?ff
ŒUVRES DE AUGUSTE BARTH
TOME QUATRIÈME
COMPTES RENDUS ET iNOTICES
(1887-1898)
QUARANTE ANS D'INDIANISME
ŒUVRES
DE
AUGUSTE BARTH
Recueillies à l' occasion de son quatre- vingtième anniversaire
TOME QUATRIÈME
COMPTES RENDUS ET NOTICES
(1887-1898)
PARIS
ÉDITIONS ERNEST LEROUX
28, RUE BONAPARTE, 28
1918
COMPTES RENDUS ET NOTICES
Les Civilisations de l'Inde, par le D' Gustave Le Bon, chargé par
le Ministère de rinstruction publique d'une mission archéolo-
gique dans l'Inde. Ouvrage illustré de 7 chromolithographies,
2 cartes et 350 gravures et héliogravures, d'après les photogra-
phies, aquarelles et documents de l'auteur. Paris, Firmin Didot
et G'«, 1887. vii-743 pp. in-4.
{Revue critique, 25 avril 1887.)
[313] A plusieurs reprises déjà, le D'" Le Bon a entretenu le
public de son voyage dans l'Inde. i\.u cours même de sa mission,
le journal le Temps ^ a inséré de lui une série de lettres écrites de
verve, inter médias res. La Revue scientifique- a publié son
exposé d'une méthode expéditive pour effectuer le lever et la men-
suration des monuments. Un récit très intéressant de sa visite au
Népal a paru, accompagné d'admirables gravures, dans le Tour
du monde^. L'ensemble des résultats de sa mission se trouve dé-
posé au Ministère sous la forme de 5 volumes in-folio, comprenant
plus de 400 planches et photographies. Le présent ouvrage en est
en quelque sorte le résumé mis à la portée du grand public ; mais
un résumé présenté sans aucune sécheresse, en un récit animé,
souvent brillant, encadré avec art de considérations générales
d'une justesse parfois contestable, mais toujours intéressantes,
parc^ que l'expérience directe y a fourni sa part.
Les livres richement et solidement illustrés sur l'Inde n'ont pas
1. N" des 8 et 16 janvier, 21 février et 8 avril 188.5.
2. N° du 11 juillet 1885 : U élude de VInde monumentale. La méthode. Aussi tiré à part.
3. Livraisons 1318-1320, avril 1886 : Voyage au Népal par le D' Gustave Le Bon- Quel-
ques-uns des bois de cette publication sont reproduits dans le présent volume. Avec
les chromolithographies, ce sont à peu près les seules planches qui ne soient pas ob-
tenues par des procédés directs, ne laissant rien à l'interprétation de l'artiste.
Religions de l'Inde. — IV. 1
COMPTES RKNDUS KT NOïICF.S
fait défaut en ces derniers temps. Pour ne pas sortir de France, je
ne rappellerai que les relations de voyage de MM. Grandidier et
Rousselet, publiées par la maison Hachette, où la partie artistique
est irréprochable. Aucun de ces livres n'approche pourtant sous ce
rapport de la perfection [314] atteinte dans le volume de M. L. B.,
qui est hors de pair, tant pour le nombre et le choix méthodique
des planches, que pour leur admirable exécution. Sauf un très petit
nombre, ces planches sont en effet la reproduction directe, absolu-
ment exacte, des épreuves photographiques, et, bien qu'imprimées
typographiquement, elles ont ta valeur de ton et d'effet des origi-
naux. On n'y trouve presque pas de trace de cette couleur terne
et grise qui dépare d'ordinaire les produits de la photogravure en
relief. Au fini de la photographie, elles joignent, au contraire, toute
la vigueur de la taille douce, dont l'emploi serait revenu trois ou
quatre fois plus cher, au bas mot. Gomme perfection de procédé,
je ne connais rien, je ne dirai pas de mieux, mais d'aussi bien
réussi que les vues, par exemple, de Bénarès, des gorges de la
Narmadâ, de la colline d'Ajantâ, des rochers de Mahâvellipour, qui
se trouvent aux pages 19, 27, 191 et 431. Les chromos, sauf les
deux derniers, qui représentent des objets de costume et de mobi-
lier, sont médiocres. Mais tout le reste est excellent: tout au plus
le format aurait-il pu être parfois un peu moins réduit. Ges plan-
ches comprennent 4 séries: vues générales et paysages, 20 pi. ;
types de races et de costumes*, 45 pi. ; monuments, 242 pi. ; ob-
jets d'art industriel, 50 pi. De ces 4 séries, la 3®, celle des monu-
ments, est la plus importante et la plus instructive. Elle comprend
des spécimens bien choisis de l'architecture et de la sculpture^ de
toutes les régions et de toutes les époques de l'Inde, depuis le
temple à demi-chinois du Népal, jusqu'aux grandes pagodes de
l'extrême Sud; depuis la caverne à peine dégrossie et le stupa mas-
sif des premiers siècles, jusqu'au palais et aux sanctuaires con-
1. L'auteur a indique parfois la provenance de celles de ces planches qui ne lui
appartiennent pas en propre ou qui ne sont pas inédites. Il aurait dû le faire tou-
jours. Ln plupart de ses types do races, par exemple, sont la reproduction do pho-
lographios déjà publiées, soit bous les auspices du gouvernement de l'Inde, dans la
grande collection The People of India (1868-1875, huit volumes in-folio), soit ailleurs
et ea France même. Pour les paysages et les monuments, l'identification est plus dif-
ficile : mais, là aussi, il m'a semblé parfois rencontrer une figure de connaissance.
2, La série des sculptures est fort belle. La peinture, comme de juste, tient moini
de place. Il est à regretter pourtant que l'auteur n'ait pas ajouté à ses spécimens des
fresques d'Ajantâ l'admirable composition du « prince mourant ».
ANNEE 1887 6
temporains. Il n'est pas un indianiste qui ne doive de la reconnais-
sance au D"^ L. B. pour ce riche apport de documents, auquel on
ne peut comparer jusqu'ici que les diverses collections de photo-
graphies publiées sous les auspices de l'administration anglaise^,
toutes d'un prix nécessairement élevé et dont l'ensemble ne se trouve
•peut-être au complet qu'au musée de South-Kensington.
[31^1 Quel dommage que toutes ces belles images ne soient pas
accompagnées d'un véritable texte, et combien je regrette, en les
parcourant, de seulement entrevoir le livre qu'il eût été si facile à
l'auteur de nous faire, s'il avait bien voulu raconter et décrire da-
vantage, livre charmant, instructif, utile à tous, au spécialiste
comme au grand public, et parfaitement vendable, puisque chacun
y eût trouvé son compte. M. L. B. a l'expérience des voyages. Il
est excellent observateur et il sait faire voir aux autres ce qu'il a
vu lui-même. Nous n'aurions certainement pas perdu notre temps
avec lui, même à le suivre par les routes battues. A plus forte
raison nous serions-nous attachés à lui quand il prend par les sen-
tiers écartés ou qu'il s'engage en plein désert. Mais c'est lui qui
se dérobe et qui nous fausse compagnie. C'est ainsi qu'il nous ap-
prend qu'il a visité, à 19 kilomètres d'Oudeypour, une cité ruinée
et déserte du nom de Nagda, qui a conservé un admirable groupe
de temples, et il nous en rapporte même 4 images, mais pas le
moindre renseignement qui puisse nous éclairer davantage. Nous
avons vaguement connaissance de plusieurs agglomérations sem-
blables de ruines dans un rayon de quelques lieues autour d'Ou-
deypour : mais les noms diffèrent, et, comme cette région est restée
jusqu'ici en dehors du cercle d'opérations de V Archœological Sur-
vey^ que, de plus, la feuille d'Oudeypour manque encore à la carte
du Trigoîiometrical Sitrvey , nous n'avons aucun moyen d'identi-
fier ce site de Nagda. Quelques indices le feraient cherchera Tam-
banagar, le Saint-Denis des ràjas d'Oudeypour; mais la position
qu'il occupe sur la petite carte de M. L. B. s'y oppose. Quelle
bonne occasion c'était là pour l'auteur de nous donner un peu de
topographie, de synonymie, d'archéologie locale, même légendaire,
1. Celles du !>' L. B. l'emportent toutefois sous deux rapports : il ne s'y trouve pas
de non-valeurs, et, grâce à un procédé aussi simple qu'ingénieux, elles donnent la
mesure des monuments avec une approximation suffisante. Il convient d'ajouter que,
grâce aux progrès réalisés dans l'application de la lumière artificielle à la photogra-
phie, M. L, B. a pu donner une intéressante série de vues d'intérieun, dont la repro-
duction était impossible auparavant.
4 COMPTES RENDUS ET NOTICES
quelques souvenirs enfin personnels et précis, lui eùt-il fallu pour
cela sacrifier plusieurs pages de considérations sur Manu et sur les
proverbes du Pancatantra. Est-ce à dire que je reproche à l'auteur
de ne pas avoir écrit une simple relation de voyage ou un livre à
l'usage des érudits qui ne s'intéressent qu'au détail ? Nullement.
M. L. B. est un penseur : il demande aux choses leur théorie,
et ce serait mutiler son livre, le priver de quelques-unes de ses
plus belles pages, que d'en retrancher les vues générales de philo-
sophie historique. Mais que d'occasions il aurait eues de nous les
présenter au cours même de se^ expériences, avec infiniment plus
d'à-propos et, ajouterai-je, avec ce correctif que- comporte le voi-
sinage des faits et qui manque toujours un peu à l'exposition ex-
prof esso.
'Mais il ne s'agit pas du livre qu'aurait pu, et que, selon moi,
aurait dû faire M. L. B. : il s'agit de celui qu'il a fait. Ce livre est
fort bien dénommé par le titre : c'est bien un essai de restitution
des diverses civilisations qui se sont succédé dans l'Inde depuis
l(is origines jusqu'à nos jours. Quelles sont les raisons qui ont pu
déterminer M. L. B. à tenter une aussi grosse entreprise, avec un
bagage, en somme, assez léger ? Peut-être la légèreté même du
bagage en est-elle une. Mais j'en vois [3t6J deux autres: Tune
totit à l'honneur de l'Inde et de M. Le Bon. L'Inde a fait visible-
ment sur l'auteur une impression vive et profonde. En présence de
cette infinie diversité des hommes et des choses, de ce mélange
d'institutions, de croyances, de coutumes séparées chez nous par
des siècles et qui vivent là-bas côte à côte, il a eu pour ainsi dire
la vision du passé. Gomme jadis à Volney, le génie de l'histoire
est venu lui parler parmi les ruines, et c'est une sorte de révélation
qu'il s'est senti la mission de nous apporter. Et ici nous touchons
à sa troisième raison : c'est qu'il croit beaucoup de choses plus
neuves qu'elles ne sont en réalité. Les indianistes, nous dit-il, ont
bien écrit sur tout cela; mais n'ayant pas vu l'Inde, ils n'y ont pas
compris grand'chose ^ Quant à une véritable synthèse, elle reste-
rait encore à essayer. Faut-il apprendre à M. L. B. que Lassen,
1. Non cuivis fiomini contin<jU adiré Corinthuin, hélas oui ! Mais M. L. B. ne sail-ii
duiic pas que les quatre cinquièmes au moins des indianistes, non seulement ont vi-
sité i'Indc, mais y ont vécu, la plupart, pendant plu» d'années qu'il n'y a passé de
mois ? 11 y a pourtant un fond de vérité dans ce reproche. Les professeurs de sans-
crit nous ont fait parfois une singulière histoire de l'Inde, et quelques chapitres de
celte histoire sont venus, de ricochet ce ricochet, se loger jusque dans le volume de
M. Le Bon. Il est vrai que beaucoup d'û/(/ Indians ont été moins sages encore.
AXNKE ISS 7 5
un fort savant homme, a travaillé toute sa vie à une synthèse sem-
blable ; qu'Elphinstone, un érudit doublé d'un penseur, d'un ar-
tiste et d'un homme d'Etat, a tracé de l'Inde ancienne un tableau
qui est resté un modèle, bien que certaines parties en aient vieilli ;
que M. Hunter, avec sa rare expérience de l'Inde contemporaine,
a essayé d'en faire autant pour l'époque moderne ? Des résumés et
d'.^s généralités sur l'Inde, mais nous en avons jusqu'à des ma-
nuels, M. L. B. ne l'ignore pas. C'est précisément parce que j'es-
time pour le moins aussi haut que lui les mérites de l'observation
directe, de l'autopsie, comme disent nos voisins, que je regrette
l'ouvrage dont je parlais tout à Theure, et que j'aurais voulu
trouver chez lui un peu plus de souvenirs personnels, un peu moins
de ce qu'il a pu recueillir à la hâte dans des livres après son retour.
J'ai dit, car avec quelque expérience on ne s'y trompe pas, que
le bagage de l'auteur était léger et ramassé un pen à la hâte. Je
m'empresse d'ajouter qu'il s'entend merveilleusement à en tirer
parti. Les erreurs matérielles, les fautes proprement dites, tant
de commission que d'omission, ces multiples méprises auxquelles
les plus prudents n'échappent pas toujours dans un sujet qu'on ne
possède pas à fond, sont relativement rares chez lui, et pour peu
qu'on soit au courant des questions, on admirera le bonheur, ou,
pour être juste, le tact, le vrai sens historique avec lequel il a su
éviter les pièges et passer à côté des fondrières sans y verser. Il
n'a pas réussi à ne pas s'embourber un peu à propos du Veda ^ ;
1. Los Ary^ens védiques n'auraient connu que la famille et la race. Aucun groupe
intermcdiair.e de tribu, de classe, de gouvernement, ne les séparaient. M riches, ni
pauvres ; tous égaux. La religion elle-même n'était que le culte de la race et de la fa-
mille. Les dieux: se confondaient avec les ancêtres, et les sacrifices à ces ancêtres, les
banquets funèbres étaient le centre du culte. Tout ce tableau, maîtrement fait du
reste, est de pure fantaisie. L'auteur a de même beaucoup exagéré les scrupules de
ces i^euples à l'endroit de la pureté du sang. S'unir à une étrangère, corrompre la pu-
reté de la race, c'était perdre à jamais la parenté qui rattachait tout Aryen à Agni.
Us auraient même eu la notion fort nette des funestes effets physiologiques et moraux
du métissage. Sans doute, comme tous les peuples, ils avaient leur orgueil national
et ils maudissaient leurs ennemis. Mais alors, comme dans la suite, même après la
rédaction des castras, ils ne se faisaient pas faute de prendre parmi les populations
Aaincues, sinon leur» femmes, du moins leurs concubines. Leurs livres ne le diraient
pas, qu'on le lirait dans les traits de leurs descendants et rien qu'à la couleur de leur
peau. — L'Aryen une fois ainsi dépeint, l'auteur ajoute qu'il était optimiste. Il faut
en conclure sans doute que, à ses, yeux, le pessimisme si profondément empreint
dans la pensée hindoiio est un trait touranien.il est assez singulier que M. L. 13., qui
n'est pas un fanatique de la race aryenne et qui a fort bien vu que ce n'est pas le
même sang qui coule dans les veines des Hindous et dans les noirci, se soit laissé
eutrainer à ces exagérations. Mais ce n'est pas le seul cas où l'observation juste du
6 COMPTES RKNDUS KT NOTICES
mais ii n'a eu garde de se fourvoyer dans l'exploitation de la lé-
gende [317] épique, et si, au début, il a pris quelque part, chez
M. Wheeler, je suppose, son Râma faisant la conquête de Ceylan
quinze cents ans avant Jésus-Christ, il n'y est plus revenu dans
la suite, où il a suivi de meilleures autorités. Il a eu tort de nier
l'existence de la féodalité dans l'Inde^; mais sa description du
régime bien autrement important du clan, description qu'il a em-
pruntée aux admirables Études de sir Alfred Lyall, est excellente :
elle serait même absolument irréprochable, s'il n'avait pas con-
fondu le clan râjpoute et l'état râjpoute, deux choses bien diffé-
rentes, même dans le Râjasthan'^. Il a estimé au-dessous de leur
valeur l'importance et le nombre des inscriptions 3, et il [»M8] a
voyageur ait été troublée chez lui par les données delà lecture. Le fait est que nous
n'avons aucun moyen de nous prononcer sur la pureté de sang des Aryens védiques.
Nous ne savons pas davantage si le Veda a été ou non, à l'origine, la propriété com-
mune des populations de langue aryenne de ITnde, et si d'autres tribus de mêtue
langue n'y ont pas précédé celles dont faisaient partie les rishis.
1. Elle sy est déveloiipée autrement que chez nous ; le fief n'y est pas sorti de l'al-
leu; mais le fief y a existé presque jusqu'à nos jours et dans ses formes les mieux ca-
ractérisées, par exemple en ce qui regarde les immunités.
2. La petite notice que « vers le iv siècle de notre ère, l'Inde fut envahie par un
peuple aryen, les Râjpoutes », doit être marquée d'un triple point d'interrogation.
Nous n'en savons absolument rien.
3. Il parle de « quelques inscriptions » pour une époque où le nombre seul de
celles qui sont dès maintenant cataloguées et qui ont une portée historique, se chif-
fre par milliers. — A ce propos, je suis obligé de dire que M. L. B. n'a pas été juste
pour les efforts du gouvernement anglais et pour V Archxological Survcy. Sa propre
<».Mivre et celle qu'a fondée et si longtemps dirigée le général Cunningham, ne doL-
▼ent pas être comparées, car leur objet est différent. Photographier et faire graver
des monuments pour le plus grand bien de ceux qui ne peuvent pas y aller voir, est
une excellente besogne. Recoiuutitre et déterminer les anciens sites, faire des fouilles,
dél)layer des ruines, rassembler des monnaies, des statues, des bas-reliefs, coiiitr des
inscriptions, prendre note des traditions locales, en est une autre et plus nécessaire.
Si M. L. B. a pu dater approximativement la plupart de ses monuments, c'est aux
recherches de VArchœological Survey qu'il le doit, aux points de repère et aux cadres
en quelque sorte qu'elles ont fournis. Je ne partage j^as non plus son dédain pour les
plans géométriques et les esquisses où l'on se borne à reproduire des détails recon-
nus comme caractéristiques. Ils ne sauraient tenir lieu de la vue pittoresque, d'accord;
mais celle-ci ne les remplace pas davantage. Il y a eu progrès d'ailleurs ; l'élément
pitt)resque n'est plus sacrifié dans les publicaliuns qui se rallachcnt directement ou
indirectement au Survey of Western Jndin dirigé par M. Burgess. S'il y a des réserves
à faire, ce n'est donc pas sur la direction même imprimée à ces travaux ; c'est plutôt
sur la façon dont ils ont été parfois exécutés. Ainsi que l'observe M. L. B., le mau-
-^ais goût y frise parfois le vandalisme. Oïi croit rêver en lisant, par exeinplt-, dans le
dernier volume, le XXIP, la restauration de certain Buddha colossal trouvé à kasia.
On voudrait aussi y voir plus de critique et d'cxa<titudc. Sous ce rapport, I épitUèt<J
de « sûrs »» décernée par M. L. B. aux documents consignés dans les >oIimuos de Sur-
vfy n'est pas précisément celle que je voudrais leur appliquer.
ANNIiE 1887 7
exagéré la pauvi-eté de Tlnde en livres historiques ; mais il a eu
le sentiment très net et très salutaire des mirages trompeurs que
présente la tradition écrite des Hindous : il ne s'est pas laissé sé-
duire par l'histoire qu'on en a parfois tirée et qui a cours encore
dans bien des publications.
Cette prudence est d'autant plus méritoire chez ^L L. B. que, par
tempérament, il est ami des hardiesses. Il est enclin à forcer la
note, à abuser de la formule ; il aime à éclairer l'histoire particu-
lière avec des théories générales et, à cet effet, il lui arrive par-
fois de savoir au delà de ce que nous pouvons légitimement con-
naître. On trouve chez lui des arrêts comme celui-ci: les phases
dune société sont la famille, la tribu, le clan, la féodalité, la na-
tion. Inutile de lui objecter que bien des nations n'ont jamais
connu ni le clan, ni la féodalité, car il ne l'ignore pas. Je dois pour-
tant lui faire observer que, pour les deux premiers stages, sa doc-
trine parait retarder. Dans l'école, on s'accorde maintenant à ren-
verser l'ordre, à placer la tribu avant la famille, et il devrait, ce
semble, être lui aussi de cet avis, puisqu'il admet l'universalité
primitive du matriarchat polyandrique, tel qu'il subsiste chez les
Nairs du Malabar i, régime qui suppose la tribu, mais duquel la
famille pent tout au plus sortir, La caste aussi a pour lui moins
d'obscurités que pour bien d'autres : il en connaît l'origine ^ et
dévolution; il sait que les vaiçyas sont des Touraniens et les
çûdras des tribus à peau noire. Ceux qui ont étudié la ques-
tion en détail, ne trouveront pas qu'il l'ait grandement éclair-
cie^.
[319] Ceci m'amène à dire quelques mots de la partie ethnogra-
phique de l'ouvrage. M. L. B. a beaucoup étudié la question des
1. C'est là-bas, selon lui, que nous pouvons étudier les institutions de nos premiers
ancèlres. J'espère, pour ma part, qu'on n'en fera rien et que, tout en comparant les
«hoscB, on voudra bien les laisser chacune à «a place.
2. Elle serait à chercher dans la volonté parfaitement consciente des anciens législa-
teurs désireux d'opposer une barrière aux funestes résultats du mélange d'éléments
ethniques par trop dissemblables.
3. M. L. B. a traité d'un* aatre question encore, «ur laquelle il a été beaucoup écrit
au point de vue évolulionnisle, celle de la propriété collective dans l'Inde, et il l'a
fait avec prudence et modération, ce dont je lui sais beaucoup de gré. Pour le patri-
moine indivis entre les membres d'une même famille, «i Ivaut que nous remontions,
nous trouvons en face de lui la propriété individuelle parfaitement établie et sur le
Kièm« pied. Quant à la propriété collective du village, eilo a toujours été sporadtquc
«t, >à où elle n'est pas la conséquence forcée de la nature même de l'exploitation du
sol, pâture, rizières, etc., elle parait être due à de» circonstances histoTkjues seccMi-
daires. ilicn ne nous en garantit la haute antiquité.
b COMPTES RENDUS ET NOTICES
races. Il en a traité dans un ouvrage spécial ' et il l'a reprise dans
sa Cwilisation des Arabes''-. Il s'est formé, à cet égard, des vues
arrêtées, qui ne manquent pas d'originalité, qui n'ont, en tout
cas, rien de banal et sont dignes du plus sérieux examen. Pour
lui, les races répondent à ce que sont les espèces en histoire natu-
relle. Elles ne se reconnaissent ni à la nationalité, ni à la religion,
ni à la langue, ni même aux caractères anatomiques. Leur unique
critérium est un ensemble d'aptitudes intellectuelles et morales
confirmées par l'hérédité, un certain état mental constituant le
génie de la race, lequel est ftidélébile. On trouvera peut-être que
c'est là un signe distinctif bien vague pour une chose aussi nette-
ment tranchée que des espèces. Mais je n'ai pas le temps d'exa-
miner ici ces théories de M. L. B. ; j'aurai à montrer plus loin
quelles conclusions, à mon sens, exagérées, il en a tiré pour le pro-
chain avenir de l'Inde. Pour le moment, je me contente de faire
observer qu'elles ne se rattachent pas bien au tableau qu'il nous
présente ensuite des races de l'Inde. C'est une doctrine abstraite,
sans la contre-épreuve de la réalité, un programme en quelque sorte,
auquel il ne manque que la pièce. M. L. B. énumère, en effet, bien
des races dans l'Inde, mais il ne nous en montre qu'une : en fait
d'état mental, il n'est question chez lui que de l'état mental des
Hindous 3 « in globo ». Et il ne pouvait pas en être autrement, car
ces races sont avant tout des entités linguistiques. Aryens, Dravi-
diens, Kolariens, Tibeto- Birmans, etc., diffèrent bien parfois par
leurs traits et surtout par leur degré de civilisation ; mais leur
classement est l'œuvre de linguistes travaillant sur des vocabu-
laires et sur des grammaires, et se souciant la plupart médiocre-
ment du génie des races. Où le critérium de la langue fait défaut,
il reste parfois une tradition, plus rarement un vrai témoignage
historique : au delà s'ouvre le champ de l'hypothèse pure. Pour
M. L. B., les Koulis de Gujarât sont des Kolariens, les Bhills des
Dravidiens : en réalité, on n'en sait rien, puisque ces tribus ne
parlent plus leur langue. Quant aux Touraniens, dont l'auteur fait
une si grande consommation, Touraniens-Protodravidiens, Toura-
1. L'homme et les sociétés. Leurs orujincael leur histoire^ 1881, 2 vol. iii-8*.
2. 1884. Un volumes in-4».
3. Comme morceau liltéraire, ce tableau de l'étal meiiUl dci Hindous oit bien en-
levé. Comme exactitude, la peinture est sans doute un peu poussée à lelTel : mais, au-
tant que j'en puis juger pour avoir prali(]ué les Hindous dans leurs livres, les traits
nt justes, bien choisis et bien observés.
A^^M•:t: iss?
niens-Dravidiens, Touraniens venus par la porte toiiranienne,
c'est-à-dire la vallée d'Assam, Touraniens venus par la porte
aryenne, c'est-à-dire la vallée de Kaboul^, l'ethnographie positive
n'a rien à faire de tout [320] cela; car, ainsi employé, le nom
n'est plus qu'un mot-. Je n'en veux retenir qu'un point fort bien vu
par M. L. B. et auquel il parait être arrivé indépendamment, bien
qu'il n'ait pas été le premier à l'établir, c'est que les Aryens de
i'Inde ne sont frères que par la langue de ceux de rOccident et
qu'ils s'y sont mêlés ou ont achevé de s'y mêler profondément à
des peuples d'une toute autre descendance. D'où venaient ceux-ci
et quels étaient-ils? dravidiens, aborigènes, malais.^ Nous n'en
saurons peut-être jamais rien. Mais sûrement ce n'étaient pas des
Touraniens, comme le veut M. L. B., et il n'est guère plus proba-
ble qu'ils soient venus du nord-est, par sa porte touranienne ; car
ils avaient la peau brune ou noire, les cheveux bouclés, les pom-
mettes peu saillantes, les yeux bien dégagés et fendus droit.
Je ne suivrai pas M. L. B. dans son appréciation de la littérature
et de l'art hindous. L'une n'est pas son fort et sur l'autre il a été
infiniment trop avare de ses souvenirs^. Pour les religions, je ne
1. M. L. B. donne ces deux termes comme étant les dénominations « anglai>es »
pour ces deux valléei; il aurait bien dû nous dire de qui il les a pris. J'ai bien sou-
venance de les avoir rencantré» quelque part ; mais, à coup sûr, ce ne sont pas de»
expressions reçues dans la science anglaise, «t c'est lui faire un méchant cadeau que
de les lui endosser à ce titre.
2. Les Touraniens ont été introduits dans l'ethnographie de l'Inde à doux titres :
1" comme ancêtres des peuples dravidiens, à cause de certaine» affinités linguisti-
ques qm'on a cru saisir entre les langues dravidiennes et les langues parlées parles
n jmades de l'Asie centrale. Ces affinités restent encore à prouver. Les seules qui parais-
sent bien établies, nous reportent au nord-ouest, chez les Brahuis de l'Afghanistan.
Les Dravidiens étant presque noirs et les Touraniens blancs ou légèrement jaunes, il
ne pourrait s'agir, du reste, que d'une parenté linguistique ; — T comme résidu des
hordes qui ont dominé pendant plusieurs siècles dans le nord-ouest de l'Inde, hordes
sans doute fort mêlées, mais dont le noyau paraît avoir été formé par des tribus tar-
tares. Ces envahisseurs qui ont certainement été fort nombreux, ont dû faire souche
dans le pays. Des ressemblances de noms propres ont fait chercher leurs débris chez
divers peuples du Penjab ou de l'Hindoustan, notamment chez les Jâts. Mais jusqu'ici
nous n'avons rien de positif sur ce sujet.
3. Je m'étonne que M. L. B., qui admire si vivement l'art liindou, no soit pas plus
indulgent pour la littérature. Celle-ci est j)ourtant bien la sœur de l'autre. Ils ont
mêmes qualités et mêmes défauts; même fini minutieux dans 1© détail, dans la main-
d'œuvre ; même faiblesse dans l'ensemble, où ils ne connaissent guère d'autre pro-
cédé que l'amoncellement. A mon sens, le Ràmàyana est l'exact pendant du Kailàsa.
Il est vrai que l'un ne peut pas, comme l'autre, l'embrasser d'un seul regard. Mais
•n pareille matière, il ne faut pas juger sur la simple impression. Bien que toujours
encore sous le charme, l'auteur n'a pourtant pas reproduit la proposition faite par
10 COMPTAS RîlNDLS KT N!)Tl::i:S
on'attacherai qu'à ses jugements sur le bouddhisme, où il a mis le
plus du sien. Sur deux points, ses vues s'écartent nettement de ce
^u*on lit dans beaucoup de livres: il établit que le bouddhisme n'a
pas été une religion sans divinités, et qu'il n'a pas été •extirpé vio-
lemment de rinde parle fanatisme de la caste sacerdotale. M. L. B.
croit avoir lu cela dans les temples [-321] d'EUora et du NépaLIl
serait parti avec la pleine persuasion que le bouddhisme était une
religion athée, absolument distincte des autres cultes hindous, et
il aurait été fort étonné, en arrivant là bas, d'y trouver des sanc-
tuaires remplis d'idoles et parfois des mêmes idoles que celles des
temples brahmaniques. Je me demande s'il ne se fait pas à cet
égard quelque illusion, et si son étonnement a été réellement aussi
complet qu'il veut bien le dire. Car, enfin, réduites à leurs justes
proportions, ces vues ne sont pas aussi neuves qu'il semble le
croire. Il n'en est pas moins vrai qu'elles font honneur à sa pers-
picacité, de quelque façon qu'il y soit arrivé ; car les opinions con-
traires non seulement sont répandues dans la croyance commune,
mais encore présentées avec une certaine emphase même dans des
livres savants. Le premier bouddhisme qu'on ait connu en Europe,
est précisément ce bouddhisme touffu et idolâtre qu'a retrouvé
M. Le Bon. Plus tard, quand on a pu étudier cette religion dans
ses textes et dans ses origines, on a dû la déclarer philosophique-
ment athée. Il se peut que, par réaction contre les opinions an-
ciennes, celles-ci aient été laissées par la suite un peu trop daTis
l'ombre, et depuis, par la marche même des études, le même fait
s'est plus d'une fois reproduit. C'est peut-être la faute des savants ;
mais une opinion savante est jilus ou moins polémique et, pour
bien l'apprécier, il faut connaître l'opinion antérieure à laquelle
elle répond, c'est-à-dire qu'il faut être de la partie. Mais, en affir-
mant que le bouddhisme, en tant que secte philosophique religieuse
(et pendant longtemps il n'a été que cela, nullement un culte),
•était athée, on n'a jamais songé à nier qu'il avait hérité du pan-
théon brahmanique et, qu'en outre, il s'en était fabriqué un à son
usage. Les textes dits népalais, jusqu'ici publiés, appartiennent à
lui jadis, d'envoyer là-ba^ nos pensionnaires de la villa Médicis, et ii a eu bion raison.
L'Inde peut nous éblouir ; elle ne saurait, sous aucuu rapi>ort, contribuer à notre
éducation. Quoi qu'on dise, avant l'arrivée des Musulmans, elle n'a point connu Ja
«cicnc« de bâtir. Son archileclure propre nianciue e«scutieUe nient de ])roj)ortionK,
parce qu'elle manciuc de jour» ; elle est restée enfantine et cyclop^nne, bien (ju'àia
surface, la pierre y revote parfois l'aspect <ic la <lenteU«.
ANNÉE 1887 11
la classe de ces écrits la plus pénétrée de mythologie; ils ont été
pourtant acceptés immédiatement comme valables pour le boud-
dhisme indien, nullement comme particuliers à celui du Népal. Ces
temples souterrains mêmes, qui ont appris tant de choses à M. L. B.,
n'ont pas tai^dé à être reconnus comme bouddhistes, précisément
à cause des images qu'ils contiennent, et ce n'est pas d'aujour-
d'hui qu'on est en possession d'une yéritable iconographie reli-
gieuse de ce qu'on est convenu d'appeler un peu improprement le
bouddhisme du Mahàyâna. Quant à l'extermination \iolente du
bouddhisme, il y a longtemrps qu'elle est reléguée parmi les lé-
gendes dans les ouvrages faisant autorité, et il n'y a plus guère
que le général Cunningham pour la défendre. Cette disparition
graduelle du bouddhisme ou, comme dit M. L. B., son absorption
dans le brahmanisme, faut-il se l'expliquer comme il le fait, en
supposant que les deux religions se seraient rapprochées au point
de se confondre ? Je ne le pense pas : les faits connus ne nous en-
seignent rien de semblable^, pas même au Népal, et ce n'est pas
-ainsi [322] que s'éteignent d'ordinaire les sectes hindoues qui ont
un clergé. Elles changent bien intrinsèquement; mais elles meu-
rent surtout parce qu'elles ne se recrutent plus, et il est probable
(jue telle aussi a été la fin du bouddhisme. S'il a survécu au Népal,
c'est, nous dit M. L. B., que ce pays est aujourd'hui dans la
même phase d'évolution où était l'Inde au x'' siècle. De cela je ne
sais absolument rien ou, plutôt, j'en doute beaucoup. L'histoire
particulière doit s'expliquer par des raisons particulières. J'ignore
<îelles qui ont pu agir au Népal; il en est une pourtant que je crois
apercevoir et qui a pu exercer quelque influence : actuellement, il
n'y a guère de vivais brahmanes au Népal et il est permis de sup-
poser qu'il en est ainsi depuis longtemps.
L'ouvrage se termine par des considérations sur l'Inde actuelle
et sur son avenir. M. L. B . rend hommage à la grandeur de l'œu-
vre accomplie par l'Angleterre ; mais on dirait qu'il le fait à contre-
cœur. JI retire d'une main, et avec usure, ce qu'il vient de donner
de l'autre. En somme, il est injuste. Il constate les grandes qua-
1. M. L. B. se demande, à propos des monuments d'Angkor, sur le caractère des-
quels on est resté longtemps incertain, si la solution ne serait pas simplement que
ces monuments ne sont ni bouddhistes, ni brahmaniques, ou plutôt qu'ils sont à la
fois l'un et l'autre, qu'ils sont mixtes. On sait maintenant que les anciens monument»
khmers sont bien brahmaniques. Si on a hésité si longtemps à le reconnaître, ce n'csl
piis parce qu'on se faisait une fausse idée du bouddhisme, mais parce qu on répu-
gnait à admettre une force d'expansion aussi grande chez le brahmanisme.
12 COMPTES RENDUS ET NOTICES
lités de probité, de fermeté, de dignité de la plupart des fonction-
naires britanniques, l'Angleterre, mieux avisée que d'autres na-
tions, envoyant là-bas son élite ; et pourtant il semble n'attribuer
leur ascendant qu'à leur morgue. Il ose dire que « jusqu'à la ré-
volte des cipayes, le gouvernement de l'Inde fut l'exploitation pure
et simple de 200 millions d'hommes par une compagnie de mar-
chands, protégés par des bandes de mercenaires », quand il est
bien avéré pourtant que la substitution de la couronne à la com-
pagnie ne fut, en réalité, que la consécration officielle d'un état
de choses depuis longtemps'>stabli de fait. Il y a plus ; ce régime
d'exploitation durerait encore ; car, parmi les cinq principes géné-
raux qui, selon lui, dirigent la politique coloniale de l'Angleterre,
le 3^ est : « Qu'une colonie doit être considérée comme une pro-
priété qu'il faut exploiter uniquement au profit de la métropole. »
S'il entend par là dire simplement que l'Angleterre ne fait pas de
politique sentimentale, qu'elle n'agit pas sciemment contre ses
intérêts, c'est un truisin. Nul peuple ne fait cela à bon escient.
Nous-mêmes, est-ce par générosité ou par ineptie que nous avons
introduit, dans ce qui nous reste là-bas, la plus coûteuse et la plus
malfaisante de toutes les cultures, celles du politicien ? Si, au con-
traire, et comme je le crains, il veut dire que la conduite de l'An-
gleterre est froidement égoïste et sans entrailles, je dis que cela est
faux et je regrette, pour M. L. B., qu'il ait parcouru l'Inde entière
sans s'en apercevoir.
Pour l'avenir, l'auteur l'envisage en pessimiste. D'après lui,
l'Angleterre est en train de miner son œuvre par l'éducation qu'elle
donne aux indigènes : [323] cet-te œuvre périra par le babou^. En
s'ef forçant d'inculquer nos idées à des cerveaux qui ne sont pas
faits pour elles, on produit des êtres malfaisants auxquels il faudra
bien, tôt ou tard, céder une part de plus en plus grande des pou-
voirs publics. Ce sera le commencement de la ruine. Que le babou
soit trop souvent un être impertinent et insupportable, et que Tédu-
cation publique soit dans l'Inde un problème tout particulièrement
compliqué et môme gros de périls, personne n'en doute. Mais tout
ce morceau, où l'on dirait entendre l'écho des polémiques passion-
1. Tilro lionorifique qui, pris en mauvaise part, s'emploie pour désigner les indi-
gènes employés dans iadministration et sachant écrire l'anglais. Par extension, il se
dit des indi-îcnes affectant les allures européennes. Je doute que, môme dans le cani^
on rappiiqiic, comme le fait M. L. B., à tout indigène sachant l'anglais, par exemple
à des conducteurs de locoraolives.
ANNÉE 1887 13
nées soulevées dans la presse anglaise et anglo-hindoue par les
mesures de lord Ripon, est empreint d'une évidente exagération.
Depuis 50 ans et plus que la question des écoles est à l'ordre du
jour dans l'Inde, elle a été envisagée sous toutes ses faces et bien
des systèmes ont été essayés. Je me demande quel serait celui de
M. Le Bon. Youdrait-il que l'Angleterre élevât une muraille de la
Chine autour de sa colonie ? Le pourrait-elle ? Et si elle le pouvait,
le devrait-elle, pour se conformer à des lois anthropologiques qui
ne sont peut-être pas aussi absolues que l'auteur nous les donne ?
On a connu le babou ailleurs que dans Flnde ; on le trouverait
même chez nous au besoin. Tous les indigènes ayant reçu une
éducation anglaise sont, du reste, loin de lui ressembler, et si
^L L. B. veut bien prendre un abonnement d'un an au Calcutta
Reuiew, il s'y trouvera en compagnie de gentlemen qui n'ont rien
de commun avec les types décrits dans le livre de M. Malabâri, un
ouvrage fort spirituel, mais qui, chez nous, appartiendrait à la
littérature boulevardière. Certes, s'il s'agissait de faire des Hin-
dous autant d'Anglais, il faudrait partager toutes les craintes de
M. Le Bon. Mais la loi des races-espèces ne défend peut-être pas
de leur communiquer nos connaissances, de leur apprendre à s'en
servir, de les former peu à peu aux affaires publiques. Dès main-
tenant, il y a dans l'Inde des assemblées urbaines composées d'in-
digènes, plus libres dans leur sphère que nos conseils municipaux
de France, et il ne paraît pas qu'on s'en soit mal trouvé. Espérons
donc, avec beaucoup d'Anglais bien informés, que les fils du babou
vaudront mieux que leur père et que l'Angleterre n'aura pas un
jour à défendre son œuvre contre un ennemi bien autrement formi-
dable. Jusqu'ici, elle n'est pas sérieusement menacée du dehors,
^lais si, en suite d'événements semblables à ceux qui ont fait de
l'Autriche une puissance orientale, la Russie devait se résigner un
jour à être une puissance asiatique, de ce jour-là, l'empire de l'An-
gleterre dans rinde serait bien malade. A elle d'y veiller.
x\insi posée, la question de l'avenir de l'Inde vise avant tout
l'iVngleterre. Mais, à la considérer de haut, on voit qu'elle ne forme
qu'un côté d'un [324] problème bien autrement gros de menaces,
Tavenir de l'Asie en général. Qu'arrivera-t-il, se demande M. L. B.,
quand ces immenses fourmilières humaines cesseront d'être sim-
plement des débouchés }M;ur nos fabriques et des marchés où nous
cherchons nos matières premières, le jour, qui ne saurait être bien
éloigné, où, en outre de ce qu'elles possèdent, la main-d'œuvre à
I '»• COMPTES RKNDUS ET NOTICES
vil prix, elles disposeront de ce qui, actuellement, leur manque,,
l'outillage et le capital ? Et il les voit affamant la vieille Europe
[)ar la guerre des tarifs, et y semant plus de misères et de ravages
que ne firent jamais ni Djenghiskhan, ni Tamerlan. Que de ce côté
il faut s'attendre à bien des souffrances et que le problème vaut la
peine qu'on y réfléchisse, tout le monde en conviendra. L'Amé-
rique a dès maintenant sa question des Chinois et, chez nous, ceux
qui font du blé n'ignorent plus qu'il en pousse aussi dans l'Inde.
Jo ne crois pourtant pas qu'il faille, dès maintenant, en perdre le
sang-froid. M. Le Bon ne pafait pas s'être dit qu'avec le capital,
viendrait là-bas, comme partout, le renchérissement du travail.
Les salaires ont beaucoup haussé depuis 20 ans dans certaines
parties de l'Inde. La population ne s'y accroît pas non plus aussi
rapidement qu'il le suppose. Avant le recensement de 1871, on n'a
aucun chiffre auquel on puisse se fier même approximativement.
Ce recensement même de 1871, de l'aveu de M. Hunter, ne donne,
pour beaucoup de parties du territoire, à commencer par la ville
de Calcutta, que des résultats fort sujets à caution, et des 12 mil-
lions que celui de 1881 accuse en plus, il faut certainement en re-
trancher quelques-uns pour obtenir l'accroissement décennal. Heu-
reusement, la balance qui règle ces grands mouvements, ne s'affole
pas aussi aisément, ou, comme dit un proverbe allemand : il a été
pourvu à ce que les arbres n'aillent pas crever le ciel.
L'Empereur Akbar. Un chapitre de l'histoire de l'Inde au xvi« siè-
cle, par le comte F. A. de Noer. Traduit de l'allemand par
G. BoNET Maury, professeur à la Faculté de Théologie protes-
tante de Paris. Avec une introduction par Alfred Maury, mem-
bre de l'Institut de France. Vol. II. Leide, E. S. Brill, 1887.
433 pp. in-8.
[Revue critique ^ 23 mai 1887.)
[410] Dans ce volume, M. Bonet Maury nous donne la fin de sa
tiaduction française de l'ouvrage que ^h de Noer a consacré à
l'histoire de l'empereur Akbar, ouvrage assez faible au point de
vue de la conception et de la parfaite entente du sujet, mais cons-
a.ymU: ISS7 i^
cieneieux et exact dans le détail du récit ^, et dont la traduction en.
notre langue était dès lors justifiée, puisque nous n'avions rien jus-
quie-là qui put en tenir lieu. Le volume contient le récit des vingt-
neuf dernières années du règne : la défense et raffermissement de
l'autorité impériale dans l'Hindoustan contre les attaques sans-
cesse renaissantes des ennemis du dedans et du dehors, la con-
quête du Kashmir, celle du Dékhan, les dernières douleurs d'Akbar
(révolte de son fils Sélim, le futur Jéhanghir) et sa mort, 1576-
L605. En rendant compte ici-méme^ du premier volume de la tra-
duction, j'ai du faire d'assez nombreuses réserves. Je suis heureux
de n'avoir pas à les répéter pour celui-ci. Il y a progrès notable
de l'un à l'autre. La version est plus fidèle et plus agréable à lire.
La transcription est devenue uniforme et suffisamment exacte. Il
y a pourtant encore un>certain nombre de taches et de négligences
que M. B. eut certainement fait disparaître, s'il avait soumis son
travail à une nouvelle et dernière révision. Je me bornerai à quel-
ques exemples, où j'ai été amené à comparer l'original, parce que
je me trouvais arrêté par quelque chose d'insolite dans la traduc-
tion. P. 18, 1. 1 : « Akbar ne voulait guère qu'accentuer sa supré-
matie. » Dans ce cas, il auraitprisun singuliermoyen. Le texte dit :
seiJie Stellung hetonen^ « accentuer [4^11] la position qu'il enten-
dait garder, le point de vue auquel il se plaçait ». — Page 24, 1.7:
« nous continuerons à nous en abstenir ». L'original dit précisé-
sément le contraire. — P. 26, 1. 5 infra: « en grand costume ».
Lire « armé de toutes pièces », in voiler Rûstung. — P. 27, 1. 20 :
« L'équipement et la caisse de l'armée étaient tombés entre leurs
mains. » a Équipement » pour Ausrûstung^ est une traduction de
dictionnaire. — Ibidem^ 1. 26 : « Eh bien! malgré tout l'or... ».
Cette négligence de style est ud fait du traducteur. — P. 29, 1. 4 :
(c Akbar... considéra avec le calme d'une statue le cours des évé-
nements. » Si M. B. ne voulait pas traduire : a avec un calme d'ai-
rain » [mit eis e mer Riche) ^ il devait choisir quelque autre approxi-
mation plus exacte. — P. 31,1. 9: « Avant même que Ma'çoum Faran-
choudi eût rejoint l'armée... à Djaounpour », est louche. Il fallait
« se fût joint à l'armée... » (l'original dit : « eût reçu l'armée... »).
M. F. se trouvait de longue date à Djaounpour. — P. 56, 1. 4 in-
fra : (( L'armée passait le col de Khaiber. » Le texte dit correcte-
1. Cf. RcM. crit. du 9 janvier 18S2 {Œuvres, t. III, pp. 392 et suiv.).
2, Bev. crit. du 24 mars 188-i {OEiwres, t. III, pp. 454 et suiv,).
16 COMPTES RENDUS ET NOTICES
ment: « traversait le défilé de Khaiber^ ». Il y a aussi quelques
inexactitudes dans la traduction des noms propres. Kli\vadia(pp. 18,
24, 25, etc.) est un titre. Il en est de même du premier terme de
Rai Sai Singh (p. 49, etc.) et de Kounwar (pp. 48, 55, 56, etc.).
Mais ce sont là en somme de bien minces défauts dans une œuvre
de longue haleine, donf la traduction, à défaut de difficultés litté-
raires, présentait à chaque pas des difficultés techniques et en quel-
que sorte matérielles. Ils ne sauraient en tout cas diminuer en rien
la reconnaissance que nous devons à M. B. pour avoir mis à la
portée du lecteur français ce rivre de M. deNoer, qui, sans arriver
à être une peinture complète et bien vivante, reproduit du moins
avec fidélité les annales d'une des époques les plus remarquables
de l'histoire de l'Orient. M. Bonet a donné à la fin, en errata, une
liste de corrections pour le premier volume. Je regrette qu'il n'ait
pas ajouté un Index alphabétique, qui manque du reste aussi dans
l'original, et qui eût singulièrement facilité l'usage de ce livre un
peu touffu. Je regrette aussi qu'il n'ait pas traduit l'avis placé en
tête de l'édition allemande. Le lecteur français eut été ainsi averti
que ce n'est plus le comte de Noer, mais M. Gustav von Buch-
wald qui a mis la dernière main à la rédaction du deuxième vo-
lume -.
The Subhâshitâvali of Vallabhadeva. Edited by Peter Peterson,
Elphinstone Professor of Sanskrit, and Pandit Durgaprasada,
son of Pandit Vrajalâla, one of the pandits attached to the court
of the Maharaja of Jeypore (Bombay Sanskrit Séries, n" xxxi).
Bombay, Education Society's Press, Byculla, 1886. ix-141-623-
104 pp. in-8.
{Revue critique, 30 mai 1887.)
[421] Les premières informations sur l'Anthologie de Vallabha-
1. A la page 55, il y aune note qui vise une assertion de mon premier article dans
la Revue critique du 9 janvier 1882. A propos d'un trait de bonhomie d'Akbar, M. de
Noer remarque que « un savant français » a peut-être eu lort de dire « qu'il n'avait
rencontré de véritable humour que chez l'empereur Babér ». Je n'iii jamais dit cela.
J'ai parlé de « bonne humeur »>, ce qui est bien différent. Quant à de Vlwmour, Ak-
bar était trop mélancolique pour ne pas en avoir.
2. V^oici quelques fautes d'impression : P. 19, 1. 8 ; mettre un point après Ihlstein.
— P. 47, 1. 5 ; au lieu de Benjale, lire Caboul. — Pp. 5G et 57 ; les 2 notes paraissent
transposées. Elles le sont du reste déjà dans l'édition originale.
ANNI^E 188 7 17
deva sont dues à M. Bûhler qui, en 1875, en avait trouvé trois ma-
nuscrits, dont un fragmentaire, au Kashmîr. Dans son Rapport^,
l'ouvrage était attribué [422] à Çrîvara. En 1883, M. Aufrecht
donna quelques extraits de ces manuscrits dans les Indische Stu-
dlen-y sous le nom du véritable auteur, Vallabhadeva. En même
temps, M. Peterson en trouvait un manuscrit à Jaypour, en la
possession de son collaborateur actuel, le pandit Durgâprasâda,
et il en donnait une notice étendue dans son Rapport publié dans
le Journal de la Société asiatique de Bombay "^ L'année suivante,
il en obtenait un nouveau manuscrit à Alvar. C'est sur ces deux
manuscrits de Jaypour et d' Alvar, dont le premier est également
de provenance kashmîrienne, qu'est basée la présente édition. Les
deux manuscrits complets de M. Bûhler, retournés d'Europe dans
rinde seulement après l'impression du texte, n'ont pu être utilisés
que dans les notes. La publication est donc un des fruits déjà
nombreux de cette admirable enquête des manuscrits de la prési-
dence de Bombay, si bien commencée par MM. Biihler et Kielhorn
et si dignement poursuivie par MM. Bhandarkar et Peterson^.
On ne sait rien de précis sur le Vallabhadeva, auteur du recueil,
si ce n'est qu'il a écrit au Kashmîr, à en juger par la provenance
des principaux manuscrits et par le nombre des poètes kashmîriens
dont il cite des vers, et qu'il n'est pas antérieur au milieu du
xv^ siècle, puisqu'il mentionne une attaque du Kashmîr par un
certain Mîr Shah sous le règne de Shahâb-eddin (mort en 1372
A.D.) et qu'il emprunte des vers à Çrîvara et à Jonarâja, qui flo-
1. Journ. of the Bombay Branch of the Roy. As, Soc. Extra Number, 1877 : Detailed
Report of a Tour in search of Sanskrit MSS. ruade in Kashmîr, Rajputana, and Central
India. By D' G. Biihler ; p. 61 et xiii, n» 203-205.
2. XVI, p. 209.
3. Extra Number, 1883; Detailed Report of Opérations in search of Sanskrit MSS. in
the Bombay Circle, August 1882-March 1883. By Professor Peter Peterson, pp. 30-43.
4. Pour la part de M. Peterson, voir, outre le Rapport déjà mentionné, celui de la
campagne suivante, également publié comme Extra Number dans le Journal de Bom-
bay, 1884 : A Second Report of Opérations in search of Sanskrit MSS. in the Bombay
Circle, April 1883-March 188^. By. Professor Peterson. Ces deux rapports établis sur
le modèle de celui de M. Bûhler, sont accompagnés de copieux extraits et abondent
en données précieuses, entre autres sur la littérature des Jainas. Les Rapports de
M. Bhandarkar, moins étendus, mais admirables par la précision et la sûreté des in-
formations, sont publiés en une série de pièces officielles spéciale. Rappelons ici une
autre entreprise, déjà annoncée dans cette Revue (Chronique du 10 mai 1886) et qui
se rattache par des liens étroits à ces fructueuses campagnes : la création à Bombay
de la Kâvyamâlâ, recueil mensuel qui publie, depuis le 1" janvier 1886, des textes
rares et inédits et dont l'un des directeurs est le pandit Durgâprasâda, le collabora-
teur de M. Peterson pour la Subhâshitâvali.
IIehgioî«s de l'I:«de. — IV. 2
18 COMPTES RENDUS ET NOTICES
lissaient sous Zain-alâb-eddin (1416-1466 A.D.). Il est distinct, par
conséquent, d'un autre Vallabhadeva, également kashmîrien, qui
vivait dans la première moitié du x'^ et dont on possède un grand
nombre de commentaires'. — Le recueil lui-môme [423J se com-
pose de 3,527 stances distribuées sous 101 rubriques qui embras-
sent à peu près tout le champ de la poésie lyrique et sentencieuse
des Hindous. Beaucoup de ces stances sont anonymes : les autres
sont empruntées à plus de 360 poètes désignés par leurs noms et
surnoms, depuis Vyâsa et Yâlmîki, jusqu'à des auteurs du xv« siè-
cle ou, peut-être, plus récents encore. Elles ont fourni 579 pages
compactes de texte et sont reproduites avec cette correction exem-
plaire qui distingue les publications du Bombay Séries. Les notes,
104 pages en petit caractère, sont renvoyées à la fin du livre. Si
elles ne peuvent pas tenir lieu d'une traduction, il faut convenir
du moins que les "éditeurs y ont fait leur possible pour éclairer les
difficultés de toute sorte que présentent ces petites compositions
isolées de leur contexte et hérissées d'allusions. Le volume com-
prend de plus un index alphabétique des commencements des stan-
ces, une table des 101 rubriques sous lesquelles elles sont répar-
ties, une liste des passages que les éditeurs ont jugés corrompus
ou particulièrement obscurs, et un index par ordre alphabétique
des poètes admis et nommés dans le recueil. C'est sur ces deux
derniers suppléments, comme les éditeurs nous y convient eux-
mêmes, que nous allons présenter quelques observations.
Gomme toute anthologie sanscrite qu'on ne fait pas soi-même, la
Subhâshitâvali est un livre difficile. La plupart de ces « joyaux de
diction » ont été choisis en raison même de la subtilité de la pensée
et de son expression alambiquée. Ce sont des cqncetti^ et, bien
qu'une stance sanscrite perde moins qu'une autre à être isolée, ce
n'est pas toujours impunément qu'elle est arrachée de son milieu.
De là, même sans compter les corruptions toujours possibles du
texte, des obscurités bien faites pour rendre perplexe. Faut-il cor-
riger ? Faut-il avancer quand même et faire une concession de plus
à Teuphuisme hindou? Ces difficultés, un traducteur est obligé de
1. Voir rénuméralion dans la Kâvyamâlâ, 1, pp. 101, 102, 114. Il n'est pas sur toute-
fois que ces commentaires soient du Vallabhadeva, grand-père de Kayyala, qui vivait
au X» siècle, ni même qu'ils soient tous du même auteur. Celui du Kiimilrosambhava
serait l'œuvre d'un jaina, d'après bcndall, A Journcy in .\i'pal,ii. 49. Mais ils sont, la
plupart du moins, antérieurs au xiv siècle. C'est à cet ancien (ou à l'un de ces an-
ciens) Vallabhadeva que les éditeurs sont d'avis d'attribuer les vers recueillis sous ce
nom dans la SubhâsJiitdvali cl dans d'autres .intliologics.
AN.XKl-: ISSI 19
les aborder de front ; un commentateur peut se dérober. En dresser
la liste bien en vue, en tête des notes, afin, comme il est dit dans
la Préface, « d'attirer sur elles le feu de la critique », est un acte
de franchise et de probité littéraire dont il faut savoir gré aux édi-
teurs. J'aurais désiré pourtant quelque chose de plus : je regrette
qu'ils n'aient pas discuté plus souvent dans les notes les passages
ainsi marqués, qui ne sont pas toujours des locl desperati, comme
je vais essayer de le montrer en examinant les premières de ces
stances dans l'ordre même de la liste.
N'* 1 = st. 42. La stance me parait claire, plus claire que beau-
coup d'autres, par exemple, que 41, qui précède immédiatement,
et dont il n'est rien dit, ni dans la liste, ni dans les notes. C/est
une scène de dépit amoureux entre Krishna et sa maîtresse, pro-
bablement Râdhà. La jeune femme vient de surprendre le dieu im-
plorant en rêve une rivale: « Je te surprends infidèle, et ce serait
à moi de te donner des preuves (de mon amour) ! Que la bergère
du Yraja t'accorde ses faveurs ! dit-elle à Hari, le couvrant de
confusion. » Le vœu est ironique, ce qui n'empêche [424] que la
pièce soit rangée parmi les âçùvacâmsi, les paroles de bénédiction
et de bon augure. Cela montre que ces divisions ne doivent pas
être prises trop à la rigueur et que, par conséquent, il n'y a rien à
ajouter ni à reprendre au n^ 3 de la liste = st. 99. La question
que la main droite, au moment où elle tend l'arc, est censée adres-
ser à Rama : « Je vais trancher les tétés de Ràvana ; faut-il ? ^ »
est précisément Vâçirvacas cherché.
N** 2 = st. 70. La difficulté est expliquée dans la note. Seule-
ment la rivalité de Pârvatî et de Sandhyâ n'a rien à faire ici. Il
s'agit uniquement de la double nature de Çiva, dont la moitié de
droite se recueille, prie et bénit, pendant cjue celle de gauche se
démène furieuse, menace et tue. ,
N<* 4 = st. 19L. Les lettres qui figurent un vers volé et intro-
duit frauduleusement dans un poème, sont comparées à une noire
rangée de fourmis, bêtes malfaisantes, qui détruisent, comme cha-
cun sait, le milieu où elles pénètrent. Le seul mot qui puisse faire
difficulté est astJiânadoshajaniteva « né en quelque sorte du vice
de ne pas être à la vraie place », épithète c|ui peut paraître mala-
1. Remarquer bhindâni, comme si le présent était bhindati. Mais peut-être faut-il
corriger bhlnnâni. Les groupes nna et nda se confondent facilement en écriture çâ-
rada. On aurait alors : « Les têtes de Ràvana sont tranchées, n'est-ce pas ? » et rdfiV-
vacas n'en serait que plus expressif.
20 COMPTES RENDUS ET NOTICES
droite, parce que ce n'est pas de cette façon-là que naissent d'or-
dinaire les fourmis. Aussi l'auteur a-t-il pris soin d'ajouter iva
« en quelque sorte », et, par excès de précaution, s'est-il ménagé
un double sens. En effet, l'expression signifie aussi « né en quel-
que sorte d'une humeur corrompue, parce qu'elle est hors de son
vrai siège ». Pour cela, il faut se rappeler que, avant qu'il fût volé,
le vers était du madhu du « miel », et que, comme toute autre
vermine, les fourmis sont censées nées de la corruption des hu-
meurs.
N« 5 = st. 431. Ici la fin de la stance est vraiment inintelligi-
ble. Il s'agit de la conduite des fourbes, qui ont un sentiment sur
les lèvres et un autre dans le cœur, et cette conduite est illustrée
par une comparaison. La première moitié du verset est si claire,
qu'il faut s'attendre à trouver la deuxième très difficile. Cependant
on a beau la retourner dans tous les sens : telle qu'elle est, il n'y
a rien à en tirer. Il faut essayer de corriger. On obtiendrait à la
rigueur un sens en changeant dhiiri en dhuni et en le réunissant
au composé qui suit: dhunipayahpratihimham iva^ « comme
l'image reflétée dans une eau courante », une pareille image étant
particulièrement instable. Mais la conjecture ne me satisfait pas,
et je me demande si, dans dhuri^ il ne faut pas chercher le nom
sanscritisé du Thar^^ le désert indien. On aurait alors : « Telle est
la conduite des méchants, sans consistance, sans moyen pour la
franchir (et aussi « sans bateau, vitâraka »), comme Timage de
l'eau dans [42o] le désert. » Il va sans dire que je ne donne la
conjecture que pour ce qu'elle vaut.
N** 6 = st. 463. Il est difficile de dire au juste quelle espèce de
rongeur est désignée par khatâkhu^ cette « taupe à ciseaux (?) »
qui habite dans des trous au pied des arbres. Serait-ce la courtil-
lière ? Mais c'est aussi là le seul mot obscur de ce morceau bien
tourné, où il y a à relever encore la jolie expression de pindiçà-
ratâ^ dite du parasite.
N" 7 = st. 604. La première moitié est un avertissement donné
au lion de ne pas traiter la nuée d'orage '^ comme il a traité les élé-
phants. Je prends la deuxième moitié comme étant la réponse du
lion: « La brisure des membres que fait prévoir, par ces grêlons,
cette montagne fendue par la foudre, me préserve à elle seule de
1. Dans l'écriture çârada, les caractères dhn et tha ne se distinguoint que par un U-
ger trait additionnel, qui peut facilement disparaître.
2. Uccaihpade est à tort écrit en deux mots.
ANNÉE 1887 21
la chute réservée à ceux qui sont trop prompts à bondir. » Le
4*^ pâda me parait amphigourique plutôt qu'obscur : ramoncellement
des mots y est voulu, afin de retenir plus longtemps le lecteur
sur les fausses pistes où l'emploi de patana doit forcément l'atti-
rer. Mais d'autres interprétations sont possibles ; par exemple, en
prenant /?r//r^72rt métaphoriquement: «... me préserve de retomber
à l'avenir dans la mauvaise disposition de ceux qui sont trop
prompts à bondir ». De toute façon, les éditeurs nous devaient un
commentaire.
N" 8 =st. 607. Toute la stance est abandonnée comme obscure.
Elle me parait pourtant suffisamment claire ; elle le devient même
tout à fait, si, au 4»^ pàda, on change labdham^ gênant parce
qu'il signifie surtout un gain acquis, passé, en lahhyam^^ un gain
possible, futur ; « Le lion règne sur le désert des montagnes. Nen
sois pas irrité, ô roi ! considère plutôt quel (maigre) profit, et au
prix de quelle âpre poursuite, tu pourrais tirer de ce (prétendu
rival) qui n'en veut qu'aux éléphants. »
N« 9 3=: st. 611. Jâltmânisam du l*^*' pâda est donné dans la
liste comme asphuta « obscur », et dans les notes comme un
(( mot inconnu ». Il n'est ni l'un ni l'autre. Mâmsa avec le sens de
« pulpe d'un fruit », est bien connu, Qi jâli « une sorte de con-
combre, tricosanthes diœca, Roxb. », a déjà passé de l'Amara-
kosha dans la V^ édition du dictionnaire de Wilson.
N*^ 10 =: st. 621. Je cherche vainement ce qu'il peut y avoir
d'obscur dans la deuxième moitié de cette stance : « Le lion (qui,
dans la première moitié, vient d'épouvanter par ses seuls rugisse-
ments les troupeaux d'éléphants), dont le monde entier connaît le
dédaigneux courage, se dérange-t-il pour des chacals, dussent-ils
fatiguer les dix régions de l'espace de leurs hurlements continus ? »
Le scrupule des éditeurs |426] porte-t-il sur samhatahhâi'ato ^
qui peut s'entendre presque indifféremment des chacals « attrou-
pés » et de leurs hurlements « ininterrompus ? » Ou se seraient-ils
laissés arrêter par kliçyatsn dans le sens de kliçnatsu ? Dans ce
cas, il fallait le dire en note et, au besoin, corriger ; car le sens ne
saurait être douteux. Mais il y a des exemples de kliçyati avec
signification transitive : voir l'article kliç dans le premier supplé-
ment de Bôhtlingk et Roth et dans leur dictionnaire abrégé.
1. La correction est graphiquement légère en écriture çârada. Tout aussi légère se-
rait celle de labdhavyam anâkalena, au lieu de labdham vyasanâkiilena. Mais manasâ
devrait être reporté sur cintyatâm et l'emphase de svcnaiva deviendrait bien lourde.
22 COMPTES RENDUS ET NOTICES
N° 11 ^= st. 658. L'objection des éditeurs porte sur çringâri-
veshah^ qui serait asphuta. La stance décrit les allures extraordi-
naires d'un mâle d'antilope et les résume en disant qu'il est crin*
gârivesha qu'il « se comporte en amoureux », c'est-à-dire que son
allure est correctement conforme à celle que la poétique hindoue
prescrit pour le rôle de l'amoureux. L'expression est donc parfai-
tement justifiée, et la correction proposée en note, çrlngaviqeshah
« qui a de belles cornes », est absolument inadmissible, ne serait-
ce que parce qu'elle viole le mètre. Il y a bien un point obscur
dans la stance. En l'absence Idu contexte, on peut se demander si
cette « bien-aimée aux grands yeux », qui est la cause de ces al-
lures, est une antilope femelle ou une jeune femme, par exemple
Pârvatî. Je pencherais pour la dernière supposition, la première
étant un peu simple pour un bel esprit hindou. Mais quelque parti
qu'on prenne, cela ne change pas un iota à la traduction.
N'' 12 = st. 677. « Que le jeune câtaka satisfasse donc aujour-
d'hui le désir de sa tête qui aspire toujours à s'élever au plus haut !
Mais il ne veut pas lui (faire) ce (plaisir). En effet, l'espace n'est-
il pas, dans toutes les directions, rempli d'une eau pure, fraîche et
douce? » Asya au 3^ pâda, où les éditeurs voient une corruption,
est le génitif bien connu de la personne au profit de qui quelque
chose se fait ; mot à mot « il ne veut pas cela pour elle ». On sait
que le câtaka est représenté le cou toujours tendu et le bec ouvert,
dans l'attente des premières gouttes de pluie, le seul liquide que
l'oiseau veuille boire. Aujourd'hui, que la pluie tombe à verse, il
n'a pas besoin de se donner cette peine.
N*' 13 =r st. 760. Encore une stance que les éditeurs abandonnent
sans autre explication, comme asphuta. J'accepte leur leçon ; je
n'essaye pas, comme on pourrait en être tenté, de lire caran au
3« pâda, ni de couper autrement les mots, le vocatif baka étant né-
cessaire ; je conserve à tathâpilQ sens ordinaire de « néanmoins,
tout de même » (on pourrait le prendre comme équivalent de tatJià
ca)^ et, comme l'empêchement auquel il répond, ne se trouve pas
dans ce qui précède, je le cherche, comme cela est permis, dans
ce qui suit ; je le trouve un peu loin peut-être, pas trop pourtant,
dans les génitifs qui terminent le vers et qui sont des génitifs ab-
solus, et je traduis : « Puisque, répudiant (en apparence) les instincts
(cruels) de ta propre espèce, tu veux te faire prendre pour un hamsa^y
1. Ilumsa, une espèce d'oie sauvage et aussi un des noms de l'ascèle, est le syujbole
ANNÉE 1887 23
tu n'as qu'à faire étalage de dévotion, ô héron [427]. Cela te
réussit quand même, bien que les hommes en fassent tout autant. »
N^ 14= st. 770. Le kàka ' vient d'être décrit comme réunissant
en lui tous les défauts, comme « le fruit arrivé à parfaite maturité de
l'arbre du péché ». Après quoi, la stance ajoute : « Eh bien, ce dont (le
malheureux) a honte jusqu'à en être malade et à tomber en pâmoi-
son, c'est le (^o//') luisant de son plumage qui est [pourtant aussi)
la livrée du kokila (l'harmonieux chanteur, aussi aimé, malgré sa
couleur noire, que le kâka est honni). » Je me demande ce que les
éditeurs peuvent trouver d'obscur dans les mots soulignés.
N" 15 = st. 771. Labdhânvayena serait aspliuta. Il est par-
faitement clair et à sa place. Il signifie « qui a trouvé une liaison,
un point de contact », entendez « un moyen de s'introduire » dans
la maison.
N" 16 = st. 775. La première moitié de la stance marquée comme
obscure, énumère les mérites que le kâka se vante de posséder.
Parmi ces mérites, il n'y en a que deux qui puissent faire diffi-
culté : 1^ le kâka est né « le jour du yuga ». La difficulté est levée
dans la note sur la stance suivante ; 2»^ il est « issu du seigneur
desMaruts », c'est-à-dire d'Indra. Pour cette prétenirion, il suffit
de se rappeler que kàka a pour synonymes aindvi et çakraja.
N" 17 = st. 776. La note nous apprend que le dernier jour de
Màgha, qui est aussi la veille de l'anniversaire du kaliyuga, on
honore les corneilles, c'est-à-dire qu'on leur donne double ration à
l'offrande du bali. Ajoutez que c'est aussi l'époque où les hamsas
regagnent les pays du Nord et où les dévots sont en route, visi-
tant les lieux de pèlerinage. Après cela, il faudrait y mettre de la
mauvaise volonté pour ne pas entendre cette série d'assez pauvres
calembours : « Voici revenu le jour de l'avènement du kaliyuga 2,
où les caravanes aquatiques des harnsas (et aussi « les caravanes
des pieux visiteurs des étangs sacrés ») ont disparu, le dernier jour
de Mâgha, où l'oiseau borgne ^ (et aussi « un brahmane borgne »,
être honni et de mauvaise augure comme le kâka), hélas ! est in-
vité respectueusement et festoyé dans chaque maison ».
de la sainteté, de même que haka, le héron, est le type et un des synonymes de l'hy-
pocrite, La stance joue sur cette synonymie.
1. La corneille, type du ilagorneur envieux, médisant et effronté.
2. Notez que launiversaire n est pas précisément celui d'un événement heureux et
que praveça est susceptible d'être pris en mauvaise part.
3. G'est-à dire le kâka. La corneille est borgne chez les Hindous, comme l'est chez
nous son équivalent, la pie.
24 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Mais il est temps que je m'arrête. Il y a 88 stances ainsi mar-
quées comme totalement ou partiellement inintelligibles. Je crois
avoir montré, par cet examen des 17 premières que, presque tou-
jours, elles ne le sont ni plus ni moins que tous ces jeux d'esprit
où se complait la pensée hindoue ; qu'en tout cas, il ne suffisait pas
d'en dresser la liste ; qu'il [428] fallait les accompagner au moins
d'un essai d'interprétation. En cherchant bien, les éditeurs auraient
presque toujours trouvé.
Je passe à leur deuxième supplément, la liste alphabétique des
poètes, où ils se sont proposé de « rassembler tout ce qui est
connu de ces personnages et, autant que cela se pouvait, toutes
les conjectures ayant quelque vraisemblance qui ont été faites à
leur sujet ». L'utilité d'un pareil travail n'a pas besoin d'être dé-
montrée. Quelque opinion qu'on ait des mérites de cette poésie, et
j'accorde volontiers à M. Peterson qu'elle est loin d'être toujours
méprisable*, il n'en est pas moins vrai que, pour nous, les re-
cueils du genre de celui-ci valent avant tout comme documents
historiques. Ils complètent, confirment, parfois contredisent les
données venues d'ailleurs sur l'histoire littéraire de l'Inde, et il est
permis d'espérer que quand on pourra en comparer un grand nom-
bre, cette histoire présentera quelques lacunes et quelques obscu-
rités de moins. La Siibhâshitcwali est trop moderne, il est vrai,
pour rendre de grands services comme crible chronologique. Mais
sa valeur n'en est pas diminuée comme témoin de la tradition et,
d'autre part, par son ampleur, par le grand nombre des poètes qui
1. M. Peterson, car c'est lui, je pense, qui lient la plume dans la partie anglaise du
volume, aurait pu examiner plus sérieusement cette question, puisrju'il a tant fait que
de la soulever. Il croit la résoudre en opposant à une boutade de M. Hall, faite à tout
autre propos, un choix de citations qu'il accompagne de rapprochements, soit avec la
poésie occidentale, soit avec l'Évangile. Ces derniers ont même scandalisé, paraît-il,
quelques âmes pieuses dans l'Inde. Des rapprochements semblables se trouvent aussi
dans les notes. Ils ont parfois le défaut d'être un peu « tirés par les cheveux ", et,
comme la provenance n'en est presque jamais indiquée, bien qu'ils ne fassent pas
partie de ce que tout le mande est censé savoir par cœur, il s'y attache comme un
parfum de pédanterie à rebours. En général, M. Peterson n'aime pas dire les choses
simplement. 11 a des accès de fine writiwj ," il affecte les procédés indirects et le style à
allusion. Cela le rend parfois obscur, et l'enlraîiie aussi à dire des choses inutiles.
Parmi bien des exemples que je pourrais tirer, lant de ses Reports que du présent vo-
lume, je mécontenterai d'un seul. Dès les premières lignes de la préface, il nous in-
forme qu'en arrivant dans la bibliothèque du Maharaja de Jaypour, il \ avait trouvé
un jeune brahmane lisant le Pandit et avec lequel il avait aussitôt lié conversation en
sanscrit. Si le lecteur s'attend après cela à trouver un rapport quelconque entre cette
rencontre et la SubhâshitAvali, il sera tout aussi étonné que je l'ai été njoi-mème, en
constatant, en fui de compte, que c'est là un persomi.iire simplcnicnl décoratif.
A.NM-IK 1887 25"
y sont désignés par leurs noms et surnoms, elle était particulière-
ment propre à fournir la base d'un répertoire semblable. Celui qui
nous est donné ici, comprend, pour chaque poète : une notice, quand
les éditeurs ont possédé sur lui quelque information ; la liste des
vers qui lui sont attribués dans le recueil ; le renvoi, autant que
faire se pouvait, à l'œuvre d'où les vers sont pris ; l'indication de
ceux de ces vers qui se retrouvent, soit sous le même nom, soit, ce
qui arrive souvent et qu'il n'importait pas moins de constater, sous
un nom différent, dans d'autres anthologies ou dans les traités de
rhétorique; enfin, la liste des vers qui, en dehors de ses œuvres
connues, sont attribués au poète ailleurs que [429] dans la SiibJiâ-
shitâvali. Exécuté d'une façon complète, ce serait là un plan admi-
rable. Les éditeurs n'ont pas la prétention d'y avoir réussi du pre-
mier coup. Ils se contentent d'affirmer qu'ils n'y ont pas épargné
leur peine, et on les croira volontiers. Ce qu'ils nous donnent est
excellent et doit être accepté avec reconnaissance. En vue d'une
nouvelle édition, je me permets toutefois de leur soumettre quel-
ques desiderata.
Une liste pareille est moins faite pour être lue que pour être
consultée. C'est, en quelque sorte, un dictionnaire de noms propres,
où il importe que chaque article se suffise^ à lui-même. Par consé
quent, il ne fallait pas placer sous Vallahhadeva^ où on ne les
cherchera pas, une addition à l'article A' Anandavardhana et une
correction à celui de Kayyata, ni partager arbitrairement entre
les articles du répertoire et les notes, les informations relatives à
ridentification des vers et à leur mention dans d'autres ouvrages,
l^arfois, il y a conflit entre les données d'un article à l'autre : par
, exemple, iVjitâpîda est placé en 844 à la page IG, et, à la page 127,
en 813 A. D. Les traditions légendaires qui s'attachent à quelques
uns de ces poètes, Pànini, Yararuci, Bhartrihari, Çankara, Râja-
(;ekhara^ etc., auraient dû être rappelées, n'eût-ce été que par un
renvoi aux sources où on les trouve. Ce regret est particulière-
ment sensible par rapport à Kumâradàsa et sa relation avec Kâ-
lidâsa. Il y a plus de trente ans que d'Alwis, dans son introduction
au Sidatsangarâva^ a signalé la tradition singhalaise qui les fait
mourir ensemble et qui identifie le premier avec le roi de Ceylan
1. Il se peut que la proposition de distinguer deux Uiijaçekliara se confirme par la
suite. Mais, dans l'état actuel de la question, on n'est pas autorisé à identifier pure-
ament et simplement le Mahendrapâla, patron du poète, avec le roi de Canoje dont on
a une inscription datée (probablement de 761 A. D.)
26 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Kumâradliâtusena ; plus de quinze, qu'il a donné une anal^^se
détaillée du Jânakiharana^ dont une traduction singlialaise lit-
térale s'est conservée à Ceylan. — Si les éditeurs s'étaient bornés
à discuter les noms qu'il est possible d'identifier avec certitude
ou, du moins, avec quelques probabilités, il n'y aurait rien à redire
à propos de ceux qu'ils ont laissés sans notice. Mais on trouve chez
eux des renseignements comme celui-ci : « Takshaka. Il y a eu un fils
de Bharata de ce nom. » Du moment qu'ils faisaient cet honneur à
un neveu du héros du Râmàyana, ils auraient pu se montrer moins
discrets ailleurs. Les observations que je fais suivre, ne sont que
des notes prises rapidement au cours d'un premier dépouillement.
Avadhûta ; rappeler le docteur çivaite kashmîrien de ce nom,
avec renvoi kRâJatar., I, 112. — Anandaka {Râjânakânandaka) ;
cf. Râjânaka Ananda, commentateur du Kâvyaprakâça (Peterson,
First Report, pp. 13-15), et Ânanda, fils du poète Çambhu, men-
tionné plus loin, p. 128, à l'article Çambhu. — Arâdhya Kar-
para ; serait mieux placé sous [430] Karpiira. En tout cas, il fal-
lait renvoyer aux noms connus de Karpûra, Karpùraka, Karpùra
Kavi. — Indubhatta ; Indu est aussi le nom d'un Koshakâra. Auf-
recht ap. ZdDMG, xxviii, 104. — Içânadeva; Içâna se rencontre
aussi chez liâla (les listes de ce recueil ne paraissent pas avoir
été consultées), dans la famille et dans l'entourage de Bâna et
comme lexicographe. — ^/v^V//^r//'rt; est plutôt Urvîdhara. — Ka-
pilarudraka ; cf. Kapilarudra chez Aufrecht, ZdDMG, xxvii, 14.
— Kamalâkara ; le poète a le titre de râjânaka, tandis que le
commentateur ànKcwyaprakâça est qualifié de bhatta. A ce compte,
il fallait aussi rappeler le Kamalâkara bhatta, auteur de nombreux
traités sur la smriti. Le fait que ce dernier écrivait au commence-
ment du xvii« siècle ne serait pas une objection, car on n'a pas de
limite inférieure pour la date de la SubhâsJiitàvali. Cf. aussi le
Kamalâkara bhikshu de la Vâscwadattâ. — Kris/inamiçra ; n'est
pas de la fin du xii« siècle, mais de la fin duxi^ — Gangâdhara ;
il fallait aussi renvoyer à Aufrecht, ZdDMG, xxvii,p. 99, n** 257.
Sans 'sortir du domaine de la poésie, on a encore Gangâdhara
Kavi, dont Haeberlin a édité le Manikarnikâstotra , et Gangâ-
dhara bhatta, qui a commcmté l'anthologie de Ilâla (Weber, Das
Saplaçataka des Ilâla, p. xxxii). — Carpatinàt/ia; est probable-
ment le fameux yoginque la légende fait ministre du roi de Cambâ
Çilavarman (viii« siècle). — Jayamâd/tava ; renwoyer à l'article
Lotlidka, qui est Jayamâdhavasûnu, et aussi à ]';irticlo Vijaya-
ANNÉE 1887 27
mâdhava. — Prakâçavarsha ; renvoyer de même à l'article Dar-
çaniya, qui est Prakâçavarshasùnu. — Bhâskara ; l'un des deux,
celui qui est qualifié de jyautishikabhatta, ne devait pas être laissé
sans notice. — Muktâpîda et Muktikalaça ont été mentionnés
par Kshemendra, comme nous le savons, pour le premier, par
M. Peterson lui-même (notice sur \ Aucityàlankàra ^ p. 28), et,
pour le second, par M. Schônberg (notice sur le KavikantJiàb/ui-
rana^ P- 8). — Rai Rûpaka ; le texte porte Rupaka. — Vâkpati-
râja; il n'y a guère de doute que le prince de ce nom, qui fut le
patron de Hàlàyudha, soit ^lunja de Dhârâ. — Vitavritta ; M. Pe-
terson avait lu ce nom dans le Kutlaniinata de Dâmodaragupta
(Second Report^ p. 25). Il est vrai que le texte publié dans la Kâ-
vy.nuàlà^ v. 122, donne Yitaputra. Mais, graphiquement, les deux
leçons diffèrent si peu, qu'il est plus que probable que, dans les
deux cas, il s'agit du même personnage, un des anciens écrivains
du Kâmaçâstra . — Vidyâdhara est aussi appelé dans le texte
Çushkatasùnu. — Çûravarman ;Yix.^^Q\eY le râjânaka Çùravarman,
commentateur du Vâkyapadiya ; probablement, à en juger par son
titre, un kashmîrien, ainsi que les différents personnages de ce
nom qui ont joué un rôle dans l'histoire du Kashmir, notamment
le demi-frère d'Avantivarman (Ràjatcir.^ v, 22, etc.). — Sàrva-
bhauma ;\q nom d'Anangabhima a été porté par le plus illustre
des rois Gangâvaniçis d'Orissa (xn^* siècle). — SukJiavannan ;
rappeler Vidyâdhara Çushkatasukhavarman, et renvoyer aux dif-
férents Sukhavarman de l'histoire du Kashmîr, [431] notamment
au père d'Avantivarman, Râjatar.^ iv, 707, etc. ^
Je ne voudrais pas qu'on se méprit sur le sens et la portée que
j'attache aux critiques qui précèdent. Je les ai faites pour répondre
au désir nettement exprimé par les éditeurs, qui n'ont pas trop
présumé de leur travail, en estimant qu'il était au-dessus d'une
approbation banale. Malgré quelques petites taches inévitables, ce
travail est,' en effet, excellent. Sans parler même des informations
de toute sorte dont ils l'ont enrichi, il suffit de dire qu'ils ont pu-
blié correctement 579 pages de texte sanscrit. C'est un éloge qui
en vaut bien d'autres.
1. Voici quelques fautes d'impression notées en passant : p. 37, 1. 18, [lire Stutiku-
sumâ' ; — p. 58, 1. 14, au lieu de before lire after ; — p. 86, 1. 11, supprimer le point
et l'alinéa après Bhaktâmaraslotra ; — p. 90, 1. 4, infva, lire 694 ; — p. 101, 1. 8, lire Jayû-
pîda ; — p. 105, 1. 17 et 18, au lieu de A.D., lire samvat\ — p. 116, 1. 24 et p. 117, 1. 1,
lire Jhalajjhalikâ"; — p. 137, 1. 6, infra, lire °siddhi.
26 COMPTES RENDUS ET NOTICES
George A. Grieuson. Seven Grammars of the dialects and sub-
dialects of the Bihârî Language. Spoken in the eastern portion
of the North-Western Provinces and in the northern portion of
the Government of Bengal. Parts I-YI. Calcutta, Bengal Secré-
tariat Press, 1883-1886.
— Bihâr Peasant Life, being a discursive Catalogue of the sur-
roundings of the peuple of that province, with many illustra-
tions from the photographe" taken by the Author. Prepared un-
der Orders of the Government of Bengal. Calcutta, Bengal Secré-
tariat Press ; London, Trùbner and G", 1885. 431-clv pp. gr.
in-8.
A. F. Rudolf HoERNLE and George A. Grierso>\ A Comparative
Dictionnary of the Bihârî Language. Published under the Patro-
nage of the Government of Bengal. Part. I, from a to agmàni.
Calcutta, Bengal Secrétariat Press. Sold by Trûbner and C^,
Calcutta, 1885. 50-40-8 pp. in-4.
{Revue critique^ 15 août 1887).
[H3] Nous réunissons ici ces ti-ois ouvragées non-seulement
parce qu'ils émajient des mêmes auteurs et qu'ils traitent du même
sujet, mais parce qu'ils sont comme les parties d'une seule et
même œuvre, l'exposition de la langue parlée du Bihar, dont le
Dictionnaire sera à la fois le résumé et le couronnement. A vrai
dire, l'énumération ci-dessus ne donne encore qu'une idée bien
imparfaite des travaux qui ont servi en quelque sorte de base
à cette dernière publication. Sans parler de ceux qui sont restés
en manuscrit, on ne saurait en séparer, pour la part de M. Hoemle,
son admirable Gramniar ofthe Gaudian Langiiages, dont il a été
rendu compte ici-même ^ ni pour la part de M. Gnerson, sagram-
maire, accompagnée d'une chrestomathie et d'un vocabulaire, du
dialecte Maithili septentrional ■^, ainsi (juo son Essay sur la décli-
1. Revue cril. du 31 juillet 1882 (Œuur«, t. 111, pp. 396 et suiv.). — \ joindreXCoi-
lecUon of Hindi Roots, wilh Remnrks on their Dérivation and lUassificalion ; avec un
appen<lice: Index of Sanskrit roots and words occurring in the collection. Jour n. of the
As. Soc. of Bengal, xux (1880) p. 53.
2. An Inlrodaction to the Maithili Language of Nurth Bihâr. Part I, Gramniar. Pari //,
Chrestomatliy and Vocahalary. Publié comme Extra Numbcr dans Journ. of the As. Soc.
of Bengal, \li (188U) et li (1882). La chrestomathie coalicnt, entre autres textes inté-
ressants, la version aiitlit;iili(iiie de» chants do N idyàpali.
ANNÉK 1887 29
liaison et la conjugaison bihàrî ^ Par un lien presque aussi étroit
s'y rattachent [114] en outre un grand nombre d'autres mé-
moires de M. G., épars dans plusieurs recueils et consacrés soit
à l'exposé de vues générales -, soit à des éditions de textes en ces
divers dialectes 3. Les travaux de M. Hoernle embrassent un do-
maine plus vaste : ils s'étendent à l'ensemble des langues et des
littératures prâkrites. Ils n'en doivent pas moins être rappelés ici,
parce qu'ils ont contribué, chacun pour sa part, aux matériaux
utilisés dans le Dictionnaire. A ceux que j'ai déjà mentionnés
dans l'article cité plus haut et dont je ne reproduirai pas les titres
ici, il convient d'ajouter ses éditions du Prithirâj Ràsau de Gand^
et de V Uvâsagadasào jaina\ et ses beaux travaux sur les an-
ciennes inscriptions prâkrites ^. Il y a là toute une littérature,
1. Essays on Bihâri Declension and Conjugation, avec une longue Note de M. Hoernle.
Joarn. As. Soc. Beng., lu (1883), p. 119.
2. A Pleafor the People's Tongne. Calcutta Review, Julv, 1880, p. 151. — Hindi and
llie Bihar Dialects. Ibidem, October, 1881, p. 363.
3. Manbodh's Haribans. Text. Journ. As. Soc. Beng., li (1882), p. 129. — Le même :
Translation and Index. Twenty-one Vaishnava Hymns, edited and translated. The Song of
Bijai Mal, edited and translated. Ibidem, lui (1884). spécial number, — The battle of
Kanarpi Ghât, edited and translated. Ibidem, liv (1885), p. 16. — Two , versions of the
Song of Gopî Chand, edited and translated. Ibidem, p. 35.
Some Bihâri Folk-Songs. Journ. Roy. As. Soc. Gr.Brit. and Ireland, xvi (1884), p. 196.
Selected Spécimens of the Bihâri Language^ edited and translated. Zeitschrift der Deutsch.
Morgenl. Gesellsch., xxxix (1885), p. 617.
Vidyâputi and his contemporaries.Ind. Antiq., xiv (1885), p. 182. — The Song of Alhâ's
Marriage, a Bhojpurî epic, edited and translated. Ibidem, p. 209. — A Sumniary of the
Alhâ K/ia/id. Ibidem, p. 255. — II faut y joindre un excellent travail de Mme Griersou :
An English-Gipsy Index. With an Introductory note, by G. A. Grierson. Ihidem, xv (1886),
p. 14, etc.; XVI (1887), p. 32, etc. ■— Et G. A. Grierson, Gipsies in England and India.
Ibidem, xvi, p. 35.
A ua domaine dilTéreut mais très voisin, le Bengali septentrional, appartiennent :
Notes on the Rangpur Dialect. Journ. As. Soc. Beng. xlvi (1887), p. 186. — Et TJie Song
of Manik Chandra. Ibidem, xlvh (1878), p. 135.
4. The Prithirâj Râsau, an Old Hindi epic, commonly ascribed to Chand Bardai, edited.
Pari H, vol. I, Calcutta, 1874-1886 (4 fasc. Biblioth. Indica). — The Prithirâj Râsau of
Chand Bardai, translated from Ihe original Old Hindi. Part. II, fasc. 1. Calcutta, 1881
(Biblioth. Indica). La publication do la première partie du poème est réservée à
M. Beam.es.
6. The Uvâsagadasào, or the Religions Profession of an Uvâsaga expounded in ten lectu-
res, being the Sevenih Anga of the Jaitis, edited in the original prakrit, with the sanskrit
Commentary of Abhayadeva,and an english translation with notes. Fasc. I et II. Calcutta,
1885-1886 (Bibliotheca Indica).
6. Notes on a Rock-cal Inscription froin Riwâ.Ind. Antiq., ix (1880) p. 120. — Readings
from the Bharhnt Stûpa. Ibidem, x (1881), pp. 118 et 255; xi (1882), p. 25. — Readings
from the Àrian Pâli : The Sue Vihâra Inscription. Ibidem, x, p. 324. — Revised Transla-
tions of two Kshatrapa Inscriptions. Ibidem, xii (1883), pp. 27 et 205. — Notes on Some
30 COMPTAS RF^NDUS KT NOTICES
pour parler comme nos voisins et, à défaut de plus amples détails,
la simple liste de ces publications permet d'entrevoir [lio] sur
quel large ensemble de recherches personnelles reposent les ou-
vrages qui font l'objet de la présente notice et qui constituent
l'effort le plus considérable et le plus méthodique réalisé jusqu'à
ce jour pour arriver à l'intelligence complète d'un groupe déter-
miné de dialectes hindous.
Le groupe dont il s'agit ici, est celui des dialectes parlés des
deux côtés du Gange moyen, dans des contrées qui ne forment
pas une division piiysique iSen définie, qui n'ont jamais non plus
constitué une unité politique, et dont le tracé sommaire est à peu
près le suivant. En prenant pour base, au nord, la frontière du
Népal ^ dans toute son étendue, la limite occidentale est fournie
par une ligne qui, partant de Tangle sud-ouest de cette frontière,
passe à Laknau, franchit la Jumnâ à son confluent avec le Ken,
remonte le cours de cette rivière et celui de son affluent supérieur
le Biarni, coupe la Narmadâ près de Narsinhpur et vient aboutir
à la ligne de faite des monts Mahâdeva. La limite méridionale est
formée par une ligne qui passant par le Ghilpî Ghat, rejoint, au sud
do Bilaspur, le cours supérieur de laMahânadi et le suit jusqu'au
sud de Raigarh. De ce point, une ligné qui va couper le Gange à
mi-chemin, entre Bhâgalpur et Rajmahal, et rejoint ensuite l'extré-
mité sud-est de la frontière népalaise, forme la limite orientale'*^.
Ce tracé dépasse de beaucoup à l'ouest, au sud-ouest et au sud, les
limites du Bihâr: le nom de blhâri donné à ces dialectes, est donc
conventionnel. M*. Hoernle les avait compris d'abord sous la dési-
gnation de Eastern Hindi, Le nom nouveau a été choisi surtout afin
de les distinguer plus nettement des dialectes hindi, leurs congé-
nères de l'ouest. On sait, en effet, que M. Hoernle, d'accord avec
M. G., les range avec l'Orîya et le Bengali, parmi les dialectes
aryens de l'est, les Eastern Gaudians. Si, à cette circonstance, on
Clay-seals found in ihe Panjab. Proceedings As. Soc. Beiuj. Scplember, 1884. — A ces
dernières publications, il faut joindre, comme aijpartcnant au même domaine (le Gà-
thâ Dialect de M. Hoernle, le « sanscrit mixte» de M. Scnarl), sa notice sur le man\i8-
crit de IJâkhshAlt (dont l'édition est promise) : Birch-Bark Manuscript, dans Procetd-
ings As. Soc. Beng. August, 1882.
1. Ou plutôt une ligue parallèle à celte frontière et tracée un peu plus tard au nord,
On parle encore bihârl dans le Tarai népalais.
2. Ce tracé comprend, dans la partie sud et sud-est, des îlots d'une étendue par-
fois considérable, où se parlent des langues aborigènes. La population parlant des
dialacles bihârl peut être évaluée à 36 millions.
ANNKl': 188 7 31
en ajoute une autre : que les œuvres littéraires rédigées en les deux
seuls dialectes biliàri qui aient une littérature, le baisvârîà l'ouest
et le maithili à l'est, avaient été adjugées jusqu'ici, les unes au
hindi, les autres au bengali ', on ne s'étonnera pas que la nouvelle
nomenclature, reposant sur des vues non moins nouvelles, ait
soulevé sur les lieux mêmes d'assez vifs débats, tant au point de
vue de la doctrine que des conclusions pratiques que M. G. pré-
tendait en tirer. Dans l'Inde, en effet, ce n'est pas là une simple
question d'histoire et de linguistique. Elle se complique aussitôt
de corollaires qui ont prise sur la vie réelle et affectent l'économie
publique de nombreuses populations. Quelle sera la langue admi-
nistrative et officielle ? Quelle sera la langue enseignée à l'école ?
x\dmettra-t-onà cet honneur [îlG] les divers dialectes, ou érigera-
t-on l'un d'eux en une « langue bihàri» qui jusqu'ici n'existait pas,
et fera-t-on l'un ou Fautre aux dépens de deux ou de trois langues
littéraires bien assises et largement répandues, l'urdu, le hindi et
le bengali 2? Ce sont là des considérations dans lesquelles nous
avons le droit, en Europe, de ne point entrer. Nous n'avons affaire
qu'à l'œuvre philologique. Il s'agit de savoir si les dialectes étu-
diés ont été bien choisis, s'ils n'ont pas été délimités et groupés
arbitrairement, et si l'étude en a été faite avec tout le soin dési-
rable. Et encore, même ainsi circonscrite, notre appréciation, la
mienne du moins, devra-t-elle être fort prudente. Il est tant de
points sur lesquels j'ai tout à apprendre des auteurs, tant d'autres
où je ne puis les contrôler que de loin !
La classification actuelle des langues de l'Inde est rattachée par
les auteurs aux vues déjà plusieurs fois exposées par M. Hoernle
sur l'histoire de leur développement dans le passé. En rendant
compte de sa Grammaire, j'ai exprimé ici même des réserves au
sujet de quelques-unes de ces vues et maintenant que celles-ci sont
devenues plus arrêtées, je ne suis pas plus convaincu que j.e ne
l'étais alors. Les données présentent jusqu'ici trop de lacunes,
elles sont trop incertaines et, en partie, trop contradictoires, pour
que la filiation de ces langues puisse être ramenée à des formules
1. C'est ainsi que Tulsîdàs est compté parmi les poètes lundis, Vidyâpati parmi
les bengalais. Les chants du dernier ont même été remaniés en ce' sens.
2. Voir à ce sujet : Syamacliurn Gangooly ; Hindi, Ilindustani and Ihe Behar Dialects.
dans le Calcutta Revicio, July, 1882, p. 24 ;eu réponse aux deux articles de M. Grierson
cités plus haut et publiés dans le même recueil^, et hv réplique de M. Grierson : In
Self-defence. Ibidem, October, 1882, p. 25G.
32 COMPTES RENDUS KT NOTICES
aussi précises. Je ne saurais voir, par exemple, que des conjec-
tures dans la façon dont M. Moernle localise l'apabliramça, la mâ-
lîâràshtrî, rardhamâgàdlii. Heureusement, bien que mise en rap-
port avec ces théories, la classification n'est nullement basée sur
elles. Elle repose au contraire sur l'observation patiente et métho-
dique des faits actuels, comme en témoignent suffisamment la
grammaire de M. Hoernle pour l'ensemble de ces langues et les
grammaires spéciales de M. G. pour les divers dialectes bihâris.
On peut donc s'en remf*ttre à eux quand ils déclarent que ces der-
niers constituent un groupe* linguistique bien défini. Tout au plus
pourrait-on marchander pour les idiomes frontières, un peu pour
ceux de l'est, davantage pour ceux de l'ouest, et se demander
par exemple, si ces derniers, particulièrement ceux du sud-ouest,
ne seraient pas aussi bien à leur place parmi les langues hindis
proprement dites. A la difficulté venant du fond des choses, s'ajoute
ici une circonstance particulière. M. G. n'a pas traité spécialement
de ces dialectes de la frontière occidentale et, en ce qui les con-
cerne, les auteurs paraissent avoir eu à leur disposition moins de
matériaux tirés de la langue parlée. Ils ont dû travailler surtout
sur des documents littéraires farcis de tatsamas et de termes lundis
et, pour les dialectes du sud-ouest, le bandelkandî, ceux-ci mêmes
paraissent avoir été rares. Il résulte de là, pour le vocabulaire
surtout, [117] un certain manque d'équilibre dans la représenta-
tion des divers dialectes, défaut qui pourra devenir moins sensible
dans la suite, à mesure que les auteurs disposeront de collections
plus complètes. Mais alors même l'objection tirée de l'incertitude
des limites subsistera : leur Dictionnaire bihàrî aura toujours, même
pour la langue parlée, une très large partie commune avec toute
oeuvre semblable qu'on pourra entreprendre pour les idiomes voi-
sins. Sur ce point, leur excuse sera qu'il ne pourra pas en être
autrement. Du moment qu'on admet, et on ne saurait guère s'y re-
fuser, que le Suivey linguistique de l'Inde doit être sectionné, il
î'aut admettre aussi que ces sections se couvriront plus ou moins
les unes les autres le long de leurs frontières, avec quelque soin
<{ue celles-ci puissent être tracées. Dans cette œuvre grandiose,
qui sera peut-être celle d'un avenir prochain, les auteurs ont choisi
leur tâche: un certain nombre de dialectes qui, par leur gram-
maire, constituent un groupe à part. Ces dialectes, ils les étudient
en linguistes consommés, et, avec l'unique réserve indiquée ci-
dessus, à la fois sous leur forme populaire, dans la bouche des
ANNÉE 18S7 33
paysans, et sous leur forme plus savante, dans les monuments
écrits. Que d'autres, de proche en proche, en fassent autant pour les
groupes voisins, et, en dépit de répétitions inévitables, l'Inde sera
en possession d'un inventaire de ses langues actuelles digne de
servir de modèle dans plus d'un pays de l'Occident. — Ces obser-
vations générales faites, il ne me reste qu'à décrire brièvement les
trois ouvrages qui sont l'objet de la présente notice.
Des Sei>en Grammars de M. G., il n'y en a encore que cinq de
publiées. Elles traitent successivement : 1** du dialecte bhojpuri
oriental, tel qu'il se parle dans l'éventail formé par les cours
convergents de la Gandakî, du Gogra, du Gange et du Son, en
Shâhâbàd, Sâran, Gampàran et en une portion de Gorakhpur ;
2° du dialecte màgadhi parlé à l'est du Son et au sud du Gange,
enPatna et en Gayà ; 3« du dialecte maithili occidental, parlé sur
la rive gauche de la Gandakî, dans la partie centrale et méridio-
nale de Muzaffarpur, où le maithili confine et se mêle au bhoj-
puri : 4*^ du dialecte maithili méridional parlé sur la rive nord du
Gange, de la Gandaki au Kosi ; 5^ du dialecte maithili méridional
parlé au sud du Gange, en Patna et en Mongir, où le maithili
confine et se mêle au mâgadlii. Les deux grammaires encore non
publiées traiteront : 6« du dialecte maithili méridional parlé au sud
du Gange, en Bhâgalpur, et 7*^ du dialecte maithili occidental
parlé en Purnîya, c'est-à dire des deux variétés du maithili parlées
le long de la frontière où il touche et se mêle au bengali. Avec la
Grammaire du dialecte maithili septentrional déjà mentionnée et
qui a été publiée à part, dans le Journal de la Société de Calcutta,
cette série de monographies embrasse donc toute la moitié orien-
tale du domaine des langues bihâris, avec Darbhangâ, l'ancienne
résidence de M. G., pour centre. Quant à la moitié occidentale,
nous n'avons un travail semblable que pour le bhojpuri occi-
dental, parlé dans le pays de Bénarès, qui est le dialecte type
[118] des eastern hindis, dans la Grammaire de M. Hoernle.
Pour les idiomes non moins variés sans doute qui se parlent dans
les contrées à l'ouest d'Oudhe et d'Allahâbàd et, vers le sud, dans
les hauts bassins du Son, du Tons et du Ken, nous n'avons au con-
traire que des observations détachées et des données très géné-
rales. Ces grammaires de M. G. sont toutes rédigées sur le même
plan, à la fois concises et complètes, avec de nombreux exemples et
d'excellents tableaux qui permettent d'embrasser l'ensemble si com-
pliqué des paradigmes. Elles sont précédées d'un fascicule d'intro-
Religio^s de l'Inde. — IV. 3
34 COMPTES RENDUS ET NOTICES
duction, où sont exposés les principes généraux de phonétique et
de morphologie communs à tous ces idiomes, ainsi que les conven-
tions d'orthographe et de transcription, et elles sont terminées
chacune par un petit choix de morceaux, les mômes pour t-outes, et
successivement reproduits dans chaque dialecte. La grammaire du
bhojpuri contient en outre une collection de 34 chants popu-
laires.
Le BiJiâr Peasant Life^ malgré son titre, est avant tout. un ou-
vrage lexicographique ; il embrasse le même domaine que les
<c Sept grammaires », à sa^ir le maithili, le mâgadhi et le bhoj-
puri oriental, laissant en dehors tous les dialectes et sous-dialectes
parlés plus loin vers l'ouest et vers le sud-ouest. Mais, dans ces
limites, c'est un admirable inventaire de la langue rustique et
professionnelle que nous adonné làM. Grierson. En 1.500 paragra-
phes répartis entre 14 divisions, il passe successivement en revue
les termes qui se rapportent aux ustensiles agricoles, aux moyens
de transport par terre et par eau, à l'outillage des industries ru-
rales grandes et petites, au mobilier domestique, au vêtement,
aux objets employés dans le culte ; à la terre et à ses diverses espèces
et qualités ; aux travaux des champs, depuis le labour jusqu'aux
procédés d'irrigation ; aux divers produits du sol et à leurs ennemis,
insectes, plantes et maladies ; au calendrier rural ; au bétail et
autres animaux domestiques et aux industries qui en dépendent ;
aux baux et aux gages, aux avances faites au travail et aux char-
ges qui pèsent sur lui ; aux divers modes de tenure ; à la maison,
à ses divisions et dépendances, et aux matériaux dont elle est faite ;
à l'alimentation; aux fêtes, cérémonies, croyances, usages et su-
perstitions des campagnes ; au commerce, notamment à celui de
l'argent, au taux de l'intérêt et aux conditions du crédit; à la façon
détenir les comptes; aux poids et aux mesures. Pour -chaque
objet, la nomenclature vise à être complète, c'est-à-dire à ne rien
omettre de ce que la langue elle-même distingue. S'agit-il, par
exemple, d'un chariot, elle mentionnera jusqu'à la dernière che-
ville, si celle-ci a un nom spécial. Et pourtant le livre n'est rien
moins qu'une sèche énumération de mots. Les objets de ces mots
sont expliqués et décrits, au besoin représentés par des figures.
Malgré leur très grande concision, ces descriptions parfois s'ani-
ment, quand il s'agit des travaux des champs et des opérations des
métiers. Elles prennent alors la forme d'un journal rédigé sur le
fait et nous montrent les procédés [119] en action. Elles abondent
ANNÉE 1887 35
en remarques variées qui dénotent un observateur expérimenté,
en dictons populaires et en proverbes. Bref, sous une forme très
abstraite, c'est toute la vie rurale de ces contrées qui nous est pré-
sentée, et, pour qui sait lire, il est peu de livres plus intéressants.
Quant à moi, je n'en connais pas qui le vaille pour aucune de nos
propres provinces. Le résumé qui précède a pu donner une idée
générale du profit que tireront de ces notes prises sur le fait et
absolument sincères, tous ceux qui étudient l'Inde à n'importe quel
point de vue. Je n'ajouterai qu'un exemple particu^lier. M. Atkinson
publie dans le Journal asiatique de Bombay une série d'articles
très intéressants sur les usages religieux des populations de l'Hi-
malaya centrale D'une façon beaucoup plus sommaire, M. G. a
fait un travail semblable pour les habitants du Bihàr. Qu'on com-
pare les deux comptes rendus, et on verra qu'ils diffèrent du tout
au tout. La diversité des milieux observés et le plus ou moins de
développement que les deux auteurs ont donné à leur travail, ex-
pliquent jusqu'à un certain point cette différence. Ils ne l'expliquent
pourtant pas tout entière, et il est une autre raison encore qu'il
faut faire entrer en compte. C'est que M. Atkinson, tout en obser-
vant fidèlement les faits, a pris pour guide un rituel écrit, conser-
vateur des vieilles traditions de la Smriti, tandis que M. G. a
complètement laissé de côté les livres. Nulle comparaison ne peut,
mieux que celle-ci, faire apprécier combien les mêmes choses dans
l'Inde changent d'aspect et tiennent une tout autre place dans la
vie, selon qu'on les envisage à travers la tradition écrite, ou direc-
tement, dans le peu qui en subsiste dans les couches profondes de
la population. — Un Index alphabétique de 155 pages permet de
retrouver aisément tous les mots recueillis et qui, dans l'ouvrage,
sont rangés par ordre de matière.
Le « Dictionnaire comparatif de la langue bihâri » élaboré en
commun par MM. Hoernle et Grierson, est l'ouvrage capital des-
tiné à couronner ce bel ensemble de travaux. Comme j'ai déjà eu
l'occasion de le- dire, il embrasse l'ensemble des dialectes bihârîs,
y compris ceux de l'ouest et du sud-ouest, pour lesquels les auteurs
paraissent avoir recueilli jusqu'ici d.es • matériaux moins variés et
moins complets et, dans ces limites, il vise à reproduire la langue
parlée et la langue écrite. La nomenclature, à en juger par la partie
1. Notes onthe History of Religion in the Himalaya of iheN. W. Provinces, hy E. T.
Atkinson, ap. Joiirn. of the Roy. As. Society, Bombay, 1884 et 1885,
36 COMPTES RENDUS ET NOTICES
publiée, sera très riche, car, outre les mots pris à ces deux
sources, l'une et l'autre très abondantes, elle comprend des éléments
formatifs réservés d'ordinaire à la grammaire, les préfixes et les
suffixes. Chaque article (les homophones ont des articles distincts)
comprend le mot en devanàgari et en transcription; l'indication de
sa catégorie grammaticale, s'il est tatsama^ tadhhava ^ ou d'origine
étrangère, substantif, adjectif, etc. ; ses formes dialectales ; [120] ses
divers sens munis chacun d'un chiffre et ramenés à l'ordre logique
de leur filiation ; les composés et les idiotismes qu'il sert à former ;
des exemples de son emploi avec traduction et indication de la pro-
venance. Un second paragraphe donne la dérivation, c'est-à-dire
l'histoire du mot, le terme étranger dont il est la reproduction ou
sa forme en sanscrit et dans les différents prâcrits, avec référence
aux sources. L'ordre de ces différentes parties est uniforme pour
tous les articles. Quant à l'abondance avec laquelle chacune d'elles
est traitée, un seul exemple en donnera l'idée. La syllabe a., dans
ses divers rôles de lettre de l'alphabet, de suffixe, de préfixe et de
mot, en tout 9 articles, occupe plus de 9 colonnes de texte, sur
lesquelles 6 sont consacrées à la discussion phonétique du carac-
tère. Cette richesse est même telle, qu'elle soulève, non une cri-
tique, mais une objection, la seule importante que j'aie à faire ici.
Involontairement, on se demande si le plan n'est pas trop vaste,
et combien d'années il faudra aux auteurs pour l'exécuter. La
partie publiée comprend 80 colonnes : la même série alphabétique
n'en occupe que 24 dans le Dictionnaire de Saint-Pétersbourg 2.
L'histoire si courte encore des études indiennes, a déjà eu à enre-
gistrer plus d'une lamentable histoire de trains restés en détresse.
Quel dommage, si cette belle et grande entreprise devait un jour
fournir un nouveau terme à la liste !
Une si grande diversité de matières ne pouvait se condenser
1. L'explication de ce mot donnée p. 32 de la Préface, « de môme nature que le
sanscrit », ne saurait être acceptée, comme traduction du moins. Tadbhava ne peut
signifier que « dérivé du sanscrit ». Le premier terme est un ablatif. De môme, à
la page Si , prâkrita ne paraît pas exactement rendu par « nalural, nnelaborated, na-
lurwàichsig », par ce dernier surtout. Sous la plume d'écrivains jainas, quand ils en-
tendent revendiquer la priorité de leur idiome sacré, prâkri ta a quelquefois la signi-
fication de « naturel » au sens de « primordial », la langue que 1 homme a parlée d'abord
spontanément. Mais partout ailleurs, comme terme technique, il signifie « ayant une
prakrili », c'est-à-dire une source, une norme antérieure, laquelle, en dernière analyse,
est le sanscrit.
3. La comparaison n'est pas bien juste; elle est du moins approximative; car, sans
parler des tadbhavas, il y a beauooup do h'/^on^nc fînns lo Dirlionn.Tiro.
ANNÉi: 1887 37
sans l'emploi d'un grand nombre de signes et d'abréviations. Le
Dictionnaire est donc un peu chargé sous ce rapport, et il faudra
du temps pour acquérir le parfait usage de la longue liste de ces
signes qui est donnée dans la Préface K Mais c'était là un mal né-
cessaire, que les auteurs ont du reste atténué autant que possible
par d'habiles dispositions typographiques. La Préface fournit
aussi tous les renseignements désirables sur l'économie générale
du Dictionnaire, notamment sur les principes suivis pour l'ortho-
graphe et pour la transcription. Ceux-ci sont à peu près les mêmes
que, depuis la Grammaire de M. Hoernle, les auteurs ont adoptés
dans leurs précédentes publications. Seulement, comme le compor-
tait la nature de l'ouvrage, ils sont appliqués ici d'une façon plus
complète et plus rigoureuse. L'orthographe est phonétique autant
que possible, c'est-à-dire que, sans pousser jusqu'à la nuance, elle
reproduit [121] d'une façon conséquente les sons essentiels. Gomme
c'est là un principe qui prévaut déjà plus ou moins dans la nota-
tion de ces langues, il ne restait plus qu'à en rendre l'application
plus régulière et plus précise. Pour cela, les auteurs ont dii faire
un choix méthodique parmi les fluctuations de l'usage et éliminer
aussi quelques influences de l'orthographe sanscrite, principale-
ment dans des noms propres et dans un certain nombre de termes
marquants et d'occurrence fréquente, qui ne sont des tatscunas
qu'en apparence, par la façon dont on les écrit. Toutes les fois
d'ailleurs que la nouvelle orthographe peut embarrasser, qu'elle
déroge à un usage établi, les anciennes formes sont enregistrées
à leur rang alphabétique. Pour un petit nombre de sons seulement,
les auteurs ont dû recourir à des signes nouveaux : pour la voyelle
neutre brève, jusqu'ici marquée généralement par a ; pour Ve et
Vo brefs, que le sanscrit a possédés sans doute, mais qu'il a ren-
dus uniformément par a^ que les prâcrits et les langues modernes
ont notés, mais sans les distinguer des longues correspondantes.
Ges deux derniers signes déterminaient en même temps ceux qui
devaient marquer cci Qi au brefs, valeurs également propres aux
langues modernes et que l'écriture ne distinguait pas davantage.
Toutes ces innovations étaient nécessaires, et elles ont été réalisées
de la façon la plus claire et la plus pratique. Une seule soulève de
curieuses objections, la notation de Va fermé et de Va ouvert. Sans
1. Dans cette liste, je regrette de ne rien trouver se rapportant aux anciennes ins-
criptions. Pour les « dérivations », c'est pourtant là une source d'imj)ortancc capi-
tale.
38 COMPTES RENDUS ET NOTICES
les marques diacritiques, qui échappent si aisément au regard, le
premier est figuré bref, même quand il est long, et l'autre, même
quand il est bref, est rendu par le signe qui, dans toutes les écri-
tures de l'Inde, est celui de la longue. Je crois qu'on pouvait trou-
ver mieux ; mais ici précisément les auteurs avaient été devancés
par l'usage, pour les principaux éléments de leur réforme. — Eu
même temps que le Dictionnaire, mais avec une pagination dis-
tincte, les auteurs se proposent de publier une série à' Indices ver-
borum des principaux monuments de la littérature biliâri. Dans la
présente livraison, on trouv'^a le commencement (10 pages) de
celui du Râmâyana de Tulsidâs.
Je termine en exprimant le vœu, qui est sans doute celui de
tous les indianistes, que ce magnifique ouvrage soit aussi heureu-
sement mené à bonne fin qu'il a été bien commencé.
Julius JoLLY, Tagore Law Lectures, 1883. Outlines of au History
of the Hindu Law of Partition, Inheritance and Adoption, as
contained in the original sanskrit treatises. Calcutta, Thacker,
Spink and C^ 1885. — xi-347 pp., in-8.
{Revue critique^ 24 octobre 1887.)
[281] M. le professeur Jolly de TUniversité de Wûrzbourg est,
avec M. Bûhler, le sanscritiste d'Europe qui s'est le plus spéciale-
ment occupé du droit hindou. Depuis sa traduction du « Code de
Nârada » (1876), dont la Revue jadis a rendu compte i, il n'a pas
cessé de poursuivre cette étude avec une louable persévérance,
publiant et traduisant des textes comme la Vishnusmriti'^, ou écri-
vant des monographies sur des points d'histoire ou de doctrines 3.
1. N* du 16 septembre 1876 {Œuvres, t. III, pp. 231 et suiv.)
2. The Jnstitutes of Vishnu, together with Extracls from Ihe commentary o/Nanda Pandita
called Vaijayantî ; edited wilh critical Psotes, an Anukramanikâ and Indexes of words and
montras, by Julius Jolly. Calcutta, 1881 (Bibliotheca Indica). — The Institutes of Vishnu,
translated by Julius Jolly. Oxford, 1880 (Sacrcd Books of the East.)
3. Ueber die rechlliche Siellung der Frauen bei den alten Indern nach den Dharmaçâs-
tra. Sitzungsberichtc de rAcadcmic de Munich, 1876. — Ueber das indische Schuhirecht.
ANNÉE 1887 39
J'ai eu l'occasion ailleurs^ de signaler aux lecteurs français la
plupart de ces publications. Je n'y reviendrai donc point ici.
J'écarte aussi pour le moment celles qui sont en cours d'achève-
ment et qui ne sont pas encore assez avancées pour faire l'objet
d'un compte rendu 2. D'ailleurs, pour les résultats généraux, [282]
le présent ouvrage est en quelque sorte le résumé de tous les au-
tres.
Les « Tagore Law Lectures » sont une de ces institutions comme
l'Angleterre en fait naître partout où elle met le pied, et que ne
connaissent guère, les pays qui ont le bonheur de posséder un mi-
nistère de l'Instruction publique bien organisé. Fondées il y a une
vingtaine d'années, par un riche lettré bengalais, elle consistent
en une série annuelle de leçons professées à l'Université de Cal-
cutta, sur un sujet de droit hindou, musulman ou anglo-indien, au
choix du lecturer. Celui-ci est désigné chaque fois pour une année
seulement (à l'origine, il l'était pour trois ans) par le Sénat de
l'Université, dont le choix n'est soumis à aucune condition de titre,
de profession ou nationalité, et qui d'ordinaire fait appel à des
hommes désignés d'avance par leurs travaux. Les leçons, une fois
prononcées, sont publiées aux frais delà fondation. Appelé à cet
honneur pour l'année 1883, M. J. se rendit de Wûrzbourg dans
l'Inde 3 et, devant un auditoire bien nouveau pour lui, exposa ce
qu'il entendait par l'histoire et le développement du droit hindou.
Ibidem, 1877. — Ueber die Smrilitexte der Ilaug'schen Handschriftensammlung. Zeiischv.
d. deutsch. Morgenl. Gesellsch, 1877. — Das Dharmasûtra des Vishnii und das Kâtha-
kagrihyasûtra. Sitzungsberichte de l'Académie de Munich, 1879. — Ueber die Systematik
des indischen Redits. Zeitschr. fur vergleich, Rechtswissensch., 1879. — Diejuristischen
Abschnitte ans dem Gesetzbiich des Manu. Ibidem, 1881.
1. Dans les Bulletins de la Revue de V Histoire des religions.
2. Nâradasmriti, edited with crltical Notes and Commentary, fasc. 1. Calcutta, 1885
(Bibliotheca Indien). Celte édition donne le fragment de l'ancienne rédaction retrouvé
par M. Bùhler, avec ce qui reste du vieux commentaire d'Asahâya. Elle confirme
l'opinion que j émettais ici même dans mon compte rendu de la traduction du Code
de Nârada, à savoir que la fameuse introduction placée en tète du code, ne doit pas
être de beaucoup postérieure au reste de l'ouvrage, si, comme j'incline à le croire,
elle n'en est pas contemporaine. Elle se retrouve en effet essentiellement la même
dans la vieille rédaction commentée par Asahâya. — Manutîkâsangraha, being a séries
of copions Exlracts from six unpablished Commentaries of the Code of Manu (Mcdhâtithi,
Govindarâja, Nàràyana, Ràghavânanda, Nandana, Anonyme kashmîrien). Fasc. I. Cal-
cutta, 1885 (Bibliotheca Indica). — En ce moment même, paraît dans l'Oriental Sé-
ries de Trûbner, une nouvelle édition du texte de Manu, pour laquelle M. JoUy a
utilisé les indications fournies par ces anciens commentateurs.
3. M. J. a raconté son voyage dans la « Deutsche Rundschau » de 1884 : Einc Reise
nach Ostindicn.
40 COMPTKS RENDUS ET NOTICES
Les douze leçons de M. J. traitent successivement: I-ÏIÏ, des
documents du droit hindou : !•* les commentaires et les digestes,
la partie en général la plus moderne de cette littérature, consistant
en œuvres souvent datées, nullement apocryphes, et qui approche
le plus de ce que nous appelons une littérature juridique ; c'est à
ces écrits que se rapportent les différences de doctrine que, depuis
Golebrooke, on désigne du nom d'écoles ; 2« les textes qui nous
sont parvenus sous la forme de sûtras et les dharmaçâstras ou
« Codes de Loi » proprement dits; les uns, quand ils n'ont pas été
trop remaniés, se rattachant ^étroitement aux écoles védiques; les
autres constituant une littérature entièrement apocryphe^ et, en
général, plus récente, bien qu'il s'en faille de beaucoup que les
relations chronologiques entre les deux classes d'écrits soient tirées
au clair ; S*^ les petites smritis versifiées et les fragments, classe
qui comprend des textes de tout âge, la plupart apocryphes et en
nombre à peu près indéterminé. 11 suffit de découper dans un
Purâiia, ou [283] n'importe où, quelques tirades sur une obser-
vance ou sur un point de coutume quelconque, de les coudre bout
à bout et de les mettre au nom du premier rishi venu, pour fabri-
quer un texte de ce genre. Il est juste toutefois d'ajouter que les
anciens commentateurs ont établi un certain choix; — IV, de la
famille : le mariage, la condition de la femme, la puissance pater-
nelle, la condition des enfants, le droit de primogéniture ; — V-
VI, de la nature et du régime des biens et de la loi des partages
avec les changements qu'elle a subis ; — VU, de l'adoption ; —
VIII-IX, du droit de succession, de ses conditions et de ses limi-
tes ; — X-XI, des biens propres de la femme et de la façon dont
ils se transmettent ; — XII, des incapacités en fait de succession.
En appendice, M. J. a ajouté le texte sanscrit des nombreuses cita-
tions faites dans les leçons d'après des ouvrages inédits ; une note
SUT le droit hindou tel qu'il s'est conservé en Birmanie, principa-
lement d'après les travaux récents de MM. Jardine et Forchham-
mer ; la traduction des chapitres du Daltakaçiromani (ouvrage
sur le droit d'adoption) qui n'avaient pas encore été rendus en
anglais ; la liste des traités inédits auxquels il est référé dans les
leçons: enfin un Index général, qui pourrait être plus détaillé.
Sauf la théorie des échanges et de la dette, c'est donc tout le
1. Ce qui a'entratne pas nécessairement une idée de supercherie. L'attribuliuii pseu-
donyme était avant tout une affaire de mode et de tradition littéraire.
ANNÉE 1887 4i
droit civil hindou que M. J. a soumis à uu soigneux examen, et, cet
examen, il s'est attaché, conformément au titre du livre, à le mainte-
nir sur le terrain historique. En d'autres termes, il étudie chaque
institution de façon à faire ressortir les différences qu'elle présente
à travers cette longue suite de textes, et il cherche à expliquer ce»
différences en les ramenant à un développement régulier. Les dis-
cussions, toujours nourries de faits, témoignent chez l'auteur d'une
grande familiarité avec les questions de droit et de législation com-
parée ; aussi personne ne se séparera de ce livre sans en avoir
retiré un très grand profit. Les défauts sont le style, qui est d'un
étranger écrivant dans une langue qui n'est pas la sienne, et la
composition qui est parfois confuse ^ Mais je dois dire que cette
confusion provient en partie du sujet même et du point de vue
auquel il est envisagé ici. Tous les artifices du monde ne l'auraient
pas fait éviter à l'auteur, du moment qu'il prétendait introduire un
ordre historique dans des faits qui ne le comportent pas toujours.
Ceci m'amène à dire quelques mots sur le point où je sais obligé
de me séparer de M. Jolly.
Il y a plusieurs années déjà que M. Nelson, exagérant certaines
vues de feu Burnell, poussa une charge à fond contre l'adminis-
tration de la justice [284] dans l'Inde. A l'entendre, il fallait de-
mander soigneusement ses titres d'authenticité à cette législation
suspecte et rendre surtout la justice d'après la coutume. Il y avait
l>eaucoup de vrai dans cette attaque; mais, dans la pratique, elle
aboutissait d'un côté à confondre la jurisprudence avec l'archéologie
juridique et de l'autre à l'anarchie ~. M. J. a pris à peu près le
contre-pied de la théorie de M. Nelson. Pour lui, cette littérature
juridique est bien la législation de Tlnde. Ce n'est pas qu'il la con-
fonde avec ce que l'Occident entend par ce mot, ni qu'il mette le
Gode de Manu de pair avec celui de Justinien. Mais il y voit la
coutume écrite, non seulement tenue pour sainte, ce qui est incon-
testable, mais universellement pratiquéeet régulièrement appliquée,
comme elle l'est de nos jours, par les pouvoirs publics. Il estime
1. Ces défauts sont rendus pins sensibles parla médiocre exécution matérielle du
livre, imprimé à Calcutta, quand l'auteur était de retour en Allemagne. La correc-
tion, rendue ainsi fort difficile, laisse beaucoup à désirer, et l'errata, pourtant fort
long, est loin d'avoir tout réparé. Trop souvent, au milieu de quelque discussion
déjà embrouillée par elle-même, on est dérouté par une négation qui manque ou
qui est de trop. En un endroit même, toute une demi-page est imprimée deux fois.
2. Voir la Revue du 29 juin 1878 et du 28 août 1882 {Œuvres, t. 111, pp. 296 et suiv.^
403 et suiv.).
42^ COMPTES RKXDUS KT NOTICES
qu'elle est toujours restée pour ainsi dire en contact avecla réalité
des faits, se modifiant à mesure que ceux-ci se modifiaient, de façon
à en donner toujours la vraie représentation. Je pense que, sur
tout cela, il faut en rabattre. Je ne reviendrai pas sur les raisons
plusieurs fois données ici-même^, qui me font croire que la Smriti
a toujours été médiocrement pratiquée, et d'autant plus médiocre-
ment, qu'on remonte plus haut dans le passé. De nombreuses
populations ne l'ont jamais adoptée que pour la forme et, môme
dans les milieux où l'on fait profession d'une orthodoxie correcte,
elle n'a pas entièrement prévaTîi. Les rajas de Tanjore prétendaient
certainement ne pas vivre en dehors de la loi sainte et, si je ne me
trompe, l'un d'eux a même fait rédiger un de ces codes. Il n'en est
pas moins vrai que, dans leur famille, la succession se fait jusqu'à
ce jour dans la ligne féminine. Que devient avec cela la succession
fondée sur le droit des sapindas ? L'incapacité civile résulte (dans
beaucoup de cas, encore maintenant, devant les tribunaux anglais)
de la perte de la caste : celle-ci, à son tour, résulte d'infractions,
entre autres, aux règles du connubium et de la commeusalité,
règles d'une variété infinie selon les localités, dont la minutie est
allée toujours grandissante, et dont les textes écrits n'ont suivi le
développement que pede claudo. Les faits semblables ne sont pas
rares, qui établissent que la loi officielle n'a été très souvent qu'une
représentation très incomplète et parfois tout à fait infidèle de la
coutume vraie, et que, chaque fois qu'il y a eu conflit entre les
deux, c'est la première qui d'ordinaire a eu le dessous. Elle recon-
naît du reste elle-même que la coutume fait loi et, si elle ajoute
« à la condition de n'être pas contraire à la Smriti », c'est là une
de ces restrictions dont nous pouvons lui faire grâce. 11 y a donc
dans la Smriti, même dans les chapitres qui sont relatifs au droit
civil, un élément artificiel, arbitraire, de tradition plutôt littéraire
que juridique, et dont la présence fait que les variations de cette
Smriti ne constituent pas non plus, à proprement parler, un déve-
loppement historique. La meilleure preuve en est peut-être le tra-
vail même de M. J. et la [28oJ peine qu'il a dû prendre pour établir
ce développement. Il a beaucoup insisté sur les différences de doc-
trines connues sous le nom d'écoles, école du Bengale, école de Bé-
narès, écoles de Bombay, du Dekhan. Ces écoles représentaient-elles
réellement le droit de ces régions ? Y étaient-olles sorties de-la cou-
A^^!':I:s 1 88 7-1888 43
tume ? Pour être édifié à cet égard, on n'a qu'à voir, dans les le-
çons de M. J., le désordre de leur tradition, la façon fantaisiste
dont elles se font des emprunts, sans égard pour le voisinage géo-
graphique ni pour les affinités réelles des populations. Des doc-
trines peuvent bien voyager ainsi, mais non pas des coutumes.
Que ces doctrines aient eu à la longue une influence sur le droit
de ces régions, celui qui s'administrait obscurément dans les pan-
cayats, et que cette influence soit devenue décisive avec l'organi-
sation juridique anglaise, personne ne songera à le nier. Et j'ajoute
que personne ne doit le regretter. C'a été le tort de M. Nelson de
vouloir tirer des effets pratiques de ces discussions archéologiques,
de même que c'est peut-être celui de M. JoUy de trop redouter ces
mômes effets. Être sceptique à l'égard de cette législation dans le
passé, ce n'est nullement en compromettre l'autorité dans le pré-
sent. Il faut à rinde un droit écrit et, d'ici à longtemps, les An-
glais ne sauraient en trouver un qui fût plus à leur convenance
que celui-ci ; car, outre l'avantage d'une pratique rigoureuse bien-
tôt séculaire, il a celui d'avoir toujours été accepté en théorie.
L'essentiel est de l'appliquer avec discernement, en le tempérant
par la coutume quand celle-ci est bien authentiquement établie.
Antony Landes. Contes tj âmes, traduction française.
E. Navelle. Une inscription tchame (paru dans les « Excursions
et Reconnaissances », tome XIII, fascicule 29, septembre-dé-
cembre 1886). Saigon, Imprimerie coloniale, 1887.
[Revue critique^ 27 février 1888).
[161] On saura le plus grand gré à M . xVntony Landes d'avoir fait
paraître, dans les Excursions et Reconnaissances ^ la traduction
française de ses « Contes tjames », dont nous avons annoncé l'an-
née dernière [Rev. Crit. du 2 mai 1887, p. 357) la publication
dans le texte original. Ce n'est que par cette traduction qu'est de-
venu réellement accessible au lecteur d'Europe ce premier spéci-
44 COMPTES RENDUS ET NOTICES
men étendu de la littérature de ce peuple déchu des Tchams, au-
trefois le maître de tout l'Annam, et dont l'histoire vient d'être
reconstituée par M. Bergaigne, à l'aide des inscriptions. Le texte
original ne contenait que onze contes. Dans la traduction,
M. Landes en ajoute cinq nouveaux, plus une chanson d'enfants,
d'un t^^pe qui se rencontre aussi chez nous : partant d'un premier
fait, on remonte de cause en cause jusqu'à une dernière cause, dont
le caractère trivial et insignifiant fait le sel du morceau. M. Lan-
des a rendu sa version aussi littérale que possible et il n'a pas
manqué de signaler dans ses" notes les rapports que ces contes
présentent avec ceux du Cambodge et surtout avec ceux du peuple^
annamite, précédemment publiés par lui dans le même recueil
(voir Rev. crit. du 25 octobre 1886, p. 315). Le fond de ces
récits est un merveilleux étrange, fait d'animisme et de magie,
sans aucun alliage m^'thologique ou théologique. Une ou deux
fois seulement on voit intervenir un seigneur .Vhvah « le maître
du ciel », dans lequel M. Landes croit reconnaître, avec rai-
son selon nous, l'Allah des Tchams musulmans, bien que ces
contes proviennent de Tchams restés païens. A côté d'une du-
reté et d'une apathie de sentiments extrêmes, on y trouve des
traits d'une sensibilité exquise. Le n" X est surtout remar-
quable sous ce rapport. Il Test encore sous d'autres. Il rappelle par
plusieurs endroits le conte égyptien des deux frères [162J et il con-
tient aussi les données essentielles de CendHllon et des épreuves de
Psyché. Non moins curieux est le n« V, « les ruses du lièvre ». Ce
conte, qui est également connu au Cambodge et en Annam et dont
plusieurs données se retrouvent aussi dans les Jâtakas, est une
de ces séries de fables reliées les unes aux autres et enchâssées
dans un cadre commun, dont l'Inde paraît avoir fourni les pre-
miers modèles. Celle-ci (peut-être faut-il y joindre VI et YII) nous
est parvenue fort mutilée; mais une collection du même genre,
mieux conservée et offrant plusieurs traits communs avec la nôtre,
s'est transmise à Java^
Le même fascicule des Excursions et Reconnaissances contient
le fac-similé d'une inscription tchame recueillie près de Binh-dinh
et communiquée par M. E. Navelle. L'inscription, qui est au nom
du roi Çri Jaya SiinJiavarmni(( (leva et ([ui (••Miiicnt en outre le
1. Voir: De Aap en de SchiUlpod, eene soenduneesche Fahel voor de hollundsche Jcwjd
naverleld door K. F. JIollc (liala\i:i, C. KollVen C% 1885).
ANNÉE 1888 45
nom propre Cri Hari deva et le mot dharmma, est datée de 1191.
C'est probablement le même document que le n*' 420 de M. Aymo-
nier, décrit par M. Bergaigne {Journal asiatique, janvier 1888,
p. 96). M. Navelle nous apprend que l'inscription « se trouve
gravée sur le pourtour intérieur de deux petits vases sans fond,
en bronze doré, sorte de trépieds servant sans doute de supports
à des statuettes ».
ABEL BERGAIGNE
{Revue de VHistoire des religions, t. XVIII, 1888.)
|97J La mort d'Abel Bergaigne, dont nous ne connaissons encore
à cette heure que la foudroyante nouvelle, vient d'infliger aux études
orientales une perte qui rappelle cruellement celle qu'elles éprou-
vèrent, il y a quatre ans, presque à la même date, en la personne
de Stanislas Guyard. Leur fin à tous deux aura été également pré-
maturée, également tragique, avec cette différence que le dernier
frappé l'a été d'une façon encore plus 'subite et plus inattendue.
Guyard est mort victime d'un mal profond, désespéré et doutant
de lui-même. L'accident qui a jeté Bergaigne sang'lant et meurtri
au fond d'un précipice des Alpes du Dauphiné, l'a surpris au con-
traire dans tout l'épanouissement de la force productive, plein de
santé, d'espoir et de projets. Mais pour l'un et pour l'autre, la
mort, en fermant un passé déjà riche de travaux, aura coupé un
avenir qui paraissait encore plus riche de promesses.
L'activité scientifique de Bergaigne remonte presque à l'époque
de son entrée à l'Ecole des Hautes Études, d'abord comme élève
et presque aussitôt comme maître, et, dès le début, ses travaux
témoignèrent d'une singulière maturité. Son édition du B]uuninivi-~
lâsa montra comment il faut traiter un texte sanscrit à une époque
où l'on ne paraissait plus s'en douter en France. En même temps
elle faisait prévoir ce qu'il devait réaliser plus tard dans sa traduc-
tion du Nâgânanda et surtout dans cette ravissante interprétation
de Çakuntalâ, entreprise en collaboration avec son beau-frère,
M. Paul Lehugeur, l'union parfaite et la plus rare des qualités du
46 COMPTES RENDUS ET NOTICES
philologue et du lettré, du savant et de l'artiste. Son mémoire sur
l'ordre des mots dans les langues indo-européennes, couronné par
l'Institut, et ses diverses communications à la Société de linguis-
tique sont des modèles de précision, d'ingénieuse et pénétrante
anal^^se, et son Manuel de la langue sanscrite, à bien des égards
le meilleur que l'on possède, peut donner une idée de ce qu'était son
enseignement.
Bergaigne fut en effet un admirable professeur. Ce n'était pas
seulement son esprit qu'il mettait dans ses leçons, avec ses procé-
dés d'une rigueur presque mattîématique ; il y apportait son entrain
communicatif, sa chaleur de cœur et de parole. Travailleur incom-
parable, il savait faire travailler les autres. Son dévouement à ses
élèves était sans bornes, et n'avait d'égale que sa haute conscience.
Aussi, à l'École des Hautes Études et plus tard à la Sorbonne, fut-
il réellement [98] chef d'école et, si sa chaire ne tombe pas en
déshérence, ce sera encore à lui qu'on le -devra.
Sans négliger d'autres parties de la littérature sanscrite, il avait
de bonne heure concentré ses efforts sur le Véda, en particulier
sur le Rig-Veda. Je n'ai pas à revenir en ce moment sur ses Reli-
gions védiques et sur ses Essais de lexicographie védique^ ses
deux principales publications en ce domaine et que j'ai eu déjà
plusieurs fois l'occasion d'apprécier dans cette Revue. Je me bor-
nerai à dire que, malgré toute la valeur de ces deux ouvrages, ils
ne doivent être, ni Tun ni l'autre, considérés comme donnant toute
la mesure de Bergaigne.. Dès lors, sans doute, il possédait le Rig-
Veda comme bien peu l'ont possédé, et il y a établi d'une façon
solide une série de résultats que d'autres peut-être avaient entrevus
avant lui, mais que nul n'avait encore présentés avec autant d'en-
semble ni surtout avec autant de preuves de détail. Si l'interpréta-
tion du Veda a reçu une commotion salutaire, c'est bien de sa
main qu'elle est partie, et si le roman scientifique du Veda, écho de
l'humanité primitive et clef de tous les mystères, est bien près de
prendre fin, c'est lui qui lui aura porté les coups les plus multi-
pliés et les plus décisifs. C'était là une grande tâche. Et, pourtant,
Bergaigne, s'il eût vécu, eût fait plus et mieux. 11 sentait lui-
même que ces deux ouvrages, produits d'un labeur patient mais
trop circonscrit, manquaient en quelque sorte d'horizon, qu'il y
était trop V/iomo unius libri, et que la critique verbale est un outil
insuffisant pour travailler les problèmes historiques. Ce qui lui
manquait alors, il était en train de se le donner avec une rapidité
A N N l': E 1 8 8 s 47
qui tenait du prodige, car il avait une puissance de travail mer-
veilleuse. Déjà ses mémoires sur les inscriptions du Cambodge et
de Campa avaient montré avec quelle ampleur d'information il
s'était mis à même d'aborder une question historique. Le même
progrès est frappant dans ses travaux sur la composition primitive
de la Samhitâ du Rig-Yeda, travaux sur lesquels nous aurons
prochainement à revenir dans la Revue. Et si, dans ce dernier
essai, il y a encore quelque chose d'une précision parfois trop
étroite, c'est un défaut qu'il aura certainement corrigé dans ses
nouvelles études sur la liturgie védique, si du moins, comme je le
souhaite et l'espère, il a eu le temps d'y mettre la dernière main.
Et c'est au moment où il comptait revenir sur tout cet ensemble de
ses études favorites avec une expérience incomparablement plus
large et des vues bien autrement compréhensives, au moment où
l'indianiste s'était dégagé du sanscritiste, que la mort l'a frappé et
mis à néant tant de promesses. Sa publication des inscriptions de
Campa et d'une portion de celles du Cambodge est à peu près
achevée. Mais qui nous donnera sa traduction du Rig-Veda, qu'il
regardait comme devant couronner sa carrière scientifique, mais
qui n'eût sûrement été pour lui qu'un nouveau point de départ, car
vivre pour lui c'était travailler, et travailler c'était produire ? Qui
rendra surtout, à ceux qui l'ont connu, l'ami dévoué, le cœur sin-
cère, l'homme enfin qui valait en lui le savant ?
J.-H. Nelson, Indian Usage and Judge-Made Law in Madras. Lon-
don, Kegan Paul, Trench and^Co. 1887. — 386 pp. in-8.
[Revue critique^ 15 octobre 1888).
[249] Ce nouveau volume de M. Nelson est le troisième épi-
sode de la campagne entreprise par lui contre la jurisprudence de
la haute Cour de Madras et en faveur d'une réforme générale du
droit hindou, tel qu'il est administré aux indigènes par les tribu-
naux anglais. La Revue a rendu compte des deux précédents vo-
lumes et, comme dans celui-ci l'auteur n'apporte rien d'essentiel-
48 COMPTES RENDUS ET NOTICES
lement neuf au fond du débat, je n'ai pas, pour la troisième ou la
quatrième fois ^ à enti^er dans le détail de la question. Je dois
poui^ant, au risque 4e me répéter, rappeler en quels termes elle
est posée.
M- N. dénie à la littérature juridique de l'Inde le caractère d'une
loi positive, telle qu'on l'entend en Occident depuis l'antiquité
gréco- romaine. 11 soutient qu'en tout cas, cette législation n'est
point applicable indistinctement à toute la population comprise sous
la dénomination vague d'Hindous ; que la véritable loi de l'Inde a
toujours été la coutume ; qthè les variations locales de cette cou-
tume ne sont que très imparfaitement réprésentées par les différentes
doctrines, désignées commxmément sous le nom d'écoles, qu'on
a théoriquement déduites de Tinterprétation de la loi écrite 2,
et que, de l'aveu même de cette dernière, [2oO] ces variations de
la coutume doivent être reconnues valables en justice. Sur ces diffé-
rents points, j'ai déjà donné et je persiste à donner raison à
M. Nelson. Enfin M. N. attaque comme faux quinze principes qui
ont passé dans la jurisprudence de la haute Cour et, sur ce point
encore, autant que me le permet mon incompétence en fait de pro-
cédure, je crois que sa critique est fondée. D'ailleurs elle parait
déjà avoir porté fruit à Madras même, et il en a été tenu compte
par la Cour dans un certain nombre d'arrêts récents.
Mais où je cesse d'être d'accord avec M. N., c'est quand il s'im-
provise archéologue et historien. En mettant le pied sur ce nou-
veau domaine, il perd une partie de ses avantages. Il est obligé de
se servir de témoignages qu'il ne peut ni contrôler ni même tou-
jours interpréter d'une façon exacte. Il est ainsi amené à forcer
la note et, comme on dit, à faire flèche de tout bois. Et c'est là ce
qui, bien plus qu'une certaine vivacité de forme et de langage,
donne à ses écrits un air de plaidoirie et de pamphlet. Sous ce
rapport, le nouveau volume, bien que plus mesuré, ne diffère pas
beaucoup des précédents. On le réduirait d'un bon tiers, si Ton en
retranchait toutes les spéculations d'ordre archéologique étran-
gères au débat par lesquelles l'auteur compromet gratuitement sa
tbèse. Etant donnée l'opinion de M. N. sur le caractère général de
1. Voir la Revue Critique des 29 juin 1878, 28 août 1882 et 24 octobre IS87 {Œuviy s,
t. in, pp. 2'iC> et suiv. ; 403 et suiv. ; cl t. IV, pp. 39 et suiv.).
2. Sur ce point, je force peut-être un peu les rectifications apportées par M. N. à la
première expression de ses vue». Mais ce n'est que dans cette mesure que ces vues
me paraissent acceptaJïles.
ANNÉE 1888 49
la loi écrite hindoue, quel intérêt peut-il y avoir pour lui à ce que
tel de ces écrits soit plus jeune ou plus vieux, que Nârada, par
exemple, ne remonte pas plus haut que le xii'' siècle ? Que lui im-
porte-t-il que la langue sanscrite ait ou non une expression consa-
crée répondant à \d. joint family des tribunaux anglais, du mo-
ment que l'existence du fait n'est ni contestable, ni contestée et
que le fait en lui-même est suffisamment défini : l'absence d'un
partage intervenu entre les dâyâdas^ les ayants-droit ? Disserter
à ce propos sur ce qu'a pu être le patriarcat arj^en primitif, c'est
bien inutilement prêter le flanc. Que lui importe-t-il même que
Vijnàneçvara, l'auteur de la Mitâksharâ, ait écrit dans le Nord
^en réalité il était du Sud et parait avoir écrit son commentaire
dans le Mysore), une fois qu'il est établi que lui et ses confrères
sont des théoriciens qui ne se soucient que médiocrement de la
réalité qui les entoure? M. N. s'imagine que les pandits qui ont
composé le Gode de Halhed, ne connaissaient pas même le nom de
cet auteur, parce qu'ils l'appellent simplement Mitâksharâkâra^
l'auteur de la Mitâksharâ. Et quand cela serait ? Ils connaissaient
son œuvre apparemment, comme la connaissent tous les çâstrins
qui ont écrit après lui et qui, d'ordinaire, ne le désignent pas au-
trement. Et que penser de morceaux de critique historique comme
celui où l'auteur dénie toute autorité à ce traité, parce que ce n'est
qu'un commentaire sur le code de Yâjnavalkya, et que Yâjnaval-
kya lui-même appartient au Yajus Blanc et, en cette qualité, est
véhémentement suspect d'hérésie bouddhique ? Les brahmanes du
Sud étant en majorité sectateurs du Yajus Noir, il faudrait, selon
M. N., pour leur rendre la justice, remonter aux [2ol] sùtras
d'Apastamba. M. N. ne se doute pas que ce n'est plus du droit qu'il
fait là, mais tout au plus de l'archéologie juridique, de même qu'il
fait de l'ethnographie et de la linguistique, en repoussant la loi
sanscrite comme valable pour le Sud, parce que les populations du
Sud sont dravidiennes. On ferait ainsi une longue liste des cas où
]\I. N. s'enferre comme à plaisir, quand il eût été si simple de n'y
pas toucher. Je n'en relèverai plus qu'un seul. M. N. a reproché
avec raison à la haute Cour de Madras d'avoir adopté, sur la seule
autorité d'un passage de la Mitâksharâ, la doctrine subversive
que les enfants peuvent obliger le père à procéder malgré lui au
partage de ses biens. Selon son habitude, il ne ménage pas à cette
occasion le malheureux auteur du traité, rendu bel et bien res-
ponsable de cette doctrine que, s'armant d'une expression de
Religions de l'I.vdb. — IV. 4
50 COMPTES RENDUS ET NOTICES
M. Jolly, M. N. considère comme « un de ses développements
théoriques ». Ce n'est pas précisément ce qu'avait pensé dire
M. Jolly, qui a trop l'expérience de la littérature juridique pour
ne pas savoir combien c'est chose risquée d'attribuer la paternité
d'un de ces <c développements » à tel ou tel écrivain en particu-
lier. Et, de fait, il signale la même doctrine chez Aparàrka', et il
ne faudrait pas beaucoup chercher pour en trouver la trace encore
ailleurs. En réalité, Yijnâneçvara n'a pas été aussi original et
aussi coupable que le suppose M. N., et je m'étonne que celui-ci,
qui a tant de fois et si bien caractérisé le droit écrit hindou (voir
entre autres à la page 120), n'ait pas vu de suite combien l'ex-
plication cherchée est simple et découle pour ainsi dire de la nature
même de ce droit, qui s'adresse à des arbitres plutôt qu'à des
juges et contient pour le moins autant de recommandations que de
prescriptions. La coutume brahmanique conseillait au père de se
retirer du monde aux approches de la vieillesse et de procéder par
conséquent de son vivant au partage de ses biens. Ainsi se pro-
pageait le dharma, se multipliaient les actes religieux. Quoi
d'étonnant qu'il soit parfois sorti de là une injonction et que, sous
un régime qui n'admet pas la faculté de tester, où les héritiers
sont déjà en quelque sorte co-possesseurs, le droit d'exiger ce
partage ait été reconnu par quelques-uns aux enfants, dans certains
cas ; car c'est là une incidente qu'il faut presque toujours sous-
entendre, même chez les écrivains les plus systématiques? En ré-
digeant une pareille décision, un juriste ne faisait que ce que
l'opinion des voisins ne manquait pas de faire en présence d'une
obstination sénile injustifiable, et cela n'empêchait nullement ce
même juriste d'exalter ailleurs la puissance paternelle. De sem-
blables contradictions n'étaient pas faites pour embarrasser un
pahcayat^ qui jugeant suivant l'équité, pouvait se prononcer
selon les cas, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Un tri-
bunal anglais n'a pas la même latitude. Mais de ceci Yijnâne-
çvara n'était pas responsable, et on l'eut fort étonné sans doute,
si on lui avait montré le beau principe général [2o2] que la haute
Cour de Madras devait un jour tirer de sa sentence.
Enfin, il est deux autres points encore où les conclusions de
M. N. me paraissent singulièrement risquées : la mesure dans
laquelle il juge une réforme nécessaire, et hi facilité qu'il y aurait
1. M. Jolly c\U' les paroles d'AparâTka ; Tugore Law Lccturt-s, p. 283 infra.
ANNÉE 1888 51
selon lui, à accomplir celle qu'il propose. Il me semble qu'il exa-
gère la gravité et l'étendue du conflit entre la loi écrite et la cou-
tume. Du moins, dans les cas analysés par lui, je n'en vois pas
que cette loi, sainement interprétée, n'eût suffi à résoudre. Il ne
s'agit que de bien l'appliquer et de faire usage résolument de la
faculté qu'elle accorde elle-même, c'est-à-dire reconnaître comme
valable toute coutume bien établie, à condition qu'elle soit morale-
ment acceptable, bien entendu. Et l'homme le mieux qualifié pour
s'enquérir de cette coutume et pour l'apprécier, sera le juge lui-
même, le magistrat de première instance, qui vit au milieu de ses
administrés. Gela ne simplifiera pas sa tâche, tant s'en faut. Mais
que deviendrait-elle avec la réforme radicale de ]M. N., qui fait
table rase de tout ce qui s'est pratiqué jusqu'à présent et qui, après
une enquête générale de toutes les coutumes, irait jusqu'à charger
un indianiste d'Europe, M. Max Mûller ou M. J0II3-, du soin de
les codifier ! On sait ce qui sort d'ordinaire de ces enquêtes géné-
rales. Quant au projet de codification, j'ai peine à croire qu'il soit
proposé sérieusement. Au siècle dernier, il s'est trouvé des têtes
couronnées pour demander pareil service à des philosophes. Mais
il semble qu'on soit revenu depuis de ces pastiches de Platon et
d'Épiménide. Le résultat de toute tentative semblable ne pourrait
être que le chaos, selon le mot fort juste d'un adversaire de M. N.,
M. Innés, juge à Madras. A supposer même que, par exception,
l'enquête fournît des données irréprochables, comment M. N. n'a-
t-il pas vu que cet ensemble de coutumes réunirait à un bien plus
haut degré encore les principaux défauts inhérents à la loi écrite,
son manque de précision, ses inconséquences et ses accommode-
ments, ses contradictions implicites et formelles, toute l'indéter-
mination enfin d'un droit d'usage- et d'arbitrage, fait pour une
juridiction radicalement différente de celle qui devrait l'appliquer,
et que, s'il est impossible aux tribunaux anglais d'administrer aux
populations le droit écrit dans le même esprit que l'administraient
les pahcayatSy la difficulté se retrouverait la même, se retrouve-
rait bien plus forte avec le droit coutumier ? Bref, M. N. propose
de renverser pour édifier à neuf. Je comprends que, dans l'Inde,
on hésite et qu'on préfère réparer et améliorer, solution qui doit
paraître mesquine à M. N. et à laquelle il aura pourtant beaucoup
contribué.
J'ai dit que M. Nelson, dans ce volume, n'apportait rien d'es-
sentiellement neuf au débat. Je dois pourtant, avant de finir.
52 COMPTES RENDUS ET NOTICES
signaler ses deux chapitres sur le Code des lois des Gcn-
touxA et ^vlv\q Kâmasâtra de Vâtsyâyana. Je ne puis voir, comme lui,
dans le premier « the most important work [2o3] on Indian usage ».
C'est une compilation faite exactement avec les même matériaux
littéraires que toutes celles qui ont suivi. Mais l'analyse en est
intéressante, surtout parce qu'elle montre par un exemple non
suspect, ridée que se faisaient, il y a plus d'un siècle, de la légis-
lation de leur pays, une élite de lettrés indigènes. A ce point de
vue, uneliste des autorités in-^oquées dans l'ouvrage, où les poèmes
tiennent presque autant de place que les traités juridiques, aurait
été une addition utile. Quant au Kâmasûtra^ l'idée de le mettre
en ligne et de montrer qu'il est un castra au même titre que celui
de Manu, est un excellent moyen de plaidoirie, à la condition tou-
tefois qu'on veuille bien sous-entendre qu'il y entre un grain de
paradoxe.
GUSTAVE GARREZ
{Revue critique^ 28 janvier 1889.)
[72] Pierre -Gustave Garrez, enlevé à la science et à ses amis le
3 décembre dernier — comme si l'année qui nous avait déjà pris
llauvette-Besnault, Bergaigne et Arsène Darmesteter, avait tenu
à ne pas nous quitter sans nous porter un dernier coup — était né
le 20 août 1834, à Rome, où son père, Pierre Garrez, grand prix
d'architecture, séjournait alors comme pensionnaire de l'Académie
de France. Revenu tout enfant à Paris, il fut placé de bonne heure
dans une institution de la rue Saint-Jacques, qui lui fit suivre les
classes du collège Henri-IV et qu'il quitta plus tard pour achever ses
études [73] à Louis-le-Grand. D'après les souvenirs de sa famille,
c'était un enfant réfléchi, intelligent et bon travailleur. Au sortir
du collège, il avait commencé l'étude du droit, pour laquelle il ne
1. Tradmit en français, Paris, 177H, 111-4°.
^ ANNÉE 18S9 53
se sentait qu'un goût médiocre*, et qu'il interrompit bientôt quand
éclatèrent, en 1854, les premiers bruits de guerre. Par un coup de
tête qui n'étonnera que ceux qui n'ont pas bien connu Garrez, ni
pénétré tout ce qu'il "y avait d'ardeur et de passion généreuse sous
ses dehors si calmes, il s'engagea dans un régiment de cuirassiers
avec lequel, l'année suivante, il fit la campagne de Crimée et
assista au siège de Sébastopol. Mais les souffrances de toute sorte
qu'il vit autour de lui, celles qu'il eut à endurer lui-même, au point
que sa vigoureuse santé en fut compromise, par-dessus tout
l'amour de l'étude qui ne l'avait point quitté, lui montrèrent c[u'il
s'était trompé sur sa vocation. Il se fit exonérer en 1857 et revint
à Paris se fixer auprès de sa mère devenue veuve. Si j'ajoute qu'en
1870, il fit son devoir dans les compagnies de marche de la -garde
nationale, j'aurai mentionné tous les incidents extérieurs de la vie
de Garrez. Le reste en fut entièrement donné à l'étude avec une
régularité, une abnégation, une force et une fixité de volonté in-
comparables.
A son retour du régiment, il s'était senti un peu dépaysé et,
comme il se trouvait dans une situation de fortune indépendante,
il fut quelque temps à trouver sa voie. Il avait rapporté du collège
un excellent fonds d'instruction classique, qu'il ne cessa jamais de
creuser et d'étendre. Mais, en même temps, il éprouvait le besoin
d'un horizon plus varié et plus large. Il se mit à chercher d'abord
dans les livres laissés par son père. Il apprit ainsi l'italien d'abord,
puis l'allemand, comme il apprenait toute chose, rapidement,
consciencieusement, à fond. Bientôt il y joignit Panglais, auquel
vinrent s'ajouter plus tard le hollandais, le danois, le portugais.
Cependant la lecture de VHistoire de V antiquité de Duncker lui
avait ouvert le vieux monde oriental et révélé enfin sa véritable
vocation. Il reconnut d'abord ce nouveau domaine en l'attaquant à
la fois par ses deux extrémités, l'Egypte et l'Inde. En suivant le
cours de M. dePiougé, il acquit en peu de temps une connaissance
solide des éléments de l'égyptologie. Mais il ne tarda pas à s'aper-
cevoir de la nécessité de choisir entre l'Afrique et l'Asie, et ce fut
cette dernière qui l'emporta. Déjà il s'était muni de la grammaire
sanscrite de Benfey : après l'avoir étudiée à fond, avec le contrôle
des textes, il se familiarisa avec Pânini et la tradition indigène. A
1. Ilparaît au contraire avoir été attiré dès lors vers l'étude des langues. Dans ses
papiers s'est retrouvé, avec la date de 1852, un cours soigneusement rédigé de gram-
maire comparée des langues modernes de l'Europe.
54 COMPTES RENDUS ET NOTICES
l'étude du sanscrit, il joignit ensuite celle du pâli, du pràcrit, de
l'hindoustànî, du hindi, du gujaràtî, du marâthi, de Fafghan, en
même temps qu'il s'attaquait aux langues dravidiennes, en parti-
culier au tamoul, dont il possédait une connaissance aussi solide
qu'étendue. L'étude des langues indiennes le conduisit à celle du
zend, du péhlévi et du persan moderne. Gelles-ci à leur tour le
menèrent à l'arménien, au syriaque, à l'arabe, à Thébreu. S'il ne
s'est pas engagé pour son compte dans les recherches assyriennes,
il en a toujours suivi de près le mouvement.
Toutes ces études entreprises avec ordre et réflexion, poursui-
vies avec une méthode rigoureuse, d'après des procédés à lui pro-
pres, presque toujours sur les sources mêmes, alors moins qu'au-
jourd'hui débitées en manuels, furent conduites avec une rapidité
étonnante mais nullement hâtive, et bientôt menées de front sans
aucune confusion, sans que l'une fit tort à l'autre. Quelques-unes,
deux ou trois au plus, furent poussées par lui moins loin que les
autres ; aucune ne fut superficielle. C'est que, outre son énorme
capacité de travail, Carrez avait au plus haut degré le don de pé-
nétrer [74] dans l'esprit et dans l'usage d'une langue et de s'em-
parer en quelque sorte de son mécanisme. Tout en se permettant
parfois des boutades sur le compte des linguistes et de la linguis-
tique, il possédait toutes les qualités qui font les uns et il savait,
pour son propre compte, pratiquer l'autre à la perfection ^ Mais,
au fond, il était plutôt philologue que linguiste. Ce n'est pas pour
elles-mêmes qu'il étudiait les langues, mais comme instruments.
Sur tout ce vaste domaine qu'il avait exploré en grammairien mi-
nutieux, il possédait l'érudition littéraire la plus rare par son éten-
due et par sa précision. Et les littératures à leur tour l'attiraient
surtout comme documents historiques, comme moyens de recons-
truire et d'expliquer le passé.
Sous ce rapport, le savoir de Carrez était vraiment étonnant. Sa
mémoire était comme une encyclopédie vivante et bien classée, où
chaque notion était à son rang et à sa place, et où les vues d'en-
semble les plus larges et les plus originales se dégageaient sans
effort de l'ordre parfait des détails. En histoire, de même qu'en
grammaire, les minuties ne l'effrayaient pas, pourvu qu'il entrevit
quelque chose au bout, et il allait droit aux faits pris dans les
1. Pour s'en assurer, on n'a (ju'à \oir corameal il savait, à l'occasion, manier l'ôly-
iiiologie.
1
ANNÉE 1889 55
sources pour arriver par le plus court chemin aux rapports essen-
tiels. Il avait un coup d'œil d'une rare justesse pour saisir ces rap-
ports, pour délimiter les questions vraiment importantes et en
débrouiller le nœud, pour séparer nettement surtout les problèmes
insolubles de ceux qui sont à la portée de l'effort ou ne dépendent
plus que d'un heureux hasard. L'Inde, par laquelle il avait débuté,
il l'avait explorée à fond, dans tous les sens. Il en connaissait une
surtout que dédaignent trop souvent nos modernes sanscritistes,
qui se disent indianistes pourtant, celle des anciennes relations,
celle des voyageurs orientaux du moyen âge et des visiteurs mo-
dernes, des missionnaires, des marins, des hommes d'Etat, des
géographes, des marchands. Sous ce rapport, son érudition pou-
vait se comparer à celle de feu Burnell ou du colonel Yule. Et de
la même étoffe double et triple, toujours de bonne qualité et solide,
était faite sa connaissance de l'histoire de l'Asie antérieure et cen-
trale, comme le prouvent ses trop rares écrits tout pleins d'heu-
reuses trouvailles, comme le prouvait mieux encore sa riche con-
versation dans ces heures de libre causerie que n'oublieront jamais
ceux qui l'ont approché, où l'on se sentait si loin avec lui, si élevé
au-dessus des compétitions et des mesquines rivalités du jour.
Ceux-là seuls qui ont connu Garrez il y a vingt ou vingt-cinq ans,
pourraient dire combien de choses il a trouvées le premier, quelles
questions il avait résolues avant que personne ne les eut encore
posées, et avec quelle libéralité il faisait part de tout cela à ses
amis. i\.ussi lui est-il arrivé bien souvent de rencontrer, comme
nouveautés, des choses qui étaient vieilles pour lui, de retrouver
même sous un autre nom, des enfants dont il était bien un peu le
père. Loin d'en prendre de l'humeur, il les saluait d'un sourire au
passage, heureux de les revoir grandis et en train de faire leur
chemin dans le monde.
Il serait à désirer qu'un de ses vieux amis voulût bien recueillir
les souvenirs de cette époque déjà lointaine et montrer l'influence
discrète, toute privée, peu connue, mais très efficace, exercée par
Garrez sur les études orientales en France, il y a quelque 25 ans,
quand, pour plusieurs de leurs branches les plus importantes, il
n'y avait plus, en réalité, parmi nous, d'enseignement public. On
sait que l'étude du sanscrit fut restaurée chez nous par M. Hau-
vette-Besnault. On sait moins que M. Hauvette-Besnault avait tra-
vaillé avec Garrez et que c'est grâce à cette influence que l'Ecole
des Hautes Études put s'ouvrir avec un cours de sanscrit métho-
56 COMPTTS RENDUS ET NOTICES
dique et solide. Ce fut Garrez qui enseigna l'arabe à Stanislas
Guyard et qui initia ce brillant esprit aux procédés sévères de la
discipline [7o] scientifique. Il était vraiment né pour enseigner.
Malgré une certaine réserve qui lui était naturelle, il n'hésitait
jamais à faire les premiers pas envers de beaucoup plus jeunes
que lui, quand ils lui étaient signalés comme bien doués et cher-
chant leur voie. Il fut ainsi toute sa vie un admirable directeur
d'études, même sur des domaines, celui de la Chine, par exemple,
qu'il n'avait explorés que par leur contour *. Il avait, du reste, par-
faitement conscience de cette ^vocation et, je le tiens d'un de ses
plus anciens et intimes amis, il n'eût pas décliné l'offre d'une
chaire publique, si elle lui eût été faite à temps et d'une manière
digne de lui. C'est là un point sur lequel il est inutile d'insister
maintenant ; mais il est permis de regretter amèrement qu'une
pareille bonne volonté ait dû rester stérile pour notre enseigne-
ment officiel. Du moins ne le fut-elle pas ailleurs, dans ce petit
cercle d'hommes dévoués à la science qui s'étaient groupés autour
de Garrez, dont plusieurs ont marqué depuis aux premiers rangs
et qui tous lui ont été attachés jusqu'à la fin par les liens d'une
reconnaissante affection. A ces relations, il apportait, outre sa
grande expérience et son vaste savoir, le charme de sa profonde
modestie, de son absolue droiture, et, une fois qu'il s'était donné,
un entier dévouement. On peut dire de lui qu'il était né pour
Tamitié, qui, avec la science, fut le culte de sa vie. Avec un grand
fonds de fermeté et un premier abord un peu froid, il était parfaite-
ment simple, cordial et bon. Toujours prêta rendre service, n'y mé-
nageant ni sa peine, ni son temps, il avait pour ses amis une affec-
tion qui allait jusqu'à la tendresse. Lui, le Parisien endurci, qui
jamais n'eut le temps d'éprouver la lassitude de la grande ville ni
la nostalgie des champs, qui ne se rappelait pas aA^oir découché
une fois en trente ans, on le vit, pendant des années, aller une
fois par semaine, avec la ponctualité d'une mère, visiter un ami
malade que le soin de sa santé avait fixé près de Fontainebleau.
Aussi les liens qui unissaient Garrez à ses amis, sont-ils de ceux
qui survivent à la mort.
Voici la liste des travaux publiés par Garrez, aussi complète que
j'ai pu l'établir. Le premier se trouve où on ne le chercherait pas,
1. Pour voir comment il savait s'orienter sur un terrain qui lui était étranger, on
n'a qu'à relire l'article anonyme mentionné plus loin sur In Eopendc du Bouddha
d'après les sources chinoises de M. Beal.
ANNÉE 1881) 57
dans \i}iZeitschrift der deutschen morgenlœndiscJien GesellscJiaft:
Etymologisches von G. Garrez in Paris. T. XIX (1865), p. 302.
C'est une courte notice en français sur deux mots pâlis et sur leurs
ramifications en pâli, en sanscrit et en prâcrit. Sans préambule ni
final, le morceau a tout l'air d'être un fragment détaché d'une
lettre, que le correspondant inconnu de Garrez (M. Weber?), frappé
de la valeur exceptionnelle de ces observations, aurait envoyé à la
direction de la Revue. Et, en effet, on ne ferait pas mieux aujour-
d'hui qu'on a des dictionnaires et des grammaires, et que les textes
abondent. — Viennent ensuite : Notice sur les Sendavestde Excerpta
de M. Kossowicz. Revue critique^ du 3 mars 1866. — Notice
sur la Praçnottararatnaniâlâ de M. Foucaux, avec appendice
sur le Kalyânaniitrasevaiia de M. Feer. Journal asiatique, t. X
(1867), p. 502. — Notice sur l'édition du Bundehesh de M. Justi.
Ibidem, t. XIII (1869), p. 161. — Notice sur l'édition du Saptaça-
taka de Hâla^i''^ partie, par ]M. WQhev. Ibidem, i. XX (1872),
p. 197. — Notice sur le l"^"" volume de la Comparative Grammar
of th'e modem Ary an languages of India de M. Beames. Revue
critique du 22 mars 1873. — Notice sur les fat a /i as séparés pu-
bliés par M. Fausboll. Ibidem, 7 juin 1873. — Notice sur le livre
de M.Bellew: From the Indus to the Tigris. Ibidem, 18 avril
1874. — Notice sur trois ouvrages publiés par les Parsis de Bom-
ba}^ Journal asiatique, t. III (1874), p. 62.— Notice sur le 1^^ vo-
lume de la traduction de VAvesta de M. de Harlez. [76] Ibidem,
t. VII (1876), p. 411. — Ce sont là tous les travaux publiés par
Garrez sous sa signature. Mais outre ceux-ci, il y a de lui, princi-
palement dans la Revue critique, nn certain nombre d'articles non
signés. Peut-être, dans sa modestie, les jugeait-il trop peu impor-
tants, bien que plusieurs soient de première valeur. Il ne les dé-
savouait pas du reste, et tous, jusqu'aux plus simples notes, ils
portent bien la^marque à laquelle se reconnaît tout ce qu'il a écrit.
Aussi la liste suivante, dressée d'abord d'après ce seul indice,
a-t-elle entièrement été confirmée, en partie par le témoignage de
quelques-uns de ses amis, en partie par des indications trouvées
dans ses papiers. Voici les articles de la Revue critique : Le Sutta
Nipâta, traduction Coouiara Swamy , 6 mars 1875. — The His-
tory of India, de Talboys Wheeler, 13 mars 1875. — Leland,
Fusang, 31 juillet 1875. — The Romantic Legend of Sakya Bud-
dha, de M. Beal, 4 septembre 1875. (M. Beal répondit dans
V Athenœum du 5 février 1876 et cette réponse fut suivie d'une
-58 COMPTKS RFXDUS KT NOTICES
réplique de Garrez sur la couverture de la Revue critique^ du
2Ç> février 1876). — De Goeje, Das alte Bett des O.riis, 4 septem-
bre 1875. — Cowell, Introduction au prâcrit des drames,
l*"" janvier 1876. — Warren, les Idées religieuses et philosophi-
ques des Jainas, 16 février 1876. — Aces articles on peut comparer
les suivants, écrits pour un public moins spécial, sans doute à la
prière d'un ami, où, sans rien sacrifier de ses habitudes d'exacti-
tude, il a su prendre un ton moins sévère : Ilistoii^ de la littérature
hindouie ethindoustanie, par M. Garcin de Tassy. Moniteur Uni-
versel àw. 26 juillet 1870 (s«îis le pseudonyme de G. Ollivier). —
Bigdindet, Vie ou légende de Gaudama, traduction V. Gauvain. Le
Monde du 14 septembre 1879. — Delaporte, Voyage au Cambodge.
Ibidem, 26 décembre 1879.
Comme on voit, ce sont là autant d'articles écrits à propos de
travaux d'autrui. Plusieurs sont de dimension étendue, presque
des mémoires; quelques-uns, comme les articles sur le Bundehesh,
sur Hâla, sur la grammaire de Beames, sont des morceaux que
Garrez seul peut-être en Europe était capable d'écrire ; tous, ils
sont pleins des vues les plus justes, les plus neuves, du savoir le
plus profond, sans aucun étalage d'érudition ^. Et comme on sent
que tout cela est puisé en pleine abondance ; que, sur chaque
point, l'auteur ne fait donner en quelque sorte que des têtes de co-
lonnes, qu'il pourrait faire appuyer au besoin de profondes réser-
ves. Ce n'en sont pas moins de simples articles, de modestes
comptes rendus. A l'étranger on ne s'y trompa pas. Dès le début,
Garrez fut classé au premier rang, parmi les maîtres, et son auto-
rité en plusieurs disciplines largement reconnue. Il n'en fut pas tout
k fait de même chez nous qui, plus qu'on ne pense, avons le res-
pect du livre, surtout s'il est gros, comme si l'on ne pouvait être
profond, original, utile qu'en volume et sous couverture spéciale.
Il faut le dire, Garrez ne fut pas apprécié chez nous à sa haute
valeur, et cela non pas par le grand public, qui est hors de cause,
mais par le public savant. Il ne fut apprécié et, pour trancher le
mot, il ne fut connu que de ses amis et du petit nombre des spé-
cialistes, avant tout des fidèles de notre Société asiatique, à la-
quelle il fut longtemps si entièrement dévoué. Là du moins justice
lui a toujours été rendue pleine et entière.
1. fîarrcz a été probablement l'homme de sa génération qui avait le pins lu du
Shah Nameh. Je ne suis pas sûr pourtant qu'on trouve le nom mentionné luie seule
foi» dans ce qu'il a publié.
ANNEE 1889 oU
Pourquoi Garrez n'a-t-il pas plus écrit ? Ce n'est certainement
pas par indifférence : jamais le feu sacré ne s'assoupit en lui; ni
par dépit : son désintéressement absolu ne laissait pas de place à
l'amertume. Ce n'est pas non plus pour s'être divisé entre trop
d'études : rien chez lui ne fait penser au proverbe « qui trop em-
brasse, mal étreint ». Ce.tte division était d'ailleurs plus apparente
que réelle, et toutes ces études [77] convergeaient vers une haute
unité. Il pouvait bien parfois être débordé sur un côté pendant qu'il
était occupé sur un autre ; mais, une fois qu'on a possédé un
champ d'études comme il possédait les siens, on a bien vite fait de
se remettre au courant. Une ophtalmie qui, pendant plusieurs
années, lui interdit tout travail prolongé, y fut bien pour quelque
chose. Mais la principale raison fut son extrême sévérité envers
lui-même. Il écrivait facilement, parait-il, et pourtant il n'aimait
pas à écrire, lui qui se dépensait si volontiers dans l'improvisa-
tion de la causerie. Ces études dont nous admirons la sobre
richesse, la forme limpide et châtiée, il n'en était jamais satisfait.
Il lui fallait beaucoup pour faire une démonstration. Sur un grand
nombre de questions, par exemple sur la formation de l'écriture
arménienne, sur l'origine des Parthes, sur celle du péhlévi, sur la
patrie du pâli et, en général, sur le développement des langues in-
diennes, il avait un ensemble de vues ingénieuses etoriginales que
d'autres peut-être auraient produites sans hésitation, mais qu'il
retenait par devers lui parce qu'elles ne satisfaisaient pas encore à
tous ses scrupules. Ailleurs, au contraire, où il était arrivé à une
solution, il admettait trop facilement dans sa modestie, que ce qu'il
avait trouvé, d'autres devaient l'avoir trouvé aussi, et il fallait la
contradiction pour le persuader du contraire. Sa belle discussion
du problème des quatre fleuves du Bundehesh, celle de l'âge relatif
des diA'erses couches de la littérature pâlie, d'autres encore n'ont
pas été improvisées ; elles étaient vieilles chez lui. Il ne les aurait
pourtant pas écrites s'il n'avait pas trouvé en défaut sur ces points
des livres aussi estimables que ceux de MM. Justi et Fausboll. Ce
qui lui importait, c'était la vérité et nullement d'établir qu'il l'avait
trouvée le premier. Quant à l'idée d'écrire un livre simplement
pour prouver qu'il en était capable, c'est la dernière qui lui serait
venue. Pour ceux qui ont connu Garrez, ces raisons expliquent
suffisamment le petit nombre de ses écrits; elles ne sauraient les
consoler, maintenant qu'une mort prématurée et foudroyante a
anéanti tant de richesses patiemment amassées.
00 COMPTES RENDUS ET NOTICES
C'est à rimproviste, en effet, en pleine santé, que Garrez leur
a été enlevé. Dans la soirée du 2 décembre, il fut pris d'un léger
malaise. Il se coucha de bonne heure, et la nuit paraît avoir été
paisible. Vers 6 heures du matin, il avait encore touché à la petite
horloge-veilleuse qui se trouvait à son chevet : quand on pénétra
dans sa chambre une heure après, on le trouva mort. Comme il
n'était d'aucune coterie, qu'il n'appartenait à aucun mandarinat, sa
fin fit peu de bruit. La nouvelle s'en répandit pourtant au dehors,
en Angleterre d'abord, comment? je ne sais, et elle y éveilla un
douloureux écho. Peu de joîh's après, l'auteur de ces lignes rece-
vait des lettres pleines de sympathie d'hommes comme MM. Rost
et Rhys Davids, qui, sans avoir connu personnellement Garrez,
aimaient et respectaient en lui un des maîtres de la science et
déploraient sa mort comme un deuil international. En ce moment,
ses amis s 'occupent de réunir ses divers écrits en volume. Avec
des souvenirs tristes et charmants, c'est tout ce qui leur reste main-
tenant de celui qu'ils appelaient « le bon, Garrez ».
Études sur l'histoire du droit, par Sir Henry Sumner Malne, grand-
maître du collège de Trinity-Hall (Université de Cambridge),
membre de la Société royale de Londres, associé étranger de
l'Institut de France. Traduit de l'anglais avec l'autorisation de
l'auteur. Paris, Ernest Thorin,1889. — lxxviii-704 pp.,gr. in-S*'.
{Mêlas i ne, 5 avril 1889.)
[3IÎ2| Ce volume est l'avant-dernier de la collection des œuvres
de Sir Henry Sumner Maine publiées par la maison Thorin et tra-
duites en notre langue par le même publiciste anonj'^me qui a déjà
mis à la portée du public français les Asialic Studies de Sir Alfred
Lyall '. Comme ce dernier ouvrage, celui-ci est un recueil de mor-
ceaux de provenance et de dates diverses (185G-1887), mais forte-
ment reliés entre eux par une double unité, unité de doctrine et
unité d'objet. La doctrine est celle de l'évolution historique du droit,
ANNÉE 1889 6l
elairée par la méthode comparative et poursuivie jusque dans ses
origines. L'objet est l'Inde, à laquelle toutes ces études, sauf une,
se rapportent plus ou moins directement, l'Inde que l'auteur a ser-
vie pendant sa longue et glorieuse carrière officielle et qui, par un
juste retour, a été pour lui le plus fécond des champs d'étude, celui
où son horizon de jurisconsulte s'est étendu et où se sont formées
ses convictions d'historien. Le volume comprend les morceaux sui-
vants : l*' le célèbre essai sur (.< les communautés de village en
Orient et en Occident » {i^^ édition, 1871). 2» « Influence de l'Inde
sur les idées de l'Europe moderne » (1875), où M. Maine apprécie
l'impulsion puissante, parfois initiale, qu'ont reçue de l'Inde, depuis
un siècle, les diverses branches des études historiques. 3^ « Théorie
de la preuve » (1873), où, à propos de la publication de VIndian
Evidence Act, il examine l'influence latente que, depuis les pre-
miers temps de la conquête, le droit anglais a exercé sur le droit
hindou et, réciproquement, l'esprit nouveau dont le législateur an-
glais a du s'inspirer, quand il a entrepris de légiférer pour l'Inde.
4'^ « Le droit romain et l'éducation juridique -» (1856). L'étude de
ce droit non seulement donnera au jurisconsulte anglais la clef des
législations continentales; elle sera aussi le meilleur correctif de
certains défauts du droit anglais, son état chaotique et le manque
de généralisation, qui en font un art, une pratique, plutôt qu'une
science. Au législateur, elle fournira ce dont il a besoin avant tout,
une langue bien faite, qui, selon un adage connu, est presque
synonyme de science bien faite. 5« « La famille patriarcale » (1886),
une vigoureuse défense de ses propres idées sur la famille primitive,
contre l'école de Mac Lennan, qui place partout à l'origine le ma-
triarcat. 6« « L'Inde et l'Angleterre » (1887), contribution de
l'auteur au recueil publié à l'occasion du jubilé de la Reine : The
Reign of Queen Victoria, a Sujvey of Fifty years of Progress.
C'est le tableau tracé à grands traits de ce que l'Angleterre a fait
de l'Inde et aussi de ce que l'Inde lui a donné en retour. Nul n'était
mieux à même de décrire ces changements prodigieux que
[o83] Sir Henry; bien peu auraient eu plus que lui le droit, dont il
n'a pas usé pourtant, de répéter le quorum pars magna fui du
poète, k. la fin du volume sont. rejetés en appendice quelques pièces
officielles et des extraits de plusieurs discours prononcés par l'au-
teur en sa qualité de vice-chancelier de l'Université de Calcutta. En
tête est placée une double appréciation de ce profond et brillant
esprit, l'une où le traducteur examine avec une rare compétence les
62 COMPTES RENDIS ET NOTICES
divers essais réunis dans le volume ; l'autre, extraite de la La^v
Quarterly Rei>iea>, où Sir Alfred Lyall a essayé de caractériser
l'homme et son œuvre dans l'Inde, comme écrivain et comme ad-
ministrateur.
Le morceau de résistance du volume est le premier, l'essai sur
les communautés de village. Je n'ai pas à m'y arrêter longuement
ici, après la grande fortune que l'ouvrage a eue, et dans l'Inde, où
il ne paraît guère de livre nouveau qui ne soit marqué de cette
influence, et en Europe, où ik;a été aussitôt adopté par l'école his-
torique et, malheureusement, tout aussitôt exagéré par ceux qui,
outre la linguistique et la mythologie indo-européennes, voudraient
encore nous gratifier d'une sociologie indo-européenne. Sir Henry
n'est pas directement responsable des théories de certains ama-
teurs à^aryan politics; il n'en est pas non plus tout à fait inno-
cent. Son exposition est singulièrement abstraite. Il argumente plus
volontiers qu'il ne raconte et décrit. Il opère ainsi avec des termes
d'une généralisation extrême, dégagés de leur milieu, dépourvus
de chronologie et tout à fait propres à suggérer la conclusion hâtive
qu'il y aurait eu en effet une conception aryenne commune de la
propriété foncière, en vertu de laquelle la possession du sol aurait
été partout essentiellement collective. Nous croyons, quant à nous,
que les nombreux faits d'exploitation collective de la terre signalés
chez les Celtes, chez les Germains, chez les Slaves, chez les Hin-
dous, faits qui se retrouvent aussi bien ailleurs, chez des popula-
tions tout aussi sédentaires et n'ayant avec celles-ci aucun lien de
famille, ne sont pas congénères, qu'ils n'ont pas pour origine com-
mune une même conception préhistorique, et qu'en tout cas, pour ce
qui concerne l'Inde, la démonstration à cet égard reste encore à
faire. Il est vrai que le droit écrit hindou s'occupe peu de la pro-
priété foncière. Pour lui, l'avoir individuel est avant tout mobilier.
Cela tient sans doute à ce que la terre est, de tous les biens, celui
que l'individu arrive en dernier lieu à s'adjuger avec profit. Mais,
aussi haut que nous puissions remonter, dès qu'il est question du
régime de la terre, et dans le droit écrit, et dans les monuments
épigraphiques, dont quelques-uns sont presque aussi vieux que le
droit écrit, la propriété individuelle du sol apparaît aussi nettement
et aussi solidement organisée que toute autre. Si M. Maine avait dé-
crit davantage, on verrait que presque toujours il y a un propriétaire
individuel au-dessus de la collectivité, que celle-ci exploite plutôt
qu'elle ne possède, sans qu'il soit possible la plupart du temps de
ANNÉE 1889 03:
montrer que le fait de cette exploitation collective n'est qu'une simple
diminution d'un droit antérieur de propriété collective. On verrait
encore que ces exploitations en commun sont surtout restées en
vigueur là où la nature ou les conditions de la culture, telles que la
pâture ou les irrigations, les rendaient nécessaires, ou bien encore
dans des régions où la sécurité publique dans un passé récent était
chose inconnue, où le villageois, il y a 50 ans à peine, labourait
armé du sabre et du bouclier, et ne se risquait qu'en troupe en
dehors de l'enceinte de bambou qui faisait de chaque hameau une
forteresse en miniature. On verrait enfin que tous ces organismes,
qui nous sont présentés indistinctement comme des survivances
immédiates des âges primitifs, sont parfois fort récents, quand on
les rencontre, par exejnple, dans des parties du pays que l'invasion
a balayées à mainte reprise et changées en désert. De ce chef il y
a donc des réserves à faire, d'abord aux conclusions de M. Maine,
mais surtout aux conséquences que d'autres ont tirées de ces con-
clusions en les exagérant. Les coutumes ont la vie dure; mais elles
ne peuvent pas faire que l'homme ne soit pas partout le même, qu'il
ne s'approprie pas toute chose profitable aussitôt que possible et
dans toute la mesure du possible.
J'ai dit que l'exposition de M. Maine est abstraite; mais le style
en est imagé, surtout dans cet essai, qui est une série de confé-
rences et où domine le ton oratoire. 11 y a donc là une sorte d'op-
position entre la pensée et l'expression, qui rendait la tâche du
traducteur [384] particulièrement difficile. J'y ai trouvé cette fois
une impression de lourdeur que je ne me rappelle pas avoir res-
sentie jadis à la lecture de l'original. Peut-être le traducteur aurait-
il bien fait de prendre parfois un peu plus de liberté. Mais, c'est
aussi là le seul reproche que j'aie à lui faire. Les notes qu'il a ajou-
tées au bas de la page sont excellentes et témoignent d'une grande
connaissance de la littérature historique et juridique anglaise et
anglo -indienne. A la fin du volume, il y a une table des matières,,
mais il n'y a pas d'index.
COMPTES RENDUS ET NOTICES
J. Grosset, Contribution à l'étude de la musique hindoue.
Extrait du tome Vide la BiblioLlièque de la Faculté des Lettres
de Lyon. Paris, Ernest Leroux, 1888. — 91 pp. in-8.
{Reçue critique, 13 mai 1889).
[361] Une bonne exposition de la musique hindoue, suffisam-
ment claire, pas trop technique, ne supposant chez le lecteur que
les notions élémentaires de la théorie occidentale, parait devoir
rester [362] encore longtemps à l'état de simple desideratum.
Jusqu'ici ceux qui ont écrit sur la matière, ont été sans pitié pour
le pauvre profane. Tous ils affectent de ne s'adresser qu'à des
musiciens consommés, pour qui la science n'a pas de mystères. Il
n'est pas jusqu'à M. Percival, le dernier à mon su qui ait exploré
ces régions, qui, tout en faisant ce reproche à ses devanciers, ne
soit tombé à son tour dans le même défaut : il faut être un initié
pour ne pas perdre pied en sa compagnie ^ Il n'y a donc pas à pro-
prement parler de littérature de vulgarisation sur ce domaine. Res-
tent les traités originaux. Mais il suffit d'avoir ouvert une fois
n'importe quel traité technique hindou, pour savoir d'avance qu'on
n'arrivera à comprendre ceux-ci qu'à la condition de pouvoir les
soumettre, précepte par précepte, à l'épreuve expérimentale. Un
commentaire même ne suffirait pas : il faudrait avoir à ses côtés
un joueur de çinâ. En même temps, il va de soi qu'on ne pourra
les interpréter à notre usage qu'à la condition d'être bien versé
dans la musique européenne. Sans cette double condition de savoir
et la musique hindoue, et la nôtre, on sera forcément réduit à faire
ce qu'a fait M. Grosset, et ce que je fais ici moi-même après lui.
L'un et l'autre, en effet, nous parlons de choses que nous n'enten-
dons guère. Il y a seulement cette différence, qu'il a choisi son
sujet de propos délibéré, tandis que ce n'est pas tout à fait ma
faute, si son mémoire m'a fait passer de mauvais moments.
Cela dit, je m'empresse d'ajouter que, tout imparfait qu'il est, le
travail de M. G. n'est pas dépourvu d'utilité. Il consiste dans la
publication du 28" chapitre du NAtyaçàstra, où le pseudo-Bharata,
après de courtos iiidicatioiis l'ehitives à la classification <îL l\ l'cm-
1. II. M. P(!r<i\;.l : Is JliiiduMusic Scicnlifk " Calcutta licvicw, oclobcr, 1886, p. 277,
ANNÉE 1889 65
ploi (les instruments de musique, traite successivement des notes
et de leur mesure diatonique ; de la gamme, dont il ne connaît que
deux sortes '; des nuances accidentelles que l'exécutant peut donner
aux notes ; enfin des 18 jâtis o\\ modes, qui correspondent évidem-
ment chez lui aux râgas de la théorie postérieure. Ce qu'est
la [363] musique hindoue, ce texte ne l'apprendra certainement
pas à qui ne le sait déjà d'avance. Mais, comme document, il pourra
rendre service. Sans partager la foi de M. G. en l'antiquité du
Nâtyaçâstra^ on accordera volontiers que cette compilation est
notablement antérieure aux traités analogues. Il n'est donc pas
indifférent de constater que Bharata ne connaît que deux sortes de
gamme, qu'il ignore les fantaisies allégoriques et mythologiques
dont ses successeurs ont surchargé leur théorie des râgas. Peut-
être y a-t-il une différence semblable pour les mûrchanâs. Actuel-
lement les 21 mûrchanâs désignent les notes considérées comme
formant une seule série à travers les trois octaves qu'embrasse
l'échelle hindoue. Chez Bharata, les 14 mûrchanâs sont réparties
entre les deux sortes de gamme, et rien ne semble avertir chez lui
qu'il s'agisse d'une distinction d'octaves. Mais, comme M. G. n'a
rien compris à cette partie du texte et que je ne suis pas sur d'y
comprendre beaucoup plus que lui, il est inutile de spéculer Là-
dessus à tâtons-. Outre ces différences, qui sont de théorie, il y en
a d'autres qui portent sur des détails, sur la nomenclature. C'est
précisément à les faire ressortir les unes et les autres qu'aurait dû
1. M. G. ne veut pas iTîiànive shadjagrâma, madhyainagrâma, par « gamme shadja,
gamme madhyama ». Il préfère « mode shadja, mode madhyama », et cela, « pour
éviter toute confusion ». «Les deux grâmas sont deux modes distincts de la gamme ;
il y a entre eux une différence analogue à celle qui sépare, dans notre musique occi-
dentale, le mode majeur du mode mineur. » Je ne comprends pas bien ce scrupule.
Une gamme est toujours une gamme, qu'elle soit majeure ou mineure. D'ailleurs au-
cune des deux gammes décrites n'est mineure. Dans le texte, il y a pourtant un vers
{25) qui fait commencer le shadjagrâina par ri, ce qui amènerait le demi ton au 2* et
au 6' intervalle et approcherait davantage de notre gamme mineure. Mais M. G. ne
veut voir là qu'une inversion nécessitée par le mètre. Je serais plutôt porté à y voir
un morceau de rapport, introduit dans le texte sans souci de la contradiction ; car,
dans tout le reste du chapitre, le shadjagrâma commence par sa. Ce qui, chez les Hin-
dous, ressemble le plus à notre gamme mineure, est le gândhâragrâma, que Bharata ne
connaît pas.
2. S'il fallait à toute force risquer une conjecture, je dirais que Bharata n'admet
que deux octaves, de même qu'il ne connaît que deux gammes, et que ses 14 mûr-
chanâs désignent, pour chacune des deux gammes, les notes de l'octave supérieure.
Pour cela, il faut, p. 38, 1. 5, lire ^arshabhâ âdyâh ou oarshabhâ ânupûrvâdyâh svarâ.
En tout cas je ne puis découvrir aucun sens à l'interprétation de M. G., ni aux « sé-
ries correspondantes » de son tableau de p. 59, ni à ses notes de p. Srt,
Religions de l'Inde. — IV. 5
66 COMPTES RENDUS ET NOTICES
s'appliquer avant tout M. G., s'il avait bien compris le seul genre
d'intérêt que pouvait offrir son travail dans les conditions où il l'en-
treprenait. Il a kl les textes publiés dans le SangttasârasangraJia
de Surindro Mohun Tagore. Pourquoi n'a-t-il pas cité dans leur
teneur originale les divergences qu'il y a relevées, et s'est-il con-
tenté, la plupart du temps, de les indiquer par de simples renvois
ou d'en donner une interprétation que nous sommes en droit de
tenir pour suspecte? Pourquoi surtout n'a-t-il pas ajouté un index
de toutes ces expressions techniques, la première chose à laquelle
il aurait dû songer? C'étaient là des compléments indispensables,
dont ne pouvaient tenir lieu en aucune façon, ni l'essai de traduc-
tion, ni les notes qu'il a jointes au texte.
Cette traduction a dû coûter beaucoup de travail à M. Grosset.
Elle n'en était pas moins condamnée d'avance à demeurer informe
et en grande partie inintelligible, et cela pour d'autres raisons en-
core que celles qui ont été indiquées plus haut. Il n'y a pas de com-
mentaire pour Bharata, et le texte, pour ce chapitre surtout, est
dans un état lamentable, particulièrement dans les passages en
prose. S'il y avait un ensemble lisible à tirer de ces matériaux,
M. Fitz-Edward Hall n'aurait sans doute pas laissé à d'autres le
soin de les publier. M. G. a fait son possible pour établir son texte
avec ce qu'il avait en main. Il a choisi avec soin les leçons qui lui
ont paru préférables, il a donné en note le relevé complet des va-
riantes, et il a corrigé de son mieux les fautes les plus apparentes.
Quant [364] aux autres, dont le nombre est certainement formi-
dable, il n'y a pas touché, et, en cela, il a bien fait. Comment cor-
riger quand on ne comprend pas, quand parfois même on serait
embarrassé de dire sommairement de quoi il s'agit ? Le texte ainsi
établi et' je le répète, établi en somme aussi bien qu'il pouvait
l'être, M. G. la tantôt traduit là où il lui a paru traduisible, tantôt
simplement résumé. Je n'examine pas s'il est possible de résumer
un texte aphoristique qu'on n'est pas en état de traduire. Je cons-
tate seulement que traductions et résumés ont été munis par M. G.
d'un ?, quand ils lui ont paru aboutir à des propositions par trop
fortes. Que n'a-t-il multiplié encore davantage ces signes salutai-
res ? Ou, plus simplement, pourquoi n'a-t-il pas laissé tout cela en
blanc? Comment le lecteur pourra-t-il s'imaginer par exemple lès
quatre opérations successives que prescrit M. G. (avec?? bien en-
tendu), pour faire la gamme madhyama surune vinà accordée en
shadja, quand les deux gammes ne diffèrent qinî par un seul inter-
ANNÉE 1889 07
valle et que toutes les autres notes restent en place? Je ne repro-
che certainement pas à M. G. ne n'avoir rien compris à ce pas-
sage d'une technique si particulière et corrompu d'une façon si
désespérée; je lui reproche de l'avoir traduit même d'une façon ap-
proximative, mais certainement fausse. Et ce que je dis de ce pas-
sage, je pourrais le dire de beaucoup d'autres. Je me garderai bien
d'en discuter aucun, me sentant moins à l'aise que M. G. dans
ces ténèbres. Je me contenterai d'une ou deux observations sur la
partie de sontraA^ail où Ton voit un peu plus clair. Dès le début, Bha-
rata partage les instruments de musique en quatre classes : instru-
ments à cordes {tata), tambours (avanaddha) , cymbales {ghana)
et instruments à vent ou flûtes [vajnça).Vms M. G. lui fait dire :
« Pour ce qui est de leur emploi dans le drame, ces quatre espèces
se réduisent à trois : le tafa, Vavanaddha et l'exécution scéni-
que ». On devine aussitôt que même un Bharata n'a pas dû dire
cela. Et, de fait, il ne le dit pas. Son 3*^ vers revient à ceci: « Ces
instruments s'emploient dans le drame de trois façons : il y a le
tata (qui a ici un autre sens que dans les vers 1 et 2, et désigne
une exécution musicale à laquelle prennent part des chanteurs, un
joueur de luth et un joueur de flûte), Vavanaddha (le jeu des tam-
bourineurs) et l'emploi qu'on peut en faire dans le nàtya (c'est-à-
dire sans doute pendant la pièce même, par les acteurs, sur la
scène). » Pour être plus précis, il faudrait pouvoir consulter un
commentaire; mais nâtyakritaç est adjectif et se rapporte directe-
ment à /^rr/yo^^:^... eshâm^. — P. 28, 1. 20 : vadanàd vàdî^ ç^\q.
M. G. traduit : « le terme vâdin dérive de vadana^ etc. ». Les
Hindous sont toujours quelque peu grammairiens, et ils diraient que
vâdin dérive de vada avec suffixe nini. Traduisez : « Le terme
[36o] vâdin vient de vad^ sonner, etc. ». — P. 57, 1. 3. Je crois
que M. G. a tort de se défier du commencement de sa traduction;
c'est la fin qui me parait impossible. Tantrivâdanadandendriya-
vaigunyâd ne peut pas signifier « résulte de l'imperfection du
manche de l'instrument et du défaut de résonnance des cordes ».
Il me semble qu'il s'agit ici de quatre facteurs : le manque de jus-
tesse peut provenir d'un défaut de l'instrument, cordes, archet,
manche, ou d'un défaut de Vindriya^ de l'organe de Fexécutant,
1. M. G. a réparé cela, mais imparfaitement, dans ses notes. Par contre, il a par-
faitement deviné le sens de kutapa, « groupe d'exécutants >.. C'est proprement le
« tapis » sur lequel s'accroupissaient les exécutants. Cf. notre locution « mettre une
question sur le tapis » et l'emploi parfois métaphorique du mot « affiche ».
08' COMPTES RENDUS KT NOTICES
de son manque d'oreille ^ Ce sont là, comme on voit, des vétilles.
C'est que, comme philologue, M. G. est rarement en défaut. On
ne regrettera que plus amèrement qu'il se soit acharné à une beso-
gne où il fallait autre chose encore que savoir du sanscrit.
Dans l'avant-propos, M. G. a insisté sur Tétroite union de la
musique et de la poésie chez les Hindous, qu'il a rapprochés sous
ce rapport des Grecs. Le morceau est intéressant : mais, en fait de
poésie hindoue, il n'y est question que de la poésie sanscrite, et,
de ce chef, la dissertation p^rte sensiblement à faux. Que la pa-
role rythmique ait été, dans l'Inde comme ailleurs, en relation
intime avec la musique, il suffit, pour s'en convaincre, de parcou-
rir les noms de leurs mètres et de leurs genres poétiques. Mais il
est tout aussi évident que, dans les œuvres sanscrites, cette rela-
tion est devenue singulièrement factice. Même dans les poésies
que nous qualifions de lyriques, l'emploi prépondérant de mètres
rigoureusement monoschématiques, où la quantité de chaque syl-
labe est déterminée d'avance, montre que le chant n'était qu'un
maigre accessoire, quelque chose d'assez semblable sans doute aux
récitatifs uniformes et fixés une fois pour toutes, encore en usage
dans les écoles sanscrites de l'Inde. Les rubriques musicales insé-
rées dans quelques poèmes, par exemple dans le Gitagovinda , ne
doivent pas faire illusion. Ce n'est certainement pas sur des paro-
les sanscrites qu'ont travaillé les musiciens hindous. Parmi les
anciennes langues littéraires, c'est le mâhârâshtri qui a été la lan-
gue musicale et qui l'est restée jusque dans les drames. Plus près
de nous, c'est dans les idiomes populaires qu'il faut chercher cette
union naturelle de la parole et de la musique, dans ces poésies
erotiques, mystiques, religieuses, même dramatiques qui nous
viennent chaque jour plus nombreuses de toutes les parties de
l'Inde et qui ne se conçoivent pour ainsi dire pas autrement que
chantées. Quant au théâtre sanscrit, avec sa langue savante et ses
formes si peu musicales, ce n'est pas au théâtre d'Athènes ni à
notre opéra, c'est plutôt au théâtre latin des jésuites qu'il faudrait
le comparer.
A la fin de l'avant-propos, M. Grosset nous avertit que le pré-
sent mémoire était destiné d'abord à ne former qu'un des chapi-
tres d'un ouvrage plus considérable qu'il prépare et qui doit com-
1. A la ligne 3, au lieu de « par excès ou différence », lire «c par excès ou par dé-
faut ».
ANNÉE 1889 69
prendre l'histoire et l'exposé de la musique hindoue depuis l'épo-
que védique ainsi que la comparaison de cette musique avec celle
de rOccident. Vraiment, si M. Grosset [366] nous donne tout
cela, il n'aura pas tort de compter sur la reconnaissance de tous
les amis de l'Inde et de la musique. Seulement il faudra que l'ou-
vrage soit d'une tout autre étoffe que cet unique chapitre. Après la
lecture de ce spécimen, sa promesse a quelque chose qui effraye.
Je ne vois pas cependant pourquoi il ne la tiendrait pas, à la condi-
tion, toutefois, d'y mettre de la patience, de se former dans l'inter-
valle à d'autres méthodes de travail et de bien se persuader qu'on
ne déchiffre pas les grimoires de la musique hindoue sans être
musicien.
La littérature des contes dans l'Inde.
[Mélusine, t. lY, n« 24, 5 décembre 1889.)
I
[oo3] L'étude du folk-lore dans son acception la plus large,
avec toutes les branches de recherche qui la constituent ou qui y
confinent, est fort en honneur dans l'Inde. En cherchant un peu, on
arriverait sans peine à remplir tout un numéro de Mélusine, rien
qu'avec la bibliographie des travaux qu'elle a fait naître depuis
une vingtaine d'années dans l'Inde propre seulement, sans toucher
à ceux qui concernent la péninsule transgangétique et les îles,
tant grandes que petites, où s'est étendue l'influence de la civilisa-
tion hindoue. Cette activité s'explique aisément. Nulle autre région
du globe n'offre, en effet, à ces recherches un champ plus étendu,
plus varié, plus fécond, plus facilement exploitable, que la grande
presqu'île où, à l'ombre de la pax brita?inica^ se mêlent sans se
fondre tant de races diverses. Nulle terre n'est plus riche en con-
trastes et en survivances du passé. Des coutumes, des institutions
qui, chez nous, appartiendraient au moyen-âge ou à l'époque gau-
loise, sont restées là en pleine vigueur et peuvent être étudiées
70 COMPTES RENDUS ET NOTICES
directement, commodément. Tous les types de société humaine,
tous les degrés de culture y vivent côte-à-côte, s'y coudoient pour
ainsi dire, depuis la tribu la plus rudimentaire, jusqu'à la caste
internationale du noble et du prêtre et l'organisme compliqué du
gouvernement impérial; depuis l'état de nature dans ce qu'il a de
plus primitif, jusqu'à la civilisation la plus raffinée et la mieux
outillée de l'Occident. Toutes les grandes croyances du monde y
ont laissé leurs apports, et le plus clair de la religion des masses
consiste en superstitions locales. L'histoire enfin, malgré l'anti-
quité de quelques-uns de ses souvenirs, pour peu qu'on remonte
d'un^ou de deux siècles, devient en grande partie légendaire et s'y
dissout elle-même en une sorte de foik-lore.
Aussi peut-on dire que tout livre qui traite de l'Inde avec quelque
détail, est plus ou moins un livre de folk-lore, que l'auteur décrive
la vie contemporaine, comme MM. Ghunder Bose, Malabari,
Campbell Oman, ou qu'il essaye de reconstituer celle de l'époque
védique, comme MM. Zimmer et Ghunder Dutt; qu'il recueille des
proverbes et des poésies populaires, comme MM. Fallon, Temple,
Grierson, Gover, Graeter, ou les coutumes du droit non écrit,
comme les compilateurs du Piinjab Customary Law. Nulle part
les limites un peu flottantes de ce domaine ne sont plus difficiles à
tracer qu'ici. Si Mélusine a rendu compte des belles études de
philosophie historique de MM. Henry Maine et Alfred Lyall, c'est
que ces études lui revenaient de droit. Elle aurait pu tout aussi
bien revendiquer comme étant de son domaine la plupart des tra-
vaux ethnographiques, depuis les gros recueils de Dalton, de
Sherring, et les innombrables volumes où, sous la direction de
M. Hunter, sont venus s'enregistrer, se discuter, se résumer les
résultats du Censiis de 1872 et de 1882, jusqu'aux monographies
consacrées à la description de classes ou de peuplades particulières,
comme celles qu'ont publiées récemment MM. Fawcett, Avery,
Nesfield. La même observation [oo4] s'appliquerait encore à bien
d'autres branches de recherche, sans en excepter les plus spéciales,
telles que l'archéologie figurée et la numismatique. Mais, sans aller
ainsi aux confins, en se renfermant dans le folk-lore proprement
dit, tel qu'on l'entend chez nous, on se trouve encore en présence
d'une .littérature considérable. Partout on s'empresse de recueillir
les traditions orales, les contes et légendes, les chants populaires,
les proverbes, les formules et les dictons, les usages et les cou
tûmes, les croyances et les superstitions locales, les observances
ANXKK 188D 71
dos castes et des professions, les particularités du droit coutumier,
du costume, de l'onomastique, le jargon des classes méprisées ou
dangereuses, les prescriptions de 'la médecine populaire, tout cet
ensemble de notions et d'explications incohérentes qui constitue
la science des masses. Les grandes villes fournissent leur part à
cette moisson aussi bien que les campagnes les plus reculées, et,
pour la recueillir, les indigènes rivalisent avec les Européens. Des
sociétés se fondent, des journaux se publient. On collectionne un
peu partout; on installe ou l'on projette des musées qui menacent
de devenir bientôt aussi encombrés et encombrants que le sont déjà
les nôtres^. Que tout cela n'est pas toujours de première main ni
de première valeur, on le devine aisément. Même quand l'apport
est bon en soi, on arrive à se dire parfois qu'il en est fait abus, quand
on le voit envahir des publications telles que VIndian Antiquary
et V Orientaliste où ceux qui acquièrent ces recueils, aimeraient
mieux sans doute trouver autre chose. Mais trop souvent il est
prétentieux et franchement mauvais. On ramasse des choses qui
ne valent pas le papier qu'on y emploie. Le même conte, les mêmes
théories à la mode se répètent indéfiniment. Tel qui devrait se
borner à recueillir, se mêle d'interpréter et de spéculer à perte de
vue. Mais ce n'est là, après tout, qu'une ressemblance de plus
avec les Aryan hrethren oftJie West^ qu'on se pique si fort d'imi-
ter. C'est une vieille histoire, que ces sciences neuves sont le vrai
paradis des amateurs, et que, pour y passer maître, un bout de
théories comparatives ou évolutionnistes tient lieu de savoir et de
critique. 11 faut un certain acquis pour toucher à l'histoire; mais
pour se mêler de préhistorique, non pas. Et, dans l'Inde, on arrive
si vite au préhistorique !
Mon dessein n'est pas de dresser l'inventaire de cette littérature
aussi vaste que dispersée du folk-lore hindou. Pour l'entreprendre,
la place et les informations nécessaires me feraient également dé-
faut. Tout ce que je me propose, c'est de passer une revue rapide
et forcément incomplète d'une portion limitée de cette littérature,
sur laquelle je crois être mieux renseigné, les travaux qui se sont
faits en divers pays dans ces derniers temps sur les contes de
l'Inde.
On n'est plus aussi persuadé que tous nos contes nous sont venus
1. Si, pour le musée anthropologique do Bombay, par exemple, on se conforme
au programme tracé par M. Temple, ce sera la collection de bric-à-brac la plus
réjouissante qui se puisse voir.
72 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de l'Inde K Toujours est-il qu'il en est venu [ooo] plusieurs, et que
c'est de là notamment que nous sont arrivés ces recueils où un cer-
tain nombre de ces petits récits sont ingénieusement enchâssés dans
un cadre commun. Les modèles les plus parfaits de cette forme
littéraire sont les célèbres recueils de fables, le Pahcatantra et VHi-
topadeça. Du premier, nous n'avons plus le texte que Chosroès
Anoushirvan fit traduire en" péhlévi vers le milieu du vi^ siècle de
notre ère, et qui, par l'intermédiaire de cette traduction elle-même
perdue, a été la source de toutes les versions occidentales-. Les
diverses recensions sanscrite qui nous sont parvenues sont proba-
blement plus jeunes que ce texte perdu. Celle qui, pour l'arrange-
ment des fables, s'en rapproche le plus et qu'on est convenu d'ap-
peler la recension du Sud, le texte jadis traduit par l'abbé Dubois,
a été publiée, dans la langue originale, par M. Haberlandt (Vienne,
1884). De la vulgate, une des formes de la recension dite du Nord,
nous avons une nouvelle édition critique de M^L Kielhorn et
Bûhler (Bombay, 1885-86), et une élégante traduction en allemand
de M. Fritze (Leipzig, 1884) 3. De VHitopadeça^ qui est un rema-
niement abrégé du Pahcatantra^ nous avons également une édition
critique nouvelle, due à M. Peterson (Bombay, 1887), qui a eu la
]x)nne fortune de rétablir le nom de l'auteur et du roi son patron,
données méconnues jusqu'ici et qui permettront sans doute un jour
de fixer la date du livre ^. Ces deux livres sont des recueils de
fables, avec un but avoué de morale pratique : le suivant, le Daça^
kumâracarita^ « les aventures des dix princes », de Dandin, est
un recueil de contes picaresques, auxquels un cadre ingénieux mais
tout artificiel, donne la forme d'une sorte de roman d'aventures.
L'auteur, dont nous ne connaissons que le surnom (Dandin, « porte-
bâton », est probablement un terme de profession religieuse, ana-
logue à notre « cordelier »), parait avoir vécu au commencement
du vu'' siècle ; mais il n'a fait que mettre en une langue d'un raffi-
nement extrême, des données bien plus anciennes. Nous avons deux
éditions nouvelles du texte original, toutes deux^excellentes ; l'une
1. Parmi les indianistes, l'opinion contraire a toujours été soutenue par M. Webcr,
avant et depuis la publication de son uiénioire Vebev dcn Zusammcnhang gricckisclier
Fabeln mit iiulischen [Ind. Slitdien, 111.)
2. M.J, Dereubourfç a public réoeinmenl les deux versions hébraïques (Paris, 1881)
et la version latine de Jean de Capoue (Ibid., 1887).
3. La dornière traduction française est celle de Lancereau. Paris, 1871.
4. Traductions : allemande, de Fritze, Breslau, 1871; française, de Lancereau^
Pnn«. 1.^5<'» et 1882.
ANNÉE 1889 ' 73
par M. Biihler (Bombay, 1873); l'autre accompagaée de commen-
taires indigènes, par Nàràyana Bâlakrishna Godabole et Kaçinâtha
Pànduranga Paraba (Bombay, 1889). Mais, à défaut d'une traduc-
tion qui manque encore i, on ne peut consulter que les analyses
données par Wilson (Introduction de son édition, Londres, 184(3,
et Select Works^ III, p. 342), et par M. Weher (iMonalsberic/Ue
de l'Académie de Berlin, 1859, et Indlsche Streifen, I, p. 308), et
les extraits traduits librement par M. P. W. Jacob {Ilindoo Taies ^
Londres, 1873). Les mêmes éléments ou d'autres tout semblables,
sont entrés dans la trame de deux autres romans du même genre : la
Vâsavadaitâ de Subandhu e%\di Kâdanibarî àe Bâna, [IV6^] et c'est
précisément ce fond d'épisodes communs, fond certainement ancien
et d'origine populaire, qui, au point de vue de l'histoire des contes,
donne de la valeur à ces livres, pour tout le reste, rien moins que
populaires. La Vàsavadattà^ qui paraît antérieure diW. D a çahiunâ-
racarita^ a été éditée par M. Fitz-Edward Hall (Calcutta, 1859);
de la Kàdamhari^ qui est de la deuxième moitié du vii*^ siècle,
nous avons une nouvelle édition de M. Peterson (Bombay, 1885).
Ni l'une ni l'autre n'est encore traduite; mais on consultera avec
fruit, outre les préfaces de MM. Hall et Peterson, les analyses dé-
taillées du contenu qu'a données M. Weber(Zet756V^/'. der deuisch.
morgenl. Gesellsch., VIII, p. 530; VU, p. 582, eihidiscJie Strei-
fen^ I, p. 369 et 352). Les compositions de Subandhu, de Dandin,
de Bâna, sont des chefs-d'œuvre, au point de vue hindou, s'en-
tend : la langue sanscrite y est maniée avec une merveilleuse
habileté. Tout différents, sous ce rapport, sont deux autres recueils
de contes, dont le héros est le légendaire empereur Yikramâditya,
la Vetâlapahcaviniçaiikâ et la Simhâsanadvât liinçikâ . La langue
en est faible, parfois à peine correcte ; ce qui ne les a pas empêchés
d'être beaucoup lus ni d'avoir été traduits dans presque tous les
dialectes de l'Inde. Ici encore on est en présence de données an-
ciennes; mais la rédaction en est bien postérieure à celle des ou-
vrages précédents : à vrai dire môme, elle n'a jamais été close;
car, pour certaines recensions, il y a presque autant de textes qu'il
y a de manuscrits. La Vetâlapahcavimçatikâ^ « les vingt-cinq
(récits) du vampire », n'a été longtemps connue que par des frag-
ments et par des traductions faites sur des versions hindî [Baital
1. Au dernier moment, je m'aperçois qu'une traduction du Daçakumâracarila se
trouve dans l'ouvrage de feu Hip. Fauche : Une lélrade, ou drame, hymne, roman et
poème. Paris, 1862, traduction que le nom de rauteur suffit à rendre suspecte.
74 COMPTES RENDUS KT NOTICES
Pachisi de Raja Kalikrishna Bahadour, Calcutta, 1834; de Bur-
ckhard-Barker, Ilertford, 1855; d'Oesterley, Leipzig, 1873), ta-
moule [Velàla Kadai de Babington, Londres, 1831) et mongole
(Jûlg, Mœrchen des Ssiddi-Kur, Leipzig, 1866, et MongoliscJie
Mœrcheîi^ Inspruck, 1868). On en a maintenant une édition très
soignée, due à M. Ulile (Leipzig, 1881), qui donne deux recensions,
la vulgate de Çivadâsa, et une anonyme ^ plus le relevé de beau
coup d'autres variantes. Dans le récit qui sert de cadre au recueil,
le roi Yikramâditya (il y a ^ussi des variantes pour ce nom -là)
veut s'assurer les services d'un vampire et n'y réussit qu'après que
celui-ci lui a échappé vingt-cinq fois de suite en lui racontant au-
fent d'histoires et en l'amenant ainsi adroitement à rompre chaque
fois le silence qui est la condition indispensable pour le succès de
l'aventure. Le même prince est le héros delïiSijnhâsanadvâtrimçikà.,
« les trente-deux (récits) du trône » ; d'où l'autre titre de ce recueil,
Vikramacarita^ « les aventures de Yikrama ». Le trône du roi
Yikramâditya ayant été retrouvé par un de ses lointains succes-
seurs, le fameux Bhoja, roi de Dhârà (xi*^ siècle), celui-ci, chaque
fois qu'il veut s'y asseoir, est arrêté par une des trente-deux sta-
tues qui ornent le trône, et qui lui racontent à tour de rôle autant
d'actions merveilleuses de Yikramâditya, lui demandant chaque fois
s'il peut [5o7] se vanter d'en avoir fait de pareilles. Corhme le pré-
cédent recueil, celui-ci n'a été longtemps connu que par des ana-
lyses, des extraits (entre autres le mémoire de M. Roth sur le
Vikramacarlta^ Journal Asiatique ^ 1845), et par des versions en
langue vulgaire, en persan (traduction française par le baron Les-
callier : Le trône enchanté, New-York, 1817), en mongol (traduite
dans la publication allemande déjà citée de Jûlg), auxquelles est
venue s'ajouter récemment la traduction française d'une version
bengalie par M. Feer [Contes indiens^ Paris, 1883). Le texte, ou
plutôt les divers textes sanscrits sont encore inédits. Mais pour
l'historien des contes, il y a mieux qu'une édition dans le mémoire
étendu que M. YVeber a consacré à ce recueil [Indische Studien,
XY, 1878), et dans lequel il a donné une analyse du contenu com-
1. Avec la recension très difîcreiite qui est comprise dans le Kathâsaritsâgara de
SùHiadeva, cela fait trois rédactions sanscrites publiées m extenso. M. Sylvain Lévi,
dans le Journal asiatique, Vil (1886), p. 192, a publié et traduit le commencement
d'une quatrième rédaction, celle qui fait partie de la Bfihatkathdinanjarî de Kshemen-
dra, et dont la recension anonyme de M. b'hle est probablement un remaniement en
prose.
ANNÉE 1889 75
plète jusque dans les moindres détails, avec le dépouillement et la
classification de toutes les recensions connues et des rapproche-
ments comparatifs s 'étendant à toute la littérature des contes. —
Je n'ai à signaler aucun travail nouveau sur un recueil du même
genre, qui se rapproche beaucoup du Pancatanira et dont l'ori-
ginal sanscrit est également encore inédit, la Çukasaptati^ « les
soixante et dix (récits) du perroquet », ni sur d'autres compositions
plus modernes en langue hindoustanie, telles que le Bagh o Bahar et
les Aventures de Kainrup.
Vers le milieu et dans la seconde moitié du xi<^ siècle, à vingt ou
trente années d'intervalle, furent composées au Kashmir les deux
grandes collections jumelles, la Brihatkathàmahjari^ « le bouquet
de fleurs (tiré) de la Grande narration », de Kshemendra, et le
Katliâsaritsàgara^ « l'océan (formé par) les fleuves des narra-
tions », de Somadeva. L'œuvre de Kshemendra retrouvée presque
simultanément en Guzerat et à Tanjore par MM, Burnell et Bûhler
[Academy du 15 sept. 1871 ; Indian Antiqiiary ^ 1872, p. 302, et
Journal of the Boy. As. Soc. Bombay^ 1877, extra-number), a été
l'objet d'un excellent mémoire de M. Sylvain Lévi {Journal Asia-
tique^ VI et VII, 1885-86), qui en a publié et traduit le premier
livre et donné une analyse et un extrait (le commencement signalé
plus haut des « récits du vampire ») des 17 suivants. Le Kathâsa-
ritsâgara^ au contraire, a été publié en entier; une première fois
avec traduction allemande, par Brockhaus (Leipzig, 1839-1866);
pkis récemment, par le Pandit Durgâprasàd et Kaçinâth Pandu-
rang Parab (Bombay, 1887-1889)1. Entre ces deux éditions du
texte, se place l'excellente traduction anglaise de M. Tawney
(Calcutta, 1880-1884). Grâce à ces dernières publications, on se
passe plus aisément d'une édition complète de la Brihatkathàniah-
j irt. Kshemendra et Somadeva ont travaillé en effet sur le même
original, qu'ils paraissent avoir suivi pas à pas, la Brihatkathâ^
« la Grande narration » de Gunâdhya, ou du moins ce qui était
censé être resté de ce livre fameux, sur lequel on racontait une
légende toute semblable à celle de l'achat des livres sibyllins par
Tarquin. Cet original ou le reste de cet original, maintenant perdu,
niais que, d'après quelques indices recueillis par M. Bûhler, il ne
faudrait pas encore désespérer de retrouver un jour, était écrit en
1. Le Pandit Jibânaud Vidyâsâgar on a publié ca outre un singulier rciuaniemcut en
prose (Calcutta, 1883).
"6 COMPTES RENDUS ET NOTICES
un dialecte pràcrit, le paiçâci ou « langue des démons ». Il est
déjà mentionné [008] dans la Vàsavadattâ de Subandtiu : il remontait
donc au moins au vi*" siècle et probablement encore plus haut. Mais
de là jusqu'au xi« siècle, il avait eu le temps de beaucoup changer,
et c'est ce qui lui était arrivé en effet. Car il est difficile d'ad-
mettre que la composition de Gunàdliya, dont les témoignages an-
ciens parlent comme d'un chef-d'œuvre, ait eu dès l'origine le
caractère bigarré des deux copies kashmiriennes, formées de pièces
de rapport disparates et mal^raccordées. Selon toute apparence,
elle était devenue peu à peu ce que sont celles-ci, une sorte d'ency-
clopédie des contes. Le cadre très élastique de la plupart de ces
recueils, se prêtait à ces accroissements successifs et, d'autre part,
le sentiment de l'unité de composition, qui n'a jamais été le fort
des Hindous, est toujours allé chez eux en s'affaiblissant et a fini
de bonne heure par se confondre avec certaines exigences d'une
uniformité tout extérieure de facture.
Pour être complète, cette revue devrait s'étendre encore à beau-
coup d'autres portions du vaste champ des études indiennes! Elle
devrait résumer l'appoint qu'ont fourni à notre connaissance des
contes, les recherches récentes sur la littérature védique, sur les
vieilles épopées et sur les Purânas, sur le théâtre hindou, qui tous
ont largement puisé au même fond traditionnel, et en ont conservé
souvent les formes les plus anciennes. Les travaux déjà anciens de
M. Weber sur les légendes des Brâhmanas ou sur le Jaiminibhà-
rata, pour ne citer que ces exemples, prouveraient à eux seuls
combien ces régions sont fertiles. Depuis, la mine n'a pas cessé
d'être explorée. En ce moment même, la traduction anglaise du
Mahàbhâruta., poursuivie avec un désintéressement rare par un
généreux Hindou, Pratâpa Chandra Roy (Calcutta, 1883-1889, à
peu près les deux tiers du poème), rend accessible à tous un nou-
veau champ d'étude que nul ami des traditions populaires de
l'Orient ne pourra désormais négliger. Mais toucher à tout cela,
ce serait sortir des limites que je me suis tracées, la littérature
des contes proprement dite. Je quitte donc ici la partie ancienne
de cette littérature qui se présente à nous sous la livrée brahma-
nique ou, pour être plus exact, sous la livrée hindoue commune-
Mais, avant de passer à la portion qui appartient en propre à cer-
taines sectes, je dois ajouter encore une observation générale.
Depuis les belles recherches de Benfey (résumées dans son Pan-
tschalanlra^ Leipzig, 1859), on a continué dénoter avec soin toutes
ANNKI-: 1889 77
les traces d'idées et de choses bouddhiques (et aussi j aines) que
présentent les livres dont il va être question. On s'est habitué
ainsi de plus en plus à admettre comme un axiome que toute cette
littérature est d'origine bouddhique. A mon avis, on ne s'exposerait
guère plus en soutenant la thèse inverse d'une origine çivaïte et
tantrique. Le passé de l'Inde ne prête pas à des divisions aussi
tranchées : les introduij'e ici, c'est juger de ce passé avec nos habi-
tudes d'esprit occidentales; c'est aussi exagérer singulièrement le
rôle et l'originalité de communautés qui n'étaient, après tout, que
des sectes hindoues. Sans doute, bouddhistes et jaïnas se sont
beaucoup servis de l'apologue et du conte. Ils en ont fait un instru-
ment de prédication et un genre propre de leur littérature reli-
gieuse. Ils ont ainsi contribué à augmenter la circulation de ces
récits et, les bouddhistes surtout, à les répandre au dehors. [oo9]
Ils ont certainement aussi collaboré aux livres dont il vient d'être
])arlé. Comment ne l'auraient-ils pas fait, puisqu'ils étaient hin-
dous ? Il se peut fort bien que le vieux Gunàdhya ait été boud
dhiste, comme on l'a supposé : son œuvre, telle qu'on peut encore
Tentrevoir, n'était pas bouddhique pour cela, et n'en empruntait
pas moins son merveilleux et tout son appareil décoratif au çi-
vaisme tantrique. L'une au moins des recensions des « Trente-deux
récits du trône » est l'œuvre d'un jaïna. Dans les deux versions
faites au Kashmîr de la Brihatkathâ^ il y a des sections entières
qui sont des livres franchement bouddhiques, auxquels les auteurs
de ces versions n'ont rien changé et qu'ils n'ont pas même essayé
de ramener au ton général du recueil. Il y a plus : l'un de ces
remanieurs, Kshemendra, a composé, c'est-à-dire arrangé un recueil
de légendes, à'avadânas (la Boclhisattvâvadânakalpalatâ, en
train d'être éditée à Calcutta), qui a été adopté comme un livre
d'édification par les bouddhistes et, comme tel, traduit en leur
langue par ceux du Tibet. Il n'est nullement sûr pourtant que
Kshemendra ait été lui-même bouddhiste. Il y a donc eu là une
longue série de bons rapports, une sorte de libre échange sur le
terrain commun de la littérature, qu'il importe sans doute de cons-
tater, mais qui n'autorise pas à confisquer le bien commun de toute
la nation au profit d'une ou de deux sectes qui n'ont guère produit,
en ce genre, que des œuvres de type médiocre, quand elles ont
travaillé pour leur propre compte. Cela dit, je passe à ce qui s'est
fait récemment sur la part propre des bouddhistes et des jaïnas
dans la littérature des contes.
78 COMPTES RENDUS ET NOTICES
II
Les bouddhistes ont fait une grande place aux apologues et aux
contes dans la littérature religieuse. Ils ne les ont pas enchâssés
dans des fictions ingénieuses comme celles qui servent de cadre
aux œuvres dont il a été parle plus haut : ils se sont contentés de
les rapporter à leurs saints, surtout au Buddha, qui en aurait été
le héros dans une de ses existences antérieures. Sous cette dernière
forme, ces récits prennent le nom de jâtdka. Il y a un grand
nombre de jàtakas épars.dans les livres canoniques; par exemple,
dans le Vinayapitaka (édition Oldenberg, Londres, 1879-1883;
traduction partielle en anglais par MM. Oldenberg et Rhys Davids,
Sacred Books of the East, XIII, XVII et XX, Londres, 1881-
1885), dans le Malicwastii (édition Senart, t. I, Paris, 1882).
L'église dite du Sud, dont la langue est le pâli, leur a en outre
consacré spécialement un de ses livres les plus volumineux, qui
en contient 550 et porte le titre par excellence de Jâtaka. M. Faus-
bell, après plusieurs publications partielles, en a entrepris une
édition complète, qui est sur le point d'être achevée (Londres,
1877-1887; s'arrête au n*^ 510). La traduction anglaise de M. Rhys
Davids (Londres, 1880) est beaucoup moins avancée : elle ne com-
prend, outre une Introduction très intéressante, que les 40 pre-
miers récits. Plusieurs jâtâkas ont été en outre traduits à part par
MM. Thomas Steele {An Eastern Love Story, Londres, 1871;
d'après une version poétique moderne), Louis Nell, T. B. Pana-
bokke, R. S. Copleston, évêque de Colombo {dans VOrienlalist,
I-III, 1883-1888) et, à diverses reprises, dans VAcademy^ dans
Vlndlan Anliquary et dans les Transactions de la Société philo-
logique de Londres, M. Richard Morris a signalé des parallèles
nouveaux entre quelques-uns de ces récits et le folk-lore de rOcci-
dent. Sous cette forme [o60] définitive, un jâtaka se compose
d'une ou de plusieurs stances très anciennes, qui contiennent une
allusion au récit; du récit lui-même et, enfin, d'un commentaire,
qui fait l'application du récit à l'une des existences du Buddha.
Beaucoup de ces récits sont également fort anciens ; quelques-uns
sont déjà figurés sur de vieux monuments, tels que le stùpa de
ANNK1-: 1881) 79
Bharhut, qui date d'aA^ant notre ère. Mais, dans le recueil, ils ne
se distinguent pas essentiellement du commentaire; de sorte que,
pour ceux qui ne se retrouvent pas ailleurs, on n'a pas, en der-
nière instance, d'autre garantie que ce commentaire même, qui est
une œuvre du \^ siècle. On consultera à ce sujet avec fruit un beau
travail de feu Garrez {Reçue critique du 7 juin 1873) et aussi,
pour l'arrangement général du recueil, un mémoire de M. Feer
(Journal asiatique, V et VI, 1875). Outre cette grande collection,
le canon pâli en renferme encore une petite, le Cariyâpitaka, que
M. Morris a éditée pour la Pâli Text Society (Londres, 1882), et à
laquelle parait correspondre, dans la littérature sanscrite du Nord,
la Jàtakamàlà. Ce dernier recueil, œuvre du poète Çûra et l'une
des rares compositions bouddhiques qui soit marquée au coin de la
perfection littéraire, a été décrit par M. Feer dans son mémoire sur
les Jâtakas. M. Kern, qui en a depuis longtemps une édition toute
prête, le place cà la fin du vi^ siècle ou au commencement du
vii« siècle (ap. Festgruss an Otto von Bôhtlingk, Stuttgart, 1888,
p. 50). Les bouddhistes du Nord paraissent du reste avoir eu plu-
sieurs recueils de ce nom; car il est peu probable que l'œuvre déli
cate de Çùra soit la même que la Jàtakamâlâ m.Q\\ïïoxinée par le
naïf pèlerin chinois I-tsing (vii° siècle) et qui, selon lui, aurait été
fabriquée à la minute avec les vers placés bout à bout de cinq cents
poètes différents (S. Beal, ap. Indian Antiquary, XI, 49). Moins
riche en jâtakas que la littérature du Sud, celle du Nord a fourni
jusqu'ici plus d'avadànas. Un avadàna peut comprendre toute une
biographie légendaire et arriver ainsi aux proportions d'un petit
roman; il peut aussi n'avoir que celles d'un conte, et se réduire
à une anecdote, à un simple trait, comme ceux que Stanislas Julien
a tirés des sources chinoises (Contes et apologues indiens. Paris,
1860). Dans l'un et l'autre cas, la morale consiste à montrer de
quels actes antérieurs les faits racontés ont été la conséquence, ou
quelle rétribution bonne ou mauvaise leur est échue dans une exis-
tence postérieure. Dans l'un et^l'autre cas aussi , un avadâna ne diffère
pas essentiellement d'un jâtaka. Aussi trouve-t-on avec cette dé-
signation et d'autres encore, beaucoup de récits qui, dans le Sud,
font partie delà collection des jâtakas; comme, par exemple, celui
que M. Wenzel a publié récemment d'après un original tibétain,
dans le Journal de la Société asiatique de Londres (XX, 1888,
p. 503. Cf. Indian Antiquavy , X, p. 291). Un certain nombre de
ces récits sont entrés dans les diverses rédactions de la biogra-
80 COMPTKS RENDUS HT NOTICES
phie légendaire du Buddha, qui est elle-même une sorte de grand
avadàna; et, avec elle, ils ont pénétré de bonne heure en Occident,
sous le couvert du roman de Baiiaam et Joasaph. ^I. Zotenberg
a repris récemment l'examen des origines occidentales de ce livre
Fameux, dans un mémoire où l'on trouvera l'indication des derniers
travaux sur la matière [Notices et Extraits^ XXYIII, et Journal
asiatique V, 1885, p. 517), et où il montre que l'original de toutes
les versions euroi>éennes, l'ancien texte grec, est antérieur à
S. Jean Damascène à qui ^n l'attribuait communément, et a dû
sortir du couvent de Saint- Saba, en Palestine, avant les premiers
triomphes de l'Islam. Un des apologues les plus répandus qui nous
sont arrivés par ce livre, celui de l'homme suspendu dans un puits,
au fond duquel le guette un monstre affamé tandis que des rats
sont en train de ronger la liane qui le retient, a été l'objet d'un
travail comparatif très intéressant de la part de M. E. Kuhn
{Festgruss an Bôhtlingk, p. OS). Mais outre ces avadànas épars
un peu partout, on en possède plusieurs collections spéciales. De
celles-ci, deux seulement sont bien connues, le Divyàvadâna^ « les
célestes légendes », dont Burnouf avait déjà donné d'admirables
spécimens et dont MM. Cowell et Neil ont publié depuis l'édition
complète (Cambridge, 1880), et VAvadânaçataka^ les « cent lé-
gendes », encore inédit, mais dont M. Feer a donné une description
détaillée et de nombreux extraits, avec l'analyse sommaire de
quelques autres recueils semblables {Journal asiatique^ XIV,
1875. Cf. encore XVI, 1880; XVII et XVIII, 1881; XIX, 1882;
I, 1883; III et IV, 1884). J'ai déjà mentionné qu'une collection
du même genre, la BodJiisattvâvadânakalpalatà, « la liane mer-
veilleuse des légendes du (ou des) Bodhisattva » du kashmîrien
Kshemendra (au milieu du xi^ siècle), se publiait en ce moment
même à Calcutta. — Un recueil de contes et de fables trouvé au
Népal et qu'on pourrait appeler le Pahcatantra népalais, le Taîi-
tràhhyàna^ a été analysé et reproduit par extraits par M. Ceci!
Bendall {Journal asiatique de Londres^ XX, 1888, p. 465). Mais le
livre, comme le modèle duquel il dérive, est plutôt hindou que pro-
prement bouddhique. Tel est aussi le caractère du Tantri, une
sorte de version du Pahcatantra en vieux javanais, qui s'est con-
servée à Bali et qu'a signalée M. Van der Tuuk {Ibidem^ XIII,
1881, p. 44). De même l'influence, sinon l'imitation directe de
l'Inde est encore parfaitement sensible dans les légendes malaises
recueillies par M. E. Maxwell [Ibidem^ p. 399 et 498); dans la
-VNNKKS 18^9-1890 81
guirlande de fables dont le singe et la tortue sont les héros et que
M.K.F. Holle a traduite du javanais {De Aap en de Schildpad^
Batavia, 1885; se trouve aussi en Annam, Rev. crit.^ 27 février
1888, p. 162, et au Japon, TrCihner's Record, I, 1889, p. 71);
jusque dans les Contes annamites et surtout dans les Contes
tjanies recueillis et publiés par ]\1. Antony Landes [Excursions et
Reconnaissances, Saigon, 1885 et 1887; aussi tirés à part).
m
Mélusine, t. V, n^ 1, janvier-février 1890.)
[IJ Autant que leurs frères et rivaux les Bouddhistes i, les Jainas
ont été grands consommateurs de contes. Ils ne les ont pas, comme
ceux du Sud, réduits à un type uniforme ; ils ne leur ont pas non
plus assigné, comme eux, une section particulière de leurs écri-
tures sacrées. Mais, comme les Bouddhistes du Nord, ils les ont
introduits un peu partout dans la littérature assez volumineuse qui
est propre à leur secte et qui commence seulement à devenir acces-
sible. Une première fournée a été incorporée aux parties les plus
anciennes de leur hagiographie. Ceux-là, on les trouve dans leurs
écrits fondamentaux, en moindre nombre et sous une forme très
sommaire ; en plus grand nombre et sous une forme plus déve-
loppée dans les commentaires qui accompagnent les traités cano-
niques, ainsi que dans les ouvrages plus récents où ont été reprises
et remaniées les vieilles données traditionnelles. Dans les uns et
dans les autres, ils sont de forme et de caractère variés, allant
de la légende et de la parabole à l'anecdote, en passant par la
fable et par le conte proprement dit. Des plus anciennes de ces
1. Avant d'aller plus loin, je dois réparer un oubli grave; j'ai omis de mentionner
le beau travail de M. Jacobi sur le Viracaritra [Ind. Stiid., XIV, 1876), une autre de
ces compositions romantiques du moyen-âge hindou, dans laquelle un grand nombre
de fictions sont rattachées à la lutte légendaire des deux empereurs Vikramâditya et
Çâlivâhana, les prétendus fondateurs des ères Samvat et Çaka. — A propos des Jâta-
kas, j'aurais aussi dû mentionner les traductions de plusieurs de ces récits que M. R.
Morris a publiées dans le Folklore Journal II-IV (1884-1886), sous le titre général de
Folktalea oj India.
llEi.KiioNS Di: l'Inde. — IV. 6
^2 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Fictions, dans lesquelles il entre parfois une part encore difficile a
déterminer de souvenirs réels, le chercheur qui ne peut pas re-
courir aux originaux, trouvera des exemples dans chacun des peu
nombreux écrits canoniques rendus plus ou moins accessibles jus-
qu'ici, soit par des traductions complètes ou partielles, soit par
des analyses détaillées. Telles sont la portion de la Bhagavati
traduite et commentée par M. Weber [Abhandlungen de l'Acad.
de Berlin, 1866 et 1867) ; le mémoire du même savant sur la Sà-
ryaprajnapti {Ind. Stud.^ ^, 1868 ; à comparer avec le mémoire
sur le même sujet de M. Thibaut, Jouni. of the As. Soc. ofBen-
gal, XL IX, 1880) ; le Nirayâvalisûtra de M. Warren (Amster-
dam, 1879) ; V Aupapâtikasûtra de M. Leumann (Leipzig, 1883) ;
V Acàrâiïgasûtra et le Kalpasûtra de M. Jacobi {Sucred Books
of the East, 1884); V Upâsakadaçaka de M. Hœrnle {Bibl. In-
dica. Calcutta, 1888). Un lecteur un peu au courant trouvera en-
core à utiliser beaucoup d'autres indices de ce genre dans la des-
cription du canon que l'on doit à M. Weber {Ind. Stud., XVI et
XVI ï, 1883 et 1885). Aux mêmes sources antiques sont emprun-
tés les parallèles que M. Leumann a signalés entre quelques-unes
de ces fictions des Jainas et celles des Bouddhistes et des Brah-
manes [BezieJiungen der Jaina-Literatur zu andern Literatuv-
kreisen Indiens^ Actes du Congrès de Leide, 1885). C'est au
contraire à la littérature des commentaires et des traités posté-
rieurs que sont prises les légendes sur les anciens schismes de
l'église jaina publiées par M. Weber {Ueber den Kupakshakau-
çikâditya des Dharmasâgara, Sitzungsherichte de l'Académie
de Berlin, juin 1882) et par M. Jacobi [das Kâlakâcârya-Kathà-
nakam, Zeitschrift de la Société orientale allemande, XXXIV et
XXXV, 1880 et 1881 ^; Die Entstehung der Çvetàmhara und
Digamhaia Sekten. Ibidem, XXXVIII et XL, 1884 et 1886). C'est
là aussi que ces deux savants ont recueilli, Tun ses histoires des
femmes illustres [Ahalyà 'A/AXeu?, und Venvandtes, Sltzungsbe-
richle de l'Académie de Berlin, novembre 1887), l'autre son inté-
ressante collection, non traduite malheureusement, de récits lé-
gendaires en langue pnicrite [Ausgewashlle Erzdehlungen in
Mâliàràshtri. Leipzig, 1886), auxquels il a ajouté depuis celui de
la destruction de la ville sainte de Dvàravatl et de la mort de
1. Cf. E. Loiim.inn : Zwei rveitcrc KàlakorLeijcnden. Ibidem, XXXVII, 1883 (sans
Iradiiclioii).
\\m';l: 181M) -' 83
Krishna [Zeitschrift de la Soc. or. allemande, XHI, 1888 ; là
encore qu'un élève de M. Jaoobi, M. Fick, a puisé sa légende des
fils du roi Sagara (Kiel, 1889). Ces deux derniers exemples mon-
trent bien avec combien peu de scrupules et quels procédés tout
mécaniques, les Jainas ont approprié à leur usage les traditions
du cycle épique hindou; larcins, d'ailleurs, dont les Bouddhistes
se sont rendus également coupables et dont ils n'ont su, ni les uns
ni les autres, tirer rien qui vaille. Une compilation d'assez basse
époque et dans laquelle sont venues confluer beaucoup de ces his-
toires, le Çatriihjayaniàhàtmya^ avait été magistralement ana-
lysé par M. Weber au début même des études sur les Jainas (Leip-
zig, 1858).
Le nom technique de ces historiettes dans la littérature jaina
est kathànaka « récit, conte ». Un kathânaka peut être un récit
simple; mais souvent aussi, surtout quand il forme une composi-
tion indépendante, il consiste en un récit principal qui sert de-
cadre à plusieurs autres. M. Weber a été ici encore l'initiateur:
il a publié et traduit intégralement ou en extraits et toujours sa-
vamment commenté plusieurs de ces recueils : le Pancadanda-
chattraprabandlia^ « le livre du parasol à cinq baguettes », dont
le héros est le roi Vikramâditya, mais bien déchu de sa majesté
légendaire [Abhandlungen de l'Académie de Berlin, 1877) ; le
Campakaçreshthikathànaka, « l'histoire du marchand Campaka »
[SitzuTigsberichte de l'Académie de Berlin, mai et juillet 1883) ;
VUttamacaritrakathânaka, « l'histoire du (prince) Parfait » [Ibi-
dem^ mars 1884) ; la SamyakU>akaumadi, « le clair de lune delà
parfaite piété » , qui a plusieurs traits en commun avec les Mille
et une Nuits, et que M. Weber tient pour une dérivation de la
même source indienne non retrouvée jusqu'ici {Ibidem, juillet 1889) .
M. Pullè, de l'Université de Padoue, à qui l'on devait déjà un
aperçu général de cette littérature des contes jainas {Délia litte-
ralura dei Gaina e di alcune fonti dei novellieri occidentali ;
Atti de l'Académie de Venise, 1884, 1885, 1886), et qui en pré-
pare un recueil de dimensions considérables, en a publié et tra-
duit un autre spécimen, une portion de V Antarakathâsangraha
de Râjaçékhara. Gomme l'indique le titre même de son mémoire
{Un progéniture indiano dei Bertoldo, Venise, 1888; publié à
l'occasion des fêtes de l'Université de Bologne), -M. Pullè voit
dans ces récits le prototype de nos vieux livres populaires tels
que « les [3] Dits de Marcolphe » et « les Finesses de Bertoldo »,
84 COMPTES RENDUS ET NOTICES
dont le liéros est un rustre bien avisé ^. Ces récits sont, en
effet, bien plus anciens dans l'Inde que le recueil de Ràjaçekhara,
qui n'est pas antérieur au XIV« siècle. Chez les Jainas eux-mêmes,
ils ont une assez longue histoire, car VAntarakathâsangraha^
comme le dit le titre même, n'est i^u'un recueil d'extraits qui re-
pose sur les commentaires d'un écrit canonique, le Nandtsutra^ et
qui, dans une certaine mesure, remonte probablement jusqu'au Nan-
disûtra lui-même -. Plusieurs d'entre eux, notamment celui du
jugement de Salomon^, se T-etrouvent dans la collection singlia-
laise des Jàtakas, et les Bouddhistes du Nord ont un recueil fort
semblable, qui n'est encore bien connu que par la version tibé-
baine du Kandjur traduite en allemand par feu Schiefner [hidische
ErzœJiliingen aus dem Tibetischeji. Mélanges asiatiques^ Saint-
Pétersbourg, 1876-1877 ; traduit en anglais avec préface de
M. Ralston: Tihetan Taies ^ Londres, 1882). M. Pullè a parfaite-
ment suivi ces diverses pistes dans l'intéressante introduction qui
précède son mémoire. K cet excellent travail, il convient d'en
joindre un autre d'un élève de M. Pullè, M. LoA^arini, qui a publié
et traduit (la traduction laisse à désirer) une autre de ces petites
compositions, le Pâpabuddhi-DhdrmabuddJd-Kathânaka^ « l'his-
toire du (roi) impie et de son pieux (ministre) » (Giornale de la
Société asiatique italienne, III, 1889).
La plupart de ces recueils jainas, surtout les plus récents, qui
forment des compositions indépendantes, sont essentiellement des
livres d'édification populaire. Comme nos bestiaires du moyen-
âge, plusieurs paraissent avoir été composés avec le dessein de
fournir un thème ou un choix de motifs utilisables dans la prédi-
cation, bien que, parmi ces histoires, comme parmi les nôtres du
reste, il s'en trouve souvent qui sont loin d'être édifiantes. De là,
une grande simplicité de style et parfois une certaine verve de
propos. De là aussi, la présence d'un grand nombre de termes et
1. Parfois, comme dans le cas de Marcolphe, le rustre est difforme et contrefait. Par
là, il se rattache au contraire à lEsope grec.
2. Récemment, dans une communication faite au Congrès de Stockholm et qui ne
nous est encore connue que par des comptes rendus, M. Leumann a fait un travail
semblable sur la littérature qui se rattache à un autre écrit canonique, YAvoçyaka-
sûtra. Entre autres motifs célèbres, il y signale une version de l'histoire de Vâsava-
datlâ, la fable des oiseaux et du singe, le jugement de Salomon, la donnée qui sert
décadré aux Mille et une Nuits, la parabole du débiteur (Mathieu, 18\ Cf. Trilbncrsi
Record, 1^89, p. 151.
3. f.f. Mêluirinc. IV, 313, 337, 36G, 385, 414, 41G, 457.
ANNÉE 1890 85
de locutions vulgaires, qui les rend intéressants au point de vue
philologique. Si on y joint leur haute valeur pour l'histoire de la
propagation des contes, on aura à peu près tout ce qui peut se dire
en leur laveur; car, pour le reste, ce sont de bien pauvres élucu-
brations, où la maladresse du conteur dépasse parfois l'extrême
limite permise. Est-il possible, est-il môme souhaitable qu'ils
soient tous publiés ? C'est une question qu'il est permis de poser
dès maintenant. La Forme est ici ce qui importe le moins ; l'essen-
tiel est le commentaire ; et il semble que le meilleur parti à prendre
serait d'en donner la substance, d'en extraire tout ce qui peut in-
téresser le philologue et l'historien des fables et de franchement
abandonner [4] le reste. Quelques-unes des publications de
M. Weber fourniraient à cet égard des modèles excellents, qu'on
pourrait sans inconvénient réduire encore à des proportions plus
sobres, à mesure qu'on avancerait dans cette besogne de dépouil-
lement. Le but doit être, non un fatras de textes insipides qui se
croisent et se répètent à l'infini, mais de bons index, de bonnes
tables des matières et des concordances.
On vient de voir que, parmi les livres des Jainas que l'historien
des contes ne saurait négliger, il faut ranger leurs Vies des saints.
La biographie est en effet un des genres qu'ils ont le plus cultivé.
Non seulement ils ne se sont pas lassés d'écrire et de récrire ce
qu'ils croyaient savoir de l'histoire de leurs docteurs et des chefs
de leurs églises ' ; ils ont encore étendu leur soin à la mémoire
des hommes illustres en général, des princes, des savants et dès
poètes, des leurs en première ligne, mais aussi de ceux qui n'ont
pas appartenu à leur secte et qui, bien entendu, sont présentés
alors sous l'habit jaina. Aussi l'histoire littéraire de l'Inde doit-
elle beaucoup aux Jainas. C'est grâce à eux, en grande partie,
qu'elle cesse à partir d'une certaine époque d'être une simple
liste de noms et de faits, et qu'elle prend un peu de couleur et
d'étoffe. Il ne faudrait pas, sans doute, s'exagérer la valeur de
ces biographies. Même quand elles relatent des faits contempo-
rains, elles sont souvent légendaires. Gomme les premiers essais
en ce genre de l'antiquité classique, elles sont avant tout anecdo-
tiques. Mais c'est là précisément ce qui fait leur intérêt pour
1. Une des plus autorisées de ces chroniques biographiques, le Sthavirâvalîcarita^
« l'histoire de la série des docteurs » de Hemacandra, a été éditée par M, Jacobi {Bi-
bliotheca Indica, Calcutta, 1883-1886), avec des extraits des sources pràcrites antérieures,
mais, malheureusement, sans traduction.
86 COMPïKS RENDUS ET NOTICES
l'ordre de recherches dont il s'agit ici ; car ces anecdotes sont
très souvent des contes. C'est ainsi que l'aventure du prince re-
trouvant aux mains d'une courtisane le cadeau qu'il a fait à sa
favorite, que la favorite a donné à son amant, celui-ci à sa maî-
tresse et qui, après de longs voyages, revient au premier dona-
teuT, conte que la chronique byzantine applique à Théodose II et
Eudoxie, d-écide à Ujjayinî de la vocation littéraire de Bhartrihari,
l'auteur des Centuries. C'est ainsi encore que la vieille anecdote
classique à laquelle nous devons le mot de palinodie, revient ici
pour motiver l'origine du Candikâçataka àe Bâna et du Siirya-
çataka de Mayûra, et que l'histoire du poète qui séduit la fille du
roi et échappe au supplice grâce à sa présence d'esprit, a fait in-
venter dans rinde le poète Caura. C'est un conte et des mieux
caractérisés que ce récit consei^vé par la tradition singhalaise, de
la mort d6 Kâlidâsa, que sa maîtresse tue pour pouvoir s'atti-ibuer
un de ses vers. Ces récits et d'autres encore ne nous viennent pas
tous des Jainas. Bouddhistes et Brahmanes en ont eu de sembla-
bles, comme on peut s'en convaincre, pour les uns, en parcourant
les anecdotes dont fourmillent le Mahàvamso singhalais, les
Voyages de Hiouen-Thsang et V Histoire de Tàranâtha; pour les
autres, en se rappelant ce qu'ils racontent de Kumârila, de Çan-
kara et de leurs autres grands hommes, ou en feuilletant la Râ-
jatarangini kashmîrienne. Ils ont dû aussi en faire des recueils ;
mais c^ux-ci, cm bien ont péri, on ne sont pas encore mis au jour.
C'est dans [a] les commentaires, dans des écrits obscurs, qu'il faut,
chez eux, dénicher ces traditions. Ils ne les ont pas réunies dans
des composiitions spéciales, placées au premier rang dans leur
littérature, comme les Jainas l'ont fait dans ieviva Prabandhas.
Ces compilations, qui ont été produites en assez grand nombre
surtout dans l'Inde occidentale, à partir du xii<^ siècle, sont encore
iaédites, en Europe du moins *. Mais plusieurs savants s'en sont
beaucoup servis, notamment M. Biihler qui, le premier, les a fait
connaître parmi nous. Le but des présents articles étant de donner
une orientation générale, nullement de dispenser le chercheur non
1. Quelques œuvres de môme provenance, auxquelles on est aile d abord cl avec
raison, sont d'un caractère différent : ce sont plutôt des poèmes historiques. Tels
sont la KîrlikaumudU de Sonieçvara, un brahmane quia célébré des Ji»iiias, éditée par
M. Abâjî Vishnu Kâthavate (Bombay, 18^9), et le SukrUasamkirUiim d'Arisiniha,
copieusement analysé par M. bolilcr (Sitzunysberichie do l'Académie de Vienne, G\1X,
1889).
ANNÉE 1890 87
indianiste de tout autre conseil ou secours, ce qui exigerait un
volume, je ne puis pas m'arrêter ici à décrire ces divers travaux,
dispersés dans plusieurs recueils et qui n'ont d'ailleurs qu'un rap-
port très indirect avec l'histoire des contes. Pour des renseigne-
ments sur les Prabandhas, je me bornerai donc à renvoyer d'une
façon générale aux « Rapports sui- la recherche des manuscrits »
de MM. Bilhler, Peterson et Bhandarkar, aux nombreux mémoires
(le M. Biihler sur l'histoire politique et littéraire du Guzerat (no-
tamment Indian Aiitiquary\, VI, 1877), à la description des plus
importants de ces décrits qu'a faite M. Shankar Pàndurang Pandit
dans l'introduction de soa é<litioQ du Gaûdavaho (Bombay, 1887),
et à l'ouvrage plus ancien de AI. A. Kinloch Forbes, la Rets Mâla
(Londres, 1856; 2*^ éd. 1878), dont les récits sont en partie puisés
à cette source. Chroniques rétrospectives ou contemporaiiies, re-
cueils de biographies et de légendes, livres d'édification ou de
controverse, œuvres de doctrine grammaticale ou simples essais
littéraires, et, malgré cette diversité, reliées pourtant par des
caractères communs, ces compositions jainas forment un ensemble
auquel il n'y a rien à comparer dans le reste de la littérature sans-
crite. Les biographies comme celle du célèbre Çaiïkarâcârya pai^
Màdhavakavi (le Çankaraçijaya) sont des œuvres isolées et tar-
dives. Pour trouver quelque chose d'analogue, il faut descendi^e
jusqu'aux livres en langue vulgaire consacrés à l'hagiographie des
sectes modernes, tels que la Ulialilaniàlà^ cette Légende dorée de
l'Hindouisme actueU.
1. Les renseignements les plus nombreux, et le pais facilement accessibles sur la
BhakLarnâlà, sont toujours encore ceux qu'a donnés II, tL Wilsoii, dans sa célèbre
« Esquisse des sectes religieuses des Hindous » {Select Works, I. Lc^ndres, 1861). Je ne
toucherai pas ici à cette littérature religieuse de l'Inde moderne. Je crois pourtant
dcToir signaler en passant la traduction de l'Adi Granth des Sikhs par M. Trumpp
(Landres, 1877; surtout l'introduction) et deux curieuses publications sur la légende
de cette secte par un indigène, le Sirdar Attar Singh de Bhadour ; Sakhee Book or
Ihe Description of Gooroo Gobind Singh^s Religion and Doctrines. Bénarès, 1873; et The
Travets of Guru Tegh Bahadur and Gura Gobind Singh. Lahore, 1876. — A comparer
enco-pe les biographies des grands poètes dravidiens, par exemple celle de Tiruval-
luvar, dans la traduction allemande du Karal par Graul. Leipzig, 1856.
88 COMPTES RENDUS ET NOTICES
IV
J'ai [6] tâché d'être à peu près complet en ce qui regarde les
Jainas, parce que c'est une étude qui date d'hier et que tout se
tient en quelque sorte et se répond dans cette œuvre déjà considé-
rable d'un petit nombre de travailleurs. Je ne l'essaierai même .pas
pour ce qu'il me reste à dire*de l'Inde moderne et contemporaine.
Ici la masse est si grande et si dispersée, que je suis forcé de faire
un choix même dans le peu que j'en puis savoir. Pour l'activité
littéraire, l'Inde a cessé d'être un pays asiatique ; elle est devenue
une annexe de FEurope.
J'ai essa^^é autrefois ici même^ de donner une idée de cette acti-
vité en parcourant l'œuvre accomplie par un seul homme, M. Temple,
pour une seule province, le Penjab. Depuis, il est vrai, cette
œuvre a été interrompue : les Legetids ofthe Panjab sont restées
stationnaires après la 2^ livraison du 3*^ volume (février 1866) et
les Panjab Notes and Queries^ transformées en Indian Notes and
guéries, ont cessé de paraître après l'achèvement du 4^ volume
(1886). Mais, interrompue ici, M. Temple la continue ailleurs,
dans VIndian Antiquary^ qu'il dirige depuis quelques années du
fond de la Birmanie. Et ce que je disais alors de l'œuvre de
M. Temple au Penjab, j'aurais pu le dire de celle que M. Grierson
faisait au Bengale 2, que d'autres chercheurs faisaient dans d'autres
provinces. Pour quelques-unes, sans doute, la moisson a été plus
tardive et moins abondante ; il n'en' est pas où elle ait absolument
manqué. Dans toutes les régions du vaste empire, les contes no-
tamment et les traditions se recueillent et se publient dans des
feuilles locales en toutes langues, dont les titres mêmes n'arrivent
({ue rarement en Europe. Non seulement on recueille ceux du
pays, mais on imite ou traduit les nôtres, QiJack the Giant Kil-
ler et autres histoires ({ui ont fait les délices de tant de généra-
tions anglaises, commencent à faire celles des petits Hindous et,
sans doute aussi, des grands. Cette espèce de reflux, d'ailleurs,
ne date pas d'aujourd'hui seulement. Déjà, au xv*" siècle, le Kathâ-
1. Mélusine, If, .%1.
2. Pour un aperçu des lr;iv;iu\ du M. (Jricrsuii ja>«iu'( m 1^>7. \i>\\ liccuc criliqnCy
15 août 1887 (ci-de8su8, pp. 28 et suiv.).
ANNÉK 18 90 89
Jxautuka de Çrivara est, au témoignage de M. Biililer [Kashmîr
Report^ 61) traduit d'un recueil de contes en persan. M. Grierson
a signalé depuis [Indian Antiquary ^ XVII, 273) une traduction
sanscrite des Mille et une Nuits, et le pandit Natesa Sastri a pu-
blé une élégante version anglaise d'un recueil de contes tamoul,
The Drcwidian NigJits Entertainments (Madras, 1886), où, comme
l'indique déjà le titre choisi par le traducteur, l'imitation de la
collection arabe n'est pas à méconnaître. Le fils d'un ministre, qui
a conquis la main de deux belles, mais qui réserve le choix de
l'une d'elles à son maître et ami, le prince héritier, trompe l'impa-
tience amoureuse des jeunes filles en employant chacune des
12 nuits que comprend le voyage du retour, au récit d'autant d'his-
toires appropriées à la situation.
D'autre part, l'Inde n\i pas cessé de remanier ses vieux contes
ni d'en produire de nouveaux. Les conteurs, les chanteurs errants,
autour desquels les habitants des hameaux viennent se grouper le
soir, a*i retour de^ traA^aux de la journée, ne sont pas les seuls
ouvriers de catte production. Ce qu'ils font dans l'idiome vul-
gaire, des lettrés le font dans les dialectes cultivés. Il naît ainsi
[7] des récits en vers et en prose, dont les plus humbles mômes
sont parfois fixés par l'écriture, car le chanteur du village, lui
aussi, a souvent sur soi son manuscrit, et dont quelques-uns, nés
sous une meilleure étoile, reçoivent les honneurs de l'impression.
Dans ce cas, les annonces de la librairie indigène en apportent
parfois les titres en Europe. Ils n'y demeurent pas moins inconnus
pour cela, à moins qu'il ne leur survienne une autre chance heu-
reuse, celle de nous être apportés en une traduction. Naturellement
c'est de ceux-là seuls qu'il peut être question ici. A l'exception du
Madanakamarajankadai tamoul, l'original des « Dravidian
Nights » de M. Natesa Sastri mentionnées plus haut, aucun recueil
de contes proprement dits et se donnant comme une œuvre person-
nelle (il en existe de la sorte), n'a eu jusqu'ici, à ma connaissance
du moins, cette bonne fortune. Pour des raisons faciles à aperce-
voir, elle n'est échue qu'à des poèmes, à des pièces détachées la
plupart en vers, tous d'un cachet plus ou moins archaïque, et le
'compte en est bientôt fait i. Sauf oubli, il se réduit aux Legends of
tJte Panjab de M. Temple (1884-1886), aux curieux morceaux de
1. Bien entendu, en n'y comprenant pas les « chansons populaires»; sans quoi, il
serait beaucoup plus long-.
'00 COMPTAS RENDUS ET NOTICES
poésie légendaire publiés par M. Grierson" [Journal de la Société
asiatique du Bengale, XLVIi, 1878; LUI [spécial number), 1884;
Zeitsehrift d-e la Société orientale allemande, XXXIX, 1885, et
Indian Antiquary, XIV, 1885 ^ et, en remontant un peu haut, il est
vrai, au PrlthirâJ Râsau, le grand poème épique au nom de Cand
Bardai, qui s'est formé comme une auréole autour du souvenir du
grand champion de l'indépendance, Prithvîrâj, le dernier empe-
reur hindou de Delhi*.
Quant aux contes, c'est dans la tradition orale que collection-
neurs et traducteurs vont d'ordinaire les puiser; c'est tels qu'ils les
surprennent de la bouche du peuple, qu'ils prétendent les repro-
duire, bien que le sou})^on soit permis pour plusieurs, qu'ils y met-
tent parfois du leur. Ce qui manque en effet le plus à beaucoup de
ces publications, c'est, outre un bon commentaire, une plus grande
exactitude. Non seulement la forme en est parfois 'trop également
littéraire, mais on voudrait avoir aussi sur la provenance et sur
l'habitat de ces coates, sur la couche sociale à laquelle ils appar-
tiennent, des informations plus précises que les titres trop vagues
de folklore du nord, du sud, de l'ouest de l'Inde. [8] Dans certains
cas il était probablement impossible de faire mieux; mais dans
d'autres il semble qu'on n'y ait pas même songé. Un petit nombre
ai recueils n'encourent pourtant aucun de ces reproches et comptent
parmi ce qui s'est produit en ce genre de meilleur. Il a été rendu
compte ici méme^ des Wide-Awake St&nes de Mme Steele et
M. Temple (Bombay, 1884; publiés en partie d'abord dans V Indian
Antiqiiavy) y et tout folkloriste connaît les charmantes collections
recueillies par deux jeunes filles, les Old Deccan Dai/s^ or Hin-
doo Fairy Legends carrent in SoutJiern India de Miss Frère,
1. Pour le « chant d'Alha », cf. les articles de M. WaterfielJ dans la Calcutta Revieiv,
octobre 1875, janvier et octobre 1876. •
2. Ea cour* de publication dans la Bibliotheca Indica de Calcutta, par les soins de
MM. Beames et lloernlc. — Sur cette poésie plus ou moins populaire en liingue vul-
gaire, M. Grierson, a présenté au Congrès des orientalistes de Vienne un savant
mémoire {The Mcdiœvat oernacular Literalure of Hindùsldn. Vcrhandlungcn du Congrès.
Vienne, 1888), qtre les folkloristes- aussi ne consulteront pas sans prolit. Ils y troa"\'e-
ront entre autres d'intéressants détails sur ces légeadcs héroïques, d'inspiration toute
râjpoule, qui ont arraché au vieux James Tod tant de cris d'enthousiasme, et dont
M. Pavio nous a donné jadis im spécimen dans sa Léjcndc de Padmani. Journal asia-
tique, 1865. — Au moment d^; corriger les éi>reuves, je reçois de M. Gri-erson une
seconde édition complètement remaniée et considérablement augmentée de son mé-
moire. Sous cette nouvelle forme il vient d'être publié comme imm. r<t ^npph'nuMt-
taire d;ui& le Journal de la Société asiatiqu<2 du Beagulo pour 18S:
3. MéUisine, II, 811.
ANNÉE 1890 91
ivec introduction et notes de Sir Bartle Frère (Londres, 1868;
2' édition, 1870 ; 3'^ édition, 1881)^ et les Indian Fairy Taies de Miss
Maive Stokes avec notes de Mme Stokes (Calcutta, 1879; 2" édi-
tion avec introduction de M. Ralston, Londres^ 1880). Les Folk-
Taies of Kashmir du Rév. Hinton Knowles^ (Londi^es, 1888;
des Tspécimens avaient paru d'abord dans VIndian Antiquary)
satisfont également à toutes les exigences. Par contre, les Indicm
Fables àe M. Ramasvami (Londres^ sans date), les 22. contes
bengalais de M. Lai Beliari Day {Folk-Taies of Bengal, iSS3),
les 24 contes du pays tanioul du pandit Natesa Sastri [Folklore
in Southern India ; publiés d'abord dans \ Indian Anliquctry
et ensuite eu trois tirages à part, Bombay, 1884, 1886, 1888) ^% tout
fidèlement reproduits qu'ils paraissent être, ont été rédigés de mé-
moire et ne sont pas suffisamment documentés. Le petit recueil
d'un indigène, Folk-Taies of Hindustan hy Sheikli Chilli (Rawal-
pindi, Himalaj^an Press, 1886), ne l'est pas du tout. L'auteur ne
nous apprend ni qui il est, ni comment il s'est procuré ces> 12 contes
d'ailleurs très intéressants; il n'a pas ajouté une seule note, pas
même un feuillet de titre à sa plaquette, qui pourrait bien tHre une
réimpression de quelque périodique local.
Ce sont là, à ma connaissance, les seuls contes dont il ait été
formé des recueils spéciaux. Mais il en est un nombre infiniment
plus granxi qui ne sont jamais sortis des journaux ou: des revues
où ils ont été publiés. Pour ceux-là, qui voudrait être complet,
aurait beaucoup à faire; car il n'est sans doute pas un seul des
nombreux périodiques de l'Inde, pour peu qu'il fasse une place à la
littérature d'agrément ou à l'archéologie locale, qui n'en contienne
de temps en temps. Au lieu de l'enquête étendue qu'il faudrait
ici, je ne puis fournir que des notes rapides puisées dans un petit
nombre seulement de ces publications, et cela pour une raison
mauvaise sans doute, mais péremptoire : c'est que la littérature
des contes p'opulaires n'est pas précisément ma spécialité, même
en ce qui regarde l'Inde, et que je ne puis donner que ce que j'ai.
Et encore dans ce petit nombre de publications que je vais passer
en revue, serai-je obligé, pour ne pas grossir outre mesure cet
article déjà trop long, de laisser de côté une bonne partie de la lit-
térature orale et populaire, tout ce qui est plutôt légende que conte,
1. M. II. Knowles est auteur en outre d'un Dictionary of Kashniiri Provrrbs and
Sayings. Bombay, 1885.
2. La publication est continuée d-ans rindiaa Antiquary, \V!I et WIII.
92 COMPTES RENDUS ET NOTICES
les traditions religieuses, celles qui s'attachent à certains sanctuaires
et qui sont consignées parfois dans leurs chroniques ou màhât-
myas^ celles enfin [9] qui ne sont que l'écho lointain et plus ou
moins défiguré des récits pouraniques.
Sur la littérature des contes en général et sur les aspects qui lui
sont propres dans l'Inde, on peut consulter deux articles ano-
nymes de la Calcutta Review, juillet 1870, p. 101 et avril 1881,
p. 424. MM. Tawney (Indian Antiquanj VIII, 37, 230; IX, 51,
290; X, 190, 370), Grierson [Ibidem, VII, 288), N. B. Godabole
[Ibidem, XI, 84) et V^. Goonetilleke {Orientaliste I, 86, 121, 180,
249, 277; II, 41) ont traité de cette matière inépuisable des folk-
lore parallels et l'ont enrichie d'observations nouvelles.
Pour le Penjab et la frontière nord-ouest de l'Inde, outre les
publications déjà mentionnées de M. Temple, les Legends oft/ie
Panjab, les Wide-Awake S tories, les Panjab [<di Indian) Notes
and Queries, consacrées les unes exclusivement, les autres en ma-
jeure partie au folklore de ces régions, on devra consulter encore
d'autres contributions du même auteur dans V Indian Antiquary
(particulièrement XI, 290 et XIII, 178) et dans la Calcutta Review,
octobre 1882 et octobre 1884. M. Swynnerton a donné un excel-
lent recueil de fables ayant cours dans le Penjab supérieur {Jour-
nal de la Société asiatique du Bengale, LU, p. 81). A M. Leitner
on doit une série de paraboles pieuses musulmanes du Kashmir
{Indian Antiquary, 1,266), qui complètent les Contes kashmiriens
de M. Knowles, et de plus un choix des légendes des montagnards
du Dardistan. On en trouvera d'autres encore dans le grand ou-
vrage consacré par M. Leitner à ces régions encore si fermées :
The Legends and Races of Dardislan, particulièrement dans la
troisième partie : Legends, Riddles, Proverbs etc. of tJie Shina
race. Lahore, 1873.
Plus à l'est, dans les North- Western Provinces et dans le pays
d'Oudh, nous retrouvons M. Temple avec la « légende du cavalier
sans tète » {Calcutta RevieiP, juillet 1883). M. W. C. Benett a
publié une légende de Balrampur qui rappelle un conte des frères
Grimm {Indian Antiquary, I, 143). Plus d'un conte aussi se cache
dans les monographies de M. Nesfield sur les populations abori-
gènes de ces régions, telles que les Kanjars, les Tharus, les
Bogshas, les Musheras {Calcutta Review, octobre 1883, janvier
1885, janvier et avril 1888). C'est même une observation à faire
ici une fois pour toutes, qu'on cherclicin rarement on vain dans les
xVNNKl-: 18 90 93
ouvrages consacrés à la description de peuplades vivant plus ou
moins en dehors de l'hindouisme, surtout .si ces ouvrages sont ré-
cents. Mais même dans ceux qui sont plus anciens, il y a chance
de trouver quelque chose. C'est ainsi que dans les Mœurs et cou-
tumes des peuples de Vlnde (1825) de l'abbé Dubois qui a été
longtemps dans le Sud en contact avec des populations peu assi-
milées, il y a plusieurs contes qui paraissent être pris directement
dans la tradition orale et qui ne se retrouvent pas dan^ les docu-
ments littéraires.
Plus à l'est encore, dans le pays de Mithilâ et dans le Béhar,
nous sommes sur le domaine propre de M. Grierson. A ses fravaux
déjà cités, je n'ajouterai pas ses diverses publications de proverbes
et de chansons populaires; mais je dois mentionner du moins une
de ses contributions au folklore de cette région, dans VIndian An-
tiquavy^ X, 366.
Au Bengale, nous trouvons MM. Cole et Phillips, qui ont recueilli
les traditions des tribus Sàntâles [Ibidem, |!0J IV, 10, 257; VIII,
273; Orientalist, I, 261 ; II, 24), et MM. Damont et Mitter, l'un
devançant, l'autre complétant le recueil de M. Lai Behari Day. La
contribution du premier comprend deux longues séries de contes
recueillis à Dinajpur, dans le moyen Bengale et k ^Nlanipur, sur la
frontière orientale [îndian Antiquary, \-W passim ; VI, 219 et
IX, 1). Celle de M. Mitter, beaucoup plus courte, est dans VOrien-
talist, 111,213,
En revenant à l'ouest, nous avons à enregistrer pour le Guzerat,
tant pour la partie continentale que pour la presqu'île de Kâthyâ-
wâd, outre une communication de M. Burgess [Indian Antiquary ,
1,6), les nombreuses recherches de M. Watson sur le folklore et
les traditions légendaires de ces contrées [Ibidem, II-VIII, pas-
sim). Plus bas sur la côte, M. Geo. F. D'Penha est en train de
recueillir les contes populaires de Salsette [Ibidem, XVI, 327;
XVII, 13, 50, 104), tandis qu'une jeune dameparsie, Miss Putlibaï
D. II. Wadia, a entrepris le même travail pour toute la région.
Ses communications déjà nombreuses se trouvent réparties sous le
titre de Folklore in Western India, dans les cinq derniers vo-
lumes (XIV-XVIII) du même recueil.
Sur l'autre versant des Ghats, nous ne trouvons rien qui soit à
notre usage dans les « Ballades canarèses » de M. Fleet [Ibidem^
XIV-XVI), pas plus du reste que dans les « Chansons populaires
des Courgs » de M. Graeter [Zeitschrift de la Société orientale
94 COMPTES RENDUS ET NOTICES
cilleniande, XXXII), oti dans les Folksongs of SoiUhern India de
M. Gover (Londres, 1872). Mais il y a des contes parmi les « Lé-
gendes des Lingaites » de M. Kittel [Indian Antiquary^ IV, 211;
V, 183) et parmi les matériaux recueillis dans le Maïsour par
M. Narasimmiyengàr {Ibidem, I, 212; IL, 133; III, 28), dans les
vallées inférieures de la Krishna et de la Godàvarî par MM. Gain
et Gordon Mackenzie {Ibidem, V, 187, 301 ; XI, %1), plus au sud,
en pays tamoul, par MM. Le Fanu {Ibidem, X, 191) et Walhouse
[Ibidem, U-X passim) , et il^ déjà été dit plus haut que M. Natesa
Sastri, qui est originaire de cette région, continuait dans V Indian
Antiquary sa collection du Folklore of Southern India.
La langue et la race tamoule occupent une moitié de Geylan.
Pour ce folklore insulaire, mi partie tamoul, mi partie singhalais,
il suffit de renvoyer en bloc aux trois volumes parus jusqu'ici de
VOrientalist (1884-1889) qui, bien qu'il s'imprime à Bombay, se
rédige à Geylan, et dont chaque fascicule fournirait un ou plusieurs
articles à notre liste.
Ce que je viens de faire pour un petit nombre de publications
périodiques, pourrait et devrait se faire pour un grand nombre
d'autres. Les journaux et les revues en langue anglaise de Cal-
cutta, de Bombay, de Madras, de Geylan, les feuilles en langue
indigène, les périodiques publiés par les diverses Missions, fourni-
raient chacun sa moisson. Il est regrettable que parmi tant de
travailleurs qui, depuis une vingtaine d'années, exploitent si acti-
vement ce vaste domaine des traditions populaires de l'Inde, aucun
encore n'ait eu l'idée de dresser cet inventaire parfaitement pos-
sible avec les communications rapides et faciles qui relient aujour-
d'hui toutes les parties du territoire, et sans lequel les chercheurs les
mieux informés sont réduits à travailler en quelque sorte à tâtons.
Me voici arrivé à la fin de cette trop longue énuraération [11 J bi-
bliographique. Je dois ajouter pourtant un dernier mot. La Revue
des traditions populaires, dans les livraisons d'aoùt-septembre et
d'octobre 1889, a publié 12 contes hindous de Miss Putlibai Wadia.
Les 9 derniers sont donnés comme traduits de V Indian Magazine
et de V Indian Antiquary . Les 3 premiers sont présentés comme
inédits. La i)onne foi de la Revue a été surprise : à l'exception du
3« qui, pour moi du moins, est nouveau', ils ne le sont pas plus
1. Nouveau quant à l'ensemble; car, pour les cléiiK'uls doul il usl assez maladroi-
Icmcnl composés, ils sont tous d'un type connu.
ANNÉE 1890 9^
que les autres. Le premier est la reproduction un peu abrégée,
mais, à cela près, Verbatim, du l'''" conte du recueil de Sheikli
Gliilli mentionné plus haut et publié en 1886. De deux choses
l'une, ou Miss Wadia. a écrit elle-même, sous le pseudonyme du
Sheikh, le petit recueil imprimé à Rawalpindi, ou la personne de
qui elle tient le conte, l'aA^ait appris par cœur dans le recueil.
Pour le 2*^ récit, je suis moins affirmatif. Il se compose de deux
parties : la 2« est une variante du conte II de Miss Stokes; la
l^e n'est pas plus nouvelle, bien que, dans le moment, je ne puisse
pas dire où je l'ai lue. A deux exceptions près, les contes sont re-
produits sans autres références ni renseignements ^ Quel but peut-
on bien s'être proposé en les publiant? Est-ce comme lecture
d'agrément ? Dans ce cas, je n'ai rien à dire; mais alors le 3^' conte
du moins, le seul inédit, devrait être supprimé comme malvenu.
A-t-on voulu au contraire, comme le titre de la Revue autorise à le
croire, faire œuvre scientifique? Dans ce cas, je ne comprends
plus. Si quelque chose ressort de tout ce qui précède, c'est que les
traditions populaires de l'Inde ne sont plus un sol vierge. 11 est
permis, tout regrettable que cela soit, à ceux qui travaillent dans
l'Inde, de nous envoyer des contes à l'état brut : ils font leur tâche
de chercheurs. Mais nous ici, qui ne pouvons pas recueillir, si
nous revenons sur leur œuvre, ce doit être pour analyser, pour
classer, pour commenter. Un conte n'est jamais neuf de pied en
cap; par ses éléments, il est presque toujours réduisible à un petit
nombre de types. Chacun des contes de Miss Wadia a ainsi une
histoire déjà longue dans l'Inde, et parfois une tout aussi longue
parmi nous. Qui s'en douterait en les relisant dans la Reçue des,
traditions populaires ?
P. -S- — Cet article était écrit, quand j'ai reçu deux ouvrages
de M. J. Jacobs : The earliest English version of the Fables of
Bidpai. Londres, 1888; et The Fables of Aesop as first printed
by William Caxton in lk84^ with those of Avian, Alfonso and
Poggio. Vol. I. History of the JEsopic Fable. Londres, 1889. Ces
deux volumes, qui font partie de la Bibliothèque de Carabas Se-
1. Le titre du 2*^ conte, « le Folklore aux Indes orientales », est suspect, d'autant
plus suspect, que celui du 3% « Folklore de l'Inde occidentale », est reproduit sur la
couverture avec la variante « Folklore des Indes occidentales ». Evidemment il faut
partout le singulier. Est-il besoin de dire que « les Indes orientales » sont l'Inde
d'Asie et que « les Indes occidentales » sont l'Inde d'Amérique, c'est-à-dire les An-
tilles ?
96 COMPTES RENDUS ET NOTICES
ries, constituent l'examen le plus complet et le plus savant qui ait
été fait depuis Benfey, de cette grande question de l'origine [12]
et des migrations des fables, et la critique de l'auteur s'y montre
partout aussi sage que bien informée. Sur un ou deux points seule-
ment je suis obligé de faire quelques réserves. L'auteur voit trop
de Bouddhisme dans l'Inde et il a une foi trop robuste dans la haute
antiquité des livres bouddhiques. Nous n'avons aucun moyen qui
nous permette de nous représenter ce qu'a pu être « un recueil de
Jâtakas 400 ans avant notre ère ». Quant à l'hypothèse que Kybi-
sès le Libyen ne serait autre ^que le Buddha Kàçyapa, elle reste
absolument en l'air. Rien ne nous y conduit de ce que nous savons
du rôle de Kâçyapa dans la tradition bouddhique. Le titre que
M. Jacobs suppose au prétendu recueil hindou, Itiahâsa Kâsyctpa,
titre qu'il traduit par « thus spake Kâsyapa », n'est ni sanscrit, ni
prâcrit, ni pâli, ni singhalais, et, dans aucune de ces langues, il
ne se laisserait réduire sans difficulté à une formule acceptable.
Mais l'auteur, à ce propos, se plaisante lui-même avec tant d'es-
prit, que je m'en voudrais d'insister davantage.
Romesh Ghunder Dhtt. A History of Civilisation in Ancient India
based on Sanscrit Literature. In three volumes. Vol. I. Vedic
and Epie Ages. Vol. II. Rationalistic Age. Calcutta : Thacker,
Spink and Co. London : Trilbner and Co. — xvi-302 et iv-344 pp.
in-8.
[Revue critique, 26 mai 1890).
[40 1| Dans l'ouvrage dont nous annonçons ici les deux premiers
volumes, M. li.-G. Dutt s'est proposé de résumer pour le grand
public, en particulier pour ceux de ses compatriotes qui savent
l'anglais, les résultats d'un siècle d'études indiennes. « Pour l'étu-
« diant hindou, dit-il dans sa Préface, l'histoire de l'Inde commence
<( à la conquête musulmane : la période hindoue est pour lui une
« page blanche. Nos écoliers connaissent par le menu les douze
ANNKK 1890 . 97
a invasions de Mahmoud ; ils savent peu de chose de l'invasion et
« des guerres des Aryens qui s'établirent en conquérants dans le
« Panjab trois mille ans avant le sultan de Ghazni. Ils ont lu le
« récit de la prise de Delhi et de Ganodje par Shahab-ud-din
« Mahammad Ghori; mais ils ont à peine une notion des anciens
« royaumes des Kurus et des Pancâlas qui ont fleuri dans cette
« même région. Ils savent quel empereur régnait à Delhi quand
« Sivaji vécut et guerroya ; mais ils ignorent quel roi gouvernait
« en Magadha à l'époque où Gautama Buddha vécut et prêcha.
« L'histoire d'Ahmadnagar, de Bijapore, de Golconde leur est fami-
« Hère; mais il est probable qu'ils n'ont entendu parler ni des
« Andhras, ni des Guptas, ni des Galukyas. Ils savent exactement
« la date de l'irruption de Nadir Shah ; mais ils ne sauraient dire,
« à cinq siècles près, à quelle époque les Çakas envahirent l'Inde
« et furent repoussés par Vikramâditya-le-Grand. Ils savent plus
« de choses de Firdousi et de Ferishta que d'Aryabhata et de
« Bhavabhùti, et s'ils peuvent nommer le constructeur du Taj
« Mahal, ils n'ont pas la moindre notion de l'époque à laquelle
« furent édifiés ou creusés les topes de Sanchi, les cavernes de
« Karle et d'Ajanta, les temples d'Ellora, de Bhuvaneçvara et de
« Jagannâtha. — Et pourtant cela ne devrait pas être. Pour l'étu-
« diant [402] hindou, l'histoire de la période hindoue ne devrait
« pas être une page blanche ou, tout au plus, un ramassis confus
(( de noms historiques et légendaires, de fables religieuses, de
(< mythes épiques et pourâniques. Nulle étude n'agit aussi puis-
ce samment sur l'esprit d'une nation, sur le caractère d'une nation,
« que l'étude critique et soigneuse de son histoire passée. Et c'est
(( par cette étude seulement. qu'au culte aveugle et superstitieux
« du passé, on arrive à substituer une légitime et virile admi-
« ration. »
J'ai reproduit ce passage sans en rien retrancher, parce qu'il
résume parfaitement l'objet du livre et qu'il caractérise non moins
nettement l'esprit, et aussi le ton dans lequel il est écrit : c'est à
la fois un essai de vulgarisation scientifique et une œuvre patrio-
tique qu'a voulu faire M. D., et, pour l'entreprendre, nul n'était,
à plusieurs égards, mieux préparé que lui. Placé comme magistrat
à la tête d'un district du Bengale ^ il a pu acquérir cette expérience
des choses et des hommes indispensable à l'historien. Il a pu aussi
1. Celui de Maimansingh ; plus de trois millions d'habitants.
Religions de l'Ixde. — IV. 7
98 COMPTES RENDUS ET NOTICES
se rendre compte, mieux que la plupart de ses compatriotes, des
conditions actuelles de l'Inde, dont l'intelligence est si nécessaire
à qui veut comprendre celles de son passé, et des articles de lui
publiés dans la Reçue de Calcutta ^^ ont montré qu'il savait com-
prendre ces conditions en homme qui est de son époque. En même
temps il a étudié l'ancienne littérature de son peuple. Il y a une
dizaine d'années, paraissait de lui une analyse de la Chronique de
Gashmire"^. Depuis il a publié, sous les auspices du gouvernement
de sa Présidence, une traduction bengalie des hymnes du Rig-veda,
et il a fait paraître une série d'études sur la période védique qui
sont comme une ébauche dé son premier volume ^. Enfin, M. D. con-
naît l'Europe, où il a séjourné et achevé ses études^. Il est au cou-
rant des principaux travaux qui se sont faits sur l'Inde, tant en
Angleterre que sur le continent. Et ce qu'il a rapporté de ce long
commerce ne se réduit pas à l'emprunt de quelques résultats ou de
simples procédés de style : c'est l'esprit même de l'Occident, c'est,
à la nuance près, sa manière de penser et de sentir, qu'il s'est
appropriés avec une étonnante souplesse. L'assimilation est même
si complète que, tout en l'admirant, on la souhaiterait moindre :
on voudrait trouver dans son livre quelque chose de plus hindou,
un peu moins de ce qui aurait pu s'écrire tout aussi bien à Londres,
à Berlin ou à Paris.
L'histoire de Vlncle ancienne, telle que M. D. s'est proposé de
la [403] résumer, va des origines à la fin de l'indépendance, celle-ci
tombant à une date qui, selon les régions, varie du xii® au x\v siè-
cle. Il divise cette histoire en cinq périodes : I, védique, de 2000-
1400 av. J.-C; II, épique, de 1400-900; III, philosophique, de
1000-242; IV, bouddhique, de 242 av. J.-G. à 500 ap. J.-G.; V,
pourânique, de 500-1565. Le premier volume contient I et II; le
deuxième traite de III ; au dernier sont réservés lY et Y. Je ne
chercherai pas chicane à M. D. au sujet de cette division, qu'il ne
faudrait pas juger du reste par le simple énoncé des titres, ni sur
sa chronologie, que je crois en partie inadmissible, mais pour la-
quelle il peut, sur chaque point, se recommander de bonnes auto-
1. The Abori'jinal Elément in the Population of Bcngal. Calcutta Rcview, Ocloher, 1882.
— A Plea for Compétitive Exaniination. Ibidem, Apriï, 1884.
2. History of Kashmira. A Contribution towards Ancieni Indian History. Ibidem,
July, 1880.
3. Social Life of the Hindus in the Rig-veda Period. Ibidem, July, 1887. — Hindn Civi-
lisation of the Brahmana Period. Ibidem, Octobcr, 1887 and January, 1888.
4. M. Dutl est barrisler-al lau de Middle Temple.
ANNÉE 1890 99
rites. Ecrivant un livre d'exposition, non de discussion, il a dû
naturellement prendre son parti, avec bien peu de chance de con-
tenter tout le monde. Il l'a fait de son mieux, parfois avec succès,
et quand il lui arrive, selon moi, de se tromper, c'est toujours en
bonne compagnie. Mais il est une observation plus générale sur
laquelle je dois insister. A moins que M. D. ne donne à son troi-
sième volume de tout autres dimensions qu'à ses deux premiers, on
voit dès maintenant que les deux tiers de l'ouvrage sont consacrés
aux temps qui n'ont pas, à proprement parler, d'histoire, et qu'un
tiers seulement est réservé aux dix-huit siècles environ pour les-
quels nous avons des annales plus ou moins documentées. Il est
vrai que ce n'est pas une histoire au sens propre du mot que veut
nous donner M. D., mais plutôt un tableau de la civilisation, des
idées, des croyances, des institutions, toutes choses dont le déve-
loppement, dans l'Inde, est en grande partie préhistorique. Jusqu'à
un certain point, ce défaut de proportion était donc inévitable. Nous
croyons pourtant qu'il l'a singulièrement exagéré, et qu'il l'a exa-
géré parce qu'il s'est fait illusion sur la quantité de matière solide
qu'il pouvait tirer de ses documents.
M. D. n'est pas un retardataire. Il est au courant des résultats et
des doutes auxquels a conduit l'étude critique de la littérature
sanscrite, et il les admet dans leur ensemble i. Il convient que la
rédaction ou la compilation des documents d'une de ses périodes
appartient régulièrement et au plus tôt à la période suivante, et
comme, postérieurement à la compilation, il admet encore des re-
maniements, cela peut faire, suivant sa propre chronologie, un
intervalle d'un millier d'années entre la [404] date d'un livre
tel que nous l'avons et l'époque pour laquelle il l'utilise. Aussi se
garde-t-il bien d'emprunter à l'ancienne littérature ce qu'on pour-
rait appeler sa chronique. Sauf de rares exceptions, il lâche les
1. Avec une certaine tendance, toutefois, à se ranger de préférence aux avis qui lui
permettent de réduire les concessions à un minimum. Avec M. Bhandarkar, il place
Pânini au \nv siècle, et, avec M. Bûhler, Gautama au V ou au vi* avant notre ère, bien
que Pânini connaisse l'écriture des Yavanas et que Gautama leur sache déjà une
généalogie imaginaire. De même, avec M. Thibaut, il assigne au viii* siècle les Çulvi-
sûtras, ce qui lui permet, avec M. Schroeder, de faire honneur aux Hindous des pre-
miers commencements de la géométrie chez les Grecs. Pour le Veda, il n'a pas eu
connaissance des derniers travaux de Bergaigne et de M. Oldenberg, et il n'a pas assez
tenu compte de ceux de M. Webcr. J'ajouterai que, pour M. D., védique et indo-aryen
sont synonymes, et qu'il n'a pas le moindre soupçon que les croyances et les prati-
ques consignées dans les Brâhmanas, pourraient bien ne pas être celles de toute la
communauté hindoue.
100 COMPTES RENDUS ET NOTICES
faits -, mais il retient les généralités. Par exemple, il ne racontera
pas, comme on le fait encore parfois même chez nous, la succession
des dynasties|fabuleuses ni les événements de la grande guerre ;^mais,
sur la foi des récits épiques, il placera sur les bords du Gange, douze
siècles avant notre ère, de grands empires, dont l'organisation et
la splendeur feraient penser à Ninive et à Persépolis. S'il avait
tourné la page, les mêmes livres qui lui fournissent ce brillant
mirage, lui auraient montré ses Nabuchodonosor et ses Darius
préhistoriques allant, comm« Rob Roy, enlever à quelques yojanas
de distance les troupeaux d'un voisin. M. D. a une foi bien robuste
en cette sorte d'histoire idéale, sans faits ni dates assurés, abstraite
de documents auxquels on a fait soi-même une chronologie pure-
ment logique. Ainsi reconstruite, l'antiquité hindoue lui parait
d'une clarté parfaite : s'il y reste des questions obscures, elles sont
d'ordre secondaire. « La littérature de chaque période est une pein-
« ture parfaite, une photographie, si nous osons l'appeler ainsi, de
« la civilisation hindoue de cette période. Et les œuvres des pé-
« riodes successives forment une histoire complète de la civilisa-
« tion hindoue pendant plus de trois mille ans, si pleine, si claire,
« that he who runs may read. » Si j'ajoute que M. D. admet l'in-
troduction tardive de l'écriture dans l'Inde et que, de son propre
aveu, ses deux premières périodes et la majeure partie de la troi-
sième n'ont eu qu'une littérature de tradition orale, on trouvera
peut-être, comme moi, qu'il se contente à peu de frais.
Mais, ces réserves faites, je suis heureux d'ajouter que, pour le
reste, M. D. a bien employé les matériaux qu'il avait à sa dispo-
sition. Autant que possible, il laisse parler les textes originaux :
son livre est ainsi rempli d'extraits choisis et traduits avec soin,
et les citations y sont reliées par des analyses et par des résumés
où l'on trouve presque toujours le nécessaire et rarement du super-
flu. Il est écrit de plus avec chaleur, dans une langue claire et
correcte, sans ce vain et facile étalage d'érudition qui fatigue plus
qu'il n'instruit. En somme, je n'en connais pas qui initie mieux à
la pensée de l'Inde ancienne et qui soit d'une lecture plus agréable.
Tout au plus peut-on reprocher à l'auteur un peu de complaisance.
Il ne regarde pas assez à l'envers de l'étoffe et passe discrètement
sur ce que M. Andrew Lang, parlant d'un seul ouvrage, a appelé
1. Il admet pourtant comme un fait réel la conquête de Lanka (qu'il identifie avec
Ceylan), par Râma.
ANNÉE 189 0 101
quelque part « the seamy side of the Rigveda ». Les défauts que
j'ai dû signaler plus haut se font d'ailleurs moins sentir dans le
premier volume. On sait si peu de chose de l'histoire positive de
cette période, que M. D., une fois sa chronologie admise, peut s'y
mouvoir à Taise, sans risque de se heurter aux aspérités des faits.
Il n'en est plus [iOo] de même dans le second volume : ici les
points de repère et de comparaison commencent à paraître, et M. D.
est exposé à des conflits. Je n'ai pas l'intention de soumettre à une
critique de détail ce volume qui paraît porter l'empreinte d'un tra-
vail un peu hàtif : je me bornerai à ajouter quelques exemples à
ceux que j'ai déjà donnés.
Ce qui frappe d'abord, c'est une certaine incohésion. Il est arrivé
à M. D. plus d'une fois de se contredire lui-même, parce que, dans
la même matière ou dans des matières connexes, il a suivi des
autorités d'avis différent. Il a, par exemple, une foi entière en la
tradition bouddhique. C'est certainement son droit. Mais il ne lui
est plus permis alors d'être aussi sceptique à l'égard de la tradi-
tion jaina. Il admet que les sùtras des écoles philosophiques ne
sont pas des œuvres d'un seul jet : il n'en conclut pas moins de ces
textes à la succession des différentes écoles, et cela avec une rigueur
qui ne serait pas applicable aux textes mêmes. Son roi Kanishka
voltige d'une façon inquiétante dans les limites du i*^^ siècle.
M. D. sait que l'ère çaka date de l'avènement de son fondateur, et
à la page 318, cette ère est celle de Kanishka : mais, à la page 301,
ce prince monte sur le trône en l'an 10 (A. D.), et, à la page 40 du
premier volume, la première année de l'ère çaka est l'année de sa
mort. Evidemment, M. D. a puisé tantôt à droite, tantôt à gauche,
sans se donner la peine de mettre les choses au point. Au besoin,
on s'en apercevrait rien qu'à ses transcriptions, qui sont encore
plus flottantes que sa doctrine.
Un autre défaut, proche parent de celui-ci, est une trop grande
facilité à abonder dans le sens de nouveautés très contestables, qui
l'a conduit à de fâcheuses exagérations. Je ne ferai pas un reproche
à M. D. de n'avoir pas vu que les auteurs des relations grecques
ont peint les choses en beau, par coquetterie de voyageurs et par
politesse envers leur propre public, auquel ils tenaient à présenter
des choses surprenantes et dignes d'intérêt. Mais je suis obligé de
dire que j'estime fausse toute sa façon de comprendre les anciens
rapports de Tlnde avec l'Occident. Si une chose ressort du peu que
nous savons de ces rapports, c'est l'énorme supériorité intellec-
102 COMPTES RENDUS ET NOTICES
tuelle et matérielle de ces aventuriers grecs, enfants perdus de la
civilisation hellénique, qui se sont taillé des principautés dans
tous les quartiers de l'Inde, ont monopolisé pendant des siècles
tout le commerce de ses côtes et, en retour de ce qu'ils y cher-
chaient pour eux mêmes, du butin et des denrées, lui ont apporté
les premiers éléments de science positive. Le meilleur commen-
taire de ce qui a dû se passer alors, est ce qui s'est passé dix-sept
siècles plus tard, après la première arrivée des Portugais. Pour
M. D., le rapport est renversé. C'est l'Inde qui a été la maîtresse ;
la Grèce qui a été l'élève. LTnde a inventé; la Grèce n'a fait que
perfectionner. L'Inde n'a pas été seulement originale dans la science
des nombres, ce qui est probable; mais l'Occident lui doit ses pre-
mières notions en géométrie * et en astronomie 2, [406] ce qui l'est
infiniment peu. La priorité et la supériorité ne lui appartiennent
pas seulement dans la spéculation mystique et dans la conception
religieuse, mais aussi dans la. philosophie positive. M. D. reconnaît
que l'Inde n'a pas eu d'Aristote ; mais il 0 joute, p. 342, que la Grèce
n'a pas eu a rigid mental philosopher comparable à Kapila, et
ailleurs, p. 135, nous lisons : « Kapila et Buddha ont été le Vol-
« taire et le Rousseau de l'Inde ancienne — l'homme de l'intelli-
« gence et l'homme du sentiment. Seulement, la philosophie de
« Kapila est plus claire, raisonnée d'une manière plus serrée et
(( plus consistante que rien de ce que Voltaire a écrit, et la mora-
« lité et la sympathie humaine de Buddha étaient plus hautes, plus
« pures et plus compréhensives que celles de Rousseau. >> Je passe
sur le parallèle de Buddha et de Rousseau ; mais quelle singulière
façon de surfaire les catégories du Sânkhya, et comme ces choses
sonnent étrangement à une oreille européenne ^ ! L'influence très
1. Les Hindous, si habiles calculateurs, ont toujours été de médiocres géomètres.
Aryabhata donne pour la mesure du volume de la pyramide celle de la surface, bévue
que n'eût certainement plus commise en Grèce un contemporain de Platon.
2. Que l'astronomie scientifique des Hindous est copiée de celle des Grecs, est un
fait bien établi et que, avant cet emprunt, ils n'ont eu que des notions grossières, en
est un autre. On peut douter que Thaïes ait prédit une éclipse ; mais il avait certai-
nement quelques idées saines sur la disposition de l'univers à une époque où les
Hindous en étaient peut-être encore à se demander, avec l'auteur d'un Bràhmana,
combien de vaches il faudrait mettre l'une sur l'autre pour toucher au ciel.
3. Je ne crois pas que ceci vienne à l'encontre d'un regret exi)rimé plus haut; car
ce n'est pas dans ses jugements sur les choses d'Europe que je voudrais que M. D.
fût resté plus hindou. Le SAûkhya, dont l'Inde n'a rien su faire, qui est resté chez elle
à l'état de formule figée et stérile, n'a pas été surfait par lui seulement par rapport
à la pensée de l'Occident, il l'a été aussi par rapport aux autres systèmes de l'Inde.
Cette façon de juger une doctrine par ses principes, je dirais presque par sa silhouette.
ANNÉE 18î)0 103
réelle du mysticisme oriental sur l'Occident n'a pas été moins dé-
figurée. M. D. pense iXYo'ir prouvé que le bouddhisme fut prêché en
Syrie au m® siècle avant J.-C, qu'il fut professé (was received) en
Palestine et en Egypte, que les Esséniens étaient des bouddhistes
et que le baptême de Jean dérivait de V abhisheka bouddhique. En
tout ceci, ce qui excuse M. D., c'est que, de ces thèses, plus ris-
quées les unes que les autres, aucune ne lui appartient en propre,
que sur plusieurs il a été dépassé parmi nous et a fait preuve de
modération. Par contre, il y a cette circonstance aggravante que,
présentées isolément ailleurs, elles sont réunies ici en quelques
pages comme en un faisceau.
J'espère que M. D. ne se méprendra pas sur le sens de ces cri-
tiques et que, peut-être, il les préférera à de banals éloges. C'est
parce que j'estime son ouvrage très haut que j'ai cru devoir les faire.
Rien ne donne une idée plus grande, plus consolante de l'œuvre
accomplie par l'Angleterre [407] dans l'Inde, rien ne fait mieux
espérer de l'avenir réservé à ce pa^^s, si quelque terrible accident
ne vient pas entravers, que des livres pareils. Qu'on essaie d'en
trouver de semblables dans les autres contrées de l'Orient, même
dans celles qui ont subi l'action de l'Occident depuis plus longtemps
et de plus près. Je crois qu'on les y chercherait en vain. Les défauts
même que j'ai dû signaler et d'autres encore, dont je n'ai rien dit,
se réduiraient presque à rien, si l'on pouvait croire que le livre a été
réellement écrit pour les Hindous. M. D. aime à tirer la morale de
ses récits, et l'histoire prend chez lui parfois l'allure d'un sermon,
ce qui, pour nous, est un défaut. Il déteste la caste, parce qu'elle
est inique et qu'elle est une des principales causes qui, actuellement,
empêchent les Hindous d'être une nation, et nous sommes d'accord
avec lui. Mais il ajoute que si les peuples de l'Inde ne sont pas de-
venus une nation, c'est parce que l'Inde avait la caste, et nous
sommes aussitôt tentés de renverser la proposition. Il en fait un
crime des hautes classes, un crime religieux surtout, qui aurait
exclu brutalement les humbles et les déshérités de ce monde des
consolations d'une foi et d'un culte communs. Nous nous rappelons
est à la mode ; elle a un faux semblant de profondeur ; en réalité, elle est superficielle
et conduit droit au paradoxe : le Sânkhya, par exemple, deviendra le positivisme. Les
solutions finales auxquelles aboutit la pensée sont peu nombreuses et elles n'ont
guère changé depuis deux ou trois mille ans. Ce qui importe, c'est par quelle voie
on y arrive, c'est comment l'ensemble s'enrichit et se développe; en un mot, c'est la
vie et non la formule. Pour qui prend la peine d'envisager les choses ainsi, l'Inde n'a
eu vraiment qu'une seule philosophie, le Vedânta.
104 COMPTES RENDUS ET NOTICES
aussitôt que la caste a poussé autant par le bas que par le haut,
que la religion n'a été que Tun de ses nombreux facteurs, que les
consolations dont il parle appartiennent à un tout autre ordre de
croj^ances que l'ancien brahmanisme, et qu'il y a été pourvu, autant
que la religion peut être en cause, par le çivaïsme et par le vish-
nouisme. Mais que deviennent ces objections de dilettante au point
de vue hindou, en face de l'institution maudite, et que pourrions-
nous bien en dire si le livre était écrit en bengali? Écrit en anglais,
il sera lu largement par le public d'Europe, et, dans l'Inde, par le
petit nombre de ceux qui sat'ent cette langue. Aux uns et aux
autres, il procurera une lecture instructive et agréable, dont ils
seront certainement reconnaissants à M. Dutt. Rédigé dans l'un des
vernaculars et mis à la portée des masses hindoues, il serait une
bénédiction.
Julius Grill. Hundert Lieder des Atharva-veda, tibersetzt und mit
textkritischen und sachlichen Erlœuterungen versehen. Zweite,
vœllig neubearbeitete Auflage. Stuttgart, W. Kohlhammer, 1888.
-^ xv-206 pp. in-8.
{Revue critique^ 16 juin 1890).
[461] La première publication de ces « Hymnes choisis de
r Atharva-veda » remonte à l'année 1879, où ils parurent dans le
Programme du séminaire protestant de Maulbronn. Ils avaient été
accueillis aussitôt avec faveur par les indianistes et par tous ceux
qui s'intéressent à l'histoire des croyances et des superstitions. Le
choix des morceaux était excellent. L'interprétation et le commen-
taire témoignaient d'une connaissance solide de la littérature védi-
que. La version était claire, souvent élégante, serrant le texte de
très près, malgré la forme choisie, qui était le vers. L'auteur, tout
le premier, n'eût pas hautement reconnu sa dette, qu'on y eût de-
viné la collaboration à la fois discrète et vigilante de son maître^
M. Roth. Mais on y trouvait aussi à chaque ligne la preuve d'un
travail consciencieux, parfaitement indépendant et personnel. Bref,
sous la forme d'un modeste Programme, c'était un livre utile et bien
ANNÉE 1890 105
fait. Aussi ce mémoire, promptement enlevé et toujours redemandé
on librairie, était-il devenu à peu près introuvable, de sorte qu'une
simple réimpression eut été la bienvenue ^ Mais M. Grill a fait
mieux que cela, et c'est une édition complètement remaniée du
premier mémoire qu'il nous a donnée dans l'élégant petit volume
qui est l'objet de cette tardive notice. Le choix des morceaux est
resté le même. Mais, pour tout le reste, le travail a été remis sur
le métier et a bénéficié d'un très grand nombre d'additions et de
retouches. Tout ce qui, dans l'intervalle, s'était publié sur la ma-
tière, a été soigneusement mis à profit, y compris le Kauçika-sûtra
[462] avec le commentaire de Dârila, dans la mesure où ces textes
sont accessibles^, et le commentaire de Sâyana sur l'Atharva-veda,.
en cours de publication dans l'Inde et dont M. Roth a mis gracieu-
sement les bonnes feuilles à la disposition de l'auteur. Partout sen-
sible, le travail de revision a surtout profité aux notes. Les diffi-
cultés particulières à l'Atharva-veda sont principalement de deux
sortes : d'abord les realia^ un grand nombre de locutions et de
termes obscurs, portant sur des pratiques bizarres et peu connues,
ou désignant des objets, plantes, animaux, maladies, êtres de fan-
taisie moins connus encore et de l'interprétation desquels dépend
parfois le sens général à attribuer à une formule où à un Iiymne ;
ensuite l'état du texte, qui a été moins protégé dans sa tradition
que celui des autres Yedas, et ne nous est parvenu que rempli de
vieilles négligences. Pour les unes et pour les autres, pour les pre-
mières surtout, l'édition complète du Kauçika-sûtra, à laquelle tra-
vaille M. Bloomfield, sera d'un grand secours. En attendant, M. G.
a fait.de son mieux pour y remédier. Partant de l'axiome que toute
phrase doit avoir un sens, il a beaucoup corrigé son texte. Peut-
être môme est-il allé trop loin dans cette voie et, au delà du sens
possible, a-t-il été chercher parfois le sens plausible. C'est ainsi
que dès le 1®'' vers de son second hymne, II, 14, il introduit une
correction qui me parait peu admissible. Je ne puis pas croire que
la tradition se fût jamais méprise sur un mot aussi connu que sâlâ-
vrikt^ si elle l'avait trouvé dans le texte. Nihsàlâm ou nih sâlàm
est ici la lectio difficilior à laquelle il fallait s'en tenir. Mais
^I. Grill n'a risqué aucune correction sans la discuter et sans pla-
cer honnêtement les pièces du procès sous les yeux du lecteur. Dans
1. Si je ne me trompe, le mémoire original a été réimprimé en 1881.
2. L'auteur n'a plus pu mettre à profit le travail de M. Bloomfield sur l'hymne II,
\2 \ Proceedings Amer. Or. Soc, October, 1887.
106 COMPTES RENDUS ET NOTICES
beaucoup de cas d'ailleurs, comme dans celui qui vient d'être re-
levé, le changement ne touche pas au sens général du passage, et
l'auteur se serait mépris sur plusieurs, que son livre n'en donne-
rait pas moins une idée fidèle de cette poésie d'imprécations, de
formules et de pratiques magiques qui est le trait caractéristique le
plus saillant des morceaux propres de l'Atharva-veda.
William Dwight Whitney : A Sanskrit Grammar, including both
the Classical Language, and the Older Dialects of Veda and
Brâhmana. Second (revised and extended édition). Leipzig,
Breitkopf and Haertel. London, Trubner and Go. — 1889, xxv-
552 pp. in-8.
[Revue critique, 14 juillet 1890).
[21] En rendant compte de la première édition de la grammaire
de M. Whitney*, j'ai indiqué les caractères généraux de l'ou-
vrage, et j'ai rendu hommage aux admirables qualités qui, dès
son apparition, l'ont mis aussitôt hors de pair. Je n'ai donc plus
à décrire, encore moins à recommander de nouveau un livre qui,
depuis dix ans, est dans toutes les mains, et je me bornerai à in-
diquer brièvement en quoi se distingue cette seconde édition. C'est
à bon droit que M. Whitney la déclare « revue et augmentée ».
Le nombre et l'ordre des para-graphes sont restés les mêmes, de
façon que toute référence à l'ancienne édition reste valable pour
la nouvelle ; mais le nombre de leurs subdivisions a été considé-
rablement augmenté, et à peine en est-il un seul qui n'ait reçu
quehjue addition. L'auteur y a incorporé, en tant qu'elles concer-
nent la grammaire générale, les données recueillies et publiées par
lui sous forme de supplément en 1885 2. Il a aussi mis à profit les
observations de M. Ilolzmann^ et celles d'autres savants. Les
1. Revue critique du 11 juillet 1881 [Œuvres, t. III, pp. 383 et suiv.).
2. The Roots, Verb-forms and Primnry Derivalives of the Sanskrit Language. Leipzig,
Breitkopf and Haîrtel, 1885.
3. Grammatisches aus cleni Mahdbhârata. Ein Anhang :ti W. I>. W'hitney's Indischer
Grammalik. Ibidem, 1884.
AXNÉE 1890 107
anomalies, lès exceptions, les exemples, tant pour la phonétique
et la morphologie que pour la syntaxe, ont été multipliés ou enre-
gistrés d'une façon plus complète. La statistique de la langue est
devenue encore plus riche et plus précise. La rédaction même,
déjà si irréprochable, [22] a vu disparaître ses dernières imper-
fections. Les chapitres relatifs à l'alphabet et à la phonétique ont
été portés ainsi de 79 pages à 87, avec une augmentation d'un
dixième ; pour l'ensemble, cette augmentation a été d'un huitième,
551 pages au lieu de 485. Et, pour bien apprécier ces chiffres, il
faut se représenter comment ils se décomposent , il faut y voir le
total de milliers d'additions dont les plus étendues dépassent ra-
rement les proportions d'un membre de phrase. Quant aux sup-
pressions, comme on pouvait s'y attendre en une œuvre d'une
doctrine si sûre, elles ont été infiniment moins nombreuses. En
me reportant à des cas qui m'avaient frappé jadis, je n'en ai relevé
que deux: au paragraphe 21, M. W- a retiré une observation
sur Torigine relativement récente de la prononciation scumrita
de Va bref, et au paragraphe 69 il a atténué son verdict sur le
caractère purement théorique ànjUivâmûliya et à^Vapadhinâriiya.
Sur ce dernier point, j'aurais aimé trouver une rétractation
plus complète. Les inscriptions ne permettent pas de douter de
l'usage pratique de cette notation. Dans des parties écartées de
rinde, comme le Gashmire, elle s'est conservée jusqu'à une épo-
que toute récente dans l'écriture des manuscrits et, peut-être, a-
t-elle laissé une trace dans les fluctuations de l'orthographe com-
mune pour le groupe de sifflante + A-, kli ; car, dans plusieurs
aphabets archaïques, il est difficile de distinguer le sh du jihvâ-
mûliya. Par contre, une addition, si je la comprends bien, est de
trop : au paragraphe 571 c, à propos du sens bénédictif attribué
l>ar les grammairiens à l'impératif en tât, M. W. ajoute cette
fois : « No instance of such use appears to be quotable. » 11 faut
que je ne saisisse pas bien la portée de l'observation ; car l'usage
très fréquent de cette forme, précisément dans les stances de bé-
nédiction, ne peut faire doute.
En fait d'omissions, il va sans dire qu'il n'y a rien d'importnnt
à signaler. Peut-être M. W. aurait-il pu dire que la contraction
de saisha pour sa esha est si fréquente dans la langue épique
qu'on pourrait tout aussi bien la présenter comme étant la règle.
J'aurais aussi voulu voir du moins discuter les formes verbales
avec infixe préjoratif ak mentionnées par Patanjali et par d'autres
108 COMPTES RENDUS ET NOTICES
grammairiens, et dont M. Aufrecht croit avoir trouvé un exemple
dans le Kaushitaki BrâJunana^. M. W. a relevé assez de formes
rares et même uniques pour admettre encore celle-ci. Enfin, je
regrette qu'il n'ait rien dit des optatifs aA'ec la signification du
passé que M. Holtzmann a signalés dans le Maliàbhàrata^. De-
puis, j'en ai relevé d'autres dans des inscriptions du Cambodge'^
et, dans celles de Campa, préparées par feu Bergaigne et qui
paraîtront prochainement, ces exemples ne se comptent pas^. La
même dépravation [23], appgiraissant à des distances pareilles, de-
vient privilégiée. Elle est un des rares indices qui nous permettent
de supposer que, même en sanscrit, il y a eu parfois une règle
d'usage en contradiction avec la grammaire officielle. Gomme on
voit, ce sont là de simples vétilles ; et je doute fort que de meil-
leurs yeux que les miens en trouvent beaucoup d'autres et de plus
graves. Depuis dix ans, l'œuvre de M. Wliitney est notre meil-
leure grammaire sanscrite. Il est à prévoir qu'elle le restera long-
temps encore.
J. KiRSTE. The Grihyasûtra of Hiranyakeçin ; with Extracts from
the Gomméntary of Màtridatta. Vienna, Alfred Hœlder, 1889.
— xii-177-42 pp. in-8.
{Revue critique, 13 octobre 1890.)
[18oJ Les brahmanes sectateurs du Tajurveda, qui se ratta-
chent à la tradition de Hiranyakeçin, avaient les mêmes textes
fondamentaux (sanihitâ et brahmana) que leurs confrères qui se
réclament des noms plus fameux de Baudhâyana et d'Apastamba.
Comme eux, ils reconnaissaient pour leur Veda traditionnel le
Taittirîya. Ils ne se séparaient d'eux que par leurs^sùtras, dont
ils nous ont laissé une série complète, comprenant le çrautakalpa,
1. Zeitschr. d. Deutsch. Morgcnl. GescUsch. XXXIV, p. 175.
2. Gratnmntisches aas dem Mahâbhârnta, p. fi2.
3. Inscriptions sanscrites du Cambodije, W A, 2 et 5 ; B, 4.
4. Dans le Mahûbhfirata et au Cambodge, les cas se réduisent à dos optatifs de la
forme iyât, bhùyât, ce qui peut s'expliquer comme une sorte de pracrilisme. Mais à
(]ampA, la confusion s«'sl étendue à des optatifs de thèmes en a, comme bhavet.
AXNÉI-: 1890 109
le dharnuc et le rituel domestique ou grihya. En éditant ce der-
nier texte, le Hiranyakeçi-grihyasiUra^ M. Kirste n'avait pas à
revenir sur les rapports historiques de ces diverses écoles. Il a pu
se contenter de renvoyer au beau travail de M. Btililer, qui, dans
son introduction au Dharmasûtra d'iVpastamba [Sacred Books of
the East, II), a réuni tout ce que l'on sait, et ce tout est peu de
chose, sur le passé de cette tradition probablement originaire du
Dékhan. A mesure que la littérature sera mieux dépouillée, que
les résultats de la statistique officielle et les résultats de cette
autre statistique qui se dégage peu à peu des textes épigrapliiques
gagneront en étendue et en précision, peut-être obtiendra-t-on sur
ce point des lumières nouvelles. Pour le moment, il n'y avait rien
à ajouter aux données recueillies et discutées par M. Bûliler.
La tâche de M. K. se réduisait donc à l'édition de son texte. Il
s'en est acquitté de la façon la plus louable. Il a réuni et soigneu-
sement classé tous les matériaux manuscrits disponibles, tant pour
le texte que pour le commentaire. Il a mis à profit, en outre, toutes
les ressources accessibles [186] que lui offrait la littérature con-
génère, tant éditée qu'inédite. Enfin, de tout cela, il a fait un
usage excellent. Dans le texte du sûtra, il a signalé les quatre
chapitres qui lui paraissent être des additions postérieures (I, 26
et II, 18-20). Du commentaire, il a dû se contenter de donner des
extraits, qu'on souhaiterait parfois plus copieux, mais pour lesquels
il s'est efforcé du moins, et ce n'était sans doute pas chose facile, de
restituer une forme lisible et correcte. Un Index réunit tous les
mots employés dans le texte avec référence au chapitre et au sûtra.
Ce n'est peut-être pas assez. Pour la commodité des recherches,
ou regrette de ne pas trouver un Index des mantras, et, en l'ab-
sence surtout d'une traduction, un résumé des matières traitées
plus détaillé que la petite table sanscrite, beaucoup trop sommaire,
placée à la suite de la préface. Mais, à part ces desiderata, tout
le travail est fait avec soin et dénote une expérience parfaite. Des
rares fautes d'impression, bien peu ont dû échapper au court er-
rata de la dernière page^. L'exécution t^-pographique, irrépro-
chable sous le rapport de l'élégance et de la netteté des types,
fait le plus grand honneur aux presses de la maison Drugulin de
Leipzig.
Ce n'est pas le lieu de faire ici l'analyse du sûtra, ni de le com-
1. Je n'ai noté que nirûpya, p. 3, 1. 5, pour nirupya.
no COMPTES RENDUS ET NOTICES
parer aux traités similaires. Tous ces textes, si l'on fait abstrac-
tion des suppléments dont quelques-uns sont pourvus, ne diffèrent
les uns des autres que par le détail, et ce sont précisément ceux
qui nous ont été transmis comme partie intégrante d'une série
complète de sùtras, comme le Hiranyakeçigrihya, qui présentent
le moins de particularités. Ils se renferment plus spécialement
dans le rituel que les textes qui nous sont parvenus isolés et qui,
pour cela même, admettent parfois un appoint de matières étran-
gères. On y trouve moins jie ces traits dénotant des divergences
dans la coutume, plus intéressantes en général que des divergences
liturgiques, mais qui appartiennent proprement à la section du
Uharma. C'est ainsi que notre sùtra, qui donne d'une façon parti-
culièrement complète le cérémonial relatif au noviciat, ne dit
presque rien des règles de conduite du novice, qui sont exposées
sans doute dans l'autre section. Pris un à un, ces textes ne nous
apprennent donc pas grand'cliose de nouveau. Ce qui doit plutôt
frapper, c'est leur uniformité, de quelque partie de l'Inde qu'ils
proviennent, uniformité qui contraste singulièrement avec la très
grande diversité de coutumes qui règne de fait et, selon toute ap-
parence, depuis longtemps, parmi les brahmanes.
Par contre, je dois dire quelques mots d'une controverse depuis
longtemps pendante et qui s'est renouvelée à propos de la publi-
cation de M. K. La plupart de ces textes présentent un nombre
plus ou moins considérable d'irrégularités grammaticales. Comme
M. Bûhler et ses élèves, M. K. est d'avis de les maintenir et,
comme eux, il s'est attiré de ce chef des observations de M. Bôht-
lingk, qui n'hésite pas à les supprimera [187] Il y a évidemment
dans la question du pour et du contre. Les manuscrits dès sùtras ne
comptent pas parmi les plus corrects. De plus, ils sont rarement
vieux, et les commentateurs eux-mêmes, la plupart des inconnus,
de date incertaine"^, ne peuvent pas non plus prétendre à une bien
grande autorité pour les temps anciens. En maintenant ces leçons
incorrectes, on court donc toujours le risque de perpétuer comme
une particularité traditionnelle, une simple faute de copiste. A
priori, et à moins d'être garanties par des exemples pris ailleurs,
elles sont toutes suspectes, et il n'en est pas une seule dont je
voudrais me servir, à l'exemple de M. Bûhler, pour faire remonter
1. Zeilschr. cl. dcutsch. Morgenl. Gesellsch. XLIII (1889), p. 598.
2. Toul ce qu'où sait do celui du Hiranyakeçi-grihya, MàlridaUa, c'est qu'il est an-
térieur à l'année 1G12 A. D., où il a été cite par KainalAkara Bhatta.
xVNXÉl-: 1890 111
ces textes à une époque antérieure à la fixation théorique de la
langue sanscrite. Suit-il pourtant de là qu'il faille à tout prix les
faire disparaître ? Je ne le pense pas et, en principe, c'est M. Biihler
qui me parait être dans le vrai. Quelque indiscutée que soit depuis
des siècles l'autorité de Pànini, elle n'a pas pu faire que sa doc
trine ait été partout et toujours rigoureusement appliquée. Dans
toute la littérature classique, il y a des exemples où elle est en-
freinte, et des puristes ont pu se donner le malin plaisir d'en rele-
ver jusque dans des vers qui passent pour l'œuvre de Pânini même
et qu'ils acceptaient parfaitement pour tels. Dans les derniers
écrits védiques qui, pour la langue, appartiennent déjà au sans-
crit classique, les fautes foisonnent. Elles ont été en grande partie
acceptées par la tradition, qui les autorise en les qualifiant de chân-
dasa^ et il en est de même des irrégularités' qu'elle a laissées subsis-
ter dans la poésie épique. Je dis à dessein « qu'elle a laissées subsis-
ter », parce que les textes épigraphiques, qui n'étaient pas toujours
l'œuvre de maladroits et qui sont restés, eux, tels que leurs au-
teurs les avaient faits, permettent de croire que, dans les œuvres
littéraires, la tradition a beaucoup corrigé et que ces irrégularités
étaient autrefois bien plus nombreuses. Elles ont fait admettre par
quelques-uns un dialecte épique. Heureusement que, protégés par
le mètre, se sont conservés çà et là quelques barbarismes purs et
simples, de nature à nous édifier à cet égard. Pourquoi n'en serait-il
pas de même ici , en présence de tant d'indices qui permettent de croire
que les écoles du rituel n'étaient pas toujours des écoles du beau
langage, quand nous voyons la critique indigène elle-même s'in-
cliner de bonne heure devant certaines irrégularités de ces textes
qu'elle regardait comme consacrées et les faire bénéficier de l'axiome
cliandovat sûtrâni? La question, telle que je la vois, n'est pas
tant de décider si ces formes sont des vestiges d'un âge prégram-
matical, si elles étaient dans nos textes dès l'origine, ce qui n'est
plus guère possible, que de savoir si, pendant un temps plus ou
moins long, elles ont été traditionnelles dans l'école. Or, sur ce
point, il n'y a pas, je crois, à hésiter. Le commentateur de notre
sûtra, pous nous en tenir à la publication de M. K., les signale
comme des apapâthas ^ des leçons [188] incorrectes ; mais par cela
même il en affirme l'existence, et, quelque moderne que puisse
être son témoignage, comme il est bien évident que ce témoignage
ne vise pas une simple faute de copiste, mais un fait durable d'en-
seignement, il a droit à être traité avec égard. Il est vrai qu'à côté
112 COMPTES RENDUS ET NOTICES
des formes incorrectes, Mâtridatta donne les formes [régulières.
M. K. pouvait donc, à la rigueur, hésiter sur la place qui convenait
le mieux aux premières, s'il fallait les recevoir dans le texte ou les
reléguer dans les notes. Mais de toute façon, il devait les signaler,
et de manière à forcer l'attention K Agir autrement, c'eût été faire
trop bon marché des scrupules qu'a éprouvés même la critique in-
digène, et contribuer à effacer davantage encore un chapitre de
l'histoire de la langue. Il peut nous être indifférent qu'Apastamba
ou Hiranyakeçin, personnages qui n'ont peut-être jamais existé
comme auteurs, au sens que le mot a pour nous, aient été ou non
des puristes. Mais il nous importe de savoir que le sanscrit, mal-
gré son admirable législation, n'a pas échappé au sort commun de
toute langue savante, qu'il a connu non- seulement ces fautes
qiias aut incuria fudit
aut hamana parum cavit naiura,
mais qu'il a pu subir des dépravations durables dans des milieux
instruits et même, dans certains cas, comme j'ai eu l'occasion de
le montrer ici naguère, « des règles d'usage en contradiction avec
la grammaire officielle » .
A. Bergaigne et V. Henry. Manuel pour étudier le sanscrit vé-
dique. Précis de grammaire. — Chrestomathie — Lexique. Paris,
Emile Bouillon. 1890. — xvii-336 pp. in-8.
{Revue critique, 27 octobre 1890.)
[241] Le projet de doter notre enseignement d'un Manuel de la
langue védique était arrêté chez Bergaigne dès le temps où il tra-
çait le plan de son Manuel de la langue classique^. Dans sa pensée,
1. Par contre, M. K. me parait être allé trop loin quand il a reçu dans son texte
des fautes que le commentaire ne signale pas expressément, comme le nûrte absolu-
ment inexplicable de 11, 9, 10. Ici, la conjecture de M. K., tùrtam, s'imposait et au-
rait du passer des notes dans le texte. Je crois aussi, avec M. Bœhtiingk, que léditeur
a eu tort de ne recevoir dans l'index qne les formes incorrectes,
2, Cf. Rev. cril. du 20 sept. 1885 (Œuvres, t. lll, pp. 4G4 et suiv.).
ANNÉE 1890 113
l'un était le complément nécessaire de l'autre et, en rédigeant le seul
des deux ouvrages qu'il lui était réservé d'achever, il n'avait si
soigneusement écarté toute allusion aux formes archaïques, que
parce qu'il était bien décidé à les traiter à part. D'autres travaux
l'avaient obligé d'ajourner ce projet; mais il ne l'avait pas aban-
donné. Le dessin général du livre était arrêté , des parties même
en avaient été rédigées et lui avaient encore été soumises par celui
de ses élèves qu'il s'était plus particulièrement associé pour cette
tâche et à qui devait incomber le pieux devoir de l'achever.
Dans le Manuel, tel que le publie M. Henry, le choix des hymnes
du Rigveda et de l'Atharvaveda est de Bergaigne, sauf un hymne
à Yama, que M. H. s'est décidé à admettre, pour que cette impor-
tante figure du panthéon védique fût, comme les autres, représen-
tée dans le recueil. Les textes rituels (un morceau du Çatapatha
Bràhmana, un morceau de l'Aitareya Brâhmana et deux chapitres
du Grihyasùtra de Gobhila^) ont été choisis par M. Henry. Ber-
gaigne n'avait rien arrêté de définitif à cet égard. Peut-être se
serait-il décidé à faire la place plus grande aux spécimens de la
prose védique. Dans l'incertitude et pour maintenir une propor-
tion plus exacte entre les deux manuels, M. H. a cru devoir limi-
ter son choix, en se conformant d'ailleurs à la pensée de son maître,
qui était de prendre des morceaux rituels de préférence à des mor-
ceaux légendaires.
La grammaire est entièrement l'œuvre de M. Henry. Elle a été
retrouvée [242 1 dans les papiers du défunt, telle qu'elle lui avait
été envoyée, sans aucune annotation de sa main. Il est donc dou-
teux que Bergaigne ait eu le temps de la revoir. Mais, de toutes
les parties de l'œuvre, c'était peut-être celle où l'on risquait le
moins de se méprendre sur ses intentions. Le Manuel sanscrit
donnait le cadre : il n'y avait qu'à le remplir, en reprenant, para-
graphe par paragraphe, les faits d'ordre archaïque qui en avaient
été exclus. L'admirable grammaire de M. Whitney, qui avait déjà
servi de terme de comparaison et de moyen de contrôle pour le
premier Manuel, était désignée d'avance pour le même service à
rendre au second. Le reste, même pour les matières entièrement
neuves, telles que l'accentuation et la métrique, n'était qu'affaire
de rédaction et aussi de mesure : il s'agissait, tout en écrivant un
1. Ces deux derniers morceaux appartiennent bien à la littérature du Véda, mais
non à la langue ni à la grammaire védique.
Religions de l'I.xde.. — IV. 8
114 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Manuel, de n'omettre aucun fait important. M. H. avait vécu trop
longtemps en parfaite communion d'idées avec son maître, pour
n'avoir pas l'exact sentiment de cette mesure. Sur un petit nombre
de points seulement, je crois qu'il aurait pu être plus complet. Au
chapitre de la composition, par exemple, pourquoi ne pas remar-
quer que les iyi^es Ja/nadagni, hharadvâja^ çrutkarna %\,^ en gé-
néral,, les composés syntactiques sont védiques ? Les règles d'ac-
centuation pour ce chapitre auraient aussi pu être plus développées.
Le traité de M. Aufrecht sur4.'accent des composés, bien que vieux
de près d'un demi-siècle, eût été consulté avec profit. De même
les monographies de MM. x\very et Lanman auraient fourni quel-
ques données de statistique plus précise pour les formes nomi-
nales et verbales. Mais ce sont là des faits d'appréciation toute
personnelle et forcément variable.
Plus délicate de beaucoup était la rédaction du lexique. Pour les
morceaux empruntés au Rigveda, M. H. avait pour se guider,
outre les travaux généraux de Bergaigne, une traduction entiè-
rement rédigée de sa main, qui s'est trouvée dans ses papiers ^
Mais, pour les morceaux de l'Atharvaveda, il était livré à lui-même.
Je n'ai pas eu le temps d'examiner en détail cette partie de l'ou-
vrage. Mais j'en ai vu assez pour me convaincre que là aussi
M. H., sans abdiquer en aucune façon son jugement propre, a tra-
vaillé dans l'esprit de son maître, avec un soin dévoué.
Il ne me reste qu'à signaler à M. H. quelques menus détails de
rédaction sur lesquels je ne suis pas d'accord avec lui.
P. 1, § 1 et suivants, M. II. oppose l'un à l'autre Vecla et Bràh-
mana d'une façon qui ne me paraît pas admissible, quand on pro-
cède par définitions. Gomment s'y prendrait-il pour appliquer sa
terminologie au Yajus Noir? — P. 6, § 16 : « L'accent grave, cor-
respondant à ce que nous nommons la syllabe atone ». Gela est
un peu sommaire après ce qui vient d'être dit de la nature musi-
cale de l'accent védique. Pour nous, la syllabe atone est avant
tout une syllabe qui n'a pas V ictus ^ sur laquelle la voix faiblit; en
sanscrit, l'accent grave marque les syllabes sur lesquelles |2i3]
la voix baisse. L'accent 5(Y^r//<r/ ne descend pas non plus « de l'aigu
au grave ». D'après la tradition, il prend de plus haut que l'aigu et
descend plus bas que le grave. — P. 8, § 21 B ; p. 32, î^ 93 ; p. 19,
1. A c6l6 d'une autre ImducUon complcle de M. Henry, que celui-ci lui avait en-
voyée cl à laquelle il n'avait .ijuulc fjue ({ueUiues courtes annotations.
ANNÉE 1890 llo
§ 41 : pourquoi dire que, dans les cas spécifiés, le verbe person-
nel et les vocatifs sont « enclitiques, par conséquent atones », et
ne pas dire simplement qu'ils ne sont pas marqués de l'accent ? Il
y a là évidemment des faits qui nous échappent, parce que la no-
tation védique n'a pas tenu compte de Victus. — P. 10, § 25 :
« Cette notation (celle du Rigveda) est suivie dans toutes les édi-
tions européennes des Vedas ». M. H. sait fort bien que cela n'est
pas vrai pour les vers du Sàmaveda, ni pour l'Aitareya et le Çata-
patha-bràhmana (puisqu'il en fait lui-même la remarque ailleurs),
ni pour la Maitrâyanî Samliità, ni pour le Kaushitaki-brâhmana,
ni pour les Brâhmanas du Sàmaveda et de TAtharvaveda. Or, tout
cela fait partie « des Vedas ». — P. 13, § 20 F : je n'aime pas
beaucoup « le groupe primitif zd », qui nous transporte sans tran-
sition sur un tout autre domaine, celui de la phonétique indo-eu-
ropéenne. Partout ailleurs, M. H. a évité de s'y engager avec une
abnégation de sa part tout à fait- louable. J'eusse préféré qu'il
s'en fût encore abstenu cette fois-ci, et qu'il eût remarqué plutôt
que le fait en question rentre dans les tendances pracritisantes qui
se manifestent parfois dans la langue védique. Une observation
semblable aurait pu être faite en passant pour d'autres particula-
rités de cette langue ; par exemple, la confusion qu'elle autorise,
en beaucoup de cas, entre les thèmes en ?", u et ceux en i, û. —
P. 43, § 124 : à prendre les termes strictement, il y a là une con-
fusion entre \d.gàyatri et le gàyatra pâda. La formule si fréquente
aslitàksharà gâyairl ne signifie pas précisément que huit syl-
labes font une gàyatri, qui, dans la langue technique, en comprend
toujours vingt-quatre. La même observation s'applique aux para-
graphes suivants ^
Mais ce sont là d'insignifiants détails, qui ne sauraient dimi-
nuer en rien la reconnaissance que nous devons à M. H. pour le
soin qu'il a mis à achever cette œuvre de collaboration posthume.
Elle nous rappelle d'une façon touchante tout ce que nous devons
à celui qui n'est plus, et elle nous permet d'espérer beaucoup de
ceux qu'il a formés. A l'enseignement supérieur en France, elle
donne un instrument excellent. Les changements que M. Henry a
introduits dans les dispositions extérieures du livre, la substitution
du caractère romain au caractère devanàgarî, la suppression de
certaines lisières bonnes pour des commençants, mais inutiles ici,
1. p. 10, 1. 6, lire (dans le devanàgarî) yajainûndya.
liO COMPTES RENDUS ET NOTICES
rarrangement du lexique rendu plus commode, sont tous justifiés
dans un ouvrage qui s'adresse à des élèves beaucoup plus avan-
cés et qui, tous, sont supposés en parfaite possession du Manuel
de la langue classique.
G. Thibaut et Mahâmahopâdhyàya Sudhakàra Dvivedî: The Pan-
chasiddhântikâ, the Astronomical Work of Varâha Mihira. The
Text, edited with an Original Gommentary. in Sanskrit and an
English Translation and Introduction. Printed by E. J. Lazarus
andCo., at the Médical Hall Press, Benares, 1889. — lxi-61-
110-105 pp. in-4.
{Revue critique^ 17 novembre 1890.)
[32o] Les indianistes n'ont certainement pas oublié le beau mé-
moire dans lequel M. Thibaut a communiqué les premiers résultats
de ses études sur Id^Pahcasiddhântikâ de Varâha Mihira ^ Depuis
VAryabJiatiya de M. Kern-, il n'avait rien été publié d'aussi im-
portant pour l'histoire de l'astronomie hindoue. Ici, c'est le texte
même de ce curieux traité que nous donnent M. T. et son savant
collaborateur, le pandit Sudhâkara Dvivedi. La Pancasiddhântikâ
est un karana^ un manuel pratique d'astronomie ou plutôt de
comput. Elle n'offre donc pas cet intérêt varié, s'étendant à toutes
les branches de l'archéologie, qui fait la valeur pour nous de la
BrUiatsamhitâ du même auteur. Mais elle en présente un autre
qui, pour être concentré sur un seul point, n'est pas moindre pour
l'historien. Gomme l'indique le titre du traité, Varâha Mihira y a
l'ésumé les données et la doctrine de cinq siddJiâiitas, probable-
ment ceux qui faisaient autorité de son temps, le Vâsishtha, le Ro-
maka, le Pauliça, qui sont perdus, le Paitâmaha ou Brâhma, qui
doit être également considéré comme tel, tant la tradition dont il
a été le germe, a été remaniée et nmplifitM^ avant de nous parve-
l.Journ. oftheAsiatic Soc. of Bengal, LUI (1884), p. 259 et suiv.
2. Cf. liev. cril. du 17 avril 1875 {Œuvrer, l. HI, |)p. 147 cl suiv.).
annép: 1890 117
nir, enfin le Sûryasiddliànta, que nous possédons, mais dans une
recension sensiblement différente de celle que Yarâha Mihira a
connue. Ces textes qui représentaient l'infiltration graduelle, dans
rinde, de l'astronomie grecque, sont soumis ici par Varâha Mihira
à une étude comparative bien sommaire et plus faite, la plupart du
temps, pour éveiller notre curiosité que pour la satisfaire, mais qui,
[326] malgré toutes ses lacunes et ses imperfections, n'en est pas
moins la seule qui nous soit parvenue. Et ce n'est pas seulement
à ce titre qu'elle est unique. Varâha Mihira, en dépouillant ces
textes, ne choisit pas, comme l'ont fait ses successeurs, l'un d'eux
pour en faire une autorité révélée et infaillible : il les apprécie li-
brement et lui, qui, dans ses autres ouvrages, nous apparaît comme
le plus crédule des hommes, fait ici œuvre de critique.
Malheureusement ce traité qui, à tant d'égards, est hors de pair
dans la littérature scientifique de l'Inde, nous est parvenu dans
un état très peu satisfaisant. On n'en connaît jusqu'ici que deux
manuscrits, sans commentaire, tous deux découverts parM. Bûhler
et acquis par lui pour le gouvernement de Bombay (1876 et 1880).
Les enquêtes ultérieures n'ont rien ajouté à ces matériaux, dont
les éditeurs ont dû se contenter, sous peine de différer indéfiniment
la publication d'un texte qui, même dans un état imparfait, est un
document de premier ordre. Les citations de la Pancasiddhântikà
qui sont éparses dans la littérature astronomique et qu'ils ont re-
cueillies avec le plus grand soin, leur ont fourni un supplément
d'informations. Mais, même avec ce secours, il leur a été impos-
sible de produire une édition proprement dite. Au lieu de se buter
contre la difficulté, ils l'ont tournée. Avec un heureux mélange de
prudence et d'audace, ils ont publié un double texte, l'un diploma-
tique, l'autre restauré. Chaque page est divisée en deux colonnes.
Dans celle de gauche, ils ont fidèlement reproduit le meilleur des
deux manuscrits, celui de 1880, en réservant le bas de la page
pour les variantes de l'autre, beaucoup moins correct : dans la co-
lonne de droite, ils se sont efforcés de retrouver ce que Varâha
Mihira a dû écrire. Ce qu'il leur a fallu, pour ce travail de res-
tauration, d'ingénieuse critique philologique, de science profonde
de la technique hindoue et, outre cela, de simple et bonne patience,
est difficile à imaginer, a Ce n'est pas exagérer », nous dit
M. T. et tout lecteur compétent l'en croira sans peine, « que d'af-
« firmer que le temps et l'effort de pensée consacrés à ce volume,
c( auraient suffi amplement pour éditer vingt fois son contenu d'un
n8 COMPTKS Ut.NDUS ET NOTICES
« texte ne présentant que les difficultés normales. » Le texte ainsi
restauré a été expliqué et justifié dans un commentaire sanscrit
original qui s'adresse en première ligne aux lettrés indigènes, par
le pandit Sudhâkara Dvivedi, aussi profondément versé dans la
science pure des mathématiques que dans leur histoire chez les
Hindous. Un autre commentaire, plus court, se trouve intercalé
dans la traduction anglaise de M. T. Les auteurs de ce beau tra-
vail peuvent se rendre le témoignage qu'ils n'ont cherché à éviter
aucune des difficultés de ce texte embarrassant. Ils les ont toutes
abordées de front et ils en ontVésolu la plupart de la façon la plus
satisfaisante. Pour celles qui ont résisté à leurs efforts, il est peu
probable que d'autres soient de sitôt plus heureux. Il est tel cas
pourtant où M. T. me semble avoir péché par un excès de scrupules.
Ainsi pour XV, 4, l'explication qu'il propose avec |327] hésita-
tion, est évidemment la bonne. Je ne trouve rien de si étrange
dans l'observation de Varâha Mihira que, pour les Pitris habitant
la lune, Féclipse de soleil dure quinze jours. Ne vient-il pas de
définir cette éclipse comme résultant de l'interposition delà lune
entre le soleil et un spectateur quelconque et, pour appuyer encore
davantage, d'ajouter la remarque que cette éclipse a lieu à chaque
instant en quelque point de l'espace ? La nuit lunaire n'est donc
qu'un cas particulier de sa définition générale, et s'il le relève,
c'est qu'il tient à protester à sa façon, c'est-à-dire ingénieuse et un
peu recherchée, contre l'explication vulgaire, qui voit dans cette
éclipse l'œuvre du monstre Râhu. Seulement il a du laisser incom-.
plet le dernier pâdci^ qui ne s'applique qu'aux Pitris habitant la
face de la lune opposée à la terre. J'imagine que, si la stance lui
en avait laissé la place, il aurait dit quelque chose comme ceci:
« (pour les uns), le milieu de l'éclipsé est marqué par la pleine
« lune ; (pour les autres, par la nouvelle lune) », ce qui eût coupé
court à toute incertitude. De môme je ne vois rien à'incompi'éhen-
sible dans les deux vers suivants, où il est dit que les dieux habi-
tants du Méru, la montagne du pôle nord, ne voient jamais le so-
leil éclipsé, la lune et le soleil étant trop bas par rapport à eux
pour pouvoir jamais se masquer l'un l'autre. Pour comprendre
cette perspective imaginaire, il suffit de se figurer le Méru suffi-
samment haut. L'explication, il est vrai, suppose chez Varâha
Mihira un singulier mélange de représentations populaires et de
notions exactes sur les dimensions de l'univers. Mais, sous ce rap-
port, il ne faut pas compter trop ligoureusement avec un homme
ANNÉES 1890-1891 119
chez qui ce ne serait pas là le seul cas de cette sorte d'atavisme
intellectuel.
Dans une longue et admirable introduction, M. Thibaut a repris
l'ensemble des questions historiques que soulève la Pancasiddhân-
tikà. Il a montré comment les données fournies par Varâha Mi-
hira sont à répartir entre les différents Siddhântas, ce qui n'était
pas une tache facile avec les indications clairsemées ou peu pré-
cises de l'auteur et en l'absence d'un commentaire pouvant y sup-
pléer au nom de la tradition. Il a déterminé ensuite, autant que
possible, les caractères généraux de chacun de ces ouvrages, tels
que Varâha ^Nlihira les a connus, la nature de leur doctrine, les
sources probables de cette doctrine, l'époque de son introduction
dans l'Inde, la façon dont elle s'y est introduite et les vicissitudes
qu'elle y a subies. Pour toute cette astronomie des Siddhântas et
pour les questions historiques d'influence étrangère qu'elle im-
plique, c'est dans cette introduction qu'il faudra désormais cher-
cher le dernier mot.
E. Hardy, ao. Professor an der L'niversitât Freiburg i. B. —
Darstellungen aus dem Gebiete der nichtchristlichen Religions-
geschichte. I. — Der Buddhismus nach eelteren Pâli-werken
dargestellt. Nebst einer Karte « das heilige Land des Buddhis-
mus ». — Munster i. W. Aschendorffsche Buchhandlung. 1890.
— viii-168 pages in-8^.
[Revue de l'Histoire des Religions^ 1891.)
[218J Le titre du livre de M. Hardy en indique nettement l'objet :
c'est une exposition du ])ouddhisme d'après les anciens écrits pâ-
lis, ou, ce qui revient à peu près au même, d'après les documents
<lu Canon singhalais, tel qu'il est constitué à Geylan depuis- au
moins le v siècle et qu'il a été adopté dans la suite en Birmanie
et en Siam. L'ouvrage se place ainsi naturellement à côté de ces
excellents livres, Buddhism de M. Pihys Davids et le Biiddha, sa
120 COMPTES RENDUS ET NOTICES
vie, sa doctrine et son église de AI. Oldenberg, et il n'est pas in-
digne d'un pareil voisinage. Il n'a pas l'élégante et limpide sobriété
du premier, et on n'y trouve pas non plus cette sûreté magistrale
du coup d'œil, avec laquelle l'auteur du second a su discerner en
toutes choses l'essentiel et produire pour ainsi dire sans effort, en
un sujet si confus, une œuvre d'une perfection classique. Mais il
est fait avec soin et compétence, et, comme Manuel, il rendra des
services qu'on demanderait vainement à l'un et à l'autre. Il entre
davantage et plus uniformément dans le détail, s'attache à préci-
ser l'ensemble de la technologie et fait une place suffisante à la
bibliographie. Dans les limites que s'est tracées l'auteur, je ne
vois guère de fait de quelque importance concernant directement
le bouddhisme primitif, pour lequel on ne trouve chez M. Hardy
des informations précises, puisées aux bonnes sources. Toute l'an-
cienne littérature, en tant du moins qu'elle est publiée, a été mise
soigneusement à profit. Les citations, très nombreuses, sont bien
choisies, toutes caractéristiques et utiles*, et le parti [219] qu'à
pris l'auteur de rejeter ses notes et éclaircissements à la fin du
volume, s'il est fâcheux à certains égards, lui a du moins permis,
sans alourdir son livre, de l'enrichir d'un grand nombre de faits
et d'observations indispensables à l'étudiant, mais dont le lecteur
non spécialiste se soucie d'ordinaire médiocrement.
En bornant son étude au bouddhisme pâli, M. H. n'a fait qu'user
de son droit, et il l'a fait d'autant mieux que, dès le début, il pré-
vient loyalement son lecteur qu'à côté de ce bouddhisme, on en
trouve un autre dont les documents conduiraient parfois à des
résultats notablement différents. En reculant devant la peine de
concilier ou de simplement comparer ces deux sources d'informa-
tions, il a assuré à son œuvre l'avantage d'une incontestable unité
et l'apparence, du moins, d'une solide logique interne. Je dis
l'apparence, car le procédé est trop commode pour ne pas avoir
ses inconvénients. Le livre n'est pas seulement un exposé doctri-
nal ; forcément il contient aussi un essai de reconstruction histo-
rique, et c'est par ce côté qu'il me satisfait le moins. Si, jusqu'à
1. Toutes ces citations, y compris les termes techniques, sont élégamment et tidc-
lement traduites. Parfois, pourtant, M. II. se permet des paraphrases, par exemple
p. 3, quand il rend dliammacakkappavattana par « Griindung des Reiches der Reclit-
•chaffenlieit ». Aucun de ces trois substantifs n'est exact et conforme à l'esprit des
textes. Quant à l'ensemble delà locution, M. II. sait aussi bien que personne que, pour
les bouddhistes, le Buddha Gautama n'a rien « fondé ».
A^XÉE 1891 121
l'époque, selon moi, assez tardive, de la constitution de ce Canon»
il n'y a pas eu autre chose encore dans le bouddhisme que ce qui
nous est offert dans cette littérature de moines, toute sa première
histoire, je ne dis pas à Geylan, mais dans l'Inde, reste pour moi
inexplicable. Il ne suffit pas de me présenter une doctrine de salut,
comme l'Inde en avait dès lors plusieurs et de fort semblables ; il
faut encore me montrer ce qui a pu la rendre populaire. Or, à cet
égard, l0s documents pâlis sont bien pauvres. La plupart du
temps on y cherche vainement ce qui a pu agir sur l'imagination
des masses ; c'est à peine s'ils laissent deviner à de^ rares occa-
sions, sous les traits de leur bhikshu idéal, cet être transcendant
ou, comme je le disais ici-même i, «: le dieu » que le bouddhisme
a dû adorer en la personne du Buddha, bien avant de posséder ce
Canon. Je ne veux pas rentrer ici dans cette question qui a été
discutée déjà plus d'une fois dans la Revue. J'ajouterai seulement
que la lacune produite par cette élimination de parti pris des docu-
ments du bouddhisme sanscrit est d'autant plus sensible que,
sous d'autres rapports encore, le milieu dans lequel la religion
nouvelle a pris naissance et a grandi, n'a été l'objet que d'une
esquisse insuffisante. 11 y a longtemps qu'on a remarqué que,
dans les Upanishads, nous avions une sorte de bouddhisme brah-
manique, et qu'on a signalé l'étroite ressemblance de la discipline
de l'ascétisme orthodoxe et de celle du sangha. M. H. n'a pas
négligé cet ordre de faits ; il leur a même consacré un chapitre
spéci-al ; mais je doute qu'il les ait mis en pleine lumière. Par
contre, il n'a été tenu aucun compte de ces autres religions avec
un dieu personnel, un dieu sauveur, un dieu incarné, vishnouïtes
et çivaïtes, mâheçvaras et bhâgavatas, dans lesquelles on discerne
chaque jour plus nettement des mouvements parallèles au boud-
dhisme . Il n'a été fait d'exception que pour V aller ego du bouddhisme ,
le jainisme, qui a été l'objet d'une monographie spéciale, complète,
trop complète même, si, comme M. H., on le tient [220] pour in-
dépendant du bouddhisme 2. Malheureusement, la ressemblance
est ici si frappante qu'elle n'apprend pas grand'chose : c'est plutôt
1. Revae de V Histoire des Religions, t. V, p. 242 (Œuvres, t. I, p. 344).
2. M. H. tient pour prouvée l'indépendance de ces deux sectes, telle qu'elle est dé-
fendue par MM.Bûhler et Jacobi,par ce dernier surtout. Il parait accepter aussi toutes
les conséquences que M. Jacobi en tire pour l'histoire des origines du jainisme, sans
doute parce qu'aucune objection récente n'a été faite à ces vues en Allemagne. Ici en-
core, il est dans son droit ; mais je n'ai pas besoin de répéter dans cette Revue que je
persiste autant que jamais dans l'opinion contraire.
Î22 COMPTES RENDUS ET NOTICES
une seconde vue du bouddhisme, qu'une vue de ses environs. Ce
sont là, dans l'exposé historique de M. H. des lacunes graves,
aussi graves que si, dans une explication purement rationaliste
des origines du christianisme, on passait plus ou moins à coté
des idées messianiques, delà spéculation judéo-alexandrine et de
l'esprit qui soufflait dans les cultes orientaux contemporains.
En faisant ces réserves, quant à la façon dont M. H. a présenté
les origines et les premiers développements du bouddhisme, je
tiens à répéter qu'il ne pouvait guère faire autrement, du moment
qu'il s'en rapportait uniquement aux documents pâlis : que ce
parti pris peut d'ailleurs, dans l'état actuel de nos connaissances,
se défendre par de bons arguments, et que, dès le début, par le
choix même du titre, le lecteur est prévenu de ce qu'il trouvera et
ne trouvera pas dans le livre. Je tiens à répéter surtout que ces
réserves ne touchent pas à l'exposé de la doctrine, telle qu'elle se
dégage de ces mêmes documents. Celui-ci est excellent d'un bout
à l'autre, en partie neuf et original, et aussi complet qu'il pouvait
l'être dans les limites restreintes d'un Manuel.
Le livre se termine par une comparaison du bouddhisme et du
christianisme, un peu longue sur certains points, mais en général
judicieuse et modérée. Le changement de front un peu brusque
qu'on y voit opérer à M. H., qui, d'admirateur et presque d'apolo-
giste du bouddhisme, passe subitement au rùle opposé, décèle plu-
tôt dfi l'inexpérience littéraire, qu'il n'implique une contradiction
réelle. M. H. ne s'est pas trompé dans l'évaluation de l'ombre et
de la lumière ; mais il aurait pu mieux les répartir, se montrer
moins optimiste dans son expos.é de la doctrine, et indiquera temps
les endroits où elle sonne creux. Gomme observations de détail,
je m'étonne que M. H. n'ait pas marqué davantage que tout ce
Canon est en somme apocryphe, à peu près comme si, ch^z nous,
les écrits apostoliques et toute la littérature des anciens Pères
étaient uniformément attribués au fondateur. Je crois aussi qu'il a
forcé la note en présentant le bouddhisme comme une religion
dans laquelle l'homme est privé de tout ce que nous appelons les
secours d'en-haut, et ne peut compter que sur lui-même. Cela
serait vrai tout au plus du Sânkhya et de certaines branches du
Vedànta; ce ne l'est déjà que fort i)eu du bouddhisme pâli, et ne
l'est plus du tout du bouddhisme tel que nous le connaissons d'ail-
leurs. Pour ceux qui ont vu le Buddha, sa présence a été une source
de gi'jH'»^; (le m'*'m<*, sn ]>;n'o]-' ^-.n /..rli^.. <,>s r(*liqii<»< «nui une
anm':k 1891 123
source de grâce pour ceux qui sont venus après lui. [22 Jj Lui-
même, il a eu l'assistance d'êtres divins. Le bouddhisme, il est
vrai, ne connaît pas la prière, et encore! Mais, dans les hom-
mages, dans l'aumône, dans les œuvres pies, il y a une vcitu
:iystique efficace, et, de bonne heure, ils ont été considérés comme
onstituant un trésor de mérites que le fidèle peut, en totalité ou
Il partie, céder à des tiers. A aucune époque, l'Inde n'a été aussi
obre que l'a faite M. H.
En traitant des influences réciproques que les deux religions
ont pu exercer l'une sur l'autre, M. H. a parfaitement montré ce
qu'avait d'insoutenable la thèse de M. Seydel, qui ramène la vie
(lu Christ à un proto-évangile, lequel n'aurait été qu'une traduc-
tion libre, faite à Alexandrie, d'une vie du Buddha^ Mais il n'a
pas essayé de convaincre ceux qui admettent sur ce point des in-
fluences indirectes: en tout cas, moi qui suis de ce nombre, je ne
me suis pas senti touché par sa discussion.
A la page 143, il y a une note sur le néo-bouddhisme, qui aurait
pu être rédigée en termes de meilleur goût, mais à laquelle, pour
le fond, je souscris d'autant plus volontiers que je crois y avoir
collaboré. M. H., sans rien dire, en a pris la substance dans mon
dernier Bulletin. Je n'en aurais rien dit de mon coté, bien qu('
{[uelques-uns de ces renseignements ne se trouvent pas aux coins
les rues, si M. H. s'était du moins donné la peine de les mettre
au courant. Mon Bulletin est du commencement de 1889 et son
livre est daté du 24 mars 1890 : dans l'intervalle, on a publié dans
l'Inde.
Les notes, les appendices et les tables, qui sont donnés à la fin
du volume, sont excellents. En somme, bien que sur des poinLs
importants, je diffère d'avis aA^ec M. IL, je me plais à reconnaître
que son livre est une des publications les plus utiles, les mieux
faites qu'on puisse consulter sur l'ancien bouddhisme.
1. Cf. Revue de l'Histoire des Religions, t. XI, p. 177 [Œuvres, t. I, p. 391),
^-'^ COMPTES RENDUS ET NOTICES
M. \ViNTEUNiTz, Das altindische Hochzeitsrituell nach dem Apas-
tambîya-grihyasûtra und einigen anderen verwandten Werken.
Mit Yergleichung der Hochzeitsgebrœuchebei den iïbrigen indo-
germauischen Vœlkern. Wien, F. Temp-ky, 1892. (Extrait
du tome XL des DenkscJiriften der kaiseii. Akadeniie der
Wisserischaften in Wien ; philosophisch-historische Classe.)
{Mélusine^ t. VI, mai -juin 1892.)
[70] Le titre du mémoire de M. Winternitz en résume très exac-
tement le contenu. Celui-ci, en effet, comprend en première ligne
une traduction allemande des chapitres qui se rapportent au ma-
riage dans le livre du rituel domestique {grihyasûtrd) des brah-
manes sectateurs de l'école d'Apastamba. Cette école, qui a pour
Veda héréditaire l'une des recensions du Yajits ?ioii\ est depuis
bien des siècles principalement répandue dans le sud de l'Inde, où
elle a probablement pris naissance. Le texte de son grihyasûlra
a été publié par M. Winternitz même en 1887. La traduction est
suivie de notes copieuses, où les prescriptions du rituel d'Apas-
tamba sont comparées à celles des autres grihyasàtras^ particu-
lièrement à ceux de ces traités qui appartiennent à la même branche
du Yajuiveda^ dont deux inédits, le sixtra de Baudhàyana et celui
des Mânavas. C'est aussi dans ces notes, qui constituent un véri-
table commentaire perpétuel, que l'auteur a réuni une abondante
collection d'usages similaires ou parallèles qui s'observaient ou
s'observent encore chez les autres peuples indo-européens. La bi-
bliographie antérieure portant sur la matière est donnée d'une
façon très complète. M. W. a eu tout particulièrement soin de
multiplier les références au mémoire publié sur le même sujet, il
y a trente ans, par MM. Weber et Haas, dans les Indische Stu-
dien^ V, 177-412. Outre ce qu'il donne de nouveau, son travail
est ainsi un répertoire complet de tout ce qui s'est fait d'important
sur ce domaine dejjuis Colebrooke jusqu'à nos jours et, à ce titre,
il se recommande à l'attention non seulement des indianistes,
mais de tous ceux qui s'intéressent à l'histoire des traditions.
Dans une introduction étendue, l'auteur a essayé de déterminer
ANNÉE 1892 125
la position relative du grihyasûtra d'Apastamba dans l'ensemble
de la littérature rituelle, et aussi sa date absolue probable. Sur
ce dernier point, il se range à l'opinion de son maître, M. Bûhler,
qui place Apastamba au v« siècle avant notre ère. Que l'école
remonte jusque-là est, en effet, assez probable. Mais que les sû-
tras, tels que nous les avons, soient aussi anciens, est chose beau-
coup plus douteuse. Les irrégularités grammaticales sur lesquelles
on s'appuie pour obtenir cette date, me paraissent d'un appui sin-
gulièrement fragile. A les supposer toutes authentiques et an-
ciennes, il resterait toujours le fait que, à aucune époque, surtout
dans les écoles professant des disciplines particulières, le sanscrit
n'a été écrit d'une façon absolument correcte, en entière conformité
avec la grammaire de Pânini.
Dans la partie comparative de son étude, M. W'. est en général
fort sage. Il se garde bien de vouloir écrire un chapitre du code
aryen primitif. Sur un ou deux points pourtant, il me semble s'être
départi de sa prudence habituelle. C'est ainsi qu'il admet comme
un fait démontré que, dès avant la séparation ethnique, le mariage
par rapt ne survivait plus que dans quelques actes symboliques du
rituel. Que signifient alors, d'une part, tous ces récits d'enlève-
ments, y compris celui des Sabines, qui remplissent la légende
de la Grèce et de Rome, et, d'autre part, les souvenirs tout sem-
blables de la légende hindoue, les exploits de Bhishma, de Yudhi-
slithira, d'Arjuna, de Krishna, de tant d'autres allant chez leurs
voisins, les armes à la main, en quête d'une épouse pour eux-mêmes
ou pour leur maître ? Le fait est que, longtemps encore après leur
séparation, les peuples indo-européens ont eu, non pas une, mais
plusieurs façons de contracter des justae nuptiae^ et que l'enlè-
vement, entre autres, en était une. Sur ces diverses formes du
mariage, deux au moins de ces peuples nous ont laissé des indi-
cations précises plus ou moins complètes, les Romains et les Hin-
dous. [71] Malheureusement tout ce qui concerne le mariage comme
institution juridique, le statut personnel des époux et des enfants,
les degrés prohibés, les formes du contrat, etc., est traité, chez
Apastamba, non dans \e grihyasûtra^ mais dans une autre partie
de la grande compilation qui est mise sous son nom, le dharma-
sûtra ou « livre du droit coutumier » (édité et traduit par M . Biihler),
et se trouvait ainsi, à la rigueur, en dehors de l'enquête de M. W.
Il y a pourtant touché en passant, à propos d'une mention inci-
dente, et je ne puis que regretter d'autant plus qu'il n'ait pas saisi
126 COMPTES RENDUS ET NOTICES
l'occasion pour s'étendre un peu davantage sur la matière. C'était
l'affaire de quelques pages à ajouter aux notes de chapitre 3. Non
seulement il eût rendu par là son travail infiniment plus complet,
mais il eût été amené peut-être à modifie!' l'une ou l'autre de ses
vues, celle-ci par exemple, qui lui fait présenter la coutume des
sàtras comme la coutume « hindoue ». A parler strictement, ces
traités ne nous donnent que la coutume des brahmanes. Ils en
mentionnent et, en bloc, ils en sanctionnent même d'autres à côté
d'elle ; mais ils ne les spécifient presque jamais, hors les cas où il
s'agit d'indiquer quelle est en pareil cas la conduite à tenir par les
brahmanes. A cet égard, nous n'avons pour nous renseigner, en ce
qui concerne le passé, que les indices épars dans la littérature, et
je ne doute pas que, s'il eût été conduit à les réunir, M. W- n'eût
réussi à en présenter une collection très instructive. C'est ainsi
qu'il cite à plusieurs reprises le Kâmasûtra^^ et cela avec infini-
ment de raison. Car ce livre d'une inconscience bestiale n'est pas
seulement un Castra au même titre que les autres, mais il est
peut-être de tous le mieux fait, le plus logiquement composé, et
certainement un de ceux qui renferment le plus d'observation réelle,
non de simple théorie. Or, le Kàmasutra (III, 3) nous apprend
(et M. W. en eût certainement fait la remarque s'il en avait eu
l'occasion) que, dans le Dékhan, on pouvait épouser une cousine
germaine (la fille de l'oncle maternel), ainsi qu'une jeune fille déjà
promise à un autre. Les populations ainsi visées n'étaient certai-
nement pas des demi-sauvages, vivant en dehors de l'hindouisme, et
pourtant l'une et l'autre coutume sont aussi opposées que possible
à la loi brahmanique. Je ne pense pas non plus qu'il faille simple-
ment les récuser, sous le prétexte qu'elles pourraient bien être
1. M. W. le cite entre autres pour infirmer l'opinion de ceux qui refusent aux Hin-
dous et aux Orientaux en général « la notion de l'amour », tel qu'on lentend en
Occident. La question est de celles où il est facile de débiter beaucoup de vaines pa-
roles, parce quelle s'embrouille de toutes sortes d'aspirations plus ou moins creuses.
Pour le fond, M. W. a évidemment raison. Le peuple qui a conçu les types de Da-
mayanli, de SîlA, de Savitrî et de tant d'admirables héroïnes des légendes râjpoules,
a eu certainement une notion très haute et très pure de l'amour conjugal, du moins
du côté de la fenmje, et le personnage de Vasantascnâ, dans le « Chariot d'argile »,
n'est pas moins probant en ce qui concerne l'amour libre. Le Kdnmsùtra aurait pour-
tant fourni à M. W. un indice bien significatif, établissant à cet égard une différence
do fait, sinon une différence de notion. Pour ce livre, dont le plan, je le répèle, est
aussi bien exécuté que bien conçu, il n'y a pas d'amour honnête avant le mariage.
Tout ce qui correspond chez lui à ce que nous appelons la cour, est traité au chapi-
tre de la séduction et parmi les préliminaires de l'union irrégulière. On ne courtise
p.m dans 1'!"'!" " pour le bon m<»tif ».
A>NÉE 1892 127
non aryennes, mais dravidiennes. Elles n'en seraient pas moins
« hindoues », et nous sommes placés si loin pour juger de ces
choses-là ! M. W- n'est pas d'ailleurs entièrement innocent de
toute confusion de ce genre, en ce sens du moins qu'il lui arrive
(le revendiquer comme essentiellement aryennes des pratiques qui
ont à peu près universelles. C'est ainsi qu'avec un peu plus de
irconspection, il n'eût pas proposé, p. 76, de voir un emprunt
fait à l'Inde dans la coutume observée en Chine de répandre du
grain sur les nouveaux époux. Le même usage règne dans les îles
du Pacifique et ailleurs encore, chez des peuplades qui n'ont ja-
mais subi d'influences hindoues, et il se pratiqué non seulement
aux mariages, mais aux naissances, à diverses initiations, à la
réception d'un hôte, en cas de maladie, et toujours comme un sym-
bole de prospérité, de fécondité, de santé, de bienvenue.
Ces quelques réserves ne sont pas de nature à diminuer en
rien le mérite du mémoire de M. W., qui est sous tous les rap-
ports un travail bien fait et que personne ne lira sans y trouver
du profit.
Max MuLLER, Vedic Hymns, translated. Part I, Hymns to the
Maruts, Rudra, Vâyu, andVâta. Oxford, Clarendon Press, 1891.
(Forme le vol. XXXIl des Sacred Books of tlie East:)
{Rei^ue de VHisWire des Religions^ 1892.)
[322] Il y a toujours du plaisir et du profit à lire un livre de
M. Max Millier. Dans celui-ci comme dans les précédents, on se
sent en présence d'un esprit largement ouvert, qui embrasse de
haut te champ d'un vaste savoir et, sans s'abaisser, sait descendre
aux minuties de l'érudition. On y retrouve aussi cette langue
souple et brillante, un peu verbeuse parfois, mais toujours claire
et séduisante, qu'on admire encore pour elle-même, là même où
elle sert de vêtement à une pensée d'une justesse contestable. Je
m'imagine pourtant que peu de lecteurs fermeront ce volume sans
éprouver im sentiment de désappointement. Et, par lecteurs, je
n'entends pas seulement les naïfs qui n'ont pas renoncé à l'espoir
de tenir enfin cette « Bible arvenne » dont il leur a été dit de si
128 COMPTES RENDUS ET NOTICES
belles choses et d'y surprendre l'écho direct des prières de nos pre-
miers ancêtres. Ceux-là ne trouveront jamais leur compte dans
une traduction honnête du Rigveda Je songe plutôt à ceux qui,
mieux instruits, savent qu'il faut ici se contenter de profits mo-
destes, mais qui pourtant, au bout d'une attente de vingt années
et après tant de variations brillantes exécutées à propos du Rig-
veda, espéraient peut-être plus de M. Max Millier que ce volume
d'une cinquantaine d'hymnes (exactement, quarante-neuf), [323] dont
plus de la moitié ou, si l'gn retranche les index, plus des deux
tiers, sont de la réimpression ^
Quand, en 1869, M. Max Mûller publia le premier volume de sa
(( traduction raisonnée » des hymnes du Rigveda '^, l'accueil fut
assez froid ; il y eut même des critiques nettement hostiles ; mais
on s'accorda assez généralement à trouver excessive la proportion
de tout un volume de commentaire pour douze hymnes, dont aucun
ne soulevait de ces difficultés d'ordre général qui ne peuvent pas
être traitées en peu de mots 3. Un très petit nombre seulement, si
j'ai bonne mémoire, soutint qu'une traduction devait se justifier
par elle-même et n'exigeait au plus que de courtes notes. Sur ce
dernier point, il y a longtemps que j'ai profité de la première occa-
sion qui m'en fut offerte, pour me ranger à l'opinion de M. Max
Millier^. J'estimais alors que, dans la traduction d'un document
aussi trouble, la grosse œuvre devait être le commentaire, et je
suis encore de ce même avis. Et, à vrai dire, en dépit de quelques
1. Pour les volumes suivants, M. Max Millier passe la main à M. Oldcnbcrg, qui a
déjà collaboré à la deuxième partie de celui-ci. L'entreprise, toutefois, ne sera pas
privée du bénéfice de sa grande expérience, et l'on peut espérer que la part qu'il s'y
réserve sera cffeclive. En tout cas, il ne pouvait mieux choisir que M. Oldenberg
pour la continuer et la conduire à bonne fin.
2. Rig-Veda-Sanhita. Tae Sacred Hymns of the Brahmans translaled and explained by
F. Max Mûller. Vol. I, Hymns to the Maruts or the Slorni-gods. London, Triibner and C%
1869.
3. Les difficultés, dans ces hymnes aux Maruts, sont surtout verbales; elles relè-
vent principalement du style, qui est heurté et plein d'images, et du lexique, plus
rarement de la grammaire. Il s'y trouve un certain nombre d'araÇ XHyoïo-eva et un
plus grand nombre de termes dont la signification a dû être très précise, mais nous
est maintenanfînconnue. Avec tout cela, je ne puis pas les tenir, comme le veut
M. Max Millier, pour « les plus difficiles » du recueil. Ils ont ce grand avantage,
M. Max Millier l'observe lui-même, qu'on y sait du moins à qui l'on a affaire.
Pour moi, s'il me fal^it traHluire le Iligyeda, ce dont Dieu me préserve, j'aimerais
encore mieux être aux prises avec l'honnéle brutalité de ces Maruts qu'avec les
raffinements pleins de mystifications qui enveloppent par exemple les ligures d'Agni
et do Sonia.
4. Revue crit'upie du 27 jiiillol 1872 {(Envres, t. III, pp. 20 et suiv).
ANNÉE 1892 129
boutades, il semble que ce soit aussi l'avis de tout le monde. De
tous ceux qui ont traduit plus ou moins de vers du Rigveda, de
Rosen à Bergaigne et à MM. Piscliel et Geldner, qui donc ne
s'est pas donné encore plus de peine pour les expliquer [324] au
mieux de ses forces ? Wilson a toujours justifié de ses raisons,
quand il s'écartait de Sàyana. Benfey et M. Roth lui-même ont
discuté parfois longuement leurs traductions partielles, et de plus,
ils ont publié, l'un son glossaire, l'autre son dictionnaire. M. Lud-
wig a ajouté aux deux volumes de sa version quatre volumes de
commentaires. Grassmann a même commencé par le commentaire,
en donnant son lexique. Il semble donc que M. Max Mûller ait
plaidé une cause gagnée d'avance en s'efforçant de démontrer à
nouveau dans sa nouvelle préface qu'une traduction, pour être
sérieuse, doit être une traduction commentée. Le vrai point à éta-
blir, mais aussi beaucoup plus difficile à faire accepter, c'eût été
de démontrer qu'il était utile, qu'il était convenable, dans l'état
actuel des études védiques, après des séries de versions, de mono-
graphies, d'index, de lexiques, de grammaires, de réimprimer in-
tégralement, presque sans additions ni changements notables, en
y consacrant les deux tiers de son nouveau volume, ce même com-
mentaire des douze premiers hymnes qui avait soulevé tant d'ob-
jections vingt années auparavant.
Car il n'y a pas à le nier : ce qui était disproportionné alors est
injustifiable aujourd'hui. Ces longues digressions sur les diverses
acceptions d'un mot, doctes et intéressantes par elles-mêmes, mais
rarement concluantes et déjà déplacées dans la première édition,
ont été pieusement conservées dans celle-ci. Une fois de plus nous
voyons défiler les passages où arusha signifie « rouge » et vahni
« le feu », quand il suffisait de référer à ceux où le premier peut être
un nom du soleil et le second un nom des Maruts ; et nous retrou-
vons aux mêmes places ces lectures d'ordre varie, comme celle
-ur le mot eta^ où il est question de tant de choses parfaitement
étrangères au vers expliqué et au Rigveda en général. Combien
il y a dans tout cela de hors-d'œuvre, il suffit, pour en juger, de
omparer d'un coup d'œil la partie ancienne du volume avec la
nouvelle : dans l'une nous avons 12 hymnes en 258 pages ; dans
l'autre, 37 hymnes en 192 pages. Et le nouveau commentaire, où
Fauteur s'est borné cette fois à justifier sa traduction, n'est pas
pour cela plus pauvre que [SSoJ l'ancien ; à certains égards, pour les
références par exemple, il est beaucoup mieux fourni. Car, si
Religions de l'Lnde. — IV. 9
130 COMPTES RENDUS ET NOTICES
M. Max Millier n'a presque rien retranché de la première édition,
il n'y a pas non plus ajouté grand'chose. Quelques trous, dont l'un
avait fait scandale, ont été bouchés. Mais la révision aurait pu
être plus soigneuse. L'exégèse des dernières années, les travaux
surtout dont le dépouillement n'est pas aisé, sont à peine repré-
sentés. De ceux de Bergaigne, par exemple, que M. Max Muller
recommande pourtant expressément à l'attention des védistes, il
n'y a eu d'utilisé que les articles sur le lexique du RigA^eda, qui
suivent l'ordre alphabétiqi^e. Sauf une observation faite en pas-
sant, page 17, nul compte n'a été tenu de la Religion védique^ pas
même pour le long excursus sur Aditi et les Âdityas. C'est au
point que, n'était le nouveau commentaire où cet ouvrage est mis
dûment à profit, on pourrait se demander si M. Max Muller l'a
lu. Parmi les additions les plus utiles il faut compter la concor-
dance avec les autres Vedas, qui a été partout ajoutée. Seulement
on paraît s'être borné à dépouiller les Index existants, et, quand
ceux-ci sont en défaut, il y a beaucoup de chance pour que les
indications de M. MiiUer le soient aussi. C'est ainsi que RV,
I, 114, 7 est aussi Ath. V. XI, 2, 29 : mais la référence est omise
dans l'Index de M. Aufreclit. Quanta aller au delà de ces Index,
à chercher dans la littérature ces mentions plus cachées qu'ils ne
donnent pas et qui sont accompagnées parfois de curieux fragments
légendaires, le traducteur a cru devoir s'en dispenser. Je sais
bien et, sur ce point, je suis d'accord avec lui, qu'il n'y a pas
grand fond à faire sur ces traditions des Brâhmanas. Mais, si
minime qu'en soit la valeur, nous ne sommes pas assez riches
pour la dédaigner. Pour moi du moins, ces vieux débris, auxquels
je joindrais volontiers les indications rituelles les plus caractéris-
tiques des Sùtras, appartiennent à l'exégèse des hymnes, et j'es-
time que s'il y a de l'utilité à dire que/?K. I, 165, 3, 4, 6, 8 et 9 se
retrouvent dans la Vâjasaneyi-Samhitâ et dans le Taittiriya-
Bràhniana^ il y en a autant à rappeler que les Aitareyins et les
Taittiriyas connaissaient l'hymne entier (ou quelque chose d'ap-
prochant) sous le nom àQKayàçubhiya {Ait. Ar. I, 2, 6, 11 ; T,Br.
II, 7, 11, 1; le [320] commentaire entend ici le sâman), qu'on
se racontait une histoire touchant son origine et son efficacité, et
qu'on y avait adapté une mélodie spéciale {sàman), dénommée
comme l'hymne lui-même, d'après le premier vers [Tând.Br. XXI,
14, 5), bien que celui-ci, pas plus que les autres, du reste, n'ait
trouvé place dans notre recueil du Sâmaveda.
AX-NÉE 1892 131
Cet article est déjà d'une longueur inquiétante, et pourtant il
me faut encore entrer dans le détail et discuter quelques-unes du
moins des objections qui me sont venues à la lecture. Je tâcherai
d'être court et suivrai Tordre môme dans lequel les hymnes sont
placés dans la traduction.
Je doute fort de l'exactitude du titre donné au premier hymne
(X, 121) : « To the unknown God ». Ce dieu n'est nullement in-
connu, puisque c'est Hiranyagarbha Prajâpati, et je ne pense pas
que l'auteur eût répété neuf fois de suite la plaisanterie de de-
mander n. quel est ce dieu ? », quand il le décrit si minutieusement
et le définit, comme disent les Hindous, « par le nom et par la
forme ». Si donc on ne veut pas, avec M. Ludwig, prendre ici Ka
pour un nom propre, ce qui serait aller un peu loin, le refrain doit,
ce semble, être traduit: « A quel dieu (si ce n'esta lui) devons-
nous présenter l'offrande ? » L'interrogation a toujours gardé quelque
chose de plus libre en sanscrit que dans nos langues modernes.
L'hymne perd ainsi un faux semblant de profondeur et de pathos ;
mais on fait l'économie d'une absurdité. — Le morceau n'avait du
reste rien à faire dans ce volume consacré aux divinités du vent
et de la tempête. Mais la traduction, déjà plusieurs fois publiée
par l'auteur, était sans doute disponible dans ses cartons. La*pu-
bliera-t-il encore une fois, quand viendra le tour des hymnes phi-
losophiques ?
1, 6, 1 : yiihjanti hradJniam arusham
carantam pari tasthusliah.
M. Max Millier maintient sa première traduction : « Those who
stand around him while he moves on, harness the bright red
(steed). » Mais cette fois le prétendu nominatif tasthusliah est
l'objet d'une note, dont l'absence dans la première édition avait
fait [327] une impression si pénible. Il ne paraît pas toutefois que
l'interprétation soit devenue plus acceptable. ls\. Max Millier ne
pense pas qu'il nous soit permis d'imiter le sans-gêne des exégètes
hindous anciens ou modernes, qui sont toujours prêts à prendre
un cas pour un autre. Or, des deux cas qu'il cite d'une forme sem-
blable, un seul peut paraître probant, celui de I, 11, 25 ^ Et
encore M. Ludwig ne l'admet-il pas, selon moi, avec raison. En
1. Je crois qu'il y en a un troisième dans le volume, pas probant non plus, mais
que j'ai omis de noter.
132 COMPTES RENDUS ET NOTICES
tout cas il ne serait probant qu'à moitié, puisque ablbliyushah se
rapporterait à un autre nominatif le précédant immédiatement,
devâh^ cas où la langue védique se permet certaines libertés. En
présence de cette pénurie d'exemples, il faudrait du moins que le
sens obtenu à ce prix fût excellent, et il ne l'est pas. L'opposition
entre carantam et tasthushah est perdue : le rejet du sujet à la
fin du deuxième pâda, sans autre- qualification que celle d' « assis-
tants », serait d'une faiblesse étrange dans cette langue si riche
d'épithètes ; enfin dans auc^in pays du monde, on n'a jamais attelé les
chevaux pendant qu'ils courent. Il est vrai que les autres traductions
qu'on a données du passage ne satisfont pas non plus, pas même
celle de M. Ludwig, bien que celle-ci frise de près ce qui me paraît
être le véritable sens. Encore dans le sanscrit classique, où l'usage
des propositions est pourtant bien moins libre, on trouve pari avec
l'ablatif pour exprimer un mouvement enveloppant continu, mais
sans contact. C'est ce qu'il me paraît marquer ici, et je traduis :
« Us attellent le fauve rouge, qui court sans toucher Timmobil»'
(c'est-à-dire le sol) ». Lequel des deux adjectifs du premier pâda
fait ici fonction de substantif? Peut-être ni l'un ni l'autre. M. Max
Mûller tient pour ariisha ; le fait que bradhna^ dans la langue
classique, n'a gardé que la valeur nominale et que, dans le Veda
même, il a probablement le sens de « cheval », peut-être aussi
l'ordre des mots serait plutôt en faveur de celui-ci. De toute
façon ils désignent un coursier qui se meut à travers l'espace, sans
doute cet étalon qui paraît souvent avec les Maruts et qu'ils font
uriner (cf. 1, 85, 5 et [328] la note de M. Max Mûller), soit qu'il
faille entendre par là le soleil, comme le pense M. Max Mûller
pour le présent passage, soit qu'il s'agisse de la nuée orageuse.
Pour le savoir au juste, il faudrait pouvoir le demander à l'auteur,
et il a y longtemps que Madhuchandas Vaiçvâmitra est mort.
I, 37, 10 ; kâshthà ajnieshv atnata
vâçrâ abJiijnu yâtave.
«... (they) stretched out the fences in their racings ; the cows
had to walk knee-deep ». Je ne sais si je me trompe, mais il me
semble que le commentaire, en dépit des additions faites à la pre-
mière édition, reste à côté de la vraie difficulté, qui est dans tout
le dernier pàda et pas seulement dans le mot abhijnu. Sans doute
la traduction de Bergaigne, qui ne donne pas de sens, est inaccep-
table. Mais il s'apfissait pour M. Max Mûller de montrer que la
ANNÉE 189 2 133
sienne est possible ; que vâçrâ peut signifier ici « bétail » sans
être au datif, ou que yàtave peut avoir le sens causal. Tant que
l'une ou l'autre démonstration n'est pas faite, et, en deux pages
de commentaire, il n'en est pas dit le traître mot, nous sommes
obligés de rapporter vàçrà ou bien à kâshthâ, les « carrières »
des Maruts, c'est-à-dire de l'orage, pouvant fort bien être appe-
lées (( mugissantes « ; ou, ce qui est plus probable, aux Maruts,
à qui il convient encore mieux. Dans ce cas la traduction serait :
« Ils ont, dans leurs courses, étendu leurs carrières, les mugis-
sants, où ils ont à cheminer enfonçant jusqu'aux genoux. » Cela
peindrait assez bien l'entrée de la mousson, quand le ciel et la
terre se confondent sous l'orage et que les plaines arides sont
changées en lacs à perte de vue. Encore en sanscrit classique,
« étendre leurs carrières » reviendrait à les parcourir. J'accorde
pourtant que le premier pâda peut tout aussi bien se traduire :
« ils ont tendu (c'est-à-dire ils ont établi au loin) les barrières
pour leurs .courses. » Quanta abhijhu^ je pense comme M. Max
Millier, qu'à défaut de mieux, le plus sûr est de s'en tenir à l'ex-
plication de Sâyana. Serait-il permis d'y voir une expression figu-
rant la position d'un coureur courbé en avant, « au niveau de ses
genoux )) ? La construction se trouve ainsi remise sur pied. Il [329]
est vrai que nous aboutissons à plusieurs traductions entre les-
quelles le choix est embarrassant. Mais neuf fois sur dix, si nous
voulons être sincères, pouvons-nous faire autrement pour peu que
le passage soit difficile ?
I, 64, 7 \ yad ârunîshu tavishîr ayugdhvam aurait dû être rap-
proché de I, 85, 4 et 5 : yad... ratlieshv â . . . prishatir ayugdhvam
et pra yad ratheshu prishatîr ayugdhvam. « When you hâve
assumed your powers amongst the red fiâmes » ne répond. certai-
nement pas à l'image et peut-être non plus à la pensée. Les Maruts
« ont attelé leur force impétueuse aux rouges (nuées ?).», comme
ailleurs ils attellent leurs antilopes à leurs chars.
1, 85, 1. La comparaison des Maruts à des femmes rivales ne
paraît acceptable que si l'on prend praçumbhante dans le sens
de « se parer, se parer à l'envi » .
I, 85, 5 : carme^ vo' dabhir vy undanti bhûma.
Ici, au contraire, ]e ne puis accepter qu'un seul des trois sens
que nous offre M. Max Millier. Canne' va est en apposition avec le
régime et non avec le sujet de vy undanti. Ce serait donner une
134 COMPTES RENDUS ET NOTICES
faible idée de l'orage que de le comparer à une outre ou au filtre
du Soma. Le terme ne peut pas non plus être ici la désignation
métaphorique du nuage, car ce serait comparer le même au même.
Au contraire, on comprend très bien pourquoi la terre est comparée
à une peau détrempée plutôt qu'à telle autre substance, par exemple
à une étoffe. A la raison indiquée par M. Max Millier, que rien
n'est dur et sec comme une peau, on peut ajouter que rien aussi
ne peut être plus mou, plus foncièremeut trempé ; qu^une peau se
lave bien étendue, à graille eau, et qu'une fois mouillée, elle le
re.^te longtemps.
I, 85, il : kàmam viprasya tarpayanta dJtâmabJdh.
Dans la première édition, dhàmahhih était traduit « with their
clans » ; dans la nouvelle, il est rendu par « in their own ways »,
sans la moindre explication. Je ne reprocherai certainement pas
<à M. Max Millier d'avoir changé, ici et ailleurs, un mot contre un
[3^0] autre d'un sens parfois très différent, et sans qu'on voie tou-
purs bien quelles raisons l'y ont décidé. Qui s'est essayé sur ces
textes, a passé par les mêmes perplexités et a pu constater ave.
dépit combien de fois l'expression qui tout à l'heure séduisait le
plus, cesse de satisfaire «itôt qu'elle est écrite. Mais dans une tra-
duction où l'on s'est engagé à tout justifier, il fallait ici une note,
ou du moins un renvoi à la note de page 383, où dhàman est dis-
cuté. Ce qu'il signifie au juste ici, je ne le sais pas plus que M. Max
MùUer. Mais je suis sûr que, placé comme il l'est, il n'a pas le
sens vague et effacé auquel le traducteur a fini par s'arrêter. Il
correspond à avasà du pâda précédent, et je ne vois pas pourquoi
la signification d' « énergie, puissance extraordinaire », qu'il a
gardée dans la langue classique, ne conviendrait pas ici.
I, ^^, 5: asya çrosJiantv â bliiwo
viçvà yaç carshaniv abld
sàram cit sasrus/tir isliah
« To him let the might}^ Maruts listen, to liim ^vho surpasses
ail men, as the flowing rain-clouds pass over the sun. » Je ne puis
me faire ni à l'image, ni à la façon dont elle serait exprimée. Je
ne crois pas non plus à la nécessité, ni môme à la convenance du
changement de à bJtuvo en âbhiwo. D'autre part, il est difficile de
ne voir au troisième pâda que des accusatif» tiièpendants de abJii.
Je crois plutôt que, comme dans le vers précédent, la force des
ANNÉE 1892 l3o
premiers mots se fait sentir jusqu'à la fin. Je traduis : « Que la
terre l'écoute, car il est au-dessus de tous les hommes, (et là-haut)
les eaux vivifiantes qui coulent vers (c'est-à-dire qui accompagnent)
le soleil. » — Au vers suivant (I, 86, 6), il est peu probable que
le même mot carshaninâm (bien qu'il puisse être ici du masculin),
désigne les Maruts, quand il vient d'être employé pour signifier
« les hommes ». La vraie traduction paraît être celle de ^ï. Lud,-
wig.
I, 88, 3. Si tuvidyumnàso désigne réellement les Maruts et non
les prêtres, je ne vois d'autre ressource que de le prendre comme
un vocatif et de changer les accents en conséquence.
[331] I, 165, 6. La note sur ce vers se rapporte à la première
édition, et plus du tout à la nouvelle. Et pourtant elle a été re-
touchée ! Mais elle l'a été sans franchise et, telle qu'elle se présente
maintenant, on n'en sort plus. L'explication de samadhatta ., donnée
par M. Roth, paraît aussi juste qu'ingénieuse, pour peu qu'on y
mette de la bonne volonté, et il semble que M. Max Mûller, tout
en y contredisant, l'adopte lui-même à une nuance près, en tradui-
sant maintenant (( Avhen you loft me alone ».
I, 165, 9. La citation qui termine la note 3 sur ce vers, n'a rien
à faire ici, puisqu'il s'agit d'un même individu avant, pendant et
après la naissance. Le cas échéant, nous nous exprimerions abso-
lument de même.
I, 165, 15. Ce vers, qui termine aussi les trois hymnes suivants,
aurait d'abord dû être traduit partout de la même façon. Ensuite,
il est évident qu'après le deuxième hémistiche, il y a un point,
comme ^I. Max MuUer l'avait bien senti dans la première édition.
Pour le troisième pâda, l'énigme parait avoir été résolue par
M. Geldner dans Vedische Studieii, p. 277. Reste le quatrième,
vidyâine ^sJiain vrijanain Jiradânum,
dont le sens général est clair, mais qui n'en est pas moins embar-
rassant avec ses trois accusatifs dont les genres paraissent en
conflit. ^L Max Millier traduit : « May we hâve an invigorating
autumn, with quickening rain. » Ce n'est peut-être pas la meil-
leure façon de sortir d'embarras. Quand les poètes védiques de-
mandent des années de vie, ils ont soin de les demander au pluriel.
Ensuite si isJia est devenu un nom de l'automne, c'est apparem-
ment par métaphore et parce qu'il existait déjà comme doublet de
ish et avec la même signification de : « nourriture, abondance »,
136 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de même qu'à côté de w/y, nous avons ûrja. Alors pourquoi, si
l'accentuation parait une difficulté insurmontable, ne pas admettre
directement ce doublet et aller chercher une acceptation secondaire
et peu vraisemblable ? J'eusse désiré aussi que M. Max Muller,
qui est d'ailleurs si prodigue d'exemples, en eût cité quelques-uns
où vrijana signifie « invigorating ». Il se contente de l'affirmer,
en [332] renvoyante la page xx, où il y a bien une référence, mais
qui ne nous aide en rien. Grassmann admet un vrijana substantif
masculin (il en admet ménie deux), avec le sens de « force ».
Ludwig, dans ces cas, oscille entre « fort » et « force », et c'est
à ce dernier sens qu'il s'arrête ici. Dans la plupart de ces pas-
sages, le mot implique quelque chose d'hostile et de redoutable.
Aussi les commentateurs indigènes, quand ils le prennent comme
un adjectif, sont-ils toujours prêts à l'expliquer par vrijana^ var-
jantya. Et, de fait, parmi les cas où vrijana n'a pas le sens ordi-
naire de « parc à bétail, pâturage » (cas où il est du neutre), il
en est à peine un ou deux très obscurs, où le sens de « invigora-
ting » pourrait convenir, aucun où il s'impose, tandis que celui
de « force » se recommande dans plusieurs. S'il me fallait absolu-
ment traduire ce rébus, je dirais : « Puissions-nous obtenir l'abon-
dance et une vigueur intarissable. » — Cet hymne 165 est un dia-
logue dont la distribution entre les interlocuteurs n'est pas bien
claire pour nous, sans doute parce que les particularités de la
mise en scène et, selon la supposition de M. Oldenberg, des récits
en prose qui l'accompagnaient, se sont perdues ou ne nous sont
parvenues qu'à l'état d'écho lointain et affaibli. On peut trouver
à redire à la façon dont ^I. Max Millier fait la part de ces interlo-
cuteurs ; mais, à côté de sa distribution, il a nettement indiqué celles
qui ont été proposées par d'autres et ce qui peut être dit en leur
faveur. Par contre, la façon dont il a traité la question d'auteur
parait molle et embarrassée. Ici, il semble en effet que nous
soyons en droit de tailler davantage dans le yif. L'hymne (ainsi
que les suivants jusqu'à la fin du mandala) est attribué, par la
tradition, à un personnage absolument mythique, Agastya, en
vertu sans doute d'une ancienne légende qui lui fait jouer un rôle
à l'occasion de ce dialogue. Nous n'avons pas de raisons pour
repousser la légende ; car, plus loin (I, 170), Agastya est bien
réellement un des Interlocuteurs dans des circonstances très sem-
blables. Mais nous ne sommes pas obligés pour cela de lui accor-
der une part quelconque dans la composition de l'hymne, pas plus
ANNÉE 1892 137
que nous ne l'accorderons à Indra et aux: Maruts, que l'Anukra-
mani nomme au même titre comme auteurs. Pour nous, Fauteur
de [333] ces hymnes 165-168, qui sont en quelque sorte signés, ne
peut être que Mândàrya Mànya, qui se nomme chaque fois à la fin
et qui, lui, ne paraît avoir absolument rien de mythique.
Le commentaire de M. Max Mûller est avant tout philologique ;
à l'occasion pourtant, il touche à des questions d'archéologie. C'est
ainsi que, dans une longue et savante note, p. 58, il essaye d'éta-
blir qu'à l'époque de la composition des hymnes védiques, la
Sarasvati ne se perdait pas encore dans le désert et atteignait la
mer. Le simple fait que la perte de cette rivière, le Vinaçana si
fameux plus tard, n'est pas mentionnée dans l'ancienne littérature,
n'aurait rien de surprenant. La disparition se fait insensiblement
et elle a pu fort bien n'attirer l'attention qu'après que la rivière,
pour une raison ou pour une autre, eût acquis son renom de sain-
teté. Mais les hymnes assurent formellement que, de leur temps,
la Sarasvati allait jusqu'à la mer. Ceci encore serait à la rigueur
acceptable. Il suffirait probablement d'une légère modification
du climat (et il y a de nombreux indices que celui du Penjâb s'est
asséché) pour que la Sarasvati unie au Gaggar pût, temporaire-
ment du moins, à l'époque des crues, rejoindre l'Indus par d'an-
ciens lits encore en partie visibles. La difficulté commence quand
les hymnes nous décrivent leur Sarasvati comme un fleuve de
premier ordre, comme le plus grand fleuve. Ceci, même en fai-
sant la part très large à l'exagération, notre Sarasvati n'a jamais
pu l'être, depuis que l'Inde est l'Inde. Pour s'en convaincre, il
suffit de jeter les yeux sur une carte : le bassin de réception de
la Sarasvati actuelle est très petit et, quelque grands que l'on
suppose les changements climatériques, la rivière n'a jamais pu
être que plus ou moins torrentueuse, séparée, comme elle l'est,
de tout contact avec les neiges éternelles. Aussi a-t-on bien vite
supposé que, dans ces passages du moins, ce nom signifiait un
tout autre cours d'eau, probablement l'Indus. M. Max Mûller
pourtant ne s'arrête pas à ces scrupules : il pense pouvoir démon-
trer qu'à l'époque des hymnes, la Sarasvati actuelle « était un
fleuve aussi puissant que le Satlej », qui prend sa source sur
le revers tibétain. Quand cette démonstration sera faite, nous
saurons que la littérature védique remonte pour le moins (334) à
la première époque g^laciaire, et que les siècles sont à compter
pour elle comme on les compte en géologie. Vaudra-t-il alors
138 COMPTES RENDUS ET NOTICES
encore la peine d'établir que l'hymne à Hiranyagarbha date de
plus de 1000 ans avant notre ère (p. 6), et ne serait-ce pas une
sorte de blasphème de supposer que le recueil des Vàlakhilyas
pourrait bien, après tout, être contemporain du bouddhisme
(p. xxii) ?
Mais il est temps que je finisse et que je me résume. Après les
observations qui précèdent et qui ne sont que des spécimens, je
n'ai plus à dire que, selon moi, il y a dans ce volume un peu
trop de programme, de déc^r et de façade ; qu'au moment de
prendre officiellement congé du Rigveda, l'auteur n'a pas assez
résisté à la tentation de faire du vieux-neuf ; qu'il y a par-ci par-
là dans son œuvre des traces d'improvisation et que les différentes
parties n'en ont pas toujours été soigneusement raccordées ;
qu'on y trouve du superflu et qu'il y manque parfois le nécessaire ;
enfin que la promesse de discuter les moindres difficidtés, de
rendre raison de chaque mot douteux, n'a pas été entièrement
tenue, en partie parce qu'elle ne pouvait pas l'être. Le tort ici à
été de promettre, et de promettre avec une certaine emphase.
Mais, ces réserves faites, et il fallait qu'elles fussent faites, je
n'hésite pas un instant à reconnaître que cette traduction, si elle
n'est pas unique de son espèce, si elle n'inaugure pas une mé-
thode nouvelle, n'en doit pas moins être placée très haut parmi
les tentatives faites jusqu'à ce jour pour expliquer le Rig\^eda.
Un linguiste, un philologue, un védiste de la valeur de M. Max
Mûller, se fùt-il borné à vider ses cartons, ne pouvait pas n'en
pas faire sortir une infinité de bonnes choses. Les observations
utiles, les trouvailles heureuses, les fines remarques abondent
dans ce livre et, d'un bout à l'autre, on sent qu'il repose sur une
longue et riche expérience. Une des qualités maîtresses est la
clarté : le traducteur ne laisse jamais dans le doute, ni sur ce qu'il
croit être le sens, ni sur la façon dont l'auteur s'y serait pris pour
l'exprimer ; et cela autant qu'un étranger peut en être juge, dans
un anglais oLcellent. Une autre qualité, est une sage défiance
des innovations révolutionnaires. 11 est si facile d'inventer du
|33o] neuf pour le Veda où si peu de choses sont absolument cer-
taines ! M. Max Millier a su résister à cette tentation, et l'on ne
trouvera pas chez lui de ces témérités qui déparent parfois les l>-
dische Studien, Lui, un linguiste qui a fait tant de fois preuve d(i
sa dexUîrité a manier l'étymologie, il a vu nettement que les pro-
blèmes ici étaient avant tout d'ordre philologique, et que la pre
ANNKE 1892 139
mière condition pour les résoudre était la parfaite connaissance, le
sentiment délicat du langage védique. Et, s'il a montré peu de goût
à faire table rase de ce qui paraît provisoirement acquis pour y
substituer ses propres hypothèses, ce n'est pas par une confiance
exagérée en la solidité de ces résultats. Il a au contraire le sens
très net des incertitudes de toutes sortes qui planent sur ces vieux
textes, et le nombre de fois où il déclare que sa traduction est
seulement « tentative », une sorte de pis aller a défaut de mieux,
permet de croire que ce doute s'étend chez lui à plus d'un autre
passage où il ne Ta pas formellement exprimé. Sous ce rapport,
son livre est d'un bout à l'alitre une leçon à l'adresse de ceux qui
débitent les idées du Veda comme une monnaie courante et, n'y
eùt-il que cette leçon, qu'il serait le bienvenu. Une portion no-
table de ces vieux chants est en effet du non-sens pur, qu'elle le
soit devenue pour nous, à cause de notre ignorance ou par l'effet
des vicissitudes auxquelles est soumise toute longue tradition, ou
bien, comme je le suppose en beaucoup de cas, qu'elle l'ait
toujours été. Possesseurs supposés d'une science transcendante,
marchands en crédit de toutes sortes de secrets et demyslôres, et
pourtant mal en fonds de leur marchandise, les risliis ont fait de
leur mieux : ils se sont habitués à jouer avec les mots. De là
€e que Rappellerais la charlatanerie du Veda. Leur formules pré-
férées, ces formules qui ont fait tant de mal à Bergaigne et qui,
à première vue, peuvent paraître en effet le noyau le plus solide
de leur jargon, sont peut-être la partie dont il faut se défier le
plus. Notre science occidentale, avec son habitude de tout pren-
dre au sérieux et ses méthodes de précision, paraît bien pesante
quand elle s'acharne « grûndlich », honnêtement, minutieusement
sur ces obscurités que leurs auteurs mêmes seraient probable-
ment embarrassés de nous expliquer, s'ils revenaient à la [e^Sô]
vie. Mais, même cette partie dont l'interprétation paraît à jamais
désespérée, une fois défalquée, il reste encore une très grosse
masse où nous n'avons la plupart du temps que le choix entre
des à- peu-près. Il y a là plus qu'il n'en faudrait pour décourager
ceux qui n'aiment' pas précisément passer leur vie à jouer à pile
ou face, s'ils n'étaient pas soutenus par l'espoir de trouver par- ci
par-là quelques miettes, quelques lueurs qui leur permettent
de mieux entrevoir les origines du livre et le milieu dans ief|uel
il s'est formé.
Le volume de M. Max Mùller se termine par ti'ois excellents
J40 COMPTES FI EN DUS ET NOTICES
Index : i» un Index des mots qui figurent dans les hymnes tra-
duits ou dont il est traité dans les notes, Index qui a été com-
mencé par M. Thibaut et achevé par M. Winternitz ; 2« la liste
des passages védiques discutés ; 3° un relevé bibliographique
très complet des travaux dont le Rigveda a été l'objet jusqu'à ces
derniers temps.
Maurice Bloomfield. The Kauçika-Sûtra of the Atharva-Yeda, with
Extracts from the Gommentaries of Dàrila and Keçava (forme le
volume XIV du Journal ofthe American Oriental Society). New
tlaven, 1890. — lxviii-424 pp. in-8.
[Revue critique, 4 juillet 1892.)
fl| Je suis fort en retard avec cette excellente publication de
M. Bloomfield. Je ne puis plus décemment l'annoncer après plus de
deux ans qu'elle est entre les mains de tous les védistes ; mais j^ai
le devoir de dire ici tout le bien que j'en pense. Sous ce rapport du
moins, le livre n'aura pas perdu à attendre, car il ,est de ceux qui
n'ont rien à craindre du temps et dont la valeur ne s'apprécie bien
qu'à l'usage.
Il y a plus de trente ans déjà, M. Weber avait attiré le premier
Tattention sur le Kauqikasîitra'^ . Depuis, il y était revenu à diver-
ses reprises, notamment dans ses additions au mémoire deE. Haas
sur le rituel du mariage chez les Hindous '^, et dans sa traduction
du \W livre de l'Atharvaveda ^ où il avait, le premier aussi, signalé
l'importance du commentaire de Dàrila. Plus tard encore, quand
déjà l'on savait que M. B. préparait une édition complète du Sùtra,
et en grande partie d'après ses indications, MM. A. Florenz^ et
J. Grill •> avaient pu faire usage des mêmes sources. Mais, plus que
1. y.xvei vedische Texte uber Omina and Porteiila. Mémoires de l'Académie de Berlin,
1858. Contienl le texte et la traduction du livre XIll du Sùtra.
2. Die Hcirnlhsijebriiache der alien Inder. Indischc Studicn, V, 1862. Contient le texte
et la traduction du livre X du Sûtra.
3. Drilies Fiuch der Atliarvaveda-Samhilâ. Ibidem, Wil, 1885.
4. Dus sechsle Bucli der Atliarva-Sanihitd. Galtingen, 1887.
'). Ilunderl Lieder des Alharva-Veda. 2" Auflage. Stuttgart. 1889.
ANNÉE 1892 141
personne, M. B. lui-même avait contribué à tenir l'attention en éveil
par de précieuses monographies basées sur les documents qu'il avait
sur le métier, et publiées par lui dans les Proceedings et dans le
Journal de la Société orientale américaine, ainsi que dans V Ame-
rican Journal of Philology^. Aussi l'édition qu'on [2] savait en
de si bonnes mains, était-elle attendue avec impatience. Et cette
attente a été pleinement satisfaite. On espérait beaucoup de M. B.,
on a obtenu plus qu'on n'espérait. Non pas que toutes les parties
du livre soient également intéressantes; mais parce que tout y est
traité avec le même soin et que, dans ce volume compact de près de
500 pages, il n'y a pas une trace de négligence ou de lassitude.
La publication de M. B. comprend : 1<> une courte Préface, sui-
vie d'une longue Introduction, sur laquelle je reviendrai tout à
l'heure ;
2<> Le texte du Kauçikasùtra établi à l'aide de tous les manuscrits
connus, tant en Europe qu'aux Indes, au nombre de 8, à ne compter
que ceux qui donnent le texte simple, et d'une vingtaine, si on y
ajoute ceux qui contiennent en outre les commentaires ou d'autres
traités concernant la nidiiière {kalpas, pariçishtas^paddhatis), que
M. B. a tous mis à contribution. Les variantes et les indications
utilisables fournies par ces diverses sources sont soigneusement
notées au bas de la page, où se trouve aussi l'identification des
niantras cités dans le Sûtra ;
3« Les extraits des commentaires de Dârila et de Keçava. Le
premier seul est un commentaire proprement dit ou bJiâsJiya, expli-
quant les mots et les choses et suivant le texte pas à pas. Malheu-
reusement, dans les trois manuscrits connus, qui paraissent être des
copies d'un même original, il s'arrête à la fin du chapitre xlviii (le
Sùtra en compte 141), bien que Keçava, l'autre commentateur, cite
encore plusieurs fois Dârila- au cours des chapitres suivants. La
découverte d'un exemplaire complet de ce commentaire serait d'un
1. Ces Contributions, qui en sont aujourd'hui à leur IV* numéro, ont été déjà exa-
minées dans cette Revue et sans doute le seront encore par un autre de nos collabo-
rateurs. Je n'ai donc pas à en parler ici. Je dirai seulement que, dans leur cadre res-
treint et avec leurs proportions modestes, elles sont, à mon avis, ce qui s'est fait
de mieux dans ces derniers temps et de plus conAaincant sur le domaine de l'exégèse
védique.
2. Tout ce qu'on sait de Dârila, c'est qu'il était arrière-petit-fils de Vatsaçarman,
qui paraît avoir été un personnage de grande autorité parmi les Atharvavedins. Deux
autres commentateurs qu'on trouve parfois mentionnés, Bhava et Rudra, n'ont pro-
bablement pas composé, au jugement de M. B., des hhàshyas proprement dits, bien
qu'ils soient qualifiés de bhâshyakâra.
142 COMPTES RENDUS ET NOTICES
prix inestimable pour l'interprétation de rAtliarvaveda, et il n'est
pas absolument impossible qu'elle se fasse encore chez l'un ou
l'autre des peu nombreux Athai-vavedins qui subsistent dans l'Inde
occidentale, la patrie probable de Dârila. Mais c'est là un espoir
dès maintenant bien faible et qui va diminuant avec chaque journée
qui s'écoule. Le commentaire de Keçava, qui est complet, n'est pas
un bhâshya^ mais une paddhati^ c'est-à-dire moins une glose qu'aiie
exposition plus ou moins indépendante du rituel selon le Kauçika-
sùtra. Par cela même il est moins instructif que le fragment de
Dàrila, malgré ses citations plus nombreuses ^ et témoignant de
lectures étendues. De l'auteur, on ne sait rien'^, sinon qu'il est plus
récent que Dârila, qu'il cite. [3] Pour cette paddhati^ M. B. n'a eu
qu'une copie du seul exemplaire connu, mise à sa disposition par
^I. Shankar Pandurang Pandit. Pour qui sait combien les manus-
crits de commentaire sont en général défectueux, il est bien évident
qu'avec cette pénurie de documents (pour Dârila aussi les sources
se réduisent en somme à un unique manuscrit), il ne pouvait être
question de restituer un texte critique de ces gloses. Aussi M. B.
s'est-il borné à faire entre parenthèses les corrections qu'il a jugées
indispensables, laissant, quant au reste, les textes parler pour eux-
mêmes. Et, en ceci, il a agi d'autant plus sagement qu'il y avait un
danger presque inévitable à vouloir corriger. Les explications des
deux commentateurs, bien qu'elles soient basées sur une tradition
incontestable, sont souvent fort obscures, et il est difficile, dans
bien des cas, de se représenter nettement les pratiques étranges
qu'ils décrivent. De plus, ils font usage, Dârila surtout, de cette
langue des spécialistes qui ne se piquent pas d'élégance, langue
pleine de négligences, d'incorrections, de termes vulgaires à peine
déguisés sous leur costume sanscrit. Sans la connaissance parfaite
des dialectes modernes et de leurs variétés locales, sans l'assistance
surtout d'un Atharvavedin bien au courant de ses pratiques tradi-
tionnelles, il était difficile de recourir ici à la critique conjecturale
1. Comme pour le reste des documents qu'il a mis eu œuvre, M. 15. a réussi à
identifier la plupart de ces citations. Sous ce rapport aussi, l'édition est digne de scr-
>ir de modèle.
2. A la lin de son commentaire sur le chapitre xnx (p. 353), il mentionne le roi
Bhojadeva de Màlava et une conjuration magique lancée par un certain Upàdhyâya
Uaviçvara contre un conquérant musulman, le Turushka Mahumada, qui pourrait
bien être Mahmoud de Ghazni. Mais cest peu de chose que d'apprendre que Iveçava
est postérieur au commencement du xf siècle. L'extrait de ce passage aurait dil être
plus coinplct.
ANNÉE 1892 113
sans dépasser la mesure. M. B. a fait tout le possible et, avec un
tact louable, il n'a pas essayé d'aller au delà^ Je lui ferai pourtant
un reproche, à tout hasard, n'ayant aucune connaissance directe
des originaux. Il me semble que la" répugnance à donner un texte
absolument corrompu lui a fait parfois trop écourter ses extraits,
et qu'il est tels cas embarrassants où une ligne, quelques mots de
plus, fussent-ils à peu près inintelligibles, auraient pu tout de même
contenir quelque indice qui aurait permis d'entrevoir la solution. Je
me bornerai à un seul exemple. Au chapitre xlix, où il est ques-
tion de certaines conjurations magiques dites udakavajra^ « fou-
dres d'eau », un de ces foudres, celui du sûtra 18, est lancé à propos
d'un navire qui sombre. S'agit-il de sauver un navire ami en péril,
ou de couler à fond un navire ennemi.^ Le mantra employé fait
supposer l'un tandis que le caractère général de ces conjurations
est plutôt en faveur de l'autre. Peut-être le commentaire de Keçava,
s'il avait été donné complètement, nous aurait-il fixés à cet égard.
Et, comme j'en suis à l'article desf reproches, j'en ferai de suite un
deuxième à M. B., et ce sera le dernier. Les extraits de Keçava sont
donnés à la suite du texte, en appendice. Mais les gloses de Dàrila
ont été mises avec les notes, au bas des pages, déjà suffisamment
encombré sans cela, où elles viennent s^\jouter aux variantes, aux
corrections, [4J aux identifications des mantras, aux renseignements
empruntés à d'autres traités sans compter les parenthèses dont elles
sont pourvues pour leur propre compte. Il en résulte un grand
embarras de sigles et de renvois et une sorte de fourré touffu qui
rend la lecrure très pénible. Je me demande ce qu'a dû être le tra-
vail de la correction et comment, malgré cela, M. B. a pu arriver
à un résultat aussi irréprochable. Il semble qu'il n'y ait presque pas
de fautes dans cette confusion-, et les notes paraissent aussi cor-
rectes que le texte;
4» Les Index, au nombre de quatre : A, noms propres et termes
techniques; B, désignations techniques des mantras et groupes de
mantras ; G, liste alphabétique des mantras et des formules autres
que les vers régulièrement cités de l'Atharvaveda, qid sont recueil-
lis dans l'Index suivant. Cette liste est accompagnée d'une vérita-
1. Je n'ai noté qu'un petit nombre de cas où je suis tenté de lire autrement que
lui. Ainsi p. 334, 1. U, je doute fort du mot vàsapaidva. Je sépare : « ... citrilo va sa
paidva ity acyate ».
2. P. J73, note 16, le renvoi est à Ath. V. XII, et non XllI. La même correction est
à faire aux endroits correspondants de l'Index D.
144 COMPTES RENDUS ET NOTICES
ble concordance ; D, Index des citations ou des passages parallèles
rangés par ouvrages, qui se rencontrent dans le Kauçikasùtra et dans
les notes. Tout cela est complet, correct, parfaitement pratique, et
telle entrée qui ne tient pas une ligne représente parfois un long
travail.
Dans l'Introduction, à laquelle je reviens pour finir, M. B. a dis
cuté, avec une compétence et un tact admirables, les diverses ques-
tions que soulève le Kauçikasûtra et la littérature rituelle de l'Athar-
vaveda. Sans lâcher la bride à l'hypothèse ni s'engager dans des
discussions insolubles, il a poussé son enquête aussi avant qu'il
s'est senti sur un terrain solide. En s'appuyant uniquement sur
des faits positifs, palpables et en quelque sorte matériels, il a dis-
tingué les diverses couches encore reconnaissables des matériaux
qui sont entrés dans la composition du sûtra, et il a mis en pleine
lumière le caractère original, solide, authentique du noyau le plus
ancien, les chapitres vii-liii, qui sont le vrai manuel de ces vieux
conjureurs et n'ont aucun de ces traits d'emprunts qui décèlent dans
le reste de cette littérature autant de pastiches des livres rituels dss
autres Vedas. Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que les
résultats de cette étude de M. B. ne sont pas en faveur de l'opi-
nion assez commune qui passe condamnation si légèrement sur
l'Atharvaveda, comme le plus jeune des Vedas ou, plutôt, comme
une sorte d'intrus, qui n'aurait conquis le rang de Veda qu'à l'épo-
que classique ^ . Si l'on entendait simplement dire par là que l'Atharva-
veda a reçu le complément de son uniforme védique d'après le modèle
formé d'abord pour les autres Vedas, en qui se résumait la tradition
des sacrifices les plus solennels, la proposition serait parfaitement
acceptable. Gomme à ceux-ci, il fallut, un jour, à ce recueil de sorcel-
lerie , avoir un rituel embrassant [o] 1 'ens«n>ble de la vie brahmanique ,
c'est-à-dire un grihyasûtva et un kalpasûtra précédés d'un brâh-
mana taillé tant bien que mal sur le commun patron. Gomme eux,
il dut rentrer dans les attributions d'une classe spéciale de prêtres,
et, comme il en restait juste une seule de disponible, on en fit le
Veda du hrahman. Mais à l'époque tardive où s'accomplit ce tra-
vail, les formules elles-mêmes et les pratiques dont elles relèvent,
avaient déjà une longue histoire. Elles avaient été admises en partie
1. Les expressions encore en usage aujourd'liui et qiii parlent de « trois Vedas »,
d'un (( triple Veda », n'autorisent rien de semblable, ^>llcs disent simplement que le
Veda se compose de rie, de yain^ et de sâmnn, et elles n'excluent nullement l'Athar-
vaveda, qui contient des rie et quelques yojus.
i
ANNÉE 1892 145
dans les autres recueils, et tout ce qui concerne dans ceux-ci les
kàmyeshtis^ c'est-à-dire ces offrandes accessoires qui, dans les
grands sacrifices, ont pour objet un vœu particulier du sacrificateur,
est profondément pénétré de leur esprit. En tout cas, aucun témoi-
gnage précis ne nous autorise à considérer les pratiques de ce Veda
comme une source impure qui serait venue corrompre un jour les
eaux limpides de la religion védique, ni imaginer une époque où les
redoutables mantras des Atharvans et des Bhrigus auraient été
tenus en mépris. Ce qui est vrai et, du reste, aisément explicable,
c'est que la tradition de l'Atharvaveda a été entourée de moindres
garanties que celles des autres recueils, du Rigveda surtout, et cela,
non seulement quant au texte, mais aussi quant aux pratiques.
Tandis que les grandes cérémonies ont pris de bonne heure une
forme qui n'a plus guère varié, il était dans la nature de celles-ci
de changer sans cesse, tout en retenant fidèlement certains traits
essentiels. De ces changements, on voit encore la trace dans les
deux commentaires publiés par M. B. Il n'est pas rare, en effet, que
Dârila et Keçava, qui ne paraissent pourtant, ni l'un ni l'autre, être
très anciens, et qui appartenaient certainement à la même école,
décrivent sous la même rubrique des pratiques fort différentes. Mais
cet état flottant de la tradition des Atharvavedins ne doit pas nous
empêcher de reconnaître dans les parties les plus originales des
textes publiés par M. Bloomfield, des matériaux aussi anciens pour
le fond que tout ce que l'Inde nous a laissé, plus anciens en un
certain sens que le reste de la religion védique et qui ne parais-
sent plus jeunes que parce qu'ils sont plus vivaces et qu'ils lui ont
survécu.
Sylvain LÉvi. Le théâtre indien. Thèse présentée à la faculté des
lettres de Paris. Paris, Emile Bouillon, 1890. — xv-432-126 pp.
in-8.
[Revue critique, 10 octobre 1892.)
[ISo] Le premier et aussi le dernier travail d'ensemble sur la
littérature dramatique de l'Inde, \qq Select Spécimens oftlie Théâtre
Religions de l'Inde. — IV. 10
146 COMPTES RENDUS ET NOTICES
of the Hindas de H. H. Wilson, est de 1827 ^ C'est assez dire
qu'avec tous ses mérites, l'ouvrage était depuis longtemps devenu
insuffisant 2. Les documents de toutes sortes se sont prodigieusement
accumulés dans l'intervalle de ces soixante années, et le moyen âge
hindou, qui appartenait presque entièrement à la légende, a été peu
à peu conquis à l'histoire. C'est donc une véritable et grande lacune
que M. Lévi s'est proposé de combler, et il a exécuté son dessein
de façon à satisfaire les plus difficiles. Les sources, même éloignées
et indirectes, ont été recherchées, étudiées, interprétées, parfois
précisées avec le soin le plus louable. Sous ce rapport, le travail
n'est pas seulement au courant d'une façon générale ; comme un
bon livre de compte, il est au jour pour l'instant précis où il a été
publié^. La masse des documents ainsi mis à contribution est très
considérable, et je ne sais ce qu'il faut admirer le plus, de l'indus-
trie de M. Lévi à les réunir et à les contrôler, ou de l'aisance avec
[186] laquelle il a su les manier. Les erreurs de détail, les lapsus
mêmes sont infiniment peu nombreux au milieu de cette multitude
de Faits 4. En même temps, le livre est aussi littéraire que savant;
d'un bout à l'autre, il est écrit avec un entrain et une verve qui
triomphent parfois des embarras de la technique la plus rebutante.
M. L. a divisé son travail en deux parties : il en contient en réa-
1. Réimprimé en dernier lieu en 1891, dans les Œuvres (non, comme il est dit p. 5,
dans les Œuvres complètes, il s'en faut de beaucoup) de H. H. Wilson.
2. M. Lévi, tout en signalant certaines méprises de Wilson, a rendu plus d'une fois
pleine justice à ses rares mérités. Une de ses appréciaticms pourtant renferme un
mot malheureux ; c'est quand il lui reproche, p. 2, avec toutes sortes d'euphémismes,
le manque d'une « méthode vraiment scientifique ». Wilson, de parti pris, n'a voulu
ni épuiser la matière, ni traduire littéralement. Cela suffit-il pour n'être pas « scien-
tifique »? Pour le reste, sa méthode est absolument celle de M. Lévi, s'entourer de
documentiS et essayer de les interpréter le mieux qu'on peut. La recommandation, un
peu plus loin, p. 0, de Vlndian Wisdom de M. Monier Williams fait contraste avec
cette sévérité.
8. A une exception près (importante, il est vrai), p. 165 et Apperidice,. p. 35 : Hhy-
pothèse de Fcrgusson sur l'origine de l'ère Sanivat étgit ruinée des 1890.
4. P. 18, M. Hall a parfaitement indiqué sa source pour placer DevapAiii avant 1656
A. D. Cette source est le Catalogue tVOxford, p. 135, où M. Aufrecht a fait le premier
la remarque, répétée ici même par M. Lévi, que DevapAui est cité dans le commen-
taire de Ranguriàthu sur Vikramorvaçî, lequel commentaire est daté de 1666. Cf. main-
tenant Aufrecht, Florentine Sanskrit Manusanpts, n" 444. — P. 19 : Le roi PratAparudra
d'Orissa est du xvr siècle, non du xiv°. C'est sous un homonyme du xiv siècle. If
Kàkatîya de Devagiri et Varangal, PralAparudra 11, que fut cuml)osé le Pratâparudfîya .
— Appendice p. 46; qu'est-ce que ce Gangadûsa a roi d'AhmedâbAd »? Les noms de
Pratâpadeva et Mallikârjuna nous reporteraient au xtu' siècle; AhmcdAbAd n'a été
fondé que deux siècles plus tard, et n'a échappé aux Musulmans ([u'à l'avènement des
Mahrattcs.
AXNKK 1802 147
lité trois, que^je vais passer en revue le plus brièvement qu'il me
sera possible.
La première partie est consacrée à l'exposition de la doctrine dra-
matique des Hindous, d'après les meilleures sources, \q Daçarûpa
et le SàJiityadarpana ^ avec des références au Nâtyaçâstra de
Bharata et à plusieurs autres ouvrages techniques, tant traités ori-
ginaux que commentaires, et d'amples renseignements historiques
et bibliographiques sur cette branche si touffue de la littérature.
Cette exposition est complète, à Texception de la théorie de l'émo-
tion ou du plaisir poétique, théorie qui n'est pas particulière au
drame et qui, du reste, avait déjà été traitée d'une façon spéciale
par M. Regnaud, et elle a été placée par M. L. en tête du Ih^re, afin
de faire mieux ressortir le parfait accord qui n'a jamais cessé de
régner chez les Hindous entre la doctrine et la pratique du théâtre.
Cet accord, on l'avait déjà constaté, mais c'est un des grands mé-
rites de M. L. de l'avoir mis si complètement en lumière. Distinc-
tion des genres dramatiques, conventions scéniques, nombre et
caractères des personnages, mœurs dramatiques, contexture des
pièces, incidents et éléments de l'action, tout, jusqu'aux détails de
style, est rigoureusement prévu et réglé d'avance, et a été tout
aussi rigoureusement appliqué. Car cette législation minutieuse
est antérieure à toutes les pièces qui nous sont parvenues, et, dans
les chefs-d'œuvre mêmes, où l'on est si tenté de voir le libre épa-
nouissement de la fantaisie, il faut relever avant tout la scrupu-
leuse conformité aux prescriptions. Tout cela est très vrai, et la
critique devra en tenir grandement compte : à l'avenir, il ne sera
plus permis, par exemple, de douter, comme on l'a fait parfois,
comme j'ai eu le tort jadis de le faire ici moi-même*, de la tradi-
tion qui attribue Çakuntalâ et Malavikâgnimitra au même auteur,
simplement parce que les mœurs et aussi le genre d'esprit et d'ins-
piration dans [187J les deux pièces sont absolument différents. Je
me demande pourtant si, en poursuivant dans le détail la confir-
mation de sa thèse si juste dans les lignes générales, M. L. ne s'est
pas fait quelque illusion. A chacune de ces prescriptions, outre
exemple'qu'en donne le Daçarùpa, il a joint, autant que possible,
un exemple tiré par lui-même de Çakuntalâ. Comme explication
des préceptes, cela est excellent; mais neuf fois sur dix on ne
voit pas ce que cela peut prouver en faveur de cette conformité.
\. Rev. crit. du 10 août 1872 [Œuvres, t. III, pp. 28-29).
i48 COMPTES RENDUS ET NOTICES
C'est que la plupart de ces règles et de ces distinctions, toutes
minutieuses qu'elles paraissent, sont en réalité très vagues, parce
qu'elles sont tout empiriques et qu'elles n'ont rien ou presque rien
de rationnel. Sans chercher longtemps, on leur trouverait des
exemples tout aussi appropriés chez Racine ou chez Shakespeare
que chez Kàlidâsa.
Cette observation m'amène à en faire une autre. Je crois que
]M. L. a pris cette théorie un peu trop au sérieux. Plus que toute
autre doctrine peut-être, la ««rhétorique et la poétique sont exposées
à verser dans l'abus des recettes et, comme celles-ci portent sur ce
qu'il y a de plus libre et de plus spontané, le don de l'invention et
le talent, l'abus ici tourne bien vite au ridicule. Les Grecs, avec tout
leur esprit et toute leur philosophie, n'ont pas toujours su éviter cet
écueil; les Hindous s'y sont échoués en pleine M. L. l'a bien vu et
en plus d'un endroit, il fait observer combien ces théories sont artifi-
cielles et parfois insignifiantes ; mais il semble ne pas s'en être tou-
jours assez souvenu. Il lui arrive même d'en trouver l'ensemble
harmonieux. A cet égard, mon impression est tout juste l'opposé :
elles me paraissent incohérentes au suprême degré. A côté de prin-
cipes généraux qui dénotent une véritable compréhension des choses
et qui pourraient être féconds, on retombe sans cesse dans l'illogi-
que et dans le puéril. On dirait vraiment un rejeton vigoureux et
plein de sève, transplanté du dehors dans une terre ingrate et y
avortant misérablement. Si bien que, si d'autres castras ne mon-
traient pas la même infirmité en quelque sorte congénitale, je ver-
rais dans ce manque perpétuel d'équilibre une raison des plus fortes
contre l'originalité du drame et de la dramatique hindous. Cette
indulgence de M.L., selon moi, excessive est surtout sensible aux
endroits où la théorie est tellement superficielle et en quelque sorte
en dehors des choses, qu'elle en devient inintelligible. Dans ces cas
M. L. n'en continue pas moins à traduire ses autorités, comme si
elles continuaient, elles, à nous donner de la marchandise de bon
aloi. En voici l'exemple le plus saillant^. La représentation drama-
tique comporte quatre vrittison « manières » : elle est ou sâttvati\ ou
kaiçikî ou ârabhati o\ib?iâratt^ que M. L. rend par « grandiose, gra-
cieuse,violenteetverbale3)).Lestrois premières peuvent! I88| passer
1. Cf. Rev. crit. du 22 janvier 1876 [Œuvres, t. III, pp. 198 et suiv.).
2. Voir surtout pp. 83, 93, 112, 137 et 144. Je suis oblige d'abréger considérable-
ment toute cette discussion.
3. Dhârati = Vâc, la déesse de la parole.
t
ANNÉE 1892 149
sans observation; mais les choses se compliquent singulièrement
pour la quatrième. Cette « manière verbale », qui n'admet pas de
rôles de femmes, est celle du prologue, où il y a presque toujours
pourtant un personnage féminin. L'une et l'autre ont pour éléments
principaux les « treize éléments de la vitht » (M. L. traduit par
« guirlande » ; j'aimerais mieux « série, étalage »), énumération
assez disparate de tropes et d'incidents, lesquels ne leur sont pas
propres (la théorie l'avoue) et ne leur sont pas non plus tous néces-
saires (les pièces en font foi). Enfin, pour achever le bouquet, la
vtthi est une-espèce particulière de petit drame. Il est évident qu'il
y a là des données de provenance diverse que la routine a irrémé-
diablement brouillées et confondues. Il est évident aussi que de pa-
reilles choses ne doivent pas simplement se traduire. Plus loin,
pp. 312 et 332, M.L. nous donne bien une interprétation très ingé-
nieuse des noms des vrittis : il suppose qu'ils ont leur origine dans
d'anciennes dénominations de castes professionnelles!. Mais cette
interprétation, que je crois juste au moins pour deux d'entre elles,
Xsi kaiçiJd et la bhâratî, n'éclaire que l'archéologie du théâtre. Ce
n'est évidemment pas dans cette acception que ces termes sont em-
ployés dans la théorie et, quoi qu'il faille en penser, ces étymologies
n'empêchent pas que M. L., qui nous a mis honnêtement dans l'em-
barras, nous y laisse, quand il devait, à ses risques et périls, du
moins essayer de nous en tirer. Bien que je ne sois pas sous la
même obligation, voici pourtant comment, en somme, je me figure
les choses. La vritti hhârati est la manière du hharata de l'acteur,
quand il joue et parle en son propre nom, comme dans le prologue
et parfois ailleurs encore dans le drame, quand il prononce les hhara-
tavâkyas. En essayant de fixer les particularités de ces passages,
on se sera aperçu de leur ressemblance plus ou moins étroite avec
les intermèdes et autres incidents scéniques où les acteurs ne font
guère que rapporter ce qui se passe dans la coulisse. Enfin, prolo-
gue et intermèdes auront été confondus, en partie à cause de l'homo-
nymie créée par le mot vtthî^ avec de petites pièces indépendantes,
sans action bien suivie, où, comme dans le hliàna par exemple, l'ac-
teur se borne à raconter et à mimer ce qui est censé se passer en
dehors de la scène. Le fil une fois perdu, on aura continué à faire
1. M. L. a discuté d'une façon tout aussi ingénieuse d'autres vieux termes techni-
ques du théâtre; par exemple, nepathya, p. 374; kuçîlava, çailulin, çailûsha, p. 313 et
Appendice. Pour kuçîlava, j'en reste à l'explication de VVeber et du Dictionnaire do
Pétershourg ; le suffixe va — vaut n'est pas inconnu en pâli.
150 COMPTAS RENDUS ET NOTICES
passer Técheveau sur la bobine, de façon à tout embrouiller ' .
[180] La deuxième partie du livre est consacrée à l'histoire de la
littérature dramatique, telle qu'elle est parvenue jusqu'à nous. Elle
est pleine de faits, et témoigne de lectures très étendues. Par d'heu-
reux rapprochements, M. L. a su rendre un peu de vie à quelques-
uns des prédécesseurs de Kâlidâsa dont nous n'avons guère que les
noms, et il a probablement réussi à en supprimer deux, Jvalana-
mitra et Kântideva (ou Kuntideva), qu'on avait récemment exhu-
més-. Les chefs-d'œuvre -ont été analysés en détail, de façon à
rendre aisé le contrôle réciproque de la théorie et de la pratique du
théâtre, et une juste attention a été accordée à des œuvres infé-
rieures, parfois toutes modernes, quand elles permettaient de rem-
plir par un exemple des cadres de la théorie qui autrement seraient
restés vides 3. Sous ce rapport encore, le travail de M. L. est com-
plet. Les drames ramaïques ont été remisés à la fin, aux dépens de
l'ordre historique et de l'intérêt des biographies, et sans profit réel
appréciable, car il ne peut pas être question d'un développement
régulier de l'art dans cette littérature. Un différend plus grave
1. Il est regrettable que, pour cette théorie du drame, M. L. n'ait pas pu consulter
le Kâmasûlra. Les deux castras sont connexes. Une bonne partie de la matière et du
langage technique leur sont communs ; on y retrouve les mêmes personnages,
l'héroïne, la confidente, la courtisane, l'entremetteuse, le vidûshaka, le vi^a, le pîtha-
marda, les mêmes mœurs décrites par classes et par types, du harem royal au mau-
vais lieu, du fils de famille au gueux des rues, la même analyse de la passion et des
signes qui la trahissent (les ingitâkâras), une esquisse des mêmes intrigues. Des spec-
tacles sont souvent mentionnés, comme incidents de la vie galante ; mais ils parais-
sent se réduire à des jeux forains. En général, le sûtra est plus crû et plus sobre que
les contes et la comédie de haute volée; les mêmes choses y sont vues d'un côté
plus bourgeois, et lopulente Vasantasenàny figure pas. Par contre, les commentaires
font souvent remarquer la conformité des drames aux règles du Kàinasùtra et l'auteur
du Mâlalimâdhava y réfère expressément. L'accord est en effet si complet, que M. L.
n'eût probablement rien trouvé de neuf de ce côté. Mais cet accord par lui-même a
du prix; car ce çâstra nous est parvenu sous une forme plus archaïque que le Aa/ja-
çdstra et, selon toute apparence, le Kâinasùtra est un vieux livre.
2. Ces deux iiDms, qu'il convient pourtant provisoirement de retenir, ne peuvent Xj
guère être adjectifs qu'à la condition de fournir un double sens : jvalanamUra, « amr^ ;
des incendies» et « ami du style flamboyant » ; kântideva, « ce kântideva (cette Lune) »
et « ce dieu de la grâce ». Réduite à ce dernier sens, l'épitliète de kânlideva serait
étrange. Page 31 de l'Appendice, saubandliave et sobandhave sont à transposer dans !l-
texte prâcril et dans la traduction sanscrite.
3. M. L. ne veut pas que le Sâvilrîcaritra, fabriqué récemment à Morbi, soit un vrai
chàyânâtaka. Pour en décider, il nous faudrait une définition précise du châyânâ^aka,
et nous n'en avons pas, que je sache. Comme les autres pièces auxquelles ce nom est
accolé, celle-ci est un épisode épique tant bien que mal découpé en actes et en
scènes. Les termes de la nomenclature techni(iue dans lesquels entre le mot chàyà,
sjiit restés en usage en Maràthî et en Gujarâlî, la langue maternelle de l'auteur.
ANNÉi: 1892 loi
porte sur la date relativement récente que M. L. veut assigner à la
Mricchakatikà. Il a parfaitement raison de soutenir que ni les
mœurs de la pièce, ni les nombreux prâcrits qui y sont employés,
ne. prouvent en faveur de son antiquité. Mais ils ne prouvent rien
non plus contre elle. Ces mœurs littéraires des contes sont vieilles ;
il n'est pas démontré que la liste des prâcrits dans Bharata soit une
interpolation, et Kâlidâsa a bien employé un dialecte dont il n'est
pas traité dans les anciennes grammaires. Reste donc la tradition,
et ici je m'étonne que M. L., qui en est d'ordinaire [190] un parti-
san déclaré, l'ait aussi lestement abandonnée. Je ne crois pas plus
que lui que la pièce appartienne au légendaire roi Çûdraka. Mais,
si elle n'est pas de lui, elle est anonyme, et, s'il y a eu de tout
temps des œuvres pseudonymes, attribuées par flatterie, non à l'au-
teur, mais à son patron, il n'y a plus guère, dans le domaine de la
littérature pure, de chefs-d'œuvre anonymes après le vi« siècle.
La troisième partie traite des origines du théâtre, de l'influence
qu'auraient exercée les Grecs sur ces origines, de la mise en scène
et du mode de représentation des œuvres dramatiques, enfin du
théâtre hindou contemporain. L'ordonnance du livre, comme on voit,
est un peu dédaigneuse de la ligne droite. L'auteur a eu sans doute
de bonnes raisons pour l'adopter; elle déroute cependant, et je crois
qu'il n'eût pas été difficile d'en trouver une meilleure. Entre autres
inconvénients, elle a celui-ci, que le lecteur qui, au cours des pre-
mières parties, a commencé par reprocher à M. L. une multitude
d'oublis, ne revient de cette impression qu'à la fin du volume. Car
l'impression était fausse : M. L. n'a rien ou presque rien oublié,
et les chapitres qu'il a consacrés aux origines sont aussi fouillés
que le reste du livre. Ces origines, il les suit jusque dans la litté-
rature védique, dans les hymnes dialogues du Rigveda, où un cer-
tain instinct dramatique est incontestable ^ Un examen plus appro-
fondi des livres rituels lui eût fourni encore d'autres indices
utilisables. Le sacrifice védique, dans ces livres, est strictement
personnel, au bénéfice exclusif de celui qui en fait les frais. Il n'en
est pas moins, dan» les grandes occasions, une fête pour la com-
munauté. Il était accompagné de jeux divers, relevé de danses, de
chants et de musique ; on y racontait des légendes, sans doute dia-
1. L'assertion, p. 307, que « les hymnes dialogues n'ont pa» d'emploi dans le rituel »,
n'est exacte qu'en ce sens que nous navons pas à cet égard d'indications précises.
Mais, de plusieurs d'entre eux, notamment de I, 166, que M. L. a traduit, nous savons
qu'ils étaient employés.
152 COMPTES RENDUS ET NOTICES
loguées, comme toute l'ancienne poésie narrative de l'Inde, et peut-
être réparties entre divers personnages ; enfin l'assistance y inter-
venait par des invectives, des lazzi, des querelles fictives formant
de véritables intermèdes comiques, d'où le mime professionnel n'était
pas exclu. A défaut de ces témoignages, M. L. en a réuni beaucoup
d'autres tirés de l'ancienne littérature tant bouddhique que brahma-
nique, des grammairiens, de la poésie épique, des smritis. Les mo-
numents figurés lui en ont aussi fourni quelques-uns^. Il a noté et
discuté l'apparition des noms par lesquels on désignait les profes-
sions se rattachant plus ou moins au théâtre, et dont l'équivalent
se trouve parfois encore dans Ij^langue [191] d'aujourd'hui'^. Enfin,
de l'examen des termes techniques, dont un grand nombre n'est pas
sanscrit, et de l'emploi traditionnel du prâcrit dans les drames, il
a conclu que les premiers essais qu'on peut ainsi entrevoir, ont dû
être composés en langue vulgaire, conclusion que je ne puis qu'ap-
prouver, puisque d'avance je m'y étais rencontré avec lui 3. Mais,
tous ces indices réunis ne nous permettent que d'affirmer l'existence
ancienne dans l'Inde d'un théâtre probablement tout rudimentaire,
comme on le trouve un peu partout, même chez les peuples qui ne
sont jamais arrivés d'eux-mêmes à se créer un théâtre littéraire.
Plusieurs siècles s'écoulent et nous nous trouvons subitement en
présence d'une théorie dramatique très complète et de drames ab-
solument littéraires, rappelant par certain côtés l'économie des
pièces gréco-romaines, et d'une perfection que l'Inde, dans la suite,
n'a plus jamais égalée. Cette apparence de génération spontanée a
paru suspecte, et la lacune est certainement fâcheuse. Aussi, pour
L M. L. ne pouvait pas encore connaître la lecture rùpakrilî, probablement (c auteur
de drames » relevée par M. Hoernle sur une monnaie de Candragupta II, Proceed.
As. Soc. Beng., août 1891 ; mais il aurait pu mentionner les monnaies où Samudra-
gupta est représenté jouant de la cithare.
2. P. 312 : les Bhàts sont la première des castes de rhapsodes. » Il faudrait dire
ovi, leur position sociale variant de pays à pays. De plus, le mot grec suggère une
vie ambulante, et la plupart des Bhâts sont sédentaires. En mainte contrée, ils ont
plus d'analogie avec nos secrétaires do mairie tenant le registre de l'état civil, qu avec
des rhapsodes. A cette occasion, je suis obligé de dire qu'il y a chez M. L. des cita-
tions comme celles-ci: Sherring, Hindu Trihes and Castes (deux fois, Appendice pp. 50
et 51 ; il y a trois volumes in-4"! Le second renvoi devra'l être I, 271 ; III, 54) ; .}fœurs
des peuples de l'Inde (p. 317 ; l'ouvrage de Dubois est on doux volumes); Ileber (l'évê-
que). Voyage à travers iinde (Appendice, p. 53 ; comme il n'y a pas de standard edi-
tiion, il faudrait dire du^noins que la scène se passe à Allaliabad). F", de Lanoye,
VInde contemporaine, que je trouve à la même page, est un de ces livres qui ne se
citent pas.
3. Cf. Bev. crit. du 5 avril 188r>, p. 205 {Œuvres, t. III, p. 474).
ANNÉE 1892 1^3
supprimer Tune et combler l'autre, a-t-on fait intervenir l'influence
grecque. Aux tentatives faites en ce sens, nous opposons tous deux,
M. L. et moi (car ici encore j'ai le plaisir de m'être rencontré
d'avance et du moins partiellement avec lui ^), une réponse négative ;
mais nous la faisons différemment, et je suis obligé de dire que,
après avoir lu la sienne, je persiste dans la mienne plus que jamais-
Al. L. estime que l'hypothèse de cette influence est impossible ou,
du moins, que l'ensemble des faits connus s'y oppose. Je ne vais
pas aussi loin : je pense au contraire qu'elle est fort possible, et je
ne demanderais pas mieux qu'elle me fût démontrée. Elle m'expli-
querait bien des choses qui, sans elle, restent pour moi obscures :
l'épanouissement soudain de quelques chefs-d'œuvre, suivi d'une
prompte et irrémédiable décadence; l'élaboration de cette théorie
compliquée chez un peuple qui a toujours aimé les spectacles, mais
qui n'a presque pas eu de théâtre, et encore ce peu, sauf pour la
période du début, semble- 1- il avoir été un théâtre sans auditoire. Car
il ne faut pas que les trois [192] cents et quelques drames dont Xt. L.
a réuni les titres, fassent illusion : tout cela, à très peu d'exceptions
près, on n'en ferait pas la demi-douzaine, n'est dramatique que pour
la forme; ce qui fait le drame, l'action présente et le personnage
vivant, en est'lamentablement absent. D'autre part, si l'on conçoit
un public assez lettré pour goûter à première audition, dans toute
leur finesse, les grâces de la diction relativement simple de Kâlidâsa
et de l'auteur de la Mricchakatikâ^ il n'en est plus de même dès
l'époque de Bâna, et, avec Bhavabhûti, la prose même est devenue
aussi difficile que les vers. Sans doute, et j'en suis aussi persuadé
que M. L., ces pièces étaient écrites pour être représentées, comme
le sont encore aujourd'hui les misérables pastiches qu'on ne cesse
d'en faire. Elles bénéficiaient par là de l'appareil scénique, de la mi-
mique, de la danse et aussi de cette excitation qui se dégage tou-
jours d'une assemblée nombreuse -. Le gros de l'assistance, même
très choisie, devait se contenter de comprendre à peu près et sur-
tout de voir, comme à cette représentation de Çakuntalà à laquelle
1. Cf. Rev. crit. du 13 novembre 1882 {Œuvres, t. III, pp. 414 et suiv.).
2. Ce n'est qu'avec ces tempéraments que je puis accepter ce que dit M. L. du
tliéâtre sanscrit, employé comme moyen de propagande religieuse. Des pièces comme
Cailanyacandrodaya n'étaient certainement pas de simples jeux desprit, car elles nais-
saient dans des milieux très ardents. Pour un petit nopibre d'initiés, elles étaient
une satisfaction à la fois littéraire et dévote; pour la secte, elles étaient un titre
d'honneur. Indirectement elles pouvaient ainsi servir d'une façon très efficace. Direc-
tement, leur action était nulle.
15i COMPTES RENDUS ET NOTICES
assistait mon ami, M. Grierson, et dont le clou, me disait-il, avait
été « la danse de l'abeille ». Quant aux pandits eux-mêmes, M. L.
peut en être bien sûr, ils ne goûtaient ces choses qu'après étude,
à tête reposée, comme ils goûtent les kcwyas en général^. Plus que
tout autre peut-être, Tlnde est un pays où le prestige et le plaisir
même sont affaire de mode ou, si l'on veut, de tradition. Un roi de
Râjputâna n'a-t-il pas poussé le dilettantisme jusqu'à faire graver
sur des stèles de pierre le texte in extenso de deux drames dont il
était l'auteur.^ En conclurons-nous que le théâtre était une chose
bien vivante à A j mire au xii« siècle ? Ce que nous savons du théâtre
littéraire hindou ne s'oppose d^nc nullement, selon moi, à supposer
à l'origine, une impulsion venue du dehors. Seulement, et ici je suis
du côté de M. L., d'une part, les faits ne me paraissent pas imposer
cette hypothèse nécessairement, et, d'autre part, les preuves qu'on
a voulu en donner me semblent absolument insuffisantes. Même en
tenant compte des quatre ou cinq siècles qui séparent Kâlidâsa'^ et
ses [193] prédécesseurs connus de tout contact avec la Grèce, il
semble que l'imitation aurait laissé plus de traces et d'autres traces
chez eux, si elle avait été à l'origine. Nous savons assez comment
on imite en littérature et ce que de préférence on imite, pour oser
dire qu'on ne le fait pas de cette façon.
Les chapitres consacrés au théâtre hindou contemporain et la
« Conclusion » sont la partie du livre qui me satisfait le moins. Non
pas qu'elle ne témoigne, comme les précédentes, d'une industrie
qui, jusqu'au bout, ne s'est pas ralentie, de lectures étendues et
variées, et qu'il ne faille être très reconnaissant à l'auteur de tous
les faits qu'il a recueillis à notre profit ; mais décidément M. L. y
a versé du côté vers lequel il penchait. Il a trop cédé à sa sympa-
thie pour le sujet et, pour me servir d'un terme courant, il s'est bel
et bien emballé. Je dirais même que le morceau de bravoure de la
fin est une concession de circonstance au genre académique, si l'on
il'y sentait pas, d'un bout à l'autre, un enthousiasme absolument
1. M. L. a d'excellentes remarques (p. 337) sur le parallélisme des drames et des
mahâkâvyas, qui « eorrespoiident à l'ancienne épopée, comme les drames littéraires
correspondent aux scènes ordinaires des vieux Kuçîlavas ». La seule difficulté est que,
dans le premier cas, nous avons les originaux et qu'il nous les faut inventer de toutes
pièces dans l'autre. La Çakuntaiâ moderne en tamoul qu'a traduite M. Devôze, et qui
nous aurait « certainement » conservé une image fidèle de ces originaux, ne parait
pas apte à combler le déficit.
2. La date de Kàlidâsa nest pas aussi solidement fixée ((ue le pense M, L., à qui la
tradition des «neuf perles » de la cour de Vikramàdilja a fait ([uelque illusion.
ANNÉE 189 2 155
convaincu. M. L. nous parle de la renaissance du drame classique,
d'un « magnifique épanouissement » du théâtre dans l'Inde d'au-
jourd'hui ; il se demande même quel en sera l'avenir, et il le lui
prédit plus brillant encore sous les auspices du Krishnaïsme. De
tout cela, il y a énormément à rabattre. Quant à l'avenir du théâtre
dans l'Inde, pour le deviner, il faudrait avant tout se demander ce
qu'il sera à Paris et à Londres, car c'est de ce côté que vient main-
tenant la poussée. Déjà elle a pénétré dans ce qu'on peut, jusqu'à
un certain point, appeler le théâtre populaire, et, pour voir comment
elle opère, on n'a qu'à s'adresser aux productions d'un genre plus
aisément assimilable, aux « nouvelles » dés romanciers bengalis ;
les arriérés en sont restés à Walter Scott ; de plus avancés vont à
M. Kipling ou mordent même aux romans français. Pour le reste,
je ne vois pas en quoi ce théâtre populaire a grandement changé.
Sous sa forme la plus caractéristique, la représentation religieuse,
il est, comme par le passé, avant tout un spectacle, parfois une
simple pantomime, et si, par l'effet de cette contagion qui se pro-
duit dans les foules, les sentiments s'y exaltent parfois jusqu'au
paroxysme, la pièce en elle-même n'en est pas moins très pauvre et
absolument dépourvue de l'émotion intense qui anime par exemple
le drame religieux persan. Peut-il davantage être question d'une
renaissance du théâtre classique, parce que de riches amateurs font
représenter à grands frais Çakuntalâ ou tel autre chef-d'œuvre du
passé? Autant vaudrait voir dans feu le discours latin de nos
distributions de prix, une preuve des goûts cicéroniens d'un audi-
toire parisien. Restent les drames littéraires qui se composent de
nos jours. Je n'ai pas lu beaucoup de ces pièces; mais j'en ai lu
quelques-unes, et j'avoue que je n'y ai rien trouvé qui pût donner
l'idée d'une rénaissance. Il suffira d'en mentionner deux. L'une est
ce Scwitvicaritra dont il a déjà été question, imprimé à Bombay
en 1882 et composé vers la même époque par M. Çankarlâl, direc-
teur du collège de Morbi en Kâthiâwâr. [194] Quelques-unes des
plus belles légendes épiques y font les frais d'un long plaidoyer en
faveur de l'éducation des filles en sept actes, absolument niais d'un
bout à l'autre 1. Les princesses du Mahâbhârata y sont des bas-bleus
d'un grotesque achevé, ne parlant que de leurs livres et de leurs
études, se donnant à peine le temps, quand elles reviennent d'un
1. L'année d'après le môme pédant, qui s'intitule modestement âçukavi, a fait impri-
mer un autre traité de civilité puérile et honnêto à l'usage des jeunes personnes,
sous la forme de deux petits contes (6/ids/ia/ia), aussi niais que son nâtaka.
156 COMPTES RENDUS ET NOTICES
long voyage, de dire bonjour à papa et à maman, pour courir plu&
vite k leur pustakaçdlâ, leur chère bibliothèque. On les a bourrées
de toutes les sciences, de tous les arts libéraux, et elles en ont pro^-
fité. Aussi quand le roi Çaryâti, avec sa femme, ses ministres et toute
son armée, est subitement frappé d'une rétention d'urine, la jeune
Sukanyà, sa fille, n'est-elle pas en peine de diagnostiquer le mal
doctement et d'indiquer sur-le-champ le traitement convenable. La
prose est baroque, les stances sont plates, le tout n'est que médiocre-
ment correct ; par purisme ou par méfiance de lui-même, Çaiikarlàl
a supprimé le prâcrit. C'est là un exemple du drame à tendance ; l'au-
teur est de son temps et un homme de progrès. Celui de la deuxième
pièce, un esprit d'une tout autre trempe, est plutôt un représentant
du passé. Le mahàmahopâdhyâya Candrakânta Tarkâlankâra, pro-
fesseur au Sanskrit Collège de Calcutta, est un polygraphe versé
dans toutes les branches du savoir hindou, éditeur des siUras de
Gobhila dans la BibliotJieca Indica et du Kusiiniâhjali^ réfor-
mateur original de la philosophie Vaiçeshika, dont il a écrit un
nouveau bhâshya ; il est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages
littéraires, dont un seul m'est connu, le drame en question, le Kau-
mudîsudhâkara^ xmprakarana en cinq actes, composé à l'occasion
du mariage des deux fils d'un riche ami et imprimé aux frais de
celui-ci, à Calcutta, en 1888. La pièce n'a rien de ridicule; elle est
évidemment l'œuvre d'un homme de goût, qui sait son métier. Mais
c'est un pastiche pur et simple du Màlatîmâdhava et du MallUiâ-
màruta, avec tous les lieux communs, tous les trucs de cette sorte
d'ouvrages (notamment un garhhànkà, qui paraît être indispensa-
ble dans toute pièce nouvelle), sans le moindre effort d'invention
ou de rajeunissement, et qui aurait pu être écrit il y a cinq cents
ans aussi bien qu'aujourd'hui. Que tout soit à l'avenant dans les
productions du théâtre contemporain, je ne puis et ne veux pas le
prétendre. Il serait surprenant que parmi tant d'essais, chez un
peuple bien doué comme les Hindous, il n'y en eût pas au moins
quelques-uns d'heureux, surtout en dehors du sanscrit où les cadres
depuis longtemps surannés ont perdu toute flexibilité : mais d'une
renaissance nationale du théâtre dans l'Inde, jusqu'ici il n'y a rien
et moins que rien.
ANNKR 189 3
Henri Gordier. Les Voyages en Asie au XIV^ siècle du bien-
heureux frère Odoric de Pordenone, religieux de Saint-François,
publiés avec une introduction et des notes. Ouvrage orné de
fac-similés, de gravures et d'une carte. Paris, Ernest Leroux,
1891. Forme le t. X du Recueil de voyages et de documents
pour servira V histoire de la géographie depuis le xn^ jusqu'à
la fin du xvi« siècle, publié sous la direction de MM. Schefer,
membre de l'Institut, et Henri Gordier. — xiv-clviii-602 pp.
gr. in-8.
(Revue critique, 13 mars 1893.)
[197| Gomme toutes ces relations des voyageurs du moyen âge,
celle du frère Odoric de Pordenone a passé, au cours du temps,
par des fortunes diverses. Beaucoup lue (et beaucoup pillée aussi)
jusqu'à la fin du xvi^ siècle, ainsi que l'attestent les nombreux
manuscrits qui nous l'ont transmise (M. Gordier en décrit ou
relève jusqu'à 73) et les traductions manuscrites ou imprimées qui
en ont été faites en français, en italien, en anglais, en allemand,
elle est tombée plus tard en oubli. Les compatriotes de l'auteur
ont bien continué à s'occuper de lui comme d'une gloire locale, et
les historiens de l'ordre de Saint-François n'ont pas cessé de faire
mention du bienheureux (la béatification, qui lui fut décernée de
fait dès le lendemain de sa mort, ne devint officielle qu'en 1755).
Mais l'attention du public même' savant s'était détournée de ces
naïfs et maigres récits. Gomme le fait observer M. Gordier, du
domaine de l'histoire et de la géographie, la mémoire du pieux
voyageur avait passé à celui de l'hagiographie. Le temps vint
môme où on le traita de menteur et son voyage de fable. Il a fallu
l'esprit critique de notre siècle et son amour du document, pour
revenir de ces injustes dédains. Déjà parfaitement établie par feu
le colonel Yule, la réhabilitation d'Odoric est aujourd'hui complète
et définitive, grâce à M. G. et à son superbe volume, dont la riche
ordonnance n'entrait certainement pas dans les prévisions de l'hum-
ble moine quand, en 1330, à peine de retour, et peu de mois avant
sa mort, [198] dans l'une des cellules du cloître de Saint- Antoine
158 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de Padoue, il faisait au frère Guillaume de Solagna le récit de ses
longues et périlleuses pérégrinations aux pays des infidèles.
C'est, en effet, une véritable édition de luxe que nous a donnée
M. Gordier. Rien n'a été épargné, ni quant à la beauté du format
et du papier, ni quant au choix et à la variété des caractères, ni
quant à la richesse de l'illustration. Pour cette dernière même, on
pourrait se plaindre d'une certaine profusion. On acceptera volon-
tiers les vues modernes d'Udine, par exemple. Gar, en Italie, où
les capitales mêmes commencent à peine à pratiquer la haussman-
nisation, les villes provinciales ont toujours été très conservatrices
de leurs monuments et de leur topographie. Mais que viennent faire
ici, sans parler d'autres hors-d'œuvre, tous ces fac-similés de
manuscrits qui n'ont pas le moindre rapport avec l'établissement
du texte et qui seraient tout au plus à leur place dans un traité de
paléographie? Sont-ils là pour témoigner que M. G. a vu les ori-
ginaux ? La preuve était superflue, puisque ses notes nous mon-
trent qu'il a fait mieux que cela, qu'au besoin il a utilisé ces origi-
naux. G'est donc là de la décoration pure ; mais du moins cette
décoration est solide, d'aspect sévère et d'exécution parfaite. Etant
donné qu'il devait y avoir de l'inutile, un maladroit n'eût pas été
embarrassé de plus mal choisir.
La relation d'Odoric nous est parvenue en deux rédactions prin-
cipales : l'une rédigée à Padoue, en mai 1330, par le frère Guil-
laume de Solagna, en quelque sorte sous la dictée d'Odoric ; l'autre
recueillie de la bouche des compagnons d'Odoric, à la cour d'Avi-
gnon', et rédigée en 1350, à Prague, par Henri de Glatz. Outre
ces deux rédactions qu'on peut qualifier d'originales, mais qui, déjà
dans les manuscrits, présentent de part et d'autre des variantes
individuelles, il existe divers remaniements faits au xvi* siècle.
Toutes ces versions ont été imprimées. Notamment le texte latin
de Guillaume de Solagna, le plus authentique de tous, a été magis-
tralement édité avec une traduction anglaise et un admirable com-
mentaire dans le Cathay de Yule. Dans ces conditions, M. G.
s'est décidé à reproduire (et il ne pouvait mieux faire) la vieille
version française du texte de Guillaume de Solagna écrite en 1351
par Jean le Long, natif d'Ypres et moine de Saint-Bertin à Saint-
Omer. Il s'est servi pour cela des deux manuscrits de cette version
1. Probablement en 1331. En décembre 1330, Odoric s'élait mis en route pour Avi-
gnon, afin d'y rendre compte au pape de sa mission. Il fut arrêté à Pise par la maladie
et retourna à son couvent d Udine, pour y mourir le H janvier 1431.
ANNKI-: 189B 139
conservés à la Bibliothèque nationale (français n"^ 1380 et 2810),
ainsi que de l'édition, devenue très rare, imprimée à Paris, en 1529,
par Jehan Saint-Denys. La reproduction, qui est faite avec soin,
est d'une fidélité diplomatique. M. C. a respecté- toutes les parti-
cularités et fantaisies de l'orthographe, et jusqu'aux fautes, qui
sont d'ailleurs corrigées en note, au bas de la page. Au bas de la
page aussi sont relevées les variantes et additions que présentent
les autres textes, [199] quand celles-ci sont courtes. Quand elles
sont plus longues, elles ont trouvé place dans les notes qui sont à la
suite des chapitres et qui constituent le commentaire proprement
dit. L'édition renferme ainsi tout ce qui nous, a été transmis sous
le nom d'Odoric. Dans l'Introduction, M. C. a réuni, avec docu-
ments à l'appui, tout ce que l'on sait de la vie d'Odoric, du culte
rendu à sa mémoire et des destinées de son livre. Il s'est efforcé de
faire revivre l'humblemoine dans son milieu et, aussi, de nous faire
envisager ses voyages sous leur vrai jour, en montrant la longue
suite de tentatives semblables, plus nombreuses et plus fructueuses
peut-être qu'on ne le croit d'ordinaire, faites à partir des croi-
sades, par les papes et par divers Etats de TOccident, pour
renouer, sur les traces des Nestoriens, les relations toujours pré-
caires et si souvent interrompues avec l'Extrême-Orient. Il y a là
tout un ensemble de faits imparfaitement connus, mais reliés par
une tradition évidente, dont l'importance ne doit être ni exagérée,
ni méconnue. Les rapports de l'Europe et de l'Asie n'ont pas été,
au moyen âge, ce qu'ils sont devenus après le triomphe des Turcs
Ottomans. — L'Introduction est suivie d'une bibliographie com-
plète d'Odoric.
Mais, quelque soin qae M. C. ait mis à toutes les parties du
livre, le principal effort et la masse du travail ont dû naturellemejit
porter sur les notes explicatives, sur le commentaire. Là, comme
pour l'Introduction, du reste, il a eu la bonne ou, si l'on aim^
mieux, la mauvaise fortune de venir après Yule. Car si, avec un
guide pareil, les risques de s'égarer étaient réduits au minimum,
la chance de trouver beaucoup à glaner après lui, même à l'inter-
valle de vingt-cinq années, était diminuée presque d'autant. M. C.
n'a cherché ni à déguiser, ni à diminuer tout ce qu'il devait à son
illustre ami et devancier, qui a pris jusqu'à sa mort le plus vif
intérêt à cette édition française d'Odoric, et à qui le livre est dédié
in memoriam. Mais, en acceptant, comme c'était son devoir, la
plupart des résultats de Yule, M. G. l'a fait avec indépendance. Il
160 COMPTKS RENDUS ET NOTICES
n'a pas hésité à se séparer de lui sur plusieurs points importants
et, en cherchant de côté et d'autre, il a réuni une riche collection
de renseignements nouveaux, qui donnent à son commentaire une
très grande valeur propre. Pour la Chine surtout, ce commentaire
est très précis, tel qu'on pouvait l'attendre d'un spécialiste comme
lui ; mais aucune partie de l'itinéraire ne s'est trouvé négligée. Je
crains seulement qu'il n'ait parfois trop cédé à la tentation de vou-
loir ajouter du neuf aux données de Yule. Ce n'est qu'ainsi du
moins que je m'explique l'encombrement de matières étrangères
dont ces notes sont trop souvent affligées. Quelle utilité y avait-il
à consacrer six pages à la description des ruines de Persépolis,
dont Odoric ne dit rien et où il n'est peut-être jamais allé ? Car,
de Yezd à Ormuz, l'itinéraire est très mal jalonné. Ailleurs, la
remarque faite en passant par le voyageur que telle idole « est
bien grant ou plus comme saint Cristofle en ce pays », nous a
valu un rappel justifié de la fresque de Mantegna aux Eremitani
de Padoue. Mais que [200 1 vient faire après une monographie de
trois pages sur le culte et sur l'iconographie du saint, plus le rébus
(avec fac-similé) qui est la marque de l'imprimeur Christophe Fros-
chauer, de Zurich? J'en dirai autant des longues descriptions (de
simples renvois suffisaient) desNicobaret des Andaman, où Odoric
n'a certainement pas atterri, s'il a tant fait que d'y passer, et de
la digression sur les peuplades cynocéphales d'Asie, d'Afrique,
d'Amérique et d^Europe, où manquent d'ailleurs les récits d'Hé-
rodote et de Ctésias, ainsi que la légende des Kinnaras de l'Inde,
qui sont pour nous les sources premières de ces fables. La men-
tion et la gravure de la famille d'hommes velus découverte en
Birmanie ont du moins le mérite de se rapporter à la même partie
du monde. Je ne veux pas multiplier les exemples ; mais il est évi-
dent que, dans ce commentaire, parmi une infinité de choses
utiles et témoignant de recherches étendues et consciencieuses, il
y a trop de hors-d'œuvre, d'objets de curiosité, parfois même de
simples bibelots. Par contre, il s'y trouve quelques lacunes, pour
rinde notamment. C'est ainsi qu'en débarquant à Thàna, notre
voyageur note que ce pays habité de « gens tous idolâtres, car ils
adorent le feu, les serpents et les arbres. . . est gouverné de Sarrazins
qui le prirent par force d'armes », et il trouve aussi « les Sarrazins »
maîtres du golfe de Gambaye. Le renseignement n'est pas sans
importance, et il ne suffisait pas de la simple indication que la
dynastie de Tùghlak remplaça en 1321 celle de Khilji sur le trône
ANNÉE 1893 161
de Delhi, pour faire apprécier ici l'exactitude d'Odoric. Dans le
court espace de quelques années venaient, en effet, de s'effondrer,
Tune après l'autre, sous les armes victorieuses d'Allâ-ud-din, les
trois grandes monarchies indigènes de cette partie de l'Inde: au
nord, les Solankis du Gujarât; à l'est et sur la côte même de
Thâna, les Yâdavas de Devagiri ; au sud, les Hoysalas de Dvâ-
rasamudra. En 1318, trois ans avant l'arrivée de notre voyageur,
Harapâla, le dernier des souverains de Devagiri, qui avait repris
les armes, avait été capturé et écorché vif par Mubârik, le succes-
seur d'Allâ-ud-din. Après, comme avant, les insurrections furent
fréquentes dans l'intérieur des terres et dans les parties difficiles
du pays. Sur la côte, au contraire, dans les grandes places de
commerce, on pouvait supposer que les gouverneurs musulmans
surent maintenir l'autorité impériale, malgré les désordres insé-
parables d'un changement de dynastie. Mais ce n'était là qu'une
induction probable ; le fait est rendu certain par le témoignage
positif d'Odoric. — Une ou deux notes eussent aussi été les bien-
venues pour faire la part de la fable dans les informations très
curieuses et, en somme, exactes, qu'Odoric donne plus loin sur
les us et coutumes du Malabar. De même, en ce qui concerne
(( l'église monseigneur Saint-Thomas », M. G. eût pu s'adresser
mieux qu'au Dictionnaire des reliques de Gollin de Plancy, pour
élucider le petit problème que soulève la relation et qui parait à
peine soupçonné. Duquel des trois sanctuaires de Madras s'agit-il
au juste ? De Maïlâpur, où se trouve le tombeau actuel ? Du Mont
Saint-Thomas, où fut trouvée la vieille croix avec inscription
[201] péhlévie ? Ou du Petit Mont, où la tradition place la scène
de la mort du saint? On sait que les reliques actuellement révé-
rées au premier de ces lieux saints ne furent découvertes (et alors
transportées en majeure partie, sinon en totalité, à Goa) qu'en 1522,
sous un édifice en ruines et dans les circonstances les plus sus-
pectes. Ge que dit Odoric de cette «église», qu'elle est toute
pleine d'idoles sans nombre et que, en réalité, elle était un temple
hindou, semble bien pourtant se rapporter à ce sanctuaire de Maï-
lâpur, où, de temps immémorial, s'élevait le temple de Mayilâ-devî
qui, aujourd'hui encore, est voisin de la cathédrale chrétienne. On
remarquera que ni Odoric, ni Marco Polo ne précisent, qu'ils ne
parlent ni de reliques, ni d'un tombeau proprement dit (le Véni-
tien mentionne simplement un pèlerinage et des pratiques dévotes
« au leu là où le saint cors fou mort », ce qui se rapporterait plutôt
Religions de l'Inde. — IV. 11
162 COMPTES RENDUS ET NOTICES
au Petit Mont), et qu'ils .paraissent ne plus avoir trouvé ni l'un ni
l'autre, en ces parages, une communauté chrétienne à résidence
fixe, pas plus que les Portugais du reste n'en trouvèrent une en
1517. En tout cas, ce que nous apprend Odoric de l'occupation com-
plète par les infidèles des lieux où une tradition, dès lors ancienne,
plaçait le martyre et la sépulture de l'Apôtre, est intéressant et
méritait d'être relevé. Pareille chose ne se serait certainement pas
passée sur l'autre côte, parmi les chrétientés plus puissantes et
plus solidement organisées du Malabar. Il est singulier qu'Odoric,
qui mentionne en passant la présence de Nestoriens à Thâna et
plus au nord, ne dit rien de ces communautés du sud, sans doute
parce que leur existence était dès lors trop connue. — Je crois
aussi qu'une courte indication que toute ^eette côte de Goromandel
était alors, depuis une douzaine d'années, soumise aux empereurs
de Delhi, eût mieux renseigné le lecteur que le long extrait des
Annales chinoises emprunté aux notes de Pauthier sur INIarco Polo
(il suffisait d'y renvoyer), où les identifications géographiques sont
obscures et où les faits sont d'ailleurs présentés à un point de vue
tout chinois, c'est-à-dire bien éloigné de la réalité des choses. —
Voici bien des critiques; mais, comme l'on voit, elles ne portent
après tout que sur des desiderata inévitables et d'ordre secondaire.
Elles ne peuvent rien enlever, dans ma pensée du moins, à la
haute valeur de ce commentaire, qui serait parfait, si M. G. avait
bien voulu, par ci par là, un peu l'alléger.
J'ai pourtant à lui chercher une dernière chicane. En plusieurs
endroits il insiste sur « l'authenticité » de la relation. Or, il me
semble que, sur ce point, il nous fallait, sinon des rései'A^es, du
moins, quelques explications. Sans doute ces Voyages d'Odoric
ne sont pas une pièce fabriquée comme ceux de Mandeville. Mais^
en pareil cas, l'authenticité comprend aussi l'autorité, et elle est
subordonnée à l'exacte appréciation du rôle des intermédiaires qui
nous ont transmis le témoignage. Pouvons-nous accepter à la lettre
ce qui nous est dit de Guillaume de Solagna, qu'il rédigea ces
choses par écrit (<i fidélité r... sicut ipse f rater Odoricus ore pro-
prio exprimebaty) ? Car tout revient à ce premier témoignage. La
[202] rédaction subséquente de Henri de Glatz est si semblable à
la première, que l'hypothèse d'une seconde vei-sion orale doit être
à priori écartée. Évidemment, les compagnons d'Odoric avaient
porté avec eux à la cour d'Avignon cette même pièce rédigée par
le frère Guillaume, et c'est elle qui, avec des variantes et quelques.
ANNÉE 18 93 . 163
additions facilement explicables, a servi de source à Henri de
Glatz.Gela étant, la réponse ne me paraît pas douteuse, et je vois
par ses notes que M. G. se l'est faite à lui-même ; seulement il a
oublié de nous la dire en temps et lieu. A moins de tenir Odoric
pour un menteur, ce qui est la dernière supposition à faire, on est
obligé de convenir qu'il n'a pas « dicté » sa relation à frère Guil-
laume et que celui-ci a rédigé très librement, avec plus d'un
lapsus de mémoire, les récits probablement bien plus étendus et
plus circonstanciés du voyageur. Odoric, qui a donné tant de
preuves de véracité et d'exactitude, n'a certainement pas vu tout
ce qu'il voit chez son rédacteur, et il n'a pas non plus suivi le
bizarre itinéraire que lui impute la relation : de la côte de Goro-
mandel à Sumatra et à Java, de là à Bornéo et à Gampâ i ; puis,
retour à Geylanpar les Nicobar,et nouveau départ pour la Chin^,
en passant par les Andaman. Car, s'il l'avait fait, ce qui, après
tout, serait possible, bien que cette partie de l'itinéraire soit préci-
sément la plus chargée de fables, il aurait certainement relaté les
circonstances qui l'y avaient forcé, et le frère Guillaume, de son
côté, ne les aurait probablement pas omises. M. G. est trop bon
géographe pour n'avoir pas noté ces invraisemblances ; mais il a
laissé au lecteur le soin d'en tirer la conclusion.
La correction est parfaite et, en tout point, digne de la beauté
du livre. Outre quelques lapsus insignifiants, voici quelques cor-
rections que j'ai notées en passant : P. c. xxiii, 1. 2 infra^ au lieu
de histore^ lire histoire ^-ye^^ le fac-similé, où l'avant-dernière *
lettre est une ligature pour ir\ P. 75 note r/, lire sexagesimum .
P. 165, dans une citation, il €st vrai, il y a une « latitude sud du
méridien de Greenw^ich» qui fait un bien mauvais effet. P. 256, 1. i,
au lieu de vne^ lire aiie. P. 290, note 13, « queste » n'est pas un
filet en forme de panier, mais une huche, une caisse. C'est le cista
du texte latin ; le flamand kist, kest (le traducteur était flamand),
l'allemand kiste.
1. Odoric est certainement allé en Campa. Son observation que les femmes de ce
pays se brûlent avec le corps de leur mari, observation pour laquelle M. C. n'a trouvé
qu'un témoignage mal garanti et relatif au Cambodge cbez Ramusio, est confirmée
par les Annales d'Annam. Truong-Vinh-Ky, Cours d'histoire annamite, I, 97; Bouille-
vaux, UAnnam et le Cambodge, 243. Cf. Aymonier, dans Excursions et reconnaissances,
XIV, 176. C'est une preuve de plus de l'exactitude d'Odoric. On sait du reste que les
Hindous ont importé plus ou moins le sacrifice de la satî partout où ils sont allés en
nombre, à Java, à Bali et jusqu'en Chine, où la coutume ne fut supprimée par édit
impérial qu'en 1729.
164 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Le volume est muni d'un excellent index et d'une carte très
commode spécialement dressée par M. Gordier.
Sources of Sanskrit Lexicograrphy. Edited by order of the Impé-
rial x4cademy of Sciences of Yienna. Vol. I. The Anekârthasam-
gralia of Hemacandra. With Extracts from the Commentary of
Mahendra. Edited by Th. Zachariae. Vienne, Alfred Hœlder ;
Bombay, Education Society's Press, Byculla, 1893. — xyiii-132-
206 pp. in-4«.
[Revue critique^ 18 décembre 1893.)
[473] Ce volume imprimé à Bombay, avec les mêmes carac-
tères et dans le même format que les éditions in-quarto de la Bom-
bay Sanskrit Séries^ est le premier d'une série de lexiques sans-
crits indigènes dont l'Académie de Vienne, sur. la proposition de
M. Biihler, a décidé de patronner et de subventionner la publica-
tion. Le titre général de la série est parfaitement justifié et, dans
l'état présent des études, nulle entreprise ne pouvait être plus
«itile. On sait, en effet, que nos premiers dictionnaires sanscrits
composés pour l'Europe reposaient entièrement sur ces lexiques,
et que les plus récents, y compris les derniers suppléments de ce-
lui de Saint-Pétersbourg, malgré l'immense travail de dépouille-
ment de textes et de contrôle philologique qui s'y trouve condensé,
n'ont encore pas d'autre autorité que ces mêmes compilations indi-
gènes pour un grand nombre de mots et un plus grand nombre de
significations. On a essayé parfois de faire à ces lexiques une
mauvaise réputation. On y a relevé un grand nombre d'erreurs ;
on leur a reproché leur manque de critique, leur peu de scrupule
à se copier les uns les autres, la facilité avec laquelle ils multi-
plient le sens des mots, l'a peu près de la plupart de leurs inter-
prétations, tous les défauts enfin qu'il est facile de trouver à des
livres qui prétendent dresser l'inventaire des richesses de la lan-
gue (sauf les racines verbales), en rédigeant en vers deux listes de
mots, les homonymes et les synonymes. Et, de fait, à voir kiquan-
ANNÉE 1893 1(55
tité de termes et de significations fournis par ces koshas^ qui,
après tant d'années d'étude, [474J n'ont pas encore été retrouvés
dans les textes^, les plus confiants, doivent être embarrassés de
les innocenter de tout point. Mais ces lexiques seraient aussi sus-
pects qu'on veut bien le dire, qu'ils n'en seraient pas moins, dans
une infinité de cas, notre grande et parfois unique ressource.
Leurs adversaires les plus décidés ne vont pas jusqu'à les accu-
ser d'avoir inventé ou d'avoir gâché tout ce qu'ils contiennent de
matériaux jusqu'ici non contrôlés, matériaux dont le nombre, d'ail-
leurs, diminue chaque jour à mesure qu'on pénètre dans des re-
coins moins frayés de la littérature. Dans ces cas, on a beau être
défiant, on s'estime heureux, à la rencontre d'un terme nouveau,
de pouvoir s'appuyer sur une donnée d'un de ces livres ; car, même
pour le sanscrit proprement dit, de structure pourtant si métho-
diquement artificielle, la simple étymologie est un instrument peu
sûr pour deviner les fantaisies de l'usage. H y a plus: une fois
admise dans un kosha de quelque renom (et il ne nous en a guère
été conservé d'autres), une erreur même avait beaucoup de chan-
ces d'entrer réellement dans la langue et de s'imposer à l'usage.
Aussi, malgré ce que nous savons des sabhâs, les académies
d'alors, de leurs rivalités et du soin jaloux qu'on y mettait à éplu-
cher les œuvres du voisin, est-il fort possible et même probable
que, dans ces « trésors », il est entré plus d'une pièce de mau-
vais aloi, que nous pouvons discuter, mais que nous n'avons plus
le droit d'éliminer. Avec tous leurs défauts, les koshas sont donc
non seulement utiles, mais indispensables et, dès lors, il devient
nécessaire de savoir ce qu'ils contiennent réellement, ce que leurs
auteurs ont prétendu y mettre, en le dégageant autant que possi-
ble des erreurs et des négligences accumulées des copistes. En
d'autres termes, il est urgent d'établir des éditions critiques de
ces lexiques et, j'ajoute aussitôt, de leurs commentaires.
Or, c'est là une tâche qui, à peine commencée pour les lexiques,
reste entièrement à faire pour les commentaires. Pourtant ceux-ci
ne sont pas moins utiles que les textes qu'ils commentent, surtout
quand ils émanent, comme c'est parfois le cas, soit de l'auteur lui-
même, soit d'un disciple immédiat. Précieux pour l'établissement
et pour l'histoire de ces textes, ils sont encore indispensables pour
1. Il suffit pour cela de parcourir le Dictionnaire abrégé de Saint-Pétersbourg et de
compter le nombre de mots et de sens qui y sont marqués d'un astérisque.
166 COMPTES RENDUS ET NOTICES
leur pleine intelligence. L'interprétation des termes enregistrés
est, en effet, presque toujours vague et obscure dans les lexiques,
où elle est donnée en un seul mot souvent lui-même susceptible de
plusieurs sens. Au commentaire est réservé le soin de la repren-
dre, de la préciser, de l'appuyer par des exemples, et c'est prin-
cipalement à l'impossibilité ou, du moins, à la difficulté de con-
sulter ces dernières sources, qu'il faut attribuer la plupart des inter-
prétations fausses qui se sont perpétuées dans nos dictionnaires . Dans
celui de Wilson, rédigé d'ab^d entièrement d'après le dépouille-
ment [47o] des principaux koshas fait par des pandits à Taide de
matériaux souvent insuffisants, ces fausses interprétations abon-
dent. Depuis 1819, plusieurs générations d'indianistes ont eu le
temps de leur faire la chasse ; un très grand nombre a été corrigé
dans le Dictionnaire de Saint-Pétersbourg ; mais il en reste encore
beaucoup et, pour avoir raison aussi dé ceux-ci, la première con-
dition sera de pouvoir recourir aux commentaires.
C'est du reste là une thèse qui n'a plus besoin d'être défendue
après qu'elle l'a été d'une façon si brillante par ^I. Zacliariae lui-
même, dans son édition du Çâçvatakosha S dans ses Beitrœge zur
indiscJieJi Lexicographie-^ et dans ses contributions à diverses
revues 3. Tous ces travaux, qui témoignent d'une compétence par-
faite et convergent vers un même but, l'épuration du lexique sans-
crit, sont comme une longue justification anticipée de l'entre-
prise maintenant patronnée par l'Académie de Vienne, et il suffit
de parcourir le présent volume pour voir que celui-ci tient, et au-
delà, toutes les promesses faites alors. Je me bornerai à un petit
nombre d'exemples. Hemacandra donne \)o\ïy kala {W , 465), entre
autres sens, celui à'ajirna^ que tous nos dictionnaires, depuis
celui de Wilson jusqu'à celui de M. Bôhtlingk, traduisent par
« non digéré ». Grâce au commentaire de son disciple Mahendra,
publié par M. Zachariae, nous savons maintenant que le mot doit
se prendre ici dans le sens de v jeune ». De même, si l'auteur du
lexique explique mandàka (III, 73) par çonakciy le disciple nous
apprend que son maître entendait en faire le nom d'une rivière et non
celui d'une plante, comme le portent ces mêmes dictionnaires. Aces
deux exemples que j'emprunte à un récent article àe M. Jacobi^
1. Cf. Rev. crit. du 30 avril 1883 [Œuvres, l. III, pp.44ôcl suiv.).
2. Berlin, Weidmannsche Buchhandiung, 1883.
3. Notamment dans les Gœtting. gel. Anzeigen, 1885.
4. D.iri'^ \\.\rnrl^my du 16 septembre.
ANNÉE 1893 167
sur la publication de M. Zacliariae, il serait facile d'en ajou-
ter beaucoup d'autres. C'est ainsi que kambala (III, 626), défini
dans le lexique par krlmi^ est resté « un ver » cliez M. Boht-
lingk ; le commentaire précise et donne « une certaine espèce de
ver ». Un peu plus loin (III, 628), en glosant par çehhara le sens
de avatamsa donné dans le lexique pour kâmala^ Mahendra nous
avertit que cette signification en tout cas n'est pas une simple
faute de copiste, comme le suppose le Dictionnaire de Saint-Pé-
tersbourg, mais que, à tort ou à raison, elle est du fait de son
maître et voulue par lui. Ailleurs encore (III, 606), les mots par
lesquels Hemacandra exprime les divers sens de çilindhrî^ peu-
vent se séparer de deux façons différentes : les dictionnaires en
ont tiré les significations : « une espèce d'oiseau, une espèce de
ver, argile ». Selon Mahendra, ces trois significations se rédui-
raient à deux : « une espèce d'oiseau » et « l'argile (provenant)
d'un certain ver aquatique » i, et [476] une observation de M. Za-
chariae- sur ce passage où il y a un conflit apparent entre le
lexique de Hemacandra interprété par son disciple et le Viçva-
kosha, nous renvoie, pour la solution de l'énigme, au temps où
nous aurons aussi pour cet autre recueil un commentaire autorisé.
Il ne servirait de rien de multiplier ces exemples pour ceux qui
les estimeraient futiles : à ceux qui sont d'avis que, du moment
qu'il s'agit de donner le sens des mots, il faut le donner juste, il
suffira de ce petit nombre pour voir de quelle utilité sera la pu-
blication des principaux lexiques indigènes poursuivie avec le
même soin et sur le même plan compréhensif.
Dans une courte préface, M. Z. rend compte des matériaux sur
lesquels il a travaillé. Les éditions de Calcutta et de Benarès ne
lui ont été d'aucun secours ; mais les manuscrits qu'il a eus à sa
disposition étaient si parfaits, qu'il a pu donner un texte sans va-
riantes. Pour le commentaire de Mahendra, les sources étaient
plus troubles, mais encore exceptionnellement bonnes. De ce com-
mentaire, trop volumineux pour pouvoir être publié in extenso ^
M. Z. n'a reproduit que les parties vraiment utiles, notamment un
très grand nombre des citations dont Mahendra est prodigue. Le
1, S'agirait il de la gaine terreuse dans laquelle s'abritent les larves d'éphémères,
ou des sécrétions produites par certains annélidcs, et çUindhrî, dans ce seris, serait-il
une adaptation de xjÀ'.v5po;'?
2. Dans ses Epilegomena zii der Aasgabe des Anckârthasamgraha, \)\ihliést\prcs l'uchè-
vement du lexique, dans les Sitzungsberichie de l'Académie de Vienne, t. CXXIX.
168 COMPTES RENDUS ET NOTICES
commentaire en renferme environ sept mille, presque toutes tirées
de textes en vers et sans indication de provenance. M. Z. a repro-
duit à peu près toutes celles qu'il a pu identifier, plus un grand
nombre d'autres assez caractéristiques pour pouvoir être identifiées
plus tard, ou qui lui ont paru intéressantes à divers égards. L'iden-
tification de ces courts fragments, qui représente à elle seule une
somme de travail énorme, a été poursuivie par l'éditeur dans les
Epilegomena déjà visés ci-dessus en note. Dans ce mémoire, qui
est un complément de l'édition, M. Z. a réuni divers éclaircisse-
ments critiques, pliis une liste des poètes, au nombre de plus de
cent, cités (mais non nommés) par Mtihendra. La correction typo-
graphique est parfaite et fait le plus grand honneur à M. Zacha-
riae ainsi qu'au prote de Bombay. Bref, le volume n'a qu'un défaut,
mais celui-ci trè§. sensible : l'absence d'un Index des mots traités
dans le lexique. L'ordre adopté par Hemacandra est compliqué, et
les renvois complets donnés dans le dictionnaire de Saint-Péters-
bourg se rapportent à l'édition de Calcutta, qui ne concorde qu'ap-
proximativement avec celle de M. Zachariae. L'éditeur convient
de la gravité de cette lacune, et il s'en excuse par le manque de
place. Le motif doit avoir été péremptoire, mais il ne se comprend
guère. Il y aurait là la matière d'un deuxième fascicule diEpile-
gomena^ qui serait certainement le bienvenu. Je termine en ex-
primant le vœu que les volumes suivants de ces Sources of Sans-
krit Lexicography ^ que se sont partagés, dit-on, MM. Kirste,
A. Stein et Zachariae lui-même, soient dignes en tout point du
premier.
Hermann Jacobi, Ueber das Aller des Rig-Veda. Extrait tiré à
part de Festgruss an Rudolf von Roth zum Doktor-Jubilàum ,
24 August 1S93, von seinen Freunden und Schûlern. Stutt-
gart, 1893.
[Journal asiatique^ janvier-février 1894.)
[156] Le mémoire de M. Jacobi est très court, de sept pages in-
quarto à peine ; mais il n'est pas de ceux qui se laissent résumer
ANNÉE 189 4 169
en peu de mots. Pour exposer la question que l'auteur soulève et
la solution qu'il y apporte, j'aurai à entrer dans quelques détails
et, si je veux y joindre quelques observations, je serai peut-être
obligé d'être plus long que lui. Mais la chose en vaut vraiment la
peine. M. Jacobi s'est, en effet, proposé de déterminer ce que les
données. éparses les plus anciennes du calendrier védique peuvent
nous apprendre touchant l'âge du Rigveda. C'est là une recherche
qui date du début même des études védiques, mais qui, dans ces
derniers temps, pour diverses raisons, était un peu discréditée chez
nous. Dans l'Inde même, elle n'avait jamais été abandonnée et,
tout récemment, un savant indigène, M. Bal Gangâdhar Tilak
de Poona, la reprenait dans un livre remarquable ^ où, devan-
çant [lo7] la publication de M. Jacobi, il arrivait, par des voies en
partie différentes, aux mêmes conclusions générales. Seulement le
savant hindou a quelque peu compromis sa thèse en y introduisant,
à côté d'un fond d'arguments très solides, d'autres qui le sont
beaucoup moins, notamment des spéculations mythologiques tou-
jours suspectes et, peut-être aussi, une cosmographie trop avancée.
M. Jacobi, au contraire, a su défendre des propositions très har-
dies avec une sobriété parfaite: il s'est borné aux données qui
relèvent incontestablement du calendrier, et il n'a rien supposé
que n'ait pu fournir l'empirisme le plus rudimentaire.
Mais, avant d'exposer les vues de M. Jacobi, je dois dire quels
sont les éléments du calendrier du Rigveda. L'année était de
360 jours et comprenait douze mois évalués à 30 jours chacun.
Cette année n'était pas une année vague, la simple somme de douze
lunaisons. Elle était déterminée par le retour des mêmes saisons;
en principe, c'était l'année tropique, mesurée par le rBtour du so-
leil au même équinoxe ou au même solstice. Mais l'observation
avait dû faire voir bien vite que 360 jours ne suffisaient pas pour
amener ce retour, qu'il fallait un supplément, et, en effet, il y avait
un mois intercalaire. De même le mois, comme le nom sanscrit
l'indique, était en principe la lunaison, mesurée de pleine lune en
pleine lune, ou de nouvelle lune en nouvelle lune, c'est-à-dire par
la révolution synodique. Et, comme cette révolution est de
29 jours et demi seulement, il devait y avoir, de ce chef aussi,
1. The Orion, or Researches into the Anliqaiiy of the Vedas, Bombay, 1893. Un résumé
très succinct de l'ouvrage, fourni par l'auteur, a été présenté au Congrès des Orien-
talistes tenu à Londres en 1892, et se trouve inséré dans les Transactions du Congrès,
vol. I, p. 376.
170 COMPTES RENDUS ET NOTICES
un artifice pour accorder l'observation avec le nombre rond de
30 jours. Cet artifice, nous l'ignorons; de môme que nous ne
savons pas au juste comment se faisait l'intercalation du mois
supplémentaire. Car, en l'absence de preuves pasitives, nous ne
pouvons pas supposer chez les Hindous d'alors les systèmes com-
pliqués dont leurs descendants ont fait usage dans la suite. Mais
nous pouvons hardiment leur faire, dès cette époque, le crédit
d'une habileté d'observation suffisante pour opérer des raccorde-
ments semblables. Si, plu&iard, leur astronomie est devenue avant
tout [lo8] une affaire de calcul, ils devaient au contraire, à l'épo-
que du Rigveda, regarder assidûment le ciel, précisément parce
qu'ils n'avaient pas de théorie les dispensant de l'observation.
C'est ainsi qu'ils avaient dès lors une connaissance assez profonde
des routes du soleil et de la lune, qu'ils avaient jalonnées au moyen
de certaines étoiles ou de certains groupes d'étoiles. Ces constel-
lations, les nakshatras — que nous trouvons fixées plus tard au
nombre de 27 ou de 28, qui leur ont fourni dans la suite et leur
fournissaient peut-être dès lors les noms de leurs mois, chacun de
ces mois tirant son nom de celui du nakshatra dans lequel la lune
du mois était pleine — leur donnaient, pour mesurer la révolu-
tion annuelle, un moyen plus précis et plus commode que le retour
forcément un pe« vague des mêmes saisons ou la détermination
plus délicate des équinoxes et des solstices. Ils avaient été con-
duits ainsi tout naturellement à mesurer l'année tropique par
l'année sidérale. Et ils ont pu continuer de la sorte pendant des
siècles sans s'apercevoir qu'ils confondaient des grandeurs diffé-
rentes, tant la différence est petite, un excès, pour l'année sidérale,
d'un peu plus de 20 minutes par an. On sait, en effet, qu'en vertu
de la précession des équinoxes, le soleil, dans sa course annuelle
d'occident en orient, revient au même point de l'écliptique, équi-
noxe ou solstice, avant de revenir à la même étoile, et que, pour
atteindre celle-ci, il lui faut parcourir en plus un arc de 50'^ ; en
d'autres termes, que les points équinoxiaux et solsticiaux se dé-
placent d'orient en occident de 50 " d'arc par an et par rapport aux
étoiles. Insensible longtemps, cet écart, en s'accumulant, finit par
s'imposer à l'observation. Après cinq siècles, par exemple, il est
de 7**, et les équinoxes et les solstices sont en avance sur leur
position sidérale primitive de sept jours. Au bout de mille ans, la
différence sera presque d'une demi-lunaison, et, dans un pays
comme l'Inde, où le régime de l'année est très régulier, les saisons
ANNÉE 1894 171
paraîtront déplacées : elles ne commenceront ni ne finiront plus
Avec le lever liéliaque des mêmes étoiles et ne correspondront plus
[lo9] au même aspect du ciel. De ces changements, les Hindous,
même dans leur. astronomie empruntée des Grecs, n'ont jamais su
donner une théorie acceptable ^ ; mais ils en ont gardé divers sou-
venirs dans leur littérature. Et ce sont ces souvenirs, en partie
déjà signalés dans leurs Brâhmanas et dans le traité de leur vieille
astronomie intitulé Jyotlsha^ que M. Jacobi reprend dans ce mé-
moire en les complétant, en les groupant d'une façon ingénieuse et
originale, et, ce qui est un point essentiel faisant défaut jusqu'ici,
en y ajoutant des données nouvelles prises, non plus dans les
Brâhmanas, mais dans le Rigveda même.
Ces données que M. Jacobi pense avoir trouvées dans le Rig-
veda sont au nombre de deux.
Dans le VII^ livre, l'hymne 103 est consacré à l'éloge des gre-
nouilles, qui sont comparées à des brahmanes réglant la marche
du sacrifice sur celle de l'année. Au vers 9, il est dit de ces ani-
maux : « Ils observent l'ordre établi par lés dieux; ces hommes-
là n'enfreignent pas l'échéance du dvàdaça : au cours de l'année,
dès que les pluies sont Avenues, les brûlants chaudrons - reçoivent
congé. » Sâyana et, à sa suite, tous les traducteurs rendent dvâ-
daça^ dans ce vers, par « année ». Et, en effet, comme la plupart
des adjectifs numériques ordinaux, celui-ci a un sens secondaire,
celui de « composé de douze parties ». Mais, dans ce sens, ces
adjectifs sont régulièrement ou unis à leur substantif en un seul
composé, ou placés immédiatementà côté, de façon à former avec lui
une seule locution, par Q^i.QVH'^XQ'.pahcaviînçabrâhmcuuim owpahca-
[160] vimçam hràhmanam « le Brâhmana en vingt-cinq sections »,
dvâdaçastotram ou dvàdacam stotram « un chant liturgique
composé de douze parties ». Ici au contraire , <:/(^r^r/<2ça est employé
seul, sans objet exprimé. M. Jacobi le prend donc dans l'accep-
1. Par contre, ils en ont trouvé une évaluation singulièrement exacte (51 " par an),
plus exacte que celle des Grecs (36"), et dont l'élaboration, en l'absence chez eux de
toute chronologie un peu ancienne, reste une énigme. S'ils l'ont réellement obtenue
par observation au bout d'un très petit nombre de siècles, elle fait le plus grand hon-
neur à leur habileté.
2. Ces « chaudrons » sont, d'une part, les creux où les grenouilles se rclireut pen-
dant la période sèche et, d'autre part, certains vases que les brahmanes emploient
dans leurs sacrifices. Les sacrifices étaient apparemment interrompus pendant les
pluies. Daprès le rituel postérieur, on n'en entreprenait pas de nouveaux du solstice
d'été au solstice d'hiver.
17i COMPTES RENDUS ET NOTICES
tion ordinaire de : « douzième » et, sous-entendant « mois )),il tra-
duit : « Ces liommes-là n'enfreignent pas l'échéance du douzième
(mois) ». Pour l'auteur de l'hymne, le renouvellement de l'année
aurait ainsi coïncidé avec l'arrivée de la saison des pluies. La
traduction n'est pas certaine, mais elle est assurément la plus-
simple et la plus naturelle, celle qui s'accorde le mieux avec l'usage
de la langue et le cours des choses. De toutes les divisions de
l'année hindoue, la saison pluvieuse est, en effet, la plus régu-
lière, la plus tranchée, cellé^njui agit le plus immédiatement sur la
vie de la population : si bien que, jusqu'à nos jours, les termes
les plus usités pour signifier l'année, varsha^ ahda^ sont des
synonymes de « pluie ». Or, dans l'Inde, particulièrement dans le
Penjâb, qui a été le centre de la poésie védique, les pluies ame-
nées régulièrement par la mousson, commencent à la fin de juin,
vers le solstice d'été.
Cette première donnée n'acquiert une valeur chronologique
que si on la rapproche d'une seconde, que M. Jacobi trouve dans
le X® livre, dans l'hyme 85 ou hymne nuptial. La première partie
de cet hymne décrit les noces de Sùryâ, la fille du Soleil et, ici,
certainement une figure du soleil, avec Soma, le dieu de la lune.
Le vers 13 est ainsi conçu : « La pompe nuptiale de Sùryâ s'est
mise en marche, congédiée par Savitri ; au;c Aghâs, on tue les
bœufs ^ ; aux deux Arjunis, se fait la procession -. » Les Aghâs et
les deux Arjunîs sont les trois nakshatras consécutifs appelés plus
tard Maghâ, première et deuxième Phalguni ; et i'Atharvaveda, où
le vers se retrouve avec une variante pour le deuxième hémistiche,
ne fait que redire la même chose en un langage plus moderne :
« x\ux Maghâs, on tue les bœufs ; aux Phalgunîs, se fait le
[161] mariage. » La traduction ne laisse aucun doute, et le rap-
port de cette partie de l'hymne et, en particulier, du vers 13 avec
la marche du soleil n'est pas non plus contesté. Quant à la conclu-
sion qu'en tire M. Jacobi, je la reproduis en ses propres paroles :
(( Gomme il s'agit des noces de Sùryâ et de son entrée dans une
nouvelle maison, il est bien clair que, par l'époque spécifiée, il
faut entendre le commencement d'une nouvelle révolution solaire.
Et comme une année védique, ainsi que nous venons de le voir
par le passage précédent, commençait au solstice d'été, il faut
1. Pour la réception des hôtes, dans la maison de la fiancée.
2. La domum deductio.
ANNÉE 1891 173
croire qu'on plaçait alors ce solstice dans Pholgunî. » — Maghâ
est Régulus; les deux Phalgunis correspondent aux étoiles 8 et
p du Lion. La position du solstice d'été qui serait ainsi impliquée
dans l'hymne est celle qu'il occupait vers l'an 4500 avant notre ère.
J'ajoute que, même dans le cas où l'on ne voudrait admettre
aucun rapport entre les deux passages ; où, s'en tenant à l'an-
cienne traduction pour le vers de l'hymne des grenouilles, on
renoncerait à invoquer ce vers en faveur d'une année commençant
avec les pluies du solstice d'été, on serait encore conduit, par le
seul examen du passage de l'hymne nuptial à regarder la conclu-
sion de M. Jacobi comme très probable. En effet, si le mariage de
Sùryâ symbolise réellement la marche du soleil et le renouvelle-
ment de l'année, la position de l'astre en Phalgunî ne peut s'enten-
dre que de l'un ou de l'autre des quatre points cardinaux de sa
carrière, soit équinoxe, soit solstice, les seuls d'où puisse conve-
nablement partir une année nouvelle. Dès lors, le choix du solstice
d'été s'impose ; car, pour les trois autres points, il nous faudrait
remonter infiniment plus haut et ajouter à cette date déjà si re-
culée de nouvelles périodes de 6000, de 13000, de 19000 ans. Et,
puisque je suis à prévenir des objections, j'en écarterai de suite
une de plus. On pourrait objecter à la rigueur que le mariage de
Sùryâ et de Soma doit s'entendre, non de la révolution annuelle,
mais de la lunaison, et que la position dans Phalguni doit être
celle de la lune. Mais, alors même, il faudrait admettre que cette
[162] lunaison ne peut être la première venue, et que, si le choix
de l'astérisme doit avoir un sens, elle ne peut être que la pre-
mière de l'année. Dès lors, nous aurions de nouveau le solstice
d'été en Phalguni et le résultat chronologique resterait le même.
De plus, cette lune ainsi placée en Phalgunî, au point solsticial
d'été, aurait été ou nouvelle, ou pleine. Dans le premier cas, le
soleil s'y serait trouvé avec elle, et nous rentrerions absolument
dans les données précédentes. Dans le cas où on la suppose-
rait pleine — supposition peu probable, car elle placerait le ma-
riage des deux astres à un moment où ils sont à des points oppo-
sés du ciel — le soleil se serait trouvé au solstice d'hiver, et le
seul changement qui en résulterait dans nos conclusions, l'argu-
ment chronologique demeurant intact, serait que le vers en ques-
tion suppose une année commençant avec le mois de Phâlguna, ou
solstice d'hiver, année pour laquelle, comme nous le verrons plus
loin, il y a encore d'autres témoignages védiques. Enfin, il est une
1"4 COMPTl^S RENDUS KT NOTICES
dernière objection que feront peut-être des gens de peu de foi, et
que je ne dois pas passer sous silence, c'est qu'il ne faut pas cher-
cher dans notre vers de si grands secrets ; que le second hémis-
tiche pourrait fort bien n'être qu'un dicton populaire <;onstatant
une coutume, celle de célébrer les fiançailles et les mariages de pré-
férence à l'époque de l'année où le soleil était en Maghà et en
Phalgunî, coutume qui, comme tant d'autres, aurait été simplement
reportée de la terre au ciel. Des objections de cette sorte sont dif-
ficiles à réfuter^ : elles sont^^^vant tout commodes. La force qu'on
accordera à celle-ci dépendra de l'impression, variable selon les in-
dividus, que feront l'ensemble et la singulière concordance des
preuves produites par M. Jacobi.
La position du solstice d'été en Phalgunî suppose l'équinoxe
du printemps en Mrigaçiras, dans Orion, et, naturellement, ce
n'est plus là que nous le trouvons dans la littérature postérieure.
Dans les Brâhmanas, il est placé dans les Krittikàs, les Pléiades,
[163] position qu'il occupait vers l'an 2500 avant notre ère. Dans
le traité astronomique dépendant du Veda et intitulé Jyotisha^ il
est placé dans Bharani, la Mouche, ce qui était exact vers 1300
avant cette même ère. Du temps de l'astronome Yarâha Mihira, il
était dans Revati, à la longitude de l'étoile l des Poissons. Que
les Hindous aient eu ou non la conscience bien nette de ces dépla-
cements, toujours est-il qu'ils en ont noté les résultats succes-
sifs et qu'ils ont modifié en conséquence l'ordre d'énumé ration de
leurs nakshatras. Mais, à côté de ces indications nouvelles, plu-
sieurs de ces écrits nous ont conservé des souvenirs et des survi-
vances de l'ancien ordre des choses, de celui que M. Jacobi pense
avoir établi pour le Rig^^eda. Et ces témoignages, bien que les
écrits soient de beaucoup postérieurs, sont à la fois plus précis et
plus nombreux que dans le Rigveda, parce que l'objet immédiat
de ces écrits est le rituel et que celui-ci, archaïque de sa nature,
est inséparable du comput. C'est ainsi que dans le Kaushftaki-
Brâhmana et dans le Taittirtya-Bràhmana^ à propos de certains
usages rituels, il est dit de la première et de la deuxième Phalgunî
qu'elles sont l'une la queue, c'est-à-dire la fin, l'autre la bouche,
c'est-à-dire le commencement de l'année, ou encore que Tune cor-
respond à la dernière nuit et l'autre à la première nuit de l'année.
1. La coutume en question ne serait en tout cas pas sanctionnée par le rituel pos-
térieur.
ANNÉE 1894 175
Ici, il me parait difficile de décider si les deux Phalgimîs doivent
être mises en rapport avec les positions du soleil ou avec celles de
la pleine lune, en d'autres termes, si ces passages supposent une
année commençant au solstice d'été, comme le veut M. Jacobi, ou
une année commençant au solstice d'hiver. Mais ils supposent
l'une ou l'autre et, dans l'un et l'autre cas, un même état du ciel,
[ui était vrai environ 45 siècles avant notre ère. Des indices
semblables se retrouvent encore dans des livres de beaucoup pos-
térieurs aux Bràhmanas, dans les manuels du rituel domestique,
les i}rlhya-Sûtras^ Dans un de ces Sûtras, celui de Çàiïkhâyana^
le commencement de l'étude du Veda, Vupâkarana est fixé à l'ap-
parition de la nouvelle herbe, c'est-à-dire au commencement des
pluies, qui a lieu vers le solstice d'été et qui est, en effet, pour
[164] THindou le signal d'une sorte de retraite, où cesse la vie
active du dehors. Dans un autre de ces traités, celui de Pàraskara,
Vupâkarana est placé à la pleine lune du mois de Çrâvana. Enfin,
un troisième, celui de Gobliila, qui appartient au Sâniaveda, tout
en mentionnant ce dernier terme, prescrit de préférence la pleine
lune du mois de Praushthapada, prescription que le poème du
Piàmâyana mentionne encore comme étant particulière aux Sâma-
vedins. Si l'on regarde ces prescriptions comme indépendantes
les unes des autres, il n'y a aucune conclusion chronologique à
en tirer. Si l'on veut au contraire, ce qui est parfaitement légitime
et même probable, établir entre elles un certain accord en les
ramenant ta une même origine, il faudra faire remonter la pres-
cription du mois de Çrâvana au temps où le solstice d'été avait lieu
en ce mois, c'est-à-,dire vers 1300 avant notre ère, et celle du mois
de Praushthapada encore plus haut de trente siècles, quand ce même
solstice était placé entre les deux Phalgunîs. Et c'est certainement
une coïncidence remarquable en faveur de cette interprétation,
([ue le vassa des Bouddhistes, qui correspond à V upâkarana des
brahmanes, commence à l'entrée des pluies du solstice d'été ^,
tandis que les Jainas, pour \QViT pajjusanâ^ qui est le pendant du
vassa des Bouddhistes, ont retenu l'ancienne époque de ce solstice?
lu mois de Praushthapada. Aussi la conclusion que M. Jacobi tire
de ces diverses prescriptions est-elle tout à fait permise, à savoir :
que la retraite consacrée à l'étude commençait jadis au solstice
d'été ; que certaines écoles sont restées fidèles au mois où ce
1. Vassa signifie « pluie ».
176 COMPTES RENDUS ET NOTICES
solstice avait lieu anciennement; que d'autres, à une certaine épo-
que, ont changé le mois pour garder la saison et ont ensuite
gardé ce nouveau mois quand, à son tour, il avait cessé d'être
exact ; que d'autres encore n'ont eu égard qu'à la saison ; enfin
que l'institution de cette retraite et de cet enseignement remonte
[165] ainsi à l'époque très antique à laquelle nous sommes sans
cesse ramenés, où le solstice d'été était dans les Phalgunîs.
Mais, de même que l'Inde et l'Europe du moyen âge, l'Inde
ancienne paraît avoir eu plusieurs commencements de l'année.
Aussi bien que varsha « pluie », hima « hiver » est, dans le Veda,
synonyme d'année, et nous avons déjà vu que quelques-uns des
passages interprétés par M. Jacobi en faveur d'une année comptée
à partir du solstice d'été s'accorderaient aussi bien avec une année
partant du solstice d'hiver, Une année de cette dernière sorte est
établie, en effet, par le témoignage explicite de la Taittirîya-
Samhitâ et du Pahcavimça-Bràhmana^ où il est dit que la pleine
lune du mois de Phâlguna est le commencement de l'année. A ce
commencement, la lune étant pleine en Phalgunî, le soleil devait se.
trouver à ISO*^ de là, et ces positions ne peuvent être autres que le
solstice d'hiver pour le soleil et le solstice d'été pour la lune, c'est-
à-dire cette même antique disposition des colures qui se vérifie
ainsi une fois de plus.
Mais, de même que le Veda compte les années par « pluies » et
par « hivers », il les compte aussi par « automnes », çarad. On
peut donc supposer qu'il y avait alors, comme il y a eu encore plus
tard, une autre année partant de l'équinoxe d'automne. Et, en effet,
M. Jacobi produit d'assez nombreuses indications en faveur d'une
année semblable, au début de laquelle le soleil aurait été dans
l'astérisme Mûla, « la racine, le point de départ », appelé aussi
Yicritau, « les deux (étoiles) qui séparent», tandis que la pleine
lune aurait été à l'équinoxe du printemps, dans l'astérisme Mri-
gaçiras, le premier mois étant ainsi Màrgaçira, qui en aurait reçu
son vieux nom d'Agrahâyana, a celui qui commence l'année * ».
1. C'est à une année de celte sorte, mais d'une époque bien postérieure, que se
rapporte la liste des nakshatras commençant par les Kriltikâs, qui est celle en usage
dans les Brâhmanas. Je dois faire remarquer pourtant que la plupart de ces argu-
ments vaudraient aussi pour une année commençant à l'équinoxe du printemps, et
c'est dans ce dernier sens, en effet, que les emploie M. BAI GangAdhar Tilak dans son
Orion. En général, quand les témoignages ne sont pas bien explicites, et ils le sont
rarement dan» le style elliptique de ces vieux livres, on peut hésiter entre deux an-
nées commençant à des points opposées de l'écliplique, à six mois d'intervalle l'une
ANNÉE 1894 t77
Ces dénominations nous reportent encore à cet ancien état du ciel
[i06] et des saisons qui était vrai quarante-cinq siècles avant
notre ère.
A ces arguments étymologiques il en ajoute un d'une autre
sorte, qui lui fournit en même temps une nouvelle vérification
des plus séduisantes.
Parmi les rites qui ont une place fixe dans Tannée, il y a les
câtuvmâsyas, qui sont à célébrer, comme le nom l'indique, de
quatre mois en quatre mois, trois fois par an, au début des prin-
cipales saisons. Or, pour chacun de ces sacrifices, le rituel pres-
crit trois mois différents et consécutifs. Il est à peu près im-
possible d'expliquer ces contradictions et d'y entrevoir un ordre
quelconque, en dehors de l'hypothèse de M. Jacobi, par laquelle
elles s'expliquent au contraire aisément. Cette hypothèse consiste
à supposer que cette triple prescription pour une même cérémonie
se rapporte chaque fois aux trois sortes d'années différentes par
leur point de départ, solstice d'été, solstice d'hiver, équinoxe d'au-
tomne, ces points étant remis à leurs positions anciennes, celles
qu'ils occupaient quarante-cinq siècles avant Jésus-Christ. Dès lors,
et alors seulement, tout devient clair et régulier. Ainsi le premier
câturmâsya doit se célébrer en Phâlguna, ou en Caitra, ou en
Vaiçâkha. La prescription de Phâlguna visera le premier câtur-
mâsya de l'année ancienne commençant au solstice d'hiver, dont
ce mois était le premier mois ; la prescription de Caitra visera le
second câturmâsya de l'année ancienne commençant à l'équinoxe
d'automne, dont ce mois était le cinquième mois ; la prescription
de Vaiçâkha visera le troisième câturmâsya de l'année ancienne
[167] commençant au solstice d'été, dont ce mois était le neuvième
mois ; et ainsi de suite pour les triples prescriptions relatives aux
deux autres câturmâsyas. Nous aurions donc ici un nouvel exemple
de la persistance des pratiques rituelles continuant en quelque sorte
de vivre quand, depuis longtemps, elles ne sont plus comprises,
et nous serions ramenés une fois de plus, pour l'origine de ces
pratiques, jusqu'à l'antique époque où les colures passaient, celui
des équinoxes par Mùla et par Mrigaçiras, celui des solstices par
Praushthapadâ et par Phalgunî.
de l'autre. Gela tient, comme on l'a déjà vu par plusieurs exemples, à la difficulté de
décider lequel des deux, du soleil ou de la pleine lune, les textes entendent placer
dans les nakshatras spécifiés. Mais, quelque parti qu'on adopte dans ces cas, le résultat
chronologique est le même.
Religions de l'Inde. — IV'. 12
178 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Tels sont les faits réunis par M. Jacobi : reste maintenant à en
voir l'emploi. 11 est bien évident d'abord que les nombres ronds
donnés jusqu'ici ne sauraient être immédiatement convertis en
dates. Les mouvements que ces nombres représentent sont si lents,
les procédés des Hindous d'alors devaient être si grossiers et les
observations sont en partie si délicates, enfin les faits eux-mêmes
sont formulés dans les textes d'une façon si peu précise, que les
valeurs déduites par le calcul ne sont admissibles ici qu'avec la
marge la plus large ; et M. J^i^cobi n'exagère certainement pas cette
marge en l'estimant à 500 ans de part et d'autre des chiffres
exacts. Mais même ainsi atténués, ces chiffres ne doivent pas faire
illusion. Des changements de cette sorte ne passent pas dans la
pratique aussitôt qu'ils sont constatés, et un calendrier peut rester
longtemps en usage après qu'on a reconnu qu'il ne correspond plus
exactement à l'état du ciel. Ou n'y renonce que quand on y est
forcé, et, bien que cette nécessité ait pu se faire sentir plus vite
alors qu'il n'y avait point d'almanachs et que, pour régler des rites
certainement déjà compliqués, on n'avait d'autre moyen que de
consulter le ciel, il est bien évident que, de ce chef encore, cette
marge devra être considérablement élargie dans le sens de la limite
inférieure. Or, cette limite inférieure, pour la période la plus an-
cienne, nous la connaissons maintenant .assez bien. Je crois, en
effet, que les recherches de M. Jacobi ont établi clairement que, dès
l'époque des Brâhmanas, une correction avait été faite; l'équinoxe
[168] du printemps avait été reporté dans les Krittikâs, les Pléiades.
Et, « comme une correction est toujours à peu près juste pour
l'époque à laquelle elle a été faite », celle-ci, qui serait exacte pour
le vingt-cinquième siècle avant notre ère, doit avoir été faite au
moins 2.000 ans avant Jésus-Christ. Mais en même temps ces
écrits nous ont conservé des mythes et des prescriptions rituelles,
survivances d'une période beaucoup plus ancienne encore, dont la
limite supérieure va sp perdre dans le cinquième millénaire. C'est
dans cette période, pendant laquelle les ancêtres des Hindous de
langue sanscrite étaient déjà établis dans l'Inde, que M. Jacobi
place « les origines de la culture védique, dont les hymnes du
Rigveda ont été le fruit mûr et peut-être déjà tardif », et il ajoute
que l'on risquera probablement le moins de se tromper, en assi-
gnant ces hymnes à la seconde moitié de la période. Qu'il me per-
mette d'ajouter à mon tour une petite clause distinguant entre la
composition et la codification, avec tout ce que cette clause corn-
ANNÉE 1894 179
porte, et je souscris volontiers à sa conclusion ainsi formulée.
Jusqu'ici, en effet, on n'a pas trouvé dans le Rigveda la moindre
trace de cette position de l'équinoxe du printemps dans les Kritti-
kâs; elle ne se rencontre qu'à partir des Brâhmanas. Ce silence
même, gardé par le plus vieux document sur ce qu'on regardait
jusqu'ici comme l'allusion astronomique la plus ancienne contenue
dans le Veda, n'avait pas peu contribué à rendre cette allusion
suspecte : on voyait bien ce qu'elle 'impliquait pour la chronologie,
mais on hésitait à la prendre au sérieux. Avec la thèse de M. Jacobi,
l'objection disparait: ce silence non seulement s'y explique, mais
il la confirme, le Rigveda se trouvant reporté au delà, dans une
période où cette allusion ou, plutôt, cette correction — car c'est
bien là ce qu'elle implique — était impossible, période dont les
données, méconnues jusqu'à présent, se retrouvent assez nom-
breuses dans la vieille littérature et, selon toute apparence, en
partie dans le Rigveda même.
En me rangeant ainsi à l'opinion de M. Jacobi, je ne me dissimule
[169] pas que ses arguments, dans l'état présent, ne constituent
pas une démonstration, valeur que lui-même, je suppose, ne
revendique pas pour eux. Mais je crois qAi'ils en approchent. Ils
y atteindraient même, si les données qu'il pense avoir trouvées
dans le Rigveda étaient absolument sûres. L'objection première et
constante que soulèvent, en effet, des témoignages semblables, à
savoir s'ils portent sur un fait actuel ou sur un souvenir, sur une
survivance, ne serait pas de mise ici, si ces deux témoignages
étaient à l'épreuve de toute suspicion. Ni les pluies, ni les gre-
nouilles ne peuvent être soupçonnées d'avoir, par complaisance
pour un calendrier suranné, recommencé, les unes à tomber, les
autres à sortir de leurs trous quand le soleil était dans les Phal-
gunîs. Mais il faut bien le reconnaître, tout en étant fort probable,
l'interprétation que M. Jacobi donne de ces deux passages en les
combinant n'équivaut pas^à une preuve complète. Celle du premier
repose sur un mot douteux ; le rapport entre les deux est incertain ;
et, réduit à lui seul, le second, celui de l'hymne nuptial, pourrait
bien, après tout, n'être qu'une de ces survivances lointaines, comme
il s'en retrouve encore plusieurs dans les Brâhmanas et dans
d'autres écrits plus récents. La certitude échappe donc au moment
où on croyait la saisir, et, une fois de plus, on est tenté de se
dire qu'il y a comme un mauvais sort sur le Rigveda. Mais, même
avec ces réserves, il me semble que les recherches de M. Jacobi
180 COMPTES RENDUS ET NOTICES
nous avancent d'un grand pas. Depuis cinquante ans et plus, par
réaction contre la chronologie fabuleuse des Hindous, on s'est
appliqué chez nous à réduire l'antiquité du Veda à un minimum.
On a cru être généreux en lui accordant un millier ou un millier et
demi d'années avant notre ère, et, pour rendre cette évaluation
plus présentable, on l'a découpée en petites périodes arbitraires de
deux cents ans. Gomme tout cet édifice n'était fait que de conjec-
tures, d'autres plus hardis ne sont pas gênés pour le jeter par terre
et, finalement, l'opinion a |ui être émise, mais non par des india-
nistes, que toute cette littérature, prise en bloc, ne remontait guère
[170] plus haut que l'époque d'Alexandre. C'est à ce courant
d'idées que ces recherches opposent une barrière que je crois
efficace et durable. Quoi qu'il faille penser de l'une ou l'autre des
preuves réunies par M. Jacobi, l'ensemble en est frappant, et il
faudra en tenir compte à l'avenir. Désormais, quand on se trou-
vera en présence, dans les Brâhmanas ou ailleurs, de passages
comme ceux où il est dit que les Phalgunîs sont le commencement
de l'année, il ne sera plus permis de les traiter comme de simples
boutades. Car, enfin, en voici maintenant une explication raison-
nable, qu'on ne pourra plus dédaigner que quand on l'aura rem-
placée par une meilleure. En tout cas, on ne voit pas quel argu-
ment péremptoire pourrait lui être opposé. L'objection la plus
grave, l'absence de toute preuve positive ancienne de l'usage de
l'écriture, porte plutôt sur la codification que sur la composition,
et, d'ailleurs, elle reste la même, ni plus ni moins forte, qu'on
ajoute ou qu'on retranche n'importe quel nombre de siècles. Ce
qui, en réalité, pour le présent du moins, risque de faire le plus de
tort à cette explication, c'est qu'elle va à l'encontre du courant
de l'opinion actuelle. Mais n'est-ce pas le cas de se demander avec
M. Jacobi: « Sur quoi repose après tout cette opinion actuelle? »
Et si l'on est obligé de répondre : « Sur des conjectures », il
faudra bien convenir aussi que ce n'est pas une raison pour en
faire quelque chose d'intangible.
Il y a d'ailleurs un critérium en réserve pour cette thèse. Si
elle est juste, comme je le crois, il se trouvera, dans le Rigveda
même, de nouveaux arguments pour la confirmer. Déjà l'auteur
diOrion^ M. Bàl Gangàdliar Tilak, qui n'a pas vu ceux de M. Jacobi,
en a produit plusieurs autres et, dans le nombre, quelques-uns
qui devront être pris en sérieuse considération. Car tout n'est pas
également risqué dans ses combinaisons de mythologie stellaire,
A-NNÉE 1894 481
et les Hindous védiques se racontaient certainement plus d'his-
toires sur les étoiles qu'on ne le croyait jusqu'ici. On peut compter
|17i] sur M. Jacobi pour suivre ces diverses pistes. Je sais que,
dés maintenant, il pourrait joindre plus d'un post-scriptum à son
mémoire et, dans ce mémoire même, aux arguments qui viennent
d'être exposés, il en ajoute un autre qui pour le Rigveda, il est
vrai, n'est que négatif, mais qui est si ingénieux que je- ne puis le
passer sous silence.
On sait que la précession de,s équinoxes, combinée avec un autre
mouvement encore plus lent, n'agit pas seulement d'une façon
visible dans le voisinage de l'écliptique, mais qu'elle opère aussi
un déplacement graduel du pôle par rapport aux étoiles. Il y a, de ce
fait, de longues périodes pendant lesquelles la place du pôle dans le
ciel reste vide. C'est ainsi que l'antiquité classique n'a connu que
des constellations circumpolaires ; elle n'a pas connu d'étoile polaire,
d'étoile immobile ou à peu près immobile, et la nôtre n'a commencé
à devenir telle que vers la fin du moyen âge. De même, dans le
Rigveda, il n'est pas fait mention d'une étoile polaire et, en effet,
il n'y en aA^ait pas dans la période ancienne à laquelle remonterait
la composition des Hymnes d'après M. Jacobi. Mais le rituel et,
à sa suite, toute la littérature sanscrite, connaissent une étoile
semblable^ une étoile dhruva^ immobile. Parmi les rites du ma-
riage, tels qu'ils, sont décrits dans les Grihya-Sûtras et dans le
Kâma-Sûtra^ il en est un empreint d'une singulière poésie. Dans
la nuit des noces, l'époux fait contempler à l'épousée le ciel étoile
et lui montre Arundhati (une des étoiles de la Grande Ourse,
en mythologie le t3^pe de la femme pieuse et dévouée) et l'étoile
dhruva. Notre étoile toute moderne étant hors de cause, si l'on
considère en outre que, dans un pays comme l'Inde, où le pôle est
bas sur l'horizon, il faut qu'une étoile soit très proche de ce pôle
pour paraître immobile, on verra que la seule étoile, qui vraisem-
blablement ait pu donner lieu à cette notion et à cet usage, est a du
Dragon, qui était presque exactement polaire vingt-sept siècles
avant Jésus- Christ. Nous aurions donc là un nouvel indice mon-
trant que les rites védiques, même ceux que le [172] Rigveda ne
mentionne pas — et précisément il mentionne en détail beaucoup de
rites nuptiaux — remontent en partie au troisième millénaire avant
l'ère chrétienne.
182 COMPTES RENDUS ET NOTICES
W. D. WHITNEY
[Journal Asiatique ; \m\[ei-2iO\\i 1894.)
[177] C'est avec un sentiment de douloureuse surprise que nous
avons appris la mort de M. Whitney. Pendant plusieurs années
sa santé avait donné de l'inquiétude : on le savait luttant contre
une affection du cœur. Mais, depuis un an, les nouvelles étaient
devenues rassurantes. Dans ces derniers temps surtout, il s'était
remis au travail avec une telle ardeur, ce qui, hier encore, nous
venait de lui portait si peu la marque de la lassitude, et on le sa-
vait si riche de projets, qu'on pouvait croire la crise définitivement
conjurée. L'illusion ne devait pas avoir longue durée : le 7 juin,
un retour subit du mal l'enlevait dans sa soixante-huitième
année.
William Dwight Whitney était né le 9 février 1827 à Nor-
thampton, dans l'État de Massachusetts. De 1842 à 1845, il
acheva ses études et prit ses grades à Williams Collège. Outre
une bonne instruction classique, il y avait acquis ce fonds de so-
lides connaissances en physique et en mathématiques qu'il devait
un jour si bien mettre en valeur dans ses études orientales. En
attendant, il dut les employer à dresser des comptes, d'abord,
pendant plus de trois ans, dans les bureaux de la Banque deNor-
thampton, ensuite sur le lac Supérieur, dans ceux du Geological
Survey des États-Unis, auquel il fut attaché pendant l'été de 1849.
Mais déjà s'était révélée sa véritable vocation : sans maître, en
prenant sur ses loisirs, il s'était adonné à la philologie orientale
et, cette même année, il publiait un premier essai sur la struc-
ture grammaticale du sanscrit, d'après P. de Bohlen, un savant
un peu oublié depuis, mais qui, alors, était un initiateur. [178J Dans
l'automne de 1849, il se rendit à New Haven, pour y poursuivre
ces études auprès de M. Salisbury, qui les avait introduites à
Yale Collège, et, un an après, il passa en Europe pour les com-
pléter. Pendant trois ans, de fin 1850 à 1853, il étudia successi-
vement à Berlin et à Tubingue, sous la direction de M. Weber et
de M. Roth, d'abord comme élève, bientôt comme collaborateur,
poussant de méthodiques et fructueuses enquêtes à travers des
ANNÉE 1894 183
champs bien définis de la littérature (Whitney a toujours su
choisir), celui de la littérature védique surtout, qu'on commençait
alors à débrouiller, et réunissant les matériaux de cette édition de
l'Atharveda qu'il devait publier peu d'années après en collabora-'
tion avec M. Roth.
Il était encore en Allemagne, quand il fut appelé à la chaire de
sanscrit de Yale Collège, à New Haven, dans l'État de Gonnec-
ticut. Il retourna en Amérique dans l'automne de 1853 et, dès
l'année suivante, inaugura cet enseignement qui, continué sans
interruption, pendant quarante ans, jusqu'à sa mort, a fait de Yale
Collège le berceau et le centre des études de linguistique et de
philologie orientales aux Etats-Unis. On peut même dire plus : de
toutes les branches de ce haut enseignement aujourd'hui si floris-
sant de l'autre côté de l'Atlantique, même parmi les plus étran-
gères en apparence à sa spécialité (par exemple, l'étude des lan-
gues américaines), il en est bien peu qui ne doivent rien à Whitney
et qui ne relèvent par quelque côté de la forte 'discipline de son
esprit.
C'est que lui-même d'abord, ni comme professeur, ni comme
publiciste, ne se borna jamais à la linguistique et au sanscrit. A
l'époque où il débuta, les universités américaines n'étaient pas
encore aussi richement dotées qu'elles l'ont été depuis. La chaire
de sanscrit à elle seule ne rapportant pas de quoi vivre, il joignit
à son enseignement celui des langues modernes jusque-là aban-
donné à la routine et, allant au plus pressé, il commença à en
créer l'outillage, toute une série de manuels et de textes qui ré-
pandirent l'étude scientifique de ces langues, des langues germa-
jl79] niques et de l'Allemand en particulier. Et ce qu'il avait ainsi
commencé par nécessité, il le continua par goût. Encore vingt-
trois ans après, il publiait une grammaire scolaire anglaise qui
est un chef-d'œuvre. Plus tard encore, au moment où sa santé
était au plus bas, il accepta de diriger et dirigea de la façon la
plus effective la grande entreprise du Century Dictionary of the
English Language. Le premier volume fut publié en 1889, et la
préface, qui est de lui, fut écrite dans les rares répits que lui lais-
saient la maladie et la souffrance.
En second lieu, deux autres institutions savantes fournirent un
champ plus étendu à l'activité de Whitney : la Société orientale
américaine, fondée en 1842, à laquelle il appartint dès 1850, dont
il fut le bibliothécaire de 1855 à 1873, le secrétaire correspondant
184 COMPTKS RENDUS ET NOTICES
de 1857 à 1884 et, plus tard, le président; et l'Association philo-
logique américaine, dont il fut un des fondateurs en 1869 et le
premier président. De Tune et de l'autre on peut dire qu'il fut
l'àme et de beaucoup le plus laborieux de leurs collaborateurs.
L'œuvre laissée par Whitney est considérable et ce n'est pas ici
le lieu de la décrire en détail. On trouvera à la fin de cette notice
une liste de ses principales publications, qui n'a aucune prétention
à être complète. Les plus importants de ses travaux détachés, pu-
bliés avant 1873 dans la lYatioJt^ dans la North American Revie^v
et dans d'autres périodiques, ont été réunis en deux volumes dans
ses Oriental and Linguistic Studies. Ceux qu'il a insérés depuis
en plus grand nombre dans ces mêmes revues, dans le New En-
glander, dans la Contemporary Review, dans les Proceedings de
la Société orientale américaine, dans les Proceedings et dans les
Transactions de l'Association philologique, 'dans V American
Journal of Philology^ dans \q Journal de la Société asiatique ita-
lienne, etc., n'ont pas été recueillis. Mais il faut espérer que l'un
ou l'autre de ses nombreux disciples se chargera d'acquitter cette
dette de l'école philologique américaine envers celui qui fut son
maître incontesté.
(180] Je n'essayerai pas non plus ici de caractériser cette œuvre.
Tous ceux qui s'intéressent à nos études ont le souvenir vivant de
cet esprit fait de clarté et de logique, allant droit au but, à ce qu'il
regardait comme essentiel, sans réticences et, parfois aussi, sans
ménagements. Parmi ses aînés et ses contemporains, plusieurs ont
fait montre d'un savoir plus vaste et ont touché à plus de choses :
nul ne l'a surpassé en exactitude et en précision. Il est une infinité
de questions que Whitney n'a jamais remuées: mais il ne faut pas
beaucoup d'expérience pour voir que cette abstention est en grande
partie voulue; qu'elle est un effet de sa sobriété, de son aversion
pour les complications inutiles et pour tout vain étalage : ( ar,
chaque fois qu'il s'est trouvé en face d'un problème, il l'a traite, à
son point de vue, d'une façon exhaustive. En linguistique, il était
de ceux qui ont des convictions fortes. Pour lui, non seulement le
langage était un pur fait de convention, existant, selon sa formule,
Oe^JEi et non cp-JT^t, mais il n'hésitait pas, avec sa rigueur ordinaire,
à remonter suivant cotte ligne jusqu'aux origines, qu'il regardait
comme un problème abordable à l'expérience et faisant légitime-
ment partie de la linguistique. Il accordait que notre connaissance
de ces origines resterait sans doute toujours pleine de lacunes;
A>M-:E 1894 185
mais il n'y admettait aucun autre facteur que ceux dont nous pou-
vons encore aujourd'hui contrôler l'action, aucune de ces facultés
latentes, irrationnelles dont la physiologie commence seulement
d'entrevoir le jeu. Bref, il n'y voyait rien d'obseur ni de mysté-
rieux. Et ici nous touchons à l'une des limites de cet intrépide
esprit. Car il y a certainement quelque chose de mystérieux dans
les origines du langage.
Gomme sanscritiste, si l'on fait abstraction de ses essais sur le
Veda et de ses admirables travaux sur l'astronomie hindoue,
Whitne}^ fut avant tout grammairien, et, dans la grammaire, ce
qui l'intéressait surtout, c'était l'histoire. Le grand dictionnaire
de Saint-Pétersbourg, auquel il a contribué fidèlement jusqu'à la
fin, lui doit beaucoup et, probablement, autant pour la partie mor-
phologique [181] que pour le vocabulaire. De l'aveu unanime, sa
Grammaire sanscrite, qui est, je ne dirai pas, le plus achevé de
ses ouvrages (car tout ce qui est sorti de sa plume, jusqu'à la
moindre notice, est également achevé), mais en tout cas celui qui
repose sur la base la plus large, est l'effort le plus vigoureux
qu'on ait encore fait pour retracer le développement d^ la langue,,
pour la jauger en quelque sorte à ses diverses périodes, à l'aide de
cette méthode statistique à laquelle son nom restera attaché, pour
en établir enfin la théorie réelle dégagée de la doctrine parfois
bizarre des grammairiens indigènes. Peut-être a-t-il surfait l'auto-
rité des textes vis-à-vis de cette doctrine. Ge qui parait moins con-
testable, c'est qu'il a été parfois trop dur pour cette dernière. Et
ici je suis obligé de noter ce que je regarde comme le deuxième
point faible chez Wliitney : un certain manque de sympathie ou,
si l'on veut, d'indulgence pour les efforts de pensée d'un peuple
enfant. Avec ses habitudes de précision, de rigueur inflexible et
presque mathématique, son esprit était peut-être moins fait que
tout autre pour bien comprendre la demi-science des anciens Hin-
dous, avec ses ruses et ses prétentions puériles. D'eux à lui il y
avait répulsion native. Aussi a-t-il été souvent beaucoup trop dé-
daigneux et même injuste à leur égard, et, dans ses appréciations
de leur philosophie, de leur grammaire, de leur astronomie, lui
est-il arrivé plus d'une fois de verser l'enfant avec le bain, comme
disent nos voisins d'outre- Rhin. Mais qui oserait lui reprocher
aujourd'hui ce qui n'était après tout que l'excès des plus rares
qualités ? Qui voudrait se plaindre de l'âpreté qu'il a parfois mise
dans ses polémiques ? Devant sa fin prématurée, il ne reste que le
186 COMPTES RENDUS ET NOTICES
souvenir du savant qui fut une des plus belles intelligences de
notre époque, mieux que cela, qui fut un caractère, et qui n'a
jamais écrit une ligne qui ne fût l'expression d'une conviction.
M. Wliitney était membre honoraire des Sociétés asiatiques du
Bengale et de la Grande-Bretagne et d'Irlande, de la Société orien-
tale allemande et de la Société philologique de Londres. Il était
membre associé ou correspondant des Académies de Berlin, de
Saint-Pétersbourg, des Lincei de Rome. En 1881, il avait été
nommé Chevalier de Tordre pTussien « pour le mérite », en
remplacement de Carlyle, Depuis 1877, il était correspondant de
l'Institut.
LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES DE WHITNEY
1849. On tJie grammatical structure of the Sanskrit (d'après
P. von Bolîlen; publié dans la Bibliotheca sacra).
1852. Tabellarische Darstellung der gegenseitigen Verhàltnisse
der Samhitâs des Rik, Sâman^ Weissen Yajus und Atharvan
{Indische Studien^ II).
1855. Atharvaveda Samhitâ, herausgegeben von R. Roth und
W. D. Whitney. Berlin.
1858. Alphahetisches Verzeichniss der Versanfànge der Atharva
Samhitâ {Indische Studien^ IV).
1860. The Translation of the Sûrya Siddhânta^ a Text-Book
ofHindu Astronomy ^ with Notes and an Appendix^ hy Rev. Ebe-
nezer Burgess. New Haven (publié par la Société orientale amé-
ricaine. La traduction et les notes sont en réalité de Whitney).
1862. The Atharva-Veda PrâtiçâkJiya^ or Çaunakîyâ caturâ-
dhyâyikâ : Text^ Translation and Notes. New Haven (publié par
la Société orientale américaine).
1867. Language and the Study ofLanguage^ a Course of lec-
tures on the principles of linguistic science (3° édit., Londres,
1870; une traduction allemande par M. JoUy).
1871. TJte Taittirtya-Prâtiçâkhya^ with its Commentary^ the
Tribhâshyaratna : Text^ Translations and Notes (publié par la
Société orientale américaine).
1. Cette liste pour la période de maturité de Whitney, ne contient que les ouvrages
publics à part, L'énumération des articles de re\ue, pourla môme période, pren-
drait au mt>ins deux pages de plus.
ANNÉE 1894 187
1873. Notes on Colehrooke' s Essay on theVedas (dans l'édition
des Miscellaneous Essays donnée par M. Gowell).
1873-1875. Oriental and linguistic Studies. First and second
Séries. Londres.
1875. Life and Growth of Language (traduit en français : La vie
du langage dans la Biblioth. scientif. internationale ; en alle-
mand, en italien, en hollandais, en suédois).
1877. Essentials of English Granunar. For the use ofschools.
Boston.
1879. A Sanskrit Granunar^ including hotli theclassical lan-
guage and the older dialects ofVeda and BrâJunana. Leipzig
(traduit en allemand par M. Zimmer).
iS^i. Index verhoruni to the published Text of the Atharva-
Veda. New Haven (publié par la Société orientale américaine).
1885. r^e Roots ^ Verb-forms^ and primary Berivativesof the San-
skrit language . A Supplément to the Sanskrit Granunar. Leipzig.
1889. A Sanskrit Grammar^ etc.. second {revised and ex-
tended) édition. Leipzig.
1889. The Century Dictionary of the English Language. Vol. I
(avec une préface de Wliitney).
1892. Max Mûller and the Science of language : a Criticism.
New- York.
Sa traduction de FAtharvayeda, avec notes critiques et exé-
gétiques, est annoncée comme devant paraître en automne pro-
chaine
Les Monuments de l'Inde, par le D*^ Gustave Le Bon, chargé d'une
mission archéologique dans l'Inde par le Ministre de l'Instruction
publique, officier de la Légion d'honneur, etc. Ouvrage illustré
d'environ 400 figures : héliotypies, dessins, cartes et plans, exé-
cutés d'après les photographies et les documents de l'auteur.
Paris, Firmin Didot et Gie, 1893. — 254 pp. (sans les planches
hors texte) gr. in-4'^.
[Revue critique^ 29 octobre 1894).
[241] En rendant compte ici même^ des Civilisations de V Inde ^
1. Elle a été publiée, en 1905, par les soin» pieux de M. G. R. La.nm.v>-.
2. Revue critique, du 25 avril 1887 (ci-dessus pp. 1 et suiv.).
188 COMPTES RENDUS ET NOTICES
du docteur Le Bon, j'ai signalé les services que ce livre richement
et solidement illustré était appelé à rendre à l'étude de l'Inde. Le
nouvel ouvrage du même auteur sera encore plus utile. Il y a moins
de théories dans le texte et plus d'images, et celles-ci ne sont pas
seulement plus nombreuses ; sagement limitées à l'architecture et
aux arts qui en dépendent, elles donnent aussi sur ce point capital
un enseignement plus complet.
Il me serait impossible de faire un compte rendu détaillé de l'ou-
vrage. Il me faudrait, pour cela, sïlSvre l'auteur à travers toutes les
provinces de l'Inde, depuis les montagnes neigeuses du Népal,
jusqu'au cap Comorin. J'essaierai donc seulement de le caractériser
et de montrer quelle en est l'importance exceptionnelle pour nos
études.
J'ai dit qu'il y avait dans le nouveau livre moins de théories que
dans le précédent. Il y en a pourtant encore, une entre autres dès
le début, où M. Le B. établit que, pour son art, l'Inde n'a rien dû
et n'a pu rien devoir à la Grèce, parce que deux races d'état mental
si différent [242] ne peuvent pas agir l'une sur l'autre ; qu'elle doit
énormément par contre à la Perse ancienne et à l'Assyrie, peut-être
même quelque chose à l'Egypte, dont l'état mental aurait été plus
semblable au sien ; de même que nous la voyons faire plus tard de
nombreux emprunts à l'art musulman et aujourd'hui rester absolu-
ment rebelle à toute influence anglaise. La thèse est enlevée de main
de maître, comme M. Le B. sait le faire, et je ne doute pas qu'il n'y
tienne beaucoup, et pour le fond, et pour la forme, car elle n'e.st
qu'une application particulière de sa théorie favorite sur la race.
Pour moi, dans les termes du moins où elle est formulée ici, elle
eut pu être supprimée sans me laisser trop de regrets. Non que je
conteste le moins du monde l'importance de la race et de l'état
mental, mais parce que je me défie de ces assertions tranchantes
qui nous acculent de suite à une raison dernière obscui^e et nous
dispensent de rechercher patiemment les causes secondes, les seules
dont l'étude soit réellement fructueuse, parce que ce sont les seules
qui nous soient bien accessibles. Je n'examinerai pas si cette thèse,
en la supposant vraie, ne devrait pas se vérifier dans d'autres do-
maines encore que celui de la plastique et de l'art de bâtir, si par
exemple, le même état mental qui doit avoir empêché l'emprunt d'un
élément d'architecture, n'aurait pas du empêcher aussi radoption
d'une doctrine scientifique ou d'un élément littéraire. Je me bor-
nerai à ])résontor, quant aux opinions que l'auteur comliat et aux
ANNÉE 1894 189
faits 1 sur lesquels il s'appuie, quelques observations qui me parais-
sent nécessaires. Personne n'a jamais contesté, que je sache, l'in-
fluence de la Perse sur l'art hindou. On a immédiatement reconnu
comme venant de Persépolis le chapiteau composé de deux animaux
adossés, ainsi que le sous-chapiteau en forme de cloche renversée,
que rinde a varié sans cesse, en le répétant parfois à la base des
colonnes, mais auquel elle est restée fidèle jusqu'à la fin et que
M. Le B. a oublié, je crois, de mentionner. C'est quelque chose,
mais c'est tout. Car il ne nous est pas permis de dériver de là aussi
l'usage et les proportions de la colonne. Celle-ci, d'ailleurs, la Perse
elle-même la tenait de l'iVsie antérieure et de l'Egypte ; elle ne lui
venait sûrement pas des Assyriens -, et il n'est pas douteux que des
[2i3] architectes de l'Ionie ont travaillé pour Darius et pour ses
successeurs. Personne n'a refusé non plus à l'Inde un art indigène
et original. Ni le stûpci^ ni le çikhara presque aussi massif que le
stûpa^ dont il pourrait bien dériver, ni le gopura des pagodes du
Sud, qui, avec ses étages de niches multiples à toiture en fer à che-
val, nous a peut-être conservé l'image amplifiée de ce que pouvaient
être les anciens vihâras^ à ciel ouvert, non taillés dans le roc, ni
la clôture si caractéristique qui entoure les vieux sanctuaires, ni le
torana qui en surmonte l'entrée n'ont jamais été pris pour des im-
portations étrangères. On les a toujours considérés comme des
types purement hindous, tous copiés, sauf le stupa et ce qui en
dérive, sur d'anciennes constructions en bois. Cette origine, que
M. Le B. a prise sur le fait dans l'architecture du Népal, se lit, en
effet, tout aussi clairement ici, sur les voussures de Kârli, sur les
1. Ces faits ne sont ni nombreux, ni nouveaux, et, parmi les faits caractéristiques
connus, tous n'ont pas été recueillis. Car c'est précisément pour cette période des
origines que l'ouvrage de M. Le Bon est un peu sommaire. Je le constate sans lui en
faire d'ailleurs un reproche. Des monuments de cette époque, une partie est suffi-
samment connue par d'autres publications et, quant à l'autre partie, qui s'accroît
sans cesse, elle est maintenant aussi inaccessible pour lui qu'elle l'est pour nous autres
sédentaires. Je crois pourtant que, en fait d'oeuvres de sculpture, il eût pu nous rap-
porter quelques clichés de plus des Musées de Lahore et de Calcutta.
2. Ce qui, pour l'Inde, a fait songer parfois à l'Assyrie sont quelques figures animales
fantastiques. Mais celles-ci n'ont réellement pas de patrie. L'architecture assyrienne,
pour décorer ses surfaces, employait surtout le bas-relief, tandis que l'Inde n'a guère
connu que le haut-relief, qu'elle a souvent exagéré jusqu'à la ronde-bosse,
3. M, Le Bon a fort bien vu, après Fergusson, le rapport qui rattache ces gopuras
aux raths de Màmallapura, mais il s'est refusé à remonter au delà de ce terme. Je ne
len blâme pas, car c'est là que commence l'hypothèse. Mais pourquoi suggère-t-il
ailleurs une origine égyptienne? A ce compte, il faudrait admettre pour les toranas
une origine chinoise.
190 COMPTES RENDUS ET NOTICES
buddhist railings^ sur les portes de Sanchi, qui sont du chevron-
nage en pierre, et jusque sur les piliers de tel temple moderne du
sud, flanqués de leurs bras en potence, avec leurs chapiteaux en
forme de longue accolade, ce qu'en charpente on appelle une se-
melle. On n'a pas davantage méconnu la forte individualité du génie
hindou, imprimant sa marque à tout ce qu'il s'approprie, transfor-
mant rapidement, jusqu'à assimilation complète, tout élément étran-
ger qu'il absorbe. Personne jusqu'ici n'a soutenu que l'Inde ait été
à un degré quelconque hellénisée. '•Pour les monuments de la sculp-
ture, les seuls qui soient comparables, ceux de l'architecture, sauf
les stupas et les cavernes, ayant depuis longtemps disparu, on a
sévèrement distingué les œuvres de travail grec de celles qui sont
purement hindoues. Les premières ont été trouvées non seulement
dans le Penjâb, où elles sont nombreuses, mais aussi dans l'Inde
gangétique et aussi loin dans le Sud-Est que l'embouchure de la
Krishna. Malgré toutes les différences de styles qui les séparent,
on a dû reconnaître en outre que plusieurs des créations de cet
art exotique ont été adoptées par Fart indigène, qui lui doit quel-
ques-uns de ses types religieux. J'ajouterai que, selon moi, cette
influence s'est fait sentir dans une certaine mesure jusque dans le
style. Ce n'est qu'à partir de l'époque de ce contact avec l'art occi-
dental qu'on trouve, pour la figure humaine, dans des œuvres cer-
tainement hindoues, un type de beauté fine, svelte, très élégante
et relativement correcte, tant que la figure est au repos, type qui
se distingue nettement des formes lourdes et trapues de l'art indi-
gène, et que l'Inde a exporté à son tour, notamment à Java, où il
a produit des chefs-d'œuvre. Dans l'architecture, qui est bien autre-
ment conditionnée par le milieu et dont les monuments les plus
utiles à comparer ont d'ailleurs [244] disparu, cette influence ne
s'est peut-être jamais étendue qu'au détail. Mais là encore, il me
semble qu'on la retrouve, dans les corniches, dans les consoles,
dans les pilastres qui découpent les frises en métopes, dans certains
motifs d'ornementation végétale aux enroulements légers et sobres.
Malgré son goût pour les faîtes curvilignes, l'Inde est toujours
restée fidèle à l'architrave, quand toute l'Asie antérieure était con-
vertie au cintre et à la coupole voûtée ^ Je crois donc que l'Inde
1. L'Inde a de bonne heure connu la voûte, ainsi que le fait observer M. Le Bon.
Mais, comme l'Egypte et la Grèce, elle ne l'a employée que dans l'épaisseur de la
maçonnerie. Pour l'arc et pour la coupole ses architectes ont toujours substitué à la
voûte, l'encorbellement par nssi<(": plnlcs. Je doute qu'ils l';ii(Mil f.iit uiiifuiement par
ANM':!;: 1894 191
a reçu, elle aussi, quelque chose de ce levain hellénique qui a agi
si puissamment dans l'Asie antérieure, et qu'elle ne l'a pas plus
repoussé dans l'art qu'elle n'a fait dans d'autres provinces du do-
maine intellectuel. L'onde de ce grand mouvement, qui a mêlé tant
de choses et tant de races, ne s'est pas arrêtée à sa porte. Au delà,
elle a été plus faible, étant plus loin de son centre ; mais l'Inde en
a reçu et gardé longtemps l'impulsion. Or, autant que je sache,
c'est là tout ce que prétendent ceux qui parlent de l'influence grec-
que dans l'Inde. Ai-je besoin d'ajouter que grec est ici un terme
tout général, qui ne doit pas s'entendre seulement des hommes et
des choses de l'Hellade, mais de tout cet Orient plus ou moins hel-
lénisé, y compris celui des Parthes et même des Sassanides? La
question comporte sans nul doute encore bien des obscurités et,
selon toute apparence, elle devra longtemps encore rester ouverte.
Raison de plus pour ne pas la fermer dès maintenant brusquement,
au nom d'une théorie sur la race beaucoup trop inflexible pour être
respectueuse des réalités de l'histoire.
Après m'être arrêté si longuement à cette théorie de M. Le Bon,
bien qu'elle n'occupe qu'une petite place dans son livre, je n'ose
plus lui chercher chicane par rapport à quelques autres points qui
me pèsent sur le cœur : l'ordre qu'il a suivi, dont l'idée fondamen-
tale, de procéder par régions, eut été excellente s'il y était resté
plus fidèle et si son itinéraire avait été parfois mieux tracé, l'in-
suffisance de son résumé historique, d'assez nombreuses inexacti-
tudes de détail, l'absence d'une bibliographie, qui eût été d'autant
plus nécessaire que l'ouvrage, heureusement, ne s'adresse pas aux
seuls indianistes, que l'auteur a voulu être sommaire à dessein, et
qu'il ne nomme guère ses prédécesseurs que pour en dire un peu de
mal. J'ai hâte au contraire de payer ma dette de reconnaissance
envers ce livre qui n'en est pas moins un beau livre et un bon livre,
utile, plein de pensées et d'expérience durement acquise, et que je
n'ai fait jusqu'ici que critiquer, quand, en toute sincérité, et je crois,
[24o] en toute justice, j'en pense surtout du bien. x\vec ses trois
cent quatre-vingt-dix-huit planches, dont les deux tiers sont hors
texte et parmi lesquelles il n'en est qu'un très petit nombre de mé-
diocres, c'est la collection incomparablement la plus riche et la
mieux composée que nous ayons des monuments de l'Inde en géné-
prudence, comme le veut Fergusson et, après lui, M. Le Bon. Je croirais plutôt que
c'était par ignorance technique et par routine. Dans l'ossature de ses monuments,
l'Inde na jamais su. faire léger.
i02 coMPïKS rl:ndus et n;otices
rai. A elle seule elle donne plus que bien des albums et tous les
volumes de V Archœloogical Siirvey pris ensemble, et, quand on
songe au désarroi dans lequel cette grande publication paraît être
tombée depuis la retraite de M. Burgess, on est doublement recon-
naissant à M. Le B. de nous avoir si bien pourvus. M. Burgess
prépare, dit-on, une collection semblable conçue sur un plan encore
plus vaste; mais nous ne l'avons pas encore et, quand elle sera pu-
bliée, combien pourront l'acquérir, de ceux à qui elle serait surtout
utile ? Avec M. Le Bon, au contraire, le voyage de l'Inde se fait à
peu de frais. Le commentaire dont il a accompagné ces belles plan-
ches est très sobre : Fauteur a voulu laisser parler les monuments
eux-mêmes. Mais tout de même, on y sent comme l'éblouissement
qu'il a eu en présence de ces bizarres merveilles. On comprend alors
comment il a été amené à sa théorie qui fait de l'Inde un monde à
part, obstinément fermé et inaccessible à toute influence du dehors,
et, de page en page, l'image aidant, on est parfois tenté de s'y
convertir.
E. Hardy, Darstellungen aus dem Gebiete des nichtchristlichen
Religionsgeschichte (IX-X. Band). — • Die Vedisch-brahina-
nische Période der Religion des alten Indiens. Nach den Quel-
len dargestellt. Munster i.W. , 1893. Aschendorffsche Buchhand-
lung : vi-250 pp. in-8«.
{Reçue de r Histoire des Religions, XXIX, 1894).
|338J Ce traité de la religion védique de M. E. Hardy fait partie
de la même collection de manuels que son « Bouddhisme d'après
les livres pâlis », dont j'ai rendu compte dans unprédédent volumo
de la Revue ^ La nouvelle publication, plus encore que la pre-
mière, témoigne d'un grand et louable effort. Mais si elle a droit
de ce chef à plus d'éloges, elle soulève aussi de plus vives cri-
tiques. L'exposé a ce premier mérite d'être complet et copieux:
toutes les parties du sujet ont été également fouillées et, d'un
]. T. XXMI, p. 218 (ci-dessus, p. (119).
ANNÉE 1894 193
bout à l'autre, de nombreux extraits des textes originaux répondent
à la curiosité du lecteur et donnent de la saveur à la discussion.
Le livre est divisé en onze chapitres : i donne un aperçu général
de la littérature védique ^ et des conditions géographiques et so-
ciales du milieu dans lequel elle s'est développée; ii-viii traitent
du panthéon et des légendes qui s'}^ rapportent ; ix et x, du rituel
et de la coutume ; xi est consacré à la spéculation mystique et
philosophique. De ces diverses parties, les deux dernières sont de
beaucoup les plus satisfaisantes. La théosophie des Upanishads
est très convenablement exposée, et les deux chapitres qui traitent
du culte, depuis les grands sacrifices jusqu'aux rites et aux usages
de la vie domestique, sont le résumé le plus clair et le plus subs-
tantiel que nous ayons sur la matière. Les deux premières parties
laissent plus à désirer. Il y a bien du vague sous l'apparente
clarté avec laquelle l'auteur décrit l'état social et l'extension
géographique du peuple védique, et, quand il lui arrive d'être
plus précis, c'est trop souvent à force d'hypothèses. C'en est
une, par exemple, que d'admettre comme une chose démontrée
l'identification des mythiques Panis avec les rîapvotde Strabon. C'en
est une autre de faire un dasyu de Divodâsa, l'ancêtre de Sudâs
le Bharata, sans autre preuve qu'une étymologie fragile du nom,
comme si clâsa était forcément [339J un ethnique dans les hymnes.
C'en est une troisième de conclure de là que, parmi les dasyus^ il
y avait des Aryens, et ainsi de suite ; car il y en a beaucoup de
la sorte. Mais les objections les plus graves sont soulevées par les
chapitres ii-viii, qui traitent des divinités védiques.
J'ai rendu hommage ici même '' aux belles et pénétrantes recher-
ches de M. Hillebrandt sur « Soma et les divinités congénères ».
J'ai aussi signalé les exagérations auxquelles l'auteur s'est laissé
entraîner et ce qu'il y avait de dangereux dans sa thèse à la prendre
à la lettre dans toute l'extension qu'il y a donnée. Ces dangers,
M, Hardy n'a pas voulu les voir : il a suivi M. Hillebrandt jusqu'au
bout, en renchérissant encore sur lui. Il en est résulté que tout le
panthéon védique en est ici retourné sens dessus dessous. Non seu-
1. Ua tableau synoptique placé à la fin du volume donne des indications plus pré-
cises sur cette littérature. On ne voit pas bien pourquoi les éditions de la Vâjasaneyi-
samhitâ et de la Maitrâyanî-samhitâ ne sont pas, dans ce tableau, mentionnées à leur
place, parmi les samliitâs. La liste des Upanishads de TAtharvaveda est trop incom-
plète.
2. ï. XXVII, p. 201 [Œuvres, t. II, p. 108).
Religions de l'I.nde. — IV. 13
194 COMPTES RENDUS ET NOTICES
lement Soma est devenu la lune, au point que le côté mystique et
bachique de sa nature, qui est pourtant l'essentiel, apparaît à peine
ou n'est ti^aité qu'en reflet^ ; non seulement toute une série de divi-
nités aux traits plus effacés, Trita, Apâm Napât, Sarasvant, le
Gandharva, Yena, Dadhyanc, Uçanas, Ahi Budhn3^a, AjaEkapàd,
Bfihaspati, ont été accaparés par la lune ; mais des figures bien
autrement complexes et concrètes, Yama, les Açvins (du moins
Tuti d'eux), Agni, Yaruna, sont devenus en totalité ou en partie
des divinités lunaires. Les rapp(5Vts par lesquels M. H. a été con-
duit à ces résultats seraient aussi vrais qu'ils me paraissent illu-
soires, qu'ils ne l'autorisaient pas à les présenter comme il le fait
ici, à traiter, dans un premier chapitre, de ces divinités en tant
que lunaires ou solaires, et à renvoyer dans un ou plusieurs dés
chapitres suivants'- le reste de leurs mythes et de leurs fonctions.
Quelle qu'ait été la religion védique à une époque encore plus
ancienne, telle que nous l'avons et que M. H. avait à la décrire,
elle n'est certainement pas la religion de la Lune et du Soleilj
figurés par diverses personnifications auxquelles sont dévolued
accessoirement d'autres fonctions divines. Elle est avant tout h
religion des puissances mystiques qui sont les agents des sacri-
fices, Agni et Soma, des rois célestes Indra, Yaruna, les Adityas,
ayant à leurs côtés, parfois au-dessous d'eux, le Ciel et la Terre, le
Soleil et la Lune, Yama qui règne aux Champs Élysées, Ushas qui
sépare le Jour et la Nuit, Yàta, Rudra, les Maruts qui gouvernent
l'atmosphère. Les origines et les affinités de ces figures et de beau-
coup d'autres ne sont pas toujours claires ; leurs mythes et leurs
attributions souvent se confondent ou se contredisent, et la spécu-
lation a fait tout le possible pour ajouter au. trouble des traditions
qui les concernent. Elles n'en ont pas moins chacune son unité, sa
personnalité; et celle-ci, ne fût-elle garantie que par le nom, nous
devons la respecter: nomina nuinina. Nous pouvons les grouper,
les analyser: il ne nous est pas permis de les démembrer. Aussi
la description qu'en a faite M. H. m'app:iraît-elle comme une copie
[.*^iO| on mosaï(|ue, dont les pièces, en p.irtie fausses, auraient étO'
1. Quelque chose de semblable est arrivé pour Agni, dont il est a peine question
comme divinité du feu, du l'eu de l'autel et du foyer.
2. M. H. a aggravé en effet celte dispersion en essayant de réunir dans un cha-
pitre spécial (viii) les légendes divines. Mais pouvons-nous distinguer dans le Ve da,
dans les Hymnes surtout, rntrc mythe et légende, et séparer lun et l'autre du dieu
qui en est le porteur ?
ANNÉES ] 894-1895 195
assemblées suivant un dessin très différent de celui de l'original.
Est-il besoin d'ajouter que ce défaut est particulièrement grave
dans un manuel plus ou moins destiné au grand public ? Pour le spé-
cialiste, qui peut le contrôler, le livre est une très intéressante col-
lection de faits et de combinaisons suggestives. Mais, malgré tous
ses mérites, il sera souvent un guide peu sûr pour le lecteur qui
est obligé de le croire sur parole.
B. H. Baden-Powell, A Short Account of the Land Revenue and
its Administration in British India ; with a Sketch of the Land
Tenures.With map. Oxford, Glarendon Press. 1894. — vi-260pp.
in-8«.
{Reçue critique, i^' avril 1895.)
[241] Le régime ou, plutôt, les régimes actuels de la terre et
Passiette non moins variée de l'impôt foncier dans l'Inde britanni-
que sont le résultat d'une longue suite de mesures, dont plusieurs
sont maintenant plus que centenaires, tandis que les plus récentes
datent d'hier ; mesures de forme et de nature diverses (quelques-
unes sont des contrats ou même des traités), émanées à diverses
époques de pouvoirs divers et indépendantes la plupart à l'origine
les unes des autres,, qui n'ont jamais été soumises à une révision
totale et uniforme, bien que ce soit là le ressort principal de la do-
mination anglaise ^, mais qu'on s'est appliqué sans cesse à perfec-
tionner isolément, dans le détail, sans avoir réussi jusqu'ici, pour
quelques-unes du moins, à effacer entièrement les conséquences d'un
vice originel, qui pèsent lourdement aujourd'hui encore sur certaines
1. Le Land iîeuenue constitue presque à lui seul les finances de llnde anglaise : les
impôts indirects, sous forme de quelques monopoles tels que les postes, le sel, lopium
et les taxes municipales ne sont qu'une fraction minime; de plus, les finances, l'ad-
ministration, la police et, jusqu'à un certain point, la justice, sont à un certain degré
réunies dans la même main.
196 COMPTES REÎSDUS ET NOTICES
parties du territoire. L'ensemble de ces mesures poursuivies avec
une sage persévérance, en dehors de tout système préconçu, au jour
le jour, en ne s'inspirant que des leçons de l'expérience et des con-
ditions locales, a fini par former un mécanisme qui n'a d'analogue
nulle part, d'une complication extrême et qui pourtant fonctionne
avec une singulière facilité. Elles constituent en tout cas la tenta-
tive la plus vaste qui ait encore été faite par une nation civilisée au
profit d une population conquise pour substituer, en rompant le moins
possible avec le passé, les [2i2| procédés d'une administration
régulière et équitable à un régime d'oppression et d'abus, compli-
qué plutôt que tempéré par des coutumes incohérentes ou, à défaut
même d'un régime semblable, pour établir les premiers rudiments
d'un ordre légal dans des régions abandonnées jusque-là aux ca-
prices de la vie sauvage ; et leur histoire, qu'elle ait à enregistrer
des succès ou des mécomptes, est un enseignement incomparable
pour le jurisconsulte, pour l'historien, pour l'économiste et pour le
législateur. Malheureusement cette histoire, jusqu'à ces dernières
années, a été d'un abord très difficile. Dispersée par fragments
dans beaucoup de livres, enfouie surtout dans l'immense amas des
pièces* officielles, elle existait, mais à l'état latent. Même dans les
travaux de statistique conduits et, à diverses reprises, résumés
par M. Hunter, on n'arrivait à en prendre une vue d'ensemble qu'au
prix d'un grand labeur. Un ouvrage spécial faisait défaut en un
sujet, entre tous, compliqué et spécial*. La lacune fut enfin com-
blée par le grand ouvrage de M. Baden-Powell sur les Land-Sys-
tems of Bristish India^- \ mais en un sens seulement. L'ouvrage
est de ceux qui font époque et qui épuisent une matière pour long-
temps ; mais il est aussi de ceux qu'on consulte plus qu'on ne les
lit, même dans le cercle très restreint des spécialistes. Il faut être
du métier pour n'y pas perdre le fil à chaque instant et pour digé-
rer d'une façon profitable la substance de ces trois massifs volumes.
Et pourtant c'est à d'autres encore qu'à des professionnels que cette
histoire méritait d'être largement ouverte. Elle l'est maintenant,
grâce à l'excellent petit livre qui est l'objet de cette nn|i<,. <! c'est
1. Un des hommes qui onl le mieux connu les arcanes du Land-System, Holt
Mackenzie, disait qu'il avait passé toute sa vie à essayer de le comprendre. Il il ii
parlait que de celui du Bengale!
2. Lnnd-Systems of British India; being a Manual of Ihe Land-Tcnures, and of thc
Systems of Land Revenue Administration prévalent in thc several Provinces. Oxford,
Clarendon Press, 1892; 3 \ol. in-8, with Maps.
ANNÉE 1895 197
encore M. B.-P. qu'il faut en remercier. Il a eu le courage de sa-
crifier les détails laborieusement recueillis, mais qui encombraient
inutilement son grand ouvrage, et d'en extraire, pour notre profit à
tous, les données essentielles que nous eussions été bien embarras-
sés d'y trouver nous-mêmes. Même ainsi allégée, son exposition du
Land System n'est pas devenue une lecture d'agrément, tant s'en
faut : il y est resté, ce qui était inévitable, une bonne portion de ce
que nos voisins appellent hard reading. Mais tous ceux qui, au
prix d'un peu de peine, voudront avoir une vue d'ensemble de cette
organisation à la fois si bizarre et si pratique, sauront désormais
où la trouver. Il est à souhaiter notamment que des exemplaires
du livre arrivent aux mains de nos administrateurs de Gochinchine
et du Tonkin, et qu'ils ne fassent pas défaut non plus dans notre
École coloniale.
Il ne me reste qu'à indiquer brièvement le plan et le contenu de
l'ouvrage. Il se divise en deux parties. La première, la plus courte,
comprend [243] cinq chapitres, dont le dernier est subdivisé à son
tour en trois sections. Après une courte introduction (chap. I),
M. B.-P. décrit le pays, les conditions du sol dans leur rapport avec
les cultures et avec l'impôt, les plus-values créées par les différents
systèmes d'irrigation et les majorations qui en résultent, les princi-
pales mesures agraires (ch. II). Il passe ensuite au gouvernement et
à l'administration, à leurs organes, ceux du moins qui ont pour
objet le revenu foncier, depuis le pouvoir suprême, jusqu'aux auto-
rités de village (ch. III). Enfin il aborde et définit le Land Revenue.
Il ne s'arrête pas à certaines questions théoriques souvent débattues
chez nos voisins, parce qu'ils y retrouvent quelques-unes de leurs
propres fictions légales, à décider, par exemple, si le Land Revenue
doit être considéré comme une taxe ou comme une rente. Mais il
montre ce qu'il a été et ce quïl est encore : une part du produit du
sol prélevée par l'Etat. Il montre ensuite à quel taux cette part a
été évaluée et comment prélevée dans le passé, et comment elle l'est
aujourd'hui (ch. IV); quelles terres échappent à ce prélèvement et à
quels titres ; suivant quelles règles, enfin, le waste land^ les terres
inoccupées peuvent être mises en exploitation (ch. Y).
La deuxième partie, beaucoup plus longue (pp. 62-254), ne com-
prend que quatre chapitres, mais avec de nombreuses subdivisions.
C'est ici le cœur même du sujet et le nœud de toutes ses complica-
tions. Je n'oserais affirmer que M. Baden-Powell, qui a évidemment
visé à être aussi bref et aussi complet que possible, y ait toujours
198 COMPTES RENDUS ET NOTICES
suivi l'ordre le plus parfait, ni, encore moins, prétendre le contraire.
Je vois bien que son exposé n'est franchement ni descriptif, ni dog-
matique, ni historique ; qu'il est un peu un mélange de tout cela.
Mais je suis obligé de me dire que l'auteur ne s'y est sans doute
pas résigné sans de bonnes raisons et que le compromis était peut-
être inévitable. En tout cas il me paraît certain que, même avec le
plan le plus lucide, cette partie de l'ouvrage serait toujours restée
ce qu'elle est : un casse-tête. Après un court chapitre d'introduc-
tion (ch. VI), M„ Baden-Powell, dnns le suivant (ch. VII en cinq sec-
tions), traite des tenures : grands domaines, domaines de village,
terres de moindre, de petite et de très petite étendue. L'unité fis-
cale, en ce qui concerne les écritures, le cadastre, la hiérarchie des
fonctionnaires, est le village, qu'il fasse partie d'un plus grand do-
maine, qu'il en forme un à lui seul, ou qu'il en comprenne un plus
ou moins grand nombre de petits. Gomme notre commune, il ne
répond pas toujours à une agglomération unique; il peut même
être entièrement fictif. D'ordinaire un domaine, quelle qu'en soit
l'étendue, est représenté vis-à vis du fisc par un propriétaire re-
connu et tenu pour responsable (landlord ; ce n'est que dans les
arrangements plus récents que le fisc s'adresse directement à l'oc-
cupant du sol, quel que soit son titre). Ce propriétaire est tantôt
un individu, tantôt une collectivité de co-partenaires. Dans le pre-
mier cas, ses titres sont d'origine et de nature très diverses : très
souvent il a été simplement créé par l'administration [2'^4 J anglaise ;
ailleurs, surtout pour les très grandes possessions, elle ne lui recon-
naît qu'une sorte de domaine éminent, et c'est avec toute une série
de sous-propriétaires qu'elle traite en réalité. Quand la propriété
est collective, elle est d'ordinaire représentée par un chef, un head-
man. Celui-ci est parfois le simple délégué de ses associés; mais
sa position peut être aussi plus stable et plus importante, et se rap-
procher graduellement de celle d'un véritable landlord , avec laquelle,
le temps et ses privilèges aidant, elle finit parfois par se confondre,
ses co-partenaires tombant alors au rang de simples tenanciers. Cette
propriété collective peut être ou réellement indivise, ou soumise
à des partages annuels ou périodiques ; le partage peut être morne
permanent, la collectivité se réduisant à une commune responsa-
bilité. Les règles d'après lesquelles les parts se déterminent et se
répartissent sont également fort variables, et ces paris peuvent
être à leur tour tenues par des collectivités. Il va sans dire que la
mêm«' porsonno peut possôdor \\ titre individuel ot à titre collée-
ANNÉE 1895 199
tif, et que ces différentes sortes de propriété sont souvent juxtapo-
sées dans le même village. Enfin, que la propriété soit individuelle
• ou collective, le véritable occupant du sol est très souvent un tenan-
cier. Ces tenanciers, séparés parfois dulandlordpar un ou plusieurs
intermédiaires, sont de diverses sortes. Sous les précédents régimes,
ils n'étaient protégés que par la coutume et n'avaient aucune ga-
rantie légale. Il en a été à peu près de même dans les premiers arran-
gements conclus par l'administration anglaise, et, malgré les réfor-
mes qu'on y a introduites depuis, ces arrangements continuent,
notamment au Bengale et dans certains districts de Madras, à
peser lourdement sur une nombreuse classe de raiyats^ de culti-
vateurs. Dans les arrangements postérieurs, on s'est appliqué à
définir et à garantir leurs droits, la juridiction fiscale empiétant
ainsi, au premier degré du moins, sur la juridiction civile. Dans les
plus récents seulement a enfin prév^ilu le principe de s'adresser
directement à l'occupant effectif du sol. C'est qu'à toutes ces causes
de diversité s'en superpose une dernière, les actes mêmes ou settle-
inenls par lesquels l'Etat s'est efforcé de les régler. C'est l'objet
des cinq sections du chapitre YlII. Tous ces actes diffèrent singulière-
ment, et dans les principes, et dans les détails. Tantôt ils sont appli-
cables à toutes les terres d'une région, tantôt ils n'en concernent
qu'une catégorie. Les uns, comme les contrats passés avec les zé-
mindars du Bengale et d'une partie de Madras, avec les taluqdars
d'Oudhe et de Bénarès, sont permanents, par suite difficiles à amen-
der et, à la longue, aussi peu profitables au fisc qu'à la population.
D'autres sont temporaires, avec des périodes variant de dix à trente
ans, comme les arrangements passés avec les propriétaires ou avec
les chefs responsables des communautés de village dans les North-
West Provinces, dans les Central Provinces, au Panjàb. D'autres
encore, qui s'adressent directement à l'occupant du sol, quel que soit
son titre, sans lui imposer de responsabilité collective, même s'il
n'est qu'un co-partenaire, sont en réalité révisables à volonté,
[24 o] puisqu'ils laissent à cet occupant la faculté d'étendre ou de
restreindre son exploitation et de modifier ainsi à son gré sa rede-
vance envers le fisc. C'est le système appelé raiyatvùri^ en appa-
rence le plus compliqué de tous, mais donnant, parait-il, les meil-
leurs résultats, qui a prévalu dans la majeure partie de Madras et
de Bombay et qui, avec quelques modifications, a été étendu au pays
de Coorg, à l'Assam et à la Birmanie. Et ce ne sont là que les
grosses différences ; les petites ne se comptent pas. Ni la classifi-
200 COMPTES RENDUS ET NOTICES
cation des terres, ni la manière d'en évaluer le revenu, de répartir
et de recouvrer la taxe, ni le personnel, en partie du moins, employé
à ce service ne sont les mêmes, et, presque toujours, plusieurs sys-
tèmes sont en vigueur dans une même région. Après avoir ainsi
décrit la machine pièce par pièce, M. B.-P. montre dans le neuvième
et dernier chapitre, comment elle fonctionne : quel est le jeu des
diverses juridictions fiscales, comment se font la levée de l'impôt,
le recouvrement ou la remise de l'arriéré, le recrutement du per-
sonnel, la tenue des registres ^ du cadastre, comment on procède
au partage d'une propriété indivise, dans quelle mesure et de quelle
façon le fisc encourage les travaux d'amélioration, etc.
Parmi les diverses formes de la propriété hindoue étudiées par
M. Baden-Powell, il en est une, les communautés de village, qui a
acquis une certaine célébrité depuis que sir Henry Sumner Maine
l'a mise en évidence dans un livre fameux et que, la rapprochant
d'institutions semblables de l'Occident, le mir slave et la marke
teutonique, il en a conclu que la propriété du sol à l'origine avait
été partout purement collective. J'ai eu ici même et ailleurs * l'oc-
casion de dire pourquoi cette théorie ne me paraissait pas accep-
table en ce qui concerne l'Inde, et je suis heureux de voir que
M. B.-P. arrive à la même conclusion. Pour lui les diverses com-
munautés de village hindoues sont de formation secondaire. Peut-
être va-t-il trop loin en les tenant toutes pour modernes, car les
causes qui les ont produites à des époques récentes ont dû agir de
même dans tous les temps. Mais il me semble qu'il résulte claire-
ment de son livre que l'Inde ne fournit pas d'arguipents vakdDles
en faveur d'un communisme primitif absolu de la terre. De toutes
les illusions aryennes, celle à'Aryan Politics est la plus déce-
vante.
L'impression du livre est claire et élégante. Gomme dans tout
bon manuel, les titres, sous-titres, têtes et résumés de chapitre et
de paragraphe y sont prodigués. Les développements d'importance
secondaire sont imprimés en texte plus petit. Les notes, allégées
d'autant, sont réservées aux menus détails et aux indications biblio-
graphiques, en général assez sobres, mais riches encequi concerne
les documents officiels. Des renvois fréquents au grand ouvrage
de M. Baden-Po\v(.'ll établissent une sorte de concordance à l'usage
1. Revue critique du 25 avril 1887, p. 318; Mélusine, l.V. col. 383, a\ril ISSii {Œuvres,
t. IV, p. 7 et p. 62).
ANNÉE 1895 . 201
des lecteurs qui, sur un point donné, [246] voudraient se procu-
rer une information plus complète. Une bonne cartç est jointe au
volume, qui se termine par un index excellent.
Vasudevavijayara, çrî Râmanâthatarkaratnena pranîtam, antarân-
tarà parivartya parivardhyâ ca punah samskritam (le Triomphe
de Vâsudeva, composé par çrî Ramnath Tarkaratna, plusieurs
fois revu et augmenté, corrigé à nouveau^). Calcutta, imprimé
et édité par Pitambaravandyopâdliyâj'^a, çaka 1812 (= 1890 A. D.)
— 283 pp. in-8«.
[Reçue critique^ 13 mai 1895.)
[3o7] Le moyen le plus direct de présenter au lecteur le poème
du pandit Râmnâth Tarkaratna est de lui en donner l'analyse :
Chant I : Yâsudeva-Krishna règne sur les Yâdavas (vers 1-19),
à Dvâravati (20-58), entouré de ses reines, parmi lesquelles brillent
Rukminî et la nouvelle favorite^ Satyabhâmà (59-62). Pour contem-
pler cette dernière, Nàrada descend du ciel (63-68). Il est reçu par
Krishna et Rukmini (69-87).
II : Éloge de Krishna par Nârada, qui lui donne une fleur du
Pàrijâta, l'arbre merveilleux du jardin d'Indra, que celui-ci se ré-
serve avec un soin jaloux, quand, en toute justice, l'arbre devrait
appartenir à Krishna (1-35). Krishna accepte la fleur et la remet à
Rukminî, mais décline la revendication de l'arbre (36-42). Nârada
piqué s'éloigne ; mais, avant de se rendre auprès de Çiva, il va
trouver la nourrice de Satyabhâmà, Kalâvatî (43-47). Celle-ci, fidèle
à sa leçon, fait à Satyabhâmà un récit perfide de l'incident : c'est
à elle que Nârada destinait la fleur ; mais Krishna la lui a enlevée
de force pour la donner à Rukminî (48-73).
III : Plaintes de Satyabhâmà : elle veut mourir (1-20). Kalâvatî
s'efforce de la consoler et lui promet qu'elle aura sa revanche (21-41).
1. Une première édition, dont j'ignore la date, ne contenait que 16 chants.
202 COMPTKS Rl'NDUS ET NOTICES
Accablement de Satyabliàma, que ses compagnes cherchent en vain
à soulager (42-68).
IV : Krishna averti se rend auprès d'elle : le parfum du Pàrijàta,
dont il est imprégné, la ranime (1-30). Krishna l'interroge tendre-
ment sur la cause de son mal. Satyabhàmâ la dissimule, mais une
de ses [3o8] amies la révèle (31-55). Krishna promet de lui appor-
ter le Parijâta (56-63). La nuit descend sur les époux réconciliés
(64-73).
V : Chant matinal des Vaii^likas : réveil de Krishna et toilette
de Satyabhàmâ. Exercices du matin et aumônes de Krishna (1-25).
Conseil des ministres : Krishna les consulte sur les moyens d'ob-
tenir le Parijâta (26-34). Gada, son frère cadet, n'en voit qu'un, la
guerre, qui ne sera qu'un jeu (35-56). Le fils de Satyaka est pour
l'emploi de la politique [niti) et des moyens amiables (57-81).
Krishna se range à son avis : il enverra un ambassadeur (82-83).
VI : Krishna invoque Nàrada, qui apparaît aussitôt avec son com-
pagnon ordinaire, Parvata (1-9). Krishna le charge de porter son
message à Indra : demander le Parijâta d'abord amicalement ; à
un refus, répondre par une déclaration de guerre (10-47). Nârada,
qui tient enfin sa querelle, accepte la mission ; mais il prévoit un
refus et conseille à Krishna de préparer son armée (48-55). Départ
de Nârada et de Parvata; leur voyage jusqu'à l'Himalaya (56-68).
VU : Description de l'Himalaya (1-51). Après l'avoir franchi, les
messagers arrivent à Amaràvatl, la capitale d'Jndra (52-63). Nârada
délivre son message, mais en faisant suivre la demande immédia-
tement de la menace (64-76). Colère et refus d'Indra. Nârada joyeux
revient faire rapport à Krishna (77-88).
Vm : Krishna rassemble son armée et monie sur son char de
guerre avec Satyabhàmâ (1-19). Marche de Tarmée, à laquelle se
joignent Arjuna et beaucoup d'autres rois (20-63).
IX : L'armée contemple le mont Meru (1-21), franchit les sources
de la Gangâ (22-43), et établit son camp sur le Meru (44-57). Gou-
clier du soleil et lever de la lune (58-78).
X : Lever du soleil sur le Kailàsa (1-15). Réveil de Devî ; Ku-
mâra vient saluer sa mèi^e (16-24). Devî l'informe des projets et de
la prochaine arrivée de Krishna. Elle a fait venir du ciel d'Indra, par
sa suivante Yijayâ, Lakshmi, la déesse de la Fortune, et celle-ci
Iii! il laconté les persécutions qu'elle a à souffrir de la part d'Indra
ù cause de son attachement pour Vishnu. Devî elle-même a d'an-
r-idi^ d('M];»i?i< ;'t vrnîrpr : Indi'a lui n nim^i ï-cfiisc' jadis 1<^ Pàrijàto,
ANNÉE 1895 203
tit elle veut qu'il soit humilié. Dans ce dessein, elle lui députe son
fils Kumàra (25-55). Kumâra, déguisé sous la forme de Viçàkha et
se donnant pour un messager de Krishna, réclame le Pàrijàta en
des termes arrogants, qui rendent la lutte inévitable (56-80). Co-
lère et refus d'Indra ; Kumàra le quitte avec des menaces (81-116).
XI : Krishna contemple le Meru (1-11) ; Arjuna le lui décrit
(12-68).
XII : Indra consulte son guru Brihaspati, qui blâme son orgueil
et lui conseille de livrer l'arbre (1-17). Colère et refus d'Indra
(18-35). Jayanta, le fils d'Indra, survient et promet la victoire
(36-46). Indra se défie de Kumâra, le dieu de la guerre et le com-
mandant ordinaire de ses armées. Sur le conseil et par l'office de
Brihaspati, il fait consacrer [3o0] Jayanta comme généralissime
des devas (47-62). Çacî, l'épouse d'Indra, assiste à ce spectacle
du haut de son palais ; les déesses, ses compagnes, l'informent de
ce qui se prépare et s'alarment à la vue de sinistres présages
(63-77). Çacî les rassure : Indra n'est-il pas invincible? Elle des-
cend, vient embrasser son fils, l'encourage, lui et Indra, et leur
déclare qu'elle ira combattre à leur côté. Indra la conjure de renon-
cer à ce dessein. Elle obéit et, par delà la sphère des étoiles, se
rend auprès de Brahmâ (76-116). Description et marche de l'armée
des devas vers le Meru. Tombée de la nuit (117-148).
XIII : Informé par Garuda de l'approche de l'ennemi, Krishna
donne l'alarme à l'armée des Yàdavas (1-12). Indra harangue les
devas : il a tout fait pour prévenir le conflit ; aujourd'hui encore il
a déclaré à Garuda qu'il était prêt à céder le Pàrijàta, si Krishna
consentait à le lui demander avec l'humilité qui sied à un cadet.
Mainteniînt, il ne reste plus qu'à combattre pour le bon droit. Il
envoie Vâyu, le dieu du Vent, en éclaireur (13-78).
XIV : La bataille s'engage (1-24). Exploits d'Agni, de Yama,
de Varuna, de Vàyu, de Kubera, de Jayanta, de Balarâma, d'Ar-
juna, de Gada,'de Sàt^^aki, de Pradyumna (25-40). Jayanta triom-
phe de Pradyumna, mais l'armée des devas commence à faiblir
(41-67).
XV : Indra vient à son secours. Krishna et Balarâma se portent
à sa rencontre (1-24). Indra repousse Balarâma ; mais, impuissant
contre Krishna, il va lancer son terrible vajra, la foudre ; Krishna,
de son côté, s'apprête à déchaîner son disque, le cakra^ quand in-
tervient Brahmâ (25-52). Hymne de Brahmâ à Krishna-Vishnu,
l'être suprême: que Krishna pardonne et abaisse le cakra (53-63).
204 GOMPTKS RENDUS ET NOTICES
XVI : Après un nouvel échange de compliments et de paroles de
concorde, Brahmâ disparaît. Krishna offre la paix sans conditions
(1-16). Brihaspati l'accepte au nom d'Indra et invite Krishna et les
Yâdavas avenir la sceller dans Amaràvatî même. Krishna accepte
l'invitation (17-33). Jayanta reste implacable. Mais Indra, qui s'est
tu jusqu'ici, sent peu à peu son orgueil fléchir. Enfin il s'aban-
donne à la joie de la réconciliation : il ressuscite les morts et, après
avoir ordonné à Viçvakarman, l'architecte des dieux, de préparer
la réception dans sa capitale^.il monte sur son char et s'y achemine
lui-même, avec Krishna, Satyabhâmâet toutes les armées des devas
et des Yâdavas (34-41). Réception à Amaràvatî (42-73).
XVII : Le lendemain, Krishna et Satyabhàmâ, Indra et Çacî, les
Yâdavas et les devas, avec Viçvakarman pour cicérone, vont admi-
rer une exposition universelle {p radar çani) de toutes les merveilles
des arts et de l'industrie, qu'Indra a fait organiser par son archi-
tecte, en l'honneur de ses hôtes (1-108).
XVIII : Après avoir joui pendant bien des jours de la splendide
hospitalité du roi du ciel, les Yâdavas prennent congé. Chaque dieu
leur [360] donne ce qu'il a de plus précieux : Indra lui-même donne
le Pàrijàta, dont il n'a plus été dit un mot depuis la réconciliation.
Krishna monte avec Satvabhâmâ dans le char céleste d'Indra con-
duit par Mâtali (1-27). Retour du ciel à Dvàravatî. Krishna désigne à
Satvabhâmâ les diverses contrées de la terre qu'ils découvrent dans
leur voyage aérien (28-100). Réception triomphale et plantation du
Pârijâta à Dvàravatî (101-113). Signature du poète i (114-118).
Cette analyse n'est qu'un sommaire. Je crois pourtant qu'elle re-
produit avec fidélité non seulement le cadre du poème, mais aussi
tous les ressorts et motifs essentiels de l'action, de sorte qu'il sera
facile au lecteur, s'il veut bien se reporter à d'autres œuvres où le
même épisode est traité'^, de constater si le sujet, dans son ensem-
ble, a perdu ou gagné sous la maindu pandit Ràmnâth Tarkaratna.
Mais je dois ajouter immédiatement que cette comparaison ne serait
1. L'auteur nous apprend ([u'il est né à ÇAnlipur (district du Nadi>A, Bengale),
d'une famille brahmanique du ijoira des HhAradvàjas. Son père, Kàlidàsa Kavi (ou le
nom ne serait-il <iuune métaphore?), poète comme lui, était également versé dans
la Smriti, dans la doctrine des Tanlras, dans le Nyâya, dans la Mîmàipsà et dans le
Sànkhya, et a\ail mérité le surnom do VidyâvAgîça. Il a lui-même composé son poème
en çaka 180.', = 1882 A. D., et rend hommage à un patron ou à un maître du nom de
Çivacandra.
2. Par exemple, Uarivamça, cxxii-cxxxiii ; Vishnu-Purâna, V, xxx et xxxi, pour ne
parler que de celles (pii sont accessibles en traduction.
ANNÉE 1895 205
pas bien équitable. Le dessin d'ensemble, le plan, le sujet même sont
ici de moindre importance : par eux-mêmes, ils sont peu de chose,
de simples thèmes, des occasions plus ou moins favorables : toute
la valeur est dans l'élaboration des détails. Et celle-ci, dans Tœu-
vre du pandit, est] extrêmement soignée et brillante. Il y fait preuve
de réelles qualités d'observation et d'invention dans les accessoi-
res, d'un esprit souple et fin, habile à faire naitre les allusions et
à saisir les rapports subtils des choses, d'une imagination souvent
juste, toujours ingénieuse à faire jaillir la métaphore, à étoffer et
à colorer les comparaisons, à prodiguer enfin les alamkâras, ces
(( ornements » qui, pour la doctrine hindoue, sont l'âme même de
la poésie. Il s'entend tout aussi bien à revêtir le tout de la diction
riche et fleurie du mahâkàvya, dont il possède les ressources à un
haut degré, et à l'enfermer dans les formes d'une métrique sa-
vante ^ Aussi la critique indigène a-t-elle fait l'accueil le plus flat-
teur à son « Triomphe de Vâsudeva ». Elle ne l'a pas jugé indigne
d'être mis à côté des plus belles œuvres de l'époque classique ; il
a été même, à ce propos, parlé de Kâlidàsa. C'était probablement
le nom ou un surnom du père du pandit ; lui-même il a placé son
œuvre sous la protection d'une stance de Mcdavikàgnimitra^ et le
retour du ciel à Dvâravatî, au XVHI^ chant, est l'amplification
d'une scène bien connue de Çakuntalà'^-. Je doute pourtant [361]
qu'il se soit particulièrement inspiré de Kàlidâsa. En tout cas, il
serait resté loin de la sobriété relative et du goût délicat de son
modèle. Sa diction, d'une exubérance outrée-, surchargée de longs
composés , est pleine d'assonances , d'allitérations et de [eux de mots ,
trop souvent, malgré toute sa science, aux dépens de la langue, qui
reste matériellement correcte, mais perd de sa force idiomatique^.
S'il a imité un Kàlidâsa, c'est celui surtout du Nalodaya. Mais il
le fait avec une virtuosité incontestable. D'ailleurs l'Inde, sous ce
1. Il n'y a pas moins de dix-neuf sortes de mètres employées dans le poème.
2. D'autres morceaux, où l'on pourrait voir une imitation de Kàlidâsa, sont moins
caractéristiques ; par exemple certaines descriptions. Elles ont leur place marquée
d'avance dans tout mahâkâvya.
3. En général, l'auteur semble croire que toute locution (dérivée et, surtout, com-
posée) grammaticalement possible est, par cela même, justifiée. A-t-il de bons exem-
ples pour nandana employé seul dans le sens de « fils » (XII, 53), ou pour sahâsya
= sahâsa (II, 4l)?gfiri et adri sont synonymes de parvata : le sont-ils aussi de Parvata
nom propre (VII, 3v), 53, 64) ? Je note ici quelques fautes non relevées dans l'errata : I,
9 a, effacer le visarga ; 19 d, lire mnidram ; V, 73 c, bilânta —; que faire de sa vasasyayâ,
VI, 33 d?VIII,19, lire navâbhra et uparyupari ;\ll, 96,snehaih; XIII, 29 d, svâlantrya.Les
césures faibles sont assez fréquentes, par exemple : Ml, 72 a; XVIII, 24: u, 33 c, 54 c.
206 COMPTES RENDUS ET NOTICES
rapport, a le pardon facile. Il y a si longtemps qu'elle est habituée
à confondre le plaisir que procure la lecture des poètes et celui de
deviner des rébus!
Pour le lecteur d'Europe, par contre, ce sont là de graves défauts.
Quoi qu'il fasse, quelque bonne volonté qu'il mette à se placer au
point de vue liindou, il ressentira péniblement combien cette poésie
est factice et impersonnelle, au sens fâcheux du mot. Il a beau se
dire que tout mahâkàvya moderne est forcément un pastiche et
que bon nombre des modèles 'fklus anciens n'étaient déjà pas autre
chose : ceux-ci, il consent à les lire, parce que ce sont des docu-
ments ; mais il se résignera difficilement à se casser la tête sur
des copies à qui cette valeur même fait défaut. Ces conditions fa-
tales ne tiennent pas tant aux lois du genre, qui ne sont pas serrées
au point d'en perdre toute élasticité, ni à la force des précédents,
dont un esprit audacieux pourrait s'affranchir, qu'à la langue
même, qui astreint la pensée à des formes usées et lui impose en
quelque sorte le lieu commun. Nulle part peut-être l'instrument ne
soumet l'ouvrier à une aussi lourde servitude, car l'instrument ici
est une langue morte qui, dans l'état où il faut la manier, n'a jamais
été bien vivante. La richesse illimitée du vocabulaire et la pauvreté
de la syntaxe ramènent le travail poétique à la confection d'épi-
thètes ; les propositions, à leur tour, se juxtaposent sans se subor-
donner, et, au lieu de périodes, nous avons des stances indépen-
dantes les unes des autres. Il en résulte une sorte de marqueterie
où tout est au même plan et à la même valeur, un discours sans
trame et sans perspective. Sans doute, cette langue excelle à frap-
per des sentences, à ciseler des images et des comparaisons, et il
y a de ce chef, dans le poème du pandit Tarkaratna, tout un assor-
timent de joyaux finement travaillés. Elle se prête admirablement
aussi à la description, tant que l'objet est simple ou que la synthèse
s'en fait aisément : la peinture, par exemple, de la tombée de la
nuit, à la fin du chant IV, est très belle. Mais elle échoue (362]
dès que l'objet est complexe (ainsi la description de l'IIimàlaya est
complètement manquée et ne pouvait pas ne pas l'être), et elle
devient absolument impuissante dans le récit. Le rôle équivoque
de Nàrada ne se comprend que si on le sait d'ailleurs ; le texte ne
nous rexplicjue pas ; et non moins malaisés à trouver sont, au
X« chant, les motifs qui font agir Devî et Kumàra'. Tout au plus
]. Bien que l'auteur emploie ici le mètre plus libre du çloka.
ANNÉE 18 95 207
le mot de ces récits énigmatiques est-il logé et comme noyé dans
les replis de quelque longue épithète, où l'on a toute chance de ne
pas le découvrir dans ce fouillis qui n'est qu'un flot d'épithètes.
Les pandits qui, de temps immémorial, se livrent à ces exercices
de haute rhétorique, ne sont pas de simples dilettantes. Ils ont tou-
jours, comme occupation professionnelle, un ou plusieurs des cas-
tras^ des disciplines dont la langue sanscrite est l'organe. Gomme
autrefois, chez nous, tout lettré, quelle que fût sa spécialité, tenait
à honneur de faire ses preuves en vers latins, c'est pour mettre le
sceau à leur réputation de savant, qu'ils composent des poèmes qui
sont, en effet, des œuvres de science pour le moins autant que
d'imagination. Le pandit Tarkaratna ne fait pas exception à cette
règle. Çàntipur, sa ville natale, est un des centres du Yishnouisme
et de la culture brahmanique au Bengale, et nous avons vu plus
haut que l'étude de plusieurs castras était héréditaire dans s«. fa-
mille. Lui-même est en train d'éditer, dans la Bibliotheca Inclica^
le Çn-bhcLshya^ le commentaire de Râmânuja sur les Yedânta-
Sùtras, et il est l'auteur de deux ouvrages originaux sur ces mêmes
Sûtras. Gomme légiste versé dans la Smriti, il a pris une part dis-
tinguée dans les polémiques soulevées par le Age of Consent Bill y
l'acte récent par lequel le gouvernement anglo- indien a essayé de
remédier aux abus les plus criants des unions précoces, et, par son
intervention en faveur du Bill ^, il s'est trouvé exposé aux rancunes
du fanatisme orthodoxe. Enfin, pendant bien des années, il a fait
le plus gros de la besogne du recensement et de la description des
manuscrits sanscrits du Bengale dirigés par feu Râjendralâl Mitra,
et c'est en grande partie grâce à ses longues et pénibles recher-
ches que les volumes des Notices publiés sous les auspices de la
Société asiatique de Galcutta sont devenus le plus utile, on peut
dire le seul utile des travaux de ce geni'e exécutés jusqu'ici dans
l'Inde par des indigènes. Je n'ai pas à m'occuper ici de la disgrâce
qu'il a encourue depuis auprès de cette même Société, ni des polé-
miques que cette disgrâce a soulevées. Mon seul but, en signalant
cette activité multiple, a été de montrer que le pandit est resté
dans la tradition de ses pères. « Il n'a pas noirci devant [363] eux
la face du Sarasvati », et il est resté fidèle aussi à cette tradition
1. The « Garbhadhan Vyavastha ». Opinion on the Questions in the Hindu Religion
arising ont of the Age of Consent Bill; delivered to Governmenl. By Pandil Ram Nath
ïarkaratna' of Sautipur. Translated... by Nilmani Mukerjee. Repriuted from Reis and
Rayycl aud publishcd by the Galcutta Committee iu support of the Bill. 1891.
208 - COMPTES RENDUS ET NOTICES
en composant son « Triomphe de Vâsudeva ». A cette dernière
fidélité, il a eu même un double mérite. Autrefois, le métier de poète
ne rapportait pas seulement de l'honneur; il rapportait aussi de
l'or. Les rajas avaient la main large pour payer une dédicace.
Aujourd'hui, ceux qui ont conservé une ombre de pouvoir ont leur
budget surveillé par un résident britannique ; ceux qui sont rendus
à la vie privée trouvent sans doute à employer leurs fonds d'une
façon plus utile, ne fût-ce que comme shareholders. Il n'y a pas de
dédicace en tête du « Triomph(!^^de Vâsudeva ». Le métier ne paie
plus, malgré le retour de faveur dont les études sanscrites sont
actuellement l'objet dans l'Inde. Ces études se. poursuivent
maintenant suivant d'autres lignes, et il est à prévoir que les au-
teurs de mahâkcwyas se feront rares à l'avenir. Raison de plus de
se hâter pour ceux qui sont curieux de voir comment les formes
littéraires se survivent et comment aussi, dans les plus figées, peu-
vent s'infiltrer quelques éléments nouveaux ^
Ramkrishna g. Bhandarkàr, Early History of the Dekhan, down
to the Mahomedan Gonquest. Second édition. Bombay, Govern-
ment Central Press, 1895. In-8«.
{Comptes rendus de V Académie des Inscriptions et Belles-lettres^
Séance du 24 mai 1895.)
Je fais hommage, au nom de M. Bhandarkar, de la deuxième
édition de son histoire ancienne du Dékhan. La première édition
avait paru en 1894 sous les dehors modestes ,d'un tirage à part
du Bombay Gazetteer^ et elle était devenue aussitôt un vade
mecum indispensable à tous ceux qui s'occupent dupasse de l'Inde.
1. Il y en a quelques-uns de la sorte, un bien petit nombre, dans le Vâsudevavijaya;
mais alors l'infiltration est à forte dose et fait disparate : par exemple, l'espèce
d'hymne à la liberté, à l'indépendance et à l'union qu'Indra débite au chant Xlll, et
l'exposition universelle d'Amarâvatî. C'est bien là du vin nouveau mis dans de vieilles
bouteilles. On conçoit à la rigueur un mahâkdvya ayant pour thème la télégraphie
électrique : il ne serait pas plus moderne pour cela.
ANNÉE 1895 209
Pour la première fois, les annales d'une grande province étaient
présentées par un savant indigène sous un jour vrai, avec une
abondance d'informations, une sûreté de critique et une sobriété
qui eussent fait honneur à un historien occidental. Il n'y avait pas
trace, dans le livre, de ce verbiage facile ni de ces défaillances qui
déparent les meilleures publications des Hindous, quand ils s'es-
sayent à manier nos méthodes. Ces méthodes, l'auteur ne les imitait
pas; il les possédait, elles étaient devenues siennes.
Par Dékhan, qui correspond à notre Midi et qui, comme lui,
comporte diverses valeurs, en tant que terme géographique,
M. Bhandarkar entend la partie du plateau central de la péninsule
entre la Godâvarî et la Krishna, l'ancien Mahârâshtra, la contrée
où domine la langue marâthî et où, vers le sud et vers l'est, elle se
rencontre avec les langues dravidiennes. C'est une des régions de
l'Inde les plus riches en inscriptions, et c'est principalement
d'après ces inscriptions et d'après d'autres documents non moins
surs, les monnaies, que M. Bhandarkar en a retracé l'histoire.
Sur tout ce domaine, il s'était d'ailleurs signalé comme pionnier
longtemps avant d'y paraître comme historien. Quant aux docu-
ments littéraires, soit généraux, soit particuliers à la région,
pour lesquels il a aussi été un chercheur des plus laborieux et que
nul n'a contribué plus que lui à débrouiller, il les emploie stricte-
ment pour ce qu'ils valent. Si on se représente la première éduca-
tion toute hindoue de l'auteur, combien sa jeunesse a été nourrie
de la tradition de son peuple et combien celle-ci lui est restée
profondément sympathique, on mesurera mieux ici la grandeur
de l'effort et l'on admirera son riche et S9bre travail autant pour
€e qu'il en a exclu que pour ce qu'il y a mis.
La nouvelle édition compte 147 pages, contre 121 qu'avait
l'ancienne. Vu l'impression compacte du livre et la manière
d'écrire concise de l'auteur, ce supplément de 26 pages représente,
en réalité, une masse considérable de matière neuve. Le plan et
les proportions sont restés les mêmes, mais il est peu de paragra-
phes qui n'aient reçu quelque addition, et l'ouvrage a été mis
absolument au courant des dernières trouvailles.
Religions de l'Ij^de. — IV. 14
210 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Adhémard Leclère, Recherches sur la législation cambodgienne
(droit public). Paris, A. Challemel, 1890, 1 voI.in-8«,xiv-291 pp.
— Recherches sur le droit public des Cambodgiens. Ibid.,
1894, 1 vol. in-8% lv-328 pp. — Recherches sur la législation
criminelle et la procédure des Cambodgiens. Ibid., 1894,1vol.
in-8°, xx-555 pp. — Cambodge. Contes et légendes recueillis et
publiés en français. Avec introduction par Léon Feer. Paris,
E. Bouillon, 1895, 1 vol. in-8«, xxii-308 pp.
[Journal asiatique, t. V, mai-juin 1895.)
[526] Des quatre ouvrages dont les titres précèdent, les trois
premiers embrassent l'ensemble du droit cambodgien. Ils forment
aussi, autant que je sache, l'exposition la plus complète et la plus
pratique que nous ayons du droit d'un peuple de TExtrême-
Orient. Nous n'avons, par exemple, rien d'aussi satisfaisant pour
l'Inde propre. Il est vrai que la tâche était ici beaucoup plus
simple et plus facile. Au lieu de l'Inde, avec son étendue immense,
ses populations infiniment diverses et ayant presque toutes der-
rière elles un long passé traditionnel, avec ses religions codifiées
ou non, mais toujours prêtes à entrer en conflit, ses castes à la
fois si mobiles et si ancrées dans leurs prétentions, avec son
vieux droit surtout, qui ouvre à l'archéologie un si magnifique
champ d'étude, mais qui a si peu le caractère d'une législation
positive et pratique et qui est si radicalement rebelle à l'esprit
juridique et administratif de l'Occident, nous avons affaire, au
Cambodge, avec une société et des lois d'une simplicité extrême.
L'État est une monarchie absolue tempérée par des coutumes. La
religion, officiellement du moins, est une, le bouddhisme. La popu-
lation, qui, actuellement, n'atteint pas 2 millions, est sans doute
de race très mêlée, mais, de fait, les divisions s'y réduisent à
celles de nationaux, d'étrangers et de tribus sauvages, et elles ne
compliquent [527] que très peul'action des lois. Iln'y apasde castes,
à peine des classes, et l'esclavage même n'est plus guère, dans la
pratique, qu'une peine temporaire. .11 n'y a pas davantage d'anti-
ques traditions en conflit avec le présent. Ce peuple a oublié ses
origines. Des vieux codes hindous mentionnés dans ses anciennes
ANNÉE 1895 211
inscriptions, il n'a rien retenu. Il ne les a pas refondus en des
rédactions nouvelles, comme ses voisins de Siam et de Birmanie ;
il les a remplacés de toute pièce par une série de lois royales
d'ordre purement politique, une véritable législation telle que nous
rentend,ons, sur laquelle le juriste peut travailler en sécurité, sans
être arrêté à chaque pas par des problèmes qui relèvent de la cri-
tique historique la plus délicate bien plus que de sa propre disci-
pline. Pour produire une œuvre utile et solide, M. Adhémard Le-
clère n'a eu qu'à s'entourer de ces textes, à les classer selon nos
méthodes, à les compléter par quelques données de l'usage et de
la coutume ou par celles, bien peu nombreuses, qui sont consi-
gnées dans de maigres annales, à les suivre dans la pratique de
la procédure et de la jurisprudence, et à noter celles de leurs dis-
positions qui sont devenues caduques. Il s'est parfaitement acquitté
de tout cela, et l'on conviendra que la tâche ainsi comprise ne
laissait pas d'être laborieuse. Mais combien elle eût été plus ardue,
s'il s'était agi d'un peuple de droit hindou ou de droit musulman!
J'ajoute aussitôt que ce qui a facilité la tâche à l'auteur, facilite
aussi celle de notre protectorat. Sur le terrain législatif et admi-
nistratif, nous ne rencontrons là-bas que les difficultés que nous
nous créons nous-mêmes. La plupart des lois dont nous ne sau-
rions endosser la sanction sont dès maintenant tombées en désué-
tude, et le peu qui en reste peut être amendé aisément. L'idée de
l'État légiférant, si difficile à acclimater parmi beaucoup d'Asia-
tiques, est parfaitement acceptée au Cambodge, et l'action légis-
lative y est de fait entre nos mains. Il ne s'agit que de l'exercer
à bon escient, avec de la suite dans les desseins, et de ne pas
défaire sans cesse le lendemain l'œuvre de la veille. Serait-ce réel-
lement nous [o28] demander l'impossible ? M. Adhémard Leclère
a mis nettement le doigt sur quelques-unes de nos méprises et,
avec une discrétion qui se comprend, il en laisse deviner plusieurs
autres. Ce ne sera pas le moindre mérite de ses publications si,
en familiarisant nos administrateurs avec le mécanisme des lois
cambodgiennes, elles ont pour résultat de rendre ces méprises plus
rares à l'avenir.
Je ne puis évidemment donner ici qu'une analyse tout à fait
sommaire, pas même une table des matières, de ces trois volumes,
dont les titres indiquent d'ailleurs suffisamment le contenu. Dans
le premier, consacré au droit privé, l'auteur traite successivement :
1° des personnes ; la famille royale et ceux qui s'y rattachent à
212 COMPTES RENDUS ET NOTICES
divers degrés, les Bakous, dans lesquels il reconnaît très juste-
ment les descendants des anciennes familles brahmaniques ou à
prétentions brahmaniques, les libres, les mandarins ou fonction-
naires, les bonzes, les étrangers et les sauvages, les esclaves étant
réservés pour un chapitre spécial ; 2« de la famille ; les degrés et
les diverses sortes de la parenté, le père, l'épouse ou plutôt les
diverses sortes d'épouses sous le régime de la polygamie, le ma-
riage et les fiançailles, les unions irrégulières, le divorce, la bâtar-
dise et la légitimation, l'adoption; 3^ des esclaves; ceux du roi,
ceux des particuliers et ceux des pagodes. L'esclavage est, en
somme, assez doux au Cambodge. L'esclave à perpétuité, lui et
sa race, ne se recrute plus et, sans intervenir autrement que pour
le détail, nous pouvons laisser l'institution s'éteindre d'elle-même ;
4» des biens et des contrats ; les diverses sortes de domaines, na-
tional, royal, religieux, l'appropriation des terres inoccupées, les
concessions, les ventes et les baux, l'hypothèque. Sur tous ces
points et sur d'autres que je passe, M. Adhémard Leclère a donné
une exposition substantielle et lumineuse des lois cambodgiennes,
de celles du moins qui lui étaient accessibles alors dans les tra-
ductions de Mgr Gordier. Plus tard, sa collection de documents
s'étant accrue dans l'intervalle, il a pu être plus complet sur di-
vers points dans les volumes suivants. C'est [o29J celui-ci pour-
tant qui soulève le moins d'objections, parce que l'auteur s'y main-
tient strictement sur le terrain légal, où il est fort, et ne s'aventure
pas encore, comme il le fera plus tard, sur d'autres, où il l'est
moins. Je ne lui signalerai qu'une lacune : s'il s'était enquis des
anciennes inscriptions du Cambodge publiées dès 1885, il y aurait
trouvé entre autres particularités une curieuse transmission de la
famille et de ses biens dans la ligne féminine ^ Dans la législa-
tion actuelle il n'y a que quelques traces à peine perceptibles de
cet ancien matriarchat ; mais il en est i^esté de plus marquantes
parmi les tribus dites sauvages et les populations du Laos.
Dans le volume suivant, qui a pour objet le droit public, l'au-
1. Celte ignorance de l'épijîrapliic est encore plus sensible dans les deux volumes
suivants, qui sont de 1894 et où 1 auteur s'applique à faire, parfois plus qu il ne de-
vrait, de l'archéologie juridique. 11 ne cite {Législation criminelle, p. 184) qu'un seul
document de cette espèce, une inscription khmère de 643, d'après M. Moura. Dans
l'état actuel de l'interprétation des textes en vieux klimer, il eût peut-être fait sage-
ment d'attendre une traduction plus autorisée. Il est plus excusable de n avoir pas
connu -les inscriptions publiées en 1893, qui lui auraient fourni d'utiles renseigne-
ments sur le régime des biens religieux.
ANNÉE 1895 213
teur traite successivement : 1" du gouvernement ; les détenteurs
de l'autorité centrale, depuis le roi jusqu'aux esclaves d'État, en
passant par les membres titrés de la famille royale, les grands
dignitaires, les ministres, les officiers de moindre rang; 2*^ des
moyens de gouvernement; la loi et les fonctionnaires chargés de
l'appliquer ou d'en surveiller l'application, la clientèle et le patro-
nage, aussi caractéristiques du droit cambodgien qu'elles l'étaient
de l'ancien droit romain, le serment des fonctionnaires, l'armée et
le clergé ; 3' du revenu ; le produit des amendes, le tribut, les
divers impôts sur les récoltes et les cultures, la taxe personnelle,
jadis perçue sur les étrangers seulement, mais étendue depuis 1870
aux nationaux, les corvées, les douanes, les diverses fermes (pê-
cheries, jeux, opium, etc.).
Le troisième volume est consacré à la législation criminelle [o30]
et à la procédure. Il est divisé en deux parties : 1« la procédure
criminelle et civile, où l'auteur traite de l'instruction (la plainte,
les mandats de comparution et d'arrêt, la caution, les témoins), de
l'organisation et de la compétence des tribunaux, de la procédure,,
de l'exécution des jugements, des épreuves judiciaires (serments et
ordalies), de la question, de l'appel ; 2° le code pénal ; les peines
très barbares dans les textes, mais fort adoucies dans l'usage, les
catégories de malfaiteurs, la loi cambodgienne ne distinguant pas
seulement l'acte criminel, mais aussi la personne qui le commet,
les crimes et délits contre la chose publique, contre les personnes,
contre les propriétés, enfin certains cas particuliers aux codes cam-
bodgiens (relatifs aux esclaves et à leurs biens, à l'usurpation
des terrés déclarées frauduleusement comme délaissées ou indû-
ment tenues pour telles, aux délits de voisinage, etc.). Un appen-
dice est consacré à la loi toute moderne sur les prêts. ^
J'ai déjà dit que l'exposition, dans ces deux derniers volumes,
était plus complète que dans le premier. Aux lois traduites par
l'évêque de Phnom-Penh, Mgr Gordier, l'auteur a ajouté tout ce
qu'il a pu trouver de textes anciens et modernes. Il en donne l'énu-
mération détaillée dans l'introduction du troisième volume, et il
les a utilisés tous d'une façon parfaite. Très souvent aussi, il
donne l'avis de juges indigènes instruits et dignes de confiance.
Il est lui-même très au courant des précédents de la jurisprudence,
et il en tient le plus grand compte. Il note soigneusement les lois
et les prescriptions qui ont été abrogées, soit antérieurement déjà,
soit sur l'initiative du protectorat, ou qui, d'elles-mêmes, sont tom-
214 COMPTES RENDUS ET NOTICES ]
bées en désuétude. Enfin, il signale celles qui pourraient être des ,
survivances des codes hindous. De vraiment caractéristiques, il j
n'y en a que fort peu ; certaines formes de l'ordalie, par exemple, j
et quelques détails du sacre royal. Les autres analogies peuvent '
être tout aussi bien et sont même très probablement de simples i
rencontres. En somme, après tant de siècles de culture commune \
et à côté de tant de vestiges [o31] demeurés vivants dans la langue,
il n'y a, dans ce droit, presque plus rien de spécialement hindou.
Mais, M. Adhémard Leclèr^^ne nous a pas seulement donné une \
très bonne exposition du droit cambodgien. Il a essayé aussi, dans I
ces deux derniers volumes, de remonter parfois aux antécédents ^
de ce droit et d'esquisser les origines et la préhistoire du peuple ^
dont il étudiait les lois. J'ai déjà dit aussi que, dans cette tenta- j
tive, il me paraissait avoir été moins heureux. Ses vues à cet \
égard sont disséminées en beaucoup d'endroits des deux volumes, ;
mais il en a réuni les principales dans l'introduction à son Droit j
public^ où il trace la carte de « l'Indo-Ghineil y a 2.000 ans » et ]
suit dans leurs migrations les races diverses qui en ont formé la 1
population. Je ne le suivrai pas à mon tour dans ses hypothèses, ^
qu'il appuie d'observations justes et intéressantes et présente i
d'ailleurs avec beaucoup de modestie, mais pour lesquelles, visi- j
blement, il était peu préparé, puisqu'il admet par exemple, comme \
un fait « certain », que Sumatra était brahmanique près de mille !
ans avant notre ère (p. xxxvi ^). Je me contenterai de faire quel- ]
ques observations sur un ou deux points qui me tiennent plus à
cœur et où l'on risque moins de se perdre dans le brouillard. '
Selon M. Adhémard Leclère, le peuple khmer actuel ne descen- \
drait pas des anciens Cambodgiens ; il serait venu en conquérant ;
^de la côte nord-ouest, du Pégou ou de la Birmanie, au xin« ou au '\
XIV® siècle. Ses principales raisons sont qu'on ne saurait attribuer î
à la race actuelle la construction de monuments comme ceux d'Ang- \
kor ; que les constructeurs du vieil empire étaient brahmaniques,
tandis que le peuple khmer est bouddhiste ; qu'on n'est pas encore \
parvenu à rattacher les annales khmères à la dynastie des Varmans I
des inscriptions ; que le nom même de Khmer n'est pas d'usage
ancien [o32] et n'apparaît qu'avec le bouddhisme importé par ces
1. Sa philologie laisse beaucoup à désirer. Un simple regard jeté dans le premier ;
lexique venu lui aurait appris, par exemple, que le sanscrit vamça, prototype de j
l'indo-chinois vongsa (le mot n'est pas seulement cambodgien), n'a jamais signifié !
* soleil » (même volume, p. 2). J
ANNÉK 1895 215
nouveaux venus. Tout cela peut paraître spécieux, mais ne tient
pas debout. S'il ne s'agissait que de l'avènement d'une dynastie
étrangère, ce serait une hypothèse gratuite, mais après tout pos-
sible : il y en a eu tant, de ces changements de dynasties, dont
nous ne saurons jamais rien de précis ! Mais comment admettre à
cette époque un déplacement ethnique de cette proportion ? En tout
cas il ne se serait pas, comme en Siam, étendu à la langue ; car
le cambodgien actuel est bien le descendant du cambodgien des
anciennes inscriptions. Les Khmers actuels auraient été incapables
de construire les édifices du vieil empire; comme architectes, je
le veux bien; mais ils auraient pu y travailler comme maçons.
Les architectes venaient de l'Inde et des lies et, quand ils ont
cessé d'en venir, Fart s'est éteint. Pourquoi ont-ils cessé de venir ?
Nous n'en savons rien quant à présent ; mais, s'il fallait absolument
en donner des raisons, on ne serait pas en peine d'en imaginer.
La conquête musulmane dans l'Inde, les progrès du bouddhisme
singhalais dans l'Indo-Chine, l'occupation de la côte occidentale
par lesThais et parles Birmans pourraient bien y être pour quelque
chose. A Java aussi, les constructeurs de Boro-Boudour n'ont pas
eu de successeurs et, pourtant, la race n'y a certainement pas été
renouvelée. Tout aussi certainement le bouddhisme n'a pas été
importé au Cambodge au xiv» siècle, ni même au xiii^i. Il y était
florissant, les inscriptions nous l'apprennent, à l'époque même où
se construisaient quelques-uns des plus beaux monuments de la
plaine d'Angkor. Le fait qu'on n'a pas encore pu rattacher les
annales khmères aux dynasties des Varmans des inscriptions est
fâcheux, mais il n'est pas inexplicable. Les annales nous ont cer-
tainement conservé quelques souvenirs défigurés du vieil empire ;
mais ces souvenirs s'y rapportent à des noms de rois khmers, et
les inscriptions ne donnent que des généalogies royales, des [533]
dates de règnes et de fondations pieuses, >des noms de rois sans-
crits et presque pas d'histoire proprement dite. Il se peut que,
de part et d'autre, il s'agisse parfois des mêmes personnages,
sans que nous puissions les reconnaître. Enfin le nom de Khmer
n'est pas si jeune que le pense Fauteur. On peut hésiter aie recon-
naître dans leKimara dePtolémée ; mais, bien avant le xiii« siècle,
les Arabes connaissent Qimâr et, k Java, on trouve la mention de
1. L'auteur paraît confondre l'introduction du bouddhisme avec celle du boud-
dhisme singhalais.
216 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Kmir dès le milieu du ix% quand l'empire cambodgien s'étendait
d«s montagnes de l'Annam jusqu'à la côte occidentale et qu'il n'y
avait pas de place dans ces parages pour une souveraineté autre
que celle des Kambujas. Gomme beaucoup d'autres peuples, les
Cambodgiens auront été appelés par leurs voisins d'un autre nom
que celui qu'ils se donnaient eux-mêmes.
Les Cambodgiens auraient donc disparu, ou peu s'en faut. Par
contre, les descendants de leurs princes Be seraient maintenus
comme caste privilégiée: ce seraient les Bakous. Dans son pre-
mier volume, M. Adhémard Légère avait sagement reconnu en eux
des descendants des anciennes familles brahmaniques : revenant
sur cette opinion, sans toutefois l'abandonner entièrement, il veut
maintenant faire des Bakous les descendants des Varmans. Mais
les noms et titres, les traditions, les fonctions, les privilèges des
Bakous, jusqu'à celui de fournir de leur sein le prince, en cas
d'extinction de la dynastie, montrent que la première opinion seule
est juste. Ils occupent exactement au Cambodge la même situation
que leurs frères aussi dégénérés qu'eux occupent en Siam et en
Birmanie. Comme <eux, ils passent pour avoir encore des livres
dont ils font mystère, une rédaction d'une sorte de code de Manu,
dit-on. Comme eux aussi, ils sont les seuls prêtres du pays, les
seuls qui puissent accomplir des rites et conférer des sacrements.
Les bonzes sont des moines qui font leur salut, qui prient, prêchent,
instruisent, bénissent, mais ne sont, comme bonzes, les détenteurs
d'aucun pouvoir mystique.
Les hypothèses juridiques de l'auteur sont en général plus [o34i]
satisfaisantes que ses hypothèses historiques. Elles ne sont pas
toujours exemptes pourtant d'une certaine témérité. C'est ainsi
qu'il croit encore saisir dans les institutions actuelles les traces
d'un état antérieur, de centralisation moindre et d'une certiiine
autonomie territoriale, où le Cambodge aurait été gouverné et
administré par une sorte de féodalité. Le mot en tout cas est de
trop. Les anciennes inscriptions nous apprennent qu'il y a eu à
différentes époques, au Cambodge, des principautés rivales ou vas-
sales et que certaines fonctions y devenaient parfois héréditaires^
mais héréditaires à la façon cambodgienne, dans la ligne féminine,
en passant de l'oncle maternel au neveu. Mais elles ne permettent
pas d'affirmer plus, de supposer par exemple qutî Bhavavarman,
au commencement du vu*' siècle ou Yaçovarman, à la fin du ix'',
aient été des monarques moins absolus dans toute l'étendue de
ANNÉE 1895 217
leurs Etats que ne l'est aujourd'hui le roi Norodom. Il a dû y
avoir, ici comme partout, des oscillations dans l'action du pou-
voir central, sans qu'il faille pour cela faire intervenir la féoda-
lité .
Je ne noterai plus qu'un point, où l'auteur me paraît de même
avoir été trop subtil et être remonté trop haut. x\u Cambodge,
quand un crime ou un délit a été commis par des inconnus, le
maître du champ où a été trouvé le corpus delicti, cadavre
d'homme ou de bête, objet volé, etc., est tenu responsable, s'il ne
peut pas établir son innocence. M. Adhémard Leclère voit dans
cette disposition un vestige de l'époque lointaine où la terre était la
propriété de la tribu et où les membres de la tribu étaient soli-
daires. Ne serait-il pas plus simple d'y voir un expédient de police
un peu sommaire, fondé sur cette idée assez juste dans un pays
peu peuplé, que le maître d'une terre doit connaître ses voisins et
savoir ce qui se passe chez lui? Chez nous-mêmes, dans les règle-
ments de la douane, il y a (ou il y avait) un article tout semblable:
le propriétaire d'un enclos est responsable de la contrebande qu'on
peut y trouver. Serait-ce aussi un reste du communisme tribal ?
[o3o] Ces réserves et quelques autres que je pourrais faire en-
core n'enlèvent rien, dans ma pensée, du mérite et de l'utilité de
cette belle série de recherches. Le but immédiat de la publication,
faire connaître dans toute son étendue le droit actuel du Cambodge,
a été atteint pleinement, et c'est très sincèrement que, pour ma
part, je remercie l'auteur d'avoir ajouté cette œuvre à la liste déjà
longue d'excellents travaux qui nous sont venus de là-bas..
Avec le quatrième et dernier volume, nous passons du domaine
du droit à celui de la littérature et du folklore. Les contes et lé-
gendes qu'y a réunis M. Adhémard Leclère n'ont pas été pris
immédiatement dans la tradition orale. Sauf les deux derniers,
qui ont été spécialement écrits pour l'auteur, ils ont été traduits v
sur des manuscrits ou plutôt des fragments dépareillés de ma-
nuscrits qui se conservent dans les couvents et dont les bonzes
se servent comme livres d'école. Ce sont des compositions lit-
téraires à des degrés différents et aussi diverses de nature et de
provenance que de qualité. Tandis que I, 2 (omis dans la table des
matières) est une traduction à peine libre d'une des plus belles
légendes du commentaire du Dhammapada^ I, 1 a dû beaucoup
cheminer de bouche en bouche avant d'aboutir à cette version in-
218 COMPTES RENDUS ET NOTICES
forme du Vessantcwa-jâtaka et de la naissance du Buddha * . II , l'his-
toire du paysan fait général et mourant par un raffinement de
point d'honneur au sein de son triomphe, parait être un récit pure-
ment cambodgien, une de ces satires auxquelles se complaît la
malice populaire, reposant peut-être ici sur un fait historique, [o3(>]
mais montrant bien jusqu'à quel point ce peuple est dégagé de tout
esprit de caste. III, 1, les amours du perroquet et de la merle
paraissent être également, sur une donnée générale hindoue, une
fantaisie toute cambodgienne. Elle est en tout cas charmante : je
me demande seulement si la traduction n'y a pas ajouté un bout
de toilette. Plusieurs de ces récits ont certainement été importés
de l'Inde: pour d'autres, l'importation n'est que possible ou pro-
bable. Dans tous, il y a des données qui se retrouvent dans
l'Inde, mais beaucoup de ces données se trouvent aussi ailleurs et
appartiennent au folklore universel. D'autre part, l'empreinte cam-
bodgienne est partout très marquée. Il est donc parfois bien diffi-
cile de se prononcer sur la question d'origine. Cette question,
M. L. Feer l'a traitée avec autant de circonspection que de savoir,
dans l'intéressante introduction placée en tête du volume. Par des
rapprochements très ingénieux, il a identifié quelques-uns de ces
récits avec leurs prototypes dans les recueils hindous ; pour d'au-
tres, il s'est contenté de signaler de simples rapports, non sans
faire de prudentes réserves, notant aussi les différences et insis-
tant sur le petit nombre des traits spécialement bouddhiques qu'on
y rencontre ~. M. Adhémard Leclère est moins réservé, non seule-
1. La tradition n'a pourtant pas été entièrement orale ; le récit est trop systéma-
tique pour cela. On y remarquera aussi la répétition constante de certains détails
minutieux, dates, noms d'hommes et de lieux, qui rappelle plutôt les récits des jainas
que ceux des bouddhistes. La marque spécialement cambodgienne est ici le brusque
passage d'un récit très maigre et très sec à des effusions lyriques largement dévelop-
pées. Je suppose qu'il y a là une influence d'origine dramatique. M. Adhémard Le-
clère nous apprend en effet que quelques-unes de ces légendes fournissent le sujet
de représentations théâtrales.
2. Le roman cambodgien analysé par Bastian et que M. Léon Feer rapproche
avec raison de III, 5 est publié par M. Lefèvre-Pontalis dans le recueil de la mission
Pavie (texte cambodgien complet, traduction encore inachevée). Certaines données
de ce roman reparaissent aussi dans V. 2. Le début du deuxième récit publié par
M. Lefèvre-Pontalis se retrouve au début de III, 3; mais la suite des deux récits est
absolument différente. Le ballon qui sert de résidence à l'une des héro'ines de et
conte, III, 3, semble bien être une variante toute moderne du vimàna ou palais aérien
des divinités de l'Inde. Mais M. Adhémard Leclère nous apprend que, d'après le dire
des Indigènes, la montgolfière serait connue au Cambodge de temps immémorial.
La question vaudrait bien la peine d'une enquête.
ANNÉE 1895 219
ment quant à l'origine hindoue, mais aussi quant à la source spé-
ciale, qu'il suppose parfois trop vite avoir été un jâtaka. Quand
il s'agit d'établir l'origine indienne d'un conte, il est de bonne
méthode de l'identifier avec un jâtaka, le recueil de [o37] ceux-ci
étant une des sources les plus anciennes, sinon la plus ancienne,
que nous ayons pour l'Inde. Mais il ne faut pas oublier que, si
beaucoup de contes sont devenus des jâtakas, ils ne le sont pas
devenus tous et que, de ceux qui le sont devenus, la plupart n'ont
pas cessé après cela de vivre comme contes. Il faut donc se garder,
même en présence de rapports évidents, de faire d'un conte un
jâtaka, quand il n'en porte pas la marque spéciale, et il faut d'au-
tant plus s'en garder, s'il s'agit d'un conte d'un peuple bouddhiste.
Quel motif auj^aient eu les bouddhistes d'en retrancher la donnée du
Bouddha et de le dégrader à un récit profane ? C'est donc un faux
titre que celui de « Jâtaka du Bouddha » donné par l'auteur à sa
cinquième partie, quelle que que soit l'origine dernière de ces deux
récits. Et de rnême c'est à tort que M. Adhémard Leclère suppose
un jâtaka derrière III, 2, la version cambodgienne de Gendrillon. Le
conte est-il même seulement hindou ? Les éléments en sont vieux
et se retrouvent, depuis Apulée, dans beaucoup de contes chez
beaucoup de peuples, aussi dans les contes de l'Inde. Mais la
donnée caractéristique, la célèbre pantoufle, doit être venue d'ail-
leurs, d'un pays où la chaussure compte pour quelque chose, de
la Chine par exemple, ou de l'Europe. Et de fait, dans les versions
correspondantes de l'Inde, nous la voyons remplacée par un cheveu,
par un anneau de cheville. Les métamorphoses si caractéristiques
du récit ne sont pas non plus bien hindoues. Ce n'est pas la métem-
psychose, c'est la simple continuation de la personne humaine sous
la forme d'un animal ou d'une plante, continuation nullement ma-
gique, presque naturelle, qui se retrouve dans beaucoup de contes
malais et, comme je crois l'avoir déjà fait observer ailleurs, à propos
de la version came publiée par feu Antony Landes, présente une
certaine analogie avec des traits du conte égyptien des Deux frères,
M. Adhémard Leclère a reproduit ce conte came à la suite du sien,
dont il ne serait, d'après lui, qu'une copie imparfaite. Je n'en suis
pas aussi persuadé que lui. Sans nul doute la version [538] cam-
bodgienne est mieux composée et écrite avec plus'd'art que le récit
came, mais celui-ci a seul conservé certaines données anciennes et
iùrement originales, outre le trait noté par M. Adhémard Leclère,
celui, par exemple, de l'intervention des bêtes secourables. Les deux
220 COMPTES RENDUS ET NOTICES
récits qui, pour le reste, se suivent de très près, me paraîtraient
donc plutôt provenir d'une source immédiate commune, et cette
source, je le répète, n'était pas, selon toute probabilité, une source
indienne.
Gomme dans les volumes précédents, le philologie est dans
celui-ci la partie faible, et elle le parait d'autant plus que l'auteur
lui a accordé plus de place. Le cambodgien a beaucoup de mots
pâlis plus ou moins altérés; mais^ comme le siamois et le birman,
il en a encore plus qui sont dérivés directement du sanscrit. Jus-
qu'au xiii« siècle, en effet, iln'ySi pas trace de pâli au Cambodge.
M. Adhémard Leclère a relevé un grand nombre de ces mots,
mais les deux sortes de dérivation sont sans cesse confondues.
D'autres tout aussi reconnaissables, malgré leur grande déforma-
tion, ont été passés sous silence, on ne sait pas pourquoi, par
exemple les noms des planètes, qui sont tous dérivés du sanscrit.
Enfin, il y a quelques monstres, qu'une inspection sommaire d un
lexique aurait fait éviter, comme adut « nom pâli du soleil ».
Mais, cette petite querelle vidée, je suis heureux de rendre
hommage au zèle et au goût avec lesquels M. Adhémard Leclère
a recueilli et élaboré les éléments de cet aimable volume. Avec les
pièces publiées par la mission Pavie, ils constituent jusqu'ici le plus
clair de notre avoir en fait de littérature cambodgienne proprernent
dite, et ils font bien augurer de ce que l'auteur tient dès mainte-
nant en réserve ou promet de nous donner au cours de futures
recherches.
J. Halévy, Nouvelles observations sur les écritures indiennes
(Extrait de la Revue sémitique^ juillet 1895). Paris, E. Leroux,
1895.
{Comptes rendus de r Académie des Inscriptions et Belles-lettres,
séance du 12 juillet 1895.)
[^01 ) J'ai l'honneur de présenter, de la part de M. J. llalévy,
ses nouvelles observations sur l'origine des alphabets indiens.
ANNÉE 1895 221
C'est une réponse à un travail de M. Btihler ^ dans lequel ce sa-
vant est ^irrivé à des conclusions radicalement différentes des vues
autrefois émises sur cette origine par M. Halévy^.
[302] Le mémoire est entièrement polémique : M. Halévy y
maintient, à de très légères modifications près, ses premières
conclusions et combat pied à pied celles de son adversaire. Je ne
puis pas entrer dans le détail du débat et je prétends encore moins
le trancher : de part et d'autre, on apporte une démonstration
complète que, selon moi, les données actuelles ne comportent pas.
Mais je dois résumer du moins l'état de la question et indiquer,
aussi brièvement que je pourrai, ce qui me parait être le fort et
le faible dans les deux thèses en présence.
On sait que sur les plus anciens monuments épigraphiques de
l'Inde qui nous soient parvenus, les édits du roi Piyadasi-Açoka,
qui sont du milieu du iii« siècle avant notre ère, il est fait usage
de deux sortes d'écritures. L'une, qu'on est convenu depuis peu de
désigner du nom de kharosthi^ de type peu régulier etcursif, vade
droite à gauche, comme la plupart des écritures sémitiques : elle
se rencontre sur des inscriptions et des monnaies, des deux côtés
de rindus et dans le Penjab, et s'est éteinte après plusieurs siècles,
sans laisser de postérité. L'autre, qu'on appelle maintenant la
hrâlimi lipi^ est de st^'le plus lapidaire et s'écrit de gauche à
droite ; on la trouve seule dans le reste de l'înde, du golfe de Gam-
baye à celui du Bengale et de l'Himalaya au plateau de Maissour ;
dans le Penjab même, elle a existé assez longtemps, on ne sait si
depuis l'origine, à côté de la première, qu'elle a fini par y sup-
planter. Contrairement à celle-ci, elle a laissé de nombreux des-
cendants : elle a été la mère de la plupart des écritures qui sont
ou ont été en usage dans l'Inde, au Tibet, en Indo-Chine et dans
les îles. Jusqu'ici on n'a rencontré ces deux alphabets sur aucun
document auquel on puisse assigner avec certitude une date anté-
rieure à celle des inscriptions de Piyadasi. Quelques caractères, il
est vrai, de la hrâhinî lipi sont parfois gravés à rebours et pa-
raissent ainsi témoigner d'un état plus ancien; mais il n'y a pas,
pour cette écriture, de véritable exemple, ni de la direction bous-
trophédon, ni de celle de droite à gauche, à l'exception d'un seul,
1. Dans les Sifzungrs6ertc/ife de l'Académie de \ienne, philosophisch-historische Classe,
t. CXXXII, 1895.
2. Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, 1884, p. 214 ; Journal asiatique,
t. VI (1885), p. 243.
222 COMPTES RENDUS ET NOTICES
une monnaie d'Eran en Mahva, dont la légende se lit de droite à
gauche. Et encore, Fexemple n'est-il pas à l'abri de toute suspicion.
Il se pourrait que le graveur eût omis par mégarde de graver son
coin à rebours, et ce qui ferait croire qu'il s'est embrouillé en effet,
c'est que, sur les quatre lettres de la légende pour lesquelles la
direction entre en considération, deux sont gravées dans un sens
et deux dans l'autre. Pendant quatre siècles on ne trouve les deux
écritures que sur des monuments «n prâcrit : jusqu'ici il n'y a pas
d'inscriptions sanscrites en kharos\hî.
Quelle est l'origine de ces deux systèmes, au delà desquels on n'a
[303] encore rien trouvé dans l'Inde ? Pour la kharosthi^ l'hési-
tation n'était guère possible et, depuis longtemps, on y a reconnu
une écriture de provenance araméenne. Sur ce point, M. Halévy
et M. Bûhler sont d'accord. Par contre, l'origine de la hràhmî
lipi a été l'objet des théories les plus diverses.
Dans un mémoire, écrit il y a juste quarante ans^ M. Weber
l'avait rattachée à l'alphabet phénicien archaïque. Mais les don-
nées paléographiques, tant du côté indien que du côté sémitique,
étaient loin alors d'avoir la richesse et la précision qu'elles ont
acquises depuis. Aussi les rapprochements forcément éclectiques
tentés par M. Weber, avec des formes de provenance et d'âge divers,
n'avaient-ils pas rencontré une entière confiance, ni interrompu le
débit des anciennes et de nouvelles hypothèses : origine hiérogly-
phique indigène, origine dravidienne, himyaritique, assyrienne.
M. Weber avait à peine touché à l'écriture kharosthi : ce fut
par elle que commença M. Halévy, quand, près de vingt ans après,
il reprit l'examen de la question. Par une analyse complète et
serrée, il établit dès lors, d'une façon incontestable, l'origine ara-
méenne de cette écriture, origine jusque-là plutôt indiquée que
démontrée, et, précisant encore davantage, il la dériva de l'alpha-
bet des papyrus araméens d'Egypte de l'époque ptolémaïque. Elle
aurait été introduite dans l'Inde après la chute de l'empire des
Achéménides, au plus tôt en 330 avant Jésus-Christ. On remar-
quera que, au point de vue paléographique, cette dernière conclu-
sion dépassait singulièrement les prémisses ; car si les papyrus
sont rigoureusement datés, l'alphabet dans lequel ils sont écrits ne
l'est pas. L'argument historique amené à l'appui, que l'introduction
1. En août 1855. Publié dans la Zeitschrifl de la Société orientale allemande, t. IX,
1856, et reproduit par M. Wcbor d.m- — in.ii.rh.- <hi-->,n y. 124.
ANNÉE 1895 223
ne peut pas remonter à l'administration persane, parce que celle-
ci ne s'est servie d'une cursive araméenne que dans les provinces
occidentales de l'empire, n'est pas plus probant. Son moindre dé-
faut est d'être un argument a silentio^ que M. Halévy appelle
quelque part « le pire des arguments», bien entendu, quand il le
trouve chez l'adversaire. Aussi suis-je tenté de croire que ce ne
sont pas là les vrais motifs qui lui ont fait adopter cette date de
330, mais qu'il y a été amené a posteriori par sa théorie de l'ori-
gine de la hrâhmî lipi. Plaçant celle-ci en 325 au plus tôt, il ne
pouvait guère remonter pour l'autre jusqu'à la domination achémé-
nide et prolonger ainsi la période pendant laquelle le Penjab aurait
seul été en possession d'une écriture.
C'est au contraire dans cette période achéménide, où, pendant
plus [304] d'un siècle et demi, le Penjab fut une satrapie per-
sane, que M. Bûhler, qui n'a pas les mêmes raisons de compter
avec les années, place la formation de l'écriture kharosthî. Il en
cherche le modèle dans des documents épigraphiques qui vont du
VI' au iv* siècle plutôt que dans les papyrus alexandrins et, natu*
rellement, le détail des dérivations, sur bien des points, est autre
chez lui que chez M. Halévy. Sans raisons venues d'ailleurs et au
point de vue purement paléographique, il est difficile de se pro-
noncer entre les unes et les autres ; car, d'une part, les formes
originales supposées sont d'ordinaire très voisines, et, d'autre part,
les transformations et les combinaisons à effectuer sont nom-
breuses et considérables, puisque, d'un alphabet de 22 signes il
s'agit d'en tirer un de 38 ou 39, avec cette condition aggravante,
non seulement possible, mais probable, que, dans la plupart des
cas, les formes originales exactes, les modèles immédiats sont in-
connus. Quand M. Halévy a rédigé ses « Nouvelles observatioùs»,
il ne connaissait pas encore le mémoire spécial que M. Bûhler a
consacré à la formation de \di kharosthî^. Mais sur les points
essentiels, déjà suffisamment indiqués dans le premier mémoire
de son adversaire, nous avons sa réponse et, pour le reste, on
peut la prévoir : il contestera, je suppose, les déiûvations de
M. Bûhler, comme M. Bûhler a contesté les siennes. Je suppose
aussi que cela n'avancera pas beaucoup la solution. C'est que, en
effet, le nœud de la question n'est pas ici, mais bien dans la for-
mation de l'autre écriture, de la hrâhmî lipi.
1. Dans la Wiener Zeitschrift, t. IX (1895), p. -14.
224 COMPTES RENDUS ET NOTICES
De celle-ci, on sait que M. Halévy avait fait une écriture com-
posite et, sur ce point, il est difficile de se soustraire entièrement
à ses conclusions. Sept (selon les « Nouvelles observations», huit)
caractères, plus la notation vocalique, auraient été empruntés à la
kharosthi ; neuf (maintenant dix) autres auraient été pris direc-
tement à l'alphabet araméen. Ces emprunts à des alphabets si tar-
difs excluant tout recours à l'ancienne écriture phénicienne pour
six signes primaires qui restaient à trouver, M. Halévy, un peu
audacieusement, avait pris ceux-ci dans l'alphabet grec, ce qui
l'obligeait de descendre, pour la formation de la brâhmi lipi^
au moins jusqu'au règne de Candragupta, le Sandracottos des
Grecs, vers 325 au plus tôt. Cette formation aurait été faite d'un
seul coup, par des gens et pour un peuple encore étrangers à toute
notion de grammaire et, jusque-là, dépourvus de toute écriture. Il
€n résultait forcément que ce peuple, à cette date, n'avait pas de
littérature tant soit peu compliquée [30»^] et que les Védas, no-
tamment, n'ont pu être écrits ou, ce qui revient selon lui à peu
près au même, composés qu'après l'invasion d'Alexandre.
Cette dernière conclusion, naturellement, ijvait été reçue par les
indianistes comme une plaisanterie. Mais, pour le reste, ils n'avaient
pas fait trop mauvais accueil à la thèse de M. Halévy. Le filet pa-
raissait bien un peu étroit ; mais toutes les mailles n'en étaient
pas également solides et il devait y avoir un peu de trompe-l'œil
dans cet enchaînement si rigoureux. M. Weber, par exemple, loin
de rejeter la thèse en bloc, déclarait simplement ne pas être assez
convaincu pour renoncer à toute dérivation phénicienne : quant au
Véda, il se repliait sur la transmission orale et allait même jus-
qu'à accorder que, si M. Halévy entendait ne parler que de la
mise par écrit de la vieille littérature, « il y aurait peut-être moyen
de s'entendre ». Pour moi, qui ai moins de foi en la tradition
orale, et qui, à plusieurs reprises, ai eu à me prononcer sur les
conclusions de M. Halévy, je mebornai à repousser l'assertion que
rinde aurait été absolument illettrée avant l'apparition de ces deux
écritures et à réclamer pour celles-ci mêmes un peu plus de marge.
Bref, on se montra plus ou moins sceptique, on fit des réserves
partielles ; mais il n'y eut ni parti pris, comme le pense M. Ha-
lévy, ni levée de boucliers. Après la publication de son mémoire,
les tentatives, jusque-là si persistantes, de chercher l'origine de
l'alphabet indien ailleurs que dans les écritures sémitiques occi-
dentales, cessèrent comme d'elles-mêmes.
ANNÉE 1895 225
M. Biihler, par contre, rejette absolument les résultats de
M. Halév}^ qu'il déclare impossibles et arbitraires. Je suppose que,
par là, il entend qualifier les corollaires d'histoire littéraire joints
à la thèse ; car, pour ce qui est de la partie purement paléogra-
phique, la méthode qu'il combat n'est pas moins rigoureuse que la
sienne. Il est vrai que M. Halévy, dans sa réponse, traite de même
les résultats de M. Biihler, et avec tout aussi peu de justice. Où
commence, en effet, l'arbitraire et l'impossible dans ces rappro-
chements, quelques règles qu'on se prescrive d'y observer? On
retourne les signes, on les renverse, on les couche sur le flanc,
on les raccourcit ou on les allonge, on les complète ou on les mu-
tile, on ferme, redresse, déplace, ajoute ou supprime les angles et
les courbes, et, tout cela, dans des figures composées d'un nombre
restreint d'éléments, et, pour tout cela aussi, on trouve de bonnes
raisons. Le fait seul que la brâhmi lipi a changé de direction et
qu'elle a passé, au moins une fois, d'un type très cursif à des formes
lapidaires d'une régularité presque géométrique, permet d'opérer
méthodiquement les changements les plus étranges J'ajoute que,
pour ces transformations, il faut, en bonne [30G] justice, accorder
à M. Biihler ses coudées plus franches, puisque, au lieu de dériver
cette écriture, telle que nous l'avons, de modèles presque contempo-
rains, il la rattache à des formes très lointaines et très anciennes.
Il a repris, en effet, la thèse de M. Weber, et c'est dans le phé-
nicien archaïque, dans l'alphabet de la stèle de Mésa et sur les
poids assyriens qu'il en cherche les types primitifs. Mais en re-
prenant cette thèse, il l'a fait avec des ressources et des précau-
tions nouvelles, et son mémoire est certainement ce que, avec les
données actuelles, on pouvait faire de mieux en ce sens. Il a montré
que cet alphabet, tel que nous l'avons, a été arrangé, non par des
hommes ignorants de toute grammaire, mais par des phonétistes ;
non seulement pour les dialectes prâcrits, mais aussi pour le sans-
crit, et, cela, dès l'époque d'Açoka, puisque, de son temps ou très
peu après, les maçons, pour marquer leurs pierres, se servaient de
ces lettres complétées de plusieurs autres qui ne s'emploient qu'en
sanscrit et rangées dans l'ordre même où elles le sont encore au-
jourd'hui dans l'alphabet sanscrit enseigné dans les écoles pri-
maires. Il a, de plus, appelé l'attention sur les variantes que ces
caractères présentent sur les plus anciens monuments et sur quel-
ques autres plus récents. Sa discussion à cet égard est parfois un
peu subtile ; mais, pour plusieurs lettres, il est parvenu à rendre
Religions de l'I>-de. — IV. 15
226 COMPTES RENDUS K T NOTICES
vraisemblables des différences régionales et des traces d'archaïsme.
Je dois ajouter, aussitôt que, vis-à-vis de son adversaire, il n'y
gagne pas grand'chose, le temps écoulé depuis l'an 325 pouvant,
à la rigueur, rendre raison de ces variantes. Enfin il a produit
une série de témoignages littéraires établissant, selon lui, l'exis-
tence de cette écriture pour le vi" ou le vu'' siècle et laissant deviner
encore la voie par laquelle elle aurait été importée d'un centre
d'échanges commerciaux qu'il estime avoir été Babylone.
De ces témoignages, M. Halévy, dans sa réponse, a naturelle-
ment cherché à se débarrasse*^, et ce qu'il dit à ce propos est par-
fois bien téméraire. Mais, au fond, je suis assez de son avis sur la
valeur de ces témoignages. Non que je nie que, dans le nombre, il
puisse y en avoir de très anciens, mais parce qu'il n'en est pas un
seul dont on puisse affirmer avec certitude qu'il est antérieur à
l'époque pour laquelle l'existence de l'écriture est attestée par les
monuments. Rien de plus contesté jusqu'ici que l'âge de Pânini. A
l'époque où furent gravés les édits d'Açoka, les bouddhistes avaient
certainement une littérature, puisque des morceaux de cette litté-
rature y sont mentionnés. Mais je doute fort qu'ils aient eu déjà un
canon, de sorte qu'il m'est impossible de voir dans un passage de
ce canon une preuve sans réplique pour une époque de beaucoup
antérieure [30 7 J à ces édits ou d'accepter comme probants pour le
vi« ou le vii*^' siècle les récits de la collection des Jâtakas. Parmi
ces histoires, il en est certainement de très anciennes : plusieurs,
qui sont figurées sur des bas-reliefs à peine postérieurs aux édits,
étaient célèbres dès lors et n'étaient sûrement pas nées de la veille.
Mais à quelle époque la mention de l'écriture s'y est-elle intro-
duite ? Elle n'est vraiment essentielle que dans un seul, et, là
même, elle laisse place au doutée Je ne puis donc considérer ces
témoignages que comme créant une présomption, une probabilité,
non comme établissant une preuve ; et cela à mon grand regret.
Car je crois, comme M. Bûhler, à la longue existence de l'écriture
dans l'Inde, et rien ne me viendrait plus à propos qu'une mention
incontestablement ancienne en attestant l'usage.
1. Il s'agit du jâlaka d'Asadisa, 1' « incomparable » archer, qui est figuré à Bha-
rahut. En envoyant une de ses flèches, sur laquelle il avait inscrit des menaces si-
gnées de son nom, dans le camp de sept rois ennemis, il les effraya au point qu'ils
levèrent le siège de sa ville. Dans une forme antérieure du récit, l'inscription sur la
flèche a pu se réduire à un symbole. Le trait rappelle d'ailleurs l'anecdote de 1" «œil
droit de Philippe «perdu au siège de Méthone. Lejâlaka serait-il,. comme d'autres,,
un récit importé ?
ANNÉE 1895 227
Ces objections, après tout, n'atteignent pas la thèse même de
de M. Bûhler ; mais en voici une qui la touche plus profondément.
Je veux parler des emprunts faits par la hvàlimi lipi à l'alphabet
araméen et à la kharosthî. Ces emprunts, M. Halévy les a rendus
très probables pour un certain nombre de caractères et infiniment
plus probables encore pour la notation vocalique, que les deux sys-
tèmes ont en commun'. Des caractères, M. Bûhler n'en concède
qu'un, le 7;^('^ dont il admet la dérivation du mêm araméen comme
possible, mais pour la retirer aussitôt et se replier sur le mêni
phénicien, ce qui semble un parti presque désespéré. Quant à \.\
notation vocalique, il retourne l'emprunt : c'est la kharosthî qui
l'aurait adoptée de l'autre alphabet. Mais si l'on observe que,
dans la kharosthî ^ cette notation s'étend aux voyelles initiales et ne
distingue pas entre les brèves et les longues, qu'elle y est ainsi à
la fois plus conséquente et plus rudimentaire, on estimera, je pense,
que la dépendance est dans le sens indiqué par M. Halévy ^ On
n'en conclura pas immédiatement à la caducité de toute la thèse
de M. Bïihler ; mais on verra là une très grosse difficulté, et on
devra se dire que tout n'est pas aussi simple et aussi clair dans
cette histoire, qu'il parait à première vue dans son exposé.
Les difficultés, et de plus grosses encore, ne manquent pas non
plus du côté de M. Halévy. Gomment admettre que l'Inde et en
particulier le Penjab aient attendu pour se donner une écriture,
jusqu'en l'an 330, quand, depuis le premier Darius, le Penjab était
une satrapie persane, c'est-à-dire plus ou moins administré par
une bureaucratie paperassière ? Cette écriture indienne, faite pour
des langues indiennes, aurait été alors improvisée en pleine
anarchie par des Syriens, qui n'y avaient pas pensé jusque-là, et
apparemment en Ariane, c'est-à-dire au delà des monts, où il n'en
a pas été trouvé trace. Ses vrais introducteurs dans l'Inde auraient
été les Grecs, qui n'arrivèrent sur l'Indus qu'en 327, mais déjà
elle avait eu le temps d'y pénétrer. avant eux, et, comme nous l'ap-
prend Néarque, d'y faire adopter un matériel spécial, des étoffes-
1, De ces emprunts les chiffres sont à retrancher. La rectification que M. Halévy
fait pour le huit n'améliore pas les choses : dans aucune écriture indienne aç n'a pu
s'écrire à l'aide d'un seul signe.
2. Je ne m'arrête pas aux efforts faits par les deux adversaires pour établir l'ori-
gine des petites barres de cette notation, en les rattachant, chacun dans l'alphabet qu'il
regarde comme le plus ancien, à des sortes de maires lectionis. De part et d'autre le
pour et le contre se balancent et, pour ma part, je ne vois dans ces appendices, ainsi
que dans le signe de Vanusvâra, que de purs symboles.
228 COMPTES RENDUS ET NOTICES
foulées. Voilà un progrès de marche un peu conipliqué, mais, à
coup sur, rapide. Gomment ensuite se figurer la création non moins
soudaine, à quelques années d'intervalle, de cet autre alphabet,
venu par la même voie et pourtant si peu semblable, qu'on aurait
formé, comme un bouquet, de lettres empruntées à trois alphabets
différents quand il eût été si simple de prendre l'un des trois. Des
gens qui n'ont rien et qui sentent leur besoin ne mettent pas,
semble-t-il, tant de façons à se pourvoir. Enfin comment ne pas se
heurter à cette autre impossibilité, l'histoire littéraire que prétend
nous imposer l'intransigeance <e M. Halévy, et ne pas s'y heurter
d'autant plus vite et plus rudement que, comme lui, on fait moins
de crédit aux capacités de la tradition purement orale ? J'ai à peine
besoin de dire que la composition même des vieux chants du Véda
est ici hors de cause. Ni leur antiquité, ni la possibilité, pour eux,
d'une longue transmission non écrite n'ont besoin d'être défen-
dues. Les prâcrits mêmes, dans lesquels sont rédigés les édits
d'Açoka, sont nés d'un idiome qui, sans doute, n'était pas encore
le sanscrit classique, mais qui n'était déjà plus la langue des
Hymnes. Gomment M. Halévy peut-il ne pas voir qu'un vocabu-
laire, des formes grammaticales sont aussi des faits, quelque
chose de positif et de réel, qu'on n'écarte pas par une sim^Dle
assertion ? Il faudrait renoncer à le comprendre, s'il n'était pas
visible que se débarrasser du Véda à tout prix a été, en définitive,
le vrai but de M. Halévy [309]. Mais, si cette vieille poésie a pu
naître et vivre longtemps sans l'écriture, il n'en est plus de même
du Véda codifié, et c'est ici seulement que la question soulevée
par M. Halévy devient sérieuse. Des recueils semblables à ceux
que nous avons ont bien pu, une fois formés, se transmettre par
cœur; ils se transmettent encore ainsi de nos jours ; mais il me
semble aussi évident qu'à lui, qu'ils n'ont pu se former qu'avec
l'aide de la lettre écrite, qu'ils ont été, dès l'origine, une littéra-
ture dans le sens étymologique du mot. Or, cette codification a pré-
cédé tant de faits, tant de disciplines, tant de changements reli-
gieux, sociaux, linguistiques, littéraires, qu'il est absolument
impossible de la renvoyer en bloc après l'invasion d'Alexandre, et
de faire ainsi table rase, non devant l'évidence des faits, mais en
vertu de dérivations de caractères contestables et d'un dictum plus
contestable encore que ces caractères ont été forcément les tout
premiers que l'Inde ait pu connaître.
Il y a donc des difficultés des deux côtés. Faut-il, pour cela,
ANNÉE 1895 229
renvoyer les parties dos à dos sans tenir compte de ce qu'il y a, de
part et d'autre, de résultats qui paraissent acquis ? Je ne le pense
pas. Un grand pas serait fait vers une entente, si M. Halévy pou-
vait renoncer à son assertion que la brâhmi lipi, vers 325, a été
créée de toutes pièces et qu'avant elle, il n'}^ avait rien. L'asser-
tion, en somme repose sur un argument a silentio^ et les consé-
quences sont si énormes ! Avec cette concession que la hrâhmi lipi
pourrait bien avoir été une écriture réformée, toutes les obscurités,
sans doute, ne disparaissent pas : nos données sont encore trop
imparfaites pour cela. Mais, en attendant qu'il en vienne d'autres,
on ne serait pas^ acculé dans une impasse. Le caractère compo-
site de cette écriture, que M. Halévj^ a rendu si probable, s'expli-
querait dès lors bien mieux : elle aurait été créée à loisir pour
l'usage monumental, quand les Hindous commencèrent à écrire sur
la pierre et sur le métal. Les formes très anciennes, dont beau-
coup sont vraisemblables et dont plusieurs s'imposent presque, ne
seraient plus exclues, et des emprunts à l'alphabet grec, auxquels
je ne crois pas, mais auxquels M. Halévy tient tant, pourraient
être eux-mêmes provisoirement acceptés. Mais ce serait ren^oncer à
« tomber » les Védas !
Pramatha Nath Bose, A History of Hindu Civilisation during British
Rule. In four volumes. Vol. I, Religions Condition. 15-xcv-
176 pp. in-8°. — Vol. II, Socio-religious Condition. Social Con-
dition. Industrial Condition. 13-322 pp. in-S*^. Calcutta, W.
Newman et Co. London, Kegan Paul, Trench, Trûbner et Co.
Leipzig, Otto Harrassowitz. 1894.
(Revue critique, 2-9 septembre 1895).
[121J Ces deux volumes ne contiennent que la première moitié
de l'ouvrage dans lequel M. P.-N. Bose a entrepris de retracer
l'histoire de la civilisation hindoue sous la domination britannique.
Ils permettent pourtant de se rendre compte dès maintenant du
plan et de la portée de l'ensemble. L'auteur a distribué sa matière
230 COMPTES RENDUS ET NOTICES
SOUS cinq rubriques principales. En autant de livres, il examine les
conditions nouvelles faites au peuple hindou, successivement au
point de vue : 1* des croyances religieuses ; 2« et 3» des rapports
sociaux, en tant qu'ils sont déterminés par ces croyances ou qu'ils
en sont indépendants ; 4« de l'organisation industrielle. C'est là la
matière des deux premiers volumes. La cinquième division, sous
le titre un peu large de « conditions intellectuelles », fera l'objet
des volumes III et IV et traitera probablement de l'éducation, des
lettres, des sciences, des arts (simplement effleurés dans le
lyme livre), de la presse et d^ê l'esprit public en général, notam-
ment de ces aspirations nationales de plus en plus bruyantes, qui
seront un des facteurs de l'avenir. L'auteur ne méconnaît pas l'im-
portance des « conditions morales » ; mais il pense en avoir parlé
suffisamment dans les livres II et III, ainsi que dans l'Introduction,
et il ne leur a pas consacré une division spéciale.
Je ne m'arrêterai pas à discuter ce plan. Gomme tous les plans,
il vaut ce qu'en vaut l'exécution et, de ce chef, j'aurai tout à
l'heure à noter quelques insuffisances. Pour le moment, je ferai
seulement remarquer que l'auteur ne s'est pas proposé de retracer
l'ensemble des prodigieux changements [122] qui se sont opérés
dans l'Inde durant cette période. Conformément au titre de l'ou-
vrage, qui est Hindu Civilisation et non Civilisation of India^
il s'en tient à la part qui, dans ces changements, revient au peuple
hindou. C'est ainsi qu'il ne traite pas directement de l'administra-
tion et de la fiscalité britanniques, ni des travaux publics, ports,
canaux, chemins de fer, ni de la révolution survenue dans le ré-
gime de la production et des échanges. A tout cela, il ne touche
qu'indirectement, en notant les changements qui en ont été la con-
séquence dans le régime agricole et industriel de l'Inde. On vou-
dra bien observer, en outre, que l'ouvrage n'est pas une statis-
tique, mais une histoire. Il prétend, non pas simplement enregis-
trer les données de l'état actuel, mais aussi en expliquer" la
formation et, comme le présent ne s'explique que par le passé,
une place très large y est faite aux considérations rétrospectives.
Je suis obligé d'ajouter aussitôt que c'en est là la partie faible. En
général, l'auteur s'est laissé entraîner à remonter trop loin, à
prendre les choses ah ovOy et son exposé en est devenu forcément
superficiel. On retrouve chez lui tous les lieux communs sur la
colonisation aryenne, sur la période védique, la i)ériode boud-
dhique, la période pouranique, lieux communs nullement nécessi-
ANNÉE 1895 231
tés par le sujet, qui risquent même de fausser l'intelligence des
choses présentes et qui ont en outre le défaut de revenir, pour le
moins deux fois, d'abord résumés et groupés dans l'introduction
générale, ensuite repris en détail dans les divers chapitres.
Gomme les monuments du passé de Tlnde sont la plupart reli-
gieux, ce défaut se fait surtout sentir dans le premier volume, qui
traite de la religion. Les sectes modernes y sont fort bien décrites,
ainsi que les mouvements réformateurs tentés par les divers
samâjs sous l'influence plus ou moins directe des idées occiden-
tales. Mais la place faite au culte védique et au bouddhisme eût
été occupée d'une façon plus profitable par des informations sup-
plémentaires sur les religions actuelles, sur leur répartition géo-
graphique par exemple, sur leurs moyens nouveaux de propagande,
sur l'organisation des grands pèlerinages, sur l'état religieux et
moral surtout de ces millions d'hindous (pour ne rien dire des
classes méprisées ou dangereuses) qui ne sont d'aucune secte, ne
connaissent guère que leurs divinités de village, n'échappent à la
corruption que par la simplicité de leur vie et leur peu de besoins,
et sont, au sein de l'hindouisme, des déshérités à un point diffi-
cilement imaginable en Europe, où le catéchisme du moins est
commun à tous.
Presque toutes les sections de Touvrage prêteraient à des ob-
servations semblables. Pour la caste, par exemple, les considéra-
tions rétrospectives et la discussion de la théorie mise en avant
dans les dhannaçàstras prennent les deux tiers du chapitre, et la
description des conditions présentes en est écourtée d'autant. En
général, l'auteur s'arrête trop à l'Inde officielle et conventionnelle
des livres. Il est optimiste [123] aussi; enclin à voir les choses
en beau, il ne nous montre pas assez le côté sombre, the seamy
side de la société et de la vie hindoue. Il ne distingue pas non plus
toujours suffisamment entre les contrées de l'Inde. Ainsi, pour
l'agriculture, il nous donne bien une division régionale selon la
nature des produits ; mais il ne dit rien des divers régimes aux-
quels est soumise la terre et qui influent dans une si large mesure
sur le sort des populations agricoles. C'est pourtant bien là une
« condition » du peuple hindou under British Rule.
Je n'insisterai pas davantage sur ces lacunes qui, en raison de
l'étendue et de la complication du sujet à traiter, étaient en partie
inévitables. J'aime mieux remercier M. B. de tout ce qu'il a réuni
d'informations utiles dans ces deux volumes. J'ai déjà signalé celles
232 COMPTES RENDUS ET NOTICES
qu'il a données dans son premier livre sur les mouvements reli-
gieux contemporains. On lira de même avec profit ce qu'il dit dans
le deuxième sur les mariages précoces, sur les abus du kouli-
nisme, sur l'abolition du suicide des veuves, sur les aliments dé-
fendus, sur rinterdiction des voyages outre-mer, et, dans le troi-
sième livre, sur la position faite à la femme, sur la famille hindoue,
sur les jeux et divertissements, sur l'alimentation, le mobilier et
le costume. Meilleurs encore sont les chapitres du quatrième livre
sur l'agriculture, sur les métiers et les arts industriels, sur la
grande industrie, sur l'indu^rie minière. Pour ceux-ci l'auteur
était particulièrement bien préparé. M. B. est un homme de science ;
il est attaché comme inspecteur au Geological Survey et, quand
la Société asiatique du Bengale, en 1884, à l'occasion de son ju-
bilé, fit dresser le Century Review de ses travaux, c'est lui qui
fut chargé de rédiger la partie relative aux sciences physiques et
mathématiques, x^ussi, tout ce quatrième livre est-il parfaitement
documenté, moins que les autres chargé de hors-d'œuvre. Pour
s'en procurer l'équivalent, il faudrait dépouiller une énorme masse
de rapports et de statistiques officiels. J'ajouterai que les deux
volumes sont très bien écrits, simplement, mais sans aucune sé-
cheresse. Avec l'expérience acquise par l'auteur, les deux derniers
ne pourront qu'être meilleurs encore. Que M. Bose s'y montre plus
défiant de l'archéologie de remplissage, qu'il s'y attache davan-
tage à nous rendre le présent, et il aura produit une œuvre que
tout le monde lira avec plaisir et profit. Il est temps que nous
ayons sur l'Inde contemporaine autre chose que des rapports de
bureau ou des descriptions pittoresques.
Prof. T. R. Amalnerkar, Priority of the Vedânta-Sûtras over the
Bhagavad-gîtâ. Bombay, Education Society's Press. 1895,16 pp.
in-8'^.
{Revue critique, 16 décembre 1895).
[437] Dans cette plaquette sur l'âge relatif de la Bhagavad-gitâ
et des Vedântasùtras, M. Amalnerkar a essayé de résoudre un
ANNÉE 189 5 233
problème qui est posé depuis le jour où l'on s'est mis à douter de
la chronologie mythique de l'ancienne littérature de l'Inde. C'est
assez dire que, comme beaucoup d'autres, il est à peu près insolu-
ble. Pour la tradition hindoue moderne, les deux ouvrages sont du
même auteur, Vyâsa. Mais il n'en a pas été toujours ainsi. Pour
Çankara, qui a commenté l'un et l'autre, la Gîta est bien l'œuvre
de Vyâsa ; mais il n'identifie pas encore celui-ci avec l'auteur des
Sùtras. Dans son commentaire sur les Sùtras, il signale même
expressément des passages où, selon lui, la Gîta est invoquée
comme une autorité antérieure. Ces assertions du grand commen-
tateur ont été remarquées de bonne heure et acceptées avec plus
ou moins de confiance par ceux qui, successivement, se sont occu-
pés de la question. M. Thibaut, qui en a traité en dernier lieu,
les avait relevées à son tour, sans les adopter formellement, mais
aussi sans les combattre. Avant lui, feu M. Telang était allé plus
loin : non seulement il les avait faites siennes, mais il avait reven-
diqué pour la Bhagavad-gîtâ une antiquité qui la mettait de pair
avec les plus anciennes Upanishads. C'est contre cette dernière
thèse de M. Telang qu'est dirigée la première partie de l'argumen-
tation de M. A. et, sur ce point, il ne rencontrera probablement
pas beaucoup de contradicteurs^ Il a fort bien vu que, si le poème
présente les mêmes allures que les Upanishads, la même façon de
philosopher sans méthode ni précision, ce fait ne saurait [438]
prévaloir à lui seul contre tant d'autres indices d'une composition
beaucoup plus récente.
Le tact d'historien que l'auteur a montré dans cette première
partie, lui fait un peu défaut dans la seconde, où il essaie de dé-
montrer l'antériorité des Sùtras sur la Gîta et de se débarrasser
des assertions de Çankara. Sans doute ces assertions visent des
allusions fort obscures et parfaitement contestables. Strictement
elles ne prouvent qu'une chose : quelle était sur ce point l'opinion
de Çankara ; au plus, quelle était l'opinion reçue dans l'École au
\iv ou au viii^ siècle. Mais c'est là déjà quelque chose, et, pour
les infirmer complètement, pour établir l'opinion toute contraire,
il faudrait des preuves plus précises que celles que produit M. A.
Il ne suffit pas pour cela d'opposer le syncrétisme de la Gitâ à la
méthode des Sùtras, ni même de montrer que la doctrine de la
bhaktiy de la dévotion absolue, étrangère aux Sùtras et exaltée
dans le poème, est la négation de toute philosophie. Ce que nous
voyons dans le Bouddhisme, ce que nous entrevoyons chez les
234 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Bhâgavatas et d'autres sectes encore, fait croire que la doctrine,
toute tardive qu'elle soit, est vieille dans l'Inde, et, d'autre part,
tout le reste de la littérature prouve que l'antique culte du j'hâna^
de la gnose, n'a pas disparu devant elle. Dans toute cette discus-
sion, l'auteur ne semble pas s'être aperçu que la succession des
œuvres littéraires ne correspond pas toujours à l'évolution des
doctrines, ni qu'il combattait l'antiquité de la Gitâ à peu près avec
les mêmes armes dont M. Telang s'était servi pour la défendre.
Cette partie de l'argumentation n'est donc pas aussi démons-
trative que M. A. parait le sttpposer. Qu'il y ait eu avant la Gitâ
un Vedânta systématisé et que les Sùtras représentent en somme
une doctrine d'un esprit plus archaïque, on n'en saurait douter.
Quant à la priorité des Sûtras tels que nous les avons, jusqu'à
nouvel ordre, après le mémoire comme avant, elle reste affaire
d'opinion. C'est déjà un grand mérite à M. Amalnerkar de nous
l'avoir rappelé.
F. H. Skrine, An Indian Journalist; being the Life, Letters and
Correspondence of D' Sambhu G. Mookerjee, late editor of
« Reis and Rayyet », Calcutta. Calcutta, Thacker, Spinck and C«,
1895. — xxvii-478 pp. in-8.
{Revue critique, 23 mars 1896.)
[221] C'est une curieuse figure de l'Inde contemporaine que feu
le D"" Sambhu Chunder Mookerjee, une exception à bien des égards,
au fond pourtant un vrai type de son temps et de son peuple, de
cette race bengalie dont il a été dit tant de bien et encore plus de
mal. Il en eut l'industrie, la souplesse et le savoir faire, la ténacité
et la versatilité, l'intelligence subtile et la nature impressionnable
et, par-dessus tout, la merveilleuse aptitude de s'assimiler les
choses étrangères rapidement et, en quelque sorte, au simple con-
tact. Pour la forme, et j'entends le mot au sens le plus large, il
fut un gentleman anglais très raffiné ; pour le fond, il était de-
ANNÉE 1896 235
meure hindou et, après toute une vie d'expédients et de luttes, il
«st mort à cinquante-cinq ans, avec une réputation intacte. Assez
mouvementée et diverse en apparence, sa carrière a été très une
en réalité. Né en 1839, de parents brahmanes exerçant le petit com-
merce, mais de haute caste et de la descendance de Çriharsha,
l'auteur du NaisJiadliiya^ élevé, contre le vœu de son père et un
peu à bâtons rompus, au Metropolitan Collège de Calcutta, père
de famille à dix-neuf ans, nous le trouvons tour à tour ministre de
divers râjas, mêlé, comme secrétaire de leur association, aux affaires
des Talukdars d'Oudhe, ébauchant des études de droit et de méde-
cine, docteur honoraire en homéopathie de Philadelphie ; au fond
et malgré tous ces zigzags, il a été toute sa vie un journaliste,
d'abord au Hindu Patriote à peine sorti de l'adolescence, plus tard
à la tête du Reis and Rayyet, qu'il fonda en 1882 et qu'il dirigea
jusqu'à sa mort, au 7 février 1894.
[222] Mookerjee, comme Malabari, son émule de Bombay, s'est
formé lui-même, au contact des hommes et des affaires et, aussi
des livres ; car il était un acharné lecteur ; et c'est certainement un
fait à noter que les deux meilleures plumes du journalisme hindou
ne doivent rien, ou presque rien, au haut enseignement universi-
taire. De plus, il s'est formé très vite, car, dès ses débuts, ses arti-
cles portent l'empreinte de la maturité et de l'expérience, et sont
écrits avec cette maîtrise parfaite de la langue anglaise qui fut la
marque caractéristique de son talent. Gomme directeur du Reis
and Ray y et, il exerça pendant douze ans une grande influence sur
l'opinion, non seulement au Bengale et dans l'Inde, mais aussi en
Angleterre et jusque sur le continent. L'administration comptait
avec lui ; car elle savait que, s'il aimait en général à se trouver du
côté du manche, il n'en avait pas moins son franc parler. Le carac-
tère, chez lui, fut en effet à la hauteur du talent : il ne trafiqua ni
n'abusa du pouvoir qu'il devait à sa plume. Tout en étant parfai-
tement loyal, comme disent nos voisins, et opposé par principe
aux utopies tapageuses, il sympathisait avec les aspirations saines
de son peuple, et toutes les mesures libérales du gouvernement
trouvèrent en lui un défenseur convaincu. Il n'en était pas moins
resté fidèle aux coutumes de sa race, a Hindu of the Hindus\
comme il aimait à s'appeler et, sans s'astreindre à toutes les pres-
criptions d'une rigoureuse orthodoxie, il s'en écartait le moins pos-
sible. Par exception, il consentait à s'asseoir à la table d'un ami
mleccha, et il a pu conseiller à un jeune compatriote de faire le
236 COMPTES RENDUS ET NOTICES
voyage d'Europe, mais il ne l'aurait pas reçu chez lui au retour
sans procéder ensuite à la purification de son domicile. Ces mille
détails de Tusage et de la tradition, que ce grand ami de l'Angle-
terre et des idées anglaises entendait maintenir pour lui-même et
respecter chez les autres, constituent en effet la barrière derrière
laquelle s'abrite la nationalité hindoue, barrière plus efficace que les
revendications des politiciens et qui ne cédera pas de sitôt, car elle
repose sur ce que l'homme a de plus intime. On en jugera par un
seul fait : sans une mention faite en passant par son biographe,
nous ne saurions pas de cetSiomme qui, dans sa correspondance,
parle si abondamment et de tant de choses, qu'il a été marié, même
deux fois, si je ne me trompe, et qu'il a eu des enfants. Dans ses
lettres, et il y en a d'intimes, il n'eu dit pas un mot : nous y voyons
Mookerjee à son bureau de rédaction ; mais son home reste fermé,
et ceux qu'il abrite n'existent pas pour nous.
M. Skrine exprime plus d'une fois le regret que Mookerjee se
soit autant éparpillé, qu'il n'ait pas concentré ses efforts sur une
branche d'études déterminée, auquel cas, selon lui, il eût infailli-
blement fourni une brillante carrière scientifique. Ce n'est pas pré-
cisément de ce côté que portent les aptitudes de young Bengale et
je crois que Mookerjee a vu plus clair dans les siennes que son bio-
graphe. Parmi ses lettres, il y a une réponse à Râjendralâl Mitra,
qui lui avait demandé des renseignements généraux sur les sacri-
fices humains : ce n'est qu'une improvisation [223] sommaire ;
mais elle en dit long sur le peu d'esprit critique de son auteur et
sur la façon dont cet homme à vastes lectures savait les interroger
à propos d'un point donné. Il y avait sans doute en lui l'étoffe de
plusieurs virtuoses ; mais nullement celle d'uiî homme de science
ni d'un homme d'action.
La biographie pourrait être creusée davantage : elle eût surtout
gagné à être écrite d'un style plus direct et moins affecté. Parmi
les lettres, il y en a beaucoup de curieuses et plusieurs qui sont
charmantes. Mais là aussi on désirerait un peu plus de précision et
de matter offact dans les notes. A peine suffisantes pour le public
de Calcutta, celles-ci ne le sont plus du tout pour le lecteur d'Eu-
rope.
ANNÉE 1896 237
Barlaam and Josaphat. English Lives ofthe Buddha, Edited and
Introdiiced by Joseph Jacobs. Londou MDCCCXCVL Published
by David Nutt, in the Strarid (forme le vol. X de la « Biblio-
thèque deCarabas »). — cxxxii-56 p. in-8«.
{[Mélusine, t. VIII, mars -avril 1896.)
[46] Les deux versions anglaises très sommaires de l'histoire de
Barlaam et Josaphat que M. Jacobs a réimprimées dans cet élé-
gant volume — celle de Gaxton dans sa traduction de la « Légende
dorée » (1483) : Hère foloweth ofBalaam the Hermyte, et une
autre anonyme, en vers, d'après un petit livre de colportage de 1733 :
The Poiver of Alniighty God, set forth in the Heathen's Conver-
sion; shewing the whole Life of Prince Jehosaphat, the Son of
King Avenerio, of Barma in India. In Seven Parts. By a Beve-
rend Divine — n'offrent guère d'autre intérêt que celui de la
rareté. M. Jacobs est le premier à en convenir et, dès le début,
sans fausse modestie, il nous avertit qu'il ne les a réimprimées
que pour avoir l'occasion d'en écrire l'Introduction. Celle-ci, qui
forme plus des deux tiers du volume, 132 pages contre 56, est en
effet un morceau très remarquable et fait, à elle seule, du livre
un digne pendant aux Fables 'of Bidpai et à WEsop que M. J. a
publiés dans la même collection.
On sait comment toute la question des origines du Barlaam et
Josaphat a été en quelque sorte renouvelée dans ces dernières
dix années par les belles recherches de M. Zotenberg sur la ver-
sion grecque, parla découverte de nouvelles versions géorgienne,
persane, arabe et d'emprunts incontestables faits par la version
grecque à V Apologie d'Aristide et à d'autres écrits des premiers
siècles. Toutes ces données, anciennes et récentes, ont été réuhies
et discutées par M. E. Kuhn dans un savant mémoire [Barlaam
und Joasaph. Eine bibliographisch-literargeschichtliche Stu-
die dans les Abhandlungen de l'Académie de Munich, 1893), dont
[47J les conclusions, à peu de chose près, paraissent définitives. A
son tour, ^I. Jacobs reprend ici la question, avec moins de détail,
mais sans rien omettre d'essentiel, et, désormais, c'est à cette
introduction à la fois si substantielle et si claire et écrite d'une
238 COMPTES RENDUS ET NOTICES
main si alerte, que devront s'adresser d'abord ceux qui voudront
se renseigner rapidement et sans trop se perdre dans les brous-
sailles sur la longue et si curieuse histoire du livre de Barlaam et
Josaphat.
Sur plusieurs points son travail complète celui de ^I. E. Kuhn'
et, sur un du moins, il le rectifie : la version géorgienne, qui
a des noms propres et l'ordre des paraboles en commun avec
les versions arabes, ne saurait provenir immédiatement, comme le
veut M. Kuhn, du môme original que la version grecque, où ces
noms et cet ordre diffèrent. Rar contre elle présente trop d'autres
ressemblances avec la Aversion grecque et trop de différences avec
les versions arabes, pour être immédiatement rattachée à ces der-
nières, comme le veut M. Jacobs. Il est probable que la transmis-
sion ici a été moins simple et qu'elle a passé par plus de chaînons
intermédiaires perdus qu'on ne le suppose de part et d'autre. Sur
un autre point et, celui-ci, plus essentiel, où il est également en
désaccord avec son prédécesseur, M. Jacobs me semble avoir été
encore moins heureux. M. Kuhn a supposé que l'original pehlvi
auquel toutes ces versions remontent, était déjà lui-même un livre
chrétien. M. Jacobs n'admet pas cette supposition, qui ne s'ap-
puierait, selon lui, que sur un seul argument, la présence, dans
toutes les versions, de la parabole du semeur. Je pense que
M. Kuhn, en faisant de l'original un livre chrétien, a surtout
entendu dire que le livre n'était plus bouddhique et, pour établir
ce point, les arguments ne lui eussent certainement pas fait défaut.
Dans toutes les versions, le père de Josaphat est un persécuteur de
la vraie foi, caractère qu'un récit bouddhique n'eût jamais prêté, ce
semble, au père du Buddha, au saint roi Çuddhodana. Dans toutes
les versions, Josaphat est converti par les enseignements d'un
autre : dans un livre bouddhique, le Bodhisattva, arrivé à sa der-
nière existence, n'a pas de maître et s'instruit lui-même. C'est
pourtant ce livre bouddhique impossible que M. Jacobs poursuit
et croit retrouver jusque dans l'Inde même, où il aurait porté le
titre de Bhagavân Bodhisattva ç ca^ ou quelque chose d'appro-
chant. Il est arriv* ■ ' M. Jacobs ce qui lui était déjà arrivé
1. Son tableau généalojçique de» diverses versions du Harlaam cl Josaphat est pro-
bablement le plus complet et le plus commode qui ait été dressé. Parmi les anciennes
versions orientales je ne vois d'omise que la version persane signalée par M. dOl
denburg dans les Zçtpiski do la Société impériale russe d'archéologie, section orien-
iaXc. l.<iS7.
ANNÉE 189« 239
dans ses Fables of Bidpai^ où il avait imaginé un original hindou
intitulé Itihâsa Kàçyapa *. Il a voulu voir trop loin, et il a vu
trouble.
Outre cette discussion des origines et des destinées du livre,
discussion qui, à ces réserves près, est excellente, l'introduction
contient une analyse très bien faite du contenu des principales ver-^
sions et des études très soignées des paraboles qui ont tant contri-
bué à l'incomparable fortune du Barlaam et Josaphat. On remar-
quera surtout celles qu'il a consacrées aux paraboles des « trois
cassettes » et de « l'homme dans le puits » .
Pramathà Nath Rose, A History of Hindu Civilisation during Bri-
tish Rule. In four volumes. Vol. III : Intellectual Condition,
Calcutta, W. Newman and Co. London, Kegan Paul, Trench,
Trûbner and Co. Bombay, Thacker and Co. Madras, Higgin-
botham and Co. Leipzig, Otto Harrassowitz, 1898. — lxviii-
228 pp. in-8o.
{Revue critique^ 15 juin 1896.)
|461] En rendant compte des deux premiers volumes de l'ou-
vrage de M. Bose -, j'y ai signalé de grands mérites et aussi quel-
ques défauts. On les retrouvera, les uns et les autres, à peu près
les mêmes, dans ce troisième volume. Comme précédemment, nous
avons ici une longue Introduction, qu'il eut mieux valu fondre dans
les divers chapitres, et des digressions rétrospectives inutiles et
superficielles. Une fois de plus, sans compter les excursions épiso-
diques, l'auteur nous fait recommencer, sans nécessité et sans pro-
fit, le voyage à travers les périodes védique, bouddhique, poura-
nique et musulmane, pour lesquelles il n'est pas toujours un guide
bien sur. Il croit, par exemple, que Somadeva a écrit en prose,
qu'avant la conquête musulmane la littérature était entièrement
sanscrite, que vers 1700 la civilisation de l'xlngleterre n'était pas
1. Cf. Mélusine, t. V, col. 12 (cf. ci-dessus, p. 96).
2. ftev. crit. du 2-9 septembre 1895 (cf. ci-dessus, pp. 229 et suiv,).
240 COMPTES RENDUS ET NOTICES
décidément supérieure à celle de l'Inde, etc. Il-a sans doute raison
d'estimer que les races orientales ne sont pas incapables de la haute
culture scientifique ; mais il pense le prouver en rappelant que les
anciens Hindous ont eu la conception de la longue durée et des ré-
A'olutions du globe terrestre, celle de l'évolution du monde orga-
nique, celles de l'éther, des atomes, de l'identité de la lumière et
de la chaleur, et qu'ils ont ainsi devancé quelques-unes des décou-
vertes fondamentales de la science moderne. C'est évidemment se
payer de mots.
Heureusement le volume c^tient autre chose que ces hors-d'œu-
vre. [462] Conformément au plan indiqué en tête du premier, il
est consacré à la première partie de ce que l'auteur appelle l'état
intellectuel. Le terme était un peu vague et, à l'exécution, il n'est
pas devenu plus précis. Tout ce que M. B. nous dit ici des nouvelles
conditions économiques auxquelles l'Inde est soumise, eût été mieux
placé .dans le précédent volume, où il traite de l'industrie, du com-
merce et de l'agriculture. Mais, cette réserve faite, il est impossi-
ble de ne pas être reconnaissant à l'auteur de tous les renseigne-
ments qu'il nous fournit, ainsi que de la clarté, de la franchise et
de la haute et ferme impartialité de ses appréciations.
Après une Introduction consacrée à une vue d'ensemble et où il
examine notamment l'influence de la caste sur le développement
intellectuel de l'Inde, et un premier chapitre rétrospectif dont on
se passerait aisément, il aborde son sujet dans les chapitres II
à VIII.
II. — L'influence du libéralisme anglais, surtout à partir de 1832:
le rôle tout nouveau de la presse, le développement de l'instruction
publique, le progrès de l'esprit d'association et des idées démocra-
tiques, avec ou sans le concours du gouvernement et, au besoin
contre lui ; la participation des indigènes aux commissions locales
de district et de municipalité, leur admission dans les conseils du
gouvernement; l'agitation à\x National Congress^ avec ses reven-
dications raisonnables et ses chimères. M. B. reproduit les vœux
formulés dans celui de 1894 : mais il a oublié de les commenter ou,
du moins, de les annoter en vue de ses lecteurs d'Europe.
III. — L'influence de l'industrie et du capital anglais : c'est la
ruine de l'industrie hindoue, le rejet en masse de la population indi-
gène sur le travail de la terre, et l'appauvrissement croissant de
cette population à côté et en raison même de l'accroissement de la
richesse publique, qu'elle aide à produire, mais dont olle no jouit
ANNÉE 1896 . 241
pas. Le chapitre et les deux suivants, auxquels il faut joindre les
considérations exposées dans l'Introduction, sont franchement pes-
simistes, et ce pessimisme est malheureusement justifié. M. B. est
trop éclairé pour s'en prendre au gouvernement, dont il reconnaît
la bonne volonté et les louables efforts, et pour ne pas voir un effet
de la force même des choses dans une situation qui, pour le présent,
parait sans issue. L'Inde aurais besoin d'être défendue par des
droits protecteurs, et TAngleterre ne peut que lui offrir le libre-
échange, c'est-à-dire la concurrence dans des conditions d'infério-
rité mortelles et, d'ici à longtemps, l'exploitation pure et simple.
Le revenu annuel par tête, en 1882, était inférieur à 33 francs,
alors qu'en x\ngleterre il était de 825 et qu'en Turquie même il dé-
passait 100 francs. Le salaire mensuel d'un homme de peine y varie
de 4,50 à 9,50 et, des statistiques des vingt dernières années, il
semble bien résulter que l'augmentation des salaires est inférieure
au renchérissement de la vie C'est pourtant avec des ressources
si pauvres que le p'ays doit fournir l'énorme drainage annuel de
425 millions au profit de la nation maîtresse. Que [463] peuvent
faire dans ces conditions les efforts de l'administration britannique
pour améliorer l'outillage et le personnel indigènes en créant des
écoles techniques et les tentatives de rendre accessibles aux natifs
un plus grand nombre de positions officielles ? C'est semer pour
un avenir lointain, et le mal est immédiat et pressant.
C'est à ces efforts que sont consacrés la fin du chapitre et les
chapitres suivants. Dans le IV®, l'auteur examine les conditions de
l'enseignement scientifique, dont les résultats sont restés jusqu'ici
bien inférieurs à ceux de l'enseignement littéraire. Dans le V®, il
expose les avantages procurés à son pays par la pax britannica ;
mais il montre aussi le prix qu'elle lui coûte : toute direction, tous
les hauts grades, tous les gros émoluments à peu d'exceptions près,
réservés à des étrangers, qui retourneront manger chez eux leurs
grosses pensions de retraite. A plusieurs reprises l'autorité suprême
a réagi contre cet exclusivisme, malgré l'opposition tenace qu'elle
a chaque fois rencontrée dans la colonie et dans le personnel euro-
péens. Mais ce qu'elle a fait est peu de chose et, eût-elle les inten-
tions les plus généreuses, il semble que, de longtemps, elle ne
pourra faire beaucoup plus en ce sens, au point où en sont les choses
et en présence des revendications de l'opinion ou de ceux qui pré-
tendent la représenter. Le National Congress n'a-t-il pas demandé
le remplacement des troupes de la reine par la garde nationale?
Rehgio:hs de l'Inde. — IV. 16
242 COMPTES RENDUS ET NOTICES
On peut sourire de ces prétentions de barristers se posant en tri-
buns ; mais ceux qui ont la responsabilité du pouvoir seraient bien
imprudents s'ils n'y voyaient pas le germe de redoutables difficul-
tés pour l'avenir.
Dans les chapitres VI à VIII, M. Bose retrace l'histoire et appré-
cie les résultats de l'organisation scolaire, tant publique que privée,
dans ses diverses branches : l'atiseignement moyen et supérieur,
qu'on peut maintenant appeler anglais, puis l'enseignement indi-
gène, enfin l'enseignement des filles. Les informations qu'il donne
sur l'état actuel de ces écoles sont assez faciles à obtenir, grâce
à l'abondance des documents statistiques publiés depuis une ving-
taine d'années. Il n'en est pas de même pour celles qu'on trouvera
réunies ici sur la période antérieure, et qu'il faudrait chercher dans
des ouvrages spéciaux ou dans des rapports officiels peu acces-
sibles.
Die Religion des Veda, von Hermann Oldenberg. Berlin,
Wilhem Hertz, 1894. 1 vol. in-8«, 620 pp.
(Journal des Savants ^ mars, juin, juillet et août 1896.)
[133] Voici plus d'un demi-siècle, — je ne compte pas les tra-
vaux préliminaires, — qu'on s'occupe parmi nous du Veda, direc-
tement et sans relâche, qu'on eri étudie la langue, qu'on le traduit,
l'édite et le commente. Ici même^, il y aura tantôt quarante-deux
ans, M. Barthélemy-Saint-Hilaire donnait une analyse détaillée de
la très notable portion qui en était dès lors facilement accessible,
et, depuis plus de trente ans, les textes les plus anciens, ceux
dont l'intelligence vaut pour tous les autres, sont intégralement
publiés. Et pourtant il s'en faut de beaucoup que l'on soit en état d'en
fournir une traduction continue, même approximativement satis-
faisante. La langue est d'une grande transparence étymologique ;
la grammaire en est fixée, jusque dans le détail, mieux que celle
de plus d'un dialecte grec ; le cercle d'idées dans lequel se meuvent
1. Journal des Savants, 1853-1854.
ANNÉE 1896 243
ces vieux chants n'est pas non plus bien vaste, et l'ensemble en
est assez considérable sans l'être trop ; enfin, pour remonter à ces
premiers documents, on a le secours de la langue sanscrite, se-
cours bien autrement immédiat que celui que fournissent, par
exemple, le pehlvi et le persan pour le zend, le copte pour l'ancien
égyptien et les autres langues sémitiques pour l'assyrien. Avec
toutes ces circonstances heureuses et malgré tant d'efforts de
l'exégèse, de la philologie et de la linguistique, le vocabulaire
n'en reste pas moins en grande partie incertain et comme à l'état
flottant ; et cela, non seulement pour des mots rares ou uniques,
de dérivation obscure et sortis de l'usage, mais pour des termes
d'occurrence assez fréquente, dont l'étymologie n'est pas douteuse
et qui sont restés dans la langue. C'est là un fait brutal, qui en dit
long sur le caractère de cette vieille poésie ; car il est inadmissible
que notre embarras soit entièrement de notre faute : il faut bien
que les textes y soient pour quelque chose. Combien on en sorti-
rait plus vite si demain, par exemple, on devait avoir affaire à
quelques milliers de vers dans le latin des chants des Saliens !
Et, en effet, il suffit d'y regarder de près pour voir les causes
de notre incertitude. La première, et sans doute la moindre, doit
[134] tenir à des corruptions et à des confusions du texte. Les
Vedas, surtout le plus ancien, le Rigveda, nous sont arrivés dans
un remarquable état de conservation et, pour ainsi dire, sans
variantes, depuis une époque très ancienne, probablement depuis
leur compilation. Mais, avant cette- époque, ils ont dû partager
les vicissitudes de toute tradition orale, et les indices ne man-
quent pas faisant voir qu'ils les ont en effet partagées. Il suffit
de rappeler les nombreuses additions et interpolations que l'ana-
lyse y a démontrées et, surtout, les innombrables différences que
les mêmes vers présentent d'un Veda à un autre. Car si chacun de
ces textes pris à part nous est parvenu à peu près sans variantes,
il n'en est plus de même quand on les compare entre eux : les va-
riantes et les déformations de toute sorte, parfois les plus étranges,
deviennent alors la règle, et il est bien évident que la moindre part
seulement en est intentionnelle.
Une autre cause d'incertitude, et celle-ci plus importante, est la
destination même de ces textes, qui sont la liturgie d'un culte que
nous ne connaissons plus bien. Pour un certain nombre d'entre
eux, nous n'avons aucune donnée quant à leur emploi. 'Pour la plu-
part, ces données existent: elles sont même précises et abondantes ;
244 COMPTES RENDUS ET NOTICES
mais elles sont de beaucoup postérieures, parfois évidemment
fausses et très souvent suspectes quant à l'emploi premier, celui
pour lequel le texte a été composé. L'essentiel, d'ailleurs, est de
louer les dieux, non de les faire connaître, et l'on y arrive d'ordi-
naire par l'accumulation des épithètes, des détails, des allusions,
très souvent de véritables énigmes; les descriptions sont rares. La
suite des idées est très faible, souvent nulle, non seulement de
stance à stanoe, mais de vers à vers dans une même stance, et ce
qu'on appelle le secours du contexte se réduit ici aux plus étroites
limites. On sait que ce sont d^ faits tout extérieurs, nullement le
plus ou moins de cohésion interne, qui ont fait voir que beaucoup
d'hymnes n'étaient que des unités factices, obtenues par la juxta-
position de morceaux indépendants. Et l'incohérence de ces lita-
nies n'est pas moindre quand elles tournent au récit ou au drame,
ce qui leur arrive parfois. Les morceaux de cette catégorie, sur
lesquels il y a un beau travail de M. Oldenberg, et qui, d'après
certaines indications données dans les écrits rituels postérieurs,
étaient sans doute introduits comme une sorte d'intermèdes ^ dans
les cérémonies sacrées, paraissent avoir consisté dans l'origine
en un mélange de prose et de vers. Or, dans nos recueils, ceux-ci
seuls ont survécu. La prose, l'élément proprement narratif qui les
reliait, pour nous indispensable, mais qui était considéré comme
un élément de remplissage, a disparu et si bien disparu que déjà
les plus anciens commentateurs, les auteurs des Brâhmanas, étaient
[135] aussi embarrassés d'y suppléer que nous le sommes aujour-
d'hui. Et ce n'est pas là une simple hypothèse d'interprètes aux
abois : elle se vérifie comme un procédé foncièrement hindou à
travers toute la littérature postérieure, dans l'épopée, dans le
drame, dans les écrits des bouddhistes et des jainas et, surtout,
dans la poésie populaire. Les légendes que psalmodient de nos
jours les chanteurs ambulants présentent ce même mélange de
vers, pour certains points saillants, et de prose pour le récit pro-
prement dit ; et cette prose, bien qu'elle soit écrite dans le cahier
du chanteur, n'est qu'une sorte de sommaire appelant le dévelop-
pement oral. De génération en génération, ellevas'appauvrissant,
si bien que, pour les légendes anciennes, elle finit par aboutir à
une narration à peine intelligible. Qu'on réunisse, par exemple,
bout à bout les vers de la légende de Rûjà Rasâlii, que nous devons
à M. Temple, et Ton aura une sorte de pendant à l'hymne védique
de Purûravas et Urvaçi. Qu'on y joigne la prose, et l'ensemble,
ANNÉE .1896 245
par son incohérence, rappelle singulièrement la restitution du
même hymne tentée dans le Çatapatha-Brâhmana,
Les plus anciens textes védiques, qu'ils soient narratifs ou
lyriques, se résolvent donc d'ordinaire en une infinité de petits
fragments. Si du moins ceux-ci étaient clairs en eux-mêmes !
Malheureusement, il faut en convenir, cette poésie, tout en étant
très imagée, est très peu précise. Elle vit de métaphores, les
demandant aux associations d'idées en apparence les plus bizarres,
les greffant et les entassant les unes sur les autres, et s'élevant
ainsi à ce que Bergaigne appelait le galimatias double et triple du
Veda. A cela, il est vrai, on pouvait en partie s'attendre. Rien de
plus naturel qu'une pensée nous arrivant de si loin ressemble peu
à la nôtre et que l'étranger nous paraisse étrange. Mais il y a plus ;
le Veda est plein d'obscurité voulue. Évidemment, parmi les au-
teurs des plus anciens textes, beaucoup sont déjà de l'avis de ces doc-
teurs plus jeunes qui, dans les Brâhmanas, professeront que « les
dieux aiment ce qui est caché, non ce qui est évident ». Non seu-
lement ils affectionnent les allusions, les énigmes, les paradoxes,
ce qui peut s'expliquer par les conditions du genre ou se concilier
avec une certaine naïveté ; mais il leur arrive de tricher en jon-
glant avec leurs propres formules, ou avec les lambeaux de ces
formules, en les employant à tort et à travers, les transportant
d'un dieu, d'un objet ou d'un fait, où ils signifient peut-être quel-
que chose, à d'autres dieux, à d'autres objets, à d'autres faits où
ils ne signifient plus rien. Il leur faut du mystérieux à tout prix,
fût-ce au prix du pur non-sens, et il y a, en effet, dans ce jargon
professionnel, parfois comme une surenchère dans l'inintelligible.
L'habitude est même déjà si invétérée, qu'il semble, chez quelques-
[136] uns, qu'elle soit devenue plus ou moins inconsciente; qu'à
force de vouloir mystifier, ils aient fini par se mystifier eux-
mêmes et que, dans leur phraséologie creuse, il y ait eu une bonne
dose de ce parler purement machinal qui n'a point été pensé et
que Leibnitz, le premier, si je ne me trompe, a qualifié du nom de
psittacisme.
On a mis plus ou moins de temps, et surtout de bonne volonté,
à reconnaître ces différentes causes d'obscurité. L'interprétation,
comme c'était peut-être son devoir, a fait longtemps des tours de
force pour en nier quelques-unes. Plutôt que d'avouer les incohé-
rences et les étrangetés du style védique, on s'est ingénié, par
exemple, à multiplier indéfiniment le sens des mots et il a fallu
246 COMPTES RENDUS ET NOTICES
toute l'opiniâtreté de Bergaigne pour enrayer cette exégèse de
complaisance et de sens commun. Plus lente encore à se faire jour
a été la dernière des causes signalées, le caractère professionnel,
routinier, parfois tout machinal, de cette poésie, et ce qu'ailleurs
j'ai cru pouvoir appeler le charlatanisme du Veda. Peut-être au-
jourd'hui même n'est-elle pas encore généralement admise. Ce
caractère qui, dans toute la suite, sera une des marques indélé-
biles de l'esprit hindou, on consentait bien à le reconnaître dans
les recueils de date plus récente, dans le Yajurveda, dans l'Athar-
vaveda, dans l'es Brâhmanas^^Mais l'imputer aussi dans une cer-
taine mesure au Rigveda, sauf dans un certain nombre de mor-
ceaux ajoutés tardivement, a longtemps passé pour une sorte de
blasphème. Bergaigne lui-même, qui n'avait pas cette superstition,
s'y est pourtant laissé prendre, et plusieurs de ses théories les
plus risquées lui ont été suggérées par des rapprochements et par
des formules qu'il a eu le tort de trop prendre au sérieux.
Tels sont, en résumé, les obstacles qui s'opposent et s'opposeront
longtemps encore à une traduction intégrale du Rigveda et de la
liturgie védique. Dans de nombreux passages, on n'a pas même la
ressource de se borner à un simple mot à mot, car ce mot à mot
suppose le lexique, et, par suite des mêmes causes, une notable
portion de ce lexique n'est que très faiblement garantie.
Heureusement, les conditions se modifient si, au lieu de tra-
duire ces textes, on entreprend de les interroger en historien, d'en
dégager le contenu et, pour rester dans notre sujet, le plus gros
de ce contenu, la religion védique.
Les mêmes difficultés subsistent sans doute,. mais elles ne
pèsent plus du même poids. Le traducteur est également enchaîné
à toutes les parties de son texte, quelque valeur relative qu'elles
aient à ses yeux. Cent passages clairs ne lui éviteront pas l'em-
barras de se buter contre l'inintelligible, et le tact le plus délicat ne
le sauvera pas du non-sens. L'historien, au contraire, a non seule-
[137] ment le droit, mais le devoir de choisir, de s'attacher aux
grandes lignes, de dédaigner tout ce qui est fantaisie et invention
individuelle. Les faits acquis lui appartiennent, ils lui constituent
une possession dans laquelle il ne se laissera plus facilement trou-
bler. La stance la plus obscure pourra d'ailleurs lui fournir une
donnée utile, et il ne lui demandera que celle-là, et, s'il se trouve
décidément en présence de ce qui n'est que « ténèbres visibles »,
il lui sera permis de passer à côté. En un mot, sa route sera hé-
ANNÉE 1896 247
rissée de difficultés ; elle ne sera pas, comme celle du traducteur,
barrée par des obstacles infranchissables. Aussi les grandes lignes
de la religion védique ont-elles été assez promptement reconnues.
Déjà les commentateurs indigènes, malgré leur manque absolu de
sens historique, les avaient assez bien devinées, et les remarques
qu'ils font à ce sujet sont en général bien supérieures à leur inter-
prétation verbale. Notamment, les figures du panthéon ont été
saisies de bonne heure dans leurs traits essentiels, si bien que
toute opinion absolument neuve à leur sujet est suspecte à priori.
Il y en a quelques-unes de la sorte chez M. Oldenberg, et nous
verrons qu'elles ne sont pas toujours heureuses. La tâche qui reste
consiste surtout à préciser les nuances de ces personnalités divines,
à pénétrer plus intimement dans les croyances qui les concernent,
à saisir des rapports de plus en plus délicats qui les rapprochent
ou les séparent, à les replacer, autant que possible, dans le culte,
en tenant compte des différences d'époque, à mieux analyser et
classer les mythes parfois flottants et divergents qui les entourent,
et, puisque nous ne croyons comprendre que ce dont nous croyons
toucher les origines, à jeter ainsi quelque jour sur leur significa-
tion première et sur leur formation. La tâche est difficile sans doute,
mais pas d'une difficulté qui soit particulière au Veda,ni plus grande
que celles qu'on rencontre ailleurs. La Grèce fouinit des textes plus
clairs et des types plus nettement frappés ; je ne pense pourtant
pas qu'il soit plus aisé d'établir la genèse d'un Apollon, d'un
Dionysos, d'une Athèna que celle d'un Soma, d'un Varuna ou d'un
Pùshan.
Les recherches ayant spécialement pour objet la religion védique
ont donc déjà parmi nous une assez longue histoire. Elles ont pro-
duit quelques brillants tableaux d'ensemble, mais longtemps elles
ont été surtout fructueuses par la monographie, et il faut espérer
que les indianistes de l'avenir n'oublieront pas ce que leurs études
doivent à certains mémoires de Colebrooke, de Wilson, de Bur-
nouf, de Benfey, de Weber, de Kuhn, de Haug, de Roth. Les
excellents travaux de John Muir ne sont eux-mêmes que des mono-
[138] graphies et des collections de matériaux réunis suivant un
plan méthodique, et le lien intime est encore plus faible entre les
précieux collectaneaincori^orés au commentaire de M. Ludwig. Ce
n'est qu'en arrivant au grand travail de Bergaigne que nous trou-
vons une œuvre vraiment une, où, sinon le sujet entier, du moins
une partie très considérable et nettement définie du sujet soit
248 COMPTES RENDUS ET NOTICES
embrassée dans l'ensemble, sous toutes ses faces, et, en même
temps, fouillée dans les moindres détails avec une admirable pa-
tience. Malgré quelques théories caduques, la publication de la
Religion védique d'après les hymnes du Rigveda marquera tou-
jours une date dans ces études, qu'elle a en partie renouvelées, et
M. Oldenberg est le premier à reconnaître tout ce qu'il lui doit. Mais,
si le livre donne tout ce qu'annonce le titre, il ne donne que cela.
L'auteur ne sort pas du Rigveda, même pour établir la préhis-
toire des divinités et des idées védiques, et il ne touche pas au
culte que le Rigveda ne dospe pas. Même dans l'intérieur du
Rigveda, par un excès de scrupule et bien qu'il eût dès lors des
idées arrêtées à cet égard, il s'est interdit de toucher aux ques-
tions de chronologie, de distinguer entre ce qui est ancien et ce
qui parait récent, et, jusqu'à un certain point aussi, entre ce qui
est de fond commun et ce qui est exceptionnel. L'œuvre en a
pâti ; elle manque de perspective, tout y est au même plan et
a la même valeur, et le livre est parfois plus un commentaire
qu'une exposition. C'étaient là des défauts en partie voulus; pour
le moment, Bergaigne entendait dresser une sorte d'inventaire,
se réservant de revenir plus tard, dans une traduction complète
et dans d'autres travaux, sur les questions qu'il écartait ainsi
de parti pris. On sait comment il a réalisé une partie de ce pro-
gramme dans ses pénétrantes recherches sur la formation de la
samhitâ du Rigveda et sur la liturgie védique ; on sait aussi com-
ment une mort atroce en a emporté le reste.
L'influence de Bergaigne, d'abord contredit avec une extrême
vivacité, a été sans cesse grandissante. Elle est parfaitement visi-
ble dans les Études védiques de MM. Pischel et Geldner, bien
qu'ils travaillent dans un tout autre esprit, et plusieurs des plus
beaux travaux de M. Oldenberg ont été directement provoqués
par les siens. Le fait dominant, que le Rigveda est une liturgie
et un livre de prêtres, fait qui semblait parfois presque oublié de
ceux qui en faisaient une sorte de bible aryenne, est revenu au
premier plan. Le culte, que Bergaigne avait écarté de son grand
ouvrage, mais sur lequel il a jeté de si vives clartés dans son
dernier mémoire, a obtenu l'attention qu'il méritait dans les recher-
ches de M. Hillebrandt, notamment dans sa Mythologie védique^
et dans la Religion brahmanique de M. Hardy. Mais l'ouvrage
[139] du premier n'est encore qu'un fragment relatif à une
seule divinité, et celui du second est un manuel, où l'auteur, s'at-
ANNÉE 1896 249
tachant à l'ordre chronologique des textes, place le culte à la
suite de la théologie, sans essayer de les rapprocher et de les
fondre. Un nouveau pas dans cette direction et un pas décisif
est fait dans le présent ouvrage de M. Oldenberg.
Le premier mérite du livre est, en effet, d'être compréhensif.
M. Oldenberg conçoit avec raison, comme un seul tout, l'ensemble
religieux qui a précédé dans l'Inde l'avènement du Bouddhisme et
des grandes religions sectaires à tendances plus ou moins mono-
théistes. En cela il se rapproche du point de vue hindou, qui n'ad-
met pas de différences d'origine ni d'autorité entre les diverses
parties de la çruti^ de la littérature révélée, qui a existé de toute
éternité. Mais, bien entendu, il le fait à sa façon, avec infiniment
de précautions pour ne pas brouiller les époques. Il n'essaye pour-
tant pas de retracer la décadence de cette religion. Ainsi pour le
panthéon, il n'en suit pas les figures dans leurs déformations et
leur effacement successifs ; il préfère nous les montrer dans leur
fleur, d'après le Rigveda, n'ejnpruntant aux autres Yedas et aux
traités du culte que les traits qui peuvent servir à en compléter la
physionomie. Pour les menus personnages du monde surnaturel,
dont le Rigveda ne dit rien ou pas grand'chose, il est obligé de les
prendre presque tous dans ces textes plus jeunes, qui sont aussi
ses sources pour le culte. D'autre part, pour les divinités comme
pour les croyances et les pratiques, il s'applique de son mieux à
en deviner la genèse, et il est ainsi amené à faire une assez large
place à la mythologie comparée et à l'anthropologie. En mytho-
logie, il n'est qu'un partisan très tiède des solutions naturalistes
et aryennes, ne les admettant que pour les données très générales,
avec une aversion marquée pour les mythes solaires et une pré-
férence tout aussi marquée pour les abstractions logiques et les
explications evhémériques. Pour les pratiques du culte, il est porté,
avec toute l'école anthropologique, à les ramener à un substratum
d'idées primitives, telles qu'on les trouve chez tous les sauvages.
Mais, par-dessus tout, il est un habile et aimable homme, avec qui
il y a du plaisir à cheminer de compagnie, même quand on a le
soupçon de n'être plus tout à fait dans le bon chemin.
L'ouvrage est divisé en quatre sections (les dieux et les démons
considérés en général, les mêmes considérés individuellement, le
culte, les croyances relatives à l'âme et à la vie future et le culte des
morts) précédées d'une introduction. Dans cette introduction, après
une appréciation du caractère hindou, finement tracée, mais dans
250 COMPTES RENDUS ET NOTICES
laquelle il n'y a rien de neuf, Fauteur décrit ses sources et justifie
[140] l'usage qu'il compte en faire. D'abord leRigveda, dont il ca-
ractérise admirablement la poésie et pour la formation duquel il peut
renvoyer à ses travaux antérieurs, notamment à son volume de Pro-
légomènes publié en 1888. La partie la plus ancienne consiste en
plusieurs recueils, qui paraissent s'être transmis d'abord séparé-
ment dans certaines familles sacerdotales et qui contiennent la
liturgie en usage dans ces familles, les prières et les litanies tantôt
psalmodiées par le hotri^ l'invocateur, tantôt chantées par Vudgâ-
trij le chantre, aux grandes solennités où l'on offrait le soma.
Autour de ce noyau primitif sont ^^nus se grouper ensuite divers
suppléments, ceux-ci de provenance variée et témoignant ainsi
d'une époque où ce cérémonial s'était compliqué et surtout unifié.
C'est aussi dans ces additions qu'ont trouvé place des morceaux
appartenant à d'autres rites que ceux du soma, aux rites du ma-
riage et des funérailles. Et cela fournit à M. Oldenbergune pre-
mière occasion d'insister sur ce qu'il y a de périlleux à suivre
trop servilement la chronologie apparente des textes. A la place
où ils se trouvent, ces morceaux sont des nouveaux venus. Leur
forme aussi trahit des retouches relativement modernes. Mais,
pour le fond, pour les croyances et les rites qu'ils révèlent, ils
appartiennent à ce qu'il y a de plus vieux. Du fait seul de leur
admission tardive, et en dépit du témoignage de la tradition indo-
iranienne et indo-européenne, on a pourtant voulu conclure qu'il
n'y avait là que des choses modernes, et rayer, par exemple,
Yama et son empire du nombre des vieilles notions hindoues. On
remarquera d'ailleurs que le même fait s'est reproduit plus tard :
les rites du mariage et des funérailles, comme du reste toutes les
cérémonies domestiques, ne sont décrits que dans des Sûtras assez
récents; les anciens livres rituels, les Brâhmanas, n'en traitent
pas, et cependant les morceaux liturgiques relatifs à ces rites fai-
saient dès lors partie du Rigveda et sont cités comme tels dans
ces mêmes Brâhmanas. De toutes les preuves, celle a silentio doit
être maniée avec le plus de précaution. Ni dans l'ensemble du
Rigveda, ni dans les divers recueils dont il se compose, les mor-
ceaux ne sont rangés suivant l'ordre des cérémonies ; ils sont
disposés moitié par ordre de matière, selon le dieu auquel ils sont
adressés, moitié suivant une règle de classification tout externe,
selon leur plus ou moins grande longueur. Cela, joint au vague de
leur phraséologie, fait qu'ils ne nous apprennent presque rien sur
ANNÉE 1896 251
ces rites dont ils parlent sans cesse. Les vers qui étaient chantés
ont été réunis dans un recueil spécial, leSâmcweda, qui, sauf un
très petit nombre de vers pris ailleurs, n'est qu'un extrait du Rig-
veda mis en musique. C'est le seul texte védique dont M. Oldenberg
n'ait pas eu à faire usage.
[141] Le Yajurveda est proprement le recueil des yajus^ des
formules et des prières qui accompagnent et soulignent les divers
actes et incidents de cette sorte de drame compliqué qu'était le
sacrifice védique. Tantôt en vers, plus souvent en une sorte de
prose r3"thmée, elles étaient destinées à être simplement murmu-
rées. Tous les prêtres, notamment le liotri et ses acolytes ^ pou-
vaient avoir à murmurer àQ^ yajus\ mais, en général, ils étaient
proférés par les adhvaryus^ les affairés, auxquels incombait la
besogne même du sacrifice : préparer et mettre en place les usten-
siles sacrés et les offrandes, disposer Tautel, le balayer, le purifier,
le joncher, allumer ou entretenir le feu, accomplir les offrandes,
immoler les victimes, et, de même que, par une série d'actes gra-
dués, ils avaient amené le sacrifice à son point culminant, le « con-
gédier » ensuite par une série d'actes gradués dans l'ordre inverse.
Beaucoup de ces formules sont sans doute très anciennes ; mais, tel
que nous l'avons, le Yajurveda est de formation plus jeune que le
Rigveda, qu'il suppose déjà plus ou moins constitué et à toutes
les parties duquel il fait de nombreux emprunts. Il s'est en outre
accru d'une grande quantité de matières étrangères, non seulement
au Rigveda, mais aussi, ce semble, à son propre plan primitif,
matières relatives à des cérémonies que le Rigveda, tout occupé
du sacrifice du soma, ne connaît pas, ou à des divinités qu'il
connaît autrement. Sans lui, par exemple, nous ne saurions rien
de la religion de Rudra telle que M. Oldenberg la suppose avoir
été dès l'origine. Un indice d'ailleurs, qu'il ne faudrait pas trop
presser toutefois, semble montrer que sa formation n'a pas été de
beaucoup antérieure à la compilation des livres rituels, des Brâh-
manas : ceux-ci, pour les autres Vedas, sont séparés des recueils
liturgiques ; dans les plus anciennes rédactions du Yajurveda, au
contraire, les deux portions, liturgie et rituel, samhitâ et hrâh-
mana^ sont confondues. Les morceaux du Yajurveda suivent d'ordi-
naire la marche même des cérémonies ; ce qui est d'un grand secours
pour l'intelligence de ces morceaux et pour celle du culte. Pourtant,
réduit à ces seules formules, on n'irait pas loin dans la description
des rites, qui ne peut être entreprise qu'à Taide des livres rituels.
252 COMPTES RENDUS ET NOTICES
L'Atharvaveda, en un certain sens, est le plus jeune des Vedas.
On a même souvent douté, dans l'Inde comme chez nous, que c'en
fût un, et Burnell a connu des brahmanes instruits qui en niaient
simplement l'existence. M. Oldenberg ne partage pas ces doutes,
qui paraissent reposer sur un malentendu. Tout en reconnais-
sant que ces textes sont plus jeunes que les autres, que la tradi-
tion en a été fixée moins vite et moins bien garantie, qu'ils ont
[I42J été admis peut-être tardivement dans le canon et n'ont reçu
qu'en dernier lieu l'estampille et en quelque sorte l'uniforme vé-
dique, qu'ils n'ont même jaiMis reçu au complet, il estime que
pour le fond, il n'y a rien d'aussi vieux dans l'Inde que ce recueil
de charmes, de conjurations, d'exorcismes, d'incantations magiques
adressées à toutes les puissances élémentaires, à tous les esprits
et démons qui hantent le monde et les créatures, et qu'une descrip-
tion des croyances védiques, pour n'importe quelle époque, serait
incomplète et fausse si les notions sur lesquelles repose ce livre
en étaient écartées. Il montre en outre que, s'il s'agit bien ici d'un
culte autre que celui des grandes divinités, ce dernier n'en est pas
moins imprégné de conceptions fort semblables ; que le livre est
populaire sans doute, en ce sens qu'il est fait pour les occasions
de la vie journalière, mais qu'il n'émane pas simplement des basses
classes ou même, comme on l'a supposé, des aborigènes, mais
qu'il est brahmanique, qu'il est l'œuvre de prêtres, de brahmanes.
Et, sur tous ces points^ je suis d'accord avec lui. Je ne ferai
qu'une réserve ou, plutôt, je regrette qu'il ne l'ait pas mieux faite
lui-même. Tout cela est sans doute énormément ancien et a été
aussi de croyance commune. Mais s'ensuit-il qu'à toute époque,
dans la pensée et dans le cœur de tous,. cela ait tenu autant de
place qu'on le dirait en lisant M. Oldenberg? Si oui, pourquoi n'y
en a-t-il pas plus de témoignages dans le Rigveda ? Parce que le
Rigveda ne s'occupe que des grands sacrifices ? Ce nunc non erat
his locusne me satisfait pas entièrement. Je crois qu'il faut quelque
chose de plus et que, ni devant l'autel, ni ailleurs, les chantres
d'Indra et de Varuna, quand ils croyaient encore à leurs dieux, ne
devaient à ce point se sentir au pouvoir de ces puissances obscures.
Elles n'ont jamais aimé le grand jour des fortes croyances : elles
ont dû pulluler au contraire, quand, au lieu des gardiens de l'ordre
éternel, on mettait à la place suprême des abstractions comme
Kâma, le Désir, Kâla, le Temps, ou même VUcchishta, les restes
de l'offrande. Il est parfaitement exact que les rites des grands
ANNÉE 1896 253
sacrifices sont empreints de ce même animisme sur lequel repo-
sent les pratiques de l'Atharvaveda ; mais que d'efforts font les
vieux poètes du Rigveda pour les ennoblir et les spiritualiser,
quand ils en font le symbole, le centre du rita et qu'ils les identi-
fient avec l'ordre éternel ! De tout temps, il y a eu des aristo-
craties autres que celles de la force, et l'histoire religieuse connaît
des régressions.
Avec l'Atharvaveda nous sommes arrivés au bout des sources
liturgiques. Pour le culte auquel cette liturgie appartient et sur
lequel elle ne renseigne que très indirectement, M. Oldenberg a dû
s'adresser aux livres rituels, aux Brâhmanas d'abord, vieux com-
[143] mentaires en prose des samhitâs liturgiques, et ensuite aux
Sûtras, sorte de manuels beaucoup plus systématiques, qui préci-
sent les indications très confuses des Brâhmanas et, sur plusieurs
points, par exemple sur le culte domestique, les complètent. Après
ce qui précède, il est inutile de dire aussi combien ce recours était
légitime. Indispensable pour les rites, dont chaque progrès des
études védiques a fait ressortir davantage la haute antiquité, il
était utile aussi au point de vue des mythes et des légendes di-
vines, si richement représentés dans les Brâhmanas et parfois d'un
caractère si archaïque. Déjà Burnell avait fait la remarque que
l'Inde ne nous a rien laissé d'apparence plus fruste et plus primi-
tive que certains morceaux de ces écrits. Le tout était de s'en
servir avec tact, et M. Oldenberg en a infiniment. Il n'a fait en
général qu'un usage discret des mythes des Brâhmanas. Quant
au culte, nous verrons plus tard avec quelle prudence et quelle
sûreté d'information et de critique il a exploité ce vaste domaine.
Gomme ses prédécesseurs, il a dû en traiter à part, à la suite de
la théologie, ne fût-ce que pour la raison que les cérémonies védi-
ques s'adressent toujours à plusieurs dieux, non à tel ou tel dieu
en particulier. Mais avec quelle habileté il a su profiter par avance
de tous les traits que fournit le rituel pour préciser les physionomies
des dieux et les sentiments de leurs adorateurs ! Il n'y a pas chez
lui, comme chez M. Hardy, simple juxtaposition des deux élé-
ments, mais une fusion harmonieuse autant qu'il était possible de
l'obtenir.
Enfin, comme dernière source hindoue, M. Oldenberg a cru pou-
voir consulter les écritures bouddhiques sur les croyances à cer-
taines divinités inférieures, aux esprits, aux revenants, et, en ceci
encore, il parait bien avoir eu raison. Par son caractère populaire,
254 COMPTES RENDUS ET NOTICES
par son indépendance de la religion officielle et figée de la caste
sacerdotale, le Bouddhisme est, pour ces croyances vulgaires et
tenaces, un témoin précieux et ce qu'il nous apprend doit être par-
ticulièrement sincère et pris sur le vif de la réalité.
Après avoir indiqué l'usage qu'il compte faire des documents
hindous, l'auteur explique sa position vis-à-vis des traditions du
dehors, indo-iranienne et indo-européenne, et dans quelle mesure
il pense qu'on puisse les faire intervenir. J'ai déjà dit qu'il leur
demande le moins possible ; mais ce minimum même, il croit devoir
le défendre pièces en main. CeUe plaidoirie, très habilement faite
du reste, d'un homme qui n'est pas un enfonceur de portes ouvertes,
est, à elle seule, un signe des temps. Qui l'eut prédite, il y a seu-
lement vingt ans ? Les dieux d'Homère et de FEdda s'expliquaient
alors couramment par les dieux du Veda, et nos contes de nour-
rice se remettaient dans leur vrai jour à l'aide des mythes de
[I44J l'Inde. Il a fallu, depuis, en rabattre. Mais le difficile, quand
la mode s'en mêle, est de s'arrêter à temps. Déjà les hellénistes,
les germanistes et autres occidentaux n'ont plus les yeux fixés
sur l'Inde, et voici que les indianistes ne veulent plus regarder du
côté de l'Europe. MM. Pischel et Geldner lui tournent résolument
le dos. M. Oldenberg ne va pas jusque-là, tant s'en faut; mais il
abandonne bien des positions que j'eusse été bien aise de le voir
défendre, et j'estime que nous ne sommes pas encore réduits à
son minimum.
Mais, à mesure que les communications se coupent dans la
région indo-européenne, il s'en ouvre d'autres dans les cinq parties
du monde. Les recherches des anthropologistes et la critique mor-
dante de M. Lang ont fait de nombreux disciples. Le symbolisme
des primitifs et la psychologie de l'homme sauvage ont gagné en
mythologie tout le champ que la philologie a perdu. M. Oldenberg
est entré à son tour dans cette voie avec éclat. Il excelle à faire
apparaître ce vieux fond derrière les idées et les pratiques vé-
diques, et cette évocation faite avec un art persistant, mais qui ne
lasse jamais, est une des grandes nouveautés de son livre.
ANNÉE 1896 255
(Journal des Savants^ juin 1896.)
[317] Avant de traiter séparément des divers personnages du
panthéon védique, M. Oldenberg a consacré toute une première
section aux dieux et aux génies en général. Rien qu'à l'ampleur
qu'il a donnée à cet examen, on devine qu'il ne s'y est pas borné
à considérer les caractères que les divinités ou certains groupes
de divinités ont en commun. Et, en effet, on y trouve comme une
première esquisse de tout le livre, la substance en quelque sorte
concentrée de la théologie védique, avec des études délicatement
fouillées de conceptions parfois très particulières de cette théolo-
gie, ainsi qu'une première et très large application des données qui
dérivent des rites et du culte. Il en est résulté un certain nombre
de redites dans les sections suivantes et, par endroits , on est un
peu étonné de trouver de suite ici ce qu'on eût cherché plus loin.
Mais, à mesure qu'on avance, cette impression s'efface, et l'on
s'aperçoit bientôt que tout a été parfaitement médité dans le plan
de l'auteur et que les moindres détails y sont à la place choisie.
Ce n'est que grâce à cette préparation enveloppante et à ces re-
touches successives qu'il pouvait nous amener à saisir, telles qu'il
les sent lui-même, la complexité des notions et la finesse des
nuances; tout autre procédé plus direct eût été en somme plus
[318] long et certainement moins efficace. Il faudrait même, pour
rendre justice à M. Oldenberg, en analysant son œuvre, le suivre
pas à pas dans cette marche savante. Je serai pourtant obligé assez
souvent de m'en écarter dans ce résumé, où il ne peut s'agir que
de noter les principaux résultats avec des objections, s'il y a lieu,
le tout au mieux de l'occasion et, autant que possible, de façon à
n'avoir plus ensuite à y revenir.
Le fond de la religion védique est évidemment ce panthéisme
rudimentaire qu'on désigne du nom d'animisme. Tout objet a une
âme, est capable de volonté et peut, le cas échéant, revêtir un
caractère mystérieux et quasi divin. On adresse directement des
hommages et des prières non seulement aux fleuves et aux mon-
tagnes, mais aux arbres, aux plantes, au char et aux armes du
guerrier, au sillon, au soc de la charrue, aux ustensiles du sacri-
fice, aux animaux les plus infimes, à tout ce qui est ou paraît ca-
pable d'offenser ou de servir.
256 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Mais, bien au-dessus de ce vieux fond, quoiqu'elles y plongent
par leurs racines, s'élèvent les grandes divinités. Celles-ci, quand
elles ne sont pas le produit de la réflexion abstraite, représentent
bien des éléments et des phénomènes de la nature ; mais elles sont
les personnifications de ces éléments et de ces phénomènes et, en
général, les personnifications anthropomorphes. Pour les unes,
telles qu'Indra, Mitra, Varuna, les Maruts, les Açvins, l'anthropo-
morphisme est complet, aussi complet que la pensée inquiète et
trouble de l'Inde l'imaginera jamais pour ses dieux. Ce sont des
rois et des héros célestes, quinie se manifestent que par les effets
de leur puissance, invisibles, mais conçus à l'image des rois et des
héros de la terre, et que le mythe seul rattache encore par un lien
plus ou moins saisissable à leur élément ou à leur fonction d'ori-
gine. Mais cette idéalisation n'est pas toujours aussi avancée, aussi
constante. Pour une raison ou pour une autre, le dieu ne s'est pas
toujours aussi complètement dégagé de son objet; par exemple,
quand cet objet est plus nettement perceptible, plus rapproché,
qu'il est lui-même consacré et que, comme pour Ushas (l'Aurore),
Âpas (les Eaux), Dyaus (le Ciel), Prithivi (la Terre), Sûrya (le
Soleil), Candramas (la Lune), Vâyu ^^le Vent), Agni (le Feu),
Soma (le Breuvage enivrant), le nom du dieu est le nom même de
l'objet. « Et maintenant, dit le vieil exégète Yâska, comment
faut-il se représenter les dieux ? — A l'image de l'homme, disent les
uns ; car ils sont doués d'intelligence, comme on le voit par les
louanges qu'on leur adresse et par les noms qu'on leur donne, et
les membres, les attributs ou instruments, les actes qu'on leur
prête sont de même nature que ceux des hommes. — Non, dit-on
d'autre part, ils ne doivent pas être à l'image de l'homme ; car
[319] ce qui d'eux se voit n'est pas semblable à l'homme, par
exemple le feu, lèvent, le soleil, la terre, la lune i. » Et ces hési-
tations se traduisent en effet dans les plus anciens textes. L'an-
thropomorphisme des dieux s'y est arrêté à des degrés divers, que
M. Oldenberg a finement analysés, ainsi que les causes qui l'ont
retardé ou favorisé. Mais, dans aucun cas, même dans les plus
défavorables, il ne se réduit à de simples métaphores. Parjanya,.
le Nuage pluvieux, ne se confond pas avec ce nuage, ni Sûrya,.
le Soleil, avec le globe de feu dont il porte le nom. Ushas, l'Au-
rore, peut se dire au pluriel, mais on sait bien qu'elle est toujours
1. Niruifta, vu, 0-7.
ANNÉE 1896 257
la même déesse. Apas, les Eaux, sont toujours au pluriel ; mais,
quand on les invoque, elles sont des nymphes. Vâta, le vent, est
divin; mais, quand on parle du dieu, on l'appelle Vàyu, et la
nuance est très sensible dans les textes, bien que les deux mots
dérivent de la même racine et aient le même sens. Parmi les
grandes divinités, deux surtout, les plus rapprochées de l'homme
et les plus tangibles, Agni et Soma, étaient rebelles à l'anthropo-
morphisme. Elles n'en ont pas moins été idéalisées par d'autres
procédés et abouti à des conceptions qui dépassent de beaucoup le
simple animisme. Agni est bien le feu qui brûle dans chaque foyer
et s'allume sur chaque autel, Soma est bien le liquide que le prêtre
offre aux dieux et qu'il boit lui-même ; mais tous ces Agnis et tous
ces Somas sont aussi conçus comme deux êtres, deux principes de
vie, on dirait presque deux forces universelles. Ils ont encore d'au-
tres demeures et d'autres manifestations que celles qu'on leur voit
ici-bas, et, quand la pensée de leurs adorateurs les pare de tous les
attributs de la souveraine intelligence et de la souveraine mora-
lité, ou qu'avec beaucoup d'hésitation, elle les revêt à leur tour
des traits de l'homme ou d'êtres familiers à l'homme, ce serait res-
ter en deçà de l'expression que d'y voir le fétichisme pur ou de
simples figures de poésie.
Des dieux de nature ou d'origine physique supposent des mythes
de même caractère. J'ai déjà dit que M. Oldenberg n'est pas un
adversaire systématique des mythes naturalistes. Personne n'en a
mieux que lui analysé quelques-uns des plus anciens : la victoire
sur le dragon qui retenait les eaux, ou l'orage, la délivrance des
vaches rouges de la caverne du brigand, ou l'apparition de l'Aurore,
la descente d'Agni, ou l'éclair, l'union des Açvins et de Sûryâ, ou
de l'étoile du matin et du soleil. Mais il y a chez lui une tendance
marquée à en restreindre le nombre et, pour ceux qu'il admet, il
n'accorde une signification naturaliste qu'aux traits essentiels.
[320] C'est ainsi que les nombreux exploits prêtés à Indra, dans
lesquels on n'avait guère vu jusqu'ici que des doublets de la lutte
contre Yritra, sont expliqués comme des formations secondaires,
imaginées par voie d'analogie, le dieu étant une fois devenu le
victorieux et le protecteur par excellence, ou reposant même peut-
être sur des faits d'histoire légendaire. Le même traitement est
appliqué à toute une série de .guérisons et de sauvetages miracu-
leux opérés par le couple secourable et guérisseur des Açvins, où
ils rendent la vue à un aveugle ou retirent d'une fosse, d'un puits,
Religions de lTnde. — IV. 17
258 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de la mer, un personnage que, pour ma part, je continuerai à tenir
pour le soleil. Sans nier qu'il ne puisse y avoir beaucoup de vrai
dans ces explications nouvelles, je me demande s'il ne s'y mêle
pas un peu de coquetterie littéraire. Rien n'est fatigant comme la
monotonie, et le soleil commence à paraître si encombrant en my-
thologie !
Quant aux traits accessoires des mythes, M. Oldenberg estime
qu'ils sont rarement le reflet de l'observation, la traduction d'une
circonstance ou d'un aspect du phénomène visé dans le mythe,
mais presque toujours le produit subjectif de la fantaisie, qui les
invente conformément à la logique interne du récit, pour l'étoffer
et le faire tenir debout. Et ici encore, sans nul doute, la thèse est
juste en général. On est certainement allé parfois trop loin dans
l'interprétation subtile de ces détails, au point de ne plus rien
laisser à l'imagination des conteurs et de faire de certains mythes
des chapitres de météorologie tournée en charades. Mais je crains
que M. Oldenberg ne soit allé trop loin dans le sens inverse et,
cela, précisément dans le mythe qu'il prend pour exemple et
auquel je dois m'arrêter ici à mon tour, le rapt de Soma.
Les Hindous racontaient de plusieurs façons la première appa-
rition du Soma, qui, pour eux ainsi que pour les Iraniens, était à
la fois le breuvage rituel et la plante dont on l'extrait. D'après l'un
de ces récits, il aurait été apporté du ciel par un aigle : l'archer
qui le gardait décocha une flèche à l'oiseau ravisseur ; celui-ci
perdit une de ses plumes, mais s'échappa heureusement avec son
précieux fardeau. Depuis un mémoire célèbre de Kuhn, on admet-
tait généralement que l'oiseau, la plume tombée et la flèche étaient
des figures de l'éclair, et on en concluait que le Soma était des-
cendu sous la forme de la pluie. M. Oldenberg ne veut de la pluie
à aucun prix. Pour lui, le Soma, dans l'origine une sorte d'hy-
dromel, est la rosée mielleuse, descendue de la lune, qui en est le
réservoir, ou de l'arbre céleste qui la distille, explication qui est
confirmée, en effet, par d'autres données mythiques, mais n'ex-
clut nullement la première, les variantes étant de règle en pareille
matière. Ce n'est même qu'avec beaucoup de réserves qu'il admet
[321] le récit comme un mythe naturaliste, et, en effet, on ne voit
pas bien à quel phénomène physique pourrait se rapporter le peu
qu'il en laisse. D'après lui, le seul fait à retenir comme original,
c'est que le Soma est venu du ciel ; tout le reste est de la mise en
scène et a été logiquement imaginé. Le Soma, étant un trésor
ANNÉE 1896 259
céleste, a dû être gardé et défendu ; il n'a pu être enlevé que par
un oiseau, par le plus fort et le plus rapide des oiseaux * ; le
ravisseur l'a échappé belle, il n'y a laissé qu'une plume. Bref, le
fait initial excepté, le mythe se réduirait à un propos de chasseur.
L'explication est ingénieuse ; elle me laisse pourtant beaucoup de
doutes. Tous les traits du récit paraissent être indo-européens et,
fait surtout à noter et qui semble peu favorable à l'hypothèse d'une
invention arbitraire, ils reparaissent çà et là combinés de façons
diverses et répartis sur deux mythes qui, tantôt séparés, tantôt
fondus ensemble, sont toujours étroitement connexes : celui du rapt
du breuvage céleste et celui de la descente du feu-éclair sous la
forme d'un oiseau. Et il semble bien qu'ils soient aussi fondus
ensemble dans le présent récit et, comme l'a montré encore récem-
ment M. Bloomîield, que l'aigle y soit Agni-Jâtavedas. Gela n'em-
pêche pas du reste que l'Inde ait eu encore, sur la descente d'Agni,
un autre mythe, où il est apporté par Mâtariçvan, de même que,
chez les Grecs, on trouve le mythe de Prométhée à côté de celui
de l'aigle porteur de la foudre et porteur du nectar. Je pense donc
que Kuhn a vu juste en somme, que tout n'est pas à jeter par-
dessus bord de ce qu'il a si laborieusement recueilli et que déjà
nos plus lointains ancêtres racontaient que le feu et le breuvage de
vie étaient descendus ensemble du ciel sous la forme de l'éclair et
de la pluie. Non seulement la croyance jette du jour sur un des
côtés de la nature du Soma et de ses congénères ou prototypes,
miais elle empêche aussi tout un ensemble de conceptions indo-euro-
péennes d'aller se fondre et se dissoudre dans le folklore universel
de l'oiseau pyrophore.
A côté de ces divinités d'origine naturaliste, dont plusieurs ap-
partiennent au plus vieux patrimoine de la race, il y en a d'autres de
formation plus récente, dont les attaches avec le monde physique
sont beaucoup plus faibles, parfois nulles : abstractions pures,
comme Manyu « le Gourroux », Vâc « la Parole », Purandhi
« l'Abondance », dont le nombre ira sans cesse croissant ; fonc-
tions personnifiées comme Savitri « l'Incitateur, le Metteur en
train », Tvashtri « le Façonneur, l'Ouvrier », Dhâtri « l'Eta-
[322] blisseur », Trâtri « le Protecteur », Brihaspati « le Maître
de la formule sainte », Vâstoshpati « le Maître de la demeure »,
1. M. Oldenberg accorde que cet oiseau pourrait bien être un dieu, Indra, le grand
buveur de Soma, comme le pensait déjà Kuhn. Ce qu'il conteste absolument, c'est
que le trait soit naturaliste et que l'oiseau figure l'éclair.
260 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Kshetrasya pati « le Maître du champ » et d'autres encore. Toutes
ces conceptions, dont plusieurs se réduisent pour nous à de simples
noms, ne sont pas sans doute de même âge : ainsi les deux der-
nières ne s'élèvent guère au-dessus de l'animisme primitif, et
Brihaspati, le prêtre divinisé, qui s'est enrichi de tant de mythes,
semble bien être un doublet d'Agni, le dieu pontife. Mais l'unifor-
mité même de la structure des noms, qu'ils aient été imaginés
exprès ou qu'ils soient d'anciennes épithètes devenues indépen-
dantes, montre qu'il y a eu là un moyen commode d'enrichir le
panthéon; et il est bien clair "^ue, en tant que personnalités dis-
tinctes, les plus anciens même parmi les porteurs de ces noms sont
des figures infiniment plus jeunes que celle, par exemple, du dieu
de l'orage. Sur tout cela je ne pourrais chercher à M. Oldenberg
que des chicanes de détail, sauf sur un point : sa façon d'expli-
quer la genèse de deux au moins de ces dieux, Savitri et Tvashtri.
Sur ce point, je suis obligé de lui faire une grosse querelle et,
comme elle serait à recommencer plus tard pour deux autres dieux
qu'il expliquera de même, Vishnu et Pûshan, je la lui ferai et la
viderai de suite ici.
M. Oldenberg a admirablement décrit les fonctions de ces dieux.
Savitri est bien celui qui inspire, provoque et soutient toute acti-
vité en nous et hors de nous. Tvashtri est bien l'artiste merveil-
leux qui donne forme à toutes choses, depuis le soleil qu'il polit
sur une meule, jusqu'au fœtus qu'il façonne dans le sein maternel.
Pûshan est bien le guide qui connaît les chemins, qui empêche de
s'égarer hommes et bétail, dirige la charrue dans le sillon et con-
duit les âmes sur la route vers le séjour des morts. Vishnu enfin
est bien le Raumschaffer, celui qui met au large, le fidèle compa-
gnon d'Indra, qui lui a fait les coudées franches dans la lutte
contre Vritra et qui, de la terre au plus haut du ciel, a parcouru,
c'est à dire créé l'espace en ses trois fameuses enjambées. Seule-
ment M. Oldenberg voit dans la fonction le germe même de ces
dieux et il en fait des êtres abstraits dès l'origine: « Go sei'ait,
dit-il, méconnaître dans son principe tout cet ensemble de concep-
tions que d'expliquer Savitri comme un dieu solaire. » Et ce qu'il
dit de Savitri vaut pour les autres. Je suis de l'opinion tout oppo-
sée. Je crois que l'Inde ne s'est pas si lourdement trompée en fai-
sant des noms de Savitri, de Tvashtri, de Pûshan, de simples
noms du soleil, et en reconnaissant dans Vishnu, dans le Vishnu
védique surtout, un type solaire.
ANNÉE 1896 26i
En général, elle ne s'est guère méprise gravement sur la signi-
fication de ses vieilles divinités : elle les a rabaissées et détrônées,
[323] elle a perdu à leur égard le sens des nuances, les a sim-
plifiées et appauvries en les soumettant à des classifications sché-
matiques ; mais très souvent elle a conservé le type original au,
du moins, une partie de ce type avec une singulière fidélité. Qu'on
voie, par exemple, comme elle a maintenu à Indra le caractère
de dispensateur de la pluie, caractère si peu apparent dans le
Veda et que M. Oldenberg a si justement revendiqué. Dans le cas
présent je ne vois pas pourquoi nous repousserions son témoignage,
pourquoi nous ne reconnaîtrions pas le soleil dans Savitri, le
grand vivificateur, qui soir et matin étend ses longs bras d'or
pour réveiller et endormir les êtres, qui chemine entre ciel et
terre, témoin infaillible de tout ce qui s'y passe; dans Pûshan, le
nourricier, l'éternel marcheur qui ne s'égare jamais dans sa route
et qui connaît aussi celle de l'au-delà, où il pénètre chaque soir ;
dans Vishnu, qiii a révélé l'espace en s'élevant jusqu'au zénith et
qui sera plus tard armé du cakra^ du disque, et monté sur Ga-
ruda, l'oiseau solaire; dans Tvashtri, enfin, où les rapports sont
moins prochains, mais nullement contraires à une origine solaire.
Moins que toute autre, cette très vieille et très concrète figure a
dû sortir d'une abstraction ; car elle est aussi richement entourée
de mythes que les divinités abstraites en sont régulièrement dé-
pourvues. Ces mythes sont étranges et incohérents, mais s'ils sem-
blent converger quelque part, c'est encore vers le soleil. Tvashtri
est le père d'Indra, qui le tue ; il est père encore du monstre tricé-
phale Viçvarùpa, le multiforme, qu'Indra tue également et qui
pourrait bien être la lune ; il est le beau-père de Vivasvant, qui
est le soleil ; il est un des premiers détenteurs du Soma et Indra
vient chez lui le boire ou le ravir ; enfin, malgré sa nature à moitié
démoniaque, il est le dispensateur de tous les biens et de toute
fécondité. Il est difficile défaire accorder tout cela ; mais M. Olden-
berg n'y réussit pas davantage en partant de son abstraction.
Jusqu'ici M. Oldenberg a eu plus d'une fois déjà l'occasion de
signaler, à côté de l'anthropomorphisme dominant du Veda, des
traces de zoomorphisme. Il consacre le reste de la section à l'exa-
men de ce côté particulier de la théologie védique en laissant de
côté, bien entendu, ce qui est simple métaphore. Dans l'Inde,
comme partout, on a prêté de tout temps à certaines espèces d'ani-
maux un caractère démoniaque : aux serpents, aux tortues, aux
262 COMPTES RENDUS ET NOTICES
fourmis, aux vers, aux grenouilles, à diverses sortes d'oiseaux, etc.
A la vache, bien qu'on la mange, on prête un caractère divin : elle
est l'incarnation des déesses Ida et Aditi, et le coursier Dadhikrà-
van est célébré dans plusieurs hymnes comme un dieu. Se ran-
geant à l'opinion de MM. Ludwig et Pischel, M. Oldenberg croit
[324] que Dadhikrâvan a été un vrai cheval. Malheureusement il
est dit de lui qu'il a engendré le soleil, et il a un quasi-homonyme,
Dadliyaiic, qui n'a d'un cheval que la tête. Je le renvoie donc
volontiers pour ma part en la compagnie de Târkshya, un autre
coursier d'espèce divine, de l'oiseau Garutmant, de l'étalon des
Maruts, en la compagnie aussi de d'Ahi budhnya « le Dragon du
fond », d'Aja ekapâd « le Bouc unipède », le support du monde,
si ingénieusement caractérisé un peu plus loin, de la vache Ida,
figure de l'offrande, de la vache Aditi, mère des dieux' et des
hommes, de la vache Priçni, mère des Maruts, de la cavale Sa-
raiiyû, mère des Açvins, toutes figures que M. Oldenberg re-
connaît bien pour mythiques.
Si la forme animale est ainsi fréquente chez les dieux, du moins
chez les dieux du second plan, elle l'est plus encore chez les
démons. Yritra, le démon par excellence, qui retient les eaux
captives, est un serpent, ainsi que ses congénères ; d'autres sont
des fauves, des loups ; il y a un « fils de l'araignée », et toutes les
monstruosités bestiales imaginables sont représentées dans la foule
anonyme des lutins, des vampires, des démons de la maladie. Il
faut ajouter d'autre part les animaux qui sont en la possession ou
au service des dieux: l'aigle d'Indra, sa chienne Saramâ,les vaches
que le dieu reprend au brigand, les attelages des dieux, cavales,
boucs, antilopes, ânes, qui sont de véritables attributs et peut-
être parfois un souvenir d'une forme plus ancienne. Il faut ajouter
encore les animaux fatidiques et omineux, considérés d'ordinaire
comme les messagers d'un dieu, mais qui, à l'origine, étaient sans
doute des animaux démoniaques. Enfin, dans le culte, on emploie
des animaux fétiches, qui représentent les dieux et assurent l'effi-
cacité des rites. Le soleil est figuré par un cheval blanc, Agnipar
un cheval, plus souvent par un bouc, Indra par un taureau. Ces
animaux ne sont pas là comme de purs symboles, car le rite est
parfois conduit selon les indications qu'ils paraissent donner;
pour le moment, le dieu est en eux, agit en eux, ils sont le dieu
même, et cela en vertu d'affinités mystérieuses qui existent entre
le dieu et leur espèce. C'est en vertu de ces mêmes affinités, dont
ANNÉE 1896 263
les prêtres se transmettent la connaissance, qu'on choisit les vic-
times. On ne sera pas étonné après cela de trouver des histoires
de métamorphoses des dieux analogues à celles de Zeus, ni de
voir les hommes, comme nos loups-garous, se transformer en bêtes,
en serpents, en tigres. Il n'y a pas de distinction bien nette entre
l'homme et l'animal. Aussi M. Oldenberg s'est-il demandé s'il n'y
avait pas, pour l'Inde aussi, des traces de la croyance si univer-
sellement répandue de l'ancêtre animal et s'il ne fallait pas y ratta-
cher les interdictions parfois si bizarres de nourriture animale. Il
[32o] a dressé à cet effet une assez longue liste d'ethniques et de
patronymiques dérivés de noms d'animaux ; mais il a sagement
renoncé à conclure, pour le présent du moins. 11 y aurait eu en
effet derrière plusieurs de ces dénominations des légendes sem-
blables à celles qui font descendre les Singhalais d'un lion et les
Tibétains d'un singe, que ce ne serait pas une raison de parler de
suite de totémisme et de tabou.
Outre les animaux fétiches, le culte emploie une grande variété
de fétiches inanimés. Une roue, une toison ronde et blanche, des
plaques d'or y représentent le soleil. L'or, qui est le sperme d'Agni,
figure sous différentes formes dans les rites pour assurer la pré-
sence du dieu, et tous ces objets sont doués de cette force magique
que les symboles ont chez les primitifs. C'est probablement un féti-
che, peut-être une simple pierre, cet Indra qu'un prêtre propose,
dans un hymne, de prêter pour dix vaches et à condition qu'on le
lui rende après qu'on s'en sera servi. Tous les ustensiles rituels sont
des fétiches et, parmi eux, le poteau de sacrifice, le yûpa^ est une
grande divinité, qui rappelle à M. Oldenberg l'Ashéra sémitique.
Entre tous ces dieux et d'autres encore, il n'y a pas de classi-
fication fixe. Il y a seulement une tendance à les associer par
triades et surtout par couples : Mitra-Yaruna, Indra plus un autre
dieu. Le couple d'Agni-Soma, si apparent dans les textes plus
jeunes, l'est encore très peu dans les Hymnes; et ce fait, où
M. "Hillebrandt a cru voir l'introduction d'un culte nouveau,
M. Oldenberg le réduit avec raison à des innovations rituelles
d'ordre secondaire opérées peut-être par la famille sacerdotale des
Gotamides. Et pas plus que de classification, 11 n'y a de hié-
rarchie fixe. Deux divinités, Indra et Varuna, s'élèvent évidem-
ment au-dessus des autres, mais non en vertu d'un credo nette-
ment formulé, et, au-dessous d'eux, tout est confusion ; on entre-
voit bien des distinctions de fonctions, mais non une distinction
264 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de rang. « O Dieux, s'écrie un poète, il n'y a parmi vous ni grands,
ni petits, ni jeunes, ni vieux ; vous êtes tous grands. » 11 n'y a
pas jusqu'à de vieilles entités mythiques, qu'on eût dit n'être plus
que des noms, comme Ahi budhnya et Aja ekapâd, qu'on voit tout
à coup, dans les formules rituelles aussi bien que dans les Hymnes,
reprendre une place et une importance auxquelles elles ne parais-
sent plus avoir droit. La question de préséance n'est pas même
tranchée entre les deux grands maîtres du ciel, bien que, à en
juger par le nombre des invocations, la balance semble pencher
en faveur du maître du tonnerre: quand on les met en conflit
apparent, ce n'est que pour mieux les exalter tous deux, et on finit
par les renvoyer dos à dos. M. Oldenberg, en effet, se refuse à
[326] admettre la révolution qui, selon Roth et d'autres, aurait
substitué la primauté d'Indra à celle de Varuna, et, bien que je
n'accepte pas un de ses principaux arguments, l'origine étrangère
de Varuna, je ne puis que lui donner raison pour le reste. Les
deux dieux ont grandi ensemble et ensemble ils tomberont, mais
pour d'autres causes que celle de leur prétendue rivalité.
Ces causes, M. Oldenberg les a parfaitement exposées en quel-
ques pages brillantes qui terminent la section. C'est d'abord l'état
flottant des personnalités divines. Malgré les efforts de l'anthro-
pomorphisme pour leur donner une apparence concrète, et l'accu-
mulation des mythes qui relataient leurs actes, elles ne sont
jamais arrivées à se distinguer nettement les unes des autres. Ces
mythes mêmes, qui devaient les préciser, contribuaient d'autre
part à les confondre; car, forcément, ils étaient ou devenaient
bien vite communs à plusieurs : Indra foudroie les démons ; mais
Soma, qui l'inspire et lui donne la force, en triomphe avec lui ;
Agni, qui dissipe les ténèbres et conduit le sacrifice, n'est pas
moins leur adversaire naturel et leur vainqueur ; Brihaspati, armé
des paroles saintes, les extermine par le pouvoir de ses formules.
Les actes de l'un passant ainsi sans cesse à l'autre, il s'est formé
bientôt une sorte de geste commun, qui n'est que l'amplification,
pour ainsi dire, du nom de dieu. Tout dieu a terrassé les démons, a
fait briller le soleil et les étoiles, a affermi la terre et étayé le ciel,
et il n'est pas de si mince personnage du panthéon dont on ne pro-
clame quelque part ces merveilles. De là à les identifier entre eux,
il n'y avait qu'un pas, qui fut bientôt franchi : d'Agni, de Varuna,
d'Indra, d'Aryaman, de Mitra, d'autres encore, il est dit indiffé-
remment qu'ils sont tous les dieux, et il ne fallut pas un grand
ANNÉE 1896 265
effort non plus pour changer cela en la formule plus spéculative :
les dieux sont les noms de l'unique. La constitution même du sacri-
fice védique, remis à des corporations dont il était l'occupation
exclusive et où tout le personnel du panthéon défilait dans les
invocations et venait successivement prendre part aux offrandes,
devait favoriser d'ailleurs ce syncrétisme. Entre gens du métier, on
ne spéculait pas seulement sur les notions, mais sans doute aussi
sur les rites, et celles des dieux pouvaient paraître choses légères
en comparaison de la grande œuvre mystérieuse et magique qui
les mettait en train. Cet état d'esprit, qui n'est pas également
apparent dans toutes les parties du Veda, mais dont aucune ne peut
être déclarée entièrement exempte, a été appelé du nom d'héno-
théisme, et mis au compte de l'enthousiasme de l'adorateur ou-
bliant tout pour le dieu auquel il s'adresse dans le moment. Je
crois que M. Oldenberg a touché plus juste en y voyant en germe
et parfois à un état déjà très avancé, d'une part le panthéisme
[327] idéaliste des Upanishads, d'autre part l'espèce de scepti-
cisme mystique et professionnel qui s'étalera dans les Brâhmanas.
Peut-être M. Oldenberg aurait-il pu s'arrêter un peu davantage,
aux dernières conséquences de cet état dont il nous montre si bien
les causes, et soumettre à son examen quelques-unes des figures
divines nouvelles dans lesquelles ces notions ont trouvé leur expres-
sion mythique. Il a admis dans son livre tant de choses de la lit-
térature postérieure, qu'on voudrait y trouver aussi celles-ci, qui
appartiennent encore au Rigveda. Mais c'est là plutôt un regret
que j'exprime qu'une critique.
Après cet aperçu d'ensemble du panthéon et des notions reli-
gieuses du Veda, dont je n'ai pu que faire soupçonner la richesse,
M. Oldenberg, dans la deuxième section, reprend séparément et
en détail l'examen de chaque divinité. Il s'applique à démêler leur
préhistoire, si et dans quelle mesure elles sont indo-européennes
ou seulement indo-iraniennes, et, dans ce cas, comment l'Inde les
a modifiées. Ce sont autant d'études d'un fini achevé, où toute la
moelle et la fleur des textes sont rendues avec une admirable pré-
cision, mais^sur lesquelles, à mon grand regret, il me faudra pas-
ser encore plus sommairement que sur les chapitres précédents.
Agni, le feu, a été certainement l'objet d'un culte dès avant la
dispersion des tribus indo-européennes. Mais ce culte a du s'adresser
à l'élément non encore personnifié d'une façon précise, puisque au
feu mâle des Indo-Iraniens correspondent des déesses chez les Italo-
266 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Grecs. Dans l'Inde même, nul dieu n'a été plus exalté que lui et^
pourtant, il lui est toujours resté quelque chose d'humble et de fami-
lier : il est avant tout l'hôte et l'ami de l'homme et le serviteur des
dieux. Il a hérité d'un grand nombre de mythes, mais son histoire
propre se réduit à ce qu'on raconte confusément de ses multiples
naissances et de ses multiples demeures : au ciel, où il brûle dans le
soleil, où il est aussi le feu rituel des dieux, produit, comme ici-
bas, par friction, pour le sacrifice ; sur la terre, où il est descendu
dans la foudre, et où il nait sans cesse de Varani^ le briquet pri-
mitif; dans les eaux, dans Q^lles du nuage d'où il jaillit comme
éclair, et dans les eaux terrestres où il se cache, pour pénétrer
ensuite, principe de chaleur et de vie, dans les plantes, dans les
animaux, dans les hommes et jusque dans la pierre. Ne trouve-t-on
pas encore sa semence dans les fleuves sous la forme de l'or? C'est
par là surtout, plutôt qu'en sa qualité de feu de l'éclair, qu'il est
Apâm napât « l'enfant des eaux », et qu'il s'est confondu, comme
le sujjpose très ingénieusement M. Oldenberg, avec ce vieux démon
des eaux, d'abord distinct de lui. C'est là que les dieux, que les
[328] anciens sages l'ont cherché et trouvé pour l'accomplisse-
ment du sacrifice. Il est lui-même le prêtre, le premier prêtre,
l'ainé des Angiras et le premier ajicêtre. Il est par excellence le
protecteur contre les mauvais démons, le destructeur de tout malé-
fice, et cela, depuis l'âge le plus reculé, non seulement comme feu
rituel, mais comme feu ancestral et domestique, bien que l'épithète
technique de gârhapatya ne lui soit pas donnée dans le Rigveda.
C'est dans le chapitre sur Indra que M. Oldenberg a peut-être le
mieux montré comment on peut renouveler un sujet rebattu, sim-
plement en y regardant déplus près. Jusqu'ici on admettait qu'In-
dra était une figure purement hindoue, formée dans l'Inde aux
dépens du dieu indo-européen du ciel, Dyaus-Zeus. A l'encontre de
cette opinion, M. Oldenberg observe qu'il était peu vraisemblable
que Dyaus ait eu jamais dans l'Inde une personnalité plus mar-
quée que celle qu'il a dans nos textes : d'autre part, il rencontre
un dieu du tonnerre distinct du dieu du ciel et porteur des mêmes
mythes qu'Indra chez les Germains (Thor, Donar), chez les Gréco-
Latins (Herakles-Hercules), chez les Arméniens (Yahaken), même
chez les Iraniens, où le dieu s'est effacé, mais où s'est conservée
la plus caractéristique de ses épithètes, Yerethraghna, « le tueur
de Vritra ». Il n'hésite donc pas à identifier directement avec cette
très vieille figure l'Indra védique, le maître du tonnerre, grand
ANNÉE 1896 267
batailleur comme tous ses congénères, comme eux fort mangeur
et fort buveur, foncièrement bon et secourable, mais brutal, capri-
cieux, et en somme un type faiblement éthique. De tous les dieux,
c'est le plus riche en mythes et, parmi ces mythes, deux surtout
sont donnés en détail dans les Hymnes : la lutte contre Vritra,
le dragon qui retenait les eaux captives, et la délivrance des vaches
enfermées dans la caverne du brigand. On les a souvent con-
fondus, et le fait est que les textes eux-mêmes les brouillent.
M. Oldenberg les distingue et reconnaît dans l'un l'orage et la
production de la pluie, dans l'autre la conquête de la lumière et
l'apparition de l'aurore. Par une de ces analyses fines et serrées
dont il a le secret, il montre que, pour les poètes védiques, la
lutte contre Vritra est souvent descendue du ciel sur la terre, et
que, s'ils parlent de montagnes fendues et de fleuves rendus à
leur cours, ils entendent de vraies montagnes et de vrais fleuves,
non le nuage et les torrents de la pluie. Mais il faut convenir aussi
qu'il leur est resté souvent une vague conscience de la vraie signi-
fication du mythe et que les commentateurs n'ont pas eu à faire
grand effort pour la retrouver. Quant à l'autre exploit, la déli-
vrance des vaches, il a peut-être appartenu à l'origine, non à
Indra, mais à un personnage mythique de signification plus obscure,
Trita Aptya, qui en est aussi le héros dans la légende iranienne.
[329J Dans l'Inde, il a en tout cas subi une déformation dès une
époque très ancienne : le mythe physique s'est transformé en un
apologue sacerdotal, la conquête, au profit des brahmanes, des
vaches que détient l'avare, et il n'est pas étonnant dès lors que
Brihaspati, le prêtre divin, en soit aussi devenu le héros. Ailleurs,
par contre, il est dit simplement qu'Indra a conquis la lumière et
fait paraître le soleil, sans qu'il soit plus question de vaches. C'est
qu'Indra est devenu le conquérant et le bienfaiteur par excellence,
le roi victorieux du ciel, et qu'un roi du ciel peut toujours, à l'oc-
casion, devenir un soleil. Indra est sûrement le soleil (M. Olden-
berg est moins affirmatif) quand il brise le char d'Ushas, l'Aurore,
ce qui n'empêche pas que, dans le mythe obscur et fragmentaire
d'Etaça, il soit en conflit avec le même soleil. Il est du reste
impossible de résumer sans l'appauvrir jusqu'à la défigurer cette
discussion souple et nuancée, où un ensemble mythique qu'on pou-
vait croire épuisé est présenté sous un jour singulièrement nouveau.
C'est encore comme dieu victorieux et protecteur qu'Indra est
le héros de toute une série d'exploits où il défait les Dâsas ou.
268 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Dasyus : Çambara, Pipru, Gumuri, Dhuni, Ilîbiça et beaucoup
d'autres, dont il brise les forteresses et contre lesquels il défend
des rois aryens. Sont-ce des démons? sont-ce des hommes? le
mot dâsa, proprement « esclave », pouvant signifier l'un et l'autre.
M. Oldenberg se décide nettement pour la deuxième solution : il
voit là les débris d'une sorte d'épopée à fond historique, réduite
malheureusement à de maigres allusions. Même Çushna « le des-
sécheur », pour qui les données sont plus franchement mythiques,
lui parait revendicable pour la légende ; il n'abandonne au mythe
que Namuci. Cependant il feiit observer lui-môme que ces person-
nages sont parfois désignés comme monstrueux, qu'ils sont appe-
lés asuras^ c'est-à-dire apparemment « démons ». Il discute à ce
propos ce terme déjà tant de fois discuté et apporte au débat
quelques arguments nouveaux : asura aurait signifié à l'origine
quelque chose comme mâyâvin « doué de puissance », plus parti-
culièrement « doué d'une puissance mystérieuse et magique »,
mais pouvant être aussi bien bonne que mauvaise. Le point faible
reste pourtant que nulle part asura n'est dit nettement d'un homme.
Revendiquant ainsi pour l'histoire légendaire les ennemis d'Indra,
il ne pouvait pas faire moins que de revendiquer de même les
prêtres et les rois ses protégés, et, pour plusieurs, la revendication
est fort probable, aussi probable, en somme, que pour Pélops,
Achille et Agamemnon. Après les négations absolues venues d'autre
part, il était bon que la question fût reprise dans le sens opposé et,
pour ma part, je consens volontiers à ce qu'elle reste ouverte.
[330] Mais quand M. Oldenberg ajoute qu'avec Sudâs, Vasishtha
et les Tritsus « nous entrons tout à fait dans la période de l'his-
toire », et qu'avec eux nous touchons à des faits « indubitable-
ment historiques », je suis obligé de dire que je n'en crois pas le
premier mot.
Quant aux mythes relatifs à la gloutonnerie d'Indra, à ses beu-
veries et à ses galanteries, il est difficile de décider s'ils com-
portent une signification naturaliste, ou si, comme le pense l'auteur^
ce sont de simples développements induits, le dieu devant partager
toutes les qualités de la « jeunesse dorée » du temps. Les textes
sont trop courts, ou trop obscurs, comme l'hymne de Vrisliàkapi,
que M. Oldenberg essaie de restaurer et auquel j'avoue no rien
comprendre du tout. Cependant la persistance avec laquelle ces
traits reparaissent ailleurs, qu'on pense à Thor, à Hercule, à Zeus
qui, lui aussi, est à beaucoup d'égards un Indra, porterait à croire
ANNÉE 1896 269
que, d'une façon générale du moins, ils doivent avoir quelque base
physique. En les réservant pour la fin du chapitre, M. Oldenberg
s'est ménagé avec beaucoup d'art une transition au chapitre sui-
vant et, pour plus tard, un contraste saisissant avec la figure
plus sévère de Varuna.
Soma est le breuvage d'immortalité, Vamrita, l'ambroisie et le
nectar, le breuvage des dieux, d'Indra surtout, à qui il inspire ses
grandes actions et donne la force de les accomplir. Les hommes
aussi le boivent, ou boivent une liqueur qui lui ressemble, dans
laquelle ils puisent l'enthousiasme de l'ivresse. Il est venu du ciel,
apporté par un aigle. Partons ces traits, le Soma est indo-euro-
péen. Je me suis déjà expliqué sur cette descente du ciel, et j'ai dit
en quoi je diffère sur ce point de M. Oldenberg. Le Soma n'est
certainement pas la pluie ; mais il est avec elle en un rapport
mythique, en ce sens que la pluie a été conçue comme une forme
du Soma. Chez les Iraniens et dans l'Inde, on l'exprime d'une
plante de même nom, qui croît sur les montagnes et qu'il n'est plus
possible d'identifier. Peut-être dès la première époque védique, cer-
tainement dans la seconde, il n'est plus guère que le breuvage
rituel, un toxique amer et violent, et, dans l'Inde, comme dans la
Perse, il est devenu un dieu.
Dans l'Inde, soma est aussi le nom de la lune ; il Test déjà
plusieurs fois, sans aucun doute possible, dans le Rigveda, et il
l'est resté sans discontinuité jusqu'à nos jours. De même indu
et drapsa (déjà dans le Rigveda, cf. IV, 13. 2), qui signifient
(( goutte » et sont des synonymes de soma^ sont aussi des noms
de la lune. D'une façon tout aussi continue, depuis les Brâhmanas,
il est affirmé que la lune est le réservoir de l'amrita, que les dieux
[331] le boivent et vident la lune pendant une quinzaine, après
quoi elle Se remplit de nouveau. La croyance est si enracinée,
qu'elle s'est imposée même dans les traités scientifiques : pour les
astronomes, comme pour les poètes, la lune est liquide. Et M. Hille-
brandt a prouvé, suivant moi, qu'elle l'est aussi dans le Rigveda.
Malheureusement, il est allé trop loin: il a fait du dieu Soma le dieu
de la lune ; du sacrifice védique, une fête de la lune, et de la reli-
gion védique, une religion lunaire. Le point de départ de toute la
conception a été évidemment le breuvage enivrant, et le breuvage
rituel en est toujours resté le centre. Mais ce breuvage ou son pro-
totype est placé dans la lune, sous la garde du Gandharva, et,
quand les auteurs des Hymnes parlent du liquide qui coule sur
270 COMPTES RKNDUS ET NOTICES
l'autel, il est rare qu'ils ne pensent pas en même temps à l'autre
qui est là-haut la substance de la lune. Ainsi seulement s'explique
le titre de râjan^ de roi, qu'ils lui donnent et qui serait si bizarre
appliqué à un breuvage ou aune plante même divinisés, ainsi que
les rayons, les splendeurs qu'ils lui prêtent et qui ne convien-
draient pas davantage aux gouttes d'un liquide, si brillantes qu'on
les suppose. Mais, même réduite à ces proportions, M. Oldenberg,
ici et dans un Excursus placé à la fin du volume, combat la thèse
de M. Hillebrandt: il ne lui reconnaît qu'une vague et très faible
possibilité et, en somme, illti repousse. Il saitcependant mieux que
personne, combien des croyances analogues sont universellement
répandues. La lune est le réservoir de la rosée. Partout elle est en
un étroit rapport avec la pluie et les plantes. Chez les Iraniens, où
elle n'a plus aucune connexion avec Haoma, parce qu'elle est de-
venue démoniaque et mauvaise, elle est restée le réceptacle de la
semence de vie. On y place les limbes, et je crois bien que c'est là
qu'il faut chercher la fontaine de Jouvence et le Kindelshrunnen^
d'où la cigogne apporte les nouveau-nés. Encore dans notre folklore,
elle est un fromage ou un pot de lait. Ne semble-t-il pas aussi que
l'idée si bizarre, que les dieux mangent ou boivent la lune, soit
bien une de ces conceptions de primitifs, que l'auteur se plaît à
signaler comme le substratum de la pensée védique ? Mais il était
déjà en possession de deux lunes et il n'a pas voulu peut-être se
charger d'une troisième.
Gomme Agni, Soma est resté un dieu élémentaire très faiblement
anthropomorphisé. Gomme lui aussi, il a été paré de tous les attri-
buts de la souveraineté et de la suprême sagesse, lia créé ou établi
le ciel et la terre, il a disposé et allumé le soleil et les étoiles. Il
est en rapport avec les Mânes, dont il est la nourriture; mais il
n'est pas devenu un ancêtre.
(Journal des Savants, juillet 1896.)
[389] Les Âdityas forment un groupe à part dans le panthéon
védique. Leur chef, Varuna, en est, avec Indra, la plus grande
figure, et cette grandeur, qu'il ne doit ni à ses exploits, ni à des
ANNÉE 1896 271
attaches physiques encore vaguement comprises, relève de concep-
tions religieuses plus hautes : elle est essentiellement de nature
spirituelle et morale. En lui et en son associé Mitra, à un moindre
degré et comme par reflet, dans les autres Adityas ses frères
subordonnés, se résument et culminent les notions d'ordre, de loi,
de justice, de vérité, de pureté, de sainteté. Nul autre dieu vé-
dique ne rappelle autant que lui la majesté de Jéhova. C'est confor-
mément à ses ordonnances, à ses établissements, que subsiste le
monde et que les êtres vaquent à leurs fonctions. Malheur à l'homme
qui enfreint ses commandements ! Car il sait tout et voit tout ; il
scrute les consciences et sa colère ne se laisse pas désarmer par
de simples offrandes. Il faut être pur devant Varuna, et qui pour-
rait se flatter de l'être ? Aussi n'approche-t-on de lui qu'en trem-
blant. C'est peut-être pour cela que son culte tient en somme peu
de place dans la liturgie, qui est celle des grands sacrifices plus
ou moins publics, et que nous en apprenons relativement peu de
chose, bien que, par une exception unique, un prêtre spécial, le
maitrâvaruna^ semble y avoir été affecté. Ce culte a dû consister
surtout en pratiques individuelles de propitiation et d'expiation ^
d'un caractère sévère et peut-être sinistre : la légende y associe le
[390] sacrifice humain. En tout cas, tant que ces notions demeu-
rèrent attachées à Varuna, sa grandeur a dû rester intacte. Elle
déclinera à mesure que ces croyances trouveront leur centre
ailleurs, dans Prajâpati, dans Brahmâ et dans la conception ab-
straite du dharma.
Jusqu'à ces derniers temps l'on était à peu près d'accord pour
reconnaître en Varuna la personnification du ciel qui embrasse
toutes choses 2. L'explication cadrait parfaitement avec le caractère
principal du dieu, celui d'ordonnateur suprême du monde physique
et moral. Elle ne s'accordait pas moins bien avec le petit nombre
de traits naturalistes qui sont restés attachés à sa personne. C'est
au haut du ciel, en pleine lumière, qu'il trône. Le soleil est son
œil, l'œil de Mitra- Varuna : ailleurs, leurs deux yeux sont proba-
blement le soleil et la lune. Vasishtha, apparemment l'éclair, est
leur fils commun, né de leur semence recueillie dans unpot, c'est-à-
1. Une de ces pratiques a passé dans le rituel, le Varunapraghâsa.
2. Le mot, qui, entre autres significations, peut avoir celle d' « enveloppeur », a été
rapproché de bonne heure du grec oùpavd;. L'équation présente des difficultés; mais,
parmi celles qui portent sur des mots devenus noms propres, combien en est-il qui
soient de tout point satisfaisantes ?
272 COMPTES RENDUS ET NOTICES
dire dans les flancs^ du nuage. Mais Varuna, qui ne sommeille jamais,
préside aussi à la nuit : le ciel étoile est son vêtement, la lune et les
constellations révèlent sa magnificence, et dans les guetteurs innom-
brables, parles yeux de qui il surveille et voit tout, on est bien
tenté de reconnaître les étoiles. Il règne aussi sur les eaux: il
trace leur cours aux fleuves; a les sept rivières coulent dans sa
gorge comme dans une large gargouille » ; il est invoqué comme
dispensateur delà pluie, et on le montre parcourant le vaste océan,
sans doute l'océan céleste d'abord, plus tard, et déjà dans le Rigveda,
l'océan terrestre, qui restera'^inalement son domaine propre. Déjà
dans le Rigveda aussi, l'bydropisie est regardée comme un de ses
châtiments. Tous ces traits ne sont pas également caractéristiques;
mais, pris ensemble, ils paraissent bien se rapporter au ciel, et
Ton peut même s'étonner qu'ils se soient conservés si nombreux et
si précis chez un dieu aussi profondément anthropomorphisé.
A cette explication, M. Oldenberg a été pourtant amené à en
substituer une autre, moins par la considération de Varuna en lui-
même que par celle de son entourage. Les Àdityas, les fils d'Aditi,
sont au nombre de sept: deux très grands, Varuna et Mitra, for-
mant un couple si étroitement uni que, récemment M. Bohnenberger
en a pris prétexte pour ne voir dans le second qu'un simple dédou-
blement, une épithète personnifiée du premier; au-dessous d'eux,
cinq autres de même nature et de mêmes fonctions, entourés des
[391] mêmes adorations, mais si noyés dans la splendeur des deux
premiers, d'une individualité si faible, qu'on n'a pas même la liste
complète de leurs noms. Chez les Iraniens, on trouve un groupe
à peu près semblable : les sept Ameshaspentas, dont le premier,
Ahuramazda, le dieu suprême, répond à Varuna, et dont les six
autres ne sont que des abstractions personnifiées ; à côté d'eux et
inférieur au seul Ahuramazda, un dieu aussi personnel que lui,
Mithra. Or le Mithra iranien est incontestablement un dieu solaire,
et, bien que ce caractère soit plus effacé chez le Mitra védique,
il en est resté assez de souvenirs pour qu'on puisse affirmer que
lui aussi a dû être à l'origine le soleiP. Mais, dès lors, il suit
presque forcément que son associé Varuna, cet autre roi céleste,
lumineux comme lui et qui a tant de rapports avnc la nuit, a dû
être à l'origine la lune, et que les cmq Adityas restants, leurs
1. Plus lard, dans l'Inde post-védique. Mitra est redevenu simplement un des noms
du Soleil, mais grâce pcut-élre à des inUuences iraniennes. M. Oldenberg a donc fait
sagement de ne pas.recourjr à ces témoignages.
ANNÉE 1896 273
frères subordonnés, représentent les cinq moindres planètes. Et,
comme rien, ni chez les Iraniens, ni chez les Indiens védiques,
n'autorise à leur supposer la connaissance, la connaissance indé-
pendante surtout des petites planètes, une dernière conséquence
s'impose : que tout ce culte des Ameshaspentas d'un côté, des
Adityas de l'autre, leur est venu du dehors, d'un peuple plus
avancé qu'eux dans la connaissance du ciel, des Clialdéens sémites
ou accadiens de la Babylonie.
Cette thèse qui, partiellement, en ce qui concerne Varuna et
Mitra, avait déjà été suggérée par M. Hillebrandt et formulée
ensuite plus nettement par M. Hardy, est présentée par M. Olden-
berg avec une conviction profonde et avec non moins d'habileté que
de conviction. Elle me laisse pourtant incrédule. J'admets comme
lui la parenté originelle d'Ahuramazda et de Varuna, des Ameshas-
pentas et des Adityas, ainsi que la nature solaire du M ithra ira-
nien et du Mitra védique. Mais j'ai peine à le suivre plus loin,
à croire que la lune, ce qu'il y a de plus changeant et de plus irré-
gulier au ciel, ait fourni le prototype de la majesté immuable et
ordonnatrice de Varuna, et que toute cette religion des Adityas
soit sortie d'une astrolâtrie d'emprunt dont la signification, peu
comprise peut-être dès le début, aurait été bien vite et si complè-
tement oubliée. Les Hindous, que ce couple de Mitra- Varuna parait
avoir beaucoup intrigués et qui, comme M, Oldenberg, y cher-
chaient deux pendants, l'ont expliqué de diverses façons:/ ils en ont
fait le soleil et le feu, le jour et la nuit, jamais, ce qui eût été si
simple, le soleil et la lune. Une fois pourtant {Çatap, Brâhm.y
II, 4, 18), Varuna est la lune croissante ; mais c'est que Mitra est
[392] en même temps la lune décroissante, et, ce qui va sans
dire, M. Oldenberg ne s'en est point fait un argument. Quant
aux planètes, c'est encore pis ; ils auraient oublié non seulement
les noms, mais encore la chose, si bien que plus tard, quand ils
ont appris à les connaître réellement, ils leur auraient refait une
histoire sous d'autres noms et avec des données toutes différentes.
Il y a d'autres difficultés encore, dont aucune, sans doute, ne
fournit une objection péremptoire, — les limites du possible sont
très larges en pareille matière, — mais sur lesquelles M. Olden-
berg, sans chercher à les déguiser, a peut-être passé un peu légè-
rement. Non seulement Ahuramazda et les Ameshaspentas n'ont
plus absolument rien de planétaire, les planètes chez les Iraniens,
étant au contraire toutes considérées comme mauvaises et comme
Religio>s de l'Inde. — IV. 18
274 COMPTES RENDUS ET NOTICES
appartenant à la création d'Ahriman ; mais le Mithra iranien n'est
pas un Amesliaspenta, ce qui porte ici le nombre des dieux en
question a huit au lieu de sept, avec un de trop, et ne laisse pas
d'être fâcheux dans une théorie où le chiffre sept doit prouver tant
de choses. Admettons pourtant que tout cela puisse se mettre au
compte du remaniement systématique que le vieux panthéon ira-
nien a subi dans le Mazdéisme avestique. Malheureusement les
choses ne sont pas beaucoup plus claires dans le Veda. A côté des
sept fils d'Aditi, — le nombre n'est spécifié que deux fois dans
le Rigveda, — il y en a un huîl^ème, Màrtânda, « le produit de l'œuf
mort », que sa mère abandonne, l'enfant exposé de tant de mythes
solaires. Et, en effet, d'après toute la tradition, ce Màrtânda est
le soleil, condamné à sa tâche journalière, tandis que ses frères
habitent l'empyrée auprès des dieux. Il y a eu ici, je le veux bien,
un de ces cas si fréquents de contamination entre mythes diffé-
rents: toujours est-il que le soleil était, parfois du moins, exclu
du groupe des vrais Âdityas, bien que Mitra fit partie de ce
groupe et que, déjà dans le Rigveda, Àditya soit un nom courant
du solein. Et la défiance ne peut qu'augmenter, quand on voit, à
partir de l'Atharvaveda et des Brâhmanas, le nombre des Âdi-
tyas porté d'ordinaire à huit ou à douze, qui restera le nombre
définitif, en rapport, semble-t-il, avec celui des douze mois, bien
que M. Oldenberg l'explique autrement. Dans cet état flottant et
contradictoire des données, M. Oldenberg ne veut voir que la mise
en oubli de leur signification première 2. Pour moi, c'est précisé-
[393] ment cet oubli si complet qui m'inquiète. Il me semble
qu'Hindous et Iraniens n'en seraient pas arrivés ^là^ s'ils avaient
emprunté délibérément une chose aussi concrète et aussi définie
que le culte des sept planètes. Et, si tel n'a pas été l'emprunt, si
comme M. Oldenberg nous en laisse le choix il n'a porté peut-être
que sur des choses à moitié comprises, je me demande ce qu'il a
pu être et quels en auraient été les motifs. Prétendra-t-on qu'il
s'est imposé par la supériorité religieuse et morale des cultes
1. Il semble que, de bonne heure, les Hindous aient fait des sept Adityas autant de
soleils. Cf. l\igv., IX, 114, 3 et le commentaire de M. Ludwig, ad loc. Plus tard,
quand ils ont élargi la liste, ils l'on fait surtout avec des noms solaires.
2. Cet oubli, en ce qui regarde IVlitra et Varuna, aurait été facilité par le fait que
les Hindous (et aussi les Iraniens) avaient déjà un dieu du soleil et un dieu de la
lune indigènes, Sùrya et Candramas. Je crois môme qu'ils en avaient plusieurs, sans
que leurs souvenirs se soient brouillés pour cela. Mais pourquoi auraient-ils absolu-
ment oublié les planètes ?
ANNÉE 1896 275
d'une nation « arrivée plus tôt que les Indo-iraniens à la maturité
du sérieux éthique ? » Je n'oublie pas ce qu'ont eu de conta-
gieux les religions de l'Asie antérieure, et je ne veux pas dire que
ce serait surfaire les dieux de Babylone ; mais ce serait rabaisser
peut-être sans nécessité la noblesse native de deux peuples qui
n'ont été surpassés par nul autre pour la conception profonde des
idées de loi et de devoir.
Mais, aussi du côté de Babylone, il y a des difficultés, plus
qu'il ne semble à première vue. Là, sans doute, nous trouvons une
vieille astrolâtrie et des divinités groupées par sept, en rapport
avec les jours de la semaine et les planètes. Ces derniers rapports
tels qu'ils sont fixés sous le nouvel empire babylonien, l'étaient-ils
déjà au temps de l'ancienne Ghaldée ? Cela parait douteux. Mais ce
qui ne l'est pas, c'est que, excepté pour Sin, la lune, et Shamash,
le soleil, ces attributions astrologiques, loin de résumer l'être des
dieux, n'en étaient qu'un accessoire très secondaire. Ce n'est pas
parce qu'ils étaient les régents de Mercure, de Mars, de Jupiter, de
Saturne, de Vénus, qu'on adorait Nabou, Nirgal, Mardouk, Nindar,
Ishtar, — cette dernière, soit dit en passant, une déesse et qui a
laissé son sexe à sa planète partout où a été reçue plus ou moins
directement l'astrologie babylonienne, — mais parce qu'ils étaient
par eux-mêmes de très grands dieux, très personnels, riches de
mythes et d'attributs. Et à côté, parfois au-dessus d'eux, parfois
aussi confondus avec eux, — car les rangs et les associations ont
souvent changé dans ce panthéon, — il y avait d'autres dieux très
grands, Anou, Bel, Ea ; d'autres encore, sans compter les déesses,
ayant ou n'ayant pas parmi leurs attributions des étoiles ou des
constellations, sans que leur divinité en fût augmentée ou dimi-
nuée. Que des peuples, qui n'ont jamais été de bien fervents astro-
lâtres, aient tiré de là une religion des sept planètes et laissé tout
le reste, me paraît une supposition peu probable.
Je crois donc que le plus sûr est de s'en tenir, pour les Adityas,
à l'ancienne explication : un roi suprême du ciel, entouré de ses
[394] frères qui composent sa cour et dont un seul apparaît bien
distinct. Celui-ci est un dieu du soleil. Qu'étaient les autres ? Que
se cache-t-il derrière leurs noms abstraits ? Des astres ? Peut-être.
Quant à y voir des planètes, le nombre sept, qui revient si sou-
vent et à tant de propos dans l'arithmétique religieuse, est un
appui bien peu solide pour supporter le poids d'une aussi grosse
hypothèse, auquel viendrait aussitôt et forcément s'ajouter ce-
276 COMPTES RENDUS ET NOTICES
lui de l'hypothèse plus grosse encore d'une origine étrangère ^
Les Âdityas n'ont pas de père, du moins dans le Veda, qui ne
connaît que leur mère, Aditi. Sur elle, les auteurs des Hymnes ont
entassé beaucoup de métaphores et de spéculations parfois gran-
dioses, aussi toute sorte de formules d'un mysticisme amphigou-
rique. Elle est ainsi devenue de bonne heure une sorte d'entité
universelle, de matrice commune des êtres. Quand ils en parlent
plus sobrement, elle est une abstraction personnifiée. Le nom parait
signifiera absence de lien, liberté», et elle délivre en effet de
tout ce qui lie, du malheur, o^ la captivité, de la faute surtout et
du péché. Ainsi conçue, Aditi est en quelque sorte le reflet des
Âdityas, et, comme M. Oldenberg l'admet après Darmesteter, elle
est plus jeune que ses fils. Mais en même temps, derrière cette
signification abstraite, il en soupçonne une autre, infiniment plus
ancienne. Il remarque, en effet, qu'Aditi est un nom de la vache,
de la créature nourricière et maternelle par excellence, et il nous
fait ainsi entrevoir la conception très lointaine et toute primitive
d'une vache mère du soleil et des dieux. J'ajoute que l'identifica-
tion assez fréquente, dans les textes postérieurs, d' Aditi avec la
Terre pourrait bien, elle aussi, être une conception ancienne, qui
ne serait nullement en contradiction avec la première.
Quelles qu'aient été du reste l'origine et la signification pre-
mière des Âdityas, leur rôle dans le Veda n'est pas douteux: ils
sont les mainteneurs et les vengeurs du rita. Le sens initial exact
du mot est incertain, — M. Oldenberg est pour celui de Bewegung^
[395] « mouvement », — mais ce que le mot signifie dans les
textes ne l'est pas. C'est l'ordre dans le monde physique, la marche
régulière mais aussi merveilleuse des choses, depuis les plus
grandes jusqu'aux plus petites ; dans l'homme, c'est le juste, le
vrai ; son opposé anrita est le faux. Il couvre ainsi à peu près
tout ce que la langue postérieure exprimera par dharma. Les
1. Cet article était à l'imprimerie, quand j'ai reçu de M. Oldenberg celui qu'il vient
de publier dans le Zeitschr. d. deutsch. Morgenl. Gesellsch., en réponse aux critiques de
M. von Schroeder et surtout de M. Pischel, ces dernières beaucoup plus radicales
que les miennes. Je n'ai Jamais douté delà très sérieuse valeur de la thèse de M. Olden-
berg et j'accorde volontiers aussi que, en pareille matière et à pareille distance, tout
est possible. Mais je dois dire que, sur le point essentiel du débat, l'origine plané-
taire et, par conséquent, étrangère des Adityas, la nouvelle démonstration n'a pas
plus que la première réussi à vaincre mon incrédulité. Gomme détail, j'ajouterai seu-
lement que M. Oldenberg pense trouver une mention des planètes dans les sapta diço
nànâsûryâh de R. V. IX, 114, 3 et que, dans Mârlûnda, il soupçonne une allusion aux
étoiles fixes.
ANNÉE 1896 277
pages dans lesquelles M. Oldenberg, ici et à la fin de la section,
a étudié cette conception et tout ce qui s'y rattache, comptent parmi
les plus belles du livre. Le rita se manifeste en toutes choses, mais
principalement dans les phénomènes du ciel, qui donnent la vision
même de l'ordre éternel, et dans les cérémonies du culte, qui en
sont la condition. Il est ainsi plus ou moins localisé : on parle de
sa source, de ses voies, de ses demeures, de sa matrice, expres-
sion qui très souvent désigne l'autel. Mais on ne le personnifie pas ;
toute la conception incline plutôt vers le panthéisme. On ne le prie
pas, on ne lui sacrifie pas, pas plus que les Grecs ne le faisaient
pour la MoTpa. Ses rapports avec les dieux, particulièrement avec
Varuna et les Adityas, rappellent aussi ceux de Zeu? et de la MoT^a.
Leur volonté, leurs décrets et ordonnances se confondent avec le
ritUy sont le rita même ; mais tantôt ils le maintiennent, tantôt ils
le fondent et l'établissent ; tantôt ils en sont les maîtres et tantôt
les serviteurs. Toute créature qui le viole tombe sous leur colère.
Et ici surtout se révèle le caractère particulier de ces dieux, no-
tamment de Varuna. Tous les grands dieux du Veda sont des
amis et des défenseurs du rita ; mais on est vis-à-vis d'eux d'un
optimisme facile. Sauf Rudra peut-être, ils sont bons et bienveil-
lants; mais plutôt généreux que justes, ils ne sont pas foncière-
ment moraux. Varuna et les Adityas, au contraire, scrutent les
actes et leurs motifs, ils recherchent le péché.
Le péché, enas^ agha, est conçu de deux façons. D'une part il
produit de lui-même son châtiment. Gomme le malheur, la maladie,
la possession, la souillure, les mauvais rêves, il s'empare de
l'homme à son insu ; il est un lien, un filet. Même involontaire,
commis dans le sommeil, il n'en est pas moins le péché. Gomme
la maladie, il peut se communiquer à d'autres, à des innocents ;
il passe du père au fils et peut être hérité. Un mauvais présage,
un accident survenu durant le sacrifice rendent impur et coupable.
« Les dieux, dit une vieille formule, ont essuyé leur péché sur
Trita, Trita l'a essuyé sur les hommes. » Aussi le péché d'autrui
est-il aussi redoutable que le péché propre et, réciproquement, s'ef-
force-t-on à passer à un ennemi celui qu'on a commis soi-même.
Le péché ou la coulpe est donc conçu comme quelque chose de
concret, comme une substance ou, selon l'expression de M. Olden-
berg, un fluide pénétrant sa victime, conception qui se traduit dans
[396] un grand nombre de pratiques du culte. Sa conséquence
fatale est la maladie, la folie, la mort. D'autre part, le péché est
278 COMPTES RENDUS ET NOTICES
châtié par les dieux, par Varuna surtout, dont il viole les ordon-
nances et dont il provoque la colère. Ses guetteurs lui dénoncent
le coupable ; ses druJtas^ qui rappellent les Erinnyes, s'attachent à
le poursuivre; lui-même l'enlace dans son filet; au besoin, il
ruse avec lui et lui tend des pièges. Il peut revêtir ainsi un carac-
tère malin et cruel, et Agni, par exemple, est invoqué pour dé-
tourner ses ruses vengeresses. Les Hymnes eux-mêmes sont dis-
crets sur ce côté de sa nature, qui s'affirme davantage dans les
écrits postérieurs. Par contre, ils proclament hautement que le dieu
pardonne au coupable qui se'Vepent. D'autres dieux, Agni surtout,
à un moiadre degré Indra, apparaissent à l'occasion dans ce rôle
de justicier. Mais, en somme, c'est là la religion de Varuna et des
Adityas. On ne peut lui refuser un caractère de sévère grandeur ;
il ne faudrait pourtant pas, ainsi que le remarque M. Oldenberg,
se l'exagérer. D'une part, cette morale n'est pas bien compréhen-
sive ; contre l'ennemi, par exemple, elle n'impose pas beaucoup
de scrupules; d'autre part, ce qui domine, c'est la crainte plutôt
que la vraie contrition. La remarque est juste, et tout ce que
M. Oldenberg a exposé devait être dit. Mais — et c'est la seule
réserve que je ferai à cette forte et belle étude — il ne faut pas
oublier non plus qu'on retrouverait une bonne part de tout cela
dans nos propres habitudes de langage, dans nos usages, dans
nos préjugés, jusque dans certaines pratiques de l'Eglise ; et, d'un
autre côté, il y a dans quelques-uns de ces hymnes à Varuna une
expression si vraie, si profonde du remords, si voisine de l'accent
de certains psaumes, qu'on ne peut s'empêcher de penser que, parmi
les Hindous d'alors, quelques-uns du moins ont pressenti les sen-
timents de la conscience chrétienne.
Heureusement les autres dieux du panthéon m'arrêteront moins
longtemps que les Âdityas. Le couple jumeau des Açvins, « las pos-
sesseurs de chevaux », les fils de la cavale, sont des divinités ma-
tinales dans les Hymnes et dans le culte. Ils devancent le soleil et,
chaque jour, ils font avec lui le tour du ciel. Ils sont les fiancés ou
les garçons de noce de Sûryâ, la déesse Soleil, ou de la fille du
Soleil, comme, dans les chants des Lettes, l'étoile du matin est
l'amant de la vierge solaire. Ils sont indo-européens. M. Olden-
berg, après d'autres, les identifie avec les Dioscures, les frères
d'Hélène, et voit en eux la personnification de l'étoile du matin et
de l'étoile du soir. La difficulté de Fexpli'cation est que les Açvins
paraissent inséparables, tandis que les deux étoiles du matin et du
ANNÉE 1896 279
soir sont à jamais séparées. Mais il montre que, dans le Veda
[397] même, ily a des traces d'un iVçvin du matin et d'un Açvin
du soir, et, par une ingénieuse discussion des données, par une
appréciation tout aussi fine des procédés du travail mythique, il
fait voir comment le mythe a pu aboutir à cette déformation, qu'il
a du reste aussi subie chez les Grecs. Les Dioscures, en effet,
sont bien séparés, mais de^ telle façon qu'ils apparaissent au ciel
alternativement, de deux jours l'un, ce qui n'est pas plus conforme
à la réalité. Les Açvins sont tout aimables, comme l'Aurore, à
laquelle les unit un lien de vague fraternité, comme enfants du ciel,
et qui est aussi parfois leur fiancée. Ils sont bienfaisants comme elle,
ils apportent la rosée et sont libérateurs de tout péril, en parti-
culier du péril de mer, comme les Dioscures. Déjà dans le Veda,
ils sont des médecins célestes, ce qui restera plus tard leur fonc-
tion spéciale. J'ai déjà dit que, contrairement à M. Oldenberg, je
vois des mythes naturalistes et solaires dans plusieurs des cures
et sauvetages opérés par les Açvins.
Je ne reviendrai pas non plus sur Vâyu, Vâta, le dieu du vent,
sur Parjanya, le dieu de l'orage et de la pluie, qu'on a depuis
longtemps rapproché du Perkunas lithuanien et du Fiôrgyn Scan-
dinave, sur Brihaspati ou Brahmanaspati, le prêtre divinisé, ni sur
Vishnu, Pùshan, Savitri et Tvashtri, que M. Oldenberg entend
expliquer uniquement par leurs fonctions, et dans lesquels je per-
siste, avec toute la tradition, à reconnaître des dieux d'origine
solaire. Le plus énigmatique parmi eux, Tvashtri, a pour rivaux
trois personnages tous aussi énigmatiques, les Riblius, artisans
merveilleux comme lui, à qui leurs ouvrages ont valu d'être admis
parmi les dieux. On les a rapprochés des Elbes, ce qui n'avance
pas à gfand'chose. M. Oldenberg a soigneusement recueilli les
données, sans risquer de nouvelles conjectures.
Mais je suis obligé de m'arrêter un peu plus longtemps aux Ma-
rutset à leur père Piudra. La troupe ou les sept troupes des Maruts
ou Rudras sont, aussi pour M. Oldenberg, les dieux de l'ouragan.
Les descriptions que font d'eux les Hymnes et qui cadrent si par-
faitement avec les débuts et le déchaînement de la mousson, ne
laissent aucun doute à cet égard. Malgré leur violence, ils sont
bons et bienfaisants; ils assistent Indra dans ses batailles, ils
abreuvent la terre de fécondes ondées, ils n'ont rien de sinistre.
Sans l'assonance de leur nom avec la racine mar « mourir», per-
sonne n'eût probablement cherché en eux les trépassés. Dans la
280 COMPTES RENDUS ET NOTICES
littérature postérieure, qui les a toujours distingués des ganas de
Çiva, avec lesquels ils n'ont aucune affinité réelle, ils n'ont jamais
pris cette signification et M. Oldenberg ne la leur reconnait pas
non plus dans le Veda. Mais il admet un certain rapport possible
[398] à l'origine. C'est beaucoup accorder. Le père des Maruts
est Rudra, qui les a engendrés en Priçni, la vache tachetée, sans
doute la nuée orageuse, dont il est lui-même aussi parfois le fils.
Rudra est un très grand dieu, bien que rarement invoqué, le plus
beau des dieux, avec sa chevelure d'or. Il trône sur les monta-
gnes, il est le seigneur et le |>rotecteur du bétail, il est armé d'une
lance ou de flèches qui paraissent être la foudre et, pour les hommes
et pour les animaux, il est le possesseur des meilleurs remèdes.
Tous ces traits étant aussi plus ou moins communs aux Maruts,
il ne semble pas qu'il faille établir une distinction radicale entre lui
et ses fils, bien que leur association ne soit pas autrement mar-
quée dans les Hymnes. Aussi a-t-on généralement reconnu en lui
un dieu de Forage ; dans le Veda même, il est confondu avec Yâyu.
Et ce caractère n'est pas en désaccord avec le côté terrible de sa
nature. Déjà dans les Hymnes, Rudra est en effet un dieu qu'on
invoque en tremblant, dont on cherche avant tout à détourner la
colère. Ses traits infligent les prompts et mystérieux trépas. H est
l'Apollon du premier livre de l'Iliade, lançant la peste sur le camp
des Achéens, et tout fait supposer que les Hymnes ne nous ont
pas tout dit sur son compte. Mais avec toutes les réticences possi-
bles, je ne crois pas qu'ils nous autorisent à voir en lui un dieu
absolument méchant, sinistre, de mauvais augure, avec lequel on a
hâte de régler son compte afin de s'en débarrasser au plus vite. Tel
est pourtant le Rudra que nous présente M. Oldenberg, à l'aide, il
est vrai, des textes védiques plus jeunes. Là, en effet, nous trou-
vons un tout autre Rudra, un être formidable, très complexe, très
puissant pour le bien, quand il consent à le faire ou, seulement,
à ne pas faire de mal, mais avant tout sinistre, armé de toutes les
terreurs, « formé, comme il est dit dans un Brâhmana, de toutes
les énergies redoutables des autres dieux » , bravant et violentant
les plus grandes divinités, qu'on cherche à apaiser sous mille
noms, parce qu'on évite de prononcer le sien, partout présent, mais
hantant de préférence les solitudes ^ les carrefours, les cimetières,
avec ses légions de démons, de vampires, de revenants, bref et
sauf les éléments qu'y ajoutera la spéculation, déjà la monstrueuse
figure du Mahâdeva, du « Grand Dieu » de l'Hindouisme. Ce
ANNÉE 1896 281
n'est plus là évidemment un dieu de l'orage, et l'on conçoit que
M. Oldenberg le définisse comme un dieu des montagnes person-
nifiant les mystères et les terreurs des bois et des grandes soli-
tudes, envoyant de là l'abondance, mais aussi les cataclysmes, les
fièvres, les épidémies, et assumant le caractère d'un chef des dé-
mons et des trépassés. L'image qu'il en donne est tracée de main
de maître; je doute seulement qu'il soit bien légitime de la trans-
[399] porter ainsi tout entière dans les Hymnes. Quelque conti-
nuité qu'on reconnaisse à la tradition, il faut avouer que des
Hymnes aux Bràhmanas, il s'est fait de grands changements. La
liturgie n'est plus la même, bien qu'elle se compose des mêmes
matériaux, et les dieux non plus ne sont les mêmes. Hs passent
maintenant devant nous comme des fantômes, même les plus grands,
tous, excepté le seul Rudra, qui, lui, est bien vivant et tel que
nous le dépeint M. Oldenberg. Mais ce Rudra existait-il déjà à
l'époque des Hymnes ? Les éléments dont il est formé existaient
sans nul doute ; mais s'étaient-ils déjà réunis et fondus en une
seule grande figure d'un dieu ? Bhava et Çarva, par exemple, ne
sont pas absorbés encore dans l'Atharvaveda ; ailleurs, plusieurs
de ses attributions sont encore données à Agni, et, dans beaucoup
de passages des Bràhmanas, il y a le souvenir des progrès de son
culte. Une légende épique, mais dont les racines sont bien plus
anciennes, raconte comment, le patriarche Daksha ayant invité à
son sacrifice tous les dieux, à l'exclusion de Rudra, celui-ci vint
jeter l'épouvante dans l'assemblée et, dans sa fureur, eût exter-
miné ciel et terre, si l'on ne s'était empressé de l'admettre. J'ima-
gine que les choses se seraient passées de même à l'époque des
Hymnes et que Rudra y tiendrait maintenant une place autrement
large *, s'il avait été déjà doubléjde la formidable figure qu'a évo-
quée M. Oldenberg.
La religion védique est essentiellement une religion de mâles.
Le culte de l'énergie femelle se retrouve bien dans toutes ces fi-
gures de Vaches, de Cavales, de Femmes des eaux, mais à l'état
d'une conception vague et latente, et ce n'est que vers la fin qu'on
le sent vraiment grandir. Les déesses proprement dites n'ont qu'un
rôle effacé : Indrânî, Agnâyî, Yarunânî ne sont guère que des
1. Le fait que les Maruts tiennent plus de place dans les Hymnes que Rudra peut
s'expliquer encore autrement que par le caractère sinistre et de mauvais augure du
dieu. Leur culte semble avoir été une dépendance de celui d'Indra, dont ils sont les
compagnons.
282 COMPTES RENDUS ET NOTICES
noms, et Aditi elle-même n'est que le reflet de ses fils. Comme le
dit fort justement M. Oldenberg, « il n'y a point là d'Astarté, ni
ce mélange du «anctuaire et du lupanar qui caractérise les reli-
gions sémitiques ». Yàc, la Parole sainte, n'est qu'une abstraction,
et Ushas, la brillante Aurore, si souvent invoquée et bénie, esta
peine une personnification, tant elle est restée transparente.
Et à l'exception d'Agni et de Soma, on peut en dire autant de
toutes les divinités restées franchement naturalistes. Ni Dyaus pitâ,
le Ciel père, ni Prthivi mata, la .Terre mère, vénérés encore comme
les parents de toutes choses^* ni Sûrya, le Soleil, ni Candramas, la
Lune, ne sont restés ou n'ont passé au premier plan. On dirait
[400] même, en lisant M. Oldenberg, que les Hindous d'alors
n'avaient plus à proprement parler de culte du soleil et de la lune,
puisque selon lui, Savitri, Yishnu, Pûshan, Soma, d'autres encore
n'ont jamais eu cette signification, et que Mitra et Varuna, de son
propre aveu, ne l'avaient plus. A plus forte raison arrivons-nous à
des divinités d'ordre inférieur avec celles des montagnes et des
fleuves. Très grand sans doute dans la vie de tous les jours, leur
rôle se réduit à peu de chose dans la religion officielle et* si l'une
d'elles, Sarasvati, une rivière, est arrivée à y tenir plus de place,
c'est qu'elle s'est enrichie d'attributions plus hautes et qu'elle est
devenue la protectrice et Tinspiratrice de la prière. De même les
Apas, les Eaux en général, honorées comme purifiantes, nourri-
cières et maternelles, ont bénéficié d'une sorte d'auréole mystique
par suite de leur emploi rituel sous la forme de libations.
Une classe pourtant de divinités des eaux, mais qui appartient
décidément à l'ordre des génies, a été l'objet d'une personnifica-
tion plus complète, les Apsaras, qu'on trouve presque toujours
associées à leurs amants, les Gandharvas. La signification des
premières, « celles qui glissent sur les eaux », n'est pas douteuse:
ce sont les ondines de l'Inde. Celle des Gandharvas est beaucoup
plus incertaine. M. Oldenberg les définit des génies de l'air, lumi-
neux, aimables, mais avec un fond de malice et pouvant devenir
dangereux. Ils sont indo-iraniens, mais non indo-européens, et le
rapprochement qu'on en a fait avec les Centaures doit être aban-
donné. Il ne va pas plus loin. Je crois pourtant que, des données
mêmes qu'il a soigneusement recueillies, on peut tirer quelque
chose de plus. Non seulement Agni, les lîiétéorès, l'arc-en-ciel,
mais la lune et les constellations sont d'assez bonne heure comptés
parmi les Gandharvas. Et ceci parait être confirmé par les anciens
ANNÉE 1896 283
textes. Dans les Hymnes, le mot est presque toujours employé au
singulier et désigne certainement des personnages plus grands que
de simples génies atmosphériques. Yama et sa sœur Yamî sont
les enfants du Gandharva, et ce Gandharva est Yivasvant, le so-
leil. D'autre part, comme dans l'Avesta, le Gandharva est le
premier possesseur et le gardien du Soma céleste, et ce même Gan-
dharva Yiçvâvasu préside à la puberté des femmes et à la mens-
truation. Si l'on ajoute à c^la et aussi à ce qui a été dit précédem-
ment du Soma céleste, que les Gandharvas infligent l'hystérie et
la folie, qu'ils rendent lunatiques, on accordera que la lune aussi
a été tenue pour un Gandharva. Le mot, quelle qu'en soit l'étymo-
logie, parait donc, dans l'Inde du moins, avoir eu une signification
assez large pour comprendre des êtres très divers, assez large
aussi pour ne pas exclure un rapport de parenté avec le grec
[401 J x£VTaup(K. Dans les textes plus jeunes, les Gandharvas parais-
sent surtout au pluriel : l'Atharvaveda porte leur nombre à 6.333.
Gomme habitants du monde sublunaire, ils séjournent aussi dans
les eaux (feux follets, les étoiles qui s'y mirent ?) auprès des
Apsaras et dans les grands arbres, où ils se livrent avec elles au
jeu de la balançoire. Ils poursuivent aussi les femmes et se font
incubes. De leur côté les Apsaras, comme Thétis et Mélusine,
contracte-nt des unions avec des mortels : ainsi Urvaçi, la Psyché
indienne, avec Purùravas, déjà dans le Rigveda, plus tard Çakun-
talâ et beaucoup d'autres. Dans la littérature classique, Gandhar-
vas et Apsaras sont les musiciens et les danseuses de la cour
d'Indra. M. Oldenberg regarde avec raison comme secondaire le
sens de « germe vital, fœtus », ({mq gandharva a pris dans la lit-
térature bouddhique et chez des lexicographes, sens dans lequel
M. Pischel a voulu voir la signification primitive.
Des Gandharvas et des Apsaras aux génies des arbres et des
plantes il n'y a qu'un pas. Déjà dans les Hymnes, on rend hom-
mage aux plantes pour leurs vertus salutaires; Soma est leur roi,
et l'Atharvaveda exalte leurs énergies magiques. Celles qui ser-
vent dans le culte sont naturellement sacrées: quand on les coupe,
on leur adresse des formules propitiatoires ; le yûpa^ le poteau
du sacrifice, est une divinité. Mais en dehors du culte aussi, les
grands arbres, les « seigneurs de la forêt » ont quelque chose de
divin; quand on passe auprès d'eux, on les adore. La forêt, de
même, est sacrée, et le Rigveda a conservé un hymne a Aranyânî,
(( la dame des bois » , où le charme de ses mystères est exprimé
284 COMPTES RENDUS ET NOTICES
avec une religieuse poésie. Mais c'est surtout la littérature boud-
dhique qui a fourni à M. Oldenberg d'abondants témoignages de
cette religion champêtre, restée vivace jusqu'à nos jours dans les
croyances et dans les usages de l'Inde, religion familière de
dryades et d'esprits protecteurs avec laquelle contrastent d'autres
croyances, restées tout aussi tenaces, aux géants, aux ogres et
autres personnifications des terreurs des bois ; car, si ingénieuse
qu'ait été l'imagination de l'Inde à peupler le monde de génies
aimables et bienfaisants, elle a encore mieux réussi à le remplir de
démons et de puissances ho'Stiles. Je n'essaierai pas de faire le dé-
pouillement de la riche collection de ces êtres sinistres qu'a réunie
M. Oldenberg et dans laquelle se reconnaissent bien des figures
familières aussi à notre Occident. C'est encore la littérature boud-
dhique qui lui en a fourni une bonne part, sans qu'on puisse
l'accuser d'anachronisme ; car ces choses-là se rencontrent et se
ressemblent partout et de tout temps. Je signalerai seulement la
part qu'il fait dans ce pandémonium aux âmes des morts. C'est là
un rapport jusqu'ici peu noté et qu'il a rendu vraisemblable.
[402] Restent les hommes. D'où viennent-ils? A cette question
il est fait diverses réponses. Parfois on sait vaguement qu'ils sont
de même origine que les dieux, qu'ils sont, comme tous les êtres
vivants, les enfants du Ciel et de la Terre. Ailleurs c'est Agni qui
est leur ancêtre. Une autre fois, ils sont issus, ainsi que toute la
création, des membres d'un géant primordial offert en sacrifice
par les dieux. Il y a aussi des traces de récits plus circonstanciés :
Vivasvant, le premier sacrificateur, est le grand aïeul. De lui sont
nés les jumeaux Yama et Yami, le premier couple ; mais il ne nous
est rien dit de leur postérité. C'est M anus pitâ, le père Manu, pro-
bablement leur frère, qui perpétue la race. Quant à Yama, « le
premier qui foula les routes de la mort », il est allé au loin régner
sur les bienheureux. Ces figures ont fortement subi la transforma-
tion légendaire et M. Oldenberg a toute raison de voir là les frag-
ments d'une épopée perdue. Mais, quand il va plus loin, quand,
transportant cette sorte d'evhémérisme dans la conception pre-
mière, il repousse toute interprétation naturaliste de ces très vieilles
figures, je ne puis plus le suivre. Sans doute, ni Vivasvant, ni Manu
ne sont restés des dieux proprement dits ; le premier paraît même
une fois être rangé expressément parmi les martyas^ les mortels.
Mais il est aussi « le Gandharva qui réside dans les eaux », il
est peut-être le père des Açvins ; son fils Yama est le dieu des
ANNÉE 1896 285
morts et n'a pas été nécessairement un homme pour avoir passé
lui-même par la mort. Je ne vois donc aucune raison de rejeter le
témoignage de la tradition postérieure qui a toujours reconnu en
Vivasvant le soleil. A côté de ces légendes concernant l'origine
générale de l'espèce, on voit que certaines familles revendiquaient
des origines particulières, entre autres les familles sacerdotales,
qui se disaient issues des Sept sacrificateurs, des Sept rishis, eux-
mêmes de naissance divine ; ou encore des Angiras, qualifiés de
« fils du ciel » [divah putrâh, hio-{evdç). Mais ici les données sont si
fragmentaires et si confuses, qu'il serait téméraire de vouloir les
résumer en peu de mots.
{Journal des Savants, août 1896.)
[471] Les sections III et IV, où M. Oldenberg a traité du culte,
sont la partie la plus neuve de l'ouvrage, mais la plus difficile à
analyser. La description qu'il donne de ce culte est elle-même déjà
très condensée. Le jugement qu'il en porte se dégage chemin fai-
sant d'une énorme masse de faits choisis et groupés avec soin, et
ces faits, déjà ramenés dans le livre même à leurs traits essentiels,
sont en outre d'une nature si spéciale que l'analyse, si elle doit
rester intelligible, ne saurait y faire simplement allusion: elle
devrait préciser et expliquer. Si, malgé cela, un résumé est pos-
sible, c'est grâce à l'ordre admirable que l'auteur a introduit dans
son exposé.
Celui-ci, à première vue, donne lieu à une suspicion grave : il
est fait en majeure partie d'après des documents beaucoup plus
jeunes que l'époque à laquelle se rapporte l'ensemble du livre, et
le péril de l'anachronisme y est constant. L'objection n'a plus au-
jourd'hui la même force qu'elle aurait eue il y a vingt ans, quand
on se plaisait à voir dans les Hymnes du Rigveda le reflet immé-
diat d'une sorte d'âge d'or de la race aryenne. Mais elle subsiste,
et M. Oldenberg ne l'a pas perdue de vue un instant. Non seulement
il s'est efforcé de distinguer autant que possible entre le fond ancien
des rites et les excroissances plus modernes, mais il a renoncé à
donner une description proprement dite, à refaire, par exemple, en
les abrégeant, les tableaux d'ensemble ou les monographies de
286 . COMPTES RENDUS ET NOTICES
MM. Weber, Hillebrandt, Schwab, Lindner. Il s'est attaché plutôt
à mettre en évidence la partie interne de ces pratiques, les cou-
rants d'idées qui y dominent et en sont en quelque sorte l'esprit.
Il est arrivé ainsi à restituer un culte très archaïque, très primitif,
infiniment plus vieux que les plus vieux témoignages et tout péné-
tré de conceptions que l'ethnologie nous montre comme constituant
partout le fond de. la psychologie et de la logique de l'homme à
l'état sauvage.
Et je ne doute pas que cette restitution ne soit en grande partie
exacte, tant pour la forme Ses rites que pour l'interprétation pre-
mière qu'en donne l'auteur : il n'est plus permis de contester l'ar-
chaïsme général du rituel védique. Mais, dans l'application immé-
diate qu'il fait de ce vieil héritage, je crains que M. Oldenberg
n'ait parfois dépassé le but. Qu'on songe, en effet, combien ces
[472] choses se survivent en changeant sans cesse de significa-
tion. Parmi les pratiques de l'Eglise, il en est plusieurs, l'usage de
l'eau bénite, des cierges, les sonneries de cloches, d'autres encore,
qui se rattachent par une tradition presque certaine à des concep-
tions toutes primitives. S'ensuit-il que l'Eglise les ait adoptées
avec ce sens primitif ? S'ensuit-il seulement qu'elles y soient fort
anciennes ? Ou, pour prendre un exemple védique, arrêtons-nous un
instant, avec M. Oldenberg, à la dikshâ, la cérémonie par laquelle
le sacrifiant et son épouse se consacrent pour la célébration d'un
sacrifice du soma, et qui est un vrai nid de rites primitifs.
Après s'être baigné, c'est-à-dire lavé de toute substance mau-
vaise, souillure, faute ou maléfice, visible ou invisible, mais maté-
riellement attachée à sa personne, le sacrifiant — la plupart de
ces pratiques sont aussi prescrites pour sa femme — reste séques-
tré dans une hutte, revêtu d'une peau d'antilope noire, accroupi à
terre sur une autre peau de même sorte, la tête voilée, auprès
d'un feu qui n'est pas un feu d'offrande, immobile, les mains re-
pliées d'une certaine façon, dans le plus profond silence ou ne
parlant qu'en bégayant, respirant à peine, jeûnant jusqu'à épuise-
ment, la nuit couchant sur le sol et observant une continence
absolue. Toutes ces observances et d'autres encore, — dont une
partie se continue jusqu'à la fin du sacrifice, c'est-à-dire, selon
l'occasion, pendant un grand nombre de jours, — se rencontrent
chez les non-civilisés, où leur signification est bien connue : elles ont
pour objet d'isoler celui qui s'y soumet de tout contact avec les
maléfices, de le déguiser et rendre invisible aux mauvais esprits.
ANNÉE 1896 287
d'écarter de lui les démons, qui ne sont jamais si proches ni si
redoutables que pendant l'accomplissement des rites, d'empêcher
que nulle force vive et sainte ne sorte de lui et ne se perde, qu'au-
cune autre de nature hostile ne puisse se glisser en lui, de lui pro-
curer enfin l'état d'hallucination et d'extase nécessaire à qui veut
avoir commerce avec les dieux. Le sacrifice achevé, le sacrifiant
prend un nouveau bain, cette fois, pour se débarrasser du fluide
divin dont il est tout imprégné et qui, dans la vie ordinaire, le
rendrait dangereux à lui-même et aux autres.
Je ne conteste pas la justesse de ces rapprochements ^ s'il s'agit
de rechercher le sens premier de ces pratiques et d'autres sem-
blables ; je me demande seulement si elles ont eu ce sens dans le
culte védique. Les brahmanes qui nous ont laissé ces minutieuses
prescriptions ont beaucoup spéculé sur X^dîkshâ^ et il lui ont trouvé
une signification tout autre. Pour eux, elle est un sacrement qui
transforme le sacrifiant en un garbha^ en un fœtus, et le fait re-
naître à une vie mystique parmi les dieux. Virtuellement, le dîk-
(473] sliita^ celui qui s'est ainsi voué, est au ciel tant que dure le
rite : s'il venait à mourir en cet état, il y serait réellement. M. Olden-
berg rejette avec raison cette explication comme artificielle : rien
n'y correspond, en effet, dans la forme des rites. En tout cas, elle
nous mène loin des notions d'une tribu de sauvages, et peut-être
est-il permis de s'arrêter à moitié chemin. Pourquoi le premier bain
ne serait-il pas simplement une purification à la fois réelle et sym-
bolique, et le bain final, Vavabhritha^ un symbole de libération ? Il
revient non seulement à la fin de tout sacrifice, mais à la fin de
toute observance, de tout acte religieux important, à la fin du novi-
ciat, par exemple. Or tous ces actes sont des vœux, et tout vœu est
une dette. Le bain final ne signifierait-il pas qu'on s'est lavé de la
dette, qu'il n'en reste rien^? Quant à l'ensemble des pratiques pé-
nibles auxquelles se soumet le dîkshita et qui, prises une à une,
sant assurément très archaïques, ne constituait-il pas avant tout
un tapas ^ une mortification, et l'idée dominante n'en était-elle pas
qu'il faut peiner pour plaire aux dieux ? Et l'on est d'autant plus
en droit de se le demander que, malgré tout cet appareil d'ar-
chaïsme, rien ne prouve que la cérémonie remonte réellement jus-
1. Le fait que Vavabhritha s'étendait aux ustensiles du sacrifice et que ceux-ci étaient
en partie détruits montre bien qu'il y avait encore autre chose dans le rite. Mais je
n'entends nullement nier les survivances signalées par M. Oldenberg. Mes réserves
ne portent que sur l'importance qu'il leur donne.
288 COMPTES RENDUS ET NOTICES
qu'au temps des Hymnes. Uavabhritha y est mentionné; mais on
n'y rencontre ni dikshâ, ni dikshita, ni aucun terme équivalent^
ni allusions formelles à rien de semblable. Le fait aurait de quoi
surprendre dans des textes relatifs en majeure partie aux sacrifices
du soma, si la dîkshâ^ telle que nous la connaissons, avait dès lors
été une partie essentielle de ces sacrifices. Sans doute on ne les com-
mençait pas sans s'y être préparé. Mais nous ne savons pas quelle
a pu être cette préparation. Nous voyons seulement que le sacrifice,
dans les Hymnes, est une fête et que le sentiment dominant est
la joie. '•^
Après avoir ainsi montré par un exemple et une fois pour toutes
la nature des objections que soulèvent selon moi quelques parties
du travail de M. Oldenberg, je vais essayer de résumer le plus
fidèlement possible l'exposé qu'il nous donne du culte védique.
Le culte est un service. On le rend aux dieux pour obtenir leur
faveur, pour détourner leur colère, pour avoir leur secours contre
les démons. Ceux-ci, sauf exception, ne reçoivent point de culte: on
s'en débarrasse en armant les dieux contre eux, ou directement,
par la force inhérente aux rites. Un culte est cependant rendu à
Nirriti, la personnification du malheur et delà destruction, et à
[474] Rudra qui, dans les livres du rituel, est décidément un dieu
méchant. De même il se mêle de la défiance et de l'aversion au
culte qu'on rend aux morts.
Les deux actes essentiels du culte sont l'offrande et la louange.
On offre aux dieux de la nourriture, des breuvages, un siège com-
mode, des parfums, mais point d'autres objets de prix : aux morts
seuls on offre des vêtements. La louange, fixée de bonne heure en
une liturgie désormais consacrée, est encore libre au temps des
Hymnes, où elle est souvent qualifiée de « nouvelle ». Outre ces deux
sortes d'actes, qui vont rarement l'un sans l'autre, le culte en com-
prend encore un certain nombre qui ne s'adressent pas aux dieux :
des concours de chars, des luttes, des intermèdes de caractère
comique et parfois obscène. Ce sont là non des hommages, mais
des rites appartenant au symbolisme magique et divinatoire.
L'offrande est ou bien un acte de supplication ' , ou un acte de
propitiation : elle a pour objet soit de demander une faveur, soit
d'obtenir le pardon d'une faute ou d'en écarter les conséquences.
1. L'offrande déprécatoire adressée aux puissances hostiles n'est qu'un cas particu-
lier de la supplication.
ANNÉE 1896 289
Le culte védique ne connaît pas l'offrande en action de grâces.
Celles qu'on pourrait être tenté de considérer comme telles, Pof-
frande des prémices de l'année, l'offrande après la naissance d'un
fils, après l'obtention d'un vœu, au sortir d'une maladie, etc., sont
en réalité, d'après toute leur teneur, des actes de supplication, des
requêtes afin que le bien acquis demeure et profite et s'accroisse
à l'avenir.
L'offrande non seulement réjouit le dieu, mais elle le nourrit;
elle ne le dispose pas seulement à la bienveillance, elle le rend aussi
plus capable de la témoigner; elle lui interdit presque de ne pas
le faire. Plus rarement dans les Hymnes, mais avec une fréquence
grandissante dans les textes plus jeunes, elle le domine et le lie
absolument. Sous l'influence de la classe sacerdotale, sous celle
aussi de la spéculation naissante, la confusion s'acheva fatalement
entre les deux éléments de tout temps juxtaposés dans l'offrande»
entre l'acte d'hommage etle rite magique. La prière devint de bonne
heure une formule d'incantation et le sacrifice un charme tout-
puissant. Déjà dans les Hymnes, il ne contraint pas seulement les
dieux, il a prise aussi directement sur les choses : c'est par lui que
subsiste Tordre du monde ; c'est par le sacrifice des premiers an-
cêtres que ce monde a été créé, et les dieux au ciel sacrifient tout
comme les hommes ici-bas.
Les pratiques de propitiation et d'expiation ont suivi deux direc-
[47o| tions selon la double nature, déjà signalée, du péché, de la
coulpe. On apaise le dieu offensé, ou bien l'on cherche à se débar-
rasser de la substance, du fluide de la coulpe, soit par l'interven-
tion d'un dieu, soit directement par la vertu magique du rite. On
brûle la coulpe, on la lave, on la frappe, on la secoue, on l'essuie,,
on la bannit. Des plantes, des talismans, des formules l'anéantis-
sent. Un trait qui revient souvent, c'est qu'il faut la confesser hau-
tement, l'afficher en quelque sorte à l'aide d'un signe bien visible.
A l'offrande s'ajoutent des pénitences plus ou moins pénibles,
comme dans \q prâyaçcitta postérieur, qui est sorti de là et qui,
entre autres caractères primitifs, a conservé celui d'être prescrit
non seulement pour la faute proprement dite, mais aussi pour un
simple accident, pour un signe de mauvais augure.
Une part de l'offrande est consommée par le prêtre et aussi par
le sacrifiant, si celui-ci est de caste assez relevée pour y avoir
droit. Dans cette sorte de communion, on a vu, chez les Sémites du
moins, un repas d'alliance avec les dieux. Il est peu probable qu'elle
Religions de l'L^de. — IV. 19
290 COMPTES RENDUS ET NOTICES ]
ait eu cette signification chez les Hindous. On ne dit pas aux dieux: j
« Venez manger avec nous », mais « Venez manger ici ». On ne <
mange pas seulement les restes de l'offrande; on s'en oint, on en ]
oint des animaux, des objets inanimés; au bétail on en fait res- !
pirer la fumée. Le plus probable est qu'on l'absorbait comme une ;
sorte de médecine, pour se pénétrer de ses vertus surnaturelles.
Cette explication est du reste confirmée par l'interdiction inverse.
Il est des offrandes devenues sinistres, dont on ne mange pas: j
celles à Rudra, à Nirriti, aux démons, aux morts. Celles-ci se ;
font en général dans des lieux écartés de toute habitation, dont on ;
s'éloigne ensuite sans regarder derrière soi, et les restes sont en- ;
fouis ou abandonnés dans la solitude.
Chez beaucoup de primitifs on trouve l'offrande et le feu sacré,
mais non le feu véhicule de l'offrande. Celle-ci est envoyée vers |
les dieux de quelque autre façon, et le feu n'est là que pour écarter j
les démons. Ce feu sans offrande, que M. Oldenberg appelle le feu j
magique {Zauberfeuer), se trouve aussi chez les Hindous ; tel le ■
feu placé dans la chambre de l'accouchée, le feu en présence du- :
quel se font la tonsure de l'enfant, l'initiation du novice, certaines J
offrandes funèbres, le feu de la dikshâ, d'autres encore. Récipro- j
quement, il y a aussi des offrandes qui ne se font pas dans le feu. ^
Mais, en général, dans le rituel védique, le feu est le convoyeur ;
de l'offrande. L'a-t-il toujours été? M. Oldenberg pense que non. l
Il voit la forme primitive du sacrifice aryen dans ce qu'Hérodote •
et Strabon nous disent de celui des anciens Perses : l'offrande est :
déposée dans le voisinage du feu sur un épais gazon, où les dieux l
[476] viennent la prendre. 11 reconnaît ce gazon dans le barhis,
la jonchée védique où l'offrande est déposée de même et où les
dieux sont invités à venir la manger. A la fin du sacrifice, ce
barhis est jeté dans le feu, parce que rien de ce que les dieux ont
touché ne peut servir sans péril dans la vie profane, et c'est
peut-être de là, du fait aussi que le feu, en tant que divinité, rece-
vait naturellement ses propres offrandes, que s'est généralisé peu
à peu l'usage de disposer de cette façon de tout ce qu'on présentait
aux dieux. Toute cette discussion, parfois un peu subtile, mais
très fine et très neuve, explique de la façon la plus heureuse cette
grande contradiction des Hymnes, où il est dit sans cesse, voire
dans un seul et même vers: « Dieux, venez sur ce barhis, manger
notre offrande, qu'Agni va vous porter au ciel. »
Dans le rituel tel que nous l'avons, certaines offrandes, les
ANNÉE 1896 291
plus simples et les plus obligatoires, n'exigent qu'un seul feu, le
gârhapatya, le feu du chef de maison, que le futur père de
famille allume au moment où il fonde un nouveau foyer, et qu'il
doit perpétuellement entretenir. On le produit à l'aide de Varani,
le briquet à friction primitif , ou on l'emprunte au foyer d'un voi-
sin riche, d'un homme réputé pour sa piété, sans doute pour
maîtriser la fortune par une provenance de bon augure. En cas de
souillure ou de malheur grave, on l'éteint et on le reproduit par
friction. D'autres offrandes, plus coûteuses et réservées sans
doute aux riches, par exemple tous les sacrifices du soma, exigent
trois feux. Un petit nombre seulement peuvent se faire à volonté
dans le feu unique ou dans les trois. Ceux-ci, qui se prennent
dans le feu unique et qui sont à établir à nouveau pour chaque
sacrifice, sont le gârhapatya^ qui sert à cuire les offrandes et à
chauffer, pour les purifier, les ustensiles sacrés, Vâhavanîya^ qui
est proprement le feu des offrandes, et le dakshinàgni ^ le feu de
droite ou du sud, qui doit écarter les démons et qui reçoit les
offrandes aux Mânes. Les deux rituels sont nettement distincts, et
M. Oldenberg estime que cette distinction était chose faite avant
l'époque des plus anciens Hymnes.
L'offrande consiste d'ordinaire en aliments dont l'homme se
nourrit lui-même : le lait et ses dérivés, les diverses sortes de
grains, l'eau ; parmi les animaux, de préférence les espèces do-
mestiques. On la choisit de façon qu'il y ait une certaine affinité
entre elle et le dieu. Ainsi au couple de la Nuit et de 'Aurore, on
offrira le lait d'une vache noire mère d'un veau blanc ; aux Mânes,
le lait d'une vache, dont le veau est mort. Ce symbolisme d'ordre
magique est surtout très accusé dans le choix de l'offrande ani-
male. C'est en conformité avec ses exigences que la victime est
prise parfois dans des espèces dont on ne se nourrit pas, comme
[477] le cheval, l'âne, la loutre. Elle est choisie dans ces cas
pour certaines qualités qu'elle possède et qu'il s'agit de faire pé-
nétrer dans le dieu et aussi dans le sacrifiant. L'immolation est en-
tourée de toutes sortes de précautions : on étouffe la victime, on ne
verse pas son sang ; on lui représente qu'elle ne meurt pas, qu'elle
va chez les dieux; pendant l'opération, les principaux officiants et
le sacrifiant détournent la tête. La vapâ^ le gras-double, était pré-
senté d'abord, avec une solennité toute particulière ; c'était peut-
être à l'origine la seule portion offerte dans le feu. Puis le reste
de la victime, morceau par morceau, était offert dans le feu ou
292 COMPTES RENDUS ET NOTICES
mangé par les prêtres et par le sacrifiant. Le sang et les débris
étaient la part des démons, des rakshas.
Parmi ces victimes faut-il compter l'homme ? Dans les Hymnes,
il n'y a pas d'allusions formelles au sacrifice humain, bien que la
notion n'en soit pas entièrement absente. Par contre, ce sacrifice
revient souvent dans les textes rituels, soit comme légende, soit
comme prescription. M. Oldenberg est très défiant à l'endroit de
ces indications. Il ne voit, sans doute avec raison, qu'une fantaisie
toute théorique dans le purushamedha proprement dit, tel qu'il
est décrit dans les Brâhm^as, et il n'accorde confiance qu'aux
témoignages se rapportant à Vagnicayana et suivant lesquels une
victime humaine, remplacée « maintenant » par une figure sym-
bolique, était indispensable « autrefois » pour assurer la solidité des
assises de briques crues formant l'autel. L'université delà croyance
et de la pratique ne permet pas, en effet, d'en contester l'existence
dans l'Inde. Mais l'immolation, donnée du reste comme abolie,
était un acte de pure magie; cette victime, en tout cas, n'était pas
une offrande, un repas servi à des dieux cannibales. D'autre part,
il n'y a pas dans le Veda de traces certaines de victimes rédi-
mantes, bien qu'il y en ait la notion. Tout au plus peut-on ad-
mettre que le supplice des criminels ait pris parfois la forme d'un
sacrifice. Ces réserves sont assurément fort justes. Je crois pour-
tant qu'ici M. Oldenberg a été un peu trop optimiste, non pas
par rapport à la religion védique, mais en ce qui concerne l'Inde
des temps védiques. La pratique notée pour Vagnicayana n'est
pas la seule de la sorte qui soit à peu près universelle ; les dieux
de la Grèce n'étaient pas plus anthropophages que ceux du Veda
et pourtant la Grèce a longtemps pratiqué le sacrifice humain ; la
victime humaine n'est pas toujours une offrande, une offrande faite
à un dieu, et l'Inde post-védique a certainement connu et pratiqué
toutes les formes du sacrifice humain. Elle en a connu un surtout,
celui qui envoyait la veuve rejoindre son époux et maître, pour le
servir dans l'autre monde. Cette dernière pratique n'a jamais été
[478] sanctionnée par le rituel védique, qui l'exclut môme formel-
lement. Mais le symbolisme même des rites funéraires montre bien,
comme le reconnaît du reste M. Oldenberg, qu'elle a dû exister
bien avant l'époque des plus anciens textes et par conséquent
aussi rester plus ou moins en vigueur en dépit de leurs prescrip-
tions. A plus forte raison a-t-il dû en être de même d'autres
formes du sacrifice humain, pour lesquelles le rituel s'est finale-
ANNÉE 1896 293
ment montré moins intransigeant que pour le sacrifice de la veuve.
En général, je crois que la religion védique, surtout celle des
premiers documents, a été bien supérieure à ce qui l'entourait et
que M. Oldenberg a trop cherché à diminuer cette différence de
niveau. Il demande quelque part si nous pouvons nous repré-
senter les auteurs des Hymnes comme placés dans une sorte d'île,
à l'abri du flot des superstitions contemporaines. Pour quelques-
uns du moins, pour les fondateurs de la tradition, je n'hésiterai
pas à répondre oui. Parmi les offrandes non alimentaires, il faut,
selon M. Oldenberg, compter la plus célèbre de toutes, le soma.
Par survivance seulement on le qualifiait encore de madhu^ de
miel ; mais, depuis longtemps, il n'était plus qu'un breuvage rituel.
La vraie boisson spiritueuse en usage était la surâ^ une sorte de
bière, qui était du reste aussi employée dans quelques rites.
L'offrande védique, du moins dans le culte dont nous avons la
description, est rarement isolée : elle est d'ordinaire enchâssée dans
une cérémonie plus complexe, le sacrifice. Ce sacrifice est toujours
au bénéfice d'un seul, de celui qui en fait les frais, du yajamâna
ou sacrifiant. Il n'y a pas de sacra publica: le sacrifice offert par
un roi Test bien aussi pour le bien de spn peuple, mais il est essen-
tiellement le sacrifice du roi. II. s'accomplit par le ministère des
prêtres, qui seuls sont les intermédiaires compétents et qui, déjà
à l'époque des Hymnes, formaient une classe à part, assez sem-
blable à ce que sera plus tard la caste des brahmanes. Ces prêtres
étaient rétribués par le yajamâna ; il n'y avait pas de sacerclotes
publici^ ni de ces associations comme les collèges des pontifes
chez les Romains, constitués en vue d'un culte particulier. Du
moins ne voyons-nous rien de semblable. La classe sacerdotale était
bien divisée en familles, les Vasishthas, les Bharadvâjas, les Kan-
vas, les Gotamas et d'autres ; mais toutes ces famille^ en dépit
de certaines différences, étaient les ministres d'un seul et même
culte général.
Le prêtre est ou purohita « préposé » ou ritvij « officiant ».
Le purohita est au service d'un roi ou d'un grand, qui l'a choisi
une fois pour toutes. Pas de roi srus purohita. Le contrat solen-
nel qui les lie est conçu comme une sorte de mariage et tend de
bonne heure à devenir héréditaire, he purohita préside au culte
[479] du roi; il est son conseiller spirituel et temporel, son devin,
son magicien et son médecin, le garant en quelque sorte de la
fortune royale. Le purohita ne fonctionne pas forcément comme
294 COMPTES RENDUS ET NOTICES
ritvij ; mais il peut le faire et l'a fait souvent. Dans ce cas, dans
les anciens temps, où la liturgie n'était pas encore fixée, il paraît
surtout avoir fonctionné comme hotri^ « l'invocateur >>, à qui re-
venait la récitation et sans doute aussi la composition des litanies
principales. Plus tard, quand on ne compose plus de nouvelles
invocations, il fonctionne plus souvent comme hrahman^ le prêtre
à qui revient alors la direction générale du sacrifice.
Les ritvijs ou officiants sont choisis au contraire à nouveau pour
chaque sacrifice. La liste la plus ancienne, qui est conservée dans
les Hymnes, en énumère sept, en correspondance sans doute avec
les sept rishiSy les ancêtres mythiques des familles sacerdotales.
Des traces de cette liste se retrouvent dans des formules posté-
rieures, et elle est confirmée parla liste des huit prêtres du haoma
chez les Iraniens. Le premier, le hotri. correspond même verbale-
ment au zaotar de l'Avesta, et plusieurs autres ont des dénomina-
tions analogues. De part et d'autre, les chantres sont exclus de la
liste, bien que le Rigveda les mentionne et déjà, comme plus tard,
au nombre de trois. Ils formaient sans doute une classe à part et
étaient comptés comme des acolytes. Une distinction ancienne et
qui remonte certainement aux Hymnes, est celle du hoiri d'une
part, et des adhvaryus de l'autre, « les affairés », auxquels in-
combait la manipulation du sacrifice. Je ne puis pas suivre M. 01-
denberg dans l'ingénieuse et savante discussion où il montre
comment de ce personnel primitif est sorti ensuite celui des
quatre fois quatre prêtres du rituel définitivement constitué.
Après avoir ainsi exposé l'organisation du culte, l'auteur exa-
mine les observances qui l'accompagnent. Je ne reparlerai pas de
celles de la dîkshâ^ la cérémonie par laquelle on se prépare à tout
grand sacrifice. Je passerai aussi rapidement sur les autres. Elles
ressemblent fort à celles de la dîkshâ. Toutes elles ont pour objet,
d'une part, d'acquérir des qualités magiques, de s'incorporer en
quelque sorte des énergies ou, plutôt, des substances par lesquelles
on aura prise sur les dieux, sur les hommes et sur les choses ;
d'autre part, de se préserver de toute puissance mauvaise, de
chasser ou de se soumettre les démons. C'est du moins à cette expli-
cation que les ramène uniformément M. Oldenbcrg, par une ana-
lyse infiniment ingénieuse, mais pas toujours bien convaincante.
Il ne se lasse pas de faire ressortir le caractère magique et tout
primitif de ces pratiques, sur lesquelles il reviendra d'ailleurs dans
un chapitre spécial, et cela sans se répéter, car il varie sans cesse
ANNÉE 1896 295
[480] son point de vue et ajoute chaque fois des traits nouveaux.
Mais ce qu'on en pourrait dire dans un résumé se réduirait forcé-
ment à des redites. Je signalerai seulement ici le pénétrant examen
auquel il soumet un des principaux éléments de ces pratiques, les
restrictions et les observances pénibles auxquelles on se soumet et
que résume le terme de tapas ^ proprement « réchauffement ».
Celui-ci, dès les temps les plus anciens, est une des principales
sources de toute force magique et divine. C'est par le tapas que
les dieux ont créé le monde, et ils entrent dans l'homme qui le
pratique. Déjà les Hymnes connaissent le jnunidinx longs cheveux,
le silencieux extatique et aux trois quarts fou de la littérature pos-
térieure et, sans aucun doute, il était dès lors aussi respecté et
aussi craint qu'il le sera plus tard. Seulement je suis moins sûr
que M. Oldenberg de l'acceptation de ces pratiques par le sacer-
doce, dès le temps des Hymnes, et de leur introduction au grand
complet dans le culte officiel.
A l'offrande et aux observances se joint la prière, d'abord libre,
plus tard liturgique. Mais, à aucune époque, il n'y faudrait chercher
la prière chrétienne, l'expression d'un commerce intime et perma-
nent de l'âme avec Dieu. La prière védique est essentiellement une
requête, une pétition. Comme l'offrande, elle fortifie le dieu, car
elle est formule magique. Elle est accompagnée de certaines atti^
tudes, et l'on y ajoute parfois un vœu mental. 11 y a aussi des prières
sans offrande, par exemple celles qui se font aux deux sandhyâs,
avant le lever et après le coucher du soleil.
M. Oldenberg décrit ensuite rapidement les diverses sortes de
sacrifices d'après les textes rituels en partie très jeunes, mais qui,
en somme, ne doivent pas s'écarter énormément de l'usage ancien.
D'abord les sacrifices qui ont lieu à époque fixe : l'oblation quoti-
dienne à faire matin et soir dans le feu, à l'origine peut-être sim-
plement le service régulier du feu fétiche du foyer. — Les sacrifices
de la nouvelle lune et de la pleine lune, adressés principalement à
Indra, mais aussi à d'autres dieux, comme tous les rites védiques.
Celui de la nouvelle lune, comme toute la quinzaine qui précède,
est en outre consacré au culte des Mânes. Ces trois premiers rites
peuvent se faire avec un seul feu ; la plupart des suivants en
exigent, trois. — Les câtur/nâsyas, à offrir de quatre en quatre
mois et répondant aux trois saisons principales. — Les fêtes sol-
sticiales qui, dans le rituel, sont artificiellement enchâssées dans
une série de sacrifices du soma embrassant l'année entière. — La
296 COMPTES RENDUS ET NOTICES
fête des prémices, la lustration du bétail en automne, la conjuration
des serpents en été, les commémorations des morts pendant les
mois d'hiver.
Le sacrifice du soma est le grand objet du rituel; M. Oldenberg
(481] doute qu'il ait occupé tant de place dans la réalité. En tout
cas, tel que ces textes le décrivent, il a dû être très coûteux et à
la portée seulement du petit nombre. Il n'est pas lié à une époque
fixe, mais doit se célébrer surtout au printemps. Dans sa forme la
plus simple, la cérémonie principale ne dure qu'un jour; mais,
même dans ce cas, elle est efttourée de préliminaires et de finales
qui en prennent plusieurs. Théoriquement, plusieurs de ces sacri-
fices peuvent s'enchaîner pour former des sattras ou sessions, et
durer ainsi des années. Le rite proprement dit consiste en trois
savanas ou pressurages du soma par jour, celui du matin, celui
de midi et celui du soir, que se partagent presque tous les princi-
paux dieux du panthéon, particulièrement les dieux les plus an-
ciens, Indra en tête. Agni, par contre, n'y a qu'une part assez
faible; Rudra n'en a aucune. Par toute sa teneur, le sacrifice du
soma paraît être un charme pluvieux ; le pressurage est le sym-
bole — efficace comme tous les symboles — de la pluie.
Aces grandes cérémonies s'opposent les rites domestiques, no-
tamment les sacrements qui jalonnent en quelque sorte l'existence
du fidèle depuis la conception jusqu'à la mort. La plupart ne sont
connus que par les textes les plus jeunes; mais, pour plusieurs, la
simplicité archaïque du symbolisme et les usages analogues qu'on
trouve ailleurs sont garants d'une haute antiquité. Dans l'un d'eux,
Vupanayana^ l'introduction du disciple auprès du maître, M. Olden-
berg retrouve la forme brahmanisée de l'antique et universelle fête
de la puberté, de la réception solennelle du jeune homme dans la
tribu. A partir de ce moment, le novice fait partie de la commu-
nauté des dvijas^ des régénérés ; il est sous l'empire d'un vœu et
moralement responsable de ses actes. Pour deux seulement de ces
rites nous avons des textes anciens : le mariage et les funérailles.
Des funérailles, il sera traité dans la IV® section. Quant au ma-
riage, la comparaison avec les formes qu'il présente chez les nations
occidentales montre que l'union régulière, rituelle, était arrêtée dans
ses traits essentiels dès la période pré-ethnique ^
1. A l'exception de certains rites du culte des morts, qui font aussi partie du grand
rilncl, los cérémonies domestiques se font avec un seul fou. Elles ne concernent que
ANNÉE 1896 297
Cette description sommaire se termine par ce qui, dans le culte
védique, ressemble le plus aux sacra puhlica des anciens : Vabhi-
sheka ou ondoiement royal, le /'4/«5W3/<2 ou sacre royal, le vàjapeya
ou breuvage de force, qui est aussi célébré par des notables, par
[482| des brahmanes, V açvamedha ou sacrifice du cheval, qui,
dans le rituel, est réservé à un roi victorieux de tous ses ennemis.
Sur V açvamedha est calqué \q purushamedha^ le sacrifice humain.
Il a été dit déjà que M. Oldenberg le tient pour une élucub ration
purement théorique. Je crois qu'il faut y voir aussi une conces-
sion de la caste sacerdotale à un usage réel et persistant.
Avant de quitter le sacrifice, M. Oldenberg jette un regard
d'ensemble sur les éléments magiques qui le pénètrent et le ratta-
chent à ce que l'ethnologie signale à peu près partout chez les
populations vivant à l'état de nature. D'après tout ce qui précède,
le rite est un charme et l'officiant est à la fois prêtre et sorcier.
La séparation n'est pas faite entre la croyance et la superstition.
La magie est condamnée; mais, en même temps, elle est tolérée,
parfois prescrite. Les textes rituels exposent avec un cynisme in-
croyable à l'aide de quelles formules et de quelles pratiques on peut
tuer un homme, se débarrasser d'un rival. Le rite contraint les
dieux, il écarte ou évoque les démons, il donne prise directement
sur les choses. Et il a ce dernier pouvoir, parce qu'il n'y a pas de
différence réelle entre la substance et la qualité*, entre l'objet et
son image, entre le signe et la chose signifiée. Tout rapport, quel-
que bizarre qu'il soit, crée un lien efficace. La qualité, l'accident,
sont des substances plus subtiles qui imprègnent l'objet, peuvent
en être séparées et transmises. Il y a ainsi la tanû^ proprement
le « corps », du péché, de la faim, de la soif, du malheur, de la
pauvreté, de la stérilité, de l'homicide. Le courage, l'énergie, la
science, le mérite religieux peuvent être enlevés ou conférés rituel-
lement en un tour de main. Encore dans l'épopée, on voit le roi
Nala et le roi Rituparna échanger la science des dés et celle des
chevaux, comme ils feraient de pièces de monnaie. Dans la gre-
nouille, il y a l'essence de l'eau; dans l'arbre foudroyé, l'essence
les hommes libres, à l'exclusion des femmes. Pour celles-ci, il n'y a qu'un sacrement,
le mariage. Même pour les rites funéraires, nous n'avons de description que pour les
mâles.
1. Ce n'est pas là, du reste, une confusion exclusivement primitive. Bien plus tard
encore, quand ils avaient déjà une philosophie systématiquement élaborée, les Hin-
dous n'ont pas su distinguer nettement entre la substance et la qualité.
298 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de la foudre. De même l'essence, la personne de l'homme est pré-
sente non seulement dans les rognures de ses cheveux et de ses
ongles, mais dans son image, dans la poussière qu'il a foulée,
dans son nom, et en opérant sur ceux-ci, on opère sur la personne
même. Et ce qui est vrai des objets, l'est aussi des faits. Le pré-
sent estl'imagede l'avenir, et, en observant l'un, on devine l'autre.
11 y a plus : en arrangeant convenablement Tun, fût-ce en trichant,
on détermine l'autre. C'est ainsi qu'au vâjapeya il y a des courses
[483] de chars dans lesquelles il est convenu que le sacrifiant
sera vainqueur, et cette viotpire n'en sera pas moins un augure
efficace. De là tout un symbolisme infiniment ramifié, qui pé-
nètre toutes les prescriptions des livres rituels. Je ne suivrai pas
M. Oldenberg à travers les exemples nombreux qu'il en donne,
ni dans l'application qu'il en montre dans les amulettes, dans la
médecine, dans la malédiction, qui agit par la puissance magique
du mot, dans le serment, une malédiction qu'on prononce contre
soi-même pour le cas où l'on ne tiendrait pas une promesse, malé-
diction que la ruse peut du reste rendre inefficace. Ce symbolisme
magique est surtout visible dans les rites qui ont pour objet l'ob-
tention d'un vœu particulier et qui sont d'ordinaire de purs actes
de sorcellerie ; mais il ne pénètre pas moins les grandes céré-
monies du culte, au point qu'on a voulu parfois ne voir dans le
rituel védique qu'une représentation des phénomènes naturels, une
mimique en quelque sorte de la succession des jours et des saisons
et de la vie de l'univers.
La IV*^ section, pour laquelle il me reste bien peu de place, est
consacrée aux conceptions de la vie d'outre-tombe et au culte
des morts.
La langue sanscrite n'a jamais eu un nom unique pour l'âme,
comme le grec <]/u;(7J. Dans le Veda, les termes les plus anciens
pour désigner ce qui survit au corps, ce qui peut le quitter tem-
porairement dans le rêve, dans l'évanouissement, et se sépare de
lui définitivement à la mort, sont asu et manas^ l'un désignant
plutôt le souffle, l'autre l'esprit, que l'on se figurait résidant dans
le cœur et probablement déjà de la dimension d'unpoucet. Souffle
et esprit étaient sans doute conçus comme inséparables. En tout
cas, le mort restait une personne. Ce qu'on invoque, ce n'est pas son
souffle, ni son esprit, c'est lui-même. Il n'est pas non plus une
ombre vaine, il est énergique et bien vivant. Il est invisible, mais
non complètement immatériel. Il a conserve les besoins du corps;
ANNÉE 1896 299
il lui faut nourriture et vêtement. Il est fait d'une substance ténue,
assez semblable à ce que sera plus tard le corps subtil de la philo-
sophie sânkhya, et ce raffinement est l'œuvre d'Agni, qui a « cuit»
le mort avant de le convoyer à une nouvelle vie dans le séjour
des âmes.
Ce séjour, pour ceux du moins qui l'ont mérité, est au ciel,
au plus haut du ciel, auprès de Yama, le roi de l'âge d'or, qui vit
là entouré de ceux sur lesquels il a régné jadis ici-bas, les anciens
sacrificateurs devenus des êtres divins. Ce sont là les Pitris, les
Pères, par excellence, une sorte d'aristocratie des trépassés, vivant
une vie de délices avec les dieux, buvant le soma, se nourrissant
de miel et de beurre et aussi de la svadhâ^ de l'offrande aux
Mânes. Ce n'est pas le paradis de Mahomet, bien qu'une fois on
[484] y mentionne la présence de nombreuses femmes ; mais c'est
un paradis matériel. L'accès n'en est pas facile; le chemin est
long ; il est gardé par les deux chiens monstrueux de Yama, et
ceux-là seuls y arrivent qui ont bien vécu. Où vont les autres ?
Y a-t-il un enfer ? Il semble que cette notion si précise du ciel le
suppose forcément. Pourtant, dans les anciens textes, il n'y a que
des allusions rapides à une geôle étroite et sombre qui pourrait
bien être la tombe, à des puits ténébreux où tombent les mé-
chants. Parfois ils paraissent être simplement voués à la destruc-
tion. Ce n'est que plus tard qu'on rencontre un véritable enfer
avec ses supplices et, bien plus tard encore, un jugement des
morts.
Cette conception de la vie ititure est indo -iranienne ; elle n'est
pas encore indo-européenne. Dans l'Inde même, elle s'est super-
posée à des croyances plus anciennes et, comme à peu près par-
tout, le vieux fond est resté vivace sous les conceptions nouvelles.
Ce qu'on nous dit du voyage des âmes ne fait pas songer à
une montée au ciel ; c'est plutôt une descente. A l'origine, elle pa-
rait avoir conduit à un monde des pitris opposé au monde des
devas^ à un Hadès probablement souterrain et placé au sud-ouest,,
séjour commun de toutes les âmes. Le culte confirme cette suppo-
sition. Ce n'est pas dans le feu, c'est dans des fosses creusées dans
le sol qu'on offre aux Mânes des libations d'eau, de lait, de sésame,
des parfums, des morceaux d'étoffes. Après avoir imploré leurs
bénédictions, on les prie ensuite de rentrer dans leurs sombres
demeures. Dans le Rigveda, il semble que le mort aille immédia-
tement au ciel. Dans le culte, il ne devient pas aussitôt \mpitri:
300 COMPTES RENDUS ET NOTICES
il reste d'abord à l'état de prêta, de trépassé. On lui offre un pre-
mier çrâddha destiné à lui seul, pour apaiser son âme qui séjourne
encore tout près. Ce n'est que plus tard qu'il sera reçu dans le cer-
cle des bienheureux et aura part aux offrandes collectives. Gomme
chez beaucoup de peuples, cette distinction était sans doute à
l'origine en rapport avec la double sépulture, provisoire et défi-
nitive. Pour les méchants, cet état peut se prolonger; le prêta est
alors un spectre, un revenant. Les textes védiques, où le ciel et
l'enfer ont fini par tout absorber, sont peu explicites à cet égard,
mais les données sont nombl^uses dans la littérature bouddhique,
et le fait que, dans les traités de la discipline, il y a des peines
spéciales pour un moine qui aurait dérobé quelque chose à un
prêta ou forniqué avec un prêta femelle, montre bien qu'il s'agit
d'une croyance réelle et non d'une simple fantaisie. Enfin lésâmes
peuvent s'incarner dans des animaux, dans des plantes, ou devenir
des étoiles, longtemps avant la suprématie définitive de la doctrine
de la métempsycose.
Les pitris agissent et interviennent auprès des vivants : ils sont
[49o] des dieux et des protecteurs, tout le culte qu'on leur rend le
prouve. Rarement les textes les représentent comme malfaisants.
Pourtant les enfants mort-nés deviennent des vampires et il est
probable que les méchants trépassés sont nombreux parmi les
rakshas, les démons anthropophages des bois et des solitudes.
Parfois aussi les démons se glissent parmi les Mânes, et l'on use
de précautions spéciales pour écarter des offrandes ces faux pitris.
La seule façon de disposer du cadavre qui soit sanctionnée et
décrite dans le rituel, est l'incinération. Mais, à toute époque, il
y a eu des exceptions à cette règle, et il en était de même au temps
des Hymnes. Dans l'Atharvavéda, il est question de corps aban-
donnés ou exposés sur des arbres, et le Rigveda mentionne à plu-
sieurs reprises des morts qui n'ont pas passé par le feu. Un des
plus beaux morceaux du recueil (X, 18), paraît même décrire l'en-
terrement direct du corps, bien que, dans le rituel, ces passages
soient appliqués à la sépulture des ossements et que M. Oldenberg
penche à les interpréter dans ce sens. Je ne le suivrai pas dans la
très belle description qu'il fait des funérailles : l'enlèvement du
corps, la déposition sur le bûcher, où la veuve vient prendre place
à côté de lui, mais pour être invitée aussitôt à en redescendre. Un
bouc est offert d'abord : c'est la part d'Agni, qui est censé s'en
repaître et épargner ensuite le corps du défunt. Celui-ci, comme le
ANNÉE 1896 301
corps de Patrocle, est recouvert, membre par membre, des mor-
ceaux dépecés d'une vache, qui lui serviront de cuirasse contre la
flamme. Agni ne le brûlera pas ; il le cuira seulement comme une
offrande, et l'emportera ainsi au ciel. M. Oldenberg suppose qu'à
l'origine l'emploi du feu n^était qu'un des moyens de se débarrasser
du cadavre ; que plus tard seulement le rite a été assimilé à une
offrande, et que c'est par suite de cette assimilation qu'on aura
donné la préférence au mode de la crémation. Le fait que, dans le
Rigveda,les pitrisnon brûlés vont au ciel aussi bien que les autres,
et les contradictions qui sont toujours restées dans le rite rentient
cette opinion fort vraisemblable. Le mort avait été placé sur le
bûcher avec ses armes, ses parures, ses ustensiles sacrés ; ceux-
ci sont enlevés avant qu'on y mette le feu ; mais à l'origine, sans
doute, ils y restaient, ainsi que la veuve, et accompagnaient le
défunt dans l'autre monde. La cérémonie achevée, les assistants,
après s'être purifiés, s'éloignent sans regarder derrière eux. Ils
n'en restent pas moins impurs pendant une période de trois à dix
jours, ou jusqu'à la collecte des ossements. Celle-ci se fait avec de
nouvelles cérémonies de propitiation et de purification. Les osse-
ments, mis dans un pot, sont provisoirement enterrés. Ce n'est que
[486] longtemps après qu'on les dépose définitivement dans un
lieu écarté, sous un tumulus. En même temps a commencé la lon-
gue série des offrandes funèbres, à des jours déterminés par la
date du décès, aux nouvelles lunes, pendant les mois où le soleil
s'abaisse vers le sud et suit le chemin des Mânes. Ce qui carac-
térise tous ces rites, c'est un intime mélange de piété et de pré-
caution. Tout ce qui a touché le défunt, tout ce qui a servi aux
cérémonies commémoratives est impur et doit être abandonné ou
anéanti. On efface la trace du mort sur le chemin du bûcher ; son
feu sacré est emporté au loin, mais pas par la porte de la maison ;
entre lui et les vivants, on établit toutes sortes de barrières. Mais
ce qui, malgré tout, domine, c'est le sentiment de la piété et de la
confiance. Gomme le remarque M. Oldenberg, il n'y a pas, dans le
rituel védique, ce sentiment de sauvage horreur qui s'accuse dans
les usages funèbres de tant de peuplades primitives ^
Arrivé à la fin de ce long compte rendu, j'ajouterai seulement
que l'ouvrage de M. Oldenberg est composé et écrit comme le
1. Les funérailles védiques viennent d'être l'objet d'un travail très complet de
M. W. Caland : Die aliindischen Todten-und Beatattungsgebraiiche, mit Benûtzung hands-
chriftlicher Qaellen, 1896. Publié dans les Mémoires de l'Académie d'Amsterdam,
302 COMPTES RENDUS ET NOTICES
sont rarement les publications scientifiques qui nous viennent
d'Allemagne et même d'ailleurs. Je crois savoir du reste qu'il s'en
prépare une traduction française. Notre public n'y retrouvera pas
la chaleur émue qui pénètre toutes les pages du livre du même
auteur sur le Buddha, — le sujet ici ne la comportait pas, — mais
il y trouvera encore plus de souplesse, de vigueur et de vraie
poésie. J'espère donc qu'il ne lui fera pas un moins bon accueil. Je
^irai même que j'en suis certain, si le traducteur s'entend à alléger
parfois une diction un peu trop pleine pour notre langue, et aussi
à nettoyer par ci par là quelques brumes mystiques, qui ne sont
pas sans charme dans l'original, mais qui feraient tache peut-être
au clair soleil de France.
Emile Senart, membre de l'Institut: Les Castes dans l'Inde. Les
faits et le système. Paris, Ernest Leroux, 1896. — xxii-260
pp. in-12.
{Revue critique, 19 octobre 1896).
[249] Sur un sujet plus que rebattu, M. Senart nous présente
ici un ensemble de vues non seulement neuves, mais justes. C'est
une bonne fortune rare. J'ai déjà eu l'occasion ailleurs, au temps
même où le livre paraissait sous forme d'articles dans la Revue
des Deux- Mondes^, d'en parler assez longuement 2, et je ne vou-
drais pas trop me répéter ici. Je me bornerai donc à en indiquer
brièvement le contenu.
Le livre, auquel l'auteur n'a pas fait d'autres changements que
d'y ajouter un avant-propos et des notes donnant les références,
se divise en trois parties : le présent, le passé, les origines. Dans
la, première, M. Senart, à l'aide d'une riche collection d'exemples
typi<iues, décrit la caste, non telle qu'il est convenu d'en parler
même dans l'Inde, mais telle qu'elle s'y présente aux yeux d'un
observateur sans idées préconçues. Les castes ne sont pas des
1. N"" des 15 février, 15 mars et 15 septembre 1894.
2. Remie de l'histoire des religions, t. XXIX, janvier-février 1894, pp. 56 et suiv.
(Œuvres, t. II, pp. 219 et suiv.).
ANNP'E 1896 303
classes : leur nombre seul le montre assez clairement, et elles ne
répondent que très imparfaitement au rang et à l'influence réelle
de leurs membres. Elles ne sont pas non plus des corporations pro-
fessionnelles, ni des divisions ethniques ou régionales, ni des
sectes religieuses. Du moins elles ne sont rien de tout cela exclu-
sivement ; mais elles son,t un peu tout cela à la fois. Toute distinc-
tion sociale, toute différence de race et d'origine, de croyance et de
pratique, d'occupation, de coutume et d'usage tend à produire une
caste, c'est-à-dire [2o0] un groupe plus ou moins nombreux, fermé
et strictement héréditaire, en principe du moins, retranché der-
rière des interdictions très étroites de commensalité et de connu-
bium, des règles minutieuses de pureté et d'impureté et toute sorte
d'usages d'autant plus inviolables qu'ils sont plus particuliers et
plus bizarres. De là le nombre des castes, qui se chiffre par mil-
liers. De là aussi leur persistance. Riche, puissante, considérée
depuis des siècles, la famille brahmanique des Tagore du Ben-
gale n'a pas pu faire oublier encore la dérogation commise jadis
par un ancêtre, et elle demeure exclue des rangs du Kulinisme.
Tant que le souvenir subsiste, la barrière reste fermée. La caste
est donc le moule de tout groupement dans le sein de la société
hindoue. Nul individu n'y échappe : on n'est Hindou qu'à la con-
dition d'appartenir à une caste. Ainsi considérée, la caste est un
fait particulier à l'Inde, et M. S. s'élève avec raison contre les
explications trop faciles par lesquelles on a cherché parfois à la
rapprocher des divisions sociales observées ailleurs.
Dans la seconde partie, M. S. examine le passé de la caste.
D'abord un certain nombre de témoignages directs, qui permettent
de croire que l'organisation actuelle, moins compliquée sans doute,
mais essentiellement la même, remonte très haut, au moins jus-
qu'à l'époque des Brâhmanas. Ensuite l'explication systématique
qu'en ont donnée les Hindous et qui, en ce qu'elle a d'essentiel,
remonte tout aussi haut et n'a plus varié depuis. D'après cette
explication, il y aurait eu quatre castes primitives : brahmanes,
kshatriyas, vaiçyas et çùdras : toutes les autres seraient issues
du mélange plus ou moins illicite des quatre castes pures. Dans
les plus anciens documents, les Hymnes du Rigveda, nous trou-
vons, en effet, la mention de trois classes, prêtres, nobles et
peuple, ayant en face d'elles une race étrangère, hostile ou ser-
vile, de couleur plus foncée. Une division fort semblable se re-
trouve chez les Iraniens. Nous ignorons du reste jusqu'à quel
304 COxMPTES RENDUS ET NOTICES
point ces classes, dans l'Inde védique, ont pu ressembler à des
castes.
Dans la troisième partie, M. S. expose ses propres vues sur les
origines de la caste, ou, plutôt, il achève de les exposer, car elles
ont déjà percé plus d'une fois dans ce qui précède. La théorie hin-
doue n'a jamais été adoptée en Europe intégralement, telle qu'elle
l'a été encore récemment dans des articles anonymes publiés par
un indigène dans le Calcutta ReviewK Mais on a longtemps plus
ou moins transigé avec elle. Les données fournies par les recen-
sements de 1872, 1882 et 4892 l'ont définitivement ruinée. Il res-
tait pourtant d'en expliquer la formation, ainsi que la formation
de la caste elle-même, et, ici, des opinions très diverses se firent
jour. Les uns, comme M. Sherring, mettaient le tout au compte du
machiavélisme des brahmanes, désireux d'assurer leur suprématie.
[2ot] D'autres, avec M. Nesfield, appuyaient de préférence sur
le caractère professionnel des castes. D'autres encore, comme
M. Risley, ne voulaient admettre que des facteurs ethniques-.
M. S. fait à chacune de ces opinions sa part de vérité, mais il n'a
pas de peine à montrer qu'elles n'expliquent suffisamment ni les
faits, ni la théorie. Sa propre explication est en somme la sui-
vante. Les Aryens, comme toute société humaine, ont eu des classes
plus ou moins définies et héréditaires auxquelles il réserve, pour
plus de commodité, la désignation de varna. Mais, au-dessous de
ces divisions très larges et forcément flottantes, ils en ont eu
d'autres en familles, tribus, clans, les yÉvy) et gentes des nations
occidentales, divisions infiniment plus rigides, entourées de bar-
rières plus jalouses, avec leurs usages et leurs sacra particuliers.
Ce sont ces dernières qui, usées partout ailleurs par une vie poli-
tique plus intense, survivent dans les castes réelles de l'Inde, et
c'est de là que vient en droite ligne la législation rigoureuse qui
les régit. Pour mieux les distinguer, M. S. les désigne par le
terme àQ jâfi^. Les varnas ont fourni au contraire le cadre des
grandes castes théoriques, auxquelles rien n'a jamais correspondu
1. Bengali lis Castes and Ciirses, dans les n" d'octobre 1894 à octobre 1895.
2. Cette dernière opinion a trouvé récemment son expression extrême dans un
article de M. Cliarles Jolmston : Caste and Coluur in Ancient India. Calcutta Review,
octobre, 1895. Los quatre castes officielles auraient été à l'orijjine quatre races, blanche,
rouge, jaune et noire.
3. Défait, les deux mots sont synonymes et s'emploient tous deux dans le sens de
caste ; pourtant^d/i désigne une collectivité plus restreinte que varna. On sait que le
sens propre de ce dernier est « couleur », et celui de l'autre « famille, gens ».
ANNÉE 1896 305
exactement dans la réalité. La théorie leur a prêté une unité et
une cohésion factices, en transportant sur elles une législation
qui n'était vraie et fondée que pour les jâtis. Et elle a pu le faire
d'autant plus aisément, qu'elle avait un quasi modèle dans le varna
des brahmanes. Ceux-ci, en effet, bien qu'ils ne soient jamais
arrivés à ne former qu'une seule caste réelle, qu'ils aient été tou-
jours divisés en un grand nombre de fragments séparés entre
eux par des barrières aussi rigides que celles qui les séparaient
du reste de la communauté, étaient cependant parvenus de bonne
heure à une cohésion suffisante pour donner du moins l'illusion
de l'unité. C'est sur ce varna des brahmanes qu'ont été modelés
les trois autres et, une fois le système ainsi constitué, il n'a plus
fallu un grand effort d'imagination pour y faire rentrer certains
éléments irréductibles à ceux-ci, à l'aide de la théorie des castes
mêlées. C'est donc d'une confusion en partie voulue, mais en par-
tie aussi fort naturelle, entre deux réalités également anciennes,,
les varna et les jâtis ^ qu'est sortie la théorie officielle et artifi-
cielle des castes. Il va sans dire que, une fois créée, la théorie, à
son tour, a puissamment réagi sur la réalité. A tout le moins, elle
lui a donné une sanction supérieure, religieuse et légale ; elle a
ainsi assuré la survivance de faits sociaux très archaïques et qui,
partout ailleurs, ont depuis longtemps disparu.
J. D. B. Gribble. a History of the Deccan. London, Luzac and Co.
1896. — 1 vol. gr. in-8«, pp. iv-406.
[Revue critique^ 19 octobre 1896).
[252] L'ouvrage de M. Gribble, dont nous n'avons encore que
le premier volume, aurait dû être intitulé : « Annales des dynas-
ties musulmanes du Dékhan » ; car, en réalité, il ne donne que
cela. L'auteur avait certainement le droit de choisir et de délimiter
son sujet à sa convenance, mais non celui de donner au livre un
titre inexact. Il ne devait pas dire non plus qu'avant la période
choisie par lui, le Dékhan n'avait pas d'histoire. La proposition
Religio?is de l'Inde. — IV. 20
306 COMPTES RENDUS ET NOTICES
n'est vraie qu'en ce qui concerne le détail, pittoresque et biogra-
phique, de riiistoire politique. Mais nous avons les cadres de cette
histoire, ce qui est déjà beaucoup, quand il s'agit d'une région de
l'Asie, notamment d'une région de l'Inde, et, pour certaines par-
ties de l'histoire générale, les données sont même abondantes, sans
être, il est vrai, suffisamment précises. D'ailleurs, même pour la
période musulmane, M. G. ne sort guère de l'histoire politique :
succession des dynasties et des souverains, guerres, intrigues de
palais et de harem. Ni les conditions géographiques, ethnologiques,
économiques de cette histcîlre, ni l'histoire des idées, des mœurs,
des croyances, des institutions, de l'art et de la culture en général
n'ont été sérieusement traitées et, sauf quelques descriptions oc-
casionnelles ou des réflexions d'une généralité beaucoup trop
vague, le lecteur n'apprend à peu près rien des neuf dixièmes de
la population, qui ont continué de vivre de leur vie propre sous la
mince couche des conquérants. M. G. n'est pas un philologue,
on s'en aperçoit aisément à ses transcriptions sanscrites, arabo-
persanes et même latines % et il n'a pu faire usage que de sources
traduites. Mais il réside dans le pays, à Haidarâbâd, et il aurait
dû, ce semble, sur tous ces points, nous donner mieux que des
descriptions de seconde main et un choix de phototypies ^, s'il
s'était proposé d'écrire une véritable histoire de Dékhan sous la do-
mination musulmane.
Mais, ces réserves une fois faites, je suis heureux de recon-
naître que M. G. s'est très bien acquitté de la tâche plus modeste
(tâche qu'il revendique du reste expressément dans sa préface) de
nous donner, à défaut d'une histoire complète, de simples an-
nales. Et, en ceci, il fait une œuvre éminemment utile; car, tel
qu'il est, le livre comble une lacune. Par Dékhan, M. G. entend la
partie du plateau central de la péninsule [253] qui s'étend entre
les deux chaînes côtières des Ghâts, depuis la Taptî au nord, jus-
1. Par exemple, pp. 24 et 61, Vidhyanagara « the city of Icarning », pour Vidyâna-
gara. L'élymologie qui dérive Dakkhin de Dandaka, p. 11, naurait pas dii être môme
mentionnée. Pour les transcriptions arabo-persanes, l'auteur paraît avoir élé à la
merci de ses informants : elles varient parfois sur la même page. Cf. encore p. 29 :
panes et circenses. P. 19, 1. 19, le lecteur doit s'imaginer qu'Aurangzèbe vivait en
1530.
2. Parmi ces pholotypies, il y en a quelques-unes de fort médiocres. Plusieurs sont
sass aucune indication, de sorte que lo lecteur, s'il ne les connaît pas déjà ailleurs,
ne sait pas ce qu'elles représentent. Ces petites négligences sont d'autant plus regret-
tables que l'exécution matérielle du volume est excellente.
ANNÉE 1896 307
<|u'à la Krishna au sud. Gomme sources, il a surtout utilisé le
Ferishta de Scott, les historiens musulmans de la collection Elliot
et Dowson, et les Gazetteers de Bombay et de Madras. Le récit
commence avec la première expédition des musulmans de Delhi
au sud de la Tapti, sous Alâu'd-din en 1294, les guerres qui ame-
nèrent successivement la chute des Etats hindous de Devagiri et
de Varangal, et la fondation du royaume hindou de Vijayanagara^
La conquête aboutit à la révolte, comme toujours, et à la fonda-
tion, en 1347, de la dynastie des sultans Bâhmanî de Kulbarga et
Bidar. Les annales de ce premier Etat musulman forment Part L
— Part II comprend celles des cinq royaumes en lesquels il se dé-
membre vers la fin du xv^ siècle : les dynasties Barid Shâhi de
Bidar, 1492-1609; Adil Shâhi de Bijâpur, 1489-1686 ; Nizâm Shâhi
d'Ahmadnagar, 1489-1599; Imâd Shâhi d'Ellichpur, 1484-1572, et
Qutb Shâhi de Golkonda, 1518-1686; ainsi que la chute finale du
royaume hindou de Vijayanagara et les premiers progrès de la
puissance mahratte. Sur les Mahrattes, l'auteur ne donne que le
nécessaire et renvoie pour le reste au célèbre ouvrage de Grant
Duff. — Part III retrace les dernières luttes d'Aurangzèbe, dans
lesquelles s'épuisèrent les forces de l'empire de Delhi, la déca-
dence irrémédiable de cet empire sous ses successeurs et la fonda-
tion, en 1723, de la dynastie des Nizâm de Haidarâbâd. L'histoire
de cette dynastie, qui représente seule encore la domination mu-
sulmane dans le Dékhan, fera Fobjet du deuxième volume. Il faut
espérer que l'auteur y joindra un Index absolument nécessaire.
Gelui-ci n'a pas même une table des matières.
Deux chapitres du Saurapurâna
Mélanges Charles de Harlez (1896).
Parmi [12] les sectes qui relient le vishnouisme contemporain
à celui du Mahâbhârata et des Bhâgavatas des premiers siècles,
1. Le récit de cette fondation qui est donné au chapitre m, p. 24, et qui n'est qu'un
roman, est accompagné de cette étrange note: « For another and more reliable account
see chap. vu, » ïi est évident que, dans l'intervalle d'un chapitre à l'autre. M.. G. a pris
connaissance des Dynosh'es of Southern India de M. Sewell, d'où il a tiré, en y ajoutant
-quelques erreurs, une relation plus exacte. Mai» pourquoi a-t-il gardé lapremièFe?
308 COMPTES RENDUS ET NOTICES
parmi celles du moins dont l'origine est à peu près datée et se rat-
tache encore pour nous à une personnalité distincte, une des plus
anciennes est celle des Madhvâcâryas. Elle tire son nom de celui
de son fondateur et premier âcârya ou docteur, un brahmane du
Deccan, du nom de Madhva ou Madliu, que la légende de la secte
fait naître en Tuluva ^ sur la côte de Malabar. Aujourd'hui en-
core, c'est là que sont le centre de la secte et ses huit sanctuaires
principaux, et que, dans le matha ou monastère d'Udipi établi par
le fondateur lui-même, un peu au nord de Mangalore, réside le
guru suprême de l'ordre. D'après la liste de ces dignitaires ^, con-
sei*vée par la secte et qui parait mériter confiance, Madhva aurait
vécu de 1118 à 1198 A. D. Après de longs voyages de propagande
et de controverse, arrivé à l'âge avancé de 80 ans, il remit la
direction de l'ordre à Padmanâbha, le premier de ses disciples et se
retira aux sources du Gange, à Badarikâ dans l'Himalaya, où il vit
encore, selon la légende, auprès de Vyâsa, l'arrangeur des Vedas
et l'auteur des Vedântasùtras, du Mahâbhârata et des Purânas.
Les communautés des Madhvâcâryas sont particulières au sud
de l'Inde ; on ne les rencontre pas au nord des monts Vindhya.
Elles se composent [13] de laïcs et de religieux : ceux-ci, les
gurus ou pères spirituels, font dès leur noviciat vœu de renon-
cement et de célibat. Enfin, comme toutes les anciennes sectes
lettrées, les Madhvâcâryas se présentent sous le double aspect
d'une école philosophique et d'une secte religieuse. Gomme reli-
gion pratique et populaire, ils professent le vishnouisme, sans
exclure toutefois de leurs sanctuaires les images de Çiva, qui,
pour eux, est le premier serviteur de Yishnu, du dieu suprême.
Gomme école philosophique, ils forment l'extrême gauche du
Vedânta, et c'est de ce chef surtout qu'ils n'ont jamais cessé,
malgré leur faiblesse numérique, d'occuper une grande place dans
ia spéculation hindoue. Gomme tous les Vedântistes, ils recon-
naissent en effet pour leur autorité immédiate les Vedânta ou
13rahma-sûtras,et ils ont môme réussi à faire accepter par l'usage
le titre qu'ils réclament pour leur doctrine, celui de Brahmasam-
pvadâya, « la (vraie) tradition concernant le brahman ». Mais
contrairement à Vadvaitavâda^ le monisme de Çankara, qui dé-
clare qu'il n'y a de vraiment réel que le bralunan^ l'absolu, et
1. Répond au district actuel de SoulU Kanara de la présidence do Madrai.
2. Satyavtratîrtlia. le 35* guru, était vivant en 1882.
ANNÉE 1896 ^^^^^^m 3Qg
qu'en dehors de lui toute distinction n'est qu'apparence vaine,
ils professent, en le tirant des mêmes textes, le dvaitavâda, la
doctrine de la dualité ou delà distinction qui maintient la réalité dis-
tincte du monde et des êtres individuels. Madhva lui-même avait
commencé par être un advaitavâdiriy comme le reconnaît la tradi-
tion, et, comme paraît le prouver la finale tîrtha d'un de ses sur-
noms, Anandatîrtha, finale qui est aussi celle du nom de tous ses
successeurs, il a probablement appartenu à l'une des dix branches
de l'ordre des Daçanâmins fondé parÇankara, celle dont les mem-
bres ajoutent à leur nom cette même finale de tîrtha. Son œuvre
a donc bien été une réaction contre la doctrine alors prépondérante
et, dans cette œuvre, il avait eu des prédécesseurs. L'idéalisme
absolu de Çankara et son corollaire, la doctrine de la Maya, de
l'illusion, ne s'accordaient pas bien avec les dévotions sectaires,
soit çivaïtes, soit vishnouites ; ils n'avaient pas non plus toujours
prévalu dans l'école. Le vieux commentaire sur les Yedântasûtras,
maintenant perdu, de Bodhâyana ne les reconnaissait pas, et, un
siècle environ avant Madhva, un autre chef d'école et de secte,
originaire comme lui du sud de l'Inde, Râmânuja [14], les avait
combattus et avait maintenu une certaine réalité, imparfaite et
temporaire, du monde et des êtres finis. ^Mais la contradiction de
Madhva fut bien autrement radicale : ses affirmations, difficiles à
concilier avec le Vedânta, équivalent presque à celles du Sânkhya,
et, pour lui, les sectateurs de Çankara ne sont que des bouddhistes,
c'est-à-dire des nihilistes, déguisés. Malgré cette opposition fonda-
mentale et par suite de circonstances qui nous échappent, l'ordre
n'en a pas moins vécu en de bons rapports avec quelques-uns du
moins de ces adversaires. C'est ainsi que, jusqu'à nos jours, les
gurus d'Udipi ont maintenu certains rapports d'affiliation avec
ceux du grand monastère de Çringiri en Mysore*, qui sont çivaïtes
et les successeurs directs de Çankara, tandis qu'ils traitent d'ex-
communiés et d'hérétiques les sectateurs de Râmânuja, qui sont
pourtant vishnouites comme eux et dont les doctrines se rappro-
chent beaucoup des leurs. De pareils compromis ne sont pas rares
dans l'histoire encore fort embrouillée des sectes hindoues.
Pour de plus amples détails sur les doctrines de Madhva, sur sa
secte, sa biographie et ses œuvres^, on pourra consulter Sarvadar-
1. Le monastère illustré par Sâyana.
2. Au nombre de 37, parmi lesquelles des commentaires sur les trois sources prin-
cipales du Vedânla, les Upanishads, la Bhagavadgîtâ et les Vedântasùtras, commen-
310 COMPTES RENDUS ET NOTICES
çanasarngraha, chapitre V; les Select Works àe H. H. Wilson,
ï, p. 139 ; les Reports on the search for sanskrit MSS. de
K. G. Bhandarkar : celui de 1882-1883, pp. 16 et 202, et celui de
1883-1884, p. 74. Ces notices sont faites d'après les traditions et
les livres de la secte ; le factura qui va suivre provient de ses
adversaires. Je l'emprunte au Saurapurâna, dont une bonne édition
a paru en 1889, à Poona, dans la collection intitulée Ànandâçrama
Sanskrit séries.
Le Saurapurâna, qui n'a de solaire que ce titre et la mention
tout épisodique qu'il a été ré'^lé à l'origine par Sùrya, le Soleil,
appartient au çivaisme intransigeant ; Vishnu est le kimkara^
l'exécuteur des ordres de Çiva, c'est le credo qui revient àsatiété d'un
bout à l'autre du poème. Gela [lo] ne l'empêche pas d'être compté
comme un upapurâna^ ou puràna secondaire, comme une sorte de
supplément du Brahmapurâna qui, lui, est vishnouite et est aussi
désigné quelquefois sous le titre de Saurapurâna. Ge fait montre
bien, après beaucoup d'autres, dans quel état de syncrétisme vrai-
ment chaotique toute cette littérature nous est parvenue. L'acte
d'accusation contre les Madhvâcâryas , introduit sous forme de
prophétie, fait partie de trois chapitres, XXXVIII-XL, spéciale-
ment dirigés contre les vaishnavas, les faux vaishnavas, et que
ceux-ci suppriment dans leurs manuscrits du Saurapurâna, bien
qu'au fond ces chapitres ne leur soient pas plus hostiles que le
reste de l'ouvrage. Gette omission n'est pas une raison suffisante
pour en suspecter l'authenticité. Le fait même que le chapitre XL
n'est guère qu'une répétition du précédent, n'est pas plus probant
en se sens, tant la composition du livre est lâche et décousue ►
L'interpolation ne serait certaine que si l'on pouvait démontrer
que la masse de l'ouvrage est antérieure au xii« siècle et, ceci, nous
ne le pouvons pas. On trouve bien le Saura ou TÂditya-purâna
cité comme autorité dans beaucoup de livres, entre autres dans le
Caturi>argacintâmani de Hemâdri, qui est du xiii'' siècle. Mais
il est certain qu'il y a eu plusieurs ouvrages de ce titre et, tant
que ces citations n'auront pas été vérifiées dans notre texte, elles
ne sauraient être invoquées comme preuves. Tout ce qu'il est
permis d'affirmer, c'est que ces chapitres sont notablement posté-
rieurs aux dernières années du xii« siècle : ils n'ont plus que des
taires dont la composition est imposée par la tradition à tout vedântiste qui prétend
au rôle de réformateur et de chef d'école.
ANNÉE 1896 311
informations vagues sur les origines de la secte, et ils possèdent
quelques données sur sa propagation ultérieure. On n'entrevoit
pas mieux quelles raisons particulières ont pu désigner justement
les Madhvâcàryas à la haine du rédacteur de ces morceaux. A en
juger par les mâhâtmyas contenus dans l'ouvrage et qui se rap-
portent surtout aux sanctuaires çivaites de Bénarès, le Saurapurâna
appartiendrait plutôt au nord de F Inde, où la secte n'a jamais pénétré.
Gomme source d'information, cette haineuse satire est nulle.
Les objections de doctrine sont en grande partie fausses ou de
simples lieux communs. Les données géographiques sont peu pré-
cises et ne paraissent s'accorder, ni avec la tradition des Madhvâ-
càryas, ni même entre [16J elles. Autant que le vague des expres-
sions permet d'en juger, le berceau de la secte est placé ici dans
la région orientale de la péninsule, tandis que la tradition le met
sur la côte occidentale. De plus la propagation est représentée,
une première fois, comme s'étant faite du nord au sud, et, une
seconde fois, comme ayant eu lieu dans le sens inverse. On trou-
vera relevées dans les notes les principales de ces divergences et
contradictions. Le seul intérêt que présentent ces morceaux vient
de la rareté, dans les Purânas, de factums semblables, s'attaquant
aussi directement à des faits modernes, et aussi de l'âpreté sec-
taire qu'ils respirent. Sous ce rapport du moins, ils constituent un
témoignage immédiat et authentique.
CHAPITRE XXXVIII
1-96. Jadis, sous le saint roi Pratardaiia, la religion et la [piété fleurissaient
sur la terre. Il n'y avait ni hérétiques, ni mécréants. Aussi les enfers se
dépeuplaient-ils ; les damnés et les démons eux-mêmes se convertis-
saient et allaient au ciel. Yama, le roi des enfers, étant venu se plaindre
auprès des dieux de la désertion de son empire, ceux-ci, sur le conseil
de leur guru Brihaspati, décident un Kirnnara * à descendre sur la terre
et à pervertir les hommes. Déguisé en docteur vaishnava et s'entourant
de disciples, le Kirnnara répand la fausse doctrine que Çiva n'est que
le serviteur de Vishnu, et vient la prêcher en présence même du roi
Pratardana. Celui-ci n'ose châtier un religieux, mais il assemblera Tes
brahmanes pour le confondre.
CHAPITRE XXXIX
1-36. Mais Kali, le démon de la discorde, pénètre dans l'assemblée qui, aus-
sitôt, se divise : une partie embrasse la fausse doctrine, et l'hérésie se
1. Génies ayant une tête de cheval.
312 COMPTES RENDUS ET NOTICES
répand sur la terre : la vertu et la piété diminuent, et les enfers se re-
peuplent. Cependant Vishnu dormait, ignorant de ces sacrilèges.
Effrayé par de terribles prodiges, il se rend avec Lakshmî, son épouse,
auprès de son maître Çiva, où viennent aussi les autres dieux, et, tous
ensemble, ils vont trouver le roi Pratardana. Les dieux informent Çiva
de ce qui s'est passé : le roi, qui sait maintenant à qui il a affaire,
coupe séance tenante la tête au Kimnara, à tous ses partisans, y com-
pris leurs chevaux et leur bétail. « Et personne n'empêcha le roi aux
pieuses pensées. » Çiva le calme pourtant et recolle tout ce qu'il vient
de casser : auront [17] une tête de cheval, ceux qui ont insulté Çiva de la
bouche ; un corps de cheval^^ceux qui l'ont insulté de leurs gestes et
postures *.
37. Brahmâ dit ; Ainsi donc ces choses se sont passées aujourd'hui, sous le
règne de ce saint roi. Je vais vous dire maintenant ce qui arrivera un
jour: écoutez-moi attentivement.
Quand le cruel Kaliyuga * sera venu, quand la surface delà terre sera
toute occupée par les Mlecchas ^, viendront des hommes vils, déchus dé
toute bonne coutume.
Alors, au milieu du pays Andhra^, il y aura un misérable brahmane
(originaire) de la région méridionale 5, qui sera l'amant d'une veuve
brâhmanî ^ .
1. Les mudrâs, gestes et postures usités pendant la prière et qui varient selon les
sectes. Il semble que ce soit là un fragment de légende rendant compte de la forme
hybride des Kimnaras.
2. L'âge de la discorde, l'époque actuelle du monde, qui a commencé en 3102
avant J.-C.
3. Les étrangers, les barbares.
4. Andhrîdeça, ce qui, à première vue, signifierait « le pays des femmes Andhras ».
Celles-ci ont, en effet, une mauvaise réputation, comme on le voit par exemple par
le Kdmasàlra, ch. X, XI, XXVIl. Mais il est plus probable qu'il faut entendre « le
pays de la langue Andhra ». Chez Kumârilla Bhatta, VAndhrabhâshâ correspond aux
langues dravidiennes du nord, particulièrement au Telugu, qui se parle au nord de
Madras, et s'oppose à la Drâvidxibhâshâ, le Tamoul, qui se parle au sud. Et cette indi-
cation s'accorde bien avec la plupart des données, qui placent le pays des Andhras
dans le bassin inférieur et moyen de la Godâvarî et ridenlifient avec la portion nord-
est de la présidence de Madras et une partie des États duNizam. En tout cas le Sau-
rapurâna s'éloigne ici beaucoup de la tradition des Madhvâcâryas, qui place le berceau
de la secte en pays Tuluva, sur la côte ouest. L'ancien empire des Andhras s'était
bien étendu jusque-là ; mais c'étaient là de vieux souvenirs depuis longtemps éteints
au xir siècle.
6. Ddkshinâtya, expression vague, qui peut désigner tout homme né au sud des
monts Vindhya. Dans un sens plus restreint, elle désigne un habitant du plateau qui
s'étend au sud de ces montagnes jusqu'à la Krishn&. Le pays Andhra en est la por-
tion orientale.
6. La naissance illégitime ou irrégulière fait partie des lieux communs de la polé-
mique sectaire. Il y a des histoires semblables sur la plupart des personnages mar-
quants de l'hindouisme. Le bâtard d'une veuve est, de ce seul fait, un excommunié.
D'après la tradition des Madhvâcâryas, le père du fondateur se serait appelé Madhiga
Bhatta.
ANNÉE 1896 313
-40. Et du crime de cet exécrable brahmane naîtra un fils (lui encore) inno-
cent qui, forcément, cherchera à se distinguer et sera zélé pour l'étude.
Il ira saluer l'àcàrya Padmapâduka ^, l'excellent maître du Vedânta et
connaisseur de la tradition Advaita, et lui adressera sa requête :
(( Seigneur, je suis le brahmane Madhuçarman '. Enseigne-moi, véné-
rable; enseigne-moi tout le castra^ du Vedânta, vénérable guru. »
[18] Et l'àcàrya, qui est la bonté même, voyant cette grande modestie,
daignera, plein d'une tendre affection, faire de lui le premier de ses
disciples.
Ensuite, de jour en jour, (le disciple) lui témoignera son dévouement,
et le guru, déplus en plus satisfait, lui communiquera toute la doctrine.
45. Un jour pourtant le guru le surprendra s'apprêtant à prendre sa nour-
riture sans avoir fait l'ablution, le sandhya* et les autres pratiques, en
pleine rupture de ses devoirs quotidiens.
Interrogé sur le fait par le guru, le bâtard de la veuve '" répondra ;
« J'ai usé de la loi commune ^, Seigneur. Pourquoi te fâches-tu ? ))
Et râcârya dira : « Qui est ton père ? qui est ta mère ?» — « Mon
père^ est un brahmane, Seigneur, et ma mère une brâhmanî. ))
— « Parle, qui est ton grand-père maternel? suivant quel mode* ta
mère a-t-elle été épousée ? où a-t-elle été accordée ? Dis vite la vérité,
sinon,
« Je te réduirai en cendre, toi qui es déchu du lustre brahmanique. »
Ainsi interpellé (le disciple) avouera tout selon la vérité.
50. Et râcârya alors le maudira: « Que notre siddhânta^ ne se manifeste
jamais (à toi) ; sois stupide désormais pour le siddhànta dans la doc-
trine Advaita. »
— « Gomment, ma fidélité à te servir sera donc sans fruits ? dis, vé-
nérable. » A ces plaintes et à beaucoup d'autres du (disciple),
Le maître répondra : « Tu saisiras le pùrvapaksha ® ; pour le siddhànta
tu seras absolument aveugle. Ma parole ne saurait être vaine. »
1. D'après les Madhvàcâryas, le guru de leur fondateur aurait été Acyutapreksha.
L'un des noms n'exclut pas l'autre, car tous ces personnages en ont plusieurs. Parmi
les disciples de Çankara, il y a eu un Padmapâda, et il se pourrait que la confusion
de ce nom avec celui de Padmapâduka ait été l'origine d'une tradition qui fait de
Madhvâcârya l'arrière-disciple, ou même le disciple immédiat de Çankara.
2. Çarman est une finale qui peut s'ajouter au nom de tout brahnaane. La forme
ordinaire du nom, dans les écrits de la secte, est Madhva ; on trouve aussi Mâdhva.
Notre texte porte toujours Madhu, qui a peut-être été choisi à dessein, parce que
c'est un nom du Printemps, un des suivants de l'Amour (cf. XL, 33 et 72) et celui
aussi d'un démon. D'après les Madhvàcâryas, le fondateur se serait appelé Vâsudeva
avant son initiation.
3. Corps de doctrine.
4. Oraison du matin et du soir.
5. Golaka.
6. Par opposition à celle du novice.
7. Lire dans le texte tâto.
8. On sait qu'il y en a huit.
9. L'exposition complète d'une opinion contient trois membres: 1" le pùrvapaksha
314 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Ce Madhu donc n'aura d'yeux que pour le pûrvapaksha des castras et'
se mettra à fausser le Vedânta.
A mesure que (l'âge) Kali progressera, ô devas S cette hérésie de l'en-
nemi de Ci va peu à peu grandira.
55. D'abord, du pays Drâvida *, elle se répandra lentement dans le Karnâtaka
et dans le Tilahga 3, sur les bords de la Godâvarî.
[19] Quand le Kaliyuga sera dans son plein, elle gagnera l'Aryâvarta*.
Des hommes vils prêcheront le faux çàstra de la doctrine de la Mâyâ ^.
Rien que pour les avoir aperçus, on devra se plonger dans l'eau tout
habillé. Gomme Vishll s'apelle aussi Bhadrà^, comme Ràhu se dit aussi
Svarbhânu ', ^
Comme celui qui n'est pas Ï^Unique a nom Hari *, ainsi ces (fourbes)
se diront asserteurs de vérités^. Détracteurs jurés^duYoga^^, contemp-
teurs de l'agnihotra ^^,
Ayant toujours à la bouche les Purânas et « ce qui est conforme au
ou la première thèse ; 2» Vaparapaksha ou les objections ; 3" le siddhânta ou la con-
clusion, qui seule fait autorité.
1. Les dieux, à qui s'adresse le discours de Braiimà. Les versets 52, 53 et la pre-
mière moitié de 54 ne se trouvent pas dans tous les manuscrits. Il y a évidemment
quelque désordre ici, soit par omission, soit par addition; car, jusqu'au verset 62, où
la coupure est particulièrement choquante, les versets, tels qu'ils sont chiffrés, se
terminent au demi-çloka.
2. Le Drâvidadeça est le pays de la langue tamoule, l'extrême sud-est de la pé-
ninsule. Il est loin du pays Tuluva, où la tradition des Madhvâcâryas place le berceau
de la secte et de son fondateur ; plus loin encore du pays des Andhras, où le Sùrya-
purâna fait naître Madhu.
3. Le Karnâtaka, le pays de la langue canarèse, répond au Mysore et à la partie
occidentale des États du Nizam. Le Tilanga, plus communément Telinga, le pays de
la langue telugu, est la côte orientale, au nord du Drâvida, jusqu'aux frontières
d'Orissa. La partie nord du Karnâ(aka et du Tilanga est le pays des Andhras du
verset 39.
4. L'Inde du nord, entre l'Himalaya el les Vindhya. Les communautés des Madhvâ-
câryas ne paraissent pas s'y être jamais établies à demeure.
6. L'illusion. La doctrine de la Mâyâ consiste à nier la réalité du monde et des
êtres contingents. Elle est portée à son maximum précisément par les Advaitins, que
le Sùryapuràna prétend représenter, et le reproche est pour le moins singulier.
6. Vishti, le 7"* karana ou demi- jour lunaire de la quinzaine, qui passe pour fu-
neste, est appelée par euphémisme Bhadrâ, la Propice.
7. Bâhu, le démon de l'éclipsé, dont le surnom de Svarbhdna signifie « lumière du
ciel M.
8. Aneke, que je prends comme locatif, me paraît désigner Vishnu, qui selon les
çaivas, n'est pas l'Unique, puisqu'il a Çiva pour supérieur et d'autres dieux pour
égaux. C'est donc à tort qu'on l'appelle Hari, comme Çiva et le soleil qui, eux, sont
des êtres uniques.
9. Tattvavâdin.
10. Le système de ce nom ou, en général, la dévotion mystique.
11. Le sacrifice journalier que doit célébrer tout brahmane. Les gurus des Madhvâ-
câryas s'en déclarent affranchis. Mais c'est là un privilège commun à tous les sam-
nyâsins, à tous ceux qui ont fait vœu de renoncement absolu, qu'ils soient çaivas ou
Y&ishnavas.
ANNÉE 1896 315-
Vedânta ^ » hommes par l'apparence seulement, sûrement destinés à
l'enfer,
60. Et avec qui il suffira de converser pour déchoir du lustre brahmanique.
Mieux vaut un bouddhiste, un jaina, ou un kâpâlika ^.
C'est ouvertement (du moins) qu'ils nient l'autorité du Veda. Mais
ceux-ci ! (Tel) affirme l'autorité du Veda, se donnant pour ce qu'il n'est
pas : un connaisseur du Veda.
62. (Tel autre) professe Dieu ^ en paroles, et n'est en réalité qu'un misé-
rable athée.
[20] Le Sûta * dit : Après quoi, tous ^ partiront comme ils étaient venus.
Et le saint roi Pratardana, ayant débarrassé son royaume de toute épine,
63. (Arrivé) à la fin de sa vie, obtint la délivrance suprême qui consiste
dans la non-dualité ^. Ensuite ce (Madhu) aura des disciples nom-
breux :
Samnyàsins ^ par l'habit seulement, faisant en réalité leurs propres
affaires, s'employant au service des rois, pleins de déguisements, adon-
nés aussi à des dévotions impures ^,
65. Ayant commerce avec des femmes qu'il est interdit d'approcher, man-
geant et buvant ce qu'il est défendu de manger et de boire, les uns se
livrant à toutes les jouissances,
Allant en char, recherchant avidement le service des rois, se plai-
sant à ravaler TAdvaita, tout fiers de leurs livres secrets.
Quant au siddhânta des autres écoles, ils ne le connaissent^ pas tel
qu'il est; car ils n'étudieront rien qu'avec la pensée d'y trouver faute,
dans le Kaliyuga.
S'il faut proscrire jusqu'aux noms des autres dieux ^^, comment se
1. Comme toutes les sectes, les ^ladhvàcàryas recomiaissent l'autorité de certains
Purânas. Ils divisent de plus la littérature en « ce qui est conforme au Vedânta » et
en « ce qui n'est pas conforme », acceptant la première catégorie et rejetant la se-
conde.
2. Sectaires çaivas, mais considérés ici comme impurs. On se détestait entre
frères.
3. Içvara, le Dieu personnel, providence et démiurge. Vaishnavas et çaivas l'affir-
ment également, également aussi ils le nient plus ou moins, selon qu'ils sont plus ou
moins logiques dans leur adhésion à la doctrine Advaita. Ce sont précisément les
sectes admettant une certaine dualité, comme les Madhvâcâryas, qui sont le moins
portées à le nier.
4. Lomaharshana (ou, comme ici, Romaharshana), de caste un Sûta, un conducteur
de char ou écuyer, le principal interlocuteur du Saurapurâna, qu'il récite aux rishis
réunis dans la forêt Naimisha.
5. Çiva, Brahmâ et les autres dieux, le roi Pratardana et ses suivants.
6. Ou, ce qui revient au même : « qui est le but suprême de la doctrine Advaita ».
Il s'agit du sàyujya, de a l'absorption» en Çiva, l'être suprême et unique.
7. « Celui qui a tout déposé », qui a fait vœu de renoncement absolu.
8. Kaulika, désignation des sectateurs de la Çakti, de l'énergie femelle. Ils sont bien
plus nombreux parmi les çaivas que parmi les vaishnavas.
9. Le texte passe fréquemment du futur au présent. Parfois, comme ici, il mêle
les deux temps dans la même phrase.
10. Les Madhvâcârvas «ont au contraire très éclectiques dans leur panthéon.
316 COMPTIiS RENDUS ET NOTICES
fait-il alors que ces pervers récitent le Veda et prétendent le soumettre
à la discussion * ?
Ils auront beau parcourir encore et encore les excellents traités de la
Mîmâmsâ *; ne poursuivant que leur propre intérêt, de tout cela ils ne
saisiront que le pûrvapaksha.
70. Quant à leur propre (opinion), ils ne la diront jamais, parce qu'elle
manque de base ; mais (en vrais) plagiaires^, ils dénigreront les Ham-
sas et les Paramahamsas *.
Le premier venu (un enfant) à peine né ^, ils le tonsureront et en
[21] feront un supérieur de matha ^, quant à la robe brune du moins,
ces bommes vils. ^
Gouvernef un matha, servir (les grands), amasser des richesses,
courtiser des femmes esclaves, brûler d'envie, ( s'ils avouaient que ce
sont là leurs mobiles, ils seraient vrainient et) par cinq fois asserteurs
de vérités '^.
« Le samsara* est réalité », diront-ils, (se montrant) ainsi, il ne se
pourrait plus, asserteurs de réalité . Ou bien encore : « Tout est un jeu
de la Màyâ », (se déclarant) ainsi asserteurs de l'unique Mâyâ.
La pure réalité ®, il ne la connaissent pas, et ils enseignent que tout
est réalité. En paroles seulement, eh ce misérable âge Kali, ils seront
asserteurs de réalités.
75. A mesure, brahmanes *°, que, dans l'âge Kali, les méchants prévaudront,
prévaudront aussi, dans la région du Nord *^, ces faux vaishnavas ^*.
A la seule vue d'un (de ces impies) proclamant l'égalité de Çiva *3,
1. Tarka, terme qui peut s'entendre de tous les systèmes de philosophie. D'après
ce qui précède et ce qui suit, il parait désigner ici la casuistique liturgique de la
Mimâmsâ.
2. Nom commun du système ritualiste de Jaimini et du système spéculatif du Ve-
dànta, mais qui désigne plus spécialement le premier.
3. Jâraja, mol qui signifie à la fois bâtard et plagiaire. C'est ici le pendant du
parakîyena pandiUâh de XL, 69.
4. Deux degrés de l'ordre ascétique.
6. Les Madhvâcâryas recrutent en effet leur noviciat dès 1 enfance, et ne regardent
pas beaucoup à la caste.
6. Un matha est un collège ou couvent, où résident les gurus et les novices. La
robe, ou plutôt l'écharpe brune est le vêtement des religieux.
7. Tattvavâdin, qualification que revendiquent les Madhvâcâryas. Le mot tatlva
réunit les sens de principe, entité, réalité, vérité.
8. Le cours des choses contingentes ou, comme le définit Lcconte de Lisle :
Le tourbillon sani fin des apparences vaines.
Les MadhvâcAryas en affirment la réalité. Le reproche suivant est faux.
9. L'absolu Çiva.
10. Çaunaka et les autres rishis à qui le Sûta raconte le PunAna.
11. Udîci, l'Hindoustan.
12. Par opposition avec les vrais, les purs vaishnavas, ceux qui, d'après le Saurapu-
râna, tout en ayant une dévotion particulière à Vishnu, reconnaissent la suprématie
de Çiva.
13. C'est-à-dire que quelque chose puisse être égal à Çiva.
ANNÉE 1896 317
croyant à cette égalité, acquiesçant à cette égalité, on devra aussitôt se
baigner tout habillé.
Grâce à la voie qu'aura montrée Madhu, prévaudront ainsi dans l'âge
Kali d'exécrables vaishnavas et, à leur suite, les Mlecchas, les Çûdras,
les excommuniés.
C'est pourquoi, chefs des brahmanes, prêtez l'oreille à la glorifica-
tion de l'époux de Pàrvatî ; appliquez-vous sans cesse et sans jamais
faiblir, à lui prouver votre dévotion.
CHAPITRE XL
1-30. Après avoir célébré Çiva, dont Vishnu et tous les dieux ne sont que les
humbles serviteurs, le Sùta commence un nouveau récit. Çiva ayant
réduit en cendre Kâma (l'Amour), la veuve de celui-ci, Rati (la Volupté),
accompagnée du Printemps (Vasanta), de l'Égarement, du Mensonge,
de l'Emportement [22] et des autres suivants de son mari, vient implorer
Brahmâ, afin qu'il leur permette de ruiner sur la terre le culte de Çiva.
Brahmâ leur déclare que, pour le moment, cela est impossible, mais
qu'un jour viendra, dans Tàge Kali, où leur vengeance sera satisfaite.
31. Le Sùta dit : Alors donc, quand sera venu l'âge Kali, la ruine de toute
religion, et que, avec ses Mlecchas, (comme un nouvel) Ane*, il opérera
la dispersion des vaches des brahmanes,
Quand on n'entendra plus ni récitation du Veda, ni formules d'obla-
tion ; que tout sera plein de bouddhistes et de jainas ; que le brahmane
suivra la voie des Mlecchas, et que le Çùdra lèvera la main sur le brah-
mane.
Alors, printemps ^ funeste aux Karnâtas, aux Tilangas ^ et à bien d'au-
tres, un certain Madhu naîtra d'un brahmane au sein d'une veuve.
Et cet exécrable bâtard d'une veuve demandera à devenir le disciple
du noble Padmapâduka, le zélé interprète du Vedânta.
35. Et quand il aura étudié tout le çâstra, rejetant ses observances quoti-
diennes, il se mettra à ergoter: « A quoi bon l'agnihotra, à quoi bon le
sacrifice? »
Le guru ayant surpris ces propos, «cène doitpas être un brahmane »,
pensera-t-il, et soupçonnant en lui quelque tare, il lui dira aussitôt :
Liî guru dit; «Quelle est ta caste? dis-moi la vérité, conlempteur du
Veda. Tu renies l'acte saint issu, lui aussi, de Brahmâ ; tu ne saurais
èUe fils d'un brahmane"*. »
1. Kkaia, âne, autre nom de Dhenuka, un démon qui, sous la forme d'un âne,
troubl lit l^s pâturages de Vrindâvana et fut tué par Krishna. Les vaclies, au propre
et au liguré, comme troupeaux et comme symbole du sacrifice, sont la subsistance
des brahmanes,
2. Vasanta, comme Madhu, signifie printemps. Personnifié, il est un des suivants de
Kâma et, d'après XL, 72, Madhu aurait été son incarnation.
H. Cf. XXXIX, 55.
4. Le ijrahmane et le sacrifice sont en quelque sorte frères, étant issus tous deux
de Brahmâ.
318 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Madhu dit : « Je suis né d'un brahmane et dune brâhmanî ; il n'en
faut pas douter. Je te dis la vérité, non un mensonge. Gomment pour-
rais-tu me maudire ^, guru ? »
Le guru dit : « Ta mère, alors, par qui a-t-elle été donnée? de qui
était-elle fille ? quand, comment, à qui a-t-elle été donnée et suivant
quel mode? Réponds sur-le-champ ».
40. Madhu dit : « Ma mère était veuve, Seigneur ; elle devint enceinte des
œuvres d'un pénitent brahmane : je suis le fruit de cet (amour). »
Le guru dit: « Puisque, par fraude, tu as appris de moi notre çâstra,
pervers, que jamais la voie du siddhânta ne s'ouvre pour toi. »
[23] Madhu dit: u II en sera»ainsi, vénérable : ta parole ne saurait être
vaine. Que le pûrvapaksha donc se manifeste et s'affermisse en mon
cœur. »
Le guru dit : « Sois aveugle pour le siddhânta, et d'intelligence très
subtile pour le pûrvapaksha seulement, et que méchants soient tes dis-
ciples.
Par folie privés du siddhânta, par avidité serviteurs des princes, par
colère ne proférant que de durs propos, par imposture beaux de cos-
tume seulement,
4-5. Adonnés aux sophismes, ils ne sauront rien de tous les castras et iront
dans les terribles enfers promptement et pour longtemps. »
Le Sùta dit : Ensuite, chargé de cette malédiction, le pervers Madhu
fera une exposition des sùtras de Bâdarâyana ^.
Et accepté comme l'âcârya Madhu dans la région méridionale, il sera
grand dans l'âge Kali. Quant à ses disciples et arrière-disciples 3, (on
ne les verra) ni dans l'Aryavarta *, ni en Utkala ^,
Ni en Gauda *, ni sur les bords du Gange. Sur les bords de la Go-
dâvarî et au milieu des forêts de la Narbudâ' ils trouveront accès
(d'abord).
A mesure que la marche cruelle de Kali progessera, un petit nombre
de ces sophistes apparaîtra çà et là dans le Mahàrâshtra ^.
1. Suivant la leçon çapsyase donnée dans lerrata et qui doit être fournie par les
manuscrits ; car le paçyase du texte serait également bon.
2. Les Vedântasùtras.Deux commentaires composés par Madhva nous sont parvenus,
dont l'un a été publié à Calcutta.
3. Pratiçishya, dans le sens de praçishya ou d'upaçishya (verset 51): le mot, non re-
levé dans les lexiques, se trouve aussi dans le Divyâvadâna, p. 153.
4. Cf. XXXIX, 56.
5. La province d'Orissa, sur la côte sud du Bengale.
6. Le Bengale.
7. Nom moderne et non relevé jusqu'ici dans un texte sanscrit de la rivière sainte
Narmadâ. Nârbuda en serait régulièrement l'adjeclif, comme nârmada l'est de Nar-
madâ. Mais, en admettant une assez forte anacoluthe, les versets 47-48 peuvent aussi
«e traduire : « Quant à ses disciples et arrière-disciples, ni dans l'Aryavarta,... ni sur
les bords du Gange, (ni) sur les rives de la GodAvarî, ni au milieu des forêts de l'Ar-
buda, ils ne trouveront accès ». L'Arbuda est le mont Abu, la montagne sainte du
Râjpoutâna.
8. Le pays des Mahrattes et de la langue Mâra^hî, la moitié méridionale de la pré-
sidence de Bombay et la partie occidentale des États du Nizam.
ANNÉE 1896 319
50. Puis, dans un temps de grand malheur, troublé par de puissants Mlec-
chas, le pervers, en se déguisant, se procurera accès en divers lieux.
Après avoir étudié et avoir été samnyâsin pendant cinq années (seu-
lement)*, cet (homme) à l'esprit faussé, entouré de disciples et de sous-
disciples, professera sa doctrine sophistique 2.
« Le sarnsâra est réalité », affirme (ce docteur); « il ne faut pas le
supprimer [24], car il tient ce qu'il promet ». Et c'est ainsi que cet asser-
teur de faussetés est appelé asserteur de réalités ^.
u Cet ensemble de choses contingentes * » (affirme-t-il encore) » est
trompeur et manifestement le produit de la Mâyâ^ ». Et ainsi ces asser-
teurs de réalités ne sont au fond que des asserteurs de la Mâyâ.
L'excellent çâstra de Jaimini ^, qui propage le karmakànda ; l'excel-
lent castra de Gautama"^, qui établit (l'existence d') Içvara;
65. La doctrine de Kapila*, qui enseigne la distinction du purusha et de la
prakriti ; le çâstra des Vaiçeshikas, qui établit (l'existence d') Içvara ;
Le Yogaçâstra de Patanjaliqui, de l'aveu de tous, est un çâstra çaiva;
le çâstra capital du Vedânta, qui enseigne l'Advaita ;
Tous lesVedas avec leur sixAngas^,lesPurânas,ritihâsa*^, laSmriti**,
les Upapurânas *^ et les estimables Upasmritis ^^,
Tous ils proclament bien haut, pour toutes ces sciences, qu'elles se
servent réciproquement de preuve, chacune selon sa spécialité, et
qu'elles ont pour objet le bien des hommes.
Si aussi il s'y trouve quelque légère contradiction (apparenle), il n'y
a pas de contradiction en réalité. Tous ils déclarent que Maheçâna ** est
au-dessus de ce qu'il y a de plus haut.
1. Madhva paraît en effet avoir commencé son apostolat de bonne heure. D'après
la tradition, il aurait reçu l'initiation et composé son commentaire sur la Bhagavad-
gîtâ à l'âge de neuf ans. La mention de sous-disciples dès le début n'a non plus rien
d'étrange. Il arrive fréquemment que des hommes âgés se groupent autour d'un
jeune maître et lui amènent leurs propres disciples.
2. Heluvâda.
3. Tattvavâdin. Pour samsara, cf. XXXIX, 73.
4. Prapanca ; c'est le samsara considéré, non dans la durée, mais dans un moment
donné.
5. Lire dans le texte : mâyânirmita.
6. La Mimâmsâ proprement dite, qui enseigne l'application du karmakànda, la
portion pratique, liturgique du Veda, tandis que le Vedânta a pour objet le jnâna-
kândia, la portion spéculative.
7. Le Njâya. Pour le terme technique Içvara, cf. XXXIX, 62.
8. Le Sâiikhya, qui professe la dualité radicale du purusha, l'âme, et de la prakriti,
la matière.
9. Les six Vedângas ou « membres du Veda », la phonétique, le rituel, la gram-
maire, l'étymologie, la métrique et l'astronomie.
10. Le Mahâbhârata.
11. En général, toute l'ancienne littérature non révélée ; ici, dans un sens plus res-
treint, les livres du droit et de la coutume.
12. Purânas secondaires : le Saurapurâna en est un.
13. Smritis secondaires.
14. Çiva. Inutile de faire observer combien ces prétentions sont contraires à la vérité.
320 COMPTES RENDUS ET NOTICES
60. Mais telle n'est pas l'opinion de ces pervers qui, exclus de la voie du
Veda proclament pour leur àcârya ce Madhu, le fils de la veuve.
Cet hypocrite, ce grand fourbe de Gârvâka* quia nom Madhu se fera
donc, ô brahmanes, dans l'âge Kali, le propagateur du mépris de Çiva.
Se tenir en dehors du siddhânta par aveuglement, violer les castras
par emportement, servir les princes par cupidité, par fraude tromper
autrui, fréquenter [25] les prostituées par luxure, être docteur par so-
phistique^, ce seront là, brahmanes, dans l'âge Kali, leurs six façons
d'enseigner la vérité^.
D'un enfant de cinq ans ils feront un yati * ; d'un bambin qu'ils au-
ront peu à peu attiré à eu>^ ils feront un supérieur de matha, par
amour pour l'or, les athées.
65. Du matha ils ne maintiendront que la transmission ininterrompue ^,
livrés (pour le reste) à leurs passions ^, esclaves des jouissances et de
tous les vices, adonnés à des amours serviles.
Samnyâsinsde nom seulement, (ils viendront) aux tirthas' montés sur
des chars, avec des suivants, portés à dos d'hommes, sans la çikHâ* ni
le cordon.
Et embrassant leur parti, des laïcs ^ égarés afflcheront le mépris de
Çiva ; dévorés par l'orgueilleuse illusion d'être des vaishnavas, ils iront
droit en enfer ;
Vaishnavas, par le costume ^^ seulement, brahmanes par le cordon
seulement, docteurs par la violence seulement, savants par le so-
phisme seulement.
Quelques-uns étudieront bien les castras, mais uniquement pour
réussir à les corrompre, tenant caché le leur, pandits *^ aux frais d'au-
trui.
70-74. Les suivants de Kâma consolent Rati. Ils lui promettent de se joindre à
Vasanta, quand, dans l'âge Kali. il s'incarnera dans Madhu **, et de
ruiner tous ensemble le culte de Çiva.
1. Les Gàrvàkàs sont une secte de matérialistes purs.
2. Hetuvâda.
3. Tattvavâditâ.
4. Un religieux.
5. Pâramparya, la succession de guru en guru, pour maintenir la perpétuité des
honneurs et des profits.
6. Abhirâyin, non relevé dans les lexiques.
7. Lieux de pèlerinage.
8. Le toupet ou la toufTe de cheveux nattés, dont le port varie suivant les sectes, et
le cordon brahmanique. Comme sarpnyâsins, les gurus des Madhvâcâryas s'affranchis-
sent en effet de ces particularités de costume.
9. Grihastha.
10. Par costume il faut entendre surtout les marques qu'ils s'impriment sur le front
et sur diverses parties du corps.
11. Docteurs.
12. Les Madhvâcâryas regardent leur fondateur comme une incarnation de Vâyu, le
dieu du vent: leurs adversaires font do lui l'incarnation d'un Daitya, d'un démon.
ANNÉE 1»97 321
Emile Senart, membre de l'Institut : Les Castes dans 'l'Inde. Les
faits et le système. Paris, Ernest Leroux, 1896, xxii-257 pages,
in-12. (Fait partie de la Bibliothèque de çulgarisation^ dans
\Qfi Annales du Musée Guimet.)
{Journal des Savants y janvier 1897.)
J'ai [o7] eu occasion à deux reprises déjà, dams la Revue de
V histoire des religions et dans la Revue critique^, Ûe m'occuper
de ce beau livre de M. Senart. Cela m'autorise, je pense, à être
bref ici. Les nombreux ouvrages publiés sur les castes de l'Inde
peuvent se diviser en deux groupes : 1" ceux qui en dressent la
statistique ; 2» ceux où l'on se propose d'en expliquer la formation,
généralement par l'action d'un très petit nombre de facteurs à une
époque relativement récente. Celui de M. Senart ne ressemble ni
aux uns ni aux autres. 11 n'essaye pas de dénombrer et de décrire
les castes: mais, à l'aide de faits bien choisis, il nous fait com-
prendre ce que c'est au juste qu'une caste : pour expliquer le
régime, il tient compte de tous les facteurs qu'il nous est donné
d'entrevoir, et il en cherche l'origine à une époque très lointaine,
dans les coutumes les plus anciennes de la race. Son petit livre,
qu'il présente modestement comme une simple esquisse, est en
réalité ce qu'on a écrit de plus compréhensif et de plus pénétrant
sur cette singulière institution.
Une des premières choses qu'on ait sues de l'Inde, c'est que les
divisions innombrables dans lesquelles se fractionne la population
hindoue se rattachent à quatre grandes castes, brahmanes, ksha-
triyas,vaiçyas etçûdras, rigoureusement unies, bien que répandues
sur le pays entier, irréductibles et héréditaires. Mais, d'assez
bonne heure aussi , on s'est aperçu que ces quatre grandes castes
ne sont plus que des fictions légales : entre les groupes infiniment
nombreux qui les composent il n'y a en réalité ni communauté
d'origine, ni communauté d'organisation, ni communauté de pro-
fession, ni connubium, ni commensalité. Les vraies castes, au-
jourd'hui, sont ces groupes partiels, d'étendue beaucoup moindre >
1. Cf. Œuvres, t. H, p. 222 et ci-dessus, p. 302.
Relioiows de l'Ixoe. — IV. 21
322 COMPTES RENDUS ET NOTICES
souvent très petite, qui constituent, en quelque sorte, le moule
dans lequel est coulée toute la vie sociale de l'Inde. Et les faits
du passé, bien interprétés, permettent de conclure qu'il en a été
de même autrefois.
Mais, à côté des faits, nous trouvions dans le passé une théorie
qui prétend les expliquer. [08] Suivant celle-ci, il n'y aurait eu
d'abord que les quatre grandes castes et toutes les, divisions sociales
actuelles seraient le produit de mélanges successifs entre ces
castes pures. La théorie est impossible à première vue et n'a jamais
fait complètement illusion. Mais il restait à l'expliquer et à expli-
quer la caste elle-même. Voici, très sommairement, l'explication
de M. Senart :
Les quatre grandes divisions représentent non des castes, mais
des classes de la société aryenne primitive : prêtres, nobles, peuple
et serfs. Mais ces classes elles-mêmes étaient divisées en un grand
nombre de familles, de clans, de tribus, séparés par des barrières
de rites et de coutumes analogues à celles qui séparaient les yévy), les
gentes, les sippen des Aryas d'Occident. Quand les brahmanes
furent arrivés à une certaine unité et que, dans une société plus
avancée, où les classes étaient devenues plus nombreuses, ils
furent amenés à codifier peu à peu les coutumes, ils conservèrent
naturellement le cadre des anciennes classes, qui était consacré
par le Veda, et, pour y faire entrer les nouvelles, généralisant
peut-être un fait vrai dans certains cas, ils eurent retours à la fic-
tion du mélange. C'était déjà attribuer à toutes ces choses une
cohésion fictive qui n'était que le reflet de leur propre unité, fictive
d'ailleurs elle-même et destinée à rester toujours imparfaite.
C'était encore et surtout, en assimilant les classes à de grandes
familles, rendre presque inévitable l'application, du moins théo-
rique, à des divisions forcément plus ou moins flottantes, des res-
trictions et des barrières rigides qui, de temps immémorial, sépa-
raient les groupes formés par le sang. C'est ce qui arriva en effet :
la langue même consacra la confusion, et les termes pour classe
€t pour famille devinrent synonymes. Ainsi se forma le système
des castes, fictif en majeure partie, mais qui, une- fois formé, n'en
réagit pas moins puissamment sur la réalité, et qui s'est perpétué
dans rinde parce qu'il ne s'y est pas usé, comme ailleurs, aux
conflits d'une vie politique plus intense. Les classes en fournirent
le cadre, cadre infiniment flexible et élastique, où rentrèrent peu
à peu les distinctions de toutes sortes, ethniques, religieuses, pro-
ANNÉE 1897 ' 323 ;
fessionnelles : mais le type même sur lequel elles durent toutes se
modeler est le groupe formé par le sang, et la législation qui les
régit n'est que le prolongement et le développement du vieux droit
familial aryen. Ce dernier point, comme tout ce qui touche aux
origines, est le plus difficile à établir par des textes positifs. Mais
il faut lui reconnaître une haute probabilité ; car les conceptions
qui sont à la base de la caste sont de celles qui ne s'inventent pas,
ce semble, à une époque tardive et doivent appartenir au patrimoine
le plus ancien d'une société.
Découvertes récentes de M. le D' Flihrer au Népal.
{Journal des Savants, janvier 1897.)
[60] Kapilavastu, la ville des Çâkyas et la patrie du Buddha, a
été cherchée et même trouvée en bien des lieux. Les sceptiques,
d'autre part, ont toujours pensé que, en un certain sens du moins,
on ne la trouverait jamais. Les récits qui la concernent, elle et son
peuple, sont fabuleux et le nom même est plein d'affinités sus-
pectes. « La demeure brillante » ou « la demeure crépusculaire »,
selon qu'on fait dominer le clairon le foncé dans kapila, qui signifie
brun-rouge, évoquent toutes deux la cité aérienne d'où sort le héros
solaire. M. Senart est pour la première interprétation*. M. Kern
préfère la seconde : pour lui, Kapilavastu est le Nifelheim des
légendes germaniques et les Çâkyas sont les Nibelungen 2.
M. Weber ne va pas jusqu'au mythe, il s'arrête à l'allégorie : le
Buddha naissant dans « la cité de Kapila », le fondateur réputé de
la doctrine Sânkhya, symbolise le bouddhisme sortant du Sânkhya ^.
Cependant cette cité imaginaire avait, à n'en pas douter, été loca-
lisée quelque part sur terre : pendant des siècles, les pèlerins y
avaient afflué et nous avons de longues listes des monuments
qu'y avait accumulés la piété des fidèles. Malheureusement ce
1. Essai sur la légende du Buddha, 2* éd., p. 326.
2. Gescliiedenis van het Buddhisme in Indië, t. I, pp. 201, 247.
3. Jndische Literaturgeschichte, 2* éd., p. 303.
324 COMPTES RENDUS ET NOTICES
substitut même demeurait insaisissable '. chaque fois qu'on avait
cru le tenir, il s'était dérobé.
Les plus anciens textes pâlis ne donnent sur le site de la patrie
du Buddha que des renseignements très vagues: ils la placent
« chez les Kosalas, sur le flanc de l'Himavant* ». Et, selon la re-
marque déjà faite par Burnouf, [66] les écrits du Nord ne sont guère
plus explicites 2. Ce n'est que dans les relations des pèlerins chi-
nois, dans celle de Fa-Hian, de la fin du iv« siècle de notre ère, et
dans celle de Hiouen-Thsan^, de la première moitié du vu®, qu'on
trouve de véritables itinéraires, avec des indications de distance et
d'orientation, indications sans doute tout approximatives, souvent
peu concordantes, parfois manifestement inexactes et toujours dif-
ficiles à interpréter sur le terrain, mais qui déterminent du moins
la région où doivent se faire les recherches. Klaproth en avait
conclu que Kapilavastu a dû se trouver sur la Rohinî, près des
montagnes qui séparent le district de Gorackpur du NépaP, et
cette première détermination, dans sa prudente généralité, est
encore celle qui s'écarte le moins de la réalité. Vivien de Saint-
Martin, de même, s'était prononcé pour le voisinage de Gorack»
pur^. S'en tenant à l'orientation des voyageurs chinois, ils étaient
pourtant, l'un et l'autre, trop descendus dans la plaine.
La découverte faite par le général Gunningham, dans sa cam-
pagne archéologique de 1862-63, des ruines de Çrâvastî à Sâhet-
Mâhet ou Set-Mahet sur la Raptî , à 12 milles anglais au nord-
ouest de Balrampur, dans le district actuel de Gonda en Oudh '\
1. Par exemple : Suttanipâta, éd. FaasbeU, p. 73, v, 422; Himavantassa p€iSsato
Kosaiesu. Dans les textes du Vinaya, Kosaiesa est remplacé par la donnée plus re>-
treittte Sakkesu^ «chez les Çâkyas. » Le pays des Çâkyas est séparé de celui de leurs
voisins, les Koliyas, par la Rohini [Theragâthâ, v. 529) : une rivière de ce nom se jette
dans ia Rapti, près de Gorackpur.
2. InlroducUon à ihisLoire du Bouddhisme indien, p. 143. Le passage cité du Divyâva-
dâna (p. 548 de l'édition Cowell), qui reproduit certainement une ancienne tradition,
ajoute : « sur le bord de la Bhàgîrathî {un nom du Gange), non loin de l'ermitage
du risi Kapila. » La dernière donnée est intéressante, parce qu'elle fait voir la signi-
fication qu'on cherchait dès iors dans le nom de la localité : quant à la première, on
notera que le Kapilavastu récemment découvert est en cCfel sur le bord d'une Hangangâ.
3. Foe Koue Ki (1836), p. 199.
4. Voyagei des pèlerins bouddhistes, t. !II (157), p. 356.
5. Archœological Sarvey of India, t. I (1871^ p. 330. Cf. t. XI (1880), p. 78. — Des
fouilles subséquentes ont été faites h Se^-Mahet en 1884-85, par M, W. Iloey [Journal
ofthe Àsialic Society of Bengal, Kxlra-nurabcr, 1892), et par M. Fûhrer en 1886
[Archœological Sarvey of India. New Séries t. I, 1889, p. 69). Mais l'exploration métho-
dique de ces vastes ruines est à peine commencée. Aucune des trois colonnes du
roi Açoka mentionnées par Iliouen-Thsang n'a encore été retrouvée.
ANNÉE 1897 îfâ5
donna aux recherches une base plus précise. C'est de Çrâvastî, en
effet, que Fa-Hian et, plus tard, Hiouen-Thsang étaient partis
pour se rendre à Kapilavastu et qu'ils avaient atteint cette der-
nière ville après avoir cheminé vers le sud-est environ 84 milles ^
Appliquant ces données, tenant compte aussi des sinuosités de [67]
la route, le général Gunningham, sans visite préalable des lieux
séduit par des ressemblances fortuites de noms-, désigna comme
occupant l'emplacement de Kapilavastu une localité a l'extrémité
du district de Basti, dans les North- Western Provinces, Nagar
Khâs, situé entre la Rapti et le Gogra, distant à vol d'oiseau de
70 milles sud-est de Çrâvastî, de 25 milles est d'Oudh, l'ancienne
Ayodhyâ, de 45 milles ouest de Gorackpur, et un peu plus au sud
que ces deux dernières villes ^. G'était s'écarter encore davantage
des montagnes.
Malheureusement il n'y avait point de ruines à Nagar Khâs.
Aussi quand, dans les campagnes de 1874-75 et de 1876-77,
M. Garlleyle, l'un des assistants du général et un grand fabricant
de romans archéologiques, vint explorer la région, dut-il chercher
ailleurs. Ou plutôt, pour parler plus exactement, il avait commencé
par là: ci priori^ sans même s'assurer d'abord qu'il n'y avait rien
à Nagar Khâs ^, il avait jeté son dévolu sur un dih ou monceau de
ruines situé à 15 milles de là vers le nord-nord-ouest, auprès d'un
tâl ou grand étang appelé le Bhuîla tâl. Là il y avait des ruines,
mais de l'espèce la plus commune, sans aucun vestige pouvant
fournir une indication sérieuse. M. Garlleyle n'y découvre pas
moins, non seulement Kapilavastu,. mais tous les sites mémorables
que les relations chinoises mentionnent dans les environs à 25 milles
à la ronde ^. Bien que les rapports dans lesquels M. Garlleyle a
1. Fa-Hian indique 12yojanas, soit 84 milles d'un point à l'autre {Foé Koae A'i, p. 192).
Hiouen-Thsang donne .plus vaguement; environ 500 li (un de ses chiffres cïe prédi-
lection, soit 80 milles) jusqu'au royaume du Kapilavastu, auquel il assigne 60Ô oailIeB
de pourtour {Voyages des pèlerins bouddhistes, t. II, p. 309). — Le mille, ici et dans la
suite, est le mille anglais de 1.609 mètres.
2. C est ainsi que Nagar Khâs aurait conservé la finale de Kapilanagara, synonyme
de Kapilavastu.
3. Dans le premier volume de VArchxological Survey, qui est de 1871, cette idcïrti-
iication de Kapilavastu, ainsi que celles des autres localités de cette partie de l'iliné-
raire des pèlerins chinois, n'est donnée que sur la carte qui accompagne le voluKoe.
Les identifications, avec la discussion à l'appui, avaient été publiées Tannée précédeotte
par le général, dans son Ancient Geography of India, p. 414 et suiv.
4. Archxological Survey of India, t. XII, p. 83.
5. Arehœologicat Survey of India, t. XII (1879), p. 82 et suiv., et U XXII (1885), p. 1
et suiv.
326 COMPTES RENDUS ET NOTICES
consigné ses découvertes fassent à la lecture l'effet d'une longue
mystification, le général Gunningham, qui était venu visiter les
travaux en 1875, eut la faiblesse, à deux reprises, en tête du vo-
lume de 1879 et de celui de 1885, de donner à ces conclusions
l'autorité de son nom. Elles furent en général accueillies avec in-
crédulité et, quelques années après, M. Fûhrer en montra l'inanité ^
Mais, dans l'intervalle, elles avaient passé [68] dans plusieurs
livres, entre autres dans la ' traduction anglaise des voyages de
Fa-Hian et de Hiouen-Thsai^g par Beal (1884) et, de celle-ci, dans
le Fa-Hian de Legge (1886).
La question en était là, moins avancée qu'au premier jour,
quand, en mars 1895, le docteur Fûhrer trouva près du hameau de
Niglîva'', dans le Teraï népalais, une colonne portant une inscrip-
tion du roi Açoka, sur l'existence de laquelle de vagues informa-
tions étaient parvenues depuis quelque temps en Europe, par l'in-
termédiaire de M. Burgess. La colonne était brisée en deux: la
partie inférieure, encore en place et profondément enfouie dans le
voisinage d'un stûpa, portait l'inscription en partie cachée sous
le sol. Le fonctionnaire népalais du lieu ne voulant pas prendre
sur lui d'autoriser des fouilles, et la saison étant trop avancée pour
attendre des ordres de Katmandu, M. Fûhrer dut remettre les tra-
vaux à la campagne suivante, dans laquelle il se promettait en
outre de rechercher une deuxième colonne, dont l'existence lui était
signalée dans le voisinage. Il se borna donc à prendre un estam-
page de la portion visible de l'inscription et l'envoya à M. Bùhler,
de l'Académie de Vienne et correspondant de l'Institut de France,
qui, depuis plusieurs années, le guidait dans ses explorations et
en avait régulièrement interprété et publié les principaux résultats.
Et, avec sa diligence habituelle, M. Bûhler communiqua aussitôt
au monde savant la nouvelle de la trouvaille, ainsi que le déchif-
frement et l'interprétation de l'inscription •'^. Celle-ci, heureusement,
1. Archxological Survey ofindia, New Séries, t. I (1889), p. 68 et t. Il (1891), pp. 218-223.
2. A 87 milles au uord-ouest de la station d'Uska du North-Bcngal Raihvay, par 83*
E. de Greeiiwich. Le Teraï est celte zone de terres basses et mal drainées, couverte
d'épaisses forêts, qui, comme un immense fossé, longe le pied mémo de l'Himalaya
népalais. Les montagnards y viennent faire paître leurs troupeaux dans les clairières
pondant la saison froide. Mais, le restant de l'année, le Teraï n'est occupé que par
la population très clairsemée des Thârus, les enfants du sol, seuls capables de résister
à ses miasmes. Dans la saison chaude, un arrêt d'une seule nuit peut devenir mortel
pour l'Européen.
3. Dans VAcademy du 27 avril 1895 et dan» la Wiener Zeitschrift fiir die Kunde dts
Morgenlandes, t. IX, p, 175.
ANNÉE 1897 327
ne présentait dans ses quatre lignes que deux lacunes et, par un
nouveau bonheur, il se trouve que ces lacunes peuvent être com-
blées maintenant d'une façon certaine, grâce à la toute récente
découverte de M. Fiihrer. Ainsi complétée, l'inscription dit*: « Le
roi Piyadasi, cher aux Devas, quatorze années après son sacre, a
augmenté pour la deuxième fois le stùpa du Buddha Konâkamana,
et (vingt années) après son sacre, étantvenu en personne, il a rendu
hommage et a fait (ériger cette colonne de pierre). »
En [69] publiant l'inscription, M. Bûhler ne manqua pas de faire
ressortir l'importance, pour l'histoire du bouddhisme, de cette con-
sécration en l'honneur du Buddha mythique Konâkamana, le Ko-
nâgamana des livres pâlis, le Kanakamuni des livres sanscrits, et
l'avant-dernier prédécesseur du Buddha Çâkyamuni. Déjà sur les
bas-reliefs de Bharahut, qui sont à peu près contemporains, on
avait pu relever les noms et les arbres sacrés de quatre de ces
prédécesseurs. Mais ce témoignage du roi Açoka « augmentant »,
c'est-à-dire sans doute restaurant un monument consacré à l'un
d'eux, monument qu'il ne prétend pas avoir édifié et qui lui était
peut-être de beaucoup antérieur, est bien autrement significatif.
Il montre qud toute cette mythologie du bouddhisme était dès lors
arrêtée dans ses grandes lignes et qu'elle avait atteint un degré
d'élaboration surprenant pour les deux ou trois siècles qui, selon
l'opinion commune, s'étaient écoulés depuis la mort du fondateur.
M. Biihler faisait observer de plus que le stûpa en question était
probablement celui qui devait marquer ou qui, dès le temps de Fa-
Hian, passait pour marquer le lieu de la mort de Kanakamuni, stùpa
que Fa-Hian et Hiouen-Thsang ont visité et auprès duquel ce der-
nier signale aussi la colonne et l'inscription d' Açoka. D'après lui,
cette inscription relatait les circonstances du nirvana de ce Buddha.
On vient de voir qu'il n'est nullement question de cette mort dans
rinscription trouvée par M. Fiihrer. Sur ce point, le pèlerin chi-
nois se serait donc trompé, induit sans doute en erreur par un
cicérone aussi ignorant que lui de cette écriture alors vieille de
près de neuf siècles. Mais, pour le reste, son témoignage s'accor-
dait parfaitement et, par là, s'ouvrait une perspective toute nou-
velle sur l'emplacement probable de Kapilavastu.
En effet, si la supposition de M. Biihler sur l'identité des deux
stiipas était juste, les restes si longtemps cherchés en vain devaient
1. Les parenthèses marquent les lacunes.
328 COMPTES RENDUS ET NOTICES
se trouver dans le voisinage immédiat de Nigliva. Sur ce point, les
deux pèlerins chinois sont d'accord; l'un et l'autre, ils placent les
ruines de Kapilavastu à une distance d'environ 6 milles du stupa
de Kanakamuni; ils ne diffèrent que sur la direction, Fa-Hian les
mettant à l'est, tandis que Hiouen-Thsang les met au nord-ouest.
Mais, pour entendre ce qui suit, il est nécessaire d'avoir un résumé
de leur topographie. Voici donc, parmi les innombrables monu-
ments qu'ils mentionnent dans ces parages, leurs données sur les
quatre qui seuls nous intéressent ici ^.
Ce [70J coin de terre béni n'a pas seulement vu naitre le Buddha
Çâkyamuni : il a vu naitre et mourir deux de ses trois prédéces-
seurs immédiats, les Buddhas Krakuchanda et Kanakamuni 2, qui
avaient là chacun ses monuments commémoratifs. En partant des
deux stupas voisins l'un de l'autre qui marquaient le lieu de la
naissance et le lieu delamort de Krakuchanda, Fa-Hian, marchant
au nord moins d'un yojana, soit 6 milles, arrive aux deux stupas
également voisins l'un de l'autre qui marquaient l'endroit où naquit
le Buddha Kanakamuni et l'endroit où il mourut. Le premier de ces
deux stupas reste à retrouver ; l'autre, dans l'hypothèse de
M. Bùhler, serait le stùpa découvert par M. Fûhrer à Nigliva. De
là, allant à l'est, à la distance de moins d'un yojana, soit 6 milles,
il arrive aux ruines de Kapilavastu. Chez Hiouen-Thsang, Kapi-
lavastu est à 50 li, soit 8 milles, au nord des deux stupas de Kra-
kuchanda, auprès de l'un desquels, celui qui marquait le lieu du
nirvana, il signale une première colonne érigée par Açoka, avec
1. Foe Koae Ki, pp. 192-199. Voyages des pèlerins bouddhistes, t. II, pp. 309-325. Les
versions de Rémusat, de Stanislas Julien, de Beal et de Legge sont d'accord pour ces
données.
2. Krakuchanda, en paliKakusandha, est le 22* Buddha ; Kanakamuni est le 23*. Le 24%
qui a immédiatement précédé Çâkyamuni, Kâçyapa, en pâli Kassapa, naquit et mourut
également en deux endroits tout voisins l'un de l'autre, à 50 li (8 milles) à l'ouest
de Çrâvastî selon Fa-Hian, à 16 li (2 milles et demi) au nord-ouest selon Hiouen-
Thsang. Les deux pèlerins sont d'accord pour signaler aussi en cet endroit des stupas
qu'ils allribuent à Açoka. Des fouilles pourront un jour nous apprendre quelque
chose à cet égard. Si elles venaient à confirmer aussi pour l'époque d'Açoka la tradi-
tion suivie par les deux pèlerins, le fait serait d'autant plus intéressant qu'il y a une
autre tradition, commune aux bouddhistes du Sud et à ceux du Nord, qui fait naitre
Kâçyapa àBénarès. Ce serait ini indice de l'âge où se sont fixées les données du Biiddha-
vamsa. L'insistance que met la tradition à faire naître et mourir ces Buddhas au même
endroit se dément pour Çâkyamuni, dont le nirvana eut lieu beaucoup plus i l'est, à
Kusinârâ, à 170 milles de Kapilavastu, selon Fa-Hian; mais hii aussi s'était du moins
rapproché de sa patrie pour mourir. Il en fut de même de MahAvîra, le Buddha des
Jainas.
ANNÉE 1897 329
une inscription du roi a relatant les circonstances de ce nirvana^ ».
Des fouilles ultérieures feront peut-être retrouver la colonne et
l'inscription. Quant à la distance et à la direction, elles répondent
assez bien à celles de Fa-Hian, étant donné l'état des lieux qui,
dès lors, étaient une vaste solitude entièrement envahie par la
jungle. Mais elles s'accordent moins bien, quand il place ensuite
les deux stupas de Kanakamuni, avec une seconde colonne d'Açoka
(ce serait celle de M. Fûhrer), à environ 30 li, soit 5 milles au
nord-est de ceux de Krakuchanda. La distance ne fait [71] pas
difficulté ; mais la direction est inconciliable avec celle qu'indique
Fa-Hian, inconciliable aussi avec ce que nous apprendra M. Fiihrer,
et la supposition s'impose presque qu'il doit y avoir là une erreur
dans le texte de Hiouen-Thsang et que, au lieu du nord-est, il
faut entendre nord-ouest, ce qui remettrait tout en ordre. Des
ruines de Kapilavastu, Fa-Hian, marchant à l'est l'espace de
50 li, soit 8 milles, arrive au parc de Lumbini, où, selon la tradition,
la reine Mâyâdevî fut prise des douleurs de l'enfantement et donna
le jour au BuddhaÇàkyamuni. Hiouen-Thsang, partant également
de Kapilavastu, arrive au même lieu en marchant d'abord environ
30 li, soit 5 milles, au sud-est, puis de 80 à 90 li, soit de 13 à
15 milles au nord-est. Ici c'est surtout la distance qui ne s'accorde
pas ; elle est beaucoup trop grande, à peu près le double de celle
de Fa-Hian. Mais si Ton songe à l'étendue de plusieurs de ces
ruines (celles de Kapilavastu, selon M. Fûhrer, sont répandues
sur un espace de 7 milles de long et de 2 à 3 milles de large) et à
l'absence, par conséquent, de points de repère précis, si l'on tient
compte en outre du vague même des indications et aussi du fait
que les visiteurs n'allaient pas en ligne droite, mais cheminaient
sous bois d'un monceau de décombres à l'autre, on admettra qu'ici
encore les deux voyageurs sont en somme d'accord. Au parc de
Lumbini, Hiouen-Thsang signale à l'endroit même où le Buddha
naquit, dans le voisinage immédiat de quatre stupas, une colonne
érigée par le roi Açoka. Jadis elle était surmontée de la figure
d'un cheval, mais, depuis, elle avait été brisée en deux et était
renversée sur le sol.
Tel est dans ses traits essentiels le petit coin de terre où la tra-
dition fait naître le Buddha et que les pèlerins chinois placent à
1. Nous avons déjà vu qu'il dit la même chose à propos de linscription de la co-
lonne de Kanakamuni. La phrase revient chez lui presque constamment quand il
signale une colonne d'Açoka. Il la répète par exemple à Kusinàrà.
330 COMPTES RENDUS ET NOTICES
84 milles au sud-est de Çrâvastî. Le transporter dans le voisinage
de Niglîva, c'était le placer en ligne directe à 60 milles seulement
et à l'est, en remontant même un peu plus au nord, et Ton conçoit
parfaitement que ceux qui s'en rapportaient [uniquement au témoi-
gnage des itinéraires ne l'aient pas cherché là. L'hypothèse pour-
tant n'était pas inconciliable avec ce témoignage, ni pour la dis-
tance, ni pour la direction. Pendant toute la première moitié du
voyage, la route, des pèlerins aurait été en effet vers le sud-est,
en suivant le cours de la RapJ,î pour remonter ensuite vers le nord
à travers un pays couvert de bois : ils auraient décrit ainsi, sans
s'en apercevoir, une courbe assez prononcée et parcouru en réalité
une distance de 84 milles.
M. Fûhrer avait tout cela parfaitement présent à l'esprit pen-
dant qu'il se préparait à retourner au Népal. Dans l'intervalle,
l'autorisation de faire des fouilles était arrivée de Katmandu. Il
partit donc à la fin de [72J novembre dernier, non seulement avec
le pressentiment, mais avec l'espoir de résoudre un important pro-
blème.
La première nouvelle de son succès et de la découverte de Kapi-
lavastu parvint en Europe par un télégramme adressé au Times
et fut aussitôt reproduite par plusieurs de nos journaux*. Elle était
vraisemblable, mais les détails manquaient, ainsi que l'indication
de la provenance. Aussi tous ceux qui, en Europe, s'intéressent à
ces questions attendaient-ils avec impatience les communications
que M. Biihler ne pouvait manquer de faire à cet égard à brève
échéance. Ces communications furent faites en effet à l'Académie
de Vienne dans la séance du 7 janvier : elles confirmèrent entière-
ment la nouvelle de la découverte.
La campagne, pourtant, avait failli aboutir à un échec. En arri-
vant à Niglîva, M. Fuhrer avait aussitôt constaté qu'il lui serait
impossible d'y entreprendre les fouilles projetées : la famine com-
mençait à se faire sentir au Népal, et les moyens d'assurer l'ap-
provisionnement d'un nombreux personnel d'ouvriers manquaient
absolument. Il se rappela alors cette autre colonne, semblable à
1. Par exemple dans les Débals du 30 décembre, sans indication de la provenance.
La dépêche publiée dans le Times du 38 décembre était le résumé d'une notice en-
voyée par le docteur Fûhrer au journal anglo-indien The Pioneer. Ce détail et les
renseignements qui vont suivre sont pris du rapport de M. Bûhlcr (dans VAnzeiger
de l'Académie de Vienne), à qui M. Fûhrer avait aussitôt envoyé les documents les
plus circonstanciés sur sa trouvaille.
ANNÉE 1897 331
celle de Nigliva, qui lui avait été signalée l'année précédente
comme devant se trouver plus vers l'est, du côté du bourg de
Bhagvânpur. Il se mit donc à sa recherche et la trouva en effet le
l^** décembre, à 13 milles environ de Nigliva et à 2 milles au nord
de Bhagvânpur, auprès du hameau de Paderia. Une petite portion
seulement, longue de 9 pieds, émergeait du sol et était couverte de
nombreuses inscriptions de pèlerins, dont l'une de 800 après Jésus-
Christ. Le reste était profondément enfoui. Heureusement le gou-
verneur népalais de Palpa, le général Khadga Shamsher Jang Râna
Bahâdur était campé dans le voisinage. A la requête de M. Fiihrer,
il fit dégager la colonne. Celle-ci, un monolithe de 25 pieds de
long, brisé dans le haut, portait, à une profondeur de 10 pieds
sous le sol, une inscription de cinq lignes du roi Açoka, complète
et très bien conservée, dont M. Bûhler a donné la transcription
d'après un estampage. Parfaitement claire pour ce qu'elle a à nous
apprendre ici, l'inscription, vers la fin, est malheureusement assez
énigmatique dans le détail. Aussi M. Bûhler, réservant provisoi-
rement la traduction, en a-t-il simplement résumé le contenu. Si
j'essaye d'aller [73J un peu plus loin que lui, c'est plutôt pour in-
diquer la nature des difficultés qu'avec l'espoir de les résoudre.
Voici donc ce que dit cette inscription :
« Le roi Piyadasi, cher aux Devas, vingt ans après son sacre,
étant venu en personne, a rendu hommage (disant): Ici le Buddha
naquit, l'ascète des Çâkyas. Et il a fait faire ^ de pierre, et
fait ériger une colonne de pierre (pour rappeler que) : Ici le Seigneur
naquit. (En souvenir de quoi), il a fait la commune de Lummini
exempte de taxe'^ et comblée de biens. »
C'était donc bien là le site du parc royal des Çâkyas, dont le
nom en pâli et en sanscrit est Lumbinî, et où la tradition fait naître
le Buddha. La colonne était bien celle qu'avait vue Hiouen-Thsang,
renversée et brisée ou, comme traduit Stanislas Julien, « fou-
1. Je renonce à traduire vigadabhîcâ. Tout ce que je crois pouvoir affirmer, c'est
que vigadabhî ou vigadabhîcâ est un nominatit qualifié par kâlupita, et que ce parti-
cipe est à séparer de ce qui suit : en dautres termes, que le roi a fait faire deux
choses, la colonne et un autre objet de pierre.
2. Ubalike, représentant udbalika. Je dois cette interprétation à mon ami M. Senart.
J'avais songé d'abord à un dérivé de udbala, «fort, prospère », ce qui était beaucoup
trop vague. Je ne serais pas étonné si le mot suivant, athabhâgiye, était, lui aussi,
un terme administratif, comportant quelque chose de plus précis que « comblé de
biens » ou « au comble de ses désirs ». Peut-être atha représente-t-il astan, « huit »,
QÏ non artha.
332 COMPTES RENDUS ET NOTICES
droyée » par un méchant dragon (la brisure paraît, en effet, pro-
Tenir d'un coup de foudre). Les restes des quatre stupas qu'il
mentionne sont encore là, tout auprès. S'il n'a rien dit de l'ins-
cription, c'est que celle-ci était sans doute dès lors enfouie sous le
sol, ce qui en expliquerait aussi la parfaite conservation. Seul,
le chapiteau avec la figure d'un cheval n'a pas été retrouvé. Le
nom même du lieu paraît conservé dans la désignation actuelle
Rumin-dei,
Une fois en possession de ces deux points de repère, le parc de
Lumbinî et le stupa de Kanakamuni, il fut facile à M. Fûhrer de
retrouver les sites de Kapilavastu et des stupas de Krakuchanda.
Les ruines de la capitale et des nombreux monuments qui l'entou-
raient sont, en effet, à 8 milles au nord-ouest du parc, où elles
s'étendent sur un espace de 2 à 3 milles de large et de 7 milles de
long, entre les hameaux d'Amauli^ et de Bikuli au nord-est, jus-
qu'au Ràmghât sur la Bangangâ au [74] sud-ouest. A 7 milles
au sud-ouest des ruines et à 2 milles au sud du bourg de Tau-
lehva, M. Flihrer trouva de même les deux stupas de Krakuchanda,
dont l'un, celui du nirvana, mesure encore 80 pieds de haut. La
colonne mentionnée par Hiouen-Thsang n'est plus visible et doit
se trouver cachée sous les décombres.
Jusqu'ici il n'a pas été donné un coup de pioche, ni à Kapila-
vastu, ni aux stupas de Kanakamuni et de Krakuchanda : au Lum-
binîvana même, où les relations chinoises mentionnent encore
plusieurs autres monuments, les fouilles se sont réduites à exhu-
mer la colonne. Dès maintenant pourtant, il ne saurait subsister
le moindre doute sur l'exactitude des identifications de M. Fûhrer.
Elles se vérifient trop bien les unes par les autres et par les an-
ciennes relations pour laisser place par exemple à l'hypothèse que
les colonnes récemment découvertes ne seraient plus in situ ; que,
comme leurs congénères, les deux piliers de Delhi, elles auraient
été transportées d'ailleurs sur leur emplacement actuel. Il est donc
absolument certain que ce sont là les lieux mômes visités par
Hiouen-Thsang vers 636, par Fa-Hian vers 400, et longtemps
1. La communication de M. Buliler, dans ÏAnzeiger de l'Académie de Vienne, porU
Amandi. Mai» M. Biihler m'écrit qu'il n'est pas sûr d'avoir bien déchiffré ce nom
dans les notes que lui a transmises M. Fûhrer. Il pense qu'il faut plutôt lire AmauXi^
qui ftgure en effet sur la feuille 87 de Vlndian Atlas, sous la forme Omaule, et prèi
d'une autre localité marquée Kulae, laquelle serait le Bikuli de M. FiiUrer. La Bmn-
gafigâ est marquée sur la même feuille.
ANNÉE 1897 33^
avant eux, vers 250 avant Jésus-Ghrist, par le roi Açoka ; il est tout
aussi certain que, dès le milieu du iii® siècle avant notre ère, la
tradition y plaçait la naissance du Buddha Çâkyamuni.
Gomme le remarque M. Btihler, Açoka paraît avoir fait dans la
vingt et unième année après son sacre*, un grand pèlerinage aux
lieux saints du bouddhisme situés dans la partie septentrionale de
son empire. Les colonnes de lui, que Hiouen-Thsang signale à
Kusinârâ et à Çrâvasti, auraient été érigées au cours du même
voyage, et celles qu'on a trouvées tout le long de la Gandakî
marquaient peut-être les étapes de sa route vers le nord en partant
dePatna. Il y a donc un fond de vérité dans ce récit fantastique du
Divyâvadâna^ depuis longtemps connu par la traduction qu'en a
donnée Burnouf:
« Puis, tombant aux pieds du Sthavira Upagupta, il (Açoka)
s'écria: Voici, ô Sthavira, quel est mon désir: je veux honorer
tous les lieux où a séjourné le bienheureux Buddha ; je veux les
marquer d'un signe en faveur de la dernière postérité. Et il pro-
nonça la stance suivante :
« Tous les endroits où a séjourné le bienheureux Buddha, je
veux les honorer et les marquer d'un signe en faveur de la der-
nière postérité. »
« Alors le roi ayant équipé une armée formée de quatre
corps de [75] troupes, prit des parfums, des fleurs et des guir-
landes, et partit accompagné du Sthavira Upagupta. Ge dernier
commença par conduire le roi dans le jardin de Lumbinî ; puis
étendant la main droite, il lui dit: G'est dans ce lieu, ô grand roi,
qu'est né Bhagavat, et il ajouta :
« G'est ici le premier monument consacré à l'honneur du Buddha
dont la vue est excellente. G'est ici qu'un instant après sa nais-
sance, le solitaire fit sept pas sur le sol. »
« ..... Le roi, après avoir donné cent mille (Suvarnas) aux gens
du pays, fit élever en cet endroit un stupa et se retira.
« Le Sthavira, ayant ensuite conduit le roi à Kapilavastu, lui
dit en étendant la main droite : G'est en ce lieu, ô grand roi, que le
Bodhisattva a été présenté au roi Çuddhodana'^... »
On voit donc ce que la découverte de M. Fuhrer, outre ce qu'elle
a déjà donné, promet de donner encore à l'avenir, M. Btihler a
1. Les chiffres 14 et 20 des inscriptions donnent le nombre des années écoulées.
2. Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien, p. 382. Divyâvadâna, éd. Gowell,,
p. 389.
334 COMPTES RENDUS ET NOTICES
raison de dire qu'elle ouvre à Farchéologie indienne un champ
d'exploration tout nouveau, d'une vaste étendue et de grand rap-
port. L'année prochaine, quand la famine n'y mettra plus obstacle,
les fouilles seront reprises avec la coopération du gouvernement
népalais. Plus tard, elles devront s'étendre plus à l'est, à Râma-
gràma et à bien d'autres sites fameux, jusqu'à Kusinârâ chez les
Mallas, où le Buddha entra dans le repos entre les deux arbres
Çâla. Car toutes ces localités , qu'on a cherchées et même trouvées
jusqu'ici dans le district de Gorackpur, doivent également, selon
la prévision de M. Biihler, dormir ensevelies sous les épaisses
forêts du Teraï népalais. Et partout les fouilles ne pourront pas
manquer d'être fructueuses, car, dès le temps de Fa-Hian, à la fin
du iv^ siècle, toute la contrée était déserte et envahie par la
jungle. Sauf à un ou deux endroits, rien n'a dû être remanié depuis,
ni ajouté aux ruines qu'il a visitées ^
Avant de finir, il me faut toucher du moins à une question qui,
dès maintenant, s'impose : quels nouveaux arguments les décou-
vertes de M. Fûhrer apportent-elles au débat sur l'historicité de
a légende du Buddha ? A première vue elles tendent certainement
à donner à cette légende une valeur plus grande, valeur qui de-
viendrait même très grande, s'il fallait, comme plusieurs l'ont
essayé, faire descendre la mort du Buddha jusqu'en 380 ou 376
avant Jésus-Christ, un siècle à peine avant Açoka. Mais rien n'est
moins convaincant que les combinaisons à 1 aide desquelles ces
dates ont été obtenues, M. Bûhler estime ^ que [76] l'inscription
relative au stùpa de Kanakamuni vient en confirmation de la date
dérivée de la chronologie singhalaise, 477 avant Jésus-Christ, et
il est certain qu'elle rend difficile toute tentative de descendre plus
bas. Mais j'avoue que cette date singhalaise ne me parait guère
mieux assise que les autres. La succession des rois de Magadha,
sur laquelle elle repose en dernière analyse, est un pauvre docu-
ment. Ceux de ces rois que la légende met en rapport avec le
Buddha nous apparaissent en une pleine lumière, qui peut faire
illusion , mais leurs successeurs ne sont que des ombres et, jusqu'à
Candragupta, où les Grecs nous viennent en aide, nous n'avons
rien de solide. En réalité la date du Buddha nous échappe, et rien
n'est perfide comme une date qui n'est pas une date. Il n'est pas
1. Selon la légende les Çâkyas auraient été exterminés et Kapilavastu détruite du
vivant du Buddha.
2. Voir Wiener Zeitschrift, t. IX, p. 177.
ANNÉE 1897 333
même sûr que le bouddhisme ait été fondé au sens propre du mot,
en une fois, à un moment donné. Il est donc à prévoir que les par-
tisans de l'explication mythique ne désarmeront pas en présence
des nouveaux témoignages. Après tout, le Buddha s'y trouve en la
compagnie de Kanakamuni, en qui personne n'a encore voulu voir
un personnage historique. Pour mon compte, je n'éprouve aucune
répugnance à admettre que le Buddha est né dans une ville du
Népal et du nom de Kapilavastu ; mais je ne me sens pas plus
obligé de le croire après qu'avant la découverte de M. Fûhrer. Ce
que par contre cette découverte établit incontestablement, c'est
l'antiquité dans le bouddhisme de son élément mythologique, et
elle fournit un argument dé plus à ceux qui pensent ou soupçon-
nent que le bouddhisme a bien pu commencer par là.
Louis FiNOT. Les Lapidaires indiens [Bibliothèque de l'École des
Hautes-Etudes. Sciences philologiques et historiques. Cent
onzième fascicule). Paris, Emile Bouillon, 1896. — lii-4-280 pp.
in-8.
{Revue critique, 1«^ mars 1917.)
[161] Dans un récent article de la Revue (28 déc. 1896), M. de
Mély a parfaitement montré l'importance de la publication de
M. Finot et la place qui lui revient dans l'ensemble de la littéra-
ture des Lapidaires. Mais il n'a rien dit de l'intérêt spécial qu'elle
présente pour les études sanscrites, ni des qualités philologiques
qui la recommandent à l'attention des indianistes. La notice qui suit
ne fera donc pas double emploi.
La ratnapartkshâ^ ou connaissance des pierres précieuses , est une
discipline vieille dans l'Inde. La littérature est pleine d'allusions
aux qualités vraies ou supposées des pierreries et au négoce dont
elles étaient l'objet. L'art de les distinguer et de les apprécier n'était
pas le propre du commerçant : d'après le Kâmasûtra^ qui est un
livre ancien, il était un des compléments de l'éducation de l'homme
du monde, et des textes épigraphiques montrent qu'il faisait partie
336 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de celle des rois. En réunissant ces témoignages, M. F. établit en
outre que cet art ne s'acquérait pas seulement empiriquement, mais
que, de bonne heure, il avait été réduit en doctrine : que, dès le
vi« siècle et probablement bien auparavant, il y a eu un ratnaçâs-
tra. Des textes mêmes de cette ancienne discipline, si l'on excepte
ce qui en a passé dans des ouvrages de médecine et un fragment
incorporé dans \di Brhatsamhitâ de Varâhamiliira, rien pourtant, ou
presque rien n'était accessible jusqu'ici autrement qu'en manus-
crit^, et c'est un premier mérite de M. F. de les avoir mis en si
fl62] grand nombre à notrd disposition. C'en est un autre de les
avoir si bien choisis. Un coup d'œil sur sa note de la page xiv ^
fait voir qu'il lui eût été relativement facile de grossir son volume.
On doit lui savoir gré d'avoir été plus soucieux de la qualité que
de la quantité de la marchandise et de nous avoir donné un choix
qui, pour être bien fait, demandait beaucoup de tact et une connais-
sance très étendue de la matière.
A l'exception des chapitres de \di Brhatsamkltâ^ qui ne pouvaient
manquer ici, les textes ainsi réunis sont, non pas des extraits, des
coupures ou chapitres détachés d'ouvrages 3, mais des traités indé-
pendants ou qui ont été considérés comme tels dans l'Inde, même
quand ils se trouvent incorporés à de plus grandes compilations.
Ce sont : 1» la Ratnaparîkshâ de Buddhabhattaet — 2«> les chapi-
tres 80-83 de la Brhatsamhitâ de Varâhamiliira. Ces deux textes
dérivent d'une source commune, probablement l'ancien Ratnaçâstra
aujourd'hui perdu, qu'ils abrègent et dont ils sont les représentants
les plus anciens. Les chapitres de Yarâhamihira, qui n'en représen-
tent qu'une partie, sont du vi^ siècle. Le traité de Buddhabhatta ou
Buddhabhata ne doit être guère moins ancien, à en juger par la
variété des mètres qu'il emploie pour ses 250 stances et qui, dans
1. Le premier des textes de M. Finot avait bien été imprimé deux fois, tant bien
que mal à Calcutta, dans le Garudapurâna, auquel ce texte a été incorporé. Mais il
y était méconnaissable, et c'est un aussi grand mérite à M. Finot de l'y avoir déni-
ché que d'en avoir donné une édition vraiment critique d'après les manuscrits. De
même les textes 3 et 6, bien que déjà imprimés auparavant, sont ici édiles pour la
première fois.
2. Cette note est elle-même le résultat d'un choix : rien n'eût été plus aisé à
M. Finot, pour peu qu'il y eiH tenu, que de l'amplifier par la mention de coupures
et de chapitres détachés. Je cite au hasard : Berlin, 2239 ; Tanjore, 195 h (tous deux
du Skandapurâna)', Oxford, 86b (du Purànasarvasva de Halâyudha, xv siècle).
3. Des extraits de cette sorte, empruntés à des ouvrages publiés, par exemple le
245' chîipitre de VAgnipurâna, ont été utilisés dans les noies et dans l'introduction.
Cf. p. XIX.
ANNÉE 1897 337
les traités techniques postérieurs, sont remplacés par l'uniforme
çloka. — 3« VAgastimata, « la doctrine d'Agasti », un remaniement
plus développé et plus jeune du même çâstra, fait sur des données
en parties différantes et dans le sud de l'Inde ^ L'attribution de la
science des pierres précieuses à Agasti ou Agastya, de même que
la relation de ce personnage avec la région du Sud, est surtout pou-
rânique. — 4*^ La Navaratnaparikshâ^ un abrégé de la même doc-
trine traditionnelle, en 126 ou en i83çlokas. L'une des deux recen-
sions connues le donne comme une portion du Smrtisâroddhâra
d\m certain Nârâyana pandita ; mais différents passages paraissent
indiquer comme auteur un roi Soma, qu'on est bien tenté d'identi
fier avec le Gâiukya Someçvara Bhùlokamalla, l'auteur du Mâna-
sollàsa^ qui régnait dans la première moitié du xii^ siècle 2. —
5« U Agastiyâ Ratnaparîkshâ^ un autre compendium f'163J de la
même doctrine, en 100 çlokas, qui, ainsi que l'indique déjà le titre,
dépend de V Agastimata pour l'ensemble, mais est original dans le
détail. — Les trois opuscules suivants sont moins importants, et
ils n'ont été reproduits par M. F. que pour se conformer aux ma-
nuscrits, qui les donnent d'ordinaire à la suite des textes princi-
paux : — 6« un Ratnasamgralia en 22 çlokas ; — 7*^ une Laghurat-
naparîkshâ en 20 çlokas; — 8^ un Manimâhâtmya en 58 çlokas.
Ces traités, les cinq premiers surtout, permettront de se faire une
idée approximative de ce qu'était l'ancien Ratnaçâstra aujourd'hui
perdu, non quant à la forme, car il était probablement rédigé en
prose et en style de sùtra, mais quant à la doctrine. « Ce çâstra
mis à part », nous dit M. F., et on peut s'en fier à lui, « je ne pense
pas qu'aucun des textes qui ont joui d'une véritable autorité dans
l'Inde manque au présent recueil. »
1. En 344 et, avec l'appendice, 414 çlokas.
2. Ce n'est là, comme le dit M. Finot, « qu'une hypothèse » ; mais elle est sédui-
sante, car la signature de ces çlokas est exactement celle qui revient sans cesse dans
le Mânasollâsa. Le présent traité, avec ses 126 çlokas dans une recension, 183 dans
l'autre, n'est pas le chapitre du Mânasollâsa relatif aux pierres précieuses qui se
trouve dans le n» 590 de Berlin et n'en contient que 53. Mais il pourrait se trouver
ailleurs dans l'ouvrage ou, du moins, les vers ainsi signés pourraient s'y trouver. La
compilation composée par le roi ou en son nom parait avoir joui d'une grande fa-
veur, et il n'est pas probable que cette signature bien connue ait été usurpée par vm
autre, même par un homonyme. M. Finot s'est donné tant de peine pour éclaircir
toutes les questions relatives à ses textes, qu'il a pour ainsi dire autorisé par avance
le reproche de n'en avoir pas pris un peu davantage pour élucider aussi celle-ci. Une
date, ne fût-ce que celle d'une limite supérieure, est chose si désirable pour ces do^
cuments qui flottent à la dérive.
Reugio>s de l'I>de. — IV. 22
338 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Les textes ont été édités par M. Finot avec le plus grand soin, à
l'aide de tout ce qu'il a pu réunir de manuscrits, en mettant à con-
tribution les dépôts de Paris, de Londres, de Florence, de Bombay,
de Pouna, de Madras et de Calcutta. Les variantes, très nombreuses
et parfois assez considérables pour constituer des recensions diffé-
rentes, ont été intégralement reproduites. Chaque texte est accom-
pagné d'une excellente traduction. Dans l'introduction (lu pages),
toute l'archéologie du sujet est présentée avec une rare compétence;
les textes, d'abord examiné^ chacun à part, sont comparés entre
eux et classés selon leurs affinités et leurs divergences ; les parti-
cularités du langage technique sont étudiées et précisées ; enfin la
doctrine est exposée dans son ensemble et impartialement appré-
ciée. M. F. ne la surfait pas ; mais il ne la ravale pas non plus. Il
fait observer fort justement que les auteurs de ces traités étaient
non des professionnels, mais des lettrés qui se chargeaient de
mettre en beau langage la tradition du métier. Cette tradition elle-
même reposait sans doute sur l'expérience ; mais en même temps
elle y échappait sans cesse par le merveilleux et jusque dans ses
affirmations en apparence les plus positives. Elle affirmait, par
exemple, que le diamant parfait surnage dans l'eau : les joailliers
savaient bien que cela n'était pas vrai de ceux qui leur passaient
par les mains ; mais c'était là un vieux dictum qui pouvait être
vrai du diamant idéal. Il en est de même des catégories qu'elle éta-
blit pour les pierres^ d«s origines, des vertus, des couleurs qu'elle
leur prête. Plusieurs des manipulations qu'elle prescrit sont d'une
complication fantastique ; mais nos vieux livres de métier sont
pleins de recettes semblables, où il n'y a d'efficace qu'une minime
fraction, et notre pharmacopée même ne s'en est débarrassée que
récemment. Si l'on tient [164| compte des dispositions de l'esprit
indien, de sa manie d'énumérer et de diviser, de compléter ce qu'il
sait par ce qu'il suppose ou imagine, on pourra même trouver que
cette doctrine est relativement assez sobre. En somme, nous n'étions
guère plus avancés en Occident avant l'avènement de la chimie et
de la cristallographie.
Il ne me reste plus qu'une observation à ajouter : l'auteur du pre-
mier traité, Buddhabhatta, était bouddhiste et probablement un reli-
gieux. Or, dans un écrit canonique, le SâniaHnaphalasutta,\\ est
parlé de la profession d'expert en pierres fines comme d'un genre
de vie blâmable. M. F. voit là une contradiction entre la loi et les
mœurs, et il en conclut en outre que la profession était envisagée
ANNÉE 1897 339
différemment par les bouddhistes et par les brahmanes. Je crois
qu'il y a là un peu d'exagération. Dans les choses séculières, les
bouddhistes ne paraissent pas avoir différé des brahmanes ni du
commun des Hindous. Sans doute la profession était regardée comme
indigne d'un samana^ qui était censé ne rien posséder. Mais, en
cela, il ne différait pas d'un religieux de n'importe quelle secte.
Quant au laïc, les écritures bouddhiques font la place trop belle aux
marchands de toute sorte, pour qu'on les soupçonne de vouloir lui
interdire une branche de négoce qui pouvait fort bien être à la fois
profitable et honnête. La profession doit être mise plutôt à côté de
toute une série d'autres, dont il est parlé tantôt en bien, tantôt et
plus souvent en mal, parce qu'elles sont tout particulièrement pro-
pices à la fraude et au charlatanisme. Et alors ce n'est plus à une
opinion bouddhiste que nous avons affaire, mais à une opinion hin-
doue. Encore aujourd'hui, l'orfèvre, comme classe, n'est pas coté
haut. Dans le passé, le médecin parait assez souvent voué au mé-
pris. Et il n'est pas jusqu'à ce membre, de tous le plus indispen-
sable, d'une communauté hindoue, l'astrologue, à qui la littérature
ne décerne à la fois un brevet d'honneur et un brevet d'indignité.
Et encore faut-il distinguer entre l'expertise en pierres fines comme
gagne-pain et la connaissance du ratnaçcistra. Celle-ci fut même
de bonne heure nécessaire au culte devenu somptueux. Chez les
bouddhistes encore plus que chez les brahmanes, on offrait des
ratnas d'espèce et en nombre définis suivant les occasions, on en
ornait les temples et les images. Aussi du côté des brahmanes, est-ce
surtout dans les Purànas traitant du culte qu'on trouve des chapi-
tres relatifs à la ratnaparîksâ. De même que la géométrie avait
trouvé place dans leurs sût ras ^ parce qu'elle était indispensable
pour la construction de l'autel, d'autres branches du çilpaçâstra^
l'architecture, la sculpture, la peinture, la parfumerie furent intro-
duites dans leur littérature religieuse. Et il n'en fut pas autrement
chez les bouddhistes : toute une série de manuels de ce genre, qui
avaient cours sous le grand nom de Nâgârjuna, ont été ainsi re-
cueillis dans le Tanjour. Buddhabhatta a donc pu composer son
traité en parfait repos de conscience : il faisait œuvre pie.
Le volume de M. Finot se termine par un double index : celui
des mots sanscrits, qui donne l'aperçu de la langue de ces textes,
et un index analytique, qui permet de trouver aisément les matières
dont il est traité dans l'ouvrage.
340 COMPTES RENDUS ET NOTICES
R. W. Frazer, British India. London, T. Fisher Unwin, 1896.
xviii-399 pages, in-S".
{Journal des sai'ants, mars 1897).
[188] Ce livre, qui fait partie de la série de volumes publié»
par la maison Fisher Unwin '«ous le titre de The Story of the
Nations^ comble une lacune. Nous avons, pour l'Inde anglaise ,^
d'excellentes histoires détaillées, tant partielles que générales, un
grand [189] nombre de monographies et une masse énorme de
documents. II nous manquait, à l'usage du grand public, un
résumé bien fait, reposant sur de solides recherches personnelles.
M. Frazer, qui a appartenu au Civil Service et qui est maintenant
professeur de Telougou et de Tamoul à l'Université de Londres,
vient de nous le donner. Le volume est dépourvu de notes et de
tout appareil d'érudition ; l'auteur s'est contenté de donner dans la
préface un aperçu rapide des principales sources auxquelles il a
puisé. Mais tout son récit, clair, substantiel et foncièrement impar-
tial, montre qu'il a fait de ces sources l'usage le plus conscien-
cieux. Ce récit, où une histoire si riche est présentée en moins de
4(X) pages (l'auteur va jusqu'en 1895), est forcément très sommaire ;
il n'est pourtant pas aride. M. Frazer sait s'arrêter aux choses,
essentielles ; il descend alors jusqu'à l'anecdote et arrive ainsi à
faire saisir, mieux que par des considérations abstraites, l'exacte
physionomie du pays, des acteurs et des événements. Il a procédé
à peu près de même pour pénétrer ses lecteurs de l'importance de
ce qu'il appelle les facteurs de l'empire anglo-indien et de tout
grand empire colonial, facteurs sans lesquels toute tentative sem-
blable est condamnée d'avance : la prépondérance commerciale
résultant de la possession réelle du trafic avec l'Orient, qui, de
temps immémorial, a été le grand distributeur de la richesse, et
la suprématie maritime. Au lieu de se répandre à ce sujet en de
longs discours, il se contente d'indiquer ces facteurs une fois pour
toutes et s'arrange ensuite de façon à ce qu'ils se dégagent du récit
même. Pour cela il est remonté très haut dans l'histoire du com-
merce, jusqu'aux temps primitifs de l'Egypte et de la Ghaldée, et
il ne l'a pas fait avec toutes les précautions nécessaires. Les récits
de Diodore de Sicile sur Sémiramis faisant la conquête de l'Inde,
ANNÉE 1897 341
«ur Sésostris poussant plus loin encore, jusqu'à l'Océan oriental,
auraient pu, sans inconvénient, être passés sous silence. Il parait
bien qu'on a trouvé des traces d'indigo dans les peintures de quel-
ques anciennes tombes égyptiennes ; mais les spécimens de porce-
laine de Chine qu'on y a recueillis sont reconnus depuis longtemps
comme étant de provenance bien postérieure, et je crains fort que
les charpentes en bois de teck des palais d'Ur en Ghaldée ne soient
pas plus authentiques. Je doute aussi que le Gap Breton se dise
en anglais Cape St. Breton^ et que ce soit donner une idée juste
du rôle de Mazarin que de l'appeler « le ministre des finances ».
Mais de pareilles inexactitudes sont très rares dans le corps du
volume, où M. Frazer traite de l'Inde. Là il est parfaitement chez
lui et à même de tout contrôler par des documents de première
main * .
A l'exception des portraits, la plupart des gravures jointes au
volume sont insignifiantes et auraient pu facilement être rempla-
cées par des images plus instructives. Les cartes sont trop réduites
et d'exécution médiocre : l'une d'elles, qui doit représenter les
routes de la navigation à vapeur vers l'Inde, est inintelligible,
puisqu'on n'y trouve ni l'Angleterre, ni l'Inde, ni la route du Gap,
ni le canal de Suez, Une autre, une prétendue vue à vol d'oiseau du
théâtre de la grande insurrection de 1857, empruntée à un journal
illustré de l'époque, les London illustrated News^ est d'une naïveté
enfantine.
Edward Washburn Hopkins, The Religions of India (forme le pre-
mier volume d'une série de Handbooks on the History of Reli-
gions, publiés sous la direction de M. Morris Jastrow). Boston,
U. S. A., and London, Ginn and G«. 1895. — xvii-612 p. in-8«.
{Revue critique^ 17 mai 1897.)
[381] J'ai hésite d'abord à rendre compte de ce livre : il fait si visi-
blement concurrence âmes Religions de Vînde et, en même temps,
1. Nand Kumàr, que Warren Hasting a fait pendre, n'était pas un brahmane « de
haute caste m ; son koulinisme était plus que suspect.
342 COMPTES RENDUS ET NOTICES
il en parle d'une façon si élogieuse, que je devais être également
embarrassé d'en dire du bien et du mal. A la lecture pourtant, cette
première impression s'est effacée peu à peu jet, tout compte fait, je
me risque, espérant qu'on voudra bien me faire le crédit de quel-
que impartialité.
Dès le début, M. Hopkins a parfaitement indiqué la différence
qu'il y a entre nos deux livres et, à part les épithètes beaucoup trop
flatteuses qu'il donne au mien, je souscris entièrement à son appré-
ciation, un seul point excepté. Quand il dit (p. xi) : « Barth has aimed
at making his reader know ail about tlie religions of India », il me
fait trop d'honneur. Je n'ai jamais eu semblable dessein. Au con-
traire, je me suis efforcé de simplifier et d'élaguer autant que pos-
sible. Tout ce que j'ai voulu, c'est présenter un aperçu intelligi-
ble et suffisamment probable, pouvant servir de fil conducteur à
ceux qui entreprendraient de pénétrer eux-mêmes dans cet étrange
labyrinthe. Quand ensuite il ajoute : « We hâve sought to make our
reader know those religions », il me laisse perplexe. A-t-il atteint
ce but, et pouvait-il l'atteindre ? Un livre, quelque bien fait, quel-
que complet qu'on le suppose, fera-t-il connaître au profane cet
ensemble confus, où le spécialiste, s'il veut être sincère, est obligé
d'avouer qu'il ne chemine qu'à tâtons ? Croire qu'il suffit pour cela
de beaucoup citer, c'est se faire une singulière illusion. On a beau
vouloir être objectif et laisser la parole aux textes : ces textes, il
faut les choisir, les grouper, leur assigner une portée suivant [382]
les solutions qu'on aura données à une infinité de problèmes qu'ils
soulèvent ; bref, il faut prendre parti sans cesse et quoi qu'on en
ait. C'est même là, soit dit en passant, ce qui rend la composition
de cette sorte d'ouvrages si pénible à ceux qui sont affligés de la
faculté décourageante de voir à la fois l'endroit et l'envers des
choses. Aussi l'élément subjectif y tient-il toujours une place énorme.
Et, de fait, il n'y a pas moins de théorie dans le livre de M. H. que
dans le mien ; il y en a même plus, et cela était forcé, puisqu'il
entre davantage dans le détail et que le chaos ne se détaille pas. A
part des diversités d'opinion inévitables, la vraie différence entre
les deux livres est là, et non dans leur caractère plus ou moins
abstrait et théorique. M. H. cite davantage, mais surtout il donne
plus : il s'est proposé, non de simplement orienter, mais de fournir
un enseignement plus complet, et c'est plutôt lui qui « has aimed
at making his reader know ail about the religions of India ». G'e§t
un mérite que je lui reconnais pleinement, et qui est d'autant plus
ANNÉE 1897 343
grand qu'il n'est pas sans péril. Son volume est plus que le double
du mien, et je crois bien qu'il m'en aurait encore fallu deux fois
davantage, si mon plan avait comporté autant de détails que le sien.
Mais alors il est fort probable aussi que je ne l'aurais jamais exé-
cuté, dans la crainte d'empiéter sur ce qui me paraît être, pour
longtemps encore, du domaine de la monographie.
Cette petite querelle vidée, il ne me reste que la tache agréable
de rendre hommage au zèle et au savoir avec lesquels M. H. a
rempli son très compliqué programme. Dans un espace relativement
restreint, il a su condenser une masse énorme d'informations de
toute sorte, considérations historiques et théoriques et collections
de faits, parfois, il est vrai, au détriment de la clarté : en bien des
endroits, l'exposition est comme encombrée, et le lecteur a de la
peine à se retrouver au milieu de tous ces détails K Les références
et les citations prises dans toutes les branches de la littérature sont
prodiguées. De ce chef surtout, M. H. peut s'attendre à être large-
ment pillé. Souvent, en effet, son livre fait songer à ces manuels
qui, entre les mains de certains lecteurs, remplacent l'étude des
originaux au lieu de la provoquer et d'y aider. Mai^ de ceci, ce n'est
pas lui qui sera responsable et, quelque abus qu'on puisse en faire,
son ouvrage n'en reste pas moins un monument de vaste et cons-
ciencieux labeur : toute cette richesse chez lui, j'entends surtout
celle des faits, est solide et de première main.
Après deux chapitres préliminaires de généralités, consacrés l'un
aux sources, à leur chronologie et aux diverses méthodes d'inter-
prétation, l'autre à la description du pays et de ses habitants, M. H.
examine dans les six chapitres suivants le panthéon védique. C'est
la partie de l'ouvrage qui me parait soulever le plus d'objections.
M. H. adopte la [383] division déjà établie par les Hindous, en
dieux du ciel, dieux de l'atmosphère et dieux de la terre, division
qui lui parait correspondre à trois périodes de la théologie védique.
Dans une période précédente, antérieure aux Hymnes et dont nous
n'avons plus de témoignages directs, le panthéon védique se serait
constitué de bas en haut, en commençant par les divinités les plus
rapprochées, celles de la terre. Mais, dans les Hymnes, nous assis-
terions à un mouvement religieux s'accomplissant en sens inverse :
c'est en allant du haut en bas que la spéculation sacerdotale aurait
1. A cette cause d'obscurité s'en joint souvent une autre, la négligence du style;
M. Hopkins, décidément, n'écrit pas the Queen's English.
344 COMPTES RENDUS ET NOTICES
successivement attribué la souveraineté à ces trois ordres de dieux,
d'abord à ceux du ciel, puis à ceux de l'atmosphère et finalement
aux dieux de la terrcj les agents du sacrifice ; chaque ordre héri-
tant de celui qui l'avait précédé, l'absorbant en quelque sorte ; le
dernier aboutissant au panthéisme mystique dans lequel s'achève
la spéculation védique. Tout cela, poursuivi dans le détail, cons-
titue une chronologie fort compliquée et qui parait bien arbitraire.
Pour l'établir, M. H. a été obligé, par exemple de mettre impitoya-
blement de côté comme late^, comme récent, tout le mysticisme
rituel et liturgique dont le Veda abonde, et d'opérer notamment un
vrai massacre parmi les hymnes adressées à Agni et à Soma. Ces
hypothèses paraîtront d'autant plus invraisemblables, que M. H.
n'accorde pour cette évolution qu'une période d'environ cinq siècles,
de 2000 à 1500 av. J.-C, les limites qu'il assigne à la composition
des Hj^mnes. — La religion de TAtharvaveda et l'examen des affi-
nités de la mythologie védique avec celles des autres peuples aryens
sont le sujet des deux derniers chapitres de cette section.
Vient ensuite, en trois chapitres, le Brahmanisme avec sa théo-
logie (rôle du dieu abstrait Prajâpati), son rituel et sa spéculation
{Upanis/iads). Le dernier de ces trois chapitres est consacré à ce
que M. H. appelle le Brahmanisme populaire, oelui des Grihyasû-
tras^ des Dharmasûtras et des anciens codes de lois, notamment
celui de Manu.
Les deux chapitres suivants traitent du Jainisme, que M. H.
place le premier, et du Bouddhisme ^.
Trois autres ont pour objet l'ancien Hindouisme, le développe-
ment des grandes religions de Çiva et de Yishnu, telles qu'elles
apparaissent dans l'ancienne poésie épique d'abord, dans les Purânas
ensuite. Le chapitre consacré au Mahâbhârata, sur lequel ^I. H. a
publié de si [384] belles monographies, se distingue surtout par
l'abondance et par l'excellent usage des données.
Puis viennent les sectes modernes (un chapitre), les religions des
peuplades aborigènes (un chapitre) et, enfin, les rapports de l'Inde
1. M. H. esl encore plus prodigue de cette épilhètc dans un récent travail, un
examen critique, d'ailleurs du plus grand mérite, du VI 11* livre de Çigveda, qui a
paru dans le vol. XVII du Journal de la Société orientale américaine (1896) : Prâgâ-
thikâni, I.
2. M. H., p. 323, me range à tort parmi ceux qui admettent ime parenté plus
étroite du Bouddhisme avec le Sàùkhya. S'il avait lu quelques lignes plus loin, il
aurait vu que je suis de l'opinion opposée, et que c'est dans le Vedânta que je cher-
che cette parenté.
ANNÉE 1897 345
avec l'Occident. Ce dernier chapitre, qui retrace ces influences
depuis l'origine, en remontant jusqu'au Mazdéisme, est parfois
plutôt un parallèle et contient en outre beaucoup de miscellaneous
matter. Les derniers et tout récents échos de la pensée occidentale
dans l'Inde, les mouvements des divers samâjs et du néo-boud-
dhisme, ne sont que sommairement traités.
En appendice est jointe une bibliographie méthodique, qui ne pré-
tend pas être complète, mais qui rendra de bons services, surtout
par ses nombreuses références à des monographies, articles déta-
chés et menues coupures de journaux et de revues. Il est seulement
regrettable que ces indications soient parfois d'une brièveté plus
qu'énigmatique. Que faire, par exemple, d'une mention comme celle
qui se lit en tête de la page 582 : «: Weber, Nachtrâge,p. 795^» ?
En me bornant à cette rapide analyse du contenu de ces Reli-
gions of India de M. Hopkins, je me fais un devoir de constater
encore une fois la richesse et la solidité de l'ensemble et des maté-
riaux dont il est construit. Personne n'étudiera sans profit ce livre
de vaste et profonde recherche.
Pandit Râmnâth Tarkaratna, Âryâlaharî, Calcutta, 1896.
{Comptes rendus de V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres^
21 mai 1897.)
[282] Le Brahmane Râmnâth Tarkaratna, qui a rendu d'excel-
lents services à l'histoire littéraire de l'Inde par sa collaboration à
l'inventaire des manuscrits sanscrits dirigé par feu Râjendralâl
Mitra, tient une des premières places parmi le nombre de plus en
plus réduit des pandits bengalais qui cultivent encore l'ancienne
poésie, une mode qui s'en va là-bas, comme celle des vers latins
chez nous. J'ai déjà eu l'honneur de présenter à l'Académie une de
1. Il y a des lapsus semblables en divers endroits du livre ; par exemple, p. 264,
note : « Weber bas shown, loc. cit., that... » (la référence est probablement à un
passage de Ind. Stud. X, 4-16). Or, la dernière citation d'un écrit de M. Weber, écrit
qui n'a rien à faire ici, se trouve, autant que je puis voir, à la page 244.
346 COMPTES RENDUS ET NOTICES
ses œuvres, un poème épique intitulé « le Triomphe de Vâsudeva* ».
[283] En voici une autre d'un genre moins entravé de conven-
tions et se prêtant mieux à l'expression d'une pensée personnelle.
hWryâlahari^ « un flot de stances âryâs », est, comme l'indique
le sous-titre âvyânavaqatî^ un recueil de neuf centuries (le nombre
exact est 910) de stances dans le mètre âryâ^ indépendantes les
unes des autres, tout au plus réunies en petits groupes par de
légères affinités, exprimant chacune, sous une forme raffinée, une
pensée, une maxime, un sei^Jiment, parfois une simple image ou
une impression toute fugitive, ce qu'en langage technique on
appelle des suhhàshitas ou sûktis, «des choses bien dites».
Elle se rattache ainsi à cette poésie gnomique si richement repré-
sentée dans les diverses littératures de l'Inde, qui lui doivent quel-
ques-uns de leurs chefs-d'œuvre. Le thème traditionnel de cette
poésie est celui des « trois mobiles de la vie », l'amour, l'intérêt
et le devoir : ici ce thème est simplement Tamour ; mais il est
traité d'une façon si décente, si éloignée de la licence des anciens
modèles, que le recueil peut à peine être appelé erotique. Le pan-
dit, qui n'a pas toujours eu à se louer des hommes, y a mêlé une
veine d'amertume : dans les stances qui servent d'introduction
(45-80) et ailleurs encore dans le volume, il s'indigne contre les
méchants, les calomniateurs, les envieux, les gens au cœur dur;
mais il se reprend bien vite et fait l'éloge de la douceur, de l'uni-
verselle bienveillance et du pardon des injures. Il a aussi cherché
à renouveler le vieux bagage de cette poésie par des emprunts aux
sciences modernes : c'est ainsi que la montre, la pendule, les che-
mins de fer, la photographie, le télégraphe, le téléphone, le mi-
crophone, le télescope, le microscope, le laryngoscope, le thermo-
mètre, le lactomètre lui ont fourni des allusions, des comparaisons
et des métaphores qu'on est un peu étonné de trouver sous un
vêtement sanscrit. Le premier danger du genre est de tomber
dans la subtilité de pensée et dans la subtilité d'expression ; un
autre est de forcer les ressources de la langue, précisément parce
que celles-ci, en apparence du moins, sont illimitées. Le panait
n'a pas toujours su éviter ce double péril : à côté de stances vrai-
ment ingénieuses et souvent fort belles, il nous en sert trop qui
sont de simples rébus, et je doute qu'en Europe du moins beau-
coup de lecteurs lui restent fidèles à travers ses neuf centuries.
1. Voir Coinfies rcndas, 2G octobre 1894, p. 402. — Cf. ci-dessus, p. 201.
ANNÉE 1897 347
Joseph Dahlmann S. J. : Das Mahâbhârata als Epos und Rechts-
buch, Ein Problem aus Altindiens Cultur- und Literatur-
gescJiichte. Berlin, Félix L. Dames, 1895, in-8\
{Journal des Savants, avril, juin et juillet 1897.)
[221 J Le livre du R. P. Dahlmann comprend deux choses : une
étude détaillée et très méritoire de l'un des éléments de la grande
épopée hindoue, de l'élément didactique et plus particulièrement
juridique, et une tentative pour déterminer la date et le mode de
formation du poème actuel, tentative où des conclusions très pré-
cises sont tirées de données très vagues. Ces deux objets, qui n'ont
pas l'un avec l'autre un rapport aussi évident et aussi étroit que le
prétend le P. Dahlmann, sont en outre presque toujours mêlés en-
semble dans le livre, de sorte que s'il arrive à l'auteur d'en traiter
séparément, il tombe dans des redites sans fin, compliquées en-
core d'inutiles longueurs. Déjà dans l'introduction, non seulement
il annonce, mais il discute le plupart des thèses qu'il reprendra par
la suite, et, de toutes les questions qu'il examine au cours de l'ou-
vrage, il n'en est pas une seule peut-être pour laquelle il se soit
arrangé de façon à la débattre une fois pour toutes, sans avoir à
la [222] rouvrir plus loin. Toute une monographie, d'origine
distincte, sur le droit matrimonial et le droit dé succession, se
trouve même introduite dans le livre à une place où en ne l'atten-
dait plus, et y forme un bloc hors de proportion avec l'ensemble.
Sous ce rapport, l'ouvrage ressemble donc un peu au Mahâbhâ-
rata lui-même : malgré ses nombreuses divisions ou subdivisions,
il est loin d'être bien ordonné, et je crains fort que ce compte
rendu, où je serai bien obligé de suivre de plus ou moins près la
marche de l'auteur, ne s'en ressente à son tour. Malgré ce défaut,
auquel s'ajoute parfois celui d'un style verbeux et visant à l'effet
oratoire, le livre témoigne de solides recherches; il contient beau-
coup de vues justes et originales, et il exercera certainement une
grande influence sur la façon d'appréoier le Mahâbhârata ; il mé-
rite donc l'attention dont il a été l'objet de la part de la critique
en Allemagne et en Angleterre.
On connaît le sujet du Mahâbhârata, auquel, dans ce journal
348 COMPTES RENDUS ET NOTICES î
même, M. Barthélémy Saint-Hilaire a consacré à plusieurs reprises :
de nombreux articles. Ce sujet est la querelles des Pândavas, des ;
fils de Pându, réduits à disputer l'héritage du trône paternel à ]
leurs cousins, les fils de Dhritarâshtra, Les uns et les autres sont
des descendants de Bharata et de Kuru, des Bhâratas et des Kau- \
ravas, bien que, dans la phraséologie du poème, ce dernier nom i
s'applique plus particulièrement aux cent fils de Dhritarâshtra, i
Duryodhana et ses frères, et forme ainsi antithèse avec Pândava. l
Après avoir souffert bien des injustices et subi deux longs exils, '
les Pândavas, Yudhishthira et ses quatre frères, avec le secours de I
Krishna, le chef du peuple des Yâdavas et l'incarnation du dieu \
suprême Vishnu, triomphent dans une grande bataille de dix-huit I
jours, à laquelle prennent part toutes les nations de l'Inde et qui ■
se termine par l'extermination totale des combattants. Mais autour •
de ce noyau se trouve amassée une si épaisse enveloppe de ma- \
tières étrangères, d'épisodes, de traités didactiques de toute sorte, ,
quelques-uns plus longs que l'Iliade et n'ayant, la plupart, qu'un ]
lien de hasard avec l'action principale, qu'on se demande si celle- ]
ci est bien le sujet du poème, si elle n'est pas un simple support, ■]
et si le vrai sujet du Mahâbhârata n'est pas le Mahâbhâratamême, {
l'encyclopédie de toutes choses dignes de mémoire aux yeux de 1
ceux, quels qu'ils aient été, qui l'ont composé. Sur les cent mille j
çlokas que le poème contient en nombre rond, à peu près l'équiva- j
lent de deux cent mille hexamètres, à peine un quart se rapporte |
à la querelle. l
Aussi, dès que la connaissance du poème commença à se ré- I
pandre en Europe, et malgré le respect presque superstitieux qu'on )
avait alors pour les traditions de l'Inde, fut-on bientôt d'accord |
pour y voir, non une [223] œuvre une et personnelle, mais une i
compilation de matériaux hétérogènes et d'âges divers. C'était 1
l'époque où l'on admettait volontiers que les vraies épopées pous-
sent spontanément, comme les fleurs des champs. Ici, pourtant, le ;
produit était trop gros pour qu'on pût y appliquer directement les
procédés de dissection qu'on pratiquait sur les poèmes homériques
et sur les Nibelungen : on se rabattit sur l'hypothèse de recensions
successives. Le poème lui-même semblait d'ailleurs y inviter. Non
seulement, dans son état actuel, il est pseudonyme, — car l'au-
teur prétendu, Krishna Dvaipâyana, surnommé Vyâsa, c'est-à-
dire « le diascévaste », parce qu'il passait pour avoir « disposé »
ou arrangé les Vedas dans leur forme actuelle, est représenté
ANNÉE 1897 34^
comme contemporain des événements qu'on y chante , — mais il
renferme encore plusieurs déclarations dont il était impossible de
n'être pas frappé. On y avoue dans le préambule, et la plupart de
ces indications sont reproduites à la fin, que le poème se récite
dans le monde avec trois commencements différents (I, 52), dont
l'un ne se trouve qu'après le premier millier de çlokas ou de dis-
tiques, et un autre après le deuxième millier; qu'il en existe une
rédaction abrégée et une rédaction développée, indication qui
revient à plusieurs reprises ; qu'il y en a même une où tout le sujet
est condensé en huit mille huit cents çlokas, d'une concision et
d'une difficulté extrêmes (l, 81) ; que Vyâsa a fait en outre une
Bhâratasamhitâ en vingt-quatre mille çlokas, qui ne contient
pas les Upâkhyânas, les épisodes, et que c'est là le Bhârata;
quant au Mahâbhârata ou Grand Bhârata, il a été composé par
lui en six millions de çlokas, dont trois millions se récitent
chez les dieux, un million et demi chez les mânes, un million
quatre cent mille chez les Gandharvas, et cent mille seule-
ment chez les hommes. Enfin il est dit que le Mahâbhârata fut
récité trois fois ; une première fois par Vyâsa à ses disciples ; une
deuxième fois par le brahmane Vaiçampâyana, un disciple de Vyâsa,
à un sacrifice solennel du roi Janamejaya, le petit-fils d'un des
héros de la Grande Guerre ; la troisième fois par Técuyer Ugra-
çravas à un sacrifice célébré par le rishi Çaunaka, une génération
plus tard. Il n'en fallait pas tant pour mettre la critique en éveil.
Le premier qui ait soumis le Mahâbhârata à une analyse com-
plète i, Christian Lassen, s'efforça d'utiliser ces données et n'en
tira rien qui vaille. Ses conclusions peuvent se résumer ainsi : par
la récitation faite au sacrifice de Çaunaka, il faut entendre une
deuxième recension du [224] poème ; cette recension est celle
qui est mentionnée dans le Grihyasùtra des Açvalâyanas, et,
comme Âçvalâyana, le fondateur de cette école, peut être placé
(très hypothétiquement) vers 350 av. Jésus-Christ, comme, déplus,
il a été disciple d'un Çaunaka (identifié sans autre preuve avec le
Çaunaka du sacrifice), cette deuxième recension doit avoir été faite
vers 460 ou 400 av. Jésus- Christ. Après quoi, ajoute-t-il, le
poème n'a plus reçu d'autres additions que les éléments krish-
naïtes ; ceux-ci défalqués, il peut être accepté, dans son ensemble,
1. Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes, I (1837), et Indische Aller thumskunde, I,
484 et suiv. (1847) et II, 493 et suiv. (1852) ; les passages correspondants de la 2« édi-
tion (1867 et 1873) sont : I, 582 et suiv.. II, 494 et suiv.
350 COMPTES RENDUS ET NOTICES !
comme un monument de l'Inde pré -bouddhique ^ Il paraH oublier '
que ces éléments krishnaïtes prennent une place énorme et que, i
d'autre part, d'après le témoignage exprès du Mahâbhârata, c'est- '
à-dire d'après les données mêmes qu'il accepte et surjesquelles ;
il raisonne, le poème récité au sacrifice de Çaunaka aurait déjà i
contenu cent mille distiques (I, 107). On voit que ces conclusions i
étaient l'arbitraire même. i
Dans une longue suite de recherches poursuivies avec une rare ]
circonspection, M. Albrecht Weber a fourni des résultats moins j
systématiques, mais plus solides -. En recueillant avec soin les ^
traces do la légende épique qui se trouvent dans le Veda, il a mon- i
tré que, à part les récits simplement transplantés dans l'épopée, -\
non toutefois sans de notables variantes, le fond légendaire des |
deux littératures n'a presque rien de commun : des noms et des \
traits isolés, mais qui se présentent de part et d'autre dans des '
rapports entièrement différents et laissent à peine soupçonner par- <
fois un vague parallélisme. Quant à la légende centrale du Mahà- j
bhârata, l'histoire des Pândavas et de la Grande Guerre, elle est |
absolument étrangère au Veda, fait capital qui a été confirmé |
depuis par M. Ludwig^. Or, sans les Pândavas, il n'y a plus de I
Mahâbhârata. Car, s'il eèt possible de concevoir une Iliade sans
la colère d'Achille, — il resterait toujours les combats autour de
Troie, — le cas est différent ici : l'action centrale enlevée, il ne
reste qu'une masse de récits n'ayant plus entre eux aucun lien
imaginable. D'autre part, et avec le même soin, M. Weber a noté
les mentions et les traces du poème [225] dans la littérature post-
védique et, dans le poème même, tous les indices qui peuvent
avoir une valeur chronologique. De l'ensemble des faits ainsi re
cueillis il me semble résulter clairement, avec une probabilité voi-
sine de la certitude, que la légende du Mahâbhârata s'est formée
peut-être à une époque fort ancienne, plus ancienne que ne paraît
1. Ind. Alterth., I, 589 et II, 499, 2* éd.
2. Depuis quarante-cinq ans M. Weber n'a pas un instant perdu de vue ce sujet, et
il est peu de ses écrits où il n'y soit revenu par quelque côté. Je ne note ici que
les références principales: Indische IJteraturgeschichte (1852), p. 175; 2* éd. (1876),
p. 201. — Indische Skizzen (1854), p. 32. — Krishnajanmâshtami (Mémoires de l'Acadé-
mie de Berlin, 1867), p. 317. — Die Griechen in Indien {Comptes rendus de l'Académie
de Berlin, 17 juillet 1890). — Episches im vedischen nitual {ibid., 23 juillet 1891). —
Indische Studien, XIII (1873), p. 349.
3. Die mythische Grundlage des Mahâbhârata (Comptes rendus de l'Académie de
Prague), 1896.
^ \
ANNÉE 1897 351
l'admettre M: Weber, mais sûrement dans un milieu tout autre
que celui d'où est sortie la littérature védique ; que plusieurs siè-
cles avant notre ère, il j^ a eu un Mahàbhârata, mais que dans
sa rédaction actuelle, à en juger comme on juge de l'âge d'un ter-
rain par les débris les plus récents qu'il renferme, le poème est
relativement moderne. La plupart des faits sur lesquels s'appuie
cette dernière conclusion, le P. Dahlmann les a simplement passés
sous silence.
Théodore Goldstûcker, qui était pourtant conservateur vis-à-vis
de la tradition hindoue, est arrivé à des conclusions assez sem-
blables par une autre voie, précisément par celle qu'a aussi suivie
le P. Dahlmann, en abordant la question par le côté juridique. Pour
lui aussi, le Mahàbhârata est un amas de matériaux d'âges fort
divers, et il en trouve la meilleure preuve dans le droit et la morale
tels qu'ils sont, d'une part, professés dans le poème, d'autre part
mis en pratique dans la légende. Le contraste est en effet frappant :
nous verrons plus loin comment le P. Dahlmann a cherché à l'ex-
pliquer et l'a surtout éludé.
Les beaux travaux sur le Mahàbhârata de John Muir ^ et, plus
tard, ceux de M. Hopkins^ sont surtout des enquêtes d'exposition
et ne touchent que peu à la question d'origine. Mais ils sont conçus
dans le même esprit, repoussant d'une part l'homogénéité et la
haute antiquité du poème, et, d'autre part, évitant de s'enferrer
dans des déterminations trop précises de rédactions et de remanie-
ments hypothétiques.
Par contre la tentative de Lassen de délimiter ces remaniements
fut reprise par un autre Scandinave, M. Sôren Sôrensen ^. Reje-
tant tout ce qui, dans le poème actuel, est épisode ou matière di-
dactique, il obtint [226] d'abord une rédaction en 27.000 çlokas.
Mais dans celle-ci encore, il entrait des matériaux d'âges divers :
il l'épura donc, en se servant, comme d'autant de cribles, de l'in-
1. Original Sanskrit Texts, surtout les volumes I (1858; 2* éd., 1868 et 1872), II
(1860 ; 2» éd. 1871), IV (1863 ; 2» éd. 1873).
2. Journ. of the American Oriental Society, i. XI et XIII, et Proceedings, 1886-1889.
3. Om Mahàbhârata'' s Stilling i den indiske Literatar, Forzôg rà et udskille de œldste
Bestanddele. Copenhague, 1883. En rendant compte de ce livre dans la Revue critique
(5 avril 1886), j'ai essayé de montrer que la méthode de l'auteur, malgré toutes les
précautions possibles, est arbitraire et que le problème, tel qu'il le pose, est en réa-
lité insoluble. M. Sôrensen est revenu depuis sur quelques-unes des questions con-
nexes dans Om Sankrits Stilling i den almindelige Sprogudvikling i Indien (Mémoires
de l'Académie royale de Danemark), Copenhague, 1894.
352 COMPTES RENDUS ET NOTICES
tervention de certains personnages, de la rencontre de certains
noms qui sont ou qui lui paraissaient modernes, et il la réduisit
ainsi à un corps de 7.000 çlokas, l'équivalent à peu près des deux
tiers de l'Iliade, qui aurait été le poème primitif. La rédaction pri-
mitive et la rédaction moyenne, dont il a dressé des tableaux
détaillés, auraient été composées, l'une avant la fin duiii^ siècle,
l'autre, au plus tôt, au i^»" siècle avant notre ère. L'effort était
méritoire ; mais les procédés parurent téméraires et les conclu-
sions fragiles. ^
Ils furent pourtant, les uns et les autres, exagérés encore et
compliqués de nouvelles hypothèses par M. Adolf Holtzmann.
Déjà précédemment, celui-ci avait soutenu au sujet du Mahàbhâ-
rata une thèse singulière i, qui était, il est vrai, pour lui comme un
héritage de famille, car elle avait été proposée en partie trente-cinq
ans auparavant par son oncle et homonyme Adolf Holtzmann le
germaniste. Cette thèse était que le Mahàbhârata primitif célé-
brait les vaincus de la Grande Guerre, les Kauravas; que le héros
en était Karna et le fond indo-germaniqae ; que ce premier poème,
qu'il est encore possible de reconnaître et même de reconstituer
sous le remaniement brahmanique actuel était une œuvre boud-
dhique et avait été composé à la cour d'Açoka au iii*^ siècle avant
notre ère. La thèse n'eut pas plus de fortune que n'en avaient eu
des tentatives analogues de refaire une Iliade troyenne. L'auteur
entreprit alors de la défendre dans un grand ouvrage et acheva de
la perdre"-. Le Mahàbhârata y est, en effet^, démembré en une série
très compliquée de remaniements successifs : rédaction primitive
au iii« siècle avant notre ère, bouddhique et favorable aux Kau-
ravas ; premier remaniement brahmanique, en faveur des Pânda-
vas, vishnouite et hostile au bouddhisme, qu'il combat en prenant
pour plastron le çivaisme ; deuxième remaniement, caractérisé par
la réconciliation avec le çivaisme ; troisième remaniement, où lepoèma
devient l'expression la plus complète de l'orthodoxie éclectique du
brahmanisme et prend la forme et l'autorité [227] d'un code de
1. Ueber dos allé indische Epos. Programme du collège de Durlach, 1881/ (Cf. Rev.
crit. du 1" janvier 1883.)
2. Das Mahàbhârata und seine Theile, 4 vol., 1892-1895. Outre la thèse en question,
qui est exposée dans les deux premiers volumes (1892 et 1893), cet ouvrage contient
du reste d'excellentes choses, entre autres une analyse très détaillée du MahAbhàrata,
la seule que nous ayons aussi complète et aussi copieuse. L'auteur s'y est préparé
par d'estimables monographies sur le poème, publiées pour la plupart dans la Zeit-
schrift de la Société orientale allemande.
ANNÉE 1897 353
lois, d'un dharmaçâstra. Cette dernière grande transformation ne
se serait faite qu'au x« ou xi« siècle de notre ère ; d'assez notables
additions seraient même du xiii^ou du xiv^ siècle. Ainsi précisée,
la théorie n'était pas seulement en désaccord avec les probabilités
de l'histoire religieuse et littéraire de l'Inde ; elle se heurtait en-
core à des faits positifs et datés, dont l'auteur avait eu le tort de
ne pas s'enquérir. Aussi les protestations s'élevèrent-elles de
toute part, la réponse la plus complète à ces exagérations venant
de M. Georges Bûhler.
Déjà dans un précédent mémoire ^ M. Buhler avait montré que
l'opinion de M. Max Mûller sur l'existence d'une grande lacune
dans la littérature sanscrite qui, après une éclipse plusieurs fois
séculaire, aurait eu une sorte de renaissance seulement vers le v«
ou le vi^ siècle de notre ère sous sa forme artificielle et classique,
n'est plus en parfait accord avec les faits ; que, dans une série de
documents épigraphiques remontant jusqu'à la fin du ii*^ siècle,
et dans un poème récemment mis en lumière, le Biiddhacarita
ou « Vie du Buddha » par Açvaghosha, dont les parties authenti-
ques sont très probablement du i^"* siècle et en tout cas anté-
rieures de beaucoup à la fin du iv«, on trouve déjà les germes
très développés de cette poésie raffinée et courtoise, ce qui sup-
pose nécessairement la longue pratique antérieure d'une forme
plus simple, de la forme qui nous est présentée dans la poésie
épique. Dans un nouveau mémoire 2, auquel collabora M. Kirste,
il montra ensuite que, à partir du commencement du xi« siècle,
aucune addition considérable n'a plus été faite au poème ; que, dès
le commencement du vui® siècle, il était accepté dans l'école avec
le caractère qu'il a toujours gardé depuis, d'une smriti,d'un dhar-
maçâstra ; que, d'après le témoignage incontestable des inscrip-
tions, ce caractère lui était déjà reconnu au v« siècle ; que, dès lors,
il passait pour l'œuvre de Vyâsa et comprenait cent mille disti-
ques. De ces témoignages M. Buhler tirait ensuite la conclusion
parfaitement légitime que, déjà plusieurs siècles auparavant, le
poème a dû exister avec s^n caractère et ses dimensions actuels.
Mais, quelles que fussent à cet égard ses vues personnelles, et je
suppose qu'elles ne s'éloignent pas beaucoup pour le fond de celles
1. Die indischen Inschriflen und das Alter der indischen Kunstpoesie {Sitzungsberichte
de l'Académie de Vienne), Wien, 1890.
2. indian Stadies, n" H. Contributions to thè History of the Mahâbhârata (Sitzungsbe-
richte de l'Académie de Vienne), 1892.
Religions de l'Inde. — IV. 28
354 COMPTES RENDUS ET NOTICES
du P. Dahlmann, il n'alla pas plus loin et s'interdit scrupuleuse-
ment de mêler ensemble ce qui est démontré et ce qui ne peut être
qu'hypothétique.
Ce que [228] M. Btihler n'a pas voulu faire, le P. Dahlmann,
à qui nous revenons enfin après ce long mais nécessaire préam-
bule, a osé l'entreprendre.
Laissant de côté son appréciation du caractère hindou aux
temps anciens, qui me paraît trop optimiste, mais de laquelle il ne
sert de rien de disputer, j'er^ viens de suite à ce que je considère
comme le point fort de l'ouvrage et le côté par lequel il sera le plus
utile. Non seulement le P. Dahlmann établit, ce qui était assez
facile, qu'il n'y a point jusqu'ici de vrai critérium qui permette de
séparer dans le Mahâbhârata actuel des parties anciennes et des
parties modernes, et que tout ce qui a été fait en ce sens l'a été en
vertu de décisions arbitraires et d'appréciations subjectives ; mais
il a eu le courage de plaider l'unité du poème tel que nous l'avons.
Et, en cela, bien que je n'entende pas cette unité delà même façon
que lui, je ne puis que lui donner raison. La rédaction actuelle
n'est pas une mosaïque, un simple assemblage de morceaux succes-
sivement ajoutés et ajustés tant bien que mal; c'est un remanie-
ment complet, fait avec une vue d'ensemble aussi conséquente
qu'on peut l'attendre des exigences, faciles à contenter en pareille
matière, de l'esprit hindou, et qui, selon toute apparence, a été
exécuté d'un seul coup ou, du moins, dans des limites de temps très
rapprochées. Sans doute, parmi les matériaux ainsi mis en œuvre,
il y en a de provenances et d'âges fort divers : à côté de morceaux
qui ne seraient pas déplacés dans le Veda, il y en a de çivaïtes,
de vishnouites, et à des degrés divers, d'autres qui respirent le
ritualisme le plus méticuleux, d'autres encore où toute religion est
ramenée à la morale ou va s'évaporer dans la métaphysique pure :
il ne suit pas de cette diversité qu'ils forment dans le poème autant
de couches distinctes et successives. A aucune époque la pensée
de l'Inde n'a suivi qu'un seul chemin, et rien non plus de ce qu'elle a
une fois possédé ne s'est jamais entièrement perdu. On a remarqué
depuis longtemps que les épisodes étaient souvent plus archaïques
que la masse du poème: ce serait pourtant une vaine tentative de
vouloir les réunir de façon à en former un ensemble plus ancien.
Réciproquement, la présence dans un morceau d'un élément mo-
derne ne prouve pas que le morceau ait été ajouté après coup : si
cet élément est authentique à la place qu'il occupe, s'il n'y a pas
ANNÉE 1897 355
d'autres raisons de l'y croire interpolé, le soupçon doit retomber
sur la rédaction entière.
Pour des interpolations, il est probable à priori que cette rédac-
tion a du en subir de nombreuses et peut être de très considé-
rables ; qu'elle n'aura pas échappé seule à la loi commune de
toute la littérature hindoue, où des œuvres d'une composition bien
autrement serrée et personnelle [229] ont été presque toujours
transmises en plusieurs recensions. Le nombre de vers assigné à
chaque livre dans le préambule du poème n'est pas celui que don-
nent maintenant les manuscrits, et bien d'autres faits encore por-
tent à croire qu'il y a eu une période où la tradition a été flottante.
Mais il est probable aussi que, pour l'ensemble, cette période n'a
pas été d'une bien longue durée. De très bonne heure la transmis-
sion s'est faite par des corporations àepâthakas^ de « récitateurs »
professionnels, qui sont déjà mentionnés dans le poème même et
dont celui-ci était en quelque sorte la propriété, un bien dont ils
vivaient et dont ils avaient la gérance. Il est facile devoir qu'une
pareille organisation n'était pas sans danger pour la parfaite au-
thenticité du texte, mais que, en somme, elle présentait à cet
égard encore plus de garanties que de risques. Et, de fait, nous
n'avons pas plusieurs rédactions du Mahâbhàrata, comme nous en
avons plusieurs du Râmâyana, de Çakuntalâ et de bien d'autres
œuvres. Les deux éditions principales, faites sur les manuscrits,
l'une à Calcutta, l'autre à Bombay, ne présentent qu'un résidu de
deux cents distiques qui ne leur soient pas communs, les autres dif-
férences se réduisant à des variantes de copiste, et nous savons
par le témoignage de Burnell que les manuscrits du Sud de l'Inde
ne donnent pas davantage une rédaction particulière. Bien que la
critique du texte soit à peine commencée, il est pourtant possible
dès maintenant d'y signaler des interpolations. C'est ainsi que les
mentions ànHarivainça^ comme étant un kJiila, un « supplément»
du poème (1.357 et 642), sont, à n'en pas douter, des additions
postérieures. On n'hésitera guère davantage à considérer comme
telle la mention du chiffre consacré des « dix-huit » purânas, qui
ne se trouve que dans l'édition de Bombay, et, depuis longtemps,
M. Weber a fait voir que Çankara, vers la fin du viii® siècle, ne
connaissait probablement pas tout un chapitre du Sanatsujâtiya^
un épisode du V^ livret Mais il est évident aussi qu'on n'aura
1. Catalogue des mss. de Berlin, I, p. 108 (1863). Cf. K. T. Telang dans les Sacred
Books of the East, VIII, p. 137.
356 COMPTES RENDUS ET NOTICES
pas le droit de recourir à ce procédé d'élimination sans de bonnes
preuves, simplement pour écartçr un passage ou un morceau qui
peuvent paraître gênants.
En tout cas cette question des interpolations est et doit rester
entièrement distincte de celle d'éliminations plus grandes à faire
dans le poème, de la tentative, par exemple, de le débarrasser de
ses épisodes ou de sa portion didactique. Sans nul doute, — bien
que, nous le verrons plus loin, ce ne soit pas l'avis du P. Dahl-
mann, — ceux qui les preiijiers [230] ont chanté cette belle et
tragique histoire, l'ont chantée pour elle-même et ne l'ont pas en-
combrée de tous ces impedimenta. La conception poétique, telle
qu'elle transperce encore, est trop forte pour n'avoir pas été pure.
Mais vouloir reconstituer ces premiers chants, c'est faire de la
préhistoire : ce n'est plus faire de la critique. Dans sa rédaction
présente sur laquelle seule nous avons prise et au delà de laquelle
tout est hypothèse, le Mahâbhârata est une œuvre essentiellement
didactique, didactique de part en part. Cet élément d'enseignement
3t de prédication, qu'il se formule en traités ex professa ou se
disperse en discours et en sentences, est présent dans toutes les
parties du poème ; il en est inséparable et fait corps avec lui. Qu'on
essaie de le diminuer ; que pour complaire à notre goût occidental,
on enlève tels livres, équivalant à de gros volumes, où il n'y a plus
aucune trace de récit, la tentative sera violente et, de plus, elle sera
vaine: jamais on ne fera ainsi du Mahâbhârata une œuvre sim-
plement épique ; toujours persistera le dessein des rédacteurs de
l'œuvre actuelle, qui l'ont composée ad narrandum ^ je le veux
bien, mais surtout ad probandiim.
De là, pour cette œuvre immense, une unité d'un genre particu-
lier, bien différente de l'unité poétique, unité qui persiste, quand
celle-ci est complètement perdue de vue et n'existe plus, non seu-
lement pour notre goût, mais aussi pour le goût de l'Inde, qui n'a
jamais considéré le Mahâbhârata comme un kâvya^ comme un
poème proprement dit, une œuvre d'art. On ne peut jamais dire,
en effet, que les rédacteurs soient en dehors de leur sujet, qui est
surtout d'inculquer certaines doctrines, si bien que, s*il leur avait
plu de joindre à ces doctrines encore plusieurs autres, on ne voit
pas quelles considérations d'art auraient pu les en empêcher. Le
P. Dalhmann a consacré l'introduction et toute la première partie
de son volume à mettre cette unité en lumière. Il l'a fait longue-
ment, avec beaucoup de redites, anticipant sans cesse sur ce qu'il
ANNÉE 18.97 357
développera plus tard, mais en somme, je crois, de façon à con-
vaincre. Avant de le suivre dans le détail, je dois m'arrêter à une
ou deux de ses affirmations générales.
Pour le P. Dahlmann, cette unité est intime. Les deux éléments
se sont fondus de la façon la plus complète, la plus harmonieuse,
sans que l'un ait fait tort à l'autre : le Mahâbhârata est à la fois im
vrai poème épique et un vrai poème didactique. Qu'il raconte ou
qu'il enseigne, il le fait d'inspiration, d'une même inspiration
grandiose, puisée directement au plus profond du génie national.
Tout y est frais et natif, naturwûchsig^ comme il le répète à satiété,
et pourtant plein d'art. Ce sont là de singulières exagérations
pour caractériser cette molle et traînante encyclopédie, [231] où
il y a d'admirables morceaux dans l'un et dans l'autre genre, per-
sonne ne le conteste, mais dont l'ensemble, d'un syncrétisme si
confus, donne si rarement l'impression d'une inspiration jeune et
spontanée. Pour qui a du loisir, l'épreuve est facile à faire, main-
tenant que nous avons une traduction complète et que bientôt nous
en aurons deux, fort suffisantes, l'une ou l'autre, pour se faire une
opinion. Après lecture, personne, je pense, nenieraquele rZ/{(2/*/7za*,
c'est-à-dire la religion, la justice, le droit, ne soit la grande pré-
occupation du poème, et que cette préoccupation, toujours présente,
n'y imprime précisément cette sorte d'unité que le P. Dahlmann
s'est appliqué à faire ressortir. On aura plus de peine à admettre
que cette unité soit d'inspiration vraiment profonde. Peut-être y
verra-ton plutôt l'effet d'une sorte de placage, de vernis uniforme,
appliqué du dehors, qui, sans pénétrer bien profondément, est
assez épais toutefois et assez adhérent pour masquer. la diversité
de ce qu'il recouvre.
Mais il y a plus : cette unité, selon le P. Dahlmann, n'est pas seu-
lement intime, elle est organique. L'élément didactique, l'exposition
et la défense du dhavma^ ne s'est pas seulement fondu parfaite-
ment avec l'élément épique ; il en a déterminé la forme, seine Ge-
staltung. On est tenté d'abord de croire à un entraînement de lan-
gage, car l'auteur écrit d'enthousiasme et ne dédaigne pas la
rhétorique. Mais l'affirmation revient si souvent qu'elle finit par
inquiéter. On verra plus loin ce que le P. Dahlmann entend par
là, et que l'inquiétude était justifiée.
1. Pour éviter les périphrases et les à peu près, j'emploierai désormais ce mot, qui
correspond au jus eifas chez les Latins dans le sens le plus large.
358 COMPTES RENDUS ET NOTICES
Avant d'entrer définitivement dans le détail, l'auteur commence
par établir l'unité de plan du poème. Je ne le suivrai pas dans
cette démonstration. Personne ne conteste qu'il y ait au fond du
Mahâbhârata une admirable fable épique, pas même M. Holtz-
mann, qui la refait en la retournant. On regrette seulement que les
trois quarts du temps elle soit perdue de vue. On lui accordera
également que les caractères des principaux héros sont dessinés
avec finesse et fermeté. Non pas qu'il n'y ait des dissonances:
Yudhishthira, le dharma inc^né et le modèle impeccable de la
dignité royale, se dément au jeu et tient parfois des propos aussi
fanfarons que son frère Bhîmasena. Celui-ci, un être violent et
tout d'impulsion, prêche à l'occasion sur le dharma aussi pieuse-
ment et aussi longuement que son aîné. lien est de même de Krishna,
personnage de caractère et de rôle louches et énigmatiques, dont
la moralité rappelle singulièrement celle du prudent Ulysse et qui,
lui aussi, est un idéal intermittent [232] d'orthodoxie et de justice.
Il ne faut pas chercher ici les vivants personnages d'Homère, mais
tenir compte de la maladresse de la poésie hindoue à créer de
vrais caractères; on estimera alors que ceux du Mahâbhârata
sont des chefs-d'œuvre.
Le poème ainsi constitué a en réalité pour objet de retracer la
lutte de la piété et de la justice contre l'impiété et l'injustice, du
dharma contre Vadharma : les Pândavas sont les champions du
droit ; leurs cousins, les Kauravas, les défenseurs de ce qui est le
contraire du droit. Le poème le répète une infinité de fois et, sans
nul doute, c'est bien là ce qu'il veut que nous croyions. Mais
quand le P. Dahlmann ajoute que tout y concourt merveilleuse-
ment à ce dessein, et qu'il essaie de le prouver, l'assentiment de-
vient de plus en plus difficile. Il est bien obligé lui-même de
reconnaître que la conduite des Pândavas est souvent blâmable et
injuste, bien qu'il ne fasse qu'effleurer quelques-uns de leurs pires
méfaits. A prendre tous leurs actes et à les peser à la morale pro-
fessée dans le poème, le bilan serait presque en leur défaveur.
Aussi n'est-ce pas gratuitement que les deux Holtzmann ont ima-
giné que le beau rôle appartenait d'abord aux Kauravas, et que le
Mahâbhârata primitif était en l'honneur des vaincus. Il serait
même difficile de ne pas se rendre à leurs arguments, si l'on n'avait
pas la ressource de se dire que cette fable nous est racontée ici
dans un esprit tout autre que celui dans lequel elle a été inventée,
avec un entourage de thèses qui, à l'origine, y étaient étrangères.
ANNÉE 1897 359
Le p. Dahlmann fait de vains efforts pour se soustraire à l'alter-
native. L'argument felix ciilpa, qu'il invoque volontiers, est ici
de peu de poids, et il y a quelque naïveté à nous faire remarquer
que le dharma n'est jamais plus exalté dans le poème qu'aux mo-
ments où ses champions le violent Mais, comme il reviendra plus
loin en détail sur ces questions, je n'y insiste pas ici. J'ajouterai
seulement que l'objection sommaire qu'il oppose à ceux qui voient
là de vieilles traditions auxquelles les rédacteurs du poème n'au-
raient pas pu se soustraire est bien peu probante. D'après lui,
pour justifier ainsi ces traditions, il faudrait remonter infiniment
haut, par delà le Veda et l'époque aryenne, jusqu'à la barbarie
primitive. Mais rien n'est moins démontré que cela. Ni le lévirat,
ni le mariage par achat ou par rapt, ni la polyandrie, ni les façons
déloyales de combattre ne sont étrangères, il le sait bien, aux temps
postérieurs, et ils survivent même en partie dans l'Inde de nos
jours. Pour expliquer ces particularités de la fable, il suffit d'ad-
mettre que celle-ci ne s'est pas formée dans le milieu brahmanique.
Cette fable peut du reste être très vieille. Dans sa forme actuelle,
elle est non seulement inconnue du Veda, mais encore inconciliable
avec quelques-unes de [233 J ses données. Encore à l'époque des
Brâhmanas, il n'est fait aucune allusion à une hostilité qui aurait
jamais divisé les Kurus et les Pancâlas ; ces deux peuples, qui sont
les facteurs de la Grande Guerre, y paraissent au contraire frater-
nellement unis. Mais on sait avec quelle facilité les légendes chan-
gent de quartier géographique. Qui nous dira de quel coin est
sortie celle des Pândavas, et à quoi se réduisait à l'origine cette
Grande Guerre ? M. Ludwig y voit le reflet d'une expulsion des
Bharatas du Kurukshetra, dont le souvenir s'est conservé dans le
Veda, et la supposition n'a rien d'impossible. En tout cas, il n'est
pas démontré du tout que la fable soit d'invention récente et qu'elle
n'ait pas été longtemps populaire avant de devenir le noyau du
Mahâbhârata.
Le P. Dahlmann examine ensuite quel est cet enseignement du
dharma et comment il est exposé dans le poème. Il y est présenté
sous une double forme : d'une part sous forme de sentences, de
Rechtspriiche, répandues avec une égale profusion et un égal à-
propos dans toutes les parties, dans le récit principal comme dans
les épisodes. L'ensemble de ces sentences constitue ce que l'auteur
appelle die Spruchweisheit^ la sagesse gnomique du poème. D'autre
part, le dharma est exposé ou débattu dans de longs discours,
360 COMPTES RENDUS ET NOTICES
dans des dialogues, qui parfois s'enchaînent de façon à former de
véritables traités. Les deux livres contigus XII et XIII, qui ne
contiennent pas autre chose, ont ensemble plus de vingt-deux mille
distiques. L'auteur convient que rien ne démontre que ces énormes
digressions aient appartenu dès l'origine à la rédaction actuelle.
Mais la preuve du contraire n'existe pas non plus et, d'autre part,
il est visible que cette rédaction témoigne une grande prédilection
pour cette sorte de collectanea. Je ne me sens pas plus disposé
que lui à les exclure. Le Makâbhârata est une grande bibliothèque
à rayons fort mobiles ; rien de plus aisé que d'y glisser quelques
gros volumes de plus. Seulement c'est là une faculté dont les ré-
dacteurs jouissaient déjà tout aussi bien que leurs hypothétiques
successeurs : du jour où le poème, sous leurs mains, est devenu
une œuvre didactique, il les invitait à s'interpoler en quelque sorte
eux-mêmes. Je serais pourtant moins accommodant si, comme le
P. Dalhmann, je voyais en eux des chantres inspirés, fût-ce des
chantres du dharma. Dans toutes ces discussions se révèle un
grand amour de la casuistique ; on y insiste sans cesse sur « la
subtilité du dharma », « sur la subtilité des voies du dharma »,
combien elles sont énigmatiques et difficiles à distinguer des
voies de son contraire, de l'adharma. Les rédacteurs disposaient
évidemment d'une littérature sur la matière assez considérable ;
ils aiment à montrer leur érudition et à faire de l'archéologie
juridique. J'imagine que si Alcuin avait eu à composer [234]
un poème épique sur Charlemagne, il y eût fait entrer pas mal
de choses de ce genre. — Dans tout cet exposé, très nourri et
très utile, il n'y a rien ou presque rien à reprendre, si ce n'est
qu'il eût gagné à être présenté d'ensemble, au lieu d'être dispersé
en plusieurs sections du volume. Le P. Dahlmann, dans son en-
thousiasme pour le Mahâbharata, ne se doute pas combien vite on
se fatigue à relire sans cesse les mômes choses.
Après cette vue d'ensemble, l'auteur examine en détail quelques-
unes de ces discussions légales et juridiques. Ce sont d'excellentes
études sur le droit dans le Mahâbharata, où tout est à louer, sauf
les conclusions qu'il tire de plusieurs d'entre elles pour la genèse
du poème. Celles-ci sont les seules auxquelles je puisse m'arrôter
ici, et encore ne pourrai-je toucher qu'aux conclusions. Je com-
mence par celle qui est relative au niyoga.
Le niyoga est l'injonction faite au frère ou à un parent du mari
mort sans enfants de procréer un fils avec la veuve, injonction
ANNÉE 1897 361
applicable aussi à la rigueur au cas où le mari est vivant mais
impuissant. C'est une très vieille coutume fondée, à l'époque du
moins où nous en trouvons la mention, sur la croyance que, pour
assurer son salut dans l'autre monde et celui de ses ancêtres,
l'homme doit laisser après lui un fils qui offrira les gâteaux funè-
bres. C'est là une des trois dettes, la dette envers les mânes, que
chacun contracte en naissant, dette sacrée sans doute, mais pas au
point qu'elle fût toujours payée, même à l'époque du Mahâbhârata.
On y voit, en effet, que le vieux Bhishma, qui est, dans le poème,
la plus haute autorité pour le dharma, meurt insolvable de ce chef
et sans postérité, pour tenir une promesse qu'il eût pu ne pas faire.
Les castras varient sur le ni3^oga : un des plus anciens le condamne
absolument ; d'autres le tolèrent, mais tous le regardent avec dé-
faveur, et le Mahâbhârata lui-même, qui reflète ces variations, ne
lui est pas en somme plus favorable. 11 se trouve pourtant que
les héros du poème et les représentants du droit, les Pândavas,
sont procréés en niyoga au profit d'un père impuissant qui, lui-
même, avait été procréé en niyoga. Et, dans ce double niyoga, les
restrictions que les castras mettent en général à la pratique ne sont
pas même observées : au lieu d'un fils, de deux au plus, il y en
avait eu trois à la première génération, cinq à la seconde. Que les
rédacteurs du poème, trouvant tout cela déjà enraciné dans la lé-
gende, l'y aient laissé, pourra paraître assez naturel. Après tout,
les castras l'autorisaient dans une certaine mesure. Mais cette
explication ne suffit pas au P. Dahlmann. D'après lui, les rédac-
teurs auraient inventé ces complications à dessein, parce qu'ils
aiment à [23o] illustrer les vieilles coutumes, en d'autres termes,
à faire de l'archéologie juridique, et aussi pour conférer ainsi
doublement aux champions du dharma le bénéfice d'une origine
extraordinaire et sacramentelle, au moyen d'une pratique que les
castras pourtant ne tolèrent au plus que comme un pis aller. A la
circonstance atténuante que les pères des Pândavas sont des dieux,
il n'est pas même fait allusion ; nous ne quittons pas le terrain
juridique. On commence à comprendre maintenant ce que le
P. Dahlmann entend par l'esprit du dharma « déterminant la forme
de la fable épique ». On le comprendra mieux encore tout à l'heure.
Les Pândavas forment une famille indivise, avihhakta .'les frères
vivent sous l'autorité de l'aîné, qui a la gérance du patrimoine
commun. Les castras recommandent ce régime, sans lui accorder
toutefois une préférence bien marquée sur le régime de la famille
362 COMPTES RENDUS ET NOTICES
divisée, où le patrimoine est mis en partage. D'assez bonne heure^
même certaines écoles se sont prononcées en faveur de ce dernier,
parce que, en augmentant le nombre dès chefs de famille, il
multipliait les sacra ^ les pratiques du culte. L'un et l'autre ré-
gime était immémorial et, par la force des choses, les familles
royales étaient plutôt des familles indivises. A cela près que leur
père vivait encore, les Kauravaa ne différaient pas sous ce rapport
de leurs cousins. Pour le P. Dahlmann cependant, les rédacteurs
ont fait des Pândavas des fibres indivis pour que fût réalisée en
eux la famille idéale, pour que Yudhishthira fût revêtu de toute la
majesté du jyeshtha^ de l'aîné, et ils ont voulu que les frères fussent
au nombre de cinq, non pas parce qu'ils étaient cinq dans la légende,
mais parce qu'une collectivité se dit pankti et que pankti signifie
cinq.
Il y a plus : c'est pour réaliser plus parfaitement cette commu-
nauté idéale, pour laquelle les castras n'ont pourtant qu'une pré-
férence très discrète, que les cinq frères sont devenus les époux
de la même femme. Car ici encore, d'après le P. Dahlmann, il ne
s'agit pas d'une vieille donnée imposée par la légende : ce sont les
rédacteurs qui ont inventé cette énormité, une abomination pour
toute la tradition brahmanique, une abomination aussi à leurs
propres yeux, comme ils le font voir ailleurs dans le poème et ici
même, où ils sont bien obligés, les malheureux, de la défendre.
Le P. Dahlmann reproduit leurs arguments, — je ne crois pas
faire tort à sa thèse en les laissant de côté, — sans se dire que,
même aux Indes, on n'invente pas ce qu'on sera forcé de justifier
de cette façon, et il conclut gravement: « Ici encore l'idée juri-
dique se relie de la façon la plus étroite à l'élément épique. »
On ne s'étonnera pas, après cela, de le voir appliquer les mêmes
procédés [236J au rapt commis par Bhîshma pour procurer des
femmes à son frère, à l'épisode du jeu où Yudhishthira perd folle-
ment son royaume, son avoir, ses frères, lui-même, et leur com-
mune épouse, mais qui est l'occasion de « si belles discussions juri-
diques ». Ces procédés, il aurait pu les appliquer encore ailleurs,
par exemple aux péchés de jeunesse de Kuntî, la mère vénérable
des Pândavas, de Satyavatî, la mère non moins vénérable de Vyàsa,
à Yudhishthira désertant le combat et recourant au mensonge,
aux coups de Jarnac d'Arjuna et de Bhimasena, à bien d'autres
cas encore. On ne regrettera pas qu'il ne l'ait pas fait. Les exem-
ples donnés suffisent, en effet, pour faire voir où il a voulu eu
ANNÉE 1897 36^
venir : prouver que la légende des Pândavas a été inventée, ou
bien peu s'en faut, par les rédacteurs du poème actuel. N'a-t-il
donc pas vu toutes les invraisemblances qui s'opposaient à cette
thèse? Certainement, il les a vues, puisqu'il les discute. Mais il
avait un intérêt à passer outre, et il en a été comme fasciné. Il
tenait absolument à faire remonter le poème, tel que nous l'avons,
à une haute antiquité, au v« ou vi» siècle avant notre ère, et il a
cru en entrevoir ici le moyen. Voici, en effet, si ses explications
étaient justes, comment la question se poserait maintenant: sans
les Pândavas, pas de Mahâbhârata imaginable ; or les Pândavas
ont été inventés par les rédacteurs d'un Mahâbhârata qui était une
smriti, un poème mi-partie épique, mi-partie didactique, tel ou à
peu de chose près tel que celui que nous avons. Donc partout où
l'on trouvera une mention des Pândavas ou d'un Mahâbhârata, elle
ne pourra se rapporter qu'à notre poème. Or il y a des mentions
semblables dès le iv*^ siècle avant notre ère, et elles autorisent cer-
tainement à remonter encore une étape plus haut. Le nœud de
l'argument et de tout le livre est dans les deux mineures, surtout
dans la première. On vient de voir que celle-ci est illusoire. Dans
un prochain article nous aurons à examiner la valeur de la seconde
ainsi que l'usage ultérieur que fait le Père Dahlmann de ces fra-
giles prémisses.
{Journal des Savants^ juin 1897.)
Dans [321] un précédent article, nous avons vu comment le
R. P. Dahlmann, tout en exagérant la cohésion et l'unité du ^la-
hâbhârata dans sa forme actuelle ^ a montré notre impuissance à
le ramener à une forme plus simple, en y distinguant des parties
de provenance et d'âge divers ; comment ensuite il a essayé, vai-
1. Pour l'unité de style du Mahâbhârata, il y aurait bien des réserves à faire. A
côté de parties très belles, il y en a d'autres, en masse énorme, qui, pour la diction
et pour la conception, ne s'élèvent pas au-dessus de la routine des Purânas. Même
l'unité de forme, dans ce qu'elle a de plus extérieur, n'est pas toujours maintenue.
Le P. Dahlmann ne dit rien des longs morceaux en prose intercalés dans le poème,
on ne voit pas bien pourquoi, et dont la présence ne s'explique, semble-t-il, que par
dei procédés de compilation.
364 COMPTES RENDUS ET NOTICES
nement selon nous, de rattacher par un lien très étroit la formation
même de la fable centrale des Pândavas à la rédaction de ce qu'il
appelle la Mahâbhàrata-smriti, un poème très ancien, à la fois
épique et didactique, et le même, à très peu de chose prè&, que
nous avons aujourd'hui. Dans la deuxième partie de l'ouvrage, il
s'applique à vérifier ces résultats et, d'abord, à déterminer l'âge
de cette rédaction actuelle d'après les témoignages extérieurs
fournis par la littérature et par l'épigraphie.
Il commence par établir <ju'il n'y a pas de traces, pour la lé-
gende des Pândavas, [322] d'une forme plus ancienne que celle
qui est présentée dans l'épopée. Les écrits védiques ignorent cette
légende et, d'autre part, les échos qu'on en trouve dans la littéra-
ture des Bouddhistes et dans celle des Jainas, dans les Jâtakas ^
des premiers et dans \qs Jhâtâdharmakathâs'^ des seconds, ne
viennent pas, comme on pourrait le croire, d'une tradition anté-
rieure, mais sont de simples altérations des données épiques.
Bouddhistes et Jainas ont en effet beaucoup emprunté et largement
pratiqué l'art de démarquer leurs emprunts. Il suffit pour s'en
convaincre, de se rappeler ce qu'ils ont fait, les uns de la légende
du Râmâyana, les autres de celle de Krishna. On se rangera donc
volontiers en ceci à l'opinion du P. Dahlmann. Seulement il serait
peu prudent d'y ajouter comme lui le corollaire que ces altérations,
parce qu'elles sont postérieures à la tradition épique, sont posté-
rieures aussi à notre Mahâbhàrata. Rien n'est moins démontré
que cela et, si j'étais aussi persuadé qu'il paraît l'être de l'anti-
quité du recueil des Jâtakas pâlis ou de celle du canon des Jainas,
je n'hésiterais pas à me prononcer dans le sens inverse. Pour le
moment, la question est du grand nombre de celles auxquelles il
faut se résigner à ne pas répondre.
Des données pâlies et prâcrites le P. Dahlmann passe à celles
des sources sanscrites, qu'il prend à partir du vu® siècle pour remon-
ter ensuite de plus en plus haut. Il n'en apporte guère de nouvelles ,
mais celles qu'il produit sont, à part quelques omissions regret-
tables, bien choisies et discutées avec soin. Il mentionne, d'après
M. Bùhler, l'inscription cambodgienne de Yeal KanteP, qui relate,
1. Citant, comme premier exemple, le JAlaka 184, où PAndava, est le nom d'un
cheval, le P. Dahlmann aurait aussi pu mentionner le mont Pândava, qui figure déjà
dans le Sultanipâta, v. 414 et suiv.
2. D'après le travail de E. Lcumann, dans les Actes dn Congrès de Leyde, II, p. 539.
3. Inscriptions sanscrites du Cambodge, n* IV, p. 30.
ANNÉE 1897 365
vers Tan 600, le don fait à un sanctuaire, par un brahmane allié
à la famille royale, d'un Râmâyana, d'un Purâna et d'un « Bhâ-
rata complet » , ainsi qu'une fondation instituée par le même per-
sonnage pour en assurer « la récitation quotidienne à perpétuité » .
C'était là un usage religieux importé d'une pièce, comme beau-
coup d'autres, de la mère patrie au Cambodge. Dans l'Inde, où il
s'est maintenu jusqu'à nos jours S il est attesté au xii« siècle par
Hemacandra-, et, comme le rappelle le P. Dahlmann, vers le mi-
lieu du vii« siècle, par Bâna^, dont le témoignage est à peu près
contemporain de [323 [ l'inscription cambodgienne. L'usage re-
monte même plus haut, selon la remarque de notre auteur, jusqu'au
Mahâbhàrata même, où les plus hautes récompenses spirituelles
sont promises à ceux qui feront réciter le poème par des vàcakas
et en feront faire des manuscrits pour leur usage. Le P. Dahlmann
conclut de là que ces manuscrits ont du être nombreux de bonne
heure. Je croirais plutôt qu'ils ont toujours été assez rares. Ils
servaient à l'étude et celle-ci constituait une profession. Le reste
du public même lettré nous est représenté, non pas comme lisant
le poème, les manuscrits étaient trop encombrants et difficiles à
manier, mais comme l'écoutant réciter. La question, d'ailleurs,
importe peu : dès le début, le Mahâbhàrata se donne pour une
œuvre écrite et il est certain que la tradition aussi du poème, tel
que nous l'avons, a été une tradition écrite. 11 doit être bien en-
tendu aussi que ces lectures publiques étaient un acte religieux,
une œuvre pie, et que le bénéfice en était avant tout spirituel, pour
l'auteur de l'acte comme pour les assistants. Déjà, il y a deux
mille ans et plus, elles auraient été à peu près aussi inintelligibles
à un auditoire hindou moyen, pour ne rien dire d'un auditoire cam-
bodgien, qu'elles le sont aujourd'hui, et ce n'est que sous une autre
forme, mise en langue vulgaire par des conteurs et des chantres
ambulants, que la substance de ces récits pouvait pénétrer dans
les masses^.
Il en était autrement des lettrés et, sous ce rapport, il est regret-
table que le P. Dahlmann n'ait pas demandé davantage à l'œuvre
1. La récitation du Mahâbhàrata entier prend de trois à six mois.
2. Indian Antiquary, IV, p. 110.
3. Kâdambarî, éd. Peterson (1885), p. 61.
4. Les traductions proprement dites n'apparaissent qu'assez tard; les plus anciennes
paraissent être une traduction canarèse du x* siècle et une traduction en vieux java-
nais du XI* siècle.
366 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de Bâna qui, plus que toute autre peut-être, est pleine du Mahâbhâ-
rata. On enseignait le poème aux enfants des grandes maisons ^ ;
il charmait les loisirs des jeunes filles et on leur apprenait à le
réciter avec grâce 2. Aussi un autre poète, l'auteur du Cliariot
cV argile^ voulant représenter un prince stupide et mal élevé, n'a-
t-il trouvé rien de plus fort que de lui faire confondre sans cesse
les noms et les rôles des héros du Râmâyana et du Mahâbhârata.
Outre les récitations publiques dans les temples, il y en avait de
privées, soit pour le simple plaisir, soit pour fêter quelque événe-
ment de famille, par exemple le retour d'un ami 3. Nous voyons en-
core que ces récitations étaient chantées avec une sorte de mélopée
soutenue, parfois du moins, par un accompagnement de flûtes^, et
un [324J ouvrage antérieur à Bâna, la Vâsavadattâ ^, nous apprend
que le poème dès lors était divisé enpar^ans. Bien qu'il y ait beau-
coup à rabattre de ces descriptions extrêmement conventionnelles
de Bâna, il en reste assez pourtant pour montrer quelle grande
place le Mahâbhârata tenait alors dans la vie intellectuelle de
l'Inde lettrée. Et ces détails sont d'autant plus intéressants pour
nous qu'ici, du moins, nous savons de quoi il s'agit et que nous
sommes assez bien informés de ce qu'était le Mahâbhârata à cette
époque.
En effet, par un heureux hasard, dans une inscription trouvée à
Khoh, dans l'Inde centrale, et datée de 533, peut-être même de
462 A. D., selon qu'on rapporte la date à Tère des Guptas ou à
l'ère de Gedi, certains vers, qui reviennent souvent dans les ins-
criptions et qui d'ordinaire sont simplement attribués à Yyâsa,
sont expressément désignés comme étant « la parole proférée dans
le Mahâbhârata, la composition en cent mille stances, par le grand
rishi Vyâsa,le diascévaste des Vedas, le fils de Parâçara ^. » Et,
comme ces vers se trouvent également dans plusieurs autres ins-
criptions provenant de la même localité et dont la plus ancienne
1. Kâdamharî, p, 75.
2. Ibid., p. 209.
3. Harshacarita, éd. Parab et Vaze (Bombay, 1892), ch. m, p. 95. L'ouvrage récité
est ici le Vâyu-Purâna.
4. Loc. cit. et Kâdambarî, p, 209. Un des vieux noms de la stance épique est gâthâ,
« chanson ». Chez les Bouddhistes, les récitations solennelles de la loi étaient appe-
lées samgîti, u chant en commun », et maintenant encore, dans les écoles de l'Inde,
la récitation des vers est une sorte de chant.
5. Édition liall, p. 234.
6. Flccl. Corpus inscript, irulic, III, p. 137.
ANNÉE 1897 367
remonte à 475 ou même peut-être à 404 A. D. i, l'information
fournie par la première vaut aussi pour celles-ci, bien que le poème
ny soit pas expressément mentionné. Il est donc absolument cer-
tam que, dès la seconde moitié, peut-être dès le commencement
du v^ siècle de notre ère, le Mahâbhârata passait pour contenir
cent mille distiques en nombre rond, nombre qu'il s'attribue d'ail-
leurs lui-même dans l'espèce de table des matières placée au début
et qui correspond aussi avec une approximation suffisante au con-
tenu actuel, en y comprenant le supplément du Harivamqa. On
ne conclura pas de là que le poème n'a plus subi aucun changement
par la suite : des interpolations, des omissions, des corruptions,
toutes sortes de modifications de détail auront toujours été pos-
sibles'^ Les vers mêmes cités dans l'inscription et qui reviennent
ailleurs avec des variantes n'ont pas encore, que je sache, été re-
trouvés dans notre texte. Mais il ne peut plus, à partir de cette
époque, être [325] question d'additions sur une grande échelle et
de nature à modifier sensiblement le caractère de l'œuvre.
Pourquoi le P. Dahlmann n'a-t-il pas même mentionné ce témoi-
gnage capital, que le mémoire de M. Bûliler lui fournissait avec
les autres qu'il cite ? Est-ce par trop de confiance en sa théorie
sur l'origine de la légende épique ? Ou a-t-il craint que cette infor-
mation substantielle ne fit un trop fort contraste avec les maigres
données dont il devra se contenter par la suite? De simples noms,
des allusions, des désignations vagues ou suspectes, c'est en effet
tout ce qu'il trouvera désormais. Déjà les inscriptions des Andhras,
qui sont duii'' siècle, ne lui auraient plus fourni autre chose 3. C'est
un pauvre viatique pour le long voyage de près de mille ans, qu'il
lui reste à faire, jusqu'au v^ ou vi« siècle avant notre ère, terme
où il veut reporter sa Mahâbhârata-smriti, un fardeau de deux
cent mille vers.
Le Buddhacarita, auquel le P. Dahlmann passe ensuite, est
un poème sur la vie du Buddha, écrit en un style brillant et raf-
finé et attribué à Açvaghosha, dont la tradition, attestée dès le
1. Ihid., p. 96.
2. On a déjà vu plus haut. p. 355, que Çankara paraît avoir ignoré tout un chapitre
du V* livre, qui se lit dans nos éditions. Tout récemment encore, l'éditeur de la Parâ-
çara-samhitâ (Bombay-Séries, 1893, t. I, p. 7), le pandit Vâmana Çâstrî Islàmpurkar,
a trouvé dans des manuscrits du Sud une fin en vingt-trois chapitres, complètement
inédits, du XIV' livre, VAçvamedhika-parvan.
3. G. Bûhler, dans Archœological Survey of Western Indla, t. IV ; Nasik, n" 14, p. 108
et n» 16, p. 110.
o68 COMPTES RENDUS ET NOTICES
v^ siècle, fait un contemporain da roi indo-scythe Kanishka^ L'épo-
que exacte du règne de Kanishka, dont nous avons tant de docu-
ments datés, malheureusement d'une ère inconnue, n'est rien moins
que fixée. Depuis quelque temps, on s'était à peu près mis d'ac-
cord pour le faire commencer provisoirement en 78 A. D. Mais
tout récemment une nouvelle trouvaille épigraphique a fait supposer
à M. Biihler que ce début pourrait bien ne pas avoir [326] été
antérieur à la première moitié du ii« siècle 2, tandis que M. S. Lévi
pense qu'une estimation plu9»exacte des données chinoises doit le
faire remonter jusque dans la deuxième moitié du i^»" siècle avant
notre ère ^. Et il y a toutes sortes de raisons pour et contre l'une
et l'autre solution^. Provisoirement donc, la composition du Bud-
dhacarita est flottante entre des limites d'un siècle et demi envi-
ron. L'attribution à Açvaghosha est attestée par une traduction
chinoise, qui parait avoir été faite au début du v' siècle. Pour
cette époque aussi, la partie ancienne du texte sanscrit, les trois
premiers quarts environ \ est contrôlée par cette même traduc-
tion, à laquelle vient se joindre plus tard une traduction tibétaine
1. s. Lévi, dans Journal asiatique, novembre-décembre 1896, -p. 446 el suiv. D'après
ces documents, Açvaghosha aurait été le conseiller spirituel de Kanishka. Cela ne
s'accorde guère avec ce qu'on peut inférer d'un autre ouvrage également attribué à
Açvaghosha, le Sutrâlankâra-çàstra, dont le texte sanscrit paraît perdu, mais dont
M. S. Lévi vient de faire connaître de nouveaux extraits d'après une traduction chi-
noise remontant, paraît-il, au début du v siècle. On admettra difficilement que le
sixième chapitre de ce recueil, publié par M. Lé\i [ibid., p. 457), soit l'œuvre d'un
homme ayant eu avec le roi de longs rapports personnels. Ces traductions chinoises
sont précieuses non seulement parce qu'elles ont conservé beaucoup d'ouvrages
dont les originaux sont perdus, mais parce qu'elles portent des dates que les
sinologues nous affirment être dignes de toute confiance ; même dans le cas où le
texte sanscrit s'est conservé, elles sont à peu près la seule garantie de l'authenticité
de toute cette littérature. Mais il convient de toujours se rappeler que les auteurs
de ces traductions étaient des hommes d'une crédulité extrême et que, en fait de
textes et d'attributions, ils ne nous donnent que ce qui avait cours de leur temps. Or
on sait avec quelle rapidité les légendes se forment et se déforment dans l'Inde.
2. Wiener Zeilschr. f. d. Kunde des Morgenlandes,\. p. 171.
'6. Journal asiatique, janvier-février 1897, p. 5.
4. En faveur d une date plus haute, il y a par exemple le fait que, dans le stùpa
de Manikyàla bâti la dix-huitième année de Kanishka, on n'a trouvé, avec des mon-
naies de ce roi et de deux de ses prédécesseurs, que d(îs deniers romains tous antérieurs
à l'an 43 avant Jésus-Christ. Or, a cette époque, l'afflux du numéraire romain dans
l'Inde était considérable et continu. En faveur d'une date plus basse milite au con-
traire le fait de la très grande ressemblance des monnaies de Kanishka avec celles que
les Guptas ont émises au iv* siècle.
•5. Par M. (^owell et grâce au manuscrit de ('ambridgc, on sait que le dernier
quart a été fabriqué vers ItiBO par un pandit népalais.
ANNÉE 1897 369
plus littérale. Avant cela, il nous faut l'accepter de confiance ;
mais il paraît bien que dans l'intervalle de trois ou quatre siècles
qui a séparé les deux versions, le texte sanscrit n'a pas été à l'abri
de tout changement, de même qu'il en a encore subi après ^ Telle
est pourtant l'incertitude qui pèse sur une grande partie de l'his-
toire littéraire de l'Inde que, mis à côté de bien d'autres, le
Buddhacarita peut passer pour une œuvre datée. Désormais le
P. Dahlmann n'en rencontrera plus de la sorte. Voyons mainte-
nant ce qu'il y a trouvé.
Comme toute la poésie classique, le Buddhacarita fait d'assez;
nombreuses allusions à la fable des Pândavas. Il mentionne, en
outre, fréquemment d'autres légendes qui se trouvent dans le Ma-
hàbhàrata, sans pourtant lui appartenir en propre, et, une fois
(IV, 83j, il en désigne toute une série comme des âgamaSy « des
traditions consacrées ». Le P. Dahlmann, qui traduit autrement-,
veut qu'il s'agisse ici d'une source [327] écrite et que cette source
soit le Mahàbhârata. Il se peut à la rigueur que, pour le fond, il
ait raison et que tout cela soit venu, en effet, du Mahàbhârata, ou^
plutôt, d'un Mahàbhârata , mais le texte ne le dit pas. Tout aussi
peu probable me parait l'interprétation très ingénieuse, mais beau-
-coup trop subtile, d'un autre passage (I, 47) où il est dit que
« Vyàsa rendit multiple le Veda dont Vaçishtha n'avait pu venir
à bout ». C'est là, sans doute, une allusion aux quatre grande*
divisions du Veda établies par Vyâsa, peut-être aussi aux nom-
breuses çâ/c/iâs ou «branches »,qui ont procédé indirectement de lui:
c'iest par là que son œuvre l'aurait emporté sur celle des sages qui^
comme Vaçishtha, avaient été les prophètes du Veda dans d'autres
âges du monde et l'avaient proclamé un, en quelque sorte non di-
géré. Selon le P. Dahlmann, au contraire, il faut entendre par
cette multiplication du Veda le fait que le Veda arrangé par Vyâsa
comprenait, en outre, le Mahàbhârata. Les deux termes auraient
été si bien équivalents que la simple mention de l'un suggérait
1. Je ne dis pas cela pour infirmer les exemples produits par le P. Dahlmann qui
sont garantis, au moins pour la fia du iv» siècle, par la traduction chinoise, mais
pour rappeler à quelles vicissitudes ont été soumis les textes anciens, même dans le
cas d*œu\ros très personnelles et solidement construites comme le Buddhacarita.
2. ÇratV'i vaca^ ta^iya çlakshnam âgamasarnhitain signifie « ayant entendu son dis-
cours insinuant, accompagné d'exemples tr;iditionnels probants ». Le P, Dahlmann
traduit: « ... son discours... contenu dans l'Agama », ce qui paraît doublement im-
possible, verbalement d'abord et parce que ce discours, après tout, n'a jamais été
« contenu » ailleurs que dans le Buddhacarita.
Religions de l'Inde. — IV. 24
370 COMPTES RENDUS ET NOTICES
aussitôt la pensée de l'autre. Cette équivalence lui fournit une de
plus de ces expressions synthétiques, de ces ScJdagworte dont il
use et abuse et qui reviennent sans cesse chez lui comme une sorte
de Leitmotw : à côté delà Mahâbhârata-smriti, nous aurons désor-
mais le \'eda Mahâbhârata, et nous arrivons de suite à la conclu-
sion que, dès le temps du Buddhacarita, et — comme ces choses-
là ont duré avant qu'elles soient attestées — longtemps avant lui,
pour le moins, dès le ii^ siècle avant Jésus-Christ, le poème exis-
tait avec ce double caractère .^lais cette équivalence est-elie vraie ?
Je crois qu'elle ne l'a été à aucune époque. Déjà dans la Chân-
dogyâ Upanishad, sans doute, V itihâsa purana, c'est-à-dire l'en-
semble des vieilles légendes et traditions, quelle qu'en ait pu être
la forme, est appelé « un cinquième Veda^ », et le Mahâbhârata,
qui se donne pour le représentant de ce vieil héritage et qui, à
bien des égards, l'est en effet, s'attribue la même qualification.
Lui aussi est « le cinquième \'eda », le Veda de Krishna (c'est-à-
dire le Veda œuvre de Vyâsa, par opposition au vrai Veda, qui est
éternel et que Vyâsa n'a fait qu'arranger), le Veda des Çùdras et
des femmes, |328J qui n'ont pas droit à l'autre. Mais il est clair que
ces expressions, même dans le Mahâbhârata, à partir du moins du
moment où il a été orthodoxe, sont des métaphores, non des défini-
tions : jamais Veda tout court, sans autre préparation, n'a désigné
le Mahâbhârata. Je ne mets pas en doute que, pour l'auteur du
Buddhacarita, le Mahâbhârata n'ait été l'œuvre de Vyâsa et qu'il
n'ait été revêtu de l'autorité d'un cinquième Veda. Mais ceci, nous
le savons par le Mahâbhârata lui-même, non par le Buddhacarita.
En realité, celui-ci ne nous apprend rien sur le caractère et sur les
dimensions du grand poème à cette époque.
Pour Açvalâyana, à qui le P. Dahlmann passe ensuite, les
choses se présentent différemment. Ici nous savons au contraire
très bien, je dirais même trop bien, ce qu'il faut entendre par le
Bhârata et le Maliâbhârata mentionnés ensemble dans son Grihya-
sùtra (III, 4): sans nul doute les deux rédactions de l'œuvre de
Vyâsa, l'une abrégée en 24.000, l'autre développée en 100.000 dis-
1. Le P. Dahlmann réunit à l'expression les mois vedânâm vedam qui suivent dans
le texte (Chând. Up., Vil, 1, 2) cl qui siguilient non « le Veda par excellence » mais
«ce qui fait connaître le Veda ». Çaiik.ara ad loc. le& en sépare, ce qui est plus con-
forme au ton sobre et aphoristique du texte, et il les explique par vyâkarana, « la
grammaire ». — L'itihâsa « cinquième Veda » se rencontre aussi chez les Boud-
dhistes: Sultanipâta, p. 101, 1.20.
ANNÉE 1897 37i
tiques, de Mahàbhàrata, I, 101-106, d'où cette mention a passé ou,
pour dire de suite toute ma pensée, a été interpolée dans le sûtra.
Partout ailleurs, Bhârata et Mahâbhârata sont synonymes: c'est
ici seulement qu'ils doivent désigner deux œuvres distinctes dont
la coexistence est extrêmement improbable. Les deux témoignages
ne peuvent pas être indépendants l'un de l'autre, et ce n'est cer-
tainement pas le rédacteur du poème qui est allé prendre le sien
dans le sûtra. Le passage qui contient cette donnée chez Âçvalâ-
yana et dont la teneur est d'ailleurs suspecte encore pour d'autres
raisons, est relatif au tarpana^ un rite ayant pour objet de « ras-
sasier » les dieux, les anciens sages, les chefs d'école, y compris
les maîtres immédiats du fidèle, et il énumère ceux à qui ces of-
frandes sont dues suivant la tradition de l'école des Açvalàyanas.
On comprend que ces énumérations étaient particulièrement expo-
sées à subir des interpolations, et, en effet, elles n'y ont guère
échappé, comme le montre la comparaison des passages parallèles
<les autres sûtras, surtout des Dharmasûtras. Mais nulle part, à
une seule exception près, même là où figure Vyâsa et où l'allusion
à son œuvre n'est guère contestable, on n'y trouve la mention d'un
Bhârata et d'un Mahâbhârata : il n'y est question que de Vitihâsa-
purâna^ ce qui sauvegarde du moins la couleur védique. Je ne
m'arrêterai pas à relever ces passages auxquels, pas plus qu'au
nôtre, je ne puis accorder de valeur chronologique ; mais je dois
noter cette exception qui paraît avoir échappé au P. Dahlmann,
parce qu'elle jette un certain jour sur la formation de ces textes
et sur le degré de confiance qu'on peut leur accorder. Le passage
en question du sûtra d'Açvalâyana revient, en effet, dans deux autres
Grihyasûtras reliés par une très étroite parenté et appartenant
comme lui au [329] Rigveda, le sûtra de Çâmbavya et celui de
Çânkhâyana^ Les paragraphes traitant du tarpana sont à peu
près les mêmes chez tous les trois et le contexte immédiat est
identique; mais, au lieu de la leçon « Bhârata et Mahâbhârata »,
Çâmbavya ne porte que « Mahâbhârata » et Çânkhâyana n'a ni
l'un ni l'autre. Il faut se garder du reste de voir dans ces textes
des œuvres personnelles : ce sont des manuels d'écoles auxquels
le temps a longuement collaboré. La classe très voisine des Dhar-
masûtras notamment nous est parvenue à tous les degrés d'alté-
ration : plusieurs ont perdu jusqu'à leur attribution d'école, se sont
I. Çânkhâyanagrihyam, IV, 10, éd. Odenberg, dans Ind. StiicL, XV, pp. 92 et 153.
372 COMPTES RENDUS ET NOTICES
affublés de titres m3^thologique^ comme les Castras apocryphes
de l'époque classique et ont dépouillé peu à peu la plupart des
caractères distinctifs de cette sorte d'écrits. L'un d'eux, celui de
Gautama, qui passe généralement pour le plus ancien, mentionne
les Yavanas, à l'origine, les Grecs, non comme des étrangers, mais
comme une caste hindoue, tandis qu'un autre et non le plus
récent, celui de Brihaspati, connaît le denier romain.
Ce Bhârata ainsi attesté de part et d'autre et qui, d'après le
grand poème, aurait contenu 24.000 distiques, qu'en faut-il penser ?
Le P. Dahlmann veut voir dans celui d' Açvalâyana un ensemble de
petites compositions épiques plus anciennes, indépendantes les
unes des autres, sans l'élément didactique et sans la légende des
Pàndavas, qu'il réserve, comme on sait, à la grande composition
définitive. Si j'entends bien, c'eût été une sorte de collection de
ce qui est épisode dans le poème actuel, c'est-à-dire précisément le
contraire de la définition qu'en donne le Mahâbhârata, où il est dit
expressément que le Bhârata est une rédaction abrégée « sans
les épisodes » (I, 101). Le P. Dahlmann a-t-il bien le droit d'uti-
liser ainsi une donnée en la retournant ? Car je ne suppose pas
qu'il veuille admettre deux Bhâratas différents, celui d 'Açvalâyana
et celui du Mahâbhârata : ce serait enrichir d'un troisième poème
une époque dont nous ne savons rien. Ou bien n'accepterait-il plus
maintenant le témoignage du Mahâbhârata parlant d'une rédaction
abrégée et d'une rédaction développée, témoignage qu'il a pour-
tant invoqué plus d'une fois auparavant ? On ne voit pas du reste
comment, sans la légende des Pàndavas, ces poésies auraient pu
former un ensemble assez cohérent pour leur valoir la désignation
concrète de Bhârata. Je ne nie pas, bien entendu, Texistence de
poésies semblables antérieures au grand poème où elles sont
venues se fondre. Pour cela, il faudrait nier celle de Vltihisa-pu-
râna^, pour ne pas parler d'autres sortes [330) de compositions
narratives dont il y a tant de témoignages dès l'époque védique.
Nous ignorons la forme de ce vieux cycle poétique, mais nous en
avons la substance, en partie du moins, dans les récits, la plu-
I. Itihâsa^ « légende », est une phrase dont on a fait un mot et sent son origine
professionnelle ; proprement, il signifie « ainsi advint-il ». Purâna signifie : « (tradi-
tion) antique -. Les deux expressions se rencontrent isolées, parfois juxtaposées, le
plus souvent unies en un composé. Il n'est pas probable qu'elles aient été tout à fait
synonymes : mais il est difficile de dire en quoi au juste elles différaient à l'ori-
gine.
ANNÉE 1897 373
part très laconiques, des Brâhmanas et des Sût#as, plus tard dans
les deux grandes épopées et dans les Purànas proprement dits.
Dans l'intervalle, beaucoup de ces récits abandonnés à la libre
tradition orale ont dû continuer à vivre dans les dialectes popu-
laires : ce n'est qu'ainsi du moins que s'expliquent les différences
profondes que présentent les mêmes légendes, si Ton compare la
forme qu'elles ont dans le Veda à celle qu'elles ontfini par prendre
dans la poésie épique ; et c'est par pure habitude que, à chaque
mention que nous trouvons de cette littérature, nous pensons aus-
sitôt à une composition en sanscrit. Mais d'autres portions de ce
vieux fonds, enrichi sans doute aussi d'éléments nouveaux, ont dû,
comme par le passé, être utilisées par les brahmanes dans leur
littérature didactique et, par conséquent, être conçues dans leur
hhâshâ^ devenue depuis longtemps une langue savante. Toute
l'ancienne littérature sanscrite, l'œuvre propre des brahmanes, est
en effet didactique dans le sens large du mot et, selon toutes les
analogies, tel parait aussi avoir été le caractère de leur itihâsa-
puràna. Déjà, dans les Brâhmanas, quelques récits plus développés
témoignent dans leur prose mêlée devers d'une certaine recherche
littéraire et sont comme des épopées en miniature. Il n'est pas
probable que cette veine se, soit tout d'un coup tarie, que les brah-
manes aient subitement renoncé à se servir de la poésie narrative
au profit de leur enseignement et de leurs prétentions. Peut-être
est-ce un morceau de ce genre que vise le Dharmasûtra de Bau-
dhâyana (II, 2, 4, 26), quand il cite une stance du « dialogue des
filles d'Uçanas et de Vrishaparvan ^ », dialogue et stance qui ont
trouvé place dans notre Mahâbhârata (I, 3288). A moins que la
citation ne soit prise directement de celui-ci, car on peut s'attendre
à toute sorte de rencontres dans les Dharmasûtras. Ce sont pro-
bablement aussi de vieux souvenirs que ces stances laudatives
détachées que notre poème intercale, par exemple, dans les généa-
logies en prose du premier livre (I, 3754 et s.) : [331] elles font
penser en tout cas à ces gâthâs que, d'après le Çatapatha-Brâh-
mana (XIII, 4, 3 et s.), des joueurs de luth chantaient aux sacri-
fices en l'honneur des anciens rois de sainte mémoire. Et qui ne
serait tenté, môme sans en avoir la preuve bien nette, d'assigner
1. Ces dialogues, vâkovâkya, constituaient une sorte de genre littéraire dès l'époque
védique. A partir du Çligveda, tous les anciens écrits, y compris ceux des Boud-
dhistes, en offrent de nombreux exemples. On sait que l'épopée sanscrite est dialo-
guée d'un bout à l'autre.
374 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de purs joyaux, comme l'histoire de Nala et de Damayantî, à um
autre âge que celui où ont été alignés à la file tant de milliers de
vers fabriqués machinalement ? Ce n'est donc pas l'existence de
ces poésies antérieures postulée par le P. Dahlmann qui peut être
en question. A cela près qu'elles ont dû, contrairement à son avis,
être plus ou moins didactiques, puisqu'elles étaient brahmaniques
et sanscrites, on ne les lui contestera pas. Mais on doit lui con-
tester le droit d'en faire le Bhârata et d'invoquer pour cela le témoi-
gnage d'Âçvalâyana, quand c'e témoignage se confond avec celui
du Mahâbhârata affirmant que le Bhârata était tout autre chose :
un abrégé sans les épisodes, dont le contenu, par conséquent, était
cette fable même des Pândavas que le P. Dahlmann veut en écar-
ter, et qu'il est obligé d'en écarter pour ne pas rouvrir la porte à
la théorie des rédactions successives et voir la sienne crouler par
la base.
Reste cette donnée du grand poème : le Bhârata, rédaction
abrégée, sans des épisodes et en vingt-quatre mille distiques. 11 n'y
a guère à songer à une œuvre définie qui aurait existé à côté de
la grande, en même temps qu'elle : la précision avec laquelle l'in-
formation est formulée semble y inviter ; mais la constante syno-
nymie de Bhârata et Mahâbhârata s'y oppose. Faut-il donc voir
là un souvenir réel d'une rédaction antérieure plus courte ? L'exis-
tence d'une rédaction semblable s'impose en quelque sorte, en
dehors de tout autre témoignage. Car il n'est guère admissible
qu'on ait débuté par un poème de cent mille distiques et, ce que le
P. Dahlmann a bien montré, ce n'est pas la fausseté de cette hypo-
thèse presque nécessaire, c'est notre impuissance à la vérifier et
à l'appliquer au texte. Cette façon d'interpréter la donnée est donc
séduisante au premier abord. Considérée pourtant de plus près,
elle ne laisse pas de présenter des difficultés. Les Hindous ne se
sont guère donné la peine de nous conserver la préhistoire de
leurs productions : d'ordinaire ils ont vite fait d'en inventer une.
Or ici, la préhistoire doit avoir eu quelque chose de tout particu-
lier. Réduit à sa fable principale, le poème n'est plus brahmanique:
c'est une épopée populaire et krishnaite que les brahmanes, quand
ils s'en sont emparés et l'ont mise en sanscrit, ont dû entourer
aussitôt de tout ce qui pouvait lui donner le vernis de l'orthodoxie.
Il est donc plus que probable que, déjà dans sa première rédaction
dans la langue savante, le poème était chargé [332] de nombreux
épisodes, car c'est par là surtout qu'il est orthodoxe et brahma-
ANNÉE 1897 375
nique. Sur ce point du moins, je suis à peu près d'accord avec le
P. Dahlmann : dès l'origine, le Mahâbhârata sanscrit a dû être,
je ne dirai pas une smriti, mais un poème à visées didactiques
dans le sens orthodoxe. La donnée d'un Bhârata sans épisodes
paraît ainsi artificielle et suspecte par sa précision même : elle le
parait bien plus encore si Ton considère combien elle est récente
et mal entourée. D'une part, en effet, elle est inséparable de l'éva-
luation du contenu du Mahâbhârata à cent mille distiques, ce qui
suppose qu'on y comprenait déjà, et à peu près avec ses dimensions
actuelles, le supplément du Harivamça, dont le P. Dahlmann ne
voudra certainement pas faire un livre bien ancien ; d'autre part,
elle apparaît en la compagnie immédiate de ces autres rédactions
qui sont à l'usage des Dieux, des Gandliarvas, des mânes, et dont
le contenu se chiffre, toujours avec précision, par des millions de
vers. Si Ton se rappelle que des choses toutes semblables sont
dites à propos d'autres ouvrages célèbres, de Manu par exemple,
on pensera peut-être que le plus sage est de laisser la prétendue
donnée où elle se trouve et de ne pas s'en inquiéter davan-
tage. Avec elle, naturellement, tombe aussi le témoignage d'Açva-
làyana qui, d'après le P. Dahlmann, doit prouver l'existence de
notre Mahâbhârata dès le début du \\\^ siècle avant Jésus- Christ
« pour le moins ^ » .
Les derniers témoignages qu'examine le P. Dahlmann sont ceux
des trois grammairiens Pânini, Kâtyâyana et Patanjali, tous trois
de date incertaine. Une tradition qui nous a été conservée dans
deux recueils de contes du xi*^ siècle fait vivre Pânini à l'époque
des Nandas, la dynastie renversée par Candragupta et qui régnait
sur l'Inde orientale lors de l'invasion d'Alexandre. La tradition est
toutefois plus ancienne que le xi« siècle : elle remonte à un autre
recueil de contes rédigé, lui, en un dialecte prâcrit, la Brihatkathâ,
Tœuvre maintenant perdue, mais longtemps célèbre de Gunâdhya,
La date de Gunâdhya flotte entre des limites très larges : d'une part,
il est antérieur à Subandhu, qui est lui-même antérieur à Bâna
(vii« siècle); d'autre part, son recueil débutait par un récit qui
semble bien être l'écho de la légende latine de l'achat des livres
sibyllins par Tarquin. Il a donc été pour le moins aussi éloigné
de l'époque des Nandas que l'étaient de celle de Charlemagne nos
1. Ce « pour le moins « est une façon de parler; la date du sùtra d'Açvalâyana est
absolument indéterminée.
376 COMPTES RENDUS KT NOTICES
romanciers qui font faire au grand empereur une chevauchée à
Jérusalem en compagnie de Constantin. Aussi son information est-
elle toute légendaire : elle fait contemporains [333] de Pânini
Vyàdi et Kâtyâyana, qui étaient sûrement ses lointains successeurs.
Pour Kâtyâyana, nous avons deux traditions : celle dont il vient
d'être question et qui le place au iv^ siècle avant notre ère, et une
autre, plus récente, qui en fait un contemporain de Kâlidâsa et de
Vari\hamihira, au vi^ siècle après cette ère. Pour Patanjali, nous
n'avons pas de ces traditions* apocryphes, si ce n'est celle qu'il a
été une incarnation de Çesha, le serpent à mille têtes qui supporte
le monde. Mais, de son commentateur Bhartrihari, nous appre-
nons que son Mahâbhâshya, dans lequel est aussi comprise l'œuvre
de Kâtyâyana *, a été remis en honneur après une période d'oubli,
par Gandra et d'autres grammairiens. L'information est beaucoup
plus solide ; malheureusement il n'est pas dit à quelle époque il
faut la rapporter, et la Ràj atarangini ^ qui place le fait au Kashmir
«t sous le règne du premier Abhimanyu, ne nous l'apprend pas
davantage, car ce règne appartient encore à la période pour laquelle
elle n'a pas de chronologie 2. Patanjali n'en est pas moins celui de
nos trois grammairiens dont on a cru, à diverses reprises depuis
Goldstiicker, pouvoir fixer la date avec le plus de précision. Parmi
les nombreux exemples cités dans son Grand commentaire^ il en
est quelques-uns, en effet, qui ont une valeur chronologique ; ainsi
la mention de Pushyamitra, qui parait bien être le fondateur de la
dynastie des Çungas, et celle d'expéditions des Yavanas, des
Grecs, dans l'Inde gangétique. On ena^conclu, non sans vraisem-
blance, que l'auteur a dû vivre vers le milieu du ii« siècle avant
Jésus-Christ. Malheureusement il se pourrait que ce fussent là,
-comme les exemples de nos grammaires, des phrases toutes faites,
ayant eu dès lors cours dans l'école, où plusieurs, du reste, ont
continué d'être employées par la suite. Et comme, à côté de ces
citations, il s'en trouve d'autres qui paraissent avoir un cachet
beaucoup plus moderne, la détermination reste singulièrement
douteuse. En réalité, ce que nous avons de certain se réduit à ceci :
le pèlerin chinois I-tsing, qui paraît ici mériter confiance, bien qu'il
1, KâtyAyanaa composé des observalions critiques \y>âvllikas) sur les sû/roi de PAnini
et le Mahâbhâshya ou « Grand commentaire » de Patafijali est un commentaire sur
ces vàrtlikas.
2. Lasscn, appliquant le calcul à des données qui ne le comportent pas, a cru pou-
voir fixer le commencement de ce règne à 45 A. D.
ANNÉE 1897 377
rapporte beaucoup de choses qu'il a entendues de travers, nous
apprend que Bhartrihari^ l'auteur du Vâkyapadiya et le commen-
tateur le plus ancien du Mahâbhâshya dont l'œuvre nous soit par-
venue, est mort vers 650 A.D. Or, comme l'a montré M. Kielhorn^,
pour Bhartrihari, Patanjali est déjà un [334] rishi, entouré de
l'auréole d'une haute antiquité. Gela implique bien quelques siècles,
mais, dans l'Inde, n'en exige pas huit. Plusieurs générations de
grammairiens séparent ensuite Patanjali de Kâtyâyana et celui-ci,
à son tour, n'a pas été un successeur immédiat de Pànini. D'autre
part, si le dérivé exceptionnel yavanâni, qui ne se rencontre pas
ailleurs dans la littérature et dont la formation est enseignée dans
un sùtra (IV, 1, 49), a désigné réellement « l'écriture des Yavanas,
des Grecs », comme on n'en peut guère douter, puisque ce sens
est déjà affirmé par Kâtyâyana et qu'on ne lui en trouve pas d'autre,
la conclusion s'impose, semble-t-il, que Pânini, ou du moins son
œuvre, telle que nous l'avons, est, non du iv' siècle avant notre
ère au plus tard, mais,cammeM. Weber l'a dit depuis longtemps,
du iii« au plus tôt, d'une époque où le grec s'écrivait dans l'Inde et où
ce terme spécial, créé exprès, avait eu le temps de se répandre et
d'acquérir droit de cité. L'archaïsme de la langue qu'il enseigne,
à bien des égards si différente de la langue classique, ne peut rien
contre ce fait brutal. La grammaire ne date pas de lui. Quand il
en combina sa merveilleuse exposition, les limites étaient tracées
et le pli était pris. Gela est si vrai que ses successeurs, dont la
langue, à n'en pas douter, était le sanscrit classique, n'ont fait en
somme que reprendre cet enseignement, sans grandement le modi-
fier ni l'enrichir. Pour eux aussi, les temps passés du verbe ont
conservé leurs nuances et l'emploi des cas du nom une rigueur
qu'on ne retrouve plus dans la langue littéraire. On voit donc qu'il
convient d'y regarder à plusieurs fois avant de transporter au
ii« siècle avant notre ère tout ce qui se trouve dans le Mahâbhâshya
et au iv^ tout ce qui est dans les Sùtras. Ges réserves faites, voici
ce que ce que le P. Dalilmann y a trouvé ou, plutôt, ce qu'il aurait
peut-être dû se borner à y trouver.
Patanjali, sur ce point tout le monde est d'accord, a connu la
légende épique, et pas seulement à l'état de tradition vague, mais
sous la forme arrêtée d'un, peut-être de plusieurs poèmes. Il a
évidemment connu un Mahâbhârata, et il cite même des fragments
1. Der Grammatiker Pânini, dans Nachrichten, etc., de Gôltingen, 1885, n" 5.
378 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de vers en mètre épique ^, qui pourraient fort bien se trouver
quelque part dans le nôtre. La légende de Krishna notamment était
dès lors l'objet de représentations dramatiques [33o] populaires,
en prâcrit par conséquent, quand elles n'étaient pas simplement
mimées. Pourtant il ne nomme pas spécialement le grand poème,
quand il énumère les sources du bon langage, les testi di Lingua:
il le comprend sans doute dans la mention générale de Vitihâsa et
du purâna^ qu'il cite à côté du veda^ du vàkovàkya (dialogues)
et du vaidyaka (la science médicale) '-. De même Kâtyàyana, quand
il note la formation de diihçâsana, duryodhana 3, qui paraissent
bien être ici les noms des personnages connus de la légende épique,
et qu'il les rapporte sans autre explication à la bhâshâ, entend pro-
bablement parce terme (bien que le doute soit permis), non sim-
plement la langue savante parlée, la langue des çishtas^ de ceux
qui s'expriment bien, mais un texte formel écrit en cette langue.
Quant à Pànini lui-même, il est encore plus laconique. 11 nous
apprend^ que, dans hhima^ le suffixe donne le sens de « terrible »
(non celui de « craintif »). S'agit-il de l'adjectif ou du nom propre
Bhima, Bhîmasena, lequel, d'ailleurs, est aussi védique ? Rien ne
le dit. Par contre, c'est bien le nom propre qui parait visé dans
VIII, 3, 95, où il est noté que, dans le com^o^é y udhishthira, les
consonnes initiales du second terme se changent en cérébrales.
Pour trouver plus il faut puiser dans \es ganas, ces listes de mots
devant servir d'exemples qui forment un appendice de la collection
des sûtras et qui ont toujours été considérées comme une source
trouble et peu sûre. Je reconnais d'ailleurs volontiers que Pânini
a connu les personnages de la légende épique, puisqu'il a connu
un Mahâbhàrata. Il enseigne en effet que, dans ce composé, l'ac-
cent reste sur le premier terme (VI, 2, 38) et, bien que ni le Mahâ-
bhâshya, où le sûtra est discuté, ni la Kàçikcwritti n'apprennent
1. M. Ludwig ((/6er c/aa" VerhàUniss des mythisclienElementeszuder hislorischen Grund-
lage des Mahâbhàrata, dans les Abhandlungen de la Société royale des Sciences de
Prague, 1884, p. 8 du tirage à part) a affirmé que toutes les citations ayant trait à la
légende du Mahâbhàrata qui se trouvent dans le Mahâbhàshya sont dans un naètre
différent de ceux de l'épopée. Cela n est pas exact, du moins pour le deuai-çloka et le
pâda jagalî cités {ad. P., H, 2, 24), t, I, p. 426 de l'édition Kielhorn.
2. I, p. 9, éd. Kielhorn. Si l'on ne connaissait l'empire de la tradition chez les Hin-
dous elles habitudes d'à peu près qu'ils portent môme dans les choses où ils mettent
le plus de minutie, on s'étonnerait que l'auteur de cette déclaration se soit si peu
préoccupé de relever les particularités et les irrégularités de la langue épique.
• 3. Ad. P., III, 3, 130; ibid., II, 157.
4. m, 4, 74.
ANNÉE 1897 37^
rien de plus à cet égard, je crois, avec le P. Dahlmann, que le mot
ne peut pas être considéré comme un simple adjectif, bien qu'il en
soit un grammaticalement. De quelque façon qu'on le complète et
traduise, « la grande guerre des Bliâratas » ou « la grande his-
toire des Bhâratas », il suppose l'élaboration, sous une forme poé-
tique quelconque, de la légende qui est le suj^t de notre Mahâbhâ-
rata. Seulement c'est aussi là tout ce qu'il me semble possible de
tirer de cette simple mention, si nous ne voulons pas y ajouter du
nôtre. Etait-ce un poème, ou seulement un ensemble de chansons
épiques ? Et celles-ci étaient-elles en sanscrit, [336 1 ou étaient-
elles conçues dans l'idiome du peuple? Car, après tout, pour n'être
encore chantée que dans la langue de tout le monde, la grande
guerre n'eût pas été forcément pour cela un sujet vulgaire, étranger
à la langue savante et banni des entretiens des doctes. Le voca-
bulaire de Pânini est assez riche en mots, surtout en mots familiers
et relatifs à la vie de tous les jours, qu'on ne rencontre pas ailleurs,
dans aucun document écrit et qu'il parait avoir pris directement
dans cette langue savante parlée, cette hhâshci^ comme il l'appelle,
qui était l'idiome des écoles brahmaniques. On a vu plus haut un
de ces mois ^ y avanâni ; on en verra deux autres tout à l'heure:
pourquoi n'en aurait-il pas été de même de mahâbhârata et d'au-
tres noms connexes? Encore plus tard, quand les écrivains sans-
crits parlent avec admiration, en prose et en vers, du chef-d'œuvre
de Gunâdliya, ils l'appellent la Brihatkathâ, titre classique sous
lequel, sans leurs déclarations expresses, on n'aurait jamais soup-
çonné une œuvre en dialecte paiçâci. Je n'entends pas soutenir,
du reste, que Pânini n'a pas connu un Mahâbhârata sanscrit, et il
n'est nullement besoin d'aller jusque-là pour voir combien faible
est ici le fil qui doit supporter l'énorme poids du Mahâbhârata irré-
ductible du P. Dahlmann. Celui-ci pourra-t-il du moins le renforcer
en le doublant du sùtra IV, 3, 98 ? Ce sûtra nous apprend que les
dévots de Vâsudeva et d'Arjuna s'appellent des Vâsudevakas, des
Arjunakas^ et, comme je l'ai fait observer depuis longtemps *, il
atteste un ancien culte de Vâsudeva (Krishna) et d'Arjuna, dont il
y a aussi de nombreuses traces dans le Mahâbhârata. Pour le
P. Dahlmann, il y a là plus qu'une rencontre : le sùtra est en quel-
que sorte un renvoi direct au poème. Les mentions précédentes
avaient établi l'existence du Mahâbhârata comme épopée, celle-ci
1. Religions de VInde, pp. 100 et 103.
380 COMPTES RENDUS ET NOTICES
atteste son existence comme poème religieux, comme smriti, et
l'on sait ce que ce mot comporte chez lui. Malheureusement, de ce
culte d'Arjuna. il n'y a dans le Mahâbhârata que des traces spora-
diques, difficilement conciliables avec la théologie vishnouite géné-
rale du poème, où la religion de Nara-Arjuna s'efface complètement
devant celJe de l'unique Nârâyana-Vàsudeva. Et y eùt-il plus, que
cela n'avancerait pas grandement la démonstration du P. Dahl-
mann. Le sùtra fait allusion à une secte, probablement à celle des
Pâîicarâtra-Bhâgavatas, dont le credo, comme tant d'autres choses,
a été aussi recueilli dans le poème. Il prouve donc l'existence, à
l'époque de Pânini, delà secte d'abord, qui ne devait pas être cotée
alors bien haut dans l'estime des brahmanes, car Yâsudevaka et
Arjunaka sont des sobriquets, des diminutifs comportant une
nuance de [337] dédain et de ridicule. On ne les retrouve pas
dans la littérature, pas plus dans le Mahàbliârata qu'ailleurs, et
Pânini a dû les prendre directement dans la hhâ^hà, comme il a dû
voir des Yâsudevakas et des Arjunakas, en regardant autour de
lui, sans avoir à les chercher dans le poème. Le sûtra prouve de
plus l'existence de la légende épique et les affinités, pour ne pas
dire les racines sectaires de cette légende : on ne voit pas comment
il prouverait l'existence du poème, du poème surtout tel que le
P. Dahlmann l'entend.
Avec ces données des grammairiens est terminée la série des
témoignages qu'a recueillis le P. Dahlmann et dont nous pouvons
maintenant dresser le bilan. Selon nous, il se réduit à ceci : Au
iii« siècle avant notre ère au plus tôt, Pânini a connu la légende
épique ; cette légende servait d'aliment à une hhakti, à une dévo-
tion sectaire, et elle avait reçu une forme poétique que nous ne
pouvons pas autrement préciser, sous le titre de Mahâbhârata,
sans doute à cause de ce qui en faisait le fond, la grande guerre
des Bhâratas. Suivant le P. Dahlmann, ce bilan devrait au con-
traire se résumer ainsi : Au iv® siècle avant notre ère, Pânini a
connu notre Mahâbhârata ; car, dès le cinquième au plus tard, des
légendes épiques ahtérieures qui avaient cours sous le titre collectif
de Bhârata avaient été profondément remaniées et réunies autour
d'une fable centrale en grande partie inventée par les diascévastes
pour servir à l'illustration de leurs conceptions religieuses et juri-
diques, le tout formant le cinquième Veda, la Mahâbhârata-smriti,
en d'autres termes, l'immense poème encyclopédique tel, à peu de
chose près, que nous l'avons. Si l'on veut bien se rappeler que le
ANNÉE 1897 381
plus ancien témoignage où l'on puisse reconnaître notre Mahâbhâ-
rata d'une façon certaine et précise est du v® siècle de notre ère,
et se reporter ensuite aux sèches et vagues mentions qui jalonnent
si faiblement la période antérieure de neuf siècles sans histoire et
sans chronologie où le P. Dahlmann trouve tant de choses, la con-
clusion pourra paraître audacieuse.
Dans les chapitres suivants, le P. Dahlmann entreprend de con-
trôler cette conclusion, de tracer le tableau de l'état intellectuel,
religieux et social de l'Inde qui nous est présenté parle Mahâbhâ-
rata, et de montrer que cet état n'est nullement incompatible avec
l'âge qu'il assigne au poème. Il nous reste à le suivre dans cet
examen.
{Journal des Savants^ juillet 1897.)
Au [428] point où nous sommes arrivés de l'ouvrage du P. Dahl-
mann, la démonstration que le Mahâbhârata a été composé d'un
seul jet et, au plus tard, au v® siècle avant notre ère, est faite-
L'auteur la considère comme acquise et, s'il y revient encore plus
d'une fois par la suite, ce ne sera plus qu'incidemment, sans crainte
de se répéter. De notre côté, nous avons essayé de montrer que
cette démonstration repose sur des données insuffisantes et que les
conclusions y dépassent sans cesse les prémisses. Mais il est
évident aussi que nous ne l'avons pas réfutée i. Et il en serait de
môma jusqu'à la fin; nous n'arriverions jamais qu'à formuler des
réserves plus ou moins probables, si nous devions continuer sim-
plement ]429], comme nous l'avons fait jusqu'ici, à suivre l'au-
teur pas à pas.
Dans les sections suivantes, en effet, le P. Dahlmann décrira
l'état économique, social, religieux et intellectuel de l'Inde d'après
le Mahâbhârata, et il s'efforcera de montrer que cet état a pu exis-
ter dès avant le v^ siècle. Le tableau, dont plusieurs parties sont
très étudiées, est fort bien fait, à la fois brillant et solide. Nous
1. De toutes les propositions du P. DahlmaHn, une seule, celle que la fable des
Pàndavas aurait été inventée par les rédacteurs du poème actuel, se réfute elle-même :
c'est, il est vrai, une des pierres angulaires de tout son édilice.
382 COMPTES RENDUS ET NOTICES
pourrons y faire des objections de détail ; nous pourrons surtout
hésiter à le reporter si haut et estimer peu probables toutes ces
possibilités qui nous sont données avec une sécurité croissante,
comme la vérification d'autres possibilités ; nous ne pourrons pas
démontrer qu'elles sont inadmissibles. Et cela, pour la bonne raison
que nous ne savons rien de précis de cet état de l'Inde au v« ou au
vi*' siècle avant notre ère. Tous les documents que nous avons à cet
égard sont, comme le Mahâbhârata lui-même, des œuvres collec-
tives dont la rédaction ne pei|t pas être datée même approximati-
vement. 'Ce n'est donc pas dans des considérations générales sur
la civilisation épique que nous pourrons trouver des points d'appui
solides pour déterminer l'âge du poème. Pour cela, comme pour
toute la chronologie ancienne de l'Inde, nous sommes réduits aux
traces qu'a laissées le contact avec l'étranger. Ce sont là des témoi-
gnages qui font modeste figure à côté des brillants développements
du P. Dahlmann ; mais ils rendent le même service qu'une médaille
ou un coquillage trouvés dans un terrain : ils attestent l'âge du
dépôt. La plupart, du reste, ont été signalés et recueillis depuis
longtemps, notamment par M. Weber. Mais comme le P. Dahl-
mann a trouvé plus commode de n'en rien dire, je dois, avant de
le suivre plus loin, les rappeler à mon tour, ne serait-ce que pour
ne pas avoir l'air plus longtemps de lui marchander quelques
siècles par pur esprit de chicane.
Je n'insisterai pas sur les traces d'idées chrétiennes qu'on a cru
trouver en divers endroits du poème, notamment dans le XI I" livre ^ ;
elles sont contestables. Je ne me prévaudrai pas non plus du pas-
sage III, 13099, où il est question d'une conjonction du soleil, de
la lune, du nakshatra Tishyaet de la planète Jupiter dans le même
râçi^ et où ce mot ne peut guère être pris que dans son acception
technique ordinaire de signe du zodiaque. Il n'y a pas, que je sache,
d'autres mentions du zodiaque dans le poème ; le passage est donc
isolé et, par conséquent, suspect. Il reçoit pourtant une certaine
confirmation du fait que le Mahâbhârata connaît, pour (^30] la
durée des quatre yugas ou âges du monde, les mêmes chiffres qtre
Manu et plusieurs Purânas. Le total est de 12.000 années (III,
12831 ; XII, 11227), que les commentateurs interprètent partout
comme des années divines. Et il semble bien que cette interpréta-
1. Le culte purement spirituel du Dieu unique NArâyana dans le Çvetadvîpa « le
pays des blancs », le monde occidental, XII, 12703 ot auiv.
ANNÉE 1897 383
tion soit juste aussi pour le Mahâbhârata. En effet, s'il s'agissait
d'années humaines, il résulterait d'un autre passage (VI, 386-391)
que les trois premiers yugas n'auraient compté chacun qu'une
seule génération, ce qui n'est guère admissible. L'évaluation de
l'âge actuel, du kaliyuga, qui sera suivi de la fin du monde, à
mille années seulement, paraît aussi bien faible, môme si on la fait
remonter au v® siècle avant notre ère. D'ailleurs, dans le Harivamça,
qui existait avant la clôture définitive de notre Mahâbhârata, ces
années sont expressément spécifiées comme divines ^. Nous aurions
donc, pour l'ensemble des quatre âges, une durée de 12.000 an-
nées divines équivalentes à 4.320.000 années humaines. Or il y a
longtemps que Biot a montré ici même^ d'une façon convaincante
que ce dernier chiffre repose sur l'évaluation hindoue de l'année
sidérale en jours ou en fractions de jours solaires ; et cette évalua-
tion elle-même est propre à l'astronomie zodiacale des Hindous,
qui s'est développée chez eux au contact de la science grecque et
pas avant les premiers siècles de notre ère.
Mais tout ceci est compliqué, contestable et n'aboutit qu'à des
probabilités. Les mentions des peuples étrangers répandues dans
le poème nous fournissent, au contraire, des données simples et
solides. Ces mentions sont fréquentes et nombreuses. Pour ne
prendre que les plus caractéristiques, le Mahâbhârata connaît les
Yavanas ou Grecs, les Pahlavas ou Péhlévans (les Parthes ou les
Perses sassanides, la forme du nom est très jeune), les Çakas ou
Scythes, Bâhli et les Bâhlîkas ou Bactres et les Bactriens, les
Romakas ou Romains, les Gînas ou Chinois et l'étoffe de Chine,
la soie, les Tukhâras ou Tochari des Anciens, les HûnasouHuns,
les Mudgalas ou Mongols. On peut éliminer quelques-uns de ces
noms en invoquant des corruptions, des substitutions, des homo-
nymies. C'est ainsi qu'il serait facile de se débarrasser de Mudgala
qui, dans le sens de Mongol, ne peut avoir été introduit que très
tard et qui du reste, n'a été signalé qu'une seule fois 3, que je sache,
dans cette acception. De même pour Bâhli et Bàhlika^, formes que
les noms de Bactres ou de Bactrien n'ont pas pu prendre avant le
1. Harivamça, \, 515.
2. Journal des Savants, mai 1859, p. 272 et suiv. Reproduit dans Études sur Vastro-
nomie indienne el sur Vastronomie chinoise, 1862, p. 30 et suiv.
3. VII, 397.
4. A. VVeber, Uber Bâhli, Bâhlîka, dans les Sitzungsberichte de l'Académie de Berlin,
17 novembre 1892.
o8i ' COMPTES RENDUS ET NOTICES
11^ siècle de notre ère au jugement de M. Nôldeke, on peut admettre
que ces noms célèbres ont été [431] substitués à un autre ethnique,
Valhika, qui est vieux dans l'Inde. On ne se débarrassera pas
des autres ni de l'horizon historique qu'ils déterminent et qui n"est
certainement pas celui de l'Inde au v« siècle avant notre ère. Trois
siècles après seulement les Tukhâras ont quitté les pentes sep-
tentrionales de l'Altaï, et les Hûnas ne sont descendus sur l'Oxus
que bien plus tard encore. Des troupes indiennes ont suivi Xerxès
en Grèce, et les Çakas ains^ que les Parthes (mais sous la forme
ancienne Parthà) figurent à Behistun, sur les inscriptions du pre-
mier Darius. Mais ce n'est pas comme des étrangers lointains que
ces peuples paraissent dans le Mahâbhârata. Ils y apparaissent au
contraire comme fixés dans l'Inde et prenant part à la Grande
Guerre: leur venue, pourtant si récente, parait oubliée des rédac-
teurs du poème actuel, qui ne semblent pas ae douter de l'énorme
anachronisme qu'ils commettent en mêlant sans cesse tous ces
mlecchas à leurs plus vieilles traditions *. L'idée de la domina-
tion étrangère, de la ro3^auté tombée aux mains des Çùdras, de
l'abolition des coutumes nationales, de la terre entière « devenue
mleccha », c'est-à-dire barbare, est d'ailleurs courante dans le
poème : sous la forme de prophétie, elle défraye presque à elle
seule les longues descriptions qu'on y fait du kaliyuga, de l'âge
de fer, au seuil duquel est placée la Grande Guerre. Comme ces
mentions ne sont pas de simples interpolations, comme elles ne
sont pas non plus particulières à certaines portions du poème,
mais y paraissent un peu partout, dès que l'occasion s'en présente,
nous en conclurons que l'ensemble du Mahâbhârata a été remanié
encore dans les siècles qui ont suivi notre ère. De l'étendue de
ces remaniements nous ne savons rien. Mais est-il besoin d'ajouter
que vouloir les restreindre à une petite révision au. point de vue
ethnographique serait la plus singulière des suppositions ?
A tout prendre, le Mahâbhârata se présente donc à nous à peu
près dans les mômes conditions que les Purânas. Ceux-ci aussi
sont mentionnés, d'une façon toute générale, il est vrai, dans beau-
coup d'anciens écrits, dont quelques-uns font partie de la çruti
védique. Ils sont spécifiés comni»i étant au nombre de dix-huit,
1. Dans le mot surungd (dans lédition de buinbay, surai'igd, avec une orlliographc
plus sanscrite), employé trois fois pour désigner la galerie souterraine que les Pànda-
vas font creuser sous la « maison de laque •> et p.ir la(|uelle ils échappent à l'incendie,
on a depuis longtemps reconnu le grec oûpiY^.
ANNÉE 1897 385
non seulement dans le Harivamça (v. 16360), mais aussi, dans le
Mahàbhârata (XVIIÏ, 5, 46) K Deux [432] d'entre eux, le Bhâvi-
s/iyaty maintenant classé parmi les Upapurànas ou Purânas secon-
daires, et le Vâyu, sont même nominativement cités, le premier
dans la dharmasùtra d'Apastamba (II, 9, 24, 6) -, l'autre dans le
Mahàbhârata (III, 13122). Gela n'empêche pas que le Bhavishyat
relate au long et sous une forme déjà toute légendaire l'établisse-
ment dans l'Inde des brahmanes Magas, cette colonie de prêtres
iraniens qui, sans doute aux environs de notre ère, vint apporter
d'au delà des monts le culte du Mithra mazdéen, et que le Yàyu-
Puràna conduise l'énumération des dynasties hindoues jusqu'aux
Guptas, du iv^ au vi^ siècle après Jésus-Christ, et même quelque
peu au delà. De part et d'autre nous avons à peu près les mômes
garanties extérieures d'antiquité; de part et d'autre aussi, im
fond selon toute apparence ancien dans des œuvres farcies d'élé-
ments modernes, avec cette différence aggravante pour le Mahà-
bhârata que les apports d'âges divers y sont encore plus difficiles
à reconnaître et à isoler, d'abord parce qu'ils y ont été mieux nive-
lés (sauf les descriptions du kaliyuga, il n'y a pas de parties pro-
phétiques dans le Mahàbhârata), ensuite et surtout parce que
l'œuvre, avec ses proportions énormes et son caractère encyclopé-
dique, défie toute tentative d'analyse et de dissection. Il faut donc
aussi de part et d'autre appliquer les mêmes précautions, et comme
on s'accorde à le faire pour les Purànas, renoncer à voir dans le
Mahàbhârata, un document de première main et absolument digne
de confiance pour l'histoire ou ce qu'on peut appeler l'histoire de
l'Inde ancienne.
Notre différend ainsi précisé et motivé, je reviens au P. Dahl-
mann et à ses descriptions de la civilisation épique. J'ai déjà dit
que celles-ci étaient très belles. Je ne ferai ici qu'en indiquer le
contour : il faut les lire dans le livre même. La première est rela-
tive à l'état économique, politique et social. Le P. Dahlmann trouve
cet état semblable à celui qui se dégage des Jàtakas bouddhiques,
lesquels, à leur tour, représentent selon lui l'ëtat de l'Inde au
vi« siècle avant notre ère. Cette ressemblance paraîtra en effet
1. Le vers ne se trouve que dans l'édition de Bombay. Aurait-il été supprimé par
les éditeurs de Calcutta, dans un milieu où ces écrits étaient dès lors tenus pour très
suspects ?
2. Pour d'autres citations moins explicites, voir maintenant G. Bûhler, dans Vln-
dian Antiquary, XXV, p. 325 et «uiv.
Religions de l'I:sde. — IV, 25
386 COMPTES RENDUS ET NOTICES
d'autant plus grande qu'on tiendra plus de compte de la différence
des points de vue des deux sources. Abstraction faite des brutalités
de sa fable, le Mahâbhârata dépeint d'après les modèles évidem-
ment traditionnels une société idéale, censée très lointaine, avec
ses rois entourés de pompe et de majesté, ses rishis vivant dans la
solitude, ses brahmanes tous adonnés au sacrifice ; la vie des cours
et la [433] vie des bois, très peu de la vie urbaine, 'presque rien
de la vie des champs. Ces deux dernières, avec leurs métiers,
leurs institutions, leurs uaages, il nous les faut dégager de la
partie didactique du poème, qui reproduit à peu près tous les en-
seignements de la smriti^ du droit et de la coutume. Au contraire,
l'imagination des conteurs des Jâtakas reste terre à terre, même
quand ils nous parlent des dieux, des rois et des grands. Ils nous
décrivent, sans doute aussi d'une façon un peu conventionnelle,
mais avec plus dé variété et probablement de vérité, ce que le poème
ne donne qu'en théorie : la vie de tous les jours, celle des bour-
geois, des commerçants, des religieux, des gens de métier, des
paysans. Ils ne font pas de droit, mais ils nous montrent des ins-
titutions , ils ne discutent pas sur les castes, ils nous les font voir
agissantes. Les corporations des villes et des champs, les cultes
locaux, les brahmanes dans leurs villages menant la vie agricole,
beaucoup d'autres particularités n'apparaissent bien que là. Si
maintenant, reportant au vi« siècle le fond commun qui subsiste
après toutes ces différences, le P. Dahlmann entend dire simple-
ment que, pour nous qui sommes placés si loin de ce milieu si lent
à changer, il y a là un ensemble d'informations que, d'une façon
toute générale, il est permis d'estimer valables pour cette époque,
je n'ai rien à objecter. Si au contraire, comme je le crains, il
entend dire que notre confiance doit s'étendre à des questions de
fait et de détail, que telle mention, par exemple de l'écriture, est
unejprewye que l'écriture était en usage au vi« siècle, ou que tel
récit des Jâtakas est une autre /?/'ewpe que les marchands hindous
faisaient alors par mer le voyage de Babylone, je ne puis que pro-
tester une fois de plus contre cet abus d'introduire sans cesse des
dates où elles n'ont que faire. Car, pas plus que le Mahâbhârata,
nous ne sommes en état de dater le recueil des Jâtakas.
On a déjà vu plus haut (p. 17) que, pour le P. Dahlmann, le
Mahâbhârata est plus ancien que le recueil des Jâtakas : on a vu
aussi que c'est une question que, pour ma part, je crois insoluble.
L'aspect archaïque de la vie tout idéale que reflète le poème peut
ANNÉE 1897 387
fort bien tenir au recul poétique et à la persistance de la tradition.
Ainsi le système d'éducation, domestique et locale, dans le Mahâ-
bhârata, est certainement plus ancien que celui des Jâtakas, où
les jeunes princes et nobles vont invariablement prendre leurs
grades universitaires à Takshila : on n'en peut pourtant rien con-
clure quant à l'âge respectif des deux sortes de témoignages. In-
versement, l'organisation administrative qui est présentée dans la
partie didactique du poème paraît bienplus compliquée que ce que
montrent les Jâtakas. Mais ceci encore peut tenir au caractère [434]
idéal de la théorie, qui, dans l'Inde, a toujours été en avance sur
la pratique, réglant bien des choses qui existaient à peine dans la.
réalité.
Quant aux descriptions mêmes du P. Dahlmann, je n'ai presque
pas d'objections de détail à y faire. Il nous montre l'agriculture
honorée et protégée ; la fertilité du sol assurée par un vaste sys-
tème d'irrigation; des cités riches et populeuses, remplies de tem-
ples et d'édifices en pierre, avec des industries variées et une divi-
sion du travail fort avancée (en d'autres termes, il y avait des
castes professionnelles). Ces sources de richesse alimentaient un
commerce florissant, qui se faisait à l'intérieur par la navigation
fluviale et par caravane, au dehors en partie par mer: le capita-
liste commanditant l'armateur, le grand producteur lui confiant
ses produits, le partage du bénéfice représentant l'intérêt, confor-
mément aux décisions de Manu, de Gautama, de Baudhâyana, qui
nous mènent loin, selon le P. Dahlmann, dans le v^ et dans le
vi« siècle. Tout cela est bien un peu optimiste. Ce que nous savons
de plus certain de ce commerce en grand, de ce GrosshandeL, c'est
qu'il se faisait par association, un grand nombre de petits mar-
chands apportant chacun sa pacotille pour former la charge d'une
caravane ou une cargaison, les opérations et les bénéfices restant
distincts. D'après les relations des commerçants grecs, ce com-
merce, en beaucoup d'endroits, tant sur les côtes qu'à l'intérieur,
était monopolisé par les rois. Les exemples de transactions finan-
cières que donnent les livres de loi font supposer que celles-ci
étaient en général minimes, et le taux de l'intérêt, 20 à 25 p. 100,
témoigne moins de l'activité des entreprises que de l'insécurité
générale^ et des risques du prêt. Dès ce temps-là, dans l'Inde, la
1. Dans le Mahâbhârata, des rois font des razzias de bétail à quelques lieues de leur
capitale.
388 COMPTES RENDUS ET NOTICES
dette devait être le commencement de l'inévitable ruine, comme
elle Test encore aujourd'hui. Mais la principale observation que
soulèvent ces descriptions, observation que je voudrais pouvoir faire
une fois pour toutes et qu'il me faudra répéter à satiété par la
suite, c'est qu'elles ne vérifient nullement la théorie du P. Dahl-
mann sur l'âge du poème, bien qu'elles soient présentées, soit taci-
tement, soit explicitement, comme fournissant cette vérification.
Il se peut, nous n'en savons rien, qu'elles soient vraies pour le
vi« siècle (car du v® nous allolis peu à peu au vi^, pour arriver fina-
lement au vii% à l'époque prébouddhique), mais, à coup sûr, elles
seraient bien plus vraies encore pour les siècles suivants. L'irriga-
tion artificielle au moyen d'étangs et de canaux a atteint son
apogée [435] aux derniers siècles de l'indépendance et n'a été
frappée de ruine que par l'incurie musulmane. Les grosses den-
rées, le sel, les grains, le bétail se sont transportés par caravane
jusqu'à l'avènement des chemins de fer, auxquels aujourd'hui en-
core le Banjarrah s'obstine à faire une concurrence mourante, et
ce n'est que devant la navigation moderne qu'ont achevé de se
modifier les anciennes associations des marchands de mer. Par
contre, il reste encore à trouver des débris de ces villes, de ces
temples, de ces sculptures, de ces palais de pierre du vi« siècle.
A l'exception des stupas, qui ne sont que des monceaux perfec-
tionnés, les édifices du iw étaient encore très près de leurs
modèles en bois, et c'est en bois qu'était, vers la fin du iv'', le
couronnement des remparts de Pâtaliputra. De même, si elles
remontent réellement aussi haut, il reste à découvrir un premier
exemple de ces inscriptions sur roc également mentionnées dans
le poème, ainsi que de ces chartes royales sur métaux, qui avaient
déjà donné naissance à l'industrie des faussaires. Jusqu'ici on n'a
trouvé dans l'Inde rien d'écrit sur pierre ou sur métal qui soit
plus vieux que le milieu du m® siècle. — Toute cette civilisation,
d'ailleurs, aurait eu son origine dans de vieilles relations avec
Babylone attestées par le Bâverujâtaka et, plus anciennement, par
les lambeaux de souvenirs que le Rigveda a conservés de Bribu,
le charpentier et le chef des Panis.
Félix qui potuit rerum cognoscere causas !
Cette prospérité et toute cette culture sont représentées dans le
poème comme reposant sur le droit. On sait que le Mahàbhârata
est lui mêm«, en une très large proportion, un livre de droit, et ses
ANNÉE 1897 389
rédacteurs, à n'en pas douter, ont eu à leur disposition une abon-
dante littérature juridique. Le P. Dahlmann arrive donc naturelle-
ment à se demander quelle a été cette littérature et s'il a pu y avoir
au v^ et au vi® siècle une assez grande abondance de smrtis versi-
fiées pour servir de sources aux portions juridiques du poème.
Comme on pouvait s'y attendre, il a mieux répondu a la première
partie de la question qu'à la dernière. Si on laisse en effet de côté
les « v« et vi^ siècles », il reste une excellente étude sur le déve-
loppement probable de la littérature légale et sur les sources juri-
diques du Mahâbhârata. Elle peut se résumer ainsi. A côté des
sût ras, des aphorismes en prose, il y a eu de tout temps des
apliorismes juridiques en vers, des dharmaçlokas ^ Ceux-ci ne sont
pas restés simplement à l'état de masse flottante, mais paraissent
avoir formé d'assez bonne heure des recueils d'une ordonnance
sans doute imparfaite et toute rudimentaire. C'est à ces recueils
qu'ont puisé surtout les codes versifiés qui nous sont parvenus :
[436] car si, d'une façon toute générale, ces codes sont plus jeunes
que les sûtras en prose, ils ne sont pas ces sûtras simplement mis
en vers ; ils sont trop éclectiques pour cela et bien autrement
ambitieux que leurs prétendus modèles. C'est à ces recueils aussi
qu'a dû puiser le Mahâbhârata. Mais, en même temps, il a connu,
sinon les codes mêmes que nous avons, du moins des traités mé-
triques fort semblables et déjà systématisés. A côté des dharma-
çâstras en général, il cite ou mentionne (et c'est ici que le « v^ ou
vi« siècle )) devient bien malade) des ràjadharmas, entre autres
celui de Manu, les castras de Çankha et Likhita, d'Uçanas, de
Brihaspati (ces deux derniers mentionnés XIII, 2239, évidem-
ment comme auteurs du Nitiçâstra, « des Ruses de la politique »),
de Manu, de Bhrigu (notre édition de Manu ?). A-t-il connu notre
code de Manu ? Expressément ou tacitement, il a l'air de le citer une
infinité de fois : M. Bûhler estime qu'un dixième au moins des
vers de Manu se retrouvent dans le poème, ce qui fait une propor-
tion énorme, les passages communs appartenant à certaines sec-
tions seulement du code. Et pourtant le P. Dalhmann, qui a fait
delà question une étude détaillée i, n'ose pas se prononcer, ou,
s'il se prononce, le fait dans le sens négatif. Parmi ces citations,
soit nominatives, soit anonymes, il en est en effet de fort longues,
1. Au cours de cette étude, il examine à fond les diverses formes du mariage, les
prescriptions relatives au choix de la fiancée, les droits du jyestha, de l'aîné.
390 COMPTES RENDUS ET NOTICES
des tirades entières où les mêmes vers se suivent de part et d'autre
dans le même ordre, mais toujours avec quelques variantes carac-
téristiques, qui impliquent parfois des différences de doctrines. On
pourrait se rabattre ici sur le caractère du Mahâbhârata, qui est
un poème, se rappeler aussi que les Hindous citent de mémoire
et que, même dans leurs traités scientifiques, ils ne se piquent
pas d'une grande exactitude dans leurs références. Mais le P. DahU
mann ne se contente pas à si peu de frais : il conclut que le code
et le poème ont dû puiser '^ une source commune, à un de ces
recueils dont il a été question tout à l'heure, où les dharmaçlokas
auraient été groupés par matières, dans un ordre fixe à Tintérieur
de chaque groupe, mais où les groupes eux-mêmes se seraient
suivis sans plan d'ensemble, les matières et les doctrines les plus
diverses étant enregistrées à la file. Le désordre chaotique dans
lequel se succèdent les dialogues juridiques des livres XII et XIII
du poème peut suggérer en effet quelque chose de semblable.
Gomme exemple, on peut songer à des compilations telles que le
Dhammapada^ à la disposition un peu différente de certaines
Upanishads ou à celle des Suttas bouddhiques. On pourrait faire
d'autres suppositions encore, ou même n'en pas faire du tout et
se résigner [437 J à n'en pas savoir si long sur ce point '. Mais,
de toute façon, il faut louer ici la prudence du P. Dahlmann. Que
n'en a-t-il toujours montré autant ! C'est pour bien moins, sur la
foi de deux ou trois mots, qu'il a retrouvé tout notre Mahâbhârata
chez Kâtyâyana et chez Pânini.
J'ai à faire des objections plus graves aux chapitres suivants,
qui traitent delà religion et de la philosophie. Le Mahâbhârata est
avant tout un livre religieux, pour nous, la première représenta-
tation de cet amalgame confus de croyances et de pratiques, de
cette colluvies religioniim qui s'appelle l'Hindouisme. Le P. Dahl-
mann, qui transporte cette représentation au vi° siècle avant notre
ère, vers la naissance du Bouddhisme et des mouvements analo-
gues au Bouddhisme, en conclut naturellement que le Mahâbhâ-
rata appartient à une époque d'enquête, de réveil, d'affranchisse-
ment. En ce cas, les rédacteurs auraient été bien peu de leur temps,
1. L'âge respectif de Manu et du Mahâbhârata est encore une de ces questions qui
ne peuvent pas niéme bien se poser. Le code se compromet moins ; mais il en a
aussi moins l'occasion. Il connaît pourtant, comme le poème, les Yavanas, les Çakas,
les Pahlavas, les Cînas, etc., mais non les BAhlikas, les Tukhàras, les Hûnas et les
Mudgaias.
ANNÉE 1897 391
car ce n'est certainement pas cet esprit-là qui souffle dans le poème.
Ce qui domine, c'est une orthodoxie anxieuse, pleine de scrupules
et, au fond, tout aussi pleine de compromis, un piétisme qui se
prête indifféremment, mais toujours avec une égale ferveur, aux
adorations les plus diverses. Nulle part les Vedas, le sacrifice,
les brahmanes ne sont plus exaltés que dans ce livre, qui professe
en somme le Krishnaisme, une religion en principe très voisine du
Bouddhisme et, non moins que lui, hostile aux Vedas, au sacrifice
et aux brahmanes. On y voit bien un grand conflit d'opinions : des
sceptiques, des athées, des sophistes qui mettent toutes choses en
question et que le poème tance vertement, des adhérents d'écoles
diverses, qui agitent des problèmes subtils et qu'il embrasse
d'une égale bienveillance. Mais quelle est l'époque où nous ne
trouvions pas dans l'Inde l'équivalent de tout cela, quel est le
siècle qu'il ne faudrait pas, à ce titre, appeler un siècle d'enquête,
de réveil et d'affranchissement ?
Le P. Dahlmann fait un tableau animé de ces sectes impies. Il
n'en est qu'une dont il ne veut à aucun prix : le Bouddhisme.
D'après lui, il n'y a pas d'allusions au Bouddhisme dans le Mahâ-
bhàrata. « Les mendiants rasés et tondus, vêtus de la robe brune,
affichant le dharma et abjurant les Vedas » de XII, 566, ne sont
pas des Bouddhistes, bien que la desci'iption ne convienne qu'à
eux et soit aussi frappante qu'elle pouvait l'être sans faire trop
visiblement anachronisme. L'allusion est encore plus [438] claire
(le passage est prophétique) dans III, 13074-13075, où il est parlé
des « ossuaires qui couvriront la terre et feront déserter les tem-
ples des dieux ». Comment ne pas reconnaître ici les stupas à reli-
ques des Bouddhistes ? Les Jainas aussi ont eu des stupas et leur
ont rendu hommage ; d'autres encore ont sans doute fait comme
eux, et il ne serait pas étonnant du tout que même les orthodoxes
en eussent élevé sur la tombe des rois et des grands i. Mais, de
toutes les religions de l'Inde, le Bouddhisme est la seule jusqu'ici
où l'on ait constaté le culte des reliques et qui « ait rempli la terre
d'ossuaires ». Le P. Dahlmann, qui, ailleurs, a la foi si prompte,
reste pourtant incrédule, et il n'est pas difficile de voir pourquoi :
c'est que, au v« et à plus forte raison au vi^ siècle, le Bouddhisme
1. D'après les prescriptions du rituel brahmanique, la tombe définitive n'a pas la
forme du stûpa. Mais nous ne savons pas jusqu'à quel point ces prescriptions étaient
d'observance commune. Ce qui est plus grave, c'est que, pour les brahmanes, les
ossements restent impurs, même après qu'ils ont passé par le feu.
392 COMPTES RENDUS ET NOTICES
n'avait pas eu le temps de « couvrir la terre de stupas », et que
la prophétie, si elle le vise, n'a pu être faite que quelques siècles
plus tard. Plutôt que de revenir en arrière, il passe donc par-
dessus l'obstacle et affirme hardiment que le Mahàbhârata est
intermédiaire non seulement entre le Vedaet le canon bouddhique,
mais entre le Yeda et le Bouddhisme même ; qu'il est préboud-
dhique non seulement par une portion de ses matériaux, ou, comme
l'Hindouisme en général, par le fait même qu'il n'a pas rompu
avec l'ancienne tradition, ma^s par toute sa rédaction, de part en
part.. Et de ceci il pense trouver la confirmation dans la philoso-
phie du poème et dans l'état religieux qu'il reflète.
Gomme le constate le P. Dahlmann, le Mahàbhârata suppose
un état fort avancé de la spéculation philosophique et l'existence
d'une littérature spéciale déjà systématiquement élaborée. Des
systèmes proprement dits, il connaît le Nyâya et très probablement
aussi le Yaiçeshika, car il fait usage d'une partie de leur termino-
logie, et, à chaque pas, il se réfère au Sânkhya-yoga. De la con-
naissance des deux premiers il serait difficile de tirer un brevet
d'antiquité ; mais le Sânkhya-yoga est incontestablement de tra-
dition très ancienne. Il a imprimé sa marque sur toutes les reli-
gions de l'Hindouisme. On sait quels emprunts y a faits le Boud-
dhisme, dont on a voulu faire parfois une simple branche du Sân-
khya. Prajâpati et Çiva conçus comme androgynes ne sont guère
que l'expression théologique du dualisme de la prakriti et du pu-
rusha^ eiyogin^ « un pratiquant du yoga », est presque un syno-
nyme de çivaite. D'autre [439] part, le poème montre que Tinfluence
de ces spéculations n'apas été moindre dans les religions vishnoui tes.
Seulement ce Sânkhya-yoga qu'il nous décrit est bien différent de
celui que nous connaissons par la littérature du système. La no-
menclature du Sânkhya, tout l'appareil extérieur, l'enveloppe en
quelque sorte est restée intacte ; mais la substance, le dualisme
irréductible qui en est toute la doctrine, a été entièrement absorbée
et transformée en ce qui constitue l'extrême opposé de la spécula-
tion hindoue, le monisme idéaliste du Vedânta. Et cela au point
que le célèbre épisode de la Bhagavadgîtâ, qui se donne expressé-
ment pour une exposition du Sànkhya-yoga, est considéré comme
une des trois sources officielles du Vedânta, un des trois ouvrages
qu'est tenu d'illustrer par un commentaire nouveau tout docteur
vedântin qui aspire à l'autorité d'un chef d'école.
Or c'est cette mixture de notions toutes faites et contradictoii'e»
ANNÉE 1897 393
que le P. Dahlmann veut nous faire prendre pour l'effort d'une
pensée originale, pour un Sànkhya plus ancien, plus souple et
encore en voie de formation, antérieur au Bouddhisme et à la sépa-
ration méthodique des systèmes, quelque chose sans doute comme
la continuation sincère, dans un âge de réflexion et d'analyse
plus avancée, du mode confus de philosopher qui se voit dans les
Upanisliads. De toutes ses suppositions, il n'en est pas de plus
malheureuse. Je ne veux pas m'arrêter à des invraisemblances de
détail, au fait, par exemple, que la théorie des trois gunas qui, du
Sànkhya, où elle parait avoir pris naissance, a pénétré partout et
est devenue comme un des moules de la pensée hindoue, n'a pas
passé dans le Bouddhisme, ce qui peut faire supposer que celui-ci
ne l'a pas encore trouvée dans le Sànkhya quand il a fait ses em-
prunts, tandis qu'elle est déjà parfaitement incorporée au Sànkhya
du Mahàbhârata. Je ne relèverai aussi qu'en passant Finsistance
avec laquelle le poème affirme que le vulgaire seul distingue entre
le Sànkhya et le Yoga, lesquels en réalité ne font qu'un. 11 ne le
répéterait pas si souvent si c'était vrai, s'il n'avait pas trouvé dès
lors les deux systèmes tels qu'ils sont encore aujourdhui dans la
tradition de l'école, juxtaposés, on ne voit pas trop pourquoi, mais
profondément dissemblables. Cet examen pourrait être prolongé ;
il est inutile. Qu'on considère seulement la théorie de la prakriti
et de ses développements, cette laborieuse construction du monde
que le Mahàbhârata édifie d'après le Sànkhya, mais qu'il n'édifie
que pour la dissoudre aussitôt jusqu'au dernier atome, par la
mâyâ « l'illusion transcendante » du Vedànta : on verra aussitôt
qu'il n'y a plus rien de la confusion féconde qui précède les sys-
tèmes ; que nous n'avons affaire qu'au syncrétisme superficiel et
[440] stérile qui les suit, les exploite et les déforme *. Et ce syn-
crétisme-là, nous n'avons certainement pas le droit de le trans-
porter avec tous les antécédents qu'il suppose, au v^ ou au vi" siècle
1. Il est bien entendu qu'il s'agit ici des systèmes, non des textes dans lesquels ils
nous ont été transmis et dont l'âge est une tout autre question. Pour le Sànkhya, ce
que nous avons de plus vieux est sans doute le recueil des Kârikâs, qui a été traduit
en chinois dans la deuxième moitié du vi« siècle. Nous n'avons pas de limite aussi
ancienne pour les Sûtras attribués à Kapila. Dans l'Inde, leur authenticité n'a jamais
été entièrement reconnue, et M. Garbe va jusqu'à les croire postérieurs à notre
XII* siècle. Mieux garantis, mais tout aussi peu datés sont les Sûtras du Yoga et ceux
du Vedànta. C'est ainsi que la question de savoir si ces derniers sont antérieurs ou
postérieurs à la Bhagavadgîtà a été tranchée dans les deux sens pour des raisons de
sentiment : en réalité, elle est insoluble.
394 COMPTES RENDUS ET NOTICES
avant notre ère. Car c'est toujours là qu'il faut en revenir avec le
P. Dahlmann. Ses constatations des faits sont rarement fautives :
c'est par l'argument chronologique qu'il en tire ou qu'il y attache,
qu'il les compromet. En voici encore deux exemples pris dans cette
discussion même. La légère hostilité contre le Veda, observe-t-il,
qui perce dans quelques rares passages du Mahâbhârata, est un
trait ancien et ne doit nullement être attribuée à une influence
bouddhique. Elle est, en effet, depuis les Upanishads, inhérente au
Vedânta, qui ne l'a désavoué» à aucune époque. De même le sens
bouddhique de nirvana « extinction, anéantissement », est moins
ancien que celui de « paix, béatitude absolue », que le mot a dans
l'épopée et ailleurs encore chez les brahmanes, où il est simplement
synonyme de inoksha^ l'émancipation finale, le salut, soit dès
cette vie, soit après la mort^. Ainsi formulées, les deux observa-
tions sont parfaitement justes; elles rappellent cette vérité incon-
testable que le Brahmanisme est plus vieux que le Bouddhisme.
Mais enchâssées, comme elle le sont ici, dans l'argumentation
générale de l'auteur, elles passent au rôle de preuves pour l'âge
qu'il attribue au Mahâbhârata, et il n'en faut pas plus pour que
l'exactitude en soit atteinte et qu'elles cessent d'être inoffensives.
En philosophie, le Mahâbhârata professe donc le syncrétisme et
c'est au [441] syncrétisme aussi qu'il aboutit en religion. En
somme il est vishnouite ou, plus exactement, krishnaïte. Mais les
Çivaïtes et même les sectateurs des anciens cultes y trouvaient
également leur compte. Le P. Dahlmann montre fort bien que c'est
faire fausse route que de voir dans ces éléments divers des cou-
ches successives qui, à des époques différentes, seraient venues se
déposer dans le poème. Vraie peut-être de tel ou tel morceau,
l'explication est inadmissible pour l'ensemble de l'œuvre. La di-
versité ne vient pas d'apports successifs, mais d'apports différents :
elle était dans les matériaux mêmes dont les rédacteurs ont fait
usage avec un éclectisme dont les Hindous seuls étaient capables.
1. Ce nirvana brahmanique est devenu le point de départ d'un nouvel ouvrage du
P. Dahlmann, où il reprend toute cette question des origines philosophiques du
Bouddhisme : tiirvâna, Eine Sludie zur Vorgeschichte des Buddhismus, Berlin, Félix L,
Dames, 1896. L'ouvrage a les mêmes qualités d'exposition et de recherche, mais aussi
les mêmes défauts que celui que nous analysons. L'auteur y a naturellement introduit
les résultats chronologiques aux([ucls il est arrivé dans celui-ci, et qui désormais,
pense-t-il, a sont fondés sur le granit ». Toute cette philosophie hybride du Mahâbhâ-
rata est ainsi admise comme primitive et prébouddhique. C'est le côté faible de l'ou-
vrage.
ANNÉE 1897 395
Itihâsas, purânas çivaïtes et vishnouites, légendes populaires de
toute sorte, sans compter le vieux stock des traditions védiques,
toutes ces sources que le poème lui-même mentionne devaient
exister nombreuses. En même temps le P. Dahlmann nous fait
part de sa conviction que les sectes dites brahmaniques ^ c'est-à-
dire les religions de Çiva et de Vishnu, sont vieilles dans l'Inde,
plus vieilles qu'on ne le croit généralement et antérieures de beau-
coup au Bouddhisme ; et c'est encore là une proposition que je
me garderai bien de contredire, car il y a longtemps que je la dé-
fends i. Mais je suis obligé de me séparer radicalement de lui,
quand il estime que cette ancienneté garantit aussi celle de la ré-
daction du Mahâbhârata, et qu'il en conclut que cette rédaction est
elle-même prébouddhique et nous représente fidèlement l'état dé-
cès religions au vi^ siècle avant notre ère. Je crois au contraire
que cette conclusion doit paraître extrêmement improbable, si
l'on veut bien tenir compte de toutes les données du problème.
Ces sectes ne sont en effet brahmaniques qu'en ce sens qu'elles
ne sont pas bouddhiques et qu'elles ont été reconnues et adoptées
parles brahmanes : elles ne sont nullement brahmaniques parleurs
origines. Celle qui a encore le plus de titres à cette qualification,
la religion de Çiva-Rudra, que nous voyons grandir peu à peu à
travers toute la littérature védique, n'est elle-même arrivée à régner
qu'après une vive opposition, comme on le voit par des légendes
telles que celle du sacrifice de Daksha et bien d'autres traits qu'a
conservés la tradition pourani que. Quant aux religions vishnouites,
leurs affinités avec le^Bouddhisme et le Jainisme sont flagrantes.
Gomme chez ces derniers, les objets de l'adoration y sont absolu-
ment étrangers à l'ancien panthéon : ce sont des dieux humains, à
biographies, et ces biographies présentent parfois des rencontres
si singulières avec celles du Buddha ou du Jina, qu'elles en devien-
nent [442] presque solidaires et que nier l'historicité des unes,
c'est compromettre plus ou moins celle des autres. Le nom même
de vishnouite ne convient à ces religions que d'une façon toute
secondaire, en suite seulement de leur adoption par les brahmanes.
Ce n'est pas Yishnu qui a fait la fortune de Krishna et de Râma.
Ce sont ces dieux populaires qui ont fait celle du dieu brahmanique,
fortune qui a même failli passer sur la tête d'un autre. Car ce n'est
pas du premier coup que Nârâyana, le nom sur lequel l'assimila-
1. Religions of India (1881). Préface, p. xv.
396 COMPTES RENDUS ET NOTICES
tion s'est faite d'abord, est devenu synonyme de Vishnu : il l'a été
aussi de Brahmà, et c'est Brahmâ, non Vishnu, qui, dans les plus
vieux récits, est le héros des cwatâras les plus anciens, ceux du
poisson et de la tortue. Mais il y a plus : ces cultes n'étaient pas
seulement étrangers au vrai Brahmanisme ; au début, ils lui ont
été plus ou moins hostiles, hostilité dont la réconciliation posté-
rieure n'a jamais entièrement effacé le souvenir ^ Pas plus que le
Bouddhisme ou le Jainisme, ils n'avaient que faire du Veda ni des
brahmanes : car, comme eux» ils avaient rompu avec le rituel et la
liturgie traditionnels, qu'ils avaient remplacés par de tout autres
pratiques. Au fond, ils étaient même affranchis de toute théologie
et de toute spéculation, l'unique nécessaire étant une dévotion
aveugle, passionnée à un dieu personnel, moins que cela, à un nom,
à une image. Bref, pour parler en termes hindous, le salut, dans ces
religions, n'était plus au bout du karmamârga ni du jhânamârga^
de la « voie des œuvres » ni de la « voie de la connaissance » , ces
vieilles disciplines brahmaniques, mais au bout du bhaktimârga^
de la « voie de la dévotion » , qui était ouverte au premier venu.
Gela étant, pouvons-nous supposer que des mouvements si nette-
ment populaires, formés si visiblement en dehors des brahmanes,
si contraires en apparence à tous leurs intérêts, aient grandi en
s'exprimant dans la langue des brahmanes, en sanscrit? Poser la
question, c'est, semble-t-il, la résoudre. Gomme leurs frères, le
Bouddhisme et le Jainisme, les sectes dites brahmaniques et tout
particulièrement les vishnouites ont dû longtemps parler et écrire
dans la langue populaire, en prâcrit, jusqu'au jour où, conquis par
elles et les conquérant à leur tour, les brahmanes en ont pris la
direction et y ont trouvé le point d'appui dont ils avaient besoin
contre des ennemis plus menaçants et plus irréductibles'^. Ge n'est
qu'alors qu'il peut être question d'une littérature [443] krishnaite
sanscrite et, par conséquent, de la rédaction d'un Mahâbhârata à
peu près semblable â celui que nous avons.
Quand cette alliance s'est-elle accomplie ? Nous ne le savons pas
au juste ; mais nous avons pourtant à cet égard quelques indices.
Les Bouddhistes n'ont pas attaqué les dieux brahmaniques ; mais,
1. Voir par exemple, Vishnu-Par., Y, 10, le curieux et irrévérent récit de U révo-
lution religieuse opérée par Krishna parmi les bergers du Vrindàvana.
2. On sait que les brahmanes ont essayé de traiter le Bouddhisme de la même façon
qui leur a si bien réussi avec le Krishnaîsme, et que, dans les PurAnas, le Buddha est
un avatAra de Vishnu.
ANNÉE 1897 397
en attaquant les brahmanes, leurs doctrines, leurs pratiques et
leurs institutions, ils ont aussi parlé de leurs dieux. Or, nulle
part, dans ces polémiques, les nouveaux cultes ne sont mis en un
rapport particulier avec les brahmanes. Ces cultes existaient sans
nul doute, — ainsi Krishna est un des noms de Mâra, le Satan du
Bouddhisme 1, — mais il n'en est jamais question à propos des
brahmanes. Ceux-ci sont invariablement représentés suivant l'an-
cienne mode, comme les hommes du Veda, de la caste et du sacri-
fice, comme les adorateurs de Brahmâ, d'Indra, d'Agni, en aucune
façon comme des protagonistes de l'Hindouisme. Il semblerait
donc que l'alliance du Krishnaïsme et de l'orthodoxie ne fût pas
encore chose faite lors de la rédaction du canon bouddhique ou du
moins à l'époque où fut fixé une fois pour toutes dans ce canon le
schéma de cette sorte de polémiques. Cette époque qui nous don-
nerait une limite supérieure pour la rédaction duMahâbhârata, est
elle-même indéterminée ; mais, pour bien des raisons, elle doit
avoir été plus voisine de notre ère que du v® et, à plus forte raison,
du vi« siècle avant Jésus-Christ.
C'est donc en prâcrit qu'il nous faut imaginer les antécédents
du Mahâbhârata en tant qu'œuvre krishnaïte : c'est en prâcrit aussi
qu'il a dû avoir ses antécédents en tant qu'épopée. Il y a en effet
dans les replis de l'immense poème une vraie fable épique, et, que
la légende de Krishna y ait été mêlée ou non dès l'origine, cette
fable n'est pas brahmanique. Elle n'est pas non plus, comme le
veut le P. Dahlmann, l'invention factice d'une association de com-
pilateurs scolastiques. A travers l'épais crépi dont ils l'ont recou-
verte, on y sent encore les simples et fortes proportions et la vitalité
tenace que l'imagination d'un peuple imprime aux œuvres qu'elle
a longtemps couvées, et ce travail d'incubation ne s'est pas fait,
n'a pas pu se faire en sanscrit. Il a exigé la langue de tout le
monde et la collaboration d'autres auditoires que des cénacles de
lettrés ou des réunions de fidèles venant participer à un acte sacra-
mentel inintelligible. Le [444] poème actuel, qui se donne pour
l'œuvre des brahmanes et qui l'est en effet de part en part, a en-
core conservé un souvenir de ces conditions plus libres, où cette
poésie martiale n'était pas encore embaumée pour de pieux usages
1. Sattanipâta, v, 354. Majjhimanikâya, I, 50, pp. 337-338. A noter aussi les points
de contact entre les biographies de Krishna, du Buddha et du Jina. D'autre part, on
ne peut guère non plus séparer de notre Krishna-Vâsudeva le Krishna Devakîputraî
de la Chândogyâ-Upanishady III, 17, 6.
398 COMPTES RENDUS ET NOTICES
dans la langue savante ; il sait encore que les vrais porteurs en
étaient des chantres profanes, les sûtas ou écuyers des princes et,
en même temps, leurs bardes. Dans le Râmâyana, si l'on écarte le
voile d'une légère fiction, on trouve en cette qualité les kuçilavas^
qui n'ont rien de sacerdotal , et peut-être n'est-ce pas un simple
effet du hasard que les auteurs prétendus des deux grandes épo-
pées, Vâlmîki et Vyâsa, soient l'un et l'autre des brahmanes de
naissance suspecte. Ce sont là des échos à rapprocher de cet autre
du Çatapatha-Brâhmana^ qp. il est dit (XIII, 4, 3, 12-13) que les
itihâsas et les purânas^ tout en étant appelés Veda, sont le propre
des pêcheurs et des oiseleurs.
Le P. Dahlmann a senti la difficulté que fait ici le sanscrit. Il l'a
sentie d'autant plus que, pour lui, ce ne sont pas seulement les
antécédents du Mahâbhârata, mais le Mahâbhârata même, tel que
nous l'avons, qui a appartenu à la littérature populaire. Comme
épopée, comme smriti, comme livre religieux, d'outre en outre et
sous toutes ses faces, le poème, à l'origine, a été une œuvre popu-
laire, ein echtes Volksbuch, La proposition me paraît aussi risquée
que le serait celle de voir un livre populaire dans la Somme de saint
Thomas. Elle n'en est pas moins faite sérieusement, et c'est même
pour la rendre acceptable que l'auteur tient tant à reculer la ré-
daction du poème le plus haut possible, au v^ et, mieux encore, au
VI® siècle. Car il est bien obligé d'ayouer qu'à toute autre époque
plus basse, son « livre populaire » eût dû être rédigé en prâcrit ;
tandis qu'au vi« siècle le sanscrit, pense-t-il, était encore la langue
commune. Il ne se dit pas que, dans ce cas, la carrière de son
Volksbuch aurait été bien courte, ni que la difficulté serait sim-
plement déplacée ; qu'il resterait à expliquer la transmission, dans
sa langue vieillie, de cet ex-livre populaire, pendant des siècles où
le domaine du sanscrit était loin d'être ce qu'il est devenu depuis
et où la majeure partie de la vie intellectuelle et même littéraire
de l'Inde échappait à sa domination. Mais je crois que toute issue
est coupée de ce côté par une difficulté plus radicale : c'est que
très probablement il n'y a pas eu une époque où la langue du
Mahâbhârata n'aurait pas eu à côté d'elle des prâcrits, et cela par
la simple raison que les prâcrits sont plus vieux que cette langue.
La presque totalité du vocabulaire à nous connu des prâcrits a
passé, il est vrai, parle sanscrit classique: mais, dans leur mor-
phologie, plus ancienne que le vocabulaire, ces dialectes ont con-
servé des formes que la langue épique avait depuis longtemps
ANNÉE 1897 399
éliminées-. Au vi« siècle avant notre [445] ère, le Buddha parlait
prâcrit, selon la tradition qui, sur ce point, a probablement raison.
Il aurait même déjà défendu de traduire sa parole en sanscrit,
comme le lui proposaient des brahmanes convertis ^ Déjà dans
la langue védique il y a des tendances pracritisantes. Dans le
Çatapatha-Bràhmana (III, 2, 1, 24), il est fait défense aux
brahmanes de jargonner, et les exemples qu'on donne de ce jargon
sont des pracritismes.
Il semble donc que, pas plus au vi® siècle qu'ailleurs, il n'y ait
de place pour ce Volksbuch en sanscrit. De ce côté encore, nous
n'avons aucune raison convaincante pour reporter si haut la rédac-
tion d'une œuvre dans laquelle sont incorporés tant d'éléments
incontestablement plus modernes. Tout, au contraire, nous invite
à rapprocher cette rédaction de l'époque où nous voyons la langue
sanscrite peu à peu tout envahir, s'adapter successivement aux
divers genres d'une littérature profane, s'introduire dans les chan-
celleries royales, s'emparer de l'épigraphie et, finalement, dans
l'Inde continentale du moins, s'imposer à la littérature canonique
des Bouddhistes et à la littérature théologique des Jainas^.
Dans la troisième et dernière partie de l'ouvrage le P. Dahl-
mann nous ramène une fois de plus au droit et même à des ques-
tions de droit qu'à plusieurs reprises déjà nous avions pu croire
définitivement vidées. Tout le morceau aurait dû être fondu notam-
ment dans les chapitres où, cinquante pages plus haut, l'auteur a
examiné les bases juridiques de l'état social dans le Mahâbhârata.
Mais il avait un travail tout prêt sur le droit matrimonial et le
droit de succession à caser ; il l'a donc donné ici, et c'eût été vrai-
ment dommage s'il ne l'avait pas fait. Dans tout le volume il n'y a
pas de pages plus substantielles et plus judicieuses que celles qu'il
a consacrées à cette excellente étude. Je me bornerai pourtant à la
signaler, car elle côtoie à peine le problème qui surtout nous inté-
resse ici, celui de l'âge du Mahâbhârata.
Il me faut passer rapidement aussi sur le dernier chapitre du
1. Callavagga, V, 33, 1.
2. On sait que Pànini na pas tenu compte, ni dans sa grammaire, ni dans le Dhâ-
lapatha, des particularités de ce qu'on a appelé le dialecte épique. J'ai dit aussi plus
haut (pp. 378 et 379) quelles raisons m'empêchaient d'attacher une bien grande impor-
tance à ce fait, qui se retrouve de même chez ses successeurs. Il est permis toute-
fois de se demander si Pânini, qui avait à cet égard les mains moins liées que Kàtyà-
yana et Patanjali, aurait pu garder le même silence, s'il avait eu devant lui une
œuvre de l'importance et de l'autorité du Mahâbhârata,
400 COMPTES RENDUS ET NOTICES
volume, où le P. Dahlmann résumé précisément la solution qu'il a
donnée du problème; mais sans rien ajouter d'essentiel à son argu-
mentation. C'est en [446] même temps une sorte d'appendice,
apportant un supplément de détails à plusieurs des questions trai-
tées précédemment, sans compter un certain nombre de morceaux
de bravoure où se déroulent des développements nouveaux. Analy-
ser le tout prendrait beaucoup de place. Je ne noterai donc, pour,
finir, qu'un de ces développements, parce qu'il est typique des en-
traînements oratoires auxqu?^s le P. Dahlmann cède parfois.
Le Mahâbhârata, suivant lui, est comme une borne {Markstein)
placée à la limite de deux époques : avant, l'âge du m«, qui n'a eu
souci que des rites; maintenant et désormais, Tàge du dJiarma,
dont la grande préoccupation et la vraie force est le droit. Tout le
morceau est supérieurement enlevé, mais combien faux, à force
d'exagération ! Qu'on veuille seulement se rappeler que tout le
mouvement de pensée représenté par les anciennes Upanishads
tombe dans la première période, et que l'Hindouisme, avec toutes
ses dépendances, appartient à la seconde. Il est vrai, que, d'une
période à l'autre, des deux termes ainsi mis en opposition, l'un
est allé sans cesse en s'effaçant, tandis que le rôle de l'autre a
grandi dans la même proportion. Mais c'est là aussi à peu près
tout ce qu'il y a de vérité dans l'antithèse, qui n'est pas même juste
verbalement, car les deux mots, loin d'être opposés, se couvrent
réciproquement dans toute l'étendue de leur signification, ou bien
peu s'en faut. Quand, observant que la vache donne le lait tout
cuit sans feu, les anciens ajoutaient que c'était là le rita^ « la na-
ture mystérieuse » de la vache, ils ne songeaient pas à un rite et
auraient pu dire tout aussi bien que c'était là son dharma. Quand,
dans la Bhagavadgîtà, Krishna déclare : « Chaque fois qu'ici-bas
périclite le bien et triomphe le mal {dharma et adharma)^ je me
manifeste moi-même » , l'âge précédent aurait exprimé exactement
la même chose en se servant de rit a et anrita. Et il serait aisé de
réunir ainsi une couple d'exemples pour chacune ou presque cha-
cune des nombreuses significations des deux mots. Mais même en
réduisant dharma au sens strict de « droit », est-il juste de dire
que l'âge antérieur n'en a eu ni le sens ni le souci ? Il ne l'a pas
codifié, c'est probable; mais, pour ne s'être servi que de vôjxot
dtYpacpot, il n'en a pas moins maintenu, développé, parfois créé des
institutions et des coutumes d'une complication délicate et dont
les codes postérieurs ne sont guère que l'expression abstraite.
ANNÉE 1897 401
D'ailleurs dans la littérature presque exclusivement liturgique et
rituelle que nous avons de lui, la préoccupation juridique perce
assez fréquemment, soit qu'on y fasse de rapides allusions à la
constitution de la famille ou aux règles de l'héritage, soit qu'en
établissant des listes graduées de péchés et de crimes, depuis [447]
celui de se laisser surprendre endormi par le soleil levant, jusqu'à
celui de tuer un brahmane, on ébauche comme une première échelle
des délits et des peines i, soit qu'on fasse de la véritable casuis-
tique légale en soulevant des questions comme celle ci, par exem-
ple: « Un roi et son cocher, montés sur le même char, écrasent un
passant; qui est responsable, le maître ouïe serviteur^ ? » Quant à
l'âge suivant, pour savoir ce qu'il a pensé du dharma, et sous
quelle forme il s'en est surtout préoccupé, le plus simple est de le
lui laisser dire. Il y a dans le Mahâbhàrata (III, 13652-14099) un
curieux épisode, une sorte de Chaumière indienne avant la lettre,
où un chasseur, un homme juste et pieux, bien qu'appartenant à
une caste cruelle et méprisée, enseigne le dharma, tout le dharma^
à un illustre brahmane : honore tes parents, lui dit-il, sois bon
pour tes proches, ne fais de mal à personne et soumets-toi à ton
sort avec résignation; de droit pas un mot dans les 447 disti({ues
de l'épisode. Un des mouvements les plus puissants et les plus no-
vateurs de l'époque a été le Bouddhisme : lui aussi a enseigné un
dharma nouveau, tout le dJianna. Il n'a pourtant pas touché au
droit. Nulle part il n'y a eu un droit bouddhique, un code boud-
dhique, pas même à Geylan, dans l'Archipel et dans l'Indo-Ghine, où
le Bouddhisme a simplement introduit ou adopté la loi hindoue. On
voit donc combien il reste peu de chose de l'antithèse du P. Dahl-
mann. Est-ce à dire que, en passant de l'ancienne littérature au
r>iahc\bhàrata, on n'éprouve pas une grande impression de change-
ment et de nouveauté ? Loin de là ! Mais cette nouveauté est extrême-
ment complexe : c'est l'Hindouisme même, qui nous est ici présenté
pour la première fois dans toute sa masse et malheureusement, faut-il
aussitôt ajouter, sans en recevoir beaucoup de lumière. Car le
Mahàbhârata n'occupe pas ce tournant de l'histoire de l'Inde où le
P. Dahlmann veut le placer. Il arrive loin, bien loin des débuts
de ce qu'il est censé nous décrire, et il brouille tout ce qui l'a pré-
cédé d'une façon irrémédiable.
1. Taittiriya Brâh., III, 2, 8, 11-12. Il y a de nombreux passages analogues.
2. Jaiminîya Brâh. Voir Oertel, dans Journal of the Americ. Oriental Society,
XVIll, p. 21 et s.
Religions de l'I>de. — IV. 26
402 COMPïKS RENDUS ET NOTlCfS \
I
Tel est, dans ses grandes lignes et résumé du mieux que j'ai pu, i
l'ouTrage du P. Dahlmann. C'est incontestablement ce qui depuis |
bien des années a été écrit de plus fouillé et de plus achevé sur le ;
INIahâblîàrata. Tout en exagérant singulièrement et de parti pris .;
l'importance de l'élément du droit pour la critique générale du ,
poème, l'auteur a tracé de ce droit une esquisse d'ensemble et une \
série d'études de détail qui resteront. Le droit hindou a toujours
été fort conservateur: les quelques conflits [4i8| d'opinions qui ^
s'y manifestent dès le début s'y sont maintenus indéfiniment, en |
théorie, jusqu'à nos jours. Aussi la solidité de ces études est-elle \
indépendante des vues chronologiques de l'auteur. Très belles :
aussi, mais déjà moins sûres, sont ses recherches sur la civilisa- ;
tion du Mahâbhârata, tant au point de vue matériel qu'au point \
de vue des croyances et des idées. Ici, en un domaine plus com-
pliqué, où nous entrevoyons que tout a été mouvement et change- i
ment, sans que nous arrivions presque jamais à rien constater, î
l'hypothèse a de bien autres conséquences ; car faire intervenir un ;
facteur quelques siècles plus tôt ou plus tard, c'est modifier sin- ;
gulièrement la marche des choses. Ce que toute cette partie analy-
tique et descriptive, et j'ajoute de suite ce que tout l'ouvrage est ;
le moins, c'est de la simple statistique, de la compilation de faits. :
D'un bout à l'autre, on s'y sent en présence d'une pensée maîtresse ]
et avec laquelle il faut compter. Au point de vue littéraire et de la |
critique générale du poème, le P. Dahlmann en a remis en évi- ^
dence l'unité fondamentale. Il a fort bien établi qu'à vouloir éli- |
miner toute la partie didactique, on ne ferait que le mutiler, pour s
n'arriver tout de même à aucun résultat acceptable. Il a montré
combien étaient vaines les tentatives de ceux qui ont voulu y dis-
tinguer des sortes de stratifications, brahmanique, çivaïte, vish-
nouite, qui seraient venues s'y déposer successivement au cours
des siècles. 11 a essayé de montrer que l'hypothèse de grosses
additions devait, elle aussi, être abandonnée ; en quoi il a eu tort
selon moi, rien n'empêchant de croire que des excroissances mons-
trueuses, comme les livres XII et XIII, soient de seconde ou de
troisième main. Mais, s'il n'a pas entièrement réussi sur ce point,
s'il a été trop absolu à repousser toute idée de remaniement, ce
qui ferait du poème une exception presque unique di
ture sansciite S il a. d'autre part, parfaitement uk
maniement, ce r
dans la littéra- h
mtré que, sauf :;
1. wSt-il nécessaire de faire observer que si runité de rcdatlion du MahAbhârala
ANNÉE 1897 403
dans des cas très rares, nous sommes incapables de sonder et de
traiter avec sûreté ces vieilles plaies, et que toute tentative d'en-
treprendre pour le Mahâbhârata ce que M. Jacobi a essayé, il n'y a
pas longtemps, pour le Râmâyana, est condamnée d'avance. Ce
sont là autant de services rendus à la critique du Mahâbhârata et
qui ne pourront pas manquer de porter de bons fruits. Par contre,
il y a joint cette théorie sur l'origine et sur l'âge du Mahâbhârata
absolument manquée selon moi, mais que je n'en ai pas moins dû
combattre avec obstination, car elle se présente à nous [449] avec
la séduction des mains pleines et elle deviendrait dangereuse, si
elle faisait oublier l'avertissement donné par M. Weber, il y a
quarante-cinq ans, et aussi vrai encore aujourd'hui qu'alors, que
le Mahâbhârata, comme document historique, ne doit être consulté
qu'avec une extrême prudence ^
Hinduism Past and Présent, with an Account of récent Hindu
Reformers and a brief Comparison between Hinduism and
Christianity, by J. Murray Mitchell, M. A., L. L. D. Second
édition, carefuUy revised (London). The Religious Tract So-
ciety, 56 Paternoster Row, and 63 St. Paul's Ghurchyard. 1897.
— 287 pages in-8\
[Journal des Savants^ décembre 1897.)
[748] Cet élégant petit volume, dont le titre indique exactement
le contenu, est une œuvre de vulgarisation au meilleur sens du
mot. Sans appareil, surtout sans étalage d'érudition, il offre un
aperçu très sage et fort suffisant de l'histoire des religions de
l'Inde depuis l'origine jusqu'au temps présent. Pour les périodes
anciennes de cette histoire, l'auteur ne prétend pas nous donner
du nouveau. Mais il est bien informé, il sait juger par lui-même,
était aussi rigoureuse, que le prétend le P. Dahlmann, elle fournirait un argument
destructeur de toute sa théorie ? La présence dans le poème d'un nombre considé-
rable de données modernes est en effet un fait incontestable.
1. Ind. Lileraturgesch., 1" éd., p. 179.
4*j4 comptes rendus et notices
et il va di'oit à l'essentiel . A mesure qu'il approche de l'époque i
moderne et contemporaine, il devient original : il a longtemps
résidé dans l'Inde et il nous parle de ce qu'il a vu. Déjà le titre
transcrit ci-dessus nous avertit assez et l'auteur a soin de nous ■
prévenir lui-même, dès le début, qu'il ne faut pas s'attendre de sa ;
part à un récit impartial, si Ton entend par là un récit absolument {
désintéressé. M. Mitchell a été missionnaire dans l'Inde ; et il traite :
ici de choses auxquelles il a donné son âme et sa vie. Mais il \
nous promet d'être juste, e4 je crois qu'en somme il a tenu sa pro- i
messe, même dans les derniers chapitres, qui ont plus décidément :
l'allure de la controverse. Il est impossible de ne pas être touché
de tout ce qu'il y a de droiture, d'équité, de modération dans ce :
livre d'un adversaire si fortement convaincu. C'est que, si une ;
longue expérience des choses religieuses, qui Ta rendu clairvoyant ;|
quant aux doctrines et à leurs suites pratiques, Poblige à porter des ;
jugements sévères, cette sévérité est tempérée chez lui par un véri- ^j
table esprit de charité et par une profonde sympathie pour les bons :
[749] côtés du peuple hindou, sympathie dont ne seront pas éton- ;
nés ceux qui se rappellent les pages émues qu'il a consacrées autre- ^
fois aux chants religieux des poètes marathes. 11 va sans dire que, l
dans cette longue histoire, où il y a encore tant de points obscure ]
et controversés, on pourra ne pas être toujours de l'avis de l'au- l
teur ; mais cet avis n'est jamais donné à la légère. Quant aux :
erreurs de fait, elles sont très peu nombreuses ^ '
Le livre est écrit avec une élégante simplicité et, mérite rare en j
un sujet si étrange, avec une admirable clarté, l'auteur disant*
toujours nettement sa pensée, sans à peu près ni faux-fuyant. Nous l
croyons savoir qu'une traduction française est en préparation. Elle *
arrivera à propos en ce temps où il se débite, pour le grand public,-^
tant d'insanités sur les vieilles croyances de l'Inde.
1. L'épisode de Tare de Janaka rompu par Ràma est bien dans le Ràmâyanaj
(p. 110). Le Mahàbhârata n'a pas 220.000 çlokas (p. 119). Les Purànas n'ont pas été
composés du douzième au dix-septième siècle (p. 129). Taiilra ne .signifie pas « an |
instrument of faith » (p. 135) ; etc.
ANNÉE 1898 405
A literary History of India, by R. W. Frazer, LL. B. London,
T. Fisher Uiiwin, 1898. xiii-470 p. in-8«.
(Journal des Savants^ août 1898.)
(o03] Ce nouveau livre de M. Frazer est une œuvre de plus
grande envergure et représentant une bien autre somme de travail
que le petit volume sans prétention, naguère annoncé ici *, dans
lequel l'auteur a résumé l'histoire de l'Inde britannique. Il me
satisfait moins pourtant et, tout en lui reconnaissant de grands
[o04] mérites, je regrette de ne pouvoir le recommander aussi bien
que l'autre sans Faire de nombreuses et importantes réserves. Par
<x histoire littéraire », ]M. Frazer entend non pas l'histoire de la
littérature, mais l'histoire du développement religieux, social, intel-
lectuel et artistique tel qu'il se révèle dans la littérature. Une
pareille tâche, difficile partout, l'est particulièrement ici, où la
littérature dès maintenant accessible est volumineuse et, en grande
partie, d'une interprétation mal assurée, et où ce développement,
pour la période pendant laquelle la pensée de l'Inde a été vrai-
ment féconde, est à peu près dépourvu de chronologie et ne peut
pas être ramènera de F histoire proprement dite. Mais, tout en
tenant compte de ces conditions défavorables qui excluent jusqu'à
la possibilité d'arriver à satisfaire tout le monde, je suis obligé de
reprocher à l'auteur des lacunes (les Brâhmanas et Sùtras, les
Purânas, les diverses branches de la littérature technique, celle des
Jainas auraient dû être plus méthodiquement explorés), des détails
inutiles (par exemple l'expédition d'Alexandre, où M. Frazer tombe
dans le récit et le développement purement littéraire), une habitude
fâcheuse de reprendre sans cesse les choses à leur commencement
(combien de fois au juste remonte- t-il à l'invasion des Aryas ?),
qui fait que la chronologie interne, la seule possible, est chez lui
très difficile à suivre. Même pour les temps où l'ordre des faits est
assuré, M. Frazer se plait, par coquetterie littéraire, semble- t-il,
1. British India. Journal des Savants, mars 1897, p. 188 (cf. ci-dessus, p. 3-10).
406 COMPTES RENDUS ET NOTICES
à nous les présenter à rebours. M. Frazer est en effet un styliste
et un coloriste. Dans un élégant petit recueil de nouvelles indi-ennes
[Silent Gods and Sun-Steeped Lands, London, Fisher Unwin,
1895), il a lutté de subtilité d'imagination et de raffinement de
diction avec M. Rudyard Kipling, et il porte ici les mêmes préoc-
cupations de fine writing dans le genre plus sobre de l'histoire.
Si elles lui ont inspiré plus d'une page vraiment belle, elles lui ont
par contre joué aussi d'assez mauvais tours : elles l'ont trop sou-
vent induit à rechercher l'effet quand même, à substituer la para-
phrase littéraire (même inexacte) au détail précis, à écrire des
tirades comme celles qu'on lit par exemple aux pages 122-123,
125, 127, 139, 189, etc., qui, traduites en français, seraient sim
plement du phébus. Ces défauts se compliquent d'un trop grand
nombre d'inexactitudes matérielles (je ne parle pas des opinions
risquées ni des hypothèses plus ou moins gratuites données comme
des faits acquis). Ses transcriptions ne sont pas toujours telles
qu'on les attendrait d'un lauréat pour le sanscrit de l'université
de Madras : elles présentent la plus étrange bigarrure et dans le
nombre il y en a de franchement fautives, comme Brihad Katha
(p. 249: l'ouvrage, par-dessus le marché, est attribué à Vararuci),
ou le prêtre hrahnian^ partout orthographié brâhman (p. 42, 89,
90, 91), une forme impossible. En général il parait avoir beau-
coup travaillé de seconde main, sans s'être toujours donné la peine
de vérifier ses emprunts sur les textes, et, comme il lui arrive de
remanier ces emprunts, il est tombé de ce chef en plus d'une mé-
prise. Il dépend trop de ses autorités, qu'il accumule plus qu'il ne
les choisit: ainsi, à la page 64, il fait l'aveu fort justifié de notre
ignorance quant aux différences d'ordre social entre les races aux
temps védiques, et, à la page suivante, il donne en plein dans les
rêveries de M. Hewitt. Son exposition fait ainsi parfois l'effet
d'une juxtaposition dénotes plutôt que d'un résumé élaboré d'après
les sources. Il ne traite, par exemple, que très sommairement, ce
qui était son droit, de l'ethnographie védique ; mais que viennent
faire alors de menus détails comme la mention, le fait fùt-il
prouvé, que les Krivis habitaient le Cachemire avant d'être fixés
sur le Gange (p. 67) ? Que viennent faire ailleurs des détails tout
aussi menus sur le rituel védique, quand nous n'obtenons aucune
vue d'ensemble de ce rituel et que M. Frazer se tire d'affaire
sur [o05] ce point par des considérations vagues sur l'essence
du sacrifice en général et par des rapprochements contestables
ANNKE 1898 407
entre le sacrifice chez les Sémites et le sacrifice védique (p. 70
et s.)?
C'est à contre- cœur, parce qu'il le fallait bien, que j'ai for-*
mule ces griefs. Car, malgré ces défauts, plus agaçants pour l'in-
dianiste que fâcheux pour le grand public, le- livre de M. Frazer
est une œuvre très distinguée et qui rendra d'excellents services.
Si l'auteur n'est pas toujours philologue irréprochable, il est écri-
vain de grand talent, historien d'ample information et de judi-
cieuse doctrine. L'expérience personnelle qu'il a de l'Inde du pré-
sent, hommes et choses, l'a doué d'une singulière clairvoyance
pour juger et deviner l'Inde du passé ; elle lui a suggéré sur bien
des points des j^éflexions et des rapprochements que tout le monde
lira avec profit. Il a surtout bien vu et sait bien faire voir au lec-
teur l'unité fondamentale et la continuité de cette longue histoire.
L'exposition d'ailleurs devient plus sûre, plus originale et plus
vivante à mesure qu'elle approche de l'époque moderne. Ce que
l'auteur dit de la poésie mahratte et dravidienne sera neuf pour plus
d'un indianiste. On se prend même à regretter que M. Frazer, qui
est lecturer en tamoul et en talougou à University Collège, n'ait
pas fait franchement de l'Inde du Sud le centre de son livre. Il y a
peut-être un peu d'optimisme dans son appréciation de la littéra-
ture bengalie contemporaine, et il me parait avoir un peu trop
sacrifié aux romans de M^I. Bankim Chandra Chatterji et Ro-
mesh Chandra Dutt l'œuvre d'hommes tels que Bâpû Devâ Sâstri
et Bhandarkar. Mais tout ce dernier chapitre sur la pénétration
de plus en plus rapide de l'Inde par les idées de l'Occident n'en
est pas moins excellent, et les considérations qu'y développe
M. Frazer méritent à égal titre d'attirer l'attention de l'orienta-
liste et celle de l'homme d'État.
4-08 COMPTES RENDUS ET NOTICES
N
LE PÈLERIN CHINOIS I-TSING
Edouard Cha vannes, professeur au Collège de France : Voyages
des Pèlerins bouddhistes. Les religieux éminents qui allèrent
chercher la Loi dans les pays d'Occident; mémoire composé à
l'époque de la grande dynastie T'ang par I-tsing, traduit en
français. Paris, Ernest L^^oux, 1894. Iu-8^
J. Takakusu, B. a., Ph. D. : A Record of the Buddhist Religion as
practised in India and the Malay Archipelago (A. D. 671-695),
by I-tsing, translated. Oxford, Glarendon Press. 1896. In-4\
[Journal des Scwcuits^ mai, juillet et septembre 1898.)
[261] 1-tsing est le troisième et dernier en date des pèlerins
chinois dont la mémoire est restée célèbre dans leur patrie et qui
ont laissé des relations détaillées de leurs pérégrinations dans
l'Inde et dans les lies des mers du Sud. C'est aussi celui des trois
dont la traduction présentait le plus de difficultés. ïi y avait donc
deux bonnes raisons pour une de ne l'aborder qu'en dernier lieu.
Chacune des deux premières relations a fait époque dans les
études indiennes. Quand parut en 1836 la traduction posthume de
celle de Fa-hian par Abel Rémusat, avec les additions de Klaproth
et de Landresse^, on ne savait que peu de chose du Bouddhisme
indien et moins [262) encore de l'Inde du iv« et du v^ siècle : le
livre se trouva être neuf d'un bout à l'autre. On était plus avancé
vingt ans après, quand Stanislas Julien publia la traduction de
Hiouen-tsang "^ : elle n'en fut pas moins une révélation. Dans l'une
1. Foe koue ki, ou Relation des royaumes bouddhiques, etc. Paris, 1836. — A été repro-
duit en anglais : The Pilgrimage of Fa-lHan, with additional noies and illustrations, Cal-
cutta, 1848. — Traductions postérieures sur le texte original : 1° par Samuel Beal,
The Travels of the Buddhist pilgrini Fah-hian, London, 1869; — 2" par Herbert A. (îiles.
Records of Baddhistic Kinydoms, 1877 ; — 3° de nouveau par S. 13cal, on tète de sa tra-
duction de Hiouen-tsang, Triibiur's Oriental Séries, 1881 ; — 4° par James Legge, A
Record of Buddhistic Kimjdoms, etc., Oxford, 1886.
2. Voyages des pèlerins bouddhistes : I, Histoire de la vie de Jliouen-Thsang et de ses
voyages dans l'Inde, etc., Pari», 1853; — 7/ et 111^ Mémoires sur les Contrées occiden-
tales, etc., Paris, 1857-58. — Du mémoire, qui est la relation proprement dite, il y a
une traduction anglaise par S. lieal : Si-yu-ki. Buddhist Records of the W'eslern World
[Triibner's Oriental Heries), 1884. M. Di.ix.niMrs a montré d'où provenait l'erreur^
ANNÉE 1898 409
et Tautre œuvre, dans la dernière surtout, on avait obtenu ce qui
faisait si cruellement défaut, des repères et des cadres rigoureu-
sement datés, à deux siècles de distance, non seulement pour l'his-
toire du Bouddhisme indien, mais pour Thistoire et la géographie
anciennes de l'Inde en général avant l'entrée en scène des Musul-
mans ; cadres analogues à ceux que fournissent pour des périodes
antérieures les maigres et pourtant si précieuses données gréco-
latines, mais infiniment plus riches et plus précis et qu'aujourd'hui
encore, après quarante années de découvertes littéraires et épigra-
phiques,onest loin d'avoir remplis avec des apports de provenance
hindoue.
Si les deux publications qui font l'objet de cette notice ne nous
ont pas ménagé autant de surprises, cela tient en partie à ce que
les principales nouveautés en avaient été mises en circulation et,
en quelque sorte, escomptées d'avance. Dès 1881, le Rév. Samuel
Beal avait donné une analyse étendue ^ (mais peu exacte) du
mémoire d'I-tsing traduit maintenant par M. Chavannes. Avant
lui M. Max Millier, avec l'aide de son élève, le prêtre japonais
Kasawara, avait discuté dans VAcademi/- de Londres quelques-
unes des curieuses données d'histoire littéraire que renferme le
mémoire traduit par ^1. Takakusu, et il y était revenu avec de
nouveaux détails, plus tard (1883), dans son Indi a, what can it
teach us ^ ? Plus récemment encore, un autre prêtre japonais,
M. Ryauon Fujishima, avait donné la traduction française des
deux chapitres en question^ et, la même année, ^1. Wassiljew en
avait traduit en russe un autre, dans les Mémoires de l'Académie
de Saint-Pétersbourg •'. [263] Mais il y a d'autres raisons encore
à cette infériorité. D'abord la nature même des traités d'I-tsing,
qui sont moins des relations et des descriptions que des disserta-
tions. L'objet de ces dissertations, quand elles ne sont pas de sim-
depuis longtemps accréditée en Chine et acceptée par les traducteurs, que le mémoire
aurait été rédigé d'abord en sanscrit et même que Hiouen-tsang n'en aurait été que
le traducteur.
1. Joiirn. Roy. As. Soc, 1881, pp. 5oG-572. Cf. Indiaii Anliqaary, X, pp. 109, 192^
216.
2. Numéros des 25 septembre et 2 octo!)re ISSO. Article reproduit la même annéa
dans Vlndian Anliquary, IX, p. 305, etc.
3. Pages 210, 302, 310, 338, -etc.
4. Deux chapitres extraits des mémoires </7 />;/;;/ sur son voya'jc dans Vinde. Journal
asiatique, novembre-décembre 1888. Les deux chapitres sont le xxxii' et le xxxn» du
mémoire Takakusu.
ô. Octobre 1888. Le chapitre est le iv du mémoire Takakusu.
4t0 COMPTES RRM)L< K T NOTICES
pies biographies devant sauver de l'oubli la mémoire de person-
nages qui, par eux-mêmes, nous importent peu, se réduit en grande
partie à des minuties de culte ou de discipline et, plus rarement,
à des distinctions d'écoles. Ces dernières, il est vrai, seraient fort
intéressantes, si nous savions mieux comment les prendre et si
I-tsing voulait seulement nous y aider un peu. Mais sur ce point,
comme sur d'autres,- il donne presque toujours trop ou pas assez.
Il y a ainsi chez lui une certaine monotonie du fond, non de la
forme, et beaucoup de matière peu utilisable, sans que nous ayons
bien le droit de le lui reprocher. En tout cas, ce n'est de sa part
ni manque d'intelligence, ni étroitesse de goûts et d'aptitudes.
I-tsing est un esprit plutôt ouvert, à la fois subtil et pratique ; il
sait observer et, à côté de sa constante préoccupation de réformer
chez ses compatriotes la discipline monastique, il s'intéresse à
beaucoup de choses, à plus de choses que ses deux célèbres devan-
ciers. Mais il s'y intéresse parfois trop en littérateur, pour ne pas
dire en amateur. C'est en effet un fin lettré et un écrivain détalent,
d'imagination vive et à l'émotion facile, toujours prêt à s'épancher
en des effusions lyriques pleines de métaphores et d'allusions, ou
à se répandre en de longues réflexions, où il déploie sa maîtrise
dans les raffinements du style gnomique. Son faible pour ces di-
gressions est si fort qu'il y cède même quand il n'est pas bien en
fonds pour les conduire à bonne fin. Plus d'une fois il se laisse
ainsi surprendre à disserter doctement sur des matières qu'il ne
connaît que très superficiellement. Il nous dit bien que," dès sa
jeunesse, il s'est interdit de perdre son temps au vain exercice de
la littérature. Mais ses écrits, remplis de réminiscences profanes
et où M. Chavannes a constaté en outre des traces de Pétude d'œu-
vres taoïstes, notamment de celles de Tchwang-tse, montrent qu'il
ne faut pas, sur ce point, trop le croire sur parole. En tout cas,
on ne sera pas tenté de contredire son biographe anonyme, qui est
d'avis que, comparé à Iliouen-tsang, c'est 1-tsing qui « eut plus
de talent littéraire ».
Malheureusement cette supériorité a un revers : un certain dé-
dain de ce qui ne prête pas assez aux effets de style et un manque
correspondant de précision. On ne saurait, en bonne justice, lui
reprocher le vague de sa géographie de l'Archipel : le reproche de-
vrait plutôt s'adresser à ses compatriotes |26i| en général, qui,
ainsi que le remarque M. Chavannes, n'ont pas su tracer, même
approximativement, la carte de ces mers où ils entretenaient pour-
ANNÉE 1898 411
tant une navigation active. Mais il est tout aussi peu précis pour
les routes de terre, pour celles de la partie assez restreinte de
l'Inde qu'il a visitée en personne. On ne sait trop où chercher cet
état de Ngan-mouo-lt)uo-po dont il est question à diverses reprises,
que n'ont connu ni Fa-hian, ni Hiouen-tsang et qu'il est seul jus-
qu'ici à mentionner. Il parait le placer au nord du Gange, dans
l'Inde du Centre ; il donne aussi à entendre qu'il y est venu lui-
même dans sa tournée de pèlerinage ^ qui, selon toute apparence,
ne s'est pas étendue au delà du bassin du Gange. M. Chavannes a
donc de bonnes raisons de le chercher dans la province d'Aoudh.
On est pourtant bien tenté de ne pas le séparer de cette ville
de Ngan-mouo-louo-ko-pouo 2, qui figure une page plus loin et
qu'I-tsing, apparemment, place dans l'Inde de l'Ouest. Rarement
notre auteur s'abaisse adonner les distances ; ce n'était pas son fait.
Mais, chose plus grave, quand il les donne, elles sont parfois sin-
gulièrement sujettes à caution. C'est ainsi qu'il énumère d'une
traite, en trois lignes 3, les distances de Nâlanda à Vaiçâli (vingt-
cinq relais ou yojanas), à Bénarès (vingt yojanas), à Tâmralipti
(de soixante à soixante-dix yojanas). Le chiffre donné pour Bénarès
montre qu'il s'agit du grand yojana, de seize à vingt kilomètres, qui
est aussi celui de Hiouen-tsang et qui répondait à une étape, à une
journée de marche avec bagages et bêtes de somme. Pour les pèle-
rins, c'était une évaluation approximative, mais non absolument
vague : car au yojana ils substituent souvent les expressions « de
quarante à cinquante lis, environ cinquante lis », et le li est bien
une mesure. En outre, comme le montre la teneur de la phrase, il
s'agit de distances suivant une route à peu près orientée, non de
marches à grand détour. Les chiffres donnés par I-tsing sont donc
tous plus ou moins forcés. Celui de Tâmralipti est fantaisiste, à peu
près trois fois la distance réelle. I-tsing a pourtant fait deux fois le
voyage, la première fois en caravane,. et il dit expressément avoir
pris à l'ouest, c'est-à-dire par le plus court ^. Mais la plus étrange
T. Page 30 du mémoire Chavannes.
2. Pour Ngan-mouo-louo-pouo-ko ? Ngan serait-il un mot chinois, la traduction
d'une épithète formant composé, en sanscrit, avec le nom proprement dit? Dans ce
cas, on pourrait songer aux Malavas, Mâlavakas du Penjâb. Le silence de Hiouen-
tsang (celui de Fa-hian, antérieur de deux siçcles et demi, ne compte pas) s'explique-
rait à la rigueur par leur absorption temporaire, mais iî ce moment complète, dans
l'empire de Harsha-Çîlâditya. Mais l'hypothèse, je le reconnais, est bien fragile.
3. Page 97 du mémoire Chavannes.
4. Ibidem, p. 122.
412 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de [26oJ ces estimations, quelque valeur qu'on assigne du reste au
yojana, est celle de la distance de Vaiçâlî. D'après I-tsing, cette
distance serait d'un quart plus longue que celle de Bénarj&s : sur le
terrain, qui ne comporte pas de grand détour, elle est au moins
d'une moitié plus courte. Fa-hian et Hiouen-tsang ne sont pas tou~
jours des modèles d'exactitude, mais s'ils avaient eu des distrac-
tions pareilles, leurs livres ne seraient pas devenus ce qu'ils sont,
le vade-mecum du géographe et de l'archéologue.
Mais I-tsing, qui pourtant^ quand il le veut bien, sait parfaite-
ment décrire ce qu'il a vu, témoin sa description du grand monas-
tère de Nàlanda ^, la plus intéressante que nous ayons et qui parait
présenter toutes les garanties d'exactitude, puisqu'il avait même
pris soin d'y joindre des dessins, malheureusement perdus, —
I-tsing ne se souciait guère de préparer des documents aux géo-
graphes et aux archéologues de l'avenir. En dehors de ses préoccu-
pations d'hagiographe, il ne s'est pas soucié non plus d'en fournir
aux historiens. Il a passé une douzaine d'années dans le Magadha,
qui était alors un des foyers de la vie politique de l'Inde, hôte de
passage ou résidant à demeure de ces grands monastères qui étaient
des centres privilégiés d'information, et il ne nous apprend rien de
ce qui s'est passé autour de lui, rien des événements de cette pé-
riode demeurée obscure et où nous n'entrevoyons qu'une chose,
qu'elle a été fort troublée. Une fois il nomme le grand roi Çilàditya
comme protecteur des poètes et auteur d'un drame- ; mais il se tait
absolument sur ses successeurs et, si nous apprenons la vraie date
delà mort de ce monarque (vers 655), ce n'est pas de lui, c'est de
M. Ghavannes, qui l'a extraite pour nous d'un autre ouvrage chi-
nois 3. Il mentionne l'ambassadeur impérial Wang Hiouen-tse;
mais il ne dit pas un mot do l'intervention, à un certain moment
décisive, de son compatriote dans les affaires indiennes. De même,
à deux reprises, il parle de la princesse chinoise Weng-teheng
qui, en 641 (ce n'est pas lui qui nous l'apprend), était devenue
reine au Tibet ; il laisse entendre aussi, par quelques mots dits en
passant, que la route de l'Inde à la Chine par le Népal et le Tibet
était alors ouverte et que, une trentaine d'années après, elle était
1. op. cit., p. 8t, etc. Il faut eu rapproclier diverses notices cparses dans le niéniuire
Takakusu. Le soin et l'insistance qu'il met à décrire les clepsydres des monastères de
rinde et des îles feraient croire que ces engins étaient peu répandus en Chine.
2. Page U»3 du mémoire Takakusu.
3. Page 19 du mémoire Cliavannes.
ANNÉE 1898 413
de nouveau fermée. Mais c'est encore ^M. Gliavannes qui donne la
clef de ces variations et, avec le nom du roi qui régnait vers 650
au Népal, Narendra*, fournit une donnée qui remet [266] en ques-
tion tout l'arrangement chronologique des anciennes inscriptions
népalaises.
Ces exemples pourraient être multipliés, et pas seulement quant
aux faits, mais aussi quant aux us et coutumes. De ces derniers,
I-tsing était fort curieux et il nous a laissé de ce chef des indica-
tions précieuses. Mais là encore on constate un défaut de précision
et comme une sorte de nonchalance. Il nous fait part de ses obser-
vations, mais il ne dit pas où il les a faites. La plupart du temps
il laisse supposer, quand il ne le dit pas expressément, qu'elles va-
lent pour l'Inde entière, dont il n'a visité pourtant qu'une faible
partie. Ce sont surtout les usages spécialement bouddhiques qu'il
aime ainsi à généraliser, à montrer partout uniformément suivis,
jusque dans les lies de l'Archipel. A nous alors de voir si ces asser-
tions ne sont pas dos pia vota^ l'expression du désir, très marqué
chez lui, d'atténuer certaines divergences. En général, si l'on
excepte ce qui concerne le rituel, il y a dans ses informations,
même dans celles qu'il donne abondamment, un certain élément
fantaisiste, quelque chose d'incomplet et d'accidentel, le manque en
quelque sorte d'une ferme attache au sujet. On peut tirer souvent
une preuve du silence de Fa-hian et de Hiouen-tsang ; mais nier
une chose parce qu'I-tsing ne la mentionne pas, serait de la der-
nière imprudence.
On doit comprendre après cela dans quel sens et dans quelle
mesure I-tsing est inférieur à ses deux devanciers. Si on lui de-
mande des renseignements de même ordre, cette infériorité paraît
considérable ; mais elle diminue de beaucoup si l'on considère l'en-
semble des informations qu'il nous apporte. Grâce à ses curiosités
multiples, il a touché, même en dehors du Bouddhisme, à beaucoup
de choses pour lesquelles, sans nous satisfaire pleinement, il est
parfois notre unique témoin, depuis la confection du ciment indien
jusqu'à l'éducation brahmanique, l'hygiène et la médecine hin-
doues. Nulle part ailleurs on ne trouve l'équivalent de ses chapitres
d'histoire littéraire, ni des renseignements aussi nombreux sur les
pratiques du Bouddhisme au \w siècle, sur la répartition de ses
écoles, sur la fréquence et la portée des communications qui reliaient
1. Ibidem, p. 20.
414 COMPTES RENDUS ET NOTICES
alors toutes les parties du monde bouddhique et ont été un des
grands facteurs de la civilisation de l'Extrême-Orient. Ne nous
eût-il donné qu'une portion de tout cela, notre reconnaissance lui
serait encore due, à lui et à ses traducteurs, MM. Ghavannes et
Takakusu, qui ont enfin mis à notre portée ces mémoires si impa-
tiemment attendus et qui, en outre, nous les présentent si savam-
ment annotés. Je ne suis pas juge de l'exactitude de leurs traduc-
tions ; je vois seulement qu'elles sont parfaitement intelligibles,
ce qui n'est pas toujours le cas des traductions de textes [267] chi-
nois. Mais il m'est permis de rendre hommage à l'excellence de
leurs commentaires. Celui de M. Ghavannes surtout est un modèle
par sa sobre et judicieuse richesse.
Après ces remarques d'orientation générale, il nous faut exa-
miner de plus près le contenu des deux mémoires, en commençant
par le premier en date, celui de M. Ghavannes.
C'est un recueil comprenant les biographies de soixante reli-
gieux, tous contemporains d'I-tsing, qui, peu de temps avant lui
ou en même temps que lui, ont suivi l'exemple de Hiouen-tsang et
visité l'Inde et les pays limitrophes ou, comme on disait alors à la
Chine, les Contrées occidentales. Les premiers pèlerins qui avaient
fait le voyage y étaient allés par la route de terre, en prenant *à
l'ouest, et la locution était restée en usage, bien que la route mari-
time qui va au sud fût dès lors plus fréquentée. Le recueil ne com-
prenait d'abord que cinquante-six biographies ; mais 1-tsing y
ajouta plus tard celles de quatre religieux qui l'accompagnèrent
dans son deuxième voyage. Il ne s'est pas compté lui-même parmi
ces (( religieux éminents », sans doute pour faire preuve d'humi-
lité, mais de cette humilité qui fait partie de la politesse chinoise
et n'implique nullement l'oubli de soi-même. Et, en effet, I-tsing
ne s'est pas oublié. Morceau par morceau, à propos de telle ren-
contre ou de telle autre et même hors de propos, il a su fort bien
faire entrer sa propre biographie dans le recueil, où elle tient plus
de place en somme que celle d'aucun de ses soixante confrères. Et
il a pris le même soin dans l'autre mémoire, surtout vers la fin,
où il raconte la vie de ses deux maîtres, Chan-yu et Hoei-si. Enfin,
dans un recueil anonyme de vies de religieux rédigé sous la dy-
nastie Song (960-1278), il y a une vie d'I-tsing, que M. Ghavannes
a traduite et placée à la fin du mémoire. Les traducteurs n'ont eu
qu'à coordonner ces données pour en tirer une biographie com-
plète.
anm':i-: isys 415
« I-tsing, nous dit M. Ghavannes, est le nom que prit en entrant
en religion Tchang Wen-ming. Il était né en 634 à Fan-yang, non
loin de la capitale actuelle de la Chine ; dès l'âge de sept ans, il fut
admis au couvent; suivant l'usage, il eut deux maîtres : l'un pour lui
inculquer l'enseignement théorique des vérités de la foi et veiller
à son instruction religieuse (upàdliyâya) ; ce fut le maître de la Loi
Ghan-yu; l'autre pour lui apprendre les règles qu'il devait observer
dans la pratique et pour être son directeur de conscience (âcârya) ;
ce fut le maître du Dhyâna Hoei-si » ^ A l'âge de douze ans, il
perdit son maître Ghan-yu. Cette mort [268] paraît l'avoir vive-
ment frappé, à en juger par le récit saisissant qu'il en a fait plus
de quarante années après-. Il abandonna alors l'étude des lettres
profanes pour se vouer entièrement à celle des écritures canoni-
ques. A quatorze ans, il reçut la première ordination et, quand il
eut atteint Fàge légal, à vingt ans, l'ordination complète. Hoei-si
était alors devenu son upâdhyâya ; à son exemple et sous sa direc-
tion il s'adonna spécialement à l'étude du Vinaya, de la discipline,
qui devait rester l'objet de sa vie. Au bout de cinq années, sur le
conseil de son maître, il se sépara de lui, prit le bâton garni d'étain^
et se mit à voyager pour se perfectionner dans la connaissance des
castras. Cette période se termina par un long séjour à Tchang-
ngan, aujourd'hui Si-ngan-fou, qui était en ce temps la capitale '♦.
1. Ghavannes, p. ii. M. Cliu\ aimes a di^culi' ces divers titres dans ses notes, pp. 1
ol 140.
2. Takakusu, p. 204. — Un an avant sa mort, Clian-yu avait fait un tas de ses pro-
pres écrits et des livres qu'il possédait, et les avait réduits en pâte pour être employés
ainsi à la confection d'une statue. « Ses élèves ayant voulu l'en empêcher... le maître
leur dit : « Trop longtemps je me suis abandonné à cette littérature ; elle m'a égaré.
« Permettrai-je aujourd'hui qu'elle en égare d'autres? Ce serait leur faire un aussi
(( grand mal que si je leur administrais un poison mortel... Non, cela ne sera pas. Un
(( religieux risque de perdre de vue ses devoirs à trop bien réussir dans les occupa-
« lions profanes... Ce dont on ne veut pas pour soi-même, on ne doit pas le donner
« aux autres.» Sur quoi les élèves se retirèrent, lui donnant raison. Pourtant les livres
importants tels que le Shuo-vven et d'autres lexiques, il les donna aux élèves, en
ajoutant ces conseils : a Quand vous aurez fait une étude sommaire des classiques et
« des annales et acquis quelque connaissance des caractères, appliquez toute votre'
a attention à l'excellent canon bouddhique. Ne vous laissez pas enlacer par ce filet. »
[Ibid., p. 203). Ce passage montre bien que l'upàdhjâya n'était pas spécialement un
maître de religion. C'était le maître enseignant, le maître d'école ou le professeur,
selon l'âge et le degré d'avancement des élèves. Avec les Chinois comme avec les Hin-
dous, il faut toujours se défier un peu du solennel des définitions.
3. Le khakkara, en xisage chez tous les bouddhistes du nord; pour celui dont on se
servait en Chine, cf. Ghavannes, p. 11.
4. Takakusu, pp. 209, 210. Il était encore à Tchang-ngan en 670; Ghavannes, p. 114.
410 COMPTKS UKXOUS KT NOTICES
S'y est-il rencontré avec lliouen-tsang, de retour depuis 645 et
alors dans toute sa gloire ? Y a-t-il assisté en 664 aux magnifiques
funérailles que l'empereur fit faire au grand docteur ? On voudrait
le croire. Toujours est-il que l'exemple de son illustre prédécesseur
ne fut pas étranger à son projet d'entreprendre, lui aussi, le saint
voyage, a II admira, nous dit son biographe anonyme, la belle per-
sévérance do Fa-hian ; il aima le noble enthousiasme de Hiouen-
tsang 1 ». Il a évoqué lui-même le souvenir de l'un et de l'autre dès
le début de son mémoire ^. ^
[269] D'après son propre témoignage, c'est à l'âge de dix-huit
ans qu'il avait formé le dessein d'aller dans l'Inde ^i il en avait
trente-sept quand il put le réaliser. D'opulents bienfaiteurs, dont
il fit la connaissance dans l'automne de 671, l'envoyé impérial
Fong Hiao-tsuen et d'autres membres de la famille Fong, lui four-
nirent les ressources nécessaires : objets de prix, provisions de
choix, tout ce qu'il fallait pour un long yoyage^ ; car ce n'est pas
enbhikshu mendiant qu'on pouvait prendre la route de mer. Vers la
fin de son séjour à Tchang-ngan, il avait aussi trouvé plusieurs
compagnons : tous reculèrent au dernier moment, à l'exception
d'un seul, son disciple Ghan-king, qui partit avec lui, mais n'alla
que jusqu'à Çri-Bhoja dans Tarchipel, où il tomba malade et re-
tourna en Chine ^. Avant de mettre son projet à exécution, il était
retourné dans son pays natal : il nous parle des adieux de ses amis;
mais il ne dit rien de ses parents, qui devaient être morts; car,
pour détaché du monde que pût être un religieux, il n'était pas
exempté des devoirs de la piété filiale 6. Avant tout, il était allé
demander l'approbation de son maître lioei-si, qui la lui donna
sans réserve'. Il n'avait pas oublié non plus Ghan-yu, le maître
de son enfance. Il se rendit à sa tombe « pour rendre hommage et
prendre congé. Les arbres (plantés lors de l'enterrement), à ce
moment dépouillés par le froid, avaient crû de la grosseur d'un
empan, et les folles herbes remplissaient l'enceinte. Bien que le
monde des esprits nous soit caché, je rendis à mon maître tous les
1. Chavannes, p. 192.
3. Ibidem, p. 2.
3. Takakusu, p. 204. M. (Chavannes, qui suit le biographe anonyme, dit quinze ans,
p. HI.
4. Chavannes, p. IIG.
6. Ibidem, pp. lU, 126.
6. Voir ce «lu'il dit des égards de Tchou-i pour sa vieille mère ; Chavannes, p. 114.
7. Takakusu, p. 210.
ANNÉE 18 98 417
honneurs, comme s'il avait été présent. Faisant le tour (du tertre)
et regardant de tous côtés, je lui déclarai mon intention de voyager ;
j'implorai son aide spirituelle et exprimai mon désir d'acquitter
tout ce que je lui devais pour les grands bienfaits dont m'avait
comblé sa face bénie ' » .
Au commencement de la onzième lune de l'année 671, à l'entrée
de la mousson du nord-est, il partit de Canton à bord d'un bateau
persan, aussi étonné de se trouver en mer que le sire de Joinville
à la sortie de la Roche de Marseille^. Après une navigation d'une
vingtaine de jours dans la direction du sud, il arriva à Çri-Blioja.
« Je m'y arrêtai pendant six [270] mois; j'y étudiai par degrés
la science des sons (la grammaire sanscrite). Le roi me donna des
secours grâce auxquels je parvins au pays dé Malayou ; j'y sé-
journai derechef pendant deux mois. Je changeai de direction pour
aller dans le pays de Kie-tcha. Lorsque arriva la douzième lune,
on hissa la voile ; je remontai sur un bateau du roi et je me diri-
geai petit à petit vers l'Inde orientale 3. » Après avoir fait route
pendant plus de dix jours vers le nord, il passa en vue de la « terre
des hommes nus » et, de là, après une nouvelle navigation de plus
d'un demi-mois vers le nord-ouest, il atteignit Tàmralipti ^. Il y
arriva le huitième jour de la deuxième lune de l'an 673 \
Des cinq localités nommées dans cet itinéraire, les deux der-
nières sont identifiables: Tàmralipti est représenté aujourd'hui par
Tamlouk, sur un affluent de FHougly, et la « terre des hommes
nus » répond aux lies Lankabâlous des relations arabes, c'est-à-
dire au groupe desNicobar. Les insulaires n'acceptaient en échange
de leurs produits que du fer : en notant qu'ils appelaient ce métal
loha^ I-tsing nous apprend que la lingua franca de ces parages
était alors, en partie du moins, un jargon indien^.
Pour les trois autres, on n'arrive qu'à des probabilités plus ou
1. Op. cit., p. 204 et p. xviu, où la traduction a été rectifiée, probablement d'après
la paraphrase qu'avait donnée M. Chavanncs, p. m,
2. Ghavannes, pp. llG-117; Takakusu, pp. 211 et xxix. — La mention de ce bateau
persan est jusquici, je crois, le seul témoignage d'un trafic direct par mer entre la
Chine et l'Asie antérieure.
3. Ghavannes, p. 119.
4. Ibidem, p. 120.
5. Takakusu, p. 211. — Il a dû s'arrêter en route, puisciue ses \ingt-cinq à trente
jours de navigation lui ont pris plus de deux mois.
6. Les diverses formes du nom témoignent dans le même sens : Lankabâlous, Nak-
kavàram, Nacabar, Nicubar, etc., paraissent remonter à une expression indienne
nagnavâra^ « séjour des hommes nus ».
Religions de lI>de. — IV. 27
418 COMPTi:S RENDUS ET NOTICES J
i
moins fragiles. C'étaient les escales ordinaires de la route de l'Inde ]
à travers l'Archipel : partant de Çrî-Bhoja et allant de Test à l'ouest,
on avait quinze jours de navigation jusqu'à Malayou et quinze ;
autres jours de Malayou à Kie-tcha^ Les deux traducteurs sont;
d'accord pour placer ces trois stations sur la côte septentrionale de j
Sumatra ; ils le sont aussi pour mettre Kie-tclia à l'extrémité nord- ;
ouest, dans l'État actuel d'Atchen, ce qui n'est qu'une conjecture. ]
1-tsing nous dit que, pour s'y rendre en partant de Malayou, il a ;
<( changé de direction ». okns une navigation de cabotage, il a pu i
facilement se tromper ; la remarque serait pourtant singulière, s'il j
avait continué simplement à suivre la côte. Il est donc tout aussi j
permis de chercher cette station en face, sur la côte malaise : tout \
ce qu'on peut dire, c'est qu'elle a dû se trouver quelque part au ;
débouché de la passe de Malacca. Malayou est un ethnique et,' de :
ce fait, comporte déjà une première indétermination. M. Chavannes j
y [271] reconnaît le Malajur de Marco Polo et l'identifie avec [
Palembang, que les Javanais, d'après les Commentaires d'Albu-^
querque, appelaient Malayo ; par suite, il place Çrî-Bhoja tout à '
l'extrémité orientale de l'île, dans la résidence actuelle de Lam-
pong. Mais ce témoignage de l'auteur des Commentaires est ba- i
lancé par celui de Barros, qui, en énumérant les royaumes de ]
Sumatra, distingue Palembang de Malayo ; il place ce dernier à |
l'est de l'autre, avec Tana entre les deux. C'est au contraire Çrî- -
Bhoja que M. Takakusu identifie avec Palembang, et il donne \
quelques bonnes raisons à l'appui de cette identification ; il est par 1
suite obligé de faire en sens inverse pour Malayou ce que M. Cha- S
vannes a du faire pour Çrî-Bhoja, le reporter d'autant à l'ouest sur |
la côte, en un point où il n'y en a point d'autres indices. En
somme, les données, quand elles ne sont pas vagues, sont en con-
flit. La difficulté se complique encore du fait que ces noms dési-
gnent àla fois des villes et les États, d'étendue sans cesse variable,
dont ces villes étaient les capitales. Il en résulte que tel témoi-
gnage qui, à première vue, paraît décisif, est de peu de secours
quand on l'examine de plus près. C'est ainsi qu'I-tsing nous ap-
prend que, dans le pays de Çrî-Bhoja, le gnomon ne marque pas
d'ombre à midi « au milieu du huitième mois et au milieu du prin- l
temps' ». M. Takakusu pense qu'il faut entendre par là a aux deux J;
1. Chavannes, ••> 14 i.
2. Takakusu, p. 113.
ANXKE 1898 419
équinoxes ». Et, en effet, les mois chinois étant mobiles, la phrase
n'aurait guère de sens si elle n'avait pas celui-là. Il résulte donc
de cette observation d'I-tsing que le pays (non la ville) de Çrî-
Bhoja confinait à Téquateur, qu'il n'était pas réduit à l'extrémité
sud-est de Sumatra, qu'il en occupait au contraire la côte au moins
aussi loin vers le nord que Palembang (2" 50' lat. S.) et probable-
ment au delà. Mais que peut-on en conclure pour Çri-Bhoja la
ville, dont la situation pourtant nous intéresse le plus ? Pas même
qu'il faille la chercher en Sumatra et pas plutôt dans l'île voisine,
en Java. Car c'est bien là qu'on la chercherait de préférence d'après
ce qu'I-tsing rapporte du haut degré qu'y avait atteint la culture
hindoue, culture qui a toujours été plus intense en Java qu'en
Sumatra. La distance ne ferait pas difficulté ^ Il ne faut guère
plus de temps pour aller à Palembang de Batavia que de Lampong.
D'autre part nous voyons que le roi de Çri-Bhoja faisait le com-
merce du [272] dehors, dont il avait probablement le monopole,
comme l'avaient aussi des rois de l'Inde : c'est sur un bateau du
roi qu'I-tsing fit sa traversée; c'est encore sur un bateau du roi
qu'un autre pèlerin, Ou-hing, fit la sienne-. Dans ces conditions,
des établissements même lointains n'ont rien dont on doive s'éton-
ner. Ils ne s'étendaient sans doute pas loin dans l'intérieur des
terres^ et on peut se les figurer moins comme des possessions
que comme des comptoirs. Encore moins la supposition serait-elle
contraire à ce que nous entrevoyons des anciens rapports entre les
deux îles. C'est Java qui est le siège de la civilisation et de la puis-
sance ; c'est là probablement qu'était le centre de cet empire de
Zabedj que les Arabes trouvèrent deux siècles plus tard dominant
sur beaucoup d'îles. Cet empire aussi, M. Chavannes le cherche
en Sumatra; il y voit un Çri-Bhoja devenu beaucoup plus grand
que celui qu'I-tsing a connu et il tient même les deux noms pour
identiques. Il est plus probable qu'ils n'ont rien de commun et
qu'il n'y a pas lieu de renoncer à l'opinion déjà ancienne que Zabedj
est simplement une déformation arabe de l'ancien nom sanscrit de
Java, Yavadvîpa, devenu 'laêaStou chez Ptolémée. Je sais bien que
1. La considération des distances serait plutôt en faveur de Java : Malayou, qu'il
faut probablement placer dans les parages de Palembang, était à peu près à égale dis-
tance (quinze jours de navigation) de Kie-tcha, à l'entrée nord du détroit de Malacca,
d'une part, et, d'autre part, de Çri-Bhoja ; ce dernier devait donc être bien plus loin
vers lest que Lampong : la côte de Java seule offre la marge nécessaire.
2. Chavannes, p. 144.
3. Odoric de Pordenone et Marco Polo ont trouvé la barbarie à Sumatra.
420 COMPTES RENDUS ET NOTICES ' :
cela ne prouve pas grand'chose en faveur de Java, le nom ayant été '\
appliqué indifféremment aux deux îles ^ ; mais cela prouve encore 1
moins en faveur de Sumatra. Encore pour Marco Polo, il y a deux J
Java; mais c'est notre Java qui, bien que de beaucoup la plus pe- i
tite des deux, est Java la Grande; Sumatra n'est que Java Mineure. '
D'ailleurs est-il bien sur que cet empire de Zabedj n'ait pas déjà |
existé du temps d'I-tsing ? Dans ses deux mémoires, surtout dans \
le second, le texte est accompagné de notes et, dans ces notes, il ]
est dit à plusieurs reprise^ que « Malayou est maintenant Çrî- ;
Bhoja », c'est-à-dire qu'il en est devenu dépendant. M. Ghavannes,
s'appuyant sur certaines expressions, pense que ces notes ne sont ]
pas d'I-tsing^, qu'elles ont été ajoutées au temps de la dynastie ]
Tcheou (951-960). M. Takakusu donne de ces expressions une :
autre explication et soutient au contraire l'authenticité des notes 3. ^
Je ne suis pas juge du différend; je ferai remarquer seulement que \
l'observation d'I-tsing sur l'absence d'ombre [273] aux équinoxes j
semble donner raison à M. Takakusu. Malayou ne peut pas avoir [
été bien éloigné de Palembang ; là-dessus Barros et le fils d'Albu-
querque sont d'accord. Or l'observation montre que Çri-Bhoja ;
dès lors s'étendait au delà de Palembang et, par conséquent, com- !
prenait Malayou. L'état de choses visé dans les notes existait donc ]
déjà du temps d'I-tsing et, comme rien ne défend de placer la ca- <
pitale de Çri-Bhoja en Java, une domination insulaire assez sem- I
blable au Zabedj des Arabes est parfaitement admissible dès la fin i
du \iv siècle. ^
I-tsing ne nous donne donc guère que des possibilités pour l'iden- i
tification^ des lieux' qu'il a visités lui-même dans ces parages ; à
plus forte raison ne renseigne-t-il que médiocrement sur ceux, en
bien plus grand nombre, dont il ne parle que par ouï-dire. Les deux
traducteurs ont fait tout le possible pour tirer bon parti de ces
mentions, et peut-être n'y a-t-il à leur reprocher parfois que de
n'avoir pas été assez défiants. Je ne puis pas ici les suivre dans
toutes ces identifications; je me bornerai à en donner encore deux
exemples : l'un, parce qu'il montre bien à quelle sorte d'incerti-
1. Pour la même raison, il n'y a rien à conclure du fait qu'I-lsing (Chavanncs, 181,
1S6) et Albirbuni {Indica, trad. Sachau, I, 210) donnent le nom d' « lie d'or, Suvar-
nadvipa » à Çrî-Bhoja et à Zabedj. Bien que justiQô seulement pour Sumatra (Java ne
produit pas d'or), ce nom a été commun aux deux îles. Chez Albirouni, il désigae
l'archipel en général.
2. Ghavannes, pp. 37, 202.
. Takakusu, pp. 7, 214.
ANNÉE 1898 421
tudes on se heurte ici dans les cas les plus favorables ; l'autre,
parce que c'est une des rares occurrences où I-tsing parait nous
mettre réellement sur la voie d'une solution.
I-tsing mentionne fréquemment un royaume de Ho-ling (aussi
écrit Po-ling) : c'était également une station de la route de l'Inde
et un centre de culture hindoue. Les deux traducteurs s^accordent
à le placer sur la côte septentrionale de Java et M. Chavannes
(p. 42) produit des autorités qui lui assignent cette position. De
plus, comme une de ces autorités le met à quatre jours de naviga-
tion à l'est de Çri-Bhoja, que M. Chavannes identifie, ainsi qu'on
l'a vu, avec l'extrémité occidentale de Sumatra, il en conclut que
Ho-ling a dû se trouver de l'autre côté du détroit de la Sonde, à
l'extrémité occidentale de Java, dans le territoire de Bantam.
A part l'objection que le site de Çri-Bhoja, lui-même indéter-
miné dans une grande mesure, ne peut servir à préciser à ce
point celui de Ho-ling, la côte de Java conviendrait parfaitement.
Mais voici, comme par un mauvais sort, que M. Takakusu
(p. xLvii) trouve dans les annales chinoises un autre passage où il
est dit qu'à Ho-ling, au solstice d'été, le gnomon projette au sud
une ombre sensiblement inférieure au tiers de sa hauteur, ce qui
donne plus de six degrés de latitude nord ', tandis que la côte sep-
tentrionale de Java est entre 6 et 7 degrés de latitude sud. Je ne
pense pas qu'il faille pour cela renoncer à la côte de Java et
[274] et chercher sur celle de Bornéo ou du continent ; mais on se
sent troublé tout de même. L'énoncé chinois est-il à retourner-^
ou y avait-il deux Ho-ling ? Si ce nom représente réellement, comme
on l'a supposé, le simscrii Kalinga, la deuxième supposition n'au-
rait rien d'improbable. Ce n'est pas seulement à Java, c'est dans
toute l'Indo-Ghine que le Kalinga paraît avoir fourni une notable
portion de l'immigration hindoue; aujourd'hui encore, tout le long
de la côte, de la Birmanie à la péninsule malaise, on trouve éche-
lonnés les établissements des Klings.
L'autre exemple concerne le F'ou-nan. Ce nom a donné lieu aux
identifications les plus diverses ; on l'a appliqué successivement au
Tonkin, à Campa, au Siam, à l'Annam. MM. Chavannes et Taka-
kusu se prononcent pour le Siam, M. Takakusu plus particulière-
1. Au juste 6° 18'. Le calcul de M. Takakusu est bien établi; mais, numériquement,
il est inexact.
2. Pour le rendre applicable à Java, il faudrait changer le solstice dété en solstice
d'hiver et faire porter l'ombre au nord.
422 COMPTFS RENDUS ET NOTICES
rement pour le Siam oriental, aux confins du Cambodge. Mais je
crois qu'I-tsing ici nous vient réellement en aide et permet d'être
plus précis. Il nous dit en effet que « cette contrée est le prolonge-
ment méridional de l'Inde ; ce n'est point une des îles de la mer . ^)
Gomme l'orientation entre ces divers pays était surtout déterminée
par leurs côtes, la remarque de notre auteur no peut guère viser
qu'un pa3'S riverain du golfe de Bengale ; on concevrait difficile-
ment qu'il l'eut faite à propos d'une région comme le Siam pro-
prement dit, qui est séparé de la mer indienne par l'énorme pro-
jection de la péninsule mal'^se. D'autre part, le Fou-nan, qui,
selon I-tsing, était au sud-ouest de Campa, à la distance d'un
mois, était contigu au Cambodge qui, selon les annales chinoises,
se l'était récemment soumis. C'est donc bien du Siam qu'il s'agit,
mais du Siam déterminé par la côte occidentale, la possession bri-
tannique actuelle de Tenasserim, au sud de la baie de Martaban,
qui seule pouvait, aux 3'eux d'un Chinois, apparaître comme « le
prolongement méridional de l'Inde ». 1-tsing nous apprend en
outre que, jusqu'à une époque récente, le Bouddhisme y avait été
florissant ; mais qu'un méchant roi l'y avait ruiné et qu'au temps
de la rédaction du mémoire (vers 690), il ne s'y trouvait plus de
bouddhistes ~. Peut-être y a-t-il un rapport entre cette ruine tempo-
raire dd Bouddhisme et la conquête du ]^ou-nan par le roi du Cam-
bodge Içânavarman l^^ en 626. Par leurs inscriptions, nous savons
en effet que ce prince et son successeur Jayavarman I^"" étaient
brahmanistes et, sans être des persécuteurs au sens propre du
mot, ils ont pu fort bien ne pas être respectueux des immunités
des communautés bouddhistes. Ces-inscriptions ne disent rien de
cette conquête et malheureusement, [27o] pour les années qui
vont de 667 à 802, par conséquent pour l'époque à laquelle écri-
vait I-tsing, il y a une lacune dans les documents épigraphiques
du Cambodge. Nous savons seulement que la conquête a été du-
rable et qu'au x« siècle encore la domination khmère comprenait le
bassin du Ménam. Quant à Tépigraphie siamoise, elle n'a livré
jusqu'ici qu'un seul document vraiment ancien : une inscription
non datée, mais qui peut fort bien être antérieure à la conquête ;
elle est bouddhiste -^ Kn attondaiit que de nouvelles découvertes
viennent confirmer ces données d'I-tsing, on peut, je pense, dès
1. Takakusu, p. 12.
2. Ibidem.
3. Fournereau, le Siam ancien (Annales du Ma&6e Guimcl, I. p. 127).
ANNÉE 1898 423
maintenant et sans grande chance d'erreur, admettre que, pour lui,
Fou-nan désigne la côte de Tena^serim et le hinterland.
Mais il est temps de rejoindre notre voyageur, que nous avons
laissé débarquant à Tâmralipti, à l'embouchure du Gange. Il y fit
la rencontre d'un compatriote, Tatcheng-teng i, qui avait été un
disciple de lliouen-tsang et qui, après avoir visité Geylan et par-
couru une grande partie de l'Inde, habitait Tâmralipti depuis douze
années'-. Il demeura avec lui une année 3, étudiant le sanscrit. Puis
ils partirent ensemble pour le Magadha, la terre sainte du Boud-
dhisme. Ils s'étaient joints à une caravane de plusieurs centaines
de marchands. A dix journées de marche de Mahâbodhi, dans un
pays de -hautes montagnes et d'étangs S I-tsing fut pris d'une in-
disposition subite et dut rester en arrière de ses compagnons : a Je
marchais solitaire dans les défilés périlleux. Vers le soir, des bri-
gands de la montagne accoururent; ils tendaient les cordes de
leurs arcs, prêts à lancer des flèches, et poussaient de grands cris ;
ils vinrent me regarder et se moquèrent de moi entre eux ; ils com-
mencèrent par me dépouiller de mon habit de dessus, puis ils m'en-
levèrent mon vêtement do dessous ; tout ce que j'avais sur moi de
courroies et de ceintures, ils me l'arrachèrent aussi. A ce moment
je pensais, en vérité, que j'allais dire adieu pour longtemps aux
générations humaines et que je ne satisferais pas mon désir d'ac-
complir un pèlerinage d'adoration, — que mes membres seraient
dispersés sur les pointes des lances et que je ne réussirais pas
dans mon espoir de faire des recherches originales. En outre, c'était
un bruit répandu dans le pays que, si on prenait [276J un homme
de couleur blanche, on le tuait pour l'offrir en sacrifice au ciel.
Quand je pensai à ces récits, mes inquiétudes en furent redoublées.
J'entrai alors dans une fondrière et je m'enduisis de boue tout le
corps ; je me couvris de feuilles et, m'appuyant sur un bâton, je
m'avançai lentement... A la deuxième veille de la nuit, j'eus le
bonheur d'atteindre mes compagnons; j'entendis le vénérable Ta-
tcheng-tcng qui me jetait de longs appels en dehors du village ;
dès que nous nous fûmes retrouvés, il s'occupa de me donner un
1. I-tsing a raconté sa Aie: c"csl la 328 Jq recueil.
2. Chavannes, p. 71.
3. Ibidem, p. 122. Ailleurs (ïakakusu, p. 211) il dit avoir repris son voyage le
o" mois; ce séjour n'aurait donc été que de trois mois, à moins qu'il ne s'agisse du
5* mois de l'année suivante, 674.
4. Probablement aux environs de la montagne de Parasnatli, qui est un lieu de pèle-
rinage pour les Jainas.
424 COMPTES RENDUS ET NOTICES
habit et de laver mon corps dans un étang. Je pus alors entrer
dans le village ' . »
Prenant alors vers le nord, I-tsing se rendit au grand couvent
de Nâlanda et, delà, au sanctuaire de Mahâbodhi à Gayâ. Après
avoir visité tous les lieux saints de cette région privilégiée, il acheva
ce qu'il appelle sa tournée de pèlerin, mais sur laquelle il est ex-
trêmement avare de détails. Il nous apprend sommairement qu'il a
été à Vaiçàlî, à Kuçinagara, à Bénarès ; mais on se demanderait
s'il a poussé jusqu'à Kapil^vastu au nord, jusqu'à Çiàvastî au
nord-ouest, si M. Takakusu n'en avait pas trouvé la preuve dans
un autre de ses ouvrages-. Il revint ensuite à Nâlanda et y de-
meura dix années, étudiant les écritures et recueillant des manus-
crits des livres canoniques ^. Tatcheng-teng était mort dans l'inter-
valle, à Kuçinagara, aux lieux mêmes où le Buddha était entré
dans le Nirvana ^, et à Nâlanda même, I-tsing avait trouvé un
autre compagnon d'étude, son compatriote Ou-hing\ Puis le mo-
ment arriva où tous deux songèrent au retour : Ou-hing pensait
rentrer en Chine par la route de terre, celle du nord; I-tsing s'ap-
prêta à reprendre la route de l'est et du sud par laquelle il était
venu. « Nous ndus accompagnâmes à partir du temple de Nâlanda
et nous allâmes daus la direction de l'est à une distance de six
yojanas. Chacun de nous pensait au chagrin de nous séparer vi-
vants l'un de l'autre ; tous deux nous entretenions l'espoir d'une
nouvelle réunion ; en songeant à l'immensité de la tâche qui nous
restait à faire, nous essuyions l'un l'autre nos pleurs avec nos
manches. Il avait alors cinquante-six ans. » Ils ne devaient plus
se revoir. Quelques années après, à la rédaction du mémoire,
I-tsing ne savait pas ce qu'était devenu son ami, ni s'il était vivant
ou mort; mais M. Chavannes nous apprend d'après une autre
source qu'Ou-hing ne revint point en Chine et qu'il mourut dans
l'Inde du Nord^. Leur séparation s'était faite en 685 '. Cette même
année, I-tsing [277] prit le chemin du retour : « Je me rendis de
nouveau dans le pays de Tâmraliptî ; avant d'y être arrivé, je
rencontrai une forte troupe de brigands; c'est à grand'peine que
1. Chavannes, pp. 122-123.
2. Takakusu, p. lui.
.S. Chavannes, p. 125.
4. Ibidem, p. 73.
5. Sa biographie est la 52* du recueil.
6. Chavannes, p. 147.
7. Ibidem, p. 10.
ANNÉE 1898 , 425
j'évitai d'être tué par le glaive et que je pus conserver ma vie du
matin jusqu'au soir. Après cela, je m'embarquai ; je passai dans
le. royaume de Kié-tcha. Les textes sanscrits du Tripitaka que je
rapportais formaient plus de cinq cent mille stances qui, dans la
traduction chinoise, rempliraient bien mille rouleaux; je les pris
avec moi et m'arrêtai dans le pays de Çri-Bhoja^. »
Ce deuxième séjour à Çri-Blioja dura près de quatre années 2.
I-tsing ne donne pas les motifs qui l'y décidèrent ; il se borne à
dire qu'il employa ce temps de diverses façons, n'étant pas encore
déterminé à quitter ce lieu pour rentrer dans sa patrie 3. Mais ces
motifs ne sont pas difficiles à deviner. Il avait à mettre en ordre
et à rédiger ses notes, à étudier et à transcrire ses manuscrits et
à en préparer du moins la traduction chinoise. Pour tout ce tra-
vail, cette station lui offrait d'excellentes ressources : « Dans la
ville fortifiée de Çrî-Bhoja, nous dit-il ^, les religieux bouddhistes
sont au nombre de plus de mille, appliqués à l'étude et aux bonnes
pratiques. Ils approfondissent toutes les matières, exactement
comme dans le Royaume du Milieu (l'Inde) ; les règles et les céré-
monies sont les mêmes. Un religieux chinois qui désire se rendre
dans l'Occident, pour entendre et lire (c'est-à-dire pour suivre des
leçons et étudier les écritures originales), fera bien de s'arrêter là
une année ou deux, d'y pratiquer les bonnes règles et ensuite seu-
lement d'aller dans l'Inde centrale. )) Outre la faveur du roi, qui
était un protecteur du Bouddhisme, il trouvait donc là des secours
pour ses travaux qui lui eussent fait défaut en Chine. D'autre part,
les relations avec la Chine y étaient faciles et fréquentes et de
celles-ci aussi I-tsing avait besoin, comme le montre la plus sin-
gulière de toutes ses aventures :
« A l'embouchure de la rivière de Çri-Bhoja^, je montai à bord
d'un bateau, pour envoyer une lettre de créance destinée à être
montrée aux gens de Canton pour demander du papier et des ta-
blettes d'encre, afin [278] de transcrire les textes sanscrits, et
1. Chavannes, p. 125.
2. Takakusu, p, 185. Je suis ici la computation de M. Chavannes, qui place ces
quatre années de 685 à 689. M. Takakusu, qui met le départ de l'Inde en 688 seule-
ment, les place de 688 à 692.
3. Takakusu, p. 185.
4. Dans le Mûlasarvâstivâda-ekaçata-karman, un autre ouvra-ge d'1-tsing, cité par
M. Takakusu, p. xxxiv.
5. Comme tous les anciens ports, Çrî-Bhoja était en rivière. C'est là un des argu-
ments qui ont décidé M. Takakusu à le chercher à Palembang.
426 COMPTAS RKXDUS ET NOTICES
aussi pour engager des scribes. Juste à ce moment les marchands
eurent un vent favorable ; ils levèrent les voiles et les déployèrent
dans toute leur hauteur; ainsi portés par elles, nous arrivâmes
(en Chine) ; quand môme on aurait demandé à s'arrêter, il n'y
aurait pas eu moyen de le faire. Par là on reconnaît que c'est l'in-
fluence du karman qui décide, et non les projets que l'homme peut
faire ^ »
Ainsi enlevé par surprise, I-tsiiig arriva à Canton le 20^ jour
de la septième lune de l'an 689'-. Il n'y resta que trois mois. Après
des démarches, qu'il racont^^en détail et au cours desquelles il
reçut les encouragements et l'appui le plus efficace du clergé, il
remit à la voile pour Çri-Bhoja le premier jour de la onzième lune
de la même année 3, emmenant avec lui quatre religieux qu'il avait
intéressés à son œuvre de la conquête des textes sacrés. Ce sont
ces quatre compagnons dont les biographies forment le supplé-
ment du recueil^. Ils restèrent trois années avec \m'\ étudiant le
sanscrit et le malais, l'aidant à copier et à traduire des textes. Au
bout de ce temps, ils le quittèrent: l'un alla à Ho-ling, où il mou-
rut; un autre se fixa à Çri-Bhoja, renonçant à toute idée de re-
tour ; deux seulement revinrent en Chine ; l'un y mourut au bout
de trois autres années ; du dernier, I-tsing n'eut plus de nouvelles,
malgré tout ce qu'il put faire pour s'en procurer '\ Le supplément,
qui nous donne ces détails, a donc été rédigé ou du moins achevé
au plus tôt six années après la fin de l'an 689, c'est-à-dire en 695
et très probablement plus tard, quand I-tsing lui-même était de re-
tour en Chine. Quant aux cinquante-six premières biographies, il
les avait écrites à Çrî-Bhoja, avant 692, année où il en envoya le
recueil en Chine. Il y avait à Çrî-Bhoja un religieux du nom de
Ta-tsin, qui y était venu avec le projet d'aller dans l'Inde. I-tsing
l'engagea à retourner en Chine afin d'obtenir du gouvernement la
fondation dans l'Inde d'un monastère à l'usage des pèlerins chi-
nois. Ta-tsin s'embarqua le 15'' jour de la cinquième lune de
1. J'ai suivi l'iiilerprétalion que M. Takakusu a donnée de ce passage, p. ixxiv
D'après M. Cliavannes, p. 176, I-lsinar sor;iil monté à bord avec l'intention de faire le
voyage.
2. Chavannes, p. 177.
3. Chavanue», p. 179.
4. Les n" .')7 à 60, qui vont de l;i p;tge It'.l à l;i im::- lui ,le I,. Iraduclion <U^ M. '.lia-
vannes.
5. Chavannes, p. 189.
6. Ibidem, p. 190.
ANNKE 1898 427
l'an 692 : « Je lui ai confié, dit I-tsing, des traductions nouvelles
en dix chapitres de siitras et de castras divers, le traité en quatre
chapitres sur la Loi intérieure envoyé des mers du Sud (c'est le
traité traduit par M. Takakusu), le traité en deux chapitres sur
[279] les religieux éminents qui ont été chercher la Loi dans les
pays d'Occident (c'est le recueil traduit par M. Ghavannes '). »
Ainsi les deux .ouvrages ont été écrits à Çri-Blioja avant le mi-
lieu de l'an 692. Pour le traité traduit par M. Takakusu, on a
même une limite supérieure : par divers passages, notamment par
celui où l'auteur dit qu'il était de retour à Çri-Bhoja depuis plus de
quatre ans 2, on voit que ce traité et tout particulièrement les cha-
pitres si précieux d'histoire littéraire ne sont pas antérieurs à 690.
I-tsing ne revint en Chine qu'en 695, le second mois de l'été.
C'est sa biographie, écrite à l'époque de la dynastie Song et qui a
été traduite en appendice par M. Ghavannes, qui nous a conservé
cette date. Elle relate aussi les honneurs qui lui furent rendus à son
retour à Lo-yang, qui était alors la seconde capitale, par l'impé-
ratrice Ou, une méchante femme, mais une zélée bouddhiste, qui
s'était emparée du pouvoir au détriment de son fils : « L'impéra-
trice céleste alla en personne le recevoir au dehors de la porte su-
périeure de TEst. Les religieux de tous les temples, formant un
cortège avec des bannières, des dais, des chants et des fanfares,
marchaient devant. Par décret impérial, il fut établi dans le temple
Fo-cheou-ki3. »
Gomme lliouen-tsang, il consacra ses dernières années à la tra-
duction des textes canoniques. « Il rapportait près do quatre cents
ouvrages formant ensemble cinq cent mille stances, une reproduc-
tion de l'image fidèle qui se trouve au Bodhimanda (à Gayâ) et
trois cents reliques'*. » Pourvu d'une commission impériale, il se
mit à l'œuvre, d'abord camme assistant de Çikshânanda, un reli-
gieux natif de Khoten ; à partir de l'année 700, il eut seul la direc-
tion du travail. Ces traductions officielles étaient en effet des œu-
vres collectives, le produit d'une collaboration minutieusement et
savamment réglée, que M. Ghavannes nous décrit d'après le recueil
de biographies rédigé sous la dynastie Song : « Des commissions
étaient nommées par l'empereur ; à leur tête était placé un reli-
1. Cluivaanes, p. 160.
2. Takakusu, p. 185.
3. Ghavannes, p. 194.
4. Ibidem, p. 193.
428 COMPTES RENDUS ET NOTICES
gieux qui signait de son nom l'œuvre achevée ; mais sous ses or-
dres il avait jusqu'à huit ou neuf sortes de fonctionnaires chargés,
les uns de contrôler la correction des textes sanscrits, les autres
de rédiger la traduction, d'autres d'en polir le style, d'autres d'en
vérifier l'exactitude ; dans une des commissions présidées par
I-tsing, il y eut jusqu'à vingt personnes nommées uniquement pour
polir le style ; souvent le nombre total des membres dut être d'une
cinquantaine ; parmi eux [280] se trouvaient presque toujours
quelques Hindous ^ . » I-tsing t^^aduisit ainsi cinquante-six ouvrages
formant deux cent trente volumes, dont la biographie traduite par
M. Chavannes donne la liste et qui font encore partie du Tripitaka
chinois. Outre ces traductions, on a de lui des œuvres person-
nelles : les deux traités qui font l'objet de cette notice et trois opus-
cules sur la discipline. Trois autres ouvrages qu'il mentionne,
mais qu'on n'a pas encore retrouvés, une Relation de l'Occident,
les Vies des dix hommes vertueux de l'Occident et une Relation du
Madhyadeça seraient aussi de lui, de l'avis de M. Takakusu-.
Peut-être en mentionue-t-il un quatrième, une Relation de son
deuxième voyage aux mers du Sud, dont il est question en tête de
son supplément au mémoire sur les religieux éminents^. Mais ni
M. Chavannes ni M. Takakusu n'ont vu là un titre d'ouvrage, et
il est téméraire de juger en pareille matière sur simple traduc-
tion.
« Il mourut en 713, âgé de soixante- dix-neuf ans ; il avait été
dans les ordres cinquante-neuf ans. Ses funérailles furent faites
aux frais publics... La pagode élevée en son honneur se trouve
aujourd'hui (à l'époque de la dynastie Song, 960-1278) sur une
hauteur, au nord' de la Porte du Dragon, à Lo-yang^. »
[Journal des savants^ juillet 1898.)
[i2o] Je me suis arrêté longuement à la vie d'I-tsing parce
qu'il m'a semblé que c'était le moyen le plus sur de donner une
1. Chavannes, p. i\.
2. Takakusu, p. 21<;.
3. Cliavannes, p. IGl,
4. Ihidein, pp. 2(X)-201.
ANNÉE 1898 429
idée vivante et exacte de ces biographies de pèlerins. Les autres
sont beaucoup moins personnelles et toutes, ou presques toutes,
sans être taillées sur le même patron, présentent un grand fonds
de traits communs. De ces traits communs le plus caractéristique
est qu'elles nous retracent non de simples pèlerinages, mais des
voyages d'étude, de véritables entreprises scientifiques. Tous ces
pèleriiïs sans doute n'étaient pas des I-tsing ; mais les plus hum-
bles n'obéissaient pas seulement au désir de visiter les saints lieux ;
ils étaient mus, en outre, par le dessein d'acquérir pour eux-
mêmes, afin de pouvoir ensuite la répandre autour d'eux, une
meilleure connaissance de la sainte Loi. De là la grande durée de
ces pérégrinations ; on partait jeune et, si l'on ne restait pas en
route, ce qui arrivait neuf fois sur dix ^, on revenait vieillard. Et
c'est aussi là ce qui, plus que [426] les difficultés et les périls du
voyage, donnait quelque chose d'héroïque à la vocation.
De ces difficultés et de ces périls, les relations qui nous sont
parvenues tracent de vives peintures et I-tsing, à son tour, ne
manque pas une occasion de les rappeler ou de les décrire. Il parle
avec émotion des dangers de la route de mer, des « masses d'eau
des vagues soulevées par le poisson gigantesque, des gouffres
énormes et des flots qui, s'élèvent jusqu'au ciel ». Il n'est pas moins
éloquent sur ceux de la voie de terre, qu'il n'a pourtant pas af-
frontés, sur les terreurs qui assaillent le voyageur après le pas-
sage de a la barrière de pourpre » (la Grande Muraille) et qui le
suivent tout le long du « chemin sauvage », parmi « les sables mou-
vants )) de la Gobi, plus loin à la traversée des « Monts des Oi-
gnons » ou au milieu « des précipices des dix mille montagnes »,
qui barrent la route au delà des Portes de fer ; plus loin encore à
travers les « immensités des déserts pierreux du pays de l'Elé-
phant » (l'Inde) 2. Les attaques de brigands dans les défilés, de
pirates sur les fleuves reviennent fréquemment dans ses récits, et
nous avons vu qu'il n'a pas été lui-même plus heureux sous ce rap-
port que beaucoup de ses confrères et que ne l'avaient été avant
eux Fa-hian et Hiouen-tsang. C'étaient là, à coup sûr, des chances
1. «Pour des dizaines qui verdirent et fleurirent et pour plusieurs qui entreprirent,
il y en eut à peine un qui noua des fruits et donna des résultats véritables, et il y
en eut peu qui achevèrent leur œuvre. » (Ghavannes, p. 4.) — De ceux qui étaient
venus dans l'Inde peu de temps avant I-tsing, il ne restait, au moment où fut écrit le
mémoire, que cinq de vivants ; les autres « étaient tombés comme une pluie douce »
l. cit., p. 9), et bien peu nombreux sont ceux dont il a pu noter le retour en Chine.
2. Chavannes, pp. 3-5 et passim.
430 COMPTES RENDUS ET NOTICES
peu rassurantes, qu'il ne faudrait pourtant pas exagérer. En
somme, les risques étaient probablement moindres que ceux de
nos anciens voyages d'outre-mer ou ceux dont sont menacées en-
core aujourd'hui les caravanes de la Mecque.
Des différentes routes de terre, la plus courte, celle qui, du
Yunan, prend à travers les hautes vallées de l'Indo-Chine, était
impraticable, bien que jadis, à l'époque des Guptas, d'après une
tradition qu'I-tsing nous a conservée ', elle eût été suivie par une
vingtaine de pèlerins. Une autre, par le Tibet et le Népal, avait
été ouverte quelque temps auparavant, durant le règne au Tibet
de la princesse chinoise Weng-tchang, mais s'était refermée depuis.
Restait la troisième, celle qu'avaient prise Fa-hian et Hiouen-tsang,
la seule que les relations nous décrivent. Elle gagnait, par deux
chemins principaux, le défilé des Portes de fer et la haute vallée
de rOxus et pénétrait dans ITnde par les passes de l'Hindoukoush.
Elle était longue et fatigante, hérissée d'obstacles naturels formi-
dables, que rimagination des Chinois grossissait encore en les
personnifiant en de méchants démons. Mais c'était après tout une
ancienne ['527] route de trafic et dont le parcours, à cette époque,
se trouvait encore entièrement en territoire plus ou moins boud-
dhiste. Une fois sorti de Gliine, la principale difficulté qu'y avait
éprouvée Hiouen-tsang de la part des hommes avait été de se voir
accaparé par un chef de horde, qui se refusait à laisser repartir un
si saint homme. Ce qui, du reste, montre bien que cette route était
plus difficile que dangereuse, c'est qu'elle a fait longtemps con-
currence à la route de mer. De P'a-hian à Hiouen-tsang, pendant
plus de deux siècles, elle ne cessa d'être fréquentée par les pèle-
rins ^ et, des soixante voyageurs dont I-tsing raconte l'histoire,
douze au moins (les n°* 1-6, 30, 32, 38-41) la suivirent, parfois
dans les deux sens, à l'aller et au retour, le n"* 1 même à deux re-
prises''. Un siècle plus tard (751-790), c'est encore celle que prend
Ou-khong^ et, jusqu'à la fin du x*' siècle, elle ne cessa pas d'être
pratiquée \ bien qu'elle fût alors devenue beaucoup plus dange-
reuse par suite do rétablissement de la domination musulmane.
1. Ibidem, p. 8.S.
2. Chiivanncs, p. 3.
3. Ce pèlerin, toutefois, et deux ou trois aulrcs abrégèrent le trajet en prenant la
voie du Tibet et du Népal.
4. Chavarines et S. Lévi, Journal asiatique, septembre-octobre 1895.
6. Chavannes, Revue de L'histoire di-s reliyions, t. XXXIV (1896), p. 34.
AN>ÉE 189 8 431
La v^oie de mer était beaucoup plus facile. Les dangers y étaient
de deux sortes : les typhons, fréquents dans ces parages, et la
dérive. Les jonques chinoises d'alors, comme encore celles d'au-
jourd'hui, étaient à peu près incapables de naviguer autrement que
vent arrière ; par vent debout, elles risquaient d'aller se perdreau
large et ceux qui les montaient de mourir de faim. Mais ce double
péril se réduisait à un minimum, quand on attendait l'établisse-
ment de la mousson favorable, et les pèlerins n'étaient pas des
voyageurs pressés. Aussi I-tsing, qui est un témoin exact quand
il ne s'exprime pas en style poétique, déclare-t-il expressément
cette navigation « aussi aisée et sûre, quand on a bonne chance,
que le chemin à travers un marché^ ». La plupart de ses récits
témoignsnt de la fréquence des relations entre la Chine et l'Ar-
chipel et de la facilité avec laquelle on s'y déplaçait. Plus d'un de
ses pèlerins fait la traversée à plusieurs reprises ; Ta-tsin n'hésite
pas à retourner de Çri-Bhoja en Chine pour traiter d'une affaire
(importante, il est vrai) -, et notre auteur lui-môme, s'il fallait s'en
tenir à la version do M. C'iavannes, en aurait fait autant pour aller
chercher de l'encre et du papier^. Dans tout le mémoire il n'y a
qu'un seul récit de naufrage, à la sortie de Malayou dans la passe
de Malacca : « Or le bateau marchand sur [428] lequel monta
Tchang-min avait une cargaison fort lourde; il n'était pas loin du
lieu où on avait démarré, lorsque soudain des vagues énormes
s'élevèrent et, en moins d'une demi-journée, le bateau sombra. Au
moment où il périssait, les marchands se précipitèrent pour entrer
dans le canot et ils se battirent entre eux. Cependant le patron du
bateau était un croyant; il cria d'une voix forte : « Maître, montez
« donc dans le canot ! » Tchang-min répondit : « Faites-y monter
« d'autres personnes; pour moi, je n'y vais pas!... » Alors, joi-
gnant les paumes de ses mains vers l'ouest, il invoqua Amita
Bouddha; pendant qu'il psalmodiait, le bateau s'enfonça et dispa-
rut... Avec lui était un disciple ; on ne sait pas de quel pays était
cet homme. Il poussa des gémissements et se laissa aller à la déso-
lation ; il psalmodia aussi en se tournant vers l'ouest et périt en
même temps que son maître. Ce sont les gens qui ont pu être
sauvés qui me racontèrent cette histoire^. » En tout cas, ces périls
1. Takakusu, p. xxxiv.
2. Plus haut, p. 42t), el Ghavanaos, p. I<i0.
3. Plus haut, p. 426.
4. ChaYanaes, p. 43.
43-2 COMPTES RENDUS ET NOTICES
de la vie du marin, des centaines de marchands et de matelots les
affrontaient tous les jours. Seulement, marchands et matelots par-
taient pour une campagne de quelques mois, de quelques années au
plus; les pèlerins, eux, s'exilaient presque toujours pour la vie.
A un religieux il devait moins coûter de s'y résoudre qu'au
commun de ses compatriotes. Il ne laissait rien derrière lui : pas
de cérémonies familiales à ohserver, pas d'offrande ni d'hommages
à présenter à ses parents défunts ; pour lui-même, il n'y aurait
point de deuil, personne ne prendrait les blancs vêtements ; laissât-
il des proches, il n'avait point" à compter sur un culte domestique,
à se préoccuper du rapatriement de ses cendres, qui reposeraient
en paix n'importe où aussi bien que dans la terre natale: il était
libre, ne tenant plus à rien ni à personne. Et pourtant, même pour
le bhiksJia idéal, la résolution devait être lourde à prendre et sur-
tout à tenir. Aussi ne s'étonne-t-on pas que la vocation chancelle
chez plusieurs. Nous avons vu* que, des cinq ou six compagnons
qui avaient fait le même vœu que I-tsing, un seul (le n° 47) l'ac-
compagna, mais pas plus loin que Çri-Bhoja dans l'Archipel.
D'autres encore, pour diverses raisons, tournent court dans ces
parages (n"* 54, 55, 56), ou au Tonkin (n"^ 45), ou même, comme le
n» 46, dès Canton. Deux au moins (n'^* 18 et 26) rentrent dans le
monde.
La grande majorité persévère ; mais même parmi ceux-ci, sous
le ton un peu optimiste du panégyrique, on distingue fort bien
chez plusieurs un certain élément profane, l'amour de la vie er-
rante et des aventures. I-tsing l'avoue pour le n^ 10; il convient
aussi que len® 11 n'était pas précisément [429] un personnage édi-
fiant. Le n" 21 essaya à Ceylan de voler la relique de la dent du
Buddha, pour l'emporter en Chine et en tirer de bons revenus. 11 y
a aussi le n-* 1, le maître de la Loi Hiouen-tchao, qui est un cu-
rieux type de moine diplomate et qui eût bien fait d'écrire ses mé-
moires. De haute naissance, très intelligent et très zélé pour la
religion, il parcourt dans tous les sens l'Inde et les pays environ-
nants, le Népal, le Tibet, Ladak, partout mêlé aux affaires, le
bienvenu auprès des princes et des grands. Un ambassadeur, le
fameux Wang Iliouen-tse, se serait déplacé exprès pour lui et,
sur l'ordre de l'empereur, aurait refait le voyage de l'Inde pour le
ramener en Chine. Reçu en audience à la capitale, il repart avec la
1. Plus haut, p. 416.
ANNÉE 1898 433
mission impériale d'aller chercher au Cachemire un autre person-
nage singulier, que les Chinois appellent le brahmane Lokâyata et
qui passait pour posséder la drogue de longue vie i.
D'autres encore voyagent par ordre impérial ou à la suite d'am-
bassadeurs (n'^'' 17, 33, 34, 35, 56); c'est même en cours de mission
€{ue l'un d'eux (n« 17) embrasse la vie religieuse. Mais la plupart
vont seuls, comme I-tsing, ou accompagnés d'un ou de deux disci-
ples^. En route parfois, presque sûrement dans les grands monas-
tères de l'Inde, ils trouvaient à s'associer à quelque compatriote ;
ils n'en restaient pas moins isolés, dépaysés et impuissants. La
Chine ne possédait pas alors dans l'Inde et spécialement dans le
Magadha un monastère pour la résidence de ses nationaux, comme
il y en avait pour les religieux d'autres pays, pour ceux de Kuluka
(un état du Sud), de Kapiça (le Caboul), de Tukhara (la Bactriane :
ces deux derniers comptant parmi les plus riches de l'Inde), de
Ceylan et de beaucoup d'autres contrées '^. Elle en avait eu un, au
temps des rois Guptas (iv« siècle), qui portait encore le nom de
« temple de Chine » ; mais il était en ruines depuis longtemps et
le domaine en avait passé en d'autres mains ^. C'était là un des
grands soucis [430] d'I-tsing et auquel il revient à plusieurs re-
prises. Avec son esprit pratique, il aurait voulu restaurer cette an-
cienne fondation, et nous avons vu^ que, de Çri-Bhoja, il décida
Ta-tsin à retourner en Chine pour intéresser le gouvernement impé-
rial en faveur du projet. Il le croyait chose facile, le maître actuel
des lieux se déclarant prêt à les restituer. « En vérité, ajoute-t-il
tristement, on peut soupirer et dire : S'il est facile d'avoir un nid
de pie, les oiseaux qui se plairont à y habiter sont difficiles à
trouver. Que si quelqu'un a le désir. de profiter aux hommes, qu'il
1. Cette drogue était probablement une herbe ou du moins un élixir végétal. Dans
le Ràmâyana, les herbes d'immortalité sont au nombre de quatre et croissent sur les
sommets du Kailâsa. En Perse aussi bien qu'en Chine on avait alors la croyance que
la plante se trouvait dans l'Inde ; Kosrou Noushirvan l'y aurait fait rechercher en
môme temps que le jeu d'échecs et le livre de Kalila 'et Dimna. D'après I-tsing, elle
croissait sur un des contreforts septentrionaux de l'Himfdaya, le Gandhamàdana ;
mais il ajoute que cette montagne fait partie de la Chine. (Takakusu, p. 136.) Un
autre de nos pèlerins, le n" 33, va aussi, par ordre impérial, chercher des drogues
dans i'Annam. M. Chavannes a fort bien vu (p. 21) que Lokâyata n'est pas un nom
propre en sanscrit ; c'est un nom de secte signifiant « matérialiste ».
2. Parfois ils forment un petit groupe d'amis ou do frères : n" 18, 19, 23, 23, 24.
3. Chavannes, pp. 80-84.
4. Ibidem, pp. 82-83.
5. Plus haut, p. 426.
Religio:<s de l'Ixde. — IV. 28
43 i COMPTKS RENDUS ET NOTICES
fasse une requête pour développer ce projet; en vérité ce n'est pas
une petite entreprise ' . » En attendant, les pèlerins chinois trou-
vaient dans les couvents de l'Inde cette hospitalité dont il nous
décrit l'organisation'^; mais ils n'avaient pas de centre d'études et
de ralliement : « C'est dans les auberges où le vent les poussait
qu'ils se reposaient ; c'est comme étrangers qu'ils passaient tous
leurs loisirs ; ils n'avaient aucun lieu où s'arrêter avec confiance.
C'est pourquoi, emportés par le courant et dispersés, ils tourbil-
lonnaient comme les plantes aquatiques à la surface de l'eau. Rare-
ment ils demeurèrent ensemble dans un même lieu 3. »
Matériellement, cette existence n'avait rien d'intolérable, et ce
serait se méprendre que de se la figurer comme une vie de misère
et d'humiliations. Non moins que celle de ses prédécesseurs, la re-
lation d'I-tsing atteste la libéralité des rois et des grands, les pré-
venances et les honneurs dont ils comblaient les religieux et les
pèlerins^. Depuis longtemps d'ailleurs la mendicité quotidienne
n'était plus d'obligation étroite : non seulement en vo^^age il y avait
des dispenses sur ce point comme sur d'autres (on en était quitte
pour renouveler ensuite les vœux d'observance), mais, même en
temps ordinaire, elle était devenue une pratique surérogatoire à
l'usage des rigoristes'': le moine, en règle générale, vivait sur le
couvent. Le pèlerin hospitalisé n'était pas astreint à la résidence ;
il pouvait avoir un logis séparé, soumis toutefois à certaines con-
ditions*^. Plusieurs étaient servis par des disciples. Hiouen-tchao
{n° 1), qui était fils d'un haut fonctionnaire, avait un domestique
attaché par ordre impérial à sa personne. D'autres encore apparte-
naient à de grandes [431] familles : Hiouen-hoei (n» 16) était le fils
d'un maréchal. Tche-hong (n^ 51) était neveu de l'ambassadeur
Wang Hiouen-tse. Quelques-uns étaient certainement riches' : à
Mahâbodhi, le grand sanctuaire de Gaya, le n** 33, qui avait pris
le nom sanscrit de Sanghavarman, « fit préparer un magnifique
1. Chavannes, p. 84.
2. Ibidem, p. 145 ; Takakusu, pp. 64 el 124. — Trois des pèlerins (n*" 11, 01 et 52),
malgré leur qualité d'étrangers, furent admis comme vihârasvâinins, ou membres
titulaires de la communauté de Mahâbodhi. Chavannes, pp. 89 et 146.
3. Chavannes, p. 6.
4. Ibid., pp. 20, 46, 67, 126, 129, etc.
5. I-tsing a soin de noter ceux qui la pratiquent.
6. Takakusu, p. 84. Chavannes, p. 72.
7. A l'époque d'I-tsing, les religieux avaient depuis longtemps la capacité de pos-
séder, môme des immeubles ; ils pouvaient acquérir et aliéner, contracter des dettes
el tester. (Takakui^u, p. 189 et suiv,).
ANNÉE 1898 435
banquet; pendant sept jours et sept nuits, les lampes brûlèrent
sans discontinuer ; il fit les frais d'une grande assemblée de la loi.
En outre, dans le jardin du temple, il sculpta au pied d'un arbre
açoka les images du Bouddha et du Bodhisattva Avalokiteçvara. Il
exprima avec éclat ses félicitations et ses éloges, d'une manière qui
frappa d'admiration ses contemporains l ». Plus tard, au cours
d'une mission impériale en Annam, cette fois plus comme pèlerin,
mais toujours en qualité de religieux, par un temps de grande di-
sette, u chaque jour, au milieu de la ville, il faisait une grande
distribution de choses à boire et à manger pour venir au secours
des délaissés et des misérables. Son cœur compatissant se serrait
et les larmes coulaient sur son visage. Les gens de ce temps l'ap-
pelèrent le Bodhisattva qui pleure toujours^. » D'autres, comme le
n^ 30, font des offrandes plus humbles-^ ; mais ïche-hong {w^ 51),
outre de nombreuses aumônes, donna, lui aussi, « un repas magni-
fique » à la communauté de Nâlanda^, et si I-tsing n'en fit pas
autant à celle de Tâmraliptî, il en avait eu du moins le dessein 5.
Sans être riche, il n'était évidemment pas sans ressources. Les longs
chapitres [432] qu'il a consacrés dans le second mémoire à lanour-
riture, au vêtement, à l'hygiène montrent que, comme en général
les religieux, il était fort soigneux de sa personne et de son régime 6.
Gomme la plupart de ses confrères sans doute et suivant la cou-
tume du pays, il voyageait à pied, mais bien, entendu, non pas sans
1. Chavannes, p. 75. Sanghavarman n'est pas le seul qui ait eu des goûts d'artiste :
maître Ling-yun (n° 48) « dans le temple de Nàlanda, peignit de grandeur naturelle
une image du vrai visage du Compatissant (Maitreya Bouddha) et de l'arbre de la
Bodhi ; c'était un artiste d'élite. Il la remporta dans ses bagages quand il revint dans
son pays ». {Ibidem, p. 126, cf. aussi p. 72.) « Le Compatissant » n'est-il pas ici une
épithète du Buddha historique ? « Le vrai visage », ici associé en outre à l'arbre
Bodhi, désigne d'ordinaire la statue miraculeuse de Mahâbodhi, qui représentait
ÇâkyaiTiuni. Ou la phrase chinoise admettrait-elle la traduction : « fait par le Compa-
tissant » ? L'image du Vajrâsana passait en effet pour l'œuvre de Maitreya. — Le
n' 28 était musicien : « Il psalmodiait fort bien les livres sanscrits ; dans tous les lieux
où il arrivait, il s'exerçait à chanter tous les ouvrages qui s'y trouvaient » (Ibidem,
p. 15). Nous ne savons pas si les dessins rapportés par I-tsing étaient de sa main:
mais il avait certainement le goût de la musique (Takakusu, p. 152 et suiv.).
2. Chavannes, p. 76.
3. Ibidem, p. 67.
4. Ibidem, p. 138.
5. Takakusu, pp. 89-41, où 1-lsing donne la description d'un de ces repas, qui
étaient fort coûteux. Il renonça à son projet par crainte de ne pouvoir faire assez
bien les choses et de se rendre ridicule ; car on lui avait dit que les Chinois passaient
tous pour riches et qu'on attendait beaucoup d'eux.
6. Takakusu, chapitres iv, x, xi, xx, xxiii, xxvii-xxix.
436 COMPTES RENDUS ET NOTICES
bagages. Presque tous ces pèlerins avaient avec eux des images
saintes et surtout des livres, tant sanscrits que chinois K Nous sa-
vons combien, pour son compte, I-tsing en emporta au retour-.
Nous savons aussi qu'au départ il était bien lesté, chargé d'objets
de prix 3, que les brigands ne lui enlevèrent pas quand ils le dé-
pouillèrent de ses vêtements^, car il nous raconte comment il en
fit hommage à son arrivée au temple de Mahàbodhi : « Là, j'adorai
l'image du vrai visage. Je pris les étoffes de soie épaisses et fines
dont m'avaient fait présent les religieux et les laïques de FEst des
m^ontagnes (la Chine) et j'en fis' un kâshàya à la mesure de Jou-lai
(le Buddlia); je m'acquittai moi-même du soin de lui mettre ce vê-
tement ; les plusieurs myriades de parasols en gaze que m'avait
confiés le maître de la discipline Hiuen, je les offris en son nom ;
le maître du dhyàna Ngan-tao m'avait chargé de faire des proster-
nations et des adorations devant l'image de la Bodhi ; j'accomplis
aussi pour lui jusqu'au bout ces adorations-'. Alors je me pros-
ternai de tout mon corps sur le sol; — je n.'eus plus qu'une seule
peasée, celle d'une respectueuse sincérité*^. — Je demandai alors
pour la Chine que les quatre bienfaits fussent étendus à tous les
êtres dans le domaine de la loi. Je désii^ai la réunion générale sous
l'arbre aux fleurs de dragon, la rencontre avec la personne véné-
rable du Compatissant (Maitreya), la conformité totale avec la vraie
doctrine et l'obtention de la connaissance qui n'est pas sujette [43^]
à la naissance. Ensuite j'accomplis la série de toutes les adora-
tions devant les saints vestiges ''. »
J'ai tenu à citer en entier ce passage qui marque en quelque sorte
le point culminant de ces pèlerinages ; il montre bien qu'I-tsing ne
1. Chavannes, pp. 22, 30, 34, 40, 71, 72, 73, etc. On sait qiio Hiouea-lsang perdit
un partie des siens à la traversée de l'indus.
2. Plus haat, pp. 42.5, 427.
3. Plus haut, p. 416.
4. Plu& liaut, p. 423.
a; On a trouvé à Mahàbodlii des stèles chinoises du x* et da xx* si«cle qui conlien-
nont le procès-verbal de cérémonies semblables ; elles mentionnent également des
offrandes par procuration. Ces stèles ont été publiées; par M. Chavannes dans Ui Revue
de l'histoire des religions, t. XXXIV, pp. 1 et suiv. C'est probablement une stèle de ce
genre qu'érige un des pèlerins d'I-tsing; Chavannes, p. 30.
6. Par cette « pensée de sincérité », dont la mention est rarement omise par 1-lsiiig
en pareil cas, il faut entendre quelque chose de phis qu'une disposition mcnUile ; il
s'a^t du satyavacana, de l'attestation sacramentelle de la sincérité du vœu, cj) pre-
nant à témoin la puissance à laquella il est adressé.
7. Chavaimes, pp. 124-125. J'ai introduit quelques changements suggéré» par la
traduction qu'a donnée M. Takakuso, p. xxxiiu
ANNÉE 1898 437
voyageait pas muni d'une simple besace. Evidemment toutes ces
choses précieuses, soigneusement emballées, étaient chargées sur
des bêtes de somme et transportées par caravane, les messageries
du temps. Il ne faut donc pas trop croire les anciennes images qui
représentent, par exemple, Hiouen-tsang en tenue de route, le dos
chargé d'énormes ballots contenant ses provisions et ses manus-
crits ' .
En somme, ce qui se dégage de ces Vies, ce n'est nullement une
existence d'audacieux: faquirs ;.ce serait plutôt une existence assez
douce, n'exigeant pas de grands efforts de volonté, si nos voya-
geurs n'avaient été mus que par des sentiments de dévotion. Mais
la grande majorité des pèlerins étaient en même temps des hommes
d'étude ; ils ne venaient pas seulement satisfaire leur soif d'adora-
tion, ils venaient réellement, comme le dit le titre du livre, « cher-
cher la loi », et c'est par là qu'ils sont admirables.
Il est difficile de bien se représenter tout ce qu'un tel but exi-
geait de leur part d'énergie et de ténacité. Il leur fallait d'abord
acquérir l'usage de l'idiome \mlgaire si différent du leur, puis maî-
triser, dans une certaine mesure du moins, les complications delà
langue sayante, l'étudier grammaticalement, eux qui n'avaient pas
même l'idée d'une grammaire. Qaelques-uns sans donte avaient
commencé l'étude du saiîscrit en 'Chine même, comme Hiouon-tchao
(n** 1), de qui cela est dit expressément 2, ou Tatcheng-teng (n*^ 32),
qui a pu recevoir des leçons de Wiouen-tsang 3, Tout n'en était pas
moins à reprendre dans l'Inde, sans le secours d'un enseignement
approprié à leurs besoins, d'après des méthodes indigènes, lon-
gues et fastidieuses, nullement faites pour des adultes et pour des
étrangers. Ils s'aidaient les uns les autres, au hasard des rencon-
tres, un plus avancé se faisant le maître d'un plus novice; dis
devaient aussi s'aider des traductions existantes, car c'est là proba-
blement ce qu'il faut entendre par les livres chinois qu'ils appor-
taient avec eux [434]. A mesure qu'ils s'initiaient ainsi pénible-
ment au sanscrit, ils se trouvaient aux prises avec une littérature
énorme, hérissée de termes techniques et abstraits et toute pleine
de spéculations abstruses, sans qu'ils eussent dans leur propre
tangue des mots pour exprimer les uns, ni dans leur cerveau si peu
1. Une image de ce genre, qu'on suppose être du xiii' siècle, est reproduite dams'la
revue japoTïaise Tke Hansei Zasshi, vol. XII, n" 11 (novembre 1897), p. 25.
2. Chavannes, p. 11. C'était probabiement aussi le cas du n° 17, ibidem, p. 50.
3. Ibidem, p. 69.
438 COMPTES RENDUS ET NOTICES
métaphysique une seule fibre pour comprendre les autres. Aussi
conçoit-on l'insistance d'I-tsing à réclamer la création d'un monas-
tère chinois, où se serait établie la tradition d'un enseignement à
l'usage de ses compatriotes, et son conseil, à défaut d'une maison
semblable, de faire du moins un premier stage dans un couvent
de l'Archipel, où la transition serait moins brusque et où les nou-
veaux venus se trouveraient moins dépaysés. Nous aurons à nous
demander plus loin ce que pouvait valoir après tout cette science
ainsi conquise, mais dût-elle^e trouver en définitive assez faible,
il faudrait certainement s'en prendre à l'énorme difficulté de la
tâche, non à l'insuffisance de l'effort.
Pour persévérer malgré tout, ils avaient la foi. Tatcheng-teng,
désespérant d'achever son œuvre, se promettait de la reprendre
dans une autre existence. « Maître Teng soupirait souvent et di-
sait : Mon désir primitif était de magnifier la loi, de la rendre plus
forte en Chine. Il est préférable que ma volonté ne s'accomplisse
pas. Je vais toucher à la décrépitude. Maintenant, quoique mon
idée ne soit pas réalisée, dans une existence ultérieure j'espère
mènera bien cette résolution ^ » Les récits d'I-tsing contiennent
maint autre exemple de cette foi plus forte que la mort, tantôt hé-
roïque, tantôt humblement candide^. Pour les tempéraments plus
positifs, il y avait pourtant autre chose encore : l'espoir d'être
honorés à leur retour comme le furent Hiouen-tsang et I-tsing, de
rester dans la mémoire de leurs compatriotes avec ce titre envié
d' « homme éminent » et, pour avoir fait ce qu'ils appellent « des
recherches originales », d'attacher à leur nom la gloire par excel-
lence aux yeux d'un Chinois, la réputation littéraire. Et ce n'est
pas faire tort aux motifs du premier ordre que de supposer qu'ils
n'étaient pas insensibles aux autres. I-tsing, en tout cas, ne l'était
pas; car il a su merveilleusement préparer son retour.
[435] On n'en est pas moins étonné avec M. Ghavannes de
trouver un aussi grand afflux de pèlerins en un si petit nombre
d'années, de 640 environ à 692, qui paraissent être les dates cx-
1. Chavannes, p. 72.
2. On a vu plus haut, p. 23, comment Tchang-min refusa la chance de se sauver du
naufrage pour la laisser à ses compagnons. Voici un exemple de l'autre sorte :
« Maître Sin-tcheou étant tombé malade, au bout de plusieurs jours ce qui lui res-
tait de vie allait cesser, lorsque soudain, au milieu de la nuit, il dit : « Voici un
« Bodhisattva qui me tend la main pour me recevoir. » Il composa son maintien,
joignit les paumes des mains, poussa un grand soupir et mourut; il était âgé de
trente-cinq ans, » Chavannes, p. 68.
ANNÉE 1898 439
trêmes du mémoire. L'existence du courant était connue ; mais sans
le recueil d'1-tsing, on n'en eût peut-être jamais soupçonné l'inten-
sité ni l'étendue du bassin auquel il s'alimentait. Tous ces pèle-
rins, en effet, arrivaient bien de la Chine • ; mais ils n'en étaient
pas tous originaires: le n<^ 10 y était venu du pays de Tukhara, de
la Bactriane, le n« 33 de Samarcande, les n"** 34 et 35 de Tourfan,
au pays des Ouïgours, alors récemment annexé à la Chine; les
n«« 26 à 29 étaient Tonkinois, les n<>' 4 à 9, 41 et 50 étaient venus
de la lointaine Corée ; le n« 32 était bien né en Chine, mais encore
enfant il était venu avec ses parents à Dvâravati, qu'il faut proba-
blement chercher en Siam, et c'est même là qu'il était une première
fois entré en religion, car dès lors on pouvait quitter l'ordre sans
être" taxé d'apostasie. A ce courant en répondait un autre d'origine
plus ancienne, non moins puissant peut-être par le nombre, plus
puissant par les résultats, celui qui, en sens inverse, portait vers
la Chine les religieux de ITnde. Les noms de beaucoup d'entre eux
sont enregistrés dans le Catalogue du Tripitaka chinois de Bunyiu
Nanjio^; le plus grand nombre sans doute est resté inconnu. Ce
double courant était complété par ceux de moindre circuit, mais à
circulation beaucoup plus active, qui reliaient l'Inde d'une part à
ses voisins du nord, Tibet, Khotan, l'Iran oriental, d'autre part
aux îles de l'Archipel et au continent indo-chinois. Par ces derniers
surtout, toute une civilisation, avec ses éléments tant brahmani-
ques que bouddhiques, a été transportée en bloc.
Enfin il n'est pas jusqu'à ces lointains apports des chrétientés
nestoriennes dont il ne faille tenir compte, si l'on veut se repré-
senter les contacts multiples et parfois fort étranges qui s'opéraient
alors dans l'Asie orientale. Quel singulier épisode, par exemple,
que celui de ce prêtre syrien King-chin collaborant avec le religieux
hindou Prajna à la traduction en chinois du Shatpàramitasùtra, et
dans lequel M. Takakusu a le premier, si je ne me trompe, retrouvé
et reconnu le prieur nestorien Adam, l'auteur de la fameuse stèle
de Si-ngan-fou^ ! La traduction était mauvaise, parait-il; en tout
cas elle parut suspecte et fut déclarée abolie par [436] un décret
impérial rappelant que chacun ne devait se mêler que de ce qui le
regardait.
1. A l'exception de deux, les n" 18 et 19, qui étaient nés au Népal de parents pro-
bablement tibétains et qui descendirent dans llnde directement de leurs montagnes.
2. Cf. aussi Chavannes, dans Revue de l'histoire des religions, t. XXXIV, pp. 35 et s.
3. Takakusu, pp. 169 et 223.
440 COMPTES RExXDUS ET NOTICES
I tsing fait commencer les pèlerinages avec Fa-liian (399-414 A.
D.) qui, dit-il, « le premier ouvrit un chemin sauvage ». Il men-
tionne ensuite Hiouen-tsang (629-645), en ajoutant qu'entre ces
deux il y en eut d'autres qui firent le voyage, soit par terre, soit par
mer S mais il n'en nomme aucun, pas môme Sung-yun et son com-
pagnon Hoei-sang (518-521), dont on a une relation 2. Il s'en tient
strictement à ses contemporains de l'époque des T'ang, et encore
ne parle-t-il que des religieux à l'exclusion de tout laïque, car il n'a
pas consacré d'article à l'ambassadeur Wang Hiouen-tse qui, en
compagnie de Li I-piao, visita le Magadha en pèlerin, vers 643, et
y érigea des stèles en l'honneur du Buddha^. En examinant la chro-
nologie bien vague, il est vrai, de ses biographies, on est même
amené à se demander si ses informations ont été aussi complètes
pour les années qui ont précédé son arrivée dans l'Inde que pour
celles qui l'ont suivie et si, de ce chef, le recueil ne préseni;e pas un
certain nombre d'omissions.
Après lui, les sources se font rares. Au siècle suivant, on trouve
Ou-khong, qui a passé quarante ans dans l'Inde (751 à 790) et dont
la relation a été traduite par MM. Sylvain Lévi et Chavaimes'*.
Puis survient une nouvelle lacune. Les rapports n'avaient pourtant
pas cessé, car au x« et au xi® siècle, sous la dynastie des Han pos-
térieurs et pendant la première moitié de celle des Song, on les re-
trouve plus actifs que jamais : les pèlerins partent alors pour l'Inde
par centaines à la fois et les çramanas hindous affluent en Chine.
Les cinq stèles chinoises trouvées à Mahàbodhi et publiées par
M. Ghavannes'' sont de cette époque, des années 950 (date appro-
chante), 1022 et 1033: elles relatent des offrandes impériales pré-
sentées au fameux sanctuaire. Dans le même article, M. Ghavannes
a publié toutes les données actuellement accessibles sur cette re-
iCrudescence de ferveur qui devait être la dernière : à partir de
l'année 1053, il n'est plus fait mention de pèlerins ''.. L'arrêt ne fut
1. Cliavaniies, pp. 2-3.
2. Traduite par S. Beal en tôle de son Hioiien-lsamj .
3. Cha vannes, dans Revue de i histoire des religions, t. \\.\1\ , p. 20.
4. Journal asiatique, septembre-octobre 1895.
5. Bévue de Vhistoire des religions, t. XXXIV, pp. 1 et s.
6. Loc. cit., pp. 32 et s. — Cette belle publication des inscriptions de Bodh-Gayâ
par M. Chavatines, à laquelle j'ai déjà renvoyé plusieurs fois, a élé l'objot de la part
de M. Schlegel d'une critique extrêmement acerbe {T'oung Pao, décembre 16110, mars,
mai, juillet 1897). Je n'ai pas qualité pour inleneiirr au débat dans ce qu'il a de plii-
lologiquc et, comme tout le monde, je m'incline devant la haute compétence de
ANNÉK 1898 441
probablement pas aussi brusque dans la réalité qu'il le paraît dans
les témoignages [437] ; mais, de toute façon, il fut définitif. Dans
rinde, le Bouddhisme, depuis longtemps malade, tirait alors à sa
fin ; les monastères allaient ['438 1 disparaître les uns après les
autres sous le coup des invasions musulmanes, et, sans monas-
tères, plus de pèlerinages possibles. En Chine aussi, la religion de
Fo se voyait retirer les faveurs du pouvoir et, frappée d'un déclin
M. Schlegel, qui a dû pourtant s'apercevoir, par la réponse faite par M. (Uiavannes
à sou premier article (Revue de l'histoire des religion,'^, t. XXXV, janvier-février 1897 ;
M. Schlegel a répliqué à cette réponse dans le Toung Pao de décembre 1897), que
toutes ses critiques n'étaient pas également foudroyantes. Mais M. Schlegel a mêlé à
ces critiques des accusations d'une autre sorte, et contre celles-ci j"ai le devoir de
protester. A l'entendre, M. Ghavannes aurait improvisé ses traductions, sachant que
lui, M. Schlegel, avait le même travail en portefeuille depuis cinq ans et allait jjro-
chainement le publier ; en d'autres termes, il aurait manqué de délicatesse et lui
aurait, comme on dit, coupé l'herbe sous le pied. M. Schlegel a du être mal informé,
car les choses se sont passées autrement. Depuis longtemps, au cours de son travail
sur I-tsing, M. Ghavannes avait été amctic à s'occiqier de ces inscriptions et des pu-
blications insuffisantes dont elles avaient été lubjv^t. Aussi, quand au commence;
ment de l'automne de 1895, M. Fouchcr partit pour lliiJe, laA ait-il i)rié d'en prendre
des estampages. Quand ces copies arrivèrent à l'Iuslitut au printemps de 189G et q\ie
M. Ghavannes en fit l'objet d'une communication à lAcadéuiie des inscriptions
{Comptes rendus des séances, 12 juin 1896, p. 217), quand ensuite il les publia dans la
Revue de Vhistoire des religions (t. XXXIV, juillet-août 1896), M. Schlegel n'avait encore
publié, et cela tout incidemment, à propos des inscriptions de l'Orkhon de M. Ra-
dloff, que quelques observations sur une seule de ces inscriptions de Bodh-GLayâ,
sur l'une, la plus courte des deux que Bcal avait données et traduites dès 1881 et qui
étaient ainsi depuis longtemps tombées dans le domaine public. A la suite de ses
observations, M. Schlegel ajoutait: a J'ai traviiillé cinq ans, avec des intervalles de
repos, à cette inscription ; pourtant je ne la publierai que quand j'aurai restitué
encore quelques autres signes illisibles. Ma devise est: festina lente, ce qui n'est pas
celle de M. RadlofT. >> (T'ouny Pao, décembre 1895, p. 521:.) Y avait-il dans cette décla-
ration seulement l'ombre d'un droit de priorité devant arrêter M, Ghavannes'? Gar
on remarquera que ce n'e&t qrre dans les articles suivants, quinze mois plus tard,
après la publication de M. Ghavannes, que « cette inscription » passe au pluriel et
qu il est question de tout un travail sur les quatre autres et de publication prochaine,
toutes choses que "M. Ghavannes ne pouvait pas deviner. Ge qui montre d'ailleurs que
ce travail ne devait pas être fort avancé, c'est que M. Schlegel ne s'était pas même
donné la peine jusque-là d'examiner les traductions données par M. Giles dans le
Mahâbodhi du général Gunningham, paru à la fin de 1892 et dont il n'a pris connais-
sance qu'au commencement de 1^97 [Toung Pao, mars 1897, p. 79), après la publi-
cation de M. Ghavannes. G'est grâce à cette publication que nous avons maintenant
et les inscriptions de Bodh-.Gayâ et les ûbservations de M. .Schlegel. Si M. Gliavannes
avait pratiqué comme lui la devise festina lente, il est probable que nous aurions
longtemps encore à attendre les unes et les autres. Une autre accusation, "tont auîsi
peu justifiée, que M. Schlegel n'aipas hésité à xJorter contre M. Ghavannes, celle d'a^-oir
produit des fac-similés altérés de ses estarnpages, a .déjA été l'objet d'une protestation
de M. Devéria {Comptes rendus des séances de l'Académie des inscriptions, 15 février 1898,
p. 113).
442 COMPTES RKNDUS ET NOTICES
rapide, tombait au rang d'une superstition vulgaire. Les relations
de l'Inde et des contrées du sud que présentera désormais la litté-
rature chinoise traiteront «de géographie, d'entreprises commer-
ciales ou politiques : les choses religieuses de là-bas seront du
domaine de l'archéologie.
[Journal des Sai'ants, septembre 1898.)
[o22] Je n'entreprendrai pas de condenser le contenu du mé-
moire traduit par M. Takakusu, comme j'ai essayé de le faire pour
celui de M. Ghavannes. Celui-ci est un chapitre bien défini de l'his-
toire du Bouddhisme hindou-chinois ; l'autre touche à l'ensemble
de ce Bouddhisme, moins le dogme, à son extension et à sa répar-
tition géographique, à ses divisions, à son organisation, à son
culte, à sa discipline surtout, à tout le côté extérieur et pratique de
la religion, sans compter de longues digressions qui n'ont avec
elle qu'un rapport très indirect et ne sont pas la partie la moins
intéressante du livre. Dans ce cadre déjà si vaste, I-tsing se meut
en outre un peu au gré de sa fantaisie, tantôt minutieux à l'excès,
tantôt désespérément sommaire, souvent aussi, au lieu de nous
donner les choses, nous donnant les réflexions qu'elles lui suggè-
rent. Résumer brièvement tout cela et rester intelligible serait une
tâche rien moins que facile. C'en serait une encore plus difficile de
faire le départ, dans le Bouddhisme décrit par I-tsing, de ce qui est
de fond ancien d'avec ce qui peut être considéré comme étant d'in-
novation récente. Les éléments d'un semblable travail se trouvent
en partie, sous forme de notes [o23], dans le livre de M. Takakusu,
qui a pris soin, chemin faisant, de multiplier les renvois aux livres
canoniques. Mais c'est là aussi la seule forme sous laquelle ce tra-
vail puisse être fait sans témérité, tant qu'on n'aura pas d'autre
terme de comparaison que le Yinaya pâli.
Je me bornerai donc, après les points que j'ai déjà relevés dans
le mémoire, à en noter encore quelques autres qui me paraissent
caractéristiques ou plus particulièrement importants.
Dans le chapitre d'introduction, après un curieux préambule cos-
mogonique, où les conceptions chinoises et les théories hindoues
ANNÉE 1898 4i3
sont si singulièrement mêlées qu'on se demande si l'auteur ne les
expose pas simplement afin d'en faire paraître la vanité en leur
opposant ensuite le résumé de la vie et de l'œuvre du Buddha,
I-tsing indique le plan et l'objet de son mémoire. Celui-ci contient
quarante chapitres répartis en quatre livres, sous le titre général
de « Mémoire de la Sainte Loi envoyé de la mer du Sud* ». L'objet
en est de corriger des abus disciplinaires qui s'étaient introduits
en Chine, et à cet effet l'auteur est amené à parler des « dix-huit
écoles » en lesquelles, depuis plusieurs siècles, se divisait officiel-
lement le Bouddhisme et que, contrairement à d'autres classifica-
tions, il ramène à quatre groupes principaux'^. Il nous donne de
précieuses indications sur la répartition géographique de ces écoles 3,
sans dire toutefois en quoi elles diffèrent : non seulement il n'a pas
un mot pour leurs divergences spéculatives, mais il est extrême-
ment avare de détails pour celles qui étaient d'ordre pratique. Il
convient que ces dernières étaient nombreuses, mais, comme Fa-
hian'*, il les estime menues. En tout cas il n'en spécifie que quatre
relatives à sa propre école : les Sarvàstivâdins, nous dit-il, coupent
droit le bord du vêtement de dessous, que d'autres portent déchi-
queté ; ils drapent leur robe de dessus en larges plis, tandis que
chez d'autres ces plis sont étroits ; ils couchent dans des cellules
séparées et non dans des dortoirs ; ils reçoivent leur ration de nour-
riture directement, de la main à la main, tandis que d'autres [524]
la font déposer sur le sol devant eux, et il ajoute aussitôt : ils font
bien les uns et les autres, car toutes ces pratiques sont également
autorisées par la loi ^. « Chaque école a ainsi ses traditions trans-
mises de maître à élève et parfaitement définies^... Ce qui est
1. P. 18. — On a vu plus haut, p. 427, de quelle façon il l'a envoyé de Çri-Bhoja en Chine.
2. Pp. 7 et 8. — Pour cette division, voir la préface de M. Takakusu, pp. xx et
»uiv., où il faut se défier pourtant d'une certaine tendance à donner des hypothèses
plus ou moins plausibles pour des faits acquis. Cf. aussi Chavannes, p. 130, et l'ar-
ticle de M. Rhys Davids dans Joura. Roy. As. Soc, 1892, pp. 1 et suiv. — Les données
fournies par l-tsing sont consignées en partie dans son texte, en partie dans ses
notes ; on a vu plus haut, p. 12, que M. Chavannes contestait l'authenticité de ces
notes ; M. Takakusu soutient au contraire qu'elles sont bien d'I-tsing.
3. Pp. 9-14.
4. Traduction de Legge, p. 99. On dirait qu'I-tsing (p. 6) avait ce passage sous les
yeux en écrivant.
5. P. 6. — En ce qui concerne la réception de la nourriture, l'une et l'autre pratique
était une dérogation à l'ancienne règle, du temps où la mendicité de porte en porte
était d'obligation stricte et où les aliments présentés étaient jetés pêle-mêle dans le
pot à aumônes.
6. Ibidem.
444 COMPTI-S RENDUS ET NOTICES
important chez les uns, ne Test pas chez les autres, et ce que ceux-
ci permettent, ceux-là le défendent. Mais les religieux doivent
obserA^er les règles de leur école propre et non se prévaloir de
l'indulgence accordée à leurs voisins. En même temps ils î\e doi-
vent pas tenir en mépris les prohibitions auxquelles ces voi-&ins
sont soumis, parce qu'ils en sont eux-mêmes dispensés. Autrement
les différentes écoles entreraient en confusion et les règles concer-
nant les permissions et les défenses deviendraient obscures. Com-
ment le même homme prati«pierait-il les préceptes des quatre (prin-
cipales) écoles ' ? » Cette tolérance est à noter chez un réformateur
aussi zélé et qui, par ailleurs, attache tant de prix aux minuties.
Et c'est d'un esprit tout aussi libre qu'il apprécie une au^tre
grande division du Bouddhisme, celle du Hinayàna et du Ma-
hâyâna, du Petit et du Grand Véhicule. Tous ceux qui ont traité
du Bouddhisme ont parlé plus ou moins longuement de cette divi-
sion, et personne ne peut dire au juste ce qu'elle a été. Il est bien
entendu qu'il ne faut pas la confondre, comme on le fait souvent^
avec la distinction entre Bouddhisme du Sud ou cingalais et Boud-
dhisme du Nord ; car, si Ceylan appartient sans conteste au
Hinayàna ^ celui-ci, d'autre part, a été jusqu'à la fin largement
représenté dans Tlnde et dans d'auti^es contrées du Nord. Le
Mahâyàna ne doit pas se confondre non plus avec certaines doc-
trines spéculatives, car toutes les tendances métaphysiques sont
représentées par l'une ou l'autre des diverses écoles et, comme
nous le verrons, la distinction des deux Véhicules ne peut pas se
ramener à la division en écoles, — ni avec cette efflorescence
mythologique qui caractérise les monuments et la plupart des liN^res
bouddhiques de l'Inde et constraste si singulièrement avec le pan-
théon plus sobre des écrits cingalais ; car nulle part cette mytho-
logie [olio] exubérante n'a plus fleuri qu'à Java et dans les iles
voisines, où, d'après le témoignage très net d'I-tsing, dominait
presque exeltisivement le Hinayàna. Mais ce sont là des caractères
négatifs, disant ce que le Mahàyâna n'a pas été, et Ton voudrait
une définition positive. Or I-tsing.nous eu donne une : « Ceux, dit-
il, qjii rendent un culte aux Bodhisattvas et lisent les Mahâ3^àTia-
1. 1-. lu.
2. Msing n'est pasflombé à oet égard dans la méprise de llioueii-tsang, qui adjuge
les Theravùdins de Ceylan au MahâyAna : il dit nottemeiH que toutes les ilos, à l'ex-
ception d'une pctilc minorité de fraîche dalo à Çrî-Bhoja, suivent le P«tit Véhicule.
Pp. n et 14.
ANNÉE 1898 Mo
sùtras sont mahùyjinistes ; ceux qui ne font ni l'un ni l'autre sont
liîiuwùnistes ^ »
A première vne la définition semble bien nette ; à mieux l'exa-
miner, elle laisse perplexe. D'abord, quant à la deuxième condition,
celle de la lecture ou. de l'adoption des Mahàyànasùtras, outre
qu'elle ressemble beaucoup à une tautologie, nous sauvons par
I-tsiag lui-même qu'on étudiait à la fois les sûtras de l'un et de
l'antre Véhicule'. Son propre maître Hoei-si, qui, très probable-
ment, était hinayâniste comme lui, faisait d'un livre certainement
mahâyàniste, le Lotus de la Bonne Loi^ son livre de chevet : « Pen-
dant pins de soixante ans, il l'a In une fois par jour, le nombre de
ses lectures atteignant ainsi le chiffre de vingt mille '^. » Lui-même,
il prescrit expressément l'étude de toute une série d'écrits appar-
tenant au Mahâyâna le plus caractérisé^. Quant à la première
condition, le culte rendu aux Bodhisattvas ou futurs Buddhas, elle
n'est pas moins embarrassante. Ce culte était florissant à Java dès
le vni« siècle, comme le montrent les inscriptions et les monu-
ments, et les communautés de Java, nous le savons, n'étaient pas
mahâyànistes. Dans l'Inde même, à Nàlanda, à Mahàbodhi, dans
beaucoup d'autres monastères, les sectateurs des deux Véhicules
vivaient côte à côte, ce qui n'eut guère été possible, si "les uns
avaient pratiqué un culte ouvertement renié par les autres. Je ne
vois d'autre moyen de sortir d'embarras que de ne pas prendre à la
lettre cette expression un peu vague de « culte des Bodhisattvas »
et d'entendre par là l'aspiration h la condition de Bodhisattva. On
aurait alors la définition que M. Rbys Davids donne du ^lahâyàna,
et telle semble bien aussi être la pensée d'1-tsing dans un autre
passage : « Si, dit-il, nous désirons obtenir le fruit du Petit Véhi-
cule, nous aurons à le poursuivre à travers les huit degrés de sanc-
tification (et à atteindre ainsi à la condition d'Arhat). Si au con-
traire nous préférons poursuivre le fruit du Grand Véhicule, il
faudra nous efforcer d'accomplir la tâche à travers les trois incal-
culables périodes-^ (que dnre la carrière d'un Bodhisattva) ^ [526]. »
Ici le double idéal est nettement précisé, et il est incontestable que
1. Pp. 14-15.
2. Chavannes, pp. 237 et paasim.
3. Takakusu, p. 205.
4. P. 186.
5. Un asankhyeyakalpa ou période incomputable est un nombre d'années représenté
par l'unité suivie de cent quarante zéros.
6. P. 197.
446 COMPTES RENDUS ET NOTICES
l'un a été surtout celui du Hinayâna, l'autre de préférence celui du
Mahàyâna. Mais, même avec cette interprétation, nous ne sommes
pas ejicore bien édifiés.
En effet, I-tsing était hinayâniste et il appartenait à une école,
— celle des Mûlasarvâstivâdins ^ des « Sarvâstivâdins primitifs »
ou proprement dits ^ — qui paraît être restée fidèle à la pratique
du Petit Véhicule. Il ne dit expressément ni l'un ni l'autre, mais
tout parait le prouver. Partout où cette école domine, domine aussi
le Hinayâna, et la petite minorité de hinayânistes qu'il y avait en
Chine était composée de SarsSrstivdâins'^. Quant à lui-même, il dé-
clare qu'il n'écrit pas en vue de « ceux qui prétendent suivre les
pratiques d'un Bodhisattva de préférence aux règles du Yinaya, de
la discipline 3 », et un peu plus loin il ajoute: « Il n'est pas en
notre pouvoir d'imiter un Bodhisattva^. » Ce sont là des aveux de
hinayâniste, car dès lors la qualification de Bodhisattva s'acqué-
rait assez aisément. La grande importance qu'il attache à la règle,
là voie directe, suivant lui, du salut, n'est pas moins significative ;
enfin, écrivant pour ses compatriotes, qui suivaient en très grande
majorité le Mahàyâna^, il n'aurait probablement pas tant parlé des
hinayânistes, s'il n'en avait pas été un lui-même. Et c'est en effet
le vœu d'un hinayâniste que, plus haut, p. 27, nous lui avons vu
faire devant l'image du Buddha, au sanctuaire de Mahâbodhi,
vœu dont la dernière demande, la plus haute, a été « l'obtention
de la connaissance qui n'est plus sujette à la naissance », c'est-à-
dire de la condition d'Arhat. Mais c'est autrement que le même
I-tsing parle ailleurs, dans un moment moins solennel, quand,
abandonné par ses compagnons, sur le point de quitter la Chine,
il s'adresse à lui-même une pièce de vers pour s'exhorter à ne pas
faiblir : « Uîi bon général peut arrêter une armée, — mais la ré-
solution d'un homme de cœur est difficile à ébranler. — Si je crains
pour ma vie et ne cesse pas de me lamenter, comment pourrais-je
aller jusqu'au bout de l'Incalculable Période^? » Ici, ce qu'il voit
devant lui, ce qu'il apcepte, c'est la carrière d'un Bodhisattva.
1. Pour la distinguer de trois autres branches qui, avec elle, formaient le groupe
du Sarvâstivâda.
2. Pp. 9, 10, 11, 13.
3. P. 197.
4. P. 198.
5. P. U.
6. Le passage est du mémoire Chavannes, p. 115; mais j'ai sui\i ia Iratiuciion plus
précise qu'on a donnée M. Takakusu, p. xxvii.
ANNÉE 1898 447
I-tsing aurait-il donc été à la fois hinayàniste et mahàyâniste ?
Mais écoutons-le encore, car sa définition n'est pas tout ce qu'il
dît des [o27] deux systèmes. Il affirme en outre que « sur tous les
points essentiels, ils ne diffèrent pas l'un de l'autre » et qu' « ils ont
un seul et même Vinaya ^ » . Ici nous le prenons en plein péché de réti-
cence ou d'euphémisme, et c'est lui-même qui nous fournit de quoi
l'en convaincre. Le dix-septième des soixante pèlerins du recueil de
M. Ghavannes avait fait ses vœux de novice à l'âge adulte, dans un
couvent hînayâniste de Balkh. « Ensuite, quand il fut près de rece-
voir toutes les défenses (l'ordination complète), il ne mangea pas
des trois alimonts purs. Son maître lui dit: « LeBuddha, le grand
« maître, a lui-même institué les cinq (aliments) corrects. C'est
« donc qu'il n'y a là aucun mal. Pourquoi ne mangez-vous pas? »
Il répondit : « Les ordonnances et les règles qui sont présentées
« par les livres sacrés du Grand Véhicule, ce sont celles que j'ob-
« serve depuis longtemps, ma conscience ne saurait les changer. »
Le maître répliqua : « Je m'appuie sur les préceptes qui sont exposés
« dans la section du Vinaya des Trois Recueils (le Tripitaka) ; les
« textes que vous invoquez, je ne les ai pas appris ; si vous con-
« servez des vues différentes, je ne suis plus votre maître. » Ge fut
ainsi forcé par son maître qu'il entra sur l'autel (pour recevoir l'or-
dination complète) ; alors il cacha ses larmes et mangea ; il put
ensuite recevoir les défenses -. » On remarquera d'abord ici que la
distinction pouvait s'étendre aux laïques, puisque le héros de ce
petit récit était adonné au Mahàyàna avant d'entrer en religion, ce
qui ne l'empêcha pas de faire son noviciat dans une maison hînayâ-
niste. Mais on remarquera surtout cette même opposition entre les
règles du Vinaya canonique et les ordonnances du Mahâyâna que
nous avons constatée déjà plus haut, p. 36, où I-tsing parlait de
« ceux qui suivent les pratiques d'un Bodhisattva de préférence aux
, règles du Vinaya », ainsi que la portée de quelques-unes de ces
différences, assez fortes pour rendre impossibles les relations de
maître à disciple et pour empêcher une ordination. Il y avait donc
entre les deux systèmes des divergences d'ordre essentiellement
pratique, ainsi que le fait observer M. Ghavannes, qui rappelle à
ce propos une histoire fort semblable arrivée à Hiouén-tsang ^.
C'est aussi la conclusion qui se dégage du beau mémoire sur le
1. Pp. 15 et 14.
2. Ghavannes, pp. 48-50.
3. Ibidem, p. 50.
448 c (j M p j- 1: s 11 F. X n u s i- v n o t i c i-: s
Mahàyàna en Chine de M. De Groot', où nous voyons en outre
qu'à ces diyergencea s'en ajoutaient d'autres d'ordre liturgique. Or
I-tsing ne sépaiîe pas la liturgie de la discipline : en affirmant si
nettement le parfait [328] accord des deux systèmes quant au
^^maya, il' nous a donc certainement caché quelque clio&e.
Mais il nous reste à examiner chez lui un dernier renseignement,
cjui est peut-être le plus important de tous, car je crois qu'il nous
aide à mieux comprendre les autres. I-ising nous apprend qu' « on
ne saurait dire quelles dos dix-huit écoles doivent être rattachées
au Mahâyàna' et quelles au'^inayàna- », et il ajoute un peu plus
loin que « du Mahâyàna proprement dit, il n'y a que deux sortes :
celui des Màdhyamikas et celui des Yogàcàras^- ». Rapprochée de
la première, cette dernière phrase ne peut pas signifier qu'il n'y
avait des mahàyànistes- que dans ces deux écoles : il faut évidem-
ment entendre que ces deux écoles, qui ne font pas partie dés dix-
huit anciennes et dont, contrairement à son hahitude, il caractérise
la doctriiLe spéculative, le nihilisme absolu chez l'une, l'absolu idéa-
lisme chez l'autre^, — tendances qui toutes deux étaient vieilles
dans le Bouddhisme, — sont seules foncièrement et exclusivement
mahàyànistes, et que c'est dans leur sein que le Mahàyâna a, non
pas pris naissance^, mais reçu son expression la plus systématique,
sa législation sous la. forme de ses manuels les plus autorisés ^.
Quant à la première assertion, elle signifie évidemment qu'il y
avait des mahàyànistes et des liinayànistes dans toutes ou dans
presque toutes les écoles; car I-tsing, qui les a toutes côtoyées,
n'aurait pas manqué d'esquisser la répartition, si la chose avait été
seulement possible, si: les djoctrines du Mahàyâna n'avaient pas
partout plus ou moins pénétré.
Le cœur de ces doctrines aurait donc été un nouvel idéal pro-
1. Le Code du Mahàyâna en Chine; son inJlu'Jiice' aur la vie monacale et sur le inonde
laïque [Mémoirei de l'Académie, d Amsterdam) , 1893.
2. P. 14.
3. P. 15.
4. Ibidem. Gî. p. 184-.
5.. L'école Mâdbyamika regardait coniina son fondateur NAgàrjuna, de date incer-
taine, mais probablement du ii" ou du ni* siècle ; celle des YogAcàras se réclamait
d'Asanga, qui est du commencement du \i' siècle. Plusieurs livres mahAyAnistes, tels
que le Mahâvastu et le Suddharniapundanlca, sont corLiûncmont antérieurs au second
et très probablement à tous les deux, La dislinclion des deux Véhicules était parfai-
tement établie et sans doute ancienne déjà à l'époque de Fa-hian, fin du iv* siècle.
6. Le manuel des Màdliyamikas, leur Sùtravritti, attribué à NAgàrjuna, est encours
de publication depuis 1895 dans le Journal of thc Buddhist Texl Society of India.
ANNÉE 1898 449
posé à la vie religieuse : il s'agissait non plus d'arriver au nirvana
par la voie la plus courte, la pratique des préceptes, mais d'ac-
cepter, d'élire pour soi l'incommensurable carrière d'un Bodhi-
sattva, afin de devenir un jour, après un nombre infini de nais-
sances, soi-même un Buddha. Et forcément, à ce nouvel idéal
aurait répondu un ensemble plus ou moins compliqué de nouveaux
rites et de nouvelles pratiques. Puis, peu à peu, toute [^29] une
littérature et une riche mythologie se seraient créées à l'appui de
la nouvelle dévotion, à laquelle deux écoles se seraient chargées,
chacune de son coté, de confectionner une métaphysique appro-
priée. Le Mahàyâna nous apparaîtrait ainsi comme un mouvement
religieux de limites assez vagues, à la fois comme une modifica-
tion interne du Bouddhisme primitif et comme une série d'addi-
tions à ce môme Bouddhisme, à côté desquelles le vieux fonds pou-
vait subsister plus ou moins intact. Car rien n'obligerait d'ad-
mettre que ces additions si peu homogènes se soient faites partout
de la même façon et à la même dose et que la foi mahàyâniste ait
été indissolublement liée aux accessoires, à tous les accessoires du
Mahàyâna. On concevrait fort bien au contraire que l'une ait existé
sans les autres et réciproquement. Dès lors les monuments de
Java par exemple, où ces accessoires abondent et où le terme même
à^ mahàyâna se rencontre ^ n'obligent plus de nous inscrire en
faux contre l'assertion d'I-tsing affirmant que Java et toutes les
iles étaient hînayânistes, ou d'admettre que tout y avait changé
dans l'espace d'un siècle. On s'explique très bien au contraire que
l'on ait invoqué Tara, Avalokiteçvara, Amitâbha, sans être pour
cela mahàyâniste; que les mêmes communautés aient pu abriter
les deux aspirations dans une paix commune, et que le niéme
homme, à l'occasion, ait pu, comme I-tsing, employer des formules
qui n'avaient leur pleine signification que dans un système qui
n'était pas le sien. Il est donc fort probable qu'il y a eu beaucoup de
degrés et de variétés dans le Mahàyâna, et il y a peut-être quelque
illusion à espérer que, quand on sera arrivé à définir par exemple
celui qu'exposent Asanga ou Vasubandhu, on aura obtenu une for-
1. Dans une inscription de 779 A. D., relatant la fondation d'un temple dédié à
Tara, une déesse qui passe pour essenlieUement mahàyâniste, il est question de
bhikshus, de religieux vinayamahâyânavidâm, « connaissant le Vinaya (qui est le
vrai) Grand Véhicule ». Il semble que cet emploi même du terme soit une profession
hînayàniste. Cf. Brandes, dans Tijdschriftvoor indische taal-, land- en volkenkunde, 1886,
p. 246, l. 4.
l\EtlGI0>'5 DE l'InDK. — IV. 29
450 COMPTES REîSDUS KT NOTICES
mule applicable à tous les autres. A tout prendre, on peut estimer
qu'il en a été ici comme de beaucoup d'autres choses de ce Boud-
dhisme si flottant et si trouble, et que la meilleure façon d'expliquer
le Mahâyana est encore de ne pas trop essayer de le définir.
En tout cas, ce n'est qu'ainsi, me semble-t-il, qu'on arrive à
accorder les indications sommaires d'I-tsing entre elles et avec ce
que nous savons d'ailleurs. Ainsi s'explique sa grande sympathie
pour l'un et l'autre système, a Ils sont tous deux, dit-il, parfaite-
ment en harmonie avec la '•Noble Doctrine : pouvons-nous, après
cela, dire lequel des deux (seul) est [o30] vrai? Ils sont l'un et
l'autre conformes à la vérité et ils mènent tous deux au nirvana...
Nous ne sommes pas encore en possession de « l'œil de la science » ;
comment nous flatterions-nous de discerner en eux le vrai et le
faux ? Il nous faut agir comme nos prédécesseurs et ne pas nous
tourmenter à vouloir passer jugement sur eux* ». Même quand il
affirme que les deux systèmes ont le même Vinaya, il ne ment pas;
car, excepté peut-être chez quelques groupes ultra-mystiques, le
Mahâyana n'abolissait pas l'ancien corps de préceptes ; il ne faisait
qa^y ajouter -un supplément. L'assertion n'est donc pas fausse^
prise à la lettre ; mais elle est si incomplète qu'elle ne peut guère
être mise uniquement au compte de la tolérance et de la largeur
d'esprit de l'auteur. Le Mahâyana le plus sobre ne pouvait se passer
d'un minimum de liturgie et de pratiques particulières, qu'I-tsing
connaissait fort bien, car il avait séjourné dix années à Nâlanda,^
un grand centre de doctrine mahâyâniste. 11 faut donc chercher ici
un autre motif et croire à son habileté.
En effet, le grand souci d'I-tsing était de propager parmi ses
compatriotes, en très grande majorité mahâyànistes, le Vinaya de
sa propre école des Sarvâstivâdins. Il avait donc intérêt à glisser
sur les divergences et à appuyer sur la conformité. Des trois écoles
qui, outre la sienne, formaient le groupe du Sarvàstivâda, Tune
du moins, celle des Dharmaguptas, était fort répandue en Chine ^
et devait avoir passé en grande partie au Grand A^éhicule, puisqu'il
n'y avait plus alors dans le pays qu'un très petit nombre de secta-
teurs du Petit. Il aura donc soin d'établir qu'il n'y a que des diffé-
rences de forme entre leur Vinaya et le sien^ qui est celui des Sar-
vâstivâdins proprement dits 3. Quant aux pratiques particulières du
1. P. 15.
2. P. 13.
3. Pp. 13 el 2U.
AN-\ÉE 1898 45t
Malîâyâna, ce sera encore plus simple ; il n'y touchera pas. Tout
est du reste pour le mieux en Chine, « si parfait, dit-il, qu'on n'y
pourrait rien ajouter^ ». Et il le prouve en une longue digression
qui paraîtrait l'expression très forte du préjugé patriotique, si elle
n'était pas plutôt une captatio benevolentiœ. Car nul n'était mieux
revenu de ce préjugé, n'était resté moins Chinois que lui. Le pays
qui a toute son admiration est l'Inde : là, non seulement la reli-
gion, plus près de sa source, est plus pure, mais tout est excel-
lent, hommes et choses, sciences et coutumes : un appel à l'usage
des « cinq Indes » lui parait toujours décisif, môme en matière pro-
fane, et il serait facile de relever chez lui toute une série de pas-
sages dans le ton de celui-ci : « Quand j'eus observé toutes ces
choses; je me dis à moi-même avec émotion : Quand [o31] j'étais
dans mon pays, je me croyais instruit du Yinaya et j'imaginai»
peu qu'un jour, en venant ici, je me trouverais un ignorant. Si je
n'étais pas venu dans l'Occident, comment aurais-je pu être témoin
d'usages aussi corrects'^! » C'est qu'il y a en effet un revers à la
médaille; dans cette Chine si parfaite, on a trop ergoté sur le
Yinaya : « On s'est mis à le discuter paragraphe par paragraphe,
le divisant en tranches de plus en plus menues... L'effort qui se
dépense à cette méthode est grand comme celui qu'il faudrait pour
édifier une montagne, et le gain est aussi difficile à obtenir que les
perles qu'il faut retirer du vaste Océan... Il est difficile d'acquérir
la connaissance du Vinaya, quand il a été manié par beaucoup de
gens. » Il faut donc remonter aux textes mêmes et les examiner
simplement. « Alors, pour décider le cas de légère ou de grave
offense, il suffit de quelques lignes ; expliquer les moyens de tran-
cher les difficultés n'est pas même l'affaire d'une demi- journée.
C'est ainsi que font les religieux dans l'Inde et dans les îles de
la mer du Sud-^. » Et c'est aussi ce que pourront faire ses compa-
triotes, s'ils veulent bien accepter ses directions, qui sont entière-
ment empruntées aux textes canoniques^. Sans doute, chaque
école doit suivre sa propre règle et la sienne est celle des Mùla-
sarvâstiâvdins, qui ne comptent plus qu'un petit nombre de repré-
1. P. 17.
2. P. 66.
3. p. 16.
4. Cette promesse d» conformité avec les textes canoniques n'engageait pas àgrtnd*
chose, le canon de l'Église du Nord étant toujours resté flottant et ouvert à de nou
veiles additions. Le Vinaya même des Sarvâstivàdins, par exemple, venait à peine
d'être mis par écrit au temps de Fa-hian (traduction de Legge, p. 99).
4o2 COMPTKS RENDUS ET NOTICES
sentants en Chine ; mais cette règle ne diffère pas au fond de celle
des autres ; il n'y a donc qu'à la prendre et à s'y conformer. On
n'est pas à la fois de meilleure composition et plus intransigeant:
il y a toujours un diplomate dans la peau d'un Chinois.
Je ne toucherai pas, pour les raisons que j'ai dites plus haut
(p. 442), à cette exposition du Yinaya, qui forme le gros du mé-
moire. Je n'entrerai pas non plus dans l'examen des chapitres
qu'I-tsing a consacrés à l'histoire littéraire de l'Inde ; bien avant
que le mémoire fût accessible, ils étaient publiés, commentés et
célèbres. La traduction de M. Takakusu, faite sur une édition japo-
naise plus correcte et après confrontation avec tous les textes exis-
tants, a sans doute amélioré sur bien des points celles que ses
compatriotes, MM. Kasawara et Ryauon Fujishima, avaient don-
nées de ces chapitres ; mais, en somme, elle les confirme et, après
cette troisième épreuve, il n'est guère présumable qu'on y trouve
encore beaucoup à changer. Du moins l'auteur très compétent d'une
critique [,tJ32] insérée au Journal de la Société asiatique de Lon-
dres *, tout en relevant un certain nombre de méprises dans le reste
du mémoire, n'en a-t-il trouvé à rectifier qu'une seule dans cette
portion. La rectification, il est vrai, est importante, puisqu'elle
retranche Jina de la liste des auteurs célèbres du vi« siècle men-
tionnés par I-tsing et le remplace par la personnalité plus connue
de Dinnâga^.
Il demeure donc bien acquis que, parmi des renseignements du
plus grand prix, comme les dates de la Kâçikâ Vritti et du gram-
mairien Bhartrihari, I-tsing nous a servi quelques bourdes énormes;
par exemple, quand il fait du Mahâbhâshya un commentaire sur la
Kâçikâ Vritti ^ ; quand il distingue entre le Vâkyapadiya de Bhar-
trihari et son commentaire sur le Mahâbhâshya'^ \ quand il définit
ce commentaire comme « traitant à fond des principes de la vie hu-
maine ainsi que de la science grammaticale et exposant les rai-
1. 1897, p. 362. — L'article n'est signé que d'initiales, mais doit être de M. T.
VVatters.
2. M. Takakusu a résumé la substance de ces chapitres, en la complétant par d'au-
tres informations, dans des tableaux fort commodes, p. lv-lix. Il est parfois trop
afûrmatif dans ses identifications, comme pour Dharmapâla et quelques autres ; mais,
en fournissant les faits, il permet au lecteur d'apprécier par lui-même. A propos de
Dharmapâla, il y a un lapsus à la page lvii : c'est lui, non Bhartrihari, qui est l'au-
teur du commentaire.
3. P. 178.
4. P. 180.
ANNÉE 1898 453
sons de l'élévation et de la chute de nombreuses familles ^ » ;
quand il prête au même Bhartrihari un autre ouvrage, le Pei-nUy
impossible à identifier, et qui, tout en étant une œuvre de gram-
maire, « approfondit les secrets du ciel et de la terre et traite de la
beauté essentielle des principes de l'homme ^ » . Même en mettant
quelque chose ici au compte de l'insuffisance du texte ou de la tra-
duction, il est bien clair qu'il a écrit ces choses d'ouï-dire, tout au
plus d'après des notes à lui fournies et mal comprises, et qu'il n'a
jamais examiné, pas même vu peut-être, aucun de ces ouvrages. Le
peu qu'il dit de Pânini et du Dhâtupâtha est exact \\ mais il' n'en
est pas moins clair que ce n'est pas dans Pânini, sous la direction
d'un vaiyâkarana, qu'il a étudié le sanscrit. Il doit l'avoir appris
dans quelque manuel moins compliqué, dans celui peut-être (car
ici du moins on comprend à peu près ce qu'il veut dire) qu'il décrit
comme « le livre des trois Khilas », lequel comprenait: 1° VAsh-
tadhâtu^ un traité de la déclinaison et de la conjugaison ; 2<> le
Wen-cha (titre non identifié), et 3*^ VUnâdi (quelque traité analogue
à notre Unâdisûtra)^ tous deux traitant de la dérivation^. [S33]
Mais on a de bonnes raisons de croire que cet enseignement gram-
matical, quel qu'il ait été, n'a pas été poussé bien loin.
En effet, I-tsing paraît avoir eu ime assez bonne connaissance
pratique du sanscrit. Parmi les très nombreuses étymologies et
explications qu'il donne on n'en trouve pas d'impossibles, comme
chez Hiouen-tsang, et s'il lui arrive d'en produire de fausses, ce ne
sont pas de celles qui disqualifient^. Il explique par exemple le
terme bouddhique posJtadha^ — une adaptation manquée du pâli
uposatha, qui lui-même répond au sanscrit upavasatha^ « jeûne »,
— comme étant composé de posha^ « nourriture » et de dhâ^ « pu-
rifier »^. L'explication est erronée, mais elle n'est pas plus mau-
vaise que beaucoup d'autres que l'on trouve chez les savants indi-
gènes les plus autorisés ; même le sens de purifier donné ici à la
racine dhâ ne paraîtra pas trop étrange, si l'on songe qu'il nous
1. p. 178. S'agirait-il du Bhattikâvya ?
2. P. 180.
3. P. 172.
4. Pp. 172-17Ô.
5. C'est probablement Hiouen-tsang qu'il corrige quand il fait observer, p. 118, que
Indu, n'est pas le nom de l'Inde dans la langue du pays. Mais il a tort de répéter,
probablement aussi d'après le même, que y>yâkaraij.a (la grammaire) désigne l'ensemble
de la littérature profane, p. 169. *
6. P. 88.
454 COMPTES RENDUS ET NOTICES
arrive à travers une double traduction ^ Mais il y a d'autres faits
qui empêchent de reconnaître à I-tsing une véritable culture gram-
maticale. Pas plus qui3 ses devanciers, — car le fait est général,
bien qu'on ne l'ait pas encore relevé, que je sache, — il ne semble
se douter que le sanscrit, dans lequel sont rédigés les livres qu'il
mentionne et copie et auquel appartiennent tous ces mots qu'il ex-
plique, n'était pas le parler de l'Inde. Ainsi qu'eux, il ne connaît
que « la langue de Fan », de Bralimâ, comme s'il n'en avait jamais
entendu d'autre à coté d'elle^ Pas une allusion chez lui, je ne dis
pas a"u pâli, bien qu'il ait dû se rencontrer plus d'une fois avec des
religieux cingalais sectateurs du Tipitaka% mais aux prâcrits, qui
avaient dès lors une littérature. Et, ce qui est plus grave, pas une
allusion non plus au fait si patent que beaucoup de ces livres boud-
dhiques qu'il prétend si bien connaître étaient en réalité bilingues
et [o34] contenaient de notables portions écrites en un idiome qui
n'est plus du sanscrit. Mais il y a plus. Il parait que le texte d'I-
tsing, qui n'a été imprimé qu'au bout de trois siècles, en 972 A.
D., contenait autrefois des morceaux qui n'y figurent plus mainte-
nant, un entre autres qui a été conservé plus ou moins textuelle-
ment dans plusieurs autres ouvrages et que M. Takakusu a repro-
duit dans sa Préface •^. Or dans ce morceau, qui traite de l'alphabet
sanscrit et dans lequel la quantité des voyelles est indiquée minu-
tieusement, il est bien dit que les diphtongues e et o sont longues,
mais ai et au sont données comme brèves. Si le morceau est d'au-
thenticité incontestable, comme l'affirme M. Takakusu, il n'y a
qu'une conclusion à en tirer : c'est qu'1-tsing n'a pas reçu d'instruc-
tion grammaticale du tout, et qu'il n'a appris le sanscrit que par la
pratique, à force de s'escrimer sur les textes et aussi de le parler.
Et, après tout, il n'y aurait à cela rien d'improbable. Les livres
auxquels I-tsing et, en général, les pèlerins s'attaquaient suppo-
1. Une autre erreur, également vénielle, est l'explication quil donne de la coutume
hindoue, quand on veut honorer une personne (ou un objet), de tourner autour d'elle
pradakshinam, en la tenant sur sa droite, c'est-à-dire de tourner autour d'elle dans le
sens du mouvement diurne du soleil ou des aiguilles d'une montre. S'en rapportant
à la simple étymologie, il décide, après une longue discussion (p. 141), que le tour
doit se faire en marchant de gauche à droite, c'est-à-dire dans le sens inverse. Une
connaissance plus exacte des locutions où le terme entre, soit comme adverbe, soit
comme adjectif, l'eût préservé de la méprise.
2. M. Takakusu a le premier signalé r«xislence dans le canon chinois de lexles tra-
duits sur le pâli, pp. 14 et 217. 11 est revenu sur la question dans Juurn. R«y. As. Soc.,
1896, pp. 415 et suiv.
3. Pp. LX et suiv.
ANNÉE 1898 455
sent la connaissance d'un vocabulaire, on pourrait dire d'une no-*
menclature, bien plus que celle d'une langue. Ils les lisaient avec
un maître et ces rapports oraux n'exigeaient pas davantage le par-
fait usage du parler correct. Aussi les discussions savantes aux-
quelles I-tsing doit avoir pris part ^ ne prouvent-elles pas grand'
chose et ne doivent-elles pas faire illusion; on en raconte bien d'au-
tres de Hiouen-tsang, de ses grandes controverses, de ses triom-
phes oratoires, et pourtant, à n'en pas douter, Hiouen-tsang était un
assez médiocre pandit. Chez nous aussi, combien de docteurs ont
passé leur vie ta argumenter, qui n'étaient que de pauvres lati-
nistes! Certains textes écrits, le Çikshâsamuccaya par exemple,
qui est actuellement en cours de publication, permettent de se fi-
gurer ce que pouvaient être ces exercices de scolastique boud-
dhique. Il ne faut donc pas s'exagérer la valeur de cette « parfaite
connaissance des castras », dont il est si souvent parlé dans nos
relations ; quand le milieu est favorable, l'inintelligible n'est pas
bien difficile à manier.
Excepté en ce qui concerne la grammaire, I-tsing, dans ces cha-
pitres d'histoire littéraire, n'est pas sorti du domaine bouddhique.
Il nous donne bien en passant la première édition de ce renseigne-
ment, tant de fois répété depuis 2, que les Yédas, qu'il estime à
cent mille vers, n'étaient [o3oJ pas mis par écrit, et, à ce propos,
il rend hommage à la puissance de mémoire des brahmanes, parmi
lesquels plusieurs les savaient par cœur en entier 3. Mais, malgré
sa multiple curiosité et ses goûts de lettré, il ne paraît pas s'être
autrement enquis de leur littérature. Il ne fait aucune allusion à
leur poésie gnomique et didactique, à leurs romans de style raf-
finé, aux codes de loi, à l'épopée, au théâtre. La seule œuvre dra-
matique qu'il mentionne est une pièce bouddhique, \e Nâgânanda^
(ju'il attribue au roi Ilarsha-Çîlâditya, son contemporain à quel-
ques années près, en notant que la représentation était accompa-
gnée de musique et de danse ^. Il n'y a pourtant pas trace chez lui
d'une animosité contre les brahmanes, et cette ignorance ne paraît
1. Par exemple, p. 184.
2. On le retrouve chez Albirouni avec cette variante que les Védas n'avaient été
mis par écrit que peu de temps avant lui {Indica, trad. Sachau, 1, pp. 125-126), et il
revient encore, exprimé sans aucune réserve, jusqu'au début de notre siècle, quand
de notables portions des Védas avaient été traduites depuis longtemps en persan et à
la veille du jour où l'on allait en obtenir de vieux manuscrits.
3. P. 182.
4. Pp. 16.3-ir,4.
456 COMPTES RENDUS ET NOTICES
pas non plus tenir uniquement à sa qualité d'étranger. Il est plus
probable qu'elle n'est que le produit, le reflet en quelque sorte, du
milieu monacal dans lequel il vivait. Ce particularisme étroit,
exclusif, est, en effet, un caractère commun de la littérature sco-
lastique et militante de toutes les sectes hindoues et, à peu d'ex-
ceptions près, de leur littérature religieuse, autant vaudrait dire de
la littérature de l'Inde : quand on n'y polémise pas contre le voisin,
on ignore jusqu'à son existence. Aussi plus que l'àpreté des polé-
miques, qu'on ne lit guère, et malgré les témoignages contraires
(et abondants surtout vers cette époque) de la littérature profane ,
— qu'on songe à Subandhu, a Bâna^, à Dandin, à Çùdraka, à
Bhavabhùti, — cette affectation réciproque d'ignorance a-t-elle
fait envisager d'une façon peu exacte le développement religieux de
l'Inde. C'est elle surtout qui a été cause qu'on a si longtemps pris
pour des divisions tranchées, irréductibles, analogues à celles de
notre Occident ou à celle qui sépare aujourd'hui Hindous et Mu-
sulmans, ce qui n'était plutôt que les remous d'un seul et même
ensemble confus de croyances et que, associant la population en-
tière, jusqu'en ses couches profondes, à des querelles de moines et
de docteurs, on a parlé, on parle encore d'une époque où l'Inde
aurait été bouddhiste, d'une autre où elle serait redevenue brah-
maniste ou pouranique, quand il eût été pourtant si simple de re-
connaître que l'Inde a toujours été hindoue.
Il est pourtant une autre branche encore de la littérature géné-
rale de l'Inde sur laquelle I-tsing nous donne de curieux renseigne-
ments, l'Aî/w/'t^eâîa ou science médicale. Il est vrai que c'estlà, comme
la grammaire [536], un terrain neutre, que bouddhistes et jainas
ont beaucoup pratiqué. Les traités médicaux édités par M. Hoernle 2,
d'après de vieux manuscrits trouvés à Khotan, et dont l'un est comme
un abrégé, sinon une première version, de notre Suçruta, sont de
provenance bouddhique. Caraka, sous le nom duquel a été transmise
l'une des deux plus anciennes Samhitàs ou traités sur l'ensemble
de la doctrine médicale, doit avoir été le médecin du roilvanishka^,
1. Voir par exemple dans le Ilarshacarita (éd. de liombay, 1892, pp. 251, 265 et
suiv.), le tableau que trace Bûiia de l'entourage du brahmane bouddhiste Divâkara-
milra, le même peut-être qui est mentionne par I-tsing, p. 184.
2. The Bower Manuscript. Fncsimilc Icaves, Nagari-Transcript, romanised Translitéra'
tion and english Translation with Notes, edited by A. F. Rudolf Hoernle. Parts I-VII (il
reste à publier l'Introduction et l'Index). Calcutta, Office of Government Printing,
1893-1897. In-folio.
3. M. Takakusu, p. lu, a le premier appelé l'attention sur les textes attribués en
ANNÉE 1898 457
un des grands champions du Bouddhisme, et pouvait fort bien
être considéré par les bouddhistes comme un des leurs, bien que
son œuvre, telle que nous l'avons, porte la livrée brahmanique.
Dans le Tanjur tibétain, toute une série de textes sur la médecine
et sur la chimie sont attribués à Nâgârjuna ^, le 14" patriarche.
Vâgbhata, la plus grande autorité des siècles suivants, était
très probablement bouddhiste, et son œuvre, VAshtângahridayay
ou « l'Essence des huit sections (de la médecine) », se trouve éga-
lement dans le canon tibétain, traduit et commenté dès le viii® siècle 2.
D'ailleurs le Buddha lui-même passait pour avoir prêché un sùtra
sur la science médicale 3. Un bouddhiste pouvait donc parler de
médecine sans sortir de chez lui.
I-tsing trouve l'occasion d'en discourir dans quelques prescrip-
tions du Vinaya. Mais les trois chapitres (xxvii-xxix) qu'il y con-
sacre spécialement n'en sont pas moins des digressions, auxquelles
il se laisse aller avec d'autant plus de complaisance qu'il avait lui-
même, nous dit-il, « étudié la médecine avec succès, mais y avait
finalement renoncé parce qu'elle n'était pas sa vocation propre^ ».
Il y avait sans doute été amené par ses anciennes accointances avec
le Taoisme 5, qui doivent aussi avoir été pour quelque chose dans
sa tentative de pénétrer le secret des « prières magiques » du
Vidyâdharapitaka ou doctrine des facultés surnaturelles [o37],
que professait surtout l'école de Nâgârjuna et qui n'était pas encore
répandue en Chine: « Pour moi, dit-il, quand j'étais dans le
temple de Nâlanda... je me suis appliqué avec espérance aux par-
ties essentielles de cette doctrine. Mais comme on ne peut mener
à bien deux tâches à la fois, j'ai fini par renoncer à cette pensée 6. »
Son application à la médecine paraît avoir été plus fructueuse : en
tout cas, dans ce qu'il en dit, il n'y a que très peu de choses chimé-
riques.
Il compare la flore médicinale de l'Inde avec celle de la Chine '^;
partie à Açvaghosha qui établissent ce fait et que M, S. Lévi, indépendamment de
lui, a publiés dans le Journal asiatique, nov.-déc. 1896, pp. -141 et suiv.
1. G. Huth, Verzeichniss der im tibetischen Tanjur, Àbtheilung mDo (Sâtra), entkal-
tenen Werke, dans les Sitzungsberichte de l'Académie de Berlin, 21 mars 1895, pp. 5 et 8.
2. G. Huth, l. cit., p. 6.
3. P. 131.
4. P. 128.
5. Voir plus haut, p. 410. Parmi les soixante pèlerins du recueil Chavannes, plu-
sieurs étaient plus ou moins taoïstes, par exemple les numéros 21 et 49.
6. Chavannes, p. 104.
7. P. H8.
458 COMPTES RENDUS ET NOTICES
il compare aussi les principes de la doctrine fondée de part et
d'autre sur la théorie des humeurs '. Il est opposé à l'emploi des
moyens violents du fer et du feu, auxquels on recourt i?i extremis
et qui ne servent tout de même à rien : « C'est traiter notre corps
comme s'il était une pierre ou une bûche de bois -. » Il est ennemi
des médicaments fantastiques et surtout dégoûtants fort en usage,
paraît-il, parmi ses compatriotes ^ ; il ne l'est pas moins des médi-
caments compliqués et trop chers pour les pauvres gens, qui res-
tent ainsi sans remèdes et « disparaissent comme la i-osée du
matin ^ » ; il n'en veut que d^ simples, à la portée de tout le monde :
« Depuis vingt années et plus que j'ai quitté ma patrie, je n'ai fait
usage commit médicament que de thé et d'une décoction de guiseng
[Arabia quinque folio) ^ et je n'ai jamais été sérieusement ma-
lade ^. » Il recommande le massage et la fréquente exploration du
pouls, qui est facile et qui vaudra mieux que « d'aller consulter le
devin ''^ ». Pour le reste, il s'en remet surtout à l'hygiène, qui, ainsi
que tout traitement d'ailleurs, doit être appropriée aux lieux et
aux tempéraments "' : observer quelques règles bien simples quant
au froid et au chaud; faire de Texercice avec modération^; se
laver ponctuellement, prendre des bains, mais jamais après le
repas, comme le conseille un faux proverbe chinois^; éviter l'excès
en toute chose, surtout dans le boire et dans le manger; bien
choisir et bien préparer les aliments, qui doivent toujours être
cuits, car viandes et végétaux consommés crus sont souvent dan-
gereux**^. En cas de malaise, compter surtout sur la diète et, au
besoin s'imposer le jeûne : « Dans la doctrine médicale suivie dans
les cinq Indes, le jeûne est le premier précepte : on y enseigne que
si un mal n'est pas guéri par une abstinence de sept jours, il n'y a
plus qu'à chercher [o38] du secours auprès d'Avalokiteçvara''. »
1. p. 131.
2. p. 129.
3. Pp. 138, 139.
4. Pp. 129, 133.
5. p. 135. Ce passage a donc élé écrit en 692 A. D.
6. p. 133.
7. p. 137.
8. Chap. xxin, p. 114.
î>. P. 110 et tout le chapitre x\.
10. P. 137.
11. P. 134. L'abstinence totale aurait élé parfois prolongée jusqu'à trente jouis.
I-tsing prétend avoir lui-même constaté un cas semblable ; mais il ne le donne pas
comme un exemple à imiter, p. 137.
ANNÉE 1898 459
Mais ce qu'il recommande avec le plus d'instance, c'est la propreté :
propreté de la cuisine et de la table, du corps, du vêtement et du
logis. Ses observations et les règles qu'il donne à ce sujet sont
innombrables: c'est la principale matière de ses chapitres iii-viii,
XVI, XVIII, xx-xxii, sans compter de nombreux passages isolés^.
Toutes ces règles sont parfaitement observées dans « les cinq
Indes », mais fort mal connues en Chine, et il désespère presque
de les y voir jamais adoptées -. Sans doute la plupart ont pour
premier, sinon pour unique objet la pureté légale, rituelle ; mais un
grand nombre aussi sont données en vue de la propreté vraie, qui
est mie condition indispensable pour se bien porter 3. Si l'on songe
que, pour la saleté, la Chine est sans rivale parmi les civilisés, on
passera volontiers à I-tsing la minutie de ses exhortations. Car
tous ces sages conseils ne restent pas à l'état de vagues généra-
lités ; l'application en est précisée avec le plus grand soin. En s'y
conformant, on devient à soi-même son médecin, « chacun est soi-
même un roi des docteurs, chacun peut être un Jivaka^ ».
I-tsing ne dit pas nettement où ni dans quels ouvrages il a ac-
quis ses connaissances médicales. Il parait pourtant avoir com-
mencé cette étude étant encore en Chine et d'après des livres d'ori-
gine hindoue. Il a, en effet, des informations assez précises sur la
médecine chinoise et, d'autre part, après avoir mentionné « la
science médicale universellement pratiquée dans les cinq Indes, une
des cinq sciences révélées par le dieu Indra » , il parle d' « anciens
traducteurs » qui l'avaient traduite en chinois. Leur œuvre, qu'il
ne parait pas estimer grandement, était bouddhique d'après le pas-
sage qu'il en cite et qui contient la mention d'Avalokiteçvara ^.
Elle n'a pas encore été identifiée, du moins M. Takakusu ne dit
rien à ce sujet, et ce qu'I-tsing rapporte de l'original hindou est
aussi trop vague pour donner prise à la moindre conjecture^. On
1. Voir surtout, pp. 24-26, 28,93, 107, 109, 138.
2. Pp. 26 et 93.
3. Pp. 109-110.
4. P. 133. Jîvaka, dont on raconte beaucoup de cures merveilleuses, a été le médecin
<lu roi Bimbisàra et du Buddha.
5. P. 134.
6. La révélation de la médecine par Indra est l'objet d'un récit développé dans le
premier chapitre de Caraka. Chez Suçruta, elle est impliquée plutôt qu'exprimée dans
la formule d'adoration du début. Mais il est probable qul-tsing avait en vue ici non
un seul ouvrage, mais un ensemble de traités distincts. Nous verrons tout à l'heure
que telle devait être sa pensée quant à l'œuvre hindoue ; pour la version chinoise il
semble l'indiquer assez clairement en parlant de « traductevirs » au pluriel.
460 COMPTES RENDUS ET NOTICES
ne voit [o39] pas dans laquelle des^deux langues était le « Castra
de la thérapeutique » qu'il cite page 135 et qui n'est pas non plus
identifié ; mais le « Sùtra sur la science de médecine « qu'il men-
tionne page 131, comme ayant été prêché par le Buddha lui-même,
était probablement en sanscrit ; car Kâçyapa, l'auteur d'un com-
mentaire sur le mémoire d'I-tsing, à qui M. Takakusu a été rede-
vable de plus d'une utile information, affirme que ce sùtra n'a pas
été traduit en Chinoise On ne saurait douter, du reste, rien qu'à
la précision qu'a parfois sa^nomenclature, qu'I-tsing ait consulté
dans l'Inde de véritables textes médicaux sanscrits, et il aurait pu
certainement nous apprendre à ce sujet bien des choses, pour peu
qu'il l'eût voulu. Mais nulle part sa méchante habitude de ne faire
que des demi-confidences n'a été plus fâcheuse qu'ici.
Il énumère, en effet, les « huit sections » de la médecine : c'est
exactement (sauf pour les sections 5 et 6, dont l'ordre est inter-
verti) la liste demeurée officielle, qui se trouve au premier chapitre
de Suçruta^ et à laquelle, du reste, ni Suçruta lui-même, ni Garaka
qui ne la mentionne pas, ni Yâgbhata à qui elle a fourni le titre de
son livre [Ashtângahridaya^ « l'essence des huit sections ») n'ont
conformé la disposition de leurs samhitâs. Immédiatement après cette
énumération, I-tsing ajoute : « Ces huit sciences existaient autrefois
en huit livres ; mais récemment un homme les a abrégés et réunis
en un seul volume. Tous les médecins des cinq parties de l'Inde pra-
tiquent suivant ce livre et tout médecin qui le possède bien a sa vie
assurée par une paye officielle 3. » Que n'a-t-il ajouté le nom de
cet « homme » et le titre de cette « première » compilation de l'Âyur-
veda, alors « récente » ! S'agit-il de l'œuvre de Suçruta, ou de celle
de Garaka, toutes deux impersonnelles dans leur état actuel et
d'une antiquité fort suspecte ? S'agit-il de l'œuvre plus personnelle
de Vâgbhata, qui était bouddhiste et qui peut avoir été un contem-
porain plus âgé d'I-tsing ? Le renseignement vaut-il même pour
l'Inde entière, et, par les « cinq parties de l'Inde », ne faut-il pas,
comme souvent chez lui, entendre simplement l'Inde des commu-
nautés bouddhistes ? Ge sont là autant de questions que soulève
sans les résoudre cette donnée qui, avec [540] quelques mots de
1. En tibétain aussi il y a un traité médical qui est attribué au Buddha ; il a été
analysé par Csuma de Kôrôs dans Journ. As. Soc. Beng., IV, i, — Le prêtre japonais
Kâçyapa Ji-un a écrit son commentaire sur le mémoire d'I-tsing en 1758.
2. Vol. I, p. 2 de l'édition de Calcutta, 1835.
3. P. 128.
ANNÉE 1898 461
plus, aurait été capitale pour notre connaissance si mal assurée
de l'histoire de la médecine hindoue et dont, pour le moment, il
faut se contenter de prendre bonne note.
Nous pouvons du moins la rapprocher d'une autre de même na-
ture, qui nous vient d'ailleurs et que, malheureusement, je suis
obligé de laisser aussi à l'état de demi-information. Dans une pu-
blication récente ^ M. le D'" Palmyr Cordier, médecin des colonies,
a le premier, si je ne me trompe, attiré l'attention sur un témoi-
gnage dont la source serait le commentaire de Suçrutapar Dallana.
M. Cordier a bien voulu m'informer par lettre qu'il n'a pas réussi
jusqu'ici à retrouver le passage dout il va être question dans le
texte même de Dallana : il l'a extrait d'une compilation récente
d'un docteur hindou, M. Gupta, qui a reçu une éducation euro:
péenne^. Je n'ai pas ce livre à ma disposition et l'extrait qu'en a
donné M. Cordier ne parait pas tout à fait exact ; sous ces réserves,
voici en traduction le passage de M. Gupta : « Au temps de ces
luttes contre les bouddhistes, avant l'an mil de Jésus-Christ, le fa-
meux alchimiste et champion des bouddhistes, le maître Nâgàrjuna
a fait une recension de l'œuvre de Suçruta ; il l'a, par ordre de
matières, répartie entre les cinq sthànas^ le sûtrasthâna et les
autres (en lesquels elle est maintenant divisée), l'a commentée
amplement et clairement et, après avoir disposé les matières qui
restaient dans un supplément, Vuttaratantra (le sixième et dernier
livre de notre Suçruta), il a établi ainsi une Samhità toute nouvelle,
qui est connue dans le monde comme la Suçrutasamhitâ. » Je
n'ajouterai pas un mot de commentaire à ce témoignage que nous
n'avons que de seconde main et évidemment sous forme d'une para-
phrase. Car il va de soi que l'indication chronologique ne vient pas
de Dallana ; elle semble indiquer que M. Gupta a songé à l'alchi-
miste Nâgàrjuna qu'Albirouni fait vivre quelque cent ans avant sa
propre époque 3. Il faut espérer que M. Cordier, qui est mainte-
nant en résidence à Ghandernagor, trouvera l'occasion de com-
pléter son intéressante découverte : dès maintenant, et sans coïn-
cider parfaitement avec la donnée d'I-tsing, elle nous montre que
1. Études sur la médecine hindoue. JSâjârjuna et V Uttaratantra de la Suçruta-samhitâ.
Antananarivo, Ny Prinling Office, Imarivolanitra, 1896, p. 5.
2. Vaidyakaçabdasindhu, or a Comprehensive Lexiconof Hindu médical ter ms... compiled
hy Kav. Umeçacandra Gupta Kaviratna. Calcutta, 1891. Le passage se trouve p. vi de
rinlroductiou sanscrite.
3. Indica, trad. Sachau, 1, p. 189.
402 COMPTES RENDUS ET NOTICES
chez les brahmanes aussi s'était conservé le souvenir de grands
remaniements subis par l'Ayurveda.
[oil] Avant de prendre congé d'I-tsing et de son traducteur, je
ne ferai plus qu'une observation. On a pu voir combien, dans ces
chapitres de médecine surtout, I-tsing montre un esprit positif,
sensé, docile à l'expérience et ennemi de toute exagération. On lui
trouvera les mêmes qualités dans les deux chapitres (xxxvni et
xxxix) où il traite du suicide religieux et de l'ascétisme extrava-
gant. On sait que l'enseignement du Buddha les condamne l'un et
l'autre ; toute une partie de la légende bouddhique en est pourtant
la glorification indirecte, notamment les nombreux jàtakas où le
Bodhisattva s'impose les plus rudes tortures ou pousse la charité
jusqu'au suicide. Aussi les pratiques de la mort volontaire, des pé-
nitences cruelles, des mutilations avaient-elles pénétré dans le
Bouddhisme, surtout parmi les sectateurs exaltés du Mahâyâna,
non seulement dans l'Inde, ce qui n'a rien d'étonnant, mais, paraît-
il, aussi en Chine, ce qui surprend davantage. I-tsing combat tout
cela avec une A^raie éloquence, non seulement au nom des pré-
ceptes, mais aussi au nom du sens commun. Nous sommes tenus
d'observer les règles, dit-il, qui n'ordonnent rien de semblable, et
n'avons pas à nous régler sur la conduite des Bodhisattvas, qu'il
n'est pas en notre pouvoir d'imiter. Notre maître défend d'infliger
la souffrance et la mort même à une brute ; comment aurions-nous
le droit de nous mutiler et de nous détruire nous-mêmes ? De pa-
reils actes sont des crimes inexpiables tant de la part de ceux qui
les commettent que de ceux qui les conseillent ou y assistent seule-
ment comme témoins K II note que le suicide religieux est fréquent
dans l'Inde-. Mais, dans un autre passage, où il condamne ceux
qui « portent les images du Buddha sur le grand chemin afin
d'obtenir de Targont des passants et exposent ainsi les objets sa-
crés du culte aux souillures de la poussière et de la saleté », il
ajoute : « D'autres se tordent les membres, se labourent le visage,
se coupent les tendons, se déchirent la peau pour gagner leur vie
parle déploiement de ces pratiques hypocrites. De pareilles cou-
tumes n'existent pas dans l'Inde 3, » Cette dernière assertion est-
elle un effet de Toptimisme d'I-tsing, ou ces pratiques n'auraient-
elles vraiment pas existé dans la patrie par excellence des Aghoris ?
l.Pp. 195-198.
2. p. 198.
3. Pp. 166-167.
TABLE DES MATIERES
DU QUATRIÈME VOLUME
COMPTES RENDUS ET NOTICES
Pages.
[ Année 1887 1
I - 1888 43
[ — 1889 52
— 1890 81
— 1891 119
— 1892 124
— 1893 157
— 1894 168
— 1895 . 195
— 1896 234
— 1897 321
— 1898 . 405
4427. — Tours, imprimerie E. Arrault et C*.
ô
BINDING SECT. FEB 2 1 1973
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY l
'
BL
Barth, Auguste
2001
Oeuvres de Aiiguste Barth
B37
19U
t.4
'