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Full text of "Oeuvres de Auguste Barth; recueillies à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire"

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ŒUVRES  DE  AUGUSTE  BARTH 


TOME   QUATRIÈME 


COMPTES    RENDUS    ET    iNOTICES 

(1887-1898) 


QUARANTE     ANS     D'INDIANISME 


ŒUVRES 

DE 


AUGUSTE   BARTH 

Recueillies  à  l' occasion  de  son  quatre- vingtième  anniversaire 


TOME    QUATRIÈME 

COMPTES  RENDUS  ET  NOTICES 

(1887-1898) 


PARIS 
ÉDITIONS   ERNEST  LEROUX 

28,    RUE    BONAPARTE,    28 
1918 


COMPTES  RENDUS  ET  NOTICES 


Les  Civilisations  de  l'Inde,  par  le  D'  Gustave  Le  Bon,  chargé  par 
le  Ministère  de  rinstruction  publique  d'une  mission  archéolo- 
gique dans  l'Inde.  Ouvrage  illustré  de  7  chromolithographies, 
2  cartes  et  350  gravures  et  héliogravures,  d'après  les  photogra- 
phies, aquarelles  et  documents  de  l'auteur.  Paris,  Firmin  Didot 
et  G'«,  1887.  vii-743  pp.  in-4. 

{Revue  critique,  25  avril  1887.) 

[313]  A  plusieurs  reprises  déjà,  le  D'"  Le  Bon  a  entretenu  le 
public  de  son  voyage  dans  l'Inde.  i\.u  cours  même  de  sa  mission, 
le  journal  le  Temps  ^  a  inséré  de  lui  une  série  de  lettres  écrites  de 
verve,  inter  médias  res.  La  Revue  scientifique-  a  publié  son 
exposé  d'une  méthode  expéditive  pour  effectuer  le  lever  et  la  men- 
suration des  monuments.  Un  récit  très  intéressant  de  sa  visite  au 
Népal  a  paru,  accompagné  d'admirables  gravures,  dans  le  Tour 
du  monde^.  L'ensemble  des  résultats  de  sa  mission  se  trouve  dé- 
posé au  Ministère  sous  la  forme  de  5  volumes  in-folio,  comprenant 
plus  de  400  planches  et  photographies.  Le  présent  ouvrage  en  est 
en  quelque  sorte  le  résumé  mis  à  la  portée  du  grand  public  ;  mais 
un  résumé  présenté  sans  aucune  sécheresse,  en  un  récit  animé, 
souvent  brillant,  encadré  avec  art  de  considérations  générales 
d'une  justesse  parfois  contestable,  mais  toujours  intéressantes, 
parc^  que  l'expérience  directe  y  a  fourni  sa  part. 

Les  livres  richement  et  solidement  illustrés  sur  l'Inde  n'ont  pas 

1.  N"  des  8  et  16  janvier,  21  février  et  8  avril  188.5. 

2.  N°  du  11  juillet  1885  :  U élude  de  VInde  monumentale.  La  méthode.  Aussi  tiré  à  part. 

3.  Livraisons  1318-1320,  avril  1886  :  Voyage  au  Népal  par  le  D'  Gustave  Le  Bon-  Quel- 
ques-uns des  bois  de  cette  publication  sont  reproduits  dans  le  présent  volume.  Avec 
les  chromolithographies,  ce  sont  à  peu  près  les  seules  planches  qui  ne  soient  pas  ob- 
tenues par  des  procédés  directs,  ne  laissant  rien  à  l'interprétation  de  l'artiste. 

Religions  de    l'Inde.  —  IV.  1 


COMPTES     RKNDUS     KT     NOïICF.S 


fait  défaut  en  ces  derniers  temps.  Pour  ne  pas  sortir  de  France,  je 
ne  rappellerai  que  les  relations  de  voyage  de  MM.  Grandidier  et 
Rousselet,  publiées  par  la  maison  Hachette,  où  la  partie  artistique 
est  irréprochable.  Aucun  de  ces  livres  n'approche  pourtant  sous  ce 
rapport  de  la  perfection  [314]  atteinte  dans  le  volume  de  M.  L.  B., 
qui  est  hors  de  pair,  tant  pour  le  nombre  et  le  choix  méthodique 
des  planches,  que  pour  leur  admirable  exécution.  Sauf  un  très  petit 
nombre,  ces  planches  sont  en  effet  la  reproduction  directe,  absolu- 
ment exacte,  des  épreuves  photographiques,  et,  bien  qu'imprimées 
typographiquement,  elles  ont  ta  valeur  de  ton  et  d'effet  des  origi- 
naux. On  n'y  trouve  presque  pas  de  trace  de  cette  couleur  terne 
et  grise  qui  dépare  d'ordinaire  les  produits  de  la  photogravure  en 
relief.  Au  fini  de  la  photographie,  elles  joignent,  au  contraire,  toute 
la  vigueur  de  la  taille  douce,  dont  l'emploi  serait  revenu  trois  ou 
quatre  fois  plus  cher,  au  bas  mot.  Gomme  perfection  de  procédé, 
je  ne  connais  rien,  je  ne  dirai  pas   de  mieux,  mais  d'aussi  bien 
réussi  que  les  vues,  par  exemple,  de   Bénarès,  des  gorges  de  la 
Narmadâ,  de  la  colline  d'Ajantâ,  des  rochers  de  Mahâvellipour,  qui 
se  trouvent  aux  pages  19,  27,  191  et  431.  Les  chromos,  sauf  les 
deux  derniers,  qui  représentent  des  objets  de  costume  et  de  mobi- 
lier, sont  médiocres.  Mais  tout  le  reste  est  excellent:  tout  au  plus 
le  format  aurait-il  pu  être  parfois  un  peu  moins  réduit.  Ges  plan- 
ches comprennent  4  séries:  vues  générales  et  paysages,  20  pi.  ; 
types  de  races  et  de  costumes*,  45  pi.  ;  monuments,  242  pi.  ;  ob- 
jets d'art  industriel,  50  pi.  De  ces  4  séries,  la  3®,  celle  des  monu- 
ments, est  la  plus  importante  et  la  plus  instructive.  Elle  comprend 
des  spécimens  bien  choisis  de  l'architecture  et  de  la  sculpture^  de 
toutes  les  régions   et  de  toutes  les  époques   de  l'Inde,  depuis  le 
temple   à  demi-chinois  du   Népal,  jusqu'aux  grandes  pagodes  de 
l'extrême  Sud;  depuis  la  caverne  à  peine  dégrossie  et  le  stupa  mas- 
sif des  premiers  siècles,  jusqu'au  palais  et  aux  sanctuaires  con- 


1.  L'auteur  a  indique  parfois  la  provenance  de  celles  de  ces  planches  qui  ne  lui 
appartiennent  pas  en  propre  ou  qui  ne  sont  pas  inédites.  Il  aurait  dû  le  faire  tou- 
jours. Ln  plupart  de  ses  types  do  races,  par  exemple,  sont  la  reproduction  do  pho- 
lographios  déjà  publiées,  soit  bous  les  auspices  du  gouvernement  de  l'Inde,  dans  la 
grande  collection  The  People  of  India  (1868-1875,  huit  volumes  in-folio),  soit  ailleurs 
et  ea  France  même.  Pour  les  paysages  et  les  monuments,  l'identification  est  plus  dif- 
ficile :  mais,  là  aussi,  il  m'a  semblé  parfois  rencontrer  une  figure  de  connaissance. 

2,  La  série  des  sculptures  est  fort  belle.  La  peinture,  comme  de  juste,  tient  moini 
de  place.  Il  est  à  regretter  pourtant  que  l'auteur  n'ait  pas  ajouté  à  ses  spécimens  des 
fresques  d'Ajantâ  l'admirable  composition  du  «  prince  mourant  ». 


ANNEE    1887  6 

temporains.  Il  n'est  pas  un  indianiste  qui  ne  doive  de  la  reconnais- 
sance au  D"^  L.  B.  pour  ce  riche  apport  de  documents,  auquel  on 
ne  peut  comparer  jusqu'ici  que  les  diverses  collections  de  photo- 
graphies publiées  sous  les  auspices  de  l'administration  anglaise^, 
toutes  d'un  prix  nécessairement  élevé  et  dont  l'ensemble  ne  se  trouve 
•peut-être  au  complet  qu'au  musée  de  South-Kensington. 

[31^1  Quel  dommage  que  toutes  ces  belles  images  ne  soient  pas 
accompagnées  d'un  véritable  texte,  et  combien  je  regrette,  en  les 
parcourant,  de  seulement  entrevoir  le  livre  qu'il  eût  été  si  facile  à 
l'auteur  de  nous  faire,  s'il  avait  bien  voulu  raconter  et  décrire  da- 
vantage, livre  charmant,  instructif,  utile  à  tous,  au  spécialiste 
comme  au  grand  public,  et  parfaitement  vendable,  puisque  chacun 
y  eût  trouvé  son  compte.  M.  L.  B.  a  l'expérience  des  voyages.  Il 
est  excellent  observateur  et  il  sait  faire  voir  aux  autres  ce  qu'il  a 
vu  lui-même.  Nous  n'aurions  certainement  pas  perdu  notre  temps 
avec  lui,  même  à  le  suivre  par  les  routes  battues.  A  plus  forte 
raison  nous  serions-nous  attachés  à  lui  quand  il  prend  par  les  sen- 
tiers écartés  ou  qu'il  s'engage  en  plein  désert.  Mais  c'est  lui  qui 
se  dérobe  et  qui  nous  fausse  compagnie.  C'est  ainsi  qu'il  nous  ap- 
prend qu'il  a  visité,  à  19  kilomètres  d'Oudeypour,  une  cité  ruinée 
et  déserte  du  nom  de  Nagda,  qui  a  conservé  un  admirable  groupe 
de  temples,  et  il  nous  en  rapporte  même  4  images,  mais  pas  le 
moindre  renseignement  qui  puisse  nous  éclairer  davantage.  Nous 
avons  vaguement  connaissance  de  plusieurs  agglomérations  sem- 
blables de  ruines  dans  un  rayon  de  quelques  lieues  autour  d'Ou- 
deypour :  mais  les  noms  diffèrent,  et,  comme  cette  région  est  restée 
jusqu'ici  en  dehors  du  cercle  d'opérations  de  V Archœological  Sur- 
vey^  que,  de  plus,  la  feuille  d'Oudeypour  manque  encore  à  la  carte 
du  Trigoîiometrical  Sitrvey ,  nous  n'avons  aucun  moyen  d'identi- 
fier ce  site  de  Nagda.  Quelques  indices  le  feraient  cherchera  Tam- 
banagar,  le  Saint-Denis  des  ràjas  d'Oudeypour;  mais  la  position 
qu'il  occupe  sur  la  petite  carte  de  M.  L.  B.  s'y  oppose.  Quelle 
bonne  occasion  c'était  là  pour  l'auteur  de  nous  donner  un  peu  de 
topographie,  de  synonymie,  d'archéologie  locale,  même  légendaire, 


1.  Celles  du  !>'  L.  B.  l'emportent  toutefois  sous  deux  rapports  :  il  ne  s'y  trouve  pas 
de  non-valeurs,  et,  grâce  à  un  procédé  aussi  simple  qu'ingénieux,  elles  donnent  la 
mesure  des  monuments  avec  une  approximation  suffisante.  Il  convient  d'ajouter  que, 
grâce  aux  progrès  réalisés  dans  l'application  de  la  lumière  artificielle  à  la  photogra- 
phie, M.  L,  B.  a  pu  donner  une  intéressante  série  de  vues  d'intérieun,  dont  la  repro- 
duction était  impossible  auparavant. 


4  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

quelques  souvenirs  enfin  personnels  et  précis,  lui  eùt-il  fallu  pour 
cela  sacrifier  plusieurs  pages  de  considérations  sur  Manu  et  sur  les 
proverbes  du  Pancatantra.  Est-ce  à  dire  que  je  reproche  à  l'auteur 
de  ne  pas  avoir  écrit  une  simple  relation  de  voyage  ou  un  livre  à 
l'usage  des  érudits  qui  ne  s'intéressent  qu'au  détail  ?  Nullement. 
M.  L.  B.  est  un  penseur  :  il  demande  aux  choses  leur  théorie, 
et  ce  serait  mutiler  son  livre,  le  priver  de  quelques-unes  de  ses 
plus  belles  pages,  que  d'en  retrancher  les  vues  générales  de  philo- 
sophie historique.  Mais  que  d'occasions  il  aurait  eues  de  nous  les 
présenter  au  cours  même  de  se^  expériences,  avec  infiniment  plus 
d'à-propos  et,  ajouterai-je,  avec  ce  correctif  que-  comporte  le  voi- 
sinage des  faits  et  qui  manque  toujours  un  peu  à  l'exposition  ex- 
prof esso. 

'Mais  il  ne  s'agit  pas  du  livre  qu'aurait  pu,  et  que,  selon  moi, 
aurait  dû  faire  M.  L.  B.  :  il  s'agit  de  celui  qu'il  a  fait.  Ce  livre  est 
fort  bien  dénommé  par  le  titre  :  c'est  bien  un  essai  de  restitution 
des  diverses  civilisations  qui  se  sont  succédé  dans  l'Inde  depuis 
l(is  origines  jusqu'à  nos  jours.  Quelles  sont  les  raisons  qui  ont  pu 
déterminer  M.  L.  B.  à  tenter  une  aussi  grosse  entreprise,  avec  un 
bagage,  en  somme,  assez  léger  ?  Peut-être  la  légèreté  même  du 
bagage  en  est-elle  une.  Mais  j'en  vois  [3t6J  deux  autres:  Tune 
totit  à  l'honneur  de  l'Inde  et  de  M.  Le  Bon.  L'Inde  a  fait  visible- 
ment sur  l'auteur  une  impression  vive  et  profonde.  En  présence  de 
cette  infinie  diversité  des  hommes  et  des  choses,  de  ce  mélange 
d'institutions,  de  croyances,  de  coutumes  séparées  chez  nous  par 
des  siècles  et  qui  vivent  là-bas  côte  à  côte,  il  a  eu  pour  ainsi  dire 
la  vision  du  passé.  Gomme  jadis  à  Volney,  le  génie  de  l'histoire 
est  venu  lui  parler  parmi  les  ruines,  et  c'est  une  sorte  de  révélation 
qu'il  s'est  senti  la  mission  de  nous  apporter.  Et  ici  nous  touchons 
à  sa  troisième  raison  :  c'est  qu'il  croit  beaucoup  de  choses  plus 
neuves  qu'elles  ne  sont  en  réalité.  Les  indianistes,  nous  dit-il,  ont 
bien  écrit  sur  tout  cela;  mais  n'ayant  pas  vu  l'Inde,  ils  n'y  ont  pas 
compris  grand'chose  ^  Quant  à  une  véritable  synthèse,  elle  reste- 
rait encore  à  essayer.  Faut-il  apprendre  à  M.  L.  B.  que  Lassen, 

1.  Non  cuivis  fiomini  contin<jU  adiré  Corinthuin,  hélas  oui  !  Mais  M.  L.  B.  ne  sail-ii 
duiic  pas  que  les  quatre  cinquièmes  au  moins  des  indianistes,  non  seulement  ont  vi- 
sité i'Indc,  mais  y  ont  vécu,  la  plupart,  pendant  plu»  d'années  qu'il  n'y  a  passé  de 
mois  ?  11  y  a  pourtant  un  fond  de  vérité  dans  ce  reproche.  Les  professeurs  de  sans- 
crit nous  ont  fait  parfois  une  singulière  histoire  de  l'Inde,  et  quelques  chapitres  de 
celte  histoire  sont  venus,  de  ricochet  ce  ricochet,  se  loger  jusque  dans  le  volume  de 
M.  Le  Bon.  Il  est  vrai  que  beaucoup  d'û/(/  Indians  ont  été  moins  sages  encore. 


AXNKE    ISS 7  5 

un  fort  savant  homme,  a  travaillé  toute  sa  vie  à  une  synthèse  sem- 
blable ;  qu'Elphinstone,  un  érudit  doublé  d'un  penseur,  d'un  ar- 
tiste et  d'un  homme  d'Etat,  a  tracé  de  l'Inde  ancienne  un  tableau 
qui  est  resté  un  modèle,  bien  que  certaines  parties  en  aient  vieilli  ; 
que  M.  Hunter,  avec  sa  rare  expérience  de  l'Inde  contemporaine, 
a  essayé  d'en  faire  autant  pour  l'époque  moderne  ?  Des  résumés  et 
d'.^s  généralités  sur  l'Inde,  mais  nous  en  avons  jusqu'à  des  ma- 
nuels, M.  L.  B.  ne  l'ignore  pas.  C'est  précisément  parce  que  j'es- 
time pour  le  moins  aussi  haut  que  lui  les  mérites  de  l'observation 
directe,  de  l'autopsie,  comme  disent  nos  voisins,  que  je  regrette 
l'ouvrage  dont  je  parlais  tout  à  Theure,  et  que  j'aurais  voulu 
trouver  chez  lui  un  peu  plus  de  souvenirs  personnels,  un  peu  moins 
de  ce  qu'il  a  pu  recueillir  à  la  hâte  dans  des  livres  après  son  retour. 
J'ai  dit,  car  avec  quelque  expérience  on  ne  s'y  trompe  pas,  que 
le  bagage  de  l'auteur  était  léger  et  ramassé  un  pen  à  la  hâte.  Je 
m'empresse  d'ajouter  qu'il  s'entend  merveilleusement  à  en  tirer 
parti.  Les  erreurs  matérielles,  les  fautes  proprement  dites,  tant 
de  commission  que  d'omission,  ces  multiples  méprises  auxquelles 
les  plus  prudents  n'échappent  pas  toujours  dans  un  sujet  qu'on  ne 
possède  pas  à  fond,  sont  relativement  rares  chez  lui,  et  pour  peu 
qu'on  soit  au  courant  des  questions,  on  admirera  le  bonheur,  ou, 
pour  être  juste,  le  tact,  le  vrai  sens  historique  avec  lequel  il  a  su 
éviter  les  pièges  et  passer  à  côté  des  fondrières  sans  y  verser.  Il 
n'a  pas  réussi  à  ne  pas  s'embourber  un  peu  à  propos  du  Veda  ^  ; 

1.  Los  Ary^ens  védiques  n'auraient  connu  que  la  famille  et  la  race.  Aucun  groupe 
intermcdiair.e  de  tribu,  de  classe,  de  gouvernement,  ne  les  séparaient.  M  riches,  ni 
pauvres  ;  tous  égaux.  La  religion  elle-même  n'était  que  le  culte  de  la  race  et  de  la  fa- 
mille. Les  dieux:  se  confondaient  avec  les  ancêtres,  et  les  sacrifices  à  ces  ancêtres,  les 
banquets  funèbres  étaient  le  centre  du  culte.  Tout  ce  tableau,  maîtrement  fait  du 
reste,  est  de  pure  fantaisie.  L'auteur  a  de  même  beaucoup  exagéré  les  scrupules  de 
ces  i^euples  à  l'endroit  de  la  pureté  du  sang.  S'unir  à  une  étrangère,  corrompre  la  pu- 
reté de  la  race,  c'était  perdre  à  jamais  la  parenté  qui  rattachait  tout  Aryen  à  Agni. 
Us  auraient  même  eu  la  notion  fort  nette  des  funestes  effets  physiologiques  et  moraux 
du  métissage.  Sans  doute,  comme  tous  les  peuples,  ils  avaient  leur  orgueil  national 
et  ils  maudissaient  leurs  ennemis.  Mais  alors,  comme  dans  la  suite,  même  après  la 
rédaction  des  castras,  ils  ne  se  faisaient  pas  faute  de  prendre  parmi  les  populations 
Aaincues,  sinon  leur»  femmes,  du  moins  leurs  concubines.  Leurs  livres  ne  le  diraient 
pas,  qu'on  le  lirait  dans  les  traits  de  leurs  descendants  et  rien  qu'à  la  couleur  de  leur 
peau.  —  L'Aryen  une  fois  ainsi  dépeint,  l'auteur  ajoute  qu'il  était  optimiste.  Il  faut 
en  conclure  sans  doute  que,  à  ses, yeux,  le  pessimisme  si  profondément  empreint 
dans  la  pensée  hindoiio  est  un  trait  touranien.il  est  assez  singulier  que  M.  L.  13.,  qui 
n'est  pas  un  fanatique  de  la  race  aryenne  et  qui  a  fort  bien  vu  que  ce  n'est  pas  le 
même  sang  qui  coule  dans  les  veines  des  Hindous  et  dans  les  noirci,  se  soit  laissé 
eutrainer  à  ces  exagérations.  Mais  ce  n'est  pas  le  seul   cas  où  l'observation  juste  du 


6  COMPTES     RKNDUS     KT     NOTICES 

mais  ii  n'a  eu  garde  de  se  fourvoyer  dans  l'exploitation  de  la  lé- 
gende [317]  épique,  et  si,  au  début,  il  a  pris  quelque  part,  chez 
M.  Wheeler,  je  suppose,  son  Râma  faisant  la  conquête  de  Ceylan 
quinze  cents  ans  avant  Jésus-Christ,  il  n'y  est  plus  revenu  dans 
la  suite,  où  il  a  suivi  de  meilleures  autorités.  Il  a  eu  tort  de  nier 
l'existence  de  la  féodalité  dans  l'Inde^;  mais  sa  description  du 
régime  bien  autrement  important  du  clan,  description  qu'il  a  em- 
pruntée aux  admirables  Études  de  sir  Alfred  Lyall,  est  excellente  : 
elle  serait  même  absolument  irréprochable,  s'il  n'avait  pas  con- 
fondu le  clan  râjpoute  et  l'état  râjpoute,  deux  choses  bien  diffé- 
rentes, même  dans  le  Râjasthan'^.  Il  a  estimé  au-dessous  de  leur 
valeur  l'importance  et  le  nombre  des  inscriptions  3,  et  il  [»M8]  a 

voyageur  ait  été  troublée  chez  lui  par  les  données  delà  lecture.  Le  fait  est  que  nous 
n'avons  aucun  moyen  de  nous  prononcer  sur  la  pureté  de  sang  des  Aryens  védiques. 
Nous  ne  savons  pas  davantage  si  le  Veda  a  été  ou  non,  à  l'origine,  la  propriété  com- 
mune des  populations  de  langue  aryenne  de  ITnde,  et  si  d'autres  tribus  de  mêtue 
langue  n'y  ont  pas  précédé  celles  dont  faisaient  partie  les  rishis. 

1.  Elle  sy  est  déveloiipée  autrement  que  chez  nous  ;  le  fief  n'y  est  pas  sorti  de  l'al- 
leu; mais  le  fief  y  a  existé  presque  jusqu'à  nos  jours  et  dans  ses  formes  les  mieux  ca- 
ractérisées, par  exemple  en  ce  qui  regarde  les  immunités. 

2.  La  petite  notice  que  «  vers  le  iv  siècle  de  notre  ère,  l'Inde  fut  envahie  par  un 
peuple  aryen,  les  Râjpoutes  »,  doit  être  marquée  d'un  triple  point  d'interrogation. 
Nous  n'en  savons  absolument  rien. 

3.  Il  parle  de  «  quelques  inscriptions  »  pour  une  époque  où  le  nombre  seul  de 
celles  qui  sont  dès  maintenant  cataloguées  et  qui  ont  une  portée  historique,  se  chif- 
fre par  milliers.  —  A  ce  propos,  je  suis  obligé  de  dire  que  M.  L.  B.  n'a  pas  été  juste 
pour  les  efforts  du  gouvernement  anglais  et  pour  V Archxological  Survcy.  Sa  propre 
<».Mivre  et  celle  qu'a  fondée  et  si  longtemps  dirigée  le  général  Cunningham,  ne  doL- 
▼ent  pas  être  comparées,  car  leur  objet  est  différent.  Photographier  et  faire  graver 
des  monuments  pour  le  plus  grand  bien  de  ceux  qui  ne  peuvent  pas  y  aller  voir,  est 
une  excellente  besogne.  Recoiuutitre  et  déterminer  les  anciens  sites,  faire  des  fouilles, 
dél)layer  des  ruines,  rassembler  des  monnaies,  des  statues,  des  bas-reliefs,  coiiitr  des 
inscriptions,  prendre  note  des  traditions  locales,  en  est  une  autre  et  plus  nécessaire. 
Si  M.  L.  B.  a  pu  dater  approximativement  la  plupart  de  ses  monuments,  c'est  aux 
recherches  de  VArchœological  Survey  qu'il  le  doit,  aux  points  de  repère  et  aux  cadres 
en  quelque  sorte  qu'elles  ont  fournis.  Je  ne  partage  j^as  non  plus  son  dédain  pour  les 
plans  géométriques  et  les  esquisses  où  l'on  se  borne  à  reproduire  des  détails  recon- 
nus comme  caractéristiques.  Ils  ne  sauraient  tenir  lieu  de  la  vue  pittoresque,  d'accord; 
mais  celle-ci  ne  les  remplace  pas  davantage.  Il  y  a  eu  progrès  d'ailleurs  ;  l'élément 
pitt)resque  n'est  plus  sacrifié  dans  les  publicaliuns  qui  se  rallachcnt  directement  ou 
indirectement  au  Survey  of  Western  Jndin  dirigé  par  M.  Burgess.  S'il  y  a  des  réserves 
à  faire,  ce  n'est  donc  pas  sur  la  direction  même  imprimée  à  ces  travaux  ;  c'est  plutôt 
sur  la  façon  dont  ils  ont  été  parfois  exécutés.  Ainsi  que  l'observe  M.  L.  B.,  le  mau- 
-^ais  goût  y  frise  parfois  le  vandalisme.  Oïi  croit  rêver  en  lisant,  par  exeinplt-,  dans  le 
dernier  volume,  le  XXIP,  la  restauration  de  certain  Buddha  colossal  trouvé  à  kasia. 
On  voudrait  aussi  y  voir  plus  de  critique  et  d'cxa<titudc.  Sous  ce  rapport,  I  épitUèt<J 
de  «  sûrs  »»  décernée  par  M.  L.  B.  aux  documents  consignés  dans  les  >oIimuos  de  Sur- 
vfy  n'est  pas  précisément  celle  que  je  voudrais  leur  appliquer. 


ANNIiE    1887  7 

exagéré  la  pauvi-eté  de  Tlnde  en  livres  historiques  ;  mais  il  a  eu 
le  sentiment  très  net  et  très  salutaire  des  mirages  trompeurs  que 
présente  la  tradition  écrite  des  Hindous  :  il  ne  s'est  pas  laissé  sé- 
duire par  l'histoire  qu'on  en  a  parfois  tirée  et  qui  a  cours  encore 
dans  bien  des  publications. 

Cette  prudence  est  d'autant  plus  méritoire  chez  ^L  L.  B.  que,  par 
tempérament,  il  est  ami  des  hardiesses.  Il  est  enclin  à  forcer  la 
note,  à  abuser  de  la  formule  ;  il  aime  à  éclairer  l'histoire  particu- 
lière avec  des  théories  générales  et,  à  cet  effet,  il  lui  arrive  par- 
fois de  savoir  au  delà  de  ce  que  nous  pouvons  légitimement  con- 
naître. On  trouve  chez  lui  des  arrêts  comme  celui-ci:  les  phases 
dune  société  sont  la  famille,  la  tribu,  le  clan,  la  féodalité,  la  na- 
tion. Inutile  de  lui  objecter  que  bien  des  nations  n'ont  jamais 
connu  ni  le  clan,  ni  la  féodalité,  car  il  ne  l'ignore  pas.  Je  dois  pour- 
tant lui  faire  observer  que,  pour  les  deux  premiers  stages,  sa  doc- 
trine parait  retarder.  Dans  l'école,  on  s'accorde  maintenant  à  ren- 
verser l'ordre,  à  placer  la  tribu  avant  la  famille,  et  il  devrait,  ce 
semble,  être  lui  aussi  de  cet  avis,  puisqu'il  admet  l'universalité 
primitive  du  matriarchat  polyandrique,  tel  qu'il  subsiste  chez  les 
Nairs  du  Malabar  i,  régime  qui  suppose  la  tribu,  mais  duquel  la 
famille  pent  tout  au  plus  sortir,  La  caste  aussi  a  pour  lui  moins 
d'obscurités  que  pour  bien  d'autres  :  il  en  connaît  l'origine  ^  et 
dévolution;  il  sait  que  les  vaiçyas  sont  des  Touraniens  et  les 
çûdras  des  tribus  à  peau  noire.  Ceux  qui  ont  étudié  la  ques- 
tion en  détail,  ne  trouveront  pas  qu'il  l'ait  grandement  éclair- 
cie^. 

[319]  Ceci  m'amène  à  dire  quelques  mots  de  la  partie  ethnogra- 
phique de  l'ouvrage.  M.  L.  B.  a  beaucoup  étudié  la  question  des 

1.  C'est  là-bas,  selon  lui,  que  nous  pouvons  étudier  les  institutions  de  nos  premiers 
ancèlres.  J'espère,  pour  ma  part,  qu'on  n'en  fera  rien  et  que,  tout  en  comparant  les 
«hoscB,  on  voudra  bien  les  laisser  chacune  à  «a  place. 

2.  Elle  serait  à  chercher  dans  la  volonté  parfaitement  consciente  des  anciens  législa- 
teurs désireux  d'opposer  une  barrière  aux  funestes  résultats  du  mélange  d'éléments 
ethniques  par  trop  dissemblables. 

3.  M.  L.  B.  a  traité  d'un*  aatre  question  encore,  «ur  laquelle  il  a  été  beaucoup  écrit 
au  point  de  vue  évolulionnisle,  celle  de  la  propriété  collective  dans  l'Inde,  et  il  l'a 
fait  avec  prudence  et  modération,  ce  dont  je  lui  sais  beaucoup  de  gré.  Pour  le  patri- 
moine indivis  entre  les  membres  d'une  même  famille,  «i  Ivaut  que  nous  remontions, 
nous  trouvons  en  face  de  lui  la  propriété  individuelle  parfaitement  établie  et  sur  le 
Kièm«  pied.  Quant  à  la  propriété  collective  du  village,  eilo  a  toujours  été  sporadtquc 
«t,  >à  où  elle  n'est  pas  la  conséquence  forcée  de  la  nature  même  de  l'exploitation  du 
sol,  pâture,  rizières,  etc.,  elle  parait  être  due  à  de»  circonstances  histoTkjues  seccMi- 
daires.  ilicn  ne  nous  en  garantit  la  haute  antiquité. 


b  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

races.  Il  en  a  traité  dans  un  ouvrage  spécial  '  et  il  l'a  reprise  dans 
sa  Cwilisation  des  Arabes''-.  Il  s'est  formé,  à  cet  égard,  des  vues 
arrêtées,  qui  ne  manquent  pas  d'originalité,  qui  n'ont,  en  tout 
cas,  rien  de  banal  et  sont  dignes  du  plus  sérieux  examen.  Pour 
lui,  les  races  répondent  à  ce  que  sont  les  espèces  en  histoire  natu- 
relle. Elles  ne  se  reconnaissent  ni  à  la  nationalité,  ni  à  la  religion, 
ni  à  la  langue,  ni  même  aux  caractères  anatomiques.  Leur  unique 
critérium  est  un  ensemble  d'aptitudes  intellectuelles  et  morales 
confirmées  par  l'hérédité,  un  certain  état  mental  constituant  le 
génie  de  la  race,  lequel  est  ftidélébile.  On  trouvera  peut-être  que 
c'est  là  un  signe  distinctif  bien  vague  pour  une  chose  aussi  nette- 
ment tranchée  que  des  espèces.  Mais  je  n'ai  pas  le  temps  d'exa- 
miner ici  ces  théories  de  M.  L.  B.  ;  j'aurai  à  montrer  plus  loin 
quelles  conclusions,  à  mon  sens,  exagérées,  il  en  a  tiré  pour  le  pro- 
chain avenir  de  l'Inde.  Pour  le  moment,  je  me  contente  de  faire 
observer  qu'elles  ne  se  rattachent  pas  bien  au  tableau  qu'il  nous 
présente  ensuite  des  races  de  l'Inde.  C'est  une  doctrine  abstraite, 
sans  la  contre-épreuve  de  la  réalité,  un  programme  en  quelque  sorte, 
auquel  il  ne  manque  que  la  pièce.  M.  L.  B.  énumère,  en  effet,  bien 
des  races  dans  l'Inde,  mais  il  ne  nous  en  montre  qu'une  :  en  fait 
d'état  mental,  il  n'est  question  chez  lui  que  de  l'état  mental  des 
Hindous 3  «  in  globo  ».  Et  il  ne  pouvait  pas  en  être  autrement,  car 
ces  races  sont  avant  tout  des  entités  linguistiques.  Aryens,  Dravi- 
diens,  Kolariens,  Tibeto- Birmans,  etc.,  diffèrent  bien  parfois  par 
leurs  traits  et  surtout  par  leur  degré  de  civilisation  ;  mais  leur 
classement  est  l'œuvre  de  linguistes  travaillant  sur  des  vocabu- 
laires et  sur  des  grammaires,  et  se  souciant  la  plupart  médiocre- 
ment du  génie  des  races.  Où  le  critérium  de  la  langue  fait  défaut, 
il  reste  parfois  une  tradition,  plus  rarement  un  vrai  témoignage 
historique  :  au  delà  s'ouvre  le  champ  de  l'hypothèse  pure.  Pour 
M.  L.  B.,  les  Koulis  de  Gujarât  sont  des  Kolariens,  les  Bhills  des 
Dravidiens  :  en  réalité,  on  n'en  sait  rien,  puisque  ces  tribus  ne 
parlent  plus  leur  langue.  Quant  aux  Touraniens,  dont  l'auteur  fait 
une  si  grande  consommation,  Touraniens-Protodravidiens,  Toura- 


1.  L'homme  et  les  sociétés.  Leurs  orujincael  leur  histoire^  1881,  2  vol.  iii-8*. 

2.  1884.  Un  volumes  in-4». 

3.  Comme  morceau  liltéraire,  ce  tableau  de  l'étal  meiiUl  dci  Hindous  oit  bien  en- 
levé. Comme  exactitude,  la  peinture  est  sans  doute  un  peu  poussée  à  lelTel  :  mais,  au- 
tant que  j'en  puis  juger  pour  avoir  prali(]ué  les  Hindous  dans  leurs  livres,  les  traits 

nt  justes,  bien  choisis  et  bien  observés. 


A^^M•:t:    iss? 


niens-Dravidiens,  Touraniens  venus  par  la  porte  toiiranienne, 
c'est-à-dire  la  vallée  d'Assam,  Touraniens  venus  par  la  porte 
aryenne,  c'est-à-dire  la  vallée  de  Kaboul^,  l'ethnographie  positive 
n'a  rien  à  faire  de  tout  [320]  cela;  car,  ainsi  employé,  le  nom 
n'est  plus  qu'un  mot-.  Je  n'en  veux  retenir  qu'un  point  fort  bien  vu 
par  M.  L.  B.  et  auquel  il  parait  être  arrivé  indépendamment,  bien 
qu'il  n'ait  pas  été  le  premier  à  l'établir,  c'est  que  les  Aryens  de 
i'Inde  ne  sont  frères  que  par  la  langue  de  ceux  de  rOccident  et 
qu'ils  s'y  sont  mêlés  ou  ont  achevé  de  s'y  mêler  profondément  à 
des  peuples  d'une  toute  autre  descendance.  D'où  venaient  ceux-ci 
et  quels  étaient-ils?  dravidiens,  aborigènes,  malais.^  Nous  n'en 
saurons  peut-être  jamais  rien.  Mais  sûrement  ce  n'étaient  pas  des 
Touraniens,  comme  le  veut  M.  L.  B.,  et  il  n'est  guère  plus  proba- 
ble qu'ils  soient  venus  du  nord-est,  par  sa  porte  touranienne  ;  car 
ils  avaient  la  peau  brune  ou  noire,  les  cheveux  bouclés,  les  pom- 
mettes peu  saillantes,  les  yeux  bien  dégagés  et  fendus  droit. 

Je  ne  suivrai  pas  M.  L.  B.  dans  son  appréciation  de  la  littérature 
et  de  l'art  hindous.  L'une  n'est  pas  son  fort  et  sur  l'autre  il  a  été 
infiniment  trop  avare  de  ses  souvenirs^.  Pour  les  religions,  je  ne 


1.  M.  L.  B.  donne  ces  deux  termes  comme  étant  les  dénominations  «  anglai>es  » 
pour  ces  deux  valléei;  il  aurait  bien  dû  nous  dire  de  qui  il  les  a  pris.  J'ai  bien  sou- 
venance de  les  avoir  rencantré»  quelque  part  ;  mais,  à  coup  sûr,  ce  ne  sont  pas  de» 
expressions  reçues  dans  la  science  anglaise,  «t  c'est  lui  faire  un  méchant  cadeau  que 
de  les  lui  endosser  à  ce  titre. 

2.  Les  Touraniens  ont  été  introduits  dans  l'ethnographie  de  l'Inde  à  doux  titres  : 
1"  comme  ancêtres  des  peuples  dravidiens,  à  cause  de  certaine»  affinités  linguisti- 
ques qm'on  a  cru  saisir  entre  les  langues  dravidiennes  et  les  langues  parlées  parles 
n jmades  de  l'Asie  centrale.  Ces  affinités  restent  encore  à  prouver.  Les  seules  qui  parais- 
sent bien  établies,  nous  reportent  au  nord-ouest,  chez  les  Brahuis  de  l'Afghanistan. 
Les  Dravidiens  étant  presque  noirs  et  les  Touraniens  blancs  ou  légèrement  jaunes,  il 
ne  pourrait  s'agir,  du  reste,  que  d'une  parenté  linguistique  ;  —  T  comme  résidu  des 
hordes  qui  ont  dominé  pendant  plusieurs  siècles  dans  le  nord-ouest  de  l'Inde,  hordes 
sans  doute  fort  mêlées,  mais  dont  le  noyau  paraît  avoir  été  formé  par  des  tribus  tar- 
tares.  Ces  envahisseurs  qui  ont  certainement  été  fort  nombreux,  ont  dû  faire  souche 
dans  le  pays.  Des  ressemblances  de  noms  propres  ont  fait  chercher  leurs  débris  chez 
divers  peuples  du  Penjab  ou  de  l'Hindoustan,  notamment  chez  les  Jâts.  Mais  jusqu'ici 
nous  n'avons  rien  de  positif  sur  ce  sujet. 

3.  Je  m'étonne  que  M.  L.  B.,  qui  admire  si  vivement  l'art  liindou,  no  soit  pas  plus 
indulgent  pour  la  littérature.  Celle-ci  est  j)ourtant  bien  la  sœur  de  l'autre.  Ils  ont 
mêmes  qualités  et  mêmes  défauts;  même  fini  minutieux  dans  1©  détail,  dans  la  main- 
d'œuvre  ;  même  faiblesse  dans  l'ensemble,  où  ils  ne  connaissent  guère  d'autre  pro- 
cédé que  l'amoncellement.  A  mon  sens,  le  Ràmàyana  est  l'exact  pendant  du  Kailàsa. 
Il  est  vrai  que  l'un  ne  peut  pas,  comme  l'autre,  l'embrasser  d'un  seul  regard.  Mais 
•n  pareille  matière,  il  ne  faut  pas  juger  sur  la  simple  impression.  Bien  que  toujours 
encore  sous  le  charme,  l'auteur  n'a  pourtant   pas  reproduit  la  proposition  faite  par 


10  COMPTAS     RîlNDLS     KT     N!)Tl::i:S 

on'attacherai  qu'à  ses  jugements  sur  le  bouddhisme,  où  il  a  mis  le 
plus  du  sien.  Sur  deux  points,  ses  vues  s'écartent  nettement  de  ce 
^u*on  lit  dans  beaucoup  de  livres:  il  établit  que  le  bouddhisme  n'a 
pas  été  une  religion  sans  divinités,  et  qu'il  n'a  pas  été  •extirpé  vio- 
lemment de  rinde  parle  fanatisme  de  la  caste  sacerdotale.  M.  L.  B. 
croit  avoir  lu  cela  dans  les  temples  [-321]  d'EUora  et  du  NépaLIl 
serait  parti  avec  la  pleine  persuasion  que  le  bouddhisme  était  une 
religion  athée,  absolument  distincte  des  autres  cultes  hindous,  et 
il  aurait  été  fort  étonné,  en  arrivant  là  bas,  d'y  trouver  des  sanc- 
tuaires remplis  d'idoles  et  parfois  des  mêmes  idoles  que  celles  des 
temples  brahmaniques.  Je  me  demande  s'il  ne  se  fait  pas  à  cet 
égard  quelque  illusion,  et  si  son  étonnement  a  été  réellement  aussi 
complet  qu'il  veut  bien  le  dire.  Car,  enfin,  réduites  à  leurs  justes 
proportions,  ces  vues  ne  sont  pas  aussi  neuves  qu'il  semble  le 
croire.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elles  font  honneur  à  sa  pers- 
picacité, de  quelque  façon  qu'il  y  soit  arrivé  ;  car  les  opinions  con- 
traires non  seulement  sont  répandues  dans  la  croyance  commune, 
mais  encore  présentées  avec  une  certaine  emphase  même  dans  des 
livres  savants.  Le  premier  bouddhisme  qu'on  ait  connu  en  Europe, 
est  précisément  ce  bouddhisme  touffu  et  idolâtre  qu'a  retrouvé 
M.  Le  Bon.  Plus  tard,  quand  on  a  pu  étudier  cette  religion  dans 
ses  textes  et  dans  ses  origines,  on  a  dû  la  déclarer  philosophique- 
ment athée.  Il  se  peut  que,  par  réaction  contre  les  opinions  an- 
ciennes, celles-ci  aient  été  laissées  par  la  suite  un  peu  trop  daTis 
l'ombre,  et  depuis,  par  la  marche  même  des  études,  le  même  fait 
s'est  plus  d'une  fois  reproduit.  C'est  peut-être  la  faute  des  savants  ; 
mais  une  opinion  savante  est  jilus  ou  moins  polémique  et,  pour 
bien  l'apprécier,  il  faut  connaître  l'opinion  antérieure  à  laquelle 
elle  répond,  c'est-à-dire  qu'il  faut  être  de  la  partie.  Mais,  en  affir- 
mant que  le  bouddhisme,  en  tant  que  secte  philosophique  religieuse 
(et  pendant  longtemps  il  n'a  été  que  cela,  nullement  un  culte), 
•était  athée,  on  n'a  jamais  songé  à  nier  qu'il  avait  hérité  du  pan- 
théon brahmanique  et,  qu'en  outre,  il  s'en  était  fabriqué  un  à  son 
usage.  Les  textes  dits  népalais,  jusqu'ici  publiés,  appartiennent  à 


lui  jadis,  d'envoyer  là-ba^  nos  pensionnaires  de  la  villa  Médicis,  et  ii  a  eu  bion  raison. 
L'Inde  peut  nous  éblouir  ;  elle  ne  saurait,  sous  aucuu  rapi>ort,  contribuer  à  notre 
éducation.  Quoi  qu'on  dise,  avant  l'arrivée  des  Musulmans,  elle  n'a  point  connu  Ja 
«cicnc«  de  bâtir.  Son  archileclure  propre  nianciue  e«scutieUe nient  de  ])roj)ortionK, 
parce  qu'elle  manciuc  de  jour»  ;  elle  est  restée  enfantine  et  cyclop^nne,  bien  (ju'àia 
surface,  la  pierre  y  revote  parfois  l'aspect  <ic  la  <lenteU«. 


ANNÉE    1887  11 

la  classe  de  ces  écrits  la  plus  pénétrée  de  mythologie;  ils  ont  été 
pourtant  acceptés  immédiatement  comme  valables  pour  le  boud- 
dhisme indien,  nullement  comme  particuliers  à  celui  du  Népal.  Ces 
temples  souterrains  mêmes,  qui  ont  appris  tant  de  choses  à  M.  L.  B., 
n'ont  pas  tai^dé  à  être  reconnus  comme  bouddhistes,  précisément 
à  cause  des  images  qu'ils  contiennent,  et  ce  n'est  pas  d'aujour- 
d'hui qu'on  est  en  possession  d'une  yéritable  iconographie  reli- 
gieuse de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  peu  improprement  le 
bouddhisme  du  Mahàyâna.  Quant  à  l'extermination  \iolente  du 
bouddhisme,  il  y  a  longtemrps  qu'elle  est  reléguée  parmi  les  lé- 
gendes dans  les  ouvrages  faisant  autorité,  et  il  n'y  a  plus  guère 
que  le  général  Cunningham  pour  la  défendre.  Cette  disparition 
graduelle  du  bouddhisme  ou,  comme  dit  M.  L.  B.,  son  absorption 
dans  le  brahmanisme,  faut-il  se  l'expliquer  comme  il  le  fait,  en 
supposant  que  les  deux  religions  se  seraient  rapprochées  au  point 
de  se  confondre  ?  Je  ne  le  pense  pas  :  les  faits  connus  ne  nous  en- 
seignent rien  de  semblable^,  pas  même  au  Népal,  et  ce  n'est  pas 
-ainsi  [322]  que  s'éteignent  d'ordinaire  les  sectes  hindoues  qui  ont 
un  clergé.  Elles  changent  bien  intrinsèquement;  mais  elles  meu- 
rent surtout  parce  qu'elles  ne  se  recrutent  plus,  et  il  est  probable 
(jue  telle  aussi  a  été  la  fin  du  bouddhisme.  S'il  a  survécu  au  Népal, 
c'est,  nous  dit  M.  L.  B.,  que  ce  pays  est  aujourd'hui  dans  la 
même  phase  d'évolution  où  était  l'Inde  au  x''  siècle.  De  cela  je  ne 
sais  absolument  rien  ou,  plutôt,  j'en  doute  beaucoup.  L'histoire 
particulière  doit  s'expliquer  par  des  raisons  particulières.  J'ignore 
<îelles  qui  ont  pu  agir  au  Népal;  il  en  est  une  pourtant  que  je  crois 
apercevoir  et  qui  a  pu  exercer  quelque  influence  :  actuellement,  il 
n'y  a  guère  de  vivais  brahmanes  au  Népal  et  il  est  permis  de  sup- 
poser qu'il  en  est  ainsi  depuis  longtemps. 

L'ouvrage  se  termine  par  des  considérations  sur  l'Inde  actuelle 
et  sur  son  avenir.  M.  L.  B .  rend  hommage  à  la  grandeur  de  l'œu- 
vre accomplie  par  l'Angleterre  ;  mais  on  dirait  qu'il  le  fait  à  contre- 
cœur. JI  retire  d'une  main,  et  avec  usure,  ce  qu'il  vient  de  donner 
de  l'autre.  En  somme,  il  est  injuste.  Il  constate  les  grandes  qua- 

1.  M.  L.  B.  se  demande,  à  propos  des  monuments  d'Angkor,  sur  le  caractère  des- 
quels on  est  resté  longtemps  incertain,  si  la  solution  ne  serait  pas  simplement  que 
ces  monuments  ne  sont  ni  bouddhistes,  ni  brahmaniques,  ou  plutôt  qu'ils  sont  à  la 
fois  l'un  et  l'autre,  qu'ils  sont  mixtes.  On  sait  maintenant  que  les  anciens  monument» 
khmers  sont  bien  brahmaniques.  Si  on  a  hésité  si  longtemps  à  le  reconnaître,  ce  n'csl 
piis  parce  qu'on  se  faisait  une  fausse  idée  du  bouddhisme,  mais  parce  qu  on  répu- 
gnait à  admettre  une  force  d'expansion  aussi  grande  chez  le  brahmanisme. 


12  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

lités  de  probité,  de  fermeté,  de  dignité  de  la  plupart  des  fonction- 
naires britanniques,  l'Angleterre,  mieux  avisée  que  d'autres  na- 
tions, envoyant  là-bas  son  élite  ;  et  pourtant  il  semble  n'attribuer 
leur  ascendant  qu'à  leur  morgue.  Il  ose  dire  que  «  jusqu'à  la  ré- 
volte des  cipayes,  le  gouvernement  de  l'Inde  fut  l'exploitation  pure 
et  simple  de  200  millions  d'hommes  par  une  compagnie  de  mar- 
chands, protégés  par  des  bandes  de  mercenaires  »,  quand  il  est 
bien  avéré  pourtant  que  la  substitution  de  la  couronne  à  la  com- 
pagnie ne  fut,  en  réalité,  que  la  consécration  officielle  d'un  état 
de  choses  depuis  longtemps'>stabli  de  fait.  Il  y  a  plus  ;  ce  régime 
d'exploitation  durerait  encore  ;  car,  parmi  les  cinq  principes  géné- 
raux qui,  selon  lui,  dirigent  la  politique  coloniale  de  l'Angleterre, 
le  3^  est  :  «  Qu'une  colonie  doit  être  considérée  comme  une  pro- 
priété qu'il  faut  exploiter  uniquement  au  profit  de  la  métropole.  » 
S'il  entend  par  là  dire  simplement  que  l'Angleterre  ne  fait  pas  de 
politique  sentimentale,  qu'elle  n'agit  pas  sciemment  contre  ses 
intérêts,  c'est  un  truisin.  Nul  peuple  ne  fait  cela  à  bon  escient. 
Nous-mêmes,  est-ce  par  générosité  ou  par  ineptie  que  nous  avons 
introduit,  dans  ce  qui  nous  reste  là-bas,  la  plus  coûteuse  et  la  plus 
malfaisante  de  toutes  les  cultures,  celles  du  politicien  ?  Si,  au  con- 
traire, et  comme  je  le  crains,  il  veut  dire  que  la  conduite  de  l'An- 
gleterre est  froidement  égoïste  et  sans  entrailles,  je  dis  que  cela  est 
faux  et  je  regrette,  pour  M.  L.  B.,  qu'il  ait  parcouru  l'Inde  entière 
sans  s'en  apercevoir. 

Pour  l'avenir,  l'auteur  l'envisage  en  pessimiste.  D'après  lui, 
l'Angleterre  est  en  train  de  miner  son  œuvre  par  l'éducation  qu'elle 
donne  aux  indigènes  :  [323]  cet-te  œuvre  périra  par  le  babou^.  En 
s'ef forçant  d'inculquer  nos  idées  à  des  cerveaux  qui  ne  sont  pas 
faits  pour  elles,  on  produit  des  êtres  malfaisants  auxquels  il  faudra 
bien,  tôt  ou  tard,  céder  une  part  de  plus  en  plus  grande  des  pou- 
voirs publics.  Ce  sera  le  commencement  de  la  ruine.  Que  le  babou 
soit  trop  souvent  un  être  impertinent  et  insupportable,  et  que  Tédu- 
cation  publique  soit  dans  l'Inde  un  problème  tout  particulièrement 
compliqué  et  môme  gros  de  périls,  personne  n'en  doute.  Mais  tout 
ce  morceau,  où  l'on  dirait  entendre  l'écho  des  polémiques  passion- 


1.  Tilro  lionorifique  qui,  pris  en  mauvaise  part,  s'emploie  pour  désigner  les  indi- 
gènes employés  dans  iadministration  et  sachant  écrire  l'anglais.  Par  extension,  il  se 
dit  des  indi-îcnes  affectant  les  allures  européennes.  Je  doute  que,  môme  dans  le  cani^ 
on  rappiiqiic,  comme  le  fait  M.  L.  B.,  à  tout  indigène  sachant  l'anglais,  par  exemple 
à  des  conducteurs  de  locoraolives. 


ANNÉE     1887  13 

nées  soulevées  dans  la  presse  anglaise  et  anglo-hindoue  par  les 
mesures  de  lord  Ripon,  est  empreint  d'une  évidente  exagération. 
Depuis  50  ans  et  plus  que  la  question  des  écoles  est  à  l'ordre  du 
jour  dans  l'Inde,  elle  a  été  envisagée  sous  toutes  ses  faces  et  bien 
des  systèmes  ont  été  essayés.  Je  me  demande  quel  serait  celui  de 
M.  Le  Bon.  Youdrait-il  que  l'Angleterre  élevât  une  muraille  de  la 
Chine  autour  de  sa  colonie  ?  Le  pourrait-elle  ?  Et  si  elle  le  pouvait, 
le  devrait-elle,  pour  se  conformer  à  des  lois  anthropologiques  qui 
ne  sont  peut-être  pas  aussi  absolues  que  l'auteur  nous  les  donne  ? 
On  a  connu  le  babou  ailleurs  que  dans  Flnde  ;  on  le  trouverait 
même  chez  nous  au  besoin.  Tous  les  indigènes  ayant  reçu  une 
éducation  anglaise  sont,  du  reste,  loin  de  lui  ressembler,  et  si 
^L  L.  B.  veut  bien  prendre  un  abonnement  d'un  an  au  Calcutta 
Reuiew,  il  s'y  trouvera  en  compagnie  de  gentlemen  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  les  types  décrits  dans  le  livre  de  M.  Malabâri,  un 
ouvrage  fort  spirituel,  mais  qui,  chez  nous,  appartiendrait  à  la 
littérature  boulevardière.  Certes,  s'il  s'agissait  de  faire  des  Hin- 
dous autant  d'Anglais,  il  faudrait  partager  toutes  les  craintes  de 
M.  Le  Bon.  Mais  la  loi  des  races-espèces  ne  défend  peut-être  pas 
de  leur  communiquer  nos  connaissances,  de  leur  apprendre  à  s'en 
servir,  de  les  former  peu  à  peu  aux  affaires  publiques.  Dès  main- 
tenant, il  y  a  dans  l'Inde  des  assemblées  urbaines  composées  d'in- 
digènes, plus  libres  dans  leur  sphère  que  nos  conseils  municipaux 
de  France,  et  il  ne  paraît  pas  qu'on  s'en  soit  mal  trouvé.  Espérons 
donc,  avec  beaucoup  d'Anglais  bien  informés,  que  les  fils  du  babou 
vaudront  mieux  que  leur  père  et  que  l'Angleterre  n'aura  pas  un 
jour  à  défendre  son  œuvre  contre  un  ennemi  bien  autrement  formi- 
dable. Jusqu'ici,  elle  n'est  pas  sérieusement  menacée  du  dehors, 
^lais  si,  en  suite  d'événements  semblables  à  ceux  qui  ont  fait  de 
l'Autriche  une  puissance  orientale,  la  Russie  devait  se  résigner  un 
jour  à  être  une  puissance  asiatique,  de  ce  jour-là,  l'empire  de  l'An- 
gleterre dans  rinde  serait  bien  malade.  A  elle  d'y  veiller. 

x\insi  posée,  la  question  de  l'avenir  de  l'Inde  vise  avant  tout 
l'iVngleterre.  Mais,  à  la  considérer  de  haut,  on  voit  qu'elle  ne  forme 
qu'un  côté  d'un  [324]  problème  bien  autrement  gros  de  menaces, 
Tavenir  de  l'Asie  en  général.  Qu'arrivera-t-il,  se  demande  M.  L.  B., 
quand  ces  immenses  fourmilières  humaines  cesseront  d'être  sim- 
plement des  débouchés  }M;ur  nos  fabriques  et  des  marchés  où  nous 
cherchons  nos  matières  premières,  le  jour,  qui  ne  saurait  être  bien 
éloigné,  où,  en  outre  de  ce  qu'elles  possèdent,  la  main-d'œuvre  à 


I  '»•  COMPTES     RKNDUS     ET     NOTICES 

vil  prix,  elles  disposeront  de  ce  qui,  actuellement,  leur  manque,, 
l'outillage  et  le  capital  ?  Et  il  les  voit  affamant  la  vieille  Europe 
[)ar  la  guerre  des  tarifs,  et  y  semant  plus  de  misères  et  de  ravages 
que  ne  firent  jamais  ni  Djenghiskhan,  ni  Tamerlan.  Que  de  ce  côté 
il  faut  s'attendre  à  bien  des  souffrances  et  que  le  problème  vaut  la 
peine  qu'on  y  réfléchisse,  tout  le  monde  en  conviendra.  L'Amé- 
rique a  dès  maintenant  sa  question  des  Chinois  et,  chez  nous,  ceux 
qui  font  du  blé  n'ignorent  plus  qu'il  en  pousse  aussi  dans  l'Inde. 
Jo  ne  crois  pourtant  pas  qu'il  faille,  dès  maintenant,  en  perdre  le 
sang-froid.  M.  Le  Bon  ne  pafait  pas  s'être  dit  qu'avec  le  capital, 
viendrait  là-bas,  comme  partout,  le  renchérissement  du  travail. 
Les  salaires  ont  beaucoup  haussé  depuis  20  ans  dans  certaines 
parties  de  l'Inde.  La  population  ne  s'y  accroît  pas  non  plus  aussi 
rapidement  qu'il  le  suppose.  Avant  le  recensement  de  1871,  on  n'a 
aucun  chiffre  auquel  on  puisse  se  fier  même  approximativement. 
Ce  recensement  même  de  1871,  de  l'aveu  de  M.  Hunter,  ne  donne, 
pour  beaucoup  de  parties  du  territoire,  à  commencer  par  la  ville 
de  Calcutta,  que  des  résultats  fort  sujets  à  caution,  et  des  12  mil- 
lions que  celui  de  1881  accuse  en  plus,  il  faut  certainement  en  re- 
trancher quelques-uns  pour  obtenir  l'accroissement  décennal.  Heu- 
reusement, la  balance  qui  règle  ces  grands  mouvements,  ne  s'affole 
pas  aussi  aisément,  ou,  comme  dit  un  proverbe  allemand  :  il  a  été 
pourvu  à  ce  que  les  arbres  n'aillent  pas  crever  le  ciel. 


L'Empereur  Akbar.  Un  chapitre  de  l'histoire  de  l'Inde  au  xvi«  siè- 
cle, par  le  comte  F.  A.  de  Noer.  Traduit  de  l'allemand  par 
G.  BoNET  Maury,  professeur  à  la  Faculté  de  Théologie  protes- 
tante de  Paris.  Avec  une  introduction  par  Alfred  Maury,  mem- 
bre de  l'Institut  de  France.  Vol.  II.  Leide,  E.  S.  Brill,  1887. 
433  pp.  in-8. 

[Revue  critique ^  23  mai  1887.) 

[410]  Dans  ce  volume,  M.  Bonet  Maury  nous  donne  la  fin  de  sa 
tiaduction  française  de  l'ouvrage  que  ^h  de  Noer  a  consacré  à 
l'histoire  de  l'empereur  Akbar,  ouvrage  assez  faible  au  point  de 
vue  de  la  conception  et  de  la  parfaite  entente  du  sujet,  mais  cons- 


a.ymU:   ISS7  i^ 

cieneieux  et  exact  dans  le  détail  du  récit  ^,  et  dont  la  traduction  en. 
notre  langue  était  dès  lors  justifiée,  puisque  nous  n'avions  rien  jus- 
quie-là  qui  put  en  tenir  lieu.  Le  volume  contient  le  récit  des  vingt- 
neuf  dernières  années  du  règne  :  la  défense  et  raffermissement  de 
l'autorité  impériale  dans  l'Hindoustan  contre  les  attaques  sans- 
cesse  renaissantes  des  ennemis  du  dedans  et  du  dehors,  la  con- 
quête du  Kashmir,  celle  du  Dékhan,  les  dernières  douleurs  d'Akbar 
(révolte  de  son  fils  Sélim,  le  futur  Jéhanghir)  et  sa  mort,  1576- 
L605.  En  rendant  compte  ici-méme^  du  premier  volume  de  la  tra- 
duction, j'ai  du  faire  d'assez  nombreuses  réserves.  Je  suis  heureux 
de  n'avoir  pas  à  les  répéter  pour  celui-ci.  Il  y  a  progrès  notable 
de  l'un  à  l'autre.  La  version  est  plus  fidèle  et  plus  agréable  à  lire. 
La  transcription  est  devenue  uniforme  et  suffisamment  exacte.  Il 
y  a  pourtant  encore  un>certain  nombre  de  taches  et  de  négligences 
que  M.  B.  eut  certainement  fait  disparaître,  s'il  avait  soumis  son 
travail  à  une  nouvelle  et  dernière  révision.  Je  me  bornerai  à  quel- 
ques exemples,  où  j'ai  été  amené  à  comparer  l'original,  parce  que 
je  me  trouvais  arrêté  par  quelque  chose  d'insolite  dans  la  traduc- 
tion. P.  18,  1.  1  :  «  Akbar  ne  voulait  guère  qu'accentuer  sa  supré- 
matie. »  Dans  ce  cas,  il  auraitprisun  singuliermoyen.  Le  texte  dit  : 
seiJie  Stellung  hetonen^  «  accentuer  [4^11]  la  position  qu'il  enten- 
dait garder,  le  point  de  vue  auquel  il  se  plaçait  ».  —  Page  24, 1.7: 
«  nous  continuerons  à  nous  en  abstenir  ».  L'original  dit  précisé- 
sément  le  contraire.  —  P.  26,  1.  5  infra:  «  en  grand  costume  ». 
Lire  «  armé  de  toutes  pièces  »,  in  voiler  Rûstung.  —  P.  27,  1.  20  : 
«  L'équipement  et  la  caisse  de  l'armée  étaient  tombés  entre  leurs 
mains.  »  a  Équipement  »  pour  Ausrûstung^  est  une  traduction  de 
dictionnaire.  —  Ibidem^  1.  26  :  «  Eh  bien!  malgré  tout  l'or...  ». 
Cette  négligence  de  style  est  ud  fait  du  traducteur.  —  P.  29,  1.  4  : 
(c  Akbar...  considéra  avec  le  calme  d'une  statue  le  cours  des  évé- 
nements. »  Si  M.  B.  ne  voulait  pas  traduire  :  a  avec  un  calme  d'ai- 
rain »  [mit  eis e mer  Riche)  ^  il  devait  choisir  quelque  autre  approxi- 
mation plus  exacte.  —  P.  31,1. 9:  «  Avant  même  que  Ma'çoum  Faran- 
choudi  eût  rejoint  l'armée...  à  Djaounpour  »,  est  louche.  Il  fallait 
«  se  fût  joint  à  l'armée...  »  (l'original  dit  :  «  eût  reçu  l'armée...  »). 
M.  F.  se  trouvait  de  longue  date  à  Djaounpour.  —  P.  56,  1.  4  in- 
fra :  ((  L'armée  passait  le  col  de  Khaiber.  »  Le  texte  dit  correcte- 


1.  Cf.  RcM.  crit.  du  9  janvier  18S2  {Œuvres,  t.  III,  pp.  392  et  suiv.). 

2,  Bev.  crit.  du  24  mars  188-i  {OEiwres,  t.  III,  pp.  454  et  suiv,). 


16  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

ment:  «  traversait  le  défilé  de  Khaiber^  ».  Il  y  a  aussi  quelques 
inexactitudes  dans  la  traduction  des  noms  propres.  Kli\vadia(pp.  18, 
24,  25,  etc.)  est  un  titre.  Il  en  est  de  même  du  premier  terme  de 
Rai  Sai  Singh  (p.  49,  etc.)  et  de  Kounwar  (pp.  48,  55,  56,  etc.). 
Mais  ce  sont  là  en  somme  de  bien  minces  défauts  dans  une  œuvre 
de  longue  haleine,  donf  la  traduction,  à  défaut  de  difficultés  litté- 
raires, présentait  à  chaque  pas  des  difficultés  techniques  et  en  quel- 
que sorte  matérielles.  Ils  ne  sauraient  en  tout  cas  diminuer  en  rien 
la  reconnaissance  que  nous  devons  à  M.  B.  pour  avoir  mis  à  la 
portée  du  lecteur  français  ce  rivre  de  M.  deNoer,  qui,  sans  arriver 
à  être  une  peinture  complète  et  bien  vivante,  reproduit  du  moins 
avec  fidélité  les  annales  d'une  des  époques  les  plus  remarquables 
de  l'histoire  de  l'Orient.  M.  Bonet  a  donné  à  la  fin,  en  errata,  une 
liste  de  corrections  pour  le  premier  volume.  Je  regrette  qu'il  n'ait 
pas  ajouté  un  Index  alphabétique,  qui  manque  du  reste  aussi  dans 
l'original,  et  qui  eût  singulièrement  facilité  l'usage  de  ce  livre  un 
peu  touffu.  Je  regrette  aussi  qu'il  n'ait  pas  traduit  l'avis  placé  en 
tête  de  l'édition  allemande.  Le  lecteur  français  eut  été  ainsi  averti 
que  ce  n'est  plus  le  comte  de  Noer,  mais  M.  Gustav  von  Buch- 
wald  qui  a  mis  la  dernière  main  à  la  rédaction  du  deuxième  vo- 
lume -. 


The  Subhâshitâvali  of  Vallabhadeva.  Edited  by  Peter  Peterson, 
Elphinstone  Professor  of  Sanskrit,  and  Pandit  Durgaprasada, 
son  of  Pandit  Vrajalâla,  one  of  the  pandits  attached  to  the  court 
of  the  Maharaja  of  Jeypore  (Bombay  Sanskrit  Séries,  n"  xxxi). 
Bombay,  Education  Society's  Press,  Byculla,  1886.  ix-141-623- 
104  pp.  in-8. 

{Revue  critique,  30  mai  1887.) 

[421]  Les  premières  informations  sur  l'Anthologie  de  Vallabha- 

1.  A  la  page  55,  il  y  aune  note  qui  vise  une  assertion  de  mon  premier  article  dans 
la  Revue  critique  du  9  janvier  1882.  A  propos  d'un  trait  de  bonhomie  d'Akbar,  M.  de 
Noer  remarque  que  «  un  savant  français  »  a  peut-être  eu  lort  de  dire  «  qu'il  n'avait 
rencontré  de  véritable  humour  que  chez  l'empereur  Babér  ».  Je  n'iii  jamais  dit  cela. 
J'ai  parlé  de  «  bonne  humeur  »>,  ce  qui  est  bien  différent.  Quant  à  de  Vlwmour,  Ak- 
bar  était  trop  mélancolique  pour  ne  pas  en  avoir. 

2.  V^oici  quelques  fautes  d'impression  :  P.  19,  1.  8  ;  mettre  un  point  après  Ihlstein. 
—  P.  47,  1.  5  ;  au  lieu  de  Benjale,  lire  Caboul.  —  Pp.  5G  et  57  ;  les  2  notes  paraissent 
transposées.  Elles  le  sont  du  reste  déjà  dans  l'édition  originale. 


ANNI^E     188  7  17 

deva  sont  dues  à  M.  Bûhler  qui,  en  1875,  en  avait  trouvé  trois  ma- 
nuscrits, dont  un  fragmentaire,  au  Kashmîr.  Dans  son  Rapport^, 
l'ouvrage  était  attribué  [422]  à  Çrîvara.  En  1883,  M.  Aufrecht 
donna  quelques  extraits  de  ces  manuscrits  dans  les  Indische  Stu- 
dlen-y  sous  le  nom  du  véritable  auteur,  Vallabhadeva.  En  même 
temps,  M.  Peterson  en  trouvait  un  manuscrit  à  Jaypour,  en  la 
possession  de  son  collaborateur  actuel,  le  pandit  Durgâprasâda, 
et  il  en  donnait  une  notice  étendue  dans  son  Rapport  publié  dans 
le  Journal  de  la  Société  asiatique  de  Bombay  "^  L'année  suivante, 
il  en  obtenait  un  nouveau  manuscrit  à  Alvar.  C'est  sur  ces  deux 
manuscrits  de  Jaypour  et  d' Alvar,  dont  le  premier  est  également 
de  provenance  kashmîrienne,  qu'est  basée  la  présente  édition.  Les 
deux  manuscrits  complets  de  M.  Bûhler,  retournés  d'Europe  dans 
rinde  seulement  après  l'impression  du  texte,  n'ont  pu  être  utilisés 
que  dans  les  notes.  La  publication  est  donc  un  des  fruits  déjà 
nombreux  de  cette  admirable  enquête  des  manuscrits  de  la  prési- 
dence de  Bombay,  si  bien  commencée  par  MM.  Biihler  et  Kielhorn 
et  si  dignement  poursuivie  par  MM.  Bhandarkar  et  Peterson^. 

On  ne  sait  rien  de  précis  sur  le  Vallabhadeva,  auteur  du  recueil, 
si  ce  n'est  qu'il  a  écrit  au  Kashmîr,  à  en  juger  par  la  provenance 
des  principaux  manuscrits  et  par  le  nombre  des  poètes  kashmîriens 
dont  il  cite  des  vers,  et  qu'il  n'est  pas  antérieur  au  milieu  du 
xv^  siècle,  puisqu'il  mentionne  une  attaque  du  Kashmîr  par  un 
certain  Mîr  Shah  sous  le  règne  de  Shahâb-eddin  (mort  en  1372 
A.D.)  et  qu'il  emprunte  des  vers  à  Çrîvara  et  à  Jonarâja,  qui  flo- 

1.  Journ.  of  the  Bombay  Branch  of  the  Roy.  As,  Soc.  Extra  Number,  1877  :  Detailed 
Report  of  a  Tour  in  search  of  Sanskrit  MSS.  ruade  in  Kashmîr,  Rajputana,  and  Central 
India.  By  D'  G.  Biihler  ;  p.  61  et  xiii,  n»  203-205. 

2.  XVI,  p.  209. 

3.  Extra  Number,  1883;  Detailed  Report  of  Opérations  in  search  of  Sanskrit  MSS.  in 
the  Bombay  Circle,  August   1882-March   1883.    By  Professor  Peter  Peterson,  pp.  30-43. 

4.  Pour  la  part  de  M.  Peterson,  voir,  outre  le  Rapport  déjà  mentionné,  celui  de  la 
campagne  suivante,  également  publié  comme  Extra  Number  dans  le  Journal  de  Bom- 
bay, 1884  :  A  Second  Report  of  Opérations  in  search  of  Sanskrit  MSS.  in  the  Bombay 
Circle,  April  1883-March  188^.  By.  Professor  Peterson.  Ces  deux  rapports  établis  sur 
le  modèle  de  celui  de  M.  Bûhler,  sont  accompagnés  de  copieux  extraits  et  abondent 
en  données  précieuses,  entre  autres  sur  la  littérature  des  Jainas.  Les  Rapports  de 
M.  Bhandarkar,  moins  étendus,  mais  admirables  par  la  précision  et  la  sûreté  des  in- 
formations, sont  publiés  en  une  série  de  pièces  officielles  spéciale.  Rappelons  ici  une 
autre  entreprise,  déjà  annoncée  dans  cette  Revue  (Chronique  du  10  mai  1886)  et  qui 
se  rattache  par  des  liens  étroits  à  ces  fructueuses  campagnes  :  la  création  à  Bombay 
de  la  Kâvyamâlâ,  recueil  mensuel  qui  publie,  depuis  le  1"  janvier  1886,  des  textes 
rares  et  inédits  et  dont  l'un  des  directeurs  est  le  pandit  Durgâprasâda,  le  collabora- 
teur de  M.  Peterson  pour  la  Subhâshitâvali. 

IIehgioî«s  de  l'I:«de.  —  IV.  2 


18  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

lissaient  sous  Zain-alâb-eddin  (1416-1466  A.D.).  Il  est  distinct,  par 
conséquent,  d'un  autre  Vallabhadeva,  également  kashmîrien,  qui 
vivait  dans  la  première  moitié  du  x'^  et  dont  on  possède  un  grand 
nombre  de  commentaires'.  —  Le  recueil  lui-môme  [423J  se  com- 
pose de  3,527  stances  distribuées  sous  101  rubriques  qui  embras- 
sent à  peu  près  tout  le  champ  de  la  poésie  lyrique  et  sentencieuse 
des  Hindous.  Beaucoup  de  ces  stances  sont  anonymes  :  les  autres 
sont  empruntées  à  plus  de  360  poètes  désignés  par  leurs  noms  et 
surnoms,  depuis  Vyâsa  et  Yâlmîki,  jusqu'à  des  auteurs  du  xv«  siè- 
cle ou,  peut-être,  plus  récents  encore.  Elles  ont  fourni  579  pages 
compactes  de  texte  et  sont  reproduites  avec  cette  correction  exem- 
plaire qui  distingue  les  publications  du  Bombay  Séries.  Les  notes, 
104  pages  en  petit  caractère,  sont  renvoyées  à  la  fin  du  livre.  Si 
elles  ne  peuvent  pas  tenir  lieu  d'une  traduction,  il  faut  convenir 
du  moins  que  les  "éditeurs  y  ont  fait  leur  possible  pour  éclairer  les 
difficultés  de  toute  sorte  que  présentent  ces  petites  compositions 
isolées  de  leur  contexte  et  hérissées  d'allusions.  Le  volume  com- 
prend de  plus  un  index  alphabétique  des  commencements  des  stan- 
ces, une  table  des  101  rubriques  sous  lesquelles  elles  sont  répar- 
ties, une  liste  des  passages  que  les  éditeurs  ont  jugés  corrompus 
ou  particulièrement  obscurs,  et  un  index  par  ordre  alphabétique 
des  poètes  admis  et  nommés  dans  le  recueil.  C'est  sur  ces  deux 
derniers  suppléments,  comme  les  éditeurs  nous  y  convient  eux- 
mêmes,  que  nous  allons  présenter  quelques  observations. 

Gomme  toute  anthologie  sanscrite  qu'on  ne  fait  pas  soi-même,  la 
Subhâshitâvali  est  un  livre  difficile.  La  plupart  de  ces  «  joyaux  de 
diction  »  ont  été  choisis  en  raison  même  de  la  subtilité  de  la  pensée 
et  de  son  expression  alambiquée.  Ce  sont  des  cqncetti^  et,  bien 
qu'une  stance  sanscrite  perde  moins  qu'une  autre  à  être  isolée,  ce 
n'est  pas  toujours  impunément  qu'elle  est  arrachée  de  son  milieu. 
De  là,  même  sans  compter  les  corruptions  toujours  possibles  du 
texte,  des  obscurités  bien  faites  pour  rendre  perplexe.  Faut-il  cor- 
riger ?  Faut-il  avancer  quand  même  et  faire  une  concession  de  plus 
à  Teuphuisme  hindou?  Ces  difficultés,  un  traducteur  est  obligé  de 

1.  Voir  rénuméralion  dans  la  Kâvyamâlâ,  1,  pp.  101,  102, 114.  Il  n'est  pas  sur  toute- 
fois que  ces  commentaires  soient  du  Vallabhadeva,  grand-père  de  Kayyala,  qui  vivait 
au  X»  siècle,  ni  même  qu'ils  soient  tous  du  même  auteur.  Celui  du  Kiimilrosambhava 
serait  l'œuvre  d'un  jaina,  d'après  bcndall,  A  Journcy  in  .\i'pal,ii.  49.  Mais  ils  sont,  la 
plupart  du  moins,  antérieurs  au  xiv  siècle.  C'est  à  cet  ancien  (ou  à  l'un  de  ces  an- 
ciens) Vallabhadeva  que  les  éditeurs  sont  d'avis  d'attribuer  les  vers  recueillis  sous  ce 
nom  dans  la  SubhâsJiitdvali  cl  dans  d'autres  .intliologics. 


AN.XKl-:     ISSI  19 

les  aborder  de  front  ;  un  commentateur  peut  se  dérober.  En  dresser 
la  liste  bien  en  vue,  en  tête  des  notes,  afin,  comme  il  est  dit  dans 
la  Préface,  «  d'attirer  sur  elles  le  feu  de  la  critique  »,  est  un  acte 
de  franchise  et  de  probité  littéraire  dont  il  faut  savoir  gré  aux  édi- 
teurs. J'aurais  désiré  pourtant  quelque  chose  de  plus  :  je  regrette 
qu'ils  n'aient  pas  discuté  plus  souvent  dans  les  notes  les  passages 
ainsi  marqués,  qui  ne  sont  pas  toujours  des  locl  desperati,  comme 
je  vais  essayer  de  le  montrer  en  examinant  les  premières  de  ces 
stances  dans  l'ordre  même  de  la  liste. 

N'*  1  =  st.  42.  La  stance  me  parait  claire,  plus  claire  que  beau- 
coup d'autres,  par  exemple,  que  41,  qui  précède  immédiatement, 
et  dont  il  n'est  rien  dit,  ni  dans  la  liste,  ni  dans  les  notes.  C/est 
une  scène  de  dépit  amoureux  entre  Krishna  et  sa  maîtresse,  pro- 
bablement Râdhà.  La  jeune  femme  vient  de  surprendre  le  dieu  im- 
plorant en  rêve  une  rivale:  «  Je  te  surprends  infidèle,  et  ce  serait 
à  moi  de  te  donner  des  preuves  (de  mon  amour)  !  Que  la  bergère 
du  Yraja  t'accorde  ses  faveurs  !  dit-elle  à  Hari,  le  couvrant  de 
confusion.  »  Le  vœu  est  ironique,  ce  qui  n'empêche  [424]  que  la 
pièce  soit  rangée  parmi  les  âçùvacâmsi,  les  paroles  de  bénédiction 
et  de  bon  augure.  Cela  montre  que  ces  divisions  ne  doivent  pas 
être  prises  trop  à  la  rigueur  et  que,  par  conséquent,  il  n'y  a  rien  à 
ajouter  ni  à  reprendre  au  n^  3  de  la  liste  =  st.  99.  La  question 
que  la  main  droite,  au  moment  où  elle  tend  l'arc,  est  censée  adres- 
ser à  Rama  :  «  Je  vais  trancher  les  tétés  de  Ràvana  ;  faut-il  ?  ^  » 
est  précisément  Vâçirvacas  cherché. 

N**  2  =  st.  70.  La  difficulté  est  expliquée  dans  la  note.  Seule- 
ment la  rivalité  de  Pârvatî  et  de  Sandhyâ  n'a  rien  à  faire  ici.  Il 
s'agit  uniquement  de  la  double  nature  de  Çiva,  dont  la  moitié  de 
droite  se  recueille,  prie  et  bénit,  pendant  cjue  celle  de  gauche  se 
démène  furieuse,  menace  et  tue.  , 

N<*  4  =  st.  19L.  Les  lettres  qui  figurent  un  vers  volé  et  intro- 
duit frauduleusement  dans  un  poème,  sont  comparées  à  une  noire 
rangée  de  fourmis,  bêtes  malfaisantes,  qui  détruisent,  comme  cha- 
cun sait,  le  milieu  où  elles  pénètrent.  Le  seul  mot  qui  puisse  faire 
difficulté  est  astJiânadoshajaniteva  «  né  en  quelque  sorte  du  vice 
de  ne  pas  être  à  la  vraie  place  »,  épithète  c|ui  peut  paraître  mala- 

1.  Remarquer  bhindâni,  comme  si  le  présent  était  bhindati.  Mais  peut-être  faut-il 
corriger  bhlnnâni.  Les  groupes  nna  et  nda  se  confondent  facilement  en  écriture  çâ- 
rada.  On  aurait  alors  :  «  Les  têtes  de  Ràvana  sont  tranchées,  n'est-ce  pas  ?  »  et  rdfiV- 
vacas  n'en  serait  que  plus  expressif. 


20  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

droite,  parce  que  ce  n'est  pas  de  cette  façon-là  que  naissent  d'or- 
dinaire les  fourmis.  Aussi  l'auteur  a-t-il  pris  soin  d'ajouter  iva 
«  en  quelque  sorte  »,  et,  par  excès  de  précaution,  s'est-il  ménagé 
un  double  sens.  En  effet,  l'expression  signifie  aussi  «  né  en  quel- 
que sorte  d'une  humeur  corrompue,  parce  qu'elle  est  hors  de  son 
vrai  siège  ».  Pour  cela,  il  faut  se  rappeler  que,  avant  qu'il  fût  volé, 
le  vers  était  du  madhu  du  «  miel  »,  et  que,  comme  toute  autre 
vermine,  les  fourmis  sont  censées  nées  de  la  corruption  des  hu- 
meurs. 

N«  5  =  st.  431.  Ici  la  fin  de  la  stance  est  vraiment  inintelligi- 
ble. Il  s'agit  de  la  conduite  des  fourbes,  qui  ont  un  sentiment  sur 
les  lèvres  et  un  autre  dans  le  cœur,  et  cette  conduite  est  illustrée 
par  une  comparaison.  La  première  moitié  du  verset  est  si  claire, 
qu'il  faut  s'attendre  à  trouver  la  deuxième  très  difficile.  Cependant 
on  a  beau  la  retourner  dans  tous  les  sens  :  telle  qu'elle  est,  il  n'y 
a  rien  à  en  tirer.  Il  faut  essayer  de  corriger.  On  obtiendrait  à  la 
rigueur  un  sens  en  changeant  dhiiri  en  dhuni  et  en  le  réunissant 
au  composé  qui  suit:  dhunipayahpratihimham  iva^  «  comme 
l'image  reflétée  dans  une  eau  courante  »,  une  pareille  image  étant 
particulièrement  instable.  Mais  la  conjecture  ne  me  satisfait  pas, 
et  je  me  demande  si,  dans  dhuri^  il  ne  faut  pas  chercher  le  nom 
sanscritisé  du  Thar^^  le  désert  indien.  On  aurait  alors  :  «  Telle  est 
la  conduite  des  méchants,  sans  consistance,  sans  moyen  pour  la 
franchir  (et  aussi  «  sans  bateau,  vitâraka  »),  comme  Timage  de 
l'eau  dans  [42o]  le  désert.  »  Il  va  sans  dire  que  je  ne  donne  la 
conjecture  que  pour  ce  qu'elle  vaut. 

N**  6  =  st.  463.  Il  est  difficile  de  dire  au  juste  quelle  espèce  de 
rongeur  est  désignée  par  khatâkhu^  cette  «  taupe  à  ciseaux  (?)  » 
qui  habite  dans  des  trous  au  pied  des  arbres.  Serait-ce  la  courtil- 
lière  ?  Mais  c'est  aussi  là  le  seul  mot  obscur  de  ce  morceau  bien 
tourné,  où  il  y  a  à  relever  encore  la  jolie  expression  de  pindiçà- 
ratâ^  dite  du  parasite. 

N"  7  =  st.  604.  La  première  moitié  est  un  avertissement  donné 
au  lion  de  ne  pas  traiter  la  nuée  d'orage  '^  comme  il  a  traité  les  élé- 
phants. Je  prends  la  deuxième  moitié  comme  étant  la  réponse  du 
lion:  «  La  brisure  des  membres  que  fait  prévoir,  par  ces  grêlons, 
cette  montagne  fendue  par  la  foudre,  me  préserve  à  elle  seule  de 

1.  Dans  l'écriture  çârada,  les  caractères  dhn  et  tha  ne  se  distinguoint  que  par  un  U- 
ger  trait  additionnel,  qui  peut  facilement  disparaître. 

2.  Uccaihpade  est  à  tort  écrit  en  deux  mots. 


ANNÉE    1887  21 

la  chute  réservée  à  ceux  qui  sont  trop  prompts  à  bondir.  »  Le 
4*^  pâda  me  parait  amphigourique  plutôt  qu'obscur  :  ramoncellement 
des  mots  y  est  voulu,  afin  de  retenir  plus  longtemps  le  lecteur 
sur  les  fausses  pistes  où  l'emploi  de  patana  doit  forcément  l'atti- 
rer. Mais  d'autres  interprétations  sont  possibles  ;  par  exemple,  en 
prenant /?r//r^72rt  métaphoriquement:  «...  me  préserve  de  retomber 
à  l'avenir  dans  la  mauvaise  disposition  de  ceux  qui  sont  trop 
prompts  à  bondir  ».  De  toute  façon,  les  éditeurs  nous  devaient  un 
commentaire. 

N"  8  =st.  607.  Toute  la  stance  est  abandonnée  comme  obscure. 
Elle  me  parait  pourtant  suffisamment  claire  ;  elle  le  devient  même 
tout  à  fait,  si,  au  4»^  pàda,  on  change  labdham^  gênant  parce 
qu'il  signifie  surtout  un  gain  acquis,  passé,  en  lahhyam^^  un  gain 
possible,  futur  ;  «  Le  lion  règne  sur  le  désert  des  montagnes.  Nen 
sois  pas  irrité,  ô  roi  !  considère  plutôt  quel  (maigre)  profit,  et  au 
prix  de  quelle  âpre  poursuite,  tu  pourrais  tirer  de  ce  (prétendu 
rival)  qui  n'en  veut  qu'aux  éléphants.  » 

N«  9  3=:  st.  611.  Jâltmânisam  du  l*^*'  pâda  est  donné  dans  la 
liste  comme  asphuta  «  obscur  »,  et  dans  les  notes  comme  un 
((  mot  inconnu  ».  Il  n'est  ni  l'un  ni  l'autre.  Mâmsa  avec  le  sens  de 
«  pulpe  d'un  fruit  »,  est  bien  connu,  Qi  jâli  «  une  sorte  de  con- 
combre, tricosanthes  diœca,  Roxb.  »,  a  déjà  passé  de  l'Amara- 
kosha  dans  la  V^  édition  du  dictionnaire  de  Wilson. 

N*^  10  =:  st.  621.  Je  cherche  vainement  ce  qu'il  peut  y  avoir 
d'obscur  dans  la  deuxième  moitié  de  cette  stance  :  «  Le  lion  (qui, 
dans  la  première  moitié,  vient  d'épouvanter  par  ses  seuls  rugisse- 
ments les  troupeaux  d'éléphants),  dont  le  monde  entier  connaît  le 
dédaigneux  courage,  se  dérange-t-il  pour  des  chacals,  dussent-ils 
fatiguer  les  dix  régions  de  l'espace  de  leurs  hurlements  continus  ?  » 
Le  scrupule  des  éditeurs  |426]  porte-t-il  sur  samhatahhâi'ato ^ 
qui  peut  s'entendre  presque  indifféremment  des  chacals  «  attrou- 
pés »  et  de  leurs  hurlements  «  ininterrompus  ?  »  Ou  se  seraient-ils 
laissés  arrêter  par  kliçyatsn  dans  le  sens  de  kliçnatsu  ?  Dans  ce 
cas,  il  fallait  le  dire  en  note  et,  au  besoin,  corriger  ;  car  le  sens  ne 
saurait  être  douteux.  Mais  il  y  a  des  exemples  de  kliçyati  avec 
signification  transitive  :  voir  l'article  kliç  dans  le  premier  supplé- 
ment de  Bôhtlingk  et  Roth  et  dans  leur  dictionnaire  abrégé. 

1.  La  correction  est  graphiquement  légère  en  écriture  çârada.  Tout  aussi  légère  se- 
rait celle  de  labdhavyam  anâkalena,  au  lieu  de  labdham  vyasanâkiilena.  Mais  manasâ 
devrait  être  reporté  sur  cintyatâm  et  l'emphase  de  svcnaiva  deviendrait  bien  lourde. 


22  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

N°  11  ^=  st.  658.  L'objection  des  éditeurs  porte  sur  çringâri- 
veshah^  qui  serait  asphuta.  La  stance  décrit  les  allures  extraordi- 
naires d'un  mâle  d'antilope  et  les  résume  en  disant  qu'il  est  crin* 
gârivesha  qu'il  «  se  comporte  en  amoureux  »,  c'est-à-dire  que  son 
allure  est  correctement  conforme  à  celle  que  la  poétique  hindoue 
prescrit  pour  le  rôle  de  l'amoureux.  L'expression  est  donc  parfai- 
tement justifiée,  et  la  correction  proposée  en  note,  çrlngaviqeshah 
«  qui  a  de  belles  cornes  »,  est  absolument  inadmissible,  ne  serait- 
ce  que  parce  qu'elle  viole  le  mètre.  Il  y  a  bien  un  point  obscur 
dans  la  stance.  En  l'absence  Idu  contexte,  on  peut  se  demander  si 
cette  «  bien-aimée  aux  grands  yeux  »,  qui  est  la  cause  de  ces  al- 
lures, est  une  antilope  femelle  ou  une  jeune  femme,  par  exemple 
Pârvatî.  Je  pencherais  pour  la  dernière  supposition,  la  première 
étant  un  peu  simple  pour  un  bel  esprit  hindou.  Mais  quelque  parti 
qu'on  prenne,  cela  ne  change  pas  un  iota  à  la  traduction. 

N''  12  =  st.  677.  «  Que  le  jeune  câtaka  satisfasse  donc  aujour- 
d'hui le  désir  de  sa  tête  qui  aspire  toujours  à  s'élever  au  plus  haut  ! 
Mais  il  ne  veut  pas  lui  (faire)  ce  (plaisir).  En  effet,  l'espace  n'est- 
il  pas,  dans  toutes  les  directions,  rempli  d'une  eau  pure,  fraîche  et 
douce?  »  Asya  au  3^  pâda,  où  les  éditeurs  voient  une  corruption, 
est  le  génitif  bien  connu  de  la  personne  au  profit  de  qui  quelque 
chose  se  fait  ;  mot  à  mot  «  il  ne  veut  pas  cela  pour  elle  ».  On  sait 
que  le  câtaka  est  représenté  le  cou  toujours  tendu  et  le  bec  ouvert, 
dans  l'attente  des  premières  gouttes  de  pluie,  le  seul  liquide  que 
l'oiseau  veuille  boire.  Aujourd'hui,  que  la  pluie  tombe  à  verse,  il 
n'a  pas  besoin  de  se  donner  cette  peine. 

N*'  13  =r  st.  760.  Encore  une  stance  que  les  éditeurs  abandonnent 
sans  autre  explication,  comme  asphuta.  J'accepte  leur  leçon  ;  je 
n'essaye  pas,  comme  on  pourrait  en  être  tenté,  de  lire  caran  au 
3«  pâda,  ni  de  couper  autrement  les  mots,  le  vocatif  baka  étant  né- 
cessaire ;  je  conserve  à  tathâpilQ  sens  ordinaire  de  «  néanmoins, 
tout  de  même  »  (on  pourrait  le  prendre  comme  équivalent  de  tatJià 
ca)^  et,  comme  l'empêchement  auquel  il  répond,  ne  se  trouve  pas 
dans  ce  qui  précède,  je  le  cherche,  comme  cela  est  permis,  dans 
ce  qui  suit  ;  je  le  trouve  un  peu  loin  peut-être,  pas  trop  pourtant, 
dans  les  génitifs  qui  terminent  le  vers  et  qui  sont  des  génitifs  ab- 
solus, et  je  traduis  :  «  Puisque,  répudiant  (en  apparence)  les  instincts 
(cruels)  de  ta  propre  espèce,  tu  veux  te  faire  prendre  pour  un  hamsa^y 

1.  Ilumsa,  une  espèce  d'oie  sauvage  et  aussi  un  des  noms  de  l'ascèle,  est  le  syujbole 


ANNÉE     1887  23 

tu  n'as  qu'à  faire  étalage  de  dévotion,  ô  héron  [427].  Cela  te 
réussit  quand  même,  bien  que  les  hommes  en  fassent  tout  autant.  » 

N^  14=  st.  770.  Le  kàka  '  vient  d'être  décrit  comme  réunissant 
en  lui  tous  les  défauts,  comme  «  le  fruit  arrivé  à  parfaite  maturité  de 
l'arbre  du  péché  ».  Après  quoi,  la  stance  ajoute  :  «  Eh  bien,  ce  dont  (le 
malheureux)  a  honte  jusqu'à  en  être  malade  et  à  tomber  en  pâmoi- 
son, c'est  le  (^o//')  luisant  de  son  plumage  qui  est  [pourtant  aussi) 
la  livrée  du  kokila  (l'harmonieux  chanteur,  aussi  aimé,  malgré  sa 
couleur  noire,  que  le  kâka  est  honni).  »  Je  me  demande  ce  que  les 
éditeurs  peuvent  trouver  d'obscur  dans  les  mots  soulignés. 

N"  15  =  st.  771.  Labdhânvayena  serait  aspliuta.  Il  est  par- 
faitement clair  et  à  sa  place.  Il  signifie  «  qui  a  trouvé  une  liaison, 
un  point  de  contact  »,  entendez  «  un  moyen  de  s'introduire  »  dans 
la  maison. 

N"  16  =  st.  775.  La  première  moitié  de  la  stance  marquée  comme 
obscure,  énumère  les  mérites  que  le  kâka  se  vante  de  posséder. 
Parmi  ces  mérites,  il  n'y  en  a  que  deux  qui  puissent  faire  diffi- 
culté :  1^  le  kâka  est  né  «  le  jour  du  yuga  ».  La  difficulté  est  levée 
dans  la  note  sur  la  stance  suivante  ;  2»^  il  est  «  issu  du  seigneur 
desMaruts  »,  c'est-à-dire  d'Indra.  Pour  cette  prétenirion,  il  suffit 
de  se  rappeler  que  kàka  a  pour  synonymes  aindvi  et  çakraja. 

N"  17  =  st.  776.  La  note  nous  apprend  que  le  dernier  jour  de 
Màgha,  qui  est  aussi  la  veille  de  l'anniversaire  du  kaliyuga,  on 
honore  les  corneilles,  c'est-à-dire  qu'on  leur  donne  double  ration  à 
l'offrande  du  bali.  Ajoutez  que  c'est  aussi  l'époque  où  les  hamsas 
regagnent  les  pays  du  Nord  et  où  les  dévots  sont  en  route,  visi- 
tant les  lieux  de  pèlerinage.  Après  cela,  il  faudrait  y  mettre  de  la 
mauvaise  volonté  pour  ne  pas  entendre  cette  série  d'assez  pauvres 
calembours  :  «  Voici  revenu  le  jour  de  l'avènement  du  kaliyuga  2, 
où  les  caravanes  aquatiques  des  harnsas  (et  aussi  «  les  caravanes 
des  pieux  visiteurs  des  étangs  sacrés  »)  ont  disparu,  le  dernier  jour 
de  Mâgha,  où  l'oiseau  borgne  ^  (et  aussi  «  un  brahmane  borgne  », 
être  honni  et  de  mauvaise  augure  comme  le  kâka),  hélas  !  est  in- 
vité respectueusement  et  festoyé  dans  chaque  maison  ». 

de  la  sainteté,  de  même  que  haka,  le  héron,  est  le  type  et  un  des  synonymes  de  l'hy- 
pocrite, La  stance  joue  sur  cette  synonymie. 

1.  La  corneille,  type  du  ilagorneur  envieux,  médisant  et  effronté. 

2.  Notez  que  launiversaire  n  est  pas  précisément  celui  d'un  événement  heureux  et 
que  praveça  est  susceptible  d'être  pris  en  mauvaise  part. 

3.  G'est-à  dire  le  kâka.  La  corneille  est  borgne  chez  les  Hindous,  comme  l'est  chez 
nous  son  équivalent,  la  pie. 


24  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Mais  il  est  temps  que  je  m'arrête.  Il  y  a  88  stances  ainsi  mar- 
quées comme  totalement  ou  partiellement  inintelligibles.  Je  crois 
avoir  montré,  par  cet  examen  des  17  premières  que,  presque  tou- 
jours, elles  ne  le  sont  ni  plus  ni  moins  que  tous  ces  jeux  d'esprit 
où  se  complait  la  pensée  hindoue  ;  qu'en  tout  cas,  il  ne  suffisait  pas 
d'en  dresser  la  liste  ;  qu'il  [428]  fallait  les  accompagner  au  moins 
d'un  essai  d'interprétation.  En  cherchant  bien,  les  éditeurs  auraient 
presque  toujours  trouvé. 

Je  passe  à  leur  deuxième  supplément,  la  liste  alphabétique  des 
poètes,  où  ils  se  sont  proposé  de  «  rassembler  tout  ce  qui  est 
connu  de  ces  personnages  et,  autant  que  cela  se  pouvait,  toutes 
les  conjectures  ayant  quelque  vraisemblance  qui  ont  été  faites  à 
leur  sujet  ».  L'utilité  d'un  pareil  travail  n'a  pas  besoin  d'être  dé- 
montrée. Quelque  opinion  qu'on  ait  des  mérites  de  cette  poésie,  et 
j'accorde  volontiers  à  M.  Peterson  qu'elle  est  loin  d'être  toujours 
méprisable*,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  pour  nous,  les  re- 
cueils du  genre  de  celui-ci  valent  avant  tout  comme  documents 
historiques.  Ils  complètent,  confirment,  parfois  contredisent  les 
données  venues  d'ailleurs  sur  l'histoire  littéraire  de  l'Inde,  et  il  est 
permis  d'espérer  que  quand  on  pourra  en  comparer  un  grand  nom- 
bre, cette  histoire  présentera  quelques  lacunes  et  quelques  obscu- 
rités de  moins.  La  Siibhâshitcwali  est  trop  moderne,  il  est  vrai, 
pour  rendre  de  grands  services  comme  crible  chronologique.  Mais 
sa  valeur  n'en  est  pas  diminuée  comme  témoin  de  la  tradition  et, 
d'autre  part,  par  son  ampleur,  par  le  grand  nombre  des  poètes  qui 

1.  M.  Peterson,  car  c'est  lui,  je  pense,  qui  lient  la  plume  dans  la  partie  anglaise  du 
volume,  aurait  pu  examiner  plus  sérieusement  cette  question,  puisrju'il  a  tant  fait  que 
de  la  soulever.  Il  croit  la  résoudre  en  opposant  à  une  boutade  de  M.  Hall,  faite  à  tout 
autre  propos,  un  choix  de  citations  qu'il  accompagne  de  rapprochements,  soit  avec  la 
poésie  occidentale,  soit  avec  l'Évangile.  Ces  derniers  ont  même  scandalisé,  paraît-il, 
quelques  âmes  pieuses  dans  l'Inde.  Des  rapprochements  semblables  se  trouvent  aussi 
dans  les  notes.  Ils  ont  parfois  le  défaut  d'être  un  peu  «  tirés  par  les  cheveux  ",  et, 
comme  la  provenance  n'en  est  presque  jamais  indiquée,  bien  qu'ils  ne  fassent  pas 
partie  de  ce  que  tout  le  mande  est  censé  savoir  par  cœur,  il  s'y  attache  comme  un 
parfum  de  pédanterie  à  rebours.  En  général,  M.  Peterson  n'aime  pas  dire  les  choses 
simplement.  11  a  des  accès  de  fine  writiwj  ,"  il  affecte  les  procédés  indirects  et  le  style  à 
allusion.  Cela  le  rend  parfois  obscur,  et  l'enlraîiie  aussi  à  dire  des  choses  inutiles. 
Parmi  bien  des  exemples  que  je  pourrais  tirer,  lant  de  ses  Reports  que  du  présent  vo- 
lume, je  mécontenterai  d'un  seul.  Dès  les  premières  lignes  de  la  préface,  il  nous  in- 
forme qu'en  arrivant  dans  la  bibliothèque  du  Maharaja  de  Jaypour,  il  \  avait  trouvé 
un  jeune  brahmane  lisant  le  Pandit  et  avec  lequel  il  avait  aussitôt  lié  conversation  en 
sanscrit.  Si  le  lecteur  s'attend  après  cela  à  trouver  un  rapport  quelconque  entre  cette 
rencontre  et  la  SubhâshitAvali,  il  sera  tout  aussi  étonné  que  je  l'ai  été  njoi-mème,  en 
constatant,  en  fui  de  compte,  que  c'est  là  un  persomi.iire  simplcnicnl  décoratif. 


A.NM-IK    1887  25" 

y  sont  désignés  par  leurs  noms  et  surnoms,  elle  était  particulière- 
ment propre  à  fournir  la  base  d'un  répertoire  semblable.  Celui  qui 
nous  est  donné  ici,  comprend,  pour  chaque  poète  :  une  notice,  quand 
les  éditeurs  ont  possédé  sur  lui  quelque  information  ;  la  liste  des 
vers  qui  lui  sont  attribués  dans  le  recueil  ;  le  renvoi,  autant  que 
faire  se  pouvait,  à  l'œuvre  d'où  les  vers  sont  pris  ;  l'indication  de 
ceux  de  ces  vers  qui  se  retrouvent,  soit  sous  le  même  nom,  soit,  ce 
qui  arrive  souvent  et  qu'il  n'importait  pas  moins  de  constater,  sous 
un  nom  différent,  dans  d'autres  anthologies  ou  dans  les  traités  de 
rhétorique;  enfin,  la  liste  des  vers  qui,  en  dehors  de  ses  œuvres 
connues,  sont  attribués  au  poète  ailleurs  que  [429]  dans  la  SiibJiâ- 
shitâvali.  Exécuté  d'une  façon  complète,  ce  serait  là  un  plan  admi- 
rable. Les  éditeurs  n'ont  pas  la  prétention  d'y  avoir  réussi  du  pre- 
mier coup.  Ils  se  contentent  d'affirmer  qu'ils  n'y  ont  pas  épargné 
leur  peine,  et  on  les  croira  volontiers.  Ce  qu'ils  nous  donnent  est 
excellent  et  doit  être  accepté  avec  reconnaissance.  En  vue  d'une 
nouvelle  édition,  je  me  permets  toutefois  de  leur  soumettre  quel- 
ques desiderata. 

Une  liste  pareille  est  moins  faite  pour  être  lue  que  pour  être 
consultée.  C'est,  en  quelque  sorte,  un  dictionnaire  de  noms  propres, 
où  il  importe  que  chaque  article  se  suffise^  à  lui-même.  Par  consé 
quent,  il  ne  fallait  pas  placer  sous  Vallahhadeva^  où  on  ne  les 
cherchera  pas,  une  addition  à  l'article  A' Anandavardhana  et  une 
correction  à  celui  de  Kayyata,  ni  partager  arbitrairement  entre 
les  articles  du  répertoire  et  les  notes,  les  informations  relatives  à 
ridentification  des  vers  et  à  leur  mention  dans  d'autres  ouvrages, 
l^arfois,  il  y  a  conflit  entre  les  données  d'un  article  à  l'autre  :  par 
,  exemple,  iVjitâpîda  est  placé  en  844  à  la  page  IG,  et,  à  la  page  127, 
en  813  A.  D.  Les  traditions  légendaires  qui  s'attachent  à  quelques 
uns  de  ces  poètes,  Pànini,  Yararuci,  Bhartrihari,  Çankara,  Râja- 
(;ekhara^  etc.,  auraient  dû  être  rappelées,  n'eût-ce  été  que  par  un 
renvoi  aux  sources  où  on  les  trouve.  Ce  regret  est  particulière- 
ment sensible  par  rapport  à  Kumâradàsa  et  sa  relation  avec  Kâ- 
lidâsa.  Il  y  a  plus  de  trente  ans  que  d'Alwis,  dans  son  introduction 
au  Sidatsangarâva^  a  signalé  la  tradition  singhalaise  qui  les  fait 
mourir  ensemble  et  qui  identifie  le  premier  avec  le  roi  de  Ceylan 

1.  Il  se  peut  que  la  proposition  de  distinguer  deux  Uiijaçekliara  se  confirme  par  la 
suite.  Mais,  dans  l'état  actuel  de  la  question,  on  n'est  pas  autorisé  à  identifier  pure- 
ament  et  simplement  le  Mahendrapâla,  patron  du  poète,  avec  le  roi  de  Canoje  dont  on 
a  une  inscription  datée  (probablement  de  761  A.  D.) 


26  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Kumâradliâtusena  ;  plus  de  quinze,  qu'il  a  donné  une  anal^^se 
détaillée  du  Jânakiharana^  dont  une  traduction  singlialaise  lit- 
térale s'est  conservée  à  Ceylan.  —  Si  les  éditeurs  s'étaient  bornés 
à  discuter  les  noms  qu'il  est  possible  d'identifier  avec  certitude 
ou,  du  moins,  avec  quelques  probabilités,  il  n'y  aurait  rien  à  redire 
à  propos  de  ceux  qu'ils  ont  laissés  sans  notice.  Mais  on  trouve  chez 
eux  des  renseignements  comme  celui-ci  :  «  Takshaka.  Il  y  a  eu  un  fils 
de  Bharata  de  ce  nom.  »  Du  moment  qu'ils  faisaient  cet  honneur  à 
un  neveu  du  héros  du  Râmàyana,  ils  auraient  pu  se  montrer  moins 
discrets  ailleurs.  Les  observations  que  je  fais  suivre,  ne  sont  que 
des  notes  prises  rapidement  au  cours  d'un  premier  dépouillement. 
Avadhûta  ;  rappeler  le  docteur  çivaite  kashmîrien  de  ce  nom, 
avec  renvoi  kRâJatar.,  I,  112.  — Anandaka  {Râjânakânandaka)  ; 
cf.  Râjânaka  Ananda,  commentateur  du  Kâvyaprakâça  (Peterson, 
First  Report,  pp.  13-15),  et  Ânanda,  fils  du  poète  Çambhu,  men- 
tionné plus  loin,  p.  128,  à  l'article  Çambhu.  —  Arâdhya  Kar- 
para  ;  serait  mieux  placé  sous  [430]  Karpiira.  En  tout  cas,  il  fal- 
lait renvoyer  aux  noms  connus  de  Karpûra,  Karpùraka,  Karpùra 
Kavi.  —  Indubhatta ;  Indu  est  aussi  le  nom  d'un  Koshakâra.  Auf- 
recht  ap.  ZdDMG,  xxviii,  104.  —  Içânadeva;  Içâna  se  rencontre 
aussi  chez  liâla  (les  listes  de  ce  recueil  ne  paraissent  pas  avoir 
été  consultées),  dans  la  famille  et  dans  l'entourage  de  Bâna  et 
comme  lexicographe.  —  ^/v^V//^r//'rt;  est  plutôt  Urvîdhara.  — Ka- 
pilarudraka ;  cf.  Kapilarudra  chez  Aufrecht,  ZdDMG,  xxvii,  14. 
—  Kamalâkara ;  le  poète  a  le  titre  de  râjânaka,  tandis  que  le 
commentateur  ànKcwyaprakâça  est  qualifié  de  bhatta.  A  ce  compte, 
il  fallait  aussi  rappeler  le  Kamalâkara  bhatta,  auteur  de  nombreux 
traités  sur  la  smriti.  Le  fait  que  ce  dernier  écrivait  au  commence- 
ment du  xvii«  siècle  ne  serait  pas  une  objection,  car  on  n'a  pas  de 
limite  inférieure  pour  la  date  de  la  SubhâsJiitàvali.  Cf.  aussi  le 
Kamalâkara  bhikshu  de  la  Vâscwadattâ.  —  Kris/inamiçra  ;  n'est 
pas  de  la  fin  du  xii«  siècle,  mais  de  la  fin  duxi^  —  Gangâdhara  ; 
il  fallait  aussi  renvoyer  à  Aufrecht,  ZdDMG,  xxvii,p.  99,  n**  257. 
Sans  'sortir  du  domaine  de  la  poésie,  on  a  encore  Gangâdhara 
Kavi,  dont  Haeberlin  a  édité  le  Manikarnikâstotra ,  et  Gangâ- 
dhara bhatta,  qui  a  commcmté  l'anthologie  de  Ilâla  (Weber,  Das 
Saplaçataka  des  Ilâla,  p.  xxxii).  —  Carpatinàt/ia;  est  probable- 
ment le  fameux  yoginque  la  légende  fait  ministre  du  roi  de  Cambâ 
Çilavarman  (viii«  siècle). —  Jayamâd/tava  ;  renwoyer  à  l'article 
Lotlidka,  qui   est  Jayamâdhavasûnu,  et  aussi  à   ]';irticlo  Vijaya- 


ANNÉE    1887  27 

mâdhava.  —  Prakâçavarsha  ;  renvoyer  de  même  à  l'article  Dar- 
çaniya,  qui  est  Prakâçavarshasùnu.  —  Bhâskara ;  l'un  des  deux, 
celui  qui  est  qualifié  de  jyautishikabhatta,  ne  devait  pas  être  laissé 
sans  notice.  —  Muktâpîda  et  Muktikalaça  ont  été  mentionnés 
par  Kshemendra,  comme  nous  le  savons,  pour  le  premier,  par 
M.  Peterson  lui-même  (notice  sur  \ Aucityàlankàra ^  p.  28),  et, 
pour  le  second,  par  M.  Schônberg  (notice  sur  le  KavikantJiàb/ui- 
rana^  P-  8).  —  Rai  Rûpaka  ;  le  texte  porte  Rupaka.  —  Vâkpati- 
râja;  il  n'y  a  guère  de  doute  que  le  prince  de  ce  nom,  qui  fut  le 
patron  de  Hàlàyudha,  soit  ^lunja  de  Dhârâ.  —  Vitavritta ;  M.  Pe- 
terson avait  lu  ce  nom  dans  le  Kutlaniinata  de  Dâmodaragupta 
(Second  Report^  p.  25).  Il  est  vrai  que  le  texte  publié  dans  la  Kâ- 
vy.nuàlà^  v.  122,  donne  Yitaputra.  Mais,  graphiquement,  les  deux 
leçons  diffèrent  si  peu,  qu'il  est  plus  que  probable  que,  dans  les 
deux  cas,  il  s'agit  du  même  personnage,  un  des  anciens  écrivains 
du  Kâmaçâstra .  —  Vidyâdhara  est  aussi  appelé  dans  le  texte 
Çushkatasùnu.  —  Çûravarman  ;Yix.^^Q\eY  le  râjânaka  Çùravarman, 
commentateur  du  Vâkyapadiya  ;  probablement,  à  en  juger  par  son 
titre,  un  kashmîrien,  ainsi  que  les  différents  personnages  de  ce 
nom  qui  ont  joué  un  rôle  dans  l'histoire  du  Kashmir,  notamment 
le  demi-frère  d'Avantivarman  (Ràjatcir.^  v,  22,  etc.). —  Sàrva- 
bhauma  ;\q  nom  d'Anangabhima  a  été  porté  par  le  plus  illustre 
des  rois  Gangâvaniçis  d'Orissa  (xn^*  siècle).  —  SukJiavannan ; 
rappeler  Vidyâdhara  Çushkatasukhavarman,  et  renvoyer  aux  dif- 
férents Sukhavarman  de  l'histoire  du  Kashmîr,  [431]  notamment 
au  père  d'Avantivarman,  Râjatar.^  iv,  707,  etc.  ^ 

Je  ne  voudrais  pas  qu'on  se  méprit  sur  le  sens  et  la  portée  que 
j'attache  aux  critiques  qui  précèdent.  Je  les  ai  faites  pour  répondre 
au  désir  nettement  exprimé  par  les  éditeurs,  qui  n'ont  pas  trop 
présumé  de  leur  travail,  en  estimant  qu'il  était  au-dessus  d'une 
approbation  banale.  Malgré  quelques  petites  taches  inévitables,  ce 
travail  est,'  en  effet,  excellent.  Sans  parler  même  des  informations 
de  toute  sorte  dont  ils  l'ont  enrichi,  il  suffit  de  dire  qu'ils  ont  pu- 
blié correctement  579  pages  de  texte  sanscrit.  C'est  un  éloge  qui 
en  vaut  bien  d'autres. 


1.  Voici  quelques  fautes  d'impression  notées  en  passant  :  p.  37,  1.  18,  [lire  Stutiku- 
sumâ' ;  — p.  58,  1.  14,  au  lieu  de  before  lire  after  ;  —  p.  86,  1.  11,  supprimer  le  point 
et  l'alinéa  après  Bhaktâmaraslotra  ;  —  p.  90,  1.  4,  infva,  lire  694  ;  —  p.  101,  1.  8,  lire  Jayû- 
pîda  ;  —  p.  105,  1.  17  et  18,  au  lieu  de  A.D.,  lire  samvat\  —  p.  116, 1.  24  et  p.  117,  1.  1, 
lire  Jhalajjhalikâ";  —  p.  137,  1.  6,  infra,  lire  °siddhi. 


26  COMPTES     RENDUS    ET     NOTICES 


George  A.  Grieuson.  Seven  Grammars  of  the  dialects  and  sub- 
dialects  of  the  Bihârî  Language.  Spoken  in  the  eastern  portion 
of  the  North-Western  Provinces  and  in  the  northern  portion  of 
the  Government  of  Bengal.  Parts  I-YI.  Calcutta,  Bengal  Secré- 
tariat Press,  1883-1886. 

—  Bihâr  Peasant  Life,  being  a  discursive  Catalogue  of  the  sur- 
roundings  of  the  peuple  of  that  province,  with  many  illustra- 
tions from  the  photographe"  taken  by  the  Author.  Prepared  un- 
der  Orders  of  the  Government  of  Bengal.  Calcutta,  Bengal  Secré- 
tariat Press  ;  London,  Trùbner  and  G",  1885.  431-clv  pp.  gr. 
in-8. 

A.  F.  Rudolf  HoERNLE  and  George  A.  Grierso>\  A  Comparative 
Dictionnary  of  the  Bihârî  Language.  Published  under  the  Patro- 
nage of  the  Government  of  Bengal.  Part.  I,  from  a  to  agmàni. 
Calcutta,  Bengal  Secrétariat  Press.  Sold  by  Trûbner  and  C^, 
Calcutta,  1885.  50-40-8  pp.  in-4. 

{Revue  critique^  15  août  1887). 

[H3]  Nous  réunissons  ici  ces  ti-ois  ouvragées  non-seulement 
parce  qu'ils  émajient  des  mêmes  auteurs  et  qu'ils  traitent  du  même 
sujet,  mais  parce  qu'ils  sont  comme  les  parties  d'une  seule  et 
même  œuvre,  l'exposition  de  la  langue  parlée  du  Bihar,  dont  le 
Dictionnaire  sera  à  la  fois  le  résumé  et  le  couronnement.  A  vrai 
dire,  l'énumération  ci-dessus  ne  donne  encore  qu'une  idée  bien 
imparfaite  des  travaux  qui  ont  servi  en  quelque  sorte  de  base 
à  cette  dernière  publication.  Sans  parler  de  ceux  qui  sont  restés 
en  manuscrit,  on  ne  saurait  en  séparer,  pour  la  part  de  M.  Hoemle, 
son  admirable  Gramniar  ofthe  Gaudian  Langiiages,  dont  il  a  été 
rendu  compte  ici-même  ^  ni  pour  la  part  de  M.  Gnerson,  sagram- 
maire,  accompagnée  d'une  chrestomathie  et  d'un  vocabulaire,  du 
dialecte  Maithili  septentrional  ■^,  ainsi  (juo  son  Essay  sur  la  décli- 

1.  Revue  cril.  du  31  juillet  1882  (Œuur«,  t.  111,  pp.  396  et  suiv.).  —  \  joindreXCoi- 
lecUon  of  Hindi  Roots,  wilh  Remnrks  on  their  Dérivation  and  lUassificalion  ;  avec  un 
appen<lice:  Index  of  Sanskrit  roots  and  words  occurring  in  the  collection.  Jour n.  of  the 
As.  Soc.  of  Bengal,  xux  (1880)  p.  53. 

2.  An  Inlrodaction  to  the  Maithili  Language  of  Nurth  Bihâr.  Part  I,  Gramniar.  Pari  //, 
Chrestomatliy  and  Vocahalary.  Publié  comme  Extra  Numbcr  dans  Journ.  of  the  As.  Soc. 
of  Bengal,  \li  (188U)  et  li  (1882).  La  chrestomathie  coalicnt,  entre  autres  textes  inté- 
ressants, la  version  aiitlit;iili(iiie  de»  chants  do  N  idyàpali. 


ANNÉK     1887  29 

liaison  et  la  conjugaison  bihàrî  ^  Par  un  lien  presque  aussi  étroit 
s'y  rattachent  [114]  en  outre  un  grand  nombre  d'autres  mé- 
moires de  M.  G.,  épars  dans  plusieurs  recueils  et  consacrés  soit 
à  l'exposé  de  vues  générales  -,  soit  à  des  éditions  de  textes  en  ces 
divers  dialectes 3.  Les  travaux  de  M.  Hoernle  embrassent  un  do- 
maine plus  vaste  :  ils  s'étendent  à  l'ensemble  des  langues  et  des 
littératures  prâkrites.  Ils  n'en  doivent  pas  moins  être  rappelés  ici, 
parce  qu'ils  ont  contribué,  chacun  pour  sa  part,  aux  matériaux 
utilisés  dans  le  Dictionnaire.  A  ceux  que  j'ai  déjà  mentionnés 
dans  l'article  cité  plus  haut  et  dont  je  ne  reproduirai  pas  les  titres 
ici,  il  convient  d'ajouter  ses  éditions  du  Prithirâj  Ràsau  de  Gand^ 
et  de  V Uvâsagadasào  jaina\  et  ses  beaux  travaux  sur  les  an- 
ciennes inscriptions   prâkrites  ^.  Il  y   a  là   toute  une    littérature, 


1.  Essays  on  Bihâri  Declension  and  Conjugation,  avec  une  longue  Note  de  M.  Hoernle. 
Joarn.  As.  Soc.  Beng.,  lu  (1883),  p.  119. 

2.  A  Pleafor  the  People's  Tongne.  Calcutta  Review,  Julv,  1880,  p.  151.  —  Hindi  and 
llie  Bihar  Dialects.  Ibidem,  October,  1881,  p.  363. 

3.  Manbodh's  Haribans.  Text.  Journ.  As.  Soc.  Beng.,  li  (1882),  p.  129.  —  Le  même  : 
Translation  and  Index.  Twenty-one  Vaishnava  Hymns,  edited  and  translated.  The  Song  of 
Bijai  Mal,  edited  and  translated.  Ibidem,  lui  (1884).  spécial  number,  —  The  battle  of 
Kanarpi  Ghât,  edited  and  translated.  Ibidem,  liv  (1885),  p.  16.  —  Two ,  versions  of  the 
Song  of  Gopî  Chand,  edited  and  translated.  Ibidem,  p.  35. 

Some  Bihâri  Folk-Songs.  Journ.  Roy.  As.  Soc.  Gr.Brit.  and  Ireland,  xvi  (1884),  p.  196. 

Selected  Spécimens  of  the  Bihâri  Language^  edited  and  translated.  Zeitschrift  der  Deutsch. 
Morgenl.  Gesellsch.,  xxxix  (1885),  p.  617. 

Vidyâputi  and  his  contemporaries.Ind.  Antiq.,  xiv  (1885),  p.  182.  —  The  Song  of  Alhâ's 
Marriage,  a  Bhojpurî  epic,  edited  and  translated.  Ibidem,  p.  209.  —  A  Sumniary  of  the 
Alhâ  K/ia/id.  Ibidem,  p.  255.  —  II  faut  y  joindre  un  excellent  travail  de  Mme  Griersou  : 
An  English-Gipsy  Index.  With  an  Introductory  note,  by  G.  A.  Grierson. Ihidem,  xv  (1886), 
p.  14,  etc.;  XVI  (1887),  p.  32,  etc.  ■—  Et  G.  A.  Grierson,  Gipsies  in  England  and  India. 
Ibidem,  xvi,  p.  35. 

A  ua  domaine  dilTéreut  mais  très  voisin,  le  Bengali  septentrional,  appartiennent  : 
Notes  on  the  Rangpur  Dialect.  Journ.  As.  Soc.  Beng.  xlvi  (1887),  p.  186.  —  Et  TJie  Song 
of  Manik  Chandra.  Ibidem,  xlvh  (1878),  p.  135. 

4.  The  Prithirâj  Râsau,  an  Old  Hindi  epic,  commonly  ascribed  to  Chand  Bardai,  edited. 
Pari  H,  vol.  I,  Calcutta,  1874-1886  (4  fasc.  Biblioth.  Indica).  —  The  Prithirâj  Râsau  of 
Chand  Bardai,  translated  from  Ihe  original  Old  Hindi.  Part.  II,  fasc.  1.  Calcutta,  1881 
(Biblioth.  Indica).  La  publication  do  la  première  partie  du  poème  est  réservée  à 
M.  Beam.es. 

6.  The  Uvâsagadasào,  or  the  Religions  Profession  of  an  Uvâsaga  expounded  in  ten  lectu- 
res, being  the  Sevenih  Anga  of  the  Jaitis,  edited  in  the  original  prakrit,  with  the  sanskrit 
Commentary  of  Abhayadeva,and  an  english  translation  with  notes.  Fasc.  I  et  II.  Calcutta, 
1885-1886  (Bibliotheca  Indica). 

6.  Notes  on  a  Rock-cal  Inscription  froin  Riwâ.Ind.  Antiq.,  ix  (1880)  p.  120.  —  Readings 
from  the  Bharhnt  Stûpa.  Ibidem,  x  (1881),  pp.  118  et  255;  xi  (1882),  p.  25.  —  Readings 
from  the  Àrian  Pâli  :  The  Sue  Vihâra  Inscription.  Ibidem,  x,  p.  324.  —  Revised  Transla- 
tions of  two  Kshatrapa  Inscriptions.  Ibidem,  xii  (1883),  pp.  27  et  205.  —  Notes  on  Some 


30  COMPTAS     RF^NDUS     KT     NOTICES 

pour  parler  comme  nos  voisins  et,  à  défaut  de  plus  amples  détails, 
la  simple  liste  de  ces  publications  permet  d'entrevoir  [lio]  sur 
quel  large  ensemble  de  recherches  personnelles  reposent  les  ou- 
vrages qui  font  l'objet  de  la  présente  notice  et  qui  constituent 
l'effort  le  plus  considérable  et  le  plus  méthodique  réalisé  jusqu'à 
ce  jour  pour  arriver  à  l'intelligence  complète  d'un  groupe  déter- 
miné de  dialectes  hindous. 

Le  groupe  dont  il  s'agit  ici,  est  celui  des  dialectes  parlés  des 
deux  côtés  du  Gange  moyen,  dans  des  contrées  qui  ne  forment 
pas  une  division  piiysique  iSen  définie,  qui  n'ont  jamais  non  plus 
constitué  une  unité  politique,  et  dont  le  tracé  sommaire  est  à  peu 
près  le  suivant.  En  prenant  pour  base,  au  nord,  la  frontière  du 
Népal  ^  dans  toute  son  étendue,  la  limite  occidentale  est  fournie 
par  une  ligne  qui,  partant  de  Tangle  sud-ouest  de  cette  frontière, 
passe  à  Laknau,  franchit  la  Jumnâ  à  son  confluent  avec  le  Ken, 
remonte  le  cours  de  cette  rivière  et  celui  de  son  affluent  supérieur 
le  Biarni,  coupe  la  Narmadâ  près  de  Narsinhpur  et  vient  aboutir 
à  la  ligne  de  faite  des  monts  Mahâdeva.  La  limite  méridionale  est 
formée  par  une  ligne  qui  passant  par  le  Ghilpî  Ghat,  rejoint,  au  sud 
do  Bilaspur,  le  cours  supérieur  de  laMahânadi  et  le  suit  jusqu'au 
sud  de  Raigarh.  De  ce  point,  une  ligné  qui  va  couper  le  Gange  à 
mi-chemin,  entre  Bhâgalpur  et  Rajmahal,  et  rejoint  ensuite  l'extré- 
mité sud-est  de  la  frontière  népalaise,  forme  la  limite  orientale'*^. 
Ce  tracé  dépasse  de  beaucoup  à  l'ouest,  au  sud-ouest  et  au  sud,  les 
limites  du  Bihâr:  le  nom  de  blhâri  donné  à  ces  dialectes,  est  donc 
conventionnel.  M*.  Hoernle  les  avait  compris  d'abord  sous  la  dési- 
gnation de  Eastern  Hindi,  Le  nom  nouveau  a  été  choisi  surtout  afin 
de  les  distinguer  plus  nettement  des  dialectes  hindi,  leurs  congé- 
nères de  l'ouest.  On  sait,  en  effet,  que  M.  Hoernle,  d'accord  avec 
M.  G.,  les  range  avec  l'Orîya  et  le  Bengali,  parmi  les  dialectes 
aryens  de  l'est,  les  Eastern  Gaudians.  Si, à  cette  circonstance,  on 


Clay-seals  found  in  ihe  Panjab.  Proceedings  As.  Soc.  Beiuj.  Scplember,  1884.  —  A  ces 
dernières  publications, il  faut  joindre,  comme  aijpartcnant  au  même  domaine  (le  Gà- 
thâ  Dialect  de  M.  Hoernle,  le  «  sanscrit  mixte»  de  M.  Scnarl),  sa  notice  sur  le  man\i8- 
crit  de  IJâkhshAlt  (dont  l'édition  est  promise)  :  Birch-Bark  Manuscript,  dans  Procetd- 
ings  As.  Soc.  Beng.  August,  1882. 

1.  Ou  plutôt  une  ligue  parallèle  à  celte  frontière  et  tracée  un  peu  plus  tard  au  nord, 
On  parle  encore  bihârl  dans  le  Tarai  népalais. 

2.  Ce  tracé  comprend,  dans  la  partie  sud  et  sud-est,  des  îlots  d'une  étendue  par- 
fois considérable,  où  se  parlent  des  langues  aborigènes.  La  population  parlant  des 
dialacles  bihârl  peut  être  évaluée  à  36  millions. 


ANNKl':     188  7  31 

en  ajoute  une  autre  :  que  les  œuvres  littéraires  rédigées  en  les  deux 
seuls  dialectes  biliàri  qui  aient  une  littérature,  le  baisvârîà  l'ouest 
et  le  maithili  à  l'est,  avaient  été  adjugées  jusqu'ici,  les  unes  au 
hindi,  les  autres  au  bengali  ',  on  ne  s'étonnera  pas  que  la  nouvelle 
nomenclature,  reposant  sur  des  vues  non  moins  nouvelles,  ait 
soulevé  sur  les  lieux  mêmes  d'assez  vifs  débats,  tant  au  point  de 
vue  de  la  doctrine  que  des  conclusions  pratiques  que  M.  G.  pré- 
tendait en  tirer.  Dans  l'Inde,  en  effet,  ce  n'est  pas  là  une  simple 
question  d'histoire  et  de  linguistique.  Elle  se  complique  aussitôt 
de  corollaires  qui  ont  prise  sur  la  vie  réelle  et  affectent  l'économie 
publique  de  nombreuses  populations.  Quelle  sera  la  langue  admi- 
nistrative et  officielle  ?  Quelle  sera  la  langue  enseignée  à  l'école  ? 
x\dmettra-t-onà  cet  honneur  [îlG]  les  divers  dialectes,  ou  érigera- 
t-on  l'un  d'eux  en  une  «  langue  bihàri»  qui  jusqu'ici  n'existait  pas, 
et  fera-t-on  l'un  ou  Fautre  aux  dépens  de  deux  ou  de  trois  langues 
littéraires  bien  assises  et  largement  répandues,  l'urdu,  le  hindi  et 
le  bengali  2?  Ce  sont  là  des  considérations  dans  lesquelles  nous 
avons  le  droit,  en  Europe,  de  ne  point  entrer.  Nous  n'avons  affaire 
qu'à  l'œuvre  philologique.  Il  s'agit  de  savoir  si  les  dialectes  étu- 
diés ont  été  bien  choisis,  s'ils  n'ont  pas  été  délimités  et  groupés 
arbitrairement,  et  si  l'étude  en  a  été  faite  avec  tout  le  soin  dési- 
rable. Et  encore,  même  ainsi  circonscrite,  notre  appréciation,  la 
mienne  du  moins,  devra-t-elle  être  fort  prudente.  Il  est  tant  de 
points  sur  lesquels  j'ai  tout  à  apprendre  des  auteurs,  tant  d'autres 
où  je  ne  puis  les  contrôler  que  de  loin  ! 

La  classification  actuelle  des  langues  de  l'Inde  est  rattachée  par 
les  auteurs  aux  vues  déjà  plusieurs  fois  exposées  par  M.  Hoernle 
sur  l'histoire  de  leur  développement  dans  le  passé.  En  rendant 
compte  de  sa  Grammaire,  j'ai  exprimé  ici  même  des  réserves  au 
sujet  de  quelques-unes  de  ces  vues  et  maintenant  que  celles-ci  sont 
devenues  plus  arrêtées,  je  ne  suis  pas  plus  convaincu  que  j.e  ne 
l'étais  alors.  Les  données  présentent  jusqu'ici  trop  de  lacunes, 
elles  sont  trop  incertaines  et,  en  partie,  trop  contradictoires,  pour 
que  la  filiation  de  ces  langues  puisse  être  ramenée  à  des  formules 


1.  C'est  ainsi  que  Tulsîdàs  est  compté  parmi  les  poètes  lundis,  Vidyâpati  parmi 
les  bengalais.  Les  chants  du  dernier  ont  même  été  remaniés  en  ce' sens. 

2.  Voir  à  ce  sujet  :  Syamacliurn  Gangooly  ;  Hindi, Ilindustani  and  Ihe  Behar  Dialects. 
dans  le  Calcutta  Revicio,  July,  1882, p.  24  ;eu  réponse  aux  deux  articles  de  M.  Grierson 
cités  plus  haut  et  publiés  dans  le  même  recueil^,  et  hv  réplique  de  M.  Grierson  :  In 
Self-defence.  Ibidem,  October,  1882,  p.  25G. 


32  COMPTES     RENDUS     KT     NOTICES 

aussi  précises.  Je  ne  saurais  voir,   par  exemple,  que  des  conjec- 
tures dans  la  façon  dont  M.  Moernle  localise  l'apabliramça,  la  mâ- 
lîâràshtrî,  rardhamâgàdlii.    Heureusement,  bien  que  mise  en  rap- 
port avec  ces  théories,  la  classification  n'est  nullement  basée  sur 
elles.  Elle  repose  au  contraire  sur  l'observation  patiente  et  métho- 
dique des  faits  actuels,    comme   en  témoignent  suffisamment  la 
grammaire  de  M.   Hoernle  pour  l'ensemble  de  ces  langues  et  les 
grammaires  spéciales  de  M.  G.  pour  les  divers  dialectes  bihâris. 
On  peut  donc  s'en  remf*ttre  à  eux  quand  ils  déclarent  que  ces  der- 
niers constituent  un  groupe* linguistique  bien  défini.  Tout  au  plus 
pourrait-on  marchander  pour  les  idiomes  frontières,  un  peu  pour 
ceux   de    l'est,  davantage  pour  ceux  de    l'ouest,  et  se  demander 
par  exemple,  si  ces  derniers,  particulièrement  ceux  du  sud-ouest, 
ne  seraient  pas  aussi  bien  à  leur  place  parmi  les  langues  hindis 
proprement  dites.  A  la  difficulté  venant  du  fond  des  choses,  s'ajoute 
ici  une  circonstance  particulière.  M.  G.  n'a  pas  traité  spécialement 
de  ces  dialectes  de  la  frontière  occidentale  et,  en  ce  qui  les  con- 
cerne, les  auteurs  paraissent  avoir  eu  à  leur  disposition  moins  de 
matériaux  tirés  de  la  langue  parlée.  Ils  ont  dû    travailler  surtout 
sur  des  documents  littéraires  farcis  de  tatsamas  et  de  termes  lundis 
et,  pour  les  dialectes  du  sud-ouest,  le  bandelkandî,  ceux-ci  mêmes 
paraissent  avoir  été  rares.   Il  résulte  de  là,  pour  le  vocabulaire 
surtout,  [117]  un  certain  manque  d'équilibre  dans  la  représenta- 
tion des  divers  dialectes,  défaut  qui  pourra  devenir  moins  sensible 
dans  la  suite,  à  mesure  que  les  auteurs  disposeront  de  collections 
plus  complètes.  Mais  alors  même  l'objection  tirée  de  l'incertitude 
des  limites  subsistera  :  leur  Dictionnaire  bihàrî  aura  toujours,  même 
pour  la  langue  parlée,  une  très  large  partie  commune  avec  toute 
oeuvre  semblable  qu'on  pourra  entreprendre  pour  les  idiomes  voi- 
sins. Sur  ce  point,  leur  excuse  sera   qu'il  ne  pourra  pas  en  être 
autrement.  Du  moment  qu'on  admet,  et  on  ne  saurait  guère  s'y  re- 
fuser, que  le  Suivey  linguistique  de  l'Inde  doit  être  sectionné,  il 
î'aut  admettre  aussi  que  ces  sections  se  couvriront  plus  ou  moins 
les  unes  les  autres  le  long  de  leurs  frontières,  avec  quelque  soin 
<{ue  celles-ci  puissent  être  tracées.  Dans  cette  œuvre  grandiose, 
qui  sera  peut-être  celle  d'un  avenir  prochain,  les  auteurs  ont  choisi 
leur  tâche:   un  certain  nombre  de  dialectes  qui,  par  leur  gram- 
maire, constituent  un  groupe  à  part.  Ces  dialectes,  ils  les  étudient 
en   linguistes  consommés,  et,  avec  l'unique  réserve  indiquée  ci- 
dessus,  à  la  fois  sous  leur  forme  populaire,  dans  la  bouche  des 


ANNÉE     18S7  33 

paysans,  et  sous  leur  forme  plus  savante,  dans  les  monuments 
écrits.  Que  d'autres,  de  proche  en  proche,  en  fassent  autant  pour  les 
groupes  voisins,  et,  en  dépit  de  répétitions  inévitables,  l'Inde  sera 
en  possession  d'un  inventaire  de  ses  langues  actuelles  digne  de 
servir  de  modèle  dans  plus  d'un  pays  de  l'Occident.  —  Ces  obser- 
vations générales  faites,  il  ne  me  reste  qu'à  décrire  brièvement  les 
trois  ouvrages  qui  sont  l'objet  de  la  présente  notice. 

Des  Sei>en  Grammars  de  M.  G.,  il  n'y  en  a  encore  que  cinq  de 
publiées.  Elles  traitent  successivement  :  1**  du  dialecte  bhojpuri 
oriental,  tel  qu'il  se  parle  dans  l'éventail  formé  par  les  cours 
convergents  de  la  Gandakî,  du  Gogra,  du  Gange  et  du  Son,  en 
Shâhâbàd,  Sâran,  Gampàran  et  en  une  portion  de  Gorakhpur  ; 
2°  du  dialecte  màgadhi  parlé  à  l'est  du  Son  et  au  sud  du  Gange, 
enPatna  et  en  Gayà  ;  3«  du  dialecte  maithili  occidental,  parlé  sur 
la  rive  gauche  de  la  Gandakî,  dans  la  partie  centrale  et  méridio- 
nale de  Muzaffarpur,  où  le  maithili  confine  et  se  mêle  au  bhoj- 
puri :  4*^  du  dialecte  maithili  méridional  parlé  sur  la  rive  nord  du 
Gange,  de  la  Gandaki  au  Kosi  ;  5^  du  dialecte  maithili  méridional 
parlé  au  sud  du  Gange,  en  Patna  et  en  Mongir,  où  le  maithili 
confine  et  se  mêle  au  mâgadlii.  Les  deux  grammaires  encore  non 
publiées  traiteront  :  6«  du  dialecte  maithili  méridional  parlé  au  sud 
du  Gange,  en  Bhâgalpur,  et  7*^  du  dialecte  maithili  occidental 
parlé  en  Purnîya,  c'est-à  dire  des  deux  variétés  du  maithili  parlées 
le  long  de  la  frontière  où  il  touche  et  se  mêle  au  bengali.  Avec  la 
Grammaire  du  dialecte  maithili  septentrional  déjà  mentionnée  et 
qui  a  été  publiée  à  part,  dans  le  Journal  de  la  Société  de  Calcutta, 
cette  série  de  monographies  embrasse  donc  toute  la  moitié  orien- 
tale du  domaine  des  langues  bihâris,  avec  Darbhangâ,  l'ancienne 
résidence  de  M.  G.,  pour  centre.  Quant  à  la  moitié  occidentale, 
nous  n'avons  un  travail  semblable  que  pour  le  bhojpuri  occi- 
dental, parlé  dans  le  pays  de  Bénarès,  qui  est  le  dialecte  type 
[118]  des  eastern  hindis,  dans  la  Grammaire  de  M.  Hoernle. 
Pour  les  idiomes  non  moins  variés  sans  doute  qui  se  parlent  dans 
les  contrées  à  l'ouest  d'Oudhe  et  d'Allahâbàd  et,  vers  le  sud,  dans 
les  hauts  bassins  du  Son,  du  Tons  et  du  Ken,  nous  n'avons  au  con- 
traire que  des  observations  détachées  et  des  données  très  géné- 
rales. Ces  grammaires  de  M.  G.  sont  toutes  rédigées  sur  le  même 
plan,  à  la  fois  concises  et  complètes,  avec  de  nombreux  exemples  et 
d'excellents  tableaux  qui  permettent  d'embrasser  l'ensemble  si  com- 
pliqué des  paradigmes.  Elles  sont  précédées  d'un  fascicule  d'intro- 

Religio^s  de  l'Inde.  —  IV.  3 


34  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

duction,  où  sont  exposés  les  principes  généraux  de  phonétique  et 
de  morphologie  communs  à  tous  ces  idiomes,  ainsi  que  les  conven- 
tions d'orthographe  et  de  transcription,  et  elles  sont  terminées 
chacune  par  un  petit  choix  de  morceaux,  les  mômes  pour  t-outes,  et 
successivement  reproduits  dans  chaque  dialecte.  La  grammaire  du 
bhojpuri  contient  en  outre  une  collection  de  34  chants  popu- 
laires. 

Le  BiJiâr  Peasant  Life^  malgré  son  titre,  est  avant  tout. un  ou- 
vrage lexicographique  ;  il  embrasse  le  même  domaine  que  les 
<c  Sept  grammaires  »,  à  sa^ir  le  maithili,  le  mâgadhi  et  le  bhoj- 
puri oriental,  laissant  en  dehors  tous  les  dialectes  et  sous-dialectes 
parlés  plus  loin  vers  l'ouest  et  vers  le  sud-ouest.  Mais,  dans  ces 
limites,  c'est  un  admirable  inventaire  de  la  langue  rustique  et 
professionnelle  que  nous  adonné  làM.  Grierson.  En  1.500  paragra- 
phes répartis  entre  14  divisions,  il  passe  successivement  en  revue 
les  termes  qui  se  rapportent  aux  ustensiles  agricoles,  aux  moyens 
de  transport  par  terre  et  par  eau,  à  l'outillage  des  industries  ru- 
rales grandes  et  petites,  au  mobilier  domestique,  au  vêtement, 
aux  objets  employés  dans  le  culte  ;  à  la  terre  et  à  ses  diverses  espèces 
et  qualités  ;  aux  travaux  des  champs,  depuis  le  labour  jusqu'aux 
procédés  d'irrigation  ;  aux  divers  produits  du  sol  et  à  leurs  ennemis, 
insectes,  plantes  et  maladies  ;  au  calendrier  rural  ;  au  bétail  et 
autres  animaux  domestiques  et  aux  industries  qui  en  dépendent  ; 
aux  baux  et  aux  gages,  aux  avances  faites  au  travail  et  aux  char- 
ges qui  pèsent  sur  lui  ;  aux  divers  modes  de  tenure  ;  à  la  maison, 
à  ses  divisions  et  dépendances,  et  aux  matériaux  dont  elle  est  faite  ; 
à  l'alimentation;  aux  fêtes,  cérémonies,  croyances,  usages  et  su- 
perstitions des  campagnes  ;  au  commerce,  notamment  à  celui  de 
l'argent,  au  taux  de  l'intérêt  et  aux  conditions  du  crédit;  à  la  façon 
détenir  les  comptes;  aux  poids  et  aux  mesures.  Pour -chaque 
objet,  la  nomenclature  vise  à  être  complète,  c'est-à-dire  à  ne  rien 
omettre  de  ce  que  la  langue  elle-même  distingue.  S'agit-il,  par 
exemple,  d'un  chariot,  elle  mentionnera  jusqu'à  la  dernière  che- 
ville, si  celle-ci  a  un  nom  spécial.  Et  pourtant  le  livre  n'est  rien 
moins  qu'une  sèche  énumération  de  mots.  Les  objets  de  ces  mots 
sont  expliqués  et  décrits,  au  besoin  représentés  par  des  figures. 
Malgré  leur  très  grande  concision,  ces  descriptions  parfois  s'ani- 
ment, quand  il  s'agit  des  travaux  des  champs  et  des  opérations  des 
métiers.  Elles  prennent  alors  la  forme  d'un  journal  rédigé  sur  le 
fait  et  nous  montrent  les  procédés  [119]  en  action.  Elles  abondent 


ANNÉE     1887  35 

en  remarques  variées  qui  dénotent  un  observateur  expérimenté, 
en  dictons  populaires  et  en  proverbes.  Bref,  sous  une  forme  très 
abstraite,  c'est  toute  la  vie  rurale  de  ces  contrées  qui  nous  est  pré- 
sentée, et,  pour  qui  sait  lire,  il  est  peu  de  livres  plus  intéressants. 
Quant  à  moi,  je  n'en  connais  pas  qui  le  vaille  pour  aucune  de  nos 
propres  provinces.  Le  résumé  qui  précède  a  pu  donner  une  idée 
générale  du  profit  que  tireront  de  ces  notes  prises  sur  le  fait  et 
absolument  sincères,  tous  ceux  qui  étudient  l'Inde  à  n'importe  quel 
point  de  vue.  Je  n'ajouterai  qu'un  exemple  particu^lier.  M.  Atkinson 
publie  dans  le  Journal  asiatique  de  Bombay  une  série  d'articles 
très  intéressants  sur  les  usages  religieux  des  populations  de  l'Hi- 
malaya centrale  D'une  façon  beaucoup  plus  sommaire,  M.  G.  a 
fait  un  travail  semblable  pour  les  habitants  du  Bihàr.  Qu'on  com- 
pare les  deux  comptes  rendus,  et  on  verra  qu'ils  diffèrent  du  tout 
au  tout.  La  diversité  des  milieux  observés  et  le  plus  ou  moins  de 
développement  que  les  deux  auteurs  ont  donné  à  leur  travail,  ex- 
pliquent jusqu'à  un  certain  point  cette  différence.  Ils  ne  l'expliquent 
pourtant  pas  tout  entière,  et  il  est  une  autre  raison  encore  qu'il 
faut  faire  entrer  en  compte.  C'est  que  M.  Atkinson,  tout  en  obser- 
vant fidèlement  les  faits,  a  pris  pour  guide  un  rituel  écrit,  conser- 
vateur des  vieilles  traditions  de  la  Smriti,  tandis  que  M.  G.  a 
complètement  laissé  de  côté  les  livres.  Nulle  comparaison  ne  peut, 
mieux  que  celle-ci,  faire  apprécier  combien  les  mêmes  choses  dans 
l'Inde  changent  d'aspect  et  tiennent  une  tout  autre  place  dans  la 
vie,  selon  qu'on  les  envisage  à  travers  la  tradition  écrite,  ou  direc- 
tement, dans  le  peu  qui  en  subsiste  dans  les  couches  profondes  de 
la  population.  —  Un  Index  alphabétique  de  155  pages  permet  de 
retrouver  aisément  tous  les  mots  recueillis  et  qui,  dans  l'ouvrage, 
sont  rangés  par  ordre  de  matière. 

Le  «  Dictionnaire  comparatif  de  la  langue  bihâri  »  élaboré  en 
commun  par  MM.  Hoernle  et  Grierson,  est  l'ouvrage  capital  des- 
tiné à  couronner  ce  bel  ensemble  de  travaux.  Comme  j'ai  déjà  eu 
l'occasion  de  le- dire,  il  embrasse  l'ensemble  des  dialectes  bihârîs, 
y  compris  ceux  de  l'ouest  et  du  sud-ouest,  pour  lesquels  les  auteurs 
paraissent  avoir  recueilli  jusqu'ici  d.es •  matériaux  moins  variés  et 
moins  complets  et,  dans  ces  limites,  il  vise  à  reproduire  la  langue 
parlée  et  la  langue  écrite.  La  nomenclature,  à  en  juger  par  la  partie 


1.  Notes  onthe  History  of  Religion  in  the  Himalaya  of  iheN.  W.  Provinces,  hy  E.  T. 
Atkinson,  ap.  Joiirn.  of  the  Roy.  As.  Society,  Bombay,  1884  et  1885, 


36  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

publiée,  sera  très  riche,  car,  outre  les  mots  pris  à  ces  deux 
sources,  l'une  et  l'autre  très  abondantes,  elle  comprend  des  éléments 
formatifs  réservés  d'ordinaire  à  la  grammaire,  les  préfixes  et  les 
suffixes.  Chaque  article  (les  homophones  ont  des  articles  distincts) 
comprend  le  mot  en  devanàgari  et  en  transcription;  l'indication  de 
sa  catégorie  grammaticale,  s'il  est  tatsama^  tadhhava  ^  ou  d'origine 
étrangère,  substantif,  adjectif,  etc.  ;  ses  formes  dialectales  ;  [120]  ses 
divers  sens  munis  chacun  d'un  chiffre  et  ramenés  à  l'ordre  logique 
de  leur  filiation  ;  les  composés  et  les  idiotismes  qu'il  sert  à  former  ; 
des  exemples  de  son  emploi  avec  traduction  et  indication  de  la  pro- 
venance. Un  second  paragraphe  donne  la  dérivation,  c'est-à-dire 
l'histoire  du  mot,  le  terme  étranger  dont  il  est  la  reproduction  ou 
sa  forme  en  sanscrit  et  dans  les  différents  prâcrits,  avec  référence 
aux  sources.  L'ordre  de  ces  différentes  parties  est  uniforme  pour 
tous  les  articles.  Quant  à  l'abondance  avec  laquelle  chacune  d'elles 
est  traitée,  un  seul  exemple  en  donnera  l'idée.  La  syllabe  a.,  dans 
ses  divers  rôles  de  lettre  de  l'alphabet,  de  suffixe,  de  préfixe  et  de 
mot,  en  tout  9  articles,  occupe  plus  de  9  colonnes  de  texte,  sur 
lesquelles  6  sont  consacrées  à  la  discussion  phonétique  du  carac- 
tère. Cette  richesse  est  même  telle,  qu'elle  soulève,  non  une  cri- 
tique, mais  une  objection,  la  seule  importante  que  j'aie  à  faire  ici. 
Involontairement,  on  se  demande  si  le  plan  n'est  pas  trop  vaste, 
et  combien  d'années  il  faudra  aux  auteurs  pour  l'exécuter.  La 
partie  publiée  comprend  80  colonnes  :  la  même  série  alphabétique 
n'en  occupe  que  24  dans  le  Dictionnaire  de  Saint-Pétersbourg  2. 
L'histoire  si  courte  encore  des  études  indiennes,  a  déjà  eu  à  enre- 
gistrer plus  d'une  lamentable  histoire  de  trains  restés  en  détresse. 
Quel  dommage,  si  cette  belle  et  grande  entreprise  devait  un  jour 
fournir  un  nouveau  terme  à  la  liste  ! 

Une  si  grande  diversité  de  matières  ne  pouvait  se   condenser 

1.  L'explication  de  ce  mot  donnée  p.  32  de  la  Préface,  «  de  môme  nature  que  le 
sanscrit  »,  ne  saurait  être  acceptée,  comme  traduction  du  moins.  Tadbhava  ne  peut 
signifier  que  «  dérivé  du  sanscrit  ».  Le  premier  terme  est  un  ablatif.  De  môme,  à 
la  page  Si ,  prâkrita  ne  paraît  pas  exactement  rendu  par  «  nalural,  nnelaborated,  na- 
lurwàichsig  »,  par  ce  dernier  surtout.  Sous  la  plume  d'écrivains  jainas,  quand  ils  en- 
tendent revendiquer  la  priorité  de  leur  idiome  sacré,  prâkri ta  a  quelquefois  la  signi- 
fication de  «  naturel  »  au  sens  de  «  primordial  »,  la  langue  que  1  homme  a  parlée  d'abord 
spontanément.  Mais  partout  ailleurs,  comme  terme  technique,  il  signifie  «  ayant  une 
prakrili  »,  c'est-à-dire  une  source,  une  norme  antérieure,  laquelle,  en  dernière  analyse, 
est  le  sanscrit. 

3.  La  comparaison  n'est  pas  bien  juste;  elle  est  du  moins  approximative;  car,  sans 
parler  des  tadbhavas,  il  y  a  beauooup  do  h'/^on^nc  fînns  lo  Dirlionn.Tiro. 


ANNÉi:    1887  37 

sans  l'emploi  d'un  grand  nombre  de  signes  et  d'abréviations.  Le 
Dictionnaire  est  donc  un  peu  chargé  sous  ce  rapport,  et  il  faudra 
du  temps  pour  acquérir  le  parfait  usage  de  la  longue  liste  de  ces 
signes  qui  est  donnée  dans  la  Préface  K  Mais  c'était  là  un  mal  né- 
cessaire, que  les  auteurs  ont  du  reste  atténué  autant  que  possible 
par  d'habiles  dispositions  typographiques.  La  Préface  fournit 
aussi  tous  les  renseignements  désirables  sur  l'économie  générale 
du  Dictionnaire,  notamment  sur  les  principes  suivis  pour  l'ortho- 
graphe et  pour  la  transcription.  Ceux-ci  sont  à  peu  près  les  mêmes 
que,  depuis  la  Grammaire  de  M.  Hoernle,  les  auteurs  ont  adoptés 
dans  leurs  précédentes  publications.  Seulement,  comme  le  compor- 
tait la  nature  de  l'ouvrage,  ils  sont  appliqués  ici  d'une  façon  plus 
complète  et  plus  rigoureuse.  L'orthographe  est  phonétique  autant 
que  possible,  c'est-à-dire  que,  sans  pousser  jusqu'à  la  nuance,  elle 
reproduit  [121]  d'une  façon  conséquente  les  sons  essentiels.  Gomme 
c'est  là  un  principe  qui  prévaut  déjà  plus  ou  moins  dans  la  nota- 
tion de  ces  langues,  il  ne  restait  plus  qu'à  en  rendre  l'application 
plus  régulière  et  plus  précise.  Pour  cela,  les  auteurs  ont  dii  faire 
un  choix  méthodique  parmi  les  fluctuations  de  l'usage  et  éliminer 
aussi  quelques  influences  de  l'orthographe  sanscrite,  principale- 
ment dans  des  noms  propres  et  dans  un  certain  nombre  de  termes 
marquants  et  d'occurrence  fréquente,  qui  ne  sont  des  tatscunas 
qu'en  apparence,  par  la  façon  dont  on  les  écrit.  Toutes  les  fois 
d'ailleurs  que  la  nouvelle  orthographe  peut  embarrasser,  qu'elle 
déroge  à  un  usage  établi,  les  anciennes  formes  sont  enregistrées 
à  leur  rang  alphabétique.  Pour  un  petit  nombre  de  sons  seulement, 
les  auteurs  ont  dû  recourir  à  des  signes  nouveaux  :  pour  la  voyelle 
neutre  brève,  jusqu'ici  marquée  généralement  par  a  ;  pour  Ve  et 
Vo  brefs,  que  le  sanscrit  a  possédés  sans  doute,  mais  qu'il  a  ren- 
dus uniformément  par  a^  que  les  prâcrits  et  les  langues  modernes 
ont  notés,  mais  sans  les  distinguer  des  longues  correspondantes. 
Ges  deux  derniers  signes  déterminaient  en  même  temps  ceux  qui 
devaient  marquer  cci  Qi  au  brefs,  valeurs  également  propres  aux 
langues  modernes  et  que  l'écriture  ne  distinguait  pas  davantage. 
Toutes  ces  innovations  étaient  nécessaires,  et  elles  ont  été  réalisées 
de  la  façon  la  plus  claire  et  la  plus  pratique.  Une  seule  soulève  de 
curieuses  objections,  la  notation  de  Va  fermé  et  de  Va  ouvert.  Sans 

1.  Dans  cette  liste,  je  regrette  de  ne  rien  trouver  se  rapportant  aux  anciennes  ins- 
criptions. Pour  les  «  dérivations  »,  c'est  pourtant  là  une  source  d'imj)ortancc  capi- 
tale. 


38  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

les  marques  diacritiques,  qui  échappent  si  aisément  au  regard,  le 
premier  est  figuré  bref,  même  quand  il  est  long,  et  l'autre,  même 
quand  il  est  bref,  est  rendu  par  le  signe  qui,  dans  toutes  les  écri- 
tures de  l'Inde,  est  celui  de  la  longue.  Je  crois  qu'on  pouvait  trou- 
ver mieux  ;  mais  ici  précisément  les  auteurs  avaient  été  devancés 
par  l'usage,  pour  les  principaux  éléments  de  leur  réforme.  —  Eu 
même  temps  que  le  Dictionnaire,  mais  avec  une  pagination  dis- 
tincte, les  auteurs  se  proposent  de  publier  une  série  à' Indices  ver- 
borum  des  principaux  monuments  de  la  littérature  biliâri.  Dans  la 
présente  livraison,  on  trouv'^a  le  commencement  (10  pages)  de 
celui  du  Râmâyana  de  Tulsidâs. 

Je  termine  en  exprimant  le  vœu,  qui  est  sans  doute  celui  de 
tous  les  indianistes,  que  ce  magnifique  ouvrage  soit  aussi  heureu- 
sement mené  à  bonne  fin  qu'il  a  été  bien  commencé. 


Julius  JoLLY,  Tagore  Law  Lectures,  1883.  Outlines  of  au  History 
of  the  Hindu  Law  of  Partition,  Inheritance  and  Adoption,  as 
contained  in  the  original  sanskrit  treatises.  Calcutta,  Thacker, 
Spink  and  C^  1885.  —  xi-347  pp.,  in-8. 

{Revue  critique^  24  octobre  1887.) 

[281]  M.  le  professeur  Jolly  de  TUniversité  de  Wûrzbourg  est, 
avec  M.  Bûhler,  le  sanscritiste  d'Europe  qui  s'est  le  plus  spéciale- 
ment occupé  du  droit  hindou.  Depuis  sa  traduction  du  «  Code  de 
Nârada  »  (1876),  dont  la  Revue  jadis  a  rendu  compte  i,  il  n'a  pas 
cessé  de  poursuivre  cette  étude  avec  une  louable  persévérance, 
publiant  et  traduisant  des  textes  comme  la  Vishnusmriti'^,  ou  écri- 
vant des  monographies  sur  des  points  d'histoire  ou  de  doctrines  3. 

1.  N*  du  16  septembre  1876  {Œuvres,  t.  III,  pp.  231  et  suiv.) 

2.  The  Jnstitutes  of  Vishnu,  together  with  Extracls  from  Ihe  commentary  o/Nanda  Pandita 
called  Vaijayantî ;  edited  wilh  critical  Psotes,  an  Anukramanikâ  and  Indexes  of  words  and 
montras,  by  Julius  Jolly.  Calcutta,  1881  (Bibliotheca  Indica).  —  The  Institutes  of  Vishnu, 
translated  by  Julius  Jolly.  Oxford,  1880  (Sacrcd  Books  of  the  East.) 

3.  Ueber  die  rechlliche  Siellung  der  Frauen  bei  den  alten  Indern  nach  den  Dharmaçâs- 
tra.  Sitzungsberichtc  de  rAcadcmic  de  Munich,  1876.  —  Ueber  das  indische  Schuhirecht. 


ANNÉE    1887  39 

J'ai  eu  l'occasion  ailleurs^  de  signaler  aux  lecteurs  français  la 
plupart  de  ces  publications.  Je  n'y  reviendrai  donc  point  ici. 
J'écarte  aussi  pour  le  moment  celles  qui  sont  en  cours  d'achève- 
ment et  qui  ne  sont  pas  encore  assez  avancées  pour  faire  l'objet 
d'un  compte  rendu 2.  D'ailleurs,  pour  les  résultats  généraux,  [282] 
le  présent  ouvrage  est  en  quelque  sorte  le  résumé  de  tous  les  au- 
tres. 

Les  «  Tagore  Law  Lectures  »  sont  une  de  ces  institutions  comme 
l'Angleterre  en  fait  naître  partout  où  elle  met  le  pied,  et  que  ne 
connaissent  guère,  les  pays  qui  ont  le  bonheur  de  posséder  un  mi- 
nistère de  l'Instruction  publique  bien  organisé.  Fondées  il  y  a  une 
vingtaine  d'années,  par  un  riche  lettré  bengalais,  elle  consistent 
en  une  série  annuelle  de  leçons  professées  à  l'Université  de  Cal- 
cutta, sur  un  sujet  de  droit  hindou,  musulman  ou  anglo-indien,  au 
choix  du  lecturer.  Celui-ci  est  désigné  chaque  fois  pour  une  année 
seulement  (à  l'origine,  il  l'était  pour  trois  ans)  par  le  Sénat  de 
l'Université,  dont  le  choix  n'est  soumis  à  aucune  condition  de  titre, 
de  profession  ou  nationalité,  et  qui  d'ordinaire  fait  appel  à  des 
hommes  désignés  d'avance  par  leurs  travaux.  Les  leçons,  une  fois 
prononcées,  sont  publiées  aux  frais  delà  fondation.  Appelé  à  cet 
honneur  pour  l'année  1883,  M.  J.  se  rendit  de  Wûrzbourg  dans 
l'Inde  3  et,  devant  un  auditoire  bien  nouveau  pour  lui,  exposa  ce 
qu'il  entendait  par  l'histoire  et  le  développement  du  droit  hindou. 


Ibidem,  1877.  —  Ueber  die  Smrilitexte  der  Ilaug'schen  Handschriftensammlung.  Zeiischv. 
d.  deutsch.  Morgenl.  Gesellsch,  1877.  —  Das  Dharmasûtra  des  Vishnii  und  das  Kâtha- 
kagrihyasûtra.  Sitzungsberichte  de  l'Académie  de  Munich,  1879.  —  Ueber  die  Systematik 
des  indischen  Redits.  Zeitschr.  fur  vergleich,  Rechtswissensch.,  1879.  —  Diejuristischen 
Abschnitte  ans  dem  Gesetzbiich  des  Manu.  Ibidem,  1881. 

1.  Dans  les  Bulletins  de  la  Revue  de  V Histoire  des  religions. 

2.  Nâradasmriti,  edited  with  crltical  Notes  and  Commentary,  fasc.  1.  Calcutta,  1885 
(Bibliotheca  Indien).  Celte  édition  donne  le  fragment  de  l'ancienne  rédaction  retrouvé 
par  M.  Bùhler,  avec  ce  qui  reste  du  vieux  commentaire  d'Asahâya.  Elle  confirme 
l'opinion  que  j  émettais  ici  même  dans  mon  compte  rendu  de  la  traduction  du  Code 
de  Nârada,  à  savoir  que  la  fameuse  introduction  placée  en  tète  du  code,  ne  doit  pas 
être  de  beaucoup  postérieure  au  reste  de  l'ouvrage,  si,  comme  j'incline  à  le  croire, 
elle  n'en  est  pas  contemporaine.  Elle  se  retrouve  en  effet  essentiellement  la  même 
dans  la  vieille  rédaction  commentée  par  Asahâya.  —  Manutîkâsangraha,  being  a  séries 
of  copions  Exlracts  from  six  unpablished  Commentaries  of  the  Code  of  Manu  (Mcdhâtithi, 
Govindarâja,  Nàràyana,  Ràghavânanda,  Nandana,  Anonyme  kashmîrien).  Fasc.  I.  Cal- 
cutta, 1885  (Bibliotheca  Indica).  —  En  ce  moment  même,  paraît  dans  l'Oriental  Sé- 
ries de  Trûbner,  une  nouvelle  édition  du  texte  de  Manu,  pour  laquelle  M.  JoUy  a 
utilisé  les  indications  fournies  par  ces  anciens  commentateurs. 

3.  M.  J.  a  raconté  son  voyage  dans  la  «  Deutsche  Rundschau  »  de  1884  :  Einc  Reise 
nach  Ostindicn. 


40  COMPTKS     RENDUS     ET     NOTICES 

Les  douze  leçons  de  M.  J.  traitent  successivement:  I-ÏIÏ,  des 
documents  du  droit  hindou  :  !•*  les  commentaires  et  les  digestes, 
la  partie  en  général  la  plus  moderne  de  cette  littérature,  consistant 
en  œuvres  souvent  datées,  nullement  apocryphes,  et  qui  approche 
le  plus  de  ce  que  nous  appelons  une  littérature  juridique  ;  c'est  à 
ces  écrits  que  se  rapportent  les  différences  de  doctrine  que,  depuis 
Golebrooke,  on  désigne  du  nom  d'écoles  ;  2«  les  textes  qui  nous 
sont  parvenus  sous  la  forme  de  sûtras  et  les  dharmaçâstras  ou 
«  Codes  de  Loi  »  proprement  dits;  les  uns,  quand  ils  n'ont  pas  été 
trop  remaniés,  se  rattachant  ^étroitement  aux  écoles  védiques;  les 
autres  constituant  une  littérature  entièrement  apocryphe^  et,  en 
général,  plus  récente,  bien  qu'il  s'en  faille  de  beaucoup  que  les 
relations  chronologiques  entre  les  deux  classes  d'écrits  soient  tirées 
au  clair  ;  S*^  les  petites  smritis  versifiées  et  les  fragments,  classe 
qui  comprend  des  textes  de  tout  âge,  la  plupart  apocryphes  et  en 
nombre  à  peu  près  indéterminé.  11  suffit  de  découper  dans  un 
Purâiia,  ou  [283]  n'importe  où,  quelques  tirades  sur  une  obser- 
vance ou  sur  un  point  de  coutume  quelconque,  de  les  coudre  bout 
à  bout  et  de  les  mettre  au  nom  du  premier  rishi  venu,  pour  fabri- 
quer un  texte  de  ce  genre.  Il  est  juste  toutefois  d'ajouter  que  les 
anciens  commentateurs  ont  établi  un  certain  choix;  —  IV,  de  la 
famille  :  le  mariage,  la  condition  de  la  femme,  la  puissance  pater- 
nelle, la  condition  des  enfants,  le  droit  de  primogéniture  ;  —  V- 
VI,  de  la  nature  et  du  régime  des  biens  et  de  la  loi  des  partages 
avec  les  changements  qu'elle  a  subis  ;  —  VU,  de  l'adoption  ;  — 
VIII-IX,  du  droit  de  succession,  de  ses  conditions  et  de  ses  limi- 
tes ;  —  X-XI,  des  biens  propres  de  la  femme  et  de  la  façon  dont 
ils  se  transmettent  ;  — XII,  des  incapacités  en  fait  de  succession. 
En  appendice,  M.  J.  a  ajouté  le  texte  sanscrit  des  nombreuses  cita- 
tions faites  dans  les  leçons  d'après  des  ouvrages  inédits  ;  une  note 
SUT  le  droit  hindou  tel  qu'il  s'est  conservé  en  Birmanie,  principa- 
lement d'après  les  travaux  récents  de  MM.  Jardine  et  Forchham- 
mer  ;  la  traduction  des  chapitres  du  Daltakaçiromani  (ouvrage 
sur  le  droit  d'adoption)  qui  n'avaient  pas  encore  été  rendus  en 
anglais  ;  la  liste  des  traités  inédits  auxquels  il  est  référé  dans  les 
leçons:  enfin  un  Index  général,  qui  pourrait  être  plus  détaillé. 

Sauf  la  théorie  des  échanges  et  de  la  dette,  c'est  donc  tout  le 


1.  Ce  qui  a'entratne  pas  nécessairement  une  idée  de  supercherie.  L'attribuliuii  pseu- 
donyme était  avant  tout  une  affaire  de  mode  et  de  tradition  littéraire. 


ANNÉE     1887  4i 

droit  civil  hindou  que  M.  J.  a  soumis  à  uu  soigneux  examen,  et,  cet 
examen,  il  s'est  attaché,  conformément  au  titre  du  livre,  à  le  mainte- 
nir sur  le  terrain  historique.  En  d'autres  termes,  il  étudie  chaque 
institution  de  façon  à  faire  ressortir  les  différences  qu'elle  présente 
à  travers  cette  longue  suite  de  textes,  et  il  cherche  à  expliquer  ce» 
différences  en  les  ramenant  à  un  développement  régulier.  Les  dis- 
cussions, toujours  nourries  de  faits,  témoignent  chez  l'auteur  d'une 
grande  familiarité  avec  les  questions  de  droit  et  de  législation  com- 
parée ;  aussi  personne  ne  se  séparera  de  ce  livre  sans  en  avoir 
retiré  un  très  grand  profit.  Les  défauts  sont  le  style,  qui  est  d'un 
étranger  écrivant  dans  une  langue  qui  n'est  pas  la  sienne,  et  la 
composition  qui  est  parfois  confuse  ^  Mais  je  dois  dire  que  cette 
confusion  provient  en  partie  du  sujet  même  et  du  point  de  vue 
auquel  il  est  envisagé  ici.  Tous  les  artifices  du  monde  ne  l'auraient 
pas  fait  éviter  à  l'auteur,  du  moment  qu'il  prétendait  introduire  un 
ordre  historique  dans  des  faits  qui  ne  le  comportent  pas  toujours. 
Ceci  m'amène  à  dire  quelques  mots  sur  le  point  où  je  sais  obligé 
de  me  séparer  de  M.  Jolly. 

Il  y  a  plusieurs  années  déjà  que  M.  Nelson,  exagérant  certaines 
vues  de  feu  Burnell,  poussa  une  charge  à  fond  contre  l'adminis- 
tration de  la  justice  [284]  dans  l'Inde.  A  l'entendre,  il  fallait  de- 
mander soigneusement  ses  titres  d'authenticité  à  cette  législation 
suspecte  et  rendre  surtout  la  justice  d'après  la  coutume.  Il  y  avait 
l>eaucoup  de  vrai  dans  cette  attaque;  mais,  dans  la  pratique,  elle 
aboutissait  d'un  côté  à  confondre  la  jurisprudence  avec  l'archéologie 
juridique  et  de  l'autre  à  l'anarchie  ~.  M.  J.  a  pris  à  peu  près  le 
contre-pied  de  la  théorie  de  M.  Nelson.  Pour  lui,  cette  littérature 
juridique  est  bien  la  législation  de  Tlnde.  Ce  n'est  pas  qu'il  la  con- 
fonde avec  ce  que  l'Occident  entend  par  ce  mot,  ni  qu'il  mette  le 
Gode  de  Manu  de  pair  avec  celui  de  Justinien.  Mais  il  y  voit  la 
coutume  écrite,  non  seulement  tenue  pour  sainte,  ce  qui  est  incon- 
testable, mais  universellement pratiquéeet  régulièrement  appliquée, 
comme  elle  l'est  de  nos  jours,  par  les  pouvoirs  publics.  Il  estime 

1.  Ces  défauts  sont  rendus  pins  sensibles  parla  médiocre  exécution  matérielle  du 
livre,  imprimé  à  Calcutta,  quand  l'auteur  était  de  retour  en  Allemagne.  La  correc- 
tion, rendue  ainsi  fort  difficile,  laisse  beaucoup  à  désirer,  et  l'errata,  pourtant  fort 
long,  est  loin  d'avoir  tout  réparé.  Trop  souvent,  au  milieu  de  quelque  discussion 
déjà  embrouillée  par  elle-même,  on  est  dérouté  par  une  négation  qui  manque  ou 
qui  est  de  trop.  En  un  endroit  même,  toute  une  demi-page  est  imprimée  deux  fois. 

2.  Voir  la  Revue  du  29  juin  1878  et  du  28  août  1882  {Œuvres,  t.  111,  pp.  296  et  suiv.^ 
403  et  suiv.). 


42^  COMPTES     RKXDUS     KT     NOTICES 

qu'elle  est  toujours  restée  pour  ainsi  dire  en  contact  avecla  réalité 
des  faits,  se  modifiant  à  mesure  que  ceux-ci  se  modifiaient,  de  façon 
à  en  donner  toujours  la  vraie  représentation.  Je  pense  que,  sur 
tout  cela,  il  faut  en  rabattre.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  les  raisons 
plusieurs  fois  données  ici-même^,  qui  me  font  croire  que  la  Smriti 
a  toujours  été  médiocrement  pratiquée,  et  d'autant  plus  médiocre- 
ment, qu'on  remonte  plus  haut  dans  le  passé.  De  nombreuses 
populations  ne  l'ont  jamais  adoptée  que  pour  la  forme  et,  môme 
dans  les  milieux  où  l'on  fait  profession  d'une  orthodoxie  correcte, 
elle  n'a  pas  entièrement  prévaTîi.  Les  rajas  de  Tanjore  prétendaient 
certainement  ne  pas  vivre  en  dehors  de  la  loi  sainte  et,  si  je  ne  me 
trompe,  l'un  d'eux  a  même  fait  rédiger  un  de  ces  codes.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que,  dans  leur  famille,  la  succession  se  fait  jusqu'à 
ce  jour  dans  la  ligne  féminine.  Que  devient  avec  cela  la  succession 
fondée  sur  le  droit  des  sapindas  ?  L'incapacité  civile  résulte  (dans 
beaucoup  de  cas,  encore  maintenant,  devant  les  tribunaux  anglais) 
de  la  perte  de  la  caste  :  celle-ci,  à  son  tour,  résulte  d'infractions, 
entre  autres,  aux  règles  du  connubium  et  de  la  commeusalité, 
règles  d'une  variété  infinie  selon  les  localités,  dont  la  minutie  est 
allée  toujours  grandissante,  et  dont  les  textes  écrits  n'ont  suivi  le 
développement  que  pede  claudo.  Les  faits  semblables  ne  sont  pas 
rares,  qui  établissent  que  la  loi  officielle  n'a  été  très  souvent  qu'une 
représentation  très  incomplète  et  parfois  tout  à  fait  infidèle  de  la 
coutume  vraie,  et  que,  chaque  fois  qu'il  y  a  eu  conflit  entre  les 
deux,  c'est  la  première  qui  d'ordinaire  a  eu  le  dessous.  Elle  recon- 
naît du  reste  elle-même  que  la  coutume  fait  loi  et,  si  elle  ajoute 
«  à  la  condition  de  n'être  pas  contraire  à  la  Smriti  »,  c'est  là  une 
de  ces  restrictions  dont  nous  pouvons  lui  faire  grâce.  11  y  a  donc 
dans  la  Smriti,  même  dans  les  chapitres  qui  sont  relatifs  au  droit 
civil,  un  élément  artificiel,  arbitraire,  de  tradition  plutôt  littéraire 
que  juridique,  et  dont  la  présence  fait  que  les  variations  de  cette 
Smriti  ne  constituent  pas  non  plus,  à  proprement  parler,  un  déve- 
loppement historique.  La  meilleure  preuve  en  est  peut-être  le  tra- 
vail même  de  M.  J.  et  la  [28oJ  peine  qu'il  a  dû  prendre  pour  établir 
ce  développement.  Il  a  beaucoup  insisté  sur  les  différences  de  doc- 
trines connues  sous  le  nom  d'écoles,  école  du  Bengale,  école  de  Bé- 
narès,  écoles  de  Bombay,  du  Dekhan.  Ces  écoles  représentaient-elles 
réellement  le  droit  de  ces  régions  ?  Y  étaient-olles  sorties  de-la  cou- 


A^^!':I:s    1 88 7-1888  43 

tume  ?  Pour  être  édifié  à  cet  égard,  on  n'a  qu'à  voir,  dans  les  le- 
çons de  M.  J.,  le  désordre  de  leur  tradition,  la  façon  fantaisiste 
dont  elles  se  font  des  emprunts,  sans  égard  pour  le  voisinage  géo- 
graphique ni  pour  les  affinités  réelles  des  populations.  Des  doc- 
trines peuvent  bien  voyager  ainsi,  mais  non  pas  des  coutumes. 
Que  ces  doctrines  aient  eu  à  la  longue  une  influence  sur  le  droit 
de  ces  régions,  celui  qui  s'administrait  obscurément  dans  les  pan- 
cayats,  et  que  cette  influence  soit  devenue  décisive  avec  l'organi- 
sation juridique  anglaise,  personne  ne  songera  à  le  nier.  Et  j'ajoute 
que  personne  ne  doit  le  regretter.  C'a  été  le  tort  de  M.  Nelson  de 
vouloir  tirer  des  effets  pratiques  de  ces  discussions  archéologiques, 
de  même  que  c'est  peut-être  celui  de  M.  JoUy  de  trop  redouter  ces 
mômes  effets.  Être  sceptique  à  l'égard  de  cette  législation  dans  le 
passé,  ce  n'est  nullement  en  compromettre  l'autorité  dans  le  pré- 
sent. Il  faut  à  rinde  un  droit  écrit  et,  d'ici  à  longtemps,  les  An- 
glais ne  sauraient  en  trouver  un  qui  fût  plus  à  leur  convenance 
que  celui-ci  ;  car,  outre  l'avantage  d'une  pratique  rigoureuse  bien- 
tôt séculaire,  il  a  celui  d'avoir  toujours  été  accepté  en  théorie. 
L'essentiel  est  de  l'appliquer  avec  discernement,  en  le  tempérant 
par  la  coutume  quand  celle-ci  est  bien  authentiquement  établie. 


Antony  Landes.  Contes  tj âmes,  traduction  française. 

E.  Navelle.  Une  inscription  tchame  (paru  dans  les  «  Excursions 
et  Reconnaissances  »,  tome  XIII,  fascicule  29,  septembre-dé- 
cembre 1886).  Saigon,  Imprimerie  coloniale,  1887. 

[Revue  critique^  27  février  1888). 

[161]  On  saura  le  plus  grand  gré  à  M .  xVntony  Landes  d'avoir  fait 
paraître,  dans  les  Excursions  et  Reconnaissances ^  la  traduction 
française  de  ses  «  Contes  tjames  »,  dont  nous  avons  annoncé  l'an- 
née dernière  [Rev.  Crit.  du  2  mai  1887,  p.  357)  la  publication 
dans  le  texte  original.  Ce  n'est  que  par  cette  traduction  qu'est  de- 
venu réellement  accessible  au  lecteur  d'Europe  ce  premier  spéci- 


44  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

men  étendu  de  la  littérature  de  ce  peuple  déchu  des  Tchams,  au- 
trefois le  maître  de  tout  l'Annam,  et  dont  l'histoire  vient  d'être 
reconstituée  par  M.  Bergaigne,  à  l'aide  des  inscriptions.  Le  texte 
original  ne  contenait  que  onze  contes.  Dans  la  traduction, 
M.  Landes  en  ajoute  cinq  nouveaux,  plus  une  chanson  d'enfants, 
d'un  t^^pe  qui  se  rencontre  aussi  chez  nous  :  partant  d'un  premier 
fait,  on  remonte  de  cause  en  cause  jusqu'à  une  dernière  cause,  dont 
le  caractère  trivial  et  insignifiant  fait  le  sel  du  morceau.  M.  Lan- 
des a  rendu  sa  version  aussi  littérale  que  possible  et  il  n'a  pas 
manqué  de  signaler  dans  ses"  notes  les  rapports  que  ces  contes 
présentent  avec  ceux  du  Cambodge  et  surtout  avec  ceux  du  peuple^ 
annamite,  précédemment  publiés  par  lui  dans  le  même  recueil 
(voir  Rev.  crit.  du  25  octobre  1886,  p.  315).  Le  fond  de  ces 
récits  est  un  merveilleux  étrange,  fait  d'animisme  et  de  magie, 
sans  aucun  alliage  m^'thologique  ou  théologique.  Une  ou  deux 
fois  seulement  on  voit  intervenir  un  seigneur  .Vhvah  «  le  maître 
du  ciel  »,  dans  lequel  M.  Landes  croit  reconnaître,  avec  rai- 
son selon  nous,  l'Allah  des  Tchams  musulmans,  bien  que  ces 
contes  proviennent  de  Tchams  restés  païens.  A  côté  d'une  du- 
reté et  d'une  apathie  de  sentiments  extrêmes,  on  y  trouve  des 
traits  d'une  sensibilité  exquise.  Le  n"  X  est  surtout  remar- 
quable sous  ce  rapport.  Il  Test  encore  sous  d'autres.  Il  rappelle  par 
plusieurs  endroits  le  conte  égyptien  des  deux  frères  [162J  et  il  con- 
tient aussi  les  données  essentielles  de  CendHllon  et  des  épreuves  de 
Psyché.  Non  moins  curieux  est  le  n«  V,  «  les  ruses  du  lièvre  ».  Ce 
conte,  qui  est  également  connu  au  Cambodge  et  en  Annam  et  dont 
plusieurs  données  se  retrouvent  aussi  dans  les  Jâtakas,  est  une 
de  ces  séries  de  fables  reliées  les  unes  aux  autres  et  enchâssées 
dans  un  cadre  commun,  dont  l'Inde  paraît  avoir  fourni  les  pre- 
miers modèles.  Celle-ci  (peut-être  faut-il  y  joindre  VI  et  YII)  nous 
est  parvenue  fort  mutilée;  mais  une  collection  du  même  genre, 
mieux  conservée  et  offrant  plusieurs  traits  communs  avec  la  nôtre, 
s'est  transmise  à  Java^ 

Le  même  fascicule  des  Excursions  et  Reconnaissances  contient 
le  fac-similé  d'une  inscription  tchame  recueillie  près  de  Binh-dinh 
et  communiquée  par  M.  E.  Navelle.  L'inscription,  qui  est  au  nom 
du  roi  Çri  Jaya  SiinJiavarmni((  (leva  et  ([ui   (••Miiicnt  en  outre  le 

1.  Voir:   De  Aap  en  de  SchiUlpod,  eene  soenduneesche  Fahel  voor  de  hollundsche  Jcwjd 
naverleld  door  K.  F.  JIollc  (liala\i:i,  C.   KollVen  C%  1885). 


ANNÉE    1888  45 

nom  propre  Cri  Hari  deva  et  le  mot  dharmma,  est  datée  de  1191. 
C'est  probablement  le  même  document  que  le  n*'  420  de  M.  Aymo- 
nier,  décrit  par  M.  Bergaigne  {Journal  asiatique,  janvier  1888, 
p.  96).  M.  Navelle  nous  apprend  que  l'inscription  «  se  trouve 
gravée  sur  le  pourtour  intérieur  de  deux  petits  vases  sans  fond, 
en  bronze  doré,  sorte  de  trépieds  servant  sans  doute  de  supports 
à  des  statuettes  ». 


ABEL  BERGAIGNE 

{Revue  de  VHistoire  des  religions,  t.  XVIII,  1888.) 

|97J  La  mort  d'Abel  Bergaigne,  dont  nous  ne  connaissons  encore 
à  cette  heure  que  la  foudroyante  nouvelle,  vient  d'infliger  aux  études 
orientales  une  perte  qui  rappelle  cruellement  celle  qu'elles  éprou- 
vèrent, il  y  a  quatre  ans,  presque  à  la  même  date,  en  la  personne 
de  Stanislas  Guyard.  Leur  fin  à  tous  deux  aura  été  également  pré- 
maturée, également  tragique,  avec  cette  différence  que  le  dernier 
frappé  l'a  été  d'une  façon  encore  plus 'subite  et  plus  inattendue. 
Guyard  est  mort  victime  d'un  mal  profond,  désespéré  et  doutant 
de  lui-même.  L'accident  qui  a  jeté  Bergaigne  sang'lant  et  meurtri 
au  fond  d'un  précipice  des  Alpes  du  Dauphiné,  l'a  surpris  au  con- 
traire dans  tout  l'épanouissement  de  la  force  productive,  plein  de 
santé,  d'espoir  et  de  projets.  Mais  pour  l'un  et  pour  l'autre,  la 
mort,  en  fermant  un  passé  déjà  riche  de  travaux,  aura  coupé  un 
avenir  qui  paraissait  encore  plus  riche  de  promesses. 

L'activité  scientifique  de  Bergaigne  remonte  presque  à  l'époque 
de  son  entrée  à  l'Ecole  des  Hautes  Études,  d'abord  comme  élève 
et  presque  aussitôt  comme  maître,  et,  dès  le  début,  ses  travaux 
témoignèrent  d'une  singulière  maturité.  Son  édition  du  B]uuninivi-~ 
lâsa  montra  comment  il  faut  traiter  un  texte  sanscrit  à  une  époque 
où  l'on  ne  paraissait  plus  s'en  douter  en  France.  En  même  temps 
elle  faisait  prévoir  ce  qu'il  devait  réaliser  plus  tard  dans  sa  traduc- 
tion du  Nâgânanda  et  surtout  dans  cette  ravissante  interprétation 
de  Çakuntalâ,  entreprise  en  collaboration  avec  son  beau-frère, 
M.  Paul  Lehugeur,  l'union  parfaite  et  la  plus  rare  des  qualités  du 


46  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

philologue  et  du  lettré,  du  savant  et  de  l'artiste.  Son  mémoire  sur 
l'ordre  des  mots  dans  les  langues  indo-européennes,  couronné  par 
l'Institut,  et  ses  diverses  communications  à  la  Société  de  linguis- 
tique sont  des  modèles  de  précision,  d'ingénieuse  et  pénétrante 
anal^^se,  et  son  Manuel  de  la  langue  sanscrite,  à  bien  des  égards 
le  meilleur  que  l'on  possède,  peut  donner  une  idée  de  ce  qu'était  son 
enseignement. 

Bergaigne  fut  en  effet  un  admirable  professeur.  Ce  n'était  pas 
seulement  son  esprit  qu'il  mettait  dans  ses  leçons,  avec  ses  procé- 
dés d'une  rigueur  presque  mattîématique  ;  il  y  apportait  son  entrain 
communicatif,  sa  chaleur  de  cœur  et  de  parole.  Travailleur  incom- 
parable, il  savait  faire  travailler  les  autres.  Son  dévouement  à  ses 
élèves  était  sans  bornes,  et  n'avait  d'égale  que  sa  haute  conscience. 
Aussi,  à  l'École  des  Hautes  Études  et  plus  tard  à  la  Sorbonne,  fut- 
il  réellement  [98]  chef  d'école  et,  si  sa  chaire  ne  tombe  pas  en 
déshérence,  ce  sera  encore  à  lui  qu'on  le -devra. 

Sans  négliger  d'autres  parties  de  la  littérature  sanscrite,  il  avait 
de  bonne  heure  concentré  ses  efforts  sur  le  Véda,  en  particulier 
sur  le  Rig-Veda.  Je  n'ai  pas  à  revenir  en  ce  moment  sur  ses  Reli- 
gions védiques  et  sur  ses  Essais  de  lexicographie  védique^  ses 
deux  principales  publications  en  ce  domaine  et  que  j'ai  eu  déjà 
plusieurs  fois  l'occasion  d'apprécier  dans  cette  Revue.  Je  me  bor- 
nerai à  dire  que,  malgré  toute  la  valeur  de  ces  deux  ouvrages,  ils 
ne  doivent  être,  ni  Tun  ni  l'autre,  considérés  comme  donnant  toute 
la  mesure  de  Bergaigne.. Dès  lors,  sans  doute,  il  possédait  le  Rig- 
Veda  comme  bien  peu  l'ont  possédé,  et  il  y  a  établi  d'une  façon 
solide  une  série  de  résultats  que  d'autres  peut-être  avaient  entrevus 
avant  lui,  mais  que  nul  n'avait  encore  présentés  avec  autant  d'en- 
semble ni  surtout  avec  autant  de  preuves  de  détail.  Si  l'interpréta- 
tion du  Veda  a  reçu  une  commotion  salutaire,  c'est  bien  de  sa 
main  qu'elle  est  partie,  et  si  le  roman  scientifique  du  Veda,  écho  de 
l'humanité  primitive  et  clef  de  tous  les  mystères,  est  bien  près  de 
prendre  fin,  c'est  lui  qui  lui  aura  porté  les  coups  les  plus  multi- 
pliés et  les  plus  décisifs.  C'était  là  une  grande  tâche.  Et,  pourtant, 
Bergaigne,  s'il  eût  vécu,  eût  fait  plus  et  mieux.  11  sentait  lui- 
même  que  ces  deux  ouvrages,  produits  d'un  labeur  patient  mais 
trop  circonscrit,  manquaient  en  quelque  sorte  d'horizon,  qu'il  y 
était  trop  V/iomo  unius  libri,  et  que  la  critique  verbale  est  un  outil 
insuffisant  pour  travailler  les  problèmes  historiques.  Ce  qui  lui 
manquait  alors,  il  était  en  train  de  se  le  donner  avec  une  rapidité 


A  N  N  l':  E     1  8  8  s  47 

qui  tenait  du  prodige,  car  il  avait  une  puissance  de  travail  mer- 
veilleuse. Déjà  ses  mémoires  sur  les  inscriptions  du  Cambodge  et 
de  Campa  avaient  montré  avec  quelle  ampleur  d'information  il 
s'était  mis  à  même  d'aborder  une  question  historique.  Le  même 
progrès  est  frappant  dans  ses  travaux  sur  la  composition  primitive 
de  la  Samhitâ  du  Rig-Yeda,  travaux  sur  lesquels  nous  aurons 
prochainement  à  revenir  dans  la  Revue.  Et  si,  dans  ce  dernier 
essai,  il  y  a  encore  quelque  chose  d'une  précision  parfois  trop 
étroite,  c'est  un  défaut  qu'il  aura  certainement  corrigé  dans  ses 
nouvelles  études  sur  la  liturgie  védique,  si  du  moins,  comme  je  le 
souhaite  et  l'espère,  il  a  eu  le  temps  d'y  mettre  la  dernière  main. 
Et  c'est  au  moment  où  il  comptait  revenir  sur  tout  cet  ensemble  de 
ses  études  favorites  avec  une  expérience  incomparablement  plus 
large  et  des  vues  bien  autrement  compréhensives,  au  moment  où 
l'indianiste  s'était  dégagé  du  sanscritiste,  que  la  mort  l'a  frappé  et 
mis  à  néant  tant  de  promesses.  Sa  publication  des  inscriptions  de 
Campa  et  d'une  portion  de  celles  du  Cambodge  est  à  peu  près 
achevée.  Mais  qui  nous  donnera  sa  traduction  du  Rig-Veda,  qu'il 
regardait  comme  devant  couronner  sa  carrière  scientifique,  mais 
qui  n'eût  sûrement  été  pour  lui  qu'un  nouveau  point  de  départ,  car 
vivre  pour  lui  c'était  travailler,  et  travailler  c'était  produire  ?  Qui 
rendra  surtout,  à  ceux  qui  l'ont  connu,  l'ami  dévoué,  le  cœur  sin- 
cère, l'homme  enfin  qui  valait  en  lui  le  savant  ? 


J.-H.  Nelson,  Indian  Usage  and  Judge-Made  Law  in  Madras.  Lon- 
don,  Kegan  Paul,  Trench  and^Co.  1887.  —  386  pp.  in-8. 

[Revue  critique^  15  octobre  1888). 

[249]  Ce  nouveau  volume  de  M.  Nelson  est  le  troisième  épi- 
sode de  la  campagne  entreprise  par  lui  contre  la  jurisprudence  de 
la  haute  Cour  de  Madras  et  en  faveur  d'une  réforme  générale  du 
droit  hindou,  tel  qu'il  est  administré  aux  indigènes  par  les  tribu- 
naux anglais.  La  Revue  a  rendu  compte  des  deux  précédents  vo- 
lumes et,  comme  dans  celui-ci  l'auteur  n'apporte  rien  d'essentiel- 


48  COMPTES    RENDUS     ET    NOTICES 

lement  neuf  au  fond  du  débat,  je  n'ai  pas,  pour  la  troisième  ou  la 
quatrième  fois  ^  à  enti^er  dans  le  détail  de  la  question.  Je  dois 
poui^ant,  au  risque  4e  me  répéter,  rappeler  en  quels  termes  elle 
est  posée. 

M-  N.  dénie  à  la  littérature  juridique  de  l'Inde  le  caractère  d'une 
loi  positive,  telle  qu'on  l'entend  en  Occident  depuis  l'antiquité 
gréco- romaine.  11  soutient  qu'en  tout  cas,  cette  législation  n'est 
point  applicable  indistinctement  à  toute  la  population  comprise  sous 
la  dénomination  vague  d'Hindous  ;  que  la  véritable  loi  de  l'Inde  a 
toujours  été  la  coutume  ;  qthè  les  variations  locales  de  cette  cou- 
tume ne  sont  que  très  imparfaitement  réprésentées  par  les  différentes 
doctrines,  désignées  commxmément  sous  le  nom  d'écoles,  qu'on 
a  théoriquement  déduites  de  Tinterprétation  de  la  loi  écrite  2, 
et  que,  de  l'aveu  même  de  cette  dernière,  [2oO]  ces  variations  de 
la  coutume  doivent  être  reconnues  valables  en  justice.  Sur  ces  diffé- 
rents points,  j'ai  déjà  donné  et  je  persiste  à  donner  raison  à 
M.  Nelson.  Enfin  M.  N.  attaque  comme  faux  quinze  principes  qui 
ont  passé  dans  la  jurisprudence  de  la  haute  Cour  et,  sur  ce  point 
encore,  autant  que  me  le  permet  mon  incompétence  en  fait  de  pro- 
cédure, je  crois  que  sa  critique  est  fondée.  D'ailleurs  elle  parait 
déjà  avoir  porté  fruit  à  Madras  même,  et  il  en  a  été  tenu  compte 
par  la  Cour  dans  un  certain  nombre  d'arrêts  récents. 

Mais  où  je  cesse  d'être  d'accord  avec  M.  N.,  c'est  quand  il  s'im- 
provise archéologue  et  historien.  En  mettant  le  pied  sur  ce  nou- 
veau domaine,  il  perd  une  partie  de  ses  avantages.  Il  est  obligé  de 
se  servir  de  témoignages  qu'il  ne  peut  ni  contrôler  ni  même  tou- 
jours interpréter  d'une  façon  exacte.  Il  est  ainsi  amené  à  forcer 
la  note  et,  comme  on  dit,  à  faire  flèche  de  tout  bois.  Et  c'est  là  ce 
qui,  bien  plus  qu'une  certaine  vivacité  de  forme  et  de  langage, 
donne  à  ses  écrits  un  air  de  plaidoirie  et  de  pamphlet.  Sous  ce 
rapport,  le  nouveau  volume,  bien  que  plus  mesuré,  ne  diffère  pas 
beaucoup  des  précédents.  On  le  réduirait  d'un  bon  tiers,  si  Ton  en 
retranchait  toutes  les  spéculations  d'ordre  archéologique  étran- 
gères au  débat  par  lesquelles  l'auteur  compromet  gratuitement  sa 
tbèse.  Etant  donnée  l'opinion  de  M.  N.  sur  le  caractère  général  de 


1.  Voir  la  Revue  Critique  des  29  juin  1878,  28  août  1882  et  24  octobre  IS87  {Œuviy s, 
t.  in,  pp.  2'iC>  et  suiv.  ;  403  et  suiv.  ;  cl  t.  IV,  pp.  39  et  suiv.). 

2.  Sur  ce  point,  je  force  peut-être  un  peu  les  rectifications  apportées  par  M.  N.  à  la 
première  expression  de  ses  vue».  Mais  ce  n'est  que  dans  cette  mesure  que  ces  vues 
me  paraissent  acceptaJïles. 


ANNÉE     1888  49 

la  loi  écrite  hindoue,  quel  intérêt  peut-il  y  avoir  pour  lui  à  ce  que 
tel  de  ces  écrits  soit  plus  jeune  ou  plus  vieux,  que  Nârada,  par 
exemple,  ne  remonte  pas  plus  haut  que  le  xii''  siècle  ?  Que  lui  im- 
porte-t-il  que  la  langue  sanscrite  ait  ou  non  une  expression  consa- 
crée répondant  à  \d.  joint  family  des  tribunaux  anglais,  du  mo- 
ment que  l'existence  du  fait  n'est  ni  contestable,  ni  contestée  et 
que  le  fait  en  lui-même  est  suffisamment  défini  :  l'absence  d'un 
partage  intervenu  entre  les  dâyâdas^  les  ayants-droit  ?  Disserter 
à  ce  propos  sur  ce  qu'a  pu  être  le  patriarcat  arj^en  primitif,  c'est 
bien  inutilement  prêter  le  flanc.  Que  lui  importe-t-il  même  que 
Vijnàneçvara,  l'auteur  de  la  Mitâksharâ,  ait  écrit  dans  le  Nord 
^en  réalité  il  était  du  Sud  et  parait  avoir  écrit  son  commentaire 
dans  le  Mysore),  une  fois  qu'il  est  établi  que  lui  et  ses  confrères 
sont  des  théoriciens  qui  ne  se  soucient  que   médiocrement  de  la 
réalité  qui  les  entoure?  M.  N.  s'imagine  que  les  pandits  qui  ont 
composé  le  Gode  de  Halhed,  ne  connaissaient  pas  même  le  nom  de 
cet  auteur,  parce  qu'ils  l'appellent  simplement  Mitâksharâkâra^ 
l'auteur  de  la  Mitâksharâ.  Et  quand  cela  serait  ?  Ils  connaissaient 
son  œuvre  apparemment,  comme  la  connaissent  tous  les  çâstrins 
qui  ont  écrit  après  lui  et  qui,  d'ordinaire,  ne  le  désignent  pas  au- 
trement. Et  que  penser  de  morceaux  de  critique  historique  comme 
celui  où  l'auteur  dénie  toute  autorité  à  ce  traité,  parce  que  ce  n'est 
qu'un  commentaire  sur  le  code  de  Yâjnavalkya,  et  que  Yâjnaval- 
kya  lui-même  appartient  au  Yajus  Blanc  et,  en  cette  qualité,  est 
véhémentement  suspect  d'hérésie  bouddhique  ?  Les  brahmanes  du 
Sud  étant  en  majorité  sectateurs  du  Yajus  Noir,  il  faudrait,  selon 
M.  N.,  pour  leur  rendre  la  justice,   remonter  aux  [2ol]   sùtras 
d'Apastamba.  M.  N.  ne  se  doute  pas  que  ce  n'est  plus  du  droit  qu'il 
fait  là,  mais  tout  au  plus  de  l'archéologie  juridique,  de  même  qu'il 
fait  de  l'ethnographie  et  de  la  linguistique,  en   repoussant  la  loi 
sanscrite  comme  valable  pour  le  Sud,  parce  que  les  populations  du 
Sud  sont  dravidiennes.  On  ferait  ainsi  une  longue  liste  des  cas  où 
]\I.  N.  s'enferre  comme  à  plaisir,  quand  il  eût  été  si  simple  de  n'y 
pas  toucher.  Je  n'en  relèverai  plus  qu'un  seul.  M.  N.  a  reproché 
avec  raison  à  la  haute  Cour  de  Madras  d'avoir  adopté,  sur  la  seule 
autorité  d'un  passage  de  la  Mitâksharâ,   la  doctrine  subversive 
que  les  enfants  peuvent  obliger  le  père  à  procéder  malgré  lui  au 
partage  de  ses  biens.  Selon  son  habitude,  il  ne  ménage  pas  à  cette 
occasion  le  malheureux  auteur  du  traité,  rendu  bel  et  bien  res- 
ponsable  de  cette   doctrine  que,   s'armant    d'une    expression   de 

Religions  de  l'I.vdb.  —  IV.  4 


50  COMPTES    RENDUS     ET    NOTICES 

M.  Jolly,  M.  N.  considère  comme  «  un  de  ses  développements 
théoriques  ».  Ce  n'est  pas  précisément  ce  qu'avait  pensé  dire 
M.  Jolly,  qui  a  trop  l'expérience  de  la  littérature  juridique  pour 
ne  pas  savoir  combien  c'est  chose  risquée  d'attribuer  la  paternité 
d'un  de  ces  <c  développements  »  à  tel  ou  tel  écrivain  en  particu- 
lier. Et,  de  fait,  il  signale  la  même  doctrine  chez  Aparàrka',  et  il 
ne  faudrait  pas  beaucoup  chercher  pour  en  trouver  la  trace  encore 
ailleurs.  En  réalité,  Yijnâneçvara  n'a  pas  été  aussi  original  et 
aussi  coupable  que  le  suppose  M.  N.,  et  je  m'étonne  que  celui-ci, 
qui  a  tant  de  fois  et  si  bien  caractérisé  le  droit  écrit  hindou  (voir 
entre  autres  à  la  page  120),  n'ait  pas  vu  de  suite  combien  l'ex- 
plication cherchée  est  simple  et  découle  pour  ainsi  dire  de  la  nature 
même  de  ce  droit,  qui  s'adresse  à  des  arbitres  plutôt  qu'à  des 
juges  et  contient  pour  le  moins  autant  de  recommandations  que  de 
prescriptions.  La  coutume  brahmanique  conseillait  au  père  de  se 
retirer  du  monde  aux  approches  de  la  vieillesse  et  de  procéder  par 
conséquent  de  son  vivant  au  partage  de  ses  biens.  Ainsi  se  pro- 
pageait le  dharma,  se  multipliaient  les  actes  religieux.  Quoi 
d'étonnant  qu'il  soit  parfois  sorti  de  là  une  injonction  et  que,  sous 
un  régime  qui  n'admet  pas  la  faculté  de  tester,  où  les  héritiers 
sont  déjà  en  quelque  sorte  co-possesseurs,  le  droit  d'exiger  ce 
partage  ait  été  reconnu  par  quelques-uns  aux  enfants,  dans  certains 
cas  ;  car  c'est  là  une  incidente  qu'il  faut  presque  toujours  sous- 
entendre,  même  chez  les  écrivains  les  plus  systématiques?  En  ré- 
digeant une  pareille  décision,  un  juriste  ne  faisait  que  ce  que 
l'opinion  des  voisins  ne  manquait  pas  de  faire  en  présence  d'une 
obstination  sénile  injustifiable,  et  cela  n'empêchait  nullement  ce 
même  juriste  d'exalter  ailleurs  la  puissance  paternelle.  De  sem- 
blables contradictions  n'étaient  pas  faites  pour  embarrasser  un 
pahcayat^  qui  jugeant  suivant  l'équité,  pouvait  se  prononcer 
selon  les  cas,  tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre.  Un  tri- 
bunal anglais  n'a  pas  la  même  latitude.  Mais  de  ceci  Yijnâne- 
çvara n'était  pas  responsable,  et  on  l'eut  fort  étonné  sans  doute, 
si  on  lui  avait  montré  le  beau  principe  général  [2o2]  que  la  haute 
Cour  de  Madras  devait  un  jour  tirer  de  sa  sentence. 

Enfin,  il  est  deux  autres  points  encore  où  les  conclusions  de 
M.  N.  me  paraissent  singulièrement  risquées  :  la  mesure  dans 
laquelle  il  juge  une  réforme  nécessaire,  et  hi  facilité  qu'il  y  aurait 

1.  M.  Jolly  c\U'  les  paroles  d'AparâTka  ;  Tugore  Law  Lccturt-s,  p.  283  infra. 


ANNÉE     1888  51 

selon  lui,  à  accomplir  celle  qu'il  propose.  Il  me  semble  qu'il  exa- 
gère la  gravité  et  l'étendue  du  conflit  entre  la  loi  écrite  et  la  cou- 
tume. Du  moins,  dans  les  cas  analysés  par  lui,  je  n'en  vois  pas 
que  cette  loi,  sainement  interprétée,  n'eût  suffi  à  résoudre.  Il  ne 
s'agit  que  de  bien  l'appliquer  et  de  faire  usage  résolument  de  la 
faculté  qu'elle  accorde  elle-même,  c'est-à-dire  reconnaître  comme 
valable  toute  coutume  bien  établie,  à  condition  qu'elle  soit  morale- 
ment acceptable,  bien  entendu.  Et  l'homme  le  mieux  qualifié  pour 
s'enquérir  de  cette  coutume  et  pour  l'apprécier,  sera  le  juge  lui- 
même,  le  magistrat  de  première  instance,  qui  vit  au  milieu  de  ses 
administrés.  Gela  ne  simplifiera  pas  sa  tâche,  tant  s'en  faut.  Mais 
que  deviendrait-elle  avec  la  réforme  radicale  de  ]M.  N.,  qui  fait 
table  rase  de  tout  ce  qui  s'est  pratiqué  jusqu'à  présent  et  qui,  après 
une  enquête  générale  de  toutes  les  coutumes,  irait  jusqu'à  charger 
un  indianiste  d'Europe,  M.  Max  Mûller  ou  M.  J0II3-,  du  soin  de 
les  codifier  !  On  sait  ce  qui  sort  d'ordinaire  de  ces  enquêtes  géné- 
rales. Quant  au  projet  de  codification,  j'ai  peine  à  croire  qu'il  soit 
proposé  sérieusement.  Au  siècle  dernier,  il  s'est  trouvé  des  têtes 
couronnées  pour  demander  pareil  service  à  des  philosophes.  Mais 
il  semble  qu'on  soit  revenu  depuis  de  ces  pastiches  de  Platon  et 
d'Épiménide.  Le  résultat  de  toute  tentative  semblable  ne  pourrait 
être  que  le  chaos,  selon  le  mot  fort  juste  d'un  adversaire  de  M.  N., 
M.  Innés,  juge  à  Madras.  A  supposer  même  que,  par  exception, 
l'enquête  fournît  des  données  irréprochables,  comment  M.  N.  n'a- 
t-il  pas  vu  que  cet  ensemble  de  coutumes  réunirait  à  un  bien  plus 
haut  degré  encore  les  principaux  défauts  inhérents  à  la  loi  écrite, 
son  manque  de  précision,  ses  inconséquences  et  ses  accommode- 
ments, ses  contradictions  implicites  et  formelles,  toute  l'indéter- 
mination enfin  d'un  droit  d'usage-  et  d'arbitrage,  fait  pour  une 
juridiction  radicalement  différente  de  celle  qui  devrait  l'appliquer, 
et  que,  s'il  est  impossible  aux  tribunaux  anglais  d'administrer  aux 
populations  le  droit  écrit  dans  le  même  esprit  que  l'administraient 
les  pahcayatSy  la  difficulté  se  retrouverait  la  même,  se  retrouve- 
rait bien  plus  forte  avec  le  droit  coutumier  ?  Bref,  M.  N.  propose 
de  renverser  pour  édifier  à  neuf.  Je  comprends  que,  dans  l'Inde, 
on  hésite  et  qu'on  préfère  réparer  et  améliorer,  solution  qui  doit 
paraître  mesquine  à  M.  N.  et  à  laquelle  il  aura  pourtant  beaucoup 
contribué. 

J'ai  dit  que  M.  Nelson,  dans  ce  volume,  n'apportait  rien  d'es- 
sentiellement neuf  au   débat.   Je    dois  pourtant,    avant   de  finir. 


52  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

signaler  ses  deux  chapitres  sur  le  Code  des  lois  des  Gcn- 
touxA  et  ^vlv\q  Kâmasâtra  de  Vâtsyâyana.  Je  ne  puis  voir,  comme  lui, 
dans  le  premier  «  the  most  important  work  [2o3]  on  Indian  usage  ». 
C'est  une  compilation  faite  exactement  avec  les  même  matériaux 
littéraires  que  toutes  celles  qui  ont  suivi.  Mais  l'analyse  en  est 
intéressante,  surtout  parce  qu'elle  montre  par  un  exemple  non 
suspect,  ridée  que  se  faisaient,  il  y  a  plus  d'un  siècle,  de  la  légis- 
lation de  leur  pays,  une  élite  de  lettrés  indigènes.  A  ce  point  de 
vue,  uneliste  des  autorités  in-^oquées  dans  l'ouvrage,  où  les  poèmes 
tiennent  presque  autant  de  place  que  les  traités  juridiques,  aurait 
été  une  addition  utile.  Quant  au  Kâmasûtra^  l'idée  de  le  mettre 
en  ligne  et  de  montrer  qu'il  est  un  castra  au  même  titre  que  celui 
de  Manu,  est  un  excellent  moyen  de  plaidoirie,  à  la  condition  tou- 
tefois qu'on  veuille  bien  sous-entendre  qu'il  y  entre  un  grain  de 
paradoxe. 


GUSTAVE   GARREZ 

{Revue  critique^  28  janvier  1889.) 

[72]  Pierre -Gustave  Garrez,  enlevé  à  la  science  et  à  ses  amis  le 
3  décembre  dernier  —  comme  si  l'année  qui  nous  avait  déjà  pris 
llauvette-Besnault,  Bergaigne  et  Arsène  Darmesteter,  avait  tenu 
à  ne  pas  nous  quitter  sans  nous  porter  un  dernier  coup  —  était  né 
le  20  août  1834,  à  Rome,  où  son  père,  Pierre  Garrez,  grand  prix 
d'architecture,  séjournait  alors  comme  pensionnaire  de  l'Académie 
de  France.  Revenu  tout  enfant  à  Paris,  il  fut  placé  de  bonne  heure 
dans  une  institution  de  la  rue  Saint-Jacques,  qui  lui  fit  suivre  les 
classes  du  collège  Henri-IV  et  qu'il  quitta  plus  tard  pour  achever  ses 
études  [73]  à  Louis-le-Grand.  D'après  les  souvenirs  de  sa  famille, 
c'était  un  enfant  réfléchi,  intelligent  et  bon  travailleur.  Au  sortir 
du  collège,  il  avait  commencé  l'étude  du  droit,  pour  laquelle  il  ne 

1.  Tradmit  en  français,  Paris,   177H,  111-4°. 


^        ANNÉE    18S9  53 

se  sentait  qu'un  goût  médiocre*,  et  qu'il  interrompit  bientôt  quand 
éclatèrent,  en  1854,  les  premiers  bruits  de  guerre.  Par  un  coup  de 
tête  qui  n'étonnera  que  ceux  qui  n'ont  pas  bien  connu  Garrez,  ni 
pénétré  tout  ce  qu'il  "y  avait  d'ardeur  et  de  passion  généreuse  sous 
ses  dehors  si  calmes,  il  s'engagea  dans  un  régiment  de  cuirassiers 
avec  lequel,  l'année  suivante,  il  fit  la  campagne  de  Crimée  et 
assista  au  siège  de  Sébastopol.  Mais  les  souffrances  de  toute  sorte 
qu'il  vit  autour  de  lui,  celles  qu'il  eut  à  endurer  lui-même,  au  point 
que  sa  vigoureuse  santé  en  fut  compromise,  par-dessus  tout 
l'amour  de  l'étude  qui  ne  l'avait  point  quitté,  lui  montrèrent  c[u'il 
s'était  trompé  sur  sa  vocation.  Il  se  fit  exonérer  en  1857  et  revint 
à  Paris  se  fixer  auprès  de  sa  mère  devenue  veuve.  Si  j'ajoute  qu'en 
1870,  il  fit  son  devoir  dans  les  compagnies  de  marche  de  la  -garde 
nationale,  j'aurai  mentionné  tous  les  incidents  extérieurs  de  la  vie 
de  Garrez.  Le  reste  en  fut  entièrement  donné  à  l'étude  avec  une 
régularité,  une  abnégation,  une  force  et  une  fixité  de  volonté  in- 
comparables. 

A  son  retour  du  régiment,  il  s'était  senti  un  peu  dépaysé  et, 
comme  il  se  trouvait  dans  une  situation  de  fortune  indépendante, 
il  fut  quelque  temps  à  trouver  sa  voie.  Il  avait  rapporté  du  collège 
un  excellent  fonds  d'instruction  classique,  qu'il  ne  cessa  jamais  de 
creuser  et  d'étendre.  Mais,  en  même  temps,  il  éprouvait  le  besoin 
d'un  horizon  plus  varié  et  plus  large.  Il  se  mit  à  chercher  d'abord 
dans  les  livres  laissés  par  son  père.  Il  apprit  ainsi  l'italien  d'abord, 
puis  l'allemand,  comme  il  apprenait  toute  chose,  rapidement, 
consciencieusement,  à  fond.  Bientôt  il  y  joignit  Panglais,  auquel 
vinrent  s'ajouter  plus  tard  le  hollandais,  le  danois,  le  portugais. 
Cependant  la  lecture  de  VHistoire  de  V antiquité  de  Duncker  lui 
avait  ouvert  le  vieux  monde  oriental  et  révélé  enfin  sa  véritable 
vocation.  Il  reconnut  d'abord  ce  nouveau  domaine  en  l'attaquant  à 
la  fois  par  ses  deux  extrémités,  l'Egypte  et  l'Inde.  En  suivant  le 
cours  de  M.  dePiougé,  il  acquit  en  peu  de  temps  une  connaissance 
solide  des  éléments  de  l'égyptologie.  Mais  il  ne  tarda  pas  à  s'aper- 
cevoir de  la  nécessité  de  choisir  entre  l'Afrique  et  l'Asie,  et  ce  fut 
cette  dernière  qui  l'emporta.  Déjà  il  s'était  muni  de  la  grammaire 
sanscrite  de  Benfey  :  après  l'avoir  étudiée  à  fond,  avec  le  contrôle 
des  textes,  il  se  familiarisa  avec  Pânini  et  la  tradition  indigène.  A 

1.  Ilparaît  au  contraire  avoir  été  attiré  dès  lors  vers  l'étude  des  langues.  Dans  ses 
papiers  s'est  retrouvé,  avec  la  date  de  1852,  un  cours  soigneusement  rédigé  de  gram- 
maire comparée  des  langues  modernes  de  l'Europe. 


54  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 


l'étude  du  sanscrit,  il  joignit  ensuite  celle  du  pâli,  du  pràcrit,  de 
l'hindoustànî,  du  hindi,  du  gujaràtî,  du  marâthi,  de  Fafghan,  en 
même  temps  qu'il  s'attaquait  aux  langues  dravidiennes,  en  parti- 
culier au  tamoul,  dont  il  possédait  une  connaissance  aussi  solide 
qu'étendue.  L'étude  des  langues  indiennes  le  conduisit  à  celle  du 
zend,  du  péhlévi  et  du  persan  moderne.  Gelles-ci  à  leur  tour  le 
menèrent  à  l'arménien,  au  syriaque,  à  l'arabe,  à  Thébreu.  S'il  ne 
s'est  pas  engagé  pour  son  compte  dans  les  recherches  assyriennes, 
il  en  a  toujours  suivi  de  près  le  mouvement. 

Toutes  ces  études  entreprises  avec  ordre  et  réflexion,  poursui- 
vies avec  une  méthode  rigoureuse,  d'après  des  procédés  à  lui  pro- 
pres, presque  toujours  sur  les  sources  mêmes,  alors  moins  qu'au- 
jourd'hui débitées  en  manuels,  furent  conduites  avec  une  rapidité 
étonnante  mais  nullement  hâtive,  et  bientôt  menées  de  front  sans 
aucune  confusion,  sans  que  l'une  fit  tort  à  l'autre.  Quelques-unes, 
deux  ou  trois  au  plus,  furent  poussées  par  lui  moins  loin  que  les 
autres  ;  aucune  ne  fut  superficielle.  C'est  que,  outre  son  énorme 
capacité  de  travail,  Carrez  avait  au  plus  haut  degré  le  don  de  pé- 
nétrer [74]  dans  l'esprit  et  dans  l'usage  d'une  langue  et  de  s'em- 
parer en  quelque  sorte  de  son  mécanisme.  Tout  en  se  permettant 
parfois  des  boutades  sur  le  compte  des  linguistes  et  de  la  linguis- 
tique, il  possédait  toutes  les  qualités  qui  font  les  uns  et  il  savait, 
pour  son  propre  compte,  pratiquer  l'autre  à  la  perfection  ^  Mais, 
au  fond,  il  était  plutôt  philologue  que  linguiste.  Ce  n'est  pas  pour 
elles-mêmes  qu'il  étudiait  les  langues,  mais  comme  instruments. 
Sur  tout  ce  vaste  domaine  qu'il  avait  exploré  en  grammairien  mi- 
nutieux, il  possédait  l'érudition  littéraire  la  plus  rare  par  son  éten- 
due et  par  sa  précision.  Et  les  littératures  à  leur  tour  l'attiraient 
surtout  comme  documents  historiques,  comme  moyens  de  recons- 
truire et  d'expliquer  le  passé. 

Sous  ce  rapport,  le  savoir  de  Carrez  était  vraiment  étonnant.  Sa 
mémoire  était  comme  une  encyclopédie  vivante  et  bien  classée,  où 
chaque  notion  était  à  son  rang  et  à  sa  place,  et  où  les  vues  d'en- 
semble les  plus  larges  et  les  plus  originales  se  dégageaient  sans 
effort  de  l'ordre  parfait  des  détails.  En  histoire,  de  même  qu'en 
grammaire,  les  minuties  ne  l'effrayaient  pas,  pourvu  qu'il  entrevit 
quelque   chose  au  bout,  et  il  allait  droit  aux  faits  pris  dans  les 


1.  Pour  s'en  assurer,  on  n'a  (ju'à  \oir  corameal  il  savait,  à  l'occasion,  manier  l'ôly- 
iiiologie. 


1 


ANNÉE     1889  55 

sources  pour  arriver  par  le  plus  court  chemin  aux  rapports  essen- 
tiels. Il  avait  un  coup  d'œil  d'une  rare  justesse  pour  saisir  ces  rap- 
ports, pour  délimiter  les  questions  vraiment  importantes  et  en 
débrouiller  le  nœud,  pour  séparer  nettement  surtout  les  problèmes 
insolubles  de  ceux  qui  sont  à  la  portée  de  l'effort  ou  ne  dépendent 
plus  que  d'un  heureux  hasard.  L'Inde,  par  laquelle  il  avait  débuté, 
il  l'avait  explorée  à  fond,  dans  tous  les  sens.  Il  en  connaissait  une 
surtout  que  dédaignent  trop  souvent  nos  modernes  sanscritistes, 
qui  se  disent  indianistes  pourtant,  celle  des  anciennes  relations, 
celle  des  voyageurs  orientaux  du  moyen  âge  et  des  visiteurs  mo- 
dernes, des  missionnaires,  des  marins,  des  hommes  d'Etat,  des 
géographes,  des  marchands.  Sous  ce  rapport,  son  érudition  pou- 
vait se  comparer  à  celle  de  feu  Burnell  ou  du  colonel  Yule.  Et  de 
la  même  étoffe  double  et  triple,  toujours  de  bonne  qualité  et  solide, 
était  faite  sa  connaissance  de  l'histoire  de  l'Asie  antérieure  et  cen- 
trale, comme  le  prouvent  ses  trop  rares  écrits  tout  pleins  d'heu- 
reuses trouvailles,  comme  le  prouvait  mieux  encore  sa  riche  con- 
versation dans  ces  heures  de  libre  causerie  que  n'oublieront  jamais 
ceux  qui  l'ont  approché,  où  l'on  se  sentait  si  loin  avec  lui,  si  élevé 
au-dessus  des  compétitions  et  des  mesquines  rivalités  du  jour. 
Ceux-là  seuls  qui  ont  connu  Garrez  il  y  a  vingt  ou  vingt-cinq  ans, 
pourraient  dire  combien  de  choses  il  a  trouvées  le  premier,  quelles 
questions  il  avait  résolues  avant  que  personne  ne  les  eut  encore 
posées,  et  avec  quelle  libéralité  il  faisait  part  de  tout  cela  à  ses 
amis.  i\.ussi  lui  est-il  arrivé  bien  souvent  de  rencontrer,  comme 
nouveautés,  des  choses  qui  étaient  vieilles  pour  lui,  de  retrouver 
même  sous  un  autre  nom,  des  enfants  dont  il  était  bien  un  peu  le 
père.  Loin  d'en  prendre  de  l'humeur,  il  les  saluait  d'un  sourire  au 
passage,  heureux  de  les  revoir  grandis  et  en  train  de  faire  leur 
chemin  dans  le  monde. 

Il  serait  à  désirer  qu'un  de  ses  vieux  amis  voulût  bien  recueillir 
les  souvenirs  de  cette  époque  déjà  lointaine  et  montrer  l'influence 
discrète,  toute  privée,  peu  connue,  mais  très  efficace,  exercée  par 
Garrez  sur  les  études  orientales  en  France,  il  y  a  quelque  25  ans, 
quand,  pour  plusieurs  de  leurs  branches  les  plus  importantes,  il 
n'y  avait  plus,  en  réalité,  parmi  nous,  d'enseignement  public.  On 
sait  que  l'étude  du  sanscrit  fut  restaurée  chez  nous  par  M.  Hau- 
vette-Besnault.  On  sait  moins  que  M.  Hauvette-Besnault  avait  tra- 
vaillé avec  Garrez  et  que  c'est  grâce  à  cette  influence  que  l'Ecole 
des  Hautes  Études  put  s'ouvrir  avec  un  cours  de  sanscrit  métho- 


56  COMPTTS     RENDUS     ET     NOTICES 

dique  et  solide.  Ce  fut  Garrez  qui  enseigna  l'arabe  à  Stanislas 
Guyard  et  qui  initia  ce  brillant  esprit  aux  procédés  sévères  de  la 
discipline  [7o]  scientifique.  Il  était  vraiment  né  pour  enseigner. 
Malgré  une  certaine  réserve  qui  lui  était  naturelle,  il  n'hésitait 
jamais  à  faire  les  premiers  pas  envers  de  beaucoup  plus  jeunes 
que  lui,  quand  ils  lui  étaient  signalés  comme  bien  doués  et  cher- 
chant leur  voie.  Il  fut  ainsi  toute  sa  vie  un  admirable  directeur 
d'études,  même  sur  des  domaines,  celui  de  la  Chine,  par  exemple, 
qu'il  n'avait  explorés  que  par  leur  contour  *.  Il  avait,  du  reste,  par- 
faitement conscience  de  cette  ^vocation  et,  je  le  tiens  d'un  de  ses 
plus  anciens  et  intimes  amis,  il  n'eût  pas  décliné  l'offre  d'une 
chaire  publique,  si  elle  lui  eût  été  faite  à  temps  et  d'une  manière 
digne  de  lui.  C'est  là  un  point  sur  lequel  il  est  inutile  d'insister 
maintenant  ;  mais  il  est  permis  de  regretter  amèrement  qu'une 
pareille  bonne  volonté  ait  dû  rester  stérile  pour  notre  enseigne- 
ment officiel.  Du  moins  ne  le  fut-elle  pas  ailleurs,  dans  ce  petit 
cercle  d'hommes  dévoués  à  la  science  qui  s'étaient  groupés  autour 
de  Garrez,  dont  plusieurs  ont  marqué  depuis  aux  premiers  rangs 
et  qui  tous  lui  ont  été  attachés  jusqu'à  la  fin  par  les  liens  d'une 
reconnaissante  affection.  A  ces  relations,  il  apportait,  outre  sa 
grande  expérience  et  son  vaste  savoir,  le  charme  de  sa  profonde 
modestie,  de  son  absolue  droiture,  et,  une  fois  qu'il  s'était  donné, 
un  entier  dévouement.  On  peut  dire  de  lui  qu'il  était  né  pour 
Tamitié,  qui,  avec  la  science,  fut  le  culte  de  sa  vie.  Avec  un  grand 
fonds  de  fermeté  et  un  premier  abord  un  peu  froid,  il  était  parfaite- 
ment simple,  cordial  et  bon.  Toujours  prêta  rendre  service,  n'y  mé- 
nageant ni  sa  peine,  ni  son  temps,  il  avait  pour  ses  amis  une  affec- 
tion qui  allait  jusqu'à  la  tendresse.  Lui,  le  Parisien  endurci,  qui 
jamais  n'eut  le  temps  d'éprouver  la  lassitude  de  la  grande  ville  ni 
la  nostalgie  des  champs,  qui  ne  se  rappelait  pas  aA^oir  découché 
une  fois  en  trente  ans,  on  le  vit,  pendant  des  années,  aller  une 
fois  par  semaine,  avec  la  ponctualité  d'une  mère,  visiter  un  ami 
malade  que  le  soin  de  sa  santé  avait  fixé  près  de  Fontainebleau. 
Aussi  les  liens  qui  unissaient  Garrez  à  ses  amis,  sont-ils  de  ceux 
qui  survivent  à  la  mort. 

Voici  la  liste  des  travaux  publiés  par  Garrez,  aussi  complète  que 
j'ai  pu  l'établir.  Le  premier  se  trouve  où  on  ne  le  chercherait  pas, 

1.  Pour  voir  comment  il  savait  s'orienter  sur  un  terrain  qui  lui  était  étranger,  on 
n'a  qu'à  relire  l'article  anonyme  mentionné  plus  loin  sur  In  Eopendc  du  Bouddha 
d'après  les  sources  chinoises  de  M.  Beal. 


ANNÉE    1881)  57 

dans  \i}iZeitschrift  der  deutschen  morgenlœndiscJien  GesellscJiaft: 
Etymologisches  von  G.  Garrez  in  Paris.  T.  XIX  (1865),  p.  302. 
C'est  une  courte  notice  en  français  sur  deux  mots  pâlis  et  sur  leurs 
ramifications  en  pâli,  en  sanscrit  et  en  prâcrit.  Sans  préambule  ni 
final,  le  morceau  a  tout  l'air  d'être  un  fragment  détaché  d'une 
lettre,  que  le  correspondant  inconnu  de  Garrez  (M.  Weber?),  frappé 
de  la  valeur  exceptionnelle  de  ces  observations,  aurait  envoyé  à  la 
direction  de  la  Revue.  Et,  en  effet,  on  ne  ferait  pas  mieux  aujour- 
d'hui qu'on  a  des  dictionnaires  et  des  grammaires,  et  que  les  textes 
abondent. —  Viennent  ensuite  :  Notice  sur  les  Sendavestde  Excerpta 
de  M.  Kossowicz.  Revue  critique^  du  3  mars  1866.  —  Notice 
sur  la  Praçnottararatnaniâlâ  de  M.  Foucaux,  avec  appendice 
sur  le  Kalyânaniitrasevaiia  de  M.  Feer.  Journal  asiatique,  t.  X 
(1867),  p.  502.  —  Notice  sur  l'édition  du  Bundehesh  de  M.  Justi. 
Ibidem,  t.  XIII  (1869),  p.  161. —  Notice  sur  l'édition  du  Saptaça- 
taka  de  Hâla^i''^  partie,  par  ]M.  WQhev.  Ibidem,  i.  XX  (1872), 
p.  197.  —  Notice  sur  le  l"^""  volume  de  la  Comparative  Grammar 
of  th'e  modem  Ary an  languages  of  India  de  M.  Beames.  Revue 
critique  du  22  mars  1873. —  Notice  sur  les  fat  a /i  as  séparés  pu- 
bliés par  M.  Fausboll.  Ibidem,  7  juin  1873.  —  Notice  sur  le  livre 
de  M.Bellew:  From  the  Indus  to  the  Tigris.  Ibidem,  18  avril 
1874.  —  Notice  sur  trois  ouvrages  publiés  par  les  Parsis  de  Bom- 
ba}^  Journal  asiatique,  t.  III  (1874),  p.  62.—  Notice  sur  le  1^^  vo- 
lume de  la  traduction  de  VAvesta  de  M.  de  Harlez.  [76]  Ibidem, 
t.  VII  (1876),  p.  411.  —  Ce  sont  là  tous  les  travaux  publiés  par 
Garrez  sous  sa  signature.  Mais  outre  ceux-ci,  il  y  a  de  lui,  princi- 
palement dans  la  Revue  critique, nn  certain  nombre  d'articles  non 
signés.  Peut-être,  dans  sa  modestie,  les  jugeait-il  trop  peu  impor- 
tants, bien  que  plusieurs  soient  de  première  valeur.  Il  ne  les  dé- 
savouait pas  du  reste,  et  tous,  jusqu'aux  plus  simples  notes,  ils 
portent  bien  la^marque  à  laquelle  se  reconnaît  tout  ce  qu'il  a  écrit. 
Aussi  la  liste  suivante,  dressée  d'abord  d'après  ce  seul  indice, 
a-t-elle  entièrement  été  confirmée,  en  partie  par  le  témoignage  de 
quelques-uns  de  ses  amis,  en  partie  par  des  indications  trouvées 
dans  ses  papiers.  Voici  les  articles  de  la  Revue  critique  :  Le  Sutta 
Nipâta,  traduction  Coouiara  Swamy ,  6  mars  1875.  —  The  His- 
tory  of  India,  de  Talboys  Wheeler,  13  mars  1875.  —  Leland, 
Fusang,  31  juillet  1875.  —  The  Romantic  Legend  of  Sakya  Bud- 
dha,  de  M.  Beal,  4  septembre  1875.  (M.  Beal  répondit  dans 
V Athenœum  du  5  février  1876  et  cette  réponse    fut  suivie  d'une 


-58  COMPTKS     RFXDUS     KT     NOTICES 

réplique  de  Garrez  sur  la  couverture  de  la  Revue  critique^  du 
2Ç>  février  1876).  —  De  Goeje,  Das  alte  Bett  des  O.riis,  4  septem- 
bre 1875.  —  Cowell,  Introduction  au  prâcrit  des  drames, 
l*""  janvier  1876.  — Warren,  les  Idées  religieuses  et  philosophi- 
ques des  Jainas,  16  février  1876.  —  Aces  articles  on  peut  comparer 
les  suivants,  écrits  pour  un  public  moins  spécial,  sans  doute  à  la 
prière  d'un  ami,  où,  sans  rien  sacrifier  de  ses  habitudes  d'exacti- 
tude, il  a  su  prendre  un  ton  moins  sévère  :  Ilistoii^  de  la  littérature 
hindouie  ethindoustanie,  par  M.  Garcin  de  Tassy.  Moniteur  Uni- 
versel àw.  26  juillet  1870  (s«îis  le  pseudonyme  de  G.  Ollivier). — 
Bigdindet,  Vie  ou  légende  de  Gaudama,  traduction  V.  Gauvain.  Le 
Monde  du  14  septembre  1879. —  Delaporte,  Voyage  au  Cambodge. 
Ibidem,  26  décembre  1879. 

Comme  on  voit,  ce  sont  là  autant  d'articles  écrits  à  propos  de 
travaux  d'autrui.  Plusieurs  sont  de  dimension  étendue,  presque 
des  mémoires;  quelques-uns,  comme  les  articles  sur  le  Bundehesh, 
sur  Hâla,  sur  la  grammaire  de  Beames,  sont  des  morceaux  que 
Garrez  seul  peut-être  en  Europe  était  capable  d'écrire  ;  tous,  ils 
sont  pleins  des  vues  les  plus  justes,  les  plus  neuves,  du  savoir  le 
plus  profond,  sans  aucun  étalage  d'érudition  ^.  Et  comme  on  sent 
que  tout  cela  est  puisé  en  pleine  abondance  ;  que,  sur  chaque 
point,  l'auteur  ne  fait  donner  en  quelque  sorte  que  des  têtes  de  co- 
lonnes, qu'il  pourrait  faire  appuyer  au  besoin  de  profondes  réser- 
ves. Ce  n'en  sont  pas  moins  de  simples  articles,  de  modestes 
comptes  rendus.  A  l'étranger  on  ne  s'y  trompa  pas.  Dès  le  début, 
Garrez  fut  classé  au  premier  rang,  parmi  les  maîtres,  et  son  auto- 
rité en  plusieurs  disciplines  largement  reconnue.  Il  n'en  fut  pas  tout 
k  fait  de  même  chez  nous  qui,  plus  qu'on  ne  pense,  avons  le  res- 
pect du  livre,  surtout  s'il  est  gros,  comme  si  l'on  ne  pouvait  être 
profond,  original,  utile  qu'en  volume  et  sous  couverture  spéciale. 
Il  faut  le  dire,  Garrez  ne  fut  pas  apprécié  chez  nous  à  sa  haute 
valeur,  et  cela  non  pas  par  le  grand  public,  qui  est  hors  de  cause, 
mais  par  le  public  savant.  Il  ne  fut  apprécié  et,  pour  trancher  le 
mot,  il  ne  fut  connu  que  de  ses  amis  et  du  petit  nombre  des  spé- 
cialistes, avant  tout  des  fidèles  de  notre  Société  asiatique,  à  la- 
quelle il  fut  longtemps  si  entièrement  dévoué.  Là  du  moins  justice 
lui  a  toujours  été  rendue  pleine  et  entière. 

1.  fîarrcz  a  été  probablement  l'homme  de  sa  génération  qui  avait  le  pins  lu  du 
Shah  Nameh.  Je  ne  suis  pas  sûr  pourtant  qu'on  trouve  le  nom  mentionné  luie  seule 
foi»  dans  ce  qu'il  a  publié. 


ANNEE     1889  oU 

Pourquoi  Garrez  n'a-t-il  pas  plus  écrit  ?  Ce  n'est  certainement 
pas  par  indifférence  :  jamais  le  feu  sacré  ne  s'assoupit  en  lui;  ni 
par  dépit  :  son  désintéressement  absolu  ne  laissait  pas  de  place  à 
l'amertume.  Ce  n'est  pas  non  plus  pour  s'être  divisé  entre  trop 
d'études  :  rien  chez  lui  ne  fait  penser  au  proverbe  «  qui  trop  em- 
brasse, mal  étreint  ».  Ce.tte  division  était  d'ailleurs  plus  apparente 
que  réelle,  et  toutes  ces  études  [77]  convergeaient  vers  une  haute 
unité. Il  pouvait  bien  parfois  être  débordé  sur  un  côté  pendant  qu'il 
était  occupé  sur  un  autre  ;  mais,  une  fois  qu'on  a  possédé  un 
champ  d'études  comme  il  possédait  les  siens,  on  a  bien  vite  fait  de 
se  remettre  au  courant.  Une  ophtalmie  qui,  pendant  plusieurs 
années,  lui  interdit  tout  travail  prolongé,  y  fut  bien  pour  quelque 
chose.  Mais  la  principale  raison  fut  son  extrême  sévérité  envers 
lui-même.  Il  écrivait  facilement,  parait-il,  et  pourtant  il  n'aimait 
pas  à  écrire,  lui  qui  se  dépensait  si  volontiers  dans  l'improvisa- 
tion de  la  causerie.  Ces  études  dont  nous  admirons  la  sobre 
richesse,  la  forme  limpide  et  châtiée,  il  n'en  était  jamais  satisfait. 
Il  lui  fallait  beaucoup  pour  faire  une  démonstration.  Sur  un  grand 
nombre  de  questions,  par  exemple  sur  la  formation  de  l'écriture 
arménienne,  sur  l'origine  des  Parthes,  sur  celle  du  péhlévi,  sur  la 
patrie  du  pâli  et,  en  général,  sur  le  développement  des  langues  in- 
diennes, il  avait  un  ensemble  de  vues  ingénieuses  etoriginales  que 
d'autres  peut-être  auraient  produites  sans  hésitation,  mais  qu'il 
retenait  par  devers  lui  parce  qu'elles  ne  satisfaisaient  pas  encore  à 
tous  ses  scrupules.  Ailleurs,  au  contraire,  où  il  était  arrivé  à  une 
solution,  il  admettait  trop  facilement  dans  sa  modestie,  que  ce  qu'il 
avait  trouvé,  d'autres  devaient  l'avoir  trouvé  aussi,  et  il  fallait  la 
contradiction  pour  le  persuader  du  contraire.  Sa  belle  discussion 
du  problème  des  quatre  fleuves  du  Bundehesh,  celle  de  l'âge  relatif 
des  diA'erses  couches  de  la  littérature  pâlie,  d'autres  encore  n'ont 
pas  été  improvisées  ;  elles  étaient  vieilles  chez  lui.  Il  ne  les  aurait 
pourtant  pas  écrites  s'il  n'avait  pas  trouvé  en  défaut  sur  ces  points 
des  livres  aussi  estimables  que  ceux  de  MM.  Justi  et  Fausboll.  Ce 
qui  lui  importait,  c'était  la  vérité  et  nullement  d'établir  qu'il  l'avait 
trouvée  le  premier.  Quant  à  l'idée  d'écrire  un  livre  simplement 
pour  prouver  qu'il  en  était  capable,  c'est  la  dernière  qui  lui  serait 
venue.  Pour  ceux  qui  ont  connu  Garrez,  ces  raisons  expliquent 
suffisamment  le  petit  nombre  de  ses  écrits;  elles  ne  sauraient  les 
consoler,  maintenant  qu'une  mort  prématurée  et  foudroyante  a 
anéanti  tant  de  richesses  patiemment  amassées. 


00  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

C'est  à  rimproviste,  en  effet,  en  pleine  santé,  que  Garrez  leur 
a  été  enlevé.  Dans  la  soirée  du  2  décembre,  il  fut  pris  d'un  léger 
malaise.  Il  se  coucha  de  bonne  heure,  et  la  nuit  paraît  avoir  été 
paisible.  Vers  6  heures  du  matin,  il  avait  encore  touché  à  la  petite 
horloge-veilleuse  qui  se  trouvait  à  son  chevet  :  quand  on  pénétra 
dans  sa  chambre  une  heure  après,  on  le  trouva  mort.  Comme  il 
n'était  d'aucune  coterie,  qu'il  n'appartenait  à  aucun  mandarinat,  sa 
fin  fit  peu  de  bruit.  La  nouvelle  s'en  répandit  pourtant  au  dehors, 
en  Angleterre  d'abord,  comment?  je  ne  sais,  et  elle  y  éveilla  un 
douloureux  écho.  Peu  de  joîh's  après,  l'auteur  de  ces  lignes  rece- 
vait des  lettres  pleines  de  sympathie  d'hommes  comme  MM.  Rost 
et  Rhys  Davids,  qui,  sans  avoir  connu  personnellement  Garrez, 
aimaient  et  respectaient  en  lui  un  des  maîtres  de  la  science  et 
déploraient  sa  mort  comme  un  deuil  international.  En  ce  moment, 
ses  amis  s 'occupent  de  réunir  ses  divers  écrits  en  volume.  Avec 
des  souvenirs  tristes  et  charmants,  c'est  tout  ce  qui  leur  reste  main- 
tenant de  celui  qu'ils  appelaient  «  le  bon, Garrez  ». 


Études  sur  l'histoire  du  droit,  par  Sir  Henry  Sumner  Malne,  grand- 
maître  du  collège  de  Trinity-Hall  (Université  de  Cambridge), 
membre  de  la  Société  royale  de  Londres,  associé  étranger  de 
l'Institut  de  France.  Traduit  de  l'anglais  avec  l'autorisation  de 
l'auteur.  Paris,  Ernest  Thorin,1889.  —  lxxviii-704  pp.,gr.  in-S*'. 

{Mêlas i ne,  5  avril  1889.) 

[3IÎ2|  Ce  volume  est  l'avant-dernier  de  la  collection  des  œuvres 
de  Sir  Henry  Sumner  Maine  publiées  par  la  maison  Thorin  et  tra- 
duites en  notre  langue  par  le  même  publiciste  anonj'^me  qui  a  déjà 
mis  à  la  portée  du  public  français  les  Asialic  Studies  de  Sir  Alfred 
Lyall  '.  Comme  ce  dernier  ouvrage,  celui-ci  est  un  recueil  de  mor- 
ceaux de  provenance  et  de  dates  diverses  (185G-1887),  mais  forte- 
ment reliés  entre  eux  par  une  double  unité,  unité  de  doctrine  et 
unité  d'objet.  La  doctrine  est  celle  de  l'évolution  historique  du  droit, 


ANNÉE    1889  6l 

elairée  par  la  méthode  comparative  et  poursuivie  jusque  dans  ses 
origines.  L'objet  est  l'Inde,  à  laquelle  toutes  ces  études,  sauf  une, 
se  rapportent  plus  ou  moins  directement,  l'Inde  que  l'auteur  a  ser- 
vie pendant  sa  longue  et  glorieuse  carrière  officielle  et  qui,  par  un 
juste  retour,  a  été  pour  lui  le  plus  fécond  des  champs  d'étude,  celui 
où  son  horizon  de  jurisconsulte  s'est  étendu  et  où  se  sont  formées 
ses  convictions  d'historien.  Le  volume  comprend  les  morceaux  sui- 
vants  :  l*'  le  célèbre  essai  sur  (.<  les  communautés  de  village  en 
Orient  et  en  Occident  »  {i^^  édition,  1871).  2»  «  Influence  de  l'Inde 
sur  les  idées  de  l'Europe  moderne  »  (1875),  où  M.  Maine  apprécie 
l'impulsion  puissante,  parfois  initiale,  qu'ont  reçue  de  l'Inde,  depuis 
un  siècle,  les  diverses  branches  des  études  historiques.  3^  «  Théorie 
de  la  preuve  »  (1873),  où,  à  propos  de  la  publication  de  VIndian 
Evidence  Act,  il  examine  l'influence  latente  que,  depuis  les  pre- 
miers temps  de  la  conquête,  le  droit  anglais  a  exercé  sur  le  droit 
hindou  et,  réciproquement,  l'esprit  nouveau  dont  le  législateur  an- 
glais a  du  s'inspirer,  quand  il  a  entrepris  de  légiférer  pour  l'Inde. 
4'^  «  Le  droit  romain  et  l'éducation  juridique  -»  (1856).  L'étude  de 
ce  droit  non  seulement  donnera  au  jurisconsulte  anglais  la  clef  des 
législations  continentales;   elle  sera  aussi  le  meilleur  correctif  de 
certains  défauts  du  droit  anglais,  son  état  chaotique  et  le  manque 
de  généralisation,  qui  en  font  un  art,  une  pratique,  plutôt  qu'une 
science.  Au  législateur,  elle  fournira  ce  dont  il  a  besoin  avant  tout, 
une  langue  bien  faite,   qui,   selon  un  adage  connu,  est  presque 
synonyme  de  science  bien  faite.  5«  «  La  famille  patriarcale  »  (1886), 
une  vigoureuse  défense  de  ses  propres  idées  sur  la  famille  primitive, 
contre  l'école  de  Mac  Lennan,  qui  place  partout  à  l'origine  le  ma- 
triarcat.  6«    «   L'Inde   et  l'Angleterre   »    (1887),    contribution  de 
l'auteur  au  recueil  publié  à  l'occasion  du  jubilé  de  la  Reine  :  The 
Reign  of  Queen  Victoria,  a  Sujvey  of  Fifty  years  of  Progress. 
C'est  le  tableau  tracé  à  grands  traits  de  ce  que  l'Angleterre  a  fait 
de  l'Inde  et  aussi  de  ce  que  l'Inde  lui  a  donné  en  retour.  Nul  n'était 
mieux    à    même    de    décrire    ces    changements    prodigieux    que 
[o83]  Sir  Henry;  bien  peu  auraient  eu  plus  que  lui  le  droit,  dont  il 
n'a  pas  usé  pourtant,  de  répéter  le  quorum  pars  magna  fui  du 
poète,  k.  la  fin  du  volume  sont. rejetés  en  appendice  quelques  pièces 
officielles  et  des  extraits  de  plusieurs  discours  prononcés  par  l'au- 
teur en  sa  qualité  de  vice-chancelier  de  l'Université  de  Calcutta.  En 
tête  est  placée  une  double  appréciation  de  ce  profond  et  brillant 
esprit,  l'une  où  le  traducteur  examine  avec  une  rare  compétence  les 


62  COMPTES     RENDIS     ET     NOTICES 

divers  essais  réunis  dans  le  volume  ;  l'autre,  extraite  de  la  La^v 
Quarterly  Rei>iea>,  où  Sir  Alfred  Lyall  a  essayé  de  caractériser 
l'homme  et  son  œuvre  dans  l'Inde,  comme  écrivain  et  comme  ad- 
ministrateur. 

Le  morceau  de  résistance  du  volume  est  le  premier,  l'essai  sur 
les  communautés  de  village.  Je  n'ai  pas  à  m'y  arrêter  longuement 
ici,  après  la  grande  fortune  que  l'ouvrage  a  eue,  et  dans  l'Inde,  où 
il  ne  paraît  guère  de  livre  nouveau  qui  ne  soit  marqué  de  cette 
influence,  et  en  Europe,  où  ik;a  été  aussitôt  adopté  par  l'école  his- 
torique et,  malheureusement,  tout  aussitôt  exagéré  par  ceux  qui, 
outre  la  linguistique  et  la  mythologie  indo-européennes,  voudraient 
encore  nous  gratifier  d'une  sociologie  indo-européenne.  Sir  Henry 
n'est  pas  directement  responsable  des  théories  de  certains  ama- 
teurs à^aryan  politics;  il  n'en  est  pas  non  plus  tout  à  fait  inno- 
cent. Son  exposition  est  singulièrement  abstraite.  Il  argumente  plus 
volontiers  qu'il  ne  raconte  et  décrit.  Il  opère  ainsi  avec  des  termes 
d'une  généralisation  extrême,  dégagés  de  leur  milieu,  dépourvus 
de  chronologie  et  tout  à  fait  propres  à  suggérer  la  conclusion  hâtive 
qu'il  y  aurait  eu  en  effet  une  conception  aryenne  commune  de  la 
propriété  foncière,  en  vertu  de  laquelle  la  possession  du  sol  aurait 
été  partout  essentiellement  collective.  Nous  croyons,  quant  à  nous, 
que  les  nombreux  faits  d'exploitation  collective  de  la  terre  signalés 
chez  les  Celtes,  chez  les  Germains,  chez  les  Slaves,  chez  les  Hin- 
dous, faits  qui  se  retrouvent  aussi  bien  ailleurs,  chez  des  popula- 
tions tout  aussi  sédentaires  et  n'ayant  avec  celles-ci  aucun  lien  de 
famille,  ne  sont  pas  congénères,  qu'ils  n'ont  pas  pour  origine  com- 
mune une  même  conception  préhistorique,  et  qu'en  tout  cas,  pour  ce 
qui  concerne  l'Inde,  la  démonstration  à  cet  égard  reste  encore  à 
faire.  Il  est  vrai  que  le  droit  écrit  hindou  s'occupe  peu  de  la  pro- 
priété foncière.  Pour  lui,  l'avoir  individuel  est  avant  tout  mobilier. 
Cela  tient  sans  doute  à  ce  que  la  terre  est,  de  tous  les  biens,  celui 
que  l'individu  arrive  en  dernier  lieu  à  s'adjuger  avec  profit.  Mais, 
aussi  haut  que  nous  puissions  remonter,  dès  qu'il  est  question  du 
régime  de  la  terre,  et  dans  le  droit  écrit,  et  dans  les  monuments 
épigraphiques,  dont  quelques-uns  sont  presque  aussi  vieux  que  le 
droit  écrit,  la  propriété  individuelle  du  sol  apparaît  aussi  nettement 
et  aussi  solidement  organisée  que  toute  autre.  Si  M.  Maine  avait  dé- 
crit davantage,  on  verrait  que  presque  toujours  il  y  a  un  propriétaire 
individuel  au-dessus  de  la  collectivité,  que  celle-ci  exploite  plutôt 
qu'elle  ne  possède,  sans  qu'il  soit  possible  la  plupart  du  temps  de 


ANNÉE    1889  03: 

montrer  que  le  fait  de  cette  exploitation  collective  n'est  qu'une  simple 
diminution  d'un  droit  antérieur  de  propriété  collective.  On  verrait 
encore  que  ces  exploitations  en  commun  sont  surtout  restées  en 
vigueur  là  où  la  nature  ou  les  conditions  de  la  culture,  telles  que  la 
pâture  ou  les  irrigations,  les  rendaient  nécessaires,  ou  bien  encore 
dans  des  régions  où  la  sécurité  publique  dans  un  passé  récent  était 
chose  inconnue,  où  le  villageois,  il  y  a  50  ans  à  peine,  labourait 
armé  du  sabre  et  du  bouclier,  et  ne  se  risquait  qu'en  troupe  en 
dehors  de  l'enceinte  de  bambou  qui  faisait  de  chaque  hameau  une 
forteresse  en  miniature.  On  verrait  enfin  que  tous  ces  organismes, 
qui  nous  sont  présentés  indistinctement  comme  des  survivances 
immédiates  des  âges  primitifs,  sont  parfois  fort  récents,  quand  on 
les  rencontre,  par  exejnple,  dans  des  parties  du  pays  que  l'invasion 
a  balayées  à  mainte  reprise  et  changées  en  désert.  De  ce  chef  il  y 
a  donc  des  réserves  à  faire,  d'abord  aux  conclusions  de  M.  Maine, 
mais  surtout  aux  conséquences  que  d'autres  ont  tirées  de  ces  con- 
clusions en  les  exagérant.  Les  coutumes  ont  la  vie  dure;  mais  elles 
ne  peuvent  pas  faire  que  l'homme  ne  soit  pas  partout  le  même,  qu'il 
ne  s'approprie  pas  toute  chose  profitable  aussitôt  que  possible  et 
dans  toute  la  mesure  du  possible. 

J'ai  dit  que  l'exposition  de  M.  Maine  est  abstraite;  mais  le  style 
en  est  imagé,  surtout  dans  cet  essai,  qui  est  une  série  de  confé- 
rences et  où  domine  le  ton  oratoire.  11  y  a  donc  là  une  sorte  d'op- 
position entre  la  pensée  et  l'expression,  qui  rendait  la  tâche  du 
traducteur  [384]  particulièrement  difficile.  J'y  ai  trouvé  cette  fois 
une  impression  de  lourdeur  que  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  res- 
sentie jadis  à  la  lecture  de  l'original.  Peut-être  le  traducteur  aurait- 
il  bien  fait  de  prendre  parfois  un  peu  plus  de  liberté.  Mais,  c'est 
aussi  là  le  seul  reproche  que  j'aie  à  lui  faire.  Les  notes  qu'il  a  ajou- 
tées au  bas  de  la  page  sont  excellentes  et  témoignent  d'une  grande 
connaissance  de  la  littérature  historique  et  juridique  anglaise  et 
anglo -indienne.  A  la  fin  du  volume,  il  y  a  une  table  des  matières,, 
mais  il  n'y  a  pas  d'index. 


COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 


J.    Grosset,  Contribution    à  l'étude    de    la    musique    hindoue. 

Extrait  du  tome  Vide  la  BiblioLlièque  de  la  Faculté  des  Lettres 
de  Lyon.  Paris,  Ernest  Leroux,  1888.  —  91  pp.  in-8. 

{Reçue  critique,  13  mai  1889). 

[361]  Une  bonne  exposition  de  la  musique  hindoue,  suffisam- 
ment claire,  pas  trop  technique,  ne  supposant  chez  le  lecteur  que 
les  notions  élémentaires  de  la  théorie  occidentale,  parait  devoir 
rester  [362]  encore  longtemps  à  l'état  de  simple  desideratum. 
Jusqu'ici  ceux  qui  ont  écrit  sur  la  matière,  ont  été  sans  pitié  pour 
le  pauvre  profane.  Tous  ils  affectent  de  ne  s'adresser  qu'à  des 
musiciens  consommés,  pour  qui  la  science  n'a  pas  de  mystères.  Il 
n'est  pas  jusqu'à  M.  Percival,  le  dernier  à  mon  su  qui  ait  exploré 
ces  régions,  qui,  tout  en  faisant  ce  reproche  à  ses  devanciers,  ne 
soit  tombé  à  son  tour  dans  le  même  défaut  :  il  faut  être  un  initié 
pour  ne  pas  perdre  pied  en  sa  compagnie  ^  Il  n'y  a  donc  pas  à  pro- 
prement parler  de  littérature  de  vulgarisation  sur  ce  domaine.  Res- 
tent les  traités  originaux.  Mais  il  suffit  d'avoir  ouvert  une  fois 
n'importe  quel  traité  technique  hindou,  pour  savoir  d'avance  qu'on 
n'arrivera  à  comprendre  ceux-ci  qu'à  la  condition  de  pouvoir  les 
soumettre,  précepte  par  précepte,  à  l'épreuve  expérimentale.  Un 
commentaire  même  ne  suffirait  pas  :  il  faudrait  avoir  à  ses  côtés 
un  joueur  de  çinâ.  En  même  temps,  il  va  de  soi  qu'on  ne  pourra 
les  interpréter  à  notre  usage  qu'à  la  condition  d'être  bien  versé 
dans  la  musique  européenne.  Sans  cette  double  condition  de  savoir 
et  la  musique  hindoue,  et  la  nôtre,  on  sera  forcément  réduit  à  faire 
ce  qu'a  fait  M.  Grosset,  et  ce  que  je  fais  ici  moi-même  après  lui. 
L'un  et  l'autre,  en  effet,  nous  parlons  de  choses  que  nous  n'enten- 
dons guère.  Il  y  a  seulement  cette  différence,  qu'il  a  choisi  son 
sujet  de  propos  délibéré,  tandis  que  ce  n'est  pas  tout  à  fait  ma 
faute,  si  son  mémoire  m'a  fait  passer  de  mauvais  moments. 

Cela  dit,  je  m'empresse  d'ajouter  que,  tout  imparfait  qu'il  est,  le 
travail  de  M.  G.  n'est  pas  dépourvu  d'utilité.  Il  consiste  dans  la 
publication  du  28"  chapitre  du  NAtyaçàstra,  où  le  pseudo-Bharata, 
après  de  courtos  iiidicatioiis  l'ehitives  à  la  classification  <îL  l\  l'cm- 

1.  II.  M.  P(!r<i\;.l   :  Is  JliiiduMusic  Scicnlifk  "  Calcutta  licvicw,  oclobcr,  1886,  p.  277, 


ANNÉE    1889  65 

ploi  (les  instruments  de  musique,  traite  successivement  des  notes 
et  de  leur  mesure  diatonique  ;  de  la  gamme,  dont  il  ne  connaît  que 
deux  sortes  ';  des  nuances  accidentelles  que  l'exécutant  peut  donner 
aux  notes  ;  enfin  des  18  jâtis  o\\  modes,  qui  correspondent  évidem- 
ment chez  lui  aux  râgas  de  la  théorie  postérieure.  Ce  qu'est 
la  [363]  musique  hindoue,  ce  texte  ne  l'apprendra  certainement 
pas  à  qui  ne  le  sait  déjà  d'avance.  Mais,  comme  document,  il  pourra 
rendre  service.  Sans  partager  la  foi  de  M.  G.  en  l'antiquité  du 
Nâtyaçâstra^  on  accordera  volontiers  que  cette  compilation  est 
notablement  antérieure  aux  traités  analogues.  Il  n'est  donc  pas 
indifférent  de  constater  que  Bharata  ne  connaît  que  deux  sortes  de 
gamme,  qu'il  ignore  les  fantaisies  allégoriques  et  mythologiques 
dont  ses  successeurs  ont  surchargé  leur  théorie  des  râgas.  Peut- 
être  y  a-t-il  une  différence  semblable  pour  les  mûrchanâs.  Actuel- 
lement les  21  mûrchanâs  désignent  les  notes  considérées  comme 
formant  une  seule  série  à  travers  les  trois  octaves  qu'embrasse 
l'échelle  hindoue.  Chez  Bharata,  les  14  mûrchanâs  sont  réparties 
entre  les  deux  sortes  de  gamme,  et  rien  ne  semble  avertir  chez  lui 
qu'il  s'agisse  d'une  distinction  d'octaves.  Mais,  comme  M.  G.  n'a 
rien  compris  à  cette  partie  du  texte  et  que  je  ne  suis  pas  sur  d'y 
comprendre  beaucoup  plus  que  lui,  il  est  inutile  de  spéculer  Là- 
dessus  à  tâtons-.  Outre  ces  différences,  qui  sont  de  théorie,  il  y  en 
a  d'autres  qui  portent  sur  des  détails,  sur  la  nomenclature.  C'est 
précisément  à  les  faire  ressortir  les  unes  et  les  autres  qu'aurait  dû 

1.  M.  G.  ne  veut  pas  iTîiànive  shadjagrâma,  madhyainagrâma,  par  «  gamme  shadja, 
gamme  madhyama  ».  Il  préfère  «  mode  shadja,  mode  madhyama  »,  et  cela,  «  pour 
éviter  toute  confusion  ».  «Les  deux  grâmas  sont  deux  modes  distincts  de  la  gamme  ; 
il  y  a  entre  eux  une  différence  analogue  à  celle  qui  sépare,  dans  notre  musique  occi- 
dentale, le  mode  majeur  du  mode  mineur.  »  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  scrupule. 
Une  gamme  est  toujours  une  gamme,  qu'elle  soit  majeure  ou  mineure.  D'ailleurs  au- 
cune des  deux  gammes  décrites  n'est  mineure.  Dans  le  texte,  il  y  a  pourtant  un  vers 
{25)  qui  fait  commencer  le  shadjagrâina  par  ri,  ce  qui  amènerait  le  demi  ton  au  2*  et 
au  6'  intervalle  et  approcherait  davantage  de  notre  gamme  mineure.  Mais  M.  G.  ne 
veut  voir  là  qu'une  inversion  nécessitée  par  le  mètre.  Je  serais  plutôt  porté  à  y  voir 
un  morceau  de  rapport,  introduit  dans  le  texte  sans  souci  de  la  contradiction  ;  car, 
dans  tout  le  reste  du  chapitre,  le  shadjagrâma  commence  par  sa.  Ce  qui,  chez  les  Hin- 
dous, ressemble  le  plus  à  notre  gamme  mineure,  est  le  gândhâragrâma,  que  Bharata  ne 
connaît  pas. 

2.  S'il  fallait  à  toute  force  risquer  une  conjecture,  je  dirais  que  Bharata  n'admet 
que  deux  octaves,  de  même  qu'il  ne  connaît  que  deux  gammes,  et  que  ses  14  mûr- 
chanâs désignent,  pour  chacune  des  deux  gammes,  les  notes  de  l'octave  supérieure. 
Pour  cela,  il  faut,  p.  38,  1.  5,  lire  ^arshabhâ  âdyâh  ou  oarshabhâ  ânupûrvâdyâh  svarâ. 
En  tout  cas  je  ne  puis  découvrir  aucun  sens  à  l'interprétation  de  M.  G.,  ni  aux  «  sé- 
ries correspondantes  »  de  son  tableau  de  p.  59,  ni  à  ses  notes  de  p.  Srt, 

Religions  de  l'Inde.  —  IV.  5 


66  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

s'appliquer  avant  tout  M.  G.,  s'il  avait  bien  compris  le  seul  genre 
d'intérêt  que  pouvait  offrir  son  travail  dans  les  conditions  où  il  l'en- 
treprenait. Il  a  kl  les  textes  publiés  dans  le  SangttasârasangraJia 
de  Surindro  Mohun  Tagore.  Pourquoi  n'a-t-il  pas  cité  dans  leur 
teneur  originale  les  divergences  qu'il  y  a  relevées,  et  s'est-il  con- 
tenté, la  plupart  du  temps,  de  les  indiquer  par  de  simples  renvois 
ou  d'en  donner  une  interprétation  que  nous  sommes  en  droit  de 
tenir  pour  suspecte?  Pourquoi  surtout  n'a-t-il  pas  ajouté  un  index 
de  toutes  ces  expressions  techniques,  la  première  chose  à  laquelle 
il  aurait  dû  songer?  C'étaient  là  des  compléments  indispensables, 
dont  ne  pouvaient  tenir  lieu  en  aucune  façon,  ni  l'essai  de  traduc- 
tion, ni  les  notes  qu'il  a  jointes  au  texte. 

Cette  traduction  a  dû  coûter  beaucoup  de  travail  à  M.  Grosset. 
Elle  n'en  était  pas  moins  condamnée  d'avance  à  demeurer  informe 
et  en  grande  partie  inintelligible,  et  cela  pour  d'autres  raisons  en- 
core que  celles  qui  ont  été  indiquées  plus  haut.  Il  n'y  a  pas  de  com- 
mentaire pour  Bharata,  et  le  texte,  pour  ce  chapitre  surtout,  est 
dans  un  état  lamentable,  particulièrement  dans  les  passages  en 
prose.  S'il  y  avait  un  ensemble  lisible  à  tirer  de  ces  matériaux, 
M.  Fitz-Edward  Hall  n'aurait  sans  doute  pas  laissé  à  d'autres  le 
soin  de  les  publier.  M.  G.  a  fait  son  possible  pour  établir  son  texte 
avec  ce  qu'il  avait  en  main.  Il  a  choisi  avec  soin  les  leçons  qui  lui 
ont  paru  préférables,  il  a  donné  en  note  le  relevé  complet  des  va- 
riantes, et  il  a  corrigé  de  son  mieux  les  fautes  les  plus  apparentes. 
Quant  [364]  aux  autres,  dont  le  nombre  est  certainement  formi- 
dable, il  n'y  a  pas  touché,  et,  en  cela,  il  a  bien  fait.  Comment  cor- 
riger quand  on  ne  comprend  pas,  quand  parfois  même  on  serait 
embarrassé  de  dire  sommairement  de  quoi  il  s'agit  ?  Le  texte  ainsi 
établi  et'  je  le  répète,  établi  en  somme  aussi  bien  qu'il  pouvait 
l'être,  M.  G.  la  tantôt  traduit  là  où  il  lui  a  paru  traduisible,  tantôt 
simplement  résumé.  Je  n'examine  pas  s'il  est  possible  de  résumer 
un  texte  aphoristique  qu'on  n'est  pas  en  état  de  traduire.  Je  cons- 
tate seulement  que  traductions  et  résumés  ont  été  munis  par  M.  G. 
d'un  ?,  quand  ils  lui  ont  paru  aboutir  à  des  propositions  par  trop 
fortes.  Que  n'a-t-il  multiplié  encore  davantage  ces  signes  salutai- 
res ?  Ou,  plus  simplement,  pourquoi  n'a-t-il  pas  laissé  tout  cela  en 
blanc?  Comment  le  lecteur  pourra-t-il  s'imaginer  par  exemple  lès 
quatre  opérations  successives  que  prescrit  M.  G.  (avec??  bien  en- 
tendu),  pour  faire  la  gamme  madhyama  surune  vinà  accordée  en 
shadja,  quand  les  deux  gammes  ne  diffèrent  qinî  par  un  seul  inter- 


ANNÉE    1889  07 

valle  et  que  toutes  les  autres  notes  restent  en  place?  Je  ne  repro- 
che certainement  pas  à  M.  G.  ne  n'avoir  rien  compris  à  ce  pas- 
sage d'une  technique  si  particulière  et  corrompu  d'une  façon  si 
désespérée; je  lui  reproche  de  l'avoir  traduit  même  d'une  façon  ap- 
proximative, mais  certainement  fausse.  Et  ce  que  je  dis  de  ce  pas- 
sage, je  pourrais  le  dire  de  beaucoup  d'autres.  Je  me  garderai  bien 
d'en  discuter  aucun,  me  sentant  moins  à  l'aise  que  M.  G.  dans 
ces  ténèbres.  Je  me  contenterai  d'une  ou  deux  observations  sur  la 
partie  de  sontraA^ail  où  Ton  voit  un  peu  plus  clair.  Dès  le  début,  Bha- 
rata  partage  les  instruments  de  musique  en  quatre  classes  :  instru- 
ments à  cordes  {tata),  tambours  (avanaddha) ,  cymbales  {ghana) 
et  instruments  à  vent  ou  flûtes  [vajnça).Vms  M.  G.  lui  fait  dire  : 
«  Pour  ce  qui  est  de  leur  emploi  dans  le  drame,  ces  quatre  espèces 
se  réduisent  à  trois  :  le  tafa,  Vavanaddha  et  l'exécution  scéni- 
que  ».  On  devine  aussitôt  que  même  un  Bharata  n'a  pas  dû  dire 
cela.  Et,  de  fait,  il  ne  le  dit  pas.  Son  3*^  vers  revient  à  ceci:  «  Ces 
instruments  s'emploient  dans  le  drame  de  trois  façons  :  il  y  a  le 
tata  (qui  a  ici  un  autre  sens  que  dans  les  vers  1  et  2,  et  désigne 
une  exécution  musicale  à  laquelle  prennent  part  des  chanteurs,  un 
joueur  de  luth  et  un  joueur  de  flûte),  Vavanaddha  (le  jeu  des  tam- 
bourineurs) et  l'emploi  qu'on  peut  en  faire  dans  le  nàtya  (c'est-à- 
dire  sans  doute  pendant  la  pièce  même,  par  les  acteurs,  sur  la 
scène).  »  Pour  être  plus  précis,  il  faudrait  pouvoir  consulter  un 
commentaire;  mais  nâtyakritaç  est  adjectif  et  se  rapporte  directe- 
ment à /^rr/yo^^:^...  eshâm^.  —  P.  28,  1.  20  :  vadanàd  vàdî^  ç^\q. 
M.  G.  traduit  :  «  le  terme  vâdin  dérive  de  vadana^  etc.  ».  Les 
Hindous  sont  toujours  quelque  peu  grammairiens, et  ils  diraient  que 
vâdin  dérive  de  vada  avec  suffixe  nini.  Traduisez  :  «  Le  terme 
[36o]  vâdin  vient  de  vad^  sonner,  etc.  ».  —  P.  57,  1.  3.  Je  crois 
que  M.  G.  a  tort  de  se  défier  du  commencement  de  sa  traduction; 
c'est  la  fin  qui  me  parait  impossible.  Tantrivâdanadandendriya- 
vaigunyâd  ne  peut  pas  signifier  «  résulte  de  l'imperfection  du 
manche  de  l'instrument  et  du  défaut  de  résonnance  des  cordes  ». 
Il  me  semble  qu'il  s'agit  ici  de  quatre  facteurs  :  le  manque  de  jus- 
tesse peut  provenir  d'un  défaut  de  l'instrument,  cordes,  archet, 
manche,  ou  d'un  défaut  de  Vindriya^  de  l'organe   de  Fexécutant, 

1.  M.  G.  a  réparé  cela,  mais  imparfaitement,  dans  ses  notes.  Par  contre,  il  a  par- 
faitement deviné  le  sens  de  kutapa,  «  groupe  d'exécutants  >..  C'est  proprement  le 
«  tapis  »  sur  lequel  s'accroupissaient  les  exécutants.  Cf.  notre  locution  «  mettre  une 
question  sur  le  tapis  »  et  l'emploi  parfois  métaphorique  du  mot  «  affiche  ». 


08'  COMPTES     RENDUS     KT    NOTICES 

de  son  manque  d'oreille ^  Ce  sont  là,  comme  on  voit,  des  vétilles. 
C'est  que,  comme  philologue,  M.  G.  est  rarement  en  défaut.  On 
ne  regrettera  que  plus  amèrement  qu'il  se  soit  acharné  à  une  beso- 
gne où  il  fallait  autre  chose  encore  que  savoir  du  sanscrit. 

Dans  l'avant-propos,  M.  G.  a  insisté  sur  Tétroite  union  de  la 
musique  et  de  la  poésie  chez  les  Hindous,  qu'il  a  rapprochés  sous 
ce  rapport  des  Grecs.  Le  morceau  est  intéressant  :  mais,  en  fait  de 
poésie  hindoue,  il  n'y  est  question  que  de  la  poésie  sanscrite,  et, 
de  ce  chef,  la  dissertation  p^rte  sensiblement  à  faux.  Que  la  pa- 
role rythmique  ait  été,  dans  l'Inde  comme  ailleurs,  en  relation 
intime  avec  la  musique,  il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  parcou- 
rir les  noms  de  leurs  mètres  et  de  leurs  genres  poétiques.  Mais  il 
est  tout  aussi  évident  que,  dans  les  œuvres  sanscrites,  cette  rela- 
tion est  devenue  singulièrement  factice.  Même  dans  les  poésies 
que  nous  qualifions  de  lyriques,  l'emploi  prépondérant  de  mètres 
rigoureusement  monoschématiques,  où  la  quantité  de  chaque  syl- 
labe est  déterminée  d'avance,  montre  que  le  chant  n'était  qu'un 
maigre  accessoire,  quelque  chose  d'assez  semblable  sans  doute  aux 
récitatifs  uniformes  et  fixés  une  fois  pour  toutes,  encore  en  usage 
dans  les  écoles  sanscrites  de  l'Inde.  Les  rubriques  musicales  insé- 
rées dans  quelques  poèmes,  par  exemple  dans  le  Gitagovinda  ,  ne 
doivent  pas  faire  illusion.  Ce  n'est  certainement  pas  sur  des  paro- 
les sanscrites  qu'ont  travaillé  les  musiciens  hindous.  Parmi  les 
anciennes  langues  littéraires,  c'est  le  mâhârâshtri  qui  a  été  la  lan- 
gue musicale  et  qui  l'est  restée  jusque  dans  les  drames.  Plus  près 
de  nous,  c'est  dans  les  idiomes  populaires  qu'il  faut  chercher  cette 
union  naturelle  de  la  parole  et  de  la  musique,  dans  ces  poésies 
erotiques,  mystiques,  religieuses,  même  dramatiques  qui  nous 
viennent  chaque  jour  plus  nombreuses  de  toutes  les  parties  de 
l'Inde  et  qui  ne  se  conçoivent  pour  ainsi  dire  pas  autrement  que 
chantées.  Quant  au  théâtre  sanscrit,  avec  sa  langue  savante  et  ses 
formes  si  peu  musicales,  ce  n'est  pas  au  théâtre  d'Athènes  ni  à 
notre  opéra,  c'est  plutôt  au  théâtre  latin  des  jésuites  qu'il  faudrait 
le  comparer. 

A  la  fin  de  l'avant-propos,  M.  Grosset  nous  avertit  que  le  pré- 
sent mémoire  était  destiné  d'abord  à  ne  former  qu'un  des  chapi- 
tres d'un  ouvrage  plus  considérable  qu'il  prépare  et  qui  doit  com- 


1.  A  la  ligne  3,  au  lieu  de  «  par  excès  ou  différence  »,  lire  «c  par  excès  ou  par  dé- 
faut ». 


ANNÉE     1889  69 

prendre  l'histoire  et  l'exposé  de  la  musique  hindoue  depuis  l'épo- 
que védique  ainsi  que  la  comparaison  de  cette  musique  avec  celle 
de  rOccident.  Vraiment,  si  M.  Grosset  [366]  nous  donne  tout 
cela,  il  n'aura  pas  tort  de  compter  sur  la  reconnaissance  de  tous 
les  amis  de  l'Inde  et  de  la  musique.  Seulement  il  faudra  que  l'ou- 
vrage soit  d'une  tout  autre  étoffe  que  cet  unique  chapitre.  Après  la 
lecture  de  ce  spécimen,  sa  promesse  a  quelque  chose  qui  effraye. 
Je  ne  vois  pas  cependant  pourquoi  il  ne  la  tiendrait  pas,  à  la  condi- 
tion, toutefois, d'y  mettre  de  la  patience,  de  se  former  dans  l'inter- 
valle à  d'autres  méthodes  de  travail  et  de  bien  se  persuader  qu'on 
ne  déchiffre  pas  les  grimoires  de  la  musique  hindoue  sans  être 
musicien. 


La  littérature  des  contes  dans  l'Inde. 
[Mélusine,  t.  lY,  n«  24,  5  décembre  1889.) 

I 

[oo3]  L'étude  du  folk-lore  dans  son  acception  la  plus  large, 
avec  toutes  les  branches  de  recherche  qui  la  constituent  ou  qui  y 
confinent,  est  fort  en  honneur  dans  l'Inde.  En  cherchant  un  peu,  on 
arriverait  sans  peine  à  remplir  tout  un  numéro  de  Mélusine,  rien 
qu'avec  la  bibliographie  des  travaux  qu'elle  a  fait  naître  depuis 
une  vingtaine  d'années  dans  l'Inde  propre  seulement,  sans  toucher 
à  ceux  qui  concernent  la  péninsule  transgangétique  et  les  îles, 
tant  grandes  que  petites,  où  s'est  étendue  l'influence  de  la  civilisa- 
tion hindoue.  Cette  activité  s'explique  aisément.  Nulle  autre  région 
du  globe  n'offre,  en  effet,  à  ces  recherches  un  champ  plus  étendu, 
plus  varié,  plus  fécond,  plus  facilement  exploitable,  que  la  grande 
presqu'île  où,  à  l'ombre  de  la  pax  brita?inica^  se  mêlent  sans  se 
fondre  tant  de  races  diverses.  Nulle  terre  n'est  plus  riche  en  con- 
trastes et  en  survivances  du  passé.  Des  coutumes,  des  institutions 
qui,  chez  nous,  appartiendraient  au  moyen-âge  ou  à  l'époque  gau- 
loise, sont  restées  là  en  pleine  vigueur  et  peuvent  être  étudiées 


70  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

directement,  commodément.  Tous  les  types  de  société  humaine, 
tous  les  degrés  de  culture  y  vivent  côte-à-côte,  s'y  coudoient  pour 
ainsi  dire,  depuis  la  tribu  la  plus  rudimentaire,  jusqu'à  la  caste 
internationale  du  noble  et  du  prêtre  et  l'organisme  compliqué  du 
gouvernement  impérial;  depuis  l'état  de  nature  dans  ce  qu'il  a  de 
plus  primitif,  jusqu'à  la  civilisation  la  plus  raffinée  et  la  mieux 
outillée  de  l'Occident.  Toutes  les  grandes  croyances  du  monde  y 
ont  laissé  leurs  apports,  et  le  plus  clair  de  la  religion  des  masses 
consiste  en  superstitions  locales.  L'histoire  enfin,  malgré  l'anti- 
quité de  quelques-uns  de  ses  souvenirs,  pour  peu  qu'on  remonte 
d'un^ou  de  deux  siècles,  devient  en  grande  partie  légendaire  et  s'y 
dissout  elle-même  en  une  sorte  de  foik-lore. 

Aussi  peut-on  dire  que  tout  livre  qui  traite  de  l'Inde  avec  quelque 
détail,  est  plus  ou  moins  un  livre  de  folk-lore,  que  l'auteur  décrive 
la  vie  contemporaine,  comme  MM.  Ghunder  Bose,  Malabari, 
Campbell  Oman,  ou  qu'il  essaye  de  reconstituer  celle  de  l'époque 
védique,  comme  MM.  Zimmer  et  Ghunder  Dutt;  qu'il  recueille  des 
proverbes  et  des  poésies  populaires,  comme  MM.  Fallon,  Temple, 
Grierson,  Gover,  Graeter,  ou  les  coutumes  du  droit  non  écrit, 
comme  les  compilateurs  du  Piinjab  Customary  Law.  Nulle  part 
les  limites  un  peu  flottantes  de  ce  domaine  ne  sont  plus  difficiles  à 
tracer  qu'ici.  Si  Mélusine  a  rendu  compte  des  belles  études  de 
philosophie  historique  de  MM.  Henry  Maine  et  Alfred  Lyall,  c'est 
que  ces  études  lui  revenaient  de  droit.  Elle  aurait  pu  tout  aussi 
bien  revendiquer  comme  étant  de  son  domaine  la  plupart  des  tra- 
vaux ethnographiques,  depuis  les  gros  recueils  de  Dalton,  de 
Sherring,  et  les  innombrables  volumes  où,  sous  la  direction  de 
M.  Hunter,  sont  venus  s'enregistrer,  se  discuter,  se  résumer  les 
résultats  du  Censiis  de  1872  et  de  1882,  jusqu'aux  monographies 
consacrées  à  la  description  de  classes  ou  de  peuplades  particulières, 
comme  celles  qu'ont  publiées  récemment  MM.  Fawcett,  Avery, 
Nesfield.  La  même  observation  [oo4]  s'appliquerait  encore  à  bien 
d'autres  branches  de  recherche,  sans  en  excepter  les  plus  spéciales, 
telles  que  l'archéologie  figurée  et  la  numismatique.  Mais,  sans  aller 
ainsi  aux  confins,  en  se  renfermant  dans  le  folk-lore  proprement 
dit,  tel  qu'on  l'entend  chez  nous,  on  se  trouve  encore  en  présence 
d'une  .littérature  considérable.  Partout  on  s'empresse  de  recueillir 
les  traditions  orales,  les  contes  et  légendes,  les  chants  populaires, 
les  proverbes,  les  formules  et  les  dictons,  les  usages  et  les  cou 
tûmes,  les  croyances  et  les  superstitions  locales,  les  observances 


ANXKK    188D  71 

dos  castes  et  des  professions,  les  particularités  du  droit  coutumier, 
du  costume,  de  l'onomastique,  le  jargon  des  classes  méprisées  ou 
dangereuses,  les  prescriptions  de 'la  médecine  populaire,  tout  cet 
ensemble  de  notions  et  d'explications  incohérentes  qui  constitue 
la  science  des  masses.  Les  grandes  villes  fournissent  leur  part  à 
cette  moisson  aussi  bien  que  les  campagnes  les  plus  reculées,  et, 
pour  la  recueillir,  les  indigènes  rivalisent  avec  les  Européens.  Des 
sociétés  se  fondent,  des  journaux  se  publient.  On  collectionne  un 
peu  partout;  on  installe  ou  l'on  projette  des  musées  qui  menacent 
de  devenir  bientôt  aussi  encombrés  et  encombrants  que  le  sont  déjà 
les  nôtres^.  Que  tout  cela  n'est  pas  toujours  de  première  main  ni 
de  première  valeur,  on  le  devine  aisément.  Même  quand  l'apport 
est  bon  en  soi,  on  arrive  à  se  dire  parfois  qu'il  en  est  fait  abus,  quand 
on  le  voit  envahir  des  publications  telles  que  VIndian  Antiquary 
et  V Orientaliste  où  ceux  qui  acquièrent  ces  recueils,  aimeraient 
mieux  sans  doute  trouver  autre  chose.  Mais  trop  souvent  il  est 
prétentieux  et  franchement  mauvais.  On  ramasse  des  choses  qui 
ne  valent  pas  le  papier  qu'on  y  emploie.  Le  même  conte,  les  mêmes 
théories  à  la  mode  se  répètent  indéfiniment.  Tel  qui  devrait  se 
borner  à  recueillir,  se  mêle  d'interpréter  et  de  spéculer  à  perte  de 
vue.  Mais  ce  n'est  là,  après  tout,  qu'une  ressemblance  de  plus 
avec  les  Aryan  hrethren  oftJie  West^  qu'on  se  pique  si  fort  d'imi- 
ter. C'est  une  vieille  histoire,  que  ces  sciences  neuves  sont  le  vrai 
paradis  des  amateurs,  et  que,  pour  y  passer  maître,  un  bout  de 
théories  comparatives  ou  évolutionnistes  tient  lieu  de  savoir  et  de 
critique.  11  faut  un  certain  acquis  pour  toucher  à  l'histoire;  mais 
pour  se  mêler  de  préhistorique,  non  pas.  Et,  dans  l'Inde,  on  arrive 
si  vite  au  préhistorique  ! 

Mon  dessein  n'est  pas  de  dresser  l'inventaire  de  cette  littérature 
aussi  vaste  que  dispersée  du  folk-lore  hindou.  Pour  l'entreprendre, 
la  place  et  les  informations  nécessaires  me  feraient  également  dé- 
faut. Tout  ce  que  je  me  propose,  c'est  de  passer  une  revue  rapide 
et  forcément  incomplète  d'une  portion  limitée  de  cette  littérature, 
sur  laquelle  je  crois  être  mieux  renseigné,  les  travaux  qui  se  sont 
faits  en  divers  pays  dans  ces  derniers  temps  sur  les  contes  de 
l'Inde. 

On  n'est  plus  aussi  persuadé  que  tous  nos  contes  nous  sont  venus 

1.  Si,  pour  le  musée  anthropologique  do  Bombay,  par  exemple,  on  se  conforme 
au  programme  tracé  par  M.  Temple,  ce  sera  la  collection  de  bric-à-brac  la  plus 
réjouissante  qui  se  puisse  voir. 


72  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

de  l'Inde  K  Toujours  est-il  qu'il  en  est  venu  [ooo]  plusieurs,  et  que 
c'est  de  là  notamment  que  nous  sont  arrivés  ces  recueils  où  un  cer- 
tain nombre  de  ces  petits  récits  sont  ingénieusement  enchâssés  dans 
un  cadre  commun.  Les  modèles  les  plus  parfaits  de  cette  forme 
littéraire  sont  les  célèbres  recueils  de  fables,  le  Pahcatantra  et  VHi- 
topadeça.  Du  premier,  nous  n'avons  plus  le  texte  que  Chosroès 
Anoushirvan  fit  traduire  en"  péhlévi  vers  le  milieu  du  vi^  siècle  de 
notre  ère,  et  qui,  par  l'intermédiaire  de  cette  traduction  elle-même 
perdue,  a  été  la  source  de  toutes  les  versions  occidentales-.  Les 
diverses  recensions  sanscrite  qui  nous  sont  parvenues  sont  proba- 
blement plus  jeunes  que  ce  texte  perdu.  Celle  qui,  pour  l'arrange- 
ment des  fables,  s'en  rapproche  le  plus  et  qu'on  est  convenu  d'ap- 
peler la  recension  du  Sud,  le  texte  jadis  traduit  par  l'abbé  Dubois, 
a  été  publiée,  dans  la  langue  originale,  par  M.  Haberlandt  (Vienne, 
1884).  De  la  vulgate,  une  des  formes  de  la  recension  dite  du  Nord, 
nous  avons  une  nouvelle  édition  critique  de  M^L  Kielhorn  et 
Bûhler  (Bombay,  1885-86),  et  une  élégante  traduction  en  allemand 
de  M.  Fritze  (Leipzig,  1884) 3.  De  VHitopadeça^  qui  est  un  rema- 
niement abrégé  du  Pahcatantra^  nous  avons  également  une  édition 
critique  nouvelle,  due  à  M.  Peterson  (Bombay,  1887),  qui  a  eu  la 
]x)nne  fortune  de  rétablir  le  nom  de  l'auteur  et  du  roi  son  patron, 
données  méconnues  jusqu'ici  et  qui  permettront  sans  doute  un  jour 
de  fixer  la  date  du  livre ^.  Ces  deux  livres  sont  des  recueils  de 
fables,  avec  un  but  avoué  de  morale  pratique  :  le  suivant,  le  Daça^ 
kumâracarita^  «  les  aventures  des  dix  princes  »,  de  Dandin,  est 
un  recueil  de  contes  picaresques,  auxquels  un  cadre  ingénieux  mais 
tout  artificiel,  donne  la  forme  d'une  sorte  de  roman  d'aventures. 
L'auteur,  dont  nous  ne  connaissons  que  le  surnom  (Dandin,  «  porte- 
bâton  »,  est  probablement  un  terme  de  profession  religieuse,  ana- 
logue à  notre  «  cordelier  »),  parait  avoir  vécu  au  commencement 
du  vu''  siècle  ;  mais  il  n'a  fait  que  mettre  en  une  langue  d'un  raffi- 
nement extrême,  des  données  bien  plus  anciennes.  Nous  avons  deux 
éditions  nouvelles  du  texte  original,  toutes  deux^excellentes  ;  l'une 

1.  Parmi  les  indianistes,  l'opinion  contraire  a  toujours  été  soutenue  par  M.  Webcr, 
avant  et  depuis  la  publication  de  son  uiénioire  Vebev  dcn  Zusammcnhang  gricckisclier 
Fabeln  mit  iiulischen  [Ind.  Slitdien,  111.) 

2.  M.J,  Dereubourfç  a  public  réoeinmenl  les  deux  versions  hébraïques  (Paris,  1881) 
et  la  version  latine  de  Jean  de  Capoue  (Ibid.,  1887). 

3.  La  dornière  traduction  française  est  celle  de  Lancereau.  Paris,  1871. 

4.  Traductions  :  allemande,  de  Fritze,  Breslau,  1871;  française,  de  Lancereau^ 
Pnn«.  1.^5<'»  et  1882. 


ANNÉE     1889  '  73 

par  M.  Biihler  (Bombay,  1873);  l'autre  accompagaée  de  commen- 
taires indigènes,  par  Nàràyana  Bâlakrishna  Godabole  et  Kaçinâtha 
Pànduranga  Paraba  (Bombay,  1889).  Mais,  à  défaut  d'une  traduc- 
tion qui  manque  encore  i,  on  ne  peut  consulter  que  les  analyses 
données  par  Wilson  (Introduction  de  son  édition,  Londres,  184(3, 
et  Select  Works^  III,  p.  342),  et  par  M.  Weher  (iMonalsberic/Ue 
de  l'Académie  de  Berlin,  1859,  et  Indlsche  Streifen,  I,  p.  308),  et 
les  extraits  traduits  librement  par  M.  P.  W.  Jacob  {Ilindoo  Taies ^ 
Londres,  1873).  Les  mêmes  éléments  ou  d'autres  tout  semblables, 
sont  entrés  dans  la  trame  de  deux  autres  romans  du  même  genre  :  la 
Vâsavadaitâ  de  Subandhu  e%\di Kâdanibarî àe  Bâna,  [IV6^]  et  c'est 
précisément  ce  fond  d'épisodes  communs,  fond  certainement  ancien 
et  d'origine  populaire,  qui,  au  point  de  vue  de  l'histoire  des  contes, 
donne  de  la  valeur  à  ces  livres,  pour  tout  le  reste,  rien  moins  que 
populaires.  La  Vàsavadattà^  qui  paraît  antérieure  diW.  D a çahiunâ- 
racarita^  a  été  éditée  par  M.  Fitz-Edward  Hall  (Calcutta,  1859); 
de  la  Kàdamhari^  qui  est  de  la  deuxième  moitié  du  vii*^  siècle, 
nous  avons  une  nouvelle  édition  de  M.  Peterson  (Bombay,  1885). 
Ni  l'une  ni  l'autre  n'est  encore  traduite;  mais  on  consultera  avec 
fruit,  outre  les  préfaces  de  MM.  Hall  et  Peterson,  les  analyses  dé- 
taillées du  contenu  qu'a  données  M.  Weber(Zet756V^/'.  der  deuisch. 
morgenl.  Gesellsch.,  VIII,  p.  530;  VU,  p.  582,  eihidiscJie  Strei- 
fen^  I,  p.  369  et  352).  Les  compositions  de  Subandhu,  de  Dandin, 
de  Bâna,  sont  des  chefs-d'œuvre,  au  point  de  vue  hindou,  s'en- 
tend :  la  langue  sanscrite  y  est  maniée  avec  une  merveilleuse 
habileté.  Tout  différents,  sous  ce  rapport,  sont  deux  autres  recueils 
de  contes,  dont  le  héros  est  le  légendaire  empereur  Yikramâditya, 
la  Vetâlapahcaviniçaiikâ  et  la  Simhâsanadvât liinçikâ .  La  langue 
en  est  faible,  parfois  à  peine  correcte  ;  ce  qui  ne  les  a  pas  empêchés 
d'être  beaucoup  lus  ni  d'avoir  été  traduits  dans  presque  tous  les 
dialectes  de  l'Inde.  Ici  encore  on  est  en  présence  de  données  an- 
ciennes; mais  la  rédaction  en  est  bien  postérieure  à  celle  des  ou- 
vrages précédents  :  à  vrai  dire  môme,  elle  n'a  jamais  été  close; 
car,  pour  certaines  recensions,  il  y  a  presque  autant  de  textes  qu'il 
y  a  de  manuscrits.  La  Vetâlapahcavimçatikâ^  «  les  vingt-cinq 
(récits)  du  vampire  »,  n'a  été  longtemps  connue  que  par  des  frag- 
ments et  par  des  traductions  faites  sur  des  versions  hindî  [Baital 

1.  Au  dernier  moment,  je  m'aperçois  qu'une  traduction  du  Daçakumâracarila  se 
trouve  dans  l'ouvrage  de  feu  Hip.  Fauche  :  Une  lélrade,  ou  drame,  hymne,  roman  et 
poème.  Paris,  1862,  traduction  que  le  nom  de  rauteur  suffit  à  rendre  suspecte. 


74  COMPTES     RENDUS     KT     NOTICES 

Pachisi  de  Raja  Kalikrishna  Bahadour,  Calcutta,  1834;  de  Bur- 
ckhard-Barker,  Ilertford,  1855;  d'Oesterley,  Leipzig,  1873),  ta- 
moule  [Velàla  Kadai  de  Babington,  Londres,  1831)  et  mongole 
(Jûlg,  Mœrchen  des  Ssiddi-Kur,  Leipzig,  1866,  et  MongoliscJie 
Mœrcheîi^  Inspruck,  1868).  On  en  a  maintenant  une  édition  très 
soignée,  due  à  M.  Ulile  (Leipzig,  1881),  qui  donne  deux  recensions, 
la  vulgate  de  Çivadâsa,  et  une  anonyme  ^  plus  le  relevé  de  beau 
coup  d'autres  variantes.  Dans  le  récit  qui  sert  de  cadre  au  recueil, 
le  roi  Yikramâditya  (il  y  a  ^ussi  des  variantes  pour  ce  nom -là) 
veut  s'assurer  les  services  d'un  vampire  et  n'y  réussit  qu'après  que 
celui-ci  lui  a  échappé  vingt-cinq  fois  de  suite  en  lui  racontant  au- 
fent  d'histoires  et  en  l'amenant  ainsi  adroitement  à  rompre  chaque 
fois  le  silence  qui  est  la  condition  indispensable  pour  le  succès  de 
l'aventure.  Le  même  prince  est  le  héros  delïiSijnhâsanadvâtrimçikà., 
«  les  trente-deux  (récits)  du  trône  »  ;  d'où  l'autre  titre  de  ce  recueil, 
Vikramacarita^  «  les  aventures  de  Yikrama  ».  Le  trône  du  roi 
Yikramâditya  ayant  été  retrouvé  par  un  de  ses  lointains  succes- 
seurs, le  fameux  Bhoja,  roi  de  Dhârà  (xi*^  siècle),  celui-ci,  chaque 
fois  qu'il  veut  s'y  asseoir,  est  arrêté  par  une  des  trente-deux  sta- 
tues qui  ornent  le  trône,  et  qui  lui  racontent  à  tour  de  rôle  autant 
d'actions  merveilleuses  de  Yikramâditya,  lui  demandant  chaque  fois 
s'il  peut  [5o7]  se  vanter  d'en  avoir  fait  de  pareilles.  Corhme  le  pré- 
cédent recueil,  celui-ci  n'a  été  longtemps  connu  que  par  des  ana- 
lyses, des  extraits  (entre  autres  le  mémoire  de  M.  Roth  sur  le 
Vikramacarlta^  Journal  Asiatique  ^  1845),  et  par  des  versions  en 
langue  vulgaire,  en  persan  (traduction  française  par  le  baron  Les- 
callier  :  Le  trône  enchanté,  New-York,  1817),  en  mongol  (traduite 
dans  la  publication  allemande  déjà  citée  de  Jûlg),  auxquelles  est 
venue  s'ajouter  récemment  la  traduction  française  d'une  version 
bengalie  par  M.  Feer  [Contes  indiens^  Paris,  1883).  Le  texte,  ou 
plutôt  les  divers  textes  sanscrits  sont  encore  inédits.  Mais  pour 
l'historien  des  contes,  il  y  a  mieux  qu'une  édition  dans  le  mémoire 
étendu  que  M.  YVeber  a  consacré  à  ce  recueil  [Indische  Studien, 
XY,  1878),  et  dans  lequel  il  a  donné  une  analyse  du  contenu  com- 


1.  Avec  la  recension  très  difîcreiite  qui  est  comprise  dans  le  Kathâsaritsâgara  de 
SùHiadeva,  cela  fait  trois  rédactions  sanscrites  publiées  m  extenso.  M.  Sylvain  Lévi, 
dans  le  Journal  asiatique,  Vil  (1886),  p.  192,  a  publié  et  traduit  le  commencement 
d'une  quatrième  rédaction,  celle  qui  fait  partie  de  la  Bfihatkathdinanjarî  de  Kshemen- 
dra,  et  dont  la  recension  anonyme  de  M.  b'hle  est  probablement  un  remaniement  en 
prose. 


ANNÉE    1889  75 

plète  jusque  dans  les  moindres  détails,  avec  le  dépouillement  et  la 
classification  de  toutes  les  recensions  connues  et  des  rapproche- 
ments comparatifs  s 'étendant  à  toute  la  littérature  des  contes.  — 
Je  n'ai  à  signaler  aucun  travail  nouveau  sur  un  recueil  du  même 
genre,  qui  se  rapproche  beaucoup  du  Pancatanira  et  dont  l'ori- 
ginal sanscrit  est  également  encore  inédit,  la  Çukasaptati^  «  les 
soixante  et  dix  (récits)  du  perroquet  »,  ni  sur  d'autres  compositions 
plus  modernes  en  langue  hindoustanie,  telles  que  le  Bagh  o  Bahar  et 
les  Aventures  de  Kainrup. 

Vers  le  milieu  et  dans  la  seconde  moitié  du  xi<^  siècle,  à  vingt  ou 
trente  années  d'intervalle,  furent  composées  au  Kashmir  les  deux 
grandes  collections  jumelles,  la  Brihatkathàmahjari^  «  le  bouquet 
de  fleurs  (tiré)  de  la  Grande  narration  »,  de  Kshemendra,  et  le 
Katliâsaritsàgara^  «  l'océan  (formé  par)  les  fleuves  des  narra- 
tions »,  de  Somadeva.  L'œuvre  de  Kshemendra  retrouvée  presque 
simultanément  en  Guzerat  et  à  Tanjore  par  MM,  Burnell  et  Bûhler 
[Academy  du  15  sept.  1871  ;  Indian  Antiqiiary ^  1872,  p.  302,  et 
Journal  of  the  Boy.  As.  Soc.  Bombay^  1877,  extra-number),  a  été 
l'objet  d'un  excellent  mémoire  de  M.  Sylvain  Lévi  {Journal  Asia- 
tique^ VI  et  VII,  1885-86),  qui  en  a  publié  et  traduit  le  premier 
livre  et  donné  une  analyse  et  un  extrait  (le  commencement  signalé 
plus  haut  des  «  récits  du  vampire  »)  des  17  suivants.  Le  Kathâsa- 
ritsâgara^  au  contraire,  a  été  publié  en  entier;  une  première  fois 
avec  traduction  allemande,  par  Brockhaus  (Leipzig,  1839-1866); 
pkis  récemment,  par  le  Pandit  Durgâprasàd  et  Kaçinâth  Pandu- 
rang  Parab  (Bombay,  1887-1889)1.  Entre  ces  deux  éditions  du 
texte,  se  place  l'excellente  traduction  anglaise  de  M.  Tawney 
(Calcutta,  1880-1884).  Grâce  à  ces  dernières  publications,  on  se 
passe  plus  aisément  d'une  édition  complète  de  la  Brihatkathàniah- 
j  irt.  Kshemendra  et  Somadeva  ont  travaillé  en  effet  sur  le  même 
original,  qu'ils  paraissent  avoir  suivi  pas  à  pas,  la  Brihatkathâ^ 
«  la  Grande  narration  »  de  Gunâdhya,  ou  du  moins  ce  qui  était 
censé  être  resté  de  ce  livre  fameux,  sur  lequel  on  racontait  une 
légende  toute  semblable  à  celle  de  l'achat  des  livres  sibyllins  par 
Tarquin.  Cet  original  ou  le  reste  de  cet  original,  maintenant  perdu, 
niais  que,  d'après  quelques  indices  recueillis  par  M.  Bûhler,  il  ne 
faudrait  pas  encore  désespérer  de  retrouver  un  jour,  était  écrit  en 


1.  Le  Pandit  Jibânaud  Vidyâsâgar  on  a  publié  ca  outre  un  singulier  rciuaniemcut  en 
prose  (Calcutta,  1883). 


"6  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

un  dialecte  pràcrit,  le  paiçâci  ou  «  langue  des  démons  ».  Il  est 
déjà  mentionné  [008]  dans  la  Vàsavadattâ  de  Subandtiu  :  il  remontait 
donc  au  moins  au  vi*"  siècle  et  probablement  encore  plus  haut.  Mais 
de  là  jusqu'au  xi«  siècle,  il  avait  eu  le  temps  de  beaucoup  changer, 
et  c'est  ce  qui  lui  était  arrivé  en  effet.  Car  il  est  difficile  d'ad- 
mettre que  la  composition  de  Gunàdliya,  dont  les  témoignages  an- 
ciens parlent  comme  d'un  chef-d'œuvre,  ait  eu  dès  l'origine  le 
caractère  bigarré  des  deux  copies  kashmiriennes,  formées  de  pièces 
de  rapport  disparates  et  mal^raccordées.  Selon  toute  apparence, 
elle  était  devenue  peu  à  peu  ce  que  sont  celles-ci,  une  sorte  d'ency- 
clopédie des  contes.  Le  cadre  très  élastique  de  la  plupart  de  ces 
recueils,  se  prêtait  à  ces  accroissements  successifs  et,  d'autre  part, 
le  sentiment  de  l'unité  de  composition,  qui  n'a  jamais  été  le  fort 
des  Hindous,  est  toujours  allé  chez  eux  en  s'affaiblissant  et  a  fini 
de  bonne  heure  par  se  confondre  avec  certaines  exigences  d'une 
uniformité  tout  extérieure  de  facture. 

Pour  être  complète,  cette  revue  devrait  s'étendre  encore  à  beau- 
coup d'autres  portions  du  vaste  champ  des  études  indiennes!  Elle 
devrait  résumer  l'appoint  qu'ont  fourni  à  notre  connaissance  des 
contes,  les  recherches  récentes  sur  la  littérature  védique,  sur  les 
vieilles  épopées  et  sur  les  Purânas,  sur  le  théâtre  hindou,  qui  tous 
ont  largement  puisé  au  même  fond  traditionnel,  et  en  ont  conservé 
souvent  les  formes  les  plus  anciennes.  Les  travaux  déjà  anciens  de 
M.  Weber  sur  les  légendes  des  Brâhmanas  ou  sur  le  Jaiminibhà- 
rata,  pour  ne  citer  que  ces  exemples,  prouveraient  à  eux  seuls 
combien  ces  régions  sont  fertiles.  Depuis,  la  mine  n'a  pas  cessé 
d'être  explorée.  En  ce  moment  même,  la  traduction  anglaise  du 
Mahàbhâruta.,  poursuivie  avec  un  désintéressement  rare  par  un 
généreux  Hindou,  Pratâpa  Chandra  Roy  (Calcutta,  1883-1889,  à 
peu  près  les  deux  tiers  du  poème),  rend  accessible  à  tous  un  nou- 
veau champ  d'étude  que  nul  ami  des  traditions  populaires  de 
l'Orient  ne  pourra  désormais  négliger.  Mais  toucher  à  tout  cela, 
ce  serait  sortir  des  limites  que  je  me  suis  tracées,  la  littérature 
des  contes  proprement  dite.  Je  quitte  donc  ici  la  partie  ancienne 
de  cette  littérature  qui  se  présente  à  nous  sous  la  livrée  brahma- 
nique ou,  pour  être  plus  exact,  sous  la  livrée  hindoue  commune- 
Mais,  avant  de  passer  à  la  portion  qui  appartient  en  propre  à  cer- 
taines sectes,  je  dois  ajouter  encore  une  observation  générale. 

Depuis  les  belles  recherches  de  Benfey  (résumées  dans  son  Pan- 
tschalanlra^  Leipzig,  1859),  on  a  continué  dénoter  avec  soin  toutes 


ANNKI-:     1889  77 

les  traces  d'idées  et  de  choses  bouddhiques  (et  aussi  j aines)  que 
présentent  les  livres  dont  il  va  être  question.   On   s'est  habitué 
ainsi  de  plus  en  plus  à  admettre  comme  un  axiome  que  toute  cette 
littérature  est  d'origine  bouddhique.  A  mon  avis,  on  ne  s'exposerait 
guère  plus  en  soutenant  la  thèse  inverse  d'une  origine  çivaïte  et 
tantrique.  Le  passé  de  l'Inde  ne  prête  pas  à  des  divisions  aussi 
tranchées  :  les  introduij'e  ici,  c'est  juger  de  ce  passé  avec  nos  habi- 
tudes d'esprit  occidentales;  c'est  aussi  exagérer  singulièrement  le 
rôle  et  l'originalité  de  communautés  qui  n'étaient,  après  tout,  que 
des   sectes  hindoues.    Sans  doute,  bouddhistes  et  jaïnas  se  sont 
beaucoup  servis  de  l'apologue  et  du  conte.  Ils  en  ont  fait  un  instru- 
ment de  prédication  et  un  genre  propre  de  leur  littérature  reli- 
gieuse.  Ils  ont  ainsi  contribué  à  augmenter  la  circulation  de  ces 
récits  et,  les  bouddhistes  surtout,  à  les  répandre  au  dehors.  [oo9] 
Ils  ont  certainement  aussi  collaboré  aux  livres  dont  il  vient  d'être 
])arlé.   Comment  ne  l'auraient-ils  pas  fait,   puisqu'ils  étaient  hin- 
dous ?  Il  se  peut  fort  bien  que  le  vieux  Gunàdhya  ait  été  boud 
dhiste,  comme  on  l'a  supposé  :  son  œuvre,  telle  qu'on  peut  encore 
Tentrevoir,  n'était  pas  bouddhique  pour  cela,  et  n'en  empruntait 
pas  moins  son  merveilleux  et  tout  son  appareil  décoratif  au  çi- 
vaisme  tantrique.  L'une  au  moins  des  recensions  des  «  Trente-deux 
récits  du  trône  »  est  l'œuvre  d'un  jaïna.  Dans  les  deux  versions 
faites  au  Kashmîr  de  la  Brihatkathâ^  il  y  a  des  sections  entières 
qui  sont  des  livres  franchement  bouddhiques,  auxquels  les  auteurs 
de  ces  versions  n'ont  rien  changé  et  qu'ils  n'ont  pas  même  essayé 
de  ramener  au  ton  général  du  recueil.   Il  y  a  plus   :   l'un  de  ces 
remanieurs,  Kshemendra,  a  composé,  c'est-à-dire  arrangé  un  recueil 
de  légendes,   à'avadânas   (la   Boclhisattvâvadânakalpalatâ,   en 
train  d'être  éditée  à  Calcutta),   qui  a  été  adopté  comme  un  livre 
d'édification  par  les  bouddhistes   et,   comme  tel,  traduit  en  leur 
langue  par  ceux  du  Tibet.    Il   n'est  nullement  sûr  pourtant  que 
Kshemendra  ait  été  lui-même  bouddhiste.  Il  y  a  donc  eu  là  une 
longue  série  de  bons  rapports,  une  sorte  de  libre  échange  sur  le 
terrain  commun  de  la  littérature,  qu'il  importe  sans  doute  de  cons- 
tater, mais  qui  n'autorise  pas  à  confisquer  le  bien  commun  de  toute 
la  nation  au  profit  d'une  ou  de  deux  sectes  qui  n'ont  guère  produit, 
en  ce  genre,  que  des  œuvres  de  type  médiocre,  quand  elles  ont 
travaillé  pour  leur  propre  compte.  Cela  dit,  je  passe  à  ce  qui  s'est 
fait  récemment  sur  la  part  propre  des  bouddhistes  et  des  jaïnas 
dans  la  littérature  des  contes. 


78  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 


II 


Les  bouddhistes  ont  fait  une  grande  place  aux  apologues  et  aux 
contes  dans  la  littérature  religieuse.  Ils  ne  les  ont  pas  enchâssés 
dans  des  fictions  ingénieuses  comme  celles  qui  servent  de  cadre 
aux  œuvres  dont  il  a  été  parle  plus  haut  :  ils  se  sont  contentés  de 
les  rapporter  à  leurs  saints,  surtout  au  Buddha,  qui  en  aurait  été 
le  héros  dans  une  de  ses  existences  antérieures.  Sous  cette  dernière 
forme,   ces   récits  prennent  le  nom  de  jâtdka.   Il  y  a  un  grand 
nombre  de  jàtakas  épars.dans  les  livres  canoniques;  par  exemple, 
dans  le   Vinayapitaka  (édition  Oldenberg,  Londres,   1879-1883; 
traduction  partielle  en  anglais  par  MM.  Oldenberg  et  Rhys  Davids, 
Sacred  Books  of  the  East,  XIII,  XVII  et  XX,  Londres,  1881- 
1885),  dans   le  Malicwastii   (édition    Senart,   t.    I,   Paris,    1882). 
L'église  dite  du  Sud,  dont  la  langue  est  le  pâli,  leur  a  en  outre 
consacré  spécialement  un  de  ses  livres  les  plus  volumineux,  qui 
en  contient  550  et  porte  le  titre  par  excellence  de  Jâtaka.  M.  Faus- 
bell,  après  plusieurs  publications  partielles,  en   a  entrepris  une 
édition  complète,   qui   est   sur  le  point  d'être  achevée   (Londres, 
1877-1887;  s'arrête  au  n*^  510).  La  traduction  anglaise  de  M.  Rhys 
Davids  (Londres,  1880)  est  beaucoup  moins  avancée  :  elle  ne  com- 
prend, outre  une  Introduction  très  intéressante,  que  les  40  pre- 
miers récits.  Plusieurs  jâtâkas  ont  été  en  outre  traduits  à  part  par 
MM.   Thomas  Steele   {An  Eastern  Love  Story,  Londres,    1871; 
d'après  une  version  poétique  moderne),  Louis  Nell,  T.  B.  Pana- 
bokke,  R.  S.   Copleston,  évêque  de  Colombo  {dans  VOrienlalist, 
I-III,  1883-1888)  et,  à  diverses  reprises,  dans  VAcademy^  dans 
Vlndlan  Anliquary  et  dans  les  Transactions  de  la  Société  philo- 
logique de  Londres,  M.   Richard  Morris  a  signalé  des  parallèles 
nouveaux  entre  quelques-uns  de  ces  récits  et  le  folk-lore  de  rOcci- 
dent.  Sous  cette  forme   [o60]  définitive,   un  jâtaka    se    compose 
d'une  ou  de  plusieurs  stances  très  anciennes,  qui  contiennent  une 
allusion  au  récit;  du  récit  lui-même  et,  enfin,  d'un  commentaire, 
qui  fait  l'application  du  récit  à  l'une  des  existences  du  Buddha. 
Beaucoup  de  ces  récits  sont  également  fort  anciens  ;  quelques-uns 
sont  déjà  figurés  sur  de  vieux  monuments,  tels  que  le  stùpa  de 


ANNK1-:     1881)  79 

Bharhut,  qui  date  d'aA^ant  notre  ère.  Mais,  dans  le  recueil,  ils  ne 
se  distinguent  pas  essentiellement  du  commentaire;  de  sorte  que, 
pour  ceux  qui  ne  se  retrouvent  pas  ailleurs,  on  n'a  pas,  en  der- 
nière instance,  d'autre  garantie  que  ce  commentaire  même,  qui  est 
une  œuvre  du  \^  siècle.  On  consultera  à  ce  sujet  avec  fruit  un  beau 
travail  de  feu  Garrez  {Reçue  critique  du  7  juin  1873)  et  aussi, 
pour  l'arrangement  général  du  recueil,  un  mémoire  de  M.  Feer 
(Journal  asiatique,  V  et  VI,  1875).  Outre  cette  grande  collection, 
le  canon  pâli  en  renferme  encore  une  petite,  le  Cariyâpitaka,  que 
M.  Morris  a  éditée  pour  la  Pâli  Text  Society  (Londres,  1882),  et  à 
laquelle  parait  correspondre,  dans  la  littérature  sanscrite  du  Nord, 
la  Jàtakamàlà.  Ce  dernier  recueil,  œuvre  du  poète  Çûra  et  l'une 
des  rares  compositions  bouddhiques  qui  soit  marquée  au  coin  de  la 
perfection  littéraire,  a  été  décrit  par  M.  Feer  dans  son  mémoire  sur 
les  Jâtakas.  M.  Kern,  qui  en  a  depuis  longtemps  une  édition  toute 
prête,  le  place  cà  la  fin  du  vi^  siècle  ou  au  commencement  du 
vii«  siècle  (ap.  Festgruss  an  Otto  von  Bôhtlingk,  Stuttgart,  1888, 
p.  50).  Les  bouddhistes  du  Nord  paraissent  du  reste  avoir  eu  plu- 
sieurs recueils  de  ce  nom;  car  il  est  peu  probable  que  l'œuvre  déli 
cate  de  Çùra  soit  la  même  que  la  Jàtakamâlâ  m.Q\\ïïoxinée  par  le 
naïf  pèlerin  chinois  I-tsing  (vii°  siècle)  et  qui,  selon  lui,  aurait  été 
fabriquée  à  la  minute  avec  les  vers  placés  bout  à  bout  de  cinq  cents 
poètes  différents  (S.  Beal,  ap.  Indian  Antiquary,  XI,  49).  Moins 
riche  en  jâtakas  que  la  littérature  du  Sud,  celle  du  Nord  a  fourni 
jusqu'ici  plus  d'avadànas.  Un  avadàna  peut  comprendre  toute  une 
biographie  légendaire  et  arriver  ainsi  aux  proportions  d'un  petit 
roman;  il  peut  aussi  n'avoir  que  celles  d'un  conte,  et  se  réduire 
à  une  anecdote,  à  un  simple  trait,  comme  ceux  que  Stanislas  Julien 
a  tirés  des  sources  chinoises  (Contes  et  apologues  indiens.  Paris, 
1860).  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  la  morale  consiste  à  montrer  de 
quels  actes  antérieurs  les  faits  racontés  ont  été  la  conséquence,  ou 
quelle  rétribution  bonne  ou  mauvaise  leur  est  échue  dans  une  exis- 
tence postérieure.  Dans  l'un  et^l'autre  cas  aussi ,  un  avadâna  ne  diffère 
pas  essentiellement  d'un  jâtaka.  Aussi  trouve-t-on  avec  cette  dé- 
signation et  d'autres  encore,  beaucoup  de  récits  qui,  dans  le  Sud, 
font  partie  delà  collection  des  jâtakas;  comme,  par  exemple,  celui 
que  M.  Wenzel  a  publié  récemment  d'après  un  original  tibétain, 
dans  le  Journal  de  la  Société  asiatique  de  Londres  (XX,  1888, 
p.  503.  Cf.  Indian  Antiquavy ,  X,  p.  291).  Un  certain  nombre  de 
ces  récits  sont  entrés  dans  les  diverses  rédactions   de  la  biogra- 


80  COMPTKS     RENDUS     HT     NOTICES 

phie  légendaire  du  Buddha,  qui  est  elle-même  une  sorte  de  grand 
avadàna;  et,  avec  elle,  ils  ont  pénétré  de  bonne  heure  en  Occident, 
sous  le  couvert  du  roman  de  Baiiaam  et  Joasaph.  ^I.  Zotenberg 
a  repris  récemment  l'examen  des  origines  occidentales  de  ce  livre 
Fameux,  dans  un  mémoire  où  l'on  trouvera  l'indication  des  derniers 
travaux  sur  la  matière  [Notices  et  Extraits^  XXYIII,  et  Journal 
asiatique  V,  1885,  p.  517),  et  où  il  montre  que  l'original  de  toutes 
les  versions  euroi>éennes,  l'ancien  texte  grec,  est  antérieur  à 
S.  Jean  Damascène  à  qui  ^n  l'attribuait  communément,  et  a  dû 
sortir  du  couvent  de  Saint- Saba,  en  Palestine,  avant  les  premiers 
triomphes  de  l'Islam.  Un  des  apologues  les  plus  répandus  qui  nous 
sont  arrivés  par  ce  livre,  celui  de  l'homme  suspendu  dans  un  puits, 
au  fond  duquel  le  guette  un  monstre  affamé  tandis  que  des  rats 
sont  en  train  de  ronger  la  liane  qui  le  retient,  a  été  l'objet  d'un 
travail  comparatif  très  intéressant  de  la  part  de  M.  E.  Kuhn 
{Festgruss  an  Bôhtlingk,  p.  OS).  Mais  outre  ces  avadànas  épars 
un  peu  partout,  on  en  possède  plusieurs  collections  spéciales.  De 
celles-ci,  deux  seulement  sont  bien  connues,  le  Divyàvadâna^  «  les 
célestes  légendes  »,  dont  Burnouf  avait  déjà  donné  d'admirables 
spécimens  et  dont  MM.  Cowell  et  Neil  ont  publié  depuis  l'édition 
complète  (Cambridge,  1880),  et  VAvadânaçataka^  les  «  cent  lé- 
gendes »,  encore  inédit,  mais  dont  M.  Feer  a  donné  une  description 
détaillée  et  de  nombreux  extraits,  avec  l'analyse  sommaire  de 
quelques  autres  recueils  semblables  {Journal  asiatique^  XIV, 
1875.  Cf.  encore  XVI,  1880;  XVII  et  XVIII,  1881;  XIX,  1882; 
I,  1883;  III  et  IV,  1884).  J'ai  déjà  mentionné  qu'une  collection 
du  même  genre,  la  BodJiisattvâvadânakalpalatà,  «  la  liane  mer- 
veilleuse des  légendes  du  (ou  des)  Bodhisattva  »  du  kashmîrien 
Kshemendra  (au  milieu  du  xi^  siècle),  se  publiait  en  ce  moment 
même  à  Calcutta.  —  Un  recueil  de  contes  et  de  fables  trouvé  au 
Népal  et  qu'on  pourrait  appeler  le  Pahcatantra  népalais,  le  Taîi- 
tràhhyàna^  a  été  analysé  et  reproduit  par  extraits  par  M.  Ceci! 
Bendall  {Journal asiatique  de  Londres^  XX,  1888,  p.  465).  Mais  le 
livre,  comme  le  modèle  duquel  il  dérive,  est  plutôt  hindou  que  pro- 
prement bouddhique.  Tel  est  aussi  le  caractère  du  Tantri,  une 
sorte  de  version  du  Pahcatantra  en  vieux  javanais,  qui  s'est  con- 
servée à  Bali  et  qu'a  signalée  M.  Van  der  Tuuk  {Ibidem^  XIII, 
1881,  p.  44).  De  même  l'influence,  sinon  l'imitation  directe  de 
l'Inde  est  encore  parfaitement  sensible  dans  les  légendes  malaises 
recueillies  par  M.  E.  Maxwell  [Ibidem^  p.  399  et  498);  dans  la 


-VNNKKS    18^9-1890  81 

guirlande  de  fables  dont  le  singe  et  la  tortue  sont  les  héros  et  que 
M.K.F.  Holle  a  traduite  du  javanais  {De  Aap  en  de  Schildpad^ 
Batavia,  1885;  se  trouve  aussi  en  Annam,  Rev.  crit.^  27  février 
1888,  p.  162,  et  au  Japon,  TrCihner's  Record,  I,  1889,  p.  71); 
jusque  dans  les  Contes  annamites  et  surtout  dans  les  Contes 
tjanies  recueillis  et  publiés  par  ]\1.  Antony  Landes  [Excursions  et 
Reconnaissances,  Saigon,  1885  et  1887;  aussi  tirés  à  part). 


m 

Mélusine,  t.  V,  n^  1,  janvier-février  1890.) 


[IJ  Autant  que  leurs  frères  et  rivaux  les  Bouddhistes  i, les  Jainas 
ont  été  grands  consommateurs  de  contes.  Ils  ne  les  ont  pas,  comme 
ceux  du  Sud,  réduits  à  un  type  uniforme  ;  ils  ne  leur  ont  pas  non 
plus  assigné,  comme  eux,  une  section  particulière  de  leurs  écri- 
tures sacrées.  Mais,  comme  les  Bouddhistes  du  Nord,  ils  les  ont 
introduits  un  peu  partout  dans  la  littérature  assez  volumineuse  qui 
est  propre  à  leur  secte  et  qui  commence  seulement  à  devenir  acces- 
sible. Une  première  fournée  a  été  incorporée  aux  parties  les  plus 
anciennes  de  leur  hagiographie.  Ceux-là,  on  les  trouve  dans  leurs 
écrits  fondamentaux,  en  moindre  nombre  et  sous  une  forme  très 
sommaire  ;  en  plus  grand  nombre  et  sous  une  forme  plus  déve- 
loppée dans  les  commentaires  qui  accompagnent  les  traités  cano- 
niques, ainsi  que  dans  les  ouvrages  plus  récents  où  ont  été  reprises 
et  remaniées  les  vieilles  données  traditionnelles.  Dans  les  uns  et 
dans  les  autres,  ils  sont  de  forme  et  de  caractère  variés,  allant 
de  la  légende  et  de  la  parabole  à  l'anecdote,  en  passant  par  la 
fable  et  par  le  conte  proprement  dit.   Des  plus  anciennes  de  ces 


1.  Avant  d'aller  plus  loin,  je  dois  réparer  un  oubli  grave;  j'ai  omis  de  mentionner 
le  beau  travail  de  M.  Jacobi  sur  le  Viracaritra  [Ind.  Stiid.,  XIV,  1876),  une  autre  de 
ces  compositions  romantiques  du  moyen-âge  hindou,  dans  laquelle  un  grand  nombre 
de  fictions  sont  rattachées  à  la  lutte  légendaire  des  deux  empereurs  Vikramâditya  et 
Çâlivâhana,  les  prétendus  fondateurs  des  ères  Samvat  et  Çaka.  —  A  propos  des  Jâta- 
kas,  j'aurais  aussi  dû  mentionner  les  traductions  de  plusieurs  de  ces  récits  que  M.  R. 
Morris  a  publiées  dans  le  Folklore  Journal  II-IV  (1884-1886),  sous  le  titre  général  de 
Folktalea  oj  India. 

llEi.KiioNS  Di:  l'Inde.  —  IV.  6 


^2  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

Fictions,  dans  lesquelles  il  entre  parfois  une  part  encore  difficile  a 
déterminer  de  souvenirs  réels,  le  chercheur  qui  ne  peut  pas  re- 
courir aux  originaux,  trouvera  des  exemples  dans  chacun  des  peu 
nombreux  écrits  canoniques  rendus  plus  ou  moins  accessibles  jus- 
qu'ici,  soit  par  des  traductions  complètes  ou  partielles,  soit  par 
des  analyses  détaillées.   Telles   sont  la  portion  de  la  Bhagavati 
traduite  et  commentée  par  M.  Weber  [Abhandlungen  de  l'Acad. 
de  Berlin,  1866  et  1867)  ;  le  mémoire  du  même  savant  sur  la  Sà- 
ryaprajnapti  {Ind.  Stud.^  ^,  1868  ;  à  comparer  avec  le  mémoire 
sur  le  même  sujet  de  M.  Thibaut,  Jouni.  of  the  As.  Soc.  ofBen- 
gal,  XL IX,  1880)  ;  le  Nirayâvalisûtra  de  M.  Warren  (Amster- 
dam, 1879)  ;  V Aupapâtikasûtra  de  M.  Leumann  (Leipzig,  1883)  ; 
V Acàrâiïgasûtra  et  le  Kalpasûtra  de  M.  Jacobi  {Sucred  Books 
of  the  East,  1884);   V Upâsakadaçaka  de  M.    Hœrnle  {Bibl.  In- 
dica.  Calcutta,  1888).  Un  lecteur  un  peu  au  courant  trouvera  en- 
core à  utiliser  beaucoup  d'autres  indices  de  ce  genre  dans  la  des- 
cription du  canon  que  l'on  doit  à  M.  Weber  {Ind.  Stud.,  XVI  et 
XVI  ï,  1883  et  1885).  Aux  mêmes  sources  antiques  sont  emprun- 
tés les  parallèles  que  M.  Leumann  a  signalés  entre  quelques-unes 
de  ces  fictions  des  Jainas  et  celles  des  Bouddhistes  et  des  Brah- 
manes [BezieJiungen  der  Jaina-Literatur  zu  andern  Literatuv- 
kreisen  Indiens^  Actes  du  Congrès  de  Leide,   1885).    C'est  au 
contraire  à  la  littérature  des  commentaires  et  des  traités  posté- 
rieurs que  sont  prises  les  légendes  sur  les  anciens  schismes  de 
l'église  jaina  publiées  par  M.  Weber  {Ueber  den  Kupakshakau- 
çikâditya  des  Dharmasâgara,  Sitzungsherichte  de  l'Académie 
de  Berlin,  juin  1882)  et  par  M.  Jacobi  [das  Kâlakâcârya-Kathà- 
nakam,  Zeitschrift  de  la  Société  orientale  allemande,  XXXIV  et 
XXXV,  1880  et  1881  ^;  Die  Entstehung  der  Çvetàmhara  und 
Digamhaia  Sekten.  Ibidem,  XXXVIII  et  XL,  1884  et  1886).  C'est 
là  aussi  que  ces  deux  savants  ont  recueilli,  Tun  ses  histoires  des 
femmes  illustres  [Ahalyà  'A/AXeu?,  und  Venvandtes,  Sltzungsbe- 
richle  de  l'Académie  de  Berlin,  novembre  1887),  l'autre  son  inté- 
ressante collection,   non  traduite  malheureusement,  de  récits  lé- 
gendaires   en    langue   pnicrite    [Ausgewashlle    Erzdehlungen    in 
Mâliàràshtri.  Leipzig,  1886),  auxquels  il  a  ajouté  depuis  celui  de 
la  destruction  de  la  ville  sainte   de   Dvàravatl  et  de  la   mort  de 


1.  Cf.    E.    Loiim.inn   :  Zwei   rveitcrc    KàlakorLeijcnden.    Ibidem,    XXXVII,    1883    (sans 
Iradiiclioii). 


\\m';l:    181M)        -'  83 

Krishna  [Zeitschrift  de  la  Soc.  or.  allemande,  XHI,  1888  ;  là 
encore  qu'un  élève  de  M.  Jaoobi,  M.  Fick,  a  puisé  sa  légende  des 
fils  du  roi  Sagara  (Kiel,  1889).  Ces  deux  derniers  exemples  mon- 
trent bien  avec  combien  peu  de  scrupules  et  quels  procédés  tout 
mécaniques,  les  Jainas  ont  approprié  à  leur  usage  les  traditions 
du  cycle  épique  hindou;  larcins,  d'ailleurs,  dont  les  Bouddhistes 
se  sont  rendus  également  coupables  et  dont  ils  n'ont  su,  ni  les  uns 
ni  les  autres,  tirer  rien  qui  vaille.  Une  compilation  d'assez  basse 
époque  et  dans  laquelle  sont  venues  confluer  beaucoup  de  ces  his- 
toires, le  Çatriihjayaniàhàtmya^  avait  été  magistralement  ana- 
lysé par  M.  Weber  au  début  même  des  études  sur  les  Jainas  (Leip- 
zig,  1858). 

Le  nom  technique  de  ces  historiettes  dans  la  littérature  jaina 
est  kathànaka  «  récit,  conte  ».  Un  kathânaka  peut  être  un  récit 
simple;  mais  souvent  aussi,  surtout  quand  il  forme  une  composi- 
tion indépendante,  il  consiste  en  un  récit  principal  qui  sert  de- 
cadre  à  plusieurs  autres.  M.  Weber  a  été  ici  encore  l'initiateur: 
il  a  publié  et  traduit  intégralement  ou  en  extraits  et  toujours  sa- 
vamment commenté  plusieurs  de  ces  recueils  :  le  Pancadanda- 
chattraprabandlia^  «  le  livre  du  parasol  à  cinq  baguettes  »,  dont 
le  héros  est  le  roi  Vikramâditya,  mais  bien  déchu  de  sa  majesté 
légendaire  [Abhandlungen  de  l'Académie  de  Berlin,  1877)  ;  le 
Campakaçreshthikathànaka,  «  l'histoire  du  marchand  Campaka  » 
[SitzuTigsberichte  de  l'Académie  de  Berlin,  mai  et  juillet  1883)  ; 
VUttamacaritrakathânaka,  «  l'histoire  du  (prince)  Parfait  »  [Ibi- 
dem^ mars  1884)  ;  la  SamyakU>akaumadi,  «  le  clair  de  lune  delà 
parfaite  piété  » ,  qui  a  plusieurs  traits  en  commun  avec  les  Mille 
et  une  Nuits,  et  que  M.  Weber  tient  pour  une  dérivation  de  la 
même  source  indienne  non  retrouvée  jusqu'ici  {Ibidem,  juillet  1889) . 
M.  Pullè,  de  l'Université  de  Padoue,  à  qui  l'on  devait  déjà  un 
aperçu  général  de  cette  littérature  des  contes  jainas  {Délia  litte- 
ralura  dei  Gaina  e  di  alcune  fonti  dei  novellieri  occidentali  ; 
Atti  de  l'Académie  de  Venise,  1884,  1885,  1886),  et  qui  en  pré- 
pare un  recueil  de  dimensions  considérables,  en  a  publié  et  tra- 
duit un  autre  spécimen,  une  portion  de  V Antarakathâsangraha 
de  Râjaçékhara.  Gomme  l'indique  le  titre  même  de  son  mémoire 
{Un  progéniture  indiano  dei  Bertoldo,  Venise,  1888;  publié  à 
l'occasion  des  fêtes  de  l'Université  de  Bologne), -M.  Pullè  voit 
dans  ces  récits  le  prototype  de  nos  vieux  livres  populaires  tels 
que  «  les  [3]  Dits  de  Marcolphe  »  et  «  les  Finesses  de  Bertoldo  », 


84  COMPTES  RENDUS  ET  NOTICES 

dont  le  liéros  est  un  rustre  bien  avisé  ^.  Ces  récits  sont,  en 
effet,  bien  plus  anciens  dans  l'Inde  que  le  recueil  de  Ràjaçekhara, 
qui  n'est  pas  antérieur  au  XIV«  siècle.  Chez  les  Jainas  eux-mêmes, 
ils  ont  une  assez  longue  histoire,  car  VAntarakathâsangraha^ 
comme  le  dit  le  titre  même,  n'est  i^u'un  recueil  d'extraits  qui  re- 
pose sur  les  commentaires  d'un  écrit  canonique,  le  Nandtsutra^  et 
qui,  dans  une  certaine  mesure,  remonte  probablement  jusqu'au  Nan- 
disûtra  lui-même -.  Plusieurs  d'entre  eux,  notamment  celui  du 
jugement  de  Salomon^,  se  T-etrouvent  dans  la  collection  singlia- 
laise  des  Jàtakas,  et  les  Bouddhistes  du  Nord  ont  un  recueil  fort 
semblable,  qui  n'est  encore  bien  connu  que  par  la  version  tibé- 
baine  du  Kandjur  traduite  en  allemand  par  feu  Schiefner  [hidische 
ErzœJiliingen  aus  dem  Tibetischeji.  Mélanges  asiatiques^  Saint- 
Pétersbourg,  1876-1877  ;  traduit  en  anglais  avec  préface  de 
M.  Ralston:  Tihetan  Taies ^  Londres,  1882).  M.  Pullè  a  parfaite- 
ment suivi  ces  diverses  pistes  dans  l'intéressante  introduction  qui 
précède  son  mémoire.  K  cet  excellent  travail,  il  convient  d'en 
joindre  un  autre  d'un  élève  de  M.  Pullè,  M.  LoA^arini,  qui  a  publié 
et  traduit  (la  traduction  laisse  à  désirer)  une  autre  de  ces  petites 
compositions,  le  Pâpabuddhi-DhdrmabuddJd-Kathânaka^  «  l'his- 
toire du  (roi)  impie  et  de  son  pieux  (ministre)  »  (Giornale  de  la 
Société  asiatique  italienne,  III,  1889). 

La  plupart  de  ces  recueils  jainas,  surtout  les  plus  récents,  qui 
forment  des  compositions  indépendantes,  sont  essentiellement  des 
livres  d'édification  populaire.  Comme  nos  bestiaires  du  moyen- 
âge,  plusieurs  paraissent  avoir  été  composés  avec  le  dessein  de 
fournir  un  thème  ou  un  choix  de  motifs  utilisables  dans  la  prédi- 
cation, bien  que,  parmi  ces  histoires,  comme  parmi  les  nôtres  du 
reste,  il  s'en  trouve  souvent  qui  sont  loin  d'être  édifiantes.  De  là, 
une  grande  simplicité  de  style  et  parfois  une  certaine  verve  de 
propos.  De  là  aussi,  la  présence  d'un  grand  nombre  de  termes  et 


1.  Parfois,  comme  dans  le  cas  de  Marcolphe,  le  rustre  est  difforme  et  contrefait.  Par 
là,  il  se  rattache  au  contraire  à  lEsope  grec. 

2.  Récemment,  dans  une  communication  faite  au  Congrès  de  Stockholm  et  qui  ne 
nous  est  encore  connue  que  par  des  comptes  rendus,  M.  Leumann  a  fait  un  travail 
semblable  sur  la  littérature  qui  se  rattache  à  un  autre  écrit  canonique,  YAvoçyaka- 
sûtra.  Entre  autres  motifs  célèbres,  il  y  signale  une  version  de  l'histoire  de  Vâsava- 
datlâ,  la  fable  des  oiseaux  et  du  singe,  le  jugement  de  Salomon,  la  donnée  qui  sert 
décadré  aux  Mille  et  une  Nuits,  la  parabole  du  débiteur  (Mathieu,  18\  Cf.  Trilbncrsi 
Record,  1^89,  p.  151. 

3.  f.f.  Mêluirinc.  IV,  313,  337,  36G,  385,  414,  41G,  457. 


ANNÉE    1890  85 

de  locutions  vulgaires,  qui  les  rend  intéressants  au  point  de  vue 
philologique.  Si  on  y  joint  leur  haute  valeur  pour  l'histoire  de  la 
propagation  des  contes,  on  aura  à  peu  près  tout  ce  qui  peut  se  dire 
en  leur  laveur;  car,  pour  le  reste,  ce  sont  de  bien  pauvres  élucu- 
brations,  où  la  maladresse  du  conteur  dépasse  parfois  l'extrême 
limite  permise.  Est-il  possible,  est-il  môme  souhaitable  qu'ils 
soient  tous  publiés  ?  C'est  une  question  qu'il  est  permis  de  poser 
dès  maintenant.  La  Forme  est  ici  ce  qui  importe  le  moins  ;  l'essen- 
tiel est  le  commentaire  ;  et  il  semble  que  le  meilleur  parti  à  prendre 
serait  d'en  donner  la  substance,  d'en  extraire  tout  ce  qui  peut  in- 
téresser le  philologue  et  l'historien  des  fables  et  de  franchement 
abandonner  [4]  le  reste.  Quelques-unes  des  publications  de 
M.  Weber  fourniraient  à  cet  égard  des  modèles  excellents,  qu'on 
pourrait  sans  inconvénient  réduire  encore  à  des  proportions  plus 
sobres,  à  mesure  qu'on  avancerait  dans  cette  besogne  de  dépouil- 
lement. Le  but  doit  être,  non  un  fatras  de  textes  insipides  qui  se 
croisent  et  se  répètent  à  l'infini,  mais  de  bons  index,  de  bonnes 
tables  des  matières  et  des  concordances. 

On  vient  de  voir  que,  parmi  les  livres  des  Jainas  que  l'historien 
des  contes  ne  saurait  négliger,  il  faut  ranger  leurs  Vies  des  saints. 
La  biographie  est  en  effet  un  des  genres  qu'ils  ont  le  plus  cultivé. 
Non  seulement  ils  ne  se  sont  pas  lassés  d'écrire  et  de  récrire  ce 
qu'ils  croyaient  savoir  de  l'histoire  de  leurs  docteurs  et  des  chefs 
de  leurs  églises  '  ;  ils  ont  encore  étendu  leur  soin  à  la  mémoire 
des  hommes  illustres  en  général,  des  princes,  des  savants  et  dès 
poètes,  des  leurs  en  première  ligne,  mais  aussi  de  ceux  qui  n'ont 
pas  appartenu  à  leur  secte  et  qui,  bien  entendu,  sont  présentés 
alors  sous  l'habit  jaina.  Aussi  l'histoire  littéraire  de  l'Inde  doit- 
elle  beaucoup  aux  Jainas.  C'est  grâce  à  eux,  en  grande  partie, 
qu'elle  cesse  à  partir  d'une  certaine  époque  d'être  une  simple 
liste  de  noms  et  de  faits,  et  qu'elle  prend  un  peu  de  couleur  et 
d'étoffe.  Il  ne  faudrait  pas,  sans  doute,  s'exagérer  la  valeur  de 
ces  biographies.  Même  quand  elles  relatent  des  faits  contempo- 
rains, elles  sont  souvent  légendaires.  Gomme  les  premiers  essais 
en  ce  genre  de  l'antiquité  classique,  elles  sont  avant  tout  anecdo- 
tiques.   Mais   c'est  là  précisément  ce  qui   fait    leur  intérêt  pour 

1.  Une  des  plus  autorisées  de  ces  chroniques  biographiques,  le  Sthavirâvalîcarita^ 
«  l'histoire  de  la  série  des  docteurs  »  de  Hemacandra,  a  été  éditée  par  M,  Jacobi  {Bi- 
bliotheca  Indica,  Calcutta,  1883-1886),  avec  des  extraits  des  sources  pràcrites  antérieures, 
mais,  malheureusement,  sans  traduction. 


86  COMPïKS     RENDUS     ET     NOTICES 

l'ordre  de  recherches  dont  il  s'agit  ici  ;  car  ces  anecdotes  sont 
très  souvent  des  contes.  C'est  ainsi  que  l'aventure  du  prince  re- 
trouvant aux  mains  d'une  courtisane  le  cadeau  qu'il  a  fait  à  sa 
favorite,  que  la  favorite  a  donné  à  son  amant,  celui-ci  à  sa  maî- 
tresse et  qui,  après  de  longs  voyages,  revient  au  premier  dona- 
teuT,  conte  que  la  chronique  byzantine  applique  à  Théodose  II  et 
Eudoxie,  d-écide  à  Ujjayinî  de  la  vocation  littéraire  de  Bhartrihari, 
l'auteur  des  Centuries.  C'est  ainsi  encore  que  la  vieille  anecdote 
classique  à  laquelle  nous  devons  le  mot  de  palinodie,  revient  ici 
pour  motiver  l'origine  du  Candikâçataka  àe  Bâna  et  du  Siirya- 
çataka  de  Mayûra,  et  que  l'histoire  du  poète  qui  séduit  la  fille  du 
roi  et  échappe  au  supplice  grâce  à  sa  présence  d'esprit,  a  fait  in- 
venter dans  rinde  le  poète  Caura.  C'est  un  conte  et  des  mieux 
caractérisés  que  ce  récit  consei^vé  par  la  tradition  singhalaise,  de 
la  mort  d6  Kâlidâsa,  que  sa  maîtresse  tue  pour  pouvoir  s'atti-ibuer 
un  de  ses  vers.  Ces  récits  et  d'autres  encore  ne  nous  viennent  pas 
tous  des  Jainas.  Bouddhistes  et  Brahmanes  en  ont  eu  de  sembla- 
bles, comme  on  peut  s'en  convaincre,  pour  les  uns,  en  parcourant 
les  anecdotes  dont  fourmillent  le  Mahàvamso  singhalais,  les 
Voyages  de  Hiouen-Thsang  et  V Histoire  de  Tàranâtha;  pour  les 
autres,  en  se  rappelant  ce  qu'ils  racontent  de  Kumârila,  de  Çan- 
kara  et  de  leurs  autres  grands  hommes,  ou  en  feuilletant  la  Râ- 
jatarangini  kashmîrienne.  Ils  ont  dû  aussi  en  faire  des  recueils  ; 
mais  c^ux-ci,  cm  bien  ont  péri,  on  ne  sont  pas  encore  mis  au  jour. 
C'est  dans  [a]  les  commentaires,  dans  des  écrits  obscurs,  qu'il  faut, 
chez  eux,  dénicher  ces  traditions.  Ils  ne  les  ont  pas  réunies  dans 
des  composiitions  spéciales,  placées  au  premier  rang  dans  leur 
littérature,  comme  les  Jainas  l'ont  fait  dans  ieviva  Prabandhas. 

Ces  compilations,  qui  ont  été  produites  en  assez  grand  nombre 
surtout  dans  l'Inde  occidentale,  à  partir  du  xii<^  siècle,  sont  encore 
iaédites,  en  Europe  du  moins  *.  Mais  plusieurs  savants  s'en  sont 
beaucoup  servis,  notamment  M.  Biihler  qui,  le  premier,  les  a  fait 
connaître  parmi  nous.  Le  but  des  présents  articles  étant  de  donner 
une  orientation  générale,  nullement  de  dispenser  le  chercheur  non 


1.  Quelques  œuvres  de  môme  provenance,  auxquelles  on  est  aile  d  abord  cl  avec 
raison,  sont  d'un  caractère  différent  :  ce  sont  plutôt  des  poèmes  historiques.  Tels 
sont  la  KîrlikaumudU  de  Sonieçvara,  un  brahmane  quia  célébré  des  Ji»iiias,  éditée  par 
M.  Abâjî  Vishnu  Kâthavate  (Bombay,  18^9),  et  le  SukrUasamkirUiim  d'Arisiniha, 
copieusement  analysé  par  M.  bolilcr  (Sitzunysberichie  do  l'Académie  de  Vienne,  G\1X, 
1889). 


ANNÉE     1890  87 

indianiste  de  tout  autre  conseil  ou  secours,  ce  qui  exigerait  un 
volume,  je  ne  puis  pas  m'arrêter  ici  à  décrire  ces  divers  travaux, 
dispersés  dans  plusieurs  recueils  et  qui  n'ont  d'ailleurs  qu'un  rap- 
port très  indirect  avec  l'histoire  des  contes.  Pour  des  renseigne- 
ments sur  les  Prabandhas,  je  me  bornerai  donc  à  renvoyer  d'une 
façon  générale  aux  «  Rapports  sui-  la  recherche  des  manuscrits  » 
de  MM.  Bilhler,  Peterson  et  Bhandarkar,  aux  nombreux  mémoires 
(le  M.  Biihler  sur  l'histoire  politique  et  littéraire  du  Guzerat  (no- 
tamment Indian  Aiitiquary\,  VI,  1877),  à  la  description  des  plus 
importants  de  ces  décrits  qu'a  faite  M.  Shankar  Pàndurang  Pandit 
dans  l'introduction  de  soa  é<litioQ  du  Gaûdavaho  (Bombay,  1887), 
et  à  l'ouvrage  plus  ancien  de  AI.  A.  Kinloch  Forbes,  la  Rets  Mâla 
(Londres,  1856;  2*^  éd.  1878),  dont  les  récits  sont  en  partie  puisés 
à  cette  source.  Chroniques  rétrospectives  ou  contemporaiiies,  re- 
cueils de  biographies  et  de  légendes,  livres  d'édification  ou  de 
controverse,  œuvres  de  doctrine  grammaticale  ou  simples  essais 
littéraires,  et,  malgré  cette  diversité,  reliées  pourtant  par  des 
caractères  communs,  ces  compositions  jainas  forment  un  ensemble 
auquel  il  n'y  a  rien  à  comparer  dans  le  reste  de  la  littérature  sans- 
crite. Les  biographies  comme  celle  du  célèbre  Çaiïkarâcârya  pai^ 
Màdhavakavi  (le  Çankaraçijaya)  sont  des  œuvres  isolées  et  tar- 
dives. Pour  trouver  quelque  chose  d'analogue,  il  faut  descendi^e 
jusqu'aux  livres  en  langue  vulgaire  consacrés  à  l'hagiographie  des 
sectes  modernes,  tels  que  la  Ulialilaniàlà^  cette  Légende  dorée  de 
l'Hindouisme  actueU. 


1.  Les  renseignements  les  plus  nombreux,  et  le  pais  facilement  accessibles  sur  la 
BhakLarnâlà,  sont  toujours  encore  ceux  qu'a  donnés  II,  tL  Wilsoii,  dans  sa  célèbre 
«  Esquisse  des  sectes  religieuses  des  Hindous  »  {Select  Works,  I.  Lc^ndres,  1861).  Je  ne 
toucherai  pas  ici  à  cette  littérature  religieuse  de  l'Inde  moderne.  Je  crois  pourtant 
dcToir  signaler  en  passant  la  traduction  de  l'Adi  Granth  des  Sikhs  par  M.  Trumpp 
(Landres,  1877;  surtout  l'introduction)  et  deux  curieuses  publications  sur  la  légende 
de  cette  secte  par  un  indigène,  le  Sirdar  Attar  Singh  de  Bhadour  ;  Sakhee  Book  or 
Ihe  Description  of  Gooroo  Gobind  Singh^s  Religion  and  Doctrines.  Bénarès,  1873;  et  The 
Travets  of  Guru  Tegh  Bahadur  and  Gura  Gobind  Singh.  Lahore,  1876.  —  A  comparer 
enco-pe  les  biographies  des  grands  poètes  dravidiens,  par  exemple  celle  de  Tiruval- 
luvar,  dans  la  traduction  allemande  du  Karal  par  Graul.  Leipzig,  1856. 


88  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 


IV 


J'ai  [6]  tâché  d'être  à  peu  près  complet  en  ce  qui  regarde  les 
Jainas,  parce  que  c'est  une  étude  qui  date  d'hier  et  que  tout  se 
tient  en  quelque  sorte  et  se  répond  dans  cette  œuvre  déjà  considé- 
rable d'un  petit  nombre  de  travailleurs.  Je  ne  l'essaierai  même  .pas 
pour  ce  qu'il  me  reste  à  dire*de  l'Inde  moderne  et  contemporaine. 
Ici  la  masse  est  si  grande  et  si  dispersée,  que  je  suis  forcé  de  faire 
un  choix  même  dans  le  peu  que  j'en  puis  savoir.  Pour  l'activité 
littéraire,  l'Inde  a  cessé  d'être  un  pays  asiatique  ;  elle  est  devenue 
une  annexe  de  FEurope. 

J'ai  essa^^é  autrefois  ici  même^  de  donner  une  idée  de  cette  acti- 
vité en  parcourant  l'œuvre  accomplie  par  un  seul  homme,  M.  Temple, 
pour  une  seule  province,  le  Penjab.  Depuis,  il  est  vrai,  cette 
œuvre  a  été  interrompue  :  les  Legetids  ofthe  Panjab  sont  restées 
stationnaires  après  la  2^  livraison  du  3*^  volume  (février  1866)  et 
les  Panjab  Notes  and  Queries^  transformées  en  Indian  Notes  and 
guéries,  ont  cessé  de  paraître  après  l'achèvement  du  4^  volume 
(1886).  Mais,  interrompue  ici,  M.  Temple  la  continue  ailleurs, 
dans  VIndian  Antiquary^  qu'il  dirige  depuis  quelques  années  du 
fond  de  la  Birmanie.  Et  ce  que  je  disais  alors  de  l'œuvre  de 
M.  Temple  au  Penjab,  j'aurais  pu  le  dire  de  celle  que  M.  Grierson 
faisait  au  Bengale  2,  que  d'autres  chercheurs  faisaient  dans  d'autres 
provinces.  Pour  quelques-unes,  sans  doute,  la  moisson  a  été  plus 
tardive  et  moins  abondante  ;  il  n'en'  est  pas  où  elle  ait  absolument 
manqué.  Dans  toutes  les  régions  du  vaste  empire,  les  contes  no- 
tamment et  les  traditions  se  recueillent  et  se  publient  dans  des 
feuilles  locales  en  toutes  langues,  dont  les  titres  mêmes  n'arrivent 
({ue  rarement  en  Europe.  Non  seulement  on  recueille  ceux  du 
pays,  mais  on  imite  ou  traduit  les  nôtres,  QiJack  the  Giant  Kil- 
ler  et  autres  histoires  ({ui  ont  fait  les  délices  de  tant  de  généra- 
tions anglaises,  commencent  à  faire  celles  des  petits  Hindous  et, 
sans  doute  aussi,  des  grands.  Cette  espèce  de  reflux,  d'ailleurs, 
ne  date  pas  d'aujourd'hui  seulement.  Déjà,  au  xv*"  siècle,  le  Kathâ- 

1.  Mélusine,  If,  .%1. 

2.  Pour  un  aperçu  des  lr;iv;iu\  du  M.  (Jricrsuii  ja>«iu'(  m  1^>7.  \i>\\  liccuc  criliqnCy 
15  août  1887  (ci-de8su8,  pp.  28  et  suiv.). 


ANNÉK     18  90  89 

Jxautuka  de  Çrivara  est,  au  témoignage  de  M.  Biililer  [Kashmîr 
Report^  61)  traduit  d'un  recueil  de  contes  en  persan.  M.  Grierson 
a  signalé  depuis  [Indian  Antiquary ^  XVII,  273)  une  traduction 
sanscrite  des  Mille  et  une  Nuits,  et  le  pandit  Natesa  Sastri  a  pu- 
blé  une  élégante  version  anglaise  d'un  recueil  de  contes  tamoul, 
The  Drcwidian  NigJits  Entertainments  (Madras,  1886),  où,  comme 
l'indique  déjà  le  titre  choisi  par  le  traducteur,  l'imitation  de  la 
collection  arabe  n'est  pas  à  méconnaître.  Le  fils  d'un  ministre,  qui 
a  conquis  la  main  de  deux  belles,  mais  qui  réserve  le  choix  de 
l'une  d'elles  à  son  maître  et  ami,  le  prince  héritier,  trompe  l'impa- 
tience amoureuse  des  jeunes  filles  en  employant  chacune  des 
12  nuits  que  comprend  le  voyage  du  retour,  au  récit  d'autant  d'his- 
toires appropriées  à  la  situation. 

D'autre  part,  l'Inde  n\i  pas  cessé  de  remanier  ses  vieux  contes 
ni  d'en  produire  de  nouveaux.  Les  conteurs,  les  chanteurs  errants, 
autour  desquels  les  habitants  des  hameaux  viennent  se  grouper  le 
soir,  a*i  retour  de^  traA^aux  de  la  journée,  ne  sont  pas  les  seuls 
ouvriers  de  catte  production.  Ce  qu'ils  font  dans  l'idiome  vul- 
gaire, des  lettrés  le  font  dans  les  dialectes  cultivés.  Il  naît  ainsi 
[7]  des  récits  en  vers  et  en  prose,  dont  les  plus  humbles  mômes 
sont  parfois  fixés  par  l'écriture,  car  le  chanteur  du  village,  lui 
aussi,  a  souvent  sur  soi  son  manuscrit,  et  dont  quelques-uns,  nés 
sous  une  meilleure  étoile,  reçoivent  les  honneurs  de  l'impression. 
Dans  ce  cas,  les  annonces  de  la  librairie  indigène  en  apportent 
parfois  les  titres  en  Europe.  Ils  n'y  demeurent  pas  moins  inconnus 
pour  cela,  à  moins  qu'il  ne  leur  survienne  une  autre  chance  heu- 
reuse, celle  de  nous  être  apportés  en  une  traduction.  Naturellement 
c'est  de  ceux-là  seuls  qu'il  peut  être  question  ici.  A  l'exception  du 
Madanakamarajankadai  tamoul,  l'original  des  «  Dravidian 
Nights  »  de  M.  Natesa  Sastri  mentionnées  plus  haut,  aucun  recueil 
de  contes  proprement  dits  et  se  donnant  comme  une  œuvre  person- 
nelle (il  en  existe  de  la  sorte),  n'a  eu  jusqu'ici,  à  ma  connaissance 
du  moins,  cette  bonne  fortune.  Pour  des  raisons  faciles  à  aperce- 
voir, elle  n'est  échue  qu'à  des  poèmes,  à  des  pièces  détachées  la 
plupart  en  vers,  tous  d'un  cachet  plus  ou  moins  archaïque,  et  le 
'compte  en  est  bientôt  fait  i.  Sauf  oubli,  il  se  réduit  aux  Legends  of 
tJte  Panjab  de  M.  Temple  (1884-1886),  aux  curieux  morceaux  de 


1.  Bien  entendu,  en  n'y  comprenant  pas  les  «   chansons  populaires»;  sans  quoi,  il 
serait  beaucoup  plus  long-. 


'00  COMPTAS     RENDUS     ET     NOTICES 

poésie  légendaire  publiés  par  M.  Grierson"  [Journal  de  la  Société 
asiatique  du  Bengale,  XLVIi,  1878;  LUI  [spécial  number),  1884; 
Zeitsehrift  d-e  la  Société  orientale  allemande,  XXXIX,  1885,  et 
Indian  Antiquary,  XIV,  1885  ^  et,  en  remontant  un  peu  haut,  il  est 
vrai,  au  PrlthirâJ  Râsau,  le  grand  poème  épique  au  nom  de  Cand 
Bardai,  qui  s'est  formé  comme  une  auréole  autour  du  souvenir  du 
grand  champion  de  l'indépendance,  Prithvîrâj,  le  dernier  empe- 
reur hindou  de  Delhi*. 

Quant  aux  contes,  c'est  dans  la  tradition  orale  que  collection- 
neurs et  traducteurs  vont  d'ordinaire  les  puiser;  c'est  tels  qu'ils  les 
surprennent  de  la  bouche  du  peuple,  qu'ils  prétendent  les  repro- 
duire, bien  que  le  sou})^on  soit  permis  pour  plusieurs,  qu'ils  y  met- 
tent parfois  du  leur.  Ce  qui  manque  en  effet  le  plus  à  beaucoup  de 
ces  publications,  c'est,  outre  un  bon  commentaire,  une  plus  grande 
exactitude.  Non  seulement  la  forme  en  est  parfois 'trop  également 
littéraire,  mais  on  voudrait  avoir  aussi  sur  la  provenance  et  sur 
l'habitat  de  ces  coates,  sur  la  couche  sociale  à  laquelle  ils  appar- 
tiennent, des  informations  plus  précises  que  les  titres  trop  vagues 
de  folklore  du  nord,  du  sud,  de  l'ouest  de  l'Inde.  [8]  Dans  certains 
cas  il  était  probablement  impossible  de  faire  mieux;  mais  dans 
d'autres  il  semble  qu'on  n'y  ait  pas  même  songé.  Un  petit  nombre 
ai  recueils  n'encourent  pourtant  aucun  de  ces  reproches  et  comptent 
parmi  ce  qui  s'est  produit  en  ce  genre  de  meilleur.  Il  a  été  rendu 
compte  ici  méme^  des  Wide-Awake  St&nes  de  Mme  Steele  et 
M.  Temple  (Bombay,  1884;  publiés  en  partie  d'abord  dans  V Indian 
Antiqiiavy)  y  et  tout  folkloriste  connaît  les  charmantes  collections 
recueillies  par  deux  jeunes  filles,  les  Old  Deccan  Dai/s^  or  Hin- 
doo  Fairy  Legends  carrent   in  SoutJiern  India  de  Miss  Frère, 

1.  Pour  le  «  chant  d'Alha  »,  cf.  les  articles  de  M.  WaterfielJ  dans  la  Calcutta  Revieiv, 
octobre  1875,  janvier  et  octobre  1876.    • 

2.  Ea  cour*  de  publication  dans  la  Bibliotheca  Indica  de  Calcutta,  par  les  soins  de 
MM.  Beames  et  lloernlc.  —  Sur  cette  poésie  plus  ou  moins  populaire  en  liingue  vul- 
gaire, M.  Grierson,  a  présenté  au  Congrès  des  orientalistes  de  Vienne  un  savant 
mémoire  {The  Mcdiœvat  oernacular  Literalure  of  Hindùsldn.  Vcrhandlungcn  du  Congrès. 
Vienne,  1888),  qtre  les  folkloristes-  aussi  ne  consulteront  pas  sans  prolit.  Ils  y  troa"\'e- 
ront  entre  autres  d'intéressants  détails  sur  ces  légeadcs  héroïques,  d'inspiration  toute 
râjpoule,  qui  ont  arraché  au  vieux  James  Tod  tant  de  cris  d'enthousiasme,  et  dont 
M.  Pavio  nous  a  donné  jadis  im  spécimen  dans  sa  Léjcndc  de  Padmani.  Journal  asia- 
tique, 1865.  —  Au  moment  d^;  corriger  les  éi>reuves,  je  reçois  de  M.  Gri-erson  une 
seconde  édition  complètement  remaniée  et  considérablement  augmentée  de  son  mé- 
moire. Sous  cette  nouvelle  forme  il  vient  d'être  publié  comme  imm.  r<t  ^npph'nuMt- 
taire  d;ui&  le  Journal  de  la  Société  asiatiqu<2  du  Beagulo  pour  18S: 

3.  MéUisine,  II,  811. 


ANNÉE     1890  91 

ivec  introduction  et  notes  de  Sir  Bartle  Frère  (Londres,  1868; 
2'  édition,  1870  ;  3'^  édition,  1881)^  et  les  Indian  Fairy  Taies  de  Miss 
Maive  Stokes  avec  notes  de  Mme  Stokes  (Calcutta,  1879;  2"  édi- 
tion avec  introduction  de  M.  Ralston,  Londres^  1880).  Les  Folk- 
Taies  of  Kashmir  du  Rév.  Hinton  Knowles^  (Londi^es,  1888; 
des  Tspécimens  avaient  paru  d'abord  dans  VIndian  Antiquary) 
satisfont  également  à  toutes  les  exigences.  Par  contre,  les  Indicm 
Fables  àe  M.  Ramasvami  (Londres^  sans  date),  les  22.  contes 
bengalais  de  M.  Lai  Beliari  Day  {Folk-Taies  of  Bengal,  iSS3), 
les  24  contes  du  pays  tanioul  du  pandit  Natesa  Sastri  [Folklore 
in  Southern  India  ;  publiés  d'abord  dans  \ Indian  Anliquctry 
et  ensuite  eu  trois  tirages  à  part,  Bombay,  1884,  1886,  1888)  ^%  tout 
fidèlement  reproduits  qu'ils  paraissent  être,  ont  été  rédigés  de  mé- 
moire et  ne  sont  pas  suffisamment  documentés.  Le  petit  recueil 
d'un  indigène,  Folk-Taies  of  Hindustan  hy  Sheikli  Chilli  (Rawal- 
pindi,  Himalaj^an  Press,  1886),  ne  l'est  pas  du  tout.  L'auteur  ne 
nous  apprend  ni  qui  il  est,  ni  comment  il  s'est  procuré  ces>  12  contes 
d'ailleurs  très  intéressants;  il  n'a  pas  ajouté  une  seule  note,  pas 
même  un  feuillet  de  titre  à  sa  plaquette,  qui  pourrait  bien  tHre  une 
réimpression  de  quelque  périodique  local. 

Ce  sont  là,  à  ma  connaissance,  les  seuls  contes  dont  il  ait  été 
formé  des  recueils  spéciaux.  Mais  il  en  est  un  nombre  infiniment 
plus  granxi  qui  ne  sont  jamais  sortis  des  journaux  ou:  des  revues 
où  ils  ont  été  publiés.  Pour  ceux-là,  qui  voudrait  être  complet, 
aurait  beaucoup  à  faire;  car  il  n'est  sans  doute  pas  un  seul  des 
nombreux  périodiques  de  l'Inde,  pour  peu  qu'il  fasse  une  place  à  la 
littérature  d'agrément  ou  à  l'archéologie  locale,  qui  n'en  contienne 
de  temps  en  temps.  Au  lieu  de  l'enquête  étendue  qu'il  faudrait 
ici,  je  ne  puis  fournir  que  des  notes  rapides  puisées  dans  un  petit 
nombre  seulement  de  ces  publications,  et  cela  pour  une  raison 
mauvaise  sans  doute,  mais  péremptoire  :  c'est  que  la  littérature 
des  contes  p'opulaires  n'est  pas  précisément  ma  spécialité,  même 
en  ce  qui  regarde  l'Inde,  et  que  je  ne  puis  donner  que  ce  que  j'ai. 
Et  encore  dans  ce  petit  nombre  de  publications  que  je  vais  passer 
en  revue,  serai-je  obligé,  pour  ne  pas  grossir  outre  mesure  cet 
article  déjà  trop  long,  de  laisser  de  côté  une  bonne  partie  de  la  lit- 
térature orale  et  populaire,  tout  ce  qui  est  plutôt  légende  que  conte, 

1.  M.  II.  Knowles  est  auteur  en  outre  d'un  Dictionary  of  Kashniiri  Provrrbs  and 
Sayings.  Bombay,  1885. 

2.  La  publication  est  continuée  d-ans  rindiaa  Antiquary,  \V!I  et  WIII. 


92  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

les  traditions  religieuses,  celles  qui  s'attachent  à  certains  sanctuaires 
et  qui  sont  consignées  parfois  dans  leurs  chroniques  ou  màhât- 
myas^  celles  enfin  [9]  qui  ne  sont  que  l'écho  lointain  et  plus  ou 
moins  défiguré  des  récits  pouraniques. 

Sur  la  littérature  des  contes  en  général  et  sur  les  aspects  qui  lui 
sont  propres  dans  l'Inde,  on  peut  consulter  deux  articles  ano- 
nymes de  la  Calcutta  Review,  juillet  1870,  p.  101  et  avril  1881, 
p.  424.  MM.  Tawney  (Indian  Antiquanj  VIII,  37,  230;  IX,  51, 
290;  X,  190,  370),  Grierson  [Ibidem,  VII,  288),  N.  B.  Godabole 
[Ibidem,  XI,  84)  et  V^.  Goonetilleke  {Orientaliste  I,  86,  121,  180, 
249,  277;  II,  41)  ont  traité  de  cette  matière  inépuisable  des  folk- 
lore parallels  et  l'ont  enrichie  d'observations  nouvelles. 

Pour  le  Penjab  et  la  frontière  nord-ouest  de  l'Inde,  outre  les 
publications  déjà  mentionnées  de  M.  Temple,  les  Legends  oft/ie 
Panjab,  les  Wide-Awake  S  tories,  les  Panjab  [<di  Indian)  Notes 
and  Queries,  consacrées  les  unes  exclusivement,  les  autres  en  ma- 
jeure partie  au  folklore  de  ces  régions,  on  devra  consulter  encore 
d'autres  contributions  du  même  auteur  dans  V Indian  Antiquary 
(particulièrement  XI,  290  et  XIII,  178)  et  dans  la  Calcutta  Review, 
octobre  1882  et  octobre  1884.  M.  Swynnerton  a  donné  un  excel- 
lent recueil  de  fables  ayant  cours  dans  le  Penjab  supérieur  {Jour- 
nal de  la  Société  asiatique  du  Bengale,  LU,  p.  81).  A  M.  Leitner 
on  doit  une  série  de  paraboles  pieuses  musulmanes  du  Kashmir 
{Indian  Antiquary,  1,266),  qui  complètent  les  Contes  kashmiriens 
de  M.  Knowles,  et  de  plus  un  choix  des  légendes  des  montagnards 
du  Dardistan.  On  en  trouvera  d'autres  encore  dans  le  grand  ou- 
vrage consacré  par  M.  Leitner  à  ces  régions  encore  si  fermées  : 
The  Legends  and  Races  of  Dardislan,  particulièrement  dans  la 
troisième  partie  :  Legends,  Riddles,  Proverbs  etc.  of  tJie  Shina 
race.  Lahore,  1873. 

Plus  à  l'est,  dans  les  North- Western  Provinces  et  dans  le  pays 
d'Oudh,  nous  retrouvons  M.  Temple  avec  la  «  légende  du  cavalier 
sans  tète  »  {Calcutta  RevieiP,  juillet  1883).  M.  W.  C.  Benett  a 
publié  une  légende  de  Balrampur  qui  rappelle  un  conte  des  frères 
Grimm  {Indian  Antiquary,  I,  143).  Plus  d'un  conte  aussi  se  cache 
dans  les  monographies  de  M.  Nesfield  sur  les  populations  abori- 
gènes de  ces  régions,  telles  que  les  Kanjars,  les  Tharus,  les 
Bogshas,  les  Musheras  {Calcutta  Review,  octobre  1883,  janvier 
1885,  janvier  et  avril  1888).  C'est  même  une  observation  à  faire 
ici  une  fois  pour  toutes,  qu'on  cherclicin  rarement  on  vain  dans  les 


xVNNKl-:    18  90  93 

ouvrages  consacrés  à  la  description  de  peuplades  vivant  plus  ou 
moins  en  dehors  de  l'hindouisme,  surtout  .si  ces  ouvrages  sont  ré- 
cents. Mais  même  dans  ceux  qui  sont  plus  anciens,  il  y  a  chance 
de  trouver  quelque  chose.  C'est  ainsi  que  dans  les  Mœurs  et  cou- 
tumes des  peuples  de  Vlnde  (1825)  de  l'abbé  Dubois  qui  a  été 
longtemps  dans  le  Sud  en  contact  avec  des  populations  peu  assi- 
milées, il  y  a  plusieurs  contes  qui  paraissent  être  pris  directement 
dans  la  tradition  orale  et  qui  ne  se  retrouvent  pas  dan^  les  docu- 
ments littéraires. 

Plus  à  l'est  encore,  dans  le  pays  de  Mithilâ  et  dans  le  Béhar, 
nous  sommes  sur  le  domaine  propre  de  M.  Grierson.  A  ses  fravaux 
déjà  cités,  je  n'ajouterai  pas  ses  diverses  publications  de  proverbes 
et  de  chansons  populaires;  mais  je  dois  mentionner  du  moins  une 
de  ses  contributions  au  folklore  de  cette  région,  dans  VIndian  An- 
tiquavy^  X,  366. 

Au  Bengale,  nous  trouvons  MM.  Cole  et  Phillips,  qui  ont  recueilli 
les  traditions  des  tribus  Sàntâles  [Ibidem,  |!0J  IV,  10,  257;  VIII, 
273;  Orientalist,  I,  261  ;  II,  24),  et  MM.  Damont  et  Mitter,  l'un 
devançant,  l'autre  complétant  le  recueil  de  M.  Lai  Behari  Day.  La 
contribution  du  premier  comprend  deux  longues  séries  de  contes 
recueillis  à  Dinajpur,  dans  le  moyen  Bengale  et  k  ^Nlanipur,  sur  la 
frontière  orientale  [îndian  Antiquary,  \-W  passim  ;  VI,  219  et 
IX,  1).  Celle  de  M.  Mitter,  beaucoup  plus  courte,  est  dans  VOrien- 
talist,  111,213, 

En  revenant  à  l'ouest,  nous  avons  à  enregistrer  pour  le  Guzerat, 
tant  pour  la  partie  continentale  que  pour  la  presqu'île  de  Kâthyâ- 
wâd,  outre  une  communication  de  M.  Burgess  [Indian  Antiquary , 
1,6),  les  nombreuses  recherches  de  M.  Watson  sur  le  folklore  et 
les  traditions  légendaires  de  ces  contrées  [Ibidem,  II-VIII,  pas- 
sim). Plus  bas  sur  la  côte,  M.  Geo.  F.  D'Penha  est  en  train  de 
recueillir  les  contes  populaires  de  Salsette  [Ibidem,  XVI,  327; 
XVII,  13,  50,  104),  tandis  qu'une  jeune  dameparsie,  Miss  Putlibaï 
D.  II.  Wadia,  a  entrepris  le  même  travail  pour  toute  la  région. 
Ses  communications  déjà  nombreuses  se  trouvent  réparties  sous  le 
titre  de  Folklore  in  Western  India,  dans  les  cinq  derniers  vo- 
lumes (XIV-XVIII)  du  même  recueil. 

Sur  l'autre  versant  des  Ghats,  nous  ne  trouvons  rien  qui  soit  à 
notre  usage  dans  les  «  Ballades  canarèses  »  de  M.  Fleet  [Ibidem^ 
XIV-XVI),  pas  plus  du  reste  que  dans  les  «  Chansons  populaires 
des  Courgs  »  de  M.  Graeter  [Zeitschrift  de  la  Société  orientale 


94  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

cilleniande,  XXXII),  oti  dans  les  Folksongs  of  SoiUhern  India  de 
M.  Gover  (Londres,  1872).  Mais  il  y  a  des  contes  parmi  les  «  Lé- 
gendes des  Lingaites  »  de  M.  Kittel  [Indian  Antiquary^  IV,  211; 
V,  183)  et  parmi  les  matériaux  recueillis  dans  le  Maïsour  par 
M.  Narasimmiyengàr  {Ibidem,  I,  212;  IL,  133;  III,  28),  dans  les 
vallées  inférieures  de  la  Krishna  et  de  la  Godàvarî  par  MM.  Gain 
et  Gordon  Mackenzie  {Ibidem,  V,  187,  301  ;  XI,  %1),  plus  au  sud, 
en  pays  tamoul,  par  MM.  Le  Fanu  {Ibidem,  X,  191)  et  Walhouse 
[Ibidem,  U-X passim) ,  et  il^  déjà  été  dit  plus  haut  que  M.  Natesa 
Sastri,  qui  est  originaire  de  cette  région,  continuait  dans  V Indian 
Antiquary  sa  collection  du  Folklore  of  Southern  India. 

La  langue  et  la  race  tamoule  occupent  une  moitié  de  Geylan. 
Pour  ce  folklore  insulaire,  mi  partie  tamoul,  mi  partie  singhalais, 
il  suffit  de  renvoyer  en  bloc  aux  trois  volumes  parus  jusqu'ici  de 
VOrientalist  (1884-1889)  qui,  bien  qu'il  s'imprime  à  Bombay,  se 
rédige  à  Geylan,  et  dont  chaque  fascicule  fournirait  un  ou  plusieurs 
articles  à  notre  liste. 

Ce  que  je  viens  de  faire  pour  un  petit  nombre  de  publications 
périodiques,  pourrait  et  devrait  se  faire  pour  un  grand  nombre 
d'autres.  Les  journaux  et  les  revues  en  langue  anglaise  de  Cal- 
cutta, de  Bombay,  de  Madras,  de  Geylan,  les  feuilles  en  langue 
indigène,  les  périodiques  publiés  par  les  diverses  Missions,  fourni- 
raient chacun  sa  moisson.  Il  est  regrettable  que  parmi  tant  de 
travailleurs  qui,  depuis  une  vingtaine  d'années,  exploitent  si  acti- 
vement ce  vaste  domaine  des  traditions  populaires  de  l'Inde,  aucun 
encore  n'ait  eu  l'idée  de  dresser  cet  inventaire  parfaitement  pos- 
sible avec  les  communications  rapides  et  faciles  qui  relient  aujour- 
d'hui toutes  les  parties  du  territoire,  et  sans  lequel  les  chercheurs  les 
mieux  informés  sont  réduits  à  travailler  en  quelque  sorte  à  tâtons. 

Me  voici  arrivé  à  la  fin  de  cette  trop  longue  énuraération  [11 J  bi- 
bliographique. Je  dois  ajouter  pourtant  un  dernier  mot.  La  Revue 
des  traditions  populaires,  dans  les  livraisons  d'aoùt-septembre  et 
d'octobre  1889,  a  publié  12  contes  hindous  de  Miss  Putlibai  Wadia. 
Les  9  derniers  sont  donnés  comme  traduits  de  V Indian  Magazine 
et  de  V Indian  Antiquary .  Les  3  premiers  sont  présentés  comme 
inédits.  La  i)onne  foi  de  la  Revue  a  été  surprise  :  à  l'exception  du 
3«  qui,  pour  moi  du  moins,  est  nouveau',  ils  ne  le  sont  pas  plus 

1.  Nouveau  quant  à  l'ensemble;  car,  pour  les  cléiiK'uls  doul  il  usl  assez  maladroi- 
Icmcnl  composés,  ils  sont  tous  d'un  type  connu. 


ANNÉE    1890  9^ 

que  les  autres.  Le  premier  est  la  reproduction  un  peu  abrégée, 
mais,  à  cela  près,  Verbatim,  du  l'''"  conte  du  recueil  de  Sheikli 
Gliilli  mentionné  plus  haut  et  publié  en  1886.  De  deux  choses 
l'une,  ou  Miss  Wadia.  a  écrit  elle-même,  sous  le  pseudonyme  du 
Sheikh,  le  petit  recueil  imprimé  à  Rawalpindi,  ou  la  personne  de 
qui  elle  tient  le  conte,  l'aA^ait  appris  par  cœur  dans  le  recueil. 
Pour  le  2*^  récit,  je  suis  moins  affirmatif.  Il  se  compose  de  deux 
parties  :  la  2«  est  une  variante  du  conte  II  de  Miss  Stokes;  la 
l^e  n'est  pas  plus  nouvelle,  bien  que,  dans  le  moment,  je  ne  puisse 
pas  dire  où  je  l'ai  lue.  A  deux  exceptions  près,  les  contes  sont  re- 
produits sans  autres  références  ni  renseignements  ^  Quel  but  peut- 
on  bien  s'être  proposé  en  les  publiant?  Est-ce  comme  lecture 
d'agrément  ?  Dans  ce  cas,  je  n'ai  rien  à  dire;  mais  alors  le  3^'  conte 
du  moins,  le  seul  inédit,  devrait  être  supprimé  comme  malvenu. 
A-t-on  voulu  au  contraire,  comme  le  titre  de  la  Revue  autorise  à  le 
croire,  faire  œuvre  scientifique?  Dans  ce  cas,  je  ne  comprends 
plus.  Si  quelque  chose  ressort  de  tout  ce  qui  précède,  c'est  que  les 
traditions  populaires  de  l'Inde  ne  sont  plus  un  sol  vierge.  11  est 
permis,  tout  regrettable  que  cela  soit,  à  ceux  qui  travaillent  dans 
l'Inde,  de  nous  envoyer  des  contes  à  l'état  brut  :  ils  font  leur  tâche 
de  chercheurs.  Mais  nous  ici,  qui  ne  pouvons  pas  recueillir,  si 
nous  revenons  sur  leur  œuvre,  ce  doit  être  pour  analyser,  pour 
classer,  pour  commenter.  Un  conte  n'est  jamais  neuf  de  pied  en 
cap;  par  ses  éléments,  il  est  presque  toujours  réduisible  à  un  petit 
nombre  de  types.  Chacun  des  contes  de  Miss  Wadia  a  ainsi  une 
histoire  déjà  longue  dans  l'Inde,  et  parfois  une  tout  aussi  longue 
parmi  nous.  Qui  s'en  douterait  en  les  relisant  dans  la  Reçue  des, 
traditions  populaires  ? 

P. -S-  —  Cet  article  était  écrit,  quand  j'ai  reçu  deux  ouvrages 
de  M.  J.  Jacobs  :  The  earliest  English  version  of  the  Fables  of 
Bidpai.  Londres,  1888;  et  The  Fables  of  Aesop  as  first  printed 
by  William  Caxton  in  lk84^  with  those  of  Avian,  Alfonso  and 
Poggio.  Vol.  I.  History  of  the  JEsopic  Fable.  Londres,  1889.  Ces 
deux  volumes,  qui  font  partie  de  la  Bibliothèque  de  Carabas  Se- 

1.  Le  titre  du  2*^  conte,  «  le  Folklore  aux  Indes  orientales  »,  est  suspect,  d'autant 
plus  suspect,  que  celui  du  3%  «  Folklore  de  l'Inde  occidentale  »,  est  reproduit  sur  la 
couverture  avec  la  variante  «  Folklore  des  Indes  occidentales  ».  Evidemment  il  faut 
partout  le  singulier.  Est-il  besoin  de  dire  que  «  les  Indes  orientales  »  sont  l'Inde 
d'Asie  et  que  «  les  Indes  occidentales  »  sont  l'Inde  d'Amérique,  c'est-à-dire  les  An- 
tilles ? 


96  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

ries,  constituent  l'examen  le  plus  complet  et  le  plus  savant  qui  ait 
été  fait  depuis  Benfey,  de  cette  grande  question  de  l'origine  [12] 
et  des  migrations  des  fables,  et  la  critique  de  l'auteur  s'y  montre 
partout  aussi  sage  que  bien  informée.  Sur  un  ou  deux  points  seule- 
ment je  suis  obligé  de  faire  quelques  réserves.  L'auteur  voit  trop 
de  Bouddhisme  dans  l'Inde  et  il  a  une  foi  trop  robuste  dans  la  haute 
antiquité  des  livres  bouddhiques.  Nous  n'avons  aucun  moyen  qui 
nous  permette  de  nous  représenter  ce  qu'a  pu  être  «  un  recueil  de 
Jâtakas  400  ans  avant  notre  ère  ».  Quant  à  l'hypothèse  que  Kybi- 
sès  le  Libyen  ne  serait  autre ^que  le  Buddha  Kàçyapa,  elle  reste 
absolument  en  l'air.  Rien  ne  nous  y  conduit  de  ce  que  nous  savons 
du  rôle  de  Kâçyapa  dans  la  tradition  bouddhique.  Le  titre  que 
M.  Jacobs  suppose  au  prétendu  recueil  hindou,  Itiahâsa  Kâsyctpa, 
titre  qu'il  traduit  par  «  thus  spake  Kâsyapa  »,  n'est  ni  sanscrit,  ni 
prâcrit,  ni  pâli,  ni  singhalais,  et,  dans  aucune  de  ces  langues,  il 
ne  se  laisserait  réduire  sans  difficulté  à  une  formule  acceptable. 
Mais  l'auteur,  à  ce  propos,  se  plaisante  lui-même  avec  tant  d'es- 
prit, que  je  m'en  voudrais  d'insister  davantage. 


Romesh  Ghunder  Dhtt.  A  History  of  Civilisation  in  Ancient  India 
based  on  Sanscrit  Literature.  In  three  volumes.  Vol.  I.  Vedic 
and  Epie  Ages.  Vol.  II.  Rationalistic  Age.  Calcutta  :  Thacker, 
Spink  and  Co.  London  :  Trilbner  and  Co. —  xvi-302  et  iv-344  pp. 
in-8. 

[Revue  critique,  26  mai  1890). 

[40 1|  Dans  l'ouvrage  dont  nous  annonçons  ici  les  deux  premiers 
volumes,  M.  li.-G.  Dutt  s'est  proposé  de  résumer  pour  le  grand 
public,  en  particulier  pour  ceux  de  ses  compatriotes  qui  savent 
l'anglais,  les  résultats  d'un  siècle  d'études  indiennes.  «  Pour  l'étu- 
«  diant  hindou,  dit-il  dans  sa  Préface,  l'histoire  de  l'Inde  commence 
<(  à  la  conquête  musulmane  :  la  période  hindoue  est  pour  lui  une 
«  page  blanche.  Nos  écoliers  connaissent  par  le  menu  les  douze 


ANNKK     1890  .  97 

a  invasions  de  Mahmoud  ;  ils  savent  peu  de  chose  de  l'invasion  et 
«  des  guerres  des  Aryens  qui  s'établirent  en  conquérants  dans  le 
«  Panjab  trois  mille  ans  avant  le  sultan  de  Ghazni.  Ils  ont  lu  le 
«  récit  de  la  prise  de  Delhi  et  de  Ganodje  par  Shahab-ud-din 
«  Mahammad  Ghori;  mais  ils  ont  à  peine  une  notion  des  anciens 
«  royaumes  des  Kurus  et  des  Pancâlas  qui  ont  fleuri  dans  cette 
«  même  région.  Ils  savent  quel  empereur  régnait  à  Delhi  quand 
«  Sivaji  vécut  et  guerroya  ;  mais  ils  ignorent  quel  roi  gouvernait 
«  en  Magadha  à  l'époque  où  Gautama  Buddha  vécut  et  prêcha. 
«  L'histoire  d'Ahmadnagar,  de  Bijapore,  de  Golconde  leur  est  fami- 
«  Hère;  mais  il  est  probable  qu'ils  n'ont  entendu  parler  ni  des 
«  Andhras,  ni  des  Guptas,  ni  des  Galukyas.  Ils  savent  exactement 
«  la  date  de  l'irruption  de  Nadir  Shah  ;  mais  ils  ne  sauraient  dire, 
«  à  cinq  siècles  près,  à  quelle  époque  les  Çakas  envahirent  l'Inde 
«  et  furent  repoussés  par  Vikramâditya-le-Grand.  Ils  savent  plus 
«  de  choses  de  Firdousi  et  de  Ferishta  que  d'Aryabhata  et  de 
«  Bhavabhùti,  et  s'ils  peuvent  nommer  le  constructeur  du  Taj 
«  Mahal,  ils  n'ont  pas  la  moindre  notion  de  l'époque  à  laquelle 
«  furent  édifiés  ou  creusés  les  topes  de  Sanchi,  les  cavernes  de 
«  Karle  et  d'Ajanta,  les  temples  d'Ellora,  de  Bhuvaneçvara  et  de 
«  Jagannâtha.  —  Et  pourtant  cela  ne  devrait  pas  être.  Pour  l'étu- 
«  diant  [402]  hindou,  l'histoire  de  la  période  hindoue  ne  devrait 
«  pas  être  une  page  blanche  ou,  tout  au  plus,  un  ramassis  confus 
((  de  noms  historiques  et  légendaires,  de  fables  religieuses,  de 
(<  mythes  épiques  et  pourâniques.  Nulle  étude  n'agit  aussi  puis- 
ce  samment  sur  l'esprit  d'une  nation,  sur  le  caractère  d'une  nation, 
«  que  l'étude  critique  et  soigneuse  de  son  histoire  passée.  Et  c'est 
((  par  cette  étude  seulement. qu'au  culte  aveugle  et  superstitieux 
«  du  passé,  on  arrive  à  substituer  une  légitime  et  virile  admi- 
«  ration.  » 

J'ai  reproduit  ce  passage  sans  en  rien  retrancher,  parce  qu'il 
résume  parfaitement  l'objet  du  livre  et  qu'il  caractérise  non  moins 
nettement  l'esprit,  et  aussi  le  ton  dans  lequel  il  est  écrit  :  c'est  à 
la  fois  un  essai  de  vulgarisation  scientifique  et  une  œuvre  patrio- 
tique qu'a  voulu  faire  M.  D.,  et,  pour  l'entreprendre,  nul  n'était, 
à  plusieurs  égards,  mieux  préparé  que  lui.  Placé  comme  magistrat 
à  la  tête  d'un  district  du  Bengale  ^  il  a  pu  acquérir  cette  expérience 
des  choses  et  des  hommes  indispensable  à  l'historien.  Il  a  pu  aussi 

1.  Celui  de  Maimansingh  ;  plus  de  trois  millions  d'habitants. 

Religions  de  l'Ixde.  —  IV.  7 


98  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

se  rendre  compte,  mieux  que  la  plupart  de  ses  compatriotes,  des 
conditions  actuelles  de  l'Inde,  dont  l'intelligence  est  si  nécessaire 
à  qui  veut  comprendre  celles  de  son  passé,  et  des  articles  de  lui 
publiés  dans  la  Reçue  de  Calcutta  ^^  ont  montré  qu'il  savait  com- 
prendre ces  conditions  en  homme  qui  est  de  son  époque.  En  même 
temps  il  a  étudié  l'ancienne  littérature  de  son  peuple.  Il  y  a  une 
dizaine  d'années,  paraissait  de  lui  une  analyse  de  la  Chronique  de 
Gashmire"^.  Depuis  il  a  publié,  sous  les  auspices  du  gouvernement 
de  sa  Présidence,  une  traduction  bengalie  des  hymnes  du  Rig-veda, 
et  il  a  fait  paraître  une  série  d'études  sur  la  période  védique  qui 
sont  comme  une  ébauche  dé  son  premier  volume  ^.  Enfin,  M.  D.  con- 
naît l'Europe,  où  il  a  séjourné  et  achevé  ses  études^.  Il  est  au  cou- 
rant des  principaux  travaux  qui  se  sont  faits  sur  l'Inde,  tant  en 
Angleterre  que  sur  le  continent.  Et  ce  qu'il  a  rapporté  de  ce  long 
commerce  ne  se  réduit  pas  à  l'emprunt  de  quelques  résultats  ou  de 
simples  procédés  de  style  :  c'est  l'esprit  même  de  l'Occident,  c'est, 
à  la  nuance  près,  sa  manière  de  penser  et  de  sentir,  qu'il  s'est 
appropriés  avec  une  étonnante  souplesse.  L'assimilation  est  même 
si  complète  que,  tout  en  l'admirant,  on  la  souhaiterait  moindre  : 
on  voudrait  trouver  dans  son  livre  quelque  chose  de  plus  hindou, 
un  peu  moins  de  ce  qui  aurait  pu  s'écrire  tout  aussi  bien  à  Londres, 
à  Berlin  ou  à  Paris. 

L'histoire  de  Vlncle  ancienne,  telle  que  M.  D.  s'est  proposé  de 
la  [403]  résumer,  va  des  origines  à  la  fin  de  l'indépendance,  celle-ci 
tombant  à  une  date  qui,  selon  les  régions,  varie  du  xii®  au  x\v  siè- 
cle. Il  divise  cette  histoire  en  cinq  périodes  :  I,  védique,  de  2000- 
1400  av.  J.-C;  II,  épique,  de  1400-900;  III,  philosophique,  de 
1000-242;  IV,  bouddhique,  de  242  av.  J.-G.  à  500  ap.  J.-G.;  V, 
pourânique,  de  500-1565.  Le  premier  volume  contient  I  et  II;  le 
deuxième  traite  de  III  ;  au  dernier  sont  réservés  lY  et  Y.  Je  ne 
chercherai  pas  chicane  à  M.  D.  au  sujet  de  cette  division,  qu'il  ne 
faudrait  pas  juger  du  reste  par  le  simple  énoncé  des  titres,  ni  sur 
sa  chronologie,  que  je  crois  en  partie  inadmissible,  mais  pour  la- 
quelle il  peut,  sur  chaque  point,  se  recommander  de  bonnes  auto- 

1.  The  Abori'jinal  Elément  in  the  Population  of  Bcngal.  Calcutta  Rcview,  Ocloher,  1882. 
—  A  Plea  for  Compétitive  Exaniination.  Ibidem,  Apriï,  1884. 

2.  History    of  Kashmira.    A    Contribution    towards    Ancieni    Indian    History.    Ibidem, 
July,  1880. 

3.  Social  Life  of  the  Hindus  in  the  Rig-veda  Period.  Ibidem,  July,  1887.  —  Hindn  Civi- 
lisation of  the  Brahmana  Period.  Ibidem,  Octobcr,  1887  and  January,  1888. 

4.  M.  Dutl  est  barrisler-al  lau  de  Middle  Temple. 


ANNÉE     1890  99 

rites.  Ecrivant  un  livre  d'exposition,  non  de  discussion,  il  a  dû 
naturellement  prendre  son  parti,  avec  bien  peu  de  chance  de  con- 
tenter tout  le  monde.  Il  l'a  fait  de  son  mieux,  parfois  avec  succès, 
et  quand  il  lui  arrive,  selon  moi,  de  se  tromper,  c'est  toujours  en 
bonne  compagnie.  Mais  il  est  une  observation  plus  générale  sur 
laquelle  je  dois  insister.  A  moins  que  M.  D.  ne  donne  à  son  troi- 
sième volume  de  tout  autres  dimensions  qu'à  ses  deux  premiers,  on 
voit  dès  maintenant  que  les  deux  tiers  de  l'ouvrage  sont  consacrés 
aux  temps  qui  n'ont  pas,  à  proprement  parler,  d'histoire,  et  qu'un 
tiers  seulement  est  réservé  aux  dix-huit  siècles  environ  pour  les- 
quels nous  avons  des  annales  plus  ou  moins  documentées.  Il  est 
vrai  que  ce  n'est  pas  une  histoire  au  sens  propre  du  mot  que  veut 
nous  donner  M.  D.,  mais  plutôt  un  tableau  de  la  civilisation,  des 
idées,  des  croyances,  des  institutions,  toutes  choses  dont  le  déve- 
loppement, dans  l'Inde,  est  en  grande  partie  préhistorique.  Jusqu'à 
un  certain  point,  ce  défaut  de  proportion  était  donc  inévitable.  Nous 
croyons  pourtant  qu'il  l'a  singulièrement  exagéré,  et  qu'il  l'a  exa- 
géré parce  qu'il  s'est  fait  illusion  sur  la  quantité  de  matière  solide 
qu'il  pouvait  tirer  de  ses  documents. 

M.  D.  n'est  pas  un  retardataire.  Il  est  au  courant  des  résultats  et 
des  doutes  auxquels  a  conduit  l'étude  critique  de  la  littérature 
sanscrite,  et  il  les  admet  dans  leur  ensemble  i.  Il  convient  que  la 
rédaction  ou  la  compilation  des  documents  d'une  de  ses  périodes 
appartient  régulièrement  et  au  plus  tôt  à  la  période  suivante,  et 
comme,  postérieurement  à  la  compilation,  il  admet  encore  des  re- 
maniements, cela  peut  faire,  suivant  sa  propre  chronologie,  un 
intervalle  d'un  millier  d'années  entre  la  [404]  date  d'un  livre 
tel  que  nous  l'avons  et  l'époque  pour  laquelle  il  l'utilise.  Aussi  se 
garde-t-il  bien  d'emprunter  à  l'ancienne  littérature  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  sa  chronique.  Sauf  de  rares  exceptions,  il  lâche  les 

1.  Avec  une  certaine  tendance,  toutefois,  à  se  ranger  de  préférence  aux  avis  qui  lui 
permettent  de  réduire  les  concessions  à  un  minimum.  Avec  M.  Bhandarkar,  il  place 
Pânini  au  \nv  siècle,  et,  avec  M.  Bûhler,  Gautama  au  V  ou  au  vi*  avant  notre  ère,  bien 
que  Pânini  connaisse  l'écriture  des  Yavanas  et  que  Gautama  leur  sache  déjà  une 
généalogie  imaginaire.  De  même,  avec  M.  Thibaut,  il  assigne  au  viii*  siècle  les  Çulvi- 
sûtras,  ce  qui  lui  permet,  avec  M.  Schroeder,  de  faire  honneur  aux  Hindous  des  pre- 
miers commencements  de  la  géométrie  chez  les  Grecs.  Pour  le  Veda,  il  n'a  pas  eu 
connaissance  des  derniers  travaux  de  Bergaigne  et  de  M.  Oldenberg,  et  il  n'a  pas  assez 
tenu  compte  de  ceux  de  M.  Webcr.  J'ajouterai  que,  pour  M.  D.,  védique  et  indo-aryen 
sont  synonymes,  et  qu'il  n'a  pas  le  moindre  soupçon  que  les  croyances  et  les  prati- 
ques consignées  dans  les  Brâhmanas,  pourraient  bien  ne  pas  être  celles  de  toute  la 
communauté  hindoue. 


100  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

faits -,  mais  il  retient  les  généralités.  Par  exemple,  il  ne  racontera 
pas,  comme  on  le  fait  encore  parfois  même  chez  nous,  la  succession 
des  dynasties|fabuleuses  ni  les  événements  de  la  grande  guerre  ;^mais, 
sur  la  foi  des  récits  épiques,  il  placera  sur  les  bords  du  Gange,  douze 
siècles  avant  notre  ère,  de  grands  empires,  dont  l'organisation  et 
la  splendeur  feraient  penser  à  Ninive  et  à  Persépolis.  S'il  avait 
tourné  la  page,  les  mêmes  livres  qui  lui  fournissent  ce  brillant 
mirage,  lui  auraient  montré  ses  Nabuchodonosor  et  ses  Darius 
préhistoriques  allant,  comm«  Rob  Roy,  enlever  à  quelques  yojanas 
de  distance  les  troupeaux  d'un  voisin.  M.  D.  a  une  foi  bien  robuste 
en  cette  sorte  d'histoire  idéale,  sans  faits  ni  dates  assurés,  abstraite 
de  documents  auxquels  on  a  fait  soi-même  une  chronologie  pure- 
ment logique.  Ainsi  reconstruite,  l'antiquité  hindoue  lui  parait 
d'une  clarté  parfaite  :  s'il  y  reste  des  questions  obscures,  elles  sont 
d'ordre  secondaire.  «  La  littérature  de  chaque  période  est  une  pein- 
«  ture  parfaite,  une  photographie,  si  nous  osons  l'appeler  ainsi,  de 
«  la  civilisation  hindoue  de  cette  période.  Et  les  œuvres  des  pé- 
«  riodes  successives  forment  une  histoire  complète  de  la  civilisa- 
«  tion  hindoue  pendant  plus  de  trois  mille  ans,  si  pleine,  si  claire, 
«  that  he  who  runs  may  read.  »  Si  j'ajoute  que  M.  D.  admet  l'in- 
troduction tardive  de  l'écriture  dans  l'Inde  et  que,  de  son  propre 
aveu,  ses  deux  premières  périodes  et  la  majeure  partie  de  la  troi- 
sième n'ont  eu  qu'une  littérature  de  tradition  orale,  on  trouvera 
peut-être,  comme  moi,  qu'il  se  contente  à  peu  de  frais. 

Mais,  ces  réserves  faites,  je  suis  heureux  d'ajouter  que,  pour  le 
reste,  M.  D.  a  bien  employé  les  matériaux  qu'il  avait  à  sa  dispo- 
sition. Autant  que  possible,  il  laisse  parler  les  textes  originaux  : 
son  livre  est  ainsi  rempli  d'extraits  choisis  et  traduits  avec  soin, 
et  les  citations  y  sont  reliées  par  des  analyses  et  par  des  résumés 
où  l'on  trouve  presque  toujours  le  nécessaire  et  rarement  du  super- 
flu. Il  est  écrit  de  plus  avec  chaleur,  dans  une  langue  claire  et 
correcte,  sans  ce  vain  et  facile  étalage  d'érudition  qui  fatigue  plus 
qu'il  n'instruit.  En  somme,  je  n'en  connais  pas  qui  initie  mieux  à 
la  pensée  de  l'Inde  ancienne  et  qui  soit  d'une  lecture  plus  agréable. 
Tout  au  plus  peut-on  reprocher  à  l'auteur  un  peu  de  complaisance. 
Il  ne  regarde  pas  assez  à  l'envers  de  l'étoffe  et  passe  discrètement 
sur  ce  que  M.  Andrew  Lang,  parlant  d'un  seul  ouvrage,  a  appelé 


1.  Il  admet  pourtant  comme  un  fait  réel  la  conquête  de  Lanka  (qu'il  identifie  avec 
Ceylan),  par  Râma. 


ANNÉE    189  0  101 

quelque  part  «  the  seamy  side  of  the  Rigveda  ».  Les  défauts  que 
j'ai  dû  signaler  plus  haut  se  font  d'ailleurs  moins  sentir  dans  le 
premier  volume.  On  sait  si  peu  de  chose  de  l'histoire  positive  de 
cette  période,  que  M.  D.,  une  fois  sa  chronologie  admise,  peut  s'y 
mouvoir  à  Taise,  sans  risque  de  se  heurter  aux  aspérités  des  faits. 
Il  n'en  est  plus  [iOo]  de  même  dans  le  second  volume  :  ici  les 
points  de  repère  et  de  comparaison  commencent  à  paraître,  et  M.  D. 
est  exposé  à  des  conflits.  Je  n'ai  pas  l'intention  de  soumettre  à  une 
critique  de  détail  ce  volume  qui  paraît  porter  l'empreinte  d'un  tra- 
vail un  peu  hàtif  :  je  me  bornerai  à  ajouter  quelques  exemples  à 
ceux  que  j'ai  déjà  donnés. 

Ce  qui  frappe  d'abord,  c'est  une  certaine  incohésion.  Il  est  arrivé 
à  M.  D.  plus  d'une  fois  de  se  contredire  lui-même,  parce  que,  dans 
la  même  matière  ou  dans  des  matières  connexes,  il  a  suivi  des 
autorités  d'avis  différent.  Il  a,  par  exemple,  une  foi  entière  en  la 
tradition  bouddhique.  C'est  certainement  son  droit.  Mais  il  ne  lui 
est  plus  permis  alors  d'être  aussi  sceptique  à  l'égard  de  la  tradi- 
tion jaina.  Il  admet  que  les  sùtras  des  écoles  philosophiques  ne 
sont  pas  des  œuvres  d'un  seul  jet  :  il  n'en  conclut  pas  moins  de  ces 
textes  à  la  succession  des  différentes  écoles,  et  cela  avec  une  rigueur 
qui  ne  serait  pas  applicable  aux  textes  mêmes.  Son  roi  Kanishka 
voltige  d'une  façon  inquiétante  dans  les  limites  du  i*^^  siècle. 
M.  D.  sait  que  l'ère  çaka  date  de  l'avènement  de  son  fondateur,  et 
à  la  page  318,  cette  ère  est  celle  de  Kanishka  :  mais,  à  la  page  301, 
ce  prince  monte  sur  le  trône  en  l'an  10  (A.  D.),  et,  à  la  page  40  du 
premier  volume,  la  première  année  de  l'ère  çaka  est  l'année  de  sa 
mort.  Evidemment,  M.  D.  a  puisé  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche, 
sans  se  donner  la  peine  de  mettre  les  choses  au  point.  Au  besoin, 
on  s'en  apercevrait  rien  qu'à  ses  transcriptions,  qui  sont  encore 
plus  flottantes  que  sa  doctrine. 

Un  autre  défaut,  proche  parent  de  celui-ci,  est  une  trop  grande 
facilité  à  abonder  dans  le  sens  de  nouveautés  très  contestables,  qui 
l'a  conduit  à  de  fâcheuses  exagérations.  Je  ne  ferai  pas  un  reproche 
à  M.  D.  de  n'avoir  pas  vu  que  les  auteurs  des  relations  grecques 
ont  peint  les  choses  en  beau,  par  coquetterie  de  voyageurs  et  par 
politesse  envers  leur  propre  public,  auquel  ils  tenaient  à  présenter 
des  choses  surprenantes  et  dignes  d'intérêt.  Mais  je  suis  obligé  de 
dire  que  j'estime  fausse  toute  sa  façon  de  comprendre  les  anciens 
rapports  de  Tlnde  avec  l'Occident.  Si  une  chose  ressort  du  peu  que 
nous  savons  de  ces  rapports,  c'est  l'énorme  supériorité  intellec- 


102  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

tuelle  et  matérielle  de  ces  aventuriers  grecs,  enfants  perdus  de  la 
civilisation  hellénique,  qui  se  sont  taillé  des  principautés  dans 
tous  les  quartiers  de  l'Inde,  ont  monopolisé  pendant  des  siècles 
tout  le  commerce  de  ses  côtes  et,  en  retour  de  ce  qu'ils  y  cher- 
chaient pour  eux  mêmes,  du  butin  et  des  denrées,  lui  ont  apporté 
les  premiers  éléments  de  science  positive.  Le  meilleur  commen- 
taire de  ce  qui  a  dû  se  passer  alors,  est  ce  qui  s'est  passé  dix-sept 
siècles  plus  tard,  après  la  première  arrivée  des  Portugais.  Pour 
M.  D.,  le  rapport  est  renversé.  C'est  l'Inde  qui  a  été  la  maîtresse  ; 
la  Grèce  qui  a  été  l'élève.  LTnde  a  inventé;  la  Grèce  n'a  fait  que 
perfectionner.  L'Inde  n'a  pas  été  seulement  originale  dans  la  science 
des  nombres,  ce  qui  est  probable;  mais  l'Occident  lui  doit  ses  pre- 
mières notions  en  géométrie  *  et  en  astronomie  2,  [406]  ce  qui  l'est 
infiniment  peu.  La  priorité  et  la  supériorité  ne  lui  appartiennent 
pas  seulement  dans  la  spéculation  mystique  et  dans  la  conception 
religieuse,  mais  aussi  dans  la.  philosophie  positive.  M.  D.  reconnaît 
que  l'Inde  n'a  pas  eu  d'Aristote  ;  mais  il  0 joute,  p.  342, que  la  Grèce 
n'a  pas  eu  a  rigid  mental  philosopher  comparable  à  Kapila,  et 
ailleurs,  p.  135,  nous  lisons  :  «  Kapila  et  Buddha  ont  été  le  Vol- 
«  taire  et  le  Rousseau  de  l'Inde  ancienne  —  l'homme  de  l'intelli- 
«  gence  et  l'homme  du  sentiment.  Seulement,  la  philosophie  de 
«  Kapila  est  plus  claire,  raisonnée  d'une  manière  plus  serrée  et 
((  plus  consistante  que  rien  de  ce  que  Voltaire  a  écrit,  et  la  mora- 
«  lité  et  la  sympathie  humaine  de  Buddha  étaient  plus  hautes,  plus 
«  pures  et  plus  compréhensives  que  celles  de  Rousseau.  >>  Je  passe 
sur  le  parallèle  de  Buddha  et  de  Rousseau  ;  mais  quelle  singulière 
façon  de  surfaire  les  catégories  du  Sânkhya,  et  comme  ces  choses 
sonnent  étrangement  à  une   oreille  européenne  ^  !  L'influence  très 

1.  Les  Hindous,  si  habiles  calculateurs,  ont  toujours  été  de  médiocres  géomètres. 
Aryabhata  donne  pour  la  mesure  du  volume  de  la  pyramide  celle  de  la  surface,  bévue 
que  n'eût  certainement  plus  commise  en  Grèce  un  contemporain  de  Platon. 

2.  Que  l'astronomie  scientifique  des  Hindous  est  copiée  de  celle  des  Grecs,  est  un 
fait  bien  établi  et  que,  avant  cet  emprunt,  ils  n'ont  eu  que  des  notions  grossières,  en 
est  un  autre.  On  peut  douter  que  Thaïes  ait  prédit  une  éclipse  ;  mais  il  avait  certai- 
nement quelques  idées  saines  sur  la  disposition  de  l'univers  à  une  époque  où  les 
Hindous  en  étaient  peut-être  encore  à  se  demander,  avec  l'auteur  d'un  Bràhmana, 
combien  de  vaches  il  faudrait  mettre  l'une  sur  l'autre  pour  toucher  au  ciel. 

3.  Je  ne  crois  pas  que  ceci  vienne  à  l'encontre  d'un  regret  exi)rimé  plus  haut;  car 
ce  n'est  pas  dans  ses  jugements  sur  les  choses  d'Europe  que  je  voudrais  que  M.  D. 
fût  resté  plus  hindou.  Le  SAûkhya,  dont  l'Inde  n'a  rien  su  faire,  qui  est  resté  chez  elle 
à  l'état  de  formule  figée  et  stérile,  n'a  pas  été  surfait  par  lui  seulement  par  rapport 
à  la  pensée  de  l'Occident,  il  l'a  été  aussi  par  rapport  aux  autres  systèmes  de  l'Inde. 
Cette  façon  de  juger  une  doctrine  par  ses  principes,  je  dirais  presque  par  sa  silhouette. 


ANNÉE    18î)0  103 

réelle  du  mysticisme  oriental  sur  l'Occident  n'a  pas  été  moins  dé- 
figurée. M.  D.  pense  iXYo'ir prouvé  que  le  bouddhisme  fut  prêché  en 
Syrie  au  m®  siècle  avant  J.-C,  qu'il  fut  professé  (was  received)  en 
Palestine  et  en  Egypte,  que  les  Esséniens  étaient  des  bouddhistes 
et  que  le  baptême  de  Jean  dérivait  de  V abhisheka  bouddhique.  En 
tout  ceci,  ce  qui  excuse  M.  D.,  c'est  que,  de  ces  thèses,  plus  ris- 
quées les  unes  que  les  autres,  aucune  ne  lui  appartient  en  propre, 
que  sur  plusieurs  il  a  été  dépassé  parmi  nous  et  a  fait  preuve  de 
modération.  Par  contre,  il  y  a  cette  circonstance  aggravante  que, 
présentées  isolément  ailleurs,  elles  sont  réunies  ici  en  quelques 
pages  comme  en  un  faisceau. 

J'espère  que  M.  D.  ne  se  méprendra  pas  sur  le  sens  de  ces  cri- 
tiques et  que,  peut-être,  il  les  préférera  à  de  banals  éloges.  C'est 
parce  que  j'estime  son  ouvrage  très  haut  que  j'ai  cru  devoir  les  faire. 
Rien  ne  donne  une  idée  plus  grande,  plus  consolante  de  l'œuvre 
accomplie  par  l'Angleterre  [407]  dans  l'Inde,  rien  ne  fait  mieux 
espérer  de  l'avenir  réservé  à  ce  pa^^s,  si  quelque  terrible  accident 
ne  vient  pas  entravers,  que  des  livres  pareils.  Qu'on  essaie  d'en 
trouver  de  semblables  dans  les  autres  contrées  de  l'Orient,  même 
dans  celles  qui  ont  subi  l'action  de  l'Occident  depuis  plus  longtemps 
et  de  plus  près.  Je  crois  qu'on  les  y  chercherait  en  vain.  Les  défauts 
même  que  j'ai  dû  signaler  et  d'autres  encore,  dont  je  n'ai  rien  dit, 
se  réduiraient  presque  à  rien,  si  l'on  pouvait  croire  que  le  livre  a  été 
réellement  écrit  pour  les  Hindous.  M.  D.  aime  à  tirer  la  morale  de 
ses  récits,  et  l'histoire  prend  chez  lui  parfois  l'allure  d'un  sermon, 
ce  qui,  pour  nous,  est  un  défaut.  Il  déteste  la  caste,  parce  qu'elle 
est  inique  et  qu'elle  est  une  des  principales  causes  qui,  actuellement, 
empêchent  les  Hindous  d'être  une  nation,  et  nous  sommes  d'accord 
avec  lui.  Mais  il  ajoute  que  si  les  peuples  de  l'Inde  ne  sont  pas  de- 
venus une  nation,  c'est  parce  que  l'Inde  avait  la  caste,  et  nous 
sommes  aussitôt  tentés  de  renverser  la  proposition.  Il  en  fait  un 
crime  des  hautes  classes,  un  crime  religieux  surtout,  qui  aurait 
exclu  brutalement  les  humbles  et  les  déshérités  de  ce  monde  des 
consolations  d'une  foi  et  d'un  culte  communs.  Nous  nous  rappelons 

est  à  la  mode  ;  elle  a  un  faux  semblant  de  profondeur  ;  en  réalité,  elle  est  superficielle 
et  conduit  droit  au  paradoxe  :  le  Sânkhya,  par  exemple,  deviendra  le  positivisme.  Les 
solutions  finales  auxquelles  aboutit  la  pensée  sont  peu  nombreuses  et  elles  n'ont 
guère  changé  depuis  deux  ou  trois  mille  ans.  Ce  qui  importe,  c'est  par  quelle  voie 
on  y  arrive,  c'est  comment  l'ensemble  s'enrichit  et  se  développe;  en  un  mot,  c'est  la 
vie  et  non  la  formule.  Pour  qui  prend  la  peine  d'envisager  les  choses  ainsi,  l'Inde  n'a 
eu  vraiment  qu'une  seule  philosophie,  le  Vedânta. 


104  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

aussitôt  que  la  caste  a  poussé  autant  par  le  bas  que  par  le  haut, 
que  la  religion  n'a  été  que  Tun  de  ses  nombreux  facteurs,  que  les 
consolations  dont  il  parle  appartiennent  à  un  tout  autre  ordre  de 
croj^ances  que  l'ancien  brahmanisme,  et  qu'il  y  a  été  pourvu,  autant 
que  la  religion  peut  être  en  cause,  par  le  çivaïsme  et  par  le  vish- 
nouisme.  Mais  que  deviennent  ces  objections  de  dilettante  au  point 
de  vue  hindou,  en  face  de  l'institution  maudite,  et  que  pourrions- 
nous  bien  en  dire  si  le  livre  était  écrit  en  bengali?  Écrit  en  anglais, 
il  sera  lu  largement  par  le  public  d'Europe,  et,  dans  l'Inde,  par  le 
petit  nombre  de  ceux  qui  sat'ent  cette  langue.  Aux  uns  et  aux 
autres,  il  procurera  une  lecture  instructive  et  agréable,  dont  ils 
seront  certainement  reconnaissants  à  M.  Dutt.  Rédigé  dans  l'un  des 
vernaculars  et  mis  à  la  portée  des  masses  hindoues,  il  serait  une 
bénédiction. 


Julius  Grill.  Hundert  Lieder  des  Atharva-veda,  tibersetzt  und  mit 
textkritischen  und  sachlichen  Erlœuterungen  versehen.  Zweite, 
vœllig  neubearbeitete  Auflage.  Stuttgart,  W.  Kohlhammer,  1888. 
-^  xv-206  pp.  in-8. 

{Revue  critique^  16  juin  1890). 

[461]  La  première  publication  de  ces  «  Hymnes  choisis  de 
r Atharva-veda  »  remonte  à  l'année  1879,  où  ils  parurent  dans  le 
Programme  du  séminaire  protestant  de  Maulbronn.  Ils  avaient  été 
accueillis  aussitôt  avec  faveur  par  les  indianistes  et  par  tous  ceux 
qui  s'intéressent  à  l'histoire  des  croyances  et  des  superstitions.  Le 
choix  des  morceaux  était  excellent.  L'interprétation  et  le  commen- 
taire témoignaient  d'une  connaissance  solide  de  la  littérature  védi- 
que. La  version  était  claire,  souvent  élégante,  serrant  le  texte  de 
très  près,  malgré  la  forme  choisie,  qui  était  le  vers.  L'auteur,  tout 
le  premier,  n'eût  pas  hautement  reconnu  sa  dette,  qu'on  y  eût  de- 
viné la  collaboration  à  la  fois  discrète  et  vigilante  de  son  maître^ 
M.  Roth.  Mais  on  y  trouvait  aussi  à  chaque  ligne  la  preuve  d'un 
travail  consciencieux,  parfaitement  indépendant  et  personnel.  Bref, 
sous  la  forme  d'un  modeste  Programme,  c'était  un  livre  utile  et  bien 


ANNÉE     1890  105 

fait.  Aussi  ce  mémoire,  promptement  enlevé  et  toujours  redemandé 
on  librairie,  était-il  devenu  à  peu  près  introuvable,  de  sorte  qu'une 
simple  réimpression  eut  été  la  bienvenue ^  Mais  M.  Grill  a  fait 
mieux  que  cela,  et  c'est  une  édition  complètement  remaniée  du 
premier  mémoire  qu'il  nous  a  donnée  dans  l'élégant  petit  volume 
qui  est  l'objet  de  cette  tardive  notice.  Le  choix  des  morceaux  est 
resté  le  même.  Mais,  pour  tout  le  reste,  le  travail  a  été  remis  sur 
le  métier  et  a  bénéficié  d'un  très  grand  nombre  d'additions  et  de 
retouches.  Tout  ce  qui,  dans  l'intervalle,  s'était  publié  sur  la  ma- 
tière, a  été  soigneusement  mis  à  profit,  y  compris  le  Kauçika-sûtra 
[462]  avec  le  commentaire  de  Dârila,  dans  la  mesure  où  ces  textes 
sont  accessibles^,  et  le  commentaire  de  Sâyana  sur  l'Atharva-veda,. 
en  cours  de  publication  dans  l'Inde  et  dont  M.  Roth  a  mis  gracieu- 
sement les  bonnes  feuilles  à  la  disposition  de  l'auteur.  Partout  sen- 
sible, le  travail  de  revision  a  surtout  profité  aux  notes.  Les  diffi- 
cultés particulières  à  l'Atharva-veda  sont  principalement  de  deux 
sortes  :  d'abord  les  realia^  un  grand  nombre  de  locutions  et  de 
termes  obscurs,  portant  sur  des  pratiques  bizarres  et  peu  connues, 
ou  désignant  des  objets,  plantes,  animaux,  maladies,  êtres  de  fan- 
taisie moins  connus  encore  et  de  l'interprétation  desquels  dépend 
parfois  le  sens  général  à  attribuer  à  une  formule  où  à  un  Iiymne  ; 
ensuite  l'état  du  texte,  qui  a  été  moins  protégé  dans  sa  tradition 
que  celui  des  autres  Yedas,  et  ne  nous  est  parvenu  que  rempli  de 
vieilles  négligences.  Pour  les  unes  et  pour  les  autres,  pour  les  pre- 
mières surtout,  l'édition  complète  du  Kauçika-sûtra,  à  laquelle  tra- 
vaille M.  Bloomfield,  sera  d'un  grand  secours.  En  attendant,  M.  G. 
a  fait.de  son  mieux  pour  y  remédier.  Partant  de  l'axiome  que  toute 
phrase  doit  avoir  un  sens,  il  a  beaucoup  corrigé  son  texte.  Peut- 
être  môme  est-il  allé  trop  loin  dans  cette  voie  et,  au  delà  du  sens 
possible,  a-t-il  été  chercher  parfois  le  sens  plausible.  C'est  ainsi 
que  dès  le  1®''  vers  de  son  second  hymne,  II,  14,  il  introduit  une 
correction  qui  me  parait  peu  admissible.  Je  ne  puis  pas  croire  que 
la  tradition  se  fût  jamais  méprise  sur  un  mot  aussi  connu  que  sâlâ- 
vrikt^  si  elle  l'avait  trouvé  dans  le  texte.  Nihsàlâm  ou  nih  sâlàm 
est  ici  la  lectio  difficilior  à  laquelle  il  fallait  s'en  tenir.  Mais 
^I.  Grill  n'a  risqué  aucune  correction  sans  la  discuter  et  sans  pla- 
cer honnêtement  les  pièces  du  procès  sous  les  yeux  du  lecteur.  Dans 

1.  Si  je  ne  me  trompe,  le  mémoire  original  a  été  réimprimé  en  1881. 

2.  L'auteur  n'a  plus  pu  mettre  à  profit  le  travail  de  M.  Bloomfield   sur  l'hymne  II, 

\2  \  Proceedings  Amer.  Or.  Soc,  October,  1887. 


106  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

beaucoup  de  cas  d'ailleurs,  comme  dans  celui  qui  vient  d'être  re- 
levé, le  changement  ne  touche  pas  au  sens  général  du  passage,  et 
l'auteur  se  serait  mépris  sur  plusieurs,  que  son  livre  n'en  donne- 
rait pas  moins  une  idée  fidèle  de  cette  poésie  d'imprécations,  de 
formules  et  de  pratiques  magiques  qui  est  le  trait  caractéristique  le 
plus  saillant  des  morceaux  propres  de  l'Atharva-veda. 


William  Dwight  Whitney  :  A  Sanskrit  Grammar,  including  both 
the  Classical  Language,  and  the  Older  Dialects  of  Veda  and 
Brâhmana.  Second  (revised  and  extended  édition).  Leipzig, 
Breitkopf  and  Haertel.  London,  Trubner  and  Go. —  1889,  xxv- 
552  pp.  in-8. 

[Revue  critique,  14  juillet  1890). 

[21]  En  rendant  compte  de  la  première  édition  de  la  grammaire 
de  M.  Whitney*,  j'ai  indiqué  les  caractères  généraux  de  l'ou- 
vrage, et  j'ai  rendu  hommage  aux  admirables  qualités  qui,  dès 
son  apparition,  l'ont  mis  aussitôt  hors  de  pair.  Je  n'ai  donc  plus 
à  décrire,  encore  moins  à  recommander  de  nouveau  un  livre  qui, 
depuis  dix  ans,  est  dans  toutes  les  mains,  et  je  me  bornerai  à  in- 
diquer brièvement  en  quoi  se  distingue  cette  seconde  édition.  C'est 
à  bon  droit  que  M.  Whitney  la  déclare  «  revue  et  augmentée  ». 
Le  nombre  et  l'ordre  des  para-graphes  sont  restés  les  mêmes,  de 
façon  que  toute  référence  à  l'ancienne  édition  reste  valable  pour 
la  nouvelle  ;  mais  le  nombre  de  leurs  subdivisions  a  été  considé- 
rablement augmenté,  et  à  peine  en  est-il  un  seul  qui  n'ait  reçu 
quehjue  addition.  L'auteur  y  a  incorporé,  en  tant  qu'elles  concer- 
nent la  grammaire  générale,  les  données  recueillies  et  publiées  par 
lui  sous  forme  de  supplément  en  1885  2.  Il  a  aussi  mis  à  profit  les 
observations  de  M.   Ilolzmann^  et  celles  d'autres   savants.   Les 


1.  Revue  critique  du  11  juillet  1881  [Œuvres,  t.  III,  pp.  383  et  suiv.). 

2.  The  Roots,  Verb-forms  and  Primnry  Derivalives  of  the  Sanskrit    Language.  Leipzig, 
Breitkopf  and  Haîrtel,  1885. 

3.  Grammatisches  aus  cleni  Mahdbhârata.  Ein  Anhang   :ti   W.    I>.    W'hitney's   Indischer 
Grammalik.  Ibidem,  1884. 


AXNÉE     1890  107 

anomalies,  lès  exceptions,  les  exemples,  tant  pour  la  phonétique 
et  la  morphologie  que  pour  la  syntaxe,  ont  été  multipliés  ou  enre- 
gistrés d'une  façon  plus  complète.  La  statistique  de  la  langue  est 
devenue  encore  plus  riche  et  plus  précise.  La  rédaction  même, 
déjà  si  irréprochable,  [22]  a  vu  disparaître  ses  dernières  imper- 
fections. Les  chapitres  relatifs  à  l'alphabet  et  à  la  phonétique  ont 
été  portés  ainsi  de  79  pages  à  87,  avec  une  augmentation  d'un 
dixième  ;  pour  l'ensemble,  cette  augmentation  a  été  d'un  huitième, 
551  pages  au  lieu  de  485.  Et,  pour  bien  apprécier  ces  chiffres,  il 
faut  se  représenter  comment  ils  se  décomposent ,  il  faut  y  voir  le 
total  de  milliers  d'additions  dont  les  plus  étendues  dépassent  ra- 
rement les  proportions  d'un  membre  de  phrase.  Quant  aux  sup- 
pressions, comme  on  pouvait  s'y  attendre  en  une  œuvre  d'une 
doctrine  si  sûre,  elles  ont  été  infiniment  moins  nombreuses.  En 
me  reportant  à  des  cas  qui  m'avaient  frappé  jadis,  je  n'en  ai  relevé 
que  deux:  au  paragraphe  21,  M.  W-  a  retiré  une  observation 
sur  Torigine  relativement  récente  de  la  prononciation  scumrita 
de  Va  bref,  et  au  paragraphe  69  il  a  atténué  son  verdict  sur  le 
caractère  purement  théorique  ànjUivâmûliya  et  à^Vapadhinâriiya. 
Sur  ce  dernier  point,  j'aurais  aimé  trouver  une  rétractation 
plus  complète.  Les  inscriptions  ne  permettent  pas  de  douter  de 
l'usage  pratique  de  cette  notation.  Dans  des  parties  écartées  de 
rinde,  comme  le  Gashmire,  elle  s'est  conservée  jusqu'à  une  épo- 
que toute  récente  dans  l'écriture  des  manuscrits  et,  peut-être,  a- 
t-elle  laissé  une  trace  dans  les  fluctuations  de  l'orthographe  com- 
mune pour  le  groupe  de  sifflante  +  A-,  kli  ;  car,  dans  plusieurs 
aphabets  archaïques,  il  est  difficile  de  distinguer  le  sh  du  jihvâ- 
mûliya.  Par  contre,  une  addition,  si  je  la  comprends  bien,  est  de 
trop  :  au  paragraphe  571  c,  à  propos  du  sens  bénédictif  attribué 
l>ar  les  grammairiens  à  l'impératif  en  tât,  M.  W.  ajoute  cette 
fois  :  «  No  instance  of  such  use  appears  to  be  quotable.  »  11  faut 
que  je  ne  saisisse  pas  bien  la  portée  de  l'observation  ;  car  l'usage 
très  fréquent  de  cette  forme,  précisément  dans  les  stances  de  bé- 
nédiction, ne  peut  faire  doute. 

En  fait  d'omissions,  il  va  sans  dire  qu'il  n'y  a  rien  d'importnnt 
à  signaler.  Peut-être  M.  W.  aurait-il  pu  dire  que  la  contraction 
de  saisha  pour  sa  esha  est  si  fréquente  dans  la  langue  épique 
qu'on  pourrait  tout  aussi  bien  la  présenter  comme  étant  la  règle. 
J'aurais  aussi  voulu  voir  du  moins  discuter  les  formes  verbales 
avec  infixe  préjoratif  ak  mentionnées  par  Patanjali  et  par  d'autres 


108  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

grammairiens,  et  dont  M.  Aufrecht  croit  avoir  trouvé  un  exemple 
dans  le  Kaushitaki  BrâJunana^.  M.  W.  a  relevé  assez  de  formes 
rares  et  même  uniques  pour  admettre  encore  celle-ci.  Enfin,  je 
regrette  qu'il  n'ait  rien  dit  des  optatifs  aA'ec  la  signification  du 
passé  que  M.  Holtzmann  a  signalés  dans  le  Maliàbhàrata^.  De- 
puis, j'en  ai  relevé  d'autres  dans  des  inscriptions  du  Cambodge'^ 
et,  dans  celles  de  Campa,  préparées  par  feu  Bergaigne  et  qui 
paraîtront  prochainement,  ces  exemples  ne  se  comptent  pas^.  La 
même  dépravation  [23],  appgiraissant  à  des  distances  pareilles,  de- 
vient privilégiée.  Elle  est  un  des  rares  indices  qui  nous  permettent 
de  supposer  que,  même  en  sanscrit,  il  y  a  eu  parfois  une  règle 
d'usage  en  contradiction  avec  la  grammaire  officielle.  Gomme  on 
voit,  ce  sont  là  de  simples  vétilles  ;  et  je  doute  fort  que  de  meil- 
leurs yeux  que  les  miens  en  trouvent  beaucoup  d'autres  et  de  plus 
graves.  Depuis  dix  ans,  l'œuvre  de  M.  Wliitney  est  notre  meil- 
leure grammaire  sanscrite.  Il  est  à  prévoir  qu'elle  le  restera  long- 
temps encore. 


J.  KiRSTE.  The  Grihyasûtra  of  Hiranyakeçin  ;  with  Extracts  from 
the  Gomméntary  of  Màtridatta.  Vienna,  Alfred  Hœlder,  1889. 
—  xii-177-42  pp.  in-8. 

{Revue  critique,  13  octobre  1890.) 

[18oJ  Les  brahmanes  sectateurs  du  Tajurveda,  qui  se  ratta- 
chent à  la  tradition  de  Hiranyakeçin,  avaient  les  mêmes  textes 
fondamentaux  (sanihitâ  et  brahmana)  que  leurs  confrères  qui  se 
réclament  des  noms  plus  fameux  de  Baudhâyana  et  d'Apastamba. 
Comme  eux,  ils  reconnaissaient  pour  leur  Veda  traditionnel  le 
Taittirîya.  Ils  ne  se  séparaient  d'eux  que  par  leurs^sùtras,  dont 
ils  nous  ont  laissé  une  série  complète,  comprenant  le  çrautakalpa, 

1.  Zeitschr.  d.  Deutsch.  Morgcnl.  GescUsch.  XXXIV,  p.  175. 

2.  Gratnmntisches  aas  dem  Mahâbhârnta,  p.  fi2. 

3.  Inscriptions  sanscrites  du  Cambodije,  W  A,  2  et  5  ;  B,  4. 

4.  Dans  le  Mahûbhfirata  et  au  Cambodge,  les  cas  se  réduisent  à  dos  optatifs  de  la 
forme  iyât,  bhùyât,  ce  qui  peut  s'expliquer  comme  une  sorte  de  pracrilisme.  Mais  à 
(]ampA,  la  confusion  s«'sl  étendue  à  des  optatifs  de  thèmes  en  a,  comme  bhavet. 


AXNÉI-:     1890  109 

le  dharnuc  et  le  rituel  domestique  ou  grihya.  En  éditant  ce  der- 
nier texte,  le  Hiranyakeçi-grihyasiUra^  M.  Kirste  n'avait  pas  à 
revenir  sur  les  rapports  historiques  de  ces  diverses  écoles.  Il  a  pu 
se  contenter  de  renvoyer  au  beau  travail  de  M.  Btililer,  qui,  dans 
son  introduction  au  Dharmasûtra  d'iVpastamba  [Sacred  Books  of 
the  East,  II),  a  réuni  tout  ce  que  l'on  sait,  et  ce  tout  est  peu  de 
chose,  sur  le  passé  de  cette  tradition  probablement  originaire  du 
Dékhan.  A  mesure  que  la  littérature  sera  mieux  dépouillée,  que 
les  résultats  de  la  statistique  officielle  et  les  résultats  de  cette 
autre  statistique  qui  se  dégage  peu  à  peu  des  textes  épigrapliiques 
gagneront  en  étendue  et  en  précision,  peut-être  obtiendra-t-on  sur 
ce  point  des  lumières  nouvelles.  Pour  le  moment,  il  n'y  avait  rien 
à  ajouter  aux  données  recueillies  et  discutées  par  M.  Bûliler. 

La  tâche  de  M.  K.  se  réduisait  donc  à  l'édition  de  son  texte.  Il 
s'en  est  acquitté  de  la  façon  la  plus  louable.  Il  a  réuni  et  soigneu- 
sement classé  tous  les  matériaux  manuscrits  disponibles,  tant  pour 
le  texte  que  pour  le  commentaire.  Il  a  mis  à  profit,  en  outre,  toutes 
les  ressources  accessibles  [186]  que  lui  offrait  la  littérature  con- 
génère, tant  éditée  qu'inédite.  Enfin,  de  tout  cela,  il  a  fait  un 
usage  excellent.  Dans  le  texte  du  sûtra,  il  a  signalé  les  quatre 
chapitres  qui  lui  paraissent  être  des  additions  postérieures  (I,  26 
et  II,  18-20).  Du  commentaire,  il  a  dû  se  contenter  de  donner  des 
extraits,  qu'on  souhaiterait  parfois  plus  copieux,  mais  pour  lesquels 
il  s'est  efforcé  du  moins,  et  ce  n'était  sans  doute  pas  chose  facile,  de 
restituer  une  forme  lisible  et  correcte.  Un  Index  réunit  tous  les 
mots  employés  dans  le  texte  avec  référence  au  chapitre  et  au  sûtra. 
Ce  n'est  peut-être  pas  assez.  Pour  la  commodité  des  recherches, 
ou  regrette  de  ne  pas  trouver  un  Index  des  mantras,  et,  en  l'ab- 
sence surtout  d'une  traduction,  un  résumé  des  matières  traitées 
plus  détaillé  que  la  petite  table  sanscrite,  beaucoup  trop  sommaire, 
placée  à  la  suite  de  la  préface.  Mais,  à  part  ces  desiderata,  tout 
le  travail  est  fait  avec  soin  et  dénote  une  expérience  parfaite.  Des 
rares  fautes  d'impression,  bien  peu  ont  dû  échapper  au  court  er- 
rata de  la  dernière  page^.  L'exécution  t^-pographique,  irrépro- 
chable sous  le  rapport  de  l'élégance  et  de  la  netteté  des  types, 
fait  le  plus  grand  honneur  aux  presses  de  la  maison  Drugulin  de 
Leipzig. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  faire  ici  l'analyse  du  sûtra,  ni  de  le  com- 

1.  Je  n'ai  noté  que  nirûpya,  p.  3,  1.  5,  pour  nirupya. 


no  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

parer  aux  traités  similaires.  Tous  ces  textes,  si  l'on  fait  abstrac- 
tion des  suppléments  dont  quelques-uns  sont  pourvus,  ne  diffèrent 
les  uns  des  autres  que  par  le  détail,  et  ce  sont  précisément  ceux 
qui  nous  ont  été  transmis  comme  partie  intégrante  d'une  série 
complète  de  sùtras,  comme  le  Hiranyakeçigrihya,  qui  présentent 
le  moins  de  particularités.  Ils  se  renferment  plus  spécialement 
dans  le  rituel  que  les  textes  qui  nous  sont  parvenus  isolés  et  qui, 
pour  cela  même,  admettent  parfois  un  appoint  de  matières  étran- 
gères. On  y  trouve  moins  jie  ces  traits  dénotant  des  divergences 
dans  la  coutume,  plus  intéressantes  en  général  que  des  divergences 
liturgiques,  mais  qui  appartiennent  proprement  à  la  section  du 
Uharma.  C'est  ainsi  que  notre  sùtra,  qui  donne  d'une  façon  parti- 
culièrement complète  le  cérémonial  relatif  au  noviciat,  ne  dit 
presque  rien  des  règles  de  conduite  du  novice,  qui  sont  exposées 
sans  doute  dans  l'autre  section.  Pris  un  à  un,  ces  textes  ne  nous 
apprennent  donc  pas  grand'cliose  de  nouveau.  Ce  qui  doit  plutôt 
frapper,  c'est  leur  uniformité,  de  quelque  partie  de  l'Inde  qu'ils 
proviennent,  uniformité  qui  contraste  singulièrement  avec  la  très 
grande  diversité  de  coutumes  qui  règne  de  fait  et,  selon  toute  ap- 
parence, depuis  longtemps,  parmi  les  brahmanes. 

Par  contre,  je  dois  dire  quelques  mots  d'une  controverse  depuis 
longtemps  pendante  et  qui  s'est  renouvelée  à  propos  de  la  publi- 
cation de  M.  K.  La  plupart  de  ces  textes  présentent  un  nombre 
plus  ou  moins  considérable  d'irrégularités  grammaticales.  Comme 
M.  Bûhler  et  ses  élèves,  M.  K.  est  d'avis  de  les  maintenir  et, 
comme  eux,  il  s'est  attiré  de  ce  chef  des  observations  de  M.  Bôht- 
lingk,  qui  n'hésite  pas  à  les  supprimera  [187]  Il  y  a  évidemment 
dans  la  question  du  pour  et  du  contre.  Les  manuscrits  dès  sùtras  ne 
comptent  pas  parmi  les  plus  corrects.  De  plus,  ils  sont  rarement 
vieux,  et  les  commentateurs  eux-mêmes,  la  plupart  des  inconnus, 
de  date  incertaine"^,  ne  peuvent  pas  non  plus  prétendre  à  une  bien 
grande  autorité  pour  les  temps  anciens.  En  maintenant  ces  leçons 
incorrectes,  on  court  donc  toujours  le  risque  de  perpétuer  comme 
une  particularité  traditionnelle,  une  simple  faute  de  copiste.  A 
priori,  et  à  moins  d'être  garanties  par  des  exemples  pris  ailleurs, 
elles  sont  toutes  suspectes,  et  il  n'en  est  pas  une  seule  dont  je 
voudrais  me  servir,  à  l'exemple  de  M.  Bûhler,  pour  faire  remonter 

1.  Zeilschr.  cl.  dcutsch.  Morgenl.  Gesellsch.  XLIII  (1889),  p.  598. 

2.  Toul  ce  qu'où  sait  do  celui  du  Hiranyakeçi-grihya,  MàlridaUa,  c'est  qu'il  est  an- 
térieur à  l'année  1G12  A.  D.,  où  il  a  été  cite  par  KainalAkara  Bhatta. 


xVNXÉl-:     1890  111 

ces  textes  à  une  époque  antérieure  à  la  fixation  théorique  de  la 
langue  sanscrite.  Suit-il  pourtant  de  là  qu'il  faille  à  tout  prix  les 
faire  disparaître  ?  Je  ne  le  pense  pas  et,  en  principe,  c'est  M.  Biihler 
qui  me  parait  être  dans  le  vrai.  Quelque  indiscutée  que  soit  depuis 
des  siècles  l'autorité  de  Pànini,  elle  n'a  pas  pu  faire  que  sa  doc 
trine  ait  été  partout  et  toujours  rigoureusement  appliquée.  Dans 
toute  la  littérature  classique,  il  y  a  des  exemples  où  elle  est  en- 
freinte, et  des  puristes  ont  pu  se  donner  le  malin  plaisir  d'en  rele- 
ver jusque  dans  des  vers  qui  passent  pour  l'œuvre  de  Pânini  même 
et  qu'ils  acceptaient  parfaitement  pour  tels.  Dans  les  derniers 
écrits  védiques  qui,  pour  la  langue,  appartiennent  déjà  au  sans- 
crit classique,  les  fautes  foisonnent.  Elles  ont  été  en  grande  partie 
acceptées  par  la  tradition,  qui  les  autorise  en  les  qualifiant  de  chân- 
dasa^  et  il  en  est  de  même  des  irrégularités' qu'elle  a  laissées  subsis- 
ter dans  la  poésie  épique.  Je  dis  à  dessein  «  qu'elle  a  laissées  subsis- 
ter »,  parce  que  les  textes  épigraphiques,  qui  n'étaient  pas  toujours 
l'œuvre  de  maladroits  et  qui  sont  restés,  eux,  tels  que  leurs  au- 
teurs les  avaient  faits,  permettent  de  croire  que,  dans  les  œuvres 
littéraires,  la  tradition  a  beaucoup  corrigé  et  que  ces  irrégularités 
étaient  autrefois  bien  plus  nombreuses.  Elles  ont  fait  admettre  par 
quelques-uns  un  dialecte  épique.  Heureusement  que,  protégés  par 
le  mètre,  se  sont  conservés  çà  et  là  quelques  barbarismes  purs  et 
simples,  de  nature  à  nous  édifier  à  cet  égard.  Pourquoi  n'en  serait-il 
pas  de  même  ici ,  en  présence  de  tant  d'indices  qui  permettent  de  croire 
que  les  écoles  du  rituel  n'étaient  pas  toujours  des  écoles  du  beau 
langage,  quand  nous  voyons  la  critique  indigène  elle-même  s'in- 
cliner de  bonne  heure  devant  certaines  irrégularités  de  ces  textes 
qu'elle  regardait  comme  consacrées  et  les  faire  bénéficier  de  l'axiome 
cliandovat  sûtrâni?  La  question,  telle  que  je  la  vois,  n'est  pas 
tant  de  décider  si  ces  formes  sont  des  vestiges  d'un  âge  prégram- 
matical, si  elles  étaient  dans  nos  textes  dès  l'origine,  ce  qui  n'est 
plus  guère  possible,  que  de  savoir  si,  pendant  un  temps  plus  ou 
moins  long,  elles  ont  été  traditionnelles  dans  l'école.  Or,  sur  ce 
point,  il  n'y  a  pas,  je  crois,  à  hésiter.  Le  commentateur  de  notre 
sûtra,  pous  nous  en  tenir  à  la  publication  de  M.  K.,  les  signale 
comme  des  apapâthas ^  des  leçons  [188]  incorrectes  ;  mais  par  cela 
même  il  en  affirme  l'existence,  et,  quelque  moderne  que  puisse 
être  son  témoignage,  comme  il  est  bien  évident  que  ce  témoignage 
ne  vise  pas  une  simple  faute  de  copiste,  mais  un  fait  durable  d'en- 
seignement, il  a  droit  à  être  traité  avec  égard.  Il  est  vrai  qu'à  côté 


112  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

des  formes  incorrectes,  Mâtridatta  donne  les  formes  [régulières. 
M.  K.  pouvait  donc,  à  la  rigueur,  hésiter  sur  la  place  qui  convenait 
le  mieux  aux  premières,  s'il  fallait  les  recevoir  dans  le  texte  ou  les 
reléguer  dans  les  notes.  Mais  de  toute  façon,  il  devait  les  signaler, 
et  de  manière  à  forcer  l'attention  K  Agir  autrement,  c'eût  été  faire 
trop  bon  marché  des  scrupules  qu'a  éprouvés  même  la  critique  in- 
digène, et  contribuer  à  effacer  davantage  encore  un  chapitre  de 
l'histoire  de  la  langue.  Il  peut  nous  être  indifférent  qu'Apastamba 
ou  Hiranyakeçin,  personnages  qui  n'ont  peut-être  jamais  existé 
comme  auteurs,  au  sens  que  le  mot  a  pour  nous,  aient  été  ou  non 
des  puristes.  Mais  il  nous  importe  de  savoir  que  le  sanscrit,  mal- 
gré son  admirable  législation,  n'a  pas  échappé  au  sort  commun  de 
toute  langue  savante,  qu'il  a  connu  non- seulement  ces  fautes 

qiias  aut  incuria  fudit 
aut  hamana  parum  cavit  naiura, 

mais  qu'il  a  pu  subir  des  dépravations  durables  dans  des  milieux 
instruits  et  même,  dans  certains  cas,  comme  j'ai  eu  l'occasion  de 
le  montrer  ici  naguère,  «  des  règles  d'usage  en  contradiction  avec 
la  grammaire  officielle  » . 


A.  Bergaigne  et  V.  Henry.  Manuel  pour  étudier  le  sanscrit  vé- 
dique. Précis  de  grammaire.  — Chrestomathie  —  Lexique.  Paris, 
Emile  Bouillon.  1890.  —  xvii-336  pp.  in-8. 

{Revue  critique,  27  octobre  1890.) 

[241]  Le  projet  de  doter  notre  enseignement  d'un  Manuel  de  la 
langue  védique  était  arrêté  chez  Bergaigne  dès  le  temps  où  il  tra- 
çait le  plan  de  son  Manuel  de  la  langue  classique^.  Dans  sa  pensée, 


1.  Par  contre,  M.  K.  me  parait  être  allé  trop  loin  quand  il  a  reçu  dans  son  texte 
des  fautes  que  le  commentaire  ne  signale  pas  expressément,  comme  le  nûrte  absolu- 
ment inexplicable  de  11,  9,  10.  Ici,  la  conjecture  de  M.  K.,  tùrtam,  s'imposait  et  au- 
rait du  passer  des  notes  dans  le  texte.  Je  crois  aussi,  avec  M.  Bœhtiingk,  que  léditeur 
a  eu  tort  de  ne  recevoir  dans  l'index  qne  les  formes  incorrectes, 

2,  Cf.  Rev.  cril.  du  20  sept.  1885  (Œuvres,  t.  lll,  pp.  4G4  et  suiv.). 


ANNÉE     1890  113 

l'un  était  le  complément  nécessaire  de  l'autre  et,  en  rédigeant  le  seul 
des  deux  ouvrages  qu'il  lui  était  réservé  d'achever,  il  n'avait  si 
soigneusement  écarté  toute  allusion  aux  formes  archaïques,  que 
parce  qu'il  était  bien  décidé  à  les  traiter  à  part.  D'autres  travaux 
l'avaient  obligé  d'ajourner  ce  projet;  mais  il  ne  l'avait  pas  aban- 
donné. Le  dessin  général  du  livre  était  arrêté ,  des  parties  même 
en  avaient  été  rédigées  et  lui  avaient  encore  été  soumises  par  celui 
de  ses  élèves  qu'il  s'était  plus  particulièrement  associé  pour  cette 
tâche  et  à  qui  devait  incomber  le  pieux  devoir  de  l'achever. 

Dans  le  Manuel,  tel  que  le  publie  M.  Henry,  le  choix  des  hymnes 
du  Rigveda  et  de  l'Atharvaveda  est  de  Bergaigne,  sauf  un  hymne 
à  Yama,  que  M.  H.  s'est  décidé  à  admettre,  pour  que  cette  impor- 
tante figure  du  panthéon  védique  fût,  comme  les  autres,  représen- 
tée dans  le  recueil.  Les  textes  rituels  (un  morceau  du  Çatapatha 
Bràhmana,  un  morceau  de  l'Aitareya  Brâhmana  et  deux  chapitres 
du  Grihyasùtra  de  Gobhila^)  ont  été  choisis  par  M.  Henry.  Ber- 
gaigne n'avait  rien  arrêté  de  définitif  à  cet  égard.  Peut-être  se 
serait-il  décidé  à  faire  la  place  plus  grande  aux  spécimens  de  la 
prose  védique.  Dans  l'incertitude  et  pour  maintenir  une  propor- 
tion plus  exacte  entre  les  deux  manuels,  M.  H.  a  cru  devoir  limi- 
ter son  choix,  en  se  conformant  d'ailleurs  à  la  pensée  de  son  maître, 
qui  était  de  prendre  des  morceaux  rituels  de  préférence  à  des  mor- 
ceaux légendaires. 

La  grammaire  est  entièrement  l'œuvre  de  M.  Henry.  Elle  a  été 
retrouvée  [242 1  dans  les  papiers  du  défunt,  telle  qu'elle  lui  avait 
été  envoyée,  sans  aucune  annotation  de  sa  main.  Il  est  donc  dou- 
teux que  Bergaigne  ait  eu  le  temps  de  la  revoir.  Mais,  de  toutes 
les  parties  de  l'œuvre,  c'était  peut-être  celle  où  l'on  risquait  le 
moins  de  se  méprendre  sur  ses  intentions.  Le  Manuel  sanscrit 
donnait  le  cadre  :  il  n'y  avait  qu'à  le  remplir,  en  reprenant,  para- 
graphe par  paragraphe,  les  faits  d'ordre  archaïque  qui  en  avaient 
été  exclus.  L'admirable  grammaire  de  M.  Whitney,  qui  avait  déjà 
servi  de  terme  de  comparaison  et  de  moyen  de  contrôle  pour  le 
premier  Manuel,  était  désignée  d'avance  pour  le  même  service  à 
rendre  au  second.  Le  reste,  même  pour  les  matières  entièrement 
neuves,  telles  que  l'accentuation  et  la  métrique,  n'était  qu'affaire 
de  rédaction  et  aussi  de  mesure  :  il  s'agissait,  tout  en  écrivant  un 


1.  Ces  deux  derniers  morceaux   appartiennent  bien  à  la  littérature  du  Véda,  mais 
non  à  la  langue  ni  à  la  grammaire  védique. 

Religions  de  l'I.xde..  —  IV.  8 


114  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Manuel,  de  n'omettre  aucun  fait  important.  M.  H.  avait  vécu  trop 
longtemps  en  parfaite  communion  d'idées  avec  son  maître,  pour 
n'avoir  pas  l'exact  sentiment  de  cette  mesure.  Sur  un  petit  nombre 
de  points  seulement,  je  crois  qu'il  aurait  pu  être  plus  complet.  Au 
chapitre  de  la  composition,  par  exemple,  pourquoi  ne  pas  remar- 
quer que  les  iyi^es  Ja/nadagni,  hharadvâja^  çrutkarna  %\,^  en  gé- 
néral,, les  composés  syntactiques  sont  védiques  ?  Les  règles  d'ac- 
centuation pour  ce  chapitre  auraient  aussi  pu  être  plus  développées. 
Le  traité  de  M.  Aufrecht  sur4.'accent  des  composés,  bien  que  vieux 
de  près  d'un  demi-siècle,  eût  été  consulté  avec  profit.  De  même 
les  monographies  de  MM.  x\very  et  Lanman  auraient  fourni  quel- 
ques données  de  statistique  plus  précise  pour  les  formes  nomi- 
nales et  verbales.  Mais  ce  sont  là  des  faits  d'appréciation  toute 
personnelle  et  forcément  variable. 

Plus  délicate  de  beaucoup  était  la  rédaction  du  lexique.  Pour  les 
morceaux  empruntés  au  Rigveda,  M.  H.  avait  pour  se  guider, 
outre  les  travaux  généraux  de  Bergaigne,  une  traduction  entiè- 
rement rédigée  de  sa  main,  qui  s'est  trouvée  dans  ses  papiers  ^ 
Mais,  pour  les  morceaux  de  l'Atharvaveda,  il  était  livré  à  lui-même. 
Je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'examiner  en  détail  cette  partie  de  l'ou- 
vrage. Mais  j'en  ai  vu  assez  pour  me  convaincre  que  là  aussi 
M.  H.,  sans  abdiquer  en  aucune  façon  son  jugement  propre,  a  tra- 
vaillé dans  l'esprit  de  son  maître,  avec  un  soin  dévoué. 

Il  ne  me  reste  qu'à  signaler  à  M.  H.  quelques  menus  détails  de 
rédaction  sur  lesquels  je  ne  suis  pas  d'accord  avec  lui. 

P.  1,  §  1  et  suivants,  M.  II.  oppose  l'un  à  l'autre  Vecla  et  Bràh- 
mana  d'une  façon  qui  ne  me  paraît  pas  admissible,  quand  on  pro- 
cède par  définitions.  Gomment  s'y  prendrait-il  pour  appliquer  sa 
terminologie  au  Yajus  Noir?  —  P.  6,  §  16  :  «  L'accent  grave,  cor- 
respondant à  ce  que  nous  nommons  la  syllabe  atone  ».  Gela  est 
un  peu  sommaire  après  ce  qui  vient  d'être  dit  de  la  nature  musi- 
cale de  l'accent  védique.  Pour  nous,  la  syllabe  atone  est  avant 
tout  une  syllabe  qui  n'a  pas  V ictus ^  sur  laquelle  la  voix  faiblit;  en 
sanscrit,  l'accent  grave  marque  les  syllabes  sur  lesquelles  |2i3] 
la  voix  baisse.  L'accent  5(Y^r//<r/ ne  descend  pas  non  plus  «  de  l'aigu 
au  grave  ».  D'après  la  tradition,  il  prend  de  plus  haut  que  l'aigu  et 
descend  plus  bas  que  le  grave.  —  P.  8,  §  21  B  ;  p.  32,  î^  93  ;  p.  19, 


1.  A  c6l6  d'une  autre  ImducUon  complcle  de  M.  Henry,  que  celui-ci  lui  avait  en- 
voyée cl  à  laquelle  il  n'avait  .ijuulc  fjue  ({ueUiues  courtes  annotations. 


ANNÉE     1890  llo 

§  41  :  pourquoi  dire  que,  dans  les  cas  spécifiés,  le  verbe  person- 
nel et  les  vocatifs  sont  «  enclitiques,  par  conséquent  atones  »,  et 
ne  pas  dire  simplement  qu'ils  ne  sont  pas  marqués  de  l'accent  ?  Il 
y  a  là  évidemment  des  faits  qui  nous  échappent,  parce  que  la  no- 
tation védique  n'a  pas  tenu  compte  de  Victus.  —  P.  10,  §  25  : 
«  Cette  notation  (celle  du  Rigveda)  est  suivie  dans  toutes  les  édi- 
tions européennes  des  Vedas  ».  M.  H.  sait  fort  bien  que  cela  n'est 
pas  vrai  pour  les  vers  du  Sàmaveda,  ni  pour  l'Aitareya  et  le  Çata- 
patha-bràhmana  (puisqu'il  en  fait  lui-même  la  remarque  ailleurs), 
ni  pour  la  Maitrâyanî  Samliità,  ni  pour  le  Kaushitaki-brâhmana, 
ni  pour  les  Brâhmanas  du  Sàmaveda  et  de  TAtharvaveda.  Or,  tout 
cela  fait  partie  «  des  Vedas  ».  —  P.  13,  §  20  F  :  je  n'aime  pas 
beaucoup  «  le  groupe  primitif  zd  »,  qui  nous  transporte  sans  tran- 
sition sur  un  tout  autre  domaine,  celui  de  la  phonétique  indo-eu- 
ropéenne. Partout  ailleurs,  M.  H.  a  évité  de  s'y  engager  avec  une 
abnégation  de  sa  part  tout  à  fait- louable.  J'eusse  préféré  qu'il 
s'en  fût  encore  abstenu  cette  fois-ci,  et  qu'il  eût  remarqué  plutôt 
que  le  fait  en  question  rentre  dans  les  tendances  pracritisantes  qui 
se  manifestent  parfois  dans  la  langue  védique.  Une  observation 
semblable  aurait  pu  être  faite  en  passant  pour  d'autres  particula- 
rités de  cette  langue  ;  par  exemple,  la  confusion  qu'elle  autorise, 
en  beaucoup  de  cas,  entre  les  thèmes  en  ?",  u  et  ceux  en  i,  û.  — 
P.  43,  §  124  :  à  prendre  les  termes  strictement,  il  y  a  là  une  con- 
fusion entre  \d.gàyatri  et  le  gàyatra  pâda.  La  formule  si  fréquente 
aslitàksharà  gâyairl  ne  signifie  pas  précisément  que  huit  syl- 
labes font  une  gàyatri,  qui,  dans  la  langue  technique,  en  comprend 
toujours  vingt-quatre.  La  même  observation  s'applique  aux  para- 
graphes suivants  ^ 

Mais  ce  sont  là  d'insignifiants  détails,  qui  ne  sauraient  dimi- 
nuer en  rien  la  reconnaissance  que  nous  devons  à  M.  H.  pour  le 
soin  qu'il  a  mis  à  achever  cette  œuvre  de  collaboration  posthume. 
Elle  nous  rappelle  d'une  façon  touchante  tout  ce  que  nous  devons 
à  celui  qui  n'est  plus,  et  elle  nous  permet  d'espérer  beaucoup  de 
ceux  qu'il  a  formés.  A  l'enseignement  supérieur  en  France,  elle 
donne  un  instrument  excellent.  Les  changements  que  M.  Henry  a 
introduits  dans  les  dispositions  extérieures  du  livre,  la  substitution 
du  caractère  romain  au  caractère  devanàgarî,  la  suppression  de 
certaines  lisières  bonnes  pour  des  commençants,  mais  inutiles  ici, 

1.  p.  10, 1.  6,  lire  (dans  le  devanàgarî)  yajainûndya. 


liO  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

rarrangement  du  lexique  rendu  plus  commode,  sont  tous  justifiés 
dans  un  ouvrage  qui  s'adresse  à  des  élèves  beaucoup  plus  avan- 
cés et  qui,  tous,  sont  supposés  en  parfaite  possession  du  Manuel 
de  la  langue  classique. 


G.  Thibaut  et  Mahâmahopâdhyàya  Sudhakàra  Dvivedî:  The  Pan- 
chasiddhântikâ,  the  Astronomical  Work  of  Varâha  Mihira.  The 
Text,  edited  with  an  Original  Gommentary.  in  Sanskrit  and  an 
English  Translation  and  Introduction.  Printed  by  E.  J.  Lazarus 
andCo.,  at  the  Médical  Hall  Press,  Benares,  1889.  —  lxi-61- 
110-105  pp.  in-4. 

{Revue  critique^  17  novembre  1890.) 

[32o]  Les  indianistes  n'ont  certainement  pas  oublié  le  beau  mé- 
moire dans  lequel  M.  Thibaut  a  communiqué  les  premiers  résultats 
de  ses  études  sur  Id^Pahcasiddhântikâ  de  Varâha  Mihira  ^  Depuis 
VAryabJiatiya  de  M.  Kern-,  il  n'avait  rien  été  publié  d'aussi  im- 
portant pour  l'histoire  de  l'astronomie  hindoue.  Ici,  c'est  le  texte 
même  de  ce  curieux  traité  que  nous  donnent  M.  T.  et  son  savant 
collaborateur,  le  pandit  Sudhâkara  Dvivedi.  La  Pancasiddhântikâ 
est  un  karana^  un  manuel  pratique  d'astronomie  ou  plutôt  de 
comput.  Elle  n'offre  donc  pas  cet  intérêt  varié,  s'étendant  à  toutes 
les  branches  de  l'archéologie,  qui  fait  la  valeur  pour  nous  de  la 
BrUiatsamhitâ  du  même  auteur.  Mais  elle  en  présente  un  autre 
qui,  pour  être  concentré  sur  un  seul  point,  n'est  pas  moindre  pour 
l'historien.  Gomme  l'indique  le  titre  du  traité,  Varâha  Mihira  y  a 
l'ésumé  les  données  et  la  doctrine  de  cinq  siddJiâiitas,  probable- 
ment ceux  qui  faisaient  autorité  de  son  temps,  le  Vâsishtha,  le  Ro- 
maka,  le  Pauliça,  qui  sont  perdus,  le  Paitâmaha  ou  Brâhma,  qui 
doit  être  également  considéré  comme  tel,  tant  la  tradition  dont  il 
a  été  le  germe,  a  été  remaniée  et  nmplifitM^  avant  de  nous  parve- 

l.Journ.  oftheAsiatic  Soc.  of  Bengal,  LUI  (1884),  p.  259  et  suiv. 
2.  Cf.  liev.  cril.  du  17  avril  1875  {Œuvrer,  l.  HI,  |)p.  147  cl  suiv.). 


annép:    1890  117 

nir,  enfin  le  Sûryasiddliànta,  que  nous  possédons,  mais  dans  une 
recension  sensiblement  différente  de  celle  que  Yarâha  Mihira  a 
connue.  Ces  textes  qui  représentaient  l'infiltration  graduelle,  dans 
rinde,  de  l'astronomie  grecque,  sont  soumis  ici  par  Varâha  Mihira 
à  une  étude  comparative  bien  sommaire  et  plus  faite,  la  plupart  du 
temps,  pour  éveiller  notre  curiosité  que  pour  la  satisfaire,  mais  qui, 
[326]  malgré  toutes  ses  lacunes  et  ses  imperfections,  n'en  est  pas 
moins  la  seule  qui  nous  soit  parvenue.  Et  ce  n'est  pas  seulement 
à  ce  titre  qu'elle  est  unique.  Varâha  Mihira,  en  dépouillant  ces 
textes,  ne  choisit  pas,  comme  l'ont  fait  ses  successeurs,  l'un  d'eux 
pour  en  faire  une  autorité  révélée  et  infaillible  :  il  les  apprécie  li- 
brement et  lui,  qui,  dans  ses  autres  ouvrages,  nous  apparaît  comme 
le  plus  crédule  des  hommes,  fait  ici  œuvre  de  critique. 

Malheureusement  ce  traité  qui,  à  tant  d'égards,  est  hors  de  pair 
dans  la  littérature  scientifique  de  l'Inde,  nous  est  parvenu  dans 
un  état  très  peu  satisfaisant.  On  n'en  connaît  jusqu'ici  que  deux 
manuscrits,  sans  commentaire,  tous  deux  découverts  parM.  Bûhler 
et  acquis  par  lui  pour  le  gouvernement  de  Bombay  (1876  et  1880). 
Les  enquêtes  ultérieures  n'ont  rien  ajouté  à  ces  matériaux,  dont 
les  éditeurs  ont  dû  se  contenter,  sous  peine  de  différer  indéfiniment 
la  publication  d'un  texte  qui,  même  dans  un  état  imparfait,  est  un 
document  de  premier  ordre.  Les  citations  de  la  Pancasiddhântikà 
qui  sont  éparses  dans  la  littérature  astronomique  et  qu'ils  ont  re- 
cueillies avec  le  plus  grand  soin,  leur  ont  fourni  un  supplément 
d'informations.  Mais,  même  avec  ce  secours,  il  leur  a  été  impos- 
sible de  produire  une  édition  proprement  dite.  Au  lieu  de  se  buter 
contre  la  difficulté,  ils  l'ont  tournée.  Avec  un  heureux  mélange  de 
prudence  et  d'audace,  ils  ont  publié  un  double  texte,  l'un  diploma- 
tique, l'autre  restauré.  Chaque  page  est  divisée  en  deux  colonnes. 
Dans  celle  de  gauche,  ils  ont  fidèlement  reproduit  le  meilleur  des 
deux  manuscrits,  celui  de  1880,  en  réservant  le  bas  de  la  page 
pour  les  variantes  de  l'autre,  beaucoup  moins  correct  :  dans  la  co- 
lonne de  droite,  ils  se  sont  efforcés  de  retrouver  ce  que  Varâha 
Mihira  a  dû  écrire.  Ce  qu'il  leur  a  fallu,  pour  ce  travail  de  res- 
tauration, d'ingénieuse  critique  philologique,  de  science  profonde 
de  la  technique  hindoue  et,  outre  cela,  de  simple  et  bonne  patience, 
est  difficile  à  imaginer,  a  Ce  n'est  pas  exagérer  »,  nous  dit 
M.  T.  et  tout  lecteur  compétent  l'en  croira  sans  peine,  «  que  d'af- 
«  firmer  que  le  temps  et  l'effort  de  pensée  consacrés  à  ce  volume, 
c(  auraient  suffi  amplement  pour  éditer  vingt  fois  son  contenu  d'un 


n8  COMPTKS     Ut.NDUS     ET     NOTICES 

«  texte  ne  présentant  que  les  difficultés  normales.  »  Le  texte  ainsi 
restauré  a  été  expliqué  et  justifié  dans  un  commentaire  sanscrit 
original  qui  s'adresse  en  première  ligne  aux  lettrés  indigènes,  par 
le  pandit  Sudhâkara  Dvivedi,  aussi  profondément  versé  dans  la 
science  pure  des  mathématiques  que  dans  leur  histoire  chez  les 
Hindous.  Un  autre  commentaire,  plus  court,  se  trouve  intercalé 
dans  la  traduction  anglaise  de  M.  T.  Les  auteurs  de  ce  beau  tra- 
vail peuvent  se  rendre  le  témoignage  qu'ils  n'ont  cherché  à  éviter 
aucune  des  difficultés  de  ce  texte  embarrassant.  Ils  les  ont  toutes 
abordées  de  front  et  ils  en  ontVésolu  la  plupart  de  la  façon  la  plus 
satisfaisante.  Pour  celles  qui  ont  résisté  à  leurs  efforts,  il  est  peu 
probable  que  d'autres  soient  de  sitôt  plus  heureux.  Il  est  tel  cas 
pourtant  où  M.  T.  me  semble  avoir  péché  par  un  excès  de  scrupules. 
Ainsi  pour  XV,  4,  l'explication  qu'il  propose  avec  |327]  hésita- 
tion, est  évidemment  la  bonne.  Je  ne  trouve  rien  de  si  étrange 
dans  l'observation  de  Varâha  Mihira  que,  pour  les  Pitris  habitant 
la  lune,  Féclipse  de  soleil  dure  quinze  jours.  Ne  vient-il  pas  de 
définir  cette  éclipse  comme  résultant  de  l'interposition  delà  lune 
entre  le  soleil  et  un  spectateur  quelconque  et,  pour  appuyer  encore 
davantage,  d'ajouter  la  remarque  que  cette  éclipse  a  lieu  à  chaque 
instant  en  quelque  point  de  l'espace  ?  La  nuit  lunaire  n'est  donc 
qu'un  cas  particulier  de  sa  définition  générale,  et  s'il  le  relève, 
c'est  qu'il  tient  à  protester  à  sa  façon,  c'est-à-dire  ingénieuse  et  un 
peu  recherchée,  contre  l'explication  vulgaire,  qui  voit  dans  cette 
éclipse  l'œuvre  du  monstre  Râhu.  Seulement  il  a  du  laisser  incom-. 
plet  le  dernier  pâdci^  qui  ne  s'applique  qu'aux  Pitris  habitant  la 
face  de  la  lune  opposée  à  la  terre.  J'imagine  que,  si  la  stance  lui 
en  avait  laissé  la  place,  il  aurait  dit  quelque  chose  comme  ceci: 
«  (pour  les  uns),  le  milieu  de  l'éclipsé  est  marqué  par  la  pleine 
«  lune  ;  (pour  les  autres,  par  la  nouvelle  lune)  »,  ce  qui  eût  coupé 
court  à  toute  incertitude.  De  môme  je  ne  vois  rien  à'incompi'éhen- 
sible  dans  les  deux  vers  suivants,  où  il  est  dit  que  les  dieux  habi- 
tants du  Méru,  la  montagne  du  pôle  nord,  ne  voient  jamais  le  so- 
leil éclipsé,  la  lune  et  le  soleil  étant  trop  bas  par  rapport  à  eux 
pour  pouvoir  jamais  se  masquer  l'un  l'autre.  Pour  comprendre 
cette  perspective  imaginaire,  il  suffit  de  se  figurer  le  Méru  suffi- 
samment haut.  L'explication,  il  est  vrai,  suppose  chez  Varâha 
Mihira  un  singulier  mélange  de  représentations  populaires  et  de 
notions  exactes  sur  les  dimensions  de  l'univers.  Mais,  sous  ce  rap- 
port, il  ne  faut  pas  compter  trop  ligoureusement  avec  un  homme 


ANNÉES    1890-1891  119 

chez  qui  ce  ne  serait  pas  là  le  seul  cas  de  cette  sorte   d'atavisme 
intellectuel. 

Dans  une  longue  et  admirable  introduction,  M.  Thibaut  a  repris 
l'ensemble  des  questions  historiques  que  soulève  la  Pancasiddhân- 
tikà.  Il  a  montré  comment  les  données  fournies  par  Varâha  Mi- 
hira  sont  à  répartir  entre  les  différents  Siddhântas,  ce  qui  n'était 
pas  une  tache  facile  avec  les  indications  clairsemées  ou  peu  pré- 
cises de  l'auteur  et  en  l'absence  d'un  commentaire  pouvant  y  sup- 
pléer au  nom  de  la  tradition.  Il  a  déterminé  ensuite,  autant  que 
possible,  les  caractères  généraux  de  chacun  de  ces  ouvrages,  tels 
que  Varâha  ^Nlihira  les  a  connus,  la  nature  de  leur  doctrine,  les 
sources  probables  de  cette  doctrine,  l'époque  de  son  introduction 
dans  l'Inde,  la  façon  dont  elle  s'y  est  introduite  et  les  vicissitudes 
qu'elle  y  a  subies.  Pour  toute  cette  astronomie  des  Siddhântas  et 
pour  les  questions  historiques  d'influence  étrangère  qu'elle  im- 
plique, c'est  dans  cette  introduction  qu'il  faudra  désormais  cher- 
cher le  dernier  mot. 


E.  Hardy,  ao.  Professor  an  der  L'niversitât  Freiburg  i.  B.  — 
Darstellungen  aus  dem  Gebiete  der  nichtchristlichen  Religions- 
geschichte.  I.  —  Der  Buddhismus  nach  eelteren  Pâli-werken 
dargestellt.  Nebst  einer  Karte  «  das  heilige  Land  des  Buddhis- 
mus ».  —  Munster  i.  W.  Aschendorffsche  Buchhandlung.  1890. 
—  viii-168  pages  in-8^. 

[Revue  de  l'Histoire  des  Religions^  1891.) 

[218J  Le  titre  du  livre  de  M.  Hardy  en  indique  nettement  l'objet  : 
c'est  une  exposition  du  ])ouddhisme  d'après  les  anciens  écrits  pâ- 
lis, ou,  ce  qui  revient  à  peu  près  au  même,  d'après  les  documents 
<lu  Canon  singhalais,  tel  qu'il  est  constitué  à  Geylan  depuis-  au 
moins  le  v  siècle  et  qu'il  a  été  adopté  dans  la  suite  en  Birmanie 
et  en  Siam.  L'ouvrage  se  place  ainsi  naturellement  à  côté  de  ces 
excellents  livres,  Buddhism  de  M.  Pihys  Davids  et  le  Biiddha,  sa 


120  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

vie,  sa  doctrine  et  son  église  de  AI.  Oldenberg,  et  il  n'est  pas  in- 
digne d'un  pareil  voisinage.  Il  n'a  pas  l'élégante  et  limpide  sobriété 
du  premier,  et  on  n'y  trouve  pas  non  plus  cette  sûreté  magistrale 
du  coup  d'œil,  avec  laquelle  l'auteur  du  second  a  su  discerner  en 
toutes  choses  l'essentiel  et  produire  pour  ainsi  dire  sans  effort,  en 
un  sujet  si  confus,  une  œuvre  d'une  perfection  classique.  Mais  il 
est  fait  avec  soin  et  compétence,  et,  comme  Manuel,  il  rendra  des 
services  qu'on  demanderait  vainement  à  l'un  et  à  l'autre.  Il  entre 
davantage  et  plus  uniformément  dans  le  détail,  s'attache  à  préci- 
ser l'ensemble  de  la  technologie  et  fait  une  place  suffisante  à  la 
bibliographie.  Dans  les  limites  que  s'est  tracées  l'auteur,  je  ne 
vois  guère  de  fait  de  quelque  importance  concernant  directement 
le  bouddhisme  primitif,  pour  lequel  on  ne  trouve  chez  M.  Hardy 
des  informations  précises,  puisées  aux  bonnes  sources.  Toute  l'an- 
cienne littérature,  en  tant  du  moins  qu'elle  est  publiée,  a  été  mise 
soigneusement  à  profit.  Les  citations,  très  nombreuses,  sont  bien 
choisies,  toutes  caractéristiques  et  utiles*,  et  le  parti  [219]  qu'à 
pris  l'auteur  de  rejeter  ses  notes  et  éclaircissements  à  la  fin  du 
volume,  s'il  est  fâcheux  à  certains  égards,  lui  a  du  moins  permis, 
sans  alourdir  son  livre,  de  l'enrichir  d'un  grand  nombre  de  faits 
et  d'observations  indispensables  à  l'étudiant,  mais  dont  le  lecteur 
non  spécialiste  se  soucie  d'ordinaire  médiocrement. 

En  bornant  son  étude  au  bouddhisme  pâli,  M.  H.  n'a  fait  qu'user 
de  son  droit,  et  il  l'a  fait  d'autant  mieux  que,  dès  le  début,  il  pré- 
vient loyalement  son  lecteur  qu'à  côté  de  ce  bouddhisme,  on  en 
trouve  un  autre  dont  les  documents  conduiraient  parfois  à  des 
résultats  notablement  différents.  En  reculant  devant  la  peine  de 
concilier  ou  de  simplement  comparer  ces  deux  sources  d'informa- 
tions, il  a  assuré  à  son  œuvre  l'avantage  d'une  incontestable  unité 
et  l'apparence,  du  moins,  d'une  solide  logique  interne.  Je  dis 
l'apparence,  car  le  procédé  est  trop  commode  pour  ne  pas  avoir 
ses  inconvénients.  Le  livre  n'est  pas  seulement  un  exposé  doctri- 
nal ;  forcément  il  contient  aussi  un  essai  de  reconstruction  histo- 
rique, et  c'est  par  ce  côté  qu'il  me  satisfait  le  moins.  Si,  jusqu'à 


1.  Toutes  ces  citations,  y  compris  les  termes  techniques,  sont  élégamment  et  tidc- 
lement  traduites.  Parfois,  pourtant,  M.  II.  se  permet  des  paraphrases,  par  exemple 
p.  3,  quand  il  rend  dliammacakkappavattana  par  «  Griindung  des  Reiches  der  Reclit- 
•chaffenlieit  ».  Aucun  de  ces  trois  substantifs  n'est  exact  et  conforme  à  l'esprit  des 
textes.  Quant  à  l'ensemble  delà  locution,  M.  II.  sait  aussi  bien  que  personne  que, pour 
les  bouddhistes,  le  Buddha  Gautama  n'a  rien  «  fondé  ». 


A^XÉE    1891  121 

l'époque,  selon  moi,  assez  tardive,  de  la  constitution  de  ce  Canon» 
il  n'y  a  pas  eu  autre  chose  encore  dans  le  bouddhisme  que  ce  qui 
nous  est  offert  dans  cette  littérature  de  moines,  toute  sa  première 
histoire,  je  ne  dis  pas  à  Geylan,  mais  dans  l'Inde,  reste  pour  moi 
inexplicable.  Il  ne  suffit  pas  de  me  présenter  une  doctrine  de  salut, 
comme  l'Inde  en  avait  dès  lors  plusieurs  et  de  fort  semblables  ;  il 
faut  encore  me  montrer  ce  qui  a  pu  la  rendre  populaire.  Or,  à  cet 
égard,  l0s  documents  pâlis  sont  bien  pauvres.  La  plupart  du 
temps  on  y  cherche  vainement  ce  qui  a  pu  agir  sur  l'imagination 
des  masses  ;  c'est  à  peine  s'ils  laissent  deviner  à  de^  rares  occa- 
sions, sous  les  traits  de  leur  bhikshu  idéal,  cet  être  transcendant 
ou,  comme  je  le  disais  ici-même  i,  «:  le  dieu  »  que  le  bouddhisme 
a  dû  adorer  en  la  personne  du  Buddha,  bien  avant  de  posséder  ce 
Canon.  Je  ne  veux  pas  rentrer  ici  dans  cette  question  qui  a  été 
discutée  déjà  plus  d'une  fois  dans  la  Revue.  J'ajouterai  seulement 
que  la  lacune  produite  par  cette  élimination  de  parti  pris  des  docu- 
ments du  bouddhisme  sanscrit  est  d'autant  plus  sensible  que, 
sous  d'autres  rapports  encore,  le  milieu  dans  lequel  la  religion 
nouvelle  a  pris  naissance  et  a  grandi,  n'a  été  l'objet  que  d'une 
esquisse  insuffisante.  11  y  a  longtemps  qu'on  a  remarqué  que, 
dans  les  Upanishads,  nous  avions  une  sorte  de  bouddhisme  brah- 
manique, et  qu'on  a  signalé  l'étroite  ressemblance  de  la  discipline 
de  l'ascétisme  orthodoxe  et  de  celle  du  sangha.  M.  H.  n'a  pas 
négligé  cet  ordre  de  faits  ;  il  leur  a  même  consacré  un  chapitre 
spéci-al  ;  mais  je  doute  qu'il  les  ait  mis  en  pleine  lumière.  Par 
contre,  il  n'a  été  tenu  aucun  compte  de  ces  autres  religions  avec 
un  dieu  personnel,  un  dieu  sauveur,  un  dieu  incarné,  vishnouïtes 
et  çivaïtes,  mâheçvaras  et  bhâgavatas,  dans  lesquelles  on  discerne 
chaque  jour  plus  nettement  des  mouvements  parallèles  au  boud- 
dhisme .  Il  n'a  été  fait  d'exception  que  pour  V aller  ego  du  bouddhisme , 
le  jainisme,  qui  a  été  l'objet  d'une  monographie  spéciale,  complète, 
trop  complète  même,  si,  comme  M.  H.,  on  le  tient  [220]  pour  in- 
dépendant du  bouddhisme  2.  Malheureusement,  la  ressemblance 
est  ici  si  frappante  qu'elle  n'apprend  pas  grand'chose  :  c'est  plutôt 

1.  Revae  de  V Histoire  des  Religions,  t.  V,  p.  242  (Œuvres,  t.  I,  p.  344). 

2.  M.  H.  tient  pour  prouvée  l'indépendance  de  ces  deux  sectes,  telle  qu'elle  est  dé- 
fendue par  MM.Bûhler  et  Jacobi,par  ce  dernier  surtout.  Il  parait  accepter  aussi  toutes 
les  conséquences  que  M.  Jacobi  en  tire  pour  l'histoire  des  origines  du  jainisme,  sans 
doute  parce  qu'aucune  objection  récente  n'a  été  faite  à  ces  vues  en  Allemagne.  Ici  en- 
core, il  est  dans  son  droit  ;  mais  je  n'ai  pas  besoin  de  répéter  dans  cette  Revue  que  je 
persiste  autant  que  jamais  dans  l'opinion  contraire. 


Î22  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

une  seconde  vue  du  bouddhisme,  qu'une  vue  de  ses  environs.  Ce 
sont  là,  dans  l'exposé  historique  de  M.  H.  des  lacunes  graves, 
aussi  graves  que  si,  dans  une  explication  purement  rationaliste 
des  origines  du  christianisme,  on  passait  plus  ou  moins  à  coté 
des  idées  messianiques,  delà  spéculation  judéo-alexandrine  et  de 
l'esprit  qui  soufflait  dans  les  cultes  orientaux  contemporains. 

En  faisant  ces  réserves,  quant  à  la  façon  dont  M.  H.  a  présenté 
les  origines  et  les  premiers  développements  du  bouddhisme,  je 
tiens  à  répéter  qu'il  ne  pouvait  guère  faire  autrement,  du  moment 
qu'il  s'en  rapportait  uniquement  aux  documents  pâlis  :  que  ce 
parti  pris  peut  d'ailleurs,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances, 
se  défendre  par  de  bons  arguments,  et  que,  dès  le  début,  par  le 
choix  même  du  titre,  le  lecteur  est  prévenu  de  ce  qu'il  trouvera  et 
ne  trouvera  pas  dans  le  livre.  Je  tiens  à  répéter  surtout  que  ces 
réserves  ne  touchent  pas  à  l'exposé  de  la  doctrine,  telle  qu'elle  se 
dégage  de  ces  mêmes  documents.  Celui-ci  est  excellent  d'un  bout 
à  l'autre,  en  partie  neuf  et  original,  et  aussi  complet  qu'il  pouvait 
l'être  dans  les  limites  restreintes  d'un  Manuel. 

Le  livre  se  termine  par  une  comparaison  du  bouddhisme  et  du 
christianisme,  un  peu  longue  sur  certains  points,  mais  en  général 
judicieuse  et  modérée.  Le  changement  de  front  un  peu  brusque 
qu'on  y  voit  opérer  à  M.  H.,  qui,  d'admirateur  et  presque  d'apolo- 
giste du  bouddhisme,  passe  subitement  au  rùle  opposé,  décèle  plu- 
tôt dfi  l'inexpérience  littéraire,  qu'il  n'implique  une  contradiction 
réelle.  M.  H.  ne  s'est  pas  trompé  dans  l'évaluation  de  l'ombre  et 
de  la  lumière  ;  mais  il  aurait  pu  mieux  les  répartir,  se  montrer 
moins  optimiste  dans  son  expos.é  de  la  doctrine,  et  indiquera  temps 
les  endroits  où  elle  sonne  creux.  Gomme  observations  de  détail, 
je  m'étonne  que  M.  H.  n'ait  pas  marqué  davantage  que  tout  ce 
Canon  est  en  somme  apocryphe,  à  peu  près  comme  si,  ch^z  nous, 
les  écrits  apostoliques  et  toute  la  littérature  des  anciens  Pères 
étaient  uniformément  attribués  au  fondateur.  Je  crois  aussi  qu'il  a 
forcé  la  note  en  présentant  le  bouddhisme  comme  une  religion 
dans  laquelle  l'homme  est  privé  de  tout  ce  que  nous  appelons  les 
secours  d'en-haut,  et  ne  peut  compter  que  sur  lui-même.  Cela 
serait  vrai  tout  au  plus  du  Sânkhya  et  de  certaines  branches  du 
Vedànta;  ce  ne  l'est  déjà  que  fort  i)eu  du  bouddhisme  pâli,  et  ne 
l'est  plus  du  tout  du  bouddhisme  tel  que  nous  le  connaissons  d'ail- 
leurs. Pour  ceux  qui  ont  vu  le  Buddha,  sa  présence  a  été  une  source 
de  gi'jH'»^;   (le  m'*'m<*,  sn  ]>;n'o]-'    ^-.n    /..rli^..    <,>s  r(*liqii<»<  «nui  une 


anm':k    1891  123 

source  de  grâce  pour  ceux  qui  sont  venus  après  lui.   [22  Jj  Lui- 
même,  il  a  eu  l'assistance  d'êtres   divins.  Le  bouddhisme,  il  est 
vrai,  ne   connaît  pas  la  prière,   et   encore!    Mais,  dans  les  hom- 
mages,  dans   l'aumône,   dans  les  œuvres  pies,  il  y  a  une  vcitu 
:iystique  efficace,  et,  de  bonne  heure,  ils  ont  été  considérés  comme 
onstituant  un  trésor  de  mérites  que  le  fidèle  peut,  en  totalité  ou 
Il  partie,  céder  à  des  tiers.  A  aucune  époque,  l'Inde  n'a  été  aussi 
obre  que  l'a  faite  M.  H. 
En  traitant  des   influences  réciproques  que  les  deux  religions 
ont  pu  exercer  l'une  sur  l'autre,  M.  H.  a  parfaitement  montré  ce 
qu'avait  d'insoutenable  la  thèse  de  M.  Seydel,  qui  ramène  la  vie 
(lu  Christ  à  un  proto-évangile,  lequel  n'aurait  été  qu'une  traduc- 
tion libre,  faite  à  Alexandrie,  d'une  vie  du  Buddha^  Mais  il  n'a 
pas  essayé  de  convaincre  ceux  qui  admettent  sur  ce  point  des  in- 
fluences indirectes:  en  tout  cas,  moi  qui  suis  de  ce  nombre,  je  ne 
me  suis  pas  senti  touché  par  sa  discussion. 

A  la  page  143,  il  y  a  une  note  sur  le  néo-bouddhisme,  qui  aurait 
pu  être  rédigée  en  termes  de  meilleur  goût,  mais  à  laquelle,  pour 
le  fond,  je  souscris  d'autant  plus  volontiers  que  je  crois  y  avoir 
collaboré.  M.  H.,  sans  rien  dire,  en  a  pris  la  substance  dans  mon 
dernier  Bulletin.  Je  n'en  aurais  rien  dit  de  mon  coté,  bien  qu(' 
{[uelques-uns  de  ces  renseignements  ne  se  trouvent  pas  aux  coins 
les  rues,  si  M.  H.  s'était  du  moins  donné  la  peine  de  les  mettre 
au  courant.  Mon  Bulletin  est  du  commencement  de  1889  et  son 
livre  est  daté  du  24  mars  1890  :  dans  l'intervalle,  on  a  publié  dans 
l'Inde. 

Les  notes,  les  appendices  et  les  tables,  qui  sont  donnés  à  la  fin 
du  volume,  sont  excellents.  En  somme,  bien  que  sur  des  poinLs 
importants,  je  diffère  d'avis  aA^ec  M.  IL,  je  me  plais  à  reconnaître 
que  son  livre  est  une  des  publications  les  plus  utiles,  les  mieux 
faites  qu'on  puisse  consulter  sur  l'ancien  bouddhisme. 

1.  Cf.  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XI,  p.  177  [Œuvres,  t.  I,  p.  391), 


^-'^  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 


M.  \ViNTEUNiTz,  Das  altindische  Hochzeitsrituell  nach  dem  Apas- 
tambîya-grihyasûtra  und  einigen  anderen  verwandten  Werken. 
Mit  Yergleichung  der  Hochzeitsgebrœuchebei  den  iïbrigen  indo- 
germauischen  Vœlkern.  Wien,  F.  Temp-ky,  1892.  (Extrait 
du  tome  XL  des  DenkscJiriften  der  kaiseii.  Akadeniie  der 
Wisserischaften  in   Wien  ;  philosophisch-historische  Classe.) 

{Mélusine^  t.  VI,  mai -juin  1892.) 

[70]  Le  titre  du  mémoire  de  M.  Winternitz  en  résume  très  exac- 
tement le  contenu.  Celui-ci,  en  effet,  comprend  en  première  ligne 
une  traduction  allemande  des  chapitres  qui  se  rapportent  au  ma- 
riage dans  le  livre  du  rituel  domestique  {grihyasûtrd)  des  brah- 
manes sectateurs  de  l'école  d'Apastamba.  Cette  école,  qui  a  pour 
Veda  héréditaire  l'une  des  recensions  du  Yajits  ?ioii\  est  depuis 
bien  des  siècles  principalement  répandue  dans  le  sud  de  l'Inde,  où 
elle  a  probablement  pris  naissance.  Le  texte  de  son  grihyasûlra 
a  été  publié  par  M.  Winternitz  même  en  1887.  La  traduction  est 
suivie  de  notes  copieuses,  où  les  prescriptions  du  rituel  d'Apas- 
tamba sont  comparées  à  celles  des  autres  grihyasàtras^  particu- 
lièrement à  ceux  de  ces  traités  qui  appartiennent  à  la  même  branche 
du  Yajuiveda^  dont  deux  inédits,  le  sixtra  de  Baudhàyana  et  celui 
des  Mânavas.  C'est  aussi  dans  ces  notes,  qui  constituent  un  véri- 
table commentaire  perpétuel,  que  l'auteur  a  réuni  une  abondante 
collection  d'usages  similaires  ou  parallèles  qui  s'observaient  ou 
s'observent  encore  chez  les  autres  peuples  indo-européens.  La  bi- 
bliographie antérieure  portant  sur  la  matière  est  donnée  d'une 
façon  très  complète.  M.  W.  a  eu  tout  particulièrement  soin  de 
multiplier  les  références  au  mémoire  publié  sur  le  même  sujet,  il 
y  a  trente  ans,  par  MM.  Weber  et  Haas,  dans  les  Indische  Stu- 
dien^  V,  177-412.  Outre  ce  qu'il  donne  de  nouveau,  son  travail 
est  ainsi  un  répertoire  complet  de  tout  ce  qui  s'est  fait  d'important 
sur  ce  domaine  dejjuis  Colebrooke  jusqu'à  nos  jours  et,  à  ce  titre, 
il  se  recommande  à  l'attention  non  seulement  des  indianistes, 
mais  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'histoire  des  traditions. 

Dans  une  introduction  étendue,  l'auteur  a  essayé  de  déterminer 


ANNÉE     1892  125 

la  position  relative  du  grihyasûtra  d'Apastamba  dans  l'ensemble 
de  la  littérature  rituelle,  et  aussi  sa  date  absolue  probable.  Sur 
ce  dernier  point,  il  se  range  à  l'opinion  de  son  maître,  M.  Bûhler, 
qui  place  Apastamba  au  v«  siècle  avant  notre  ère.  Que  l'école 
remonte  jusque-là  est,  en  effet,  assez  probable.  Mais  que  les  sû- 
tras,  tels  que  nous  les  avons,  soient  aussi  anciens,  est  chose  beau- 
coup plus  douteuse.  Les  irrégularités  grammaticales  sur  lesquelles 
on  s'appuie  pour  obtenir  cette  date,  me  paraissent  d'un  appui  sin- 
gulièrement fragile.  A  les  supposer  toutes  authentiques  et  an- 
ciennes, il  resterait  toujours  le  fait  que,  à  aucune  époque,  surtout 
dans  les  écoles  professant  des  disciplines  particulières,  le  sanscrit 
n'a  été  écrit  d'une  façon  absolument  correcte,  en  entière  conformité 
avec  la  grammaire  de  Pânini. 

Dans  la  partie  comparative  de  son  étude,  M.  W'.  est  en  général 
fort  sage.  Il  se  garde  bien  de  vouloir  écrire  un  chapitre  du  code 
aryen  primitif.  Sur  un  ou  deux  points  pourtant,  il  me  semble  s'être 
départi  de  sa  prudence  habituelle.  C'est  ainsi  qu'il  admet  comme 
un  fait  démontré  que,  dès  avant  la  séparation  ethnique,  le  mariage 
par  rapt  ne  survivait  plus  que  dans  quelques  actes  symboliques  du 
rituel.  Que  signifient  alors,  d'une  part,  tous  ces  récits  d'enlève- 
ments, y  compris  celui  des  Sabines,  qui  remplissent  la  légende 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  et,  d'autre  part,  les  souvenirs  tout  sem- 
blables de  la  légende  hindoue,  les  exploits  de  Bhishma,  de  Yudhi- 
slithira,  d'Arjuna,  de  Krishna,  de  tant  d'autres  allant  chez  leurs 
voisins,  les  armes  à  la  main,  en  quête  d'une  épouse  pour  eux-mêmes 
ou  pour  leur  maître  ?  Le  fait  est  que,  longtemps  encore  après  leur 
séparation,  les  peuples  indo-européens  ont  eu,  non  pas  une,  mais 
plusieurs  façons  de  contracter  des  justae  nuptiae^  et  que  l'enlè- 
vement, entre  autres,  en  était  une.  Sur  ces  diverses  formes  du 
mariage,  deux  au  moins  de  ces  peuples  nous  ont  laissé  des  indi- 
cations précises  plus  ou  moins  complètes,  les  Romains  et  les  Hin- 
dous. [71]  Malheureusement  tout  ce  qui  concerne  le  mariage  comme 
institution  juridique,  le  statut  personnel  des  époux  et  des  enfants, 
les  degrés  prohibés,  les  formes  du  contrat,  etc.,  est  traité,  chez 
Apastamba,  non  dans  \e  grihyasûtra^  mais  dans  une  autre  partie 
de  la  grande  compilation  qui  est  mise  sous  son  nom,  le  dharma- 
sûtra  ou  «  livre  du  droit  coutumier  »  (édité  et  traduit  par  M .  Biihler), 
et  se  trouvait  ainsi,  à  la  rigueur,  en  dehors  de  l'enquête  de  M.  W. 
Il  y  a  pourtant  touché  en  passant,  à  propos  d'une  mention  inci- 
dente, et  je  ne  puis  que  regretter  d'autant  plus  qu'il  n'ait  pas  saisi 


126  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

l'occasion  pour  s'étendre  un  peu  davantage  sur  la  matière.  C'était 
l'affaire  de  quelques  pages  à  ajouter  aux  notes  de  chapitre  3.  Non 
seulement  il  eût  rendu  par  là  son  travail  infiniment  plus  complet, 
mais  il  eût  été  amené  peut-être  à  modifie!'  l'une  ou  l'autre  de  ses 
vues,  celle-ci  par  exemple,  qui  lui  fait  présenter  la  coutume  des 
sàtras  comme  la  coutume  «  hindoue  ».  A  parler  strictement,  ces 
traités  ne  nous  donnent  que  la  coutume  des  brahmanes.  Ils  en 
mentionnent  et,  en  bloc,  ils  en  sanctionnent  même  d'autres  à  côté 
d'elle  ;  mais  ils  ne  les  spécifient  presque  jamais,  hors  les  cas  où  il 
s'agit  d'indiquer  quelle  est  en  pareil  cas  la  conduite  à  tenir  par  les 
brahmanes.  A  cet  égard,  nous  n'avons  pour  nous  renseigner,  en  ce 
qui  concerne  le  passé,  que  les  indices  épars  dans  la  littérature,  et 
je  ne  doute  pas  que,  s'il  eût  été  conduit  à  les  réunir,  M.  W-  n'eût 
réussi  à  en  présenter  une  collection  très  instructive.  C'est  ainsi 
qu'il  cite  à  plusieurs  reprises  le  Kâmasûtra^^  et  cela  avec  infini- 
ment de  raison.  Car  ce  livre  d'une  inconscience  bestiale  n'est  pas 
seulement  un  Castra  au  même  titre  que  les  autres,  mais  il  est 
peut-être  de  tous  le  mieux  fait,  le  plus  logiquement  composé,  et 
certainement  un  de  ceux  qui  renferment  le  plus  d'observation  réelle, 
non  de  simple  théorie.  Or,  le  Kàmasutra  (III,  3)  nous  apprend 
(et  M.  W.  en  eût  certainement  fait  la  remarque  s'il  en  avait  eu 
l'occasion)  que,  dans  le  Dékhan,  on  pouvait  épouser  une  cousine 
germaine  (la  fille  de  l'oncle  maternel),  ainsi  qu'une  jeune  fille  déjà 
promise  à  un  autre.  Les  populations  ainsi  visées  n'étaient  certai- 
nement pas  des  demi-sauvages,  vivant  en  dehors  de  l'hindouisme,  et 
pourtant  l'une  et  l'autre  coutume  sont  aussi  opposées  que  possible 
à  la  loi  brahmanique.  Je  ne  pense  pas  non  plus  qu'il  faille  simple- 
ment les  récuser,  sous   le  prétexte  qu'elles  pourraient  bien  être 

1.  M.  W.  le  cite  entre  autres  pour  infirmer  l'opinion  de  ceux  qui  refusent  aux  Hin- 
dous et  aux  Orientaux  en  général  «  la  notion  de  l'amour  »,  tel  qu'on  lentend  en 
Occident.  La  question  est  de  celles  où  il  est  facile  de  débiter  beaucoup  de  vaines  pa- 
roles, parce  quelle  s'embrouille  de  toutes  sortes  d'aspirations  plus  ou  moins  creuses. 
Pour  le  fond,  M.  W.  a  évidemment  raison.  Le  peuple  qui  a  conçu  les  types  de  Da- 
mayanli,  de  SîlA,  de  Savitrî  et  de  tant  d'admirables  héroïnes  des  légendes  râjpoules, 
a  eu  certainement  une  notion  très  haute  et  très  pure  de  l'amour  conjugal,  du  moins 
du  côté  de  la  fenmje,  et  le  personnage  de  Vasantascnâ,  dans  le  «  Chariot  d'argile  », 
n'est  pas  moins  probant  en  ce  qui  concerne  l'amour  libre.  Le  Kdnmsùtra  aurait  pour- 
tant fourni  à  M.  W.  un  indice  bien  significatif,  établissant  à  cet  égard  une  différence 
do  fait,  sinon  une  différence  de  notion.  Pour  ce  livre,  dont  le  plan,  je  le  répèle,  est 
aussi  bien  exécuté  que  bien  conçu,  il  n'y  a  pas  d'amour  honnête  avant  le  mariage. 
Tout  ce  qui  correspond  chez  lui  à  ce  que  nous  appelons  la  cour,  est  traité  au  chapi- 
tre de  la  séduction  et  parmi  les  préliminaires  de  l'union  irrégulière.  On  ne  courtise 
p.m  dans  1'!"'!"  "  pour  le  bon  m<»tif  ». 


A>NÉE     1892  127 

non  aryennes,  mais  dravidiennes.  Elles  n'en  seraient  pas  moins 
«  hindoues  »,  et  nous  sommes  placés  si  loin  pour  juger  de  ces 
choses-là  !  M.  W-  n'est  pas  d'ailleurs  entièrement  innocent  de 
toute  confusion  de  ce  genre,  en  ce  sens  du  moins  qu'il  lui  arrive 
(le  revendiquer  comme  essentiellement  aryennes  des  pratiques  qui 
ont  à  peu  près  universelles.  C'est  ainsi  qu'avec  un  peu  plus  de 
irconspection,  il  n'eût  pas  proposé,  p.  76,  de  voir  un  emprunt 
fait  à  l'Inde  dans  la  coutume  observée  en  Chine  de  répandre  du 
grain  sur  les  nouveaux  époux.  Le  même  usage  règne  dans  les  îles 
du  Pacifique  et  ailleurs  encore,  chez  des  peuplades  qui  n'ont  ja- 
mais subi  d'influences  hindoues,  et  il  se  pratiqué  non  seulement 
aux  mariages,  mais  aux  naissances,  à  diverses  initiations,  à  la 
réception  d'un  hôte,  en  cas  de  maladie,  et  toujours  comme  un  sym- 
bole de  prospérité,  de  fécondité,  de  santé,  de  bienvenue. 

Ces  quelques  réserves  ne  sont  pas  de  nature  à  diminuer  en 
rien  le  mérite  du  mémoire  de  M.  W.,  qui  est  sous  tous  les  rap- 
ports un  travail  bien  fait  et  que  personne  ne  lira  sans  y  trouver 
du  profit. 


Max  MuLLER,  Vedic  Hymns,  translated.  Part  I,  Hymns  to  the 
Maruts,  Rudra,  Vâyu,  andVâta.  Oxford,  Clarendon  Press,  1891. 
(Forme  le  vol.  XXXIl  des  Sacred  Books  of  tlie  East:) 

{Rei^ue  de  VHisWire  des  Religions^  1892.) 

[322]  Il  y  a  toujours  du  plaisir  et  du  profit  à  lire  un  livre  de 
M.  Max  Millier.  Dans  celui-ci  comme  dans  les  précédents,  on  se 
sent  en  présence  d'un  esprit  largement  ouvert,  qui  embrasse  de 
haut  te  champ  d'un  vaste  savoir  et,  sans  s'abaisser,  sait  descendre 
aux  minuties  de  l'érudition.  On  y  retrouve  aussi  cette  langue 
souple  et  brillante,  un  peu  verbeuse  parfois,  mais  toujours  claire 
et  séduisante,  qu'on  admire  encore  pour  elle-même,  là  même  où 
elle  sert  de  vêtement  à  une  pensée  d'une  justesse  contestable.  Je 
m'imagine  pourtant  que  peu  de  lecteurs  fermeront  ce  volume  sans 
éprouver  im  sentiment  de  désappointement.  Et,  par  lecteurs,  je 
n'entends  pas  seulement  les  naïfs  qui  n'ont  pas  renoncé  à  l'espoir 
de  tenir  enfin  cette  «  Bible  arvenne  »  dont  il  leur  a  été  dit  de  si 


128  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

belles  choses  et  d'y  surprendre  l'écho  direct  des  prières  de  nos  pre- 
miers ancêtres.  Ceux-là  ne  trouveront  jamais  leur  compte  dans 
une  traduction  honnête  du  Rigveda  Je  songe  plutôt  à  ceux  qui, 
mieux  instruits,  savent  qu'il  faut  ici  se  contenter  de  profits  mo- 
destes, mais  qui  pourtant,  au  bout  d'une  attente  de  vingt  années 
et  après  tant  de  variations  brillantes  exécutées  à  propos  du  Rig- 
veda, espéraient  peut-être  plus  de  M.  Max  Millier  que  ce  volume 
d'une  cinquantaine  d'hymnes  (exactement,  quarante-neuf),  [323]  dont 
plus  de  la  moitié  ou,  si  l'gn  retranche  les  index,  plus  des  deux 
tiers,  sont  de  la  réimpression  ^ 

Quand,  en  1869,  M.  Max  Mûller  publia  le  premier  volume  de  sa 
((  traduction  raisonnée  »  des  hymnes  du  Rigveda  '^,  l'accueil  fut 
assez  froid  ;  il  y  eut  même  des  critiques  nettement  hostiles  ;  mais 
on  s'accorda  assez  généralement  à  trouver  excessive  la  proportion 
de  tout  un  volume  de  commentaire  pour  douze  hymnes,  dont  aucun 
ne  soulevait  de  ces  difficultés  d'ordre  général  qui  ne  peuvent  pas 
être  traitées  en  peu  de  mots  3.  Un  très  petit  nombre  seulement,  si 
j'ai  bonne  mémoire,  soutint  qu'une  traduction  devait  se  justifier 
par  elle-même  et  n'exigeait  au  plus  que  de  courtes  notes.  Sur  ce 
dernier  point,  il  y  a  longtemps  que  j'ai  profité  de  la  première  occa- 
sion qui  m'en  fut  offerte,  pour  me  ranger  à  l'opinion  de  M.  Max 
Millier^.  J'estimais  alors  que,  dans  la  traduction  d'un  document 
aussi  trouble,  la  grosse  œuvre  devait  être  le  commentaire,  et  je 
suis  encore  de  ce  même  avis.  Et,  à  vrai  dire,  en  dépit  de  quelques 

1.  Pour  les  volumes  suivants,  M.  Max  Millier  passe  la  main  à  M.  Oldcnbcrg,  qui  a 
déjà  collaboré  à  la  deuxième  partie  de  celui-ci.  L'entreprise,  toutefois,  ne  sera  pas 
privée  du  bénéfice  de  sa  grande  expérience,  et  l'on  peut  espérer  que  la  part  qu'il  s'y 
réserve  sera  cffeclive.  En  tout  cas,  il  ne  pouvait  mieux  choisir  que  M.  Oldenberg 
pour  la  continuer  et  la  conduire  à  bonne  fin. 

2.  Rig-Veda-Sanhita.  Tae  Sacred  Hymns  of  the  Brahmans  translaled  and  explained  by 
F.  Max  Mûller.  Vol.  I,  Hymns  to  the  Maruts  or  the  Slorni-gods.  London,  Triibner  and  C% 
1869. 

3.  Les  difficultés,  dans  ces  hymnes  aux  Maruts,  sont  surtout  verbales;  elles  relè- 
vent principalement  du  style,  qui  est  heurté  et  plein  d'images,  et  du  lexique,  plus 
rarement  de  la  grammaire.  Il  s'y  trouve  un  certain  nombre  d'araÇ  XHyoïo-eva  et  un 
plus  grand  nombre  de  termes  dont  la  signification  a  dû  être  très  précise,  mais  nous 
est  maintenanfînconnue.  Avec  tout  cela,  je  ne  puis  pas  les  tenir,  comme  le  veut 
M.  Max  Millier,  pour  «  les  plus  difficiles  »  du  recueil.  Ils  ont  ce  grand  avantage, 
M.  Max  Millier  l'observe  lui-même,  qu'on  y  sait  du  moins  à  qui  l'on  a  affaire. 
Pour  moi,  s'il  me  fal^it  traHluire  le  Iligyeda,  ce  dont  Dieu  me  préserve,  j'aimerais 
encore  mieux  être  aux  prises  avec  l'honnéle  brutalité  de  ces  Maruts  qu'avec  les 
raffinements  pleins  de  mystifications  qui  enveloppent  par  exemple  les  ligures  d'Agni 
et  do  Sonia. 

4.  Revue  crit'upie  du  27  jiiillol  1872  {(Envres,  t.   III,  pp.  20  et  suiv). 


ANNÉE     1892  129 

boutades,  il  semble  que  ce  soit  aussi  l'avis  de  tout  le  monde.  De 
tous  ceux  qui  ont  traduit  plus  ou  moins  de  vers  du  Rigveda,  de 
Rosen  à  Bergaigne  et  à  MM.  Piscliel  et  Geldner,  qui  donc  ne 
s'est  pas  donné  encore  plus  de  peine  pour  les  expliquer  [324]  au 
mieux  de  ses  forces  ?  Wilson  a  toujours  justifié  de  ses  raisons, 
quand  il  s'écartait  de  Sàyana.  Benfey  et  M.  Roth  lui-même  ont 
discuté  parfois  longuement  leurs  traductions  partielles,  et  de  plus, 
ils  ont  publié,  l'un  son  glossaire,  l'autre  son  dictionnaire.  M.  Lud- 
wig  a  ajouté  aux  deux  volumes  de  sa  version  quatre  volumes  de 
commentaires.  Grassmann  a  même  commencé  par  le  commentaire, 
en  donnant  son  lexique.  Il  semble  donc  que  M.  Max  Mûller  ait 
plaidé  une  cause  gagnée  d'avance  en  s'efforçant  de  démontrer  à 
nouveau  dans  sa  nouvelle  préface  qu'une  traduction,  pour  être 
sérieuse,  doit  être  une  traduction  commentée.  Le  vrai  point  à  éta- 
blir, mais  aussi  beaucoup  plus  difficile  à  faire  accepter,  c'eût  été 
de  démontrer  qu'il  était  utile,  qu'il  était  convenable,  dans  l'état 
actuel  des  études  védiques,  après  des  séries  de  versions,  de  mono- 
graphies, d'index,  de  lexiques,  de  grammaires,  de  réimprimer  in- 
tégralement, presque  sans  additions  ni  changements  notables,  en 
y  consacrant  les  deux  tiers  de  son  nouveau  volume,  ce  même  com- 
mentaire des  douze  premiers  hymnes  qui  avait  soulevé  tant  d'ob- 
jections vingt  années  auparavant. 

Car  il  n'y  a  pas  à  le  nier  :  ce  qui  était  disproportionné  alors  est 
injustifiable  aujourd'hui.  Ces  longues  digressions  sur  les  diverses 
acceptions  d'un  mot,  doctes  et  intéressantes  par  elles-mêmes,  mais 
rarement  concluantes  et  déjà  déplacées  dans  la  première  édition, 
ont  été  pieusement  conservées  dans  celle-ci.  Une  fois  de  plus  nous 
voyons  défiler  les  passages  où  arusha  signifie  «  rouge  »  et  vahni 
«  le  feu  »,  quand  il  suffisait  de  référer  à  ceux  où  le  premier  peut  être 
un  nom  du  soleil  et  le  second  un  nom  des  Maruts  ;  et  nous  retrou- 
vons aux  mêmes  places  ces  lectures  d'ordre  varie,  comme  celle 
-ur  le  mot  eta^  où  il  est  question  de  tant  de  choses  parfaitement 
étrangères  au  vers  expliqué  et  au  Rigveda  en  général.  Combien 
il  y  a  dans  tout  cela  de  hors-d'œuvre,  il  suffit,  pour  en  juger,  de 
omparer  d'un  coup  d'œil  la  partie  ancienne  du  volume  avec  la 
nouvelle  :  dans  l'une  nous  avons  12  hymnes  en  258  pages  ;  dans 
l'autre,  37  hymnes  en  192  pages.  Et  le  nouveau  commentaire,  où 
Fauteur  s'est  borné  cette  fois  à  justifier  sa  traduction,  n'est  pas 
pour  cela  plus  pauvre  que  [SSoJ  l'ancien  ;  à  certains  égards,  pour  les 
références  par  exemple,  il  est    beaucoup  mieux    fourni.    Car,   si 

Religions  de  l'Lnde.  —  IV.  9 


130  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

M.  Max  Millier  n'a  presque  rien  retranché  de  la  première  édition, 
il  n'y  a  pas  non  plus  ajouté  grand'chose.  Quelques  trous,  dont  l'un 
avait  fait  scandale,  ont  été  bouchés.  Mais  la  révision  aurait  pu 
être  plus  soigneuse.  L'exégèse  des  dernières  années,  les  travaux 
surtout  dont  le  dépouillement  n'est  pas  aisé,  sont  à  peine  repré- 
sentés. De  ceux  de  Bergaigne,  par  exemple,  que  M.  Max  Muller 
recommande  pourtant  expressément  à  l'attention  des  védistes,  il 
n'y  a  eu  d'utilisé  que  les  articles  sur  le  lexique  du  RigA^eda,  qui 
suivent  l'ordre  alphabétiqi^e.  Sauf  une  observation  faite  en  pas- 
sant, page  17,  nul  compte  n'a  été  tenu  de  la  Religion  védique^  pas 
même  pour  le  long  excursus  sur  Aditi  et  les  Âdityas.  C'est  au 
point  que,  n'était  le  nouveau  commentaire  où  cet  ouvrage  est  mis 
dûment  à  profit,  on  pourrait  se  demander  si  M.  Max  Muller  l'a 
lu.  Parmi  les  additions  les  plus  utiles  il  faut  compter  la  concor- 
dance avec  les  autres  Vedas,  qui  a  été  partout  ajoutée.  Seulement 
on  paraît  s'être  borné  à  dépouiller  les  Index  existants,  et,  quand 
ceux-ci  sont  en  défaut,  il  y  a  beaucoup  de  chance  pour  que  les 
indications  de  M.   MiiUer  le  soient  aussi.    C'est  ainsi  que  RV, 

I,  114,  7  est  aussi  Ath.  V.  XI,  2,  29  :  mais  la  référence  est  omise 
dans  l'Index  de  M.  Aufreclit.  Quanta  aller  au  delà  de  ces  Index, 
à  chercher  dans  la  littérature  ces  mentions  plus  cachées  qu'ils  ne 
donnent  pas  et  qui  sont  accompagnées  parfois  de  curieux  fragments 
légendaires,  le  traducteur  a  cru  devoir  s'en  dispenser.  Je  sais 
bien  et,  sur  ce  point,  je  suis  d'accord  avec  lui,  qu'il  n'y  a  pas 
grand  fond  à  faire  sur  ces  traditions  des  Brâhmanas.  Mais,  si 
minime  qu'en  soit  la  valeur,  nous  ne  sommes  pas  assez  riches 
pour  la  dédaigner.  Pour  moi  du  moins,  ces  vieux  débris,  auxquels 
je  joindrais  volontiers  les  indications  rituelles  les  plus  caractéris- 
tiques des  Sùtras,  appartiennent  à  l'exégèse  des  hymnes,  et  j'es- 
time que  s'il  y  a  de  l'utilité  à  dire  que/?K.  I,  165,  3,  4,  6,  8  et  9  se 
retrouvent  dans  la  Vâjasaneyi-Samhitâ  et  dans  le  Taittiriya- 
Bràhniana^  il  y  en  a  autant  à  rappeler  que  les  Aitareyins  et  les 
Taittiriyas  connaissaient  l'hymne  entier  (ou  quelque  chose  d'ap- 
prochant) sous  le  nom  àQKayàçubhiya  {Ait.  Ar.  I,  2,  6,  11  ;  T,Br. 

II,  7,  11,  1;  le  [320]  commentaire  entend  ici  le  sâman),  qu'on 
se  racontait  une  histoire  touchant  son  origine  et  son  efficacité,  et 
qu'on  y  avait  adapté  une  mélodie  spéciale  {sàman),  dénommée 
comme  l'hymne  lui-même,  d'après  le  premier  vers  [Tând.Br.  XXI, 
14,  5),  bien  que  celui-ci,  pas  plus  que  les  autres,  du  reste,  n'ait 
trouvé  place  dans  notre  recueil  du  Sâmaveda. 


AX-NÉE    1892  131 

Cet  article  est  déjà  d'une  longueur  inquiétante,  et  pourtant  il 
me  faut  encore  entrer  dans  le  détail  et  discuter  quelques-unes  du 
moins  des  objections  qui  me  sont  venues  à  la  lecture.  Je  tâcherai 
d'être  court  et  suivrai  Tordre  môme  dans  lequel  les  hymnes  sont 
placés  dans  la  traduction. 

Je  doute  fort  de  l'exactitude  du  titre  donné  au  premier  hymne 
(X,  121)  :  «  To  the  unknown  God  ».  Ce  dieu  n'est  nullement  in- 
connu, puisque  c'est  Hiranyagarbha  Prajâpati,  et  je  ne  pense  pas 
que  l'auteur  eût  répété  neuf  fois  de  suite  la  plaisanterie  de  de- 
mander n.  quel  est  ce  dieu  ?  »,  quand  il  le  décrit  si  minutieusement 
et  le  définit,  comme  disent  les  Hindous,  «  par  le  nom  et  par  la 
forme  ».  Si  donc  on  ne  veut  pas,  avec  M.  Ludwig,  prendre  ici  Ka 
pour  un  nom  propre,  ce  qui  serait  aller  un  peu  loin,  le  refrain  doit, 
ce  semble,  être  traduit:  «  A  quel  dieu  (si  ce  n'esta  lui)  devons- 
nous  présenter  l'offrande  ?  »  L'interrogation  a  toujours  gardé  quelque 
chose  de  plus  libre  en  sanscrit  que  dans  nos  langues  modernes. 
L'hymne  perd  ainsi  un  faux  semblant  de  profondeur  et  de  pathos  ; 
mais  on  fait  l'économie  d'une  absurdité.  —  Le  morceau  n'avait  du 
reste  rien  à  faire  dans  ce  volume  consacré  aux  divinités  du  vent 
et  de  la  tempête.  Mais  la  traduction,  déjà  plusieurs  fois  publiée 
par  l'auteur,  était  sans  doute  disponible  dans  ses  cartons.  La*pu- 
bliera-t-il  encore  une  fois,  quand  viendra  le  tour  des  hymnes  phi- 
losophiques ? 

1,  6,  1  :  yiihjanti  hradJniam  arusham 
carantam  pari  tasthusliah. 

M.  Max  Millier  maintient  sa  première  traduction  :  «  Those  who 
stand  around  him  while  he  moves  on,  harness  the  bright  red 
(steed).  »  Mais  cette  fois  le  prétendu  nominatif  tasthusliah  est 
l'objet  d'une  note,  dont  l'absence  dans  la  première  édition  avait 
fait  [327]  une  impression  si  pénible.  Il  ne  paraît  pas  toutefois  que 
l'interprétation  soit  devenue  plus  acceptable.  ls\.  Max  Millier  ne 
pense  pas  qu'il  nous  soit  permis  d'imiter  le  sans-gêne  des  exégètes 
hindous  anciens  ou  modernes,  qui  sont  toujours  prêts  à  prendre 
un  cas  pour  un  autre.  Or,  des  deux  cas  qu'il  cite  d'une  forme  sem- 
blable, un  seul  peut  paraître  probant,  celui  de  I,  11,  25  ^  Et 
encore  M.  Ludwig  ne  l'admet-il  pas,  selon  moi,  avec  raison.  En 

1.  Je  crois  qu'il  y  en  a  un  troisième  dans  le  volume,  pas  probant  non  plus,  mais 
que  j'ai  omis  de  noter. 


132  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

tout  cas  il  ne  serait  probant  qu'à  moitié,  puisque  ablbliyushah  se 
rapporterait  à  un  autre  nominatif  le  précédant  immédiatement, 
devâh^  cas  où  la  langue  védique  se  permet  certaines  libertés.  En 
présence  de  cette  pénurie  d'exemples,  il  faudrait  du  moins  que  le 
sens  obtenu  à  ce  prix  fût  excellent,  et  il  ne  l'est  pas.  L'opposition 
entre  carantam  et  tasthushah  est  perdue  :  le  rejet  du  sujet  à  la 
fin  du  deuxième  pâda,  sans  autre-  qualification  que  celle  d'  «  assis- 
tants »,  serait  d'une  faiblesse  étrange  dans  cette  langue  si  riche 
d'épithètes  ;  enfin  dans  auc^in  pays  du  monde,  on  n'a  jamais  attelé  les 
chevaux  pendant  qu'ils  courent.  Il  est  vrai  que  les  autres  traductions 
qu'on  a  données  du  passage  ne  satisfont  pas  non  plus,  pas  même 
celle  de  M.  Ludwig,  bien  que  celle-ci  frise  de  près  ce  qui  me  paraît 
être  le  véritable  sens.  Encore  dans  le  sanscrit  classique,  où  l'usage 
des  propositions  est  pourtant  bien  moins  libre,  on  trouve  pari  avec 
l'ablatif  pour  exprimer  un  mouvement  enveloppant  continu,  mais 
sans  contact.  C'est  ce  qu'il  me  paraît  marquer  ici,  et  je  traduis  : 
«  Us  attellent  le  fauve  rouge,  qui  court  sans  toucher  Timmobil»' 
(c'est-à-dire  le  sol)  ».  Lequel  des  deux  adjectifs  du  premier  pâda 
fait  ici  fonction  de  substantif?  Peut-être  ni  l'un  ni  l'autre.  M.  Max 
Mûller  tient  pour  ariisha  ;  le  fait  que  bradhna^  dans  la  langue 
classique,  n'a  gardé  que  la  valeur  nominale  et  que,  dans  le  Veda 
même,  il  a  probablement  le  sens  de  «  cheval  »,  peut-être  aussi 
l'ordre  des  mots  serait  plutôt  en  faveur  de  celui-ci.  De  toute 
façon  ils  désignent  un  coursier  qui  se  meut  à  travers  l'espace,  sans 
doute  cet  étalon  qui  paraît  souvent  avec  les  Maruts  et  qu'ils  font 
uriner  (cf.  1,  85,  5  et  [328]  la  note  de  M.  Max  Mûller),  soit  qu'il 
faille  entendre  par  là  le  soleil,  comme  le  pense  M.  Max  Mûller 
pour  le  présent  passage,  soit  qu'il  s'agisse  de  la  nuée  orageuse. 
Pour  le  savoir  au  juste,  il  faudrait  pouvoir  le  demander  à  l'auteur, 
et  il  a  y  longtemps  que  Madhuchandas  Vaiçvâmitra  est  mort. 

I,  37,  10  ;  kâshthà  ajnieshv  atnata 
vâçrâ  abJiijnu  yâtave. 

«...  (they)  stretched  out  the  fences  in  their  racings  ;  the  cows 
had  to  walk  knee-deep  ».  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me 
semble  que  le  commentaire,  en  dépit  des  additions  faites  à  la  pre- 
mière édition,  reste  à  côté  de  la  vraie  difficulté,  qui  est  dans  tout 
le  dernier  pàda  et  pas  seulement  dans  le  mot  abhijnu.  Sans  doute 
la  traduction  de  Bergaigne,  qui  ne  donne  pas  de  sens,  est  inaccep- 
table. Mais  il  s'apfissait  pour  M.   Max  Mûller  de  montrer  que  la 


ANNÉE     189  2  133 

sienne  est  possible  ;  que  vâçrâ  peut  signifier  ici  «  bétail  »  sans 
être  au  datif,  ou  que  yàtave  peut  avoir  le  sens  causal.  Tant  que 
l'une  ou  l'autre  démonstration  n'est  pas  faite,  et,  en  deux  pages 
de  commentaire,  il  n'en  est  pas  dit  le  traître  mot,  nous  sommes 
obligés  de  rapporter  vàçrà  ou  bien  à  kâshthâ,  les  «  carrières  » 
des  Maruts,  c'est-à-dire  de  l'orage,  pouvant  fort  bien  être  appe- 
lées ((  mugissantes  «  ;  ou,  ce  qui  est  plus  probable,  aux  Maruts, 
à  qui  il  convient  encore  mieux.  Dans  ce  cas  la  traduction  serait  : 
«  Ils  ont,  dans  leurs  courses,  étendu  leurs  carrières,  les  mugis- 
sants, où  ils  ont  à  cheminer  enfonçant  jusqu'aux  genoux.  »  Cela 
peindrait  assez  bien  l'entrée  de  la  mousson,  quand  le  ciel  et  la 
terre  se  confondent  sous  l'orage  et  que  les  plaines  arides  sont 
changées  en  lacs  à  perte  de  vue.  Encore  en  sanscrit  classique, 
«  étendre  leurs  carrières  »  reviendrait  à  les  parcourir.  J'accorde 
pourtant  que  le  premier  pâda  peut  tout  aussi  bien  se  traduire  : 
«  ils  ont  tendu  (c'est-à-dire  ils  ont  établi  au  loin)  les  barrières 
pour  leurs  .courses.  »  Quanta  abhijhu^  je  pense  comme  M.  Max 
Millier,  qu'à  défaut  de  mieux,  le  plus  sûr  est  de  s'en  tenir  à  l'ex- 
plication de  Sâyana.  Serait-il  permis  d'y  voir  une  expression  figu- 
rant la  position  d'un  coureur  courbé  en  avant,  «  au  niveau  de  ses 
genoux  ))  ?  La  construction  se  trouve  ainsi  remise  sur  pied.  Il  [329] 
est  vrai  que  nous  aboutissons  à  plusieurs  traductions  entre  les- 
quelles le  choix  est  embarrassant.  Mais  neuf  fois  sur  dix,  si  nous 
voulons  être  sincères,  pouvons-nous  faire  autrement  pour  peu  que 
le  passage  soit  difficile  ? 

I,  64,  7  \  yad  ârunîshu  tavishîr ayugdhvam  aurait  dû  être  rap- 
proché de  I,  85,  4  et  5  :  yad...  ratlieshv â . . . prishatir  ayugdhvam 
et  pra  yad  ratheshu  prishatîr  ayugdhvam.  «  When  you  hâve 
assumed  your  powers  amongst  the  red  fiâmes  »  ne  répond. certai- 
nement pas  à  l'image  et  peut-être  non  plus  à  la  pensée.  Les  Maruts 
«  ont  attelé  leur  force  impétueuse  aux  rouges  (nuées  ?).»,  comme 
ailleurs  ils  attellent  leurs  antilopes  à  leurs  chars. 

1,  85,  1.  La  comparaison  des  Maruts  à  des  femmes  rivales  ne 
paraît  acceptable  que  si  l'on  prend  praçumbhante  dans  le  sens 
de  «  se  parer,  se  parer  à  l'envi  » . 

I,  85,  5  :   carme^  vo'  dabhir  vy  undanti  bhûma. 

Ici,  au  contraire,  ]e  ne  puis  accepter  qu'un  seul  des  trois  sens 
que  nous  offre  M.  Max  Millier.  Canne' va  est  en  apposition  avec  le 
régime  et  non  avec  le  sujet  de  vy  undanti.  Ce  serait  donner  une 


134  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

faible  idée  de  l'orage  que  de  le  comparer  à  une  outre  ou  au  filtre 
du  Soma.  Le  terme  ne  peut  pas  non  plus  être  ici  la  désignation 
métaphorique  du  nuage,  car  ce  serait  comparer  le  même  au  même. 
Au  contraire,  on  comprend  très  bien  pourquoi  la  terre  est  comparée 
à  une  peau  détrempée  plutôt  qu'à  telle  autre  substance,  par  exemple 
à  une  étoffe.  A  la  raison  indiquée  par  M.  Max  Millier,  que  rien 
n'est  dur  et  sec  comme  une  peau,  on  peut  ajouter  que  rien  aussi 
ne  peut  être  plus  mou,  plus  foncièremeut  trempé  ;  qu^une  peau  se 
lave  bien  étendue,  à  graille  eau,  et  qu'une  fois  mouillée,  elle  le 
re.^te  longtemps. 

I,  85,   il  :  kàmam  viprasya  tarpayanta  dJtâmabJdh. 

Dans  la  première  édition,  dhàmahhih  était  traduit  «  with  their 
clans  »  ;  dans  la  nouvelle,  il  est  rendu  par  «  in  their  own  ways  », 
sans  la  moindre  explication.  Je  ne  reprocherai  certainement  pas 
<à  M.  Max  Millier  d'avoir  changé,  ici  et  ailleurs,  un  mot  contre  un 
[3^0]  autre  d'un  sens  parfois  très  différent,  et  sans  qu'on  voie  tou- 
purs  bien  quelles  raisons  l'y  ont  décidé.  Qui  s'est  essayé  sur  ces 
textes,  a  passé  par  les  mêmes  perplexités  et  a  pu  constater  ave. 
dépit  combien  de  fois  l'expression  qui  tout  à  l'heure  séduisait  le 
plus,  cesse  de  satisfaire  «itôt  qu'elle  est  écrite.  Mais  dans  une  tra- 
duction où  l'on  s'est  engagé  à  tout  justifier,  il  fallait  ici  une  note, 
ou  du  moins  un  renvoi  à  la  note  de  page  383,  où  dhàman  est  dis- 
cuté. Ce  qu'il  signifie  au  juste  ici,  je  ne  le  sais  pas  plus  que  M.  Max 
MùUer.  Mais  je  suis  sûr  que,  placé  comme  il  l'est,  il  n'a  pas  le 
sens  vague  et  effacé  auquel  le  traducteur  a  fini  par  s'arrêter.  Il 
correspond  à  avasà  du  pâda  précédent,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi 
la  signification  d'  «  énergie,  puissance  extraordinaire  »,  qu'il  a 
gardée  dans  la  langue  classique,  ne  conviendrait  pas  ici. 

I,  ^^,  5:  asya  çrosJiantv  â  bliiwo 
viçvà  yaç  carshaniv  abld 
sàram  cit  sasrus/tir  isliah 

«  To  him  let  the  might}^  Maruts  listen,  to  liim  ^vho  surpasses 
ail  men,  as  the  flowing  rain-clouds  pass  over  the  sun.  »  Je  ne  puis 
me  faire  ni  à  l'image,  ni  à  la  façon  dont  elle  serait  exprimée.  Je 
ne  crois  pas  non  plus  à  la  nécessité,  ni  môme  à  la  convenance  du 
changement  de  à  bJtuvo  en  âbhiwo.  D'autre  part,  il  est  difficile  de 
ne  voir  au  troisième  pâda  que  des  accusatif»  tiièpendants  de  abJii. 
Je  crois  plutôt  que,   comme  dans  le  vers  précédent,  la  force  des 


ANNÉE     1892  l3o 

premiers  mots  se  fait  sentir  jusqu'à  la  fin.  Je  traduis  :  «  Que  la 
terre  l'écoute,  car  il  est  au-dessus  de  tous  les  hommes,  (et  là-haut) 
les  eaux  vivifiantes  qui  coulent  vers  (c'est-à-dire  qui  accompagnent) 
le  soleil.  »  —  Au  vers  suivant  (I,  86,  6),  il  est  peu  probable  que 
le  même  mot  carshaninâm  (bien  qu'il  puisse  être  ici  du  masculin), 
désigne  les  Maruts,  quand  il  vient  d'être  employé  pour  signifier 
«  les  hommes  ».  La  vraie  traduction  paraît  être  celle  de  ^ï.  Lud,- 
wig. 

I,  88,  3.  Si  tuvidyumnàso  désigne  réellement  les  Maruts  et  non 
les  prêtres,  je  ne  vois  d'autre  ressource  que  de  le  prendre  comme 
un  vocatif  et  de  changer  les  accents  en  conséquence. 

[331]  I,  165,  6.  La  note  sur  ce  vers  se  rapporte  à  la  première 
édition,  et  plus  du  tout  à  la  nouvelle.  Et  pourtant  elle  a  été  re- 
touchée !  Mais  elle  l'a  été  sans  franchise  et,  telle  qu'elle  se  présente 
maintenant,  on  n'en  sort  plus.  L'explication  de  samadhatta .,  donnée 
par  M.  Roth,  paraît  aussi  juste  qu'ingénieuse,  pour  peu  qu'on  y 
mette  de  la  bonne  volonté,  et  il  semble  que  M.  Max  Mûller,  tout 
en  y  contredisant,  l'adopte  lui-même  à  une  nuance  près,  en  tradui- 
sant maintenant  ((  Avhen  you  loft  me  alone  ». 

I,  165,  9.  La  citation  qui  termine  la  note  3  sur  ce  vers,  n'a  rien 
à  faire  ici,  puisqu'il  s'agit  d'un  même  individu  avant,  pendant  et 
après  la  naissance.  Le  cas  échéant,  nous  nous  exprimerions  abso- 
lument de  même. 

I,  165,  15.  Ce  vers,  qui  termine  aussi  les  trois  hymnes  suivants, 
aurait  d'abord  dû  être  traduit  partout  de  la  même  façon.  Ensuite, 
il  est  évident  qu'après  le  deuxième  hémistiche,  il  y  a  un  point, 
comme  ^I.  Max  MuUer  l'avait  bien  senti  dans  la  première  édition. 
Pour  le  troisième  pâda,  l'énigme  parait  avoir  été  résolue  par 
M.  Geldner  dans  Vedische  Studieii,  p.  277.  Reste  le  quatrième, 

vidyâine  ^sJiain  vrijanain  Jiradânum, 

dont  le  sens  général  est  clair,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  embar- 
rassant avec  ses  trois  accusatifs  dont  les  genres  paraissent  en 
conflit.  ^L  Max  Millier  traduit  :  «  May  we  hâve  an  invigorating 
autumn,  with  quickening  rain.  »  Ce  n'est  peut-être  pas  la  meil- 
leure façon  de  sortir  d'embarras.  Quand  les  poètes  védiques  de- 
mandent des  années  de  vie,  ils  ont  soin  de  les  demander  au  pluriel. 
Ensuite  si  isJia  est  devenu  un  nom  de  l'automne,  c'est  apparem- 
ment par  métaphore  et  parce  qu'il  existait  déjà  comme  doublet  de 
ish    et  avec  la  même  signification  de  :  «  nourriture,  abondance  », 


136  COMPTES    RENDUS    ET     NOTICES 

de  même  qu'à  côté  de  w/y,  nous  avons  ûrja.  Alors  pourquoi,  si 
l'accentuation  parait  une  difficulté  insurmontable,  ne  pas  admettre 
directement  ce  doublet  et  aller  chercher  une  acceptation  secondaire 
et  peu  vraisemblable  ?  J'eusse  désiré  aussi  que  M.  Max  Muller, 
qui  est  d'ailleurs  si  prodigue  d'exemples,  en  eût  cité  quelques-uns 
où  vrijana  signifie  «  invigorating  ».  Il  se  contente  de  l'affirmer, 
en  [332]  renvoyante  la  page  xx,  où  il  y  a  bien  une  référence,  mais 
qui  ne  nous  aide  en  rien.  Grassmann  admet  un  vrijana  substantif 
masculin  (il  en  admet  ménie  deux),  avec  le  sens  de  «  force  ». 
Ludwig,  dans  ces  cas,  oscille  entre  «  fort  »  et  «  force  »,  et  c'est 
à  ce  dernier  sens  qu'il  s'arrête  ici.  Dans  la  plupart  de  ces  pas- 
sages, le  mot  implique  quelque  chose  d'hostile  et  de  redoutable. 
Aussi  les  commentateurs  indigènes,  quand  ils  le  prennent  comme 
un  adjectif,  sont-ils  toujours  prêts  à  l'expliquer  par  vrijana^  var- 
jantya.  Et,  de  fait,  parmi  les  cas  où  vrijana  n'a  pas  le  sens  ordi- 
naire de  «  parc  à  bétail,  pâturage  »  (cas  où  il  est  du  neutre),  il 
en  est  à  peine  un  ou  deux  très  obscurs,  où  le  sens  de  «  invigora- 
ting »  pourrait  convenir,  aucun  où  il  s'impose,  tandis  que  celui 
de  «  force  »  se  recommande  dans  plusieurs.  S'il  me  fallait  absolu- 
ment traduire  ce  rébus,  je  dirais  :  «  Puissions-nous  obtenir  l'abon- 
dance et  une  vigueur  intarissable.  »  —  Cet  hymne  165  est  un  dia- 
logue dont  la  distribution  entre  les  interlocuteurs  n'est  pas  bien 
claire  pour  nous,  sans  doute  parce  que  les  particularités  de  la 
mise  en  scène  et,  selon  la  supposition  de  M.  Oldenberg,  des  récits 
en  prose  qui  l'accompagnaient,  se  sont  perdues  ou  ne  nous  sont 
parvenues  qu'à  l'état  d'écho  lointain  et  affaibli.  On  peut  trouver 
à  redire  à  la  façon  dont  ^I.  Max  Millier  fait  la  part  de  ces  interlo- 
cuteurs ;  mais,  à  côté  de  sa  distribution,  il  a  nettement  indiqué  celles 
qui  ont  été  proposées  par  d'autres  et  ce  qui  peut  être  dit  en  leur 
faveur.  Par  contre,  la  façon  dont  il  a  traité  la  question  d'auteur 
parait  molle  et  embarrassée.  Ici,  il  semble  en  effet  que  nous 
soyons  en  droit  de  tailler  davantage  dans  le  yif.  L'hymne  (ainsi 
que  les  suivants  jusqu'à  la  fin  du  mandala)  est  attribué,  par  la 
tradition,  à  un  personnage  absolument  mythique,  Agastya,  en 
vertu  sans  doute  d'une  ancienne  légende  qui  lui  fait  jouer  un  rôle 
à  l'occasion  de  ce  dialogue.  Nous  n'avons  pas  de  raisons  pour 
repousser  la  légende  ;  car,  plus  loin  (I,  170),  Agastya  est  bien 
réellement  un  des  Interlocuteurs  dans  des  circonstances  très  sem- 
blables. Mais  nous  ne  sommes  pas  obligés  pour  cela  de  lui  accor- 
der une  part  quelconque  dans  la  composition  de  l'hymne,  pas  plus 


ANNÉE  1892  137 

que  nous  ne  l'accorderons  à  Indra  et  aux:  Maruts,  que  l'Anukra- 
mani  nomme  au  même  titre  comme  auteurs.  Pour  nous,  Fauteur 
de  [333]  ces  hymnes  165-168,  qui  sont  en  quelque  sorte  signés,  ne 
peut  être  que  Mândàrya  Mànya,  qui  se  nomme  chaque  fois  à  la  fin 
et  qui,  lui,  ne  paraît  avoir  absolument  rien  de  mythique. 

Le  commentaire  de  M.  Max  Mûller  est  avant  tout  philologique  ; 
à  l'occasion  pourtant,  il  touche  à  des  questions  d'archéologie.  C'est 
ainsi  que,  dans  une  longue  et  savante  note,  p.  58,  il  essaye  d'éta- 
blir qu'à  l'époque  de  la  composition  des  hymnes  védiques,  la 
Sarasvati  ne  se  perdait  pas  encore  dans  le  désert  et  atteignait  la 
mer.  Le  simple  fait  que  la  perte  de  cette  rivière,  le  Vinaçana  si 
fameux  plus  tard,  n'est  pas  mentionnée  dans  l'ancienne  littérature, 
n'aurait  rien  de  surprenant.  La  disparition  se  fait  insensiblement 
et  elle  a  pu  fort  bien  n'attirer  l'attention  qu'après  que  la  rivière, 
pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  eût  acquis  son  renom  de  sain- 
teté. Mais  les  hymnes  assurent  formellement  que,  de  leur  temps, 
la  Sarasvati  allait  jusqu'à  la  mer.  Ceci  encore  serait  à  la  rigueur 
acceptable.  Il  suffirait  probablement  d'une  légère  modification 
du  climat  (et  il  y  a  de  nombreux  indices  que  celui  du  Penjâb  s'est 
asséché)  pour  que  la  Sarasvati  unie  au  Gaggar  pût,  temporaire- 
ment du  moins,  à  l'époque  des  crues,  rejoindre  l'Indus  par  d'an- 
ciens lits  encore  en  partie  visibles.  La  difficulté  commence  quand 
les  hymnes  nous  décrivent  leur  Sarasvati  comme  un  fleuve  de 
premier  ordre,  comme  le  plus  grand  fleuve.  Ceci,  même  en  fai- 
sant la  part  très  large  à  l'exagération,  notre  Sarasvati  n'a  jamais 
pu  l'être,  depuis  que  l'Inde  est  l'Inde.  Pour  s'en  convaincre,  il 
suffit  de  jeter  les  yeux  sur  une  carte  :  le  bassin  de  réception  de 
la  Sarasvati  actuelle  est  très  petit  et,  quelque  grands  que  l'on 
suppose  les  changements  climatériques,  la  rivière  n'a  jamais  pu 
être  que  plus  ou  moins  torrentueuse,  séparée,  comme  elle  l'est, 
de  tout  contact  avec  les  neiges  éternelles.  Aussi  a-t-on  bien  vite 
supposé  que,  dans  ces  passages  du  moins,  ce  nom  signifiait  un 
tout  autre  cours  d'eau,  probablement  l'Indus.  M.  Max  Mûller 
pourtant  ne  s'arrête  pas  à  ces  scrupules  :  il  pense  pouvoir  démon- 
trer qu'à  l'époque  des  hymnes,  la  Sarasvati  actuelle  «  était  un 
fleuve  aussi  puissant  que  le  Satlej  »,  qui  prend  sa  source  sur 
le  revers  tibétain.  Quand  cette  démonstration  sera  faite,  nous 
saurons  que  la  littérature  védique  remonte  pour  le  moins  (334)  à 
la  première  époque  g^laciaire,  et  que  les  siècles  sont  à  compter 
pour  elle   comme  on  les   compte   en    géologie.   Vaudra-t-il  alors 


138  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

encore  la  peine  d'établir  que  l'hymne  à  Hiranyagarbha  date  de 
plus  de  1000  ans  avant  notre  ère  (p.  6),  et  ne  serait-ce  pas  une 
sorte  de  blasphème  de  supposer  que  le  recueil  des  Vàlakhilyas 
pourrait  bien,  après  tout,  être  contemporain  du  bouddhisme 
(p.  xxii)  ? 

Mais  il  est  temps  que  je  finisse  et  que  je  me  résume.  Après  les 
observations  qui  précèdent  et  qui  ne  sont  que  des  spécimens,  je 
n'ai  plus  à  dire  que,  selon  moi,  il  y  a  dans  ce  volume  un  peu 
trop  de  programme,  de  déc^r  et  de  façade  ;  qu'au  moment  de 
prendre  officiellement  congé  du  Rigveda,  l'auteur  n'a  pas  assez 
résisté  à  la  tentation  de  faire  du  vieux-neuf  ;  qu'il  y  a  par-ci  par- 
là  dans  son  œuvre  des  traces  d'improvisation  et  que  les  différentes 
parties  n'en  ont  pas  toujours  été  soigneusement  raccordées  ; 
qu'on  y  trouve  du  superflu  et  qu'il  y  manque  parfois  le  nécessaire  ; 
enfin  que  la  promesse  de  discuter  les  moindres  difficidtés,  de 
rendre  raison  de  chaque  mot  douteux,  n'a  pas  été  entièrement 
tenue,  en  partie  parce  qu'elle  ne  pouvait  pas  l'être.  Le  tort  ici  à 
été  de  promettre,  et  de  promettre  avec  une  certaine  emphase. 
Mais,  ces  réserves  faites,  et  il  fallait  qu'elles  fussent  faites,  je 
n'hésite  pas  un  instant  à  reconnaître  que  cette  traduction,  si  elle 
n'est  pas  unique  de  son  espèce,  si  elle  n'inaugure  pas  une  mé- 
thode nouvelle,  n'en  doit  pas  moins  être  placée  très  haut  parmi 
les  tentatives  faites  jusqu'à  ce  jour  pour  expliquer  le  Rig\^eda. 
Un  linguiste,  un  philologue,  un  védiste  de  la  valeur  de  M.  Max 
Mûller,  se  fùt-il  borné  à  vider  ses  cartons,  ne  pouvait  pas  n'en 
pas  faire  sortir  une  infinité  de  bonnes  choses.  Les  observations 
utiles,  les  trouvailles  heureuses,  les  fines  remarques  abondent 
dans  ce  livre  et,  d'un  bout  à  l'autre,  on  sent  qu'il  repose  sur  une 
longue  et  riche  expérience.  Une  des  qualités  maîtresses  est  la 
clarté  :  le  traducteur  ne  laisse  jamais  dans  le  doute,  ni  sur  ce  qu'il 
croit  être  le  sens,  ni  sur  la  façon  dont  l'auteur  s'y  serait  pris  pour 
l'exprimer  ;  et  cela  autant  qu'un  étranger  peut  en  être  juge,  dans 
un  anglais  oLcellent.  Une  autre  qualité,  est  une  sage  défiance 
des  innovations  révolutionnaires.  11  est  si  facile  d'inventer  du 
|33o]  neuf  pour  le  Veda  où  si  peu  de  choses  sont  absolument  cer- 
taines !  M.  Max  Millier  a  su  résister  à  cette  tentation,  et  l'on  ne 
trouvera  pas  chez  lui  de  ces  témérités  qui  déparent  parfois  les  l>- 
dische  Studien,  Lui,  un  linguiste  qui  a  fait  tant  de  fois  preuve  d(i 
sa  dexUîrité  a  manier  l'étymologie,  il  a  vu  nettement  que  les  pro- 
blèmes ici  étaient  avant  tout  d'ordre  philologique,  et  que  la  pre 


ANNKE     1892  139 

mière  condition  pour  les  résoudre  était  la  parfaite  connaissance,  le 
sentiment  délicat  du  langage  védique.  Et,  s'il  a  montré  peu  de  goût 
à  faire  table  rase  de  ce  qui  paraît  provisoirement  acquis  pour  y 
substituer  ses  propres  hypothèses,  ce  n'est  pas  par  une  confiance 
exagérée  en  la  solidité  de  ces  résultats.  Il  a  au  contraire  le  sens 
très  net  des  incertitudes  de  toutes  sortes  qui  planent  sur  ces  vieux 
textes,  et  le  nombre  de  fois  où  il  déclare  que  sa  traduction  est 
seulement  «  tentative  »,  une  sorte  de  pis  aller  a  défaut  de  mieux, 
permet  de  croire  que  ce  doute  s'étend  chez  lui  à  plus  d'un  autre 
passage  où  il  ne  Ta  pas  formellement  exprimé.  Sous  ce  rapport, 
son  livre  est  d'un  bout  à  l'alitre  une  leçon  à  l'adresse  de  ceux  qui 
débitent  les  idées  du  Veda  comme  une  monnaie  courante  et,  n'y 
eùt-il  que  cette  leçon,  qu'il  serait  le  bienvenu.  Une  portion  no- 
table de  ces  vieux  chants  est  en  effet  du  non-sens  pur,  qu'elle  le 
soit  devenue  pour  nous,  à  cause  de  notre  ignorance  ou  par  l'effet 
des  vicissitudes  auxquelles  est  soumise  toute  longue  tradition,  ou 
bien,  comme  je  le  suppose  en  beaucoup  de  cas,  qu'elle  l'ait 
toujours  été.  Possesseurs  supposés  d'une  science  transcendante, 
marchands  en  crédit  de  toutes  sortes  de  secrets  et  demyslôres,  et 
pourtant  mal  en  fonds  de  leur  marchandise,  les  risliis  ont  fait  de 
leur  mieux  :  ils  se  sont  habitués  à  jouer  avec  les  mots.  De  là 
€e  que  Rappellerais  la  charlatanerie  du  Veda.  Leur  formules  pré- 
férées, ces  formules  qui  ont  fait  tant  de  mal  à  Bergaigne  et  qui, 
à  première  vue,  peuvent  paraître  en  effet  le  noyau  le  plus  solide 
de  leur  jargon,  sont  peut-être  la  partie  dont  il  faut  se  défier  le 
plus.  Notre  science  occidentale,  avec  son  habitude  de  tout  pren- 
dre au  sérieux  et  ses  méthodes  de  précision,  paraît  bien  pesante 
quand  elle  s'acharne  «  grûndlich  »,  honnêtement,  minutieusement 
sur  ces  obscurités  que  leurs  auteurs  mêmes  seraient  probable- 
ment embarrassés  de  nous  expliquer,  s'ils  revenaient  à  la  [e^Sô] 
vie.  Mais,  même  cette  partie  dont  l'interprétation  paraît  à  jamais 
désespérée,  une  fois  défalquée,  il  reste  encore  une  très  grosse 
masse  où  nous  n'avons  la  plupart  du  temps  que  le  choix  entre 
des  à- peu-près.  Il  y  a  là  plus  qu'il  n'en  faudrait  pour  décourager 
ceux  qui  n'aiment' pas  précisément  passer  leur  vie  à  jouer  à  pile 
ou  face,  s'ils  n'étaient  pas  soutenus  par  l'espoir  de  trouver  par- ci 
par-là  quelques  miettes,  quelques  lueurs  qui  leur  permettent 
de  mieux  entrevoir  les  origines  du  livre  et  le  milieu  dans  ief|uel 
il  s'est  formé. 

Le  volume  de  M.    Max  Mùller  se  termine  par  ti'ois   excellents 


J40  COMPTES    FI  EN  DUS    ET    NOTICES 

Index  :  i»  un  Index  des  mots  qui  figurent  dans  les  hymnes  tra- 
duits ou  dont  il  est  traité  dans  les  notes,  Index  qui  a  été  com- 
mencé par  M.  Thibaut  et  achevé  par  M.  Winternitz  ;  2«  la  liste 
des  passages  védiques  discutés  ;  3°  un  relevé  bibliographique 
très  complet  des  travaux  dont  le  Rigveda  a  été  l'objet  jusqu'à  ces 
derniers  temps. 


Maurice  Bloomfield.  The  Kauçika-Sûtra  of  the  Atharva-Yeda,  with 
Extracts  from  the  Gommentaries  of  Dàrila  and  Keçava  (forme  le 
volume  XIV  du  Journal  ofthe  American  Oriental  Society).  New 
tlaven,  1890.  —  lxviii-424  pp.  in-8. 

[Revue  critique,  4  juillet  1892.) 

fl|  Je  suis  fort  en  retard  avec  cette  excellente  publication  de 
M.  Bloomfield.  Je  ne  puis  plus  décemment  l'annoncer  après  plus  de 
deux  ans  qu'elle  est  entre  les  mains  de  tous  les  védistes  ;  mais  j^ai 
le  devoir  de  dire  ici  tout  le  bien  que  j'en  pense.  Sous  ce  rapport  du 
moins,  le  livre  n'aura  pas  perdu  à  attendre,  car  il  ,est  de  ceux  qui 
n'ont  rien  à  craindre  du  temps  et  dont  la  valeur  ne  s'apprécie  bien 
qu'à  l'usage. 

Il  y  a  plus  de  trente  ans  déjà,  M.  Weber  avait  attiré  le  premier 
Tattention  sur  le  Kauqikasîitra'^ .  Depuis,  il  y  était  revenu  à  diver- 
ses reprises,  notamment  dans  ses  additions  au  mémoire  deE.  Haas 
sur  le  rituel  du  mariage  chez  les  Hindous  '^,  et  dans  sa  traduction 
du  \W  livre  de  l'Atharvaveda ^  où  il  avait,  le  premier  aussi,  signalé 
l'importance  du  commentaire  de  Dàrila.  Plus  tard  encore,  quand 
déjà  l'on  savait  que  M.  B.  préparait  une  édition  complète  du  Sùtra, 
et  en  grande  partie  d'après  ses  indications,  MM.  A.  Florenz^  et 
J.  Grill  •>  avaient  pu  faire  usage  des  mêmes  sources.  Mais,  plus  que 

1.  y.xvei  vedische  Texte  uber  Omina  and  Porteiila.  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin, 
1858.  Contienl  le  texte  et  la  traduction  du  livre  XIll  du  Sùtra. 

2.  Die  Hcirnlhsijebriiache  der  alien  Inder.  Indischc  Studicn,   V,  1862.  Contient  le  texte 
et  la  traduction  du  livre  X  du  Sûtra. 

3.  Drilies  Fiuch  der  Atliarvaveda-Samhilâ.  Ibidem,  Wil,  1885. 

4.  Dus  sechsle  Bucli  der  Atliarva-Sanihitd.  Galtingen,  1887. 

').  Ilunderl  Lieder  des  Alharva-Veda.  2"  Auflage.  Stuttgart.  1889. 


ANNÉE     1892  141 

personne,  M.  B.  lui-même  avait  contribué  à  tenir  l'attention  en  éveil 
par  de  précieuses  monographies  basées  sur  les  documents  qu'il  avait 
sur  le  métier,  et  publiées  par  lui  dans  les  Proceedings  et  dans  le 
Journal  de  la  Société  orientale  américaine,  ainsi  que  dans  V Ame- 
rican Journal  of  Philology^.  Aussi  l'édition  qu'on  [2]  savait  en 
de  si  bonnes  mains,  était-elle  attendue  avec  impatience.  Et  cette 
attente  a  été  pleinement  satisfaite.  On  espérait  beaucoup  de  M.  B., 
on  a  obtenu  plus  qu'on  n'espérait.  Non  pas  que  toutes  les  parties 
du  livre  soient  également  intéressantes;  mais  parce  que  tout  y  est 
traité  avec  le  même  soin  et  que,  dans  ce  volume  compact  de  près  de 
500  pages,  il  n'y  a  pas  une  trace  de  négligence  ou  de  lassitude. 

La  publication  de  M.  B.  comprend  :  1<>  une  courte  Préface,  sui- 
vie d'une  longue  Introduction,  sur  laquelle  je  reviendrai  tout  à 
l'heure  ; 

2<>  Le  texte  du  Kauçikasùtra  établi  à  l'aide  de  tous  les  manuscrits 
connus,  tant  en  Europe  qu'aux  Indes,  au  nombre  de  8,  à  ne  compter 
que  ceux  qui  donnent  le  texte  simple,  et  d'une  vingtaine,  si  on  y 
ajoute  ceux  qui  contiennent  en  outre  les  commentaires  ou  d'autres 
traités  concernant  la  nidiiière  {kalpas, pariçishtas^paddhatis),  que 
M.  B.  a  tous  mis  à  contribution.  Les  variantes  et  les  indications 
utilisables  fournies  par  ces  diverses  sources  sont  soigneusement 
notées  au  bas  de  la  page,  où  se  trouve  aussi  l'identification  des 
niantras  cités  dans  le  Sûtra  ; 

3«  Les  extraits  des  commentaires  de  Dârila  et  de  Keçava.  Le 
premier  seul  est  un  commentaire  proprement  dit  ou  bJiâsJiya,  expli- 
quant les  mots  et  les  choses  et  suivant  le  texte  pas  à  pas.  Malheu- 
reusement, dans  les  trois  manuscrits  connus,  qui  paraissent  être  des 
copies  d'un  même  original,  il  s'arrête  à  la  fin  du  chapitre  xlviii  (le 
Sùtra  en  compte  141),  bien  que  Keçava,  l'autre  commentateur,  cite 
encore  plusieurs  fois  Dârila-  au  cours  des  chapitres  suivants.  La 
découverte  d'un  exemplaire  complet  de  ce  commentaire  serait  d'un 

1.  Ces  Contributions,  qui  en  sont  aujourd'hui  à  leur  IV*  numéro,  ont  été  déjà  exa- 
minées dans  cette  Revue  et  sans  doute  le  seront  encore  par  un  autre  de  nos  collabo- 
rateurs. Je  n'ai  donc  pas  à  en  parler  ici.  Je  dirai  seulement  que,  dans  leur  cadre  res- 
treint et  avec  leurs  proportions  modestes,  elles  sont,  à  mon  avis,  ce  qui  s'est  fait 
de  mieux  dans  ces  derniers  temps  et  de  plus  conAaincant  sur  le  domaine  de  l'exégèse 
védique. 

2.  Tout  ce  qu'on  sait  de  Dârila,  c'est  qu'il  était  arrière-petit-fils  de  Vatsaçarman, 
qui  paraît  avoir  été  un  personnage  de  grande  autorité  parmi  les  Atharvavedins.  Deux 
autres  commentateurs  qu'on  trouve  parfois  mentionnés,  Bhava  et  Rudra,  n'ont  pro- 
bablement pas  composé,  au  jugement  de  M.  B.,  des  hhàshyas  proprement  dits,  bien 
qu'ils  soient  qualifiés  de  bhâshyakâra. 


142  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

prix  inestimable  pour  l'interprétation  de  rAtliarvaveda,  et  il  n'est 
pas  absolument  impossible  qu'elle  se  fasse  encore  chez  l'un  ou 
l'autre  des  peu  nombreux  Athai-vavedins  qui  subsistent  dans  l'Inde 
occidentale,  la  patrie  probable  de  Dârila.  Mais  c'est  là  un  espoir 
dès  maintenant  bien  faible  et  qui  va  diminuant  avec  chaque  journée 
qui  s'écoule.  Le  commentaire  de  Keçava,  qui  est  complet,  n'est  pas 
un  bhâshya^  mais  une  paddhati^  c'est-à-dire  moins  une  glose  qu'aiie 
exposition  plus  ou  moins  indépendante  du  rituel  selon  le  Kauçika- 
sùtra.  Par  cela  même  il  est  moins  instructif  que  le  fragment  de 
Dàrila,  malgré  ses  citations  plus  nombreuses  ^  et  témoignant  de 
lectures  étendues.  De  l'auteur,  on  ne  sait  rien'^,  sinon  qu'il  est  plus 
récent  que  Dârila,  qu'il  cite.  [3]  Pour  cette  paddhati^  M.  B.  n'a  eu 
qu'une  copie  du  seul  exemplaire  connu,  mise  à  sa  disposition  par 
^I.  Shankar  Pandurang  Pandit.  Pour  qui  sait  combien  les  manus- 
crits de  commentaire  sont  en  général  défectueux,  il  est  bien  évident 
qu'avec  cette  pénurie  de  documents  (pour  Dârila  aussi  les  sources 
se  réduisent  en  somme  à  un  unique  manuscrit),  il  ne  pouvait  être 
question  de  restituer  un  texte  critique  de  ces  gloses.  Aussi  M.  B. 
s'est-il  borné  à  faire  entre  parenthèses  les  corrections  qu'il  a  jugées 
indispensables,  laissant,  quant  au  reste,  les  textes  parler  pour  eux- 
mêmes.  Et,  en  ceci,  il  a  agi  d'autant  plus  sagement  qu'il  y  avait  un 
danger  presque  inévitable  à  vouloir  corriger.  Les  explications  des 
deux  commentateurs,  bien  qu'elles  soient  basées  sur  une  tradition 
incontestable,  sont  souvent  fort  obscures,  et  il  est  difficile,  dans 
bien  des  cas,  de  se  représenter  nettement  les  pratiques  étranges 
qu'ils  décrivent.  De  plus,  ils  font  usage,  Dârila  surtout,  de  cette 
langue  des  spécialistes  qui  ne  se  piquent  pas  d'élégance,  langue 
pleine  de  négligences,  d'incorrections,  de  termes  vulgaires  à  peine 
déguisés  sous  leur  costume  sanscrit.  Sans  la  connaissance  parfaite 
des  dialectes  modernes  et  de  leurs  variétés  locales,  sans  l'assistance 
surtout  d'un  Atharvavedin  bien  au  courant  de  ses  pratiques  tradi- 
tionnelles, il  était  difficile  de  recourir  ici  à  la  critique  conjecturale 


1.  Comme  pour  le  reste  des  documents  qu'il  a  mis  eu  œuvre,  M.  15.  a  réussi  à 
identifier  la  plupart  de  ces  citations.  Sous  ce  rapport  aussi,  l'édition  est  digne  de  scr- 
>ir  de  modèle. 

2.  A  la  lin  de  son  commentaire  sur  le  chapitre  xnx  (p.  353),  il  mentionne  le  roi 
Bhojadeva  de  Màlava  et  une  conjuration  magique  lancée  par  un  certain  Upàdhyâya 
Uaviçvara  contre  un  conquérant  musulman,  le  Turushka  Mahumada,  qui  pourrait 
bien  être  Mahmoud  de  Ghazni.  Mais  cest  peu  de  chose  que  d'apprendre  que  Iveçava 
est  postérieur  au  commencement  du  xf  siècle.  L'extrait  de  ce  passage  aurait  dil  être 
plus  coinplct. 


ANNÉE     1892  113 

sans  dépasser  la  mesure.  M.  B.  a  fait  tout  le  possible  et,  avec  un 
tact  louable,  il  n'a  pas  essayé  d'aller  au  delà^  Je  lui  ferai  pourtant 
un  reproche,  à  tout  hasard,  n'ayant  aucune  connaissance  directe 
des  originaux.  Il  me  semble  que  la"  répugnance  à  donner  un  texte 
absolument  corrompu  lui  a  fait  parfois  trop  écourter  ses  extraits, 
et  qu'il  est  tels  cas  embarrassants  où  une  ligne,  quelques  mots  de 
plus,  fussent-ils  à  peu  près  inintelligibles,  auraient  pu  tout  de  même 
contenir  quelque  indice  qui  aurait  permis  d'entrevoir  la  solution.  Je 
me  bornerai  à  un  seul  exemple.  Au  chapitre  xlix,  où  il  est  ques- 
tion de  certaines  conjurations  magiques  dites  udakavajra^  «  fou- 
dres d'eau  »,  un  de  ces  foudres,  celui  du  sûtra  18,  est  lancé  à  propos 
d'un  navire  qui  sombre.  S'agit-il  de  sauver  un  navire  ami  en  péril, 
ou  de  couler  à  fond  un  navire  ennemi.^  Le  mantra  employé  fait 
supposer  l'un  tandis  que  le  caractère  général  de  ces  conjurations 
est  plutôt  en  faveur  de  l'autre.  Peut-être  le  commentaire  de  Keçava, 
s'il  avait  été  donné  complètement,  nous  aurait-il  fixés  à  cet  égard. 
Et,  comme  j'en  suis  à  l'article  desf  reproches,  j'en  ferai  de  suite  un 
deuxième  à  M.  B.,  et  ce  sera  le  dernier.  Les  extraits  de  Keçava  sont 
donnés  à  la  suite  du  texte,  en  appendice.  Mais  les  gloses  de  Dàrila 
ont  été  mises  avec  les  notes,  au  bas  des  pages,  déjà  suffisamment 
encombré  sans  cela,  où  elles  viennent  s^\jouter  aux  variantes,  aux 
corrections,  [4J  aux  identifications  des  mantras,  aux  renseignements 
empruntés  à  d'autres  traités  sans  compter  les  parenthèses  dont  elles 
sont  pourvues  pour  leur  propre  compte.  Il  en  résulte  un  grand 
embarras  de  sigles  et  de  renvois  et  une  sorte  de  fourré  touffu  qui 
rend  la  lecrure  très  pénible.  Je  me  demande  ce  qu'a  dû  être  le  tra- 
vail de  la  correction  et  comment,  malgré  cela,  M.  B.  a  pu  arriver 
à  un  résultat  aussi  irréprochable.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  presque  pas 
de  fautes  dans  cette  confusion-,  et  les  notes  paraissent  aussi  cor- 
rectes que  le  texte; 

4»  Les  Index,  au  nombre  de  quatre  :  A,  noms  propres  et  termes 
techniques;  B,  désignations  techniques  des  mantras  et  groupes  de 
mantras  ;  G,  liste  alphabétique  des  mantras  et  des  formules  autres 
que  les  vers  régulièrement  cités  de  l'Atharvaveda,  qid  sont  recueil- 
lis dans  l'Index  suivant.  Cette  liste  est  accompagnée  d'une  vérita- 


1.  Je  n'ai  noté  qu'un  petit  nombre  de  cas  où  je  suis  tenté  de  lire  autrement  que 
lui.  Ainsi  p.  334,  1.  U,  je  doute  fort  du  mot  vàsapaidva.  Je  sépare  :  «  ...  citrilo  va  sa 
paidva  ity  acyate  ». 

2.  P.  J73,  note  16,  le  renvoi  est  à  Ath.  V.  XII,  et  non  XllI.  La  même  correction  est 
à  faire  aux  endroits  correspondants  de  l'Index  D. 


144  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

ble  concordance  ;  D,  Index  des  citations  ou  des  passages  parallèles 
rangés  par  ouvrages,  qui  se  rencontrent  dans  le  Kauçikasùtra  et  dans 
les  notes.  Tout  cela  est  complet,  correct,  parfaitement  pratique,  et 
telle  entrée  qui  ne  tient  pas  une  ligne  représente  parfois  un  long 
travail. 

Dans  l'Introduction,  à  laquelle  je  reviens  pour  finir,  M.  B.  a  dis 
cuté,  avec  une  compétence  et  un  tact  admirables,  les  diverses  ques- 
tions que  soulève  le  Kauçikasûtra  et  la  littérature  rituelle  de  l'Athar- 
vaveda.  Sans  lâcher  la  bride  à  l'hypothèse  ni  s'engager  dans  des 
discussions  insolubles,  il  a  poussé  son  enquête  aussi  avant  qu'il 
s'est  senti  sur  un  terrain  solide.  En  s'appuyant  uniquement  sur 
des  faits  positifs,  palpables  et  en  quelque  sorte  matériels,  il  a  dis- 
tingué les  diverses  couches  encore  reconnaissables  des  matériaux 
qui  sont  entrés  dans  la  composition  du  sûtra,  et  il  a  mis  en  pleine 
lumière  le  caractère  original,  solide,  authentique  du  noyau  le  plus 
ancien,  les  chapitres  vii-liii,  qui  sont  le  vrai  manuel  de  ces  vieux 
conjureurs  et  n'ont  aucun  de  ces  traits  d'emprunts  qui  décèlent  dans 
le  reste  de  cette  littérature  autant  de  pastiches  des  livres  rituels  dss 
autres  Vedas.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe  ;  mais  il  me  semble  que  les 
résultats  de  cette  étude  de  M.  B.  ne  sont  pas  en  faveur  de  l'opi- 
nion assez  commune  qui  passe  condamnation  si  légèrement  sur 
l'Atharvaveda,  comme  le  plus  jeune  des  Vedas  ou,  plutôt,  comme 
une  sorte  d'intrus,  qui  n'aurait  conquis  le  rang  de  Veda  qu'à  l'épo- 
que classique  ^ .  Si  l'on  entendait  simplement  dire  par  là  que  l'Atharva- 
veda a  reçu  le  complément  de  son  uniforme  védique  d'après  le  modèle 
formé  d'abord  pour  les  autres  Vedas,  en  qui  se  résumait  la  tradition 
des  sacrifices  les  plus  solennels,  la  proposition  serait  parfaitement 
acceptable.  Gomme  à  ceux-ci,  il  fallut,  un  jour,  à  ce  recueil  de  sorcel- 
lerie ,  avoir  un  rituel  embrassant  [o]  1  'ens«n>ble  de  la  vie  brahmanique , 
c'est-à-dire  un  grihyasûtva  et  un  kalpasûtra  précédés  d'un  brâh- 
mana  taillé  tant  bien  que  mal  sur  le  commun  patron.  Gomme  eux, 
il  dut  rentrer  dans  les  attributions  d'une  classe  spéciale  de  prêtres, 
et,  comme  il  en  restait  juste  une  seule  de  disponible,  on  en  fit  le 
Veda  du  hrahman.  Mais  à  l'époque  tardive  où  s'accomplit  ce  tra- 
vail, les  formules  elles-mêmes  et  les  pratiques  dont  elles  relèvent, 
avaient  déjà  une  longue  histoire.  Elles  avaient  été  admises  en  partie 

1.  Les  expressions  encore  en  usage  aujourd'liui  et  qiii  parlent  de  «  trois  Vedas  », 
d'un  ((  triple  Veda  »,  n'autorisent  rien  de  semblable,  ^>llcs  disent  simplement  que  le 
Veda  se  compose  de  rie,  de  yain^  et  de  sâmnn,  et  elles  n'excluent  nullement  l'Athar- 
vaveda, qui  contient  des  rie  et  quelques  yojus. 


i 


ANNÉE     1892  145 

dans  les  autres  recueils,  et  tout  ce  qui  concerne  dans  ceux-ci  les 
kàmyeshtis^  c'est-à-dire  ces  offrandes  accessoires  qui,  dans  les 
grands  sacrifices,  ont  pour  objet  un  vœu  particulier  du  sacrificateur, 
est  profondément  pénétré  de  leur  esprit.  En  tout  cas,  aucun  témoi- 
gnage précis  ne  nous  autorise  à  considérer  les  pratiques  de  ce  Veda 
comme  une  source  impure  qui  serait  venue  corrompre  un  jour  les 
eaux  limpides  de  la  religion  védique,  ni  imaginer  une  époque  où  les 
redoutables  mantras  des  Atharvans   et  des   Bhrigus  auraient  été 
tenus  en  mépris.  Ce  qui  est  vrai  et,  du  reste,  aisément  explicable, 
c'est  que  la  tradition  de  l'Atharvaveda  a  été  entourée  de  moindres 
garanties  que  celles  des  autres  recueils,  du  Rigveda  surtout,  et  cela, 
non  seulement  quant  au  texte,  mais  aussi  quant  aux  pratiques. 
Tandis  que  les  grandes  cérémonies  ont  pris  de  bonne  heure  une 
forme  qui  n'a  plus  guère  varié,  il  était  dans  la  nature  de  celles-ci 
de  changer  sans  cesse,  tout  en  retenant  fidèlement  certains  traits 
essentiels.  De  ces  changements,  on  voit  encore  la  trace  dans  les 
deux  commentaires  publiés  par  M.  B.  Il  n'est  pas  rare,  en  effet,  que 
Dârila  et  Keçava,  qui  ne  paraissent  pourtant,  ni  l'un  ni  l'autre,  être 
très  anciens,  et  qui  appartenaient  certainement  à  la  même  école, 
décrivent  sous  la  même  rubrique  des  pratiques  fort  différentes.  Mais 
cet  état  flottant  de  la  tradition  des  Atharvavedins  ne  doit  pas  nous 
empêcher  de   reconnaître  dans  les  parties  les  plus  originales  des 
textes  publiés  par  M.  Bloomfield,  des  matériaux  aussi  anciens  pour 
le  fond  que  tout  ce  que  l'Inde  nous  a  laissé,  plus  anciens  en  un 
certain  sens  que  le  reste  de  la  religion  védique  et  qui  ne  parais- 
sent plus  jeunes  que  parce  qu'ils  sont  plus  vivaces  et  qu'ils  lui  ont 
survécu. 


Sylvain  LÉvi.  Le  théâtre  indien.  Thèse  présentée  à  la  faculté  des 
lettres  de  Paris.  Paris,  Emile  Bouillon,  1890.  —  xv-432-126  pp. 
in-8. 

[Revue  critique,  10  octobre  1892.) 

[ISo]  Le  premier  et  aussi  le  dernier  travail  d'ensemble  sur  la 
littérature  dramatique  de  l'Inde,  \qq  Select  Spécimens  oftlie  Théâtre 

Religions  de  l'Inde.  —  IV.  10 


146  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

of  the  Hindas  de  H.  H.  Wilson,  est  de  1827  ^  C'est  assez  dire 
qu'avec  tous  ses  mérites,  l'ouvrage  était  depuis  longtemps  devenu 
insuffisant  2.  Les  documents  de  toutes  sortes  se  sont  prodigieusement 
accumulés  dans  l'intervalle  de  ces  soixante  années,  et  le  moyen  âge 
hindou,  qui  appartenait  presque  entièrement  à  la  légende, a  été  peu 
à  peu  conquis  à  l'histoire.  C'est  donc  une  véritable  et  grande  lacune 
que  M.  Lévi  s'est  proposé  de  combler,  et  il  a  exécuté  son  dessein 
de  façon  à  satisfaire  les  plus  difficiles.  Les  sources,  même  éloignées 
et  indirectes,  ont  été  recherchées,  étudiées,  interprétées,  parfois 
précisées  avec  le  soin  le  plus  louable.  Sous  ce  rapport,  le  travail 
n'est  pas  seulement  au  courant  d'une  façon  générale  ;  comme  un 
bon  livre  de  compte,  il  est  au  jour  pour  l'instant  précis  où  il  a  été 
publié^.  La  masse  des  documents  ainsi  mis  à  contribution  est  très 
considérable,  et  je  ne  sais  ce  qu'il  faut  admirer  le  plus,  de  l'indus- 
trie de  M.  Lévi  à  les  réunir  et  à  les  contrôler,  ou  de  l'aisance  avec 
[186]  laquelle  il  a  su  les  manier.  Les  erreurs  de  détail,  les  lapsus 
mêmes  sont  infiniment  peu  nombreux  au  milieu  de  cette  multitude 
de  Faits 4.  En  même  temps,  le  livre  est  aussi  littéraire  que  savant; 
d'un  bout  à  l'autre,  il  est  écrit  avec  un  entrain  et  une  verve  qui 
triomphent  parfois  des  embarras  de  la  technique  la  plus  rebutante. 
M.  L.  a  divisé  son  travail  en  deux  parties  :  il  en  contient  en  réa- 

1.  Réimprimé  en  dernier  lieu  en  1891,  dans  les  Œuvres  (non,  comme  il  est  dit  p.  5, 
dans  les  Œuvres  complètes,  il  s'en  faut  de  beaucoup)  de  H.  H.  Wilson. 

2.  M.  Lévi,  tout  en  signalant  certaines  méprises  de  Wilson,  a  rendu  plus  d'une  fois 
pleine  justice  à  ses  rares  mérités.  Une  de  ses  appréciaticms  pourtant  renferme  un 
mot  malheureux  ;  c'est  quand  il  lui  reproche,  p.  2,  avec  toutes  sortes  d'euphémismes, 
le  manque  d'une  «  méthode  vraiment  scientifique  ».  Wilson,  de  parti  pris,  n'a  voulu 
ni  épuiser  la  matière,  ni  traduire  littéralement.  Cela  suffit-il  pour  n'être  pas  «  scien- 
tifique »?  Pour  le  reste,  sa  méthode  est  absolument  celle  de  M.  Lévi,  s'entourer  de 
documentiS  et  essayer  de  les  interpréter  le  mieux  qu'on  peut.  La  recommandation,  un 
peu  plus  loin,  p.  0,  de  Vlndian  Wisdom  de  M.  Monier  Williams  fait  contraste  avec 
cette  sévérité. 

8.  A  une  exception  près  (importante,  il  est  vrai),  p.  165  et  Apperidice,.  p.  35  :  Hhy- 
pothèse  de  Fcrgusson  sur  l'origine  de  l'ère  Sanivat  étgit  ruinée  des  1890. 

4.  P.  18,  M.  Hall  a  parfaitement  indiqué  sa  source  pour  placer  DevapAiii  avant  1656 
A.  D.  Cette  source  est  le  Catalogue  tVOxford,  p.  135,  où  M.  Aufrecht  a  fait  le  premier 
la  remarque,  répétée  ici  même  par  M.  Lévi,  que  DevapAui  est  cité  dans  le  commen- 
taire de  Ranguriàthu  sur  Vikramorvaçî,  lequel  commentaire  est  daté  de  1666.  Cf.  main- 
tenant Aufrecht,  Florentine  Sanskrit  Manusanpts,  n"  444.  —  P.  19  :  Le  roi  PratAparudra 
d'Orissa  est  du  xvr  siècle,  non  du  xiv°.  C'est  sous  un  homonyme  du  xiv  siècle.  If 
Kàkatîya  de  Devagiri  et  Varangal,  PralAparudra  11,  que  fut  cuml)osé  le  Pratâparudfîya . 
—  Appendice  p.  46;  qu'est-ce  que  ce  Gangadûsa  a  roi  d'AhmedâbAd  »?  Les  noms  de 
Pratâpadeva  et  Mallikârjuna  nous  reporteraient  au  xtu'  siècle;  AhmcdAbAd  n'a  été 
fondé  que  deux  siècles  plus  tard,  et  n'a  échappé  aux  Musulmans  ([u'à  l'avènement  des 
Mahrattcs. 


AXNKK    1802  147 

lité  trois,  que^je  vais  passer  en  revue  le  plus  brièvement  qu'il  me 
sera  possible. 

La  première  partie  est  consacrée  à  l'exposition  de  la  doctrine  dra- 
matique des  Hindous,  d'après  les  meilleures  sources,  \q  Daçarûpa 
et  le  SàJiityadarpana ^  avec  des  références  au  Nâtyaçâstra  de 
Bharata  et  à  plusieurs  autres  ouvrages  techniques,  tant  traités  ori- 
ginaux que  commentaires,  et  d'amples  renseignements  historiques 
et  bibliographiques  sur  cette  branche  si  touffue  de  la  littérature. 
Cette  exposition  est  complète,  à  Texception  de  la  théorie  de  l'émo- 
tion ou  du  plaisir  poétique,  théorie  qui  n'est  pas  particulière  au 
drame  et  qui,  du  reste,  avait  déjà  été  traitée  d'une  façon  spéciale 
par  M.  Regnaud,  et  elle  a  été  placée  par  M.  L.  en  tête  du  Ih^re,  afin 
de  faire  mieux  ressortir  le  parfait  accord  qui  n'a  jamais  cessé  de 
régner  chez  les  Hindous  entre  la  doctrine  et  la  pratique  du  théâtre. 
Cet  accord,  on  l'avait  déjà  constaté,  mais  c'est  un  des  grands  mé- 
rites de  M.  L.  de  l'avoir  mis  si  complètement  en  lumière.  Distinc- 
tion des  genres  dramatiques,  conventions  scéniques,  nombre  et 
caractères  des  personnages,  mœurs  dramatiques,  contexture  des 
pièces,  incidents  et  éléments  de  l'action,  tout,  jusqu'aux  détails  de 
style,  est  rigoureusement  prévu  et  réglé  d'avance,  et  a  été  tout 
aussi  rigoureusement  appliqué.  Car  cette  législation  minutieuse 
est  antérieure  à  toutes  les  pièces  qui  nous  sont  parvenues,  et,  dans 
les  chefs-d'œuvre  mêmes,  où  l'on  est  si  tenté  de  voir  le  libre  épa- 
nouissement de  la  fantaisie,  il  faut  relever  avant  tout  la  scrupu- 
leuse conformité  aux  prescriptions.  Tout  cela  est  très  vrai,  et  la 
critique  devra  en  tenir  grandement  compte  :  à  l'avenir,  il  ne  sera 
plus  permis,  par  exemple,  de  douter,  comme  on  l'a  fait  parfois, 
comme  j'ai  eu  le  tort  jadis  de  le  faire  ici  moi-même*,  de  la  tradi- 
tion qui  attribue  Çakuntalâ  et  Malavikâgnimitra  au  même  auteur, 
simplement  parce  que  les  mœurs  et  aussi  le  genre  d'esprit  et  d'ins- 
piration dans  [187J  les  deux  pièces  sont  absolument  différents.  Je 
me  demande  pourtant  si,  en  poursuivant  dans  le  détail  la  confir- 
mation de  sa  thèse  si  juste  dans  les  lignes  générales,  M.  L.  ne  s'est 
pas  fait  quelque  illusion.  A  chacune  de  ces  prescriptions,  outre 
exemple'qu'en  donne  le  Daçarùpa,  il  a  joint,  autant  que  possible, 
un  exemple  tiré  par  lui-même  de  Çakuntalâ.  Comme  explication 
des  préceptes,  cela  est  excellent;  mais  neuf  fois  sur  dix  on  ne 
voit  pas  ce  que  cela  peut  prouver  en  faveur  de  cette  conformité. 

\.  Rev.  crit.  du  10  août  1872  [Œuvres,  t.  III,  pp.  28-29). 


i48  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

C'est  que  la  plupart  de  ces  règles  et  de  ces  distinctions,  toutes 
minutieuses  qu'elles  paraissent,  sont  en  réalité  très  vagues,  parce 
qu'elles  sont  tout  empiriques  et  qu'elles  n'ont  rien  ou  presque  rien 
de  rationnel.  Sans  chercher  longtemps,  on  leur  trouverait  des 
exemples  tout  aussi  appropriés  chez  Racine  ou  chez  Shakespeare 
que  chez  Kàlidâsa. 

Cette  observation  m'amène  à  en  faire  une  autre.  Je  crois  que 
]M.  L.  a  pris  cette  théorie  un  peu  trop  au  sérieux.  Plus  que  toute 
autre  doctrine  peut-être,  la  ««rhétorique  et  la  poétique  sont  exposées 
à  verser  dans  l'abus  des  recettes  et,  comme  celles-ci  portent  sur  ce 
qu'il  y  a  de  plus  libre  et  de  plus  spontané,  le  don  de  l'invention  et 
le  talent,  l'abus  ici  tourne  bien  vite  au  ridicule.  Les  Grecs,  avec  tout 
leur  esprit  et  toute  leur  philosophie,  n'ont  pas  toujours  su  éviter  cet 
écueil;  les  Hindous  s'y  sont  échoués  en  pleine  M.  L.  l'a  bien  vu  et 
en  plus  d'un  endroit,  il  fait  observer  combien  ces  théories  sont  artifi- 
cielles et  parfois  insignifiantes  ;  mais  il  semble  ne  pas  s'en  être  tou- 
jours assez  souvenu.  Il  lui  arrive  même  d'en  trouver  l'ensemble 
harmonieux.  A  cet  égard,  mon  impression  est  tout  juste  l'opposé  : 
elles  me  paraissent  incohérentes  au  suprême  degré.  A  côté  de  prin- 
cipes généraux  qui  dénotent  une  véritable  compréhension  des  choses 
et  qui  pourraient  être  féconds,  on  retombe  sans  cesse  dans  l'illogi- 
que et  dans  le  puéril.  On  dirait  vraiment  un  rejeton  vigoureux  et 
plein  de  sève,  transplanté  du  dehors  dans  une  terre  ingrate  et  y 
avortant  misérablement.  Si  bien  que,  si  d'autres  castras  ne  mon- 
traient pas  la  même  infirmité  en  quelque  sorte  congénitale,  je  ver- 
rais dans  ce  manque  perpétuel  d'équilibre  une  raison  des  plus  fortes 
contre  l'originalité  du  drame  et  de  la  dramatique  hindous.  Cette 
indulgence  de  M.L.,  selon  moi,  excessive  est  surtout  sensible  aux 
endroits  où  la  théorie  est  tellement  superficielle  et  en  quelque  sorte 
en  dehors  des  choses,  qu'elle  en  devient  inintelligible.  Dans  ces  cas 
M.  L.  n'en  continue  pas  moins  à  traduire  ses  autorités,  comme  si 
elles  continuaient,  elles,  à  nous  donner  de  la  marchandise  de  bon 
aloi.  En  voici  l'exemple  le  plus  saillant^.  La  représentation  drama- 
tique comporte  quatre  vrittison  «  manières  »  :  elle  est  ou  sâttvati\  ou 
kaiçikî  ou  ârabhati  o\ib?iâratt^  que  M.  L.  rend  par  «  grandiose,  gra- 
cieuse,violenteetverbale3)).Lestrois  premières  peuvent!  I88| passer 

1.  Cf.  Rev.  crit.  du  22  janvier  1876  [Œuvres,  t.  III,  pp.  198  et  suiv.). 

2.  Voir  surtout  pp.  83,  93,  112,  137  et  144.  Je  suis  oblige   d'abréger  considérable- 
ment toute  cette  discussion. 

3.  Dhârati  =  Vâc,  la  déesse  de  la  parole. 


t 


ANNÉE     1892  149 

sans  observation;  mais  les  choses  se  compliquent  singulièrement 
pour  la  quatrième.  Cette  «  manière  verbale  »,  qui  n'admet  pas  de 
rôles  de  femmes,  est  celle  du  prologue,  où  il  y  a  presque  toujours 
pourtant  un  personnage  féminin.  L'une  et  l'autre  ont  pour  éléments 
principaux  les  «  treize  éléments  de  la  vitht  »  (M.  L.  traduit  par 
«  guirlande  »  ;  j'aimerais  mieux  «  série,  étalage  »),  énumération 
assez  disparate  de  tropes  et  d'incidents,  lesquels  ne  leur  sont  pas 
propres  (la  théorie  l'avoue)  et  ne  leur  sont  pas  non  plus  tous  néces- 
saires (les  pièces  en  font  foi).  Enfin,  pour  achever  le  bouquet,  la 
vtthi  est  une-espèce  particulière  de  petit  drame.  Il  est  évident  qu'il 
y  a  là  des  données  de  provenance  diverse  que  la  routine  a  irrémé- 
diablement brouillées  et  confondues.  Il  est  évident  aussi  que  de  pa- 
reilles choses  ne  doivent  pas  simplement  se  traduire.  Plus  loin, 
pp.  312  et  332,  M.L.  nous  donne  bien  une  interprétation  très  ingé- 
nieuse des  noms  des  vrittis  :  il  suppose  qu'ils  ont  leur  origine  dans 
d'anciennes  dénominations  de  castes  professionnelles!.  Mais  cette 
interprétation,  que  je  crois  juste  au  moins  pour  deux  d'entre  elles, 
Xsi  kaiçiJd  et  la  bhâratî,  n'éclaire  que  l'archéologie  du  théâtre.  Ce 
n'est  évidemment  pas  dans  cette  acception  que  ces  termes  sont  em- 
ployés dans  la  théorie  et,  quoi  qu'il  faille  en  penser,  ces  étymologies 
n'empêchent  pas  que  M.  L.,  qui  nous  a  mis  honnêtement  dans  l'em- 
barras, nous  y  laisse,  quand  il  devait,  à  ses  risques  et  périls,  du 
moins  essayer  de  nous  en  tirer.  Bien  que  je  ne  sois  pas  sous  la 
même  obligation,  voici  pourtant  comment,  en  somme,  je  me  figure 
les  choses.  La  vritti  hhârati  est  la  manière  du  hharata  de  l'acteur, 
quand  il  joue  et  parle  en  son  propre  nom,  comme  dans  le  prologue 
et  parfois  ailleurs  encore  dans  le  drame,  quand  il  prononce  les  hhara- 
tavâkyas.  En  essayant  de  fixer  les  particularités  de  ces  passages, 
on  se  sera  aperçu  de  leur  ressemblance  plus  ou  moins  étroite  avec 
les  intermèdes  et  autres  incidents  scéniques  où  les  acteurs  ne  font 
guère  que  rapporter  ce  qui  se  passe  dans  la  coulisse.  Enfin,  prolo- 
gue et  intermèdes  auront  été  confondus,  en  partie  à  cause  de  l'homo- 
nymie créée  par  le  mot  vtthî^  avec  de  petites  pièces  indépendantes, 
sans  action  bien  suivie,  où,  comme  dans  le  hliàna  par  exemple,  l'ac- 
teur se  borne  à  raconter  et  à  mimer  ce  qui  est  censé  se  passer  en 
dehors  de  la  scène.  Le  fil  une  fois  perdu,  on  aura  continué  à  faire 

1.  M.  L.  a  discuté  d'une  façon  tout  aussi  ingénieuse  d'autres  vieux  termes  techni- 
ques du  théâtre;  par  exemple,  nepathya,  p.  374;  kuçîlava,  çailulin,  çailûsha,  p.  313  et 
Appendice.  Pour  kuçîlava,  j'en  reste  à  l'explication  de  VVeber  et  du  Dictionnaire  do 
Pétershourg  ;  le  suffixe  va — vaut  n'est  pas  inconnu  en  pâli. 


150  COMPTAS    RENDUS    ET   NOTICES 

passer  Técheveau  sur  la  bobine,  de  façon  à  tout  embrouiller  ' . 
[180]  La  deuxième  partie  du  livre  est  consacrée  à  l'histoire  de  la 
littérature  dramatique,  telle  qu'elle  est  parvenue  jusqu'à  nous.  Elle 
est  pleine  de  faits,  et  témoigne  de  lectures  très  étendues.  Par  d'heu- 
reux rapprochements,  M.  L.  a  su  rendre  un  peu  de  vie  à  quelques- 
uns  des  prédécesseurs  de  Kâlidâsa  dont  nous  n'avons  guère  que  les 
noms,  et  il  a  probablement  réussi  à  en  supprimer  deux,  Jvalana- 
mitra  et  Kântideva  (ou  Kuntideva),  qu'on  avait  récemment  exhu- 
més-. Les  chefs-d'œuvre -ont  été  analysés  en  détail,  de  façon  à 
rendre  aisé  le  contrôle  réciproque  de  la  théorie  et  de  la  pratique  du 
théâtre,  et  une  juste  attention  a  été  accordée  à  des  œuvres  infé- 
rieures, parfois  toutes  modernes,  quand  elles  permettaient  de  rem- 
plir par  un  exemple  des  cadres  de  la  théorie  qui  autrement  seraient 
restés  vides  3.  Sous  ce  rapport  encore,  le  travail  de  M.  L.  est  com- 
plet. Les  drames  ramaïques  ont  été  remisés  à  la  fin,  aux  dépens  de 
l'ordre  historique  et  de  l'intérêt  des  biographies,  et  sans  profit  réel 
appréciable,  car  il  ne  peut  pas  être  question  d'un  développement 
régulier  de  l'art  dans  cette   littérature.  Un  différend  plus  grave 

1.  Il  est  regrettable  que,  pour  cette  théorie  du  drame,  M.  L.  n'ait  pas  pu  consulter 
le  Kâmasûlra.  Les  deux  castras  sont  connexes.  Une  bonne  partie  de  la  matière  et  du 
langage  technique  leur  sont  communs  ;  on  y  retrouve  les  mêmes  personnages, 
l'héroïne,  la  confidente,  la  courtisane,  l'entremetteuse,  le  vidûshaka,  le  vi^a,  le  pîtha- 
marda,  les  mêmes  mœurs  décrites  par  classes  et  par  types,  du  harem  royal  au  mau- 
vais lieu,  du  fils  de  famille  au  gueux  des  rues,  la  même  analyse  de  la  passion  et  des 
signes  qui  la  trahissent  (les  ingitâkâras),  une  esquisse  des  mêmes  intrigues.  Des  spec- 
tacles sont  souvent  mentionnés,  comme  incidents  de  la  vie  galante  ;  mais  ils  parais- 
sent se  réduire  à  des  jeux  forains.  En  général,  le  sûtra  est  plus  crû  et  plus  sobre  que 
les  contes  et  la  comédie  de  haute  volée;  les  mêmes  choses  y  sont  vues  d'un  côté 
plus  bourgeois,  et  lopulente  Vasantasenàny  figure  pas.  Par  contre,  les  commentaires 
font  souvent  remarquer  la  conformité  des  drames  aux  règles  du  Kàinasùtra  et  l'auteur 
du  Mâlalimâdhava  y  réfère  expressément.  L'accord  est  en  effet  si  complet,  que  M.  L. 
n'eût  probablement  rien  trouvé  de  neuf  de  ce  côté.  Mais  cet  accord  par  lui-même  a 
du  prix;  car  ce  çâstra  nous  est  parvenu  sous  une  forme  plus  archaïque  que  le  Aa/ja- 
çdstra  et,  selon  toute  apparence,  le  Kâinasùtra  est  un  vieux  livre. 

2.  Ces  deux  iiDms,  qu'il  convient  pourtant  provisoirement  de  retenir,  ne  peuvent  Xj 
guère  être  adjectifs  qu'à  la  condition  de  fournir  un  double  sens  :  jvalanamUra,  «  amr^  ; 
des  incendies»  et  «  ami  du  style  flamboyant  »  ;  kântideva,  «  ce  kântideva  (cette  Lune)  » 

et  «  ce  dieu  de  la  grâce  ».  Réduite  à  ce  dernier  sens,  l'épitliète  de  kânlideva  serait 
étrange.  Page  31  de  l'Appendice,  saubandliave  et  sobandhave  sont  à  transposer  dans  !l- 
texte  prâcril  et  dans  la  traduction  sanscrite. 

3.  M.  L.  ne  veut  pas  que  le  Sâvilrîcaritra,  fabriqué  récemment  à  Morbi,  soit  un  vrai 
chàyânâtaka.  Pour  en  décider,  il  nous  faudrait  une  définition  précise  du  châyânâ^aka, 
et  nous  n'en  avons  pas,  que  je  sache.  Comme  les  autres  pièces  auxquelles  ce  nom  est 
accolé,  celle-ci  est  un  épisode  épique  tant  bien  que  mal  découpé  en  actes  et  en 
scènes.  Les  termes  de  la  nomenclature  techni(iue  dans  lesquels  entre  le  mot  chàyà, 
sjiit  restés  en  usage  en  Maràthî  et  en  Gujarâlî,  la  langue  maternelle  de  l'auteur. 


ANNÉi:     1892  loi 

porte  sur  la  date  relativement  récente  que  M.  L.  veut  assigner  à  la 
Mricchakatikà.  Il  a  parfaitement  raison  de  soutenir  que  ni  les 
mœurs  de  la  pièce,  ni  les  nombreux  prâcrits  qui  y  sont  employés, 
ne. prouvent  en  faveur  de  son  antiquité.  Mais  ils  ne  prouvent  rien 
non  plus  contre  elle.  Ces  mœurs  littéraires  des  contes  sont  vieilles  ; 
il  n'est  pas  démontré  que  la  liste  des  prâcrits  dans  Bharata  soit  une 
interpolation,  et  Kâlidâsa  a  bien  employé  un  dialecte  dont  il  n'est 
pas  traité  dans  les  anciennes  grammaires.  Reste  donc  la  tradition, 
et  ici  je  m'étonne  que  M.  L.,  qui  en  est  d'ordinaire  [190]  un  parti- 
san déclaré,  l'ait  aussi  lestement  abandonnée.  Je  ne  crois  pas  plus 
que  lui  que  la  pièce  appartienne  au  légendaire  roi  Çûdraka.  Mais, 
si  elle  n'est  pas  de  lui,  elle  est  anonyme,  et,  s'il  y  a  eu  de  tout 
temps  des  œuvres  pseudonymes,  attribuées  par  flatterie,  non  à  l'au- 
teur, mais  à  son  patron,  il  n'y  a  plus  guère,  dans  le  domaine  de  la 
littérature  pure,  de  chefs-d'œuvre  anonymes  après  le  vi«  siècle. 

La  troisième  partie  traite  des  origines  du  théâtre,  de  l'influence 
qu'auraient  exercée  les  Grecs  sur  ces  origines,  de  la  mise  en  scène 
et  du  mode  de  représentation  des  œuvres  dramatiques,  enfin  du 
théâtre  hindou  contemporain.  L'ordonnance  du  livre,  comme  on  voit, 
est  un  peu  dédaigneuse  de  la  ligne  droite.  L'auteur  a  eu  sans  doute 
de  bonnes  raisons  pour  l'adopter;  elle  déroute  cependant,  et  je  crois 
qu'il  n'eût  pas  été  difficile  d'en  trouver  une  meilleure.  Entre  autres 
inconvénients,  elle  a  celui-ci,  que  le  lecteur  qui,  au  cours  des  pre- 
mières parties,  a  commencé  par  reprocher  à  M.  L.  une  multitude 
d'oublis,  ne  revient  de  cette  impression  qu'à  la  fin  du  volume.  Car 
l'impression  était  fausse  :  M.  L.  n'a  rien  ou  presque  rien  oublié, 
et  les  chapitres  qu'il  a  consacrés  aux  origines  sont  aussi  fouillés 
que  le  reste  du  livre.  Ces  origines,  il  les  suit  jusque  dans  la  litté- 
rature védique,  dans  les  hymnes  dialogues  du  Rigveda,  où  un  cer- 
tain instinct  dramatique  est  incontestable  ^  Un  examen  plus  appro- 
fondi des  livres  rituels  lui  eût  fourni  encore  d'autres  indices 
utilisables.  Le  sacrifice  védique,  dans  ces  livres,  est  strictement 
personnel,  au  bénéfice  exclusif  de  celui  qui  en  fait  les  frais.  Il  n'en 
est  pas  moins,  dan»  les  grandes  occasions,  une  fête  pour  la  com- 
munauté. Il  était  accompagné  de  jeux  divers,  relevé  de  danses,  de 
chants  et  de  musique  ;  on  y  racontait  des  légendes,  sans  doute  dia- 

1.  L'assertion,  p.  307,  que  «  les  hymnes  dialogues  n'ont  pa»  d'emploi  dans  le  rituel  », 
n'est  exacte  qu'en  ce  sens  que  nous  navons  pas  à  cet  égard  d'indications  précises. 
Mais,  de  plusieurs  d'entre  eux,  notamment  de  I,  166,  que  M.  L.  a  traduit,  nous  savons 
qu'ils  étaient  employés. 


152  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

loguées,  comme  toute  l'ancienne  poésie  narrative  de  l'Inde,  et  peut- 
être  réparties  entre  divers  personnages  ;  enfin  l'assistance  y  inter- 
venait par  des  invectives,  des  lazzi,  des  querelles  fictives  formant 
de  véritables  intermèdes  comiques,  d'où  le  mime  professionnel  n'était 
pas  exclu.  A  défaut  de  ces  témoignages,  M.  L.  en  a  réuni  beaucoup 
d'autres  tirés  de  l'ancienne  littérature  tant  bouddhique  que  brahma- 
nique, des  grammairiens,  de  la  poésie  épique,  des  smritis.  Les  mo- 
numents figurés  lui  en  ont  aussi  fourni  quelques-uns^.  Il  a  noté  et 
discuté  l'apparition  des  noms  par  lesquels  on  désignait  les  profes- 
sions se  rattachant  plus  ou  moins  au  théâtre,  et  dont  l'équivalent 
se  trouve  parfois  encore  dans  Ij^langue  [191]  d'aujourd'hui'^.  Enfin, 
de  l'examen  des  termes  techniques,  dont  un  grand  nombre  n'est  pas 
sanscrit,  et  de  l'emploi  traditionnel  du  prâcrit  dans  les  drames,  il 
a  conclu  que  les  premiers  essais  qu'on  peut  ainsi  entrevoir,  ont  dû 
être  composés  en  langue  vulgaire,  conclusion  que  je  ne  puis  qu'ap- 
prouver, puisque  d'avance  je  m'y  étais  rencontré  avec  lui 3.  Mais, 
tous  ces  indices  réunis  ne  nous  permettent  que  d'affirmer  l'existence 
ancienne  dans  l'Inde  d'un  théâtre  probablement  tout  rudimentaire, 
comme  on  le  trouve  un  peu  partout,  même  chez  les  peuples  qui  ne 
sont  jamais  arrivés  d'eux-mêmes  à  se  créer  un  théâtre  littéraire. 
Plusieurs  siècles  s'écoulent  et  nous  nous  trouvons  subitement  en 
présence  d'une  théorie  dramatique  très  complète  et  de  drames  ab- 
solument littéraires,  rappelant  par  certain  côtés  l'économie  des 
pièces  gréco-romaines,  et  d'une  perfection  que  l'Inde,  dans  la  suite, 
n'a  plus  jamais  égalée.  Cette  apparence  de  génération  spontanée  a 
paru  suspecte,  et  la  lacune  est  certainement  fâcheuse.  Aussi,  pour 

L  M.  L.  ne  pouvait  pas  encore  connaître  la  lecture  rùpakrilî,  probablement  (c  auteur 
de  drames  »  relevée  par  M.  Hoernle  sur  une  monnaie  de  Candragupta  II,  Proceed. 
As.  Soc.  Beng.,  août  1891  ;  mais  il  aurait  pu  mentionner  les  monnaies  où  Samudra- 
gupta  est  représenté  jouant  de  la  cithare. 

2.  P.  312  :  les  Bhàts  sont  la  première  des  castes  de  rhapsodes.  »  Il  faudrait  dire 
ovi,  leur  position  sociale  variant  de  pays  à  pays.  De  plus,  le  mot  grec  suggère  une 
vie  ambulante,  et  la  plupart  des  Bhâts  sont  sédentaires.  En  mainte  contrée,  ils  ont 
plus  d'analogie  avec  nos  secrétaires  do  mairie  tenant  le  registre  de  l'état  civil,  qu  avec 
des  rhapsodes.  A  cette  occasion,  je  suis  obligé  de  dire  qu'il  y  a  chez  M.  L.  des  cita- 
tions comme  celles-ci:  Sherring,  Hindu  Trihes  and  Castes  (deux  fois,  Appendice  pp.  50 
et  51  ;  il  y  a  trois  volumes  in-4"!  Le  second  renvoi  devra'l  être  I,  271  ;  III,  54)  ;  .}fœurs 
des  peuples  de  l'Inde  (p.  317  ;  l'ouvrage  de  Dubois  est  on  doux  volumes);  Ileber  (l'évê- 
que).  Voyage  à  travers  iinde  (Appendice,  p.  53  ;  comme  il  n'y  a  pas  de  standard  edi- 
tiion,  il  faudrait  dire  du^noins  que  la  scène  se  passe  à  Allaliabad).  F",  de  Lanoye, 
VInde  contemporaine,  que  je  trouve  à  la  même  page,  est  un  de  ces  livres  qui  ne  se 
citent  pas. 

3.  Cf.  Bev.  crit.  du  5  avril  188r>,  p.  205  {Œuvres,  t.  III,  p.  474). 


ANNÉE     1892  1^3 

supprimer  Tune  et  combler  l'autre,  a-t-on  fait  intervenir  l'influence 
grecque.  Aux  tentatives  faites  en  ce  sens,  nous  opposons  tous  deux, 
M.  L.  et  moi  (car  ici  encore  j'ai  le  plaisir  de  m'être  rencontré 
d'avance  et  du  moins  partiellement  avec  lui  ^),  une  réponse  négative  ; 
mais  nous  la  faisons  différemment,  et  je  suis  obligé  de  dire  que, 
après  avoir  lu  la  sienne,  je  persiste  dans  la  mienne  plus  que  jamais- 
Al.  L.  estime  que  l'hypothèse  de  cette  influence  est  impossible  ou, 
du  moins,  que  l'ensemble  des  faits  connus  s'y  oppose.  Je  ne  vais 
pas  aussi  loin  :  je  pense  au  contraire  qu'elle  est  fort  possible,  et  je 
ne  demanderais  pas  mieux  qu'elle  me  fût  démontrée.  Elle  m'expli- 
querait bien  des  choses  qui,  sans  elle,  restent  pour  moi  obscures  : 
l'épanouissement  soudain  de  quelques  chefs-d'œuvre,  suivi  d'une 
prompte  et  irrémédiable  décadence;  l'élaboration  de  cette  théorie 
compliquée  chez  un  peuple  qui  a  toujours  aimé  les  spectacles,  mais 
qui  n'a  presque  pas  eu  de  théâtre,  et  encore  ce  peu,  sauf  pour  la 
période  du  début,  semble- 1- il  avoir  été  un  théâtre  sans  auditoire.  Car 
il  ne  faut  pas  que  les  trois  [192]  cents  et  quelques  drames  dont  Xt.  L. 
a  réuni  les  titres,  fassent  illusion  :  tout  cela,  à  très  peu  d'exceptions 
près,  on  n'en  ferait  pas  la  demi-douzaine,  n'est  dramatique  que  pour 
la  forme;  ce  qui  fait  le  drame,  l'action  présente  et  le  personnage 
vivant,  en  est'lamentablement  absent.  D'autre  part,  si  l'on  conçoit 
un  public  assez  lettré  pour  goûter  à  première  audition,  dans  toute 
leur  finesse,  les  grâces  de  la  diction  relativement  simple  de  Kâlidâsa 
et  de  l'auteur  de  la  Mricchakatikâ^  il  n'en  est  plus  de  même  dès 
l'époque  de  Bâna,  et,  avec  Bhavabhûti,  la  prose  même  est  devenue 
aussi  difficile  que  les  vers.  Sans  doute,  et  j'en  suis  aussi  persuadé 
que  M.  L.,  ces  pièces  étaient  écrites  pour  être  représentées,  comme 
le  sont  encore  aujourd'hui  les  misérables  pastiches  qu'on  ne  cesse 
d'en  faire.  Elles  bénéficiaient  par  là  de  l'appareil  scénique,  de  la  mi- 
mique, de  la  danse  et  aussi  de  cette  excitation  qui  se  dégage  tou- 
jours d'une  assemblée  nombreuse -.  Le  gros  de  l'assistance,  même 
très  choisie,  devait  se  contenter  de  comprendre  à  peu  près  et  sur- 
tout de  voir,  comme  à  cette  représentation  de  Çakuntalà  à  laquelle 

1.  Cf.  Rev.  crit.  du  13  novembre  1882  {Œuvres,  t.  III,  pp.  414  et  suiv.). 

2.  Ce  n'est  qu'avec  ces  tempéraments  que  je  puis  accepter  ce  que  dit  M.  L.  du 
tliéâtre  sanscrit,  employé  comme  moyen  de  propagande  religieuse.  Des  pièces  comme 
Cailanyacandrodaya  n'étaient  certainement  pas  de  simples  jeux  desprit,  car  elles  nais- 
saient dans  des  milieux  très  ardents.  Pour  un  petit  nopibre  d'initiés,  elles  étaient 
une  satisfaction  à  la  fois  littéraire  et  dévote;  pour  la  secte,  elles  étaient  un  titre 
d'honneur.  Indirectement  elles  pouvaient  ainsi  servir  d'une  façon  très  efficace.  Direc- 
tement, leur  action  était  nulle. 


15i  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

assistait  mon  ami,  M.  Grierson,  et  dont  le  clou,  me  disait-il,  avait 
été  «  la  danse  de  l'abeille  ».  Quant  aux  pandits  eux-mêmes,  M.  L. 
peut  en  être  bien  sûr,  ils  ne  goûtaient  ces  choses  qu'après  étude, 
à  tête  reposée,  comme  ils  goûtent  les  kcwyas  en  général^.  Plus  que 
tout  autre  peut-être,  Tlnde  est  un  pays  où  le  prestige  et  le  plaisir 
même  sont  affaire  de  mode  ou,  si  l'on  veut,  de  tradition.  Un  roi  de 
Râjputâna  n'a-t-il  pas  poussé  le  dilettantisme  jusqu'à  faire  graver 
sur  des  stèles  de  pierre  le  texte  in  extenso  de  deux  drames  dont  il 
était  l'auteur.^  En  conclurons-nous  que  le  théâtre  était  une  chose 
bien  vivante  à  A  j  mire  au  xii«  siècle  ?  Ce  que  nous  savons  du  théâtre 
littéraire  hindou  ne  s'oppose  d^nc  nullement,  selon  moi,  à  supposer 
à  l'origine,  une  impulsion  venue  du  dehors.  Seulement,  et  ici  je  suis 
du  côté  de  M.  L.,  d'une  part,  les  faits  ne  me  paraissent  pas  imposer 
cette  hypothèse  nécessairement,  et,  d'autre  part,  les  preuves  qu'on 
a  voulu  en  donner  me  semblent  absolument  insuffisantes.  Même  en 
tenant  compte  des  quatre  ou  cinq  siècles  qui  séparent  Kâlidâsa'^  et 
ses  [193]  prédécesseurs  connus  de  tout  contact  avec  la  Grèce,  il 
semble  que  l'imitation  aurait  laissé  plus  de  traces  et  d'autres  traces 
chez  eux,  si  elle  avait  été  à  l'origine.  Nous  savons  assez  comment 
on  imite  en  littérature  et  ce  que  de  préférence  on  imite,  pour  oser 
dire  qu'on  ne  le  fait  pas  de  cette  façon. 

Les  chapitres  consacrés  au  théâtre  hindou  contemporain  et  la 
«  Conclusion  »  sont  la  partie  du  livre  qui  me  satisfait  le  moins.  Non 
pas  qu'elle  ne  témoigne,  comme  les  précédentes,  d'une  industrie 
qui,  jusqu'au  bout,  ne  s'est  pas  ralentie,  de  lectures  étendues  et 
variées,  et  qu'il  ne  faille  être  très  reconnaissant  à  l'auteur  de  tous 
les  faits  qu'il  a  recueillis  à  notre  profit  ;  mais  décidément  M.  L.  y 
a  versé  du  côté  vers  lequel  il  penchait.  Il  a  trop  cédé  à  sa  sympa- 
thie pour  le  sujet  et,  pour  me  servir  d'un  terme  courant,  il  s'est  bel 
et  bien  emballé.  Je  dirais  même  que  le  morceau  de  bravoure  de  la 
fin  est  une  concession  de  circonstance  au  genre  académique,  si  l'on 
il'y  sentait  pas,  d'un  bout  à  l'autre,  un  enthousiasme  absolument 


1.  M.  L.  a  d'excellentes  remarques  (p.  337)  sur  le  parallélisme  des  drames  et  des 
mahâkâvyas,  qui  «  eorrespoiident  à  l'ancienne  épopée,  comme  les  drames  littéraires 
correspondent  aux  scènes  ordinaires  des  vieux  Kuçîlavas  ».  La  seule  difficulté  est  que, 
dans  le  premier  cas,  nous  avons  les  originaux  et  qu'il  nous  les  faut  inventer  de  toutes 
pièces  dans  l'autre.  La  Çakuntaiâ  moderne  en  tamoul  qu'a  traduite  M.  Devôze,  et  qui 
nous  aurait  «  certainement  »  conservé  une  image  fidèle  de  ces  originaux,  ne  parait 
pas  apte  à  combler  le  déficit. 

2.  La  date  de  Kàlidâsa  nest  pas  aussi  solidement  fixée  ((ue  le  pense  M,  L.,  à  qui  la 
tradition  des  «neuf  perles  »  de  la  cour  de  Vikramàdilja  a  fait  ([uelque  illusion. 


ANNÉE     189  2  155 

convaincu.  M.  L.  nous  parle  de  la  renaissance  du  drame  classique, 
d'un  «  magnifique  épanouissement  »  du  théâtre  dans  l'Inde  d'au- 
jourd'hui ;  il  se  demande  même  quel  en  sera  l'avenir,  et  il  le  lui 
prédit  plus  brillant  encore  sous  les  auspices  du  Krishnaïsme.  De 
tout  cela,  il  y  a  énormément  à  rabattre.  Quant  à  l'avenir  du  théâtre 
dans  l'Inde,  pour  le  deviner,  il  faudrait  avant  tout  se  demander  ce 
qu'il  sera  à  Paris  et  à  Londres,  car  c'est  de  ce  côté  que  vient  main- 
tenant la  poussée.  Déjà  elle  a  pénétré  dans  ce  qu'on  peut,  jusqu'à 
un  certain  point,  appeler  le  théâtre  populaire,  et,  pour  voir  comment 
elle  opère,  on  n'a  qu'à  s'adresser  aux  productions  d'un  genre  plus 
aisément  assimilable,  aux  «  nouvelles  »  dés  romanciers  bengalis  ; 
les  arriérés  en  sont  restés  à  Walter  Scott  ;  de  plus  avancés  vont  à 
M.  Kipling  ou  mordent  même  aux  romans  français.  Pour  le  reste, 
je  ne  vois  pas  en  quoi  ce  théâtre  populaire  a  grandement  changé. 
Sous  sa  forme  la  plus  caractéristique,  la  représentation  religieuse, 
il  est,  comme  par  le  passé,  avant  tout  un  spectacle,  parfois  une 
simple  pantomime,  et  si,  par  l'effet  de  cette  contagion  qui  se  pro- 
duit dans  les  foules,  les  sentiments  s'y  exaltent  parfois  jusqu'au 
paroxysme,  la  pièce  en  elle-même  n'en  est  pas  moins  très  pauvre  et 
absolument  dépourvue  de  l'émotion  intense  qui  anime  par  exemple 
le  drame  religieux  persan.  Peut-il  davantage  être  question  d'une 
renaissance  du  théâtre  classique,  parce  que  de  riches  amateurs  font 
représenter  à  grands  frais  Çakuntalâ  ou  tel  autre  chef-d'œuvre  du 
passé?  Autant  vaudrait  voir  dans  feu  le  discours  latin  de  nos 
distributions  de  prix,  une  preuve  des  goûts  cicéroniens  d'un  audi- 
toire parisien.  Restent  les  drames  littéraires  qui  se  composent  de 
nos  jours.  Je  n'ai  pas  lu  beaucoup  de  ces  pièces;  mais  j'en  ai  lu 
quelques-unes,  et  j'avoue  que  je  n'y  ai  rien  trouvé  qui  pût  donner 
l'idée  d'une  rénaissance.  Il  suffira  d'en  mentionner  deux.  L'une  est 
ce  Scwitvicaritra  dont  il  a  déjà  été  question,  imprimé  à  Bombay 
en  1882  et  composé  vers  la  même  époque  par  M.  Çankarlâl,  direc- 
teur du  collège  de  Morbi  en  Kâthiâwâr.  [194]  Quelques-unes  des 
plus  belles  légendes  épiques  y  font  les  frais  d'un  long  plaidoyer  en 
faveur  de  l'éducation  des  filles  en  sept  actes,  absolument  niais  d'un 
bout  à  l'autre  1.  Les  princesses  du  Mahâbhârata  y  sont  des  bas-bleus 
d'un  grotesque  achevé,  ne  parlant  que  de  leurs  livres  et  de  leurs 
études,  se  donnant  à  peine  le  temps,  quand  elles  reviennent  d'un 

1.  L'année  d'après  le  môme  pédant,  qui  s'intitule  modestement  âçukavi,  a  fait  impri- 
mer un  autre  traité  de  civilité  puérile  et  honnêto  à  l'usage  des  jeunes  personnes, 
sous  la  forme  de  deux  petits  contes  (6/ids/ia/ia),  aussi  niais  que  son  nâtaka. 


156  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

long  voyage,  de  dire  bonjour  à  papa  et  à  maman,  pour  courir  plu& 
vite  k  leur  pustakaçdlâ,  leur  chère  bibliothèque.  On  les  a  bourrées 
de  toutes  les  sciences,  de  tous  les  arts  libéraux,  et  elles  en  ont  pro^- 
fité.  Aussi  quand  le  roi  Çaryâti,  avec  sa  femme,  ses  ministres  et  toute 
son  armée,  est  subitement  frappé  d'une  rétention  d'urine,  la  jeune 
Sukanyà,  sa  fille,  n'est-elle  pas  en  peine  de  diagnostiquer  le  mal 
doctement  et  d'indiquer  sur-le-champ  le  traitement  convenable.  La 
prose  est  baroque,  les  stances  sont  plates,  le  tout  n'est  que  médiocre- 
ment correct  ;  par  purisme  ou  par  méfiance  de  lui-même,  Çaiikarlàl 
a  supprimé  le  prâcrit.  C'est  là  un  exemple  du  drame  à  tendance  ;  l'au- 
teur est  de  son  temps  et  un  homme  de  progrès.  Celui  de  la  deuxième 
pièce,  un  esprit  d'une  tout  autre  trempe,  est  plutôt  un  représentant 
du  passé.  Le  mahàmahopâdhyâya  Candrakânta  Tarkâlankâra,  pro- 
fesseur au  Sanskrit  Collège  de  Calcutta,  est  un  polygraphe  versé 
dans  toutes  les  branches  du  savoir  hindou,  éditeur  des  siUras  de 
Gobhila  dans  la  BibliotJieca  Indica  et  du  Kusiiniâhjali^  réfor- 
mateur original  de  la  philosophie  Vaiçeshika,  dont  il  a  écrit  un 
nouveau  bhâshya  ;  il  est  aussi  l'auteur  de  plusieurs  ouvrages 
littéraires,  dont  un  seul  m'est  connu,  le  drame  en  question,  le  Kau- 
mudîsudhâkara^  xmprakarana  en  cinq  actes,  composé  à  l'occasion 
du  mariage  des  deux  fils  d'un  riche  ami  et  imprimé  aux  frais  de 
celui-ci,  à  Calcutta,  en  1888.  La  pièce  n'a  rien  de  ridicule;  elle  est 
évidemment  l'œuvre  d'un  homme  de  goût,  qui  sait  son  métier.  Mais 
c'est  un  pastiche  pur  et  simple  du  Màlatîmâdhava  et  du  MallUiâ- 
màruta,  avec  tous  les  lieux  communs,  tous  les  trucs  de  cette  sorte 
d'ouvrages  (notamment  un  garhhànkà,  qui  paraît  être  indispensa- 
ble dans  toute  pièce  nouvelle),  sans  le  moindre  effort  d'invention 
ou  de  rajeunissement,  et  qui  aurait  pu  être  écrit  il  y  a  cinq  cents 
ans  aussi  bien  qu'aujourd'hui.  Que  tout  soit  à  l'avenant  dans  les 
productions  du  théâtre  contemporain,  je  ne  puis  et  ne  veux  pas  le 
prétendre.  Il  serait  surprenant  que  parmi  tant  d'essais,  chez  un 
peuple  bien  doué  comme  les  Hindous,  il  n'y  en  eût  pas  au  moins 
quelques-uns  d'heureux,  surtout  en  dehors  du  sanscrit  où  les  cadres 
depuis  longtemps  surannés  ont  perdu  toute  flexibilité  :  mais  d'une 
renaissance  nationale  du  théâtre  dans  l'Inde,  jusqu'ici  il  n'y  a  rien 
et  moins  que  rien. 


ANNKR    189  3 


Henri  Gordier.  Les  Voyages  en  Asie  au  XIV^  siècle  du  bien- 
heureux frère  Odoric  de  Pordenone,  religieux  de  Saint-François, 

publiés  avec  une  introduction  et  des  notes.  Ouvrage  orné  de 
fac-similés,  de  gravures  et  d'une  carte.  Paris,  Ernest  Leroux, 
1891.  Forme  le  t.  X  du  Recueil  de  voyages  et  de  documents 
pour  servira  V  histoire  de  la  géographie  depuis  le  xn^  jusqu'à 
la  fin  du  xvi«  siècle,  publié  sous  la  direction  de  MM.  Schefer, 
membre  de  l'Institut,  et  Henri  Gordier.  —  xiv-clviii-602  pp. 
gr.  in-8. 

(Revue  critique,  13  mars  1893.) 

[197|  Gomme  toutes  ces  relations  des  voyageurs  du  moyen  âge, 
celle  du  frère  Odoric  de  Pordenone  a  passé,  au  cours  du  temps, 
par  des  fortunes  diverses.  Beaucoup  lue  (et  beaucoup  pillée  aussi) 
jusqu'à  la  fin  du  xvi^  siècle,  ainsi  que  l'attestent  les  nombreux 
manuscrits  qui  nous  l'ont  transmise  (M.  Gordier  en  décrit  ou 
relève  jusqu'à  73)  et  les  traductions  manuscrites  ou  imprimées  qui 
en  ont  été  faites  en  français,  en  italien,  en  anglais,  en  allemand, 
elle  est  tombée  plus  tard  en  oubli.  Les  compatriotes  de  l'auteur 
ont  bien  continué  à  s'occuper  de  lui  comme  d'une  gloire  locale,  et 
les  historiens  de  l'ordre  de  Saint-François  n'ont  pas  cessé  de  faire 
mention  du  bienheureux  (la  béatification,  qui  lui  fut  décernée  de 
fait  dès  le  lendemain  de  sa  mort,  ne  devint  officielle  qu'en  1755). 
Mais  l'attention  du  public  même'  savant  s'était  détournée  de  ces 
naïfs  et  maigres  récits.  Gomme  le  fait  observer  M.  Gordier,  du 
domaine  de  l'histoire  et  de  la  géographie,  la  mémoire  du  pieux 
voyageur  avait  passé  à  celui  de  l'hagiographie.  Le  temps  vint 
môme  où  on  le  traita  de  menteur  et  son  voyage  de  fable.  Il  a  fallu 
l'esprit  critique  de  notre  siècle  et  son  amour  du  document,  pour 
revenir  de  ces  injustes  dédains.  Déjà  parfaitement  établie  par  feu 
le  colonel  Yule,  la  réhabilitation  d'Odoric  est  aujourd'hui  complète 
et  définitive,  grâce  à  M.  G.  et  à  son  superbe  volume,  dont  la  riche 
ordonnance  n'entrait  certainement  pas  dans  les  prévisions  de  l'hum- 
ble moine  quand,  en  1330,  à  peine  de  retour,  et  peu  de  mois  avant 
sa  mort,  [198]  dans  l'une  des  cellules  du  cloître  de  Saint- Antoine 


158  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

de  Padoue,  il  faisait  au  frère  Guillaume  de  Solagna  le  récit  de  ses 
longues  et  périlleuses  pérégrinations  aux  pays  des  infidèles. 

C'est,  en  effet,  une  véritable  édition  de  luxe  que  nous  a  donnée 
M.  Gordier.  Rien  n'a  été  épargné,  ni  quant  à  la  beauté  du  format 
et  du  papier,  ni  quant  au  choix  et  à  la  variété  des  caractères,  ni 
quant  à  la  richesse  de  l'illustration.  Pour  cette  dernière  même,  on 
pourrait  se  plaindre  d'une  certaine  profusion.  On  acceptera  volon- 
tiers les  vues  modernes  d'Udine,  par  exemple.  Gar,  en  Italie,  où 
les  capitales  mêmes  commencent  à  peine  à  pratiquer  la  haussman- 
nisation,  les  villes  provinciales  ont  toujours  été  très  conservatrices 
de  leurs  monuments  et  de  leur  topographie.  Mais  que  viennent  faire 
ici,  sans  parler  d'autres  hors-d'œuvre,  tous  ces  fac-similés  de 
manuscrits  qui  n'ont  pas  le  moindre  rapport  avec  l'établissement 
du  texte  et  qui  seraient  tout  au  plus  à  leur  place  dans  un  traité  de 
paléographie?  Sont-ils  là  pour  témoigner  que  M.  G.  a  vu  les  ori- 
ginaux ?  La  preuve  était  superflue,  puisque  ses  notes  nous  mon- 
trent qu'il  a  fait  mieux  que  cela,  qu'au  besoin  il  a  utilisé  ces  origi- 
naux. G'est  donc  là  de  la  décoration  pure  ;  mais  du  moins  cette 
décoration  est  solide,  d'aspect  sévère  et  d'exécution  parfaite.  Etant 
donné  qu'il  devait  y  avoir  de  l'inutile,  un  maladroit  n'eût  pas  été 
embarrassé  de  plus  mal  choisir. 

La  relation  d'Odoric  nous  est  parvenue  en  deux  rédactions  prin- 
cipales :  l'une  rédigée  à  Padoue,  en  mai  1330,  par  le  frère  Guil- 
laume de  Solagna,  en  quelque  sorte  sous  la  dictée  d'Odoric  ;  l'autre 
recueillie  de  la  bouche  des  compagnons  d'Odoric,  à  la  cour  d'Avi- 
gnon', et  rédigée  en  1350,  à  Prague,  par  Henri  de  Glatz.  Outre 
ces  deux  rédactions  qu'on  peut  qualifier  d'originales,  mais  qui,  déjà 
dans  les  manuscrits,  présentent  de  part  et  d'autre  des  variantes 
individuelles,  il  existe  divers  remaniements  faits  au  xvi*  siècle. 
Toutes  ces  versions  ont  été  imprimées.  Notamment  le  texte  latin 
de  Guillaume  de  Solagna,  le  plus  authentique  de  tous,  a  été  magis- 
tralement édité  avec  une  traduction  anglaise  et  un  admirable  com- 
mentaire dans  le  Cathay  de  Yule.  Dans  ces  conditions,  M.  G. 
s'est  décidé  à  reproduire  (et  il  ne  pouvait  mieux  faire)  la  vieille 
version  française  du  texte  de  Guillaume  de  Solagna  écrite  en  1351 
par  Jean  le  Long,  natif  d'Ypres  et  moine  de  Saint-Bertin  à  Saint- 
Omer.  Il  s'est  servi  pour  cela  des  deux  manuscrits  de  cette  version 

1.  Probablement  en  1331.  En  décembre  1330,  Odoric  s'élait  mis  en  route  pour  Avi- 
gnon, afin  d'y  rendre  compte  au  pape  de  sa  mission.  Il  fut  arrêté  à  Pise  par  la  maladie 
et  retourna  à  son  couvent  d  Udine,  pour  y  mourir  le  H  janvier  1431. 


ANNKI-:     189B  139 

conservés  à  la  Bibliothèque  nationale  (français  n"^  1380  et  2810), 
ainsi  que  de  l'édition,  devenue  très  rare,  imprimée  à  Paris,  en  1529, 
par  Jehan  Saint-Denys.  La  reproduction,  qui  est  faite  avec  soin, 
est  d'une  fidélité  diplomatique.  M.  C.  a  respecté- toutes  les  parti- 
cularités et  fantaisies  de  l'orthographe,  et  jusqu'aux  fautes,  qui 
sont  d'ailleurs  corrigées  en  note,  au  bas  de  la  page.  Au  bas  de  la 
page  aussi  sont  relevées  les  variantes  et  additions  que  présentent 
les  autres  textes,  [199]  quand  celles-ci  sont  courtes.  Quand  elles 
sont  plus  longues,  elles  ont  trouvé  place  dans  les  notes  qui  sont  à  la 
suite  des  chapitres  et  qui  constituent  le  commentaire  proprement 
dit.  L'édition  renferme  ainsi  tout  ce  qui  nous,  a  été  transmis  sous 
le  nom  d'Odoric.  Dans  l'Introduction,  M.  C.  a  réuni,  avec  docu- 
ments à  l'appui,  tout  ce  que  l'on  sait  de  la  vie  d'Odoric,  du  culte 
rendu  à  sa  mémoire  et  des  destinées  de  son  livre.  Il  s'est  efforcé  de 
faire  revivre  l'humblemoine  dans  son  milieu  et,  aussi,  de  nous  faire 
envisager  ses  voyages  sous  leur  vrai  jour,  en  montrant  la  longue 
suite  de  tentatives  semblables,  plus  nombreuses  et  plus  fructueuses 
peut-être  qu'on  ne  le  croit  d'ordinaire,  faites  à  partir  des  croi- 
sades, par  les  papes  et  par  divers  Etats  de  TOccident,  pour 
renouer,  sur  les  traces  des  Nestoriens,  les  relations  toujours  pré- 
caires et  si  souvent  interrompues  avec  l'Extrême-Orient.  Il  y  a  là 
tout  un  ensemble  de  faits  imparfaitement  connus,  mais  reliés  par 
une  tradition  évidente,  dont  l'importance  ne  doit  être  ni  exagérée, 
ni  méconnue.  Les  rapports  de  l'Europe  et  de  l'Asie  n'ont  pas  été, 
au  moyen  âge,  ce  qu'ils  sont  devenus  après  le  triomphe  des  Turcs 
Ottomans.  —  L'Introduction  est  suivie  d'une  bibliographie  com- 
plète d'Odoric. 

Mais,  quelque  soin  qae  M.  C.  ait  mis  à  toutes  les  parties  du 
livre,  le  principal  effort  et  la  masse  du  travail  ont  dû  naturellemejit 
porter  sur  les  notes  explicatives,  sur  le  commentaire.  Là,  comme 
pour  l'Introduction,  du  reste,  il  a  eu  la  bonne  ou,  si  l'on  aim^ 
mieux,  la  mauvaise  fortune  de  venir  après  Yule.  Car  si,  avec  un 
guide  pareil,  les  risques  de  s'égarer  étaient  réduits  au  minimum, 
la  chance  de  trouver  beaucoup  à  glaner  après  lui,  même  à  l'inter- 
valle de  vingt-cinq  années,  était  diminuée  presque  d'autant.  M.  C. 
n'a  cherché  ni  à  déguiser,  ni  à  diminuer  tout  ce  qu'il  devait  à  son 
illustre  ami  et  devancier,  qui  a  pris  jusqu'à  sa  mort  le  plus  vif 
intérêt  à  cette  édition  française  d'Odoric,  et  à  qui  le  livre  est  dédié 
in  memoriam.  Mais,  en  acceptant,  comme  c'était  son  devoir,  la 
plupart  des  résultats  de  Yule,  M.  G.  l'a  fait  avec  indépendance.  Il 


160  COMPTKS     RENDUS      ET     NOTICES 

n'a  pas  hésité  à  se  séparer  de  lui  sur  plusieurs  points  importants 
et,  en  cherchant  de  côté  et  d'autre,  il  a  réuni  une  riche  collection 
de  renseignements  nouveaux,  qui  donnent  à  son  commentaire  une 
très  grande  valeur  propre.  Pour  la  Chine  surtout,  ce  commentaire 
est  très  précis,  tel  qu'on  pouvait  l'attendre  d'un  spécialiste  comme 
lui  ;  mais  aucune  partie  de  l'itinéraire  ne  s'est  trouvé  négligée.  Je 
crains  seulement  qu'il  n'ait  parfois  trop  cédé  à  la  tentation  de  vou- 
loir ajouter  du  neuf  aux  données  de  Yule.  Ce  n'est  qu'ainsi  du 
moins  que  je  m'explique  l'encombrement  de  matières  étrangères 
dont  ces  notes  sont  trop  souvent  affligées.  Quelle  utilité  y  avait-il 
à  consacrer  six  pages  à  la  description  des  ruines  de  Persépolis, 
dont  Odoric  ne  dit  rien  et  où  il  n'est  peut-être  jamais  allé  ?  Car, 
de  Yezd  à  Ormuz,  l'itinéraire  est  très  mal  jalonné.  Ailleurs,  la 
remarque  faite  en  passant  par  le  voyageur  que  telle  idole  «  est 
bien  grant  ou  plus  comme  saint  Cristofle  en  ce  pays  »,  nous  a 
valu  un  rappel  justifié  de  la  fresque  de  Mantegna  aux  Eremitani 
de  Padoue.  Mais  que  [200 1  vient  faire  après  une  monographie  de 
trois  pages  sur  le  culte  et  sur  l'iconographie  du  saint,  plus  le  rébus 
(avec  fac-similé)  qui  est  la  marque  de  l'imprimeur  Christophe  Fros- 
chauer,  de  Zurich?  J'en  dirai  autant  des  longues  descriptions  (de 
simples  renvois  suffisaient)  desNicobaret  des  Andaman,  où  Odoric 
n'a  certainement  pas  atterri,  s'il  a  tant  fait  que  d'y  passer,  et  de 
la  digression  sur  les  peuplades  cynocéphales  d'Asie,  d'Afrique, 
d'Amérique  et  d^Europe,  où  manquent  d'ailleurs  les  récits  d'Hé- 
rodote et  de  Ctésias,  ainsi  que  la  légende  des  Kinnaras  de  l'Inde, 
qui  sont  pour  nous  les  sources  premières  de  ces  fables.  La  men- 
tion et  la  gravure  de  la  famille  d'hommes  velus  découverte  en 
Birmanie  ont  du  moins  le  mérite  de  se  rapporter  à  la  même  partie 
du  monde.  Je  ne  veux  pas  multiplier  les  exemples  ;  mais  il  est  évi- 
dent que,  dans  ce  commentaire,  parmi  une  infinité  de  choses 
utiles  et  témoignant  de  recherches  étendues  et  consciencieuses,  il 
y  a  trop  de  hors-d'œuvre,  d'objets  de  curiosité,  parfois  même  de 
simples  bibelots.  Par  contre,  il  s'y  trouve  quelques  lacunes,  pour 
rinde  notamment.  C'est  ainsi  qu'en  débarquant  à  Thàna,  notre 
voyageur  note  que  ce  pays  habité  de  «  gens  tous  idolâtres,  car  ils 
adorent  le  feu,  les  serpents  et  les  arbres. . .  est  gouverné  de  Sarrazins 
qui  le  prirent  par  force  d'armes  »,  et  il  trouve  aussi  «  les  Sarrazins  » 
maîtres  du  golfe  de  Gambaye.  Le  renseignement  n'est  pas  sans 
importance,  et  il  ne  suffisait  pas  de  la  simple  indication  que  la 
dynastie  de  Tùghlak  remplaça  en  1321  celle  de  Khilji  sur  le  trône 


ANNÉE    1893  161 

de  Delhi,  pour  faire  apprécier  ici  l'exactitude  d'Odoric.  Dans  le 
court  espace  de  quelques  années  venaient,  en  effet,  de  s'effondrer, 
Tune  après  l'autre,  sous  les  armes  victorieuses  d'Allâ-ud-din,  les 
trois  grandes  monarchies  indigènes  de  cette  partie  de  l'Inde:  au 
nord,  les  Solankis  du  Gujarât;  à  l'est  et  sur  la  côte  même  de 
Thâna,  les  Yâdavas  de  Devagiri  ;  au  sud,  les  Hoysalas  de  Dvâ- 
rasamudra.  En  1318,  trois  ans  avant  l'arrivée  de  notre  voyageur, 
Harapâla,  le  dernier  des  souverains  de  Devagiri,  qui  avait  repris 
les  armes,  avait  été  capturé  et  écorché  vif  par  Mubârik,  le  succes- 
seur d'Allâ-ud-din.  Après,  comme  avant,  les  insurrections  furent 
fréquentes  dans  l'intérieur  des  terres  et  dans  les  parties  difficiles 
du  pays.  Sur  la  côte,  au  contraire,  dans  les  grandes  places  de 
commerce,  on  pouvait  supposer  que  les  gouverneurs  musulmans 
surent  maintenir  l'autorité  impériale,  malgré  les  désordres  insé- 
parables d'un  changement  de  dynastie.  Mais  ce  n'était  là  qu'une 
induction  probable  ;  le  fait  est  rendu  certain  par  le  témoignage 
positif  d'Odoric.  —  Une  ou  deux  notes  eussent  aussi  été  les  bien- 
venues pour  faire  la  part  de  la  fable  dans  les  informations  très 
curieuses  et,  en  somme,  exactes,  qu'Odoric  donne  plus  loin  sur 
les  us  et  coutumes  du  Malabar.  De  même,  en  ce  qui  concerne 
((  l'église  monseigneur  Saint-Thomas  »,  M.  G.  eût  pu  s'adresser 
mieux  qu'au  Dictionnaire  des  reliques  de  Gollin  de  Plancy,  pour 
élucider  le  petit  problème  que  soulève  la  relation  et  qui  parait  à 
peine  soupçonné.  Duquel  des  trois  sanctuaires  de  Madras  s'agit-il 
au  juste  ?  De  Maïlâpur,  où  se  trouve  le  tombeau  actuel  ?  Du  Mont 
Saint-Thomas,  où  fut  trouvée  la  vieille  croix  avec  inscription 
[201]  péhlévie  ?  Ou  du  Petit  Mont,  où  la  tradition  place  la  scène 
de  la  mort  du  saint?  On  sait  que  les  reliques  actuellement  révé- 
rées au  premier  de  ces  lieux  saints  ne  furent  découvertes  (et  alors 
transportées  en  majeure  partie,  sinon  en  totalité,  à  Goa)  qu'en  1522, 
sous  un  édifice  en  ruines  et  dans  les  circonstances  les  plus  sus- 
pectes. Ge  que  dit  Odoric  de  cette  «église»,  qu'elle  est  toute 
pleine  d'idoles  sans  nombre  et  que,  en  réalité,  elle  était  un  temple 
hindou,  semble  bien  pourtant  se  rapporter  à  ce  sanctuaire  de  Maï- 
lâpur, où,  de  temps  immémorial,  s'élevait  le  temple  de  Mayilâ-devî 
qui,  aujourd'hui  encore,  est  voisin  de  la  cathédrale  chrétienne.  On 
remarquera  que  ni  Odoric,  ni  Marco  Polo  ne  précisent,  qu'ils  ne 
parlent  ni  de  reliques,  ni  d'un  tombeau  proprement  dit  (le  Véni- 
tien mentionne  simplement  un  pèlerinage  et  des  pratiques  dévotes 
«  au  leu  là  où  le  saint  cors  fou  mort  »,  ce  qui  se  rapporterait  plutôt 

Religions  de  l'Inde.  —  IV.  11 


162  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

au  Petit  Mont),  et  qu'ils  .paraissent  ne  plus  avoir  trouvé  ni  l'un  ni 
l'autre,  en  ces  parages,  une  communauté  chrétienne  à  résidence 
fixe,  pas  plus  que  les  Portugais  du  reste  n'en  trouvèrent  une  en 
1517.  En  tout  cas,  ce  que  nous  apprend  Odoric  de  l'occupation  com- 
plète par  les  infidèles  des  lieux  où  une  tradition,  dès  lors  ancienne, 
plaçait  le  martyre  et  la  sépulture  de  l'Apôtre,  est  intéressant  et 
méritait  d'être  relevé.  Pareille  chose  ne  se  serait  certainement  pas 
passée  sur  l'autre  côte,  parmi  les  chrétientés  plus  puissantes  et 
plus  solidement  organisées  du  Malabar.  Il  est  singulier  qu'Odoric, 
qui  mentionne  en  passant  la  présence  de  Nestoriens  à  Thâna  et 
plus  au  nord,  ne  dit  rien  de  ces  communautés  du  sud,  sans  doute 
parce  que  leur  existence  était  dès  lors  trop  connue.  —  Je  crois 
aussi  qu'une  courte  indication  que  toute  ^eette  côte  de  Goromandel 
était  alors,  depuis  une  douzaine  d'années,  soumise  aux  empereurs 
de  Delhi,  eût  mieux  renseigné  le  lecteur  que  le  long  extrait  des 
Annales  chinoises  emprunté  aux  notes  de  Pauthier  sur  INIarco  Polo 
(il  suffisait  d'y  renvoyer),  où  les  identifications  géographiques  sont 
obscures  et  où  les  faits  sont  d'ailleurs  présentés  à  un  point  de  vue 
tout  chinois,  c'est-à-dire  bien  éloigné  de  la  réalité  des  choses.  — 
Voici  bien  des  critiques;  mais,  comme  l'on  voit,  elles  ne  portent 
après  tout  que  sur  des  desiderata  inévitables  et  d'ordre  secondaire. 
Elles  ne  peuvent  rien  enlever,  dans  ma  pensée  du  moins,  à  la 
haute  valeur  de  ce  commentaire,  qui  serait  parfait,  si  M.  G.  avait 
bien  voulu,  par  ci  par  là,  un  peu  l'alléger. 

J'ai  pourtant  à  lui  chercher  une  dernière  chicane.  En  plusieurs 
endroits  il  insiste  sur  «  l'authenticité  »  de  la  relation.  Or,  il  me 
semble  que,  sur  ce  point,  il  nous  fallait,  sinon  des  rései'A^es,  du 
moins,  quelques  explications.  Sans  doute  ces  Voyages  d'Odoric 
ne  sont  pas  une  pièce  fabriquée  comme  ceux  de  Mandeville.  Mais^ 
en  pareil  cas,  l'authenticité  comprend  aussi  l'autorité,  et  elle  est 
subordonnée  à  l'exacte  appréciation  du  rôle  des  intermédiaires  qui 
nous  ont  transmis  le  témoignage.  Pouvons-nous  accepter  à  la  lettre 
ce  qui  nous  est  dit  de  Guillaume  de  Solagna,  qu'il  rédigea  ces 
choses  par  écrit  (<i  fidélité r...  sicut  ipse  f rater  Odoricus  ore  pro- 
prio  exprimebaty)  ?  Car  tout  revient  à  ce  premier  témoignage.  La 
[202]  rédaction  subséquente  de  Henri  de  Glatz  est  si  semblable  à 
la  première,  que  l'hypothèse  d'une  seconde  vei-sion  orale  doit  être 
à  priori  écartée.  Évidemment,  les  compagnons  d'Odoric  avaient 
porté  avec  eux  à  la  cour  d'Avignon  cette  même  pièce  rédigée  par 
le  frère  Guillaume,  et  c'est  elle  qui,  avec  des  variantes  et  quelques. 


ANNÉE    18  93  .  163 

additions  facilement  explicables,  a  servi  de  source  à  Henri  de 
Glatz.Gela  étant,  la  réponse  ne  me  paraît  pas  douteuse,  et  je  vois 
par  ses  notes  que  M.  G.  se  l'est  faite  à  lui-même  ;  seulement  il  a 
oublié  de  nous  la  dire  en  temps  et  lieu.  A  moins  de  tenir  Odoric 
pour  un  menteur,  ce  qui  est  la  dernière  supposition  à  faire,  on  est 
obligé  de  convenir  qu'il  n'a  pas  «  dicté  »  sa  relation  à  frère  Guil- 
laume et  que  celui-ci  a  rédigé  très  librement,  avec  plus  d'un 
lapsus  de  mémoire,  les  récits  probablement  bien  plus  étendus  et 
plus  circonstanciés  du  voyageur.  Odoric,  qui  a  donné  tant  de 
preuves  de  véracité  et  d'exactitude,  n'a  certainement  pas  vu  tout 
ce  qu'il  voit  chez  son  rédacteur,  et  il  n'a  pas  non  plus  suivi  le 
bizarre  itinéraire  que  lui  impute  la  relation  :  de  la  côte  de  Goro- 
mandel  à  Sumatra  et  à  Java,  de  là  à  Bornéo  et  à  Gampâ  i  ;  puis, 
retour  à  Geylanpar  les  Nicobar,et  nouveau  départ  pour  la  Chin^, 
en  passant  par  les  Andaman.  Car,  s'il  l'avait  fait,  ce  qui,  après 
tout,  serait  possible,  bien  que  cette  partie  de  l'itinéraire  soit  préci- 
sément la  plus  chargée  de  fables,  il  aurait  certainement  relaté  les 
circonstances  qui  l'y  avaient  forcé,  et  le  frère  Guillaume,  de  son 
côté,  ne  les  aurait  probablement  pas  omises.  M.  G.  est  trop  bon 
géographe  pour  n'avoir  pas  noté  ces  invraisemblances  ;  mais  il  a 
laissé  au  lecteur  le  soin  d'en  tirer  la  conclusion. 

La  correction  est  parfaite  et,  en  tout  point,  digne  de  la  beauté 
du  livre.  Outre  quelques  lapsus  insignifiants,  voici  quelques  cor- 
rections que  j'ai  notées  en  passant  :  P.  c.  xxiii,  1.  2  infra^  au  lieu 
de  histore^  lire  histoire  ^-ye^^  le  fac-similé,  où  l'avant-dernière  * 
lettre  est  une  ligature  pour  ir\  P.  75  note  r/,  lire  sexagesimum . 
P.  165,  dans  une  citation,  il  €st  vrai,  il  y  a  une  «  latitude  sud  du 
méridien  de  Greenw^ich»  qui  fait  un  bien  mauvais  effet.  P.  256,  1.  i, 
au  lieu  de  vne^  lire  aiie.  P.  290,  note  13,  «  queste  »  n'est  pas  un 
filet  en  forme  de  panier,  mais  une  huche,  une  caisse.  C'est  le  cista 
du  texte  latin  ;  le  flamand  kist,  kest  (le  traducteur  était  flamand), 
l'allemand  kiste. 


1.  Odoric  est  certainement  allé  en  Campa.  Son  observation  que  les  femmes  de  ce 
pays  se  brûlent  avec  le  corps  de  leur  mari,  observation  pour  laquelle  M.  C.  n'a  trouvé 
qu'un  témoignage  mal  garanti  et  relatif  au  Cambodge  cbez  Ramusio,  est  confirmée 
par  les  Annales  d'Annam.  Truong-Vinh-Ky,  Cours  d'histoire  annamite,  I,  97;  Bouille- 
vaux,  UAnnam  et  le  Cambodge,  243.  Cf.  Aymonier,  dans  Excursions  et  reconnaissances, 
XIV,  176.  C'est  une  preuve  de  plus  de  l'exactitude  d'Odoric.  On  sait  du  reste  que  les 
Hindous  ont  importé  plus  ou  moins  le  sacrifice  de  la  satî  partout  où  ils  sont  allés  en 
nombre,  à  Java,  à  Bali  et  jusqu'en  Chine,  où  la  coutume  ne  fut  supprimée  par  édit 
impérial  qu'en  1729. 


164  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Le  volume   est  muni   d'un  excellent  index    et  d'une  carte  très 
commode  spécialement  dressée  par  M.  Gordier. 


Sources  of  Sanskrit  Lexicograrphy.  Edited  by  order  of  the  Impé- 
rial x4cademy  of  Sciences  of  Yienna.  Vol.  I.  The  Anekârthasam- 
gralia  of  Hemacandra.  With  Extracts  from  the  Commentary  of 
Mahendra.  Edited  by  Th.  Zachariae.  Vienne,  Alfred  Hœlder  ; 
Bombay,  Education  Society's  Press,  Byculla,  1893. —  xyiii-132- 
206  pp.  in-4«. 

[Revue  critique^  18  décembre  1893.) 

[473]  Ce  volume  imprimé  à  Bombay,  avec  les  mêmes  carac- 
tères et  dans  le  même  format  que  les  éditions  in-quarto  de  la  Bom- 
bay Sanskrit  Séries^  est  le  premier  d'une  série  de  lexiques  sans- 
crits indigènes  dont  l'Académie  de  Vienne,  sur.  la  proposition  de 
M.  Biihler,  a  décidé  de  patronner  et  de  subventionner  la  publica- 
tion. Le  titre  général  de  la  série  est  parfaitement  justifié  et,  dans 
l'état  présent  des  études,  nulle  entreprise  ne  pouvait  être  plus 
«itile.  On  sait,  en  effet,  que  nos  premiers  dictionnaires  sanscrits 
composés  pour  l'Europe  reposaient  entièrement  sur  ces  lexiques, 
et  que  les  plus  récents,  y  compris  les  derniers  suppléments  de  ce- 
lui de  Saint-Pétersbourg,  malgré  l'immense  travail  de  dépouille- 
ment de  textes  et  de  contrôle  philologique  qui  s'y  trouve  condensé, 
n'ont  encore  pas  d'autre  autorité  que  ces  mêmes  compilations  indi- 
gènes pour  un  grand  nombre  de  mots  et  un  plus  grand  nombre  de 
significations.  On  a  essayé  parfois  de  faire  à  ces  lexiques  une 
mauvaise  réputation.  On  y  a  relevé  un  grand  nombre  d'erreurs  ; 
on  leur  a  reproché  leur  manque  de  critique,  leur  peu  de  scrupule 
à  se  copier  les  uns  les  autres,  la  facilité  avec  laquelle  ils  multi- 
plient le  sens  des  mots,  l'a  peu  près  de  la  plupart  de  leurs  inter- 
prétations, tous  les  défauts  enfin  qu'il  est  facile  de  trouver  à  des 
livres  qui  prétendent  dresser  l'inventaire  des  richesses  de  la  lan- 
gue (sauf  les  racines  verbales),  en  rédigeant  en  vers  deux  listes  de 
mots,  les  homonymes  et  les  synonymes.  Et,  de  fait,  à  voir  kiquan- 


ANNÉE     1893  1(55 

tité  de  termes  et  de  significations  fournis  par  ces  koshas^  qui, 
après  tant  d'années  d'étude,  [474J  n'ont  pas  encore  été  retrouvés 
dans  les  textes^,  les  plus  confiants, doivent  être  embarrassés  de 
les  innocenter  de  tout  point.  Mais  ces  lexiques  seraient  aussi  sus- 
pects qu'on  veut  bien  le  dire,  qu'ils  n'en  seraient  pas  moins,  dans 
une  infinité  de  cas,  notre  grande  et  parfois  unique  ressource. 
Leurs  adversaires  les  plus  décidés  ne  vont  pas  jusqu'à  les  accu- 
ser d'avoir  inventé  ou  d'avoir  gâché  tout  ce  qu'ils  contiennent  de 
matériaux  jusqu'ici  non  contrôlés,  matériaux  dont  le  nombre,  d'ail- 
leurs, diminue  chaque  jour  à  mesure  qu'on  pénètre  dans  des  re- 
coins moins  frayés  de  la  littérature.  Dans  ces  cas,  on  a  beau  être 
défiant,  on  s'estime  heureux,  à  la  rencontre  d'un  terme  nouveau, 
de  pouvoir  s'appuyer  sur  une  donnée  d'un  de  ces  livres  ;  car,  même 
pour  le  sanscrit  proprement  dit,  de  structure  pourtant  si  métho- 
diquement artificielle,  la  simple  étymologie  est  un  instrument  peu 
sûr  pour  deviner  les  fantaisies  de  l'usage.  H  y  a  plus:  une  fois 
admise  dans  un  kosha  de  quelque  renom  (et  il  ne  nous  en  a  guère 
été  conservé  d'autres),  une  erreur  même  avait  beaucoup  de  chan- 
ces d'entrer  réellement  dans  la  langue  et  de  s'imposer  à  l'usage. 
Aussi,  malgré  ce  que  nous  savons  des  sabhâs,  les  académies 
d'alors,  de  leurs  rivalités  et  du  soin  jaloux  qu'on  y  mettait  à  éplu- 
cher les  œuvres  du  voisin,  est-il  fort  possible  et  même  probable 
que,  dans  ces  «  trésors  »,  il  est  entré  plus  d'une  pièce  de  mau- 
vais aloi,  que  nous  pouvons  discuter,  mais  que  nous  n'avons  plus 
le  droit  d'éliminer.  Avec  tous  leurs  défauts,  les  koshas  sont  donc 
non  seulement  utiles,  mais  indispensables  et,  dès  lors,  il  devient 
nécessaire  de  savoir  ce  qu'ils  contiennent  réellement,  ce  que  leurs 
auteurs  ont  prétendu  y  mettre,  en  le  dégageant  autant  que  possi- 
ble des  erreurs  et  des  négligences  accumulées  des  copistes.  En 
d'autres  termes,  il  est  urgent  d'établir  des  éditions  critiques  de 
ces  lexiques  et,  j'ajoute  aussitôt,  de  leurs  commentaires. 

Or,  c'est  là  une  tâche  qui,  à  peine  commencée  pour  les  lexiques, 
reste  entièrement  à  faire  pour  les  commentaires.  Pourtant  ceux-ci 
ne  sont  pas  moins  utiles  que  les  textes  qu'ils  commentent,  surtout 
quand  ils  émanent,  comme  c'est  parfois  le  cas,  soit  de  l'auteur  lui- 
même,  soit  d'un  disciple  immédiat.  Précieux  pour  l'établissement 
et  pour  l'histoire  de  ces  textes,  ils  sont  encore  indispensables  pour 


1.  Il  suffit  pour  cela  de  parcourir  le  Dictionnaire  abrégé  de  Saint-Pétersbourg  et  de 
compter  le  nombre  de  mots  et  de  sens  qui  y  sont  marqués  d'un  astérisque. 


166  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

leur  pleine  intelligence.  L'interprétation  des  termes  enregistrés 
est,  en  effet,  presque  toujours  vague  et  obscure  dans  les  lexiques, 
où  elle  est  donnée  en  un  seul  mot  souvent  lui-même  susceptible  de 
plusieurs  sens.  Au  commentaire  est  réservé  le  soin  de  la  repren- 
dre, de  la  préciser,  de  l'appuyer  par  des  exemples,  et  c'est  prin- 
cipalement à  l'impossibilité  ou,  du  moins,  à  la  difficulté  de  con- 
sulter ces  dernières  sources,  qu'il  faut  attribuer  la  plupart  des  inter- 
prétations fausses  qui  se  sont  perpétuées  dans  nos  dictionnaires .  Dans 
celui  de  Wilson,  rédigé  d'ab^d  entièrement  d'après  le  dépouille- 
ment [47o]  des  principaux  koshas  fait  par  des  pandits  à  Taide  de 
matériaux  souvent  insuffisants,  ces  fausses  interprétations  abon- 
dent. Depuis  1819,  plusieurs  générations  d'indianistes  ont  eu  le 
temps  de  leur  faire  la  chasse  ;  un  très  grand  nombre  a  été  corrigé 
dans  le  Dictionnaire  de  Saint-Pétersbourg  ;  mais  il  en  reste  encore 
beaucoup  et,  pour  avoir  raison  aussi  dé  ceux-ci,  la  première  con- 
dition sera  de  pouvoir  recourir  aux  commentaires. 

C'est  du  reste  là  une  thèse  qui  n'a  plus  besoin  d'être  défendue 
après  qu'elle  l'a  été  d'une  façon  si  brillante  par  ^I.  Zacliariae  lui- 
même,  dans  son  édition  du  Çâçvatakosha  S  dans  ses  Beitrœge  zur 
indiscJieJi  Lexicographie-^  et  dans  ses  contributions  à  diverses 
revues 3.  Tous  ces  travaux,  qui  témoignent  d'une  compétence  par- 
faite et  convergent  vers  un  même  but,  l'épuration  du  lexique  sans- 
crit, sont  comme  une  longue  justification  anticipée  de  l'entre- 
prise maintenant  patronnée  par  l'Académie  de  Vienne,  et  il  suffit 
de  parcourir  le  présent  volume  pour  voir  que  celui-ci  tient,  et  au- 
delà,  toutes  les  promesses  faites  alors.  Je  me  bornerai  à  un  petit 
nombre  d'exemples.  Hemacandra  donne  \)o\ïy  kala  {W ,  465),  entre 
autres  sens,  celui  à'ajirna^  que  tous  nos  dictionnaires,  depuis 
celui  de  Wilson  jusqu'à  celui  de  M.  Bôhtlingk,  traduisent  par 
«  non  digéré  ».  Grâce  au  commentaire  de  son  disciple  Mahendra, 
publié  par  M.  Zachariae,  nous  savons  maintenant  que  le  mot  doit 
se  prendre  ici  dans  le  sens  de  v  jeune  ».  De  même,  si  l'auteur  du 
lexique  explique  mandàka  (III,  73)  par  çonakciy  le  disciple  nous 
apprend  que  son  maître  entendait  en  faire  le  nom  d'une  rivière  et  non 
celui  d'une  plante,  comme  le  portent  ces  mêmes  dictionnaires.  Aces 
deux  exemples  que  j'emprunte  à  un  récent  article  àe  M.  Jacobi^ 

1.  Cf.  Rev.  crit.  du  30  avril  1883  [Œuvres,  l.   III,   pp.44ôcl  suiv.). 

2.  Berlin,  Weidmannsche  Buchhandiung,  1883. 

3.  Notamment  dans  les  Gœtting.  gel.  Anzeigen,  1885. 

4.  D.iri'^  \\.\rnrl^my  du  16  septembre. 


ANNÉE    1893  167 

sur  la  publication  de  M.  Zacliariae,  il  serait  facile  d'en  ajou- 
ter beaucoup  d'autres.  C'est  ainsi  que  kambala  (III,  626),  défini 
dans  le  lexique  par  krlmi^  est  resté  «  un  ver  »  cliez  M.  Boht- 
lingk  ;  le  commentaire  précise  et  donne  «  une  certaine  espèce  de 
ver  ».  Un  peu  plus  loin  (III,  628),  en  glosant  par  çehhara  le  sens 
de  avatamsa  donné  dans  le  lexique  pour  kâmala^  Mahendra  nous 
avertit  que  cette  signification  en  tout  cas  n'est  pas  une  simple 
faute  de  copiste,  comme  le  suppose  le  Dictionnaire  de  Saint-Pé- 
tersbourg, mais  que,  à  tort  ou  à  raison,  elle  est  du  fait  de  son 
maître  et  voulue  par  lui.  Ailleurs  encore  (III,  606),  les  mots  par 
lesquels  Hemacandra  exprime  les  divers  sens  de  çilindhrî^  peu- 
vent se  séparer  de  deux  façons  différentes  :  les  dictionnaires  en 
ont  tiré  les  significations  :  «  une  espèce  d'oiseau,  une  espèce  de 
ver,  argile  ».  Selon  Mahendra,  ces  trois  significations  se  rédui- 
raient à  deux  :  «  une  espèce  d'oiseau  »  et  «  l'argile  (provenant) 
d'un  certain  ver  aquatique  »  i,  et  [476]  une  observation  de  M.  Za- 
chariae-  sur  ce  passage  où  il  y  a  un  conflit  apparent  entre  le 
lexique  de  Hemacandra  interprété  par  son  disciple  et  le  Viçva- 
kosha,  nous  renvoie,  pour  la  solution  de  l'énigme,  au  temps  où 
nous  aurons  aussi  pour  cet  autre  recueil  un  commentaire  autorisé. 
Il  ne  servirait  de  rien  de  multiplier  ces  exemples  pour  ceux  qui 
les  estimeraient  futiles  :  à  ceux  qui  sont  d'avis  que,  du  moment 
qu'il  s'agit  de  donner  le  sens  des  mots,  il  faut  le  donner  juste,  il 
suffira  de  ce  petit  nombre  pour  voir  de  quelle  utilité  sera  la  pu- 
blication des  principaux  lexiques  indigènes  poursuivie  avec  le 
même  soin  et  sur  le  même  plan  compréhensif. 

Dans  une  courte  préface,  M.  Z.  rend  compte  des  matériaux  sur 
lesquels  il  a  travaillé.  Les  éditions  de  Calcutta  et  de  Benarès  ne 
lui  ont  été  d'aucun  secours  ;  mais  les  manuscrits  qu'il  a  eus  à  sa 
disposition  étaient  si  parfaits,  qu'il  a  pu  donner  un  texte  sans  va- 
riantes. Pour  le  commentaire  de  Mahendra,  les  sources  étaient 
plus  troubles,  mais  encore  exceptionnellement  bonnes.  De  ce  com- 
mentaire, trop  volumineux  pour  pouvoir  être  publié  in  extenso ^ 
M.  Z.  n'a  reproduit  que  les  parties  vraiment  utiles,  notamment  un 
très  grand  nombre  des  citations  dont  Mahendra  est  prodigue.  Le 


1,  S'agirait  il  de  la  gaine  terreuse  dans  laquelle  s'abritent  les  larves  d'éphémères, 
ou  des  sécrétions  produites  par  certains  annélidcs,  et  çUindhrî,  dans  ce  seris,  serait-il 
une  adaptation  de  xjÀ'.v5po;'? 

2.  Dans  ses  Epilegomena  zii  der  Aasgabe  des  Anckârthasamgraha,  \)\ihliést\prcs  l'uchè- 
vement  du  lexique,  dans  les  Sitzungsberichie  de  l'Académie  de  Vienne,  t.  CXXIX. 


168  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

commentaire  en  renferme  environ  sept  mille,  presque  toutes  tirées 
de  textes  en  vers  et  sans  indication  de  provenance.  M.  Z.  a  repro- 
duit à  peu  près  toutes  celles  qu'il  a  pu  identifier,  plus  un  grand 
nombre  d'autres  assez  caractéristiques  pour  pouvoir  être  identifiées 
plus  tard,  ou  qui  lui  ont  paru  intéressantes  à  divers  égards.  L'iden- 
tification de  ces  courts  fragments,  qui  représente  à  elle  seule  une 
somme  de  travail  énorme,  a  été  poursuivie  par  l'éditeur  dans  les 
Epilegomena  déjà  visés  ci-dessus  en  note.  Dans  ce  mémoire,  qui 
est  un  complément  de  l'édition,  M.  Z.  a  réuni  divers  éclaircisse- 
ments critiques,  pliis  une  liste  des  poètes,  au  nombre  de  plus  de 
cent,  cités  (mais  non  nommés)  par  Mtihendra.  La  correction  typo- 
graphique est  parfaite  et  fait  le  plus  grand  honneur  à  M.  Zacha- 
riae  ainsi  qu'au  prote  de  Bombay.  Bref,  le  volume  n'a  qu'un  défaut, 
mais  celui-ci  trè§.  sensible  :  l'absence  d'un  Index  des  mots  traités 
dans  le  lexique.  L'ordre  adopté  par  Hemacandra  est  compliqué,  et 
les  renvois  complets  donnés  dans  le  dictionnaire  de  Saint-Péters- 
bourg se  rapportent  à  l'édition  de  Calcutta,  qui  ne  concorde  qu'ap- 
proximativement  avec  celle  de  M.  Zachariae.  L'éditeur  convient 
de  la  gravité  de  cette  lacune,  et  il  s'en  excuse  par  le  manque  de 
place.  Le  motif  doit  avoir  été  péremptoire,  mais  il  ne  se  comprend 
guère.  Il  y  aurait  là  la  matière  d'un  deuxième  fascicule  diEpile- 
gomena^  qui  serait  certainement  le  bienvenu.  Je  termine  en  ex- 
primant le  vœu  que  les  volumes  suivants  de  ces  Sources  of  Sans- 
krit Lexicography ^  que  se  sont  partagés,  dit-on,  MM.  Kirste, 
A.  Stein  et  Zachariae  lui-même,  soient  dignes  en  tout  point  du 
premier. 


Hermann  Jacobi,  Ueber  das  Aller  des  Rig-Veda.  Extrait  tiré  à 
part  de  Festgruss  an  Rudolf  von  Roth  zum  Doktor-Jubilàum , 
24  August  1S93,  von  seinen  Freunden  und  Schûlern.  Stutt- 
gart, 1893. 

[Journal  asiatique^  janvier-février  1894.) 

[156]  Le  mémoire  de  M.  Jacobi  est  très  court,  de  sept  pages  in- 
quarto  à  peine  ;  mais  il  n'est  pas  de  ceux  qui   se  laissent  résumer 


ANNÉE     189  4  169 

en  peu  de  mots.  Pour  exposer  la  question  que  l'auteur  soulève  et 
la  solution  qu'il  y  apporte,  j'aurai  à  entrer  dans  quelques  détails 
et,  si  je  veux  y  joindre  quelques  observations,  je  serai  peut-être 
obligé  d'être  plus  long  que  lui.  Mais  la  chose  en  vaut  vraiment  la 
peine.  M.  Jacobi  s'est,  en  effet,  proposé  de  déterminer  ce  que  les 
données. éparses  les  plus  anciennes  du  calendrier  védique  peuvent 
nous  apprendre  touchant  l'âge  du  Rigveda.  C'est  là  une  recherche 
qui  date  du  début  même  des  études  védiques,  mais  qui,  dans  ces 
derniers  temps,  pour  diverses  raisons,  était  un  peu  discréditée  chez 
nous.  Dans  l'Inde  même,  elle  n'avait  jamais  été  abandonnée  et, 
tout  récemment,  un  savant  indigène,  M.  Bal  Gangâdhar  Tilak 
de  Poona,  la  reprenait  dans  un  livre  remarquable  ^  où,  devan- 
çant [lo7]  la  publication  de  M.  Jacobi,  il  arrivait,  par  des  voies  en 
partie  différentes,  aux  mêmes  conclusions  générales.  Seulement  le 
savant  hindou  a  quelque  peu  compromis  sa  thèse  en  y  introduisant, 
à  côté  d'un  fond  d'arguments  très  solides,  d'autres  qui  le  sont 
beaucoup  moins,  notamment  des  spéculations  mythologiques  tou- 
jours suspectes  et,  peut-être  aussi,  une  cosmographie  trop  avancée. 
M.  Jacobi,  au  contraire,  a  su  défendre  des  propositions  très  har- 
dies avec  une  sobriété  parfaite:  il  s'est  borné  aux  données  qui 
relèvent  incontestablement  du  calendrier,  et  il  n'a  rien  supposé 
que  n'ait  pu  fournir  l'empirisme  le  plus  rudimentaire. 

Mais,  avant  d'exposer  les  vues  de  M.  Jacobi,  je  dois  dire  quels 
sont  les  éléments  du  calendrier  du  Rigveda.  L'année  était  de 
360  jours  et  comprenait  douze  mois  évalués  à  30  jours  chacun. 
Cette  année  n'était  pas  une  année  vague,  la  simple  somme  de  douze 
lunaisons.  Elle  était  déterminée  par  le  retour  des  mêmes  saisons; 
en  principe,  c'était  l'année  tropique,  mesurée  par  le  rBtour  du  so- 
leil au  même  équinoxe  ou  au  même  solstice.  Mais  l'observation 
avait  dû  faire  voir  bien  vite  que  360  jours  ne  suffisaient  pas  pour 
amener  ce  retour,  qu'il  fallait  un  supplément,  et,  en  effet,  il  y  avait 
un  mois  intercalaire.  De  même  le  mois,  comme  le  nom  sanscrit 
l'indique,  était  en  principe  la  lunaison,  mesurée  de  pleine  lune  en 
pleine  lune,  ou  de  nouvelle  lune  en  nouvelle  lune,  c'est-à-dire  par 
la  révolution  synodique.  Et,  comme  cette  révolution  est  de 
29  jours  et  demi  seulement,  il  devait  y  avoir,  de  ce  chef    aussi, 

1.  The  Orion,  or  Researches  into  the  Anliqaiiy  of  the  Vedas,  Bombay,  1893.  Un  résumé 
très  succinct  de  l'ouvrage,  fourni  par  l'auteur,  a  été  présenté  au  Congrès  des  Orien- 
talistes tenu  à  Londres  en  1892,  et  se  trouve  inséré  dans  les  Transactions  du  Congrès, 
vol.  I,  p.  376. 


170  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

un  artifice  pour  accorder  l'observation  avec  le  nombre  rond  de 
30  jours.  Cet  artifice,  nous  l'ignorons;  de  môme  que  nous  ne 
savons  pas  au  juste  comment  se  faisait  l'intercalation  du  mois 
supplémentaire.  Car,  en  l'absence  de  preuves  pasitives,  nous  ne 
pouvons  pas  supposer  chez  les  Hindous  d'alors  les  systèmes  com- 
pliqués dont  leurs  descendants  ont  fait  usage  dans  la  suite.  Mais 
nous  pouvons  hardiment  leur  faire,  dès  cette  époque,  le  crédit 
d'une  habileté  d'observation  suffisante  pour  opérer  des  raccorde- 
ments semblables.  Si,  plu&iard,  leur  astronomie  est  devenue  avant 
tout  [lo8]  une  affaire  de  calcul,  ils  devaient  au  contraire,  à  l'épo- 
que du  Rigveda,  regarder  assidûment  le  ciel,  précisément  parce 
qu'ils  n'avaient  pas  de  théorie  les  dispensant  de  l'observation. 
C'est  ainsi  qu'ils  avaient  dès  lors  une  connaissance  assez  profonde 
des  routes  du  soleil  et  de  la  lune,  qu'ils  avaient  jalonnées  au  moyen 
de  certaines  étoiles  ou  de  certains  groupes  d'étoiles.  Ces  constel- 
lations, les  nakshatras  —  que  nous  trouvons  fixées  plus  tard  au 
nombre  de  27  ou  de  28,  qui  leur  ont  fourni  dans  la  suite  et  leur 
fournissaient  peut-être  dès  lors  les  noms  de  leurs  mois,  chacun  de 
ces  mois  tirant  son  nom  de  celui  du  nakshatra  dans  lequel  la  lune 
du  mois  était  pleine  —  leur  donnaient,  pour  mesurer  la  révolu- 
tion annuelle,  un  moyen  plus  précis  et  plus  commode  que  le  retour 
forcément  un  pe«  vague  des  mêmes  saisons  ou  la  détermination 
plus  délicate  des  équinoxes  et  des  solstices.  Ils  avaient  été  con- 
duits ainsi  tout  naturellement  à  mesurer  l'année  tropique  par 
l'année  sidérale.  Et  ils  ont  pu  continuer  de  la  sorte  pendant  des 
siècles  sans  s'apercevoir  qu'ils  confondaient  des  grandeurs  diffé- 
rentes, tant  la  différence  est  petite,  un  excès,  pour  l'année  sidérale, 
d'un  peu  plus  de  20  minutes  par  an.  On  sait,  en  effet,  qu'en  vertu 
de  la  précession  des  équinoxes,  le  soleil,  dans  sa  course  annuelle 
d'occident  en  orient,  revient  au  même  point  de  l'écliptique,  équi- 
noxe  ou  solstice,  avant  de  revenir  à  la  même  étoile,  et  que,  pour 
atteindre  celle-ci,  il  lui  faut  parcourir  en  plus  un  arc  de  50'^  ;  en 
d'autres  termes,  que  les  points  équinoxiaux  et  solsticiaux  se  dé- 
placent d'orient  en  occident  de  50  "  d'arc  par  an  et  par  rapport  aux 
étoiles.  Insensible  longtemps,  cet  écart,  en  s'accumulant,  finit  par 
s'imposer  à  l'observation.  Après  cinq  siècles,  par  exemple,  il  est 
de  7**,  et  les  équinoxes  et  les  solstices  sont  en  avance  sur  leur 
position  sidérale  primitive  de  sept  jours.  Au  bout  de  mille  ans,  la 
différence  sera  presque  d'une  demi-lunaison,  et,  dans  un  pays 
comme  l'Inde,  où  le  régime  de  l'année  est  très  régulier,  les  saisons 


ANNÉE     1894  171 

paraîtront  déplacées  :  elles  ne  commenceront  ni  ne  finiront  plus 
Avec  le  lever  liéliaque  des  mêmes  étoiles  et  ne  correspondront  plus 
[lo9]  au  même  aspect  du  ciel.  De  ces  changements,  les  Hindous, 
même  dans  leur. astronomie  empruntée  des  Grecs,  n'ont  jamais  su 
donner  une  théorie  acceptable  ^  ;  mais  ils  en  ont  gardé  divers  sou- 
venirs dans  leur  littérature.  Et  ce  sont  ces  souvenirs,  en  partie 
déjà  signalés  dans  leurs  Brâhmanas  et  dans  le  traité  de  leur  vieille 
astronomie  intitulé  Jyotlsha^  que  M.  Jacobi  reprend  dans  ce  mé- 
moire en  les  complétant,  en  les  groupant  d'une  façon  ingénieuse  et 
originale,  et,  ce  qui  est  un  point  essentiel  faisant  défaut  jusqu'ici, 
en  y  ajoutant  des  données  nouvelles  prises,  non  plus  dans  les 
Brâhmanas,  mais  dans  le  Rigveda  même. 

Ces  données  que  M.  Jacobi  pense  avoir  trouvées  dans  le  Rig- 
veda sont  au  nombre  de  deux. 

Dans  le  VII^  livre,  l'hymne  103  est  consacré  à  l'éloge  des  gre- 
nouilles, qui  sont  comparées  à  des  brahmanes  réglant  la  marche 
du  sacrifice  sur  celle  de  l'année.  Au  vers  9,  il  est  dit  de  ces  ani- 
maux :  «  Ils  observent  l'ordre  établi  par  lés  dieux;  ces  hommes- 
là  n'enfreignent  pas  l'échéance  du  dvàdaça  :  au  cours  de  l'année, 
dès  que  les  pluies  sont  Avenues,  les  brûlants  chaudrons  -  reçoivent 
congé.  »  Sâyana  et,  à  sa  suite,  tous  les  traducteurs  rendent  dvâ- 
daça^  dans  ce  vers,  par  «  année  ».  Et,  en  effet,  comme  la  plupart 
des  adjectifs  numériques  ordinaux,  celui-ci  a  un  sens  secondaire, 
celui  de  «  composé  de  douze  parties  ».  Mais,  dans  ce  sens,  ces 
adjectifs  sont  régulièrement  ou  unis  à  leur  substantif  en  un  seul 
composé,  ou  placés  immédiatementà  côté,  de  façon  à  former  avec  lui 
une  seule  locution,  par  Q^i.QVH'^XQ'.pahcaviînçabrâhmcuuim  owpahca- 
[160]  vimçam  hràhmanam  «  le  Brâhmana  en  vingt-cinq  sections  », 
dvâdaçastotram  ou  dvàdacam  stotram  «  un  chant  liturgique 
composé  de  douze  parties  ».  Ici  au  contraire ,  <:/(^r^r/<2ça  est  employé 
seul,  sans  objet  exprimé.   M.  Jacobi  le  prend  donc  dans  l'accep- 


1.  Par  contre,  ils  en  ont  trouvé  une  évaluation  singulièrement  exacte  (51  "  par  an), 
plus  exacte  que  celle  des  Grecs  (36"),  et  dont  l'élaboration,  en  l'absence  chez  eux  de 
toute  chronologie  un  peu  ancienne,  reste  une  énigme.  S'ils  l'ont  réellement  obtenue 
par  observation  au  bout  d'un  très  petit  nombre  de  siècles,  elle  fait  le  plus  grand  hon- 
neur à  leur  habileté. 

2.  Ces  «  chaudrons  »  sont,  d'une  part,  les  creux  où  les  grenouilles  se  rclireut  pen- 
dant la  période  sèche  et,  d'autre  part,  certains  vases  que  les  brahmanes  emploient 
dans  leurs  sacrifices.  Les  sacrifices  étaient  apparemment  interrompus  pendant  les 
pluies.  Daprès  le  rituel  postérieur,  on  n'en  entreprenait  pas  de  nouveaux  du  solstice 
d'été  au  solstice  d'hiver. 


17i  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

tion  ordinaire  de  :  «  douzième  »  et,  sous-entendant  «  mois  )),il  tra- 
duit :  «  Ces  liommes-là  n'enfreignent  pas  l'échéance  du  douzième 
(mois)  ».  Pour  l'auteur  de  l'hymne,  le  renouvellement  de  l'année 
aurait  ainsi  coïncidé  avec  l'arrivée  de  la  saison  des  pluies.  La 
traduction  n'est  pas  certaine,  mais  elle  est  assurément  la  plus- 
simple  et  la  plus  naturelle,  celle  qui  s'accorde  le  mieux  avec  l'usage 
de  la  langue  et  le  cours  des  choses.  De  toutes  les  divisions  de 
l'année  hindoue,  la  saison  pluvieuse  est,  en  effet,  la  plus  régu- 
lière, la  plus  tranchée,  cellé^njui  agit  le  plus  immédiatement  sur  la 
vie  de  la  population  :  si  bien  que,  jusqu'à  nos  jours,  les  termes 
les  plus  usités  pour  signifier  l'année,  varsha^  ahda^  sont  des 
synonymes  de  «  pluie  ».  Or,  dans  l'Inde,  particulièrement  dans  le 
Penjâb,  qui  a  été  le  centre  de  la  poésie  védique,  les  pluies  ame- 
nées régulièrement  par  la  mousson,  commencent  à  la  fin  de  juin, 
vers  le  solstice  d'été. 

Cette  première  donnée  n'acquiert  une  valeur  chronologique 
que  si  on  la  rapproche  d'une  seconde,  que  M.  Jacobi  trouve  dans 
le  X®  livre,  dans  l'hyme  85  ou  hymne  nuptial.  La  première  partie 
de  cet  hymne  décrit  les  noces  de  Sùryâ,  la  fille  du  Soleil  et,  ici, 
certainement  une  figure  du  soleil,  avec  Soma,  le  dieu  de  la  lune. 
Le  vers  13  est  ainsi  conçu  :  «  La  pompe  nuptiale  de  Sùryâ  s'est 
mise  en  marche,  congédiée  par  Savitri  ;  au;c  Aghâs,  on  tue  les 
bœufs  ^  ;  aux  deux  Arjunis,  se  fait  la  procession  -.  »  Les  Aghâs  et 
les  deux  Arjunîs  sont  les  trois  nakshatras  consécutifs  appelés  plus 
tard  Maghâ,  première  et  deuxième  Phalguni  ;  et  i'Atharvaveda,  où 
le  vers  se  retrouve  avec  une  variante  pour  le  deuxième  hémistiche, 
ne  fait  que  redire  la  même  chose  en  un  langage  plus  moderne  : 
«  x\ux  Maghâs,  on  tue  les  bœufs  ;  aux  Phalgunîs,  se  fait  le 
[161]  mariage.  »  La  traduction  ne  laisse  aucun  doute,  et  le  rap- 
port de  cette  partie  de  l'hymne  et,  en  particulier,  du  vers  13  avec 
la  marche  du  soleil  n'est  pas  non  plus  contesté.  Quant  à  la  conclu- 
sion qu'en  tire  M.  Jacobi,  je  la  reproduis  en  ses  propres  paroles  : 
((  Gomme  il  s'agit  des  noces  de  Sùryâ  et  de  son  entrée  dans  une 
nouvelle  maison,  il  est  bien  clair  que,  par  l'époque  spécifiée,  il 
faut  entendre  le  commencement  d'une  nouvelle  révolution  solaire. 
Et  comme  une  année  védique,  ainsi  que  nous  venons  de  le  voir 
par  le  passage  précédent,  commençait   au  solstice  d'été,  il  faut 


1.  Pour  la  réception  des  hôtes,  dans  la  maison  de  la  fiancée. 

2.  La  domum  deductio. 


ANNÉE    1891  173 

croire  qu'on  plaçait  alors  ce  solstice  dans  Pholgunî.  »  —  Maghâ 
est  Régulus;  les  deux  Phalgunis  correspondent  aux  étoiles  8  et 
p  du  Lion.  La  position  du  solstice  d'été  qui  serait  ainsi  impliquée 
dans  l'hymne  est  celle  qu'il  occupait  vers  l'an  4500  avant  notre  ère. 
J'ajoute  que,  même  dans  le  cas  où  l'on  ne  voudrait  admettre 
aucun  rapport  entre  les  deux  passages  ;  où,  s'en  tenant  à  l'an- 
cienne traduction  pour  le  vers  de  l'hymne  des  grenouilles,  on 
renoncerait  à  invoquer  ce  vers  en  faveur  d'une  année  commençant 
avec  les  pluies  du  solstice  d'été,  on  serait  encore  conduit,  par  le 
seul  examen  du  passage  de  l'hymne  nuptial  à  regarder  la  conclu- 
sion de  M.  Jacobi  comme  très  probable. En  effet,  si  le  mariage  de 
Sùryâ  symbolise  réellement  la  marche  du  soleil  et  le  renouvelle- 
ment de  l'année,  la  position  de  l'astre  en  Phalgunî  ne  peut  s'enten- 
dre que  de  l'un  ou  de  l'autre  des  quatre  points  cardinaux  de  sa 
carrière,  soit  équinoxe,  soit  solstice,  les  seuls  d'où  puisse  conve- 
nablement partir  une  année  nouvelle.  Dès  lors,  le  choix  du  solstice 
d'été  s'impose  ;  car,  pour  les  trois  autres  points,  il  nous  faudrait 
remonter  infiniment  plus  haut  et  ajouter  à  cette  date  déjà  si  re- 
culée de  nouvelles  périodes  de  6000,  de  13000,  de  19000  ans.  Et, 
puisque  je  suis  à  prévenir  des  objections,  j'en  écarterai  de  suite 
une  de  plus.  On  pourrait  objecter  à  la  rigueur  que  le  mariage  de 
Sùryâ  et  de  Soma  doit  s'entendre,  non  de  la  révolution  annuelle, 
mais  de  la  lunaison,  et  que  la  position  dans  Phalguni  doit  être 
celle  de  la  lune.  Mais,  alors  même,  il  faudrait  admettre  que  cette 
[162]  lunaison  ne  peut  être  la  première  venue,  et  que,  si  le  choix 
de  l'astérisme  doit  avoir  un  sens,  elle  ne  peut  être  que  la  pre- 
mière de  l'année.  Dès  lors,  nous  aurions  de  nouveau  le  solstice 
d'été  en  Phalguni  et  le  résultat  chronologique  resterait  le  même. 
De  plus,  cette  lune  ainsi  placée  en  Phalgunî,  au  point  solsticial 
d'été,  aurait  été  ou  nouvelle,  ou  pleine.  Dans  le  premier  cas,  le 
soleil  s'y  serait  trouvé  avec  elle,  et  nous  rentrerions  absolument 
dans  les  données  précédentes.  Dans  le  cas  où  on  la  suppose- 
rait pleine  —  supposition  peu  probable,  car  elle  placerait  le  ma- 
riage des  deux  astres  à  un  moment  où  ils  sont  à  des  points  oppo- 
sés du  ciel  —  le  soleil  se  serait  trouvé  au  solstice  d'hiver,  et  le 
seul  changement  qui  en  résulterait  dans  nos  conclusions,  l'argu- 
ment chronologique  demeurant  intact,  serait  que  le  vers  en  ques- 
tion suppose  une  année  commençant  avec  le  mois  de  Phâlguna,  ou 
solstice  d'hiver,  année  pour  laquelle,  comme  nous  le  verrons  plus 
loin,  il  y  a  encore  d'autres  témoignages  védiques.  Enfin,  il  est  une 


1"4  COMPTl^S     RENDUS     KT     NOTICES 

dernière  objection  que  feront  peut-être  des  gens  de  peu  de  foi,  et 
que  je  ne  dois  pas  passer  sous  silence,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  cher- 
cher dans  notre  vers  de  si  grands  secrets  ;  que  le  second  hémis- 
tiche pourrait  fort  bien  n'être  qu'un  dicton  populaire  <;onstatant 
une  coutume,  celle  de  célébrer  les  fiançailles  et  les  mariages  de  pré- 
férence à  l'époque  de  l'année  où  le  soleil  était  en  Maghà  et  en 
Phalgunî,  coutume  qui,  comme  tant  d'autres,  aurait  été  simplement 
reportée  de  la  terre  au  ciel.  Des  objections  de  cette  sorte  sont  dif- 
ficiles à  réfuter^  :  elles  sont^^^vant  tout  commodes.  La  force  qu'on 
accordera  à  celle-ci  dépendra  de  l'impression,  variable  selon  les  in- 
dividus, que  feront  l'ensemble  et  la  singulière  concordance  des 
preuves  produites  par  M.  Jacobi. 

La  position  du  solstice  d'été  en  Phalgunî  suppose  l'équinoxe 
du  printemps  en  Mrigaçiras,  dans  Orion,  et,  naturellement,  ce 
n'est  plus  là  que  nous  le  trouvons  dans  la  littérature  postérieure. 
Dans  les  Brâhmanas,  il  est  placé  dans  les  Krittikàs,  les  Pléiades, 
[163]  position  qu'il  occupait  vers  l'an  2500  avant  notre  ère.  Dans 
le  traité  astronomique  dépendant  du  Veda  et  intitulé  Jyotisha^  il 
est  placé  dans  Bharani,  la  Mouche,  ce  qui  était  exact  vers  1300 
avant  cette  même  ère.  Du  temps  de  l'astronome  Yarâha  Mihira,  il 
était  dans  Revati,  à  la  longitude  de  l'étoile  l  des  Poissons.  Que 
les  Hindous  aient  eu  ou  non  la  conscience  bien  nette  de  ces  dépla- 
cements, toujours  est-il  qu'ils  en  ont  noté  les  résultats  succes- 
sifs et  qu'ils  ont  modifié  en  conséquence  l'ordre  d'énumé ration  de 
leurs  nakshatras.  Mais,  à  côté  de  ces  indications  nouvelles,  plu- 
sieurs de  ces  écrits  nous  ont  conservé  des  souvenirs  et  des  survi- 
vances de  l'ancien  ordre  des  choses,  de  celui  que  M.  Jacobi  pense 
avoir  établi  pour  le  Rig^^eda.  Et  ces  témoignages,  bien  que  les 
écrits  soient  de  beaucoup  postérieurs,  sont  à  la  fois  plus  précis  et 
plus  nombreux  que  dans  le  Rigveda,  parce  que  l'objet  immédiat 
de  ces  écrits  est  le  rituel  et  que  celui-ci,  archaïque  de  sa  nature, 
est  inséparable  du  comput.  C'est  ainsi  que  dans  le  Kaushftaki- 
Brâhmana  et  dans  le  Taittirtya-Bràhmana^  à  propos  de  certains 
usages  rituels,  il  est  dit  de  la  première  et  de  la  deuxième  Phalgunî 
qu'elles  sont  l'une  la  queue,  c'est-à-dire  la  fin,  l'autre  la  bouche, 
c'est-à-dire  le  commencement  de  l'année,  ou  encore  que  Tune  cor- 
respond à  la  dernière  nuit  et  l'autre  à  la  première  nuit  de  l'année. 


1.  La  coutume  en  question  ne  serait  en  tout  cas  pas  sanctionnée  par  le  rituel  pos- 
térieur. 


ANNÉE     1894  175 

Ici,  il  me  parait  difficile  de  décider  si  les  deux  Phalgimîs  doivent 
être  mises  en  rapport  avec  les  positions  du  soleil  ou  avec  celles  de 
la  pleine  lune,  en  d'autres  termes,  si  ces  passages  supposent  une 
année  commençant  au  solstice  d'été,  comme  le  veut  M.  Jacobi,  ou 
une  année  commençant  au  solstice  d'hiver.  Mais  ils  supposent 
l'une  ou  l'autre  et,  dans   l'un  et  l'autre  cas,  un  même  état  du  ciel, 

[ui  était  vrai  environ  45  siècles  avant  notre  ère.  Des  indices 
semblables  se  retrouvent  encore  dans  des  livres  de  beaucoup  pos- 
térieurs aux  Bràhmanas,  dans  les  manuels  du  rituel  domestique, 
les  i}rlhya-Sûtras^  Dans  un  de  ces  Sûtras,  celui  de  Çàiïkhâyana^ 
le  commencement  de  l'étude  du  Veda,  Vupâkarana  est  fixé  à  l'ap- 
parition de  la  nouvelle  herbe,  c'est-à-dire  au  commencement  des 
pluies,  qui  a  lieu  vers  le  solstice  d'été  et  qui  est,  en  effet,  pour 
[164]  THindou  le  signal  d'une  sorte  de  retraite,  où  cesse  la  vie 
active  du  dehors.  Dans  un  autre  de  ces  traités,  celui  de  Pàraskara, 
Vupâkarana  est  placé  à  la  pleine  lune  du  mois  de  Çrâvana.  Enfin, 
un  troisième,  celui  de  Gobliila,  qui  appartient  au  Sâniaveda,  tout 
en  mentionnant  ce  dernier  terme,  prescrit  de  préférence  la  pleine 
lune  du  mois  de  Praushthapada,  prescription  que  le  poème  du 
Piàmâyana  mentionne  encore  comme  étant  particulière  aux  Sâma- 
vedins.  Si  l'on  regarde  ces  prescriptions  comme  indépendantes 
les  unes  des  autres,  il  n'y  a  aucune  conclusion  chronologique  à 
en  tirer.  Si  l'on  veut  au  contraire,  ce  qui  est  parfaitement  légitime 
et  même  probable,  établir  entre  elles  un  certain  accord  en  les 
ramenant  ta  une  même  origine,  il  faudra  faire  remonter  la  pres- 
cription du  mois  de  Çrâvana  au  temps  où  le  solstice  d'été  avait  lieu 
en  ce  mois,  c'est-à-,dire  vers  1300  avant  notre  ère,  et  celle  du  mois 
de  Praushthapada  encore  plus  haut  de  trente  siècles,  quand  ce  même 
solstice  était  placé  entre  les  deux  Phalgunîs.  Et  c'est  certainement 
une  coïncidence  remarquable  en  faveur  de  cette  interprétation, 
([ue  le  vassa  des  Bouddhistes,  qui  correspond  à  V upâkarana  des 
brahmanes,  commence  à  l'entrée  des  pluies  du  solstice  d'été  ^, 
tandis  que  les  Jainas,  pour  \QViT  pajjusanâ^  qui  est  le  pendant  du 
vassa  des  Bouddhistes,  ont  retenu  l'ancienne  époque  de  ce  solstice? 

lu  mois  de  Praushthapada.  Aussi  la  conclusion  que  M.  Jacobi  tire 
de  ces  diverses  prescriptions  est-elle  tout  à  fait  permise,  à  savoir  : 
que  la  retraite  consacrée  à  l'étude  commençait  jadis  au  solstice 
d'été  ;    que  certaines   écoles  sont    restées    fidèles    au  mois   où  ce 

1.  Vassa  signifie  «  pluie  ». 


176  COMPTES     RENDUS    ET     NOTICES 

solstice  avait  lieu  anciennement;  que  d'autres,  à  une  certaine  épo- 
que, ont  changé  le  mois  pour  garder  la  saison  et  ont  ensuite 
gardé  ce  nouveau  mois  quand,  à  son  tour,  il  avait  cessé  d'être 
exact  ;  que  d'autres  encore  n'ont  eu  égard  qu'à  la  saison  ;  enfin 
que  l'institution  de  cette  retraite  et  de  cet  enseignement  remonte 
[165]  ainsi  à  l'époque  très  antique  à  laquelle  nous  sommes  sans 
cesse  ramenés,  où  le  solstice  d'été  était  dans  les  Phalgunîs. 

Mais,  de  même  que  l'Inde  et  l'Europe  du  moyen  âge,  l'Inde 
ancienne  paraît  avoir  eu  plusieurs  commencements  de  l'année. 
Aussi  bien  que  varsha  «  pluie  »,  hima  «  hiver  »  est,  dans  le  Veda, 
synonyme  d'année,  et  nous  avons  déjà  vu  que  quelques-uns  des 
passages  interprétés  par  M.  Jacobi  en  faveur  d'une  année  comptée 
à  partir  du  solstice  d'été  s'accorderaient  aussi  bien  avec  une  année 
partant  du  solstice  d'hiver,  Une  année  de  cette  dernière  sorte  est 
établie,  en  effet,  par  le  témoignage  explicite  de  la  Taittirîya- 
Samhitâ  et  du  Pahcavimça-Bràhmana^  où  il  est  dit  que  la  pleine 
lune  du  mois  de  Phâlguna  est  le  commencement  de  l'année.  A  ce 
commencement,  la  lune  étant  pleine  en  Phalgunî,  le  soleil  devait  se. 
trouver  à  ISO*^  de  là,  et  ces  positions  ne  peuvent  être  autres  que  le 
solstice  d'hiver  pour  le  soleil  et  le  solstice  d'été  pour  la  lune,  c'est- 
à-dire  cette  même  antique  disposition  des  colures  qui  se  vérifie 
ainsi  une  fois  de  plus. 

Mais,  de  même  que  le  Veda  compte  les  années  par  «  pluies  »  et 
par  «  hivers  »,  il  les  compte  aussi  par  «  automnes  »,  çarad.  On 
peut  donc  supposer  qu'il  y  avait  alors,  comme  il  y  a  eu  encore  plus 
tard,  une  autre  année  partant  de  l'équinoxe  d'automne.  Et,  en  effet, 
M.  Jacobi  produit  d'assez  nombreuses  indications  en  faveur  d'une 
année  semblable,  au  début  de  laquelle  le  soleil  aurait  été  dans 
l'astérisme  Mûla,  «  la  racine,  le  point  de  départ  »,  appelé  aussi 
Yicritau,  «  les  deux  (étoiles)  qui  séparent»,  tandis  que  la  pleine 
lune  aurait  été  à  l'équinoxe  du  printemps,  dans  l'astérisme  Mri- 
gaçiras,  le  premier  mois  étant  ainsi  Màrgaçira,  qui  en  aurait  reçu 
son  vieux  nom   d'Agrahâyana,  a   celui  qui  commence  l'année  *  ». 

1.  C'est  à  une  année  de  celte  sorte,  mais  d'une  époque  bien  postérieure,  que  se 
rapporte  la  liste  des  nakshatras  commençant  par  les  Kriltikâs,  qui  est  celle  en  usage 
dans  les  Brâhmanas.  Je  dois  faire  remarquer  pourtant  que  la  plupart  de  ces  argu- 
ments vaudraient  aussi  pour  une  année  commençant  à  l'équinoxe  du  printemps,  et 
c'est  dans  ce  dernier  sens,  en  effet,  que  les  emploie  M.  BAI  GangAdhar  Tilak  dans  son 
Orion.  En  général,  quand  les  témoignages  ne  sont  pas  bien  explicites,  et  ils  le  sont 
rarement  dan»  le  style  elliptique  de  ces  vieux  livres,  on  peut  hésiter  entre  deux  an- 
nées commençant  à  des  points  opposées  de  l'écliplique,  à  six  mois  d'intervalle  l'une 


ANNÉE     1894  t77 

Ces  dénominations  nous  reportent  encore  à  cet  ancien  état  du  ciel 
[i06]  et  des  saisons  qui  était  vrai  quarante-cinq  siècles  avant 
notre  ère. 

A  ces  arguments  étymologiques  il  en  ajoute  un  d'une  autre 
sorte,  qui  lui  fournit  en  même  temps  une  nouvelle  vérification 
des  plus  séduisantes. 

Parmi  les  rites  qui  ont  une  place  fixe  dans  Tannée,  il  y  a  les 
câtuvmâsyas,  qui  sont  à  célébrer,  comme  le  nom  l'indique,  de 
quatre  mois  en  quatre  mois,  trois  fois  par  an,  au  début  des  prin- 
cipales saisons.  Or,  pour  chacun  de  ces  sacrifices,  le  rituel  pres- 
crit trois  mois  différents  et  consécutifs.  Il  est  à  peu  près  im- 
possible d'expliquer  ces  contradictions  et  d'y  entrevoir  un  ordre 
quelconque,  en  dehors  de  l'hypothèse  de  M.  Jacobi,  par  laquelle 
elles  s'expliquent  au  contraire  aisément.  Cette  hypothèse  consiste 
à  supposer  que  cette  triple  prescription  pour  une  même  cérémonie 
se  rapporte  chaque  fois  aux  trois  sortes  d'années  différentes  par 
leur  point  de  départ,  solstice  d'été,  solstice  d'hiver,  équinoxe  d'au- 
tomne, ces  points  étant  remis  à  leurs  positions  anciennes,  celles 
qu'ils  occupaient  quarante-cinq  siècles  avant  Jésus-Christ.  Dès  lors, 
et  alors  seulement,  tout  devient  clair  et  régulier.  Ainsi  le  premier 
câturmâsya  doit  se  célébrer  en  Phâlguna,  ou  en  Caitra,  ou  en 
Vaiçâkha.  La  prescription  de  Phâlguna  visera  le  premier  câtur- 
mâsya de  l'année  ancienne  commençant  au  solstice  d'hiver,  dont 
ce  mois  était  le  premier  mois  ;  la  prescription  de  Caitra  visera  le 
second  câturmâsya  de  l'année  ancienne  commençant  à  l'équinoxe 
d'automne,  dont  ce  mois  était  le  cinquième  mois  ;  la  prescription 
de  Vaiçâkha  visera  le  troisième  câturmâsya  de  l'année  ancienne 
[167]  commençant  au  solstice  d'été,  dont  ce  mois  était  le  neuvième 
mois  ;  et  ainsi  de  suite  pour  les  triples  prescriptions  relatives  aux 
deux  autres  câturmâsyas.  Nous  aurions  donc  ici  un  nouvel  exemple 
de  la  persistance  des  pratiques  rituelles  continuant  en  quelque  sorte 
de  vivre  quand,  depuis  longtemps,  elles  ne  sont  plus  comprises, 
et  nous  serions  ramenés  une  fois  de  plus,  pour  l'origine  de  ces 
pratiques,  jusqu'à  l'antique  époque  où  les  colures  passaient,  celui 
des  équinoxes  par  Mùla  et  par  Mrigaçiras,  celui  des  solstices  par 
Praushthapadâ  et  par  Phalgunî. 

de  l'autre.  Gela  tient,  comme  on  l'a  déjà  vu  par  plusieurs  exemples,  à  la  difficulté  de 
décider  lequel  des  deux,  du  soleil  ou  de  la  pleine  lune,  les  textes  entendent  placer 
dans  les  nakshatras  spécifiés.  Mais,  quelque  parti  qu'on  adopte  dans  ces  cas,  le  résultat 
chronologique  est  le  même. 

Religions  de  l'Inde.  —  IV'.  12 


178  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Tels  sont  les  faits  réunis  par  M.  Jacobi  :  reste  maintenant  à  en 
voir  l'emploi.  11  est  bien  évident  d'abord  que  les  nombres  ronds 
donnés  jusqu'ici  ne  sauraient  être  immédiatement  convertis  en 
dates.  Les  mouvements  que  ces  nombres  représentent  sont  si  lents, 
les  procédés  des  Hindous  d'alors  devaient  être  si  grossiers  et  les 
observations  sont  en  partie  si  délicates,  enfin  les  faits  eux-mêmes 
sont  formulés  dans  les  textes  d'une  façon  si  peu  précise,  que  les 
valeurs  déduites  par  le  calcul  ne  sont  admissibles  ici  qu'avec  la 
marge  la  plus  large  ;  et  M.  J^i^cobi  n'exagère  certainement  pas  cette 
marge  en  l'estimant  à  500  ans  de  part  et  d'autre  des  chiffres 
exacts.  Mais  même  ainsi  atténués,  ces  chiffres  ne  doivent  pas  faire 
illusion.  Des  changements  de  cette  sorte  ne  passent  pas  dans  la 
pratique  aussitôt  qu'ils  sont  constatés,  et  un  calendrier  peut  rester 
longtemps  en  usage  après  qu'on  a  reconnu  qu'il  ne  correspond  plus 
exactement  à  l'état  du  ciel.  Ou  n'y  renonce  que  quand  on  y  est 
forcé,  et,  bien  que  cette  nécessité  ait  pu  se  faire  sentir  plus  vite 
alors  qu'il  n'y  avait  point  d'almanachs  et  que,  pour  régler  des  rites 
certainement  déjà  compliqués,  on  n'avait  d'autre  moyen  que  de 
consulter  le  ciel,  il  est  bien  évident  que,  de  ce  chef  encore,  cette 
marge  devra  être  considérablement  élargie  dans  le  sens  de  la  limite 
inférieure.  Or,  cette  limite  inférieure,  pour  la  période  la  plus  an- 
cienne, nous  la  connaissons  maintenant  .assez  bien.  Je  crois,  en 
effet,  que  les  recherches  de  M.  Jacobi  ont  établi  clairement  que,  dès 
l'époque  des  Brâhmanas,  une  correction  avait  été  faite;  l'équinoxe 
[168]  du  printemps  avait  été  reporté  dans  les  Krittikâs,  les  Pléiades. 
Et,  «  comme  une  correction  est  toujours  à  peu  près  juste  pour 
l'époque  à  laquelle  elle  a  été  faite  »,  celle-ci,  qui  serait  exacte  pour 
le  vingt-cinquième  siècle  avant  notre  ère,  doit  avoir  été  faite  au 
moins  2.000  ans  avant  Jésus-Christ.  Mais  en  même  temps  ces 
écrits  nous  ont  conservé  des  mythes  et  des  prescriptions  rituelles, 
survivances  d'une  période  beaucoup  plus  ancienne  encore,  dont  la 
limite  supérieure  va  sp  perdre  dans  le  cinquième  millénaire.  C'est 
dans  cette  période,  pendant  laquelle  les  ancêtres  des  Hindous  de 
langue  sanscrite  étaient  déjà  établis  dans  l'Inde,  que  M.  Jacobi 
place  «  les  origines  de  la  culture  védique,  dont  les  hymnes  du 
Rigveda  ont  été  le  fruit  mûr  et  peut-être  déjà  tardif  »,  et  il  ajoute 
que  l'on  risquera  probablement  le  moins  de  se  tromper,  en  assi- 
gnant ces  hymnes  à  la  seconde  moitié  de  la  période.  Qu'il  me  per- 
mette d'ajouter  à  mon  tour  une  petite  clause  distinguant  entre  la 
composition  et  la  codification,  avec  tout  ce  que  cette  clause  corn- 


ANNÉE    1894  179 

porte,   et  je  souscris  volontiers   à   sa  conclusion  ainsi  formulée. 

Jusqu'ici,  en  effet,  on  n'a  pas  trouvé  dans  le  Rigveda  la  moindre 
trace  de  cette  position  de  l'équinoxe  du  printemps  dans  les  Kritti- 
kâs;  elle  ne  se  rencontre  qu'à  partir  des  Brâhmanas.  Ce  silence 
même,  gardé  par  le  plus  vieux  document  sur  ce  qu'on  regardait 
jusqu'ici  comme  l'allusion  astronomique  la  plus  ancienne  contenue 
dans  le  Veda,  n'avait  pas  peu  contribué  à  rendre  cette  allusion 
suspecte  :  on  voyait  bien  ce  qu'elle 'impliquait  pour  la  chronologie, 
mais  on  hésitait  à  la  prendre  au  sérieux.  Avec  la  thèse  de  M.  Jacobi, 
l'objection  disparait:  ce  silence  non  seulement  s'y  explique,  mais 
il  la  confirme,  le  Rigveda  se  trouvant  reporté  au  delà,  dans  une 
période  où  cette  allusion  ou,  plutôt,  cette  correction  —  car  c'est 
bien  là  ce  qu'elle  implique  —  était  impossible,  période  dont  les 
données,  méconnues  jusqu'à  présent,  se  retrouvent  assez  nom- 
breuses dans  la  vieille  littérature  et,  selon  toute  apparence,  en 
partie  dans  le  Rigveda  même. 

En  me  rangeant  ainsi  à  l'opinion  de  M.  Jacobi,  je  ne  me  dissimule 
[169]  pas  que  ses  arguments,  dans  l'état  présent,  ne  constituent 
pas  une  démonstration,  valeur  que  lui-même,  je  suppose,  ne 
revendique  pas  pour  eux.  Mais  je  crois  qAi'ils  en  approchent.  Ils 
y  atteindraient  même,  si  les  données  qu'il  pense  avoir  trouvées 
dans  le  Rigveda  étaient  absolument  sûres.  L'objection  première  et 
constante  que  soulèvent,  en  effet,  des  témoignages  semblables,  à 
savoir  s'ils  portent  sur  un  fait  actuel  ou  sur  un  souvenir,  sur  une 
survivance,  ne  serait  pas  de  mise  ici,  si  ces  deux  témoignages 
étaient  à  l'épreuve  de  toute  suspicion.  Ni  les  pluies,  ni  les  gre- 
nouilles ne  peuvent  être  soupçonnées  d'avoir,  par  complaisance 
pour  un  calendrier  suranné,  recommencé,  les  unes  à  tomber,  les 
autres  à  sortir  de  leurs  trous  quand  le  soleil  était  dans  les  Phal- 
gunîs.  Mais  il  faut  bien  le  reconnaître,  tout  en  étant  fort  probable, 
l'interprétation  que  M.  Jacobi  donne  de  ces  deux  passages  en  les 
combinant  n'équivaut  pas^à  une  preuve  complète.  Celle  du  premier 
repose  sur  un  mot  douteux  ;  le  rapport  entre  les  deux  est  incertain  ; 
et,  réduit  à  lui  seul,  le  second,  celui  de  l'hymne  nuptial,  pourrait 
bien,  après  tout,  n'être  qu'une  de  ces  survivances  lointaines,  comme 
il  s'en  retrouve  encore  plusieurs  dans  les  Brâhmanas  et  dans 
d'autres  écrits  plus  récents.  La  certitude  échappe  donc  au  moment 
où  on  croyait  la  saisir,  et,  une  fois  de  plus,  on  est  tenté  de  se 
dire  qu'il  y  a  comme  un  mauvais  sort  sur  le  Rigveda.  Mais,  même 
avec  ces  réserves,  il  me  semble  que  les  recherches  de  M.  Jacobi 


180  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

nous  avancent  d'un  grand  pas.  Depuis  cinquante  ans  et  plus,  par 
réaction  contre  la  chronologie  fabuleuse  des  Hindous,  on  s'est 
appliqué  chez  nous  à  réduire  l'antiquité  du  Veda  à  un  minimum. 
On  a  cru  être  généreux  en  lui  accordant  un  millier  ou  un  millier  et 
demi  d'années  avant  notre  ère,  et,  pour  rendre  cette  évaluation 
plus  présentable,  on  l'a  découpée  en  petites  périodes  arbitraires  de 
deux  cents  ans.  Gomme  tout  cet  édifice  n'était  fait  que  de  conjec- 
tures, d'autres  plus  hardis  ne  sont  pas  gênés  pour  le  jeter  par  terre 
et,  finalement,  l'opinion  a  |ui  être  émise,  mais  non  par  des  india- 
nistes, que  toute  cette  littérature,  prise  en  bloc,  ne  remontait  guère 
[170]  plus  haut  que  l'époque  d'Alexandre.  C'est  à  ce  courant 
d'idées  que  ces  recherches  opposent  une  barrière  que  je  crois 
efficace  et  durable.  Quoi  qu'il  faille  penser  de  l'une  ou  l'autre  des 
preuves  réunies  par  M.  Jacobi,  l'ensemble  en  est  frappant,  et  il 
faudra  en  tenir  compte  à  l'avenir.  Désormais,  quand  on  se  trou- 
vera en  présence,  dans  les  Brâhmanas  ou  ailleurs,  de  passages 
comme  ceux  où  il  est  dit  que  les  Phalgunîs  sont  le  commencement 
de  l'année,  il  ne  sera  plus  permis  de  les  traiter  comme  de  simples 
boutades.  Car,  enfin,  en  voici  maintenant  une  explication  raison- 
nable, qu'on  ne  pourra  plus  dédaigner  que  quand  on  l'aura  rem- 
placée par  une  meilleure.  En  tout  cas,  on  ne  voit  pas  quel  argu- 
ment péremptoire  pourrait  lui  être  opposé.  L'objection  la  plus 
grave,  l'absence  de  toute  preuve  positive  ancienne  de  l'usage  de 
l'écriture,  porte  plutôt  sur  la  codification  que  sur  la  composition, 
et,  d'ailleurs,  elle  reste  la  même,  ni  plus  ni  moins  forte,  qu'on 
ajoute  ou  qu'on  retranche  n'importe  quel  nombre  de  siècles.  Ce 
qui,  en  réalité,  pour  le  présent  du  moins,  risque  de  faire  le  plus  de 
tort  à  cette  explication,  c'est  qu'elle  va  à  l'encontre  du  courant 
de  l'opinion  actuelle.  Mais  n'est-ce  pas  le  cas  de  se  demander  avec 
M.  Jacobi:  «  Sur  quoi  repose  après  tout  cette  opinion  actuelle?  » 
Et  si  l'on  est  obligé  de  répondre  :  «  Sur  des  conjectures  »,  il 
faudra  bien  convenir  aussi  que  ce  n'est  pas  une  raison  pour  en 
faire  quelque  chose  d'intangible. 

Il  y  a  d'ailleurs  un  critérium  en  réserve  pour  cette  thèse.  Si 
elle  est  juste,  comme  je  le  crois,  il  se  trouvera,  dans  le  Rigveda 
même,  de  nouveaux  arguments  pour  la  confirmer.  Déjà  l'auteur 
diOrion^  M.  Bàl  Gangàdliar  Tilak,  qui  n'a  pas  vu  ceux  de  M.  Jacobi, 
en  a  produit  plusieurs  autres  et,  dans  le  nombre,  quelques-uns 
qui  devront  être  pris  en  sérieuse  considération.  Car  tout  n'est  pas 
également  risqué  dans  ses  combinaisons  de  mythologie  stellaire, 


A-NNÉE    1894  481 

et  les  Hindous  védiques  se  racontaient  certainement  plus  d'his- 
toires sur  les  étoiles  qu'on  ne  le  croyait  jusqu'ici.  On  peut  compter 
|17i]  sur  M.  Jacobi  pour  suivre  ces  diverses  pistes.  Je  sais  que, 
dés  maintenant,  il  pourrait  joindre  plus  d'un  post-scriptum  à  son 
mémoire  et,  dans  ce  mémoire  même,  aux  arguments  qui  viennent 
d'être  exposés,  il  en  ajoute  un  autre  qui  pour  le  Rigveda,  il  est 
vrai,  n'est  que  négatif,  mais  qui  est  si  ingénieux  que  je- ne  puis  le 
passer  sous  silence. 

On  sait  que  la  précession  de,s  équinoxes,  combinée  avec  un  autre 
mouvement  encore  plus  lent,  n'agit  pas  seulement  d'une  façon 
visible  dans  le  voisinage  de  l'écliptique,  mais  qu'elle  opère  aussi 
un  déplacement  graduel  du  pôle  par  rapport  aux  étoiles.  Il  y  a,  de  ce 
fait,  de  longues  périodes  pendant  lesquelles  la  place  du  pôle  dans  le 
ciel  reste  vide.  C'est  ainsi  que  l'antiquité  classique  n'a  connu  que 
des  constellations  circumpolaires  ;  elle  n'a  pas  connu  d'étoile  polaire, 
d'étoile  immobile  ou  à  peu  près  immobile,  et  la  nôtre  n'a  commencé 
à  devenir  telle  que  vers  la  fin  du  moyen  âge.  De  même,  dans  le 
Rigveda,  il  n'est  pas  fait  mention  d'une  étoile  polaire  et,  en  effet, 
il  n'y  en  aA^ait  pas  dans  la  période  ancienne  à  laquelle  remonterait 
la  composition  des  Hymnes  d'après  M.  Jacobi.  Mais  le  rituel  et, 
à  sa  suite,  toute  la  littérature  sanscrite,  connaissent  une  étoile 
semblable^  une  étoile  dhruva^  immobile.  Parmi  les  rites  du  ma- 
riage, tels  qu'ils,  sont  décrits  dans  les  Grihya-Sûtras  et  dans  le 
Kâma-Sûtra^  il  en  est  un  empreint  d'une  singulière  poésie.  Dans 
la  nuit  des  noces,  l'époux  fait  contempler  à  l'épousée  le  ciel  étoile 
et  lui  montre  Arundhati  (une  des  étoiles  de  la  Grande  Ourse, 
en  mythologie  le  t3^pe  de  la  femme  pieuse  et  dévouée)  et  l'étoile 
dhruva.  Notre  étoile  toute  moderne  étant  hors  de  cause,  si  l'on 
considère  en  outre  que,  dans  un  pays  comme  l'Inde,  où  le  pôle  est 
bas  sur  l'horizon,  il  faut  qu'une  étoile  soit  très  proche  de  ce  pôle 
pour  paraître  immobile,  on  verra  que  la  seule  étoile,  qui  vraisem- 
blablement ait  pu  donner  lieu  à  cette  notion  et  à  cet  usage,  est  a  du 
Dragon,  qui  était  presque  exactement  polaire  vingt-sept  siècles 
avant  Jésus- Christ.  Nous  aurions  donc  là  un  nouvel  indice  mon- 
trant que  les  rites  védiques,  même  ceux  que  le  [172]  Rigveda  ne 
mentionne  pas  —  et  précisément  il  mentionne  en  détail  beaucoup  de 
rites  nuptiaux  —  remontent  en  partie  au  troisième  millénaire  avant 
l'ère  chrétienne. 


182  COMPTES    RENDUS     ET     NOTICES 

W.  D.  WHITNEY 

[Journal  Asiatique  ;  \m\[ei-2iO\\i  1894.) 

[177]  C'est  avec  un  sentiment  de  douloureuse  surprise  que  nous 
avons  appris  la  mort  de  M.  Whitney.  Pendant  plusieurs  années 
sa  santé  avait  donné  de  l'inquiétude  :  on  le  savait  luttant  contre 
une  affection  du  cœur.  Mais,  depuis  un  an,  les  nouvelles  étaient 
devenues  rassurantes.  Dans  ces  derniers  temps  surtout,  il  s'était 
remis  au  travail  avec  une  telle  ardeur,  ce  qui,  hier  encore,  nous 
venait  de  lui  portait  si  peu  la  marque  de  la  lassitude,  et  on  le  sa- 
vait si  riche  de  projets,  qu'on  pouvait  croire  la  crise  définitivement 
conjurée.  L'illusion  ne  devait  pas  avoir  longue  durée  :  le  7  juin, 
un  retour  subit  du  mal  l'enlevait  dans  sa  soixante-huitième 
année. 

William  Dwight  Whitney  était  né  le  9  février  1827  à  Nor- 
thampton,  dans  l'État  de  Massachusetts.  De  1842  à  1845,  il 
acheva  ses  études  et  prit  ses  grades  à  Williams  Collège.  Outre 
une  bonne  instruction  classique,  il  y  avait  acquis  ce  fonds  de  so- 
lides connaissances  en  physique  et  en  mathématiques  qu'il  devait 
un  jour  si  bien  mettre  en  valeur  dans  ses  études  orientales.  En 
attendant,  il  dut  les  employer  à  dresser  des  comptes,  d'abord, 
pendant  plus  de  trois  ans,  dans  les  bureaux  de  la  Banque  deNor- 
thampton,  ensuite  sur  le  lac  Supérieur,  dans  ceux  du  Geological 
Survey  des  États-Unis,  auquel  il  fut  attaché  pendant  l'été  de  1849. 
Mais  déjà  s'était  révélée  sa  véritable  vocation  :  sans  maître,  en 
prenant  sur  ses  loisirs,  il  s'était  adonné  à  la  philologie  orientale 
et,  cette  même  année,  il  publiait  un  premier  essai  sur  la  struc- 
ture grammaticale  du  sanscrit,  d'après  P.  de  Bohlen,  un  savant 
un  peu  oublié  depuis,  mais  qui,  alors,  était  un  initiateur.  [178J  Dans 
l'automne  de  1849,  il  se  rendit  à  New  Haven,  pour  y  poursuivre 
ces  études  auprès  de  M.  Salisbury,  qui  les  avait  introduites  à 
Yale  Collège,  et,  un  an  après,  il  passa  en  Europe  pour  les  com- 
pléter. Pendant  trois  ans,  de  fin  1850  à  1853,  il  étudia  successi- 
vement à  Berlin  et  à  Tubingue,  sous  la  direction  de  M.  Weber  et 
de  M.  Roth,  d'abord  comme  élève,  bientôt  comme  collaborateur, 
poussant  de  méthodiques  et   fructueuses  enquêtes  à  travers   des 


ANNÉE     1894  183 

champs  bien  définis  de  la  littérature  (Whitney  a  toujours  su 
choisir),  celui  de  la  littérature  védique  surtout,  qu'on  commençait 
alors  à  débrouiller,  et  réunissant  les  matériaux  de  cette  édition  de 
l'Atharveda  qu'il  devait  publier  peu  d'années  après  en  collabora-' 
tion  avec  M.  Roth. 

Il  était  encore  en  Allemagne,  quand  il  fut  appelé  à  la  chaire  de 
sanscrit  de  Yale  Collège,  à  New  Haven,  dans  l'État  de  Gonnec- 
ticut.  Il  retourna  en  Amérique  dans  l'automne  de  1853  et,  dès 
l'année  suivante,  inaugura  cet  enseignement  qui,  continué  sans 
interruption,  pendant  quarante  ans,  jusqu'à  sa  mort,  a  fait  de  Yale 
Collège  le  berceau  et  le  centre  des  études  de  linguistique  et  de 
philologie  orientales  aux  Etats-Unis.  On  peut  même  dire  plus  :  de 
toutes  les  branches  de  ce  haut  enseignement  aujourd'hui  si  floris- 
sant de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  même  parmi  les  plus  étran- 
gères en  apparence  à  sa  spécialité  (par  exemple,  l'étude  des  lan- 
gues américaines),  il  en  est  bien  peu  qui  ne  doivent  rien  à  Whitney 
et  qui  ne  relèvent  par  quelque  côté  de  la  forte  'discipline  de  son 
esprit. 

C'est  que  lui-même  d'abord,  ni  comme  professeur,  ni  comme 
publiciste,  ne  se  borna  jamais  à  la  linguistique  et  au  sanscrit.  A 
l'époque  où  il  débuta,  les  universités  américaines  n'étaient  pas 
encore  aussi  richement  dotées  qu'elles  l'ont  été  depuis.  La  chaire 
de  sanscrit  à  elle  seule  ne  rapportant  pas  de  quoi  vivre,  il  joignit 
à  son  enseignement  celui  des  langues  modernes  jusque-là  aban- 
donné à  la  routine  et,  allant  au  plus  pressé,  il  commença  à  en 
créer  l'outillage,  toute  une  série  de  manuels  et  de  textes  qui  ré- 
pandirent l'étude  scientifique  de  ces  langues,  des  langues  germa- 
jl79]  niques  et  de  l'Allemand  en  particulier.  Et  ce  qu'il  avait  ainsi 
commencé  par  nécessité,  il  le  continua  par  goût.  Encore  vingt- 
trois  ans  après,  il  publiait  une  grammaire  scolaire  anglaise  qui 
est  un  chef-d'œuvre.  Plus  tard  encore,  au  moment  où  sa  santé 
était  au  plus  bas,  il  accepta  de  diriger  et  dirigea  de  la  façon  la 
plus  effective  la  grande  entreprise  du  Century  Dictionary  of  the 
English  Language.  Le  premier  volume  fut  publié  en  1889,  et  la 
préface,  qui  est  de  lui,  fut  écrite  dans  les  rares  répits  que  lui  lais- 
saient la  maladie  et  la  souffrance. 

En  second  lieu,  deux  autres  institutions  savantes  fournirent  un 
champ  plus  étendu  à  l'activité  de  Whitney  :  la  Société  orientale 
américaine,  fondée  en  1842,  à  laquelle  il  appartint  dès  1850,  dont 
il  fut  le  bibliothécaire  de  1855  à  1873,  le  secrétaire  correspondant 


184  COMPTKS     RENDUS     ET     NOTICES 

de  1857  à  1884  et,  plus  tard,  le  président;  et  l'Association  philo- 
logique américaine,  dont  il  fut  un  des  fondateurs  en  1869  et  le 
premier  président.  De  Tune  et  de  l'autre  on  peut  dire  qu'il  fut 
l'àme  et  de  beaucoup  le  plus  laborieux  de  leurs  collaborateurs. 

L'œuvre  laissée  par  Whitney  est  considérable  et  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  de  la  décrire  en  détail.  On  trouvera  à  la  fin  de  cette  notice 
une  liste  de  ses  principales  publications,  qui  n'a  aucune  prétention 
à  être  complète.  Les  plus  importants  de  ses  travaux  détachés,  pu- 
bliés avant  1873  dans  la  lYatioJt^  dans  la  North  American  Revie^v 
et  dans  d'autres  périodiques,  ont  été  réunis  en  deux  volumes  dans 
ses  Oriental  and  Linguistic  Studies.  Ceux  qu'il  a  insérés  depuis 
en  plus  grand  nombre  dans  ces  mêmes  revues,  dans  le  New  En- 
glander,  dans  la  Contemporary  Review,  dans  les  Proceedings  de 
la  Société  orientale  américaine,  dans  les  Proceedings  et  dans  les 
Transactions  de  l'Association  philologique,  'dans  V American 
Journal  of  Philology^  dans  \q  Journal  de  la  Société  asiatique  ita- 
lienne, etc.,  n'ont  pas  été  recueillis.  Mais  il  faut  espérer  que  l'un 
ou  l'autre  de  ses  nombreux  disciples  se  chargera  d'acquitter  cette 
dette  de  l'école  philologique  américaine  envers  celui  qui  fut  son 
maître  incontesté. 

(180]  Je  n'essayerai  pas  non  plus  ici  de  caractériser  cette  œuvre. 
Tous  ceux  qui  s'intéressent  à  nos  études  ont  le  souvenir  vivant  de 
cet  esprit  fait  de  clarté  et  de  logique,  allant  droit  au  but,  à  ce  qu'il 
regardait  comme  essentiel,  sans  réticences  et,  parfois  aussi,  sans 
ménagements.  Parmi  ses  aînés  et  ses  contemporains,  plusieurs  ont 
fait  montre  d'un  savoir  plus  vaste  et  ont  touché  à  plus  de  choses  : 
nul  ne  l'a  surpassé  en  exactitude  et  en  précision.  Il  est  une  infinité 
de  questions  que  Whitney  n'a  jamais  remuées:  mais  il  ne  faut  pas 
beaucoup  d'expérience  pour  voir  que  cette  abstention  est  en  grande 
partie  voulue;  qu'elle  est  un  effet  de  sa  sobriété,  de  son  aversion 
pour  les  complications  inutiles  et  pour  tout  vain  étalage  :  (  ar, 
chaque  fois  qu'il  s'est  trouvé  en  face  d'un  problème,  il  l'a  traite,  à 
son  point  de  vue,  d'une  façon  exhaustive.  En  linguistique,  il  était 
de  ceux  qui  ont  des  convictions  fortes.  Pour  lui,  non  seulement  le 
langage  était  un  pur  fait  de  convention,  existant,  selon  sa  formule, 
Oe^JEi  et  non  cp-JT^t,  mais  il  n'hésitait  pas,  avec  sa  rigueur  ordinaire, 
à  remonter  suivant  cotte  ligne  jusqu'aux  origines,  qu'il  regardait 
comme  un  problème  abordable  à  l'expérience  et  faisant  légitime- 
ment partie  de  la  linguistique.  Il  accordait  que  notre  connaissance 
de  ces  origines  resterait  sans  doute  toujours   pleine  de  lacunes; 


A>M-:E    1894  185 

mais  il  n'y  admettait  aucun  autre  facteur  que  ceux  dont  nous  pou- 
vons encore  aujourd'hui  contrôler  l'action,  aucune  de  ces  facultés 
latentes,  irrationnelles  dont  la  physiologie  commence  seulement 
d'entrevoir  le  jeu.  Bref,  il  n'y  voyait  rien  d'obseur  ni  de  mysté- 
rieux. Et  ici  nous  touchons  à  l'une  des  limites  de  cet  intrépide 
esprit.  Car  il  y  a  certainement  quelque  chose  de  mystérieux  dans 
les  origines  du  langage. 

Gomme  sanscritiste,  si  l'on  fait  abstraction  de  ses  essais  sur  le 
Veda  et  de  ses  admirables  travaux  sur  l'astronomie  hindoue, 
Whitne}^  fut  avant  tout  grammairien,  et,  dans  la  grammaire,  ce 
qui  l'intéressait  surtout,  c'était  l'histoire.  Le  grand  dictionnaire 
de  Saint-Pétersbourg,  auquel  il  a  contribué  fidèlement  jusqu'à  la 
fin,  lui  doit  beaucoup  et,  probablement,  autant  pour  la  partie  mor- 
phologique [181]  que  pour  le  vocabulaire.  De  l'aveu  unanime,  sa 
Grammaire  sanscrite,  qui  est,  je  ne  dirai  pas,  le  plus  achevé  de 
ses  ouvrages  (car  tout  ce  qui  est  sorti  de  sa  plume,  jusqu'à  la 
moindre  notice,  est  également  achevé),  mais  en  tout  cas  celui  qui 
repose  sur  la  base  la  plus  large,  est  l'effort  le  plus  vigoureux 
qu'on  ait  encore  fait  pour  retracer  le  développement  d^  la  langue,, 
pour  la  jauger  en  quelque  sorte  à  ses  diverses  périodes,  à  l'aide  de 
cette  méthode  statistique  à  laquelle  son  nom  restera  attaché,  pour 
en  établir  enfin  la  théorie  réelle  dégagée  de  la  doctrine  parfois 
bizarre  des  grammairiens  indigènes.  Peut-être  a-t-il  surfait  l'auto- 
rité des  textes  vis-à-vis  de  cette  doctrine.  Ge  qui  parait  moins  con- 
testable, c'est  qu'il  a  été  parfois  trop  dur  pour  cette  dernière.  Et 
ici  je  suis  obligé  de  noter  ce  que  je  regarde  comme  le  deuxième 
point  faible  chez  Wliitney  :  un  certain  manque  de  sympathie  ou, 
si  l'on  veut,  d'indulgence  pour  les  efforts  de  pensée  d'un  peuple 
enfant.  Avec  ses  habitudes  de  précision,  de  rigueur  inflexible  et 
presque  mathématique,  son  esprit  était  peut-être  moins  fait  que 
tout  autre  pour  bien  comprendre  la  demi-science  des  anciens  Hin- 
dous, avec  ses  ruses  et  ses  prétentions  puériles.  D'eux  à  lui  il  y 
avait  répulsion  native.  Aussi  a-t-il  été  souvent  beaucoup  trop  dé- 
daigneux et  même  injuste  à  leur  égard,  et,  dans  ses  appréciations 
de  leur  philosophie,  de  leur  grammaire,  de  leur  astronomie,  lui 
est-il  arrivé  plus  d'une  fois  de  verser  l'enfant  avec  le  bain,  comme 
disent  nos  voisins  d'outre- Rhin.  Mais  qui  oserait  lui  reprocher 
aujourd'hui  ce  qui  n'était  après  tout  que  l'excès  des  plus  rares 
qualités  ?  Qui  voudrait  se  plaindre  de  l'âpreté  qu'il  a  parfois  mise 
dans  ses  polémiques  ?  Devant  sa  fin  prématurée,  il  ne  reste  que  le 


186  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

souvenir  du  savant  qui  fut  une  des  plus  belles  intelligences  de 
notre  époque,  mieux  que  cela,  qui  fut  un  caractère,  et  qui  n'a 
jamais  écrit  une  ligne  qui  ne  fût  l'expression  d'une  conviction. 

M.  Wliitney  était  membre  honoraire  des  Sociétés  asiatiques  du 
Bengale  et  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande,  de  la  Société  orien- 
tale allemande  et  de  la  Société  philologique  de  Londres.  Il  était 
membre  associé  ou  correspondant  des  Académies  de  Berlin,  de 
Saint-Pétersbourg,  des  Lincei  de  Rome.  En  1881,  il  avait  été 
nommé  Chevalier  de  Tordre  pTussien  «  pour  le  mérite  »,  en 
remplacement  de  Carlyle,  Depuis  1877,  il  était  correspondant  de 
l'Institut. 


LISTE    DES  PRINCIPAUX    OUVRAGES   DE  WHITNEY 


1849.  On  tJie  grammatical  structure  of  the  Sanskrit  (d'après 
P.  von  Bolîlen;  publié  dans  la  Bibliotheca  sacra). 

1852.  Tabellarische  Darstellung der  gegenseitigen  Verhàltnisse 
der  Samhitâs  des  Rik,  Sâman^  Weissen  Yajus  und  Atharvan 
{Indische  Studien^  II). 

1855.  Atharvaveda  Samhitâ,  herausgegeben  von  R.  Roth  und 
W.  D.  Whitney.  Berlin. 

1858.  Alphahetisches  Verzeichniss  der  Versanfànge  der  Atharva 
Samhitâ  {Indische  Studien^  IV). 

1860.  The  Translation  of  the  Sûrya  Siddhânta^  a  Text-Book 
ofHindu  Astronomy  ^  with  Notes  and  an  Appendix^  hy  Rev.  Ebe- 
nezer  Burgess.  New  Haven  (publié  par  la  Société  orientale  amé- 
ricaine. La  traduction  et  les  notes  sont  en  réalité  de  Whitney). 

1862.  The  Atharva-Veda  PrâtiçâkJiya^  or  Çaunakîyâ  caturâ- 
dhyâyikâ  :  Text^  Translation  and  Notes.  New  Haven  (publié  par 
la  Société  orientale  américaine). 

1867.  Language  and  the  Study  ofLanguage^  a  Course  of  lec- 
tures on  the  principles  of  linguistic  science  (3°  édit.,  Londres, 
1870;  une  traduction  allemande  par  M.  JoUy). 

1871.  TJte  Taittirtya-Prâtiçâkhya^  with  its  Commentary^  the 
Tribhâshyaratna  :  Text^  Translations  and  Notes  (publié  par  la 
Société  orientale  américaine). 


1.  Cette  liste  pour  la  période  de  maturité  de  Whitney,  ne  contient  que  les  ouvrages 
publics  à  part,  L'énumération  des  articles  de  re\ue,  pourla  môme  période,  pren- 
drait au  mt>ins  deux  pages  de  plus. 


ANNÉE     1894  187 

1873.  Notes  on  Colehrooke' s  Essay  on  theVedas  (dans  l'édition 
des  Miscellaneous  Essays  donnée  par  M.  Gowell). 

1873-1875.  Oriental  and  linguistic  Studies.  First  and  second 
Séries.  Londres. 

1875.  Life  and  Growth  of  Language  (traduit  en  français  :  La  vie 
du  langage  dans  la  Biblioth.  scientif.  internationale  ;  en  alle- 
mand, en  italien,  en  hollandais,  en  suédois). 

1877.  Essentials  of  English  Granunar.  For  the  use  ofschools. 
Boston. 

1879.  A  Sanskrit  Granunar^  including  hotli  theclassical  lan- 
guage and  the  older  dialects  ofVeda  and  BrâJunana.  Leipzig 
(traduit  en  allemand  par  M.  Zimmer). 

iS^i.  Index  verhoruni  to  the  published  Text  of  the  Atharva- 
Veda.  New  Haven  (publié par  la  Société  orientale  américaine). 

1885.  r^e  Roots  ^  Verb-forms^  and  primary  Berivativesof  the  San- 
skrit language .  A  Supplément  to  the  Sanskrit  Granunar.  Leipzig. 

1889.  A  Sanskrit  Grammar^  etc..  second  {revised  and  ex- 
tended)  édition.  Leipzig. 

1889.  The  Century  Dictionary  of  the  English  Language.  Vol.  I 
(avec  une  préface  de  Wliitney). 

1892.  Max  Mûller  and  the  Science  of  language  :  a  Criticism. 
New- York. 

Sa  traduction  de  FAtharvayeda,  avec  notes  critiques  et  exé- 
gétiques,  est  annoncée  comme  devant  paraître  en  automne  pro- 
chaine 


Les  Monuments  de  l'Inde,  par  le  D*^  Gustave  Le  Bon,  chargé  d'une 
mission  archéologique  dans  l'Inde  par  le  Ministre  de  l'Instruction 
publique,  officier  de  la  Légion  d'honneur,  etc.  Ouvrage  illustré 
d'environ  400  figures  :  héliotypies,  dessins,  cartes  et  plans,  exé- 
cutés d'après  les  photographies  et  les  documents  de  l'auteur. 
Paris,  Firmin  Didot  et  Gie,  1893.  —  254  pp.  (sans  les  planches 
hors  texte)  gr.  in-4'^. 

[Revue  critique^  29  octobre  1894). 
[241]  En  rendant  compte  ici  même^  des  Civilisations  de  V Inde ^ 

1.  Elle  a  été  publiée,  en  1905,  par  les  soin»  pieux  de  M.  G.  R.  La.nm.v>-. 

2.  Revue  critique,  du  25  avril  1887  (ci-dessus  pp.  1  et  suiv.). 


188  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

du  docteur  Le  Bon,  j'ai  signalé  les  services  que  ce  livre  richement 
et  solidement  illustré  était  appelé  à  rendre  à  l'étude  de  l'Inde.  Le 
nouvel  ouvrage  du  même  auteur  sera  encore  plus  utile.  Il  y  a  moins 
de  théories  dans  le  texte  et  plus  d'images,  et  celles-ci  ne  sont  pas 
seulement  plus  nombreuses  ;  sagement  limitées  à  l'architecture  et 
aux  arts  qui  en  dépendent,  elles  donnent  aussi  sur  ce  point  capital 
un  enseignement  plus  complet. 

Il  me  serait  impossible  de  faire  un  compte  rendu  détaillé  de  l'ou- 
vrage. Il  me  faudrait,  pour  cela,  sïlSvre  l'auteur  à  travers  toutes  les 
provinces  de  l'Inde,  depuis  les  montagnes  neigeuses  du  Népal, 
jusqu'au  cap  Comorin.  J'essaierai  donc  seulement  de  le  caractériser 
et  de  montrer  quelle  en  est  l'importance  exceptionnelle  pour  nos 
études. 

J'ai  dit  qu'il  y  avait  dans  le  nouveau  livre  moins  de  théories  que 
dans  le  précédent.  Il  y  en  a  pourtant  encore,  une  entre  autres  dès 
le  début,  où  M.  Le  B.  établit  que,  pour  son  art,  l'Inde  n'a  rien  dû 
et  n'a  pu  rien  devoir  à  la  Grèce,  parce  que  deux  races  d'état  mental 
si  différent  [242]  ne  peuvent  pas  agir  l'une  sur  l'autre  ;  qu'elle  doit 
énormément  par  contre  à  la  Perse  ancienne  et  à  l'Assyrie,  peut-être 
même  quelque  chose  à  l'Egypte,  dont  l'état  mental  aurait  été  plus 
semblable  au  sien  ;  de  même  que  nous  la  voyons  faire  plus  tard  de 
nombreux  emprunts  à  l'art  musulman  et  aujourd'hui  rester  absolu- 
ment rebelle  à  toute  influence  anglaise.  La  thèse  est  enlevée  de  main 
de  maître,  comme  M.  Le  B.  sait  le  faire,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'y 
tienne  beaucoup,  et  pour  le  fond,  et  pour  la  forme,  car  elle  n'e.st 
qu'une  application  particulière  de  sa  théorie  favorite  sur  la  race. 
Pour  moi,  dans  les  termes  du  moins  où  elle  est  formulée  ici,  elle 
eut  pu  être  supprimée  sans  me  laisser  trop  de  regrets.  Non  que  je 
conteste  le  moins  du  monde  l'importance  de  la  race  et  de  l'état 
mental,  mais  parce  que  je  me  défie  de  ces  assertions  tranchantes 
qui  nous  acculent  de  suite  à  une  raison  dernière  obscui^e  et  nous 
dispensent  de  rechercher  patiemment  les  causes  secondes,  les  seules 
dont  l'étude  soit  réellement  fructueuse,  parce  que  ce  sont  les  seules 
qui  nous  soient  bien  accessibles.  Je  n'examinerai  pas  si  cette  thèse, 
en  la  supposant  vraie,  ne  devrait  pas  se  vérifier  dans  d'autres  do- 
maines encore  que  celui  de  la  plastique  et  de  l'art  de  bâtir,  si  par 
exemple,  le  même  état  mental  qui  doit  avoir  empêché  l'emprunt  d'un 
élément  d'architecture,  n'aurait  pas  du  empêcher  aussi  radoption 
d'une  doctrine  scientifique  ou  d'un  élément  littéraire.  Je  me  bor- 
nerai à  ])résontor,  quant  aux  opinions  que  l'auteur  comliat  et  aux 


ANNÉE    1894  189 

faits  1  sur  lesquels  il  s'appuie,  quelques  observations  qui  me  parais- 
sent nécessaires.  Personne  n'a  jamais  contesté,  que  je  sache,  l'in- 
fluence de  la  Perse  sur  l'art  hindou.  On  a  immédiatement  reconnu 
comme  venant  de  Persépolis  le  chapiteau  composé  de  deux  animaux 
adossés,  ainsi  que  le  sous-chapiteau  en  forme  de  cloche  renversée, 
que  rinde  a  varié  sans  cesse,  en  le  répétant  parfois  à  la  base  des 
colonnes,  mais  auquel  elle  est  restée  fidèle  jusqu'à  la  fin  et  que 
M.  Le  B.  a  oublié,  je  crois,  de  mentionner.  C'est  quelque  chose, 
mais  c'est  tout.  Car  il  ne  nous  est  pas  permis  de  dériver  de  là  aussi 
l'usage  et  les  proportions  de  la  colonne.  Celle-ci,  d'ailleurs,  la  Perse 
elle-même  la  tenait  de  l'iVsie  antérieure  et  de  l'Egypte  ;  elle  ne  lui 
venait  sûrement  pas  des  Assyriens -,  et  il  n'est  pas  douteux  que  des 
[2i3]  architectes  de  l'Ionie  ont  travaillé  pour  Darius  et  pour  ses 
successeurs.  Personne  n'a  refusé  non  plus  à  l'Inde  un  art  indigène 
et  original.  Ni  le  stûpci^  ni  le  çikhara  presque  aussi  massif  que  le 
stûpa^  dont  il  pourrait  bien  dériver,  ni  le  gopura  des  pagodes  du 
Sud,  qui,  avec  ses  étages  de  niches  multiples  à  toiture  en  fer  à  che- 
val, nous  a  peut-être  conservé  l'image  amplifiée  de  ce  que  pouvaient 
être  les  anciens  vihâras^  à  ciel  ouvert,  non  taillés  dans  le  roc,  ni 
la  clôture  si  caractéristique  qui  entoure  les  vieux  sanctuaires,  ni  le 
torana  qui  en  surmonte  l'entrée  n'ont  jamais  été  pris  pour  des  im- 
portations étrangères.  On  les  a  toujours  considérés  comme  des 
types  purement  hindous,  tous  copiés,  sauf  le  stupa  et  ce  qui  en 
dérive,  sur  d'anciennes  constructions  en  bois.  Cette  origine,  que 
M.  Le  B.  a  prise  sur  le  fait  dans  l'architecture  du  Népal,  se  lit,  en 
effet,  tout  aussi  clairement  ici,  sur  les  voussures  de  Kârli,  sur  les 


1.  Ces  faits  ne  sont  ni  nombreux,  ni  nouveaux,  et,  parmi  les  faits  caractéristiques 
connus,  tous  n'ont  pas  été  recueillis.  Car  c'est  précisément  pour  cette  période  des 
origines  que  l'ouvrage  de  M.  Le  Bon  est  un  peu  sommaire.  Je  le  constate  sans  lui  en 
faire  d'ailleurs  un  reproche.  Des  monuments  de  cette  époque,  une  partie  est  suffi- 
samment connue  par  d'autres  publications  et,  quant  à  l'autre  partie,  qui  s'accroît 
sans  cesse,  elle  est  maintenant  aussi  inaccessible  pour  lui  qu'elle  l'est  pour  nous  autres 
sédentaires.  Je  crois  pourtant  que,  en  fait  d'oeuvres  de  sculpture,  il  eût  pu  nous  rap- 
porter quelques  clichés  de  plus  des  Musées  de  Lahore  et  de  Calcutta. 

2.  Ce  qui,  pour  l'Inde,  a  fait  songer  parfois  à  l'Assyrie  sont  quelques  figures  animales 
fantastiques.  Mais  celles-ci  n'ont  réellement  pas  de  patrie.  L'architecture  assyrienne, 
pour  décorer  ses  surfaces,  employait  surtout  le  bas-relief,  tandis  que  l'Inde  n'a  guère 
connu  que  le  haut-relief,  qu'elle  a  souvent  exagéré  jusqu'à  la  ronde-bosse, 

3.  M,  Le  Bon  a  fort  bien  vu,  après  Fergusson,  le  rapport  qui  rattache  ces  gopuras 
aux  raths  de  Màmallapura,  mais  il  s'est  refusé  à  remonter  au  delà  de  ce  terme.  Je  ne 
len  blâme  pas,  car  c'est  là  que  commence  l'hypothèse.  Mais  pourquoi  suggère-t-il 
ailleurs  une  origine  égyptienne?  A  ce  compte,  il  faudrait  admettre  pour  les  toranas 
une  origine  chinoise. 


190  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

buddhist  railings^  sur  les  portes  de  Sanchi,  qui  sont  du  chevron- 
nage  en  pierre,  et  jusque  sur  les  piliers  de  tel  temple  moderne  du 
sud,  flanqués  de  leurs  bras  en  potence,  avec  leurs  chapiteaux  en 
forme  de  longue  accolade,  ce  qu'en  charpente  on  appelle  une  se- 
melle. On  n'a  pas  davantage  méconnu  la  forte  individualité  du  génie 
hindou,  imprimant  sa  marque  à  tout  ce  qu'il  s'approprie,  transfor- 
mant rapidement,  jusqu'à  assimilation  complète,  tout  élément  étran- 
ger qu'il  absorbe.  Personne  jusqu'ici  n'a  soutenu  que  l'Inde  ait  été 
à  un  degré  quelconque  hellénisée. '•Pour  les  monuments  de  la  sculp- 
ture, les  seuls  qui  soient  comparables,  ceux  de  l'architecture,  sauf 
les  stupas  et  les  cavernes,  ayant  depuis  longtemps  disparu,  on  a 
sévèrement  distingué  les  œuvres  de  travail  grec  de  celles  qui  sont 
purement  hindoues.  Les  premières  ont  été  trouvées  non  seulement 
dans  le  Penjâb,  où  elles  sont  nombreuses,  mais  aussi  dans  l'Inde 
gangétique  et  aussi  loin  dans  le  Sud-Est  que  l'embouchure  de  la 
Krishna.  Malgré  toutes  les  différences  de  styles  qui  les  séparent, 
on  a  dû  reconnaître  en  outre  que  plusieurs  des  créations  de  cet 
art  exotique  ont  été  adoptées  par  Fart  indigène,  qui  lui  doit  quel- 
ques-uns de  ses  types  religieux.  J'ajouterai  que,  selon  moi,  cette 
influence  s'est  fait  sentir  dans  une  certaine  mesure  jusque  dans  le 
style.  Ce  n'est  qu'à  partir  de  l'époque  de  ce  contact  avec  l'art  occi- 
dental qu'on  trouve,  pour  la  figure  humaine,  dans  des  œuvres  cer- 
tainement hindoues,  un  type  de  beauté  fine,  svelte,  très  élégante 
et  relativement  correcte,  tant  que  la  figure  est  au  repos,  type  qui 
se  distingue  nettement  des  formes  lourdes  et  trapues  de  l'art  indi- 
gène, et  que  l'Inde  a  exporté  à  son  tour,  notamment  à  Java,  où  il 
a  produit  des  chefs-d'œuvre.  Dans  l'architecture,  qui  est  bien  autre- 
ment conditionnée  par  le  milieu  et  dont  les  monuments  les  plus 
utiles  à  comparer  ont  d'ailleurs  [244]  disparu,  cette  influence  ne 
s'est  peut-être  jamais  étendue  qu'au  détail.  Mais  là  encore,  il  me 
semble  qu'on  la  retrouve,  dans  les  corniches,  dans  les  consoles, 
dans  les  pilastres  qui  découpent  les  frises  en  métopes,  dans  certains 
motifs  d'ornementation  végétale  aux  enroulements  légers  et  sobres. 
Malgré  son  goût  pour  les  faîtes  curvilignes,  l'Inde  est  toujours 
restée  fidèle  à  l'architrave,  quand  toute  l'Asie  antérieure  était  con- 
vertie au  cintre  et  à  la  coupole  voûtée ^  Je  crois  donc  que  l'Inde 

1.  L'Inde  a  de  bonne  heure  connu  la  voûte,  ainsi  que  le  fait  observer  M.  Le  Bon. 
Mais,  comme  l'Egypte  et  la  Grèce,  elle  ne  l'a  employée  que  dans  l'épaisseur  de  la 
maçonnerie.  Pour  l'arc  et  pour  la  coupole  ses  architectes  ont  toujours  substitué  à  la 

voûte,  l'encorbellement  par  nssi<(":  plnlcs.  Je  doute  qu'ils  l';ii(Mil  f.iit   uiiifuiement  par 


ANM':!;:     1894  191 

a  reçu,  elle  aussi,  quelque  chose  de  ce  levain  hellénique  qui  a  agi 
si  puissamment  dans  l'Asie  antérieure,  et  qu'elle  ne  l'a  pas  plus 
repoussé  dans  l'art  qu'elle  n'a  fait  dans  d'autres  provinces  du  do- 
maine intellectuel.  L'onde  de  ce  grand  mouvement,  qui  a  mêlé  tant 
de  choses  et  tant  de  races,  ne  s'est  pas  arrêtée  à  sa  porte.  Au  delà, 
elle  a  été  plus  faible,  étant  plus  loin  de  son  centre  ;  mais  l'Inde  en 
a  reçu  et  gardé  longtemps  l'impulsion.  Or,  autant  que  je  sache, 
c'est  là  tout  ce  que  prétendent  ceux  qui  parlent  de  l'influence  grec- 
que dans  l'Inde.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  grec  est  ici  un  terme 
tout  général,  qui  ne  doit  pas  s'entendre  seulement  des  hommes  et 
des  choses  de  l'Hellade,  mais  de  tout  cet  Orient  plus  ou  moins  hel- 
lénisé, y  compris  celui  des  Parthes  et  même  des  Sassanides?  La 
question  comporte  sans  nul  doute  encore  bien  des  obscurités  et, 
selon  toute  apparence,  elle  devra  longtemps  encore  rester  ouverte. 
Raison  de  plus  pour  ne  pas  la  fermer  dès  maintenant  brusquement, 
au  nom  d'une  théorie  sur  la  race  beaucoup  trop  inflexible  pour  être 
respectueuse  des  réalités  de  l'histoire. 

Après  m'être  arrêté  si  longuement  à  cette  théorie  de  M.  Le  Bon, 
bien  qu'elle  n'occupe  qu'une  petite  place  dans  son  livre,  je  n'ose 
plus  lui  chercher  chicane  par  rapport  à  quelques  autres  points  qui 
me  pèsent  sur  le  cœur  :  l'ordre  qu'il  a  suivi,  dont  l'idée  fondamen- 
tale, de  procéder  par  régions,  eut  été  excellente  s'il  y  était  resté 
plus  fidèle  et  si  son  itinéraire  avait  été  parfois  mieux  tracé,  l'in- 
suffisance de  son  résumé  historique,  d'assez  nombreuses  inexacti- 
tudes de  détail,  l'absence  d'une  bibliographie,  qui  eût  été  d'autant 
plus  nécessaire  que  l'ouvrage,  heureusement,  ne  s'adresse  pas  aux 
seuls  indianistes,  que  l'auteur  a  voulu  être  sommaire  à  dessein,  et 
qu'il  ne  nomme  guère  ses  prédécesseurs  que  pour  en  dire  un  peu  de 
mal.  J'ai  hâte  au  contraire  de  payer  ma  dette  de  reconnaissance 
envers  ce  livre  qui  n'en  est  pas  moins  un  beau  livre  et  un  bon  livre, 
utile,  plein  de  pensées  et  d'expérience  durement  acquise,  et  que  je 
n'ai  fait  jusqu'ici  que  critiquer,  quand,  en  toute  sincérité,  et  je  crois, 
[24o]  en  toute  justice,  j'en  pense  surtout  du  bien.  x\vec  ses  trois 
cent  quatre-vingt-dix-huit  planches,  dont  les  deux  tiers  sont  hors 
texte  et  parmi  lesquelles  il  n'en  est  qu'un  très  petit  nombre  de  mé- 
diocres, c'est  la  collection  incomparablement  la  plus  riche  et  la 
mieux  composée  que  nous  ayons  des  monuments  de  l'Inde  en  géné- 

prudence,  comme  le  veut  Fergusson  et,  après  lui,  M.  Le  Bon.  Je  croirais  plutôt  que 
c'était  par  ignorance  technique  et  par  routine.  Dans  l'ossature  de  ses  monuments, 
l'Inde  na  jamais  su.  faire  léger. 


i02  coMPïKS   rl:ndus   et   n;otices 

rai.  A  elle  seule  elle  donne  plus  que  bien  des  albums  et  tous  les 
volumes  de  V Archœloogical  Siirvey  pris  ensemble,  et,  quand  on 
songe  au  désarroi  dans  lequel  cette  grande  publication  paraît  être 
tombée  depuis  la  retraite  de  M.  Burgess,  on  est  doublement  recon- 
naissant à  M.  Le  B.  de  nous  avoir  si  bien  pourvus.  M.  Burgess 
prépare,  dit-on,  une  collection  semblable  conçue  sur  un  plan  encore 
plus  vaste;  mais  nous  ne  l'avons  pas  encore  et,  quand  elle  sera  pu- 
bliée, combien  pourront  l'acquérir,  de  ceux  à  qui  elle  serait  surtout 
utile  ?  Avec  M.  Le  Bon,  au  contraire,  le  voyage  de  l'Inde  se  fait  à 
peu  de  frais.  Le  commentaire  dont  il  a  accompagné  ces  belles  plan- 
ches est  très  sobre  :  Fauteur  a  voulu  laisser  parler  les  monuments 
eux-mêmes.  Mais  tout  de  même,  on  y  sent  comme  l'éblouissement 
qu'il  a  eu  en  présence  de  ces  bizarres  merveilles.  On  comprend  alors 
comment  il  a  été  amené  à  sa  théorie  qui  fait  de  l'Inde  un  monde  à 
part,  obstinément  fermé  et  inaccessible  à  toute  influence  du  dehors, 
et,  de  page  en  page,  l'image  aidant,  on  est  parfois  tenté  de  s'y 
convertir. 


E.  Hardy,  Darstellungen  aus  dem  Gebiete  des  nichtchristlichen 
Religionsgeschichte  (IX-X.  Band).  — •  Die  Vedisch-brahina- 
nische  Période  der  Religion  des  alten  Indiens.  Nach  den  Quel- 
len  dargestellt.  Munster  i.W. ,  1893.  Aschendorffsche  Buchhand- 
lung  :  vi-250  pp.  in-8«. 

{Reçue  de  r Histoire  des  Religions,  XXIX,  1894). 

|338J  Ce  traité  de  la  religion  védique  de  M.  E.  Hardy  fait  partie 
de  la  même  collection  de  manuels  que  son  «  Bouddhisme  d'après 
les  livres  pâlis  »,  dont  j'ai  rendu  compte  dans  unprédédent  volumo 
de  la  Revue  ^  La  nouvelle  publication,  plus  encore  que  la  pre- 
mière, témoigne  d'un  grand  et  louable  effort.  Mais  si  elle  a  droit 
de  ce  chef  à  plus  d'éloges,  elle  soulève  aussi  de  plus  vives  cri- 
tiques. L'exposé  a  ce  premier  mérite  d'être  complet  et  copieux: 
toutes  les  parties  du  sujet  ont  été   également  fouillées  et,  d'un 

].  T.  XXMI,  p.  218  (ci-dessus,  p.  (119). 


ANNÉE     1894  193 

bout  à  l'autre,  de  nombreux  extraits  des  textes  originaux  répondent 
à  la  curiosité  du  lecteur  et  donnent  de  la  saveur  à  la  discussion. 
Le  livre  est  divisé  en  onze  chapitres  :  i  donne  un  aperçu  général 
de  la  littérature  védique  ^  et  des  conditions  géographiques  et  so- 
ciales du  milieu  dans  lequel  elle  s'est  développée;  ii-viii  traitent 
du  panthéon  et  des  légendes  qui  s'}^  rapportent  ;  ix  et  x,  du  rituel 
et  de  la  coutume  ;  xi  est  consacré  à  la  spéculation  mystique  et 
philosophique.  De  ces  diverses  parties,  les  deux  dernières  sont  de 
beaucoup  les  plus  satisfaisantes.  La  théosophie  des  Upanishads 
est  très  convenablement  exposée,  et  les  deux  chapitres  qui  traitent 
du  culte,  depuis  les  grands  sacrifices  jusqu'aux  rites  et  aux  usages 
de  la  vie  domestique,  sont  le  résumé  le  plus  clair  et  le  plus  subs- 
tantiel que  nous  ayons  sur  la  matière.  Les  deux  premières  parties 
laissent  plus  à  désirer.  Il  y  a  bien  du  vague  sous  l'apparente 
clarté  avec  laquelle  l'auteur  décrit  l'état  social  et  l'extension 
géographique  du  peuple  védique,  et,  quand  il  lui  arrive  d'être 
plus  précis,  c'est  trop  souvent  à  force  d'hypothèses.  C'en  est 
une,  par  exemple,  que  d'admettre  comme  une  chose  démontrée 
l'identification  des  mythiques Panis  avec  les  rîapvotde  Strabon.  C'en 
est  une  autre  de  faire  un  dasyu  de  Divodâsa,  l'ancêtre  de  Sudâs 
le  Bharata,  sans  autre  preuve  qu'une  étymologie  fragile  du  nom, 
comme  si  clâsa  était  forcément  [339J  un  ethnique  dans  les  hymnes. 
C'en  est  une  troisième  de  conclure  de  là  que,  parmi  les  dasyus^  il 
y  avait  des  Aryens,  et  ainsi  de  suite  ;  car  il  y  en  a  beaucoup  de 
la  sorte.  Mais  les  objections  les  plus  graves  sont  soulevées  par  les 
chapitres  ii-viii,  qui  traitent  des  divinités  védiques. 

J'ai  rendu  hommage  ici  même  ''  aux  belles  et  pénétrantes  recher- 
ches de  M.  Hillebrandt  sur  «  Soma  et  les  divinités  congénères  ». 
J'ai  aussi  signalé  les  exagérations  auxquelles  l'auteur  s'est  laissé 
entraîner  et  ce  qu'il  y  avait  de  dangereux  dans  sa  thèse  à  la  prendre 
à  la  lettre  dans  toute  l'extension  qu'il  y  a  donnée.  Ces  dangers, 
M,  Hardy  n'a  pas  voulu  les  voir  :  il  a  suivi  M.  Hillebrandt  jusqu'au 
bout,  en  renchérissant  encore  sur  lui.  Il  en  est  résulté  que  tout  le 
panthéon  védique  en  est  ici  retourné  sens  dessus  dessous.  Non  seu- 


1.  Ua  tableau  synoptique  placé  à  la  fin  du  volume  donne  des  indications  plus  pré- 
cises sur  cette  littérature.  On  ne  voit  pas  bien  pourquoi  les  éditions  de  la  Vâjasaneyi- 
samhitâ  et  de  la  Maitrâyanî-samhitâ  ne  sont  pas,  dans  ce  tableau,  mentionnées  à  leur 
place,  parmi  les  samliitâs.  La  liste  des  Upanishads  de  TAtharvaveda  est  trop  incom- 
plète. 

2.  ï.  XXVII,  p.  201  [Œuvres,  t.  II,  p.  108). 

Religions  de  l'I.nde.  —  IV.  13 


194  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

lement  Soma  est  devenu  la  lune,  au  point  que  le  côté  mystique  et 
bachique  de  sa  nature,  qui  est  pourtant  l'essentiel,  apparaît  à  peine 
ou  n'est  ti^aité  qu'en  reflet^  ;  non  seulement  toute  une  série  de  divi- 
nités aux  traits  plus  effacés,  Trita,  Apâm  Napât,  Sarasvant,  le 
Gandharva,  Yena,  Dadhyanc,  Uçanas,  Ahi  Budhn3^a,  AjaEkapàd, 
Bfihaspati,  ont  été  accaparés  par  la  lune  ;  mais  des  figures  bien 
autrement  complexes  et  concrètes,  Yama,  les  Açvins  (du  moins 
Tuti  d'eux),  Agni,  Yaruna,  sont  devenus  en  totalité  ou  en  partie 
des  divinités  lunaires.  Les  rapp(5Vts  par  lesquels  M.  H.  a  été  con- 
duit à  ces  résultats  seraient  aussi  vrais  qu'ils  me  paraissent  illu- 
soires, qu'ils  ne  l'autorisaient  pas  à  les  présenter  comme  il  le  fait 
ici,  à  traiter,  dans  un  premier  chapitre,  de  ces  divinités  en  tant 
que  lunaires  ou  solaires,  et  à  renvoyer  dans  un  ou  plusieurs  dés 
chapitres  suivants'-  le  reste  de  leurs  mythes  et  de  leurs  fonctions. 
Quelle  qu'ait  été  la  religion  védique  à  une  époque  encore  plus 
ancienne,  telle  que  nous  l'avons  et  que  M.  H.  avait  à  la  décrire, 
elle  n'est  certainement  pas  la  religion  de  la  Lune  et  du  Soleilj 
figurés  par  diverses  personnifications  auxquelles  sont  dévolued 
accessoirement  d'autres  fonctions  divines.  Elle  est  avant  tout  h 
religion  des  puissances  mystiques  qui  sont  les  agents  des  sacri- 
fices, Agni  et  Soma,  des  rois  célestes  Indra,  Yaruna,  les  Adityas, 
ayant  à  leurs  côtés,  parfois  au-dessous  d'eux,  le  Ciel  et  la  Terre,  le 
Soleil  et  la  Lune,  Yama  qui  règne  aux  Champs  Élysées,  Ushas  qui 
sépare  le  Jour  et  la  Nuit,  Yàta,  Rudra,  les  Maruts  qui  gouvernent 
l'atmosphère.  Les  origines  et  les  affinités  de  ces  figures  et  de  beau- 
coup d'autres  ne  sont  pas  toujours  claires  ;  leurs  mythes  et  leurs 
attributions  souvent  se  confondent  ou  se  contredisent,  et  la  spécu- 
lation a  fait  tout  le  possible  pour  ajouter  au.  trouble  des  traditions 
qui  les  concernent.  Elles  n'en  ont  pas  moins  chacune  son  unité,  sa 
personnalité;  et  celle-ci,  ne  fût-elle  garantie  que  par  le  nom,  nous 
devons  la  respecter:  nomina  nuinina.  Nous  pouvons  les  grouper, 
les  analyser:  il  ne  nous  est  pas  permis  de  les  démembrer.  Aussi 
la  description  qu'en  a  faite  M.  H.  m'app:iraît-elle  comme  une  copie 
[.*^iO|  on  mosaï(|ue,  dont  les  pièces,  en  p.irtie  fausses,  auraient  étO' 


1.  Quelque  chose  de  semblable  est  arrivé  pour  Agni,  dont  il  est  a  peine  question 
comme  divinité  du  feu,  du  l'eu  de  l'autel  et  du  foyer. 

2.  M.  H.  a  aggravé  en  effet  celte  dispersion  en  essayant  de  réunir  dans  un  cha- 
pitre spécial  (viii)  les  légendes  divines.  Mais  pouvons-nous  distinguer  dans  le  Ve  da, 
dans  les  Hymnes  surtout,  rntrc  mythe  et  légende,  et  séparer  lun  et  l'autre  du  dieu 
qui  en  est  le  porteur  ? 


ANNÉES     ]  894-1895  195 

assemblées  suivant  un  dessin  très  différent  de  celui  de  l'original. 
Est-il  besoin  d'ajouter  que  ce  défaut  est  particulièrement  grave 
dans  un  manuel  plus  ou  moins  destiné  au  grand  public  ?  Pour  le  spé- 
cialiste, qui  peut  le  contrôler,  le  livre  est  une  très  intéressante  col- 
lection de  faits  et  de  combinaisons  suggestives.  Mais,  malgré  tous 
ses  mérites,  il  sera  souvent  un  guide  peu  sûr  pour  le  lecteur  qui 
est  obligé  de    le  croire  sur  parole. 


B.  H.  Baden-Powell,  A  Short  Account  of  the  Land  Revenue  and 
its  Administration  in  British  India  ;  with  a  Sketch  of  the  Land 
Tenures.With  map.  Oxford,  Glarendon  Press.  1894.  —  vi-260pp. 
in-8«. 

{Reçue  critique,  i^'  avril  1895.) 

[241]  Le  régime  ou,  plutôt,  les  régimes  actuels  de  la  terre  et 
Passiette  non  moins  variée  de  l'impôt  foncier  dans  l'Inde  britanni- 
que sont  le  résultat  d'une  longue  suite  de  mesures,  dont  plusieurs 
sont  maintenant  plus  que  centenaires,  tandis  que  les  plus  récentes 
datent  d'hier  ;  mesures  de  forme  et  de  nature  diverses  (quelques- 
unes  sont  des  contrats  ou  même  des  traités),  émanées  à  diverses 
époques  de  pouvoirs  divers  et  indépendantes  la  plupart  à  l'origine 
les  unes  des  autres,,  qui  n'ont  jamais  été  soumises  à  une  révision 
totale  et  uniforme,  bien  que  ce  soit  là  le  ressort  principal  de  la  do- 
mination anglaise  ^,  mais  qu'on  s'est  appliqué  sans  cesse  à  perfec- 
tionner isolément,  dans  le  détail,  sans  avoir  réussi  jusqu'ici,  pour 
quelques-unes  du  moins,  à  effacer  entièrement  les  conséquences  d'un 
vice  originel,  qui  pèsent  lourdement  aujourd'hui  encore  sur  certaines 


1.  Le  Land  iîeuenue  constitue  presque  à  lui  seul  les  finances  de  llnde  anglaise  :  les 
impôts  indirects,  sous  forme  de  quelques  monopoles  tels  que  les  postes,  le  sel,  lopium 
et  les  taxes  municipales  ne  sont  qu'une  fraction  minime;  de  plus,  les  finances,  l'ad- 
ministration, la  police  et,  jusqu'à  un  certain  point,  la  justice,  sont  à  un  certain  degré 
réunies  dans  la  même  main. 


196  COMPTES    REÎSDUS    ET    NOTICES 

parties  du  territoire.  L'ensemble  de  ces  mesures  poursuivies  avec 
une  sage  persévérance,  en  dehors  de  tout  système  préconçu,  au  jour 
le  jour,  en  ne  s'inspirant  que  des  leçons  de  l'expérience  et  des  con- 
ditions locales,  a  fini  par  former  un  mécanisme  qui  n'a  d'analogue 
nulle  part,  d'une  complication  extrême  et  qui  pourtant  fonctionne 
avec  une  singulière  facilité.  Elles  constituent  en  tout  cas  la  tenta- 
tive la  plus  vaste  qui  ait  encore  été  faite  par  une  nation  civilisée  au 
profit  d  une  population  conquise  pour  substituer,  en  rompant  le  moins 
possible  avec  le  passé,  les  [2i2|  procédés  d'une  administration 
régulière  et  équitable  à  un  régime  d'oppression  et  d'abus,  compli- 
qué plutôt  que  tempéré  par  des  coutumes  incohérentes  ou,  à  défaut 
même  d'un  régime  semblable,  pour  établir  les  premiers  rudiments 
d'un  ordre  légal  dans  des  régions  abandonnées  jusque-là  aux  ca- 
prices de  la  vie  sauvage  ;  et  leur  histoire,  qu'elle  ait  à  enregistrer 
des  succès  ou  des  mécomptes,  est  un  enseignement  incomparable 
pour  le  jurisconsulte,  pour  l'historien,  pour  l'économiste  et  pour  le 
législateur.  Malheureusement  cette  histoire,  jusqu'à  ces  dernières 
années,  a  été  d'un  abord  très  difficile.  Dispersée  par  fragments 
dans  beaucoup  de  livres,  enfouie  surtout  dans  l'immense  amas  des 
pièces*  officielles,  elle  existait,  mais  à  l'état  latent.  Même  dans  les 
travaux  de  statistique  conduits  et,  à  diverses  reprises,  résumés 
par  M.  Hunter,  on  n'arrivait  à  en  prendre  une  vue  d'ensemble  qu'au 
prix  d'un  grand  labeur.  Un  ouvrage  spécial  faisait  défaut  en  un 
sujet,  entre  tous,  compliqué  et  spécial*.  La  lacune  fut  enfin  com- 
blée par  le  grand  ouvrage  de  M.  Baden-Powell  sur  les  Land-Sys- 
tems  of  Bristish  India^- \  mais  en  un  sens  seulement.  L'ouvrage 
est  de  ceux  qui  font  époque  et  qui  épuisent  une  matière  pour  long- 
temps ;  mais  il  est  aussi  de  ceux  qu'on  consulte  plus  qu'on  ne  les 
lit,  même  dans  le  cercle  très  restreint  des  spécialistes.  Il  faut  être 
du  métier  pour  n'y  pas  perdre  le  fil  à  chaque  instant  et  pour  digé- 
rer d'une  façon  profitable  la  substance  de  ces  trois  massifs  volumes. 
Et  pourtant  c'est  à  d'autres  encore  qu'à  des  professionnels  que  cette 
histoire  méritait  d'être  largement  ouverte.  Elle  l'est  maintenant, 
grâce  à  l'excellent  petit  livre  qui  est  l'objet  de  cette  nn|i<,.   <!  c'est 


1.  Un   des   hommes  qui   onl   le  mieux   connu    les    arcanes    du  Land-System,    Holt 
Mackenzie,  disait  qu'il  avait  passé  toute  sa  vie  à  essayer  de  le  comprendre.  Il   il   ii 
parlait  que  de  celui  du  Bengale! 

2.  Lnnd-Systems  of  British  India;  being  a  Manual  of  Ihe  Land-Tcnures,  and  of  thc 
Systems  of  Land  Revenue  Administration  prévalent  in  thc  several  Provinces.  Oxford, 
Clarendon  Press,  1892;  3  \ol.  in-8,  with  Maps. 


ANNÉE     1895  197 

encore  M.  B.-P.  qu'il  faut  en  remercier.  Il  a  eu  le  courage  de  sa- 
crifier les  détails  laborieusement  recueillis,  mais  qui  encombraient 
inutilement  son  grand  ouvrage,  et  d'en  extraire,  pour  notre  profit  à 
tous,  les  données  essentielles  que  nous  eussions  été  bien  embarras- 
sés d'y  trouver  nous-mêmes.  Même  ainsi  allégée,  son  exposition  du 
Land  System  n'est  pas  devenue  une  lecture  d'agrément,  tant  s'en 
faut  :  il  y  est  resté,  ce  qui  était  inévitable,  une  bonne  portion  de  ce 
que  nos  voisins  appellent  hard  reading.  Mais  tous  ceux  qui,  au 
prix  d'un  peu  de  peine,  voudront  avoir  une  vue  d'ensemble  de  cette 
organisation  à  la  fois  si  bizarre  et  si  pratique,  sauront  désormais 
où  la  trouver.  Il  est  à  souhaiter  notamment  que  des  exemplaires 
du  livre  arrivent  aux  mains  de  nos  administrateurs  de  Gochinchine 
et  du  Tonkin,  et  qu'ils  ne  fassent  pas  défaut  non  plus  dans  notre 
École  coloniale. 

Il  ne  me  reste  qu'à  indiquer  brièvement  le  plan  et  le  contenu  de 
l'ouvrage.  Il  se  divise  en  deux  parties.  La  première,  la  plus  courte, 
comprend  [243]  cinq  chapitres,  dont  le  dernier  est  subdivisé  à  son 
tour  en  trois  sections.  Après  une  courte  introduction  (chap.  I), 
M.  B.-P.  décrit  le  pays, les  conditions  du  sol  dans  leur  rapport  avec 
les  cultures  et  avec  l'impôt,  les  plus-values  créées  par  les  différents 
systèmes  d'irrigation  et  les  majorations  qui  en  résultent,  les  princi- 
pales mesures  agraires  (ch.  II).  Il  passe  ensuite  au  gouvernement  et 
à  l'administration,  à  leurs  organes,  ceux  du  moins  qui  ont  pour 
objet  le  revenu  foncier,  depuis  le  pouvoir  suprême,  jusqu'aux  auto- 
rités de  village  (ch.  III).  Enfin  il  aborde  et  définit  le  Land  Revenue. 
Il  ne  s'arrête  pas  à  certaines  questions  théoriques  souvent  débattues 
chez  nos  voisins,  parce  qu'ils  y  retrouvent  quelques-unes  de  leurs 
propres  fictions  légales,  à  décider,  par  exemple,  si  le  Land  Revenue 
doit  être  considéré  comme  une  taxe  ou  comme  une  rente.  Mais  il 
montre  ce  qu'il  a  été  et  ce  quïl  est  encore  :  une  part  du  produit  du 
sol  prélevée  par  l'Etat.  Il  montre  ensuite  à  quel  taux  cette  part  a 
été  évaluée  et  comment  prélevée  dans  le  passé,  et  comment  elle  l'est 
aujourd'hui  (ch.  IV);  quelles  terres  échappent  à  ce  prélèvement  et  à 
quels  titres  ;  suivant  quelles  règles,  enfin,  le  waste  land^  les  terres 
inoccupées  peuvent  être  mises  en  exploitation  (ch.  Y). 

La  deuxième  partie,  beaucoup  plus  longue  (pp.  62-254),  ne  com- 
prend que  quatre  chapitres,  mais  avec  de  nombreuses  subdivisions. 
C'est  ici  le  cœur  même  du  sujet  et  le  nœud  de  toutes  ses  complica- 
tions. Je  n'oserais  affirmer  que  M.  Baden-Powell,  qui  a  évidemment 
visé  à  être  aussi  bref  et  aussi  complet  que  possible,  y  ait  toujours 


198  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

suivi  l'ordre  le  plus  parfait,  ni, encore  moins, prétendre  le  contraire. 
Je  vois  bien  que  son  exposé  n'est  franchement  ni  descriptif,  ni  dog- 
matique, ni  historique  ;  qu'il  est  un  peu  un  mélange  de  tout  cela. 
Mais  je  suis  obligé  de  me  dire  que  l'auteur  ne  s'y  est  sans  doute 
pas  résigné  sans  de  bonnes  raisons  et  que  le  compromis  était  peut- 
être  inévitable.  En  tout  cas  il  me  paraît  certain  que,  même  avec  le 
plan  le  plus  lucide,  cette  partie  de  l'ouvrage  serait  toujours  restée 
ce  qu'elle  est  :  un  casse-tête.  Après  un  court  chapitre  d'introduc- 
tion (ch.  VI),  M„  Baden-Powell,  dnns  le  suivant  (ch.  VII  en  cinq  sec- 
tions), traite  des  tenures  :  grands  domaines,  domaines  de  village, 
terres  de  moindre,  de  petite  et  de  très  petite  étendue.  L'unité  fis- 
cale, en  ce  qui  concerne  les  écritures,  le  cadastre,  la  hiérarchie  des 
fonctionnaires,  est  le  village,  qu'il  fasse  partie  d'un  plus  grand  do- 
maine, qu'il  en  forme  un  à  lui  seul,  ou  qu'il  en  comprenne  un  plus 
ou  moins  grand  nombre  de  petits.  Gomme  notre  commune,  il  ne 
répond  pas  toujours  à  une  agglomération  unique;  il  peut  même 
être  entièrement  fictif.  D'ordinaire  un  domaine,  quelle  qu'en  soit 
l'étendue,  est  représenté  vis-à  vis  du  fisc  par  un  propriétaire  re- 
connu et  tenu  pour  responsable  (landlord ;  ce  n'est  que  dans  les 
arrangements  plus  récents  que  le  fisc  s'adresse  directement  à  l'oc- 
cupant du  sol,  quel  que  soit  son  titre).  Ce  propriétaire  est  tantôt 
un  individu,  tantôt  une  collectivité  de  co-partenaires.  Dans  le  pre- 
mier cas,  ses  titres  sont  d'origine  et  de  nature  très  diverses  :  très 
souvent  il  a  été  simplement  créé  par  l'administration  [2'^4  J  anglaise  ; 
ailleurs,  surtout  pour  les  très  grandes  possessions,  elle  ne  lui  recon- 
naît qu'une  sorte  de  domaine  éminent,  et  c'est  avec  toute  une  série 
de  sous-propriétaires  qu'elle  traite  en  réalité.  Quand  la  propriété 
est  collective,  elle  est  d'ordinaire  représentée  par  un  chef,  un  head- 
man.  Celui-ci  est  parfois  le  simple  délégué  de  ses  associés;  mais 
sa  position  peut  être  aussi  plus  stable  et  plus  importante,  et  se  rap- 
procher graduellement  de  celle  d'un  véritable  landlord ,  avec  laquelle, 
le  temps  et  ses  privilèges  aidant,  elle  finit  parfois  par  se  confondre, 
ses  co-partenaires  tombant  alors  au  rang  de  simples  tenanciers.  Cette 
propriété  collective  peut  être  ou  réellement  indivise,  ou  soumise 
à  des  partages  annuels  ou  périodiques  ;  le  partage  peut  être  morne 
permanent,  la  collectivité  se  réduisant  à  une  commune  responsa- 
bilité. Les  règles  d'après  lesquelles  les  parts  se  déterminent  et  se 
répartissent  sont  également  fort  variables,  et  ces  paris  peuvent 
être  à  leur  tour  tenues  par  des  collectivités.  Il  va  sans  dire  que  la 
mêm«'  porsonno  peut   possôdor  \\  titre  individuel  ot  à  titre  collée- 


ANNÉE     1895  199 

tif,  et  que  ces  différentes  sortes  de  propriété  sont  souvent  juxtapo- 
sées dans  le  même  village.  Enfin,  que  la  propriété  soit  individuelle 
•  ou  collective,  le  véritable  occupant  du  sol  est  très  souvent  un  tenan- 
cier. Ces  tenanciers,  séparés  parfois  dulandlordpar  un  ou  plusieurs 
intermédiaires,  sont  de  diverses  sortes.  Sous  les  précédents  régimes, 
ils  n'étaient  protégés  que  par  la  coutume  et  n'avaient  aucune  ga- 
rantie légale.  Il  en  a  été  à  peu  près  de  même  dans  les  premiers  arran- 
gements conclus  par  l'administration  anglaise,  et,  malgré  les  réfor- 
mes qu'on  y  a  introduites  depuis,  ces  arrangements  continuent, 
notamment  au  Bengale  et  dans  certains  districts  de  Madras,  à 
peser  lourdement  sur  une  nombreuse  classe  de  raiyats^  de  culti- 
vateurs. Dans  les  arrangements  postérieurs,  on  s'est  appliqué  à 
définir  et  à  garantir  leurs  droits,  la  juridiction  fiscale  empiétant 
ainsi,  au  premier  degré  du  moins,  sur  la  juridiction  civile.  Dans  les 
plus  récents  seulement  a  enfin  prév^ilu  le  principe  de  s'adresser 
directement  à  l'occupant  effectif  du  sol.  C'est  qu'à  toutes  ces  causes 
de  diversité  s'en  superpose  une  dernière,  les  actes  mêmes  ou  settle- 
inenls  par  lesquels  l'Etat  s'est  efforcé  de  les  régler.  C'est  l'objet 
des  cinq  sections  du  chapitre  YlII.  Tous  ces  actes  diffèrent  singulière- 
ment, et  dans  les  principes,  et  dans  les  détails.  Tantôt  ils  sont  appli- 
cables à  toutes  les  terres  d'une  région,  tantôt  ils  n'en  concernent 
qu'une  catégorie.  Les  uns,  comme  les  contrats  passés  avec  les  zé- 
mindars  du  Bengale  et  d'une  partie  de  Madras,  avec  les  taluqdars 
d'Oudhe  et  de  Bénarès,  sont  permanents,  par  suite  difficiles  à  amen- 
der et,  à  la  longue,  aussi  peu  profitables  au  fisc  qu'à  la  population. 
D'autres  sont  temporaires,  avec  des  périodes  variant  de  dix  à  trente 
ans,  comme  les  arrangements  passés  avec  les  propriétaires  ou  avec 
les  chefs  responsables  des  communautés  de  village  dans  les  North- 
West  Provinces,  dans  les  Central  Provinces,  au  Panjàb.  D'autres 
encore,  qui  s'adressent  directement  à  l'occupant  du  sol,  quel  que  soit 
son  titre,  sans  lui  imposer  de  responsabilité  collective,  même  s'il 
n'est  qu'un  co-partenaire,  sont  en  réalité  révisables  à  volonté, 
[24 o]  puisqu'ils  laissent  à  cet  occupant  la  faculté  d'étendre  ou  de 
restreindre  son  exploitation  et  de  modifier  ainsi  à  son  gré  sa  rede- 
vance envers  le  fisc.  C'est  le  système  appelé  raiyatvùri^  en  appa- 
rence le  plus  compliqué  de  tous,  mais  donnant,  parait-il,  les  meil- 
leurs résultats,  qui  a  prévalu  dans  la  majeure  partie  de  Madras  et 
de  Bombay  et  qui,  avec  quelques  modifications,  a  été  étendu  au  pays 
de  Coorg,  à  l'Assam  et  à  la  Birmanie.  Et  ce  ne  sont  là  que  les 
grosses  différences  ;  les  petites  ne  se  comptent  pas.  Ni  la  classifi- 


200  COMPTES      RENDUS      ET     NOTICES 

cation  des  terres,  ni  la  manière  d'en  évaluer  le  revenu,  de  répartir 
et  de  recouvrer  la  taxe,  ni  le  personnel,  en  partie  du  moins,  employé 
à  ce  service  ne  sont  les  mêmes,  et,  presque  toujours,  plusieurs  sys- 
tèmes sont  en  vigueur  dans  une  même  région.  Après  avoir  ainsi 
décrit  la  machine  pièce  par  pièce,  M.  B.-P.  montre  dans  le  neuvième 
et  dernier  chapitre,  comment  elle  fonctionne  :  quel  est  le  jeu  des 
diverses  juridictions  fiscales,  comment  se  font  la  levée  de  l'impôt, 
le  recouvrement  ou  la  remise  de  l'arriéré,  le  recrutement  du  per- 
sonnel, la  tenue  des  registres  ^  du  cadastre,  comment  on  procède 
au  partage  d'une  propriété  indivise,  dans  quelle  mesure  et  de  quelle 
façon  le  fisc  encourage  les  travaux  d'amélioration,  etc. 

Parmi  les  diverses  formes  de  la  propriété  hindoue  étudiées  par 
M.  Baden-Powell,  il  en  est  une,  les  communautés  de  village,  qui  a 
acquis  une  certaine  célébrité  depuis  que  sir  Henry  Sumner  Maine 
l'a  mise  en  évidence  dans  un  livre  fameux  et  que,  la  rapprochant 
d'institutions  semblables  de  l'Occident,  le  mir  slave  et  la  marke 
teutonique,  il  en  a  conclu  que  la  propriété  du  sol  à  l'origine  avait 
été  partout  purement  collective.  J'ai  eu  ici  même  et  ailleurs  *  l'oc- 
casion de  dire  pourquoi  cette  théorie  ne  me  paraissait  pas  accep- 
table en  ce  qui  concerne  l'Inde,  et  je  suis  heureux  de  voir  que 
M.  B.-P.  arrive  à  la  même  conclusion.  Pour  lui  les  diverses  com- 
munautés de  village  hindoues  sont  de  formation  secondaire.  Peut- 
être  va-t-il  trop  loin  en  les  tenant  toutes  pour  modernes,  car  les 
causes  qui  les  ont  produites  à  des  époques  récentes  ont  dû  agir  de 
même  dans  tous  les  temps.  Mais  il  me  semble  qu'il  résulte  claire- 
ment de  son  livre  que  l'Inde  ne  fournit  pas  d'arguipents  vakdDles 
en  faveur  d'un  communisme  primitif  absolu  de  la  terre.  De  toutes 
les  illusions  aryennes,  celle  à'Aryan  Politics  est  la  plus  déce- 
vante. 

L'impression  du  livre  est  claire  et  élégante.  Gomme  dans  tout 
bon  manuel,  les  titres,  sous-titres,  têtes  et  résumés  de  chapitre  et 
de  paragraphe  y  sont  prodigués.  Les  développements  d'importance 
secondaire  sont  imprimés  en  texte  plus  petit.  Les  notes,  allégées 
d'autant,  sont  réservées  aux  menus  détails  et  aux  indications  biblio- 
graphiques, en  général  assez  sobres,  mais  riches  encequi  concerne 
les  documents  officiels.  Des  renvois  fréquents  au  grand  ouvrage 
de  M.  Baden-Po\v(.'ll  établissent  une  sorte  de  concordance  à  l'usage 

1.  Revue  critique  du  25  avril  1887,  p.  318;  Mélusine,  l.V.  col.  383,  a\ril  ISSii  {Œuvres, 
t.  IV,  p.  7  et  p.  62). 


ANNÉE     1895  .  201 

des  lecteurs  qui,  sur  un  point  donné,  [246]  voudraient  se  procu- 
rer une  information  plus  complète.  Une  bonne  cartç  est  jointe  au 
volume,  qui  se  termine  par  un  index  excellent. 


Vasudevavijayara,  çrî  Râmanâthatarkaratnena  pranîtam,  antarân- 
tarà  parivartya  parivardhyâ  ca  punah  samskritam  (le  Triomphe 
de  Vâsudeva,  composé  par  çrî  Ramnath  Tarkaratna,  plusieurs 
fois  revu  et  augmenté,  corrigé  à  nouveau^).  Calcutta,  imprimé 
et  édité  par  Pitambaravandyopâdliyâj'^a,  çaka  1812  (=  1890  A.  D.) 
—  283  pp.  in-8«. 

[Reçue  critique^  13  mai  1895.) 

[3o7]  Le  moyen  le  plus  direct  de  présenter  au  lecteur  le  poème 
du  pandit  Râmnâth  Tarkaratna  est  de  lui  en  donner  l'analyse  : 

Chant  I  :  Yâsudeva-Krishna  règne  sur  les  Yâdavas  (vers  1-19), 
à  Dvâravati  (20-58),  entouré  de  ses  reines,  parmi  lesquelles  brillent 
Rukminî  et  la  nouvelle  favorite^  Satyabhâmà  (59-62).  Pour  contem- 
pler cette  dernière,  Nàrada  descend  du  ciel  (63-68).  Il  est  reçu  par 
Krishna  et  Rukmini  (69-87). 

II  :  Éloge  de  Krishna  par  Nârada,  qui  lui  donne  une  fleur  du 
Pàrijâta,  l'arbre  merveilleux  du  jardin  d'Indra,  que  celui-ci  se  ré- 
serve avec  un  soin  jaloux,  quand,  en  toute  justice,  l'arbre  devrait 
appartenir  à  Krishna  (1-35).  Krishna  accepte  la  fleur  et  la  remet  à 
Rukminî,  mais  décline  la  revendication  de  l'arbre  (36-42).  Nârada 
piqué  s'éloigne  ;  mais,  avant  de  se  rendre  auprès  de  Çiva,  il  va 
trouver  la  nourrice  de  Satyabhâmà,  Kalâvatî  (43-47).  Celle-ci,  fidèle 
à  sa  leçon,  fait  à  Satyabhâmà  un  récit  perfide  de  l'incident  :  c'est 
à  elle  que  Nârada  destinait  la  fleur  ;  mais  Krishna  la  lui  a  enlevée 
de  force  pour  la  donner  à  Rukminî  (48-73). 

III  :  Plaintes  de  Satyabhâmà  :  elle  veut  mourir  (1-20).  Kalâvatî 
s'efforce  de  la  consoler  et  lui  promet  qu'elle  aura  sa  revanche  (21-41). 

1.  Une  première  édition,  dont  j'ignore  la  date,  ne  contenait  que  16  chants. 


202  COMPTKS     Rl'NDUS     ET     NOTICES 

Accablement  de  Satyabliàma,  que  ses  compagnes  cherchent  en  vain 
à  soulager  (42-68). 

IV  :  Krishna  averti  se  rend  auprès  d'elle  :  le  parfum  du  Pàrijàta, 
dont  il  est  imprégné,  la  ranime  (1-30).  Krishna  l'interroge  tendre- 
ment sur  la  cause  de  son  mal.  Satyabhàmâ  la  dissimule,  mais  une 
de  ses  [3o8]  amies  la  révèle  (31-55).  Krishna  promet  de  lui  appor- 
ter le  Parijâta  (56-63).  La  nuit  descend  sur  les  époux  réconciliés 
(64-73). 

V  :  Chant  matinal  des  Vaii^likas  :  réveil  de  Krishna  et  toilette 
de  Satyabhàmâ.  Exercices  du  matin  et  aumônes  de  Krishna  (1-25). 
Conseil  des  ministres  :  Krishna  les  consulte  sur  les  moyens  d'ob- 
tenir le  Parijâta  (26-34).  Gada,  son  frère  cadet,  n'en  voit  qu'un,  la 
guerre,  qui  ne  sera  qu'un  jeu  (35-56).  Le  fils  de  Satyaka  est  pour 
l'emploi  de  la  politique  [niti)  et  des  moyens  amiables  (57-81). 
Krishna  se  range  à  son  avis  :  il  enverra  un  ambassadeur  (82-83). 

VI  :  Krishna  invoque  Nàrada,  qui  apparaît  aussitôt  avec  son  com- 
pagnon ordinaire,  Parvata  (1-9).  Krishna  le  charge  de  porter  son 
message  à  Indra  :  demander  le  Parijâta  d'abord  amicalement  ;  à 
un  refus,  répondre  par  une  déclaration  de  guerre  (10-47).  Nârada, 
qui  tient  enfin  sa  querelle,  accepte  la  mission  ;  mais  il  prévoit  un 
refus  et  conseille  à  Krishna  de  préparer  son  armée  (48-55).  Départ 
de  Nârada  et  de  Parvata;  leur  voyage  jusqu'à  l'Himalaya  (56-68). 

VU  :  Description  de  l'Himalaya  (1-51).  Après  l'avoir  franchi,  les 
messagers  arrivent  à  Amaràvatl,  la  capitale  d'Jndra  (52-63).  Nârada 
délivre  son  message,  mais  en  faisant  suivre  la  demande  immédia- 
tement de  la  menace  (64-76).  Colère  et  refus  d'Indra.  Nârada  joyeux 
revient  faire  rapport  à  Krishna  (77-88). 

Vm  :  Krishna  rassemble  son  armée  et  monie  sur  son  char  de 
guerre  avec  Satyabhàmâ  (1-19).  Marche  de  Tarmée,  à  laquelle  se 
joignent  Arjuna  et  beaucoup  d'autres  rois  (20-63). 

IX  :  L'armée  contemple  le  mont  Meru  (1-21),  franchit  les  sources 
de  la  Gangâ  (22-43),  et  établit  son  camp  sur  le  Meru  (44-57).  Gou- 
clier  du  soleil  et  lever  de  la  lune  (58-78). 

X  :  Lever  du  soleil  sur  le  Kailàsa  (1-15).  Réveil  de  Devî  ;  Ku- 
mâra  vient  saluer  sa  mèi^e  (16-24).  Devî  l'informe  des  projets  et  de 
la  prochaine  arrivée  de  Krishna.  Elle  a  fait  venir  du  ciel  d'Indra,  par 
sa  suivante  Yijayâ,  Lakshmi,  la  déesse  de  la  Fortune,  et  celle-ci 
Iii!  il  laconté  les  persécutions  qu'elle  a  à  souffrir  de  la  part  d'Indra 
ù  cause  de  son  attachement  pour  Vishnu.  Devî  elle-même  a  d'an- 
r-idi^  d('M];»i?i<  ;'t   vrnîrpr  :  Indi'a  lui  n  nim^i   ï-cfiisc'  jadis  1<^  Pàrijàto, 


ANNÉE     1895  203 

tit  elle  veut  qu'il  soit  humilié.  Dans  ce  dessein,  elle  lui  députe  son 
fils  Kumàra  (25-55).  Kumâra,  déguisé  sous  la  forme  de  Viçàkha  et 
se  donnant  pour  un  messager  de  Krishna,  réclame  le  Pàrijàta  en 
des  termes  arrogants,  qui  rendent  la  lutte  inévitable  (56-80).  Co- 
lère et  refus  d'Indra  ;  Kumàra  le  quitte  avec  des  menaces  (81-116). 

XI  :  Krishna  contemple  le  Meru  (1-11)  ;  Arjuna  le  lui  décrit 
(12-68). 

XII  :  Indra  consulte  son  guru  Brihaspati,  qui  blâme  son  orgueil 
et  lui  conseille  de  livrer  l'arbre  (1-17).  Colère  et  refus  d'Indra 
(18-35).  Jayanta,  le  fils  d'Indra,  survient  et  promet  la  victoire 
(36-46).  Indra  se  défie  de  Kumâra,  le  dieu  de  la  guerre  et  le  com- 
mandant ordinaire  de  ses  armées.  Sur  le  conseil  et  par  l'office  de 
Brihaspati,  il  fait  consacrer  [3o0]  Jayanta  comme  généralissime 
des  devas  (47-62).  Çacî,  l'épouse  d'Indra,  assiste  à  ce  spectacle 
du  haut  de  son  palais  ;  les  déesses,  ses  compagnes,  l'informent  de 
ce  qui  se  prépare  et  s'alarment  à  la  vue  de  sinistres  présages 
(63-77).  Çacî  les  rassure  :  Indra  n'est-il  pas  invincible?  Elle  des- 
cend, vient  embrasser  son  fils,  l'encourage,  lui  et  Indra,  et  leur 
déclare  qu'elle  ira  combattre  à  leur  côté.  Indra  la  conjure  de  renon- 
cer à  ce  dessein.  Elle  obéit  et,  par  delà  la  sphère  des  étoiles,  se 
rend  auprès  de  Brahmâ  (76-116).  Description  et  marche  de  l'armée 
des  devas  vers  le  Meru.  Tombée  de  la  nuit  (117-148). 

XIII  :  Informé  par  Garuda  de  l'approche  de  l'ennemi,  Krishna 
donne  l'alarme  à  l'armée  des  Yàdavas  (1-12).  Indra  harangue  les 
devas  :  il  a  tout  fait  pour  prévenir  le  conflit  ;  aujourd'hui  encore  il 
a  déclaré  à  Garuda  qu'il  était  prêt  à  céder  le  Pàrijàta,  si  Krishna 
consentait  à  le  lui  demander  avec  l'humilité  qui  sied  à  un  cadet. 
Mainteniînt,  il  ne  reste  plus  qu'à  combattre  pour  le  bon  droit.  Il 
envoie  Vâyu,  le  dieu  du  Vent,  en  éclaireur  (13-78). 

XIV  :  La  bataille  s'engage  (1-24).  Exploits  d'Agni,  de  Yama, 
de  Varuna,  de  Vàyu,  de  Kubera,  de  Jayanta,  de  Balarâma,  d'Ar- 
juna,  de  Gada,'de  Sàt^^aki,  de  Pradyumna  (25-40).  Jayanta  triom- 
phe de  Pradyumna,  mais  l'armée  des  devas  commence  à  faiblir 
(41-67). 

XV  :  Indra  vient  à  son  secours.  Krishna  et  Balarâma  se  portent 
à  sa  rencontre  (1-24).  Indra  repousse  Balarâma  ;  mais,  impuissant 
contre  Krishna,  il  va  lancer  son  terrible  vajra,  la  foudre  ;  Krishna, 
de  son  côté,  s'apprête  à  déchaîner  son  disque,  le  cakra^  quand  in- 
tervient Brahmâ  (25-52).  Hymne  de  Brahmâ  à  Krishna-Vishnu, 
l'être  suprême:  que  Krishna  pardonne  et  abaisse  le  cakra  (53-63). 


204  GOMPTKS     RENDUS     ET     NOTICES 

XVI  :  Après  un  nouvel  échange  de  compliments  et  de  paroles  de 
concorde,  Brahmâ  disparaît.  Krishna  offre  la  paix  sans  conditions 
(1-16).  Brihaspati  l'accepte  au  nom  d'Indra  et  invite  Krishna  et  les 
Yâdavas  avenir  la  sceller  dans  Amaràvatî  même.  Krishna  accepte 
l'invitation  (17-33).  Jayanta  reste  implacable.  Mais  Indra,  qui  s'est 
tu  jusqu'ici,  sent  peu  à  peu  son  orgueil  fléchir.  Enfin  il  s'aban- 
donne à  la  joie  de  la  réconciliation  :  il  ressuscite  les  morts  et,  après 
avoir  ordonné  à  Viçvakarman,  l'architecte  des  dieux,  de  préparer 
la  réception  dans  sa  capitale^.il  monte  sur  son  char  et  s'y  achemine 
lui-même,  avec  Krishna,  Satyabhâmâet  toutes  les  armées  des  devas 
et  des  Yâdavas  (34-41).  Réception  à  Amaràvatî  (42-73). 

XVII  :  Le  lendemain,  Krishna  et  Satyabhàmâ,  Indra  et  Çacî,  les 
Yâdavas  et  les  devas,  avec  Viçvakarman  pour  cicérone,  vont  admi- 
rer une  exposition  universelle  {p radar çani)  de  toutes  les  merveilles 
des  arts  et  de  l'industrie,  qu'Indra  a  fait  organiser  par  son  archi- 
tecte, en  l'honneur  de  ses  hôtes  (1-108). 

XVIII  :  Après  avoir  joui  pendant  bien  des  jours  de  la  splendide 
hospitalité  du  roi  du  ciel,  les  Yâdavas  prennent  congé.  Chaque  dieu 
leur  [360]  donne  ce  qu'il  a  de  plus  précieux  :  Indra  lui-même  donne 
le  Pàrijàta,  dont  il  n'a  plus  été  dit  un  mot  depuis  la  réconciliation. 
Krishna  monte  avec  Satvabhâmâ  dans  le  char  céleste  d'Indra  con- 
duit  par  Mâtali  (1-27).  Retour  du  ciel  à  Dvàravatî.  Krishna  désigne  à 
Satvabhâmâ  les  diverses  contrées  de  la  terre  qu'ils  découvrent  dans 
leur  voyage  aérien  (28-100).  Réception  triomphale  et  plantation  du 
Pârijâta  à  Dvàravatî  (101-113).  Signature  du  poète  i  (114-118). 

Cette  analyse  n'est  qu'un  sommaire.  Je  crois  pourtant  qu'elle  re- 
produit avec  fidélité  non  seulement  le  cadre  du  poème,  mais  aussi 
tous  les  ressorts  et  motifs  essentiels  de  l'action,  de  sorte  qu'il  sera 
facile  au  lecteur,  s'il  veut  bien  se  reporter  à  d'autres  œuvres  où  le 
même  épisode  est  traité'^,  de  constater  si  le  sujet,  dans  son  ensem- 
ble, a  perdu  ou  gagné  sous  la  maindu  pandit  Ràmnâth  Tarkaratna. 
Mais  je  dois  ajouter  immédiatement  que  cette  comparaison  ne  serait 

1.  L'auteur  nous  apprend  ([u'il  est  né  à  ÇAnlipur  (district  du  Nadi>A,  Bengale), 
d'une  famille  brahmanique  du  ijoira  des  HhAradvàjas.  Son  père,  Kàlidàsa  Kavi  (ou  le 
nom  ne  serait-il  <iuune  métaphore?),  poète  comme  lui,  était  également  versé  dans 
la  Smriti,  dans  la  doctrine  des  Tanlras,  dans  le  Nyâya,  dans  la  Mîmàipsà  et  dans  le 
Sànkhya,  et  a\ail  mérité  le  surnom  do  VidyâvAgîça.  Il  a  lui-même  composé  son  poème 
en  çaka  180.',  =  1882  A.  D.,  et  rend  hommage  à  un  patron  ou  à  un  maître  du  nom  de 
Çivacandra. 

2.  Par  exemple,  Uarivamça,  cxxii-cxxxiii  ;  Vishnu-Purâna,  V,  xxx  et  xxxi,  pour  ne 
parler  que  de  celles  (pii  sont  accessibles  en   traduction. 


ANNÉE      1895  205 

pas  bien  équitable.  Le  dessin  d'ensemble,  le  plan,  le  sujet  même  sont 
ici  de  moindre  importance  :  par  eux-mêmes,  ils  sont  peu  de  chose, 
de  simples  thèmes,  des  occasions  plus  ou  moins  favorables  :  toute 
la  valeur  est  dans  l'élaboration  des  détails.  Et  celle-ci,  dans  Tœu- 
vre  du  pandit,  est]  extrêmement  soignée  et  brillante.  Il  y  fait  preuve 
de  réelles  qualités  d'observation  et  d'invention  dans  les  accessoi- 
res, d'un  esprit  souple  et  fin,  habile  à  faire  naitre  les  allusions  et 
à  saisir  les  rapports  subtils  des  choses,  d'une  imagination  souvent 
juste,  toujours  ingénieuse  à  faire  jaillir  la  métaphore,  à  étoffer  et 
à  colorer  les  comparaisons,  à  prodiguer  enfin  les  alamkâras,  ces 
((  ornements  »  qui,  pour  la  doctrine  hindoue,  sont  l'âme  même  de 
la  poésie.  Il  s'entend  tout  aussi  bien  à  revêtir  le  tout  de  la  diction 
riche  et  fleurie  du  mahâkàvya,  dont  il  possède  les  ressources  à  un 
haut  degré,  et  à  l'enfermer  dans  les  formes  d'une  métrique  sa- 
vante ^  Aussi  la  critique  indigène  a-t-elle  fait  l'accueil  le  plus  flat- 
teur à  son  «  Triomphe  de  Vâsudeva  ».  Elle  ne  l'a  pas  jugé  indigne 
d'être  mis  à  côté  des  plus  belles  œuvres  de  l'époque  classique  ;  il 
a  été  même,  à  ce  propos,  parlé  de  Kâlidàsa.  C'était  probablement 
le  nom  ou  un  surnom  du  père  du  pandit  ;  lui-même  il  a  placé  son 
œuvre  sous  la  protection  d'une  stance  de  Mcdavikàgnimitra^  et  le 
retour  du  ciel  à  Dvâravatî,  au  XVHI^  chant,  est  l'amplification 
d'une  scène  bien  connue  de  Çakuntalà'^-.  Je  doute  pourtant  [361] 
qu'il  se  soit  particulièrement  inspiré  de  Kàlidâsa.  En  tout  cas,  il 
serait  resté  loin  de  la  sobriété  relative  et  du  goût  délicat  de  son 
modèle.  Sa  diction,  d'une  exubérance  outrée-,  surchargée  de  longs 
composés ,  est  pleine  d'assonances ,  d'allitérations  et  de  [eux  de  mots , 
trop  souvent,  malgré  toute  sa  science,  aux  dépens  de  la  langue,  qui 
reste  matériellement  correcte,  mais  perd  de  sa  force  idiomatique^. 
S'il  a  imité  un  Kàlidâsa,  c'est  celui  surtout  du  Nalodaya.  Mais  il 
le  fait  avec  une  virtuosité  incontestable.  D'ailleurs  l'Inde,  sous  ce 

1.  Il  n'y  a  pas  moins  de  dix-neuf  sortes  de  mètres  employées  dans  le  poème. 

2.  D'autres  morceaux,  où  l'on  pourrait  voir  une  imitation  de  Kàlidâsa,  sont  moins 
caractéristiques  ;  par  exemple  certaines  descriptions.  Elles  ont  leur  place  marquée 
d'avance  dans  tout  mahâkâvya. 

3.  En  général,  l'auteur  semble  croire  que  toute  locution  (dérivée  et,  surtout,  com- 
posée) grammaticalement  possible  est,  par  cela  même,  justifiée.  A-t-il  de  bons  exem- 
ples pour  nandana  employé  seul  dans  le  sens  de  «  fils  »  (XII,  53),  ou  pour  sahâsya 
=  sahâsa  (II,  4l)?gfiri  et  adri  sont  synonymes  de  parvata  :  le  sont-ils  aussi  de  Parvata 
nom  propre  (VII,  3v),  53,  64)  ?  Je  note  ici  quelques  fautes  non  relevées  dans  l'errata  :  I, 
9  a,  effacer  le  visarga  ;  19  d,  lire  mnidram  ;  V,  73  c,  bilânta  —;  que  faire  de  sa  vasasyayâ, 
VI,  33  d?VIII,19,  lire  navâbhra  et  uparyupari ;\ll,  96,snehaih;  XIII, 29 d,  svâlantrya.Les 
césures  faibles  sont  assez  fréquentes,  par  exemple  :  Ml,  72  a;  XVIII,  24:  u,  33  c,  54  c. 


206  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

rapport,  a  le  pardon  facile.  Il  y  a  si  longtemps  qu'elle  est  habituée 
à  confondre  le  plaisir  que  procure  la  lecture  des  poètes  et  celui  de 
deviner  des  rébus! 

Pour  le  lecteur  d'Europe, par  contre,  ce  sont  là  de  graves  défauts. 
Quoi  qu'il  fasse,  quelque  bonne  volonté  qu'il  mette  à  se  placer  au 
point  de  vue  liindou,  il  ressentira  péniblement  combien  cette  poésie 
est  factice  et  impersonnelle,  au  sens  fâcheux  du  mot.  Il  a  beau  se 
dire  que  tout  mahâkàvya  moderne  est  forcément  un  pastiche  et 
que  bon  nombre  des  modèles  'fklus  anciens  n'étaient  déjà  pas  autre 
chose  :  ceux-ci,  il  consent  à  les  lire,  parce  que  ce  sont  des  docu- 
ments ;  mais  il  se  résignera  difficilement  à  se  casser  la  tête  sur 
des  copies  à  qui  cette  valeur  même  fait  défaut.  Ces  conditions  fa- 
tales ne  tiennent  pas  tant  aux  lois  du  genre,  qui  ne  sont  pas  serrées 
au  point  d'en  perdre  toute  élasticité,  ni  à  la  force  des  précédents, 
dont  un  esprit  audacieux  pourrait  s'affranchir,  qu'à  la  langue 
même,  qui  astreint  la  pensée  à  des  formes  usées  et  lui  impose  en 
quelque  sorte  le  lieu  commun.  Nulle  part  peut-être  l'instrument  ne 
soumet  l'ouvrier  à  une  aussi  lourde  servitude,  car  l'instrument  ici 
est  une  langue  morte  qui,  dans  l'état  où  il  faut  la  manier,  n'a  jamais 
été  bien  vivante.  La  richesse  illimitée  du  vocabulaire  et  la  pauvreté 
de  la  syntaxe  ramènent  le  travail  poétique  à  la  confection  d'épi- 
thètes  ;  les  propositions,  à  leur  tour,  se  juxtaposent  sans  se  subor- 
donner, et,  au  lieu  de  périodes,  nous  avons  des  stances  indépen- 
dantes les  unes  des  autres.  Il  en  résulte  une  sorte  de  marqueterie 
où  tout  est  au  même  plan  et  à  la  même  valeur,  un  discours  sans 
trame  et  sans  perspective.  Sans  doute,  cette  langue  excelle  à  frap- 
per des  sentences,  à  ciseler  des  images  et  des  comparaisons,  et  il 
y  a  de  ce  chef,  dans  le  poème  du  pandit  Tarkaratna,  tout  un  assor- 
timent de  joyaux  finement  travaillés.  Elle  se  prête  admirablement 
aussi  à  la  description,  tant  que  l'objet  est  simple  ou  que  la  synthèse 
s'en  fait  aisément  :  la  peinture,  par  exemple,  de  la  tombée  de  la 
nuit,  à  la  fin  du  chant  IV,  est  très  belle.  Mais  elle  échoue  (362] 
dès  que  l'objet  est  complexe  (ainsi  la  description  de  l'IIimàlaya  est 
complètement  manquée  et  ne  pouvait  pas  ne  pas  l'être),  et  elle 
devient  absolument  impuissante  dans  le  récit.  Le  rôle  équivoque 
de  Nàrada  ne  se  comprend  que  si  on  le  sait  d'ailleurs  ;  le  texte  ne 
nous  rexplicjue  pas  ;  et  non  moins  malaisés  à  trouver  sont,  au 
X«  chant,  les  motifs  qui  font  agir  Devî  et  Kumàra'.  Tout  au  plus 

].  Bien  que  l'auteur  emploie  ici  le  mètre  plus  libre  du  çloka. 


ANNÉE     18  95  207 

le  mot  de  ces  récits  énigmatiques  est-il  logé  et  comme  noyé  dans 
les  replis  de  quelque  longue  épithète,  où  l'on  a  toute  chance  de  ne 
pas  le  découvrir  dans  ce  fouillis  qui  n'est  qu'un  flot  d'épithètes. 
Les  pandits  qui,  de  temps  immémorial,  se  livrent  à  ces  exercices 
de  haute  rhétorique,  ne  sont  pas  de  simples  dilettantes.  Ils  ont  tou- 
jours, comme  occupation  professionnelle,  un  ou  plusieurs  des  cas- 
tras^ des  disciplines  dont  la  langue  sanscrite  est  l'organe.  Gomme 
autrefois,  chez  nous,  tout  lettré,  quelle  que  fût  sa  spécialité,  tenait 
à  honneur  de  faire  ses  preuves  en  vers  latins,  c'est  pour  mettre  le 
sceau  à  leur  réputation  de  savant,  qu'ils  composent  des  poèmes  qui 
sont,  en  effet,  des  œuvres  de  science  pour  le  moins  autant  que 
d'imagination.  Le  pandit  Tarkaratna  ne  fait  pas  exception  à  cette 
règle.  Çàntipur,  sa  ville  natale,  est  un  des  centres  du  Yishnouisme 
et  de  la  culture  brahmanique  au  Bengale,  et  nous  avons  vu  plus 
haut  que  l'étude  de  plusieurs  castras  était  héréditaire  dans  s«.  fa- 
mille. Lui-même  est  en  train  d'éditer,  dans  la  Bibliotheca  Inclica^ 
le  Çn-bhcLshya^  le  commentaire  de  Râmânuja  sur  les  Yedânta- 
Sùtras,  et  il  est  l'auteur  de  deux  ouvrages  originaux  sur  ces  mêmes 
Sûtras.  Gomme  légiste  versé  dans  la  Smriti,  il  a  pris  une  part  dis- 
tinguée dans  les  polémiques  soulevées  par  le  Age  of  Consent  Bill  y 
l'acte  récent  par  lequel  le  gouvernement  anglo- indien  a  essayé  de 
remédier  aux  abus  les  plus  criants  des  unions  précoces,  et,  par  son 
intervention  en  faveur  du  Bill  ^,  il  s'est  trouvé  exposé  aux  rancunes 
du  fanatisme  orthodoxe.  Enfin,  pendant  bien  des  années,  il  a  fait 
le  plus  gros  de  la  besogne  du  recensement  et  de  la  description  des 
manuscrits  sanscrits  du  Bengale  dirigés  par  feu  Râjendralâl  Mitra, 
et  c'est  en  grande  partie  grâce  à  ses  longues  et  pénibles  recher- 
ches que  les  volumes  des  Notices  publiés  sous  les  auspices  de  la 
Société  asiatique  de  Galcutta  sont  devenus  le  plus  utile,  on  peut 
dire  le  seul  utile  des  travaux  de  ce  geni'e  exécutés  jusqu'ici  dans 
l'Inde  par  des  indigènes.  Je  n'ai  pas  à  m'occuper  ici  de  la  disgrâce 
qu'il  a  encourue  depuis  auprès  de  cette  même  Société,  ni  des  polé- 
miques que  cette  disgrâce  a  soulevées.  Mon  seul  but,  en  signalant 
cette  activité  multiple,  a  été  de  montrer  que  le  pandit  est  resté 
dans  la  tradition  de  ses  pères.  «  Il  n'a  pas  noirci  devant  [363]  eux 
la  face  du  Sarasvati  »,  et  il  est  resté  fidèle  aussi  à  cette  tradition 

1.  The  «  Garbhadhan  Vyavastha  ».  Opinion  on  the  Questions  in  the  Hindu  Religion 
arising  ont  of  the  Age  of  Consent  Bill;  delivered  to  Governmenl.  By  Pandil  Ram  Nath 
ïarkaratna' of  Sautipur.  Translated...  by  Nilmani  Mukerjee.  Repriuted  from  Reis  and 
Rayycl  aud  publishcd  by  the  Galcutta  Committee  iu  support  of  the  Bill.  1891. 


208     -  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

en  composant  son  «  Triomphe  de  Vâsudeva  ».  A  cette  dernière 
fidélité,  il  a  eu  même  un  double  mérite.  Autrefois, le  métier  de  poète 
ne  rapportait  pas  seulement  de  l'honneur;  il  rapportait  aussi  de 
l'or.  Les  rajas  avaient  la  main  large  pour  payer  une  dédicace. 
Aujourd'hui,  ceux  qui  ont  conservé  une  ombre  de  pouvoir  ont  leur 
budget  surveillé  par  un  résident  britannique  ;  ceux  qui  sont  rendus 
à  la  vie  privée  trouvent  sans  doute  à  employer  leurs  fonds  d'une 
façon  plus  utile,  ne  fût-ce  que  comme  shareholders.  Il  n'y  a  pas  de 
dédicace  en  tête  du  «  Triomph(!^^de  Vâsudeva  ».  Le  métier  ne  paie 
plus,  malgré  le  retour  de  faveur  dont  les  études  sanscrites  sont 
actuellement  l'objet  dans  l'Inde.  Ces  études  se.  poursuivent 
maintenant  suivant  d'autres  lignes,  et  il  est  à  prévoir  que  les  au- 
teurs de  mahâkcwyas  se  feront  rares  à  l'avenir.  Raison  de  plus  de 
se  hâter  pour  ceux  qui  sont  curieux  de  voir  comment  les  formes 
littéraires  se  survivent  et  comment  aussi,  dans  les  plus  figées,  peu- 
vent s'infiltrer  quelques  éléments  nouveaux  ^ 


Ramkrishna  g.  Bhandarkàr,  Early  History  of  the  Dekhan,  down 
to  the  Mahomedan  Gonquest.  Second  édition.  Bombay,  Govern- 
ment Central  Press,  1895.  In-8«. 

{Comptes  rendus  de  V Académie  des  Inscriptions  et  Belles-lettres^ 
Séance  du  24  mai  1895.) 

Je  fais  hommage,  au  nom  de  M.  Bhandarkar,  de  la  deuxième 
édition  de  son  histoire  ancienne  du  Dékhan.  La  première  édition 
avait  paru  en  1894  sous  les  dehors  modestes  ,d'un  tirage  à  part 
du  Bombay  Gazetteer^  et  elle  était  devenue  aussitôt  un  vade 
mecum  indispensable  à  tous  ceux  qui  s'occupent  dupasse  de  l'Inde. 


1.  Il  y  en  a  quelques-uns  de  la  sorte,  un  bien  petit  nombre,  dans  le  Vâsudevavijaya; 
mais  alors  l'infiltration  est  à  forte  dose  et  fait  disparate  :  par  exemple,  l'espèce 
d'hymne  à  la  liberté,  à  l'indépendance  et  à  l'union  qu'Indra  débite  au  chant  Xlll,  et 
l'exposition  universelle  d'Amarâvatî.  C'est  bien  là  du  vin  nouveau  mis  dans  de  vieilles 
bouteilles.  On  conçoit  à  la  rigueur  un  mahâkdvya  ayant  pour  thème  la  télégraphie 
électrique  :  il  ne  serait  pas  plus  moderne  pour  cela. 


ANNÉE  1895  209 

Pour  la  première  fois,  les  annales  d'une  grande  province  étaient 
présentées  par  un  savant  indigène  sous  un  jour  vrai,  avec  une 
abondance  d'informations,  une  sûreté  de  critique  et  une  sobriété 
qui  eussent  fait  honneur  à  un  historien  occidental.  Il  n'y  avait  pas 
trace,  dans  le  livre,  de  ce  verbiage  facile  ni  de  ces  défaillances  qui 
déparent  les  meilleures  publications  des  Hindous,  quand  ils  s'es- 
sayent à  manier  nos  méthodes.  Ces  méthodes,  l'auteur  ne  les  imitait 
pas;  il  les  possédait,  elles  étaient  devenues  siennes. 

Par  Dékhan,  qui  correspond  à  notre  Midi  et  qui,  comme  lui, 
comporte  diverses  valeurs,  en  tant  que  terme  géographique, 
M.  Bhandarkar  entend  la  partie  du  plateau  central  de  la  péninsule 
entre  la  Godâvarî  et  la  Krishna,  l'ancien  Mahârâshtra,  la  contrée 
où  domine  la  langue  marâthî  et  où,  vers  le  sud  et  vers  l'est,  elle  se 
rencontre  avec  les  langues  dravidiennes.  C'est  une  des  régions  de 
l'Inde  les  plus  riches  en  inscriptions,  et  c'est  principalement 
d'après  ces  inscriptions  et  d'après  d'autres  documents  non  moins 
surs,  les  monnaies,  que  M.  Bhandarkar  en  a  retracé  l'histoire. 
Sur  tout  ce  domaine,  il  s'était  d'ailleurs  signalé  comme  pionnier 
longtemps  avant  d'y  paraître  comme  historien.  Quant  aux  docu- 
ments littéraires,  soit  généraux,  soit  particuliers  à  la  région, 
pour  lesquels  il  a  aussi  été  un  chercheur  des  plus  laborieux  et  que 
nul  n'a  contribué  plus  que  lui  à  débrouiller,  il  les  emploie  stricte- 
ment pour  ce  qu'ils  valent.  Si  on  se  représente  la  première  éduca- 
tion toute  hindoue  de  l'auteur,  combien  sa  jeunesse  a  été  nourrie 
de  la  tradition  de  son  peuple  et  combien  celle-ci  lui  est  restée 
profondément  sympathique,  on  mesurera  mieux  ici  la  grandeur 
de  l'effort  et  l'on  admirera  son  riche  et  S9bre  travail  autant  pour 
€e  qu'il  en  a  exclu  que  pour  ce  qu'il  y  a  mis. 

La  nouvelle  édition  compte  147  pages,  contre  121  qu'avait 
l'ancienne.  Vu  l'impression  compacte  du  livre  et  la  manière 
d'écrire  concise  de  l'auteur,  ce  supplément  de  26  pages  représente, 
en  réalité,  une  masse  considérable  de  matière  neuve.  Le  plan  et 
les  proportions  sont  restés  les  mêmes,  mais  il  est  peu  de  paragra- 
phes qui  n'aient  reçu  quelque  addition,  et  l'ouvrage  a  été  mis 
absolument  au  courant  des  dernières  trouvailles. 


Religions  de  l'Ij^de.  —  IV.  14 


210  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 


Adhémard  Leclère,  Recherches  sur  la  législation  cambodgienne 
(droit  public).  Paris,  A.  Challemel,  1890, 1  voI.in-8«,xiv-291  pp. 
—  Recherches  sur  le  droit  public  des  Cambodgiens.  Ibid., 
1894,  1  vol.  in-8%  lv-328  pp.  —  Recherches  sur  la  législation 
criminelle  et  la  procédure  des  Cambodgiens.  Ibid.,  1894,1vol. 
in-8°,  xx-555  pp. —  Cambodge.  Contes  et  légendes  recueillis  et 
publiés  en  français.  Avec  introduction  par  Léon  Feer.  Paris, 
E.  Bouillon,  1895,  1  vol.  in-8«,  xxii-308  pp. 

[Journal  asiatique,  t.  V,  mai-juin  1895.) 

[526]  Des  quatre  ouvrages  dont  les  titres  précèdent,  les  trois 
premiers  embrassent  l'ensemble  du  droit  cambodgien.  Ils  forment 
aussi,  autant  que  je  sache,  l'exposition  la  plus  complète  et  la  plus 
pratique  que  nous  ayons  du  droit  d'un  peuple  de  TExtrême- 
Orient.  Nous  n'avons,  par  exemple,  rien  d'aussi  satisfaisant  pour 
l'Inde  propre.  Il  est  vrai  que  la  tâche  était  ici  beaucoup  plus 
simple  et  plus  facile.  Au  lieu  de  l'Inde,  avec  son  étendue  immense, 
ses  populations  infiniment  diverses  et  ayant  presque  toutes  der- 
rière elles  un  long  passé  traditionnel,  avec  ses  religions  codifiées 
ou  non,  mais  toujours  prêtes  à  entrer  en  conflit,  ses  castes  à  la 
fois  si  mobiles  et  si  ancrées  dans  leurs  prétentions,  avec  son 
vieux  droit  surtout,  qui  ouvre  à  l'archéologie  un  si  magnifique 
champ  d'étude,  mais  qui  a  si  peu  le  caractère  d'une  législation 
positive  et  pratique  et  qui  est  si  radicalement  rebelle  à  l'esprit 
juridique  et  administratif  de  l'Occident,  nous  avons  affaire,  au 
Cambodge,  avec  une  société  et  des  lois  d'une  simplicité  extrême. 
L'État  est  une  monarchie  absolue  tempérée  par  des  coutumes.  La 
religion,  officiellement  du  moins,  est  une,  le  bouddhisme.  La  popu- 
lation, qui,  actuellement,  n'atteint  pas  2  millions,  est  sans  doute 
de  race  très  mêlée,  mais,  de  fait,  les  divisions  s'y  réduisent  à 
celles  de  nationaux,  d'étrangers  et  de  tribus  sauvages,  et  elles  ne 
compliquent  [527]  que  très  peul'action  des  lois.  Iln'y  apasde  castes, 
à  peine  des  classes,  et  l'esclavage  même  n'est  plus  guère,  dans  la 
pratique,  qu'une  peine  temporaire.  .11  n'y  a  pas  davantage  d'anti- 
ques traditions  en  conflit  avec  le  présent.  Ce  peuple  a  oublié  ses 
origines.  Des  vieux  codes  hindous  mentionnés  dans  ses  anciennes 


ANNÉE    1895  211 

inscriptions,  il  n'a  rien  retenu.  Il  ne  les  a  pas  refondus  en  des 
rédactions  nouvelles,  comme  ses  voisins  de  Siam  et  de  Birmanie  ; 
il  les  a  remplacés  de  toute  pièce  par  une  série  de  lois  royales 
d'ordre  purement  politique,  une  véritable  législation  telle  que  nous 
rentend,ons,  sur  laquelle  le  juriste  peut  travailler  en  sécurité,  sans 
être  arrêté  à  chaque  pas  par  des  problèmes  qui  relèvent  de  la  cri- 
tique historique  la  plus  délicate  bien  plus  que  de  sa  propre  disci- 
pline. Pour  produire  une  œuvre  utile  et  solide,  M.  Adhémard  Le- 
clère  n'a  eu  qu'à  s'entourer  de  ces  textes,  à  les  classer  selon  nos 
méthodes,  à  les  compléter  par  quelques  données  de  l'usage  et  de 
la  coutume  ou  par  celles,  bien  peu  nombreuses,  qui  sont  consi- 
gnées dans  de  maigres  annales,  à  les  suivre  dans  la  pratique  de 
la  procédure  et  de  la  jurisprudence,  et  à  noter  celles  de  leurs  dis- 
positions qui  sont  devenues  caduques.  Il  s'est  parfaitement  acquitté 
de  tout  cela,  et  l'on  conviendra  que  la  tâche  ainsi  comprise  ne 
laissait  pas  d'être  laborieuse.  Mais  combien  elle  eût  été  plus  ardue, 
s'il  s'était  agi  d'un  peuple  de  droit  hindou  ou  de  droit  musulman! 
J'ajoute  aussitôt  que  ce  qui  a  facilité  la  tâche  à  l'auteur,  facilite 
aussi  celle  de  notre  protectorat.  Sur  le  terrain  législatif  et  admi- 
nistratif, nous  ne  rencontrons  là-bas  que  les  difficultés  que  nous 
nous  créons  nous-mêmes.  La  plupart  des  lois  dont  nous  ne  sau- 
rions endosser  la  sanction  sont  dès  maintenant  tombées  en  désué- 
tude, et  le  peu  qui  en  reste  peut  être  amendé  aisément.  L'idée  de 
l'État  légiférant,  si  difficile  à  acclimater  parmi  beaucoup  d'Asia- 
tiques, est  parfaitement  acceptée  au  Cambodge,  et  l'action  légis- 
lative y  est  de  fait  entre  nos  mains.  Il  ne  s'agit  que  de  l'exercer 
à  bon  escient,  avec  de  la  suite  dans  les  desseins,  et  de  ne  pas 
défaire  sans  cesse  le  lendemain  l'œuvre  de  la  veille.  Serait-ce  réel- 
lement nous  [o28]  demander  l'impossible  ?  M.  Adhémard  Leclère 
a  mis  nettement  le  doigt  sur  quelques-unes  de  nos  méprises  et, 
avec  une  discrétion  qui  se  comprend,  il  en  laisse  deviner  plusieurs 
autres.  Ce  ne  sera  pas  le  moindre  mérite  de  ses  publications  si, 
en  familiarisant  nos  administrateurs  avec  le  mécanisme  des  lois 
cambodgiennes,  elles  ont  pour  résultat  de  rendre  ces  méprises  plus 
rares  à  l'avenir. 

Je  ne  puis  évidemment  donner  ici  qu'une  analyse  tout  à  fait 
sommaire,  pas  même  une  table  des  matières,  de  ces  trois  volumes, 
dont  les  titres  indiquent  d'ailleurs  suffisamment  le  contenu.  Dans 
le  premier,  consacré  au  droit  privé,  l'auteur  traite  successivement  : 
1°  des  personnes  ;  la  famille  royale  et  ceux  qui  s'y  rattachent  à 


212  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

divers  degrés,  les  Bakous,  dans  lesquels  il  reconnaît  très  juste- 
ment les  descendants  des  anciennes  familles  brahmaniques  ou  à 
prétentions  brahmaniques,  les  libres,  les  mandarins  ou  fonction- 
naires, les  bonzes,  les  étrangers  et  les  sauvages,  les  esclaves  étant 
réservés  pour  un  chapitre  spécial  ;  2«  de  la  famille  ;  les  degrés  et 
les  diverses  sortes  de  la  parenté,  le  père,  l'épouse  ou  plutôt  les 
diverses  sortes  d'épouses  sous  le  régime  de  la  polygamie,  le  ma- 
riage et  les  fiançailles,  les  unions  irrégulières,  le  divorce,  la  bâtar- 
dise et  la  légitimation,  l'adoption;  3^  des  esclaves;  ceux  du  roi, 
ceux  des  particuliers  et  ceux  des  pagodes.  L'esclavage  est,  en 
somme,  assez  doux  au  Cambodge.  L'esclave  à  perpétuité,  lui  et 
sa  race,  ne  se  recrute  plus  et,  sans  intervenir  autrement  que  pour 
le  détail,  nous  pouvons  laisser  l'institution  s'éteindre  d'elle-même  ; 
4»  des  biens  et  des  contrats  ;  les  diverses  sortes  de  domaines,  na- 
tional, royal,  religieux,  l'appropriation  des  terres  inoccupées,  les 
concessions,  les  ventes  et  les  baux,  l'hypothèque.  Sur  tous  ces 
points  et  sur  d'autres  que  je  passe,  M.  Adhémard  Leclère  a  donné 
une  exposition  substantielle  et  lumineuse  des  lois  cambodgiennes, 
de  celles  du  moins  qui  lui  étaient  accessibles  alors  dans  les  tra- 
ductions de  Mgr  Gordier.  Plus  tard,  sa  collection  de  documents 
s'étant  accrue  dans  l'intervalle,  il  a  pu  être  plus  complet  sur  di- 
vers points  dans  les  volumes  suivants.  C'est  [o29J  celui-ci  pour- 
tant qui  soulève  le  moins  d'objections,  parce  que  l'auteur  s'y  main- 
tient strictement  sur  le  terrain  légal,  où  il  est  fort,  et  ne  s'aventure 
pas  encore,  comme  il  le  fera  plus  tard,  sur  d'autres,  où  il  l'est 
moins.  Je  ne  lui  signalerai  qu'une  lacune  :  s'il  s'était  enquis  des 
anciennes  inscriptions  du  Cambodge  publiées  dès  1885,  il  y  aurait 
trouvé  entre  autres  particularités  une  curieuse  transmission  de  la 
famille  et  de  ses  biens  dans  la  ligne  féminine  ^  Dans  la  législa- 
tion actuelle  il  n'y  a  que  quelques  traces  à  peine  perceptibles  de 
cet  ancien  matriarchat  ;  mais  il  en  est  i^esté  de  plus  marquantes 
parmi  les  tribus  dites  sauvages  et  les  populations  du  Laos. 

Dans  le  volume  suivant,  qui  a  pour  objet  le  droit  public,  l'au- 

1.  Celte  ignorance  de  l'épijîrapliic  est  encore  plus  sensible  dans  les  deux  volumes 
suivants,  qui  sont  de  1894  et  où  1  auteur  s'applique  à  faire,  parfois  plus  qu  il  ne  de- 
vrait, de  l'archéologie  juridique.  11  ne  cite  {Législation  criminelle,  p.  184)  qu'un  seul 
document  de  cette  espèce,  une  inscription  khmère  de  643,  d'après  M.  Moura.  Dans 
l'état  actuel  de  l'interprétation  des  textes  en  vieux  klimer,  il  eût  peut-être  fait  sage- 
ment d'attendre  une  traduction  plus  autorisée.  Il  est  plus  excusable  de  n  avoir  pas 
connu -les  inscriptions  publiées  en  1893,  qui  lui  auraient  fourni  d'utiles  renseigne- 
ments sur  le  régime  des  biens  religieux. 


ANNÉE  1895  213 

teur  traite  successivement  :  1"  du  gouvernement  ;  les  détenteurs 
de  l'autorité  centrale,  depuis  le  roi  jusqu'aux  esclaves  d'État,  en 
passant  par  les  membres  titrés  de  la  famille  royale,  les  grands 
dignitaires,  les  ministres,  les  officiers  de  moindre  rang;  2*^  des 
moyens  de  gouvernement;  la  loi  et  les  fonctionnaires  chargés  de 
l'appliquer  ou  d'en  surveiller  l'application,  la  clientèle  et  le  patro- 
nage, aussi  caractéristiques  du  droit  cambodgien  qu'elles  l'étaient 
de  l'ancien  droit  romain,  le  serment  des  fonctionnaires,  l'armée  et 
le  clergé  ;  3'  du  revenu  ;  le  produit  des  amendes,  le  tribut,  les 
divers  impôts  sur  les  récoltes  et  les  cultures,  la  taxe  personnelle, 
jadis  perçue  sur  les  étrangers  seulement,  mais  étendue  depuis  1870 
aux  nationaux,  les  corvées,  les  douanes,  les  diverses  fermes  (pê- 
cheries, jeux,  opium,  etc.). 

Le  troisième  volume  est  consacré  à  la  législation  criminelle  [o30] 
et  à  la  procédure.  Il  est  divisé  en  deux  parties  :  1«  la  procédure 
criminelle  et  civile,  où  l'auteur  traite  de  l'instruction  (la  plainte, 
les  mandats  de  comparution  et  d'arrêt,  la  caution,  les  témoins),  de 
l'organisation  et  de  la  compétence  des  tribunaux,  de  la  procédure,, 
de  l'exécution  des  jugements,  des  épreuves  judiciaires  (serments  et 
ordalies),  de  la  question,  de  l'appel  ;  2°  le  code  pénal  ;  les  peines 
très  barbares  dans  les  textes,  mais  fort  adoucies  dans  l'usage,  les 
catégories  de  malfaiteurs,  la  loi  cambodgienne  ne  distinguant  pas 
seulement  l'acte  criminel,  mais  aussi  la  personne  qui  le  commet, 
les  crimes  et  délits  contre  la  chose  publique,  contre  les  personnes, 
contre  les  propriétés,  enfin  certains  cas  particuliers  aux  codes  cam- 
bodgiens (relatifs  aux  esclaves  et  à  leurs  biens,  à  l'usurpation 
des  terrés  déclarées  frauduleusement  comme  délaissées  ou  indû- 
ment tenues  pour  telles,  aux  délits  de  voisinage,  etc.).  Un  appen- 
dice est  consacré  à  la  loi  toute  moderne  sur  les  prêts.  ^ 

J'ai  déjà  dit  que  l'exposition,  dans  ces  deux  derniers  volumes, 
était  plus  complète  que  dans  le  premier.  Aux  lois  traduites  par 
l'évêque  de  Phnom-Penh,  Mgr  Gordier,  l'auteur  a  ajouté  tout  ce 
qu'il  a  pu  trouver  de  textes  anciens  et  modernes.  Il  en  donne  l'énu- 
mération  détaillée  dans  l'introduction  du  troisième  volume,  et  il 
les  a  utilisés  tous  d'une  façon  parfaite.  Très  souvent  aussi,  il 
donne  l'avis  de  juges  indigènes  instruits  et  dignes  de  confiance. 
Il  est  lui-même  très  au  courant  des  précédents  de  la  jurisprudence, 
et  il  en  tient  le  plus  grand  compte.  Il  note  soigneusement  les  lois 
et  les  prescriptions  qui  ont  été  abrogées,  soit  antérieurement  déjà, 
soit  sur  l'initiative  du  protectorat,  ou  qui,  d'elles-mêmes,  sont  tom- 


214  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES  ] 

bées  en  désuétude.  Enfin,  il  signale  celles  qui  pourraient  être  des  , 

survivances  des  codes    hindous.  De  vraiment  caractéristiques,  il  j 

n'y  en  a  que  fort  peu  ;  certaines  formes  de  l'ordalie,  par  exemple,  j 

et  quelques  détails  du  sacre  royal.    Les  autres  analogies  peuvent  ' 

être  tout  aussi  bien  et  sont  même  très  probablement  de    simples  i 

rencontres.  En  somme,  après  tant  de  siècles  de  culture  commune  \ 
et  à  côté  de  tant  de  vestiges  [o31]  demeurés  vivants  dans  la  langue, 
il  n'y  a,  dans  ce  droit,  presque  plus  rien  de  spécialement  hindou. 

Mais,  M.  Adhémard  Leclèr^^ne  nous  a  pas  seulement  donné  une  \ 

très  bonne  exposition  du  droit  cambodgien.  Il  a  essayé  aussi,  dans  I 

ces  deux  derniers  volumes,  de  remonter  parfois  aux  antécédents  ^ 

de  ce  droit  et  d'esquisser  les  origines  et  la  préhistoire  du  peuple  ^ 

dont  il  étudiait  les  lois.  J'ai  déjà  dit  aussi  que,  dans  cette  tenta-  j 

tive,  il  me   paraissait  avoir  été   moins  heureux.   Ses  vues  à  cet  \ 

égard  sont  disséminées  en  beaucoup  d'endroits  des  deux  volumes,  ; 

mais  il  en  a  réuni  les  principales  dans  l'introduction  à  son  Droit  j 

public^  où  il  trace  la  carte  de  «  l'Indo-Ghineil  y  a  2.000  ans  »  et  ] 

suit  dans  leurs  migrations  les  races  diverses  qui  en  ont  formé  la  1 

population.  Je  ne  le  suivrai  pas  à  mon  tour  dans  ses  hypothèses,  ^ 

qu'il   appuie    d'observations  justes    et  intéressantes   et  présente  i 

d'ailleurs  avec  beaucoup  de  modestie,  mais  pour  lesquelles,  visi-  j 

blement,  il  était  peu  préparé,  puisqu'il  admet  par  exemple,  comme  \ 

un  fait  «  certain  »,  que  Sumatra  était  brahmanique  près  de  mille  ! 

ans  avant  notre  ère  (p.  xxxvi  ^).  Je  me  contenterai  de  faire  quel-  ] 
ques  observations  sur  un  ou  deux  points   qui  me  tiennent  plus  à 

cœur  et  où  l'on  risque  moins  de  se  perdre  dans  le  brouillard.  ' 

Selon  M.  Adhémard  Leclère,  le  peuple  khmer  actuel  ne  descen-  \ 

drait  pas  des  anciens  Cambodgiens  ;  il  serait  venu  en  conquérant  ; 

^de  la  côte  nord-ouest,  du  Pégou  ou  de  la  Birmanie,  au  xin«  ou  au  '\ 

XIV®  siècle.  Ses  principales  raisons  sont  qu'on  ne  saurait  attribuer  î 

à  la  race  actuelle  la  construction  de  monuments  comme  ceux  d'Ang-  \ 
kor  ;  que  les  constructeurs  du  vieil  empire  étaient  brahmaniques, 

tandis  que  le  peuple  khmer  est  bouddhiste  ;  qu'on  n'est  pas  encore  \ 

parvenu  à  rattacher  les  annales  khmères  à  la  dynastie  des  Varmans  I 
des  inscriptions  ;  que  le  nom  même  de   Khmer  n'est  pas  d'usage 
ancien  [o32]  et  n'apparaît  qu'avec  le  bouddhisme  importé  par  ces 

1.    Sa  philologie  laisse   beaucoup   à  désirer.  Un  simple  regard  jeté  dans  le  premier  ; 

lexique  venu  lui  aurait    appris,  par    exemple,  que    le  sanscrit    vamça,   prototype    de  j 

l'indo-chinois  vongsa  (le  mot  n'est  pas  seulement  cambodgien),  n'a  jamais   signifié  ! 

*  soleil  »  (même  volume,  p.  2).  J 


ANNÉK     1895  215 

nouveaux  venus.  Tout  cela  peut  paraître  spécieux,  mais  ne  tient 
pas  debout.  S'il  ne  s'agissait  que  de  l'avènement  d'une  dynastie 
étrangère,  ce  serait  une  hypothèse  gratuite,  mais  après  tout  pos- 
sible :  il  y  en  a  eu  tant,  de  ces  changements  de  dynasties,  dont 
nous  ne  saurons  jamais  rien  de  précis  !  Mais  comment  admettre  à 
cette  époque  un  déplacement  ethnique  de  cette  proportion  ?  En  tout 
cas  il  ne  se  serait  pas,  comme  en  Siam,  étendu  à  la  langue  ;  car 
le  cambodgien  actuel  est  bien  le  descendant  du  cambodgien  des 
anciennes  inscriptions.  Les  Khmers  actuels  auraient  été  incapables 
de  construire  les  édifices  du  vieil  empire;  comme  architectes,  je 
le  veux  bien;  mais  ils  auraient  pu  y  travailler  comme  maçons. 
Les  architectes  venaient  de  l'Inde  et  des  lies  et,  quand  ils  ont 
cessé  d'en  venir,  Fart  s'est  éteint.  Pourquoi  ont-ils  cessé  de  venir  ? 
Nous  n'en  savons  rien  quant  à  présent  ;  mais,  s'il  fallait  absolument 
en  donner  des  raisons,  on  ne  serait  pas  en  peine  d'en  imaginer. 
La  conquête  musulmane  dans  l'Inde,  les  progrès  du  bouddhisme 
singhalais  dans  l'Indo-Chine,  l'occupation  de  la  côte  occidentale 
par  lesThais  et  parles  Birmans  pourraient  bien  y  être  pour  quelque 
chose.  A  Java  aussi,  les  constructeurs  de  Boro-Boudour  n'ont  pas 
eu  de  successeurs  et,  pourtant,  la  race  n'y  a  certainement  pas  été 
renouvelée.  Tout  aussi  certainement  le  bouddhisme  n'a  pas  été 
importé  au  Cambodge  au  xiv»  siècle,  ni  même  au  xiii^i.  Il  y  était 
florissant,  les  inscriptions  nous  l'apprennent,  à  l'époque  même  où 
se  construisaient  quelques-uns  des  plus  beaux  monuments  de  la 
plaine  d'Angkor.  Le  fait  qu'on  n'a  pas  encore  pu  rattacher  les 
annales  khmères  aux  dynasties  des  Varmans  des  inscriptions  est 
fâcheux,  mais  il  n'est  pas  inexplicable.  Les  annales  nous  ont  cer- 
tainement conservé  quelques  souvenirs  défigurés  du  vieil  empire  ; 
mais  ces  souvenirs  s'y  rapportent  à  des  noms  de  rois  khmers,  et 
les  inscriptions  ne  donnent  que  des  généalogies  royales,  des  [533] 
dates  de  règnes  et  de  fondations  pieuses,  >des  noms  de  rois  sans- 
crits et  presque  pas  d'histoire  proprement  dite.  Il  se  peut  que, 
de  part  et  d'autre,  il  s'agisse  parfois  des  mêmes  personnages, 
sans  que  nous  puissions  les  reconnaître.  Enfin  le  nom  de  Khmer 
n'est  pas  si  jeune  que  le  pense  Fauteur.  On  peut  hésiter  aie  recon- 
naître dans  leKimara  dePtolémée  ;  mais,  bien  avant  le  xiii«  siècle, 
les  Arabes  connaissent  Qimâr  et,  k  Java,  on  trouve  la  mention  de 


1.  L'auteur  paraît  confondre  l'introduction  du  bouddhisme    avec  celle   du  boud- 
dhisme singhalais. 


216  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Kmir  dès  le  milieu  du  ix%  quand  l'empire  cambodgien  s'étendait 
d«s  montagnes  de  l'Annam  jusqu'à  la  côte  occidentale  et  qu'il  n'y 
avait  pas  de  place  dans  ces  parages  pour  une  souveraineté  autre 
que  celle  des  Kambujas.  Gomme  beaucoup  d'autres  peuples,  les 
Cambodgiens  auront  été  appelés  par  leurs  voisins  d'un  autre  nom 
que  celui  qu'ils  se  donnaient  eux-mêmes. 

Les  Cambodgiens  auraient  donc  disparu,  ou  peu  s'en  faut.  Par 
contre,  les  descendants  de  leurs  princes  Be  seraient  maintenus 
comme  caste  privilégiée:  ce  seraient  les  Bakous.  Dans  son  pre- 
mier volume,  M.  Adhémard  Légère  avait  sagement  reconnu  en  eux 
des  descendants  des  anciennes  familles  brahmaniques  :  revenant 
sur  cette  opinion,  sans  toutefois  l'abandonner  entièrement,  il  veut 
maintenant  faire  des  Bakous  les  descendants  des  Varmans.  Mais 
les  noms  et  titres,  les  traditions,  les  fonctions,  les  privilèges  des 
Bakous,  jusqu'à  celui  de  fournir  de  leur  sein  le  prince,  en  cas 
d'extinction  de  la  dynastie,  montrent  que  la  première  opinion  seule 
est  juste.  Ils  occupent  exactement  au  Cambodge  la  même  situation 
que  leurs  frères  aussi  dégénérés  qu'eux  occupent  en  Siam  et  en 
Birmanie.  Comme  <eux,  ils  passent  pour  avoir  encore  des  livres 
dont  ils  font  mystère,  une  rédaction  d'une  sorte  de  code  de  Manu, 
dit-on.  Comme  eux  aussi,  ils  sont  les  seuls  prêtres  du  pays,  les 
seuls  qui  puissent  accomplir  des  rites  et  conférer  des  sacrements. 
Les  bonzes  sont  des  moines  qui  font  leur  salut,  qui  prient,  prêchent, 
instruisent,  bénissent,  mais  ne  sont,  comme  bonzes,  les  détenteurs 
d'aucun  pouvoir  mystique. 

Les  hypothèses  juridiques  de  l'auteur  sont  en  général  plus  [o34i] 
satisfaisantes  que  ses  hypothèses  historiques.  Elles  ne  sont  pas 
toujours  exemptes  pourtant  d'une  certaine  témérité.  C'est  ainsi 
qu'il  croit  encore  saisir  dans  les  institutions  actuelles  les  traces 
d'un  état  antérieur,  de  centralisation  moindre  et  d'une  certiiine 
autonomie  territoriale,  où  le  Cambodge  aurait  été  gouverné  et 
administré  par  une  sorte  de  féodalité.  Le  mot  en  tout  cas  est  de 
trop.  Les  anciennes  inscriptions  nous  apprennent  qu'il  y  a  eu  à 
différentes  époques,  au  Cambodge,  des  principautés  rivales  ou  vas- 
sales et  que  certaines  fonctions  y  devenaient  parfois  héréditaires^ 
mais  héréditaires  à  la  façon  cambodgienne,  dans  la  ligne  féminine, 
en  passant  de  l'oncle  maternel  au  neveu.  Mais  elles  ne  permettent 
pas  d'affirmer  plus,  de  supposer  par  exemple  qutî  Bhavavarman, 
au  commencement  du  vu*'  siècle  ou  Yaçovarman,  à  la  fin  du  ix'', 
aient  été  des  monarques  moins  absolus  dans  toute  l'étendue  de 


ANNÉE    1895  217 

leurs  Etats  que  ne  l'est  aujourd'hui  le  roi  Norodom.  Il  a  dû  y 
avoir,  ici  comme  partout,  des  oscillations  dans  l'action  du  pou- 
voir central,  sans  qu'il  faille  pour  cela  faire  intervenir  la  féoda- 
lité . 

Je  ne  noterai  plus  qu'un  point,  où  l'auteur  me  paraît  de  même 
avoir  été  trop  subtil  et  être  remonté  trop  haut.  x\u  Cambodge, 
quand  un  crime  ou  un  délit  a  été  commis  par  des  inconnus,  le 
maître  du  champ  où  a  été  trouvé  le  corpus  delicti,  cadavre 
d'homme  ou  de  bête,  objet  volé,  etc.,  est  tenu  responsable,  s'il  ne 
peut  pas  établir  son  innocence.  M.  Adhémard  Leclère  voit  dans 
cette  disposition  un  vestige  de  l'époque  lointaine  où  la  terre  était  la 
propriété  de  la  tribu  et  où  les  membres  de  la  tribu  étaient  soli- 
daires. Ne  serait-il  pas  plus  simple  d'y  voir  un  expédient  de  police 
un  peu  sommaire,  fondé  sur  cette  idée  assez  juste  dans  un  pays 
peu  peuplé,  que  le  maître  d'une  terre  doit  connaître  ses  voisins  et 
savoir  ce  qui  se  passe  chez  lui?  Chez  nous-mêmes,  dans  les  règle- 
ments de  la  douane,  il  y  a  (ou  il  y  avait)  un  article  tout  semblable: 
le  propriétaire  d'un  enclos  est  responsable  de  la  contrebande  qu'on 
peut  y  trouver.  Serait-ce  aussi  un  reste  du  communisme  tribal  ? 

[o3o]  Ces  réserves  et  quelques  autres  que  je  pourrais  faire  en- 
core n'enlèvent  rien,  dans  ma  pensée,  du  mérite  et  de  l'utilité  de 
cette  belle  série  de  recherches.  Le  but  immédiat  de  la  publication, 
faire  connaître  dans  toute  son  étendue  le  droit  actuel  du  Cambodge, 
a  été  atteint  pleinement,  et  c'est  très  sincèrement  que,  pour  ma 
part,  je  remercie  l'auteur  d'avoir  ajouté  cette  œuvre  à  la  liste  déjà 
longue  d'excellents  travaux  qui  nous  sont  venus  de  là-bas.. 

Avec  le  quatrième  et  dernier  volume,  nous  passons  du  domaine 
du  droit  à  celui  de  la  littérature  et  du  folklore.  Les  contes  et  lé- 
gendes qu'y  a  réunis  M.  Adhémard  Leclère  n'ont  pas  été  pris 
immédiatement  dans  la  tradition  orale.  Sauf  les  deux  derniers, 
qui  ont  été  spécialement  écrits  pour  l'auteur,  ils  ont  été  traduits  v 
sur  des  manuscrits  ou  plutôt  des  fragments  dépareillés  de  ma- 
nuscrits qui  se  conservent  dans  les  couvents  et  dont  les  bonzes 
se  servent  comme  livres  d'école.  Ce  sont  des  compositions  lit- 
téraires à  des  degrés  différents  et  aussi  diverses  de  nature  et  de 
provenance  que  de  qualité.  Tandis  que  I,  2  (omis  dans  la  table  des 
matières)  est  une  traduction  à  peine  libre  d'une  des  plus  belles 
légendes  du  commentaire  du  Dhammapada^  I,  1  a  dû  beaucoup 
cheminer  de  bouche  en  bouche  avant  d'aboutir  à  cette  version  in- 


218  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

forme  du  Vessantcwa-jâtaka  et  de  la  naissance  du  Buddha  * .  II ,  l'his- 
toire du  paysan  fait  général  et  mourant  par  un  raffinement  de 
point  d'honneur  au  sein  de  son  triomphe,  parait  être  un  récit  pure- 
ment cambodgien,  une  de  ces  satires  auxquelles  se  complaît  la 
malice  populaire,  reposant  peut-être  ici  sur  un  fait  historique,  [o3(>] 
mais  montrant  bien  jusqu'à  quel  point  ce  peuple  est  dégagé  de  tout 
esprit  de  caste.  III,  1,  les  amours  du  perroquet  et  de  la  merle 
paraissent  être  également,  sur  une  donnée  générale  hindoue,  une 
fantaisie  toute  cambodgienne.  Elle  est  en  tout  cas  charmante  :  je 
me  demande  seulement  si  la  traduction  n'y  a  pas  ajouté  un  bout 
de  toilette.  Plusieurs  de  ces  récits  ont  certainement  été  importés 
de  l'Inde:  pour  d'autres,  l'importation  n'est  que  possible  ou  pro- 
bable. Dans  tous,  il  y  a  des  données  qui  se  retrouvent  dans 
l'Inde,  mais  beaucoup  de  ces  données  se  trouvent  aussi  ailleurs  et 
appartiennent  au  folklore  universel.  D'autre  part,  l'empreinte  cam- 
bodgienne est  partout  très  marquée.  Il  est  donc  parfois  bien  diffi- 
cile de  se  prononcer  sur  la  question  d'origine.  Cette  question, 
M.  L.  Feer  l'a  traitée  avec  autant  de  circonspection  que  de  savoir, 
dans  l'intéressante  introduction  placée  en  tête  du  volume.  Par  des 
rapprochements  très  ingénieux,  il  a  identifié  quelques-uns  de  ces 
récits  avec  leurs  prototypes  dans  les  recueils  hindous  ;  pour  d'au- 
tres, il  s'est  contenté  de  signaler  de  simples  rapports,  non  sans 
faire  de  prudentes  réserves,  notant  aussi  les  différences  et  insis- 
tant sur  le  petit  nombre  des  traits  spécialement  bouddhiques  qu'on 
y  rencontre  ~.  M.  Adhémard  Leclère  est  moins  réservé,  non  seule- 


1.  La  tradition  n'a  pourtant  pas  été  entièrement  orale  ;  le  récit  est  trop  systéma- 
tique pour  cela.  On  y  remarquera  aussi  la  répétition  constante  de  certains  détails 
minutieux,  dates,  noms  d'hommes  et  de  lieux,  qui  rappelle  plutôt  les  récits  des  jainas 
que  ceux  des  bouddhistes.  La  marque  spécialement  cambodgienne  est  ici  le  brusque 
passage  d'un  récit  très  maigre  et  très  sec  à  des  effusions  lyriques  largement  dévelop- 
pées. Je  suppose  qu'il  y  a  là  une  influence  d'origine  dramatique.  M.  Adhémard  Le- 
clère nous  apprend  en  effet  que  quelques-unes  de  ces  légendes  fournissent  le  sujet 
de  représentations  théâtrales. 

2.  Le  roman  cambodgien  analysé  par  Bastian  et  que  M.  Léon  Feer  rapproche 
avec  raison  de  III,  5  est  publié  par  M.  Lefèvre-Pontalis  dans  le  recueil  de  la  mission 
Pavie  (texte  cambodgien  complet,  traduction  encore  inachevée).  Certaines  données 
de  ce  roman  reparaissent  aussi  dans  V.  2.  Le  début  du  deuxième  récit  publié  par 
M.  Lefèvre-Pontalis  se  retrouve  au  début  de  III,  3;  mais  la  suite  des  deux  récits  est 
absolument  différente.  Le  ballon  qui  sert  de  résidence  à  l'une  des  héro'ines  de  et 
conte,  III,  3,  semble  bien  être  une  variante  toute  moderne  du  vimàna  ou  palais  aérien 
des  divinités  de  l'Inde.  Mais  M.  Adhémard  Leclère  nous  apprend  que,  d'après  le  dire 
des  Indigènes,  la  montgolfière  serait  connue  au  Cambodge  de  temps  immémorial. 
La  question  vaudrait  bien  la  peine  d'une  enquête. 


ANNÉE     1895  219 

ment  quant  à  l'origine  hindoue,  mais  aussi  quant  à  la  source  spé- 
ciale, qu'il  suppose  parfois  trop  vite  avoir  été  un  jâtaka.  Quand 
il  s'agit  d'établir  l'origine  indienne  d'un  conte,  il  est  de  bonne 
méthode  de  l'identifier  avec  un  jâtaka,  le  recueil  de  [o37]  ceux-ci 
étant  une  des  sources  les  plus  anciennes,  sinon  la  plus  ancienne, 
que  nous  ayons  pour  l'Inde.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que,  si 
beaucoup  de  contes  sont  devenus  des  jâtakas,  ils  ne  le  sont  pas 
devenus  tous  et  que,  de  ceux  qui  le  sont  devenus,  la  plupart  n'ont 
pas  cessé  après  cela  de  vivre  comme  contes.  Il  faut  donc  se  garder, 
même  en  présence  de  rapports  évidents,  de  faire  d'un  conte  un 
jâtaka,  quand  il  n'en  porte  pas  la  marque  spéciale,  et  il  faut  d'au- 
tant plus  s'en  garder,  s'il  s'agit  d'un  conte  d'un  peuple  bouddhiste. 
Quel  motif  auj^aient  eu  les  bouddhistes  d'en  retrancher  la  donnée  du 
Bouddha  et  de  le  dégrader  à  un  récit  profane  ?  C'est  donc  un  faux 
titre  que  celui  de  «  Jâtaka  du  Bouddha  »  donné  par  l'auteur  à  sa 
cinquième  partie,  quelle  que  que  soit  l'origine  dernière  de  ces  deux 
récits.  Et  de  rnême  c'est  à  tort  que  M.  Adhémard  Leclère  suppose 
un  jâtaka  derrière  III,  2,  la  version  cambodgienne  de  Gendrillon.  Le 
conte  est-il  même  seulement  hindou  ?  Les  éléments  en  sont  vieux 
et  se  retrouvent,  depuis  Apulée,  dans  beaucoup  de  contes  chez 
beaucoup  de  peuples,  aussi  dans  les  contes  de  l'Inde.  Mais  la 
donnée  caractéristique,  la  célèbre  pantoufle,  doit  être  venue  d'ail- 
leurs, d'un  pays  où  la  chaussure  compte  pour  quelque  chose,  de 
la  Chine  par  exemple,  ou  de  l'Europe.  Et  de  fait,  dans  les  versions 
correspondantes  de  l'Inde,  nous  la  voyons  remplacée  par  un  cheveu, 
par  un  anneau  de  cheville.  Les  métamorphoses  si  caractéristiques 
du  récit  ne  sont  pas  non  plus  bien  hindoues.  Ce  n'est  pas  la  métem- 
psychose,  c'est  la  simple  continuation  de  la  personne  humaine  sous 
la  forme  d'un  animal  ou  d'une  plante,  continuation  nullement  ma- 
gique, presque  naturelle,  qui  se  retrouve  dans  beaucoup  de  contes 
malais  et,  comme  je  crois  l'avoir  déjà  fait  observer  ailleurs,  à  propos 
de  la  version  came  publiée  par  feu  Antony  Landes,  présente  une 
certaine  analogie  avec  des  traits  du  conte  égyptien  des  Deux  frères, 
M.  Adhémard  Leclère  a  reproduit  ce  conte  came  à  la  suite  du  sien, 
dont  il  ne  serait,  d'après  lui,  qu'une  copie  imparfaite.  Je  n'en  suis 
pas  aussi  persuadé  que  lui.  Sans  nul  doute  la  version  [538]  cam- 
bodgienne est  mieux  composée  et  écrite  avec  plus'd'art  que  le  récit 
came,  mais  celui-ci  a  seul  conservé  certaines  données  anciennes  et 
iùrement  originales,  outre  le  trait  noté  par  M.  Adhémard  Leclère, 
celui,  par  exemple,  de  l'intervention  des  bêtes  secourables.  Les  deux 


220  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

récits  qui,  pour  le  reste,  se  suivent  de  très  près,  me  paraîtraient 
donc  plutôt  provenir  d'une  source  immédiate  commune,  et  cette 
source,  je  le  répète,  n'était  pas,  selon  toute  probabilité,  une  source 
indienne. 

Gomme  dans  les  volumes  précédents,  le  philologie  est  dans 
celui-ci  la  partie  faible,  et  elle  le  parait  d'autant  plus  que  l'auteur 
lui  a  accordé  plus  de  place.  Le  cambodgien  a  beaucoup  de  mots 
pâlis  plus  ou  moins  altérés;  mais^  comme  le  siamois  et  le  birman, 
il  en  a  encore  plus  qui  sont  dérivés  directement  du  sanscrit.  Jus- 
qu'au xiii«  siècle,  en  effet,  iln'ySi  pas  trace  de  pâli  au  Cambodge. 
M.  Adhémard  Leclère  a  relevé  un  grand  nombre  de  ces  mots, 
mais  les  deux  sortes  de  dérivation  sont  sans  cesse  confondues. 
D'autres  tout  aussi  reconnaissables,  malgré  leur  grande  déforma- 
tion, ont  été  passés  sous  silence,  on  ne  sait  pas  pourquoi,  par 
exemple  les  noms  des  planètes,  qui  sont  tous  dérivés  du  sanscrit. 
Enfin,  il  y  a  quelques  monstres,  qu'une  inspection  sommaire  d  un 
lexique  aurait  fait  éviter,  comme  adut  «  nom  pâli  du  soleil  ». 

Mais,  cette  petite  querelle  vidée,  je  suis  heureux  de  rendre 
hommage  au  zèle  et  au  goût  avec  lesquels  M.  Adhémard  Leclère 
a  recueilli  et  élaboré  les  éléments  de  cet  aimable  volume.  Avec  les 
pièces  publiées  par  la  mission  Pavie,  ils  constituent  jusqu'ici  le  plus 
clair  de  notre  avoir  en  fait  de  littérature  cambodgienne  proprernent 
dite,  et  ils  font  bien  augurer  de  ce  que  l'auteur  tient  dès  mainte- 
nant en  réserve  ou  promet  de  nous  donner  au  cours  de  futures 
recherches. 


J.  Halévy,  Nouvelles  observations  sur  les  écritures  indiennes 
(Extrait  de  la  Revue  sémitique^  juillet  1895).  Paris,  E.  Leroux, 
1895. 

{Comptes  rendus  de  r Académie  des  Inscriptions  et  Belles-lettres, 
séance  du  12  juillet  1895.) 

[^01  )  J'ai  l'honneur  de  présenter,  de  la  part  de   M.  J.  llalévy, 
ses  nouvelles  observations  sur  l'origine  des  alphabets    indiens. 


ANNÉE    1895  221 

C'est  une  réponse  à  un  travail  de  M.  Btihler  ^  dans  lequel  ce  sa- 
vant est  ^irrivé  à  des  conclusions  radicalement  différentes  des  vues 
autrefois  émises  sur  cette  origine  par  M.  Halévy^. 

[302]  Le  mémoire  est  entièrement  polémique  :  M.  Halévy  y 
maintient,  à  de  très  légères  modifications  près,  ses  premières 
conclusions  et  combat  pied  à  pied  celles  de  son  adversaire.  Je  ne 
puis  pas  entrer  dans  le  détail  du  débat  et  je  prétends  encore  moins 
le  trancher  :  de  part  et  d'autre,  on  apporte  une  démonstration 
complète  que,  selon  moi,  les  données  actuelles  ne  comportent  pas. 
Mais  je  dois  résumer  du  moins  l'état  de  la  question  et  indiquer, 
aussi  brièvement  que  je  pourrai,  ce  qui  me  parait  être  le  fort  et 
le  faible  dans  les  deux  thèses  en  présence. 

On  sait  que  sur  les  plus  anciens  monuments  épigraphiques  de 
l'Inde  qui  nous  soient  parvenus,  les  édits  du  roi  Piyadasi-Açoka, 
qui  sont  du  milieu  du  iii«  siècle  avant  notre  ère,  il  est  fait  usage 
de  deux  sortes  d'écritures.  L'une,  qu'on  est  convenu  depuis  peu  de 
désigner  du  nom  de  kharosthi^  de  type  peu  régulier  etcursif,  vade 
droite  à  gauche,  comme  la  plupart  des  écritures  sémitiques  :  elle 
se  rencontre  sur  des  inscriptions  et  des  monnaies, des  deux  côtés 
de  rindus  et  dans  le  Penjab,  et  s'est  éteinte  après  plusieurs  siècles, 
sans  laisser  de  postérité.  L'autre,  qu'on  appelle  maintenant  la 
hrâlimi  lipi^  est  de  st^'le  plus  lapidaire  et  s'écrit  de  gauche  à 
droite  ;  on  la  trouve  seule  dans  le  reste  de  l'înde,  du  golfe  de  Gam- 
baye  à  celui  du  Bengale  et  de  l'Himalaya  au  plateau  de  Maissour  ; 
dans  le  Penjab  même,  elle  a  existé  assez  longtemps,  on  ne  sait  si 
depuis  l'origine,  à  côté  de  la  première,  qu'elle  a  fini  par  y  sup- 
planter. Contrairement  à  celle-ci,  elle  a  laissé  de  nombreux  des- 
cendants :  elle  a  été  la  mère  de  la  plupart  des  écritures  qui  sont 
ou  ont  été  en  usage  dans  l'Inde,  au  Tibet,  en  Indo-Chine  et  dans 
les  îles.  Jusqu'ici  on  n'a  rencontré  ces  deux  alphabets  sur  aucun 
document  auquel  on  puisse  assigner  avec  certitude  une  date  anté- 
rieure à  celle  des  inscriptions  de  Piyadasi.  Quelques  caractères,  il 
est  vrai,  de  la  hrâhinî  lipi  sont  parfois  gravés  à  rebours  et  pa- 
raissent ainsi  témoigner  d'un  état  plus  ancien;  mais  il  n'y  a  pas, 
pour  cette  écriture,  de  véritable  exemple,  ni  de  la  direction  bous- 
trophédon,  ni  de  celle  de  droite  à  gauche,  à  l'exception  d'un  seul, 

1.  Dans  les  Sifzungrs6ertc/ife  de  l'Académie  de  \ienne,  philosophisch-historische  Classe, 
t.  CXXXII,  1895. 

2.  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Inscriptions,  1884,  p.  214  ;  Journal  asiatique, 
t.  VI  (1885),  p.  243. 


222  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

une  monnaie  d'Eran  en  Mahva,  dont  la  légende  se  lit  de  droite  à 
gauche.  Et  encore,  Fexemple  n'est-il  pas  à  l'abri  de  toute  suspicion. 
Il  se  pourrait  que  le  graveur  eût  omis  par  mégarde  de  graver  son 
coin  à  rebours,  et  ce  qui  ferait  croire  qu'il  s'est  embrouillé  en  effet, 
c'est  que,  sur  les  quatre  lettres  de  la  légende  pour  lesquelles  la 
direction  entre  en  considération,  deux  sont  gravées  dans  un  sens 
et  deux  dans  l'autre.  Pendant  quatre  siècles  on  ne  trouve  les  deux 
écritures  que  sur  des  monuments  «n  prâcrit  :  jusqu'ici  il  n'y  a  pas 
d'inscriptions  sanscrites  en  kharos\hî. 

Quelle  est  l'origine  de  ces  deux  systèmes,  au  delà  desquels  on  n'a 
[303]  encore  rien  trouvé  dans  l'Inde  ?  Pour  la  kharosthi^  l'hési- 
tation n'était  guère  possible  et,  depuis  longtemps,  on  y  a  reconnu 
une  écriture  de  provenance  araméenne.  Sur  ce  point,  M.  Halévy 
et  M.  Bûhler  sont  d'accord.  Par  contre,  l'origine  de  la  hràhmî 
lipi  a  été  l'objet  des  théories  les  plus  diverses. 

Dans  un  mémoire,  écrit  il  y  a  juste  quarante  ans^  M.  Weber 
l'avait  rattachée  à  l'alphabet  phénicien  archaïque.  Mais  les  don- 
nées paléographiques,  tant  du  côté  indien  que  du  côté  sémitique, 
étaient  loin  alors  d'avoir  la  richesse  et  la  précision  qu'elles  ont 
acquises  depuis.  Aussi  les  rapprochements  forcément  éclectiques 
tentés  par  M.  Weber,  avec  des  formes  de  provenance  et  d'âge  divers, 
n'avaient-ils  pas  rencontré  une  entière  confiance,  ni  interrompu  le 
débit  des  anciennes  et  de  nouvelles  hypothèses  :  origine  hiérogly- 
phique indigène,  origine  dravidienne,  himyaritique,  assyrienne. 

M.  Weber  avait  à  peine  touché  à  l'écriture  kharosthi  :  ce  fut 
par  elle  que  commença  M.  Halévy,  quand,  près  de  vingt  ans  après, 
il  reprit  l'examen  de  la  question.  Par  une  analyse  complète  et 
serrée,  il  établit  dès  lors,  d'une  façon  incontestable,  l'origine  ara- 
méenne de  cette  écriture,  origine  jusque-là  plutôt  indiquée  que 
démontrée,  et,  précisant  encore  davantage,  il  la  dériva  de  l'alpha- 
bet des  papyrus  araméens  d'Egypte  de  l'époque  ptolémaïque.  Elle 
aurait  été  introduite  dans  l'Inde  après  la  chute  de  l'empire  des 
Achéménides,  au  plus  tôt  en  330  avant  Jésus-Christ.  On  remar- 
quera que,  au  point  de  vue  paléographique,  cette  dernière  conclu- 
sion dépassait  singulièrement  les  prémisses  ;  car  si  les  papyrus 
sont  rigoureusement  datés,  l'alphabet  dans  lequel  ils  sont  écrits  ne 
l'est  pas.  L'argument  historique  amené  à  l'appui,  que  l'introduction 


1.  En  août  1855.  Publié  dans  la  Zeitschrifl  de  la  Société  orientale  allemande,  t.  IX, 
1856,  et  reproduit  par  M.  Wcbor  d.m-  —  in.ii.rh.-   <hi-->,n    y.  124. 


ANNÉE    1895  223 

ne  peut  pas  remonter  à  l'administration  persane,  parce  que  celle- 
ci  ne  s'est  servie  d'une  cursive  araméenne  que  dans  les  provinces 
occidentales  de  l'empire,  n'est  pas  plus  probant.  Son  moindre  dé- 
faut est  d'être  un  argument  a  silentio^  que  M.  Halévy  appelle 
quelque  part  «  le  pire  des  arguments»,  bien  entendu,  quand  il  le 
trouve  chez  l'adversaire.  Aussi  suis-je  tenté  de  croire  que  ce  ne 
sont  pas  là  les  vrais  motifs  qui  lui  ont  fait  adopter  cette  date  de 
330,  mais  qu'il  y  a  été  amené  a  posteriori  par  sa  théorie  de  l'ori- 
gine de  la  hrâhmî  lipi.  Plaçant  celle-ci  en  325  au  plus  tôt,  il  ne 
pouvait  guère  remonter  pour  l'autre  jusqu'à  la  domination  achémé- 
nide  et  prolonger  ainsi  la  période  pendant  laquelle  le  Penjab  aurait 
seul  été  en  possession  d'une  écriture. 

C'est  au  contraire  dans  cette  période  achéménide,  où,  pendant 
plus  [304]  d'un  siècle  et  demi,  le  Penjab  fut  une  satrapie  per- 
sane, que  M.  Bûhler,  qui  n'a  pas  les  mêmes  raisons  de  compter 
avec  les  années,  place  la  formation  de  l'écriture  kharosthî.  Il  en 
cherche  le  modèle  dans  des  documents  épigraphiques  qui  vont  du 
VI'  au  iv*  siècle  plutôt  que  dans  les  papyrus  alexandrins  et,  natu* 
rellement,  le  détail  des  dérivations,  sur  bien  des  points,  est  autre 
chez  lui  que  chez  M.  Halévy.  Sans  raisons  venues  d'ailleurs  et  au 
point  de  vue  purement  paléographique,  il  est  difficile  de  se  pro- 
noncer entre  les  unes  et  les  autres  ;  car,  d'une  part,  les  formes 
originales  supposées  sont  d'ordinaire  très  voisines,  et,  d'autre  part, 
les  transformations  et  les  combinaisons  à  effectuer  sont  nom- 
breuses et  considérables,  puisque,  d'un  alphabet  de  22  signes  il 
s'agit  d'en  tirer  un  de  38  ou  39,  avec  cette  condition  aggravante, 
non  seulement  possible,  mais  probable,  que,  dans  la  plupart  des 
cas,  les  formes  originales  exactes,  les  modèles  immédiats  sont  in- 
connus. Quand  M.  Halévy  a  rédigé  ses  «  Nouvelles  observatioùs», 
il  ne  connaissait  pas  encore  le  mémoire  spécial  que  M.  Bûhler  a 
consacré  à  la  formation  de  \di  kharosthî^.  Mais  sur  les  points 
essentiels,  déjà  suffisamment  indiqués  dans  le  premier  mémoire 
de  son  adversaire,  nous  avons  sa  réponse  et,  pour  le  reste,  on 
peut  la  prévoir  :  il  contestera,  je  suppose,  les  déiûvations  de 
M.  Bûhler,  comme  M.  Bûhler  a  contesté  les  siennes.  Je  suppose 
aussi  que  cela  n'avancera  pas  beaucoup  la  solution.  C'est  que,  en 
effet,  le  nœud  de  la  question  n'est  pas  ici,  mais  bien  dans  la  for- 
mation de  l'autre  écriture,  de  la  hrâhmî  lipi. 

1.  Dans  la  Wiener  Zeitschrift,  t.  IX  (1895),  p.  -14. 


224  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

De  celle-ci,  on  sait  que  M.  Halévy  avait  fait  une  écriture  com- 
posite et,  sur  ce  point,  il  est  difficile  de  se  soustraire  entièrement 
à  ses  conclusions.  Sept  (selon  les  «  Nouvelles  observations»,  huit) 
caractères,  plus  la  notation  vocalique,  auraient  été  empruntés  à  la 
kharosthi  ;  neuf  (maintenant  dix)  autres  auraient  été  pris  direc- 
tement à  l'alphabet  araméen.  Ces  emprunts  à  des  alphabets  si  tar- 
difs excluant  tout  recours  à  l'ancienne  écriture  phénicienne  pour 
six  signes  primaires  qui  restaient  à  trouver,  M.  Halévy,  un  peu 
audacieusement,  avait  pris  ceux-ci  dans  l'alphabet  grec,  ce  qui 
l'obligeait  de  descendre,  pour  la  formation  de  la  brâhmi  lipi^ 
au  moins  jusqu'au  règne  de  Candragupta,  le  Sandracottos  des 
Grecs,  vers  325  au  plus  tôt.  Cette  formation  aurait  été  faite  d'un 
seul  coup,  par  des  gens  et  pour  un  peuple  encore  étrangers  à  toute 
notion  de  grammaire  et,  jusque-là,  dépourvus  de  toute  écriture.  Il 
€n  résultait  forcément  que  ce  peuple,  à  cette  date,  n'avait  pas  de 
littérature  tant  soit  peu  compliquée  [30»^]  et  que  les  Védas,  no- 
tamment, n'ont  pu  être  écrits  ou,  ce  qui  revient  selon  lui  à  peu 
près  au  même,  composés  qu'après  l'invasion  d'Alexandre. 

Cette  dernière  conclusion,  naturellement,  ijvait  été  reçue  par  les 
indianistes  comme  une  plaisanterie.  Mais,  pour  le  reste,  ils  n'avaient 
pas  fait  trop  mauvais  accueil  à  la  thèse  de  M.  Halévy.  Le  filet  pa- 
raissait bien  un  peu  étroit  ;  mais  toutes  les  mailles  n'en  étaient 
pas  également  solides  et  il  devait  y  avoir  un  peu  de  trompe-l'œil 
dans  cet  enchaînement  si  rigoureux.  M.  Weber,  par  exemple,  loin 
de  rejeter  la  thèse  en  bloc,  déclarait  simplement  ne  pas  être  assez 
convaincu  pour  renoncer  à  toute  dérivation  phénicienne  :  quant  au 
Véda,  il  se  repliait  sur  la  transmission  orale  et  allait  même  jus- 
qu'à accorder  que,  si  M.  Halévy  entendait  ne  parler  que  de  la 
mise  par  écrit  de  la  vieille  littérature,  «  il  y  aurait  peut-être  moyen 
de  s'entendre  ».  Pour  moi,  qui  ai  moins  de  foi  en  la  tradition 
orale,  et  qui,  à  plusieurs  reprises,  ai  eu  à  me  prononcer  sur  les 
conclusions  de  M.  Halévy,  je  mebornai  à  repousser  l'assertion  que 
rinde  aurait  été  absolument  illettrée  avant  l'apparition  de  ces  deux 
écritures  et  à  réclamer  pour  celles-ci  mêmes  un  peu  plus  de  marge. 
Bref,  on  se  montra  plus  ou  moins  sceptique,  on  fit  des  réserves 
partielles  ;  mais  il  n'y  eut  ni  parti  pris,  comme  le  pense  M.  Ha- 
lévy, ni  levée  de  boucliers.  Après  la  publication  de  son  mémoire, 
les  tentatives,  jusque-là  si  persistantes,  de  chercher  l'origine  de 
l'alphabet  indien  ailleurs  que  dans  les  écritures  sémitiques  occi- 
dentales, cessèrent  comme  d'elles-mêmes. 


ANNÉE     1895  225 

M.  Biihler,  par  contre,  rejette  absolument  les  résultats  de 
M.  Halév}^  qu'il  déclare  impossibles  et  arbitraires.  Je  suppose  que, 
par  là,  il  entend  qualifier  les  corollaires  d'histoire  littéraire  joints 
à  la  thèse  ;  car,  pour  ce  qui  est  de  la  partie  purement  paléogra- 
phique, la  méthode  qu'il  combat  n'est  pas  moins  rigoureuse  que  la 
sienne.  Il  est  vrai  que  M.  Halévy,  dans  sa  réponse,  traite  de  même 
les  résultats  de  M.  Biihler,  et  avec  tout  aussi  peu  de  justice.  Où 
commence,  en  effet,  l'arbitraire  et  l'impossible  dans  ces  rappro- 
chements, quelques  règles  qu'on  se  prescrive  d'y  observer?  On 
retourne  les  signes,  on  les  renverse,  on  les  couche  sur  le  flanc, 
on  les  raccourcit  ou  on  les  allonge,  on  les  complète  ou  on  les  mu- 
tile, on  ferme,  redresse,  déplace,  ajoute  ou  supprime  les  angles  et 
les  courbes,  et,  tout  cela,  dans  des  figures  composées  d'un  nombre 
restreint  d'éléments,  et,  pour  tout  cela  aussi,  on  trouve  de  bonnes 
raisons.  Le  fait  seul  que  la  brâhmi  lipi  a  changé  de  direction  et 
qu'elle  a  passé,  au  moins  une  fois,  d'un  type  très  cursif  à  des  formes 
lapidaires  d'une  régularité  presque  géométrique,  permet  d'opérer 
méthodiquement  les  changements  les  plus  étranges  J'ajoute  que, 
pour  ces  transformations,  il  faut,  en  bonne  [30G]  justice,  accorder 
à  M.  Biihler  ses  coudées  plus  franches,  puisque,  au  lieu  de  dériver 
cette  écriture,  telle  que  nous  l'avons,  de  modèles  presque  contempo- 
rains, il  la  rattache  à  des  formes  très  lointaines  et  très  anciennes. 

Il  a  repris,  en  effet,  la  thèse  de  M.  Weber,  et  c'est  dans  le  phé- 
nicien archaïque,  dans  l'alphabet  de  la  stèle  de  Mésa  et  sur  les 
poids  assyriens  qu'il  en  cherche  les  types  primitifs.  Mais  en  re- 
prenant cette  thèse,  il  l'a  fait  avec  des  ressources  et  des  précau- 
tions nouvelles,  et  son  mémoire  est  certainement  ce  que,  avec  les 
données  actuelles,  on  pouvait  faire  de  mieux  en  ce  sens.  Il  a  montré 
que  cet  alphabet,  tel  que  nous  l'avons,  a  été  arrangé,  non  par  des 
hommes  ignorants  de  toute  grammaire,  mais  par  des  phonétistes  ; 
non  seulement  pour  les  dialectes  prâcrits,  mais  aussi  pour  le  sans- 
crit, et,  cela,  dès  l'époque  d'Açoka,  puisque,  de  son  temps  ou  très 
peu  après,  les  maçons,  pour  marquer  leurs  pierres,  se  servaient  de 
ces  lettres  complétées  de  plusieurs  autres  qui  ne  s'emploient  qu'en 
sanscrit  et  rangées  dans  l'ordre  même  où  elles  le  sont  encore  au- 
jourd'hui dans  l'alphabet  sanscrit  enseigné  dans  les  écoles  pri- 
maires. Il  a,  de  plus,  appelé  l'attention  sur  les  variantes  que  ces 
caractères  présentent  sur  les  plus  anciens  monuments  et  sur  quel- 
ques autres  plus  récents.  Sa  discussion  à  cet  égard  est  parfois  un 
peu  subtile  ;  mais,  pour  plusieurs   lettres,  il  est  parvenu  à  rendre 

Religions  de  l'I>-de.  —  IV.  15 


226  COMPTES     RENDUS     K T     NOTICES 

vraisemblables  des  différences  régionales  et  des  traces  d'archaïsme. 
Je  dois  ajouter,  aussitôt  que,  vis-à-vis  de  son  adversaire,  il  n'y 
gagne  pas  grand'chose,  le  temps  écoulé  depuis  l'an  325  pouvant, 
à  la  rigueur,  rendre  raison  de  ces  variantes.  Enfin  il  a  produit 
une  série  de  témoignages  littéraires  établissant,  selon  lui,  l'exis- 
tence de  cette  écriture  pour  le  vi"  ou  le  vu''  siècle  et  laissant  deviner 
encore  la  voie  par  laquelle  elle  aurait  été  importée  d'un  centre 
d'échanges  commerciaux  qu'il  estime  avoir  été  Babylone. 

De  ces  témoignages,  M.  Halévy,  dans  sa  réponse,  a  naturelle- 
ment cherché  à  se  débarrasse*^,  et  ce  qu'il  dit  à  ce  propos  est  par- 
fois bien  téméraire.  Mais,  au  fond,  je  suis  assez  de  son  avis  sur  la 
valeur  de  ces  témoignages.  Non  que  je  nie  que,  dans  le  nombre,  il 
puisse  y  en  avoir  de  très  anciens,  mais  parce  qu'il  n'en  est  pas  un 
seul  dont  on  puisse  affirmer  avec  certitude  qu'il  est  antérieur  à 
l'époque  pour  laquelle  l'existence  de  l'écriture  est  attestée  par  les 
monuments.  Rien  de  plus  contesté  jusqu'ici  que  l'âge  de  Pânini.  A 
l'époque  où  furent  gravés  les  édits  d'Açoka,  les  bouddhistes  avaient 
certainement  une  littérature,  puisque  des  morceaux  de  cette  litté- 
rature y  sont  mentionnés.  Mais  je  doute  fort  qu'ils  aient  eu  déjà  un 
canon,  de  sorte  qu'il  m'est  impossible  de  voir  dans  un  passage  de 
ce  canon  une  preuve  sans  réplique  pour  une  époque  de  beaucoup 
antérieure  [30 7 J  à  ces  édits  ou  d'accepter  comme  probants  pour  le 
vi«  ou  le  vii*^'  siècle  les  récits  de  la  collection  des  Jâtakas.  Parmi 
ces  histoires,  il  en  est  certainement  de  très  anciennes  :  plusieurs, 
qui  sont  figurées  sur  des  bas-reliefs  à  peine  postérieurs  aux  édits, 
étaient  célèbres  dès  lors  et  n'étaient  sûrement  pas  nées  de  la  veille. 
Mais  à  quelle  époque  la  mention  de  l'écriture  s'y  est-elle  intro- 
duite ?  Elle  n'est  vraiment  essentielle  que  dans  un  seul,  et,  là 
même,  elle  laisse  place  au  doutée  Je  ne  puis  donc  considérer  ces 
témoignages  que  comme  créant  une  présomption,  une  probabilité, 
non  comme  établissant  une  preuve  ;  et  cela  à  mon  grand  regret. 
Car  je  crois,  comme  M.  Bûhler,  à  la  longue  existence  de  l'écriture 
dans  l'Inde,  et  rien  ne  me  viendrait  plus  à  propos  qu'une  mention 
incontestablement  ancienne  en  attestant  l'usage. 

1.  Il  s'agit  du  jâlaka  d'Asadisa,  1'  «  incomparable  »  archer,  qui  est  figuré  à  Bha- 
rahut.  En  envoyant  une  de  ses  flèches,  sur  laquelle  il  avait  inscrit  des  menaces  si- 
gnées de  son  nom,  dans  le  camp  de  sept  rois  ennemis,  il  les  effraya  au  point  qu'ils 
levèrent  le  siège  de  sa  ville.  Dans  une  forme  antérieure  du  récit,  l'inscription  sur  la 
flèche  a  pu  se  réduire  à  un  symbole.  Le  trait  rappelle  d'ailleurs  l'anecdote  de  1"  «œil 
droit  de  Philippe  «perdu  au  siège  de  Méthone.  Lejâlaka  serait-il,. comme  d'autres,, 
un  récit  importé  ? 


ANNÉE    1895  227 

Ces  objections,  après  tout,  n'atteignent  pas  la  thèse  même  de 
de  M.  Bûhler  ;  mais  en  voici  une  qui  la  touche  plus  profondément. 
Je  veux  parler  des  emprunts  faits  par  la  hvàlimi  lipi  à  l'alphabet 
araméen  et  à  la  kharosthî.  Ces  emprunts,  M.  Halévy  les  a  rendus 
très  probables  pour  un  certain  nombre  de  caractères  et  infiniment 
plus  probables  encore  pour  la  notation  vocalique,  que  les  deux  sys- 
tèmes ont  en  commun'.  Des  caractères,  M.  Bûhler  n'en  concède 
qu'un,  le  7;^('^  dont  il  admet  la  dérivation  du  mêm  araméen  comme 
possible,  mais  pour  la  retirer  aussitôt  et  se  replier  sur  le  mêni 
phénicien,  ce  qui  semble  un  parti  presque  désespéré.  Quant  à  \.\ 
notation  vocalique,  il  retourne  l'emprunt  :  c'est  la  kharosthî  qui 
l'aurait  adoptée  de  l'autre  alphabet.  Mais  si  l'on  observe  que, 
dans  la  kharosthî  ^  cette  notation  s'étend  aux  voyelles  initiales  et  ne 
distingue  pas  entre  les  brèves  et  les  longues,  qu'elle  y  est  ainsi  à 
la  fois  plus  conséquente  et  plus  rudimentaire,  on  estimera,  je  pense, 
que  la  dépendance  est  dans  le  sens  indiqué  par  M.  Halévy  ^  On 
n'en  conclura  pas  immédiatement  à  la  caducité  de  toute  la  thèse 
de  M.  Bïihler  ;  mais  on  verra  là  une  très  grosse  difficulté,  et  on 
devra  se  dire  que  tout  n'est  pas  aussi  simple  et  aussi  clair  dans 
cette  histoire,  qu'il  parait  à  première  vue  dans  son  exposé. 

Les  difficultés,  et  de  plus  grosses  encore,  ne  manquent  pas  non 
plus  du  côté  de  M.  Halévy.  Gomment  admettre  que  l'Inde  et  en 
particulier  le  Penjab  aient  attendu  pour  se  donner  une  écriture, 
jusqu'en  l'an  330,  quand,  depuis  le  premier  Darius,  le  Penjab  était 
une  satrapie  persane,  c'est-à-dire  plus  ou  moins  administré  par 
une  bureaucratie  paperassière  ?  Cette  écriture  indienne,  faite  pour 
des  langues  indiennes,  aurait  été  alors  improvisée  en  pleine 
anarchie  par  des  Syriens,  qui  n'y  avaient  pas  pensé  jusque-là,  et 
apparemment  en  Ariane,  c'est-à-dire  au  delà  des  monts,  où  il  n'en 
a  pas  été  trouvé  trace.  Ses  vrais  introducteurs  dans  l'Inde  auraient 
été  les  Grecs,  qui  n'arrivèrent  sur  l'Indus  qu'en  327,  mais  déjà 
elle  avait  eu  le  temps  d'y  pénétrer. avant  eux,  et,  comme  nous  l'ap- 
prend Néarque,  d'y  faire  adopter  un    matériel  spécial,  des  étoffes- 

1,  De  ces  emprunts  les  chiffres  sont  à  retrancher.  La  rectification  que  M.  Halévy 
fait  pour  le  huit  n'améliore  pas  les  choses  :  dans  aucune  écriture  indienne  aç  n'a  pu 
s'écrire  à  l'aide  d'un  seul  signe. 

2.  Je  ne  m'arrête  pas  aux  efforts  faits  par  les  deux  adversaires  pour  établir  l'ori- 
gine des  petites  barres  de  cette  notation,  en  les  rattachant,  chacun  dans  l'alphabet  qu'il 
regarde  comme  le  plus  ancien,  à  des  sortes  de  maires  lectionis.  De  part  et  d'autre  le 
pour  et  le  contre  se  balancent  et,  pour  ma  part,  je  ne  vois  dans  ces  appendices,  ainsi 
que  dans  le  signe  de  Vanusvâra,  que  de  purs  symboles. 


228  COMPTES    RENDUS     ET     NOTICES 

foulées.  Voilà  un  progrès  de  marche  un  peu  conipliqué,  mais,  à 
coup  sur,  rapide.  Gomment  ensuite  se  figurer  la  création  non  moins 
soudaine,  à  quelques  années  d'intervalle,  de  cet  autre  alphabet, 
venu  par  la  même  voie  et  pourtant  si  peu  semblable,  qu'on  aurait 
formé,  comme  un  bouquet,  de  lettres  empruntées  à  trois  alphabets 
différents  quand  il  eût  été  si  simple  de  prendre  l'un  des  trois.  Des 
gens  qui  n'ont  rien  et  qui  sentent  leur  besoin  ne  mettent  pas, 
semble-t-il,  tant  de  façons  à  se  pourvoir.  Enfin  comment  ne  pas  se 
heurter  à  cette  autre  impossibilité,  l'histoire  littéraire  que  prétend 
nous  imposer  l'intransigeance  <e  M.  Halévy,  et  ne  pas  s'y  heurter 
d'autant  plus  vite  et  plus  rudement  que,  comme  lui,  on  fait  moins 
de  crédit  aux  capacités  de  la  tradition  purement  orale  ?  J'ai  à  peine 
besoin  de  dire  que  la  composition  même  des  vieux  chants  du  Véda 
est  ici  hors  de  cause.  Ni  leur  antiquité,  ni  la  possibilité,  pour  eux, 
d'une  longue  transmission  non  écrite  n'ont  besoin  d'être  défen- 
dues. Les  prâcrits  mêmes,  dans  lesquels  sont  rédigés  les  édits 
d'Açoka,  sont  nés  d'un  idiome  qui,  sans  doute,  n'était  pas  encore 
le  sanscrit  classique,  mais  qui  n'était  déjà  plus  la  langue  des 
Hymnes.  Gomment  M.  Halévy  peut-il  ne  pas  voir  qu'un  vocabu- 
laire, des  formes  grammaticales  sont  aussi  des  faits,  quelque 
chose  de  positif  et  de  réel,  qu'on  n'écarte  pas  par  une  sim^Dle 
assertion  ?  Il  faudrait  renoncer  à  le  comprendre,  s'il  n'était  pas 
visible  que  se  débarrasser  du  Véda  à  tout  prix  a  été,  en  définitive, 
le  vrai  but  de  M.  Halévy  [309].  Mais,  si  cette  vieille  poésie  a  pu 
naître  et  vivre  longtemps  sans  l'écriture,  il  n'en  est  plus  de  même 
du  Véda  codifié,  et  c'est  ici  seulement  que  la  question  soulevée 
par  M.  Halévy  devient  sérieuse.  Des  recueils  semblables  à  ceux 
que  nous  avons  ont  bien  pu,  une  fois  formés,  se  transmettre  par 
cœur;  ils  se  transmettent  encore  ainsi  de  nos  jours  ;  mais  il  me 
semble  aussi  évident  qu'à  lui,  qu'ils  n'ont  pu  se  former  qu'avec 
l'aide  de  la  lettre  écrite,  qu'ils  ont  été,  dès  l'origine,  une  littéra- 
ture dans  le  sens  étymologique  du  mot.  Or,  cette  codification  a  pré- 
cédé tant  de  faits,  tant  de  disciplines,  tant  de  changements  reli- 
gieux, sociaux,  linguistiques,  littéraires,  qu'il  est  absolument 
impossible  de  la  renvoyer  en  bloc  après  l'invasion  d'Alexandre,  et 
de  faire  ainsi  table  rase,  non  devant  l'évidence  des  faits,  mais  en 
vertu  de  dérivations  de  caractères  contestables  et  d'un  dictum  plus 
contestable  encore  que  ces  caractères  ont  été  forcément  les  tout 
premiers  que  l'Inde  ait  pu  connaître. 

Il  y  a  donc  des  difficultés  des  deux  côtés.   Faut-il,  pour  cela, 


ANNÉE    1895  229 

renvoyer  les  parties  dos  à  dos  sans  tenir  compte  de  ce  qu'il  y  a,  de 
part  et  d'autre,  de  résultats  qui  paraissent  acquis  ?  Je  ne  le  pense 
pas.  Un  grand  pas  serait  fait  vers  une  entente,  si  M.  Halévy pou- 
vait renoncer  à  son  assertion  que  la  brâhmi  lipi,  vers  325,  a  été 
créée  de  toutes  pièces  et  qu'avant  elle,  il  n'}^  avait  rien.  L'asser- 
tion, en  somme  repose  sur  un  argument  a  silentio^  et  les  consé- 
quences sont  si  énormes  !  Avec  cette  concession  que  la  hrâhmi  lipi 
pourrait  bien  avoir  été  une  écriture  réformée,  toutes  les  obscurités, 
sans  doute,  ne  disparaissent  pas  :  nos  données  sont  encore  trop 
imparfaites  pour  cela.  Mais,  en  attendant  qu'il  en  vienne  d'autres, 
on  ne  serait  pas^  acculé  dans  une  impasse.  Le  caractère  compo- 
site de  cette  écriture,  que  M.  Halévj^  a  rendu  si  probable,  s'expli- 
querait dès  lors  bien  mieux  :  elle  aurait  été  créée  à  loisir  pour 
l'usage  monumental,  quand  les  Hindous  commencèrent  à  écrire  sur 
la  pierre  et  sur  le  métal.  Les  formes  très  anciennes,  dont  beau- 
coup sont  vraisemblables  et  dont  plusieurs  s'imposent  presque,  ne 
seraient  plus  exclues,  et  des  emprunts  à  l'alphabet  grec,  auxquels 
je  ne  crois  pas,  mais  auxquels  M.  Halévy  tient  tant,  pourraient 
être  eux-mêmes  provisoirement  acceptés.  Mais  ce  serait  ren^oncer  à 
«  tomber  »  les  Védas  ! 


Pramatha  Nath  Bose,  A  History  of  Hindu  Civilisation  during  British 
Rule.  In  four  volumes.  Vol.  I,  Religions  Condition.  15-xcv- 
176  pp.  in-8°. —  Vol.  II,  Socio-religious  Condition.  Social  Con- 
dition. Industrial  Condition.  13-322  pp.  in-S*^.  Calcutta,  W. 
Newman  et  Co.  London,  Kegan  Paul,  Trench,  Trûbner  et  Co. 
Leipzig,  Otto  Harrassowitz.  1894. 

(Revue  critique,  2-9  septembre  1895). 

[121J  Ces  deux  volumes  ne  contiennent  que  la  première  moitié 
de  l'ouvrage  dans  lequel  M.  P.-N.  Bose  a  entrepris  de  retracer 
l'histoire  de  la  civilisation  hindoue  sous  la  domination  britannique. 
Ils  permettent  pourtant  de  se  rendre  compte  dès  maintenant  du 
plan  et  de  la  portée  de  l'ensemble.  L'auteur  a  distribué  sa  matière 


230  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

SOUS  cinq  rubriques  principales.  En  autant  de  livres,  il  examine  les 
conditions  nouvelles  faites  au  peuple  hindou,  successivement  au 
point  de  vue  :  1*  des  croyances  religieuses  ;  2«  et  3»  des  rapports 
sociaux,  en  tant  qu'ils  sont  déterminés  par  ces  croyances  ou  qu'ils 
en  sont  indépendants  ;  4«  de  l'organisation  industrielle.  C'est  là  la 
matière  des  deux  premiers  volumes.  La  cinquième  division,  sous 
le  titre  un  peu  large  de  «  conditions  intellectuelles  »,  fera  l'objet 
des  volumes  III  et  IV  et  traitera  probablement  de  l'éducation,  des 
lettres,  des  sciences,  des  arts  (simplement  effleurés  dans  le 
lyme  livre),  de  la  presse  et  d^ê  l'esprit  public  en  général,  notam- 
ment de  ces  aspirations  nationales  de  plus  en  plus  bruyantes,  qui 
seront  un  des  facteurs  de  l'avenir.  L'auteur  ne  méconnaît  pas  l'im- 
portance des  «  conditions  morales  »  ;  mais  il  pense  en  avoir  parlé 
suffisamment  dans  les  livres  II  et  III,  ainsi  que  dans  l'Introduction, 
et  il  ne  leur  a  pas  consacré  une  division  spéciale. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  discuter  ce  plan.  Gomme  tous  les  plans, 
il  vaut  ce  qu'en  vaut  l'exécution  et,  de  ce  chef,  j'aurai  tout  à 
l'heure  à  noter  quelques  insuffisances.  Pour  le  moment,  je  ferai 
seulement  remarquer  que  l'auteur  ne  s'est  pas  proposé  de  retracer 
l'ensemble  des  prodigieux  changements  [122]  qui  se  sont  opérés 
dans  l'Inde  durant  cette  période.  Conformément  au  titre  de  l'ou- 
vrage, qui  est  Hindu  Civilisation  et  non  Civilisation  of  India^ 
il  s'en  tient  à  la  part  qui,  dans  ces  changements,  revient  au  peuple 
hindou.  C'est  ainsi  qu'il  ne  traite  pas  directement  de  l'administra- 
tion et  de  la  fiscalité  britanniques,  ni  des  travaux  publics,  ports, 
canaux,  chemins  de  fer,  ni  de  la  révolution  survenue  dans  le  ré- 
gime de  la  production  et  des  échanges.  A  tout  cela,  il  ne  touche 
qu'indirectement,  en  notant  les  changements  qui  en  ont  été  la  con- 
séquence dans  le  régime  agricole  et  industriel  de  l'Inde.  On  vou- 
dra bien  observer,  en  outre,  que  l'ouvrage  n'est  pas  une  statis- 
tique, mais  une  histoire.  Il  prétend,  non  pas  simplement  enregis- 
trer les  données  de  l'état  actuel,  mais  aussi  en  expliquer"  la 
formation  et,  comme  le  présent  ne  s'explique  que  par  le  passé, 
une  place  très  large  y  est  faite  aux  considérations  rétrospectives. 
Je  suis  obligé  d'ajouter  aussitôt  que  c'en  est  là  la  partie  faible.  En 
général,  l'auteur  s'est  laissé  entraîner  à  remonter  trop  loin,  à 
prendre  les  choses  ah  ovOy  et  son  exposé  en  est  devenu  forcément 
superficiel.  On  retrouve  chez  lui  tous  les  lieux  communs  sur  la 
colonisation  aryenne,  sur  la  période  védique,  la  i)ériode  boud- 
dhique, la  période  pouranique,  lieux  communs  nullement  nécessi- 


ANNÉE    1895  231 

tés  par  le  sujet,  qui  risquent  même  de  fausser  l'intelligence  des 
choses  présentes  et  qui  ont  en  outre  le  défaut  de  revenir,  pour  le 
moins  deux  fois,  d'abord  résumés  et  groupés  dans  l'introduction 
générale,  ensuite  repris  en  détail  dans  les  divers  chapitres. 

Gomme  les  monuments  du  passé  de  Tlnde  sont  la  plupart  reli- 
gieux, ce  défaut  se  fait  surtout  sentir  dans  le  premier  volume,  qui 
traite  de  la  religion.  Les  sectes  modernes  y  sont  fort  bien  décrites, 
ainsi  que  les  mouvements  réformateurs  tentés  par  les  divers 
samâjs  sous  l'influence  plus  ou  moins  directe  des  idées  occiden- 
tales. Mais  la  place  faite  au  culte  védique  et  au  bouddhisme  eût 
été  occupée  d'une  façon  plus  profitable  par  des  informations  sup- 
plémentaires sur  les  religions  actuelles,  sur  leur  répartition  géo- 
graphique par  exemple,  sur  leurs  moyens  nouveaux  de  propagande, 
sur  l'organisation  des  grands  pèlerinages,  sur  l'état  religieux  et 
moral  surtout  de  ces  millions  d'hindous  (pour  ne  rien  dire  des 
classes  méprisées  ou  dangereuses)  qui  ne  sont  d'aucune  secte,  ne 
connaissent  guère  que  leurs  divinités  de  village,  n'échappent  à  la 
corruption  que  par  la  simplicité  de  leur  vie  et  leur  peu  de  besoins, 
et  sont,  au  sein  de  l'hindouisme,  des  déshérités  à  un  point  diffi- 
cilement imaginable  en  Europe,  où  le  catéchisme  du  moins  est 
commun  à  tous. 

Presque  toutes  les  sections  de  Touvrage  prêteraient  à  des  ob- 
servations semblables.  Pour  la  caste,  par  exemple,  les  considéra- 
tions rétrospectives  et  la  discussion  de  la  théorie  mise  en  avant 
dans  les  dhannaçàstras  prennent  les  deux  tiers  du  chapitre,  et  la 
description  des  conditions  présentes  en  est  écourtée  d'autant.  En 
général,  l'auteur  s'arrête  trop  à  l'Inde  officielle  et  conventionnelle 
des  livres.  Il  est  optimiste  [123]  aussi;  enclin  à  voir  les  choses 
en  beau,  il  ne  nous  montre  pas  assez  le  côté  sombre,  the  seamy 
side  de  la  société  et  de  la  vie  hindoue.  Il  ne  distingue  pas  non  plus 
toujours  suffisamment  entre  les  contrées  de  l'Inde.  Ainsi,  pour 
l'agriculture,  il  nous  donne  bien  une  division  régionale  selon  la 
nature  des  produits  ;  mais  il  ne  dit  rien  des  divers  régimes  aux- 
quels est  soumise  la  terre  et  qui  influent  dans  une  si  large  mesure 
sur  le  sort  des  populations  agricoles.  C'est  pourtant  bien  là  une 
«  condition  »  du  peuple  hindou  under  British  Rule. 

Je  n'insisterai  pas  davantage  sur  ces  lacunes  qui,  en  raison  de 
l'étendue  et  de  la  complication  du  sujet  à  traiter,  étaient  en  partie 
inévitables.  J'aime  mieux  remercier  M.  B.  de  tout  ce  qu'il  a  réuni 
d'informations  utiles  dans  ces  deux  volumes.  J'ai  déjà  signalé  celles 


232  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

qu'il  a  données  dans  son  premier  livre  sur  les  mouvements  reli- 
gieux contemporains.  On  lira  de  même  avec  profit  ce  qu'il  dit  dans 
le  deuxième  sur  les  mariages  précoces,  sur  les  abus  du  kouli- 
nisme,  sur  l'abolition  du  suicide  des  veuves,  sur  les  aliments  dé- 
fendus, sur  rinterdiction  des  voyages  outre-mer,  et,  dans  le  troi- 
sième livre,  sur  la  position  faite  à  la  femme,  sur  la  famille  hindoue, 
sur  les  jeux  et  divertissements,  sur  l'alimentation,  le  mobilier  et 
le  costume.  Meilleurs  encore  sont  les  chapitres  du  quatrième  livre 
sur  l'agriculture,  sur  les  métiers  et  les  arts  industriels,  sur  la 
grande  industrie,  sur  l'indu^rie  minière.  Pour  ceux-ci  l'auteur 
était  particulièrement  bien  préparé.  M.  B.  est  un  homme  de  science  ; 
il  est  attaché  comme  inspecteur  au  Geological  Survey  et,  quand 
la  Société  asiatique  du  Bengale,  en  1884,  à  l'occasion  de  son  ju- 
bilé, fit  dresser  le  Century  Review  de  ses  travaux,  c'est  lui  qui 
fut  chargé  de  rédiger  la  partie  relative  aux  sciences  physiques  et 
mathématiques,  x^ussi,  tout  ce  quatrième  livre  est-il  parfaitement 
documenté,  moins  que  les  autres  chargé  de  hors-d'œuvre.  Pour 
s'en  procurer  l'équivalent,  il  faudrait  dépouiller  une  énorme  masse 
de  rapports  et  de  statistiques  officiels.  J'ajouterai  que  les  deux 
volumes  sont  très  bien  écrits,  simplement,  mais  sans  aucune  sé- 
cheresse. Avec  l'expérience  acquise  par  l'auteur,  les  deux  derniers 
ne  pourront  qu'être  meilleurs  encore.  Que  M.  Bose  s'y  montre  plus 
défiant  de  l'archéologie  de  remplissage,  qu'il  s'y  attache  davan- 
tage à  nous  rendre  le  présent,  et  il  aura  produit  une  œuvre  que 
tout  le  monde  lira  avec  plaisir  et  profit.  Il  est  temps  que  nous 
ayons  sur  l'Inde  contemporaine  autre  chose  que  des  rapports  de 
bureau  ou  des  descriptions  pittoresques. 


Prof.  T.  R.  Amalnerkar,  Priority  of  the  Vedânta-Sûtras  over  the 
Bhagavad-gîtâ.  Bombay,  Education  Society's  Press.  1895,16  pp. 
in-8'^. 

{Revue  critique,  16  décembre  1895). 

[437]  Dans  cette  plaquette  sur  l'âge  relatif  de  la  Bhagavad-gitâ 
et  des  Vedântasùtras,  M.  Amalnerkar  a  essayé  de  résoudre  un 


ANNÉE     189  5  233 

problème  qui  est  posé  depuis  le  jour  où  l'on  s'est  mis  à  douter  de 
la  chronologie  mythique  de  l'ancienne  littérature  de  l'Inde.  C'est 
assez  dire  que,  comme  beaucoup  d'autres,  il  est  à  peu  près  insolu- 
ble. Pour  la  tradition  hindoue  moderne,  les  deux  ouvrages  sont  du 
même  auteur,  Vyâsa.  Mais  il  n'en  a  pas  été  toujours  ainsi.  Pour 
Çankara,  qui  a  commenté  l'un  et  l'autre,  la  Gîta  est  bien  l'œuvre 
de  Vyâsa  ;  mais  il  n'identifie  pas  encore  celui-ci  avec  l'auteur  des 
Sùtras.  Dans  son  commentaire  sur  les  Sùtras,  il  signale  même 
expressément  des  passages  où,  selon  lui,  la  Gîta  est  invoquée 
comme  une  autorité  antérieure.  Ces  assertions  du  grand  commen- 
tateur ont  été  remarquées  de  bonne  heure  et  acceptées  avec  plus 
ou  moins  de  confiance  par  ceux  qui,  successivement,  se  sont  occu- 
pés de  la  question.  M.  Thibaut,  qui  en  a  traité  en  dernier  lieu, 
les  avait  relevées  à  son  tour,  sans  les  adopter  formellement,  mais 
aussi  sans  les  combattre.  Avant  lui,  feu  M.  Telang  était  allé  plus 
loin  :  non  seulement  il  les  avait  faites  siennes,  mais  il  avait  reven- 
diqué pour  la  Bhagavad-gîtâ  une  antiquité  qui  la  mettait  de  pair 
avec  les  plus  anciennes  Upanishads.  C'est  contre  cette  dernière 
thèse  de  M.  Telang  qu'est  dirigée  la  première  partie  de  l'argumen- 
tation de  M.  A.  et,  sur  ce  point,  il  ne  rencontrera  probablement 
pas  beaucoup  de  contradicteurs^  Il  a  fort  bien  vu  que,  si  le  poème 
présente  les  mêmes  allures  que  les  Upanishads,  la  même  façon  de 
philosopher  sans  méthode  ni  précision,  ce  fait  ne  saurait  [438] 
prévaloir  à  lui  seul  contre  tant  d'autres  indices  d'une  composition 
beaucoup  plus  récente. 

Le  tact  d'historien  que  l'auteur  a  montré  dans  cette  première 
partie,  lui  fait  un  peu  défaut  dans  la  seconde,  où  il  essaie  de  dé- 
montrer l'antériorité  des  Sùtras  sur  la  Gîta  et  de  se  débarrasser 
des  assertions  de  Çankara.  Sans  doute  ces  assertions  visent  des 
allusions  fort  obscures  et  parfaitement  contestables.  Strictement 
elles  ne  prouvent  qu'une  chose  :  quelle  était  sur  ce  point  l'opinion 
de  Çankara  ;  au  plus,  quelle  était  l'opinion  reçue  dans  l'École  au 
\iv  ou  au  viii^  siècle.  Mais  c'est  là  déjà  quelque  chose,  et,  pour 
les  infirmer  complètement,  pour  établir  l'opinion  toute  contraire, 
il  faudrait  des  preuves  plus  précises  que  celles  que  produit  M.  A. 
Il  ne  suffit  pas  pour  cela  d'opposer  le  syncrétisme  de  la  Gitâ  à  la 
méthode  des  Sùtras,  ni  même  de  montrer  que  la  doctrine  de  la 
bhaktiy  de  la  dévotion  absolue,  étrangère  aux  Sùtras  et  exaltée 
dans  le  poème,  est  la  négation  de  toute  philosophie.  Ce  que  nous 
voyons  dans  le   Bouddhisme,  ce  que  nous   entrevoyons  chez  les 


234  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Bhâgavatas  et  d'autres  sectes  encore,  fait  croire  que  la  doctrine, 
toute  tardive  qu'elle  soit,  est  vieille  dans  l'Inde,  et,  d'autre  part, 
tout  le  reste  de  la  littérature  prouve  que  l'antique  culte  du  j'hâna^ 
de  la  gnose,  n'a  pas  disparu  devant  elle.  Dans  toute  cette  discus- 
sion, l'auteur  ne  semble  pas  s'être  aperçu  que  la  succession  des 
œuvres  littéraires  ne  correspond  pas  toujours  à  l'évolution  des 
doctrines,  ni  qu'il  combattait  l'antiquité  de  la  Gitâ  à  peu  près  avec 
les  mêmes  armes  dont  M.  Telang  s'était  servi  pour  la  défendre. 

Cette  partie  de  l'argumentation  n'est  donc  pas  aussi  démons- 
trative que  M.  A.  parait  le  sttpposer.  Qu'il  y  ait  eu  avant  la  Gitâ 
un  Vedânta  systématisé  et  que  les  Sùtras  représentent  en  somme 
une  doctrine  d'un  esprit  plus  archaïque,  on  n'en  saurait  douter. 
Quant  à  la  priorité  des  Sûtras  tels  que  nous  les  avons,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  après  le  mémoire  comme  avant,  elle  reste  affaire 
d'opinion.  C'est  déjà  un  grand  mérite  à  M.  Amalnerkar  de  nous 
l'avoir  rappelé. 


F.  H.  Skrine,  An  Indian  Journalist;  being  the  Life,  Letters  and 
Correspondence  of  D'  Sambhu  G.  Mookerjee,  late  editor  of 
«  Reis  and  Rayyet  »,  Calcutta.  Calcutta, Thacker,  Spinck  and  C«, 
1895. —  xxvii-478  pp.  in-8. 

{Revue  critique,  23  mars  1896.) 

[221]  C'est  une  curieuse  figure  de  l'Inde  contemporaine  que  feu 
le  D""  Sambhu  Chunder  Mookerjee,  une  exception  à  bien  des  égards, 
au  fond  pourtant  un  vrai  type  de  son  temps  et  de  son  peuple,  de 
cette  race  bengalie  dont  il  a  été  dit  tant  de  bien  et  encore  plus  de 
mal.  Il  en  eut  l'industrie,  la  souplesse  et  le  savoir  faire,  la  ténacité 
et  la  versatilité,  l'intelligence  subtile  et  la  nature  impressionnable 
et,  par-dessus  tout,  la  merveilleuse  aptitude  de  s'assimiler  les 
choses  étrangères  rapidement  et,  en  quelque  sorte,  au  simple  con- 
tact. Pour  la  forme,  et  j'entends  le  mot  au  sens  le  plus  large,  il 
fut  un  gentleman  anglais   très   raffiné  ;  pour  le  fond,  il  était  de- 


ANNÉE     1896  235 

meure  hindou  et,  après  toute  une  vie  d'expédients  et  de  luttes,  il 
«st  mort  à  cinquante-cinq  ans,  avec  une  réputation  intacte.  Assez 
mouvementée  et  diverse  en  apparence,  sa  carrière  a  été  très  une 
en  réalité.  Né  en  1839,  de  parents  brahmanes  exerçant  le  petit  com- 
merce, mais  de  haute  caste  et  de  la  descendance  de  Çriharsha, 
l'auteur  du  NaisJiadliiya^  élevé,  contre  le  vœu  de  son  père  et  un 
peu  à  bâtons  rompus,  au  Metropolitan  Collège  de  Calcutta,  père 
de  famille  à  dix-neuf  ans,  nous  le  trouvons  tour  à  tour  ministre  de 
divers  râjas,  mêlé,  comme  secrétaire  de  leur  association,  aux  affaires 
des  Talukdars  d'Oudhe,  ébauchant  des  études  de  droit  et  de  méde- 
cine, docteur  honoraire  en  homéopathie  de  Philadelphie  ;  au  fond 
et  malgré  tous  ces  zigzags,  il  a  été  toute  sa  vie  un  journaliste, 
d'abord  au  Hindu  Patriote  à  peine  sorti  de  l'adolescence,  plus  tard 
à  la  tête  du  Reis  and  Rayyet,  qu'il  fonda  en  1882  et  qu'il  dirigea 
jusqu'à  sa  mort,  au  7  février  1894. 

[222]  Mookerjee,  comme  Malabari,  son  émule  de  Bombay,  s'est 
formé  lui-même,  au  contact  des  hommes  et  des  affaires  et,  aussi 
des  livres  ;  car  il  était  un  acharné  lecteur  ;  et  c'est  certainement  un 
fait  à  noter  que  les  deux  meilleures  plumes  du  journalisme  hindou 
ne  doivent  rien,  ou  presque  rien,  au  haut  enseignement  universi- 
taire. De  plus,  il  s'est  formé  très  vite,  car,  dès  ses  débuts,  ses  arti- 
cles portent  l'empreinte  de  la  maturité  et  de  l'expérience,  et  sont 
écrits  avec  cette  maîtrise  parfaite  de  la  langue  anglaise  qui  fut  la 
marque  caractéristique  de  son  talent.  Gomme  directeur  du  Reis 
and  Ray  y  et,  il  exerça  pendant  douze  ans  une  grande  influence  sur 
l'opinion,  non  seulement  au  Bengale  et  dans  l'Inde,  mais  aussi  en 
Angleterre  et  jusque  sur  le  continent.  L'administration  comptait 
avec  lui  ;  car  elle  savait  que,  s'il  aimait  en  général  à  se  trouver  du 
côté  du  manche,  il  n'en  avait  pas  moins  son  franc  parler.  Le  carac- 
tère, chez  lui,  fut  en  effet  à  la  hauteur  du  talent  :  il  ne  trafiqua  ni 
n'abusa  du  pouvoir  qu'il  devait  à  sa  plume.  Tout  en  étant  parfai- 
tement loyal,  comme  disent  nos  voisins,  et  opposé  par  principe 
aux  utopies  tapageuses,  il  sympathisait  avec  les  aspirations  saines 
de  son  peuple,  et  toutes  les  mesures  libérales  du  gouvernement 
trouvèrent  en  lui  un  défenseur  convaincu.  Il  n'en  était  pas  moins 
resté  fidèle  aux  coutumes  de  sa  race,  a  Hindu  of  the  Hindus\ 
comme  il  aimait  à  s'appeler  et,  sans  s'astreindre  à  toutes  les  pres- 
criptions d'une  rigoureuse  orthodoxie,  il  s'en  écartait  le  moins  pos- 
sible. Par  exception,  il  consentait  à  s'asseoir  à  la  table  d'un  ami 
mleccha,  et  il  a  pu  conseiller  à  un  jeune  compatriote  de  faire  le 


236  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

voyage  d'Europe,  mais  il  ne  l'aurait  pas  reçu  chez  lui  au  retour 
sans  procéder  ensuite  à  la  purification  de  son  domicile.  Ces  mille 
détails  de  Tusage  et  de  la  tradition,  que  ce  grand  ami  de  l'Angle- 
terre et  des  idées  anglaises  entendait  maintenir  pour  lui-même  et 
respecter  chez  les  autres,  constituent  en  effet  la  barrière  derrière 
laquelle  s'abrite  la  nationalité  hindoue,  barrière  plus  efficace  que  les 
revendications  des  politiciens  et  qui  ne  cédera  pas  de  sitôt,  car  elle 
repose  sur  ce  que  l'homme  a  de  plus  intime.  On  en  jugera  par  un 
seul  fait  :  sans  une  mention  faite  en  passant  par  son  biographe, 
nous  ne  saurions  pas  de  cetSiomme  qui,  dans  sa  correspondance, 
parle  si  abondamment  et  de  tant  de  choses,  qu'il  a  été  marié,  même 
deux  fois,  si  je  ne  me  trompe,  et  qu'il  a  eu  des  enfants.  Dans  ses 
lettres,  et  il  y  en  a  d'intimes,  il  n'eu  dit  pas  un  mot  :  nous  y  voyons 
Mookerjee  à  son  bureau  de  rédaction  ;  mais  son  home  reste  fermé, 
et  ceux  qu'il  abrite  n'existent  pas  pour  nous. 

M.  Skrine  exprime  plus  d'une  fois  le  regret  que  Mookerjee  se 
soit  autant  éparpillé,  qu'il  n'ait  pas  concentré  ses  efforts  sur  une 
branche  d'études  déterminée,  auquel  cas,  selon  lui,  il  eût  infailli- 
blement fourni  une  brillante  carrière  scientifique.  Ce  n'est  pas  pré- 
cisément de  ce  côté  que  portent  les  aptitudes  de  young  Bengale  et 
je  crois  que  Mookerjee  a  vu  plus  clair  dans  les  siennes  que  son  bio- 
graphe. Parmi  ses  lettres,  il  y  a  une  réponse  à  Râjendralâl  Mitra, 
qui  lui  avait  demandé  des  renseignements  généraux  sur  les  sacri- 
fices humains  :  ce  n'est  qu'une  improvisation  [223]  sommaire  ; 
mais  elle  en  dit  long  sur  le  peu  d'esprit  critique  de  son  auteur  et 
sur  la  façon  dont  cet  homme  à  vastes  lectures  savait  les  interroger 
à  propos  d'un  point  donné.  Il  y  avait  sans  doute  en  lui  l'étoffe  de 
plusieurs  virtuoses  ;  mais  nullement  celle  d'uiî  homme  de  science 
ni  d'un  homme  d'action. 

La  biographie  pourrait  être  creusée  davantage  :  elle  eût  surtout 
gagné  à  être  écrite  d'un  style  plus  direct  et  moins  affecté.  Parmi 
les  lettres,  il  y  en  a  beaucoup  de  curieuses  et  plusieurs  qui  sont 
charmantes.  Mais  là  aussi  on  désirerait  un  peu  plus  de  précision  et 
de  matter  offact  dans  les  notes.  A  peine  suffisantes  pour  le  public 
de  Calcutta,  celles-ci  ne  le  sont  plus  du  tout  pour  le  lecteur  d'Eu- 
rope. 


ANNÉE     1896  237 


Barlaam  and  Josaphat.  English  Lives  ofthe  Buddha,  Edited  and 
Introdiiced  by  Joseph  Jacobs.  Londou  MDCCCXCVL  Published 
by  David  Nutt,  in  the  Strarid  (forme  le  vol.  X  de  la  «  Biblio- 
thèque deCarabas  »).  —  cxxxii-56  p.  in-8«. 

{[Mélusine,  t.  VIII,  mars -avril  1896.) 

[46]  Les  deux  versions  anglaises  très  sommaires  de  l'histoire  de 
Barlaam  et  Josaphat  que  M.  Jacobs  a  réimprimées  dans  cet  élé- 
gant volume  —  celle  de  Gaxton  dans  sa  traduction  de  la  «  Légende 
dorée  »  (1483)  :  Hère  foloweth  ofBalaam  the  Hermyte,  et  une 
autre  anonyme,  en  vers,  d'après  un  petit  livre  de  colportage  de  1733  : 
The  Poiver  of  Alniighty  God,  set  forth  in  the  Heathen's  Conver- 
sion; shewing  the  whole  Life  of  Prince  Jehosaphat,  the  Son  of 
King  Avenerio,  of  Barma  in  India.  In  Seven  Parts.  By  a  Beve- 
rend  Divine  —  n'offrent  guère  d'autre  intérêt  que  celui  de  la 
rareté.  M.  Jacobs  est  le  premier  à  en  convenir  et,  dès  le  début, 
sans  fausse  modestie,  il  nous  avertit  qu'il  ne  les  a  réimprimées 
que  pour  avoir  l'occasion  d'en  écrire  l'Introduction.  Celle-ci,  qui 
forme  plus  des  deux  tiers  du  volume,  132  pages  contre  56,  est  en 
effet  un  morceau  très  remarquable  et  fait,  à  elle  seule,  du  livre 
un  digne  pendant  aux  Fables  'of  Bidpai  et  à  WEsop  que  M.  J.  a 
publiés  dans  la  même  collection. 

On  sait  comment  toute  la  question  des  origines  du  Barlaam  et 
Josaphat  a  été  en  quelque  sorte  renouvelée  dans  ces  dernières 
dix  années  par  les  belles  recherches  de  M.  Zotenberg  sur  la  ver- 
sion grecque,  parla  découverte  de  nouvelles  versions  géorgienne, 
persane,  arabe  et  d'emprunts  incontestables  faits  par  la  version 
grecque  à  V Apologie  d'Aristide  et  à  d'autres  écrits  des  premiers 
siècles.  Toutes  ces  données,  anciennes  et  récentes,  ont  été  réuhies 
et  discutées  par  M.  E.  Kuhn  dans  un  savant  mémoire  [Barlaam 
und  Joasaph.  Eine  bibliographisch-literargeschichtliche  Stu- 
die  dans  les  Abhandlungen  de  l'Académie  de  Munich,  1893),  dont 
[47J  les  conclusions,  à  peu  de  chose  près,  paraissent  définitives.  A 
son  tour,  ^I.  Jacobs  reprend  ici  la  question,  avec  moins  de  détail, 
mais  sans  rien  omettre  d'essentiel,  et,  désormais,  c'est  à  cette 
introduction  à  la  fois  si  substantielle  et  si  claire  et  écrite  d'une 


238  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

main  si  alerte,  que  devront  s'adresser  d'abord  ceux  qui  voudront 
se  renseigner  rapidement  et  sans  trop  se  perdre  dans  les  brous- 
sailles sur  la  longue  et  si  curieuse  histoire  du  livre  de  Barlaam  et 
Josaphat. 

Sur  plusieurs  points  son  travail  complète  celui  de  ^I.  E.  Kuhn' 
et,  sur  un  du  moins,  il  le  rectifie  :  la  version  géorgienne,  qui 
a  des  noms  propres  et  l'ordre  des  paraboles  en  commun  avec 
les  versions  arabes,  ne  saurait  provenir  immédiatement,  comme  le 
veut  M.  Kuhn,  du  môme  original  que  la  version  grecque,  où  ces 
noms  et  cet  ordre  diffèrent.  Rar  contre  elle  présente  trop  d'autres 
ressemblances  avec  la  Aversion  grecque  et  trop  de  différences  avec 
les  versions  arabes,  pour  être  immédiatement  rattachée  à  ces  der- 
nières, comme  le  veut  M.  Jacobs.  Il  est  probable  que  la  transmis- 
sion ici  a  été  moins  simple  et  qu'elle  a  passé  par  plus  de  chaînons 
intermédiaires  perdus  qu'on  ne  le  suppose  de  part  et  d'autre.  Sur 
un  autre  point  et,  celui-ci,  plus  essentiel,  où  il  est  également  en 
désaccord  avec  son  prédécesseur,  M.  Jacobs  me  semble  avoir  été 
encore  moins  heureux.  M.  Kuhn  a  supposé  que  l'original  pehlvi 
auquel  toutes  ces  versions  remontent,  était  déjà  lui-même  un  livre 
chrétien.  M.  Jacobs  n'admet  pas  cette  supposition,  qui  ne  s'ap- 
puierait, selon  lui,  que  sur  un  seul  argument,  la  présence,  dans 
toutes  les  versions,  de  la  parabole  du  semeur.  Je  pense  que 
M.  Kuhn,  en  faisant  de  l'original  un  livre  chrétien,  a  surtout 
entendu  dire  que  le  livre  n'était  plus  bouddhique  et,  pour  établir 
ce  point,  les  arguments  ne  lui  eussent  certainement  pas  fait  défaut. 
Dans  toutes  les  versions,  le  père  de  Josaphat  est  un  persécuteur  de 
la  vraie  foi,  caractère  qu'un  récit  bouddhique  n'eût  jamais  prêté,  ce 
semble,  au  père  du  Buddha,  au  saint  roi  Çuddhodana.  Dans  toutes 
les  versions,  Josaphat  est  converti  par  les  enseignements  d'un 
autre  :  dans  un  livre  bouddhique,  le  Bodhisattva,  arrivé  à  sa  der- 
nière existence,  n'a  pas  de  maître  et  s'instruit  lui-même.  C'est 
pourtant  ce  livre  bouddhique  impossible  que  M.  Jacobs  poursuit 
et  croit  retrouver  jusque  dans  l'Inde  même,  où  il  aurait  porté  le 
titre  de  Bhagavân  Bodhisattva ç  ca^  ou  quelque  chose  d'appro- 
chant.  Il  est  arriv*    ■   '        M.  Jacobs  ce  qui  lui  était    déjà  arrivé 


1.  Son  tableau  généalojçique  de»  diverses  versions  du   Harlaam  cl  Josaphat  est  pro- 
bablement le  plus  complet  et  le  plus  commode  qui  ait  été  dressé.  Parmi  les  anciennes 
versions  orientales  je  ne  vois  d'omise  que  la  version  persane  signalée    par  M.  dOl 
denburg  dans  les  Zçtpiski  do  la  Société  impériale  russe  d'archéologie,  section  orien- 

iaXc.  l.<iS7. 


ANNÉE     189«  239 

dans  ses  Fables  of  Bidpai^  où  il  avait  imaginé  un  original  hindou 
intitulé  Itihâsa  Kàçyapa  *.  Il  a  voulu  voir  trop  loin,  et  il  a  vu 
trouble. 

Outre  cette  discussion  des  origines  et  des  destinées  du  livre, 
discussion  qui,  à  ces  réserves  près,  est  excellente,  l'introduction 
contient  une  analyse  très  bien  faite  du  contenu  des  principales  ver-^ 
sions  et  des  études  très  soignées  des  paraboles  qui  ont  tant  contri- 
bué à  l'incomparable  fortune  du  Barlaam  et  Josaphat.  On  remar- 
quera surtout  celles  qu'il  a  consacrées  aux  paraboles  des  «  trois 
cassettes  »  et  de  «  l'homme  dans  le  puits  » . 


Pramathà  Nath  Rose,  A  History  of  Hindu  Civilisation  during  Bri- 
tish  Rule.  In  four  volumes.  Vol.  III  :  Intellectual  Condition, 
Calcutta,  W.  Newman  and  Co.  London,  Kegan  Paul,  Trench, 
Trûbner  and  Co.  Bombay,  Thacker  and  Co.  Madras,  Higgin- 
botham  and  Co.  Leipzig,  Otto  Harrassowitz,  1898.  —  lxviii- 
228  pp.  in-8o. 

{Revue  critique^  15  juin  1896.) 

|461]  En  rendant  compte  des  deux  premiers  volumes  de  l'ou- 
vrage de  M.  Bose  -,  j'y  ai  signalé  de  grands  mérites  et  aussi  quel- 
ques défauts.  On  les  retrouvera,  les  uns  et  les  autres,  à  peu  près 
les  mêmes,  dans  ce  troisième  volume.  Comme  précédemment,  nous 
avons  ici  une  longue  Introduction,  qu'il  eut  mieux  valu  fondre  dans 
les  divers  chapitres,  et  des  digressions  rétrospectives  inutiles  et 
superficielles.  Une  fois  de  plus,  sans  compter  les  excursions  épiso- 
diques,  l'auteur  nous  fait  recommencer,  sans  nécessité  et  sans  pro- 
fit, le  voyage  à  travers  les  périodes  védique,  bouddhique,  poura- 
nique  et  musulmane,  pour  lesquelles  il  n'est  pas  toujours  un  guide 
bien  sur.  Il  croit,  par  exemple,  que  Somadeva  a  écrit  en  prose, 
qu'avant  la  conquête  musulmane  la  littérature  était  entièrement 
sanscrite,  que  vers  1700  la  civilisation  de  l'xlngleterre  n'était  pas 

1.  Cf.  Mélusine,  t.  V,  col.  12  (cf.  ci-dessus,  p.  96). 

2.  ftev.  crit.  du  2-9  septembre  1895  (cf.  ci-dessus,  pp.  229  et  suiv,). 


240  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

décidément  supérieure  à  celle  de  l'Inde,  etc.  Il-a  sans  doute  raison 
d'estimer  que  les  races  orientales  ne  sont  pas  incapables  de  la  haute 
culture  scientifique  ;  mais  il  pense  le  prouver  en  rappelant  que  les 
anciens  Hindous  ont  eu  la  conception  de  la  longue  durée  et  des  ré- 
A'olutions  du  globe  terrestre,  celle  de  l'évolution  du  monde  orga- 
nique, celles  de  l'éther,  des  atomes,  de  l'identité  de  la  lumière  et 
de  la  chaleur,  et  qu'ils  ont  ainsi  devancé  quelques-unes  des  décou- 
vertes fondamentales  de  la  science  moderne.  C'est  évidemment  se 
payer  de  mots. 

Heureusement  le  volume  c^tient  autre  chose  que  ces  hors-d'œu- 
vre.  [462]  Conformément  au  plan  indiqué  en  tête  du  premier,  il 
est  consacré  à  la  première  partie  de  ce  que  l'auteur  appelle  l'état 
intellectuel.  Le  terme  était  un  peu  vague  et,  à  l'exécution,  il  n'est 
pas  devenu  plus  précis.  Tout  ce  que  M.  B.  nous  dit  ici  des  nouvelles 
conditions  économiques  auxquelles  l'Inde  est  soumise,  eût  été  mieux 
placé  .dans  le  précédent  volume,  où  il  traite  de  l'industrie,  du  com- 
merce et  de  l'agriculture.  Mais,  cette  réserve  faite,  il  est  impossi- 
ble de  ne  pas  être  reconnaissant  à  l'auteur  de  tous  les  renseigne- 
ments qu'il  nous  fournit,  ainsi  que  de  la  clarté,  de  la  franchise  et 
de  la  haute  et  ferme  impartialité  de  ses  appréciations. 

Après  une  Introduction  consacrée  à  une  vue  d'ensemble  et  où  il 
examine  notamment  l'influence  de  la  caste  sur  le  développement 
intellectuel  de  l'Inde,  et  un  premier  chapitre  rétrospectif  dont  on 
se  passerait  aisément,  il  aborde  son  sujet  dans  les  chapitres  II 
à  VIII. 

II.  —  L'influence  du  libéralisme  anglais,  surtout  à  partir  de  1832: 
le  rôle  tout  nouveau  de  la  presse,  le  développement  de  l'instruction 
publique,  le  progrès  de  l'esprit  d'association  et  des  idées  démocra- 
tiques, avec  ou  sans  le  concours  du  gouvernement  et,  au  besoin 
contre  lui  ;  la  participation  des  indigènes  aux  commissions  locales 
de  district  et  de  municipalité,  leur  admission  dans  les  conseils  du 
gouvernement;  l'agitation  à\x  National  Congress^  avec  ses  reven- 
dications raisonnables  et  ses  chimères.  M.  B.  reproduit  les  vœux 
formulés  dans  celui  de  1894  :  mais  il  a  oublié  de  les  commenter  ou, 
du  moins,  de  les  annoter  en  vue  de  ses  lecteurs  d'Europe. 

III.  —  L'influence  de  l'industrie  et  du  capital  anglais  :  c'est  la 
ruine  de  l'industrie  hindoue,  le  rejet  en  masse  de  la  population  indi- 
gène sur  le  travail  de  la  terre,  et  l'appauvrissement  croissant  de 
cette  population  à  côté  et  en  raison  même  de  l'accroissement  de  la 
richesse  publique,  qu'elle  aide  à  produire,  mais  dont  olle  no  jouit 


ANNÉE     1896  .  241 

pas.  Le  chapitre  et  les  deux  suivants,  auxquels  il  faut  joindre  les 
considérations  exposées  dans  l'Introduction,  sont  franchement  pes- 
simistes, et  ce  pessimisme  est  malheureusement  justifié.  M.  B.  est 
trop  éclairé  pour  s'en  prendre  au  gouvernement,  dont  il  reconnaît 
la  bonne  volonté  et  les  louables  efforts,  et  pour  ne  pas  voir  un  effet 
de  la  force  même  des  choses  dans  une  situation  qui,  pour  le  présent, 
parait  sans   issue.  L'Inde  aurais  besoin  d'être  défendue  par  des 
droits  protecteurs,  et  TAngleterre  ne  peut  que  lui  offrir  le  libre- 
échange,  c'est-à-dire  la  concurrence  dans  des  conditions  d'infério- 
rité mortelles  et,  d'ici  à  longtemps,  l'exploitation  pure  et  simple. 
Le  revenu  annuel  par  tête,  en  1882,  était  inférieur  à  33  francs, 
alors  qu'en  x\ngleterre  il  était  de  825  et  qu'en  Turquie  même  il  dé- 
passait 100  francs.  Le  salaire  mensuel  d'un  homme  de  peine  y  varie 
de  4,50  à  9,50  et,  des  statistiques  des  vingt  dernières   années,  il 
semble  bien  résulter  que  l'augmentation  des  salaires  est  inférieure 
au  renchérissement  de  la  vie    C'est  pourtant  avec  des  ressources 
si  pauvres  que  le  p'ays  doit  fournir  l'énorme  drainage  annuel  de 
425  millions  au  profit  de  la  nation  maîtresse.  Que  [463]  peuvent 
faire  dans  ces  conditions  les  efforts  de  l'administration  britannique 
pour  améliorer  l'outillage  et  le  personnel  indigènes  en  créant  des 
écoles  techniques  et  les  tentatives  de  rendre  accessibles  aux  natifs 
un  plus  grand  nombre  de  positions  officielles  ?  C'est  semer  pour 
un  avenir  lointain,  et  le  mal  est  immédiat  et  pressant. 

C'est  à  ces  efforts  que  sont  consacrés  la  fin  du  chapitre  et  les 
chapitres  suivants.  Dans  le  IV®,  l'auteur  examine  les  conditions  de 
l'enseignement  scientifique,  dont  les  résultats  sont  restés  jusqu'ici 
bien  inférieurs  à  ceux  de  l'enseignement  littéraire.  Dans  le  V®,  il 
expose  les  avantages  procurés  à  son  pays  par  la  pax  britannica  ; 
mais  il  montre  aussi  le  prix  qu'elle  lui  coûte  :  toute  direction,  tous 
les  hauts  grades,  tous  les  gros  émoluments  à  peu  d'exceptions  près, 
réservés  à  des  étrangers,  qui  retourneront  manger  chez  eux  leurs 
grosses  pensions  de  retraite.  A  plusieurs  reprises  l'autorité  suprême 
a  réagi  contre  cet  exclusivisme,  malgré  l'opposition  tenace  qu'elle 
a  chaque  fois  rencontrée  dans  la  colonie  et  dans  le  personnel  euro- 
péens. Mais  ce  qu'elle  a  fait  est  peu  de  chose  et,  eût-elle  les  inten- 
tions les  plus  généreuses,  il  semble  que,  de  longtemps,  elle  ne 
pourra  faire  beaucoup  plus  en  ce  sens,  au  point  où  en  sont  les  choses 
et  en  présence  des  revendications  de  l'opinion  ou  de  ceux  qui  pré- 
tendent la  représenter.  Le  National  Congress  n'a-t-il  pas  demandé 
le  remplacement  des  troupes  de  la  reine  par  la  garde  nationale? 

Rehgio:hs  de  l'Inde.  —  IV.  16 


242  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

On  peut  sourire  de  ces  prétentions  de  barristers  se  posant  en  tri- 
buns ;  mais  ceux  qui  ont  la  responsabilité  du  pouvoir  seraient  bien 
imprudents  s'ils  n'y  voyaient  pas  le  germe  de  redoutables  difficul- 
tés pour  l'avenir. 

Dans  les  chapitres  VI  à  VIII,  M.  Bose  retrace  l'histoire  et  appré- 
cie les  résultats  de  l'organisation  scolaire,  tant  publique  que  privée, 
dans  ses  diverses  branches  :  l'atiseignement  moyen  et  supérieur, 
qu'on  peut  maintenant  appeler  anglais,  puis  l'enseignement  indi- 
gène, enfin  l'enseignement  des  filles.  Les  informations  qu'il  donne 
sur  l'état  actuel  de  ces  écoles  sont  assez  faciles  à  obtenir,  grâce 
à  l'abondance  des  documents  statistiques  publiés  depuis  une  ving- 
taine d'années.  Il  n'en  est  pas  de  même  pour  celles  qu'on  trouvera 
réunies  ici  sur  la  période  antérieure,  et  qu'il  faudrait  chercher  dans 
des  ouvrages  spéciaux  ou  dans  des  rapports  officiels  peu  acces- 
sibles. 


Die    Religion    des    Veda,    von    Hermann    Oldenberg.    Berlin, 
Wilhem  Hertz,  1894.  1  vol.  in-8«,  620  pp. 

(Journal  des  Savants ^  mars,  juin,  juillet  et  août  1896.) 

[133]  Voici  plus  d'un  demi-siècle,  —  je  ne  compte  pas  les  tra- 
vaux préliminaires,  —  qu'on  s'occupe  parmi  nous  du  Veda,  direc- 
tement et  sans  relâche,  qu'on  eri  étudie  la  langue,  qu'on  le  traduit, 
l'édite  et  le  commente.  Ici  même^,  il  y  aura  tantôt  quarante-deux 
ans,  M.  Barthélemy-Saint-Hilaire  donnait  une  analyse  détaillée  de 
la  très  notable  portion  qui  en  était  dès  lors  facilement  accessible, 
et,  depuis  plus  de  trente  ans,  les  textes  les  plus  anciens,  ceux 
dont  l'intelligence  vaut  pour  tous  les  autres,  sont  intégralement 
publiés.  Et  pourtant  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  l'on  soit  en  état  d'en 
fournir  une  traduction  continue,  même  approximativement  satis- 
faisante. La  langue  est  d'une  grande  transparence  étymologique  ; 
la  grammaire  en  est  fixée,  jusque  dans  le  détail,  mieux  que  celle 
de  plus  d'un  dialecte  grec  ;  le  cercle  d'idées  dans  lequel  se  meuvent 

1.  Journal  des  Savants,  1853-1854. 


ANNÉE    1896  243 

ces  vieux  chants  n'est  pas  non  plus  bien  vaste,  et  l'ensemble  en 
est  assez  considérable  sans  l'être  trop  ;  enfin,  pour  remonter  à  ces 
premiers  documents,  on  a  le  secours  de  la  langue  sanscrite,  se- 
cours bien  autrement  immédiat  que  celui  que  fournissent,  par 
exemple,  le  pehlvi  et  le  persan  pour  le  zend,  le  copte  pour  l'ancien 
égyptien  et  les  autres  langues  sémitiques  pour  l'assyrien.  Avec 
toutes  ces  circonstances  heureuses  et  malgré  tant  d'efforts  de 
l'exégèse,  de  la  philologie  et  de  la  linguistique,  le  vocabulaire 
n'en  reste  pas  moins  en  grande  partie  incertain  et  comme  à  l'état 
flottant  ;  et  cela,  non  seulement  pour  des  mots  rares  ou  uniques, 
de  dérivation  obscure  et  sortis  de  l'usage,  mais  pour  des  termes 
d'occurrence  assez  fréquente,  dont  l'étymologie  n'est  pas  douteuse 
et  qui  sont  restés  dans  la  langue.  C'est  là  un  fait  brutal,  qui  en  dit 
long  sur  le  caractère  de  cette  vieille  poésie  ;  car  il  est  inadmissible 
que  notre  embarras  soit  entièrement  de  notre  faute  :  il  faut  bien 
que  les  textes  y  soient  pour  quelque  chose.  Combien  on  en  sorti- 
rait plus  vite  si  demain,  par  exemple,  on  devait  avoir  affaire  à 
quelques  milliers  de  vers  dans  le  latin  des  chants  des  Saliens  ! 

Et,  en  effet,  il  suffit  d'y  regarder  de  près  pour  voir  les  causes 
de  notre  incertitude.  La  première,  et  sans  doute  la  moindre,  doit 
[134]  tenir  à  des  corruptions  et  à  des  confusions  du  texte.  Les 
Vedas,  surtout  le  plus  ancien,  le  Rigveda,  nous  sont  arrivés  dans 
un  remarquable  état  de  conservation  et,  pour  ainsi  dire,  sans 
variantes,  depuis  une  époque  très  ancienne,  probablement  depuis 
leur  compilation.  Mais,  avant  cette- époque,  ils  ont  dû  partager 
les  vicissitudes  de  toute  tradition  orale,  et  les  indices  ne  man- 
quent pas  faisant  voir  qu'ils  les  ont  en  effet  partagées.  Il  suffit 
de  rappeler  les  nombreuses  additions  et  interpolations  que  l'ana- 
lyse y  a  démontrées  et,  surtout,  les  innombrables  différences  que 
les  mêmes  vers  présentent  d'un  Veda  à  un  autre.  Car  si  chacun  de 
ces  textes  pris  à  part  nous  est  parvenu  à  peu  près  sans  variantes, 
il  n'en  est  plus  de  même  quand  on  les  compare  entre  eux  :  les  va- 
riantes et  les  déformations  de  toute  sorte,  parfois  les  plus  étranges, 
deviennent  alors  la  règle,  et  il  est  bien  évident  que  la  moindre  part 
seulement  en  est  intentionnelle. 

Une  autre  cause  d'incertitude,  et  celle-ci  plus  importante,  est  la 
destination  même  de  ces  textes,  qui  sont  la  liturgie  d'un  culte  que 
nous  ne  connaissons  plus  bien.  Pour  un  certain  nombre  d'entre 
eux,  nous  n'avons  aucune  donnée  quant  à  leur  emploi. 'Pour  la  plu- 
part, ces  données  existent:  elles  sont  même  précises  et  abondantes  ; 


244  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

mais  elles  sont  de  beaucoup  postérieures,  parfois  évidemment 
fausses  et  très  souvent  suspectes  quant  à  l'emploi  premier,  celui 
pour  lequel  le  texte  a  été  composé.  L'essentiel,  d'ailleurs,  est  de 
louer  les  dieux,  non  de  les  faire  connaître,  et  l'on  y  arrive  d'ordi- 
naire par  l'accumulation  des  épithètes,  des  détails,  des  allusions, 
très  souvent  de  véritables  énigmes;  les  descriptions  sont  rares.  La 
suite  des  idées  est  très  faible,  souvent  nulle,  non  seulement  de 
stance  à  stanoe,  mais  de  vers  à  vers  dans  une  même  stance,  et  ce 
qu'on  appelle  le  secours  du  contexte  se  réduit  ici  aux  plus  étroites 
limites.  On  sait  que  ce  sont  d^  faits  tout  extérieurs,  nullement  le 
plus  ou  moins  de  cohésion  interne,  qui  ont  fait  voir  que  beaucoup 
d'hymnes  n'étaient  que  des  unités  factices,  obtenues  par  la  juxta- 
position de  morceaux  indépendants.  Et  l'incohérence  de  ces  lita- 
nies n'est  pas  moindre  quand  elles  tournent  au  récit  ou  au  drame, 
ce  qui  leur  arrive  parfois.  Les  morceaux  de  cette  catégorie,  sur 
lesquels  il  y  a  un  beau  travail  de  M.  Oldenberg,  et  qui,  d'après 
certaines  indications  données  dans  les  écrits  rituels  postérieurs, 
étaient  sans  doute  introduits  comme  une  sorte  d'intermèdes  ^  dans 
les  cérémonies  sacrées,  paraissent  avoir  consisté  dans  l'origine 
en  un  mélange  de  prose  et  de  vers.  Or,  dans  nos  recueils,  ceux-ci 
seuls  ont  survécu.  La  prose,  l'élément  proprement  narratif  qui  les 
reliait,  pour  nous  indispensable,  mais  qui  était  considéré  comme 
un  élément  de  remplissage,  a  disparu  et  si  bien  disparu  que  déjà 
les  plus  anciens  commentateurs,  les  auteurs  des  Brâhmanas,  étaient 
[135]  aussi  embarrassés  d'y  suppléer  que  nous  le  sommes  aujour- 
d'hui. Et  ce  n'est  pas  là  une  simple  hypothèse  d'interprètes  aux 
abois  :  elle  se  vérifie  comme  un  procédé  foncièrement  hindou  à 
travers  toute  la  littérature  postérieure,  dans  l'épopée,  dans  le 
drame,  dans  les  écrits  des  bouddhistes  et  des  jainas  et,  surtout, 
dans  la  poésie  populaire.  Les  légendes  que  psalmodient  de  nos 
jours  les  chanteurs  ambulants  présentent  ce  même  mélange  de 
vers,  pour  certains  points  saillants,  et  de  prose  pour  le  récit  pro- 
prement dit  ;  et  cette  prose,  bien  qu'elle  soit  écrite  dans  le  cahier 
du  chanteur,  n'est  qu'une  sorte  de  sommaire  appelant  le  dévelop- 
pement oral.  De  génération  en  génération,  ellevas'appauvrissant, 
si  bien  que,  pour  les  légendes  anciennes,  elle  finit  par  aboutir  à 
une  narration  à  peine  intelligible.  Qu'on  réunisse,  par  exemple, 
bout  à  bout  les  vers  de  la  légende  de  Rûjà  Rasâlii,  que  nous  devons 
à  M.  Temple,  et  Ton  aura  une  sorte  de  pendant  à  l'hymne  védique 
de    Purûravas  et  Urvaçi.  Qu'on  y  joigne  la  prose,  et  l'ensemble, 


ANNÉE  .1896  245 

par  son  incohérence,  rappelle  singulièrement  la  restitution  du 
même  hymne  tentée  dans  le  Çatapatha-Brâhmana, 

Les  plus  anciens  textes  védiques,  qu'ils  soient  narratifs  ou 
lyriques,  se  résolvent  donc  d'ordinaire  en  une  infinité  de  petits 
fragments.  Si  du  moins  ceux-ci  étaient  clairs  en  eux-mêmes  ! 
Malheureusement,  il  faut  en  convenir,  cette  poésie,  tout  en  étant 
très  imagée,  est  très  peu  précise.  Elle  vit  de  métaphores,  les 
demandant  aux  associations  d'idées  en  apparence  les  plus  bizarres, 
les  greffant  et  les  entassant  les  unes  sur  les  autres,  et  s'élevant 
ainsi  à  ce  que  Bergaigne  appelait  le  galimatias  double  et  triple  du 
Veda.  A  cela,  il  est  vrai,  on  pouvait  en  partie  s'attendre.  Rien  de 
plus  naturel  qu'une  pensée  nous  arrivant  de  si  loin  ressemble  peu 
à  la  nôtre  et  que  l'étranger  nous  paraisse  étrange.  Mais  il  y  a  plus  ; 
le  Veda  est  plein  d'obscurité  voulue.  Évidemment,  parmi  les  au- 
teurs des  plus  anciens  textes,  beaucoup  sont  déjà  de  l'avis  de  ces  doc- 
teurs plus  jeunes  qui,  dans  les  Brâhmanas,  professeront  que  «  les 
dieux  aiment  ce  qui  est  caché,  non  ce  qui  est  évident  ».  Non  seu- 
lement ils  affectionnent  les  allusions,  les  énigmes,  les  paradoxes, 
ce  qui  peut  s'expliquer  par  les  conditions  du  genre  ou  se  concilier 
avec  une  certaine  naïveté  ;  mais  il  leur  arrive  de  tricher  en  jon- 
glant avec  leurs  propres  formules,  ou  avec  les  lambeaux  de  ces 
formules,  en  les  employant  à  tort  et  à  travers,  les  transportant 
d'un  dieu,  d'un  objet  ou  d'un  fait,  où  ils  signifient  peut-être  quel- 
que chose,  à  d'autres  dieux,  à  d'autres  objets,  à  d'autres  faits  où 
ils  ne  signifient  plus  rien.  Il  leur  faut  du  mystérieux  à  tout  prix, 
fût-ce  au  prix  du  pur  non-sens,  et  il  y  a,  en  effet,  dans  ce  jargon 
professionnel,  parfois  comme  une  surenchère  dans  l'inintelligible. 
L'habitude  est  même  déjà  si  invétérée,  qu'il  semble,  chez  quelques- 
[136]  uns,  qu'elle  soit  devenue  plus  ou  moins  inconsciente;  qu'à 
force  de  vouloir  mystifier,  ils  aient  fini  par  se  mystifier  eux- 
mêmes  et  que,  dans  leur  phraséologie  creuse,  il  y  ait  eu  une  bonne 
dose  de  ce  parler  purement  machinal  qui  n'a  point  été  pensé  et 
que  Leibnitz,  le  premier,  si  je  ne  me  trompe,  a  qualifié  du  nom  de 
psittacisme. 

On  a  mis  plus  ou  moins  de  temps,  et  surtout  de  bonne  volonté, 
à  reconnaître  ces  différentes  causes  d'obscurité.  L'interprétation, 
comme  c'était  peut-être  son  devoir,  a  fait  longtemps  des  tours  de 
force  pour  en  nier  quelques-unes.  Plutôt  que  d'avouer  les  incohé- 
rences et  les  étrangetés  du  style  védique,  on  s'est  ingénié,  par 
exemple,  à  multiplier  indéfiniment  le  sens  des  mots  et  il  a  fallu 


246  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

toute  l'opiniâtreté  de  Bergaigne  pour  enrayer  cette  exégèse  de 
complaisance  et  de  sens  commun.  Plus  lente  encore  à  se  faire  jour 
a  été  la  dernière  des  causes  signalées,  le  caractère  professionnel, 
routinier,  parfois  tout  machinal,  de  cette  poésie,  et  ce  qu'ailleurs 
j'ai  cru  pouvoir  appeler  le  charlatanisme  du  Veda.  Peut-être  au- 
jourd'hui même  n'est-elle  pas  encore  généralement  admise.  Ce 
caractère  qui,  dans  toute  la  suite,  sera  une  des  marques  indélé- 
biles de  l'esprit  hindou,  on  consentait  bien  à  le  reconnaître  dans 
les  recueils  de  date  plus  récente,  dans  le  Yajurveda,  dans  l'Athar- 
vaveda,  dans  l'es  Brâhmanas^^Mais  l'imputer  aussi  dans  une  cer- 
taine mesure  au  Rigveda,  sauf  dans  un  certain  nombre  de  mor- 
ceaux ajoutés  tardivement,  a  longtemps  passé  pour  une  sorte  de 
blasphème.  Bergaigne  lui-même,  qui  n'avait  pas  cette  superstition, 
s'y  est  pourtant  laissé  prendre,  et  plusieurs  de  ses  théories  les 
plus  risquées  lui  ont  été  suggérées  par  des  rapprochements  et  par 
des  formules  qu'il  a  eu  le  tort  de    trop  prendre  au  sérieux. 

Tels  sont,  en  résumé,  les  obstacles  qui  s'opposent  et  s'opposeront 
longtemps  encore  à  une  traduction  intégrale  du  Rigveda  et  de  la 
liturgie  védique.  Dans  de  nombreux  passages,  on  n'a  pas  même  la 
ressource  de  se  borner  à  un  simple  mot  à  mot,  car  ce  mot  à  mot 
suppose  le  lexique,  et,  par  suite  des  mêmes  causes,  une  notable 
portion  de  ce  lexique  n'est  que  très  faiblement  garantie. 

Heureusement,  les  conditions  se  modifient  si,  au  lieu  de  tra- 
duire ces  textes,  on  entreprend  de  les  interroger  en  historien,  d'en 
dégager  le  contenu  et,  pour  rester  dans  notre  sujet,  le  plus  gros 
de  ce  contenu,  la  religion  védique. 

Les  mêmes  difficultés  subsistent  sans  doute,. mais  elles  ne 
pèsent  plus  du  même  poids.  Le  traducteur  est  également  enchaîné 
à  toutes  les  parties  de  son  texte,  quelque  valeur  relative  qu'elles 
aient  à  ses  yeux.  Cent  passages  clairs  ne  lui  éviteront  pas  l'em- 
barras de  se  buter  contre  l'inintelligible,  et  le  tact  le  plus  délicat  ne 
le  sauvera  pas  du  non-sens.  L'historien,  au  contraire,  a  non  seule- 
[137]  ment  le  droit,  mais  le  devoir  de  choisir,  de  s'attacher  aux 
grandes  lignes,  de  dédaigner  tout  ce  qui  est  fantaisie  et  invention 
individuelle.  Les  faits  acquis  lui  appartiennent,  ils  lui  constituent 
une  possession  dans  laquelle  il  ne  se  laissera  plus  facilement  trou- 
bler. La  stance  la  plus  obscure  pourra  d'ailleurs  lui  fournir  une 
donnée  utile,  et  il  ne  lui  demandera  que  celle-là,  et,  s'il  se  trouve 
décidément  en  présence  de  ce  qui  n'est  que  «  ténèbres  visibles  », 
il  lui  sera  permis   de  passer  à  côté.  En  un  mot,  sa  route  sera  hé- 


ANNÉE     1896  247 

rissée  de  difficultés  ;  elle  ne  sera  pas,  comme  celle  du  traducteur, 
barrée  par  des  obstacles  infranchissables.  Aussi  les  grandes  lignes 
de  la  religion  védique  ont-elles  été  assez  promptement  reconnues. 
Déjà  les  commentateurs  indigènes,  malgré  leur  manque  absolu  de 
sens  historique,  les  avaient  assez  bien  devinées,  et  les  remarques 
qu'ils  font  à  ce  sujet  sont  en  général  bien  supérieures  à  leur  inter- 
prétation verbale.  Notamment,  les  figures  du  panthéon  ont  été 
saisies  de  bonne  heure  dans  leurs  traits  essentiels,  si  bien  que 
toute  opinion  absolument  neuve  à  leur  sujet  est  suspecte  à  priori. 
Il  y  en  a  quelques-unes  de  la  sorte  chez  M.  Oldenberg,  et  nous 
verrons  qu'elles  ne  sont  pas  toujours  heureuses.  La  tâche  qui  reste 
consiste  surtout  à  préciser  les  nuances  de  ces  personnalités  divines, 
à  pénétrer  plus  intimement  dans  les  croyances  qui  les  concernent, 
à  saisir  des  rapports  de  plus  en  plus  délicats  qui  les  rapprochent 
ou  les  séparent,  à  les  replacer,  autant  que  possible,  dans  le  culte, 
en  tenant  compte  des  différences  d'époque,  à  mieux  analyser  et 
classer  les  mythes  parfois  flottants  et  divergents  qui  les  entourent, 
et,  puisque  nous  ne  croyons  comprendre  que  ce  dont  nous  croyons 
toucher  les  origines,  à  jeter  ainsi  quelque  jour  sur  leur  significa- 
tion première  et  sur  leur  formation.  La  tâche  est  difficile  sans  doute, 
mais  pas  d'une  difficulté  qui  soit  particulière  au  Veda,ni  plus  grande 
que  celles  qu'on  rencontre  ailleurs.  La  Grèce  fouinit  des  textes  plus 
clairs  et  des  types  plus  nettement  frappés  ;  je  ne  pense  pourtant 
pas  qu'il  soit  plus  aisé  d'établir  la  genèse  d'un  Apollon,  d'un 
Dionysos,  d'une  Athèna  que  celle  d'un  Soma,  d'un  Varuna  ou  d'un 
Pùshan. 

Les  recherches  ayant  spécialement  pour  objet  la  religion  védique 
ont  donc  déjà  parmi  nous  une  assez  longue  histoire.  Elles  ont  pro- 
duit quelques  brillants  tableaux  d'ensemble,  mais  longtemps  elles 
ont  été  surtout  fructueuses  par  la  monographie,  et  il  faut  espérer 
que  les  indianistes  de  l'avenir  n'oublieront  pas  ce  que  leurs  études 
doivent  à  certains  mémoires  de  Colebrooke,  de  Wilson,  de  Bur- 
nouf,  de  Benfey,  de  Weber,  de  Kuhn,  de  Haug,  de  Roth.  Les 
excellents  travaux  de  John  Muir  ne  sont  eux-mêmes  que  des  mono- 
[138]  graphies  et  des  collections  de  matériaux  réunis  suivant  un 
plan  méthodique,  et  le  lien  intime  est  encore  plus  faible  entre  les 
précieux  collectaneaincori^orés  au  commentaire  de  M.  Ludwig.  Ce 
n'est  qu'en  arrivant  au  grand  travail  de  Bergaigne  que  nous  trou- 
vons une  œuvre  vraiment  une,  où,  sinon  le  sujet  entier,  du  moins 
une  partie  très  considérable    et  nettement  définie  du  sujet   soit 


248  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

embrassée  dans  l'ensemble,  sous  toutes  ses  faces,  et,  en  même 
temps,  fouillée  dans  les  moindres  détails  avec  une  admirable  pa- 
tience. Malgré  quelques  théories  caduques,  la  publication  de  la 
Religion  védique  d'après  les  hymnes  du  Rigveda  marquera  tou- 
jours une  date  dans  ces  études,  qu'elle  a  en  partie  renouvelées,  et 
M.  Oldenberg  est  le  premier  à  reconnaître  tout  ce  qu'il  lui  doit.  Mais, 
si  le  livre  donne  tout  ce  qu'annonce  le  titre,  il  ne  donne  que  cela. 
L'auteur  ne  sort  pas  du  Rigveda,  même  pour  établir  la  préhis- 
toire des  divinités  et  des  idées  védiques,  et  il  ne  touche  pas  au 
culte  que  le  Rigveda  ne  dospe  pas.  Même  dans  l'intérieur  du 
Rigveda,  par  un  excès  de  scrupule  et  bien  qu'il  eût  dès  lors  des 
idées  arrêtées  à  cet  égard,  il  s'est  interdit  de  toucher  aux  ques- 
tions de  chronologie,  de  distinguer  entre  ce  qui  est  ancien  et  ce 
qui  parait  récent,  et,  jusqu'à  un  certain  point  aussi,  entre  ce  qui 
est  de  fond  commun  et  ce  qui  est  exceptionnel.  L'œuvre  en  a 
pâti  ;  elle  manque  de  perspective,  tout  y  est  au  même  plan  et 
a  la  même  valeur,  et  le  livre  est  parfois  plus  un  commentaire 
qu'une  exposition.  C'étaient  là  des  défauts  en  partie  voulus; pour 
le  moment,  Bergaigne  entendait  dresser  une  sorte  d'inventaire, 
se  réservant  de  revenir  plus  tard,  dans  une  traduction  complète 
et  dans  d'autres  travaux,  sur  les  questions  qu'il  écartait  ainsi 
de  parti  pris.  On  sait  comment  il  a  réalisé  une  partie  de  ce  pro- 
gramme dans  ses  pénétrantes  recherches  sur  la  formation  de  la 
samhitâ  du  Rigveda  et  sur  la  liturgie  védique  ;  on  sait  aussi  com- 
ment une  mort  atroce  en  a  emporté  le  reste. 

L'influence  de  Bergaigne,  d'abord  contredit  avec  une  extrême 
vivacité,  a  été  sans  cesse  grandissante.  Elle  est  parfaitement  visi- 
ble dans  les  Études  védiques  de  MM.  Pischel  et  Geldner,  bien 
qu'ils  travaillent  dans  un  tout  autre  esprit,  et  plusieurs  des  plus 
beaux  travaux  de  M.  Oldenberg  ont  été  directement  provoqués 
par  les  siens.  Le  fait  dominant,  que  le  Rigveda  est  une  liturgie 
et  un  livre  de  prêtres,  fait  qui  semblait  parfois  presque  oublié  de 
ceux  qui  en  faisaient  une  sorte  de  bible  aryenne,  est  revenu  au 
premier  plan.  Le  culte,  que  Bergaigne  avait  écarté  de  son  grand 
ouvrage,  mais  sur  lequel  il  a  jeté  de  si  vives  clartés  dans  son 
dernier  mémoire,  a  obtenu  l'attention  qu'il  méritait  dans  les  recher- 
ches de  M.  Hillebrandt,  notamment  dans  sa  Mythologie  védique^ 
et  dans  la  Religion  brahmanique  de  M.  Hardy.  Mais  l'ouvrage 
[139]  du  premier  n'est  encore  qu'un  fragment  relatif  à  une 
seule  divinité,  et  celui  du  second  est  un  manuel,  où  l'auteur,  s'at- 


ANNÉE    1896  249 

tachant  à  l'ordre  chronologique  des  textes,  place  le  culte  à  la 
suite  de  la  théologie,  sans  essayer  de  les  rapprocher  et  de  les 
fondre.  Un  nouveau  pas  dans  cette  direction  et  un  pas  décisif 
est  fait  dans  le  présent  ouvrage  de  M.  Oldenberg. 

Le  premier  mérite  du  livre  est,  en  effet,  d'être  compréhensif. 
M.  Oldenberg  conçoit  avec  raison,  comme  un  seul  tout,  l'ensemble 
religieux  qui  a  précédé  dans  l'Inde  l'avènement  du  Bouddhisme  et 
des  grandes  religions  sectaires  à  tendances  plus  ou  moins  mono- 
théistes. En  cela  il  se  rapproche  du  point  de  vue  hindou,  qui  n'ad- 
met pas  de  différences  d'origine  ni  d'autorité  entre  les  diverses 
parties  de  la  çruti^  de  la  littérature  révélée,  qui  a  existé  de  toute 
éternité.  Mais,  bien  entendu,  il  le  fait  à  sa  façon,  avec  infiniment 
de  précautions  pour  ne  pas  brouiller  les  époques.  Il  n'essaye  pour- 
tant pas  de  retracer  la  décadence  de  cette  religion.  Ainsi  pour  le 
panthéon,  il  n'en  suit  pas  les  figures  dans  leurs  déformations  et 
leur  effacement  successifs  ;  il  préfère  nous  les  montrer  dans  leur 
fleur,  d'après  le  Rigveda,  n'ejnpruntant  aux  autres  Yedas  et  aux 
traités  du  culte  que  les  traits  qui  peuvent  servir  à  en  compléter  la 
physionomie.  Pour  les  menus  personnages  du  monde  surnaturel, 
dont  le  Rigveda  ne  dit  rien  ou  pas  grand'chose,  il  est  obligé  de  les 
prendre  presque  tous  dans  ces  textes  plus  jeunes,  qui  sont  aussi 
ses  sources  pour  le  culte.  D'autre  part,  pour  les  divinités  comme 
pour  les  croyances  et  les  pratiques,  il  s'applique  de  son  mieux  à 
en  deviner  la  genèse,  et  il  est  ainsi  amené  à  faire  une  assez  large 
place  à  la  mythologie  comparée  et  à  l'anthropologie.  En  mytho- 
logie, il  n'est  qu'un  partisan  très  tiède  des  solutions  naturalistes 
et  aryennes,  ne  les  admettant  que  pour  les  données  très  générales, 
avec  une  aversion  marquée  pour  les  mythes  solaires  et  une  pré- 
férence tout  aussi  marquée  pour  les  abstractions  logiques  et  les 
explications  evhémériques.  Pour  les  pratiques  du  culte,  il  est  porté, 
avec  toute  l'école  anthropologique,  à  les  ramener  à  un  substratum 
d'idées  primitives,  telles  qu'on  les  trouve  chez  tous  les  sauvages. 
Mais,  par-dessus  tout,  il  est  un  habile  et  aimable  homme,  avec  qui 
il  y  a  du  plaisir  à  cheminer  de  compagnie,  même  quand  on  a  le 
soupçon  de  n'être  plus  tout  à  fait  dans  le  bon  chemin. 

L'ouvrage  est  divisé  en  quatre  sections  (les  dieux  et  les  démons 
considérés  en  général,  les  mêmes  considérés  individuellement,  le 
culte,  les  croyances  relatives  à  l'âme  et  à  la  vie  future  et  le  culte  des 
morts)  précédées  d'une  introduction.  Dans  cette  introduction,  après 
une  appréciation  du  caractère  hindou,  finement  tracée,  mais  dans 


250  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

laquelle  il  n'y  a  rien  de  neuf,  Fauteur  décrit  ses  sources  et  justifie 
[140]  l'usage  qu'il  compte  en  faire.  D'abord  leRigveda,  dont  il  ca- 
ractérise admirablement  la  poésie  et  pour  la  formation  duquel  il  peut 
renvoyer  à  ses  travaux  antérieurs,  notamment  à  son  volume  de  Pro- 
légomènes publié  en  1888.  La  partie  la  plus  ancienne  consiste  en 
plusieurs  recueils,  qui  paraissent  s'être  transmis  d'abord  séparé- 
ment dans  certaines  familles  sacerdotales  et  qui  contiennent  la 
liturgie  en  usage  dans  ces  familles,  les  prières  et  les  litanies  tantôt 
psalmodiées  par  le  hotri^  l'invocateur,  tantôt  chantées  par  Vudgâ- 
trij  le  chantre,  aux  grandes  solennités  où  l'on  offrait  le  soma. 
Autour  de  ce  noyau  primitif  sont  ^^nus  se  grouper  ensuite  divers 
suppléments,  ceux-ci  de  provenance  variée  et  témoignant  ainsi 
d'une  époque  où  ce  cérémonial  s'était  compliqué  et  surtout  unifié. 
C'est  aussi  dans  ces  additions  qu'ont  trouvé  place  des  morceaux 
appartenant  à  d'autres  rites  que  ceux  du  soma,  aux  rites  du  ma- 
riage et  des  funérailles.  Et  cela  fournit  à  M.  Oldenbergune  pre- 
mière occasion  d'insister  sur  ce  qu'il  y  a  de  périlleux  à  suivre 
trop  servilement  la  chronologie  apparente  des  textes.  A  la  place 
où  ils  se  trouvent,  ces  morceaux  sont  des  nouveaux  venus.  Leur 
forme  aussi  trahit  des  retouches  relativement  modernes.  Mais, 
pour  le  fond,  pour  les  croyances  et  les  rites  qu'ils  révèlent,  ils 
appartiennent  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  vieux.  Du  fait  seul  de  leur 
admission  tardive,  et  en  dépit  du  témoignage  de  la  tradition  indo- 
iranienne et  indo-européenne,  on  a  pourtant  voulu  conclure  qu'il 
n'y  avait  là  que  des  choses  modernes,  et  rayer,  par  exemple, 
Yama  et  son  empire  du  nombre  des  vieilles  notions  hindoues.  On 
remarquera  d'ailleurs  que  le  même  fait  s'est  reproduit  plus  tard  : 
les  rites  du  mariage  et  des  funérailles,  comme  du  reste  toutes  les 
cérémonies  domestiques,  ne  sont  décrits  que  dans  des  Sûtras  assez 
récents;  les  anciens  livres  rituels,  les  Brâhmanas,  n'en  traitent 
pas,  et  cependant  les  morceaux  liturgiques  relatifs  à  ces  rites  fai- 
saient dès  lors  partie  du  Rigveda  et  sont  cités  comme  tels  dans 
ces  mêmes  Brâhmanas.  De  toutes  les  preuves,  celle  a  silentio  doit 
être  maniée  avec  le  plus  de  précaution.  Ni  dans  l'ensemble  du 
Rigveda,  ni  dans  les  divers  recueils  dont  il  se  compose,  les  mor- 
ceaux ne  sont  rangés  suivant  l'ordre  des  cérémonies  ;  ils  sont 
disposés  moitié  par  ordre  de  matière,  selon  le  dieu  auquel  ils  sont 
adressés,  moitié  suivant  une  règle  de  classification  tout  externe, 
selon  leur  plus  ou  moins  grande  longueur.  Cela,  joint  au  vague  de 
leur  phraséologie,  fait  qu'ils  ne  nous  apprennent  presque  rien  sur 


ANNÉE     1896  251 

ces  rites  dont  ils  parlent  sans  cesse.  Les  vers  qui  étaient  chantés 
ont  été  réunis  dans  un  recueil  spécial,  leSâmcweda,  qui,  sauf  un 
très  petit  nombre  de  vers  pris  ailleurs,  n'est  qu'un  extrait  du  Rig- 
veda  mis  en  musique.  C'est  le  seul  texte  védique  dont  M.  Oldenberg 
n'ait  pas  eu  à  faire  usage. 

[141]  Le  Yajurveda  est  proprement  le  recueil  des  yajus^  des 
formules  et  des  prières  qui  accompagnent  et  soulignent  les  divers 
actes  et  incidents  de  cette  sorte  de  drame  compliqué  qu'était  le 
sacrifice  védique.  Tantôt  en  vers,  plus  souvent  en  une  sorte  de 
prose  r3"thmée,  elles  étaient  destinées  à  être  simplement  murmu- 
rées. Tous  les  prêtres,  notamment  le  liotri  et  ses  acolytes ^  pou- 
vaient avoir  à  murmurer  àQ^  yajus\  mais,  en  général,  ils  étaient 
proférés  par  les  adhvaryus^  les  affairés,  auxquels  incombait  la 
besogne  même  du  sacrifice  :  préparer  et  mettre  en  place  les  usten- 
siles sacrés  et  les  offrandes,  disposer  Tautel,  le  balayer,  le  purifier, 
le  joncher,  allumer  ou  entretenir  le  feu,  accomplir  les  offrandes, 
immoler  les  victimes,  et,  de  même  que,  par  une  série  d'actes  gra- 
dués, ils  avaient  amené  le  sacrifice  à  son  point  culminant,  le  «  con- 
gédier »  ensuite  par  une  série  d'actes  gradués  dans  l'ordre  inverse. 
Beaucoup  de  ces  formules  sont  sans  doute  très  anciennes  ;  mais,  tel 
que  nous  l'avons,  le  Yajurveda  est  de  formation  plus  jeune  que  le 
Rigveda,  qu'il  suppose  déjà  plus  ou  moins  constitué  et  à  toutes 
les  parties  duquel  il  fait  de  nombreux  emprunts.  Il  s'est  en  outre 
accru  d'une  grande  quantité  de  matières  étrangères,  non  seulement 
au  Rigveda,  mais  aussi,  ce  semble,  à  son  propre  plan  primitif, 
matières  relatives  à  des  cérémonies  que  le  Rigveda,  tout  occupé 
du  sacrifice  du  soma,  ne  connaît  pas,  ou  à  des  divinités  qu'il 
connaît  autrement.  Sans  lui,  par  exemple,  nous  ne  saurions  rien 
de  la  religion  de  Rudra  telle  que  M.  Oldenberg  la  suppose  avoir 
été  dès  l'origine.  Un  indice  d'ailleurs,  qu'il  ne  faudrait  pas  trop 
presser  toutefois,  semble  montrer  que  sa  formation  n'a  pas  été  de 
beaucoup  antérieure  à  la  compilation  des  livres  rituels,  des  Brâh- 
manas  :  ceux-ci,  pour  les  autres  Vedas,  sont  séparés  des  recueils 
liturgiques  ;  dans  les  plus  anciennes  rédactions  du  Yajurveda,  au 
contraire,  les  deux  portions,  liturgie  et  rituel,  samhitâ  et  hrâh- 
mana^  sont  confondues.  Les  morceaux  du  Yajurveda  suivent  d'ordi- 
naire la  marche  même  des  cérémonies  ;  ce  qui  est  d'un  grand  secours 
pour  l'intelligence  de  ces  morceaux  et  pour  celle  du  culte.  Pourtant, 
réduit  à  ces  seules  formules,  on  n'irait  pas  loin  dans  la  description 
des  rites,  qui  ne  peut  être  entreprise  qu'à  Taide  des  livres  rituels. 


252  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

L'Atharvaveda,  en  un  certain  sens,  est  le  plus  jeune  des  Vedas. 
On  a  même  souvent  douté,  dans  l'Inde  comme  chez  nous,  que  c'en 
fût  un,  et  Burnell  a  connu  des  brahmanes  instruits  qui  en  niaient 
simplement  l'existence.  M.  Oldenberg  ne  partage  pas  ces  doutes, 
qui  paraissent  reposer  sur  un  malentendu.  Tout  en  reconnais- 
sant que  ces  textes  sont  plus  jeunes  que  les  autres,  que  la  tradi- 
tion en  a  été  fixée  moins  vite  et  moins  bien  garantie,  qu'ils  ont 
[I42J  été  admis  peut-être  tardivement  dans  le  canon  et  n'ont  reçu 
qu'en  dernier  lieu  l'estampille  et  en  quelque  sorte  l'uniforme  vé- 
dique, qu'ils  n'ont  même  jaiMis  reçu  au  complet,  il  estime  que 
pour  le  fond,  il  n'y  a  rien  d'aussi  vieux  dans  l'Inde  que  ce  recueil 
de  charmes,  de  conjurations,  d'exorcismes,  d'incantations  magiques 
adressées  à  toutes  les  puissances  élémentaires,  à  tous  les  esprits 
et  démons  qui  hantent  le  monde  et  les  créatures,  et  qu'une  descrip- 
tion des  croyances  védiques,  pour  n'importe  quelle  époque,  serait 
incomplète  et  fausse  si  les  notions  sur  lesquelles  repose  ce  livre 
en  étaient  écartées.  Il  montre  en  outre  que,  s'il  s'agit  bien  ici  d'un 
culte  autre  que  celui  des  grandes  divinités,  ce  dernier  n'en  est  pas 
moins  imprégné  de  conceptions  fort  semblables  ;  que  le  livre  est 
populaire  sans  doute,  en  ce  sens  qu'il  est  fait  pour  les  occasions 
de  la  vie  journalière,  mais  qu'il  n'émane  pas  simplement  des  basses 
classes  ou  même,  comme  on  l'a  supposé,  des  aborigènes,  mais 
qu'il  est  brahmanique,  qu'il  est  l'œuvre  de  prêtres,  de  brahmanes. 
Et,  sur  tous  ces  points^  je  suis  d'accord  avec  lui.  Je  ne  ferai 
qu'une  réserve  ou,  plutôt,  je  regrette  qu'il  ne  l'ait  pas  mieux  faite 
lui-même.  Tout  cela  est  sans  doute  énormément  ancien  et  a  été 
aussi  de  croyance  commune.  Mais  s'ensuit-il  qu'à  toute  époque, 
dans  la  pensée  et  dans  le  cœur  de  tous,. cela  ait  tenu  autant  de 
place  qu'on  le  dirait  en  lisant  M.  Oldenberg?  Si  oui,  pourquoi  n'y 
en  a-t-il  pas  plus  de  témoignages  dans  le  Rigveda  ?  Parce  que  le 
Rigveda  ne  s'occupe  que  des  grands  sacrifices  ?  Ce  nunc  non  erat 
his  locusne  me  satisfait  pas  entièrement.  Je  crois  qu'il  faut  quelque 
chose  de  plus  et  que,  ni  devant  l'autel,  ni  ailleurs,  les  chantres 
d'Indra  et  de  Varuna,  quand  ils  croyaient  encore  à  leurs  dieux,  ne 
devaient  à  ce  point  se  sentir  au  pouvoir  de  ces  puissances  obscures. 
Elles  n'ont  jamais  aimé  le  grand  jour  des  fortes  croyances  :  elles 
ont  dû  pulluler  au  contraire,  quand,  au  lieu  des  gardiens  de  l'ordre 
éternel,  on  mettait  à  la  place  suprême  des  abstractions  comme 
Kâma,  le  Désir,  Kâla,  le  Temps,  ou  même  VUcchishta,  les  restes 
de  l'offrande.   Il  est  parfaitement  exact  que  les  rites  des  grands 


ANNÉE    1896  253 

sacrifices  sont  empreints  de  ce  même  animisme  sur  lequel  repo- 
sent les  pratiques  de  l'Atharvaveda  ;  mais  que  d'efforts  font  les 
vieux  poètes  du  Rigveda  pour  les  ennoblir  et  les  spiritualiser, 
quand  ils  en  font  le  symbole,  le  centre  du  rita  et  qu'ils  les  identi- 
fient avec  l'ordre  éternel  !  De  tout  temps,  il  y  a  eu  des  aristo- 
craties autres  que  celles  de  la  force,  et  l'histoire  religieuse  connaît 
des  régressions. 

Avec  l'Atharvaveda  nous  sommes  arrivés  au  bout  des  sources 
liturgiques.  Pour  le  culte  auquel  cette  liturgie  appartient  et  sur 
lequel  elle  ne  renseigne  que  très  indirectement,  M.  Oldenberg  a  dû 
s'adresser  aux  livres  rituels,  aux  Brâhmanas  d'abord,  vieux  com- 
[143]  mentaires  en  prose  des  samhitâs  liturgiques,  et  ensuite  aux 
Sûtras,  sorte  de  manuels  beaucoup  plus  systématiques,  qui  préci- 
sent les  indications  très  confuses  des  Brâhmanas  et,  sur  plusieurs 
points,  par  exemple  sur  le  culte  domestique,  les  complètent.  Après 
ce  qui  précède,  il  est  inutile  de  dire  aussi  combien  ce  recours  était 
légitime.  Indispensable  pour  les  rites,  dont  chaque  progrès  des 
études  védiques  a  fait  ressortir  davantage  la  haute  antiquité,  il 
était  utile  aussi  au  point  de  vue  des  mythes  et  des  légendes  di- 
vines, si  richement  représentés  dans  les  Brâhmanas  et  parfois  d'un 
caractère  si  archaïque.  Déjà  Burnell  avait  fait  la  remarque  que 
l'Inde  ne  nous  a  rien  laissé  d'apparence  plus  fruste  et  plus  primi- 
tive que  certains  morceaux  de  ces  écrits.  Le  tout  était  de  s'en 
servir  avec  tact,  et  M.  Oldenberg  en  a  infiniment.  Il  n'a  fait  en 
général  qu'un  usage  discret  des  mythes  des  Brâhmanas.  Quant 
au  culte,  nous  verrons  plus  tard  avec  quelle  prudence  et  quelle 
sûreté  d'information  et  de  critique  il  a  exploité  ce  vaste  domaine. 
Gomme  ses  prédécesseurs,  il  a  dû  en  traiter  à  part,  à  la  suite  de 
la  théologie,  ne  fût-ce  que  pour  la  raison  que  les  cérémonies  védi- 
ques s'adressent  toujours  à  plusieurs  dieux,  non  à  tel  ou  tel  dieu 
en  particulier.  Mais  avec  quelle  habileté  il  a  su  profiter  par  avance 
de  tous  les  traits  que  fournit  le  rituel  pour  préciser  les  physionomies 
des  dieux  et  les  sentiments  de  leurs  adorateurs  !  Il  n'y  a  pas  chez 
lui,  comme  chez  M.  Hardy,  simple  juxtaposition  des  deux  élé- 
ments, mais  une  fusion  harmonieuse  autant  qu'il  était  possible  de 
l'obtenir. 

Enfin,  comme  dernière  source  hindoue,  M.  Oldenberg  a  cru  pou- 
voir consulter  les  écritures  bouddhiques  sur  les  croyances  à  cer- 
taines divinités  inférieures,  aux  esprits,  aux  revenants,  et,  en  ceci 
encore,  il  parait  bien  avoir  eu  raison.  Par  son  caractère  populaire, 


254  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

par  son  indépendance  de  la  religion  officielle  et  figée  de  la  caste 
sacerdotale,  le  Bouddhisme  est,  pour  ces  croyances  vulgaires  et 
tenaces,  un  témoin  précieux  et  ce  qu'il  nous  apprend  doit  être  par- 
ticulièrement sincère  et  pris  sur  le  vif  de  la  réalité. 

Après  avoir  indiqué  l'usage  qu'il  compte  faire  des  documents 
hindous,  l'auteur  explique  sa  position  vis-à-vis  des  traditions  du 
dehors,  indo-iranienne  et  indo-européenne,  et  dans  quelle  mesure 
il  pense  qu'on  puisse  les  faire  intervenir.  J'ai  déjà  dit  qu'il  leur 
demande  le  moins  possible  ;  mais  ce  minimum  même,  il  croit  devoir 
le  défendre  pièces  en  main.  CeUe  plaidoirie,  très  habilement  faite 
du  reste,  d'un  homme  qui  n'est  pas  un  enfonceur  de  portes  ouvertes, 
est,  à  elle  seule,  un  signe  des  temps.  Qui  l'eut  prédite,  il  y  a  seu- 
lement vingt  ans  ?  Les  dieux  d'Homère  et  de  FEdda  s'expliquaient 
alors  couramment  par  les  dieux  du  Veda,  et  nos  contes  de  nour- 
rice se  remettaient  dans  leur  vrai  jour  à  l'aide  des  mythes  de 
[I44J  l'Inde.  Il  a  fallu,  depuis,  en  rabattre.  Mais  le  difficile,  quand 
la  mode  s'en  mêle,  est  de  s'arrêter  à  temps.  Déjà  les  hellénistes, 
les  germanistes  et  autres  occidentaux  n'ont  plus  les  yeux  fixés 
sur  l'Inde,  et  voici  que  les  indianistes  ne  veulent  plus  regarder  du 
côté  de  l'Europe.  MM.  Pischel  et  Geldner  lui  tournent  résolument 
le  dos.  M.  Oldenberg  ne  va  pas  jusque-là,  tant  s'en  faut;  mais  il 
abandonne  bien  des  positions  que  j'eusse  été  bien  aise  de  le  voir 
défendre,  et  j'estime  que  nous  ne  sommes  pas  encore  réduits  à 
son  minimum. 

Mais,  à  mesure  que  les  communications  se  coupent  dans  la 
région  indo-européenne,  il  s'en  ouvre  d'autres  dans  les  cinq  parties 
du  monde.  Les  recherches  des  anthropologistes  et  la  critique  mor- 
dante de  M.  Lang  ont  fait  de  nombreux  disciples.  Le  symbolisme 
des  primitifs  et  la  psychologie  de  l'homme  sauvage  ont  gagné  en 
mythologie  tout  le  champ  que  la  philologie  a  perdu.  M.  Oldenberg 
est  entré  à  son  tour  dans  cette  voie  avec  éclat.  Il  excelle  à  faire 
apparaître  ce  vieux  fond  derrière  les  idées  et  les  pratiques  vé- 
diques, et  cette  évocation  faite  avec  un  art  persistant,  mais  qui  ne 
lasse  jamais,  est  une  des  grandes  nouveautés  de  son  livre. 


ANNÉE     1896  255 


(Journal  des  Savants^  juin  1896.) 

[317]  Avant  de  traiter  séparément  des  divers  personnages  du 
panthéon  védique,  M.  Oldenberg  a  consacré  toute  une  première 
section  aux  dieux  et  aux  génies  en  général.  Rien  qu'à  l'ampleur 
qu'il  a  donnée  à  cet  examen,  on  devine  qu'il  ne  s'y  est  pas  borné 
à  considérer  les  caractères  que  les  divinités  ou  certains  groupes 
de  divinités  ont  en  commun.  Et,  en  effet,  on  y  trouve  comme  une 
première  esquisse  de  tout  le  livre,  la  substance  en  quelque  sorte 
concentrée  de  la  théologie  védique,  avec  des  études  délicatement 
fouillées  de  conceptions  parfois  très  particulières  de  cette  théolo- 
gie, ainsi  qu'une  première  et  très  large  application  des  données  qui 
dérivent  des  rites  et  du  culte.  Il  en  est  résulté  un  certain  nombre 
de  redites  dans  les  sections  suivantes  et,  par  endroits  ,  on  est  un 
peu  étonné  de  trouver  de  suite  ici  ce  qu'on  eût  cherché  plus  loin. 
Mais,  à  mesure  qu'on  avance,  cette  impression  s'efface,  et  l'on 
s'aperçoit  bientôt  que  tout  a  été  parfaitement  médité  dans  le  plan 
de  l'auteur  et  que  les  moindres  détails  y  sont  à  la  place  choisie. 
Ce  n'est  que  grâce  à  cette  préparation  enveloppante  et  à  ces  re- 
touches successives  qu'il  pouvait  nous  amener  à  saisir,  telles  qu'il 
les  sent  lui-même,  la  complexité  des  notions  et  la  finesse  des 
nuances;  tout  autre  procédé  plus  direct  eût  été  en  somme  plus 
[318]  long  et  certainement  moins  efficace.  Il  faudrait  même,  pour 
rendre  justice  à  M.  Oldenberg,  en  analysant  son  œuvre,  le  suivre 
pas  à  pas  dans  cette  marche  savante.  Je  serai  pourtant  obligé  assez 
souvent  de  m'en  écarter  dans  ce  résumé,  où  il  ne  peut  s'agir  que 
de  noter  les  principaux  résultats  avec  des  objections,  s'il  y  a  lieu, 
le  tout  au  mieux  de  l'occasion  et,  autant  que  possible,  de  façon  à 
n'avoir  plus  ensuite  à  y  revenir. 

Le  fond  de  la  religion  védique  est  évidemment  ce  panthéisme 
rudimentaire  qu'on  désigne  du  nom  d'animisme.  Tout  objet  a  une 
âme,  est  capable  de  volonté  et  peut,  le  cas  échéant,  revêtir  un 
caractère  mystérieux  et  quasi  divin.  On  adresse  directement  des 
hommages  et  des  prières  non  seulement  aux  fleuves  et  aux  mon- 
tagnes, mais  aux  arbres,  aux  plantes,  au  char  et  aux  armes  du 
guerrier,  au  sillon,  au  soc  de  la  charrue,  aux  ustensiles  du  sacri- 
fice, aux  animaux  les  plus  infimes,  à  tout  ce  qui  est  ou  paraît  ca- 
pable d'offenser  ou  de  servir. 


256  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Mais,  bien  au-dessus  de  ce  vieux  fond,  quoiqu'elles  y  plongent 
par  leurs  racines,  s'élèvent  les  grandes  divinités.  Celles-ci,  quand 
elles  ne  sont  pas  le  produit  de  la  réflexion  abstraite,  représentent 
bien  des  éléments  et  des  phénomènes  de  la  nature  ;  mais  elles  sont 
les  personnifications  de  ces  éléments  et  de  ces  phénomènes  et,  en 
général,  les  personnifications  anthropomorphes.  Pour  les  unes, 
telles  qu'Indra,  Mitra,  Varuna,  les  Maruts,  les  Açvins,  l'anthropo- 
morphisme est  complet,  aussi  complet  que  la  pensée  inquiète  et 
trouble  de  l'Inde  l'imaginera  jamais  pour  ses  dieux.  Ce  sont  des 
rois  et  des  héros  célestes,  quinie  se  manifestent  que  par  les  effets 
de  leur  puissance,  invisibles,  mais  conçus  à  l'image  des  rois  et  des 
héros  de  la  terre,  et  que  le  mythe  seul  rattache  encore  par  un  lien 
plus  ou  moins  saisissable  à  leur  élément  ou  à  leur  fonction  d'ori- 
gine. Mais  cette  idéalisation  n'est  pas  toujours  aussi  avancée,  aussi 
constante.  Pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  le  dieu  ne  s'est  pas 
toujours  aussi  complètement  dégagé  de  son  objet;  par  exemple, 
quand  cet  objet  est  plus  nettement  perceptible,  plus  rapproché, 
qu'il  est  lui-même  consacré  et  que,  comme  pour  Ushas  (l'Aurore), 
Âpas  (les  Eaux),  Dyaus  (le  Ciel),  Prithivi  (la  Terre),  Sûrya  (le 
Soleil),  Candramas  (la  Lune),  Vâyu  ^^le  Vent),  Agni  (le  Feu), 
Soma  (le  Breuvage  enivrant),  le  nom  du  dieu  est  le  nom  même  de 
l'objet.  «  Et  maintenant,  dit  le  vieil  exégète  Yâska,  comment 
faut-il  se  représenter  les  dieux  ?  —  A  l'image  de  l'homme,  disent  les 
uns  ;  car  ils  sont  doués  d'intelligence,  comme  on  le  voit  par  les 
louanges  qu'on  leur  adresse  et  par  les  noms  qu'on  leur  donne,  et 
les  membres,  les  attributs  ou  instruments,  les  actes  qu'on  leur 
prête  sont  de  même  nature  que  ceux  des  hommes.  —  Non,  dit-on 
d'autre  part,  ils  ne  doivent  pas  être  à  l'image  de  l'homme  ;  car 
[319]  ce  qui  d'eux  se  voit  n'est  pas  semblable  à  l'homme,  par 
exemple  le  feu,  lèvent,  le  soleil,  la  terre,  la  lune  i.  »  Et  ces  hési- 
tations se  traduisent  en  effet  dans  les  plus  anciens  textes.  L'an- 
thropomorphisme des  dieux  s'y  est  arrêté  à  des  degrés  divers,  que 
M.  Oldenberg  a  finement  analysés,  ainsi  que  les  causes  qui  l'ont 
retardé  ou  favorisé.  Mais,  dans  aucun  cas,  même  dans  les  plus 
défavorables,  il  ne  se  réduit  à  de  simples  métaphores.  Parjanya,. 
le  Nuage  pluvieux,  ne  se  confond  pas  avec  ce  nuage,  ni  Sûrya,. 
le  Soleil,  avec  le  globe  de  feu  dont  il  porte  le  nom.  Ushas,  l'Au- 
rore, peut  se  dire  au  pluriel,  mais  on  sait  bien  qu'elle  est  toujours 

1.  Niruifta,  vu,  0-7. 


ANNÉE    1896  257 

la  même  déesse.  Apas,  les  Eaux,  sont  toujours  au  pluriel  ;  mais, 
quand  on  les  invoque,  elles  sont  des  nymphes.  Vâta,  le  vent,  est 
divin;  mais,  quand  on  parle  du  dieu,  on  l'appelle  Vàyu,  et  la 
nuance  est  très  sensible  dans  les  textes,  bien  que  les  deux  mots 
dérivent  de  la  même  racine  et  aient  le  même  sens.  Parmi  les 
grandes  divinités,  deux  surtout,  les  plus  rapprochées  de  l'homme 
et  les  plus  tangibles,  Agni  et  Soma,  étaient  rebelles  à  l'anthropo- 
morphisme. Elles  n'en  ont  pas  moins  été  idéalisées  par  d'autres 
procédés  et  abouti  à  des  conceptions  qui  dépassent  de  beaucoup  le 
simple  animisme.  Agni  est  bien  le  feu  qui  brûle  dans  chaque  foyer 
et  s'allume  sur  chaque  autel,  Soma  est  bien  le  liquide  que  le  prêtre 
offre  aux  dieux  et  qu'il  boit  lui-même  ;  mais  tous  ces  Agnis  et  tous 
ces  Somas  sont  aussi  conçus  comme  deux  êtres,  deux  principes  de 
vie,  on  dirait  presque  deux  forces  universelles.  Ils  ont  encore  d'au- 
tres demeures  et  d'autres  manifestations  que  celles  qu'on  leur  voit 
ici-bas,  et,  quand  la  pensée  de  leurs  adorateurs  les  pare  de  tous  les 
attributs  de  la  souveraine  intelligence  et  de  la  souveraine  mora- 
lité, ou  qu'avec  beaucoup  d'hésitation,  elle  les  revêt  à  leur  tour 
des  traits  de  l'homme  ou  d'êtres  familiers  à  l'homme,  ce  serait  res- 
ter en  deçà  de  l'expression  que  d'y  voir  le  fétichisme  pur  ou  de 
simples  figures  de  poésie. 

Des  dieux  de  nature  ou  d'origine  physique  supposent  des  mythes 
de  même  caractère.  J'ai  déjà  dit  que  M.  Oldenberg  n'est  pas  un 
adversaire  systématique  des  mythes  naturalistes.  Personne  n'en  a 
mieux  que  lui  analysé  quelques-uns  des  plus  anciens  :  la  victoire 
sur  le  dragon  qui  retenait  les  eaux,  ou  l'orage,  la  délivrance  des 
vaches  rouges  de  la  caverne  du  brigand,  ou  l'apparition  de  l'Aurore, 
la  descente  d'Agni,  ou  l'éclair,  l'union  des  Açvins  et  de  Sûryâ,  ou 
de  l'étoile  du  matin  et  du  soleil.  Mais  il  y  a  chez  lui  une  tendance 
marquée  à  en  restreindre  le  nombre  et,  pour  ceux  qu'il  admet,  il 
n'accorde  une  signification  naturaliste  qu'aux  traits  essentiels. 
[320]  C'est  ainsi  que  les  nombreux  exploits  prêtés  à  Indra,  dans 
lesquels  on  n'avait  guère  vu  jusqu'ici  que  des  doublets  de  la  lutte 
contre  Yritra,  sont  expliqués  comme  des  formations  secondaires, 
imaginées  par  voie  d'analogie,  le  dieu  étant  une  fois  devenu  le 
victorieux  et  le  protecteur  par  excellence,  ou  reposant  même  peut- 
être  sur  des  faits  d'histoire  légendaire.  Le  même  traitement  est 
appliqué  à  toute  une  série  de  .guérisons  et  de  sauvetages  miracu- 
leux opérés  par  le  couple  secourable  et  guérisseur  des  Açvins,  où 
ils  rendent  la  vue  à  un  aveugle  ou  retirent  d'une  fosse,  d'un  puits, 

Religions  de  lTnde.  —  IV.  17 


258  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

de  la  mer,  un  personnage  que,  pour  ma  part,  je  continuerai  à  tenir 
pour  le  soleil.  Sans  nier  qu'il  ne  puisse  y  avoir  beaucoup  de  vrai 
dans  ces  explications  nouvelles,  je  me  demande  s'il  ne  s'y  mêle 
pas  un  peu  de  coquetterie  littéraire.  Rien  n'est  fatigant  comme  la 
monotonie,  et  le  soleil  commence  à  paraître  si  encombrant  en  my- 
thologie ! 

Quant  aux  traits  accessoires  des  mythes,  M.  Oldenberg  estime 
qu'ils  sont  rarement  le  reflet  de  l'observation,  la  traduction  d'une 
circonstance  ou  d'un  aspect  du  phénomène  visé  dans  le  mythe, 
mais  presque  toujours  le  produit  subjectif  de  la  fantaisie,  qui  les 
invente  conformément  à  la  logique  interne  du  récit,  pour  l'étoffer 
et  le  faire  tenir  debout.  Et  ici  encore,  sans  nul  doute,  la  thèse  est 
juste  en  général.  On  est  certainement  allé  parfois  trop  loin  dans 
l'interprétation  subtile  de  ces  détails,  au  point  de  ne  plus  rien 
laisser  à  l'imagination  des  conteurs  et  de  faire  de  certains  mythes 
des  chapitres  de  météorologie  tournée  en  charades.  Mais  je  crains 
que  M.  Oldenberg  ne  soit  allé  trop  loin  dans  le  sens  inverse  et, 
cela,  précisément  dans  le  mythe  qu'il  prend  pour  exemple  et 
auquel  je  dois  m'arrêter  ici  à  mon  tour,  le  rapt  de  Soma. 

Les  Hindous  racontaient  de  plusieurs  façons  la  première  appa- 
rition du  Soma,  qui,  pour  eux  ainsi  que  pour  les  Iraniens,  était  à 
la  fois  le  breuvage  rituel  et  la  plante  dont  on  l'extrait.  D'après  l'un 
de  ces  récits,  il  aurait  été  apporté  du  ciel  par  un  aigle  :  l'archer 
qui  le  gardait  décocha  une  flèche  à  l'oiseau  ravisseur  ;  celui-ci 
perdit  une  de  ses  plumes,  mais  s'échappa  heureusement  avec  son 
précieux  fardeau.  Depuis  un  mémoire  célèbre  de  Kuhn,  on  admet- 
tait généralement  que  l'oiseau,  la  plume  tombée  et  la  flèche  étaient 
des  figures  de  l'éclair,  et  on  en  concluait  que  le  Soma  était  des- 
cendu sous  la  forme  de  la  pluie.  M.  Oldenberg  ne  veut  de  la  pluie 
à  aucun  prix.  Pour  lui,  le  Soma,  dans  l'origine  une  sorte  d'hy- 
dromel, est  la  rosée  mielleuse,  descendue  de  la  lune,  qui  en  est  le 
réservoir,  ou  de  l'arbre  céleste  qui  la  distille,  explication  qui  est 
confirmée,  en  effet,  par  d'autres  données  mythiques,  mais  n'ex- 
clut nullement  la  première,  les  variantes  étant  de  règle  en  pareille 
matière.  Ce  n'est  même  qu'avec  beaucoup  de  réserves  qu'il  admet 
[321]  le  récit  comme  un  mythe  naturaliste,  et,  en  effet,  on  ne  voit 
pas  bien  à  quel  phénomène  physique  pourrait  se  rapporter  le  peu 
qu'il  en  laisse.  D'après  lui,  le  seul  fait  à  retenir  comme  original, 
c'est  que  le  Soma  est  venu  du  ciel  ;  tout  le  reste  est  de  la  mise  en 
scène  et  a   été  logiquement  imaginé.  Le  Soma,   étant  un  trésor 


ANNÉE     1896  259 

céleste,  a  dû  être  gardé  et  défendu  ;  il  n'a  pu  être  enlevé  que  par 
un  oiseau,  par  le  plus  fort  et  le  plus  rapide  des  oiseaux  *  ;  le 
ravisseur  l'a  échappé  belle,  il  n'y  a  laissé  qu'une  plume.  Bref,  le 
fait  initial  excepté,  le  mythe  se  réduirait  à  un  propos  de  chasseur. 
L'explication  est  ingénieuse  ;  elle  me  laisse  pourtant  beaucoup  de 
doutes.  Tous  les  traits  du  récit  paraissent  être  indo-européens  et, 
fait  surtout  à  noter  et  qui  semble  peu  favorable  à  l'hypothèse  d'une 
invention  arbitraire,  ils  reparaissent  çà  et  là  combinés  de  façons 
diverses  et  répartis  sur  deux  mythes  qui,  tantôt  séparés,  tantôt 
fondus  ensemble,  sont  toujours  étroitement  connexes  :  celui  du  rapt 
du  breuvage  céleste  et  celui  de  la  descente  du  feu-éclair  sous  la 
forme  d'un  oiseau.  Et  il  semble  bien  qu'ils  soient  aussi  fondus 
ensemble  dans  le  présent  récit  et,  comme  l'a  montré  encore  récem- 
ment M.  Bloomîield,  que  l'aigle  y  soit  Agni-Jâtavedas.  Gela  n'em- 
pêche pas  du  reste  que  l'Inde  ait  eu  encore,  sur  la  descente  d'Agni, 
un  autre  mythe,  où  il  est  apporté  par  Mâtariçvan,  de  même  que, 
chez  les  Grecs,  on  trouve  le  mythe  de  Prométhée  à  côté  de  celui 
de  l'aigle  porteur  de  la  foudre  et  porteur  du  nectar.  Je  pense  donc 
que  Kuhn  a  vu  juste  en  somme,  que  tout  n'est  pas  à  jeter  par- 
dessus bord  de  ce  qu'il  a  si  laborieusement  recueilli  et  que  déjà 
nos  plus  lointains  ancêtres  racontaient  que  le  feu  et  le  breuvage  de 
vie  étaient  descendus  ensemble  du  ciel  sous  la  forme  de  l'éclair  et 
de  la  pluie.  Non  seulement  la  croyance  jette  du  jour  sur  un  des 
côtés  de  la  nature  du  Soma  et  de  ses  congénères  ou  prototypes, 
miais  elle  empêche  aussi  tout  un  ensemble  de  conceptions  indo-euro- 
péennes d'aller  se  fondre  et  se  dissoudre  dans  le  folklore  universel 
de  l'oiseau  pyrophore. 

A  côté  de  ces  divinités  d'origine  naturaliste,  dont  plusieurs  ap- 
partiennent au  plus  vieux  patrimoine  de  la  race,  il  y  en  a  d'autres  de 
formation  plus  récente,  dont  les  attaches  avec  le  monde  physique 
sont  beaucoup  plus  faibles,  parfois  nulles  :  abstractions  pures, 
comme  Manyu  «  le  Gourroux  »,  Vâc  «  la  Parole  »,  Purandhi 
«  l'Abondance  »,  dont  le  nombre  ira  sans  cesse  croissant  ;  fonc- 
tions personnifiées  comme  Savitri  «  l'Incitateur,  le  Metteur  en 
train  »,  Tvashtri  «  le  Façonneur,  l'Ouvrier  »,  Dhâtri  «  l'Eta- 
[322]  blisseur  »,  Trâtri  «  le  Protecteur  »,  Brihaspati  «  le  Maître 
de  la  formule  sainte  »,  Vâstoshpati  «  le  Maître  de  la  demeure  », 

1.  M.  Oldenberg  accorde  que  cet  oiseau  pourrait  bien  être  un  dieu,  Indra,  le  grand 
buveur  de  Soma,  comme  le  pensait  déjà  Kuhn.  Ce  qu'il  conteste  absolument,  c'est 
que  le  trait  soit  naturaliste  et  que  l'oiseau  figure  l'éclair. 


260  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Kshetrasya  pati  «  le  Maître  du  champ  »  et  d'autres  encore.  Toutes 
ces  conceptions,  dont  plusieurs  se  réduisent  pour  nous  à  de  simples 
noms,  ne  sont  pas  sans  doute  de  même  âge  :  ainsi  les  deux  der- 
nières ne  s'élèvent  guère  au-dessus  de  l'animisme  primitif,  et 
Brihaspati,  le  prêtre  divinisé,  qui  s'est  enrichi  de  tant  de  mythes, 
semble  bien  être  un  doublet  d'Agni,  le  dieu  pontife.  Mais  l'unifor- 
mité même  de  la  structure  des  noms,  qu'ils  aient  été  imaginés 
exprès  ou  qu'ils  soient  d'anciennes  épithètes  devenues  indépen- 
dantes, montre  qu'il  y  a  eu  là  un  moyen  commode  d'enrichir  le 
panthéon;  et  il  est  bien  clair "^ue,  en  tant  que  personnalités  dis- 
tinctes, les  plus  anciens  même  parmi  les  porteurs  de  ces  noms  sont 
des  figures  infiniment  plus  jeunes  que  celle,  par  exemple,  du  dieu 
de  l'orage.  Sur  tout  cela  je  ne  pourrais  chercher  à  M.  Oldenberg 
que  des  chicanes  de  détail,  sauf  sur  un  point  :  sa  façon  d'expli- 
quer la  genèse  de  deux  au  moins  de  ces  dieux,  Savitri  et  Tvashtri. 
Sur  ce  point,  je  suis  obligé  de  lui  faire  une  grosse  querelle  et, 
comme  elle  serait  à  recommencer  plus  tard  pour  deux  autres  dieux 
qu'il  expliquera  de  même,  Vishnu  et  Pûshan,  je  la  lui  ferai  et  la 
viderai  de  suite  ici. 

M.  Oldenberg  a  admirablement  décrit  les  fonctions  de  ces  dieux. 
Savitri  est  bien  celui  qui  inspire,  provoque  et  soutient  toute  acti- 
vité en  nous  et  hors  de  nous.  Tvashtri  est  bien  l'artiste  merveil- 
leux qui  donne  forme  à  toutes  choses,  depuis  le  soleil  qu'il  polit 
sur  une  meule,  jusqu'au  fœtus  qu'il  façonne  dans  le  sein  maternel. 
Pûshan  est  bien  le  guide  qui  connaît  les  chemins,  qui  empêche  de 
s'égarer  hommes  et  bétail,  dirige  la  charrue  dans  le  sillon  et  con- 
duit les  âmes  sur  la  route  vers  le  séjour  des  morts.  Vishnu  enfin 
est  bien  le  Raumschaffer,  celui  qui  met  au  large,  le  fidèle  compa- 
gnon d'Indra,  qui  lui  a  fait  les  coudées  franches  dans  la  lutte 
contre  Vritra  et  qui,  de  la  terre  au  plus  haut  du  ciel,  a  parcouru, 
c'est  à  dire  créé  l'espace  en  ses  trois  fameuses  enjambées.  Seule- 
ment M.  Oldenberg  voit  dans  la  fonction  le  germe  même  de  ces 
dieux  et  il  en  fait  des  êtres  abstraits  dès  l'origine:  «  Go  sei'ait, 
dit-il,  méconnaître  dans  son  principe  tout  cet  ensemble  de  concep- 
tions que  d'expliquer  Savitri  comme  un  dieu  solaire.  »  Et  ce  qu'il 
dit  de  Savitri  vaut  pour  les  autres.  Je  suis  de  l'opinion  tout  oppo- 
sée. Je  crois  que  l'Inde  ne  s'est  pas  si  lourdement  trompée  en  fai- 
sant des  noms  de  Savitri,  de  Tvashtri,  de  Pûshan,  de  simples 
noms  du  soleil,  et  en  reconnaissant  dans  Vishnu,  dans  le  Vishnu 
védique  surtout,  un  type  solaire. 


ANNÉE    1896  26i 

En  général,  elle  ne  s'est  guère  méprise  gravement  sur  la  signi- 
fication de  ses  vieilles  divinités  :  elle  les  a  rabaissées  et  détrônées, 
[323]  elle  a  perdu  à  leur  égard  le  sens  des  nuances,  les  a  sim- 
plifiées et  appauvries  en  les  soumettant  à  des  classifications  sché- 
matiques ;  mais  très  souvent  elle  a  conservé  le  type  original  au, 
du  moins,  une  partie  de  ce  type  avec  une  singulière  fidélité.  Qu'on 
voie,  par  exemple,  comme  elle  a  maintenu  à  Indra  le  caractère 
de  dispensateur  de  la  pluie,  caractère  si  peu  apparent  dans  le 
Veda  et  que  M.  Oldenberg  a  si  justement  revendiqué.  Dans  le  cas 
présent  je  ne  vois  pas  pourquoi  nous  repousserions  son  témoignage, 
pourquoi  nous  ne  reconnaîtrions  pas  le  soleil  dans  Savitri,  le 
grand  vivificateur,  qui  soir  et  matin  étend  ses  longs  bras  d'or 
pour  réveiller  et  endormir  les  êtres,  qui  chemine  entre  ciel  et 
terre,  témoin  infaillible  de  tout  ce  qui  s'y  passe;  dans  Pûshan,  le 
nourricier,  l'éternel  marcheur  qui  ne  s'égare  jamais  dans  sa  route 
et  qui  connaît  aussi  celle  de  l'au-delà,  où  il  pénètre  chaque  soir  ; 
dans  Vishnu,  qiii  a  révélé  l'espace  en  s'élevant  jusqu'au  zénith  et 
qui  sera  plus  tard  armé  du  cakra^  du  disque,  et  monté  sur  Ga- 
ruda,  l'oiseau  solaire;  dans  Tvashtri,  enfin,  où  les  rapports  sont 
moins  prochains,  mais  nullement  contraires  à  une  origine  solaire. 
Moins  que  toute  autre,  cette  très  vieille  et  très  concrète  figure  a 
dû  sortir  d'une  abstraction  ;  car  elle  est  aussi  richement  entourée 
de  mythes  que  les  divinités  abstraites  en  sont  régulièrement  dé- 
pourvues. Ces  mythes  sont  étranges  et  incohérents,  mais  s'ils  sem- 
blent converger  quelque  part,  c'est  encore  vers  le  soleil.  Tvashtri 
est  le  père  d'Indra,  qui  le  tue  ;  il  est  père  encore  du  monstre  tricé- 
phale  Viçvarùpa,  le  multiforme,  qu'Indra  tue  également  et  qui 
pourrait  bien  être  la  lune  ;  il  est  le  beau-père  de  Vivasvant,  qui 
est  le  soleil  ;  il  est  un  des  premiers  détenteurs  du  Soma  et  Indra 
vient  chez  lui  le  boire  ou  le  ravir  ;  enfin,  malgré  sa  nature  à  moitié 
démoniaque,  il  est  le  dispensateur  de  tous  les  biens  et  de  toute 
fécondité.  Il  est  difficile  défaire  accorder  tout  cela  ;  mais  M.  Olden- 
berg n'y  réussit  pas  davantage  en  partant  de  son  abstraction. 

Jusqu'ici  M.  Oldenberg  a  eu  plus  d'une  fois  déjà  l'occasion  de 
signaler,  à  côté  de  l'anthropomorphisme  dominant  du  Veda,  des 
traces  de  zoomorphisme.  Il  consacre  le  reste  de  la  section  à  l'exa- 
men de  ce  côté  particulier  de  la  théologie  védique  en  laissant  de 
côté,  bien  entendu,  ce  qui  est  simple  métaphore.  Dans  l'Inde, 
comme  partout,  on  a  prêté  de  tout  temps  à  certaines  espèces  d'ani- 
maux un  caractère  démoniaque  :  aux  serpents,  aux  tortues,   aux 


262  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

fourmis,  aux  vers,  aux  grenouilles,  à  diverses  sortes  d'oiseaux,  etc. 
A  la  vache,  bien  qu'on  la  mange,  on  prête  un  caractère  divin  :  elle 
est  l'incarnation  des  déesses  Ida  et  Aditi,  et  le  coursier  Dadhikrà- 
van  est  célébré  dans  plusieurs  hymnes  comme  un  dieu.  Se  ran- 
geant à  l'opinion  de  MM.  Ludwig  et  Pischel,  M.  Oldenberg  croit 
[324]  que  Dadhikrâvan  a  été  un  vrai  cheval.  Malheureusement  il 
est  dit  de  lui  qu'il  a  engendré  le  soleil,  et  il  a  un  quasi-homonyme, 
Dadliyaiic,  qui  n'a  d'un  cheval  que  la  tête.  Je  le  renvoie  donc 
volontiers  pour  ma  part  en  la  compagnie  de  Târkshya,  un  autre 
coursier  d'espèce  divine,  de  l'oiseau  Garutmant,  de  l'étalon  des 
Maruts,  en  la  compagnie  aussi  de  d'Ahi  budhnya  «  le  Dragon  du 
fond  »,  d'Aja  ekapâd  «  le  Bouc  unipède  »,  le  support  du  monde, 
si  ingénieusement  caractérisé  un  peu  plus  loin,  de  la  vache  Ida, 
figure  de  l'offrande,  de  la  vache  Aditi,  mère  des  dieux' et  des 
hommes,  de  la  vache  Priçni,  mère  des  Maruts,  de  la  cavale  Sa- 
raiiyû,  mère  des  Açvins,  toutes  figures  que  M.  Oldenberg  re- 
connaît bien  pour  mythiques. 

Si  la  forme  animale  est  ainsi  fréquente  chez  les  dieux,  du  moins 
chez  les  dieux  du  second  plan,  elle  l'est  plus  encore  chez  les 
démons.  Yritra,  le  démon  par  excellence,  qui  retient  les  eaux 
captives,  est  un  serpent,  ainsi  que  ses  congénères  ;  d'autres  sont 
des  fauves,  des  loups  ;  il  y  a  un  «  fils  de  l'araignée  »,  et  toutes  les 
monstruosités  bestiales  imaginables  sont  représentées  dans  la  foule 
anonyme  des  lutins,  des  vampires,  des  démons  de  la  maladie.  Il 
faut  ajouter  d'autre  part  les  animaux  qui  sont  en  la  possession  ou 
au  service  des  dieux:  l'aigle  d'Indra,  sa  chienne  Saramâ,les  vaches 
que  le  dieu  reprend  au  brigand,  les  attelages  des  dieux,  cavales, 
boucs,  antilopes,  ânes,  qui  sont  de  véritables  attributs  et  peut- 
être  parfois  un  souvenir  d'une  forme  plus  ancienne.  Il  faut  ajouter 
encore  les  animaux  fatidiques  et  omineux,  considérés  d'ordinaire 
comme  les  messagers  d'un  dieu,  mais  qui,  à  l'origine,  étaient  sans 
doute  des  animaux  démoniaques.  Enfin,  dans  le  culte,  on  emploie 
des  animaux  fétiches,  qui  représentent  les  dieux  et  assurent  l'effi- 
cacité des  rites.  Le  soleil  est  figuré  par  un  cheval  blanc,  Agnipar 
un  cheval,  plus  souvent  par  un  bouc,  Indra  par  un  taureau.  Ces 
animaux  ne  sont  pas  là  comme  de  purs  symboles,  car  le  rite  est 
parfois  conduit  selon  les  indications  qu'ils  paraissent  donner; 
pour  le  moment,  le  dieu  est  en  eux,  agit  en  eux,  ils  sont  le  dieu 
même,  et  cela  en  vertu  d'affinités  mystérieuses  qui  existent  entre 
le  dieu  et  leur  espèce.  C'est  en  vertu  de  ces  mêmes  affinités,  dont 


ANNÉE     1896  263 

les  prêtres  se  transmettent  la  connaissance,  qu'on  choisit  les  vic- 
times. On  ne  sera  pas  étonné  après  cela  de  trouver  des  histoires 
de  métamorphoses  des  dieux  analogues  à  celles  de  Zeus,  ni  de 
voir  les  hommes,  comme  nos  loups-garous,  se  transformer  en  bêtes, 
en  serpents,  en  tigres.  Il  n'y  a  pas  de  distinction  bien  nette  entre 
l'homme  et  l'animal.  Aussi  M.  Oldenberg  s'est-il  demandé  s'il  n'y 
avait  pas,  pour  l'Inde  aussi,  des  traces  de  la  croyance  si  univer- 
sellement répandue  de  l'ancêtre  animal  et  s'il  ne  fallait  pas  y  ratta- 
cher les  interdictions  parfois  si  bizarres  de  nourriture  animale.  Il 
[32o]  a  dressé  à  cet  effet  une  assez  longue  liste  d'ethniques  et  de 
patronymiques  dérivés  de  noms  d'animaux  ;  mais  il  a  sagement 
renoncé  à  conclure,  pour  le  présent  du  moins.  11  y  aurait  eu  en 
effet  derrière  plusieurs  de  ces  dénominations  des  légendes  sem- 
blables à  celles  qui  font  descendre  les  Singhalais  d'un  lion  et  les 
Tibétains  d'un  singe,  que  ce  ne  serait  pas  une  raison  de  parler  de 
suite  de  totémisme  et  de  tabou. 

Outre  les  animaux  fétiches,  le  culte  emploie  une  grande  variété 
de  fétiches  inanimés.  Une  roue,  une  toison  ronde  et  blanche,  des 
plaques  d'or  y  représentent  le  soleil.  L'or,  qui  est  le  sperme  d'Agni, 
figure  sous  différentes  formes  dans  les  rites  pour  assurer  la  pré- 
sence du  dieu,  et  tous  ces  objets  sont  doués  de  cette  force  magique 
que  les  symboles  ont  chez  les  primitifs.  C'est  probablement  un  féti- 
che, peut-être  une  simple  pierre,  cet  Indra  qu'un  prêtre  propose, 
dans  un  hymne,  de  prêter  pour  dix  vaches  et  à  condition  qu'on  le 
lui  rende  après  qu'on  s'en  sera  servi.  Tous  les  ustensiles  rituels  sont 
des  fétiches  et,  parmi  eux,  le  poteau  de  sacrifice,  le  yûpa^  est  une 
grande  divinité,  qui  rappelle  à  M.  Oldenberg  l'Ashéra  sémitique. 

Entre  tous  ces  dieux  et  d'autres  encore,  il  n'y  a  pas  de  classi- 
fication fixe.  Il  y  a  seulement  une  tendance  à  les  associer  par 
triades  et  surtout  par  couples  :  Mitra-Yaruna,  Indra  plus  un  autre 
dieu.  Le  couple  d'Agni-Soma,  si  apparent  dans  les  textes  plus 
jeunes,  l'est  encore  très  peu  dans  les  Hymnes;  et  ce  fait,  où 
M.  "Hillebrandt  a  cru  voir  l'introduction  d'un  culte  nouveau, 
M.  Oldenberg  le  réduit  avec  raison  à  des  innovations  rituelles 
d'ordre  secondaire  opérées  peut-être  par  la  famille  sacerdotale  des 
Gotamides.  Et  pas  plus  que  de  classification,  11  n'y  a  de  hié- 
rarchie fixe.  Deux  divinités,  Indra  et  Varuna,  s'élèvent  évidem- 
ment au-dessus  des  autres,  mais  non  en  vertu  d'un  credo  nette- 
ment formulé,  et,  au-dessous  d'eux,  tout  est  confusion  ;  on  entre- 
voit bien  des  distinctions   de  fonctions,  mais  non  une  distinction 


264  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

de  rang.  «  O  Dieux,  s'écrie  un  poète,  il  n'y  a  parmi  vous  ni  grands, 
ni  petits,  ni  jeunes,  ni  vieux  ;  vous  êtes  tous  grands.  »  11  n'y  a 
pas  jusqu'à  de  vieilles  entités  mythiques,  qu'on  eût  dit  n'être  plus 
que  des  noms,  comme  Ahi  budhnya  et  Aja  ekapâd,  qu'on  voit  tout 
à  coup,  dans  les  formules  rituelles  aussi  bien  que  dans  les  Hymnes, 
reprendre  une  place  et  une  importance  auxquelles  elles  ne  parais- 
sent plus  avoir  droit.  La  question  de  préséance  n'est  pas  même 
tranchée  entre  les  deux  grands  maîtres  du  ciel,  bien  que,  à  en 
juger  par  le  nombre  des  invocations,  la  balance  semble  pencher 
en  faveur  du  maître  du  tonnerre:  quand  on  les  met  en  conflit 
apparent,  ce  n'est  que  pour  mieux  les  exalter  tous  deux,  et  on  finit 
par  les  renvoyer  dos  à  dos.  M.  Oldenberg,  en  effet,  se  refuse  à 
[326]  admettre  la  révolution  qui,  selon  Roth  et  d'autres,  aurait 
substitué  la  primauté  d'Indra  à  celle  de  Varuna,  et,  bien  que  je 
n'accepte  pas  un  de  ses  principaux  arguments,  l'origine  étrangère 
de  Varuna,  je  ne  puis  que  lui  donner  raison  pour  le  reste.  Les 
deux  dieux  ont  grandi  ensemble  et  ensemble  ils  tomberont,  mais 
pour  d'autres  causes  que  celle  de  leur  prétendue  rivalité. 

Ces  causes,  M.  Oldenberg  les  a  parfaitement  exposées  en  quel- 
ques pages  brillantes  qui  terminent  la  section.  C'est  d'abord  l'état 
flottant  des  personnalités  divines.  Malgré  les  efforts  de  l'anthro- 
pomorphisme pour  leur  donner  une  apparence  concrète,  et  l'accu- 
mulation des  mythes  qui  relataient  leurs  actes,  elles  ne  sont 
jamais  arrivées  à  se  distinguer  nettement  les  unes  des  autres.  Ces 
mythes  mêmes,  qui  devaient  les  préciser,  contribuaient  d'autre 
part  à  les  confondre;  car,  forcément,  ils  étaient  ou  devenaient 
bien  vite  communs  à  plusieurs  :  Indra  foudroie  les  démons  ;  mais 
Soma,  qui  l'inspire  et  lui  donne  la  force,  en  triomphe  avec  lui  ; 
Agni,  qui  dissipe  les  ténèbres  et  conduit  le  sacrifice,  n'est  pas 
moins  leur  adversaire  naturel  et  leur  vainqueur  ;  Brihaspati,  armé 
des  paroles  saintes,  les  extermine  par  le  pouvoir  de  ses  formules. 
Les  actes  de  l'un  passant  ainsi  sans  cesse  à  l'autre,  il  s'est  formé 
bientôt  une  sorte  de  geste  commun,  qui  n'est  que  l'amplification, 
pour  ainsi  dire,  du  nom  de  dieu.  Tout  dieu  a  terrassé  les  démons,  a 
fait  briller  le  soleil  et  les  étoiles,  a  affermi  la  terre  et  étayé  le  ciel, 
et  il  n'est  pas  de  si  mince  personnage  du  panthéon  dont  on  ne  pro- 
clame quelque  part  ces  merveilles.  De  là  à  les  identifier  entre  eux, 
il  n'y  avait  qu'un  pas,  qui  fut  bientôt  franchi  :  d'Agni,  de  Varuna, 
d'Indra,  d'Aryaman,  de  Mitra,  d'autres  encore,  il  est  dit  indiffé- 
remment qu'ils  sont  tous  les  dieux,  et  il  ne  fallut  pas  un  grand 


ANNÉE    1896  265 

effort  non  plus  pour  changer  cela  en  la  formule  plus  spéculative  : 
les  dieux  sont  les  noms  de  l'unique.  La  constitution  même  du  sacri- 
fice védique,  remis  à  des  corporations  dont  il  était  l'occupation 
exclusive  et  où  tout  le  personnel  du  panthéon  défilait  dans  les 
invocations  et  venait  successivement  prendre  part  aux  offrandes, 
devait  favoriser  d'ailleurs  ce  syncrétisme.  Entre  gens  du  métier,  on 
ne  spéculait  pas  seulement  sur  les  notions,  mais  sans  doute  aussi 
sur  les  rites,  et  celles  des  dieux  pouvaient  paraître  choses  légères 
en  comparaison  de  la  grande  œuvre  mystérieuse  et  magique  qui 
les  mettait  en  train.  Cet  état  d'esprit,  qui  n'est  pas  également 
apparent  dans  toutes  les  parties  du  Veda,  mais  dont  aucune  ne  peut 
être  déclarée  entièrement  exempte,  a  été  appelé  du  nom  d'héno- 
théisme,  et  mis  au  compte  de  l'enthousiasme  de  l'adorateur  ou- 
bliant tout  pour  le  dieu  auquel  il  s'adresse  dans  le  moment.  Je 
crois  que  M.  Oldenberg  a  touché  plus  juste  en  y  voyant  en  germe 
et  parfois  à  un  état  déjà  très  avancé,  d'une  part  le  panthéisme 
[327]  idéaliste  des  Upanishads,  d'autre  part  l'espèce  de  scepti- 
cisme mystique  et  professionnel  qui  s'étalera  dans  les  Brâhmanas. 
Peut-être  M.  Oldenberg  aurait-il  pu  s'arrêter  un  peu  davantage, 
aux  dernières  conséquences  de  cet  état  dont  il  nous  montre  si  bien 
les  causes,  et  soumettre  à  son  examen  quelques-unes  des  figures 
divines  nouvelles  dans  lesquelles  ces  notions  ont  trouvé  leur  expres- 
sion mythique.  Il  a  admis  dans  son  livre  tant  de  choses  de  la  lit- 
térature postérieure,  qu'on  voudrait  y  trouver  aussi  celles-ci,  qui 
appartiennent  encore  au  Rigveda.  Mais  c'est  là  plutôt  un  regret 
que  j'exprime  qu'une  critique. 

Après  cet  aperçu  d'ensemble  du  panthéon  et  des  notions  reli- 
gieuses du  Veda,  dont  je  n'ai  pu  que  faire  soupçonner  la  richesse, 
M.  Oldenberg,  dans  la  deuxième  section,  reprend  séparément  et 
en  détail  l'examen  de  chaque  divinité.  Il  s'applique  à  démêler  leur 
préhistoire,  si  et  dans  quelle  mesure  elles  sont  indo-européennes 
ou  seulement  indo-iraniennes,  et,  dans  ce  cas,  comment  l'Inde  les 
a  modifiées.  Ce  sont  autant  d'études  d'un  fini  achevé,  où  toute  la 
moelle  et  la  fleur  des  textes  sont  rendues  avec  une  admirable  pré- 
cision, mais^sur  lesquelles,  à  mon  grand  regret,  il  me  faudra  pas- 
ser encore    plus  sommairement  que  sur  les  chapitres  précédents. 

Agni,  le  feu,  a  été  certainement  l'objet  d'un  culte  dès  avant  la 
dispersion  des  tribus  indo-européennes.  Mais  ce  culte  a  du  s'adresser 
à  l'élément  non  encore  personnifié  d'une  façon  précise,  puisque  au 
feu  mâle  des  Indo-Iraniens  correspondent  des  déesses  chez  les  Italo- 


266  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

Grecs.  Dans  l'Inde  même,  nul  dieu  n'a  été  plus  exalté  que  lui  et^ 
pourtant,  il  lui  est  toujours  resté  quelque  chose  d'humble  et  de  fami- 
lier :  il  est  avant  tout  l'hôte  et  l'ami  de  l'homme  et  le  serviteur  des 
dieux.  Il  a  hérité  d'un  grand  nombre  de  mythes,  mais  son  histoire 
propre  se  réduit  à  ce  qu'on  raconte  confusément  de  ses  multiples 
naissances  et  de  ses  multiples  demeures  :  au  ciel,  où  il  brûle  dans  le 
soleil,  où  il  est  aussi  le  feu  rituel  des  dieux,  produit,  comme  ici- 
bas,  par  friction,  pour  le  sacrifice  ;  sur  la  terre,  où  il  est  descendu 
dans  la  foudre,  et  où  il  nait  sans  cesse  de  Varani^  le  briquet  pri- 
mitif; dans  les  eaux,  dans  Q^lles  du  nuage  d'où  il  jaillit  comme 
éclair,  et  dans  les  eaux  terrestres  où  il  se  cache,  pour  pénétrer 
ensuite,  principe  de  chaleur  et  de  vie,  dans  les  plantes,  dans  les 
animaux,  dans  les  hommes  et  jusque  dans  la  pierre.  Ne  trouve-t-on 
pas  encore  sa  semence  dans  les  fleuves  sous  la  forme  de  l'or?  C'est 
par  là  surtout,  plutôt  qu'en  sa  qualité  de  feu  de  l'éclair,  qu'il  est 
Apâm  napât  «  l'enfant  des  eaux  »,  et  qu'il  s'est  confondu,  comme 
le  sujjpose  très  ingénieusement  M.  Oldenberg,  avec  ce  vieux  démon 
des  eaux,  d'abord  distinct  de  lui.  C'est  là  que  les  dieux,  que  les 
[328]  anciens  sages  l'ont  cherché  et  trouvé  pour  l'accomplisse- 
ment du  sacrifice.  Il  est  lui-même  le  prêtre,  le  premier  prêtre, 
l'ainé  des  Angiras  et  le  premier  ajicêtre.  Il  est  par  excellence  le 
protecteur  contre  les  mauvais  démons,  le  destructeur  de  tout  malé- 
fice, et  cela,  depuis  l'âge  le  plus  reculé,  non  seulement  comme  feu 
rituel,  mais  comme  feu  ancestral  et  domestique,  bien  que  l'épithète 
technique  de  gârhapatya  ne  lui  soit  pas  donnée  dans  le  Rigveda. 
C'est  dans  le  chapitre  sur  Indra  que  M.  Oldenberg  a  peut-être  le 
mieux  montré  comment  on  peut  renouveler  un  sujet  rebattu,  sim- 
plement en  y  regardant  déplus  près.  Jusqu'ici  on  admettait  qu'In- 
dra était  une  figure  purement  hindoue,  formée  dans  l'Inde  aux 
dépens  du  dieu  indo-européen  du  ciel,  Dyaus-Zeus.  A  l'encontre  de 
cette  opinion,  M.  Oldenberg  observe  qu'il  était  peu  vraisemblable 
que  Dyaus  ait  eu  jamais  dans  l'Inde  une  personnalité  plus  mar- 
quée que  celle  qu'il  a  dans  nos  textes  :  d'autre  part,  il  rencontre 
un  dieu  du  tonnerre  distinct  du  dieu  du  ciel  et  porteur  des  mêmes 
mythes  qu'Indra  chez  les  Germains  (Thor,  Donar),  chez  les  Gréco- 
Latins  (Herakles-Hercules),  chez  les  Arméniens  (Yahaken),  même 
chez  les  Iraniens,  où  le  dieu  s'est  effacé,  mais  où  s'est  conservée 
la  plus  caractéristique  de  ses  épithètes,  Yerethraghna,  «  le  tueur 
de  Vritra  ».  Il  n'hésite  donc  pas  à  identifier  directement  avec  cette 
très  vieille  figure  l'Indra  védique,  le  maître  du  tonnerre,  grand 


ANNÉE    1896  267 

batailleur  comme  tous  ses  congénères,  comme  eux  fort  mangeur 
et  fort  buveur,  foncièrement  bon  et  secourable,  mais  brutal,  capri- 
cieux, et  en  somme  un  type  faiblement  éthique.  De  tous  les  dieux, 
c'est  le  plus  riche  en  mythes  et,  parmi  ces  mythes,  deux  surtout 
sont  donnés  en  détail  dans  les  Hymnes  :  la  lutte  contre  Vritra, 
le  dragon  qui  retenait  les  eaux  captives,  et  la  délivrance  des  vaches 
enfermées  dans  la  caverne  du  brigand.  On  les  a  souvent  con- 
fondus, et  le  fait  est  que  les  textes  eux-mêmes  les  brouillent. 
M.  Oldenberg  les  distingue  et  reconnaît  dans  l'un  l'orage  et  la 
production  de  la  pluie,  dans  l'autre  la  conquête  de  la  lumière  et 
l'apparition  de  l'aurore.  Par  une  de  ces  analyses  fines  et  serrées 
dont  il  a  le  secret,  il  montre  que,  pour  les  poètes  védiques,  la 
lutte  contre  Vritra  est  souvent  descendue  du  ciel  sur  la  terre,  et 
que,  s'ils  parlent  de  montagnes  fendues  et  de  fleuves  rendus  à 
leur  cours,  ils  entendent  de  vraies  montagnes  et  de  vrais  fleuves, 
non  le  nuage  et  les  torrents  de  la  pluie.  Mais  il  faut  convenir  aussi 
qu'il  leur  est  resté  souvent  une  vague  conscience  de  la  vraie  signi- 
fication du  mythe  et  que  les  commentateurs  n'ont  pas  eu  à  faire 
grand  effort  pour  la  retrouver.  Quant  à  l'autre  exploit,  la  déli- 
vrance des  vaches,  il  a  peut-être  appartenu  à  l'origine,  non  à 
Indra,  mais  à  un  personnage  mythique  de  signification  plus  obscure, 
Trita  Aptya,  qui  en  est  aussi  le  héros  dans  la  légende  iranienne. 
[329J  Dans  l'Inde,  il  a  en  tout  cas  subi  une  déformation  dès  une 
époque  très  ancienne  :  le  mythe  physique  s'est  transformé  en  un 
apologue  sacerdotal,  la  conquête,  au  profit  des  brahmanes,  des 
vaches  que  détient  l'avare,  et  il  n'est  pas  étonnant  dès  lors  que 
Brihaspati,  le  prêtre  divin,  en  soit  aussi  devenu  le  héros.  Ailleurs, 
par  contre,  il  est  dit  simplement  qu'Indra  a  conquis  la  lumière  et 
fait  paraître  le  soleil,  sans  qu'il  soit  plus  question  de  vaches.  C'est 
qu'Indra  est  devenu  le  conquérant  et  le  bienfaiteur  par  excellence, 
le  roi  victorieux  du  ciel,  et  qu'un  roi  du  ciel  peut  toujours,  à  l'oc- 
casion, devenir  un  soleil.  Indra  est  sûrement  le  soleil  (M.  Olden- 
berg est  moins  affirmatif)  quand  il  brise  le  char  d'Ushas,  l'Aurore, 
ce  qui  n'empêche  pas  que,  dans  le  mythe  obscur  et  fragmentaire 
d'Etaça,  il  soit  en  conflit  avec  le  même  soleil.  Il  est  du  reste 
impossible  de  résumer  sans  l'appauvrir  jusqu'à  la  défigurer  cette 
discussion  souple  et  nuancée,  où  un  ensemble  mythique  qu'on  pou- 
vait croire  épuisé  est  présenté  sous  un  jour  singulièrement  nouveau. 
C'est  encore  comme  dieu  victorieux  et  protecteur  qu'Indra  est 
le  héros  de  toute  une  série  d'exploits  où  il  défait  les    Dâsas  ou. 


268  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Dasyus  :  Çambara,  Pipru,  Gumuri,  Dhuni,  Ilîbiça  et  beaucoup 
d'autres,  dont  il  brise  les  forteresses  et  contre  lesquels  il  défend 
des  rois  aryens.  Sont-ce  des  démons?  sont-ce  des  hommes?  le 
mot  dâsa,  proprement  «  esclave  »,  pouvant  signifier  l'un  et  l'autre. 
M.  Oldenberg  se  décide  nettement  pour  la  deuxième  solution  :  il 
voit  là  les  débris  d'une  sorte  d'épopée  à  fond  historique,  réduite 
malheureusement  à  de  maigres  allusions.  Même  Çushna  «  le  des- 
sécheur  »,  pour  qui  les  données  sont  plus  franchement  mythiques, 
lui  parait  revendicable  pour  la  légende  ;  il  n'abandonne  au  mythe 
que  Namuci.  Cependant  il  feiit  observer  lui-môme  que  ces  person- 
nages sont  parfois  désignés  comme  monstrueux,  qu'ils  sont  appe- 
lés asuras^  c'est-à-dire  apparemment  «  démons  ».  Il  discute  à  ce 
propos  ce  terme  déjà  tant  de  fois  discuté  et  apporte  au  débat 
quelques  arguments  nouveaux  :  asura  aurait  signifié  à  l'origine 
quelque  chose  comme  mâyâvin  «  doué  de  puissance  »,  plus  parti- 
culièrement «  doué  d'une  puissance  mystérieuse  et  magique  », 
mais  pouvant  être  aussi  bien  bonne  que  mauvaise.  Le  point  faible 
reste  pourtant  que  nulle  part  asura  n'est  dit  nettement  d'un  homme. 
Revendiquant  ainsi  pour  l'histoire  légendaire  les  ennemis  d'Indra, 
il  ne  pouvait  pas  faire  moins  que  de  revendiquer  de  même  les 
prêtres  et  les  rois  ses  protégés,  et,  pour  plusieurs,  la  revendication 
est  fort  probable,  aussi  probable,  en  somme,  que  pour  Pélops, 
Achille  et  Agamemnon.  Après  les  négations  absolues  venues  d'autre 
part,  il  était  bon  que  la  question  fût  reprise  dans  le  sens  opposé  et, 
pour  ma  part,  je  consens  volontiers  à  ce  qu'elle  reste  ouverte. 
[330]  Mais  quand  M.  Oldenberg  ajoute  qu'avec  Sudâs,  Vasishtha 
et  les  Tritsus  «  nous  entrons  tout  à  fait  dans  la  période  de  l'his- 
toire »,  et  qu'avec  eux  nous  touchons  à  des  faits  «  indubitable- 
ment historiques  »,  je  suis  obligé  de  dire  que  je  n'en  crois  pas  le 
premier  mot. 

Quant  aux  mythes  relatifs  à  la  gloutonnerie  d'Indra,  à  ses  beu- 
veries et  à  ses  galanteries,  il  est  difficile  de  décider  s'ils  com- 
portent une  signification  naturaliste,  ou  si,  comme  le  pense  l'auteur^ 
ce  sont  de  simples  développements  induits,  le  dieu  devant  partager 
toutes  les  qualités  de  la  «  jeunesse  dorée  »  du  temps.  Les  textes 
sont  trop  courts,  ou  trop  obscurs,  comme  l'hymne  de  Vrisliàkapi, 
que  M.  Oldenberg  essaie  de  restaurer  et  auquel  j'avoue  no  rien 
comprendre  du  tout.  Cependant  la  persistance  avec  laquelle  ces 
traits  reparaissent  ailleurs,  qu'on  pense  à  Thor,  à  Hercule,  à  Zeus 
qui,  lui  aussi,  est  à  beaucoup  d'égards  un  Indra,  porterait  à  croire 


ANNÉE     1896  269 

que,  d'une  façon  générale  du  moins,  ils  doivent  avoir  quelque  base 
physique.  En  les  réservant  pour  la  fin  du  chapitre,  M.  Oldenberg 
s'est  ménagé  avec  beaucoup  d'art  une  transition  au  chapitre  sui- 
vant et,  pour  plus  tard,  un  contraste  saisissant  avec  la  figure 
plus  sévère  de  Varuna. 

Soma  est  le  breuvage  d'immortalité,  Vamrita,  l'ambroisie  et  le 
nectar,  le  breuvage  des  dieux,  d'Indra  surtout,  à  qui  il  inspire  ses 
grandes  actions  et  donne  la  force  de  les  accomplir.  Les  hommes 
aussi  le  boivent,  ou  boivent  une  liqueur  qui  lui  ressemble,  dans 
laquelle  ils  puisent  l'enthousiasme  de  l'ivresse.  Il  est  venu  du  ciel, 
apporté  par  un  aigle.  Partons  ces  traits,  le  Soma  est  indo-euro- 
péen. Je  me  suis  déjà  expliqué  sur  cette  descente  du  ciel,  et  j'ai  dit 
en  quoi  je  diffère  sur  ce  point  de  M.  Oldenberg.  Le  Soma  n'est 
certainement  pas  la  pluie  ;  mais  il  est  avec  elle  en  un  rapport 
mythique,  en  ce  sens  que  la  pluie  a  été  conçue  comme  une  forme 
du  Soma.  Chez  les  Iraniens  et  dans  l'Inde,  on  l'exprime  d'une 
plante  de  même  nom,  qui  croît  sur  les  montagnes  et  qu'il  n'est  plus 
possible  d'identifier.  Peut-être  dès  la  première  époque  védique,  cer- 
tainement dans  la  seconde,  il  n'est  plus  guère  que  le  breuvage 
rituel,  un  toxique  amer  et  violent,  et,  dans  l'Inde,  comme  dans  la 
Perse,  il  est  devenu  un  dieu. 

Dans  l'Inde,  soma  est  aussi  le  nom  de  la  lune  ;  il  Test  déjà 
plusieurs  fois,  sans  aucun  doute  possible,  dans  le  Rigveda,  et  il 
l'est  resté  sans  discontinuité  jusqu'à  nos  jours.  De  même  indu 
et  drapsa  (déjà  dans  le  Rigveda,  cf.  IV,  13.  2),  qui  signifient 
((  goutte  »  et  sont  des  synonymes  de  soma^  sont  aussi  des  noms 
de  la  lune.  D'une  façon  tout  aussi  continue,  depuis  les  Brâhmanas, 
il  est  affirmé  que  la  lune  est  le  réservoir  de  l'amrita,  que  les  dieux 
[331]  le  boivent  et  vident  la  lune  pendant  une  quinzaine,  après 
quoi  elle  Se  remplit  de  nouveau.  La  croyance  est  si  enracinée, 
qu'elle  s'est  imposée  même  dans  les  traités  scientifiques  :  pour  les 
astronomes,  comme  pour  les  poètes,  la  lune  est  liquide.  Et  M.  Hille- 
brandt  a  prouvé,  suivant  moi,  qu'elle  l'est  aussi  dans  le  Rigveda. 
Malheureusement,  il  est  allé  trop  loin:  il  a  fait  du  dieu  Soma  le  dieu 
de  la  lune  ;  du  sacrifice  védique,  une  fête  de  la  lune,  et  de  la  reli- 
gion védique,  une  religion  lunaire.  Le  point  de  départ  de  toute  la 
conception  a  été  évidemment  le  breuvage  enivrant,  et  le  breuvage 
rituel  en  est  toujours  resté  le  centre.  Mais  ce  breuvage  ou  son  pro- 
totype est  placé  dans  la  lune,  sous  la  garde  du  Gandharva,  et, 
quand  les  auteurs  des  Hymnes  parlent  du  liquide  qui  coule  sur 


270  COMPTES    RKNDUS     ET     NOTICES 

l'autel,  il  est  rare  qu'ils  ne  pensent  pas  en  même  temps  à  l'autre 
qui  est  là-haut  la  substance  de  la  lune.  Ainsi  seulement  s'explique 
le  titre  de  râjan^  de  roi,  qu'ils  lui  donnent  et  qui  serait  si  bizarre 
appliqué  à  un  breuvage  ou  aune  plante  même  divinisés,  ainsi  que 
les  rayons,  les  splendeurs  qu'ils  lui  prêtent  et  qui  ne  convien- 
draient pas  davantage  aux  gouttes  d'un  liquide,  si  brillantes  qu'on 
les  suppose.  Mais,  même  réduite  à  ces  proportions,  M.  Oldenberg, 
ici  et  dans  un  Excursus  placé  à  la  fin  du  volume,  combat  la  thèse 
de  M.  Hillebrandt:  il  ne  lui  reconnaît  qu'une  vague  et  très  faible 
possibilité  et,  en  somme,  illti  repousse.  Il  saitcependant  mieux  que 
personne,  combien  des  croyances  analogues  sont  universellement 
répandues.  La  lune  est  le  réservoir  de  la  rosée.  Partout  elle  est  en 
un  étroit  rapport  avec  la  pluie  et  les  plantes.  Chez  les  Iraniens,  où 
elle  n'a  plus  aucune  connexion  avec  Haoma,  parce  qu'elle  est  de- 
venue démoniaque  et  mauvaise,  elle  est  restée  le  réceptacle  de  la 
semence  de  vie.  On  y  place  les  limbes,  et  je  crois  bien  que  c'est  là 
qu'il  faut  chercher  la  fontaine  de  Jouvence  et  le  Kindelshrunnen^ 
d'où  la  cigogne  apporte  les  nouveau-nés.  Encore  dans  notre  folklore, 
elle  est  un  fromage  ou  un  pot  de  lait.  Ne  semble-t-il  pas  aussi  que 
l'idée  si  bizarre,  que  les  dieux  mangent  ou  boivent  la  lune,  soit 
bien  une  de  ces  conceptions  de  primitifs,  que  l'auteur  se  plaît  à 
signaler  comme  le  substratum  de  la  pensée  védique  ?  Mais  il  était 
déjà  en  possession  de  deux  lunes  et  il  n'a  pas  voulu  peut-être  se 
charger  d'une  troisième. 

Gomme  Agni,  Soma  est  resté  un  dieu  élémentaire  très  faiblement 
anthropomorphisé.  Gomme  lui  aussi,  il  a  été  paré  de  tous  les  attri- 
buts de  la  souveraineté  et  de  la  suprême  sagesse,  lia  créé  ou  établi 
le  ciel  et  la  terre,  il  a  disposé  et  allumé  le  soleil  et  les  étoiles.  Il 
est  en  rapport  avec  les  Mânes,  dont  il  est  la  nourriture;  mais  il 
n'est  pas  devenu  un  ancêtre. 


(Journal  des  Savants,  juillet  1896.) 

[389]  Les  Âdityas  forment  un  groupe  à  part  dans  le  panthéon 
védique.  Leur  chef,  Varuna,  en  est,  avec  Indra,  la  plus  grande 
figure,  et  cette  grandeur,  qu'il  ne  doit  ni  à  ses  exploits,  ni  à  des 


ANNÉE     1896  271 

attaches  physiques  encore  vaguement  comprises,  relève  de  concep- 
tions religieuses  plus  hautes  :  elle  est  essentiellement  de  nature 
spirituelle  et  morale.  En  lui  et  en  son  associé  Mitra,  à  un  moindre 
degré  et  comme  par  reflet,  dans  les  autres  Adityas  ses  frères 
subordonnés,  se  résument  et  culminent  les  notions  d'ordre,  de  loi, 
de  justice,  de  vérité,  de  pureté,  de  sainteté.  Nul  autre  dieu  vé- 
dique ne  rappelle  autant  que  lui  la  majesté  de  Jéhova.  C'est  confor- 
mément à  ses  ordonnances,  à  ses  établissements,  que  subsiste  le 
monde  et  que  les  êtres  vaquent  à  leurs  fonctions.  Malheur  à  l'homme 
qui  enfreint  ses  commandements  !  Car  il  sait  tout  et  voit  tout  ;  il 
scrute  les  consciences  et  sa  colère  ne  se  laisse  pas  désarmer  par 
de  simples  offrandes.  Il  faut  être  pur  devant  Varuna,  et  qui  pour- 
rait se  flatter  de  l'être  ?  Aussi  n'approche-t-on  de  lui  qu'en  trem- 
blant. C'est  peut-être  pour  cela  que  son  culte  tient  en  somme  peu 
de  place  dans  la  liturgie,  qui  est  celle  des  grands  sacrifices  plus 
ou  moins  publics,  et  que  nous  en  apprenons  relativement  peu  de 
chose,  bien  que,  par  une  exception  unique,  un  prêtre  spécial,  le 
maitrâvaruna^  semble  y  avoir  été  affecté.  Ce  culte  a  dû  consister 
surtout  en  pratiques  individuelles  de  propitiation  et  d'expiation  ^ 
d'un  caractère  sévère  et  peut-être  sinistre  :  la  légende  y  associe  le 
[390]  sacrifice  humain.  En  tout  cas,  tant  que  ces  notions  demeu- 
rèrent attachées  à  Varuna,  sa  grandeur  a  dû  rester  intacte.  Elle 
déclinera  à  mesure  que  ces  croyances  trouveront  leur  centre 
ailleurs,  dans  Prajâpati,  dans  Brahmâ  et  dans  la  conception  ab- 
straite du  dharma. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps  l'on  était  à  peu  près  d'accord  pour 
reconnaître  en  Varuna  la  personnification  du  ciel  qui  embrasse 
toutes  choses  2.  L'explication  cadrait  parfaitement  avec  le  caractère 
principal  du  dieu,  celui  d'ordonnateur  suprême  du  monde  physique 
et  moral.  Elle  ne  s'accordait  pas  moins  bien  avec  le  petit  nombre 
de  traits  naturalistes  qui  sont  restés  attachés  à  sa  personne.  C'est 
au  haut  du  ciel,  en  pleine  lumière,  qu'il  trône.  Le  soleil  est  son 
œil,  l'œil  de  Mitra- Varuna  :  ailleurs,  leurs  deux  yeux  sont  proba- 
blement le  soleil  et  la  lune.  Vasishtha,  apparemment  l'éclair,  est 
leur  fils  commun,  né  de  leur  semence  recueillie  dans  unpot,  c'est-à- 


1.  Une  de  ces  pratiques  a  passé  dans  le  rituel,  le  Varunapraghâsa. 

2.  Le  mot,  qui,  entre  autres  significations,  peut  avoir  celle  d'  «  enveloppeur  »,  a  été 
rapproché  de  bonne  heure  du  grec  oùpavd;.  L'équation  présente  des  difficultés;  mais, 
parmi  celles  qui  portent  sur  des  mots  devenus  noms  propres,  combien  en  est-il  qui 
soient  de  tout  point  satisfaisantes  ? 


272  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

dire  dans  les  flancs^  du  nuage.  Mais  Varuna,  qui  ne  sommeille  jamais, 
préside  aussi  à  la  nuit  :  le  ciel  étoile  est  son  vêtement,  la  lune  et  les 
constellations  révèlent  sa  magnificence,  et  dans  les  guetteurs  innom- 
brables, parles  yeux  de  qui  il  surveille  et  voit  tout,  on  est  bien 
tenté  de  reconnaître  les  étoiles.  Il  règne  aussi  sur  les  eaux:  il 
trace  leur  cours  aux  fleuves;  a  les  sept  rivières  coulent  dans  sa 
gorge  comme  dans  une  large  gargouille  »  ;  il  est  invoqué  comme 
dispensateur  delà  pluie,  et  on  le  montre  parcourant  le  vaste  océan, 
sans  doute  l'océan  céleste  d'abord,  plus  tard,  et  déjà  dans  le  Rigveda, 
l'océan  terrestre,  qui  restera'^inalement  son  domaine  propre.  Déjà 
dans  le  Rigveda  aussi,  l'bydropisie  est  regardée  comme  un  de  ses 
châtiments.  Tous  ces  traits  ne  sont  pas  également  caractéristiques; 
mais,  pris  ensemble,  ils  paraissent  bien  se  rapporter  au  ciel,  et 
Ton  peut  même  s'étonner  qu'ils  se  soient  conservés  si  nombreux  et 
si  précis  chez  un  dieu  aussi  profondément  anthropomorphisé. 

A  cette  explication,  M.  Oldenberg  a  été  pourtant  amené  à  en 
substituer  une  autre,  moins  par  la  considération  de  Varuna  en  lui- 
même  que  par  celle  de  son  entourage.  Les  Àdityas,  les  fils  d'Aditi, 
sont  au  nombre  de  sept:  deux  très  grands,  Varuna  et  Mitra,  for- 
mant un  couple  si  étroitement  uni  que,  récemment  M.  Bohnenberger 
en  a  pris  prétexte  pour  ne  voir  dans  le  second  qu'un  simple  dédou- 
blement, une  épithète  personnifiée  du  premier;  au-dessous  d'eux, 
cinq  autres  de  même  nature  et  de  mêmes  fonctions,  entourés  des 
[391]  mêmes  adorations,  mais  si  noyés  dans  la  splendeur  des  deux 
premiers,  d'une  individualité  si  faible,  qu'on  n'a  pas  même  la  liste 
complète  de  leurs  noms.  Chez  les  Iraniens,  on  trouve  un  groupe 
à  peu  près  semblable  :  les  sept  Ameshaspentas,  dont  le  premier, 
Ahuramazda,  le  dieu  suprême,  répond  à  Varuna,  et  dont  les  six 
autres  ne  sont  que  des  abstractions  personnifiées  ;  à  côté  d'eux  et 
inférieur  au  seul  Ahuramazda,  un  dieu  aussi  personnel  que  lui, 
Mithra.  Or  le  Mithra  iranien  est  incontestablement  un  dieu  solaire, 
et,  bien  que  ce  caractère  soit  plus  effacé  chez  le  Mitra  védique, 
il  en  est  resté  assez  de  souvenirs  pour  qu'on  puisse  affirmer  que 
lui  aussi  a  dû  être  à  l'origine  le  soleiP.  Mais,  dès  lors,  il  suit 
presque  forcément  que  son  associé  Varuna,  cet  autre  roi  céleste, 
lumineux  comme  lui  et  qui  a  tant  de  rapports  avnc  la  nuit,  a  dû 
être  à  l'origine  la  lune,  et    que  les    cmq   Adityas  restants,  leurs 

1.  Plus  lard,  dans  l'Inde  post-védique.  Mitra  est  redevenu  simplement  un  des  noms 
du  Soleil,  mais  grâce  pcut-élre  à  des  inUuences  iraniennes.  M.  Oldenberg  a  donc  fait 
sagement  de  ne  pas.recourjr  à  ces  témoignages. 


ANNÉE     1896  273 

frères  subordonnés,  représentent  les  cinq  moindres  planètes.  Et, 
comme  rien,  ni  chez  les  Iraniens,  ni  chez  les  Indiens  védiques, 
n'autorise  à  leur  supposer  la  connaissance,  la  connaissance  indé- 
pendante surtout  des  petites  planètes,  une  dernière  conséquence 
s'impose  :  que  tout  ce  culte  des  Ameshaspentas  d'un  côté,  des 
Adityas  de  l'autre,  leur  est  venu  du  dehors,  d'un  peuple  plus 
avancé  qu'eux  dans  la  connaissance  du  ciel,  des  Clialdéens  sémites 
ou  accadiens  de  la  Babylonie. 

Cette  thèse  qui,  partiellement,  en  ce  qui  concerne  Varuna  et 
Mitra,  avait  déjà  été  suggérée  par  M.  Hillebrandt  et  formulée 
ensuite  plus  nettement  par  M.  Hardy,  est  présentée  par  M.  Olden- 
berg  avec  une  conviction  profonde  et  avec  non  moins  d'habileté  que 
de  conviction.  Elle  me  laisse  pourtant  incrédule.  J'admets  comme 
lui  la  parenté  originelle  d'Ahuramazda  et  de  Varuna,  des  Ameshas- 
pentas et  des  Adityas,  ainsi  que  la  nature  solaire  du  M ithra  ira- 
nien et  du  Mitra  védique.  Mais  j'ai  peine  à  le  suivre  plus  loin, 
à  croire  que  la  lune,  ce  qu'il  y  a  de  plus  changeant  et  de  plus  irré- 
gulier au  ciel,  ait  fourni  le  prototype  de  la  majesté  immuable  et 
ordonnatrice  de  Varuna,  et  que  toute  cette  religion  des  Adityas 
soit  sortie  d'une  astrolâtrie  d'emprunt  dont  la  signification,  peu 
comprise  peut-être  dès  le  début,  aurait  été  bien  vite  et  si  complè- 
tement oubliée.  Les  Hindous,  que  ce  couple  de  Mitra- Varuna  parait 
avoir  beaucoup  intrigués  et  qui,  comme  M,  Oldenberg,  y  cher- 
chaient deux  pendants,  l'ont  expliqué  de  diverses  façons:/ ils  en  ont 
fait  le  soleil  et  le  feu,  le  jour  et  la  nuit,  jamais,  ce  qui  eût  été  si 
simple,  le  soleil  et  la  lune.  Une  fois  pourtant  {Çatap,  Brâhm.y 
II,  4,  18),  Varuna  est  la  lune  croissante  ;  mais  c'est  que  Mitra  est 
[392]  en  même  temps  la  lune  décroissante,  et,  ce  qui  va  sans 
dire,  M.  Oldenberg  ne  s'en  est  point  fait  un  argument.  Quant 
aux  planètes,  c'est  encore  pis  ;  ils  auraient  oublié  non  seulement 
les  noms,  mais  encore  la  chose,  si  bien  que  plus  tard,  quand  ils 
ont  appris  à  les  connaître  réellement,  ils  leur  auraient  refait  une 
histoire  sous  d'autres  noms  et  avec  des  données  toutes  différentes. 
Il  y  a  d'autres  difficultés  encore,  dont  aucune,  sans  doute,  ne 
fournit  une  objection  péremptoire,  —  les  limites  du  possible  sont 
très  larges  en  pareille  matière,  —  mais  sur  lesquelles  M.  Olden- 
berg, sans  chercher  à  les  déguiser,  a  peut-être  passé  un  peu  légè- 
rement. Non  seulement  Ahuramazda  et  les  Ameshaspentas  n'ont 
plus  absolument  rien  de  planétaire,  les  planètes  chez  les  Iraniens, 
étant  au  contraire  toutes  considérées  comme  mauvaises  et  comme 

Religio>s  de  l'Inde.  —  IV.  18 


274  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

appartenant  à  la  création  d'Ahriman  ;  mais  le  Mithra  iranien  n'est 
pas  un  Amesliaspenta,  ce  qui  porte  ici  le  nombre  des  dieux  en 
question  a  huit  au  lieu  de  sept,  avec  un  de  trop,  et  ne  laisse  pas 
d'être  fâcheux  dans  une  théorie  où  le  chiffre  sept  doit  prouver  tant 
de  choses.  Admettons  pourtant  que  tout  cela  puisse  se  mettre  au 
compte  du  remaniement  systématique  que  le  vieux  panthéon  ira- 
nien a  subi  dans  le  Mazdéisme  avestique.  Malheureusement  les 
choses  ne  sont  pas  beaucoup  plus  claires  dans  le  Veda.  A  côté  des 
sept  fils  d'Aditi,  —  le  nombre  n'est  spécifié  que  deux  fois  dans 
le  Rigveda,  —  il  y  en  a  un  huîl^ème,  Màrtânda,  «  le  produit  de  l'œuf 
mort  »,  que  sa  mère  abandonne,  l'enfant  exposé  de  tant  de  mythes 
solaires.  Et,  en  effet,  d'après  toute  la  tradition,  ce  Màrtânda  est 
le  soleil,  condamné  à  sa  tâche  journalière,  tandis  que  ses  frères 
habitent  l'empyrée  auprès  des  dieux.  Il  y  a  eu  ici,  je  le  veux  bien, 
un  de  ces  cas  si  fréquents  de  contamination  entre  mythes  diffé- 
rents: toujours  est-il  que  le  soleil  était,  parfois  du  moins,  exclu 
du  groupe  des  vrais  Âdityas,  bien  que  Mitra  fit  partie  de  ce 
groupe  et  que,  déjà  dans  le  Rigveda,  Àditya  soit  un  nom  courant 
du  solein.  Et  la  défiance  ne  peut  qu'augmenter,  quand  on  voit,  à 
partir  de  l'Atharvaveda  et  des  Brâhmanas,  le  nombre  des  Âdi- 
tyas porté  d'ordinaire  à  huit  ou  à  douze,  qui  restera  le  nombre 
définitif,  en  rapport,  semble-t-il,  avec  celui  des  douze  mois,  bien 
que  M.  Oldenberg  l'explique  autrement.  Dans  cet  état  flottant  et 
contradictoire  des  données,  M.  Oldenberg  ne  veut  voir  que  la  mise 
en  oubli  de  leur  signification  première  2.  Pour  moi,  c'est  précisé- 
[393]  ment  cet  oubli  si  complet  qui  m'inquiète.  Il  me  semble 
qu'Hindous  et  Iraniens  n'en  seraient  pas  arrivés ^là^  s'ils  avaient 
emprunté  délibérément  une  chose  aussi  concrète  et  aussi  définie 
que  le  culte  des  sept  planètes.  Et,  si  tel  n'a  pas  été  l'emprunt,  si 
comme  M.  Oldenberg  nous  en  laisse  le  choix  il  n'a  porté  peut-être 
que  sur  des  choses  à  moitié  comprises,  je  me  demande  ce  qu'il  a 
pu  être  et  quels  en  auraient  été  les  motifs.  Prétendra-t-on  qu'il 
s'est  imposé  par  la  supériorité  religieuse   et  morale  des  cultes 

1.  Il  semble  que,  de  bonne  heure,  les  Hindous  aient  fait  des  sept  Adityas  autant  de 
soleils.  Cf.  l\igv.,  IX,  114,  3  et  le  commentaire  de  M.  Ludwig,  ad  loc.  Plus  tard, 
quand  ils  ont  élargi  la  liste,  ils  l'on  fait  surtout  avec  des  noms  solaires. 

2.  Cet  oubli,  en  ce  qui  regarde  IVlitra  et  Varuna,  aurait  été  facilité  par  le  fait  que 
les  Hindous  (et  aussi  les  Iraniens)  avaient  déjà  un  dieu  du  soleil  et  un  dieu  de  la 
lune  indigènes,  Sùrya  et  Candramas.  Je  crois  môme  qu'ils  en  avaient  plusieurs,  sans 
que  leurs  souvenirs  se  soient  brouillés  pour  cela.  Mais  pourquoi  auraient-ils  absolu- 
ment oublié  les  planètes  ? 


ANNÉE    1896  275 

d'une  nation  «  arrivée  plus  tôt  que  les  Indo-iraniens  à  la  maturité 
du  sérieux  éthique  ?  »  Je  n'oublie  pas  ce  qu'ont  eu  de  conta- 
gieux les  religions  de  l'Asie  antérieure,  et  je  ne  veux  pas  dire  que 
ce  serait  surfaire  les  dieux  de  Babylone  ;  mais  ce  serait  rabaisser 
peut-être  sans  nécessité  la  noblesse  native  de  deux  peuples  qui 
n'ont  été  surpassés  par  nul  autre  pour  la  conception  profonde  des 
idées  de  loi  et  de  devoir. 

Mais,  aussi  du  côté  de  Babylone,  il  y  a  des  difficultés,  plus 
qu'il  ne  semble  à  première  vue.  Là,  sans  doute,  nous  trouvons  une 
vieille  astrolâtrie  et  des  divinités  groupées  par  sept,  en  rapport 
avec  les  jours  de  la  semaine  et  les  planètes.  Ces  derniers  rapports 
tels  qu'ils  sont  fixés  sous  le  nouvel  empire  babylonien,  l'étaient-ils 
déjà  au  temps  de  l'ancienne  Ghaldée  ?  Cela  parait  douteux.  Mais  ce 
qui  ne  l'est  pas,  c'est  que,  excepté  pour  Sin,  la  lune,  et  Shamash, 
le  soleil,  ces  attributions  astrologiques,  loin  de  résumer  l'être  des 
dieux,  n'en  étaient  qu'un  accessoire  très  secondaire.  Ce  n'est  pas 
parce  qu'ils  étaient  les  régents  de  Mercure,  de  Mars,  de  Jupiter,  de 
Saturne,  de  Vénus,  qu'on  adorait  Nabou,  Nirgal,  Mardouk,  Nindar, 
Ishtar,  —  cette  dernière,  soit  dit  en  passant,  une  déesse  et  qui  a 
laissé  son  sexe  à  sa  planète  partout  où  a  été  reçue  plus  ou  moins 
directement  l'astrologie  babylonienne,  —  mais  parce  qu'ils  étaient 
par  eux-mêmes  de  très  grands  dieux,  très  personnels,  riches  de 
mythes  et  d'attributs.  Et  à  côté,  parfois  au-dessus  d'eux,  parfois 
aussi  confondus  avec  eux,  —  car  les  rangs  et  les  associations  ont 
souvent  changé  dans  ce  panthéon,  —  il  y  avait  d'autres  dieux  très 
grands,  Anou,  Bel,  Ea  ;  d'autres  encore,  sans  compter  les  déesses, 
ayant  ou  n'ayant  pas  parmi  leurs  attributions  des  étoiles  ou  des 
constellations,  sans  que  leur  divinité  en  fût  augmentée  ou  dimi- 
nuée. Que  des  peuples,  qui  n'ont  jamais  été  de  bien  fervents  astro- 
lâtres,  aient  tiré  de  là  une  religion  des  sept  planètes  et  laissé  tout 
le  reste,   me  paraît  une  supposition  peu  probable. 

Je  crois  donc  que  le  plus  sûr  est  de  s'en  tenir,  pour  les  Adityas, 
à  l'ancienne  explication  :  un  roi  suprême  du  ciel,  entouré  de  ses 
[394]  frères  qui  composent  sa  cour  et  dont  un  seul  apparaît  bien 
distinct.  Celui-ci  est  un  dieu  du  soleil.  Qu'étaient  les  autres  ?  Que 
se  cache-t-il  derrière  leurs  noms  abstraits  ?  Des  astres  ?  Peut-être. 
Quant  à  y  voir  des  planètes,  le  nombre  sept,  qui  revient  si  sou- 
vent et  à  tant  de  propos  dans  l'arithmétique  religieuse,  est  un 
appui  bien  peu  solide  pour  supporter  le  poids  d'une  aussi  grosse 
hypothèse,   auquel  viendrait    aussitôt    et  forcément  s'ajouter  ce- 


276  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

lui  de  l'hypothèse  plus  grosse  encore  d'une  origine  étrangère  ^ 
Les  Âdityas  n'ont  pas  de  père,  du  moins  dans  le  Veda,  qui  ne 
connaît  que  leur  mère,  Aditi.  Sur  elle,  les  auteurs  des  Hymnes  ont 
entassé  beaucoup  de  métaphores  et  de  spéculations  parfois  gran- 
dioses, aussi  toute  sorte  de  formules  d'un  mysticisme  amphigou- 
rique. Elle  est  ainsi  devenue  de  bonne  heure  une  sorte  d'entité 
universelle,  de  matrice  commune  des  êtres.  Quand  ils  en  parlent 
plus  sobrement,  elle  est  une  abstraction  personnifiée.  Le  nom  parait 
signifiera  absence  de  lien,  liberté»,  et  elle  délivre  en  effet  de 
tout  ce  qui  lie,  du  malheur,  o^  la  captivité,  de  la  faute  surtout  et 
du  péché.  Ainsi  conçue,  Aditi  est  en  quelque  sorte  le  reflet  des 
Âdityas,  et,  comme  M.  Oldenberg  l'admet  après  Darmesteter,  elle 
est  plus  jeune  que  ses  fils.  Mais  en  même  temps,  derrière  cette 
signification  abstraite,  il  en  soupçonne  une  autre,  infiniment  plus 
ancienne.  Il  remarque,  en  effet,  qu'Aditi  est  un  nom  de  la  vache, 
de  la  créature  nourricière  et  maternelle  par  excellence,  et  il  nous 
fait  ainsi  entrevoir  la  conception  très  lointaine  et  toute  primitive 
d'une  vache  mère  du  soleil  et  des  dieux.  J'ajoute  que  l'identifica- 
tion assez  fréquente,  dans  les  textes  postérieurs,  d' Aditi  avec  la 
Terre  pourrait  bien,  elle  aussi,  être  une  conception  ancienne,  qui 
ne  serait  nullement  en    contradiction  avec  la  première. 

Quelles  qu'aient  été  du  reste  l'origine  et  la  signification  pre- 
mière des  Âdityas,  leur  rôle  dans  le  Veda  n'est  pas  douteux:  ils 
sont  les  mainteneurs  et  les  vengeurs  du  rita.  Le  sens  initial  exact 
du  mot  est  incertain,  — M.  Oldenberg  est  pour  celui  de  Bewegung^ 
[395]  «  mouvement  »,  —  mais  ce  que  le  mot  signifie  dans  les 
textes  ne  l'est  pas.  C'est  l'ordre  dans  le  monde  physique,  la  marche 
régulière  mais  aussi  merveilleuse  des  choses,  depuis  les  plus 
grandes  jusqu'aux  plus  petites  ;  dans  l'homme,  c'est  le  juste,  le 
vrai  ;  son  opposé  anrita  est  le  faux.  Il  couvre  ainsi  à  peu  près 
tout  ce   que   la  langue  postérieure   exprimera  par   dharma.  Les 

1.  Cet  article  était  à  l'imprimerie,  quand  j'ai  reçu  de  M.  Oldenberg  celui  qu'il  vient 
de  publier  dans  le  Zeitschr.  d.  deutsch.  Morgenl.  Gesellsch.,  en  réponse  aux  critiques  de 
M.  von  Schroeder  et  surtout  de  M.  Pischel,  ces  dernières  beaucoup  plus  radicales 
que  les  miennes.  Je  n'ai  Jamais  douté  delà  très  sérieuse  valeur  de  la  thèse  de  M.  Olden- 
berg et  j'accorde  volontiers  aussi  que,  en  pareille  matière  et  à  pareille  distance,  tout 
est  possible.  Mais  je  dois  dire  que,  sur  le  point  essentiel  du  débat,  l'origine  plané- 
taire et,  par  conséquent,  étrangère  des  Adityas,  la  nouvelle  démonstration  n'a  pas 
plus  que  la  première  réussi  à  vaincre  mon  incrédulité.  Gomme  détail,  j'ajouterai  seu- 
lement que  M.  Oldenberg  pense  trouver  une  mention  des  planètes  dans  les  sapta  diço 
nànâsûryâh  de  R.  V.  IX,  114,  3  et  que,  dans  Mârlûnda,  il  soupçonne  une  allusion  aux 
étoiles  fixes. 


ANNÉE    1896  277 

pages  dans  lesquelles  M.  Oldenberg,  ici  et  à  la  fin  de  la  section, 
a  étudié  cette  conception  et  tout  ce  qui  s'y  rattache,  comptent  parmi 
les  plus  belles  du  livre.  Le  rita  se  manifeste  en  toutes  choses,  mais 
principalement  dans  les  phénomènes  du  ciel,  qui  donnent  la  vision 
même  de  l'ordre  éternel,  et  dans  les  cérémonies  du  culte,  qui  en 
sont  la  condition.  Il  est  ainsi  plus  ou  moins  localisé  :  on  parle  de 
sa  source,  de  ses  voies,  de  ses  demeures,  de  sa  matrice,  expres- 
sion qui  très  souvent  désigne  l'autel.  Mais  on  ne  le  personnifie  pas  ; 
toute  la  conception  incline  plutôt  vers  le  panthéisme.  On  ne  le  prie 
pas,  on  ne  lui  sacrifie  pas,  pas  plus  que  les  Grecs  ne  le  faisaient 
pour  la  MoTpa.  Ses  rapports  avec  les  dieux,  particulièrement  avec 
Varuna  et  les  Adityas,  rappellent  aussi  ceux  de  Zeu?  et  de  la  MoT^a. 
Leur  volonté,  leurs  décrets  et  ordonnances  se  confondent  avec  le 
ritUy  sont  le  rita  même  ;  mais  tantôt  ils  le  maintiennent,  tantôt  ils 
le  fondent  et  l'établissent  ;  tantôt  ils  en  sont  les  maîtres  et  tantôt 
les  serviteurs.  Toute  créature  qui  le  viole  tombe  sous  leur  colère. 
Et  ici  surtout  se  révèle  le  caractère  particulier  de  ces  dieux,  no- 
tamment de  Varuna.  Tous  les  grands  dieux  du  Veda  sont  des 
amis  et  des  défenseurs  du  rita  ;  mais  on  est  vis-à-vis  d'eux  d'un 
optimisme  facile.  Sauf  Rudra  peut-être,  ils  sont  bons  et  bienveil- 
lants; mais  plutôt  généreux  que  justes,  ils  ne  sont  pas  foncière- 
ment moraux.  Varuna  et  les  Adityas,  au  contraire,  scrutent  les 
actes  et  leurs  motifs,  ils  recherchent  le  péché. 

Le  péché,  enas^  agha,  est  conçu  de  deux  façons.  D'une  part  il 
produit  de  lui-même  son  châtiment.  Gomme  le  malheur,  la  maladie, 
la  possession,  la  souillure,  les  mauvais  rêves,  il  s'empare  de 
l'homme  à  son  insu  ;  il  est  un  lien,  un  filet.  Même  involontaire, 
commis  dans  le  sommeil,  il  n'en  est  pas  moins  le  péché.  Gomme 
la  maladie,  il  peut  se  communiquer  à  d'autres,  à  des  innocents  ; 
il  passe  du  père  au  fils  et  peut  être  hérité.  Un  mauvais  présage, 
un  accident  survenu  durant  le  sacrifice  rendent  impur  et  coupable. 
«  Les  dieux,  dit  une  vieille  formule,  ont  essuyé  leur  péché  sur 
Trita,  Trita  l'a  essuyé  sur  les  hommes.  »  Aussi  le  péché  d'autrui 
est-il  aussi  redoutable  que  le  péché  propre  et,  réciproquement,  s'ef- 
force-t-on  à  passer  à  un  ennemi  celui  qu'on  a  commis  soi-même. 
Le  péché  ou  la  coulpe  est  donc  conçu  comme  quelque  chose  de 
concret,  comme  une  substance  ou,  selon  l'expression  de  M.  Olden- 
berg, un  fluide  pénétrant  sa  victime,  conception  qui  se  traduit  dans 
[396]  un  grand  nombre  de  pratiques  du  culte.  Sa  conséquence 
fatale  est  la  maladie,  la  folie,  la  mort.  D'autre  part,  le  péché  est 


278  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

châtié  par  les  dieux,  par  Varuna  surtout,  dont  il  viole  les  ordon- 
nances et  dont  il  provoque  la  colère.  Ses  guetteurs  lui  dénoncent 
le  coupable  ;  ses  druJtas^  qui  rappellent  les  Erinnyes,  s'attachent  à 
le  poursuivre;  lui-même  l'enlace  dans  son  filet;  au  besoin,  il 
ruse  avec  lui  et  lui  tend  des  pièges.  Il  peut  revêtir  ainsi  un  carac- 
tère malin  et  cruel,  et  Agni,  par  exemple,  est  invoqué  pour  dé- 
tourner ses  ruses  vengeresses.  Les  Hymnes  eux-mêmes  sont  dis- 
crets sur  ce  côté  de  sa  nature,  qui  s'affirme  davantage  dans  les 
écrits  postérieurs.  Par  contre,  ils  proclament  hautement  que  le  dieu 
pardonne  au  coupable  qui  se'Vepent.  D'autres  dieux,  Agni  surtout, 
à  un  moiadre  degré  Indra,  apparaissent  à  l'occasion  dans  ce  rôle 
de  justicier.  Mais,  en  somme,  c'est  là  la  religion  de  Varuna  et  des 
Adityas.  On  ne  peut  lui  refuser  un  caractère  de  sévère  grandeur  ; 
il  ne  faudrait  pourtant  pas,  ainsi  que  le  remarque  M.  Oldenberg, 
se  l'exagérer.  D'une  part,  cette  morale  n'est  pas  bien  compréhen- 
sive  ;  contre  l'ennemi,  par  exemple,  elle  n'impose  pas  beaucoup 
de  scrupules;  d'autre  part,  ce  qui  domine,  c'est  la  crainte  plutôt 
que  la  vraie  contrition.  La  remarque  est  juste,  et  tout  ce  que 
M.  Oldenberg  a  exposé  devait  être  dit.  Mais  —  et  c'est  la  seule 
réserve  que  je  ferai  à  cette  forte  et  belle  étude  —  il  ne  faut  pas 
oublier  non  plus  qu'on  retrouverait  une  bonne  part  de  tout  cela 
dans  nos  propres  habitudes  de  langage,  dans  nos  usages,  dans 
nos  préjugés,  jusque  dans  certaines  pratiques  de  l'Eglise  ;  et,  d'un 
autre  côté,  il  y  a  dans  quelques-uns  de  ces  hymnes  à  Varuna  une 
expression  si  vraie,  si  profonde  du  remords,  si  voisine  de  l'accent 
de  certains  psaumes,  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que,  parmi 
les  Hindous  d'alors,  quelques-uns  du  moins  ont  pressenti  les  sen- 
timents de  la  conscience  chrétienne. 

Heureusement  les  autres  dieux  du  panthéon  m'arrêteront  moins 
longtemps  que  les  Âdityas.  Le  couple  jumeau  des  Açvins,  «  las  pos- 
sesseurs de  chevaux  »,  les  fils  de  la  cavale,  sont  des  divinités  ma- 
tinales dans  les  Hymnes  et  dans  le  culte.  Ils  devancent  le  soleil  et, 
chaque  jour,  ils  font  avec  lui  le  tour  du  ciel.  Ils  sont  les  fiancés  ou 
les  garçons  de  noce  de  Sûryâ,  la  déesse  Soleil,  ou  de  la  fille  du 
Soleil,  comme,  dans  les  chants  des  Lettes,  l'étoile  du  matin  est 
l'amant  de  la  vierge  solaire.  Ils  sont  indo-européens.  M.  Olden- 
berg, après  d'autres,  les  identifie  avec  les  Dioscures,  les  frères 
d'Hélène,  et  voit  en  eux  la  personnification  de  l'étoile  du  matin  et 
de  l'étoile  du  soir.  La  difficulté  de  Fexpli'cation  est  que  les  Açvins 
paraissent  inséparables,  tandis  que  les  deux  étoiles  du  matin  et  du 


ANNÉE    1896  279 

soir  sont  à  jamais  séparées.  Mais  il  montre  que,  dans  le  Veda 
[397]  même,  ily  a  des  traces  d'un  iVçvin  du  matin  et  d'un  Açvin 
du  soir,  et,  par  une  ingénieuse  discussion  des  données,  par  une 
appréciation  tout  aussi  fine  des  procédés  du  travail  mythique,  il 
fait  voir  comment  le  mythe  a  pu  aboutir  à  cette  déformation,  qu'il 
a  du  reste  aussi  subie  chez  les  Grecs.  Les  Dioscures,  en  effet, 
sont  bien  séparés,  mais  de^  telle  façon  qu'ils  apparaissent  au  ciel 
alternativement,  de  deux  jours  l'un,  ce  qui  n'est  pas  plus  conforme 
à  la  réalité.  Les  Açvins  sont  tout  aimables,  comme  l'Aurore,  à 
laquelle  les  unit  un  lien  de  vague  fraternité,  comme  enfants  du  ciel, 
et  qui  est  aussi  parfois  leur  fiancée.  Ils  sont  bienfaisants  comme  elle, 
ils  apportent  la  rosée  et  sont  libérateurs  de  tout  péril,  en  parti- 
culier du  péril  de  mer,  comme  les  Dioscures.  Déjà  dans  le  Veda, 
ils  sont  des  médecins  célestes,  ce  qui  restera  plus  tard  leur  fonc- 
tion spéciale.  J'ai  déjà  dit  que,  contrairement  à  M.  Oldenberg,  je 
vois  des  mythes  naturalistes  et  solaires  dans  plusieurs  des  cures 
et  sauvetages  opérés  par  les  Açvins. 

Je  ne  reviendrai  pas  non  plus  sur  Vâyu,  Vâta,  le  dieu  du  vent, 
sur  Parjanya,  le  dieu  de  l'orage  et  de  la  pluie,  qu'on  a  depuis 
longtemps  rapproché  du  Perkunas  lithuanien  et  du  Fiôrgyn  Scan- 
dinave, sur  Brihaspati  ou  Brahmanaspati,  le  prêtre  divinisé,  ni  sur 
Vishnu,  Pùshan,  Savitri  et  Tvashtri,  que  M.  Oldenberg  entend 
expliquer  uniquement  par  leurs  fonctions,  et  dans  lesquels  je  per- 
siste, avec  toute  la  tradition,  à  reconnaître  des  dieux  d'origine 
solaire.  Le  plus  énigmatique  parmi  eux,  Tvashtri,  a  pour  rivaux 
trois  personnages  tous  aussi  énigmatiques,  les  Riblius,  artisans 
merveilleux  comme  lui,  à  qui  leurs  ouvrages  ont  valu  d'être  admis 
parmi  les  dieux.  On  les  a  rapprochés  des  Elbes,  ce  qui  n'avance 
pas  à  gfand'chose.  M.  Oldenberg  a  soigneusement  recueilli  les 
données,  sans  risquer  de  nouvelles  conjectures. 

Mais  je  suis  obligé  de  m'arrêter  un  peu  plus  longtemps  aux  Ma- 
rutset  à  leur  père  Piudra.  La  troupe  ou  les  sept  troupes  des  Maruts 
ou  Rudras  sont,  aussi  pour  M.  Oldenberg,  les  dieux  de  l'ouragan. 
Les  descriptions  que  font  d'eux  les  Hymnes  et  qui  cadrent  si  par- 
faitement avec  les  débuts  et  le  déchaînement  de  la  mousson,  ne 
laissent  aucun  doute  à  cet  égard.  Malgré  leur  violence,  ils  sont 
bons  et  bienfaisants;  ils  assistent  Indra  dans  ses  batailles,  ils 
abreuvent  la  terre  de  fécondes  ondées,  ils  n'ont  rien  de  sinistre. 
Sans  l'assonance  de  leur  nom  avec  la  racine  mar  «  mourir»,  per- 
sonne n'eût  probablement  cherché  en  eux  les  trépassés.  Dans  la 


280  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

littérature  postérieure,  qui  les  a  toujours  distingués  des  ganas  de 
Çiva,  avec  lesquels  ils  n'ont  aucune  affinité  réelle,  ils  n'ont  jamais 
pris  cette  signification  et  M.  Oldenberg  ne  la  leur  reconnait  pas 
non  plus  dans  le  Veda.  Mais  il  admet  un  certain  rapport  possible 
[398]  à  l'origine.  C'est  beaucoup  accorder.  Le  père  des  Maruts 
est  Rudra,  qui  les  a  engendrés  en  Priçni,  la  vache  tachetée,  sans 
doute  la  nuée  orageuse,  dont  il  est  lui-même  aussi  parfois  le  fils. 
Rudra  est  un  très  grand  dieu,  bien  que  rarement  invoqué,  le  plus 
beau  des  dieux,  avec  sa  chevelure  d'or.  Il  trône  sur  les  monta- 
gnes, il  est  le  seigneur  et  le  |>rotecteur  du  bétail,  il  est  armé  d'une 
lance  ou  de  flèches  qui  paraissent  être  la  foudre  et,  pour  les  hommes 
et  pour  les  animaux,  il  est  le  possesseur  des  meilleurs  remèdes. 
Tous  ces  traits  étant  aussi  plus  ou  moins  communs  aux  Maruts, 
il  ne  semble  pas  qu'il  faille  établir  une  distinction  radicale  entre  lui 
et  ses  fils,  bien  que  leur  association  ne  soit  pas  autrement  mar- 
quée dans  les  Hymnes.  Aussi  a-t-on  généralement  reconnu  en  lui 
un  dieu  de  Forage  ;  dans  le  Veda  même,  il  est  confondu  avec  Yâyu. 
Et  ce  caractère  n'est  pas  en  désaccord  avec  le  côté  terrible  de  sa 
nature.  Déjà  dans  les  Hymnes,  Rudra  est  en  effet  un  dieu  qu'on 
invoque  en  tremblant,  dont  on  cherche  avant  tout  à  détourner  la 
colère.  Ses  traits  infligent  les  prompts  et  mystérieux  trépas.  H  est 
l'Apollon  du  premier  livre  de  l'Iliade,  lançant  la  peste  sur  le  camp 
des  Achéens,  et  tout  fait  supposer  que  les  Hymnes  ne  nous  ont 
pas  tout  dit  sur  son  compte.  Mais  avec  toutes  les  réticences  possi- 
bles, je  ne  crois  pas  qu'ils  nous  autorisent  à  voir  en  lui  un  dieu 
absolument  méchant,  sinistre,  de  mauvais  augure,  avec  lequel  on  a 
hâte  de  régler  son  compte  afin  de  s'en  débarrasser  au  plus  vite.  Tel 
est  pourtant  le  Rudra  que  nous  présente  M.  Oldenberg,  à  l'aide,  il 
est  vrai,  des  textes  védiques  plus  jeunes.  Là,  en  effet,  nous  trou- 
vons un  tout  autre  Rudra,  un  être  formidable,  très  complexe,  très 
puissant  pour  le  bien,  quand  il  consent  à  le  faire  ou,  seulement, 
à  ne  pas  faire  de  mal,  mais  avant  tout  sinistre,  armé  de  toutes  les 
terreurs,  «  formé,  comme  il  est  dit  dans  un  Brâhmana,  de  toutes 
les  énergies  redoutables  des  autres  dieux  » ,  bravant  et  violentant 
les  plus  grandes  divinités,  qu'on  cherche  à  apaiser  sous  mille 
noms,  parce  qu'on  évite  de  prononcer  le  sien,  partout  présent,  mais 
hantant  de  préférence  les  solitudes ^  les  carrefours,  les  cimetières, 
avec  ses  légions  de  démons,  de  vampires,  de  revenants,  bref  et 
sauf  les  éléments  qu'y  ajoutera  la  spéculation,  déjà  la  monstrueuse 
figure  du  Mahâdeva,    du   «  Grand  Dieu  »   de   l'Hindouisme.  Ce 


ANNÉE    1896  281 

n'est  plus  là  évidemment  un  dieu  de  l'orage,  et  l'on  conçoit  que 
M.  Oldenberg  le  définisse  comme  un  dieu  des  montagnes  person- 
nifiant les  mystères  et  les  terreurs  des  bois  et  des  grandes  soli- 
tudes, envoyant  de  là  l'abondance,  mais  aussi  les  cataclysmes,  les 
fièvres,  les  épidémies,  et  assumant  le  caractère  d'un  chef  des  dé- 
mons et  des  trépassés.  L'image  qu'il  en  donne  est  tracée  de  main 
de  maître;  je  doute  seulement  qu'il  soit  bien  légitime  de  la  trans- 
[399]  porter  ainsi  tout  entière  dans  les  Hymnes.  Quelque  conti- 
nuité qu'on  reconnaisse  à  la  tradition,  il  faut  avouer  que  des 
Hymnes  aux  Bràhmanas,  il  s'est  fait  de  grands  changements.  La 
liturgie  n'est  plus  la  même,  bien  qu'elle  se  compose  des  mêmes 
matériaux,  et  les  dieux  non  plus  ne  sont  les  mêmes.  Hs  passent 
maintenant  devant  nous  comme  des  fantômes,  même  les  plus  grands, 
tous,  excepté  le  seul  Rudra,  qui,  lui,  est  bien  vivant  et  tel  que 
nous  le  dépeint  M.  Oldenberg.  Mais  ce  Rudra  existait-il  déjà  à 
l'époque  des  Hymnes  ?  Les  éléments  dont  il  est  formé  existaient 
sans  nul  doute  ;  mais  s'étaient-ils  déjà  réunis  et  fondus  en  une 
seule  grande  figure  d'un  dieu  ?  Bhava  et  Çarva,  par  exemple,  ne 
sont  pas  absorbés  encore  dans  l'Atharvaveda  ;  ailleurs,  plusieurs 
de  ses  attributions  sont  encore  données  à  Agni,  et,  dans  beaucoup 
de  passages  des  Bràhmanas,  il  y  a  le  souvenir  des  progrès  de  son 
culte.  Une  légende  épique,  mais  dont  les  racines  sont  bien  plus 
anciennes,  raconte  comment,  le  patriarche  Daksha  ayant  invité  à 
son  sacrifice  tous  les  dieux,  à  l'exclusion  de  Rudra,  celui-ci  vint 
jeter  l'épouvante  dans  l'assemblée  et,  dans  sa  fureur,  eût  exter- 
miné ciel  et  terre,  si  l'on  ne  s'était  empressé  de  l'admettre.  J'ima- 
gine que  les  choses  se  seraient  passées  de  même  à  l'époque  des 
Hymnes  et  que  Rudra  y  tiendrait  maintenant  une  place  autrement 
large  *,  s'il  avait  été  déjà  doubléjde  la  formidable  figure  qu'a  évo- 
quée M.  Oldenberg. 

La  religion  védique  est  essentiellement  une  religion  de  mâles. 
Le  culte  de  l'énergie  femelle  se  retrouve  bien  dans  toutes  ces  fi- 
gures de  Vaches,  de  Cavales,  de  Femmes  des  eaux,  mais  à  l'état 
d'une  conception  vague  et  latente,  et  ce  n'est  que  vers  la  fin  qu'on 
le  sent  vraiment  grandir.  Les  déesses  proprement  dites  n'ont  qu'un 
rôle  effacé  :   Indrânî,  Agnâyî,  Yarunânî  ne   sont  guère  que  des 

1.  Le  fait  que  les  Maruts  tiennent  plus  de  place  dans  les  Hymnes  que  Rudra  peut 
s'expliquer  encore  autrement  que  par  le  caractère  sinistre  et  de  mauvais  augure  du 
dieu.  Leur  culte  semble  avoir  été  une  dépendance  de  celui  d'Indra,  dont  ils  sont  les 
compagnons. 


282  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

noms,  et  Aditi  elle-même  n'est  que  le  reflet  de  ses  fils.  Comme  le 
dit  fort  justement  M.  Oldenberg,  «  il  n'y  a  point  là  d'Astarté,  ni 
ce  mélange  du  «anctuaire  et  du  lupanar  qui  caractérise  les  reli- 
gions sémitiques  ».  Yàc,  la  Parole  sainte,  n'est  qu'une  abstraction, 
et  Ushas,  la  brillante  Aurore,  si  souvent  invoquée  et  bénie,  esta 
peine  une  personnification,  tant  elle  est  restée  transparente. 

Et  à  l'exception  d'Agni  et  de  Soma,  on  peut  en  dire  autant  de 
toutes  les  divinités  restées  franchement  naturalistes.  Ni  Dyaus  pitâ, 
le  Ciel  père,  ni  Prthivi  mata,  la  .Terre  mère,  vénérés  encore  comme 
les  parents  de  toutes  choses^* ni  Sûrya,  le  Soleil,  ni  Candramas,  la 
Lune,  ne  sont  restés  ou  n'ont  passé  au  premier  plan.  On  dirait 
[400]  même,  en  lisant  M.  Oldenberg,  que  les  Hindous  d'alors 
n'avaient  plus  à  proprement  parler  de  culte  du  soleil  et  de  la  lune, 
puisque  selon  lui,  Savitri,  Yishnu,  Pûshan,  Soma,  d'autres  encore 
n'ont  jamais  eu  cette  signification,  et  que  Mitra  et  Varuna,  de  son 
propre  aveu,  ne  l'avaient  plus.  A  plus  forte  raison  arrivons-nous  à 
des  divinités  d'ordre  inférieur  avec  celles  des  montagnes  et  des 
fleuves.  Très  grand  sans  doute  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  leur 
rôle  se  réduit  à  peu  de  chose  dans  la  religion  officielle  et*  si  l'une 
d'elles,  Sarasvati,  une  rivière,  est  arrivée  à  y  tenir  plus  de  place, 
c'est  qu'elle  s'est  enrichie  d'attributions  plus  hautes  et  qu'elle  est 
devenue  la  protectrice  et  Tinspiratrice  de  la  prière.  De  même  les 
Apas,  les  Eaux  en  général,  honorées  comme  purifiantes,  nourri- 
cières et  maternelles,  ont  bénéficié  d'une  sorte  d'auréole  mystique 
par  suite  de  leur  emploi  rituel  sous  la  forme  de  libations. 

Une  classe  pourtant  de  divinités  des  eaux,  mais  qui  appartient 
décidément  à  l'ordre  des  génies,  a  été  l'objet  d'une  personnifica- 
tion plus  complète,  les  Apsaras,  qu'on  trouve  presque  toujours 
associées  à  leurs  amants,  les  Gandharvas.  La  signification  des 
premières,  «  celles  qui  glissent  sur  les  eaux  »,  n'est  pas  douteuse: 
ce  sont  les  ondines  de  l'Inde.  Celle  des  Gandharvas  est  beaucoup 
plus  incertaine.  M.  Oldenberg  les  définit  des  génies  de  l'air,  lumi- 
neux, aimables,  mais  avec  un  fond  de  malice  et  pouvant  devenir 
dangereux.  Ils  sont  indo-iraniens,  mais  non  indo-européens,  et  le 
rapprochement  qu'on  en  a  fait  avec  les  Centaures  doit  être  aban- 
donné. Il  ne  va  pas  plus  loin.  Je  crois  pourtant  que,  des  données 
mêmes  qu'il  a  soigneusement  recueillies,  on  peut  tirer  quelque 
chose  de  plus.  Non  seulement  Agni,  les  lîiétéorès,  l'arc-en-ciel, 
mais  la  lune  et  les  constellations  sont  d'assez  bonne  heure  comptés 
parmi  les  Gandharvas.  Et  ceci  parait  être  confirmé  par  les  anciens 


ANNÉE  1896  283 

textes.  Dans  les  Hymnes,  le  mot  est  presque  toujours  employé  au 
singulier  et  désigne  certainement  des  personnages  plus  grands  que 
de  simples  génies  atmosphériques.  Yama  et  sa  sœur  Yamî  sont 
les  enfants  du  Gandharva,  et  ce  Gandharva  est  Yivasvant,  le  so- 
leil. D'autre  part,  comme  dans  l'Avesta,  le  Gandharva  est  le 
premier  possesseur  et  le  gardien  du  Soma  céleste,  et  ce  même  Gan- 
dharva Yiçvâvasu  préside  à  la  puberté  des  femmes  et  à  la  mens- 
truation. Si  l'on  ajoute  à  c^la  et  aussi  à  ce  qui  a  été  dit  précédem- 
ment du  Soma  céleste,  que  les  Gandharvas  infligent  l'hystérie  et 
la  folie,  qu'ils  rendent  lunatiques,  on  accordera  que  la  lune  aussi 
a  été  tenue  pour  un  Gandharva.  Le  mot,  quelle  qu'en  soit  l'étymo- 
logie,  parait  donc,  dans  l'Inde  du  moins,  avoir  eu  une  signification 
assez  large  pour  comprendre  des  êtres  très  divers,  assez  large 
aussi  pour  ne  pas  exclure  un  rapport  de  parenté  avec  le  grec 
[401 J  x£VTaup(K.  Dans  les  textes  plus  jeunes,  les  Gandharvas  parais- 
sent surtout  au  pluriel  :  l'Atharvaveda  porte  leur  nombre  à  6.333. 
Gomme  habitants  du  monde  sublunaire,  ils  séjournent  aussi  dans 
les  eaux  (feux  follets,  les  étoiles  qui  s'y  mirent  ?)  auprès  des 
Apsaras  et  dans  les  grands  arbres,  où  ils  se  livrent  avec  elles  au 
jeu  de  la  balançoire.  Ils  poursuivent  aussi  les  femmes  et  se  font 
incubes.  De  leur  côté  les  Apsaras,  comme  Thétis  et  Mélusine, 
contracte-nt  des  unions  avec  des  mortels  :  ainsi  Urvaçi,  la  Psyché 
indienne,  avec  Purùravas,  déjà  dans  le  Rigveda,  plus  tard  Çakun- 
talâ  et  beaucoup  d'autres.  Dans  la  littérature  classique,  Gandhar- 
vas et  Apsaras  sont  les  musiciens  et  les  danseuses  de  la  cour 
d'Indra.  M.  Oldenberg  regarde  avec  raison  comme  secondaire  le 
sens  de  «  germe  vital,  fœtus  »,  ({mq  gandharva  a  pris  dans  la  lit- 
térature bouddhique  et  chez  des  lexicographes,  sens  dans  lequel 
M.  Pischel  a  voulu  voir  la  signification  primitive. 

Des  Gandharvas  et  des  Apsaras  aux  génies  des  arbres  et  des 
plantes  il  n'y  a  qu'un  pas.  Déjà  dans  les  Hymnes,  on  rend  hom- 
mage aux  plantes  pour  leurs  vertus  salutaires;  Soma  est  leur  roi, 
et  l'Atharvaveda  exalte  leurs  énergies  magiques.  Celles  qui  ser- 
vent dans  le  culte  sont  naturellement  sacrées:  quand  on  les  coupe, 
on  leur  adresse  des  formules  propitiatoires  ;  le  yûpa^  le  poteau 
du  sacrifice,  est  une  divinité.  Mais  en  dehors  du  culte  aussi,  les 
grands  arbres,  les  «  seigneurs  de  la  forêt  »  ont  quelque  chose  de 
divin;  quand  on  passe  auprès  d'eux,  on  les  adore.  La  forêt,  de 
même,  est  sacrée,  et  le  Rigveda  a  conservé  un  hymne  a  Aranyânî, 
((  la  dame  des  bois  » ,  où  le  charme  de  ses  mystères  est  exprimé 


284  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

avec  une  religieuse  poésie.  Mais  c'est  surtout  la  littérature  boud- 
dhique qui  a  fourni  à  M.  Oldenberg  d'abondants  témoignages  de 
cette  religion  champêtre,  restée  vivace  jusqu'à  nos  jours  dans  les 
croyances  et  dans  les  usages  de  l'Inde,  religion  familière  de 
dryades  et  d'esprits  protecteurs  avec  laquelle  contrastent  d'autres 
croyances,  restées  tout  aussi  tenaces,  aux  géants,  aux  ogres  et 
autres  personnifications  des  terreurs  des  bois  ;  car,  si  ingénieuse 
qu'ait  été  l'imagination  de  l'Inde  à  peupler  le  monde  de  génies 
aimables  et  bienfaisants,  elle  a  encore  mieux  réussi  à  le  remplir  de 
démons  et  de  puissances  ho'Stiles.  Je  n'essaierai  pas  de  faire  le  dé- 
pouillement de  la  riche  collection  de  ces  êtres  sinistres  qu'a  réunie 
M.  Oldenberg  et  dans  laquelle  se  reconnaissent  bien  des  figures 
familières  aussi  à  notre  Occident.  C'est  encore  la  littérature  boud- 
dhique qui  lui  en  a  fourni  une  bonne  part,  sans  qu'on  puisse 
l'accuser  d'anachronisme  ;  car  ces  choses-là  se  rencontrent  et  se 
ressemblent  partout  et  de  tout  temps.  Je  signalerai  seulement  la 
part  qu'il  fait  dans  ce  pandémonium  aux  âmes  des  morts.  C'est  là 
un  rapport  jusqu'ici  peu  noté  et  qu'il  a  rendu  vraisemblable. 
[402]  Restent  les  hommes.  D'où  viennent-ils?  A  cette  question 
il  est  fait  diverses  réponses.  Parfois  on  sait  vaguement  qu'ils  sont 
de  même  origine  que  les  dieux,  qu'ils  sont,  comme  tous  les  êtres 
vivants,  les  enfants  du  Ciel  et  de  la  Terre.  Ailleurs  c'est  Agni  qui 
est  leur  ancêtre.  Une  autre  fois,  ils  sont  issus,  ainsi  que  toute  la 
création,  des  membres  d'un  géant  primordial  offert  en  sacrifice 
par  les  dieux.  Il  y  a  aussi  des  traces  de  récits  plus  circonstanciés  : 
Vivasvant,  le  premier  sacrificateur,  est  le  grand  aïeul.  De  lui  sont 
nés  les  jumeaux  Yama  et  Yami,  le  premier  couple  ;  mais  il  ne  nous 
est  rien  dit  de  leur  postérité.  C'est  M  anus  pitâ,  le  père  Manu,  pro- 
bablement leur  frère,  qui  perpétue  la  race.  Quant  à  Yama,  «  le 
premier  qui  foula  les  routes  de  la  mort  »,  il  est  allé  au  loin  régner 
sur  les  bienheureux.  Ces  figures  ont  fortement  subi  la  transforma- 
tion légendaire  et  M.  Oldenberg  a  toute  raison  de  voir  là  les  frag- 
ments d'une  épopée  perdue.  Mais,  quand  il  va  plus  loin,  quand, 
transportant  cette  sorte  d'evhémérisme  dans  la  conception  pre- 
mière, il  repousse  toute  interprétation  naturaliste  de  ces  très  vieilles 
figures,  je  ne  puis  plus  le  suivre.  Sans  doute,  ni  Vivasvant,  ni  Manu 
ne  sont  restés  des  dieux  proprement  dits  ;  le  premier  paraît  même 
une  fois  être  rangé  expressément  parmi  les  martyas^  les  mortels. 
Mais  il  est  aussi  «  le  Gandharva  qui  réside  dans  les  eaux  »,  il 
est  peut-être  le  père  des  Açvins  ;  son  fils  Yama  est  le  dieu  des 


ANNÉE    1896  285 

morts  et  n'a  pas  été  nécessairement  un  homme  pour  avoir  passé 
lui-même  par  la  mort.  Je  ne  vois  donc  aucune  raison  de  rejeter  le 
témoignage  de  la  tradition  postérieure  qui  a  toujours  reconnu  en 
Vivasvant  le  soleil.  A  côté  de  ces  légendes  concernant  l'origine 
générale  de  l'espèce,  on  voit  que  certaines  familles  revendiquaient 
des  origines  particulières,  entre  autres  les  familles  sacerdotales, 
qui  se  disaient  issues  des  Sept  sacrificateurs,  des  Sept  rishis,  eux- 
mêmes  de  naissance  divine  ;  ou  encore  des  Angiras,  qualifiés  de 
«  fils  du  ciel  »  [divah  putrâh,  hio-{evdç).  Mais  ici  les  données  sont  si 
fragmentaires  et  si  confuses,  qu'il  serait  téméraire  de  vouloir  les 
résumer  en  peu  de  mots. 


{Journal  des  Savants,  août  1896.) 

[471]  Les  sections  III  et  IV,  où  M.  Oldenberg  a  traité  du  culte, 
sont  la  partie  la  plus  neuve  de  l'ouvrage,  mais  la  plus  difficile  à 
analyser.  La  description  qu'il  donne  de  ce  culte  est  elle-même  déjà 
très  condensée.  Le  jugement  qu'il  en  porte  se  dégage  chemin  fai- 
sant d'une  énorme  masse  de  faits  choisis  et  groupés  avec  soin,  et 
ces  faits,  déjà  ramenés  dans  le  livre  même  à  leurs  traits  essentiels, 
sont  en  outre  d'une  nature  si  spéciale  que  l'analyse,  si  elle  doit 
rester  intelligible,  ne  saurait  y  faire  simplement  allusion:  elle 
devrait  préciser  et  expliquer.  Si,  malgé  cela,  un  résumé  est  pos- 
sible, c'est  grâce  à  l'ordre  admirable  que  l'auteur  a  introduit  dans 
son  exposé. 

Celui-ci,  à  première  vue,  donne  lieu  à  une  suspicion  grave  :  il 
est  fait  en  majeure  partie  d'après  des  documents  beaucoup  plus 
jeunes  que  l'époque  à  laquelle  se  rapporte  l'ensemble  du  livre,  et 
le  péril  de  l'anachronisme  y  est  constant.  L'objection  n'a  plus  au- 
jourd'hui la  même  force  qu'elle  aurait  eue  il  y  a  vingt  ans,  quand 
on  se  plaisait  à  voir  dans  les  Hymnes  du  Rigveda  le  reflet  immé- 
diat d'une  sorte  d'âge  d'or  de  la  race  aryenne.  Mais  elle  subsiste, 
et  M.  Oldenberg  ne  l'a  pas  perdue  de  vue  un  instant.  Non  seulement 
il  s'est  efforcé  de  distinguer  autant  que  possible  entre  le  fond  ancien 
des  rites  et  les  excroissances  plus  modernes,  mais  il  a  renoncé  à 
donner  une  description  proprement  dite,  à  refaire,  par  exemple,  en 
les  abrégeant,   les  tableaux  d'ensemble  ou  les  monographies  de 


286  .   COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

MM.  Weber,  Hillebrandt,  Schwab,  Lindner.  Il  s'est  attaché  plutôt 
à  mettre  en  évidence  la  partie  interne  de  ces  pratiques,  les  cou- 
rants d'idées  qui  y  dominent  et  en  sont  en  quelque  sorte  l'esprit. 
Il  est  arrivé  ainsi  à  restituer  un  culte  très  archaïque,  très  primitif, 
infiniment  plus  vieux  que  les  plus  vieux  témoignages  et  tout  péné- 
tré de  conceptions  que  l'ethnologie  nous  montre  comme  constituant 
partout  le  fond  de.  la  psychologie  et  de  la  logique  de  l'homme  à 
l'état  sauvage. 

Et  je  ne  doute  pas  que  cette  restitution  ne  soit  en  grande  partie 
exacte,  tant  pour  la  forme  Ses  rites  que  pour  l'interprétation  pre- 
mière qu'en  donne  l'auteur  :  il  n'est  plus  permis  de  contester  l'ar- 
chaïsme général  du  rituel  védique.  Mais,  dans  l'application  immé- 
diate qu'il  fait  de  ce  vieil  héritage,  je  crains  que  M.  Oldenberg 
n'ait  parfois  dépassé  le  but.  Qu'on  songe,  en  effet,  combien  ces 
[472]  choses  se  survivent  en  changeant  sans  cesse  de  significa- 
tion. Parmi  les  pratiques  de  l'Eglise,  il  en  est  plusieurs,  l'usage  de 
l'eau  bénite,  des  cierges,  les  sonneries  de  cloches,  d'autres  encore, 
qui  se  rattachent  par  une  tradition  presque  certaine  à  des  concep- 
tions toutes  primitives.  S'ensuit-il  que  l'Eglise  les  ait  adoptées 
avec  ce  sens  primitif  ?  S'ensuit-il  seulement  qu'elles  y  soient  fort 
anciennes  ?  Ou,  pour  prendre  un  exemple  védique,  arrêtons-nous  un 
instant,  avec  M.  Oldenberg,  à  la  dikshâ,  la  cérémonie  par  laquelle 
le  sacrifiant  et  son  épouse  se  consacrent  pour  la  célébration  d'un 
sacrifice  du  soma,  et  qui  est  un  vrai  nid  de  rites  primitifs. 

Après  s'être  baigné,  c'est-à-dire  lavé  de  toute  substance  mau- 
vaise, souillure,  faute  ou  maléfice,  visible  ou  invisible,  mais  maté- 
riellement attachée  à  sa  personne,  le  sacrifiant  —  la  plupart  de 
ces  pratiques  sont  aussi  prescrites  pour  sa  femme  —  reste  séques- 
tré dans  une  hutte,  revêtu  d'une  peau  d'antilope  noire,  accroupi  à 
terre  sur  une  autre  peau  de  même  sorte,  la  tête  voilée,  auprès 
d'un  feu  qui  n'est  pas  un  feu  d'offrande,  immobile,  les  mains  re- 
pliées d'une  certaine  façon,  dans  le  plus  profond  silence  ou  ne 
parlant  qu'en  bégayant,  respirant  à  peine,  jeûnant  jusqu'à  épuise- 
ment, la  nuit  couchant  sur  le  sol  et  observant  une  continence 
absolue.  Toutes  ces  observances  et  d'autres  encore,  —  dont  une 
partie  se  continue  jusqu'à  la  fin  du  sacrifice,  c'est-à-dire,  selon 
l'occasion,  pendant  un  grand  nombre  de  jours,  —  se  rencontrent 
chez  les  non-civilisés,  où  leur  signification  est  bien  connue  :  elles  ont 
pour  objet  d'isoler  celui  qui  s'y  soumet  de  tout  contact  avec  les 
maléfices,  de  le  déguiser  et  rendre  invisible  aux  mauvais  esprits. 


ANNÉE    1896  287 

d'écarter  de  lui  les  démons,  qui  ne  sont  jamais  si  proches  ni  si 
redoutables  que  pendant  l'accomplissement  des  rites,  d'empêcher 
que  nulle  force  vive  et  sainte  ne  sorte  de  lui  et  ne  se  perde,  qu'au- 
cune autre  de  nature  hostile  ne  puisse  se  glisser  en  lui,  de  lui  pro- 
curer enfin  l'état  d'hallucination  et  d'extase  nécessaire  à  qui  veut 
avoir  commerce  avec  les  dieux.  Le  sacrifice  achevé,  le  sacrifiant 
prend  un  nouveau  bain,  cette  fois,  pour  se  débarrasser  du  fluide 
divin  dont  il  est  tout  imprégné  et  qui,  dans  la  vie  ordinaire,  le 
rendrait  dangereux  à  lui-même  et  aux  autres. 

Je  ne  conteste  pas  la  justesse  de  ces  rapprochements ^  s'il  s'agit 
de  rechercher  le  sens  premier  de  ces  pratiques  et  d'autres  sem- 
blables ;  je  me  demande  seulement  si  elles  ont  eu  ce  sens  dans  le 
culte  védique.  Les  brahmanes  qui  nous  ont  laissé  ces  minutieuses 
prescriptions  ont  beaucoup  spéculé  sur  X^dîkshâ^  et  il  lui  ont  trouvé 
une  signification  tout  autre.  Pour  eux,  elle  est  un  sacrement  qui 
transforme  le  sacrifiant  en  un  garbha^  en  un  fœtus,  et  le  fait  re- 
naître à  une  vie  mystique  parmi  les  dieux.  Virtuellement,  le  dîk- 
(473]  sliita^  celui  qui  s'est  ainsi  voué,  est  au  ciel  tant  que  dure  le 
rite  :  s'il  venait  à  mourir  en  cet  état,  il  y  serait  réellement.  M.  Olden- 
berg  rejette  avec  raison  cette  explication  comme  artificielle  :  rien 
n'y  correspond,  en  effet,  dans  la  forme  des  rites.  En  tout  cas,  elle 
nous  mène  loin  des  notions  d'une  tribu  de  sauvages,  et  peut-être 
est-il  permis  de  s'arrêter  à  moitié  chemin.  Pourquoi  le  premier  bain 
ne  serait-il  pas  simplement  une  purification  à  la  fois  réelle  et  sym- 
bolique, et  le  bain  final,  Vavabhritha^  un  symbole  de  libération  ?  Il 
revient  non  seulement  à  la  fin  de  tout  sacrifice,  mais  à  la  fin  de 
toute  observance,  de  tout  acte  religieux  important,  à  la  fin  du  novi- 
ciat, par  exemple.  Or  tous  ces  actes  sont  des  vœux,  et  tout  vœu  est 
une  dette.  Le  bain  final  ne  signifierait-il  pas  qu'on  s'est  lavé  de  la 
dette,  qu'il  n'en  reste  rien^?  Quant  à  l'ensemble  des  pratiques  pé- 
nibles auxquelles  se  soumet  le  dîkshita  et  qui,  prises  une  à  une, 
sant  assurément  très  archaïques,  ne  constituait-il  pas  avant  tout 
un  tapas ^  une  mortification,  et  l'idée  dominante  n'en  était-elle  pas 
qu'il  faut  peiner  pour  plaire  aux  dieux  ?  Et  l'on  est  d'autant  plus 
en  droit  de  se  le  demander  que,  malgré  tout  cet  appareil  d'ar- 
chaïsme, rien  ne  prouve  que  la  cérémonie  remonte  réellement  jus- 

1.  Le  fait  que  Vavabhritha  s'étendait  aux  ustensiles  du  sacrifice  et  que  ceux-ci  étaient 
en  partie  détruits  montre  bien  qu'il  y  avait  encore  autre  chose  dans  le  rite.  Mais  je 
n'entends  nullement  nier  les  survivances  signalées  par  M.  Oldenberg.  Mes  réserves 
ne  portent  que  sur  l'importance  qu'il  leur  donne. 


288  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

qu'au  temps  des  Hymnes.  Uavabhritha  y  est  mentionné;  mais  on 
n'y  rencontre  ni  dikshâ,  ni  dikshita,  ni  aucun  terme  équivalent^ 
ni  allusions  formelles  à  rien  de  semblable.  Le  fait  aurait  de  quoi 
surprendre  dans  des  textes  relatifs  en  majeure  partie  aux  sacrifices 
du  soma,  si  la  dîkshâ^  telle  que  nous  la  connaissons,  avait  dès  lors 
été  une  partie  essentielle  de  ces  sacrifices.  Sans  doute  on  ne  les  com- 
mençait pas  sans  s'y  être  préparé.  Mais  nous  ne  savons  pas  quelle 
a  pu  être  cette  préparation.  Nous  voyons  seulement  que  le  sacrifice, 
dans  les  Hymnes,  est  une  fête  et  que  le  sentiment  dominant  est 
la  joie.  '•^ 

Après  avoir  ainsi  montré  par  un  exemple  et  une  fois  pour  toutes 
la  nature  des  objections  que  soulèvent  selon  moi  quelques  parties 
du  travail  de  M.  Oldenberg,  je  vais  essayer  de  résumer  le  plus 
fidèlement  possible  l'exposé  qu'il  nous  donne  du  culte  védique. 

Le  culte  est  un  service.  On  le  rend  aux  dieux  pour  obtenir  leur 
faveur,  pour  détourner  leur  colère,  pour  avoir  leur  secours  contre 
les  démons.  Ceux-ci,  sauf  exception,  ne  reçoivent  point  de  culte:  on 
s'en  débarrasse  en  armant  les  dieux  contre  eux,  ou  directement, 
par  la  force  inhérente  aux  rites.  Un  culte  est  cependant  rendu  à 
Nirriti,  la  personnification  du  malheur  et  delà  destruction,  et  à 
[474]  Rudra  qui,  dans  les  livres  du  rituel,  est  décidément  un  dieu 
méchant.  De  même  il  se  mêle  de  la  défiance  et  de  l'aversion  au 
culte  qu'on  rend  aux  morts. 

Les  deux  actes  essentiels  du  culte  sont  l'offrande  et  la  louange. 
On  offre  aux  dieux  de  la  nourriture,  des  breuvages,  un  siège  com- 
mode, des  parfums,  mais  point  d'autres  objets  de  prix  :  aux  morts 
seuls  on  offre  des  vêtements.  La  louange,  fixée  de  bonne  heure  en 
une  liturgie  désormais  consacrée,  est  encore  libre  au  temps  des 
Hymnes,  où  elle  est  souvent  qualifiée  de  «  nouvelle  ».  Outre  ces  deux 
sortes  d'actes,  qui  vont  rarement  l'un  sans  l'autre,  le  culte  en  com- 
prend encore  un  certain  nombre  qui  ne  s'adressent  pas  aux  dieux  : 
des  concours  de  chars,  des  luttes,  des  intermèdes  de  caractère 
comique  et  parfois  obscène.  Ce  sont  là  non  des  hommages,  mais 
des  rites  appartenant  au  symbolisme  magique  et  divinatoire. 

L'offrande  est  ou  bien  un  acte  de  supplication  ' ,  ou  un  acte  de 
propitiation  :  elle  a  pour  objet  soit  de  demander  une  faveur,  soit 
d'obtenir  le  pardon  d'une  faute  ou  d'en  écarter  les  conséquences. 

1.  L'offrande  déprécatoire  adressée  aux  puissances  hostiles  n'est  qu'un  cas  particu- 
lier de  la  supplication. 


ANNÉE    1896  289 

Le  culte  védique  ne  connaît  pas  l'offrande  en  action  de  grâces. 
Celles  qu'on  pourrait  être  tenté  de  considérer  comme  telles,  Pof- 
frande  des  prémices  de  l'année,  l'offrande  après  la  naissance  d'un 
fils,  après  l'obtention  d'un  vœu,  au  sortir  d'une  maladie,  etc.,  sont 
en  réalité,  d'après  toute  leur  teneur,  des  actes  de  supplication,  des 
requêtes  afin  que  le  bien  acquis  demeure  et  profite  et  s'accroisse 
à  l'avenir. 

L'offrande  non  seulement  réjouit  le  dieu,  mais  elle  le  nourrit; 
elle  ne  le  dispose  pas  seulement  à  la  bienveillance,  elle  le  rend  aussi 
plus  capable  de  la  témoigner;  elle  lui  interdit  presque  de  ne  pas 
le  faire.  Plus  rarement  dans  les  Hymnes,  mais  avec  une  fréquence 
grandissante  dans  les  textes  plus  jeunes,  elle  le  domine  et  le  lie 
absolument.  Sous  l'influence  de  la  classe  sacerdotale,  sous  celle 
aussi  de  la  spéculation  naissante,  la  confusion  s'acheva  fatalement 
entre  les  deux  éléments  de  tout  temps  juxtaposés  dans  l'offrande» 
entre  l'acte  d'hommage  etle  rite  magique.  La  prière  devint  de  bonne 
heure  une  formule  d'incantation  et  le  sacrifice  un  charme  tout- 
puissant.  Déjà  dans  les  Hymnes,  il  ne  contraint  pas  seulement  les 
dieux,  il  a  prise  aussi  directement  sur  les  choses  :  c'est  par  lui  que 
subsiste  Tordre  du  monde  ;  c'est  par  le  sacrifice  des  premiers  an- 
cêtres que  ce  monde  a  été  créé,  et  les  dieux  au  ciel  sacrifient  tout 
comme  les  hommes  ici-bas. 

Les  pratiques  de  propitiation  et  d'expiation  ont  suivi  deux  direc- 
[47o|  tions  selon  la  double  nature,  déjà  signalée,  du  péché,  de  la 
coulpe.  On  apaise  le  dieu  offensé,  ou  bien  l'on  cherche  à  se  débar- 
rasser de  la  substance,  du  fluide  de  la  coulpe,  soit  par  l'interven- 
tion d'un  dieu,  soit  directement  par  la  vertu  magique  du  rite.  On 
brûle  la  coulpe,  on  la  lave,  on  la  frappe,  on  la  secoue,  on  l'essuie,, 
on  la  bannit.  Des  plantes,  des  talismans,  des  formules  l'anéantis- 
sent. Un  trait  qui  revient  souvent,  c'est  qu'il  faut  la  confesser  hau- 
tement, l'afficher  en  quelque  sorte  à  l'aide  d'un  signe  bien  visible. 
A  l'offrande  s'ajoutent  des  pénitences  plus  ou  moins  pénibles, 
comme  dans  \q prâyaçcitta  postérieur,  qui  est  sorti  de  là  et  qui, 
entre  autres  caractères  primitifs,  a  conservé  celui  d'être  prescrit 
non  seulement  pour  la  faute  proprement  dite,  mais  aussi  pour  un 
simple  accident,  pour  un  signe  de  mauvais  augure. 

Une  part  de  l'offrande  est  consommée  par  le  prêtre  et  aussi  par 
le  sacrifiant,  si  celui-ci  est  de  caste  assez  relevée  pour  y  avoir 
droit.  Dans  cette  sorte  de  communion,  on  a  vu,  chez  les  Sémites  du 
moins,  un  repas  d'alliance  avec  les  dieux.  Il  est  peu  probable  qu'elle 

Religions  de  l'L^de.  —  IV.  19 


290  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES  ] 

ait  eu  cette  signification  chez  les  Hindous.  On  ne  dit  pas  aux  dieux:  j 
«  Venez  manger  avec  nous  »,  mais  «  Venez  manger  ici  ».  On  ne  < 
mange  pas  seulement  les  restes  de  l'offrande;  on  s'en  oint,  on  en  ] 
oint  des  animaux,  des  objets  inanimés;  au  bétail  on  en  fait  res-  ! 
pirer  la  fumée.  Le  plus  probable  est  qu'on  l'absorbait  comme  une  ; 
sorte  de  médecine,  pour  se  pénétrer  de  ses  vertus  surnaturelles. 
Cette  explication  est  du  reste  confirmée  par  l'interdiction  inverse. 
Il  est  des  offrandes  devenues  sinistres,  dont  on  ne  mange  pas:  j 
celles  à  Rudra,  à  Nirriti,  aux  démons,  aux  morts.  Celles-ci  se  ; 
font  en  général  dans  des  lieux  écartés  de  toute  habitation,  dont  on  ; 
s'éloigne  ensuite  sans  regarder  derrière  soi,  et  les  restes  sont  en-  ; 
fouis  ou  abandonnés  dans  la  solitude. 

Chez  beaucoup  de  primitifs  on  trouve  l'offrande  et  le  feu  sacré, 
mais  non  le    feu  véhicule  de  l'offrande.  Celle-ci  est  envoyée  vers    | 
les  dieux  de  quelque  autre  façon,  et  le  feu  n'est  là  que  pour  écarter    j 
les  démons.  Ce  feu  sans  offrande,  que  M.  Oldenberg  appelle  le  feu    j 
magique   {Zauberfeuer),  se  trouve  aussi  chez  les  Hindous  ;  tel  le    ■ 
feu  placé  dans  la  chambre  de  l'accouchée,  le  feu  en  présence  du-    : 
quel  se  font  la  tonsure  de  l'enfant,  l'initiation  du  novice,  certaines  J 
offrandes  funèbres,  le  feu  de  la  dikshâ,  d'autres  encore.  Récipro-    j 
quement,  il  y  a  aussi  des  offrandes  qui  ne  se  font  pas  dans  le  feu.    ^ 
Mais,  en  général,  dans  le  rituel  védique,  le  feu  est  le  convoyeur    ; 
de  l'offrande.  L'a-t-il  toujours  été?  M.  Oldenberg  pense  que  non.    l 
Il  voit  la  forme  primitive  du  sacrifice  aryen  dans  ce  qu'Hérodote    • 
et  Strabon  nous  disent  de  celui  des  anciens  Perses  :  l'offrande  est    : 
déposée  dans  le  voisinage  du  feu  sur  un  épais  gazon,  où  les  dieux    l 
[476]   viennent  la  prendre.  11  reconnaît  ce  gazon  dans  le  barhis, 
la  jonchée  védique   où  l'offrande  est  déposée  de  même  et  où  les 
dieux  sont  invités  à  venir  la  manger.  A  la  fin  du  sacrifice,   ce 
barhis  est  jeté  dans  le  feu,  parce  que  rien  de  ce  que  les  dieux  ont 
touché  ne  peut   servir    sans   péril    dans  la  vie  profane,    et  c'est 
peut-être  de  là,  du  fait  aussi  que  le  feu,  en  tant  que  divinité,  rece- 
vait naturellement  ses  propres  offrandes,  que  s'est  généralisé  peu 
à  peu  l'usage  de  disposer  de  cette  façon  de  tout  ce  qu'on  présentait 
aux  dieux.   Toute  cette  discussion,  parfois   un  peu  subtile,   mais 
très  fine  et  très  neuve,  explique  de  la  façon  la  plus  heureuse  cette 
grande  contradiction  des  Hymnes,  où  il  est  dit  sans  cesse,  voire 
dans  un  seul  et  même  vers:  «  Dieux,  venez  sur  ce  barhis,  manger 
notre  offrande,  qu'Agni  va  vous  porter  au  ciel.  » 

Dans   le  rituel  tel    que   nous   l'avons,  certaines   offrandes,   les 


ANNÉE    1896  291 

plus  simples  et  les  plus  obligatoires,  n'exigent  qu'un  seul  feu,  le 
gârhapatya,  le  feu  du  chef  de  maison,  que  le  futur  père  de 
famille  allume  au  moment  où  il  fonde  un  nouveau  foyer,  et  qu'il 
doit  perpétuellement  entretenir.  On  le  produit  à  l'aide  de  Varani, 
le  briquet  à  friction  primitif ,  ou  on  l'emprunte  au  foyer  d'un  voi- 
sin riche,  d'un  homme  réputé  pour  sa  piété,  sans  doute  pour 
maîtriser  la  fortune  par  une  provenance  de  bon  augure.  En  cas  de 
souillure  ou  de  malheur  grave,  on  l'éteint  et  on  le  reproduit  par 
friction.  D'autres  offrandes,  plus  coûteuses  et  réservées  sans 
doute  aux  riches,  par  exemple  tous  les  sacrifices  du  soma,  exigent 
trois  feux.  Un  petit  nombre  seulement  peuvent  se  faire  à  volonté 
dans  le  feu  unique  ou  dans  les  trois.  Ceux-ci,  qui  se  prennent 
dans  le  feu  unique  et  qui  sont  à  établir  à  nouveau  pour  chaque 
sacrifice,  sont  le  gârhapatya^  qui  sert  à  cuire  les  offrandes  et  à 
chauffer,  pour  les  purifier,  les  ustensiles  sacrés,  Vâhavanîya^  qui 
est  proprement  le  feu  des  offrandes,  et  le  dakshinàgni ^  le  feu  de 
droite  ou  du  sud,  qui  doit  écarter  les  démons  et  qui  reçoit  les 
offrandes  aux  Mânes.  Les  deux  rituels  sont  nettement  distincts,  et 
M.  Oldenberg  estime  que  cette  distinction  était  chose  faite  avant 
l'époque  des  plus  anciens  Hymnes. 

L'offrande  consiste  d'ordinaire  en  aliments  dont  l'homme  se 
nourrit  lui-même  :  le  lait  et  ses  dérivés,  les  diverses  sortes  de 
grains,  l'eau  ;  parmi  les  animaux,  de  préférence  les  espèces  do- 
mestiques. On  la  choisit  de  façon  qu'il  y  ait  une  certaine  affinité 
entre  elle  et  le  dieu.  Ainsi  au  couple  de  la  Nuit  et  de  'Aurore,  on 
offrira  le  lait  d'une  vache  noire  mère  d'un  veau  blanc  ;  aux  Mânes, 
le  lait  d'une  vache,  dont  le  veau  est  mort.  Ce  symbolisme  d'ordre 
magique  est  surtout  très  accusé  dans  le  choix  de  l'offrande  ani- 
male. C'est  en  conformité  avec  ses  exigences  que  la  victime  est 
prise  parfois  dans  des  espèces  dont  on  ne  se  nourrit  pas,  comme 
[477]  le  cheval,  l'âne,  la  loutre.  Elle  est  choisie  dans  ces  cas 
pour  certaines  qualités  qu'elle  possède  et  qu'il  s'agit  de  faire  pé- 
nétrer dans  le  dieu  et  aussi  dans  le  sacrifiant.  L'immolation  est  en- 
tourée de  toutes  sortes  de  précautions  :  on  étouffe  la  victime,  on  ne 
verse  pas  son  sang  ;  on  lui  représente  qu'elle  ne  meurt  pas,  qu'elle 
va  chez  les  dieux;  pendant  l'opération,  les  principaux  officiants  et 
le  sacrifiant  détournent  la  tête.  La  vapâ^  le  gras-double,  était  pré- 
senté d'abord,  avec  une  solennité  toute  particulière  ;  c'était  peut- 
être  à  l'origine  la  seule  portion  offerte  dans  le  feu.  Puis  le  reste 
de  la  victime,  morceau  par  morceau,   était  offert  dans  le  feu  ou 


292  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

mangé  par  les  prêtres  et  par  le  sacrifiant.  Le  sang  et  les  débris 
étaient  la  part  des  démons,  des  rakshas. 

Parmi  ces  victimes  faut-il  compter  l'homme  ?  Dans  les  Hymnes, 
il  n'y  a  pas  d'allusions  formelles  au  sacrifice  humain,  bien  que  la 
notion  n'en  soit  pas  entièrement  absente.  Par  contre,  ce  sacrifice 
revient  souvent  dans  les  textes  rituels,  soit  comme  légende,  soit 
comme  prescription.  M.  Oldenberg  est  très  défiant  à  l'endroit  de 
ces  indications.  Il  ne  voit,  sans  doute  avec  raison,  qu'une  fantaisie 
toute  théorique  dans  le  purushamedha  proprement  dit,  tel  qu'il 
est  décrit  dans  les  Brâhm^as,  et  il  n'accorde  confiance  qu'aux 
témoignages  se  rapportant  à  Vagnicayana  et  suivant  lesquels  une 
victime  humaine,  remplacée  «  maintenant  »  par  une  figure  sym- 
bolique, était  indispensable  «  autrefois  »  pour  assurer  la  solidité  des 
assises  de  briques  crues  formant  l'autel.  L'université  delà  croyance 
et  de  la  pratique  ne  permet  pas,  en  effet,  d'en  contester  l'existence 
dans  l'Inde.  Mais  l'immolation,  donnée  du  reste  comme  abolie, 
était  un  acte  de  pure  magie;  cette  victime,  en  tout  cas,  n'était  pas 
une  offrande,  un  repas  servi  à  des  dieux  cannibales.  D'autre  part, 
il  n'y  a  pas  dans  le  Veda  de  traces  certaines  de  victimes  rédi- 
mantes,  bien  qu'il  y  en  ait  la  notion.  Tout  au  plus  peut-on  ad- 
mettre que  le  supplice  des  criminels  ait  pris  parfois  la  forme  d'un 
sacrifice.  Ces  réserves  sont  assurément  fort  justes.  Je  crois  pour- 
tant qu'ici  M.  Oldenberg  a  été  un  peu  trop  optimiste,  non  pas 
par  rapport  à  la  religion  védique,  mais  en  ce  qui  concerne  l'Inde 
des  temps  védiques.  La  pratique  notée  pour  Vagnicayana  n'est 
pas  la  seule  de  la  sorte  qui  soit  à  peu  près  universelle  ;  les  dieux 
de  la  Grèce  n'étaient  pas  plus  anthropophages  que  ceux  du  Veda 
et  pourtant  la  Grèce  a  longtemps  pratiqué  le  sacrifice  humain  ;  la 
victime  humaine  n'est  pas  toujours  une  offrande,  une  offrande  faite 
à  un  dieu,  et  l'Inde  post-védique  a  certainement  connu  et  pratiqué 
toutes  les  formes  du  sacrifice  humain.  Elle  en  a  connu  un  surtout, 
celui  qui  envoyait  la  veuve  rejoindre  son  époux  et  maître,  pour  le 
servir  dans  l'autre  monde.  Cette  dernière  pratique  n'a  jamais  été 
[478]  sanctionnée  par  le  rituel  védique,  qui  l'exclut  môme  formel- 
lement. Mais  le  symbolisme  même  des  rites  funéraires  montre  bien, 
comme  le  reconnaît  du  reste  M.  Oldenberg,  qu'elle  a  dû  exister 
bien  avant  l'époque  des  plus  anciens  textes  et  par  conséquent 
aussi  rester  plus  ou  moins  en  vigueur  en  dépit  de  leurs  prescrip- 
tions. A  plus  forte  raison  a-t-il  dû  en  être  de  même  d'autres 
formes  du  sacrifice  humain,  pour  lesquelles  le  rituel  s'est  finale- 


ANNÉE    1896  293 

ment  montré  moins  intransigeant  que  pour  le  sacrifice  de  la  veuve. 
En  général,  je  crois  que  la  religion  védique,  surtout  celle  des 
premiers  documents,  a  été  bien  supérieure  à  ce  qui  l'entourait  et 
que  M.  Oldenberg  a  trop  cherché  à  diminuer  cette  différence  de 
niveau.  Il  demande  quelque  part  si  nous  pouvons  nous  repré- 
senter les  auteurs  des  Hymnes  comme  placés  dans  une  sorte  d'île, 
à  l'abri  du  flot  des  superstitions  contemporaines.  Pour  quelques- 
uns  du  moins,  pour  les  fondateurs  de  la  tradition,  je  n'hésiterai 
pas  à  répondre  oui.  Parmi  les  offrandes  non  alimentaires,  il  faut, 
selon  M.  Oldenberg,  compter  la  plus  célèbre  de  toutes,  le  soma. 
Par  survivance  seulement  on  le  qualifiait  encore  de  madhu^  de 
miel  ;  mais,  depuis  longtemps,  il  n'était  plus  qu'un  breuvage  rituel. 
La  vraie  boisson  spiritueuse  en  usage  était  la  surâ^  une  sorte  de 
bière,  qui  était  du  reste  aussi  employée  dans  quelques  rites. 

L'offrande  védique,  du  moins  dans  le  culte  dont  nous  avons  la 
description,  est  rarement  isolée  :  elle  est  d'ordinaire  enchâssée  dans 
une  cérémonie  plus  complexe,  le  sacrifice.  Ce  sacrifice  est  toujours 
au  bénéfice  d'un  seul,  de  celui  qui  en  fait  les  frais,  du  yajamâna 
ou  sacrifiant.  Il  n'y  a  pas  de  sacra  publica:  le  sacrifice  offert  par 
un  roi  Test  bien  aussi  pour  le  bien  de  spn  peuple,  mais  il  est  essen- 
tiellement le  sacrifice  du  roi.  II. s'accomplit  par  le  ministère  des 
prêtres,  qui  seuls  sont  les  intermédiaires  compétents  et  qui,  déjà 
à  l'époque  des  Hymnes,  formaient  une  classe  à  part,  assez  sem- 
blable à  ce  que  sera  plus  tard  la  caste  des  brahmanes.  Ces  prêtres 
étaient  rétribués  par  le  yajamâna  ;  il  n'y  avait  pas  de  sacerclotes 
publici^  ni  de  ces  associations  comme  les  collèges  des  pontifes 
chez  les  Romains,  constitués  en  vue  d'un  culte  particulier.  Du 
moins  ne  voyons-nous  rien  de  semblable.  La  classe  sacerdotale  était 
bien  divisée  en  familles,  les  Vasishthas,  les  Bharadvâjas,  les  Kan- 
vas,  les  Gotamas  et  d'autres  ;  mais  toutes  ces  famille^  en  dépit 
de  certaines  différences,  étaient  les  ministres  d'un  seul  et  même 
culte  général. 

Le  prêtre  est  ou  purohita  «  préposé  »  ou  ritvij  «  officiant  ». 
Le  purohita  est  au  service  d'un  roi  ou  d'un  grand,  qui  l'a  choisi 
une  fois  pour  toutes.  Pas  de  roi  srus  purohita.  Le  contrat  solen- 
nel qui  les  lie  est  conçu  comme  une  sorte  de  mariage  et  tend  de 
bonne  heure  à  devenir  héréditaire,  he  purohita  préside  au  culte 
[479]  du  roi;  il  est  son  conseiller  spirituel  et  temporel,  son  devin, 
son  magicien  et  son  médecin,  le  garant  en  quelque  sorte  de  la 
fortune  royale.  Le  purohita  ne  fonctionne  pas  forcément  comme 


294  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

ritvij ;  mais  il  peut  le  faire  et  l'a  fait  souvent.  Dans  ce  cas,  dans 
les  anciens  temps,  où  la  liturgie  n'était  pas  encore  fixée,  il  paraît 
surtout  avoir  fonctionné  comme  hotri^  «  l'invocateur  >>,  à  qui  re- 
venait la  récitation  et  sans  doute  aussi  la  composition  des  litanies 
principales.  Plus  tard,  quand  on  ne  compose  plus  de  nouvelles 
invocations,  il  fonctionne  plus  souvent  comme  hrahman^  le  prêtre 
à  qui  revient  alors  la  direction  générale  du  sacrifice. 

Les  ritvijs  ou  officiants  sont  choisis  au  contraire  à  nouveau  pour 
chaque  sacrifice.  La  liste  la  plus  ancienne,  qui  est  conservée  dans 
les  Hymnes,  en  énumère  sept,  en  correspondance  sans  doute  avec 
les  sept  rishiSy  les  ancêtres  mythiques  des  familles  sacerdotales. 
Des  traces  de  cette  liste  se  retrouvent  dans  des  formules  posté- 
rieures, et  elle  est  confirmée  parla  liste  des  huit  prêtres  du  haoma 
chez  les  Iraniens.  Le  premier,  le  hotri.  correspond  même  verbale- 
ment au  zaotar  de  l'Avesta,  et  plusieurs  autres  ont  des  dénomina- 
tions analogues.  De  part  et  d'autre,  les  chantres  sont  exclus  de  la 
liste,  bien  que  le  Rigveda  les  mentionne  et  déjà,  comme  plus  tard, 
au  nombre  de  trois.  Ils  formaient  sans  doute  une  classe  à  part  et 
étaient  comptés  comme  des  acolytes.  Une  distinction  ancienne  et 
qui  remonte  certainement  aux  Hymnes,  est  celle  du  hoiri  d'une 
part,  et  des  adhvaryus  de  l'autre,  «  les  affairés  »,  auxquels  in- 
combait la  manipulation  du  sacrifice.  Je  ne  puis  pas  suivre  M.  01- 
denberg  dans  l'ingénieuse  et  savante  discussion  où  il  montre 
comment  de  ce  personnel  primitif  est  sorti  ensuite  celui  des 
quatre  fois  quatre  prêtres  du  rituel  définitivement   constitué. 

Après  avoir  ainsi  exposé  l'organisation  du  culte,  l'auteur  exa- 
mine les  observances  qui  l'accompagnent.  Je  ne  reparlerai  pas  de 
celles  de  la  dîkshâ^  la  cérémonie  par  laquelle  on  se  prépare  à  tout 
grand  sacrifice.  Je  passerai  aussi  rapidement  sur  les  autres.  Elles 
ressemblent  fort  à  celles  de  la  dîkshâ.  Toutes  elles  ont  pour  objet, 
d'une  part,  d'acquérir  des  qualités  magiques,  de  s'incorporer  en 
quelque  sorte  des  énergies  ou,  plutôt,  des  substances  par  lesquelles 
on  aura  prise  sur  les  dieux,  sur  les  hommes  et  sur  les  choses  ; 
d'autre  part,  de  se  préserver  de  toute  puissance  mauvaise,  de 
chasser  ou  de  se  soumettre  les  démons.  C'est  du  moins  à  cette  expli- 
cation que  les  ramène  uniformément  M.  Oldenbcrg,  par  une  ana- 
lyse infiniment  ingénieuse,  mais  pas  toujours  bien  convaincante. 
Il  ne  se  lasse  pas  de  faire  ressortir  le  caractère  magique  et  tout 
primitif  de  ces  pratiques,  sur  lesquelles  il  reviendra  d'ailleurs  dans 
un  chapitre  spécial,  et  cela  sans  se  répéter,  car  il  varie  sans  cesse 


ANNÉE     1896  295 

[480]  son  point  de  vue  et  ajoute  chaque  fois  des  traits  nouveaux. 
Mais  ce  qu'on  en  pourrait  dire  dans  un  résumé  se  réduirait  forcé- 
ment à  des  redites.  Je  signalerai  seulement  ici  le  pénétrant  examen 
auquel  il  soumet  un  des  principaux  éléments  de  ces  pratiques,  les 
restrictions  et  les  observances  pénibles  auxquelles  on  se  soumet  et 
que  résume  le  terme  de  tapas ^  proprement  «  réchauffement  ». 
Celui-ci,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  est  une  des  principales 
sources  de  toute  force  magique  et  divine.  C'est  par  le  tapas  que 
les  dieux  ont  créé  le  monde,  et  ils  entrent  dans  l'homme  qui  le 
pratique.  Déjà  les  Hymnes  connaissent  le  jnunidinx  longs  cheveux, 
le  silencieux  extatique  et  aux  trois  quarts  fou  de  la  littérature  pos- 
térieure et,  sans  aucun  doute,  il  était  dès  lors  aussi  respecté  et 
aussi  craint  qu'il  le  sera  plus  tard.  Seulement  je  suis  moins  sûr 
que  M.  Oldenberg  de  l'acceptation  de  ces  pratiques  par  le  sacer- 
doce, dès  le  temps  des  Hymnes,  et  de  leur  introduction  au  grand 
complet  dans  le  culte  officiel. 

A  l'offrande  et  aux  observances  se  joint  la  prière,  d'abord  libre, 
plus  tard  liturgique.  Mais,  à  aucune  époque,  il  n'y  faudrait  chercher 
la  prière  chrétienne,  l'expression  d'un  commerce  intime  et  perma- 
nent de  l'âme  avec  Dieu.  La  prière  védique  est  essentiellement  une 
requête,  une  pétition.  Comme  l'offrande,  elle  fortifie  le  dieu,  car 
elle  est  formule  magique.  Elle  est  accompagnée  de  certaines  atti^ 
tudes,  et  l'on  y  ajoute  parfois  un  vœu  mental.  11  y  a  aussi  des  prières 
sans  offrande,  par  exemple  celles  qui  se  font  aux  deux  sandhyâs, 
avant  le  lever  et  après  le  coucher  du  soleil. 

M.  Oldenberg  décrit  ensuite  rapidement  les  diverses  sortes  de 
sacrifices  d'après  les  textes  rituels  en  partie  très  jeunes,  mais  qui, 
en  somme,  ne  doivent  pas  s'écarter  énormément  de  l'usage  ancien. 
D'abord  les  sacrifices  qui  ont  lieu  à  époque  fixe  :  l'oblation  quoti- 
dienne à  faire  matin  et  soir  dans  le  feu,  à  l'origine  peut-être  sim- 
plement le  service  régulier  du  feu  fétiche  du  foyer.  — Les  sacrifices 
de  la  nouvelle  lune  et  de  la  pleine  lune,  adressés  principalement  à 
Indra,  mais  aussi  à  d'autres  dieux,  comme  tous  les  rites  védiques. 
Celui  de  la  nouvelle  lune,  comme  toute  la  quinzaine  qui  précède, 
est  en  outre  consacré  au  culte  des  Mânes.  Ces  trois  premiers  rites 
peuvent  se  faire  avec  un  seul  feu  ;  la  plupart  des  suivants  en 
exigent,  trois.  —  Les  câtur/nâsyas,  à  offrir  de  quatre  en  quatre 
mois  et  répondant  aux  trois  saisons  principales.  —  Les  fêtes  sol- 
sticiales  qui,  dans  le  rituel,  sont  artificiellement  enchâssées  dans 
une  série  de  sacrifices  du  soma  embrassant  l'année  entière.  —  La 


296  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

fête  des  prémices,  la  lustration  du  bétail  en  automne,  la  conjuration 
des  serpents  en  été,  les  commémorations  des  morts  pendant  les 
mois  d'hiver. 

Le  sacrifice  du  soma  est  le  grand  objet  du  rituel;  M.  Oldenberg 
(481]  doute  qu'il  ait  occupé  tant  de  place  dans  la  réalité.  En  tout 
cas,  tel  que  ces  textes  le  décrivent,  il  a  dû  être  très  coûteux  et  à 
la  portée  seulement  du  petit  nombre.  Il  n'est  pas  lié  à  une  époque 
fixe,  mais  doit  se  célébrer  surtout  au  printemps.  Dans  sa  forme  la 
plus  simple,  la  cérémonie  principale  ne  dure  qu'un  jour;  mais, 
même  dans  ce  cas,  elle  est  efttourée  de  préliminaires  et  de  finales 
qui  en  prennent  plusieurs.  Théoriquement,  plusieurs  de  ces  sacri- 
fices peuvent  s'enchaîner  pour  former  des  sattras  ou  sessions,  et 
durer  ainsi  des  années.  Le  rite  proprement  dit  consiste  en  trois 
savanas  ou  pressurages  du  soma  par  jour,  celui  du  matin,  celui 
de  midi  et  celui  du  soir,  que  se  partagent  presque  tous  les  princi- 
paux dieux  du  panthéon,  particulièrement  les  dieux  les  plus  an- 
ciens, Indra  en  tête.  Agni,  par  contre,  n'y  a  qu'une  part  assez 
faible;  Rudra  n'en  a  aucune.  Par  toute  sa  teneur,  le  sacrifice  du 
soma  paraît  être  un  charme  pluvieux  ;  le  pressurage  est  le  sym- 
bole —  efficace  comme  tous  les  symboles  —  de  la  pluie. 

Aces  grandes  cérémonies  s'opposent  les  rites  domestiques,  no- 
tamment les  sacrements  qui  jalonnent  en  quelque  sorte  l'existence 
du  fidèle  depuis  la  conception  jusqu'à  la  mort.  La  plupart  ne  sont 
connus  que  par  les  textes  les  plus  jeunes;  mais,  pour  plusieurs,  la 
simplicité  archaïque  du  symbolisme  et  les  usages  analogues  qu'on 
trouve  ailleurs  sont  garants  d'une  haute  antiquité.  Dans  l'un  d'eux, 
Vupanayana^  l'introduction  du  disciple  auprès  du  maître,  M.  Olden- 
berg retrouve  la  forme  brahmanisée  de  l'antique  et  universelle  fête 
de  la  puberté,  de  la  réception  solennelle  du  jeune  homme  dans  la 
tribu.  A  partir  de  ce  moment,  le  novice  fait  partie  de  la  commu- 
nauté des  dvijas^  des  régénérés  ;  il  est  sous  l'empire  d'un  vœu  et 
moralement  responsable  de  ses  actes.  Pour  deux  seulement  de  ces 
rites  nous  avons  des  textes  anciens  :  le  mariage  et  les  funérailles. 
Des  funérailles,  il  sera  traité  dans  la  IV®  section.  Quant  au  ma- 
riage, la  comparaison  avec  les  formes  qu'il  présente  chez  les  nations 
occidentales  montre  que  l'union  régulière,  rituelle,  était  arrêtée  dans 
ses  traits  essentiels  dès  la  période  pré-ethnique  ^ 


1.  A  l'exception  de  certains  rites  du  culte  des  morts,  qui  font  aussi  partie  du  grand 
rilncl,  los  cérémonies  domestiques  se  font  avec  un  seul  fou.  Elles  ne  concernent  que 


ANNÉE     1896  297 

Cette  description  sommaire  se  termine  par  ce  qui,  dans  le  culte 
védique,  ressemble  le  plus  aux  sacra puhlica  des  anciens  :  Vabhi- 
sheka  ou  ondoiement  royal,  le /'4/«5W3/<2  ou  sacre  royal,  le  vàjapeya 
ou  breuvage  de  force,  qui  est  aussi  célébré  par  des  notables,  par 
[482|  des  brahmanes,  V açvamedha  ou  sacrifice  du  cheval,  qui, 
dans  le  rituel,  est  réservé  à  un  roi  victorieux  de  tous  ses  ennemis. 
Sur  V açvamedha  est  calqué  \q  purushamedha^  le  sacrifice  humain. 
Il  a  été  dit  déjà  que  M.  Oldenberg  le  tient  pour  une  élucub ration 
purement  théorique.  Je  crois  qu'il  faut  y  voir  aussi  une  conces- 
sion de  la  caste  sacerdotale  à  un  usage  réel  et  persistant. 

Avant  de  quitter  le  sacrifice,  M.  Oldenberg  jette  un  regard 
d'ensemble  sur  les  éléments  magiques  qui  le  pénètrent  et  le  ratta- 
chent à  ce  que  l'ethnologie  signale  à  peu  près  partout  chez  les 
populations  vivant  à  l'état  de  nature.  D'après  tout  ce  qui  précède, 
le  rite  est  un  charme  et  l'officiant  est  à  la  fois  prêtre  et  sorcier. 
La  séparation  n'est  pas  faite  entre  la  croyance  et  la  superstition. 
La  magie  est  condamnée;  mais,  en  même  temps,  elle  est  tolérée, 
parfois  prescrite.  Les  textes  rituels  exposent  avec  un  cynisme  in- 
croyable à  l'aide  de  quelles  formules  et  de  quelles  pratiques  on  peut 
tuer  un  homme,  se  débarrasser  d'un  rival.  Le  rite  contraint  les 
dieux,  il  écarte  ou  évoque  les  démons,  il  donne  prise  directement 
sur  les  choses.  Et  il  a  ce  dernier  pouvoir,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de 
différence  réelle  entre  la  substance  et  la  qualité*,  entre  l'objet  et 
son  image,  entre  le  signe  et  la  chose  signifiée.  Tout  rapport,  quel- 
que bizarre  qu'il  soit,  crée  un  lien  efficace.  La  qualité,  l'accident, 
sont  des  substances  plus  subtiles  qui  imprègnent  l'objet,  peuvent 
en  être  séparées  et  transmises.  Il  y  a  ainsi  la  tanû^  proprement 
le  «  corps  »,  du  péché,  de  la  faim,  de  la  soif,  du  malheur,  de  la 
pauvreté,  de  la  stérilité,  de  l'homicide.  Le  courage,  l'énergie,  la 
science,  le  mérite  religieux  peuvent  être  enlevés  ou  conférés  rituel- 
lement en  un  tour  de  main.  Encore  dans  l'épopée,  on  voit  le  roi 
Nala  et  le  roi  Rituparna  échanger  la  science  des  dés  et  celle  des 
chevaux,  comme  ils  feraient  de  pièces  de  monnaie.  Dans  la  gre- 
nouille, il  y  a  l'essence  de  l'eau;  dans  l'arbre  foudroyé,  l'essence 


les  hommes  libres,  à  l'exclusion  des  femmes.  Pour  celles-ci,  il  n'y  a  qu'un  sacrement, 
le  mariage.  Même  pour  les  rites  funéraires,  nous  n'avons  de  description  que  pour  les 
mâles. 

1.  Ce  n'est  pas  là,  du  reste,  une  confusion  exclusivement  primitive.  Bien  plus  tard 
encore,  quand  ils  avaient  déjà  une  philosophie  systématiquement  élaborée,  les  Hin- 
dous n'ont  pas  su  distinguer  nettement  entre  la  substance  et  la  qualité. 


298  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

de  la  foudre.  De  même  l'essence,  la  personne  de  l'homme  est  pré- 
sente non  seulement  dans  les  rognures  de  ses  cheveux  et  de  ses 
ongles,  mais  dans  son  image,  dans  la  poussière  qu'il  a  foulée, 
dans  son  nom,  et  en  opérant  sur  ceux-ci,  on  opère  sur  la  personne 
même.  Et  ce  qui  est  vrai  des  objets,  l'est  aussi  des  faits.  Le  pré- 
sent estl'imagede  l'avenir,  et,  en  observant  l'un,  on  devine  l'autre. 
11  y  a  plus  :  en  arrangeant  convenablement  Tun,  fût-ce  en  trichant, 
on  détermine  l'autre.  C'est  ainsi  qu'au  vâjapeya  il  y  a  des  courses 
[483]  de  chars  dans  lesquelles  il  est  convenu  que  le  sacrifiant 
sera  vainqueur,  et  cette  viotpire  n'en  sera  pas  moins  un  augure 
efficace.  De  là  tout  un  symbolisme  infiniment  ramifié,  qui  pé- 
nètre toutes  les  prescriptions  des  livres  rituels.  Je  ne  suivrai  pas 
M.  Oldenberg  à  travers  les  exemples  nombreux  qu'il  en  donne, 
ni  dans  l'application  qu'il  en  montre  dans  les  amulettes,  dans  la 
médecine,  dans  la  malédiction,  qui  agit  par  la  puissance  magique 
du  mot,  dans  le  serment,  une  malédiction  qu'on  prononce  contre 
soi-même  pour  le  cas  où  l'on  ne  tiendrait  pas  une  promesse,  malé- 
diction que  la  ruse  peut  du  reste  rendre  inefficace.  Ce  symbolisme 
magique  est  surtout  visible  dans  les  rites  qui  ont  pour  objet  l'ob- 
tention d'un  vœu  particulier  et  qui  sont  d'ordinaire  de  purs  actes 
de  sorcellerie  ;  mais  il  ne  pénètre  pas  moins  les  grandes  céré- 
monies du  culte,  au  point  qu'on  a  voulu  parfois  ne  voir  dans  le 
rituel  védique  qu'une  représentation  des  phénomènes  naturels,  une 
mimique  en  quelque  sorte  de  la  succession  des  jours  et  des  saisons 
et  de  la  vie  de  l'univers. 

La  IV*^  section,  pour  laquelle  il  me  reste  bien  peu  de  place,  est 
consacrée  aux  conceptions  de  la  vie  d'outre-tombe  et  au  culte 
des  morts. 

La  langue  sanscrite  n'a  jamais  eu  un  nom  unique  pour  l'âme, 
comme  le  grec  <]/u;(7J.  Dans  le  Veda,  les  termes  les  plus  anciens 
pour  désigner  ce  qui  survit  au  corps,  ce  qui  peut  le  quitter  tem- 
porairement dans  le  rêve,  dans  l'évanouissement,  et  se  sépare  de 
lui  définitivement  à  la  mort,  sont  asu  et  manas^  l'un  désignant 
plutôt  le  souffle,  l'autre  l'esprit,  que  l'on  se  figurait  résidant  dans 
le  cœur  et  probablement  déjà  de  la  dimension  d'unpoucet.  Souffle 
et  esprit  étaient  sans  doute  conçus  comme  inséparables.  En  tout 
cas,  le  mort  restait  une  personne.  Ce  qu'on  invoque,  ce  n'est  pas  son 
souffle,  ni  son  esprit,  c'est  lui-même.  Il  n'est  pas  non  plus  une 
ombre  vaine,  il  est  énergique  et  bien  vivant.  Il  est  invisible,  mais 
non  complètement  immatériel.  Il  a  conserve  les  besoins  du  corps; 


ANNÉE    1896  299 

il  lui  faut  nourriture  et  vêtement.  Il  est  fait  d'une  substance  ténue, 
assez  semblable  à  ce  que  sera  plus  tard  le  corps  subtil  de  la  philo- 
sophie sânkhya,  et  ce  raffinement  est  l'œuvre d'Agni,  qui  a  «  cuit» 
le  mort  avant  de  le  convoyer  à  une  nouvelle  vie  dans  le  séjour 
des  âmes. 

Ce  séjour,  pour  ceux  du  moins  qui  l'ont  mérité,  est  au  ciel, 
au  plus  haut  du  ciel,  auprès  de  Yama,  le  roi  de  l'âge  d'or,  qui  vit 
là  entouré  de  ceux  sur  lesquels  il  a  régné  jadis  ici-bas,  les  anciens 
sacrificateurs  devenus  des  êtres  divins.  Ce  sont  là  les  Pitris,  les 
Pères,  par  excellence,  une  sorte  d'aristocratie  des  trépassés,  vivant 
une  vie  de  délices  avec  les  dieux,  buvant  le  soma,  se  nourrissant 
de  miel  et  de  beurre  et  aussi  de  la  svadhâ^  de  l'offrande  aux 
Mânes.  Ce  n'est  pas  le  paradis  de  Mahomet,  bien  qu'une  fois  on 
[484]  y  mentionne  la  présence  de  nombreuses  femmes  ;  mais  c'est 
un  paradis  matériel.  L'accès  n'en  est  pas  facile;  le  chemin  est 
long  ;  il  est  gardé  par  les  deux  chiens  monstrueux  de  Yama,  et 
ceux-là  seuls  y  arrivent  qui  ont  bien  vécu.  Où  vont  les  autres  ? 
Y  a-t-il  un  enfer  ?  Il  semble  que  cette  notion  si  précise  du  ciel  le 
suppose  forcément.  Pourtant,  dans  les  anciens  textes,  il  n'y  a  que 
des  allusions  rapides  à  une  geôle  étroite  et  sombre  qui  pourrait 
bien  être  la  tombe,  à  des  puits  ténébreux  où  tombent  les  mé- 
chants. Parfois  ils  paraissent  être  simplement  voués  à  la  destruc- 
tion. Ce  n'est  que  plus  tard  qu'on  rencontre  un  véritable  enfer 
avec  ses  supplices  et,  bien  plus  tard  encore,  un  jugement  des 
morts. 

Cette  conception  de  la  vie  ititure  est  indo -iranienne  ;  elle  n'est 
pas  encore  indo-européenne.  Dans  l'Inde  même,  elle  s'est  super- 
posée à  des  croyances  plus  anciennes  et,  comme  à  peu  près  par- 
tout, le  vieux  fond  est  resté  vivace  sous  les  conceptions  nouvelles. 
Ce  qu'on  nous  dit  du  voyage  des  âmes  ne  fait  pas  songer  à 
une  montée  au  ciel  ;  c'est  plutôt  une  descente.  A  l'origine,  elle  pa- 
rait avoir  conduit  à  un  monde  des  pitris  opposé  au  monde  des 
devas^  à  un  Hadès  probablement  souterrain  et  placé  au  sud-ouest,, 
séjour  commun  de  toutes  les  âmes.  Le  culte  confirme  cette  suppo- 
sition. Ce  n'est  pas  dans  le  feu,  c'est  dans  des  fosses  creusées  dans 
le  sol  qu'on  offre  aux  Mânes  des  libations  d'eau,  de  lait,  de  sésame, 
des  parfums,  des  morceaux  d'étoffes.  Après  avoir  imploré  leurs 
bénédictions,  on  les  prie  ensuite  de  rentrer  dans  leurs  sombres 
demeures.  Dans  le  Rigveda,  il  semble  que  le  mort  aille  immédia- 
tement au  ciel.  Dans  le  culte,  il  ne  devient  pas  aussitôt  \mpitri: 


300  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

il  reste  d'abord  à  l'état  de  prêta,  de  trépassé.  On  lui  offre  un  pre- 
mier çrâddha  destiné  à  lui  seul,  pour  apaiser  son  âme  qui  séjourne 
encore  tout  près.  Ce  n'est  que  plus  tard  qu'il  sera  reçu  dans  le  cer- 
cle des  bienheureux  et  aura  part  aux  offrandes  collectives.  Gomme 
chez  beaucoup  de  peuples,  cette  distinction  était  sans  doute  à 
l'origine  en  rapport  avec  la  double  sépulture,  provisoire  et  défi- 
nitive. Pour  les  méchants,  cet  état  peut  se  prolonger;  le  prêta  est 
alors  un  spectre,  un  revenant.  Les  textes  védiques,  où  le  ciel  et 
l'enfer  ont  fini  par  tout  absorber,  sont  peu  explicites  à  cet  égard, 
mais  les  données  sont  nombl^uses  dans  la  littérature  bouddhique, 
et  le  fait  que,  dans  les  traités  de  la  discipline,  il  y  a  des  peines 
spéciales  pour  un  moine  qui  aurait  dérobé  quelque  chose  à  un 
prêta  ou  forniqué  avec  un  prêta  femelle,  montre  bien  qu'il  s'agit 
d'une  croyance  réelle  et  non  d'une  simple  fantaisie.  Enfin  lésâmes 
peuvent  s'incarner  dans  des  animaux,  dans  des  plantes,  ou  devenir 
des  étoiles,  longtemps  avant  la  suprématie  définitive  de  la  doctrine 
de  la  métempsycose. 

Les  pitris  agissent  et  interviennent  auprès  des  vivants  :  ils  sont 
[49o]  des  dieux  et  des  protecteurs,  tout  le  culte  qu'on  leur  rend  le 
prouve.  Rarement  les  textes  les  représentent  comme  malfaisants. 
Pourtant  les  enfants  mort-nés  deviennent  des  vampires  et  il  est 
probable  que  les  méchants  trépassés  sont  nombreux  parmi  les 
rakshas,  les  démons  anthropophages  des  bois  et  des  solitudes. 
Parfois  aussi  les  démons  se  glissent  parmi  les  Mânes,  et  l'on  use 
de  précautions  spéciales  pour  écarter  des  offrandes  ces  faux  pitris. 

La  seule  façon  de  disposer  du  cadavre  qui  soit  sanctionnée  et 
décrite  dans  le  rituel,  est  l'incinération.  Mais,  à  toute  époque,  il 
y  a  eu  des  exceptions  à  cette  règle,  et  il  en  était  de  même  au  temps 
des  Hymnes.  Dans  l'Atharvavéda,  il  est  question  de  corps  aban- 
donnés ou  exposés  sur  des  arbres,  et  le  Rigveda  mentionne  à  plu- 
sieurs reprises  des  morts  qui  n'ont  pas  passé  par  le  feu.  Un  des 
plus  beaux  morceaux  du  recueil  (X,  18),  paraît  même  décrire  l'en- 
terrement direct  du  corps,  bien  que,  dans  le  rituel,  ces  passages 
soient  appliqués  à  la  sépulture  des  ossements  et  que  M.  Oldenberg 
penche  à  les  interpréter  dans  ce  sens.  Je  ne  le  suivrai  pas  dans  la 
très  belle  description  qu'il  fait  des  funérailles  :  l'enlèvement  du 
corps,  la  déposition  sur  le  bûcher,  où  la  veuve  vient  prendre  place 
à  côté  de  lui,  mais  pour  être  invitée  aussitôt  à  en  redescendre.  Un 
bouc  est  offert  d'abord  :  c'est  la  part  d'Agni,  qui  est  censé  s'en 
repaître  et  épargner  ensuite  le  corps  du  défunt.  Celui-ci,  comme  le 


ANNÉE    1896  301 

corps  de  Patrocle,  est  recouvert,  membre  par  membre,  des  mor- 
ceaux dépecés  d'une  vache,  qui  lui  serviront  de  cuirasse  contre  la 
flamme.  Agni  ne  le  brûlera  pas  ;  il  le  cuira  seulement  comme  une 
offrande,  et  l'emportera  ainsi  au  ciel.  M.  Oldenberg  suppose  qu'à 
l'origine  l'emploi  du  feu  n^était  qu'un  des  moyens  de  se  débarrasser 
du  cadavre  ;  que  plus  tard  seulement  le  rite  a  été  assimilé  à  une 
offrande,  et  que  c'est  par  suite  de  cette  assimilation  qu'on  aura 
donné  la  préférence  au  mode  de  la  crémation.  Le  fait  que,  dans  le 
Rigveda,les  pitrisnon  brûlés  vont  au  ciel  aussi  bien  que  les  autres, 
et  les  contradictions  qui  sont  toujours  restées  dans  le  rite  rentient 
cette  opinion  fort  vraisemblable.  Le  mort  avait  été  placé  sur  le 
bûcher  avec  ses  armes,  ses  parures,  ses  ustensiles  sacrés  ;  ceux- 
ci  sont  enlevés  avant  qu'on  y  mette  le  feu  ;  mais  à  l'origine,  sans 
doute,  ils  y  restaient,  ainsi  que  la  veuve,  et  accompagnaient  le 
défunt  dans  l'autre  monde.  La  cérémonie  achevée,  les  assistants, 
après  s'être  purifiés,  s'éloignent  sans  regarder  derrière  eux.  Ils 
n'en  restent  pas  moins  impurs  pendant  une  période  de  trois  à  dix 
jours,  ou  jusqu'à  la  collecte  des  ossements.  Celle-ci  se  fait  avec  de 
nouvelles  cérémonies  de  propitiation  et  de  purification.  Les  osse- 
ments, mis  dans  un  pot,  sont  provisoirement  enterrés.  Ce  n'est  que 
[486]  longtemps  après  qu'on  les  dépose  définitivement  dans  un 
lieu  écarté,  sous  un  tumulus.  En  même  temps  a  commencé  la  lon- 
gue série  des  offrandes  funèbres,  à  des  jours  déterminés  par  la 
date  du  décès,  aux  nouvelles  lunes,  pendant  les  mois  où  le  soleil 
s'abaisse  vers  le  sud  et  suit  le  chemin  des  Mânes.  Ce  qui  carac- 
térise tous  ces  rites,  c'est  un  intime  mélange  de  piété  et  de  pré- 
caution. Tout  ce  qui  a  touché  le  défunt,  tout  ce  qui  a  servi  aux 
cérémonies  commémoratives  est  impur  et  doit  être  abandonné  ou 
anéanti.  On  efface  la  trace  du  mort  sur  le  chemin  du  bûcher  ;  son 
feu  sacré  est  emporté  au  loin,  mais  pas  par  la  porte  de  la  maison  ; 
entre  lui  et  les  vivants,  on  établit  toutes  sortes  de  barrières.  Mais 
ce  qui,  malgré  tout,  domine,  c'est  le  sentiment  de  la  piété  et  de  la 
confiance.  Gomme  le  remarque  M.  Oldenberg,  il  n'y  a  pas,  dans  le 
rituel  védique,  ce  sentiment  de  sauvage  horreur  qui  s'accuse  dans 
les  usages  funèbres  de  tant  de  peuplades  primitives  ^ 

Arrivé  à  la  fin  de  ce  long  compte  rendu,  j'ajouterai  seulement 
que  l'ouvrage  de  M.  Oldenberg  est  composé  et    écrit  comme   le 

1.  Les  funérailles  védiques  viennent  d'être  l'objet  d'un  travail  très  complet  de 
M.  W.  Caland  :  Die  aliindischen  Todten-und  Beatattungsgebraiiche,  mit  Benûtzung  hands- 
chriftlicher  Qaellen,  1896.  Publié  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  d'Amsterdam, 


302  COMPTES    RENDUS     ET     NOTICES 

sont  rarement  les  publications  scientifiques  qui  nous  viennent 
d'Allemagne  et  même  d'ailleurs.  Je  crois  savoir  du  reste  qu'il  s'en 
prépare  une  traduction  française.  Notre  public  n'y  retrouvera  pas 
la  chaleur  émue  qui  pénètre  toutes  les  pages  du  livre  du  même 
auteur  sur  le  Buddha,  —  le  sujet  ici  ne  la  comportait  pas,  — mais 
il  y  trouvera  encore  plus  de  souplesse,  de  vigueur  et  de  vraie 
poésie.  J'espère  donc  qu'il  ne  lui  fera  pas  un  moins  bon  accueil.  Je 
^irai  même  que  j'en  suis  certain,  si  le  traducteur  s'entend  à  alléger 
parfois  une  diction  un  peu  trop  pleine  pour  notre  langue,  et  aussi 
à  nettoyer  par  ci  par  là  quelques  brumes  mystiques,  qui  ne  sont 
pas  sans  charme  dans  l'original,  mais  qui  feraient  tache  peut-être 
au  clair  soleil  de  France. 


Emile  Senart,  membre  de  l'Institut:  Les  Castes  dans  l'Inde.  Les 
faits  et  le  système.  Paris,  Ernest  Leroux,  1896.  —  xxii-260 
pp.  in-12. 

{Revue  critique,  19  octobre  1896). 

[249]  Sur  un  sujet  plus  que  rebattu,  M.  Senart  nous  présente 
ici  un  ensemble  de  vues  non  seulement  neuves,  mais  justes.  C'est 
une  bonne  fortune  rare.  J'ai  déjà  eu  l'occasion  ailleurs,  au  temps 
même  où  le  livre  paraissait  sous  forme  d'articles  dans  la  Revue 
des  Deux- Mondes^,  d'en  parler  assez  longuement 2,  et  je  ne  vou- 
drais pas  trop  me  répéter  ici.  Je  me  bornerai  donc  à  en  indiquer 
brièvement  le  contenu. 

Le  livre,  auquel  l'auteur  n'a  pas  fait  d'autres  changements  que 
d'y  ajouter  un  avant-propos  et  des  notes  donnant  les  références, 
se  divise  en  trois  parties  :  le  présent,  le  passé,  les  origines.  Dans 
la, première,  M.  Senart,  à  l'aide  d'une  riche  collection  d'exemples 
typi<iues,  décrit  la  caste,  non  telle  qu'il  est  convenu  d'en  parler 
même  dans  l'Inde,  mais  telle  qu'elle  s'y  présente  aux  yeux  d'un 
observateur  sans  idées  préconçues.   Les  castes  ne   sont  pas  des 

1.  N""  des  15  février,  15  mars  et  15  septembre  1894. 

2.  Remie  de  l'histoire  des    religions,   t.    XXIX,  janvier-février   1894,  pp.  56  et  suiv. 
(Œuvres,  t.  II,  pp.  219  et  suiv.). 


ANNP'E    1896  303 

classes  :  leur  nombre  seul  le  montre  assez  clairement,  et  elles  ne 
répondent  que  très  imparfaitement  au  rang  et  à  l'influence  réelle 
de  leurs  membres.  Elles  ne  sont  pas  non  plus  des  corporations  pro- 
fessionnelles, ni  des  divisions  ethniques  ou  régionales,  ni  des 
sectes  religieuses.  Du  moins  elles  ne  sont  rien  de  tout  cela  exclu- 
sivement ;  mais  elles  son,t  un  peu  tout  cela  à  la  fois.  Toute  distinc- 
tion sociale,  toute  différence  de  race  et  d'origine,  de  croyance  et  de 
pratique,  d'occupation,  de  coutume  et  d'usage  tend  à  produire  une 
caste,  c'est-à-dire  [2o0]  un  groupe  plus  ou  moins  nombreux,  fermé 
et  strictement  héréditaire,  en  principe  du  moins,  retranché  der- 
rière des  interdictions  très  étroites  de  commensalité  et  de  connu- 
bium,  des  règles  minutieuses  de  pureté  et  d'impureté  et  toute  sorte 
d'usages  d'autant  plus  inviolables  qu'ils  sont  plus  particuliers  et 
plus  bizarres.  De  là  le  nombre  des  castes,  qui  se  chiffre  par  mil- 
liers. De  là  aussi  leur  persistance.  Riche,  puissante,  considérée 
depuis  des  siècles,  la  famille  brahmanique  des  Tagore  du  Ben- 
gale n'a  pas  pu  faire  oublier  encore  la  dérogation  commise  jadis 
par  un  ancêtre,  et  elle  demeure  exclue  des  rangs  du  Kulinisme. 
Tant  que  le  souvenir  subsiste,  la  barrière  reste  fermée.  La  caste 
est  donc  le  moule  de  tout  groupement  dans  le  sein  de  la  société 
hindoue.  Nul  individu  n'y  échappe  :  on  n'est  Hindou  qu'à  la  con- 
dition d'appartenir  à  une  caste.  Ainsi  considérée,  la  caste  est  un 
fait  particulier  à  l'Inde,  et  M.  S.  s'élève  avec  raison  contre  les 
explications  trop  faciles  par  lesquelles  on  a  cherché  parfois  à  la 
rapprocher  des  divisions  sociales  observées  ailleurs. 

Dans  la  seconde  partie,  M.  S.  examine  le  passé  de  la  caste. 
D'abord  un  certain  nombre  de  témoignages  directs,  qui  permettent 
de  croire  que  l'organisation  actuelle,  moins  compliquée  sans  doute, 
mais  essentiellement  la  même,  remonte  très  haut,  au  moins  jus- 
qu'à l'époque  des  Brâhmanas.  Ensuite  l'explication  systématique 
qu'en  ont  donnée  les  Hindous  et  qui,  en  ce  qu'elle  a  d'essentiel, 
remonte  tout  aussi  haut  et  n'a  plus  varié  depuis.  D'après  cette 
explication,  il  y  aurait  eu  quatre  castes  primitives  :  brahmanes, 
kshatriyas,  vaiçyas  et  çùdras  :  toutes  les  autres  seraient  issues 
du  mélange  plus  ou  moins  illicite  des  quatre  castes  pures.  Dans 
les  plus  anciens  documents,  les  Hymnes  du  Rigveda,  nous  trou- 
vons, en  effet,  la  mention  de  trois  classes,  prêtres,  nobles  et 
peuple,  ayant  en  face  d'elles  une  race  étrangère,  hostile  ou  ser- 
vile,  de  couleur  plus  foncée.  Une  division  fort  semblable  se  re- 
trouve chez   les   Iraniens.  Nous   ignorons  du  reste  jusqu'à  quel 


304  COxMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

point  ces  classes,  dans  l'Inde  védique,  ont  pu  ressembler  à  des 
castes. 

Dans  la  troisième  partie,  M.  S.  expose  ses  propres  vues  sur  les 
origines  de  la  caste,  ou,  plutôt,  il  achève  de  les  exposer,  car  elles 
ont  déjà  percé  plus  d'une  fois  dans  ce  qui  précède.  La  théorie  hin- 
doue n'a  jamais  été  adoptée  en  Europe  intégralement,  telle  qu'elle 
l'a  été  encore  récemment  dans  des  articles  anonymes  publiés  par 
un  indigène  dans  le  Calcutta  ReviewK  Mais  on  a  longtemps  plus 
ou  moins  transigé  avec  elle.  Les  données  fournies  par  les  recen- 
sements de  1872,  1882  et  4892  l'ont  définitivement  ruinée.  Il  res- 
tait pourtant  d'en  expliquer  la  formation,  ainsi  que  la  formation 
de  la  caste  elle-même,  et,  ici,  des  opinions  très  diverses  se  firent 
jour.  Les  uns,  comme  M.  Sherring,  mettaient  le  tout  au  compte  du 
machiavélisme  des  brahmanes,  désireux  d'assurer  leur  suprématie. 
[2ot]  D'autres,  avec  M.  Nesfield,  appuyaient  de  préférence  sur 
le  caractère  professionnel  des  castes.  D'autres  encore,  comme 
M.  Risley,  ne  voulaient  admettre  que  des  facteurs  ethniques-. 
M.  S.  fait  à  chacune  de  ces  opinions  sa  part  de  vérité,  mais  il  n'a 
pas  de  peine  à  montrer  qu'elles  n'expliquent  suffisamment  ni  les 
faits,  ni  la  théorie.  Sa  propre  explication  est  en  somme  la  sui- 
vante. Les  Aryens,  comme  toute  société  humaine,  ont  eu  des  classes 
plus  ou  moins  définies  et  héréditaires  auxquelles  il  réserve,  pour 
plus  de  commodité,  la  désignation  de  varna.  Mais,  au-dessous  de 
ces  divisions  très  larges  et  forcément  flottantes,  ils  en  ont  eu 
d'autres  en  familles,  tribus,  clans,  les  yÉvy)  et  gentes  des  nations 
occidentales,  divisions  infiniment  plus  rigides,  entourées  de  bar- 
rières plus  jalouses,  avec  leurs  usages  et  leurs  sacra  particuliers. 
Ce  sont  ces  dernières  qui,  usées  partout  ailleurs  par  une  vie  poli- 
tique plus  intense,  survivent  dans  les  castes  réelles  de  l'Inde,  et 
c'est  de  là  que  vient  en  droite  ligne  la  législation  rigoureuse  qui 
les  régit.  Pour  mieux  les  distinguer,  M.  S.  les  désigne  par  le 
terme  àQ  jâfi^.  Les  varnas  ont  fourni  au  contraire  le  cadre  des 
grandes  castes  théoriques,  auxquelles  rien  n'a  jamais  correspondu 

1.  Bengali  lis  Castes  and  Ciirses,  dans  les  n"  d'octobre  1894  à  octobre  1895. 

2.  Cette  dernière  opinion  a  trouvé  récemment  son  expression  extrême  dans  un 
article  de  M.  Cliarles  Jolmston  :  Caste  and  Coluur  in  Ancient  India.  Calcutta  Review, 
octobre,  1895.  Los  quatre  castes  officielles  auraient  été  à  l'orijjine  quatre  races,  blanche, 
rouge,  jaune  et  noire. 

3.  Défait,  les  deux  mots  sont  synonymes  et  s'emploient  tous  deux  dans  le  sens  de 
caste  ;  pourtant^d/i  désigne  une  collectivité  plus  restreinte  que  varna.  On  sait  que  le 
sens  propre  de  ce  dernier  est  «  couleur  »,  et  celui  de  l'autre  «  famille,  gens  ». 


ANNÉE    1896  305 

exactement  dans  la  réalité.  La  théorie  leur  a  prêté  une  unité  et 
une  cohésion  factices,  en  transportant  sur  elles  une  législation 
qui  n'était  vraie  et  fondée  que  pour  les  jâtis.  Et  elle  a  pu  le  faire 
d'autant  plus  aisément,  qu'elle  avait  un  quasi  modèle  dans  le  varna 
des  brahmanes.  Ceux-ci,  en  effet,  bien  qu'ils  ne  soient  jamais 
arrivés  à  ne  former  qu'une  seule  caste  réelle,  qu'ils  aient  été  tou- 
jours divisés  en  un  grand  nombre  de  fragments  séparés  entre 
eux  par  des  barrières  aussi  rigides  que  celles  qui  les  séparaient 
du  reste  de  la  communauté,  étaient  cependant  parvenus  de  bonne 
heure  à  une  cohésion  suffisante  pour  donner  du  moins  l'illusion 
de  l'unité.  C'est  sur  ce  varna  des  brahmanes  qu'ont  été  modelés 
les  trois  autres  et,  une  fois  le  système  ainsi  constitué,  il  n'a  plus 
fallu  un  grand  effort  d'imagination  pour  y  faire  rentrer  certains 
éléments  irréductibles  à  ceux-ci,  à  l'aide  de  la  théorie  des  castes 
mêlées.  C'est  donc  d'une  confusion  en  partie  voulue,  mais  en  par- 
tie aussi  fort  naturelle,  entre  deux  réalités  également  anciennes,, 
les  varna  et  les  jâtis ^  qu'est  sortie  la  théorie  officielle  et  artifi- 
cielle des  castes.  Il  va  sans  dire  que,  une  fois  créée,  la  théorie,  à 
son  tour,  a  puissamment  réagi  sur  la  réalité.  A  tout  le  moins,  elle 
lui  a  donné  une  sanction  supérieure,  religieuse  et  légale  ;  elle  a 
ainsi  assuré  la  survivance  de  faits  sociaux  très  archaïques  et  qui, 
partout  ailleurs,  ont  depuis  longtemps  disparu. 


J.  D.  B.  Gribble.  a  History  of  the  Deccan.  London,  Luzac  and  Co. 
1896.  —  1  vol.  gr.  in-8«,  pp.  iv-406. 

[Revue  critique^  19  octobre  1896). 

[252]  L'ouvrage  de  M.  Gribble,  dont  nous  n'avons  encore  que 
le  premier  volume,  aurait  dû  être  intitulé  :  «  Annales  des  dynas- 
ties musulmanes  du  Dékhan  »  ;  car,  en  réalité,  il  ne  donne  que 
cela.  L'auteur  avait  certainement  le  droit  de  choisir  et  de  délimiter 
son  sujet  à  sa  convenance,  mais  non  celui  de  donner  au  livre  un 
titre  inexact.  Il  ne  devait  pas  dire  non  plus  qu'avant  la  période 
choisie  par  lui,  le  Dékhan  n'avait  pas  d'histoire.  La  proposition 

Religio?is  de  l'Inde. —  IV.  20 


306  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

n'est  vraie  qu'en  ce  qui  concerne  le  détail,  pittoresque  et  biogra- 
phique, de  riiistoire  politique.  Mais  nous  avons  les  cadres  de  cette 
histoire,  ce  qui  est  déjà  beaucoup,  quand  il  s'agit  d'une  région  de 
l'Asie,  notamment  d'une  région  de  l'Inde,  et,  pour  certaines  par- 
ties de  l'histoire  générale,  les  données  sont  même  abondantes,  sans 
être,  il  est  vrai,  suffisamment  précises.  D'ailleurs,  même  pour  la 
période  musulmane,  M.  G.  ne  sort  guère  de  l'histoire  politique  : 
succession  des  dynasties  et  des  souverains,  guerres,  intrigues  de 
palais  et  de  harem.  Ni  les  conditions  géographiques,  ethnologiques, 
économiques  de  cette  histcîlre,  ni  l'histoire  des  idées,  des  mœurs, 
des  croyances,  des  institutions,  de  l'art  et  de  la  culture  en  général 
n'ont  été  sérieusement  traitées  et,  sauf  quelques  descriptions  oc- 
casionnelles ou  des  réflexions  d'une  généralité  beaucoup  trop 
vague,  le  lecteur  n'apprend  à  peu  près  rien  des  neuf  dixièmes  de 
la  population,  qui  ont  continué  de  vivre  de  leur  vie  propre  sous  la 
mince  couche  des  conquérants.  M.  G.  n'est  pas  un  philologue, 
on  s'en  aperçoit  aisément  à  ses  transcriptions  sanscrites,  arabo- 
persanes  et  même  latines  %  et  il  n'a  pu  faire  usage  que  de  sources 
traduites.  Mais  il  réside  dans  le  pays,  à  Haidarâbâd,  et  il  aurait 
dû,  ce  semble,  sur  tous  ces  points,  nous  donner  mieux  que  des 
descriptions  de  seconde  main  et  un  choix  de  phototypies  ^,  s'il 
s'était  proposé  d'écrire  une  véritable  histoire  de  Dékhan  sous  la  do- 
mination musulmane. 

Mais,  ces  réserves  une  fois  faites,  je  suis  heureux  de  recon- 
naître que  M.  G.  s'est  très  bien  acquitté  de  la  tâche  plus  modeste 
(tâche  qu'il  revendique  du  reste  expressément  dans  sa  préface)  de 
nous  donner,  à  défaut  d'une  histoire  complète,  de  simples  an- 
nales. Et,  en  ceci,  il  fait  une  œuvre  éminemment  utile;  car,  tel 
qu'il  est,  le  livre  comble  une  lacune.  Par  Dékhan,  M.  G.  entend  la 
partie  du  plateau  central  de  la  péninsule  [253]  qui  s'étend  entre 
les  deux  chaînes  côtières  des  Ghâts,  depuis  la  Taptî  au  nord,  jus- 


1.  Par  exemple,  pp.  24  et  61,  Vidhyanagara  «  the  city  of  Icarning  »,  pour  Vidyâna- 
gara.  L'élymologie  qui  dérive  Dakkhin  de  Dandaka,  p.  11,  naurait  pas  dii  être  môme 
mentionnée.  Pour  les  transcriptions  arabo-persanes,  l'auteur  paraît  avoir  élé  à  la 
merci  de  ses  informants  :  elles  varient  parfois  sur  la  même  page.  Cf.  encore  p.  29  : 
panes  et  circenses.  P.  19,  1.  19,  le  lecteur  doit  s'imaginer  qu'Aurangzèbe  vivait  en 
1530. 

2.  Parmi  ces  pholotypies,  il  y  en  a  quelques-unes  de  fort  médiocres.  Plusieurs  sont 
sass  aucune  indication,  de  sorte  que  lo  lecteur,  s'il  ne  les  connaît  pas  déjà  ailleurs, 
ne  sait  pas  ce  qu'elles  représentent.  Ces  petites  négligences  sont  d'autant  plus  regret- 
tables que  l'exécution  matérielle  du  volume  est  excellente. 


ANNÉE     1896  307 

<|u'à  la  Krishna  au  sud.  Gomme  sources,  il  a  surtout  utilisé  le 
Ferishta  de  Scott,  les  historiens  musulmans  de  la  collection  Elliot 
et  Dowson,  et  les  Gazetteers  de  Bombay  et  de  Madras.  Le  récit 
commence  avec  la  première  expédition  des  musulmans  de  Delhi 
au  sud  de  la  Tapti,  sous  Alâu'd-din  en  1294,  les  guerres  qui  ame- 
nèrent successivement  la  chute  des  Etats  hindous  de  Devagiri  et 
de  Varangal,  et  la  fondation  du  royaume  hindou  de  Vijayanagara^ 
La  conquête  aboutit  à  la  révolte,  comme  toujours,  et  à  la  fonda- 
tion, en  1347,  de  la  dynastie  des  sultans  Bâhmanî  de  Kulbarga  et 
Bidar.  Les  annales  de  ce  premier  Etat  musulman  forment  Part  L 
—  Part  II  comprend  celles  des  cinq  royaumes  en  lesquels  il  se  dé- 
membre vers  la  fin  du  xv^  siècle  :  les  dynasties  Barid  Shâhi  de 
Bidar,  1492-1609;  Adil  Shâhi  de  Bijâpur,  1489-1686  ;  Nizâm  Shâhi 
d'Ahmadnagar,  1489-1599;  Imâd  Shâhi  d'Ellichpur,  1484-1572,  et 
Qutb  Shâhi  de  Golkonda,  1518-1686;  ainsi  que  la  chute  finale  du 
royaume  hindou  de  Vijayanagara  et  les  premiers  progrès  de  la 
puissance  mahratte.  Sur  les  Mahrattes,  l'auteur  ne  donne  que  le 
nécessaire  et  renvoie  pour  le  reste  au  célèbre  ouvrage  de  Grant 
Duff.  —  Part  III  retrace  les  dernières  luttes  d'Aurangzèbe,  dans 
lesquelles  s'épuisèrent  les  forces  de  l'empire  de  Delhi,  la  déca- 
dence irrémédiable  de  cet  empire  sous  ses  successeurs  et  la  fonda- 
tion, en  1723,  de  la  dynastie  des  Nizâm  de  Haidarâbâd.  L'histoire 
de  cette  dynastie,  qui  représente  seule  encore  la  domination  mu- 
sulmane dans  le  Dékhan,  fera  Fobjet  du  deuxième  volume.  Il  faut 
espérer  que  l'auteur  y  joindra  un  Index  absolument  nécessaire. 
Gelui-ci  n'a  pas  même  une  table  des  matières. 


Deux  chapitres  du  Saurapurâna 

Mélanges    Charles  de  Harlez  (1896). 

Parmi  [12]  les  sectes  qui  relient  le  vishnouisme  contemporain 
à  celui  du  Mahâbhârata  et  des  Bhâgavatas  des  premiers  siècles, 

1.  Le  récit  de  cette  fondation  qui  est  donné  au  chapitre  m,  p.  24,  et  qui  n'est  qu'un 
roman,  est  accompagné  de  cette  étrange  note:  «  For  another  and  more  reliable  account 
see  chap.  vu,  »  ïi  est  évident  que,  dans  l'intervalle  d'un  chapitre  à  l'autre.  M..  G.  a  pris 
connaissance  des  Dynosh'es  of  Southern  India  de  M.  Sewell,  d'où  il  a  tiré,  en  y  ajoutant 
-quelques  erreurs,  une  relation  plus  exacte.  Mai»  pourquoi  a-t-il  gardé  lapremièFe? 


308  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

parmi  celles  du  moins  dont  l'origine  est  à  peu  près  datée  et  se  rat- 
tache encore  pour  nous  à  une  personnalité  distincte,  une  des  plus 
anciennes  est  celle  des  Madhvâcâryas.  Elle  tire  son  nom  de  celui 
de  son  fondateur  et  premier  âcârya  ou  docteur,  un  brahmane  du 
Deccan,  du  nom  de  Madhva  ou  Madliu,  que  la  légende  de  la  secte 
fait  naître  en  Tuluva  ^  sur  la  côte  de  Malabar.  Aujourd'hui  en- 
core, c'est  là  que  sont  le  centre  de  la  secte  et  ses  huit  sanctuaires 
principaux,  et  que,  dans  le  matha  ou  monastère  d'Udipi  établi  par 
le  fondateur  lui-même,  un  peu  au  nord  de  Mangalore,  réside  le 
guru  suprême  de  l'ordre.  D'après  la  liste  de  ces  dignitaires  ^,  con- 
sei*vée  par  la  secte  et  qui  parait  mériter  confiance,  Madhva  aurait 
vécu  de  1118  à  1198  A.  D.  Après  de  longs  voyages  de  propagande 
et  de  controverse,  arrivé  à  l'âge  avancé  de  80  ans,  il  remit  la 
direction  de  l'ordre  à  Padmanâbha,  le  premier  de  ses  disciples  et  se 
retira  aux  sources  du  Gange,  à  Badarikâ  dans  l'Himalaya,  où  il  vit 
encore,  selon  la  légende,  auprès  de  Vyâsa,  l'arrangeur  des  Vedas 
et  l'auteur  des  Vedântasùtras,  du  Mahâbhârata  et  des  Purânas. 

Les  communautés  des  Madhvâcâryas  sont  particulières  au  sud 
de  l'Inde  ;  on  ne  les  rencontre  pas  au  nord  des  monts  Vindhya. 
Elles  se  composent  [13]  de  laïcs  et  de  religieux  :  ceux-ci,  les 
gurus  ou  pères  spirituels,  font  dès  leur  noviciat  vœu  de  renon- 
cement et  de  célibat.  Enfin,  comme  toutes  les  anciennes  sectes 
lettrées,  les  Madhvâcâryas  se  présentent  sous  le  double  aspect 
d'une  école  philosophique  et  d'une  secte  religieuse.  Gomme  reli- 
gion pratique  et  populaire,  ils  professent  le  vishnouisme,  sans 
exclure  toutefois  de  leurs  sanctuaires  les  images  de  Çiva,  qui, 
pour  eux,  est  le  premier  serviteur  de  Yishnu,  du  dieu  suprême. 
Gomme  école  philosophique,  ils  forment  l'extrême  gauche  du 
Vedânta,  et  c'est  de  ce  chef  surtout  qu'ils  n'ont  jamais  cessé, 
malgré  leur  faiblesse  numérique,  d'occuper  une  grande  place  dans 
ia  spéculation  hindoue.  Gomme  tous  les  Vedântistes,  ils  recon- 
naissent en  effet  pour  leur  autorité  immédiate  les  Vedânta  ou 
13rahma-sûtras,et  ils  ont  môme  réussi  à  faire  accepter  par  l'usage 
le  titre  qu'ils  réclament  pour  leur  doctrine,  celui  de  Brahmasam- 
pvadâya,  «  la  (vraie)  tradition  concernant  le  brahman  ».  Mais 
contrairement  à  Vadvaitavâda^  le  monisme  de  Çankara,  qui  dé- 
clare qu'il  n'y  a  de  vraiment  réel  que  le  bralunan^    l'absolu,    et 


1.  Répond  au  district  actuel  de  SoulU  Kanara  de  la  présidence  do  Madrai. 

2.  Satyavtratîrtlia.  le  35*  guru,  était  vivant  en  1882. 


ANNÉE     1896  ^^^^^^m         3Qg 

qu'en  dehors  de  lui  toute  distinction  n'est  qu'apparence  vaine, 
ils  professent,   en  le   tirant  des  mêmes  textes,  le  dvaitavâda,  la 
doctrine  de  la  dualité  ou  delà  distinction  qui  maintient  la  réalité  dis- 
tincte du  monde  et  des  êtres  individuels.  Madhva  lui-même  avait 
commencé  par  être  un  advaitavâdiriy  comme  le  reconnaît  la  tradi- 
tion, et,  comme  paraît  le  prouver  la  finale  tîrtha  d'un  de  ses  sur- 
noms, Anandatîrtha,  finale  qui  est  aussi  celle  du  nom  de  tous  ses 
successeurs,  il  a  probablement  appartenu  à  l'une  des  dix  branches 
de  l'ordre  des  Daçanâmins  fondé  parÇankara,  celle  dont  les  mem- 
bres ajoutent  à  leur  nom  cette  même  finale  de  tîrtha.  Son  œuvre 
a  donc  bien  été  une  réaction  contre  la  doctrine  alors  prépondérante 
et,  dans  cette  œuvre,  il  avait  eu  des  prédécesseurs.  L'idéalisme 
absolu  de  Çankara  et  son  corollaire,  la  doctrine  de  la  Maya,  de 
l'illusion,  ne  s'accordaient  pas  bien  avec  les  dévotions  sectaires, 
soit  çivaïtes,  soit  vishnouites  ;  ils  n'avaient  pas  non  plus  toujours 
prévalu  dans  l'école.  Le  vieux  commentaire  sur  les  Yedântasûtras, 
maintenant  perdu,  de  Bodhâyana  ne  les  reconnaissait  pas,  et,  un 
siècle  environ  avant  Madhva,  un  autre  chef  d'école  et  de   secte, 
originaire  comme  lui  du  sud  de  l'Inde,  Râmânuja  [14],  les  avait 
combattus  et  avait  maintenu  une  certaine  réalité,  imparfaite  et 
temporaire,  du  monde  et  des  êtres  finis.  ^Mais  la  contradiction  de 
Madhva  fut  bien  autrement  radicale  :  ses  affirmations,  difficiles  à 
concilier  avec  le  Vedânta,  équivalent  presque  à  celles  du  Sânkhya, 
et,  pour  lui,  les  sectateurs  de  Çankara  ne  sont  que  des  bouddhistes, 
c'est-à-dire  des  nihilistes,  déguisés.  Malgré  cette  opposition  fonda- 
mentale et  par  suite  de  circonstances  qui  nous  échappent,  l'ordre 
n'en  a  pas  moins  vécu  en  de  bons  rapports  avec  quelques-uns  du 
moins  de  ces  adversaires.  C'est  ainsi  que,  jusqu'à  nos  jours,  les 
gurus  d'Udipi  ont  maintenu  certains   rapports    d'affiliation  avec 
ceux  du  grand  monastère  de  Çringiri  en  Mysore*,  qui  sont  çivaïtes 
et  les  successeurs  directs  de  Çankara,  tandis  qu'ils  traitent  d'ex- 
communiés et  d'hérétiques  les  sectateurs  de  Râmânuja,  qui  sont 
pourtant  vishnouites  comme  eux  et  dont  les  doctrines   se  rappro- 
chent beaucoup  des  leurs.  De  pareils  compromis  ne  sont  pas  rares 
dans  l'histoire  encore  fort  embrouillée  des  sectes  hindoues. 

Pour  de  plus  amples  détails  sur  les  doctrines  de  Madhva,  sur  sa 
secte,  sa  biographie  et  ses  œuvres^,  on  pourra  consulter  Sarvadar- 

1.  Le  monastère  illustré  par  Sâyana. 

2.  Au  nombre  de   37,  parmi  lesquelles  des  commentaires  sur  les  trois  sources  prin- 
cipales du  Vedânla,    les  Upanishads,  la  Bhagavadgîtâ  et  les  Vedântasùtras,  commen- 


310  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

çanasarngraha,  chapitre  V;  les  Select  Works  àe  H.  H.  Wilson, 
ï,  p.  139  ;  les  Reports  on  the  search  for  sanskrit  MSS.  de 
K.  G.  Bhandarkar  :  celui  de  1882-1883,  pp.  16  et  202,  et  celui  de 
1883-1884,  p.  74.  Ces  notices  sont  faites  d'après  les  traditions  et 
les  livres  de  la  secte  ;  le  factura  qui  va  suivre  provient  de  ses 
adversaires.  Je  l'emprunte  au  Saurapurâna,  dont  une  bonne  édition 
a  paru  en  1889,  à  Poona,  dans  la  collection  intitulée  Ànandâçrama 
Sanskrit  séries. 

Le  Saurapurâna,  qui  n'a  de  solaire  que  ce  titre  et  la  mention 
tout  épisodique  qu'il  a  été  ré'^lé  à  l'origine  par  Sùrya,  le  Soleil, 
appartient  au  çivaisme  intransigeant  ;  Vishnu  est  le  kimkara^ 
l'exécuteur  des  ordres  de  Çiva,  c'est  le  credo  qui  revient  àsatiété  d'un 
bout  à  l'autre  du  poème.  Gela  [lo]  ne  l'empêche  pas  d'être  compté 
comme  un  upapurâna^  ou  puràna  secondaire,  comme  une  sorte  de 
supplément  du  Brahmapurâna  qui,  lui,  est  vishnouite  et  est  aussi 
désigné  quelquefois  sous  le  titre  de  Saurapurâna.  Ge  fait  montre 
bien,  après  beaucoup  d'autres,  dans  quel  état  de  syncrétisme  vrai- 
ment chaotique  toute  cette  littérature  nous  est  parvenue.  L'acte 
d'accusation  contre  les  Madhvâcâryas ,  introduit  sous  forme  de 
prophétie,  fait  partie  de  trois  chapitres,  XXXVIII-XL,  spéciale- 
ment dirigés  contre  les  vaishnavas,  les  faux  vaishnavas,  et  que 
ceux-ci  suppriment  dans  leurs  manuscrits  du  Saurapurâna,  bien 
qu'au  fond  ces  chapitres  ne  leur  soient  pas  plus  hostiles  que  le 
reste  de  l'ouvrage.  Gette  omission  n'est  pas  une  raison  suffisante 
pour  en  suspecter  l'authenticité.  Le  fait  même  que  le  chapitre  XL 
n'est  guère  qu'une  répétition  du  précédent,  n'est  pas  plus  probant 
en  se  sens,  tant  la  composition  du  livre  est  lâche  et  décousue ► 
L'interpolation  ne  serait  certaine  que  si  l'on  pouvait  démontrer 
que  la  masse  de  l'ouvrage  est  antérieure  au  xii«  siècle  et,  ceci,  nous 
ne  le  pouvons  pas.  On  trouve  bien  le  Saura  ou  TÂditya-purâna 
cité  comme  autorité  dans  beaucoup  de  livres,  entre  autres  dans  le 
Caturi>argacintâmani  de  Hemâdri,  qui  est  du  xiii''  siècle.  Mais 
il  est  certain  qu'il  y  a  eu  plusieurs  ouvrages  de  ce  titre  et,  tant 
que  ces  citations  n'auront  pas  été  vérifiées  dans  notre  texte,  elles 
ne  sauraient  être  invoquées  comme  preuves.  Tout  ce  qu'il  est 
permis  d'affirmer,  c'est  que  ces  chapitres  sont  notablement  posté- 
rieurs aux  dernières  années  du  xii«  siècle  :  ils  n'ont  plus  que  des 

taires  dont  la  composition  est  imposée  par  la  tradition  à  tout  vedântiste  qui  prétend 
au  rôle  de  réformateur  et  de  chef  d'école. 


ANNÉE    1896  311 

informations  vagues  sur  les  origines  de  la  secte,  et  ils  possèdent 
quelques  données  sur  sa  propagation  ultérieure.  On  n'entrevoit 
pas  mieux  quelles  raisons  particulières  ont  pu  désigner  justement 
les  Madhvâcàryas  à  la  haine  du  rédacteur  de  ces  morceaux.  A  en 
juger  par  les  mâhâtmyas  contenus  dans  l'ouvrage  et  qui  se  rap- 
portent surtout  aux  sanctuaires  çivaites  de  Bénarès,  le  Saurapurâna 
appartiendrait  plutôt  au  nord  de  F  Inde,  où  la  secte  n'a  jamais  pénétré. 
Gomme  source  d'information,  cette  haineuse  satire  est  nulle. 
Les  objections  de  doctrine  sont  en  grande  partie  fausses  ou  de 
simples  lieux  communs.  Les  données  géographiques  sont  peu  pré- 
cises et  ne  paraissent  s'accorder,  ni  avec  la  tradition  des  Madhvâ- 
càryas, ni  même  entre  [16J  elles.  Autant  que  le  vague  des  expres- 
sions permet  d'en  juger,  le  berceau  de  la  secte  est  placé  ici  dans 
la  région  orientale  de  la  péninsule,  tandis  que  la  tradition  le  met 
sur  la  côte  occidentale.  De  plus  la  propagation  est  représentée, 
une  première  fois,  comme  s'étant  faite  du  nord  au  sud,  et,  une 
seconde  fois,  comme  ayant  eu  lieu  dans  le  sens  inverse.  On  trou- 
vera relevées  dans  les  notes  les  principales  de  ces  divergences  et 
contradictions.  Le  seul  intérêt  que  présentent  ces  morceaux  vient 
de  la  rareté,  dans  les  Purânas,  de  factums  semblables,  s'attaquant 
aussi  directement  à  des  faits  modernes,  et  aussi  de  l'âpreté  sec- 
taire qu'ils  respirent.  Sous  ce  rapport  du  moins,  ils  constituent  un 
témoignage  immédiat  et  authentique. 

CHAPITRE    XXXVIII 

1-96.  Jadis,  sous  le  saint  roi  Pratardaiia,  la  religion  et  la  [piété  fleurissaient 
sur  la  terre.  Il  n'y  avait  ni  hérétiques,  ni  mécréants.  Aussi  les  enfers  se 
dépeuplaient-ils  ;  les  damnés  et  les  démons  eux-mêmes  se  convertis- 
saient et  allaient  au  ciel.  Yama,  le  roi  des  enfers,  étant  venu  se  plaindre 
auprès  des  dieux  de  la  désertion  de  son  empire,  ceux-ci,  sur  le  conseil 
de  leur  guru  Brihaspati,  décident  un  Kirnnara  *  à  descendre  sur  la  terre 
et  à  pervertir  les  hommes.  Déguisé  en  docteur  vaishnava  et  s'entourant 
de  disciples,  le  Kirnnara  répand  la  fausse  doctrine  que  Çiva  n'est  que 
le  serviteur  de  Vishnu,  et  vient  la  prêcher  en  présence  même  du  roi 
Pratardana.  Celui-ci  n'ose  châtier  un  religieux,  mais  il  assemblera  Tes 
brahmanes  pour  le  confondre. 

CHAPITRE    XXXIX 

1-36.  Mais  Kali,  le  démon  de  la  discorde,  pénètre  dans  l'assemblée  qui,  aus- 
sitôt, se  divise  :  une  partie  embrasse  la  fausse  doctrine,  et  l'hérésie  se 

1.  Génies  ayant  une  tête  de  cheval. 


312  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

répand  sur  la  terre  :  la  vertu  et  la  piété  diminuent,  et  les  enfers  se  re- 
peuplent. Cependant  Vishnu  dormait,  ignorant  de  ces  sacrilèges. 
Effrayé  par  de  terribles  prodiges,  il  se  rend  avec  Lakshmî,  son  épouse, 
auprès  de  son  maître  Çiva,  où  viennent  aussi  les  autres  dieux,  et,  tous 
ensemble,  ils  vont  trouver  le  roi  Pratardana.  Les  dieux  informent  Çiva 
de  ce  qui  s'est  passé  :  le  roi,  qui  sait  maintenant  à  qui  il  a  affaire, 
coupe  séance  tenante  la  tête  au  Kimnara,  à  tous  ses  partisans,  y  com- 
pris leurs  chevaux  et  leur  bétail.  «  Et  personne  n'empêcha  le  roi  aux 
pieuses  pensées.  »  Çiva  le  calme  pourtant  et  recolle  tout  ce  qu'il  vient 
de  casser  :  auront  [17]  une  tête  de  cheval,  ceux  qui  ont  insulté  Çiva  de  la 
bouche  ;  un  corps  de  cheval^^ceux  qui  l'ont  insulté  de  leurs  gestes  et 
postures  *. 
37.  Brahmâ  dit  ;  Ainsi  donc  ces  choses  se  sont  passées  aujourd'hui,  sous  le 
règne  de  ce  saint  roi.  Je  vais  vous  dire  maintenant  ce  qui  arrivera  un 
jour:  écoutez-moi  attentivement. 

Quand  le  cruel  Kaliyuga  *  sera  venu,  quand  la  surface  delà  terre  sera 
toute  occupée  par  les  Mlecchas  ^,  viendront  des  hommes  vils,  déchus  dé 
toute  bonne  coutume. 

Alors,  au  milieu  du  pays  Andhra^,  il  y  aura  un  misérable  brahmane 
(originaire)  de  la  région  méridionale  5,  qui  sera  l'amant  d'une  veuve 
brâhmanî  ^ . 


1.  Les  mudrâs,  gestes  et  postures  usités  pendant  la  prière  et  qui  varient  selon  les 
sectes.  Il  semble  que  ce  soit  là  un  fragment  de  légende  rendant  compte  de  la  forme 
hybride  des  Kimnaras. 

2.  L'âge  de  la  discorde,  l'époque  actuelle  du  monde,  qui  a  commencé  en  3102 
avant  J.-C. 

3.  Les  étrangers,  les  barbares. 

4.  Andhrîdeça,  ce  qui,  à  première  vue,  signifierait  «  le  pays  des  femmes  Andhras  ». 
Celles-ci  ont,  en  effet,  une  mauvaise  réputation,  comme  on  le  voit  par  exemple  par 
le  Kdmasàlra,  ch.  X,  XI,  XXVIl.  Mais  il  est  plus  probable  qu'il  faut  entendre  «  le 
pays  de  la  langue  Andhra  ».  Chez  Kumârilla  Bhatta,  VAndhrabhâshâ  correspond  aux 
langues  dravidiennes  du  nord,  particulièrement  au  Telugu,  qui  se  parle  au  nord  de 
Madras,  et  s'oppose  à  la  Drâvidxibhâshâ,  le  Tamoul,  qui  se  parle  au  sud.  Et  cette  indi- 
cation s'accorde  bien  avec  la  plupart  des  données,  qui  placent  le  pays  des  Andhras 
dans  le  bassin  inférieur  et  moyen  de  la  Godâvarî  et  ridenlifient  avec  la  portion  nord- 
est  de  la  présidence  de  Madras  et  une  partie  des  États  duNizam.  En  tout  cas  le  Sau- 
rapurâna  s'éloigne  ici  beaucoup  de  la  tradition  des  Madhvâcâryas,  qui  place  le  berceau 
de  la  secte  en  pays  Tuluva,  sur  la  côte  ouest.  L'ancien  empire  des  Andhras  s'était 
bien  étendu  jusque-là  ;  mais  c'étaient  là  de  vieux  souvenirs  depuis  longtemps  éteints 
au  xir  siècle. 

6.  Ddkshinâtya,  expression  vague,  qui  peut  désigner  tout  homme  né  au  sud  des 
monts  Vindhya.  Dans  un  sens  plus  restreint,  elle  désigne  un  habitant  du  plateau  qui 
s'étend  au  sud  de  ces  montagnes  jusqu'à  la  Krishn&.  Le  pays  Andhra  en  est  la  por- 
tion orientale. 

6.  La  naissance  illégitime  ou  irrégulière  fait  partie  des  lieux  communs  de  la  polé- 
mique sectaire.  Il  y  a  des  histoires  semblables  sur  la  plupart  des  personnages  mar- 
quants de  l'hindouisme.  Le  bâtard  d'une  veuve  est,  de  ce  seul  fait,  un  excommunié. 
D'après  la  tradition  des  Madhvâcâryas,  le  père  du  fondateur  se  serait  appelé  Madhiga 
Bhatta. 


ANNÉE     1896  313 

-40.  Et  du  crime  de  cet  exécrable  brahmane  naîtra  un  fils  (lui  encore)  inno- 
cent qui,  forcément,  cherchera  à  se  distinguer  et  sera  zélé  pour  l'étude. 

Il  ira  saluer  l'àcàrya  Padmapâduka  ^,  l'excellent  maître  du  Vedânta  et 
connaisseur  de  la  tradition  Advaita,  et  lui  adressera  sa  requête  : 

((  Seigneur,  je  suis  le  brahmane  Madhuçarman  '.  Enseigne-moi,  véné- 
rable; enseigne-moi  tout  le  castra^  du  Vedânta,  vénérable  guru.  » 

[18]  Et  l'àcàrya,  qui  est  la  bonté  même,  voyant  cette  grande  modestie, 
daignera,  plein  d'une  tendre  affection,  faire  de  lui  le  premier  de  ses 
disciples. 

Ensuite,  de  jour  en  jour,  (le  disciple)  lui  témoignera  son  dévouement, 
et  le  guru,  déplus  en  plus  satisfait,  lui  communiquera  toute  la  doctrine. 
45.  Un  jour  pourtant  le  guru  le  surprendra  s'apprêtant  à  prendre  sa  nour- 
riture sans  avoir  fait  l'ablution,  le  sandhya*  et  les  autres  pratiques,  en 
pleine  rupture  de  ses  devoirs  quotidiens. 

Interrogé  sur  le  fait  par  le  guru,  le  bâtard  de  la  veuve  '"  répondra  ; 
«  J'ai  usé  de  la  loi  commune  ^,  Seigneur.  Pourquoi  te  fâches-tu  ?  )) 

Et  râcârya  dira  :  «  Qui  est  ton  père  ?  qui  est  ta  mère  ?»  —  «  Mon 
père^  est  un  brahmane,  Seigneur,  et  ma  mère  une  brâhmanî.  )) 

—  «  Parle,  qui  est  ton  grand-père  maternel?  suivant  quel  mode*  ta 
mère  a-t-elle  été  épousée  ?  où  a-t-elle  été  accordée  ?  Dis  vite  la  vérité, 
sinon, 

«  Je  te  réduirai  en  cendre,  toi  qui  es  déchu  du  lustre  brahmanique.  » 
Ainsi  interpellé  (le  disciple)  avouera  tout  selon  la  vérité. 
50.     Et  râcârya  alors  le  maudira:  «  Que  notre  siddhânta^  ne  se  manifeste 
jamais  (à  toi)  ;  sois  stupide  désormais  pour  le  siddhànta  dans  la  doc- 
trine Advaita.  » 

—  «  Gomment,  ma  fidélité  à  te  servir  sera  donc  sans  fruits  ?  dis,  vé- 
nérable. »  A  ces  plaintes  et  à  beaucoup  d'autres  du  (disciple), 

Le  maître  répondra  :  «  Tu  saisiras  le  pùrvapaksha  ®  ;  pour  le  siddhànta 
tu  seras  absolument  aveugle.  Ma  parole  ne  saurait  être  vaine.  » 


1.  D'après  les  Madhvàcâryas,  le  guru  de  leur  fondateur  aurait  été  Acyutapreksha. 
L'un  des  noms  n'exclut  pas  l'autre,  car  tous  ces  personnages  en  ont  plusieurs.  Parmi 
les  disciples  de  Çankara,  il  y  a  eu  un  Padmapâda,  et  il  se  pourrait  que  la  confusion 
de  ce  nom  avec  celui  de  Padmapâduka  ait  été  l'origine  d'une  tradition  qui  fait  de 
Madhvâcârya  l'arrière-disciple,  ou  même  le  disciple  immédiat  de  Çankara. 

2.  Çarman  est  une  finale  qui  peut  s'ajouter  au  nom  de  tout  brahnaane.  La  forme 
ordinaire  du  nom,  dans  les  écrits  de  la  secte,  est  Madhva  ;  on  trouve  aussi  Mâdhva. 
Notre  texte  porte  toujours  Madhu,  qui  a  peut-être  été  choisi  à  dessein,  parce  que 
c'est  un  nom  du  Printemps,  un  des  suivants  de  l'Amour  (cf.  XL,  33  et  72)  et  celui 
aussi  d'un  démon.  D'après  les  Madhvàcâryas,  le  fondateur  se  serait  appelé  Vâsudeva 
avant  son  initiation. 

3.  Corps  de  doctrine. 

4.  Oraison  du  matin  et  du  soir. 

5.  Golaka. 

6.  Par  opposition  à  celle  du  novice. 

7.  Lire  dans  le  texte  tâto. 

8.  On  sait  qu'il  y  en  a  huit. 

9.  L'exposition  complète  d'une  opinion  contient  trois  membres:  1"   le  pùrvapaksha 


314  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Ce  Madhu  donc  n'aura  d'yeux  que  pour  le  pûrvapaksha  des  castras  et' 
se  mettra  à  fausser  le  Vedânta. 

A  mesure  que  (l'âge)  Kali  progressera,  ô  devas  S  cette  hérésie  de  l'en- 
nemi de  Ci  va  peu  à  peu  grandira. 
55.     D'abord,  du  pays  Drâvida  *,  elle  se  répandra  lentement  dans  le  Karnâtaka 
et  dans  le  Tilahga  3,  sur  les  bords  de  la  Godâvarî. 

[19]  Quand  le  Kaliyuga  sera  dans  son  plein,  elle  gagnera  l'Aryâvarta*. 
Des  hommes  vils  prêcheront  le  faux  çàstra  de  la  doctrine  de  la  Mâyâ  ^. 

Rien  que  pour  les  avoir  aperçus,  on  devra  se  plonger  dans  l'eau  tout 
habillé.  Gomme  Vishll  s'apelle  aussi  Bhadrà^,  comme  Ràhu  se  dit  aussi 
Svarbhânu  ',  ^ 

Comme  celui  qui  n'est  pas  Ï^Unique  a  nom  Hari  *,  ainsi  ces  (fourbes) 
se  diront  asserteurs  de  vérités^.  Détracteurs  jurés^duYoga^^,  contemp- 
teurs de  l'agnihotra  ^^, 

Ayant  toujours  à  la  bouche  les  Purânas  et  «  ce  qui  est  conforme  au 

ou  la  première  thèse  ;  2»  Vaparapaksha  ou  les  objections  ;  3"  le  siddhânta  ou  la  con- 
clusion, qui  seule  fait  autorité. 

1.  Les  dieux,  à  qui  s'adresse  le  discours  de  Braiimà.  Les  versets  52,  53  et  la  pre- 
mière moitié  de  54  ne  se  trouvent  pas  dans  tous  les  manuscrits.  Il  y  a  évidemment 
quelque  désordre  ici,  soit  par  omission,  soit  par  addition;  car,  jusqu'au  verset  62,  où 
la  coupure  est  particulièrement  choquante,  les  versets,  tels  qu'ils  sont  chiffrés,  se 
terminent  au  demi-çloka. 

2.  Le  Drâvidadeça  est  le  pays  de  la  langue  tamoule,  l'extrême  sud-est  de  la  pé- 
ninsule. Il  est  loin  du  pays  Tuluva,  où  la  tradition  des  Madhvâcâryas  place  le  berceau 
de  la  secte  et  de  son  fondateur  ;  plus  loin  encore  du  pays  des  Andhras,  où  le  Sùrya- 
purâna  fait  naître  Madhu. 

3.  Le  Karnâtaka,  le  pays  de  la  langue  canarèse,  répond  au  Mysore  et  à  la  partie 
occidentale  des  États  du  Nizam.  Le  Tilanga,  plus  communément  Telinga,  le  pays  de 
la  langue  telugu,  est  la  côte  orientale,  au  nord  du  Drâvida,  jusqu'aux  frontières 
d'Orissa.  La  partie  nord  du  Karnâ(aka  et  du  Tilanga  est  le  pays  des  Andhras  du 
verset  39. 

4.  L'Inde  du  nord,  entre  l'Himalaya  el  les  Vindhya.  Les  communautés  des  Madhvâ- 
câryas ne  paraissent  pas  s'y  être  jamais  établies  à  demeure. 

6.  L'illusion.  La  doctrine  de  la  Mâyâ  consiste  à  nier  la  réalité  du  monde  et  des 
êtres  contingents.  Elle  est  portée  à  son  maximum  précisément  par  les  Advaitins,  que 
le  Sùryapuràna  prétend  représenter,  et  le  reproche  est  pour  le  moins  singulier. 

6.  Vishti,  le  7"*  karana  ou  demi- jour  lunaire  de  la  quinzaine,  qui  passe  pour  fu- 
neste, est  appelée  par  euphémisme  Bhadrâ,  la  Propice. 

7.  Bâhu,  le  démon  de  l'éclipsé,  dont  le  surnom  de  Svarbhdna  signifie  «  lumière  du 
ciel  M. 

8.  Aneke,  que  je  prends  comme  locatif,  me  paraît  désigner  Vishnu,  qui  selon  les 
çaivas,  n'est  pas  l'Unique,  puisqu'il  a  Çiva  pour  supérieur  et  d'autres  dieux  pour 
égaux.  C'est  donc  à  tort  qu'on  l'appelle  Hari,  comme  Çiva  et  le  soleil  qui,  eux,  sont 
des  êtres  uniques. 

9.  Tattvavâdin. 

10.  Le  système  de  ce  nom  ou,  en  général,  la  dévotion  mystique. 

11.  Le  sacrifice  journalier  que  doit  célébrer  tout  brahmane.  Les  gurus  des  Madhvâ- 
câryas s'en  déclarent  affranchis.  Mais  c'est  là  un  privilège  commun  à  tous  les  sam- 
nyâsins,  à  tous  ceux  qui  ont  fait  vœu  de  renoncement  absolu,  qu'ils  soient  çaivas  ou 
Y&ishnavas. 


ANNÉE    1896  315- 

Vedânta  ^  »  hommes  par  l'apparence  seulement,  sûrement  destinés  à 
l'enfer, 
60.     Et  avec  qui  il  suffira  de  converser  pour  déchoir  du  lustre  brahmanique. 
Mieux  vaut  un  bouddhiste,  un  jaina,  ou  un  kâpâlika  ^. 

C'est  ouvertement  (du  moins)  qu'ils  nient  l'autorité  du  Veda.  Mais 
ceux-ci  !  (Tel)  affirme  l'autorité  du  Veda,  se  donnant  pour  ce  qu'il  n'est 
pas  :  un  connaisseur  du  Veda. 

62.  (Tel  autre)  professe  Dieu  ^  en  paroles,  et  n'est  en  réalité  qu'un  misé- 
rable athée. 

[20]  Le  Sûta  *  dit  :  Après  quoi,  tous  ^  partiront  comme  ils  étaient  venus. 
Et  le  saint  roi  Pratardana,  ayant  débarrassé  son  royaume  de  toute  épine, 

63.  (Arrivé)  à  la  fin  de  sa  vie,  obtint  la  délivrance  suprême  qui  consiste 
dans  la  non-dualité  ^.  Ensuite  ce  (Madhu)  aura  des  disciples  nom- 
breux : 

Samnyàsins  ^  par  l'habit  seulement,  faisant  en  réalité  leurs  propres 
affaires,  s'employant  au  service  des  rois,  pleins  de  déguisements,  adon- 
nés aussi  à  des  dévotions  impures  ^, 
65.  Ayant  commerce  avec  des  femmes  qu'il  est  interdit  d'approcher,  man- 
geant et  buvant  ce  qu'il  est  défendu  de  manger  et  de  boire,  les  uns  se 
livrant  à  toutes  les  jouissances, 

Allant  en  char,  recherchant  avidement  le  service  des  rois,  se  plai- 
sant à  ravaler  TAdvaita,  tout  fiers  de  leurs  livres  secrets. 

Quant  au  siddhânta  des  autres  écoles,  ils  ne  le  connaissent^  pas  tel 
qu'il  est;  car  ils  n'étudieront  rien  qu'avec  la  pensée  d'y  trouver  faute, 
dans  le  Kaliyuga. 

S'il  faut  proscrire  jusqu'aux  noms  des  autres  dieux  ^^,  comment  se 

1.  Comme  toutes  les  sectes,  les  ^ladhvàcàryas  recomiaissent  l'autorité  de  certains 
Purânas.  Ils  divisent  de  plus  la  littérature  en  «  ce  qui  est  conforme  au  Vedânta  »  et 
en  «  ce  qui  n'est  pas  conforme  »,  acceptant  la  première  catégorie  et  rejetant  la  se- 
conde. 

2.  Sectaires  çaivas,  mais  considérés  ici  comme  impurs.  On  se  détestait  entre 
frères. 

3.  Içvara,  le  Dieu  personnel,  providence  et  démiurge.  Vaishnavas  et  çaivas  l'affir- 
ment également,  également  aussi  ils  le  nient  plus  ou  moins,  selon  qu'ils  sont  plus  ou 
moins  logiques  dans  leur  adhésion  à  la  doctrine  Advaita.  Ce  sont  précisément  les 
sectes  admettant  une  certaine  dualité,  comme  les  Madhvâcâryas,  qui  sont  le  moins 
portées  à  le  nier. 

4.  Lomaharshana  (ou,  comme  ici,  Romaharshana),  de  caste  un  Sûta,  un  conducteur 
de  char  ou  écuyer,  le  principal  interlocuteur  du  Saurapurâna,  qu'il  récite  aux  rishis 
réunis  dans  la  forêt  Naimisha. 

5.  Çiva,  Brahmâ  et  les  autres  dieux,  le  roi  Pratardana  et  ses  suivants. 

6.  Ou,  ce  qui  revient  au  même  :  «  qui  est  le  but  suprême  de  la  doctrine  Advaita  ». 
Il  s'agit  du  sàyujya,  de  a  l'absorption»  en  Çiva,  l'être  suprême  et  unique. 

7.  «  Celui  qui  a  tout  déposé  »,  qui  a  fait  vœu  de  renoncement  absolu. 

8.  Kaulika,  désignation  des  sectateurs  de  la  Çakti,  de  l'énergie  femelle.  Ils  sont  bien 
plus  nombreux  parmi  les  çaivas  que  parmi  les  vaishnavas. 

9.  Le  texte  passe  fréquemment  du  futur  au  présent.  Parfois,  comme  ici,  il  mêle 
les  deux  temps  dans  la  même  phrase. 

10.  Les  Madhvâcârvas  «ont  au  contraire  très  éclectiques  dans  leur  panthéon. 


316  COMPTIiS     RENDUS     ET    NOTICES 

fait-il  alors  que  ces  pervers  récitent  le  Veda  et  prétendent  le  soumettre 
à  la  discussion  *  ? 

Ils  auront  beau  parcourir  encore  et  encore  les  excellents  traités  de  la 
Mîmâmsâ  *;  ne  poursuivant  que  leur  propre  intérêt,  de  tout  cela  ils  ne 
saisiront  que  le  pûrvapaksha. 
70.  Quant  à  leur  propre  (opinion),  ils  ne  la  diront  jamais,  parce  qu'elle 
manque  de  base  ;  mais  (en  vrais)  plagiaires^,  ils  dénigreront  les  Ham- 
sas  et  les  Paramahamsas  *. 

Le  premier  venu  (un  enfant)  à  peine  né  ^,  ils  le  tonsureront  et  en 
[21]  feront  un  supérieur  de  matha  ^,  quant  à  la  robe  brune  du  moins, 
ces  bommes  vils.  ^ 

Gouvernef  un  matha,  servir  (les  grands),  amasser  des  richesses, 
courtiser  des  femmes  esclaves,  brûler  d'envie,  (  s'ils  avouaient  que  ce 
sont  là  leurs  mobiles,  ils  seraient  vrainient  et)  par  cinq  fois  asserteurs 
de  vérités  '^. 

«  Le  samsara*  est  réalité  »,  diront-ils,  (se  montrant)  ainsi,  il  ne  se 
pourrait  plus,  asserteurs  de  réalité  .  Ou  bien  encore  :  «  Tout  est  un  jeu 
de  la  Màyâ  »,  (se  déclarant)  ainsi  asserteurs  de  l'unique  Mâyâ. 

La  pure  réalité  ®,  il  ne  la  connaissent  pas,   et  ils  enseignent  que  tout 
est  réalité.  En  paroles  seulement,  eh  ce  misérable  âge  Kali,  ils  seront 
asserteurs  de  réalités. 
75.     A  mesure,  brahmanes  *°,  que,  dans  l'âge  Kali,  les  méchants  prévaudront, 
prévaudront  aussi,  dans  la  région  du  Nord  *^,  ces  faux  vaishnavas  ^*. 

A  la  seule  vue  d'un  (de  ces  impies)  proclamant  l'égalité  de  Çiva  *3, 


1.  Tarka,  terme  qui  peut  s'entendre  de  tous  les  systèmes  de  philosophie.  D'après 
ce  qui  précède  et  ce  qui  suit,  il  parait  désigner  ici  la  casuistique  liturgique  de  la 
Mimâmsâ. 

2.  Nom  commun  du  système  ritualiste  de  Jaimini  et  du  système  spéculatif  du  Ve- 
dànta,  mais  qui  désigne  plus  spécialement  le  premier. 

3.  Jâraja,  mol  qui  signifie  à  la  fois  bâtard  et  plagiaire.  C'est  ici  le  pendant  du 
parakîyena  pandiUâh  de  XL,  69. 

4.  Deux  degrés  de  l'ordre  ascétique. 

6.  Les  Madhvâcâryas  recrutent  en  effet  leur  noviciat  dès  1  enfance,  et  ne  regardent 
pas  beaucoup  à  la  caste. 

6.  Un  matha  est  un  collège  ou  couvent,  où  résident  les  gurus  et  les  novices.  La 
robe,  ou  plutôt  l'écharpe  brune  est  le  vêtement  des  religieux. 

7.  Tattvavâdin,  qualification  que  revendiquent  les  Madhvâcâryas.  Le  mot  tatlva 
réunit  les  sens  de  principe,  entité,  réalité,  vérité. 

8.  Le  cours  des  choses  contingentes  ou,  comme  le  définit  Lcconte  de  Lisle  : 

Le  tourbillon  sani  fin  des  apparences  vaines. 
Les  MadhvâcAryas  en  affirment  la  réalité.  Le  reproche  suivant  est  faux. 

9.  L'absolu  Çiva. 

10.  Çaunaka  et  les  autres  rishis  à  qui  le  Sûta  raconte  le  PunAna. 

11.  Udîci,  l'Hindoustan. 

12.  Par  opposition  avec  les  vrais,  les  purs  vaishnavas,  ceux  qui,  d'après  le  Saurapu- 
râna,  tout  en  ayant  une  dévotion  particulière  à  Vishnu,  reconnaissent  la  suprématie 
de  Çiva. 

13.  C'est-à-dire  que  quelque  chose  puisse  être  égal  à  Çiva. 


ANNÉE    1896  317 

croyant  à  cette  égalité,  acquiesçant  à  cette  égalité,  on  devra  aussitôt  se 
baigner  tout  habillé. 

Grâce  à  la  voie  qu'aura  montrée  Madhu,  prévaudront  ainsi  dans  l'âge 
Kali  d'exécrables  vaishnavas  et,  à  leur  suite,  les  Mlecchas,  les  Çûdras, 
les  excommuniés. 

C'est  pourquoi,  chefs  des  brahmanes,  prêtez  l'oreille  à  la  glorifica- 
tion de  l'époux  de  Pàrvatî  ;  appliquez-vous  sans  cesse  et  sans  jamais 
faiblir,  à  lui  prouver  votre  dévotion. 

CHAPITRE    XL 

1-30.  Après  avoir  célébré  Çiva,  dont  Vishnu  et  tous  les  dieux  ne  sont  que  les 
humbles  serviteurs,  le  Sùta  commence  un  nouveau  récit.  Çiva  ayant 
réduit  en  cendre  Kâma  (l'Amour),  la  veuve  de  celui-ci,  Rati  (la  Volupté), 
accompagnée  du  Printemps  (Vasanta),  de  l'Égarement,  du  Mensonge, 
de  l'Emportement  [22]  et  des  autres  suivants  de  son  mari,  vient  implorer 
Brahmâ,  afin  qu'il  leur  permette  de  ruiner  sur  la  terre  le  culte  de  Çiva. 
Brahmâ  leur  déclare  que,  pour  le  moment,  cela  est  impossible,  mais 
qu'un  jour  viendra,  dans  Tàge  Kali,  où  leur  vengeance  sera  satisfaite. 
31.  Le  Sùta  dit  :  Alors  donc,  quand  sera  venu  l'âge  Kali,  la  ruine  de  toute 
religion,  et  que,  avec  ses  Mlecchas,  (comme  un  nouvel)  Ane*,  il  opérera 
la  dispersion  des  vaches  des  brahmanes, 

Quand  on  n'entendra  plus  ni  récitation  du  Veda,  ni  formules  d'obla- 
tion  ;  que  tout  sera  plein  de  bouddhistes  et  de  jainas  ;  que  le  brahmane 
suivra  la  voie  des  Mlecchas,  et  que  le  Çùdra  lèvera  la  main  sur  le  brah- 
mane. 

Alors,  printemps  ^  funeste  aux  Karnâtas,  aux  Tilangas  ^  et  à  bien  d'au- 
tres, un  certain  Madhu  naîtra  d'un  brahmane  au  sein  d'une  veuve. 

Et  cet  exécrable  bâtard  d'une  veuve  demandera  à  devenir  le  disciple 
du  noble  Padmapâduka,  le  zélé  interprète  du  Vedânta. 
35.     Et  quand  il  aura  étudié  tout  le  çâstra,   rejetant  ses  observances  quoti- 
diennes, il  se  mettra  à  ergoter:  «  A  quoi  bon  l'agnihotra,  à  quoi  bon  le 
sacrifice?  » 

Le  guru  ayant  surpris  ces  propos,  «cène  doitpas  être  un  brahmane  », 
pensera-t-il,  et  soupçonnant  en  lui  quelque  tare,  il  lui  dira  aussitôt  : 

Liî  guru  dit;  «Quelle  est  ta  caste?  dis-moi  la  vérité,  conlempteur  du 
Veda.  Tu  renies  l'acte  saint  issu,  lui  aussi,  de  Brahmâ  ;  tu  ne  saurais 
èUe  fils  d'un  brahmane"*.  » 


1.  Kkaia,  âne,  autre  nom  de  Dhenuka,  un  démon  qui,  sous  la  forme  d'un  âne, 
troubl  lit  l^s  pâturages  de  Vrindâvana  et  fut  tué  par  Krishna.  Les  vaclies,  au  propre 
et  au  liguré,  comme  troupeaux  et  comme  symbole  du  sacrifice,  sont  la  subsistance 
des  brahmanes, 

2.  Vasanta,  comme  Madhu,  signifie  printemps.  Personnifié,  il  est  un  des  suivants  de 
Kâma  et,  d'après  XL,  72,  Madhu  aurait  été  son  incarnation. 

H.  Cf.  XXXIX,  55. 

4.  Le  ijrahmane  et  le  sacrifice  sont  en  quelque  sorte  frères,  étant  issus  tous  deux 
de  Brahmâ. 


318  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Madhu  dit  :  «  Je  suis  né  d'un  brahmane  et  dune  brâhmanî  ;  il  n'en 
faut  pas  douter.  Je  te  dis  la  vérité,  non  un  mensonge.  Gomment  pour- 
rais-tu me  maudire  ^,  guru  ?  » 

Le  guru  dit  :  «  Ta  mère,   alors,  par  qui  a-t-elle  été  donnée?  de  qui 
était-elle  fille  ?  quand,   comment,  à  qui  a-t-elle  été  donnée  et  suivant 
quel  mode?  Réponds  sur-le-champ  ». 
40.    Madhu  dit  :  «  Ma  mère  était  veuve,  Seigneur  ;  elle  devint  enceinte  des 
œuvres  d'un  pénitent  brahmane  :  je  suis  le  fruit  de  cet  (amour).  » 

Le  guru  dit:  «  Puisque,  par  fraude,  tu  as  appris  de  moi  notre  çâstra, 
pervers,  que  jamais  la  voie  du  siddhânta  ne  s'ouvre  pour  toi.  » 

[23]  Madhu  dit:  u  II  en  sera»ainsi,  vénérable  :  ta  parole  ne  saurait  être 
vaine.  Que  le  pûrvapaksha  donc  se  manifeste  et  s'affermisse  en  mon 
cœur.  » 

Le  guru  dit  :  «  Sois  aveugle  pour  le  siddhânta,  et  d'intelligence  très 
subtile  pour  le  pûrvapaksha  seulement,  et  que  méchants  soient  tes  dis- 
ciples. 

Par  folie  privés  du  siddhânta,  par  avidité  serviteurs  des  princes,  par 
colère  ne  proférant  que  de  durs  propos,  par  imposture  beaux   de  cos- 
tume seulement, 
4-5.     Adonnés  aux  sophismes,  ils  ne  sauront  rien  de  tous  les  castras  et  iront 
dans  les  terribles  enfers  promptement  et  pour  longtemps.  » 

Le  Sùta  dit  :  Ensuite,  chargé  de  cette  malédiction,  le  pervers  Madhu 
fera  une  exposition  des  sùtras  de  Bâdarâyana  ^. 

Et  accepté  comme  l'âcârya  Madhu  dans  la  région  méridionale,  il  sera 
grand  dans  l'âge  Kali.  Quant  à  ses  disciples  et  arrière-disciples  3,  (on 
ne  les  verra)  ni  dans  l'Aryavarta  *,  ni  en  Utkala  ^, 

Ni  en  Gauda  *,  ni  sur  les  bords  du  Gange.  Sur  les  bords  de  la  Go- 
dâvarî  et  au  milieu  des  forêts  de  la  Narbudâ'  ils  trouveront  accès 
(d'abord). 

A  mesure  que  la  marche  cruelle  de  Kali  progessera,  un  petit  nombre 
de  ces  sophistes  apparaîtra  çà  et  là  dans  le  Mahàrâshtra  ^. 

1.  Suivant  la  leçon  çapsyase  donnée  dans  lerrata  et  qui  doit  être  fournie  par  les 
manuscrits  ;  car  le  paçyase  du  texte  serait  également  bon. 

2.  Les  Vedântasùtras.Deux  commentaires  composés  par  Madhva  nous  sont  parvenus, 
dont  l'un  a  été  publié  à  Calcutta. 

3.  Pratiçishya,  dans  le  sens  de  praçishya  ou  d'upaçishya  (verset  51):  le  mot,  non  re- 
levé dans  les  lexiques,  se  trouve  aussi  dans  le  Divyâvadâna,  p.  153. 

4.  Cf.  XXXIX,  56. 

5.  La  province  d'Orissa,  sur  la  côte  sud  du  Bengale. 

6.  Le  Bengale. 

7.  Nom  moderne  et  non  relevé  jusqu'ici  dans  un  texte  sanscrit  de  la  rivière  sainte 
Narmadâ.  Nârbuda  en  serait  régulièrement  l'adjeclif,  comme  nârmada  l'est  de  Nar- 
madâ.  Mais,  en  admettant  une  assez  forte  anacoluthe,  les  versets  47-48  peuvent  aussi 
«e  traduire  :  «  Quant  à  ses  disciples  et  arrière-disciples,  ni  dans  l'Aryavarta,...  ni  sur 
les  bords  du  Gange,  (ni)  sur  les  rives  de  la  GodAvarî,  ni  au  milieu  des  forêts  de  l'Ar- 
buda,  ils  ne  trouveront  accès  ».  L'Arbuda  est  le  mont  Abu,  la  montagne  sainte  du 
Râjpoutâna. 

8.  Le  pays  des  Mahrattes  et  de  la  langue  Mâra^hî,  la  moitié  méridionale  de  la  pré- 
sidence de  Bombay  et  la  partie  occidentale  des  États  du  Nizam. 


ANNÉE    1896  319 

50.     Puis,  dans  un  temps  de  grand  malheur,  troublé  par  de  puissants  Mlec- 
chas,  le  pervers,  en  se  déguisant,  se  procurera  accès  en  divers  lieux. 

Après  avoir  étudié  et  avoir  été  samnyâsin  pendant  cinq  années  (seu- 
lement)*, cet  (homme)  à  l'esprit  faussé,  entouré  de  disciples  et  de  sous- 
disciples,  professera  sa  doctrine  sophistique  2. 

«  Le  sarnsâra  est  réalité  »,  affirme  (ce  docteur);  «  il  ne  faut  pas  le 
supprimer  [24],  car  il  tient  ce  qu'il  promet  ».  Et  c'est  ainsi  que  cet  asser- 
teur  de  faussetés  est  appelé  asserteur  de  réalités  ^. 

u  Cet  ensemble  de  choses  contingentes  *  »  (affirme-t-il  encore)  »  est 
trompeur  et  manifestement  le  produit  de  la  Mâyâ^  ».  Et  ainsi  ces  asser- 
teurs  de  réalités  ne  sont  au  fond  que  des  asserteurs  de  la  Mâyâ. 

L'excellent  çâstra  de  Jaimini  ^,  qui  propage  le  karmakànda  ;   l'excel- 
lent castra  de  Gautama"^,  qui  établit  (l'existence  d')  Içvara; 
65.     La  doctrine  de  Kapila*,  qui  enseigne  la  distinction  du  purusha  et  de  la 
prakriti  ;  le  çâstra  des  Vaiçeshikas,    qui  établit  (l'existence  d')  Içvara  ; 

Le  Yogaçâstra  de  Patanjaliqui,  de  l'aveu  de  tous,  est  un  çâstra  çaiva; 
le  çâstra  capital  du  Vedânta,  qui  enseigne  l'Advaita  ; 

Tous  lesVedas  avec  leur  sixAngas^,lesPurânas,ritihâsa*^,  laSmriti**, 
les  Upapurânas  *^  et  les  estimables  Upasmritis  ^^, 

Tous  ils  proclament  bien  haut,  pour  toutes  ces  sciences,  qu'elles  se 
servent  réciproquement  de  preuve,  chacune  selon  sa  spécialité,  et 
qu'elles  ont  pour  objet  le  bien  des  hommes. 

Si  aussi  il  s'y  trouve  quelque  légère  contradiction  (apparenle),  il  n'y 
a  pas  de  contradiction  en  réalité.  Tous  ils  déclarent  que  Maheçâna  **  est 
au-dessus  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  haut. 

1.  Madhva  paraît  en  effet  avoir  commencé  son  apostolat  de  bonne  heure.  D'après 
la  tradition,  il  aurait  reçu  l'initiation  et  composé  son  commentaire  sur  la  Bhagavad- 
gîtâ  à  l'âge  de  neuf  ans.  La  mention  de  sous-disciples  dès  le  début  n'a  non  plus  rien 
d'étrange.  Il  arrive  fréquemment  que  des  hommes  âgés  se  groupent  autour  d'un 
jeune  maître  et  lui  amènent  leurs  propres  disciples. 

2.  Heluvâda. 

3.  Tattvavâdin.  Pour  samsara,  cf.  XXXIX,  73. 

4.  Prapanca  ;  c'est  le  samsara  considéré,  non  dans  la  durée,  mais  dans  un  moment 
donné. 

5.  Lire  dans  le  texte  :  mâyânirmita. 

6.  La  Mimâmsâ  proprement  dite,  qui  enseigne  l'application  du  karmakànda,  la 
portion  pratique,  liturgique  du  Veda,  tandis  que  le  Vedânta  a  pour  objet  le  jnâna- 
kândia,  la  portion  spéculative. 

7.  Le  Njâya.  Pour  le  terme  technique  Içvara,  cf.  XXXIX,  62. 

8.  Le  Sâiikhya,  qui  professe  la  dualité  radicale  du  purusha,  l'âme,  et  de  la  prakriti, 
la  matière. 

9.  Les  six  Vedângas  ou  «  membres  du  Veda  »,  la  phonétique,  le  rituel,  la  gram- 
maire, l'étymologie,  la  métrique  et  l'astronomie. 

10.  Le  Mahâbhârata. 

11.  En  général,  toute  l'ancienne  littérature  non  révélée  ;  ici,  dans  un  sens  plus  res- 
treint, les  livres  du  droit  et  de  la  coutume. 

12.  Purânas  secondaires  :  le  Saurapurâna  en  est  un. 

13.  Smritis  secondaires. 

14.  Çiva.  Inutile  de  faire  observer  combien  ces  prétentions  sont  contraires  à  la  vérité. 


320  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

60.    Mais  telle  n'est  pas  l'opinion  de  ces  pervers   qui,  exclus  de  la   voie  du 
Veda  proclament  pour  leur  àcârya  ce  Madhu,  le  fils  de  la  veuve. 

Cet  hypocrite,  ce  grand  fourbe  de  Gârvâka*  quia  nom  Madhu  se  fera 
donc,  ô  brahmanes,  dans  l'âge  Kali,  le  propagateur  du  mépris  de  Çiva. 

Se  tenir  en  dehors  du  siddhânta  par  aveuglement,  violer  les  castras 
par  emportement,  servir  les  princes  par  cupidité,  par  fraude  tromper 
autrui,  fréquenter  [25]  les  prostituées  par  luxure,  être  docteur  par  so- 
phistique^, ce  seront  là,  brahmanes,  dans  l'âge  Kali,  leurs  six  façons 
d'enseigner  la  vérité^. 

D'un  enfant  de  cinq  ans  ils  feront  un  yati  *  ;  d'un  bambin  qu'ils  au- 
ront peu  à  peu  attiré  à  eu>^  ils  feront  un  supérieur  de  matha,  par 
amour  pour  l'or,  les  athées. 
65.  Du  matha  ils  ne  maintiendront  que  la  transmission  ininterrompue  ^, 
livrés  (pour  le  reste)  à  leurs  passions  ^,  esclaves  des  jouissances  et  de 
tous  les  vices,  adonnés  à  des  amours  serviles. 

Samnyâsinsde  nom  seulement,  (ils  viendront)  aux  tirthas'  montés  sur 
des  chars,  avec  des  suivants,  portés  à  dos  d'hommes,  sans  la  çikHâ*  ni 
le  cordon. 

Et  embrassant  leur  parti,  des  laïcs  ^  égarés  afflcheront  le  mépris  de 
Çiva  ;  dévorés  par  l'orgueilleuse  illusion  d'être  des  vaishnavas,  ils  iront 
droit  en  enfer  ; 

Vaishnavas,  par  le  costume  ^^  seulement,  brahmanes  par  le  cordon 
seulement,  docteurs  par  la  violence  seulement,  savants  par  le  so- 
phisme seulement. 

Quelques-uns  étudieront  bien  les  castras,  mais  uniquement  pour 
réussir  à  les  corrompre,  tenant  caché  le  leur,  pandits  *^  aux  frais  d'au- 
trui. 
70-74.  Les  suivants  de  Kâma  consolent  Rati.  Ils  lui  promettent  de  se  joindre  à 
Vasanta,  quand,  dans  l'âge  Kali.  il  s'incarnera  dans  Madhu  **,  et  de 
ruiner  tous  ensemble  le  culte  de  Çiva. 

1.  Les  Gàrvàkàs  sont  une  secte  de  matérialistes  purs. 

2.  Hetuvâda. 

3.  Tattvavâditâ. 

4.  Un  religieux. 

5.  Pâramparya,  la  succession  de  guru  en  guru,  pour  maintenir  la  perpétuité  des 
honneurs  et  des  profits. 

6.  Abhirâyin,  non  relevé  dans  les  lexiques. 

7.  Lieux  de  pèlerinage. 

8.  Le  toupet  ou  la  toufTe  de  cheveux  nattés,  dont  le  port  varie  suivant  les  sectes,  et 
le  cordon  brahmanique.  Comme  sarpnyâsins,  les  gurus  des  Madhvâcâryas  s'affranchis- 
sent en  effet  de  ces  particularités  de  costume. 

9.  Grihastha. 

10.  Par  costume  il  faut  entendre  surtout  les  marques  qu'ils  s'impriment  sur  le  front 
et  sur  diverses  parties  du  corps. 

11.  Docteurs. 

12.  Les  Madhvâcâryas  regardent  leur  fondateur  comme  une  incarnation  de  Vâyu,  le 
dieu  du  vent:  leurs  adversaires  font  do  lui  l'incarnation  d'un  Daitya,  d'un  démon. 


ANNÉE     1»97  321 


Emile  Senart,  membre  de  l'Institut  :  Les  Castes  dans  'l'Inde.  Les 
faits  et  le  système.  Paris,  Ernest  Leroux,  1896,  xxii-257  pages, 
in-12.  (Fait  partie  de  la  Bibliothèque  de  çulgarisation^  dans 
\Qfi  Annales  du  Musée  Guimet.) 

{Journal  des  Savants  y  janvier  1897.) 

J'ai  [o7]  eu  occasion  à  deux  reprises  déjà,  dams  la  Revue  de 
V histoire  des  religions  et  dans  la  Revue  critique^,  Ûe  m'occuper 
de  ce  beau  livre  de  M.  Senart.  Cela  m'autorise,  je  pense,  à  être 
bref  ici.  Les  nombreux  ouvrages  publiés  sur  les  castes  de  l'Inde 
peuvent  se  diviser  en  deux  groupes  :  1"  ceux  qui  en  dressent  la 
statistique  ;  2»  ceux  où  l'on  se  propose  d'en  expliquer  la  formation, 
généralement  par  l'action  d'un  très  petit  nombre  de  facteurs  à  une 
époque  relativement  récente.  Celui  de  M.  Senart  ne  ressemble  ni 
aux  uns  ni  aux  autres.  11  n'essaye  pas  de  dénombrer  et  de  décrire 
les  castes:  mais,  à  l'aide  de  faits  bien  choisis,  il  nous  fait  com- 
prendre ce  que  c'est  au  juste  qu'une  caste  :  pour  expliquer  le 
régime,  il  tient  compte  de  tous  les  facteurs  qu'il  nous  est  donné 
d'entrevoir,  et  il  en  cherche  l'origine  à  une  époque  très  lointaine, 
dans  les  coutumes  les  plus  anciennes  de  la  race.  Son  petit  livre, 
qu'il  présente  modestement  comme  une  simple  esquisse,  est  en 
réalité  ce  qu'on  a  écrit  de  plus  compréhensif  et  de  plus  pénétrant 
sur  cette  singulière  institution. 

Une  des  premières  choses  qu'on  ait  sues  de  l'Inde,  c'est  que  les 
divisions  innombrables  dans  lesquelles  se  fractionne  la  population 
hindoue  se  rattachent  à  quatre  grandes  castes,  brahmanes,  ksha- 
triyas,vaiçyas  etçûdras,  rigoureusement  unies,  bien  que  répandues 
sur  le  pays  entier,  irréductibles  et  héréditaires.  Mais,  d'assez 
bonne  heure  aussi ,  on  s'est  aperçu  que  ces  quatre  grandes  castes 
ne  sont  plus  que  des  fictions  légales  :  entre  les  groupes  infiniment 
nombreux  qui  les  composent  il  n'y  a  en  réalité  ni  communauté 
d'origine,  ni  communauté  d'organisation,  ni  communauté  de  pro- 
fession, ni  connubium,  ni  commensalité.  Les  vraies  castes,  au- 
jourd'hui, sont  ces  groupes  partiels,  d'étendue  beaucoup  moindre > 

1.  Cf.  Œuvres,  t.  H,  p.  222  et  ci-dessus,  p.  302. 

Relioiows  de  l'Ixoe.  —  IV.  21 


322  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

souvent  très  petite,  qui  constituent,  en  quelque  sorte,  le  moule 
dans  lequel  est  coulée  toute  la  vie  sociale  de  l'Inde.  Et  les  faits 
du  passé,  bien  interprétés,  permettent  de  conclure  qu'il  en  a  été 
de  même  autrefois. 

Mais,  à  côté  des  faits,  nous  trouvions  dans  le  passé  une  théorie 
qui  prétend  les  expliquer.  [08]  Suivant  celle-ci,  il  n'y  aurait  eu 
d'abord  que  les  quatre  grandes  castes  et  toutes  les,  divisions  sociales 
actuelles  seraient  le  produit  de  mélanges  successifs  entre  ces 
castes  pures.  La  théorie  est  impossible  à  première  vue  et  n'a  jamais 
fait  complètement  illusion.  Mais  il  restait  à  l'expliquer  et  à  expli- 
quer la  caste  elle-même.  Voici,  très  sommairement,  l'explication 
de  M.  Senart  : 

Les  quatre  grandes  divisions  représentent  non  des  castes,  mais 
des  classes  de  la  société  aryenne  primitive  :  prêtres,  nobles,  peuple 
et  serfs.  Mais  ces  classes  elles-mêmes  étaient  divisées  en  un  grand 
nombre  de  familles,  de  clans,  de  tribus,  séparés  par  des  barrières 
de  rites  et  de  coutumes  analogues  à  celles  qui  séparaient  les  yévy),  les 
gentes,  les  sippen  des  Aryas  d'Occident.  Quand  les  brahmanes 
furent  arrivés  à  une  certaine  unité  et  que,  dans  une  société  plus 
avancée,  où  les  classes  étaient  devenues  plus  nombreuses,  ils 
furent  amenés  à  codifier  peu  à  peu  les  coutumes,  ils  conservèrent 
naturellement  le  cadre  des  anciennes  classes,  qui  était  consacré 
par  le  Veda,  et,  pour  y  faire  entrer  les  nouvelles,  généralisant 
peut-être  un  fait  vrai  dans  certains  cas,  ils  eurent  retours  à  la  fic- 
tion du  mélange.  C'était  déjà  attribuer  à  toutes  ces  choses  une 
cohésion  fictive  qui  n'était  que  le  reflet  de  leur  propre  unité,  fictive 
d'ailleurs  elle-même  et  destinée  à  rester  toujours  imparfaite. 
C'était  encore  et  surtout,  en  assimilant  les  classes  à  de  grandes 
familles,  rendre  presque  inévitable  l'application,  du  moins  théo- 
rique, à  des  divisions  forcément  plus  ou  moins  flottantes,  des  res- 
trictions et  des  barrières  rigides  qui,  de  temps  immémorial,  sépa- 
raient les  groupes  formés  par  le  sang.  C'est  ce  qui  arriva  en  effet  : 
la  langue  même  consacra  la  confusion,  et  les  termes  pour  classe 
€t  pour  famille  devinrent  synonymes.  Ainsi  se  forma  le  système 
des  castes,  fictif  en  majeure  partie,  mais  qui,  une- fois  formé,  n'en 
réagit  pas  moins  puissamment  sur  la  réalité,  et  qui  s'est  perpétué 
dans  rinde  parce  qu'il  ne  s'y  est  pas  usé,  comme  ailleurs,  aux 
conflits  d'une  vie  politique  plus  intense.  Les  classes  en  fournirent 
le  cadre,  cadre  infiniment  flexible  et  élastique,  où  rentrèrent  peu 
à  peu  les  distinctions  de  toutes  sortes,  ethniques,  religieuses,  pro- 


ANNÉE     1897  '       323  ; 

fessionnelles  :  mais  le  type  même  sur  lequel  elles  durent  toutes  se 
modeler  est  le  groupe  formé  par  le  sang,  et  la  législation  qui  les 
régit  n'est  que  le  prolongement  et  le  développement  du  vieux  droit 
familial  aryen.  Ce  dernier  point,  comme  tout  ce  qui  touche  aux 
origines,  est  le  plus  difficile  à  établir  par  des  textes  positifs.  Mais 
il  faut  lui  reconnaître  une  haute  probabilité  ;  car  les  conceptions 
qui  sont  à  la  base  de  la  caste  sont  de  celles  qui  ne  s'inventent  pas, 
ce  semble,  à  une  époque  tardive  et  doivent  appartenir  au  patrimoine 
le  plus  ancien  d'une  société. 


Découvertes  récentes  de  M.  le  D'  Flihrer  au  Népal. 
{Journal  des  Savants,  janvier  1897.) 

[60]  Kapilavastu,  la  ville  des  Çâkyas  et  la  patrie  du  Buddha,  a 
été  cherchée  et  même  trouvée  en  bien  des  lieux.  Les  sceptiques, 
d'autre  part,  ont  toujours  pensé  que,  en  un  certain  sens  du  moins, 
on  ne  la  trouverait  jamais.  Les  récits  qui  la  concernent,  elle  et  son 
peuple,  sont  fabuleux  et  le  nom  même  est  plein  d'affinités  sus- 
pectes. «  La  demeure  brillante  »  ou  «  la  demeure  crépusculaire  », 
selon  qu'on  fait  dominer  le  clairon  le  foncé  dans  kapila,  qui  signifie 
brun-rouge,  évoquent  toutes  deux  la  cité  aérienne  d'où  sort  le  héros 
solaire.  M.  Senart  est  pour  la  première  interprétation*.  M.  Kern 
préfère  la  seconde  :  pour  lui,  Kapilavastu  est  le  Nifelheim  des 
légendes  germaniques  et  les  Çâkyas  sont  les  Nibelungen  2. 
M.  Weber  ne  va  pas  jusqu'au  mythe,  il  s'arrête  à  l'allégorie  :  le 
Buddha  naissant  dans  «  la  cité  de  Kapila  »,  le  fondateur  réputé  de 
la  doctrine  Sânkhya,  symbolise  le  bouddhisme  sortant  du  Sânkhya  ^. 
Cependant  cette  cité  imaginaire  avait,  à  n'en  pas  douter,  été  loca- 
lisée quelque  part  sur  terre  :  pendant  des  siècles,  les  pèlerins  y 
avaient  afflué  et  nous  avons  de  longues  listes  des  monuments 
qu'y  avait  accumulés  la  piété  des  fidèles.  Malheureusement  ce 

1.  Essai  sur  la  légende  du  Buddha,  2*  éd.,  p.  326. 

2.  Gescliiedenis  van  het  Buddhisme  in  Indië,  t.  I,  pp.  201,  247. 

3.  Jndische  Literaturgeschichte,  2*  éd.,  p.  303. 


324  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

substitut  même  demeurait  insaisissable  '.  chaque  fois  qu'on  avait 
cru  le  tenir,  il  s'était  dérobé. 

Les  plus  anciens  textes  pâlis  ne  donnent  sur  le  site  de  la  patrie 
du  Buddha  que  des  renseignements  très  vagues:  ils  la  placent 
«  chez  les  Kosalas,  sur  le  flanc  de  l'Himavant*  ».  Et,  selon  la  re- 
marque déjà  faite  par  Burnouf,  [66]  les  écrits  du  Nord  ne  sont  guère 
plus  explicites  2.  Ce  n'est  que  dans  les  relations  des  pèlerins  chi- 
nois, dans  celle  de  Fa-Hian,  de  la  fin  du  iv«  siècle  de  notre  ère,  et 
dans  celle  de  Hiouen-Thsan^,  de  la  première  moitié  du  vu®,  qu'on 
trouve  de  véritables  itinéraires,  avec  des  indications  de  distance  et 
d'orientation,  indications  sans  doute  tout  approximatives,  souvent 
peu  concordantes,  parfois  manifestement  inexactes  et  toujours  dif- 
ficiles à  interpréter  sur  le  terrain,  mais  qui  déterminent  du  moins 
la  région  où  doivent  se  faire  les  recherches.  Klaproth  en  avait 
conclu  que  Kapilavastu  a  dû  se  trouver  sur  la  Rohinî,  près  des 
montagnes  qui  séparent  le  district  de  Gorackpur  du  NépaP,  et 
cette  première  détermination,  dans  sa  prudente  généralité,  est 
encore  celle  qui  s'écarte  le  moins  de  la  réalité.  Vivien  de  Saint- 
Martin,  de  même,  s'était  prononcé  pour  le  voisinage  de  Gorack» 
pur^.  S'en  tenant  à  l'orientation  des  voyageurs  chinois,  ils  étaient 
pourtant,  l'un  et  l'autre,  trop  descendus  dans  la  plaine. 

La  découverte  faite  par  le  général  Gunningham,  dans  sa  cam- 
pagne archéologique  de  1862-63,  des  ruines  de  Çrâvastî  à  Sâhet- 
Mâhet  ou  Set-Mahet  sur  la  Raptî ,  à  12  milles  anglais  au  nord- 
ouest  de  Balrampur,  dans  le  district  actuel  de  Gonda   en  Oudh  '\ 

1.  Par  exemple  :  Suttanipâta,  éd.  FaasbeU,  p.  73,  v,  422;   Himavantassa  p€iSsato 

Kosaiesu.  Dans  les  textes  du  Vinaya,  Kosaiesa  est  remplacé  par  la  donnée  plus  re>- 
treittte  Sakkesu^  «chez  les  Çâkyas.  »  Le  pays  des  Çâkyas  est  séparé  de  celui  de  leurs 
voisins,  les  Koliyas,  par  la  Rohini  [Theragâthâ,  v.  529)  :  une  rivière  de  ce  nom  se  jette 
dans  ia  Rapti,  près  de  Gorackpur. 

2.  InlroducUon  à  ihisLoire  du  Bouddhisme  indien,  p.  143.  Le  passage  cité  du  Divyâva- 
dâna  (p.  548  de  l'édition  Cowell),  qui  reproduit  certainement  une  ancienne  tradition, 
ajoute  :  «  sur  le  bord  de  la  Bhàgîrathî  {un  nom  du  Gange),  non  loin  de  l'ermitage 
du  risi  Kapila.  »  La  dernière  donnée  est  intéressante,  parce  qu'elle  fait  voir  la  signi- 
fication qu'on  cherchait  dès  iors  dans  le  nom  de  la  localité  :  quant  à  la  première,  on 
notera  que  le  Kapilavastu  récemment  découvert  est  en  cCfel  sur  le  bord  d'une  Hangangâ. 

3.  Foe  Koue  Ki  (1836),  p.  199. 

4.  Voyagei  des  pèlerins  bouddhistes,  t.  !II  (157),  p.  356. 

5.  Archœological  Sarvey  of  India,  t.  I  (1871^  p.  330.  Cf.  t.  XI  (1880),  p.  78.  —  Des 
fouilles  subséquentes  ont  été  faites  h  Se^-Mahet  en  1884-85,  par  M,  W.  Iloey  [Journal 
ofthe  Àsialic  Society  of  Bengal,  Kxlra-nurabcr,  1892),  et  par  M.  Fûhrer  en  1886 
[Archœological  Sarvey  of  India.  New  Séries  t.  I,  1889,  p.  69).  Mais  l'exploration  métho- 
dique de  ces  vastes  ruines  est  à  peine  commencée.  Aucune  des  trois  colonnes  du 
roi  Açoka  mentionnées  par  Iliouen-Thsang  n'a  encore  été  retrouvée. 


ANNÉE    1897  îfâ5 

donna  aux  recherches  une  base  plus  précise.  C'est  de  Çrâvastî,  en 
effet,  que  Fa-Hian  et,  plus  tard,  Hiouen-Thsang  étaient  partis 
pour  se  rendre  à  Kapilavastu  et  qu'ils  avaient  atteint  cette  der- 
nière ville  après  avoir  cheminé  vers  le  sud-est  environ  84  milles  ^ 
Appliquant  ces  données,  tenant  compte  aussi  des  sinuosités  de  [67] 
la  route,  le  général  Gunningham,  sans  visite  préalable  des  lieux 
séduit  par  des  ressemblances  fortuites  de  noms-,  désigna  comme 
occupant  l'emplacement  de  Kapilavastu  une  localité  a  l'extrémité 
du  district  de  Basti,  dans  les  North- Western  Provinces,  Nagar 
Khâs,  situé  entre  la  Rapti  et  le  Gogra,  distant  à  vol  d'oiseau  de 
70  milles  sud-est  de  Çrâvastî,  de  25  milles  est  d'Oudh,  l'ancienne 
Ayodhyâ,  de  45  milles  ouest  de  Gorackpur,  et  un  peu  plus  au  sud 
que  ces  deux  dernières  villes  ^.  G'était  s'écarter  encore  davantage 
des  montagnes. 

Malheureusement  il  n'y  avait  point  de  ruines  à  Nagar  Khâs. 
Aussi  quand,  dans  les  campagnes  de  1874-75  et  de  1876-77, 
M.  Garlleyle,  l'un  des  assistants  du  général  et  un  grand  fabricant 
de  romans  archéologiques,  vint  explorer  la  région,  dut-il  chercher 
ailleurs.  Ou  plutôt,  pour  parler  plus  exactement,  il  avait  commencé 
par  là:  ci  priori^  sans  même  s'assurer  d'abord  qu'il  n'y  avait  rien 
à  Nagar  Khâs  ^,  il  avait  jeté  son  dévolu  sur  un  dih  ou  monceau  de 
ruines  situé  à  15  milles  de  là  vers  le  nord-nord-ouest,  auprès  d'un 
tâl  ou  grand  étang  appelé  le  Bhuîla  tâl.  Là  il  y  avait  des  ruines, 
mais  de  l'espèce  la  plus  commune,  sans  aucun  vestige  pouvant 
fournir  une  indication  sérieuse.  M.  Garlleyle  n'y  découvre  pas 
moins,  non  seulement  Kapilavastu,.  mais  tous  les  sites  mémorables 
que  les  relations  chinoises  mentionnent  dans  les  environs  à  25  milles 
à  la  ronde  ^.  Bien  que  les  rapports  dans  lesquels  M.  Garlleyle  a 

1.  Fa-Hian  indique  12yojanas,  soit  84  milles  d'un  point  à  l'autre  {Foé  Koae  A'i,  p.  192). 
Hiouen-Thsang  donne  .plus  vaguement;  environ  500  li  (un  de  ses  chiffres  cïe  prédi- 
lection, soit  80  milles)  jusqu'au  royaume  du  Kapilavastu,  auquel  il  assigne  60Ô  oailIeB 
de  pourtour  {Voyages  des  pèlerins  bouddhistes,  t.  II,  p.  309).  —  Le  mille,  ici  et  dans  la 
suite,  est  le  mille  anglais  de  1.609  mètres. 

2.  C  est  ainsi  que  Nagar  Khâs  aurait  conservé  la  finale  de  Kapilanagara,  synonyme 
de  Kapilavastu. 

3.  Dans  le  premier  volume  de  VArchxological  Survey,  qui  est  de  1871,  cette  idcïrti- 
iication  de  Kapilavastu,  ainsi  que  celles  des  autres  localités  de  cette  partie  de  l'iliné- 
raire  des  pèlerins  chinois,  n'est  donnée  que  sur  la  carte  qui  accompagne  le  voluKoe. 
Les  identifications,  avec  la  discussion  à  l'appui,  avaient  été  publiées  Tannée  précédeotte 
par  le  général,  dans  son  Ancient  Geography  of  India,  p.  414  et  suiv. 

4.  Archxological  Survey  of  India,  t.  XII,  p.  83. 

5.  Arehœologicat  Survey  of  India,  t.  XII  (1879),  p.  82  et  suiv.,  et  U  XXII  (1885),  p.  1 
et  suiv. 


326  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

consigné  ses  découvertes  fassent  à  la  lecture  l'effet  d'une  longue 
mystification,  le  général  Gunningham,  qui  était  venu  visiter  les 
travaux  en  1875,  eut  la  faiblesse,  à  deux  reprises,  en  tête  du  vo- 
lume de  1879  et  de  celui  de  1885,  de  donner  à  ces  conclusions 
l'autorité  de  son  nom.  Elles  furent  en  général  accueillies  avec  in- 
crédulité et,  quelques  années  après,  M.  Fûhrer  en  montra  l'inanité  ^ 
Mais,  dans  l'intervalle,  elles  avaient  passé  [68]  dans  plusieurs 
livres,  entre  autres  dans  la '  traduction  anglaise  des  voyages  de 
Fa-Hian  et  de  Hiouen-Thsai^g  par  Beal  (1884)  et,  de  celle-ci,  dans 
le  Fa-Hian  de  Legge  (1886). 

La  question  en  était  là,  moins  avancée  qu'au  premier  jour, 
quand,  en  mars  1895,  le  docteur  Fûhrer  trouva  près  du  hameau  de 
Niglîva'',  dans  le  Teraï  népalais,  une  colonne  portant  une  inscrip- 
tion du  roi  Açoka,  sur  l'existence  de  laquelle  de  vagues  informa- 
tions étaient  parvenues  depuis  quelque  temps  en  Europe,  par  l'in- 
termédiaire de  M.  Burgess.  La  colonne  était  brisée  en  deux:  la 
partie  inférieure,  encore  en  place  et  profondément  enfouie  dans  le 
voisinage  d'un  stûpa,  portait  l'inscription  en  partie  cachée  sous 
le  sol.  Le  fonctionnaire  népalais  du  lieu  ne  voulant  pas  prendre 
sur  lui  d'autoriser  des  fouilles,  et  la  saison  étant  trop  avancée  pour 
attendre  des  ordres  de  Katmandu,  M.  Fûhrer  dut  remettre  les  tra- 
vaux à  la  campagne  suivante,  dans  laquelle  il  se  promettait  en 
outre  de  rechercher  une  deuxième  colonne,  dont  l'existence  lui  était 
signalée  dans  le  voisinage.  Il  se  borna  donc  à  prendre  un  estam- 
page de  la  portion  visible  de  l'inscription  et  l'envoya  à  M.  Bùhler, 
de  l'Académie  de  Vienne  et  correspondant  de  l'Institut  de  France, 
qui,  depuis  plusieurs  années,  le  guidait  dans  ses  explorations  et 
en  avait  régulièrement  interprété  et  publié  les  principaux  résultats. 
Et,  avec  sa  diligence  habituelle,  M.  Bûhler  communiqua  aussitôt 
au  monde  savant  la  nouvelle  de  la  trouvaille,  ainsi  que  le  déchif- 
frement et  l'interprétation  de  l'inscription  •'^.  Celle-ci,  heureusement, 

1.  Archxological  Survey  ofindia,  New  Séries,  t.  I  (1889),  p.  68  et  t.  Il  (1891),  pp.  218-223. 

2.  A  87  milles  au  uord-ouest  de  la  station  d'Uska  du  North-Bcngal  Raihvay,  par  83* 
E.  de  Greeiiwich.  Le  Teraï  est  celte  zone  de  terres  basses  et  mal  drainées,  couverte 
d'épaisses  forêts,  qui,  comme  un  immense  fossé,  longe  le  pied  mémo  de  l'Himalaya 
népalais.  Les  montagnards  y  viennent  faire  paître  leurs  troupeaux  dans  les  clairières 
pondant  la  saison  froide.  Mais,  le  restant  de  l'année,  le  Teraï  n'est  occupé  que  par 
la  population  très  clairsemée  des  Thârus,  les  enfants  du  sol,  seuls  capables  de  résister 
à  ses  miasmes.  Dans  la  saison  chaude,  un  arrêt  d'une  seule  nuit  peut  devenir  mortel 
pour  l'Européen. 

3.  Dans  VAcademy  du  27  avril  1895  et  dan»  la  Wiener  Zeitschrift  fiir  die  Kunde  dts 
Morgenlandes,  t.  IX,  p,  175. 


ANNÉE     1897  327 

ne  présentait  dans  ses  quatre  lignes  que  deux  lacunes  et,  par  un 
nouveau  bonheur,  il  se  trouve  que  ces  lacunes  peuvent  être  com- 
blées maintenant  d'une  façon  certaine,  grâce  à  la  toute  récente 
découverte  de  M.  Fiihrer.  Ainsi  complétée,  l'inscription  dit*:  «  Le 
roi  Piyadasi,  cher  aux  Devas,  quatorze  années  après  son  sacre,  a 
augmenté  pour  la  deuxième  fois  le  stùpa  du  Buddha  Konâkamana, 
et  (vingt  années)  après  son  sacre,  étantvenu  en  personne,  il  a  rendu 
hommage  et  a  fait  (ériger  cette  colonne  de  pierre).  » 

En  [69]  publiant  l'inscription,  M.  Bûhler  ne  manqua  pas  de  faire 
ressortir  l'importance,  pour  l'histoire  du  bouddhisme,  de  cette  con- 
sécration en  l'honneur  du  Buddha  mythique  Konâkamana,  le  Ko- 
nâgamana  des  livres  pâlis,  le  Kanakamuni  des  livres  sanscrits,  et 
l'avant-dernier  prédécesseur  du  Buddha  Çâkyamuni.  Déjà  sur  les 
bas-reliefs  de  Bharahut,  qui  sont  à  peu  près  contemporains,  on 
avait  pu  relever  les  noms  et  les  arbres  sacrés  de  quatre  de  ces 
prédécesseurs.  Mais  ce  témoignage  du  roi  Açoka  «  augmentant  », 
c'est-à-dire  sans  doute  restaurant  un  monument  consacré  à  l'un 
d'eux,  monument  qu'il  ne  prétend  pas  avoir  édifié  et  qui  lui  était 
peut-être  de  beaucoup  antérieur,  est  bien  autrement  significatif. 
Il  montre  qud  toute  cette  mythologie  du  bouddhisme  était  dès  lors 
arrêtée  dans  ses  grandes  lignes  et  qu'elle  avait  atteint  un  degré 
d'élaboration  surprenant  pour  les  deux  ou  trois  siècles  qui,  selon 
l'opinion  commune,  s'étaient  écoulés  depuis  la  mort  du  fondateur. 
M.  Biihler  faisait  observer  de  plus  que  le  stûpa  en  question  était 
probablement  celui  qui  devait  marquer  ou  qui,  dès  le  temps  de  Fa- 
Hian,  passait  pour  marquer  le  lieu  de  la  mort  de  Kanakamuni,  stùpa 
que  Fa-Hian  et  Hiouen-Thsang  ont  visité  et  auprès  duquel  ce  der- 
nier signale  aussi  la  colonne  et  l'inscription  d' Açoka.  D'après  lui, 
cette  inscription  relatait  les  circonstances  du  nirvana  de  ce  Buddha. 
On  vient  de  voir  qu'il  n'est  nullement  question  de  cette  mort  dans 
rinscription  trouvée  par  M.  Fiihrer.  Sur  ce  point,  le  pèlerin  chi- 
nois se  serait  donc  trompé,  induit  sans  doute  en  erreur  par  un 
cicérone  aussi  ignorant  que  lui  de  cette  écriture  alors  vieille  de 
près  de  neuf  siècles.  Mais,  pour  le  reste,  son  témoignage  s'accor- 
dait parfaitement  et,  par  là,  s'ouvrait  une  perspective  toute  nou- 
velle sur  l'emplacement  probable  de  Kapilavastu. 

En  effet,  si  la  supposition  de  M.  Biihler  sur  l'identité  des  deux 
stiipas  était  juste,  les  restes  si  longtemps  cherchés  en  vain  devaient 

1.  Les  parenthèses  marquent  les  lacunes. 


328  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

se  trouver  dans  le  voisinage  immédiat  de  Nigliva.  Sur  ce  point,  les 
deux  pèlerins  chinois  sont  d'accord;  l'un  et  l'autre,  ils  placent  les 
ruines  de  Kapilavastu  à  une  distance  d'environ  6  milles  du  stupa 
de  Kanakamuni;  ils  ne  diffèrent  que  sur  la  direction,  Fa-Hian  les 
mettant  à  l'est,  tandis  que  Hiouen-Thsang  les  met  au  nord-ouest. 
Mais,  pour  entendre  ce  qui  suit,  il  est  nécessaire  d'avoir  un  résumé 
de  leur  topographie.  Voici  donc,  parmi  les  innombrables  monu- 
ments qu'ils  mentionnent  dans  ces  parages,  leurs  données  sur  les 
quatre  qui  seuls  nous  intéressent  ici  ^. 

Ce  [70J  coin  de  terre  béni  n'a  pas  seulement  vu  naitre  le  Buddha 
Çâkyamuni  :  il  a  vu  naitre  et  mourir  deux  de  ses  trois  prédéces- 
seurs immédiats,  les  Buddhas  Krakuchanda  et  Kanakamuni 2,  qui 
avaient  là  chacun  ses  monuments  commémoratifs.  En  partant  des 
deux  stupas  voisins  l'un  de  l'autre  qui  marquaient  le  lieu  de  la 
naissance  et  le  lieu  delamort  de  Krakuchanda,  Fa-Hian,  marchant 
au  nord  moins  d'un  yojana,  soit  6  milles,  arrive  aux  deux  stupas 
également  voisins  l'un  de  l'autre  qui  marquaient  l'endroit  où  naquit 
le  Buddha  Kanakamuni  et  l'endroit  où  il  mourut.  Le  premier  de  ces 
deux  stupas  reste  à  retrouver  ;  l'autre,  dans  l'hypothèse  de 
M.  Bùhler,  serait  le  stùpa  découvert  par  M.  Fûhrer  à  Nigliva.  De 
là,  allant  à  l'est,  à  la  distance  de  moins  d'un  yojana,  soit  6  milles, 
il  arrive  aux  ruines  de  Kapilavastu.  Chez  Hiouen-Thsang,  Kapi- 
lavastu est  à  50  li,  soit  8  milles,  au  nord  des  deux  stupas  de  Kra- 
kuchanda, auprès  de  l'un  desquels,  celui  qui  marquait  le  lieu  du 
nirvana,  il  signale  une  première  colonne  érigée  par  Açoka,  avec 


1.  Foe  Koae  Ki,  pp.  192-199.  Voyages  des  pèlerins  bouddhistes,  t.  II,  pp.  309-325.  Les 
versions  de  Rémusat,  de  Stanislas  Julien,  de  Beal  et  de  Legge  sont  d'accord  pour  ces 
données. 

2.  Krakuchanda,  en  paliKakusandha,  est  le  22*  Buddha  ;  Kanakamuni  est  le  23*.  Le  24% 
qui  a  immédiatement  précédé  Çâkyamuni,  Kâçyapa,  en  pâli  Kassapa,  naquit  et  mourut 
également  en  deux  endroits  tout  voisins  l'un  de  l'autre,  à  50  li  (8  milles)  à  l'ouest 
de  Çrâvastî  selon  Fa-Hian,  à  16  li  (2  milles  et  demi)  au  nord-ouest  selon  Hiouen- 
Thsang.  Les  deux  pèlerins  sont  d'accord  pour  signaler  aussi  en  cet  endroit  des  stupas 
qu'ils  allribuent  à  Açoka.  Des  fouilles  pourront  un  jour  nous  apprendre  quelque 
chose  à  cet  égard.  Si  elles  venaient  à  confirmer  aussi  pour  l'époque  d'Açoka  la  tradi- 
tion suivie  par  les  deux  pèlerins,  le  fait  serait  d'autant  plus  intéressant  qu'il  y  a  une 
autre  tradition,  commune  aux  bouddhistes  du  Sud  et  à  ceux  du  Nord,  qui  fait  naitre 
Kâçyapa  àBénarès.  Ce  serait  ini  indice  de  l'âge  où  se  sont  fixées  les  données  du  Biiddha- 
vamsa.  L'insistance  que  met  la  tradition  à  faire  naître  et  mourir  ces  Buddhas  au  même 
endroit  se  dément  pour  Çâkyamuni,  dont  le  nirvana  eut  lieu  beaucoup  plus  i  l'est,  à 
Kusinârâ,  à  170  milles  de  Kapilavastu,  selon  Fa-Hian;  mais  hii  aussi  s'était  du  moins 
rapproché  de  sa  patrie  pour  mourir.  Il  en  fut  de  même  de  MahAvîra,  le  Buddha  des 
Jainas. 


ANNÉE    1897  329 

une  inscription  du  roi  a  relatant  les  circonstances  de  ce  nirvana^  ». 
Des  fouilles  ultérieures  feront  peut-être  retrouver  la  colonne  et 
l'inscription.  Quant  à  la  distance  et  à  la  direction,  elles  répondent 
assez  bien  à  celles  de  Fa-Hian,  étant  donné  l'état  des  lieux  qui, 
dès  lors,  étaient  une  vaste  solitude  entièrement  envahie  par  la 
jungle.  Mais  elles  s'accordent  moins  bien,  quand  il  place  ensuite 
les  deux  stupas  de  Kanakamuni,  avec  une  seconde  colonne  d'Açoka 
(ce  serait  celle  de  M.  Fûhrer),  à  environ  30  li,  soit  5  milles  au 
nord-est  de  ceux  de  Krakuchanda.  La  distance  ne  fait  [71]  pas 
difficulté  ;  mais  la  direction  est  inconciliable  avec  celle  qu'indique 
Fa-Hian,  inconciliable  aussi  avec  ce  que  nous  apprendra  M.  Fiihrer, 
et  la  supposition  s'impose  presque  qu'il  doit  y  avoir  là  une  erreur 
dans  le  texte  de  Hiouen-Thsang  et  que,  au  lieu  du  nord-est,  il 
faut  entendre  nord-ouest,  ce  qui  remettrait  tout  en  ordre.  Des 
ruines  de  Kapilavastu,  Fa-Hian,  marchant  à  l'est  l'espace  de 
50  li,  soit  8  milles,  arrive  au  parc  de  Lumbini,  où,  selon  la  tradition, 
la  reine  Mâyâdevî  fut  prise  des  douleurs  de  l'enfantement  et  donna 
le  jour  au  BuddhaÇàkyamuni.  Hiouen-Thsang,  partant  également 
de  Kapilavastu,  arrive  au  même  lieu  en  marchant  d'abord  environ 
30  li,  soit  5  milles,  au  sud-est,  puis  de  80  à  90  li,  soit  de  13  à 
15  milles  au  nord-est.  Ici  c'est  surtout  la  distance  qui  ne  s'accorde 
pas  ;  elle  est  beaucoup  trop  grande,  à  peu  près  le  double  de  celle 
de  Fa-Hian.  Mais  si  Ton  songe  à  l'étendue  de  plusieurs  de  ces 
ruines  (celles  de  Kapilavastu,  selon  M.  Fûhrer,  sont  répandues 
sur  un  espace  de  7  milles  de  long  et  de  2  à  3  milles  de  large)  et  à 
l'absence,  par  conséquent,  de  points  de  repère  précis,  si  l'on  tient 
compte  en  outre  du  vague  même  des  indications  et  aussi  du  fait 
que  les  visiteurs  n'allaient  pas  en  ligne  droite,  mais  cheminaient 
sous  bois  d'un  monceau  de  décombres  à  l'autre,  on  admettra  qu'ici 
encore  les  deux  voyageurs  sont  en  somme  d'accord.  Au  parc  de 
Lumbini,  Hiouen-Thsang  signale  à  l'endroit  même  où  le  Buddha 
naquit,  dans  le  voisinage  immédiat  de  quatre  stupas,  une  colonne 
érigée  par  le  roi  Açoka.  Jadis  elle  était  surmontée  de  la  figure 
d'un  cheval,  mais,  depuis,  elle  avait  été  brisée  en  deux  et  était 
renversée  sur  le  sol. 

Tel  est  dans  ses  traits  essentiels  le  petit  coin  de  terre  où  la  tra- 
dition fait  naître  le  Buddha  et  que  les  pèlerins  chinois  placent  à 

1.  Nous  avons  déjà  vu  qu'il  dit  la  même  chose  à  propos  de  linscription  de  la  co- 
lonne de  Kanakamuni.  La  phrase  revient  chez  lui  presque  constamment  quand  il 
signale  une  colonne  d'Açoka.  Il  la  répète  par  exemple  à  Kusinàrà. 


330  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

84  milles  au  sud-est  de  Çrâvastî.  Le  transporter  dans  le  voisinage 
de  Niglîva,  c'était  le  placer  en  ligne  directe  à  60  milles  seulement 
et  à  l'est,  en  remontant  même  un  peu  plus  au  nord,  et  Ton  conçoit 
parfaitement  que  ceux  qui  s'en  rapportaient  [uniquement  au  témoi- 
gnage des  itinéraires  ne  l'aient  pas  cherché  là.  L'hypothèse  pour- 
tant n'était  pas  inconciliable  avec  ce  témoignage,  ni  pour  la  dis- 
tance, ni  pour  la  direction.  Pendant  toute  la  première  moitié  du 
voyage,  la  route,  des  pèlerins  aurait  été  en  effet  vers  le  sud-est, 
en  suivant  le  cours  de  la  RapJ,î  pour  remonter  ensuite  vers  le  nord 
à  travers  un  pays  couvert  de  bois  :  ils  auraient  décrit  ainsi,  sans 
s'en  apercevoir,  une  courbe  assez  prononcée  et  parcouru  en  réalité 
une  distance  de  84  milles. 

M.  Fûhrer  avait  tout  cela  parfaitement  présent  à  l'esprit  pen- 
dant qu'il  se  préparait  à  retourner  au  Népal.  Dans  l'intervalle, 
l'autorisation  de  faire  des  fouilles  était  arrivée  de  Katmandu.  Il 
partit  donc  à  la  fin  de  [72J  novembre  dernier,  non  seulement  avec 
le  pressentiment,  mais  avec  l'espoir  de  résoudre  un  important  pro- 
blème. 

La  première  nouvelle  de  son  succès  et  de  la  découverte  de  Kapi- 
lavastu  parvint  en  Europe  par  un  télégramme  adressé  au  Times 
et  fut  aussitôt  reproduite  par  plusieurs  de  nos  journaux*.  Elle  était 
vraisemblable,  mais  les  détails  manquaient,  ainsi  que  l'indication 
de  la  provenance.  Aussi  tous  ceux  qui,  en  Europe,  s'intéressent  à 
ces  questions  attendaient-ils  avec  impatience  les  communications 
que  M.  Biihler  ne  pouvait  manquer  de  faire  à  cet  égard  à  brève 
échéance.  Ces  communications  furent  faites  en  effet  à  l'Académie 
de  Vienne  dans  la  séance  du  7  janvier  :  elles  confirmèrent  entière- 
ment la  nouvelle  de  la  découverte. 

La  campagne,  pourtant,  avait  failli  aboutir  à  un  échec.  En  arri- 
vant à  Niglîva,  M.  Fuhrer  avait  aussitôt  constaté  qu'il  lui  serait 
impossible  d'y  entreprendre  les  fouilles  projetées  :  la  famine  com- 
mençait à  se  faire  sentir  au  Népal,  et  les  moyens  d'assurer  l'ap- 
provisionnement d'un  nombreux  personnel  d'ouvriers  manquaient 
absolument.  Il  se  rappela  alors  cette  autre  colonne,  semblable  à 


1.  Par  exemple  dans  les  Débals  du  30  décembre,  sans  indication  de  la  provenance. 
La  dépêche  publiée  dans  le  Times  du  38  décembre  était  le  résumé  d'une  notice  en- 
voyée par  le  docteur  Fûhrer  au  journal  anglo-indien  The  Pioneer.  Ce  détail  et  les 
renseignements  qui  vont  suivre  sont  pris  du  rapport  de  M.  Bûhlcr  (dans  VAnzeiger 
de  l'Académie  de  Vienne),  à  qui  M.  Fûhrer  avait  aussitôt  envoyé  les  documents  les 
plus  circonstanciés  sur  sa  trouvaille. 


ANNÉE    1897  331 

celle  de  Nigliva,  qui  lui  avait  été  signalée  l'année  précédente 
comme  devant  se  trouver  plus  vers  l'est,  du  côté  du  bourg  de 
Bhagvânpur.  Il  se  mit  donc  à  sa  recherche  et  la  trouva  en  effet  le 
l^**  décembre,  à  13  milles  environ  de  Nigliva  et  à  2  milles  au  nord 
de  Bhagvânpur,  auprès  du  hameau  de  Paderia.  Une  petite  portion 
seulement,  longue  de  9  pieds,  émergeait  du  sol  et  était  couverte  de 
nombreuses  inscriptions  de  pèlerins,  dont  l'une  de  800  après  Jésus- 
Christ.  Le  reste  était  profondément  enfoui.  Heureusement  le  gou- 
verneur népalais  de  Palpa,  le  général  Khadga  Shamsher  Jang  Râna 
Bahâdur  était  campé  dans  le  voisinage.  A  la  requête  de  M.  Fiihrer, 
il  fit  dégager  la  colonne.  Celle-ci,  un  monolithe  de  25  pieds  de 
long,  brisé  dans  le  haut,  portait,  à  une  profondeur  de  10  pieds 
sous  le  sol,  une  inscription  de  cinq  lignes  du  roi  Açoka,  complète 
et  très  bien  conservée,  dont  M.  Bûhler  a  donné  la  transcription 
d'après  un  estampage.  Parfaitement  claire  pour  ce  qu'elle  a  à  nous 
apprendre  ici,  l'inscription,  vers  la  fin,  est  malheureusement  assez 
énigmatique  dans  le  détail.  Aussi  M.  Bûhler,  réservant  provisoi- 
rement la  traduction,  en  a-t-il  simplement  résumé  le  contenu.  Si 
j'essaye  d'aller  [73J  un  peu  plus  loin  que  lui,  c'est  plutôt  pour  in- 
diquer la  nature  des  difficultés  qu'avec  l'espoir  de  les  résoudre. 
Voici  donc  ce  que  dit  cette  inscription  : 

«  Le  roi  Piyadasi,  cher  aux  Devas,  vingt  ans  après  son  sacre, 
étant  venu  en  personne,  a  rendu  hommage  (disant):  Ici  le  Buddha 

naquit,  l'ascète  des  Çâkyas.  Et  il  a  fait  faire ^  de  pierre,  et 

fait  ériger  une  colonne  de  pierre  (pour  rappeler  que)  :  Ici  le  Seigneur 
naquit.  (En  souvenir  de  quoi),  il  a  fait  la  commune  de  Lummini 
exempte  de  taxe'^  et  comblée  de  biens.  » 

C'était  donc  bien  là  le  site  du  parc  royal  des  Çâkyas,  dont  le 
nom  en  pâli  et  en  sanscrit  est  Lumbinî,  et  où  la  tradition  fait  naître 
le  Buddha.  La  colonne  était  bien  celle  qu'avait  vue  Hiouen-Thsang, 
renversée  et  brisée  ou,  comme  traduit   Stanislas  Julien,    «  fou- 


1.  Je  renonce  à  traduire  vigadabhîcâ.  Tout  ce  que  je  crois  pouvoir  affirmer,  c'est 
que  vigadabhî  ou  vigadabhîcâ  est  un  nominatit  qualifié  par  kâlupita,  et  que  ce  parti- 
cipe est  à  séparer  de  ce  qui  suit  :  en  dautres  termes,  que  le  roi  a  fait  faire  deux 
choses,  la  colonne  et  un  autre  objet  de  pierre. 

2.  Ubalike,  représentant  udbalika.  Je  dois  cette  interprétation  à  mon  ami  M.  Senart. 
J'avais  songé  d'abord  à  un  dérivé  de  udbala,  «fort,  prospère  »,  ce  qui  était  beaucoup 
trop  vague.  Je  ne  serais  pas  étonné  si  le  mot  suivant,  athabhâgiye,  était,  lui  aussi, 
un  terme  administratif,  comportant  quelque  chose  de  plus  précis  que  «  comblé  de 
biens  »  ou  «  au  comble  de  ses  désirs  ».  Peut-être  atha  représente-t-il  astan,  «  huit  », 
QÏ  non  artha. 


332  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

droyée  »  par  un  méchant  dragon  (la  brisure  paraît,  en  effet,  pro- 
Tenir  d'un  coup  de  foudre).  Les  restes  des  quatre  stupas  qu'il 
mentionne  sont  encore  là,  tout  auprès.  S'il  n'a  rien  dit  de  l'ins- 
cription, c'est  que  celle-ci  était  sans  doute  dès  lors  enfouie  sous  le 
sol,  ce  qui  en  expliquerait  aussi  la  parfaite  conservation.  Seul, 
le  chapiteau  avec  la  figure  d'un  cheval  n'a  pas  été  retrouvé.  Le 
nom  même  du  lieu  paraît  conservé  dans  la  désignation  actuelle 
Rumin-dei, 

Une  fois  en  possession  de  ces  deux  points  de  repère,  le  parc  de 
Lumbinî  et  le  stupa  de  Kanakamuni,  il  fut  facile  à  M.  Fûhrer  de 
retrouver  les  sites  de  Kapilavastu  et  des  stupas  de  Krakuchanda. 
Les  ruines  de  la  capitale  et  des  nombreux  monuments  qui  l'entou- 
raient sont,  en  effet,  à  8  milles  au  nord-ouest  du  parc,  où  elles 
s'étendent  sur  un  espace  de  2  à  3  milles  de  large  et  de  7  milles  de 
long,  entre  les  hameaux  d'Amauli^  et  de  Bikuli  au  nord-est,  jus- 
qu'au Ràmghât  sur  la  Bangangâ  au  [74]  sud-ouest.  A  7  milles 
au  sud-ouest  des  ruines  et  à  2  milles  au  sud  du  bourg  de  Tau- 
lehva,  M.  Flihrer  trouva  de  même  les  deux  stupas  de  Krakuchanda, 
dont  l'un,  celui  du  nirvana,  mesure  encore  80  pieds  de  haut.  La 
colonne  mentionnée  par  Hiouen-Thsang  n'est  plus  visible  et  doit 
se  trouver  cachée  sous  les  décombres. 

Jusqu'ici  il  n'a  pas  été  donné  un  coup  de  pioche,  ni  à  Kapila- 
vastu, ni  aux  stupas  de  Kanakamuni  et  de  Krakuchanda  :  au  Lum- 
binîvana  même,  où  les  relations  chinoises  mentionnent  encore 
plusieurs  autres  monuments,  les  fouilles  se  sont  réduites  à  exhu- 
mer la  colonne.  Dès  maintenant  pourtant,  il  ne  saurait  subsister 
le  moindre  doute  sur  l'exactitude  des  identifications  de  M.  Fûhrer. 
Elles  se  vérifient  trop  bien  les  unes  par  les  autres  et  par  les  an- 
ciennes relations  pour  laisser  place  par  exemple  à  l'hypothèse  que 
les  colonnes  récemment  découvertes  ne  seraient  plus  in  situ  ;  que, 
comme  leurs  congénères,  les  deux  piliers  de  Delhi,  elles  auraient 
été  transportées  d'ailleurs  sur  leur  emplacement  actuel.  Il  est  donc 
absolument  certain  que  ce  sont  là  les  lieux  mômes  visités  par 
Hiouen-Thsang  vers  636,  par  Fa-Hian  vers   400,   et  longtemps 


1.  La  communication  de  M.  Buliler,  dans  ÏAnzeiger  de  l'Académie  de  Vienne,  porU 
Amandi.  Mai»  M.  Biihler  m'écrit  qu'il  n'est  pas  sûr  d'avoir  bien  déchiffré  ce  nom 
dans  les  notes  que  lui  a  transmises  M.  Fûhrer.  Il  pense  qu'il  faut  plutôt  lire  AmauXi^ 
qui  ftgure  en  effet  sur  la  feuille  87  de  Vlndian  Atlas,  sous  la  forme  Omaule,  et  prèi 
d'une  autre  localité  marquée  Kulae,  laquelle  serait  le  Bikuli  de  M.  FiiUrer.  La  Bmn- 
gafigâ  est  marquée  sur  la  même  feuille. 


ANNÉE    1897  33^ 

avant  eux,  vers  250  avant  Jésus-Ghrist,  par  le  roi  Açoka  ;  il  est  tout 
aussi  certain  que,  dès  le  milieu  du  iii®  siècle  avant  notre  ère,  la 
tradition  y  plaçait  la  naissance  du  Buddha  Çâkyamuni. 

Gomme  le  remarque  M.  Btihler,  Açoka  paraît  avoir  fait  dans  la 
vingt  et  unième  année  après  son  sacre*,  un  grand  pèlerinage  aux 
lieux  saints  du  bouddhisme  situés  dans  la  partie  septentrionale  de 
son  empire.  Les  colonnes  de  lui,  que  Hiouen-Thsang  signale  à 
Kusinârâ  et  à  Çrâvasti,  auraient  été  érigées  au  cours  du  même 
voyage,  et  celles  qu'on  a  trouvées  tout  le  long  de  la  Gandakî 
marquaient  peut-être  les  étapes  de  sa  route  vers  le  nord  en  partant 
dePatna.  Il  y  a  donc  un  fond  de  vérité  dans  ce  récit  fantastique  du 
Divyâvadâna^  depuis  longtemps  connu  par  la  traduction  qu'en  a 
donnée  Burnouf: 

«  Puis,  tombant  aux  pieds  du  Sthavira  Upagupta,  il  (Açoka) 
s'écria:  Voici,  ô  Sthavira,  quel  est  mon  désir:  je  veux  honorer 
tous  les  lieux  où  a  séjourné  le  bienheureux  Buddha  ;  je  veux  les 
marquer  d'un  signe  en  faveur  de  la  dernière  postérité.  Et  il  pro- 
nonça la  stance  suivante  : 

«  Tous  les  endroits  où  a  séjourné  le  bienheureux  Buddha,  je 
veux  les  honorer  et  les  marquer  d'un  signe  en  faveur  de  la  der- 
nière postérité.  » 

« Alors  le  roi  ayant  équipé  une  armée  formée  de  quatre 

corps  de  [75]  troupes,  prit  des  parfums,  des  fleurs  et  des  guir- 
landes, et  partit  accompagné  du  Sthavira  Upagupta.  Ge  dernier 
commença  par  conduire  le  roi  dans  le  jardin  de  Lumbinî  ;  puis 
étendant  la  main  droite,  il  lui  dit:  G'est  dans  ce  lieu,  ô  grand  roi, 
qu'est  né  Bhagavat,  et  il  ajouta  : 

«  G'est  ici  le  premier  monument  consacré  à  l'honneur  du  Buddha 
dont  la  vue  est  excellente.  G'est  ici  qu'un  instant  après  sa  nais- 
sance, le  solitaire  fit  sept  pas  sur  le  sol.  » 

«  .....  Le  roi,  après  avoir  donné  cent  mille  (Suvarnas)  aux  gens 
du  pays,  fit  élever  en  cet  endroit  un  stupa  et  se  retira. 

«  Le  Sthavira,  ayant  ensuite  conduit  le  roi  à  Kapilavastu,  lui 
dit  en  étendant  la  main  droite  :  G'est  en  ce  lieu,  ô  grand  roi,  que  le 
Bodhisattva  a  été  présenté  au  roi  Çuddhodana'^...  » 

On  voit  donc  ce  que  la  découverte  de  M.  Fuhrer,  outre  ce  qu'elle 
a  déjà  donné,   promet  de  donner  encore  à  l'avenir,   M.   Btihler  a 

1.  Les  chiffres  14  et  20  des  inscriptions  donnent  le  nombre  des  années  écoulées. 

2.  Introduction  à  l'histoire  du  Bouddhisme  indien,  p.  382.  Divyâvadâna,  éd.  Gowell,, 
p.  389. 


334  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

raison  de  dire  qu'elle  ouvre  à  Farchéologie  indienne  un  champ 
d'exploration  tout  nouveau,  d'une  vaste  étendue  et  de  grand  rap- 
port. L'année  prochaine,  quand  la  famine  n'y  mettra  plus  obstacle, 
les  fouilles  seront  reprises  avec  la  coopération  du  gouvernement 
népalais.  Plus  tard,  elles  devront  s'étendre  plus  à  l'est,  à  Râma- 
gràma  et  à  bien  d'autres  sites  fameux,  jusqu'à  Kusinârâ  chez  les 
Mallas,  où  le  Buddha  entra  dans  le  repos  entre  les  deux  arbres 
Çâla.  Car  toutes  ces  localités  ,  qu'on  a  cherchées  et  même  trouvées 
jusqu'ici  dans  le  district  de  Gorackpur,  doivent  également,  selon 
la  prévision  de  M.  Biihler,  dormir  ensevelies  sous  les  épaisses 
forêts  du  Teraï  népalais.  Et  partout  les  fouilles  ne  pourront  pas 
manquer  d'être  fructueuses,  car,  dès  le  temps  de  Fa-Hian,  à  la  fin 
du  iv^  siècle,  toute  la  contrée  était  déserte  et  envahie  par  la 
jungle.  Sauf  à  un  ou  deux  endroits,  rien  n'a  dû  être  remanié  depuis, 
ni  ajouté  aux  ruines  qu'il  a  visitées  ^ 

Avant  de  finir,  il  me  faut  toucher  du  moins  à  une  question  qui, 
dès  maintenant,  s'impose  :  quels  nouveaux  arguments  les  décou- 
vertes de  M.  Fûhrer  apportent-elles  au  débat  sur  l'historicité  de 
a  légende  du  Buddha  ?  A  première  vue  elles  tendent  certainement 
à  donner  à  cette  légende  une  valeur  plus  grande,  valeur  qui  de- 
viendrait même  très  grande,  s'il  fallait,  comme  plusieurs  l'ont 
essayé,  faire  descendre  la  mort  du  Buddha  jusqu'en  380  ou  376 
avant  Jésus-Christ,  un  siècle  à  peine  avant  Açoka.  Mais  rien  n'est 
moins  convaincant  que  les  combinaisons  à  1  aide  desquelles  ces 
dates  ont  été  obtenues,  M.  Bûhler  estime  ^  que  [76]  l'inscription 
relative  au  stùpa  de  Kanakamuni  vient  en  confirmation  de  la  date 
dérivée  de  la  chronologie  singhalaise,  477  avant  Jésus-Christ,  et 
il  est  certain  qu'elle  rend  difficile  toute  tentative  de  descendre  plus 
bas.  Mais  j'avoue  que  cette  date  singhalaise  ne  me  parait  guère 
mieux  assise  que  les  autres.  La  succession  des  rois  de  Magadha, 
sur  laquelle  elle  repose  en  dernière  analyse,  est  un  pauvre  docu- 
ment. Ceux  de  ces  rois  que  la  légende  met  en  rapport  avec  le 
Buddha  nous  apparaissent  en  une  pleine  lumière,  qui  peut  faire 
illusion  ,  mais  leurs  successeurs  ne  sont  que  des  ombres  et,  jusqu'à 
Candragupta,  où  les  Grecs  nous  viennent  en  aide,  nous  n'avons 
rien  de  solide.  En  réalité  la  date  du  Buddha  nous  échappe,  et  rien 
n'est  perfide  comme  une  date  qui  n'est  pas  une  date.  Il  n'est  pas 

1.  Selon  la  légende  les  Çâkyas  auraient  été   exterminés  et  Kapilavastu  détruite  du 
vivant  du  Buddha. 

2.  Voir  Wiener  Zeitschrift,  t.  IX,  p.  177. 


ANNÉE    1897  333 

même  sûr  que  le  bouddhisme  ait  été  fondé  au  sens  propre  du  mot, 
en  une  fois,  à  un  moment  donné.  Il  est  donc  à  prévoir  que  les  par- 
tisans de  l'explication  mythique  ne  désarmeront  pas  en  présence 
des  nouveaux  témoignages.  Après  tout,  le  Buddha  s'y  trouve  en  la 
compagnie  de  Kanakamuni,  en  qui  personne  n'a  encore  voulu  voir 
un  personnage  historique.  Pour  mon  compte,  je  n'éprouve  aucune 
répugnance  à  admettre  que  le  Buddha  est  né  dans  une  ville  du 
Népal  et  du  nom  de  Kapilavastu  ;  mais  je  ne  me  sens  pas  plus 
obligé  de  le  croire  après  qu'avant  la  découverte  de  M.  Fûhrer.  Ce 
que  par  contre  cette  découverte  établit  incontestablement,  c'est 
l'antiquité  dans  le  bouddhisme  de  son  élément  mythologique,  et 
elle  fournit  un  argument  dé  plus  à  ceux  qui  pensent  ou  soupçon- 
nent que  le  bouddhisme  a  bien  pu  commencer  par  là. 


Louis  FiNOT.  Les  Lapidaires  indiens  [Bibliothèque  de  l'École  des 
Hautes-Etudes.  Sciences  philologiques  et  historiques.  Cent 
onzième  fascicule).  Paris,  Emile  Bouillon,  1896.  — lii-4-280  pp. 
in-8. 

{Revue  critique,  1«^  mars  1917.) 

[161]  Dans  un  récent  article  de  la  Revue  (28  déc.  1896),  M.  de 
Mély  a  parfaitement  montré  l'importance  de  la  publication  de 
M.  Finot  et  la  place  qui  lui  revient  dans  l'ensemble  de  la  littéra- 
ture des  Lapidaires.  Mais  il  n'a  rien  dit  de  l'intérêt  spécial  qu'elle 
présente  pour  les  études  sanscrites,  ni  des  qualités  philologiques 
qui  la  recommandent  à  l'attention  des  indianistes.  La  notice  qui  suit 
ne  fera  donc  pas  double  emploi. 

La  ratnapartkshâ^  ou  connaissance  des  pierres  précieuses ,  est  une 
discipline  vieille  dans  l'Inde.  La  littérature  est  pleine  d'allusions 
aux  qualités  vraies  ou  supposées  des  pierreries  et  au  négoce  dont 
elles  étaient  l'objet.  L'art  de  les  distinguer  et  de  les  apprécier  n'était 
pas  le  propre  du  commerçant  :  d'après  le  Kâmasûtra^  qui  est  un 
livre  ancien,  il  était  un  des  compléments  de  l'éducation  de  l'homme 
du  monde,  et  des  textes  épigraphiques  montrent  qu'il  faisait  partie 


336  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

de  celle  des  rois.  En  réunissant  ces  témoignages,  M.  F.  établit  en 
outre  que  cet  art  ne  s'acquérait  pas  seulement  empiriquement,  mais 
que,  de  bonne  heure,  il  avait  été  réduit  en  doctrine  :  que,  dès  le 
vi«  siècle  et  probablement  bien  auparavant,  il  y  a  eu  un  ratnaçâs- 
tra.  Des  textes  mêmes  de  cette  ancienne  discipline,  si  l'on  excepte 
ce  qui  en  a  passé  dans  des  ouvrages  de  médecine  et  un  fragment 
incorporé  dans  \di  Brhatsamhitâ  de  Varâhamiliira,  rien  pourtant,  ou 
presque  rien  n'était  accessible  jusqu'ici  autrement  qu'en  manus- 
crit^, et  c'est  un  premier  mérite  de  M.  F.  de  les  avoir  mis  en  si 
fl62]  grand  nombre  à  notrd  disposition.  C'en  est  un  autre  de  les 
avoir  si  bien  choisis.  Un  coup  d'œil  sur  sa  note  de  la  page  xiv  ^ 
fait  voir  qu'il  lui  eût  été  relativement  facile  de  grossir  son  volume. 
On  doit  lui  savoir  gré  d'avoir  été  plus  soucieux  de  la  qualité  que 
de  la  quantité  de  la  marchandise  et  de  nous  avoir  donné  un  choix 
qui,  pour  être  bien  fait,  demandait  beaucoup  de  tact  et  une  connais- 
sance très  étendue  de  la  matière. 

A  l'exception  des  chapitres  de  \di  Brhatsamkltâ^  qui  ne  pouvaient 
manquer  ici,  les  textes  ainsi  réunis  sont,  non  pas  des  extraits,  des 
coupures  ou  chapitres  détachés  d'ouvrages  3,  mais  des  traités  indé- 
pendants ou  qui  ont  été  considérés  comme  tels  dans  l'Inde,  même 
quand  ils  se  trouvent  incorporés  à  de  plus  grandes  compilations. 
Ce  sont  :  1»  la  Ratnaparîkshâ  de  Buddhabhattaet  —  2«>  les  chapi- 
tres 80-83  de  la  Brhatsamhitâ  de  Varâhamiliira.  Ces  deux  textes 
dérivent  d'une  source  commune,  probablement  l'ancien  Ratnaçâstra 
aujourd'hui  perdu,  qu'ils  abrègent  et  dont  ils  sont  les  représentants 
les  plus  anciens.  Les  chapitres  de  Yarâhamihira,  qui  n'en  représen- 
tent qu'une  partie,  sont  du  vi^  siècle.  Le  traité  de  Buddhabhatta  ou 
Buddhabhata  ne  doit  être  guère  moins  ancien,  à  en  juger  par  la 
variété  des  mètres  qu'il  emploie  pour  ses  250  stances  et  qui,  dans 

1.  Le  premier  des  textes  de  M.  Finot  avait  bien  été  imprimé  deux  fois,  tant  bien 
que  mal  à  Calcutta,  dans  le  Garudapurâna,  auquel  ce  texte  a  été  incorporé.  Mais  il 
y  était  méconnaissable,  et  c'est  un  aussi  grand  mérite  à  M.  Finot  de  l'y  avoir  déni- 
ché que  d'en  avoir  donné  une  édition  vraiment  critique  d'après  les  manuscrits.  De 
même  les  textes  3  et  6,  bien  que  déjà  imprimés  auparavant,  sont  ici  édiles  pour  la 
première  fois. 

2.  Cette  note  est  elle-même  le  résultat  d'un  choix  :  rien  n'eût  été  plus  aisé  à 
M.  Finot,  pour  peu  qu'il  y  eiH  tenu,  que  de  l'amplifier  par  la  mention  de  coupures 
et  de  chapitres  détachés.  Je  cite  au  hasard  :  Berlin,  2239  ;  Tanjore,  195  h  (tous  deux 
du  Skandapurâna)',  Oxford,  86b  (du  Purànasarvasva  de  Halâyudha,  xv  siècle). 

3.  Des  extraits  de  cette  sorte,  empruntés  à  des  ouvrages  publiés,  par  exemple  le 
245'  chîipitre  de  VAgnipurâna,  ont  été  utilisés  dans  les  noies  et  dans  l'introduction. 
Cf.  p.  XIX. 


ANNÉE    1897  337 

les  traités  techniques  postérieurs,  sont  remplacés  par  l'uniforme 
çloka.  —  3«  VAgastimata,  «  la  doctrine  d'Agasti  »,  un  remaniement 
plus  développé  et  plus  jeune  du  même  çâstra,  fait  sur  des  données 
en  parties  différantes  et  dans  le  sud  de  l'Inde  ^  L'attribution  de  la 
science  des  pierres  précieuses  à  Agasti  ou  Agastya,  de  même  que 
la  relation  de  ce  personnage  avec  la  région  du  Sud,  est  surtout  pou- 
rânique.  —  4*^  La  Navaratnaparikshâ^  un  abrégé  de  la  même  doc- 
trine traditionnelle,  en  126  ou  en  i83çlokas.  L'une  des  deux  recen- 
sions connues  le  donne  comme  une  portion  du  Smrtisâroddhâra 
d\m  certain  Nârâyana  pandita  ;  mais  différents  passages  paraissent 
indiquer  comme  auteur  un  roi  Soma,  qu'on  est  bien  tenté  d'identi 
fier  avec  le  Gâiukya  Someçvara  Bhùlokamalla,  l'auteur  du  Mâna- 
sollàsa^  qui  régnait  dans  la  première  moitié  du  xii^  siècle  2.  — 
5«  U Agastiyâ  Ratnaparîkshâ^  un  autre  compendium  f'163J  de  la 
même  doctrine,  en  100  çlokas,  qui,  ainsi  que  l'indique  déjà  le  titre, 
dépend  de  V Agastimata  pour  l'ensemble,  mais  est  original  dans  le 
détail.  —  Les  trois  opuscules  suivants  sont  moins  importants,  et 
ils  n'ont  été  reproduits  par  M.  F.  que  pour  se  conformer  aux  ma- 
nuscrits, qui  les  donnent  d'ordinaire  à  la  suite  des  textes  princi- 
paux :  —  6«  un  Ratnasamgralia  en  22  çlokas  ;  —  7*^  une  Laghurat- 
naparîkshâ  en  20  çlokas;  —  8^  un  Manimâhâtmya  en  58  çlokas. 
Ces  traités,  les  cinq  premiers  surtout,  permettront  de  se  faire  une 
idée  approximative  de  ce  qu'était  l'ancien  Ratnaçâstra  aujourd'hui 
perdu,  non  quant  à  la  forme,  car  il  était  probablement  rédigé  en 
prose  et  en  style  de  sùtra,  mais  quant  à  la  doctrine.  «  Ce  çâstra 
mis  à  part  »,  nous  dit  M.  F.,  et  on  peut  s'en  fier  à  lui,  «  je  ne  pense 
pas  qu'aucun  des  textes  qui  ont  joui  d'une  véritable  autorité  dans 
l'Inde  manque  au  présent  recueil.  » 


1.  En  344  et,  avec  l'appendice,  414  çlokas. 

2.  Ce  n'est  là,  comme  le  dit  M.  Finot,  «  qu'une  hypothèse  »  ;  mais  elle  est  sédui- 
sante, car  la  signature  de  ces  çlokas  est  exactement  celle  qui  revient  sans  cesse  dans 
le  Mânasollâsa.  Le  présent  traité,  avec  ses  126  çlokas  dans  une  recension,  183  dans 
l'autre,  n'est  pas  le  chapitre  du  Mânasollâsa  relatif  aux  pierres  précieuses  qui  se 
trouve  dans  le  n»  590  de  Berlin  et  n'en  contient  que  53.  Mais  il  pourrait  se  trouver 
ailleurs  dans  l'ouvrage  ou,  du  moins,  les  vers  ainsi  signés  pourraient  s'y  trouver.  La 
compilation  composée  par  le  roi  ou  en  son  nom  parait  avoir  joui  d'une  grande  fa- 
veur, et  il  n'est  pas  probable  que  cette  signature  bien  connue  ait  été  usurpée  par  vm 
autre,  même  par  un  homonyme.  M.  Finot  s'est  donné  tant  de  peine  pour  éclaircir 
toutes  les  questions  relatives  à  ses  textes,  qu'il  a  pour  ainsi  dire  autorisé  par  avance 
le  reproche  de  n'en  avoir  pas  pris  un  peu  davantage  pour  élucider  aussi  celle-ci.  Une 
date,  ne  fût-ce  que  celle  d'une  limite  supérieure,  est  chose  si  désirable  pour  ces  do^ 
cuments  qui  flottent  à  la  dérive. 

Reugio>s  de  l'I>de.  —  IV.  22 


338  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Les  textes  ont  été  édités  par  M.  Finot  avec  le  plus  grand  soin,  à 
l'aide  de  tout  ce  qu'il  a  pu  réunir  de  manuscrits,  en  mettant  à  con- 
tribution les  dépôts  de  Paris,  de  Londres,  de  Florence,  de  Bombay, 
de  Pouna,  de  Madras  et  de  Calcutta.  Les  variantes,  très  nombreuses 
et  parfois  assez  considérables  pour  constituer  des  recensions  diffé- 
rentes, ont  été  intégralement  reproduites.  Chaque  texte  est  accom- 
pagné d'une  excellente  traduction.  Dans  l'introduction  (lu  pages), 
toute  l'archéologie  du  sujet  est  présentée  avec  une  rare  compétence; 
les  textes,  d'abord  examiné^  chacun  à  part,  sont  comparés  entre 
eux  et  classés  selon  leurs  affinités  et  leurs  divergences  ;  les  parti- 
cularités du  langage  technique  sont  étudiées  et  précisées  ;  enfin  la 
doctrine  est  exposée  dans  son  ensemble  et  impartialement  appré- 
ciée. M.  F.  ne  la  surfait  pas  ;  mais  il  ne  la  ravale  pas  non  plus.  Il 
fait  observer  fort  justement  que  les  auteurs  de  ces  traités  étaient 
non  des  professionnels,  mais  des  lettrés  qui  se  chargeaient  de 
mettre  en  beau  langage  la  tradition  du  métier.  Cette  tradition  elle- 
même  reposait  sans  doute  sur  l'expérience  ;  mais  en  même  temps 
elle  y  échappait  sans  cesse  par  le  merveilleux  et  jusque  dans  ses 
affirmations  en  apparence  les  plus  positives.  Elle  affirmait,  par 
exemple,  que  le  diamant  parfait  surnage  dans  l'eau  :  les  joailliers 
savaient  bien  que  cela  n'était  pas  vrai  de  ceux  qui  leur  passaient 
par  les  mains  ;  mais  c'était  là  un  vieux  dictum  qui  pouvait  être 
vrai  du  diamant  idéal.  Il  en  est  de  même  des  catégories  qu'elle  éta- 
blit pour  les  pierres^  d«s  origines,  des  vertus,  des  couleurs  qu'elle 
leur  prête.  Plusieurs  des  manipulations  qu'elle  prescrit  sont  d'une 
complication  fantastique  ;  mais  nos  vieux  livres  de  métier  sont 
pleins  de  recettes  semblables,  où  il  n'y  a  d'efficace  qu'une  minime 
fraction,  et  notre  pharmacopée  même  ne  s'en  est  débarrassée  que 
récemment.  Si  l'on  tient  [164|  compte  des  dispositions  de  l'esprit 
indien,  de  sa  manie  d'énumérer  et  de  diviser,  de  compléter  ce  qu'il 
sait  par  ce  qu'il  suppose  ou  imagine,  on  pourra  même  trouver  que 
cette  doctrine  est  relativement  assez  sobre.  En  somme,  nous  n'étions 
guère  plus  avancés  en  Occident  avant  l'avènement  de  la  chimie  et 
de  la  cristallographie. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'une  observation  à  ajouter  :  l'auteur  du  pre- 
mier traité,  Buddhabhatta,  était  bouddhiste  et  probablement  un  reli- 
gieux. Or,  dans  un  écrit  canonique,  le  SâniaHnaphalasutta,\\  est 
parlé  de  la  profession  d'expert  en  pierres  fines  comme  d'un  genre 
de  vie  blâmable.  M.  F.  voit  là  une  contradiction  entre  la  loi  et  les 
mœurs,  et  il  en  conclut  en  outre  que  la  profession  était  envisagée 


ANNÉE     1897  339 

différemment  par  les  bouddhistes  et  par  les  brahmanes.  Je  crois 
qu'il  y  a  là  un  peu  d'exagération.  Dans  les  choses  séculières,  les 
bouddhistes  ne  paraissent  pas  avoir  différé  des  brahmanes  ni  du 
commun  des  Hindous.  Sans  doute  la  profession  était  regardée  comme 
indigne  d'un  samana^  qui  était  censé  ne  rien  posséder.  Mais,  en 
cela,  il  ne  différait  pas  d'un  religieux  de  n'importe  quelle  secte. 
Quant  au  laïc,  les  écritures  bouddhiques  font  la  place  trop  belle  aux 
marchands  de  toute  sorte,  pour  qu'on  les  soupçonne  de  vouloir  lui 
interdire  une  branche  de  négoce  qui  pouvait  fort  bien  être  à  la  fois 
profitable  et  honnête.  La  profession  doit  être  mise  plutôt  à  côté  de 
toute  une  série  d'autres,  dont  il  est  parlé  tantôt  en  bien,  tantôt  et 
plus  souvent  en  mal,  parce  qu'elles  sont  tout  particulièrement  pro- 
pices à  la  fraude  et  au  charlatanisme.  Et  alors  ce  n'est  plus  à  une 
opinion  bouddhiste  que  nous  avons  affaire,  mais  à  une  opinion  hin- 
doue. Encore  aujourd'hui,  l'orfèvre,  comme  classe,  n'est  pas  coté 
haut.  Dans  le  passé,  le  médecin  parait  assez  souvent  voué  au  mé- 
pris. Et  il  n'est  pas  jusqu'à  ce  membre,  de  tous  le  plus  indispen- 
sable, d'une  communauté  hindoue,  l'astrologue,  à  qui  la  littérature 
ne  décerne  à  la  fois  un  brevet  d'honneur  et  un  brevet  d'indignité. 
Et  encore  faut-il  distinguer  entre  l'expertise  en  pierres  fines  comme 
gagne-pain  et  la  connaissance  du  ratnaçcistra.  Celle-ci  fut  même 
de  bonne  heure  nécessaire  au  culte  devenu  somptueux.  Chez  les 
bouddhistes  encore  plus  que  chez  les  brahmanes,  on  offrait  des 
ratnas  d'espèce  et  en  nombre  définis  suivant  les  occasions,  on  en 
ornait  les  temples  et  les  images.  Aussi  du  côté  des  brahmanes,  est-ce 
surtout  dans  les  Purànas  traitant  du  culte  qu'on  trouve  des  chapi- 
tres relatifs  à  la  ratnaparîksâ.  De  même  que  la  géométrie  avait 
trouvé  place  dans  leurs  sût  ras  ^  parce  qu'elle  était  indispensable 
pour  la  construction  de  l'autel,  d'autres  branches  du  çilpaçâstra^ 
l'architecture,  la  sculpture,  la  peinture,  la  parfumerie  furent  intro- 
duites dans  leur  littérature  religieuse.  Et  il  n'en  fut  pas  autrement 
chez  les  bouddhistes  :  toute  une  série  de  manuels  de  ce  genre,  qui 
avaient  cours  sous  le  grand  nom  de  Nâgârjuna,  ont  été  ainsi  re- 
cueillis dans  le  Tanjour.  Buddhabhatta  a  donc  pu  composer  son 
traité  en  parfait  repos  de  conscience  :  il  faisait  œuvre  pie. 

Le  volume  de  M.  Finot  se  termine  par  un  double  index  :  celui 
des  mots  sanscrits,  qui  donne  l'aperçu  de  la  langue  de  ces  textes, 
et  un  index  analytique,  qui  permet  de  trouver  aisément  les  matières 
dont  il  est  traité  dans  l'ouvrage. 


340  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 


R.  W.  Frazer,   British  India.  London,  T.  Fisher  Unwin,  1896. 
xviii-399  pages,  in-S". 

{Journal  des  sai'ants,  mars  1897). 

[188]  Ce  livre,  qui  fait  partie  de  la  série  de  volumes  publié» 
par  la  maison  Fisher  Unwin  '«ous  le  titre  de  The  Story  of  the 
Nations^  comble  une  lacune.  Nous  avons,  pour  l'Inde  anglaise ,^ 
d'excellentes  histoires  détaillées,  tant  partielles  que  générales,  un 
grand  [189]  nombre  de  monographies  et  une  masse  énorme  de 
documents.  II  nous  manquait,  à  l'usage  du  grand  public,  un 
résumé  bien  fait,  reposant  sur  de  solides  recherches  personnelles. 
M.  Frazer,  qui  a  appartenu  au  Civil  Service  et  qui  est  maintenant 
professeur  de  Telougou  et  de  Tamoul  à  l'Université  de  Londres, 
vient  de  nous  le  donner.  Le  volume  est  dépourvu  de  notes  et  de 
tout  appareil  d'érudition  ;  l'auteur  s'est  contenté  de  donner  dans  la 
préface  un  aperçu  rapide  des  principales  sources  auxquelles  il  a 
puisé.  Mais  tout  son  récit,  clair,  substantiel  et  foncièrement  impar- 
tial,  montre  qu'il  a  fait  de  ces  sources  l'usage  le  plus  conscien- 
cieux. Ce  récit,  où  une  histoire  si  riche  est  présentée  en  moins  de 
4(X)  pages  (l'auteur  va  jusqu'en  1895),  est  forcément  très  sommaire  ; 
il  n'est  pourtant  pas  aride.  M.  Frazer  sait  s'arrêter  aux  choses, 
essentielles  ;  il  descend  alors  jusqu'à  l'anecdote  et  arrive  ainsi  à 
faire  saisir,  mieux  que  par  des  considérations  abstraites,  l'exacte 
physionomie  du  pays,  des  acteurs  et  des  événements.  Il  a  procédé 
à  peu  près  de  même  pour  pénétrer  ses  lecteurs  de  l'importance  de 
ce  qu'il  appelle  les  facteurs  de  l'empire  anglo-indien  et  de  tout 
grand  empire  colonial,  facteurs  sans  lesquels  toute  tentative  sem- 
blable est  condamnée  d'avance  :  la  prépondérance  commerciale 
résultant  de  la  possession  réelle  du  trafic  avec  l'Orient,  qui,  de 
temps  immémorial,  a  été  le  grand  distributeur  de  la  richesse,  et 
la  suprématie  maritime.  Au  lieu  de  se  répandre  à  ce  sujet  en  de 
longs  discours,  il  se  contente  d'indiquer  ces  facteurs  une  fois  pour 
toutes  et  s'arrange  ensuite  de  façon  à  ce  qu'ils  se  dégagent  du  récit 
même.  Pour  cela  il  est  remonté  très  haut  dans  l'histoire  du  com- 
merce, jusqu'aux  temps  primitifs  de  l'Egypte  et  de  la  Ghaldée,  et 
il  ne  l'a  pas  fait  avec  toutes  les  précautions  nécessaires.  Les  récits 
de  Diodore  de  Sicile  sur  Sémiramis  faisant  la  conquête  de  l'Inde, 


ANNÉE    1897  341 

«ur  Sésostris  poussant  plus  loin  encore,  jusqu'à  l'Océan  oriental, 
auraient  pu,  sans  inconvénient,  être  passés  sous  silence.  Il  parait 
bien  qu'on  a  trouvé  des  traces  d'indigo  dans  les  peintures  de  quel- 
ques anciennes  tombes  égyptiennes  ;  mais  les  spécimens  de  porce- 
laine de  Chine  qu'on  y  a  recueillis  sont  reconnus  depuis  longtemps 
comme  étant  de  provenance  bien  postérieure,  et  je  crains  fort  que 
les  charpentes  en  bois  de  teck  des  palais  d'Ur  en  Ghaldée  ne  soient 
pas  plus  authentiques.  Je  doute  aussi  que  le  Gap  Breton  se  dise 
en  anglais  Cape  St.  Breton^  et  que  ce  soit  donner  une  idée  juste 
du  rôle  de  Mazarin  que  de  l'appeler  «  le  ministre  des  finances  ». 
Mais  de  pareilles  inexactitudes  sont  très  rares  dans  le  corps  du 
volume,  où  M.  Frazer  traite  de  l'Inde.  Là  il  est  parfaitement  chez 
lui  et  à  même  de  tout  contrôler  par  des  documents  de  première 
main  * . 

A  l'exception  des  portraits,  la  plupart  des  gravures  jointes  au 
volume  sont  insignifiantes  et  auraient  pu  facilement  être  rempla- 
cées par  des  images  plus  instructives.  Les  cartes  sont  trop  réduites 
et  d'exécution  médiocre  :  l'une  d'elles,  qui  doit  représenter  les 
routes  de  la  navigation  à  vapeur  vers  l'Inde,  est  inintelligible, 
puisqu'on  n'y  trouve  ni  l'Angleterre,  ni  l'Inde,  ni  la  route  du  Gap, 
ni  le  canal  de  Suez,  Une  autre,  une  prétendue  vue  à  vol  d'oiseau  du 
théâtre  de  la  grande  insurrection  de  1857,  empruntée  à  un  journal 
illustré  de  l'époque,  les  London  illustrated  News^  est  d'une  naïveté 
enfantine. 


Edward  Washburn  Hopkins,  The  Religions  of  India  (forme  le  pre- 
mier volume  d'une  série  de  Handbooks  on  the  History  of  Reli- 
gions, publiés  sous  la  direction  de  M.  Morris  Jastrow).  Boston, 
U.  S.  A.,  and  London,  Ginn  and  G«.  1895.  —  xvii-612  p.  in-8«. 

{Revue  critique^  17  mai  1897.) 

[381]  J'ai  hésite  d'abord  à  rendre  compte  de  ce  livre  :  il  fait  si  visi- 
blement concurrence  âmes  Religions  de  Vînde  et,  en  même  temps, 

1.  Nand  Kumàr,  que  Warren  Hasting  a  fait  pendre,  n'était  pas  un  brahmane  «  de 
haute  caste  m  ;  son  koulinisme  était  plus  que  suspect. 


342  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

il  en  parle  d'une  façon  si  élogieuse,  que  je  devais  être  également 
embarrassé  d'en  dire  du  bien  et  du  mal.  A  la  lecture  pourtant,  cette 
première  impression  s'est  effacée  peu  à  peu  jet,  tout  compte  fait,  je 
me  risque,  espérant  qu'on  voudra  bien  me  faire  le  crédit  de  quel- 
que impartialité. 

Dès  le  début,  M.  Hopkins  a  parfaitement  indiqué  la  différence 
qu'il  y  a  entre  nos  deux  livres  et,  à  part  les  épithètes  beaucoup  trop 
flatteuses  qu'il  donne  au  mien,  je  souscris  entièrement  à  son  appré- 
ciation, un  seul  point  excepté.  Quand  il  dit  (p.  xi)  :  «  Barth  has  aimed 
at  making  his  reader  know  ail  about  tlie  religions  of  India  »,  il  me 
fait  trop  d'honneur.  Je  n'ai  jamais  eu  semblable  dessein.  Au  con- 
traire, je  me  suis  efforcé  de  simplifier  et  d'élaguer  autant  que  pos- 
sible. Tout  ce  que  j'ai  voulu,  c'est  présenter  un  aperçu  intelligi- 
ble et  suffisamment  probable,  pouvant  servir  de  fil  conducteur  à 
ceux  qui  entreprendraient  de  pénétrer  eux-mêmes  dans  cet  étrange 
labyrinthe.  Quand  ensuite  il  ajoute  :  «  We  hâve  sought  to  make  our 
reader  know  those  religions  »,  il  me  laisse  perplexe.  A-t-il  atteint 
ce  but,  et  pouvait-il  l'atteindre  ?  Un  livre,  quelque  bien  fait,  quel- 
que complet  qu'on  le  suppose,  fera-t-il  connaître  au  profane  cet 
ensemble  confus,  où  le  spécialiste,  s'il  veut  être  sincère,  est  obligé 
d'avouer  qu'il  ne  chemine  qu'à  tâtons  ?  Croire  qu'il  suffit  pour  cela 
de  beaucoup  citer,  c'est  se  faire  une  singulière  illusion.  On  a  beau 
vouloir  être  objectif  et  laisser  la  parole  aux  textes  :  ces  textes,  il 
faut  les  choisir,  les  grouper,  leur  assigner  une  portée  suivant  [382] 
les  solutions  qu'on  aura  données  à  une  infinité  de  problèmes  qu'ils 
soulèvent  ;  bref,  il  faut  prendre  parti  sans  cesse  et  quoi  qu'on  en 
ait.  C'est  même  là,  soit  dit  en  passant,  ce  qui  rend  la  composition 
de  cette  sorte  d'ouvrages  si  pénible  à  ceux  qui  sont  affligés  de  la 
faculté  décourageante  de  voir  à  la  fois  l'endroit  et  l'envers  des 
choses.  Aussi  l'élément  subjectif  y  tient-il  toujours  une  place  énorme. 
Et,  de  fait,  il  n'y  a  pas  moins  de  théorie  dans  le  livre  de  M.  H.  que 
dans  le  mien  ;  il  y  en  a  même  plus,  et  cela  était  forcé,  puisqu'il 
entre  davantage  dans  le  détail  et  que  le  chaos  ne  se  détaille  pas.  A 
part  des  diversités  d'opinion  inévitables,  la  vraie  différence  entre 
les  deux  livres  est  là,  et  non  dans  leur  caractère  plus  ou  moins 
abstrait  et  théorique.  M.  H.  cite  davantage,  mais  surtout  il  donne 
plus  :  il  s'est  proposé,  non  de  simplement  orienter,  mais  de  fournir 
un  enseignement  plus  complet,  et  c'est  plutôt  lui  qui  «  has  aimed 
at  making  his  reader  know  ail  about  the  religions  of  India  ».  G'e§t 
un  mérite  que  je  lui  reconnais  pleinement,  et  qui  est  d'autant  plus 


ANNÉE     1897  343 

grand  qu'il  n'est  pas  sans  péril.  Son  volume  est  plus  que  le  double 
du  mien,  et  je  crois  bien  qu'il  m'en  aurait  encore  fallu  deux  fois 
davantage,  si  mon  plan  avait  comporté  autant  de  détails  que  le  sien. 
Mais  alors  il  est  fort  probable  aussi  que  je  ne  l'aurais  jamais  exé- 
cuté, dans  la  crainte  d'empiéter  sur  ce  qui  me  paraît  être,  pour 
longtemps  encore,  du  domaine  de  la  monographie. 

Cette  petite  querelle  vidée,  il  ne  me  reste  que  la  tache  agréable 
de  rendre  hommage  au  zèle  et  au  savoir  avec  lesquels  M.  H.  a 
rempli  son  très  compliqué  programme.  Dans  un  espace  relativement 
restreint,  il  a  su  condenser  une  masse  énorme  d'informations  de 
toute  sorte,  considérations  historiques  et  théoriques  et  collections 
de  faits,  parfois,  il  est  vrai,  au  détriment  de  la  clarté  :  en  bien  des 
endroits,  l'exposition  est  comme  encombrée,  et  le  lecteur  a  de  la 
peine  à  se  retrouver  au  milieu  de  tous  ces  détails  K  Les  références 
et  les  citations  prises  dans  toutes  les  branches  de  la  littérature  sont 
prodiguées.  De  ce  chef  surtout,  M.  H.  peut  s'attendre  à  être  large- 
ment pillé.  Souvent,  en  effet,  son  livre  fait  songer  à  ces  manuels 
qui,  entre  les  mains  de  certains  lecteurs,  remplacent  l'étude  des 
originaux  au  lieu  de  la  provoquer  et  d'y  aider.  Mai^  de  ceci,  ce  n'est 
pas  lui  qui  sera  responsable  et,  quelque  abus  qu'on  puisse  en  faire, 
son  ouvrage  n'en  reste  pas  moins  un  monument  de  vaste  et  cons- 
ciencieux labeur  :  toute  cette  richesse  chez  lui,  j'entends  surtout 
celle  des  faits,  est  solide  et  de  première  main. 

Après  deux  chapitres  préliminaires  de  généralités,  consacrés  l'un 
aux  sources,  à  leur  chronologie  et  aux  diverses  méthodes  d'inter- 
prétation, l'autre  à  la  description  du  pays  et  de  ses  habitants,  M.  H. 
examine  dans  les  six  chapitres  suivants  le  panthéon  védique.  C'est 
la  partie  de  l'ouvrage  qui  me  parait  soulever  le  plus  d'objections. 
M.  H.  adopte  la  [383]  division  déjà  établie  par  les  Hindous,  en 
dieux  du  ciel,  dieux  de  l'atmosphère  et  dieux  de  la  terre,  division 
qui  lui  parait  correspondre  à  trois  périodes  de  la  théologie  védique. 
Dans  une  période  précédente,  antérieure  aux  Hymnes  et  dont  nous 
n'avons  plus  de  témoignages  directs,  le  panthéon  védique  se  serait 
constitué  de  bas  en  haut,  en  commençant  par  les  divinités  les  plus 
rapprochées,  celles  de  la  terre.  Mais,  dans  les  Hymnes,  nous  assis- 
terions à  un  mouvement  religieux  s'accomplissant  en  sens  inverse  : 
c'est  en  allant  du  haut  en  bas  que  la  spéculation  sacerdotale  aurait 


1.  A  cette  cause  d'obscurité  s'en  joint  souvent  une  autre,  la  négligence  du  style; 
M.  Hopkins,  décidément,  n'écrit  pas  the  Queen's  English. 


344  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

successivement  attribué  la  souveraineté  à  ces  trois  ordres  de  dieux, 
d'abord  à  ceux  du  ciel,  puis  à  ceux  de  l'atmosphère  et  finalement 
aux  dieux  de  la  terrcj  les  agents  du  sacrifice  ;  chaque  ordre  héri- 
tant de  celui  qui  l'avait  précédé,  l'absorbant  en  quelque  sorte  ;  le 
dernier  aboutissant  au  panthéisme  mystique  dans  lequel  s'achève 
la  spéculation  védique.  Tout  cela,  poursuivi  dans  le  détail,  cons- 
titue une  chronologie  fort  compliquée  et  qui  parait  bien  arbitraire. 
Pour  l'établir,  M.  H.  a  été  obligé,  par  exemple  de  mettre  impitoya- 
blement de  côté  comme  late^,  comme  récent,  tout  le  mysticisme 
rituel  et  liturgique  dont  le  Veda  abonde,  et  d'opérer  notamment  un 
vrai  massacre  parmi  les  hymnes  adressées  à  Agni  et  à  Soma.  Ces 
hypothèses  paraîtront  d'autant  plus  invraisemblables,  que  M.  H. 
n'accorde  pour  cette  évolution  qu'une  période  d'environ  cinq  siècles, 
de  2000  à  1500  av.  J.-C,  les  limites  qu'il  assigne  à  la  composition 
des  Hj^mnes.  —  La  religion  de  TAtharvaveda  et  l'examen  des  affi- 
nités de  la  mythologie  védique  avec  celles  des  autres  peuples  aryens 
sont  le  sujet  des  deux  derniers  chapitres  de  cette  section. 

Vient  ensuite,  en  trois  chapitres,  le  Brahmanisme  avec  sa  théo- 
logie (rôle  du  dieu  abstrait  Prajâpati),  son  rituel  et  sa  spéculation 
{Upanis/iads).  Le  dernier  de  ces  trois  chapitres  est  consacré  à  ce 
que  M.  H.  appelle  le  Brahmanisme  populaire,  oelui  des  Grihyasû- 
tras^  des  Dharmasûtras  et  des  anciens  codes  de  lois,  notamment 
celui  de  Manu. 

Les  deux  chapitres  suivants  traitent  du  Jainisme,  que  M.  H. 
place  le  premier,  et  du  Bouddhisme  ^. 

Trois  autres  ont  pour  objet  l'ancien  Hindouisme,  le  développe- 
ment des  grandes  religions  de  Çiva  et  de  Yishnu,  telles  qu'elles 
apparaissent  dans  l'ancienne  poésie  épique  d'abord,  dans  les  Purânas 
ensuite.  Le  chapitre  consacré  au  Mahâbhârata,  sur  lequel  ^I.  H.  a 
publié  de  si  [384]  belles  monographies,  se  distingue  surtout  par 
l'abondance  et  par  l'excellent  usage  des  données. 

Puis  viennent  les  sectes  modernes  (un  chapitre),  les  religions  des 
peuplades  aborigènes  (un  chapitre)  et,  enfin,  les  rapports  de  l'Inde 

1.  M.  H.  esl  encore  plus  prodigue  de  cette  épilhètc  dans  un  récent  travail,  un 
examen  critique,  d'ailleurs  du  plus  grand  mérite,  du  VI 11*  livre  de  Çigveda,  qui  a 
paru  dans  le  vol.  XVII  du  Journal  de  la  Société  orientale  américaine  (1896)  :  Prâgâ- 
thikâni,  I. 

2.  M.  H.,  p.  323,  me  range  à  tort  parmi  ceux  qui  admettent  ime  parenté  plus 
étroite  du  Bouddhisme  avec  le  Sàùkhya.  S'il  avait  lu  quelques  lignes  plus  loin,  il 
aurait  vu  que  je  suis  de  l'opinion  opposée,  et  que  c'est  dans  le  Vedânta  que  je  cher- 
che cette  parenté. 


ANNÉE    1897  345 

avec  l'Occident.  Ce  dernier  chapitre,  qui  retrace  ces  influences 
depuis  l'origine,  en  remontant  jusqu'au  Mazdéisme,  est  parfois 
plutôt  un  parallèle  et  contient  en  outre  beaucoup  de  miscellaneous 
matter.  Les  derniers  et  tout  récents  échos  de  la  pensée  occidentale 
dans  l'Inde,  les  mouvements  des  divers  samâjs  et  du  néo-boud- 
dhisme, ne  sont  que  sommairement  traités. 

En  appendice  est  jointe  une  bibliographie  méthodique,  qui  ne  pré- 
tend pas  être  complète,  mais  qui  rendra  de  bons  services,  surtout 
par  ses  nombreuses  références  à  des  monographies,  articles  déta- 
chés et  menues  coupures  de  journaux  et  de  revues.  Il  est  seulement 
regrettable  que  ces  indications  soient  parfois  d'une  brièveté  plus 
qu'énigmatique.  Que  faire,  par  exemple,  d'une  mention  comme  celle 
qui  se  lit  en  tête  de  la  page  582  :  «:  Weber,  Nachtrâge,p.  795^»  ? 

En  me  bornant  à  cette  rapide  analyse  du  contenu  de  ces  Reli- 
gions of  India  de  M.  Hopkins,  je  me  fais  un  devoir  de  constater 
encore  une  fois  la  richesse  et  la  solidité  de  l'ensemble  et  des  maté- 
riaux dont  il  est  construit.  Personne  n'étudiera  sans  profit  ce  livre 
de  vaste  et  profonde  recherche. 


Pandit  Râmnâth  Tarkaratna,  Âryâlaharî,  Calcutta,  1896. 

{Comptes  rendus  de  V Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres^ 

21  mai  1897.) 


[282]  Le  Brahmane  Râmnâth  Tarkaratna,  qui  a  rendu  d'excel- 
lents services  à  l'histoire  littéraire  de  l'Inde  par  sa  collaboration  à 
l'inventaire  des  manuscrits  sanscrits  dirigé  par  feu  Râjendralâl 
Mitra,  tient  une  des  premières  places  parmi  le  nombre  de  plus  en 
plus  réduit  des  pandits  bengalais  qui  cultivent  encore  l'ancienne 
poésie,  une  mode  qui  s'en  va  là-bas,  comme  celle  des  vers  latins 
chez  nous.  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  présenter  à  l'Académie  une  de 

1.  Il  y  a  des  lapsus  semblables  en  divers  endroits  du  livre  ;  par  exemple,  p.  264, 
note  :  «  Weber  bas  shown,  loc.  cit.,  that...  »  (la  référence  est  probablement  à  un 
passage  de  Ind.  Stud.  X,  4-16).  Or,  la  dernière  citation  d'un  écrit  de  M.  Weber,  écrit 
qui  n'a  rien  à  faire  ici,  se  trouve,  autant  que  je  puis  voir,  à  la  page  244. 


346  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

ses  œuvres,  un  poème  épique  intitulé  «  le  Triomphe  de  Vâsudeva*  ». 
[283]  En  voici  une  autre  d'un  genre  moins  entravé  de  conven- 
tions et  se  prêtant  mieux  à  l'expression  d'une  pensée  personnelle. 
hWryâlahari^  «  un  flot  de  stances  âryâs  »,  est,  comme  l'indique 
le  sous-titre  âvyânavaqatî^  un  recueil  de  neuf  centuries  (le  nombre 
exact  est  910)  de  stances  dans  le  mètre  âryâ^  indépendantes  les 
unes  des  autres,  tout  au  plus  réunies  en  petits  groupes  par  de 
légères  affinités,  exprimant  chacune,  sous  une  forme  raffinée,  une 
pensée,  une  maxime,  un  sei^Jiment,  parfois  une  simple  image  ou 
une  impression  toute  fugitive,  ce  qu'en  langage  technique  on 
appelle  des  suhhàshitas  ou  sûktis,  «des  choses  bien  dites». 
Elle  se  rattache  ainsi  à  cette  poésie  gnomique  si  richement  repré- 
sentée dans  les  diverses  littératures  de  l'Inde,  qui  lui  doivent  quel- 
ques-uns de  leurs  chefs-d'œuvre.  Le  thème  traditionnel  de  cette 
poésie  est  celui  des  «  trois  mobiles  de  la  vie  »,  l'amour,  l'intérêt 
et  le  devoir  :  ici  ce  thème  est  simplement  Tamour  ;  mais  il  est 
traité  d'une  façon  si  décente,  si  éloignée  de  la  licence  des  anciens 
modèles,  que  le  recueil  peut  à  peine  être  appelé  erotique.  Le  pan- 
dit, qui  n'a  pas  toujours  eu  à  se  louer  des  hommes,  y  a  mêlé  une 
veine  d'amertume  :  dans  les  stances  qui  servent  d'introduction 
(45-80)  et  ailleurs  encore  dans  le  volume,  il  s'indigne  contre  les 
méchants,  les  calomniateurs,  les  envieux,  les  gens  au  cœur  dur; 
mais  il  se  reprend  bien  vite  et  fait  l'éloge  de  la  douceur,  de  l'uni- 
verselle bienveillance  et  du  pardon  des  injures.  Il  a  aussi  cherché 
à  renouveler  le  vieux  bagage  de  cette  poésie  par  des  emprunts  aux 
sciences  modernes  :  c'est  ainsi  que  la  montre,  la  pendule,  les  che- 
mins de  fer,  la  photographie,  le  télégraphe,  le  téléphone,  le  mi- 
crophone, le  télescope,  le  microscope,  le  laryngoscope,  le  thermo- 
mètre, le  lactomètre  lui  ont  fourni  des  allusions,  des  comparaisons 
et  des  métaphores  qu'on  est  un  peu  étonné  de  trouver  sous  un 
vêtement  sanscrit.  Le  premier  danger  du  genre  est  de  tomber 
dans  la  subtilité  de  pensée  et  dans  la  subtilité  d'expression  ;  un 
autre  est  de  forcer  les  ressources  de  la  langue,  précisément  parce 
que  celles-ci,  en  apparence  du  moins,  sont  illimitées.  Le  panait 
n'a  pas  toujours  su  éviter  ce  double  péril  :  à  côté  de  stances  vrai- 
ment ingénieuses  et  souvent  fort  belles,  il  nous  en  sert  trop  qui 
sont  de  simples  rébus,  et  je  doute  qu'en  Europe  du  moins  beau- 
coup de  lecteurs  lui  restent  fidèles  à  travers  ses  neuf  centuries. 

1.  Voir  Coinfies  rcndas,  2G  octobre  1894,   p.  402.   —  Cf.  ci-dessus,  p.  201. 


ANNÉE    1897  347 


Joseph  Dahlmann  S.  J.  :  Das  Mahâbhârata  als  Epos  und  Rechts- 
buch,  Ein  Problem  aus  Altindiens  Cultur-  und  Literatur- 
gescJiichte.  Berlin,  Félix  L.  Dames,  1895,  in-8\ 

{Journal  des  Savants,  avril,  juin  et  juillet  1897.) 


[221 J  Le  livre  du  R.  P.  Dahlmann  comprend  deux  choses  :  une 
étude  détaillée  et  très  méritoire  de  l'un  des  éléments  de  la  grande 
épopée  hindoue,  de  l'élément  didactique  et  plus  particulièrement 
juridique,  et  une  tentative  pour  déterminer  la  date  et  le  mode  de 
formation  du  poème  actuel,  tentative  où  des  conclusions  très  pré- 
cises sont  tirées  de  données  très  vagues.  Ces  deux  objets,  qui  n'ont 
pas  l'un  avec  l'autre  un  rapport  aussi  évident  et  aussi  étroit  que  le 
prétend  le  P.  Dahlmann,  sont  en  outre  presque  toujours  mêlés  en- 
semble dans  le  livre,  de  sorte  que  s'il  arrive  à  l'auteur  d'en  traiter 
séparément,  il  tombe  dans  des  redites  sans  fin,  compliquées  en- 
core d'inutiles  longueurs.  Déjà  dans  l'introduction,  non  seulement 
il  annonce,  mais  il  discute  le  plupart  des  thèses  qu'il  reprendra  par 
la  suite,  et,  de  toutes  les  questions  qu'il  examine  au  cours  de  l'ou- 
vrage, il  n'en  est  pas  une  seule  peut-être  pour  laquelle  il  se  soit 
arrangé  de  façon  à  la  débattre  une  fois  pour  toutes,  sans  avoir  à 
la  [222]  rouvrir  plus  loin.  Toute  une  monographie,  d'origine 
distincte,  sur  le  droit  matrimonial  et  le  droit  dé  succession,  se 
trouve  même  introduite  dans  le  livre  à  une  place  où  en  ne  l'atten- 
dait plus,  et  y  forme  un  bloc  hors  de  proportion  avec  l'ensemble. 
Sous  ce  rapport,  l'ouvrage  ressemble  donc  un  peu  au  Mahâbhâ- 
rata lui-même  :  malgré  ses  nombreuses  divisions  ou  subdivisions, 
il  est  loin  d'être  bien  ordonné,  et  je  crains  fort  que  ce  compte 
rendu,  où  je  serai  bien  obligé  de  suivre  de  plus  ou  moins  près  la 
marche  de  l'auteur,  ne  s'en  ressente  à  son  tour.  Malgré  ce  défaut, 
auquel  s'ajoute  parfois  celui  d'un  style  verbeux  et  visant  à  l'effet 
oratoire,  le  livre  témoigne  de  solides  recherches;  il  contient  beau- 
coup de  vues  justes  et  originales,  et  il  exercera  certainement  une 
grande  influence  sur  la  façon  d'appréoier  le  Mahâbhârata  ;  il  mé- 
rite donc  l'attention  dont  il  a  été  l'objet  de  la  part  de  la  critique 
en  Allemagne  et  en  Angleterre. 

On  connaît  le  sujet  du  Mahâbhârata,  auquel,  dans  ce   journal 


348  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES  î 

même,  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  consacré  à  plusieurs  reprises  : 
de  nombreux  articles.  Ce  sujet  est  la  querelles  des  Pândavas,  des  ; 
fils  de  Pându,  réduits  à  disputer  l'héritage  du  trône  paternel  à  ] 
leurs  cousins,  les  fils  de  Dhritarâshtra,  Les  uns  et  les  autres  sont 
des  descendants  de  Bharata  et  de  Kuru,  des  Bhâratas  et  des  Kau-  \ 
ravas,  bien  que,  dans  la  phraséologie  du  poème,  ce  dernier  nom  i 
s'applique  plus  particulièrement  aux  cent  fils  de  Dhritarâshtra,  i 
Duryodhana  et  ses  frères,  et  forme  ainsi  antithèse  avec  Pândava.  l 
Après  avoir  souffert  bien  des  injustices  et  subi  deux  longs  exils,  ' 
les  Pândavas,  Yudhishthira  et  ses  quatre  frères,  avec  le  secours  de  I 
Krishna,  le  chef  du  peuple  des  Yâdavas  et  l'incarnation  du  dieu  \ 
suprême  Vishnu,  triomphent  dans  une  grande  bataille  de  dix-huit  I 
jours,  à  laquelle  prennent  part  toutes  les  nations  de  l'Inde  et  qui  ■ 
se  termine  par  l'extermination  totale  des  combattants.  Mais  autour  • 
de  ce  noyau  se  trouve  amassée  une  si  épaisse  enveloppe  de  ma-  \ 
tières  étrangères,  d'épisodes,  de  traités  didactiques  de  toute  sorte,  , 
quelques-uns  plus  longs  que  l'Iliade  et  n'ayant,  la  plupart,  qu'un  ] 
lien  de  hasard  avec  l'action  principale,  qu'on  se  demande  si  celle-  ] 
ci  est  bien  le  sujet  du  poème,  si  elle  n'est  pas  un  simple  support,  ■] 
et  si  le  vrai  sujet  du  Mahâbhârata  n'est  pas  le  Mahâbhâratamême,  { 
l'encyclopédie  de  toutes  choses  dignes  de  mémoire  aux  yeux  de  1 
ceux,  quels  qu'ils  aient  été,  qui  l'ont  composé.  Sur  les  cent  mille  j 
çlokas  que  le  poème  contient  en  nombre  rond,  à  peu  près  l'équiva-  j 
lent  de  deux  cent  mille  hexamètres,  à  peine  un  quart  se  rapporte  | 
à  la  querelle.  l 

Aussi,  dès  que  la  connaissance  du  poème  commença  à  se  ré-  I 
pandre  en  Europe,  et  malgré  le  respect  presque  superstitieux  qu'on  ) 
avait  alors  pour  les  traditions  de  l'Inde,  fut-on  bientôt  d'accord  | 
pour  y  voir,  non  une  [223]  œuvre  une  et  personnelle,  mais  une  i 
compilation  de  matériaux    hétérogènes  et  d'âges  divers.   C'était  1 
l'époque  où  l'on  admettait  volontiers  que  les  vraies  épopées  pous- 
sent spontanément,  comme  les  fleurs  des  champs.  Ici,  pourtant,  le  ; 
produit  était  trop  gros  pour  qu'on  pût  y  appliquer  directement  les 
procédés  de  dissection  qu'on  pratiquait  sur  les  poèmes  homériques 
et  sur  les  Nibelungen  :  on  se  rabattit  sur  l'hypothèse  de  recensions 
successives.  Le  poème  lui-même  semblait  d'ailleurs  y  inviter.  Non 
seulement,  dans  son  état  actuel,  il  est  pseudonyme,  —  car  l'au- 
teur   prétendu,  Krishna  Dvaipâyana,  surnommé   Vyâsa,  c'est-à- 
dire  «  le  diascévaste  »,  parce  qu'il  passait  pour  avoir  «  disposé  » 
ou  arrangé  les  Vedas  dans   leur  forme  actuelle,    est   représenté 


ANNÉE   1897  34^ 

comme  contemporain  des  événements  qu'on  y  chante ,  —  mais  il 
renferme  encore  plusieurs  déclarations  dont  il  était  impossible  de 
n'être  pas  frappé.  On  y  avoue  dans  le  préambule,  et  la  plupart  de 
ces  indications  sont  reproduites  à  la  fin,  que  le  poème  se  récite 
dans  le  monde  avec  trois  commencements  différents  (I,  52),  dont 
l'un  ne  se  trouve  qu'après  le  premier  millier  de  çlokas  ou  de  dis- 
tiques, et  un  autre  après  le  deuxième  millier;  qu'il  en  existe  une 
rédaction  abrégée  et  une  rédaction  développée,  indication  qui 
revient  à  plusieurs  reprises  ;  qu'il  y  en  a  même  une  où  tout  le  sujet 
est  condensé  en  huit  mille  huit  cents  çlokas,  d'une  concision  et 
d'une  difficulté  extrêmes  (l,  81)  ;  que  Vyâsa  a  fait  en  outre  une 
Bhâratasamhitâ  en  vingt-quatre  mille  çlokas,  qui  ne  contient 
pas  les  Upâkhyânas,  les  épisodes,  et  que  c'est  là  le  Bhârata; 
quant  au  Mahâbhârata  ou  Grand  Bhârata,  il  a  été  composé  par 
lui  en  six  millions  de  çlokas,  dont  trois  millions  se  récitent 
chez  les  dieux,  un  million  et  demi  chez  les  mânes,  un  million 
quatre  cent  mille  chez  les  Gandharvas,  et  cent  mille  seule- 
ment chez  les  hommes.  Enfin  il  est  dit  que  le  Mahâbhârata  fut 
récité  trois  fois  ;  une  première  fois  par  Vyâsa  à  ses  disciples  ;  une 
deuxième  fois  par  le  brahmane  Vaiçampâyana,  un  disciple  de  Vyâsa, 
à  un  sacrifice  solennel  du  roi  Janamejaya,  le  petit-fils  d'un  des 
héros  de  la  Grande  Guerre  ;  la  troisième  fois  par  Técuyer  Ugra- 
çravas  à  un  sacrifice  célébré  par  le  rishi  Çaunaka,  une  génération 
plus  tard.  Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  mettre  la  critique  en  éveil. 
Le  premier  qui  ait  soumis  le  Mahâbhârata  à  une  analyse  com- 
plète i,  Christian  Lassen,  s'efforça  d'utiliser  ces  données  et  n'en 
tira  rien  qui  vaille.  Ses  conclusions  peuvent  se  résumer  ainsi  :  par 
la  récitation  faite  au  sacrifice  de  Çaunaka,  il  faut  entendre  une 
deuxième  recension  du  [224]  poème  ;  cette  recension  est  celle 
qui  est  mentionnée  dans  le  Grihyasùtra  des  Açvalâyanas,  et, 
comme  Âçvalâyana,  le  fondateur  de  cette  école,  peut  être  placé 
(très  hypothétiquement)  vers  350  av.  Jésus-Christ, comme,  déplus, 
il  a  été  disciple  d'un  Çaunaka  (identifié  sans  autre  preuve  avec  le 
Çaunaka  du  sacrifice),  cette  deuxième  recension  doit  avoir  été  faite 
vers  460  ou  400  av.  Jésus- Christ.  Après  quoi,  ajoute-t-il,  le 
poème  n'a  plus  reçu  d'autres  additions  que  les  éléments  krish- 
naïtes  ;  ceux-ci  défalqués,  il  peut  être  accepté,  dans  son  ensemble, 

1.  Zeitschrift  fur  die  Kunde  des  Morgenlandes,  I  (1837),  et  Indische  Aller thumskunde,  I, 
484  et  suiv.  (1847)  et  II,  493  et  suiv.  (1852)  ;  les  passages  correspondants  de  la  2«  édi- 
tion (1867  et  1873)  sont  :  I,  582  et  suiv..  II,  494  et  suiv. 


350  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES  ! 

comme  un  monument  de  l'Inde  pré -bouddhique  ^  Il  paraH  oublier  ' 
que  ces  éléments  krishnaïtes  prennent  une  place  énorme  et  que,  i 
d'autre  part,  d'après  le  témoignage  exprès  du  Mahâbhârata,  c'est-  ' 
à-dire  d'après  les  données  mêmes  qu'il  accepte  et  surjesquelles  ; 
il  raisonne,  le  poème  récité  au  sacrifice  de  Çaunaka  aurait  déjà  i 
contenu  cent  mille  distiques  (I,  107).  On  voit  que  ces  conclusions  i 
étaient  l'arbitraire  même.  i 

Dans  une  longue  suite  de  recherches  poursuivies  avec  une  rare   ] 
circonspection,  M.  Albrecht  Weber  a  fourni  des  résultats  moins  j 
systématiques,  mais  plus  solides  -.    En  recueillant  avec  soin  les  ^ 
traces  do  la  légende  épique  qui  se  trouvent  dans  le  Veda,  il  a  mon-    i 
tré  que,  à  part  les  récits  simplement  transplantés  dans  l'épopée,  -\ 
non  toutefois  sans  de   notables  variantes,  le  fond  légendaire  des  | 
deux  littératures  n'a  presque  rien  de  commun  :   des  noms  et  des  \ 
traits  isolés,  mais  qui  se  présentent  de  part  et  d'autre  dans  des   ' 
rapports  entièrement  différents  et  laissent  à  peine  soupçonner  par-    < 
fois  un  vague  parallélisme.  Quant  à  la  légende  centrale  du  Mahà-  j 
bhârata,  l'histoire  des  Pândavas  et  de  la  Grande  Guerre,  elle  est  | 
absolument  étrangère   au   Veda,    fait  capital  qui  a   été  confirmé  | 
depuis  par  M.  Ludwig^.  Or,  sans  les  Pândavas,  il  n'y  a  plus  de  I 
Mahâbhârata.  Car,   s'il  eèt  possible  de  concevoir  une  Iliade  sans 
la  colère  d'Achille,  —  il  resterait  toujours  les  combats  autour  de 
Troie,  —  le  cas  est  différent  ici  :  l'action  centrale  enlevée,  il  ne 
reste  qu'une  masse  de  récits  n'ayant  plus  entre  eux  aucun  lien 
imaginable.  D'autre  part,  et  avec  le  même  soin,  M.  Weber  a  noté 
les  mentions  et  les  traces  du  poème  [225]  dans  la  littérature  post- 
védique et,   dans  le  poème  même,  tous  les  indices   qui   peuvent 
avoir  une  valeur  chronologique.  De  l'ensemble  des  faits  ainsi  re 
cueillis  il  me  semble  résulter  clairement,  avec  une  probabilité  voi- 
sine de  la  certitude,  que  la  légende  du  Mahâbhârata   s'est  formée 
peut-être  à  une  époque  fort  ancienne,  plus  ancienne  que  ne  paraît 


1.  Ind.  Alterth.,  I,  589  et  II,  499,  2*  éd. 

2.  Depuis  quarante-cinq  ans  M.  Weber  n'a  pas  un  instant  perdu  de  vue  ce  sujet,  et 
il  est  peu  de  ses  écrits  où  il  n'y  soit  revenu  par  quelque  côté.  Je  ne  note  ici  que 
les  références  principales:  Indische  IJteraturgeschichte  (1852),  p.  175;  2*  éd.  (1876), 
p.  201.  — Indische  Skizzen  (1854),  p.  32.  — Krishnajanmâshtami  (Mémoires  de  l'Acadé- 
mie de  Berlin,  1867),  p.  317.  —  Die  Griechen  in  Indien  {Comptes  rendus  de  l'Académie 
de  Berlin,  17  juillet  1890).  —  Episches  im  vedischen  nitual  {ibid.,  23  juillet  1891).  — 
Indische  Studien,  XIII  (1873),  p.  349. 

3.  Die  mythische  Grundlage  des  Mahâbhârata  (Comptes  rendus  de  l'Académie  de 
Prague),  1896. 


^   \ 


ANNÉE     1897  351 

l'admettre  M:  Weber,  mais  sûrement  dans  un  milieu  tout  autre 
que  celui  d'où  est  sortie  la  littérature  védique  ;  que  plusieurs  siè- 
cles avant  notre  ère,  il  j^  a  eu  un  Mahàbhârata,  mais  que  dans 
sa  rédaction  actuelle,  à  en  juger  comme  on  juge  de  l'âge  d'un  ter- 
rain par  les  débris  les  plus  récents  qu'il  renferme,  le  poème  est 
relativement  moderne.  La  plupart  des  faits  sur  lesquels  s'appuie 
cette  dernière  conclusion,  le  P.  Dahlmann  les  a  simplement  passés 
sous  silence. 

Théodore  Goldstûcker,  qui  était  pourtant  conservateur  vis-à-vis 
de  la  tradition  hindoue,  est  arrivé  à  des  conclusions  assez  sem- 
blables par  une  autre  voie,  précisément  par  celle  qu'a  aussi  suivie 
le  P.  Dahlmann,  en  abordant  la  question  par  le  côté  juridique.  Pour 
lui  aussi,  le  Mahàbhârata  est  un  amas  de  matériaux  d'âges  fort 
divers,  et  il  en  trouve  la  meilleure  preuve  dans  le  droit  et  la  morale 
tels  qu'ils  sont,  d'une  part,  professés  dans  le  poème,  d'autre  part 
mis  en  pratique  dans  la  légende.  Le  contraste  est  en  effet  frappant  : 
nous  verrons  plus  loin  comment  le  P.  Dahlmann  a  cherché  à  l'ex- 
pliquer et  l'a  surtout  éludé. 

Les  beaux  travaux  sur  le  Mahàbhârata  de  John  Muir  ^  et,  plus 
tard,  ceux  de  M.  Hopkins^  sont  surtout  des  enquêtes  d'exposition 
et  ne  touchent  que  peu  à  la  question  d'origine.  Mais  ils  sont  conçus 
dans  le  même  esprit,  repoussant  d'une  part  l'homogénéité  et  la 
haute  antiquité  du  poème,  et,  d'autre  part,  évitant  de  s'enferrer 
dans  des  déterminations  trop  précises  de  rédactions  et  de  remanie- 
ments hypothétiques. 

Par  contre  la  tentative  de  Lassen  de  délimiter  ces  remaniements 
fut  reprise  par  un  autre  Scandinave,  M.  Sôren  Sôrensen  ^.  Reje- 
tant tout  ce  qui,  dans  le  poème  actuel,  est  épisode  ou  matière  di- 
dactique, il  obtint  [226]  d'abord  une  rédaction  en  27.000  çlokas. 
Mais  dans  celle-ci  encore,  il  entrait  des  matériaux  d'âges  divers  : 
il  l'épura  donc,  en  se  servant,  comme  d'autant  de  cribles,  de  l'in- 


1.  Original  Sanskrit  Texts,  surtout  les  volumes  I  (1858;  2*  éd.,  1868  et  1872),  II 
(1860  ;  2»  éd.  1871),  IV  (1863  ;  2»  éd.  1873). 

2.  Journ.  of  the  American  Oriental  Society,  i.  XI  et  XIII,  et  Proceedings, 1886-1889. 

3.  Om  Mahàbhârata'' s  Stilling  i  den  indiske  Literatar,  Forzôg  rà  et  udskille  de  œldste 
Bestanddele.  Copenhague,  1883.  En  rendant  compte  de  ce  livre  dans  la  Revue  critique 
(5  avril  1886),  j'ai  essayé  de  montrer  que  la  méthode  de  l'auteur,  malgré  toutes  les 
précautions  possibles,  est  arbitraire  et  que  le  problème,  tel  qu'il  le  pose,  est  en  réa- 
lité insoluble.  M.  Sôrensen  est  revenu  depuis  sur  quelques-unes  des  questions  con- 
nexes dans  Om  Sankrits  Stilling  i  den  almindelige  Sprogudvikling  i  Indien  (Mémoires 
de  l'Académie  royale  de  Danemark),  Copenhague,  1894. 


352  COMPTES    RENDUS     ET    NOTICES 

tervention  de  certains  personnages,  de  la  rencontre  de  certains 
noms  qui  sont  ou  qui  lui  paraissaient  modernes,  et  il  la  réduisit 
ainsi  à  un  corps  de  7.000  çlokas,  l'équivalent  à  peu  près  des  deux 
tiers  de  l'Iliade,  qui  aurait  été  le  poème  primitif.  La  rédaction  pri- 
mitive et  la  rédaction  moyenne,  dont  il  a  dressé  des  tableaux 
détaillés,  auraient  été  composées,  l'une  avant  la  fin  duiii^  siècle, 
l'autre,  au  plus  tôt,  au  i^»"  siècle  avant  notre  ère.  L'effort  était 
méritoire  ;  mais  les  procédés  parurent  téméraires  et  les  conclu- 
sions fragiles.  ^ 

Ils  furent  pourtant,  les  uns  et  les  autres,  exagérés  encore  et 
compliqués  de  nouvelles  hypothèses  par  M.  Adolf  Holtzmann. 
Déjà  précédemment,  celui-ci  avait  soutenu  au  sujet  du  Mahàbhâ- 
rata  une  thèse  singulière  i,  qui  était,  il  est  vrai,  pour  lui  comme  un 
héritage  de  famille,  car  elle  avait  été  proposée  en  partie  trente-cinq 
ans  auparavant  par  son  oncle  et  homonyme  Adolf  Holtzmann  le 
germaniste.  Cette  thèse  était  que  le  Mahàbhârata  primitif  célé- 
brait les  vaincus  de  la  Grande  Guerre,  les  Kauravas;  que  le  héros 
en  était  Karna  et  le  fond  indo-germaniqae  ;  que  ce  premier  poème, 
qu'il  est  encore  possible  de  reconnaître  et  même  de  reconstituer 
sous  le  remaniement  brahmanique  actuel  était  une  œuvre  boud- 
dhique et  avait  été  composé  à  la  cour  d'Açoka  au  iii*^  siècle  avant 
notre  ère.  La  thèse  n'eut  pas  plus  de  fortune  que  n'en  avaient  eu 
des  tentatives  analogues  de  refaire  une  Iliade  troyenne.  L'auteur 
entreprit  alors  de  la  défendre  dans  un  grand  ouvrage  et  acheva  de 
la  perdre"-.  Le  Mahàbhârata  y  est,  en  effet^,  démembré  en  une  série 
très  compliquée  de  remaniements  successifs  :  rédaction  primitive 
au  iii«  siècle  avant  notre  ère,  bouddhique  et  favorable  aux  Kau- 
ravas ;  premier  remaniement  brahmanique,  en  faveur  des  Pânda- 
vas,  vishnouite  et  hostile  au  bouddhisme,  qu'il  combat  en  prenant 
pour  plastron  le  çivaisme  ;  deuxième  remaniement,  caractérisé  par 
la  réconciliation  avec  le  çivaisme  ;  troisième  remaniement,  où  lepoèma 
devient  l'expression  la  plus  complète  de  l'orthodoxie  éclectique  du 
brahmanisme  et  prend  la  forme  et  l'autorité  [227]  d'un  code  de 

1.  Ueber  dos  allé  indische  Epos.  Programme  du  collège  de  Durlach,  1881/  (Cf.  Rev. 
crit.  du  1"  janvier  1883.) 

2.  Das  Mahàbhârata  und  seine  Theile,  4  vol.,  1892-1895.  Outre  la  thèse  en  question, 
qui  est  exposée  dans  les  deux  premiers  volumes  (1892  et  1893),  cet  ouvrage  contient 
du  reste  d'excellentes  choses,  entre  autres  une  analyse  très  détaillée  du  MahAbhàrata, 
la  seule  que  nous  ayons  aussi  complète  et  aussi  copieuse.  L'auteur  s'y  est  préparé 
par  d'estimables  monographies  sur  le  poème,  publiées  pour  la  plupart  dans  la  Zeit- 
schrift  de  la  Société  orientale  allemande. 


ANNÉE    1897  353 

lois,  d'un  dharmaçâstra.  Cette  dernière  grande  transformation  ne 
se  serait  faite  qu'au  x«  ou  xi«  siècle  de  notre  ère  ;  d'assez  notables 
additions  seraient  même  du  xiii^ou  du  xiv^  siècle.  Ainsi  précisée, 
la  théorie  n'était  pas  seulement  en  désaccord  avec  les  probabilités 
de  l'histoire  religieuse  et  littéraire  de  l'Inde  ;  elle  se  heurtait  en- 
core à  des  faits  positifs  et  datés,  dont  l'auteur  avait  eu  le  tort  de 
ne  pas  s'enquérir.  Aussi  les  protestations  s'élevèrent-elles  de 
toute  part,  la  réponse  la  plus  complète  à  ces  exagérations  venant 
de  M.  Georges  Bûhler. 

Déjà  dans  un  précédent  mémoire  ^  M.  Buhler  avait  montré  que 
l'opinion  de  M.  Max  Mûller  sur  l'existence  d'une  grande  lacune 
dans  la  littérature  sanscrite  qui,  après  une  éclipse  plusieurs  fois 
séculaire,  aurait  eu  une  sorte  de  renaissance  seulement  vers  le  v« 
ou  le  vi^  siècle  de  notre  ère  sous  sa  forme  artificielle  et  classique, 
n'est  plus  en  parfait  accord  avec  les  faits  ;  que,  dans  une  série  de 
documents  épigraphiques  remontant  jusqu'à  la  fin  du  ii*^  siècle, 
et  dans  un  poème  récemment  mis  en  lumière,  le  Biiddhacarita 
ou  «  Vie  du  Buddha  »  par  Açvaghosha,  dont  les  parties  authenti- 
ques sont  très  probablement  du  i^"*  siècle  et  en  tout  cas  anté- 
rieures de  beaucoup  à  la  fin  du  iv«,  on  trouve  déjà  les  germes 
très  développés  de  cette  poésie  raffinée  et  courtoise,  ce  qui  sup- 
pose nécessairement  la  longue  pratique  antérieure  d'une  forme 
plus  simple,  de  la  forme  qui  nous  est  présentée  dans  la  poésie 
épique.  Dans  un  nouveau  mémoire 2,  auquel  collabora  M.  Kirste, 
il  montra  ensuite  que,  à  partir  du  commencement  du  xi«  siècle, 
aucune  addition  considérable  n'a  plus  été  faite  au  poème  ;  que,  dès 
le  commencement  du  vui®  siècle,  il  était  accepté  dans  l'école  avec 
le  caractère  qu'il  a  toujours  gardé  depuis,  d'une  smriti,d'un  dhar- 
maçâstra ;  que,  d'après  le  témoignage  incontestable  des  inscrip- 
tions, ce  caractère  lui  était  déjà  reconnu  au  v«  siècle  ;  que,  dès  lors, 
il  passait  pour  l'œuvre  de  Vyâsa  et  comprenait  cent  mille  disti- 
ques. De  ces  témoignages  M.  Buhler  tirait  ensuite  la  conclusion 
parfaitement  légitime  que,  déjà  plusieurs  siècles  auparavant,  le 
poème  a  dû  exister  avec  s^n  caractère  et  ses  dimensions  actuels. 
Mais,  quelles  que  fussent  à  cet  égard  ses  vues  personnelles,  et  je 
suppose  qu'elles  ne  s'éloignent  pas  beaucoup  pour  le  fond  de  celles 

1.  Die  indischen  Inschriflen  und  das  Alter  der  indischen  Kunstpoesie  {Sitzungsberichte 
de  l'Académie  de  Vienne),  Wien,  1890. 

2.  indian  Stadies,  n"  H.  Contributions  to  thè  History  of  the  Mahâbhârata  (Sitzungsbe- 
richte de  l'Académie  de  Vienne),  1892. 

Religions  de  l'Inde.  —  IV.  28 


354  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

du  P.  Dahlmann,  il  n'alla  pas  plus  loin  et  s'interdit  scrupuleuse- 
ment de  mêler  ensemble  ce  qui  est  démontré  et  ce  qui  ne  peut  être 
qu'hypothétique. 

Ce  que  [228]  M.  Btihler  n'a  pas  voulu  faire,  le  P.  Dahlmann, 
à  qui  nous  revenons  enfin  après  ce  long  mais  nécessaire  préam- 
bule, a  osé  l'entreprendre. 

Laissant  de  côté  son  appréciation  du  caractère  hindou  aux 
temps  anciens,  qui  me  paraît  trop  optimiste,  mais  de  laquelle  il  ne 
sert  de  rien  de  disputer,  j'er^  viens  de  suite  à  ce  que  je  considère 
comme  le  point  fort  de  l'ouvrage  et  le  côté  par  lequel  il  sera  le  plus 
utile.  Non  seulement  le  P.  Dahlmann  établit,  ce  qui  était  assez 
facile,  qu'il  n'y  a  point  jusqu'ici  de  vrai  critérium  qui  permette  de 
séparer  dans  le  Mahâbhârata  actuel  des  parties  anciennes  et  des 
parties  modernes,  et  que  tout  ce  qui  a  été  fait  en  ce  sens  l'a  été  en 
vertu  de  décisions  arbitraires  et  d'appréciations  subjectives  ;  mais 
il  a  eu  le  courage  de  plaider  l'unité  du  poème  tel  que  nous  l'avons. 
Et,  en  cela,  bien  que  je  n'entende  pas  cette  unité  delà  même  façon 
que  lui,  je  ne  puis  que  lui  donner  raison.  La  rédaction  actuelle 
n'est  pas  une  mosaïque,  un  simple  assemblage  de  morceaux  succes- 
sivement ajoutés  et  ajustés  tant  bien  que  mal;  c'est  un  remanie- 
ment complet,  fait  avec  une  vue  d'ensemble  aussi  conséquente 
qu'on  peut  l'attendre  des  exigences,  faciles  à  contenter  en  pareille 
matière,  de  l'esprit  hindou,  et  qui,  selon  toute  apparence,  a  été 
exécuté  d'un  seul  coup  ou,  du  moins,  dans  des  limites  de  temps  très 
rapprochées.  Sans  doute,  parmi  les  matériaux  ainsi  mis  en  œuvre, 
il  y  en  a  de  provenances  et  d'âges  fort  divers  :  à  côté  de  morceaux 
qui  ne  seraient  pas  déplacés  dans  le  Veda,  il  y  en  a  de  çivaïtes, 
de  vishnouites,  et  à  des  degrés  divers,  d'autres  qui  respirent  le 
ritualisme  le  plus  méticuleux,  d'autres  encore  où  toute  religion  est 
ramenée  à  la  morale  ou  va  s'évaporer  dans  la  métaphysique  pure  : 
il  ne  suit  pas  de  cette  diversité  qu'ils  forment  dans  le  poème  autant 
de  couches  distinctes  et  successives.  A  aucune  époque  la  pensée 
de  l'Inde  n'a  suivi  qu'un  seul  chemin,  et  rien  non  plus  de  ce  qu'elle  a 
une  fois  possédé  ne  s'est  jamais  entièrement  perdu.  On  a  remarqué 
depuis  longtemps  que  les  épisodes  étaient  souvent  plus  archaïques 
que  la  masse  du  poème:  ce  serait  pourtant  une  vaine  tentative  de 
vouloir  les  réunir  de  façon  à  en  former  un  ensemble  plus  ancien. 

Réciproquement,  la  présence  dans  un  morceau  d'un  élément  mo- 
derne ne  prouve  pas  que  le  morceau  ait  été  ajouté  après  coup  :  si 
cet  élément  est  authentique  à  la  place  qu'il  occupe,  s'il  n'y  a  pas 


ANNÉE    1897  355 

d'autres  raisons  de  l'y  croire  interpolé,   le  soupçon  doit  retomber 
sur  la  rédaction  entière. 

Pour  des  interpolations,  il  est  probable  à  priori  que  cette  rédac- 
tion a  du  en  subir  de  nombreuses  et  peut  être  de  très  considé- 
rables ;  qu'elle  n'aura  pas  échappé  seule  à  la  loi  commune  de 
toute  la  littérature  hindoue,  où  des  œuvres  d'une  composition  bien 
autrement  serrée  et  personnelle  [229]  ont  été  presque  toujours 
transmises  en  plusieurs  recensions.  Le  nombre  de  vers  assigné  à 
chaque  livre  dans  le  préambule  du  poème  n'est  pas  celui  que  don- 
nent maintenant  les  manuscrits,  et  bien  d'autres  faits  encore  por- 
tent à  croire  qu'il  y  a  eu  une  période  où  la  tradition  a  été  flottante. 
Mais  il  est  probable  aussi  que,  pour  l'ensemble,  cette  période  n'a 
pas  été  d'une  bien  longue  durée.  De  très  bonne  heure  la  transmis- 
sion s'est  faite  par  des  corporations  àepâthakas^  de  «  récitateurs  » 
professionnels,  qui  sont  déjà  mentionnés  dans  le  poème  même  et 
dont  celui-ci  était  en  quelque  sorte  la  propriété,  un  bien  dont  ils 
vivaient  et  dont  ils  avaient  la  gérance.  Il  est  facile  devoir  qu'une 
pareille  organisation  n'était  pas  sans  danger  pour  la  parfaite  au- 
thenticité du  texte,  mais  que,  en  somme,  elle  présentait  à  cet 
égard  encore  plus  de  garanties  que  de  risques.  Et,  de  fait,  nous 
n'avons  pas  plusieurs  rédactions  du  Mahâbhàrata,  comme  nous  en 
avons  plusieurs  du  Râmâyana,  de  Çakuntalâ  et  de  bien  d'autres 
œuvres.  Les  deux  éditions  principales,  faites  sur  les  manuscrits, 
l'une  à  Calcutta,  l'autre  à  Bombay,  ne  présentent  qu'un  résidu  de 
deux  cents  distiques  qui  ne  leur  soient  pas  communs,  les  autres  dif- 
férences se  réduisant  à  des  variantes  de  copiste,  et  nous  savons 
par  le  témoignage  de  Burnell  que  les  manuscrits  du  Sud  de  l'Inde 
ne  donnent  pas  davantage  une  rédaction  particulière.  Bien  que  la 
critique  du  texte  soit  à  peine  commencée,  il  est  pourtant  possible 
dès  maintenant  d'y  signaler  des  interpolations.  C'est  ainsi  que  les 
mentions  ànHarivainça^  comme  étant  un  kJiila,  un  «  supplément» 
du  poème  (1.357  et  642),  sont,  à  n'en  pas  douter,  des  additions 
postérieures.  On  n'hésitera  guère  davantage  à  considérer  comme 
telle  la  mention  du  chiffre  consacré  des  «  dix-huit  »  purânas,  qui 
ne  se  trouve  que  dans  l'édition  de  Bombay,  et,  depuis  longtemps, 
M.  Weber  a  fait  voir  que  Çankara,  vers  la  fin  du  viii®  siècle,  ne 
connaissait  probablement  pas  tout  un  chapitre  du  Sanatsujâtiya^ 
un  épisode  du  V^  livret  Mais  il  est  évident  aussi  qu'on  n'aura 

1.  Catalogue  des  mss.  de  Berlin,  I,  p.  108  (1863).  Cf.   K.  T.  Telang  dans  les   Sacred 
Books  of  the  East,  VIII,  p.  137. 


356  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

pas  le  droit  de  recourir  à  ce  procédé  d'élimination  sans  de  bonnes 
preuves,  simplement  pour  écartçr  un  passage  ou  un  morceau  qui 
peuvent  paraître  gênants. 

En  tout  cas  cette  question  des  interpolations  est  et  doit  rester 
entièrement  distincte  de  celle  d'éliminations  plus  grandes  à  faire 
dans  le  poème,  de  la  tentative,  par  exemple,  de  le  débarrasser  de 
ses  épisodes  ou  de  sa  portion  didactique.  Sans  nul  doute,  —  bien 
que,  nous  le  verrons  plus  loin,  ce  ne  soit  pas  l'avis  du  P.  Dahl- 
mann,  —  ceux  qui  les  preiijiers  [230]  ont  chanté  cette  belle  et 
tragique  histoire,  l'ont  chantée  pour  elle-même  et  ne  l'ont  pas  en- 
combrée de  tous  ces  impedimenta.  La  conception  poétique,  telle 
qu'elle  transperce  encore,  est  trop  forte  pour  n'avoir  pas  été  pure. 
Mais  vouloir  reconstituer  ces  premiers  chants,  c'est  faire  de  la 
préhistoire  :  ce  n'est  plus  faire  de  la  critique.  Dans  sa  rédaction 
présente  sur  laquelle  seule  nous  avons  prise  et  au  delà  de  laquelle 
tout  est  hypothèse,  le  Mahâbhârata  est  une  œuvre  essentiellement 
didactique,  didactique  de  part  en  part.  Cet  élément  d'enseignement 
3t  de  prédication,  qu'il  se  formule  en  traités  ex  professa  ou  se 
disperse  en  discours  et  en  sentences,  est  présent  dans  toutes  les 
parties  du  poème  ;  il  en  est  inséparable  et  fait  corps  avec  lui.  Qu'on 
essaie  de  le  diminuer  ;  que  pour  complaire  à  notre  goût  occidental, 
on  enlève  tels  livres,  équivalant  à  de  gros  volumes,  où  il  n'y  a  plus 
aucune  trace  de  récit,  la  tentative  sera  violente  et,  de  plus,  elle  sera 
vaine:  jamais  on  ne  fera  ainsi  du  Mahâbhârata  une  œuvre  sim- 
plement épique  ;  toujours  persistera  le  dessein  des  rédacteurs  de 
l'œuvre  actuelle,  qui  l'ont  composée  ad  narrandum ^  je  le  veux 
bien,  mais  surtout  ad probandiim. 

De  là,  pour  cette  œuvre  immense,  une  unité  d'un  genre  particu- 
lier, bien  différente  de  l'unité  poétique,  unité  qui  persiste,  quand 
celle-ci  est  complètement  perdue  de  vue  et  n'existe  plus,  non  seu- 
lement pour  notre  goût,  mais  aussi  pour  le  goût  de  l'Inde,  qui  n'a 
jamais  considéré  le  Mahâbhârata  comme  un  kâvya^  comme  un 
poème  proprement  dit,  une  œuvre  d'art.  On  ne  peut  jamais  dire, 
en  effet,  que  les  rédacteurs  soient  en  dehors  de  leur  sujet,  qui  est 
surtout  d'inculquer  certaines  doctrines,  si  bien  que,  s*il  leur  avait 
plu  de  joindre  à  ces  doctrines  encore  plusieurs  autres,  on  ne  voit 
pas  quelles  considérations  d'art  auraient  pu  les  en  empêcher.  Le 
P.  Dalhmann  a  consacré  l'introduction  et  toute  la  première  partie 
de  son  volume  à  mettre  cette  unité  en  lumière.  Il  l'a  fait  longue- 
ment, avec  beaucoup  de  redites,  anticipant  sans  cesse  sur  ce  qu'il 


ANNÉE    18.97  357 

développera  plus  tard,  mais  en  somme,  je  crois,  de  façon  à  con- 
vaincre. Avant  de  le  suivre  dans  le  détail,  je  dois  m'arrêter  à  une 
ou  deux  de  ses  affirmations  générales. 

Pour  le  P.  Dahlmann,  cette  unité  est  intime.  Les  deux  éléments 
se  sont  fondus  de  la  façon  la  plus  complète,  la  plus  harmonieuse, 
sans  que  l'un  ait  fait  tort  à  l'autre  :  le  Mahâbhârata  est  à  la  fois  im 
vrai  poème  épique  et  un  vrai  poème  didactique.  Qu'il  raconte  ou 
qu'il  enseigne,  il  le  fait  d'inspiration,  d'une  même  inspiration 
grandiose,  puisée  directement  au  plus  profond  du  génie  national. 
Tout  y  est  frais  et  natif,  naturwûchsig^  comme  il  le  répète  à  satiété, 
et  pourtant  plein  d'art.  Ce  sont  là  de  singulières  exagérations 
pour  caractériser  cette  molle  et  traînante  encyclopédie,  [231]  où 
il  y  a  d'admirables  morceaux  dans  l'un  et  dans  l'autre  genre,  per- 
sonne ne  le  conteste,  mais  dont  l'ensemble,  d'un  syncrétisme  si 
confus,  donne  si  rarement  l'impression  d'une  inspiration  jeune  et 
spontanée.  Pour  qui  a  du  loisir,  l'épreuve  est  facile  à  faire,  main- 
tenant que  nous  avons  une  traduction  complète  et  que  bientôt  nous 
en  aurons  deux,  fort  suffisantes,  l'une  ou  l'autre,  pour  se  faire  une 
opinion.  Après  lecture,  personne,  je  pense,  nenieraquele  rZ/{(2/*/7za*, 
c'est-à-dire  la  religion,  la  justice,  le  droit,  ne  soit  la  grande  pré- 
occupation du  poème,  et  que  cette  préoccupation,  toujours  présente, 
n'y  imprime  précisément  cette  sorte  d'unité  que  le  P.  Dahlmann 
s'est  appliqué  à  faire  ressortir.  On  aura  plus  de  peine  à  admettre 
que  cette  unité  soit  d'inspiration  vraiment  profonde.  Peut-être  y 
verra-ton  plutôt  l'effet  d'une  sorte  de  placage,  de  vernis  uniforme, 
appliqué  du  dehors,  qui,  sans  pénétrer  bien  profondément,  est 
assez  épais  toutefois  et  assez  adhérent  pour  masquer. la  diversité 
de  ce  qu'il  recouvre. 

Mais  il  y  a  plus  :  cette  unité,  selon  le  P.  Dahlmann,  n'est  pas  seu- 
lement intime,  elle  est  organique.  L'élément  didactique,  l'exposition 
et  la  défense  du  dhavma^  ne  s'est  pas  seulement  fondu  parfaite- 
ment avec  l'élément  épique  ;  il  en  a  déterminé  la  forme,  seine  Ge- 
staltung.  On  est  tenté  d'abord  de  croire  à  un  entraînement  de  lan- 
gage, car  l'auteur  écrit  d'enthousiasme  et  ne  dédaigne  pas  la 
rhétorique.  Mais  l'affirmation  revient  si  souvent  qu'elle  finit  par 
inquiéter.  On  verra  plus  loin  ce  que  le  P.  Dahlmann  entend  par 
là,  et  que  l'inquiétude  était  justifiée. 


1.  Pour  éviter  les  périphrases  et  les  à  peu  près,  j'emploierai  désormais  ce  mot,  qui 
correspond  au  jus  eifas  chez  les  Latins  dans  le  sens  le  plus  large. 


358  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

Avant  d'entrer  définitivement  dans  le  détail,  l'auteur  commence 
par  établir  l'unité  de  plan  du  poème.  Je  ne  le  suivrai  pas  dans 
cette  démonstration.  Personne  ne  conteste  qu'il  y  ait  au  fond  du 
Mahâbhârata  une  admirable  fable  épique,  pas  même  M.  Holtz- 
mann,  qui  la  refait  en  la  retournant.  On  regrette  seulement  que  les 
trois  quarts  du  temps  elle  soit  perdue  de  vue.  On  lui  accordera 
également  que  les  caractères  des  principaux  héros  sont  dessinés 
avec  finesse  et  fermeté.  Non  pas  qu'il  n'y  ait  des  dissonances: 
Yudhishthira,  le  dharma  inc^né  et  le  modèle  impeccable  de  la 
dignité  royale,  se  dément  au  jeu  et  tient  parfois  des  propos  aussi 
fanfarons  que  son  frère  Bhîmasena.  Celui-ci,  un  être  violent  et 
tout  d'impulsion,  prêche  à  l'occasion  sur  le  dharma  aussi  pieuse- 
ment et  aussi  longuement  que  son  aîné.  lien  est  de  même  de  Krishna, 
personnage  de  caractère  et  de  rôle  louches  et  énigmatiques,  dont 
la  moralité  rappelle  singulièrement  celle  du  prudent  Ulysse  et  qui, 
lui  aussi,  est  un  idéal  intermittent  [232]  d'orthodoxie  et  de  justice. 
Il  ne  faut  pas  chercher  ici  les  vivants  personnages  d'Homère,  mais 
tenir  compte  de  la  maladresse  de  la  poésie  hindoue  à  créer  de 
vrais  caractères;  on  estimera  alors  que  ceux  du  Mahâbhârata 
sont  des  chefs-d'œuvre. 

Le  poème  ainsi  constitué  a  en  réalité  pour  objet  de  retracer  la 
lutte  de  la  piété  et  de  la  justice  contre  l'impiété  et  l'injustice,  du 
dharma  contre  Vadharma  :  les  Pândavas  sont  les  champions  du 
droit  ;  leurs  cousins,  les  Kauravas,  les  défenseurs  de  ce  qui  est  le 
contraire  du  droit.  Le  poème  le  répète  une  infinité  de  fois  et,  sans 
nul  doute,  c'est  bien  là  ce  qu'il  veut  que  nous  croyions.  Mais 
quand  le  P.  Dahlmann  ajoute  que  tout  y  concourt  merveilleuse- 
ment à  ce  dessein,  et  qu'il  essaie  de  le  prouver,  l'assentiment  de- 
vient de  plus  en  plus  difficile.  Il  est  bien  obligé  lui-même  de 
reconnaître  que  la  conduite  des  Pândavas  est  souvent  blâmable  et 
injuste,  bien  qu'il  ne  fasse  qu'effleurer  quelques-uns  de  leurs  pires 
méfaits.  A  prendre  tous  leurs  actes  et  à  les  peser  à  la  morale  pro- 
fessée dans  le  poème,  le  bilan  serait  presque  en  leur  défaveur. 
Aussi  n'est-ce  pas  gratuitement  que  les  deux  Holtzmann  ont  ima- 
giné que  le  beau  rôle  appartenait  d'abord  aux  Kauravas,  et  que  le 
Mahâbhârata  primitif  était  en  l'honneur  des  vaincus.  Il  serait 
même  difficile  de  ne  pas  se  rendre  à  leurs  arguments,  si  l'on  n'avait 
pas  la  ressource  de  se  dire  que  cette  fable  nous  est  racontée  ici 
dans  un  esprit  tout  autre  que  celui  dans  lequel  elle  a  été  inventée, 
avec  un  entourage  de  thèses  qui,  à  l'origine,  y  étaient  étrangères. 


ANNÉE     1897  359 

Le  p.  Dahlmann  fait  de  vains  efforts  pour  se  soustraire  à  l'alter- 
native. L'argument  felix  ciilpa,  qu'il  invoque  volontiers,  est  ici 
de  peu  de  poids,  et  il  y  a  quelque  naïveté  à  nous  faire  remarquer 
que  le  dharma  n'est  jamais  plus  exalté  dans  le  poème  qu'aux  mo- 
ments où  ses  champions  le  violent  Mais,  comme  il  reviendra  plus 
loin  en  détail  sur  ces  questions,  je  n'y  insiste  pas  ici.  J'ajouterai 
seulement  que  l'objection  sommaire  qu'il  oppose  à  ceux  qui  voient 
là  de  vieilles  traditions  auxquelles  les  rédacteurs  du  poème  n'au- 
raient pas  pu  se  soustraire  est  bien  peu  probante.  D'après  lui, 
pour  justifier  ainsi  ces  traditions,  il  faudrait  remonter  infiniment 
haut,  par  delà  le  Veda  et  l'époque  aryenne,  jusqu'à  la  barbarie 
primitive.  Mais  rien  n'est  moins  démontré  que  cela.  Ni  le  lévirat, 
ni  le  mariage  par  achat  ou  par  rapt,  ni  la  polyandrie,  ni  les  façons 
déloyales  de  combattre  ne  sont  étrangères,  il  le  sait  bien,  aux  temps 
postérieurs,  et  ils  survivent  même  en  partie  dans  l'Inde  de  nos 
jours.  Pour  expliquer  ces  particularités  de  la  fable,  il  suffit  d'ad- 
mettre que  celle-ci  ne  s'est  pas  formée  dans  le  milieu  brahmanique. 
Cette  fable  peut  du  reste  être  très  vieille.  Dans  sa  forme  actuelle, 
elle  est  non  seulement  inconnue  du  Veda,  mais  encore  inconciliable 
avec  quelques-unes  de  [233 J  ses  données.  Encore  à  l'époque  des 
Brâhmanas,  il  n'est  fait  aucune  allusion  à  une  hostilité  qui  aurait 
jamais  divisé  les  Kurus  et  les  Pancâlas  ;  ces  deux  peuples,  qui  sont 
les  facteurs  de  la  Grande  Guerre,  y  paraissent  au  contraire  frater- 
nellement unis.  Mais  on  sait  avec  quelle  facilité  les  légendes  chan- 
gent de  quartier  géographique.  Qui  nous  dira  de  quel  coin  est 
sortie  celle  des  Pândavas,  et  à  quoi  se  réduisait  à  l'origine  cette 
Grande  Guerre  ?  M.  Ludwig  y  voit  le  reflet  d'une  expulsion  des 
Bharatas  du  Kurukshetra,  dont  le  souvenir  s'est  conservé  dans  le 
Veda,  et  la  supposition  n'a  rien  d'impossible.  En  tout  cas,  il  n'est 
pas  démontré  du  tout  que  la  fable  soit  d'invention  récente  et  qu'elle 
n'ait  pas  été  longtemps  populaire  avant  de  devenir  le  noyau  du 
Mahâbhârata. 

Le  P.  Dahlmann  examine  ensuite  quel  est  cet  enseignement  du 
dharma  et  comment  il  est  exposé  dans  le  poème.  Il  y  est  présenté 
sous  une  double  forme  :  d'une  part  sous  forme  de  sentences,  de 
Rechtspriiche,  répandues  avec  une  égale  profusion  et  un  égal  à- 
propos  dans  toutes  les  parties,  dans  le  récit  principal  comme  dans 
les  épisodes.  L'ensemble  de  ces  sentences  constitue  ce  que  l'auteur 
appelle  die  Spruchweisheit^  la  sagesse  gnomique  du  poème.  D'autre 
part,  le  dharma  est  exposé  ou    débattu  dans    de  longs  discours, 


360  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

dans  des  dialogues,  qui  parfois  s'enchaînent  de  façon  à  former  de 
véritables  traités.  Les  deux  livres  contigus  XII  et  XIII,  qui  ne 
contiennent  pas  autre  chose,  ont  ensemble  plus  de  vingt-deux  mille 
distiques.  L'auteur  convient  que  rien  ne  démontre  que  ces  énormes 
digressions  aient  appartenu  dès  l'origine  à  la  rédaction  actuelle. 
Mais  la  preuve  du  contraire  n'existe  pas  non  plus  et,  d'autre  part, 
il  est  visible  que  cette  rédaction  témoigne  une  grande  prédilection 
pour  cette  sorte  de  collectanea.  Je  ne  me  sens  pas  plus  disposé 
que  lui  à  les  exclure.  Le  Makâbhârata  est  une  grande  bibliothèque 
à  rayons  fort  mobiles  ;  rien  de  plus  aisé  que  d'y  glisser  quelques 
gros  volumes  de  plus.  Seulement  c'est  là  une  faculté  dont  les  ré- 
dacteurs jouissaient  déjà  tout  aussi  bien  que  leurs  hypothétiques 
successeurs  :  du  jour  où  le  poème,  sous  leurs  mains,  est  devenu 
une  œuvre  didactique,  il  les  invitait  à  s'interpoler  en  quelque  sorte 
eux-mêmes.  Je  serais  pourtant  moins  accommodant  si,  comme  le 
P.  Dalhmann,  je  voyais  en  eux  des  chantres  inspirés,  fût-ce  des 
chantres  du  dharma.  Dans  toutes  ces  discussions  se  révèle  un 
grand  amour  de  la  casuistique  ;  on  y  insiste  sans  cesse  sur  «  la 
subtilité  du  dharma  »,  «  sur  la  subtilité  des  voies  du  dharma  », 
combien  elles  sont  énigmatiques  et  difficiles  à  distinguer  des 
voies  de  son  contraire,  de  l'adharma.  Les  rédacteurs  disposaient 
évidemment  d'une  littérature  sur  la  matière  assez  considérable  ; 
ils  aiment  à  montrer  leur  érudition  et  à  faire  de  l'archéologie 
juridique.  J'imagine  que  si  Alcuin  avait  eu  à  composer  [234] 
un  poème  épique  sur  Charlemagne,  il  y  eût  fait  entrer  pas  mal 
de  choses  de  ce  genre.  —  Dans  tout  cet  exposé,  très  nourri  et 
très  utile,  il  n'y  a  rien  ou  presque  rien  à  reprendre,  si  ce  n'est 
qu'il  eût  gagné  à  être  présenté  d'ensemble,  au  lieu  d'être  dispersé 
en  plusieurs  sections  du  volume.  Le  P.  Dahlmann,  dans  son  en- 
thousiasme pour  le  Mahâbharata,  ne  se  doute  pas  combien  vite  on 
se  fatigue  à  relire  sans  cesse  les  mômes  choses. 

Après  cette  vue  d'ensemble,  l'auteur  examine  en  détail  quelques- 
unes  de  ces  discussions  légales  et  juridiques.  Ce  sont  d'excellentes 
études  sur  le  droit  dans  le  Mahâbharata,  où  tout  est  à  louer,  sauf 
les  conclusions  qu'il  tire  de  plusieurs  d'entre  elles  pour  la  genèse 
du  poème.  Celles-ci  sont  les  seules  auxquelles  je  puisse  m'arrôter 
ici,  et  encore  ne  pourrai-je  toucher  qu'aux  conclusions.  Je  com- 
mence par  celle  qui  est  relative  au  niyoga. 

Le  niyoga  est  l'injonction  faite  au  frère  ou  à  un  parent  du  mari 
mort  sans  enfants  de  procréer  un  fils  avec  la  veuve,   injonction 


ANNÉE   1897  361 

applicable  aussi  à  la  rigueur  au  cas  où  le  mari  est  vivant  mais 
impuissant.  C'est  une  très  vieille  coutume  fondée,  à  l'époque  du 
moins  où  nous  en  trouvons  la  mention,  sur  la  croyance  que,  pour 
assurer  son  salut  dans  l'autre  monde  et  celui  de  ses  ancêtres, 
l'homme  doit  laisser  après  lui  un  fils  qui  offrira  les  gâteaux  funè- 
bres. C'est  là  une  des  trois  dettes,  la  dette  envers  les  mânes,  que 
chacun  contracte  en  naissant,  dette  sacrée  sans  doute,  mais  pas  au 
point  qu'elle  fût  toujours  payée,  même  à  l'époque  du  Mahâbhârata. 
On  y  voit,  en  effet,  que  le  vieux  Bhishma,  qui  est,  dans  le  poème, 
la  plus  haute  autorité  pour  le  dharma,  meurt  insolvable  de  ce  chef 
et  sans  postérité,  pour  tenir  une  promesse  qu'il  eût  pu  ne  pas  faire. 
Les  castras  varient  sur  le  ni3^oga  :  un  des  plus  anciens  le  condamne 
absolument  ;  d'autres  le  tolèrent,  mais  tous  le  regardent  avec  dé- 
faveur, et  le  Mahâbhârata  lui-même,  qui  reflète  ces  variations,  ne 
lui  est  pas  en  somme  plus  favorable.  11  se  trouve  pourtant  que 
les  héros  du  poème  et  les  représentants  du  droit,  les  Pândavas, 
sont  procréés  en  niyoga  au  profit  d'un  père  impuissant  qui,  lui- 
même,  avait  été  procréé  en  niyoga.  Et,  dans  ce  double  niyoga,  les 
restrictions  que  les  castras  mettent  en  général  à  la  pratique  ne  sont 
pas  même  observées  :  au  lieu  d'un  fils,  de  deux  au  plus,  il  y  en 
avait  eu  trois  à  la  première  génération,  cinq  à  la  seconde.  Que  les 
rédacteurs  du  poème,  trouvant  tout  cela  déjà  enraciné  dans  la  lé- 
gende, l'y  aient  laissé,  pourra  paraître  assez  naturel.  Après  tout, 
les  castras  l'autorisaient  dans  une  certaine  mesure.  Mais  cette 
explication  ne  suffit  pas  au  P.  Dahlmann.  D'après  lui,  les  rédac- 
teurs auraient  inventé  ces  complications  à  dessein,  parce  qu'ils 
aiment  à  [23o]  illustrer  les  vieilles  coutumes,  en  d'autres  termes, 
à  faire  de  l'archéologie  juridique,  et  aussi  pour  conférer  ainsi 
doublement  aux  champions  du  dharma  le  bénéfice  d'une  origine 
extraordinaire  et  sacramentelle,  au  moyen  d'une  pratique  que  les 
castras  pourtant  ne  tolèrent  au  plus  que  comme  un  pis  aller.  A  la 
circonstance  atténuante  que  les  pères  des  Pândavas  sont  des  dieux, 
il  n'est  pas  même  fait  allusion  ;  nous  ne  quittons  pas  le  terrain 
juridique.  On  commence  à  comprendre  maintenant  ce  que  le 
P.  Dahlmann  entend  par  l'esprit  du  dharma  «  déterminant  la  forme 
de  la  fable  épique  ».  On  le  comprendra  mieux  encore  tout  à  l'heure. 
Les  Pândavas  forment  une  famille  indivise,  avihhakta  .'les  frères 
vivent  sous  l'autorité  de  l'aîné,  qui  a  la  gérance  du  patrimoine 
commun.  Les  castras  recommandent  ce  régime,  sans  lui  accorder 
toutefois  une  préférence  bien  marquée  sur  le  régime  de  la  famille 


362  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

divisée,  où  le  patrimoine  est  mis  en  partage.  D'assez  bonne  heure^ 
même  certaines  écoles  se  sont  prononcées  en  faveur  de  ce  dernier, 
parce  que,  en  augmentant  le  nombre  dès  chefs  de  famille,  il 
multipliait  les  sacra ^  les  pratiques  du  culte.  L'un  et  l'autre  ré- 
gime était  immémorial  et,  par  la  force  des  choses,  les  familles 
royales  étaient  plutôt  des  familles  indivises.  A  cela  près  que  leur 
père  vivait  encore,  les  Kauravaa  ne  différaient  pas  sous  ce  rapport 
de  leurs  cousins.  Pour  le  P.  Dahlmann  cependant,  les  rédacteurs 
ont  fait  des  Pândavas  des  fibres  indivis  pour  que  fût  réalisée  en 
eux  la  famille  idéale,  pour  que  Yudhishthira  fût  revêtu  de  toute  la 
majesté  du  jyeshtha^  de  l'aîné,  et  ils  ont  voulu  que  les  frères  fussent 
au  nombre  de  cinq,  non  pas  parce  qu'ils  étaient  cinq  dans  la  légende, 
mais  parce  qu'une  collectivité  se  dit  pankti  et  que  pankti  signifie 
cinq. 

Il  y  a  plus  :  c'est  pour  réaliser  plus  parfaitement  cette  commu- 
nauté idéale,  pour  laquelle  les  castras  n'ont  pourtant  qu'une  pré- 
férence très  discrète,  que  les  cinq  frères  sont  devenus  les  époux 
de  la  même  femme.  Car  ici  encore,  d'après  le  P.  Dahlmann,  il  ne 
s'agit  pas  d'une  vieille  donnée  imposée  par  la  légende  :  ce  sont  les 
rédacteurs  qui  ont  inventé  cette  énormité,  une  abomination  pour 
toute  la  tradition  brahmanique,  une  abomination  aussi  à  leurs 
propres  yeux,  comme  ils  le  font  voir  ailleurs  dans  le  poème  et  ici 
même,  où  ils  sont  bien  obligés,  les  malheureux,  de  la  défendre. 
Le  P.  Dahlmann  reproduit  leurs  arguments,  —  je  ne  crois  pas 
faire  tort  à  sa  thèse  en  les  laissant  de  côté,  —  sans  se  dire  que, 
même  aux  Indes,  on  n'invente  pas  ce  qu'on  sera  forcé  de  justifier 
de  cette  façon,  et  il  conclut  gravement:  «  Ici  encore  l'idée  juri- 
dique se  relie  de  la  façon  la  plus  étroite  à  l'élément  épique.  » 

On  ne  s'étonnera  pas,  après  cela,  de  le  voir  appliquer  les  mêmes 
procédés  [236J  au  rapt  commis  par  Bhîshma  pour  procurer  des 
femmes  à  son  frère,  à  l'épisode  du  jeu  où  Yudhishthira  perd  folle- 
ment son  royaume,  son  avoir,  ses  frères,  lui-même,  et  leur  com- 
mune épouse,  mais  qui  est  l'occasion  de  «  si  belles  discussions  juri- 
diques ».  Ces  procédés,  il  aurait  pu  les  appliquer  encore  ailleurs, 
par  exemple  aux  péchés  de  jeunesse  de  Kuntî,  la  mère  vénérable 
des  Pândavas,  de  Satyavatî,  la  mère  non  moins  vénérable  de  Vyàsa, 
à  Yudhishthira  désertant  le  combat  et  recourant  au  mensonge, 
aux  coups  de  Jarnac  d'Arjuna  et  de  Bhimasena,  à  bien  d'autres 
cas  encore.  On  ne  regrettera  pas  qu'il  ne  l'ait  pas  fait.  Les  exem- 
ples donnés  suffisent,   en  effet,  pour  faire  voir  où  il  a  voulu  eu 


ANNÉE    1897  36^ 

venir  :  prouver  que  la  légende  des  Pândavas  a  été  inventée,  ou 
bien  peu  s'en  faut,  par  les  rédacteurs  du  poème  actuel.  N'a-t-il 
donc  pas  vu  toutes  les  invraisemblances  qui  s'opposaient  à  cette 
thèse?  Certainement,  il  les  a  vues,  puisqu'il  les  discute.  Mais  il 
avait  un  intérêt  à  passer  outre,  et  il  en  a  été  comme  fasciné.  Il 
tenait  absolument  à  faire  remonter  le  poème,  tel  que  nous  l'avons, 
à  une  haute  antiquité,  au  v«  ou  vi»  siècle  avant  notre  ère,  et  il  a 
cru  en  entrevoir  ici  le  moyen.  Voici,  en  effet,  si  ses  explications 
étaient  justes,  comment  la  question  se  poserait  maintenant:  sans 
les  Pândavas,  pas  de  Mahâbhârata  imaginable  ;  or  les  Pândavas 
ont  été  inventés  par  les  rédacteurs  d'un  Mahâbhârata  qui  était  une 
smriti,  un  poème  mi-partie  épique,  mi-partie  didactique,  tel  ou  à 
peu  de  chose  près  tel  que  celui  que  nous  avons.  Donc  partout  où 
l'on  trouvera  une  mention  des  Pândavas  ou  d'un  Mahâbhârata,  elle 
ne  pourra  se  rapporter  qu'à  notre  poème.  Or  il  y  a  des  mentions 
semblables  dès  le  iv*^  siècle  avant  notre  ère,  et  elles  autorisent  cer- 
tainement à  remonter  encore  une  étape  plus  haut.  Le  nœud  de 
l'argument  et  de  tout  le  livre  est  dans  les  deux  mineures,  surtout 
dans  la  première.  On  vient  de  voir  que  celle-ci  est  illusoire.  Dans 
un  prochain  article  nous  aurons  à  examiner  la  valeur  de  la  seconde 
ainsi  que  l'usage  ultérieur  que  fait  le  Père  Dahlmann  de  ces  fra- 
giles prémisses. 


{Journal  des  Savants^  juin  1897.) 

Dans  [321]  un  précédent  article,  nous  avons  vu  comment  le 
R.  P.  Dahlmann,  tout  en  exagérant  la  cohésion  et  l'unité  du  ^la- 
hâbhârata  dans  sa  forme  actuelle  ^  a  montré  notre  impuissance  à 
le  ramener  à  une  forme  plus  simple,  en  y  distinguant  des  parties 
de  provenance  et  d'âge  divers  ;  comment  ensuite  il  a  essayé,  vai- 

1.  Pour  l'unité  de  style  du  Mahâbhârata,  il  y  aurait  bien  des  réserves  à  faire.  A 
côté  de  parties  très  belles,  il  y  en  a  d'autres,  en  masse  énorme,  qui,  pour  la  diction 
et  pour  la  conception,  ne  s'élèvent  pas  au-dessus  de  la  routine  des  Purânas.  Même 
l'unité  de  forme,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  extérieur,  n'est  pas  toujours  maintenue. 
Le  P.  Dahlmann  ne  dit  rien  des  longs  morceaux  en  prose  intercalés  dans  le  poème, 
on  ne  voit  pas  bien  pourquoi,  et  dont  la  présence  ne  s'explique,  semble-t-il,  que  par 
dei  procédés  de  compilation. 


364  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

nement  selon  nous,  de  rattacher  par  un  lien  très  étroit  la  formation 
même  de  la  fable  centrale  des  Pândavas  à  la  rédaction  de  ce  qu'il 
appelle  la  Mahâbhàrata-smriti,  un  poème  très  ancien,  à  la  fois 
épique  et  didactique,  et  le  même,  à  très  peu  de  chose  prè&,  que 
nous  avons  aujourd'hui.  Dans  la  deuxième  partie  de  l'ouvrage,  il 
s'applique  à  vérifier  ces  résultats  et,  d'abord,  à  déterminer  l'âge 
de  cette  rédaction  actuelle  d'après  les  témoignages  extérieurs 
fournis  par  la  littérature  et  par  l'épigraphie. 

Il  commence  par  établir  <ju'il  n'y  a  pas  de  traces,  pour  la  lé- 
gende des  Pândavas,  [322]  d'une  forme  plus  ancienne  que  celle 
qui  est  présentée  dans  l'épopée.  Les  écrits  védiques  ignorent  cette 
légende  et,  d'autre  part,  les  échos  qu'on  en  trouve  dans  la  littéra- 
ture des  Bouddhistes  et  dans  celle  des  Jainas,  dans  les  Jâtakas  ^ 
des  premiers  et  dans  \qs  Jhâtâdharmakathâs'^  des  seconds,  ne 
viennent  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  d'une  tradition  anté- 
rieure, mais  sont  de  simples  altérations  des  données  épiques. 
Bouddhistes  et  Jainas  ont  en  effet  beaucoup  emprunté  et  largement 
pratiqué  l'art  de  démarquer  leurs  emprunts.  Il  suffit  pour  s'en 
convaincre,  de  se  rappeler  ce  qu'ils  ont  fait,  les  uns  de  la  légende 
du  Râmâyana,  les  autres  de  celle  de  Krishna.  On  se  rangera  donc 
volontiers  en  ceci  à  l'opinion  du  P.  Dahlmann.  Seulement  il  serait 
peu  prudent  d'y  ajouter  comme  lui  le  corollaire  que  ces  altérations, 
parce  qu'elles  sont  postérieures  à  la  tradition  épique,  sont  posté- 
rieures aussi  à  notre  Mahâbhàrata.  Rien  n'est  moins  démontré 
que  cela  et,  si  j'étais  aussi  persuadé  qu'il  paraît  l'être  de  l'anti- 
quité du  recueil  des  Jâtakas  pâlis  ou  de  celle  du  canon  des  Jainas, 
je  n'hésiterais  pas  à  me  prononcer  dans  le  sens  inverse.  Pour  le 
moment,  la  question  est  du  grand  nombre  de  celles  auxquelles  il 
faut  se  résigner  à  ne  pas  répondre. 

Des  données  pâlies  et  prâcrites  le  P.  Dahlmann  passe  à  celles 
des  sources  sanscrites,  qu'il  prend  à  partir  du  vu®  siècle  pour  remon- 
ter ensuite  de  plus  en  plus  haut.  Il  n'en  apporte  guère  de  nouvelles  , 
mais  celles  qu'il  produit  sont,  à  part  quelques  omissions  regret- 
tables, bien  choisies  et  discutées  avec  soin.  Il  mentionne,  d'après 
M.  Bùhler,  l'inscription  cambodgienne  de  Yeal  KanteP,  qui  relate, 


1.  Citant,  comme  premier  exemple,  le  JAlaka  184,  où  PAndava,  est  le  nom  d'un 
cheval,  le  P.  Dahlmann  aurait  aussi  pu  mentionner  le  mont  Pândava,  qui  figure  déjà 
dans  le  Sultanipâta,  v.  414  et  suiv. 

2.  D'après  le  travail  de  E.  Lcumann,  dans  les  Actes  dn  Congrès  de  Leyde,  II,  p.  539. 

3.  Inscriptions  sanscrites  du  Cambodge,  n*  IV,  p.  30. 


ANNÉE    1897  365 

vers  Tan  600,  le  don  fait  à  un  sanctuaire,  par  un  brahmane  allié 
à  la  famille  royale,  d'un  Râmâyana,  d'un  Purâna  et  d'un  «  Bhâ- 
rata  complet  » ,  ainsi  qu'une  fondation  instituée  par  le  même  per- 
sonnage pour  en  assurer  «  la  récitation  quotidienne  à  perpétuité  » . 
C'était  là  un  usage  religieux  importé  d'une  pièce,  comme  beau- 
coup d'autres,  de  la  mère  patrie  au  Cambodge.  Dans  l'Inde,  où  il 
s'est  maintenu  jusqu'à  nos  jours  S  il  est  attesté  au  xii«  siècle  par 
Hemacandra-,  et,  comme  le  rappelle  le  P.  Dahlmann,  vers  le  mi- 
lieu du  vii«  siècle,  par  Bâna^,  dont  le  témoignage  est  à  peu  près 
contemporain  de  [323 [  l'inscription  cambodgienne.  L'usage  re- 
monte même  plus  haut,  selon  la  remarque  de  notre  auteur,  jusqu'au 
Mahâbhàrata  même,  où  les  plus  hautes  récompenses  spirituelles 
sont  promises  à  ceux  qui  feront  réciter  le  poème  par  des  vàcakas 
et  en  feront  faire  des  manuscrits  pour  leur  usage.  Le  P.  Dahlmann 
conclut  de  là  que  ces  manuscrits  ont  du  être  nombreux  de  bonne 
heure.  Je  croirais  plutôt  qu'ils  ont  toujours  été  assez  rares.  Ils 
servaient  à  l'étude  et  celle-ci  constituait  une  profession.  Le  reste 
du  public  même  lettré  nous  est  représenté,  non  pas  comme  lisant 
le  poème,  les  manuscrits  étaient  trop  encombrants  et  difficiles  à 
manier,  mais  comme  l'écoutant  réciter.  La  question,  d'ailleurs, 
importe  peu  :  dès  le  début,  le  Mahâbhàrata  se  donne  pour  une 
œuvre  écrite  et  il  est  certain  que  la  tradition  aussi  du  poème,  tel 
que  nous  l'avons,  a  été  une  tradition  écrite.  11  doit  être  bien  en- 
tendu aussi  que  ces  lectures  publiques  étaient  un  acte  religieux, 
une  œuvre  pie,  et  que  le  bénéfice  en  était  avant  tout  spirituel,  pour 
l'auteur  de  l'acte  comme  pour  les  assistants.  Déjà,  il  y  a  deux 
mille  ans  et  plus,  elles  auraient  été  à  peu  près  aussi  inintelligibles 
à  un  auditoire  hindou  moyen,  pour  ne  rien  dire  d'un  auditoire  cam- 
bodgien, qu'elles  le  sont  aujourd'hui,  et  ce  n'est  que  sous  une  autre 
forme,  mise  en  langue  vulgaire  par  des  conteurs  et  des  chantres 
ambulants,  que  la  substance  de  ces  récits  pouvait  pénétrer  dans 
les  masses^. 

Il  en  était  autrement  des  lettrés  et,  sous  ce  rapport,  il  est  regret- 
table que  le  P.  Dahlmann  n'ait  pas  demandé  davantage  à  l'œuvre 


1.  La  récitation  du  Mahâbhàrata  entier  prend  de  trois  à  six  mois. 

2.  Indian  Antiquary,  IV,  p.  110. 

3.  Kâdambarî,  éd.  Peterson  (1885),  p.  61. 

4.  Les  traductions  proprement  dites  n'apparaissent  qu'assez  tard;  les  plus  anciennes 
paraissent  être  une  traduction  canarèse  du  x*  siècle  et  une  traduction  en  vieux  java- 
nais du  XI*  siècle. 


366  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

de  Bâna  qui,  plus  que  toute  autre  peut-être,  est  pleine  du  Mahâbhâ- 
rata.  On  enseignait  le  poème  aux  enfants  des  grandes  maisons  ^  ; 
il  charmait  les  loisirs  des  jeunes  filles  et  on  leur  apprenait  à  le 
réciter  avec  grâce  2.  Aussi  un  autre  poète,  l'auteur  du  Cliariot 
cV argile^  voulant  représenter  un  prince  stupide  et  mal  élevé,  n'a- 
t-il  trouvé  rien  de  plus  fort  que  de  lui  faire  confondre  sans  cesse 
les  noms  et  les  rôles  des  héros  du  Râmâyana  et  du  Mahâbhârata. 
Outre  les  récitations  publiques  dans  les  temples,  il  y  en  avait  de 
privées,  soit  pour  le  simple  plaisir,  soit  pour  fêter  quelque  événe- 
ment de  famille,  par  exemple  le  retour  d'un  ami  3.  Nous  voyons  en- 
core que  ces  récitations  étaient  chantées  avec  une  sorte  de  mélopée 
soutenue,  parfois  du  moins,  par  un  accompagnement  de  flûtes^,  et 
un  [324J  ouvrage  antérieur  à  Bâna,  la  Vâsavadattâ  ^,  nous  apprend 
que  le  poème  dès  lors  était  divisé  enpar^ans.  Bien  qu'il  y  ait  beau- 
coup à  rabattre  de  ces  descriptions  extrêmement  conventionnelles 
de  Bâna,  il  en  reste  assez  pourtant  pour  montrer  quelle  grande 
place  le  Mahâbhârata  tenait  alors  dans  la  vie  intellectuelle  de 
l'Inde  lettrée.  Et  ces  détails  sont  d'autant  plus  intéressants  pour 
nous  qu'ici,  du  moins,  nous  savons  de  quoi  il  s'agit  et  que  nous 
sommes  assez  bien  informés  de  ce  qu'était  le  Mahâbhârata  à  cette 
époque. 

En  effet,  par  un  heureux  hasard,  dans  une  inscription  trouvée  à 
Khoh,  dans  l'Inde  centrale,  et  datée  de  533,  peut-être  même  de 
462  A.  D.,  selon  qu'on  rapporte  la  date  à  Tère  des  Guptas  ou  à 
l'ère  de  Gedi,  certains  vers,  qui  reviennent  souvent  dans  les  ins- 
criptions et  qui  d'ordinaire  sont  simplement  attribués  à  Yyâsa, 
sont  expressément  désignés  comme  étant  «  la  parole  proférée  dans 
le  Mahâbhârata,  la  composition  en  cent  mille  stances,  par  le  grand 
rishi  Vyâsa,le  diascévaste  des  Vedas,  le  fils  de  Parâçara  ^.  »  Et, 
comme  ces  vers  se  trouvent  également  dans  plusieurs  autres  ins- 
criptions provenant  de  la  même  localité  et  dont  la  plus  ancienne 


1.  Kâdamharî,  p,  75. 

2.  Ibid.,  p.  209. 

3.  Harshacarita,  éd.  Parab  et  Vaze  (Bombay,  1892),  ch.  m,  p.  95.  L'ouvrage  récité 
est  ici  le  Vâyu-Purâna. 

4.  Loc.  cit.  et  Kâdambarî,  p,  209.  Un  des  vieux  noms  de  la  stance  épique  est  gâthâ, 
«  chanson  ».  Chez  les  Bouddhistes,  les  récitations  solennelles  de  la  loi  étaient  appe- 
lées samgîti,  u  chant  en  commun  »,  et  maintenant  encore,  dans  les  écoles  de  l'Inde, 
la  récitation  des  vers  est  une  sorte  de  chant. 

5.  Édition  liall,  p.  234. 

6.  Flccl.  Corpus  inscript,  irulic,  III,  p.  137. 


ANNÉE    1897  367 

remonte  à  475  ou  même  peut-être  à  404  A.  D.  i,  l'information 
fournie  par  la  première  vaut  aussi  pour  celles-ci,  bien  que  le  poème 
ny  soit  pas  expressément  mentionné.  Il  est  donc  absolument  cer- 
tam  que,  dès  la  seconde  moitié,  peut-être  dès  le  commencement 
du  v^  siècle  de  notre  ère,  le  Mahâbhârata  passait  pour  contenir 
cent  mille  distiques  en  nombre  rond,  nombre  qu'il  s'attribue  d'ail- 
leurs lui-même  dans  l'espèce  de  table  des  matières  placée  au  début 
et  qui  correspond  aussi  avec  une  approximation  suffisante  au  con- 
tenu actuel,  en  y  comprenant  le  supplément  du  Harivamqa.  On 
ne  conclura  pas  de  là  que  le  poème  n'a  plus  subi  aucun  changement 
par  la  suite  :  des  interpolations,  des  omissions,  des  corruptions, 
toutes  sortes  de  modifications  de  détail  auront  toujours  été  pos- 
sibles'^  Les  vers  mêmes  cités  dans  l'inscription  et  qui  reviennent 
ailleurs  avec  des  variantes  n'ont  pas  encore,  que  je  sache,  été  re- 
trouvés dans  notre  texte.  Mais  il  ne  peut  plus,  à  partir  de  cette 
époque,  être  [325]  question  d'additions  sur  une  grande  échelle  et 
de  nature  à  modifier  sensiblement  le  caractère  de  l'œuvre. 

Pourquoi  le  P.  Dahlmann  n'a-t-il  pas  même  mentionné  ce  témoi- 
gnage capital,  que  le  mémoire  de  M.  Bûliler  lui  fournissait  avec 
les  autres  qu'il  cite  ?  Est-ce  par  trop  de  confiance  en  sa  théorie 
sur  l'origine  de  la  légende  épique  ?  Ou  a-t-il  craint  que  cette  infor- 
mation substantielle  ne  fit  un  trop  fort  contraste  avec  les  maigres 
données  dont  il  devra  se  contenter  par  la  suite?  De  simples  noms, 
des  allusions,  des  désignations  vagues  ou  suspectes,  c'est  en  effet 
tout  ce  qu'il  trouvera  désormais.  Déjà  les  inscriptions  des  Andhras, 
qui  sont  duii''  siècle,  ne  lui  auraient  plus  fourni  autre  chose  3.  C'est 
un  pauvre  viatique  pour  le  long  voyage  de  près  de  mille  ans,  qu'il 
lui  reste  à  faire,  jusqu'au  v^  ou  vi«  siècle  avant  notre  ère,  terme 
où  il  veut  reporter  sa  Mahâbhârata-smriti,  un  fardeau  de  deux 
cent  mille  vers. 

Le  Buddhacarita,  auquel  le  P.  Dahlmann  passe  ensuite,  est 
un  poème  sur  la  vie  du  Buddha,  écrit  en  un  style  brillant  et  raf- 
finé et  attribué  à  Açvaghosha,   dont  la  tradition,    attestée  dès  le 

1.  Ihid.,  p.  96. 

2.  On  a  déjà  vu  plus  haut.  p.  355,  que  Çankara  paraît  avoir  ignoré  tout  un  chapitre 
du  V*  livre,  qui  se  lit  dans  nos  éditions.  Tout  récemment  encore,  l'éditeur  de  la  Parâ- 
çara-samhitâ  (Bombay-Séries,  1893,  t.  I,  p.  7),  le  pandit  Vâmana  Çâstrî  Islàmpurkar, 
a  trouvé  dans  des  manuscrits  du  Sud  une  fin  en  vingt-trois  chapitres,  complètement 
inédits,  du  XIV'  livre,  VAçvamedhika-parvan. 

3.  G.  Bûhler,  dans  Archœological  Survey  of  Western  Indla,  t.  IV  ;  Nasik,  n"  14,  p.  108 
et  n»  16,  p.  110. 


o68  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

v^  siècle,  fait  un  contemporain  da  roi  indo-scythe  Kanishka^  L'épo- 
que exacte  du  règne  de  Kanishka,  dont  nous  avons  tant  de  docu- 
ments datés,  malheureusement  d'une  ère  inconnue,  n'est  rien  moins 
que  fixée.  Depuis  quelque  temps,  on  s'était  à  peu  près  mis  d'ac- 
cord pour  le  faire  commencer  provisoirement  en  78  A.  D.  Mais 
tout  récemment  une  nouvelle  trouvaille  épigraphique  a  fait  supposer 
à  M.  Biihler  que  ce  début  pourrait  bien  ne  pas  avoir  [326]  été 
antérieur  à  la  première  moitié  du  ii«  siècle  2,  tandis  que  M.  S.  Lévi 
pense  qu'une  estimation  plu9»exacte  des  données  chinoises  doit  le 
faire  remonter  jusque  dans  la  deuxième  moitié  du  i^»"  siècle  avant 
notre  ère  ^.  Et  il  y  a  toutes  sortes  de  raisons  pour  et  contre  l'une 
et  l'autre  solution^.  Provisoirement  donc,  la  composition  du  Bud- 
dhacarita  est  flottante  entre  des  limites  d'un  siècle  et  demi  envi- 
ron. L'attribution  à  Açvaghosha  est  attestée  par  une  traduction 
chinoise,  qui  parait  avoir  été  faite  au  début  du  v'  siècle.  Pour 
cette  époque  aussi,  la  partie  ancienne  du  texte  sanscrit,  les  trois 
premiers  quarts  environ  \  est  contrôlée  par  cette  même  traduc- 
tion, à  laquelle  vient  se  joindre  plus  tard  une  traduction  tibétaine 


1.  s.  Lévi,  dans  Journal  asiatique,  novembre-décembre  1896, -p.  446  el  suiv.  D'après 
ces  documents,  Açvaghosha  aurait  été  le  conseiller  spirituel  de  Kanishka.  Cela  ne 
s'accorde  guère  avec  ce  qu'on  peut  inférer  d'un  autre  ouvrage  également  attribué  à 
Açvaghosha,  le  Sutrâlankâra-çàstra,  dont  le  texte  sanscrit  paraît  perdu,  mais  dont 
M.  S.  Lévi  vient  de  faire  connaître  de  nouveaux  extraits  d'après  une  traduction  chi- 
noise remontant,  paraît-il,  au  début  du  v  siècle.  On  admettra  difficilement  que  le 
sixième  chapitre  de  ce  recueil,  publié  par  M.  Lé\i  [ibid.,  p.  457),  soit  l'œuvre  d'un 
homme  ayant  eu  avec  le  roi  de  longs  rapports  personnels.  Ces  traductions  chinoises 
sont  précieuses  non  seulement  parce  qu'elles  ont  conservé  beaucoup  d'ouvrages 
dont  les  originaux  sont  perdus,  mais  parce  qu'elles  portent  des  dates  que  les 
sinologues  nous  affirment  être  dignes  de  toute  confiance  ;  même  dans  le  cas  où  le 
texte  sanscrit  s'est  conservé,  elles  sont  à  peu  près  la  seule  garantie  de  l'authenticité 
de  toute  cette  littérature.  Mais  il  convient  de  toujours  se  rappeler  que  les  auteurs 
de  ces  traductions  étaient  des  hommes  d'une  crédulité  extrême  et  que,  en  fait  de 
textes  et  d'attributions,  ils  ne  nous  donnent  que  ce  qui  avait  cours  de  leur  temps.  Or 
on  sait  avec  quelle  rapidité  les  légendes  se  forment  et  se  déforment  dans  l'Inde. 

2.  Wiener  Zeilschr.  f.  d.  Kunde  des  Morgenlandes,\.  p.  171. 
'6.  Journal  asiatique,  janvier-février  1897,  p.  5. 

4.  En  faveur  d  une  date  plus  haute,  il  y  a  par  exemple  le  fait  que,  dans  le  stùpa 
de  Manikyàla  bâti  la  dix-huitième  année  de  Kanishka,  on  n'a  trouvé,  avec  des  mon- 
naies de  ce  roi  et  de  deux  de  ses  prédécesseurs,  que  d(îs  deniers  romains  tous  antérieurs 
à  l'an  43  avant  Jésus-Christ.  Or,  a  cette  époque,  l'afflux  du  numéraire  romain  dans 
l'Inde  était  considérable  et  continu.  En  faveur  d'une  date  plus  basse  milite  au  con- 
traire le  fait  de  la  très  grande  ressemblance  des  monnaies  de  Kanishka  avec  celles  que 
les  Guptas  ont  émises  au  iv*  siècle. 

•5.  Par  M.  (^owell  et  grâce  au  manuscrit  de  ('ambridgc,  on  sait  que  le  dernier 
quart  a  été  fabriqué  vers  ItiBO  par  un  pandit  népalais. 


ANNÉE     1897  369 

plus  littérale.  Avant  cela,  il  nous  faut  l'accepter  de  confiance  ; 
mais  il  paraît  bien  que  dans  l'intervalle  de  trois  ou  quatre  siècles 
qui  a  séparé  les  deux  versions,  le  texte  sanscrit  n'a  pas  été  à  l'abri 
de  tout  changement,  de  même  qu'il  en  a  encore  subi  après  ^  Telle 
est  pourtant  l'incertitude  qui  pèse  sur  une  grande  partie  de  l'his- 
toire littéraire  de  l'Inde  que,  mis  à  côté  de  bien  d'autres,  le 
Buddhacarita  peut  passer  pour  une  œuvre  datée.  Désormais  le 
P.  Dahlmann  n'en  rencontrera  plus  de  la  sorte.  Voyons  mainte- 
nant ce  qu'il  y  a  trouvé. 

Comme  toute  la  poésie  classique,  le  Buddhacarita  fait  d'assez; 
nombreuses  allusions  à  la  fable  des  Pândavas.  Il  mentionne,  en 
outre,  fréquemment  d'autres  légendes  qui  se  trouvent  dans  le  Ma- 
hàbhàrata,  sans  pourtant  lui  appartenir  en  propre,  et,  une  fois 
(IV,  83j,  il  en  désigne  toute  une  série  comme  des  âgamaSy  «  des 
traditions  consacrées  ».  Le  P.  Dahlmann,  qui  traduit  autrement-, 
veut  qu'il  s'agisse  ici  d'une  source  [327]  écrite  et  que  cette  source 
soit  le  Mahàbhârata.  Il  se  peut  à  la  rigueur  que,  pour  le  fond,  il 
ait  raison  et  que  tout  cela  soit  venu,  en  effet,  du  Mahàbhârata,  ou^ 
plutôt,  d'un  Mahàbhârata  ,  mais  le  texte  ne  le  dit  pas.  Tout  aussi 
peu  probable  me  parait  l'interprétation  très  ingénieuse,  mais  beau- 
-coup  trop  subtile,  d'un  autre  passage  (I,  47)  où  il  est  dit  que 
«  Vyàsa  rendit  multiple  le  Veda  dont  Vaçishtha  n'avait  pu  venir 
à  bout  ».  C'est  là,  sans  doute,  une  allusion  aux  quatre  grande* 
divisions  du  Veda  établies  par  Vyâsa,  peut-être  aussi  aux  nom- 
breuses çâ/c/iâs  ou  «branches  »,qui  ont  procédé  indirectement  de  lui: 
c'iest  par  là  que  son  œuvre  l'aurait  emporté  sur  celle  des  sages  qui^ 
comme  Vaçishtha,  avaient  été  les  prophètes  du  Veda  dans  d'autres 
âges  du  monde  et  l'avaient  proclamé  un,  en  quelque  sorte  non  di- 
géré. Selon  le  P.  Dahlmann,  au  contraire,  il  faut  entendre  par 
cette  multiplication  du  Veda  le  fait  que  le  Veda  arrangé  par  Vyâsa 
comprenait,  en  outre,  le  Mahàbhârata.  Les  deux  termes  auraient 
été  si  bien  équivalents  que  la  simple   mention  de   l'un  suggérait 


1.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  infirmer  les  exemples  produits  par  le  P.  Dahlmann  qui 
sont  garantis,  au  moins  pour  la  fia  du  iv»  siècle,  par  la  traduction  chinoise,  mais 
pour  rappeler  à  quelles  vicissitudes  ont  été  soumis  les  textes  anciens,  même  dans  le 
cas  d*œu\ros  très  personnelles  et  solidement  construites  comme  le  Buddhacarita. 

2.  ÇratV'i  vaca^  ta^iya  çlakshnam  âgamasarnhitain  signifie  «  ayant  entendu  son  dis- 
cours insinuant,  accompagné  d'exemples  tr;iditionnels  probants  ».  Le  P,  Dahlmann 
traduit:  «  ...  son  discours...  contenu  dans  l'Agama  »,  ce  qui  paraît  doublement  im- 
possible, verbalement  d'abord  et  parce  que  ce  discours,  après  tout,  n'a  jamais  été 
«  contenu  »  ailleurs  que  dans  le  Buddhacarita. 

Religions  de  l'Inde.  —  IV.  24 


370  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

aussitôt  la  pensée  de  l'autre.  Cette  équivalence  lui  fournit  une  de 
plus  de  ces  expressions  synthétiques,  de  ces  ScJdagworte  dont  il 
use  et  abuse  et  qui  reviennent  sans  cesse  chez  lui  comme  une  sorte 
de  Leitmotw :  à  côté  delà  Mahâbhârata-smriti,  nous  aurons  désor- 
mais le  \'eda  Mahâbhârata,  et  nous  arrivons  de  suite  à  la  conclu- 
sion que,  dès  le  temps  du  Buddhacarita,  et  —  comme  ces  choses- 
là  ont  duré  avant  qu'elles  soient  attestées  —  longtemps  avant  lui, 
pour  le  moins,  dès  le  ii^  siècle  avant  Jésus-Christ,  le  poème  exis- 
tait avec  ce  double  caractère .^lais  cette  équivalence  est-elie  vraie  ? 
Je  crois  qu'elle  ne  l'a  été  à  aucune  époque.  Déjà  dans  la  Chân- 
dogyâ  Upanishad,  sans  doute,  V itihâsa  purana,  c'est-à-dire  l'en- 
semble des  vieilles  légendes  et  traditions,  quelle  qu'en  ait  pu  être 
la  forme,  est  appelé  «  un  cinquième  Veda^  »,  et  le  Mahâbhârata, 
qui  se  donne  pour  le  représentant  de  ce  vieil  héritage  et  qui,  à 
bien  des  égards,  l'est  en  effet,  s'attribue  la  même  qualification. 
Lui  aussi  est  «  le  cinquième  \'eda  »,  le  Veda  de  Krishna  (c'est-à- 
dire  le  Veda  œuvre  de  Vyâsa,  par  opposition  au  vrai  Veda,  qui  est 
éternel  et  que  Vyâsa  n'a  fait  qu'arranger),  le  Veda  des  Çùdras  et 
des  femmes,  |328J  qui  n'ont  pas  droit  à  l'autre.  Mais  il  est  clair  que 
ces  expressions,  même  dans  le  Mahâbhârata,  à  partir  du  moins  du 
moment  où  il  a  été  orthodoxe,  sont  des  métaphores,  non  des  défini- 
tions :  jamais  Veda  tout  court,  sans  autre  préparation,  n'a  désigné 
le  Mahâbhârata.  Je  ne  mets  pas  en  doute  que,  pour  l'auteur  du 
Buddhacarita,  le  Mahâbhârata  n'ait  été  l'œuvre  de  Vyâsa  et  qu'il 
n'ait  été  revêtu  de  l'autorité  d'un  cinquième  Veda.  Mais  ceci,  nous 
le  savons  par  le  Mahâbhârata  lui-même,  non  par  le  Buddhacarita. 
En  realité,  celui-ci  ne  nous  apprend  rien  sur  le  caractère  et  sur  les 
dimensions  du  grand  poème  à  cette  époque. 

Pour  Açvalâyana,  à  qui  le  P.  Dahlmann  passe  ensuite,  les 
choses  se  présentent  différemment.  Ici  nous  savons  au  contraire 
très  bien,  je  dirais  même  trop  bien,  ce  qu'il  faut  entendre  par  le 
Bhârata  et  le  Maliâbhârata  mentionnés  ensemble  dans  son  Grihya- 
sùtra  (III,  4):  sans  nul  doute  les  deux  rédactions  de  l'œuvre  de 
Vyâsa,  l'une  abrégée  en  24.000,  l'autre  développée  en  100.000  dis- 


1.  Le  P.  Dahlmann  réunit  à  l'expression  les  mois  vedânâm  vedam  qui  suivent  dans 
le  texte  (Chând.  Up.,  Vil,  1,  2)  cl  qui  siguilient  non  «  le  Veda  par  excellence  »  mais 
«ce  qui  fait  connaître  le  Veda  ».  Çaiik.ara  ad  loc.  le&  en  sépare,  ce  qui  est  plus  con- 
forme au  ton  sobre  et  aphoristique  du  texte,  et  il  les  explique  par  vyâkarana,  «  la 
grammaire  ».  —  L'itihâsa  «  cinquième  Veda  »  se  rencontre  aussi  chez  les  Boud- 
dhistes: Sultanipâta,  p.  101,  1.20. 


ANNÉE    1897  37i 

tiques,  de  Mahàbhàrata,  I,  101-106,  d'où  cette  mention  a  passé  ou, 
pour  dire  de  suite  toute  ma  pensée,  a  été  interpolée  dans  le  sûtra. 
Partout  ailleurs,  Bhârata  et  Mahâbhârata  sont  synonymes:  c'est 
ici  seulement  qu'ils  doivent  désigner  deux  œuvres  distinctes  dont 
la  coexistence  est  extrêmement  improbable.  Les  deux  témoignages 
ne  peuvent  pas  être  indépendants  l'un  de  l'autre,  et  ce  n'est  cer- 
tainement pas  le  rédacteur  du  poème  qui  est  allé  prendre  le  sien 
dans  le  sûtra.  Le  passage  qui  contient  cette  donnée  chez  Âçvalâ- 
yana  et  dont  la  teneur  est  d'ailleurs  suspecte  encore  pour  d'autres 
raisons,  est  relatif  au  tarpana^  un  rite  ayant  pour  objet  de  «  ras- 
sasier »  les  dieux,  les  anciens  sages,  les  chefs  d'école,  y  compris 
les  maîtres  immédiats  du  fidèle,  et  il  énumère  ceux  à  qui  ces  of- 
frandes sont  dues  suivant  la  tradition  de  l'école  des  Açvalàyanas. 
On  comprend  que  ces  énumérations  étaient  particulièrement  expo- 
sées à  subir  des  interpolations,  et,  en  effet,  elles  n'y  ont  guère 
échappé,  comme  le  montre  la  comparaison  des  passages  parallèles 
<les  autres  sûtras,  surtout  des  Dharmasûtras.  Mais  nulle  part,  à 
une  seule  exception  près,  même  là  où  figure  Vyâsa  et  où  l'allusion 
à  son  œuvre  n'est  guère  contestable,  on  n'y  trouve  la  mention  d'un 
Bhârata  et  d'un  Mahâbhârata  :  il  n'y  est  question  que  de  Vitihâsa- 
purâna^  ce  qui  sauvegarde  du  moins  la  couleur  védique.  Je  ne 
m'arrêterai  pas  à  relever  ces  passages  auxquels,  pas  plus  qu'au 
nôtre,  je  ne  puis  accorder  de  valeur  chronologique  ;  mais  je  dois 
noter  cette  exception  qui  paraît  avoir  échappé  au  P.  Dahlmann, 
parce  qu'elle  jette  un  certain  jour  sur  la  formation  de  ces  textes 
et  sur  le  degré  de  confiance  qu'on  peut  leur  accorder.  Le  passage 
en  question  du  sûtra  d'Açvalâyana  revient,  en  effet,  dans  deux  autres 
Grihyasûtras  reliés  par  une  très  étroite  parenté  et  appartenant 
comme  lui  au  [329]  Rigveda,  le  sûtra  de  Çâmbavya  et  celui  de 
Çânkhâyana^  Les  paragraphes  traitant  du  tarpana  sont  à  peu 
près  les  mêmes  chez  tous  les  trois  et  le  contexte  immédiat  est 
identique;  mais,  au  lieu  de  la  leçon  «  Bhârata  et  Mahâbhârata  », 
Çâmbavya  ne  porte  que  «  Mahâbhârata  »  et  Çânkhâyana  n'a  ni 
l'un  ni  l'autre.  Il  faut  se  garder  du  reste  de  voir  dans  ces  textes 
des  œuvres  personnelles  :  ce  sont  des  manuels  d'écoles  auxquels 
le  temps  a  longuement  collaboré.  La  classe  très  voisine  des  Dhar- 
masûtras notamment  nous  est  parvenue  à  tous  les  degrés  d'alté- 
ration :  plusieurs  ont  perdu  jusqu'à  leur  attribution  d'école,  se  sont 

I.  Çânkhâyanagrihyam,  IV,  10,  éd.  Odenberg,  dans  Ind.  StiicL,  XV,  pp.  92  et  153. 


372  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

affublés  de  titres  m3^thologique^  comme  les  Castras  apocryphes 
de  l'époque  classique  et  ont  dépouillé  peu  à  peu  la  plupart  des 
caractères  distinctifs  de  cette  sorte  d'écrits.  L'un  d'eux,  celui  de 
Gautama,  qui  passe  généralement  pour  le  plus  ancien,  mentionne 
les  Yavanas,  à  l'origine,  les  Grecs,  non  comme  des  étrangers,  mais 
comme  une  caste  hindoue,  tandis  qu'un  autre  et  non  le  plus 
récent,  celui  de  Brihaspati,  connaît  le  denier  romain. 

Ce  Bhârata  ainsi  attesté  de  part  et  d'autre  et  qui,  d'après  le 
grand  poème,  aurait  contenu 24.000  distiques,  qu'en  faut-il  penser  ? 
Le  P.  Dahlmann  veut  voir  dans  celui  d' Açvalâyana  un  ensemble  de 
petites  compositions  épiques  plus  anciennes,  indépendantes  les 
unes  des  autres,  sans  l'élément  didactique  et  sans  la  légende  des 
Pàndavas,  qu'il  réserve,  comme  on  sait,  à  la  grande  composition 
définitive.  Si  j'entends  bien,  c'eût  été  une  sorte  de  collection  de 
ce  qui  est  épisode  dans  le  poème  actuel,  c'est-à-dire  précisément  le 
contraire  de  la  définition  qu'en  donne  le  Mahâbhârata,  où  il  est  dit 
expressément  que  le  Bhârata  est  une  rédaction  abrégée  «  sans 
les  épisodes  »  (I,  101).  Le  P.  Dahlmann  a-t-il  bien  le  droit  d'uti- 
liser ainsi  une  donnée  en  la  retournant  ?  Car  je  ne  suppose  pas 
qu'il  veuille  admettre  deux  Bhâratas  différents,  celui  d 'Açvalâyana 
et  celui  du  Mahâbhârata  :  ce  serait  enrichir  d'un  troisième  poème 
une  époque  dont  nous  ne  savons  rien.  Ou  bien  n'accepterait-il  plus 
maintenant  le  témoignage  du  Mahâbhârata  parlant  d'une  rédaction 
abrégée  et  d'une  rédaction  développée,  témoignage  qu'il  a  pour- 
tant invoqué  plus  d'une  fois  auparavant  ?  On  ne  voit  pas  du  reste 
comment,  sans  la  légende  des  Pàndavas,  ces  poésies  auraient  pu 
former  un  ensemble  assez  cohérent  pour  leur  valoir  la  désignation 
concrète  de  Bhârata.  Je  ne  nie  pas,  bien  entendu,  Texistence  de 
poésies  semblables  antérieures  au  grand  poème  où  elles  sont 
venues  se  fondre.  Pour  cela,  il  faudrait  nier  celle  de  Vltihisa-pu- 
râna^,  pour  ne  pas  parler  d'autres  sortes  [330)  de  compositions 
narratives  dont  il  y  a  tant  de  témoignages  dès  l'époque  védique. 
Nous  ignorons  la  forme  de  ce  vieux  cycle  poétique,  mais  nous  en 
avons  la  substance,  en  partie  du  moins,  dans  les  récits,  la  plu- 


I.  Itihâsa^  «  légende  »,  est  une  phrase  dont  on  a  fait  un  mot  et  sent  son  origine 
professionnelle  ;  proprement,  il  signifie  «  ainsi  advint-il  ».  Purâna  signifie  :  «  (tradi- 
tion) antique  -.  Les  deux  expressions  se  rencontrent  isolées,  parfois  juxtaposées,  le 
plus  souvent  unies  en  un  composé.  Il  n'est  pas  probable  qu'elles  aient  été  tout  à  fait 
synonymes  :  mais  il  est  difficile  de  dire  en  quoi  au  juste  elles  différaient  à  l'ori- 
gine. 


ANNÉE    1897  373 

part  très  laconiques,  des  Brâhmanas  et  des  Sût#as,  plus  tard  dans 
les  deux  grandes  épopées  et  dans  les  Purànas  proprement  dits. 
Dans  l'intervalle,  beaucoup  de  ces  récits  abandonnés  à  la  libre 
tradition  orale  ont  dû  continuer  à  vivre  dans  les  dialectes  popu- 
laires :  ce  n'est  qu'ainsi  du  moins  que  s'expliquent  les  différences 
profondes  que  présentent  les  mêmes  légendes,  si  Ton  compare  la 
forme  qu'elles  ont  dans  le  Veda  à  celle  qu'elles  ontfini  par  prendre 
dans  la  poésie  épique  ;  et  c'est  par  pure  habitude  que,  à  chaque 
mention  que  nous  trouvons  de  cette  littérature,  nous  pensons  aus- 
sitôt à  une  composition  en  sanscrit.  Mais  d'autres  portions  de  ce 
vieux  fonds,  enrichi  sans  doute  aussi  d'éléments  nouveaux,  ont  dû, 
comme  par  le  passé,  être  utilisées  par  les  brahmanes  dans  leur 
littérature  didactique  et,  par  conséquent,  être  conçues  dans  leur 
hhâshâ^  devenue  depuis  longtemps  une  langue  savante.  Toute 
l'ancienne  littérature  sanscrite,  l'œuvre  propre  des  brahmanes,  est 
en  effet  didactique  dans  le  sens  large  du  mot  et,  selon  toutes  les 
analogies,  tel  parait  aussi  avoir  été  le  caractère  de  leur  itihâsa- 
puràna.  Déjà,  dans  les  Brâhmanas,  quelques  récits  plus  développés 
témoignent  dans  leur  prose  mêlée  devers  d'une  certaine  recherche 
littéraire  et  sont  comme  des  épopées  en  miniature.  Il  n'est  pas 
probable  que  cette  veine  se,  soit  tout  d'un  coup  tarie,  que  les  brah- 
manes aient  subitement  renoncé  à  se  servir  de  la  poésie  narrative 
au  profit  de  leur  enseignement  et  de  leurs  prétentions.  Peut-être 
est-ce  un  morceau  de  ce  genre  que  vise  le  Dharmasûtra  de  Bau- 
dhâyana  (II,  2,  4,  26),  quand  il  cite  une  stance  du  «  dialogue  des 
filles  d'Uçanas  et  de  Vrishaparvan ^  »,  dialogue  et  stance  qui  ont 
trouvé  place  dans  notre  Mahâbhârata  (I,  3288).  A  moins  que  la 
citation  ne  soit  prise  directement  de  celui-ci,  car  on  peut  s'attendre 
à  toute  sorte  de  rencontres  dans  les  Dharmasûtras.  Ce  sont  pro- 
bablement aussi  de  vieux  souvenirs  que  ces  stances  laudatives 
détachées  que  notre  poème  intercale,  par  exemple,  dans  les  généa- 
logies en  prose  du  premier  livre  (I,  3754  et  s.)  :  [331]  elles  font 
penser  en  tout  cas  à  ces  gâthâs  que,  d'après  le  Çatapatha-Brâh- 
mana  (XIII,  4,  3  et  s.),  des  joueurs  de  luth  chantaient  aux  sacri- 
fices en  l'honneur  des  anciens  rois  de  sainte  mémoire.  Et  qui  ne 
serait  tenté,  môme  sans  en  avoir  la  preuve  bien  nette,  d'assigner 

1.  Ces  dialogues,  vâkovâkya,  constituaient  une  sorte  de  genre  littéraire  dès  l'époque 
védique.  A  partir  du  Çligveda,  tous  les  anciens  écrits,  y  compris  ceux  des  Boud- 
dhistes, en  offrent  de  nombreux  exemples.  On  sait  que  l'épopée  sanscrite  est  dialo- 
guée  d'un  bout  à  l'autre. 


374  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

de  purs  joyaux,  comme  l'histoire  de  Nala  et  de  Damayantî,  à  um 
autre  âge  que  celui  où  ont  été  alignés  à  la  file  tant  de  milliers  de 
vers  fabriqués  machinalement  ?  Ce  n'est  donc  pas  l'existence  de 
ces  poésies  antérieures  postulée  par  le  P.  Dahlmann  qui  peut  être 
en  question.  A  cela  près  qu'elles  ont  dû,  contrairement  à  son  avis, 
être  plus  ou  moins  didactiques,  puisqu'elles  étaient  brahmaniques 
et  sanscrites,  on  ne  les  lui  contestera  pas.  Mais  on  doit  lui  con- 
tester le  droit  d'en  faire  le  Bhârata  et  d'invoquer  pour  cela  le  témoi- 
gnage d'Âçvalâyana,  quand  c'e  témoignage  se  confond  avec  celui 
du  Mahâbhârata  affirmant  que  le  Bhârata  était  tout  autre  chose  : 
un  abrégé  sans  les  épisodes,  dont  le  contenu,  par  conséquent,  était 
cette  fable  même  des  Pândavas  que  le  P.  Dahlmann  veut  en  écar- 
ter, et  qu'il  est  obligé  d'en  écarter  pour  ne  pas  rouvrir  la  porte  à 
la  théorie  des  rédactions  successives  et  voir  la  sienne  crouler  par 
la  base. 

Reste  cette  donnée  du  grand  poème  :  le  Bhârata,  rédaction 
abrégée,  sans  des  épisodes  et  en  vingt-quatre  mille  distiques.  11  n'y 
a  guère  à  songer  à  une  œuvre  définie  qui  aurait  existé  à  côté  de 
la  grande,  en  même  temps  qu'elle  :  la  précision  avec  laquelle  l'in- 
formation est  formulée  semble  y  inviter  ;  mais  la  constante  syno- 
nymie de  Bhârata  et  Mahâbhârata  s'y  oppose.  Faut-il  donc  voir 
là  un  souvenir  réel  d'une  rédaction  antérieure  plus  courte  ?  L'exis- 
tence d'une  rédaction  semblable  s'impose  en  quelque  sorte,  en 
dehors  de  tout  autre  témoignage.  Car  il  n'est  guère  admissible 
qu'on  ait  débuté  par  un  poème  de  cent  mille  distiques  et,  ce  que  le 
P.  Dahlmann  a  bien  montré,  ce  n'est  pas  la  fausseté  de  cette  hypo- 
thèse presque  nécessaire,  c'est  notre  impuissance  à  la  vérifier  et 
à  l'appliquer  au  texte.  Cette  façon  d'interpréter  la  donnée  est  donc 
séduisante  au  premier  abord.  Considérée  pourtant  de  plus  près, 
elle  ne  laisse  pas  de  présenter  des  difficultés.  Les  Hindous  ne  se 
sont  guère  donné  la  peine  de  nous  conserver  la  préhistoire  de 
leurs  productions  :  d'ordinaire  ils  ont  vite  fait  d'en  inventer  une. 
Or  ici,  la  préhistoire  doit  avoir  eu  quelque  chose  de  tout  particu- 
lier. Réduit  à  sa  fable  principale,  le  poème  n'est  plus  brahmanique: 
c'est  une  épopée  populaire  et  krishnaite  que  les  brahmanes,  quand 
ils  s'en  sont  emparés  et  l'ont  mise  en  sanscrit,  ont  dû  entourer 
aussitôt  de  tout  ce  qui  pouvait  lui  donner  le  vernis  de  l'orthodoxie. 
Il  est  donc  plus  que  probable  que,  déjà  dans  sa  première  rédaction 
dans  la  langue  savante,  le  poème  était  chargé  [332]  de  nombreux 
épisodes,  car  c'est  par  là  surtout  qu'il  est  orthodoxe  et  brahma- 


ANNÉE     1897  375 

nique.  Sur  ce  point  du  moins,  je  suis  à  peu  près  d'accord  avec  le 
P.  Dahlmann  :  dès  l'origine,  le  Mahâbhârata  sanscrit  a  dû  être, 
je  ne  dirai  pas  une  smriti,  mais  un  poème  à  visées  didactiques 
dans  le  sens  orthodoxe.  La  donnée  d'un  Bhârata  sans  épisodes 
paraît  ainsi  artificielle  et  suspecte  par  sa  précision  même  :  elle  le 
parait  bien  plus  encore  si  Ton  considère  combien  elle  est  récente 
et  mal  entourée.  D'une  part,  en  effet,  elle  est  inséparable  de  l'éva- 
luation du  contenu  du  Mahâbhârata  à  cent  mille  distiques,  ce  qui 
suppose  qu'on  y  comprenait  déjà,  et  à  peu  près  avec  ses  dimensions 
actuelles,  le  supplément  du  Harivamça,  dont  le  P.  Dahlmann  ne 
voudra  certainement  pas  faire  un  livre  bien  ancien  ;  d'autre  part, 
elle  apparaît  en  la  compagnie  immédiate  de  ces  autres  rédactions 
qui  sont  à  l'usage  des  Dieux,  des  Gandliarvas,  des  mânes,  et  dont 
le  contenu  se  chiffre,  toujours  avec  précision,  par  des  millions  de 
vers.  Si  Ton  se  rappelle  que  des  choses  toutes  semblables  sont 
dites  à  propos  d'autres  ouvrages  célèbres,  de  Manu  par  exemple, 
on  pensera  peut-être  que  le  plus  sage  est  de  laisser  la  prétendue 
donnée  où  elle  se  trouve  et  de  ne  pas  s'en  inquiéter  davan- 
tage. Avec  elle,  naturellement,  tombe  aussi  le  témoignage  d'Açva- 
làyana  qui,  d'après  le  P.  Dahlmann,  doit  prouver  l'existence  de 
notre  Mahâbhârata  dès  le  début  du  \\\^  siècle  avant  Jésus- Christ 
«  pour  le  moins  ^  » . 

Les  derniers  témoignages  qu'examine  le  P.  Dahlmann  sont  ceux 
des  trois  grammairiens  Pânini,  Kâtyâyana  et  Patanjali,  tous  trois 
de  date  incertaine.  Une  tradition  qui  nous  a  été  conservée  dans 
deux  recueils  de  contes  du  xi*^  siècle  fait  vivre  Pânini  à  l'époque 
des  Nandas,  la  dynastie  renversée  par  Candragupta  et  qui  régnait 
sur  l'Inde  orientale  lors  de  l'invasion  d'Alexandre.  La  tradition  est 
toutefois  plus  ancienne  que  le  xi«  siècle  :  elle  remonte  à  un  autre 
recueil  de  contes  rédigé,  lui,  en  un  dialecte  prâcrit,  la  Brihatkathâ, 
Tœuvre  maintenant  perdue,  mais  longtemps  célèbre  de  Gunâdhya, 
La  date  de  Gunâdhya  flotte  entre  des  limites  très  larges  :  d'une  part, 
il  est  antérieur  à  Subandhu,  qui  est  lui-même  antérieur  à  Bâna 
(vii«  siècle);  d'autre  part,  son  recueil  débutait  par  un  récit  qui 
semble  bien  être  l'écho  de  la  légende  latine  de  l'achat  des  livres 
sibyllins  par  Tarquin.  Il  a  donc  été  pour  le  moins  aussi  éloigné 
de  l'époque  des  Nandas  que  l'étaient  de  celle  de  Charlemagne  nos 


1.  Ce  «  pour  le  moins  «  est  une  façon  de  parler;  la  date  du  sùtra  d'Açvalâyana  est 
absolument  indéterminée. 


376  COMPTES     RENDUS     KT    NOTICES 

romanciers  qui  font  faire  au  grand  empereur  une  chevauchée  à 
Jérusalem  en  compagnie  de  Constantin.  Aussi  son  information  est- 
elle  toute  légendaire  :  elle  fait  contemporains  [333]  de  Pânini 
Vyàdi  et  Kâtyâyana,  qui  étaient  sûrement  ses  lointains  successeurs. 
Pour  Kâtyâyana,  nous  avons  deux  traditions  :  celle  dont  il  vient 
d'être  question  et  qui  le  place  au  iv^  siècle  avant  notre  ère,  et  une 
autre,  plus  récente,  qui  en  fait  un  contemporain  de  Kâlidâsa  et  de 
Vari\hamihira,  au  vi^  siècle  après  cette  ère.  Pour  Patanjali,  nous 
n'avons  pas  de  ces  traditions* apocryphes,  si  ce  n'est  celle  qu'il  a 
été  une  incarnation  de  Çesha,  le  serpent  à  mille  têtes  qui  supporte 
le  monde.  Mais,  de  son  commentateur  Bhartrihari,  nous  appre- 
nons que  son  Mahâbhâshya,  dans  lequel  est  aussi  comprise  l'œuvre 
de  Kâtyâyana  *,  a  été  remis  en  honneur  après  une  période  d'oubli, 
par  Gandra  et  d'autres  grammairiens.  L'information  est  beaucoup 
plus  solide  ;  malheureusement  il  n'est  pas  dit  à  quelle  époque  il 
faut  la  rapporter,  et  la  Ràj atarangini ^  qui  place  le  fait  au  Kashmir 
«t  sous  le  règne  du  premier  Abhimanyu,  ne  nous  l'apprend  pas 
davantage,  car  ce  règne  appartient  encore  à  la  période  pour  laquelle 
elle  n'a  pas  de  chronologie  2.  Patanjali  n'en  est  pas  moins  celui  de 
nos  trois  grammairiens  dont  on  a  cru,  à  diverses  reprises  depuis 
Goldstiicker,  pouvoir  fixer  la  date  avec  le  plus  de  précision.  Parmi 
les  nombreux  exemples  cités  dans  son  Grand  commentaire^  il  en 
est  quelques-uns,  en  effet,  qui  ont  une  valeur  chronologique  ;  ainsi 
la  mention  de  Pushyamitra,  qui  parait  bien  être  le  fondateur  de  la 
dynastie  des  Çungas,  et  celle  d'expéditions  des  Yavanas,  des 
Grecs,  dans  l'Inde  gangétique.  On  ena^conclu,  non  sans  vraisem- 
blance, que  l'auteur  a  dû  vivre  vers  le  milieu  du  ii«  siècle  avant 
Jésus-Christ.  Malheureusement  il  se  pourrait  que  ce  fussent  là, 
-comme  les  exemples  de  nos  grammaires,  des  phrases  toutes  faites, 
ayant  eu  dès  lors  cours  dans  l'école,  où  plusieurs,  du  reste,  ont 
continué  d'être  employées  par  la  suite.  Et  comme,  à  côté  de  ces 
citations,  il  s'en  trouve  d'autres  qui  paraissent  avoir  un  cachet 
beaucoup  plus  moderne,  la  détermination  reste  singulièrement 
douteuse.  En  réalité,  ce  que  nous  avons  de  certain  se  réduit  à  ceci  : 
le  pèlerin  chinois  I-tsing,  qui  paraît  ici  mériter  confiance,  bien  qu'il 


1,  KâtyAyanaa  composé  des  observalions  critiques  \y>âvllikas)  sur  les  sû/roi  de  PAnini 
et  le  Mahâbhâshya  ou  «  Grand  commentaire  »  de  Patafijali  est  un  commentaire  sur 
ces  vàrtlikas. 

2.  Lasscn,  appliquant  le  calcul  à  des  données  qui  ne  le  comportent  pas,  a  cru  pou- 
voir fixer  le  commencement  de  ce  règne  à  45  A.  D. 


ANNÉE    1897  377 

rapporte  beaucoup  de  choses  qu'il  a  entendues  de  travers,  nous 
apprend  que  Bhartrihari^  l'auteur  du  Vâkyapadiya  et  le  commen- 
tateur le  plus  ancien  du  Mahâbhâshya  dont  l'œuvre  nous  soit  par- 
venue, est  mort  vers  650  A.D.  Or,  comme  l'a  montré  M.  Kielhorn^, 
pour  Bhartrihari,  Patanjali  est  déjà  un  [334]  rishi,  entouré  de 
l'auréole  d'une  haute  antiquité.  Gela  implique  bien  quelques  siècles, 
mais,  dans  l'Inde,  n'en  exige  pas  huit.  Plusieurs  générations  de 
grammairiens  séparent  ensuite  Patanjali  de  Kâtyâyana  et  celui-ci, 
à  son  tour,  n'a  pas  été  un  successeur  immédiat  de  Pànini.  D'autre 
part,  si  le  dérivé  exceptionnel  yavanâni,  qui  ne  se  rencontre  pas 
ailleurs  dans  la  littérature  et  dont  la  formation  est  enseignée  dans 
un  sùtra  (IV,  1,  49),  a  désigné  réellement  «  l'écriture  des  Yavanas, 
des  Grecs  »,  comme  on  n'en  peut  guère  douter,  puisque  ce  sens 
est  déjà  affirmé  par  Kâtyâyana  et  qu'on  ne  lui  en  trouve  pas  d'autre, 
la  conclusion  s'impose,  semble-t-il,  que  Pânini,  ou  du  moins  son 
œuvre,  telle  que  nous  l'avons,  est,  non  du  iv'  siècle  avant  notre 
ère  au  plus  tard,  mais,cammeM.  Weber  l'a  dit  depuis  longtemps, 
du  iii«  au  plus  tôt,  d'une  époque  où  le  grec  s'écrivait  dans  l'Inde  et  où 
ce  terme  spécial,  créé  exprès,  avait  eu  le  temps  de  se  répandre  et 
d'acquérir  droit  de  cité.  L'archaïsme  de  la  langue  qu'il  enseigne, 
à  bien  des  égards  si  différente  de  la  langue  classique,  ne  peut  rien 
contre  ce  fait  brutal.  La  grammaire  ne  date  pas  de  lui.  Quand  il 
en  combina  sa  merveilleuse  exposition,  les  limites  étaient  tracées 
et  le  pli  était  pris.  Gela  est  si  vrai  que  ses  successeurs,  dont  la 
langue,  à  n'en  pas  douter,  était  le  sanscrit  classique,  n'ont  fait  en 
somme  que  reprendre  cet  enseignement,  sans  grandement  le  modi- 
fier ni  l'enrichir.  Pour  eux  aussi,  les  temps  passés  du  verbe  ont 
conservé  leurs  nuances  et  l'emploi  des  cas  du  nom  une  rigueur 
qu'on  ne  retrouve  plus  dans  la  langue  littéraire.  On  voit  donc  qu'il 
convient  d'y  regarder  à  plusieurs  fois  avant  de  transporter  au 
ii«  siècle  avant  notre  ère  tout  ce  qui  se  trouve  dans  le  Mahâbhâshya 
et  au  iv^  tout  ce  qui  est  dans  les  Sùtras.  Ges  réserves  faites,  voici 
ce  que  ce  que  le  P.  Dalilmann  y  a  trouvé  ou,  plutôt,  ce  qu'il  aurait 
peut-être  dû  se  borner  à  y  trouver. 

Patanjali,  sur  ce  point  tout  le  monde  est  d'accord,  a  connu  la 
légende  épique,  et  pas  seulement  à  l'état  de  tradition  vague,  mais 
sous  la  forme  arrêtée  d'un,  peut-être  de  plusieurs  poèmes.  Il  a 
évidemment  connu  un  Mahâbhârata,  et  il  cite  même  des  fragments 

1.  Der  Grammatiker  Pânini,  dans  Nachrichten,  etc.,  de  Gôltingen,  1885,  n"  5. 


378  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

de  vers  en  mètre  épique  ^,  qui  pourraient  fort  bien  se  trouver 
quelque  part  dans  le  nôtre.  La  légende  de  Krishna  notamment  était 
dès  lors  l'objet  de  représentations  dramatiques  [33o]  populaires, 
en  prâcrit  par  conséquent,  quand  elles  n'étaient  pas  simplement 
mimées.  Pourtant  il  ne  nomme  pas  spécialement  le  grand  poème, 
quand  il  énumère  les  sources  du  bon  langage,  les  testi  di  Lingua: 
il  le  comprend  sans  doute  dans  la  mention  générale  de  Vitihâsa  et 
du  purâna^  qu'il  cite  à  côté  du  veda^  du  vàkovàkya  (dialogues) 
et  du  vaidyaka  (la  science  médicale) '-.  De  même  Kâtyàyana,  quand 
il  note  la  formation  de  diihçâsana,  duryodhana  3,  qui  paraissent 
bien  être  ici  les  noms  des  personnages  connus  de  la  légende  épique, 
et  qu'il  les  rapporte  sans  autre  explication  à  la  bhâshâ,  entend  pro- 
bablement parce  terme  (bien  que  le  doute  soit  permis),  non  sim- 
plement la  langue  savante  parlée,  la  langue  des  çishtas^  de  ceux 
qui  s'expriment  bien,  mais  un  texte  formel  écrit  en  cette  langue. 
Quant  à  Pànini  lui-même,  il  est  encore  plus  laconique.  11  nous 
apprend^  que,  dans  hhima^  le  suffixe  donne  le  sens  de  «  terrible  » 
(non  celui  de  «  craintif  »).  S'agit-il  de  l'adjectif  ou  du  nom  propre 
Bhima,  Bhîmasena,  lequel,  d'ailleurs,  est  aussi  védique  ?  Rien  ne 
le  dit.  Par  contre,  c'est  bien  le  nom  propre  qui  parait  visé  dans 
VIII,  3,  95,  où  il  est  noté  que,  dans  le  com^o^é  y udhishthira,  les 
consonnes  initiales  du  second  terme  se  changent  en  cérébrales. 
Pour  trouver  plus  il  faut  puiser  dans  \es  ganas,  ces  listes  de  mots 
devant  servir  d'exemples  qui  forment  un  appendice  de  la  collection 
des  sûtras  et  qui  ont  toujours  été  considérées  comme  une  source 
trouble  et  peu  sûre.  Je  reconnais  d'ailleurs  volontiers  que  Pânini 
a  connu  les  personnages  de  la  légende  épique,  puisqu'il  a  connu 
un  Mahâbhàrata.  Il  enseigne  en  effet  que,  dans  ce  composé,  l'ac- 
cent reste  sur  le  premier  terme  (VI,  2,  38)  et,  bien  que  ni  le  Mahâ- 
bhâshya,  où  le  sûtra  est  discuté,  ni  la  Kàçikcwritti  n'apprennent 

1.  M.  Ludwig  ((/6er  c/aa"  VerhàUniss  des  mythisclienElementeszuder  hislorischen  Grund- 
lage  des  Mahâbhàrata,  dans  les  Abhandlungen  de  la  Société  royale  des  Sciences  de 
Prague,  1884,  p.  8  du  tirage  à  part)  a  affirmé  que  toutes  les  citations  ayant  trait  à  la 
légende  du  Mahâbhàrata  qui  se  trouvent  dans  le  Mahâbhàshya  sont  dans  un  naètre 
différent  de  ceux  de  l'épopée.  Cela  n  est  pas  exact,  du  moins  pour  le  deuai-çloka  et  le 
pâda  jagalî  cités  {ad.  P.,  H,  2,  24),  t,  I,  p.  426  de  l'édition  Kielhorn. 

2.  I,  p.  9,  éd.  Kielhorn.  Si  l'on  ne  connaissait  l'empire  de  la  tradition  chez  les  Hin- 
dous elles  habitudes  d'à  peu  près  qu'ils  portent  môme  dans  les  choses  où  ils  mettent 
le  plus  de  minutie,  on  s'étonnerait  que  l'auteur  de  cette  déclaration  se  soit  si  peu 
préoccupé  de  relever  les  particularités  et  les  irrégularités  de  la  langue  épique. 

•  3.  Ad.  P.,  III,  3,  130;  ibid.,  II,  157. 
4.  m,  4,  74. 


ANNÉE    1897  37^ 

rien  de  plus  à  cet  égard,  je  crois,  avec  le  P.  Dahlmann,  que  le  mot 
ne  peut  pas  être  considéré  comme  un  simple  adjectif,  bien  qu'il  en 
soit  un  grammaticalement.  De  quelque  façon  qu'on  le  complète  et 
traduise,  «  la  grande  guerre  des  Bliâratas  »  ou  «  la  grande  his- 
toire des  Bhâratas  »,  il  suppose  l'élaboration,  sous  une  forme  poé- 
tique quelconque,  de  la  légende  qui  est  le  suj^t  de  notre  Mahâbhâ- 
rata.  Seulement  c'est  aussi  là  tout  ce  qu'il  me  semble  possible  de 
tirer  de  cette  simple  mention,  si  nous  ne  voulons  pas  y  ajouter  du 
nôtre.  Etait-ce  un  poème,  ou  seulement  un  ensemble  de  chansons 
épiques  ?  Et  celles-ci  étaient-elles  en  sanscrit,  [336 1  ou  étaient- 
elles  conçues  dans  l'idiome  du  peuple?  Car,  après  tout,  pour  n'être 
encore  chantée  que  dans  la  langue  de  tout  le  monde,  la  grande 
guerre  n'eût  pas  été  forcément  pour  cela  un  sujet  vulgaire,  étranger 
à  la  langue  savante  et  banni  des  entretiens  des  doctes.  Le  voca- 
bulaire de  Pânini  est  assez  riche  en  mots,  surtout  en  mots  familiers 
et  relatifs  à  la  vie  de  tous  les  jours,  qu'on  ne  rencontre  pas  ailleurs, 
dans  aucun  document  écrit  et  qu'il  parait  avoir  pris  directement 
dans  cette  langue  savante  parlée,  cette  hhâshci^  comme  il  l'appelle, 
qui  était  l'idiome  des  écoles  brahmaniques.  On  a  vu  plus  haut  un 
de  ces  mois ^  y avanâni ;  on  en  verra  deux  autres  tout  à  l'heure: 
pourquoi  n'en  aurait-il  pas  été  de  même  de  mahâbhârata  et  d'au- 
tres noms  connexes?  Encore  plus  tard,  quand  les  écrivains  sans- 
crits parlent  avec  admiration,  en  prose  et  en  vers,  du  chef-d'œuvre 
de  Gunâdliya,  ils  l'appellent  la  Brihatkathâ,  titre  classique  sous 
lequel,  sans  leurs  déclarations  expresses,  on  n'aurait  jamais  soup- 
çonné une  œuvre  en  dialecte  paiçâci.  Je  n'entends  pas  soutenir, 
du  reste,  que  Pânini  n'a  pas  connu  un  Mahâbhârata  sanscrit,  et  il 
n'est  nullement  besoin  d'aller  jusque-là  pour  voir  combien  faible 
est  ici  le  fil  qui  doit  supporter  l'énorme  poids  du  Mahâbhârata  irré- 
ductible du  P.  Dahlmann.  Celui-ci  pourra-t-il  du  moins  le  renforcer 
en  le  doublant  du  sùtra  IV,  3,  98  ?  Ce  sûtra  nous  apprend  que  les 
dévots  de  Vâsudeva  et  d'Arjuna  s'appellent  des  Vâsudevakas,  des 
Arjunakas^  et,  comme  je  l'ai  fait  observer  depuis  longtemps  *,  il 
atteste  un  ancien  culte  de  Vâsudeva  (Krishna)  et  d'Arjuna,  dont  il 
y  a  aussi  de  nombreuses  traces  dans  le  Mahâbhârata.  Pour  le 
P.  Dahlmann,  il  y  a  là  plus  qu'une  rencontre  :  le  sùtra  est  en  quel- 
que sorte  un  renvoi  direct  au  poème.  Les  mentions  précédentes 
avaient  établi  l'existence  du  Mahâbhârata  comme  épopée,  celle-ci 

1.  Religions  de  VInde,  pp.  100  et  103. 


380  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

atteste  son  existence  comme  poème  religieux,  comme  smriti,  et 
l'on  sait  ce  que  ce  mot  comporte  chez  lui.  Malheureusement,  de  ce 
culte  d'Arjuna.  il  n'y  a  dans  le  Mahâbhârata  que  des  traces  spora- 
diques,  difficilement  conciliables  avec  la  théologie  vishnouite  géné- 
rale du  poème,  où  la  religion  de  Nara-Arjuna  s'efface  complètement 
devant  celJe  de  l'unique  Nârâyana-Vàsudeva.  Et  y  eùt-il  plus,  que 
cela  n'avancerait  pas  grandement  la  démonstration  du  P.  Dahl- 
mann.  Le  sùtra  fait  allusion  à  une  secte,  probablement  à  celle  des 
Pâîicarâtra-Bhâgavatas,  dont  le  credo,  comme  tant  d'autres  choses, 
a  été  aussi  recueilli  dans  le  poème.  Il  prouve  donc  l'existence,  à 
l'époque  de  Pânini,  delà  secte  d'abord,  qui  ne  devait  pas  être  cotée 
alors  bien  haut  dans  l'estime  des  brahmanes,  car  Yâsudevaka  et 
Arjunaka  sont  des  sobriquets,  des  diminutifs  comportant  une 
nuance  de  [337]  dédain  et  de  ridicule.  On  ne  les  retrouve  pas 
dans  la  littérature,  pas  plus  dans  le  Mahàbliârata  qu'ailleurs,  et 
Pânini  a  dû  les  prendre  directement  dans  la  hhâ^hà,  comme  il  a  dû 
voir  des  Yâsudevakas  et  des  Arjunakas,  en  regardant  autour  de 
lui,  sans  avoir  à  les  chercher  dans  le  poème.  Le  sûtra  prouve  de 
plus  l'existence  de  la  légende  épique  et  les  affinités,  pour  ne  pas 
dire  les  racines  sectaires  de  cette  légende  :  on  ne  voit  pas  comment 
il  prouverait  l'existence  du  poème,  du  poème  surtout  tel  que  le 
P.  Dahlmann  l'entend. 

Avec  ces  données  des  grammairiens  est  terminée  la  série  des 
témoignages  qu'a  recueillis  le  P.  Dahlmann  et  dont  nous  pouvons 
maintenant  dresser  le  bilan.  Selon  nous,  il  se  réduit  à  ceci  :  Au 
iii«  siècle  avant  notre  ère  au  plus  tôt,  Pânini  a  connu  la  légende 
épique  ;  cette  légende  servait  d'aliment  à  une  hhakti,  à  une  dévo- 
tion sectaire,  et  elle  avait  reçu  une  forme  poétique  que  nous  ne 
pouvons  pas  autrement  préciser,  sous  le  titre  de  Mahâbhârata, 
sans  doute  à  cause  de  ce  qui  en  faisait  le  fond,  la  grande  guerre 
des  Bhâratas.  Suivant  le  P.  Dahlmann,  ce  bilan  devrait  au  con- 
traire se  résumer  ainsi  :  Au  iv®  siècle  avant  notre  ère,  Pânini  a 
connu  notre  Mahâbhârata  ;  car,  dès  le  cinquième  au  plus  tard,  des 
légendes  épiques  ahtérieures  qui  avaient  cours  sous  le  titre  collectif 
de  Bhârata  avaient  été  profondément  remaniées  et  réunies  autour 
d'une  fable  centrale  en  grande  partie  inventée  par  les  diascévastes 
pour  servir  à  l'illustration  de  leurs  conceptions  religieuses  et  juri- 
diques, le  tout  formant  le  cinquième  Veda,  la  Mahâbhârata-smriti, 
en  d'autres  termes,  l'immense  poème  encyclopédique  tel,  à  peu  de 
chose  près,  que  nous  l'avons.  Si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  le 


ANNÉE     1897  381 

plus  ancien  témoignage  où  l'on  puisse  reconnaître  notre  Mahâbhâ- 
rata  d'une  façon  certaine  et  précise  est  du  v®  siècle  de  notre  ère, 
et  se  reporter  ensuite  aux  sèches  et  vagues  mentions  qui  jalonnent 
si  faiblement  la  période  antérieure  de  neuf  siècles  sans  histoire  et 
sans  chronologie  où  le  P.  Dahlmann  trouve  tant  de  choses,  la  con- 
clusion pourra  paraître  audacieuse. 

Dans  les  chapitres  suivants,  le  P.  Dahlmann  entreprend  de  con- 
trôler cette  conclusion,  de  tracer  le  tableau  de  l'état  intellectuel, 
religieux  et  social  de  l'Inde  qui  nous  est  présenté  parle  Mahâbhâ- 
rata,  et  de  montrer  que  cet  état  n'est  nullement  incompatible  avec 
l'âge  qu'il  assigne  au  poème.  Il  nous  reste  à  le  suivre  dans  cet 
examen. 


{Journal  des  Savants^  juillet  1897.) 

Au  [428]  point  où  nous  sommes  arrivés  de  l'ouvrage  du  P.  Dahl- 
mann, la  démonstration  que  le  Mahâbhârata  a  été  composé  d'un 
seul  jet  et,  au  plus  tard,  au  v®  siècle  avant  notre  ère,  est  faite- 
L'auteur  la  considère  comme  acquise  et,  s'il  y  revient  encore  plus 
d'une  fois  par  la  suite,  ce  ne  sera  plus  qu'incidemment,  sans  crainte 
de  se  répéter.  De  notre  côté,  nous  avons  essayé  de  montrer  que 
cette  démonstration  repose  sur  des  données  insuffisantes  et  que  les 
conclusions  y  dépassent  sans  cesse  les  prémisses.  Mais  il  est 
évident  aussi  que  nous  ne  l'avons  pas  réfutée  i.  Et  il  en  serait  de 
môma  jusqu'à  la  fin;  nous  n'arriverions  jamais  qu'à  formuler  des 
réserves  plus  ou  moins  probables,  si  nous  devions  continuer  sim- 
plement ]429],  comme  nous  l'avons  fait  jusqu'ici,  à  suivre  l'au- 
teur pas  à  pas. 

Dans  les  sections  suivantes,  en  effet,  le  P.  Dahlmann  décrira 
l'état  économique,  social,  religieux  et  intellectuel  de  l'Inde  d'après 
le  Mahâbhârata,  et  il  s'efforcera  de  montrer  que  cet  état  a  pu  exis- 
ter dès  avant  le  v^  siècle.  Le  tableau,  dont  plusieurs  parties  sont 
très  étudiées,  est  fort  bien  fait,   à  la  fois  brillant  et  solide.  Nous 

1.  De  toutes  les  propositions  du  P.  DahlmaHn,  une  seule,  celle  que  la  fable  des 
Pàndavas  aurait  été  inventée  par  les  rédacteurs  du  poème  actuel,  se  réfute  elle-même  : 
c'est,  il  est  vrai,  une  des  pierres  angulaires  de  tout  son  édilice. 


382  COMPTES     RENDUS    ET    NOTICES 

pourrons  y  faire  des  objections  de  détail  ;  nous  pourrons  surtout 
hésiter  à  le  reporter  si  haut  et  estimer  peu  probables  toutes  ces 
possibilités  qui  nous  sont  données  avec  une  sécurité  croissante, 
comme  la  vérification  d'autres  possibilités  ;  nous  ne  pourrons  pas 
démontrer  qu'elles  sont  inadmissibles.  Et  cela,  pour  la  bonne  raison 
que  nous  ne  savons  rien  de  précis  de  cet  état  de  l'Inde  au  v«  ou  au 
vi*'  siècle  avant  notre  ère.  Tous  les  documents  que  nous  avons  à  cet 
égard  sont,  comme  le  Mahâbhârata  lui-même,  des  œuvres  collec- 
tives dont  la  rédaction  ne  pei|t  pas  être  datée  même  approximati- 
vement. 'Ce  n'est  donc  pas  dans  des  considérations  générales  sur 
la  civilisation  épique  que  nous  pourrons  trouver  des  points  d'appui 
solides  pour  déterminer  l'âge  du  poème.  Pour  cela,  comme  pour 
toute  la  chronologie  ancienne  de  l'Inde,  nous  sommes  réduits  aux 
traces  qu'a  laissées  le  contact  avec  l'étranger.  Ce  sont  là  des  témoi- 
gnages qui  font  modeste  figure  à  côté  des  brillants  développements 
du  P.  Dahlmann  ;  mais  ils  rendent  le  même  service  qu'une  médaille 
ou  un  coquillage  trouvés  dans  un  terrain  :  ils  attestent  l'âge  du 
dépôt.  La  plupart,  du  reste,  ont  été  signalés  et  recueillis  depuis 
longtemps,  notamment  par  M.  Weber.  Mais  comme  le  P.  Dahl- 
mann a  trouvé  plus  commode  de  n'en  rien  dire,  je  dois,  avant  de 
le  suivre  plus  loin,  les  rappeler  à  mon  tour,  ne  serait-ce  que  pour 
ne  pas  avoir  l'air  plus  longtemps  de  lui  marchander  quelques 
siècles  par  pur  esprit  de  chicane. 

Je  n'insisterai  pas  sur  les  traces  d'idées  chrétiennes  qu'on  a  cru 
trouver  en  divers  endroits  du  poème,  notamment  dans  le  XI I"  livre  ^  ; 
elles  sont  contestables.  Je  ne  me  prévaudrai  pas  non  plus  du  pas- 
sage III,  13099,  où  il  est  question  d'une  conjonction  du  soleil,  de 
la  lune,  du  nakshatra  Tishyaet  de  la  planète  Jupiter  dans  le  même 
râçi^  et  où  ce  mot  ne  peut  guère  être  pris  que  dans  son  acception 
technique  ordinaire  de  signe  du  zodiaque.  Il  n'y  a  pas,  que  je  sache, 
d'autres  mentions  du  zodiaque  dans  le  poème  ;  le  passage  est  donc 
isolé  et,  par  conséquent,  suspect.  Il  reçoit  pourtant  une  certaine 
confirmation  du  fait  que  le  Mahâbhârata  connaît,  pour  (^30]  la 
durée  des  quatre  yugas  ou  âges  du  monde,  les  mêmes  chiffres  qtre 
Manu  et  plusieurs  Purânas.  Le  total  est  de  12.000  années  (III, 
12831  ;  XII,  11227),  que  les  commentateurs  interprètent  partout 
comme  des  années  divines.  Et  il  semble  bien  que  cette  interpréta- 


1.  Le  culte  purement  spirituel    du  Dieu  unique  NArâyana  dans   le  Çvetadvîpa  «  le 
pays  des  blancs  »,  le  monde  occidental,  XII,  12703  ot  auiv. 


ANNÉE     1897  383 

tion  soit  juste  aussi  pour  le  Mahâbhârata.  En  effet,  s'il  s'agissait 
d'années  humaines,  il  résulterait  d'un  autre  passage  (VI,  386-391) 
que  les  trois  premiers  yugas  n'auraient  compté  chacun  qu'une 
seule  génération,  ce  qui  n'est  guère  admissible.  L'évaluation  de 
l'âge  actuel,  du  kaliyuga,  qui  sera  suivi  de  la  fin  du  monde,  à 
mille  années  seulement,  paraît  aussi  bien  faible,  môme  si  on  la  fait 
remonter  au  v®  siècle  avant  notre  ère.  D'ailleurs,  dans  le  Harivamça, 
qui  existait  avant  la  clôture  définitive  de  notre  Mahâbhârata,  ces 
années  sont  expressément  spécifiées  comme  divines  ^.  Nous  aurions 
donc,  pour  l'ensemble  des  quatre  âges,  une  durée  de  12.000  an- 
nées divines  équivalentes  à  4.320.000  années  humaines.  Or  il  y  a 
longtemps  que  Biot  a  montré  ici  même^  d'une  façon  convaincante 
que  ce  dernier  chiffre  repose  sur  l'évaluation  hindoue  de  l'année 
sidérale  en  jours  ou  en  fractions  de  jours  solaires  ;  et  cette  évalua- 
tion elle-même  est  propre  à  l'astronomie  zodiacale  des  Hindous, 
qui  s'est  développée  chez  eux  au  contact  de  la  science  grecque  et 
pas  avant  les  premiers  siècles  de  notre  ère. 

Mais  tout  ceci  est  compliqué,  contestable  et  n'aboutit  qu'à  des 
probabilités.  Les  mentions  des  peuples  étrangers  répandues  dans 
le  poème  nous  fournissent,  au  contraire,  des  données  simples  et 
solides.  Ces  mentions  sont  fréquentes  et  nombreuses.  Pour  ne 
prendre  que  les  plus  caractéristiques,  le  Mahâbhârata  connaît  les 
Yavanas  ou  Grecs,  les  Pahlavas  ou  Péhlévans  (les  Parthes  ou  les 
Perses  sassanides,  la  forme  du  nom  est  très  jeune),  les  Çakas  ou 
Scythes,  Bâhli  et  les  Bâhlîkas  ou  Bactres  et  les  Bactriens,  les 
Romakas  ou  Romains,  les  Gînas  ou  Chinois  et  l'étoffe  de  Chine, 
la  soie,  les  Tukhâras  ou  Tochari  des  Anciens,  les  HûnasouHuns, 
les  Mudgalas  ou  Mongols.  On  peut  éliminer  quelques-uns  de  ces 
noms  en  invoquant  des  corruptions,  des  substitutions,  des  homo- 
nymies. C'est  ainsi  qu'il  serait  facile  de  se  débarrasser  de  Mudgala 
qui,  dans  le  sens  de  Mongol,  ne  peut  avoir  été  introduit  que  très 
tard  et  qui  du  reste,  n'a  été  signalé  qu'une  seule  fois  3,  que  je  sache, 
dans  cette  acception.  De  même  pour  Bâhli  et  Bàhlika^,  formes  que 
les  noms  de  Bactres  ou  de  Bactrien  n'ont  pas  pu  prendre  avant  le 


1.  Harivamça,  \,  515. 

2.  Journal  des  Savants,  mai  1859,  p.  272  et  suiv.   Reproduit  dans   Études  sur  Vastro- 
nomie  indienne  el  sur  Vastronomie  chinoise,  1862,  p.  30  et  suiv. 

3.  VII,  397. 

4.  A.  VVeber,  Uber  Bâhli,  Bâhlîka,  dans  les  Sitzungsberichte  de  l'Académie  de  Berlin, 
17  novembre  1892. 


o8i  '  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

11^  siècle  de  notre  ère  au  jugement  de  M.  Nôldeke,  on  peut  admettre 
que  ces  noms  célèbres  ont  été  [431]  substitués  à  un  autre  ethnique, 
Valhika,  qui  est  vieux  dans  l'Inde.  On  ne  se  débarrassera  pas 
des  autres  ni  de  l'horizon  historique  qu'ils  déterminent  et  qui  n"est 
certainement  pas  celui  de  l'Inde  au  v«  siècle  avant  notre  ère.  Trois 
siècles  après  seulement  les  Tukhâras  ont  quitté  les  pentes  sep- 
tentrionales de  l'Altaï,  et  les  Hûnas  ne  sont  descendus  sur  l'Oxus 
que  bien  plus  tard  encore.  Des  troupes  indiennes  ont  suivi  Xerxès 
en  Grèce,  et  les  Çakas  ains^  que  les  Parthes  (mais  sous  la  forme 
ancienne  Parthà)  figurent  à  Behistun,  sur  les  inscriptions  du  pre- 
mier Darius.  Mais  ce  n'est  pas  comme  des  étrangers  lointains  que 
ces  peuples  paraissent  dans  le  Mahâbhârata.  Ils  y  apparaissent  au 
contraire  comme  fixés  dans  l'Inde  et  prenant  part  à  la  Grande 
Guerre:  leur  venue,  pourtant  si  récente,  parait  oubliée  des  rédac- 
teurs du  poème  actuel,  qui  ne  semblent  pas  ae  douter  de  l'énorme 
anachronisme  qu'ils  commettent  en  mêlant  sans  cesse  tous  ces 
mlecchas  à  leurs  plus  vieilles  traditions  *.  L'idée  de  la  domina- 
tion étrangère,  de  la  ro3^auté  tombée  aux  mains  des  Çùdras,  de 
l'abolition  des  coutumes  nationales,  de  la  terre  entière  «  devenue 
mleccha  »,  c'est-à-dire  barbare,  est  d'ailleurs  courante  dans  le 
poème  :  sous  la  forme  de  prophétie,  elle  défraye  presque  à  elle 
seule  les  longues  descriptions  qu'on  y  fait  du  kaliyuga,  de  l'âge 
de  fer,  au  seuil  duquel  est  placée  la  Grande  Guerre.  Comme  ces 
mentions  ne  sont  pas  de  simples  interpolations,  comme  elles  ne 
sont  pas  non  plus  particulières  à  certaines  portions  du  poème, 
mais  y  paraissent  un  peu  partout,  dès  que  l'occasion  s'en  présente, 
nous  en  conclurons  que  l'ensemble  du  Mahâbhârata  a  été  remanié 
encore  dans  les  siècles  qui  ont  suivi  notre  ère.  De  l'étendue  de 
ces  remaniements  nous  ne  savons  rien.  Mais  est-il  besoin  d'ajouter 
que  vouloir  les  restreindre  à  une  petite  révision  au.  point  de  vue 
ethnographique  serait  la  plus  singulière  des  suppositions  ? 

A  tout  prendre,  le  Mahâbhârata  se  présente  donc  à  nous  à  peu 
près  dans  les  mômes  conditions  que  les  Purânas.  Ceux-ci  aussi 
sont  mentionnés,  d'une  façon  toute  générale,  il  est  vrai,  dans  beau- 
coup d'anciens  écrits,  dont  quelques-uns  font  partie  de  la  çruti 
védique.  Ils   sont  spécifiés   comni»i  étant  au  nombre   de  dix-huit, 

1.  Dans  le  mot  surungd  (dans  lédition  de  buinbay,  surai'igd,  avec  une  orlliographc 
plus  sanscrite),  employé  trois  fois  pour  désigner  la  galerie  souterraine  que  les  Pànda- 
vas  font  creuser  sous  la  «  maison  de  laque  •>  et  p.ir  la(|uelle  ils  échappent  à  l'incendie, 
on  a  depuis  longtemps  reconnu  le    grec  oûpiY^. 


ANNÉE    1897  385 

non  seulement  dans  le  Harivamça  (v.  16360),  mais  aussi, dans  le 
Mahàbhârata  (XVIIÏ,  5,  46)  K  Deux  [432]  d'entre  eux,  le  Bhâvi- 
s/iyaty  maintenant  classé  parmi  les  Upapurànas  ou  Purânas  secon- 
daires, et  le  Vâyu,  sont  même  nominativement  cités,  le  premier 
dans  la  dharmasùtra  d'Apastamba  (II,  9,  24,  6)  -,  l'autre  dans  le 
Mahàbhârata  (III,  13122).  Gela  n'empêche  pas  que  le  Bhavishyat 
relate  au  long  et  sous  une  forme  déjà  toute  légendaire  l'établisse- 
ment dans  l'Inde  des  brahmanes  Magas,  cette  colonie  de  prêtres 
iraniens  qui,  sans  doute  aux  environs  de  notre  ère,  vint  apporter 
d'au  delà  des  monts  le  culte  du  Mithra  mazdéen,  et  que  le  Yàyu- 
Puràna  conduise  l'énumération  des  dynasties  hindoues  jusqu'aux 
Guptas,  du  iv^  au  vi^  siècle  après  Jésus-Christ,  et  même  quelque 
peu  au  delà.  De  part  et  d'autre  nous  avons  à  peu  près  les  mômes 
garanties  extérieures  d'antiquité;  de  part  et  d'autre  aussi,  im 
fond  selon  toute  apparence  ancien  dans  des  œuvres  farcies  d'élé- 
ments modernes,  avec  cette  différence  aggravante  pour  le  Mahà- 
bhârata que  les  apports  d'âges  divers  y  sont  encore  plus  difficiles 
à  reconnaître  et  à  isoler,  d'abord  parce  qu'ils  y  ont  été  mieux  nive- 
lés (sauf  les  descriptions  du  kaliyuga,  il  n'y  a  pas  de  parties  pro- 
phétiques dans  le  Mahàbhârata),  ensuite  et  surtout  parce  que 
l'œuvre,  avec  ses  proportions  énormes  et  son  caractère  encyclopé- 
dique, défie  toute  tentative  d'analyse  et  de  dissection.  Il  faut  donc 
aussi  de  part  et  d'autre  appliquer  les  mêmes  précautions,  et  comme 
on  s'accorde  à  le  faire  pour  les  Purànas,  renoncer  à  voir  dans  le 
Mahàbhârata,  un  document  de  première  main  et  absolument  digne 
de  confiance  pour  l'histoire  ou  ce  qu'on  peut  appeler  l'histoire  de 
l'Inde  ancienne. 

Notre  différend  ainsi  précisé  et  motivé,  je  reviens  au  P.  Dahl- 
mann  et  à  ses  descriptions  de  la  civilisation  épique.  J'ai  déjà  dit 
que  celles-ci  étaient  très  belles.  Je  ne  ferai  ici  qu'en  indiquer  le 
contour  :  il  faut  les  lire  dans  le  livre  même.  La  première  est  rela- 
tive à  l'état  économique,  politique  et  social.  Le  P.  Dahlmann  trouve 
cet  état  semblable  à  celui  qui  se  dégage  des  Jàtakas  bouddhiques, 
lesquels,  à  leur  tour,  représentent  selon  lui  l'ëtat  de  l'Inde  au 
vi«  siècle  avant  notre  ère.  Cette  ressemblance  paraîtra  en  effet 

1.  Le  vers  ne  se  trouve  que  dans  l'édition  de  Bombay.  Aurait-il  été  supprimé  par 
les  éditeurs  de  Calcutta,  dans  un  milieu  où  ces  écrits  étaient  dès  lors  tenus  pour  très 
suspects  ? 

2.  Pour  d'autres  citations  moins  explicites,  voir  maintenant  G.  Bûhler,  dans  Vln- 
dian  Antiquary,  XXV,  p.  325  et  «uiv. 

Religions  de  l'I:sde.  —  IV,  25 


386  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

d'autant  plus  grande  qu'on  tiendra  plus  de  compte  de  la  différence 
des  points  de  vue  des  deux  sources.  Abstraction  faite  des  brutalités 
de  sa  fable,  le  Mahâbhârata  dépeint  d'après  les  modèles  évidem- 
ment traditionnels  une  société  idéale,  censée  très  lointaine,  avec 
ses  rois  entourés  de  pompe  et  de  majesté,  ses  rishis  vivant  dans  la 
solitude,  ses  brahmanes  tous  adonnés  au  sacrifice  ;  la  vie  des  cours 
et  la  [433]  vie  des  bois,  très  peu  de  la  vie  urbaine, 'presque  rien 
de  la  vie  des  champs.  Ces  deux  dernières,  avec  leurs  métiers, 
leurs  institutions,  leurs  uaages,  il  nous  les  faut  dégager  de  la 
partie  didactique  du  poème,  qui  reproduit  à  peu  près  tous  les  en- 
seignements de  la  smriti^  du  droit  et  de  la  coutume.  Au  contraire, 
l'imagination  des  conteurs  des  Jâtakas  reste  terre  à  terre,  même 
quand  ils  nous  parlent  des  dieux,  des  rois  et  des  grands.  Ils  nous 
décrivent,  sans  doute  aussi  d'une  façon  un  peu  conventionnelle, 
mais  avec  plus  dé  variété  et  probablement  de  vérité,  ce  que  le  poème 
ne  donne  qu'en  théorie  :  la  vie  de  tous  les  jours,  celle  des  bour- 
geois, des  commerçants,  des  religieux,  des  gens  de  métier,  des 
paysans.  Ils  ne  font  pas  de  droit,  mais  ils  nous  montrent  des  ins- 
titutions ,  ils  ne  discutent  pas  sur  les  castes,  ils  nous  les  font  voir 
agissantes.  Les  corporations  des  villes  et  des  champs,  les  cultes 
locaux,  les  brahmanes  dans  leurs  villages  menant  la  vie  agricole, 
beaucoup  d'autres  particularités  n'apparaissent  bien  que  là.  Si 
maintenant,  reportant  au  vi«  siècle  le  fond  commun  qui  subsiste 
après  toutes  ces  différences,  le  P.  Dahlmann  entend  dire  simple- 
ment que,  pour  nous  qui  sommes  placés  si  loin  de  ce  milieu  si  lent 
à  changer,  il  y  a  là  un  ensemble  d'informations  que,  d'une  façon 
toute  générale,  il  est  permis  d'estimer  valables  pour  cette  époque, 
je  n'ai  rien  à  objecter.  Si  au  contraire,  comme  je  le  crains,  il 
entend  dire  que  notre  confiance  doit  s'étendre  à  des  questions  de 
fait  et  de  détail,  que  telle  mention,  par  exemple  de  l'écriture,  est 
unejprewye  que  l'écriture  était  en  usage  au  vi«  siècle,  ou  que  tel 
récit  des  Jâtakas  est  une  autre /?/'ewpe  que  les  marchands  hindous 
faisaient  alors  par  mer  le  voyage  de  Babylone,  je  ne  puis  que  pro- 
tester une  fois  de  plus  contre  cet  abus  d'introduire  sans  cesse  des 
dates  où  elles  n'ont  que  faire.  Car,  pas  plus  que  le  Mahâbhârata, 
nous  ne  sommes  en  état  de  dater  le  recueil  des  Jâtakas. 

On  a  déjà  vu  plus  haut  (p.  17)  que,  pour  le  P.  Dahlmann,  le 
Mahâbhârata  est  plus  ancien  que  le  recueil  des  Jâtakas  :  on  a  vu 
aussi  que  c'est  une  question  que,  pour  ma  part,  je  crois  insoluble. 
L'aspect  archaïque  de  la  vie  tout  idéale  que  reflète  le  poème  peut 


ANNÉE     1897  387 

fort  bien  tenir  au  recul  poétique  et  à  la  persistance  de  la  tradition. 
Ainsi  le  système  d'éducation,  domestique  et  locale,  dans  le  Mahâ- 
bhârata,  est  certainement  plus  ancien  que  celui  des  Jâtakas,  où 
les  jeunes  princes  et  nobles  vont  invariablement  prendre  leurs 
grades  universitaires  à  Takshila  :  on  n'en  peut  pourtant  rien  con- 
clure quant  à  l'âge  respectif  des  deux  sortes  de  témoignages.  In- 
versement, l'organisation  administrative  qui  est  présentée  dans  la 
partie  didactique  du  poème  paraît  bienplus  compliquée  que  ce  que 
montrent  les  Jâtakas.  Mais  ceci  encore  peut  tenir  au  caractère  [434] 
idéal  de  la  théorie,  qui,  dans  l'Inde,  a  toujours  été  en  avance  sur 
la  pratique,  réglant  bien  des  choses  qui  existaient  à  peine  dans  la. 
réalité. 

Quant  aux  descriptions  mêmes  du  P.  Dahlmann,  je  n'ai  presque 
pas  d'objections  de  détail  à  y  faire.  Il  nous  montre  l'agriculture 
honorée  et  protégée  ;  la  fertilité  du  sol  assurée  par  un  vaste  sys- 
tème d'irrigation;  des  cités  riches  et  populeuses,  remplies  de  tem- 
ples et  d'édifices  en  pierre,  avec  des  industries  variées  et  une  divi- 
sion du  travail  fort  avancée  (en  d'autres  termes,  il  y  avait  des 
castes  professionnelles).  Ces  sources  de  richesse  alimentaient  un 
commerce  florissant,  qui  se  faisait  à  l'intérieur  par  la  navigation 
fluviale  et  par  caravane,  au  dehors  en  partie  par  mer:  le  capita- 
liste commanditant  l'armateur,  le  grand  producteur  lui  confiant 
ses  produits,  le  partage  du  bénéfice  représentant  l'intérêt,  confor- 
mément aux  décisions  de  Manu,  de  Gautama,  de  Baudhâyana,  qui 
nous  mènent  loin,  selon  le  P.  Dahlmann,  dans  le  v^  et  dans  le 
vi«  siècle.  Tout  cela  est  bien  un  peu  optimiste.  Ce  que  nous  savons 
de  plus  certain  de  ce  commerce  en  grand,  de  ce  GrosshandeL,  c'est 
qu'il  se  faisait  par  association,  un  grand  nombre  de  petits  mar- 
chands apportant  chacun  sa  pacotille  pour  former  la  charge  d'une 
caravane  ou  une  cargaison,  les  opérations  et  les  bénéfices  restant 
distincts.  D'après  les  relations  des  commerçants  grecs,  ce  com- 
merce, en  beaucoup  d'endroits,  tant  sur  les  côtes  qu'à  l'intérieur, 
était  monopolisé  par  les  rois.  Les  exemples  de  transactions  finan- 
cières que  donnent  les  livres  de  loi  font  supposer  que  celles-ci 
étaient  en  général  minimes,  et  le  taux  de  l'intérêt,  20  à  25  p.  100, 
témoigne  moins  de  l'activité  des  entreprises  que  de  l'insécurité 
générale^  et  des  risques  du  prêt.  Dès  ce  temps-là,  dans  l'Inde,  la 


1.  Dans  le  Mahâbhârata,  des  rois  font  des  razzias  de  bétail  à  quelques  lieues  de  leur 
capitale. 


388  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

dette  devait  être  le  commencement  de  l'inévitable  ruine,  comme 
elle  Test  encore  aujourd'hui.  Mais  la  principale  observation  que 
soulèvent  ces  descriptions,  observation  que  je  voudrais  pouvoir  faire 
une  fois  pour  toutes  et  qu'il  me  faudra  répéter  à  satiété  par  la 
suite,  c'est  qu'elles  ne  vérifient  nullement  la  théorie  du  P.  Dahl- 
mann  sur  l'âge  du  poème,  bien  qu'elles  soient  présentées,  soit  taci- 
tement, soit  explicitement,  comme  fournissant  cette  vérification. 
Il  se  peut,  nous  n'en  savons  rien,  qu'elles  soient  vraies  pour  le 
vi«  siècle  (car  du  v®  nous  allolis  peu  à  peu  au  vi^,  pour  arriver  fina- 
lement au  vii%  à  l'époque  prébouddhique),  mais,  à  coup  sûr,  elles 
seraient  bien  plus  vraies  encore  pour  les  siècles  suivants.  L'irriga- 
tion artificielle  au  moyen  d'étangs  et  de  canaux  a  atteint  son 
apogée  [435]  aux  derniers  siècles  de  l'indépendance  et  n'a  été 
frappée  de  ruine  que  par  l'incurie  musulmane.  Les  grosses  den- 
rées, le  sel,  les  grains,  le  bétail  se  sont  transportés  par  caravane 
jusqu'à  l'avènement  des  chemins  de  fer,  auxquels  aujourd'hui  en- 
core le  Banjarrah  s'obstine  à  faire  une  concurrence  mourante,  et 
ce  n'est  que  devant  la  navigation  moderne  qu'ont  achevé  de  se 
modifier  les  anciennes  associations  des  marchands  de  mer.  Par 
contre,  il  reste  encore  à  trouver  des  débris  de  ces  villes,  de  ces 
temples,  de  ces  sculptures,  de  ces  palais  de  pierre  du  vi«  siècle. 
A  l'exception  des  stupas,  qui  ne  sont  que  des  monceaux  perfec- 
tionnés, les  édifices  du  iw  étaient  encore  très  près  de  leurs 
modèles  en  bois,  et  c'est  en  bois  qu'était,  vers  la  fin  du  iv'',  le 
couronnement  des  remparts  de  Pâtaliputra.  De  même,  si  elles 
remontent  réellement  aussi  haut,  il  reste  à  découvrir  un  premier 
exemple  de  ces  inscriptions  sur  roc  également  mentionnées  dans 
le  poème,  ainsi  que  de  ces  chartes  royales  sur  métaux,  qui  avaient 
déjà  donné  naissance  à  l'industrie  des  faussaires.  Jusqu'ici  on  n'a 
trouvé  dans  l'Inde  rien  d'écrit  sur  pierre  ou  sur  métal  qui  soit 
plus  vieux  que  le  milieu  du  m®  siècle.  — Toute  cette  civilisation, 
d'ailleurs,  aurait  eu  son  origine  dans  de  vieilles  relations  avec 
Babylone  attestées  par  le  Bâverujâtaka  et,  plus  anciennement,  par 
les  lambeaux  de  souvenirs  que  le  Rigveda  a  conservés  de  Bribu, 
le  charpentier  et  le  chef  des  Panis. 

Félix  qui  potuit  rerum  cognoscere  causas  ! 

Cette  prospérité  et  toute  cette  culture  sont  représentées  dans  le 
poème  comme  reposant  sur  le  droit.  On  sait  que  le  Mahàbhârata 
est  lui  mêm«,  en  une  très  large  proportion,  un  livre  de  droit,  et  ses 


ANNÉE    1897  389 

rédacteurs,  à  n'en  pas  douter,  ont  eu  à  leur  disposition  une  abon- 
dante littérature  juridique.  Le  P.  Dahlmann  arrive  donc  naturelle- 
ment à  se  demander  quelle  a  été  cette  littérature  et  s'il  a  pu  y  avoir 
au  v^  et  au  vi®  siècle  une  assez  grande  abondance  de  smrtis  versi- 
fiées pour  servir  de  sources  aux  portions  juridiques  du  poème. 
Comme  on  pouvait  s'y  attendre,  il  a  mieux  répondu  a  la  première 
partie  de  la  question  qu'à  la  dernière.  Si  on  laisse  en  effet  de  côté 
les  «  v«  et  vi^  siècles  »,  il  reste  une  excellente  étude  sur  le  déve- 
loppement probable  de  la  littérature  légale  et  sur  les  sources  juri- 
diques du  Mahâbhârata.  Elle  peut  se  résumer  ainsi.  A  côté  des 
sût  ras,  des  aphorismes  en  prose,  il  y  a  eu  de  tout  temps  des 
apliorismes  juridiques  en  vers,  des  dharmaçlokas ^  Ceux-ci  ne  sont 
pas  restés  simplement  à  l'état  de  masse  flottante,  mais  paraissent 
avoir  formé  d'assez  bonne  heure  des  recueils  d'une  ordonnance 
sans  doute  imparfaite  et  toute  rudimentaire.  C'est  à  ces  recueils 
qu'ont  puisé  surtout  les  codes  versifiés  qui  nous  sont  parvenus  : 
[436]  car  si,  d'une  façon  toute  générale,  ces  codes  sont  plus  jeunes 
que  les  sûtras  en  prose,  ils  ne  sont  pas  ces  sûtras  simplement  mis 
en  vers  ;  ils  sont  trop  éclectiques  pour  cela  et  bien  autrement 
ambitieux  que  leurs  prétendus  modèles.  C'est  à  ces  recueils  aussi 
qu'a  dû  puiser  le  Mahâbhârata.  Mais,  en  même  temps,  il  a  connu, 
sinon  les  codes  mêmes  que  nous  avons,  du  moins  des  traités  mé- 
triques fort  semblables  et  déjà  systématisés.  A  côté  des  dharma- 
çâstras  en  général,  il  cite  ou  mentionne  (et  c'est  ici  que  le  «  v^  ou 
vi«  siècle  ))  devient  bien  malade)  des  ràjadharmas,  entre  autres 
celui  de  Manu,  les  castras  de  Çankha  et  Likhita,  d'Uçanas,  de 
Brihaspati  (ces  deux  derniers  mentionnés  XIII,  2239,  évidem- 
ment comme  auteurs  du  Nitiçâstra,  «  des  Ruses  de  la  politique  »), 
de  Manu,  de  Bhrigu  (notre  édition  de  Manu  ?).  A-t-il  connu  notre 
code  de  Manu  ?  Expressément  ou  tacitement,  il  a  l'air  de  le  citer  une 
infinité  de  fois  :  M.  Bûhler  estime  qu'un  dixième  au  moins  des 
vers  de  Manu  se  retrouvent  dans  le  poème,  ce  qui  fait  une  propor- 
tion énorme,  les  passages  communs  appartenant  à  certaines  sec- 
tions seulement  du  code.  Et  pourtant  le  P.  Dalhmann,  qui  a  fait 
delà  question  une  étude  détaillée i,  n'ose  pas  se  prononcer,  ou, 
s'il  se  prononce,  le  fait  dans  le  sens  négatif.  Parmi  ces  citations, 
soit  nominatives,  soit  anonymes,  il  en  est  en  effet  de  fort  longues, 


1.  Au  cours  de  cette  étude,  il  examine  à  fond  les  diverses    formes  du  mariage,  les 
prescriptions  relatives  au  choix  de  la  fiancée,  les  droits  du  jyestha,  de  l'aîné. 


390  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

des  tirades  entières  où  les  mêmes  vers  se  suivent  de  part  et  d'autre 
dans  le  même  ordre,  mais  toujours  avec  quelques  variantes  carac- 
téristiques, qui  impliquent  parfois  des  différences  de  doctrines.  On 
pourrait  se  rabattre  ici  sur  le  caractère  du  Mahâbhârata,  qui  est 
un  poème,  se  rappeler  aussi  que  les  Hindous  citent  de  mémoire 
et  que,  même  dans  leurs  traités  scientifiques,  ils  ne  se  piquent 
pas  d'une  grande  exactitude  dans  leurs  références.  Mais  le  P.  DahU 
mann  ne  se  contente  pas  à  si  peu  de  frais  :  il  conclut  que  le  code 
et  le  poème  ont  dû  puiser  '^  une  source  commune,  à  un  de  ces 
recueils  dont  il  a  été  question  tout  à  l'heure,  où  les  dharmaçlokas 
auraient  été  groupés  par  matières,  dans  un  ordre  fixe  à  Tintérieur 
de  chaque  groupe,  mais  où  les  groupes  eux-mêmes  se  seraient 
suivis  sans  plan  d'ensemble,  les  matières  et  les  doctrines  les  plus 
diverses  étant  enregistrées  à  la  file.  Le  désordre  chaotique  dans 
lequel  se  succèdent  les  dialogues  juridiques  des  livres  XII  et  XIII 
du  poème  peut  suggérer  en  effet  quelque  chose  de  semblable. 
Gomme  exemple,  on  peut  songer  à  des  compilations  telles  que  le 
Dhammapada^  à  la  disposition  un  peu  différente  de  certaines 
Upanishads  ou  à  celle  des  Suttas  bouddhiques.  On  pourrait  faire 
d'autres  suppositions  encore,  ou  même  n'en  pas  faire  du  tout  et 
se  résigner  [437 J  à  n'en  pas  savoir  si  long  sur  ce  point  '.  Mais, 
de  toute  façon,  il  faut  louer  ici  la  prudence  du  P.  Dahlmann.  Que 
n'en  a-t-il  toujours  montré  autant  !  C'est  pour  bien  moins,  sur  la 
foi  de  deux  ou  trois  mots,  qu'il  a  retrouvé  tout  notre  Mahâbhârata 
chez  Kâtyâyana  et  chez  Pânini. 

J'ai  à  faire  des  objections  plus  graves  aux  chapitres  suivants, 
qui  traitent  delà  religion  et  de  la  philosophie.  Le  Mahâbhârata  est 
avant  tout  un  livre  religieux,  pour  nous,  la  première  représenta- 
tation  de  cet  amalgame  confus  de  croyances  et  de  pratiques,  de 
cette  colluvies  religioniim  qui  s'appelle  l'Hindouisme.  Le  P.  Dahl- 
mann, qui  transporte  cette  représentation  au  vi°  siècle  avant  notre 
ère,  vers  la  naissance  du  Bouddhisme  et  des  mouvements  analo- 
gues au  Bouddhisme,  en  conclut  naturellement  que  le  Mahâbhâ- 
rata appartient  à  une  époque  d'enquête,  de  réveil,  d'affranchisse- 
ment. En  ce  cas,  les  rédacteurs  auraient  été  bien  peu  de  leur  temps, 

1.  L'âge  respectif  de  Manu  et  du  Mahâbhârata  est  encore  une  de  ces  questions  qui 
ne  peuvent  pas  niéme  bien  se  poser.  Le  code  se  compromet  moins  ;  mais  il  en  a 
aussi  moins  l'occasion.  Il  connaît  pourtant,  comme  le  poème,  les  Yavanas,  les  Çakas, 
les  Pahlavas,  les  Cînas,  etc.,  mais  non  les  BAhlikas,  les  Tukhàras,  les  Hûnas  et  les 
Mudgaias. 


ANNÉE     1897  391 

car  ce  n'est  certainement  pas  cet  esprit-là  qui  souffle  dans  le  poème. 
Ce  qui  domine,  c'est  une  orthodoxie  anxieuse,  pleine  de  scrupules 
et,  au  fond,  tout  aussi  pleine  de  compromis,  un  piétisme  qui  se 
prête  indifféremment,  mais  toujours  avec  une  égale  ferveur,  aux 
adorations  les  plus  diverses.  Nulle  part  les  Vedas,  le  sacrifice, 
les  brahmanes  ne  sont  plus  exaltés  que  dans  ce  livre,  qui  professe 
en  somme  le  Krishnaisme,  une  religion  en  principe  très  voisine  du 
Bouddhisme  et,  non  moins  que  lui,  hostile  aux  Vedas,  au  sacrifice 
et  aux  brahmanes.  On  y  voit  bien  un  grand  conflit  d'opinions  :  des 
sceptiques,  des  athées,  des  sophistes  qui  mettent  toutes  choses  en 
question  et  que  le  poème  tance  vertement,  des  adhérents  d'écoles 
diverses,  qui  agitent  des  problèmes  subtils  et  qu'il  embrasse 
d'une  égale  bienveillance.  Mais  quelle  est  l'époque  où  nous  ne 
trouvions  pas  dans  l'Inde  l'équivalent  de  tout  cela,  quel  est  le 
siècle  qu'il  ne  faudrait  pas,  à  ce  titre,  appeler  un  siècle  d'enquête, 
de  réveil  et  d'affranchissement  ? 

Le  P.  Dahlmann  fait  un  tableau  animé  de  ces  sectes  impies.  Il 
n'en  est  qu'une  dont  il  ne  veut  à  aucun  prix  :  le  Bouddhisme. 
D'après  lui,  il  n'y  a  pas  d'allusions  au  Bouddhisme  dans  le  Mahâ- 
bhàrata.  «  Les  mendiants  rasés  et  tondus,  vêtus  de  la  robe  brune, 
affichant  le  dharma  et  abjurant  les  Vedas  »  de  XII,  566,  ne  sont 
pas  des  Bouddhistes,  bien  que  la  desci'iption  ne  convienne  qu'à 
eux  et  soit  aussi  frappante  qu'elle  pouvait  l'être  sans  faire  trop 
visiblement  anachronisme.  L'allusion  est  encore  plus  [438]  claire 
(le  passage  est  prophétique)  dans  III,  13074-13075,  où  il  est  parlé 
des  «  ossuaires  qui  couvriront  la  terre  et  feront  déserter  les  tem- 
ples des  dieux  ».  Comment  ne  pas  reconnaître  ici  les  stupas  à  reli- 
ques des  Bouddhistes  ?  Les  Jainas  aussi  ont  eu  des  stupas  et  leur 
ont  rendu  hommage  ;  d'autres  encore  ont  sans  doute  fait  comme 
eux,  et  il  ne  serait  pas  étonnant  du  tout  que  même  les  orthodoxes 
en  eussent  élevé  sur  la  tombe  des  rois  et  des  grands  i.  Mais,  de 
toutes  les  religions  de  l'Inde,  le  Bouddhisme  est  la  seule  jusqu'ici 
où  l'on  ait  constaté  le  culte  des  reliques  et  qui  «  ait  rempli  la  terre 
d'ossuaires  ».  Le  P.  Dahlmann,  qui,  ailleurs,  a  la  foi  si  prompte, 
reste  pourtant  incrédule,  et  il  n'est  pas  difficile  de  voir  pourquoi  : 
c'est  que,  au  v«  et  à  plus  forte  raison  au  vi^  siècle,  le  Bouddhisme 

1.  D'après  les  prescriptions  du  rituel  brahmanique,  la  tombe  définitive  n'a  pas  la 
forme  du  stûpa.  Mais  nous  ne  savons  pas  jusqu'à  quel  point  ces  prescriptions  étaient 
d'observance  commune.  Ce  qui  est  plus  grave,  c'est  que,  pour  les  brahmanes,  les 
ossements  restent  impurs,  même  après  qu'ils  ont  passé  par  le  feu. 


392  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

n'avait  pas  eu  le  temps  de  «  couvrir  la  terre  de  stupas  »,  et  que 
la  prophétie,  si  elle  le  vise,  n'a  pu  être  faite  que  quelques  siècles 
plus  tard.  Plutôt  que  de  revenir  en  arrière,  il  passe  donc  par- 
dessus l'obstacle  et  affirme  hardiment  que  le  Mahàbhârata  est 
intermédiaire  non  seulement  entre  le  Vedaet  le  canon  bouddhique, 
mais  entre  le  Yeda  et  le  Bouddhisme  même  ;  qu'il  est  préboud- 
dhique non  seulement  par  une  portion  de  ses  matériaux,  ou,  comme 
l'Hindouisme  en  général,  par  le  fait  même  qu'il  n'a  pas  rompu 
avec  l'ancienne  tradition,  ma^s  par  toute  sa  rédaction,  de  part  en 
part..  Et  de  ceci  il  pense  trouver  la  confirmation  dans  la  philoso- 
phie du  poème  et  dans  l'état  religieux  qu'il  reflète. 

Gomme  le  constate  le  P.  Dahlmann,  le  Mahàbhârata  suppose 
un  état  fort  avancé  de  la  spéculation  philosophique  et  l'existence 
d'une  littérature  spéciale  déjà  systématiquement  élaborée.  Des 
systèmes  proprement  dits,  il  connaît  le  Nyâya  et  très  probablement 
aussi  le  Yaiçeshika,  car  il  fait  usage  d'une  partie  de  leur  termino- 
logie, et,  à  chaque  pas,  il  se  réfère  au  Sânkhya-yoga.  De  la  con- 
naissance des  deux  premiers  il  serait  difficile  de  tirer  un  brevet 
d'antiquité  ;  mais  le  Sânkhya-yoga  est  incontestablement  de  tra- 
dition très  ancienne.  Il  a  imprimé  sa  marque  sur  toutes  les  reli- 
gions de  l'Hindouisme.  On  sait  quels  emprunts  y  a  faits  le  Boud- 
dhisme, dont  on  a  voulu  faire  parfois  une  simple  branche  du  Sân- 
khya.  Prajâpati  et  Çiva  conçus  comme  androgynes  ne  sont  guère 
que  l'expression  théologique  du  dualisme  de  la  prakriti  et  du  pu- 
rusha^  eiyogin^  «  un  pratiquant  du  yoga  »,  est  presque  un  syno- 
nyme de  çivaite.  D'autre  [439]  part, le  poème  montre  que  Tinfluence 
de  ces  spéculations  n'apas  été  moindre  dans  les  religions  vishnoui tes. 
Seulement  ce  Sânkhya-yoga  qu'il  nous  décrit  est  bien  différent  de 
celui  que  nous  connaissons  par  la  littérature  du  système.  La  no- 
menclature du  Sânkhya,  tout  l'appareil  extérieur,  l'enveloppe  en 
quelque  sorte  est  restée  intacte  ;  mais  la  substance,  le  dualisme 
irréductible  qui  en  est  toute  la  doctrine,  a  été  entièrement  absorbée 
et  transformée  en  ce  qui  constitue  l'extrême  opposé  de  la  spécula- 
tion hindoue,  le  monisme  idéaliste  du  Vedânta.  Et  cela  au  point 
que  le  célèbre  épisode  de  la  Bhagavadgîtâ,  qui  se  donne  expressé- 
ment pour  une  exposition  du  Sànkhya-yoga,  est  considéré  comme 
une  des  trois  sources  officielles  du  Vedânta,  un  des  trois  ouvrages 
qu'est  tenu  d'illustrer  par  un  commentaire  nouveau  tout  docteur 
vedântin  qui  aspire  à  l'autorité  d'un  chef  d'école. 

Or  c'est  cette  mixture  de  notions  toutes  faites  et  contradictoii'e» 


ANNÉE    1897  393 

que  le  P.  Dahlmann  veut  nous  faire  prendre  pour  l'effort  d'une 
pensée  originale,  pour  un  Sànkhya  plus  ancien,  plus  souple  et 
encore  en  voie  de  formation,  antérieur  au  Bouddhisme  et  à  la  sépa- 
ration méthodique  des  systèmes,  quelque  chose  sans  doute  comme 
la  continuation  sincère,  dans  un  âge  de  réflexion  et  d'analyse 
plus  avancée,  du  mode  confus  de  philosopher  qui  se  voit  dans  les 
Upanisliads.  De  toutes  ses  suppositions,  il  n'en  est  pas  de  plus 
malheureuse.  Je  ne  veux  pas  m'arrêter  à  des  invraisemblances  de 
détail,  au  fait,  par  exemple,  que  la  théorie  des  trois  gunas  qui,  du 
Sànkhya,  où  elle  parait  avoir  pris  naissance,  a  pénétré  partout  et 
est  devenue  comme  un  des  moules  de  la  pensée  hindoue,  n'a  pas 
passé  dans  le  Bouddhisme,  ce  qui  peut  faire  supposer  que  celui-ci 
ne  l'a  pas  encore  trouvée  dans  le  Sànkhya  quand  il  a  fait  ses  em- 
prunts, tandis  qu'elle  est  déjà  parfaitement  incorporée  au  Sànkhya 
du  Mahàbhârata.  Je  ne  relèverai  aussi  qu'en  passant  Finsistance 
avec  laquelle  le  poème  affirme  que  le  vulgaire  seul  distingue  entre 
le  Sànkhya  et  le  Yoga,  lesquels  en  réalité  ne  font  qu'un.  11  ne  le 
répéterait  pas  si  souvent  si  c'était  vrai,  s'il  n'avait  pas  trouvé  dès 
lors  les  deux  systèmes  tels  qu'ils  sont  encore  aujourdhui  dans  la 
tradition  de  l'école,  juxtaposés,  on  ne  voit  pas  trop  pourquoi,  mais 
profondément  dissemblables.  Cet  examen  pourrait  être  prolongé  ; 
il  est  inutile.  Qu'on  considère  seulement  la  théorie  de  la  prakriti 
et  de  ses  développements,  cette  laborieuse  construction  du  monde 
que  le  Mahàbhârata  édifie  d'après  le  Sànkhya,  mais  qu'il  n'édifie 
que  pour  la  dissoudre  aussitôt  jusqu'au  dernier  atome,  par  la 
mâyâ  «  l'illusion  transcendante  »  du  Vedànta  :  on  verra  aussitôt 
qu'il  n'y  a  plus  rien  de  la  confusion  féconde  qui  précède  les  sys- 
tèmes ;  que  nous  n'avons  affaire  qu'au  syncrétisme  superficiel  et 
[440]  stérile  qui  les  suit,  les  exploite  et  les  déforme *.  Et  ce  syn- 
crétisme-là, nous  n'avons  certainement  pas  le  droit  de  le  trans- 
porter avec  tous  les  antécédents  qu'il  suppose,  au  v^  ou  au  vi"  siècle 


1.  Il  est  bien  entendu  qu'il  s'agit  ici  des  systèmes,  non  des  textes  dans  lesquels  ils 
nous  ont  été  transmis  et  dont  l'âge  est  une  tout  autre  question.  Pour  le  Sànkhya,  ce 
que  nous  avons  de  plus  vieux  est  sans  doute  le  recueil  des  Kârikâs,  qui  a  été  traduit 
en  chinois  dans  la  deuxième  moitié  du  vi«  siècle.  Nous  n'avons  pas  de  limite  aussi 
ancienne  pour  les  Sûtras  attribués  à  Kapila.  Dans  l'Inde,  leur  authenticité  n'a  jamais 
été  entièrement  reconnue,  et  M.  Garbe  va  jusqu'à  les  croire  postérieurs  à  notre 
XII*  siècle.  Mieux  garantis,  mais  tout  aussi  peu  datés  sont  les  Sûtras  du  Yoga  et  ceux 
du  Vedànta.  C'est  ainsi  que  la  question  de  savoir  si  ces  derniers  sont  antérieurs  ou 
postérieurs  à  la  Bhagavadgîtà  a  été  tranchée  dans  les  deux  sens  pour  des  raisons  de 
sentiment  :  en  réalité,  elle  est  insoluble. 


394  COMPTES    RENDUS     ET     NOTICES 

avant  notre  ère.  Car  c'est  toujours  là  qu'il  faut  en  revenir  avec  le 
P.  Dahlmann.  Ses  constatations  des  faits  sont  rarement  fautives  : 
c'est  par  l'argument  chronologique  qu'il  en  tire  ou  qu'il  y  attache, 
qu'il  les  compromet.  En  voici  encore  deux  exemples  pris  dans  cette 
discussion  même.  La  légère  hostilité  contre  le  Veda,  observe-t-il, 
qui  perce  dans  quelques  rares  passages  du  Mahâbhârata,  est  un 
trait  ancien  et  ne  doit  nullement  être  attribuée  à  une  influence 
bouddhique.  Elle  est,  en  effet,  depuis  les  Upanishads,  inhérente  au 
Vedânta,  qui  ne  l'a  désavoué»  à  aucune  époque.  De  même  le  sens 
bouddhique  de  nirvana  «  extinction,  anéantissement  »,  est  moins 
ancien  que  celui  de  «  paix,  béatitude  absolue  »,  que  le  mot  a  dans 
l'épopée  et  ailleurs  encore  chez  les  brahmanes,  où  il  est  simplement 
synonyme  de  inoksha^  l'émancipation  finale,  le  salut,  soit  dès 
cette  vie,  soit  après  la  mort^.  Ainsi  formulées,  les  deux  observa- 
tions sont  parfaitement  justes;  elles  rappellent  cette  vérité  incon- 
testable que  le  Brahmanisme  est  plus  vieux  que  le  Bouddhisme. 
Mais  enchâssées,  comme  elle  le  sont  ici,  dans  l'argumentation 
générale  de  l'auteur,  elles  passent  au  rôle  de  preuves  pour  l'âge 
qu'il  attribue  au  Mahâbhârata,  et  il  n'en  faut  pas  plus  pour  que 
l'exactitude  en  soit  atteinte  et  qu'elles  cessent  d'être  inoffensives. 

En  philosophie,  le  Mahâbhârata  professe  donc  le  syncrétisme  et 
c'est  au  [441]  syncrétisme  aussi  qu'il  aboutit  en  religion.  En 
somme  il  est  vishnouite  ou,  plus  exactement,  krishnaïte.  Mais  les 
Çivaïtes  et  même  les  sectateurs  des  anciens  cultes  y  trouvaient 
également  leur  compte.  Le  P.  Dahlmann  montre  fort  bien  que  c'est 
faire  fausse  route  que  de  voir  dans  ces  éléments  divers  des  cou- 
ches successives  qui,  à  des  époques  différentes,  seraient  venues  se 
déposer  dans  le  poème.  Vraie  peut-être  de  tel  ou  tel  morceau, 
l'explication  est  inadmissible  pour  l'ensemble  de  l'œuvre.  La  di- 
versité ne  vient  pas  d'apports  successifs,  mais  d'apports  différents  : 
elle  était  dans  les  matériaux  mêmes  dont  les  rédacteurs  ont  fait 
usage  avec  un  éclectisme  dont  les  Hindous  seuls  étaient  capables. 


1.  Ce  nirvana  brahmanique  est  devenu  le  point  de  départ  d'un  nouvel  ouvrage  du 
P.  Dahlmann,  où  il  reprend  toute  cette  question  des  origines  philosophiques  du 
Bouddhisme  :  tiirvâna,  Eine  Sludie  zur  Vorgeschichte  des  Buddhismus,  Berlin,  Félix  L, 
Dames,  1896.  L'ouvrage  a  les  mêmes  qualités  d'exposition  et  de  recherche,  mais  aussi 
les  mêmes  défauts  que  celui  que  nous  analysons.  L'auteur  y  a  naturellement  introduit 
les  résultats  chronologiques  aux([ucls  il  est  arrivé  dans  celui-ci,  et  qui  désormais, 
pense-t-il,  a  sont  fondés  sur  le  granit  ».  Toute  cette  philosophie  hybride  du  Mahâbhâ- 
rata est  ainsi  admise  comme  primitive  et  prébouddhique.  C'est  le  côté  faible  de  l'ou- 
vrage. 


ANNÉE   1897  395 

Itihâsas,  purânas  çivaïtes  et  vishnouites,  légendes  populaires  de 
toute  sorte,  sans  compter  le  vieux  stock  des  traditions  védiques, 
toutes  ces  sources  que  le  poème  lui-même  mentionne  devaient 
exister  nombreuses.  En  même  temps  le  P.  Dahlmann  nous  fait 
part  de  sa  conviction  que  les  sectes  dites  brahmaniques ^  c'est-à- 
dire  les  religions  de  Çiva  et  de  Vishnu,  sont  vieilles  dans  l'Inde, 
plus  vieilles  qu'on  ne  le  croit  généralement  et  antérieures  de  beau- 
coup au  Bouddhisme  ;  et  c'est  encore  là  une  proposition  que  je 
me  garderai  bien  de  contredire,  car  il  y  a  longtemps  que  je  la  dé- 
fends i.  Mais  je  suis  obligé  de  me  séparer  radicalement  de  lui, 
quand  il  estime  que  cette  ancienneté  garantit  aussi  celle  de  la  ré- 
daction du  Mahâbhârata,  et  qu'il  en  conclut  que  cette  rédaction  est 
elle-même  prébouddhique  et  nous  représente  fidèlement  l'état  dé- 
cès religions  au  vi^  siècle  avant  notre  ère.  Je  crois  au  contraire 
que  cette  conclusion  doit  paraître  extrêmement  improbable,  si 
l'on  veut  bien  tenir  compte  de  toutes  les  données  du  problème. 

Ces  sectes  ne  sont  en  effet  brahmaniques  qu'en  ce  sens  qu'elles 
ne  sont  pas  bouddhiques  et  qu'elles  ont  été  reconnues  et  adoptées 
parles  brahmanes  :  elles  ne  sont  nullement  brahmaniques  parleurs 
origines.  Celle  qui  a  encore  le  plus  de  titres  à  cette  qualification, 
la  religion  de  Çiva-Rudra,  que  nous  voyons  grandir  peu  à  peu  à 
travers  toute  la  littérature  védique,  n'est  elle-même  arrivée  à  régner 
qu'après  une  vive  opposition,  comme  on  le  voit  par  des  légendes 
telles  que  celle  du  sacrifice  de  Daksha  et  bien  d'autres  traits  qu'a 
conservés  la  tradition pourani que.  Quant  aux  religions  vishnouites, 
leurs  affinités  avec  le^Bouddhisme  et  le  Jainisme  sont  flagrantes. 
Gomme  chez  ces  derniers,  les  objets  de  l'adoration  y  sont  absolu- 
ment étrangers  à  l'ancien  panthéon  :  ce  sont  des  dieux  humains,  à 
biographies,  et  ces  biographies  présentent  parfois  des  rencontres 
si  singulières  avec  celles  du  Buddha  ou  du  Jina,  qu'elles  en  devien- 
nent [442]  presque  solidaires  et  que  nier  l'historicité  des  unes, 
c'est  compromettre  plus  ou  moins  celle  des  autres.  Le  nom  même 
de  vishnouite  ne  convient  à  ces  religions  que  d'une  façon  toute 
secondaire,  en  suite  seulement  de  leur  adoption  par  les  brahmanes. 
Ce  n'est  pas  Yishnu  qui  a  fait  la  fortune  de  Krishna  et  de  Râma. 
Ce  sont  ces  dieux  populaires  qui  ont  fait  celle  du  dieu  brahmanique, 
fortune  qui  a  même  failli  passer  sur  la  tête  d'un  autre.  Car  ce  n'est 
pas  du  premier  coup  que  Nârâyana,  le  nom  sur  lequel  l'assimila- 

1.  Religions  of  India  (1881).  Préface,  p.  xv. 


396  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

tion  s'est  faite  d'abord,  est  devenu  synonyme  de  Vishnu  :  il  l'a  été 
aussi  de  Brahmà,  et  c'est  Brahmâ,  non  Vishnu,  qui,  dans  les  plus 
vieux  récits,  est  le  héros  des  cwatâras  les  plus  anciens,  ceux  du 
poisson  et  de  la  tortue.  Mais  il  y  a  plus  :  ces  cultes  n'étaient  pas 
seulement  étrangers  au  vrai  Brahmanisme  ;  au  début,  ils  lui  ont 
été  plus  ou  moins  hostiles,  hostilité  dont  la  réconciliation  posté- 
rieure n'a  jamais  entièrement  effacé  le  souvenir  ^  Pas  plus  que  le 
Bouddhisme  ou  le  Jainisme,  ils  n'avaient  que  faire  du  Veda  ni  des 
brahmanes  :  car,  comme  eux»  ils  avaient  rompu  avec  le  rituel  et  la 
liturgie  traditionnels,  qu'ils  avaient  remplacés  par  de  tout  autres 
pratiques.  Au  fond,  ils  étaient  même  affranchis  de  toute  théologie 
et  de  toute  spéculation,  l'unique  nécessaire  étant  une  dévotion 
aveugle,  passionnée  à  un  dieu  personnel,  moins  que  cela,  à  un  nom, 
à  une  image.  Bref,  pour  parler  en  termes  hindous,  le  salut,  dans  ces 
religions,  n'était  plus  au  bout  du  karmamârga  ni  du  jhânamârga^ 
de  la  «  voie  des  œuvres  »  ni  de  la  «  voie  de  la  connaissance  » ,  ces 
vieilles  disciplines  brahmaniques,  mais  au  bout  du  bhaktimârga^ 
de  la  «  voie  de  la  dévotion  » ,  qui  était  ouverte  au  premier  venu. 

Gela  étant,  pouvons-nous  supposer  que  des  mouvements  si  nette- 
ment populaires,  formés  si  visiblement  en  dehors  des  brahmanes, 
si  contraires  en  apparence  à  tous  leurs  intérêts,  aient  grandi  en 
s'exprimant  dans  la  langue  des  brahmanes,  en  sanscrit?  Poser  la 
question,  c'est,  semble-t-il,  la  résoudre.  Gomme  leurs  frères,  le 
Bouddhisme  et  le  Jainisme,  les  sectes  dites  brahmaniques  et  tout 
particulièrement  les  vishnouites  ont  dû  longtemps  parler  et  écrire 
dans  la  langue  populaire,  en  prâcrit,  jusqu'au  jour  où,  conquis  par 
elles  et  les  conquérant  à  leur  tour,  les  brahmanes  en  ont  pris  la 
direction  et  y  ont  trouvé  le  point  d'appui  dont  ils  avaient  besoin 
contre  des  ennemis  plus  menaçants  et  plus  irréductibles'^.  Ge  n'est 
qu'alors  qu'il  peut  être  question  d'une  littérature  [443]  krishnaite 
sanscrite  et,  par  conséquent,  de  la  rédaction  d'un  Mahâbhârata  à 
peu  près  semblable  â  celui  que  nous  avons. 

Quand  cette  alliance  s'est-elle  accomplie  ?  Nous  ne  le  savons  pas 
au  juste  ;  mais  nous  avons  pourtant  à  cet  égard  quelques  indices. 
Les  Bouddhistes  n'ont  pas  attaqué  les  dieux  brahmaniques  ;  mais, 

1.  Voir  par  exemple,  Vishnu-Par.,  Y,  10,  le  curieux  et  irrévérent  récit  de  U  révo- 
lution religieuse  opérée  par  Krishna  parmi  les  bergers  du  Vrindàvana. 

2.  On  sait  que  les  brahmanes  ont  essayé  de  traiter  le  Bouddhisme  de  la  même  façon 
qui  leur  a  si  bien  réussi  avec  le  Krishnaîsme,  et  que,  dans  les  PurAnas,  le  Buddha  est 
un  avatAra  de  Vishnu. 


ANNÉE    1897  397 

en  attaquant  les  brahmanes,  leurs  doctrines,  leurs  pratiques  et 
leurs  institutions,  ils  ont  aussi  parlé  de  leurs  dieux.  Or,  nulle 
part,  dans  ces  polémiques,  les  nouveaux  cultes  ne  sont  mis  en  un 
rapport  particulier  avec  les  brahmanes.  Ces  cultes  existaient  sans 
nul  doute,  —  ainsi  Krishna  est  un  des  noms  de  Mâra,  le  Satan  du 
Bouddhisme  1,  —  mais  il  n'en  est  jamais  question  à  propos  des 
brahmanes.  Ceux-ci  sont  invariablement  représentés  suivant  l'an- 
cienne mode,  comme  les  hommes  du  Veda,  de  la  caste  et  du  sacri- 
fice, comme  les  adorateurs  de  Brahmâ,  d'Indra,  d'Agni,  en  aucune 
façon  comme  des  protagonistes  de  l'Hindouisme.  Il  semblerait 
donc  que  l'alliance  du  Krishnaïsme  et  de  l'orthodoxie  ne  fût  pas 
encore  chose  faite  lors  de  la  rédaction  du  canon  bouddhique  ou  du 
moins  à  l'époque  où  fut  fixé  une  fois  pour  toutes  dans  ce  canon  le 
schéma  de  cette  sorte  de  polémiques.  Cette  époque  qui  nous  don- 
nerait une  limite  supérieure  pour  la  rédaction  duMahâbhârata,  est 
elle-même  indéterminée  ;  mais,  pour  bien  des  raisons,  elle  doit 
avoir  été  plus  voisine  de  notre  ère  que  du  v®  et,  à  plus  forte  raison, 
du  vi«  siècle  avant  Jésus-Christ. 

C'est  donc  en  prâcrit  qu'il  nous  faut  imaginer  les  antécédents 
du  Mahâbhârata  en  tant  qu'œuvre  krishnaïte  :  c'est  en  prâcrit  aussi 
qu'il  a  dû  avoir  ses  antécédents  en  tant  qu'épopée.  Il  y  a  en  effet 
dans  les  replis  de  l'immense  poème  une  vraie  fable  épique,  et,  que 
la  légende  de  Krishna  y  ait  été  mêlée  ou  non  dès  l'origine,  cette 
fable  n'est  pas  brahmanique.  Elle  n'est  pas  non  plus,  comme  le 
veut  le  P.  Dahlmann,  l'invention  factice  d'une  association  de  com- 
pilateurs scolastiques.  A  travers  l'épais  crépi  dont  ils  l'ont  recou- 
verte, on  y  sent  encore  les  simples  et  fortes  proportions  et  la  vitalité 
tenace  que  l'imagination  d'un  peuple  imprime  aux  œuvres  qu'elle 
a  longtemps  couvées,  et  ce  travail  d'incubation  ne  s'est  pas  fait, 
n'a  pas  pu  se  faire  en  sanscrit.  Il  a  exigé  la  langue  de  tout  le 
monde  et  la  collaboration  d'autres  auditoires  que  des  cénacles  de 
lettrés  ou  des  réunions  de  fidèles  venant  participer  à  un  acte  sacra- 
mentel inintelligible.  Le  [444]  poème  actuel,  qui  se  donne  pour 
l'œuvre  des  brahmanes  et  qui  l'est  en  effet  de  part  en  part,  a  en- 
core conservé  un  souvenir  de  ces  conditions  plus  libres,  où  cette 
poésie  martiale  n'était  pas  encore  embaumée  pour  de  pieux  usages 

1.  Sattanipâta,  v,  354.  Majjhimanikâya,  I,  50,  pp.  337-338.  A  noter  aussi  les  points 
de  contact  entre  les  biographies  de  Krishna,  du  Buddha  et  du  Jina.  D'autre  part,  on 
ne  peut  guère  non  plus  séparer  de  notre  Krishna-Vâsudeva  le  Krishna  Devakîputraî 
de  la  Chândogyâ-Upanishady  III,  17,  6. 


398  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

dans  la  langue  savante  ;  il  sait  encore  que  les  vrais  porteurs  en 
étaient  des  chantres  profanes,  les  sûtas  ou  écuyers  des  princes  et, 
en  même  temps,  leurs  bardes.  Dans  le  Râmâyana,  si  l'on  écarte  le 
voile  d'une  légère  fiction,  on  trouve  en  cette  qualité  les  kuçilavas^ 
qui  n'ont  rien  de  sacerdotal ,  et  peut-être  n'est-ce  pas  un  simple 
effet  du  hasard  que  les  auteurs  prétendus  des  deux  grandes  épo- 
pées, Vâlmîki  et  Vyâsa,  soient  l'un  et  l'autre  des  brahmanes  de 
naissance  suspecte.  Ce  sont  là  des  échos  à  rapprocher  de  cet  autre 
du  Çatapatha-Brâhmana^  qp.  il  est  dit  (XIII,  4,  3, 12-13)  que  les 
itihâsas  et  les  purânas^  tout  en  étant  appelés  Veda,  sont  le  propre 
des  pêcheurs  et  des  oiseleurs. 

Le  P.  Dahlmann  a  senti  la  difficulté  que  fait  ici  le  sanscrit.  Il  l'a 
sentie  d'autant  plus  que,  pour  lui,  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
antécédents  du  Mahâbhârata,  mais  le  Mahâbhârata  même,  tel  que 
nous  l'avons,  qui  a  appartenu  à  la  littérature  populaire.  Comme 
épopée,  comme  smriti,  comme  livre  religieux,  d'outre  en  outre  et 
sous  toutes  ses  faces,  le  poème,  à  l'origine,  a  été  une  œuvre  popu- 
laire, ein  echtes  Volksbuch,  La  proposition  me  paraît  aussi  risquée 
que  le  serait  celle  de  voir  un  livre  populaire  dans  la  Somme  de  saint 
Thomas.  Elle  n'en  est  pas  moins  faite  sérieusement,  et  c'est  même 
pour  la  rendre  acceptable  que  l'auteur  tient  tant  à  reculer  la  ré- 
daction du  poème  le  plus  haut  possible,  au  v^  et, mieux  encore,  au 
VI®  siècle.  Car  il  est  bien  obligé  d'ayouer  qu'à  toute  autre  époque 
plus  basse,  son  «  livre  populaire  »  eût  dû  être  rédigé  en  prâcrit  ; 
tandis  qu'au  vi«  siècle  le  sanscrit,  pense-t-il,  était  encore  la  langue 
commune.  Il  ne  se  dit  pas  que,  dans  ce  cas,  la  carrière  de  son 
Volksbuch  aurait  été  bien  courte,  ni  que  la  difficulté  serait  sim- 
plement déplacée  ;  qu'il  resterait  à  expliquer  la  transmission,  dans 
sa  langue  vieillie,  de  cet  ex-livre  populaire,  pendant  des  siècles  où 
le  domaine  du  sanscrit  était  loin  d'être  ce  qu'il  est  devenu  depuis 
et  où  la  majeure  partie  de  la  vie  intellectuelle  et  même  littéraire 
de  l'Inde  échappait  à  sa  domination.  Mais  je  crois  que  toute  issue 
est  coupée  de  ce  côté  par  une  difficulté  plus  radicale  :  c'est  que 
très  probablement  il  n'y  a  pas  eu  une  époque  où  la  langue  du 
Mahâbhârata  n'aurait  pas  eu  à  côté  d'elle  des  prâcrits,  et  cela  par 
la  simple  raison  que  les  prâcrits  sont  plus  vieux  que  cette  langue. 
La  presque  totalité  du  vocabulaire  à  nous  connu  des  prâcrits  a 
passé,  il  est  vrai,  parle  sanscrit  classique:  mais,  dans  leur  mor- 
phologie, plus  ancienne  que  le  vocabulaire,  ces  dialectes  ont  con- 
servé des  formes  que  la  langue  épique  avait  depuis  longtemps 


ANNÉE     1897  399 

éliminées-.  Au  vi«  siècle  avant  notre  [445]  ère,  le  Buddha  parlait 
prâcrit,  selon  la  tradition  qui,  sur  ce  point,  a  probablement  raison. 
Il  aurait  même  déjà  défendu  de  traduire  sa  parole  en  sanscrit, 
comme  le  lui  proposaient  des  brahmanes  convertis  ^  Déjà  dans 
la  langue  védique  il  y  a  des  tendances  pracritisantes.  Dans  le 
Çatapatha-Bràhmana  (III,  2,  1,  24),  il  est  fait  défense  aux 
brahmanes  de  jargonner,  et  les  exemples  qu'on  donne  de  ce  jargon 
sont  des  pracritismes. 

Il  semble  donc  que,  pas  plus  au  vi®  siècle  qu'ailleurs,  il  n'y  ait 
de  place  pour  ce  Volksbuch  en  sanscrit.  De  ce  côté  encore,  nous 
n'avons  aucune  raison  convaincante  pour  reporter  si  haut  la  rédac- 
tion d'une  œuvre  dans  laquelle  sont  incorporés  tant  d'éléments 
incontestablement  plus  modernes.  Tout,  au  contraire,  nous  invite 
à  rapprocher  cette  rédaction  de  l'époque  où  nous  voyons  la  langue 
sanscrite  peu  à  peu  tout  envahir,  s'adapter  successivement  aux 
divers  genres  d'une  littérature  profane,  s'introduire  dans  les  chan- 
celleries royales,  s'emparer  de  l'épigraphie  et,  finalement,  dans 
l'Inde  continentale  du  moins,  s'imposer  à  la  littérature  canonique 
des  Bouddhistes  et  à  la  littérature  théologique  des  Jainas^. 

Dans  la  troisième  et  dernière  partie  de  l'ouvrage  le  P.  Dahl- 
mann  nous  ramène  une  fois  de  plus  au  droit  et  même  à  des  ques- 
tions de  droit  qu'à  plusieurs  reprises  déjà  nous  avions  pu  croire 
définitivement  vidées.  Tout  le  morceau  aurait  dû  être  fondu  notam- 
ment dans  les  chapitres  où,  cinquante  pages  plus  haut,  l'auteur  a 
examiné  les  bases  juridiques  de  l'état  social  dans  le  Mahâbhârata. 
Mais  il  avait  un  travail  tout  prêt  sur  le  droit  matrimonial  et  le 
droit  de  succession  à  caser  ;  il  l'a  donc  donné  ici,  et  c'eût  été  vrai- 
ment dommage  s'il  ne  l'avait  pas  fait.  Dans  tout  le  volume  il  n'y  a 
pas  de  pages  plus  substantielles  et  plus  judicieuses  que  celles  qu'il 
a  consacrées  à  cette  excellente  étude.  Je  me  bornerai  pourtant  à  la 
signaler,  car  elle  côtoie  à  peine  le  problème  qui  surtout  nous  inté- 
resse ici,  celui  de  l'âge  du  Mahâbhârata. 

Il  me  faut  passer  rapidement  aussi  sur  le  dernier  chapitre  du 

1.  Callavagga,  V,  33,  1. 

2.  On  sait  que  Pànini  na  pas  tenu  compte,  ni  dans  sa  grammaire,  ni  dans  le  Dhâ- 
lapatha,  des  particularités  de  ce  qu'on  a  appelé  le  dialecte  épique.  J'ai  dit  aussi  plus 
haut  (pp.  378  et  379)  quelles  raisons  m'empêchaient  d'attacher  une  bien  grande  impor- 
tance à  ce  fait,  qui  se  retrouve  de  même  chez  ses  successeurs.  Il  est  permis  toute- 
fois de  se  demander  si  Pânini,  qui  avait  à  cet  égard  les  mains  moins  liées  que  Kàtyà- 
yana  et  Patanjali,  aurait  pu  garder  le  même  silence,  s'il  avait  eu  devant  lui  une 
œuvre  de  l'importance  et  de  l'autorité  du  Mahâbhârata, 


400  COMPTES    RENDUS    ET   NOTICES 

volume,  où  le  P.  Dahlmann  résumé  précisément  la  solution  qu'il  a 
donnée  du  problème;  mais  sans  rien  ajouter  d'essentiel  à  son  argu- 
mentation. C'est  en  [446]  même  temps  une  sorte  d'appendice, 
apportant  un  supplément  de  détails  à  plusieurs  des  questions  trai- 
tées précédemment,  sans  compter  un  certain  nombre  de  morceaux 
de  bravoure  où  se  déroulent  des  développements  nouveaux.  Analy- 
ser le  tout  prendrait  beaucoup  de  place.  Je  ne  noterai  donc,  pour, 
finir,  qu'un  de  ces  développements,  parce  qu'il  est  typique  des  en- 
traînements oratoires  auxqu?^s  le  P.  Dahlmann  cède  parfois. 

Le  Mahâbhârata,  suivant  lui,  est  comme  une  borne  {Markstein) 
placée  à  la  limite  de  deux  époques  :  avant,  l'âge  du  m«,  qui  n'a  eu 
souci  que  des  rites;  maintenant  et  désormais,  Tàge  du  dJiarma, 
dont  la  grande  préoccupation  et  la  vraie  force  est  le  droit.  Tout  le 
morceau  est  supérieurement  enlevé,  mais  combien  faux,  à  force 
d'exagération  !  Qu'on  veuille  seulement  se  rappeler  que  tout  le 
mouvement  de  pensée  représenté  par  les  anciennes  Upanishads 
tombe  dans  la  première  période,  et  que  l'Hindouisme,  avec  toutes 
ses  dépendances,  appartient  à  la  seconde.  Il  est  vrai,  que,  d'une 
période  à  l'autre,  des  deux  termes  ainsi  mis  en  opposition,  l'un 
est  allé  sans  cesse  en  s'effaçant,  tandis  que  le  rôle  de  l'autre  a 
grandi  dans  la  même  proportion.  Mais  c'est  là  aussi  à  peu  près 
tout  ce  qu'il  y  a  de  vérité  dans  l'antithèse,  qui  n'est  pas  même  juste 
verbalement,  car  les  deux  mots,  loin  d'être  opposés,  se  couvrent 
réciproquement  dans  toute  l'étendue  de  leur  signification,  ou  bien 
peu  s'en  faut.  Quand,  observant  que  la  vache  donne  le  lait  tout 
cuit  sans  feu,  les  anciens  ajoutaient  que  c'était  là  le  rita^  «  la  na- 
ture mystérieuse  »  de  la  vache,  ils  ne  songeaient  pas  à  un  rite  et 
auraient  pu  dire  tout  aussi  bien  que  c'était  là  son  dharma.  Quand, 
dans  la  Bhagavadgîtà,  Krishna  déclare  :  «  Chaque  fois  qu'ici-bas 
périclite  le  bien  et  triomphe  le  mal  {dharma  et  adharma)^  je  me 
manifeste  moi-même  » ,  l'âge  précédent  aurait  exprimé  exactement 
la  même  chose  en  se  servant  de  rit  a  et  anrita.  Et  il  serait  aisé  de 
réunir  ainsi  une  couple  d'exemples  pour  chacune  ou  presque  cha- 
cune des  nombreuses  significations  des  deux  mots.  Mais  même  en 
réduisant  dharma  au  sens  strict  de  «  droit  »,  est-il  juste  de  dire 
que  l'âge  antérieur  n'en  a  eu  ni  le  sens  ni  le  souci  ?  Il  ne  l'a  pas 
codifié,  c'est  probable;  mais,  pour  ne  s'être  servi  que  de  vôjxot 
dtYpacpot,  il  n'en  a  pas  moins  maintenu,  développé,  parfois  créé  des 
institutions  et  des  coutumes  d'une  complication  délicate  et  dont 
les   codes  postérieurs  ne    sont  guère  que    l'expression    abstraite. 


ANNÉE    1897  401 

D'ailleurs  dans  la  littérature  presque  exclusivement  liturgique  et 
rituelle  que  nous  avons  de  lui,  la  préoccupation   juridique  perce 
assez  fréquemment,   soit  qu'on  y  fasse  de  rapides  allusions  à  la 
constitution  de  la  famille  ou   aux  règles  de  l'héritage,  soit  qu'en 
établissant  des  listes  graduées  de  péchés  et  de  crimes,  depuis  [447] 
celui  de  se  laisser  surprendre  endormi  par  le  soleil  levant,  jusqu'à 
celui  de  tuer  un  brahmane,  on  ébauche  comme  une  première  échelle 
des  délits  et  des  peines  i,  soit  qu'on  fasse  de  la  véritable  casuis- 
tique légale  en  soulevant  des  questions  comme  celle  ci,  par  exem- 
ple: «  Un  roi  et  son  cocher,  montés  sur  le  même  char,  écrasent  un 
passant;  qui  est  responsable,  le  maître  ouïe  serviteur^  ?  »  Quant  à 
l'âge  suivant,  pour   savoir  ce   qu'il  a  pensé  du  dharma,  et   sous 
quelle  forme  il  s'en  est  surtout  préoccupé,  le  plus  simple  est  de  le 
lui  laisser  dire.  Il  y  a  dans  le  Mahâbhàrata  (III,  13652-14099)  un 
curieux  épisode,  une  sorte  de  Chaumière  indienne  avant  la  lettre, 
où  un  chasseur,   un  homme  juste  et  pieux,  bien  qu'appartenant  à 
une  caste  cruelle  et  méprisée,  enseigne  le  dharma,  tout  le  dharma^ 
à  un  illustre  brahmane  :  honore  tes   parents,  lui  dit-il,   sois  bon 
pour  tes  proches,  ne  fais  de  mal  à  personne  et  soumets-toi  à  ton 
sort  avec  résignation;  de  droit  pas  un  mot  dans  les  447  disti({ues 
de  l'épisode.  Un  des  mouvements  les  plus  puissants  et  les  plus  no- 
vateurs de  l'époque  a  été  le  Bouddhisme  :  lui  aussi  a  enseigné  un 
dharma  nouveau,  tout  le  dJianna.  Il  n'a  pourtant  pas  touché  au 
droit.  Nulle  part  il  n'y  a  eu  un  droit  bouddhique,  un  code  boud- 
dhique, pas  même  à  Geylan,  dans  l'Archipel  et  dans  l'Indo-Ghine,  où 
le  Bouddhisme  a  simplement  introduit  ou  adopté  la  loi  hindoue.  On 
voit  donc  combien  il  reste  peu  de  chose  de  l'antithèse  du  P.  Dahl- 
mann.  Est-ce  à  dire  que,  en  passant  de  l'ancienne  littérature  au 
r>iahc\bhàrata,  on  n'éprouve  pas  une  grande  impression  de  change- 
ment et  de  nouveauté  ?  Loin  de  là  !  Mais  cette  nouveauté  est  extrême- 
ment complexe  :  c'est  l'Hindouisme  même,  qui  nous  est  ici  présenté 
pour  la  première  fois  dans  toute  sa  masse  et  malheureusement,  faut-il 
aussitôt  ajouter,  sans  en  recevoir  beaucoup   de  lumière.    Car  le 
Mahàbhârata  n'occupe  pas  ce  tournant  de  l'histoire  de  l'Inde  où  le 
P.  Dahlmann  veut  le  placer.  Il   arrive  loin,  bien  loin  des  débuts 
de  ce  qu'il  est  censé  nous  décrire,  et  il  brouille  tout  ce  qui  l'a  pré- 
cédé d'une  façon  irrémédiable. 

1.  Taittiriya  Brâh.,  III,  2,  8,  11-12.  Il  y  a  de  nombreux  passages  analogues. 

2.  Jaiminîya    Brâh.    Voir    Oertel,    dans    Journal    of  the  Americ.    Oriental   Society, 
XVIll,  p.  21  et  s. 

Religions  de  l'I>de.  —  IV.  26 


402  COMPïKS     RENDUS     ET     NOTlCfS  \ 

I 

Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes  et  résumé  du  mieux  que  j'ai  pu,  i 
l'ouTrage  du  P.  Dahlmann.  C'est  incontestablement  ce  qui  depuis  | 
bien  des  années  a  été  écrit  de  plus  fouillé  et  de  plus  achevé  sur  le  ; 
INIahâblîàrata.  Tout  en  exagérant  singulièrement  et  de  parti  pris  .; 
l'importance  de  l'élément  du  droit  pour  la  critique   générale    du  , 
poème,  l'auteur  a  tracé  de  ce  droit  une  esquisse  d'ensemble  et  une  \ 
série  d'études  de  détail  qui  resteront.  Le  droit  hindou  a  toujours 
été  fort  conservateur:  les  quelques  conflits   [4i8|  d'opinions  qui  ^ 
s'y  manifestent  dès  le  début  s'y   sont  maintenus  indéfiniment,  en  | 
théorie,  jusqu'à  nos  jours.  Aussi  la  solidité  de  ces  études  est-elle  \ 
indépendante  des   vues  chronologiques    de    l'auteur.   Très  belles  : 
aussi,  mais  déjà  moins  sûres,  sont  ses  recherches  sur  la  civilisa-  ; 
tion  du  Mahâbhârata,   tant  au  point  de  vue  matériel   qu'au  point  \ 
de  vue  des  croyances  et  des  idées.   Ici,  en  un  domaine  plus  com- 
pliqué, où  nous  entrevoyons  que  tout  a  été  mouvement  et  change-  i 
ment,  sans  que  nous  arrivions  presque  jamais  à  rien  constater,  î 
l'hypothèse  a  de  bien  autres  conséquences  ;  car  faire  intervenir  un  ; 
facteur  quelques  siècles  plus  tôt  ou  plus  tard,  c'est  modifier  sin-  ; 
gulièrement  la  marche  des  choses.  Ce  que  toute  cette  partie  analy- 
tique et  descriptive,  et  j'ajoute  de  suite  ce  que  tout  l'ouvrage  est  ; 
le  moins,  c'est  de  la  simple  statistique,  de  la  compilation  de  faits.    : 
D'un  bout  à  l'autre,  on  s'y  sent  en  présence  d'une  pensée  maîtresse  ] 
et  avec  laquelle  il  faut  compter.  Au  point  de  vue  littéraire  et  de  la  | 
critique  générale  du  poème,  le  P.  Dahlmann  en   a   remis  en  évi-  ^ 
dence  l'unité  fondamentale.  Il  a  fort  bien  établi  qu'à  vouloir  éli-  | 
miner  toute  la  partie  didactique,  on  ne  ferait  que  le  mutiler,  pour  s 
n'arriver  tout  de  même  à  aucun  résultat  acceptable.    Il  a  montré 
combien  étaient  vaines  les  tentatives  de  ceux  qui  ont  voulu  y  dis- 
tinguer des  sortes  de  stratifications,  brahmanique,  çivaïte,  vish- 
nouite,  qui  seraient  venues  s'y  déposer  successivement  au  cours 
des  siècles.    11  a  essayé   de  montrer  que  l'hypothèse   de  grosses 
additions  devait,  elle  aussi,  être  abandonnée  ;  en  quoi  il  a  eu  tort 
selon  moi,  rien  n'empêchant  de  croire  que  des  excroissances  mons- 
trueuses, comme  les  livres  XII  et  XIII,  soient  de  seconde  ou  de 
troisième  main.  Mais,  s'il  n'a  pas  entièrement  réussi  sur  ce  point, 
s'il  a  été  trop  absolu  à   repousser  toute  idée  de  remaniement,  ce 
qui  ferait  du  poème  une  exception  presque  unique  di 
ture  sansciite  S  il  a.  d'autre  part,  parfaitement   uk 


maniement,  ce  r 
dans  la  littéra-  h 

mtré  que,  sauf  :; 


1.  wSt-il  nécessaire  de  faire  observer  que  si  runité    de    rcdatlion    du    MahAbhârala 


ANNÉE    1897  403 

dans  des  cas  très  rares,  nous  sommes  incapables  de  sonder  et  de 
traiter  avec  sûreté  ces  vieilles  plaies,  et  que  toute  tentative  d'en- 
treprendre pour  le  Mahâbhârata  ce  que  M.  Jacobi  a  essayé,  il  n'y  a 
pas  longtemps,  pour  le  Râmâyana,  est  condamnée  d'avance.  Ce 
sont  là  autant  de  services  rendus  à  la  critique  du  Mahâbhârata  et 
qui  ne  pourront  pas  manquer  de  porter  de  bons  fruits.  Par  contre, 
il  y  a  joint  cette  théorie  sur  l'origine  et  sur  l'âge  du  Mahâbhârata 
absolument  manquée  selon  moi,  mais  que  je  n'en  ai  pas  moins  dû 
combattre  avec  obstination,  car  elle  se  présente  à  nous  [449]  avec 
la  séduction  des  mains  pleines  et  elle  deviendrait  dangereuse,  si 
elle  faisait  oublier  l'avertissement  donné  par  M.  Weber,  il  y  a 
quarante-cinq  ans,  et  aussi  vrai  encore  aujourd'hui  qu'alors,  que 
le  Mahâbhârata,  comme  document  historique,  ne  doit  être  consulté 
qu'avec  une  extrême  prudence  ^ 


Hinduism  Past  and  Présent,  with  an  Account  of  récent  Hindu 
Reformers  and  a  brief  Comparison  between  Hinduism  and 
Christianity,  by  J.  Murray  Mitchell,  M.  A.,  L.  L.  D.  Second 
édition,  carefuUy  revised  (London).  The  Religious  Tract  So- 
ciety, 56  Paternoster  Row,  and  63  St.  Paul's  Ghurchyard.  1897. 
—  287  pages  in-8\ 

[Journal  des  Savants^  décembre   1897.) 

[748]  Cet  élégant  petit  volume,  dont  le  titre  indique  exactement 
le  contenu,  est  une  œuvre  de  vulgarisation  au  meilleur  sens  du 
mot.  Sans  appareil,  surtout  sans  étalage  d'érudition,  il  offre  un 
aperçu  très  sage  et  fort  suffisant  de  l'histoire  des  religions  de 
l'Inde  depuis  l'origine  jusqu'au  temps  présent.  Pour  les  périodes 
anciennes  de  cette  histoire,  l'auteur  ne  prétend  pas  nous  donner 
du  nouveau.  Mais  il  est  bien  informé,  il  sait  juger  par  lui-même, 


était  aussi  rigoureuse,  que  le  prétend  le  P.    Dahlmann,  elle    fournirait  un  argument 
destructeur  de  toute  sa  théorie  ?  La  présence  dans  le   poème   d'un  nombre  considé- 
rable de  données  modernes  est  en  effet  un  fait  incontestable. 
1.  Ind.  Lileraturgesch.,  1"  éd.,  p.  179. 


4*j4         comptes  rendus  et  notices 

et  il  va  di'oit  à  l'essentiel .  A  mesure  qu'il  approche  de  l'époque  i 
moderne  et  contemporaine,  il  devient  original  :  il  a  longtemps 
résidé  dans  l'Inde  et  il  nous  parle  de  ce  qu'il  a  vu.  Déjà  le  titre 
transcrit  ci-dessus  nous  avertit  assez  et  l'auteur  a  soin  de  nous  ■ 
prévenir  lui-même,  dès  le  début,  qu'il  ne  faut  pas  s'attendre  de  sa  ; 
part  à  un  récit  impartial,  si  Ton  entend  par  là  un  récit  absolument  { 
désintéressé.  M.  Mitchell  a  été  missionnaire  dans  l'Inde  ;  et  il  traite  : 
ici  de  choses  auxquelles  il  a  donné  son  âme  et  sa  vie.  Mais  il  \ 
nous  promet  d'être  juste,  e4  je  crois  qu'en  somme  il  a  tenu  sa  pro-  i 
messe,  même  dans  les  derniers  chapitres,  qui  ont  plus  décidément  : 
l'allure  de  la  controverse.  Il  est  impossible  de  ne  pas  être  touché 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  droiture,  d'équité,  de  modération  dans  ce  : 
livre  d'un  adversaire  si  fortement  convaincu.  C'est  que,  si  une  ; 
longue  expérience  des  choses  religieuses,  qui  Ta  rendu  clairvoyant ;| 
quant  aux  doctrines  et  à  leurs  suites  pratiques,  Poblige  à  porter  des  ; 
jugements  sévères,  cette  sévérité  est  tempérée  chez  lui  par  un  véri-  ^j 
table  esprit  de  charité  et  par  une  profonde  sympathie  pour  les  bons  : 
[749]  côtés  du  peuple  hindou,  sympathie  dont  ne  seront  pas  éton-  ; 
nés  ceux  qui  se  rappellent  les  pages  émues  qu'il  a  consacrées  autre-  ^ 
fois  aux  chants  religieux  des  poètes  marathes.  11  va  sans  dire  que,  l 
dans  cette  longue  histoire,  où  il  y  a  encore  tant  de  points  obscure  ] 
et  controversés,  on  pourra  ne  pas  être  toujours  de  l'avis  de  l'au-  l 
teur  ;  mais  cet  avis  n'est  jamais  donné  à  la  légère.  Quant  aux  : 
erreurs  de  fait,  elles  sont  très  peu  nombreuses  ^  ' 

Le  livre  est  écrit  avec  une  élégante  simplicité  et,  mérite  rare  en  j 
un  sujet  si  étrange,  avec  une  admirable  clarté,  l'auteur  disant* 
toujours  nettement  sa  pensée,  sans  à  peu  près  ni  faux-fuyant.  Nous  l 
croyons  savoir  qu'une  traduction  française  est  en  préparation.  Elle  * 
arrivera  à  propos  en  ce  temps  où  il  se  débite,  pour  le  grand  public,-^ 
tant  d'insanités  sur  les  vieilles  croyances  de  l'Inde. 

1.    L'épisode    de    Tare    de  Janaka  rompu   par  Ràma    est  bien    dans  le  Ràmâyanaj 
(p.  110).  Le  Mahàbhârata  n'a  pas  220.000   çlokas  (p.  119).  Les   Purànas  n'ont  pas  été 
composés  du  douzième  au  dix-septième  siècle  (p.   129).    Taiilra   ne  .signifie  pas  «  an  | 
instrument  of  faith  »  (p.  135)  ;  etc. 


ANNÉE    1898  405 


A  literary  History  of  India,  by  R.   W.  Frazer,  LL.  B.  London, 
T.  Fisher  Uiiwin,   1898.  xiii-470  p.  in-8«. 

(Journal  des  Savants^  août  1898.) 


(o03]  Ce  nouveau  livre  de  M.  Frazer  est  une  œuvre  de  plus 
grande  envergure  et  représentant  une  bien  autre  somme  de  travail 
que  le  petit  volume  sans  prétention,  naguère  annoncé  ici  *,  dans 
lequel  l'auteur  a  résumé  l'histoire  de  l'Inde  britannique.  Il  me 
satisfait  moins  pourtant  et,  tout  en  lui  reconnaissant  de  grands 
[o04]  mérites,  je  regrette  de  ne  pouvoir  le  recommander  aussi  bien 
que  l'autre  sans  Faire  de  nombreuses  et  importantes  réserves.  Par 
<x  histoire  littéraire  »,  ]M.  Frazer  entend  non  pas  l'histoire  de  la 
littérature,  mais  l'histoire  du  développement  religieux,  social,  intel- 
lectuel et  artistique  tel  qu'il  se  révèle  dans  la  littérature.  Une 
pareille  tâche,  difficile  partout,  l'est  particulièrement  ici,  où  la 
littérature  dès  maintenant  accessible  est  volumineuse  et,  en  grande 
partie,  d'une  interprétation  mal  assurée,  et  où  ce  développement, 
pour  la  période  pendant  laquelle  la  pensée  de  l'Inde  a  été  vrai- 
ment féconde,  est  à  peu  près  dépourvu  de  chronologie  et  ne  peut 
pas  être  ramènera  de  F  histoire  proprement  dite.  Mais,  tout  en 
tenant  compte  de  ces  conditions  défavorables  qui  excluent  jusqu'à 
la  possibilité  d'arriver  à  satisfaire  tout  le  monde,  je  suis  obligé  de 
reprocher  à  l'auteur  des  lacunes  (les  Brâhmanas  et  Sùtras,  les 
Purânas,  les  diverses  branches  de  la  littérature  technique,  celle  des 
Jainas  auraient  dû  être  plus  méthodiquement  explorés),  des  détails 
inutiles  (par  exemple  l'expédition  d'Alexandre,  où  M.  Frazer  tombe 
dans  le  récit  et  le  développement  purement  littéraire),  une  habitude 
fâcheuse  de  reprendre  sans  cesse  les  choses  à  leur  commencement 
(combien  de  fois  au  juste  remonte- t-il  à  l'invasion  des  Aryas  ?), 
qui  fait  que  la  chronologie  interne,  la  seule  possible,  est  chez  lui 
très  difficile  à  suivre.  Même  pour  les  temps  où  l'ordre  des  faits  est 
assuré,  M.   Frazer  se  plait,  par  coquetterie  littéraire,  semble- t-il, 

1.  British  India.  Journal  des  Savants,  mars  1897,  p.  188  (cf.  ci-dessus,  p.  3-10). 


406  COMPTES    RENDUS     ET    NOTICES 

à  nous  les  présenter  à  rebours.  M.  Frazer  est  en  effet  un  styliste 
et  un  coloriste.  Dans  un  élégant  petit  recueil  de  nouvelles  indi-ennes 
[Silent  Gods  and  Sun-Steeped  Lands,  London,  Fisher  Unwin, 
1895),  il  a  lutté  de  subtilité  d'imagination  et  de  raffinement  de 
diction  avec  M.  Rudyard  Kipling,  et  il  porte  ici  les  mêmes  préoc- 
cupations de  fine  writing  dans  le  genre  plus  sobre  de  l'histoire. 
Si  elles  lui  ont  inspiré  plus  d'une  page  vraiment  belle,  elles  lui  ont 
par  contre  joué  aussi  d'assez  mauvais  tours  :  elles  l'ont  trop  sou- 
vent induit  à  rechercher  l'effet  quand  même,  à  substituer  la  para- 
phrase littéraire  (même  inexacte)  au  détail  précis,  à  écrire  des 
tirades  comme  celles  qu'on  lit  par  exemple  aux  pages  122-123, 
125,  127,  139,  189,  etc.,  qui,  traduites  en  français,  seraient  sim 
plement  du  phébus.  Ces  défauts  se  compliquent  d'un  trop  grand 
nombre  d'inexactitudes  matérielles  (je  ne  parle  pas  des  opinions 
risquées  ni  des  hypothèses  plus  ou  moins  gratuites  données  comme 
des  faits  acquis).  Ses  transcriptions  ne  sont  pas  toujours  telles 
qu'on  les  attendrait  d'un  lauréat  pour  le  sanscrit  de  l'université 
de  Madras  :  elles  présentent  la  plus  étrange  bigarrure  et  dans  le 
nombre  il  y  en  a  de  franchement  fautives,  comme  Brihad  Katha 
(p.  249:  l'ouvrage,  par-dessus  le  marché,  est  attribué  à  Vararuci), 
ou  le  prêtre  hrahnian^  partout  orthographié  brâhman  (p.  42,  89, 
90,  91),  une  forme  impossible.  En  général  il  parait  avoir  beau- 
coup travaillé  de  seconde  main,  sans  s'être  toujours  donné  la  peine 
de  vérifier  ses  emprunts  sur  les  textes,  et,  comme  il  lui  arrive  de 
remanier  ces  emprunts,  il  est  tombé  de  ce  chef  en  plus  d'une  mé- 
prise. Il  dépend  trop  de  ses  autorités,  qu'il  accumule  plus  qu'il  ne 
les  choisit:  ainsi,  à  la  page  64,  il  fait  l'aveu  fort  justifié  de  notre 
ignorance  quant  aux  différences  d'ordre  social  entre  les  races  aux 
temps  védiques,  et,  à  la  page  suivante,  il  donne  en  plein  dans  les 
rêveries  de  M.  Hewitt.  Son  exposition  fait  ainsi  parfois  l'effet 
d'une  juxtaposition  dénotes  plutôt  que  d'un  résumé  élaboré  d'après 
les  sources.  Il  ne  traite,  par  exemple,  que  très  sommairement,  ce 
qui  était  son  droit,  de  l'ethnographie  védique  ;  mais  que  viennent 
faire  alors  de  menus  détails  comme  la  mention,  le  fait  fùt-il 
prouvé,  que  les  Krivis  habitaient  le  Cachemire  avant  d'être  fixés 
sur  le  Gange  (p.  67)  ?  Que  viennent  faire  ailleurs  des  détails  tout 
aussi  menus  sur  le  rituel  védique,  quand  nous  n'obtenons  aucune 
vue  d'ensemble  de  ce  rituel  et  que  M.  Frazer  se  tire  d'affaire 
sur  [o05]  ce  point  par  des  considérations  vagues  sur  l'essence 
du  sacrifice  en  général  et  par  des  rapprochements  contestables 


ANNKE     1898  407 

entre  le  sacrifice  chez   les  Sémites  et  le  sacrifice  védique  (p.  70 

et  s.)? 

C'est  à  contre- cœur,  parce  qu'il  le  fallait  bien,  que  j'ai  for-* 
mule  ces  griefs.  Car,  malgré  ces  défauts,  plus  agaçants  pour  l'in- 
dianiste que  fâcheux  pour  le  grand  public,  le- livre  de  M.  Frazer 
est  une  œuvre  très  distinguée  et  qui  rendra  d'excellents  services. 
Si  l'auteur  n'est  pas  toujours  philologue  irréprochable,  il  est  écri- 
vain de  grand  talent,  historien  d'ample  information  et  de  judi- 
cieuse doctrine.  L'expérience  personnelle  qu'il  a  de  l'Inde  du  pré- 
sent, hommes  et  choses,  l'a  doué  d'une  singulière  clairvoyance 
pour  juger  et  deviner  l'Inde  du  passé  ;  elle  lui  a  suggéré  sur  bien 
des  points  des  j^éflexions  et  des  rapprochements  que  tout  le  monde 
lira  avec  profit.  Il  a  surtout  bien  vu  et  sait  bien  faire  voir  au  lec- 
teur l'unité  fondamentale  et  la  continuité  de  cette  longue  histoire. 
L'exposition  d'ailleurs  devient  plus  sûre,  plus  originale  et  plus 
vivante  à  mesure  qu'elle  approche  de  l'époque  moderne.  Ce  que 
l'auteur  dit  de  la  poésie  mahratte  et  dravidienne  sera  neuf  pour  plus 
d'un  indianiste.  On  se  prend  même  à  regretter  que  M.  Frazer,  qui 
est  lecturer  en  tamoul  et  en  talougou  à  University  Collège,  n'ait 
pas  fait  franchement  de  l'Inde  du  Sud  le  centre  de  son  livre.  Il  y  a 
peut-être  un  peu  d'optimisme  dans  son  appréciation  de  la  littéra- 
ture bengalie  contemporaine,  et  il  me  parait  avoir  un  peu  trop 
sacrifié  aux  romans  de  M^I.  Bankim  Chandra  Chatterji  et  Ro- 
mesh  Chandra  Dutt  l'œuvre  d'hommes  tels  que  Bâpû  Devâ  Sâstri 
et  Bhandarkar.  Mais  tout  ce  dernier  chapitre  sur  la  pénétration 
de  plus  en  plus  rapide  de  l'Inde  par  les  idées  de  l'Occident  n'en 
est  pas  moins  excellent,  et  les  considérations  qu'y  développe 
M.  Frazer  méritent  à  égal  titre  d'attirer  l'attention  de  l'orienta- 
liste et  celle  de  l'homme  d'État. 


4-08  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

N 

LE  PÈLERIN  CHINOIS  I-TSING 

Edouard  Cha vannes,  professeur  au  Collège  de  France  :  Voyages 
des  Pèlerins  bouddhistes.  Les  religieux  éminents  qui  allèrent 
chercher  la  Loi  dans  les  pays  d'Occident;  mémoire  composé  à 
l'époque  de  la  grande  dynastie  T'ang  par  I-tsing,  traduit  en 
français.  Paris,  Ernest  L^^oux,  1894.  Iu-8^ 

J.  Takakusu,  B.  a.,  Ph.  D.  :  A  Record  of  the  Buddhist  Religion  as 
practised  in  India  and  the  Malay  Archipelago  (A.  D.  671-695), 
by  I-tsing,  translated.  Oxford,  Glarendon  Press.  1896.  In-4\ 

[Journal  des  Scwcuits^  mai,  juillet  et  septembre  1898.) 

[261]  1-tsing  est  le  troisième  et  dernier  en  date  des  pèlerins 
chinois  dont  la  mémoire  est  restée  célèbre  dans  leur  patrie  et  qui 
ont  laissé  des  relations  détaillées  de  leurs  pérégrinations  dans 
l'Inde  et  dans  les  lies  des  mers  du  Sud.  C'est  aussi  celui  des  trois 
dont  la  traduction  présentait  le  plus  de  difficultés.  ïi  y  avait  donc 
deux  bonnes  raisons  pour  une  de  ne  l'aborder  qu'en  dernier  lieu. 

Chacune  des  deux  premières  relations  a  fait  époque  dans  les 
études  indiennes.  Quand  parut  en  1836  la  traduction  posthume  de 
celle  de  Fa-hian  par  Abel  Rémusat,  avec  les  additions  de  Klaproth 
et  de  Landresse^,  on  ne  savait  que  peu  de  chose  du  Bouddhisme 
indien  et  moins  [262)  encore  de  l'Inde  du  iv«  et  du  v^  siècle  :  le 
livre  se  trouva  être  neuf  d'un  bout  à  l'autre.  On  était  plus  avancé 
vingt  ans  après,  quand  Stanislas  Julien  publia  la  traduction  de 
Hiouen-tsang  "^  :  elle  n'en  fut  pas  moins  une  révélation.  Dans  l'une 


1.  Foe  koue  ki,  ou  Relation  des  royaumes  bouddhiques,  etc.  Paris,  1836.  — A  été  repro- 
duit en  anglais  :  The  Pilgrimage  of  Fa-lHan,  with  additional  noies  and  illustrations,  Cal- 
cutta, 1848.  —  Traductions  postérieures  sur  le  texte  original  :  1°  par  Samuel  Beal, 
The  Travels  of  the  Buddhist  pilgrini  Fah-hian,  London,  1869;  —  2"  par  Herbert  A.  (îiles. 
Records  of  Baddhistic  Kinydoms,  1877  ;  —  3°  de  nouveau  par  S.  13cal,  on  tète  de  sa  tra- 
duction de  Hiouen-tsang,  Triibiur's  Oriental  Séries,  1881  ;  —  4°  par  James  Legge,  A 
Record  of  Buddhistic  Kimjdoms,  etc.,  Oxford,  1886. 

2.  Voyages  des  pèlerins  bouddhistes  :  I,  Histoire  de  la  vie  de  Jliouen-Thsang  et  de  ses 
voyages  dans  l'Inde,  etc.,  Pari»,  1853;  —  7/  et  111^  Mémoires  sur  les  Contrées  occiden- 
tales, etc.,  Paris,  1857-58.  —  Du  mémoire,  qui  est  la  relation  proprement  dite,  il  y  a 
une  traduction  anglaise  par  S.  lieal  :  Si-yu-ki.  Buddhist  Records  of  the  W'eslern  World 
[Triibner's   Oriental   Heries),    1884.    M.   Di.ix.niMrs   a    montré  d'où   provenait  l'erreur^ 


ANNÉE     1898  409 

et  Tautre  œuvre,  dans  la  dernière  surtout,  on  avait  obtenu  ce  qui 
faisait  si  cruellement  défaut,  des  repères  et  des  cadres  rigoureu- 
sement datés,  à  deux  siècles  de  distance,  non  seulement  pour  l'his- 
toire du  Bouddhisme  indien,  mais  pour  Thistoire  et  la  géographie 
anciennes  de  l'Inde  en  général  avant  l'entrée  en  scène  des  Musul- 
mans ;  cadres  analogues  à  ceux  que  fournissent  pour  des  périodes 
antérieures  les  maigres  et  pourtant  si  précieuses  données  gréco- 
latines,  mais  infiniment  plus  riches  et  plus  précis  et  qu'aujourd'hui 
encore,  après  quarante  années  de  découvertes  littéraires  et  épigra- 
phiques,onest  loin  d'avoir  remplis  avec  des  apports  de  provenance 
hindoue. 

Si  les  deux  publications  qui  font  l'objet  de  cette  notice  ne  nous 
ont  pas  ménagé  autant  de  surprises,  cela  tient  en  partie  à  ce  que 
les  principales  nouveautés  en  avaient  été  mises  en  circulation  et, 
en  quelque  sorte,  escomptées  d'avance.  Dès  1881,  le  Rév.  Samuel 
Beal  avait  donné  une  analyse  étendue  ^  (mais  peu  exacte)  du 
mémoire  d'I-tsing  traduit  maintenant  par  M.  Chavannes.  Avant 
lui  M.  Max  Millier,  avec  l'aide  de  son  élève,  le  prêtre  japonais 
Kasawara,  avait  discuté  dans  VAcademi/-  de  Londres  quelques- 
unes  des  curieuses  données  d'histoire  littéraire  que  renferme  le 
mémoire  traduit  par  ^1.  Takakusu,  et  il  y  était  revenu  avec  de 
nouveaux  détails,  plus  tard  (1883),  dans  son  Indi a,  what  can  it 
teach  us  ^ ?  Plus  récemment  encore,  un  autre  prêtre  japonais, 
M.  Ryauon  Fujishima,  avait  donné  la  traduction  française  des 
deux  chapitres  en  question^  et,  la  même  année,  ^1.  Wassiljew  en 
avait  traduit  en  russe  un  autre,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie 
de  Saint-Pétersbourg  •'.  [263]  Mais  il  y  a  d'autres  raisons  encore 
à  cette  infériorité.  D'abord  la  nature  même  des  traités  d'I-tsing, 
qui  sont  moins  des  relations  et  des  descriptions  que  des  disserta- 
tions. L'objet  de  ces  dissertations,  quand  elles  ne  sont  pas  de  sim- 

depuis  longtemps  accréditée  en  Chine  et  acceptée  par  les  traducteurs,  que  le  mémoire 
aurait  été  rédigé  d'abord  en  sanscrit  et  même  que  Hiouen-tsang  n'en  aurait  été  que 
le  traducteur. 

1.  Joiirn.  Roy.  As.  Soc,  1881,  pp.  5oG-572.  Cf.  Indiaii  Anliqaary,  X,  pp.  109,  192^ 
216. 

2.  Numéros  des  25  septembre  et  2  octo!)re  ISSO.  Article  reproduit  la  même  annéa 
dans  Vlndian  Anliquary,  IX,  p.  305,  etc. 

3.  Pages  210,  302,  310,  338, -etc. 

4.  Deux  chapitres  extraits  des  mémoires  </7 />;/;;/  sur  son  voya'jc  dans  Vinde.  Journal 
asiatique,  novembre-décembre  1888.  Les  deux  chapitres  sont  le  xxxii'  et  le  xxxn»  du 
mémoire  Takakusu. 

ô.  Octobre  1888.  Le  chapitre  est  le  iv  du  mémoire  Takakusu. 


4t0  COMPTES     RRM)L<     K  T     NOTICES 

pies  biographies  devant  sauver  de  l'oubli  la  mémoire  de  person- 
nages qui,  par  eux-mêmes,  nous  importent  peu,  se  réduit  en  grande 
partie  à  des  minuties  de  culte  ou  de  discipline  et,  plus  rarement, 
à  des  distinctions  d'écoles.  Ces  dernières,  il  est  vrai,  seraient  fort 
intéressantes,  si  nous  savions  mieux  comment  les  prendre  et  si 
I-tsing  voulait  seulement  nous  y  aider  un  peu.  Mais  sur  ce  point, 
comme  sur  d'autres,-  il  donne  presque  toujours  trop  ou  pas  assez. 
Il  y  a  ainsi  chez  lui  une  certaine  monotonie  du  fond,  non  de  la 
forme,  et  beaucoup  de  matière  peu  utilisable,  sans  que  nous  ayons 
bien  le  droit  de  le  lui  reprocher.  En  tout  cas,  ce  n'est  de  sa  part 
ni  manque  d'intelligence,  ni  étroitesse  de  goûts  et  d'aptitudes. 
I-tsing  est  un  esprit  plutôt  ouvert,  à  la  fois  subtil  et  pratique  ;  il 
sait  observer  et,  à  côté  de  sa  constante  préoccupation  de  réformer 
chez  ses  compatriotes  la  discipline  monastique,  il  s'intéresse  à 
beaucoup  de  choses,  à  plus  de  choses  que  ses  deux  célèbres  devan- 
ciers. Mais  il  s'y  intéresse  parfois  trop  en  littérateur,  pour  ne  pas 
dire  en  amateur.  C'est  en  effet  un  fin  lettré  et  un  écrivain  détalent, 
d'imagination  vive  et  à  l'émotion  facile,  toujours  prêt  à  s'épancher 
en  des  effusions  lyriques  pleines  de  métaphores  et  d'allusions,  ou 
à  se  répandre  en  de  longues  réflexions,  où  il  déploie  sa  maîtrise 
dans  les  raffinements  du  style  gnomique.  Son  faible  pour  ces  di- 
gressions est  si  fort  qu'il  y  cède  même  quand  il  n'est  pas  bien  en 
fonds  pour  les  conduire  à  bonne  fin.  Plus  d'une  fois  il  se  laisse 
ainsi  surprendre  à  disserter  doctement  sur  des  matières  qu'il  ne 
connaît  que  très  superficiellement.  Il  nous  dit  bien  que,"  dès  sa 
jeunesse,  il  s'est  interdit  de  perdre  son  temps  au  vain  exercice  de 
la  littérature.  Mais  ses  écrits,  remplis  de  réminiscences  profanes 
et  où  M.  Chavannes  a  constaté  en  outre  des  traces  de  Pétude  d'œu- 
vres  taoïstes,  notamment  de  celles  de  Tchwang-tse,  montrent  qu'il 
ne  faut  pas,  sur  ce  point,  trop  le  croire  sur  parole.  En  tout  cas, 
on  ne  sera  pas  tenté  de  contredire  son  biographe  anonyme,  qui  est 
d'avis  que,  comparé  à  Iliouen-tsang,  c'est  1-tsing  qui  «  eut  plus 
de  talent  littéraire  ». 

Malheureusement  cette  supériorité  a  un  revers  :  un  certain  dé- 
dain de  ce  qui  ne  prête  pas  assez  aux  effets  de  style  et  un  manque 
correspondant  de  précision.  On  ne  saurait,  en  bonne  justice,  lui 
reprocher  le  vague  de  sa  géographie  de  l'Archipel  :  le  reproche  de- 
vrait plutôt  s'adresser  à  ses  compatriotes  |26i|  en  général,  qui, 
ainsi  que  le  remarque  M.  Chavannes,  n'ont  pas  su  tracer,  même 
approximativement,  la  carte  de  ces  mers  où  ils  entretenaient  pour- 


ANNÉE    1898  411 

tant  une  navigation  active.  Mais  il  est  tout  aussi  peu  précis  pour 
les  routes  de  terre,  pour  celles  de  la  partie  assez   restreinte  de 
l'Inde  qu'il  a  visitée  en  personne.  On  ne  sait  trop  où  chercher  cet 
état  de  Ngan-mouo-lt)uo-po  dont  il  est  question  à  diverses  reprises, 
que  n'ont  connu  ni  Fa-hian,  ni  Hiouen-tsang  et  qu'il  est  seul  jus- 
qu'ici à  mentionner.  Il  parait  le  placer  au  nord  du  Gange,  dans 
l'Inde  du  Centre  ;  il  donne  aussi  à  entendre  qu'il  y  est  venu  lui- 
même  dans  sa  tournée  de  pèlerinage  ^  qui,  selon  toute  apparence, 
ne  s'est  pas  étendue  au  delà  du  bassin  du  Gange.  M.  Chavannes  a 
donc  de  bonnes  raisons  de  le  chercher  dans  la  province  d'Aoudh. 
On    est  pourtant  bien  tenté  de  ne  pas   le  séparer    de  cette  ville 
de  Ngan-mouo-louo-ko-pouo  2,  qui   figure   une    page  plus   loin  et 
qu'I-tsing,  apparemment,  place  dans  l'Inde  de  l'Ouest.  Rarement 
notre  auteur  s'abaisse  adonner  les  distances  ;  ce  n'était  pas  son  fait. 
Mais,  chose  plus  grave,  quand  il  les  donne,  elles  sont  parfois  sin- 
gulièrement sujettes   à  caution.   C'est  ainsi  qu'il  énumère  d'une 
traite,  en  trois  lignes 3,  les  distances  de  Nâlanda  à  Vaiçâli  (vingt- 
cinq  relais  ou  yojanas),  à  Bénarès  (vingt  yojanas),  à  Tâmralipti 
(de  soixante  à  soixante-dix  yojanas).  Le  chiffre  donné  pour  Bénarès 
montre  qu'il  s'agit  du  grand  yojana,  de  seize  à  vingt  kilomètres,  qui 
est  aussi  celui  de  Hiouen-tsang  et  qui  répondait  à  une  étape,  à  une 
journée  de  marche  avec  bagages  et  bêtes  de  somme.  Pour  les  pèle- 
rins, c'était  une  évaluation  approximative,  mais  non  absolument 
vague  :  car  au  yojana  ils  substituent  souvent  les  expressions  «  de 
quarante  à  cinquante  lis,  environ  cinquante  lis  »,  et  le  li  est  bien 
une  mesure.  En  outre,  comme  le  montre  la  teneur  de  la  phrase,  il 
s'agit  de  distances  suivant  une  route  à  peu  près  orientée,  non  de 
marches  à  grand  détour.  Les  chiffres  donnés  par  I-tsing  sont  donc 
tous  plus  ou  moins  forcés.  Celui  de  Tâmralipti  est  fantaisiste,  à  peu 
près  trois  fois  la  distance  réelle.  I-tsing  a  pourtant  fait  deux  fois  le 
voyage,  la  première  fois  en  caravane,. et  il  dit  expressément  avoir 
pris  à  l'ouest,  c'est-à-dire  par  le  plus  court ^.  Mais  la  plus  étrange 


T.  Page  30  du  mémoire  Chavannes. 

2.  Pour  Ngan-mouo-louo-pouo-ko  ?  Ngan  serait-il  un  mot  chinois,  la  traduction 
d'une  épithète  formant  composé,  en  sanscrit,  avec  le  nom  proprement  dit?  Dans  ce 
cas,  on  pourrait  songer  aux  Malavas,  Mâlavakas  du  Penjâb.  Le  silence  de  Hiouen- 
tsang  (celui  de  Fa-hian,  antérieur  de  deux  siçcles  et  demi,  ne  compte  pas)  s'explique- 
rait à  la  rigueur  par  leur  absorption  temporaire,  mais  iî  ce  moment  complète,  dans 
l'empire  de  Harsha-Çîlâditya.  Mais  l'hypothèse,  je  le  reconnais,  est  bien  fragile. 

3.  Page  97  du  mémoire  Chavannes. 

4.  Ibidem,  p.  122. 


412  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

de  [26oJ  ces  estimations,  quelque  valeur  qu'on  assigne  du  reste  au 
yojana,  est  celle  de  la  distance  de  Vaiçâlî.  D'après  I-tsing,  cette 
distance  serait  d'un  quart  plus  longue  que  celle  de  Bénarj&s  :  sur  le 
terrain,  qui  ne  comporte  pas  de  grand  détour,  elle  est  au  moins 
d'une  moitié  plus  courte.  Fa-hian  et  Hiouen-tsang  ne  sont  pas  tou~ 
jours  des  modèles  d'exactitude,  mais  s'ils  avaient  eu  des  distrac- 
tions pareilles,  leurs  livres  ne  seraient  pas  devenus  ce  qu'ils  sont, 
le  vade-mecum  du  géographe  et  de  l'archéologue. 

Mais  I-tsing,  qui  pourtant^  quand  il  le  veut  bien,  sait  parfaite- 
ment décrire  ce  qu'il  a  vu,  témoin  sa  description  du  grand  monas- 
tère de  Nàlanda  ^,  la  plus  intéressante  que  nous  ayons  et  qui  parait 
présenter  toutes  les  garanties  d'exactitude,  puisqu'il  avait  même 
pris  soin  d'y  joindre  des  dessins,  malheureusement  perdus,  — 
I-tsing  ne  se  souciait  guère  de  préparer  des  documents  aux  géo- 
graphes et  aux  archéologues  de  l'avenir.  En  dehors  de  ses  préoccu- 
pations d'hagiographe,  il  ne  s'est  pas  soucié  non  plus  d'en  fournir 
aux  historiens.  Il  a  passé  une  douzaine  d'années  dans  le  Magadha, 
qui  était  alors  un  des  foyers  de  la  vie  politique  de  l'Inde,  hôte  de 
passage  ou  résidant  à  demeure  de  ces  grands  monastères  qui  étaient 
des  centres  privilégiés  d'information,  et  il  ne  nous  apprend  rien  de 
ce  qui  s'est  passé  autour  de  lui,  rien  des  événements  de  cette  pé- 
riode demeurée  obscure  et  où  nous  n'entrevoyons  qu'une  chose, 
qu'elle  a  été  fort  troublée.  Une  fois  il  nomme  le  grand  roi  Çilàditya 
comme  protecteur  des  poètes  et  auteur  d'un  drame-  ;  mais  il  se  tait 
absolument  sur  ses  successeurs  et,  si  nous  apprenons  la  vraie  date 
delà  mort  de  ce  monarque  (vers  655),  ce  n'est  pas  de  lui,  c'est  de 
M.  Ghavannes,  qui  l'a  extraite  pour  nous  d'un  autre  ouvrage  chi- 
nois 3.  Il  mentionne  l'ambassadeur  impérial  Wang  Hiouen-tse; 
mais  il  ne  dit  pas  un  mot  do  l'intervention,  à  un  certain  moment 
décisive,  de  son  compatriote  dans  les  affaires  indiennes.  De  même, 
à  deux  reprises,  il  parle  de  la  princesse  chinoise  Weng-teheng 
qui,  en  641  (ce  n'est  pas  lui  qui  nous  l'apprend),  était  devenue 
reine  au  Tibet  ;  il  laisse  entendre  aussi,  par  quelques  mots  dits  en 
passant,  que  la  route  de  l'Inde  à  la  Chine  par  le  Népal  et  le  Tibet 
était  alors  ouverte  et  que,  une  trentaine  d'années  après,  elle  était 

1.  op.  cit.,  p.  8t,  etc.  Il  faut  eu  rapproclier  diverses  notices  cparses  dans  le  niéniuire 
Takakusu.  Le  soin  et  l'insistance  qu'il  met  à  décrire  les  clepsydres  des  monastères  de 
rinde  et  des  îles  feraient  croire  que  ces  engins  étaient  peu  répandus  en  Chine. 

2.  Page  U»3  du  mémoire  Takakusu. 

3.  Page  19  du  mémoire  Cliavannes. 


ANNÉE    1898  413 

de  nouveau  fermée.  Mais  c'est  encore  ^M.  Gliavannes  qui  donne  la 
clef  de  ces  variations  et,  avec  le  nom  du  roi  qui  régnait  vers  650 
au  Népal,  Narendra*,  fournit  une  donnée  qui  remet  [266]  en  ques- 
tion tout  l'arrangement  chronologique  des  anciennes  inscriptions 
népalaises. 

Ces  exemples  pourraient  être  multipliés,  et  pas  seulement  quant 
aux  faits,  mais  aussi  quant  aux  us  et  coutumes.  De  ces  derniers, 
I-tsing  était  fort  curieux  et  il  nous  a  laissé  de  ce  chef  des  indica- 
tions précieuses.  Mais  là  encore  on  constate  un  défaut  de  précision 
et  comme  une  sorte  de  nonchalance.  Il  nous  fait  part  de  ses  obser- 
vations, mais  il  ne  dit  pas  où  il  les  a  faites.  La  plupart  du  temps 
il  laisse  supposer,  quand  il  ne  le  dit  pas  expressément,  qu'elles  va- 
lent pour  l'Inde  entière,  dont  il  n'a  visité  pourtant  qu'une  faible 
partie.  Ce  sont  surtout  les  usages  spécialement  bouddhiques  qu'il 
aime  ainsi  à  généraliser,  à  montrer  partout  uniformément  suivis, 
jusque  dans  les  lies  de  l'Archipel.  A  nous  alors  de  voir  si  ces  asser- 
tions ne  sont  pas  dos  pia  vota^  l'expression  du  désir,  très  marqué 
chez  lui,  d'atténuer  certaines  divergences.  En  général,  si  l'on 
excepte  ce  qui  concerne  le  rituel,  il  y  a  dans  ses  informations, 
même  dans  celles  qu'il  donne  abondamment,  un  certain  élément 
fantaisiste,  quelque  chose  d'incomplet  et  d'accidentel,  le  manque  en 
quelque  sorte  d'une  ferme  attache  au  sujet.  On  peut  tirer  souvent 
une  preuve  du  silence  de  Fa-hian  et  de  Hiouen-tsang  ;  mais  nier 
une  chose  parce  qu'I-tsing  ne  la  mentionne  pas,  serait  de  la  der- 
nière imprudence. 

On  doit  comprendre  après  cela  dans  quel  sens  et  dans  quelle 
mesure  I-tsing  est  inférieur  à  ses  deux  devanciers.  Si  on  lui  de- 
mande des  renseignements  de  même  ordre,  cette  infériorité  paraît 
considérable  ;  mais  elle  diminue  de  beaucoup  si  l'on  considère  l'en- 
semble des  informations  qu'il  nous  apporte.  Grâce  à  ses  curiosités 
multiples,  il  a  touché,  même  en  dehors  du  Bouddhisme,  à  beaucoup 
de  choses  pour  lesquelles,  sans  nous  satisfaire  pleinement,  il  est 
parfois  notre  unique  témoin,  depuis  la  confection  du  ciment  indien 
jusqu'à  l'éducation  brahmanique,  l'hygiène  et  la  médecine  hin- 
doues. Nulle  part  ailleurs  on  ne  trouve  l'équivalent  de  ses  chapitres 
d'histoire  littéraire,  ni  des  renseignements  aussi  nombreux  sur  les 
pratiques  du  Bouddhisme  au  \w  siècle,  sur  la  répartition  de  ses 
écoles,  sur  la  fréquence  et  la  portée  des  communications  qui  reliaient 

1.  Ibidem,  p.  20. 


414  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

alors  toutes  les  parties  du  monde  bouddhique  et  ont  été  un  des 
grands  facteurs  de  la  civilisation  de  l'Extrême-Orient.  Ne  nous 
eût-il  donné  qu'une  portion  de  tout  cela,  notre  reconnaissance  lui 
serait  encore  due,  à  lui  et  à  ses  traducteurs,  MM.  Ghavannes  et 
Takakusu,  qui  ont  enfin  mis  à  notre  portée  ces  mémoires  si  impa- 
tiemment attendus  et  qui,  en  outre,  nous  les  présentent  si  savam- 
ment annotés.  Je  ne  suis  pas  juge  de  l'exactitude  de  leurs  traduc- 
tions ;  je  vois  seulement  qu'elles  sont  parfaitement  intelligibles, 
ce  qui  n'est  pas  toujours  le  cas  des  traductions  de  textes  [267]  chi- 
nois. Mais  il  m'est  permis  de  rendre  hommage  à  l'excellence  de 
leurs  commentaires.  Celui  de  M.  Ghavannes  surtout  est  un  modèle 
par  sa  sobre  et  judicieuse  richesse. 

Après  ces  remarques  d'orientation  générale,  il  nous  faut  exa- 
miner de  plus  près  le  contenu  des  deux  mémoires,  en  commençant 
par  le  premier  en  date,  celui  de  M.  Ghavannes. 

C'est  un  recueil  comprenant  les  biographies  de  soixante  reli- 
gieux, tous  contemporains  d'I-tsing,  qui,  peu  de  temps  avant  lui 
ou  en  même  temps  que  lui,  ont  suivi  l'exemple  de  Hiouen-tsang  et 
visité  l'Inde  et  les  pays  limitrophes  ou,  comme  on  disait  alors  à  la 
Chine,  les  Contrées  occidentales.  Les  premiers  pèlerins  qui  avaient 
fait  le  voyage  y  étaient  allés  par  la  route  de  terre,  en  prenant  *à 
l'ouest,  et  la  locution  était  restée  en  usage,  bien  que  la  route  mari- 
time qui  va  au  sud  fût  dès  lors  plus  fréquentée.  Le  recueil  ne  com- 
prenait d'abord  que  cinquante-six  biographies  ;  mais  1-tsing  y 
ajouta  plus  tard  celles  de  quatre  religieux  qui  l'accompagnèrent 
dans  son  deuxième  voyage.  Il  ne  s'est  pas  compté  lui-même  parmi 
ces  ((  religieux  éminents  »,  sans  doute  pour  faire  preuve  d'humi- 
lité, mais  de  cette  humilité  qui  fait  partie  de  la  politesse  chinoise 
et  n'implique  nullement  l'oubli  de  soi-même.  Et,  en  effet,  I-tsing 
ne  s'est  pas  oublié.  Morceau  par  morceau,  à  propos  de  telle  ren- 
contre ou  de  telle  autre  et  même  hors  de  propos,  il  a  su  fort  bien 
faire  entrer  sa  propre  biographie  dans  le  recueil,  où  elle  tient  plus 
de  place  en  somme  que  celle  d'aucun  de  ses  soixante  confrères.  Et 
il  a  pris  le  même  soin  dans  l'autre  mémoire,  surtout  vers  la  fin, 
où  il  raconte  la  vie  de  ses  deux  maîtres,  Chan-yu  et  Hoei-si.  Enfin, 
dans  un  recueil  anonyme  de  vies  de  religieux  rédigé  sous  la  dy- 
nastie Song  (960-1278),  il  y  a  une  vie  d'I-tsing,  que  M.  Ghavannes 
a  traduite  et  placée  à  la  fin  du  mémoire.  Les  traducteurs  n'ont  eu 
qu'à  coordonner  ces  données  pour  en  tirer  une  biographie  com- 
plète. 


anm':i-:    isys  415 

«  I-tsing,  nous  dit  M.  Ghavannes,  est  le  nom  que  prit  en  entrant 
en  religion  Tchang  Wen-ming.  Il  était  né  en  634  à  Fan-yang,  non 
loin  de  la  capitale  actuelle  de  la  Chine  ;  dès  l'âge  de  sept  ans,  il  fut 
admis  au  couvent;  suivant  l'usage,  il  eut  deux  maîtres  :  l'un  pour  lui 
inculquer  l'enseignement  théorique  des  vérités  de  la  foi  et  veiller 
à  son  instruction  religieuse  (upàdliyâya)  ;  ce  fut  le  maître  de  la  Loi 
Ghan-yu;  l'autre  pour  lui  apprendre  les  règles  qu'il  devait  observer 
dans  la  pratique  et  pour  être  son  directeur  de  conscience  (âcârya)  ; 
ce  fut  le  maître  du  Dhyâna  Hoei-si  »  ^  A  l'âge  de  douze  ans,  il 
perdit  son  maître  Ghan-yu.  Cette  mort  [268]  paraît  l'avoir  vive- 
ment frappé,  à  en  juger  par  le  récit  saisissant  qu'il  en  a  fait  plus 
de  quarante  années  après-.  Il  abandonna  alors  l'étude  des  lettres 
profanes  pour  se  vouer  entièrement  à  celle  des  écritures  canoni- 
ques. A  quatorze  ans,  il  reçut  la  première  ordination  et,  quand  il 
eut  atteint  Fàge  légal,  à  vingt  ans,  l'ordination  complète.  Hoei-si 
était  alors  devenu  son  upâdhyâya  ;  à  son  exemple  et  sous  sa  direc- 
tion il  s'adonna  spécialement  à  l'étude  du  Vinaya,  de  la  discipline, 
qui  devait  rester  l'objet  de  sa  vie.  Au  bout  de  cinq  années,  sur  le 
conseil  de  son  maître,  il  se  sépara  de  lui,  prit  le  bâton  garni  d'étain^ 
et  se  mit  à  voyager  pour  se  perfectionner  dans  la  connaissance  des 
castras.  Cette  période  se  termina  par  un  long  séjour  à  Tchang- 
ngan,  aujourd'hui  Si-ngan-fou,  qui  était  en  ce  temps  la  capitale  '♦. 


1.  Ghavannes,  p.  ii.  M.  Cliu\ aimes  a  di^culi'  ces  divers  titres  dans  ses  notes,  pp.  1 
ol  140. 

2.  Takakusu,  p.  204.  —  Un  an  avant  sa  mort,  Clian-yu  avait  fait  un  tas  de  ses  pro- 
pres écrits  et  des  livres  qu'il  possédait,  et  les  avait  réduits  en  pâte  pour  être  employés 
ainsi  à  la  confection  d'une  statue.  «  Ses  élèves  ayant  voulu  l'en  empêcher...  le  maître 
leur  dit  :  «  Trop  longtemps  je  me  suis  abandonné  à  cette  littérature  ;  elle  m'a  égaré. 
«  Permettrai-je  aujourd'hui  qu'elle  en  égare  d'autres?  Ce  serait  leur  faire  un  aussi 
((  grand  mal  que  si  je  leur  administrais  un  poison  mortel...  Non,  cela  ne  sera  pas.  Un 
((  religieux  risque  de  perdre  de  vue  ses  devoirs  à  trop  bien  réussir  dans  les  occupa- 
«  lions  profanes...  Ce  dont  on  ne  veut  pas  pour  soi-même,  on  ne  doit  pas  le  donner 
«  aux  autres.»  Sur  quoi  les  élèves  se  retirèrent,  lui  donnant  raison.  Pourtant  les  livres 
importants  tels  que  le  Shuo-vven  et  d'autres  lexiques,  il  les  donna  aux  élèves,  en 
ajoutant  ces  conseils  :  a  Quand  vous  aurez  fait  une  étude  sommaire  des  classiques  et 
«  des  annales  et  acquis  quelque  connaissance  des  caractères,  appliquez  toute  votre' 
a  attention  à  l'excellent  canon  bouddhique.  Ne  vous  laissez  pas  enlacer  par  ce  filet.  » 
[Ibid.,  p.  203).  Ce  passage  montre  bien  que  l'upàdhjâya  n'était  pas  spécialement  un 
maître  de  religion.  C'était  le  maître  enseignant,  le  maître  d'école  ou  le  professeur, 
selon  l'âge  et  le  degré  d'avancement  des  élèves.  Avec  les  Chinois  comme  avec  les  Hin- 
dous, il  faut  toujours  se  défier  un  peu  du  solennel  des  définitions. 

3.  Le  khakkara,  en  xisage  chez  tous  les  bouddhistes  du  nord;  pour  celui  dont  on  se 
servait  en  Chine,  cf.  Ghavannes,  p.  11. 

4.  Takakusu,  pp.  209,  210.  Il  était  encore  à  Tchang-ngan  en  670;  Ghavannes,  p.  114. 


410  COMPTKS     UKXOUS     KT    NOTICES 

S'y  est-il  rencontré  avec  lliouen-tsang,  de  retour  depuis  645  et 
alors  dans  toute  sa  gloire  ?  Y  a-t-il  assisté  en  664  aux  magnifiques 
funérailles  que  l'empereur  fit  faire  au  grand  docteur  ?  On  voudrait 
le  croire.  Toujours  est-il  que  l'exemple  de  son  illustre  prédécesseur 
ne  fut  pas  étranger  à  son  projet  d'entreprendre,  lui  aussi,  le  saint 
voyage,  a  II  admira,  nous  dit  son  biographe  anonyme,  la  belle  per- 
sévérance do  Fa-hian  ;  il  aima  le  noble  enthousiasme  de  Hiouen- 
tsang  1  ».  Il  a  évoqué  lui-même  le  souvenir  de  l'un  et  de  l'autre  dès 
le  début  de  son  mémoire  ^.   ^ 

[269]  D'après  son  propre  témoignage,  c'est  à  l'âge  de  dix-huit 
ans  qu'il  avait  formé  le  dessein  d'aller  dans  l'Inde  ^i  il  en  avait 
trente-sept  quand  il  put  le  réaliser.  D'opulents  bienfaiteurs,  dont 
il  fit  la  connaissance  dans  l'automne  de  671,  l'envoyé  impérial 
Fong  Hiao-tsuen  et  d'autres  membres  de  la  famille  Fong,  lui  four- 
nirent les  ressources  nécessaires  :  objets  de  prix,  provisions  de 
choix,  tout  ce  qu'il  fallait  pour  un  long  yoyage^  ;  car  ce  n'est  pas 
enbhikshu  mendiant  qu'on  pouvait  prendre  la  route  de  mer.  Vers  la 
fin  de  son  séjour  à  Tchang-ngan,  il  avait  aussi  trouvé  plusieurs 
compagnons  :  tous  reculèrent  au  dernier  moment,  à  l'exception 
d'un  seul,  son  disciple  Ghan-king,  qui  partit  avec  lui,  mais  n'alla 
que  jusqu'à  Çri-Bhoja  dans  Tarchipel,  où  il  tomba  malade  et  re- 
tourna en  Chine  ^.  Avant  de  mettre  son  projet  à  exécution,  il  était 
retourné  dans  son  pays  natal  :  il  nous  parle  des  adieux  de  ses  amis; 
mais  il  ne  dit  rien  de  ses  parents,  qui  devaient  être  morts;  car, 
pour  détaché  du  monde  que  pût  être  un  religieux,  il  n'était  pas 
exempté  des  devoirs  de  la  piété  filiale  6.  Avant  tout,  il  était  allé 
demander  l'approbation  de  son  maître  lioei-si,  qui  la  lui  donna 
sans  réserve'.  Il  n'avait  pas  oublié  non  plus  Ghan-yu,  le  maître 
de  son  enfance.  Il  se  rendit  à  sa  tombe  «  pour  rendre  hommage  et 
prendre  congé.  Les  arbres  (plantés  lors  de  l'enterrement),  à  ce 
moment  dépouillés  par  le  froid,  avaient  crû  de  la  grosseur  d'un 
empan,  et  les  folles  herbes  remplissaient  l'enceinte.  Bien  que  le 
monde  des  esprits  nous  soit  caché,  je  rendis  à  mon  maître  tous  les 

1.  Chavannes,  p.  192. 
3.  Ibidem,  p.  2. 

3.  Takakusu,  p.  204.  M.  (Chavannes,  qui  suit  le  biographe  anonyme,  dit  quinze  ans, 

p.   HI. 

4.  Chavannes,  p.  IIG. 
6.  Ibidem,  pp.  lU,  126. 

6.  Voir  ce  «lu'il  dit  des  égards  de  Tchou-i  pour  sa  vieille  mère  ;  Chavannes,  p.  114. 

7.  Takakusu,  p.  210. 


ANNÉE     18  98  417 

honneurs,  comme  s'il  avait  été  présent.  Faisant  le  tour  (du  tertre) 
et  regardant  de  tous  côtés,  je  lui  déclarai  mon  intention  de  voyager  ; 
j'implorai  son  aide  spirituelle  et  exprimai  mon  désir  d'acquitter 
tout  ce  que  je  lui  devais  pour  les  grands  bienfaits  dont  m'avait 
comblé  sa  face  bénie  '  » . 

Au  commencement  de  la  onzième  lune  de  l'année  671,  à  l'entrée 
de  la  mousson  du  nord-est,  il  partit  de  Canton  à  bord  d'un  bateau 
persan,  aussi  étonné  de  se  trouver  en  mer  que  le  sire  de  Joinville 
à  la  sortie  de  la  Roche  de  Marseille^.  Après  une  navigation  d'une 
vingtaine  de  jours  dans  la  direction  du  sud,  il  arriva  à  Çri-Blioja. 
«  Je  m'y  arrêtai  pendant  six  [270]  mois;  j'y  étudiai  par  degrés 
la  science  des  sons  (la  grammaire  sanscrite).  Le  roi  me  donna  des 
secours  grâce  auxquels  je  parvins  au  pays  dé  Malayou  ;  j'y  sé- 
journai derechef  pendant  deux  mois.  Je  changeai  de  direction  pour 
aller  dans  le  pays  de  Kie-tcha.  Lorsque  arriva  la  douzième  lune, 
on  hissa  la  voile  ;  je  remontai  sur  un  bateau  du  roi  et  je  me  diri- 
geai petit  à  petit  vers  l'Inde  orientale  3.  »  Après  avoir  fait  route 
pendant  plus  de  dix  jours  vers  le  nord,  il  passa  en  vue  de  la  «  terre 
des  hommes  nus  »  et,  de  là,  après  une  nouvelle  navigation  de  plus 
d'un  demi-mois  vers  le  nord-ouest,  il  atteignit  Tàmralipti  ^.  Il  y 
arriva  le  huitième  jour  de  la  deuxième  lune  de  l'an  673  \ 

Des  cinq  localités  nommées  dans  cet  itinéraire,  les  deux  der- 
nières sont  identifiables:  Tàmralipti  est  représenté  aujourd'hui  par 
Tamlouk,  sur  un  affluent  de  FHougly,  et  la  «  terre  des  hommes 
nus  »  répond  aux  lies  Lankabâlous  des  relations  arabes,  c'est-à- 
dire  au  groupe  desNicobar.  Les  insulaires  n'acceptaient  en  échange 
de  leurs  produits  que  du  fer  :  en  notant  qu'ils  appelaient  ce  métal 
loha^  I-tsing  nous  apprend  que  la  lingua  franca  de  ces  parages 
était  alors,  en  partie  du  moins,  un  jargon  indien^. 

Pour  les  trois  autres,  on  n'arrive  qu'à  des  probabilités  plus  ou 

1.  Op.  cit.,  p.  204  et  p.  xviu,  où  la  traduction  a  été  rectifiée,  probablement  d'après 
la  paraphrase  qu'avait  donnée  M.  Chavanncs,  p.  m, 

2.  Ghavannes,  pp.  llG-117;  Takakusu,  pp.  211  et  xxix. —  La  mention  de  ce  bateau 
persan  est  jusquici,  je  crois,  le  seul  témoignage  d'un  trafic  direct  par  mer  entre  la 
Chine  et  l'Asie  antérieure. 

3.  Ghavannes,  p.  119. 

4.  Ibidem,  p.  120. 

5.  Takakusu,  p.  211.  —  Il  a  dû  s'arrêter  en  route,  puisciue  ses  \ingt-cinq  à  trente 
jours  de  navigation  lui  ont  pris  plus  de  deux  mois. 

6.  Les  diverses  formes  du  nom  témoignent  dans  le  même  sens  :  Lankabâlous,  Nak- 
kavàram,  Nacabar,  Nicubar,  etc.,  paraissent  remonter  à  une  expression  indienne 
nagnavâra^  «  séjour  des  hommes  nus  ». 

Religions  de  lI>de.  —  IV.  27 


418  COMPTi:S     RENDUS     ET     NOTICES  J 

i 
moins  fragiles.  C'étaient  les  escales  ordinaires  de  la  route  de  l'Inde  ] 

à  travers  l'Archipel  :  partant  de  Çrî-Bhoja  et  allant  de  Test  à  l'ouest, 
on  avait  quinze  jours  de  navigation  jusqu'à    Malayou  et  quinze  ; 
autres  jours  de  Malayou  à  Kie-tcha^  Les  deux  traducteurs  sont; 
d'accord  pour  placer  ces  trois  stations  sur  la  côte  septentrionale  de  j 
Sumatra  ;  ils  le  sont  aussi  pour  mettre  Kie-tclia  à  l'extrémité  nord-  ; 
ouest,  dans  l'État  actuel  d'Atchen,  ce  qui  n'est  qu'une  conjecture.  ] 
1-tsing  nous  dit  que,  pour  s'y  rendre  en  partant  de  Malayou,  il  a  ; 
<(  changé  de  direction  ».  okns  une  navigation  de  cabotage,  il  a  pu  i 
facilement  se  tromper  ;  la  remarque  serait  pourtant  singulière,  s'il  j 
avait  continué  simplement  à  suivre  la  côte.  Il  est  donc  tout  aussi  j 
permis  de  chercher  cette  station  en  face,  sur  la  côte  malaise  :  tout  \ 
ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'elle  a  dû  se  trouver  quelque  part  au  ; 
débouché  de  la  passe  de  Malacca.  Malayou  est  un  ethnique  et,'  de  : 
ce  fait,  comporte  déjà  une  première  indétermination.  M.  Chavannes  j 
y  [271]   reconnaît  le  Malajur  de  Marco   Polo  et  l'identifie  avec  [ 
Palembang,  que  les  Javanais,  d'après  les  Commentaires  d'Albu-^ 
querque,  appelaient  Malayo  ;  par  suite,  il  place  Çrî-Bhoja  tout  à  ' 
l'extrémité  orientale  de  l'île,  dans  la  résidence  actuelle  de  Lam- 
pong.  Mais  ce  témoignage  de  l'auteur  des  Commentaires  est  ba-  i 
lancé  par  celui   de  Barros,  qui,   en  énumérant  les  royaumes  de  ] 
Sumatra,  distingue  Palembang  de  Malayo  ;  il  place  ce  dernier  à  | 
l'est  de  l'autre,  avec  Tana  entre  les  deux.  C'est  au  contraire  Çrî-  - 
Bhoja  que  M.  Takakusu  identifie  avec  Palembang,   et  il   donne  \ 
quelques  bonnes  raisons  à  l'appui  de  cette  identification  ;  il  est  par  1 
suite  obligé  de  faire  en  sens  inverse  pour  Malayou  ce  que  M.  Cha-  S 
vannes  a  du  faire  pour  Çrî-Bhoja,  le  reporter  d'autant  à  l'ouest  sur  | 
la  côte,  en  un  point  où  il  n'y  en  a  point  d'autres    indices.    En 
somme,  les  données,  quand  elles  ne  sont  pas  vagues,  sont  en  con- 
flit. La  difficulté  se  complique  encore  du  fait  que  ces  noms  dési- 
gnent àla  fois  des  villes  et  les  États,  d'étendue  sans  cesse  variable, 
dont  ces  villes  étaient  les  capitales.  Il  en  résulte  que  tel  témoi- 
gnage qui,  à  première  vue,  paraît  décisif,  est  de  peu  de  secours 
quand  on  l'examine  de  plus  près.  C'est  ainsi  qu'I-tsing  nous  ap- 
prend que,  dans  le  pays  de  Çrî-Bhoja,  le  gnomon  ne  marque  pas 
d'ombre  à  midi  «  au  milieu  du  huitième  mois  et  au  milieu  du  prin-  l 
temps'  ».  M.  Takakusu  pense  qu'il  faut  entendre  par  là  a  aux  deux  J; 


1.  Chavannes,  ••>  14 i. 

2.  Takakusu,  p.  113. 


ANXKE     1898  419 

équinoxes  ».  Et,  en  effet,  les  mois  chinois  étant  mobiles,  la  phrase 
n'aurait  guère  de  sens  si  elle  n'avait  pas  celui-là.  Il  résulte  donc 
de  cette  observation  d'I-tsing  que  le  pays  (non  la  ville)  de  Çrî- 
Bhoja  confinait  à  Téquateur,  qu'il  n'était  pas  réduit  à  l'extrémité 
sud-est  de  Sumatra,  qu'il  en  occupait  au  contraire  la  côte  au  moins 
aussi  loin  vers  le  nord  que  Palembang  (2"  50'  lat.  S.)  et  probable- 
ment au  delà.  Mais  que  peut-on  en  conclure  pour  Çri-Bhoja  la 
ville,  dont  la  situation  pourtant  nous  intéresse  le  plus  ?  Pas  même 
qu'il  faille  la  chercher  en  Sumatra  et  pas  plutôt  dans  l'île  voisine, 
en  Java.  Car  c'est  bien  là  qu'on  la  chercherait  de  préférence  d'après 
ce  qu'I-tsing  rapporte  du  haut  degré  qu'y  avait  atteint  la  culture 
hindoue,  culture  qui  a  toujours  été  plus  intense  en  Java  qu'en 
Sumatra.  La  distance  ne  ferait  pas  difficulté  ^  Il  ne  faut  guère 
plus  de  temps  pour  aller  à  Palembang  de  Batavia  que  de  Lampong. 
D'autre  part  nous  voyons  que  le  roi  de  Çri-Bhoja  faisait  le  com- 
merce du  [272]  dehors,  dont  il  avait  probablement  le  monopole, 
comme  l'avaient  aussi  des  rois  de  l'Inde  :  c'est  sur  un  bateau  du 
roi  qu'I-tsing  fit  sa  traversée;  c'est  encore  sur  un  bateau  du  roi 
qu'un  autre  pèlerin,  Ou-hing,  fit  la  sienne-.  Dans  ces  conditions, 
des  établissements  même  lointains  n'ont  rien  dont  on  doive  s'éton- 
ner. Ils  ne  s'étendaient  sans  doute  pas  loin  dans  l'intérieur  des 
terres^  et  on  peut  se  les  figurer  moins  comme  des  possessions 
que  comme  des  comptoirs.  Encore  moins  la  supposition  serait-elle 
contraire  à  ce  que  nous  entrevoyons  des  anciens  rapports  entre  les 
deux  îles.  C'est  Java  qui  est  le  siège  de  la  civilisation  et  de  la  puis- 
sance ;  c'est  là  probablement  qu'était  le  centre  de  cet  empire  de 
Zabedj  que  les  Arabes  trouvèrent  deux  siècles  plus  tard  dominant 
sur  beaucoup  d'îles.  Cet  empire  aussi,  M.  Chavannes  le  cherche 
en  Sumatra;  il  y  voit  un  Çri-Bhoja  devenu  beaucoup  plus  grand 
que  celui  qu'I-tsing  a  connu  et  il  tient  même  les  deux  noms  pour 
identiques.  Il  est  plus  probable  qu'ils  n'ont  rien  de  commun  et 
qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  renoncer  à  l'opinion  déjà  ancienne  que  Zabedj 
est  simplement  une  déformation  arabe  de  l'ancien  nom  sanscrit  de 
Java,  Yavadvîpa,  devenu  'laêaStou  chez  Ptolémée.  Je  sais  bien  que 

1.  La  considération  des  distances  serait  plutôt  en  faveur  de  Java  :  Malayou,  qu'il 
faut  probablement  placer  dans  les  parages  de  Palembang,  était  à  peu  près  à  égale  dis- 
tance (quinze  jours  de  navigation)  de  Kie-tcha,  à  l'entrée  nord  du  détroit  de  Malacca, 
d'une  part,  et,  d'autre  part,  de  Çri-Bhoja  ;  ce  dernier  devait  donc  être  bien  plus  loin 
vers  lest  que  Lampong  :  la  côte  de  Java  seule  offre  la  marge  nécessaire. 

2.  Chavannes,  p.  144. 

3.  Odoric  de  Pordenone  et  Marco  Polo  ont  trouvé  la  barbarie  à  Sumatra. 


420  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES  '    : 

cela  ne  prouve  pas  grand'chose  en  faveur  de  Java,  le  nom  ayant  été  '\ 
appliqué  indifféremment  aux  deux  îles  ^  ;  mais  cela  prouve  encore  1 
moins  en  faveur  de  Sumatra.  Encore  pour  Marco  Polo,  il  y  a  deux  J 
Java;  mais  c'est  notre  Java  qui,  bien  que  de  beaucoup  la  plus  pe-  i 
tite  des  deux,  est  Java  la  Grande;  Sumatra  n'est  que  Java  Mineure.  ' 
D'ailleurs  est-il  bien  sur  que  cet  empire  de  Zabedj  n'ait  pas  déjà  | 
existé  du  temps  d'I-tsing  ?  Dans  ses  deux  mémoires,  surtout  dans  \ 
le  second,  le  texte  est  accompagné  de  notes  et,  dans  ces  notes,  il  ] 
est  dit  à  plusieurs  reprise^  que  «  Malayou  est  maintenant  Çrî-  ; 
Bhoja  »,  c'est-à-dire  qu'il  en  est  devenu  dépendant.  M.  Ghavannes, 
s'appuyant  sur  certaines  expressions,  pense  que  ces  notes  ne  sont  ] 
pas  d'I-tsing^,  qu'elles  ont  été  ajoutées  au  temps  de  la  dynastie  ] 
Tcheou  (951-960).  M.  Takakusu  donne  de  ces  expressions  une  : 
autre  explication  et  soutient  au  contraire  l'authenticité  des  notes  3.  ^ 
Je  ne  suis  pas  juge  du  différend;  je  ferai  remarquer  seulement  que  \ 
l'observation  d'I-tsing  sur  l'absence  d'ombre  [273]  aux  équinoxes  j 
semble  donner  raison  à  M.  Takakusu.  Malayou  ne  peut  pas  avoir  [ 
été  bien  éloigné  de  Palembang  ;  là-dessus  Barros  et  le  fils  d'Albu- 
querque  sont  d'accord.  Or  l'observation  montre  que  Çri-Bhoja  ; 
dès  lors  s'étendait  au  delà  de  Palembang  et,  par  conséquent,  com-  ! 
prenait  Malayou.  L'état  de  choses  visé  dans  les  notes  existait  donc  ] 
déjà  du  temps  d'I-tsing  et,  comme  rien  ne  défend  de  placer  la  ca-  < 
pitale  de  Çri-Bhoja  en  Java,  une  domination  insulaire  assez  sem-  I 
blable  au  Zabedj  des  Arabes  est  parfaitement  admissible  dès  la  fin  i 
du  \iv  siècle.  ^ 

I-tsing  ne  nous  donne  donc  guère  que  des  possibilités  pour  l'iden-  i 
tification^  des  lieux'  qu'il  a  visités  lui-même  dans  ces  parages  ;  à 
plus  forte  raison  ne  renseigne-t-il  que  médiocrement  sur  ceux,  en 
bien  plus  grand  nombre,  dont  il  ne  parle  que  par  ouï-dire.  Les  deux 
traducteurs  ont  fait  tout  le  possible  pour  tirer  bon  parti  de  ces 
mentions,  et  peut-être  n'y  a-t-il  à  leur  reprocher  parfois  que  de 
n'avoir  pas  été  assez  défiants.  Je  ne  puis  pas  ici  les  suivre  dans 
toutes  ces  identifications;  je  me  bornerai  à  en  donner  encore  deux 
exemples  :  l'un,  parce  qu'il  montre  bien  à  quelle  sorte  d'incerti- 

1.  Pour  la  même  raison,  il  n'y  a  rien  à  conclure  du  fait  qu'I-lsing  (Chavanncs,  181, 
1S6)  et  Albirbuni  {Indica,  trad.  Sachau,  I,  210)  donnent  le  nom  d'  «  lie  d'or,  Suvar- 
nadvipa  »  à  Çrî-Bhoja  et  à  Zabedj.  Bien  que  justiQô  seulement  pour  Sumatra  (Java  ne 
produit  pas  d'or),  ce  nom  a  été  commun  aux  deux  îles.  Chez  Albirouni,  il  désigae 
l'archipel  en  général. 

2.  Ghavannes,  pp.  37,  202. 
.  Takakusu,  pp.  7,  214. 


ANNÉE    1898  421 

tudes  on  se  heurte  ici  dans  les  cas  les  plus  favorables  ;  l'autre, 
parce  que  c'est  une  des  rares  occurrences  où  I-tsing  parait  nous 
mettre  réellement  sur  la  voie  d'une  solution. 

I-tsing  mentionne  fréquemment  un  royaume  de  Ho-ling  (aussi 
écrit  Po-ling)  :  c'était  également  une  station  de  la  route  de  l'Inde 
et  un  centre  de  culture  hindoue.  Les  deux  traducteurs  s^accordent 
à  le  placer  sur  la  côte  septentrionale  de  Java  et  M.  Chavannes 
(p.  42)  produit  des  autorités  qui  lui  assignent  cette  position.  De 
plus,  comme  une  de  ces  autorités  le  met  à  quatre  jours  de  naviga- 
tion à  l'est  de  Çri-Bhoja,  que  M.  Chavannes  identifie,  ainsi  qu'on 
l'a  vu,  avec  l'extrémité  occidentale  de  Sumatra,  il  en  conclut  que 
Ho-ling  a  dû  se  trouver  de  l'autre  côté  du  détroit  de  la  Sonde,  à 
l'extrémité  occidentale  de  Java,  dans  le  territoire  de  Bantam. 
A  part  l'objection  que  le  site  de  Çri-Bhoja,  lui-même  indéter- 
miné dans  une  grande  mesure,  ne  peut  servir  à  préciser  à  ce 
point  celui  de  Ho-ling,  la  côte  de  Java  conviendrait  parfaitement. 
Mais  voici,  comme  par  un  mauvais  sort,  que  M.  Takakusu 
(p.  xLvii)  trouve  dans  les  annales  chinoises  un  autre  passage  où  il 
est  dit  qu'à  Ho-ling,  au  solstice  d'été,  le  gnomon  projette  au  sud 
une  ombre  sensiblement  inférieure  au  tiers  de  sa  hauteur,  ce  qui 
donne  plus  de  six  degrés  de  latitude  nord  ',  tandis  que  la  côte  sep- 
tentrionale de  Java  est  entre  6  et  7  degrés  de  latitude  sud.  Je  ne 
pense  pas  qu'il  faille  pour  cela  renoncer  à  la  côte  de  Java  et 
[274]  et  chercher  sur  celle  de  Bornéo  ou  du  continent  ;  mais  on  se 
sent  troublé  tout  de  même.  L'énoncé  chinois  est-il  à  retourner-^ 
ou  y  avait-il  deux  Ho-ling  ?  Si  ce  nom  représente  réellement,  comme 
on  l'a  supposé,  le  simscrii  Kalinga,  la  deuxième  supposition  n'au- 
rait rien  d'improbable.  Ce  n'est  pas  seulement  à  Java,  c'est  dans 
toute  l'Indo-Ghine  que  le  Kalinga  paraît  avoir  fourni  une  notable 
portion  de  l'immigration  hindoue;  aujourd'hui  encore,  tout  le  long 
de  la  côte,  de  la  Birmanie  à  la  péninsule  malaise,  on  trouve  éche- 
lonnés les  établissements  des  Klings. 

L'autre  exemple  concerne  le  F'ou-nan.  Ce  nom  a  donné  lieu  aux 
identifications  les  plus  diverses  ;  on  l'a  appliqué  successivement  au 
Tonkin,  à  Campa,  au  Siam,  à  l'Annam.  MM.  Chavannes  et  Taka- 
kusu se  prononcent  pour  le  Siam,  M.  Takakusu  plus  particulière- 

1.  Au  juste  6°  18'.  Le  calcul  de  M.  Takakusu  est  bien  établi;  mais,  numériquement, 
il  est  inexact. 

2.  Pour  le  rendre  applicable  à  Java,  il  faudrait  changer  le  solstice  dété  en  solstice 
d'hiver  et  faire  porter  l'ombre  au  nord. 


422  COMPTFS     RENDUS     ET     NOTICES 

rement  pour  le  Siam  oriental,  aux  confins  du  Cambodge.  Mais  je 
crois  qu'I-tsing  ici  nous  vient  réellement  en  aide  et  permet  d'être 
plus  précis.  Il  nous  dit  en  effet  que  «  cette  contrée  est  le  prolonge- 
ment méridional  de  l'Inde  ;  ce  n'est  point  une  des  îles  de  la  mer .  ^) 
Gomme  l'orientation  entre  ces  divers  pays  était  surtout  déterminée 
par  leurs  côtes,  la  remarque  de  notre  auteur  no  peut  guère  viser 
qu'un  pa3'S  riverain  du  golfe  de  Bengale  ;  on  concevrait  difficile- 
ment qu'il  l'eut  faite  à  propos  d'une  région  comme  le  Siam  pro- 
prement dit,  qui  est  séparé  de  la  mer  indienne  par  l'énorme  pro- 
jection de  la  péninsule  mal'^se.  D'autre  part,  le  Fou-nan,  qui, 
selon  I-tsing,  était  au  sud-ouest  de  Campa,  à  la  distance  d'un 
mois,  était  contigu  au  Cambodge  qui,  selon  les  annales  chinoises, 
se  l'était  récemment  soumis.  C'est  donc  bien  du  Siam  qu'il  s'agit, 
mais  du  Siam  déterminé  par  la  côte  occidentale,  la  possession  bri- 
tannique actuelle  de  Tenasserim,  au  sud  de  la  baie  de  Martaban, 
qui  seule  pouvait,  aux  3'eux  d'un  Chinois,  apparaître  comme  «  le 
prolongement  méridional  de  l'Inde  ».  1-tsing  nous  apprend  en 
outre  que,  jusqu'à  une  époque  récente,  le  Bouddhisme  y  avait  été 
florissant  ;  mais  qu'un  méchant  roi  l'y  avait  ruiné  et  qu'au  temps 
de  la  rédaction  du  mémoire  (vers  690),  il  ne  s'y  trouvait  plus  de 
bouddhistes  ~.  Peut-être  y  a-t-il  un  rapport  entre  cette  ruine  tempo- 
raire dd  Bouddhisme  et  la  conquête  du  ]^ou-nan  par  le  roi  du  Cam- 
bodge Içânavarman  l^^  en  626.  Par  leurs  inscriptions,  nous  savons 
en  effet  que  ce  prince  et  son  successeur  Jayavarman  I^""  étaient 
brahmanistes  et,  sans  être  des  persécuteurs  au  sens  propre  du 
mot,  ils  ont  pu  fort  bien  ne  pas  être  respectueux  des  immunités 
des  communautés  bouddhistes.  Ces-inscriptions  ne  disent  rien  de 
cette  conquête  et  malheureusement,  [27o]  pour  les  années  qui 
vont  de  667  à  802,  par  conséquent  pour  l'époque  à  laquelle  écri- 
vait I-tsing,  il  y  a  une  lacune  dans  les  documents  épigraphiques 
du  Cambodge.  Nous  savons  seulement  que  la  conquête  a  été  du- 
rable et  qu'au  x«  siècle  encore  la  domination  khmère  comprenait  le 
bassin  du  Ménam.  Quant  à  Tépigraphie  siamoise,  elle  n'a  livré 
jusqu'ici  qu'un  seul  document  vraiment  ancien  :  une  inscription 
non  datée,  mais  qui  peut  fort  bien  être  antérieure  à  la  conquête  ; 
elle  est  bouddhiste -^  Kn  attondaiit  que  de  nouvelles  découvertes 
viennent  confirmer  ces  données  d'I-tsing,  on  peut,  je  pense,  dès 

1.  Takakusu,  p.  12. 

2.  Ibidem. 

3.  Fournereau,  le  Siam  ancien  (Annales  du  Ma&6e  Guimcl,  I.  p.  127). 


ANNÉE    1898  423 

maintenant  et  sans  grande  chance  d'erreur,  admettre  que,  pour  lui, 
Fou-nan  désigne  la  côte  de  Tena^serim  et  le  hinterland. 

Mais  il  est  temps  de  rejoindre  notre  voyageur,  que  nous  avons 
laissé  débarquant  à  Tâmralipti,  à  l'embouchure  du  Gange.  Il  y  fit 
la  rencontre  d'un  compatriote,  Tatcheng-teng  i,  qui  avait  été  un 
disciple  de  lliouen-tsang  et  qui,  après  avoir  visité  Geylan  et  par- 
couru une  grande  partie  de  l'Inde,  habitait  Tâmralipti  depuis  douze 
années'-.  Il  demeura  avec  lui  une  année 3,  étudiant  le  sanscrit.  Puis 
ils  partirent  ensemble  pour  le  Magadha,  la  terre  sainte  du  Boud- 
dhisme. Ils  s'étaient  joints  à  une  caravane  de  plusieurs  centaines 
de  marchands.  A  dix  journées  de  marche  de  Mahâbodhi,  dans  un 
pays  de -hautes  montagnes  et  d'étangs  S  I-tsing  fut  pris  d'une  in- 
disposition subite  et  dut  rester  en  arrière  de  ses  compagnons  :  a  Je 
marchais  solitaire  dans  les  défilés  périlleux.  Vers  le  soir,  des  bri- 
gands de  la  montagne  accoururent;  ils  tendaient  les  cordes  de 
leurs  arcs,  prêts  à  lancer  des  flèches,  et  poussaient  de  grands  cris  ; 
ils  vinrent  me  regarder  et  se  moquèrent  de  moi  entre  eux  ;  ils  com- 
mencèrent par  me  dépouiller  de  mon  habit  de  dessus,  puis  ils  m'en- 
levèrent mon  vêtement  do  dessous  ;  tout  ce  que  j'avais  sur  moi  de 
courroies  et  de  ceintures,  ils  me  l'arrachèrent  aussi.  A  ce  moment 
je  pensais,  en  vérité,  que  j'allais  dire  adieu  pour  longtemps  aux 
générations  humaines  et  que  je  ne  satisferais  pas  mon  désir  d'ac- 
complir un  pèlerinage  d'adoration,  —  que  mes  membres  seraient 
dispersés  sur  les  pointes  des  lances  et  que  je  ne  réussirais  pas 
dans  mon  espoir  de  faire  des  recherches  originales.  En  outre,  c'était 
un  bruit  répandu  dans  le  pays  que,  si  on  prenait  [276J  un  homme 
de  couleur  blanche,  on  le  tuait  pour  l'offrir  en  sacrifice  au  ciel. 
Quand  je  pensai  à  ces  récits,  mes  inquiétudes  en  furent  redoublées. 
J'entrai  alors  dans  une  fondrière  et  je  m'enduisis  de  boue  tout  le 
corps  ;  je  me  couvris  de  feuilles  et,  m'appuyant  sur  un  bâton,  je 
m'avançai  lentement...  A  la  deuxième  veille  de  la  nuit,  j'eus  le 
bonheur  d'atteindre  mes  compagnons;  j'entendis  le  vénérable  Ta- 
tcheng-tcng  qui  me  jetait  de  longs  appels  en  dehors  du  village  ; 
dès  que  nous  nous  fûmes  retrouvés,  il  s'occupa  de  me  donner  un 

1.  I-tsing  a  raconté  sa  Aie:  c"csl  la  328  Jq  recueil. 

2.  Chavannes,  p.  71. 

3.  Ibidem,  p.  122.  Ailleurs  (ïakakusu,  p.  211)  il  dit  avoir  repris  son  voyage  le 
o"  mois;  ce  séjour  n'aurait  donc  été  que  de  trois  mois,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  du 
5*  mois  de  l'année  suivante,  674. 

4.  Probablement  aux  environs  de  la  montagne  de  Parasnatli,  qui  est  un  lieu  de  pèle- 
rinage pour  les  Jainas. 


424  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

habit  et  de  laver  mon  corps  dans  un  étang.  Je  pus  alors    entrer 
dans  le  village  ' .  » 

Prenant  alors  vers  le  nord,  I-tsing  se  rendit  au  grand  couvent 
de  Nâlanda  et,  delà,  au  sanctuaire  de  Mahâbodhi  à  Gayâ.  Après 
avoir  visité  tous  les  lieux  saints  de  cette  région  privilégiée,  il  acheva 
ce  qu'il  appelle  sa  tournée  de  pèlerin,  mais  sur  laquelle  il  est  ex- 
trêmement avare  de  détails.  Il  nous  apprend  sommairement  qu'il  a 
été  à  Vaiçàlî,  à  Kuçinagara,  à  Bénarès  ;  mais  on  se  demanderait 
s'il  a  poussé  jusqu'à  Kapil^vastu  au  nord,  jusqu'à  Çiàvastî  au 
nord-ouest,  si  M.  Takakusu  n'en  avait  pas  trouvé  la  preuve  dans 
un  autre  de  ses  ouvrages-.  Il  revint  ensuite  à  Nâlanda  et  y  de- 
meura dix  années,  étudiant  les  écritures  et  recueillant  des  manus- 
crits des  livres  canoniques  ^.  Tatcheng-teng  était  mort  dans  l'inter- 
valle, à  Kuçinagara,  aux  lieux  mêmes  où  le  Buddha  était  entré 
dans  le  Nirvana  ^,  et  à  Nâlanda  même,  I-tsing  avait  trouvé  un 
autre  compagnon  d'étude,  son  compatriote  Ou-hing\  Puis  le  mo- 
ment arriva  où  tous  deux  songèrent  au  retour  :  Ou-hing  pensait 
rentrer  en  Chine  par  la  route  de  terre,  celle  du  nord;  I-tsing  s'ap- 
prêta à  reprendre  la  route  de  l'est  et  du  sud  par  laquelle  il  était 
venu.  «  Nous  ndus  accompagnâmes  à  partir  du  temple  de  Nâlanda 
et  nous  allâmes  daus  la  direction  de  l'est  à  une  distance  de  six 
yojanas.  Chacun  de  nous  pensait  au  chagrin  de  nous  séparer  vi- 
vants l'un  de  l'autre  ;  tous  deux  nous  entretenions  l'espoir  d'une 
nouvelle  réunion  ;  en  songeant  à  l'immensité  de  la  tâche  qui  nous 
restait  à  faire,  nous  essuyions  l'un  l'autre  nos  pleurs  avec  nos 
manches.  Il  avait  alors  cinquante-six  ans.  »  Ils  ne  devaient  plus 
se  revoir.  Quelques  années  après,  à  la  rédaction  du  mémoire, 
I-tsing  ne  savait  pas  ce  qu'était  devenu  son  ami,  ni  s'il  était  vivant 
ou  mort;  mais  M.  Chavannes  nous  apprend  d'après  une  autre 
source  qu'Ou-hing  ne  revint  point  en  Chine  et  qu'il  mourut  dans 
l'Inde  du  Nord^.  Leur  séparation  s'était  faite  en  685  '.  Cette  même 
année,  I-tsing  [277]  prit  le  chemin  du  retour  :  «  Je  me  rendis  de 
nouveau  dans  le  pays  de  Tâmraliptî  ;  avant  d'y  être  arrivé,  je 
rencontrai  une  forte  troupe  de  brigands;  c'est  à  grand'peine  que 

1.  Chavannes,  pp.  122-123. 

2.  Takakusu,  p.  lui. 
.S.  Chavannes,  p.  125. 

4.  Ibidem,  p.  73. 

5.  Sa  biographie  est  la  52*  du  recueil. 

6.  Chavannes,  p.  147. 

7.  Ibidem,  p.  10. 


ANNÉE     1898  ,  425 

j'évitai  d'être  tué  par  le  glaive  et  que  je  pus  conserver  ma  vie  du 
matin  jusqu'au  soir.  Après  cela,  je  m'embarquai  ;  je  passai  dans 
le. royaume  de  Kié-tcha.  Les  textes  sanscrits  du  Tripitaka  que  je 
rapportais  formaient  plus  de  cinq  cent  mille  stances  qui,  dans  la 
traduction  chinoise,  rempliraient  bien  mille  rouleaux;  je  les  pris 
avec  moi  et  m'arrêtai  dans  le  pays  de  Çri-Bhoja^.  » 

Ce  deuxième  séjour  à  Çri-Blioja  dura  près  de  quatre  années  2. 
I-tsing  ne  donne  pas  les  motifs  qui  l'y  décidèrent  ;  il  se  borne  à 
dire  qu'il  employa  ce  temps  de  diverses  façons,  n'étant  pas  encore 
déterminé  à  quitter  ce  lieu  pour  rentrer  dans  sa  patrie  3.  Mais  ces 
motifs  ne  sont  pas  difficiles  à  deviner.  Il  avait  à  mettre  en  ordre 
et  à  rédiger  ses  notes,  à  étudier  et  à  transcrire  ses  manuscrits  et 
à  en  préparer  du  moins  la  traduction  chinoise.  Pour  tout  ce  tra- 
vail, cette  station  lui  offrait  d'excellentes  ressources  :  «  Dans  la 
ville  fortifiée  de  Çrî-Bhoja,  nous  dit-il  ^,  les  religieux  bouddhistes 
sont  au  nombre  de  plus  de  mille,  appliqués  à  l'étude  et  aux  bonnes 
pratiques.  Ils  approfondissent  toutes  les  matières,  exactement 
comme  dans  le  Royaume  du  Milieu  (l'Inde)  ;  les  règles  et  les  céré- 
monies sont  les  mêmes.  Un  religieux  chinois  qui  désire  se  rendre 
dans  l'Occident,  pour  entendre  et  lire  (c'est-à-dire  pour  suivre  des 
leçons  et  étudier  les  écritures  originales),  fera  bien  de  s'arrêter  là 
une  année  ou  deux,  d'y  pratiquer  les  bonnes  règles  et  ensuite  seu- 
lement d'aller  dans  l'Inde  centrale.  ))  Outre  la  faveur  du  roi,  qui 
était  un  protecteur  du  Bouddhisme,  il  trouvait  donc  là  des  secours 
pour  ses  travaux  qui  lui  eussent  fait  défaut  en  Chine.  D'autre  part, 
les  relations  avec  la  Chine  y  étaient  faciles  et  fréquentes  et  de 
celles-ci  aussi  I-tsing  avait  besoin,  comme  le  montre  la  plus  sin- 
gulière de  toutes  ses  aventures  : 

«  A  l'embouchure  de  la  rivière  de  Çri-Bhoja^,  je  montai  à  bord 
d'un  bateau,  pour  envoyer  une  lettre  de  créance  destinée  à  être 
montrée  aux  gens  de  Canton  pour  demander  du  papier  et  des  ta- 
blettes d'encre,  afin  [278]  de  transcrire  les  textes   sanscrits,   et 


1.  Chavannes,  p.  125. 

2.  Takakusu,  p,  185.  Je  suis  ici  la  computation  de  M.  Chavannes,  qui  place  ces 
quatre  années  de  685  à  689.  M.  Takakusu,  qui  met  le  départ  de  l'Inde  en  688  seule- 
ment, les  place  de  688  à  692. 

3.  Takakusu,  p.  185. 

4.  Dans  le  Mûlasarvâstivâda-ekaçata-karman,  un  autre  ouvra-ge  d'1-tsing,  cité  par 
M.  Takakusu,  p.  xxxiv. 

5.  Comme  tous  les  anciens  ports,  Çrî-Bhoja  était  en  rivière.  C'est  là  un  des  argu- 
ments qui  ont  décidé  M.  Takakusu  à  le  chercher  à  Palembang. 


426  COMPTAS     RKXDUS     ET     NOTICES 

aussi  pour  engager  des  scribes.  Juste  à  ce  moment  les  marchands 
eurent  un  vent  favorable  ;  ils  levèrent  les  voiles  et  les  déployèrent 
dans  toute  leur  hauteur;  ainsi  portés  par  elles,  nous  arrivâmes 
(en  Chine)  ;  quand  môme  on  aurait  demandé  à  s'arrêter,  il  n'y 
aurait  pas  eu  moyen  de  le  faire.  Par  là  on  reconnaît  que  c'est  l'in- 
fluence du  karman  qui  décide,  et  non  les  projets  que  l'homme  peut 
faire  ^  » 

Ainsi  enlevé  par  surprise,  I-tsiiig  arriva  à  Canton  le  20^  jour 
de  la  septième  lune  de  l'an  689'-.  Il  n'y  resta  que  trois  mois.  Après 
des  démarches,  qu'il  racont^^en  détail  et  au  cours  desquelles  il 
reçut  les  encouragements  et  l'appui  le  plus  efficace  du  clergé,  il 
remit  à  la  voile  pour  Çri-Bhoja  le  premier  jour  de  la  onzième  lune 
de  la  même  année  3,  emmenant  avec  lui  quatre  religieux  qu'il  avait 
intéressés  à  son  œuvre  de  la  conquête  des  textes  sacrés.  Ce  sont 
ces  quatre  compagnons  dont  les  biographies  forment  le  supplé- 
ment du  recueil^.  Ils  restèrent  trois  années  avec  \m'\  étudiant  le 
sanscrit  et  le  malais,  l'aidant  à  copier  et  à  traduire  des  textes.  Au 
bout  de  ce  temps,  ils  le  quittèrent:  l'un  alla  à  Ho-ling,  où  il  mou- 
rut; un  autre  se  fixa  à  Çri-Bhoja,  renonçant  à  toute  idée  de  re- 
tour ;  deux  seulement  revinrent  en  Chine  ;  l'un  y  mourut  au  bout 
de  trois  autres  années  ;  du  dernier,  I-tsing  n'eut  plus  de  nouvelles, 
malgré  tout  ce  qu'il  put  faire  pour  s'en  procurer '\  Le  supplément, 
qui  nous  donne  ces  détails,  a  donc  été  rédigé  ou  du  moins  achevé 
au  plus  tôt  six  années  après  la  fin  de  l'an  689,  c'est-à-dire  en  695 
et  très  probablement  plus  tard,  quand  I-tsing  lui-même  était  de  re- 
tour en  Chine.  Quant  aux  cinquante-six  premières  biographies,  il 
les  avait  écrites  à  Çrî-Bhoja,  avant  692,  année  où  il  en  envoya  le 
recueil  en  Chine.  Il  y  avait  à  Çrî-Bhoja  un  religieux  du  nom  de 
Ta-tsin,  qui  y  était  venu  avec  le  projet  d'aller  dans  l'Inde.  I-tsing 
l'engagea  à  retourner  en  Chine  afin  d'obtenir  du  gouvernement  la 
fondation  dans  l'Inde  d'un  monastère  à  l'usage  des  pèlerins  chi- 
nois.  Ta-tsin   s'embarqua  le   15''  jour  de   la  cinquième  lune   de 


1.  J'ai  suivi  l'iiilerprétalion  que  M.  Takakusu  a  donnée  de  ce  passage,  p.  ixxiv 
D'après  M.  Cliavannes,  p.  176,  I-lsinar  sor;iil  monté  à  bord  avec  l'intention  de  faire  le 
voyage. 

2.  Chavannes,  p.  177. 

3.  Chavanue»,  p.  179. 

4.  Les  n"  .')7  à  60,  qui  vont  de  l;i  p;tge  It'.l  à  l;i  im::-  lui  ,le  I,.  Iraduclion  <U^  M.  '.lia- 
vannes. 

5.  Chavannes,  p.  189. 

6.  Ibidem,  p.  190. 


ANNKE     1898  427 

l'an  692  :  «  Je  lui  ai  confié,  dit  I-tsing,  des  traductions  nouvelles 
en  dix  chapitres  de  siitras  et  de  castras  divers,  le  traité  en  quatre 
chapitres  sur  la  Loi  intérieure  envoyé  des  mers  du  Sud  (c'est  le 
traité  traduit  par  M.  Takakusu),  le  traité  en  deux  chapitres  sur 
[279]  les  religieux  éminents  qui  ont  été  chercher  la  Loi  dans  les 
pays  d'Occident  (c'est  le  recueil  traduit  par  M.  Ghavannes  ').  » 

Ainsi  les  deux  .ouvrages  ont  été  écrits  à  Çri-Blioja  avant  le  mi- 
lieu de  l'an  692.  Pour  le  traité  traduit  par  M.  Takakusu,  on  a 
même  une  limite  supérieure  :  par  divers  passages,  notamment  par 
celui  où  l'auteur  dit  qu'il  était  de  retour  à  Çri-Bhoja  depuis  plus  de 
quatre  ans  2,  on  voit  que  ce  traité  et  tout  particulièrement  les  cha- 
pitres si  précieux  d'histoire  littéraire  ne  sont  pas  antérieurs  à  690. 

I-tsing  ne  revint  en  Chine  qu'en  695,  le  second  mois  de  l'été. 
C'est  sa  biographie,  écrite  à  l'époque  de  la  dynastie  Song  et  qui  a 
été  traduite  en  appendice  par  M.  Ghavannes,  qui  nous  a  conservé 
cette  date.  Elle  relate  aussi  les  honneurs  qui  lui  furent  rendus  à  son 
retour  à  Lo-yang,  qui  était  alors  la  seconde  capitale,  par  l'impé- 
ratrice Ou,  une  méchante  femme,  mais  une  zélée  bouddhiste,  qui 
s'était  emparée  du  pouvoir  au  détriment  de  son  fils  :  «  L'impéra- 
trice céleste  alla  en  personne  le  recevoir  au  dehors  de  la  porte  su- 
périeure de  TEst.  Les  religieux  de  tous  les  temples,  formant  un 
cortège  avec  des  bannières,  des  dais,  des  chants  et  des  fanfares, 
marchaient  devant.  Par  décret  impérial,  il  fut  établi  dans  le  temple 
Fo-cheou-ki3.  » 

Gomme  lliouen-tsang,  il  consacra  ses  dernières  années  à  la  tra- 
duction des  textes  canoniques.  «  Il  rapportait  près  do  quatre  cents 
ouvrages  formant  ensemble  cinq  cent  mille  stances,  une  reproduc- 
tion de  l'image  fidèle  qui  se  trouve  au  Bodhimanda  (à  Gayâ)  et 
trois  cents  reliques'*.  »  Pourvu  d'une  commission  impériale,  il  se 
mit  à  l'œuvre,  d'abord  camme  assistant  de  Çikshânanda,  un  reli- 
gieux natif  de  Khoten  ;  à  partir  de  l'année  700,  il  eut  seul  la  direc- 
tion du  travail.  Ces  traductions  officielles  étaient  en  effet  des  œu- 
vres collectives,  le  produit  d'une  collaboration  minutieusement  et 
savamment  réglée,  que  M.  Ghavannes  nous  décrit  d'après  le  recueil 
de  biographies  rédigé  sous  la  dynastie  Song  :  «  Des  commissions 
étaient  nommées  par  l'empereur  ;  à  leur  tête  était  placé  un  reli- 

1.  Cluivaanes,  p.  160. 

2.  Takakusu,  p.  185. 

3.  Ghavannes,  p.  194. 

4.  Ibidem,  p.  193. 


428  COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

gieux  qui  signait  de  son  nom  l'œuvre  achevée  ;  mais  sous  ses  or- 
dres il  avait  jusqu'à  huit  ou  neuf  sortes  de  fonctionnaires  chargés, 
les  uns  de  contrôler  la  correction  des  textes  sanscrits,  les  autres 
de  rédiger  la  traduction,  d'autres  d'en  polir  le  style,  d'autres  d'en 
vérifier  l'exactitude  ;  dans  une  des  commissions  présidées  par 
I-tsing,  il  y  eut  jusqu'à  vingt  personnes  nommées  uniquement  pour 
polir  le  style  ;  souvent  le  nombre  total  des  membres  dut  être  d'une 
cinquantaine  ;  parmi  eux  [280]  se  trouvaient  presque  toujours 
quelques  Hindous  ^ .  »  I-tsing  t^^aduisit  ainsi  cinquante-six  ouvrages 
formant  deux  cent  trente  volumes,  dont  la  biographie  traduite  par 
M.  Chavannes  donne  la  liste  et  qui  font  encore  partie  du  Tripitaka 
chinois.  Outre  ces  traductions,  on  a  de  lui  des  œuvres  person- 
nelles :  les  deux  traités  qui  font  l'objet  de  cette  notice  et  trois  opus- 
cules sur  la  discipline.  Trois  autres  ouvrages  qu'il  mentionne, 
mais  qu'on  n'a  pas  encore  retrouvés,  une  Relation  de  l'Occident, 
les  Vies  des  dix  hommes  vertueux  de  l'Occident  et  une  Relation  du 
Madhyadeça  seraient  aussi  de  lui,  de  l'avis  de  M.  Takakusu-. 
Peut-être  en  mentionue-t-il  un  quatrième,  une  Relation  de  son 
deuxième  voyage  aux  mers  du  Sud,  dont  il  est  question  en  tête  de 
son  supplément  au  mémoire  sur  les  religieux  éminents^.  Mais  ni 
M.  Chavannes  ni  M.  Takakusu  n'ont  vu  là  un  titre  d'ouvrage,  et 
il  est  téméraire  de  juger  en  pareille  matière  sur  simple  traduc- 
tion. 

«  Il  mourut  en  713,  âgé  de  soixante- dix-neuf  ans  ;  il  avait  été 
dans  les  ordres  cinquante-neuf  ans.  Ses  funérailles  furent  faites 
aux  frais  publics...  La  pagode  élevée  en  son  honneur  se  trouve 
aujourd'hui  (à  l'époque  de  la  dynastie  Song,  960-1278)  sur  une 
hauteur,  au  nord' de  la  Porte  du  Dragon,  à  Lo-yang^.  » 


[Journal  des  savants^  juillet  1898.) 

[i2o]   Je   me  suis  arrêté  longuement  à  la  vie  d'I-tsing  parce 
qu'il  m'a  semblé  que  c'était  le  moyen  le  plus  sur  de  donner  une 

1.  Chavannes,  p.  i\. 

2.  Takakusu,  p.  21<;. 

3.  Cliavannes,  p.  IGl, 

4.  Ihidein,  pp.  2(X)-201. 


ANNÉE     1898  429 

idée  vivante  et  exacte  de  ces  biographies  de  pèlerins.  Les  autres 
sont  beaucoup  moins  personnelles  et  toutes,  ou  presques  toutes, 
sans  être  taillées  sur  le  même  patron,  présentent  un  grand  fonds 
de  traits  communs.  De  ces  traits  communs  le  plus  caractéristique 
est  qu'elles  nous  retracent  non  de  simples  pèlerinages,  mais  des 
voyages  d'étude,  de  véritables  entreprises  scientifiques.  Tous  ces 
pèleriiïs  sans  doute  n'étaient  pas  des  I-tsing  ;  mais  les  plus  hum- 
bles n'obéissaient  pas  seulement  au  désir  de  visiter  les  saints  lieux  ; 
ils  étaient  mus,  en  outre,  par  le  dessein  d'acquérir  pour  eux- 
mêmes,  afin  de  pouvoir  ensuite  la  répandre  autour  d'eux,  une 
meilleure  connaissance  de  la  sainte  Loi.  De  là  la  grande  durée  de 
ces  pérégrinations  ;  on  partait  jeune  et,  si  l'on  ne  restait  pas  en 
route,  ce  qui  arrivait  neuf  fois  sur  dix  ^,  on  revenait  vieillard.  Et 
c'est  aussi  là  ce  qui,  plus  que  [426]  les  difficultés  et  les  périls  du 
voyage,  donnait  quelque  chose  d'héroïque  à  la  vocation. 

De  ces  difficultés  et  de  ces  périls,  les  relations  qui  nous  sont 
parvenues  tracent  de  vives  peintures  et  I-tsing,  à  son  tour,  ne 
manque  pas  une  occasion  de  les  rappeler  ou  de  les  décrire.  Il  parle 
avec  émotion  des  dangers  de  la  route  de  mer,  des  «  masses  d'eau 
des  vagues  soulevées  par  le  poisson  gigantesque,  des  gouffres 
énormes  et  des  flots  qui,  s'élèvent  jusqu'au  ciel  ».  Il  n'est  pas  moins 
éloquent  sur  ceux  de  la  voie  de  terre,  qu'il  n'a  pourtant  pas  af- 
frontés, sur  les  terreurs  qui  assaillent  le  voyageur  après  le  pas- 
sage de  a  la  barrière  de  pourpre  »  (la  Grande  Muraille)  et  qui  le 
suivent  tout  le  long  du  «  chemin  sauvage  »,  parmi  «  les  sables  mou- 
vants ))  de  la  Gobi,  plus  loin  à  la  traversée  des  «  Monts  des  Oi- 
gnons »  ou  au  milieu  «  des  précipices  des  dix  mille  montagnes  », 
qui  barrent  la  route  au  delà  des  Portes  de  fer  ;  plus  loin  encore  à 
travers  les  «  immensités  des  déserts  pierreux  du  pays  de  l'Elé- 
phant »  (l'Inde)  2.  Les  attaques  de  brigands  dans  les  défilés,  de 
pirates  sur  les  fleuves  reviennent  fréquemment  dans  ses  récits,  et 
nous  avons  vu  qu'il  n'a  pas  été  lui-même  plus  heureux  sous  ce  rap- 
port que  beaucoup  de  ses  confrères  et  que  ne  l'avaient  été  avant 
eux  Fa-hian  et  Hiouen-tsang.  C'étaient  là,  à  coup  sûr,  des  chances 

1.  «Pour  des  dizaines  qui  verdirent  et  fleurirent  et  pour  plusieurs  qui  entreprirent, 
il  y  en  eut  à  peine  un  qui  noua  des  fruits  et  donna  des  résultats  véritables,  et  il  y 
en  eut  peu  qui  achevèrent  leur  œuvre.  »  (Ghavannes,  p.  4.)  —  De  ceux  qui  étaient 
venus  dans  l'Inde  peu  de  temps  avant  I-tsing,  il  ne  restait,  au  moment  où  fut  écrit  le 
mémoire,  que  cinq  de  vivants  ;  les  autres  «  étaient  tombés  comme  une  pluie  douce  » 
l.  cit.,  p.  9),  et  bien  peu  nombreux  sont  ceux  dont  il  a  pu  noter  le  retour  en  Chine. 

2.  Chavannes,  pp.  3-5  et  passim. 


430  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

peu  rassurantes,  qu'il  ne  faudrait  pourtant  pas  exagérer.  En 
somme,  les  risques  étaient  probablement  moindres  que  ceux  de 
nos  anciens  voyages  d'outre-mer  ou  ceux  dont  sont  menacées  en- 
core aujourd'hui  les  caravanes  de  la  Mecque. 

Des  différentes  routes  de  terre,  la  plus  courte,  celle  qui,  du 
Yunan,  prend  à  travers  les  hautes  vallées  de  l'Indo-Chine,  était 
impraticable,  bien  que  jadis,  à  l'époque  des  Guptas,  d'après  une 
tradition  qu'I-tsing  nous  a  conservée ',  elle  eût  été  suivie  par  une 
vingtaine  de  pèlerins.  Une  autre,  par  le  Tibet  et  le  Népal,  avait 
été  ouverte  quelque  temps  auparavant,  durant  le  règne  au  Tibet 
de  la  princesse  chinoise  Weng-tchang,  mais  s'était  refermée  depuis. 
Restait  la  troisième,  celle  qu'avaient  prise  Fa-hian  et  Hiouen-tsang, 
la  seule  que  les  relations  nous  décrivent.  Elle  gagnait,  par  deux 
chemins  principaux,  le  défilé  des  Portes  de  fer  et  la  haute  vallée 
de  rOxus  et  pénétrait  dans  ITnde  par  les  passes  de  l'Hindoukoush. 
Elle  était  longue  et  fatigante,  hérissée  d'obstacles  naturels  formi- 
dables, que  rimagination  des  Chinois  grossissait  encore  en  les 
personnifiant  en  de  méchants  démons.  Mais  c'était  après  tout  une 
ancienne  ['527]  route  de  trafic  et  dont  le  parcours,  à  cette  époque, 
se  trouvait  encore  entièrement  en  territoire  plus  ou  moins  boud- 
dhiste. Une  fois  sorti  de  Gliine,  la  principale  difficulté  qu'y  avait 
éprouvée  Hiouen-tsang  de  la  part  des  hommes  avait  été  de  se  voir 
accaparé  par  un  chef  de  horde,  qui  se  refusait  à  laisser  repartir  un 
si  saint  homme.  Ce  qui,  du  reste,  montre  bien  que  cette  route  était 
plus  difficile  que  dangereuse,  c'est  qu'elle  a  fait  longtemps  con- 
currence à  la  route  de  mer.  De  P'a-hian  à  Hiouen-tsang,  pendant 
plus  de  deux  siècles,  elle  ne  cessa  d'être  fréquentée  par  les  pèle- 
rins ^  et,  des  soixante  voyageurs  dont  I-tsing  raconte  l'histoire, 
douze  au  moins  (les  n°*  1-6,  30,  32,  38-41)  la  suivirent,  parfois 
dans  les  deux  sens,  à  l'aller  et  au  retour,  le  n"*  1  même  à  deux  re- 
prises''.  Un  siècle  plus  tard  (751-790),  c'est  encore  celle  que  prend 
Ou-khong^  et,  jusqu'à  la  fin  du  x*'  siècle,  elle  ne  cessa  pas  d'être 
pratiquée  \  bien  qu'elle  fût  alors  devenue  beaucoup  plus  dange- 
reuse par  suite  do  rétablissement  de  la  domination  musulmane. 


1.  Ibidem,  p.  8.S. 

2.  Chiivanncs,  p.  3. 

3.  Ce  pèlerin,  toutefois,  et  deux  ou  trois  aulrcs  abrégèrent  le  trajet  en  prenant  la 
voie  du  Tibet  et  du  Népal. 

4.  Chavarines  et  S.  Lévi,  Journal  asiatique,  septembre-octobre  1895. 
6.  Chavannes,  Revue  de  L'histoire  di-s  reliyions,  t.  XXXIV  (1896),  p.  34. 


AN>ÉE     189  8  431 

La  v^oie  de  mer  était  beaucoup  plus  facile.  Les  dangers  y  étaient 
de  deux  sortes  :  les  typhons,  fréquents  dans  ces  parages,  et  la 
dérive.  Les  jonques  chinoises  d'alors,  comme  encore  celles  d'au- 
jourd'hui, étaient  à  peu  près  incapables  de  naviguer  autrement  que 
vent  arrière  ;  par  vent  debout,  elles  risquaient  d'aller  se  perdreau 
large  et  ceux  qui  les  montaient  de  mourir  de  faim.  Mais  ce  double 
péril  se  réduisait  à  un  minimum,  quand  on  attendait  l'établisse- 
ment de  la  mousson  favorable,  et  les  pèlerins  n'étaient  pas  des 
voyageurs  pressés.  Aussi  I-tsing,  qui  est  un  témoin  exact  quand 
il  ne  s'exprime  pas  en  style  poétique,  déclare-t-il  expressément 
cette  navigation  «  aussi  aisée  et  sûre,  quand  on  a  bonne  chance, 
que  le  chemin  à  travers  un  marché^  ».  La  plupart  de  ses  récits 
témoignsnt  de  la  fréquence  des  relations  entre  la  Chine  et  l'Ar- 
chipel et  de  la  facilité  avec  laquelle  on  s'y  déplaçait.  Plus  d'un  de 
ses  pèlerins  fait  la  traversée  à  plusieurs  reprises  ;  Ta-tsin  n'hésite 
pas  à  retourner  de  Çri-Bhoja  en  Chine  pour  traiter  d'une  affaire 
(importante,  il  est  vrai) -,  et  notre  auteur  lui-môme,  s'il  fallait  s'en 
tenir  à  la  version  do  M.  C'iavannes,  en  aurait  fait  autant  pour  aller 
chercher  de  l'encre  et  du  papier^.  Dans  tout  le  mémoire  il  n'y  a 
qu'un  seul  récit  de  naufrage,  à  la  sortie  de  Malayou  dans  la  passe 
de  Malacca  :  «  Or  le  bateau  marchand  sur  [428]  lequel  monta 
Tchang-min  avait  une  cargaison  fort  lourde;  il  n'était  pas  loin  du 
lieu  où  on  avait  démarré,  lorsque  soudain  des  vagues  énormes 
s'élevèrent  et,  en  moins  d'une  demi-journée,  le  bateau  sombra.  Au 
moment  où  il  périssait,  les  marchands  se  précipitèrent  pour  entrer 
dans  le  canot  et  ils  se  battirent  entre  eux.  Cependant  le  patron  du 
bateau  était  un  croyant;  il  cria  d'une  voix  forte  :  «  Maître,  montez 
«  donc  dans  le  canot  !  »  Tchang-min  répondit  :  «  Faites-y  monter 
«  d'autres  personnes;  pour  moi,  je  n'y  vais  pas!...  »  Alors,  joi- 
gnant les  paumes  de  ses  mains  vers  l'ouest,  il  invoqua  Amita 
Bouddha;  pendant  qu'il  psalmodiait,  le  bateau  s'enfonça  et  dispa- 
rut... Avec  lui  était  un  disciple  ;  on  ne  sait  pas  de  quel  pays  était 
cet  homme.  Il  poussa  des  gémissements  et  se  laissa  aller  à  la  déso- 
lation ;  il  psalmodia  aussi  en  se  tournant  vers  l'ouest  et  périt  en 
même  temps  que  son  maître.  Ce  sont  les  gens  qui  ont  pu  être 
sauvés  qui  me  racontèrent  cette  histoire^.  »  En  tout  cas,  ces  périls 

1.  Takakusu,  p.  xxxiv. 

2.  Plus  haut,  p.  42t),  el  Ghavanaos,  p.  I<i0. 

3.  Plus  haut,  p.  426. 

4.  ChaYanaes,  p.  43. 


43-2  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

de  la  vie  du  marin,  des  centaines  de  marchands  et  de  matelots  les 
affrontaient  tous  les  jours.  Seulement,  marchands  et  matelots  par- 
taient pour  une  campagne  de  quelques  mois,  de  quelques  années  au 
plus;  les  pèlerins,  eux,  s'exilaient  presque  toujours  pour  la  vie. 

A  un  religieux  il  devait  moins  coûter  de  s'y  résoudre  qu'au 
commun  de  ses  compatriotes.  Il  ne  laissait  rien  derrière  lui  :  pas 
de  cérémonies  familiales  à  ohserver,  pas  d'offrande  ni  d'hommages 
à  présenter  à  ses  parents  défunts  ;  pour  lui-même,  il  n'y  aurait 
point  de  deuil,  personne  ne  prendrait  les  blancs  vêtements  ;  laissât- 
il  des  proches,  il  n'avait  point"  à  compter  sur  un  culte  domestique, 
à  se  préoccuper  du  rapatriement  de  ses  cendres,  qui  reposeraient 
en  paix  n'importe  où  aussi  bien  que  dans  la  terre  natale:  il  était 
libre,  ne  tenant  plus  à  rien  ni  à  personne.  Et  pourtant,  même  pour 
le  bhiksJia  idéal,  la  résolution  devait  être  lourde  à  prendre  et  sur- 
tout à  tenir.  Aussi  ne  s'étonne-t-on  pas  que  la  vocation  chancelle 
chez  plusieurs.  Nous  avons  vu*  que,  des  cinq  ou  six  compagnons 
qui  avaient  fait  le  même  vœu  que  I-tsing,  un  seul  (le  n°  47)  l'ac- 
compagna, mais  pas  plus  loin  que  Çri-Bhoja  dans  l'Archipel. 
D'autres  encore,  pour  diverses  raisons,  tournent  court  dans  ces 
parages  (n"*  54,  55,  56),  ou  au  Tonkin  (n"^  45),  ou  même,  comme  le 
n»  46,  dès  Canton.  Deux  au  moins  (n'^*  18  et  26)  rentrent  dans  le 
monde. 

La  grande  majorité  persévère  ;  mais  même  parmi  ceux-ci,  sous 
le  ton  un  peu  optimiste  du  panégyrique,  on  distingue  fort  bien 
chez  plusieurs  un  certain  élément  profane,  l'amour  de  la  vie  er- 
rante et  des  aventures.  I-tsing  l'avoue  pour  le  n^  10;  il  convient 
aussi  que  len®  11  n'était  pas  précisément  [429]  un  personnage  édi- 
fiant. Le  n"  21  essaya  à  Ceylan  de  voler  la  relique  de  la  dent  du 
Buddha,  pour  l'emporter  en  Chine  et  en  tirer  de  bons  revenus.  11  y 
a  aussi  le  n-*  1,  le  maître  de  la  Loi  Hiouen-tchao,  qui  est  un  cu- 
rieux type  de  moine  diplomate  et  qui  eût  bien  fait  d'écrire  ses  mé- 
moires. De  haute  naissance,  très  intelligent  et  très  zélé  pour  la 
religion,  il  parcourt  dans  tous  les  sens  l'Inde  et  les  pays  environ- 
nants, le  Népal,  le  Tibet,  Ladak,  partout  mêlé  aux  affaires,  le 
bienvenu  auprès  des  princes  et  des  grands.  Un  ambassadeur,  le 
fameux  Wang  Iliouen-tse,  se  serait  déplacé  exprès  pour  lui  et, 
sur  l'ordre  de  l'empereur,  aurait  refait  le  voyage  de  l'Inde  pour  le 
ramener  en  Chine.  Reçu  en  audience  à  la  capitale,  il  repart  avec  la 

1.  Plus  haut,  p.  416. 


ANNÉE     1898  433 

mission  impériale  d'aller  chercher  au  Cachemire  un  autre  person- 
nage singulier,  que  les  Chinois  appellent  le  brahmane  Lokâyata  et 
qui  passait  pour  posséder  la  drogue  de  longue  vie  i. 

D'autres  encore  voyagent  par  ordre  impérial  ou  à  la  suite  d'am- 
bassadeurs (n'^''  17,  33,  34,  35,  56);  c'est  même  en  cours  de  mission 
€{ue  l'un  d'eux  (n«  17)  embrasse  la  vie  religieuse.  Mais  la  plupart 
vont  seuls,  comme  I-tsing,  ou  accompagnés  d'un  ou  de  deux  disci- 
ples^. En  route  parfois,  presque  sûrement  dans  les  grands  monas- 
tères de  l'Inde,  ils  trouvaient  à  s'associer  à  quelque  compatriote  ; 
ils  n'en  restaient  pas  moins  isolés,  dépaysés  et  impuissants.  La 
Chine  ne  possédait  pas  alors  dans  l'Inde  et  spécialement  dans  le 
Magadha  un  monastère  pour  la  résidence  de  ses  nationaux,  comme 
il  y  en  avait  pour  les  religieux  d'autres  pays,  pour  ceux  de  Kuluka 
(un  état  du  Sud),  de  Kapiça  (le  Caboul),  de  Tukhara  (la  Bactriane  : 
ces  deux  derniers  comptant  parmi  les  plus  riches  de  l'Inde),  de 
Ceylan  et  de  beaucoup  d'autres  contrées  '^.  Elle  en  avait  eu  un,  au 
temps  des  rois  Guptas  (iv«  siècle),  qui  portait  encore  le  nom  de 
«  temple  de  Chine  »  ;  mais  il  était  en  ruines  depuis  longtemps  et 
le  domaine  en  avait  passé  en  d'autres  mains  ^.  C'était  là  un  des 
grands  soucis  [430]  d'I-tsing  et  auquel  il  revient  à  plusieurs  re- 
prises. Avec  son  esprit  pratique,  il  aurait  voulu  restaurer  cette  an- 
cienne fondation,  et  nous  avons  vu^  que,  de  Çri-Bhoja,  il  décida 
Ta-tsin  à  retourner  en  Chine  pour  intéresser  le  gouvernement  impé- 
rial en  faveur  du  projet.  Il  le  croyait  chose  facile,  le  maître  actuel 
des  lieux  se  déclarant  prêt  à  les  restituer.  «  En  vérité,  ajoute-t-il 
tristement,  on  peut  soupirer  et  dire  :  S'il  est  facile  d'avoir  un  nid 
de  pie,  les  oiseaux  qui  se  plairont  à  y  habiter  sont  difficiles  à 
trouver.  Que  si  quelqu'un  a  le  désir. de  profiter  aux  hommes,  qu'il 


1.  Cette  drogue  était  probablement  une  herbe  ou  du  moins  un  élixir  végétal.  Dans 
le  Ràmâyana,  les  herbes  d'immortalité  sont  au  nombre  de  quatre  et  croissent  sur  les 
sommets  du  Kailâsa.  En  Perse  aussi  bien  qu'en  Chine  on  avait  alors  la  croyance  que 
la  plante  se  trouvait  dans  l'Inde  ;  Kosrou  Noushirvan  l'y  aurait  fait  rechercher  en 
môme  temps  que  le  jeu  d'échecs  et  le  livre  de  Kalila  'et  Dimna.  D'après  I-tsing,  elle 
croissait  sur  un  des  contreforts  septentrionaux  de  l'Himfdaya,  le  Gandhamàdana  ; 
mais  il  ajoute  que  cette  montagne  fait  partie  de  la  Chine.  (Takakusu,  p.  136.)  Un 
autre  de  nos  pèlerins,  le  n"  33,  va  aussi,  par  ordre  impérial,  chercher  des  drogues 
dans  i'Annam.  M.  Chavannes  a  fort  bien  vu  (p.  21)  que  Lokâyata  n'est  pas  un  nom 
propre  en  sanscrit  ;  c'est  un  nom  de  secte  signifiant  «  matérialiste  ». 

2.  Parfois  ils  forment  un  petit  groupe  d'amis  ou  do  frères  :  n"  18,  19,  23,  23,  24. 

3.  Chavannes,  pp.  80-84. 

4.  Ibidem,  pp.  82-83. 

5.  Plus  haut,  p.  426. 

Religio:<s  de  l'Ixde.  —  IV.  28 


43  i  COMPTKS     RENDUS     ET     NOTICES 

fasse  une  requête  pour  développer  ce  projet;  en  vérité  ce  n'est  pas 
une  petite  entreprise  ' .  »  En  attendant,  les  pèlerins  chinois  trou- 
vaient dans  les  couvents  de  l'Inde  cette  hospitalité  dont  il  nous 
décrit  l'organisation'^;  mais  ils  n'avaient  pas  de  centre  d'études  et 
de  ralliement  :  «  C'est  dans  les  auberges  où  le  vent  les  poussait 
qu'ils  se  reposaient  ;  c'est  comme  étrangers  qu'ils  passaient  tous 
leurs  loisirs  ;  ils  n'avaient  aucun  lieu  où  s'arrêter  avec  confiance. 
C'est  pourquoi,  emportés  par  le  courant  et  dispersés,  ils  tourbil- 
lonnaient comme  les  plantes  aquatiques  à  la  surface  de  l'eau.  Rare- 
ment ils  demeurèrent  ensemble  dans  un  même  lieu  3.  » 

Matériellement,  cette  existence  n'avait  rien  d'intolérable,  et  ce 
serait  se  méprendre  que  de  se  la  figurer  comme  une  vie  de  misère 
et  d'humiliations.  Non  moins  que  celle  de  ses  prédécesseurs,  la  re- 
lation d'I-tsing  atteste  la  libéralité  des  rois  et  des  grands,  les  pré- 
venances et  les  honneurs  dont  ils  comblaient  les  religieux  et  les 
pèlerins^.  Depuis  longtemps  d'ailleurs  la  mendicité  quotidienne 
n'était  plus  d'obligation  étroite  :  non  seulement  en  vo^^age  il  y  avait 
des  dispenses  sur  ce  point  comme  sur  d'autres  (on  en  était  quitte 
pour  renouveler  ensuite  les  vœux  d'observance),  mais,  même  en 
temps  ordinaire,  elle  était  devenue  une  pratique  surérogatoire  à 
l'usage  des  rigoristes'':  le  moine,  en  règle  générale,  vivait  sur  le 
couvent.  Le  pèlerin  hospitalisé  n'était  pas  astreint  à  la  résidence  ; 
il  pouvait  avoir  un  logis  séparé,  soumis  toutefois  à  certaines  con- 
ditions*^. Plusieurs  étaient  servis  par  des  disciples.  Hiouen-tchao 
{n°  1),  qui  était  fils  d'un  haut  fonctionnaire,  avait  un  domestique 
attaché  par  ordre  impérial  à  sa  personne.  D'autres  encore  apparte- 
naient à  de  grandes  [431]  familles  :  Hiouen-hoei  (n»  16)  était  le  fils 
d'un  maréchal.  Tche-hong  (n^  51)  était  neveu  de  l'ambassadeur 
Wang  Hiouen-tse.  Quelques-uns  étaient  certainement  riches'  :  à 
Mahâbodhi,  le  grand  sanctuaire  de  Gaya,  le  n**  33,  qui  avait  pris 
le  nom  sanscrit  de  Sanghavarman,  «  fit  préparer  un  magnifique 

1.  Chavannes,  p.  84. 

2.  Ibidem,  p.  145  ;  Takakusu,  pp.  64  el  124.  —  Trois  des  pèlerins  (n*"  11,  01  et  52), 
malgré  leur  qualité  d'étrangers,  furent  admis  comme  vihârasvâinins,  ou  membres 
titulaires  de  la  communauté  de  Mahâbodhi.  Chavannes,  pp.  89  et  146. 

3.  Chavannes,  p.  6. 

4.  Ibid.,  pp.  20,  46,  67,  126,  129,  etc. 

5.  I-tsing  a  soin  de  noter  ceux  qui  la  pratiquent. 

6.  Takakusu,  p.  84.  Chavannes,  p.  72. 

7.  A  l'époque  d'I-tsing,  les  religieux  avaient  depuis  longtemps  la  capacité  de  pos- 
séder, môme  des  immeubles  ;  ils  pouvaient  acquérir  et  aliéner,  contracter  des  dettes 
el  tester.  (Takakui^u,  p.  189  et  suiv,). 


ANNÉE     1898  435 

banquet;  pendant  sept  jours  et  sept  nuits,  les  lampes  brûlèrent 
sans  discontinuer  ;  il  fit  les  frais  d'une  grande  assemblée  de  la  loi. 
En  outre,  dans  le  jardin  du  temple,  il  sculpta  au  pied  d'un  arbre 
açoka  les  images  du  Bouddha  et  du  Bodhisattva  Avalokiteçvara.  Il 
exprima  avec  éclat  ses  félicitations  et  ses  éloges,  d'une  manière  qui 
frappa  d'admiration  ses  contemporains l  ».  Plus  tard,  au  cours 
d'une  mission  impériale  en  Annam,  cette  fois  plus  comme  pèlerin, 
mais  toujours  en  qualité  de  religieux,  par  un  temps  de  grande  di- 
sette, u  chaque  jour,  au  milieu  de  la  ville,  il  faisait  une  grande 
distribution  de  choses  à  boire  et  à  manger  pour  venir  au  secours 
des  délaissés  et  des  misérables.  Son  cœur  compatissant  se  serrait 
et  les  larmes  coulaient  sur  son  visage.  Les  gens  de  ce  temps  l'ap- 
pelèrent le  Bodhisattva  qui  pleure  toujours^.  »  D'autres,  comme  le 
n^  30,  font  des  offrandes  plus  humbles-^  ;  mais  ïche-hong  {w^  51), 
outre  de  nombreuses  aumônes,  donna,  lui  aussi,  «  un  repas  magni- 
fique »  à  la  communauté  de  Nâlanda^,  et  si  I-tsing  n'en  fit  pas 
autant  à  celle  de  Tâmraliptî,  il  en  avait  eu  du  moins  le  dessein  5. 
Sans  être  riche,  il  n'était  évidemment  pas  sans  ressources.  Les  longs 
chapitres  [432]  qu'il  a  consacrés  dans  le  second  mémoire  à  lanour- 
riture,  au  vêtement,  à  l'hygiène  montrent  que,  comme  en  général 
les  religieux,  il  était  fort  soigneux  de  sa  personne  et  de  son  régime  6. 
Gomme  la  plupart  de  ses  confrères  sans  doute  et  suivant  la  cou- 
tume du  pays,  il  voyageait  à  pied,  mais  bien,  entendu,  non  pas  sans 


1.  Chavannes,  p.  75.  Sanghavarman  n'est  pas  le  seul  qui  ait  eu  des  goûts  d'artiste  : 
maître  Ling-yun  (n°  48)  «  dans  le  temple  de  Nàlanda,  peignit  de  grandeur  naturelle 
une  image  du  vrai  visage  du  Compatissant  (Maitreya  Bouddha)  et  de  l'arbre  de  la 
Bodhi  ;  c'était  un  artiste  d'élite.  Il  la  remporta  dans  ses  bagages  quand  il  revint  dans 
son  pays  ».  {Ibidem,  p.  126,  cf.  aussi  p.  72.)  «  Le  Compatissant  »  n'est-il  pas  ici  une 
épithète  du  Buddha  historique  ?  «  Le  vrai  visage  »,  ici  associé  en  outre  à  l'arbre 
Bodhi,  désigne  d'ordinaire  la  statue  miraculeuse  de  Mahâbodhi,  qui  représentait 
ÇâkyaiTiuni.  Ou  la  phrase  chinoise  admettrait-elle  la  traduction  :  «  fait  par  le  Compa- 
tissant »  ?  L'image  du  Vajrâsana  passait  en  effet  pour  l'œuvre  de  Maitreya.  —  Le 
n'  28  était  musicien  :  «  Il  psalmodiait  fort  bien  les  livres  sanscrits  ;  dans  tous  les  lieux 
où  il  arrivait,  il  s'exerçait  à  chanter  tous  les  ouvrages  qui  s'y  trouvaient  »  (Ibidem, 
p.  15).  Nous  ne  savons  pas  si  les  dessins  rapportés  par  I-tsing  étaient  de  sa  main: 
mais  il  avait  certainement  le  goût  de  la  musique  (Takakusu,  p.  152  et  suiv.). 

2.  Chavannes,  p.  76. 

3.  Ibidem,  p.  67. 

4.  Ibidem,  p.  138. 

5.  Takakusu,  pp.  89-41,  où  1-lsing  donne  la  description  d'un  de  ces  repas,  qui 
étaient  fort  coûteux.  Il  renonça  à  son  projet  par  crainte  de  ne  pouvoir  faire  assez 
bien  les  choses  et  de  se  rendre  ridicule  ;  car  on  lui  avait  dit  que  les  Chinois  passaient 
tous  pour  riches  et  qu'on  attendait  beaucoup  d'eux. 

6.  Takakusu,  chapitres  iv,  x,  xi,  xx,  xxiii,  xxvii-xxix. 


436  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

bagages.  Presque  tous  ces  pèlerins  avaient  avec  eux  des  images 
saintes  et  surtout  des  livres,  tant  sanscrits  que  chinois  K  Nous  sa- 
vons combien,  pour  son  compte,  I-tsing  en  emporta  au  retour-. 
Nous  savons  aussi  qu'au  départ  il  était  bien  lesté,  chargé  d'objets 
de  prix  3,  que  les  brigands  ne  lui  enlevèrent  pas  quand  ils  le  dé- 
pouillèrent de  ses  vêtements^,  car  il  nous  raconte  comment  il  en 
fit  hommage  à  son  arrivée  au  temple  de  Mahàbodhi  :  «  Là,  j'adorai 
l'image  du  vrai  visage.  Je  pris  les  étoffes  de  soie  épaisses  et  fines 
dont  m'avaient  fait  présent  les  religieux  et  les  laïques  de  FEst  des 
m^ontagnes  (la  Chine)  et  j'en  fis' un  kâshàya  à  la  mesure  de  Jou-lai 
(le  Buddlia);  je  m'acquittai  moi-même  du  soin  de  lui  mettre  ce  vê- 
tement ;  les  plusieurs  myriades  de  parasols  en  gaze  que  m'avait 
confiés  le  maître  de  la  discipline  Hiuen,  je  les  offris  en  son  nom  ; 
le  maître  du  dhyàna  Ngan-tao  m'avait  chargé  de  faire  des  proster- 
nations et  des  adorations  devant  l'image  de  la  Bodhi  ;  j'accomplis 
aussi  pour  lui  jusqu'au  bout  ces  adorations-'.  Alors  je  me  pros- 
ternai de  tout  mon  corps  sur  le  sol;  —  je  n.'eus  plus  qu'une  seule 
peasée,  celle  d'une  respectueuse  sincérité*^.  —  Je  demandai  alors 
pour  la  Chine  que  les  quatre  bienfaits  fussent  étendus  à  tous  les 
êtres  dans  le  domaine  de  la  loi.  Je  désii^ai  la  réunion  générale  sous 
l'arbre  aux  fleurs  de  dragon,  la  rencontre  avec  la  personne  véné- 
rable du  Compatissant  (Maitreya),  la  conformité  totale  avec  la  vraie 
doctrine  et  l'obtention  de  la  connaissance  qui  n'est  pas  sujette  [43^] 
à  la  naissance.  Ensuite  j'accomplis  la  série  de  toutes  les  adora- 
tions devant  les  saints  vestiges  ''.  » 

J'ai  tenu  à  citer  en  entier  ce  passage  qui  marque  en  quelque  sorte 
le  point  culminant  de  ces  pèlerinages  ;  il  montre  bien  qu'I-tsing  ne 

1.  Chavannes,  pp.  22,  30,  34,  40,  71,  72,  73,  etc.  On  sait  qiio  Hiouea-lsang  perdit 
un  partie  des  siens  à  la  traversée  de  l'indus. 

2.  Plus  haat,  pp.  42.5,  427. 

3.  Plus  haut,  p.  416. 

4.  Plu&  liaut,  p.  423. 

a;  On  a  trouvé  à  Mahàbodlii  des  stèles  chinoises  du  x*  et  da  xx*  si«cle  qui  conlien- 
nont  le  procès-verbal  de  cérémonies  semblables  ;  elles  mentionnent  également  des 
offrandes  par  procuration.  Ces  stèles  ont  été  publiées; par  M.  Chavannes  dans  Ui  Revue 
de  l'histoire  des  religions,  t.  XXXIV,  pp.  1  et  suiv.  C'est  probablement  une  stèle  de  ce 
genre  qu'érige  un  des  pèlerins  d'I-tsing;  Chavannes,  p.  30. 

6.  Par  cette  «  pensée  de  sincérité  »,  dont  la  mention  est  rarement  omise  par  1-lsiiig 
en  pareil  cas,  il  faut  entendre  quelque  chose  de  phis  qu'une  disposition  mcnUile  ;  il 
s'a^t  du  satyavacana,  de  l'attestation  sacramentelle  de  la  sincérité  du  vœu,  cj)  pre- 
nant à  témoin  la  puissance  à  laquella  il  est  adressé. 

7.  Chavaimes,  pp.  124-125.  J'ai  introduit  quelques  changements  suggéré»  par  la 
traduction  qu'a  donnée  M.  Takakuso,  p.  xxxiiu 


ANNÉE    1898  437 

voyageait  pas  muni  d'une  simple  besace.  Evidemment  toutes  ces 
choses  précieuses,  soigneusement  emballées,  étaient  chargées  sur 
des  bêtes  de  somme  et  transportées  par  caravane,  les  messageries 
du  temps.  Il  ne  faut  donc  pas  trop  croire  les  anciennes  images  qui 
représentent,  par  exemple,  Hiouen-tsang  en  tenue  de  route,  le  dos 
chargé  d'énormes  ballots  contenant  ses  provisions  et  ses  manus- 
crits ' . 

En  somme,  ce  qui  se  dégage  de  ces  Vies,  ce  n'est  nullement  une 
existence  d'audacieux:  faquirs  ;.ce  serait  plutôt  une  existence  assez 
douce,  n'exigeant  pas  de  grands  efforts  de  volonté,  si  nos  voya- 
geurs n'avaient  été  mus  que  par  des  sentiments  de  dévotion.  Mais 
la  grande  majorité  des  pèlerins  étaient  en  même  temps  des  hommes 
d'étude  ;  ils  ne  venaient  pas  seulement  satisfaire  leur  soif  d'adora- 
tion, ils  venaient  réellement,  comme  le  dit  le  titre  du  livre,  «  cher- 
cher la  loi  »,  et  c'est  par  là  qu'ils  sont  admirables. 

Il  est  difficile  de  bien  se  représenter  tout  ce  qu'un  tel  but  exi- 
geait de  leur  part  d'énergie  et  de  ténacité.  Il  leur  fallait  d'abord 
acquérir  l'usage  de  l'idiome  \mlgaire  si  différent  du  leur,  puis  maî- 
triser, dans  une  certaine  mesure  du  moins,  les  complications  delà 
langue  sayante,  l'étudier  grammaticalement,  eux  qui  n'avaient  pas 
même  l'idée  d'une  grammaire.  Qaelques-uns  sans  donte  avaient 
commencé  l'étude  du  saiîscrit  en  'Chine  même,  comme  Hiouon-tchao 
(n**  1),  de  qui  cela  est  dit  expressément  2,  ou  Tatcheng-teng  (n*^  32), 
qui  a  pu  recevoir  des  leçons  de  Wiouen-tsang  3,  Tout  n'en  était  pas 
moins  à  reprendre  dans  l'Inde,  sans  le  secours  d'un  enseignement 
approprié  à  leurs  besoins,  d'après  des  méthodes  indigènes,  lon- 
gues et  fastidieuses,  nullement  faites  pour  des  adultes  et  pour  des 
étrangers.  Ils  s'aidaient  les  uns  les  autres,  au  hasard  des  rencon- 
tres, un  plus  avancé  se  faisant  le  maître  d'un  plus  novice;  dis 
devaient  aussi  s'aider  des  traductions  existantes,  car  c'est  là  proba- 
blement ce  qu'il  faut  entendre  par  les  livres  chinois  qu'ils  appor- 
taient avec  eux  [434].  A  mesure  qu'ils  s'initiaient  ainsi  pénible- 
ment au  sanscrit,  ils  se  trouvaient  aux  prises  avec  une  littérature 
énorme,  hérissée  de  termes  techniques  et  abstraits  et  toute  pleine 
de  spéculations  abstruses,  sans  qu'ils  eussent  dans  leur  propre 
tangue  des  mots  pour  exprimer  les  uns,  ni  dans  leur  cerveau  si  peu 

1.  Une  image  de  ce  genre,  qu'on  suppose  être  du  xiii'  siècle,  est  reproduite  dams'la 
revue  japoTïaise  Tke  Hansei  Zasshi,  vol.  XII,  n"  11  (novembre  1897),  p.  25. 

2.  Chavannes,  p.  11.  C'était  probabiement  aussi  le  cas  du  n°  17,  ibidem,  p.  50. 

3.  Ibidem,  p.  69. 


438  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

métaphysique  une  seule  fibre  pour  comprendre  les  autres.  Aussi 
conçoit-on  l'insistance  d'I-tsing  à  réclamer  la  création  d'un  monas- 
tère chinois,  où  se  serait  établie  la  tradition  d'un  enseignement  à 
l'usage  de  ses  compatriotes,  et  son  conseil,  à  défaut  d'une  maison 
semblable,  de  faire  du  moins  un  premier  stage  dans  un  couvent 
de  l'Archipel,  où  la  transition  serait  moins  brusque  et  où  les  nou- 
veaux venus  se  trouveraient  moins  dépaysés.  Nous  aurons  à  nous 
demander  plus  loin  ce  que  pouvait  valoir  après  tout  cette  science 
ainsi  conquise,  mais  dût-elle^e  trouver  en  définitive  assez  faible, 
il  faudrait  certainement  s'en  prendre  à  l'énorme  difficulté  de  la 
tâche,  non  à  l'insuffisance  de  l'effort. 

Pour  persévérer  malgré  tout,  ils  avaient  la  foi.  Tatcheng-teng, 
désespérant  d'achever  son  œuvre,  se  promettait  de  la  reprendre 
dans  une  autre  existence.  «  Maître  Teng  soupirait  souvent  et  di- 
sait :  Mon  désir  primitif  était  de  magnifier  la  loi,  de  la  rendre  plus 
forte  en  Chine.  Il  est  préférable  que  ma  volonté  ne  s'accomplisse 
pas.  Je  vais  toucher  à  la  décrépitude.  Maintenant,  quoique  mon 
idée  ne  soit  pas  réalisée,  dans  une  existence  ultérieure  j'espère 
mènera  bien  cette  résolution ^  »  Les  récits  d'I-tsing  contiennent 
maint  autre  exemple  de  cette  foi  plus  forte  que  la  mort,  tantôt  hé- 
roïque, tantôt  humblement  candide^.  Pour  les  tempéraments  plus 
positifs,  il  y  avait  pourtant  autre  chose  encore  :  l'espoir  d'être 
honorés  à  leur  retour  comme  le  furent  Hiouen-tsang  et  I-tsing,  de 
rester  dans  la  mémoire  de  leurs  compatriotes  avec  ce  titre  envié 
d'  «  homme  éminent  »  et,  pour  avoir  fait  ce  qu'ils  appellent  «  des 
recherches  originales  »,  d'attacher  à  leur  nom  la  gloire  par  excel- 
lence aux  yeux  d'un  Chinois,  la  réputation  littéraire.  Et  ce  n'est 
pas  faire  tort  aux  motifs  du  premier  ordre  que  de  supposer  qu'ils 
n'étaient  pas  insensibles  aux  autres.  I-tsing,  en  tout  cas,  ne  l'était 
pas;  car  il  a  su  merveilleusement  préparer  son  retour. 

[435]  On  n'en  est  pas  moins  étonné  avec  M.  Ghavannes  de 
trouver  un  aussi  grand  afflux  de  pèlerins  en  un  si  petit  nombre 
d'années,  de  640  environ  à  692,  qui  paraissent  être  les  dates  cx- 

1.  Chavannes,  p.  72. 

2.  On  a  vu  plus  haut,  p.  23,  comment  Tchang-min  refusa  la  chance  de  se  sauver  du 
naufrage  pour  la  laisser  à  ses  compagnons.  Voici  un  exemple  de  l'autre  sorte  : 
«  Maître  Sin-tcheou  étant  tombé  malade,  au  bout  de  plusieurs  jours  ce  qui  lui  res- 
tait de  vie  allait  cesser,  lorsque  soudain,  au  milieu  de  la  nuit,  il  dit  :  «  Voici  un 
«  Bodhisattva  qui  me  tend  la  main  pour  me  recevoir.  »  Il  composa  son  maintien, 
joignit  les  paumes  des  mains,  poussa  un  grand  soupir  et  mourut;  il  était  âgé  de 
trente-cinq  ans,  »  Chavannes,  p.  68. 


ANNÉE    1898  439 

trêmes  du  mémoire.  L'existence  du  courant  était  connue  ;  mais  sans 
le  recueil  d'1-tsing,  on  n'en  eût  peut-être  jamais  soupçonné  l'inten- 
sité ni  l'étendue  du  bassin  auquel  il  s'alimentait.  Tous  ces  pèle- 
rins, en  effet,  arrivaient  bien  de  la  Chine  •  ;  mais  ils  n'en  étaient 
pas  tous  originaires:  le  n<^  10  y  était  venu  du  pays  de  Tukhara,  de 
la  Bactriane,  le  n«  33  de  Samarcande,  les  n"**  34  et  35  de  Tourfan, 
au  pays  des  Ouïgours,  alors  récemment  annexé  à  la  Chine;  les 
n««  26  à  29  étaient  Tonkinois,  les  n<>'  4  à  9,  41  et  50  étaient  venus 
de  la  lointaine  Corée  ;  le  n«  32  était  bien  né  en  Chine,  mais  encore 
enfant  il  était  venu  avec  ses  parents  à  Dvâravati,  qu'il  faut  proba- 
blement chercher  en  Siam,  et  c'est  même  là  qu'il  était  une  première 
fois  entré  en  religion,  car  dès  lors  on  pouvait  quitter  l'ordre  sans 
être"  taxé  d'apostasie.  A  ce  courant  en  répondait  un  autre  d'origine 
plus  ancienne,  non  moins  puissant  peut-être  par  le  nombre,  plus 
puissant  par  les  résultats,  celui  qui,  en  sens  inverse,  portait  vers 
la  Chine  les  religieux  de  ITnde.  Les  noms  de  beaucoup  d'entre  eux 
sont  enregistrés  dans  le  Catalogue  du  Tripitaka  chinois  de  Bunyiu 
Nanjio^;  le  plus  grand  nombre  sans  doute  est  resté  inconnu.  Ce 
double  courant  était  complété  par  ceux  de  moindre  circuit,  mais  à 
circulation  beaucoup  plus  active,  qui  reliaient  l'Inde  d'une  part  à 
ses  voisins  du  nord,  Tibet,  Khotan,  l'Iran  oriental,  d'autre  part 
aux  îles  de  l'Archipel  et  au  continent  indo-chinois.  Par  ces  derniers 
surtout,  toute  une  civilisation,  avec  ses  éléments  tant  brahmani- 
ques que  bouddhiques,  a  été  transportée  en  bloc. 

Enfin  il  n'est  pas  jusqu'à  ces  lointains  apports  des  chrétientés 
nestoriennes  dont  il  ne  faille  tenir  compte,  si  l'on  veut  se  repré- 
senter les  contacts  multiples  et  parfois  fort  étranges  qui  s'opéraient 
alors  dans  l'Asie  orientale.  Quel  singulier  épisode,  par  exemple, 
que  celui  de  ce  prêtre  syrien  King-chin  collaborant  avec  le  religieux 
hindou  Prajna  à  la  traduction  en  chinois  du  Shatpàramitasùtra,  et 
dans  lequel  M.  Takakusu  a  le  premier,  si  je  ne  me  trompe,  retrouvé 
et  reconnu  le  prieur  nestorien  Adam,  l'auteur  de  la  fameuse  stèle 
de  Si-ngan-fou^  !  La  traduction  était  mauvaise,  parait-il;  en  tout 
cas  elle  parut  suspecte  et  fut  déclarée  abolie  par  [436]  un  décret 
impérial  rappelant  que  chacun  ne  devait  se  mêler  que  de  ce  qui  le 
regardait. 

1.  A  l'exception  de  deux,  les  n"  18  et  19,  qui  étaient  nés  au  Népal  de  parents  pro- 
bablement tibétains  et  qui  descendirent  dans  llnde  directement  de  leurs  montagnes. 

2.  Cf.  aussi  Chavannes,  dans  Revue  de  l'histoire  des  religions,  t.  XXXIV,  pp. 35  et  s. 

3.  Takakusu,  pp.  169  et  223. 


440  COMPTES    RExXDUS    ET    NOTICES 

I  tsing  fait  commencer  les  pèlerinages  avec  Fa-liian  (399-414  A. 
D.)  qui,  dit-il,  «  le  premier  ouvrit  un  chemin  sauvage  ».  Il  men- 
tionne ensuite  Hiouen-tsang  (629-645),  en  ajoutant  qu'entre  ces 
deux  il  y  en  eut  d'autres  qui  firent  le  voyage,  soit  par  terre,  soit  par 
mer  S  mais  il  n'en  nomme  aucun,  pas  môme  Sung-yun  et  son  com- 
pagnon Hoei-sang  (518-521),  dont  on  a  une  relation 2.  Il  s'en  tient 
strictement  à  ses  contemporains  de  l'époque  des  T'ang,  et  encore 
ne  parle-t-il  que  des  religieux  à  l'exclusion  de  tout  laïque,  car  il  n'a 
pas  consacré  d'article  à  l'ambassadeur  Wang  Hiouen-tse  qui,  en 
compagnie  de  Li  I-piao,  visita  le  Magadha  en  pèlerin,  vers  643,  et 
y  érigea  des  stèles  en  l'honneur  du  Buddha^.  En  examinant  la  chro- 
nologie bien  vague,  il  est  vrai,  de  ses  biographies,  on  est  même 
amené  à  se  demander  si  ses  informations  ont  été  aussi  complètes 
pour  les  années  qui  ont  précédé  son  arrivée  dans  l'Inde  que  pour 
celles  qui  l'ont  suivie  et  si,  de  ce  chef,  le  recueil  ne  préseni;e  pas  un 
certain  nombre  d'omissions. 

Après  lui,  les  sources  se  font  rares.  Au  siècle  suivant,  on  trouve 
Ou-khong,  qui  a  passé  quarante  ans  dans  l'Inde  (751  à  790)  et  dont 
la  relation  a  été  traduite  par  MM.  Sylvain  Lévi  et  Chavaimes'*. 
Puis  survient  une  nouvelle  lacune.  Les  rapports  n'avaient  pourtant 
pas  cessé,  car  au  x«  et  au  xi®  siècle,  sous  la  dynastie  des  Han  pos- 
térieurs et  pendant  la  première  moitié  de  celle  des  Song,  on  les  re- 
trouve plus  actifs  que  jamais  :  les  pèlerins  partent  alors  pour  l'Inde 
par  centaines  à  la  fois  et  les  çramanas  hindous  affluent  en  Chine. 
Les  cinq  stèles  chinoises  trouvées  à  Mahàbodhi  et  publiées  par 
M.  Ghavannes''  sont  de  cette  époque,  des  années  950  (date  appro- 
chante), 1022  et  1033:  elles  relatent  des  offrandes  impériales  pré- 
sentées au  fameux  sanctuaire.  Dans  le  même  article,  M.  Ghavannes 
a  publié  toutes  les  données  actuellement  accessibles  sur  cette  re- 
iCrudescence  de  ferveur  qui  devait  être  la  dernière  :  à  partir  de 
l'année  1053,  il  n'est  plus  fait  mention  de  pèlerins  ''..  L'arrêt  ne  fut 


1.  Cliavaniies,  pp.  2-3. 

2.  Traduite  par  S.  Beal  en  tôle  de  son  Hioiien-lsamj . 

3.  Cha vannes,  dans  Revue  de  i histoire  des  religions,  t.   \\.\1\  ,  p.  20. 

4.  Journal  asiatique,  septembre-octobre  1895. 

5.  Bévue  de  Vhistoire  des  religions,  t.  XXXIV,  pp.  1  et  s. 

6.  Loc.  cit.,  pp.  32  et  s.  —  Cette  belle  publication  des  inscriptions  de  Bodh-Gayâ 
par  M.  Chavatines,  à  laquelle  j'ai  déjà  renvoyé  plusieurs  fois,  a  élé  l'objot  de  la  part 
de  M.  Schlegel  d'une  critique  extrêmement  acerbe  {T'oung  Pao,  décembre  16110,  mars, 
mai,  juillet  1897).  Je  n'ai  pas  qualité  pour  inleneiirr  au  débat  dans  ce  qu'il  a  de  plii- 
lologiquc  et,  comme  tout  le  monde,  je  m'incline  devant  la   haute   compétence  de 


ANNÉK     1898  441 

probablement  pas  aussi  brusque  dans  la  réalité  qu'il  le  paraît  dans 
les  témoignages  [437]  ;  mais,  de  toute  façon,  il  fut  définitif.  Dans 
rinde,  le  Bouddhisme,  depuis  longtemps  malade,  tirait  alors  à  sa 
fin  ;  les  monastères  allaient  ['438 1  disparaître  les  uns  après  les 
autres  sous  le  coup  des  invasions  musulmanes,  et,  sans  monas- 
tères, plus  de  pèlerinages  possibles.  En  Chine  aussi,  la  religion  de 
Fo  se  voyait  retirer  les  faveurs  du  pouvoir  et,  frappée  d'un  déclin 


M.  Schlegel,  qui  a  dû  pourtant  s'apercevoir,  par  la  réponse  faite  par  M.  (Uiavannes 
à  sou  premier  article  (Revue  de  l'histoire  des  religion,'^,  t.  XXXV,  janvier-février  1897  ; 
M.  Schlegel  a  répliqué  à  cette  réponse  dans  le  Toung  Pao  de  décembre  1897),  que 
toutes  ses  critiques  n'étaient  pas  également  foudroyantes.  Mais  M.  Schlegel  a  mêlé  à 
ces  critiques  des  accusations  d'une  autre  sorte,  et  contre  celles-ci  j"ai  le  devoir  de 
protester.  A  l'entendre,  M.  Ghavannes  aurait  improvisé  ses  traductions,  sachant  que 
lui,  M.  Schlegel,  avait  le  même  travail  en  portefeuille  depuis  cinq  ans  et  allait  jjro- 
chainement  le  publier  ;  en  d'autres  termes,  il  aurait  manqué  de  délicatesse  et  lui 
aurait,  comme  on  dit,  coupé  l'herbe  sous  le  pied.  M.  Schlegel  a  du  être  mal  informé, 
car  les  choses  se  sont  passées  autrement.  Depuis  longtemps,  au  cours  de  son  travail 
sur  I-tsing,  M.  Ghavannes  avait  été  amctic  à  s'occiqier  de  ces  inscriptions  et  des  pu- 
blications insuffisantes  dont  elles  avaient  été  lubjv^t.  Aussi,  quand  au  commence; 
ment  de  l'automne  de  1895,  M.  Fouchcr  partit  pour  lliiJe,  laA  ait-il  i)rié  d'en  prendre 
des  estampages.  Quand  ces  copies  arrivèrent  à  l'Iuslitut  au  printemps  de  189G  et  q\ie 
M.  Ghavannes  en  fit  l'objet  d'une  communication  à  lAcadéuiie  des  inscriptions 
{Comptes  rendus  des  séances,  12  juin  1896,  p.  217),  quand  ensuite  il  les  publia  dans  la 
Revue  de  Vhistoire  des  religions  (t.  XXXIV,  juillet-août  1896),  M.  Schlegel  n'avait  encore 
publié,  et  cela  tout  incidemment,  à  propos  des  inscriptions  de  l'Orkhon  de  M.  Ra- 
dloff,  que  quelques  observations  sur  une  seule  de  ces  inscriptions  de  Bodh-GLayâ, 
sur  l'une,  la  plus  courte  des  deux  que  Bcal  avait  données  et  traduites  dès  1881  et  qui 
étaient  ainsi  depuis  longtemps  tombées  dans  le  domaine  public.  A  la  suite  de  ses 
observations,  M.  Schlegel  ajoutait:  a  J'ai  traviiillé  cinq  ans,  avec  des  intervalles  de 
repos,  à  cette  inscription  ;  pourtant  je  ne  la  publierai  que  quand  j'aurai  restitué 
encore  quelques  autres  signes  illisibles.  Ma  devise  est:  festina  lente,  ce  qui  n'est  pas 
celle  de  M.  RadlofT.  >>  (T'ouny  Pao,  décembre  1895,  p.  521:.)  Y  avait-il  dans  cette  décla- 
ration seulement  l'ombre  d'un  droit  de  priorité  devant  arrêter  M,  Ghavannes'?  Gar 
on  remarquera  que  ce  n'e&t  qrre  dans  les  articles  suivants,  quinze  mois  plus  tard, 
après  la  publication  de  M.  Ghavannes,  que  «  cette  inscription  »  passe  au  pluriel  et 
qu  il  est  question  de  tout  un  travail  sur  les  quatre  autres  et  de  publication  prochaine, 
toutes  choses  que  "M.  Ghavannes  ne  pouvait  pas  deviner.  Ge  qui  montre  d'ailleurs  que 
ce  travail  ne  devait  pas  être  fort  avancé,  c'est  que  M.  Schlegel  ne  s'était  pas  même 
donné  la  peine  jusque-là  d'examiner  les  traductions  données  par  M.  Giles  dans  le 
Mahâbodhi  du  général  Gunningham,  paru  à  la  fin  de  1892  et  dont  il  n'a  pris  connais- 
sance qu'au  commencement  de  1^97  [Toung  Pao,  mars  1897,  p.  79),  après  la  publi- 
cation de  M.  Ghavannes.  G'est  grâce  à  cette  publication  que  nous  avons  maintenant 
et  les  inscriptions  de  Bodh-.Gayâ  et  les  ûbservations  de  M.  .Schlegel.  Si  M.  Gliavannes 
avait  pratiqué  comme  lui  la  devise  festina  lente,  il  est  probable  que  nous  aurions 
longtemps  encore  à  attendre  les  unes  et  les  autres.  Une  autre  accusation,  "tont  auîsi 
peu  justifiée,  que  M.  Schlegel  n'aipas  hésité  à  xJorter  contre  M.  Ghavannes,  celle  d'a^-oir 
produit  des  fac-similés  altérés  de  ses  estarnpages,  a  .déjA  été  l'objet  d'une  protestation 
de  M.  Devéria  {Comptes  rendus  des  séances  de  l'Académie  des  inscriptions,  15  février  1898, 
p.  113). 


442  COMPTES     RKNDUS     ET     NOTICES 

rapide,  tombait  au  rang  d'une  superstition  vulgaire.  Les  relations 
de  l'Inde  et  des  contrées  du  sud  que  présentera  désormais  la  litté- 
rature chinoise  traiteront  «de  géographie,  d'entreprises  commer- 
ciales ou  politiques  :  les  choses  religieuses  de  là-bas  seront  du 
domaine  de  l'archéologie. 


[Journal  des  Sai'ants,  septembre  1898.) 

[o22]  Je  n'entreprendrai  pas  de  condenser  le  contenu  du  mé- 
moire traduit  par  M.  Takakusu,  comme  j'ai  essayé  de  le  faire  pour 
celui  de  M.  Ghavannes.  Celui-ci  est  un  chapitre  bien  défini  de  l'his- 
toire du  Bouddhisme  hindou-chinois  ;  l'autre  touche  à  l'ensemble 
de  ce  Bouddhisme,  moins  le  dogme,  à  son  extension  et  à  sa  répar- 
tition géographique,  à  ses  divisions,  à  son  organisation,  à  son 
culte,  à  sa  discipline  surtout,  à  tout  le  côté  extérieur  et  pratique  de 
la  religion,  sans  compter  de  longues  digressions  qui  n'ont  avec 
elle  qu'un  rapport  très  indirect  et  ne  sont  pas  la  partie  la  moins 
intéressante  du  livre.  Dans  ce  cadre  déjà  si  vaste,  I-tsing  se  meut 
en  outre  un  peu  au  gré  de  sa  fantaisie,  tantôt  minutieux  à  l'excès, 
tantôt  désespérément  sommaire,  souvent  aussi,  au  lieu  de  nous 
donner  les  choses,  nous  donnant  les  réflexions  qu'elles  lui  suggè- 
rent. Résumer  brièvement  tout  cela  et  rester  intelligible  serait  une 
tâche  rien  moins  que  facile.  C'en  serait  une  encore  plus  difficile  de 
faire  le  départ,  dans  le  Bouddhisme  décrit  par  I-tsing,  de  ce  qui  est 
de  fond  ancien  d'avec  ce  qui  peut  être  considéré  comme  étant  d'in- 
novation récente.  Les  éléments  d'un  semblable  travail  se  trouvent 
en  partie,  sous  forme  de  notes  [o23],  dans  le  livre  de  M.  Takakusu, 
qui  a  pris  soin,  chemin  faisant,  de  multiplier  les  renvois  aux  livres 
canoniques.  Mais  c'est  là  aussi  la  seule  forme  sous  laquelle  ce  tra- 
vail puisse  être  fait  sans  témérité,  tant  qu'on  n'aura  pas  d'autre 
terme  de  comparaison  que  le  Yinaya  pâli. 

Je  me  bornerai  donc,  après  les  points  que  j'ai  déjà  relevés  dans 
le  mémoire,  à  en  noter  encore  quelques  autres  qui  me  paraissent 
caractéristiques  ou  plus  particulièrement  importants. 

Dans  le  chapitre  d'introduction,  après  un  curieux  préambule  cos- 
mogonique,  où  les  conceptions  chinoises  et  les  théories  hindoues 


ANNÉE    1898  4i3 

sont  si  singulièrement  mêlées  qu'on  se  demande  si  l'auteur  ne  les 
expose  pas  simplement  afin  d'en  faire  paraître  la  vanité  en  leur 
opposant  ensuite  le  résumé  de  la  vie  et  de  l'œuvre  du  Buddha, 
I-tsing  indique  le  plan  et  l'objet  de  son  mémoire.  Celui-ci  contient 
quarante  chapitres  répartis  en  quatre  livres,  sous  le  titre  général 
de  «  Mémoire  de  la  Sainte  Loi  envoyé  de  la  mer  du  Sud*  ».  L'objet 
en  est  de  corriger  des  abus  disciplinaires  qui  s'étaient  introduits 
en  Chine,  et  à  cet  effet  l'auteur  est  amené  à  parler  des  «  dix-huit 
écoles  »  en  lesquelles,  depuis  plusieurs  siècles,  se  divisait  officiel- 
lement le  Bouddhisme  et  que,  contrairement  à  d'autres  classifica- 
tions, il  ramène  à  quatre  groupes  principaux'^.  Il  nous  donne  de 
précieuses  indications  sur  la  répartition  géographique  de  ces  écoles  3, 
sans  dire  toutefois  en  quoi  elles  diffèrent  :  non  seulement  il  n'a  pas 
un  mot  pour  leurs  divergences  spéculatives,  mais  il  est  extrême- 
ment avare  de  détails  pour  celles  qui  étaient  d'ordre  pratique.  Il 
convient  que  ces  dernières  étaient  nombreuses,  mais,  comme  Fa- 
hian'*,  il  les  estime  menues.  En  tout  cas  il  n'en  spécifie  que  quatre 
relatives  à  sa  propre  école  :  les  Sarvàstivâdins,  nous  dit-il,  coupent 
droit  le  bord  du  vêtement  de  dessous,  que  d'autres  portent  déchi- 
queté ;  ils  drapent  leur  robe  de  dessus  en  larges  plis,  tandis  que 
chez  d'autres  ces  plis  sont  étroits  ;  ils  couchent  dans  des  cellules 
séparées  et  non  dans  des  dortoirs  ;  ils  reçoivent  leur  ration  de  nour- 
riture directement,  de  la  main  à  la  main,  tandis  que  d'autres  [524] 
la  font  déposer  sur  le  sol  devant  eux,  et  il  ajoute  aussitôt  :  ils  font 
bien  les  uns  et  les  autres,  car  toutes  ces  pratiques  sont  également 
autorisées  par  la  loi  ^.  «  Chaque  école  a  ainsi  ses  traditions  trans- 
mises de   maître  à  élève  et  parfaitement  définies^...   Ce  qui    est 

1.  P.  18. — On  a  vu  plus  haut,  p.  427,  de  quelle  façon  il  l'a  envoyé  de  Çri-Bhoja  en  Chine. 

2.  Pp.  7  et  8.  —  Pour  cette  division,  voir  la  préface  de  M.  Takakusu,  pp.  xx  et 
»uiv.,  où  il  faut  se  défier  pourtant  d'une  certaine  tendance  à  donner  des  hypothèses 
plus  ou  moins  plausibles  pour  des  faits  acquis.  Cf.  aussi  Chavannes,  p.  130,  et  l'ar- 
ticle de  M.  Rhys  Davids  dans  Joura.  Roy.  As.  Soc,  1892,  pp.  1  et  suiv. —  Les  données 
fournies  par  l-tsing  sont  consignées  en  partie  dans  son  texte,  en  partie  dans  ses 
notes  ;  on  a  vu  plus  haut,  p.  12,  que  M.  Chavannes  contestait  l'authenticité  de  ces 
notes  ;  M.  Takakusu  soutient  au  contraire  qu'elles  sont  bien  d'I-tsing. 

3.  Pp.  9-14. 

4.  Traduction  de  Legge,  p.  99.  On  dirait  qu'I-tsing  (p.  6)  avait  ce  passage  sous  les 
yeux  en  écrivant. 

5.  P.  6.  —  En  ce  qui  concerne  la  réception  de  la  nourriture,  l'une  et  l'autre  pratique 
était  une  dérogation  à  l'ancienne  règle,  du  temps  où  la  mendicité  de  porte  en  porte 
était  d'obligation  stricte  et  où  les  aliments  présentés  étaient  jetés  pêle-mêle  dans  le 
pot  à  aumônes. 

6.  Ibidem. 


444  COMPTI-S     RENDUS     ET     NOTICES 

important  chez  les  uns,  ne  Test  pas  chez  les  autres,  et  ce  que  ceux- 
ci  permettent,  ceux-là  le  défendent.  Mais  les  religieux  doivent 
obserA^er  les  règles  de  leur  école  propre  et  non  se  prévaloir  de 
l'indulgence  accordée  à  leurs  voisins.  En  même  temps  ils  î\e  doi- 
vent pas  tenir  en  mépris  les  prohibitions  auxquelles  ces  voi-&ins 
sont  soumis,  parce  qu'ils  en  sont  eux-mêmes  dispensés.  Autrement 
les  différentes  écoles  entreraient  en  confusion  et  les  règles  concer- 
nant les  permissions  et  les  défenses  deviendraient  obscures.  Com- 
ment le  même  homme  prati«pierait-il  les  préceptes  des  quatre  (prin- 
cipales) écoles  '  ?  »  Cette  tolérance  est  à  noter  chez  un  réformateur 
aussi  zélé  et  qui,  par  ailleurs,  attache  tant  de  prix  aux  minuties. 

Et  c'est  d'un  esprit  tout  aussi  libre  qu'il  apprécie  une  au^tre 
grande  division  du  Bouddhisme,  celle  du  Hinayàna  et  du  Ma- 
hâyâna,  du  Petit  et  du  Grand  Véhicule.  Tous  ceux  qui  ont  traité 
du  Bouddhisme  ont  parlé  plus  ou  moins  longuement  de  cette  divi- 
sion, et  personne  ne  peut  dire  au  juste  ce  qu'elle  a  été.  Il  est  bien 
entendu  qu'il  ne  faut  pas  la  confondre,  comme  on  le  fait  souvent^ 
avec  la  distinction  entre  Bouddhisme  du  Sud  ou  cingalais  et  Boud- 
dhisme du  Nord  ;  car,  si  Ceylan  appartient  sans  conteste  au 
Hinayàna  ^  celui-ci,  d'autre  part,  a  été  jusqu'à  la  fin  largement 
représenté  dans  Tlnde  et  dans  d'auti^es  contrées  du  Nord.  Le 
Mahâyàna  ne  doit  pas  se  confondre  non  plus  avec  certaines  doc- 
trines spéculatives,  car  toutes  les  tendances  métaphysiques  sont 
représentées  par  l'une  ou  l'autre  des  diverses  écoles  et,  comme 
nous  le  verrons,  la  distinction  des  deux  Véhicules  ne  peut  pas  se 
ramener  à  la  division  en  écoles,  —  ni  avec  cette  efflorescence 
mythologique  qui  caractérise  les  monuments  et  la  plupart  des  liN^res 
bouddhiques  de  l'Inde  et  constraste  si  singulièrement  avec  le  pan- 
théon plus  sobre  des  écrits  cingalais  ;  car  nulle  part  cette  mytho- 
logie [olio]  exubérante  n'a  plus  fleuri  qu'à  Java  et  dans  les  iles 
voisines,  où,  d'après  le  témoignage  très  net  d'I-tsing,  dominait 
presque  exeltisivement le  Hinayàna.  Mais  ce  sont  là  des  caractères 
négatifs,  disant  ce  que  le  Mahàyâna  n'a  pas  été,  et  Ton  voudrait 
une  définition  positive.  Or  I-tsing.nous  eu  donne  une  :  «  Ceux,  dit- 
il,  qjii  rendent  un  culte  aux  Bodhisattvas  et  lisent  les  Mahâ3^àTia- 


1.  1-.  lu. 

2.  Msing  n'est  pasflombé  à  oet  égard  dans  la  méprise  de  llioueii-tsang,  qui  adjuge 
les  Theravùdins  de  Ceylan  au  MahâyAna  :  il  dit  nottemeiH  que  toutes  les  ilos,  à  l'ex- 
ception d'une  pctilc  minorité  de  fraîche  dalo  à  Çrî-Bhoja,  suivent  le  P«tit  Véhicule. 
Pp.  n  et  14. 


ANNÉE     1898  Mo 

sùtras  sont  mahùyjinistes  ;  ceux  qui  ne  font  ni  l'un  ni  l'autre  sont 
liîiuwùnistes  ^  » 

A  première  vne  la  définition  semble  bien  nette  ;  à  mieux  l'exa- 
miner, elle  laisse  perplexe.  D'abord,  quant  à  la  deuxième  condition, 
celle  de  la  lecture  ou.  de  l'adoption  des  Mahàyànasùtras,  outre 
qu'elle  ressemble  beaucoup  à  une  tautologie,  nous  sauvons  par 
I-tsiag  lui-même  qu'on  étudiait  à  la  fois  les  sûtras  de  l'un  et  de 
l'antre  Véhicule'.  Son  propre  maître  Hoei-si,  qui,  très  probable- 
ment, était  hinayâniste  comme  lui,  faisait  d'un  livre  certainement 
mahâyàniste,  le  Lotus  de  la  Bonne  Loi^  son  livre  de  chevet  :  «  Pen- 
dant pins  de  soixante  ans,  il  l'a  In  une  fois  par  jour,  le  nombre  de 
ses  lectures  atteignant  ainsi  le  chiffre  de  vingt  mille '^.  »  Lui-même, 
il  prescrit  expressément  l'étude  de  toute  une  série  d'écrits  appar- 
tenant au  Mahâyâna  le  plus  caractérisé^.  Quant  à  la  première 
condition,  le  culte  rendu  aux  Bodhisattvas  ou  futurs  Buddhas,  elle 
n'est  pas  moins  embarrassante.  Ce  culte  était  florissant  à  Java  dès 
le  vni«  siècle,  comme  le  montrent  les  inscriptions  et  les  monu- 
ments, et  les  communautés  de  Java,  nous  le  savons,  n'étaient  pas 
mahâyànistes.  Dans  l'Inde  même,  à  Nàlanda,  à  Mahàbodhi,  dans 
beaucoup  d'autres  monastères,  les  sectateurs  des  deux  Véhicules 
vivaient  côte  à  côte,  ce  qui  n'eut  guère  été  possible,  si  "les  uns 
avaient  pratiqué  un  culte  ouvertement  renié  par  les  autres.  Je  ne 
vois  d'autre  moyen  de  sortir  d'embarras  que  de  ne  pas  prendre  à  la 
lettre  cette  expression  un  peu  vague  de  «  culte  des  Bodhisattvas  » 
et  d'entendre  par  là  l'aspiration  h  la  condition  de  Bodhisattva.  On 
aurait  alors  la  définition  que  M.  Rbys  Davids  donne  du  ^lahâyàna, 
et  telle  semble  bien  aussi  être  la  pensée  d'1-tsing  dans  un  autre 
passage  :  «  Si,  dit-il,  nous  désirons  obtenir  le  fruit  du  Petit  Véhi- 
cule, nous  aurons  à  le  poursuivre  à  travers  les  huit  degrés  de  sanc- 
tification (et  à  atteindre  ainsi  à  la  condition  d'Arhat).  Si  au  con- 
traire nous  préférons  poursuivre  le  fruit  du  Grand  Véhicule,  il 
faudra  nous  efforcer  d'accomplir  la  tâche  à  travers  les  trois  incal- 
culables périodes-^  (que  dnre  la  carrière  d'un  Bodhisattva)  ^  [526].  » 
Ici  le  double  idéal  est  nettement  précisé,  et  il  est  incontestable  que 

1.  Pp.  14-15. 

2.  Chavannes,  pp.  237  et  paasim. 

3.  Takakusu,  p.  205. 

4.  P.  186. 

5.  Un  asankhyeyakalpa  ou  période  incomputable  est  un  nombre  d'années  représenté 
par  l'unité  suivie  de  cent  quarante  zéros. 

6.  P.  197. 


446  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

l'un  a  été  surtout  celui  du  Hinayâna,  l'autre  de  préférence  celui  du 
Mahàyâna.  Mais,  même  avec  cette  interprétation,  nous  ne  sommes 
pas  ejicore  bien  édifiés. 

En  effet,  I-tsing  était  hinayâniste  et  il  appartenait  à  une  école, 
—  celle  des  Mûlasarvâstivâdins ^  des  «  Sarvâstivâdins  primitifs  » 
ou  proprement  dits  ^  —  qui  paraît  être  restée  fidèle  à  la  pratique 
du  Petit  Véhicule.  Il  ne  dit  expressément  ni  l'un  ni  l'autre,  mais 
tout  parait  le  prouver.  Partout  où  cette  école  domine,  domine  aussi 
le  Hinayâna,  et  la  petite  minorité  de  hinayânistes  qu'il  y  avait  en 
Chine  était  composée  de  SarsSrstivdâins'^.  Quant  à  lui-même,  il  dé- 
clare qu'il  n'écrit  pas  en  vue  de  «  ceux  qui  prétendent  suivre  les 
pratiques  d'un  Bodhisattva  de  préférence  aux  règles  du  Yinaya,  de 
la  discipline 3  »,  et  un  peu  plus  loin  il  ajoute:  «  Il  n'est  pas  en 
notre  pouvoir  d'imiter  un  Bodhisattva^.  »  Ce  sont  là  des  aveux  de 
hinayâniste,  car  dès  lors  la  qualification  de  Bodhisattva  s'acqué- 
rait assez  aisément.  La  grande  importance  qu'il  attache  à  la  règle, 
là  voie  directe,  suivant  lui,  du  salut,  n'est  pas  moins  significative  ; 
enfin,  écrivant  pour  ses  compatriotes,  qui  suivaient  en  très  grande 
majorité  le  Mahàyâna^,  il  n'aurait  probablement  pas  tant  parlé  des 
hinayânistes,  s'il  n'en  avait  pas  été  un  lui-même.  Et  c'est  en  effet 
le  vœu  d'un  hinayâniste  que,  plus  haut,  p.  27,  nous  lui  avons  vu 
faire  devant  l'image  du  Buddha,  au  sanctuaire  de  Mahâbodhi, 
vœu  dont  la  dernière  demande,  la  plus  haute,  a  été  «  l'obtention 
de  la  connaissance  qui  n'est  plus  sujette  à  la  naissance  »,  c'est-à- 
dire  de  la  condition  d'Arhat.  Mais  c'est  autrement  que  le  même 
I-tsing  parle  ailleurs,  dans  un  moment  moins  solennel,  quand, 
abandonné  par  ses  compagnons,  sur  le  point  de  quitter  la  Chine, 
il  s'adresse  à  lui-même  une  pièce  de  vers  pour  s'exhorter  à  ne  pas 
faiblir  :  «  Uîi  bon  général  peut  arrêter  une  armée,  —  mais  la  ré- 
solution d'un  homme  de  cœur  est  difficile  à  ébranler.  —  Si  je  crains 
pour  ma  vie  et  ne  cesse  pas  de  me  lamenter,  comment  pourrais-je 
aller  jusqu'au  bout  de  l'Incalculable  Période^?  »  Ici,  ce  qu'il  voit 
devant  lui,  ce  qu'il  apcepte,  c'est  la   carrière    d'un    Bodhisattva. 

1.  Pour  la  distinguer  de  trois  autres  branches  qui,  avec  elle,  formaient  le  groupe 
du  Sarvâstivâda. 

2.  Pp.  9,  10,  11,  13. 

3.  P.  197. 

4.  P.  198. 

5.  P.  U. 

6.  Le  passage  est  du  mémoire  Chavannes,  p.  115;  mais  j'ai  sui\i  ia  Iratiuciion  plus 
précise  qu'on  a  donnée  M.  Takakusu,  p.  xxvii. 


ANNÉE     1898  447 

I-tsing  aurait-il  donc  été  à  la  fois  hinayàniste  et  mahàyâniste  ? 
Mais  écoutons-le  encore,  car  sa  définition  n'est  pas  tout  ce  qu'il 
dît  des  [o27]  deux  systèmes.  Il  affirme  en  outre  que  «  sur  tous  les 
points  essentiels,  ils  ne  diffèrent  pas  l'un  de  l'autre  »  et  qu'  «  ils  ont 
un  seul  et  même  Vinaya  ^  » .  Ici  nous  le  prenons  en  plein  péché  de  réti- 
cence ou  d'euphémisme,  et  c'est  lui-même  qui  nous  fournit  de  quoi 
l'en  convaincre.  Le  dix-septième  des  soixante  pèlerins  du  recueil  de 
M.  Ghavannes  avait  fait  ses  vœux  de  novice  à  l'âge  adulte,  dans  un 
couvent  hînayâniste  de  Balkh.  «  Ensuite,  quand  il  fut  près  de  rece- 
voir toutes  les  défenses  (l'ordination  complète),  il  ne  mangea  pas 
des  trois  alimonts  purs.  Son  maître  lui  dit:  «  LeBuddha,  le  grand 
«  maître,  a  lui-même  institué  les  cinq  (aliments)  corrects.  C'est 
«  donc  qu'il  n'y  a  là  aucun  mal.  Pourquoi  ne  mangez-vous  pas?  » 
Il  répondit  :  «  Les  ordonnances  et  les  règles  qui  sont  présentées 
«  par  les  livres  sacrés  du  Grand  Véhicule,  ce  sont  celles  que  j'ob- 
«  serve  depuis  longtemps,  ma  conscience  ne  saurait  les  changer.  » 
Le  maître  répliqua  :  «  Je  m'appuie  sur  les  préceptes  qui  sont  exposés 
«  dans  la  section  du  Vinaya  des  Trois  Recueils  (le  Tripitaka)  ;  les 
«  textes  que  vous  invoquez,  je  ne  les  ai  pas  appris  ;  si  vous  con- 
«  servez  des  vues  différentes,  je  ne  suis  plus  votre  maître.  »  Ge  fut 
ainsi  forcé  par  son  maître  qu'il  entra  sur  l'autel  (pour  recevoir  l'or- 
dination complète)  ;  alors  il  cacha  ses  larmes  et  mangea  ;  il  put 
ensuite  recevoir  les  défenses  -.  »  On  remarquera  d'abord  ici  que  la 
distinction  pouvait  s'étendre  aux  laïques,  puisque  le  héros  de  ce 
petit  récit  était  adonné  au  Mahàyàna  avant  d'entrer  en  religion,  ce 
qui  ne  l'empêcha  pas  de  faire  son  noviciat  dans  une  maison  hînayâ- 
niste. Mais  on  remarquera  surtout  cette  même  opposition  entre  les 
règles  du  Vinaya  canonique  et  les  ordonnances  du  Mahâyâna  que 
nous  avons  constatée  déjà  plus  haut,  p.  36,  où  I-tsing  parlait  de 
«  ceux  qui  suivent  les  pratiques  d'un  Bodhisattva  de  préférence  aux 
, règles  du  Vinaya  »,  ainsi  que  la  portée  de  quelques-unes  de  ces 
différences,  assez  fortes  pour  rendre  impossibles  les  relations  de 
maître  à  disciple  et  pour  empêcher  une  ordination.  Il  y  avait  donc 
entre  les  deux  systèmes  des  divergences  d'ordre  essentiellement 
pratique,  ainsi  que  le  fait  observer  M.  Ghavannes,  qui  rappelle  à 
ce  propos  une  histoire  fort  semblable  arrivée  à  Hiouén-tsang  ^. 
C'est  aussi  la  conclusion  qui  se  dégage  du  beau  mémoire  sur  le 

1.  Pp.  15  et  14. 

2.  Ghavannes,  pp.  48-50. 

3.  Ibidem,  p.  50. 


448  c  (j  M  p  j- 1:  s    11  F. X  n  u  s    i-  v    n  o  t  i  c  i-:  s 

Mahàyàna  en  Chine  de  M.  De  Groot',  où  nous  voyons  en  outre 
qu'à  ces  diyergencea  s'en  ajoutaient  d'autres  d'ordre  liturgique.  Or 
I-tsing  ne  sépaiîe  pas  la  liturgie  de  la  discipline  :  en  affirmant  si 
nettement  le  parfait  [328]  accord  des  deux  systèmes  quant  au 
^^maya,  il' nous  a  donc  certainement  caché  quelque  clio&e. 

Mais  il  nous  reste  à  examiner  chez  lui  un  dernier  renseignement, 
cjui  est  peut-être  le  plus  important  de  tous,  car  je  crois  qu'il  nous 
aide  à  mieux  comprendre  les  autres.  I-ising  nous  apprend  qu'  «  on 
ne  saurait  dire  quelles  dos  dix-huit  écoles  doivent  être  rattachées 
au  Mahâyàna' et  quelles  au'^inayàna-  »,  et  il  ajoute  un  peu  plus 
loin  que  «  du  Mahâyàna  proprement  dit,  il  n'y  a  que  deux  sortes  : 
celui  des  Màdhyamikas  et  celui  des  Yogàcàras^-  ».  Rapprochée  de 
la  première,  cette  dernière  phrase  ne  peut  pas  signifier  qu'il  n'y 
avait  des  mahàyànistes-  que  dans  ces  deux  écoles  :  il  faut  évidem- 
ment entendre  que  ces  deux  écoles,  qui  ne  font  pas  partie  dés  dix- 
huit  anciennes  et  dont,  contrairement  à  son  hahitude,  il  caractérise 
la  doctriiLe  spéculative,  le  nihilisme  absolu  chez  l'une,  l'absolu  idéa- 
lisme chez  l'autre^,  —  tendances  qui  toutes  deux  étaient  vieilles 
dans  le  Bouddhisme,  —  sont  seules  foncièrement  et  exclusivement 
mahàyànistes,  et  que  c'est  dans  leur  sein  que  le  Mahàyâna  a,  non 
pas  pris  naissance^,  mais  reçu  son  expression  la  plus  systématique, 
sa  législation  sous  la.  forme  de  ses  manuels  les  plus  autorisés  ^. 
Quant  à  la  première  assertion,  elle  signifie  évidemment  qu'il  y 
avait  des  mahàyànistes  et  des  liinayànistes  dans  toutes  ou  dans 
presque  toutes  les  écoles;  car  I-tsing,  qui  les  a  toutes  côtoyées, 
n'aurait  pas  manqué  d'esquisser  la  répartition,  si  la  chose  avait  été 
seulement  possible,  si:  les  djoctrines  du  Mahàyâna  n'avaient  pas 
partout  plus  ou  moins  pénétré. 

Le  cœur  de  ces  doctrines  aurait  donc  été  un  nouvel  idéal  pro- 


1.  Le  Code  du  Mahàyâna  en  Chine;  son  inJlu'Jiice'  aur  la  vie  monacale  et  sur  le  inonde 
laïque  [Mémoirei  de  l'Académie,  d Amsterdam) ,  1893. 

2.  P.  14. 

3.  P.  15. 

4.  Ibidem.  Gî.  p.  184-. 

5..  L'école  Mâdbyamika  regardait  coniina  son  fondateur  NAgàrjuna,  de  date  incer- 
taine, mais  probablement  du  ii"  ou  du  ni*  siècle  ;  celle  des  YogAcàras  se  réclamait 
d'Asanga,  qui  est  du  commencement  du  \i'  siècle.  Plusieurs  livres  mahAyAnistes,  tels 
que  le  Mahâvastu  et  le  Suddharniapundanlca,  sont  corLiûncmont  antérieurs  au  second 
et  très  probablement  à  tous  les  deux,  La  dislinclion  des  deux  Véhicules  était  parfai- 
tement établie  et  sans  doute  ancienne  déjà  à  l'époque  de  Fa-hian,  fin  du  iv*  siècle. 

6.  Le  manuel  des  Màdliyamikas,  leur  Sùtravritti,  attribué  à  NAgàrjuna,  est  encours 
de  publication  depuis  1895  dans  le  Journal  of  thc  Buddhist  Texl  Society  of  India. 


ANNÉE    1898  449 

posé  à  la  vie  religieuse  :  il  s'agissait  non  plus  d'arriver  au  nirvana 
par  la  voie  la  plus  courte,  la  pratique  des  préceptes,  mais  d'ac- 
cepter, d'élire  pour  soi  l'incommensurable  carrière  d'un  Bodhi- 
sattva,  afin  de  devenir  un  jour,  après  un  nombre  infini  de  nais- 
sances, soi-même  un  Buddha.  Et  forcément,  à  ce  nouvel  idéal 
aurait  répondu  un  ensemble  plus  ou  moins  compliqué  de  nouveaux 
rites  et  de  nouvelles  pratiques.  Puis,  peu  à  peu,  toute  [^29]  une 
littérature  et  une  riche  mythologie  se  seraient  créées  à  l'appui  de 
la  nouvelle  dévotion,  à  laquelle  deux  écoles  se  seraient  chargées, 
chacune  de  son  coté,  de  confectionner  une  métaphysique  appro- 
priée. Le  Mahàyâna  nous  apparaîtrait  ainsi  comme  un  mouvement 
religieux  de  limites  assez  vagues,  à  la  fois  comme  une  modifica- 
tion interne  du  Bouddhisme  primitif  et  comme  une  série  d'addi- 
tions à  ce  môme  Bouddhisme,  à  côté  desquelles  le  vieux  fonds  pou- 
vait subsister  plus  ou  moins  intact.  Car  rien  n'obligerait  d'ad- 
mettre que  ces  additions  si  peu  homogènes  se  soient  faites  partout 
de  la  même  façon  et  à  la  même  dose  et  que  la  foi  mahàyâniste  ait 
été  indissolublement  liée  aux  accessoires,  à  tous  les  accessoires  du 
Mahàyâna.  On  concevrait  fort  bien  au  contraire  que  l'une  ait  existé 
sans  les  autres  et  réciproquement.  Dès  lors  les  monuments  de 
Java  par  exemple,  où  ces  accessoires  abondent  et  où  le  terme  même 
à^  mahàyâna  se  rencontre  ^  n'obligent  plus  de  nous  inscrire  en 
faux  contre  l'assertion  d'I-tsing  affirmant  que  Java  et  toutes  les 
iles  étaient  hînayânistes,  ou  d'admettre  que  tout  y  avait  changé 
dans  l'espace  d'un  siècle.  On  s'explique  très  bien  au  contraire  que 
l'on  ait  invoqué  Tara,  Avalokiteçvara,  Amitâbha,  sans  être  pour 
cela  mahàyâniste;  que  les  mêmes  communautés  aient  pu  abriter 
les  deux  aspirations  dans  une  paix  commune,  et  que  le  niéme 
homme,  à  l'occasion,  ait  pu,  comme  I-tsing,  employer  des  formules 
qui  n'avaient  leur  pleine  signification  que  dans  un  système  qui 
n'était  pas  le  sien.  Il  est  donc  fort  probable  qu'il  y  a  eu  beaucoup  de 
degrés  et  de  variétés  dans  le  Mahàyâna,  et  il  y  a  peut-être  quelque 
illusion  à  espérer  que,  quand  on  sera  arrivé  à  définir  par  exemple 
celui  qu'exposent  Asanga  ou  Vasubandhu,  on  aura  obtenu  une  for- 


1.  Dans  une  inscription  de  779  A.  D.,  relatant  la  fondation  d'un  temple  dédié  à 
Tara,  une  déesse  qui  passe  pour  essenlieUement  mahàyâniste,  il  est  question  de 
bhikshus,  de  religieux  vinayamahâyânavidâm,  «  connaissant  le  Vinaya  (qui  est  le 
vrai)  Grand  Véhicule  ».  Il  semble  que  cet  emploi  même  du  terme  soit  une  profession 
hînayàniste.  Cf.  Brandes,  dans  Tijdschriftvoor  indische  taal-,  land- en  volkenkunde,  1886, 
p.  246,  l.  4. 

l\EtlGI0>'5    DE    l'InDK.   —    IV.  29 


450  COMPTES     REîSDUS     KT     NOTICES 

mule  applicable  à  tous  les  autres.  A  tout  prendre,  on  peut  estimer 
qu'il  en  a  été  ici  comme  de  beaucoup  d'autres  choses  de  ce  Boud- 
dhisme si  flottant  et  si  trouble,  et  que  la  meilleure  façon  d'expliquer 
le  Mahâyana  est  encore  de  ne  pas  trop  essayer  de  le  définir. 

En  tout  cas,  ce  n'est  qu'ainsi,  me  semble-t-il,  qu'on  arrive  à 
accorder  les  indications  sommaires  d'I-tsing  entre  elles  et  avec  ce 
que  nous  savons  d'ailleurs.  Ainsi  s'explique  sa  grande  sympathie 
pour  l'un  et  l'autre  système,  a  Ils  sont  tous  deux,  dit-il,  parfaite- 
ment en  harmonie  avec  la '•Noble  Doctrine  :  pouvons-nous,  après 
cela,  dire  lequel  des  deux  (seul)  est  [o30]  vrai?  Ils  sont  l'un  et 
l'autre  conformes  à  la  vérité  et  ils  mènent  tous  deux  au  nirvana... 
Nous  ne  sommes  pas  encore  en  possession  de  «  l'œil  de  la  science  »  ; 
comment  nous  flatterions-nous  de  discerner  en  eux  le  vrai  et  le 
faux  ?  Il  nous  faut  agir  comme  nos  prédécesseurs  et  ne  pas  nous 
tourmenter  à  vouloir  passer  jugement  sur  eux*  ».  Même  quand  il 
affirme  que  les  deux  systèmes  ont  le  même  Vinaya,  il  ne  ment  pas; 
car,  excepté  peut-être  chez  quelques  groupes  ultra-mystiques,  le 
Mahâyana  n'abolissait  pas  l'ancien  corps  de  préceptes  ;  il  ne  faisait 
qa^y  ajouter  -un  supplément.  L'assertion  n'est  donc  pas  fausse^ 
prise  à  la  lettre  ;  mais  elle  est  si  incomplète  qu'elle  ne  peut  guère 
être  mise  uniquement  au  compte  de  la  tolérance  et  de  la  largeur 
d'esprit  de  l'auteur.  Le  Mahâyana  le  plus  sobre  ne  pouvait  se  passer 
d'un  minimum  de  liturgie  et  de  pratiques  particulières,  qu'I-tsing 
connaissait  fort  bien,  car  il  avait  séjourné  dix  années  à  Nâlanda,^ 
un  grand  centre  de  doctrine  mahâyâniste.  11  faut  donc  chercher  ici 
un  autre  motif  et  croire  à  son  habileté. 

En  effet,  le  grand  souci  d'I-tsing  était  de  propager  parmi  ses 
compatriotes,  en  très  grande  majorité  mahâyànistes,  le  Vinaya  de 
sa  propre  école  des  Sarvâstivâdins.  Il  avait  donc  intérêt  à  glisser 
sur  les  divergences  et  à  appuyer  sur  la  conformité.  Des  trois  écoles 
qui,  outre  la  sienne,  formaient  le  groupe  du  Sarvàstivâda,  Tune 
du  moins,  celle  des  Dharmaguptas,  était  fort  répandue  en  Chine  ^ 
et  devait  avoir  passé  en  grande  partie  au  Grand  A^éhicule,  puisqu'il 
n'y  avait  plus  alors  dans  le  pays  qu'un  très  petit  nombre  de  secta- 
teurs du  Petit.  Il  aura  donc  soin  d'établir  qu'il  n'y  a  que  des  diffé- 
rences de  forme  entre  leur  Vinaya  et  le  sien^  qui  est  celui  des  Sar- 
vâstivâdins proprement  dits  3.  Quant  aux  pratiques  particulières  du 

1.  P.  15. 

2.  P.  13. 

3.  Pp.  13  el  2U. 


AN-\ÉE    1898  45t 

Malîâyâna,  ce  sera  encore  plus  simple  ;  il  n'y  touchera  pas.  Tout 
est  du  reste  pour  le  mieux  en  Chine,  «  si  parfait,  dit-il,  qu'on  n'y 
pourrait  rien  ajouter^  ».  Et  il  le  prouve  en  une  longue  digression 
qui  paraîtrait  l'expression  très  forte  du  préjugé  patriotique,  si  elle 
n'était  pas  plutôt  une  captatio  benevolentiœ.  Car  nul  n'était  mieux 
revenu  de  ce  préjugé,  n'était  resté  moins  Chinois  que  lui.  Le  pays 
qui  a  toute  son  admiration  est  l'Inde  :  là,  non  seulement  la  reli- 
gion, plus  près  de  sa  source,  est  plus  pure,  mais  tout  est  excel- 
lent, hommes  et  choses,  sciences  et  coutumes  :  un  appel  à  l'usage 
des  «  cinq  Indes  »  lui  parait  toujours  décisif,  môme  en  matière  pro- 
fane, et  il  serait  facile  de  relever  chez  lui  toute  une  série  de  pas- 
sages dans  le  ton  de  celui-ci  :  «  Quand  j'eus  observé  toutes  ces 
choses;  je  me  dis  à  moi-même  avec  émotion  :  Quand  [o31]  j'étais 
dans  mon  pays,  je  me  croyais  instruit  du  Yinaya  et  j'imaginai» 
peu  qu'un  jour,  en  venant  ici,  je  me  trouverais  un  ignorant.  Si  je 
n'étais  pas  venu  dans  l'Occident,  comment  aurais-je  pu  être  témoin 
d'usages  aussi  corrects'^!  »  C'est  qu'il  y  a  en  effet  un  revers  à  la 
médaille;  dans  cette  Chine  si  parfaite,  on  a  trop  ergoté  sur  le 
Yinaya  :  «  On  s'est  mis  à  le  discuter  paragraphe  par  paragraphe, 
le  divisant  en  tranches  de  plus  en  plus  menues...  L'effort  qui  se 
dépense  à  cette  méthode  est  grand  comme  celui  qu'il  faudrait  pour 
édifier  une  montagne,  et  le  gain  est  aussi  difficile  à  obtenir  que  les 
perles  qu'il  faut  retirer  du  vaste  Océan...  Il  est  difficile  d'acquérir 
la  connaissance  du  Vinaya,  quand  il  a  été  manié  par  beaucoup  de 
gens.  »  Il  faut  donc  remonter  aux  textes  mêmes  et  les  examiner 
simplement.  «  Alors,  pour  décider  le  cas  de  légère  ou  de  grave 
offense,  il  suffit  de  quelques  lignes  ;  expliquer  les  moyens  de  tran- 
cher les  difficultés  n'est  pas  même  l'affaire  d'une  demi- journée. 
C'est  ainsi  que  font  les  religieux  dans  l'Inde  et  dans  les  îles  de 
la  mer  du  Sud-^.  »  Et  c'est  aussi  ce  que  pourront  faire  ses  compa- 
triotes, s'ils  veulent  bien  accepter  ses  directions,  qui  sont  entière- 
ment empruntées  aux  textes  canoniques^.  Sans  doute,  chaque 
école  doit  suivre  sa  propre  règle  et  la  sienne  est  celle  des  Mùla- 
sarvâstiâvdins,  qui  ne  comptent  plus  qu'un  petit  nombre  de  repré- 

1.  P.  17. 

2.  P.  66. 

3.  p.  16. 

4.  Cette  promesse  d»  conformité  avec  les  textes  canoniques  n'engageait  pas  àgrtnd* 
chose,  le  canon  de  l'Église  du  Nord  étant  toujours  resté  flottant  et  ouvert  à  de  nou 
veiles  additions.  Le  Vinaya  même  des  Sarvâstivàdins,  par  exemple,  venait  à  peine 
d'être  mis  par  écrit  au  temps  de  Fa-hian  (traduction  de  Legge,  p.  99). 


4o2  COMPTKS     RENDUS     ET    NOTICES 

sentants  en  Chine  ;  mais  cette  règle  ne  diffère  pas  au  fond  de  celle 
des  autres  ;  il  n'y  a  donc  qu'à  la  prendre  et  à  s'y  conformer.  On 
n'est  pas  à  la  fois  de  meilleure  composition  et  plus  intransigeant: 
il  y  a  toujours  un  diplomate  dans  la  peau  d'un  Chinois. 

Je  ne  toucherai  pas,  pour  les  raisons  que  j'ai  dites  plus  haut 
(p.  442),  à  cette  exposition  du  Yinaya,  qui  forme  le  gros  du  mé- 
moire. Je  n'entrerai  pas  non  plus  dans  l'examen  des  chapitres 
qu'I-tsing  a  consacrés  à  l'histoire  littéraire  de  l'Inde  ;  bien  avant 
que  le  mémoire  fût  accessible,  ils  étaient  publiés,  commentés  et 
célèbres.  La  traduction  de  M.  Takakusu,  faite  sur  une  édition  japo- 
naise plus  correcte  et  après  confrontation  avec  tous  les  textes  exis- 
tants, a  sans  doute  amélioré  sur  bien  des  points  celles  que  ses 
compatriotes,  MM.  Kasawara  et  Ryauon  Fujishima,  avaient  don- 
nées de  ces  chapitres  ;  mais,  en  somme,  elle  les  confirme  et,  après 
cette  troisième  épreuve,  il  n'est  guère  présumable  qu'on  y  trouve 
encore  beaucoup  à  changer.  Du  moins  l'auteur  très  compétent  d'une 
critique  [,tJ32]  insérée  au  Journal  de  la  Société  asiatique  de  Lon- 
dres *,  tout  en  relevant  un  certain  nombre  de  méprises  dans  le  reste 
du  mémoire,  n'en  a-t-il  trouvé  à  rectifier  qu'une  seule  dans  cette 
portion.  La  rectification,  il  est  vrai,  est  importante,  puisqu'elle 
retranche  Jina  de  la  liste  des  auteurs  célèbres  du  vi«  siècle  men- 
tionnés par  I-tsing  et  le  remplace  par  la  personnalité  plus  connue 
de  Dinnâga^. 

Il  demeure  donc  bien  acquis  que,  parmi  des  renseignements  du 
plus  grand  prix,  comme  les  dates  de  la  Kâçikâ  Vritti  et  du  gram- 
mairien Bhartrihari,  I-tsing  nous  a  servi  quelques  bourdes  énormes; 
par  exemple,  quand  il  fait  du  Mahâbhâshya  un  commentaire  sur  la 
Kâçikâ  Vritti  ^  ;  quand  il  distingue  entre  le  Vâkyapadiya  de  Bhar- 
trihari et  son  commentaire  sur  le  Mahâbhâshya'^  \  quand  il  définit 
ce  commentaire  comme  «  traitant  à  fond  des  principes  de  la  vie  hu- 
maine ainsi  que  de  la  science  grammaticale  et  exposant  les  rai- 


1.  1897,  p.  362.  —  L'article  n'est  signé  que  d'initiales,  mais  doit  être  de  M.  T. 
VVatters. 

2.  M.  Takakusu  a  résumé  la  substance  de  ces  chapitres,  en  la  complétant  par  d'au- 
tres informations,  dans  des  tableaux  fort  commodes,  p.  lv-lix.  Il  est  parfois  trop 
afûrmatif  dans  ses  identifications,  comme  pour  Dharmapâla  et  quelques  autres  ;  mais, 
en  fournissant  les  faits,  il  permet  au  lecteur  d'apprécier  par  lui-même.  A  propos  de 
Dharmapâla,  il  y  a  un  lapsus  à  la  page  lvii  :  c'est  lui,  non  Bhartrihari,  qui  est  l'au- 
teur du  commentaire. 

3.  P.  178. 

4.  P.  180. 


ANNÉE    1898  453 

sons  de  l'élévation  et  de  la  chute  de  nombreuses  familles  ^  »  ; 
quand  il  prête  au  même  Bhartrihari  un  autre  ouvrage,  le  Pei-nUy 
impossible  à  identifier,  et  qui,  tout  en  étant  une  œuvre  de  gram- 
maire, «  approfondit  les  secrets  du  ciel  et  de  la  terre  et  traite  de  la 
beauté  essentielle  des  principes  de  l'homme  ^  » .  Même  en  mettant 
quelque  chose  ici  au  compte  de  l'insuffisance  du  texte  ou  de  la  tra- 
duction, il  est  bien  clair  qu'il  a  écrit  ces  choses  d'ouï-dire,  tout  au 
plus  d'après  des  notes  à  lui  fournies  et  mal  comprises,  et  qu'il  n'a 
jamais  examiné,  pas  même  vu  peut-être,  aucun  de  ces  ouvrages.  Le 
peu  qu'il  dit  de  Pânini  et  du  Dhâtupâtha  est  exact  \\  mais  il'  n'en 
est  pas  moins  clair  que  ce  n'est  pas  dans  Pânini,  sous  la  direction 
d'un  vaiyâkarana,  qu'il  a  étudié  le  sanscrit.  Il  doit  l'avoir  appris 
dans  quelque  manuel  moins  compliqué,  dans  celui  peut-être  (car 
ici  du  moins  on  comprend  à  peu  près  ce  qu'il  veut  dire)  qu'il  décrit 
comme  «  le  livre  des  trois  Khilas  »,  lequel  comprenait:  1°  VAsh- 
tadhâtu^  un  traité  de  la  déclinaison  et  de  la  conjugaison  ;  2<>  le 
Wen-cha  (titre  non  identifié),  et  3*^  VUnâdi  (quelque  traité  analogue 
à  notre  Unâdisûtra)^  tous  deux  traitant  de  la  dérivation^.  [S33] 
Mais  on  a  de  bonnes  raisons  de  croire  que  cet  enseignement  gram- 
matical, quel  qu'il  ait  été,  n'a  pas  été  poussé  bien  loin. 

En  effet,  I-tsing  paraît  avoir  eu  ime  assez  bonne  connaissance 
pratique  du  sanscrit.  Parmi  les  très  nombreuses  étymologies  et 
explications  qu'il  donne  on  n'en  trouve  pas  d'impossibles,  comme 
chez  Hiouen-tsang,  et  s'il  lui  arrive  d'en  produire  de  fausses,  ce  ne 
sont  pas  de  celles  qui  disqualifient^.  Il  explique  par  exemple  le 
terme  bouddhique  posJtadha^  —  une  adaptation  manquée  du  pâli 
uposatha,  qui  lui-même  répond  au  sanscrit  upavasatha^  «  jeûne  », 
—  comme  étant  composé  de  posha^  «  nourriture  »  et  de  dhâ^  «  pu- 
rifier »^.  L'explication  est  erronée,  mais  elle  n'est  pas  plus  mau- 
vaise que  beaucoup  d'autres  que  l'on  trouve  chez  les  savants  indi- 
gènes les  plus  autorisés  ;  même  le  sens  de  purifier  donné  ici  à  la 
racine  dhâ  ne  paraîtra  pas  trop  étrange,  si  l'on  songe  qu'il  nous 


1.  p.  178.  S'agirait-il  du  Bhattikâvya  ? 

2.  P.  180. 

3.  P.  172. 

4.  Pp.  172-17Ô. 

5.  C'est  probablement  Hiouen-tsang  qu'il  corrige  quand  il  fait  observer,  p.  118,  que 
Indu,  n'est  pas  le  nom  de  l'Inde  dans  la  langue  du  pays.  Mais  il  a  tort  de  répéter, 
probablement  aussi  d'après  le  même,  que  y>yâkaraij.a  (la  grammaire)  désigne  l'ensemble 
de  la  littérature  profane,  p.  169.  * 

6.  P.  88. 


454  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

arrive  à  travers  une  double  traduction  ^  Mais  il  y  a  d'autres  faits 
qui  empêchent  de  reconnaître  à  I-tsing  une  véritable  culture  gram- 
maticale. Pas  plus  qui3  ses  devanciers,  —  car  le  fait  est  général, 
bien  qu'on  ne  l'ait  pas  encore  relevé,  que  je  sache,  —  il  ne  semble 
se  douter  que  le  sanscrit,  dans  lequel  sont  rédigés  les  livres  qu'il 
mentionne  et  copie  et  auquel  appartiennent  tous  ces  mots  qu'il  ex- 
plique, n'était  pas  le  parler  de  l'Inde.  Ainsi  qu'eux,  il  ne  connaît 
que  «  la  langue  de  Fan  »,  de  Bralimâ,  comme  s'il  n'en  avait  jamais 
entendu  d'autre  à  coté  d'elle^  Pas  une  allusion  chez  lui,  je  ne  dis 
pas  a"u  pâli,  bien  qu'il  ait  dû  se  rencontrer  plus  d'une  fois  avec  des 
religieux  cingalais  sectateurs  du  Tipitaka%  mais  aux  prâcrits,  qui 
avaient  dès  lors  une  littérature.  Et,  ce  qui  est  plus  grave,  pas  une 
allusion  non  plus  au  fait  si  patent  que  beaucoup  de  ces  livres  boud- 
dhiques qu'il  prétend  si  bien  connaître  étaient  en  réalité  bilingues 
et  [o34]  contenaient  de  notables  portions  écrites  en  un  idiome  qui 
n'est  plus  du  sanscrit.  Mais  il  y  a  plus.  Il  parait  que  le  texte  d'I- 
tsing,  qui  n'a  été  imprimé  qu'au  bout  de  trois  siècles,  en  972  A. 
D.,  contenait  autrefois  des  morceaux  qui  n'y  figurent  plus  mainte- 
nant, un  entre  autres  qui  a  été  conservé  plus  ou  moins  textuelle- 
ment dans  plusieurs  autres  ouvrages  et  que  M.  Takakusu  a  repro- 
duit dans  sa  Préface  •^.  Or  dans  ce  morceau,  qui  traite  de  l'alphabet 
sanscrit  et  dans  lequel  la  quantité  des  voyelles  est  indiquée  minu- 
tieusement, il  est  bien  dit  que  les  diphtongues  e  et  o  sont  longues, 
mais  ai  et  au  sont  données  comme  brèves.  Si  le  morceau  est  d'au- 
thenticité incontestable,  comme  l'affirme  M.  Takakusu,  il  n'y  a 
qu'une  conclusion  à  en  tirer  :  c'est  qu'1-tsing  n'a  pas  reçu  d'instruc- 
tion grammaticale  du  tout,  et  qu'il  n'a  appris  le  sanscrit  que  par  la 
pratique,  à  force  de  s'escrimer  sur  les  textes  et  aussi  de  le  parler. 
Et,  après  tout,  il  n'y  aurait  à  cela  rien  d'improbable.  Les  livres 
auxquels  I-tsing  et,  en  général,  les  pèlerins  s'attaquaient  suppo- 

1.  Une  autre  erreur,  également  vénielle,  est  l'explication  quil  donne  de  la  coutume 
hindoue,  quand  on  veut  honorer  une  personne  (ou  un  objet),  de  tourner  autour  d'elle 
pradakshinam,  en  la  tenant  sur  sa  droite,  c'est-à-dire  de  tourner  autour  d'elle  dans  le 
sens  du  mouvement  diurne  du  soleil  ou  des  aiguilles  d'une  montre.  S'en  rapportant 
à  la  simple  étymologie,  il  décide,  après  une  longue  discussion  (p.  141),  que  le  tour 
doit  se  faire  en  marchant  de  gauche  à  droite,  c'est-à-dire  dans  le  sens  inverse.  Une 
connaissance  plus  exacte  des  locutions  où  le  terme  entre,  soit  comme  adverbe,  soit 
comme  adjectif,  l'eût  préservé  de  la  méprise. 

2.  M.  Takakusu  a  le  premier  signalé  r«xislence  dans  le  canon  chinois  de  lexles  tra- 
duits sur  le  pâli,  pp.  14  et  217.  11  est  revenu  sur  la  question  dans  Juurn.  R«y.  As.  Soc., 
1896,  pp.  415  et  suiv. 

3.  Pp.  LX  et  suiv. 


ANNÉE     1898  455 

sent  la  connaissance  d'un  vocabulaire,  on  pourrait  dire  d'une  no-* 
menclature,  bien  plus  que  celle  d'une  langue.  Ils  les  lisaient  avec 
un  maître  et  ces  rapports  oraux  n'exigeaient  pas  davantage  le  par- 
fait usage  du  parler  correct.  Aussi  les  discussions  savantes  aux- 
quelles I-tsing  doit  avoir  pris  part  ^  ne  prouvent-elles  pas  grand' 
chose  et  ne  doivent-elles  pas  faire  illusion;  on  en  raconte  bien  d'au- 
tres de  Hiouen-tsang,  de  ses  grandes  controverses,  de  ses  triom- 
phes oratoires,  et  pourtant,  à  n'en  pas  douter,  Hiouen-tsang  était  un 
assez  médiocre  pandit.  Chez  nous  aussi,  combien  de  docteurs  ont 
passé  leur  vie  ta  argumenter,  qui  n'étaient  que  de  pauvres  lati- 
nistes! Certains  textes  écrits,  le  Çikshâsamuccaya  par  exemple, 
qui  est  actuellement  en  cours  de  publication,  permettent  de  se  fi- 
gurer ce  que  pouvaient  être  ces  exercices  de  scolastique  boud- 
dhique. Il  ne  faut  donc  pas  s'exagérer  la  valeur  de  cette  «  parfaite 
connaissance  des  castras  »,  dont  il  est  si  souvent  parlé  dans  nos 
relations  ;  quand  le  milieu  est  favorable,  l'inintelligible  n'est  pas 
bien  difficile  à  manier. 

Excepté  en  ce  qui  concerne  la  grammaire,  I-tsing,  dans  ces  cha- 
pitres d'histoire  littéraire,  n'est  pas  sorti  du  domaine  bouddhique. 
Il  nous  donne  bien  en  passant  la  première  édition  de  ce  renseigne- 
ment, tant  de  fois  répété  depuis  2,  que  les  Yédas,  qu'il  estime  à 
cent  mille  vers,  n'étaient  [o3oJ  pas  mis  par  écrit,  et,  à  ce  propos, 
il  rend  hommage  à  la  puissance  de  mémoire  des  brahmanes,  parmi 
lesquels  plusieurs  les  savaient  par  cœur  en  entier  3.  Mais,  malgré 
sa  multiple  curiosité  et  ses  goûts  de  lettré,  il  ne  paraît  pas  s'être 
autrement  enquis  de  leur  littérature.  Il  ne  fait  aucune  allusion  à 
leur  poésie  gnomique  et  didactique,  à  leurs  romans  de  style  raf- 
finé, aux  codes  de  loi,  à  l'épopée,  au  théâtre.  La  seule  œuvre  dra- 
matique qu'il  mentionne  est  une  pièce  bouddhique,  \e  Nâgânanda^ 
(ju'il  attribue  au  roi  Ilarsha-Çîlâditya,  son  contemporain  à  quel- 
ques années  près,  en  notant  que  la  représentation  était  accompa- 
gnée de  musique  et  de  danse  ^.  Il  n'y  a  pourtant  pas  trace  chez  lui 
d'une  animosité  contre  les  brahmanes,  et  cette  ignorance  ne  paraît 

1.  Par  exemple,  p.  184. 

2.  On  le  retrouve  chez  Albirouni  avec  cette  variante  que  les  Védas  n'avaient  été 
mis  par  écrit  que  peu  de  temps  avant  lui  {Indica,  trad.  Sachau,  1,  pp.  125-126),  et  il 
revient  encore,  exprimé  sans  aucune  réserve,  jusqu'au  début  de  notre  siècle,  quand 
de  notables  portions  des  Védas  avaient  été  traduites  depuis  longtemps  en  persan  et  à 
la  veille  du  jour  où  l'on  allait  en  obtenir  de  vieux  manuscrits. 

3.  P.  182. 

4.  Pp.  16.3-ir,4. 


456  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

pas  non  plus  tenir  uniquement  à  sa  qualité  d'étranger.  Il  est  plus 
probable  qu'elle  n'est  que  le  produit,  le  reflet  en  quelque  sorte,  du 
milieu  monacal  dans  lequel  il  vivait.  Ce  particularisme  étroit, 
exclusif,  est,  en  effet,  un  caractère  commun  de  la  littérature  sco- 
lastique  et  militante  de  toutes  les  sectes  hindoues  et,  à  peu  d'ex- 
ceptions près,  de  leur  littérature  religieuse,  autant  vaudrait  dire  de 
la  littérature  de  l'Inde  :  quand  on  n'y  polémise  pas  contre  le  voisin, 
on  ignore  jusqu'à  son  existence.  Aussi  plus  que  l'àpreté  des  polé- 
miques, qu'on  ne  lit  guère,  et  malgré  les  témoignages  contraires 
(et  abondants  surtout  vers  cette  époque)  de  la  littérature  profane , 
—  qu'on  songe  à  Subandhu,  a  Bâna^,  à  Dandin,  à  Çùdraka,  à 
Bhavabhùti,  —  cette  affectation  réciproque  d'ignorance  a-t-elle 
fait  envisager  d'une  façon  peu  exacte  le  développement  religieux  de 
l'Inde.  C'est  elle  surtout  qui  a  été  cause  qu'on  a  si  longtemps  pris 
pour  des  divisions  tranchées,  irréductibles,  analogues  à  celles  de 
notre  Occident  ou  à  celle  qui  sépare  aujourd'hui  Hindous  et  Mu- 
sulmans, ce  qui  n'était  plutôt  que  les  remous  d'un  seul  et  même 
ensemble  confus  de  croyances  et  que,  associant  la  population  en- 
tière, jusqu'en  ses  couches  profondes,  à  des  querelles  de  moines  et 
de  docteurs,  on  a  parlé,  on  parle  encore  d'une  époque  où  l'Inde 
aurait  été  bouddhiste,  d'une  autre  où  elle  serait  redevenue  brah- 
maniste  ou  pouranique,  quand  il  eût  été  pourtant  si  simple  de  re- 
connaître que  l'Inde  a  toujours  été  hindoue. 

Il  est  pourtant  une  autre  branche  encore  de  la  littérature  géné- 
rale de  l'Inde  sur  laquelle  I-tsing  nous  donne  de  curieux  renseigne- 
ments, l'Aî/w/'t^eâîa  ou  science  médicale.  Il  est  vrai  que  c'estlà,  comme 
la  grammaire  [536],  un  terrain  neutre,  que  bouddhistes  et  jainas 
ont  beaucoup  pratiqué.  Les  traités  médicaux  édités  par  M.  Hoernle  2, 
d'après  de  vieux  manuscrits  trouvés  à  Khotan,  et  dont  l'un  est  comme 
un  abrégé,  sinon  une  première  version,  de  notre  Suçruta,  sont  de 
provenance  bouddhique.  Caraka,  sous  le  nom  duquel  a  été  transmise 
l'une  des  deux  plus  anciennes  Samhitàs  ou  traités  sur  l'ensemble 
de  la  doctrine  médicale,  doit  avoir  été  le  médecin  du  roilvanishka^, 

1.  Voir  par  exemple  dans  le  Ilarshacarita  (éd.  de  liombay,  1892,  pp.  251,  265  et 
suiv.),  le  tableau  que  trace  Bûiia  de  l'entourage  du  brahmane  bouddhiste  Divâkara- 
milra,  le  même  peut-être  qui  est  mentionne  par  I-tsing,  p.  184. 

2.  The  Bower  Manuscript.  Fncsimilc  Icaves,  Nagari-Transcript,  romanised  Translitéra' 
tion  and  english  Translation  with  Notes,  edited  by  A.  F.  Rudolf  Hoernle.  Parts  I-VII  (il 
reste  à  publier  l'Introduction  et  l'Index).  Calcutta,  Office  of  Government  Printing, 
1893-1897.  In-folio. 

3.  M.  Takakusu,  p.  lu,  a  le  premier  appelé  l'attention  sur  les  textes  attribués  en 


ANNÉE    1898  457 

un  des  grands  champions  du  Bouddhisme,  et  pouvait  fort  bien 
être  considéré  par  les  bouddhistes  comme  un  des  leurs,  bien  que 
son  œuvre,  telle  que  nous  l'avons,  porte  la  livrée  brahmanique. 
Dans  le  Tanjur  tibétain,  toute  une  série  de  textes  sur  la  médecine 
et  sur  la  chimie  sont  attribués  à  Nâgârjuna  ^,  le  14"  patriarche. 
Vâgbhata,  la  plus  grande  autorité  des  siècles  suivants,  était 
très  probablement  bouddhiste,  et  son  œuvre,  VAshtângahridayay 
ou  «  l'Essence  des  huit  sections  (de  la  médecine)  »,  se  trouve  éga- 
lement dans  le  canon  tibétain,  traduit  et  commenté  dès  le  viii®  siècle  2. 
D'ailleurs  le  Buddha  lui-même  passait  pour  avoir  prêché  un  sùtra 
sur  la  science  médicale  3.  Un  bouddhiste  pouvait  donc  parler  de 
médecine  sans  sortir  de  chez  lui. 

I-tsing  trouve  l'occasion  d'en  discourir  dans  quelques  prescrip- 
tions du  Vinaya.  Mais  les  trois  chapitres  (xxvii-xxix)  qu'il  y  con- 
sacre spécialement  n'en  sont  pas  moins  des  digressions,  auxquelles 
il  se  laisse  aller  avec  d'autant  plus  de  complaisance  qu'il  avait  lui- 
même,  nous  dit-il,  «  étudié  la  médecine  avec  succès,  mais  y  avait 
finalement  renoncé  parce  qu'elle  n'était  pas  sa  vocation  propre^  ». 
Il  y  avait  sans  doute  été  amené  par  ses  anciennes  accointances  avec 
le  Taoisme  5,  qui  doivent  aussi  avoir  été  pour  quelque  chose  dans 
sa  tentative  de  pénétrer  le  secret  des  «  prières  magiques  »  du 
Vidyâdharapitaka  ou  doctrine  des  facultés  surnaturelles  [o37], 
que  professait  surtout  l'école  de  Nâgârjuna  et  qui  n'était  pas  encore 
répandue  en  Chine:  «  Pour  moi,  dit-il,  quand  j'étais  dans  le 
temple  de  Nâlanda...  je  me  suis  appliqué  avec  espérance  aux  par- 
ties essentielles  de  cette  doctrine.  Mais  comme  on  ne  peut  mener 
à  bien  deux  tâches  à  la  fois,  j'ai  fini  par  renoncer  à  cette  pensée  6.  » 
Son  application  à  la  médecine  paraît  avoir  été  plus  fructueuse  :  en 
tout  cas,  dans  ce  qu'il  en  dit,  il  n'y  a  que  très  peu  de  choses  chimé- 
riques. 

Il  compare  la  flore  médicinale  de  l'Inde  avec  celle  de  la  Chine '^; 

partie  à  Açvaghosha  qui  établissent  ce  fait  et  que  M,  S.  Lévi,  indépendamment  de 
lui,  a  publiés  dans  le  Journal  asiatique,  nov.-déc.  1896,  pp.  -141  et  suiv. 

1.  G.  Huth,   Verzeichniss  der  im  tibetischen  Tanjur,  Àbtheilung   mDo  (Sâtra),   entkal- 
tenen  Werke,  dans  les  Sitzungsberichte  de  l'Académie  de  Berlin,  21  mars  1895,  pp.  5  et  8. 

2.  G.  Huth,  l.  cit.,  p.  6. 

3.  P.  131. 

4.  P.  128. 

5.  Voir  plus  haut,  p.  410.  Parmi  les  soixante  pèlerins    du   recueil   Chavannes,  plu- 
sieurs étaient  plus  ou  moins  taoïstes,  par  exemple  les  numéros  21  et  49. 

6.  Chavannes,  p.  104. 

7.  P.  H8. 


458  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

il  compare  aussi  les  principes  de  la  doctrine  fondée  de  part  et 
d'autre  sur  la  théorie  des  humeurs '.  Il  est  opposé  à  l'emploi  des 
moyens  violents  du  fer  et  du  feu,  auxquels  on  recourt  i?i  extremis 
et  qui  ne  servent  tout  de  même  à  rien  :  «  C'est  traiter  notre  corps 
comme  s'il  était  une  pierre  ou  une  bûche  de  bois  -.  »  Il  est  ennemi 
des  médicaments  fantastiques  et  surtout  dégoûtants  fort  en  usage, 
paraît-il,  parmi  ses  compatriotes  ^  ;  il  ne  l'est  pas  moins  des  médi- 
caments compliqués  et  trop  chers  pour  les  pauvres  gens,  qui  res- 
tent ainsi  sans  remèdes  et  «  disparaissent  comme  la  i-osée  du 
matin  ^  »  ;  il  n'en  veut  que  d^  simples,  à  la  portée  de  tout  le  monde  : 
«  Depuis  vingt  années  et  plus  que  j'ai  quitté  ma  patrie,  je  n'ai  fait 
usage  commit  médicament  que  de  thé  et  d'une  décoction  de  guiseng 
[Arabia  quinque folio) ^  et  je  n'ai  jamais  été  sérieusement  ma- 
lade ^.  »  Il  recommande  le  massage  et  la  fréquente  exploration  du 
pouls,  qui  est  facile  et  qui  vaudra  mieux  que  «  d'aller  consulter  le 
devin ''^  ».  Pour  le  reste,  il  s'en  remet  surtout  à  l'hygiène,  qui,  ainsi 
que  tout  traitement  d'ailleurs,  doit  être  appropriée  aux  lieux  et 
aux  tempéraments  "'  :  observer  quelques  règles  bien  simples  quant 
au  froid  et  au  chaud;  faire  de  Texercice  avec  modération^;  se 
laver  ponctuellement,  prendre  des  bains,  mais  jamais  après  le 
repas,  comme  le  conseille  un  faux  proverbe  chinois^;  éviter  l'excès 
en  toute  chose,  surtout  dans  le  boire  et  dans  le  manger;  bien 
choisir  et  bien  préparer  les  aliments,  qui  doivent  toujours  être 
cuits,  car  viandes  et  végétaux  consommés  crus  sont  souvent  dan- 
gereux**^. En  cas  de  malaise,  compter  surtout  sur  la  diète  et,  au 
besoin  s'imposer  le  jeûne  :  «  Dans  la  doctrine  médicale  suivie  dans 
les  cinq  Indes,  le  jeûne  est  le  premier  précepte  :  on  y  enseigne  que 
si  un  mal  n'est  pas  guéri  par  une  abstinence  de  sept  jours,  il  n'y  a 
plus  qu'à  chercher  [o38]  du  secours  auprès  d'Avalokiteçvara''.  » 


1.  p.  131. 

2.  p.  129. 

3.  Pp.  138,  139. 

4.  Pp.  129,  133. 

5.  p.  135.  Ce  passage  a  donc  élé  écrit  en  692  A.  D. 

6.  p.  133. 

7.  p.  137. 

8.  Chap.  xxin,  p.  114. 

î>.  P.  110  et  tout  le  chapitre  x\. 

10.  P.  137. 

11.  P.  134.  L'abstinence  totale  aurait  élé  parfois  prolongée  jusqu'à  trente  jouis. 
I-tsing  prétend  avoir  lui-même  constaté  un  cas  semblable  ;  mais  il  ne  le  donne  pas 
comme  un  exemple  à  imiter,  p.  137. 


ANNÉE     1898  459 

Mais  ce  qu'il  recommande  avec  le  plus  d'instance,  c'est  la  propreté  : 
propreté  de  la  cuisine  et  de  la  table,  du  corps,  du  vêtement  et  du 
logis.  Ses  observations  et  les  règles  qu'il  donne  à  ce  sujet  sont 
innombrables:  c'est  la  principale  matière  de  ses  chapitres  iii-viii, 
XVI,  XVIII,  xx-xxii,  sans  compter  de  nombreux  passages  isolés^. 
Toutes  ces  règles  sont  parfaitement  observées  dans  «  les  cinq 
Indes  »,  mais  fort  mal  connues  en  Chine,  et  il  désespère  presque 
de  les  y  voir  jamais  adoptées  -.  Sans  doute  la  plupart  ont  pour 
premier,  sinon  pour  unique  objet  la  pureté  légale,  rituelle  ;  mais  un 
grand  nombre  aussi  sont  données  en  vue  de  la  propreté  vraie,  qui 
est  mie  condition  indispensable  pour  se  bien  porter  3.  Si  l'on  songe 
que,  pour  la  saleté,  la  Chine  est  sans  rivale  parmi  les  civilisés,  on 
passera  volontiers  à  I-tsing  la  minutie  de  ses  exhortations.  Car 
tous  ces  sages  conseils  ne  restent  pas  à  l'état  de  vagues  généra- 
lités ;  l'application  en  est  précisée  avec  le  plus  grand  soin.  En  s'y 
conformant,  on  devient  à  soi-même  son  médecin,  «  chacun  est  soi- 
même  un  roi  des  docteurs,  chacun  peut  être  un  Jivaka^  ». 

I-tsing  ne  dit  pas  nettement  où  ni  dans  quels  ouvrages  il  a  ac- 
quis ses  connaissances  médicales.  Il  parait  pourtant  avoir  com- 
mencé cette  étude  étant  encore  en  Chine  et  d'après  des  livres  d'ori- 
gine hindoue.  Il  a,  en  effet,  des  informations  assez  précises  sur  la 
médecine  chinoise  et,  d'autre  part,  après  avoir  mentionné  «  la 
science  médicale  universellement  pratiquée  dans  les  cinq  Indes,  une 
des  cinq  sciences  révélées  par  le  dieu  Indra  » ,  il  parle  d'  «  anciens 
traducteurs  »  qui  l'avaient  traduite  en  chinois.  Leur  œuvre,  qu'il 
ne  parait  pas  estimer  grandement,  était  bouddhique  d'après  le  pas- 
sage qu'il  en  cite  et  qui  contient  la  mention  d'Avalokiteçvara  ^. 
Elle  n'a  pas  encore  été  identifiée,  du  moins  M.  Takakusu  ne  dit 
rien  à  ce  sujet,  et  ce  qu'I-tsing  rapporte  de  l'original  hindou  est 
aussi  trop  vague  pour  donner  prise  à  la  moindre  conjecture^.  On 

1.  Voir  surtout,  pp.  24-26,  28,93,  107,  109,  138. 

2.  Pp.  26  et  93. 

3.  Pp.  109-110. 

4.  P.  133.  Jîvaka,  dont  on  raconte  beaucoup  de  cures  merveilleuses,  a  été  le  médecin 
<lu  roi  Bimbisàra  et  du  Buddha. 

5.  P.  134. 

6.  La  révélation  de  la  médecine  par  Indra  est  l'objet  d'un  récit  développé  dans  le 
premier  chapitre  de  Caraka.  Chez  Suçruta,  elle  est  impliquée  plutôt  qu'exprimée  dans 
la  formule  d'adoration  du  début.  Mais  il  est  probable  qul-tsing  avait  en  vue  ici  non 
un  seul  ouvrage,  mais  un  ensemble  de  traités  distincts.  Nous  verrons  tout  à  l'heure 
que  telle  devait  être  sa  pensée  quant  à  l'œuvre  hindoue  ;  pour  la  version  chinoise  il 
semble  l'indiquer  assez  clairement  en  parlant  de  «  traductevirs  »  au  pluriel. 


460  COMPTES     RENDUS     ET    NOTICES 

ne  voit  [o39]  pas  dans  laquelle  des^deux  langues  était  le  «  Castra 
de  la  thérapeutique  »  qu'il  cite  page  135  et  qui  n'est  pas  non  plus 
identifié  ;  mais  le  «  Sùtra  sur  la  science  de  médecine  «  qu'il  men- 
tionne page  131,  comme  ayant  été  prêché  par  le  Buddha  lui-même, 
était  probablement  en  sanscrit  ;  car  Kâçyapa,  l'auteur  d'un  com- 
mentaire sur  le  mémoire  d'I-tsing,  à  qui  M.  Takakusu  a  été  rede- 
vable de  plus  d'une  utile  information,  affirme  que  ce  sùtra  n'a  pas 
été  traduit  en  Chinoise  On  ne  saurait  douter,  du  reste,  rien  qu'à 
la  précision  qu'a  parfois  sa^nomenclature,  qu'I-tsing  ait  consulté 
dans  l'Inde  de  véritables  textes  médicaux  sanscrits,  et  il  aurait  pu 
certainement  nous  apprendre  à  ce  sujet  bien  des  choses,  pour  peu 
qu'il  l'eût  voulu.  Mais  nulle  part  sa  méchante  habitude  de  ne  faire 
que  des  demi-confidences  n'a  été  plus  fâcheuse  qu'ici. 

Il  énumère,  en  effet,  les  «  huit  sections  »  de  la  médecine  :  c'est 
exactement  (sauf  pour  les  sections  5  et  6,  dont  l'ordre  est  inter- 
verti) la  liste  demeurée  officielle,  qui  se  trouve  au  premier  chapitre 
de  Suçruta^  et  à  laquelle,  du  reste,  ni  Suçruta  lui-même,  ni  Garaka 
qui  ne  la  mentionne  pas,  ni  Yâgbhata  à  qui  elle  a  fourni  le  titre  de 
son  livre  [Ashtângahridaya^  «  l'essence  des  huit  sections  »)  n'ont 
conformé  la  disposition  de  leurs  samhitâs.  Immédiatement  après  cette 
énumération,  I-tsing  ajoute  :  «  Ces  huit  sciences  existaient  autrefois 
en  huit  livres  ;  mais  récemment  un  homme  les  a  abrégés  et  réunis 
en  un  seul  volume.  Tous  les  médecins  des  cinq  parties  de  l'Inde  pra- 
tiquent suivant  ce  livre  et  tout  médecin  qui  le  possède  bien  a  sa  vie 
assurée  par  une  paye  officielle  3.  »  Que  n'a-t-il  ajouté  le  nom  de 
cet  «  homme  »  et  le  titre  de  cette  «  première  »  compilation  de  l'Âyur- 
veda,  alors  «  récente  »  !  S'agit-il  de  l'œuvre  de  Suçruta,  ou  de  celle 
de  Garaka,  toutes  deux  impersonnelles  dans  leur  état  actuel  et 
d'une  antiquité  fort  suspecte  ?  S'agit-il  de  l'œuvre  plus  personnelle 
de  Vâgbhata,  qui  était  bouddhiste  et  qui  peut  avoir  été  un  contem- 
porain plus  âgé  d'I-tsing  ?  Le  renseignement  vaut-il  même  pour 
l'Inde  entière,  et,  par  les  «  cinq  parties  de  l'Inde  »,  ne  faut-il  pas, 
comme  souvent  chez  lui,  entendre  simplement  l'Inde  des  commu- 
nautés bouddhistes  ?  Ge  sont  là  autant  de  questions  que  soulève 
sans  les  résoudre  cette  donnée  qui,  avec  [540]  quelques  mots  de 


1.  En  tibétain  aussi  il  y  a  un  traité  médical  qui  est  attribué  au  Buddha  ;  il  a  été 
analysé  par  Csuma  de  Kôrôs  dans  Journ.  As.  Soc.  Beng.,  IV,  i,  —  Le  prêtre  japonais 
Kâçyapa  Ji-un  a  écrit  son  commentaire  sur  le  mémoire  d'I-tsing  en  1758. 

2.  Vol.  I,  p.  2  de  l'édition  de  Calcutta,  1835. 

3.  P.  128. 


ANNÉE     1898  461 

plus,  aurait  été  capitale  pour  notre  connaissance  si  mal  assurée 
de  l'histoire  de  la  médecine  hindoue  et  dont,  pour  le  moment,  il 
faut  se  contenter  de  prendre  bonne  note. 

Nous  pouvons  du  moins  la  rapprocher  d'une  autre  de  même  na- 
ture, qui  nous  vient  d'ailleurs  et  que,  malheureusement,  je  suis 
obligé  de  laisser  aussi  à  l'état  de  demi-information.  Dans  une  pu- 
blication récente  ^  M.  le  D'"  Palmyr  Cordier,  médecin  des  colonies, 
a  le  premier,  si  je  ne  me  trompe,  attiré  l'attention  sur  un  témoi- 
gnage dont  la  source  serait  le  commentaire  de  Suçrutapar  Dallana. 
M.  Cordier  a  bien  voulu  m'informer  par  lettre  qu'il  n'a  pas  réussi 
jusqu'ici  à  retrouver  le  passage  dout  il  va  être  question  dans  le 
texte  même  de  Dallana  :  il  l'a  extrait  d'une  compilation  récente 
d'un  docteur  hindou,  M.  Gupta,  qui  a  reçu  une  éducation  euro: 
péenne^.  Je  n'ai  pas  ce  livre  à  ma  disposition  et  l'extrait  qu'en  a 
donné  M.  Cordier  ne  parait  pas  tout  à  fait  exact  ;  sous  ces  réserves, 
voici  en  traduction  le  passage  de  M.  Gupta  :  «  Au  temps  de  ces 
luttes  contre  les  bouddhistes,  avant  l'an  mil  de  Jésus-Christ,  le  fa- 
meux alchimiste  et  champion  des  bouddhistes,  le  maître  Nâgàrjuna 
a  fait  une  recension  de  l'œuvre  de  Suçruta  ;  il  l'a,  par  ordre  de 
matières,  répartie  entre  les  cinq  sthànas^  le  sûtrasthâna  et  les 
autres  (en  lesquels  elle  est  maintenant  divisée),  l'a  commentée 
amplement  et  clairement  et,  après  avoir  disposé  les  matières  qui 
restaient  dans  un  supplément,  Vuttaratantra  (le  sixième  et  dernier 
livre  de  notre  Suçruta),  il  a  établi  ainsi  une  Samhità  toute  nouvelle, 
qui  est  connue  dans  le  monde  comme  la  Suçrutasamhitâ.  »  Je 
n'ajouterai  pas  un  mot  de  commentaire  à  ce  témoignage  que  nous 
n'avons  que  de  seconde  main  et  évidemment  sous  forme  d'une  para- 
phrase. Car  il  va  de  soi  que  l'indication  chronologique  ne  vient  pas 
de  Dallana  ;  elle  semble  indiquer  que  M.  Gupta  a  songé  à  l'alchi- 
miste Nâgàrjuna  qu'Albirouni  fait  vivre  quelque  cent  ans  avant  sa 
propre  époque  3.  Il  faut  espérer  que  M.  Cordier,  qui  est  mainte- 
nant en  résidence  à  Ghandernagor,  trouvera  l'occasion  de  com- 
pléter son  intéressante  découverte  :  dès  maintenant,  et  sans  coïn- 
cider parfaitement  avec  la  donnée  d'I-tsing,  elle  nous  montre  que 


1.  Études  sur  la  médecine  hindoue.  JSâjârjuna  et  V Uttaratantra  de  la  Suçruta-samhitâ. 
Antananarivo,  Ny  Prinling  Office,  Imarivolanitra,  1896,  p.  5. 

2.  Vaidyakaçabdasindhu,  or  a  Comprehensive  Lexiconof  Hindu  médical  ter ms...  compiled 
hy  Kav.  Umeçacandra  Gupta  Kaviratna.  Calcutta,  1891.  Le  passage  se  trouve  p.  vi  de 
rinlroductiou  sanscrite. 

3.  Indica,  trad.  Sachau,  1,  p.  189. 


402  COMPTES     RENDUS     ET     NOTICES 

chez  les  brahmanes  aussi  s'était  conservé  le  souvenir   de  grands 
remaniements  subis  par  l'Ayurveda. 

[oil]  Avant  de  prendre  congé  d'I-tsing  et  de  son  traducteur,  je 
ne  ferai  plus  qu'une  observation.  On  a  pu  voir  combien,  dans  ces 
chapitres  de  médecine  surtout,  I-tsing  montre  un  esprit  positif, 
sensé,  docile  à  l'expérience  et  ennemi  de  toute  exagération.  On  lui 
trouvera  les  mêmes  qualités  dans  les  deux  chapitres  (xxxvni  et 
xxxix)  où  il  traite  du  suicide  religieux  et  de  l'ascétisme  extrava- 
gant. On  sait  que  l'enseignement  du  Buddha  les  condamne  l'un  et 
l'autre  ;  toute  une  partie  de  la  légende  bouddhique  en  est  pourtant 
la  glorification  indirecte,  notamment  les  nombreux  jàtakas  où  le 
Bodhisattva  s'impose  les  plus  rudes  tortures  ou  pousse  la  charité 
jusqu'au  suicide.  Aussi  les  pratiques  de  la  mort  volontaire,  des  pé- 
nitences cruelles,  des  mutilations  avaient-elles  pénétré  dans  le 
Bouddhisme,  surtout  parmi  les  sectateurs  exaltés  du  Mahâyâna, 
non  seulement  dans  l'Inde,  ce  qui  n'a  rien  d'étonnant,  mais,  paraît- 
il,  aussi  en  Chine,  ce  qui  surprend  davantage.  I-tsing  combat  tout 
cela  avec  une  A^raie  éloquence,  non  seulement  au  nom  des  pré- 
ceptes, mais  aussi  au  nom  du  sens  commun.  Nous  sommes  tenus 
d'observer  les  règles,  dit-il,  qui  n'ordonnent  rien  de  semblable,  et 
n'avons  pas  à  nous  régler  sur  la  conduite  des  Bodhisattvas,  qu'il 
n'est  pas  en  notre  pouvoir  d'imiter.  Notre  maître  défend  d'infliger 
la  souffrance  et  la  mort  même  à  une  brute  ;  comment  aurions-nous 
le  droit  de  nous  mutiler  et  de  nous  détruire  nous-mêmes  ?  De  pa- 
reils actes  sont  des  crimes  inexpiables  tant  de  la  part  de  ceux  qui 
les  commettent  que  de  ceux  qui  les  conseillent  ou  y  assistent  seule- 
ment comme  témoins  K  II  note  que  le  suicide  religieux  est  fréquent 
dans  l'Inde-.  Mais,  dans  un  autre  passage,  où  il  condamne  ceux 
qui  «  portent  les  images  du  Buddha  sur  le  grand  chemin  afin 
d'obtenir  de  Targont  des  passants  et  exposent  ainsi  les  objets  sa- 
crés du  culte  aux  souillures  de  la  poussière  et  de  la  saleté  »,  il 
ajoute  :  «  D'autres  se  tordent  les  membres,  se  labourent  le  visage, 
se  coupent  les  tendons,  se  déchirent  la  peau  pour  gagner  leur  vie 
parle  déploiement  de  ces  pratiques  hypocrites.  De  pareilles  cou- 
tumes n'existent  pas  dans  l'Inde 3,  »  Cette  dernière  assertion  est- 
elle  un  effet  de  Toptimisme  d'I-tsing,  ou  ces  pratiques  n'auraient- 
elles  vraiment  pas  existé  dans  la  patrie  par  excellence  des  Aghoris  ? 

l.Pp.  195-198. 

2.  p.  198. 

3.  Pp.  166-167. 


TABLE    DES    MATIERES 

DU    QUATRIÈME    VOLUME 


COMPTES    RENDUS    ET    NOTICES 

Pages. 

[          Année  1887 1 

I             -      1888 43 

[            —      1889 52 

—  1890 81 

—  1891 119 

—  1892 124 

—  1893 157 

—  1894 168 

—  1895  . 195 

—  1896 234 

—  1897 321 

—  1898 .  405 


4427.  —  Tours,  imprimerie  E.  Arrault  et  C*. 


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Barth,  Auguste 

2001 

Oeuvres  de  Aiiguste  Barth 

B37 

19U 

t.4 

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