  esprit,  il  faut,  ô  belle  âme. 
L'un  à  l'autre  unis,  flamme  dans  la  flamme. 
Monter  vers  le  ciel  et  monter  toujours. 


X^ 


« 


LIVF^E    T\0IS1È<^ÏE 
AU  BORD  DE  LA  MÉDITERRANÉE 


Consultation 


AU     DOCTEUR     f  ,     DE     MARSEILLE 

JriÉLAs!  hélas!  l'illusion  est  brève! 
Ifuscignez-nous,  docteur,  quelque  long  rêve 

Pour  nous  charnier. 
A  trop  courir  le  corps  demande  trêve.  — 

Il  faut  rimer.  — 
A  trop  rimer  l'esprit  manque  de  sève. 

II  faut  aimer.  — 
A  trop  aimer  le  cœur  moins  vif  achève 

De  se  calmer. 
Hélas!  hélas!  l'illusion  est  brève! 
lînseigncz-nous,  docteur,  quelque  long  rêve. 


^2  LA    ri.LUK    D.OR 


Au  bord  de  la  Méditerranée 


OuR  ce  lac  azuré,  délices  des  étoiles, 
Poussés  par  la  vapeur  ou  poussés  par  le  vent, 
J'ai  vu  mille  vaisseaux  qui  cinglaient  au  Levant  : 
Qu'allaient-elles  chercher  si  loin,  ces  blanches  voiles? 
Quel  trésor  apportait  ce  rouage  savant? 


Hommes  pâles  du  Nord,  en  longeant  ces  rivages, 

Regardez  leurs  temples  croules, 

Leurs  îlots  chauves  ou  brûlés  ; 
De  vos  rudes  aïeux  ce  sont  là  les  ravages  : 

Vos  cœurs  ne  sont-ils  pas  troublés? 

Sur  CCS  mers  elle  a  pris  naissance, 
Celle  qui  d'un  œil  sûr  dirigée  vos  vaisseaux  : 
Science  est  son  grand  nom;  instruits  à  ses  travaux. 

Anglais,  et  vous,  marins  de  France, 
Faut-il  de  vos  duels  ensanglanter  ses  eaux? 


LA     FLEUR     D    OR  5  3 


Voyez  quel  soleil  pur  a  doré  cette  nymphe 
Plus  blonde  qu'un  rayon  de  miel! 
Épanouis  à  sou  beau  ciel, 

De  vos  corps  appauvris  et  froids  fondez  la  lymphe  ; 
Vos  âmes,  purgez-les  de  fiel. 

O  pays  de  force  et  de  grâce, 
J'ai  pour  vous  tout  l'amour  qu'on  a  pour  la  beauté, 
Et  pour  les  seins  féconds  qui  nous  ont  allaité  1 

De  Bro-hafF  descendit  ma  race. 
Tout  Celte  se  souvient  du  Pays-de-l'Eté  *. 

En  nous  l'Elbe  saumdtrc  et  les  neiges  des  pôles 
N'ont  point  infiltré  leur  langueur, 
Tels  le  chef  nous  mena,  vainqueur. 

Tels  nous  sommes  restés  à  l'occident  des  Gaules, 
Vierges  d'esprit,  vierges  de  cœur. 

Toi,  mère  auguste,  6  terre  orphique, 
De  tes  abaissements,  mère,  relève-toi  ! 
Les  barbares  s'en  vont,  le  sabre  n'est  plus  roi  : 

Voici  ta  fille  pacifique 
Q.ui  revient  et  formule  une  nouvelle  loi. 

.\ux  hardis  écuyers  rouvrez  les  hippodromes. 
Leurs  jardins  aux  nobles  songeurs; 
Avec  vos  toits  d'or,  vos  rougeurs, 

.Mirez-vous  dans  les  mers,  beaux  temples  polychromes. 
Et  souriez  aux  voyageurs. 

'  Où  fut  plus  tarJ  B)zaiice. 


54  L  A     I- L  E  U  K    D    O  R 


Pareilles  aux  blanches  statues, 
Que  les  âmes  partout  se  dressent  sans  effort, 
Sous  les  rayons  du  Sud,  sur  les  glaces  du  Nord  ! 

Les  barrières  sont  abattues, 
L'Esprit  circule  en  paix  de  l'un  à  l'autre  bord. 


Sur  ce  lac  azuré,  délices  des  étoiles, 
Poussés  par  la  vapeur  ou  poussés  par  le  vent. 
J'ai  vu  mille  vaisseaux  qui  cinglaient  au  Levant  : 
Q.u'allaient-elles  chercher  si  loin,  ces  blanclies  voiles: 
Q.uel  trésor  apportait  ce  rouage  savant? 


Il 


LAFLtURDOK  55 


Symboles 


,A     mes     Frères 


J'ai  vu,  près  du  Blaved  qui  tombe  en  ses  bassins. 
Le  port  de  Lorient,  tout  entouré  d'écume, 
Sauvagement  le  soir  se  coucher  dans  la  brume;  — 
Gênes  sort  de  la  mer  avec  ses  hauts  gradins. 
Son  môle  en  plein  soleil,  ses  palais,  ses  jardins; 
L'odeur  des  orangers  embaume  ses  approches, 
Et  le  port  retentit  du  carillon  des  cloches  : 
Si  l'on  entre,  aussitôt  mille  détours  obscurs; 
Vous  sentez  sur  vos  bras  tomber  l'air  froid  des  murs  ; 
•Tout  est  sombre  et  muet;  des  boutiques  d'orfèvres 
Sortent  des  hommes  bruns  mordant  leurs  paies  lèvres; 
Oiielque  chose  de  triste  et  qu'on  ne  saurait  voir 
Glace  cette  cité  de  marbre  blanc  et  noir  :  — 
Dans  notre  Lorient  tout  est  clair  dès  qu'on  entre; 
De  la  porte  de  ville  on  va  droit  jusqu'au  centre  : 
Ainsi  marchent  ses  fils  au  sentier  du  devoir. 


56  I.  A     1- LEUR     d'or 


Les  deux  Fleurs 


LE    VOYAGEUR. 

i\  R  R  ETE  ton  cheval,  saute  à  bas,  mon  vieux  faune  ! 
Et  va,  bon  voiturin,  du  côté  de  la  mer  : 
Sur  le  bord  de  cette  anse  où  le  flot  est  si  clair, 
Coupe,  dans  les  rochers,  coupe  cette  fleur  jaune, 

LE    VOITURIN. 

C'est  une  fleur  sauvage,  ô  seigneur  étranger! 
Là-bas  nous  trouverons  des  bouquets  d'oranger. 

LE    VOYAGEUR. 

Non,  laisse  l'oranger  embaumer  le  rivage, 
Pour  ces  parfums  si  doux  je  suis  barbare  encor; 
Mais  sur  ma  terre  aussi  poussent  les  landiers  d'or. 
Et  j'aime  la  senteur  de  cette  fleur  sauvage. 

Près  du  golfe  de  1.1  Spczzia. 


LA     r  L  E  U  R     D    OR 


Le  Semeur 


IVIa  vie  est  ailleurs  et  mon  âme  aussi. 
Aux  premiers  brouillards  s'enfuit  l'hirondelle 
Mais  juin  la  retrouve  à  son  toit  fidèle  : 
Pourquoi,  bourgs  d'EUé,  m'appeler  ainsi? 

Dieu  plaça  mon  nid  sous  la  fleur  des  landes. 
Près  d'une  rivière  au  fond  de  granit. 
Je  vole  aujourd'hui  bien  loin  de  mon  nid, 
Mais  j'y  reviendrai  les  ailes  plus  grandes. 

Pour  vous,  ô  Bretons,  voyez  mon  amour! 
Comme  en  tous  pays  et  de  phige  en  plage 
Je  m'en  vais  semant  la  plante  sauvage. 
Qui  devant  vos  pas  doit  fleurir  un  jour! 

Déjà  dans  Paris  a  germé  la  graine  ; 
Si  vous  y  venez  le  cœur  oppressé, 
Vous  dites  :  «  Ici  le  barde  a  passé! 
Voici  la  fleur  d'or,  sœur  de  la  verveine.  » 


^8  lafi-eurd'oij 


Qu'elle  croisse  aussi  sous  les  myrtes  verts, 
Où  tous  les  chanteurs,  délices  du  monde, 
Viennent  saluer  la  lumière  blonde; 
Où  pour  vous,  amis,  je  sème  des  vers. 

Mais,  vous,  protégez  mes  courses  lointaines, 

Car  les  énervés  de  cœur  et  d'esprit 

Et  tous  ces  gloutons  que  rien  n'assouvit 

S'en  vont  par  troupeaux  boire  à  nos  fontaines. 


il 


L  A     F  I.  E  U  K     D  '  O  R  59 


Le  Rêve 


c, 


lETTE  nuit  je  révais.  Sous  une  forteresse 
Mon  corps  était  couché  (le  rêve  sait  pourquoi), 
Et  bombes  et  boulets,  lancés  avec  adresse. 
Tombaient  incessamment,  tombaient  autour  de  moi  ; 
Tant  que  je  m'écriai  :  «  Si  le  ciel  ne  m'assiste, 
Mon  heure  va  sonner;  à  mon  âge  c'est  triste!  » 
Résigné,  j'attendais  un  des  terribles  coups  : 
«  Qu'il  vienne  enfin,  qu'il  vienne  et  creuse  aussi  ma  tombe. 
Mais  rien   ne  m'atteignait,  car  nia  mère,  à  genoux, 
Écartait  en  priant  le  boulet  et  la  bombe. 


6o  LA    ILEUK    ij'OK 


A  un  Sage 

^■J    'lercux.'''   0\C<!  III  i il  ti I 


I 


^UK  les  bords  do  l'Acqua-Sola, 
Sage,  vous  incditicz  plus  d'uiiu  fraîclic  idylle, 
A  CCS  riantes  fleurs  mêlant  d'un  doigt  facile 
Celles  qu'aux  purs  sentiers  Platon  vous  révéla  : 
Un  jour  le  Quirinal  vous  salua  ministre  : 
(Temps  d'espoir  et  de  crainte,  aube  douce  et  sinistre  !) 
Le  poète  se  tut  et  l'orateur  parla. 


II 


Sur  les  bords  de  l'Acqua-Sola, 
Quand  votre  noble  voix  mourut  dans  la  tempête. 
Vous  êtes  revenu  philosophe  et  poète. 
Et  l'idylle  a  souri  vous  disant  :  «  Me  voilà  !  » 
O  sainte  fleur  de  l'art  que  le  vulgaire  outrage. 
Qui,  lorsque  tout  périt,  survit  seule  à  l'orage, 
Pleur  que  respirait  Dante  et  qui  le  consola  ! 


Il 


I.  A    FLLUK    U'OK  6l 


Lettre 

à  un  Chanteur  de  T réguler 


v_-<0MME  je  voyageais  sur  le  chemin  de  Rome, 
I.uinic  Coz,  une  lettre  arrivait  jusqu'à  moi; 

On  y  parle  de  vous,  brave  homme. 
Des  chanteurs  de  Trcguier  vous  le  chef  et  le  roi. 

«  Grâce  à  Jean,  disait-on,  sans  tes  vers  point  de  fête. 
Aux  luttes  il  les  chante,  il  les  chante  aux  Pardons; 

Et  le  tisserand  les  répète 
En  poussant  sa  navette  entre  tous  ses  cordons. 

«  -Mon  sonneur  les  sait  mieux  que  matines  et  laudes; 
Pour  lannic  le  chanteur,  ce  malin  Trégorrois, 

Il  t'a  dû  bien  des  crêpes  chaudes. 
Bien  du  cidre  nouveau  pour  rafraîchir  sa  voix.  » 

Voila  ce  qu'on  m'écrit  et  j'ai  tressailli  d'aise  : 
A  moi  le  bruit,  à  vous  le  cidre  jusqu'au  bord; 

Sur  un  seul  point,  ne  vous  déplaise, 
Ueau  chanteur,  mon  ami,  nous  serons  peu  d'accord. 


62  LA     FLEUK     U'OK 


Certain,  libraire  intrus  sous  sa  presse  maudite 
A  repétri  pour  vous  et  travaillé  mon  grain  ; 

Mon  cœur  de  barde  s'en  irrite; 
Moi-même  dans  le  four  j'aime  à  mettre  mon  pain. 

Mangcz-le.  De  grand  cœur,  ami,  je  vous  le  donne  ; 
Mais  gardez,  en  l'offrant,  d'y  jeter  votre  sel; 

Assez  pour  la  table  bretonne 
Mêlent  au  pur  froment  un  levain  criminel. 

Si  quelque  nain  mccliaut  fendait  votre  bombarde, 
Faussait  l'anche,  ou  mettait  du  sable  dans  les  trous, 

Vous  crîriez!...  Ainsi  fait  le  barde. 
Le  juge  peut  m'entendre  :  Ami,  le  savez- vous? 

Pourtant  je  veux  la  paix.  —  Pour  les  jours  qui  vont  suivre  i 
Ce  triste  hiver,  voici  ma  nouvelle  chanson  ; 

Que  vos  sacs  se  gonflent  de  cuivre; 
Bien  repu,  chaque  soir,  rentrez  à  la  maison. 


Des  forêts  à  la  mer  poursuivez  votre  quête  ; 
Qu'on  redise  après  vous  Les  Conscrits  de  Flô-Mcùr ; 

Ne  chantez  pas  à  pleine  tête  : 
Faites  pleurer  les  yeux  et  soupirer  le  cœur. 


! 


LIVT{E    QJ/c4  T'EJECTE 


A    FLORENCE 


Chemin  faisant 


V,^UAND  le  front  porte  encor  sa  clieveliire  bloiu 
O  iloliccs  de  voir  et  d'aller  par  le  monde  I 
D'aller,  tout  à  la  fois  pensif  et  confiant, 
Laissant  l'âme  s'ouvrir  à  tout  ce  qui  féconde  : 
Homme  par  la  pensée  et  par  le  cœur  enfant. 


64  latleurd'or 


L'Eglise  byzantine 


Une  lune  d'argent  se  penchait  sur  la  terre; 
Nous,  dans  Pise  la  Sainte  arrivés,  aussitôt 
Nous  avons  fait  trois  fois  le  tour  du  baptistère, 
Comme  des  pèlerins  au  temps  du  bon  Giotto, 
Et  là,  tout  enivrés  d'extases  enfantines, 
Dôme,  nous  embrassions  tes  portes  byzantines  ; 
Puis  cet  hymne  d'amour  qu'inspire  la  beauté 
S'exhalant  de  mon  âme,  en  pleurant  j'ai  chanté 


I 


«  De  l'union  des  temps  religieux  symbole, 
Salut,  art  opulent,  ô  bel  art  byzantin, 
Où  l'Europe  et  l'Asie  ont  mêlé  leur  parole 
Dans  un  accord  libre  et  divin  ! 


II 


n  L'esprit  s'était  enfui  des  temples.de  l'Attiqnc, 
Pour  son  âge  nouveau  leur  voûte  manquait  d'air; 


j 


LA     F  LEUR    U' on  65 


Et  voici  qu'attriste  du  sombre  arceau  gothique, 
Il  cherche  un  autre  asile  aussi  calme  et  plus  clair, 
A  lui-même  plus  harmonique. 


III 


«  Tu  pourras  l'accueillir,  art  humain  et  sacré, 
Avec  toi  l'ame  monte  à  Dieu  sans  s'y  confondre  : 
Salut,  docte  formule,  ô  modèle  épuré. 
Où  des  temps  opposés  les  lois  viennent  se  fondre  ! 

Et  nous  allions  encor  par  la  noble  cité, 
Aspirant  son  air  doux,  rasant  ses  larges  dalles  : 
Tout  brillait  revêtu  d'une  molle  clarté. 
Les  vieux  murs  crénelés  et  les  tours  féodales; 
Et  le  chantre  évoqué  des  choses  idéales, 
Dante  nous  précédait  avec  solennité. 


66  LA     1- L  H  U  K     U  '  O  1{ 


G  i  a  n  n  i  n  a 


Près  de  Fiésolc. 

1  LUS  de  sombres  pensers  !  Poètes  radieux, 
Ouvrons  à  la  beauté  notre  esprit  et  nos  yeux  ; 

Partout,  dans  les  palais,  sous  le  chaume  paisible. 
Suivons-la;  dans  les  cœurs  voyons  cette  invisible; 

Et  comme  aux  jours  de  foi  couronnés  par  les  arts, 
due  la  consolatrice  enchante  les  regards! 

La  grâce  vit  encor,  la  grâce  florentine. 

Elle  qu'aimaient  le  marbre  et  la  toile  divine. 

Hier,  j'ai  vu  s'unir  dans  un  groupe  charmant 
La  bouche  d'une  mère  et  celle  d'une  enfant. 

Légère,  elle  passait,  sur  le  front  sa  corbeille. 

Où  dormait  dans  les  Heurs  sa  fille,  fleur  vermeille  : 

De  Cette  blonde  enfant  elle  a  fait  son  bijou. 
Blanche  agrafe  à  son  cœur,  collier  d'or  à  son  cou; 


i 


L  A     F  L  E  U  R     D  '  O  R  67 


Sur  le  bord  du  cliemin  parfois  elle  la  pose. 
Et  donne  son  sein  blanc  à  cette  bouche  rose; 

Puis,  telle  que  l'oiseau  s'élançant  du  buisson, 
Joyeuse,  elle  reprend  sa  route  et  sa  chanson... 

Et  moi,  qui  m'en  venais  morne  et  baissant  la  tète, 
Devant  ce  frais  tableau,  réjoui,  je  m'arrête. 

Influence  charmante!  Amant  de  la  beauté! 
En  me  laissant  aller  à  mon  cœur,  j'ai  chante. 

O  vivante  madone  et  si  pleine  de  gr.îce! 
Les  fleurs  de  poésie  ont  germé  sur  sa  trace. 


A     JULES     SANDE.\U 

Voulez-vous  ce  bluet  de  mon  humble  chemin. 
Poète  qui  semez  des  lis  à  pleine  main? 


■ 


LA     FLEUR    D.OR 


Heures  de  trêve 


C  T  de  mes  jours  et  de  mes  nuits 
Ce  rêve  était  le  premier  rêve; 
Je  disais  :  «  Q.ue  dans  mes  ennuis 
Dieu  m'accorde  au  moins  une  trêve!  » 

J'ai  ce  repos,  Dieu  soit  béni  ! 
Pourtant  ma  tristesse  est  pareille  : 
Chaque  jour  est  si  tôt  fini  ! 
La  nuit  j'y  songe  et  me  réveille. 

Un  cœur  sous  le  mal  affaissé 
Dans  le  présent  ne  sait  plus  vivre, 
La  dure  épreuve  du  passé 
Lui  fait  craindre  ce  qui  doit  suivre. 

Moment  calme  et  réparateur 
Où  l'âme  à  peine  se  confie, 
Oli  !  ne  passez  qu'avec  lenteur. 
Doux  épisode  de  ma  vie  1 


I 


lafleurd'or  69 


L'Alearico 


lA  Ferdinand   l^oscU in  i 


Li  A  poésie  émane, 
Émane  mollement  du  vase  de  mon  cœur, 
Depuis  que  j'y  versai  cette  heureuse  liqueur, 
Douce  comme  le  ciel  de  la  blonde  Toscane. 
Eh  quoi  1  le  bon  Pétrarque  oublia  la  boisson 
Où  le  barde  étranger  enivre  sa  chanson  ! 
Ah  1  ce  vin  réjouit  l'esprit  sans  qu'il  l'ofFusquc  ! 
Je  l'appelle  un  nectar,  un  élixir  divin  : 
Si  j'étais  le  Grand-Duc,  je  boirais  de  ce  vin 

Dans  un  beau  vase  étrusque. 

Tu  vois  dans  ce  palais  ce  grand  arc  et  son  dard  : 

Eh  bien,  Toscan  subtil,  je  l'appelle  un  symbole. 

—  Oui,  Barde,  saluons  ce  symbole  de  l'art 

Q.ui  nous  sert  à  lancer  la  divine  parole  : 

Homère  l'inventeur  au  poète  romain 

Le  transmit;  depuis  Dante  il  va  de  main  en  main. 

Dis  :  ai-je  pénétré  l'ingénieux  emblème? 


I.A     FLEUR    D    OR 


—  Bien,  Toscan.  Cependant  l'arc  a-t-il  vo3'agé? 

Ou,  d'Somère  à  Milton  (grand  et  nouveau  problème!), 

Tous  ont-ils  changé  d'arc  quand  le  but  a  changé? 

Q.u'cllc  est  prompte  et  subtile, 
La  flamme  de  l'esprit  chez  vous,  peuple  toscan  1 
Elle  éclate  soudain  comme  un  feu  de  volcan, 
Ou  jusqu'au  fond  du   cœur  pénètre  comme  l'huile. 
Instruisez  un  barbare  égaré  dans  vos  murs! 
Versez-moi  de  ce  vin  fait  des  fruits  les  plus  mûrs! 
Il  vous  donne  la  force,  il  vous  donne  la  grâce, 
Des  Celtes  à  Florence  un  vestige  est  resté  : 
Par  leur  grand  souvenir  à  ce  vin  exalté, 

Je  veux  chanter  ma  race. 

Le  char  celte,  le  char  tout  en  bois  de  bouleau. 
Je  l'ai  vu!  Le  timon,  le  cercle  de  la  roue  ' 

Avec  les  membres  durs  et  tors  d'un  arbrisseau 
Furent  construits  sans  bronze  ou  fer;  rien  qui  les  noue. 
A  Florence,  au  milieu  des  arts  dans  leur  splendeur. 
Pour  un  enflint  de  l'Ouest  ce  char  a  sa  grandeur. 
Où  sont  les  deux  coursiers,  les  coursiers  blancs  du  Celte? 
Leurs  attaches  de  cuir  pendent  le  long  du  char  : 
Lui-même  où  donc  est-il,  le  guerrier  jeune  et  svelte? 
Qu'il  vienne  l'arc  en  main  et  lance  au  loin  son  dard  ! 

La  poésie  émane. 
Émane  mollement  du  vase  de  mon  cœur, 
Depuis  que  j'y  versai  cette  heureuse  liqueur. 
Douce  comme  le  ciel  de  la  blonde  Toscane. 
Eh  quoi  !  le  bon  Pétrarque  oublia  la  boisson 
Où  le  barde  étransfer  enivre  sa  chanson  ! 


LA     r  L  U  U  K     D    O  K 


Ah  !  ce  vin  rejouit  l'esprit  sans  qu'il  l'offusque  ! 
Je  l'appelle  un  nectar,  un  élixir  divin  : 
Si  j'étais  le  Grand-Duc,  je  boirais  de  ce  vin 
Dans  un  beau  vase  étrusque. 


I.  A     I-  L  i;  U  K    U    O  R 


La  Fleur  qui  m'est  douce 


ly  '  A  c  c  o  R  D  des  vers  et  des  Ij-res 
Murmure  dans  son  sommeil  : 
11  a  de  nobles  délires, 
II  rêve  marbres,  porphyres, 
Temples  au  fronton  vermeil. 

S'il  s'éveille,  tout  ciicliantc 
Sa  pensée  et  son  regard  ; 
Et,  lyre  lui-même,  il  chante 
Et  la  nature  vivante 
Et  les  symboles  de  l'art. 

II  dit  le  jeune  Persée 
Debout,  le  glaive  à  la  main, 
Et,  prompt  comme  la  pensée, 
Hermès,  dieu  du  caducée. 
Au  ciel  prenant  son  chemin. 

Tous  les  dieux  de  l'Étrurie 
Dans  leurs  vêtements  soyeux 
Passent  ;  et  la  théorie 
Déroule  avec  symétrie 
Ses  anneaux  mystérieux. 


1 


LA     FLEUK     D    OK  "J^ 


Puis  Cimabué,  grave  et  calme, 
Erre  autour  de  la  cité  : 
Armé  de  sa  docte  palme, 
II  reflète  d'un  front  calme 
La  primitive  beauté. 

Fleur,  d'où  le  savoir  émane 
Comme  un  parfum  épuré, 
Par  un  invisible  arcane, 
De  toi,  beau  lis  de  Toscane, 
Tout  esprit  s'est  enivré  ; 

Pourtant  la  fleur  qui  m'est  douce 
Croît  sur  les  caps  de  la  mer; 
Sauvage  comme  la  mousse, 
Sans  l'art  de  l'homme  elle  pousse, 
Libre  au  bord  du  sroufl're  amer. 


LA    FLliUK    UOK. 


ma  Mère  en  Iralie 


L.LLE  voulut  partir,  malgré  le  poids  des  ans, 

Pour  suivre  en  Italie  un  de  ses  chers  enfants. 

Cœur  d'or,  solide  esprit,  mais  faible  créature, 

Et  que  l'art  confiait  aux  mains  de  la  nature.. 

En  vain  lui  disait-on  :  «  C'est  trop  loin.  —  Non,  j'irai. 

S'il  part  d'ici  sans  moi,  seule  ici,  j'en  mourrai. 

Est-ce  trop  de  nous  deux  (une  mère,  une  femme). 

Pour  bien  soigner  son  corps,  pour  réjouir  son  dme? 

Et  puis,  vous  le  savez,  j'ai  là  mon  autre  fils. 

Que  le  soleil  retient  aussi  dans  ce  pays. 

Le  premier-né  d'eux  tous,  ma  ressemblance  même. 

Pauvre  chanteur  errant  qui  me  fuit,  mais  qui  m'aime. 

Ah  1  tout  mon  cœur  se  trouble!...  Allons,  pas  de  refus I 

Je  me  fais  vieille,  hélas!  ne  le  vcrrai-je  plus?  » 

Et  tu  suivis  Ion  cœur,  qui  seul  te  persuade. 

Pour  voir  ton  fds  absent  et  voir  ton  iils  malade. 

Oh  !  dans  l'hùtel  de  Géiie  et-  dans  cet  escalier, 
duand  tu  me  rencontras  au  détour  du  palier, 
Oh  !  comme  tu  m'ouvris  tes  bras,  et  quelles  larmes 
Sortirent  de  nos  yeux  toutes  pleines  de  charmes, 


I 


LA    FLEUR    D    OR 


Si  bien  que,  près  de  nous,  sans  oser  se  montrer. 
Un  serviteur  pleurait  en  nous  voyant  pleurer! 
Mais  bientôt  nous  voilà  tous  quatre  par  la  ville; 
Moi,  dans  ces  murs  brillants  de  leur  gloire  civile. 
Guide  joyeux  et  fier,  en  passant  je  nommais 
Tous  ces  monceaux  de  marbre  appelés  des  palais; 
Et  je  voyais  ton  corps,  courbé  par  le  voyage, 
Se  dresser,  et  la  joie  éclairer  ton  visage. 
Tout  ce  qu'a  de  plus  grand  ou  la  nature  ou  l'art. 
Tout  aura  donc  brillé  sous  tes  yeux,  bien  que  tard  : 
Spectacle  inespéré,  merveilles  inouïes, 
Q.UC  tu  pourras  longtemps  conter  à  tes  amies, 
duand  vous  prenez  le  frais  au  bord  du  grand  chemin, 
Ou,  durant  les  chaleurs,  sur  le  banc  du  jardin. 
Dans  Gène  et  dans  Florence  ainsi  quelques  semaines 
Passèrent,  jours  heureux  pourtant  mêlés  de  peines, 
Car  chaque  heure  disait  qu'il  faudrait  se  quitter; 
Et  je  vous  vis  un  soir  en  voiture  monter. 
O  moment  du  départ,  baisers,  adieu  suprême  ! 
Odieuse  voiture  emportant  ce  qu'on  aime. 
Et  qui  vous  laisse  seul!  Puis  l'on  va  dans  un  coin 
Tomber  sur  une  pierre  et  pleurer  sans  témoin!... 

Aujourd'hui,  de  retour  dans  ta  ville  bretonne, 
Q.uand  tu  passes,  plus  d'un  se  retourne  et  s'étonne  : 
«  A  son  âge,  partir!  »  Or,  dans  notre  cité. 
Pour  un  exploit  moins  grand,  jeune,  on  serait  cité; 
Par  ce  pieux  voyage  une  noble  couronne 
S'ajoute  à  l'humble  éclat  qui  déjà  t'environne; 
Car  si  quelque  chanteur,  des  amis  du  dessin. 
Tous  des  enf;ints  de  l'art,  sortirent  de  ton  sein. 
On  dit  :  «  Voici  la  mère!  »  Oui,  même  les  merveilles 


76  LA    FLEUR    d'OR 


Q,ui,  le  jour,  m'inspirant,  la  nuit  charment  mes  veilles, 
Ont  doublé  de  douceurs;  toujours  s'en  vont  mes  pas 
Où  nous  allions,  ton  bras  appuyé  sur  mon  bras  ; 
Et  dans  les  grands  palais  la  riche  galerie, 
Dans  l'église  où  pour  moi  tu  priais  attendrie. 
Partout  me  rappelant  ton  cœur  pur  et  ton  goût, 
Ma  mère,  je  îc  vois  et  je  te  suis  partout. 


lafleurd'or  77 


Camée 


J  'ai  vu  tes  quatre  enfants,  tes  quatre  filles  blondes, 
S'en  aller  à  l'école  avec  leurs  tètes  rondes, 
Leurs  cheveux  blonds  et  courts;  et  toi,  dans  le  chemin. 
Comme  leur  grande  sœur  tu  leur  donnais  la  main  ; 
L'ouvrage  terminé,  le  soir,  à  la  même  heure. 
J'ai  vu  tes  quatre  enfants  regagner  leur  demeure, 
Leurs  livres  avec  ordre  attachés  sous  leurs  bras, 
Songeant  à  leurs  leçons  qu'elles  disaient  tout  bas; 
Et  toi,  les  retrouvant  si  fraîches,  si  légères, 
Tu  revenais  joj-euse  avec  tes  écolières. 
C'était,  soir  et  matin,  durant  ce  bel  été, 
Comme  un  chœur  gracieux  érravant  la  cité. 


/S  I.  A   I-  L  i;  u  R   d'or. 


Les   Frères  de  la  Miséricorde 


l\  coups  redoubles  le  Bargcllo  sonne. 
Mon  pâle  voisin  quitte  le  café; 
Toujours  plus  bruyant  le  tocsin  résonne, 
Un  autre  s'en  va  :  qu'est-il  arrivé? 

«  Seigneur,  nous  logeons  dans  la  même  auberge. 
Quels  sont  ces  gens  noirs  couverts  jusqu'aux  yeux  ? 
Pour  porter  des  morts  et  tenir  un  cierge, 
Leurs  doigts  sont  bien  blancs?  Je  suis  curieux. 

—  Seigneur  étranger,  nul  ne  peut  connaître 
Ces  hommes  voilés  pour  faire  le  bien  : 
C'est  un  ouvrier,  le  Grand-Duc  peut-être; 
Sous  cet  habit  noir  chacun  est  chrétien.  » 


I 


LA    F  L  E  L' il    U    U  K 


A  un  Religieux 


T 


u  n'as  point  redouté  le  cloître  solitaire, 
Le  silence,  et  la  règle  invariable,  austère, 
Les  macérations  de  la  chair  et  du  cœur. 
Et  quatre  fois  par  jour  les  stations  au  chœur. 
Tu  prononças  tes  vœux  ferme  et  tout  d'une  haleine; 
Et,  lorsqu'on  te  vêtit  de  la  robe  de  laine. 
Qu'on  rasa  tes  cheveux,  sur  ce  front  tonsuré 
Sans  pâlir  tu  jetas  l'habillement  sacré. 
Aujourd'hui  doux  et  calme  au  milieu  de  tes  frères, 
Ensemble  vous  passez  les  heures  en  prières. 
Et  vous  errez,  le  soir,  à  l'ombre  du  jardin, 
•Comme  ces  saints  reclus  que  peignait  Périigin, 
Qui  marchaient  deux  à  deux  entourés  d'auréoles. 
Et  la  paix  de  leur  cœur  coulant  dans  leurs  paroles. 

Si  jeune,  avec  un  cœ-ur  plein  de  joie  et  de  feu, 
D'ordinaire  à  ce  monde  on  ne  dit  point  adieu; 
On  lutte  plus  longtemps;  sous  une  robe  noire 
On  a  peur  d'étouffer  tout  amour,  toute  gloire; 
On  se  confie  au  temps,  à  ses  amis,  au  sort, 
Quelquefois  en  secret  on  espère  en  la  mort  : 


LA    FLUUK     D    OK 


Quand  tout  fiiit  faute,  heureux  qui  sur  toi  se  replie, 

O  résignation,  grande  et  sainte  folie  ! 

Hélas  !  il  est  au  monde,  au  milieu  de  nous  tous, 

Des  êtres  que  le  sort  a  brisés  de  ses  coups. 

Cœurs  résignés  aussi,  mais  sans  feu,  sans  extase. 

Esprits  ou  corps  souffrants  que  leur  mal  seul  embrase, 

Ces  fiers  infortunés  passent  silencieux, 

Graves,  froids  et  cachant  leurs  pleurs  à  tous  les  yeux  : 

Ils  savent  qu'aujourd'hui  toute  plainte  importune, 

Mais  qu'on  est  trop  vengé  par  la  douleur  commune; 

Ils  savent,  si  le  mal  les  poigne,  y  mettre  un  frein, 

Offrir  à  tout  venant  un  visage  serein, 

Et  trouver  sans  efforts  l'expression  choisie 

Pour  discourir  sur  Dieu,  l'âme  et  la  poésie. 

Oh  !  cent  fois  plus  heureux  au  fond  de  ton  couvent, 

Sous  les  frais  oliviers  où  tu  t'en  vas  rêvant, 

Dans  ton  cloître  de  pierre,  au  fond  de  ta  cellule. 

Mille  fois  plus  heureux,  si  tu  peux  sans  scrupule 

Te  dire  tout  à  Dieu  ;  si  l'arbre  de  la  foi 

Où  tu  vins  t'appuyer  n'a  point  fléchi  sous  toi; 

Si,  comme  au  premier  jour,  humble,  tendre  et  fidèle. 

Tu  suis  avec  candeur  Jésus  ton  doux  modèle; 

Si  tu  ne  glisses  pas  dans  son  étroit  sentier; 

Si  sa  mystique  chair  te  nourrit  tout  entier! 

Qiiand  tu  partis  (ce  fut  ta  dernière  faiblesse). 

Sur  le  refuge  ouvert  à  ta  longue  vieillesse 

Tu  voulus  un  ciel  cliaud,  un  air  pur  et  joyeux, 

Pour  t'égayer  un  jour,  pauvre  religieux  ! 

Renonçant  à  l'amour  de  toute  créature, 

Du  moins  tu  voulus  vivre  encor  dans  la  nature. 

Près  du  beau  fleuve  Arno,  sous  le  ciel  florentin. 


LA    FLïïUR    d'or 


Tu  choisis  ton  abri.  C'est  là  que  le  matin 
S'emplit  de  bruits  charmants;  et  que  la  luciole, 
Le  soir,  le  long  des  eaux  mollement  glisse  et  vole  ; 
Là  des  citronniers  d'or  couronnant  la  cité, 
Des  palais,  et  des  tours,  et  le  fleuve  argenté, 
Le  noble  fleuve  Arno  qui  dans  sa  transparence 
Reflète  avec  orgueil  les  vieux  ponts  de  Florence  ! 


S2 


1.  A     I-  1. 1;  U  R    I)    o  u 


Chants  alternes 


Jan's  ce  triste  hasard,  nous  nous  serions  aimes! 

A  ses  yeux  en  passant  comme  à  demi  fermés, 

A  sa  molle  pâleur,  à  cette  douce  haleine 

Qui  sortit  de  sa  bouche  et  vint  jusqu'à  la  mienne. 

Tout  mon  cœur  tressaillit,  elle  aussi  (je  l'ai  vu) 

Sentit  à  mon  approche  un  frisson  imprévu  ; 

Son  beau  front  se  tourna;  —  mais,  au  seuil  de  l'église. 

Entre  elle  et  moi  déjà  la  foule  s'était  mise; 

Et  de  loin  vers  l'Arno  la  regardant  marcher, 

Timide  voyageur,  je  n'osais  approcher. 

Un  prince  de  Léon  (Léon  en  Armorique) 
Vers  le  monde  enchanté  sur  un  char  s'envola; 
Puis,  les  yeux  éblouis  par  ce  monde  féerique. 
Muet  d'amour,  il  se  troubla. 


Je  t'ai  promis  des  vers,  brune  enfant  de  Florence, 
Mais  pour  te  bien  louer,  les -muses  de  la  France 
Ont  une  voix  amère;  et  nul  ne  m'a  doué 
Du  grand  art  que  chez  toi  retrou-va  Cimabué. 
De  son  art  tout  divin  si  j'avais  le  mystère, 


LA     I- LEUR    d'or  8? 


Tu  serais  un  bel  ange;  et  comme  au  baptistère 
Sur  la  porte  de  bronze  on  voit  un  séraphin 
Qui  chante  vers  le  ciel  son  cantique  sans  fin, 
Ainsi  tu  chanterais  rayonnante  de  gloire. 
Et  tu  tiendrais  en  main  un  long  archet  d'ivoire. 

«  Las!  disait  dans  son  cœur  le  prince  de  Léon, 
due  ne  suis-je  saint  Luc  ou  que  ne  suis-je  Orphée! 
Comment  poindre  le  ciel  avec  notre  limon, 
Et  comment  chanter  une  fée?  » 

Dans  un  enclos  voisin  du  grand  palais  Pitti, 
Vous,  mon  àme,  restez  quand  je  serai  parti; 
Ou  qu'après  moi,  du  moins,  une  part  de  vous-même, 
Mon  àme,  reste  encor  dans  cet  enclos  que  j'aime  ! 
Errez,  errez  sans  fin  à  l'ombre  des  grands  murs, 
Passez  devant  la  grille  et  parmi  les  blés  mûrs; 
Le  soir,  n'oubliez  pas  les  vaches  dans  l'étable. 
Vous  y  boirez  du  lait  qui  fume  sur  la  table; 
Et  parfois  vous  viendrez  vers  mon  pale  horizon 
Me  dire  ce  qu'on  fait  dans  la  chère  maison. 

Globes,  ciel  éthéré,  régions  sans  égales 
Où  plane  comme  un  dieu  l'héritier  d'Occismor, 
Durement  retombé  des  sphères  idéales, 
Pourra-t-il  respirer  encor? 

Le  long  du  Mugnoné,  de  I-'lorence  à  Fiésolc 

je  m'en  vais,  atiachant  mes  yeux  sur  chaque  saule; 

Je  passe  le  torrent,  sur  son  lit  desséclié 

Je  m'incline,  et  sans  voir  je  reste  ainsi  penché; 

J'aspire  autour  de  moi  les  parfums  de  l.i  route; 


84  L  A     1-  L  E  U  k     D  '  O  H 


Si  la  voix  d'un  oiseau  sort  des  buissons,  j'écoute; 
Me  voici  dans  Fiésole;  et  le  soir,  au  retour. 
Mon  cœur  qui  se  souvient  s'emplit  encor  d'amour  : 
Longtemps  il  reviendra,  dans  ses  jours  de  souffrance, 
Le  long  du  Mugnoné,  de  Fiésole  à  Florence. 

«  On  revient  sans  ennui  par  un  si  doux  chemin, 
Disait  le  prince,  errant  sous  des  berceaux  de  roses  ; 
Et  les  choses  d'hier  plairont  encor  demain, 
Si  le  cœur  se  mêle  à  ces  choses.  » 

J'ai  dit  :  «  Tu  vas  la  voir  pour  la  dernière  fois, 

Regarde  bien  ses  traits  pendant  que  tu  les  vois  ! 

Hélas!  regarde  bien  ses  tempes  florentines. 

Ses  yeux  bruns,  son  sourire,  et  sous  ses  lèvres  fines 

Toutes  ses  belles  dents;  regarde  bien  encor 

Ses  cheveux  sur  son  front  couleur  de  miel  et  d'or; 

Retiens!  si  tu  le  peux,  son  accent,  ses  manières, 

Et  garde  dans  ton  cœur  ses  paroles  dernières; 

Et  puis,  en  t'en  allant,  attendris  ton  regard. 

Afin  qu'on  se  souvienne  un  peu  de  ton  départ.  » 

Qiiels  furent  les  adieux  du  prince  de  la  fée? 
Elle  écarta  les  plis  de  son  voile  d'azur; 
Et  lui,  comme  un  parfum  pour  son  .àme  étouflée, 
S'enivra  de  son  souffle  pur... 


LA    FLEUR    D    OR 


Palinodie 

(Aprùs    un   voyage) 


vJaz,  nouveautés,  parleurs,  sont  arrives  de  France, 

Le  mystère  charmant  s'est  enfui  de  Florence. 

Après  l'ardent  soleil,  plus  de  grand  palais  noir 

Où  les  yeux  enflammés  se  reposent  le  soir, 

Plus  de  grave  pensée  à  suivre  sur  les  dalles. 

Comme  Dante  faisait  en  traînant  ses  sandales, 

Quand  devant  la  Madone  un  peu  d'huile  brûlait, 

Feu  solitaire  et  pur  qui  saintement  veillait; 

Une  foule  bruyante  en  tous  lieux  vous  coudoie. 

Même  la  volupté  s'attriste  à  cette  joie  : 

O  rêverie,  amour,  Esprits  silencieux, 

Les  démons  turbulents  vous  chassent  vers  les  cieux  ! 

Vous,  artistes,  amants  de  la  beauté  choisie, 

Comme  de  pur  éther  vivant  de  poésie. 

Vous  dites,  retrouvant  ici  l'ennui  du  Nord  : 

«  Allons,  allons  plus  loin,  pour  voir  si  tout  est  mort  !  > 


v-»25i*- 


LIVIDE    CIC^QJ/IÈSfE 

A    ROME 


Lettre  à  Berthcl 


L  CRIS-MOI,  mon  ami,  si  devant  ta  faucille 
Le  seigle  mûr  de  couleuvres  fourmille; 

Dis-moi,  brave  Bcrthel,  si  les  chiens  altérés 
Errent  par  bande  aux  montagnes  d'Arrez. 

Hélas!  durant  ce  mois  d'ardente  canicule, 
Tout  fermente;  et  partout  un  noir  venin  circule. 
Pour  charmer  les  serpents  tu  m'as  dit  tes  chansons  : 
Qiiand,  dresses  sur  la  queue,  ils  sifHent  prêts  à  mordre, 
On  sifilc;  eux  de  rentrer  leur  dard  et  de  se  tordre. 
Et,  charmés,  de  s'étendre  aux  rebords  des  buissons. 


LA     FLEUR    D    OR 


Ainsi,  d'un  pied  hardi  je  vais  dans  lu  campagne. 

Puis  je  porte  à  la  main  un  bâton  de  Bretagne 

(De  nœuds  égaux  formé,  garni  d'un  bout  de  fer)  : 

La  fougère  suffit  pour  trancher  les  couleuvres; 

Mais  les  chiens  dans  ce  mois  errent,  je  crains  leurs  œuvres, 

Eux  craignent  mon  bâton  lorsqu'il  tourne  dans  l'air. 

Écris-moi,  mon  ami,  si  devant  ta  fliucille 

Le  seigle  mûr  de  couleuvres  fourmille; 
Dis-moi,  brave  Berthel,  si  les  chien'S  altérés 

Errent  par  bande  aux  montagnes  d'Arrcz. 

Près  de  Frascati. 


fl 


LA     FLEUR    D    OR 


Aux  environs  d'Albano 


JDois  où  se  sont  perdus  Merlin  et  Viviane, 
Avicz-vous  plus  d'arôme  aux  coupes  de  vos  fleurs? 
Plus  d'email  à  vos  pieds?  Sur  la  verte  liane 
Les  oiseaux  brillaient-ils  de  plus  riches  couleurs? 
O  délices  du  lac  d'Alhane! 

Calme  et  parfum  !  Et  puis  des  couples  gracieux 
Qui  la  main  dans  la  main,  lentement,  sous  les  chênes, 
Vont  former  quelque  danse  aux  collines  prochaines. 
Je  passe  et  poliment  on  me  sourit  des  yeux. 
Ainsi,  vers  Comand,  cheminant  un  dimanche, 
De  chaque  feutre  noir,  de  chaque  coiffe  blanche, 
M-arrivait  un  bonjour,  mais  grave  et  sérieux. 

Ébloui  des  splendeurs  de  cette  terre  épique, 
A  midi  je  m'assieds  sous  la  chaleur  du  jour; 
Je  tourne  encor  les  yeux  vers  la  Sabine  antique. 
Puis,  vaincu,  je  les  ferme  au  bruit  d'un  chant  rustique 
Un  jour  Milton  dormant  eut  un  baiser  d'amour. 


90  I,  A     F  L  H  U  H     D    O  K 


Pour  les  dames  allant  vers  leur  villa  de  marbre 
Sans  gloire  et  sans  lauriers  mon  front  ne  brille  pas; 
Mais,  filles  d'Albano,  sous  l'ombre  de  cet  arbre 

Arrêtez,  arrêtez  vos  pas  ! 
Les  lèvres  qui  chantaient  ma  jeune  paysanne 
S'ouvrent  encore  et  mon  cœur  en  émane. 


il 


L  A     I-  L  i;  U  K     D  '  O  1<  91 


A  S.  M auto 

(Nom  italien  Je  saint  Malô) 


V>OMMENT,  bon  saint  Malô,  pauvre  évêque  breton, 

Une  église  de  Rome  a-t-elle  pris  ton  nom  ? 

Ah!  dans  cette  cité  païenne  et  catholique, 

Quand,  fatigué  de  voir  et  d'admirer  toujours, 

Enfin  je  découvris  ton  humble  basilique, 

Ah  !  cirques  et  forums,  colonnades  et  tours, 

Comme  tout  disparut!  et,  durant  quelques  jours, 

Mon  pays  me  revint  frais  et  mélancolique. 

Malô,  l'illusion  fidèle  me  poursuit  : 

Ton  bâton  pastoral  dans  Rome  me  conduit. 

■Hier  encor  j'errais,  et  maisons,  monastères, 
Théâtres,  tout  dormait;  le  Tibre  coulait  noir. 
Ht  je  suivais  ses  bords,  lorsque,  par  ce  beau  soir, 
Siint-Pierre  m'apparut  inondé  de  lumières  : 

v,iit-on  allumé  pour  mon  saint  inconnu 
'    -Ue  fête  magique  oi'i  seul  j'étais  venu  } 
iJes  milliers  de  llambeau.K  (grandeurs  toutes  romaines!) 
Eclairaient  sans  témoins  et  le  dôme  et  la  nuit, 
Et  sous  la  colonnade  on  entendait  le  bruit 
Des  immenses  fontaines. 


LA     ILEUR    D    OR 


Éclat  du  Vatican,  kixe  pontifical, 
M'écriai-je,  ici-bas  vous  n'avez  point  d'égal  ! 
Le  ciel  allume  seul  une  pareille  fête, 
Délices  de  l'Arabe  errant  dans  les  déserts; 
Immobile  et  serein,  seul,  après  la  tempête, 
Sur  l'Océan  plaintif  il  tient  ses  yeux  ouverts. 
Pour  apaiser  la  vague  et  les  grands  monstres  verts; 
Malô,  de  tels  flambeaux  scintillaient  sur  ta  tête. 
Quand,  guidant  ton  esquif,  un  ange  aux  ailes  d'or 
T'envoyait  convertir  les  païens  de  l'Arvor  1 

Patron  des  voyageurs,  les  fils  de  ton  rivage, 
Venus  à  ce  milieu  de  l'univers  chrétien, 
Connaîtront  désormais  ton  nom  italien, 
Et  tu  seras  un  but  dans  leur  pèlerinage. 
Les  plus  tendres  de  cœur  à  Rome  apporteront 
Quelques  fleurs  des  landiers  pour  réjouir  ton  front  : 
Mais  là-bas,  près  des  mers,  sous  ta  sombre  chapelle, 
Fête-les  au  retour,  bon  saint,  et  souris-leur 
Quand  sur  ton  humble  autel  ils  mettront  une  fleur 
De  la  ville  éternelle. 


LA     FLEUK     d'OK  9} 


Pour 

l'Académie   de  France   à  Rome 


INSCRIPTION 


ici  la  ruclie  d'or  des  abeilles  de  l'Art. 
Chaque  automne,  fuyant  la  Seine  et  son  brouillard, 
Fervents  nous  arrivons  sous  l'abri  des  grands  arbres, 
Près  du  buis  odorant  qui  pousse  entre  les  marbres, 

Dans  la  chaleur  et  la  clarté. 
Nous  venons  recueillir  le  miel  de  la  Beauté  : 
Car  la  divine  fleur  qu'Homère  fit  éclore, 
La  fleur  de  poésie  a  son  arôme  encore. 
Ht  de  la  ruche  d'or  quand  te  vient  la  moisson, 
Tu  savoures,  Paris,  sous  ton  pâle  horizon. 
Oubliant,  ce  jour-là,  tes  bruits  et  tes  secousses. 
Le  miel  savant  de  l'Art  qui  fait  les  mœurs  plus  douces. 


94 


I.  A     1--  L  L  U  K     D    O  K 


Les    Dieux    chez    Anacrcon 

(D'.iprùs  un  bas-rclicf  de-  M.  Guillnumc) 


1  OUI  T. S,  consacrez  toujours 
Votre  Muse  aux  saintes  amours  : 
Qu'elle  chante,  voilée,  au  fond  du  sanctuaire: 

Cependant,  Muse,  viens  parfois 
Comme  en  Grèce,  chez  nous  Gaulois, 
Tes  cheveux  dénoues,  viens  égayer  la  terre. 


Dans  Téos,  la  ville  au  ciel  clair. 
L'errante  lune  arpentait  l'air, 
Le  myrle  et  l'Iiyacinthe  e:Ji.il,iiLiit   leurs  arômes; 

Alors,  parcourant  la  cité. 
Un  chœur  avec  légèreté 
Vint  danser  sur  un  seuil  aux  marbres  polychromes 


LA     FLEUR     d'oK  95 


«  Ouvrez,  An.icréon,  ouvrez! 
C'est  l'enfant  aux  cheveux  dores. 
L'enfant  joueur,  Amour,  qui  frappe  à  votre  porte. 

—  Ouvrez  à  Bacchus,  beau  vieillard  ! 
Ma  coupe,  merveille  de  l'art, 

Est  pleine  de  bonheur  :  c'est  un  dieu  qui  l'apporte. 

—  Ouvre,  mon  cher  Anacrcon  ! 
Au  seuil  de  ta  fraîche  maison 

J'accours,  ma  lyre  en  main,  moi,  chanteuse  d'Asie.  : 

La  clef  de  bronze  fait  un  tour, 
Puis  avec  Bacchus  et  l'Amour 
Chez  cet  heureux  vieillard  entre  la  Poésie. 


III 


O  charme  et  puissance  des  lieux  I 
Je  vous  vis,  esprit  sérieux, 
Sous  le  beau  ciel  romain  sculptant  la  Grèce  antique. 

Et  sur  le  mode  ionien 
J'accorde,  moi,  barde  chrétien, 
La  liarpe  aux  sons  plaintifs,  la  harpe  d'Armorique. 


96  LAFLEUKn'oR 


Les  Cornemuses 


vJ  N  pauvre  Italien,  de  figure  romaine, 
Jouant  de  la  piva  tristement  se  promène; 

Or,  nul  pour  l'écouter  ne  s'arrête,  et  l'enfant 
De  maison  en  maison  toujours  s'en  va  cliantant. 

Un  seul,  au  premier  bruit  de  l'instrument  rustique, 
Tressaillit  (il  venait,  celui-là,  d'Armorique)  : 

—  Ami,  prends  cet  argent  et  sonne  encore  un  air  ! 
Vous,  mes  yeux,  fermez-vous  à  ce  ciel  pur  et  clair! 

Ah!  le  corn-houd  résonne  au  loin,  l'Océan  fume. 
Et  la  fille  d'Arvor  a  passe  dans  la  brume; 

Plus  légère  en  passant  qu'une  biche  aux  abois. 
Ou  qu'une  blanche  fée  aux  clairières  des  bois... 

Sonne  encore,  ô  piva,  sonne,  instrument  sauvage  ! 
Une  voix  te  répond  sur  un  autre  rivage; 

De  l'Est  à  l'Occident,  pays,  répondez-vous  : 

L'un  si  cher  à  mon  cœur,  l'autre  à  mes  yeux  si  doux  ! 


LA    1  LEUR    D    OR  97 


Q.u'aujourd'liui  ma  province  eu  songe  m'apparaisse, 
Là  tous  mes  souvenirs,  là  toute  ma  tendresse; 

Un  jour  si  le  corn-boud  chante  aux  brouillards  d'Arvor, 
Je  dirai  :  «  Levez-vous  devant  moi,  pays  d'or!  » 

Et  la  rouge  Sabine  et  l'Italie  entière 
Éblouiront  mes  yeux  avides  de  lumière. 


13 


98 


L  A    !■■  LEUR     D    OR 


Les  Fleurs  sombres 


kA   Xavier  D^Carmier 


CcRASE  à  tes  pieds  la  mélancolie, 
Cette  fleur  du  Nord  et  d'un  ciel  soufFrant, 
Dont  le  froid  calice  inondé  de  pluie 
S'exhale  en  poisons  et  trouble  Ophélie 
Le  lonK  du  torrent. 


Mais  aux  bords  latins  si  tu  veux  descendre, 
La  tristesse  y  croît,  fleur  bonne  au  plus  fort, 
Qui  rend  l'homme  doux  et  la  femme  tendre, 
Et  calme  l'esprit  quand  il  faut  s'étendre 
Aux  draps  de  la  mort. 


LA    FLEUR    D    OR  9g 


Aspirations 


V^  u  c  de  fois  mon  esprit  a  cric  :  Liberté  ! 
Q.iuind  mon  coeur  murmurait  tout  bas  :  Autorité! 

Admirons  la  pensée  aussi  libre  que  l'aigle, 

La  suprême  raison  qui  trouve  en  soi  sa  règle, 

Le  peuple  déjà  mûr  à  proclamer  ses  droits 

Et  qui  dans  son  forum  semble  un  conseil  de  rois  ; 

Mais  aimons  le  ramier  fidèle  à  sa  colline, 

La  pensée  humble  et  douce  et  la  foi  qui  s'incline; 

Aimons  l'homme  ingénu  que  son  cœur  seul  défend 

Et  le  peuple  soumis  à  Dieu  comme  un  enfant. 

Vous  fûtes  mon  soutien  à  travers  cette  vie, 

Sœur  de  la  Piété,  noble  Philosophie  ! 

Ma  force  vient  de  vous.  Fatigué,  sans  chemin. 

Vous  m'avez  prudemment  ramené  par  la  main, 

Et  dans  un  ciel  d'été  comme  on  voit  les  étoiles. 

Votre  doigt  m'a  montré  le  Beau  pur  et  sans  voiles; 

Ht  pourtant  bien  des  fois  lisant  dans  vos  jardins. 

Sous  vos  portiques  frais  entourés  de  gradins. 

Je  songe  encore  au  temple,  à  ses  riants  symboles  : 

Mon  cœur  faible  a  besoin  du  lait  des  paraboles. 


I.A    FLnUR    d'or 


Hélas  !  il  fut  un  temps  où  la  terre  et  le  ciel 
Cliantaient  et  célébraient  un  hymne  universel. 
Sur  le  sommet  des  monts,  sur  les  eaux,  dans  la  plaine, 
Qiiand  tout  vague  soupir,  toute  voix,  toute  haleine 
Étaient  les  mille  accords  de  ce  clavier  divin 
Que  les  anges  de  Dieu  faisaient  vibrer  sans  fin  : 
Instrument  plein  d'amour,  concert  sublime  et  tendre, 
Que  l'oreille  de  l'homme  alors  pouvait  entendre; 
Car  lui-même  parlant  un  langage  inspiré 
De  la  création  menait  le  chœur  sacré  ! 


LA    FLEUR    D    OR 


Hymne  au  Père 


Nous  pou\'ons  compnrer  la 
Divinité  à  un  triangle  dont  les 
trois  côtés  sont  égaux. 

Les   Platoniciens. 


r  URE  essence  de  tout,  dont  un  nombre  est  l'cniblcnic, 

Combien  de  fois,  type  suprême, 
Trouvas-tu  ton  bonheur  à  sortir  de  toi-même? 

Combien,  après  tes  longs  travaux, 
Beau  triangle  mj'stique  aux  trois  côtés  égaux, 
Es-tu  rentre  dans  ton  repos? 

Puissance,  Amour,  Sagesse,  ô  mouvant  équilibre  ! 

Accord  triple  qui  toujours  vibre! 
Dans  ses  épanchements  force  incessante  et  libre  ! 

Nos  temps  venus,  sainte  Unité, 
Tu  te  développas  selon  ta  volonté, 
Ht  l'univers  fut  enfanté. 


LA    FLEUR    D    OR 


Belle  œuvre  harmonieuse  en  tout  ce  qu'elle  enferme, 

Où,  comme  la  fleur  à  son  germe. 
Chaque  être  répondait  à  son  principe  et  terme. 

Pour  l'être  simple,  mais  complet, 
Sans  voile  dans  les  cieux  le  triangle  brillait, 
Dans  l'homme  imprimant  son  reflet. 

Crime  ou  faiblesse,  un  jour  (Trinôme,  grâce  !  grâce  !), 

Amour,  Sagesse,  tout  s'efTace!... 
Toi  seul.  Père  indulgent,  n'as  point  caché  ta  face. 


II 


Homme  marqué  du  sceau  fatal, 
A  présent  suis  la  voie  où  t'a  lancé  le  Mal, 
Esprit  boiteux,  cœur  inégal! 

Des  humaines  erreurs  va  dérouler  la  trame. 

Et,  triste  de  ton  propre  blâme. 
Tâche  par  le  savoir  de  refaire  ton  âme. 

O  labeur  toujours  avorté! 
Entrevoir  l'astre  pur  toujours  d'un  seul  côté. 
Jamais  toute  la  vérité  ! 

Pèlerin  vague,  errer  de  système  en  système, 

Et,  l'œil  louche,  la  flice  blérae. 
Etudier  le  monde  et  soi  comme  un  problème! 


LA    FLEUR    D    OR  IO5 


Seigneur,  il  est  long,  le  détour 
Qui  doit  ramener  l'homme  à  son  premier  séjour, 
Jardin  de  candeur  et  d'amour. 

Sur  sa  route  pourtant  vous  lui  versiez  la  manne. 

Et  celui  qui  de  vous  émane. 
Père,  vint  racheter  ce  captif  d'Arimane, 

Et  Lui,  l'Esprit,  l'ardent  Milieu, 
Sur  ce  front  autrefois  illuminé  par  Dieu 
Descendit  en  langues  de  feu. 


III 


Ainsi,  marchant  vers  vous,  Sagesse,  Amour,  Puissance, 

Sous  l'arbre  vert  de  sa  naissance 
L'homme  un  jour  s'assoira  fort  d'une  autre  innocence. 

Le  théâtre  de  son  labeur. 
Ce  monde,  il  le  rendra  baigné  de  sa  sueur. 
Changé,  mais  comme  lui  meilleur. 

Et  toi,  triple  clarté,  que  nul  œil  n'a  sondée, 

Mais  que  tous  voyaient  en  idée. 
Des  dol-niens  de  la  G.iuie  aux  autels  de  Judée, 

Dans  ton  éclat  primordial. 
Tu  brilleras  encor  sur  ton  ciel  de  cristal, 
Heau  triangle  équilatéral  I 


I04 


LA    FLEUK    U    OK 


Le  Gladiateur 

,A     Edouard     7  arque  I  y 


D. 


'ans  Rome  capitale,  impératrice  et  reine, 
Cent  mille  spectateurs,  l'œil  fixé  sur  l'arène, 

Y  regardaient  mourir 
Le  beau  gladiateur  qui,  couché  sur  le  sable, 
HtouiTait  dans  sa  gorge  un  râle  insaisissable, 

Sans  paraître  souffrir. 

Car  c'était  là  sa  gloire  à  lui,  vaillant  athlète, 
De  périr  noblement  et  sans  baisser  la  tète, 

Mais  tourne  vers  les  cieux  ; 
Il  fallait,  pour  mieux  plaire  à  son  juge  terrible. 
Que  la  mort  fût  décente  et  que  l'instant  horrible 

Ne  blessât  point  les  yeux. 

Ainsi,  poètes  saints  aux  deux  ailes  de  flamme, 
Q.ui  parcourez  le  monde  en  répandant  votre  âme 

A  travers  les  chemins. 
Quand  vous  mourez  d'ennuis  autant  que  de  vieillesse. 
Au  suprême  moment  levez  avec  noblesse. 

Levez  au  ciel  les  mains. 

Au  Culiscc. 


LA    FLliUK    D    OK 


En   traversant  le  Forum 


Oous  ces  arcs  où  passaient  vos  aïeux  dans  les  fers, 
Ces  temples,  ces  palais  volés  à  l'univers, 
Pour  vous,  la  torche  en  main,  hurlant  sur  vos  cavales, 
Quelle  âpre  volupté,  Gotlis,  Huns,  Alains,  Vandales, 
Par  le  fer  et  le  feu  de  venger  les  humains, 
O  Barbares,  fléaux  des  barbares  Romains  1 
L'Orgueil,  et  l'Avarice  et  la  Luxure  immonde 
S'enfuyaient  devant  vous,  rénovateurs  du  monde; 
La  Louve  et  ses  petits,  avides  carnassiers, 
Mouraient  enfin,  mouraient  sous  vos  libres  coursiers! 


H 


I06  LA     I-LKUK     d'or 


Aux  Prêtres  de  Bretagne 


LJes  liommcs  éloignés  du  sol  de  leurs  ancêtres, 
Par  force,  par  devoir,  ou  par  un  vague  ennui, 
A  vous,  chefs  du  troupeau,  nos  évêques,  nos  prêtres, 
Ces  esprits  inquiets  écrivent  aujourd'hui. 


Nous  n'irons  pas  troubler  les  pères  et  les  mères. 
Vous,  leurs  guides  secrets,  cette  lettre  est  pour  vous; 
Et,  n'ayant  à  parler  que  de  choses  amères, 
Nous  ne  parlerons  pas  dans  la  langue  de  tous. 

Est-il  vrai?  dans  les  bourgs  et  les  plus  humbles  trêves 
Les  écoles  d'enfants  surgissent  par  milliers. 
Tant  que  le  bruit  des  flots  murmurant  sur  les  grèves 
Ne  pourrait  plus  couvrir  la  voix  des  écoliers. 


Bien  1  il  faut  que  la  terre  où  toute  vie  abonde 
Reçoive  et  rende  au  jour  la  semence  des  blés, 
Et  que  l'esprit  de  l'homme,  autre  terrain,  féconde 
Les  germes  immortels  en  lui-même  assemblés. 


LA    FLEUR    D    OR  I07 


Mais,  prêtres,  est-il  vrai?  Dans  ces  classes  sans  nombre 
Notre  langage  à  nous  ne  résonne  jamais; 
Nos  vieux  saints  ont  pleuré  dans  leur  chapelle  sombre  : 
«  Las  !  dit  Hoël,  les  fils  des  guerriers  que  j'aimais  !  » 

Donc,  à  notre  retour,  du  milieu  de  la  lande 
Le  joyeux  ali-lcc  ne  s'élèvera  plus, 
Les  patres  traîneront  quelque  chanson  normande. 
Et  nous  serons  pour  eux  comme  des  inconnus. 


Oh!  l'ardent  rossignol,  le  linot,  la  mésange. 
Pour  louer  le  Seigneur  n'ont  pas  la  même  voix 
Dans  la  création  tout  s'unit,  mais  tout  change. 
Et  la  variété  c'est  une  de  ses  lois. 


Le  niveau,  c'est  la  mort!  —  O  prêtres  d'Armoriqiie, 
Si  calmes,  mais  si  forts  sous  vos  surplis  de  lin, 
Anne  laissa  tomber  le  joug  sur  la  Celtique  : 
Sauvez  du  moins,  sauvez  la  harpe  de  Merlin  ! 

Par  del.'i  le  détroit,  chez  nos  frères  de  Galles, 
On  n'a  point  oublié  la  bannière  d'azur; 
Le  barde  vénéré  siège  encor  dans  les  salles. 
Et  des  livres  fervents  prônent  le  grand  Arthur! 

Prêtres,  je  vous  le  dis  :  vous,  nos  maîtres,  nos  sages. 
Refroidissant  les  cœurs  par  trop  d'austérités. 
Vous  avez  aboli  les  antiques  usages. 
Et  le  peuple  ennuyé  rêve  les  nouveautés. 


I08  LA    FLEUR     d'oK 


Devant  vous  les  lutteurs  se  sauvent  de  Cornouailles, 
Vous  coupez  les  cheveux  des  jeunes  gens  de  Scaer, 
Et,  pasteurs  des  esprits,  vous  n'avez  pour  vos  ouailles 
Q,u'un  langage  incorrect  et  d'un  mélange  amer. 


Niveleurs  imprudents  !  la  vieille  langue  éteinte. 
Tous  les  vices  nouveaux  chez  vous  arriveront, 
Et  si  vous  élevez  sur  l'autel  la  croix  sainte. 
Nul  au  pied  de  la  croix  n'inclinera  son  front. 

Dieu  vous  donna  le  soin  de  la  vivante  chaîne. 
Il  en  est  temps,  sondez  ses  mystiques  anneaux, 
Affermissez  le  roc  où  doit  grandir  le  chêne; 
Entretenez  la  digiue  où  s'amassent  les  eaux.  —  - 


Et  toi  dont  le  premier  j'ai  chanté  les  bruyères, 
QjLii  vivras  dans  mes  vers  avec  tes  chastes  mœurs, 
Pardonne,  ô  mon  pays,  et  pardonne  à  mes  frères 
Si  nous  jetons  de  loin  ces  sinistres  clameurs: 


Tout  amour  est  craintif!  Puis,  une  telle  crise 
Semble  bouleverser  tes  flancs  près  de  s'ouvrir  ! 
Mais,  fidèle  à  toi-même  et  gardant  ta  devise, 
Bretagne,  tu  diras  encor  :  «  Plutôt  mourir!  » 


LA    FLEUR    d'or  IO9 


Sur  d'anciens  Amis 


1  ES  blancs  cercueils  de  marbre,  ô  villa  d'Albani, 
Ont  dés  longtemps  perdu  leurs  reliques  superbes, 
Mais  la  fleur  y  reluit  fraîche  parmi  les  herbes  : 
Tels  les  cœurs  d'où  mon  nom  semble  à  jamais  banni, 
Où  survit  mon  amour,  cette  fleur  immortelle. 
Embaumant  des  tombeaux  qui  ne  savent  rien  d'elle. 


LA     F  r,  E  U  R     D     OR 


A  la  Maison  d'Horace 


Tivoli. 

/\  U  X  murs  de  ta  maison,  sous  les  frais  oliviers 
Où  tes  mètres  savants  s'accordaient  avec  grâce, 
Un  poète  est  venu  rcvcr  dans  tes  sentiers, 
Sage  et  riant  poète  Horace. 

Plus  de  parvis  sonnant  sous  les  pieds  du  danseur, 
Plus  d'onyx  élégant,  de  coupe  de  sardoine  ; 
Où  ta  lyre  a  chanté  psalmodiait  au  chœur 
La  voix  monotone  d'un  moine. 

Mais  le  vin  brillait  là  parmi  les  gazons  verts, 
Les  vallons  déployaient  leurs  douceurs  immortelles. 
Là,  cueillant  une  fleur,  je  murmurai  tes  vers 
Au  murmure  des  cascatelles. 


i 


LA     I-  L  E  L'  R     D    OR 


Talismans 


1  ALiSMANS  d'amitié,  triple  et  mystique  envoi, 
Protégez  ceux  que  j'aime  et  parlez-leur  de  moi. 


I 

Les  vers  comme  les  chants  ont  un  pouvoir  féerique; 
Ainsi  le  croit  Eir-Inn  ou  la  verte  Armoriquc. 
Dans  ton  berceau  d'osier,  un  matin,  cher  enfant, 
On  cachera  ces  vers:  leur  pouvoir  te  défend; 
Mais  vers  Clone-Mend,  froid  pays  de  ta  mère, 
Un  jour,  quand  tu  suivras  le  daim  sur  la  bruyère. 
Pense  au  barde  breton,  alors  muet  vieillard. 
Et  chante  au  son  du  cor  ses  vers  dans  le  brouillard. 
Les  chants  comme  les  vers  ont  un  pouvoir  féerique; 
Ainsi  le  croit  liir-Inn  ou  la  verte  Arniorique. 


II 


lîonnc  grand'mère,  à  toi  les  célestes  soutiens  ! 
Ce  chapelet  bénit  par  le  chef  des  chrétiens, 


LA     r  L  E  U  R     D    O  K 


Tout  prcs  de  ton  flmteuil  suspcnds-lc  dans  ta  chambre. 
Vois,  ses  cinquante  grains  sont  d'aloès  et  d'ambre  : 
Qu'ils  parfument  entre  eux  ton  modeste  réduit 
Et,  t'occupant  le  jour,  te  consolent  la  nuit! 
L'hiver  de  notre  vie  est  souvent  morne  et  sombre, 
Et  de  tes  pleurs  secrets  seule  tu  sais  le  nombre; 
Prends  donc  ce  chapelet,  et  puisse  chaque  grain 
Défilé  sous  tes  dois;ts  entraîner  un  chagrin  ! 


III 


Celui  qui  recevra  cette  feuille  séchée 

De  mon  envoi  pieux  aura  l'âme  touchée. 

A  Saint-Onofrio  je  la  cueillis  un  soir 

Sous  le  chêne  du  Tasse,  ombrage  calme  et  noir 

Où  jadis  entouré  de  moines  au  front  blême, 

Lui,  plus  triste  qu'eux  tous,  leur  lisait  son  poème  : 

Là  vint  pour  s'abriter  le  grand  infortuné 

Attendant  que  le  jour  du  triomphe  eût  sonné. 

Et  c'est  là  qu'il  mourut;  car  nous  autres  poètes, 

Toujours  nous  demandons  des  couvents  ou  des  félcs. 


Talismans  d'amitié,  triple  et  mystique  envoi, 
Protégez  ceux  que  j'aime  et  parlez-leur  de  moi. 


LA     FLEUR    d'or 


"5 


L'Hôtellerie 


IN  ous  sommes  de  gais  voyageurs, 
Un  peintre  de  Baden,  un  sculpteur,  des  poètes, 
Pour  toute  belle  cliose  aj'ant  des  âmes  prêtes, 

Les  fermant  aux  soucis  rongeurs  : 
Nous  sommes  fils  de  l'art  et  de  gais  voyageurs. 

Pays  du  Latinni,  adieu! 
Au  pied  de  ses  volcans  voici  la  Grande-Grèce, 
Où  l'esprit  est  esclave  et  la  terre  maîtresse  : 

Salut  à  la  terre  de  feu  1 
Pays  du  Latiuni  et  d'Étrurie,  adieu  ! 

Vienne  Liber,  le  dieu  pourpré! 
Winter,  entonnez-nous  un  refrain  d'Allemagne. 
Ht  moi  qui  sais  aussi  plus  d'un  air  de  montagne, 

Sous  ces  vignes  je  chanterai  : 
Auprès  du  barde  blond  vienne  le  dieu  pourpré! 


LIV'I{E    SIXIÈmE 
A    NAPLES 


Vendredi 

V  ENDREDi!  nous  ciitrons  dans  Naples  en  tremblant, 
Un  païen  eût  marqué  ce  jour  d'un  caillou  blanc. 

Alors  ce  n'était  qu'une  ronde 
Dansant  autour  du  golfe  bleu  ; 
Tout  célébrait  Vénus  féconde; 
Et  l'Amour  menait,  jeune  dieu, 
Toutes  les  Puissances  du  feu, 
Toutes  les  Puissances  de  l'onde. 

Les  dieux  ont  fui,  les  jours  mêmes  ont  eu  leur  sort. 
Nous  marquons  d'une  croix  vendredi,  jour  de  mort. 


Il6  LA    1-LEUK    d'oK 


A  genoux  !  sur  sa  croix  J'cbcne 
Voici  le  blanc  Crucifie  : 
Heureux  tout  cœur  mortifié  ! 
Fuyez  la  joie,  aimez  la  peine. 
L'ancien  monde  est  modifié  ; 
Mourez,  la  mort  est  souveraine. 

Vendredi!  nous  passons  dans  Naples  en  tremblant, 
Un  païen  eût  marqué  ce  jour  d'un  caillou  blanc. 

Non,  vivez!  sur  un  arbre  infâme 
Si  l'Homme-Dieu  fut  torturé. 
Si  dans  l'angoisse  il  rendit  l'âme, 
Le  tombeau  n'a  rien  dévoré  : 
Et  doublement  régénéré. 
Reparait  le  Fils  de  la  femme. 

Les  dieux  ont  fui,  mais  l'iioinme  a  triomphé  du  sort. 
Et  nous  trouvons  la  vie  où  l'on  trouvait  la  mort. 


I 


LA    FLEUR    D    OU 


Hymne  au  Fils 


L.  L  monde  t'appelait,  triple  et  simple  Unité  ! 

Le  miroir  symbolique  où  rayonne  ta  fcicc, 

En  fragments  sous  ses  pieds  l'homme  l'avait  jeté  : 

De  ton  miroir,  ô  Vérité, 

Il  fallait  refondre  la  glace. 

O  mystique  Pécheur,  le  monde  t'appelait  ! 

Dans  les  bourbiers  infects  nageaient  tes  créatures  ; 

Toi,  les  enveloppant  des  plis  de  ton  filet, 
Pécheur  mystique,  il  te  fallait 
Les  ramener  aux  sources  pures. 

Le  monde  t'appelait,  ô  doux  Crucifié  1 
Agneau  d'expiation  !  volontaire  victime  ! 
Pour  apaiser  du  ciel  la  juste  inimitié. 
Pour  retremper  dans  la  pitié 
Les  cœurs  endurcis  par  le  crime. 


1 1 8  L  A     I-  L  E  U  R    D  '  O  K 


Les  Dissonances 


U, 


'  N  soleil  si  cIkuiJ  brûla  ni;i  ligure, 
J'ai  dû  tant  changer  à  tant  voyager, 
Q.ue  d'un  franc  Romain  je  me  crois  l'alluri 
Mais  un  vigneron  à  brune  encolure 
Me  dit  en  passant  :  «  Bonjour,  étranger  !  » 

Pétrarque  à  la  main  (roi  des  élégances), 
J'arrondis  mon  style  et  me  crois  Toscan  : 
Le  ton  primitif  se  fond  en  nuances; 
Mais  soudain  ma  voix  part  en  dissonances.. 
Oh  !  je  suis  un  fils  du  barde  Guîclan  '  ! 


I.  B.irJe  du  v 


H 


LAFLEURDOR  II9 


Camcc 


I^AISSAN'T  traîner  sa  robe,  à  la  fois  doux  et  grave, 

Les  cheveux  négligés,  dans  le  palais  d'Octave 

Il  entrait  à  pas  lents,  et  le  soir,  au  festin, 

Rêvait  à  sa  Mantoue,  à  ses  forêts  de  pin. 

Un  mot  l'eût  fait  rougir.  Sur  le  bras  de  Mécène 

Souvent  il  s'appuj'ait  afin  de  prendre  haleine, 

Comme  font,  sous  le  poids  d'un  ennui  pénétrant. 

Ceux  dont  le  corps  est  faible  ou  bien  le  cœur  souflVant. 

Entre  ses  grands  amis  tel  fut  le  doux  Virgile. 

A  consumer  ses  jours  la  muse  fut  agile; 

De  sa  tombe  il  voit  Naple  :  un  destin  le  guida 

Où  l'on  dit  qu'en  mourant  la  sirène  aborda. 


LA    ri.EUK    U    OU 


Les  trois  Frères 


I 


T. 


u  reçus  en  naissant  le  don  de  la  beauté, 
Un  front  pur,  un  regard  plein  de  sérénité 
D'où  sortait  par  éclairs,  comme  une  chaste  flamme. 
L'idéale  beauté  que  renfermait  ton  âme. 
Les  vierges,  les  enfants  et  les  anges  de  Dieu 
(Ce  qu'on  voit  de  plus  doux  en  tout  temps,  en  tout  lieu), 
Morts  à  jamais  sans  toi,  retrouvèrent  la  vie, 
Et  ta  main  amoureuse  en  sema  l'Italie  : 
Salut  et  gloire  à  toi,  peintre  envoyé  du  ciel, 
Jeune  ange  au  long  profil  appelé  Raphaël! 


II 


A  celui  qui  dormit  sur  l'épaule  du  Maître 

Salut!  L'ami  loyal  fiiit  oublier  le  traître. 

Sous  SCS  longs  clieveux  bruns,  salut  au  bien-aimé. 

Par  qui,  tout  étant  fitit,  le  corps  "fut  embaumé, 

Et  conservée  aussi  la  plus  tendre  parole 

De  la  nouvelle  loi  qui  rapproche  et  console. 


LA     FLEUR    D    OR 


Tous  ces  mots  de  géhenne  et  de  peuple  mnudit, 
Sur  ses  lèvres  de  miel  nul  ne  les  entendit, 
Mais  ces  mots  :  «  Aimez-vous,  enfonts,  les  uns  les  autres, 
Voilà  ce  que  disait  le  plus  doux  des  apôtres. 


III 


L'évangéliste  Jean,  le  peintre  Raphaël, 

Ces  deux  beaux  envoyés  de  l'amour  éternel, 

Ont  un  frère  en  Jésus,  digne  que  Jésus  l'aime, 

Bien  qu'il  soit  né  païen  et  soit  mort  sans  baptême; 

Virgile  est  celui-là  :  tant  l'aimable  douceur 

Au  vrai  Dieu  nous  élève  et  fait  toute  àme  sœur. 

Donc,  comme  une  couronne  autour  de  l'Évangile, 

Inscrivez  ces  trois  noms  :  Jean,  Raphaël,  Virgile, 

Le  disciple  fervent,  le  peintre  au  pur  contour, 

Le  poète  inspiré  qui  devina  l'amour. 


:6 


I.  A     F  L  li  U  K    D    O  K 


Frutti  di  Mare 


V. 


ERS  le  tomber  du  jour  à  la  Mergellina 
Vint  l'étranger;  vous,  à  votre  fenêtre, 
Une  quenouille  en  main,  vous  souriiez,  Nina... 
Mon  cœur  a  dit  :  «  Peut-être?  » 

11  revient,  l'étranger,  manger  des  fruits  de  mer; 

De  vos  doigts  fins  écorçant  une  orange, 
Ou  lissant  vos  cheveux,  vous  entonnez  un  air  : 
Plus  d'un  regard  s'échange. 

Puis,  ses  paniers  au  bras,  voici  le  brun  pêcheur; 
Dans  l'eau  saline  il  trempe  l'huître  fraîche... 
Ahl  son  œil  en  dessous  rit  à  votre  œil  moqueur. 
J'ai  compris  :  double  pêche  ! 

Oui-da,  beaux  fruits  de  nier,  long  regard  virginal 
Prennent  deux  fois  l'étranger  :  on  le  guette... 
Heureux  Napolitains,  ainsi,  sa'ns  trop  de  mal, 
La  dot  est  bientôt  faite. 


L  A    !■■  L  E  U  K     U    O  U  I  2  3 


A  Luigi  Parisi 


JLonsQUE,  joyeux  entant,  tu  courras  sur  h  grève, 
Comme  un  dauphin  léger  quand  tu  fendras  les  mers, 
Devant  le  Pausilippe,  ô  Luigi,  prie  en  rêve 
Pour  qui  sauva  tes  jours  et  te  nomme  en  ses  vers. 

«  Au  secours!  au  secours!  »  Et  ta  voix  lamentable 
Sur  l'onde  s'éteignait...  Oh!  oui,  je  vais  à  toi! 
Et  jetant  mes  habits  les  plus  lourds  sur  le  sable. 
Dans  l'abîme  j'entrais,  ne  songeant  plus  à  moi. 

Ou  je  disais  (rapide  éclair)  :   «  Merci,  mon  ange. 
De  cet  instant  pieux  que  vous  venez  m'ofFrir! 
Pour  ses  jours,  ô  Seigneur,  tous  mes  jours  en  échange. 
Enfant,  à  lui  de  vivre;  homme,  h  toi  de  mourir. 

«  C'est  là  qu'on  peut  mourir,  il  est  une  belle  heure 
Q.ui  brise  avec  amour  les  terrestres  liens  : 
Lorsqu'une  âme  ici-bas  plus  haut  aspire  et  pleure, 
L'heure  sonne...  Oh  !  j'entends  !  heure,  je  suis  des  tiens.  » 


124  LA    1-LEUK    D    OK 


Et  comme  ce  jour-li  c'était  le  jour  de  fête 
De  mon  aïeule  morte  et  vivant  dans  le  ciel, 
Mon  cœur  croyait  la  voir  des  mers  rasant  le  faîte, 
Et  me  tendant  la  main  vers  le  monde  éternel. 

Puis  de  loin  je  criais  :  «  Courage  !  enfant,  courage  1  » 
Et  mes  bras  s'allongeaient,  sonores,  sur  les  flots  ; 
Et  bien  des  voix  aussi  m'arrivaient  du  rivage. 
Voix  de  jeunes  baigneurs  et  de  vieux  matelots. 

Enfin,  je  te  saisis,  mourante  créature! 
Et  sur  l'arène  d'or  bientôt  te  soulevant. 
Heureux  tu  souriais  à  l'iieureuse  nature  ; 
Moi,  triste,  je  songeais  :  hélas!  j'étais  vivant. 

Mais,  comme  un  voyageur  cueille  aux  terres  lointaines 
Une  fleur  qui  lui  parle,  un  jour,  du  temps  ancien, 
A  ceux  qui  m'entouraient,  plages  napolitaines. 
J'ai  demandé  son  nom  :  tous  ont  béni  le  mien  I 

Lorsque,  joyeux  enfant,  tu  courras  sur  la  grève. 
Comme  un  dauphin  léger  quand  tu  fendras  les  mers. 
Devant  le  Pausilippe,  6  Luigi,  prie  en  rêve 
Pour  qui  sauva  tes  jours  et  te  nomme  en  ses  vers. 


LA    FLEUR    D    OR 


Morgana  ' 

kA    Hcrsart   de    la    V illcinarqné 


UN    PATRE. 


D, 


EBOUT,  mes  bons  seigneurs!  c'est  assez  pour  Morpliée. 
Allons  voir  Morgana  la  fée, 
Sur  uu  char  de  vapeurs  avec  l'aube  arrivée. 

Chaque  été,  prenant  son  essor. 
Légère,  elle  s'en  vient  des  brumes  de  l'Arvor 
Bâtir  ici  ses  palais  d'or. 

Au  pâtre  de  Reggio  si  vous  tardez  a.  croire, 

Gravissons  le  haut  promontoire  : 
Là  nous  verrons  la  fée  et  dans  toute  sa  gloire. 


I.  Mor-gana,  FiUe  lU  la  iiur.  —  C'est  à  cette  fée  armo- 
ricaine que  le  peuple  attribue,  eu  Calabre,  le  curieux  phéuo- 
mène  de  réfraction  qui  se  voit  souvent  dans  le  détroit  de 
Messine.  Les  côtes  de  la  Sicile  viennent  se  réfléchir  dans  la 
mer  comme  un  miroir,  mais  un  miroir  féerique  où  l'imagi- 
nation sait  trouver  ce  qu'elle  désire. 


126  LA     FLEUR     D'oK 


Q.UC  de  monde!  ouvrez  bien  les  yeux  : 
Le  prodige  veut  naître,  et  déjà  des  flots  bleus 
S'étend  le  miroir  onduleux. 

Place  au  pâle  étranger  1  Car  peut-être  Morgane 
(Comme  au  pasteur  notre  Diane) 

Un  soir  lui  dévoila  sa  beauté  diaphane. 

UN    VOYAGEUR. 

Non!  —  Pourtant  d'aïeul  en  aïeul, 
Comme  un  saint  talisman  que  l'aîné  portait  seul, 
Mon  nom  me  faisait  son  filleul. 

Enfant,  j'errai  longtemps  aux  féeriques  royaumes, 

M'enivrant  de  couleurs,  d'arômes  : 
Hélas!  je  suis  encore  un  chasseur  de  fantômes! 

Oh  I  le  caprice  est  mon  vainqueur. 
Sujet  d'un  bon  Génie  ou  d'un  Esprit  moqueur, 
Je  cède  aux  rêves  de  mon  cœur. 

LE   VA T  u  E . 

Regardez!  regardez!  docte  magicienne, 

Sur  la  vague  sicilienne, 
La  fée  a  commencé  son  reiivre  aérienne. 

Ah  !  voyez  sous  les  doigts  divins 
S'entasser  les  coteaux  sillonnés  de  ravins... 
J'entends  frissonner  les  sapins! 


LA     PLEUR     D    OR 


UX    ARTISTK. 


L'amour  grossier  des  champs,  ô  pâtre,  te  fascine  ! 

Œuvre  de  Morgane  ou  d'Alcinc, 
Cet  amas  de  châteaux  splendides,  c'est  Messine. 

LE    VOYAGEUR. 

Moi,  je  vous  dis  :  c'est  Bod-cador  ! 
Val  qu'Arthur  emplissait  des  appels  de  son  cor, 
Où  dans  la  nuit  il  chasse  encor. 

C'est  la  tour  de  Léon,  c'est  un  pic  de  Cornouailles, 

Elven  couronné  de  broussailles  : 
Mon  cœur,  voici  Carnac,  le  champ  des  funérailles  ! 

O  bonne  fée,  à  mon  retour. 

Sur  nos  grèves  à  toi,  dès  le  réveil  du  jour, 

Une  belle  chanson  d'amour! 

Pour  tes  fils  d'Occident,  ô  toi  qui  recomposes 

Un  pays  dans  les  vapeurs  roses. 
Et  sous  l'ardent  Midi  charmes  leurs  cœurs  moroses  ! 


Courbé  par  ses  réflexions. 
Un  savant  écoutait  :  «  Ah  1  dit-il,  épargnons 
Leur  beau  miroir  d'illusions!  » 


128  I. A   l'Lr. un   d'oh 


La  Plainte  du  Pêcheur 


Fnteslra  vascln... 


Fenêtre  demi-closc  et  maîtresse  cruelle, 
Qiiels  soupirs  et  quels  feux  vous  me  faites  jeter! 
Mon  cœur  est  un  volcan,  il  tonne,  il  étincelle 
Pour  vous  si  belle  aux  yeux  qu'on  ne  peut  vous  chanter, 
O  maîtresse  cruelle  ! 

Que  la  neige,  ô  Stella,  vous  serve  de  modèle  1 
La  neige  est  blanche  et  froide  et  se  laisse  touclier  : 
Vous  êtes,  ô  Stella,  blanche  et  froide  comme  elle. 
Vous  me  voyez  mourir,  mais  sans  vous  approcher, 
O  maîtresse  cruelle  ! 


LA     1  LEUR     D    OR  I29 


Le  Chemin   nouveau 


A    DiCoiisieiir    ^mèdce     Chêion 


L'AN  s  l'Esprit  absorbe  priait  un  camaldulc, 
Lorsque  éclate  un  grand  bruit,  comme  un  bruit  d'ouragan. 
Le  bon  moine  tressaille,  il  sort  de  sa  cellule 
Et  d'un  œil  alarmé  consulte  le  volcan  : 

\'ésuve  sommeillait,  la  terre  était  heureuse; 
Mais  au  pied  du  couvent,  sur  un  chemin  de  fer. 
Roulaient  des  chars,  jetant  leur  vapeur  sulfureuse 
Et  conduits  par  Mercure  échappé  de  l'enfer. 

O  moine,  que  f.iis-tu  dans  ta  splière  idéale? 
Vois,  le  temps  est  vaincu,  l'espace  est  rapproché. 
Vous,  mortels,  qui  passez  comme  une  bacchanale, 
Oublîrez-vous  le  but  final,  le  but  caché? 

De  Xaplcs  à  Castcllamari;. 


17 


LA     I  L  H  U  R     D    O  k 


Accord 


Lia  vaguu  qui  roulait  menaçante  la  veille, 
Sous  le  soleil  levant  brilla  calme  et  vermeille  ; 
Or,  tandis  qu'à  mes  pieds,  vague,  tu  t'apaisais. 
J'allais  sondant  la  vie  et,  pensif,  je  disais  : 

C'est  là  notre  destin  :  l'homme  est,  à  son  aurore. 
Un  tout  harmonieux  qui  cependant  s'ignore; 
Il  suit  son  innocence  avec  sécurité, 
Et  s'en  va  plein  de  foi,  de  douceur,  de  gaîté; 
Mais  l'ombre  vient,  la  route  à  ses  regards  s'efface, 
Et  de  son  conducteur  l'enfant  quitte  la  trace. 
A  travers  les  détours  de  ce  voyage  obscur 
Il  cherche  un  autre  ami  moins  riant  et  plus  sûr; 
Longtemps  il  erre  seul  :  enfin  sa  conscience 
Comme  un  guide  éprouvé  lui  donne  la  science; 
Et  ses  forces,  trouvant  leur  accord  à  la  fois. 
Forment  un  nouveau  tout  et  qui  comprend  ses  lois. 
Bien  heureux  désormais  quand  l'épreuve  est  finie, 
Et  que  son  être  entier  n'est  plus  qu'une   harmonie. 
S'il  se  complaît  lui-même  en  s-a  tranquillité 
Et  s'il  ne  brise  plus  cette  sage  unité  1 


LA     r  L  E  U  K     D    O  K 


Lettre  à  Loïc 


/lu  pays  de  Kcriié,  toi  qui  sous  un  vieux  maître 
Appris  tant  de  latin  qu'on  t'appelait  le  prêtre, 
Habile  clerc,  dis-moi  si  la  fleur  d'or 
Sur  les  landiers  de  l'Aven  brille  encor. 

Ici  les  lieux  sont  tels  que  dans  l'antique  idylle  : 

La  vigne  est  fraîche  et  pend  aux  branches  de  l'ormeau, 

Chaque  vallon  renvoie  un  bruit  de  chalumeau, 

Et  voici  l'humble  case  avec  son  toit  d'argile. 

Prends  garde,  pèlerin!  sous  ce  vert  coudrier 

Une  bergère  fuit  l'appel  du  chevrier; 

Le  bouc  saute  à  l'entour;  aux  cris  de  la  cigale 

L'amoureuse  colombe  en  paix  couve  ses  œufs; 

Le  taureau  va  suivant  sa  compagne,  et  les  bœufs 

Au  loin,  le  long  des  prés,  tondent  l'herbe  inégale. 

Habile  clerc,  dis-moi  si  la  fleur  d'or 
Sur  les  landiers  de  l'Aven  brille  encor. 
Au  pays  de  Kerné,  toi  qui  sous  un  vieux  maître 
Appris  tant  de  latin  qu'on  t'appelait  le  prêtre. 

Près  de  Cumes. 


132  laileurd'ok 


Les  Nymphes  et  les  Fées 


FiLLF;  d'une  Suissesse  et  d'un  père  Écossais,- 
Née  au  bord  de  l'Ellc  quand,  moi,  je  grandissais. 
Nos  trois  paj'S  rivaux,  Suisse,  Ecosse,  Bretagne, 
Ont  soufflé  dans  ton  cœur  l'air  frais  de  la  montagne  ; 
Lorsque  tes  grands  yeux  clairs  brillent  si  doucement. 
On  pense  à  l'eau  d'azur  qui  roule  au  lac  Léman  ; 
Il  est,  près  de  la  Clyde,  il  est  sur  la  colline 
Un  bouleau,  jeune  aussi,  que  chaque  brise  incline; 
Ton  front  prêt  à  rougir  sitôt  qu'on  a  parlé. 
C'est  la  fleur  rose  au  bord  du  fleuve  Elle. 

J'ai  vu,  j'ai  vu  passer  les  nymphes  et  les  fées, 
HIanches  filles  de  l'Ouest,  brunes  filles  du  Sud  ; 
Je  compterais  plutôt  les  vagues  de  Ker-Lud  ', 
Ou  les  brises  du  soir  dans  Sofrentc  étouflees. 


Ville  liii  roi  Liiii  (Londres). 


LAFLEURDOU  I33 


II 


Je  fus  comme  ébloui  lorsque,  dans  Procida, 
Un  soir  je  vis  entrer  M.iria-Agatlia, 
Pour  me  faire  admirer,  fille  encore  enfantine, 
Sur  son  corset  doré  sa  rohe  levantine  : 
De  peur  de  trop  la  voir  je  détournai  les  yeux. 
Mais  quel  air  de  chrétienne,  oh  !  quel  air  sérieux, 
Q.uand,  passant  au  milieu  d'une  belle  jeunesse, 
Le  dimanche  matin  elle  vint  de  la  messe  ! 
Ce  charmant  souvenir  dans  mon  ame  est  resté, 
Marie-Agathe,  et  mes  vers  l'ont  chanté. 

J'ai  vu,  j'ai  vu  passer  les  nymphes  et  les  fées. 
Blanches  filles  de  l'Ouest,  brunes  filles  du  Sud; 
Je  compterais  plutôt  les  vagues  de  Ker-Lud, 
Ou  les  brises  du  soir  dans  Sorrentc  étouffées. 


III 

Comme  je  traversais  le  ruisseau  de  Ker-lorh, 
Anna,  sur  un  talus  semé  de  boutons  d'or. 
Joyeuse  et  s'enivrant  de  lu  belle  nature, 
Chantait  le  mois  d'avril  et  chantait  la  verdure. 
Pour  boire  au  clair  ruisseau  s'arrêta  mon  cheval. 
Et  j'aspirai  la  voix  pure  comme  un  cristal. 
Je  ne  m'étonne  plus,  fille  heureuse  de  vivre. 
Si  Loïc,  votre  clerc,  s'ennuie  avec  son  livre, 
lit  si,  quand  vous  chantez  seule  parmi  les  fleurs. 
Sur  son  cahier  on  voit  tomber  ses  pleurs. 


134 


LA    I-LEUK    d'or 


J'ai  vu,  j'ai  vu  passer  les  nymphes  et  les  fées, 
Blanclics  filles  de  l'Ouest,  brunes  filles  du  Sud  ; 
Je  compterais  plutôt  les  vagues  de  Ker-Lud, 
Ou  les  brises  du  soir  dans  Sorrente  étouffées. 


II  U  L  E  N  E     s  C  H  O  U  V  A  L  O  !■■  F 


Naples,  dans  cet  air  tiède  oubliant  les  hivers, 
Une  vierge  du  Nord  vint  aussi  sur  ta  grève, 
Sorrente,  elle  a  passé  sous  tes  feuillages  verts. 
Et  plus  d'un  aujourd'hui,  plus  d'un  évoque  en  rêve 
La  douceur  de  ses  yeux,  la  douceur  de  ses  vers. 


LIV1{E    SETTIÈmE 
A    VENISE 


La  Courtoisie 


i-A  belle  Courtoisie  est  née  Italienne: 

Par  la  ville  elle  va  saluant  de  la  main, 

Et  nul  ne  la  peut  dire  ou  noble,  ou  plébéienne; 

Hors  des  murs,  on  la  voit  sur  le  bord  du  chemin, 

De  loin  reconnaissable  aux  lignes  de  sa  tête. 

Elégance  lombarde  ou  grand  type  romain  ; 

Si  près  d'elle,  égaré,  le  voyageur  s'arrête, 

Avec  discrétion  elle  s'approche  aussi. 

Et  dans  les  mots  choisis  que  son  front  pur  rellélc 

Désigne  le  sentier  sans  attendre  merci. 


136  1.  A     I- LEUR     d'or 


En  revenant  du   Lid( 


v>n  !  malheur  à  celui  dont  la  mâle  constance 

Veut  braver  sa  fortune  et  braver  l'existence; 

Qiii,  cent  fois  éprouvé,  mais  sourd  à  la  frayeur, 

S'obstine  au  fol  espoir  d'un  avenir  meilleur  : 

Au  livre  où  de  tout  temps  nos  heures  sont  prédites 

Ses  yeux  ne  liront  plus  que  des  lignes  maudites; 

L'inflexible  destin,  d'un  doigt  m3'stérieux, 

Trace  autour  de  ses  pas  un  cercle  impérieux. 

Et  riant  des  combats  où  s'use  sa  faiblesse, 

Dans  le  cercle  fatal  le  ramène  sans  cesse, 

Tant  qu'épuisé  d'efforts  il  tombe  sans  appui. 

Victime  de  lui-même  et  victime  d'autnii. 

Lido  !  Lido  1  j'ai  vu  tes  grèves  désolées, 

Ton  sable  jaune  et  fin,  où  confuses,  mêlées. 

On  retrouve  le  soir  les  traces  des  serpents 

Au  soleil  de  midi  déroulés  et  rampants  : 

Ici  venait  Byron  ;  d'un  œil  mélancolique 

Il  regardait  au  loin  briller  l'Adriatique, 

Ou,  pour  dompter  son  âme,  il  poussait  au  galop 

Son  coursier  hennissant  au  bruit  dé  chaque  flot, 


L  A     I-  L  E  U  R     D    O  R  I  3  7 


Et  le  noble  animal  écrasait  les  vipères 
Q.ui  gagnaient  en  sifflant  leurs  venimeux  repaires... 
Non,  non,  j'avais  mal  dit!  Le  courageux  est  fort. 
Marchons  sur  les  serpents  et  triomphons  du  sort. 
Ah!  si,  tels  que  Jésus  heureux  dans  les  supplices, 
Souvent  vous  ne  mettiez  dans  vos  pleurs  vos  délices. 
Songeant  que  les  pervers  ne  savent  ce  qu'ils  font, 
Ou  si  dans  un  mépris  silencieux,  profond, 
Vous  n'aimiez  à  garder  vos  amères  pensées. 
Comme  dans  l'Arsenal  des  flèches  amassées. 
Hommes  doux  mais  puissants,  tout  à  coup  au  grand  jour 
Montrez  l'àpre  vigueur  que  cache  en  vous  l'amour. 
Saisissez  le  méchant,  serrez-le  sans  relâche. 
Et  bientôt  vous  verrez  pâlir  le  front  du  lâche  ! 


18 


158  LA    FLEUK    d'or 


L'Andromède 


L'Italie  enchaînée  et  nue  au  bord  de  l'onde 
Laisse  pendre  en  pleurant  sa  chevelure  blonde  : 
Hélas!  elle  voudrait  cacher  sa  nudité, 
Car  l'étranger  qui  passe  outrage  sa  beauté. 
Il  se  rit  sans  pitié  de  cette  voix  plaintive 
Et  meurtrit  le  sein  pur  de  la  noble  captive; 
Elle,  alors,  soulevant  ses  bras  chargés  de  fers, 
Tristement  dans  ses  yeux  roule  des  pleurs  amers. 
Et  cherche  vers  le  ciel,  comme  une  autre  Andromède, 
Si  quelque  beau  guerrier  ne  vient  pas  à  son  aide. 

Avant  1848. 


L  A     F  L  E  U  R     D     O  K  I  5  y 


Funérailles  d'un  Amour 

^■î  la    Confessa   Z — i 

I 

\-)  E  VOS  jardins,  signera, 
Cette  plainte  coulera. 
Aux  vins  de  Chypre  et  d'Asie 
Sur  les  myrtes  adoucie. 

Venise,  ah  !  tes  grands  revers 
Assez  troubleront  mes  vers  : 
Aujourd'hui  mes  pleurs  à  celle 
Q.ui  fut  Venise  la  Belle, 

La  ville  du  carnaval 

Et  du  luxe  oriental 

duand  sous  les  masques  de  soie 

S'ébattaient  amour  et  joie. 

Tout  finit!  hélas!  hélas! 
Pour  l'amour  sonnons  un  glas. 
Pour  lui,  mes  sœurs  et  mes  frères, 
Tristement  vidons  nos  verres. 


140  LA    FLEUR    D    OR 


II 

Hélas!  j'ai  vu,  l'autre  jour, 
Conduire  eu  terre  un  Amour, 
Un  Amour  mort  de  vieillesse  : 
Il  avait  trois  ans,  comtesse. 

Vingt  autres  enfants,  les  fils 
De  la  divine  Cypris, 
Roses  ou  blancs  comme  neige. 
Formaient  le  gentil  cortège, 

Portant  sur  leurs  fronts  bouclés 
Et  de  leurs  bras  potelés 
Leur  frère  Amour,  noble  et  sage 
Comme  n'en  vit  point  notre  âge. 

Bouquets  et  rubans  flétris 
L'entouraient,  tristes  débris. 
Dards  émoussés  par  les  .âmes. 
Arc  brisé,  torches  sans  flammes. 

Puis  des  Amours  à  genoux. 
Lisant  de  vieux  billets  doux, 
Au  passage  de  la  bière 
Semblaient  dire  leur  prière. 

Et  ce  n'étaient  que  sanglots. 
Larmes  coulant  à  longs  flots 
De  ces  bouches  toutes  rondes 
Et  de  ces  paupières  blondes. 


i.A  rr.EUR   D  OR  141 


Un  seul,  railleur  et  narquois, 
Disait,  brisant  son  carquois  : 
«  Lequel  de  nous  le  va  suivre? 
Amour  ne  peut  longtemps  vivre.  » 


III 

Aux  jardins  de  la  Brenta 
Ainsi  ma  plainte  éclata. 
Non  sans  grâce  tempérée 
Par  vous,  ô  liqueur  dorée  ! 

Puis  ma  voile,  grand  linceul. 
Me  ramena  triste  et  seul  : 
Aux  rencontres  des  gondoles 
Plus  de  vives  barcarollcs; 

Mais  l'aigre  pleur  des  courlis 
Du  canal  rasant  les  plis, 
Ou  la  voix  des  sentinelles 
Qui  se  répondent  entre  elles. 

Tout  est  muet,  tout  est  noir, 
Comme  au  fond  du  désespoir  : 
Dans  les  palais,  dans  les  àmcs. 
Plus  d'amour  ni  plus  de  flammes. 


142  LA     FLEUR     U    OR 


Vx  Victis 


Pour  moi,  je  regarde  ces  Vénètcs 
(de  la  Gaule)  comme  les  fondateurs 
de  Venise  dans  le  golfe  Adriatique. 

St  R  A  n  . ,  liv.  I  V  . 


Li'ûcno  des  temps  passés  n'est-il  pas  mort  en  vous, 

Gaulois-Italiens?  Savcz-vous  qui  vous  êtes? 

De  graves  érudits  vont  répétant  chez  nous  : 

«  Oui,  les  Vénitiens  sont  enfants  des  Vénètes.  » 

Et  moi,  de  votre  gloire  amoureux  et  jaloux. 

Comme  un  frère  je  pleure  ici  sur  vos  défaites. 

Tous  ces  hommes  du  Nord  au  visage  épaté 

Ce  soir  nous  observaient,  et  lui,  brave  jeune  homme, 

Élevé  dans  l'orgueil  de  sa  belle  cité  : 

«  Oh  1  Venise  avilie,  et  vous,   Florence  et  Rome  !  » 

Vinrent  d'autres  soldats  leur  baguette  à  la  main, 

Lui,  pâle,  m'entraîna  par  un  autre  chemin  : 

«  Oui,  fuyons,  taisons-nous,  car  nous  n'avons  plus  d'armes. 
Ils  ont  pris  nos  couteaux,  car  110s  couteaux  tuaient. 
Le  dirai-je  (et  ses  yeux  se  gonflèrent  de  larmes)? 
Nous  hommes  d'un  sang  noble,  ô  dielix  !  ils  nous  frappaient. 


LA    FLEUR    D    OR  I43 


l\e  viclis!  mot  cruel  qui  durement  s'expie! 

Le  sais-tu,  Breiin  '  féroce,  ô  sauvage  insensé? 

Ainsi  tu  t'écriais,  le  fer  sur  l'Italie; 

Hélas  !  sur  tes  enfants  l'anathème  a  passé. 

Vous  donc,  vainqueurs  nouveaux,  plus  de  parole  impie  : 

Ce  dard  revient  frapper  le  bras  qui  l'a  lancé. 

Oui,  malheur  aux  vaincus,  car  le  plus  fort  abuse, 
Il  aime  sous  ses  pieds  à  fouler  tous  les  cœurs  : 
Mais  le  joug  le  plus  dur  pourtant  faiblit  et  s'use, 
L'esclave  s'atîranchit  ou  par  force  ou  par  ruse. 
Tôt  ou  tard  malheur  aux  vainqueurs!... 
O  changement  du  sort!  ô  justice  confuse! 
Flux,  reflux  éternels  et  de  sang  et  de  pleurs  ! 


I    Brcun,  clicf,  d'où  Breiinus. 


1^4  LA     l'LEUK    D    OU 


La  Plainte  de  Silvio 


IIn  traversant  la  vallée 
Et  les  monts  couverts  de  buis, 
Une  voix  douce  et  voilée 
Jusqu'à  notre  âme  est  allée. 
La  douce  et  touchante  voix  ! 

<(  Entendez-vous,  dit  mon  guide, 
Le  chant  du  pauvre  Silvio? 
Lorsqu'en  sa  prison  humide 
Il  chante,  oh!  sa  voix  timide 
Dans  mon  cœur  trouve  un  écho. 

—  A  la  voix  qui  te  supplie 

Pourtant  tu  n'obéis  pas; 

Et  ta  mère  l'Italie, 

Par  ses  bourreaux  avilie, 

En  pleurant  te  tend  tes  bras  !  » 


I.A    FLEUR     D    OR  I45 


L'Asile 


IVE POSONS-NOUS  ailleurs,  le  doute  a  hérissé 
De  trop  de  dards  aigus  la  couche  du  passé. 
Mais  croire,  mais  aimer  quand  toute  dme  s'envole, 
Et  quand  chaque  matin  voit  tomber  chaque  idole  ! 
Cependant  il  le  faut,  croyons,  aimons  encor. 
Croyons  bien  aux  plaisirs  et  pour  eux  aimons  l'or. 
Croyons  à  cela  seul  qu'on  ne  doit  plus  rien  croire, 
Hors  aux  baisers  cueillis  sur  un  beau  front  d'ivoire; 
Dieu  mort,  ils  ont  tué  l'amour  et  l'amitié  : 
Croyons  tous  au  malheur  sans  croire  à  la  pitié. 
Et  cherchons  loin,  bien  loin,  un  asile  suprême 
Pour  oublier  enfin  les  autres  et  nous-méme. 
O  vous,  frères  amis,  qui  d'un  monde  hideux. 
Voyageurs  éplorés,  êtes  sortis  tous  deux, 
L'un  éteignant  sa  vie  au  creux  de  la  vallée. 
L'autre  emportant  au  cloître  une  âme  désolée, 
Mais  tous  deux  expirant  d'une  si  douce  voix 
Q.UC  votre  sol  natal  en  agita  ses  bois, 
A!i  !  s'il  est  loin  du  monde  un  lieu  sûr  où  l'on  dorme, 
Répondez,  Amaury,  dites,  Joseph  Delonne, 

m.  u; 


146  LA    FLEUR    d'or 


Où  le  lit  est  meilleur  et  le  sommeil  plus  long  : 

Est-ce  à  l'ombre  du  cloître?  Est-ce  au  creux  du  vallon  ? 

En  nous-même  peut-être  il  est  un  sûr  refuge 

Où  l'âme  en  descendant  sait  juger  qui  la  juge, 

Un  sanctuaire  calme  où  le  doute  acéré 

Malgré  tous  ses  replis  n'a  jamais  pénétre  : 

Beau  temple  intérieur  tout  rempli  d'eaux  lustrales, 

De  mets  fortifiants  et  d'essences  vitales. 

Si  les  corps  sont  régis  par  l'éternelle  loi, 

Sonde  ta  destinée,  âme,  et  rassure-toi  ! 

Quel  Titan  espéra  dans  ses  deux  mains  géantes 

Détruire  une  de  vous,  molécules  vivantes; 

Ou  de  l'âme  déserte  exiler  sans  retour 

La  divine  espérance  et  le  divin  amour? 


LA    FLEUR    U    OR  I47 


A  un  Navire  grec 


L-' AUPHiN  léger,  fuyant  vers  les  blanches  Cyclades, 
Mes  rêves  te  suivront  dans  tes  joyeux  détours, 
Sous  les  caps  élégants  aux  belles  colonnades. 
Du  poète  et  du  peintre  éternelles  amours... 
O  mer,  ô  ciel  d'azur  si  doux  aux  cœurs  malades! 
Et  moi  pour  l'Occident  je  pars  et  pour  toujours  : 

Là,  parmi  mes  graves  peuplades 
Et  près  des  flots  brumeux  s'assombriront  mes  jours. 
Quand  tu  seras  nageant  vers  les  blanches  Cyclades. 


i 


1^8  L  A    F  L  E  U  K     D  '  O  U 


Après  une  Tempête 


Li  A  mer  est  calme,  un  souffle  licureux  enfle  les  voiles, 
La  vapeur  obéit  aux  mains  des  matelots. 
Tout  le  bleu  firmament  est  émaillé  d'étoiles 
Q.iii  viennent  émaillcr  le  bleu  miroir  des  flots. 

On  cause  avec  douceur;  aux  murmures  des  femmes 
Se  mêle  par  éclats  le  rire  des  enfonts; 
Tous  les  rangs  sont  unis  comme  toutes  les  âmes; 
Plus  de  riches  alticrs,  et  plus  d'humbles  servants. 

Sur  le  pont  immobile  on  a  dressé  la  table 
Où  fumeront  les  chairs,  où  va  couler  le  vin; 
Tout  est  sécurité,  joie  et  paix  délect.able  : 
Le  cœur  épanoui  s'ouvre  aux  rêves  sans  fin... 

Vents  furibonds!   subits  éclairs!   grêles!  tonnerres! 
Féroces  ouragans  venus  on  ne  sait  d'où, 
Qui  brisez  notre  joie  et  renversez  nos  verres. 
Nous  vous  résisterons  et  sans  plier  le  cou  ! 


LA     rLEUK    D    OU  I49 


«  Carguez,  carguez  la  voile  !  au  large  !  à  la  manœuvre  !  » 
Le  chef  est  à  son  poste,  et  marins,  passagers, 
S'appelant,  s'entr'aidant,  se  sont  tous  mis  à  l'œuvre, 
Comme  dans  les  plaisirs  unis  dans  les  dangers. 

Immense  linceul  noir,  le  ciel  couvrait  nos  îétes; 
Sous  nos  pieds  se  tordait  l'abîme  rugissant; 
Quand  l'éclair  coup  sur  coup  frappait  les  vertes  crêtes, 
On  voyait  le  pilote  au  timon  palissant. 

O  Mortl...  Non,  tout  s'apaise,  et  le  ciel  et  la  vague. 
L'orage,  on  le  dirait,  s'enfuit  épouvanté! 
Déjà  pointe  vers  l'est  une  lumière  vague  : 
C'est  l'aube!  c'est  le  jour!  c'est  un  soleil  d'été! 

Pour  tous  c'est  le  bonheur.  Voici  les  robes  blanches, 
Voici  les  blonds  enfants  qui  montent  sur  le  pont; 
On  s'aborde;  les  mains  se  serrent  :  gaîtés  frantiies  ! 
Les  fils  vont  embrasser  leurs  mères  sur  le  front. 

Enfin  on  est  au  port,  et  c'est  un  jour  de  fétc. 
L'église  s'ouvre,  entrons.  Oui,  venez,  prions  tous! 
Pour  nous  et  pour  tous  ceux  qu'agite  la  tempête, 
Pour  notre  pauvre  France,  oh!  prions  à  genoux! 

Marseille . 


LIV%E    HUiriÈéME 

A    PARIS 


Le  Voyage  d'Italie 


\~J  z  son  voyage  d'Italie 
Toute  la  vie  on  se  souvient; 
C'est  comme  une  douce  folie  ; 
On  en  parle  toujours  sitôt  qu'on  en  revient. 

Même  (on  nous  l'a  dit)  un  jeune  homme, 
Parti  du  Nord  pour  un  été, 
Vieillard  n'avait  point  quitté  Rome  : 
Captif  comme  Merlin  dans  un  cercle  enchaîné. 

Tant  ce  beau  soleil  nous  pénètre! 
Tant  l'art  nous  remplit  de  sa  foi  ! 
Aperçu,  souvenir  peut-être 
Do  ce  monde  idéal  que  chacun  porte  en  soi. 


152  LA    FLEUR     D    OR 


De  son  voyage  d'Italie 
Toute  la  vie  on  se  souvient  ; 
C'est  comme  une  douce  folie  ; 
On  en  parle  toujours  sitôt  qu'on  en  revient. 


LA     I-  L  I-.  U  R    D    OR 


Les  Pôles 


A     UN     DESSERVANT 


1   RÊTRE,  te  souvient-il  qu'un  soir,  à  Loc-Tùdi, 
Au  pied  de  ton  autel  je  te  surpris  en  larmes, 
Serrant  contre  ton  cœur  le  crucifix,  tes  armes, 
Plongé  dans  la  prière  et  presque  anéanti  ? 

Au  bruit  seul  de  ma  voix  tu  relevas  la  tête 
(C'était  le  front  des  morts,  et  non  plus  des  vivants)  ; 
Alors,  tournant  vers  moi  tes  j-eux  doux  et  fervents, 
Tu  me  dis  :  «  J'ai  vaincu!  combats  aussi,  poète.  » 

Parlant  de  l'infini,  du  ciel  et  des  élus, 

Nous  passâmes  deux  jours  dans  ton  saint  presbytère; 

Les  ailes  de  ton  âme  avaient  quitté  la  terre, 

Et  l'espace  et  le  temps  pour  toi  n'existaient  plus. 

Pôle  effrayant  de  la  pensée. 
Qui  pourrait  sans  vertige  atteindre  à  ta  hauteur? 

L'âme  humaine,  aisément  lassée. 
Fuit  tes  sommets  de  glace  et  l'ardent  équatcur. 


1)4  LAFLEURDOR 


II 

AU    DOCTEUR     P'**,     1>E     MARSEILLE 

Et  VOUS,  de  la  Nature  infatigable  prêtre, 

Qui  sondez,  curieux,  les  causes  de  chaque  être. 

Et  sur  vos  creusets  tour  à  tour 
Pâlissez  d'épouvante  et  tressaillez  d'amour, 

Rappelez-vous  l'instant  où  des  profonds  royaumes 
La  déesse  évoqua  des  myriades  d'atomes. 

Globules  mouvants  et  gazeux 
L'un   l'autre  s'attirant,  et  vous,  homme,  avec  eux! 

O  terreurs  de  l'esprit!  Déjà,  comme  un  problème, 
Dans  le  Tout,  noir  chaos,  il  se  cherchait  lui-même, 

Car  déjà  vos  pensers  épars 
De  leur  faisceau  rompu  sortaient  de  toutes  parts  '. 

Pôle  effrayant  de  la  pensée. 
Qui  pourrait  sans  vertige  atteindre  à  ta  hauteur? 

L'âme  humaine,  aisément  lassée, 
Fuit  tes  sommets  de  glace  et  l'ardent  équateur. 


I.  Les  forces  attractives  l'ont  emporté.  Depuis  que  ces  vers 
sont  écrits,  le  jeune  savant,  dans  une  excursion  aux  environs 
de  Marseille,  a  disparu  au  fond  d'un  puits  naturel. 


LA    ILEUK    U'OK  155 


Fête  de  Village 


o, 


ur,  c'est  encor  Paris  avec  ses  gais  dimanclies, 
Quand  de  la  ville  aux  bois  volent  les  robes  blanches! 
Ah  !  combien  vont  chercher  l'ombre  de  la  foret 
Qui  pourtant  trahira  leur  joie  !  On  murmurait  : 

«  L'orage  a  dispersé  la  danse, 
Mais  l'amour  a  moins  de  prudence, 
Et  nous  voilà  demeurés  seuls 
A  l'abri  de  ces  hauts  tilleuls. 

«  Causons  de  nos  amours,  ma  chère, 
Ht  laissons  gronder  le  tonnerre. 

«  Qu'en  valsant,  ce  voile  de  soie 
Flotte  avec  grâce  et  se  déploie  ! 
N'est-ce  pas?  ces  jeux  sont  bien  doux  : 
Mais  ici  pourquoi  tremblez-vous? 

«  Causons  de  nos  amours,  ma  chère. 
Et  laissons  gronder  le  tonnerre. 


LA     F  L  E  U  K     D    OR 


.«  Qiit;  votre  taille  avec  souplesse 
Se  livre  au  danseur  qui  la  presse! 
Que  vos  pas  sont  légers  et  mous  ! 
Mais  ici  pourquoi  tremblez- vous? 

«  Causons  de  nos  amours,  ma  chère, 
Et  laissons  gronder  le  tonnerre. 

«  Lorsque  votre  main  dégantée 
Sur  la  mienne  s'est  arrêtée. 
Qu'il  faisait  beau  voir  les  jaloux  ! 
Mais  ici  pourquoi  tremblez-vous? 

«  Causons  de  nos  amours,  ma  chère, 
Et  laissons  gronder  le  tonnerre. 

«  Causons  !  mais  déjà  dans  l'espace 
Le  tonnerre  s'éloigne  et  passe, 
Et  des  danseurs  jeunes  et  fous 
Les  regards  se  tournent  vers  nous. 

«  Allons  à  leurs  plaisirs,  ma  chère. 
Et  laissons  passer  le  tonnerre...  » 

Le  bal  recommença.  Mais  sur  les  verts  gazons 
D'autres,  aux  bruits  lointains  des  joyeuses  chansons, 
S'en  allaient  devisant,  troupe  calme  et  choisie. 
Sur  l'art,  sur  la  science  et  sur  la  poésie. 


LA    FLEUR    D    OR  1)7 


Portraits 


LE    POETE 

L^'uNE  larme  du  Christ  celle  qui  fut  formée 
Choisit  sur  terre  un  barde  enclin  à  tous  les  pleurs, 
Et,  pleurant,  lui  montra  la  chaîne  de  douleurs 
Qui  tient  depuis  Adam  notre  race  enfermée; 
Chez  les  anges  la  vierge  avait  nom  Ëloa, 
Nom  sacré  que  plus  tard  le  barde  révéla; 
Il  parcourut  les  temps  à  l'ombre  de  ses  ailes, 
Recherchant  le  malheur  et  chantant  la  pitié; 
Puis,  quand  l'ange  tomba,  sa  mystique  amitié 
Eut  pour  des  maux  sans  fin  des  plaintes  immortelles. 


II 


LE    PRETRE 

Tu  mérites  aussi  de  tout  pieux  chanteur 

Un  hymne  d'amitié,  cœur  tendre  et  toujours  jeune. 


LA    1-  L  E  U  K    D    OR 


Toi  qui  sus  opposer  aux  soufFrances  du  jcûin; 

L'âme  et  le  corps  du  Christ,  froment  générateur' 

Tu  t'es  bien  pénétré  de  sa  vertu  secrète  : 

C'est  la  douceur  du  prêtre  et  celle  du  poète; 

Mais  la  réflexion  au  langage  savant 

Gouverne  avec  bonheur  ton  zèle  et  le  tempère; 

On  t'appellera  Maître,  et,  cortège  fervent. 

Des  fils  de  ton  esprit  te  suivront  comme  un  père. 


III 


LE    PHILOSOPHE 

Les  jeunes  gens  rêveurs  tournaient  vûrs  lui  les  yeux  ; 
Lui,  S;ige  au  front  candide  issu  des  anciens  Sages, 
Attentif  au  présent,  mais  planant  sur  les  âges, 
Lisait  nos  changements  dans  une  loi  des  cieux. 
Comme  un  platonicien  dans  sa  tunique  blanche, 
Replié  sur  lui-même,  ainsi  vivait  Ballanchc. 
Mystérieux  penseur,  calme  et  triste  à  la  fois  : 
S'il  enseigne  à  quel  prix  le  bien  germe  et  s'enfante, 
Ses  chants  révélateurs  semblent  d'un  hiérophante. 
Ou  la  plainte  d'Orphée  expirant  dans  les  bois. 

I.  Du  Dogme  gc'inruIcKi  de  l'Eiuhan'ilie,  par  l'abbé  Gerbet. 


L  A     r  L  E  U  R     D  ■  O  K  I  )  y 


I 


Sur  les  anciens  Poètes 

^    [\Consieur    Antoine    de    Latoiir 

A 

ivu  temps  passe,  rimeurs  ne  rcjetnient 
Les  fiers  dizains,  les  chansons,  les  octaves, 
Arène  étroite  où  luttaient  les  plus  braves. 
Poignard  d'acier  qu'avec  grâce  ils  portaient  ; 
Si  mieux  vous  plaît,  cassette  bien  fermée 
Sous  triple  clef  à  l|out  regard  jaloux. 
Mais  d'où  sortaient  arômes  fins  et  doux 
Pour  Notre-Dame  et  pour  leur  bien-aiméc. 

Poignard  d'acier  et  coffret  lamé  d'or, 
Savant  rimeur,  vous  les  portez  encor. 


l60  LA    FLl;UR    n'oR 


Le  Livre  des  Conseils 


L>'es  ennuis  maladifs  qui  troublent  ton  printemps, 
Oui,  je  veux  te  guérir,  toi,  dont  tous  les  instants 
L'un  à  l'autre  ajoutes  ne  feraient  pas  vingt  ans! 

Mais  cette  jeunesse  âpre  et  jamais  assouvie, 
Si  le  miel  ne  sature  à  grands  flots  son  envie, 
Blasphème  le  bonheur  et  doute  de  la  vie. 

Et  cependant  ta  mère,  en  t'offrant  au  saint  lieu. 
Sur  ton  front  vit  tracer  ce  nom  vivant  de  Dieu, 
Qui  jusqu'au  dernier  soir  brille  en  lettres  de  feu. 

Il  ùut  un  frein  d'acier  au  coursier  qui  s'efTare, 
Des  signaux  au  navire,  aux  limiers  la  fanfare; 
Dieu  pour  nous  est  le  frein,  la  tronipctte  et  le  phare. 


L  A     1  I.  E  L'K     d'oK  i6i 


Voyageur  éclairé  par  le  signe  chrétien, 

Va  donc  sans  trop  attendre  et  sans  demander  rien, 

Contenu  dans  le  mal,  excité  dans  le  bien. 

Déjà  t'appelle  au  loin  quelque  rêve  d'épouse, 
Un  enfant,  gai  chevreau  courant  sur  la  pelouse. 
Et  la  patrie  aussi,  cette  mère  jalouse... 

Oui,  si  j'avais  un  fils,  cher  et  pieux  trésor. 
Je  l'instruirais  aussi,  lorsque  ses  cheveux  d'or 
Couvriraient  ce  front  jeune  et  virginal  encor. 

Nul  n'a  versé  sur  moi  les  fruits  de  la  sagesse, 

Moi-même  j'amassai  ma  tardive  richesse  : 

Ce  peu  que  j'ai,  du  moins  j'en  veux  faire  largesse. 

Je  ne  compterai  plus  mes  ennuis  et  mes  pleurs, 

Si  parfois  ma  pensée  a  fécondé  les  cœurs, 

Si  ceux  qui  m'ont  connu  sont  devenus  meilleurs. 

Ainsi,  continuant  sur  ce  nombre  ternaire, 
Rj'thme  bardiquc  éclos  au  fond  du  sanctuaire, 
■J'instruirai  jusqu'au  bout  ce  fils  imaginaire. 


II 


duel  est  donc  le  parfum  de  ces  brises  d'avril, 

Qu'en  idée  aspirant  les  lilas  du  courtil, 

A  peine  de  la  pluie  un  jour  nous  souvient-il? 


l62  LA    FLEUR    d'or 


Toute  heure  en  ce  lointain  rit  et  nous  semble  aisée, 
Notre  jeune  saison  pourtant  mal  exposée 
Reçut  la  brume  froide  et  la  froide  rosée. 

O  Jeunesse  jetée  au  coin  d'un  carrefour, 
Pour  trouver  ton  chemin,  errant  tout  alentour, 
Ht  souvent  par  ton  choix  perdue,  et  sans  retour! 

Mille  sentiers  mauvais  pour  une  bonne  voie  1 

Et  nul  pour  avertir  celui  qui  se  fourvoie, 

En  disant  :  C'est  par  là  que  le  Seigneur  t'envoie. 

Pour  lors,  «  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra!  » 
Et  va  par  le  sentier  que  ton  cœur  te  montra  : 
Du  plus  fort  bien  souvent  tout  le  savoir  est  là. 

Non,  non,  je  ne  peux  pas  troubler  tes  jours  de  fête. 
Blanchir  avant  le  temps  l'or  d'une  jeune  tête. 
Mais  je  dis  :  Sois  prudent  et  préviens  la  tempête  ! 

Une  force  sacrée  est  déposée  en  toi, 

Ne  jette  pas  au  vent  ce  qu'envîrait  un  roi; 

Augmente  ton  dépôt  tel  qu'un  croyant  sa  foi. 

Joyeux  comme  ton  âge,  et  gai  comme  tes  frères, 
Suis  d'un  pas  mesuré  leurs  courses  téméraires, 
A  de  libres  élans  joins  des  pensers  austères. 

Tout  aux  instincts  naïfs,  ne  crains  pas  de  savoir. 
L'impassible  science  est  pour  l'homme  un  devoir. 
En  face  du  danger  il  faut  périr  ou  voir. 


LA    FLEUR     d'or  163 


III 


La  mer  sous  un  vaisseau  boulait,  épouvantable, 
Et  le  patron  disait,  mettant  la  main  au  câble  : 
«  Je  ne  pourrai  jamais  doubler  ce  banc  de  sable  !  » 

O  caps  dont  nous  éloigne  un  Génie  irrité, 
Où  l'homme  par  trois  fois  dans  sa  vie  est  jeté. 
Le  plus  noir  d'entre  vous  a  nom  Virilité  ! 

Moins  sauvage  en  Bretagne  est  l'exécrable  baie, 
Le  Baie-des-Trépassés,  blanche  comme  la  craie. 
Où  sur  des  ossements,  la  nuit,  hurle  l'orfraie. 

Sur  vous  se  sont  brisés  Byron  et  Raphaël, 

Mozart  qui  chantait  mieux  que  les  chanteurs  du  ciel, 

Pascal,  et  tout  sanglant  l'audacieux  Carrel. 

Equinoxe  de  mort  pour  le  corps  et  pour  l'àmc  ! 
Mais  l'heureux  passager,  sorti  sauf  de  la  lame. 
Voit  le  midi  briller,  et  se  sèche  à  sa  flamme. 

Il  entre  dans  le  port,  plus  triste,  mais  vainqueur. 
Vainqueur  de  la  Sirène  au  chant  doux  et  moqueur, 
Connaissant  tous  les  bruits  des  orages  du  cœur. 

Fraîches  illusions,  adieu!  La  raison  pâle 
Désormais  conduira  cet  esprit  ferme  et  ni.àle. 
Sillonné  par  la  bise  et  brûlé  par  le  haie. 


164  latleurd'ok 


Illusions,  adieu!  mais,  sauvage  âpretc. 
Réactions  d'un  cœur  trop  longtemps  agité, 
N'étouflez  pas  en  lui  l'heureuse  aménité. 

Aux  autres  il  faut  croire,  il  faut  croire  à  soi-même; 
Pour  qu'on  nous  aime,  aimer,  aimer  sans  qu'on  nous  aime 
Amoureux  par  nature,  amoureux  par  sj'stème. 

S'épanouir  aux  vents  d'amour  et  de  beauté, 
C'est  recueillir  en  soi  l'air  frais  de  la  santé  : 
Malheur  à  qui  se  clôt  dans  sa  félicité! 

Sur  la  roche  escarpée  où  ta  fleur  est  éclose. 
Homme  heureux,  ne  sois  pas  tel  que  l'aloès  rose. 
Fleur  amcre  où  jamais  l'abeille  ne  se  pose. 

Enfin  à  notre  faîte,  et  si  près  de  vieillir. 

N'allons  pas  nous  corrompre  ou  nous  enorgueillir  : 

Chair,  tu  n'as  qu'un  moment;  esprit,  tu  peux  faillir! 


IV 


Ah  1  que  fais-je?  Lassé  d'une  si  longue  route. 
Celui  que  j'instruisais,  à  peine,  hélas!  m'écoute; 
Avant  d'aller  plus  loin,  moi-même  ici  je  doute. 

Pourtant,  si  le  passé  révélait  l'avenir. 

Un  jour  cueillant  le  fruit  de  chaque  souvenir, 

Je  dirais  sur  mon  seuil  à  l'heure  de  finir: 


LA     FLEUR     d'or  IÔ) 


Aux  jeunes  je  fais  place  et  je  sors  sans  envie, 
De  loin  je  me  complais  au  tableau  de  la  vie  : 
Puissent-ils  suivre  mieux  la  voie  où  l'on  dévie! 

Je  n'ai  plus  d'espérance,  et  j'ai  quelques  regrets, 
En  repassant  mes  jours  trop  souvent  incomplets... 
Mais  les  sentiers  sont  pleins  d'achoppements  secrets  ! 

Dans  tes  prompts  jugements,  ô  jeunesse  farouche, 
Rigoriste  jeunesse  1  —  A  ce  terme  où  je  touche, 
Le  grand  mot  d'indulgence  est  toujours  à  la  bouche. 

L'absolu  n'est  qu'au  ciel.  Dans  notre  monde  obscur. 
Tout  en  cherchant  le  beau,  n'espérons  rien  de  pur. 
Anges,  Dieu  vous  garda  pour  ses  palais  d'azur  ! 

Indulgence  et  pitié  pour  toutes  les  misères, 
Dévoùment  entouré  de  bornes  nécessaires; 
La  science  nous  dit  d'allier  les  contraires. 

Le  mal  rôde,  veillez;  oui,  veillez  bien  sur  vous. 
Craignez  les  médisants,  les  envieux,  les  fous, 
Halliers  où  nous  perdons  quelque  chose  de  nous. 

Mais  que  votre  abord  franc  exhale  un  air  de  fête  : 
Pareil  aux  anciens  dieux  dont  parle  le  poète, 
Laissez  chacun  rempli  d'une  force  secrète. 

lîquilibre  partout,  car  la  vie  est  un  art. 

A  mon  .âge,  on  le  sait,  mais  on  le  sait  trop  tard. 

Laisscrcz-vous  tomber  ce  dire  d'un  vieillard? 


l66  LA    FLEUR    d'or 


Mon  dernier  mal  m'attend  :  alors,  ange  docile, 
O  résignation,  ouvre-moi  ton  asile! 
Avant  tout,  évitez  le  désespoir  stérile. 

Ce  monde  a  ses  grandeurs;  l'autre,  plus  vaste  encor, 
A  l'esprit  du  mourant  montre  ses  sphères  d'or, 
Et  vers  rimmcnsité  décide  son  essor. 


i 


LA     I-LEUR     d'oK  107 


Camées 


Lorsque  arriva  le  jour  de  sa  vingtième  année, 
Elle  pleural  Longtemps  vers  son  passé  tournée, 
Où  de  sa  vie  en  fleur  le  parfum  nous  troubla. 
Blanches  illusions,  colombes  matinales, 
Rire  et  pleurs  enfantins,  jeux,  grâces  virginales. 

Longtemps  elle  vous  appela  ! 
^Lais,  6  consolateur.  Amour,  vous  étiez  là. 


II 


lilia  conduisit  l'Amour  dans  ma  maison, 

Lnf.uit  qui  d'un  regard  vous  trouble  la  raison  : 
Voix  de  cristal  vibrante  en  ma  mémoire. 
Et  longs  cheveux  sur  un  long  col  d'ivoire. 

Ainsi,  par  Élia  ramené  chaque  jour. 

Entre  elle  et  moi  jouait  l'enfant  qu'on  nomme  Amour, 


l68  LA    IL  EUR    d'OK 


Amollissant  au  miel  de  sa  parole 
Notre  âme,  hélas  1  déjà  bien  faible  et  molle. 
Mais,  sitôt  qu'il  se  crut  de   nous  deux  triomphant, 
Nous  vîmes  s'assombrir  les  traits  du  bel  entant; 
Sa  douce  voix  devint  aigre,  des  rides 
Creusaient  les  bords  de  ses  tempes  arides, 
Il  se  traînait  vers  nous  lent,  froid,  découragé  : 
En  Haine  avec  le  temps  l'Amour  s'était  changé. 


III 


Lucy,  je  te  revois  plus  grande,  et  dans  ton  cœur 

Pour  le  troubler  encor  se  glisse  la  Pudeur. 

Oh  1  suis  bien  ses  conseils  si  tu  veux  être  belle! 

D'une  marche  décente  apprends  l'art  auprès  d'elle. 

Tous  les  secrets  charmants  de  la  virginité  : 

Comme  un  voile  qui  tombe  ajoute  à  la  beauté. 

Et  les  mots  qu'on  peut  dire  et  ceux  qu'on  peut  entendre. 

Et  lorsque  le  regard  doit  être  grave  ou  tendre, 

Puis  les  plaisirs  naïfs,  la  bonté,  la  candeur; 

Si  tu  veux  être  belle,  écoute  la  Ptideur. 


i 


LA     I-LEUR    d'or  169 


Étud 


es 


^ 


L,  A  Science,  voilà  les  sévères  amours 

Où  votre  âme  s'était  fixée; 
L'âge  perdait  ses  droits,  vous  donniez  vos  beaux  jours 

Au  seul  plaisir  de  la  pensée. 

Plaisir  qui  m'est  connu,  bonheur  mêlé  d'elTroi 
De  descendre  au  fond  de  soi-même, 

I:t  dans  ses  noirs  détours  de  poursuivre  le  Moi, 
Pour  surprendre  le  grand  problème. 

Puis,  comme  d'un  abime,  on  sort  victorieux, 

L'àme  agrandie  et  fécondée; 
lit,  tranquille,  on  regarde  éclore  sous  ses  yeux 

Les  faits  en  germe  dans  l'idée. 

Mais,  durant  ces  discours,  si  quelque  souvenir 

Me  revenait  de  ma  patrie, 
Pour  rafraîchir  nos  fronts  il  semblait  qu'un  zéphyr 

Passait  dans  notre  causerie. 


LA     r  L  li  U  1«     U    OR 


Hymne  à  l'Esprit 


JL  E  divin 


compose,  qui  brille  en  s'approchant, 
Se  reflète  sur  nous  :  encore,  encore  un  chant  1 

Oui,  mieux  que  la  prêtresse  et  l'antique  délire, 
Si  dans  les  temps  prochains  la  science  a  su  lire. 

Qu'elle  déroule  en  paix  ses  vers  sentencieux 
Avec  grâce  voilés,  mais  clairs  pour  tous  les  yeux.  — 

C'est  l'heure  :  les  oiseaux  ont  fui  vers  les  nuées. 
Tant  la  hache  en  tous  lieux  fait  de  larges  trouées. 

Partout  le  jour,  partout  de  saints  rapprochements, 
Des  hymens  amoureux  suivis  d'enfantements, 

duel  est  le  val  sans  nom?  quelle  est  l'île  déserte? 
Partout  le  blé  nouveau  couvre  la  plaine  verte. 

Pourquoi  devant  ta  porte  élever  ce  rocher. 
Ermite,  si  la  foule  entre  et  vient  te  chercher? 


LA    FLEUR    d'or 


Il  faut  voir  tomber  l'arbre  et  germer  la  semence, 
Voir  tout  ce  qui  fiiiit,  voir  tout  ce  qui  commence. 

O  fleurs  du  Sunium,  fleurs  voisines  du  ciel, 

Q.uel  parfum  vous  mêliez  aux  lis  blancs  du  Carmel  ! 

Mais,  silence  !  voici  l'Orient  qui  s'allume 

Et  de  l'Ouest  obscurci  colore  au  loin  la  brume. 

Tout  se  cherche.  Le  Nord  vers  le  Sud  est  allé, 
Et  la  matière  en  feu  vers  l'esprit  a  coulé. 

Le  mélange  se  fait  :  fusion  idéale, 
Alliage  splendide,  œuvre  que  rien  n'égale; 

Métal  complexe  et  simple,  et  sans  pareil  encor. 
Et  dont  le  monde  entier  aura  compose  l'or; 

Métal  plus  précieux  que  l'airain  de  Corintlie, 
Au  foyer  du  savoir  fonte  prudente  et  sainte  : 

O  le  pur  clectrum  où  l'esprit  et  le  corps 
Parviendront  à  s'unir  en  de  justes  accords. 

Quand  elle  apparaîtra,  la  fusion  bénie, 

Tous  les  cœurs  aimeront  cette  œuvre  d'harmonie!... 

Oui,  c'est  l'heure  :  voyez  s'émouvoir  à  la  fois 
Et  la  terre  et  le  ciel  qui  lui  donne  ses  lois; 

Voyez  dans  les  hauteurs  l'alliage  mystique 
Reluire  en  dévoilant  son  rapport  sympathique  I 


172  lafleurd'or 


Triangle  composite  et  d'argent  et  d'or  fin 

Et  d'un  autre  métal,  comme  eux  simple  et  divin  : 

O  troisième  métal,  que  nul  encor  ne  nomme, 
Pour  finir  son  travail,  c'est  toi  qui  cherches  l'homniL'. 

N'es-tu  pas  la  soudure  et  l'intime  lien, 
Le  nœud  intelligent  d'où  résulte  le  bien  ? 

Viens  donc,  flux  désiré,  sage  intermédiaire, 
Avec  l'or  et  l'argent  viens  finir  le  ternaire! 

Esprit,  nous  sommes  prêts,  nous  appelons  ton  jour. 
Esprit,  viens  féconder  la  Puissance  et  l'Amour  ! 


^ 


I 


LIV%E    CNiEUVIÈéME 

EN    BRETAGNE 


Les    Courants 

lA   Vêlage  Lenir 


Dur  un  tertre,  aux  confins  du  pays  de  Bretagne, 

S'était  assis  un  voyageur, 

Observant  là,  pauvre  songeur, 
Une  eau  qui  jaillissait  de  cette  humble  montagne. 

Car  au  sortir  du  sol  et  par  un  accident 

L'eau  vive  s'était  divisée; 

Puis,  selon  la  pente  opposée, 
Courait  moitié  vers  l'Est,  moitié  vers  l'Occident. 


1/4  L  A    !■■  L  E  U  K    D    O  R 


Tout  chez  le  voyageur  se  change  en  rêverie  : 

Celui-ci  dans  ce  double  cours 

Trouvant  l'image  de  ses  jours, 
Son  cœur  suivait  les  flots  qui  vont  vers  sa  patrie. 

Mais  sur  l'autre  penchant,  il  opposait  sa  main 
Aux  flux  de  cette  onde  égarée, 
Et  sur  la  pente  préférée 

Il  la  forçait  de  prendre  avec  lui  son  chemin. 

Ainsi  vers  son  pays,  seul  but  qui  le  réclame, 
Ainsi  vers  ses  chères  amours 
Allaient  et  sans  plus  de  détours 

Tous  les  courants  de  l'onde  et  tous  ceux  de  son  âme. 


LA    FLEUR    D    OR  I75 


A  la  Fontaine  féerique 

de  Baranton 


J  E  viens  comme  Merlin  m'asseoir  à  ton  perron  ; 
Source,  apaise  ma  soif  et  rafraîchis  mon  front. 

L'Esprit  intérieur  qui  me  dictait  ce  livre, 
Sage  modérateur,  me  défend  de  poursuivre. 

Dans  le  monde  idéal  j'ai  cueilli  tour  à  tour 
L'dpre  fruit  de  Science  et  le  doux  fruit  d'Amour; 

M'élevant  sans  orgueil  vers  le  Souverain  Maître, 
Sur  Lui,  l'être  complet,  j'ai  modelé  mon  être; 

Dans  sa  triple  unité  Lui  constamment  égal. 
L'homme  cherchant  toujours  l'accord  primordial  : 

Dans  l'art,  dans  la  nature,  en  moi,  vivante  Idée, 
Avec  quel  saint  respect  mes  yeux  t'ont  regardée! 

Mon  voyage  est  fini.  Vienne  à  présent  le  sort. 
Mon  cœur  est  aussi  bon,  mon  esprit  est  plus  fort. 


176  LA    FLEUK    d'oK 


J'ai  touclié  dans  hi  vie  à  cli.ique  point  cxtrcnic, 
L'Amour  m'a  dit  enfin  le  secret  de  moi-même. 

Désormais  tous  mes  vers  aux  peuplades  d'Arvor! 
Fontaine,  laisse-moi  boire  à  ton  bassin  d'or  ! 


I.A    1-LEUR    D    OR  I77 


Le  Catéchisme 


Vos  habits  sont  poudreux,  votre  front  est  noirci, 
Ancien  clerc  d'Arzannô,  d'où  venez-vous  ainsi  ? 

LE    VOYAGEUR. 

D'un  pays  lointain,  jeune  femme, 
Où  l'étude  attirait  mon  àme. 


Et  qu'apprcnd-on  si  loin?  —  Mais  la  cloche  a  sonne, 
Entrons  au  catéchisme  avec  mon  fils  aîné. 

LE    VOYAGEUR. 

A  douze  ans,  n.ature  soumise. 
J'avais  ma  place  en  cette  église! 


\ 


Chut!  on  dit  le  Credo,  symbole  fort  et  doux: 
Plus  que  tous  ces  enfants,  ami,  que  savcz-vous? 


23 


178  lafleurd'or 


Le  Jardin 

tvï    Tom   Fratcr,  d' Edimhour 


L-'EVANT  un  frais  jardin,  sur  Li  porte  cntr'ouvertc, 
Une  vieille  disait,  en  suivant  son  chemin  : 
«  Les  beaux  fruits  que  voilà  sous  la  tonnelle  verte  ! 
Que  je  voudrais  sentir  la  fleur  de  ce  jasmin  ! 

«  Je  connais  un  jardin,  hélas  !  un  jardin  sombre, 
Où,  quand  j'arriverai,  le  maître  m'ouvrira  1 
Pour  reposer  mes  os  j'aurai  ma  place  à  l'ombre. 
Peut-être  à  mes  côtés  un  riche  dormira.  » 

Or  un  sage  lisait,  assis  dans  sa  tonnelle  : 
«  Mère,  pourquoi  rester  dehors  à  la  chaleur  ? 
Entrez  dans  mon  jardin,  le  maître  vous  appelle, 
Vous  mangerez  un  fruit,  vous  prendrez  une  fleur.  » 

Chemin  de  Ker-Mclo. 


LA    Fi.  EUR    D    OR  179 


En  passant  à  Kempcr 

i^-l   won   ami  J.    'Bcliard 


L.  E  double  flot  coulait  sonore  et  clair 
Au  confluent  de  l'Odet  et  du  Ster; 

Comme  un  géant  hurlant  dans  les  vallées 
La  cathédrale  envoyait  ses  volées, 

Et  Corentin  et  le  roi  Gràlon-Maur 

Sur  les  deux  tours  semblaient  régner  encor; 

Tous  les  Esprits  et  les  Saints  d'Armorique 
M'apparaissaient  dans  la  cité  celtique... 

Jean  La  Fontaine  !  alors  je  t'arrachai 
Un  noir  feuillet  de  malice  entaché  '  : 

«  Aux  flots  bretons  va,  feuille  champenoise, 
Dis-je  en  riant,  tombe,  ô  feuille  sournoise  ! 

I .  Fable  du  Charretier  embourhè. 


i8o  LAI'LEURd'oR 


n  Tout  voy;igcur  sur  tes  bords  arrêté 
Doit  ce  tribut,  Kemper,  à  ta  beauté  : 

«  C'est  une  fable  et  qu'après  un  long  somme 
Pourra  rimer,  là-bas,  notre  bonhomme. 

'<  Il  sied  vraiment  de  se  moquer  d'autrui 
Aux  malheureux  nés  dans  Château-Thierry!  » 

Et  cependant  sous  nos  vieilles  murailles 
Gaiment  passaient  les  fdles  de  Cornouailles, 

Et  laboureurs  avec  leurs  longs  cheveux, 
Portant  la  braie  ainsi  que  leurs  aïeux; 

Tout  verdissait  sur  la  haute  montagne; 
Tout  se  mêlait,  la  ville  et  la  campagne  : 

Le  double  flot  coulait  sonore  et  clair 
Au  confluent  de  l'Odet  et  du  Ster. 


LA    FLEUR.    d'oK  i8i 


I 


Le  Chant  de  la  Coupe 


!->' ANS  ma  chaumière,  un  soir,  prés  d'un  grand  feu  de  lande 
Je  rêvais  ;  des  amis  faisaient  cercle  ;  et  voilà 
Que,  soulevant  ma  tasse,  un  des  chefs  de  la  bande 
Ainsi,  pour  dissiper  mes  rêves,  me  parla  : 

«  Aime  ton  humble  coupe.  Elle  est  de  buis,  qu'importe  ! 
Le  buis  solide  et  dur  te  sied,  chanteur  breton  ; 
Et  sur  le  pied  d'étain  qui  l'orne  et  la  supporte, 
Dans  un  double  idiome  on  peut  lire  ton  nom. 

«  Vois,  nul  encor  n'a  bu  dans  la  coupe  celtique. 
Toi-même  la  creusas  de  tes  pieuses  mains. 
Evoquant,  évoquant  les  Esprits  d'Armorique 
Depuis  prés  de  mille  ans  couchés  sous  les  dol-mens. 

«  Tous  se  sont  éveillés!  Mélodieuse  troupe, 

Ils  sont  venus  à  toi  comme  des  échansons; 

Et  voici  qu'enivrés  aux  vapeurs  de  ta  coupe, 

Sur  les  bords  de  Cornouaille  ils  versent  tes  chansons. 


l82  LA    FLEUR     d'or 


«  Ils  nous  versent  l'amour  des  coutumes  rustiques, 
Le  bonheur  d'aller  fiers  sous  d'immenses  cheveux, 
D'avoir  un  parler  pur  entre  les  plus  antiques 
Qu'il  faut  transmettre  pur  à  nos  derniers  neveux. 

«  Oui,  tes  chants  ont  dit  vrai  :  Les  bruyères  sont  belles, 
Nos  yeux  s'ouvrent  plus  grands  aux  aspects  du  pays, 
Plus  fervents  nous  prions  sur  le  sol  des  chapelles, 
Nous  allons  plus  joyeux  sous  l'ombre  des  taillis. 

«  O  poète  rustique  I  ô  poète  sincère  ! 
Sois  heureux  de  ta  coupe  et  redis  en  tout  lieu 
Ce  vers  qui  soutiendra  souvent  notre  misère  : 
«  Aimons  notre  pays  et  surtout  aimons  Dieu!...  » 

«  Et  puis,  il  l'en  souvient,  si,  bravant  ton  étoile. 
Tu  l'emplissais  de  vin  rafraîchi  dans  l'Ellé, 
Une  vierge  était  là  plus  blanche  que  son  voile, 
Et  cette  belle  enfant  te  disait  consolé. 

«  Aime  ton  humble  coupe,  et  de  vin  ou  de  cidre 
Emplis-la  jusqu'aux  bords  pour  noyer  tes  douleurs; 
Si  les  flots  fermentes  laissent  surnager  l'hydre, 
Alors,  les  yeux  au  ciel,  bois  ton  fiel  et  tes  pleurs.  » 

Et  moi  je  répondis  :  «  Tes  discours,  ô  Jérôme, 
Sont  un  miel  savoureux  qui  pénètre  le  coeur; 
En  creusant  tes  sillons  si  tu  chantes,  jeune  homme, 
Tes  grands  bœufs  fatigues  reprennent  leur  vigueur!  » 


J 


LA     1  LI.  UR     d"  OK  185 


Lo'-Thca 


L>'ans  les  vallons,  sur  les  montagnes, 
J'irai,  suivant  partout  les  rives  du  Létà, 
Et  les  tristesses,  mes  compagnes. 
S'adouciront  dans  ces  campagnes  : 
Salut  à  ton  clocher  1  Salut,  cher  Lo'-Thca  ! 

Pourquoi,  de  soupirs  oppressée, 
T'attrister,  ô  mon  âme,  et  me  troubler  toujours! 
Dans  l'avenir  mets  ta  pensée. 
Ta  vie  à  peine  commencée 
Te  promet  cncor  de  beaux  jours. 

Faut- il  de  regrets  et  de  blâme, 
nnncmi  de  soi-même,  exciter  sa  douleur? 
Non,  l'espoir  serein  nous  réclame, 
11  verse  sa  rosée  à  l'àme 
Comme  le  matin  à  la  fleur. 

Le  bien  et  le  mal,  noir  mélange, 
Nous  viennent  tour  ;i  tour  de  l'enfer  et  du  ciel. 


184  lafleurd'or 


J'ai  bu  l'absinthe  avec  sa  fange, 
Au  calice  doré  de  l'ange 
Souvent  j'ai  savouré  le  miel. 

Doux  Lo'-Théa,  fraîche  vallée, 
Paroisse  où  mon  enfance  errait  toute  à  l'espoir, 
Où,  par  ses  ennuis  rappelée, 
Ma  jeunesse  errante  et  troublée 
Chaque  automne  vient  se  rasseoir, 

Pardonnez,  ô  belle  nature. 
Tous  CCS  combats  mauvais  du  cœur  et  de  l'esprit; 
Bien  que  soulTrant  de  ma  blessure, 
Plus  calme  enfin  je  me  rassure 
Sous  la  main  qui  frappe  et  guérit. 

Celui  qui  vous  fit  tant  de  charmes, 
A-t-il,  maître  jaloux,  défendu  d'être  heureux? 
Chemin  d'épreuves  et  d'alarmes. 
Faut-il  vous  arroser  de  larmes 
Avant  d'arriver  dans  les  cieux? 

J'en  crois  votre  aspect  qui  console. 
Hêtres,  pins  murmurants,  fleurs  d'or,  et  vous,  ruisseaux, 
Votre  beauté  n'est  point  frivole; 
L'ennui  qui  prés  de  vous  s'isole 
S'endort  mieux  au  bruit  de  vos  eaux. 

Puisse,  légère  aussi,  la  peine 
Comme  l'eau  de  ce  pré  sur  moi- glisser  et  fuir! 
Détaché  d'ambition  vaine. 
Sans  fiel,  sans  détours  et  sans  haine, 
Q.u'ai-je  à  craindre  de  l'avenir? 


» 


LA     FLEUR    d'or  185 


Oui,  des  ennuis  où  lu  te  plonges, 
Cœur  longtemps  éprouvé,  dégage  enfin  tes  jours  ; 
Reviens  à  tes  premiers  mensonges; 
Ton  âge  encore  a  de  beaux  songes, 
Ton  âge  de  belles  amours. 

A  l'espérance  jeune  et  blonde. 
Crédule,  livre-toi,  comme  dans  ton  matin... 
Voyageur  entraîné  par  l'onde. 
Que  jamais  mon  regard  ne  sonde 
Les  flots  qui  portent  mon  destin. 

Vivons  de  la  vie  idéale, 
Vivons  de  la  nature  et  du  charme  des  vers, 
Heureux  du  chant  de  la  cigale, 
Du  parfum  que  la  lande  exhale 
Ou  qui  descend  des  taillis  verts. 

Respire  donc,  .îme  oppressée. 
Et  fais  part  aux  bons  cœurs  de  tes  apaisements  : 
Durant  notre  époque  .ibaissée. 
Quand  tout  déprime  la  pensée. 
Toi,  relève  les  sentiments. 

ENVOI    A     M  .     F  E  R  D  1  N  A  S'  I)     DENIS 

Vous  avez  trouvé  dans  l'étude 
Le  calme  intérieur  que  me  versent  les  bois  : 

Tout  à  notre  chère  habitude. 
Oh!  laissons  en  accord  nos  penscrs  et  nos  voix. 

Doux  amis  de  la  solitude  ! 


24 


i86  lafleurd'or 


Les  trois  Poètes 


v_y  penseurs  inspirés  que  l'on  nomme  poètes,  | 

Chercheurs  Je  tous  les  temps,  que  de  routes  secrètes       •  ' 

Pour  venir  à  la  vérité  ! 
Nature,  Esprit,  Raison,  que  n'avez-vous  tenté, 

O  belles  àmcs  inquiètes? 


I 

Absorbe  dans  le  Tout  il  l'appelait  son  dieu. 

Force  invisible,  éther  ou  feu, 
Ce  qui  donne  son  âme  à  la  nature  entière 
L'animait;  sur  les  monts,  à  l'ombre  des  grands  bois. 
Les  choses  l'attiraient  par  leurs  intimes  lois; 
Il  parlait  au  torrent,  il  comprenait  la  pierre, 
Ht  son  art  composait  de  ces  milliers  de  voix 
Un  hymne  où  se  mêlaient  l'esprit  et  la  matière. 

Masse  sans  cercle  et  sans  milieu, 
Le  grand  Tout  l'absorbait,  lui  l'appelait  son  dieu. 


LA    FLEUR    d'or  187 


II 


Les  yeux  levés  au  ciel  où  sont  les  belles  choses, 

Le  poète  attendait  qu'enfin  son  astre  eût  lui, 

Lorsque  les  trois  Vertus  descendirent  vers  lui; 

Et  leurs  longs  vêtements  étaient  blancs,  verts  et  roses. 

Elles  avaient  les  bras  l'un  à  l'autre  enlacés, 

Mais  leur  front  était  chaste  et  leurs  regards  baissés; 

D'en  haut  elles  disaient  :  «Je  crois  !  —  J'espère  !  —  J'aime  !  » 

Le  poète  écouta  les  trois  mots  à  genoux  : 

De  là  viennent  ses  chants  et  mj'stiques  et  doux  : 

Dans  ce  monde  terrestre  il  chante  un  divin  thème. 


III 

Il  l'a  voulu,  le  barde,  et,  par  un  libre  effort, 

Son  cœur  et  son  esprit,  ses  sens,  tout  est  d'accord. 

Extase  libre,  extase  pure  ! 
Dans  la  triple  unité  du  poète  penseur. 
Tout  ce  qui  lui  répond  :  Dieu,  l'homme  et  la  nature. 
Harmonieusement  retentit  et  murmure; 
Chaque  voix  est  distincte  et  se  fond  dans  un  chœur. 

O  barde  sage  !  extase  pure  ! 
Replié  sur  lui-même,  il  écoute  enchanté 
Les  modulations  de  cette  trinité.  — 

O  belles  âmes  inquiètes, 
Nature,  Esprit,  Raison,  que  n'avcz-vous  tenté? 

Pour  venir  à  la  vérité, 
Chercheurs  de  tous  les  temps,  que  de  routes  secrètes, 
O  penseurs  inspirés  que  l'on  nomme  poètes  ! 


LA     I-  L  £  U  K     D    0  K 


La  Chanson  de  l'Ermite 


Hn  ConiouaillL-s. 


La  cliaumicre  où  seul  j'iiabitc 

Est  petite, 
Mais  elle  est  près  d'un  éiaiig 
Et  d'un  bois  jeune  et  flottant 

du!  l'abrite.  * 

Dés  le  matin  sous  mon  chaume 

Tout  embaume. 
Mes  deux  volets  sont  ouverts  : 
Du  chanvre  et  des  genêts  verts 

Quel  arôme  ! 

Lorsque  la  chaleur  arrive, 

Qiiand  le  givje 
Se  cache  au  fond  du  blé  noir, 
Je  puise  à  mon  réservoir. 

Une  eau  vive. 


LA    ILEUR    d'or  189 


Enfin  la  fraîcheur  retombe, 

La  colombe 
Roucoule  sur  ma  maison; 
Moi,  j'entonne  une  oraison  : 

Le  jour  tombe. 

Ainsi  je  vis  en  ermite. 

Dans  mon  gite, 
D'eau,  de  parfum,  de  chanson  ; 
Et  la  nuit  je  dis  ton  nom, 

Marguerite  ! 

Marguerite,  ô  pèlerine 

Blanche  et  fine. 
En  regagnant  ton  manoir. 
Dans  mon  clos  viens  dune  t'asscoir 

En  voisine. 


I  90  L  A     F  L  E  U  R    U  '  O  ]« 


Le  Lézard 


^ 


v>  AMi'AGXARD  ,  je  mc  mêle  à  tous  vos  jeux  rustiques, 
Amusé  des  cliansons,  m'exaltant  aux  cantiques; 
Voici  comme  jasait,  hier,  un  joyeux  gars. 
Et  le  feu  de  son  cœur  brillait  dans  ses  regards  : 


«  Avec  une  jeune  veuve, 
Tendre  encor,  j'en  ai  la  preuve, 
Savante  à  parler  français  : 
En  causant  de  mille  choses, 
Par  la  bruyère  aux  fleurs  roses, 
Tout  en  causant  je  passais. 

«  C'était  en  juin,  la  chaleur  était  grande. 
Sur  le  sentier  qui  partage  la  lande. 
Au  beau  soleil  se  chaufîait  un  lézard  ; 
Et  dans  ses  tours,  ses  détours,  le  folâtre 
Faisait  briller  son  dos  lisse  et  verdàtre 
Et  secouait  la  fourche  de  son  dard. 


I 


LA     FLUUK    D    OR  19I 


«  Mais,  hélas  !  à  notre  approche. 
Le  petit  fou  vers  sa  roche 
Fuit,  et  pour  le  rappeler, 
Pour  rappeler  ce  farouche. 
Sur  un  air  des  bois  ma  bouche 
Longtemps  s'épuise  à  siffler. 

«  O  mes  amis,  ne  plaignez  pas  ma  peine  ! 
Car  sur  mon  bras,  comme  une  molle  chaîne, 
S'était  posé  son  bras  flexible  et  rond  ; 
Et  par  instants  une  mèche  égarée. 
De  ses  cheveux  une  mèche  cendrée 
Avec  douceur  venait  toucher  mon  front. 

«  Certe,  à  lézard  et  vipère 
Tout  sifHeur  vendrait,  j'espère, 
A  ce  prix-là  ses  chansons. 
Sans  trouver  l'heure  trop  lente, 
Ni  la  chaleur  trop  brûlante, 
Ni  trop  maigres  les  buissons. 

«  Donc,  croyez-moi,  dans  cette  heureuse  pose, 
Sous  le  soleil  et  jusqu'à  la  nuit  close 
J'aurais  sifflé  fort  gaiment;  mais  voilà, 
Mes  bons  amis,  voilà  que  le  vicaire, 
Vêtu  de  noir  et  disant  son  rosaire, 
Pour  mon  malheur  vient  à  passer  par  là  : 

«  Cœurs  damnés!  musique  infime! 
«  Holà!  holà!  jeune  femme, 
«  Si  vous  craignez  par  hasard 


192  LAILEURDOR 


"  Le  purgatoire  où  l'on  grille, 

«  Quittez  ce  siffleur  de  fille, 

'c  Ce  beau  siffleur  de  lézard  !  »  — 


Tel  fut  son  gai  récit  qu'en  mes  rimes  j'expose. 
Mais  le  feu  s'est  perdu  dans  la  métamorphose. 
Vous,  une  histoire  aussi  sous  vos  grands  arbres  verts, 
Cher  poète  :  elle  aura  du  charme  dans  vos  vers. 


LA    rLHUK    D    OK  195 


Notes 


DKS    GREVES    DE     PLŒ-MEUR,     A     BERLIOZ 


i^'ocLAN  bruissait  iiiimeiise  sur  lus  grèves, 
Joyeuse,  une  mésange  en  effleurait  le  bord  : 
O  Maître,  ta  musique  éclata  dans  mes  rêves. 
Du  grand  et  du  léger  doux  et  sublime  accord  ! 


II 


» 


P  o  U  1<     LA     TOMBE     U    UN     P  L  K  L 

C'était  un  diamant.  La  perle  la  plus  rare 
Se  dissout  dans  l'acide  et  finit  lentement. 
L'acier  lance  en  éclats  le  marbre  de  Carrare, 
Rien  n'entamait  son  cœur.  C'était  un  diamant. 

Au  Cinicl. 
III.  25 


194 


LA    FLEUR    D    O  K 


III 


POUR    U  X     AMI 


Dans  tous  les  noirs  sentiers,  les  détours  de  la  vie, 
Gardez  ce  front  ouvert  où  brille  votre  cœur  : 
Heureuse  l'âme  franche  à  qui  l'amc  se  fie! 
Celui  qui  marche  droit  de  tout  piège  est  vainqueur. 


LA     FLCUR     1)    OR  I95 


Le  Combat  de  Saint  Patrick 

Apôtre  d'IrlaiKHe  ou  d'Eir-Inii,  ne  en  Armorique 
au  I  v<=  siècle 


Jois  Jonc  ficre,  Armorique,  il  est  fils  de  ta  lande, 
Le  grand  saint  appelé  l'Apôtre  de  l'Irlande; 
Dans  tes  bois  il  reçut  le  sceptre  pastoral 
Q.ui  défendait  Eir-Inn  sous  le  sceptre  roj-al  !  — 

Mais  l'esclave  s'est  rebellée  ; 
Patrick,  le  doux  évêque,  est  nommé  chef  des  clans  ! 
Voix  du  cœur,  air  bardiquc,  allez,  nobles  élans, 

Retentissez  dans  la  niclée  ! 


I 


L'Arvor  frémit  à  ton  rappel, 
Patrick,  son  fils,  descend  du  ciel 
Eir-Inn  ! 

II 

Lui,  par  qui  Dieu  te  fut  porté, 
Te  portera  la  Liberté, 
Lir-Inii  1 


196  lafleurd'or 


III 

Il  est  temps,  sors  du  gouffre  amer 
O  perle  bl.inclie  de  la  nier, 
Eir-Inn  ! 

IV 

Va!  le  Léopard  du  Saxon 
lin  vain  mordrait  ton  ccusson, 
Eir-Inn  1 


V 


Patrick,  pour  l'enchaîner  cncor, 
Patrick  a  son  étole  d'or, 
Eir-Inn  1 

VI 

Sous  le  bâton  cpiscopal 
Mourra  le  sanglant  animal, 
Eir-Inn  ! 

VII 

Le  Léopard  et  ses  petits. 
Traîtres  à  Dieu,  sont  des  maudits, 
Eir-Inn 


LAFLEURDOR  iq~ 


VIII 


Mais  toi,  qui  combats  pour  la  foi, 
Les  Saints  combattront  avec  toi, 
Eir-Inii  ! 

IX 

Il  est  temps,  sors  du  gouffre  amer, 
O  perle  blanche  de  la  mer, 
Eir-Inn  !... 

Vœux  impuissants!  force  du  crime! 
Le  Saxon  est  vainqueur  du  courage  et  de  l'art; 
L'oeil  farouche,  la  gueule  en  sang,  le  Léopard 

Sous  SCS  grilles  tient  la  victime. 
Vivez  pourtant,  vivez,  mes  imprécations! 
Vents  de  colère,  entrez  au  cœur  des  nations  ! 
Gloire  aux  vaincus  !  Et  toi,  protège  encor  tes  ouailles, 
Patrick,  o  saint  pasteur,  ô  fils  de  la  Cornouailles  ! 

iS,3-iS,4. 


IçS 


I.  A     I"  L  H  U  K     D    O  R 


L'Idéal 


,A  mon  frère  Edmond,  en  Amérique 


1   ous  le  voyaient  eu  rêve  aux  terres  atlantiques, 
Et,  malgré  les  boas  et  les  serpents  ailés, 
Chercheurs  d'El-Dorado,  les  voilà  tous  allés 

Au  pays  lointain  des  Caciques. 
Là,  sur  un  lit  d'onyx  et  de  saphirs,  il  dort, 
Le  vieillard  idéal  couvert  de  poudre  d'or! 

Au  pays  lointain  des  Caciques 
Heureux,  nouveaux  Jasons,  ceux-là  qui  sont  allés! 
Q.u'importent  les  boas  et  les  serpents  ailés, 
Si  l'on  suit  son  beau  rêve  aux  terres  atlantiques  !  — 

Fantôme  du  bonheur,  son  ombre,  son  reflet, 

Q.ue  vous  attirez  l'âme  humaine  ! 
Ah!  s'il  est  un  bonheur  pur,  durable,  complet, 
An<j;es,  emportez-nous  vers  son  riche  domaine! 


Dieu  sur  tout  l'univers  refléta  sa  beauté. 
Notre  âme  par  instinct  cherche  la  belle  image, 
Et,  croyant  la  saisir,  frémit  de  volupté  ; 
O  mers,  cieux  étoiles,  vallons  pleins  de  ramage. 


LA     1  LEUR     U    OK  I99 


Où  riioninic  bien  souvent  poursuit  son  iJc.iI, 
Jusqu'au  divin  auteur  transmettez  cet  hommage  ! 
Heureux  les  cœurs  saisis  d'un  amour  virginal, 
L'un  dans  l'autre  absorbés  comme  en  leur  bien  suprême 
«  Enfin,  murmurent-ils,  j'ai  l'être  sans  égal  1  » 
C'est  que  l'objet  aimé  nous  semble  Dieu  lui-même.  — 

Fantôme  de  l'amour,  son  ombre,  son  reflet, 
due  vous  entraînez  l'àme  humaine! 
Anges,  emportez-nous  vers  le  brûlant  domaine 
Où  rayonne  l'amour  pur,  durable,  complet  1 

Des  âmes  ont  trouve  des  ailes 
Pour  voler  avant  l'heure  aux  choses  éternelles. 
Elles  ont  vu,  —  l'Amour,  dissipant  tout  brouillard, 
Fervent,  leur  déroulait  ses  plaines  infinies,  — 
Enfin  elles  ont  vu  le  mystique  vieillard  ! 
O  saint  El-Dorado,  roi  des  sphères  bénies, 
Après  ta  grande  voix  que  sont  nos  harmonies? 
Nos  rubis  sont  les  feux  de  ton  ardent  regard. 
Pour  voler  avant  l'heure  aux  choses  éternelles. 

Des  âmes  ont  trouvé  des  ailes. 


LA    l-  L  E  U  U    D    O  K 


Les  trois   Douleurs 


L-'ANS  son  jardin  il  prit  trois  fleurs, 
Puis,  en  versant  trois  fois  des  pleurs. 
Il  me  parla  des  trois  douleurs. 

((  Ah  !  criai-je,  il  l\iut  que  tu  m'aides  ! 
Prêtre,  apprends-moi  les  trois  remèdes 
Aux  durs  penscrs  dont  tu  m'obsèdes. 

—  Non,  dit-il,  apprends  à  soufl^rir; 
Car  la  fleur  du  corps  doit  mourir, 
La  lleur  de  l'esprit  se  flétrir. 

«  Mais  oublions  ce  qui  se  fane, 
Si  le  cœur  n'a  rien  de  profane. 
Et  garde  sa  fleur  diaphane!  » 

i;  août  1S41. 


HISTOIRES  POETIQUES 


26 


I 


PRÉFACE 


Ul  ne  l'a  épioiivc?  l'idéal  est  pour 
.  ,.  u;r.^i  |-  Vdiiic  ce  que  l'air  est  pour  le  corps, 
tA\)«5^/c)  une  aspiration  nécessaire  :  soit  dans 
.^^^[ViiJ  la  vie  d'un  peuple,  soit  dans  celle 
d'un  individu,  nulle  formule  scientifique  ne  saurait 
le  remplacer. 

Or,  si,  après  l'inspiration  religieuse,  la  poésie, 
fille  du  sentiment,  est  l'expression  la  plus  soudaine 
de  l'idéal,  quelle  plus  excellente  lecture  que  celle  de 
la  poésie,  et  quelle  lecture  mêlée  de  plus  de  charme, 
puisque,  si  voisine  de  l'idée,  elle  sait  la  formuler 
avec  harmonie? 

Ces  prémisses  ne  pouvaient  être  nntées,  il  nous 


204  PRÉFACE 

seiiihJe,  en  tête  d'un  livre  dont  le  titre  indique  asse^ 
l'objet  et  qui  se  termine  par  une  théorie  de  l'art. 
Tout  positif  que  soit  l'esprit  de  notre  époque,  il  n'a 
pu  empêcher  cet  ouvrage,  comme  ceux  qui  l'ont  pré- 
cédé, de  suivre  son  développement  et  d'arriver  à 
sa  fin. 

C'est  que  pjur  certaines  âmes  la  poésie  est  nue 
nécessité,  la  pratique  même  du  devoir.  Travail  reli- 
gieux, bien  fait  surtout  pour  attirer  quiconque  est 
né  sur  une  terre  dont  l'antiquité,  le  langage,  les 
coutumes  éveillent  avec  bonheur  le  cœur  et  l'imagi- 
nation. Ainsi  m'apparut  mon  pays  natal,  et,  alen- 
tour, la  nature  était  vierge. 

De  ce  pays,  fai  donc  tracé  d'abord  une  iiiuige 
légère  dans  l'idylle  de  Marie,  puis  un  tableau  étendu 
dans  l'épopée  rustique  des  Bretons,  laquelle  trouve 
son  complément  dans  ces  Histoires  poc^tiques,  et 
le  recueil  de  Primel  et  Noia'.  Tout  a  son  lien, 
dans  le  livre  lyrique  de  La  Fleur  d'Or.  Enfin, 
issu  de  la  race  celtique,  je  ne  devais  pas  négliger  sa 
langue  :  plus  d'un  chant  de  La  Harpe  d'Armo- 


I.  Nous  avons  dcjà  dit  que  le  reciiuil  Je  Priiiicl  et  Nolci, 
publié  en  1852,  ne  doit  plus,  d'après  ks  dernières  intentions 
de  Brizeux,  former  une  œuvre  à  part.  Toutes  les  pièces  qui 
le  composaient  ont  pris  place  dans  les  Histoires  jmliqucs.  (Mole 
des  ïùlilcvrs.) 


PRÉFACE  205 

rique  (Telen  Arvor),  destine  à  raviver  la  pensée  et 
la  poésie  nationales,  s'est  répandu  dans  nos  cam- 
pagnes. 

Tel  est  le  dessein  que  j'ai  voulu  exécuter.  Les 
œuvres  précédentes  sont  toutes  générales  par  le  fond, 
toutes  par  la  forme  sont  bretonnes  et  rustiques.  Ce 
genre  (du  moins  dans  sa  franchise  et  sa  simplicité 
vivante)  n'avait  guère  pu  attirer  nos  poètes,  tant 
les  mœurs,  dans  la  plupart  des  provinces,  excitent 
peu  l'imagination,  tant  les  dialectes  y  sont  le  plus 
souvent  grossiers  et  rebelles  au  langage  des  vers  : 
d'un  lourd  réalisme  il  fallait  passer  aux  bergeries 
fades,  de  Phylis  à  Toinon,  comme  a  dit  le  maître. 
Tout  autre  est  FArniorique  :  ses  patres,  ses  labou- 
reurs parlent  excellemment  leur  antique  idiome  ou 
la  langue  apprise  dans  les  écoles.  En  leur  faisant 
parler  bien  le  français,  on  reste  dans  la  vérité.  Fils 
d'un  peuple  où  mœurs  et  costumes  ont  conservé  l'élé- 
gance originelle  des  races  primitives,  l'auteur  avait 
donc  l'espoir  de  trouver  dans  celte  partie  écartée  de 
la  France  un  genre  de  poésie  presque  inconnu  à 
yiotre  ancienne  littérature  ;  d'autres  sauront  le  cul- 
tiver et  l'enrichir. 

Aux  amis,  qui  depuis  longtemps  m'excitaient  à 
quelques  explications,  de  compléter  ce  bref  exposé. 
Il  était  nécessaire  au  moment  où  je  dois  clore  une 


2o6  PKLFACE 

sc'ric  de  travaux  si  chers  à  mes  iiisliucls  et  à  mes 
sentiments. 

Ce  n'est  donc  pas  sans  larmes  qu'écrivant  ce  ré- 
sumé sur  les  bords  de  l'l:{ô},  je  regarde  h  doux 
fleuve  et  que,  non  loin  d'ici,  j'invoque  l'Aven,  l'Ellé, 
le  Létd,  et  les  îles,  les  landes,  les  villages,  tons  les 
lieux  que  j'ai  si  souvent  chantés. 

Doux  pays,  en  effet,  qui  dans  sa  vérité  m'offrait 
une  synthèse  naturelle  et  religieuse  si  opposée  aux 
turbulences  de  notre  temps.  De  Ici  toute  ma  poésie  : 
elle  n'a  eu  d'autre  but  que  d'adoucir,  de  fortifier, 
de  consoler. 

Quant  à  la  formule  générale  de  la  poésie  même, 
celle-là  du  Jiioins  sur  laquelle,  dès  le  premier  jour, 
je  m'appuyais,  on  la  trouvera,  comme  conclusion, 
dans  la  Poétique  nouvcllu. 

30  novembre  1854. 


HISTOIRES  POÉTIQUES 


LIV\E    TT{EéMlE\ 


'rologue-Epiloguc 


v^  DIVINE  Unité,  fille  de  l ' II a k m o n i u , 
A  toi  ce  premier  chant  de  mon  livre  nouveau. 
Reparais  au  dernier,  telle  qu'un  bon  Génie; 
Sois  partout  le  lien  mystérieux  et  beau. 

Comme  le  doux  l2vèn,  le  saint  missionnaire, 
En  apôtre  de  l'art  j'attire  par  mes  chants  : 
Les  Indiens  suivaient  le  prêtre  au  sanctuaire, 
Parfois  j'amène  au  bien  les  cœurs  froids  ou  méchants. 


2o8  HISTOIRES    POl-TICiUES 


O  pocsiij  !  un  jour  d'heureuse  traversée, 

Le  farouche  équipage  à  ma  voix  te  comprit, 

Sa  rudesse  par  toi  se  sentit  terrassée  : 

Le  naviri;  se  m»  lait  conduit  par  un  esprit. 


HISTOIRES  poÉTiQur. s  209 


Le  Missionnaire 


Il  n'est  ni  ange  ni  homme 

dui  ne  pleure  lorsque  chante  la  harpe. 

Né  deuz  nag  éal  na  dén 
Na  woel  pa  gan  ann  délen. 

Ancien   earde. 


I 

EN     BRETAGNE 


Filles  de  l'île  d'Arz,  filles  aux  coirtes  blanches, 
Q.ui  venez  prés  des  flots,  les  beaux  soirs  des  dimanches, 
Cliastenient  vous  nourrir  de  pieuses  douleurs. 
Faisant  (vous  l'avez  dit)  une  Partie-de-pleurs, 
Des  voyageurs  niartj'rs  les  sublimes  annales 
Epanchent  en  amour  vos  dmes  virginales; 
J'ajoute  un  doux  récit  aux  Actes  de  la  Foi  : 
Devant  les  flots  déserts,  vierges,  écoutez-moi. 

Paies  et  revêtus  de  leurs  noires  soutanes, 

Ils  viennent  d'arriver  dans  le  vieux  port  de  Vannes  ; 

m.  27 


IllSTOIUES    POETIQUES 


Le  brick  où  monteront  ces  messagers  de  Dieu 
Appareille.  —  O  famille,  amis,  pays,  adieu!  — 
(lu'importe!  Ils  sont  là  tous,  silencieux  et  calmes, 
Des  martyrs  pour  la  foi  rêvant  au  loin  les  palmes  : 
Les  fotigues,  la  faim,  les  supplices  hideux 
Et  la  mort  ne  feront  reculer  aucun  d'eux. 
Le  Livre  universel,  de  n.ïivcs  images. 
Quelques  outils  de  fer,  app.ît  pour  les  sauvages. 
Ou  des  jouets  d'enfants  :  voilà,  dans  leurs  combats, 
Quelles  armes  suivront  ces  paisibles  soldats. 
Le  plus  jeune  des  douze,  Ëvèn,  portait  encore. 
Pendant  à  sa  ceinture,  un  violon  sonore. 

Bien  a\ant  la  piéliije  lI  l'âge  régulier. 

C'était  le  plus  aimé  de  ses  jeux  d'écolier. 

Après  les  longs  travaux,  chaque  soir,  dés  novembre, 

La  musique  amenait  la  gaité  dans  la  chambre; 

Et  l'on  dansait,  légers,  pour  épargner  le  bois. 

Ces  passe-pieds  bretons  si  vantés  autrefois; 

Puis,  avril  fleurissant,  quand  la  joyeuse  bande 

Volait,  comme  un  essaim,  par  les  prés,  par  la  lande, 

Barde  mélancolique,  armé  de  son  archet. 

Le  solitaire  Évèn  sur  la  grève  marchait; 

Et,  ses  doigts  s'animant  sur  les  cordes  vibrantes. 

Leurs  sons  clairs  se  mèhiient  aux  vagues  murmurantes. 

Mais  les  jeux  sont  bien  loin  :  aux  grands  devoirs  soumis, 

Ils  partent,  embrassant  leurs  parents,  leurs  amis. 

Li:s     l'ÈKES    ET    LL-S    M  È  K  E  S  . 

Pour  la  dernière  fois,  Jiélas  !  je  vous  embrasse! 
Dans  les  pays  lointains,  songez  à  nous,  de  grâce! 


HISTOIRES    1'  O  L  r  I  Q  U  E  S 


Quand  vous  serez  au  ciel,  mon  fils,  priez  pour  nous, 
Vos  parents  désolés,  qui  vieillirons  sans  vous  ! 

LES     1"  R  É  K  E  s     ET    I.  E  S     AMIS. 

Q.ue  vous  êtes  heureux  1  que  nous  sommes  à  plaindre  ! 
Vous,  pour  votre  salut  vous  n'avez  rien  à  craindre; 
Nous  restons  sur  la  terre,  et  vous  allez  au  ciel. 
Du  ciel  versez  sur  nous  une  goutte  de  miel. 

LES     MISSIONNAIRES. 

Qiiel  cœur  peut  oublier  ses  amis,  sa  famille? 
QjLiand  tout  amour  s'éteint,  leur  penser  dure  et  brille  : 
Si  la  mort  nous  appelle,  oui,  nous  en  faisons  vœu, 
Notre  sant?  descendra  sur  vous  des  mains  de  Dieu.  - 


«  Adieu  donc,  cliers  martyrs!  »  Et  les  pères,  les  mères, 
Inondaient  les  partants  de  leurs  larmes  améres; 
Mais  le  calme  rentra  dans  ce  monde  affligé; 
L'évêque  s'avan;;ait,  suivi  de  sou  clergé. 

L  '  É  V  h  (i  u  E  . 

Enfants,  soldats  du  Christ,  héros  dignes  d'envie. 
Quel  chemin  glorieux  vous  prenez  dans  la  viel... 
Approchez,  6  pasteurs!  de  ces  saints  envoyés. 
Et  faites  comme  moi,  qui  leur  baise  les  pieds.  — 

Et  devant  les  pasteurs,  les  clercs  et  les  vieux  maîtres, 
Le  pontife  baisa  les  pieds  des  jeunes  prêtres; 


)1 1  s  T  O  I  U  E  s    POETIQUES 


Puis,  les  yeux  vers  le  ciel,  où  montaient  leurs  penscrs, 
Tous  fraternellement  se  tinrent  embrassés... 

Moi,  poète,  je  sens  défaillir  ma  parole! 
Qiic  la  voile  se  gonfle  et  que  le  vaisseau  vole  ! 
A  ce  sublime  adieu  mon  cœur  s'est  enivré  : 
Aux  plus  lointaines  mers,  vaisseau,  je  te  suivrai! 


I  I 


EN     A  M  li  R  I  au  E 


Profonde  est  la  savane,  immense,  impénétrable  : 

Des  cimes  du  palmier  aux  branches  de  l'érable 

La  liane  déploie  en  tous  sens  ses  réseaux; 

Troncs  énormes,  cactus,  broussailles  et  roseaux. 

Tout  se  croise,  s'unit;  sur  des  mares  infectes 

Tournoie  en  bourdonnant  un  million  d'insectes, 

Ces  vampires  ailés;  là,  sur  des  flots  dormants. 

Surgissent  au  soleil  les  hideux  caïmans, 

Et  vingt  monstres  sans  nom,  monstres  squameux  et  glauque 

Leurs  fétides  gosiers  éclatent  en  sons  rauques; 

Un  jaguar  passe  et  crie;  au  blanc  magnolia 

Silencieux  s'enroule  un  immense  boa. 

Oh  !  la  nature  ici  commande  en  souveraine. 

Et  l'homme  avec  bonheur  la   reconnaît  pour  reine, 

L'homme  enfant,  chasseur  nu,  ses  flèches  à  la  main, 


HISTOIRES    PO  ];  TIQUES  SIJ 


Souple  comme  un  serpent,  agile  comme  un  daim, 
Qui  dans  sa  liberté  sans  frein  se  développe, 
Et  s'indigne,  et  frémit,  lorsqu'un  sage  d'Europe, 
Faible  et  dont  chaque  trait  accuse  un  mal  souffert, 
Veut  l'enlever,  lui  fort,  aux  charmes  du  désert  1... 

Pour  élever  cette  âme  et  la  faire  des  nôtres, 
D'Europe  cependant  sont  venus  les  apôtres. 
O  climat  dévorant!  ils  ne  sont  plus  que  deux. 
Le  plus  jeune  survit  pour  soigner  le  plus  vieux  : 
C'est  Évén,  le  chanteur,  le  doux  missionnaire. 
Et  des  prêtres  martyrs  le  clicf  octogénaire. 

Sur  les  bords  d'un  grand  fleuve,  au  milieu  des  forêts. 

Les  voilà  seuls,  perdus,  et  pour  derniers  regrets. 

Ceux  qui  venaient  vers  eux  quand  leurs  mains  étaient  pleines 

Les  ont  tous  délaissés,  légers  catéchumènes; 

Mais  le  vieillard,  aimant  ces  naïfs  Indiens, 

Disait  :  «  Restons,  mon  fils,  nous  les  ferons  chrétiens.  » 

Et,  soldats  de  la  foi,  tous  les  deux  sur  la  brèche 

Ils  restaient,  attendant  la  pointe  d'une  flèche, 

Ou  l'air  empoisonné  s'exhalant  de  ces  bois  : 

Dix  martyrs  sont  déjà  couchés  sous  une  croix. 

Or,  tandis  que  le  saint  priait  dans  sa  cabane, 
Evèn,  par  un  beau  soir,  entra  sous  la  savane  : 
Le  violon  fidèle,  il  l'avait  à  son  bras; 
Sur  les  notes  bientôt  se  mesuraient  ses  pas. 
Quand  de  l'épais  feuillage  une  tête  cmpluniée 
Sortit,  la  bouche  ouverte,  attentive  et  charmée. 
Puis  d'autres,  des  vieillards,  des  femmes,  des  enfants. 
Et  devant  le  chanteur  les  voilà  tous  dansants  ! 


314  HISTOIKES    POIiTIQUES 


Lui,  promenant  l'urcliet  sur  la  corde  cchaufiiJc, 
Reculait,,  les  menant  joyeux,  nouvel  Orphée, 
Vers  l'autel  de  gazon  où,  devant  le  ciel  bleu, 
L'image  rayonnait  de  la  Mère  de  Dieu. 

Et  chaque  soir  ainsi  :  des  danses,  des  prières. 
Puis  des  peuples  errants  fixés  dans  leurs  chaumières. 
Un  temple  fut  construit,  et  l'Amphion  chrétien 
(Gardons  les  mythes  purs  de  ce  beau  monde  ancien) 
Vit  naître  à  ses  accords  la  chapelle  bénie... 
O  divine  Unité,  fille  de  l'Harmonie! 


HISTOIRES    POÉTIQUES  215 


La  Harpe 


Dur  les  rochers  noirs  de  l'Arvor, 
I.:i  liarpe  se  taisait,  la  belle  harpe  d'or. 

Elle  gisait  là  sous  les  nues, 
Son  corps  tout  entr'ouvert  et  ses  cordes  rompues. 

Hélas!  à  voir  tant  de  malheur, 
Je  sentis  de  pitié  se  fendre  aussi  mon  cœur, 

Et,  pleurant,  j'arrachai  la  fibre. 
Cette  fibre  d'amour  qui  dans  moi  toujours  vibre  ; 

Puis  sur  la  harpe  j'attachai 
Le  nerf  mélodieux  de  mon  cœur  arraché. 

Tour  ;'i  tour  plaintive  et  joyeuse, 
Elle  sonne  à  présent,  cette  bonne  chanteuse. 

Ç;'i  donc!  ma  harpe,  ;i  vos  chansons, 
Et  qu'un  peu  de  bonheur  entre  dans  nos  maisons! 


2l6  HISTOIRES    POÉTIQUES 


Job  et  son  Cheval 

^    mon   ami    ^4ilolphc   'Diltmer 

I 

v_y  douce  voix  de  la  faiblesse, 
Dans  le  cœur  le  plus  dur  vous  entrez  sans  effort! 
Honte  à  qui  vous  entend  et  lâchement  s'endort  ! 
Pour  l'enfance  pitié  1  pitié  pour  la  vieillesse  ! 
Le  fort  cache  souvent  l'épine  qui  le  blesse, 

Hélas!  pitié  pour  le  plus  fort! 


«  Vous  étiez  sans  pain,  sans  asile, 
Quand  sur  la  rue  on  vous  a  pris; 
A  toutes  les  lois  indocile. 
Que  faisiez-vous  seul  à  Paris? 

—  Hélas  !  je  cherchais  de  l'ouvrage  ! 
«  Pars,  Job,  m'avait  dit' un  ancien  : 
«  Avec  des  bras  et  du  courage 
«  On  ne  manque  jamais  de  rien.  » 


ï 


I 


HISTOIRES    POETIQUES 


«  Mais  la  misère  est  la  plus  forte, 
due  ne  suis-je  en  notre  maison!... 
—  Vous  mendiez  de  porte  en  porte, 
Et  vous  méritez  la  prison.  » 

Ah!  juge,  voyez  cet  œil  cave 
Et  ce  front  de  pâleur  couvert  : 
Si  jeune  avec  un  teint  si  liàve  ! 
L'innocent,  comme  il  a  souffert! 


Quoi  !  la  pauvreté,  c'est  un  crime  ! 
Loi  sans  cœur,  fille  de  l'argent  1 
Ce  qu'il  faut  plaindre,  on  le  réprime  ; 
Le  malfaiteur  vaut  l'indigent. 


Ce  corps  déjà  vieux  et  sans  flamme 
Vous  a  laissé  voir  tous  ses  maux; 
Sondez  aussi  cette  bonne  ame. 
Prête  à  s'ouvrir  aux  premiers  mots. 

O  discours  vrais  et  pleins  de  charmes  ! 
Croyance,  bonne  foi,  candeur 
Qui  des  yeux  fait  jaillir  les  larmes. 
Germer  la  pitié  dans  le  cœur! 

«  Parlez,  Job!  Par  un  soir  d'automne, 
Quand  vous  erriez  sur  le  pavé 
En  secret  demandant  l'aumône. 
Sous  vos  habits  qu'a-t-on  trouvé? 

III.  28 


2l8  HISTOIRES    POETIQUES 


—  De  l'ouvrier  dans  la  misère 
C'était  le  Guide  et  le  devoir; 
Monsieur,  c'était  une  prière 
Que  je  lisais  matin  et  soir  '  .. 


II 


O  douce  voix  de  la  faiblesse, 
Comnic  au  cœur  le  plus  dur  vous  entrez  sans  efTort  ! 
Honte  à  qui  vous  entend  et  lâclienicnt  s'endort! 
Pour  l'enfance  pitié!  pitié  pour  la  vieillesse! 
Le  fort  cache  souvent  l'épine  qui  le  blesse, 

Hélas!  pitié  pour  le  plus  fort! 

Au  seuil  d'un  cachot  d'Italie, 
Sur  un  marbre  j'ai  vu  la  Mère  de  Douleurs; 
J'ai  vu  son  beau  visage  inondé  de  ses  pleurs  : 
Elle  ouvrait  au  passant  une  main  qui  supplie. 
Ht  sa  bouche  disait  avec  mélancolie  : 

Ayez  pitié  de  leurs  malheurs  ! 

Pour  tous  ceux  que  leur  sort  enlace 
Pitié!  cœurs  sans  espoir,  corps  usés  de  travaux. 
Tous  pareils  en  misère  à  ces  pauvres  chevaux 
Qui  sous  l'équarrisseur,  mornes,  la  tcte  basse, 
Attendent  qu'on  leur  donne  .enfin  le  coup  de  grâce, 

Signal  de  l'éternel  repos. 

1 .  Historique. 


HISTOIRES    POLriQ.ULS  21 9 


III 


Le  voilà  couché  J.ms  l.i  rue, 
J6-Wcnn,  le  noble  et  bon  cheval! 
Alentour  la  foule  se  rue. 
Un  amas  stupidc  et  brutal. 

Le  mors  a  déchiré  sa  bouche, 
Le  brancard  écorché  ses  reins, 
Plaie  où  vient  bourdonner  la  mouche 
Les  enfitnts  arrachent  ses  crins. 

Las!  Jo-Wenn,  toi  qui  sur  la  lande, 
Du  point  du  jour  à  son  déclin. 
Tondais  les  pousses  de  lavande. 
Près  de  ta  mère  heureux  poulain  ! 

Et  quand  Jobic,  ton  jeune  garde, 
Couché  sur  le  palus  fleuri, 
Te  jouait  un  air  de  bombarde, 
Tu  bondissais  comme  un  cabri. 


Mais  passe,  un  jour,  dans  ce  domaine 
Un  Normand,  effroi  des  troupeaux. 
Et  jusqu'il  Paris  on  t'emmène, 
Paris,  cet  enfer  des  chevaux. 


II I  s  ï  O  I  R  1!  s    POETIQUES 


Adieu  la  lande  I  adieu  la  grève  ! 
'Les  prés  où  l'on  broute  au  hasard  ! 
Tu  resteras  sans  paix  ni  trêve 
Dans  les  tenailles  d'un  brancard. 


Hélas  !  sans  paix  et  sans  relâche 
Bien  d'autres  malheureux,  crois-niui, 
Comme  toi  vivent  à  la  tâche, 
Au  travail  meurent  comme  toi... 


Mais  chut  !   l'iicure  de  l'agonie 
Soulève  et  fait  battre  son  flanc  : 
Jô-Wenn,  ta  souffrance  est  finie! 
Dors,  Jô-Wenn,  le  bon  cheval  blanc! 

Pourtant  une  rumeur  confuse 
Éveille  encor  r.igonisant. 
L'air  lointain  d'une  cornemuse 
De  quelque  noce  d'artisan. 

A  cette  voix,  la  pauvre  bête 
Tente  un  mouvement  convulsif. 
Puis,  laissant  retomber  sa  tête, 
Ferme  son  œil  doux  et  pensif. 


Pour  tous  ceux  que  leur  sort  enlace 
Pitié!  cœurs  sans  espoir,  corps  usé;s  de  travaux. 
Tous  pareils  en  misère  à  ces  pauvres  clievaux 


IIISTOIKES    POETIQUES 


Qui  SOUS  l'équarrisseur,  morues,  la  tctc  basse, 
Attendent  qu'on  leur  donne  enfin  le  coup  de  grâce, 
Signal  de  l'éternel  repos. 


IIISTOIKES     l'OLTIQUliS 


Diana 


J  'arrivais  quand  passa  l'ange  d'iicnrcux  augure, 
Ses  cheveux  d'un  or  fin  entourant  sa  figure, 
La  candeur  de  ses  traits  ne  voilant  aucun  mal  : 
Accord  du  beau  sensible  et  du  bien  idéal. 


II 


Jeunes  filles  des  champs,  vos  âmes  sont  pareilles 
Aux  ruches  où  fermente  un  miel  pur,  frais  et  doux, 
Et  l'on  sent  vos  pensers  qui  murmurent  en  vous. 
Sonores  comme  les  abeilles. 


III 


Telle  cette  NoLi,  dont  je  chante  le  nom. 

Telle  vous,  blonde  enfant,  qu'il  faut  aimer  et  taire  ! 

Mais  tout  en  savourant  le  charme  du  mystère. 

Et,  lorsqu'on  dit  :  C'est  elle!  heureux  de  dire  :  Non  ! 


HISTOIRES     l'OL  TIQUES  223 


Les  deux  Nids 


A     M  A  H  C  E  I.  I  N  F.     U  H  S  II  O  K  O  F.  S  -  V  A  L  M  O  K  K 


Oou  VEXEZ- vo  US  aussi  de  notre  voisinage! 
Ce  nid  où  s'enfermait  votre  pieux  ménage, 
Suspendu  sous  l'ardoise  et  si  loin  des  buissons, 
Mais  vers  mon  toit  voi->in  envoyant  des  chansons, 
Toujours  je  l'entendrai  sonore  et  sans  défense. 
Comme  ces  nids  chantants  qu'écoutait  mon  enfance. 
Le  matin,  en  longeant  mon  étroit  corridor, 
J'ai  le  cœur  attentif,  belle  anie  au  timbre  d'or, 
Et  s'il  m'arrive  un  son  du  poétique  asile, 
Sylphe  ailé,  tout  le  jour  il  me  suit  par  la  ville... 
Parmi  les  grands  hôtels,  dans  ces  coins  retirés. 
Combien  je  serai  seul  lorsque  vous  partirez! 
Oui,  mon  humble  demeure  était  par  vous  bénie. 
On  aime  à  s'abriter  tout  prés  d'un  bon  génie. 
Ses  yeux  veillent  sur  nous  et  conjurent  le  sort, 
Ils  dissipent  un  mal  qui  serait  le  plus  fort. 
Le  soir,  quand  votre  lampe,  où  vous  mesurez  l'huile, 
Derrière  vos  rideaux  brûle  encor  si  tranquille. 
Je  rentre  consolé  par  sa  douce  lueur, 
Lt  je  crois  mon  sommeil  veillé  par  une  sœur. 

Taris,  iSi4- 


2  24  HISTOIRES    POETIQUES 


U  n  Celte 


Paris,   i'^''  mars  1S54. 


Oi  fort  que  l'ouragan  sur  nous  gronde  aujourd'hui, 
Lorsqu'un  tel  homme  meurt,  il  faut  parler  de  lui. 

Jamais  je  n'ai  pose  le  pied  dans  son  école. 
De  plus  calmes  esprits  m'ont  versé  la  parole; 
Mais  aimons  dans  chacun  ce  qui  fut  simple  et  beau  : 
Gloire  soit  au  génie  et  paix  à  son  tombeau  ! 
Le  voilà  descendu  dans  la  fosse  commune  : 
Dispute,  taisez-vous!  apaisez-vous,  rancune! 
Vers  le  pauvre  l'orgueil  ne  l'aura  point  conduit; 
L'amour  qui  le  guidait  m'a  fait  voir  dans  sa  nuit  : 
Enfant  de  ce  pays,  je  sais  son  âme  entière; 
Ecoutez  cette  histoire  autour  de  la  civière  : 


II 


Lorsque,  battant  de  l'aile  et  la  poitrine  au  vent, 
Toutes  ses  sœurs  ont  fui  vers  le  sud,  au  levant, 


HISIOIKLS    POU  TIQUES 


duel  amour  retenait  l'hirondelle  obstinée 
Dans  un  trou  ténébreux  de  cette  cheminée, 
D'où  ses  plaintes  tombaient  jusqu'au  fond  du  foyer 
Près  duquel  méditait  un  vieillard  prisonnier? 
Lamennais!  —  C'était  lui  dont  la  pensée  active 
Sous  les  pesants  verrous  ne  restait  point  captive. 
La  bise  cependant,  parmi  ces  rêves  d'or. 
Tristement  murmurait  dans  le  long  corridor. 
Et  le  penseur  voulut  voir  pétiller  la  flamme. 
Pour  réjouir  un  peu  son  corps  faible  et  son  ànie; 
Mais,  lorsque  la  fumée  emplit  le  tuyau  noir. 
Un  cri  monta  dans  l'air,  un  cri  de  désespoir  ; 
Et  l'hirondelle,  allant  du  toit  à  la  fenêtre. 
Suspendue  aux  barreaux,  semblait  gronder  le  Maître. 
Le  ALiitre  !  un  prisonnier!...  Il  s'émut  toutefois, 
Et  sa  main  doucement  jeta  l'eau  sur  le  bois. 
En  vain  gronda  la  bise,  en  vain  depuis  novembre 
Jusqu'en  mars  pluie  et  neige  assiégèrent  la  chambre  : 
Le  tison  resta  mort.  Blotti  sous  son  manteau. 
Le  sage  tendrement  souffrit  pour  un  oiseau; 
Mais,  au  moindre  rayon,  pour  son  ami  fidèle 
Gaîment  au  bord  du  toit  gazouillait  l'hirondelle. 


III 


Tel  était  ce  vieillard;  et,  devant  son  Cercueil, 
Combien  vont  le  charger  d'impiété,  d'orgueil! 
Non  I  —  Un  esprit  superbe,  un  cœur  plein  de  tendresse 
Un  Celte  pris  soudain  d'une  invincible  ivresse, 

III.  29 


226  llISTOIRliS    PO  lin  QUE  S 


Dans  l'un  ou  l'auti'c  dogme  clFi-tné  tour  à  tour, 

Mais  toujours  débordant  d'innocence  et  d'amour...  j 

Oh  !  n'ai-je  point  osé,  moi  sans  titre  (et  de  honte,  1 

Quand  vient  ce  souvenir,  une  rougeur  me  monte),  ^ 

Sans  voir  là  ses  amis,  moi,  poète  indompté, 

L'attaquer  corps  à  corps  dans  son  autorité!... 

Puis,  des  pleurs  dans  les  yeux,  condamnant  ma  folie, 

Confus,  devant  le  Maître  enfin  je  m'humilie. 

Et  lui,  m'ouvrant  les  bras  :  «  Venez,  mon  cher  enfant  ! 

Ce  que  vous  avez  fiiit,  je  l'ai  fait  bien  souvent. 

—  Tels  nous  sommes,  Bretons,  dis-je,  et  l'un  comprend  l'autr 

L'audace  d'un  Titan  et  le  canir  d'un  Apôtre!  » 


HISTOIRES    POETIQUES 


A  Diana 


Daisse  tes  grands  yeux 

Sérieux, 
Baisse  tes  grands  yeux. 

II 

Voile  ta  figure 

Blanche  et  pure, 
Voile  ta  figure. 

III 

Surtout  parle  bas 
Sur  mes  p.as, 
Surtout  parle  bas. 

IV 

Cat  la  beauté  tue 

Q.ui  l'a  vue, 
Elle  enis-re  et  tue  ! 


HISTOIRES     POETIQUES 


Les  Cygnes  et  le%  Hirondelles 

(Tire  de  saint  Grégoire  de  Nn;;iaiizc) 


1-^ES  cygnes  se  raillaient  un  jour  des  hirondelles: 
«  O  sauvages  oiseaux,  nageurs  aux  grandes  ailes, 
Vivant  loin  des  humains  sur  des  lacs  ignorés'. 
Parmi  les  roseaux  noirs  qui  hérissent  les  prés! 
A  quoi  sert  votre  voix  mélodieuse  et  pure? 
Pour  vous  seuls  vous  chantez  et  la  seule  nature. 
Nous,  dont  le  nid  savant  se  suspend  aux  maisons. 
Nous  vivons  près  de  l'homme,  avec  lui  nous  causons. 
La  foule  apprend  de  nous,  habitantes  des  villes, 
Mille  bruits  recueillis  dans  nos  courses  agiles, 
Nos  amours,  nos  malheurs  des  poètes  vantés... 
Sans  doute  en  vos  déserts  Écho  les  a  portés.  « 

Les  cygnes  hésitaient  de  répondre  à.  ces  folles. 

«  O  semeuses  dans  l'air  d'inutiles  paroles  ! 

Reprit  un  beau  nageur,  votre  éternel  babil. 

Qui  devança  le  jour,  ce  soir  finira-t-il? 

Que  l'homme  avec  raison  maudit  vos  voix  criardes, 

O  becs  toujours  ouverts,  gorges  toujours  braillardes! 


HISTOIRES    POÉTIQUES  229 


Oui,  nous  aimons  la  paix  des  fleuves  argentés  : 

Le  chant  craint  les  clameurs  troublantes  des  cités, 

Le  chant  sobre  nous  plaît  loin  de  la  multitude; 

Mais  survienne  un  ami  de  notre  solitude, 

Nos  voix  montent  en  chœur  pour  ce  mortel  pieux 

Avide  d'écouter  les  sons  harmonieux 

Et  le  frémissement  des  ondes  maternelles, 

Au  souffle  du  zéphyr  quand  s'étendent  nos  ailes.  » 


HISTOIRES    POli  TIQUES 


Élégie 


A    HYACINTHE    IIUSSON 


Indif. \,  je  cherche  un  asile 
Pour  croire,  pour  aimer,  pour  espérer  tranquille. 

Vois  notre  Europe,  hélas!  du  midi  jusqu'au  nord. 
Chacun  triste  et  les  yeux  attachés  sur  son  sort. 

Indien,  est-il  un  asile 
Pour  croire,  pour  aimer,  pour  espérer  tranquille? 

Tu  croissais  en  chantant  à  l'ombre  des  palmiers  : 
due  n'aimais-tu  ton  nid  comme  font  les  ramiers? 

Indien,  je  cherche  un  asile 
Pour  croire,  pour  aimer,  pour  espérer  tranquille. 

Ah!  biblique  marchand,  hypocrite  brutal, 
L'Anglais  a  profané  le  monde  oriental  ! 


III  SX  0  1  KL  s     rOETIULMiS 


Indien,  il  n'est  plus  d'asile 
Pour  croire,  pour  aimer,  pour  espérer  tranquille. 

Là-bas  un  maître  dur,  sectaire  demi-juif; 

Ici  les  noirs  tourments  d'un  monde  convulsif. 

Indien,  je  cherche  un  asile 
Pour  croire,  pour  aimer,  pour  espérer  tranquille. 


II 


A     AUGUSTE     LACAVSSAUE 

Espérons  I...  noble  cœur,  toi,  mon  autre  Indien, 
Dis-moi  sur  tes  grands  monts  un  gîte  aérien. 

—  La  virginité  pure  a  déserté  la  terre  ! 

Dans  les  cœurs,  sur  les  monts,  il  n'est  plus  de  mystère. 

—  Les  réseaux  de  liane  et  les  sombres  lialliers 
Au  nègre  fugitif  étaient  hospitaliers. 

—  Sous  la  hache  et  le  feu  s'éclaircit  Li  liane  : 
Pour  l'homme  plus  d'abri,  plus  d'ombre  pour  Di.iiie. 

—  Parmi  tous  ces  îlots  quelque  morne,   un  rocher 
Libre,  d'où  l'intérêt  ne  saurait  approcher  f 

—  O  Breton  !  tout  se  vend,  et  les  bois  et  les  pierres; 
lit  de  tes  vieux  men-Iilrs  ils  feraient  des  carrières. 


HISTOIRES    l'OEXlQUliS 


—  J'ai  lu  qu'aux  jours  anciens,  dans  vos  clairs  rcscrvoirs, 
Avec  tranquillité  nageaient  des  cygnes  noirs. 

—  Les  beaux  chanteurs  sont  morts  !  Ah  !  malheur  aux  plus  di} 
Poètes,  il  n'est  plus  d'asile  pour  les  cygnes  ! 


HISTOIRES    POETIQUES 


Aux  Poètes  provençaux 

A  leur  rtunioii  du  21  août  1855 


I 


O'iL  me  vient  un  appel  de  ma  terre  natale, 
Soudain  j'accours,  pieux  chanteur; 

Ainsi  parmi  vos  rangs,  convié,  je  m'installe. 
En  esprit  du  moins,  et  de  cœur. 


II 


Oh  !  quand  l'Art  réunit  ses  enfants  magnanimes 

Dans  un  synode  harmonieux. 
Avec  des  flots  de  vin  coulent  des  flots  de  rimes  : 

On  dirait  un  banquet  des  dieux. 


III 


Ici  chantons  d'abord  LUI,  la  cause  des  causes; 

Puis  les  juges  du  Gai-Savoir, 
Les  Dames,  l'Art  enfin,  qui  mène  aux  grandes  choses 

Et  les  reflète  en  son  miroir. 


50 


354  IIISTOIKIS     l'OLllQUCS 


IV 


Le  rameau  d'olivier  couronnera  vos  tètes, 
Moi,  je  n'ai  que  la  lande  en  fleurs  : 

L'un,  symbole  élégant  de  la  paix  et  des  fétcs, 
L'autre,  symbole  des  douleurs. 


Unissons-les,  amis!  —  Les  fils  qui  nous  vont  suivre 
De  ces  fleurs  n'ornent  plus  leurs  fronts  ; 

Aucun  ne  redira  le  son  qui  nous  enivre. 

Quand  nous,  fidèles,  nous  mourrons...  ' 


VI 


Mais  peut-elle  mourir,  la  brise  fraîche  et  douce?' 
L'aquilon  l'emporte  en  son  vol. 

Ht  puis  elle  revient  légère  sur  la  mousse  : 
Meurt-il,  le  chant  du  rossignol? 


VII 

Non  !  tu  ranimeras  l'idiome  sonore, 
Belle  Provence,  à  son  déclin; 

Sur  ma  tombe  longtemps  doit  soupirer  encore 
La  voix  errante  de  Merlin. 


HISTOIRES    POETIQUES 


VIII 

Mères,  tout  en  filant,  apprenez  à  vos  filles 

Les  mots  antiques  du  pa3-s; 
Dans  les  champs,  sur  les  flots,  prudents  chefs  de  familles, 

A  ce  miel  nourrissez  vos  fils. 


IX 

La  langue  du  pays,  c'est  la  chaîne  éternelle 
Par  qui  sans  effort  tout  se  tient; 

Les  choses  de  la  vie,  on  les  apprend  par  elle. 
Par  elle  encore  on  s'en  souvient. 


X 


Un  mot  dit  en  passant  vous  fait  trouver  un  frère. 

Joyeux  on  s'aborde  en  chemin  : 
"  Vous  êtes  de  mon  bourg  !  Vous  connaissez  ma  mère  ! 

Et  la  main  vient  serrer  la  main. 


XI 


Nature,  oh  !  quels  accords  sous  tes  bois,  sur  tes  plages. 

Pour  célébrer  le  Roi  du  ciel  ! 
L'homme  aussi  doit  avoir  mille  et  mille  langages 

Dans  le  concert  universel.  — 


l^b  HISTOIRES    POÉTIQUES 


XII 

Sur  ce  thème  mes  vers  sans  fin  voudraient  édore, 
Mais  aux  savants  rimeurs  leurs  tours  : 

Assez  qu'ils  aient  admis  sur  la  terre  de  Laure 
Le  barde  prés  des  troubadours. 

Paris. 


I 


HISTOIRES    POÉTIQUES  237 


La  Licorne 


PORTRAIT    DE    LA    LICORNE 

IVIerveilleux  animaux,  cerfs  aux  ramures  d'or. 
Vous,  dragons  écaillés  veillant  sur  un  trésor, 
Oiseaux  devins,  poissons  dont  la  voix  étouffée 
Éclatait  pour  répondre  à  la  voix  d'une  fée, 
1-tres  évanouis,  chers  aux  bardes  anciens, 
Vous  viviez  dans  leurs  vers, renaissez  dans  les  miens! 
Au  féerique  troupeau  je  mêle  la  licorne. 
Cette  fille  des  monts  d'où  sortit  pour  l'Arvor 
L'idiome  sacré  que  nous  parlons  encor  : 
.Là,  sur  l'Himalaya,  près  du  Gange  sans  borne. 
Celle  qui  sur  le  front  a  pour  arme  une  corne 
Errait  libre,  sauvage,  hostile  à  l'éléphant. 
La  trompe  en  vain  bravait  le  glaive  triomphant. 
Car  l'animal  subtil,  près  de  se  mettre  en  guerre. 
Aiguisait  avec  art  son  arme  sur  la  pierre. 
Puis  elle  revenait  sous  le  rameau  bénit 
Où  le  ramier  paisible  avait  posé  son  nid. 
Et,  fermant  ses  yeux  clairs,  se  couchant  sur  la  mousse, 
Heureuse  elle  écoutait  roucouler  la  voix  douce. 


HISTOIRES    POETIQUES 


Belle  innocence,  tu  charmais 
Celle  que  le  méchant  n'épouvanta  jamais; 
Ta  faiblesse  domptait  seule  la  noble  bête  : 
Sous  la  main  d'un  enflmt  elle  courbait  la  tête. 
La  vierge  qui  pleurait  sous  d'odieux  soupçons 
S'écriait  :  «  Chassez-moi  des  temples,  des  maisons  I 
Sous  l'arbre  où  le  ramier  gémit  est  mon  refuge, 

La  licorne  sera  mon  juge  : 
Coupable,  de  son  glaive  elle  ouvrira  mon  cœur; 
Pure,  elle  me  suivra  comme  on  suit  une  sœur.  » 

De  la  jeune  Yali  pareille  fut  l'histoire  : 
Vierge  à  la  peau  dorée,  à  la  prunelle  noire, 
Ses  cheveux  reluisaient  blondis  par  les  safrans, 
Couleur  que  l'Inde  envie  à  la  terre  des  Franks... 
Et  sous  ses  lèvres  de  l'ivoire  ! 


LE    ROI    ET    VALI 

Or  dans  Madras  vivait  un  roi  plein  de  savoir; 
Le  grand  poète  indou  le  peint  avec  délice  : 
Un  prince  hospitalier,  ami  de  la  justice. 
Ayant  sur  tous  ses  sens  un  absolu  pouvoir, 

Esprit  dénué  d'artifice. 
Sa  promesse,  toujours  ce  roi  l'accomplissait; 
Les  pauvres  le  nommaient  Père  lorsqu'il  passait; 
Aimé  des  ignorants,  des  lettrés  et  des  prêtres. 
Il  soignait  l'animal,  il  relevait  la  fleur; 
Ce  sage  avait  mis  son  bonheur 
Dans  le  bonheur  de  tous  les  êtres. 


HISTOIRES   p  o  jI  r  iii  u  £  s  251; 


Au  braluiKiiic  Asava  le  roi  disait  un  jour: 
«  Dans  la  jeune  Vali  j'ai  placé  mon  amour, 
Et  si  son  cœur  est  pur,  je  la  veux  pour  épouse. 
L'ermite  souriant  dit  :  «  Pour  l'ame  jalouse, 
Un  défaut  apparaît  dans  le  plus  pur  cristal, 
Il  s'exhale  un  poison  dos  parfums  du  santal. 
Un  roi  juste  est  tombé  dans  ces  craintes  améres; 
Mais  la  licorne  est  forte  et  combat  les  chimères; 
Son  œil  clair  et  serein  voit  le  bien,  voit  le  mal. 

Où  la  licorne  fait  son  gîte 
Voilà  comme  Vali  vers  le  soir  fut  conduite. 


l'épreuve  de  la  licorne 

Sous  un  tertre  dont  le  jasmin 
D'une  neige  de  fleurs  la  parfume  et  l'inonde, 
Elle  faisait  briller  des  pierres  de  Golconde 
A  ses  doigts  effilés  tout  roses  de  carmin  : 
Au-dessus  de  son  front,  dans  les  feuilles  nouvelles, 
Près  d'un  ramier  chantait  un  bengali  : 

«  Oii!  je  t'aime,  Vali!  Vali!  0 
Pour  lécher  ses  deux  mains  accouraient  les  gazelles, 
Et  le  soleil  couchant,  le  radieux  soleil, 
La  montrait  toute  d'or  dans  un  réseau  vermeil. 

Le  brahmane  et  le  roi,  couchés  dans  la  verdure. 
En  silence  attendaient  la  lin  de  l'aventure. 


240  HISTOIRES    POETIQUES 


Sur  les  pics  d'alentour,  terrible,  aigre,  perçant, 
Un  long  hennissement  est  sorti  de  la  nue, 

Et  la  licorne,  s'élançant, 
Tombe  les  pieds  en  l'air  et  sur  sa  corne  aiguc. 

Bientôt  elle  aperçoit  Vali 

Sous  les  rets  d'or  du  crépuscule  : 
Le  poil  tout  hérissé,  d'abord  elle  recule, 
Puis  sous  son  corps  tremblant  ses  jarrets  ont  faibli 
Pareille  au  lévrier  qui  voit  trembler  la  verge, 
Rampante  elle  s'approche,  elle  s'approche  en  rond 

Enfin  aux  genoux  de  la  vierge, 
Amoureuse  et  soumise,  elle  pose  son  front. 

Et  le  ramier,  l'ami  fidèle, 

Le  ramier,  messager  d'amour. 
Sur  la  corne  venant  s'abattre  à  tire-d'aile. 
Roucoula!...  Dans  l'air  bleu  disparaissait  le  jour. 


VALI    REINE 

Entre  le  roi  très  sage  et  le  pieux  brahmane. 
Comme  Vali  rentrait  pure  dans  sa  cabane  ! 

Enlacé  par  une  liane. 
L'animal  la  suivait,  l'animal  merveilleux 
Dont  le  cœur  bien-aimant  voit  plus  clair  que  nos  yeux  ; 

11  la  suivit  jusqu'à  la  tombe, 
Terrible  à  l'éléphant  et  doux  à  la  colombe. 


}lISTOIRES    POETIQUES  24 1 


L'Oiseau  libre 


L^ES  âges  primitifs  dans  mon  cœur  est  resté 

L'amour  de  la  nature  et  de  la  liberté. 

Un  jeune  homme  et  sa  sœur  à  leur  fenêtre  ouverte 

Admiraient  un  oiseau  qui  sur  la  forêt  verte 

Voletait,  sautillait,  chantait  à  pleine  voix, 

Comme  s'enivrant  d'air  pour  la  première  fois. 

Le  jeune  homme  semblait  lui-même  sous  le  charme. 

Mais  sa  timide  sœur,  essuyant  une  larme  : 

«  Frère,  qu'avez-vous  fait,  ô  frère  sans  raison  ! 

Au  sortir  de  son  nid  il  entrait  en  prison. 

Et  vous  l'avez  lancé  libre  par  la  fenêtre  ! 

De  faim  il  va  mourir  et  de  froid,  le  pauvre  être. 

Dans  sa  cage  il  n'a  plus  le  chanvre  et  le  millet. 

L'osier  garni  de  laine  où,  calme,  il  sommeillait; 

Votre  esprit  oublia,  rêveur,  que  la  chouette 

De  loin  ouvre  ses  yeux  arrondis  et  le  guette... 

Ah!  voici  qu'une  pie  au  bec  dur  et  perijant 

Fond  sur  lui  !  son  poitrail,  hélas  !  est  tout  en  sang  !... 

Sa  plume  vole,  il  meurt!  qu'avez-vous  fait,  mon  frère? 

—  Une  œuvre  de  pitié.  Console-toi,  ma  chère. 

Son  bonheur  fut  bien  court,  mais  pur  il  l'a  goûté. 

Le  captif  a  joui  d'un  jour  de  liberté.  » 

12  mars  1857. 
III.  31 


242  IIISTOIRF.S     roi;  TIQUE  S 

Piété 

^    Victor   de   Lapindc 


JL/iEU  l'a  permis,  la  terre  est  en  démence  et  sOulTrc, 

Les  enfers  exhalent  leur  soufre  : 
Ames,  déployez  l'aile  et  sortez  de  ce  gouffre  ! 


II 


Il  est  un  céleste  trésor 
due  tout  barde  pieux  dans  son  cœur  porte  encor 
Voilé  comme  en  un  vase  d'or. 


III 

Rons  et  pervers,  assez,  jetés  dans  la  tourmente, 

S'aj^itent,  foule  qui  fermente. 
Semant  et  tour  à  tpur  récoltant  l'épouvante. 


HISTOIRES     POLTIQUES  2^3 


IV 


Bien  loin  des  troublantes  cités, 
Lui,  sous  l'ombre  des  bois,  aux  pays  des  beautés 
Il  mène  ses  divinités. 


Mais,  si  le  cri  d'horreur  soudain  se  fait  entendre, 

Belle  àme  enthousiaste  et  tendre. 
Nul  au  gouffre  sanglant  n'est  plus  prompt  à  descendre  ! 


244  HISTOIRES    POli  TIQUES 


La  Taverne 

kA   la    mcmoirc  d'Ivcs   Gcstin 


T. 


ELS  sont  les  cœurs  :  parfois,  sous  les  lauJiers  fleuris, 
En  Bretagne  il  est  doux  de  songer  à  Paris; 
Et,  là-bas,  regrettant  notre  libre  campagne, 
A  Paris  nous  aimions  à  causer  de  Bretagne. 

«  Silence!  nous  disait,  un  soir,  le  bon  Gestin, 
C'est  la  vie  en  breton  du  grand  saint  Corciitin. 
Barde,  écoutez;  et  vous,  soldats,  laissez  vos  verres. 
Et,  tous  les  trois,  ouvrez  des  oreilles  sévères  : 
Sais-je  comme  aujourd'hui  le  langage  a  tourné. 
Et  s'ils  me  comprendraient  aux  lieux  où  je  suis  né? 
Ainsi,  mes  trois  amis,  faites  un  long  silence. 
Et  pesez  avec  soin  les  mots  dans  la  balance  : 
J'ai  cru  dans  ce  travail  tomber  à  chaque  pas, 
Car  le  cœur  est  fidèle  et  l'esprit  ne  l'est  pas.  » 

Le  modeste  écrivain!  Comme  de  sa  légende 
S'exluilait  cependant  un  doux  parfum  de  lande! 
Les  mots  qu'il  redoutait,  au  meilleur  coin  frappés, 
Dans  les  eaux  de  l'Avon  semblaient  par  lui  trempés. 


HISTOIRES    POÉTIQUES  24$ 


Corentin  !  Coremin  !  tout  près  de  vous,  do  grâce, 

A  votre  historien  réservez  une  place  : 

Voyez  le  soldat  Pôl  et  le  sergent  Arzur, 

Quels  pleurs  à  votre  nom  dans  leurs  grands  yeux  d'azur  ! 

Oh  !  oui,  c'est  au  milieu  de  cette  vaste  France 

due  l'accent  de  l'Avon,  du  Rhin,  de  la  Durancc, 

A  toute  sa  douceur,  et  ceux  qui  l'entendront. 

En  passant  dans  Paris,  tout  à  coup  pleureront. 

Dans  ce  gai  cabaret  attablés  d'aventure, 

Comme  nos  cœurs  battaient  durant  cette  lecture  I 

«  Mais,  du  vin!  rapportez  du  vin!  Je  veux  ici 
Sur  quelques  vers  nouveaux  vous  consulter  aussi, 
Pour  qu'un  joyeux  chanteur,  si  mon  refrain  vous  touche. 
Les  jours  de  grands  marchés,  l'entonne  à  pleine  bouche.  » 

C'était  un  air  connu.  Sitôt  qu'il  l'entendit, 
Arzur,  le  Cornouaillais,  fit  chorus  :  on  eut  dit 
Q.UC  sa  paroisse,  assise  au  creux  d'une  vallée. 
Passait  magiquement  devant  lui  déroulée, 
Avec  ses  champs  de  mil,  ses  eaux  vives,  ses  bois, 
Kt  que  d'un  heureux  pâtre  il  écoutait  la  voix. 
Pour  le  second  soldat,  l'aîné  de  ces  deux  braves, 
Il  était  de  Léon,  où  les  hommes  sont  graves. 
Pôl  écoutait  pensif.  Mais  lorsque  la  chanson 
Chanta  :   «  De  la  bombarde  entendez-vous  le  son  ?  » 
Nous  vîmes  frissonner  ses  robustes  épaules, 
Comme  sous  un  vent  frais  les  bras  noueux  des  saules; 
Puis  à  ces  vers  :  «  Heureux  à  la  lutte  un  vainqueur  I 
De  la  fille  qu'il  aime  il  gagne  aussi  le  cœur,  » 
Pareil  au  bruit  plaintif  d'un  taureau  qui  rumine, 
Ce  fut  un  long  soupir  du  fond  de  sa  poitrine; 


246  HISTOIRES  l'OiiriQUEs 


Enfin,  CCS  mots  venus  :  «  O  pays,  notre  amour! 

Des  bors  sont  au  milieu,  la  mer  est  à  l'cntour!  » 

Cet  hymne  du  pays,  enthousiaste  et  tendre, 

Ce  chant,  devant  un  frère  il  fallut  le  suspendre, 

Car  ses  tempes  battaient  de  mouvements  nerveux. 

Et  ses  mains  agitaient  follement  ses  cheveux. 

«  Qu'est-ce  donc,  notre  ami?  »  Mais  d'un  ton  héroïque 

Et  comme  s'enivrant  des  brises  d'Armorique  : 

«  Si  la  fenêtre  était  ouverte,  cria  Pôl, 

Mon  cœur  n'y  tiendrait  plus  et  je  prendrais  mon  vol.  » 

Moi,  plus  heureux  que  Pôl,  j'ai  revu  nos  campagnes. 
Libre,  je  vais  errant  des  plaines  aux  montagnes  ; 
Mon  âme,  dans  les  bois,  se  prend  à  rajeunir, 
Et  sous  les  landiers  d'or  j'écris  ce  souvenir. 


IIISTOIKES    POETKiUr.S  247 


ournal   rusti 


que 


L  K  T  T  R  E    A    ALFRED    DE    VIGNY 

L-'AKs  les  blés  oiiduk-ux  et  les  humbles  broussailles 
Où  s'en  vont  vos  penscrs  et  vos  rêves  divers, 
A  vous,  poète  ami,  je  viens  offrir  ces  vers 
Nés  sous  l'ombrage  épais  des  clicncs  de  Cornouailles. 

Longtemps  un  saint  travail  fut  maître  de  mon  cœur  : 
Des  Bretons  je  tentais  la  rustique  épopée. 
(Mon  Armorique,  hélas!  ne  tient  plus  son  épée!) 
Les  juges  au  concours  m'ont  proclamé  vainqueur. 

Pour  moi  vous  combattiez,  ànie  noble  et  choisie  ! 
Autour  de  ma  grande  œuvre  et  sur  un  ton  plus  doux 
\'oici  de  nouveaux  chants  :  je  les  .adresse  à  yous, 
Lidéle  à  l'arnirié  comme  à  la  poésie. 


î.jS  HISTOIRES    POÉTIQUES 


T%EMIÈ%E    T^%TIE 


D'il  est  plus  d'un  orage,  il  est  plus  d'un  refuge, 
J'en  sais  pour  mon  esprit  et  j'en  sais  pour  mon  cœur  : 
Là,  tout  ennui  s'apaise,  et  je  suis  maître  et  jugo, 
Je  suis  maître  de  mon  bonheur. 

Près  de  rizôl. 

II 


Mes  amis,  est-il  vrai  que  les  absents  ont  tort? 

Ce  mot  triste  jamais  n'entrera  dans  mon  livre  : 

Car,  tous  mes  chers  absents,  en  moi  je  les  sens  vivre. 

Et  plus  d'un,  qui  n'est  plus,  pour  mon  cœur  n'est  pas  mort. 

De  cet  humble  village  aux  nobles  Tuileries, 
Ainsi  nos  souvenirs  s'échangeront  toujours; 
Parfois  vous  mêlerez  mon  nom  à  vos  discours, 
J'emplirai  de  vos  vers  mes  longues  rêveries. 

Et,  si  le  grand  Paris  avec  vous  m'est  rendu, 
Nos  pensers  se  joindront  sans  effort,  sans  lacune  : 
Tels  de  sages  causeurs  se  quittant  à  la  brune 
Reprennent  au  matin  l'entretien  suspendu. 


HISTOIRES    rOHTIQUES  249 


III 


LE     BIENVENU 

«  Oh  !  c'est  lui  !  C'est  notre  poète  ! 
Lui,  longtemps  appelé  !  lui,  pleuré  comme  mort  ! 
Filles  et  jeunes  gens,  venez  lui  faire  fête  !  » 
Et  tous  ils  entonnaient  mes  vers  avec  transport  : 
«  Oui,  nous  sommes  encor  les  hommes  d'Armoriquc, 
La  race  courageuse  et  pourtant  pacifique  !  » 
O  salut  cordial  !  O  fraternel  accueil  1 
Et  moi  :  «  Mon  bon  Loïc  !  Anna  pleine  de  charmes, 
Je  vous  revois  enfin,  vous  qui  portiez  mon  deuil!... 

Qtiand  vous  pleuriez,  j'étais  en  larmes.  » 


IV 


EFFUSIONS 

Vous  le  savez,  vallons,  bois,  lande,  à  mon  retour. 

Comme  je  vous  tendais  les  bras  avec  amour! 

Peuplades  des  hameaux,  solitudes  des  grèves, 

Sources  qui  bruissiez  chaque  nuit  dans  mes  rêves, 

Immobiles  étangs  purs  comme  le  cristal, 

Géants  pétrifiés,  aïeux  du  sol  natal, 

Vous  avez  entendu,  dans  ces  heures  de  fièvres, 

Les  exclamations  qui  sortaient  de  mes  lèvres; 

Et,  dans  mon  humble  église,  embrassant  les  pavés, 

Si  je  vous  ai  béni,  mon  Dieu,  vous  le  s.ivezl 

III.  32 


250  HISTOIRES    POÉTIQUKS 


LES     GATEAUX     DE     NO  E I. 

«  Minuit  est  cncor  loin,  la  foule  emplit  l'auberge  ; 
Venez  rompre  avec  moi  des  gâteaux,  jeune  vierge, 
Gâteaux  de  pur  froment,  parfumés  et  mielleux. 
Odeur  de  votre  haleine,  or  de  vos  blonds  cheveux. 
Entrons.  Sachez  pourtant,  fille  jeune  et  charmante, 
Q.a'on  découvre  à  ce  jeu  l'àme  la  moins  aimante. 
Heureuse!  Oh!  vous  avez  la  plus  forte  moitié. 
Hncore,  encore  à  vous?  Et  toujours!  Ah!  pitié!... 
Je  l'avais  dit,  ce  jeu,  c'est  l'image  d'un  autre  : 
Vous  prenez  notre  cœur  sans  rien  donner  du-\-6trc.  » 


VI 


LE     COLPORTEUR 

Courbé  sous  un  ballot  et  traînant  son  bâton, 
Q.uand  l'Auvergne  vit-elle  arriver  un  Breton? 
Mais  toujours  le  vieux  Jean  nous  vient  de  sa  montagne. 
Sans  plaindre  son  chemin  et  son  labeur,  s'il  gagne. 
Sous  la  neige  laissant  sa  femme  et  ses  enfants. 
Plus  vieilli,  plus  cassé,  Jean  revient  tous  les  ans. 
Et,  bravant  les  refus  faits  ;'i  sa  barbe  grise, 
Il  va  de  porte  en  porte  offrir  sa  marchandise  : 
Vie  errante  dont  rêve  un  Breton  étonné, 
J,ui,  dj^ns  le  sol  natal,  dur  çhéiie,  enraciné, 


HISTOIRES    POETIQUES 


VII 

LA     MÈRE    DU     CONSCRIT 
^■1    l'instituteur,   ^Covsieur    J,an    Le    Hek 

Les  uns  gais  et  chantant  et  les  autres  en  larmes, 

Tous  encor  dans  l'habit  du  pays  et  sans  armes. 

Ils  passaient;  mais  on  fit  halte  sur  le  chemin. 

Un  d'eux  était  du  bourg  :  or,  lui  serrant  la  main, 

Sjs  parents  l'entouraient  et  tous  ceux  de  son  âge. 

Qui  lui  versaient  à  boire  en  lui  disant  :  «  Courage  !  » 

lit,  le  cœur  attendri  par  ces  derniers  adieux. 

Vers  des  maisons,  plus  loin,  comme  il  tournait  les  yeux, 

Une  femme  sortit,  folle,  de  sa  chaumière. 

En  lui  sautant  au  cou...  C'était  sa  vieille  mère! 


O  pleurs!  sanglots!  baisers!  et  deuil  morne,  étouffant, 
De  celle  qui  perd  tout  en  perdant  son  enfant!... 
■Mais  quand  partit  la  troupe!  Alors  la  pauvre  femme 
Dans  un  nouvel  élan  n'écouta  que  son  àme. 
Elle  suivait.  «  Ma  mère,  allons,  ma  mère,  adieu! 
—  Non,  mon  fils,  mon  enfant  !  Encore,  encore  un  peu  !  « 
Et  toujours  elle  va.  Lui,  tendre,  il  la  querelle. 
«  Pour  la  dernière  fois  jusque-là,  »  disait-elle. 
Enfin,  et  par  pitié,  de  force  il  se  sauva. 
«  Ah  !  mon  enflxnt,  mon  fils  !  Je  meurs...  mon  cœur  s'en  va  ! 


II  1  s  T  O  I  R  I£  s     POETIQUES 


VIII 


INSOMNIES 


Tout  dort  dans  le  village  et  dans  le  cimetière, 

Les  vivants  dans  leur  lit,  et  les  morts  dans  leur  bière  ; 

Lui  seul  il  veille  encore,  et,  bien  loin  dans  la  nuit, 

Le  passant  attardé  voit  sa  lampe  qui  luit  : 

Si  la  lumière  enfin  décline  faute  d'huile. 

Il  ouvre  sa  fenêtre  et,  longtemps  immobile, 

Là,  devant  son  logis,  il  contemple,  envieux, 

Ceux  qui  sous  le  gazon  tiennent  fermés  leurs  yeux. 

Dont  nul  amer  soupir  ne  desserre  la  bouche. 

Heureux  dormeurs,  toujours  tranquilles  dans  leur  couche. 


IX 


L    AVEUGLE 
^4    ^ilfrcd    de    Coiircy 

J'ai  voulu  dans  ces  lieux  trouver  un  ami  sûr, 
C'est  un  aveugle,  assis  tristement  contre  un  mur. 
Et  qui,  1.1,  tout  le  jour,  solitaire,  immobile, 
Lorsque  arrive  un  passant  agite  sa  sébile  : 
On  croirait  que  de  loin  il  reconnaît  mes  pas, 
Car,  retournant  la  tète,  il  se  .parle  tout  bas; 
Et  quand  je  dis,  laissant  mon  denier  dans  sa  tasse 
«  C'est  ton  nouvel  ami,  c'est  ton, ami  qui  passe!  » 


HISTOIRES    POETIQUES  255 


Tout  son  front  s'illumine,  il  semble  que  ses  yeux 
Sous  leurs  voiles  épais  ont  découvert  les  cieux. 


Puis,  tout  en  m'éloignant,  au  coin  de  cette  rue 
Je  vois  sa  lèvre  bonne  et  douce  qui  remue  : 
Pour  son  ami  du  bourg  il  prie,  et  je  le  vois 
Faisant  avec  lenteur  un  grand  signe  de  croix... 
Martyr,  jusqu'à  sa  mort  cloué  sur  une  borne, 
Qui,  moi  ne  passant  plus,  m'attendra  seul  et  morne; 
Ami  qui  n'aura  su  de  moi  que  ces  trois  mots, 
Qui  m'aima  pour  bien  peu,  que  j'aimai  pour  ses  maux. 
Et  vers  lequel  je  viens  souvent,  dans  ma  misère. 
Moi-même  mendiant  de  lui  quelque  prière. 


LE    CATECHISME     DU     SOIK 

L'hiver  dure  toujours,  glacial,  pluvieux, 

Avec  ses  jours  si  noirs,  ses  longs  soirs  plus  joj'eux 

Alors,  tous  les  fuseaux  de  tourner.  Devant  l'.àtre. 

Plus  d'un  grave  tailleur  enseigne  un  petit  p.itre. 

Et  répète  aux  enfants  les  leçons  du  curé  : 

Voyez  quelle  science  et  quel  air  assuré! 

Tour  à  tour,  l'habile  homme,  il  loue  et  réprimande. 

I{t  les  parents  assis  parmi  la  jeune  bande. 

Dans  un  coin  du  foyer  observant  tout  cela. 

Disent  :  «  Si  nous  étions  encore  à  ce  tehips-Ia  !  » 


2  54  1 1  I  s  r  O  I  R  E  s    r  O  E  T  I  Q.  U  E  s 


XI 


DANSE     SUR     LA     NEIGE 


Cette  nuit  un  sonneur  a  mis  le  bourg  en  lëte. 
Son  hautbois  retentit  à  vous  fendre  la  tétc. 
On  danse  sur  la  neige,  et,  le  long  du  chemin, 
Sont  marqués  bien  des  pas  qui  se  verront  demain 
Oui,  qui  seront  comptés  demain  au  presbytère, 
Là,  dans  son  noir  enclos,  muet  et  solitaire!... 
Non,  rien  ne  trahira  cette  fête  de  nuit, 
O  danseurs!  le  vent  d'ouest  en  emporte  le  bruit; 
Le  blanc  et  mou  duvet  retombe  et  vous  protège; 
\'os  pas  silencieux  s'effacent  sous  la  neige. 


XII 

RENAISSANCE 

Le  i^rain  enfoui  n'est  pas  mort  : 
Mystérieusement  dans  le  sol  qui  l'enferme 
11  s'échauffe,  s'anime,  avec  bonheur  il  germe; 
La  vie  intérieure  au  premier  rayon  sort. 
Gestation  pareille  à  celle  de  la  femme. 
Et  comparable  encore  au  travail  de  notre  âme  : 
Un  rayon  met  au  jour  nos  pensers  assoupis; 
Vienne  P.àque,  et  les  blés,  qui  commencent  à  poindre, 
Vont  surgir,  nous  verrons  bouler  et  se  rejoindre 

Les  cimes  vertes  des  épis. 


HISTOIRES    POUTIQUES  255 


XIII 

LETTRE   A    SAIXT-RKNÉ   TAILLANDIER 

Ce  m.itiii,  mon  esprit  vous  voyait  écrivant 
Prés  d'un  berceau  gardé  par  une  jeune  femme  : 
Deux  fois  heureux  !  pensais-je,  à  l'une  il  prend  son  âme. 
Et  son  frais  sourire  à  l'enfant. 

Du  père  et  de  l'époux  écrivez  le  poème  : 
Comme  l'enfant  joyeux  hâte  ses  premiers  pas, 
Et,  plus  joyeux  encor,  le  père  tend  les  bras 
Ouverts  à  cet  autre  lui-même. 

Lorsque  le  front  fléchit  sous  le  poids  du  labeur, 
Vous  direz  la  compagne  attendrie  et  craintive, 
Qui  doucement  s'approciie  et  d'une  voix  plaintive, 
Puis  nous  ranime  avec  son  cceur. 


XIV 

A     CORtXTIX 

Je  t'enseignai  des  vers  l'ingénieuse  trame; 

Réjouis-toi,  jeune  fermier: 

Bon  rimeur  et  bon  ouvrier, 
Le  blé  nourrit  ton  corps  et  l'art  nourrit  ton  âme. 


LIV\E    VEUXIÈéME 


Dans   une  Eglise 


Argol,  en  Cornounillcs. 

La  fleur  de  poésie  éclot  sous  tous  nos  pas. 

Mais  la  divine  fleur,  plus  d'un  ne  la  voit  pas. 

Dans  cette  pauvre  église,  à  l'heure  du  silence 

Où  seule  devant  Dieu  la  lampe  se  balance. 

Un  vieillard  appuyé  sur  la  grille  du  chœur, 

Les  yeux  baisses,  priait  du  profond  de  son  cœur, 

Et  mes  pas,  qui  troublaient  les  échos  d'arche  en  arche, 

Ne  lirent  point  lever  les  yeux  du  patriarche. 

Puis,  au  bas  de  la  nef  où  j'allais  observant, 

A  genoux  ;i  coté  de  ses  livres  d'enfant. 

Un  petit  villageois  de  six  ans,  à  l'air  d'ange. 

Les  mains  jointes  priait  aussi...  concert  étrange! 

lit.  35 


258  HISTOIRES    POLTIQUES 


«  Sous  cette  lampe  pile  et  par  ce  froid  brouillard, 
Quel  sombre  désespoir  tient  courbé  ce  vieillard 
Ht  quel  beau  rêve  d'or  et  d'azur,  me  disais-je, 
Eloigne  de  ses  jeux  l'enfant  au  front  de  neige? 
Du  vieillard,  de  l'enfant,  lequel  t'a  mieux  touché, 
Beau  Christ  aux  bras  ouverts  de  la  voûte  penché? 
duelle  fleur  en  parfums  plus  suaves  s'exhale. 
Seigneur,  —  la  fleur  du  soir  ou  la  fleur  matinale?  » 


IlISrOIliES    POETIQUES  259 


Les  Fontaines   sacrées 


I 

v^ASTELL-LiNN,  611  montant  vers  tes  sommets  boises, 

Où  gisent  de  nos  ducs  les  murs  demi-rases, 

Mes  pensers  voyageurs  me  suivent;  sur  ta  pente 

Je  m'arrête,  ébloui  du  fleuve  qui  serpente, 

Puis,  songeant  à  mon  art,  à  la  gloire,  au  destin. 

Je  murmure  des  vers  commencés  le  matin  : 

«  Heureux  est  le  poète  errant  et  militaire 

Q.ui  porte  en  sa  giberne  une  Bible,  un  Homère! 

A  la  voix  du  clairon,  à  la  voix  du  tambour. 

Mêlant  ses  chants  guerriers,  il  va  de  bourg  en  bourg  ; 

Ou  par  delà  les  mers  et  les  grandes  montagnes. 

S'il  court  chercher  l'honneur  des  lointaines  campagnes, 

A  travers  la  fumée  et  le  feu  du  canon. 

Deux  fois,  soldat-poète,  il  ennoblit  son  nom!  » 

Ardent  tumulte,  heureux  qui  vous  a  pu  connaître! 
Mais  un  maître  nouveau,  d'après  un  ancien  maître, 
L'a  dit,  et,  cheminant  sous  les  arbustes  verts, 
Par  sa  prose  inspiré,  je  hasarde  ces  vers  : 


26o  HISTOIRES    POÉTIQUES 


«  Le  poète  d'élite  et  sans  veine  banale, 
Brisant  des  mots  usés  rcmprcinte  triviale, 
Le  poète  sincère  et  qui  se  foit  aimer, 
Tel  que  je  le  conçois  sans  pouvoir  l'exprimer  : 
Ce  qu'il  faut,  avec  l'art,  pour  former  ce  poète, 
C'est  un  esprit  exempt  de  pensée  inquiète, 
Sans  prévoyance  amère  et  sans  amers  regrets  ; 
C'est  une  âme  sereine,  éprise  des  forets, 
Et  qui  peut  avec  vous,  ô  Muses  adorées, 
Librement  s'abreuver  aux  fontaines  sacrées'.  » 


II 

Oh!  j'arrive!  —  Avec  vous  qu'il  fait  bon  voyager, 
Muses  !  comme  le  cœur,  le  pied  devient  léger, 
duel  immense  tableau  montre  cette  terrasse'! 
Hirondelle,  on  voudrait  s'élancer  dans  l'espace. 
O  splendide  vallon,  vers  toi  je  tends  les  bras  ! 
Mes  yeux  à  t'admircr  ne  se  lasseront  pas. 

Mais  j'aperçois,  filant  sur  un  monceau  d'ardoise, 
La  vieille  de  l'hospice  et  qui  s'appelle  Ambroise  : 
«  Notre  belle  rivière,  aussi  vous  l'admirez! 
Ceux  qui  sans  perdre  haleine  ont  monté  ces  degrés 
S'arrêtent  comme  vous  en  extase,  et  moi,  vieille, 
Je  me  sens  rajeunir  devant  cette  merveille. 
Avec  mon  dos  voûté  sous  mes  quatre-vingts  ans, 
l'omme  de  C'iiateaulin,  rarement  j'y  descends. 

I.  Pour  CCS  vers  du  Juvcnal,  lire  la  belle  traduction  de 
M.  Villemain  dans  son  rapport  à  l'Académie  française  du 
50  août  185  ; . 


I 


HISTOIRES   PoiiTiQUEs  261 


Auquel  dire  à  cette  Iieure  :  «  Ouvrez-moi  votre  porte?  » 

Pour  tous  ces  jeunes  gens  la  vieille  Ambroise  est  morte. 

Mais  mon  cœur  va  d'en  haut  vers  mon  pays  natal. 

J'oublie  en  le  voyant  les  murs  de  l'hôpital. 

Oh  !  le  sombre  séjour  pour  le  corps  et  pour  l'ànie  ! 

La  vieillesse  indigente  est-elle  donc  infâme? 

Sur  la  porte  on  écrit  :  «  Maison  de  charité  », 

Mais  on  fait  d'un  asile  une  captivité. 

Puis,  le  jour  et  la  nuit,  parmi  ces  odeurs  fades, 

Vieux  soi-même,  ne  voir  que  vieillards  et  malades. 

Des  morts  !  —  La  bonne  mère,  avancez  votre  main, 

Et  prenez  ce  denier  pour  bénir  mon  chemin.  » 


III 


Seul,  me  voilà  perdu  dans  ces  vastes  ruines. 
Colline  s'élevant  au  milieu  des  collines. 
Et  de  ces  murs  croules,  du  faîte  de  ces  tours, 
Mes  regards  vers  le  fleuve  aimé  s'en  vont  toujours. 

Gloire  de  l'Armorique  et  de  la  Domnonée, 
Seras-tu  de  mes  vers  la  seule  abandonnée? 
Cent  fois  j'ai  dit  l'Ellé,  l'Izôl  et  le  Lctà, 
Noble  Avon,  et  jamais  ma  voix  ne  te  chanta'. 

Ton  frère  cependant  a  vu  naître  Shakspeare, 
Car  la  double  Bretagne  aux  mêmes  noms  s'inspire; 
Partout  nos  deux  pays  disent  les  mêmes  lieux; 
Ils  ont  la  même  langue  et  les  mêmes  .-lïeux. 

I.  I.'Avon,  llciive;  lmi  fr.niç.iis,  .\iiliic. 


202  HISTOIRES     POÉTIQUES 


C'est  un  soir,  dans  les  bains  de  notre  duchesse  Anne, 
Que  m'apparut  ton  cours  limpide.  Une  liane 
Y  trempait  sa  fleur  rose,  et  ton  bruit  argentin 
Montait  d'un  sol  brillant  de  paillettes  d'étain. 

Plus  loin,  un  long  canal  te  reçoit  et  t'embrasse  : 
Les  saules  sur  tes  bords  épanchaient  plus  de  grâce; 
Or  les  libres  poissons  ont  fui,  tous  d'un  seul  trait; 
Il  faut  à  leur  séjour  l'onibie  de  la  forêt. 


Libre,  je  fuis  comme  eux  la  charmante  structure, 
Barrière  que  saura  renverser  la  Nature, 
Quand,  des  monts  déboisés  reprenant  son  essor, 
Elle  crîra  :  «  Tombez,  digues!  je  règne  cncor.  » 

Je  la  retrouve  enfin,  ta  course  aventureuse. 
Qui  fait  la  terre  grasse  et  la  prairie  heureuse  : 
Salut,  roseaux  touffus!  toiture  des  maisons, 
Vous  recouvrez  aussi  les  timides  poissons. 

G  verdure!  ô  fraîcheur!  douceurs  virgiliennes  ! 
Ainsi  vous  embaumez,  forets  brésiliennes! 
Quand  la  harpe  jetait  ses  notes  de  cristal, 
Plus  d'azur  brillait-il  aux  torrents  de  Fingal? 


Puis  de  sveltes  clochers,  d'antiques  monastères; 
Des  ports  mj'stérieux  enfoncés  dans  les  terres; 
Comme  en  Grèce,  des  noms  qui  sonnent  :  c'est  Argol 
Daoul.iz  aux  frais  ruisseaux,  Logonna,  Rumengol, 


HISTOIRES  i'Oii;riQ.uçs  265 


Les  forts  de  Ros-Caiivel  sur  les  liantes  falaises, 
Et  Plou-Gastell,  jardins  embaumés  par  les  fraises. 
Mais  au  fleuve  élargi  la  mer  ouvre  son  sein, 
Et  Brest  ouvre  à  tous  deux  son  immense  bassin. 

Fleuve,  je  t'ai  chanté  :  quand  l'heure  me  renvoie, 
Mêle  à  tes  flots  joyeux  l'effluve  de  ma  joie; 
O  splcndide  vallon,  je  t'ouvre  encor  les  bras; 
Mes  3'eux  à  t'admircr  ne  se  lasseraient  pas. 


IV 


«  Seigneur!  vous  de  retour  1  Comme  une  sainte  image, 
Vous  m'êtes  apparu  là-haut  dans  un  nuage. 

—  Vous,  mère,  à  la  fraîcheur  et  si  tard  vous  asseoir! 

—  Oh!  je  ne  sors  d'ici  qu'à  la  cloche  du  soir. 
A  cette  heure,  voyez,  sur  le  pont  de  la  ville, 
D'ouvriers,  de  bourgeois,  passe  une  double  file; 
Sur  la  rampe  on  s'appuie,  on  cause...  Gens  heureux  ! 
Des  bandes  d'écoliers  qui  se  poussent  entre  eux 
-•Vccourent.  De  mon  temps,  on  n'avait  pas  d'écoles; 
Mais,  l'ouvrage  fini,  nous  n'allions  pas  moins  folles. 
Par  ce  monde  nouveau,  car  j'ai  bon  souvenir. 

Je  reviens  au  passé,  n'ayant  plus  d'avenir. 
Puis,  regardez  plus  loin  !  Là-bas,  dans  la  prairie, 

—  Mes  yeux,  gr.ice  à  Jésus,  à  la  vierge  Marie, 
Sont  aussi  clairs  et  nets,  —  les  robustes  faucheurs 
Ne  peuvent  se  résoudre  à  quitter  leurs  labeurs; 
Le  soleil  fait  briller  l'acier  d'une  faucille; 

Sur  la  meule  est  assise  une  petite  fille. 

Voyez  dans  ce  chemin  un  long  troupeau  de  bœufs, 


264  HISTOIRES    POÉTIQUES 


Les  poulains  et  les  veaux  qui  bondissent  joyeux; 
Comme  tout  cela  vit,  s'aime  bien  et  folâtre!... 
Oh  !  dans  l'air  pur  j'entends  la  voix  claire  d'un  pàtrc  ! 
—  Ce  denier,  bonne  mère,  à  vous,  à  vous  encorl 
Le  peu  qu'on  donne  au  pauvre  au  ciel  se  change  en  or. 


V 


Grandes  émotions  d'une  simple  journée! 

duel  marchand  reviendra  plus  fier  de  sa  tournée? 

Où  dominait  jadis  le  manoir  féodal 

Est  ouvert,  bien  que  sombre,  un  pieux  hôpital. 

Asile  du  malheur,  œuvre  réparatrice; 

La  nature  à  l'entour,  belle  consolatrice, 

Verse  dans  la  vallée  un  fleuve  gracieux 

Qui  délecte  le  cœur  et  réjouit  les  yeux; 

La  vieillesse  revit  à  ces  douleurs  lointaines... 

Muses,  je  viens  de  boire  à  vos  saintes  fontaines! 


H I  s  r  o  I R  i;  s   l' o  1:  r  1 1>  u  i;  s 


La  Chanson  de  Marie 


l~lùLAs!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  gai  tour  à  tour. 


Cette  chanson,  douce  à  l'oreille. 
Pour  le  cœur  n'a  point  sa  pareille. 

Hélas!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  gai  tour  à  tour. 

J'avais  douze  ans  lorsqu'en  Bret.igne 
Je  l'entonnai  sur  la  montagne. 

Hélas!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  gai  tour  à  tour. 

Toujours  le  beau  nom  de  Marie 
Se  mêle  au  nom  de  ma  patrie. 

Hélas!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  ^ai  tour  .i  tour. 


34 


:66  HISTOIRES    i'oiItiquus 


Avec  un  air,  une  parole, 
Ainsi  l'exilé  se  console. 

Hélas!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  gai  tour  à  tour. 

Ce  chant  qui  Je  mon  cœur  s'élève. 
D'où  vient  qu'en  pleurant  je  l'achève  ] 

Hélas!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  gai  tour  à  tour. 

Bienheureux  les  patres,  mes  frères. 
Et  les  oiseaux  de  nos  bruyères  ! 

Hélas!  je  sais  un  chant  d'amour 
Triste  et  trai  tour  à  tour. 


HISTOIRES    POÉTIQUES  267 


Le  Laboureur  ouvrier 


V-^UAND  l'ancien  laboureur  retourna  de  la  ville, 
L'automne  souriait  dans  un  ciel  radieux, 
Bien  des  oiseaux  chantaient  sur  la  brandie  immobile, 
La  joie  était  sur  terre  et  la  paix  dans  les  cieux. 

Lui,  son  œil  était  sombre  et  son  visage  pâle, 
Ses  rustiques  cheveux  n'entouraient  plus  son  front, 
Sous  sa  blouse  en  lambeaux,  tout  flétri  par  le  hâle, 
Il  clieminait  courbé,  comme  sous  un  affront. 

Pourtant,  on  l'avait  vu,  dans  ces  bois,  ces  prairies, 
Au  milieu  des  grands  boeufs  bondir,  léger  chevreau, 
Mieux  qu'un  oiseau  chanter  ses  jeunes  rêveries. 
Et  des  luttes  rentrer  en  triomphe  au  hameau. 

A  vingt  ans  désigné  pour  porter  la  bannière, 
Cette  épreuve  alarmait  sa  nicre  avec  raison  ; 
Mais  sous  l'énorme  poids  que  sa  marche  était  fiére  I 
Ses  reins  ne  ployaient  pas  :  jeune  et  nouveau  Sanison! 


268  }irsTOiRr.s  pohtiques 


Et  tluux  yeux  noirs  brillaient  dans  un  rose  veuvage, 
Ils  se  levaient  de  loin  vers  le  noble  vainqueur  : 
Le  drap  d'or  s'inclina  doucement  au  passage 
Et  le  salut  nuiet  s'échangea  dans  leur  cœur. 


Le  reconnaîtrez-vous,  ô  taillis,  ô  fontaines, 
Ooix  de  pierre  où  parfois  il  priait  à  genoux  ; 
Ouvrier  déformé  par  ses  courses  lointaines. 
Hommes  de  son  pays,  le  reconnaîtrez-vous?  — 

11  voit  un  laboureur  qui  mène  sa  charrue, 
Un  ami;  sur  la  route  il  murmure  envieux: 
«  Son  front  n'a  pas  un  pli,  sa  force  s'est  accrue; 
Qu'il  va  dans  son  bonheur  calme  et  majestueux  ! 

Il  Ainsi  tous  ils  viendront  à  la  messe,  dimanche, 
Dans  l'église  apportant  une  fraîcheur  des  bois; 
Leur  liabit  sera  blanc,  leur  âme  sera  blanche  : 
Pour  chanter  le  Credo  tous  n'auront  qu'une  voix. 

«  Et,  de  tous  entouré,  le  prêtre  dans  sa  chaire 
Proclamera  les  noms  qui  vont  s'unir  demain  : 
Ah  !  s'il  doit  vous  nommer,  ô  vous  qui  m'étiez  chère, 
Que  j'expire  à  l'instant,  ici,  sur  le  chemin!... 

«  Mais,  d'abord,  sois  ici  maudite,  ville  infâme, 
Toi  qui  me  détournas  de   mes  premiers  penchants; 
Usine,  qui  flétris  mon  corps  avec  mon  âme  : 
Vous  par  qui  j'ai  perdu  le  simple  ameur  des  champs  !  » 


HISTOIRES    POIÏTIQUES  269 


Voilà  dans  quelle  angoisse  il  gagna  sa  chaumière 
Où  sa  niérc  filait,  bien  affaiblie,  liclas  1 
Troublée,  elle  hésita,  la  pauvre  filandière  : 
Mais  son  cœur  s'éveillant,  elle  ouvrit  ses  deux  bras. 

Longtemps  elle  ferma  sur  lui  la  douce  chaîne, 
Puis,  leurs  pleurs  répandus  et  leurs  cœurs  soulagés, 
lllle  ouvrit  bruyamment  un  grand  bahut  de  chcne 
Où  brillaient  des  habits  avec  amour  rangés  : 

La  braie  aux  larges   plis,  orgueil  de  la  Cornouaille, 
Le  surtout  d'un  bleu  clair  brodé  sur  chaque  pan, 
La  ceinture  de  cuir  qui  tient  ferme  la  taille. 
Le  chapeau  large  orné  d'une  plume  de  paon. 

«  Vois-tu  les  ornements,  mon  fils,  de  ton  bel  âge  ? 
J'allais,  soir  et  matin,  visiter  ce  trésor, 
Sur  tes  jeunes  habits  penchant  mon  vieux  visage; 
Et  sur  eux  je  pleurais  et  je  pleurais  encori 

«  Demain,  réveille-toi  dans  toute  ta  noblesse! 
Bien  des  yeux  en  passant  se  tourneront  vers  nous  : 
Mon  fils,  que  tu  seras  superbe  â  la  grand'messe  ! 
—  Q.UC  je  serai  joyeux,  ma  mère,  près  de  vous!  » 


niSTOIRliS    POliTIQUES 


La   Source 


i^E  matin,  pour  baigner  la  plume  de  son  aile, 
A  la  source  des  prés  vient  une  tourterelle. 

Puis  une  vierge  accourt  à  la  source  des  prés   . 
Pour  baigner  son  cou  blanc  sous  des  cheveux  dorés  ; 

Chacune  avec  bonheur  fête  la  sœur  qu'elle  aime, 
Et  se  penchant  sur  l'onde  elles  boivent  à  même. 

lit  bientôt  les  voilà  de  chanter  tour  à  tour 

Les  plaisirs  du  printemps  et  les  peines  d'amour. 

O  les  belles  chansons  que  leur  poitrine  exhale  ! 
O  jeunes  coeurs  aimants!  ô  fraîcheur  matinale! 

A  midi,  lorsqu'il  passe  au-dessus  du  lavoir, 
Le  soleil  réjoui  s'arrête  pour  les  voir. 

11  ouvre  ses  yeux  d'or,  et  sur  ce  coin  du  monde 
Agite  en  souriant  sa  chevelure  blonde. 


1 1  I  s  T  O  I  K  li  s     P  O  L  l'  1  Q.  L"  E  S 


Un  jeune  pâtre  aussi,  caché  dans  la  bruyère, 
Regarde  :  «  Ah  !  tous  les  jours,  et  loin  de  ta  chaumière, 


«  Que  cherchent  donc  tes  yeux  avec  tant  de  douceur 
Est-ce  la  tourterelle?  est-ce  sa  blonde  sœur?  » 


272  lIISTOIKliS    l'OLTICiULS 


Le  vieux  Rob 


LvANS  ce  livru  où  Nola  brillera  jeune  et  bhinche, 
Q.UC  ceux-là  dont  le  corps  sous  le  poids  des  ans  penche 
Paraissent  les  premiers,  pour  bénir  mes  récits! 
J'aime  à  voir  des  vieillards  au  seuil  d'un  temple  assis. 


I 


S'il  est  vrai  que  les  morts,  la  nuit,  quittent  leur  bière 
l'our  se  désaltérer  au  bénitier  de  pierre, 
Au  vase  de  granit  sur  leur  tertre  placé, 
Robin,  ne  restez  pas  dans  votre  lit  glacé  : 
Il  est,  chez  les  vivants,  une  âme  qui  vous  aime; 
Bien  souvent  un  lait  pur,  un  lait  avec  sa  crème 
Dans  votre  bénitier  est  versé  jusqu'aux  bords, 
Car  cette  âme  chrétienne  est  fidèle  à  ses  morts; 
lit  tant  que  sous  le  ciel  vivra  cette  bonne  âme, 
Vous  aurez  ici-bas  tout  ce  qu'un  mort  réclame  : 
Dans  votre  bénitier  des  offrandes  de  lait. 
Et  les  fervents  soupirs  tombant  du  chapelet. 


n  I  s  r  o  I K  i;  s   ?  o  l  r  i  q  u  r.  s 


II 


Dans  une  lande  immense,  au  seuil  de  sa  chaumière 
Bdtie  en  terre  jaune  et  couverte  en  bruyère, 
Mona  disait  un  soir  :  «Hélas!  ma  pauvre  enfant, 
Est-ce  vous  là,  malade,  et  sur  l'herbe  étouflant? 
C'en  est-il  fait  de  vous,  ma  fille,  ô  mon  amie, 
Qui,  la  nuit,  près  de  moi  reposiez  endormie? 
En  tournant  mes  fuseaux,  je  vous  gardais  le  jour. 
Pour  vous  sauver  des  loups;  et  vous,  avec  amour. 
Léchiez  mes  vieilles  mains,  oui,  ces  mains  maternelles 
Qui  d'un  lait  trop  pesant  soulageaient  vos  mamelles. 
J'étais  heureuse  alors,  mais  que  faire  sans  vous? 
Oh  !  la  Mort  aujourd'hui  veut  frapper  deux  grands  coups. 
Voyez  ce  flanc  gonflé  :  quel  bruit  !  quelle  secousse  ! 
Et  sa  langue  qui  pend  !  O  ma  blanche  !  ô  ma  rousse  ! 
C'en  est-il  fait  de  vous!  Cher  soutien  de  mes  jours. 
Le  ciel  n'enverra-t-il  personne  à  mon  secours?  » 

Le  vieux  Robin  parut.  Un  bdton  de  voyage 
L'aidait  à  soutenir  son  corps  ployé  par  l'âge  ; 
Tremblant,  il  reprenait  haleine  à  chaque  pas. 
Et,  la  tête  penchée,  il  se  parlait  tout  bas. 
Pour  sa  grande  science  et  sa  grande  fortune 
Il  fut,  et  bien  longtemps,  cité  dans  la  commune; 
Mais  ses  biens  partagés  entre  de  mauvais  fils. 
Par  eux  il  fut  chassé,  l'homme  aux  cheveux  blanchis  ; 
Seul,  au  bord  de  l'Izôl,  à  cette  heure,  il  habite 
Une  loge  en  genêt  par  lui-même  construite  ; 
Heureux  encor  pourtant  :  là,  plutôt  qu'un  docteur, 
Cliacun  vient  visiter  l'habile  rebouteur. 

III.  35 


274 


HISTOIRES    l'OtTIQUES 


«  C'est  Diuu,  cria  Mona,  c'est  Dieu  qui  vous  envoie  ! 

(Et  la  vachère  avait  un  front  brillant  de  joie.) 

Pitié,  llobin,  pitié  pour  ce  cher  animal! 

Vous  savez  comment  vient,  comment  s'en  va  le  mal. 

—  Hum  !  reprit  le  vieillard  en  secouant  la  tète. 

Elle  doit  grandement  pàtir,  la  pauvre  béte  ! 

Vite,  chauiTez  de  l'eau.  J'ai  là  certaine  fleur, 

IDes  herbes...  Sans  mentir,  j'empêche  un  grand  malheur. 

Le  foyer  allumé,  les  plantes  salutaires 

Dans  le  chaudron,  bénit  avec  force  mystères. 

Bouillirent,  et  la  vache  à  l'immense  fanon 

Dut  boire  la  liqueur  merveilleuse  et  sans  nom. 

Or,  voyant  respirer  sa  vache  plus  à  l'aise, 
Mona,  qui  par  degrés  elle-même  s'apaise, 
Disait  (et  ses  yeux  gris,  son  visage  ridé. 
Son  sein  d'où  chaque  mot  s'échappait  saccadé. 
En  elle  tout  riait)  :  «  Regardez-moi,  bonhomme  ! 
Je  me  sens  rajeunir.  Oui-da,  me  voici  comme 
Au  jour  où  je  dansais  avec  vous  au  Pardon, 
D'un  rosaire  de  buis  quand  vous  me  faisiez  don, 
Lorsque  vous  me  nommiez  la  fille  sans  pareille. 
Toute  mince  de  taille  et  de  couleur  vermeille; 
Et  moi,  tout  en  roulant  les  grains  du  chapelet, 
A  vous  voir  si  galant,  et  vert,  et  grandelct, 
(Faut-il,  ô  mon  vieux  Rob,  qu'enfin  je  vous  le  dise?) 
Je  vous  aurais  suivi  de  grand  ctuur  à  l'église.  » 


HISTOIHIiS     POÉTIQUES  275 


III 


O  premières  amours,  fleurs  de  notre  printemps, 
Ils  ne  vieillissent  pas,  ceux  qui  vous  sont  constants  ! 
A  quinze  ans,  je  cueillis  une  fraîche  cglantine, 
Et  ma  main  l'enferma  sous  la  page  latine; 
Plus  tard,  refeuilletant  mes  livres  d'écolier. 
Vrais  amis  que  jamais  on  ne  doit  oublier. 
J'y  trouvai  l'églantine,  et  fleur  et  poésie 
Ravivèrent  mon  cœur  à  leur  double  ambroisie. 
Fleurs  de  notre  printemps,  ô  premières  amours, 
Jusqu'au  bord  du  tombeau  vous  embaumez  nos  jours  ! 


IV 


A  quelque  temps  de  là,  des  bruits  dans  la  peuplade. 

Des  bruits  tristes  couraient  :  «  Le  vieux  Rob  est  malade  ! 

—  Je  saurai  le  guérir,  dit  la  bonne  Mona, 

Et  lui  rendre  le  bien  qu'un  soir  il  me  donna.  » 

Le  lendemain,  à  peine  au  ciel  paraissait  l'aube, 

Mona  partit.  La  vache,  avec  sa  blanche  robe, 

Devant  elle  marchait,  secouant  son  fanon. 

Et  de  ses  pieds  fourchus  marquant  l'épais  limon  ; 

Quelquefois  s'arrêtait  pour  brouter  un  peu  d'herbe, 

Puis  s'en  allait  cncor  grasse,  lente  et  superbe; 

Sur  son  front  étoile  des  cornes  en  croissant 

S'arrondissaient,  sa  queue  et  son  poil  frémissant 

Autour  d'elle  chassaient  les  bourdons  et  les  mouches, 

Ht  ses  grands  yeux  roulaient  défiants  et  farouchci. 


276  n  I  s  r  o  I  R  i;  s   i>  o  ù  r  i  q  u  u  s 


Mais  sa  bonne  maîtresse,  une  gaule  à  la  main, 
Tàcliait  de  la  hâter  dans  l'agreste  chemin, 
Et,  tout  en  souriant  à  l'horizon  qui  brille, 
Doucement  répétait  :  «  Allons,  allons,  ma  fille!  >> 

Mona  trouva  gisant,  sous  son  toit  de  genêt. 
L'ami  de  soixante  ans  que  la  fièvre  minait. 

«  C'est  vous,  murmura-t-il,  ô  chère  et  digne  femme! 
J'aurai  donc  là  quelqu'un  pour  recevoir  mon  âme  ! 
Tous  ils  m'ont  délaissé,  ces  fils  ingrats;  mais  vous, 
Cœur  plein  de  souvenir,  vous  les  remplacez  tous. 
Merci  !  »  Puis  des  soupirs,  des  tremblements,  des  plaintes. 
<c  Ami,  je  viens  chez  vous  comme  chez  moi  vous  vîntes. 
O  merveilleux  savoir!  charmes  secrets  et  forts! 
Mais  je  veux,  à  mon  tour,  ranimer  votre  corps. 
Saine  et  sauve,  ma  fille  est  là  devant  la  porte': 
Buvez  de  ce  lait  doux  et  fumant  qu'elle  apporte. 
C'est  un  baume  !...  A  présent,  tâchez  de  sommeiller.  » 
Il  dormit.  Au  réveil,  cherchant  à  l'égayer: 
«  Eh  bien,  l'avais-je  dit?  vos  couleurs  sont  plus  belles. 
Vous  sentez  la  vertu  des  fécondes  mamelles. 
Voulez-vous,  au  soleil,  avec  moi  faire  un  tour? 
Çà,  riez,  mon  vieux  Rob  I  Faut-il  aller  au  bourg? 
Moi,  je  reviens  toujours  à  cette  rêverie  : 
I'"aut-il  quérir  le  prêtre  afin  qu'il  nous  marie? 

—  Oui,  partez  pour  le  bourg  et  marchez  promptement. 

Car  il  faut  recevoir  encore  un  sacrement, 

Le  dernier.  Chaque  instant  m'enlève  de  ma  force. 

Mon  âme  veut  enfin  briser  sa  dure  écorce. 

Joie  et  peine  aujourd'hui  pour  moi  s'en  vont  finir. 


HISTOIRES    POETIQUES 


On  semble  cepend.int  à  ce  monde  tenir  : 
Quand  je  ne  serai  plus,  Mena,  chaque  dimanclic. 
Sur  ma  tombe  en  passant  que  votre  front  se  penche. 
S'il  est  permis,  mon  cœur  vers  vous  s'envolera... 

Puis,  le  prêtre  venu,  le  vieillard  expira. 


V 


Humble  l'ut  le  convoi  qui  suivit  votre  bière, 

O  Robin  I  mais  ceux-là  qu'on  vit  au  cimetière 

litaient  de  vrais  amis,  et  se  souvenant  tous 

De  vos  bienfaits  passes,  car  ils  priaient  pour  vous. 

Sous  ses  coiffes  de  deuil  et  sa  cape  de  femme, 

Cher  mort,  oh  !  vous  deviez  entendre  une  bonne  àmc 

Celle  de  qui  les  pleurs  coulaient,  coulaient  à  flots, 

Et  dont  rien  ne  pouvait  retenir  les  sanglots!... 

La  nuit,  quand  vous  errez,  vêtu  d'un  blanc  suaire, 

Voyez  comme  est  paré  votre  lit  funéraire  : 

Un  tapis  de  gazon  le  couvre  tout  entier. 

Et  du  lait  jusqu'aux  bords  emplit  le  bénitier. 


Î78  HISTOIRES    POETIQUES 


La    Fleur    de    la    Tombe 

^  DiCistrcss  lAugusla  Holmes 


vy  u  I,  même  dans  nos  jours  turbulents  ou  moroses, 

Il  est  des  cœurs  riants  ouverts  aux  humbles  choses, 

Nature,  celles-là  qui  ne  lassent  jamais 

Et  qu'avec  tant  d'amour  dès  l'enfance  j'aimais! 

Un  soir  je  rencontrai,  traversant  la  prairie, 

Sulia,  svelte  enfant,  compagne  de  Marie; 

Une  fleur  dans  sa  main  brillait  comme  de  l'or; 

Grave,  elle  murmura  :  «  C'est  l'âme  de  Grégor! 

Bientôt  viennent  les  froids  :  ce  soir,  au  cimetière. 

J'ai  retiré  la  plante  et  sa  motte  de  terre. 

Et  je  veux  l'abriter  près  de  notre  maison. 

Pour  la  voir  refleurir  à  la  belle  saison.  » 

Sous  ses  cheveux  dorés,  le  pâtre  au  blanc  visage, 

Je  l'avais  bien  connu  :  son  âge  était  mon  âge; 

Comme  j'aimais  Marie,  il  aimait  Sulia; 

Le  plaisir  d'en  parler  tous  les  deux  nous  lia. 

Pendant  le  catéchisme  ou  les  libres  dimanches. 

Tout  en  cherchant  des  nids  sous  les  épines  blanches, 

Oh  !  les  longs  entretiens  sur  nos  chères  amours  ! 

Récits  toujours  pareils,  pleins  de  charme  toujours! 

Et  les  grands  amoureux,  les  belles  amoureuses, 

Dont  les  yeux  échangeaient  des  flammes  langoureuses, 


HISTOIRES    POIiTIQUES  279 


Quand  prés  d'eux  nous  passions  légers,  faisant  les  fous, 

Ne  portaient  pas  des  cœurs  plus  sérieux  que  nous. 

Il  mourut  le  matin  de  sa  treizième  année  I 

Mais  sur  son  tertre  vert,  la  treizième  journée, 

Une  fleur  apparut  jaune  comme  de  l'or. 

Et  chacun  s'écria  :  «  C'est  l'dme  de  Grégor  !  » 

Et  tous,  dès  qu'ils  voyaient  la  tombe  merveilleuse, 

De  ralentir  leurs  pas;  puis,  d'une  main  pieuse, 

En  passant  chaque  ami  soulevait  son  chapeau. 

Et  les  filles  jetaient  sur  la  fleur  un  peu  d'eau. 

Cette  fleur,  Sulia,  l'enfant  grave  et  fidèle, 

La  tenait  sur  son  cœur  quand  j'arrivai  prés  d'elle  ; 

Mais  à  l'air  vif  du  soir  les  feuilles  d'or  s'ouvrant  : 

«  Voici  qu'il  meurt  encore!  »  cria-t-elle  en  pleurant; 

Et  la  fragile  fleur,  de  ses  pleurs  arrosée. 

Sembla  se  ranimer  comme  sous  la  rosée. 

Dans  la  prairie  alors  reprenant  son  chemin, 

La  vierge  s'éloigna,  son  trésor  à  la  main  : 

Mais  pour  la  contempler  bientôt  elle  s'arrête, 

Et  vers  le  doux  parfum  elle  incline  la  tête. 

Non  loin  de  la  maison,  à  l'ombre  du  courtil. 

J'ai  vu  la  tige  croître  et  briller  en  avril  : 

Aux  yeux  de  Sulia  (riantes  destinées!) 

Grégor  fleurit  toujours  dans  ses  jeunes  années... 

Religion  des  morts  !  N'ai-je  pas  vu  plus  tard 

Un  lait  pur  arroser  le  cercueil  d'un  vieillard. 

Nuit  et  jour  la  prière  à  genoux  sur  sa  tombe? 

N'ai-je  pas  vu  languir  de  douleur  la  colombe? 

Hélas  !  s'il  est  des  cœurs  prompts  à  se  délier. 

D'autres  veulent  mourir  plutôt  que  d'oublier! 


28o  HISTOIRES    l'Ol-TIQUES 


Le  Village  de  Marie 


y.JuA>iD  près  de  vos  maisons  je  passe  tout  rêveur, 
Bonnes  gens  du  Moustoir,  n'ayez  point  de  frayeur, 
Je  suis  un  amoureux,  et  non  pas  un  voleur. 

C'est  ici,  dans  cette  bruyère, 
Q.u'cnfant,  je  poursuivais  naguère 
Une  enfant,  comme  moi  légère. 

Où  nous  courions  tous  deux,  seul  je  viens,  ô  douleur  ! 
Bonnes  gens  du  Moustoir,  n'ayez  point  de  frayeur. 
Je  suis  un  amoureux,  et  non  pas  un  voleur. 

Sa  coifTe  flottant  autour  d'elle, 
On  eût  dit  une  tourterelle 
Q.ui  vient  de  déployer  son  aile. 

Hélas!  l'oiseau  sauvage  a  trouvé  l'oiseleur  ! 
Bonnes  gens  du  Moustoir,  n'ayez  point  de  frayeur, 
Je  suis  un  amoureux,  et  non  pas  un  voleur. 


HISTOIRES    POÉTIQUES  281 


Et  le  dimanche,  au  bourg,  plus  d'une 
Disait,  jalouse  :  «  Cette  brune 
Sera  la  fleur  de  la  comniune.  » 

O  brune  enfant  qu'un  autre  aspira  dans  sa  fleur!... 
Bonnes  gens  du  Moustoir,  n'ayez  point  de  frayeur, 
Je  suis  un  amoureux,  et  non  pas  un  voleur. 

Aux  horJs  du  Scorf. 


36 


282  HISTOIRES    POETIQUES 


Prière  des  Laboureurs 


^ous  les  chaleurs  de  juin  la  campagne  étincelle. 
Tous  les  bras  sont  â  l'œuvre  et  le  foin  s'amoncelle. 
Encor  quelques  soleils,  viendra  le  tour  du  grain  : 
Qu'on  ne  m'accuse  pas  seul  de  voler  mon  pain, 
L'erreur  trouble  aisément  une  race  ingénue. 
D'un  chant  qui  parle  au  cœur  payons  ma  bienvenue. 
Et  ces  vers,  qu'à  grand'peine  en  français  j'ai  traduits, 
Dans  l'idiome  aimé  pour  eux  furent  écrits. 
Comme  on  battait  les  blés,  voilà  donc  qu'un  dimanche, 
Clairement  imprimé  sur  une  feuille  blanche, 
Le  chant  par  tout  le  bourg  circulait,  et  cent  voix, 
l-erventes,  l'entonnaient  aux  marches  de  la  croix. 


I 


Saint  de  notre  pays,  qu'aux  sphères  éternelles 
Les  anges  radieux  couvrent  de- leurs  deux  ailes, 
De  ces  nuages  d'or  où  glisse  votre  pied 
Laissç2  tomber  sur  nous  un  regard- de  pitié. 


lIISTOIRliS     POÉTIQUES  283 


II 


Ce  sont  dus  laboureurs  dont  I.i  voix  vous  iniploru  : 
Souvent  à  votre  autel  nous  venons  dès  l'aurore  ; 
Par  les  mauvais  chemins  nous  venons  bien  souvent, 
Brûlés  par  le  soleil  ou  glacés  par  le  vent. 


III 


Nous  cherchons  un  soutien.  Notre  vie  est  amère, 
Toujours  le  dur  travail,  et  toujours  la  misère. 
Nous  cultivons  la  terre  et  nous  semons  le  grain, 
D'autres  mangent  le  blé  battu  par  notre  main. 


IV 


Mais  regardons  plus  haut  !  un  jour,  selon  son  œuvre. 
Chacun  aura  sa  part,  le  maître  et  le  manoeuvre  : 
Oui,  mauvais  laboureur  qui  fléchit  sous  un  poids, 
Mauvais  chrétien  celui  qui  porte  mal  sa  croix. 


Tels  de  petits  enfants  serrés  contre  leur  père. 
Bon  saint,  nous  voilà  tous  devant  vous  en  prière 
Plusieurs  dans  ce  pays  ont  reçu  votre  nom. 
Soyez  leur  père  aussi,  vous  déjà  leur  patron. 


:84  HISTOIRES    POliTIQUES 


VI 


Saint  de  notre  pays,  qu'aux  sphères  éternelles 
Les  anges  radieux  couvrent  de  leurs  deux  ailes, 
De  ces  nuages  d'or  où  glisse  votre  pied 
Laissez  tomber  sur  nous  un  regard  de  pitié. 


Prés  du  calvaire,  ainsi  tout  un  peuple  rustique 
Le  dimanche  matin  répétait  ce  cantique, 
Qui,  pleurant  sur  leurs  maux,  fait  luire  aussi  l'espoir. 
L'espoir,  astre  serein,  lorsque  au  ciel  tout  est  noir. 
Le  cantique  a  passé  du  bourg  dans  les  cliaumières  : 
Il  se  mêle,  le  soir,  à  leurs  longues  prières  ; 
Le  jour,  il  retentit  de  la  lande  aux  vergers, 
Et  les  travaux  peut-être  en  sont-ils  plus  légers. 
Vers  moi,  quand,  tout  pensif,  je  traverse  un  village. 
Des  jeunes  et  des  vieux  c'est  le  salut  d'usage; 
Les  yeux  brillent,  les  fronts  s'animent  de  gaité; 
Et  j'entre  :  c'est  le  chant  de  l'hospitalité  ! 


HISTOIRES    l'OLTIQUES 


Les  Moissonneurs 


Lorsqu'un  nuage  épais,  vers  le  temps  des  moissons, 

Vient  recouvrir  la  ville  et  fond  sur  les  maisons, 

Quand  la  grêle  bondit  sur  les  toits,  quand  la  rue 

Roule  une  onde  fangeuse  incessamment  accrue. 

Observant  à  l'abri  l'orage  et  ses  dangers, 

Aux  tristes  campagnards,  citadins,  vous  songez. 

Leur  malheur  est  le  vôtre.  Oui,  vous  cherchez  d'avance 

Comment  le  métayer  paîra  sa  redevance  ; 

Le  pauvre  avec  frayeur  prévoit  l'hiver  prochain, 

Ht  l'on  parle  déjà  de  la  cherté  du  pain.  — 

Hommes  mûrs  et  vieillards,  jeunes  gens,  jeunes  filles. 
Tous  ils  étaient  venus,  armés  de  leurs  faucilles, 
Dès  la  pointe  du  jour,  un  jour  limpide  et  bleu, 
Et  que  l'ardent  soleil  bientôt  rougit  de  feu. 
Jusqu'à  midi  sonnant  leurs  bras  forts  et  superbes 
Ont  abattu  les  blés  vite  formés  en  gerbes; 
Mais  les  rires,  les  mots  joyeux  et  les  chansons 
Animaient  au  travail  et  filles  et  garçons; 
En  fauchant  les  épis,  en  liant  les  javelles, 
Les  défis  s'échangeaient  et  les  tendres  querelles  : 


>86  IIISTOIRtS     l'Ol'  TIQUES 


«  Renouez  vos  cheveux,  ô  Liiez,  ut  cliantcz! 

—  Héléna,  tous  mes  chants  sont  à  vous;  écoutez! 


Ma  barbe  est  blonde  encor,  je  ne  suis  qu'un  jeune  liouimc. 
Parmi  les  moissonneurs  pourtant  on  me  renomme  : 
Quand  je  vais  près  de  vous,  Lena,  coupant  le  blé, 
Mon  ardeur,  je  le  sens,  et  ma  force  ont  doublé. 

Avec  vous  dans  les  bois  que  ne  suis-je  fauvette  1 
On  vivrait,  belle  enfant,  sans  peur  de  la  disette. 
Bienheureux  les  oiseaux  !  ils  ne  travaillent  pas 
Et  trouvent  en  chantant  leurs  faciles  repas. 

Moi,  j'ai  les  yeux  tournés  vers  certaine  chaumière  : 
Sortirez-vous  enfin,  madame  la  fermière? 
Vous  si  charmante  à  voir  quand  vous  venez  à  nous 
Avec  les  plats  fumants,  le  cidre  frais  et  doux!  — 

A  peine  il  achevait  ces  plaintes  émouvantes, 

due  parut  la  fermière  avec  ses  deux  servantes  ; 

Soudain,  trêve  aux  chansons!  mais,  pour  quelques  instants, 

N'en  remuaient  pas  moins  les  langues  et  les  dents. 

A  l'ombre  ils  savouraient,  couchés  sur  l'herbe  épaisse, 

La  succulente  odeur  de  la  soupe  de  graisse. 

Le  lard  sur  le  pain  noir  fondant  et  la  liqueur 

Qui  rafraîchit  la  bouche  et  ravive  le  cœur. 

Ensuite  un  bon  sonmieil.  Puis,  d'un  nouveau  courage, 

Sur  les  épis  sonnants  recommença  l'ouvrage. 

Les  dos  étaient  courbés,  mais  un  lointain  brouillard 

Par  moments  soulevait  l'œil  de  plus  d'un  vieillard  : 


HISTOIRES    l'OtTIQUHS 


«  A  l'œuvre,  mes  enfants,  à  l'œuvre!  »  Et  sans  relâche, 
Le  front  tout  en  sueur,  chacun  pressait  sa  tache. 

L'orage  cependant,  et  plus  sombre  et  plus  lourd. 

Comme  un  dôme  pesait  sur  l'église  du  bourg. 

De  ses  flancs  s'échappaient  de  longs  éclairs  bleuâtres 

Qui  faisaient  fuir  au  loin  les  troupeaux  et  les  pâtres  ; 

De  larges  gouttes  d'eau  tombaient  ;  les  moissonneurs, 

N'ayant  plus  qu'un  secours,  le  Seigneur  des  seigneurs, 

Par  le  sable  volant  leurs  figures  souillées, 

Se  mirent  à  genoux  sur  les  herbes  mouillées  ; 

Leurs  faucilles  gisaient  éparses  devant  eux; 

Les  mains  jointes,  ainsi  parlaient  ces  malheureux  : 

LA     FliRMIÈRE. 

Oh  !  perdre  en  un  moment  le  travail  d'une  année  ! 
Voir  languir  dans  la  faim  toute  la  maisonnée  ! 
Pauvres  petits  enfants,  avec  quoi  vous  nourrir? 
O  mes  chers  innocents,  nous  n'avons  qu'a  mourir. 

L  li    FERMIER. 

Oui,  mourir!  le  courage  ici  manque  au  plus  ferme. 
Vienne  l'automne,  hélas!  comment  payer  ma  ferme? 
Ah  !  dans  ce  champ  maudit,  quand  mes  mains  l'ont  bcchc. 
Sans  doute  j'arrivais  ciiargé  d'un  grand  péché. 

l'aïeul. 

Non,  vivez,  ô  mon  fils.  Dieu  même  vous  l'ordonne. 
Il  rend  ce  qu'il  a  pris,  il  châtie  et  pardonne. 
Dans  ce  malheur  commun,  seul,  je  vois  bien  ma  part  : 
C'est  à  moi  de  mourir,  inutile  vieillard.  — 


288  HISTOIRES    POÉTIQUES 


Le  vieillard  désolé  se  tut,  car  sur  sa  tête, 
Dans  toute  son  horreur,  mugissait  la  tempête  : 
Le  tonnerre  éclatai...  Mais  aussitôt  dans  l'air 
Par  trois  fois  V Angélus  tinta  paisible  et  clair  ; 
Un  de  ces  rayons  d'or  qui  précèdent  les  anges 
Illumina  le  ciel;  puis,  changements  étranges! 
Comme  il  était  venu,  le  nuage  pesant 
Du  côté  de  la  mer  et  vers  l'ouest  s'avançant, 
On   vit,  nouveau  déluge,  on  vit  ses  eaux  troublées 
Tomber,  tomber  à  seaux  dans  les  ondes  salées  ; 
Tous  les  monstres  marins  hors  des  flots  bondissaient. 
Et  sur  les  blonds  épis  les  moissonneurs  dansaient. 


Il  faut  chanter  le  blé!  Jeunes  gens,  jeunes  filles, 
Élevez  sur  vos  fronts  et  frappez  les  faucilles! 
Le  blé  fait  vivre  l'homme  :  amis,  en  son  honneur 
Entonnons  devant  Dieu  le  chant  du  moissonneur. 

C'est  un  présent  divin.  Durant  les  mois  de  neige, 
Dans  ses  flancs  maternels  la  terre  le  protège  ; 
Puis,  quand  brillent  les  fleurs,  elle  montre  au  grand  jour 
Celui  qu'elle  nourrit  neuf  mois  avec  amour. 

Un  mendiant  m'apprit  jadis  un  grand  mystère  : 
Le  grain  est  fils  du  ciel,  cet  époux  de  la  terre; 
Pour  le  faire  grandir  tous  deux  n'épargnent  rien  : 
Votre  enfant  le  plus  cher  n'est  pas  "soigné  si  bien. 


HISTOIRES     POÉTIQUES  289 


Si  la  tige  au  printemps  languit  frêle,  épuisée, 
Comme  un  lait  bienfoisant  s'épanche  la  rosée, 
Et  des  souffles  légers  comme  les  papillons 
Le  bercent  mollement  dans  le  creux  des  sillons. 

Pour  apaiser  sa  soif  ardente,  les  nuages 
S'assemblent  :  quels  tlots  d'or  nous  versent  les  orages  ! 
Puis  le  ciel,  appelant  d'un  beau  nom  le  soleil, 
Dit  :  «  Séchez  le  froment,  ô  mon  astre  vermeil  !  " 

Ainsi  mûrit  le  blé,  divine  nourriture. 

Ce  frère  du  raisin,  boisson  jo5'euse  et  pure; 

Dieu  même  a  consacré  le  céleste  présent  : 

«  Mangez,  voici  ma  chair;  buvez,  voici  mon  sang.  » 


LES     MOISSONNEURS. 

Honneur,  honneur  au  blé  !  Trois  fois,  garçons  et  filles, 
Faisons  reluire  en  l'air  et  sonner  les  faucilles!  — 


Et  tous,  jusqu'aux  vieillards  un  moment  rajeunis. 

Chantaient,  et  sous  leurs  pieds  bruissaient  les  épis. 

Le  dimanche  suivant,  une  gerbe  votée 

A  l'église  du  bourg  en  pompe  était  portée. 

Et  le  prêtre  disait,  la  posant  sur  l'autel  : 

«  Gloire  et  remercîment  à  l'anfre  Gabriel  !  » 


290  HISTOIRES     l'OLIIQUUS 


La  Chanson  du   Cloutier 


^ANS  relâche,  dans  mon  quartier, 
J'entends  le  marteau  du  cloutier. 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe! 

Voyez  ses  bras  noirs  et  luisants 
Retourner  le  fer  en  tous  sens. 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe! 

Jamais  il  ne  voit  le  ciel  bleu, 
Mais  toujours  la  forge  et  son  feu. 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe  ! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe  ! 

C'est  pour  sa  femme  et  ses  enfants 
Q.u'il  fait  tant  de  clous  tous  4es  ans. 


HISTOIRES    P  OÙ  TIQUE  S  29  I 


Le  jour,  la  nuit,  sou  marteau  frappe  ! 
Toujours  sur  l'onclunie  il  refrappe  ! 

Grands  clous  à  tète  et  petits  clous. 
Oh  I  combien  de  fer  pour  deux  sous  ! 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe  ! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe! 

Rarement  le  cabaretier 

Voit  dans  sa  maison  le  cloutier. 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe  ! 

Mais,  le  dimanche,  il  chôme  enfin, 
Et  chante  à  l'ofHce  divin. 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe  ! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe  ! 

Que  Dieu,  dans  son  noir  atelier. 
Dieu  bénisse  cet  ouvrier! 

Le  jour,  la  nuit,  son  marteau  frappe  ! 
Toujours  sur  l'enclume  il  refrappe  ! 


H)2  HISTOIRES     POÉTIQUES 


Les  Dépositaires 

(i8)7) 

A    SAIXT-nrNK    TAILLANDIER 


l^ES  bords  de  la  Durance  aux  fleuves  des  Germains 
O  sage  explorateur  des  grands  courants  humains, 
Mort,  je  vous  lègue,  ami,  le  soin  de  ma  mémoire. 
Pour  ce  siècle  ennuj'é  la  poétique  histoire 
Si  votre  main  rassemble  autour  de  mes  Bretons 
Ces  récits,  tous  divers  de  pensera  et  de  tons, 
Naturelle  épopée,  et  que  la  voix  touchante 
De  l'Esprit  du  pays  par  mon  humble  voix  chante!... 
C'est  lui!  le  souffle  ardent  revient  me  visiter! 
Mais  comment,  ce  mystère  étrange,  le  conter? 
Colère,  inspire-moi!  soutiens-moi,  raillerie! 
Puis,  en  chasse!  le  loup  est  dans  la  bergerie. 


Un  meunier  de  Léon,  juché  sur  son  mulet, 
Cliantait,  et,  tout  cliantant,  par  les  bois  il  allait 


HISTOIRES     POETIQUES  295 


«  Le  notaire  du  bourg  est  un  excellent  homme; 
Du  richard  et  de  l'indigent 
A  deux  mains  il  reçoit  l'argent, 

Et  fiez-vous  à  lui  pour  bien  garder  la  somme. 
Allons,  Jean-Pierre,  allons,  Gros-Jean, 
Mes  gars,  apportez  votre  argent  !  » 

Ces  couplets  du  meunier  un  peu  trop  fort  en  gueule  ', 
Cyniquement  rimes  au  roulis  de  sa  meule, 
Je  ne  puis,  cher  lecteur,  les  citer  jusqu'au  bout; 
Notre  siècle  est  très  grave  et  mon  héros  surtout. 


II 


D'autres,  de  leurs  clients  emportant  l'escarcelle, 
Vivent  en  grands  seigneurs  à  New- York,  à  Bruxelle, 
Mais  lui  n'a  pas  quitté  son  paisible  travail  : 
Un  ccusson  doré  reluit  à  sou  portail. 
Là,  sous  de  frais  jasmins  arrondis  en  charmille, 
Patriarche  entouré  de  sa  jeune  famille. 
Le  notaire  s'assied,  majestueux  bourgeois. 
Demi-manant,  son  père  était  marchand  de  bois. 
Mais  le  fils  (il  s'en  vante)  eut  l'esprit  des  affaires, 
Ou  des  actes  douteux  et  des  prêts  usuraires. 
Dans  sa  grande  maison  il  vit  en  grand  seigneur. 
Seul  un  vil  mendiant  vient  troubler  son  bonheur. 
Un  vieillard,  tout  chargé  d'une  lourde  besace. 
Le  soir,  devant  son  banc  se  pose  face  à  fice. 

I.  Molicrc. 


294  HISTOIRES    POETIQUES 


Tel  doit  être  aux  enfers  le  spectre  du  remords! 
Hideuse  est  sa  maigreur,  ses  yeux  caves  sont  morts  : 
On  y  Voit  la  misère  et  la  lente  ruine, 
Ses  biens  vendus,  le  père  exclu  de  sa  cliauminc, 
Et  les  petits  enfants  errants  sur  le  chemin, 
Tous  forcés  par  un  seul  d'aller  tendre  la  main!... 
Pas  un  mot,  un  soupir,  n'échappent  de  sa  bouche. 
Mais,  les  cheveux  épars,  menaçant  et  farouche, 
Qiiand  le  spoliateur  respire  l'air  du  soir. 
Le  fantôme  muet  devant  lui  vient  s'asseoir. 


III 


Est-ce  assez,  juste  ciel,  de  fortunes  contraires? 
Pour  forcer  les  humains  à  se  traiter  en  frères, 
Fille  de  la  sagesse  et  de  la  bonne  foi. 
Parais  dans  nos  cantons,  ô  bienfaisante  loi  ! 
Soutenu  par  ta  main,  le  pauvre  se  rassure. 
O  loi,  viens  raccourcir  les  griffes  de  l'usure  ! 
Viens  enchaîner  la  fraude,  et  romps  les  nœuds  glissants 
Où  les  faibles  sont  pris,  d'où  sortent  les  puissants  I 
Plus  d'un  saint  magistrat,  qui  ne  fut  pas  complice, 
Bénira  tes  efforts,  vierge  réparatrice. 
Et  pourra  saluer,  au  seuil  de  sa  maison, 
Noblement  restauré,  l'or  de  son  écusson. 


IV 


Ccpend.int  le  vieillard  erre  encor  sur  la  lande. 
Comme  ses  blancs  cheveux  sa  barbe  est  blanche  et  grande 


HISTOIRES    POÉTIQUES  295 


Il  vague  tout  le  jour,  pauvre  esprit  tourmente, 

Et,  dans  un  sac  de  cuir  qui  pend  à  son  côté. 

Il  entasse  sans  fin  les  cailloux  et  les  pierres 

Arrondis  et  luisants  sous  la  fleur  des  bruyères. 

Puis  les  3'eux  tout  hagards,  craignant  quelque  danger, 

Mystérieusement  il  va  le  décharger 

Dans  le  creux  d'un  vieux  chêne...  Alors  son  regard  brille, 

Et  tout  bas  il  se  dit  :  «  C'est  la  dot  de  ma  fille  !  » 

Heureux  quand  son  travail  insensé  finira. 

Et  que  sous  l'herbe,  au  pied  du  chêne,  il  dormira. 

Parfois,  quand  la  vengeance  en  son  cœur  se  ranime. 

En  face  du  bourreau  vient  s'asseoir  la  victime. 


Mais  le  meunier  railleur  de   suivre  aussi  son  train, 
Au  grelot  du  mulet  mêlant  son  gai  refrain  : 

«  Le  notaire  du  bourg  est  un  excellent  homme; 

Du  richard  et  de  l'indigent 

A  deux  mains  il  reçoit  l'argent, 
Et  fiez-vous  à  lui  pour  bien  garder  la  somme.  » 

Et  les  merles  parleurs,  et  la  pie  à  l'œil  clair. 
Sautaient  de  branche  en  branche,  étudiant  son  air  : 
Meunier  joj-eux,  n'ouvrant  ses  lèvres  que  pour  rire  !  - 
Je  commence  en  riant  et  bientôt  je  soupire. 


Ah!  mes  vers,  sur  les  flots,  dans  les  bois  recueillis, 
Mes  vers,  mon    seul   trésor,  ne  seront  point  trahis! 


IIISTOIRUS     l'OHTIQUES 


Vous  avez  le  respect  de  toute  noble  chose; 
Entre  vos  nobles  mains,  ami,  je  les  dépose  : 
Dans  ce  monde  où  vers  moi  l'art  pur  vous  attira, 
Si  mon  âme  revient,  elle  vous  sourira 
Prés  de  la  jeune  épouse  au  profil  de  Toscane 
Et  des  enfants  rieurs  courant  sous  leur  platane. 


HISTOIRES    l'OÉTIQUES  297 


Le  Miel  du   Chêne 

^   DtConsieiir   Hipjmlyte    Valmorc 


\J  N  chanteur  inconnu  (l'écho  de  la  bruyère- 
Seul  entendit  sa  voix  ni3'stérieuse  et  fiére) 
Ainsi  nous  raconta  par  quel  charmant  hasard, 
Ami  de  la  nature,  il  avait  trouvé  l'art. 

'<  Je  parcourais  les  bois,  cherchant  la  poésie, 

lit  de  graves  pensers,  la  libre  fantaisie, 

Tour  à  tour  m'entraînaient,  aux  concerts  des  oiseaux, 

Au  bruit  plaintif  du  fleuve  à  travers  les  roseaux, 

Surtout  :'i  la  chanson  joyeuse  de  l'abeille, 

Q.ui,  d'an  trait  s'élançant  d'une  coupe  vermeille, 

Effleurait  mes  cheveux  et,  murmurante  encor. 

Avide  se  plongeait  dans  un  calice  d'or; 

Puis  arômes,  couleurs,  bruits  vagues  et  sans  nombre. 

Et  les  jeux  variés  du  soleil  et  de  l'ombre  1 

Mais  toujours  par  l'abeille  errante  autour  de  moi 

Mon  cœur  se  laissait  prendre,  et  sans  savoir  pourquoi. 

Rêveur,  je  la  suivis  dans  son  vol  circulaire, 

Des  fleurs  de  l'aubépine  au  chêne  séculaire, 

III.  38 


298  UISTOIRns     POÉTIQUES 


Où  mille  de  SCS  scturs,  vo)'agcuses  du  ciel, 

Bruissaient,  frémissaient,  plus  blondes  que  leur  miel. 

Autouf  du  vieux  géant,  c'était  depuis  l'aurore 

Comme  un  réseau  mobile,  un  nuage  sonore, 

S'ouvrant,  se  refermant  sous  le  ciel  azuré 

Et  le  tranquille  abri  de  son  chêne  sacré. 

En  abeille  de  l'art,  j'entrai  dans  le  nuage 

Pour  admirer  l'essaim  travailleur  et  sauvage. 

Dans  le  corps  du  grand  arbre  était  caché  son  nid 

Savant,  tel  que  jamais  l'art  humain  n'en  bâtit; 

Une  lente  liqueur  s'écoulait  de  l'écorce  : 

«  Oh  1  dis-je  émerveillé,  la  douceur  dans  la  force! 

«  Dans  un  symbole  clair  je  trouve  l'art  écrit; 

«  Sois  plus  tendre,  ô  mon  cœur!  plus  fort,  ô  mon  esprit  ! 

«  Telle  est  la  poésie  et  nourrissante  et  saine  : 

«  C'est  un  rayon  de  miel,  mais  du  miel  dans  un  chêne.  « 


IIISIOIRES     rOLTIQUES  299 


Le  Jardinier 


Notre  bon  jardinier  s'est  remarié,  mais 
non  sans  peine...  Des  voisines  jalouses, 
imitant  la  voix  de  la  défunte,  cherchaient, 
la  nuit,  à  effrayer  le  vctivicr.  Enfin  une 
autre  superstition  l'a  emporté...  C'est  toute 
une  histoire  fantastique  et  bien  du  pays. 

Lettre   de   famille. 


l-«ORSQu'uN  soir  Gciicviévi;  entra  dans  le  jardin, 
Sans  bruit  et  sans  effort  la  clef  tourna  soudain, 
Douce,  elle  s'avança  par  les  routes  sablées, 
Et  le  linot  chantait  gaiment  sur  les  allées  : 
Prophète  de  bonheur,  musicien  de  Dieu, 
11  semblait  annoncer  la  maîtresse  du  lieu. 
D'un  village  voisin,  à  la  fin  d'un  dimanche. 
Le  visage  enfermé  sous  une  cape  blanche, 
Veuve,  elle  venait  voir  un  ami,  sou  parent. 
Veuf  aussi,  sans  famille,  esprit  morne  et  souffrant, 
Q.ui  s'animait  un  peu,  lorsque  par  sa  visite 
Elle  éclairait  l'enclos  que  tout  seul  il  habite. 


300  HISTOIKES    POÉTIQUES 


Il  sourit  à  la  voir.  Surmontant  ses  douleurs, 
Il  lui  montra  longtemps  et  ses  fruits  et  ses  fleurs, 
Puis  ils  vinrent  s'asseoir  dans  un  coin   du  parterre, 
Aux  marches  d'une  chambre  en  deuil  et  solitaire. 


C'était  un  frais  jardin  entoure  d'un  grand  mur, 

Et  dont  le  jardinier,  vert  encor  bien  que  mûr, 

Avait  nom  Joasin  :  les  pêches  et  les  poires. 

Les  vignes  d'où  pendaient  de  longues  grappes  noires, 

De  riches  espaliers,  un  puits  large  et  profond 

Dont  les  seaux  en  été  ne  trouvaient  pas  le  fond, 

En  faisaient  un  délice;  et  quand,  l'après-dînée, 

De  ses  nombreux  enfmts  la  dame  environnée 

De  la  ville  arrivait,  et  que  par  le  pourpris 

Volait  l'essaim  joyeux,  c'était  un  paradis. 

Là  le  bon  jardinier,  heureux  avec  sa  femme. 

Vécut  longtemps  ;  l'un  d'eux  trop  tôt  dut  rendre  l'ame  ; 

A  son  mari  penché  sur  le  bord  de  son  lit. 

En  mots  entrecoupés,  pâle  et  froide,  elle  dit  : 

«  Je  meurs,  en  vous  laissant  presque  une  autre  moi-même. 

Adieu  !  Pour  bien  l'aimer,  prenez  celle  que  j'aime. 

Je  meurs  !...  »  Ah  !  de  quelle  autre,  à  son  dernier  moment. 

Parlait-elle?  Or,  voici,  passé  l'enterrement, 

Les  mois  de  deuil  passés,  que  sous  les  murs  plus  d'une, 

]3ésireuse  d'entrer,  rôdait  après  la  brune. 

Mais  la  clef  venait-elle  à  tourn.er,  une  voix. 

Des  logis  d'alentour  bien  connue  autrefois. 

Aigre,  aiguë  et  pareille  à  la  voix  de  l'épouse. 


HISTOIRES  poi-riQui-s  301 


Tout  lÏ  coup  éclatait,  menaçante  et  jalouse!... 
Ou  peut-être  la  voix  de  celles  qui  l'aimaient 
En  vain,  et  devant  qui  les  portes  se  fermaient. 
Donc,  le  bon  jardinier  se  remit  à  l'ouvrage. 
Tâchant,  grâce  au  travail,  de  reprendre  courage; 
Sarclant,  bêchant  toujours  ;  toujours  la  serpe  en  main, 
Pour  émonder  la  vigne  ou  tailler  le  jasmin  ; 
Sans  relâche  il  allait  de  la  serre  aux  charmilles, 
Fléau  des  limaçons,  destructeur  des  chenilles, 
S'oubliant  tout  le  jour,  et  réjoui  le  soir 
De  voir  ses  belles  fleurs  briller  sous  l'arrosoir. 
Pourtant  il  se  disait,  ce  cœur  simple  et  fidèle  : 
«  Quoi  1  toujours  seul  ici  !  De  qui  donc  parlait-elle  ?  » 


III 


Or,  Geneviève  un  soir  rentra  dans  le  jardin, 
Et,  la  voyant,  le  veuf  en  tressaillit  soudain  : 
Un  vieillard,  son  aïeul,  qui  d'une  .àme  aumônière 
Recueillit,  pauvre  enfant,  la  morte  en  sa  chaumière. 
Un  vieillard  la  suivait...  Si  tard,  dans  quel  dessein? 
Nulle  voix  dans  l'enclos  ne  troubla  Joasin  ; 
La  clef  tourna  sans  bruit;  sous  son   toit  de  ramure 
Le  linot,  s'éveillant,  reprit  son  gai  murmure; 
D'eux-mêmes  dans  l'air  pur  frissonnaient  les  lilas; 
On  vit  la  mouche  à  miel  reboire  au  chasselas. 
L'eau  du  puits  bouillonner  comme  par  un  prodige. 
Et  les  fleurs  qui  dormaient  s'cntr'ouvrir  sur  leur  tige. 
Harmonieux  accords  !  Le  jardinier  comprit. 
Le  calme  d'alentour  entra  dans  son  esprit. 


11 1  s  T  O  1 K  E  s    P  O  h  l'  1  Q  U  £  S 


Oui,  celle  qui  venait  sous  cette  noble  escorte 

Était  bien  celle-là  que  désignait  la  morte. 

Il  rcgajda,  joyeux,  Geneviève  et  l'aïeul, 

Et  dit  :  «  Dieu  soit  loué  !  je  ne  serai  plus  seul.  » 


HISTOIRES    l'OLTIQUES  503 


L'ancien  Bourg 


O  vetustatis  silentis  obsoleta  oblivio  I 

Pr  UDENTIUS  . 


I 


V^UAND  la  voix  des  canons  sur  les  glacis  du  fort 
Résonnait,  d'autres  voix  murmuraient  dans  le  port  : 
«  Voici  le  jour  venu  d'un  grand  pèlerinage; 
Allumez  donc  un  cierge!  ô  femmes  de  tout  âge, 
L'étole  d'or  est  prête,  et  le  saint  nous  attend  ; 
Triste  on  va  le  prier,  et  l'on  revient  content.  » 

Au  milieu  des  transports,  des  chants  de  la  victoire. 
Elles  parlaient  ainsi  :  plus  d'une  en  cape  noire 
Pourtant  montrait  le  deuil  d'un  père,  d'un  époux, 
Q.uand,  par  ce  beau  matin,  un  soleil  clair  et  doux. 
Je  sortis  de  la  ville  et  côtoyai  la  rade 
Pour  visiter  au  loin  une  antique  peuplade. 
Contemporains  de  tout,  les  yeux  sur  l'avenir. 
Des  gloires  du  passé  gardons  le  souvenir; 
Dans  notre  humilité  suivons  un  grand  exemple  : 
L'Esprit  universel  n'a  rien  qu'il  ne  contemple. 


304  HISTOIRES    POÉTIQUES 


II 


Bientôt,  avec  son  fils  aux  longs  cheveux  dorés, 
M'apparut  un  vieillard,  et  tous  deux  par  les  prés 
Cueillaient  des  fleurs,  du  jonc,  des  feuilles  de  niolène. 
L'enfant  avait  déjà  sa  robe  toute  pleine  : 
Attendri,  j'observai  le  vieillard  et  l'enfant. 
Puis  à  leur  bonheur  pur  je  m'éloignai  rêvant. 

Le  pajrs  est  ouvert  par  cent  routes  nouvelles. 

A  la  voix  des  savants,  les  pioches  et  les  pelles 

Ont  comblé  les  vallons,  abaissé  les  coteaux. 

Il  n'est  plus  de  grands  parcs  autour  des  grands  châteaux. 

Pour  que  le  commerçant,  d'un  air  de  gloriole,- 

Sur  les  chemins  unis  roule  en  sa  carriole  : 

Le  siècle  l'a  voulu...  Nous,  par  ce  chemin  creux, 

Garni  de  chèvrefeuille  et  de  chênes  ombreux, 

Plus  fidèle  au  passé,  conduisons  notre  rêve 

Vers  ce  bourg  dont  la  flèche  à  l'horizon  s'élève. 

O  pays  illustré  par  nos  saints  et  nos  rois! 
Les  souvenirs  pieux  et  les'sombres  effrois 
Ici  volent  dans  l'air,  et  mille  chants  sauvages 
Répondent  aux  clameurs  s'élevant  des  rivages. 
Naguère,  quand  j'allais  dans  ces  âpres  cantons, 
Humble  Homère,  cherchant  la  trace  des  Bretons, 
Vers  le  cap,  arrêtant  mon  cheval  par  la  bride, 
Un  pêcheur  s'avança  pour  me  servir  de  guide  : 
Il  courut  devant  moi;  le  terrain  lisse  et  sec. 


HISTOIRES    POETIQUES  305 


Percé  de  rochers  blancs,  montait  jusqiies  au  Bec  '  ; 

Tout  était  dépouillé,  désolé,  sans  culture; 

La  terreur  nie  gagna,  je  pressai  ma  monture, 

Et  penché  sur  son  cou,  la  lieurtant  du  talon. 

J'arrivai  hors  d'haleine  au  Rocher-de-Gralon, 

ht  je  vis  d'un  coup  d'œil  la  mer  rouge  de  flammes, 

L'île  de  Sein,  l'Enfer,  et  puis  la  Baie-des-Ames  : 

Là  j'écoutai  longtemps  le  lourd  balancement 

Des  vagues  qui  grondaient  encore  en  se  calmant... 

Enfin  l'ombre  du  soir  descendit  sur  les  pierres, 

Et  seul  je  m'en  revins,  murmurant  des  prières. 


III 


Mais  toi,  dans  le  passé,  fier  de  ton  mouvement. 

Sur  tes  places,  vieux  bourg,  quel  abandonnement  ! 

Partout  des  seuils  branlants,  de  croulantes  murailles. 

Des  pignons  lézardés  où  pendent  des  broussailles, 

Des  enfants  affamés  errant  sur  le  chemin, 

Et  de  pauvres  perclus  qui  vous  tendent  la  main. 

Et  l'église,  de  loin  si  charmante!  ô  scandales! 

Il  semble  que  les  morts  ont  soulevé  leurs  dalles. 

Le  pied  va  se  heurtant  aux  pierres  des  tombeaux. 

Les  bannières  des  saints  ne  sont  plus  que  lambeaux. 

L'autel  pauvre  est  sans  nappe,  ou,  veuf,  n'a  plus  de  sainte; 

On  voit  aux  murs  verdis  le  salpêtre  qui  suinte. 

Seul,  bienheureux  Davi,  fils  de  sainte  Noua, 

Le  bon  peuple  jamais,  toi,  ne  t'abandonna, 

I.  Le  Bec  du  Raz  ou  Jii  Dttroit,  devant  l'ilc  druidique  de 
Sein. 


3'9 


506  HISTOIRES    POETIQUES 


Tu  rayonnes  encor,  dans  ta  niche  parée, 

Sous  la  chape  d'argent  et  la  mitre  dorée, 

Et  vqici  qu'à  cette  heure,  humble  et  doux  immortel, 

Un  voyageur  qui  chante  est  devant  ton  autel... 


IV 


Or  le  vieillard,  guidant  l'enfant  à  tête  blonde 
du'une  charge  de  fleurs  et  de  feuillage  inonde. 
Me  dit  :  «  Je  viens  aussi  vers  le  patron  du  lieu 
(Et  sa  voix,  par  respect  pour  la  maison  de  Dieu, 
Lentement  s'abaissa);  mais  vous  dans  cette  église! 
Vous  dans  cette  tribu  qu'aujourd'hui  l'on  méprise  1 
Un  homme  de  la  ville  en  ce  bourg  isolé. 
D'où  plus  d'un  malheureux,  hélas!  s'est  exilé! 
Pourtant  son  nom  brillait  dans  nos  vieilles  histoires, 
Il  avait  ses  pardons,  ses  marchés  et  ses  foires; 
Mais  on  nous  a  tout  pris,  et  le  chemin  nouveau 
Fera  de  ses  débris  un  immense  tombeau. 
Je  puis  ainsi  pleurer  dans  toute  ma  tristesse, 
Moi  qui  dès  mon  enfance  ici  servais  la  messe, 
Q.uand  devant  nos  autels  je  rencontre  un  seigneur 
Qui,  des  grands  souvenirs  épris,  leur  rend  honneur.  - 
Ah  !  cet  ange  qui  suit  par  la  main  son  vieux  père 
Sait  que  dans  l'avenir  par  lui  du  moins  j'espère! 
Mais  malheur  aux  ingrats,  honte  à  ces  oublieux 
Qui  foulent  sous  leurs  pieds  les  os  de  leurs  aïeux  ! 
Le  plus  humble  grandit  s'il  comprend  la  noblesse; 
Celui  qui  jeune  encor  sait  aimer  la  vieillesse 
Conserve  son  cœur  jeune,  efvieux  il  se  verra 
Vénéré  par  les  fils  de  ceux  qu'il  vénéra!  « 


lUSTOIRES     POIiTIQUES  507 


Du  brave  sacristain  la  voix  toujours  plus  forte 
Jusqu'aux  voûtes  montait,  lorsque  la  grande  porte, 
S'ouvrant,  me  laissa  voir  (scène  présente  encor!) 
Des  femmes  qui  portaient  un  long  ornement  d'or, 
Une  étole  splendide,  où  ces  femmes,  ces  filles 
Avaient  tout  un  hiver  émoussé  leurs  aiguilles 
Pour  le  saint  protecteur  qui  de  là,  dans  un  coin. 
Peut  bénir  les  vaillants  qui  combattent  au  loin, 
Sur  tes  bords,  ô  Crimée  !  oui,  leurs  fils  et  leurs  pères, 
Leurs  amants.  Et  les  sœurs  n'oubliaient  pas  les  frères. 
Le  cortège,  fêté  par  la  cloche,  avança. 
Lorsque  la  plus  âgée  au  cou  du  saint  passa 
L'étole  d'or,  l'enfant  répandit  ses  corbeilles. 
Et  ses  petites  mains,  plus  que  les  fleurs  vermeilles, 
—  Ainsi  Jésus  enfant  travaillait  de  tout  cœur,  — 
Sur  la  nef,  les  tombeaux  et  le  pavé  du  chœur, 
Semèrent  les  bluets,  les  fraîches  églantines. 
Les  glaïeuls  nés  aux  voix  des  ondes  argentines  : 
Des  guirlandes  de  buis  tenaient  comme  lié 
Le  saint  toujours  vivant  de  ce  bourg  oublié. 


50S  HISTOIRES     l'OÉTIClUES 


ournal    rustique 


DEUXIÈME    T^-liTIE 


ACCORDS 

vJoËLANDS,  au  vent  d'ouest  roulant  lame  sur  laine, 
Pleurez  !  chantez,  bouvreuils,  aux  brises  du  printemps  ! 
Fille  de  la  nature,  ainsi  s'ouvre  mon  àme, 
A  tous  les  vents. 


II 


u\m;   lettre   de   la   ville 

Au  fond  d'une  campagne,  errant  de  chêne  en  chêne, 
Vous  vivez  de  repos,  d'oubli,  d'obscurité  : 
Arrive  de  Paris  un  papier  cacheté, 
Le  démon  de  la  ville  en  sort  et  se  déchaîne. 


HISTOIRES     POÙTIQUliS  509 


I 


Illusions!  voilà  tout  le  luxe  des  arts! 
Déjà  vous  entendez  les  rumeurs  du  théâtre; 
Dans  les  jardins  royaux,  près  des  vases  d'albdtre, 
Les  déesses  de  marbre  attirent  vos  regards. 

Fraîcheur  du  soir,  si  douce  à  la  terre  embrasée. 
Tu  peux  calmer  aussi  ces  ardeurs  d'un  moment  : 
Descends  avec  la  nuit,  ô  saint  recueillement  ! 
Reviens,  Esprit  des  champs,  viens  avec  la  rosée  ! 


III 


LE     BON     G  1;  N  I  E 

De  fleurs  nouvelles  la  main  pleine, 
Il  en  semait  les  prés,  les  jardins  et  les  bois; 
Il  chantait  :  les  oiseaux  répondaient  à  sa  voix, 
Et  la  terre  amoureuse  aspirait  son  haleine. 
Partout  fètc  et  bonheur...  quand  les  noirs  aquilons, 
Furieux,  ont  sur  lui  lancé  leurs  tourbillons!... 
Mais,  ô  joie!  il  revient  plus  gracieux  encore. 
Arrosant  l'aubépine  et  visitant  les  nids; 
De  leurs  œufs  pour  le  voir  s'échappent  les  petits, 

Les  bourgeons  se  hâtent  d'éclore  ! 


IV 


LES    FAUCHEURS 

«  A  l'œuvre!  Et  le  premier  au  frêne  que  voilà, 
Q.u'il  embrasse,  s'il  veut,  ma  filleule  Aliza  1  » 


5 1 o  II I  s  r  o  I K  r.  s   r  o  l  r  i  q. u  u  s 


Ikrtram,  modérez-vous!  ô  travailleur  superbe. 
De  son  immense  faux  comme  il  va  rasant  l'herbe  ! 
lit  partout  dans  les  foins  passe  et  luit  l'acier  bleu. 
Tous  les  bras  sont  raidis  et  les  gosiers  en  feu. 
«  A  présent,  la  plus  lente  à  retourner  sa  meule 
Devra  tendre  la  joue.  Oui,  fût-ce  ma  filleule.  » 
Or  Bertram  fut  si  vif  et  si  lente  Aliza, 
Q.UC  cet  heureux  faucheur  par  deux  fois  l'embrassa. 


I.A     GHNISSE 
^4    ViC om  icu  r    Louis    Cotilvn 

Elle  n'avait  connu,  tout  l'hiver,  que  la  crèche. 
Et,  dans  un  coin  obscur,  son  lit  de  paille  sèche. 
Si  nous  la  visitions,  dès  le  bruit  des  verrous. 
Tendant  son  mufle  noir,  roulant  ses  grands  yeux  doux. 
Elle  se  redressait  de  sa  morne  attitude, 
Pour  passer  sur  nos  mains  sa  langue  épaisse  et  rude  : 
Heureuse  si  nos  mains  elles-mêmes  grattaient 
Son  poil  fauve  où  déjà  les  deux  cornes  pointaient  ; 
Mais  à  notre  départ,  ennuyée  et  farouche. 
Elle  se  laissait  choir  lourdement  sur  sa  couche. 


Cependant  la  génisse,  au  bercail  tout  l'hiver, 
Avril  venant  à  luire,  on  l'amène  en  plein  air. 
Au  midi  rayonnait  l'astre  d'or  :  frémissante. 
Soudain  elle  s'arrête,  et  sa  queue  incessante 
Fouette  ses  flancs,  la  bave  inonde  son  museau. 


HISTOIRES     I'OLTIQ.Ui;; 


Une  blanclie  vapeur  lui  sort  par  le  naseau; 
Enfin  à  travers  champs  voici,  tête  baissée, 
Qu'elle  bondit,  va,  vient,  et  se  roule  insensée  : 
Puis  un  long  beuglement,  au  dur  clairon  pareil, 
Comme  on  salue  un  dieu,  salua  le  soleil! 


VI 


LA     MAISON     Dn     L    AVARE 

Dans  certaine  bourgade,  à  ce  que  l'on  rapporte, 
Ces  mots  étaient  gravés  sur  le  seuil  d'une  porte  : 

«  Quand  vous  seriez  de  la  race  du  chien, 
Entrez  dans  ma  maison  si  vous  avez  du  bien.  » 
Ainsi  parlait  le  seuil  de  ce  logis  infâme, 
Puis  l'avare  ajoutait,  montrant  toute  son  âme  : 

a  Quand  vous  seriez  de  la  race  du  roi. 
Si  vous  n'avez  plus  rien,  passez!  chacun  chez  soi.  » 
Tout  près  coulait  un  fleuve,  et,  mugissant,  terrible, 
Il  ne  renversait  pas  cette  maison  horrible. 


Vil 

POUR     LA    TOMBE    D  '  I  N  È  S    V  A  L  M  O  R  E 

Sous  ses  cheveux  flottants  blanche  comme  le  lait. 
Et,  comme  l'alouette  en  un  champ  de  millet. 
Vive  et  toute  à  la  joie,  au  matin,  l'Espérance 
Lève  les  yeux  au  ciel  et,  riante,  s'élance; 
Dit  qu'elle  cueillera  toutes  les  fleurs  du  champ. 
Et  jusqu'à  la  nuit  close  cntonner.i  sou  chant; 


312  IIISTOIKES    I' OH  TIQUES 


M;iis  un  vieillard  jaloux  de  ses  chansons  nouvelles, 
Le  Malheur,  en  passant,  coupe  ses  blanches  ailes, 

Et  L"i  jeune  Ame,  à  moitié  du  chemin. 
Tombe  et  meurt,  et  ses  fleurs  échappent  de  sa  main. 


VIII 

MA     CHAUMIÈRE 
w4    Eugène    G  u  i  c  y  s  s  e 

Si  jamais  vous  cherchez  la  maison  du  poète, 
Près  du  clocher  du  bourg  ma  rustique  retraite 
S'abrite,  et  devant  moi,  sous  leur  tertre  allongés. 
Silencieux  amis,  les  morts  dorment  rangés. 
Creusée  avant  le  jour,  une  fosse  béante 
Trop  souvent,  au  réveil,  me  glace  d'épouvante; 
Puis  j'entends  un  corps  lourd  rouler  dans  ce  trou  noir, 
Et  ce  sont  à  l'entour  des  cris  de  désespoir... 
Soudain  avec  horreur  ma  fenêtre  se  ferme, 
Et  j'unis  ma  prière  aux  sanglots  de  la  ferine. 


Mais  pour  le  catéchisme,  allègres,  triomphants. 
Blonds  essaims  des  hameaux,  arrivent  les  enfants; 
Ou  l'on  sonne  un  baptême,  et  la  noble  marraine 
Sous  le  porche  gothique  entre  d'un  pas  de  reine; 
Si  c'est  un  jour  de  noce,  alors  pourpoints  nouveaux 
Et  robes  d'écarlate  inondent  les  tombeaux, 
Et  coups  de  feu  lointains,  musettes  toutes  proches 
Rivalisent  de  bruit  avec  le  bruit  des  cloches  : 


f 


I 


HISTOIRES    pot  TIQUES  515 


Ainsi,  joie  et  douleur,  je  connais  tout  du  sort. 
J'ai  devant  ma  maison  et  la  vie  et  la  mort. 


IX 


LE    TISSERAND 

Toujours  de  son  logis  le  tisserand  me  guette; 
J'entre  donc,  et  tandis  qu'il  lance  la  navette. 
Pour  l'égayer  un  peu  j'entonne  une  chanson  : 
Mes  vers  et  son  métier  chantent  à  l'unisson. 
J'ai  lu  qu'aux  jours  anciens,  quand  filait  une  fée, 
Aux  sons  des  luths  était  sa  besogne  achevée. 
Or,  à  ses  fils  rompus  s'il  refait  quelques  nœuds, 
Moi-même  je  rajuste  un  vers  défectueux, 
Et,  tissu  poétique  ou  toile  industrieuse. 
Nous  menons  de  concert  notre  œuvre  harmonieuse. 


POUR    UNE    PREMIÈRE    COMMUNION 

Aux  derniers  jours  d'enfance,  alors  que  sur  la  joue 
Une  rougeur  errante  à  tous  moments  se  joue, 
Quand  on  n'est  qu'innocence,  et  fraîcheur  et  gaité, 
Mère  pleine  d'amour,  alors  la  Piété 
Sur  ces  fronts  ingénus  étend  sou  aile  blanche 
Et,  dans  l'ombre  veillant,  les  bras  ouverts,  se  penche  : 
A  travers  les  parfums  des  fleurs  et  de  l'encens. 
Elle  mène  à  l'autel  les  groupes  blondissants, 

III.  40 


314  IIISTOIRIiS    POETIQUES 


Et  des  voix  du  cristal,  comme  celles  des  anges, 
S'élèvent  vers  le  ciel  et  chantent  ses  louanges. 

A    H  K  L  i;  NE    n  I  X  I  o 

Hélène,  vous  étiez  de  ces  enfants  de  choix, 
Et  le  ciel  réjoui  s'ouvrait  à  votre  voix. 


XI 


LA    PROCESSION 

Dieu  s'avance  à  travers  les  champs  I 
Par  les  landes,  les  prés,  les  verts  taillis  de  hêtres, 
11  vient,  suivi  du  peuple  et  porte  par  les  prêtres  : 
Aux  cantiques  de  l'homme,  oiseaux,  mêlez  vos  chants  ! 
On  s'arrête.  La  foule  autour  d'un  chêne  antique 
S'incline,  en  adorant,  sous  l'ostensoir  mystique  : 
Soleil,  darde  sur  lui  tes  longs  rayons  couchants! 
Vous,  fleurs,  avec  l'encens  exhalez  votre  arôme! 
O  fête  !  tout  reluit,  tout  prie  et  tout  embaume  ! 

Dieu  s'avance  à  travers  les  champs. 


XII 

A    MARCELINE     ET    A     PAULINE 

(Mesdames  DesborJcs-Valmore  et  Ju  Chambrée) 

Je  relis  vos  vers,  Marceline  ! 

î^e  çceur  éniu,  les  yeux  en  pleurs, 


I 


HISTOIRES    POHTIQULS 


515 


A  cette  douceur  féminine 
Qui  nous  console  en  ses  malheurs, 
Pauvre,  j'adresse  quelques  fleurs. 
Les  plus  fraîches  de  ma  colline... 

Détachez-en  une  églantine, 

O  vous,  sa  compagne  en  douleurs, 

Sous  les  mêmes  sombres  couleurs 

Harpe  plaintive  et  cristalline  : 

Le  cœur  ému,  les  yeux  en  pleurs, 

Je  relis  vos  chansons,  Pauline  ! 


XIII 


s  U  K    CES    NOTES 


Court  est  le  chant  de  la  mésange. 
Mais  qu'il  s'élcve  au  ciel,  mélodieux  et  clair! 
Un  mot  sufEt  au  bLàme,  un  mot  à  la  louange. 
Dites,  mes  bous  amis,  est-il  long,  le  Pater? 


I 


TABLE 


TABLE 


L^i   FLEU%   T>'0'l{ 

(  L  r.  s     T  E  K  N  A  I  K  n  s  ) 


P  H  É  h  A  C  E 3 

LIVRE     PREMIER 

Les  trois  Voyages 7 

L'Église  blanche .  9 

A  Marie  endormie 12 

La  Fleur  d'Or 13 

Le  Chant  du  Chcne 13 

A  l'Avenir  (I) 17 

Les  deux  Routes iS 

A  l'Avenir  (II) 20 

L'Éloge  de  Nantes 21 

Les  Goélands 23 

4  l.i  Fantaisie. ,.,...  25 


1. 1  V  R  1-.    D  E  U  X  I  E  M  E 

Vœu  de  l'Art 27 

Jacques  le  Maçon 2<S 

Tableau  d'Intérieur 32 

Les  deux  Statuaires 35 

A  E 35 

Les  trois  Plaisirs 41 

Le  vieux  Collège 42 

A  Lucy 48 

A  plus  d'un 50 

LIVRE   TROISIÈME 

Consultation 51 

Au  bord  de  la  Méditerranée 52 

Symboles 55 

Les  deux  Fleurs 56 

Le  Semeur 57 

Le  Rêve 59 

A  un  Sage 60 

Lettre  à  un  Chanteur  de  Trcgnicr 61 

LIVRE  QUATRIÈME 

Chemin  faisant 63 

L'Eglise  byzantine 64 

Giannina 66 

Heures  de  trêve 68 

L'Aleatico 69 

La  rieur  qui  m'est  douce 72 

A  ma  Mère  en  Italie 74 


Camée 77 

Les  Frères  de  la  Miséricorde 78 

A  un  Religieux 79 

Chants  alternés 82 

Palinodie 85 

LIVRE   CINQUIÈME 

Lettre  à  Berthel 87 

Aux  environs  d'AIhano 89 

A  S.  Mauto 91 

Pour  l'Académie  de  France  à  Rome 95 

Les  Dieux  chez  Anacrcon 94 

Les  Cornemuses 96 

Les  Fleurs  sombres 98 

Aspirations 99 

Hymne  au  Père 10 1 

Le  Gladiateur 104 

En  traversant  le  Forum 10  j 

Aux  Prêtres  de  Bretagne 106 

Sur  d'anciens  Amis 109 

A  la  Maison  d'Horace iio 

Talismans m 

L'Hôtellerie 113 

LIVRE   SIXIÈME 

Vendredi 115 

Hymne  au  Fils 117 

Les  Dissonances 118 

Camée 119 

Les  trois  Frères 120 

III.  41 


Prulti  di  Mare 122 

A  Luigi  Parisi 125 

Morganp 125 

La  Plainte  du  Pêcheur 12S 

Le  Chemin  nouveau 129 

Accord 130 

Lettre  à  Loïc 151 

Les  Nymphes  et  les  Fces 132 

LIVRE  SEPTIÈME 

La  Courtoisie 13; 

En  revenant  du  Lido 13e 

L'Andromède 138 

Funérailles  d'un  Amour 139 

\x  Victis 142 

La  Plainte  de  Sllvio •.  144 

L'Asile 145 

A  un  Navire  grec 147 

Après  une  Tempête 14S 

LIVRE   HUITIÈME 

Le  Voyage  d'Italie ijj 

Les  Pôles < 153 

Fcte  de  Village 155 

Portraits  . 15- 

Sur  les  anciens  Poètes 139 

Le  Livre  des  Conseils 160 

Camées 167 

1-tudcs .■ 1C9 

Hymne  à  l'Esprit 170 


323 


LIVRE  NEUVIEME 

Les  Courants 173 

A  la  Fontaine  féerique  Je  Baranton 175 

Le  Catéchisme 177 

Le  Jardin 178 

En  passant  à  Kemper 179 

Le  Cliant  de  La  Coupe 181 

Lo'-Tliéa 183 

Les  trois  Poètes 1S6 

La  Chanson  de  l'Ermite 1S8 

Le  Lézard 190 

Notes 193 

Le  Comb.it  de  Saint  Patrick 19; 

Lldéal 19S 

Les  trois  Douleurs 200 


HISTOI%ES   TOETIOUES 

Préface 203 

LIVRE    PREMIER 

Prologue-Epilogne 207 

Le  Missionnaire 209 

La  Harpe 215 

Job  et  son  Cheval 216 

Diana 222 

Les  deux  Nids 223 

Un  Celte 224 


3  24 


A  Diana 227 

Les  Cygnes  et  les  Hirondelles 22S 

Élégie 230 

Aux  Poètes  provençaux 233 

La  Licorne 237 

L'Oiseau  libre 241 

Piété 242 

La  Taverne 244 

Journal  rustique  (i"  partie) 247 

LIVRE   DEUXIÈME 

Dans  une  Eglise 257 

Les  Fontaines  sacrées 259 

La  Chanson  de  Marie 265 

Le  Laboureur  ouvrier 267 

La  Source 270 

Le  vieux  Rob 272 

La  Fleur  de  la  Tombe 278 

Le  Village  de  Marie 2S0 

Prière  des  Laboureurs 282 

Les  Moissonneurs 28; 

La  Chanson  du  Cloutier 290 

Les  Dépositaires 292 

Le  Miel  du  Chêne 297 

Le  Jardinier .' 299 

L'ancien  Bourg 303 

Journal  rustique  (2=  partie) 308 


Paris.  —  Imp.  A.  Lcmerrc,  2;,  rue  des  Grands-Augustins. 


1S19. 


U^^K' 


P;^    Brizeiix,  Julien  Auguste  Péalge 

2201    Oeuvres  de  Auguste  Brizeux 

36 

IS— 

t. 3 


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