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Full text of "Oeuvres de Chamfort et Rivarol"

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BIBLIOTHÈQUE CHOISIE 

DES 

GUBPS-B'ŒUVRE FRANÇAIS ET ÉTRANGERS 

XVI 



GHAMFORT k RIVABOL 



JUP. GEOBOBB JACOB , • OBLàUTB. 



OEUVRES 

DE 

CHAMFORT 

n 

^ ET 

RIVAROL 

NouvdU édition, avec uw notice sur Us atours 




.^.^. 



PARIS 

E. DENTU, ÉDITEUR 

UBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES 

FALAIB-BOTAL, IS-1T-19, GALERIE D'OKLÉANS 

1884 






466218 







NOTICE 




ICOLAS CHAifFORT cst fié en iy4i, dans un belit 
Village de T Auvergne, près de Clermont. Il ne 

connut pas son père. Sa mère était demoiselle de 

compagnie dans une famille riche, et elle perdit cet emploi 
aussitôt qu'on /aperçut qu'elle était enceinte. On sait peu de 
chose sur l'enfance de Nicolas. La mère et V enfant vinrent à 
Paris,et celui-ci fut admis au collège des GrassinSy en qua- 
lité dehoursier. C'était un élève distit^ué. En rhétorique, il 
obtint tous les prix, H devint abbé, cr C'est un costume et non 
point un état », disait Chamfort, On lui promit une abbaye, 
mais il répondit : « Non, je ne serai jamais prêtre, j'aime 
Vlxmneur et non les honneurs, » 

Il n'avait jusque-là porté que le nom de Nicolas, Il prit 
le pseudonyme de Chamfort, Pour faire vivre sa mère^ il 
donna des , répétitions, it se fit instituteur; mais l'indépen- 
dance de son caractère ne s'accommodait guère à cette sujétion. 
Un jour, raconte un de ses biographes, m, Arsène Houssaye, 
il rencontre un jeune prédicateur de ses amis qui allait à la 
cour, — ((Eh iien ! Nicolas, que fais-tu ? — fe vais faire 
un sermon à ma mauvaise étoile. — Tu sais faire des ser- 
mons, toi? — Oui, écoute, » Et Chamfort se mit à débiter 
une galante apostrophe à sa mauvaise fortune, — (( Ahf 
que tu es heureux, s'écrie le prédicateur; moi qui ne trouve 
jamais rien à dire quand je monte en chaire ! Veux-tu faire 



II , NOTICE. 



fnes sermons ? Je les prononcerai, car fat cU h mémoke, 
— Cest dit : un huis par sermon, » Le prédicateur frappa 
dans la main de Chamfort. Il lui fallait un sermon par 
semaine. Grâce à ce travail, Clmmfort vécut près d'une 
année, Diderot avait bien débuté de même dans cette in^ 
grate carrière des lettres. 

A cette époque, un riche Liégeois V emmena avec lui en 

Îualitè de secrétaire particulier ; mais il revint bientôt à 
WiSy désillusionné et sans le sou. Quelques articles qu'il 
réussit à faire insérer dans les Ga:(ettes et au Journal ency- 
clopédique lui permirent de vivoter pendant deux ans dans 
un état voisin de la misère. 

L'idée lui vint de prendre part aux concours académiques. 
Il remporta le prix de poésie avec son Épître d'un pèie à 
son ms, sur la naissance de son petit-nls ; et une de ses 
pièces : la Jeune Indienne, jouée avec succès à la Comédie* 
Française, acheva de le mettre en évidence. Les sahns 
s'ouvrirent devant lui. Il fut recherché et choyé. « Enfant 
de V amour, beau comme lui, plein de feu et de gaieté, impé- 
tueux et malin, studieux et espiègle, sa bonne mine lui 
valait des succès^ qui, selon l'expression de Sainte-Beuve^ 
dérangeaient le bon ordre domestique. » Madame de Craon 
disait de lui à ses intimes : «r Vous m voye:^ qu'un Adonis^ 
et dest un Hercule, » 

Mais, si fort qu'il fût, il s'usa à la besogne. Peu d'an-- 
nées après, on le retrouve^ « pour ses péchés, aux eaux de 
Spa, aux eaux de BarégeSy partout où Cupidon s'était mis 
au régime et buvait de l'eau, » 

A son retour à Paris, il fut recueilli par Madame Helve* 
tius, qui avait à Sèvres «r un hôpital littéraire, » — «r II faut 
choisir, disait-il : aimer les femmes ou les connaître; il n'y 
a pas de milieu, » Cette pensée est aussi de lui : «r Pour 
qtiune liaison d'homme à femme soit vraiment intéressante, 
il faut qu'il y ait entre eux jouissance, mémoire ou désir, » 
Et cette fameuse définition : « L'amour, tel qu'il existe dans 
la société, n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact 
de deux épidermes, » Chamfort ne mettait guère de poésie 
dans la passion. Il dit cependant un jour : «fe n'ai jamais 
perdu terre avec les femmes, si ce n'est dans le ciel. » 



NOTICE. m 



H li aurait pu, dû un de ses biograpljes, Arsène Houssaye, 
mieux qtt*tm Oittre faiseur de paradoxes, écrire V histoire de 
l'amour* Jl avait étudia la femme et les femmes. Il savait 
les mUie et une attaquée contre les places fortes de la vertu, 
n commençait souvent le siège au petit lever. Au dix-sep- 
tième siècle, les marquis allaient voir le lever des femmes, 
comme les philosophes allaient voir le lever du soleil. Le 
soleil et ks femmes sont toujours de ce monde, mais ne se 
lèvent plus en public, Chamfort trouvait que le midi a une 
sorte ttt sévérité fatale aux amoureux, A huit heures on pou- 
vait ouvrir le rotnan, sauf à Vinterrompre à la première 
page ; à six Inures, il fallait railler au lieu de ^attendrir ; 
à neuf heures, conter quelque histoire émouvante ; à minuit, 
suivre son inspiration, et, une fois , en campagne^ ne pas 
rebrousser chemin, même si le feu était à la maison. Selon 
Oxtmfort, il y a tant d'illogisme cJje^ la femme, que les 
raisouuetnents ne la prennent jamais. Il faut savoir être dans 
le même moment un Ijomme d'esprit et une bête, un maître 
et unr esclave, an sage et- un fou, « Save^-vous pourquoi ^ 
« disait Chamfort à MirabeaUy j'ai séduit madame ? C'est 
«qsBe.jeme suis aperçu le premier que, puisqu'elle avait 
« changé en cramoisi le meuble de son boudoir, il fallait 
ff changer avec elle le ton de la conversation, » 

La duchesse de Grammont avait pris Clxunfort sous sa 
protection. Elle l'introduisit à la cour; on joua à Fontaine- 
bleau sa tragédie de Mustapha et Zeangir^ et le roi lui 
donna dou^e cents livres de pension. Le prince de Condé lui 
offrit en même temps un poste de secrétaire dans sa maison. 
Mais Chamfort ne put supporter longtemps le collier : 
six mois après, il quittait le Palais-Bourbon, disant ; 
« Mépriser Yargent, cest détrôner un roi, » 

Jl u retira à la campagne, La vie frivole et agitée du 
monde l'ennuyait, a Je ne demande rien, écrivait-il dans 
une de ses lettres, mais il faut qu'on me laisse à moi-même. 
Il ri est pas juste que je porte en même temps le poids de la 
pauvreté et le poids des devoirs attachés à la fortune ; j'ai 
une santé délicate et la vue basse : je n'ai gagné jusqu'à 
présent dans le monde que des tracas, des rhumes, des 
fluxions et des indigestions, sans compter le risque d'étr^ 



IV NOTICE. 



écrasé vingt fois par hiver* Il est temps qtucdajmissei*.-^ 
L'indèpemance, la satUé^ le libre emploi de mon temps, 
Vusage même fantasque de mes livres, voilà ce qu'il mefcuu, 
si ce n^est point ce qui me suffit» » 

Une amie partagea sa retraite. « C'est le seul temps 4e, 
ma vie que je compte pour quelque chose, » dit'^û^^mqm^ 
part» Mais cette tendre liaison fut brusqumueni eotipée 
par la mort. Chamfori était totnbé dans une mUancàiié 
accablante, « Je ne puis plus vivre^ disaU-^il à un de ses 
amis; les larmes coulent, et c'est, depuis qu'elle n'est pius, 
le moment le moins malheureux» » 

Chamfort revint à Paris au moment oiï la Révolution 
éclata. Il fut entraîné dans le mouvement et entra un -des 
premiers à la Bastille. Il avait été reçu à V Académie fr^tn»* 
çaise, mais il n'écrivit pas moins un discours sur h sup^ 
pression des académies, discours qui fut prononcé par 
Mirabeau. C'est lui qui donna à Sieyès le titre d^ su fameuse 
brochure : «Qu'est^e que le Tiers-État? Tout. — Qt^êsi-il? 
Rien. » A ceux qui lui disaient : « Réforme:^, mais ne dê^ 
truise^paSy » il répondit : « Vous voudrie:^ qu'on nettoyât les 
écuries d'Augias avec un plumeau. 9 On lui doit àuSsi'ce 
mot : ff Guerre aux châteaux, paix aux chaumières t » Maiïpn 
l'a détourné de son sens primitif. Chamfort l'avait donné 
pour devise à nos soldats entrant en pays ennemi. Dans un 
club oîi on l'invita à parler, il définit ainsi le despotisme et 
la démocratie : a Moi, tout ; le reste, rien, voilà le despo- 
tisme. Mol, c'est un autre; un autre, c'est moi, votlà la 
démocratie. — Parle-nous plus longtemps, lui cria un 
clubiste. — Dis-nous la vérité, hurla une femme. ^— La 
vérité ? La vérité, dit Chamfort, c'est qu'il y a en France 
sept millions d'hommes qui demandent l'aumône et- âow^e 
millions Jxirs d*état de la faire. 

<r La vérité, c'est que Paris est une ville de jeu et déplaisirs, 
où les quatre cinquièmes des habitants meurent de cMgrin 
sous l'esclavage. Pauvre peuple sacrifié, pourquoi n'as-tu pas 
la fierté de l'éléphant, qui ne se reproduit pas dans la 
servitude? » 

Quand Robespierre et Marat régnèrent par la Terreur et 
le sang, son cœur se révolta : « Il semble, disait-il, que la 



NOTICE. 



plupart des âèpuUs de V Assemblée nationale n'aient détruit 
les préjugés que pour les prendre, comme les gens qui n'a- 
battent un édifice que pour s'approprier les décombres. » H 
traduisit la légende des Jacobins : La fraternité ou la mort I 
par ces mots : «r Sois mon frère, ou je te tue, La fraternité 
de ces gens-là est celle de Caîn et Abél. » 

Hérault de Séchdles lui ayant demandé d'écrire des ar- 
ticles contre la liberté de la presse, il s'y refusa avec indi- 
gnation^et il fut arrêté et conduit aux Madelonnettes, Qt^on 
pense ce que dut souffrir, enfermé entre quatre murs, un 
homme qui aimait la liberté d^ action comme Qmmfortl II 
soujfrit U martyre. « Ce n'est pas la vie, ce n'est pas la mort, 
disait-il; il n'y a pas de milieu ; il me faut ouvrir les yeux 
sur le cklou les fermer dans le tombeau, » 

Au bout d'un mois, on le remit en liberté. Ses sarcasmes, 
ses mots à V emporte-pièce le signalèrent de nouveau à la vin- 
dicte du comité de salut public. On se présenta pour l'arrêter 
une seconde fois, mais il avait juré qu'il mourrait plutôt que 
de retourner en prison. Il se tira un coup de pistolet, et, 
comme il n'était pas mort, il prit un rasoir et essaya de se 
couper la gorge. Un ami qui vint le voir le trouva baigné 
dans son sang et gardé par un gendarme: « Quevouki^-vous, 
lui dit-il, voilà ce que (fest que d'être maladroit de la main : 
on ne réussit à rien, pas même à se tuer, » // raconta com- 
ment il s' était perforé l'onl et le bas du front au lieu de s^ en- 
foncer le crâne, puis charcuté U cou au lieu de se le couper, 
et balafré la poitrine sans parvenir à se percer le cœur, 
tt Enfin, ajouta-t-il, je me suis souvenu de Sénèque, et, en 
l'honneur de Sénèque, j'ai voulu m' ouvrir les veines; mais 
U était riche, lui; U avait tout à souhait, un bain bien chaud, 
enfin toutes ses aises; moi, je suis un pauvre diable, et me 
voilà encore; mais j'ai la balle dans la tête, c'est là le prin- 
cipal ; un peu plus tôt, un peu plus tard, voilà tout, » 

Comme ses amis lui reprocnaient d'avoir voulu mourir, 
il leur répondit : « Du moins, je ne risquerai pas d'être jeté 
à la voierie du Panthéon, » 

Il leur répétait sans cesse: «Ah! mes amis, les horreurs 
que je vois me donnent à tout moment V envie de recommen- 
cer, n 



VI NOTICE. 



Il numrut le i^ avril 17Ç4, à Vdge de cinquante-trois ans, 
en disant à son ami Sieyès : « Je m'en vais enfin de ce 
monde, où il faut que le cœur se brise ou se bron^^e. n 

Trois personnes seulement suivirent son convoi. 

Comme moraliste et satirique, Chamfort occupe une des 
premières places dans notre littérature. Ses maximes, ses 
pensées, ses portraits sont frappés au meilleur coin de l'esprit 
français et resteront immortels. On a dit avec raison qt/il 
parle la belle langue de La Bruyère, qu'il a le bien-visé de îa 
Rochefoucault, qu'il est plus incisif, plus concis qu'eux en- 
core. ff II possède au suprême degré, et tout naturellement, 
ce que le premier ne cherchait pas et ce que le second cherchait 
toujours : le trait. Il est passe maître dans Vart de tout dire 
en peu de mots, sans être jamais obscur. S'il a de moins que 
les prosateurs du grand siècle Vampleur des phrases et le 
calme de la pensée que peut seul donner le repos de Vesprit, 
repos impossible à Vépoque où vivait Chamfort, il a, en re- 
vancJje, l'accent résolu et si fervent de son temps. » 






Lîjomtne du XVIlh siècle qui eut le plus d'esprit, avec 
Chamfort, fut Rivarol. H naquit en lyS), à Ba^nols, en 
Languedoc, oii son père, dit-on, était aubergiste. On voulut 
faire de lui un prêtre, mais son esprit railleur et satirique 
ne put s'accommoder de la vie triste et sérieuse du séminaire. 
Paris V attirait. Il y arriva sur la fin de V automne iyj4i 
et il se fit aussitôt une grande réputation d'homme d' esprit 
dans les salons. Il étudia l'italien et traduisit /'Enfer du 
Dante, qui fut accueilli comme une création. <r Datis les 
premières années de son séjour à Paris, raconte M. Hous- 
saye, il vécut on ne sait comment, toujours gai, vif, railleur^ 
Un le rencontrait partout oh l'esprit avait ses grandes en-- 
trées, dans les salons, les cafés, les théâtres et le Caveau. Le 
Caveau était alors un antre enfumé semblable à Ventrée de 
VAverne. Dans ce Parnasse à lanternes, Rivarol fut bientôt 
le plus écouté. Ce fut là que le jeune marquis de Champcenet:^ 



NOTICE, V!I 



enregistra les premiers traits d^ esprit de RivaroU, Peu à peu, 
Rivaroî se glissa, à Vombre de quelques personnages qu^il 
amusait, dans les salons les moins accessibles. Au grand 
jour de V aristocratie, si son nom ne le sauvait pas tout à 
fait y son esprit protégeait son nom. Il paya d*auaace; très- 
jeune encore, il comprit qu'un homme ae bonne volonté peut 
toujours prendre ici-bas une belle place au soleil. Jusqu'à lui, 
plus d'un poète avait vécu, comme le renard de La Fontaine, 
aux dépens de ceux qui V écoutaient. Spéculer sur la flatterie, 
c'était un moyen vulgaire^ indigne de Rivarol; il aima 
mieux spéculer sur la satire, v Le monde, se dit-il alors, 
est une vaste arène semée de loups et d'agneaux ; je serai 
loup, on me craindra, on fera ma fortune; à chaque coup de 
griffe, on me saluera à la ronde ; à chaque coup ae dent, on 
me jettera un gâteau. » 

Rivarol était devenu, grâce à son humeur mordante, 
l'homme le plus recherché de Paris. Il menait la vie la plus 
douce et la plus oisive qu'on puisse river : levé chaque jour 
à deux heures de l'après-midi, il s'habillait, se faisait coiffer, 
et allait diner en ville. En été, (Citait à qui lui offrirait 
l'hospitalité à la campagne» Voltaire lui-même l'invita à 
venir passer une saison a Ferney, 

Ses railleries et ses bons mots augmentaient cependant 
chaque jour le nombre de ses ennemis. Il n'épargnait per- 
sonne, rlorian, qui était de ses amiSy passait un jour avec 
un manuscrit qui sortait de sa poche : a Ahl monsienr de 
Florian, lui cria-t-il, si on ne vous connaissait pas, comme 
on vous volerait ! » Il s'égaya aussi sur le compte de Delille, 
par un Dialogue du chou et du navet, qui eut beaucoup 
de succès. 

Dans ses jugements littéraires, Rivarol montre toute la 
finesse et la pénétration de son esprit. Il était avant tout 
critique et philosophe. Le duc de Brancas, à qui on demandait 
de souscrire à une nouvelle édition de /'Encyclopédie, W- 
pondit : « L'Encyclopédie ! à quoi bon, quand Rivarol 
vient che\ moi I n 

Il avait des connaissances universelles et parlait avec cette 
facilité spirituelle qui lui était particulière, sur n'importe 
quel sujet. 



VIII NOTICE. 



Quand la révolution éclaiay Rvuarol se rangea parmi ses 
adversaires. Il collabora aux, Actes des Apôtres, un des 
pamphlets les plus violents de V époque, et il dut s'expatrier. 
Il se rendit à Bruxelles, puis à Londres, et enfin, en 17^, 
à Hambotifg, où il travailla au Spectateur du Nord et à 
un Dictionnaire. Mais il était si paresseux que son impri- 
meur, Tuchs, dut renfermer dans son appartement à le 
retenir prisonnier. 

De Hambourg, Rivarol alla à Berlin ou le roi de Prusse 
Vaccueillit avec les plus grands honneurs. Son Discours sur 
l'universalité de la langue française avait été couronné 
en 1784 par V Académie de Berlin. 

Il mourut dans cette ville, le / avril 1801, d'une fluxion 
de poitrine. 

« Rivarol, a dit Sainte-Beuve, n'était point un homme de 
f^énie, mais c'est plus qu'un homme d^esùrit : il réalisait 
tout à fait l'homme de talent tel qu'il l'a défini : «r Le talent, 
c'est un art mêlé d'enthousiasme, a 

Rivarol, en définissant l'esprit, s'est aussi peint lui-même : 
« L'esprit, dit-il, est en général cette faculté quivoit vite, brille 
et frappe. Je dis vite, car la vivacité est son essence; un trait 
et un éclair sont ses emblèmes. Observe:^ que je parle de la 
rapidité de Vidée, et non de celle du temps que peut avoir 

coûté sa poursuite Le çénie lui-même doit ses plus beaux 

traits tantôt à une profonde méditation et tantôt à des inspi- 
rations soudaines, mais, dans le monde, Vesprit est toujours 
inspirateur ; il ne demande ni délai, ni rendez-vous pour 
dire un mot heureux. Il bat plus vite que le simple bon sens ; 
il est, en un mot, seulement prompt et brillant. » 

Les Œuvres de Rvuarol ont été publiées à Paris, en 1S08, 
S vol. in-80, précédés d'une notice. 



CHAMFORT 



LES 



HOMMES ET LES CHOSES 

AU DIX-HDITIÉME SIÈCLE. 



■«-a ■ ■ MP I 



CARACTERES ET PORTRAITS 



NOUVELLES A LA MAIN. 



Notre siècle a produit huit grandes comédiennes : 
quatre du théâtre et quatre de la société. Les quatre 
pi^mières sont mademoiselle d'Angeville, mademoi- 
selle Duménil, mademoiselle Clairon et madame 
Saint-Huberti ; les quatre autres sont madame de 
Montesson, madame de Genlis, madame Necker et 
madame d'Angivilliers. 

/^ On parlait de la dispute sur la préférence qu*on 
devait donner, pour les inscriptions, à la langue 
latine ou à la langue française. « Gomment peut-il y 
avoir une dispute sur cela? dit M. B... — Vous avez 



CHA.MFORT. 



bien raison, dit T... — Sans doute, reprit M. B..., 
c'est la langue latine, n'est-il pas vrai ? — Point du 
tout, dit M. T..., c'est la langue française. » 

*^ « Gomment trouvez-vous M. de K... ? — Je le 
trouve très aimable ; je ne l'aime point du tout. » 
L'accent dont le dernier mot fut dit marquait très 
bien la différence de l'homme aimable et de l'homme 
digne d'être aimé. 

,\ « Aujourd'hui, 15 mars 1782, j'ai fait, disait 
M. de K..., une bonne œuvre d'une espèce assez 
rare. J'ai consolé un homme honnête, plein de ver- 
tus, riche de cent mille livres de rente, d'un très 
grand nom, de beaucoup d'esprit, d'une très bonne 
santé ; et moi, je suis pauvre, obscur et malade. » 

*^ Le maréchal de Richelieu ayant proposé pour 
maîtresse à Louis XV une grande dame, j'ai oublié 
laquelle, le roi n'en voulut pas, disant qu'elle coûte- 
rait trop cher à renvoyer. 

,% M. de Tressan avait fait, en 1738, des couplets 
contre M. le duc de Nivernois. Il sollicita l'Académie 
en 1780, et alla chez M. de Nivernois, qui le reçut à 
merveille, lui parla du succès de ses derniers ou- 
vrages, et le renvoyait comblé d'espérances, lorsque, 
voyant M. de Tressan prêt à remonter en voiture, il 
lui dit : « Adieu, monsieur le comte, je vous félicite 
de n'avoir pas plus de mémoire. » 

*^ Le maréchal de Biron eut une maladie très dan- 
gereuse : il voulut se confesser, et dit devant plusieurs 
de ses amis : « Ce que je dois à Dieu, ce que je dois 
au roi, ce que je dois à l'État... » Un de ses amis l'in- 
terrompit : « Tais-toi, dit-il, tu mourras insolvable. » 

^ *^ Duclos avait l'habitude de prononcer sans cesse 
en* pleine Académie desj^f..., des b.....; l'abbé du 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 



Renel, qui, à cause de sa longue figure, était appelé 
un grand serpent sans venin, lui dit : « Monsieur, 
sachez qu»on ne doit prononcer dans l'Académie que 
des mots qui se trouvent dans le dictionnaire. » 

,\ M. de L... parlait à son ami M. de B...., ^ 
homme très respectable, et cependant très peu mé- 
nagé par le public ; il lui avouait les bruits et les 
faux jugements qui couraient sur son compte. Celui-ci 
répondit froidement : c C'est bien à une bête et à un 
coquin comme le public actuel à juger un caractère 
de ma trempe ! » 

/» M.... me disait : c J'ai vu des femmes de tous 
les pays ; l'Italienne ne croit être aimée de son 
amant que quand il est capable de commettre un 
crime pour elle ; l'Anglaise, une folie ; et la Fran- 
çaise, une sottise. » 

/^ D'Alembort, jouissant déjà de la plus grande 
réputation, se trouvait chez madame du DefTant, où 
étaient M. le président Hénault et M. de Pont-de- 
Veyle. Arrive un médecin, nommé Fournier, qui, 
en entrant, dit à madame du Deffant : « Madame, 
j'ai l'honneur de vous présenter mon très humble 
respect ; » à M. le Président Hénault : « Monsieur, 
j'ai bien l'honneur de vous saluer ; » à M. de Pont- 
de-Veyle : c Monsieur, je suis votre très humble • 
serviteur; » et à d'Alembert : « Bonjour, mon- 
sieur. » 

,% Un homme allait, depuis trente ans, passer 
toutes les soirées chez madame de Z... Il perdit sa 
femme ; on crut qu'il épouserait l'autre, et on l'y 
encourageait. Il refusa : c Je ne saurais plus, dit-il, 
où aller passer mes soirées. » 

/, Madame de Tencin, avec des manières douces, 
était uBe femme sans principes, et capable tie tout 



CHAMFORT. 



exactement. Un jour, on louait sa douceur : « Oui, 
dit l'abbé Trublet, si elle eût eu intérêt de vous 
empoisonner, elle eût choisi le poison le plus doux. » 

*^ M. de Broglie, qui n'admire que le mérite 
militaire, disait un jour : « Ce Voltaire, qu'on vante 
tant, et dont je fais peu de cas, il a pourtant fait un 
beau vers : 

(L Le premier qui fat roi fUt un soldat heureux. » 



/^ Le public ! le public ! combien faut-il de sots 
pour faire un public ? 

*^ M. d'Argenson disait à M. le comte de Sébourg, 
qui était l'amant de sa femme : < Il y a deux places 
qui vous conviendraient également : le gouvernement 
de la Bastille et celui des Invalides ; si je vous donne 
la Bastille, tout le monde dira que je vous y ai 
envoyé ; si je vous donne les Invalides, on croira que 
c'est ma femme. » 

/, Il existe une médaille que M. le prince de 
Gondé m'a dit avoir possédée, et que je lui ai 
vu regretter. Cette médaille représente d'un côté 
Louis XIII, avec les mots ordinaires : Rex, Franc, et 
Nav., et de l'autre, le cardinal de Richelieu avec 
ces mots autour : Nil sine consilio, 

/, M. V..., ayant lu la lettre de saint Jérôme, où 
il peint avec la plus grande énergie la violence de 
ses passions, disait : a La force de ses tentations me 
fait plus d'envie que sa pénitence ne me fait peur, » 

,% M. P... disait : c Les femmes n'ont de bon que 
ce qu'elles ont de meilleur. » 

/, Madame la princesse de Marsan, maintenant si 
dévote, vivait autrefois avec M. de Bissy. Elle avait 
loué une petite maison, rue Plumet, où elle alla, 



CARACTERES ET PORTRAITS. 



tandis que M. de Bissy y était avec des filles ; il lai 
fit refuser la porte. Les fruitières de la rue de Sèvres 
s'assemblèrent autour de son carrosse, disant : c G*est 
bien vilain de refuser la maison à la princesse qui 
paye, pour y donner à souper à des filles de joie ! » 

/, Un homme, épris des charmes de l'état de prê- 
trise, disait : « Quand je devrais être damné, il faut 
que je me fasse prêtre. » 

/^ Un homme était en deuil de la tête aux pieds : 
grandes pleureuses, perruque noire, figure allongée. 
Un de ses amis Taborde tristement : « Eh ! bon 
Dieu ! qui est-ce donc que vous avez perdu ? — Moi, 
dit-il, je n'ai rien perdu ; c'est que je suis veuf. » 

,*^ Madame de Bassompierre, vivant à la cour du 
roi Stanislas, était la maltresse connue de M. de la 
Galaisière, chancelier du roi de Pologne. Le roi alla 
un jour chez elle, et prit avec elle quelques libertés 
qui ne réussirent pas : « Je me tais, dit Stanislas ; 
mon chancelier vous dira le reste. » 

/^ Autrefois on tirait le gâteau des rois avant le 

repas. M. de Fontenelle fut roi; et, comme il négli- 

. geait de servir d'un excellent plat qu'il avait devant 

lui, on lui dit : c Le roi oublie ses sujets. » A quoi il 

répondit : « Voilà comme nous sommes, nous autres. » 

*^ Quinze jours avant l'attentat de Damiens, un né- 
gociant provençal, passant dans une petite ville à six 
lieues de Lyon, et étant à l'auberge, entendit dire, 
dans une chambre qui n'était séparée de la sienne 
que par une cloison, qu'un nommé Damiens devait 
assassiner le roi. Ce négociant vint à Paris ; il alla se 
présenter chez M. Berrier, ne le trouva point, lui 
écrivit ce qu'il avait entendu, retourna voir M. Ber- 
rier et lui dit qui il était. Il repartit pour sa province: 



6 CHA.MFORT. 



comme il était en route, arriva l'attentat de Damiens. 
M. Berrier, qui comprit que ce négociant conterait 
son histoire, et que cette négligence le perdrait (lui 
Berrier), envoie un exempt de police et des gardes 
sur la route de Lyon ; on saisit l'homme, on le bâil- 
lonne, on le mène à Paris, on le met à la Bastille, 
où il est resté pendant dix-huit ans. M. de Malesher- 
bes, qui en délivra plusieurs prisonniers en 1775, 
conta cette histoire dans le premier moment de son 
indignation. 

^% Un jeune homme sensible, et portant Fhonnê- 
teté dans l'amour, était bafoué par des libertins qui se 
moquaient de sa tournure sentimentale. Il leur ré- 
pondit avec naïveté : a Est-ce ma faute, à moi, si j'aime 
mieux les femmes que j'aime que les femmes que je 
n'aime pas ? » 

^*^ Le cardinal de Rohan, qui a été arrêté pour 
dettes dans son ambassade de Vienne, alla, en qua- 
lité de grand aumônier, délivrer des prisonniers du 
Châtelet, à l'occasion de la naissance du dauphin^ 
Un homme, voyant un grand tumulte autour de la 
prison, en demanda la cause ; on lui répondit que 
c'était pour M. le cardinal de Rohan, qui, ce jour-là, 
venait au Châtelet : t Comment ! dit-il naïvement, 
est-ce qu'il est arrêté ? » 

V ^*^ M. de Roquemont, dont la femme était très 
galante, couchait une fois par mois dans la chambre 
de madame, pour prévenir les mauvais propos si elle 
devenait grosse, et s'en allait en disant : « Me voilà 
net ; arrive qui plante. » 

,*, M. de C..., que des chagrins amers empê- 
chaient de reprendre sa santé, me disait : c Qu'on 
me montre le fleuve d'Oubli, et je trouverai la fon- 
taine de Jouvence. » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 



^% On faisait une quête à l'Académie française ; il 
manquait un écu de six francs ou un louis d'or. Un 
des membres, connu par son avarice, fut soupçonné 
de n'avoir pas contribué ; il soutint qu'il avait mis ; 
celui qui faisait la collecte dit ; c Je ne l'ai pas vu ; 
mais je le crois. » M. de Fontenelle termina la dis- 
cussion en disant : c Je l'ai vu, moi ; mais je ne le 
crois pas. » 

^*, L^abbé Maury, allant chez le cardinal de la Ro- 
che-Aymon, le rencontra revenant de l'assemblée du 
clergé. Il lui trouva de l'humeur et lui en demanda 
la raison : < J'en ai de biens bonnes, dit le vieux 
cardinal : on m'a engagé à présider cette assemblée 
du clergé, où tout s'est passé on ne saurait plus mal ; 
il n'y a pas jusqu'à ces jeunes agents du clergé, cet 
abbé de la Luzerne, qui ne veulent pas se payer de 
mauvaises raisons. » 

,*, L'abbé Raynal, jeune et pauvre, accepta une 
messe à dire tous les jours pour vingt sous : quand 
il fut plus riche, il la céda à l'abbé de La Porte, en 
retenant huit sous dessus : celui-ci, devenu moins 
gueux, la sous-loua à l'abbé Dinouart, en retenant 
quatre sous dessus, outre la portion de l'abbé Ray- 
nal ; si bien que cette pauvre messe, grevée de deux 
pensions, ne valait que huit sous à l'abbé Dinouart. 

^% Un évêque de Saint-Brieuc, dans une oraison -^ 
funèbre de Marie-Thérèse, se tira d'affaire fort sim- 
plement sur le partage de la Pologne. « La France, 
dit-il, n'ayant rien dit sur ce partage, je prendrai le 
parti de faire comme la France, et de n'en rien dire 
non plus. » 

,*, Milord Marlborough étant à la tranchée avec 
un de ses amis et un de ses neveux, un coup de 
canon fît sauter la cervelle à cet ami, et en couvrit 



8 CIUMFORT. 



le visage du jeune homme, qui recula avec effroi. 
Marlborough lui dit intrépidement : c Ëh quoi I mon* 
sieur, vous paraissez étonné? — Oui, dit le jeune 
homme, en s'essuyant la figure, je le suis qu'un 
homme, qui a autant de cervelle, restât exposé gra- 
tuitement à un danger si Inutile. » 

/^ Madame la duchesse du Maine, dont la santé 
allait mal, grondait son médecin et lui disait : 
< Était-ce la peine de m'imposer tant de privations, 
et de me faire vivre en mon particulier ? — Mais 
Votre Altesse a maintenant quarante personnes au 
château ? — Eh bien ! ne savez-vous pas que qua- 
rante ou cinquante personnes sont le particuHer 
d'une princesse. » 

^ ,% Un jour que Ton ne s'entendait pas dans une 
dispute à l'Académie, M. de Mairan dit : « Messieurs, 
si nous ne parlions que quatre à la fois ! » 

^*, Le comte de Mirabeau, très laid de figure, 
mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un 
prétendu rapt de séduction, fut lui-même son avocat. 
€ Messieurs, dit-il, je suis accusé de séduction ; pour 
toute réponse et pour toute défense, je demande que 
mon portrait soit mis au greffe. » Le commissaire 
n'entendait pas : « Bête, dit le juge, regarde donc la 
figure de monsieur ! » 

/^ M... me disait : t C'est faute de pouvoir placer 
un sentiment vrai, que j'ai pris le parti de traiter 
l'amour comme tout le monde. Cette ressource a été 
mon pis-aller : comme un homme qui, voulant aller 
au spectacle, et n'ayant pas trouvé de place à Iphi- 
génie, s'en va aux Variétés amusantes» » 

,% Madame de Brionne rompit avec le cardinal de 
Rohan à l'occasion du duc de Choiseul, que le car- 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 9 

dinal voulait faire renvoyer. Il y eut entra eux une 
scène violente, que madame de Brionne termina en 
menaçant de le faire jeter par la fenêtre : t Je puis 
bien descendre, dit-il, par où je suis monté si sou- 
vent. » 

/, M. le duc de Ghoiaeul était du jeu de Louis XV 
quand il fut exilé. M. de Ghauvelin, qui en était 
aussi, dit au roi qu'il ne pouvait le continuer, parce 
que le duc en était de moitié. Le roi dit à M. de 
Ghauvelin : c Demandez-lui s'il veut continuer. » 
M. de Ghauvelin écrivit à Ghanteloup : M. de Choi- 
seul accepta. Au bout du mois, le roi demanda si le 
partage des gains était fait, c Oui, dit M. de Ghau- 
velin ; M. de Ghoiseul gagne trois mille louis. — 
Ah ! j*en suis bien aise, dit le roi ; mandez-le-lui 
bien vite. » 

/, « L'amour, disait M. R..., devrait n'être le 
plaisir que des âmes délicates. Quand je vois des 
hommes grossiers se mêler d'amour, je suis tenté de 
dire : t De quoi vous mêlez-vous ?» Du jeu, de la 
table, de l'ambition à cette canaille I t 

/, Ne me vantez point le caractère de N... ; c'esb^ 
un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philo- 
sophie froide, comme une statue de bronze sur du 
marbre. 

/, « Savez-vous pourquoi, me disait M. de V..., 
on est plus honnête, en France, dans la jeunesse et 
jusqu'à trente ans, que passé cet âge ? G'est que ce 
n'est qu'après cet âge qu'on s'est détrompé ; que 
chez nous, il faut être enclume ou marteau ; que 
l'on voit clairement que les maux dont gémit la na- 
tion sont irrémédiables. Jusqu'alors, on avait res- 
semblé au chien qui défend le dîner de son maître 
contre les autres chiens ; après cette époque, on fait 



iO GHAMFORT. 



comme le même chien, qui en prend sa part avec les 
autres. » 

/, Madame de B... ne pouvant, malgré son grand 
crédit, rien faire pour M. de D..., son amant, homme 
par trop médiocre. Ta épousé. En fait d'amants, il 
n'est pas de ceux que Ton montre ; en fait de maris, 
on montre tout. 

/, M. le comte d'Orsai, fils d'un fermier général 
et si connu par sa manie d'être homme de qualité, se 
trouva avec M. de Choiseul-Gouffier chez le prévôt 
des marchands. Celui-ci venait chez ce magistrat 
pour faire diminuer sa capitation considérablement 
augmentée : l'autre y venait porter ses plaintes de ce 
qu'on avait diminué la sienne, et croyait que cette 
diminution supposait quelque atteinte portée à ses 
titres de noblesse. 

^*, On disait de M. l'abbé Arnaud, qui ne conte 
jamais ; « Il parle beaucoup, non qu'il soit bavard, 
mais c'est qu'en parlant on ne conte pas. » 

,\ M. d'Autrep disait de M. de Ximenez : « C'est 
un homme qui aime mieux la pluie que le beau 
temps, et qui, entendant chanter le rossignol^ dit : 
c Ah ! la vilaine bête ! » 

/, Le tzar Pierre I«r, étant à Spithead, voulut 
savoir ce que c'était que le châtiment de la cale 
qu'on inflige aux matelots. Il ne se trouva pour lors 
aucun coupable ; Pierre dit : c Qu'on prenne un de 
mes gens. — Prince, lui répondit-on, vos gens sont 
en Angleterre, et par conséquent sous la protection 
des lois. » 

,*, M. de Vaucanson s'était trouvé l'objet principal 
des attentions d'un prince étranger, quoique M. de 
"Voltaire fût présent. Embarrassé et honteux que ce 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. il 

prince n'eût rien dit à Voltaire, il s'approche de ce 
dernier et lui dit : c Le prince vient de me dire telle 
chose (un compliment très -flatteur pour Voltaire.) » 
Celui-ci vit bien que c'était une politesse de Vau- 
canson, et lui dit : c Je reconnais tout votre talent 
dans la manière dont vous faites parler le prince. » 

*^ A l'époque de l'assassinat de Louis XV par 
Damiens, M. d'Argenson était en rupture ouverte 
avec madame de Pompadour. Le lendemain de cette 
catastrophe, le roi le fit venir pour lui donner l'ordre 
de renvoyer madame de Pompadour. Il se conduisit 
en homme consommé dans l'art des cours. Sachant 
bien que la blessure du roi n'était pas considérable, 
il crut que le roi, après s'être rassuré, rappellerait 
madame de Pompadour ; en conséquence, il fit ob- 
server au roi qu'ayant eu le malheur de déplaire à 
la marquise, il serait barbare de lui faire porter cet 
ordre par une bouche ennemie ; et il engagea le 
roi à donner cette commission à M. de Machaut, qui 
était des amis de madame de Pompadour, et qui 
adoucirait cet ordre par toutes les consolations de 
l'amitié ; ce fut cette commission qui perdit M. de 
Machaut. Mais ce même homme, que cette conduite 
savante avait réconcilié avec madame de Pompadour, 
fit une faute d'écolier en abusant de sa victoire, et la 
chargeant d'invectives, lorsque, revenue à lui, elle 
allait mettre la France à ses pieds. 

,% Lorsque madame Dubarry et le duc d'Aiguil- 
lon firent renvoyer M. de Choiseul, les places que sa 
retraite laissait vacantes n'étaient point encore don- 
nées . Le roi ne voulait point de M. d'Aiguillon pour 
ministre des affaires étrangères : M. le prince de 
Condé portait M. de Vergennes, qu'il avait connu en 
Bourgogne ; madame Dubarry portait le cardinal de 



12 CHAMrORT. 



Rohan, qui s'était attaché à elle. M. d'Aiguillon, 
alors son amant, voulut les écarter l'un et l'autre ; et 
c'est ce qui fit donner l'ambassade de Suède à M. de 
Vergennes, alors oublié et retiré dans ses terres, et 
l'ambassade de Vienne au cardinal de Rohan, alors 
le prince Louis. 

/^ c Mes idées, mes principes, disait M. T..., ne 
conviennent pas à tout le monde : c'est comme les 
poudres d'Ailhaut et certaines drogues qui ont fait 
grand tort à des tempéraments faibles, et ont été 
très profitables à des gens robustes. » Il donnait 
cette raison pour se dispenser de se lier avec M. de J..., 
jeune homme de la cour, avec qui on voulait le 
mettre en liaison. 



,\ J'ai vu M. de Foncemagne jouir, dans sa vieil- 
lesse, d'une grande considération. Cependant, ayant 
eu occasion de soupçonner un moment sa droiture, 
je demandai à M. Saurin s'il l'avait connu particu- 
lièrement. Il me répondit que oui. J'insistai pour savoir 
s'il n'avait jamais rien eu contre lui. M. Saurin, 
après un moment de réflexion, me répondit : t II y a 
longtemps qu'il est honnête homme. » Je ne pus en 
tirer rien de positif, sinon qu'autrefois M. de Fon- 
cemagne avait tenu une conduite oblique et ruséo 
dans plusieurs affaires d'intérêt. 

*^ M. d'Argenson, apprenant qu'à la bataille de 
Raucoux un valet d'armée avait été blessé d'un coup 
de canon, derrière l'endroit où il était lui-môme avec 
le roi, disait : c Ce drôle-là ne nous fera pas l'hon- 
neur d'en mourir. » 

/ ,% Dans les malheurs de la fin du règne de Louis 
XIV, après la perte des batailles de Turin, d'Oude- 
narde, de Malplaquet, de Ramillies, d'Hochstet, les 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 13 



plus honnêtes gens de la cour disaient : « Au moins 
le roi se porte bien, c'est le principal. » 

»% Quand M. le comte d'Estuing, après sa cam- 
pagne de la Grenade, vint faire sa cour à la reine 
pour la première fois, il arriva porté sur ses béquilles, 
et accompagné de plusieurs sofficiers blessés comme 
lui. La reine ne sut lui dire autre chose, sinon : 
€ Monsieur le comte, avez- vous été content du petit 
Laborde ? » 

/^ € Je n'ai vu dans le monde, disait M. S..., que 
des dîners sans digestion, des soupers sans plaisir, 
des conversations sans confiance, des liaisons sans 
amitié et des coucheries sans amour. » 

/, Le curé de Saint-Sulpice étant allé voir madame 
de Mazarin pendant sa dernière maladie, pour lui 
faire quelques exhortations, elle lui dit en l'aperce- 
vant : « Ah ! monsieur le curé, je suis enchantée de 
vous voir; j'ai à vous dire que le beurre de l'Enfant- 
Jésus n'est plus à beaucoup près si bon : c'est à vous 
d'y mettre ordre, puisque l'Enfant-Jésus est une dé- 
pendance de votre église. » 

*^ Je disais à M. R..., misanthrope plaisant, qui 
m'avait présenté un jeune homme de sa connaissance : 
c Votre ami n'a aucun usage du monde, ne sait rien 
de rien. — Oui, dit-il, et il est déjà triste, comme 
s'il savait tout. » 






M. Q... disait qu'un esprit sage, pénétrant, et 
qui verrait la société telle qu'elle est, ne trouverait 
partout que de l'amertume. Il faut absolument diri- 
ger sa vue vers le côté plaisant, et s'accoutumer à 
ne regarder l'homme que comme un pantin, et la 
société comme la planche sur laqpielle il saute. Dès 
lors tout change : l'esprit des différents états, la va- 



14 CHAMFORT. 



nité particulière à chacun d'eux, ses différentes 
nuances dans les individus, les friponneries, etc., 
tout devient divertissant, et on conserve sa santé. 

^% Ce n'est qu'avec beaucoup de peine, disait 
M. L..., qu'un homme de mérite se soutient dans le 
monde sans l'appui d'un nom, d'un rang, d'une for- 
tune : l'homme qui a ces avantages y est, au contraire, 
soutenu comme malgré lui-même. Il y a, entre ces 
deux hommes, la différence qu'il y a du scaphandre 
au nageur. 

/^ M. H... me disait : a J'ai renoncé à l'amitié 
de deux hommes : l'un, parce qu'il ne m'a jamais 
parlé de lui ; l'autre parce qu'il ne m'a jamais parlé 
de moi. » 

/^ On demandait au même pourquoi les gouver- 
neurs de province avaient plus de faste que le roi : 
€ C'est, dit-il, que les comédiens de campagne char- 
gent plus que ceux de Paris. » 

,\ Un prédicateur de la Ligue avait pris pour texte 
de son sermon : Eripe nos. Domine, à luto fœcis, 
qu'il traduisait ainsi : c Seigneur, débourbonez-nous. » 

,% M. V..., intendant de province, homme fort 
ridicule, avait plusieurs personnes dans son salon, 
tandis qu'il était dans son cabinet dont la porte était 
ouverte. Il prend un air affairé ; et, tenant des pa- 
piers à la main, il dicte gravement à son secrétaire : 
€ Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de 
Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront 
(verront, un t à la fin), salut. » Le reste est de forme, 
dit-il, en remettant les papiers ; et il passe dans la 
salle d'audience, pour livrer au public le grand 
homme occupé de tant de grandes affaires. 

;,% M. de Montesquiou priait M. de Maurepas de 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 45 



s'intéresser à la prompte décision de son affaire et de 
ses prétentions sur le nom de Fézenzac. M. de Mau- 
repas lui dit : t Rien ne presse ; M. le comte d'Artois 
a des enfaiits. » C'était avant la naissance du dauphin. 

/, Le régent envoya demander au président Daron 
la démission de sa place de premier président du 
parlement de Bordeaux. Celui-ci répondit qu'on ne 
pouvait lui ôter sa place sans lui faire son procès. 
Le régent, ayant reçu la lettre, mit au bas : t Qu*à 
cela ne tienne, i et la renvoya pour réponse. Le pré- 
sident, qui connaissait le prince auquel il avait à faire, 
envoya sa démission. 

^% Un homme de lettres menait de front un poème 
et une affaire d'où dépendait sa fortune. On lui de- 
mandait comment allait son poème : c Demandez- 
moi plutôt, dit-il, comment va mon affaire. Je ne res- 
semble pas mal à ce gentilhomme qui, ayant une 
affaire criminelle, laissait croître sa barbe, ne vou- 
lant pas, disait-il,. la faire faire avant de savoir si sa 
tête lui appartiendrait. Avant d'être immortel, je veux 
savoir si je vivrai. » 

,% M. de la Reynière, obligé de choisir entre la 
place d'administrateur des postes et celle de fermier 
général, après avoir possédé ces deux places, dans 
lesquelles il avait été maintenu par le crédit des 
grands seigneurs qui soupaient chez lui, se plaignit 
à eux de l'alternative qu'on lui proposait, et qui di- 
minuait de beaucoup son revenu. Un d'eux lui dit 
naïvement : t Eh ! mon Dieu ! cela ne fait pas une 
grande différence dans votre fortune. C'est un million 
à mettre en fonds perdus; et nous n'en viendrons pas 
moins souper chez vous. » 

^% M. G..,, provençal, qui a des idées assez plai- 
santes, me disait, à propos des rois et même des mi- 



16 CHAMFORT. 



nistres, que, la machine étant bien montée, le choix 
des uns et des autres était indifférent : c Ce sont, 
disait-il, des chiens dans un tournebroche ; il suffit 
qu'ils remuent les pattes pour que tout aille bien. 
Que le chien soit beau, qu'il ait de Fintelligence, ou 
du nez, ou rien de tout cela, la broche tourne, et le 
souper sera toujours à peu près bon. i 

^*^ On faisait une procession avec la châsse de 
sainte Geneviève pour obtenir de la sécheresse. A 
peine la procession fut-elle en route, qu^il commença 
à pleuvoir; sur quoi Tévéque de Castres dit plaisam- 
ment : c La sainte se trompe; elle croit qu'on lui 
demande de la pluie. » 

^*^ € Au ton qui règne depuis dix ans dans la lit- 
térature, disait M. 6..., la célébrité me paraît une 
espèce de diffamation qui n'a pas encore tout à fait 
autant de mauvais effets que le carcan; mais cela 
viendra. » 

/^ On venait de citer quelques traits de la gour- 
mandise de plusieurs souverains, t Que voulez-vous, 
dit le bonhomme M. de Brequigny ; que voulez-vous 
que fassent ces pauvres rois ? Il faut bien qu'ils man- 
gent. 1 

,% On demandait à une duchesse de Rohan à 
quelle époque elle comptait accoucher. < Je me flatte, 
dit-elle, d'avoir cet honneur dans deux mois. » 
L'honneur était d'accoucher d'un Rohan. 

*^ Un plaisant, ayant vu exécuter en ballet, à 
l'Opéra, le fameux Qu'il mourût de Corneille, pria 
Noverre de faire danser les Maximes de la Rochefou- 
cault. 



\ M. de Malesherbes disait à M. de Maurepas 
qu'il fallait engager le roi à aller voir la Bastille. 






CARA.CTÊRES ET PORTRAITS. 17 

« Il faut bien s'en garder, lui répondit M. de Maure- 
pas; il ne voudrait plus y faire mettre personne. > 

*^ Pendant un siège, un porteur d'eau criait dans 
la ville : c A six sous la voie d'eau ! » Une bombe 
vient et emporte un de ses seaux : c A douze sous 
le seau d'eau ! » s'écrie le porteur sans s'étonner. 

/^ M. A..., à propos des six mille ans de Moïse, 
disait, en considérant la lenteur des progrès des arts 
et l'état actuel de la civilisation : t Que veut-il qu'on 
fasse de ses six mille ans ? Il en a fallu plus que cela 
pour savoir battre le briquet et pour inventer les allu- 
mettes. » 

,% La comtesse de Boufflers disait au prince de 
Conti qu'il était le meilleur des tyrans. 

*^ Madame de Montmorin disait à son fils : c Vous 
entrez dans le monde; je n'ai qu'un conseil à vous 
donner, c'est d'être amoureux de toutes les femmes, i 

*^ Une femme disait à M. G... qu'elle le soupçon- 
nait de n'avoir jamais perdu terre avec les femmes : 
t Jamais, lui dit-il, si ce n'est dans, le ciel. » En 
effet, son amour s'accroissait toujours par la jouis- 
sance, après avoir commencé assez tranquillement. 

,% Du temps de M. de Machaut, on présenta au roi 
le projet d'une cour plénière, telle qu'on a voulu 
l'exécuter depuis. Tou^. fut réglé entre le roi. Madame 
de Pompadour et les ministres. On dicta au roi les 
réponses qu'il ferait au premier président; tout fut 
expliqué dans un Mémoire dans lequel on disait : 
€ Ici le roi prendra un air sévère ; ici le front du roi 
s'adoucira; ici le roi fera tel geste, etc. > Le Mémoire 
existe. 

,\ < Il faut, disait M. J..., flatter l'intérêt ou 
effrayer l'amour-propre des hommes : ce sont des 

2 



18 CHAMFORT. 



singes qui ne sautent que pour des noix, ou bien 
dans la crainte du coup de fouet... » 

,*, Madame de Gréqui, parlant à la duchesse de 
Ghaulnes de son mariage avec M. de Giac, après les 
suites désagréables qu'il a eues, lui dit qu'elle aurait 
dû les prévoir, et insista sur la distance des âges, 
c Madame, lui dit Madame de Giac, apprenez qu'une 
femme de la cour n'est jamais vieille, et qu'un homme 
de robe est toujours vieux, i 

,% M. de Saint-Julien, le père, ayant ordonné à 
son fils de lui donner la liste de ses dettes, celui-ci 
mit à la tête de son bilan soixante mille livres pour 
une charge de conseiller au parlement de Bordeaux. 
Le père indigné crut que c'était une raillerie, et lui 
en fit des reproches amers. Le fils soutint qu'il 
avait payé cette charge : c C'était, dit-il, lorsque je 
lis connaissance avec madame Tilaurier. Elle souhai- 
tait d'avoir une charge de conseiller au parlement de 
Bordeaux pour son mari; et jamais, sans cela, elle 
n'aurait eu d'amitié pour moi; j'ai payé la place; et 
vous voyez, mon père, qu'il n'y a pas de quoi être en 
colère contre moi, et que je ne suis pas un mauvais 
plaisant, i 

,% Le comte d'Argenson, homme d'esprit, mais 
dépravé, et se jouant de sa propre honte, disait : 
c Mes ennemis ont beau faire, Us ne me culbuteront 
pas ; il n'y a ici personne de plus valet que moi. » 

^\ M. de Boulainvilliers, homme sans esprit, très 
vain, et fier d'un cordon bleu par charge, disait à un 
homme, en mettant ce cordon, pour lequel il avait 
acheté une charge de cinquante mille écus : t Ne se- 
riez-vous pas bien aise d'avoir un pareil ornement ? 
— Non, dit l'autre ; mais je voudrais avoir ce qu'il 
vous coûte. » 



¥ » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 19 

Le marquis de Ghatelux, amoureux comme à 
vingt ans, ayant vu sa femme occupée, pendant tout 
un dîner, d'un étranger jeune et beau, l'aborda au 
sortir de table, et lui adressait d'humbles reproches ; 
le marquis de Genlis lui dit : c Passez, passez, bon- 
homme, on vous a donné, i (Formule usitée envers 
les pauvres qui redemandent l'aumône.) 

,% M. D..., connu pour son usage du monde, me 
disait que ce qui l'avait le plus formé, c'était d*avoir 
su coufeher, dans l'occasion, avec des femmes de qua- 
rante ans, et écouter des vieillards de quatre-vingts. 

/, M. G... disait que de courir après la fortune 
avec de l'ennui, des soins, des assiduités auprès des 
grands, en négligeant la culture de son esprit et de 
son âme, c'est pécher au goujon avec un hameçon d'or. 

,*, On sait quelle familiarité le roi de Prusse per- 
mettait à quelques-uns de ceux qui vivaient avec lui. 
Le général Quintus-Icilius était celui qui en profitait 
le plus librement. Le roi de Prusse, avant la bataille 
de Rosbach, lui dit que, s'il la perdait, il se rendrait 
à Venise, où il vivrait en exerçant la médecine. Quin- 
tus lui répondit : c Toujours assassin ! » 

,% M. de BufTon s'environne de flatteurs et de sots 
qui le louent sans pudeur. Un homme avait dîné chez 
lui avec l'abbé Leblanc, M. de Juvigny et deux autres 
hommes de cette force. Le soir, il dit à souper qu'il 
avait vu, dans le cœur de Paris, quatre huîtres atta- 
chées à un rocher. On chercha longtemps le sens de 
cette énigme, dont il donna enfin le mot. 

,*, Pendant la dernière maladie de Louis XV, qui, 
dès les premiers jours, se présenta comme mortelle, 
Lorry, qui fut mandé par Bordeu, employa, dans le 
détail des conseils qu'il donnait, le mot : Il faut. Le 



20 CHA.MFORT. 



roi, choqué de ce root, répétait tout bas, et d'une voix 
mourante : Il faut ! Il faut ! 

,*, Voici une anecdote que j'ai ouï conter à M. de 
Clermont-Tonnerre sur le baron de Breteuil. Le ba- 
ron, qui s'intéressait à M. de Clermont-Tonnerre, le 
grondait de ce qu'il ne se montrait pas assez dans le 
monde, t J'ai trop peu de fortune, répondit M. de 
Clermont. — Il faut emprunter : vous payerez avec 
votre nom. — Mais, si je meurs ? — Vous ne mour- 
rez pas. — Je l'espère; mais enfin, si cela arrivait? 
— Eh bien ! vous mourriez avec des dettes, comme 
tant d'autres. — Je ne veux pas mourir banquerou- 
tier. — Monsieur, il faut aller dans le monde : avec 
votre nom, vous devez arriver à tout. Ah! si j'avais 
eu votre nom ! — Voyez à quoi il me sert. — C'est 
votre faute. Moi, j'ai emprunté; vous voyez le chemin 
que j'ai lait, moi qui ne suis qu'un pied plat, i Ce 
mot fut répété deux ou trois fois, à la grande surprise 
de l'auditeur, qui ne pouvait comprendre qu'on par- 
lât ainsi de soi-même. 

,\ Cailhava, qui, pendant toute la révolution, ne 
songeait qu'aux sujets de plainte des auteurs contre 
les comédiens, se plaignait à un homme de lettres lié 
avec plusieurs membres de l'Assemblée nationale 
que le décret n'arrivait pas. Celui-ci lui dit : « Mais 
pensez- vous qu'il ne s'agisse ici que de représentations 
d'ouvrages dramatiques? — Non, répondit Cailhava; 
je sais bien qu'il s'agit aussi d'impression. » 

,% Quelque temps avant que Louis XV fût arrangé 
avec madame de Pompadour, elle courait après lui 
aux chasses. Le roi eut la complaisance d'envoyer à 
M. d'Étiolés une ramure de cerf. Celui-ci la fit mettre 
dans sa salle à manger, avec ces mots : t Présent fait 
par le roi à M. d'Étiolés. » 



♦ ♦ 



. CARACTÈRES ET PORTRAITS. 21 



Madame de Genlis vivait avec M. de Senevoi. 
Un jour qu'elle avait son mari à sa toilette, un soldat 
arrive, et lui demande sa protection auprès de M. de 
Senevoi, son colonel, auquel il demandait un congé. 
Madame de Genlis se fâche contre cet impertinent, 
dit qu'elle ne connaît M. de Senevoi que comme tout 
le monde, en un mot, refuse. M. de Genlis retient le 
soldat, et lui dit : « Va demander ton congé en mon 
nom, et, si Senevoi te le refuse, dis-lui que je lui 
ferai donner le sien. » 

^\ M. V... débitait souvent des maximes de roué, 
en fait d'amour ; mais dans le fond, il était sensible 
et fait pour les passions. Aussi quelqu'un disait-il de 
lui : c II a fait semblant d'être malhonnête, aiin que 
les femmes ne le rebutent pas. » 

/, M. de Richelieu disait, au sujet du siège de 
Mahon par M. le duc de Grillon : « J'ai pris Mahon 
par une étourderie ; et, dans ce genre, M. de Grillon 
paraît en savoir plus que moi. » 

/, A la bataille de Rocoux ou de la Lawfeld, le 
jeune M. de Thyange eut son cheval tué sous lui, et 
lui-même fut jeté fort loin ; cependant il n'en fut 
point blessé. Le maréchal lui dit: « Petit Thyange, tu 
as eu une belle peur? — Oui, M. le maréchal, dit 
celui-ci ; j'ai craint que vous ne fussiez blessé. » 

^\ Voltaire disait, à propos de VAnti- Machiavel 
du roi de Prusse : t II crache au plat pour en dégoû- 
ter les autres. » 

/^ On faisait compliment à madame Denis de la 
façon dont elle venait de jouer Zaïre : t II faudrait, 
dit-elle, être belle et jeune, — Ah! madame, reprit le 
complimenteur naïvement, vous êtes bien la preuve 
du contraire. » 



22 CHAMFOIIT. 



/, M. Poissonnier, le médecin, après son retour 
de Russie, alla à Ferney, et parla à M. de Voltaire de 
tout ce qu'il avait dit de faux sur ce pays-là : « Mon 
ami, répondit naïvement Voltaire, au lieu de s'amu- 
ser à contredire, ils m'ont donné de bonnes pelisses, 
et je suis très-fileux. » 

/^ Madame de Tencin disait que les gens d'esprit 
faisaient beaucoup de fautes en conduite, parce qu'ils 
ne croyaient jamais le monde assez bête, aussi béte 
qu'il Test. 

/^ Une femme avait un procès au parlement de 
Dijon. Elle vint à Paris, sollicita M. le garde des 
sceaux (1 784) de vouloir bien écrire, en sa faveur, 
un mot qui lui ferait gagner un procès très-juste ; le 
garde des sceaux la refusa. La comtesse de Talley- 
rand prenait intérêt à cette femme ; elle en parla au 
garde des sceaux : nouveau refus. Madame de Talley- 
rand en fit parler par la reine ; autre refus. Madame 
de Talleyrand se souvint que le garde des sceaux ca- 
ressait beaucoup l'abbé de Périgord, son fils ; elle fit 
écrire par lui : refus très bien tourné. Cette femme 
désespérée, résolut de faire une tentative, et d'aller 
à Versailles. Le lendemain, elle part; l'incommodité 
de la voiture publique l'engage à descendre à Sèvres, 
et à faire le reste de la route à pied. Un homme lui 
offre de la mener par un chemin plus agréable et 
qui abrège ; elle accepte, et lui conte son histoire. 
Cet homme lui dit : t Vous aurez demain ce que 
vous demandez. » Elle le regarde, et reste confondue. 
Elle va chez le garde des sceaux, est refusée encore, 
veut partir. L'homme l'engage à coucher à Versailles; 
et le lendemain matin lui apporte le papier qu'elle 
demandait. C'était un commis d'un commis, nommé 
M. Etienne. 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 23 



/^ Le duc de La Vallière, voyant à l'Opéra la pe- 
tite Lacour sans diamants, s'approche d'elle, et lui 
demande comment cela se fait. « C'est, lui dit-elle, 
que les diamants sont la croix de Saint-Louis de 
notre état. » Sur ce mot il devint amoureux fou d'elle. 
Il a vécu avec elle longtemps. Elle le subjuguait par 
les mêmes moyens qui réussirent à madame Dubarry 
près de Louis XV. Elle lui ôtait son cordon bleu, le 
mettait à terre, et lui disait ; « Mets-toi à genoux là- 
dessus, vieille ducaille. » 

/^ Un joueur fameux, nommé Sablière, venait 
d'être arrêté. Il était au désespoir, et disait à Beau- 
marchais, qui voulait l'empêcher de se tuer : c Moi ! 
arrêté pour deux cents louis ! abandonné par tous 
mes amis ! C'est moi qui les ai formés, qui leur ai 
appris à friponner. Sans moi que seraient B..., D..., 
N...? (Ils vivent tous). Enfin, monsieur, jugez de l'ex- 
cès de mon avilissement : pour vivre, je suis espion 
de police. » 

,*, Un banquier anglais, nommé Ser ou Sair, fut 
accusé d'avoir fait une conspiration pour enlever le 
roi (George III), et le transporter à Philadelphie. 
Amené devant ses juges, il leur dit : t Je sais très 
bien ce qu'un roi peut faire d'un banquier, mais 
j'ignore ce qu'un banquier peut faire d'un roi. > 

^*^ On disait au satirique anglais Donne: t Ton- 
nez sur les vices ; mais ménagez les vicieux. — Gom- 
ment, dit-il, condamner les cartes, et pardonner aux 
escrocs? » 

*^ On demandait à M. de Lauzun ce qu'il répon- 
drait à sa femme (qu'il n'avait pas vue depuis dix 
ans), si elle lui écrivait: c Je viens de découvrir que 
je suis grosse. » Il réfléchit, et répondit : t Je lui 
écrirais : Je suis charmé d'apprendre que le ciel ait 



24 CHAMFORT. 



enfin béni notre union; soignez votre santé; j'irai 
vous faire ma cour ce soir, i 

/, Madame de H... me racontait la mort de M. le 
duc d'Aumont. « Cela a tourné bien court, disait-elle ; 
deux jours auparavant, M. Bouvard lui avait permis 
de manger, et le jour même de sa mort, deux heures 
avant la récidive de sa paralysie, il était comme à 
trente ans, comme il a été toute sa vie ; il avait de- 
mandé son perroquet, avait dit : Brossez ce fauteuil, 
voyons mes deux broderies nouvelles, enfin toute sa 
tête, ses idées comme à l'ordinaire. > 

/, M. G..., qui, après avoir connu le monde, prit le 
parti de la solitude, disait, pour ses raisons, qu'après 
avoir examiné les conventions de la société, dans le 
rapport qu'il y a de l'homme de qualité à l'homme 
vulgaire, il avait trouvé que c'était un marché d'im- 
bécile et de dupe, t J'ai ressemblé, ajoutait-il, à un' 
grand joueur d'échecs, qui se lasse de jouer avec des 
gens auxquels il faut donner la dame. On joue divi- 
nement, on se casse la tête, et on finit par gagner un 
petit écu. > 

^*^ Un courtisan disait, à la mort de Louis XIV : 
€ Après la mort du roi, on peut tout croire, i 

^\ J.-J. Rousseau passe pour avoir eu madame la 
comtesse de Boufflers, et même (qu'on me passe ce 
terme) pour l'avoir manquée : ce qui leur donna 
beaucoup d'humeur l'un contre l'autre. Un jour, on 
disait devant eux que l'amour du genre humain étei- 
gnait l'amour de la patrie. « Pour moi, dit-elle, je sais 
par mon exemple, et je sens que cela n'est pas vrai ; 
je suis très bonne Française ; et je ne m'intéresse pas 
moins au bonheur de tous les peuples. — Oui, je vous 
entends, dit Rousseau, vous êtes Française par votre 
buste, et cosmopolite du reste de votre personne, » 



. CARACTÈRES ET PORTRAITS. 25 

^*^ La maréchale de Noailles, actuellement vivante 
(4780), est une mystique, comme madame Guyon, 
à l'esprit près. Sa tête s'était montée au point d'é- 
crire à la Vierge. Sa lettre fut mise dans le tronc de 
l'église Saint-Roch ; et la réponse à cette lettre fut 
faite par un prêtre de cette paroisse. Ce manège dura 
longtemps : le prêtre fut découveii et inquiété ; mais 
on assoupit l'affaire. 

,*^ Un jeune homme avait offensé le complaisant 
d'un ministre. Un ami témoin de la scène, lui dit, 
après le départ de l'offensé : « Apprenez qu'il vau- 
drait mieux avoir offensé le ministre lui-même, que 
l'homme qui le suit dans sa garde-robe. :» 

/^ Une des maîtresses de M. le régent lui ayant 
parlé d'affaires dans un rendez-vous, il parut l'écou- 
ter avec attention : € Croyez-vous, lui répondit-il, que 
le chancelier soit une bonne jouissance? > 

^*^ M. de D..., qui avait vécu avec des princesses, 
me disait: t Croyez-vous que M. deL... ait madame 
de S... ? > Je lui répondis : c II n'en a pas même la 
prétention ; il se donne pour ce qu'il est, pour un li- 
bertin, un homme qui aime les filles par-dessus tout. 
" — Jeune homme, me- répondit-il, n'en soyez pas la 
dupe ; c'est avec cela qu'on a des reines. > 

\*^ M. de Stainville, lieutenant général, venait de 
faire enfermer sa femme. M. de Vaubecourt, maré- 
chal de camp, sollicitait un ordre pour faire enfer- 
mer la sienne. Il venait d'obtenir l'ordre, et sortait 
de chez le ministre avec un air triomphant. M. de 
Stainville, qui crut qu'il venait d'être nommé lieute- 
nant général, lui dit devant beaucoup de monde : 
t Je vous félicite, vous êtes sûrement des nôtres. » 

^*, L'Écluse, celui qui a été à la tête des Variétés 



20 CHAMFORT. 



amusantes^ racontait que, tout jeune et sans fortune, 
il arriva à Lunéville, où il obtint la place de dentiste 
du roi Stanislas, précisément le jour où le roi perdit 
sa dernière dent. 

^*^ On assure que madame de Montpensier, ayant 
été quelquefois obligée, pendant l'absence de ses 
dames, de se faire remettre un soulier par quelqu'un 
de ses pages, lui demandait s'il n'avait pas eu quel- 
que tentation. Le page répondait que oui.La princesse, 
trop honnête pour profiter de cet aveu, lui donnait 
quelques louis pour le mettre en état d'aller chez 
quelque fille perdre la tentation dont elle était la 
cause. 

^*^ M. de Marville disait qu'il ne pouvait y avoir 
d'honnête homme à la police, que le lieutenant de 
police tout au plus. 

/, Quand le duc de Ghoiseul était content d'un 
maître de poste par lequel il avait été bien mené, ou 
dont les enfants étaient jolis, il lui disait : c Com- 
bien paie-t-on ? Est-ce poste ou poste et demie, de 
votre demeure a tel endroit ? — Poste, monseigneur. 
— Eh bien ! il y aura désormais poste et demie, i La 
fortune du maître de poste était faite. 

,*, Madame de Prie, maîtresse du régent, dirigée 
par son père, un traitant, nommé, je crois, Pléneuf, 
avait fait un accaparement de blé qui avait mis le 
peuple au désespoir, et enfin causé un soulèvement. 
Une compagnie de mousquetaires reçut l'ordre d'al- 
ler apaiser le tumulte ; et leur chef, M. d'Avejan, 
avait dans ses instructions de tirer sur la canaille : 
c'est ainsi qu'on désignait le peuple en France. Cet 
honnête homme se fit une peine de faire feu sur ses 
concitoyens ; et voici comment il s'y prit pour rem- 
plir sa commission. Il fit faire tous les apprêts d'une 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 27 

salve de mousquet erie ; et avant de dire : tirez, il 
s'avança vers la foule, tenant d'une main son cha- 
peau, et de l'autre Tordre de la cour: t Messieurs, 
dit-il, mes ordres portent de tirer sur la canaille. Je 
prie tous les honnêtes gens de se retirer, avant que 
j'ordonne de faire feu. » Tout s'enfuit et disparut. 

*^ C'est un fait connu que la lettre du roi, en- 
voyée à M. de Maurepas, avait été écrite pour M. de 
Machaut. On sait quel intérêt particulier fit changer 
cette disposition ; mais ce qu'on ne sait point, c'est 
que M. de Maurepas escamota, pour ainsi dire, la 
place qu'on croit qui lui avait été offerte. Le roi ne 
voulait que causer avec lui ; et, à la fin de la con- 
versation, M. de Maurepas lui dit : « Je développerai 
mes idées demain au conseil. > On assure aussi que, 
dans cette même conversation, il avait dit au roi : 
« Votre Majesté me fait donc premier ministre ? — 
Non, dit le roi, ce n'est point du tout mon intention. 
— J'entends, dit M. de Maurepas, Votre Majesté veut 
que je lui apprenne à s'en passer. » 

/^ On disputait, chez madame de Luxembourg, 
sur ce vers de l'abbé Delille ; 



Et ces deux grands débris se consolaient entre eux. 

On annonce le bailli de Breteuil et madame de la 
Reinière. < Le vers est bon, i dit la maréchale. 

^% Un homme de qualité se marie sans aimer sa 
femme, prend une fille d'Opéra qu'il quitte en disant : 
« C'est comme ma femme ; i prend une femme hon- 
nête pour varier, et quitte celle-ci en disant : « C'est 
comme une telle ; i ainsi de suite. 

,\ Des jeunes gens de la cour soupaient chez 
M. de Gonflans. On débute par une chanson libre, mais 



28 CHAMFORT. 



sans excès d'indécence ; M. deFronsac, sur-le-champ, 
se met à chanter des couplets abominables, qui éton- 
nèrent même la bande joyeuse. M. de GonÂans inter- 
rompit le silence universel en disant : a Que diable ! 
Fronsac ! il y a dix bouteilles de vin de Champagne 
entre cette chanson et la première. » 

*^ Madame du Deffant, étant petite fille, et au 
couvent, y prêchait l'irréligion à ses petites cama- 
rades. L'abbesse iit venir Massillon, à qui la petite 
exposa ses raisons. Massillon se retira en disant : 
c Elle est charmante ! » L*abbesse, qui mettait de 
Fimportance à tout cela, demanda quel livre il fallait 
faire lire à cet enfant. Il réfléchit une minute, et il 
répondit: c Un catéchisme de cinq sous. » On ne put 
en tirer autre chose. 

,*^ L'abbé Bandeau disait de M. Turgot, que c'était 
un instrument d'une trempe excellente, mais qui 
n'avait pas de manche. 

^^ Le prétendant, retiré à Rome, vieux et tour- 
menté de la goutte, criait dans ses accès : Pauvre 
roi ! pauvre roi ! Un Français voyageur, qui allait 
souvent chez lui, lui dit qu'il s'étonnait de n'y pas 
voir d'Anglais, t Je sais pourquoi, répondit-il ; ils 
s'imaginent que je me ressouviens de ce qui s'est 
passé. Je les verrais encore avec plaisir. J'aime mes 
sujets, moi. i 

*^ M. de Barbançon, qui avait été très beau, pos- 
sédait un très joli jardin que madame la duchesse de 
La Vallière alla voir. Le propriétaire, alors très vieux 
et très goutteux, lui dit qu'il avait été amoureux 
d'elle à la folie. Madame de La Vallière lui répondit : 
« Hélas! mon Dieu, que ne parliez-vous ? vous m'au- 
riez eue comme les autres, ut 



j 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 29 



* 

¥ 



\ L'abbé Fraguier perdit un procès qui avait duré 
vingt ans. On lui faisait remarquer toutes les peines 
que lui avait causées un procès qu'il avait fini par 
perdre. « Oh ! dit-il, je l'ai gagné tous les soirs pen- 
dant vingt ans. » Ce mot est très-philosophique, et 
peut s'appliquer à tout. Il explique comment on aime 
la coquette : elle vous fait gagner pendant six mois, 
pour un jour où elle vous fait perdre. 

,\ Madame Dubarry, étant à Luciennes, eut la 
fantaisie de voir le Val, maison de M. de Beauveau. 
Elle fit demander à celui-ci si cela ne déplairait pas à 
madame de Beauveau. Madame de Beauveau crut 
plaisant de s'y trouver et d'en faire les honneurs. On 
parla de ce qui s'était passé sous Louis XV. Madame 
Dubarry se plaignit de différentes choses qui sem- 
blaient faire voir qu'on haïssait sa personne, c Point 
du tout, dit madame de Beauveau, nous n'en vou- 
lions qu'à votre place. » Après cet aveu naïf, on de- 
manda à madame Dubarry si Louis XV ne disait pas 
beaucoup de mal d'elle (madame de Beauveau) et de 
madame de Grammont. c Oh! beaucoup. — Ëhbien! 
quel mal de moi, par exemple? — De vous, madame? 
Que vous étiez hautaine, intrigante ; que vous meniez 
votre mari par le nez. » M. de Beauveau était pré- 
sent : on se hâta de changer de conversation. 

,% M. de Maurepas et M. de Saint-Florentin, tous 
deux ministres dans le temps de madame de Pom- 
padour, firent un jour, par plaisanterie, la répétition 
du compliment de renvoi qu'ils prévoyaient que l'un 
ferait un jour à l'autre. Quinze jours après cette fa- 
cétie, M. de Maurepas entre un jour chez M. de 
Saint-Florentin, prend un air triste et grave, et vient 
lui demander sa démission. M. de Saint-Florentin 
paraissait en être la dupe, lorsqu'il fut rassuré par 



30 CUAMFORT. 



un éclat de rire de M. de Maarepas. Trois semaioes 
après, arriva le tour de celui-ci, mais sérieusement. 
M. de Saint-Florentin entre chez lui, et se rappelant 
le commencement de la harangue de M. de Maurepas, 
le jour de sa facétie, il répéta ses propres mots. 
M. de Maurepas crut d'abord que c'était une plaisan- 
terie ; mais voyant que rauti*e parlait tout de bon : 
« Allons, dit-il, je vois bien que vous ne me persi- 
flez pas ; vous êtes un honnête homme ; je vais vous 
donner ma démission, b 

*^ L'abbé Maury, tâchant de faire conter à l'abbé 
de Beaumont, vieux et paralytique, les détails de sa 
jeunesse et de sa vie : e L'abbé, lui dit celui-ci, vous 
me prenez mesure ; b indiquant qu'il cherchait des 
matériaux pour son éloge à l'Académie. 

,\ D'Alembert se trouva chez Voltaire avec un 
célèbre professeur de droit à Genève. Celui-ci, ad- 
mirant l'universalité de Voltaire, dit à d'Alembert : 
« Il n'y a qu'en droit public que je le trouve un peu 
faible. — Et moi, dit d'Alembert, je ne le trouve un 
peu faible qu'en géométrie. » 

/, Madame de Maurepas avait de l'amitié pour le 
comte de Lowendal (fils du maréchal) ; et celui-ci, à 
son retour de Saint-Domingue, bien fatigué du 
voyage, descendit chez elle, c Ah ! vous voilà, cher 
comte, dit-elle ; vous arrivez bien à propos ; il nous 
manque un danseur, et vous nous êtes nécessaire, b 
Celui-ci n'eut que le temps de faire une courte toi- 
lette et dansa. 

,% M. de Calonne, au moment où il fut renvoyé, 
apprit qu'on offrait sa place à M. de Fourqueux, mais 
que celui-ci balançait à l'accepter, c Je voudrais qu'il 
la prît, dit l'ex-ministre : il était ami de M. Turgot, il 
entrerait dans mes plans. — Cela est vrai, » dit Du- 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 31 

pont, lequel était fort ami de M. de Fourqueux ; et il 
s'offrit pour aller rengager à accepter la place. M. de 
Galonné Ty envoie. Dupont revient une heure après, 
criant : c Victoire ! victoire ! nous le tenons, il accepte. » 
M. de Galonné pensa crever de rire. 

/, L'archevêque de Toulouse a fait avoir à M. de 
Gadignan quarante mille livres de gratification pour 
les services qu'il avait rendus à la province. Le plus 
grand était d'avoir eu sa mère, vieille et laide, ma- 
dame de Loménie. 






Le comte de Saint-Priest, envoyé en Hollande, 
et retenu à Anvers huit ou quinze jours, après les- 
quels il est revenu à Paris, a eu pour son voyage 
qualre-vingt mille livres, dans le moment même où 
l'on multipliait les suppressions de places, d'emplois, 
de pensions, etc. 

^% Le vicomte de Saint-Priest, intendant de Lan- 
guedoc pendant quelque temps, voulut se retirer, et 
demanda à M. de Galonné une pension de dix mille 
livres, c Que voulez-vous faire de dix mille livres! > 
dit celui-ci, et il fit porter la pension à vingt mille. 
Elle est du petit nomhre de celles qui ont été respec- 
tées, à l'époque du retranchement des pensions, par 
l'archevêque de Toulouse^ qui avait fait plusieurs 
parties de filles avec le vicomte de Saint-Priest. 

/, M. À disait à propos de madame de B : 

c J'ai cru qu'elle me demandait un fou, et j'étais prêt 
de le lui donner; mais elle me demandait un sot, et 
je lui ai refusé net. » 

/, M. D... disait, à propos des sottises ministé- 
rielles et ridicules : c Sans le gouvernement, on ne 
rirait plus en France. » 

/, € En France, disait M. G..., il faut purger 



32 aUMFORT. 



l'humeur mélancolique et Tesprit patriotique. Ce 
sont deux maladies contre nature dans le pays qui se 
trouve entre le Rhin et les P3rrenées ; et, quand un 
Français se trouve atteint de l'un de ces deux maux, 
il a tout à craindre pour lui. b 

/, n a plu un moment à madame la duchesse de 
Grammont de dire que M. de liancourt avait autant 
d'esprit que M. de Lauzun . M. de Gréqui rencontre 
celui-ci, et lui dit : c Tu dînes aujourd'hui chez moi. 
<^ Mon ami, cela m'est impossible. — Il le faut; et 
d'ailleurs tu y es intéressé. — Gomment ? — Liancourt 
y dîne : on lui donne ton esprit ; il ne s'en sert point ; 
il te le rendra. » 

/, On disait de J.-J. Rousseau : « G'est un hibou. 
— Oui, dit quelqu'un, mais c'est celui de Minerve ; 
et, quand je sors du Devin du Villagey j'ajouterais 
déniché par les Grâces. » 

/» Deux femmes de la cour, passant sur le Pont- 
Neuf, virent, en deux minutes, un moine et un 
cheval blanc; une des deux poussant l'autre du 
coude, lui dit : c Pour la catin, vous et moi nous 
n'en sommes pas en peine (1). » 

,% Le prince de Gonti actuel s'affligeait de ce que 
le comte d'Artois venait d'acquérir une terre auprès 
de ses cantons de chasses : on lui fît entendre que les 
limites étaient bien marquées, qu'il n'y avait rien à 
craindre pour lui, etc. Le prince de Gonti interrom- 
pit le harangueur, en lui disant : c Vous ne savez 
donc pas ce que c'est que les princes ! > 



(1) Allusion à l'ancien proverbe populaire : < On ne 
passe jamais sur le Pont-Neuf sans y voir un moine, un 
cheval blanc et une catin. » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 33 

^\ La goutte ressemble aux bâtards des princes, 
qu'on baptise le plus tard qu'on peut. 

*^M. D... disait à M. de Vaudreuil, dont l'esprit 
est droit et juste, mais encore livré à quelques illu- 
sions : c Vous n'avez pas de taie dans l'œil, mais il y 
a un peu de poussière sur votre lunette. > 

/^ M. de B... disait qu'on ne dit point à une femme, 
à trois heures, ce qu'on lui dit à six ; à six, ce qu'on 
lui dit à iieuf, à minuit, etc. Il ajoutait que le plein 
midi a une sorte de sévérité. Il prétendait que son 
ton de conversation avec madame de P... était changé, 
depuis qu'elle avait changé en cramoisi le meuble de 
son cabinet qui était bleu. 

/^ J.-J. Rousseau, étant à Fontainebleau, à la re- 
présentation de son Devin du Village, un courtisan 
l'aborda et lui dit poliment : c Monsieur, permettez- 
vous que je vous fasse mon compliment ? — Oui, 
monsieur, dit Rousseau, s'il est bien. > Le courtisan 
s'en alla. On dit à Rousseau : « Mais, y songez-vous ? 
quelle réponse vous venez de faire I — Fort bonne, 
dit Rousseau ; connaissez- vous rien de pire qu'un 
compliment mal fait? > 

/^ M. de Voltaire, étant à Postdam, un soir après 
souper, fit un portrait d'un bon roi en contraste avec 
celui d'un tyran ; et, s'échauffant par degrés, il fit 
une description épouvantable des malheurs dont l'hu- 
manité était accablée sous un roi despotique, con- 
quérant, etc. Le roi de Prusse ému laisse tomber 
quelques larmes, c Voyez! voyez! s'écria M. de Vol- 
taire, il pleure, le tigre I » 

/, On sait que M. de Luynes, ayant quitté le ser- 
vice pour un soufflet qu'il avait reçu, sans en tirer 
vengeance, fut fait bientôt après archevêque de Sens. 



34 CHAMFORT. 



Un jour qu'il avait officié pontificalement, un mauvais 
plaisant prit sa mitre, et, l'écartant des deux côtés : 
« C'est singulier, dit- il, comme cette mitre ressemble 
à un soufflet. > 

*^ Fontenelle avait été refusé trois fois de l'Acadé- 
mie, et le racontait souvent. Il ajoutait : c J'ai fait 
cette histoire à tous ceux que j'ai vu s'affliger d'un 
refus de l'Académie, et je n'ai consolé personne. » 

/^ A propos des choses de ce bas monde qui vont 
de mal en pis, M. L... disait : a J'ai lu quelque part 
qu'en politique il n'y avait rien de si malheureux pour 
les peuples que les règnes trop longs. J'entends dire 
que Dieu est éternel ; tout est dit. » 

/^ C'est une remarque très-fine et très-judicieuse 
de M. J..., que quelque importuns, quelque insuppor- 
tables que nous soient les défauts des gens avec qui 
nous vivons, nous ne laissons pas d'en prendre une 
partie; être la victime de ces défauts étrangers à notre 
caractère, n'est pas même un préservatif contre eux. 

^*^ J'ai assisté, hier, à une conversation philoso- 
phique entre M^ D... et M. L.., ou un mot m'a frappé. 
M, D... disait: « Peu de personnes et peu de choses 
m'intéressent moins que moi. » M. L... lui répondit: 
c N'est-ce point la même raison ? et l'un n'explique- 
t-il pas l'autre ? — Cela est très-bien, ce que vous me 
dites là, reprit froidement M. D...; mais je vous dis 
le fait. J'ai été amené là par degrés ; et en vivant et 
en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise 
ou se bronze. » 



/^ C'est une anecdçte connue en Espagne, que le 
comte d'Aranda reçut un soufflet du prince des Astu- 
ries (aujourd'hui roi). Ce fait se passa à l'époque où 
il fut envoyé ambassadeur en France. 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 35 

^\ Dans ma première jeunesse, j'eus occasion d'al- 
ler voir dans la même journée M. Marmontel et 
M. d'Alembert. J'allai le matin chez M. Marmontel, 
qui demeurait alors chez madame Geoffrin ; je frappe, 
en me trompant de porte ; je demande M. Marmon- 
tel; le suisse me répond : c M. de Montmartel ne de- 
meure plus dans ces quartiers-ci ; » et il me donna 
son adresse. Le soir, je vais chez M. d'Alembert, rue 
Saint-Dominique. Je demande l'adresse à un suisse, 
qui me dit : « M. Staremberg, ambassadeur de Ve- 
nise? La troisième porte... — Non, M. d'Alembert, 
de l'Académie française. — Je ne connais pas. » 

,% M. Helvétius, dans sa jeunesse, était beau 
comme l'amour. Un soir qu'il était assis dans le foyer 
et fort tranquille, quoique auprès de mademoiselle 
Gaussin, un célèbre financier vint dire à l'oreille de 
cette actrice, assez haut pour qu'Hélvétius l'entendît : 
c Mademoiselle, vous serait-il agréable d'accepter six 
cents louis, en échange de quelques complaisances? 
— Monsieur, répondit-elle assez haut pour être enten- 
due aussi, et montrant Helvétius, je vous en donnerai 
deux cents, si vous voulez venir demain matin chez 
moi avec cette figure-là. » 

,*, La duchesse de Fronsac, jeune et jolie, n'avait 
point eu d'amants, et l'on s'en étonnait; une autre 
femme, voulant rappeler qu'elle était rousse, et que 
cette raison avait pu contribuer à la maintenir dans 
sa tranquille sagesse, dit : < Elle est comme Samson ; 
sa force est dans ses cheveux. » 

/^ Madame Brisard, célèbre par ses galanteries, 
étant à Plombières, plusieurs femmes de la cour ne 
voulaient pas la voir. La duchesse de Gisors était du 
nombre ; et comme elle était très-dévote, les amis de 
madame Brisard comprirent que, si madame de Gi- 



36 CHAMFORT. 



sors la recevait, les autres n'en feraient aucune diffi- 
culté. Ils entreprirent cette négociation et réussirent. 
Comme madame Brisard était aimable, elle plut bien- 
tôt à la dévote, et elles en vinrent à l'intimité. Un 
jour, madame de Gisors lui fit entendre que, tout en 
concevant très bien qu'on eût une faiblesse, elle ne 
concevait pas qu'une femme vînt à multiplier à un 
certain point le nombre de ses amants, c Hélas ! lui 
dit madame Brisard, c'est qu'à chaque fois j'ai cru 
que celui-là serait le dernier. > 

,% Le régent voulait aller au bal et n'y être pas 
reconnu : < J'en sais un moyen, » dit l'abbé Dubois. 
£t, dans le bal, il lui donna des coups de pied dans 
le derrière. Le régent qui les trouva trop forts, lui 
dit : c L'abbé, tu me déguises trop. > 

,*, Un énergumènedegentilhommerie,ayant observé 
que le contour du château de Versailles était em- 
puanti d'urine, ordonna à ses domestiques et à ses 
vassaux de venir lâcher de l'eau autour de son châ- 
teau. 

/^ On s'habitue à tout, môme à la vie. La Fontaine, 
entendant plaindre le sort des damnés au milieu du 
feu de l'enfer, dit : « Je me flatte qu'ils s'y accou- 
tument, et qu'à la fm ils sont là comme le poisson 
dans l'eau. ]» 

,% Madame de Nesle avait M. de Soubise. M. de 
Nesle, qui méprisait sa femme, eut un jour une dis- 
pute avec elle en présence de son amant ; il lui dit : 
c Madame ; on sait bien que je vous passe tout ; je 
dois pourtant vous dire que vous avez des fantaisies 
trop dégradantes, que je ne vous passerai pas : telle 
est celle que vous avez pour le perruquier de mes 
gens, avec lequel je vous ai vue sortir et rentrer chez 
vous. » Après quelques menaces, il sortit, et la laissa 



GAIIAGTÉRES ET PORTRAITS. 37 

avec M. de Soubise, qui la souffleta, quoi qu'elle pût 
dire. Le mari alla ensuite conter ce bel exploit, syou- 
tant que l'histoire du perruquier était fausse, se mo- 
quant de M. de Soubise qui l'avait crue, et de sa 
femme qui avait été souffletée. 

^% On a dit, sur le résultat du conseil de guerre 
tenu à Lorient pour juger l'affaire de M. de Grasse : 
U armée innocentée, le général innocent, le ministre 
hors de cour, le roi condamné aux dépens. Il faut 
savoir que ce conseil coûta au roi quatre millions, et 
qu'on prévoyait la chute de M. de Gastries. 

^*^ On répétait cette plaisanterie devant une assem- 
blée de jeunes gens de la cour. Un d'eux, enchanté 
jusqu'à l'ivresse, dit en levant les mains, après un 
instant de silence, et avec un air profond : < Gomment 
ne serait-on pas charmé des grands événements, des 
bouleversements même qui font dire de si jolis mots ?» 
On suivit cette idée, on repassa les mots, les chan- 
sons faites sur tous les désastres de la France. La 
chanson sur la bataille d'Hochstet fut trouvée mau- 
vaise, et quelques-uns dirent à ce sujet: c Je suis fâ- 
ché de la perte de cette bataille, la chanson ne vaut 
rien. » 

,*, 11 s'agissait de corriger Louis XV, jeune encore, 
de l'habitude de déchirer les dentelles de ses courti- 
sans ; M. de Maurepas s'en chargea. Il parut devant 
le roi avec les plus belles dentelles du monde ; le roi 
s'approche, et lui en déchire une ; M. de Maurepas 
froidement déchire celle de l'autre main> et dit sim- 
plement : c Gela ne m'a fait nul plaisir. » Le roi, 
surpris, devint rouge, et, depuis ce temps, ne dé- 
chira plus de dentelles. 

,\ Beaumarchais, qui s'était laissé maltraiter par 
le duc de Ghaulnes sans se battre avec lui, reçut un 



38 CHAMFORT. 



défi de M. de la Blache. Il lui répondit : c J'ai refusé 
mieux. > 



,*, M. D..., pour peindre d'un seul mot la rareté 
des honnêtes gens, me disait que, dans la société Thon- 
nôte homme est une variété de l'espèce humaine. 

,% Louis XV pensait qu'il fallait changer l'esprit 
de la nation, et causait, sur les moyens d'opérer ce 
grand effet, avec M. Bertin (le petit ministre), lequel 
gravement demanda du temps pour y rêver. Le résul- 
tat de son rêve, c'est-à-dire de ses réflexions, fut 
qu'il serait à souhaiter que la nation fût inspirée de 
l'esprit qui règne à la Chine. Et c'est cette belle idée 
qui a valu au public la collection intitulée : Histoire 
de la Chine, ou Annales des Chinois, 

/, M. de Sourches, petit, fat, hideux, le teint noir, 
et ressemblant à un hibou, dit un jour en se retirant: 
€ Voilà la première fois, depuis deux ans, que je vais 
coucher chez moi. » L'èvêque d'Agde, se retournant 
et voyant cette figure, lui dit en le regardant ; « Mon- 
sieur perche, apparemment? » 

,*^ M. de R... venait de lire dans une société trois 
ou quatre épigrammes contre autant de personnes 
dont aucune n'était vivante. On se tourna vers M. de 
V...., comme pour lui demander s'il n'en avait pas 
quelques-unes dont il pût régaler l'assemblée, c Moi ! 
dit-il naïvement, tout mon monde vit, je ne puis vous 
rien dire. » 

^% Plusieurs femmes s'élèvent dans le monde au- 
dessus de leur rang, donnent à souper aux grands 
seigneurs, aux grandes dames, reçoivent des princes, 
des princesses, qui doivent cette considération à la 
galanterie. Ce sont, en quelque sorte, des filles 
avouées par les honnêtes gens, et chez lesquelles on 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 39 



va, comme en vertu de cette convention tacite, sans 
que cela signifie quelque chose et tire le moins du 
monde à la conséquence. Telles ont été, de nos jours, 
madame Brisard, madame Gaze et tant d'autres. 

,\ M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-dix-sept 
ans, venant de dire à madame Helvétius, jeune, belle 
et nouvellement mariée, mille choses aimables et 
galantes, passa devant elle pour se mettre à table, ne 
l'ayant pas aperçue, c Voyez, lui dit madame Helvé- 
tius, le cas que je dois faire de vos galanteries ; vous 
passez devant moi, sans me regarder. — Madame, dit 
le vieillard, si je vous eusse regardée je n'aurais pas 
passé. » 

,*, Dans les dernières années du règne de Louis XV, 
le roi étant à la chasse, et ayant peut-être de l'hu- 
meur contre madame Dubarry, s'avisa de dire un 
mot contre les femmes ; le maréchal de Noailles se 
répandit en invectives contre elles, et dit que quand 
on avait fait d'elles ce qu'il faut en faire, elles n'étaient 
bonnes qu'à renvoyer. Après la chasse, le maître et 
le valet se retrouvèrent chez madame Dubarry, à qui 
M. de Noailles dit mille jolies choses. « Ne le croyez 
pas, » dit le roi. Et alors il répéta ce qu'avait dit le 
maréchal à la chasse. Madame Dubarry se mit en 
colère, et le maréchal lui répondit : « Madame, à la 
vérité, j'ai dit cela au roi ; mais c'était à propos des 
dames de Saint-Germain, et non pas de celles de 
Versailles. » Les dames de Saint-Germain étaient sa 
femme, madame de Tessé, madame de Duras, etc. 
Cette anecdote m'a été contée par le maréchal de 
Duras, témoin oculaire. 

/^ Le duc de Lauzun disait : « J'ai souvent de 
vives discussions avec M. de Galonné ; mais comme 
ni l'un ni l'autre nous n'avons de caractère, c'est à 



40 CHAMFORT. 



qui se dépéchera de céder ; et celui de nous deux 
qui trouve la plus jolie tournure pour battre en re- 
traite, est celui qui se retire le premier, b 

,% Le roi Stanislas venait d'accorder des pensions 
à plusieurs ex -jésuites ; M. de Tressan lui dit ; c Sire, 
Votre Majesté ne fera-t-elle rien pour la famille de 
Damiens^ qui est dans la plus profonde misère ? b 

/, Fontenelle, âgé de quatre-vingts ans, s'empressa 
de relever l'éventail d'une femme jeune et belle, 
mais mal élevée, qui reçut sa politesse dédaigneuse- 
ment. (L Ah ! madame, lui dit-il, vous prodiguez bien 
vos rigueurs. » 

*^ M. de Brissac, ivre de gentilhommerie, dési- 
gnait souvent Dieu par cette phrase : < Le gentil- 
homme d'en haut. » 

/^ M. K... disait que d'obliger, rendre service, 
sans y mettre toute délicatesse possible, était pres- 
que peine perdue. Ceux qui y manquent, n'obtiennent 
jamais le cœur, et c'est lui qu'il faut conquérir. 
Ces bienfaiteurs maladroits ressemblent à ces géné- 
raux qui prennent une ville, en laissant la garnison 
se retirer dans, la citadelle, et qui rendent ainsi leur 
conquête presque inutile. 

*^ M. Lorri, médecin, racontait que madame de 
Sully, étant indisposée, l'avait appelé et lui avait 
conté une insolence de Bordeu, lequel lui avait dit : 
€ Votre maladie vient de vos besoins ; voilà un 
homme. » Et en même temps, il se présenta, dans un 
état peu décent. Lorri excusa son confrère, et dit à 
madame de Sully force galanteries respectueuses. 
Il ajoutait : t Je ne sais ce qui est arrivé depuis, mais 
ce qu'il y a de certain, c'est qu'après m'avoir rappelé 
une fois, elle reprit Bordeu. » 



CAUACTÊRES ET PORTRAITS. 41 



* 



L'abbé Arnaud avait tenu autrefois sur ses ge- 
noux une petite fille, devenue depuis madame Du- 
barry. Un jour elle lui dit qu'ellç voulait lui faire du 
bien ; elle ajouta : t Donnez-moi un mémoire. — Un 
mémoire ! lui dit-il, il est tout fait; le voici : je suis 
l'abbé Arnaud. > 

/, Le curé de Bray, ayant passé trois ou quatre 
fois de la religion catholique à la religion protestante, 
et ses amis s'étonnant de cette indifférence : c Moi, 
indifférent ! dit le curé ; moi, inconstant ! rien de tout 
cela, au contraire, je ne change point ; je veux être 
curé de Bray. » - 

/^ Le chevalier de Montbarey avait vécu dans je 
ne sais quelle ville de province ; et, à son retour, ses 
amis le plaignaient de la société qu'il avait eue. 
c C'est ce qui vous trompe, répondit-il ; la bonne 
compagnie de cette ville y est comme partout, et la 
mauvaise y est excellente. » 

,% Un paysan partagea le peu de bien qu'il avait 
entre ses quatre fils, et alla vivre tantôt chez l'un, 
tantôt chez l'autre. On lui dit, à son retour d'un de 
ses voyages chez ses enfants : « Eh bien ! comment 
vous ont-ils reçu ? comment vous ont-ils traité ? — 
Ils m'ont traité, dit-il, comme leur enfant. » Ce mot 
parait sublime dans la bouche d'un père tel que ce- 
lui-ci. 

/^ Dans une société où se trouvait M. de Schwa- 
low, ancien amant de l'impératrice Elisabeth, on vou- 
lait savoir quelque fait relatif à la Russie. Le bailli 
de Ghabrillant dit : < Monsieur de Schwalow, dites- 
nous cette histoire ; vous devez la savoir, vous qui 
étiez le Pompadour de ce pays-là. » 

\ Le comte d'Artois, le jour de ses noces, prêt à 






42 CHAMFORT. 



se mettre à table, et environné de tous ses grands 
officiers et de ceux de madame la comtesse d'Artois, 
dit à sa femme, de façon que plusieurs personnes 
Tentendirent : « Tout ce monde que vous voyez, ce 
sont nos gens. » Ce mot a couru, mais c*est le mil- 
lième, et cent mille autres pareils n'empêcheront ja- 
mais la noblesse française de briguer en foule les em- 
plois où l'on fait exactement la fonction de valet. 

,% c Pour juger de ce que c'est que la noblesse, 
disait M. E...., il sufQt d'observer que M. le prince 
de Turenne, actuellement vivant, est plus noble que 
M. de Turenne, et que le marquis de Laval est plus 
noble que le connétable de Montmorency. > 

/, M. de V..., qui voyait la source de la dégrada- 
tion de l'espèce humaine dans l'établissement de la 
secte nazaréenne et dans la féodalité, disait que, pour 
valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se 
débaptiser, et devenir Grec ou Romain par l'âme. 

,% Le roi de Prusse demandait à d'Alembert s'il 
avait vu le roi de France. « Oui, sire, dit celui-ci, en 
lui présentant mon discours de réception à l'Acadé- 
mie française. — Eh bien ! reprit le roi de Prusse, 
que vous a-t-il dit ? — Il ne m'a pas parlé, sire. — A 
qui donc parle-t-il? > poursuivit Frédéric. 

*^ C'est un fait certain et connu des amis de 
M. d'Aiguillon, que le roi ne l'a jamais nommé mi- 
nistre des affaires étrangères; ce fut madame Du- 
barry qui lui dit : a II faut que tout ceci finisse, et je 
veux que vous alliez demain matin remercier le roi 
de vous avoir nommé à la place. » Elle dit au roi : 
€ M. d'Aiguillon ira demain vous remercier de sa 
nomination à la place de secrétaire d'État des affaires 
étrangères, b Le roi ne dit mot. M. d'Aiguillon 
n'osait pas y aller : madame Dubarry le lui ordonna ; 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 43 

il y alla. Le roi ne lui dit rien, et M. d'Aiguillon en- 
tra en fonctions sur-le-charap. 

/^ M. Amelot, ministre de Paris, homme excessi- 
vement borné, disait à M. Bignon : « Achetez beau- 
coup de livres pour la bibliothèque du roi, que nous 
ruinions ce Necker. » Il croyait que trente ou qua- 
rante mille francs de plus feraient une grande affaire. 

,% M. D... faisant sa cour au prince Henri, à 
Neufchâtel, lui dit que les Neufchâtelois adoraient le 
roi de Prusse, c II est fort simple, dit le prince, que 
les sujets aiment un maître qui est à trois cents lieues 
d'eux. » 

*^ L'abbé Raynal, dînant à Neufchâtel avec le 
prince Henri, s'empara de la conversation, et ne laissa 
point au prince le moment de placer un mot. Celui- 
ci, pour obtenir audience, fit semblant de croire que 
quelque chose tombait du plancher et profita du si- 
lence pour parler à son tour. 

*^ Le roi de Prusse causant avec d'Alerabert, il 
entra chez le roi un de ses gens du service domes- 
tique, homme de la plus belle figura qu'on pût voir; 
d'Alembert en parut frappé, a C'est, dit le roi, le 
plus bel homme de mes États : il a été quelque temps 
mon cocher, et j'ai eu une tentation bien violente de 
l'envoyer ambassadeur en Russie. » 

♦% Quelqu'un disait que la goutte est la seule ma- 
ladie qui donne de la considération dans le monde. 
« Je le crois bien, répondit M. B..., c'est la croix de 
Saint-Louis de la galanterie. » 

^% M. de la Reynière devait épouser mademoiselle 
de Jarinte, jeune et aimable. Il revenait de la voir, 
enchanté du bonheur qui l'attendait, et disait à M. de 
Malesherbes, son beau-frère : « Ne pensez-vous pas 



1 



44 CHAMFORT. 



en effet que mon bonheur sera parfait ? — Cela dé- 
pend de quelques circonstances. — Gomment! que 
voulez-vous dire ? — Cela dépend du premier amant 
qu'elle aura. > 

^*, Diderot était lié avec un mauvais sujet, qui, 
par je ne sais quelle mauvaise action récente, venait 
de perdrer Tamitié d'un oncle, riche chanoine, qui 
voulait le priver de sa succession. Diderot va voir 
Toncle, prend un air grave et philosophique, prêche 
en faveur du neveu, et essaye de remuer la passion 
et de prendre le ton pathétique. L'oncle prend la pa- 
role, et lui conte deux ou trois indignités de son ne- 
veu. « Il a fait pis que tout cela, reprend Diderot. — 
Et quoi ? dit l'oncle. — Il a voulu vous assassiner un 
jour dans la sacristie, au sortir de votre messe ; et 
c'est l'arrivée de deux ou trois personnes qui l'en a 
empêché. — Cela n'est pas vrai ! s'écria l'oncle ; c'est 
une calomnie ! — Soit, dit Diderot ; mais, quand cela 
serait vrai, il faudrait encore pardonner à la vérité 
de son repentir, à sa position et aux malheurs qui 
l'attendent si vous l'abandonnez. > 

,*, Parmi cette classe d'hommes nés avec une ima- 
gination vive et une sensibilité délicate, qui font re- 
garder les femmes avec un vif intérêt, plusieurs m'ont 
dit qu'ils avaient été frappés de voir combien peu de 
femmes avaient de goût pour les arts, et particulière- 
ment pour la poésie. Un poète, connu par des ou- 
vrages très agréables, me peignait un jour la surprise 
qu'il avait éprouvée en voyant une femme pleine 
d'esprit, de grâce, de sentiment, de goût dans sa pa- 
rure, bonne musicienne et jouant de plusieurs ins- 
truments, qui n'avait pas l'idée de la mesure d'un 
vers, du mélange des rimes, qui substituait à un mot 
heureux et de génie un autre mot trivial et qui môme 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 45 

rompait la mesure du vers. Il ajoutait qu'il avait 
éprouvé plusieurs fois ce qu'il appelait un petit mal- 
heur, mais qui en était un très-grand pour un poète 
erotique, lequel avait sollicité toute sa vie le suffrage 
des femmes. 

/^ M. de Voltaire se trouvant avec madame la du- 
chesse de Chaulnes, celle-ci, parmi les éloges qu'elle 
lui donna, insista principalement sur l'harmonie de 
sa prose. Tout d'un coup, voilà M. de Voltaire qui se 
jette à ses pieds, t Ah ! madame, je vis avec un co- 
chon qui n'a pas d'organes, qui ne sait pas ce que 
c'est qu'harmonie, mesure, etc. » Le cochon dont il 
parlait, c'était madame du Ghâtelet, son Emilie. 

/, Le roi de Prusse a fait plus d'une fois lever des 
plans géographiques très défectueux de tel ou tel 
pays ; la carte indiquait tel marais impraticable qui 
ne l'était point, et que les ennemis croyaient tel sur 
la foi du faux plan. 

/^ M. T... disait que le grand monde est un mau- 
vais lieu que Ton avoue. 

/, Je demandais à M. V... pourquoi aucun des 
plaisirs ne paraissait avoir prise sur lui ; il me répon- 
dit : € Ce n'est pas que j'y sois insensible, mais il n'y 
en a pas un qui ne m'ait paru surpayé. La gloire ex- 
pose à la calomnie ; la considération demande des 
soins continuels ; les plaisirs, du mouvement, de la 
fatigue corporelle. La société entraîne mille incon- 
vénients : tout est vu, revu et jugé. Le monde ne m'a 
rien offert de tel qu'en descendant en moi-même, je 
n'aie trouvé encore mieux chez moi. Il est résulté de 
ces expériences, réitérées cent fois, que sans être 
apathique ni indifférent, je suis devenu comme im- 
mobile, et que ma position actuelle me paraît tou- 
jours la meilleure, parce que sa bonté même résulte 



46 CHAMFORT. 



de son immobilité et s'accroît avec elle. L'amour est 
une souixe de peines ; la Tolupté sans amour est uu 
plaisir de quelques minutes ; le mariage est jugé en- 
core plus que le reste ; Thonneur d'être père amène 
une suite de calamités ; tenir maison est le métier 
d'un aubei^iste. Les misérables motifs qui font que 
Ton recherche un homme et qu'on le considère sont 
ti^ansparents et ne peuvent tromper qu'un sot, ni flat- 
ter qu'un homme ridiculement vain. J'en ai conclu 
que le repos, l'amitié et la pensée étaient les seuls 
biens qui convinssent à un homme qui a passé l'âge 
de la folie. > 



* » 



Le mai*quis de Villequier était des amis du 
grand Gondé. Au moment où ce prince fiit arrêté par 
un oixire de la cour, le marquis de Villequier, capi- 
taine des gardes, était chez madame de Motteville, 
lorsqu'on annonça cette nouvelle. < Ah ! mon Dieu ! 
s'écria le marquis, je suis perdu ! » Madame de Mot- 
teville, surprise de cette exclamation, lui dit : < Je 
savais bien que vous étiez des amis de M. le prince, 
mais j'ignorais que vous fussiez son ami à ce point. 
— Comment ! dit le marquis de Villequier, ne voyez- 
vous pas que cette exécution me i*egardait? et, puis- 
qu'on ne m'a pas employé, n'est-il pas clair qu'on n'a 
nulle confiance en moi ? 9 Madame de Motteville ; in- 
dignée, lui répondit : c II me semble que, n'ayant 
point donné lieu à la cour de soupçonner votre fidélité, 
vous devriez n'avoir point cette inquiétude, et jouir 
tranquillement du plaisir de n'avoir point mis voti-e 
ami en prison. » Villequier fut honteux du premier 
mouvement qui avait trahi la bassesse de son âme. 

,*, On annonça, dans une maison où soupait ma- 
dame d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. 
A ce nom son imagination s'allume ; elle fait mettre 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 47 

cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille poli- 
tesses, et enfin lui offre du plat qu'elle avait devant 
elle (c'étaient des truffes) : « Madame, répond le sot, 
il n'en faut pas à côté de vous. » — A ce ton, dit- 
elle, en contant cette histoire, j'eus grand regret de 
mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans 
le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme, et 
le rejeta dans la mer en voyant que c'était un singe. 

,% Marmontel, dans sa jeunesse, recherchait beau- 
coup le vieux Boindin, célèbre par son esprit et son 
incrédulité. Lé vieillard lui dit : t Trouvez- vous au 
café Procope. — Mais nous ne pourrons pas parler 
de matières philosophiques. — Si fait, en convenant 
d'une langue particulière, d'un argot. > Alors ils 
firent leur dictionnaire : l'âme s'appelait Margot; la 
religion, Javotte; la liberté, Jeanneton; et le Père 
éternel. M, de VÊtre. Les voilà disputant et s'enten- 
dant très bien. Un homme en habit noir, avec une 
fort mauvaise mine, se mêlant à la conversation, dit 
à Boindin : « Monsieur, oserais-je vous demander ce 
que c'était que ce M. de l'Être qui s'est si souvent 
mal conduit, et dont vous êtes si mécontent ? — Mon- 
sieur, répondit Boindin, c'était un espion de police. » 
On peut juger de l'éclat de rire, cet homme étant 
lui-même du métier. 

*^ Le lord Bolingbroke donna à Louis XIV mille 
preuves de sensibihté pendant une maladie très dan- 
gereuse. Le roi étonné lui dit : « J'en suis d'autant 
plus touché, que vous autres Anglais vous n'aimez 
pas les rois. — Sire, dit Bolingbroke, nous ressem- 
blons aux maris qui, n'aimant pas leurs femmes, n'en 
sont que plus empressés à plaire à celles de leurs 
voisins. > 

^% Dans une dispute que les représentants de Ge- 



48 CHAMFORT. 



nève eurent avec le chevalier de Bouteville, Tun d'eux 
s'échauffant, le chevalier lui dit : < Savez-vous que 
je suis le représentant du roi, mon maître? — Savez- 
vous, lui dit le Genevois, que je suis le représentant 
de mes égaux? > 

/, La comtesse d'Egmont, ayant trouvé un homme 
du premier mérite à mettre à la tête de l'éducation 
de M. de Chinon, son neveu, n'osa pas le présenter 
en son nom. Elle ^tait pour M. deFronsac^ son frère, 
un personnage trop grave. Elle pria le poète Bernard 
de passer chez elle. Il y alla; elle le mit au fait. Ber- 
nard lui dit : « Madame, l'auteur de VArt d'aimer 
n'est pas un personnage bien imposant ; mais je le 
suis encore un peu trop pour cette occasion ; je 
pourrais vous dire que mademoiselle Arnould serait 
un passe-port beaucoup meilleur auprès de monsieur 
votre frère.... — Eh bien! dit madame d'Egmont en 
riant, arrangez le souper chez mademoiselle Arnould. » 
Le souper s'arrangea. Bernard y proposa l'abbé Lap- 
dant pour précepteur : il fut agréé. C'est celui qui a 
depuis achevé l'éducation du duc d'Enghien. 

,\ Un philosophe à qui l'on reprochait son ex- 
trême amour pour la retraite, répondit : « Dans le 
monde, tout tend à me faire descendre; dans la soli- 
tude, tout tend à me faire monter. > 

,% M. de B... est un de ces sots qui regardent, de 
bonne foi, l'échelle de conditions comme celle du 
mérite; qui, le plus naïvement du monde, ne conçoit 
pas qu'un honnête homme non décoré ou au-dessous 
de lui soit plus estimé que lui. Le rencontre-t-il dans 
une de ces maisons où l'on sait encore honorer le 
mérite, M. de B... ouvre de grands yeux, montre un 
étonnement stupide ; il croit que cet homme vient de 
gagner un quateme à la loterie : il l'appelle mon 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 49 

cher un tel, quand la société la plus distinguée vient 
de le traiter avec la plus grande considération. J*ai 
vu plusieurs de ces scènes dignes du pinceau de La 
Bruyère. 

,% J'ai bien examiné M. L..., et son caractère m'a 
paru piquant : très aimable, et nulle envie de plaire, 
si ce n'est à ses amis ou à ceux qu'il estime ; en ré- 
compense, une grande crainte de déplaire. Ce senti- 
ment est juste, et accorde ce qu'on doit à l'amitié et 
ce qu'on doit à la société. On peut faire plus de bien 
que lui : nul ne fera moins de mal. On sera plus 
empressé, jamais moins importun. On caressera da- 
vantage : on ne choquera jamais moins. 

^% L'abbé Delille devait lire des vers à l'Académie 
pour la réception d'un de ses amis. Sur quoi il di- 
sait : « Je voudrais bien qu'on ne le sût pas d'avance, 
mais je crains bien de le dire à tout le monde. > 

/, Madame Bauzée couchait avec un maître de 
langue allemande. M. Bauzée les surprit au retour de 
l'Académie. L'Allemand dit à la femme : c Quand je 
vous disais qu'il était temps que je m'en aille. ^ 
M. Bauzée, toujours puriste, lui dit : t Que je m'en 
allasse^ monsieur. > 

/, M. Dubreuil, pendant la maladie dont il mou- 
rut, disait à son ami, M. Pehméja : t Mon ami, pour- 
quoi tout ce monde dans ma chambre ? Il ne devrait 
y avoir que toi : ma maladie est contagieuse. > 

,% On demandait à Pehméja quelle était sa for- 
tune, € Quinze cents livres de rente. — C'est bien 
peu. — Oh ! reprit Pehméja, Dubreuil est riche. » 

,% Madame la comtesse de Tessé disait après la 
mort de M. Dubreuil : « Il était trop inflexible, trop 
inabordable aux présents, et j'avais un accès de fièvre 



t 



50 CHAMFORT. 



toutes les fois que je songeais à lui en faire. — Et 
moi aussi, lui répondit madame de Champagne, qui 
avait placé trente-six mille livres sur sa tête ; voilà 
pourquoi j'ai mieux aimé me donner tout de suite une 
bonne maladie, que d'avoir tous ces petits accès de 
fièvre dont vous parlez. > 

*^ L'abbé Maury, étant pauvre, avait enseigné le 
latin à un jieux conseiller de grand'chambre, qui 
voulait entendre les Institutes de Justinien. Quelques 
années se passent, et il rencontre ce conseiller étonné 
de le voir dans une maison honnête. « Ah! l'abbé, 
vous voilà? lui dit-il lestement; par quel hasard vous 
trouvez-vous dans cette maison-ci? — Je m'y trouve 
comme vous vous y trouvez. — Oh ! ce n'est pas la 
même chose. Vous êtes donc mieux dans vos affaires? 
Avez-vous fait quelque chose dans votre métier de 
prêtre? — Je suis grand-vicaire de M. de Lombez. — 
Diable ! c'est quelque chose : et combien cela vaut-il? 
— Mille francs. — C'est bien peu. > Et il reprend le 
ton leste et léger. — « Mais j'ai un prieuré de raille 
écus. — Mille écus ! bonnes affaires (avec Vair de la 
considération). — Et j'ai fait la rencontre du maître 
de cette maison-ci chez M. le cardinal de Rohan. — 
Peste! vous allez chez le cardinal de Rohan? — Oui, 
il m'a fait avoir une abbaye. — Une abbaye! ah! cela 
est posé, monsieur l'abbé, faites-moi l'honneur de 
revenir dîner chez moi. » 

,% M. de la Popelinière se déchaussait un soir de- 
vant ses complaisants et se chauffait les pieds ; un 
petit chien les lui léchait. Pendant ce temps-là, la 
société parlait d'amitié, d'amis : « Un ami, dit M. de 
la Popelinière, montrant son chien, le voilà. » 

,*, Jamais Bossuet ne put apprendre au grand 
dauphin à écrire une lettre. Ce prince était très indo- 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 51 



lent. On raconte que ses billets à la comtesse du 
Roure finissaient tous par ces mots : Le roi me 
fait mander pour le conseil. Le jour que cette com- 
tesse fut exilée, un des courtisans lui demanda s'il 
n'était pas bien affligé, t Sans doute, dit le dauphin, 
mais cependant me voilà délivré de la nécessité d'é- 
crire le petit billet. » 

,*, L'archevêque de Toulouse (Brienne) disait à 
M. de Saint-Priest, grand-père de M. d'Entragiies : 
« Il n'y a eu en France, sous aucun roi, aucun mi- 
nistre qui ait poussé ses vues et son ambition jus- 
qu'où elles pouvaient aller. > M. de Saint-Priest lui 
dit : « Et le cardinal de Richelieu ? — Arrêté à moi- 
tié chemin, » répondit l'évêque. Ce mot peint tout 
son caractère. • 

^*^ Le maréchal de Broglie avait épousé la fille 
d'un négociant; il eut deux filles. On lui proposait, 
en présence de madame de Broglie, de faire entrer 
l'une dans un chapitre, t Je me suis fermé, dit-il, en 
épousant madame, l'entrée de tous les chapitres. — 
Et de l'hôpital, » ajouta-t-elle. 

^*^ La maréchale de Luxembourg, arrivant à l'é- 
glise un peu trop tard, demanda où en était la messe, 
et dans cet instant la sonnette du lever-Dieu sonna. 
Le comte de Chabot lui dit en bégayant : c Madame 
la maréchale, 

ce J'entends la petite clochette, 
n Le petit mouton n'est pas loin. 9 

Ce sont deux vers d'un opéra-comique. 

/^ La jeune madame de M..., étant quittée par le 
vicomte de No ailles, était au désespoir, et disait : 
« J'aurai vraisemblablement beaucoup d'amants ; 



52 CHAMFORT. 



mais je n'en aimerai aucun autant que j*aime le vi- 
comte de Noailles. » 

»*, Le duc de Choiseul, à qui Ton parlait de son 
étoile, qu'on regardait comme sans exemple, répon- 
dit : € Elle l'est pour le mal comme pour le bien. — 
Comment? — Le voici : j'ai toujours très bien traité 
les filles ; il y en a une que je néglige ; elle devient 
reine de France ou à peu près. J'ai traité à merveille 
tous les inspecteurs ; je leur ai prodigué l'or et les 
honneurs. Il y en a un extrêmement méprisé que je 
traite légèrement, il devient ministre de la guerre, 
c'est M. de Monteynard. Les ambassadeurs, on sait 
ce que j'ai fait pour eux sans exception, hormis un 
seul; mais il y en a un qui a le travail lent et lourd, 
que tous les autres méprisent, qu'ils ne veulent plus 
voir à cause d'un ridicule mariage : c'est M. de Ver- 
gennes; et il devient ministre des affaires étrangères. 
Convenez que j'ai des raisons de dire que mon étoile 
est aussi extraordinaire en mal qu'en bien. > 

^% Monsieur le président de Montesquieu avait un 
caractère fort au-dessous de son génie. On connaît 
ses faiblesses sur la gentilhommerie, sa petite ambi- 
tion, etc. Lorsque VEsprit des Lois parut, il s'en fit 
plusieurs critiques mauvaises ou médiocres qu'il mé- 
prisa fortement. Mais un homme de lettres connu en 
fit une dont M. du Pin voulut bien se reconnaître 
l'auteur, et qui contenait d'excellentes choses. M. de 
Montesquieu en eut connaissance, et en fut au déses- 
poir. On la fit imprimer, et elle allait paraître, lors- 
que M. de Montesquieu alla trouver madame de Pom- 
padour qui, sur sa prière, fit venir l'imprimeur et 
l'édition tout entière. Elle fut hachée, et on n'en 
sauva que cinq exemplaires. 

,*, Le maréchal de Noailles disait beaucoup de 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 53 

mal d'une tragédie nouvelle. On lui dit : « Mais M. 
d'Aumont, dans la loge duquel vous Tavez entendue, 
prétend qu'elle vous a fait pleurer. — Moi ! dit le 
maréchal, point du tout; mais, comme il pleurait lui- 
même dès la première scène, j'ai cru honnête de 
prendre part à sa douleur. » 

^% M. et Mme d'Angeviler, M. et M«nc Necker pa- 
raissent deux couples uniques, chacun dans son genre. 
On croirait que chacun d'eux convenait à l'autre ex- 
clusivement, et que l'amour ne peut aller plus loin. 
Je les ai étudiés, et j'ai trouvé qu'ils se tenaient très 
peu par le cœur ; et que, quant au caractère, ils ne 
se tenaient que par des contrastes. 

^*^ M. Th... me disait un jour qu'en général dans 
la société, lorsqu'on avait fait quelque action honnête 
ou courageuse par un motif digne d'elle, c'est-à-dire 
très noble, il fallait que celui qui avait fait cette action 
prêtât, pour adoucir l'envie, quelque motif moins 
honnête et plus vulgaire. 

^% Louis XV demanda au duc d'Ayen (depuis ma- 
réchal de Noailles) s'il avait envoyé sa vaisselle à la 
Monnaie; le duc répondit que non. t Moi, dit le roi, 
j'ai envoyé la mienne. — Ah ! sire, dit M. d'Ayen, 
quand Jésus-Christ mourut le vendredi saint, il savait 
bien qu'il ressusciterait le dimanche. > 

*^ Dans le temps qu'il y avait des jansénistes, on 
les distinguait à la longueur du collet de leur man- 
teau. L'archevêque de Lyon avait fait plusieurs en- 
fants; mais, à chaque équipée de cette espèce, il avait 
soin de faire allonger d'un pouce le collet de son 
manteau. Enfin, le collet s'allongea tellement, qu'il 
a passé quelque temps pour janséniste, et a été sus- 
pect à la cour. 



54 CHAMFORT. 



,*, Un Français avait été admis à voir le cabinet 
du roi d'Espagne. Arrivé devant son fauteuil et son 
bureau : « C'est donc ici, dit-il, que ce grand roi 
travaille. — Gomment ! travaille, dit le conducteur : 
quelle insolence ! ce grand roi travailler! Vous venez 
chez lui pour insulter Sa Majesté ! > Il s'engagea une 
querelle où le Français eut beaucoup de peine à faire 
entendre à l'Espagnol qu'on n'avait pas eu l'intention 
d'offenser la magesté de son maître. 

,% M. de R..., ayant aperçu que M. Barthe était 
jaloux (de sa femme), lui dit : « Vous jaloux ! mais 
savez-vous bien que c'est une prétention ? C'est bien 
de l'honneur que vous vous faites : je m'explique. 
N'est pas cocu qui veut : savez-vous que, pour l'être, 
il faut savoir tenir une maison, être poh, sociable, 
honnête ? Commencez par acquérir toutes ces qua- 
lités, et puis les honnêtes gens verront ce qu'ils ont 
à faire de vous. Tel que vous êtes, qui pourrait vous 
faire cocu? une espèce ? Quand il sera temps de vous 
effrayer, je vous en ferai mon compliment. > 

,*, Madame de Gréqui me disait du baron de Bre- 
teuil : € Ce n'est morbleu pas une bête que le baron; 
c'est un sot. d 

,*, Un homme d'esprit me disait un jour (jue le 
gouvernement de France était une monarchie absolue, 
tempérée par des chansons. 

,*^ L'abbé Delille, entrant dans le cabinet de 
M. Turgot, le vit lisant un manuscrit : c'était celui 
des Mois de M. Roucher. L'abbé Delille s'en douta, 
et dit en plaisantant ; t Odeur de vers se sentait à la 
ronde. — Vous êtes trop parfumé, lui dit M. Turgot, 
pour sentir les odeurs. » 

*^ M. de Fleuri, procureur général, disait devant 



♦ ¥ 






CARACTÈRES ET PORTRAITS. 55 

quelques gens de lettres : < Il n'y a que depuis ces 
derniers temps que j'entends parler du peuple dans 
les conversations où il s'agit du gouvernement. C'est 
un fruit de la philosophie nouvelle. Est-ce que l'on 
ignore que le tiers n'est qu'adventice dans la consti- 
tution? (Gela veut dire, en d'autres termes, que 
vingt-trois miUions neuf cent mille hommes ne sont 
qu'un hasard et un accessoire dans la totalité de vingt- 
quatre millions d'hommes.) 

^*^ Milord Hervey, voyageant dans l'Italie et se 
trouvant non loin de la mer, traversa une lagune 
dans l'eau de laquelle il trempa son doigt : c Ah! 
ah ! dit-il, l'eau est salée ; ceci est à nous. ^ 

^% Duclos disait à un homme ennuyé d'un sermon 
prêché à Versailles : « Pourquoi avez-vous entendu 
ce sermon jusqu'au bout? — J'ai craint de déranger 
l'auditoire et de le scandaliser. — Ma foi ! reprit 
Duclos, plutôt que d'entendre ce sermon, je me serais 
converti au premier point. » 

^% M. d'Aiguillon, dans le temps qu'il avait ma- 
dame Dubarry, prit ailleurs une galanterie : il se crut 
perdu, s'imaginant l'avoir donnée à la comtesse ; heu- 
reusement il n'en était rien. Pendant le traitement, 
qui lui paraissait très long et qui l'obligeait à s'abste- 
nir de madame Dubarry, il disait au médecin : « Ceci 
me perdra, si vous ne me dépéchez. > Ce médecin 
était M. Busson, qui l'avait guéri, en Bretagne, d'une 
maladie mortelle et dont les médecins avaient déses- 
péré. Le souvenir de ce mauvais semce rendu à la 
province avait fait ôter à M. Busson toutes ses places, 
après la ruine de M. d'Aiguillon. Celui-ci, devenu 
ministre, fut très longtemps sans rien faire pour 
M. Busson, qui, en voyant la manière dont le duc 
en usait avec Linguet, disait : « M. d'Aiguillon ne né- 



50 GHAHFORT. 



glige rien, hors ceux qui lui ont sauvé Fhonneur et 
la vie. > 

,% M. de Turenne, voyant un enfant passer der- 
rière un cheval, de manière à pouvoir être estropié 
par une ruade, l'appela et lui dit : t Mon bel enfant, 
ne passez jamais derrière un cheval sans laisser entre 
lui et vous l'intervalle nécessaire pour que vous ne 
puissiez en être blessé. Je vous promets que cela ne 
vous fera pas faire une demi-lieue de plus dans le 
cours de votre vie entière; et souvenez-vous que c'est 
M. de Turenne qui vous l'a dit. » 

^*^ M. de Thiard, pour exprimer l'insipidité des 
bergeries de M. de Florian, disait : t Je les aimerais 
assez s'il y mettait des loups. » 

/^ On demandait à Diderot quel homme était 
M. d'Épinai. « C'est un homme, dit-il, qui a mangé 
deux millions sans dire un bon mot et sans faire une 
bonne action. > 

J'^ M. de Fronsac alla voir une mappemonde que 
montrait l'artiste qui l'avait imaginée. Cet homme, 
ne le connaissant pas et lui voyant une croix de Saint- 
Louis, ne l'appelait que le chevalier. La vanité de 
M. de Fronsac, blessée de ne pas être appelé duc, lui 
fit inventer une histoire, dont un des interlocuteurs, 
un de ses gens, l'appelait monseigneur, M. de Genlis 
l'arrête à ce mot, et lui dit : « Qu'est-ce que tu dis 
là ? monseigneur ! on va te prendre pour un évêque. » 

/, M. de Lassay, homme très doux, mais qui avait 
une grande connaissance de la société, disait qu'il 
faudrait avaler un crapaud tous les matins pour ne 
trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée, 
quand on devait la passer dans le monde. 

^% M. d'Alembert eut occasion de voir madame 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 57 

Denis le lendemain de son mariage avec M. du Vi- 
vier. On lui demanda si elle avait l'air d'être heu- 
reuse. « Heureuse, dit-il, je vous en réponds, heu- 
reuse à faire mal au cœur. » 

♦*♦ Quelqu'un ayant entendu la traduction des 
Géorgiques de l'abbé Delille, lui dit : « Cela est ex- 
cellent; je ne doute pas que vous n'ayez le premier 
bénéfice qui sera à la nomination de Virgile. » 

,% M. de B... et M. de C... sont intimes amis, au 
point d'être cités pour modèles. M. de B... disait un 
jour à M. de G... : « Ne t'est-il point arrivé de trou- 
ver, parmi les femmes que tu as eues, quelque 
étourdie qui t'ait demandé si tu renoncerais à moi 
pour elle, si tu m'aimais mieux qu'elle ? — Oui, ré- 
pondit celui-ci. — Qui donc? — Madame de M... » 
C'était la maîtresse de son ami. 

/^ M. S... me racontait avec indignation une mal- 
versation de vivriers ; t II en coûta, me dit-il, la vie 
à cinq mille hommes, qui moururent exactement de 
faim ; et voilà, monsieur, comme le roi est servi ! » 

^*^ M. de Voltaire, voyant la religion tomber tous 
les jours, disait une fois : t Cela est pourtant fâcheux, 
car de quoi nous moquerons-nous ? — Oh ! lui dit 
M. Sabatier de Cabre, consolez-vous ; les occasions 
ne vous manqueront pas plus que les moyens. — 
Ah ! monsieur, reprit douloureusement Voltaire, hors 
de l'Église point de salut. > 

,*^ Le prince de Conti disait dans sa dernière ma- 
ladie à Beaumarchais, qu'il ne pourrait s'en tirer, 
vu l'état de sa personne épuisée par les fatigues de 
la guerre, du vin et de la jouissance. « A l'égard de 
la guerre, dit celui-ci, le prince Eugène a fait vingt 
et une campagnes, et il est mort à soixante-dix-huit 



58 CHAMFORT. 



ans ; quant au vin, le marquis de Brancas buvait par 
jour six bouteilles de vin de Champagne, et il est 
mort à quatre-vingt-quatre ans. — Oui, mais le coït ? 
reprit le prince. — Madame votre mère..., répondit 
Beaumarchais. (La princesse était morte à soixante- 
dix-neuf ans.) — Tu as raison, dit le prince, il n'est 
pas impossible que j'en revienne. > 

^*^ M. le régent avait promis de faire quelque 
chose du jeune Arouet, c'est-à-dire d'en faire un im- 
portant et de le placer. Le jeune poète attendit le 
prince au sortir du conseil, au moment où il était 
suivi de quatre secrétaires d'État. Le régent le vit, et 
lui dit : € Arouet, je ne t'ai pas oublié, et je te des- 
tine le département des niaiseries. — Monseigneur, 
dit le jeune Arouet, j'aurais trop de rivaux : en voilà 
quatre. » Le prince pensa étouffer de rire. 

^% Quand le maréchal de Richelieu vint faire sa 
cour à Louis XV, après la prise de Mahon, la pre- 
mière chose ou plutôt la seule que lui dit le roi fut 
celle-ci : « Maréchal, savez-vous la mort de ce pauvre 
Lansmatt ? » Lansmatt était un vieux garçon de la 
chambre. 

*% Quelqu'un ayant lu une lettre très sotte de 
M. Blanchard sur le ballon, dans le Journal de 
Paris : « Avec cet esprit-là, dit-il, ce M. Blanchard 
doit bien s'ennuyer en l'air. » 

*^ Un bon trait de prêtre de cour, c'est la ruse 
dont s'avisa l'évêque d'Autun, Montazet, depuis ar- 
chevêque de Lyon. Sachant bien qu'il y avait de 
bonnes frasques à lui reprocher, et qu'il était facile 
de le perdre auprès de l'évoque de Mirepoix, le 
théatin Boyer, il écrivit contre lui-même une lettre 
anonyme pleine de calomnies absurdes et faciles à 
convaincre d'absurdité. Il l'adressa à l'évoque de 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 59 



Narbonne; il entra ensuite en explication avec lui, et 
fit voir l'atrocité de ses ennemis prétendus. Arrivèrent 
ensuite les lettres anonymes écrites en effet par eux, 
et contenant des inculpations réelles : ces lettres 
furent méprisées. Le résultat des premières avait mené 
le tbéatin à l'incrédulité sur les secondes. 



^*, On dit à la duchesse de Ghaulnes, mourante et 
séparée de son mari : « Les sacrements sont là. 
— Un petit moment. — M. le duc de Ghaulnes vou- 
drait vous revoir. — Est-il là? — Oui. — Qu'il 
attende ; il entrera avec les sacrements. » 

/^ Je me promenais un jour avec un de mes amis 
qui fut salué par un homme d'assez mauvaise mine. 
Je lui demandai ce que c'était que cet homme; il 
me répondit que c'était un homme qui faisait pour 
sa patrie ce que Brutus n'aurait pas fait pour la 
sienne. Je le priai de mettre celte grande idée à mon 
niveau. J'appris que cet homme était un espion de 
police. 

/^ M. Lemière a mieux dit qu'il ne voulait, en 
disant qu'entre sa Veuve de Malabar, jouée en 1770, 
et sa Veuve de Malabar, jouée en 4781, il y avait la 
différence d'une falourde à une voie de bois. C'est en 
effet le bûcher perfectionné qui a fait le succès de la 
pièce. 

^*, Un philosophe, retiré du monde, m'écrivait une 
lettre pleine de vertu et de raison. Elle finissait par 
ces mots : « Adieu, mon ami; conservez, si vous 
pouvez, les intérêts qui vous attachent à la société ; 
mais cultivez les sentiments qui vous en séparent. » 

^*^ Diderot, âgé de soixante-deux ans, et amou- 
reux de toutes les femmes, disait à un de ses amis : 
« Je me dis souvent à moi-même : Vieux fou, vieux 



60 CHAMFORT. 



gueux,quand cesseras-tu donc de fexposer à l'affront 
d'un refus ou d'un ridicule ? » 

/, M. de C..., parlant un jour du gouvernement 
d'Angleterre et de ses avantages, dans une assemblée 
où se trouvaient quelques évêques, quelques abbés, 
l'un d'eux, nommé l'abbé de Seguerand, lui dit : 
c Monsieur, sur le peu que je sais de ce pays-là, je 
ne suis nullement tenté d'y vivre, et je sais que je 
m'y trouverais très mal. — Monsieur l'abbé, lui ré- 
pondit naïvement M. de G..., c'est parce que vous y 
seriez mal, que le pays est excellent. » 

,*, Plusieurs officiers français étant allés à Berlin, 
l'un d'eux parut devant le roi sans uniforme et sans 
bas blancs. Le roi s'approcha de lui, et lui demanda 
son nom. « Le marquis de Beaucour. — De quel ré- 
giment? — De Champagne. — Ah ! oui, ce régiment 
où l'on se f... de l'ordre. » Et il parla ensuite aux. 
officiers qui étaient en uniforme et en bottes. 

*^ M. de Ghaulnes avait fait peindre sa femme en 
Hébé; il ne savait comment se faire peindre pour 
faire pendant. Mademoiselle Quinaut, à qui il disait 
son embarras, lui dit : a Faites- vous peindre en 
hébété. » 

,*, Le médecin Bouvard avait sur le visage une 
balafre en forme de G, qui le défigurait beaucoup. 
Diderot disait que c'était un coup qu'il s'était donné 
en tenant maladroitement la faux de la mort. 

,*, L'empereur, passant à Trieste, incognito selon 
sa coutume, entra dans une auberge. Il demanda s'il 
y avait une bonne chambre ; on lui dit qu'un évêque 
d'Allemagne venait de prendre la dernière, et qu'il 
ne restait plus que deux petits bouges. Il demanda à 
souper; on lui dit qu'il n'y avait plus que des œufs 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 61 



et des légumes, parce que Tévêque et sa suite avaient 
demandé toute la volaille. L'empereur fit demander à 
l'évêque si un étranger pouvait souper avec lui; 
révêque refusa. L'empereur soupa avec un aumônier 
de révêque, qui ne mangeait point avec son maître. 
Il demanda à cet aumônier ce qu'il allait faire à 
Rome. « Monseigneur, dit celui-ci, va solliciter un 
bénéfice de cinquante mille livres de rente, avant 
que l'empereur soit informé qu'il est vacant. » On 
change de conversation. L'empereur écrit une lettre 
au cardinal dataire, et une autre à son ambassadeur. 
Il fait promettre à l'aumônier de remettre ces deux 
lettres à leur adresse en arrivant à Rome. Celui-ci 
tient sa promesse. Le cardinal dataire fait expédier 
les provisions à l'aumônier surpris. Il va conter son 
histoire à son évêque, qui veut partir. L'autre, ayant 
affaire à Rome, voulut rester, et apprit à son évoque 
que cette aventure était l'effet d'une lettre, écrite au 
cardinal dataire et à l'ambassadeur de l'empire par 
l'empereur, lequel était cet étranger avec lequel 
monseigneur n'avait pas voulu souper à Trieste. 

/, Le comte de V... et le marquis de Z... me de- 
mandant quelle différence je faisais entre eux, en fait 
de principes, je répondis : « La différence qu'il y a 
entre vous, est que l'un lécherait l'écumoire, et que 
l'autre l'avalerait. » 

,% Le baron de Breteuil, après son départ du mi- 
nistère en 4788, blâmait la conduite de l'archevêque 
de Sens. Il le qualifiait de despote, et disait : < Moi, 
je veux que la puissance royale ne dégénère point en 
despotisme ; et je veux qu'elle se renferme dans les 
limites où elle était resserrée sous Louis XIV. > Il 
croyait, en tenant ce discours, faire acte de citoyen, 
fct risquer de se perdre à la cour. 



CIIAMKOIIT. 



,', Madame Desparbés couchant avec Louis XV, le 
roi lui dit : ( Tu as couché avec lous mes sujets. — 
Ah ! sire. — Tu as eu le duc de Choiseul. — Il est si 
puissant ! — Le maréchal de Richelieu. — Il a tant 
d'esprit! — Monville. — Il a une si belle jambe! — 
A la bonne heure; mais le duc d'Aumont, qui n'a rien 
de tout cela ? — Ah ! sire, il est attaché à Votre 
Majesté! > 

,'. Madame de Maintenon et madame de Caylus se 
promenaient autour de la pièce d'eau de Marly. L'eau 
était très transparente, et on y voyait des carpes dont 
les mouvements étaient lents, et qui paraissaient 
aussi tristes qu'elles étaient maigres. Madame de 
Caylus le lit remarquer à madame de Maintenon, qui 
répondit: «Elles sont comme moi ; elles regrettent 
leur bourbe. • 

.', Collé avait placé une somme d'argent considé- 
rable, à fonds perdu et à dix pour cent, chez un finan- 
cier qui, à la seconde année, ne lui avait pas encore 
donné un sou. « Monsieur, lui dit Collé dans une vi- 
site qu'il lui fit, quand je place mon argent en viager, 
c'est pour être payé de mon vivant. » 

.*, Un ambassadeur anglais à Naples avait donné 
une fête charmante, mais qui n'avait pas colllé bien 
cher. On le sut, et on parfit de là pour dénigrer sa 
f'^le, qui avait d'abord beaucoup réussi. II s'en vengea 
en véi'iiable Anglais et en homme à qui les guinées 
ne coûtaient pas grand'chose. Il annonça une autre 
'ele. On crut que c'était pour prendre sa revanche, et 
^ue la féie gérait superbe. On accourt. Grande af- 
''"ence. Point d'appréls. Enfin on apporte un réchaud 
'espnt_(jg,^i„_ On s'attendait à quelque rairadle. 
f ^^«'eurs, dit-il, ce sont les dépenses, et non l'a- 
'°^ni d'une fête que voua cherches; : regardez bien 



CARACTÈUES ET PORTRAITS. 63 

(et il entr'ouvre son habit dont il montre la doublure), 
c'est un tableau du Dominicain, qui vaut cinq mille 
guinées ; mais ce n'est pas tout : voyez ces dix billets; 
ils sont de mille guinées chacun, payables à vue sur 
la banque d'Amsterdam. (Il en fait un rouleau, et les 
met sur le réchaud allumé.) Je ne doute pas, mes- 
sieurs, que cette fête ne vous satisfasse, et que vous 
ne vous retiriez tous contents de moi. Adieu, mes- 
sieurs, la fête est finie. » 

,% « La postérité, disait M. deB..., n'est pas autre 
chose qu'un public qui succède à un autre : or, vous 
voyez ce que c'est que le public d'à présent. » 

/, € Trois choses, disait M. N..., m'importunent, 
tant au moral qu'au physique, au sens figuré comme 
au sens propre : le bruit, le vent et la fumée. » 

,\ A propos d'une fille qui avait fait un mariage 
avec un homme jusqu'alors réputé assez honnête, 
madame de L... disait : c Si j'étais une catin, je se- 
rais encore fort honnête femme ; car je ne voudrais 
point prendre pour amant un homme qui serait ca- 
pable de m'épouser. > 

,% « Madame de G..., disait M. G..., a trop d'es- 
prit et d'habileté pour être jamais méprisée autant 
que beaucoup de femmes moins méprisables, to 

/, Feu madame la duchesse d'Orléans était fort 
éprise de son mari, dans les commencements de son 
mariage, et il y avait peu de réduits dans le Palais- 
Royal qui n'en eussent été témoins. Un jour les deux 
époux allèrent faire visite à la duchesse douairière 
qui était malade. Pendant la conversation elle s'en- 
dormit ; et le duc et la jeune duchesse trouvèrent 
plaisant de se divertir sur le pied du lit de la ma- 
lade. Elle s'en aperçut, et dit à sa belle-fille : t II 



64 CHAMFORT. 



VOUS était réservé, madame, de faire rougir du ma- 
riage. > 

/, Le maréchal de Duras, mécontent de l'un de 
ses fils, lui dit : t Misérable, si tu continues, je te fe- 
rai souper avec le roi. » C/est que le jeune homme 
avait soupe deux fois à Marly, où il s'était ennuyé à 
périr. 

/, Duclos, qui disait sans cesse des injures à l'abbé 
d'Olivet, disait de lui : « C'est un si grand coquin, que, 
malgré les duretés dont je l'accable, il ne me hait 
pas plus qu'un autre. » 

^% Duclos parlait un jour du paradis, que chacun 
se fait à sa manière. Madame de Roche fort lui dit : 
« Pour vous, Duclos, voici de quoi composer le vôtre : 
du pain, du vin, du fromage et la première venue. > 

,*^ Un homme a osé dire : t Je voudrais voir le 
dernier des rois étranglé avec le boyau du dernier 
des prêtres. » 

,% C'était l'usage chez madame Deluchet que l'on 
achetât une bonne histoire à celui qui la faisait... 
« Combien en voulez- vous?.... Tant. » Il arriva que 
madame Deluchet, demandant à sa femme de cham- 
bre l'emploi de cent écus, celle-ci parvint à rendre ce 
compte, à l'exception de trente-six livres, lorsque 
tout à coup elle s'écria : « Ah ! madame, et cette his- 
toire pour laquelle vous m'avez sonnée, que vous 
avez achetée à M. Coqueley, et que j'ai payée trente- 
six livres ! » 

,\ M. deBissi, voulant quitter la présidente d'Ali- 
gre, trouva sur sa cheminée une lettre dans laquelle 
elle disait à un homme avec qui elle était en intrigue 
qu'elle voulait ménager M. de Bissi, et s'arranger 
pour qu'il la quittât le premier. Elle avait même laissé 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 65 



cette lettre à dessein. Mais M. de Bissi ne fît semblant 
de rien, et la garda six mois, en l'importunant de ses 
assiduités. 

,% M. deR... a beaucoup d'esprit, mais tant de 
sottises dans Fesprit, que beaucoup de gens pour- 
raient le croire un sot. 

,% M. d'Epréménil vivait depuis longtemps ayes 
madame Tilaurier. Celle-ci voulait Tépouser. Elle se 
servit de Cagliostro, qui faisait espérer la découverte 
de la pierre philosophale. On sait que Cagliostro mê- 
lait le fanatisme et la superstition aux sottises de 
l'alchimie. D'Epréménil se plaignant de ce que cette 
pierre philosophale n'arrivait pas, et une certaine 
formule n'ayant point eu d'effet, Cagliostro lui fit 
entendre que cela venait de ce qu'il vivait dans un 
commerce criminel avec madame Tilaurier. « Il faut, 
pour réussir, que vous soyez en harmonie avec les 
puissances invisibles et avec leur chef, l'Être suprême. 
Épousez ou quittez madame Tilaurier. » Celle-ci re- 
doubla de coquetterie ; d'Epréménil épousa, et il n'y 
eut que sa femme qui trouva la pierre philosophale. 

^*^ On disait à Louis XV qu'un de ses gardes, qu'on 
lui nommait, allait mourir sur-le-champ, pour avoir 
fait la mauvaise plaisanterie d'avaler un écu de six 
livres. « Ah! bon Dieu, dit le roi, qu'on aille chercher 
Andouillet, Lamartinière, Lassone. — Sire, dit le 
duc de Noailles, ce n'est point là les gens qu'il faut. 
— Et qui donc? — Sire, c'est l'abbé Terray. — 
L'abbé Terray ! comment ? — Il arrivera, il mettra 
sur ce gros écu un premier dixième, un second 
dixième, un premier vingtième, un second vingtième ; 
le gros écu sera réduit à trente-six sous, comme les 
autres ; il s'en ira par les voies ordinaires, et voilà le 
malade guéri. > Cette plaisanterie fut la seule qui 

5 



66 GHAMFORT. 



ait fait de la peine à Fabbé Terray ; c'est la seule 
dont il eût conservé le souvenir : il le dit lui-même 
au marquis de Sesmaisons. 

/, M. d'Ormesson, étant contrôleur général, disait 
devant vingt personnes qu'il avait longtemps cherché 
à quoi pouvaient avoir été utiles des gens comme 
Corneille, Boileau, La Fontaine, et qu'il ne l'avait ja- 
mais pu trouver. Gela passait, car, quand on est con- 
trôleur-général, tout passe. M. Pelletier de Mort- 
Fontaine, son beau-père, lui dit avec douceur : « Je 
sais que c'est votre façon de penser ; mais ayez pour 
moi le ménagement de ne pas la dire. Je voudrais 
bien obtenir que vous ne vous vantassiez plus de ce 
qui vous manque. Vous occupez la place d'un homme 
qui s'enfermait souvent avec Racine et Boileau, qui 
les menait à sa maison de campagne, et disait, en 
apprenant l'arrivée de plusieurs évoques : c Qu'on 
leur montre le château, les jardins, tout, excepté 
moi. » 

/, La source des mauvais procédés du cardinal de' 
Fleury à l'égard de la reine, femme de Louis XV, fut 
le refus qu'elle fit d'écouter ses propositions galantes. 
On en a eu la preuve depuis la mort de la reine, par 
une lettre du roi Stanislas, en réponse à celle où elle 
lui demandait conseil sur la conduite qu'elle devait 
tenir. Le cardinal avait pourtant soixante-seize ans ; 
mais, quelques mois auparavant, il avait violé deux 
femmes. Madame la maréchale de Mouchi et une 
autre femme ont vu la lettre de Stanislas. 

/, De toutes les violences exercées  la fin du 
règne de Louis XIV, on ne se souvient guère que des 
dragonades, des persécutions contre les huguenots, 
qu'on tourmentait en France et qu'on y retenait par 
force, des lettres de cachet prodiguées contre Port- 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 67 

Royal, les jansénistes, le molinisme et le quiétisme. 
C'est bien assez : mais on oublie Tinquisition secrète 
et quelquefois déclarée, que la bigoterie de Louis XIV 
exerça contre ceux qui faisaient gras les jours 
maigres ; les recherches à Paris et dans la province 
que faisaient les évéques et les intendants sur les 
hommes et les femmes qui étaient soupçonnés de 
vivre ensemble, recherches qui firent déclarer plu- 
sieurs mariages secrets. On aimait mieux s'exposer 
aux inconvénients d'un mariage déclaré avant le 
temps, qu'aux effets de la persécution du roi et des 
prêtres. N'était-ce pas une ruse de madame de Main- 
tenon, qui voulait par là faire deviner qu'elle était 
reine ? 

*^ On appela à la cour le célèbre Levret, pour 
accoucher la feue dauphine. M. le Dauphin lui dit : 
« Vous êtes bien content, monsieur Levret, d'accou- 
cher madame la dauphine ? Gela va vous faire de la 
réputation. — Si ma réputation n'était pas faite, dit 
tranquillement l'accoucheur, je ne serais pas ici. > 

*^ Duclos disait un jour à madame de Rochefort 
et à madame de Mirepois que les courtisanes deve- 
naient bégueules, et ne voulaient plus entendre le 
moindre conte un peu trop vif. « Elles étaient, disait- 
il, plus timorées que les femmes honnêtes. > Et là- 
dèssus il enfile une histoire fort gaie, puis une autre 
encore plus forte ; enfin à une troisième qui com- 
mençait encore plus vivement, madame de Rochefort 
l'arrêta et lui dit : c Prenez donc garde, Duclos, vous 
nous croyez aussi par trop honnêtes femmes. > 

/, Le cocher du roi de Prusse l'ayant renversé, le 
roi entra dans une colère épouvantable. « Eh bien ! 
dit le cocher, c'est un malheur; et vous, n'avez-vous 
jamais perdu une bataille ? > 



68 eHAMFORT. 



^% M. de Choiseul-Gouffier voulant faire, à ses 
frais, couvrir de tuiles les maisons de ses paysans 
exposées à des incendies, ils le remercièrent de sa 
bonté, et le prièrent de laisser leurs maisons telles 
qu'elles étaient, disant que^ si leurs maisons étaient 
couvertes en tuiles au lieu de chaume, les subdélé- 
gués augmenteraient leurs tailles. 

^*, Le maréchal de Villars fut adonné au vin, 
môme dans sa vieillesse. Allant en Italie, pour se 
mettre à la tête de l'armée dans la guerre de 1734, il 
alla faire sa cour au roi de Sardaigne, tellement pris 
de vin, qu'il ne pouvait se soutenir, et qu'il tomba à 
terre. Dans cet état, il n'avait pourtant pas perdu la 
tête, et il dit au roi : « Me voilà porté tout naturelle- 
ment aux pieds de Votre Majesté. » 

^% Madame Geoffrin disait de madame de la Ferté- 
Imbaut, sa fille : c Quand je la considère, je suis 
étonnée comme une poule qui a couvé un œuf de 
cane. » 

^*^ Le lord Rochester avait fait, dans une pièce de 
vers, l'éloge de la poltronnerie. Il était dans un café ; 
arrive un homme qui avait reçu des coups de bâton 
sans se plaindre ; milord Rochester, après beaucoup 
de compliments, lui dit : « Monsieur, si vous étiez 
homme à recevoir des coups de bâton si patiemment, 
que ne le disiez-vous? Je vous les aurais donnés, jnoi, 
pour me remettre en crédit. » 

^% Louis XIV se plaignant, chez madame de Main- 
tenon, du chagrin que lui causait la division des 
évêques : « Si l'on pouvait, disait-il, ramener les neuf 
opposants, on éviterait un schisme ; mais cela ne sera 
pas facile. — Eh bien ! sire, dit en riant madame la 
duchesse, que ne dites-vous aux quarante de revenir 
de l'avis des neuf? ils ne vous refuseront pas. » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 69 

/, Le roi, quelque temps après la mort de 
Louis XV, fit terminer, avant le temps ordinaire, un 
concert qui l'ennuyait, et dit : « Voilà assez de mu- 
sique. » Les concertants le surent et l'un d'eux dit à 
l'autre : « Mon ami, quel règne se prépare ! » 

,% Ce fut le comte de Grammont lui-même qui 
vendit quinze cents livres le manuscrit des Mémoires 
où il est si clairement traité de fripon. Fontenelle, 
censeur de l'ouvrage, refusait de l'approuver, par 
égards pour le comte. Celui-ci s'en plaignit au 
chancelier, à qui Fontenelle dit les raisons de son 
refus. Le comte, ne voulant pas perdre les quinze 
cents livres, força Fontenelle d'approuver le livre 
d'Hamilton. 

/, M. de L..., misanthrope à la manière de Timon, 
venait d'avoir une conversation un peu mélancolique 
avec M. de B..., misanthrope moins sombre, et quel- 
quefois même très gai; M. de L... parlait de M. de 
B... avec beaucoup d'intérêt, et disait qu'il voulait se 
lier avec lui. Quelqu'un lui dit : « Prenez garde, mal- 
gré son air grave, il est quelquefois très gai; ne vous 
y fiez pas. » 

»% Le maréchal de Belle-Isle, voyant que M. de 
Cholseul prenait trop d'ascendant, fit faire contre lui 
un mémoire pour le roi par le jésuite Neuville. Il 
mourut, sans avoir présenté ce mémoire , et le por- 
tefeuille fut porté à M. le duc de Choiseul, qui y 
trouva le mémoire fait contre lui. Il fit l'impossible 
pour reconnaître l'écriture, mais inutilement. Il n'y 
songeait plus, lorqu'un jésuite considérable lui fit de- 
mander la permission de lui lire l'éloge qu'on faisait 
de lui, dans l'oraison funèbre du maréchal de Belle- 
Isle, composée par le Père de Neuville. La lecture se 
fit sur le manuscrit de l'auteur, et M. de Choiseul 



70 CHAMFORT. 



reconnut alors l'écriture. La seule vengeance qu'il 
en tira, ce fut de faire dire au Père de Neuville qu'il 
réussissait mieux dans le genre de l'oraison funèbre 
que dans celui des mémoires au roi. 

^*^ M. d'Invau, étant contrôleur général, demanda 
au roi la permission de se marier; le roi, instruit du 
nom de la demoiselle, lui dit : « Vous n'êtes pas assez 
riche. > Celui-ci lui parla de sa place, comme d'une 
chose qui suppléait à la richesse : < Oh 1 dit le roi, la 
place peut s'en aller et la femme reste. » 

,*, Des députés de Bretagne soupèrent chez M. de 
Choiseul; un d'eux, d'une mine très grave, ne dit pas 
un mot. Le duc de Grammont, qui avait été frappé 
de sa figure, dit au chevalier de Court, colonel des 
Suisses : « Je voudrais bien savoir de quelle couleur 
sont les paroles de cet homme. » Le chevalier lui 
adresse la parole. « — Monsieur de quelle ville étes- 
vous ? — De Saint-Malo. — De Saint-Malo ! Par 
quelle bizarrerie la ville est-elle gardée par des chiens? 
— Quelle bizarrerie y a-t-il là? répondit le grave 
personnage; le roi est bien gardé par des Suisses. » 

/^ Pendant la guerre d'Amérique, un Écossais di- 
sait à un Français, en lui montrant quelques prison- 
niers américains : « Vous vous êtes battu pour votre 
maître ; moi, pour le mien ; mais ces gens-ci, pour 
qui se battent-ils ?» Ce trait vaut bien celui du roi 
de Pégu, qui pensa mourir de rire en apprenant que 
les Vénitiens n'avaient pas de roi. 

,\ Un vieillard, me trouvant trop sensible à je ne 
sais quelle injustice, me dit : « Mon enfant, il faut 
apprendre de la vie à souffrir la vie. > 

^% L'abbé de la Galaisière était fort lié avec 
M. Orri, avant qu'il fût contrôleur général. Quand 
il fut nommé à cette place, son portier, devenu suisse, 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 71 

semblait ne pas le reconnaître. « Mon ami, lui dit 
Tabbé de la Galaisière, vous êtes insolent beaucoup 
trop tôt; votre maître ne l'est pas encore. » 

,*^ Une femme âgée de quatre-vingt-dix ans disait 
à M. de Fonlenelle, âgé de quatre-vingt-quinze : 
« La mort nous a oubliés. — Chut ! » lui répondit M. de 
Fontenelle, en mettant le doigt sur sa bouche. 

,% M. de Vendôme disait de madame de Nemours, 
qui avait un long nez courbé sur des lèvres ver- 
meilles : c Elle a Tair d'un perroquet qui mange une 
cerise. > 

>,% M. le prince de Gharolais ayant surpris M. de 
Brissac chez sa maîtresse, lui dit : « Sortez. » M. de \y 
Brissac lui répondit : « Monseigneur, vos ancêtres 
auraient dit : Sortons. > 

^% M. de Castries, dans le temps de la querelle 
de Diderot et de Rousseau, dit avec impatience à 
M. de R..., qui me l'a répété : t Cela est incroyable ; 
on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui 
n'ont point de maison, logés dans un grenier : on ne 
s'accoutume point à cela. » 

,*, M. de Voltaire, étant chez madame du Châtelet 
et même dans sa chambre, s'amusait avec Tabbé Mi- 
gnot, encore ènfànt et qu'il tenait sur ses genoux. Il 
se mit à jaser avec lui, et à lui donner des instruc- 
tions. « Mon ami, lui dit-il, pour réussir avec les 
hommes, il faut avoir les femmes pour soi; pour 
avoir les femmes pour soi, il faut les connaître. Vous 
saurez donc que toutes les femmes sont fausses et 
catins... — Gomment ! toutes les femmes I Que dites- 
vous là ? dit madame du Châtelet en colère. — Ma- 
dame, dit M. de Voltaire, il ne faut pas tromper 
l'enfance. » 



Ti CHAUFOnT. 

,*, M. de Turenne dlnnnt chez M. de Lamoignon, 
celui-ci lui demanda si son intrépidité n'était pas 
ébranlée au commencement d'une bataille. * Oui, 
dit M. de Turenne, j'éprouve une grande agitatioi) ; 
mais il y a dans l'armée plusieurs officiers subul' 
temes et un grand nombre de soldats qui n'en éprou- 
vent aucune. » 

,', Diderot, voulaut fui re an ouvrage qui pouvait, 
compromettre son repos, confiait son secret à un ami 
qui, le connaissant bien, tui dit : c Mais, vous-même, 
me garderez-vous bien le secret? » En eifet, ce fut 
Diderot qui le trahit. 

.*. C'est M. de Maugiron quiacommiscetteaction 
horrible, que j'ai entendu conter, et qui me parut 
une fable. Étant à l'armée, son cuisinier fut pris 
comme maraudeur; on vient le lui dire : f Je suis 
très content de mon cuisinier, répondit-il; mais j'ai 
un mauvais marmiton. » Il fait venir ce dernier, lui 
donne une lettre pour le grand prévôt. Le malheu- 
reux y va, est saisi, proteste de son iimoceace, et est 
pendu. 

,*, Je proposais à M. de L... un mariage qui sem- 
blait avantageux. Il me répondit ; € Pourquoi me 
marierais-je ? le mieux qui puisse m'arriver, en me 
mariant, est de n'être pas cocu, ce que j'obtiendrai 
encore plus sûrement en ne me mariant pas. i 

,*, Fontenelle avait fait un opéra où il y avait un 
chœur de prêtres qui scandalisa beaucoup les dévots; 
archevêque fie Paris voulut le faire supprimer : ■ Je 
ne me mêle pninl de son clergé, dit Fontenelle; qu'il 
ue se mêle p;,^ Ju mien. » 

V] i ''''^l'^mbcrt a entendu dire au roi de Prusse 
1" a '" baluLiio ,1e Minden, si M. de Br<^lie eût atta- 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 73 

que les ennemis et secondé M. de Contades, le 
prince Ferdinand était battu. Les Broglie ont fait 
demander à M. d'Alembert s'il était vrai qu'il eût 
entendu dire ce fait au roi de Prusse, et il a répondu 
que oui. 

,*, Un courtisan disait : « Ne se brouille pas avec 
moi qui veut. > 

,% On demandait à M. de Fontenelle mourant : 
f Gomment cela va-t-il? — Gela ne va pas, dit-il ; 
cela s'en va. » 

/» Le roi de Pologne, Stanislas, avait des bontés 
pour l'abbé Porquet, et n'avait encore rien fait 
pour lui. L'abbé lui en faisait l'observation : « Mais, 
mon cher abbé, dit le roi, il y a beaucoup de votre 
faute ; vous tenez des discours très libres ; on prétend 
que vous ne croyez pas en Dieu ; il faut vous mo- 
dérer; tâchez d'y croire; je vous donne un an pour 
cela. :» 

. /* M. Turçot, qu'un de ses amis ne voyait plus 
depuis longtemps, dit à cet ami, en le retrouvant : 
« Depuis que je suis ministre, vous m'avez dis- 
gracié. » 

/» Louis XV ayant refusé vingt-cinq mille francs 
de sa cassette à Lebel, son valet de chambre, pour 
la dépense de ses petits appartements, et lui disant 
de s'adresser au trésor royal, Lebel lui répondit : 
« Pourquoi m'exposerais-je aux refus et aux tra- 
casseries de ces gens-là, tandis que vous avez là 
plusieurs millions ?» Le roi lui répartit : ^< Je n'aime 
point à me désaisir ; il faut toujours avoir de 
quoi vivre. » {Anecdote contée par Lebel à M. Bus- 
cher,) 

/» Le feu roi était, comme on çait, en correspon- 



74 CILVMFOUT. 



dance secrète avec le comte de Broglie. Il s'agissait 
de nommer un ambassadeur en Suède ; le comte de 
Broglie proposa M. de Vergennes, alors retiré dans 
ses terres, à son retour de Constantinople : le roi ne vou- 
lait pas; le comte insistait. Il était dansTusage d'écrire 
au roi à mi-marge, et le roi mettait la réponse à côté. 
Sur la dernière lettre le roi écrivit : « Je n'approuve 
point le choix de M. de Vergennes ; c'est vous qui 
m'y forcez : soit, qu'il parte ; mais je défends qu'il 
amène sa vilaine femme avec lui. » (Anecdote contée 
par Favier, qui avait vu la réponse du roi dans les 
tnaiiis du comte de Broglie.) 

/* On s'étonnait de voir le duc de Choiseul se sou- 
tenir aussi longtemps contre madame Dubarry. Son 
secret était simple : au moment où il paraissait le 
plus chanceler, il se procurait une audience ou un 
travail avec le roi, et lui demandait ses ordres relati- 
vement à cinq ou six millions d'économie qu'il avait 
faites dans le département de la guerre, observant 
qu'il n'était pas convenable de les envoyer au trésor 
royal. Le roi entendait ce que cela voulait dire, et lui 
répondait : « Parlez à Bertin ; donnez-lui trois rail- 
lions en tels effets : je vous fais présent du reste. » 
Le roi partageait ainsi avec le ministre, et n'étant 
pas sûr que son successeur lui offrît les mêmes faci- 
lités, gardait M. de Choiseul, malgré les intrigues de 
madame Dubarry. 

/^ M. Harris, fameux négociant de Londres, se 
trouvant à Paris dans le cours de l'année 1786, à 
l'époque de la signature du traité du commerce, di- 
sait à des Français : « Je crois que la France n'y 
perdra un million sterling par an que pendant les 
vingt-cinq ou trente premières années, mais qu'ensuite 
la balance sera parfaitement égale. » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 75 

»*» On sait que M. de Maurepas se jouait de tout ; 
en voici une preuve nouvelle. M. Francis avait été 
instruit par une voie sûre, mais sous le secret, que 
l'Espagne ne se déclarerait dans la guerre d'Amé- 
rique que pendant Tannée 1780. Il l'avait affirmé à 
M. de Maurepas; et une année s'étant passée sans 
que l'Espagne se déclarât, le prophète avait pris dtt 
crédit. M. de Vergennes fit venir M. Francis, et lui 
demanda pourquoi il répandait ce bruit. Celui-ci ré- 
pondit : € C'est que j'en suis sûr. » Le ministre pre- 
nant la morgue ministérielle, lui ordonna de lui dire 
sûr quoi il fondait cette opinion. M. Francis répondit 
que c'était son secret, et que, n'étant pas en activité, 
il ne devait rien au gouvernement. Rajouta que M. le 
comte de Maurepas savait, sinon son secret, au moins 
tout ce qu'il pouvait dire là-dessus. M. de Vergennes 
fut étonné ; il en parla à M. de Maurepas, qui lui dit : 
« Je le savais; j'ai oublié de vous le dire. » 

/» M. de Tressan, autrefois amant de madame de 
Genlis, et père de ses deux enfants, alla, dans sa 
vieillesse, les voir à Sillery, une de leurs terres. Ils 
l'accompagnèrent dans sa chambre à coucher, et ou- 
vrirent les rideaux de son lit, dans lequel ils avaient 
fait mettre le portait de leur défunte mère. Il les em- 
brassa, s'attendrit; ils partagèrent sa sensibilité: et 
cela produisit une scène de sentiment la plus ridicule 
du monde. 

/» Le duc de Choiseul avait grande envie de ravoir 
les lettres qu'il avait écrites à M. de Calonne dans 
l'affaire de M, de la Chalotais; mais il était dange- 
reux de manifester ce désir. Cela produisit une scène 
plaisante entre lui et M. de Calonne', qui tirait ces 
lettres d'un portefeuille, bien numérotées, les par- 
courait, et disait à chaque fois : a En voilà une bonne 



76 CHAMFORT. 



à brûler », on telle autre plaisanterie; M. deChoiseul 
dissimulant toujours Firaportance qu'il y mettait, et 
M. de Galonné se divertissant de son embarras, et 
lui disant : c Si je ne fais pas une chose dangereuse 
pour moî, cela m'ôte tout le piquant de la scène. » 
Mais ce qu'il y eut de plus singulier, c'est que 
M. d'Aiguillon, l'ayant su, écrivit à M. de Galonné : 
« Je sais, monsieur, que vous avez brûlé les lettres 
de M. de Ghoiseul, relatives à l'affaire de M. de la 
Ghalotais ; je vous prie de garder toutes les miennes. » 

/* Quand l'archevêque de Lyon, Montazet, alla 
prendre possession de son siège, une vieille chanoi- 
nesse de..., sœur du cardinal de Tencin, lui fit com- 
pliment de ses succès auprès des femmes, et entre 
autres de l'enfant qu'il avait eu de madame de Maza- 
rin. Le prélat nia tout, et ajouta : c Madame, vous 
savez que la calomnie ne vous a pas ménagée vous- 
même ; mon histoire avec madame de Mazarin n'est 
pas plus vraie que celle qu'on vous prête avec M. le 
cardinal. — En ce cas, dit la chanoinesse tranquille- 
ment, l'enfant est de vous. > 

/» Un homme très pauvre, qui avait fait un livre 
contre le gouvernement, disait : c Morbleu ! la Bas- 
tille n'arrive point, et voilà qu'il faut tout à l'heure 
payer mon terme. » 

/* Le roi et la reine de Portugal étaient à Belem, 
pour aller voir un combat de taureaux, le jour du 
tremblement de terre de Lisbonne; c'est ce qui les 
sauva ; et une chose avérée, et qui m'a été garantie 
par plusieurs Français alors en Portugal, c'est que le 
roi n'a jamais su Ténormité du désastre. On lui parla 
d'abord de quelques maisons tombées, ensuite de 
quelques églises; et, n'étant jamais revenu à Lisbonne, 
on peut dire qu'il est le seul homme de l'Europe qui 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 77 



ne se soit pas fait une véritable idée du désastre ar- 
rivé à une lieue de lui. 






Madame de C... disait à M. de B... : * J'aime 
en vous... — Ah! madame, dit-il. avec feu, si vous 
savez quoi, je suis perdu! » 

/» J'ai connu un misanthrope qui avait des ins- 
tants de bonhoifiie, dans lesquels il disait : € Je 
ne serais pas étonné qu'il y eût quelque honnête 
homme caché dans quelque coin, et que personne ne 
connaisse. » 

»*» Le maréchal de Broglie, affrontant un danger 
inutile et ne voulant pas se retirer, tous ses amis 
faisaient de vains efforts pour lui en faire sentir la 
nécessité. Enfin, l'un d'entre eux, M. de Jaucour, 
s'approcha, et lui dit à l'oreille : c Monsieur le ma- 
réchal, songez que, si vous êtes tué, c'est M. de 
Routhe qui commandera. » C'était le plus sot des 
lieutenants généraux. M. de Broglie, frappé du dan- 
ger que courait l'armée, se retira. 

»% Le prince de Conti pensait et parlait mal de 
M. de Silhouette. Louis XV lui dit un jour : « On 
songe pourtant à le faire contrôleur général. — Je le 
sais, dit le prince ; et, s'il arrive à cette place, je 
supplie Votre Majesté de me garder le secret. > Le 
roi, quand M. de Silhouette fut nommé, en apprit la 
nouvelle au prince, et ajouta*: < Je n'oublie point la 
promesse que je vous ai faite, d'autant plus que vous 
avez une affaire qui doit se rapporter au conseil. » 
{Anecdote contée par madame de Boufflers,) 

»*♦ Le jour de la mort de madame de Châteauroux, 
Louis XV paraissait accablé de chagrin ; mais, ce qui 
est extraordinaire, c'est le mot par lequel il le témoi- 
gna : < Être malheureux pendant quatre-vingt-dix 



78 GHAMFORT. 



ans ! car je suis sûr que Je vivrai jusque-là... » Je 
l'ai ouï raconter par madame de Luxembourg^, qui 
l'entendit elle-même, et qui ajoutait : c Je n'ai ra- 
conté ce trait que depuis la mort de Louis XV. » Ce 
trait méritait pourtant d'être su, pour le singulier 
mélange qu'il contient d'amour et d'égoïsme. 

»** Un homme buvait à table d'excellent vin sans 
le louer. Le maître de la maison lui en fit servir de 
très médiocre, c Voilà de bon vin, dit le buveur si- 
lencieux. — C'est du vin à dix sous, dit le maître, et 
l'autre est du vin des dieux. — Je le sais, reprit le 
convive; aussi ne l'ai-je pas loué : c'est celui-ci qui 
a besoin de recommandation. » 

/» Duclos disait, pour ne pas profaner le nom de 
Romain, en parlant des Romains modernes : Un 
Italien de Rome, 

/* « Dans majeune.se même, me disait M. V..., 
j'aimais à intéresser, j'aimais assez peu à^séduire, et 
j'ai toujours détesté de corrompre. » 

A M. S... me disait : « Toutes les fois que je vais 
chez quelqu'un, c'est une préférence que je lui donne 
sur moi ; je ne suis pas assez désœuvré pour y être 
conduit par un autre motif. » 

/» « Malgré toutes les plaisanteries qu'on rebat 
sur le mariage, disait M. N..., je ne vois pas ce qu'on 
peut dire contre un homme de soixante ans qui épouse 
une femme de cinquante-cinq, » 

/* M. de L... me disait de M. de R... : « C'est 
l'entrepôt du venin de toute la société. Il le ras- 
semble comme les crapauds, et le darde comme les 
vipères. » 

/» On disait de M. de Calonne, chassé après la dé- 
claration du déficit : « On l'a laissé tranquille quand 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 79 

il a mis le feu, et on l'a puni quand il a sonné le 
tocsin. » 

»% a Je vous prie de croire, disait un pauvre à un 
riche, que je n'ai pas besoin de ce qui me manque. » 

»\ Un homme d'esprit ayant lu les petits traités de 
M. d'Alembert sur Télocution oratoire, sur la poésie, 
sur l'ode, on lui demanda ce qu'il en pensait. Il ré- 
pondit : « Tout le monde ne peut pas être sec. » 

A M. V..., qui avait une collection des discours de 
réception à l'Académie française, me disait : « Lors- 
que j'y jette les yeux, il me semble voir des carcasses 
de feu d'artifice, après la Saint-Jean. » 

/» « Je repousse, disait M. E..., les bienfaits de la 
protection, je pourrais peut-être recevoir et honorer 
ceux de l'estime, mais je ne chéris que ceux de 
l'amitié. » 

/» On demandait à M. D.... : < Qu'est-ce qui rend 
plus aimable dans la société ? » Il répondit : < C'est 
de plaire. » 

A On disait à un homme que M. H..., autrefois 
son bienfaiteur, le haïssait. « Je demande, répondit- 
il, la permission d'avoir un peu d'incrédulité à cet 
égard. J'espère qu'il ne me forcera pas à changer en 
respect pour moi le seul sentiment que j'aie besoin de 
lui conserver. » 

»% M. Z... tient à ses idées. Il aurait de la suite 
dans l'esprit, s'il avait de l'esprit. On en ferait quel- 
que chose si l'on pouvait changer ses préjugés en 
principes. 

/♦ Une jeune personne dont la mère était jalouse, 
et à qui les treize ans de sa fille déplaisaient infini- 
ment, me disait un jour : « J'ai toujours envie de lui 
demander pardon d'être née. » 



80 CHAMFORT. 



/^ Un homme de lettres connu n'avait fait aucune 
démarche pour voir tous ces princes voyageurs qui, 
dans l'espace de trois ans, sont venus en France l'un 
après l'autre. Je lui demandai la raison de ce peu 
d'empressement. Il me répondit : « Je n'aime, dans 
les scènes de la vie, que ce qui met les hommes dans 
un rapport simple et vrai les uns avec les autres. Je 
sais, par exemple, ce que c'est qu'un père et un fils, 
un amant et une maîtresse, un ami et une amie, un 
protecteur et un protégé, et même un acheteur et 
un vendeur, etc. ; mais ces visites produisant des 
scènes sans objet, où tout est réglé comme par l'éti- 
quette, dont le dialogue est comme écrit d'avance, 
je n'en fais aucun cas. J'aime mieux un canevas ita- 
lien, qui a du moins le mérite d'être joué à l'im- 
promptu. » 

V /^ M. D..., voyant dans ces derniers temps jusqu'à 
quel point l'opinion publique influait sur les grandes 
affaires, sur les places, sur le choix des ministres, 
disait à M. de L..., en faveur d'un homme qu'il vou- 
lait voir arriver : « Faites-nous, en sa faveur, un peu 
d'opinion publique. » 

»*» Je demandais à M. Necker pourquoi il n'allait 
plus dans le monde. Il me répondit : c C'est que 
je n'aime plus les femmes et que je connais les 
hommes. » 

*^ La Harpe avait montré beaucoup d'insolence et 
de vanité, après une espèce de succès au théâtre (c'était 
son premier ouvrage). Un de ses amis lui dit ; « Mon 
ami, tu sèmes les ronces devant toi ; tu les trouveras 
en repassant. » 

»% « La manière dont je vois distribuer l'éloge et le 
blâme, disait M. de B..., donnerait au plus honnête 
homme du monde Tenvie d'être diffamé. » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 81 

. ■ ■ . •» Il ■ 

/* Une mère, après un trait d'entêtement de son 
fils, disait que les enfants étaient très égoïstes. « Oui, 
dit M. S..., en attendant qu'ils soient polis. » 

/» On disait à M. V... : « Vous aimez beaucoup la 
considération. » Il répondit ce mot qui me frappa : 
€ Non, j'en ai pour moi, ce qui m'attire quelquefois 
celle des autres. » 

A On compte cinquante-six violations de la foi 
publique, depuis Henri IV jusqu'au ministère du car- 
dinal de Loménie inclusivement. M. D... appliqpiait 
aux fréquentes banqueroutes de nos rois ces deux 
vers de Racine : 

Et d'un trône si saint la moitié n'est fondée 
Qui sur la foi promise^ et rarement gardée. 

»** On disait à M. N..., académicien : « Vous vous 
marierez quelque jour. » Il répondit : t J'ai tant 
plaisanté l'Académie, et j'en suis; j'ai toujours peur 
qu'il ne m'arrive la même chose pour le mariage. » 

A M. D... disait de mademoiselle E..., qui n'était 
point vénale, n'écoutait que son cœur, ^ restait fidèle 
â l'objet de son choix : « C'est une personne char- 
mante, et qui vit le plus honnêtement qu'il est pos- 
sible hors du mariage et du célibat. » 

/^ Un mari disait à sa femme : « Madame, cet 
homme a des droits sur vous, il vous a manqué de- 
vant moi ; je ne le souffrirai pas. Qu'il vous maltraite 
quand vous êtes seule : mais, en ma présence, c'est 
me manquer à moi-même. » 

»% J'étais à table à côté d'un homme qui me 
demanda si la femme qui était devant lui n'était pas 
la femme de celui qui était à côté d'elle. J'avais 
remarqué que celui-ci ne lui avait pas dit un mot ; 

6 



82 CHAMFORT. 



c'est ce qui me fit répondre à mon voisin : « Mon- 
sieur, ou il ne la connaît pas, ou c'est sa femme. » 

/» Je demandais à M. de V... s'il se marierait. « Je 
ne le crois pas, » me disait-il; et il ajouta en riant : 
« La femme qu'il me faudrait, je ne la cherche point, 
je ne l'évite même pas. » 

/♦ Je demandais à M. de T... pourquoi il négli- 
geait son talent, et paraissait si complètement insen- 
sible à la gloire ; il me répondit ces propres paroles : 
« Mon amour-propre a péri dans le naufrage de l'in- 
térêt que je prenais aux hommes. » 

/* On disait à un homme modeste : « Il y a quel- 
quefois des fentes au boisseau sous lequel se cachent 
les vertus. » 

»\ M. Q..., qu'on voulait faire parler sur différents 
abus publics ou particuliers, répondit froidement : 
« Tous les jours j'accrois la liste des choses dont je 
ne parle plus. Le plus philosophe est celui dont la 
liste est la plus longue. » 

»% « Je proposerais volontiers, disait M. D..., je 
proposerais aux calomniateurs et aux méchants le 
traité que voici. Je dirais aux premiers : Je veux 
bien que l'on me calomnie, pourvu que, par une ac- 
tion ou indifférente ou louable, j'aie fourni le fond'de 
la calomnie ; pourvu que son travail ne soit que la 
broderie du canevas; pourvu qu'on n'invente pas les 
faits en même temps que les circonstances ; en un 
mot, pourvu que la calomnie ne fasse pas les frais à 
la fois et du fonds et de la forme. Je dirais aux mé- 
chants : Je trouve simple qu'on me nuise, pourvu 
que celui qui me nuit y ait quelque intérêt personnel ; 
en un mot, qu'on ne me fasse pas de mal gratuite- 
ment comme il arrive. » 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 83 

A On disait d'un escrimeur adroit, mais poltron, 
spirituel et galant auprès des femmes, mais impuis- 
sant : « Il manie très bien le fleuret et la fleurette, 
mais le duel et la jouissance lui font peur. » 

»% « C'est bien mal fait, disait M. E..., d'avoir laissé 
tomber le cocuage, c'est-à-dire de s'être arrangé 
pour que ce ne soit plus rien. Autrefois, c'était un 
état dans le monde, comme de nos jours celui de 
joueur. A présent, ce n'est plus rien du tout. » 

/♦ M. de L..., connu pour misanthrope, me disait 
un jour, à propos de son goût pour la solitude : « Il 
faut diablement aimer quelqu'un pour lé voir. » 

»% M. X... aime qu'on dise qu'il est méchant, à peu 
près,' comme les jésuites n'étaient pas fâchés qu'on 
dît qu'ils assassinaient les rois. C'est l'orgueil qui 
veut régner par la crainte sur la faiblesse. 

»** Un célibataire qu'on pressait de se marier ré- 
pondit plaisamment : c Je prie Dieu de me préserver 
des femmes aussi bien que je me préserverai du ma- 
riage. » 

»% Un homme parlait du respect que mérite le 
public. « Oui, dit M. V..., le respect qu'il obtient de 
la prudence ; tout le monde méprise les harengères ; 
cependant, qui oserait risquer de les offenser en tra- 
versant la halle ? » 

»% Je demandais à M. R..., homme plein d'esprit 
et de talents, pourquoi il ne s'était nullement montré 
dans la révolution de 1789; il me répondit : « C'est 
que, depuis trente ans, j'ai trouvé les hommes si mé- 
chants en particulier et pris un à un, que je n'ai osé 
espérer rien de bon d'eux, en public et pris collecti- 
vement. » 

/» « Il faut que ce qu'on appelle la police soit une 



84 GHAMFORT. 



chose bien terrible, disait plaisamment madame 
de S..., puisque les Anglais aiment mieux les voleurs 
et les assassins, et que les Turcs aiment mieux la 
peste. » 

/» « Ce qui rend le monde désagréable, me disait 
M. de L..., ce sont les fripons, et puis les honnêtes 
gens, de sorte que, pour que tout fût passable, il fau- 
drait anéantir les uns et corriger les autres ; il fau- 
drait détruire l'enfer et récompenser le paradis. » 

/, M. D... s'étonnait de voir M. L..., homme très 
accrédité, échouer dans tout ce qu'il essayait défaire 
pour un de ses amis. C'est que la faiblesse de son 
caractère anéantit la puissance de sa position. Celui 
qui ne sait pas ajouter sa volonté à sa force, n'a point 
de force. 

/^ Quand madame de F.... a dit joliment une chose 
bien pensée, elle croit avoir tout fait; de sorte que, 
si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit 
qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philoso- 
phie. M. de T... disait d'elle que, quand elle a dit 
une jolie chose sur l'émétique, elle est toute surprise 
de n'être point purgée. 

*^ Un homme d'esprit définissait Versailles un 
pays où, en descendant, il faut toujours paraître mon- 
ter, c'est-à-dire, s'honorer de fréquenter ce qu'on 
méprise. 

*^ M. J... me disait qu'il s'était toujours bien trouvé 
des maximes suivantes sur les femmes : c Parler 
toujours bien du sexe en général, louer celles qui 
sont aimables, se taire sur les autres, les voir peu, 
ne s'y fier jamais, et ne jamais laisser dépendre son 
bonheur d'une femme, quelle qu'elle soit. » 

,*, Un philosophe me disait qu'après avoir examiné 



CARACTÈRES ET PORTRAITS, 85 

l'ordi^e civil et politique des sociétés, il n'étudiait 
plus que les sauvages dans les livres des voyageurs, 
et les enfants dans la vie ordinaire. 

/^ Madame de R... disait de M. P.... : « Il est hon- 
nête, mais médiocre et d'un caractère épineux : c'est 
comme la perche, blanche, saine, mais insipide et 
pleine d'arêtes. }o 

/^ M. D... étouffe plutôt ses passions qu'il ne sait 
les conduire. Il me disait là-dessus : « Je ressemble 
à un homme qui, étant à cheval, et ne sachant pas 
gouverner sa bête qui l'emporte, la tue d'un coup de 
pistolet et se précipite avec elle. » 

/, « Ne voyez-s-vous pas, disait M. T..., que je ne 
suis rien que par l'opinion qu'on a de moi ; que lors- 
que je m'abaisse je perds de ma force, et que je tombe 
lorsque je descends ? » 

^*^ C'est une chose bien extraordinaire que deux 
auteurs pénétrés et panégyristes, l'un en vers, l'autre 
en prose,de l'amour immoral et libertin, Grébillon et 
Bernard, soient morts épris passionnément de deux 
filles. Si quelque chose est plus étonnant, c'est de 
voir l'amour sentimental posséder madame de Voyer 
jusqu'au dernier moment, et la passionner pour le 
vicomte de Noailles ; tandis que, de son côté, M. de 
Voyer a laissé deux cassettes pleines de lettres cela* 
doniques copiées deux fois de sa main. Cela rap- 
pelle les poltrons, qui chantent pour déguiser leur 
peur. 

^*, « Qu'un homme d'esprit, disait en riant M. de 
T..., ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit ; 
mais sur sa femme ! il faut être bien bête. » 

J"^ C'est un caractère curieux que celui de M. L... ; 
son esprit est plaisant et profond ; son cœur est fier 



1 est douce, 



t même 



et calme; son imaginatioi 
passionnée. 

.*. Je demandais à M. D... pourquoi il avaitrefusé 
plusieurs places; il répondit : • Je ne veuï rien de 
ce qui met un rûle à la place d'un homme. » 

/, Dans le monde, vous avez trois sortes d'amis : 
vos amis qui vous aiment, vos amis qui ne se sou- 
cient pas de vous, et vos amis qui vous haïssent. 

,', t Je ne sais pas pourquoi madame de L... désire 
lant que j'aille chez elle; car quand j'ai été quelque 
temps sans y aller, je la méprise moins. » On pourrait 
dire cela du monde en général. 

,*. D..., misanlhrope plaisant, me disait, à propos 
de la méchanceté des hommes : « II n'y a que l'inu- 
tililé du premier déluge qui empêche Dieu d'en en- 
voyer un second. » 

.*, On attribuait à ta philosophie moderne le tort 
d'avoir multiplié le nombre des célibataires; sur quoi 
M. R... dit : « Tant qu'on ne ma prouvera pas que 
ce sont les philosophes qui se sont cotisés pour faire 
les fonds de mademoiselle Bertin, et pour élever sa 
boutique, je croirai que le célibat pourrait bien avoir 
une autre cause, v 

,', M. de P... disait qu'il ne fallait rien lire dans 
les séances publiques de l'Académie française, par 
delà ce qui est imposé par les statuts; et il motivait 
son avis en disant : t En fait d'inutilités^ il ne faut 
que le nécessaire, s 

,*, N... disait qu'il fallait toujours examiner si la 
liaison d'une femme et d'un homme est d'âme à âme, 
on de corps à corps; si celle d'un particulier et d'un 
homme en place ou d'un homme de la cour est de 
sentiment à sentiment, ou de position à position, etc. a 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 87 

.*, On proposait un mariage à M. B... ; il répondit : 
ff II y a deux choses que j'ai toujours aimées à la 
folie: ce sont les femmes et le célibat. J'ai perdu 
ma première passion, il faut que je conserve la se- 
conde. » 

*^ «La rareté d'un sentiment vrai fait que je m'ar- 
rête quelquefois dans les rues à regarder un chien 
ronger un os : c'est au retour de Versailles, Marly, 
Fontainebleau, disait M. de R..., que je suis plus, cu- 
rieux de ce spectacle. » 

*^ M. Thomas me disait un jour : « Je n'ai pas 
besoin de mes contemporains ; mais j'ai besoin de la 
postérité. » Il aimait beaucoup la gloire, a Beau ré- 
sultat de philosophie, lui dis-je, de pouvoir se passer 
des vivants, pour avoir besoin de ceux qui ne sont 
pas nés! j> 

^*, N... disait à M. Barthe : « Depuis dix ans que 
je vous connais, j'ai toujours cru qu'il était impossible 
d'être votre ami ; mais je me suis trompé ; il y aurait 
un moyen. — Et lequel? — Celui de faire une par- 
faite abnégation de soi, et d'adorer sans cesse votre 
égoïsme. » 

^*^ « Ce jour-là je fus très aimable, point bru- 
tal; » me disait M. S..., qui était en effet l'un et 
l'autre. 

J"^ M. de R... était autrefois moins dur et moins 
dénigrant qu'aujourd'hui ; il à usé toute son indul- 
gence; et le peu qui lui en reste, il le garde pour 
lui. 

/^ M. Q... disait que le désavantage d'être au-des- 
sous des princes est richement compensé par l'avan- 
tage d'en être loin. 

/^ On proposait à un célibataire de se marier. 



Il répondit par de la plaisanlehe ; e\, comme il y 
aratt mis beaucoap d'espril, on lui dit : « Votre 
femme ne s'ennuierait pas. > Sur quoi il répondit ; 
« Si elle était jolie, sûrement elle s'amuser^t tout 

.'. On accusait H. P... d'être misanthrope. « Moi, 
dit-il, je ne le snia pas; mais j'ai bien pensé l'être, et 
j'ai vraiment bien fait d'y mettre ordre. — Qu'avez- 
vous, fait pour l'empêcher? — Je me suis fait soli- 

,', t II est temps, disait M. U..., que la philoso- 
phie ait aussi son index, comme l'inquisition de Rome 
et de Madrid. Il faut qu'elle fasse une liste des li- 
vres qu'elle proscrit, et cette proscription sera plas 
C(H)aidérable que celle de sa rivale. Dans les livres 
mêmes qu'elle approuve en général, combien d'idées 
particulières ne condamnerai t-elie pas comme con- 
traires à la morale, et même au bon sens ? > 

/. M. D.,., qui venait de publier un ouvrage qui 
nvait beaucoup réussi, était sollicité d'en publier un 
second, dont ses amis faisaient grand cas. ■ Non, dit- 
il, il faut laisser à t'envie le temps d'essuyer son 

.-. M. H... raedit un jour plaisamment, à propos 
des femmes et de leurs défauts : « 11 faut choisir 
d'aimer les femmes ou de les connaître ; il n'y a pas 
de milieu. » 

.', M. D..., jeune homme, me demandait pour- 
quoi madame de B... avait refusé son hommage qu'il 
lui offrait, pour courir après celui de M. L..., qui 
semblait se refuser à ses avances. Je lui dis : i Mon 
cher ami. Gènes, riche et puissante, a offert sa sou- 
veraineté à plusieurs rois qui l'ont refusée; et 
on a fait la guerre pour la Corsp, qui ne produit 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 81) 



que des châtaignes, mais qui est fîère et indépen- 
dante. » 

,/^ Un des parents de M. de Vergennes lui deman- 

« 1^ it pourquoi il avait laissé arriver au ministère de 

>^%^Vfâ le baron Je Breteuil, qui était dans le cas de 

■^ y^^ ' niccéder. « C'est que, dit-il, c'est un homme qui, 

Cô ^ ^^ toujours vécu dans le pays étranger, n'est pas 

^ *^ ? Amu ici ; c'est qu'il a une réputation usurpée ; quan- 

^^ Aé de gens le croient digne du ministère : il faut 

, o jiès détromper, le mettre en évidence, et faire voir ce 

"* que c'est que le baron de Breteuil. » 

/^ On reprochait à M. L.... homme de lettres, de 
ne plus rien donner aa public. « Que voulez-vous 
qu'on imprime, dit-il, dans un pays où Falmanach de 
Liège est défendu de temps en temps. » 

^*^ M. R... disait de M. de la Reynière, chez qui 
tout le monde va pour sa table, et qu'on trouve très 
ennuyeux : ce On le mange, mais on ne le digère 
pas. > 

^*^ M. de F..., qui avait vu à sa femme plusieurs 
amants, et qui avait toujours joui de temps en temps 
de ses droits d'époux, s'avisa un soir de vouloir en 
profiler. Sa femme s'y refuse. « Eh quoi ! dit-elle, ne 
savez-vous pas que je suis en affaire avec M. Q... ? 
— Belle raison, dit-il ! ne m'avez- vous pas laissé mes 
droits quand vous aviez L... y S..., N..., B..., T...? — 
Oh! quelle différence! Etait-ce de l'amour que j'avais 
pour eux? Rien; pures fantaisies; mais avec M. Q..., 
c'est un sentiment : c'est à la vie à la mort. — Ah ! 
je ne savais pas cela; n'en parlons plus. » Et en effet 
tout fut dit. M. de R..., qui entendait conter cette 
histoire, s'écria : « Mon Dieu ! que je vous remercie 
d'avoir amené le mariage à produire de pareilles gen- 
tillesses. » 



1 



.', « Mes ennemis ne peuvent rien contre moi, di- 
sait M. D...; car ils ne peuvent m'ùler la faculté de 
bien penser, ni catle de bien faire- a 

,*, Je demandais à M. i... s'il se marierait. 11 me 
répondit : a Pourquoi faire? pour payer au roi de 
France la capitation et les trois vingtièmes après ma 

,', M. de P... dcifiandait à l'évêque de... une mai- 
son de campagne où il n'allait jamais. Gelui-ei lui ré- 
pondit : 1 Ne savez-vous pas qu'il faut toujours un 
endroit où l'on u'aiUe point, et où l'on croit qu'on 
serait heureux si on y allait? » M. de P..., après un 
instant de silence, répondit : « Cela est vrai, et c'est 
ce qui a fait la fortune du paradis. » 

,", Je pressais M. de L... d'oublier les torts de 
M. de B... qui l'avait autrefois obligé; il me répondit : 
« Dieu a recommandé le pardon des injures; il n'a 
point recommandé câlui des bienfaits. » 

,', Je demandais à M. D... pourquoi, en se con- 
damnant à l'obscurité, il se dérobait au bien qu'on 
pouvait lui faire. « Les hommes, me dit-il, ne peu- 
vent rien faire pour moi, qui vaille leur oubli. » 

,'. M. D... me disait : « Je ne regarde le roi de 
France que comme le roi d'environ cent mille hommes 
auxquels il partage et sacrifie la sueur, le sang et les 
dépouilles de vingt-quatre millions neuf cent mille 
hommes, dans des proportions déterminées par les 
idées féodales, militaires, antimorales et antipoli- 
tiques qui avilissent l'Europe depuis vingt siècles, b 

,*, M. de Galonné, voulant introduire des femmes 
dans son cabinet, trouva que la clef n'entrait point 
dans la serrui'e. Il lâcha un f... d'impatience; et, 
sentant sa faute : u Pardon, mesdames, dit-il; J'ai 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 91 



fait bien des affaires dans ma vie, et j'ai vu qu'il n'y 
a qu'un mot qui serve. » En efifet, la clef entra tout 
de suite. 



/^ Milton, après le rétablissement de Charles II, 
était dans le cas de reprendre une place très lucrative 
qu'il avait perdue; sa femme l'y exhortait; il lui répon- 
dit : « Vous êtes femme, et vous voulez avoir un 
carrosse; moi, je veux vivre et mourir en honnête 
homme. » 

/, M. de P... promettait je ne sais quoi à M. L..., 
et jurait foi de gentilhomme. Celui-ci lui dit : « Si 
cela vous est égal, ne pourriez-vous pas dire foi d'hon- 
nête homme? » 



* ♦ 



Le fameux Bed-Johnson disait que tous ceux 
qui avaient pris les Muses pour femmes étaient morts 
de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maî- 
tresses s'en étaient fort bien trouvés. Gela revient 
assez à ce que j'ai ouï dire à Diderot, qu'un homme 
de lettres sensé pouvait être l'amant d'une femme qui 
fait un livre, mais ne devrait être le mari que de celle 
qui sait faire une chemise. Il y a mieux que tout cela : 
c'est de n'être ni l'amant de celle qui fait un livre, ni 
le mari d'au€tone. 



♦ ♦ 



« J'espère qu'un jour, disait M. Q..., au sortir 
de l'Assemblée nationale, présidée par un juif, j'as- 
sisterai au mariage d'un catholique séparé par divorce 
de sa première femme luthérienne, et épousant une 
jeune anabaptiste; qu'ensuite nous irons dîner chez 
le curé, qui nous présentera sa femme, jeune per- 
sonne de la rehgion anglicane, qu'il aura lui-même 
épousée en secondes noces, étant ^fiUe d'une calvi- 
niste. » 

(( Ce doit être, me disait M. de M..., un homme 



♦ * 



92 CHASIFORT. 

1res vulgaire, que celui qui dit à la fortune : « Je ne 
veux de loi qu'îi telle condilion ; lu subiras le joug 
a quejeïeuïf'imposero; et qui dit à la gloire : «Tu 
u n'es qu'une fille à qui je teux bien feire quoique» 
« caresses, mais que je repousserai ai lu en risques 
u avec moi de trop familières et qui ne conviennent 
H pas. ■ C'était lui-même qu'il peignait; et tel est en 
eflet son caractère. 

.'. On disait d'un courtisan léger, mais non cor. 
rompu: n II a pris de lapoussièredansletoarbilton; 
mais il n'a pas pris de tache dans la boue, s 

.". M. D... disait qu'il fallait qu'an philosophe com- 
mengât par afoir le bonheur des morts, celui de ne 
pas souffrir et d'être tranquille ; puis celui des vivants, 
de penser, sentir et s'amuser. 

.", M. de Vergennes n'aimait pas les gens de 
lettres el on remarqua qu'aucun écrivain distingué 
n'avait fait des vers sur la paix de 1783; sur quoi 
quelqu'un disait : «: Il 7 en a deux raisons : il ne 
lionne rien aux poètes el ne prèle paa à la poésie. » 

,1, Se demandais à M. R... quelle était sa raison de 
refuser un mariage avantageux. « Je ne veux point 
me marier, dil-il, dans la crainte d'avoir un fils qui 
me ressemble, ii Comme j'étais surpris, vu que c'est 
un très honnâte homme : « Oui, dit-il, oui, dans la 
crainte d'avoir un fils qui, étant pauvre comme moi, 
ne sache ni mentir, ni flatter, ni ramper, et ait à su- 
bir les mêmes épreuves que moi. v 

,', Une femme parlait emphatiquement de sa vertu, 
Ot ne voulait plus, disait-elle, entendre parler d'a- 
mour. Un homme d'esprit dit là-dessus : « A quoi 
hou toute cullu forfanlerie; ne peut-on pas trouver un 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 93 



/, Dans le temps de l'assemblée des notables, un 
homme voulait faire parler le perroquet de madame 
de S... « Ne vous fatiguez pas, lui dit-elle, il n'ouvre 
jamais le bec. — Comment avez- vous un perroquet 
qui ne dit mot? Ayez-en un qui dise au moins : « Vive 
le roi ! — Dieu m'en préserve, dit-elle : un perroquet 
disant vive le roi ! je ne l'aurais plus; on en aurait 
fait un notable, i^ 



* » 



Un malheureux portier, à qui les enfants de 
son maître refusèrent de payer un legs de mille livres 
qu'il pouvait réclamer par justice, me dit : « Voulez- 
vous, monsieur, que j'aille plaider contre les enfants 
d'un homme que j'ai servi vingt-cinq ans, et que je 
sers eux-mêmes depuis quinze? » Il se faisait, de 
leur injustice même, une raison d'être généreux à leur 
égard. 

/^ On demandait à M. S... pourquoi la nature 
avait rendu l'amour indépendant de notre raison. 
« C'est, dit-il, parœ que la nature ne songe qu'au 
maintien de l'espèce ; et, pour la perpétuer, elle n'a 
que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse 
à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la 
nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse ob- 
tenu Clarisse après deux ans de soins ; au lieu que 
ma raison me sauverait de la servante, de la fille, et 
de Clarisse même peut-être. A ne consulter que la 
raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se 
préparer tant de soucis pour un long avenir? Quelle 
femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se 
donnerait une maladie entière? La nature, en nous 
dérobant à notre raison, assure mieux son empire ; 
et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point 
Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son 
palefrenier. » 



94 CIIAMFOKT. 

,'. M. C... prétend que le monde le [ilua choisi est 
entiérciiient conforme à la description qui lui est 
faite d"un mauvais lieu, par une jeune personne qui 
y logeail. Il la rencontre au Vauxhal!; il s'approche 
d'elle, et lui demande en quel endroit on pourrait la 
voir seule pour lui confier quelques petits secrets. 
» Monsieur, dit-elle, je demeure chez madame K... 
C'est un lieu li'ès honnête, où il ne va que des gens 
comme il faut, la plupart en cari'osse; une porte co- 
chère ; un joli salon où il y a des glaces et un heau 
lustre. On y soupe quelquefois et on est servi en 
vaisselle plate. — Comment donc, mademoiselle, j'ai 
Técn eu bonne compagnie, et je n'ai rien vu de mieux 
que cela! — Ni moi non plus, qui ai poui-tant habité 
presque toutes ces sortes de maisons. » M. C... re- 
pcenait toutes ces circonstances, et faisait voir qu'il 
n'y en avait pas une seule qui ne s'appliquât au monde 
tel qu'il est. 

.", M. E... jouit excessivement des ridicules qu'il 
peut saisir et apercevoir dans le monde. Il paraît 
même charmé lorsqu'il voit quelque injustice absurde, 
des places données à contre-sens, des contradictions 
ridicules dans la conduite de ceui qui gouvernent, 
des scandales de toute espèce que la société offre trop 
souvent. D'abord j'ai cru qu'il était méchant; mais, 
en le fréquentant davantage, j'ai démêlé à quel prin- 
cipe appartient cette étrange manière de voir ; c'est 
un sentiment honnête, nne indignation vertueuse qui 
l'a longtemps rendu malheureux, et à laquelle il a 
substitué une habitude de plaisanterie, qui voudrait 
n'être que gaie, mais qui, devenant quelquefois 
amère et sarcasmatique, dénonce la source dont elle 
part. 

,', Les amitiés de N... ne sont autre chose que le 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 95 



rapport de ses intérêts avec ceux de ses prétendus 
amis. Ses amours ne sont que le produit de quelques 
digestions. Tout ce qui est au-dessus ou au-delà 
n'existe point pour lui. Un mouvement noble et dé- 
sintéressé en amitié, un sentiment délicat, lui pa- 
raissent une folie non moins absurde que celle qui 
fait mettre un homme aux Petites-Maisons. 

/^ M. de Ségur ayant publié une ordonnance qui 
obligeait à ne recevoir dans le corps de Tartillerie que 
des gentilshommes, et, d'autre part, ces fonctions 
n'admettant que des gens instruits, il arriva une chose 
plaisante : c'est que l'abbé Bossut, examinateur des 
élèves, ne donna d'attention qu'à des roturiers, et 
Cherin qu'à des gentilshommes. Sur une centaine 
d'élèves, il n'y en eut que quatre ou cinq qui rem- 
plirent les deux conditions. 

^*^ M. de L... me disait, relativement au plaisir 
des femmes, que, lorsqu'on cesse de pouvoir être 
prodigue, il faut devenir avare, et qu'en ce genre 
celui qui cesse d'être riche commence à être pauvre. 
€ Pour moi, dit-il, quand j'ai é\^ obligé de distin- 
guer entre la lettre de change payable à vue et la 
lettre payable à échéance, j'ai quitté la banque. » 

/, Un homme de lettres à qui un grand seigneur 
faisait sentir la supériorité de son rang, lui dit : 
€ Monsieur le duc, je n'ignore pas ce que je dois sa- 
voir; mais je sais aussi qu'il est plus aisé d'être au- 
dessus de moi qu'à côté. » 

/, Madame de L... est coquette avec illusion, en 
se trompant elle-même. Madame de B... l'est sans 
illusion ; et il ne faut pas la chercher parmi les dupes 
qu'elle fait. 

,\ Le maréchal de Noailles avait un procès au 



ji^ilcmenf avec un de ses fermiers. Huit à neuf con- 
seillers se récusèrent, disant tous : < En qualité de 
parent de M. de Noailles. i Et ils l'étaient, en ellet, 
au huitantiéme degré. Un conseiller, nommé M. Ilur- 
Eon, (rauvant cette vanité ridicule, se leva, disant ; 
• Je me récuse aussi. » Le premier président lui de- 
manda en quelle qualité. Il répondit ; * Comme pa- 
rent du fermier. > 

.*. Madame de L..., âgée de soixante-cinq ans, 
ayant épousé M. K..,, âgé de vingl-deuï, quelqu'un 
dit que c'était le mariage de Pvrame et de Baucis. 

,■. M. U,.., â qni on reprochait son Indifférence 
pour les femmes, disait : a Je puis dire sur elles ce 
que madame de 1... dieait sur les en&nts : j'ai dans 
la tête un fils dont je n'ai jamais pu accoucher; j'ai 
dans l'esprit une femme comine U y ^t a peu, qui 
me pi'éscrve des femmes comme il y en a beaucoup; 
j'ai bien dos obligations à cette femme-là. â 

,*, < Ce qui me paraît le plus comique dans le 
monde civil, disaîtM.U..., c'est le mariage, c'est l'état 
de mari ; ce qui me paraît le plus triste dans le monde 
politique, c'est la royauté, c'est ie métier de roi. 
Voilà les deux choses qui m'égayent le plus : ce sont 
les deux sources intarissables de mes [daisanteries. 
Ainsi, qui me marierait et me ferait roi, m'fiterait 
à la fois une partie de mon esprit et de ma gaieté. > 

,', On avisait, dans une société, au moyen de dé- 
placer un mauvais minisire, déshonoré par vingt tur- 
pitudes. Un de ses ennemis connus dit tout à coup : 
< Ne pourrait-«n pas lui faii'e fait'c quelque opéra- 
lion raisonnable, quelque chose d'houuète, pour lo 
faire chasser? » 

.'. • Que peuvent pour moi, disait M. S..., les 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 97 

grands et les princes? Peuvent-ils me rendre ma jeu- 
nesse et m'ôter ma pensée, dont l'usage me console 
de tout? » 

/♦ Madame de R... disait un jour à M. G... : i Je 
ne saurais être à ma place dans votre esprit, parce 
que j'ai beaucoup vu pendant quelque temps M. dTr... 
Je vais vous en dire la raison, qui est en même temps 
ma meilleure excuse. Je couchais avec lui ; et je hais 
si fort la mauvaise compagnie, qu'il n'y avait qu'une 
seule raison qui pût me justifier à mes yeux, et, je 
m'imagine, aux vôtres. » 

*\ M. de R... voyait madame de 0... tous les jours; 
le bruit courut qu'il allait l'épouser. Sur quoi il dit à 
l'un de ses amis : c II y a peu d'hommes qu'elle n'é- 
pousât pas plus volontiers que moi, et réciproque- 
ment. Il serait bien étrange que, dans quinze ans d'a- 
mitié^ nous n'eussions pas vu combien nous sommes 
antipathiques l'un à l'autre, i 

*% c L'illusion, disait M. G..., ne fait d'effet sur 
moi, relativement aux personnes que j'aime, que ce- 
lui d'un verre sur un pastel. Il adoucit les traits 
sans changer les rapports ni les proportions. » 

»\ On agitait, dans une société, la question : Lequel 
était plus agréable de donner ou de recevoir. Les 
uns prétendaient que c'était de donner; d'autres, qUe, 
quand l'amitié était parfaite, le plaisir de recevoir 
était peut-être aussi délicat et plus vif. Un homme 
d'esprit à qui on demanda son avis dit : c Je ne de- 
manderais pas lequel des deux plaisirs est le plus 
vif; mais je préférerais celui de donner; il m'a sem- 
blé qu'au moins il était plus durable; et j'ai toujours 
vu que c'était celui des deux dont on se souvenait 
plus longtemps. » 

7 



98 CHAMFORT. 



/* Les amis de M. C... "roulaient plier son carac- 
tère à leurs fantaisies, et, le trouvant toujours le môme, 
disaient qu'il était incorrigible. Il leur répondit : t Si 
je n'étais pas incorrigible, il y a bien longtemps que 
je serais corrompu. » 

A € Je me refuse, disait M. G..., aux avances de 
M. B..., parce que j'estime assez peu les qualités 
pour lesquelles il me recherche, et que, s'il savait 
quelles sont les qualités pour lesquelles je m'estime, 
il me fermerait sa porte. » 

/» On reprochait à M. de G... d'être médecin Tant 
pis. € Gela vient, répondit-il, de ce que j'ai vu enter- 
rer tous les malades du médecin Tant-mieux. Au 
moins, si les miens meurent, on n'a point à me re- 
procher d'être un sot. > 

/* Un homme qui avait refusé d'avoir madame de 
Staël, disait : c A quoi sert l'esprit, s'il ne sert à 
n'avoir point madame de S... > 

»\ M. Joly de Fleuri, contrôleur général en 1781, 
a dit à- mon ami M. B... : c Vous parlez toujours de 
nation; il n'y a point de nation. Il faut dire le peuple; 
le peuple que nos plus anciens publicistes définis- 
sent : € Peuple serf, corvéable et taillable à merci 
et miséricorde. » 

%\ On offrait à M. R... une place lucrative qui ne 
lui convenait pas; il répondit: « Je sais qu'on vit 
avec de l'argent; mais je sais aussi qu'il ne faut pas 
vivre pour de l'argent. » 

/» Quelqu'un disait d'un homme très personnel : 
« Il brûlerait votre maison pour se faire cuire deux 
œufs. » 

/» Le duc de G..,, qui avait autrefois de l'esprit, 
qui recherchait la conversation des honnêtes gens. 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 99 

s'est mis, à cinquante ans, à mener la vie d'un cour- 
tisan ordinaire. Ce métier et la vie de Versailles lui 
conviennent dans la décadence de son esprit, comme 
le jeu convient aux vieilles femmes. 

A Un honmie, dont la santé s'était rétablie en assez 
peu de temps, et à qui on en demandait la raison, 
répondit : c C'est que je compte avec moi, au lieu 
qu'auparavant je comptais sur moi. » 

»% « Je crois, disait M. C...,sur le duc de R..., que 
son nom est son plus grand mérite, et qu'il a toutes 
les vertus qui se font dans une parcheminerie. » 

»*» On accusait un jeune homme de la cour d'ai- 
mer les filles avec fureur. Il y avait là plusieurs 
femmes honnêtes et considérables avec qui cela pou- 
vait le brouiller. Un de ses amis, qui était présent, 
répondit : c Exagération ! méchanceté ! il a aussi des 
femmes. » 

»% M. K..., qui aimait beaucoup les femmes, me 
disait que leur commerce lui était nécessaire pour 
tempérer la sévérité de Ses pensées, et occuper la 
sensibilité de son âme. < J'ai, disait-il, du Tacite dans 
la tête, et du TibuUe dans le cœur. » 

»*» M. deL... disait qu'on aurait dû appliquer au 
mariage la police relative aux maisons, qu'on loue 
par un bail pour trois, six ou neuf ans, avec pouvoir 
d'acheter la maison si elle vous convient. 

»*» c La différence qu'il y a de vous à moi, me di- 
sait M. S..., c'est que vous avez dit à tous les mas- 
ques : < Je vous connais; » et moi je leur ai laissé 
l'espérance de me tromper. Voilà pourquoi le monde 
m'est plus favorable qu'à vous. C'est un bal dont vous 
avez détruit l'intérêt pour les autres, et l'amusement 
pour vous-même. » 



.'. Quand M. de R... a passé une journée sans 
écrire, il répète le mot de Titus : ■ J'ai perdu un 
jour. . 

.*, • L'homme, disait M. S..., est un Botanimal, si 
j'cnjugeparmoi.. 

.", M. L... avait, pour exprimer le mépris, une for- 
mule favorite ; « C'est l' avant-dernier des hommes. 
— Pourquoi l'avant-dernier? lui demandait-on. — 
Pour ne décourager personne; car il y a presse. » 

.", t Au physique, disait M. G..., homme d'une 
santé délicate et d'un caractère très fort, je suis le 
roseau qui plie et ne rompt pas; au moral, je suis, 
au contraire, le chêne qui rompt et qui ne plie 
point, Homo interior (oiws nervus, dit Van Hel- 
mont. > 

.*. ( J'ai connu, me disait M. de L..., Ag^ de 
quatre-vingt-onze an^, de*, hommes qui avaient un 
caractère grand, mai^ sans pureté; d'autres qui 
avaient un caractète pur, mais sans grandeur. > 

,*. M. de Condorcet aiait re^u un bienfait de 
M. d'AnviUe; celui-ci avait recommandé le ^ecret.II 
fut gardé. Plusieurs années après, ils se brouillèrent ; 
alors M. de Condorcet révéla le secret dn bienfait 
qu'il avait reçu. M. deTalleyrand, leur ami commun, 
instruit, demanda à M. de Condorcet la raison de 
cette apparente bizarrerie. Celui-ci répondit ; < J'ai 
tu son bienfait tant que je l'ai aimé. Je parle, parce 
que je ne l'aime plus. C'était alors son secret ; à pré- 
sent, c'est le mien. > 

.". M. D... disait du prince de Beiiuveau, grand 
puriste ; i Quand je le rencontre dans ses promenades 
du matin, et que je passe dans l'ombre de son che- 
val (il se promène souvent à cheval pour sa santé), 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 101 



j'ai remarqué que je ne fais pas une faute de français 
de toute la journée. » ' .. 

/» M. N... disait qu'il s'étonnait^ toujours de ces 
festins meurtriers qu'on se donne dans le monde, 
c Gela se concevrait entre parents^*qui héritent les 
uns des autres ; mais, entre amis qui ;a'n.éritent pas, 
quel peut en être l'objet? » 

A On engageait M. de R... à quitter une place, 
dont le titre seul faisait sa sûreté contre des hommes 
puissants ; il répondit : c On peut couper à.*S5imson 
sa chevelure; mais il ne faut pas lui conseîftet* Me 
prendre perruque. » * , . 

/* € J'ai vu, disait M. E..., peu de fierté dont j'aie 
été content. Ce que je connais de mieux en ce genre^' 
c'est celle de Satan dans le Paradis Perdu, » 



* * 



c Le bonheur, disait M. S..., n'est pas chose 
aisée. Il est très difficile de le trouver en nous, et 
impossible de le trouver ailleurs. • 

/» On disait que M. V... était peu sociable, c Oui, 
dit un de ses amis, il est choqué de plusieurs choses 
qui, dans la société, choquent la nature. » 

»** M. de G..., se prétendant ami de M. Golbert, 
alla faire compliment à M. de Maurepas d'être délivré 
de M. Turgot. 

Ce même ami de M. Turgot fut un an sans le voir 
après sa disgrâce ; et M. Turgot ayant eu besoin de le 
voir, il lui donna un rendez-vous, non chez M. Tur- 
got, non chez lui-môme, mais chez Duplessis, au 
moment où il se faisait peindre. 

Il eut depuis la hardiesse de dire à M. Bert..., qui 
n'était parti de Paris que huit jours après la mort de 
M. Turgot : c Moi qui ai vu M. Turgot dans tous les 



102 CHAMFOÇT.: 



> c 

moments de sa vie^ moi, son ami intime, qui lui ai 
fermé les yeux. » - *'• ' 

Il n'a commencé-é /iVaver M. Necker que quand 
celui-ci fut très inaf avec M. de Maurepas; et à sa 
chute, il alla dipôr, cbez Sainte-Foix avec Bourboulon, 
ennemi de Nec^CF/qu'il méprisait tous les deux. 

Il passa s£C vie, entière à médire de M. de Galonné, 
qu'il a f\ni par loger; de M. de Vergennes qu'il n'a 
cessé de capter, par le moyen d'Hénin, qu'il a en- 
suite nû^ ài^écart; il lui a substitué dans son amitié 
Rennéval,'dont il-s'est servi pour faire faire un trai- 
teiïfeçt'très considérable à M. Dornano, nommé pour 
présider à la démarcation des limites de France et 
. d^fe'ifagne. 

-. [-fncrédule, il fait maigre les vendredis et samedis à 
V \ tout hasard. Il s'est fait donner cent mille livres du 
Yoi pour payer les dettes de son frère, et a eu l'air de 
faire de son propre argent tout ce qu'il a fait pour lui. 
Nommé tuteur du petit Bart..., à qui sa mère avait 
donné cent mille écus par testament, au préjudice de 
sa sœur, madame de Verg..., il a fait une assemblée 
de famille, dans laquelle il a engagé le jeune homme 
à renoncer à son legs, à déchirer le testament; et, à 
la piemière faute de jeune homme qu'a faite son pu- 
pille, il s'est débarrassé de la tutelle. 

»% On se souvient encore de la ridicule et exces- 
sive vanité de l'archevêque de Reims, Le Tellier- 
Louvois, sur son sang et sur sa naissance. On sait 
combien, de son temps, elle était célèbre dans toute 
la France. Voici une des occasions où elle se mon- 
tra tout entière le plus plaisammant. Le duc d'A..., 
absent de la cour depuis plusieurs années, revenu 
dans son gouvernement du Berri, allait à Versailles. 
Sa voiture versa et se rompit. Il faisait un froid très 




a\RACTÉRES ET PORTRAITS. i03 

aigu. On lui dit qu'il fallait deux heures pour la 
remettre en état. Il vit un relais, et demanda pour 
qui c'était : on lui dit que c'était pour l'archevêque 
de Reims, qui allait à Versailles aussi. Il envoya ses 
gens devant lui, n'en réservant qu'un, auquel il re- 
commanda de ne point paraître sans son ordre. 
L'archevêque arrive. Pendant qu'on attelait, le duc 
chaîne un des gens de l'archevêque de lui demander 
une place pour un honnête homme dont la voiture 
vient de se briser, et qui est condamné à attendre 
deux lieures qu'elle soit rétablie. Le domestique va 
et fait la commission, c Quel homme est-ce? dit 
l'archevêque; est-ce quelqu'un comme il faut? — 
Je le crois, monseigneur; il a un air bien honnête. 

— Qu'appelles-tu bien honnête? Est-il bien mis ? 

— Monseigneur, simplement, mais bien. — A-t-il 
des gens? — Monseigneur, je l'imagine. — Va-t'en 
le savoir. (Le domestique va et revient.) — Mon- 
seigneur, il les a envoyés devant à Versailles. — 
Ah ! c'est quelque chose. Mais ce n'est pas tout. De- 
mande-lui s'il est gentilhomme. (Le laquais va et 
revient.) — Oui, monseigneur, il est gentilhomme. 

— A la bonne heure. Qu'il vienne, nous verrons ce 
que c'est. > Le duc arrive, salue. L'archevêque fait 
un signe de tête, se range à peine pour faire une 
petite place dans sa voiture. Il voit une croix de Saint- 
Louis. € Monsieur, dit-il au duc, je suis fâché de 
vous avoir fait attendre; mais je ne pouvais donner 
une place dans ma voiture à un homme de rien, vous 
en conviendrez. Je sais que vous êtes gentilhomme. 
Vous avez servi, à ce que je vois? — Oui, monsei- 
gneur. — Et vous allez à Versailles? — Oui, monsei- 
gneur. — Dans les bureaux, apparemment? — Non, 
je n'ai rien à faire dans les bureaux. Je vais remer- 
cier... — Qui? M. de Louvois? — Non, monseigneur. 



104 uhamkout. 

!e coi. — Le roîl (Ici l'archevêque se recule et fait 
un peu de place.) Le roi TÎeat donc de vous faire 
quelque grâce toute récente? — Non, monseigneur, 
c'est une longue histoire. — Contez toujours. — 
C'est qu'il y a deus ans j'ai marié ma ftlle à un 
homme peu riche (l'archevêque reprend un, peu de 
l'espace qu'il a cédé dans la voiture), mais d'un très 
grand nom. » (L'archevfique recède la place.) Le duc 
continue : < Sa Majesté avait bien voulu s'intéresser 
à ce mariage... (l'archevêque fait beaucoup de place) 
et avait même promis à mon gendre le premier gou- 
vernement qui vaquerait. — Gomment donc! un pe- 
tit gouvernemenl, sans doule! De quelle ville? — Ce 
n'est pas d'une ville, monse^neur, c'est d'une pro- 
vince. — D'une province! monsieur, crie l'arche- 
vêque en reculant dans l'angle de sa voiture; d'une 
province ! — Oui, et il va y en avoir un de vacant. — 
Lequel donc? — Le mien, celui de Berri, que je veux 
faire passer à mon gendre. — Quoi! monsieur... Vous 
i?tea gouverneur de...? Vous êtes donc le duc d'A...? 
(Et il veut descendre de sa voiture.) Mais, monsieur 
le duc, que ne parliez-vous? Mais cela est incroyable! 
Mais à quoi m'expose z-vo us? Pardon de vous avoir 
l'ait attendre... Ce maraud de laquais qui ne me dit 
pas... Je suis bien heureuK encore d'avoir cru, siu' 
votre parole, que vous étiez gentilhomme : tant de 
gens le disent sans l'être ! Et puis ce d'Hozier est un 
fripon! Ahl monsieur le duc, je suis confus. — Re- 
mettez-vous, monseigneur. Pardonnez à votre la- 
quais, qui s'est contenté de vous dire que j'étais un 
honnête homme. Pardonnez à d'Hozier, qui vous ex- 
posait à recevoir dans votre voitureun vieux militaire 
non titré ; et pardonnez-moi aussi de n'avoir pas com- 
mencé par faire mes preuves, pour monter dans 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 105 

A Au Pérou, il n'était permis qu'aux nobles d'étu- 
dier; les nôtres pensent différemment. 

/» Louis XIV, voulant envoyer en Espagne un por- 
trait du duc de Bourgogne, le fit faire par Coypel; 
et, voulant en retenir un pour lui-môme, chargea 
Coypel d'en faire faire une copie. Les deux tableaux 
furent exposés en même temps dans la galerie : il 
était impossible de les distinguer. Louis XIV, pré- 
voyant qu'il allait être dans l'embarras, prit Coypel à 
part, et lui dit : c II n'est pas décent que je me 
trompe en cette occasion; dites-moi de quel côté est 
le tableau original. » Coypel le lui indiqua, et 
Louis XIV, repassant, dit : t La copie et l'original 
sont si semblables, qu'on pourrait s'y méprendre; 
cependant, on peut voir, avec un peu d'attention, que 
celui-ci est l'original. » 

/» Un sot sur lequel il n'y a pas de prise, c'est une 
cruche sans anse. 

/» € Henri IV fut un grand roi : Louis XIV fut le jt 
roi d'un grand règne. » Ce mot de Voisenon passe 
sa portée ordinaire. 

/* Le feu prince de Conti, ayant été très maltraité 
de paroles par Louis XV, conta cette scène désa- 
gréable à son ami le lord Tirconnel, à qui il deman- 
dait conseil. Celui-ci, après avoir rêvé, lui dit naïve- 
ment : € Monseigneur, il ne serait pas impossible de 
vous venger, si vous aviez de l'argent et de la consi- 
dération. » 

»** Le roi de Prusse, qui ne laisse pas d'avoir em- 
ployé son temps, dit qu'il n'y a pas d'homme qui ait 
fait la moitié de ce qu'il aurait pu faire. 

/» MM. Montgolfier, après leur superbe découverte 
des aérostats, sollicitaient à Paris un bureau de tabac 



CHAMKORT. 



pour un de Icui-s parents; leur demande éprouvait 
mille difficultés de la pai-t de plusieurs personnes, et 
entre autres de H. de Colonia, de qui dépendait le 
succès de l'affaire. Le comte d'Entraigues, ami des 
Montgolller, dit à M. de Colonia : ■ Monsieur, s'ils 
n'obtiennent pas ce qu'ils demandent, j'imprimerai 
ce qui s'est passé à leur égalai en Angleterre, et ce 
qui, grâce à vous, leur arrive en France dans ce mo- 
nienl-ci. — Et que s'est-il passé en Angleterre? — 
Le voici, écoutez : M. Etienne Hontgolfier est allé en 
Angleterre l'année dernière; il a été présenté au roi, 
qui lui a fait grand accueil, et l'a invité à lui deman- 
der quelijue grâce. M. Monlgolfler répondit au lord 
Sydney qu'étant étranger, il ne voyait pas ce qu'il 
pouvait demander. Le lord le pressa de faire une de- 
mande quelconque. Alors, M. Montgolfier se rappela 
qu'il avait à Québec un fi-ére prêtre et pauvre ; il dit 
qu'il souhaiterait bien qu'on lui fit avoir un petit bé- 
néfice de cinquante guinées. Le lord répondit que 
celte demande n'était digne ni de MM. Montgolfier, 
ni du roi, ni du ministre. Quelque temps après, l'évé- 
ché de Québec vint & vaquer; le lord Sydney le de- 
manda au roi, qui l'accorda, en ordonnant au duc de 
Glocester de cesser la sollicitation qu'il faisait pour 
un auti'e. Ce ne fut point sans peine que MM. Mont- 
golfier obtinrent que cette bonté du l'oi n'eût de 
moins grands effets. > Il y a loin de là au bureau de 
tnbac refusé en France. 

,*. t Le moment où j'ai renoncé â l'amour, disait 
M, D..., le voici ; c'est lorsque les femmes ont com- 
mencé à dire : « M. D..., je l'aime beaucoup, je 
t l'aime de tout mon cœur, etc. i Autrefois, tyoutait- 
i1, quand j'étais jeune, elles disaient : < M. D..., je 
« l'estime infiniment, c'est un jeune homme bien bon- 
■ néte. > 



. 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 107 



»\ c Je hais si fort le despotisme, disait M. V..., que 
)e ne puis souffrir le mot ordonnance du médecin. » 

»% Un homme était abandonné des médecins ; on 
demanda à M. Tronchin s'il fallait lui donner le via- 
tique, c Gela est bien collant, » répondit-il. 

/. Quand Tabbé de Saint-Pierre approuvait quel- 
que chose, il disait : c Ceci est bon, pour moi, quant 
à présent. » Rien ne peint mieux la variété des juge- 
ments humains, et la mobilité du jugement de chaque 
homme. 

/* Avant que mademoiselle Clairon eût établi le 
costume au Théâtre-Français, on ne connaissait, pour 
le théâtre tragique, qu'un seul habit qu'on appelait 
l'habit à la romaine, et avec lequel on jouait les pièces 
grecques, américaines, espagnoles, etc. Lekain fut le 
premier à se soumettre au costume, et fit faire un 
habit grec pour jouer Oreste d^Andromaque. Dau- 
berval arrive dans la loge de Lekain, au moment où 
le tailleur de la Comédie appoiiait l'habit d'Oreste. La 
nouveauté de cet habit frappa Dauberval, qui de- 
manda ce que c'était, c Cela s'appelle un habit à la 
grecque, dit Lekain. — Ah ! qu'il est beau! reprend 
Daubei^al; le premier habit à la romaine dont j'aurai 
besoin, je le ferai faire à la grecque. » 

/» M. E... disait qu'il y avait tels ou tels principes 
excellents pour tel ou tel caractère ferme et vigou- 
reux, et qui ne vaudraient rien pour des caractères 
d'un ordre inférieur. Ce sont les armes d'Achille, qui 
ne peuvent convenir qu'à lui, et sous lesquelles Pa- 
trocle lui-même est opprimé. 

/» Après le crime et le mal faits à dessein, il faut 
mettre les mauvais effets des bonnes intentions, les 
bonnes actions nuisibles à la société publique, comme 
le bien fait aux méchants, les sottises de la bonho- 



mie, tes abus de la philosophie appliquée raal à pi'o- 
pos, la maladresse en servant ses amis, les fausses 
applications des maximes utiles ou hounètes, etc. 

.'. On disait à Delon, médecin mesmérîte : • Eh 
bien) M. de U... est mort, malgré la promesse que 
vous aTiez faite de le guérir. — Vous avez, dit-il, été 
absent; vous n'avez pas suivi les progrès de la cure : 
il est mort guéri. > 

/_ On disait de M. H..., qui se créait des chimères 
tristes et qui voyait tout en noir ; « Il fait des cachots 
en Espagne. » 

.'. Les ministres en placn s'avisent quelquefois, 
loi-sqiie par hasard ils ont de l'esprit, de pai'Ier du 
temps où ils ne seront plus rien. On en est communé- 
ment la dupe, et l'on s'imagine qu'ils croient ce qu'ils 
disent. Ce n'est de leur part qu'un trait d'esprit. Ils 
sont comme les malades, qui parlent souvent de leur 
mort, et qui n'y croient pas, comme on peut le voir 
par d'autres mots qui leur échappent. 

.', La nature, en nous accablant de tant de misères 
et en nous donnant un attachement invincible pour la 
vie, semble en avoir agi avec l'homme comme un in- 
cendiaire qui mettrait le feu à notice maison, après 
avoir posé des sentinelles à nôtre porte. Il faut que 
le danger soit bien grand, pour nous obliger à sauter 
par In fenêtre. 

.'. L'abbé Dangeau, de l'Académie française, grand 
puriste, travaillait â une grammaire et ne parlait 
d'autre chose. Un jour, on se lamentait devant lui 
des malheurs de la dernière campagne (c'était pen- 
dant les dernières années de Louis XIV). t Tout cela 
n'empêche pas, dit-il, que je n'aie dans ma cassette 
deux mille verbes français bien conjugués. » 



GAnACTÉRES ET PORTRAITS. i09 

/» Un gazetier mit dans sa gazette : t Les uns di- 
sent le cardinal Mazarin mort, les autres vivant ; moi, 
je ne crois ni Tun ni l'autre. » 

/» Le vieux d'Arnoncour avait fait un contrat de 
douze cents livres de rente à une fille, pour tout le 
temps qu'il en serait aimé. Elle se sépara de lui étour- 
diment, et se lia avec un jeune homme qui, ayant vu 
ce contrat, se mit en tête de le faire revivre. Elle ré- 
clama en conséquence les quartiers échus depuis le 
dernier payement, en lui faisant signifier, sur papier 
timbré, qu'elle l'aimait toujours. 

»*♦ Un marchand d'estampes voulait (le 25 juin) 
vendre cher le portrait de madame Lamotte (fouettée 
et marquée le 21), et donnait pour raison que l'estampe 
était avant la lettre. 

/» Massillon était fort galant. Il devint amoureux 
de madame de Simiane, petite-fiUe de madame de Sé- 
vigné. Cette dame aimait beaucoup le style soigné, et 
ce fut pour lui plaire qu'il mit tant de soins à com- 
poser ses Synodes, un de ses meilleurs ouvrages. Il 
logeait à l'Oratoire, et devait être rentré à neuf heures ; 
madame de Simiane soupait à sept par complaisance 
pour lui. Ce fut à un de ces soupers tête à tête qu'il 
fit une chanson très jolie, dont j'ai retenu la moitié 
d'un couplet. 



Aimons-nous tendrement, Elvire : 
Ceci n'est qu'une chanson 
Pour qui voudrait en médire ; 
Mais, pour nous, c'est tout de bon. 

»% On demandait à madame de Rochefort si elle 
aurait envie de connaître l'avenir, c Non, dit-elle, il 
ressemble trop au passé, » 



410 CHAMFORT. 



/♦ On pressait l'abbé Vatri de solliciter une place 
vacante au collège royal. « Nous verrons cela, » dit-il, 
et ne sollicita point. La place fut donnée à un autre. 
Un ami de l'abbé court chez lui : « Eh bien ! voilà 
comme vous êtes ! vous n'avez pas voulu solliciter la 
place, elle est donnée. — Elle est donnée, reprit-il, 
eh bien! je vais la demander. — Êtes- vous fou ? — 
Parbleu non! j'avais cent concurrents, je n'en ai plus 
qu'un. » Il demanda la place et l'obtint. 

A Madame H..., tenant un bureau d'esprit, disait 
de L... : c Je n'en fais pas grand cas; il ne vient pas 
chez moi. » 

»*» L'abbé de Fleury avait été amoureux de madame 
la maréchale de Noailles, qui le traita avec mépris. 
Il devint premier ministre; elle eut besoin de lui, 
et il lui rappela ses rigueurs, c Ah ! monseigneur, 
lui dit naïvement la maréchale, qui l'aurait pu pré- 
voir? » 

»*^ Un médecin de village allait visiter un malade 
au village prochain. Il prit avec lui un fusil pour 
chasser en chemin et se désennuyer. Un paysan le 
rencontra, et lui demanda où il allait. « Voir un ma- 
lade. — Avez-vous peur de le manquer? » 

• »** M. le duc de Chabot ayant fait peindre une Re- 
nommée sur son carrosse, on lui appliqua ces vers : 

Votre prudence est endormie, 
De loger magnifiquement 
Et de traiter superbement 
Votre plus cruelle ennemie. 

/♦ Une fille, étant à confesse, dit : « Je m'accuse 
d'avoir estimé un jeune homme. — Estimé! combien 
de fois? » demanda le Père. 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. Ml 

/» Un homme étant à Textrémité, un confesseur 
alla le voir, et lui dit : t Je viens vous exhorter à 
mourir. — Et moi, répondit l'autre, je vous exhorte 
à me laisser mourir. » 

»% On parlait à Tabbé Terrasson d'une certaine 
édition de la Bible, et on la vantait beaucoup. « Oui, 
dit-il, le scandale du texte y est conservé dans toute 
sa pureté. » 

»% Une femme causant avec M. de M.,., lui dit : 
€ Allez, vous ne savez dire que des sottises. — Ma- 
dame, répondit-il, j'en entends quelquefois, et vous 
me prenez sur le fait. » 

/» € Vous bâillez, disait une femme à son mari. — 
Ma chère amie, lui dit celui-ci, le mari et la femme 
ne sont qu'un, et, quand je suis seul, je m'ennuie. » 

»** Maupertuis, étendu dans son fauteuilj et bâil- 
lant, dit un jour : t Je voudrais, dans ce moment-ci, 
résoudre un beau problème qui ne fût pas difficile. » 
Ce mot le peint tout entier. 

/♦ Mademoiselle d'Entragues, piquée de la façon 
dont Bassompierre refusait de l'épouser, lui dit : 
« Vous êtes le plus sot homme de la cour. — Vous 
voyez bien le contraire, » répondit-il. 

/» Le roi nomma M. de Navailles gouverneur de 
M. le duc de Chartres, depuis régent. M. de Navailles 
mourut au bout de huit jours : le roi nomma M. d'Es- 
trade pour lui succéder; il mourut au bout du même 
terme ; sur quoi Benserade dit : « On ne peut pas 
élever un gouverneur pour M. le duc de Chartres. » 

/» Un entrepreneur de spectacles ayant prié M. de 
Villars d'ôter l'entrée gratis aux pages, lui dit : 
« Monseigneur, observez que plusieurs pages font un 
volume. » 



.'. Diderot s'élant aperça qu'an homme à qui il pi'e- 
nait quelque intérêt avait le vice de voler, et l'avait 
volé lui-même, lui conseilla de quitter ce pays-ci. 
L'autre profita du conseil, et Diderot n'eu entendit 
plus parler pendant dix ans. Après dix ans, un jour 
il entend tirer sa sonnette avec violence. 11 va ouvrir 
lui-iiiËme, reconnaît son homme, et. d'un air étonné, 
il s'écrie : t Ah! ah! c'est vous! » Olui-ci lui ré- 
pond ; 1 Ha foi, il ne s'en est guêi-e fallu. > H avait 
démêlé que Diderot s'étonnait qu'il ne fût pas pendu. 
( ,*. On faisait l'élot^e de Louis XIV devant le roi de 
Prusse. 11 lui contestait foutes ses vertus et tous ses 
talents. < Au moins. Votre Majesté accordera qu'il 
faisait hien le rot. — Pas si bien que Baron, > dit le 
roi de Prusse avec humeur. 

.*, Une femme était à unereprésentaliondetfero/ie, 
et ne fleurait point; on était surpris. ( Je pleurerais 
bien, dit-elle, mais je dois souper en Wlle. > 

.*. Un pape causant avec un étranger de toutes les 
merveilles de l'Italie, celui-ci dit gauchement : « J'ai 
tout vu hors un conclave, que je voudrais bien voir. » 
.', Henri IV s'y prit ni nguliè rement pour faire con- 
naître â un ambassadeur d'Espagne le caractère de 
ses trois ministres, Villeroi, ie président Jeannîn et 
Sully. Il fit appeler d'abord Villeroi : * Voycï-vous 
cette poutre qui menace ruine?— Sans doute, dit 
Villeroisans lever la tête, Il faut la faire raccommoder ; 
je vais donner des ordres. > Il appela ensuite le pré- 
sident Jeannin : • Il faudra s'en assurer, n dit celui-ci. 
On fait venir Sully, qui regarde la pouti-e : i Eli ! 
sire, y pensez-vous? dit-il, celle poutre durera plus 
que vous et moi. > 
.". J'ai entendu un dévot, parlant coiiti-e des gens 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 113 



qui discutent des articles de foi, dire naïvement : 
€ Messieurs, un vrai chrétien n'examine pas ce qu'on 
lui ordonne de croire. Tenez, il en est de cela comme 
d'une pilule amère ; si vous la mâchez, jamais vous 
ne pourrez Favaler. » 

A M. le régent disait à madame de Parabère, 
dévote qui, pour lui plaire, tenait quelques discours 
peu chrétiens : « Tu as beau faire, tu seras sauvée. » 

»*» Un prédicateur disait : « Quand le père Bour- 
daloue prêchait à Rouen, il y causait bien du dé- 
sordre ; les artisans quittaient leurs boutiques, les mé- 
decins leurs malades, etc. J'y préchai l'année d'après, 
ajouta-t-il, j'y remis tout dans l'ordre. » 

»** Les papiers anglais rendirent compte ainsi d'une 
opération de finances de M. l'abbé Terray : c Le roi 
vient de réduire les actions des fermes à moitié. Le 
reste à l'ordinaire prochain. » 

»% Quand M. de B... lisait, ou voyait, ou entendait 
raconter quelque action bien infâme ou très crimi- 
nelle, il s'écriait : c Oh ! comme je voudrais qu'il 
m'en eût coûté un petit écu, et qu'il y eût un Dieu. » 

.% Bacheher avait fait un mauvais portrait de Jésus; 
un de ses amis lui dit : « Ce portrait ne vaut rien ; 
je lui trouve une figure basse et niaise. — Qu'est-ce 
que vous dites? répondit naïvement Bachelier; 
(ï'Alembert et Diderot, qui sortent d'ici, l'ont trouvé 
très ressemblant. » 

/» M. de Saint-Germain demandait à M. de Maies- 
herbes quelques renseignements sur sa conduite, sur 
les affaires qu'il devait proposer au conseil : c Déci- 
dez les grandes vous-même, lui dit M. de Males^ 
herbes, et portez les autres au conseil. » 

/» Le chanoine Récupero, célèbre physicien, ayant 

8 



publié une savante dissertation sur le mont Etna, où 
il prouvait, d'après les dates des irruptions et la na- 
ture de leurs laves, que le monde ne pouvait pas 
avoir moins de quatorze mille ans, la cour lui fit dire 
de se taire, et que l'arche sainte avait aussi ses érup- 
tions. Il se le tint pour dit. C'est lui-même qui acontc 
cette anecdote au chevalier de laTremblaje, 

.'. Marivaux disait que le style a un texte, et qu'on 
reconnaissait les femmes à une phrase. 

.'. On avait dit à un roi de Sardaigne que la no- 
blesse de Savoie était très pauvre. Un jour plusieurs 
gentilshommes, apprenant que le roi passait par je 
ne sais quelle ville, vinrent lui faire la cour en ba- 
bils de gala magnifiques. Le roi leur Ht entendre 
qu'ils n'étaient pas aussi pauvres qu'on le disait. 
• Sire, répondirent-ils, nous avons appris l'arrivée 
de Votre M^'esté; nous avons fait tout ce que nous 
devions, mais nous devons tout ce que nous avons 
fait. > 

,". On condamna en même temps le livre de VEs- 
prit et le poème de la Pucelle. Ils furent tous les 
deux défendus en Suisse. Un magistrat de Berne, 
après une grande recherche de ces deui ouvrages, 
écrivit au sénat : t Nous n'avons trouvé dans tout le 
canton ni Esprit ni Pucelle, n 

,'. f J'appelle un honnête homme celui â qui le 
récit d'une bonne action rafraîchit le sang, et un 
malhonnête celui qui cherche chicane à une bonne 
action, b C'est un mot de M. de Mairan. 

,', La Gabrielli, célèbre chanteuse, ayant demandé 
cinq mille ducats à l'impératrice, pour chanter deux 
mois à Pélersbourg, l'impératrice répondit : o Je ne 
paye sur ce pied-là aucun de mes feld-maréchaux. — 
En ce cas, dit la Gabrielli, Votre Majesté n'a qu'à 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 115 



faire chanter ses feld-maré chaux. » L'impératrice paya 
les cinq mille ducats. 

/* Madame du D... disait de M... qu'il était aux 
petits soins pour déplaire. 

/♦ « Les athées sont de meilleure compagnie pour 
moi, disait M. D..., que ceux qui croient en Dieu. A 
la vue d'un athée, toutes les demi-preuves de l'exis- 
tence de Dieu me viennent à l'esprit ; et, à la vue d*un 
croyant, toutes les demi-preuves contre son existence 
se présentent à moi en foule. » 

/» M... disait : « On m'a dit du mal de M. deQ... ; 
j'aurais cru cela il y a six mois, mais nous sommes 
réconciliés. » 

»% Un jour que quelques conseillers parlaient un 
peu trop haut à l'audience, M. de Harlay, premier pré- 
sident, dit : c Si ces messieurs qui causent ne faisaient 
pas plus de bruit que ces messieurs qui dorment, cela 
accommoderait fort ces messieurs qui écoutent. » 

/* Un certain Marchant, avocat, homme d'esprit, 
disait : « On court les risques du dégoiH en voyant 
comment l'administration, la justice et la cuisine se 
préparent. » 

/* Colbert disait, à propos de l'industrie de la na- 
tion, que le Français changerait les rochers en or, si 
on le lassait faire. 

/» « Une idée qui se montre deux fois dans un 
ouvrage, surtout â peu de distance, disait M. M..., 
me fait l'effet de ces gens qui, après avoir pris congé, 
rentrent pour reprendre leur épée ou leur chapeau. » 

/» a Je sais me suffire, disait M..., et, dans l'occa- 
sion, je saurais bien me passer de moi, » voulant dire 
qu'il mourrait sans chagrin. 

^\ c Je joue aux échecs, à vingt-quatre sous, dans 



116 CHAMFORT. 



un salon où le passe-dix est à cent louis, » disait un 
général employé dans une guerre difficile et ingrate, 
tandis que d'autres faisaient des campagnes faciles et 
brillantes. 

A Mademoiselle Duthé, ayant perdu un de ses 
amants, et cette aventure ayant fait du bruit, un 
homme qui alla la voir la trouva jouant de la harpe, 
et lui dit avec surprise : « £h ! mon Dieu ! je m'at- 
tendais à vous trouver dans la désolation. — Ahl 
dit-elle d'un ton pathétique, c'était hier qu'il fallait 
me voir, » 

A La marquise de Saint-Pierre était dans une so- 
ciété où on disait que M. de Richelieu avait eu beau- 
coup de femmes, sans en avoir jamais aimé une. 
« Sans aimer, c'est bientôt dit, reprit-elle : moi, je 
sais une femme pour laquelle il est revenu de trois 
cents Ueues. » Ici elle raconte l'histoire en troisième 
personne, et, gagnée par sa narration : c II la porte 
sur le Ut avec une violence incroyable, et nous y som- 
mes restés trois jours. » 

»\ On faisait une question épineuse à M..., qui ré- 
pondit : c Ce sont de ces choses que je sais à mer- 
veille quand on ne m'en parle pas, et que j'oublie 
quand on me les demande. » 

»% Le marquis de Ghoiseul-Labaume, neveu de l'é- 
voque de Ghâlons, dévot et grand janséniste, étant 
très jeune, devint triste tout à coup. Son oncle l'évo- 
que lui en demanda la raison : il lui dit qu'il avait vu 
une cafetière qu'il voudrait bien avoir, mais qu'il en 
désespérait. « Elle est donc bien chère? — Oui, mon 
oncle, vingt-cinq louis. » L'oncle les donna à condi- 
tion qu'il verrait cette cafetière. Quelques jours après, 
il en demanda des nouvelles à son neveu, c — Je 
l'ai, mon oncle, et la journée de demain ne se pas- 




CARACTÈRES ET PORTRAITS. 117 

sera pas sans que vous ne Payez vue.» Il la lui montra 
en effet au sortir de la grand'messe. Ce n'était point 
un vase à verser du café, c'était une jolie cafetière, 
c'est-à-dire une limonadière, connue depuis sous le 
nom de madame de Bussi. On conçoit la colère du 
vieil iWôque janséniste. 

/* Voltaire disait du poète Roi, qui avait été sou- 
vent repris de justice, et qui sortait de Saint-Lazare : 
t C'est un homme qui a de l'esprit, mais ce n'est pas 
un auteur assez châtié. » 

»*» Je ne vois jamais jouer les pièces de C..., et le 
peu de monde qu'il y a, sans me rappeler le mot d'un 
major de place, qui avait indiqué l'exercice pour telle 
heure. Il arrive, il ne voit qu'un trompette : « Par- 
lez-donc, messieurs les b..., d'où vient donc est-ce 
que vous n'êtes qu'un? » 

/» Le marquis de Villette appelait la banqueroute 
de M. de Cuéménée la sérénissime banqueroute. 

/» Luxembourg, le crieur qui appelait les gens et 
les carrosses au sortir de la comédie, disait : c La 
comédie sera mal ici; il n'y a point d'écho. » 

/^ On demandait à un homme qui faisait profes- 
sion d'estimer beaucoup les femmes, s'il en avait eu 
beaucoup. Il répondit : « Pas autant que si je les mé- 
prisais. » 

/» On faisait entendre à un homme d'esprit qu'il 
ne connaissait pas bien la cour. Il répondit : « On 
peut être très bon géographe sans être sorti de chez 
soi. » Banville n'avait jamais quitté sa chambre. 

»*» Dans une dispute sur le préjugé relatif aux 
peines infamantes, qui flétrissaient la famille du 
coupable, M. C... dit : c C'est bien assez de voir des 
honneurs et des récompenses où il n'y a pas de vertu. 



118 CHAMFORT. 



sang qu'il faille encore un châtiment où il n*y a pas 
de crime. » 

♦% M. de L..._, pour détourner madame de B..., 
veuve depuis quelque temps, de Tidée du mariage, 
lui dit : c Savez-vous que c'est une bien belle chose 
de porter le nom d'un homme qui ne peut plus faire 
de sottises ! » 

*** Milord Tirauley disait qu'après avoir ôté à un 
Espagnol ce qu'il avait de bon, ce qu'il en restait 
était un Portugais. Il disait cela étant ambassadeur 
en Portugal. 

/» Le vicomte de S... aborda un jour M. de Vaines 
en lui disant : « Est-il vrai, monsieur, que, dans une 
maison où l'on avait eu la bonté de me trouver de 
l'esprit, vous avez dit que je n'en avais pas du tout? » 
M. de Vaines lui répondit : « Monsieur, il n'y a pas 
un seul mot de vrai dans tout cela; je n'ai jamais été 
dans une maison où l'on vous trouvât de l'esprit, et 
je n'ai jamais dit que vous n'en aviez pas. » 

/* Ceux qui entrent par écrit dans de longues jus- 
tifications devant le public lui paraissent ressembler 
aux chiens qui courent et jappent après une chaise de 
poste. 

A L'homme arrive novice à chaque âge de la vie. 

»% A un jeune homme, qui ne s'apercevait pas qu'il 
était aimé d'une femme : « Vous êtes encore bien 
jeune, vous ne savez lire que les gros caractères. » 

»\ « Pourquoi donc, disait mademoiselle de R..., 
âgée de douze ans, pourquoi cette phrase : « Ap- 
€ prendre à mourir? > Je vois qu'on y réussit très bien 
la première fois. » 

»*» Dans le temps où parut le livre de Mirabeau sur 
l'agiotage, dans lequel M. de Galonné est très mal- 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 119 

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traité, on disait partout, à cause d'un passage contre 
M. Neckerj que le livre était payé par M. de Galonné, 
et que le mal qu'on y disait de lui n'avait d'autre ob- 
jet que de masquer la collusion; sur quoi M. de L... 
dit que cela ressemblerait trop à l'histoire du régent, 
qui avait dit au bal à l'abbé Dubois : « Sois bien fa- 
milier avec moi, pour qu'on ne me soupçonne pas. » 
Sur quoi l'abbé lui donna des coups de pied au c..., 
et, le dernier étant un peu fort, le régent, passant sa 
main sur son derrière, lui dit : « L'abbé, tu me dé- 
guises trop. » 

**♦ Un homme d'une fortune médiocre se chargea 
de secourir un malheureux qui avait été inutilement 
recommandé à la bienfaisance d'un grand seigneur et 
d'un fermier général. Je lui appris ces deux circons- 
tances, chargées de détails qui aggravaient la faute 
de ces derniers. Il me répondit tranquillement : 
< Gomment voudriez-vous que le monde subsistât, si 
les pauvres n'étaient pas continuellement occupés à 
faire le bien que les riches négligent de faire, ou à 
réparer le mal qu'ils font? » 

A On disait à un jeune homme de redemander 
ses lettres à une femme d'environ quarante ans, dont 
il avait été fort amoureux. « Vraisemblablement elle 
ne les a plus. — Si fait, lui répondit quelqu'un; les 
femmes commencent vers trente ans à garder les let- 
tres d'amour. » 

»\ M. X... disait, à propos* de l'utilité de la 
retraite et de la force que l'esprit y acquiert : « Mal- 
heur au poète qui se fait friser tous les jours ! Pour 
faire de bonne besogne, il faut être en bonnet de nuit, 
et pouvoir faire le tour de sa tête avec sa main. » 

A Les grands vendent toujours leur société à la 
vanité des petits. 



■'. C'est une chose curieuse que l'histoire de Port- 
Rojal écrife par Racine. Il estplaisant devoir l'auteur 
de Phèdre parler des grands desseins de Dieu sur la 
mère Agnès, 

,', D'Arnaud, entrant chez M. le comte de Frise, le 
vit à sa toilette, ayant les épaules couvertes de ses 
beaux cheveux. « Ah! monsieur, dit-il, Toilà vrai- 
ment les cheveuï du génie, — Vous trouvez? dît le 
comte. Si vous voulez, je me les ferai couper pour 
vous en faire une perruque. » 

,', Il n'y a pas maintenant en France nn plus grand 
objet de politique étrangère que la connaissance par- 
faite de ce qui regarde l'Inde, C'est à cet objet que 
Bnssot de Warville a consacré des années entières; 
et je lui ai entendu dire que M. de Vergennes était 
celui qni lui avait suscité le plus d'obstacles, pour le 
détourner de cette étude. 

,'. On disait à J.-J. Rousseau, qui avait gagné plu- 
sieurs parties d'échecs au prince de Conti, qu'il ne lui 
avait pas fait sa cour, et qu'il fallait lui en laisser ga- 
gner quelques-unes : * Comment! dit-il, je lui donne 
la tour. » 

.', M. D... me disait que madame du Coislin, qui . 
tAche d'être dévole, n'y parviendrait jamais, parce que, 
outre la sottise de croire, il fallait, pour faire son sa- 
lut, un fonds de bêtise quotidienne qui lui manque- 
rait trop souvent; a et c'est ce fonds, ^'outait-tl, 
qu'on appelle la grâce, n 

,', Madame de Talmont voyant M, de Richelieu, au 
lieu de s'occuper d'elle, faire sa cour à madame de 
Brionne, fort belle femme, mais qui n'avait pas la ré- 
putation d'avoirbeaucoup d'esprit, lui dit : f Monsieui- 
le maréchal, vous n'êtes point aveugle, mais je vous 
crois un peu sourd. » 



^■p 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 121 



,*. L'abbé Delaville voulait engager à entrer dans 
la carrière politique M. de T..., homme modeste et 
honnête, qui doutait de sa capacité et qui se refusait 
à ses invitations, c Eh! monsieur, lui dit l'abbé, ou- 
vrez VAlmanach royal. » 

»% Il y a une farce italienne où Arlequin dit, à pro- 
pos des travers de chaque sexe, que nous serions tous 
parfaits, si nous n'étions ni hommes ni femmes. 



*% Sixte-Quint, étant pape, manda à Rome un ja- 
cobin de Milan, et le tança comme mauvais adminis- 
trateur de sa maison, en lui rappelant une certaine 
somme d'arçent qu'il avait prêtée quinze ans aupara- 
vant à un certain cordelier. Le coupable dit : c Cela 
est vrai, c'était un mauvais sujet qui m'a escroqué. — 
C'est moi, dit le pape, qui suis ce cordelier : voilà 
votre argent, mais n'y retombez plus, et ne prêtez 
jamais à des gens de cette robe. » 

/» La finesse et la mesure sont peut-être les qua- 
lités les plus usuelles et qui donnent le plus d'avan- 
tages dans le monde. Elles font dire des mots qui va- 
lent mieux, que des saillies. On louait excessivement 
dans une société le ministère de M. de Necker^ quel- 
qu'un, qui apparemment ne l'aimait pas, demanda : 
« Monsieur, combien de temps est-il resté en place 
depuis la mort de M. de Pezay? » Ce mot, en rappe- 
lant que M. Necker était l'ouvrage de ce dernier, fît 
tomber à l'instant tout cet enthousiasme. 



A Le roi de Prusse, voyant un de ses soldats bala- 
fré au visage, lui dit : « Dans quel cabaret t'a-t^on 
équipé de la sorte? — Dans un cabaret où vous avez 
payé votre écot, à Colinn, > dit le soldat. Le roi, qui 
avait été battu à Colinn, trouva cependant le mot ex- 
cellent. 



i22 CHAMFOUT. 



»\ M. Q... disait de madame la princesse de T... ; 
€ C*est une femme qu'il faut absolument tromper; 
car elle n'est pas de la classe de celles qu'on 
quitte. D 

/» On demandait à la Galprenède quelle était 
l'étoffe de ce bel habit qu'il portait. « C'est du Syl~ 
vandre, > dit-il, un de ses romans qui avait réussi. 

/» L'abbé de Vertot changea d'état très souvent. 
On appelait cela les révolutions de l'abbé de Vertot. 

/* Diderot disait : c Je ne me soucierais pas d'être 
chrétien; mais je ne serais pas fâché de croire en 
Dieu. > 

A Le cardinal de la Roche-Aymon, malade de la 
maladie dont il mourut, se confessa de la façon de je 
ne sais quel prêtre, sur lequel on lui demanda sa fa- 
çon de penser, c J'en suis très content^ dit-il, il parle 
de l'enfer comme un ange. » 

A Christine, reine de Suède, avait appelé à sa cour 
le célèbre Naudé, qui avait composé un livre très sa- 
vant sur les différentes danses grecques, et Méibomius, 
érudit Allemand, auteur du recueil et de la traduc- 
tion de sept auteurs grecs qui ont écrit sur la mu- 
sique. Bourdelot, son premier médecin, espèce de 
favori et plaisant de profession, donna à la reine 
l'idée d'engager ces deux savants, l'un à chanter un 
air de musique ancienne, et l'autre à le danser. Elle 
y réussit, et cette farce couvrit de ridicule les deux 
savants qui en avaient été les auteurs. Naudé prit la 
plaisanterie en patience, mais le savant en us s'em- 
porta et poussa la colère jusqu'à meurtrir de coups 
de poing le visage de Bourdelot; et après cette 
équipée^ il se sauva de la cour, et même quitta la 
Suède. 






CARACTÈRES ET PORTRAITS. 423 

»*» M» le chancelier d'Aguesseau ne donna jamais 
de privilège pour l'impression d'aucun roman nou- 
veau, et n'accordait même de permission tacite que 
60US des conditions expresses. Il ne donna à l'abbé 
Prévost la permission d'imprimer les premiers volu- 
mes de Cléveland que sous la condition que Cléve^ 
land se ferait catholique au dernier volume. 

A II est extraordinaire que M. de Voltaire n'ait pas 
mis dans la Pucelle un fou comme nos rois en avaient 
alors. Cela pouvait fournir quelques traits heureux 
pris dans les mœurs du temps. 

/, M. de T..., homme violent, à qui on reprochait 
quelques torts, entra en fureur et dit qu'il irait vivre 
dans une chaumière. Un de ses amis lui répondit 
tranquillement : < Je vois que vous aimez mieux 
garder vos défauts 'que vos amis. » 

. »** Louis XIV, après la bataille de Ramillies dont il 
venait d'apprendre le détail, dit : c Dieu a donc ou- 
blié tout ce que j'ai fait pour lui. ^ [Anecdote contée 
à M, de Voltaire par un vieux duc de Brancas.J 

/» Il est d'usage en Angleterre que les voleurs dé- 
tenus en prison et sûrs d'être condamnés vendent 
tout ce qu'ils ont, pour en faire bonne chère avant 
de mourir. C'est ordinairement leurs chevaux qu'on 
est le plus empressé d'acheter, parce qu'ils sont pour 
la plupart excellents. Un d'eux, à qui un lord de- 
mandait le sien, prenant le lord pour quelqu'un qui 
voulait fai)'e le métier, lui dit : « Je ne veux pas vous 
tromper; mon cheval, quoique bon coureur, a un 
grand défaut, c'est qu'il recule quand il est auprès 
de la portière. > 

»\ On ne distingue pas aisément l'intention de 
l'auteur dans le Temple de Gnide, et il y a même 



124 CHAMFORT. 



quelque obscurité dans les détails; c'est pour cela 
que madame du Defïant l'appelait VApocalypse de la 
galanterie. 

»% On disait d'un certain homme qui répétait à 
différentes personnes le bien qu'elles disaient l'une de 
l'autre, qu'il était tra<jassier en bien. 

»% Fox avait emprunté des sommes immenses à 
différents juifs, et se flattait que la succession d'un 
de ses oncles paierait toutes ces dettes. Cet oncle se 
maria et eut un fils; à la naissance de l'enfant, Fox 
dit : c C'est le Messie que cet enfant; il vient au 
monde pour la destruction des Juifs. > 

»\ Dubuc disait que les femmes sont si décriées, 
qu'il n'y a même plus d'hommes à bonnes fortunes. 

/» Un homme disait à M. de Voltaire qu'il abusait 
du travail et du café, et qu'il se tuait. « Je suis né 
tué, > répondit-il. 

»% Une femme venait de perdre son mari. Son 
confesseur ad honores vint la voir le lendemain et la 
trouva jouant avec un jeune homme très bien mis. 
« Monsieur, lui dit-elle, le voyant confondu, si vous 
étiez venu une demi-heure plus tôt, vous m'auriez 
trouvée les yeux baignés de larmes; mais j'ai joué ma 
douleur contre monsieur, et je l'ai perdue. » 

A M. J... disait à propos de la manière dont on vit 
dans le monde : « La société serait une chose char- 
mante, si on s'intéressait les uns aux autres. » 

— Rulhières cachait un esprit très délié sous un 
extérieur assez épais. Très malicieux avec le ton de 
l'aménité, très intrigant sous le masque de l'insou- 
ciance et du désintéressement, réunissant toutes les 
prétentions de l'homme du monde et du bel esprit, il 
faisait servir ses galanteries à ses bonnes fortunes 



CABACTÈRES ET PORTRAITS. 425 

littéi-aires, et les lectures mystérieuses de ses produc- 
tions à s'introduire chez les belles dames. Fort cir- 
conspect avec les hommes qui pouvaient l'apprécier, 
il était extrêmement hardi, à tous les égards, auprès 
des femmes qui ne doutaient point de son mérite. 
Tout dévoué à la faveur et aux gens de place, il n'évi- 
tait, dans son manège, que les bassesses qui l'auraient 
empêché de se faire valoir. Souple et réservé, adroit 
avec mesure, faux avec épanchements, fourbe avec 
délices, haineux et jaloux^ il n'était jamais plus doux 
et plus mielleux que pour exprimer sa haine et ses 
prétentions. Superficiellement instruit, détaché de 
tous principes^ l'erreur lui était aussi bonne que la 
vérité, quand elle pouvait faire briller la frivolité de 
son esprit. Il n'envisageait les grandes choses que 
sous de petits rapports, n'aimait que les tracasseries 
de la politique, n'était éclairé que par des bluettes, 
et ne voyait dans l'histoire que ce qu'il avait vu dans 
les petites intrigues de la société. 

/* Il paraît certain que l'homme au masque de fer 
est un frère de Louis XIV : sans cette explication c'est 
un mystère absurde. Il paraît certain non seulement 
que Mazarin eut la reine^ mais (ce qui est plus in- 
concevable) qu'il était marié avec elle; sans cela, 
comment expliquer la lettre qu'il écrivit de Cologne, 
lorsque, apprenant qu'elle avait pris parti sur une 
grande affaire, il lui mande : c II vous convenait bien, 
madame, etc. ? » Les vieux courtisans racontent d'ail- 
leurs que, quelques jours avant la mort de la reine, 
il y eut une scène de tendresse, de larmes, d'exphca- 
tions entre la reine et son fils ; et l'on est fondé à 
croire que c'est dans cette scène que fut faite la con- 
fidence de la mère au fils. 

»% Le baron de la Houze^ ayant rendu quelques 



126 CHAMFORT. 



services au pape Ganganelli, ce pape lui demanda s'il 
pouvait faire quelque chose qui lui fût agréable. Le 
baron de la Houze, rusé Gascon, le pria de lui faire 
donner un corps saint. Le pape fut très surpris de 
cette demande, de la part d'un Français. Il lui fit 
donner ce qu'il demandait. Le baron qui avait une 
petite terre dans les Pyrénées, d'un revenu très 
mince, sans débouché pour les denrées, y fit porter 
son saint, le fît accréditer. Les chalands accoururent, 
les miracles arrivèrent, un village d'auprès se peupla, 
les denrées augmentèrent de prix, et les revenus du 
baron triplèrent. 

»% M. de B..., âgé de cinquante ans, venait d'épou- 
ser mademoiselle G..., âgée de treize ans. On disait 
de lui, pendant qu'il sollicitait ce mariage, qu'il de- 
mandait la survivance de la poupée de cette demoi- 
selle, 

»% Milord Hamilton, personnage très singulier, 
étant ivre dans une hôtellerie d'Angleterre, avait tué 
un garçon d'auberge et était rentré sans savoir ce 
qu'il avait fait. L'aubergiste arrive tout effrayé et lui 
dit : € Milord, savez-vous que vous avez tué ce gar- 
çon? — Mettez-le sur la carte. » 

♦*» Le chevalier de Narbonne, accosté par un im- 
portun dont la familiarité lui déplaisait, et qui lui dit 
en l'abordant : c Bonjour, mon ami, comment te por- 
tes-tu? » répondit : t Bonjour, mon ami, comment 
t'appelles-tu? » 

♦% Un avare souffrait beaucoup d'un mal de dent ; 
on lui conseillait de la faire arracher : t Ah! dit^ii, 
je vois bien qu'il faudra que j'en fasse la dépense, s 

A Je venais de raconter une histoire galante de 
madame la présidente de B..., et je ne l'avais pas 
nommée. M. J... reprit naïvement: « Cette présidente 



CARACTÈRES ET PORTRAITS. 127 

de Bernière dont vous venez déparier... » Toute la 
société partit d'un éclat de rire. 

»*♦ Le roi de Pologne Stanislas avançait tous les 
jours l'heure de son dîner. M. de la Falaisière lui dit 
à ce sujet : < Sire, si vous continuez, vous finirez par 
dîner la veille. » 

;*» M. D... disait, à son retour d'Allemagne : < Je 
ne sache pas de chose à quoi j'eusse été moins propre 
qu'à être un Allemand, ù 

»\ M. B... me disait, à propos des fautes de régime 
qu'il commet sans cesse, des plaisirs qu'il se permet 
et qui l'empêchent seuls de recouvrer la santé : c Sans 
moi je me porterais à merveille. > 

A Un catholique de Bresïau vola, dans une église 
de sa communion, des petits cœurs d'or et autres 
offrandes. Traduit en justice, il dit qu'il les tient de 
la Vierge. On le condamne. La sentence est envoyée 
au roi de Prusse pour la signer, suivant l'usage. Le 
roi ordonne une assemblée de théologiens pour déci- 
der s'il est absolument impossible que la Vierge fasse 
à un dévot catholique de petits présents. Les théolo- 
giens de cette communion, bien embarrassés, décident 
que la chose n'est pas rigoureusement impossible. 
Alors le roi écrit au bas de la sentence du coupable : 
c Je fais grâce au nommé P... ; mais je lui défends, 
sous peine de la vie, de recevoir désormais aucune 
espèce de cadeau de la Vierge ni des saints, i 

/* M. de Voltaire, passant par Soissons, reçut la 
visite des députés de l'Académie de Soissons, qui di- 
saient que cette Académie était la fille aînée de l'Aca- 
démie française, c Oui, messieurs, répondit-il, la fille 
aînée, fille sage, fille honnête qui n'a jamais fait par- 
ler d'elle. » 



.'. M. l'évêquede L..., étant à déjeuner, il lui vint 
en visite l'abbé de S... j l'évëque le prie de déjeuner, 
l'abbé refuse. Le prélat insiste : < Monseigneur, dit 
l'abbé, j'ai déjeuné deux fois, et d'ailleurs c'est au- 
jourd'hui jeûne. » 

.'. L'évêque d'An'as, recevant dans sa cathédrale 
le corps du maréchal deLevis, dit, en mettant la main 
sur le cercueil : » Je le possède enfin, cet homme 
vertueux, n 

,', Madame la princesse de Conti, fille de LoubXIV, 
ayant vu madame la dauphine de Bavière qui dormait 
ou faisait semblant de dormir, dit, après l'avoir con- 
sidérée i « Madame la dauphine est encore plus laide 
en dormant que lorsqu'elle veille. > Madame la dau- 
phine, prenant la parole sans faire le moindre mou- 
vement, lui répondit : c Madame, tout le monde n'est 
pas enfant de l'amour. » 

.', Un Américain, ayant vu six Anglais séparés de 
leur troupe, eut l'audace inconcevable de leur courir 
EUS, d'en blesser deux, de désarmer les autres, et de 
les amener au général Washington. Le général lui 
demanda comment il avait pu faire pour se rendre 
maître de six hommes, a Aussitôt que je les ai vus, dit- 
il, j'ai couru sur eux, et je les ai environnés. » 

.'. Dans le temps qu'on établit plusieurs impôts 
qui portaient sur les riches, un millionnaire se trou- 
vant parmi des gens riches qui se plaignaient des 
malheurs du temps, dit : c Qui est-ce qui est heureux 
dans ces moments-ci?... quelques misérables. > 




MAXIMES ET PENSEES 



I 



MAXIMES GÉNÉRALES. 



A Les maximes, les axiomes sont, ainsi que les 
abrégés, l'ouvrage des gens d'esprit qui ont travaillé, 
ce semble, à l'usage des esprits médiocres ou pares- 
seux. Le paresseux s'accommode d'une maxime qui le 
dispense de faire lui-même les observations qui ont 
mené l'auteur de la maxime au résultat dont il fait 
part à son lecteur. Le paresseux et l'homme médiocre 
se croient dispensés d'aller au delà, et donnent à la 
maxime une généralité que l'auteur, à moins qu'il ne 
soit lui-même médiocre (ce qui arrive quelquefois), 
n'a pas prétendu lui donner. L'homme supérieur sai- 
sit tout d'un coup les ressemblances, les différences 
qui font que la maxime est plus ou moins applicable 
à tel ou tel cas, ou ne l'est pas du tout. Il en est 
de cela comme de l'histoire naturelle, où le désir de 
simplifier a imaginé les classes et les divisions. Il a 
fallu avoir de l'esprit pour les faire; car il a fallu 

9 



130 CHAMFORT. 



rapprocher et observer des rapports : mais le grand 
naturaliste, l'homme de génie, voit que la nature 
prodigue des êtres individuellement différents, et voit 
Finsuffîsance des divisions et des classes, qui sont 
d'un si grand usage aux esprits médiocres et pares- 
seux. On peut les associer : c'est sauvent la même 
chose, c'est souvent la cause et l'effet. 

A La plupart de ceux qui font des recueils de vers 
et de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des 
cerises ou des huîtres, choisissant d'abord les meil- 
leures et finissant par tout manger. 

/« L'homme, dans l'état actuel de la société, me 
paraît plus corrompu par sa raison que par ses pas- 
sions. Ses passions (j'entends ici celles qui appartien- 
nent à l'homme primitif) ont conservé, dans l'ordre 
social, le peu de nature qu'on y retrouve encore. 



*% Ce serait une chose curieuse qu'un livre qui in- 
diquerait toutes les idées corruptrices de l'esprit hu- 
main, de la société, de la morale, et qui se trouvent 
développées ou supposées dans les écrits les plus cé- 
lèbres, dans les auteurs les plus consacrés ; les idées 
qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises 
maximes politiques, le despotisme, la vanité de rang, 
les préjugés populaires de toute espèce. On verrait 
que presque tous les livres sont des corrupteurs, que 
les meilleurs font presque autant de mal que de 
bien. 

/* On ne cesse d'écrire sur l'éducation; et les ou- 
vrages écrits sur cette matière ont produit quelques 
idées heureuses, quelques méthodes utiles; on fait, 
en un mot, quelque bien partiel Mais quelle peut 
être, en grand, l'utilité de ces écrits, tant qu'on ne fera 
pas marcher de front les réformes relatives à la lé- 



MAXIMES ET PENSÉES. 431 

gislation, à la religion, à ropinion publique? L'éduca- 
tion n'ayant d'autre objet que de conformer la raison 
de l'enfance à la raison publique relativement à ces 
trois objets, quelle instruction à donner, tant que ces 
trois objets se combattent? En formant la raison de 
l'enfance, que faites-vous que de la préparer à voir 
plus tôt l'absurdité des opinions et des mœurs consa- 
crées par le sceau de l'autorité sacrée, publique ou 
législative; par conséquent, à lui en inspirer le mé- 
pris? 

/» n en est de la civilisation comme de la cuisine. 
Quand on voit sur une table des mets légers, sains 
et bien préparés, on est fort aise que la cuisine 
soit devenue une science; mais, quand on y voit 
des jus, des coulis, des pâtés de truifes, on mau- 
dit les cuisiniers et leur art funeste : à l'applica- 
tion. 

»% La société n'est pas, comme on le croit d'ordi- 
naire, le développement de la nature, mais bien sa 
décomposition et sa refonte entière. C'est un second 
édifice, bâti avec les décombres du premier. On en 
trouve les débris avec un plaisir mêlé de surprise. 
C'est celui qu'occasionne l'expression naïve d'un sen- 
timent naturel qui échappe dans la société ; il arrive 
même qu'il plait davantage, si la personne à laquelle 
il échappe est d'un rang plus élevé, c'est-à-dire plus 
loin de la nature. Il charme dans un roi, parce qu'un 
roi est dans l'extrémité opposée. C'est un débris d'an- 
cienne architecture dorique ou corinthienne dans un 
édifice grossier et moderne. 

/* En général, si la société n'était pas une compo- 
sition factice, tout sentiment simple et vrai ne pro- 
duirait pas le grand effet qu'il produit : il plairait 
sans étonner; mais il étonne et il plaît. Notre surprise 



j est la satire de la Bociété, et notre plaisir est un hom- 

I mage à la nature. 

j .', Des fripons ont toujours un peu besoin de leur 

I honneur, à peu près comme les espions de police, 

qui sont payés moins chers, quand ils voient moins 

, bonne compagnie. 

1 ,', Un homme du peuple, un mendiant, peut se 

' laisser mépriser, sans donner l'idée d'un homme vil, 

si le mépris ne paraît s'adresser qu'à son extérieur ; 
mais ce même mendiant, qui laisserait insulter sa 
conscience, fût-ce par le premier souverain de l'Eu- 
rope, devient alors aussi vil par sa personne que par 
son état. 

.'. Il faut convenir qu'il est impossible de vivre 
dans le monde sans jouer de temps en temps la co- 
médie. Ce qui distingue l'honnête homme du fripon, 
c'est de ne la jouer que dans les cas forcés, et pour 
échapper au péril; au lieu que l'autre va au-devant 



,'. On fait quelquefois dans le monde un raison- 
nement bien étrange. On dit à un homme, en voulant 
récuser son témoignage en faveur d'un autre homme : 
C'est votre ami. Eh! morbleu, c'est mon ami, parce 
que le bien que j'en dis est vrai, parce qu'il est lel 
que je le peins. Vous prenez la cause pour l'effet, et 
l'effet pour la cause. Poui^iuoi supposez-vous quej'en 
dis du bien, parce qu'il est mon ami? et pourquoi ne 
supposez-vous pas plutôt qu'il est mon ami, parce 
qu'il y a du bien à en dire ? 

.*. 11 y a deuK classes de moralistes et de poli- 
tiques ; ceux qui n'ont vu la nature humaine que du 
côté odieux ou ridicule, el c'est le plus grand nombre: 
Lucien, Montaigne, Labruyère, La roche foucault, 



MAXIMES ET PENSÉES. 133 

Swift, Mandeville, Helvétius, etc. ; ceux qui ne l'ont 
vue que du beau côté et dans ses perfections : tels 
sont Shaftersbury et quelques autres. Les premiers 
ne connaissent pas le palais dont ils n'ont vu que les 
latrines; les seconds sont des enthousiastes qui dé- 
tournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui 
n'en existe pas moins. Est in medio verum. 

/* Au théâtre, on vise à l'effet; mais ce qui dis- 
tingue le bon et le mauvais poète, c'est que le pre- 
mier veut faire effet par des moyens raisonnables ; et, 
pour le second, tous les moyens sont excellents. Il 
en est de cela comme des honnêtes gens et des fripons 
qui veulent également faire fortune : les premiers 
n'emploient que des moyens honnêtes, et les autres, 
toutes sortes de moyens. 

A La philosophie, ainsi que la médecine, a beau- 
coup de drogues, très peu de bons remèdes, et pres- 
que point de spécifiques. 

A On compte environ cent cinquante millions 
d'âmes en Europe, le double en Afrique, plus du 
triple en Asie ; en admettant que l' Amérique et les 
Terres Australes n'en contiennent que la moitié de ce 
que donne notre hémisphère, on peut assurer qu'il 
meurt tous les jours, sur notre globe, plus de cent 
mille hommes. Un homme qui n'aurait vécu que 
trente ans aurait encore échappé environ mille quatre 
cents fois à cette épouvantable destruction. 

/» Celui qui ne sait point recourir à propos à la 
plaisanterie, et qui manque de souplesse dans l'esprit, 
se trouve très souvent placé entre la nécessité d'être 
faux ou d'être pédant : alternative fâcheuse à laquelle 
un honnête homme se soustrait, pour l'ordinaire, par 
de la grâce et de la gaîté. 



,*, Souvent une opinion, one coutume, commence 
à paraître absurde dans la première jeunesse ; et, en 
avançant dans la vie, on en trouve la raison; elle 
paraît moins absurde. En faudrait-il conclure que de 
certaines coutumes sont moins ridicules ? On serait 
porté à penser quelquefois qu'eUes ont été établies 
par des gens qui avaient lu le livre entier de la vie, 
et qu'elles sont jugées par des gens qui, malgré leur 
esprit, n'en ont lu que quelques paj^es. 

.'. Il semble que, d'après les idées reçues dans le 
monde et la décence sociale, il faut qu'an prêtre, on 
curé, croie un peu pour n'être pashypocrite, ne soit pas 
sûr de son (ait pour n'être pas intolérant. Le grand 
vicaire peut sourire à un propos contre la religion, 
révêque rire tout à fait, le cardinal y joindre son 
mot. 

.', La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres, 
à peu près comme un dcerone d'Italie rappelle Cicé- 
ron. 

.'. J'ai lu, dans je ne sais quel voy^eur, que cer- 
tains sauvages de l'Afrique croient i l'iounoilalilé de 
l'âme. Sans prétendre eipliquer ce qu'elle devient, 
ils la croient errante, après la mort, d(ms les brous- 
sailles qui environnent leurs bourgades, et la cher- 
chent plusieurs matinées de suite. Me ta trouvant pas 
ils abandonnent cette recherche, et n'y pensent plus. 
C'est à peu près ce que nos philosophes ont fait, et ' 
avaient de mdlleur à faire. 

.'. Il faut qu'un honnête homme ait l'estime 
publique sans j avoir pensé, et, pour ainsi dire, 
malgré lui. Celui qui l'a cherchée donne sa mesure. 

.*, C'est une belle all^orie, dans la Bible, que cet 
arbre de la science du bien el du mal qui produit la 



MAXIMES Et i^ENSEES. 13$ 



mort. Cet emblème ne veut-il pas dire que, lorsqu'on 
a pénétré le fond des choses, la perte des illusions 
amène la mort de Tâme, c'est-à-dire un désintéresse- 
ment complet sur tout ce qui touche et occupe les 
autres hommes ? 

,*, On croit le sourd malheureux dans la société. 
N'est-ce pas un jugement prononcé par l'amour-pro- 
pre de la société, qui dit : Cet homme-là n'est-il pas 
trop à plaindre de n'entendre pas ce que nous disons? 

,% La pensée console de tout, et remédie à tout. 
Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le 
remède du mal qu'elle vous a fait, elle vous le 
donnera* 

,% Il y a, on ne peut le nier, quelques grands ca- 
ractères dans l'histoire moderne, et on ne peut com- 
prendre comment ils se sont formés : ils y semblent 
comme déplacés; ils y sont comme des cariatides 
dans un entresol. 

,% Je ne suis pas plus étonné de voir un homme 
fatigué de la gloire, que je ne le suis d'en voir un 
autre importuné du bruit qu'on fait dans son anti- 
chambre. 

,% J'ai vu, dans le monde, qu'on sacrifiait sans 
cesse l'estime des honnêtes gens à la considération^ 
et le repos à la célébrité. 

^% Combien de militaires distingués, combiwi 
d'officiers généraux sont morts sans avoir transmis 
leurs noms à la postérité : en cela, moins heureux 
que Bucéphale, et même que le dogue espagnol Bé- 
récillo^ qui dévorait les Indiens de Saint-Domingue 
et qui avait la paye de trois soldats ! 

/, On souhaite la paresse d'un méchant et le si- 
lence d'un sot. 



i3C CHAMFORT. 



,\ Ce qui explique le mieux comment le mal- 
homiête hcmme, et quelquefois même le sot, réussis- 
sent presque toujours mieux, dans le monde, que 
Fhonnête homme et que l'homme d'esprit, à faire leur 
chemin, c'est que le malhonnête homme et le sot ont 
moins de peine à se mettre au courant et au ton du 
monde, qui, en général, n'est que malhonnêteté et 
sottise; au lieu que l'honnête homme et l'homme 
sensé, ne pouvant entrer si tôt en commerce avec le 
monde, perdent un temps précieux pour la fortune. 
Les uns sont des marchands qui, sachant la langue du 
pays, vendent et s'approvisionnent tout de suite; tan- 
dis que les autres sont obligés d'apprendre la langue 
de leurs vendeurs et de leurs chalands, avant que 
d'exposer leur marchandise et d'entrer en traité avec 
eux : souvent même ils dédaignent d'apprendre cette 
langue, et alors ils s'en retournent sans étrenner. 

/, Il y a une prudence supérieure à celle qu'on 
quaUiie ordinairement de ce nom : l'une est la pru- 
dence de l'aigle, et Tautre celle des taupes. La pre- 
mière consiste à suivre hardiment son caractère, en 
acceptant avec courage les désavantages et les incon- 
vénients qu'il peut produire... 

/, Pour parvenir à pardonner à la raison le mal 
qu'elle fait à la plupart des hommes, on a besoin de 
considérer ce que ce serait que l'homme sans sa rai- 
son. C'était un mal nécessaire. 

/, Il y a des sottises bien habillées, comme il y a 
des sots très bien vêtus. 

/^ « N'as- tu pas honte de vouloir parler mieux que 
tu ne peux ? » disait Sénèque à l'un de ses fils,qui ne 
pouvait trouver l'exorde d'une harangue qu'il avait 
commencée. On pourrait dire de même à ceux qui 



MAXIMES ET PENSÉES. 137 



adoptent des principes plus forts que leur caractère : 
«N'as-tu pas honte de vouloir être philosophe plus que 
tu ne peux ? t> 

/» Si Ton avait dit à Adam, le lendemain de la 
mort d'Abel, que, dans quelques siècles, il y aurait 
des endroits où, dans l'enceinte de quatre lieues car- 
rées, se trouveraient réunis et amoncelés sept ou huit 
cent mille hommes, aurait-il cru que ces multitudes 
pussent jamais vivre ensemble ? Ne se serait-il pas fait 
une idée encore plus affreuse de ce qui s'y commet 
de crimes et de monstruosités ? C'est la réflexion qu'il 
faut faire, pour se consoler des abus attachés à ces 
étonnantes réunions d'hommes. 

,*^ Les prétentions sont une source de peines, et 
l'époque du bonheur de la vie commence au moment 
où elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au 
moment où sa beauté baisse ? Ses préJ)2ntions la ren- 
dent ou ridicule ou malheureuse : dix ans après, plus 
laide ou plus vieille, elle est calme et tranquille. Un 
homme est dans l'âge où l'on peut réussir et ne pas 
réussir auprès des femmes ; il s'expose à des incon- 
vénients, et même à des affronts : il devient nul ; dès 
lors plus d'incertitudes, et il est tranquille. En tout, 
le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et 
arrêtées ; il vaut mieux être moins et être ce qu'on 
est incontestablement. L'état des ducs et pairs, bien 
constaté, vaut mieux que celui des princes étrangers, 
qui ont à lutter sans cesse contre la prééminence. Si 
Chapelain eût pris le parti que lui conseillait Boileau, 
par le fameux hémistiche : Que rCécrit-il en prose ? 
il se fût épargné bien des tourments, et se fût peut- 
être fait un nom autrement que par le ridicule. 

/, La plupart des hommes qui vivent dans le 
monde y vivent si étourdiment, pensent si peu, qu'ils 



138 CHAH FORT. 

ne connaisBent pas ce monde qu'ils ont toujours sous 
les yeui. «Ils ne le connaissent pas, disait plaisam- 
ment H. de B..., par la raison qui fait que les hanne- 
tons ne savent pas l'histoire naturelle. » 

.'. En voyant Bacon, dans le commencement du 
seizième siècle, indiquer à l'esprit humain la marche 
qu'il doit suivre pour reconstruire l'édifice des scien- 
ces, on cesse presque d'adjnirer les grands honames 
qui lui ont succédé, tels que Bolle, Loke, etc. IJ leur 
distribue d'avance le terrain qu'ils oui à défricher ou 
à conquérir. C'est César, maître du monde après la 
victoire de Pbarsale, donnant des royaumes et des 
provinces à ses partisans ou à ses favoris. 

,*, Notre raison nous rend quelquefois aussi mal- 
heureux que nos passLons,et on peut dire de l'homme, 
quanil il est dans ce cas, que c'est un malade empoi- 
sonné par son médecin. 

,*, Le moment où l'on perd les illusions, les pas- 
sious de la jeunesse, laisse souvent des regrets ; mais 
quelquefois on hait le prestige qui nous a trompé. 
C'est Armide qui hrùle et détmit le palais où elle fut 
enchantée. 

,'. Les médecins et le commun des hommes ne 
voient pas plus clair les uns que Içs autres dans les 
maladies et dans l'intérieur du corps humain. Ce sont 
Ions des aveugles ; mais les médecins sont des 
quinze -vil] gis, qui connaissent mîeni les rues et qui 
se tirent mieux d'affaire. 

.*, Vous demandez comment on faitfortune. Voyei 
ce qui se passe au parterre d'un spectacle, le jour où 
il y a foule; comme les uns restent en arrière, comme 
les premiers reculent, comme les derniers sont por- 
tés en avant. Cette image est si juste, que le mot qui 



MAXIMES ET PENSÉES. 139 

rexprîme a passé dans le langage du peuple. Il ap- 
pelle faire fortune, se pousser. Mon fils, mon neveu 
se poussera. Les honnêtes gens disent : s^avancer^ 
avancer^ arriver, termes adoucis, qui écartent l'idée 
accessoire de force, de violence, de grossièreté, mais 
qui laissent subsister Fidée principale. 

v% Ceux qui ne donnent que leur parole pour ga- 
rant d'une assertion qui reçoit sa force de ses preu- 
ves, ressemblent à cet homme qui disait : J'ai l'hon- 
neur de vous assurer que la terre tourne autour du 
soleil. 

/^ Dans les grandes choses, les hommes se mon- 
trent comme il leur convient de se montrer : dans 
les petites, ils se montrent comme ils sont. 

♦\ Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme 
qui oppose la nature ^ la loi, la raison à l'usage, sa 
conscience à l'opinion, et son jugement à l'erreur. 

,% Un sot qui a un moment d'esprit étonne et 
scandalise, comme des chevaux de fiacre au galop. 

/^ Ne tenir dans la main de personne, être 
Vhomme de son cœur, de ses principes, de ses sen- 
timents, c'est ce que j'ai vu de plus rare. 

^% Au heu de vouloir corriger les hommes de cer- 
tains travers insupportables à la société, il aurait 
fallu corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent. 

^*, Les trois quarts des folies ne sont que des 
sottises. 

*^ L'opinion est la reine du monde, parce que la 
sottise est la reine des sots. 

^*, Il faut savoir faire les sottises que nous de- 
mande notre caractère. 

/, L'importance sans mérite obtient des égards 
sans estime. 



,', Grands et petits, on a beau faire, il faut tou- 
jours se dire comme le fiacre aux courtisanes dans le 
moulin de Javelle : Vous autres et nous autres, nous 
ne pouvons nous passer les wis des autres. 

,'. Quelqu'un disait que la Providence était te nom 
<le baptâme du hasard : quelque dévot dira que le ha- 
sard est un sobriquiil de la Providence. 

,', 11 y a peu d'hommes qui se permettent un 
usage rigoureux et intrépide de leur raison, et osent 
l'appliquer à tous tes objets de la morale, de la poli- 
tique et de la société, aus rois, aux ministres, aux 
grands, aux philosophes, aux principes des sciences, 
des beaux-arts, etc. ; sans quoi on restera dans lamé- 
diûcrité. 

.', Il y a des hommes qui ont le besoin de primer, 
de s'élever au-dessus des autres, à quelque prijt que 
ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu'ils soient 
en évidence sur des tréteaux de charlatan ; sur un 
théiltre, un ti-ône, un échafaud, ils seront toujours 
bien, s'ils attirent les yeux. 

,', Les hommes deviennent petits en se rassem- 
blant: ce sont les diables de Miiton,obligës de se rendre 
pygmé es pour entrer dans le Pandœmonium. 

,'. On anéantit son propre caractère dans lacrainte 
d'attirer les regards et l'attention; et on se précipite 
dans la nullité pour échapper au danger d'être peint, 

,', L'homme vit souvent avec lui-même, et il a be- 
soin de vertu ; il vit avec les autres, et il a besoin 
d'honneur. 

.', L'ambition piend aux petites âmes plus facile- 
ment qu'aux grandes, comme le feu prend plus aisé- 
ment à la paille, aux chaumières qu'aux palais. 



MAXIMES ET PENSÉES. 141 



,% Les fléaux physiques et les calamités de la 
nature humaine ont rendu la société nécessaire. 
La société a ajouté aux malheurs de la nature. Les 
inconvénients de la société ont amené la nécessité 
du gouvernement, et le gouvernement ajoute aux 
malheurs de la société. Voilà l'histoire de la nature 
humaine. 



* 



*, La nature, en faisant naître à la fois la raison 
et les passions, semble avoir voulu, par le second 
présent, aider l'homme à s'étourdir sur le mal qu'elle 
lui a fait par le premier ; et, en ne le laissant vivre 
que peu d'années après la perte de ses passions 
semble prendre pitié de lui, en le délivrant bientôt 
d'une vie qui le réduisait à sa raison pour toute res- 
source. 

,*, Toutes les passions sont exagératrices ; et elles 
ne sont des passions que parce qu'elles exagèrent. 

^*^ Le philosophe qui veut éteindre ses passions 
ressemble au chimiste qui voudrait éteindre son feu. 

,*, Le premier des dons de la nature est cette force 
de raison qui vous élève au-dessus de vos propres 
passions et de vos faiblesses, et qui vous fait gouver- 
ner vos qualités mêmes, vos talents et vos vertus. 

,*, Pourquoi les hommes sont-ils si sots, si subju- 
gués par la coutume ou par la crainte de faire un 
testament, en un mot, si imbéciles, qu'après eux ils 
laissent aller leurs biens à ceux qui rient de leur 
mort, plutôt qu'à ceux qui la pleurent ? 

^% La nature a voulu que les illusions fussent pour 
les sages comme pour les fous, afin que les premiers 
ne fussent pas trop malheureux par leur propre sa- 
gesse. 

,*^ A voir la manière dont on en use envers les 



142 CHAMFORT. 



malades dans les hôpitaux^ on dirait que les hommes 
ont imaginé ces tristes asiles, non pour soigner les 
malades, mais pour les soustraire aux regards des 
heureux, dont ces infortunés troubleraient les jouis- 
sances. 

^% De nos jours, ceux qui aiment la nature sont 
accusés d'être romanesques. 

^% Le théâtre tragique a le grand inconvénient mo- 
ral de mettre trop d'importance à la vie et à la mort. 

/y La plus perdue de toutes les journées est celle 
où Ton n'a pas ri. 

/^ On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, 
comme on gâte son estomac. 

/^ Les lois du secret et du dépôt sont les mêmes. 

^% L'esprit n'est souvent au cœur que ce que la bi- 
bliothèque d'un château est à la personne du maître. 

/^ Quand on veut devenir philosophe, il ne faut 
pas se rebuter des premières découvertes affligeantes 
qu'on fait dans la connaissance des hommes. Il faut, 
pour les connaître, triompher du mécontentement 
qu'ils donnent, comme l'anatomiste triomphe de la 
nature, de ses organes et de son dégoût pour devenir 
habile dans son art. 

^% En apprenant à connaître les maux de la na- 
ture, on méprise la mort ; en apprenant à connaître 
ceux de la société, on méprise la vie. 

,% En France, tout le monde paraît avoir de l'es- 
prit, et la raison en est simple : comme tout y est une 
suite de contradictions, la plus légère attention pos- 
sible suffît pour les faire remarquer, et rapprocher 
deux choses contradictoires. Gela fait des contrastes 
tout naturels, qui donnent à celui qui s'en avise l'air 



MAXIMES ET PENSÉES. 143 

d'an homme qui a beaucoup d'esprit. Raconter, c'est 
faire de» grotesques. Un simple nouvelliste devient un 
hon plaisant, comme l'historien un jour aura l'air 
d'un auteur satirique. 

/, Le puMic ne croit point à la pureté de certai- 
nes vertus et de certains sentiments ; et, en général, 
le public ne peut guère s'élever qu'à des idées basses. 

/, II n'y a pas d'homme qui puisse être, à lui 
tout seul, aussi méprisable qu'un corps. Il n'y a point 
de corps qui puisse être aussi méprisable que le 
public. 

/, Il y a des siècles où l'opinion publique est la 
plus mauvaise des opinions. 

,*^ L'homme pauvre, mais indépendant des hom- 
mes, n'est qu'aux ordres de la nécessité. L'homme 
riche, mais dépendant, est aux ordres d'un autre 
homme ou de plusieurs. 

,\ L'ambitieux qui a manqué son objet, et qui vit 
dans le désespoir, me rappelle Ixion mis sur la roue 
pour avoir embrassé un nuage. 

^% Il y a, entre l'homme d'esprit, méchant par ca- 
ractère, et l'homme d'esprit, bon et honnête, la diffé- 
rence qui se trouve entre un assassin et un homme 
du monde qui fait bien des armes. 

»% Qu'importe de paraître avoir moins de faiblesses 
qu'un autre, et donner aux hommes moins de prises 
sur vous ? Il suffit qu'il y en ait une et qu'elle soit 
connue. Il faudrait être un Achille sans taloriyei c'est 
ce qui paraît impossible. 

/.^ Telle est la misérable condition des hommes, 
qu'il leur faut chercher, dans la société, des consola- 
tions aux maux de la nature ; et, dans la nature, des 



consolalions aux maux de la société. Combien d'hom- 
mes n'ont trouvé, ni dans l'une ni dans l'autre, des 
distractions à leurs peines ! 

.'. La gloire met souvcdI un honnête homme aux 
mêmes épreuves que la fortune ; c'est-à-dire que 
l'une et l'autre l'obligent, avant de le laisser parvenir 
jusqu'à elles, à faire ou souffrir des choses indignes 
de son caractère. L'horoiue intrépidement vertueux 
les repousse alors également l'une et l'autre, et s'en- 
veloppe ou dans l'obscurité ou dans l'infortune, et 
quelquefois dans l'une et dans l'autre. 

.", Celui qui est juste au milieu, entre notre en- 
nemi et nous, nous paraît être plus voisin de notre 
ennemi : c'est un effet des lois de l'optique, comme 
celui par lequel le jet d'eau d'un bassin parait moins 
éloigné de l'autre bord que de celui où vous êtes. 

,'. L'opinion pubUque est une juridiction que 
l'honnête homme ne doit jamais reconnaître parlai^ 
lement, et qu'il ne doit jamais décliner. 

,', Vain veut dire vide; ainsi la vanité est si misé- 
rable, qu'on ne peutguêre lui dire pis que son nom. 
Elle se donne elle-même pour ce qu'elle est. 

,*, On croit communément que l'art de plaire est 
un grand moyen de faire fortune ; savoir s'ennuyer 
est un art qui réussit bien davantage. Le talent de 
faire fortune, comme celui de réussir auprès des fem- 
mes, se réduit presque à cet art là. 

/, Il y a de certains hommes dont la vertu brille 
davantagedans la condition privée qu'elle ne le ferait 
dans une fonction publique. Le cadre les déparerait. 
Pins un diamant est beau, plus il faut que la monture 
soit légère. Plus le chaton est riche, moins le diamant 
est en évidence. 



MAXIMES ET PENSÉES. 145 

^\ Quand on veut éviter d'être charlatan, il faut 
fuir les tréteaux ; car, si Ton y monté, on est bien 
forcé d'être charlatan, sans quoi l'assemblée vous 
jette des pierres. 

/, Il y a peu de vices qui empêchent un homme 
d'avoir beaucoup d'amis, autant que peuvent le taire 
de trop grandes qualités. 

,*^ Il y a telle supériorité, telle prétention, qu'il 
suffit de ne pas reconnaître pour qu'elle soit anéan- 
tie ; telle autre qu'il suffit de ne pas apercevoir pour 
la rendre sans effet. 

*^ Ce serait être très avancé dans l'étude de la mo- 
rale, de savoir distinguer tous les traits qui différen- 
cient l'orgueil et la vanité. Le premier est haut, 
calme, fier, tranquille, inébranlable ; la seconde est 
vile, incertaine, mobile, inquiète et chancelante. L'un 
grandit l'homme ; l'autre le renfle. Le premier est la 
source de mille vertus ; l'autre, celle de presque tous 
les vices et tous les travers. Il y a un genre d'orgueil 
dans lequel sont compris tous les commandements de 
Dieu, et un genre de vanité qui contient les sept pé- 
chés capitaux. 

,% Vivre est une maladie, dont le sommeil nous 
soulage toutes les seize heures ; c'est un palliatif : la 
mort est le remède. 

/, La nature paraît se servir des hommes pour ses 
desseins, sans se soucier des instruments qu'elle em- 
ploie, à peu près comme les tyrans, qui se défont de 
ceux dont ils se sont servis. 

/, Il y a deux choses auxquelles il faut se faire, 
sous peine de trouver la vie insupportable : ce sont 
les injures du temps et les injustices des hommes. 

/, Je ne conçois pas de sagesse sans défiance. 

40 



146 CHAMFORT. 



L'Écriture a dit que le commencement de la sagesse 
était la crainte de Dieu ; moi, je crois que c'est la 
crainte des hommes. 

^*^ Il y a certains défauts qui préservent de quel- 
ques vices épidémiques : comme on voit, dans un 
temps de peste, les malades de fièvre quarte échapper 
à la contagion. 

^\ Un homme sans élévation ne saurait avoir de 
honte ; il ne peut avoir que de la bonhomie. 

^\ Le grand malheur des passions n'est pas dans 
les tourments qu'elles causent, mais dans les fautes, 
dans les turpitudes qu'elles font commettre, et qui dé- 
gradent l'homme. Sans ces inconvénients, elles au- 
raient trop d'avantages sur la froide raison, qui ne 
rend point heureux. Les passions font vivre l'homme, 
la sagesse les fait seules durer. 

^*, Il faudrait pouvoir unir les contraires : l'amour 
de la vertu avec l'indifférence pour l'opinion pu- 
blique, le goût du travail avec l'indifférence pour la 
gloire, et le soin de sa santé avec l'indifférence pour 
la vie. 

/^ Celui-là fait plus pour un hydropique, qui le 
guérit de sa soif, que celui qui lui donne un tonneau 
de vin. Appliquez cela aux richesses. 

/, Les méchants font quelquefois de bonnes 
actions. On dirait qu'ils veulent voir s'il est vrai que 
cela fasse autant de plaisir que le prétendent les hon- 
nêtes gens. 

/^ Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que 
sa lanterne fût une lanterne sourde. 

,*, Il faut convenir que, pour être heureux en vi- 
vant dans le monde, il y a des côtés de son âme qu'il 
faut entièrement paralyser. 



» » 



MAXIMES ET PENSÉES. 147 

La fortune et le costume qui l'entourent font 
de la vie une représentation au milieu de laquelle il 
faut qu'à la longue l'homme le plus honnête devienne 
comédien malgré lui. 

,*, Si les vérités cruelles, les fâcheuses décou- 
vertes, les secrets de la société, qui composent la 
science d'un homme du monde parvenu à l'âge de 
quarante ans, avaient été connus de ce même homme 
à l'âge de vingt, ou il fût tombé dans le désespoir, 
ou il se serait corrompu par lui-même, par projet; 
et cependant on voit un petit nombre d'hommes 
sages, parvenus à cet âge-là, instruits de toutes ces 
choses et très éclairés, n'être ni corrompus, ni mal- 
heureux.La prudence dirige leurs vertus à travers la 
corruption publique ; et la force de leur caractère, 
jointe aux lumières d'un esprit étendu, les élève 
au-dessus du chagrin qu'inspire la perversité des 
hommes. 

,% Voulez- vous voir à quel point chaque état de 
la société corrompt les hommes ? Examinez ce qu'ils 
sont, quand ils en ont plus longtemps éprouvé 
l'influence, c'est-à-dire dans la vieillesse. Voyez ce 
que c'est qu'un vieux courtisan, un vieux prêtre, 
un vieux juge, un vieux procureur, un vieux chirur- 
gien, etc. 

/, L'homme sans principe est aussi ordinairement 
un homme sans caractère ; car, s'il était né avec du 
caractère, il aurait senti le besoin de se créer des 
principes. 

,% Il y a à parier que toute idée publique, toute 
convention reçue est une sottise ; car elle a convenu 
au plus grand nombre. 

/, L'estime vaut mieux que la célébrité ; la consi- 



148 CHAMFORT. 



dération vaut mieux que la renommée, et l'honneur 
vaut mieux que la gloire. 

*^ C'est souvent le mobile de la vanité qui a en- 
gagé l'homme à montrer toute l'énergie de son âme. 
Du bois ajouté à un acier pointu fait un dard ; deux 
plumes ajoutées au bois font une flèche. 

*^ Les gens faibles sont les troupes légères de l'ar- 
mée des méchants. Ils font plus de mal quo l'armée 
même ; ils infectent et ils ravagent. 

*^ Il est plus facile de légaliser certaines choses 
que de les légitimer. 

*^ Célébrité : l'avantage d'être connu de ceux qui 
ne vous connaissent pas. 

*^ On partage avec plaisir l'amitié de ses amis 
pour des personnes auxquelles on s'intéresse peu soi- 
même; mais la haine, même celle qui est la plus 
juste, a de la peine à se faire respecter. 

*^ Tel homme a été craint pour ses talents, haï 
pour ses vertus, et n'a rassuré que par son carac- 
tère. Mais combien de temps s'est passé avant que 
justice se fît ! 

/, Dans Tordre naturel, comme dans l'ordre so- 
cial, il ne faut pas vouloir être plus qu'on ne peut. 

*^ La sottise ne serait pas tout à fait la sottise, si 
elle ne craignait pas l'esprit. Le vice ne serait pas 
tout à fait le vice, s'il ne haïssait pas la vertu. 

*^ Il n'est pas vrai (ce qu'a dit Rousseau, aprî^s 
Plutarque) que plus on pense, moins on sente ; mais 
il est vrai que plus on juge, moins on aime. Peu 
d'hommes vous mettent dans le cas de faire exception 
à cette règle. 

Ceux qui rapportent tout à l'opinion ressem- 



* 
» ♦ 



MAXIMES ET PENSÉES. 149 



Ment à ces comédiens qui jouent mal pour être 
applaudis, quand le goût du public est mauvais : 
quelques-uns auraient le moyen de bien jouer, si 
le goût du public était bon. L'honnête homme joue 
son rôle le mieux qu'il peut, sans songer à la ga- 
lerie. 

,% Il y a une sorte de plaisir attaché au courage, 
qui se met au-dessus de la fortune. Mépriser l'argent, 
c'est détrôner un roi. 

/, Il y a un genre d'indulgence pour ses ennemis, 
qui paraît une sottise plutôt que de la bonté ou de la 
grandeur d'âme. M. de C... me paraît ridicule par la 
sienne. Il me paraît ressembler à Arlequin, qui dit : 
c Tu me donnes un soufflet; eh bien ! je ne suis pas 
encore fâché. » Il faut avoir l'esprit de haïr ses en- 
nemis. 

/^ Un acte de vertu, un sacrifice ou de ses intérêts 
ou de soi-même, est le besoin d'une âme noble : 
l'amour-propre d'un cœur généreux est, en quelque 
sorte, l'égoïsme d'un grand caractère. 

/^ Robinson, dans son île, privé de tout, et forcé 
aux plus pénibles travaux pour assurer sa subsistance 
journalière, supporte la vie, et même goûte, de son 
aveu, plusieurs moments de bonheur. Supposez qu'il 
soit dans une île enchantée, pourvue de tout ce qui 
est agréable à la vie, peut-être le désœuvrement lui 
eût-il rendu l'existence insupportable. 

,*^ Les idées des hommes sont comme les cartes 
et autres jeux. Des idées que j'ai vu autrefois regar- 
der comme dangereuses et trop hardies sont depuis 
devenues communes et presque triviales, et ont des- 
cendu jusqu'à des hommes peu dignes d'elles. Quel- 
ques-unes de celles à qui nous donnons le nom d'au- 



CHAH FORT. 

ues comme faibles et communes 

.", Il y a plas de fottB que de sages; et, dans le 
sage même, il y a plus de folie que de sagesse. 

,*, Les maximes générales sont, dans la conduite 
de la vie, ce que les routines sont dans les arts. 

,*, La conviction est la constance de l'esprit. 

,*. Un est heureux ou malheureux par une foule 
de choses qui ne paraissent pas, qu'on ne dit point 
et qu'on ne peut dire. 

,*, Le plaisir peat s'appuyer sur l'illusion, mais le 
bonheur repose sur la vérité: il n'y a qu'elle qui puisse 
nous donner celui dont la nature humaine est sus- 
ceptible. L'homme heureux par l'illusion a sa fortune 
en agiotage ; l'homme heureux par la véritiî a sa 
fortune en fonds de terre et en bonnes constitutions. 

.*, 11 y a, dans le monde, bien peu de choses sur 
lesquelles un honnête homme puisse reposer agréa- 
blement son âme ou sa pensée. 

.*. L'babileté est à la ruse ce que la dextérité est à 
la filouterie. 

,'. Quand on soutient que les gens les moins sen- 
sibles sont, à tout prendre, les plus heureux, je me 
rappelle le proverbe indien : « Il vaut mieux être 
assis que debout, être couché qu'assis ; mais il vaut 
mieux être mort que tout cela. > 

.*. L'entêtement représente le caractère, à peu 
près comme le tempérament représente l'amour. 



.'. Préjugé, vanité, calcul ; voilà ce qui t,'ou 
le monde. Celui qui ne connaît pour régie de si 



MAXIMES ET PENSÉES. 151 

• 

duite que raison, vérité, sentiment, n'a presque rien 
de commun avec la société. C'est en lui-même qu'il 
doit chercher et trouver presque tout son bonheur. 

. /» Il faut être juste avant d'être généreux, comme 
on a des chemises avant d'avoir des dentelles. 

/» Les Hollandais n'ont aucune commisération de 
ceux qui font des dettes. Ils pensent que tout homme 
endetté vit aux dépens de ses concitoyens s'il est 
pauvre, et de ses héritiers s'il est riche. 

/» La fortune est souvent comme les femmes ri- 
ches et dépensières, qui ruinent les maisons où elles 
ont apporté une riche dot. 

/» Le changement de modes est l'impôt que l'in- 
dustrie du pauvre met sur la vanité du riche. 

**. L'intérêt d'argent est la grande épreuve des pe- 
tits caractères; mais ce n'est encore que la plus petite 
pour les hommes distingués, et il y a loin de l'homme 
qui méprise l'argent à celui qui est véritablement 
honnête. 

»% Le plus riche des hommes, c'est l'économe : le 
plus pauvre, c'est l'avare. 

/» Le rôle de l'homme prévoyant est assez triste ; 
il afflige ses amis, en leur annonçant les malheurs 
auxquels les expose leur imprudence. On ne le croit 
pas ; et, quand ces malheurs sont arrivés, ces mômes 
amis lui savent mauvais gré du mal qu'il a prédit, et 
leur amour-propre baisse les yeux devant l'ami qui 
doit être leur consolateur, et qu'ils auraient choisi, 
s'ils n'étaient pas humiliés en sa présence. 

/» Il y a quelquefois, entre deux hommes, de 
fausses ressemblances de caractère qui les rappro- 
chent et qui les unissent pour quelque temps. Mais 



152 GHAMFORT. 



la méprise cesse par degrés, et ils sont tout étonnés 
de se trouver très écartés l'un de l'autre, et re- 
poussés, en quelque sorte, par tous leurs points de 
contact. 

A Celui qui veut trop faire dépendre son bonheur 
de sa raison, qui le soumet à l'examen, qui chicane, 
pour ainsi dire, ses jouissances et n'admet que des 
plaisirs délicats, finit par n'en plus avoir. C'est un 
homme qui, à force de faire carder son matelas, le 
voit diminuer et finit par coucher sur la dure. 

/» Le temps diminue chez nous l'intensité des plai- 
sirs absolus, comme parlent les métaphysiciens; 
mais il paraît qu'il accroît les plaisirs relatifs : et je 
soupçonne que c'est l'ai'tifice par lequel la nature a 
su lier les hommes à la vie, après la perte des objets 
ou des plaisirs qui la rendaient le plus agréable. 

/» Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué 
par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre 
aujour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la 
vie à mesure qu'elle s'écoule. 

»% La fausse modestie est le plus décent de tous 
les mensonges. 



* 



\ On dit qu'il faut s'efforcer de retrancher tous 
les jours de nos besoins. C'est surtout aux besoins de 
l'amour-propre qu'il faut appliquer cette maxime : 
ce sont les plus tyranniques, et qu'on doit l6 plus 
combattre. 

A II n'est pas rare de voir des âmes faibles qui, 
par la fréquentation avec des âmes d'une trempe plus 
vigoureuse, veulent s'élever au-dessus de leur carac- 
tère. Cela produit des disparates aussi plaisantes que 
les prétentions d'un sot à l'esprit. 

/» La vertu, comme la santé, n'est pas le souve- 



■^^^ 



- MAXIMES ET PENSÉES. 153 

rain bien. Elle est la place du bien, plutôt que le 
bien même. Il est plus sûr que le vice rend malheu- 
reux, qu'il ne l'est que la vertu donne le bonheur. 
La raison pour laquelle la vertu est le plus désirable, 
c'est parce qu'elle est ce qu'il y a de plus opposé au 
vice. 



II 



DE LA SOaÉTÉ, DES GRANDS, DES RICHES, 
DES GENS DU MONDE. 



*^ Jamais le monde n'est connu par les livres ; on 
l'a dit autrefois ; mais ce qu'on n'a pas dit, c'est la 
raison ; la voici : c'est que cette connaissance est un 
résultat de mille observations fines, dont l'amour- 
propre n'ose faire confidence à personne, pas même 
au meilleur ami. On craint de se montrer comme un 
homme occupé de petites choses, quoique ces petites 
choses soient très importantes au succès des plus 
grandes affaires. 

,*^ En parcourant les mémoires et monuments du 
siècle de Louis XIV, on trouve, même dans la mau- 
vaise compagnie de ce temps-là, quelque chose qui 
manque à la bonne d'aujourd'hui. 

*^ On ne peut vivre dans la société, après l'âge 
des passions. Elle n'est tolérable que dans l'époque 
où l'on se sert de son estomac pour s'amuser et de 
sa personne pour tuer le temps. 

:,% Qu'est-ce que la société, quand la raison n'en 



154 CHAMFORT. 



forme pas les nœuds, quand le sentiment n'y jette 
pas d'intél'êt, quand elle n'est pas un échange de pen- 
sées agréables et de vraie bienveillance ? Une foire, 
un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et 
des petites-maisons ; c'est tout ce qu'elle est tour à 
tour pour la plupart de ceux qui la composent. 

/, Les gens de robe, les magistrats, connaissent 
la cour, les intérêts du moment, à peu près comme 
les écoliers qui ont obtenu un cxeatj et qui ont dîné 
hors du collège, connaissent le monde. 

/, C'est un sot, c'est un sot, c'est bientôt dit : voilà 
comme vous êtes extrême en tout. A quoi cela se ré- 
duit-il? Il prend sa place pour sa personne, son im- 
portance pour du mérite, et son crédit pour une 
vertu. Tout le monde n'est-il pas comme cela? Y 
a-t-il là de quoi tant crier? 

,\ Quand les sots sortent de place, soient qu'ils 
aient été ministres ou premiers commis, ils conser- 
vent une morgue ou une importance ridicules. 

/^ Ceux qui ont de l'esprit ont mille bons contes 
à faire sur les sottises et les valetages dont ils ont été 
témoins : et c'est ce qu'on peut voir par cent exemples. 
Comme c'est un mal aussi ancien que la monarchie, 
rien ne prouve mieux combien il est irrémédiable. 
De mille traits que j'ai entendu raconter, je conclue- 
rais que, si les singes avaient le talent des perroquets, 
on en ferait volontiers des ministres. 

/, Rien de si difficile à faire tomber qu'une idée 
triviale ou un proverbe accrédité. Louis XV a fait 
banqueroute en détail trois ou quatre fois, et on n'en 
jure pas moins foi de gentilhomme. 

^*^ Les gens du monde ne sont pas plus tôt attroupés 
qu'ils se croient en société. 



MA.XIMES ET PENSÉES. 155 

/, J'ai vu des hommes trahir leur conscience, pour 
complaire à un homme qui a un mortier ou une si- 
marre : étonnez- vous ensuite de ceux qui l'échangent 
pour le mortier, ou pour la simarre même. Tous 
également vils, et les premiers absurdes plus que les 
autres. 

/^ La société est composée de deux grandes clas- 
ses : ceux qui ont plus de dîners que d'appétit, et 
ceux qui ont plus d'appétit que de dîners. 

/, On donne des repas de dix louis ou de vingt à 
des gens en faveur de chacun desquels on ne donne- 
rait pas un petit écu pour qu'ils fissent une bonne 
digestion de ce même dîner de vingt louis. 

,*^ C'est une règle excellente à adopter sur l'art de 
la raillerie et de la plaisanterie, que le plaisant et le 
railleur doivent être garants du succès de leur plai- 
santerie à l'égard de la personne plaisantée, et que, 
quand celle-ci se fâche, l'autre a tort. 

,*, En voyant quelquefois les friponneries des pe- 
tits et les brigandages des hommes en place, on est 
tenté de regarder la société comme un bois rempli de 
voleurs, dont les plus dangereux sont les archers 
préposés pour arrêter les autres. 

,% Les gens du monde et de la cour donnent aux 
hommes et aux choses une valeur conventionnelle, 
dont ils s'étonnent de se trouver dupes. Ils ressem- 
blent à des calculateurs qui, en faisant un compte, 
donneraient aux chiffres une valeur variable et arbi- 
traire, et qui, ensuite, dans l'addition, leur rendant 
leur valeur réelle et réglée, seraient tout surpris dé 
ne pas trouver leur compte. 

,*^ Il y a des moments où le monde paraît s'appré- 
cier lui-même ce qu'il vaut. J'ai souvent démêlé qu'il 



eBtimait ceux qui n'en faisaient aucun cas; et il arrive 
souTent que c'est une rcconunandation auprès de lui 
que de le méprieer souverainement, pourvu que ce 
mépris soit vrai, sincère, naïf, sans aOectation, sans 

,*, Le monde esl si méprisable, que le peu de gens 
honnâtee qui s'y trouvent estiment ceni qui le mé- 
prisent, et y sont déterminés par ce mépris même. 

,*. Amitié de cour, foi de renards, et société de 
loups. 

,*. Je conseillerais à quelqu'un qui veut obtenii' 
une grâce d'un ministre, de l'aborder d'un air triste, 
plutût que d'un air riant. On n'aime pas â voir plus 
heureux que soi. 

.*, Les gens qui croient aimer un prince dans l'ins- 
tant où ils viennent d'en être bien traités, me rappel- 
lent les enfants qui veulent élre prêtres le lendemain 
d'une belle procession, ou soldats le lendemain d'une 
revue à laquelle ils ont assisté. 

,*, Les actions utiles, même avec éclat, les services 
réels et les plus grands qu'on puisse rendre k la na- 
tion et même à la cour, ne sont, quand on n'a point 
la faveur de la cour, que des péchés splendides, 
comme disent les théologiens. 

.'. On n'imagine pas combien il faut d'esprit pour 
n'être pas ridicule. 

.*, Tout homme qui vit beaucoup dans le monde 
me persuade qu'il est peu sensible; car je ne vois 
presque rien qui puisse y intéresser le cœur, ou plu- 
tôt rien qui ne l'endurcisse, ne fût-ce que le spec- 
tacle de l'insensibilité, de la frivolité et de la vanité 
qui y régnent. 



MAXIMES ET PENSÉES. 157 



^% Quand les princes sortent de leurs misérables 
étiquettes, ce n'est jamais en faveur d'un homme de 
mérite, mais d'une fille ou d'un bouffon. Quand les 
femmes s'affichent, ce n'est presque jamais pour un 
honnête homme, c'est pour une espèce. En tout, lors- 
que l'on brise le joug de l'opinion, c'est rarement 
pour s'élever au-dessus, mais presque toujours pour 
descendre au-dessous. 

,% A voir le soin que les conventions sociales pa- 
raissent avoir pris d'écarter le mérite de toutes les 
places où il pourrait être utile à la société, en exa- 
minant la ligue des sots contre les gens d'esprit, on 
croirait voir une conjuration de valets pour écarter les 
maîtres. 

♦** Que trouve un jeune homme, en entrant dans 
le monde ? Des gens qui veulent le protéger, préten- 
dent Vhonorer^ le gouverner, le conseiller. Je ne parle 
point de ceux qui veulent l'écarter, lui nuire, le 
perdre ou le tromper. S'il est d'un caractère assez 
élevé pour vouloir n'être protégé que par ses mœurs, 
ne s'honorer de rien ni de personne, se gouverner 
par ses principes, se conseiller par ses lumières, par 
son caractère et d'après sa position, qu'il connaît 
mieux que personne, on ne manque pas de dire qu'il 
est original, singulier, indomptable. Mais, s'il a peu 
d'esprit, peu d'élévation, peu de principes, s'il ne 
s'aperçoit pas qu'on le protège, qu'on veut le gouver- 
ner, s'il est l'instrument des gens qui s'en emparent, 
on le trouve charmant, et c'est, comme on dit, le 
meilleur enfant du monde. 

A La société, ce qu'on appelle le monde, n'est que 
la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte 
éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se cho- 
quent, tour à tour blessées, humiliées l'une par l'autre, 



qai expient le lendemain, dar 
faite, le triomphe de la veille. ' 
être froissé dans ce choc misé' 
instant les yeuK pour être i 
c'est ce qu'on appelle n'âtre 
tence. Pauvre humanité ! 

.'. Il y a une profonde in; 
surprend et scandalise ben 
. Ceux que la bassesse pul 
gneurs, ou grands, les hon 
pour la plupart, doués de 
Cela ne viendrait-il pas d< 
loppée dans leur tête, qu' 
vertus ne sont pas pro| 
d'inirigue? lis les néglï 
inutiles à eux-mêmes et 
sans l'intrigue, la faue 

.*. Qufi voit-on dans 
naïf et sincère pour d) 
une sottise (les sots v 
niéii^ements forcés 
gens d'esprit craigne' 

,", Les bourgeois. 
leur fille un fumier 
litê. 

,', Supposez vin 
tous connaissent e' 
reconnu, Dorilas, 
lents et ses vertus 
tus et de ses talent 
dommage qu'il s 
Que dites-vous? 



% 



MAXIMES ET PENSÉES. i59 

destie l'oblige à vivre sans luxe. Savez-vous qu'il a 
vingt-cinq mille livres de rente? — "Vraiment! — 
Soyez-en sûr, j'en ai la preuve. > Qu'aloi^ cet homme 
de mérite paraisse, et qu'il compare l'accueil de la 
société et la manière plus ou moins froide, quoique 
distinguée, dont il était reçu précédemment. C'est ce 
qu'il a fait : il a comparé, et il a gémi. Mais^ dans 
cette société, il s'est trouvé un homme dont le main- 
tien a été le même à son égard, a Un sur vingt, dit 
noti*e philosophe, je suis content. > 

,*^ Quelques folies qu'aient écrites certains physio- 
nomistes de nos jours, il est certain que l'habitude 
de nos pensées peut déterminer quelques traits de 
notre physionomie. Nombre de courtisans ont l'œil 
faux, par la même raison que la plupart des tailleurs 
sont cagneux. 

,*» Qui est-ce qui n'a que des liaisons entièrement 
honorables? Qui est-ce qui ne voit pas quelqu'un 
dont il demande pardon à ses amis? Quelle est la 
femme qui ne s'est pas vue forcée d'expliquer à sa 
société la visite de telle ou telle femme qu'on a été 
surpris de voir chez elle? 

,% Êtes-vous l'ami d'un homme de la cour, d'un 
homme de qualité, comme on dit; et souhaitez-vous 
lui inspirer le plus vif attachement dont le cœur hu- 
main soit susceptible? Ne vous bornez pas à lui pro- 
diguer les soins de la plus tendre amitié, à le soula- 
ger dans ses maux, à le consoler dans ses peines, à 
lui consacrer tous vos moments, à lui sauver dans 
l'occasion la vie ou l'honneur; ne perdez point votre 
temps à ces bagatelles : faites plus, faites mieux, 
faites sa généalogie. 

/, Vous croyez qu'un ministre, un homme en place 



a tel ou tel principe; et voi' 
vous le lui avez entendu dire. . 
vous abstenez de lui demande 
qui le mettrait en contradict i 
vorife. Vous apprenez biei 
dupe, et TOUS lui voyez fa' 
prouvent qu'un ministre n' 
seulement l'habitude, le f i 
chose. 

,*, Les corps (parlemen 
ont beau se dégrader ; i 
masse, et on ne peut riet 
le ridicule, glissent sur i 

fusil sur un sanglier, si 

,', En voyant ce qv i 

l'homme le plus misar 
Heraclite par mourir t 

,', En voyant les pi : 

veraent, certaines cl i 

reprocher à ceux c 
partie de leurs tortf 
Quel malheur que ■ l 

Aramont I On ne s 
avaient été des peT 
ou du caractère, i 
prince. 

.*. H me sen: 
mières, l'homir 
aussi bien que i 

et la société, 
plaçait une jou 
réflexion. 



,*, A mesu 



Sf 



MAXIMES ET PENSÉES. 161 

la sottise redouble ses efforts pour établir Tempire 
des préjugés. Voyez la faveur que le gouvernement 
donne aux idées de la gentilhommerie. Gela est venu 
au point qu'il n'y a plus que deux états pour les 
femmes : femmes de qualité, ou filles ; le reste n'est 
rien. Nulle vertu n'élève une femme au-dessus de son 
état; elle n'en sort que par le vice. 

/, Les gens qui élèvent les princes et qui préten- 
dent leur donner une bonne éducation, après s'être 
soumis à leurs formalités et à leurs avilissantes éti- 
quettes, ressemblent à ces maîtres d'arithmétique 
qui voudraient former de grands calculateurs, après 
avoir accordé à leurs élèves que trois et trois font 
huit. 

/, Quel est l'être le plus étranger à ceux qui l'en- 
vironnent? Est-ce un Français à Pékin ou à Macao ? 
Est-ce un Lapon au Sénégal? Ou ne serait-ce pas par 
hasard un homme de mérite sans or et sans parche- 
mins, au milieu de ceux qui possèdent l'un de ces 
deux avantages, ou tous les deux réunis ? N'est-ce pas 
une merveille que la société subsiste avec la conven- 
tion tacite d'exclure du partage de ses droits les dix- 
neuf vingtièmes de la société ? 

/^ Le monde et la société ressemblent à une bi- 
bliothèque où au premier coup d'oeil tout paraît en 
règle, parce que les livres y sont placés suivant le 
format et la grandeur des volumes ; mais où dans le 
fond tout est en désordre, parce que rien n'y est rangé 
suivant l'ordre des sciences, des matières ni des au- 
teurs. 

^% Il y a des hommes qui ne sont point aimables, 
mais qui n'empêchent pas les autres de l'être : leur 
commerce est quelquefois supportable. Il y en a 

il 



d'antres qui, n'étant point aimables, nuisent encore 
par leur seule présence au développement de l'ama- 
bilité d'autruî; ceux-là sont insupportables : c'est le 
grand inconvénieat de la pédanterie. 

.*, La plupart des liaisons de société, la camara- 
derie, etc., tout cela est à l'amitié ce que le sigis- 
béisme est à l'amour, 

,'. L'art de la parenthèse est un des grands secrets 
de l'éloquenca dans la société. 

/. C'est la plaisanterie qui doit faire justice de 
tous les travers des hommes et de la société; c'est 
par elle qu'on évite de se compromettre; c'est par 
elle qu'on met tout en place sans sortir de la sienne ; 
c'est elle qui atteste notre eupêriorité sur les choses 
et sur les personnes dont nous nous moquons, sans 
que les personnes puissent s'en offenser, à moins 
qu'elles ne manquent de gaieté ou de mœurs. La ré- 
putation de savoir ,bien manier cette arme doone à 
l'homme d'un rang inférieur, dans le monde et dans 
la meilleure compagnie, cette sorte de considération 
que les militaires ont pour ceux qui manient supé- 
rieurement l'épée. J'ai entendu dire à un homme 
d'esprit : a Otez à la plaisanterie son empire, et je 
quitte demain la société. C'est une sorte de duel où il 
n'y a pas de sang versé, et qui, comme l'autre, rend 
les hommes plus mesurés et plus polis, t 

.', On ne se doute pas, au premier coup d'œil, do 
mal que fait l'ambition de mériter cet éloge si com- 
mun : Monsieur ti» tel est très aimable. Il arrive, je 
ne sais comment, qu'il a un genre de facilité, d'in- 
souciance, de faiblesse, de déraison, qui plaît beau- 
coup, quand ces qualités se trouvent mêlées avec de 
l'esprit; que l'homme, dont on fait ce qu'on veut, 



MAXIMES ET PENSÉES. 163 



qui appartient au moment, est plus agréable que 
celui qui a de la suite, du caractère, des principes, 
qui n'oublie pas son ami malade ou absent, qui sait 
quitter une partie de plaisir pour lui rendre ser- 
vice, etc. Ce serait une liste ennuyeuse que celle des 
défauts, des torts et des travers qui plaisent. Aussi, 
les gens du monde, qui ont réfléchi sur l'art de plaire 
plus qu'on ne croit et qu'ils ne croient eux-mêmes, 
ont la plupart de ces défauts, et cela vient de la né- 
cessité de faire dire de soi : Monsieur un tel est très 
aimable. 



/, Les coutumes les plus absurdes, les étiquettes 
les plus ridicules sont, en France et ailleurs, sous la 
protection de ce mot : C'est Vusage* C'est précisé- 
ment ce même mot que répondent les Hottentots, 
quand les Européens leur demandent pourquoi ils 
mangent des sauterelles, pourquoi ils dévorent la 
vermine dont ils sont couverts. Ils disent aussi : C'est 
l'usage. 

♦*♦ Qu'est-ce que c'est qu'un fat sans sa fatuité? 
Otez les ailes à un papillon, c'est une chenille. 

*^ Les courtisans sont des pauvres enrichis par la 
mendicité. 

/^ Il est aisé de réduire à des termes simples la 
valeur précise de la célébrité : celui qui se fait con- 
naître par quelque talent ou quelque vertu, se dénonce 
à la bienveillance inactive de quelques honnêtes gens 
et à l'active malveillance de tous les hommes mal- 
honnêtes. Comptez les deux classes, et pesez les deux 
forces, 

/, Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. 
C'est presque un ennemi public qu'un homme qui, 
dans les différentes prétentions des hommes et dans 



le mensonge des choses, dit à chaque homme et à 
chaque chose : ■ Je ae te prends que pour ce que tu 
es; je ae t'apprécie que pour ce que lu naux, » El ce 

n'est pas une pelitc entreprise de se faire aimer et 
estimer, avec l'annonce de ce ferme propos. 

,*, Quand on est trop frappé des maux de la so- 
ciété universelle et des horreurs que présentent la 
capilale ou les grandes villes, il faut se dire ; Il pou- 
vait naître de plus grands malheurs encore de la 
suite des combinaisons qui a soumis vingt-cinq 
millions d'hommes à un seul, et qui a réuni sept 
cent mille hommes sur un espace de deux lieues car- 
rées. 

.*. Des qualilés trop supérieures rendent souvent 
un homme moins propre à la société. On ne va pas 
au marché avec des lingots ; on y va avec de l'ai^enl 
ou de la petite monnaie. 

,'. La sociélé, les cercles, les salons, ce qu'on ap- 
pelle le monde, est une pièce misérable, un mauvais 
opéra, sans intérêt, qui se soutient un peu par les 
machines et les décorations, 

,*, Pour avoir une idée juste des choses, il faut 
prendre les mots dans la signification opposée à 
celle qu'on leur donne dans le monde. Misanthrope, 
par exemple, cela veul dire philanthrope; mauvais 
Français, cela veut dire bon citoyen qui indique cer- 
tains abus monstrueux; philosophe, homme simple, 
qui sait que deux et deux font quatre, etc. 

,*, Quand on veut plaire dans le monde, il faut se 
résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses 
qu'on sait par des gens qui les ignorent. 

,', Les hommes qu'on ne connaît qu'à moitié, on 
ne les connaît pas; les choses qu'on ne sait qu'aux 




MAXIMES ET PENSÉES. 165 

trois quarts, on ne les sait pas du tout. Ces deux ré- 
flexions suffisent pour faire apprécier presque tous 
les discours qui se tiennent dans le monde. 

*^ La menace du rhume négligé est pour les mé- 
decins ce que le purgatoire est pour les prêtres, un 
Pérou, 

,*, Les conversations ressemblent aux voyages 
qu'on fait sur Feau : on s'écarte de la terre sans 
presque le sentir, et Tonne s'aperçoit qu'on a quitté le 
bord que quand on est déjà bien loin. 

,*, Un homme d'esprit prétendait, devant des mil- 
lionnaires, qu'on pouvait être heureux avec deux mille 
écus de rente. Ils soutinrent le contraire avec aigreur, 
et même avec emportement. Au sortir de chez eux, 
il cherchait la cause de cette aigreur, de la part de 
gens qui avaient de l'amitié pour lui; il la trouva 
enfin. C'est que, par là, il leur faisait entrevoir qu'il 
n'était pas dans leur dépendance. Tout homme qui a 
peu de besoins, semble menacer les riches d'être 
toujours prêt à leur échapper. Les tyrans voient par 
là qu'ils perdent un esclave. On peut appliquer cette 
réflexion à toutes les passions en général. L'homme 
qui a vaincu le penchant à l'amour, montre une in- 
différence toujours odieuse aux femmes : elles cessent 
aussitôt de s'intéresser à lui. C'est peut-être pour 
cela que personne ne s'intéresse à la fortune d'un 
philosophe : il n'a pas les passions qui émeuvent la 
société. On voit qu'on ne peut presque rien faire 
pour son bonheur, et on le laisse là. 



III 

DE LA. DIGNITÉ DU CARACTÈRE. 



.*, Un philosophe regarde ce qu'on appelle mh. état 
dans le monde, comme les Tartares regardent les 
villes, c'est-à-dire comme une prison : c'est un cercle 
où les idées se resserrent, se concentrent, en ûtant à 
ranio et à l'esprit leur étendue et leur développe- 
ment. Un homme qui a un grand état dans le monde 
a uno prison plus grande et plus ornée; celui qui n'y 
a qu'un petit état est dans un cachot-, l'homme sans 
état est le seul homme libre, pourvu qu'il soit dans 
l'aisance, ou du moins qu'il n'ait aucun besoin des 
hommes. 

.*, L'homme le plus modeste en vivant dans le 
monde, doit, s'il est pauvre, avoir un maintien très 
assuré et une certaine aisance qui empêchent qu'on 
ne prenne quelque avantage sur lui. Il faut, dans ce 
cas, parer sa modestie de sa fierté. 

.*, La faiblesse de caractère ou le défaut d'idées, 
en un mot, tout ce qui peut nous empêcher de vivre 
avec nous-mêmes, sont des choses qui préservent 
beaucoup de gens de la misanthropie, 

.', Un homme qui s'obstine à ne laisser ployer ni 
sa raison, ni sa probité, ou du moins sa délicatesse, 
sous le poids d'aucune des conventions absurdes et 
malhonnêtes de la société, qui ne fléchit jamais dans 
les occasions où il a intérêt de fléchir, finît infailli- 




MAXIMES ET PENSÉES. 167 

blement par rester sans appui, n'ayant d'autre ami 
qu'un être abstrait qu'on appelle la vertu, qui vous 
laisse mouiir de faim. 

,*^ Il ne faut pas ne savoir vivre qu'avec ceux qui 
veulent nous apprécier : ce serait le besoin d'un 
amour-propre trop délicat et trop difficile à conten- 
ter ; mais il faut ne placer le fond de sa vie habituelle 
qu'avec ceux qui peuvent sentir ce que nous valons. 
Le philosophe même ne blâme point ce genre d'amour- 
propre. 

,*, On dit quelquefois d'un homme qui vit seul : 11 
n'aime pas la société. C'est souvent comme si on di- 
sait d'un homme qu'il n'aime pas la promenade, sous 
prétexte qu'il ne se promène pas volontiers le soir 
dans la forêt de Bondy. 

/, Est-il bien sûr qu'un homme qui aurait une 
raison parfaitement droite, un sens moral parfaite- 
ment exquis, pût vivre avec quelqu'un ? Par vivre, je 
n'entends pas se trouver ensemble sans se battre : 
j'entends se plaire ensemble, s'aimer, commercer avec 
plaisir. 

/, Un homme d'esprit est perdu, s'il ne joint pas 
à l'esprit l'énergie de caractère. Quand on a la lan- 
terne de Diogène, il faut avoir son bâton. 

,% Il n'y a personne qui ait plus d'ennemis dans le 
monde qu'un homme droit, fier et sensible, disposé 
à laisser les personnes et les choses pour ce qu'elles 
sont, plutôt qu'à les prendre pour ce qu'elles ne sont 
pas. 

,*, Le monde endurcit le cœur à la plupart des 
hommes ; mais ceux qui sont moins susceptibles d'en- 
durcissement sont obligés de se créer une sorte d'in- 
sensibilité factice, pour n'être dupes ni des hommes, 



ni des femmee. 
emporte, après 

qu'il produira, 

.*, La nature 
encore moins : 
indiSpendanl. 

.'. Le philos 
donne aux hoi 
fort simple qm 

,*. L'homme 
l'amant de la 
ligne directe qu 
S9ge, l'ami de 1 
dont l'exIrtSmiti 
atque rolundu» 

.'. Il ne faut 
RL'au pour la re 
séefi à se voir s 

hauteur de leur 



. On a tro 
a vie, est ))i< 



connaît pas trèe 
qu'on lea étudii 
mérite doit avo 



MAXIMES ET PENSÉES. 169 

cîer, que, dans ce petit nombre, chacun a ses liaisons, 
ses intérêts, son amour-propre, qui Tempêchent d'ac- 
corder au mérite l'attention qu'il faut pour le mettre 
à sa place. Quant aux éloges communs et usés qu'on 
lui accorde, quand on soupçonne son existence, le 
mérite ne saurait en être flatté. 

,*, Quand un homme s'est élevé par son caractère, 
au point de mériter qu'on devine quelle sera sa con- 
duite dans toutes les occasions qui intéressent l'hon- 
nêteté, non-seulement les fripons, mais les demi- 
honnétes gens le décrient et l'évitent avec soin ; il y 
a plus : les gens honnêtes, persuadés que, par un 
effet de ses principes, ils le trouveront dans les ren- 
contres où ils auront besoin de lui, se permettent de 
le négliger, pour s'assurer de ceux sur lesquels ils 
ont des doutes. 

,*, Presque tous les hommes sont esclaves, par la 
raison que les Spartiates donnaient de la servitude 
des Perses, faute de savoir prononcer la syllabe non. 
Savoir prononcer ce mot et savoir vivre seul, sont les 
deux seuls moyens de conserver sa liberté et son ca- 
ractère. 

,% Quand on a pris le parti de ne voir que ceux 
qui sont capables de traiter avec vous aux termes de 
la morale, de la vertu, de la raison, de la vérité, en 
ne regardant les conventions, les vanités, les éti- 
quettes, que comme les supports de la société civile ; 
quand, dis-je, on a pris ce parti (et il faut bien le 
prendre, sous peine d'être sot, faible ou vil), il arrive 
qu'on vit à peu près solitaire. 

^\ Tout homme qui se connaît des sentiments 
élevés, a le droit, pour se faire traiter comme il con- 
vient, de partir de son caractère plutôt que de sa po- 
sition. 



IV 
. PENSÉES MOR&[£S. 



.*, Les philosophes reconnaissent quatre vertus 
principales, dont ils font dériver toutes les autres. 
Ces vertus sont la justice, la tempérance, la force 
et la prudence. On peut dire que celte dernière 
renferme les deux premières, la justice et la tempé- 
rance ; et quelle supplée, en quelque sorte, à la force 
en sauvant à l'homme, qui a le malheur d'en man- 
quer, une grande partie des occasions où elle est 



,', L'àme, lorsqu'elle est malade, fait précisément 
comme le corps : elle se tourmente et s'agite en tout 
sens, mais finit par trouver un peu de calme ; elle 
s'arrête enfin sur le genre de sentiments et d'idées 
le plus nécessaire à son repos. 

,', Il y a des hommes à qui les illnsions sur les 
choses qui les intéressent sont aussi nécessaires que 
la vie. Quelquefois cependant ils ont des aperçus qui 
feraient croire qu'ils sont près de la vérité ; mais ils 
s'en éloignent bien vite, et ressemblent aux enfants 
qui courent après un masque, et qui s'enfuient si le 
masque vient à se retourner. 

,', Le sentiment qu'on a pourla plupart des bien- 
faiteurs ressemble à la reconnaissance qu'on a pour 
des arracheurs de dents. On se dit qu'ils vous ont 
fait du bien, qu'ils vous ont délivré d'un mal : mais 



MAXIMES ET PENSÉES. 171 

on se rappelle la douleur qu'ils ont causée, et on ne 
les aime guère avec tendresse. 

,% Un bienfaiteur délicat doit songer qu'il y a, 
dans le bienfait, une partie matérielle dont il faut 
dérober l'idée à celui qui est l'objet de sa bienfai- 
sance. Il faut, pour ainsi dire, que cette idée se perde 
et s'enveloppe dans le sentiment qui a produit le 
bienfait; comme, entre deux amants, l'idée de la 
jouissance s'enveloppe et s'ennoblit dans le charme 
de l'amour qui l'a fait naître. 

,% Tout bienfait qui n'est pas cher au cœur est 
odieux. C'est une relique, ou un os de mort : il faut 
l'en chasser ou le fouler aux pieds. 

,*, La plupart des bienfaiteurs qui prétendent être 
cachés, après vous avoir fait du bien, s'enfuient 
comme la Galatée de Virgile : Et se cupit ante 
videri. 

,*, On dit communément qu'on s'attache par 
ses bienfaits. C'est une bonté de la nature. Il est 
juste que la récompense de bien faire soit d'aimer. 

/^ La calomnie est comme la guêpe qui vous im- 
portune, et contre laquelle il ne faut faire aucun 
mouvement, à moins qu'on ne soit sûr de la tuer, 
sans quoi elle revient à la charge plus furieuse que 
jamais. 

,*, Les nouveaux amis que nous faisons après un 
certain âge, et par lesquels nous cherchons à rem- 
placer ceux que nous avons perdus, sont à nos an- 
ciens amis ce que les yeux de verre, les dents posti- 
ches et les jambes de bois sont aux véritables yeux, 
aux dents naturelles et aux jambes de chair et d'os. 

,% Dans les naïvetés d'un enfant bien né, il y a 
quelquefois une philosophie bien aimable. 



172 CIIAMFORT. 



* 



La plupart des amitiés sont hérissées de si et de 
mais, et aboutissent à de simples liaisons, qui subsis- 
tent à force de sous-entendus. 



* 



Le genre humain, mauvais de sa nature, est 
devenu plus mauvais par la société. Chaque homme 
y porte les défauts : 1» de" l'humanité ; 2o de l'indi- 
vidu; 3o de la classe dont il fait partie dans Tordre 
social. Ces défauts s'accroissent avec le temps ; et 
chaque homme, en avançant en âge, blessé de tous 
ces travers d'autrui, et malheureux par les siens 
mêmes, prend, pour l'humanité et pour la société, 
un mépris qui ne peut tourner que contre l'une et 
l'autre. 

^*^ Il en est du bonheur comme des montres. Les 
moins compliquées sont celles qui se dérangent le 
moins. La montre à répétition est plus sujette aux 
variations ; si elle marque de plus les minutes, nou- 
velle cause d'inégalité ; puis celle qui marque le jour 
de la semaine et le mois de l'année, toujours 'plus 
prête à se détraquer. 

^*, Celui qui déguise la tyrannie, la protection ou 
même les bienfaits, sous l'air et le nom de l'amitié, 
me rappelle ce prêtre scélérat qui empoisonnait dans 
une hostie. 

/^ Il y a peu de bienfaiteurs qui ne disent comme 
Satan : Si cadens adoraveris me. 

,*, La pauvreté met le crime au rabais. 

^*^ Les stoïciens sont des espèces d'inspirés, qui 
portent dans la morale l'exaltation et l'enthousiasm e 
poétiques. 

,*^ S'il était possible qu'une personne sans esprit 
pût sentir la grâce, la finesse, l'étendue et les diffé- 
rentes qualités de l'esprit d'autrui, et montrer qu'elle 




MAXIMES ET PENSÉES. 173 

le sent, la société d'une telle personne, quand même 
elle ne produirait rien d'elle-même, serait encore 
très recherchée. Même résultat de la même supposi- 
tion, à regard des qualités de Ta me. 

,% Envoyant ou en éprouvant les peines attachées 
aux sentiments extrêmes, en amour, en amitié, soit 
par la mort de ce qu'on aime, soit par les accidents 
de la vie, on est tenté de croire que la dissipation et 
la frivolité ne sont pas de si grandes sottises, et que 
la vie ne vaut guère que ce qu'en font les gens du 
monde. 

,*, Dans de certaines amitiés passionnées, on a le 
bonheur des passions, et l'aveu de la raison par-des- 
sus le marché. 

,*, L'amitié extrême et délicate est souvent blessée 
du repli d'une rose. 

,*, La générosité n'est que la pitié des âmes nobles. 

,*, Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, 
ni à personne : voilà, je crois, toute la morale. 

,\ Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont 
de certains principes, les commandements de Dieu 
ont été mis en abrégé sur le frontispice de l'abbaye 
de Thélème : Fais ce que tu voudras, 

,*, L'éducation doit porter sur deux bases, la mo- 
rale et la prudence : la morale, pour appuyer la vertu ; 
la prudence, pour vous défendre contre les vices 
d'autrui. En faisant pencher la balance du côté de la 
' morale, vous ne faites que des dupes ou des martyrs ; 
en la faisant pencher de l'autre côté, vous faites des 
calculateurs égoïstes. Le principe de toute société 
est de se rendre justice à soi-même et aux autres. 
Si l'on doit aimer son prochain comme soi-même, il 



s'aimer comme Eon pro- 

.'. n n'y a que l'amitié enlière qui développe tou- 
tes les qualités de l'âme et de l'esprit de Ëertaines 
personnes. La société ordinaire ne leur laisse déployer 
que quelques agréments. Ce sont de beaux fruits, qui 
n'arriventà leur maturité qu'au soleil, et qui, dans la 
serre chaude, n'eussent produit que quelques feuilles 
agréables et inutiles. 

,', Quand j'étais jeune, ayant. les besoins des pas- 
siouG, et attiré par elles dans le monde, forcé de 
chercher, dans la société et dans les plaisirs, quelques 
distractions à des peines cruelles, on me prêchait 
l'amour de la retraite, du travail, et on m'assom- 
mait de sermons pédantesques sur ce sujet. Arrivé 
à quarante ans, ayant perdu les passions qui rendent 
la société supportable, n'en voyant plus que la mi- 
sère et la futilité, n'ayant plus besoin du monde 
pour échapper à des peines qui n'existaient plus, le 
goût de la retraite et du travail est devenu très vif 
chez moi, et a remplacé tout le reste ; j'ai cessé 
d'aller dans le monde ; alors, on a cessé de me tour- 
menter pour que j'y revinsse; j'ai été, accusé d'être 
misanthrope, etc. Que conclure de cette bizarre diffé- 
rence ? Le besoin que les hommes ont de tout blâmer. 

,', En renongant au monde et à la fortune, j'ai 
trouvé le bonheur, le calme, la santé, même la ri- 
chesse; et, en dépit du proverbe, je m'aperçois que 
qui quitte la partie la gagne. 

,', La célébrité est le châtiment du mérite et la 
punition du talent. Le mien, quel qu'il soit, ne me pa- 
raR qu'un délateur, né pour troubler mon repos. 
J'éprouve, en le détruisant, lajoie de triompher d'un 
ennemi. Le sentiment a triomphé chez moi de l'a- 



MAXIMES ET PENSÉES. 175 



mour-propre même, et la vanité littéraire a péri dans 
la destruction de Tintérét que je prenais aux hom- 
mes. 



* 

* ¥ 



Ma vie entière est un tissu de contrastes appa- 
rents avec mes principes. Je n'aime point les princes, 
et je suis attaché à une princesse et à un prince. On 
me connaît des maximes républicaines, et plusieurs 
de mes amis sont revêtus de décorations monarchi- 
ques. J'aime la pauvreté volontaire, et je vis avec des 
gens riches. Je fuis les honneurs, et quelques-uns 
sont venus à moi. Les lettres sont presque ma seule 
consolation, et je ne vois point de beaux esprits, et je 
ne vais point à l'Académie. Ajoutez que je crois les 
illusions nécessaires à l'homme, et je vis sans illu- 
sion ; que je crois les passions plus utiles que 
la raison, et je ne sais plus ce que c'est que les pas- 
sions, etc. 

/, Ce que j'ai appris, je ne le sais plus. Le peu que 
je sais encore, je l'ai deviné. 

/, Un de^ grands malheurs de l'homme, c'est que 
ses bonnes qualités mêmes lui sont quelquefois inu- 
tiles, et que l'art de s'en servir et de les bien gou- 
verner n'est souvent qu'un fruit tardif de l'expé- 
rience. 

/, L'indécision, l'anxiété, sont à l'esprit et à l'âme 
ce que la question est au corps. 

/^ On s'effraie des partis violents, mais ils con- 
viennent aux âmes fortes, et les caractères vigoureux 
se reposent dans l'extrême. 

/^ La vie contemplative est souvent misérable. Il 
faut agir davantage, penser moins, et ne pas se re- 
garder vivre. 



176 CHAMFORT. 



DES FEMMES, DE L'AMOUR, DU MARIAGE, ET DE 

LA GALANTERIE. 






\ Je suis honteux de Topinion que vous avez de 
moi. Je n'ai pas toujours été aussi Céladon que vous 
me voyez. Si je vous contais trois ou quatre traits de 
ma jeunesse, vous verriez que cela n'est pas trop 
honnête, et que cela appartient à la meilleure com- 
pagnie. 

y*. L'amour est un sentiment qui, pour paraître 
honnête, a besoin de n'être composé que de lui-même, 
de ne vivre et de ne subsister que par lui. 

/^ Toutes les fois que je vois de l'engouement dans 
une femme, ou même dans un homme, ]e commence 
à me défier de. sa sensibilité. Cette règle ne m'a ja- 
mais trompé. 

,% En fait de sentiment, ce qui peut être évalué n'a 
pas de valeur. 

^*^ L'amour est comme les maladies épidémiqucs: 
plus on les craint, plus on y est exposé. 

,% Un homme amoureux est un homme qui veut 
être plus aimable qu'il ne peut, et voilà pourquoi 
presque tous les amoureux sont ridicules. 

«% Il y a telle femme qui s'est rendue malheureuse 
pour la vie, qui s'est perdue et déshonorée pour un 
amant qu'elle a cessé d'aimer parce qu'il a mal ôté 



MAXIMES ET PENSÉES. 177 



sa poudre, ou mal coupé un de ses ongles, ou mis 
son bas à l'envers. 



* 



Une âme fière et honnête qui a connu les pas- 
sions fortes les fuit, les craint, dédaigne la galanterie, 
comme Tâme qui a senti Tamitié dédaigne les liaisons 
communes et les petits intérêts. 

^% On demande pourquoi les femmes affichent les 
hommes ; on en donne plusieurs raisons dont la plu- 
part sont offensantes pour les hommes. La véritable, 
c'est qu'elles ne peuvent jouir de leur empire sur 
eux que par ce moyen. 

/, Les femmes d'un état mitoyen, qui ont l'espé- 
rance ou la manie d'être quelque chose dans le monde, 
n'ont ni le bonheur de la nature ni celui de l'opinion : 
ce sont les plus malheureuses créatures que j'aie 
connues. 

,\ La société, qui rapetisse beaucoup les hommes, 
réduit les femmes à rien. 






*^ Les femmes ont des fantaisies, des engouements, 
quelquefois des goûts ; elles peuvent même s'élever 
jusqu'aux passions : ce dont elles sont le moins sus- 
ceptible, c'est l'attachement. Elles sont faites pour 
commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais 
non avec notre raison. Il existe, entre elles et les 
hommes, des sympathies d'épiderme, et très peu de 
sympathies d'esprit, d'âme et de caractère. C'est ce 
qui est prouvé par le peu de cas qu'elles font d'un 
homme de quarante ans; je dis même celles qui sont 
à peu près de cet âge. Observez que, quand elles lui 
accordent une préférence, c'est toigours d'après quel- 
ques vues malhonnêtes, d'après un calcul d'intérêt ou 
de vanité, et alors l'exception prouve la règle, et 
même plus que la règle. Ajoutons que ce n'est pas 

42 



le cas de l'axiome : Qui prouve trop ne prouve 

,'. L'amour, tel qu'il existe dans la société, n'est 
que l'échange de deux fantaisies et le contact du 
denx épidermes. 

.'. On vous dit quelquefois, pour tous engager à 
aller chez telle ou telle femme : Elle est très aima- 
blef mais, si je ne veux pas l'aimer ! Il vaudrait 
mieux dire : Elle est très aimante, parce qu'il y a 
plus de gens qui veulent élre aimes, que de gens qui 
veulent aimer eux-mêmes. 

.". Quand un homme et une femme ont l'un pour 
l'antre une passion violente, il me semble toujours 
que, quels que soient les obstacles qui les séparent, 
un mari, des parents, etc., les deux amants sont l'un 
à l'autre, de par la nature; qu'ils s'appartiennent 
de droit divin, malgré les lois et les conventions hu- 
maines. 

.'. Si l'on veut se feire un idée de l' amour-propre 
des femmes dans leur jeunesse, qu'on en juge par 
celui qui leur reste après qu'elles ont passé l'âge de 
plaire. 

.*. «Il me semble, disait M. de , à propos des fa- 
veurs des femmes, qu'à la vérité cela se dispute au 
concours, mais que cela nese donne ni au sentiment 
ni au mérile. b 

,*. Les jeunes femmes ont un malheur qui leur 
est commun avec les rois : celui de n'avoir point 
d'amis ; mais, heureusement, elles ne sentent pas ce 
maJheur plus que les rois eux-mêmes ; la grandeur 
des uns et la vanité des autres leur en dérobent le 
sentiment. 
,\ On dit, en politique, que les sages ne font point 



t^BSsaesmBmmmmm 



MAXIMES ET PENSÉES. 179 

de conquêtes : cela peut aussi s'appliquer à la galan- 
terie. 

»% Il est plaisant que le mot connaître une femme 
veuille dire coucher avec une femme, et cela dans 
plusieurs langues anciennes, dans les mœurs les plus 
simples^ les plus approchantes de la nature ; comme 
si on ne connaissait point une femme sans cela. Si les 
patriarches avaient fait cette découverte, ils étaient 
plus avancés qu'on ne croit. 

*^ Les femmes font avec les hommes une guerre 
où ceux-ci ont un grand avantage, parce qu'ils ont 
les filles de leur côté. 

*^ Il y a telle fille qui trouve à se vendre et ne 
trouverait pas à se donner. 

,\ Soyez aussi aimable, aussi honnête qu'il est 
possible, aimez la femme la plus parfaite qui se 
puisse imaginer, vous n'en serez pas moins dans le 
cas de lui pardonner ou votre prédécesseur ou votre 
successeur. 

*^ L'amour le plus honnête ouvre l'âme aux peti- 
tes passions : le mariage ouvre votre âme aux petites 
passions de votre femme, à l'ambition, à la vanité, etc. 

*^ Peut-être faut-il avoir senti l'amour pour bien 
connaître l'amitié. 

*^ Le commerce des hommes avec les femmes res- 
semble à celui que les Européens font dans l'Inde : 
c'est un commerce guerrier. 

*^ Pour qu'une liaison d'homme à femme soit \ 
vraiment intéressante, il faut qu'il y ait entre eux 1 
jouissance, mémoire ou désir. 

*^ Une femme d'esprit m'a dit un jour un mot qui 
pourrait bien être le secret de son sexe : c'est que 



î 



toute femme, en piquant un amant, tient plus de 
compte de la manière dont les autres femmes voient 
cet homme, que de la manière dont elle le voit elle- 
mCme. 

.'. Madame de a été rejoindre son amant en 

Angleterre, pour faire preuve d'une grande tendresse 
quoiqu'elle n'en eût guère. À présent les scandales 
se donnent par respect humain. 

.", Je me souviens d'avoir vu un homme quitter 
les tilles d'Opéra, parce qu'il y avait vu, disait-il, au- 
tant de fausseté que dans les honnêtes femmes. 

,'. Il y a des redites pour l'oreille et pour l'eaprit, 
il n'y en a point pour le cœur. 

.*, Sentir fait penser ; on en convient assez aisé- 
ment : on convient moins que penser fasse sentir, 
mais cela n'est guère moins vrai. 

,*, Qu'est-ce que c'est qu'une mattresBfl 1 Une 
femme prèi de laquelle on ne se souvient plus de ce 
qu'on sait par cœur, c'est-à-dire de tous les défauts 
de son sexe. 

,*, Le temps a fait succéder, dans la galanterie, le 
piquant du scandale au piquant du mystère. 

.*. Il semble que l'amour ne cherche pas les per- 
fections réelles ; on dirait qu'il les craint. Il n'aime 
que celles qu'il crée,qu'il suppose. Il ressemble à ces 
rois qui ne reconnaissent de grandeur» que celles qu'ils 
ont faites. 

.'. Les naturalistes disent que, dans toutes les es- 
pèces animales, la dôgénération commence par les fe- 
melles. Les philosophes peuvent appliquer au moral 
cette ohservalion dans la société civilisée. 

/, Ce qui rend le commerce des femmes si piquant, 



"^^m^i^mstf' 



MAXIMES ET PENSÉES. 181 

c'est qu'il y a toujours une foule de sous-entendus, et 
que les sous-entendus qui, entre hommes, sont gê- 
nants, ou du moins insipides, sont agréables d'un 
homme à une femme . 

,% On dit communément : La plus belle femme 
du monde ne peut donner que ce qu'elle a ; ce qui 
est très faux : elle donne précisément ce que l'on 
croit recevoir, puisque, en ce genre, c'est l'imagina- 
tion qui fait le prix de ce qu'on reçoit. 

/» J'ai remarqué, en lisant l'Écriture, qu'en plu- 
sieurs passages, lorsqu'il s'agit de reprocher à l'hu- 
manité des fureurs ou des crimes, l'auteur dit : les 
enfants des hommes, et quand il s'agit de sottises ou 
de faiblesses, il dit : les enfants des femmes, 

»\ On serait trop malheureux si, auprès des fem- 
mes, on se souvenait le moins du monde de ce qu'on 
sait par cœur. 

»\ Il semble que la nature, en donnant aux hommes 
lin goût pour les femmes entièrement indestructible, 
ait deviné que, sans cette précaution, le mépris 
qu'inspirent les vices de leur sexe, principalement 
leur vanité, serait un grand obstacle au maintien et à 
la propagation de l'espèce humaine. 

»\ € Celui qui n'a pas beaucoup vu de filles ne 
connaît point les femmes, » me disait gravement un 
homme, grand admirateur de la sienne, qui le trom- 
pait. 

/^ Le mariage et le célibat ont tous les deux des 
inconvénients ; il faut préférer celui dont les incon- 
vénients ne sont pas sans remède. 

/* En amour, il suffit de se plaire par ses qualités 
aimables et par ses agréments ; mais en mariage. 



pour être heureux, il faut s'aimer, ou du moins so 
convenir par ses défauts. 

,*. L'amour plait plus que le mariage, par la 
raison que les romans sont plus amusants que l'his- 

loire. 

.', L'hymen vient après l'amour, comme la fumée 
après la flamme. 

.■, Le mot le plus raisonnable et le plus mesuré 
qui ait été dit sur la question du célibat et du ma- 
riage, est celui-ci : • Quelque parti que tu prennes, 
tu t'en repentiras, o Fonlenelle se repentit, dans ses 
dernières années, de ne s'être pas marié. Il oubliait 
quatre-vingt-quinze ans passés dans l'insouciance. 

,". En fait de mariage, il n'y a de reçu que ce qui 
est sensé, et il n'y a d'intéressant que ce qui est fou. 
Le reste est un vil calcul. 

/, On marie les femmes avant qu'elles soient rien 
et qu'elles puissent rien être. Un mari n'est qu'une 
espèce de manœuvre qui tracasse le corps de sa- 
femme, ébauche son esprit et dégrossit son âme. 

,', Le mariage, tel qu'il se pratique chez les grands, 
est une indécence convenue. 

,', Nous avons vu des hommes réputés honnêtes, 
des sociétés considérables, applaudir au bonheur de 

Mademoiselle , jeune personne, belle, spirituelle, 

vertueuse, qui obtenait l'avantage de devenir l'épouse 

de M , vieillard malsain, repoussant, malhonnête, 

imbécile, mais riche. Si quelque chose caractérise un 
siècle infâme, c'est un pareil sujet de triomphe, c'est 
le ridicule d'une telle joie, c'est ce renversement de 
toutes les idées morales et naturelles. 

.".L'état de mari a cela de fâcheux, que le mari 



MAXIMES ET PENSÉES. i83 

qui a le plus d'esprit peut être de trop partout, même 
chez lui; ennuyeux sans ouvrir la bouche, et ridicule 
en disant la chose la plus simple. Être aimé de sa 
femme sauve une partie de ces travers. De là vient 
que M disait à sa femme : « Ma chère amie, ai- 
dez-moi à n'être pas ridicule. » 

»*» Le divorce est si naturel, que, dans plu- 
sieurs maisons, il couche toutes les nuits entre deux 
époux. 

A La pire de toutes les mésalliances est celle du 
cœur. 

**» Ce n'est pas tout d'être aimé, il faut être appré- 
cié, et on ne peut l'être que par ce qui nous ressem- 
ble. De là vient que l'amour n'existe pas, ou du moins 
ne dure pas, entre des êtres dont l'un est trop infé- 
rieur à l'autre; et ce n'est point là l'effet delà vanité, 
c'est celui d'un juste amour-propre, dont il serait ab- 
surde et impossible de vouloir dépouiller la nature 
humaine. La vanité n'appartient qu'à la nature faible 
ou corrompue ; mais l'amour-propre, bien conçu, ap- 
partient à la nature bien ordonnée. 

/» Les femmes ne donnent à l'amitié que ce 
qu'elles empruntent à l'amour. 

/» Une laide impérieuse et qui veut plaire est un 
pauvre qui commande qu'on lui fasse la charité. 

/» L'amant trop aimé de sa maîtresse semble l'ai- 
mer moins, et vice versa. En serait-il des sentiments 
du cœur comme des bienfaits ? Quand on n'espère 
plus pouvoir les payer, on tombe dans l'ingratitude. 

/» La femme qui s'estime plus pour les qualités de 
son âme ou de son esprit que pour sa beauté, est su- 
périeure à son sexe. Mais celle qui s'estime plus pour 



I 



184 CHAMFORT. 



sa naissance ou pour son rang que pour sa beauté, 
est hors de son sexe et au-dessous de son sexe. 



A II paraît quUl y a dans le cerveau des femmes 
une case de moins, et dans leur cœur une fibre de 
plus que chez les hommes. Il fallait une organisation 
particulière pour les rendre capables de supporter, 
soigner, caresser des enfants. 

»% C'est à Tamour maternel que la nature a confié 
la conservation de tous les êtres ; et, pour assurer 
aux mères leur récompense, elle l'a mise dans les 
plaisirs, et même dans les peines attachées à ce déli- 
cieux sentiment. 

A En amour, tout est vrai, tout est faux ; et c'est 
la seule chose sur laquelle on ne puisse pas dire une 
absurdité. 

A Un homme amoureux qui plaint l'homme rai« 
sonnable me paraît ressembler à un homme qui lit 
des contes de fées, et qui raille ceux qui lisent 
l'histoire. 

A L'amour est un commerce orageux, qui finit 
toujours par une banqueroute : et c'est la personne à 
qui on fait banqueroute qui est déshonorée. 

/» Une des meilleures raisons qu'on puisse avoir 
de ne se marier jamais^ c'est qu'on n'est pas tout à 
fait la dupe d'une femme, tant qu'elle n'est point la 
vôtre. 

/» Avez-vous jamais connu une femme qui, voyant 
un de ses amis assidu auprès d'une autre femme, ait 
supposé que cette autre femme lui fût cruelle ? On 
voit par là l'opinion qu'elles ont les unes des autres. 
Tirez vos conclusions. 

/» Quelque mal qu'un homme puisse penser des 



MAXIMES ET PENSÉES. i85 

femmes, il n'y a pas de femme qui n'en pense encore 
plus mai que lui. 

A Quelques hommes avaient ce qu'il faut pour s'é^ 
lever au-dessus des misérables considérations qui ra- 
baissent les hommes au-dessous de leur mérite; 
mais le mariage, les liaisons de femmes, les ont mis 
au niveau de ceux qui n'approchaient pas d'eux. Le 
mariage, la galanterie, sont une sorte de conducteur 
qui fait arriver ces petites passions jusqu'à eux. 

»\ J'ai vu, dans le monde, quelques hommes et 
quelques femmes qui ne demandent pas l'échange du 
sentiment contrjB le sentiment, mais du procédé con- 
tre le procédé, et qui abandonneraient ce dernier 
s'il pouvait conduire à l'autre. 



VI 

DES SAVANTS ET DES GENS DE LETTRES. 



»*» Il y a une certaine énergie ardente, mère ou 
compagne nécessaire de telle espèce de talents, la- 
quelle pour l'ordinaire condamne ceux qui les possè-» 
dent au malheur, non pas d'être sans morale, de n'a- 
voir pas de très beaux mouvements, mais de se livrer 
fréquemment à des écarts qui supposeraient l'absence 
de toute morale, (^est une âpreté dévorante dont ils 
ne sont pas maîtres, et qui les rend très odieux. On 
s'afflige en songeant que Pope et Swift en Angleterre, 
Voltaire et Rousseau en France, jugés non par la 
haine, non par la jalousie, mais par l'équité, par la 



bienveillance, sur la foi des faits attestés ou avoués 
par leurs amis et par leurs admirateurs, seraient at- 
teints et coQvaincus d'actions très condamnables, de 
sentiments quelquefois très pervers. AUitudo I 

.'. On a observé que les écrivains en physique, his- 
toire naturelle, physiologie, chimie, étaient ordinaire- 
ment des hommes d'un caractère doux, ^ai et en gé- 
néral heureuK; qu'au contraire les écrivains de poli- 
tique, de législation, même de morale, étaient d'une 
humeur triste, mélancolique, etc. Rien de plus sini' 
pie : les uns étudient la nature, les autres la société; 
les uns contemplent l'ouvrage du grand Être, les au- 
tres arrêtent leurs regards sur l'ouvrage de l'homme. 
Les résultats doivent être différents. 

.*. Il y a des hommes chez qui l'espnt (cet inslra- 
ment applicable à tout) n'est qu'un talent, par lequel 
ils semblent dominés, qu'ils ne gouvernent pas, et qui 
n'est point aux ordres de leur raison. 

,'. Je dirais volontiers des métaphysiciens ce que 
Scaliger disait des Basques : ■ On dit qu'ils s'enten- 
dent; mais je n'en croîs rien. > 

,'. Le philosophe qui fait tout pour la vanité a-t~il 
droit de mépriser le courtisan qui fait tout pour l'in- 
térêt ? Il me semble que l'un emporte les louis d'or, 
et que l'autre se retire conteut après enavoir entendu 
le bruit. D'Alembert, courtisan de Voltaire par un in- 
térêt de vanité, est-il bien au-dessus de tel ou tel 
courtisan de Louis XIV, qui voulait une pension ou 
un gouvernement? 

.". Quelqu'un a dit que de prendre sur les anciens, 
c'était pirater au delà de la ligne ; mais que de piller 
les modei-nes, c'était filouter au coin des rues. 

.". La plupart des livres d'à présent ont l'air d'à- 



MAXIMES ET PENSÉES. 187 



voir été faits en un jour, avec des livres lus de la 
veille. 



« « 



Le bon goût, le tact et le bon ton ont plus de 
rapport que n'affectent de le croire les gens de lettres. 
Le tact^ c'est le bon goût appliqué au maintien et à la 
conduite ; le bon ton, c'est le bon goût appliqué aux 
discours et à la conversation. 

/♦ C'est une remarque excellente d'Aristote, dans 
sa Rhétorique, que toute métaphore, fondée sur l'a- 
nalogie, doit être également juste dans le sens ren- 
versé. Ainsi, l'on a dit de la vieillesse qu'elle est l'hi- 
ver de la vie ; renversez la métaphore et vous la 
trouverez également juste, en disant que l'hiver est la 
vieillesse de l'année. 

»% Pour être un grand homme dans les lettres, ou 
du moins opérer une révolution sensible, il faut, 
comme dans l'ordre politique, trouver tout préparé 
et naître à propos. 

/, Les gens de lettres aiment ceux qu'ils amusent, 
comme les voyageurs aiment ceux qu'ils étonnent. 

/* Qu'est-ce que c'est qu'un homme de lettres qui 
n'est pas rehaussé par son caractère, par le mérite 
de ses amis et un peu d'aisance ? Si ce dernier avan- 
tage lui manque au point qu'il soit hors d'état de vi- 
vre convenablement dans la société où son mérite 
l'appelle, qu'a-t-il besoin du monde ? Son seul parti 
n'est-il pas de se choisir une retraite où il puisse cul- 
tiver en paix son âme, son caractère et sa raison ? 
Faut-il qu'il porte le poids de la société sans recueillir 
un seul des avantages qu'elle procure aux autres 
classes de citoyens ? Plus d'un homme de lettres, 
forcé de prendre ce parti, y a trouvé le bonheur qu'il 
eût cherché ailleurs vainement. C'est celui-là qui 



I 

1 



peut dire qu'en lui refusant tout on lui a tout doniié. 
Dans combien d'occasions ne peut-on pas répéter le 
mot de Tiiémistocle : * Hélas ! nous périssions, si 
noua n'eussions péri ! > 

.'. Peu de philosophie mène à mépriser l'ém- 
dition ; beaucoup de philosophie mène i l'estimer. 

.', Ce qui fait le succès de quantité d'ouvrages est 
le rapport qui se trouve entre la médiocrité des idées 
de l'auteur et la médiocrité des idées du public. 

.', Un auteur, homme de goilt, est, parmi ce pu- 
blic blasé, ce qu'une jeune femme est au milieu d'un 
cercle de viens liberlins. 

,', Le travail du poète, et souvent de l'homme de 
lettres, lui est bien peu fructueux à lui-même ; et, de 
la part du public, il se trouve placé entre le grtmd 
merci et le va te promener. Sa fortune se réduit à 
jouir de lui-même et du temps. 

,*, Le repos d'un écrivain qui a fait de bons ou- 
vrages est plus respecté du public que la fécondité ac- 
tive d'un auteur qui multiplie les ouvrages médio- 
cres. C'est ainsi que le silence d'un homme connu 
pour bien parier impose beaucoup plu» que le bavar- 
dage d'un homme qui ne parle pas mal. 

,'. A, voir la composition de l'Académie trtm- 
çaise, on croirait qu'elle a pris pour devise ce vers de 
Lucrèce : 

Certare ingénia, eontendere nobilitale, 

.*. L'honneur d'élre de l'Académie française est 
comme la croii de Sainl-Louis, qu'on voit également 
aux soupers de Marly et dans les aubei^es A vingt- 
deux sous. 



'..Jtijm^^KmmmmmÊ^m^mmmmmÊmmiÊÊÊÊÊmKmamKma^mmmammmm 



MAXIMES ET PENSÉES. 189 

,*, L'Académie française est comme TOpéra, qui 
se soutient par des choses étrangères à lui, les pen- 
sions qu'on exige pour lui des Opéras-Comiques de 
province, la permission d'aller du parterre aux 
foyers, etc. De même, l'Académie se soutient par tous 
les avantages qu'elle procure. Elle ressemble à la Ci- 
dalisedeGresset : 

Ayez-la, c^est d'abord ce que vous lai devez; 
Et vous l'estimerez après, si vous pouvez. 

,*, De nos jours, les succès de théâtre et de littéra- 
ture ne sont guère que des ridicules. 

,*^ C'est la philosophie qui découvre les verttis 
Utiles de la morale et de la politique ; c'est l'éloquence 
qui les rend pour ainsi dire proverbiales. 

,*, Un sophiste éloquent, mais dénué de logique, 
est à un orateur philosophe ce qu'un faiseur de tours 
de passe-passe est à un mathématicien, ce que Pinetti 
est à Archimède. 

^*^ On n'est point un homme d'esprit pour avoir 
beaucoup d'idées, comme on n'est pas un bon géné- 
ral pour avoir beaucoup de soldats. 

/^ On se fâche souvent contre les gens de lettres 
qui se retirent du monde ; on veut qu'ils prennent in- 
térêt à la société, dont ils ne tirent presque point d'a- 
vantages ; on veut les forcer d'assister éternellement 
aux tirages d'une loterie dont ils n'ont point de 
billet. 



* 



Ce qu'on sait le mieux c'est : !<> ce qu'on a de- 
viné ; 2o ce qu'on a appris par Texpérience des hom- 
mes et des choses ; 3o ce qu'on a appris, non dans 
ses livreS) mais par les livres, c'est-à-dire par les ré- 



190 CHAMFORT. 



flexions qu'ils font faire ; 4® ce qu'on a appris dans 
des livres ou avec des maîtres. 



/^ Les gens de lettres, surtout les poètes, sont 
comme des paons, à qui Ton jette mesquinement 
quelques graines dans leur loge, et qu'on en tire 
quelquefois pour les voir étaler leur queue ; tandis 
que les coqs, les poules, les canards et les dindons 
se promènent librement dans la basse-cour et rem- 
plissent leur jabot tout à leur aise. 

,*, Les succès fJroduisent les succès, comme l'ar- 
gent produit l'argent. 

/^ Il est presque impossible qu'un philosophe, 
qu'un poète,ne soient pas misanthropes : i° parce que 
leur goû.t et leur talent les portent à l'observation de 
la société, étude qui afflige constamment le cœur ; 
2» parce que leur talent n'étant presque jamais ré- 
compensé par la société (heureux même s'il n'est pas 
puni !), ce sujet d'affliction ne fait que redoubler leur 
penchant à la mélancolie. 

,*, Il y a des hvres que l'homme qui a le plus 
d'esprit ne saurait faire sans un carrosse de remise, 
c'est-à-dire sans consulter les hommes, les choses, 
les bibliothèques, les manuscrits, etc. 

^\ Les mémoires que les gens en place ou les 
gens de lettres, même ceux qui ont passé pour les 
plus modestes, laissent pour servir à l'histoire de leur 
vie, trahissent leur vanité secrète, et rappellent l'his- 
toire de ce saint qui avait laissé cent mille écus pour 
servir à sa canonisation. 

,% C'est un grand malheur de perdre, par notre 
caractère, les droits que nos talents nous donnent 
sur la société. 

,*, C'est après l'âge des passions que les grands 



I • ■ 



''^^ 



MAXIMES ET PENSÉES. 19*1 

hommes ont produit leurs chefs-d'çeuvre, comme 
c'est après les éruptions des volcans que la terre est 
plus fertile. 

,*, La vanité des gens du monde se sert habilement 
de la vanité des gens de lettres. Ceux-ci ont fait plus 
d'une réputation qui a mené à de grandes places. 
D'abord, de part et d'autre, ce n'est que du vent ; 
mais les intrigants adroits enflent de ce vent les voiles 
de leur fortune. 

,% Les économistes sont des chirurgiens qui ont 
un excellent scalpel et un bistouri ébréché, opérant à 
merveille sur le mort et martyrisant le vif. 

,*, Les gens de lettres sont rarement jaloux des 
réputations quelquefois exagérées qu'ont certains ou- 
vrages de gens de la cour ; ils regardent ces succès 
comme les honnêtes femmes regardent la fortune des 
filles. 

,*^ Plusieurs gens de lettres croient aimer la gloire 
et n'aiment que la vanité. Ce sont deux choses bien 
différentes et même opposées ; car l'une est une petite 
passion, l'autre en est une grande. Il y a, entre la 
vanité et la gloire, la différence qu'il y a entre un fat 
et un amant. 

,*^ Le théâtre renforce les mœurs ou les change. 
Il faut de nécessité qu'il corrige le ridicule ou qu'il le 
propage. On l'a vu en France opérer tour à tour ces 
deux effets. 

,*, La postérité ne considère les gens de lettres 
que par leurs ouvrages et non par leurs places. 
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été, semble 
être leur devise. 

,% Spéron-Spéroni explique très bien comment un 
auteur qui s'énonce très clairement pour lui-même 



«st quelquefois obscur pour son lecteur : f C'est, 
dit-il, que l'auteur va de la pensée à l'expression, et 
que le lecteur va de l'expression à la pensée. > 

.*. Les ouvrages qu'on aut«ur fait avec plaisir sont 
souvent les meilleurs, comme les enfants de l'amour 
sont les plus beauK. 

,*, En fait de beaux-arts, et même en beaucoup 
d'autres choses, on ne sait bien que ce que l'on n'a 
point appris, 

.', Le peintre donne une âme à une figure, el le 
poète prête une figure à un sentiment et à une 

.*, Quand La Fontaine est mauvais, c'est qu'il 
est négligé ; quand Lamothe l'est, c'est qu'il est re- 
cherché. 

.*, La perfection d'une comédie de caractère con- 
sisterait à disposer l'intrigue de façon que cette intri- 
gue ne put servir à aucune autre pièce. Peut-être n'y 
a-t-'il au théâtre que celle du Tartufe qui pût suppor- 
ter cette épreuve. 

.". J'ai vu à Anvers, dans une des principales égli- 
ses, le tombeau du célèbre imprimeur l'Iantin, orné 
de tableaux superbes, ouvrages de Rubens, et consa- 
crés â sa mémoire. Je me suis rappelé, à cette vue, 
que les Etienne (Henri et Robert), qui, par leur éru- 
dition grecque et ktine, ont rendu les plus grands 
services aux lettres, traînèrent en France une vieil- 
lesse misérable; et que Charles Etienne, leur succes- 
seur, mourut à l'hôpital, après avoir contribué, pres- 
que autant qu'eux, aux pi'ogrès de la littérature. Je 
me suis rappelé qu'André Duchêne, qu'on peut re- 
garder comme le père de l'histoire de France, fut 
chassé de Paris par la misère, et réduit à se réfugier 



MAXIMES ET PENSÉES. i93 

dans une petite ferme qu'il avait en Champagne ; il se 
tua, en tombant du haut d'une charrette chargée de 
foin, à une hauteur immense. Adrien de Valois, créa- 
teur de rhistoiremétallique, n'eut guère une meilleure 
destinée. Samson, le père de la géographie, allait, à 
soixante-dix ans, faire des leçons à pied pour vivre. 
Tout le monde sait la destinée des Duryer, Tristan, 
Maynard, et de tant d'autres. Corneille manquait de 
bouillon à sa dernière maladie. La Fontaine n'était 
guère mieux. Si Racine, Boileau, Molière et Quinault 
eurent un sort plus heureux, c'est que leurs talents 
étaient consacrés au roi plus particulièrement. L'abbé 
de Longuerue, qui rapporte et rapproche plusieurs 
de ces anecdotes sur le triste sort des hommes de 
lettres illustres en France, ajoute : c C'est ainsi qu'on 
en a toujours usé dans ce misérable pays. » Cette liste 
si célèbre des gens de lettres que le roi voulait pen- 
sionner, et qui fut présentée à Golbert, était l'ouvrage 
de Chapelain, Perrault, Talmand, l'abbé Gallois, qui 
omirent ceux de leurs confrères qu'ils haïssaient ; 
tandis qu'ils y placèrent les noms de plusieurs sa- 
vants étrangers, sachant très bien que le roi et le mi- 
nistre seraient plus flattés de se faire louer à quatre 
cents lieues de Paris. 



VII 



DE L'ESCLAVAGE ET DE LA LIBERTÉ DE LA FRANCE, 
AVANT ET DEPUIS LA RÉVOLUTION. 



,*, On s'est beaucoup moqué de ceux qui parlaient 
avec enthousiasme de l'état sauvage en opposition à 

13 



\ 



l'état social. Cependant, je voudrais savoir c« qu'oa 
peut répoadre àces trois ol^ctions : Il eBt sans exem- 
ple que, chez les sauvages, on ait vu : 1> un fou, 
2<* un suicide, 3° un sauvage qui ail voulu embrasser 
la vie sociale j taudis qu'un grand nombre d'Euro- 
péens, tant au Cap que dans les deux Amériques, 
après avoir vécu chez les sauvages, se trouvant rame- 
nés chez leurs compatriotes, stmt retournés dans Ira 
bois. Qu'on réplique à cela sans verbiage, sans so- 
phisme. 

,*. Le malheur de l'humanité, considérée dans l'état 
social, c'est que, quoique en morale et en politique 
on puisse donner comme déftoition que le mal est ce 
qui nuit, on ne peut pas dire que le bien est ce qui 
sert; oar cequisertunmoment peut nuire longtemps 
ou toujours. 

.', Lorsque l'on considère que le jntoduit du tra-« 
vail et des lumières de trente ou quarante siècles a 
été de livrer trois ceuts millions d'hommtes répandus 
G.ur le globe à une trentaine de despotes, la plupart 
ignorants et imbécUes, dont chacun est gouverné par 
trois ou quatre scélérats, quelquefois slupides, que 
penser de l'humanité, et qu'attendre d'elle à l'a^ 
venir ? 

,". Presque toute l'histoire n'est qu'une suite d'hor- 
reurs. Si les tyrans la détestent tandis qu'ils vivent, 
il semble que leurssuccesseurssouffrenlqu'on trans- 
mette à la postérité les crimes de leurs devanciers, 
pour faire diversion à l'horreur qu'ils inspirent eux- 
mêmes. En eSet, il ne reste guère, pour co^oler les 
peuples, que de leur apprendre que leurs ancêtres 
ont été aussi malheureux, ou plus malheureux. 

/. Le cai'actère naturel du Franfais est composé 



MAXIMES £T PE1«S£ES. i95 

a.^ w^B'^w— p«—»»— ^— ^— ^ I I I 11 I I ■ .- ■ 

des (jualilés du singe et du chien couchant. Drôle et 
gambadant comme le singe, et, dans le fond, très 
malfaisant comme loi, il est, comme le chien de 
chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le 
frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant 
de joie quand on le délivre pour aller à la chasse. 

,% Le titre le plus respectable de la noblesse 
française, c'est de descendre immédiatement de 
quelques-uns de ces trente mille hommes casqués, 
cuirassés, brassardés, cuissardes, qui, sur de grands 
chevaux bardés de fer, foulaient aux pieds huit ou 
neuf millions d'hommes nus, qui sont les ancêtres 
de la nation actuelle. Voilà un droit bien avéré à 
l'amour et au respect de leurs descendants ! Et, 
pour achever de rendre cette noblesse respectable, 
elle se recrute et se régénère par l'adoption de ces 
hommes, qui ont accru leur fortune en dépouillant 
la cabane du pauvre, hors d'état de payer les impo- 
sitions. Misérables institutions humaines qui, faites 
pour inspirer le mépris et l'horreur, exigent qtf on 
les respecte et qu'on les révère î 

/, La nécessité d'être gentilhomme pour être ca- 
pitaine de vaisseau est tout aussi raisonnable que 
celle d'être secrétaire du roi pour être matek)t ou 
mousse. 






\ Cette im'possibilité d'arriver aux grandes places, 
à moins que d'être gentilhomme, est une des absur- 
dités les plus funestes dans presque tous les pays. 
Il me semble voir des ânes défendre les carrousels et 
les tournois aux chevaux. 



,*^ Si un historien tel que Tacite eût écrit l'his- 
toire de nos meilleurs rois, en faisant un relevé exact 
de tous les actes tyranniques, de tous les abus d'au- 



torité, dont la plupai't sont ensevelis dans l'obs- 
curité la plus piofonde, il ï a peu de règnes 
qui ne nous inspirassent la intime liorrenrque celui de 
Tibire. 

,*, La nature, pour faire un homme Tertueux ou 
un homme de génie, ne va pas consulter Cherin. 

.', Qu'importe qu'il y ait sur le trône un Tibère ou 
un Titus, s'il a des Séjan pour ministres ? 

.'. On peut dire qu'iln'yeut plusde gouvernement 
civil à Rome après la mort de Tiberius Gracchus ; 
et Scipion Nasica, en partant du sénat pour employer 
la violence contre le tribun, apprit atu Romains que 
la force seule donnerait des lois dans le forum. Ce 
fut lui qui avait révélé, avant Sylla, ce mystère 
funesfe. 

.'. Ce qui fait l'intérêt secret qui attache si fort à 
la lecture de Tacite, c'est le contraste continuel et 
toujours nouveau de l'ancienne liberté républicaine 
avec les vils esclaves que peint l'auteur j c'est la 
comparaison des anciens Scaurus, Scipion, etc., avec 
les Uchetés de leurs descendants ; en un mot, ce qui 
contribue à l'effet de Tacite, c'est Tite-Live. 

,'. Les rois et les prêtres, en proscrivant la doc- 
trine du suicide, ont voulu assurer la durée de notre 
esclavage. Ils veulent nous tenir enfermés dans un 
cachot sans issue : semblables à ce scélérat, dans le 
Dante, qui fait murer les portes de la prison où était 
enfermé le malheureux Ugolin. 

.'. On a fait des livres sur les intérêts des princes ; 
on parle d'cludier les intérêts des princes : quel- 
qu'un a-t-il jamais parlé d'étudier les intérêts des 
peuples '! 



MAXIMES ET PENSÉES. 197 

/» Il n'y a d'histoire digne d'attention que celle 
des peuples libres : l'histoire des peuples soumis au 
despotisme n'est qu'un recueil d'anecdotes. 

/^ La vraie Turquie d'Europe, c'était la France. 
On trouve dans vingt écrivains anglais : Les pays 
despotiques^ tels que la France et la Turquie, 

/^ Les ministres ne sont que des gens d'affaires, 
et ne sont si importants que parce que la terre du 
gentilhomme, leur maître, est très considérable. 

»*^ Le ministre, en laissant faire à ses maîtres des 
fautes et des sottises nuisibles au public, ne fait sou- 
vent que s'affermir dans sa place : on dirait qu'il se 
lie davantage avec eux par les liens de cette espèce 
de complicité. 

,% Pourquoi arrive-t-il qu'en France un ministre 
reste placé, après cent mauvaises opérations? et pour- 
quoi est-il chassé pour la seule bonne qu'il ait faite ? 

^\ Croirait-on que le despotisme a des partisans, 
sous le rapport de la nécessité d'encouragement pour 
les beaux-arts ? On ne saurait croire combien l'éclat 
du siècle de Louis XIV a multiphé le nombre de ceux 
qui pensent ainsi. Selon eux, le terme de toute so- 
ciété humaine est d'avoir de belles tragédies , de belles 
comédies, etc. Ce sont des gens qui pardonnent à 
tout le malq u'ont fait les prêtres, en considérant que 
sans les prêtres, nous n'aurions pas la comédie du 
Tartufe, 

,% En France, le mérite et la réputation ne donnent 
pas plus le droit aux places que le chapeau de rosière 
ne donne à une villageoise le droit d'être présentée à 
la cour. 

La France, pays où il est souvent utile de mon- 






■s dang«rens de raonlrer ses 

.*, Paris, singulier pays, où i] faut trente sous 
po«r dfner, qa»tre francs po«r prendre l'air, c«nt 
iouis pour le superflu dans le néôessaire, et «quatre 
cents look pour n'avoiniue le néoem«iredans 1« su- 
perflu. 

,*, C'est une chose remarquable qae la multitude 
des étiquettes dans une nation aussi vive et aussi gaie 
que la nôtre. On peut s'étonner aussi de l'esprit pé- 
dantesque et de la gravité des corps et des compa- 
gnies; il semble que le législateur ait cherché à 
mettre nii contre-poids qui arrêtât la légèreté du 

,*, Paris, ville d'amusements, de plaisirs, etc., où 
les quatre cinquièmes des habitants meurent de cha- 
grin. 

,'. En France, on laisse en repos ceux qui mettent 
le feu, et on persécute c^ix qui sonnent le tocsin. 

,", Presque toutes les femmes, soit de Versailles, 
soit de Paris, quand ces dernières sont d'un étal un 
peu considérable, ne sont autre chose que des bour- 
geoises de qualité, des madame Naquart, présentées 



,', En France, il n'y a plus de public ni de nation, 

par la raison que la charpie n'est pas du ling«. 

,', Le public est gouverné comme il raisonne. Son 
droit est de dire des sottises, comme celui des minis- 
tres est d'en faire. 

,'. Quand il se fait une sottise publique, je songe 
i un petit nombre d'étrangers qui peuvent se trouver 



MAXIlJftS Et PENSÉES. 19© 



j*ts ; et Je ^ttis pt^t à m'ariiiger, car j'aîm=e toujîôurs 

/^ Les Ângkis sont le seul peuple qui ait trouvé 
le moyen de limiter la puissance d'un homme dont 
la figure est sur un petit écu. 

^*^ Gomment se fait-il q;ue, sowb le despotisme le 
fiva ^affi^sax^ on puisse se résoudi^ à se reproduite ? 
Ci^est que la nature 9. ses lois^ piu« douées m«ds plus 
impérieuses que celles des tyrans ; c'est que l'enfant 
sourit A sa mère sous Demftien comme sou^s Titus. 



* 



L* Anglais respecte la loi et repousse ou méprise 
iWtorité. Le Français, au contraire, respecte l'auto- 
rité et méprise Ik loi.' Il faut lui enseigner à faire le 
contraire ; et peut-être la chose est-elle impossible, 
vu ^ignorance dans laquelle on lient la nation, igno- 
rance qu'il ne faut pas contester, en jugeant d'après 
les lumières répandues dans les capitales. 

^*^ Un philosophe disait : « Je ne sais pas comment 
un Français qui a été une fois dans l'antichambre du 
roi, ou dans l'Œil-de-Bœuf, peut dire de qui que ce 
puisse être : « C'est un grand seigneur. » 

,% Les flatteurs des princes ont dit que la chasse 
était une image de la guen^e ; et en effet les paysans 
dont elle vient ravager les champs doivent trouver 
qu'elle la représente assez bien. 

^% Il est malheureux pour les hommes, heureux 
peut-élre pour les tyrans, que les pauvres, les mal- 
heureux, n'aient pas l'instinct ou la fierté de l'élé- 
phant, qui ne se reproduit point dans la servitude. 

^*, Dans la lutte éternelle que la société amène 
entre le pauvre et le riche, le noble et le plébéien, 
l'homme accrédité et l'homme inconnu, il y a deu3c 



observations à faire. La première est que leurs ac* 
tions, leurs discours, sont évalués à des raesures dif- 
férenles, à des poids différents, l'une d'une livre, 
l'autre de dix ou de cent, disproportion convenue, et 
dont on part comme d'une chose arrêtée; et cela 
même est horrible. Cette acception de personnes, au- 
torisée par la loi et par l'usage, est un des vices 
énormes de Ja société, qui suffirait seul pour expli- 
quer tous ses vices. L'autre observation est qu'en 
partant même de celte inégalité il se fait ensuite une 
autre malversation; c'est qu'on diminue la livre du 
pauvre, du plébéien, qu'on la réduit à un quart, tan- 
dis qu'on porte à cent livres les dix Uvres du riche 
ou du noble, à mille ses cent livres, etc. C'est l'effet . 
naturel et nécessaire de leur position respective r le 
pauvre et le plébéien ayant pour envieus tous leurs 
égaux, et le riche, le noble, ayant pour appuis et pour 
complices le petit nombre des siens qiii le secon- 
dent pour partager ses avantages et en obtenir de 

.', Qu'est-ce que c'est qu'un cardinal? C'est un 
prfitre babillé de rouge, qui a cent mille écus du roi, 
pour se moquer de lui au nom du pape. 

,', La noblesse, disent les nobles, est un intermé- 
diaire entre le roi et le peuple... Oui, comme le chien 
de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et 
les lièvres. 

.*, La plupart di 
avoir pour objet < 
médiocrité d'idées et de sentiments qui le rendent 
plus propre à gouverner ou à être gouverné. 

.*. Q" gouverne les hommes avec la tète : on ne 
jone pas aux échecs avec un bon cœur. 



MAXIMES ET PENSÉES. 201 

■ ■1 " ^ . ■ ■ ■ ■ « 

/^ Semblable aux animaux qui ne peuvent respirer 
Taira une ceitaine hauteur sans périr, l'esclave meurt 
dans l'atmosphère de la liberté. 

^*^ Il faut recommencer la société humaine, comme 
Bacon disait qu'il faut recommencer l'entendement 
humain. 

^*^ Diminuez les maux du peuple, vous diminuez 
sa férocité; comme vous guérissez ses maladies avec 
du bouillon. 



^*, On croit communément que Pierre le Grand 
se réveilla un jour avec l'idée de tout créer en 
Russie; M. de Voltaire avoue lui-même que son père 
Alexis forma le dessein d'y ti'ansporter les arts. Il y 
a, dans tout, une maturité qu'il faut attendre. Heu- 
reux l'homme qui arrive dans le moment de cette 
maturité ! 

*^ Les pauvres sont les nègres de l'Europe. 

*^ L'Assemblée nationale de 1789 a donné au 
peuple français une constitution plus forte que lui. Il 
faut qu'elle se hâte d'élever la nation à cette hauteur, 
par une bonne éducation publique. Les législateurs 
doivent faire comme ces médecins habiles qui, trai- 
tant un malade épuisé, font passer les restaurants à 
l'aide des stomachiques. 

^% En voyant le grand nombre des députés à l'As- 
semblée nationale de 1789, et tous les préjugés dont 
la plupart étaient remplis, on eût dit qu'ils ne les avaient 
détruits que pour les prendre, comme ces gens 
qui abattent un édifice pour s'en approprier les dé- 
combres. 



Une des raisons pour lesquelles les corps et 
les assemblées ne peuvent guère faire autre chose 






qne des sottises, c'est que, dans un« ^étibération pn- 
kliqoe, ta meilleore cfaose qu'il y ait à dire, poBr o« 
contre l'affaire ou la pemoitne dont il s'agit, se peut 
presque jamais se dire tout haut Eaus de grands dan- 
gers ou d'eitrémes inconvénients. 

.*, Dans l'instant où Dieu créa le monde, le mou- 
vernit du chaos dut faire trouver le diaos plus 
désordonné que lorsqu'il reposait dans un désordre 
paisible. C'est ainsi que, chez nous, l'embarras d'une 
société qui se réorganise doit paraître l'excès du dé- 
sordre, 

,', Les courtisans et ceux qui vivaient des abus 

monstrueux qui écrasaient Ja France sont sans cesse 

■ à dire qu'on pouvait réformer les abus sans détruire 

comme on a détruit. Ils auraient bien voulu qu'on 

nettoyât l'étable d'Augias avec un plumeau. 



SSOi 




PHILOSOPHIE ET DIALOGUES 



QU'EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE? 

Hatimtbâi se dit un jour : c Je veux èlre heureux ; 
respril et la vertu procurent seuls des plaisirs purs 
et durables. > 

n ouvrit son salon aux hommes de lettres ; il nour- 
rit tous les pauvres à sa porte ; on voyait chaque jour 
la nombreuse population qui n'a pas le nécessaire, 
parce que d'autres ont le superflu, se presser aux 
heures des repas sur le seuil de son palais ; et chaque 
jour il avait à sa table les hommes d'esprit les plus 
distingués de l'empire. Outre les festins qu'ils y trou- 
vaient avec plaisir, ils recevaient de lui des présents 
à chaque ouvrage qu'ils lui dédiaient, et presque à 
chaque lecture qu'ils faisaient devant ses sociétés ha- 
bituelles. 

Cependant, en un moment de réflexion, il remar- 
qua que Saphar ne s'était jamais présenté chei lui : 
Saphar, qui a écrit la Chronique dé Vempite^ qui a - 
publié le plus savant ouvrage de métaphysique, et 



204 CHAMFORT. 

qui a dédié aux daines son poème du Jardin des 
roses. Cet homme universel vit solitaire ; la prome- 
nade au fond des forëtâ est son seul délassement ; et 
il a Goin de se cacber dans l'épaisseur des taillis, 
quand la chasse vient de son côté. 

Hatimthai ne l'a jamais vu. On cherche toujours ta 
nouveauté, avec une curiosité qui procure une émo- 
tion vive et agréable. Il veut absolument interroger 
ce philosophe; et il ordonne une chasse au cerf, dont 
le seul objet est d'entourer et de prendre l'homme de 
lettres le plus sauvage du monde. 

Le projet s'accompUt; Halimthai est en face de 
Saphar : 

€ Pourquoi ne t'ai-je jamais vu? — Parce que ni 
toi ni moin'avons besoin de nous voir, — Me dédai- 
gnes-tu? — Jeté loue de faire le bonheur des autres. 
— Qui t'empêche d'y prendre part ? — Parce que ce 
qui fait leur bonheur ne ferait pas le mien. — Aimes- 
tu mieux ta vie misérable? — Sans doute. Mon père 
est pauvre, je ne veux recevoir de lui que peu de 
chose, mais ce peu me suffit. Je n'ai donc pas besoin 
que tu me donnes davantage. — Quelle vertu I » se 
dit Hatimthai en se retirant. 

Avant de rentrer dans son palais, il aperçoit Gem- 
made, qui portait avec peine un lourd fagot sur ses 
épaules. 

( Pourquoi te fatigues-tu, lui dit-il, au lieu d'aller 
recevoir tanourrilure à la porte d'Hatimthai? » 

Gemraade lui répondit : 

« Parce que celui qui sait se suffire à soi-même 
ne veut rien devoir à Hatimthai. » 

Celui-ci réfléchit. 

o: Quelle noblesse, djt-il, dans un si pauvre 
homme! Eh quoi! n'aurais-je à ma porte, et même 



PHILOSOPHIE ET DIALOGUES. 205 

dans mon salon, que les deux parties les plus viles 
de l'espèce humaine? et ceux qui ont un peu de 
vertu et de fierté rougiraient-ils d'accepter mes bien- 
faits? • 

« Mais ceci, me dira-t-on, est le pont aux ânes ; 
c'est ce qui a été dit partout. On a prouvé mille fois 
que la philosophie rendait un homme heureux dans 
la solitude, et qu'elle lui faisait dédaigner ces joies 
du monde qui ne satisfont ni l'âme ni le cœur. 
Serait-ce donc là le seul bienfait de la philosophie ? » 

Hatimthai, en rentrant au palais, traverse la foule 
des pauvres vivant des restes de ses festins. Il voit 
entre autres Zilcadé, ce jeune paresseux, qui court 
devant ses pas en semant des roses sur la terre, et 
qui est toujours le premier à crier : c Vive Hatim- 
thai! 9 

« Tu es bien brillant de santé ? lui dit-il. — C'est 
que les carcasses de tes faisans sont depuis. quelque 
temps plus grasses et plus succulentes encore. — 
Tes bras sont nerveux? — Parce que mon estomac 
leur donne de la force, et que je les exerce peu. — 
Ton dos n'est pas voûté par les travaux ? — Depuis 
qu'Hatimthai me nourrit, je ne me fatigue jamais. — 
De tout cela, je conclus que tu pourrais porter des 
fagots. — Sans doute, et je serais alors inutile à la 
société. » 

Hatimthai est tout à coup saisi d'étonnement. 

« Sache, ajoute Zilcadé, quelle est ma philosophie. 
Il plaît à la vanité d'Hatimthai d'avoir des pauvres à 
sa porte ; il est peut-être orgueilleux , et peut-être 
heureux seulement de sa bienfaisance. Que m'im- 
porte? Je reçois ses dons, qui m'évitent les maux de 
la vie, et me laissent du temps libre que j'emploie à 
faire autant de bien que lui. » 

Hatimthai est encore plus étonné. 



(t Sans doute, ajoute Zilcadé, quaod j'ai reçu à ta 
porte le dëjeuner du matin, je me sens fort et bien 
portant. Je- vais chez cette pauvre et faible Rhège, 
qui demeure au bord du fleuve, et qui a six enfants 
en bas âge. C'est moi qui jette et qui attache ses 
fdets; et après le repas du soir, je vais les retirer. 
Le poisson qu'elle recueille ainsi lui suffit pour uour-- 
rir sa famille. Dans le cours de la journée, je me 
promène au marché s^ns rien faire; mais j'y vois 1« 
prix de chaque denrée, et je vais en rendre compte à 
nos riches marchands, qui évitent ainsi de se déran- 
ger de leur commerce. Très souvent je découvre des 
tromperies dont je préviens les acheteurs; et souvent 
aussi je donne de bons conseils aux hommes des 
campagnes, pwar qu'ils nous fournissent les mar~ 
chandises qui se vendront le mieux. On peut être 
utile sans travailler; et pourrais-je rendre de tels 
services, si j'étais tout le jour occupé à couper du 
bois pour chauffer mou potage? > 

HalJmthai ne répondit pas; et, à peine rentré dans 
son palais, il trouva, à la porte de son sérail, la jolie 
Falmé, qui l'attendait pour recevoir ses ordres; et, 
dans son salon, le vif, l'ingénieux Ricca, qui était 
arrivé déjà pour le repas du milieu du jour; car 
Falmé, en se retirant, devait avoir, peu d'heures 
après, un concert et un bal avec ses compagnes ; et 
elle était pressée de passer sa toilette, pour paraître 
toujours la plus belle. 

Uatirathai penscùt encore aux diverses réponses 
qu'il avait entendues; il s'arrêta un moment près de 
Fatmé, et l'iaten-ogea de manière à ce qu'elle lui 
prouvât biaa vite l'utilité dont elle était dans ce 
monde. 

< Hatimthai, lui dit-elle, il y a près d'ici une pauvre 
mcre de famille qui a besoin de tes secours : elle 



PHILISOPHIE ET WALOGUES. 30? 

■ ■ ■ - . ■ - — ... \ . . , 

veut te veiuJbre une parure de perles les plus fines et 
les plus égaies ; elle est réduite à s'en défaire, et tu 
ï^e me la refuseras pas. Je te demande (^core quel- 
ques-uns de ces j^s oiseaux que vend ce pauvre 
moilak y et souviens-toi aussi de nos nouvelles danses ? 
Rl^édi, qui les invente, n'a que cela pour vivre. Yoilà 
quels sont aujourd'hui mes caprices, tu vois qu'ils 
feront des heureux. » 

Hatimthai se retire, et appelle Ricca. C'est le poète 
de ses spectacles ; les opéras qu'il compose sont bril- 
lants d'esprit dans le dialogue, de féerie dans l'action, 
et de magie daus les décorations. Us excitent la 
surprise au plus haut degré. 

c Ricca, lui dit Hatimthai, j'ai vu Saphar; il est 
heureux à lui seul : c'est le philosophe le plus sage. 
— T'a-t-il dit, répond Ricca, ce que son père est de- 
venu? — Non, mais il lui coûte peu de chose. — Il 
est vrai; toutefois, son père était un des plus riches 
marchands de ton empire ; devenu vieux et aveugle, 
il avait compté sur ses fils pour tenir ses Uvres, régler 
ses paiements et défendre ses intérêts. Lorsque Sa- 
phar se mit à composer dans les forêts, son père fut 
obligé de prendre un commis à sa place. Il en eut un 
infidèle, qui l'a trompé; et il ne s'en est aperçu que 
quand sa ruine a été complète. Il a abandonné ses 
biens qui n'ont pas suffi au paiement de ses créan- 
ciers; il est aujourd'hui commis lui-même chez un de 
ses anciens amis ; et le peu qu'il donne à son fils lui 
est plus onéreux que le plus brillant état qu'il lui 
eût donné chez lui autrefois. Hatimthai, ajoute Ricca, 
je suis plus philosophe que Saphar ; il vit dans les 
bois ; il n'a de relations qu'avec lui-même ; il n'entre 
pas dans les ambitions ; et il évite, j'en conviens, tous 
les vices de la société : mais il n'est utile à personne. 
La malheureuse Ziha tirait avec peine quelques grains 



de blé de son jardin ; je lu ai n n une nouvelle 
manière de cullirer les t 11 en récolte 

maintenant, une si grand b nd n qu'elle s'est 
enrichie avec l'essence qu 11 nd t m'en donne 
sans se faire tort, pou à fi t ur les habits 

d'Hatimthai. Le malheu Cal a, i p bile chaque 
jour les ordres et rend compte des plaisirs d'Hatim- 
thai, était tombé dans la misère, parce qu'il avait im- 
primé les œuvres des écrivains médiocres que le pu- 
blic dédaigne ; je consacre quelques heures par jour à 
lire les manuscrits qu'on lui porte; et il nourrit à 
présent sa famille avec le produit des bons ouvrages 
que je lui conseille de publier. Je ne pourrais pas 
rendre de tels services, si j'étais forcé de m'occuper 
(le moi-même. Mais Hatimthai, que j'amuse, doit en 
écliangc me nourrirgrassement; moi, j'enrichis Calva 
parce que j'en tire à mon tour l'avantage de lui faire 
imprimer mes poésies, et j'ai acquis ainsi une réputa- 
tion qui satisfait mon amour-propre. O Hatimthai! 
ajoute Ricca, le vrai philosophe est un ministre d'O- 
romaze dans l'état social, > 



PETITS 



DIALOGUES PHILOSOPHIQUES 



/^ A. Gomment avez-vous ^fait pour n'être' plus 
sensible? — B. Gela s'est fait par degrés. — A. Gom- 
ment? — B. Dieu m'a fait la grâce de n'être plus 
aimable ; je m'en suis aperçu, et le reste a été tout 
seul. 

/, A. Vous ne voyez plus M...? — B.Non, il n'est 
plus possible. — A. Gomment ? — B. Je l'ai vu, 
tant qu'il n'était que de mauvaises mœurs; mais, 
depuis qu'il est de mauvaise compagnie, il n'y a pas 
moyen. 

/^ A. Groiriez-vous que j'ai vu madame de 

pleurer son ami, en présence de quinze personnes ? 
— B. Quand je vous disais que c'était une femme qui 
réussirait à tout ce qu'elle voudrait entreprendre ! 

^*, A. Vous marierez-vous ? — B. Non. — A. 
Pourquoi ? — B. Parce que je serais chagrin ? — 
A. Pourquoi? — B. Parce que je serais jaloux. — A. 
Et pourquoi seriez-vous jaloux ? — B. Parce que je 
serais cocu. — A. Qui vous a dit que vous seriez 

14 



240 CHAMFORT. 



COCU ? — B. Je serais cocu parce que je le mérite- 
rais. — A. Et pourquoi le mériteriez-vous ? — B. 
Parce que je serais marié. 

^*^ LE CUISINIER. Je n'ai pu acheter ce saumon. — 

LE DOCTEUR EN SORBONNE. PourqUOi ? — LE CUISI- 
NIER. Un conseiller le marchandait. — le docteur 
EN SORBONNE. Prends ces cent écus, et va acheter le 
saumon et le conseiller. 



/, A. Vous êtes bien au fait des intrigues de nos 
ministres ? — B. C'est que j'ai vécu avec eux. — A. 
Vous vous en êtes bien trouvé, j'espère ? — B. Point 
du tout. Ce sont des joueurs qui m'ont montré leurs 
cartes, qui ont même, en ma présence, regardé dans 
le talon, mais qui n'ont point partagé avec moi les 
profits du gain de la partie. 

^% A. 11 a cherché à vous humilier. — B. Celui 
qui ne peut être honoré que par lui-même n'est guère 
humilié par personne. 

/^ LE VIEILLARD. — Vous êtcs misanthrope de 
bien bonne heure. Quel âge avez-vous ? — le jeune 
HOMME. Vingt-cinq ans. — le vieillard. Comptez- 
vous vivre plus de cent ans ? — le jeune homme. 
Pas tout à fait. — le vieillard. Croyez-vous que 
les hommes seront corrigés dans soixante-quinze ans ? 
— le jeune homme. Ce serait absurde à croire. — 
le vieillard. Il faut que vous le pensiez pourtant, 
puisque vous vous emportez contre leurs vices... En- 
core cela ne serait-il pas raisonnable, quand ils se- 
raient corrigés d'ici à soixante-quinze ans ; car il ne 
vous resterait plus de temps pour jouir de la réforme 
que vous auriez opérée. — le jeune homme. Votre 
remarque mérite quelque considération : j'y pen- 
serai. 



[lion Of I PETITS DIALOGUES PHILOSOPHIQUES. 211 

sîngly r 

les ihe** ^' ^* femme qu'on me propose n'est pas riche. 
- B. Vous l'êtes. — A. Je veux une femme qui le 
; ^ '*oc'oit. Il faut bien s'assortir. 

/, A. Je l'ai aimée à la folie ; j'ai cru que j'en 
mourrais de chagrin. — B. Mourir de chagrin ! mais 
vous l'avez eue ? — A. Oui. — B. Elle vous aimait ? 
— A. A la fureur ! et elle a pensé en mourir aussi. 
' — B. Eh bien ! comment donc pouviez-vous mourir 

de chagrin ? — A. Elle voulait que je l'épousasse. — 
B. Eh bien ! une jeune femme, belle et riche, qui 
vous aimait, dont vous étiez fou I — A. Cela est 
vrai ; mais épouser, épouser ! Dieu merci, j'en suis 
quitte à bon marché. 

/^ A. Ces deux femmes sont fort amies, je crois. — 
B. Amies ! là... vraiment ? — A. Je le crois, vous 
dis-je; elles passent leur vie ensemble : au surplus, 
je ne vis pas assez dans leur société pour savoir si 
elles s'aiment ou se haïssent. 

/^ A. M. de R... parle mal de vous. — B. Dieu a 
mis le contre-poison de ce qu'il peut dire dans l'opi- 
nion qu'on a de ce qu'il peut faire. 

,% A. Vous connaissez M. le comte de ; est-il 

aimable ? — B. Non. C'est un homme plein de no- 
blesse, d'élévation^ d'esprit, de connaissance : voilà 
• tout. 

/^ A. Je lui ferais du mal volontiers. — B. Mais il 
ne vous en a jamais fait. — A. Il faut bien que quel- 
qu'un commence. 

^\ DAMON. Clitandre est plus jeune que son âge. Il 
est trop exalté. Les maux publics, les torts de la so- 
ciété, tout l'irrite et le révolte. — céumêne. Oh I il 
est jeune encore, mais il a un bon esprit; il finira 



312 CHAMFORT. 



par se Hure TÎngi mille lirres de r^ite, et prendre 
soa parti sur tout le reste. 

*^ A. n paraît qae tont le mal dit par vons sur 

n^dapii» de n'est qae poor tous conformer au 

bruit public, car il me semble que vous ne la 
connaissez point ? — B. Moi, point du tout. 

»% A. Poavez-Yoos me faire le plaisir de me mon- 
trer le portrait en vers que toqs avez fait de madame 
de...^ — B. Parle plus grand hasard du monde, je 
Fai sur moi. — A. C'est pour cela que je vous le de- 
mande. 

/» DÂMON. Vous me paraissez bien revenu des 
femmes, bien désintéressé à leur égard. — clitandre. 
Si bien que, pour peu de chose, je vous dirais ce 
que je pense d'elles. — damon. Dites-le moi. — 
CLITANDRE. Un moment. Je veux attendre encore 
quelques années. C'est le parti le plus prudent. 

/» A. J'ai fait comme les gens sages, quand ils 
font une sottise. — B. Que font-ils ? — A. Ils re- 
mettent la sagesse à une autre fois. 

A A. n faut vivre avec les vivants. — B. Gela 
n'est pas vrai ; il faut vivre avec les morts (avec les 
livres). 

*^ A. Non, monsieur, votre droit n'est point d'être 
enterré dans cette chapelle. — B. C'est mon droit; 
cette chapelle a été bâtie par mes ancêtres. — A. Oui ; 
mais il y a eu depuis une transaction qui ordonne 
qu'après monsieur votre père, qui est mort, ce soit 
mon tour. — B. Non, je n'y consentirai pas. J'ai le 
droit d'y être enterré, d'y être enterré tout à 
l'heure. 

»% A. Monsieur, je suis un pauvre comédien de 




PETITS DIALOGUES PHILOSOPHIQUES. 

■ 

province qui veut rejoindre sa troupe : je Q 
de quoi... — B. Vieille ruse ! monsieur, il n'y 1 
là d'invention, point de talent. — A. Monsii 
venais sur votre réputation... — B. Je n*ai pi 
réputation, et ne veux point en avoir. — A 
monsieur. — B. Au surplus, vous voyez à qu 
sert, et ce qu'elle rapporte. 

/» A. Vous aimez mademoiselle..., elle sei 
riche héritière. — B. Je l'ignorais : je croyais i 
ment qu'elle serait un riche héritage. 

/» LE NOTAIRE. Fortbien, monsieur, dix mill 
de legs, ensuite ? — le mourant. Deux mille é( 
notaire. — LE notaire. Monsieur, mais où pr< 
t-on l'argent de tous ces legs ? — le mourant 
mais vraiment, voilà ce qui m'embarrasse. 

/♦ A. Madame..., jeune encore, avait épou 
homme de soixante-dix-huit ans qui lui fit cin 
fants. — B. Ils n'étaient peut-être pas de k 
A. Je crois qu'ils en étaient, et je l'ai jugé à la 
que la mère avait pour eux. 

/* A. Connaissez-vous madame de B...? — B. 
— A. Mais vous l'avez vue souvent. — Beaucou 



^*, clitandre. Mariez-vous. — damis. Moi, 
du tout ; je suis bien avec moi, je me conviens 
me suffis. Je n'aime point, je ne suis point 
Vous voyez que c'est comme si j'étais en mé 
ayant maison et vingt-cinq personnes à soupei 
les jours. 

,\ A. Concevez-vous M...? comme il a été 
étonné d'une infamie qui nous a confondus ! — 
n'est pas plus étonné des vices d'autrui qvn 
siens. 




214 CHXMtORT. 

,', A. Jamais la cour n'a été si ennemie des gens 
d'esprit. — B. Je le crois : jamais elle n'a été plus 
solte : et, quand les deux extrêmes s'éloignent, le 
rapprochement est plus difiidie. 

.*, D. Pourquoi n'avez-vous rien dit, quand on a 
parlé de M..."? — G. Parce que j'aime mieux que 
l'on calomnie mon silence que mes paroles. 

,*, DAUis. Vous marierez-vous ? — clitandre. 
Quand je songe que, pour me marier, il faudrait que 
j'aimasse, il nte parait, non pas impossible, mais 
difûcile que je me marie ; mais, quand je songe qu'il 
faudrait que j'aimasse et que je fusse aimé, alors je 
crois qu'il est impossible que je me marie. 

,*, MADAME DE D... Qui esl-ce qui vient vers nous? 

— M. DE c... C'est madame de Ber — madame 

DE B... Est-ce que vous la connaissez ? — m. de c... 
Comment ! vous ne vous souveneï donc pas du mal 
que nous en avons dit hier ? 

,*, A. Ne pensez-vous pas que le changement 
arrivé dans la constitution sera nuisible aus beaux- 
arts ? — B. Au contraire. Il donnera aux âmes, am 
génies, un caractère plus ferme, plus noble, plus 
imposant. Il nous restera le goût, fruit des beauK 
ouvrages du siècle de Louis XIV, qui, se mêlant à 
l'énergie nouvelle qu'aura prise l'esprit national, 
nous fera sortir du cercle des petites conventions qui 
avaient gêné son essoi-. 

,*, A. Détournez la tiîte. Voilà M. de L... — 
B. N'ayez pas peur : il a la vue basse. — A. Ah ! 
que vous me faites de plaisir ! Moi, j'ai la vue lon- 
gue, et je vous jure que nous ne nous rencontrerons 
jamais. 



PETITS DIALOGUES PHILOSOPHIQUES. 



SUR UN HOMME SANS CARACTÈRE. 

/* DORANTE. Il aime beaucoup M. de B. 
PHILINTE. D'où le sait-il ? qui lui a dit cela ? 

DE DEUX COURTISANS. 

/* A. Il y a longtemps que vous n'avez vu M. 
got ? — B. Oui. — A. Depuis sa disgrâce, par e 
pie ? — B. Je le crois : j'ai peur que ma préser 
rappelle l'heureux temps où nous nous renconl 
tous les jours chez le roi. 

DU ROI DE PRUSSE ET DE DARGET. 



A LE ROI. Allons, Darget, divertis-moi : cont( 
l'étiquette du roi de France : commence par 
lever. (Alors Darçet entre dans tout le détail 
qui se fait, dénombre les officiers, valets de chai 
leurs fonctions, etc.) — le roi, en éclatant de 
Ah ! grand Dieu ! si j'étais roi de France, je l 
un autre roi pour faire toutes ces choses-là 
place. 

DE l'empereur ET DU ROI DE NAPLES. 



»*» LE ROI. Jamais éducation ne fut plus néj 
que la mienne. — l'empereur. Gomment ? (A j 
Cet homme vaut quelque chose. — le roi. Fig 
vous qu'à vingt ans je ne savais pas faire une fric 
de poulet ; et le peu de cuisine que je sais, c'es 
qui me le sui& donné. 




216 GHAMFORT. 



ENTRE MADAME DE B... ET M. DE L... 

4% M. DE L... C'est une plaisante idée de nous faire 
dîner tous ensemble. Nous étions sept, sans compter 
votre mari. — madame de b... J'ai voulu rassembler 
tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime encore d'une 
manière différente, et qui me le rend. Cela prouve 
qu'il y a encore des mœurs en France ; car je n'ai eu 
à me plaindre de personne, et j'ai été fidèle à chacun 
pendant son règne. — m. de l... Cela est vrai; il n'y 
a que votre mari qui, à toute force, pourrait se 
plaindre. — madame de b... J'ai bien plus à me 
plaindre de lui, qui m'a épousée sans que je l'ai- 
masse. — M. DE L... Cela est juste. A propos; mais 
un tel,vous ne me l'avez point avoué : est-ce avant ou 
après moi? — madame de b... C'est avant; je n'ai 
jamais osé vous le dire, j'étais si jeune quand vous 
m'avez eue ! — m. del... Une chose m'a surpris. — 

MADAME DE B... Qu'est-CO ? — M. DE L... PourqUOi 

n'aviez-vous pas prié le chevalier de S...? Il nous 
manquait. — madame de b... J'en ai été bien fâchée, 
n est parti, il y a un mois, pour l'Ile de France. — 
m. de l... Ce sera pour son retour. 




RIVAROL 



MAXIMES, PENSÉES 



ET 



PARADOXES. 



METAPHYSIQUE. 



/• Flambeau du langage et de tous les arts, la 
métaphysique éclaire,'indique et ne fait pas. 

^\ Le sentiment est antérieur à toute sensation, et, 
par conséquei^t, à toute idée. En effet, il date de 
Torganisation. 

»*» Semblable à Faimant, qui n'attend que la pré- 
sence du fer pour manifester son penchant et sa 
puissance, le sentiment est là, prêt à s'associer à 
tous les objets qui le frapperont par l'entremise des 
sens. 

»% Il n'y a rien dans Thomme de plus clair que le 



sentiment, parce qu'il n'y a rien de plus certain. Son 
nom seul confond idéalistes, matérialistes et pyrrbo 
niens : les nuages qui couvrent l'esprit et la matière 
n'arrivent pas jusqu'à lui, et le doute ne soutient pas 

sa présence. 

,', L'être qui ne fait que sentirne pense pas encore, 
et l'être qui pense sent toi^ours. 

.'. Dès qu'on a nommé la nature, il n'y a plus 
problème, mais mystère ; il ne s'agit plus d'expliquer, 
mais d'eiposer. 

,'. Nous raisonnons quand nous ne sentons pas, et 
le raisonnement, qui est le tâtonnement de la raison, 
cesse où le sentiment commence. Le raisonnement 
est donc pour les ouvrages de l'homme, et le sen- 
timent pour ceux de la nature. Mais, en unissant le 
raisonnement au sentiment, on obtient le plus grand 
degré d'évidence, et, par conséquent, de cerdtude 
dont l'homme soit capable. 

.*. Voyez le sentiment jeté dans les airs, au fond 
des mers et sur la terre, toujours content de son en- 
veloppe et de ses formes; couvert d'écorce, déplume, 
de poil ou d'écaiile ; qu'il vole ou qu'il nage, qu'il 
marche ou qu'il rampe, ou reste immobile, toujours 
heureux d'être et de sentir, et toujours répugnant à 
sa destruction. Semblables à des vases inégaux par 
leur forme et leur capacité, mais égaux par la pléni- 
tude, tous les êtres animés sont également satisfaits 
de leur partage ; et c'est du concert de tant de satis- 
factions et de félicités particulières que se forme et 
s'élève vers le Père universel l'hymne de la nature. 

.', Plus occupé de la suite de ses idées que de sa 
propre fixité, le sentiment se considère comme une 
pendule qui oscille perpétuellement entre le passé et 



/ 



MAXIMES ET PENSÉES. 219 

l'avenir : le présent n'est pour lui qu'un mouvement 
entre deux repos. 

/» Telle est la puissance variée du sentiment, qu'il 
peut être frappé de l'absence des objets comme de 
leur présence, du vide comme du plein, de la nuit 
comme du jour, et qu'il sent également ce qui est et 
ce qui n'est pas ; il prend note de tout ce qui fait 
événement chez lui, et s'arrête à celle de ses modi- 
fications qu'il lui plaît ; et, comme c'est successive- 
ment qu'il les a éprouvées, il sait et les grouper et 
les séparer à son gré. S'il considère le Louvre, il 
peut, en un clin d'œil, se le figurer tout entier ; mais 
il peut aussi ne s'occuper que d'une de ses faces, et 
même, en contemplant cette seule face, il peut ne 
songer qu'à sa hauteur et oublier ses autres dimen- 
sions ; car, s'il unit, il divise ; s'il rassemble, il dis- 
perse ; s'il s'associe, il se détache. Une pomme le 
conduit à l'idée du fruit en général, le fruit en géné- 
ral à tous les comestibles, les comestibles à toute 
sorte de matière, et la matière à l'être pur, idée la 
plus universelle et la plus simple qu'il puisse conce- 
voir. De cette hauteur, qui est pour lui le sommet 
de la création, il descend à son gré de l'être en géné- 
ral à la matière, de la matière aux corps, et des corps 
à l'idée du moindre individu ; parcourant sans re- 
lâche cette double échelle des abstractions et des 
collections, et laissant des classes entières en mon- 
tant, qu'il ramasse en descendant : classes, méthodes 
et suites, qu'il enfante avec effort, mais qu'il manie 
avec adresse, et qui deviennent en lui les habitudes 
de l'esprit et les économies de la mémoire. Fort de 
ses organes, clair comme la vue, certain comme le 
toucher, délicat, avide, harmonieux comme l'odorat, 
le goût et l'ouïe, tour à tour il s'avance vers les ob- 
jets et se replie sur lui-même. Tantôt il s'attache 



uniquement à la blancheur de la neige, et, frappé de 
sa ressemblance avec mille autres corps blancs, il 
n'accorde qu'une place à tant de sensations mono- 
tones ; et, les rangeant sous un signe unique, il parait 
s'agrandir de tout ce qu'il retranche à l'univers. 
Tantôt il rassemble curieusement toutes les qualités 
d'un même corps, c'est-à-dire toutes les impressions 
qu'il en a reçues, et, convaincu que l'odeur, la cou- 
leur et la forme ne suffisent pas seules pour cons- 
tituer une fleur, il cherche sur quel appui reposent 
ces qualités qui ne sont qu'accidentelles, et, ne le 
trouvant pas, il donne le nom de substance à cette 
base mystérieuse qui existe chez lui, en attendant 
qu'on la trouve dans la nature. En un mot, il ne peut 
soufirir les lacunes; il les remplit avant de les fran- 
chir, et le néant lui-même prend un nom i. sa voix, 
et marche dans le discours â tùlé de la création. La 
douleur et le plaisir, qui ne le quittent pas, l'inté- 
ressent à tout, et lui font concevoir l'amour et la 
haine, le juste et l'injuste, l'imperfection et le beau 
idéal, et enfin l'extrême misère et le bonheur 
suprême. C'est ainsi qu'il s'identifie avec tout ce qui 
le touche, et qu'il ourdit la trame de son existence 
de compositions et d'abstractions, de rapprochements 
et d'oppositions, d'idées tant collectives qu'indivi- 
duelles, et enfin de cette foule de signes qui, s'é- 
galant au nombre de ses perceptions, en deviennent 
la monnaie, et tiennent pour toujours à sa dispo- 
sition ces fiigitives richesses : artifice admirable de 
la pensée, utile et noble commerce de la parole, 
sans qui la vie n'eût été pour l'homme qu'un jeu, 
où la'perte eût toujours balancé le gain! Mais les 
lois du langage, plus certaines que celles de la pro- 
priété, ont mis les trésors de l'esprit sous la garde 
de la mémoire, et l'écriture les sauve de l'on- 



J. 11^— "g — ■ ■!. ^ ■.■.^^.— — ^— .^.^-.^^-^ ^ ^^— ^ 



MAXIMES ET PENSÉES. 221 



bli, en chargeant le temps même des archives de la 
pensée. 

*% Le temps est le rivage de l'esprit ; tout passe 
devant lui, et nous croyons que c'est lui qui passe. 

*^ Il n'est pas digne d'un vrai philosophe de dire, 
comme Bufifon : que la nature est contemporaine du 
temps ; que le temps ne coûte rien à la nature ; 
qu'il entre comme ingrédient dans la composition 
des corps. C'est le mouvement qui est contemporain 
du monde, et qui entre dans la composition de tous 
les corps, tant les animés que les inanimés. Buffon a 
fait d'une simple abstraction de l'esprit un élément 
matériel de la nature. 

*^ On n'a qu'à supposer un moment la nature 
immobile, rien ne naîtra, mais rien ne périra. 

»% L'homme avait conçu le temps; il créa les 
nombres. 

*^ La nature ne compte que dans la tête hu- 
maine. ' 

*^ L'homme, dans sa maison, n'habite pas l'esca- 
lier, mais il s'en sert pour monter et pénétrer par- 
tout ; ainsi l'esprit humain ne séjourne pas dans les 
nombres, mais il arrive par eux à la science et à tous 
les arts. 

*^ L'imagination est une mémoire qui n'est point à 
nos ordres ; ses apparitions, ses brillantes décorations 
et ses éclipses, sont également indépendantes de 
nous. Fortement émue par les objets, elle n'a que 
des durées sans mesures, des espaces par échappées, 
et, pour tout nombre, la foule ou l'unité. Fille aînée 
des sensations, tandis que la mémoire naît et s'ac- 
croît des idées du temps, des nombres et des propor- 
tions de toute espèce, l'imagination range les objets 



mr ta tnéme ligne ; elle peint et colore comme les 
Cbinoig : ses (errasses et ses montagnes sont en l'air, 
mais la mémoire entend la perspective. 

,'. C'est l'imagination qui, dans l'absence des 
objets, on pendant l'errenr d'un songe, dessine des 
tableaux dans l'oeil d'un homme incapable de tracer 
un cercle, et lui fail découvrir sar le front changeant 
d'un nuage, ou dans les confuses inégalités d'une 
sarface, des figures régulières que sa main suivrait 
avec grâce et facilité. Souvent aussi, dans ses pein- 
tures vagabondes, elle accouple les habitants de 
l'air, de la terre et des mers, et, déplaçant les cou- 
leurs, les formes et les proportions, elle n'enfante 
que des cliimères et des monstres. Alliée naturelle 
des passions, elle accuse de lenteur l'impatience des 
amants, el précipite leurs jouissances. Douce et 
cruelle tour à tour, soil que, irritée par la douleur 
ou les privations, elle fasse rêver la joie au malheur, 
el la fortune à l'indigence ; soit que, pleine encore 
des frayeurs de la veille, elle montre l'eiîl ou !a 
mort aui idoles du peuple et auï favoris des rois, sa 
puissante baguette oppose le monde qu'elle crée au 
monde qu'elle habite. Combien de fois n'a-t-eile pas 
dressé des banquets pour l'homme aifamé, et sur- 
pris à l'austère anachorète les songes de la volupté ! 
Sa main fantastique joue sur tout le clavier des sens, 
agite et mêle sans ordre les paEsions et les idées, et, 
confondant et les temps et les distances, et les désirs 
et l'Impuissance, c'est elle qui, sous les glaces de 
l'âge, réchauffe tout â coup un vieillard, et le r^ouit 
d'un éclair de sa jeunesse. C'est par elle, enfin, que 
les illusions et les réalités se partagent la vie. 

.*. L'imagination est amie de l'avenir. 

.'. La mémoire se contente de tapisser en dra- 



^'ï' 



MAXIMES ET PENSÉES. 223 



peaux ; mais l'imagination s'entoure de tentures des 
Gobelins. 

/» La mémoire est toujours aux ordres du cœur. 

A Les méthodes sont les habitudes de Fesprit et 
les économies de la mémoire. 



»% Maîtresse des éléments et des masses, la nature 
travaille du dedans au dehors; elle se développe 
dans ses œuvres, et nous appelons formes les limites 
où elle s'arrête. L'homme ne travaille qu'en de- 
hors ; le fonds lui échappe sans cesse : il ne voit, il 
ne touche que des formes. 

*^ L'homme n'est jamais qu'à la circonférence de 
ses ouvrages : la nature est à la fois au centre et à la 
circonférence des siens. 

/» L'identité du but est la preuve du sens commun 
parmi les hommes ; la différence des moyens est la 
mesure des esprits, et l'absurdité dans le but est le 
signe de la folie. 

A Le repos est pour les masses, et le mouvement 
pour les éléments. 

A L'esprit est le côté partiel de l'homme ; le cœur 
est tout. 

**♦ Les enfants crient ou chantent tout ce qu'ils de- 
mandent, caressent ou brisent tout ce qu'ils touchent, 
et pleurent tout ce qu'ils perdent. 

*^ Puisque Hobbes a dit que le méchant est un 
grand enfant, il faut nécessairement que les enfants 
soient de petits philosophes. 

A L'homme qui dort, l'homme ivre, c'est l'homme 
diminué. 

»*» Il ne faut pas croire, comme Hêlvétius et 



Condillac, que l'atlention dépende tout à fait de 
nous, et surtout qu'elle produise les mêmes effets 
dans deux hommes également^ attentifs. Combien de 
gens que la réflexion et l'attention la plus profonde 
ne mènent à rien ! sans compter ceus qui n'en re- 
cueillent que des erreurs. 

,*, Un instrnment est un raisonnement qui, dans 
nos ateliers, a pris une forme éclatante et visible à 

/. Les anecdotes sont l'esprit des vieillards, le 
charme des enfants et des femmes : il n'y a que le 
fil des événements qui fixe leur sentiment et tienne 
leur attention en haleine. Une suite de raisonnements 
et d'idées demande toute la tâte et la verve d'ud 
homme. 

.*. La parole remet la pensée en sensation. 

,*, La raison est historienne, roaj s tes passions sont 
actrices. 

.". Il y aura toujours deux mondes soumis aux 
spéculations des philosophes : celui de lenr imagi- 
nation, où tout est vraisemblable et rien n'est vrai, 
et celui de la nature, où tout est vrai sans que rien 
paraisse vraisemblable. 

,.'0n n'a pas le droit d'une chose impossible. 

,'_ Le prisme qui dissèque la lumière gâte à nos 
yeuï le spectacle de la nature, 

.*, On peut dire que Locice et Condîllac, l'un plus 
occupé à combattre des erreurs, et l'autre à établir 
des vérités, manquaient également tous deux du se- 
cret de l'expression, de cet heureux pouvoir des 
mots qui sillonne si profondément l'attention des 
hommes en ébranlant leur imagination. 



■^.*'" ■ 



MAXIMES ET PENSÉES. 225 



/^ La nature a fait présent à rkomme de deu:s 
puissants organes^ de la digestion et de la géné- 
ration. Par l'un, elle a assuré la vie à Findividu ; 
par l'autre, Timmortalité à l'espèce. Et tel est en 
nous le rôle de l'estomac, que les pieds et les mains 
ne sont pour lui que d'industrieux esclaves, et que 
cette tête elle-même, dont nous sommes si âers, 
n'est qu'un satellite plus éclairé : c'est le fanal de 
l'édifice. 

^*^ On peut diviser les animaux en personnes d'es- 
prit et en personnes à talent. Le chien, Téléphant, 
par exemple, sont des gens d'esprit ; le rossignol et 
le ver À soie sont des gens à talent. 

»\ La différence entre le principe social qui unit 
les hommes et les causes qui rassemblent certains 
animaux a été si bien établie par quelques philo- 
sophes, que, si J'en parlais ici, je ne pourrais que les 
répéter. Je dirai seulement qu'excepté les abeilles, 
les castors et les fourmis d'Afrique, tous les autres 
animaux ne savent que s'attrouper, s'accoupler et 
construire des nids ; mais les attroupements et 
l'amour, et même l'état de famille, ne sont pas l'or- 
dre social : ce sont des rendez-vous assignés par le 
besoin, des appels et des congés donnés par les sai- 
sons. Quant aux trois espèces qui vivent et travaillent 
en commun, il est certain qu'elles poussent d'abord 
la combinaison des idées premières jusqu'à la divi- 
sion du travail ; mais, une fois l'édifice construit, 
toute combinaison ultérieure cesse. Ces républiques- 
là ne savent pas enter la raison sur l'expérience ; 
elles ignorent l'art d'échafauder leurs connaissances 
et de substituer des outils et des instruments à leurs 
organes ; elles ne recueillent ni ne laissent d'héritage, 
et l'industrie publique meurt et renaît tout entière à 

15 



226 RIVAROL. 



chaque génération. Une prompte et fatale perfection 
les saisit au début de la vie, et leur interdit la perfec- 
tibilité. Les animaux sont donc plus immédiatement 
que nous les élèves de la nature. L'homme part plus 
tard pour arriver plus haut ; mais cette immense 
carrière, c'est la société qui la lui ouvre : c'est là que 
l'homme se greffe sur l'homme, les nations sur les 
nations^ les siècles sur les siècles ; d'où résulte cette 
incontestable vérité : que le genre humain est tou- 
jours supérieur à quelque grand homme que ce soit, 
et que, chez les animaux, l'individu est toujours égal 
à l'espèce. On 'peut dire encore des animaux que, 
s'ils n'augmentent pas leur industrie par l'associa- 
tion, ils ne la perdent pas dans la solitude. Le castor, 
lorsqu'il n'est pas gêné par la présence de l'homme, 
retrouve ses talents en revoyant ses déserts, ses bois 
et ses rivières. Il n'en est pas ainsi de l'homme : il 
ne peut gagner beaucoup à l'association sans beau- 
coup perdre à l'isolement. Comme les diamants et 
les métaux, l'homme naît encroûté, et, comme eux, 
il ne doit son éclat qu'au frottement. Si la distance 
du sauvage solitaire au sauvage en corps de peuple 
est déjà prodigieuse, que sera-ce si on le met en 
comparaison avec l'homme de génie dans l'ordre so- 
cial ? Le sauvage, en général, ne veut pas de nos 
arts, parce qu'il ne les connaît pas, et nous ne vou- 
lons pas de son existence, parce que nous la con- 
naissons. 

A Spectateur et scrutateur de la nature, l'homme 
sonde les mers, gravit les monts, classe non-seule- 
ment toutes les familles, mais les métaux et les 
pierres ; interroge les volcans, se passionne pour une 
suite de minéraux, comme pour une collection d'in- 
sectes ; s'enfonce dans la nuit de l'antiquité, comme 



MAXIMES ET PENSÉES. 227 

dans les entrailles du globe : met à contribution la 
terre, Fair et l'eau, non seulement pour y trouver sa 
nourriture et ses vêtements, mais pour ennoblir ces. 
deux nécessités par les élégances du goût et les 
pompes de la parure. Car, dans Thomme, tout besoin 
devient art ; toute sensation se prolonge et s'agran- 
dit, toute fonction naturelle a ses règles, ses méthodes 
et ses perfections ; tout sens a ses recherches, ses 
délicatesses et ses lois. Les couleurs, les parfums, 
les sons, les saveurs, tant de jouissances périodiques, 
si passagères pour les animaux, Thomme les fixe et 
les enchaîne à sa destinée, dont il égayé, diversifie et 
trompe artistement le^ longs détails et la courte du- 
rée. Et, pendant que les animaux peuplent et déco- 
rent la terre, Tair et Tonde, Thomme fait entrer 
Fonde, la terre, Fair et les animaux dans les riantes 
décorations de sa demeure. C'est là qu'il brave en 
paix les ardentes fureurs de l'été et la sombre ri- 
gueur des hivers. Quelle prodigieuse existence ! quel 
excédant de vie ! quel immense cortège pour un si 
frêle et si éphémère possesseur ! Parlerai-je ici des 
passions, de cet appétit de gloire et d'empire qui nous 
a soumis la terre, et de ces monuments dont l'es- 
pèce humaine a couvert sa surface ? L'amour lui- 
même, si impétueux dans les animaux, mais s'allu- 
mant et s'éteignant tour à tour avec les saisons, ou 
brûlant sans choix pour l'objet qui Fexcite, peut-il 
entrer en comparaison avec ce sentiment tendre et 
fidèle, qui na voit qu'un homme entre tous les 
hommes, qu'une femme entre toutes les femmes ? 
C'est cette préférence, ce côté moral et profond qui 
épure, consacre et divinise l'amour. 

^ 

»*» L'animal,qui Jouit de sa manumission, court se 
désaltérer dans les eaux qui ne viendraient point à 



tui; tandis que les flenves et les mers s'élèvent en 
Tapenrs, et, transformés en nuages, vont abreuver la 
plante immobile et altérée qui les attend. 

Hais la nature ayant pourvu rhomme d'une in- 
dustrie et d'une liberté indéfinies, ne lui devait que 
des matériaux. Voilée, mais d'un voile entr'ouvert, 
elle lui cache et lui indice tour à tour les gages de 
ses promesses. Ce fut donc à nous A présager la fé- 
condité de la terre dans l'emploi de ses métaux, à 
deviner des maisons et des villes dans ses carrières, 
â demander des babils aux troupeaux, des navires 
aux forêts, et i l'aimant la clef des mère ; ce fut à 
nous i disputer le sable aux vente qui le dispersent, 
et à le fixer en cristal, qui devait un jour porter nos 
regards dans la structure d'un ciron, et nous ouvrir 
de nouveaux deux. 

.*. Helvétius avait dit que, si nos jambes et nos 
bras se terminaient en s^ots, et que si les chevagx 
avaient des mains, nous galoperions dans les champs, 
et que les chevaux bâtiraient des villes et feraient 
des livres et des lois. 

Supposer la confî^ration humaine aux bétes, 
et donner la configuration de la brute à l'homme, 
sans rien changer au sentiment qui les anime, c'est 
faire présent d'un palais inutile â l'agent subalterne, 
et plonger l'être supérieur dans une indigne prison; 
c'est renverser sans fruit l'ordre de la nature, qui a 
mis les animaux d'accord avec leurs formes, et 
l'bomme en harmonie avec la sienne. 

En effet, quel spectacle offrirait l'univers I On 
verrait, d'un côté, la brute traînant U figure de 
l'homme, après avoir saisi et dévoré sa proie, con- 
damner la bouche humaine au silence, les mains à 
l'inertie, et courber sans cesse vers la terre des re- 




-^m^KSf^ma^r^ __ i 



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MAXIMES ET PENSÉES. 229 

gards faits pour les deux ; de l'autre, on verrait le 
génie, captif, déshonoré, ramper sous son enveloppe, 
lutter sourdement contre ses formes, agiter en vain 
des griffes ou des écailles, et redresser souvent vers 
le ciel des yeux qui l'accuseraient de sa cruelle mé- 
prise. Le monde n'offrirait donc sous la figure hu- 
maine que des animaux imparfaits, et, sous la peau 
des brutes, que des hommes malheureux. Est-ce 
donc là une si heureuse hypothèse, un si beau dépla- 
cement d'idées, une bien mémorable révolution en 
métaphysique ? C'est bien plutôt un rêve digne des 
métamorphoses I c'est bien plutôt un contre-sens 
effrontément proposé au genre humain, et follement 
supposé à la nature, qui ne met pas cette contradic- 
tion entre ses fins et ses moyens, entre ses plans et 
ses ouvrages I 



POLITIQUE. 



^\ La politique est comme le sphinx de là fable : 
elle dévore tous ceux qui n'expliquent pas ses 
énigmes. 

/^ La puissance est la force organisée, l'union de 
l'organe avec la force. L'univers est plein de forces, 
qui ne cherchent qu'un organe pour devenir puissan- 
ces. Les vents, les eaux, sont des forces ; appliqués à 
un moulin ou à une pompe^ qui sont leurs organes, 
ils deviennent puissance. 



Û30 ÎIIVAROL. 



Cette distinction de la force et de la puissance 
Sonne la solution du problème de la souveraineté 
dans le corps politique. Le peuple est force, le gou- 
vernement est organe, et leur réunion constitue la 
puissance politique. Sitôt que les forces se séparent 
de leur organe, la puissance n'est plus. Quand l'or- 
gane est détruit, et que les forces restent, il n'y a 
plus que convulsion, délire ou fureur ; et, si c'est le 
peuple qui s'est séparé de son organe, c'est-à-dire de 
son gouvernement, il y a révolution. 

La souveraineté est la puissance conservatrice. 
Pour qu'il y ait souveraineté, il faut qu'il y ait puis- 
sance. Or, la puissance, qui est l'union de l'orçane 
avec la force, ne peut résider que dans le gouverne- 
ment. Le peuple n'a que des forces, comme on l'a 
dit ; et ces forces, bien loin de conserver, lorsqu'elles 
sont séparées de leur organe, ne tendent qu'à dé- 
truire. Mais le but de la souveraineté est de conser- 
ver, donc la souveraineté ne réside pas dans le 
peuple, donc elle réside dans le gouvernement. 

*% La même erreur qui plaça jadis la terre au 
centre du monde a fait attribuer la souveraineté au 
peuple. Mais, quand la boussole eut ouvert l'Océan, 
et le télescope les cieux, la terre fut reléguée dans 
son orbite, et l'homme déchu, mais instruit, plaça 
mieux son orgueil. 

/^ L'homme emprunte des palais aux carrières, 
des vaisseaux aux forêts, des horloges au soleil ; et, 
pour former une armée et un corps politique, 
l'homme s'imite et s'emprunte lui-même. 

*^ La terre est le plan sur lequel le corps politique 
se dessine. Pour qu'un État parvienne à son plus 
haut point de grandeur relative, il faut qu'il y ait 



f 



MAXIMES ET PENSÉES. 231 

équation entre la population et le territoire. Dans 
TAmérique septentrionale, le territoire remporte sur 
la population, et l'État n*a point encore acquis son 
plus haut degré de puissance. En Europe, où il y a 
équation parfaite entre lès territoires et les popula- 
tions, les États sont parvenus à leur plus haut point de 
puissance. A la Chine, où la population est en excès 
et le territoire en défaut, TÉtat est sur son déclin. 

»** Les corps politiques sont les grands conserva- 
toires de l'espèce humaine, et les plus magnifiques 
copies de la création. En effet, après Tunivers et 
l'homme, il n'existe point de plus belle composition 
que ces vastes corps, dont l'homme et la terre sont 
les deux moitiés, et qui vivent des inventions de l'un 
et des productions de l'autre. Sublimes alliances de 
la nature et de l'art, qui se composent d'harmonies, 
et dont la nécessité forme et serre les nœuds ! 

/» Les corps politiques recommencent sans cesse ; 
ils ne vivent que de remèdes. 

/^ On ne jette pas brusquement un empire au 
moule. 

,\ La loi est la réunion des lumières et de la force. 
Le peuple donne les forces,, et le gouvernement donne 
les lumièj'es. 

. /^ Les hommes naissent nus et vivent habillés, 
comme ils naissent indépendants et vivent sous des 
lois. Les habits gênent un peu les mouvements du 
corps, mais ils le protègent contre les accidents du 
dehors : les lois gênent les passions, mais elles dé- 
fendent l'honneur, la vie et les fortunes. 

/^ Le corps politique est comme un arbre : à me- 
sure qu'il s'élève, il a autant besoin du ciel que de 
la terre. 



.'. Tout État, si j'ose le dire, est on vaissean mys- 
térieux qui a ses ancres dans le ciel. 

,*. Un peuple sans territoire et sans religion 
périrait, comme Anthée, suspendu entre le. ciel et lu 
terre. 

,*, Les droits sont des propriéMs appuyées sur la 
puissance. Si la puissance tombe, les droits tombent 
aussi. 

.'. L'homme solitaire ne peut lîgurer que dans 
l'histoire naturelle; encore y sera-t-il toujours un 
ph^iomëae. 

/. Le génie, en pfditique, consiste non à créer, 
mais à conserrer ; non à changer, mais à flïer ; il 
consiste enfin à suppléer aux vérités par des maxi- 
mes : car ce n'est pas la meilleure loi, mais la phis 
fixe qui est la bonne. 

.*, Les anciens, ayant donné des passions à leurs 
dieux, imaginèrent le destin qui était irrévocable, 
inexorable, impassible, afin que l'univers, ayant une 
base fixe, ne fût pas bouleversé par les passions des 
dieux, Jupiter consultait le livre du destin et l'oppo- 
sait également aux prières des hommes, aux intrigues 
des dieux et â ses propres penchants, en faveur des 
uns et des autres. 

,', En législation comme en morale, le bien est 
totu"'''^ 1b mieux. Les hommes s'attroupent, parce 
qu'ils ont despassions; il ne faut les traiter ni comme 
des moutons, ni comme des lions, mais comme s'ils 
étaient l'un et l'autre ; il faut que leur faiblesse les 
rassemble et que leur force les protège. Le despote 
qui ne voit que de vils montons, et le philosophe qui 
ne voit que des lions indomptés, sont également in- 
sensés et coupables. 



MAXIMES ET PENSÉES. 233 

*, Annuler les difiFérenoes, c'est confusion ; dé- 
placer les vérités, c'est erreur ; changer l'ordre, c'est 
désordre. La vraie philosophie est d^étre astronome 
en astronomie, chimiste en chimie, et nplitique dans 
la politique. 

*^ La raison se compose de vérités cpfii faut dire 
et de vérités qu'il faut faire. 

A II faut au peuple des vérités usuelles, et non 
des ahstr actions. 

»% L'agriculture est une manufacture avare qui 
repousse les hras inutiles. 

*^ L'homme rapproche les espaces par le com- 
merce^ et les temps par le crédit. 

/* L'or est le souverain des souverains. 

/» L'or et le papier-nionnaie sont les deux signes 
des richesses \ mais l'un est d'une convention uni- 
verselle, et l'autre d'une convention locide ethomée. 
La rareté des métaux et les peines que coûte leur 
exploitation donnent à la terre le temps de porter 
des moissons, et les denrées peuvent atteindre ou 
suivre de près les signes qui les représentent. Mais 
est-ce que la nature peut marcher comme la plume 
d'un homme qui fait du papier-monnaie ? L'or, borné 
dans sa quantité, est illimité dans ses effets, et le 
papier, illimité dans sa quantité, est, au contraire, 
fort circonscrit dans ses effets. 

/^ Le centre du corps politique peut être de pa- 
pier, mais il faut toujours que les extrémités soient 
d'or. Si les extrémités se changent en papier, la cir- 
culation s'arrête, et le corps politique expire. 

/» Les souverains ne doivent jamais oublier que, 
le peuple étant toujours enfant, le gouvernement 
doit toujours être père. 



.', n en est de la personne 
statues des dieux : les premiei 
dieu même, les derniers ne te 
marbre défiguré. 

.', La guerre est le tribun; 
res sont ses arrêts. 

,", Les coups d'autorité d 
coups de la foudre qui n 
mais les révolutions des 
tremblements de terre don^ 
niquent à des distances inc 

.'. Il n'y a que les gens 
reconnaissance bruyante 

.'. L'imprimerie est l'ai 

.■, Les souverains n» 
qu'un écrivain peut rec 
qu'un général ne peut 
lecteurs. 

,', Dans une armée, I 
clier et non comme joui 

.', La noblesse est u' 

.", Le peuple donne 

.'. Voltaire a dit r € 
rés et plus ils seront ' 
au peuple que « plv 
éclairé » ; ce qui a t i 

,'. Les peuples les 
de la barbarie que le 
Les peuples, comme i 

les surfaces. 




r— 



MAXIMES ET PENSÉES. 235 

**» La philosophie étant le fruit d'une longue mé- 
ditation et le résultat de la vie entière, ne peut et ne 
doit jamais être présentée au peuple, qui est tou- 
jours au début de la vie. 

*% La révolution est sortie tout à coup des livres 
des philosophes comme une doctrine armée. 

*\ Malheur à ceux qui remuent le fond d'une nation ! 

»** Il n'est point de siècles de lumière pour la po- 
pulace : elle n'est ni française, ni anglaise, ni espa- 
gnole. La populace est, toujours et en tout pays, la 
même : toujours cannibale, toujours anthropophage, 
et, quand elle se venge de ses magistrats, elle punit 
des crimes qui ne sont pas toujours avérés par des 
crimes qui sont toujours certains. 

»*» Il faut plutôt, pour opérer une révolution, une 
certaine masse de bêtise d'une part, qu'une certaine 
dose de lumière de l'autre. 

A II y a eu des présages de la révolution pour 
toutes les classes et toutes les conditions. La cour 
s'en aperçut à la tournure des Noailles ; l'Académie 
et la police, aux nouvelles allures des Rulhières et 
des S...; le petit peuple, aux propos des gardes fran- 
çaises ; les filles, aux lazzis insolents du sieur Du- 
gazon ; les clubs et les cafés, à la lecture du Journal 
de Paris, 

»*» Quand le peuple est plus éclairé que le trône, 
il est bien près d'une révolution. C'est ce qui arriva 
en 1789, où le trône se trouva éclipsé au milieu des 
lumières. 

A Rivarol écrivait en 1789 : « Les vices de la cour 
ont commencé la révolution ; les vices du peuple 
l'achèveront. » 



.'. QneEûre, disait-il en partant (les révolationnai- 
res, de ces hommes qui lancent autant de traits qae 
de regards, qui combattent avec la plume et écrivent 
avec des poignards ? 

,'. Tout le règne de Louis XVI se rédmt à quinze 
ans de faiblesse et à un )our de force mal employée. 

,\ Les nations que les rois assemblent et consul- 
tent commencent par des vœux et finissent par des 
volontés. 

,*. La philosophie moderne n'est rien autre chose 
qne les passions armées de principes. 

/, Les philosophes sont comme les vers qai fnquent 
et qui percent les d^ues de la Hollande ; Us prouvent 
que ces ouvrages sont périssaHes, comme l'homme 
qui les construit ; mais ils ne prouvent point qu'ils ne 
soient pas nécessaires. 

.*, Tout philosophe constituant est gros d'un jaco- 
bin : c'est une vérité ,que l'Europe ne doit pas perdre 
de rue. 

.', Le peuple ne goûte de la liberté, comme des 
liqueurs violentes, que pour s'enivrer et devenir 
furieux. 



.', Quand la raison monte sur le irône, les pas- 
sions entrent au conseil, et, quand il y a crise, les 
passions sont plus tôt averties du péril que la raison. 

4*. Il faut attaqoer l'opinion avec ses armes : on ne 
tire pas des coups de fusil aux idées. 

.*, A propos des a^tateurs i Quand Neptune veut 
calmOT les tempâtes, ee n'est ^s aux flots, mais aux 
vents qu'il s'adresse. 




MAXIMES ET PENSÉES. 237 

*»* J.-J. Rousseau resseluble à ces conquérants qui 
jettent de l'éclat sur des ruines, et jouissent de l'im- 
punité attachée à la gloire. 

«% Les satires yioieiites et les tableaux enflammés 
de cet orateur ambidextre (J.-J.) ne pouTaient man- 
quer de réussir chez un peuple dégoûté de sa gloire, 
et qui ne demaodaii qu'à changer d'attitude. 

/» Sar les coalisés : Us ont toujours été en M*rière 

d'une année, d'une armée et d'une idée. 

«*» Au suj^ des nobles, qui avaient laissé édiapper 
la puissance de leurs mains : Ils prenaient leurs sou- 
venirs pour des droits. 

/» Sans doute, il faut bien que les archiva» du 
temps périssent, h^ mé^ipirç des homijiaes est un 
organe trop borné pour se mesurçr éterQellepi.ent 
avec l'étendue des choses ; et notre histoire, lamen- 
table mélange d'un peu de bien et de beaucoup de 
maux, ne serait bientôt plus proportionnée i la 
brièveté de la vie, si le temps, qui l'allonge d'une 
main, ne raccourcissait de l'autre. C'est donc par un 
hienhit du ciel que tant de races criminelles reçoi- 
vent, d'époque en époque, l'amnistie de l'oubli. 

A Ainsi, dans l'homme, pour l'homme, autour de 
riiomme, tout s'use, tout change, tout périt : tout 
marche à la décrépitude ; les lois, les mœurs, les 
beaux-arts, les empires ont leur éclat et leur dé- 
clip, leur fraîcheur et leur vétusté, quelquefois même 
une fin prématurée, et cependant la nature, mère 
constaQte de tant de formes fugitives, reste appuyée 
sur la nécessité, au sein des mouvements, des vicissi- 
tudes et des métamorphpses, iipmpbiJp, invariable, 
immortelle. 



238 RIVAROL. 



RELIGION. 



/, Dieu est la plus haute mesure de notre inca- 
pacité : l'univers, l'espace lui-môme, ne sont pas si 
inaccessibles. 

A L'être qui pense a dû naturellement tomber à 
genoux devant la plus haute de ses pensées. 

*\ Dieu explique le monde, et le monde le prouve; 
mais l'athée nie Dieu en sa présence. 

/^ Un peu de philosophie écarte de la religion, et 
beaucoup y ramène. 

»% La religion unit les hommes dans les mêmes 
dogmes, la politique les unit dans les mêmes prin- 
cipes, et la philosophie les renvoie dans les bois : 
c'est le dissolvant de la société. 

*^ L'univers est composé de cercles concentriques 
ordonnés les uns autour des autres, et qui se répon- 
dent tous avec une merveilleuse harmonie, depuis 
l'insecte et l'homme, depuis l'atome et le soleil, jus- 
qu'à l'être unique, éclatant et mystérieux, qui leur 
sert de centre, et qui est le moi de l'univers. 

»** Dans les sigets ordinaires, les idées les plus 
justes sont souvent les plus nobles : en parlant de la 
divinité, les plus nobles nous paraîtront toujours les 
plus justes. 

/» La philosophie ne répond que des individus, 
mais la religion répond des masses. 

/« Bayle distingue fort bien entre l'incrédulité des 



rîWT" 



MAXIMES ET PENSÉES. 239 



jeunes gens et celle de l'âge mûr. L'incrédulité d'un 
savant, étant le fruit de ses études, doit être aussi son 
secret ; mais l'incrédulité dans les jeunes gens étant 
le fruit des passions, elle est toujours indiscrète, 
toujours sans excuse, jamais sans danger. 

A C'est un terrible luxe que l'incrédulité. 

»\ La philosophie manque à la fois de tendresse 
avec l'infortuné, et de magnificence avec le pauvre. 
Chez elle, les misères de la vie ne sont que des 
maux sans remède, et la mort est le néant ; mais la 
religion échange ces misères contre des félicités sans 
fin, et, avec elle, le soir de la vie touche à l'aurore 
d'un jour éternel. 

/* Tel est, s'il est perinis de le faire, le rapproche- 
ment du créateur et de sa créature, que le sentiment 
sent qu'il est, mais Dieu seul est; que le sentiment 
sent qu'il est simple, mais Dieu seul est simple. Il 
appuie ses créatures, et elles ont la conviction de 
l'existence ;' il les compose, et elles ont la conscience 
de la simplicité. 

»\ Chose admirable ! unique et véritable fortune 
de Tentendement humain ! les objections contre 
l'existence de Dieu sont épuisées, et ses preuves 
augmentent tous les jours; elles croissent et marchent 
sur trois ordres : dans l'intérieur des corp&, toutes 
les substances et leurs affinités ; dans les cieux, tous 
les globes et les lois de l'attraction; au milieu, la 
nature animée et toutes ses pompes. 



.'. La morale élève un tribunal plue haut et plus 
redouloble que celui des lois. Elle veut lum seule- 
ment que nous évitione lemal.maisque nous fassions 
le bien ; non seulementque nous par aiesiana vertueux, 
mais que nous le soyons; car elle ne se fonde pas 
sur reetûne publique, qu'on peut surprendre, mais 
sur notre propre estime, qui ne nous trompe 
jamais. 

/, Le despotisme de la volonté dans las idées 
s'appelle plan, projet, caractère, opiniitreté ; son des- 
potisme dans les désirs s'appelle passion. 

.', On peut dira que toute passion est une vraie 
conjuration, dont le sentiment est à la fois le chef, le 
dénonciateur et l'objet. 

.'. Tout est présence d'esprit pour les passions. 

,*. Les vices sont souvent des habitudes ptutOtque 
des passions. 

,'. Celui qui n'a qu'un désir ou qu'une opinion est 
un homme à caractère. 

.*. Nos goûts et nos passions nous dégradent plus 
que nos opinions et nos erreurs. J.-J. Rousseau s'est 
plus avili par ses Confessions que par ses paradoxes. 

,', Exiger l'homme sans passions, c'est vouloir 
régenter la nature. 

,'. Les passions sont les orateurs des grandes 
assemblées. 




\ 



\ 



MAXIMES ET PEKSEES. 



/» Le premier né de l'amour-propre est l'oï^ 
c'est contre lui que la raison et la morale d 
réunir leurs attaques ; mais il faut le faire i| 
sans le blesser, car, si on le blesse, l'orj^ui 
meurt pas. 

/» L'orgueil est toujours plus près du suicid 
du repentir. 

»*» Il y a quelque chose de plus haut que l'orl 
et de plus noble que la vanité, c'est la modesti 
quelque chose de plus rare que la modestie, c'i 
simplicité. 

/^ L'homme modeste a tout à gagner, et 
gueilleux a tout à perdre ; car la modestie a 
jours affaire à la générosité, et l'orgueil à l'envie 

»% Si l'amour et la guerre ont leurs fur 
ils ont aussi leurs périodes : la haine a sa patii 

♦% Il circule dans le monde une envie au pie 
ger, qui vit de conversation : on l'appelle médis 
Elle dit étourdiment le mal dont elle n'est pas 
elle se tait prudemment sur le bien qu'elle 
Quant à la calomnie, on la reconnaît à des sympt 
plus graves ; pétrie de haine et d'envie, ce n'e: 
sa faute si sa langue n'est pas un poignard. 

»*» L'avare est le pauvre par excellence : 
l'homme le plus sûr de n'être pas aimé pou 
même. 

J'^ Si la tristesse est si près de la fortune, po\: 
l'envie est-elle si loin de la pitié ? 

/* Nul homme no voudrait être seul au mond 
même l'avare, quoiqu'il eût tout; pas même 
vieux, quoiqu'il ne vît que des ruines. 

/^ Le mépris doit être le plus mystérieux ( 
sentiments. 




i 



.*. On ne pleure jamais tant que dans l'àge des 
espérances ; mais, quand on n'a plus d'espoir, on 
voit tout d'un œil sec, et le calme nait de l'im- 
puissance. 

.', L'amour qui Tit dans les orages, et croît sou- 
vent au sein des perfidies,ne résiste pas toujours au 
calme de la fidélité. 

,'. Ces liaisons fondées sur un sentiment calme et 
froid ; ces intimités qui s'accommodent de l'absence; 
ces cœurs qui s'estiment et s'aiment de loin, sont 
fort communs : ce sont eux qui parlent sans cesse de 
seiTices, de bienfaits, d'obligations et de reconnais- 
sance ; sorte de mots qui ne se trouvent pas dans le 
répertoire de l'amitié. 

,*. En général, l'indulgence pour ceux qu'on 
connaît est bien plus rare que la pitié pour ceux 
qu'on ne connaît pas. 

.'. Les bommes n'aiment pas à s'approfondir jus- 
qu'à un certain point; ils vivent au jour la journée 
avec leur conscience. C'est surtout dans les Biè(^leB 
corrompus qu'on se scandalise aisément, et qu'on 
exige des livres qu'ils nous donnent bonne opinion 
de nous-mêmes : on voudrait être flatté par des phi- 
losophes ; mais des hommes simples et droits 
supporteraient sans horreur la dissection du cœur 
humain. 

.', Dans les grandes villes, l'innocence est le der- 
nier repas du vice. 

,', Les sots devraient avoir pour les gens d'esprit 
une méfiance égale au mépris que ceux-ci ont pour 

,*. L'envie qui parle et qui crie est toujours mal- 
adroite; c'est l'envie qui se tait qu'on doit craindre. 



MAXIMES ET PENSÉES. 243 

,% < Quand je me demande, dit Montaigne, d'où 
« vient cette joie, cet aise, ce repos que je sens lors- 
« que je vois mon ami, c'est que c'est lui, c'est que 
« c'est moi; c'est tout ce que je puis dire. » Et 
Pythagore n'a-t-il pas dit très excellemment encore : 
c Quand je suis avec mon ami, je ne suis pas seul, 
c et nous ne sommes pas deux. » Enfin Gicéron, en 
parlant de l'amitié, l'appelle une nécessité, etAristote 
\ine âme en deux corps. 

/^ Semblables aux chevaliers errants, qtii se don- 
naient une maîtresse imaginaire, et se la figuraient 
si parfaite qu'ils la cherchaient toujours sans la trou- 
ver jamais, les grands hommes n'ont eu qu'une théo- 
rie d'amitié. 

/^ L'amitié entre le monarque et le sujet doit 
toujours trembler, comme cette nymphe de la fable, 
que Jupiter ne s'oublie un jour, et ne lui apparaisse 
environné de foudres et d'éclairs. 

/^ On sait par quelle fatalité les grands talents 
sont, pour l'ordinaire, plus rivaux qu'amis ; ils crois- 
sent ôt brillent séparés, de peur de se faire ombrage : 
les moutons s'attroupent et les lions s'isolent. 

*^ Pourquoi l'amour est-il toujours si mécontent 
de lui, et pourquoi l'amour-propre en est-il toujours 
si content ? C'est que tout est recette pour l'un, et 
que tout est dépense pour l'autre. 

*^ L'or, semblable au soleil qui fond la cire et 
durcit la boue, développe les grandes âmes et rétrécit 
les mauvais cœurs. 

*^ Si la pauvreté fait gémir l'homme, il bâille dans 
l'opulence. Quand la fortune nous exempte du tra- 
vail, la nature nous accable du temps. 

»% Les pavots de la vieillesse s'interposent entre la 



TÏe et la mort pour noos faire oublier l'ime et nous 
afMwpir sur l'autre. 

.*, La nctime qui se pare de roses rend son sacri- 
lice plus doulonreiu, et les eoDTUiirs sans espoir ue 
eoDt que des regrets. 

,*, Quand la verta est unie aa talent, elle met an 
grand homme aa-dessos de sa gloire. Le nom de Fé- 
neloQ a je ne sais qnoi de plos tendre et de plus vé- 
nérable qne l'éclat de ses talents. 

,', Les femmes ont deux sortes d'honneur : l'on, 
qui leur est propre, et que nons attaquons sans 
relâche ; l'autre, qui leur est à peu près commun 
avec nous, et qui ne se tient guère quand le premier 
n'est plus. Ce qui est modération dans un homme 
serait incontinence dans une femme. 

.', Si les gens de la cour pensent et s'expriment 
plus finement que les autres hommes, c'est qu'on y 
est sans cesse forcé de dissimttler sa pensée et ses 
sentiments. 

.*, Les proverbes sont le fruit de l'expérience de 
tous les peuples, et comme le bon sens de tous les 
siècles réduit en formules. 

.'. Un bon esprit parait souvent heureux, comme 
un homme bien fait parait souvent adroit. 

.*, Pom* le riche ignorant, le loisir est sans repos, 
le repos sans charmes, elle temps, trésor de l'homme 
occupé, tombe comme nn impôt sur le désœuvre- 
ment. Le savant se cherche, et le riche s'évite. 

,'. Que pouvait faire le bon sens dans un siècle 
malade de métaphysique, où l'on ne permettait plus 
au bonheur de se présenler sans preuves? 

,', L'homme passe sa vie à raisonner sur le passé, 
à se plaindre du présent, à Iremhier pour l'avenir. 




'^•an 



MAXIMES ET PENSÉES. 245 



,% Quelques jouissances^ quelques idées, voilà ce 
qui fait le grand homme ou Theureux ; et c'est dans 
une page d'écriture ou dans les bornes d'un jour 
qu'on peut resserrer la gloire et. le bonheur de la plus 
longue vie. 

,% Tout homme qui s'élève s'isole ; et je compare- 
rais volontiers la hiérarchie des esprits à une pyra- 
mide. Ceux qui sont vers la base répondent aux plus 
grands cercles et ont beaucoup d'égaux. A mesure 
qu'on s'élève, on répond à des cercles plus resserrés. 
Enfin, la pierre qui surmonte et termine la pyramide 
est seule et ne répond à rien. 



HISTOIRE. 



/^ L'histoire n'est que le temps muni de dates et 
riche d'événements. 



,% L'histoire sans chronologie manquerait d'auto- 
rité, de témoignages et d'ordre, et la chronologie, ré- 
duite à ses dates, serait une galerie sans statues et sans 
tableaux. 

- J'^ Voyez tous ces brillants fondateurs de tant 
de sectes ! Leurs théories sont à peine comptées parmi 
les rêves de l'esprit humain, et leurs systèmes ne 
sont que des variétés dans une histoire qui varie tou- 
jours. 

/, Les opinions, les théories, les systèmes passent 



246 aivAEOL. 



tour à tour sur la meule du temps, qui leur donne 
d*abord du tranchant et de l'éclat, et qui finit par les 
user. 

^% L'hiâtoîre se. charge d'arracher les grandB 
hommes à Toubli, ce tyran muet et cruel qui suit la 
gloire de près, et dévore à ses yeux ses plus chers 
favoris, 



LANGUES. 



/^ L'homme ne pouvait donner une enveloppe à 
sa pensée sans que cette enveloppe ne fût très ingé- 
nieuse. Aussi que de finesse, quel esprit, et quelle 
métaphysique déliée dans là création d'une langue ! 
Le philosophe s'en aperçoit, surtout lorsqu'il veut 
écarter ces fils mystérieux dont l'homme a entouré 
sa pensée, comme le ver à soie s'entoure de son bril- 
lant réseau. 



¥ 



\ La parole est la pensée extérieure, et la pensée 
est la parole intérieure. 

/^ L'homme qui parle est l'homme qui pense tout 
haut. 

/^ Celui qui créa l'alphabet remit en nos mains le 
fil de nos pensées et la clef de la nature. 

/^ La langue est un instrument dont il ne faut pas 
faire crier les ressorts. 

/^ Les langues sont les vraies médailles de l'his- 
toire. 



MAXIMES ET PENSEES. 



/^ La grammaire étant Tart de lever les 
d'une langue, il ne faut pas que le levier 
lourd que le fardeau. 

/, Les signes sont la monnaie des percep 

^\ Les mots sont comme les monnaies : i 
valeur propre avant d'exprimer tous les { 
valeurs. 

/, Il est bon de ne pas donner trop de vé 
sa pensée. Il faut, pour ainsi dire, voyager 
langues ; et, après avoir savouré le goût def 
lêbres, se renfermer dans la sienne. 

/y On dirait que la langue française est < 
d'une géométrie tout élémentaire, de la sim 
droite^ tandis que les courbes et leurs vanét4 
semblent avoir présidé à la formation de 
grecque et latine. 

y\ Ue muet, semblable à la demière vibi 
corps sonores, donne à la langue française 
monie légère qui n'est qu'à elle* 

*^ La langue française est la seule qui sâi 
hiié attachée à son génie. 

/^ La prose italienne, composée de m 
toutes les lettres se prononcent, et roulant 



Jk sur des sons pleins, se traîne avec trop de len 

éclat est monotone, l'oreille se lasse de sa 

! et la langue de sa mollesse : ce qui peut ve 

que, chaque mot étant harmonieux en ps 
l'harmonie du tout ne vaut rien. 

,% La langue italienne a des formes cérém 
ennemies de la conversation, et qui ne don 

j assez bonne opinion de l'espèce humaine. 

/ toujours dans la fôcheuse alternative d'eu 

d'insulter un homme. 




] 



248 RIVAROL. 



*^ La majesté de sa prononciation (de la langue 
espagnole) invite à l'enflure, et la simplicité de la 
pensée se perd dans la longueur des mots et sous la 
plénitude des désinences. 

On est tenté de croire qu'en espagnol la conversa- 
tion n'a plus de familiarité, l'amitié plus d'épanche- 
ment, le commerce de la vie plus de liberté, et que 
l'amour y est toujours un culte. 

/^ Les langues à construction directe perdent 
moins à la traduction que les langues à inversion. 
Dans la langue directe, l'écrivain est obligé de faire 
beaucoup d'efforts pour rendre sa pensée d'une 
manière satisfaisante. Dans la langue à inversion, 
l'écrivain se contente très souvent de s'abandonner à 
tous les caprices de l'harmonie, et néglige la pensée. 
Ainsi, Pascal et Bossuet perdent moins à la traduc- 
tion que Gicéron et Tite-Live. Dans les premiers, il 
y a un fond qui ne peut pas se perdre ; dans les se- 
conds, il n'y a que des surfaces qui disparaissent. 

/, Les lois du langage, plus certaines que celles 
de la propriété, ont mis les trésors de l'esprit' sous la 
garde de là mémoire, et l'écriture les sauve de l'oubli, 
en chargeant le temps môme des archives de la 
pensée. 

^\ L'imprimerie est à l'écriture ce que l'écriture 
avait été aux hiéroglyphes : elle a fait faire un second 
pas à la pensée; ce n'est vraiment qu'à l'époque 
de cette invention que l'art a pu dire à la nature : 
c Ton exubérance et tes destructions ne m'épouvan- 
tent plus. J'égalerai le nombre des livres au nombre 
des hommes, mes éditions à tes générations, et mes 
bibliothèques, semées sur toute la surface du globe, 
triompheront de l'ignorance des barbares et du 
temps. > 



MAXIMES ET PENSÉES. 249 



LITTÉRATURE. 



*^ Les idées font le tour du monde; elles roulent 
de siècle en siècle, de langue en langue^ de vers en 
prose, jusqu'à ce qu'elles s'enveloppent d'une image 
sublime^ d'une expression vivante et lumineuse qui 
ne les quittent plus, et c'est ainsi qu'elles entrent 
dans le patrimoine du genre humain. 

/^ Pour arriver à des choses neuves en littérature, 
il faut déplacer les expressions, et, en philosophie, il 
faut déplacer les idées. 

/^ Les idées sont des fonds qui ne portent intérêt 
qu'entre les mains du talent. 

,\ Les idées mendient l'expression. 

,% Il y a généralement plus d'esprit que de talent 
en ce monde : la société fourmille de gens d'esprit 
qui manquent de talent. 

n y a cette différence entre ces deux présents de la 
nature, que l'esprit, à quelque degré qu'on le sup- 
pose, est plus avide de concevoir et d'enfanter, le 
talent plus jaloux d'exprimer et d'orner. L'esprit 
s'occupe du fond, qu'il creuse sans cesse; le talent 
s'attache à la forme, qu'il embellit toujours : car, par 
sa nature, l'homme ne veut que deux choses, ou des 
idées neuves, ou de nouvelles tournures : il exprime 
l'inconnu clairement pour se faire entendre, et il 
relève le connu par l'expression pour se faire remar- 
quer. L'esprit a donc besoin qu'on lui dise : Je vous 



enlends; et le talent: Je vous admire. U est donc 
yrai que c'est l'esprit qui éclaire, et que c'est le 
talent qui charme ; l'esprit peut s'égarer, sans doute, 
mais il craint l'erceor; au Ûeu que te talent se fami- 
liarise d'abord aTcc elle, et en tire parti : car cen'est 
pas la vérité, c'est une certaine perfection qui est son 
objet; les variations, si déshonorantes pour l'espril,, 
étonnent si pen le talent, que, dans le conflit des 
<^inions, c'est toujours la pins brillante qui l'entraîne; 
d'où il résulte que l'esprit a plus de juges, le talent 
plus d'adnurateurs; et qn'enSti, après les passions, 
le talent est dans l'homme ce qui tend le pins de 
pièges aubon sens. 

/, La différence du talent & l'esprit entraîne aussi 
ponr eux dei conséquences morales. Le talent est 
sujet aux vapeurs de l'oi^ueil et aux orages de 
l'envie i l'esprit en eet fUim exempt, Voye», d'un cûté, 
les poètes, les peintres, le» acteurs, et, de l'autre, 
les vrais penseurs, les métaphysiciens et les géomè- 
tres. C'est que l'esprit court après les secrets de la 
nature, qu'il n'atteint guère ou qu'il n'atteint que 
ponr mieui 6e mesurer avec sa propre faiblesse, 
tandis que le talent poursuit une perfection humaine 
dont il est sdr, et a toifjours le goût pour témoin et 
pour juge. De sorte que le tal«nt est toujours sati^it 
de lui-même ou du public, quand l'esprit se méûe et 
doute de la nature et des hommes. En un mot, les gens 
d'esprit ne sont que des voyageurs humiliés qui ont 
été toucher aux bornes du monde, et qui en parlent, 
i leur retour, à des auditeurs indifférents, qui ne de- 
mandent qu'à être gouvernés par U puissance ou 
charmés par le talent. 

.". Il n'y a que les expressions créées qui portent 
Mn écrivain à la postérité. 



MAXIMES ET PENSÉES. 251 

/, Le génie égorge ceux qu'il pille. 

^\ Le génie des idées est le comble de l'esprit : le 
génie des expressions est le comble du talent. 

*^ Dans le moode, l'esprit est toigours improvisa- 
teur; il ne demande ni délai ni rendez-vous pour dire 
un mot heureux, il bat plus vite que le simple bon 
sens ; il est, en un mot, sentiment prompt et bril- 
lant. 

/, Le talent est un art mêlé d'enthousiasme. 
S'il n'était qu'art, il serait froid ; s'il n'était qu'en- 
thousiasme, il serait déréglé : le goût leur sert de 
lien. 

^*^ Si le talent empêche le génie de tomber, le 
génie l'empêche de ramper. 

/^ La parole est la physique expérimentale de 
l'esprit : chaque mot est un fait, chaque phrase une 
analyse ou un développement, tout livre une révéla- 
tion plus ou moins longue du sentiment et de la 
pensée. 

^\ Un mot, par lui-même, n'est rien qu'un assem- 
blage de lettres; mais une expression est tout ; c'est 
d'elles que les mots attendent la vie. L'expression est 
une assemblée plutôt qu'un assemblage de mots : elle 
les réunit et les allie pour peindre un sentiment, une 
image, une pensée. 

/^ La parole est le vêtement de la pensée, et l'ex- 
pression en est l'armure. 

^\ Les belles images ne blessent que l'envie. 

^*^ Les idées sont comme les hommes : elles 
dépendent de l'état et de la place qu'on leur donne. 

/^ La rapidité est sublime, et la lenteur majes- 
tueuse* 



/, Dans la fable, il y a autant de lé(;iElateure qae 
de poètes; il nefaut pas donner nn code à l'imagina- 

.% On ne Banrait entoorer l'art des vers de trop 
de remparts et d'obstacles, afin qu'il n'y ait que ceux 
qui ont des ailes qui puissent les franchir. 

.*. L'Olympe d'Homère est plus riche que celui de 
Vitale. Le haut du tableau de l'Iliade est bien mieux 
garni que celui de l'Enéide. 

'. On ferait souvent un bon livre de ce qu'on 
n'a pas dit, et tel édifice ne vaut que par ses répara- 
tions. 

.'. Plus d'un écrivain est persuadé qu'il a fait 
penser son lecteur quand il l'a fait suer. Il est pour- 
tant Vrai que celui qui ne rend sa pensée que d'une 
manière louche et eiifortillée propose réellement un 
problème, et que ce problème n'est résolu que par 
celui qui parvient à la bien exprimer. 

.'. Les titres delà plupart des livres ne sont qii'un 
prétexte pour le génie. 

.'. Le poète épique n'emprunte point avec succès 
les grands personnages de l'histoire, parce que le 
merveilleux est l'âme de l'épopée. Les couleurs de la 
fiction ne tiennent pas sur ces bustes vénérables, qui 
portent les vieilles empreintes 'de l'histoire et du 
temps. 

.'. Ronsard avait bâti des chaumières avec des 
tronçons de colonnes grecques; Malherbe éleva le 
premier des monuments nationaux. 

.'. (^mme le théfltre donne un grand éclat à une 
nation, les Anglais se sont ravisés sur leur Shak- 
speare, et ont voulu non seulement l'opposer, mais 
le mettre encore fort au-dessus de notre Corneille, 




MAXIMES ET PENSÉES. 253 

honteux d'avoir jusqu'ici ignoré leur propre richesse. 
Cette opinion est d'abord tombée en France, comme 
une hérésie en plein concile ; mais il s'est trouvé des 
esprits chagrins et anglomans qui ont pris la chose 
avec enthousiasme. Ils regardent en pitié ceux que 
Shakspeare ne rend pas complètement heureux, et 
demandent toujours qu*on les enferme avec ce grand 
homme. Partie malsaine de notre littérature, lasse 
de reposer sa vue sur les belles proportions ! Essayons 
de rendre à Shakspeare sa véritable place. 

On convient d'abord que ses tragédies ne sont que 
des romans dialogues, écrits d'un style obscur et mêlé 
de tous les tons ; qu'elles ne seront jamais des monu- 
ments de la langue anglaise que pour les Anglais 
mêmes, car les étrangers voudront toujours que les 
monuments d'une langue en soient aussi les modèles, 
et il les choisiront dans les meilleurs siècles. Les 
poèmes de Plante et d'Ennius étaient des monuments 
pour les Romains et pour Virgile lui-même ; aujour- 
d'hui, nous ne reconnaissons que V Enéide. Shak- 
speare, pouvant à peine se soutenir à la lecture, n'a 
pu supporter la traduction, et l'Europe n'en a jamais 
joui : c'est un fruit qu'il faut goûter sur le sol où il 
croît. Un étranger qui n'apprend l'anglais que dans 
Pope ou Addison n'entend pas Shakspeare, à l'excep- 
tion de quelques scènes admirables que tout le monde 
sait par cœur. Il ne faut pas plus imiter Shakspeare 
que le traduire. Celui qui aurait son génie demande- 
rait aujourd'hui le style et le grand sens d' Addison; 
car, si le langage de Shakspeare est presque tou- 
jours vicieux, le fond de ses pièces l'est bien davan- 
tage : c'est un déUre perpétuel ; mais c'est quelquefois 
le délire du génie. Veut-on avoir une idée juste de 
Shakspeare? Qu'on prenne le Cinna de Corneille ; 
qu'on mêle parmi les grands personnages de cette 






254 RIVAROL. 



tragédie quelques cordonniers disant des quolibets, 
quelques poissardes chantant des couplets, quelques 
paysans parlant le patois de leur province et faisant 
des contes de sorciers; qu'on ôte l'unité de lieu, de 
temps et d'action, mais qu'on laisse subsister les 
scènes sublimes, et on aura la plus belle tragédie de 
Shakspeare. Il est grand comme la nature et inégal 
comme elle, disent ses enthousiastes. Ce vieux sophisme 
mérite à peine une réponse. 

L'art n'est jamais grand comme la nature, et, puis- 
qu'il ne peut tout embrasser comme elle, il est con- 
traint de faire un choix. Tous les hommes aussi sont 
dans la nature,, et pourtant on choisit parmi eux, et 
dans leur vie on fait encore choix des actions. 
Quoi ! parce que Gaton, prêt à se donner la mort, 
châtie l'esclave qui lui refuse un poignard, vous me 
représentez ce grand personnage donnant des coups 
de poing! Vous me montrez Marc- Antoine ivre et 
goguenardant avec des gens de la lie du peuple I 
Est-ce par là qu'ils ont mérité les regards de la pos- 
térité ? Vous voulez donc que l'action théâtrale ne 
soit qu'une doublure insipide de la vie? Ne sait-on 
pas que les hommes, en s'enfonçant dans Tobscurité 
des temps, perdent une foule de détails qui les dé- 
parent, et qu'ils acquièrent par les lois de la perspec- 
tive une grandeur et une beauté d'illusion qu'ils n'au- 
raient pas s'ils étaient trop près de nous ? La vérité 
est que Shakspeare, s'étant quelquefois transporté 
dans cette région du beau idéal, n'a jamais pu s'y 
maintenir. Mais, dira-t-on, d'où vient l'enthousiasme 
de l'Angleterre pour lui? De ses beautés et de ses 
défauts. Le génie de Shakspeare est comme la ma- 
jesté du peuple anglais ; on l'aime inégal et sans frein : 
il en paraît plus libre. Son style bas et populaire en 
participe mieux de la souveraineté nationale. Ses 



MAXIMES ET PENSÉES. 255 



beautés désordonnées causent des émotions plus vives, 
et le peuple s'intéresse à une tragédie de Shakspeare 
comme à un événement qui se passerait dans les 
rues. Les plaisirs purs que donnent la décence, la 
raison. Tordre et la perfection, ne sont faits que pour 
les âmes délicates et exercées. On peut dire que 
Shakspeare, s'il était moins monstrueux, ne charme- 
rait pas tant le peuple ; et qu'il n'étonnerait pas tant 
les connaisseurs, s'il n'était pas quelquefois si grand. 
Cet homme extraordinaire a deux sortes d'ennemis : 
ses détracteurs et ses enthousiastes ; les uns ont la 
vue trop courte pour le reconnaître quand il est su- 
blime ; les autres l'ont trop fascinée pour le voir 
jamais autre. Nec rude quid prosit video inge- 
nium. (HoR.) 

/^ Voltaire régnait depuis un siècle ; il ne donnait 
de relâche ni â ses admirateurs ni à ses ennemis. 
L'infatigable mobilité de son âme de feu l'avait ap- 
pelé à l'histoire fugitive des hommes. Il attacha son 
nom à toutes les découvertes, à tous les événements 
de son temps, et la renommée s'accoutuma à ne plus 
parler sans lui. Ayant caché le despotisme de l'esprit 
sous des grâces toujours nouvelles, il devint une 
puissance en Europe, et fut pour elle le Français par 
excellence, lorsqu'il était pour les Français l'homme 
de tous les lieux et de tous les siècles. Il joignit enfin 
à l'universalité de sa langue son universalité per- 
sonnelle, et c'est un problème de plus pour la posté- 
rité. 

^*, Racine a des couleurs, mais Corneille a des 
ressorts. 

,*, Quand un homme, sorti d'une longue retraite, 
se révèle tout à coup au public dans un ouvrage où 

il a donné une grande puissance à son expression, la 

J 



foule diM iinitaleurs se presse autour de lui : ils se 
font lierre pitrce qu'il s'est fait cLûne. 

,*, Ceux qui empruntent les tournures des aiicicas 
auteui-a pour èlre aaik sont des vieillards qui, ne 
pouvant parler en hommes, bégajcnt pour pai'attre 
enfants. 

,', Celui qui, pour être naïf, emprunte une phrase 
d'Amyot, demanderait, pour être brave, l'armure (|g 
Bayard. 

,', Il y a des mots pleins de sel, que l'eaprit crée 
au besoin el pour le moment, et que le goût ne veat 
pas qu'on déplace. 

;*, Madame de la Sablière appelait La Fontaineson 
fablier, pour faire enteudreque cet auteur porlaitdes 
fables comme un arhre porte des fi'uits. Ce grand fa- 
buliste dit que l'dne se prélasse, pour dire qu'il mar- 
che comme un prélat. 

On trouve dans Molière : Et vous serez, ma 
foi , tartu-p.ee , pour dire : Et mus épouserez 
Tartufe. 

L'impératrice des RussJes, en peignant je ne sais 
quel avocat français, qui allait faire !e législateur 
dans ses Étals, écrit à Voltaire que cet homme est 
venu UgUlater chez elle. 

Ces mots, je le répète, sont du répertoire de la 
grâce. La grammaire les méconnaît, et on ne les 
trouve pas dans ses dictionnaires. 

,', En vain les trompettes de la renommée ont pro- 
clamé telle prose ou tels vers : 11 y a toujoui's dans la 
capitale trente ou quarante tëtcs incorruptibles qui se 
taisent. Ce silence des gens de goût sert de conscience 
aux mauvais écrivains, et les tourmente le reste de 
leur vie. 




^^m^^mm^mmm 



MAXIMES ET PENSÉES.' 257 



* * 



L*envie pardonne quelquefois l'éclat du style à 
un grand homme qui n'a «pas le don de la parole, 
parce que, s'il paraît dans le monde, qu'il y montre 
de l'embarras ou de la disgrâce, il a l'îiir d'un en- 
chanteur qui a perdu sa baguette, et on le félicite de 
son malheur. 

^*, Voltaire produisant une pièce fugitive était 
Hercule maniant de petits fardeaux et les faisant vol- 
tiger sur ses doigts ; son excès de force était sa grâce. 
Mais quand, avec la même force de poésie, il est en- 
tré dans l'épopée, il n'a fait que la Henriade. 

^% Diderot est un génie d'un ordre composite. 



47 



ESPMT DE MVAROL 



,', Du Tableau de Parti de Mercier ; Ouvrage 
jiensé dans la rue et écril sur la borne ; l'auteur a 
peint la cave et le grenier en sautant le salon. 

," Condorcet écrit avec de l'opium sur des feuUles 
(le plomb. 

,*. De son secrétaire, qui ne se souvenait plus le 
soir de ce qu'il avait écrit le matin : Ce serait un 
excellent secrétaire de conspiration. 

.*, Il ne faut pas des sots aux gens d'esprit, comme 
il Taut des dupes aux fripons. 

,'. Les lectures de société éventent le génie et dé- 
lièrent un ouvrage. 

.*, Dans le poème des Jardins, M. Delille, tou- 
jours occupé de faire un sort à chacun de ses vers, 
n'a pas songé à la fortune de l'ouvrage entier. 

,', A propos du goilt que les Français avaient té- 
moigné pour les drames de Mercier : Nous ressem- 




ESPRIT DE RIVAROL. 259 



blons aujourd'hui à des convives qui demandent de 
Feau-de-vie sur la fin d'un excellent repas, 

,*, Cubières est une Providence pour les aima- 
nachs. 

/^ Rivarol appelait le Petit Almanach des grands 
hommes les saturnales de la littérature, et il appe- 
lait la Révolution les saturnales de la liberté. 

/^ G... est le premier qui ait transporté les ampli- 
fications du barreau dans les éloges académiques ; 
sans s'étonner de ses succès, il travaille sans relâche 
à nous familiariser avec les formes de style les plus 
extraordinaires. ^ 

^*^ Sur Cubières : Tous les almanachs portent des 
marques de sa muse. 

,\ A propos du Monde primitif de Court de Gé- 
belin : C'est un livre qui n'est pas proportionné à la 
brièveté de la vie, et qui sollicite un abrégé dès la 
première page. 

/^ Il y a des gens qui sont toujours prêts d'éter- 
nuer; G... est toujours prêt d'avoir de l'esprit et 
môme du bon sens. 

/, Sur l'abbé de Vauxcelles, auteur de plusieurs 
oraisons funèbres : On ne sent jamais mieux le 
néant de l'homme que dans la prose de cet orateur. 

/, Sur d'Arnaud : La probité de ses vers et l'honnê- 
teté de sa prose sont connues. 

^*^ Ma vie est un drame si ennuyeux, que je sou- 
tiens toujours que c'est Mercier qui l'a fait. 

/, On lui reprochait d'avoir pillé les idées de 
Condillac et de Montesquieu. — « Je me suis servi 
des modernes, répondit-il, comme un orfèvre se sert 
de ses poids pour peser de l'or. x> 



.*, Si Mirabeau a eu quelques succès, c'est qu'il a 

toujours écritsur des matières palpitantes de l'intérêt 
du momeot. 

,', Le seul grand homme qu'il y ait aujourd'hui 
en Europe, depuis la morl de Frédéric II, est la 
femme extraordinaire qui gouverne la Russie. 

,', Sur des vers de François de Neufchâleau : C'est 
de la prose où les vers se sont mis. 

.'. Champcenelz, c'est mon clair de lune. 

,'. Je ne suis ni Jupiter ni Socrate, et j'ai trouvé 
dans ma maison Xan lippe et Junon. 

.', A M. R..., qui lui rappelait ime pièce de vers 
de sa composition : Vous voudriezbien que je l'eusse 
oubliée ! 

.'. A madame de Béthizy, avec laqueUe il venait de 
lire les Éloges de Fontenetle : Ses objections éclair- 
cissent le point de la difficulté, et ses questions abrè* 
gent les réponses. 

.'. Sui' l'affaire du collier : M. de Breteuil a pris le 
cardinal de Rohan des mains de madame de 
La Moite, et l'a écrasé sur le front de la reine, qui 
en est resiée marquée. 

.•. Sur MM. G... et L... : Ils sont partis, l'un de 
Grenoble et l'autre de Bayonne, et se sont donné 
rendez-vous à Paris pour y venir faire le mariage de 
la jurisprudence et de la philosophie. 

,'. A l'affaire du 6 octobre, sur de LaF...: Il fallut 
réveiller cet autre Morphée, 

.', G... a toujours l'œil au ciel, et U cherche ses 
inspirations dans le plafond. 

.'. De Champcenetz : Je le bourre d'esprit ; c'est tu 
gros garçon d'une gaieté insupportable. 




ESPRIT DE RIVAROL. 261 



/» Du fils de Buffon : C'est le plus pauvre chapitre 
de VHistoire naturelle de son père. 

A Dans un cercle, une femme qui avait de la barbe 
au menton et ne déparlait pas de la soirée : Cette 
femme est homme à parler jusqu'à demain matin. 

^*, Mirabeau était l'homme du monde qui ressem- 
blait le plus à sa réputation : il était affreux. 

/, De l'abbé Millot, auteur de plusieurs abrégés 
historiques : Il a fait des commissions dans l'his- 
toire. 

*^ Lire Barème, écouter d'Arnaud et mal dîner, 
voilà ce que je léguerai à mes ennemis. 

*^ M. Dehlle, traducteur des Géorgiques, est sorti 
boiteux, comme Jacob, de sa lutte avec un Dieu. 

/^ Les nobles d'aujourd'hui ne sont plus que les 
mânes de leurs ancêtres. 

*^ A propos de son frère : Il serait l'homme d'es- 
prit d'une autre famille, et c'est le sot de la nôtre. 

,*, Du même : Jérémie aurait' été un bouffon à 
côté de lui. 

^*^ De Palissot, tour à tour transfuge de la religion 
et de la philosophie : Il ressemble à ce lièvre qui, 
s'étant mis à courir entre deux armées prêtes à com- 
battre, excita un rire universel. 

^*^ A propos de la Déclaration des droits de 
Vhomme : C'est la préface criminelle d'un livre im- 
possible. 

/^ La prise de la Bastille fut une prise de posses- 
sion. 

/, De G..., qui défigurait un de ses bons mots en 
le répétant : Il ne tient pas à lui que ce ne soit plus 
un bon mot. 



262 RIVAROL. 



*. Madame de Staël est la bacchante de la Révo- 



» * 



lution. 






Mirabeau, capable de tout pour de Targent, 
même d'une bonne action. 

/^ Le mérite de Colomb et de Mongolfier est en 
raison inverse de leurs siècles; Tun manifesta son 
génie à des peuples ignorants et barbares, et l'autre 
a montré la plus excessive simplicité dans un siècle 
de lumière. 

»% Du temps du Directoire, la constitution avait 
placé le trône près des galères. 

A De ceux qui se plaignent d'avoir été houspillés 
dans le Petit almanach des grands hommes : Si on 
les avait laissés dans l'oubli, on aurait trop délustré la 
littérature française. 

*% Les bons vers de la traduction des Géorgiques 
de M. Delille sont les stigmates de Virgile. 

/» Le chat ne nous caresse pas, il se caresse à 
nous. 

/^ De Thibault, qui faisait à Hambourg des lec- 
tures très peu suivies : Il paye les huissiers non pour 
empêcher d'entrer, mais pour empêcher de sortir* 

/^ A M. de Montlosier, qui, avant de partir pour 
Londres, vint lui remettre un de ses ouvrages à Bru- 
xelles : Vous ne voulez donc pas que je m'aperçoive 
de votre absence? 

/» De M. de Créqui : Il ne croit pas en Dieu, mais 
il craint en Dieu. 

/* Les Mécènes d'aujourd'hui sont les Midas des 
temps passés. 

/* Sur Mirabeau, qui, à la tribune, affectait le 
geste de lord Ghatam, et qui profita un jour d'une 



ESPRIT DE RIVAROL. 263 



plaisanterie faite par un enfant, et dont il tira parti 
dans une de ses harangues : Que penser de Téloquence 
d'un homme qui vole ses gestes à un mort et ses bons 
mots à un enfant ? 

Puisse ton homélie, ô pesant Mirabeau, 
Assommer les fripons qui gâtent nos affaires ! 
Un voleur converti doit se faire bourreau 
Et prêcher sur l'échelle en pendant ses confrères. 

»** Je compare les ouvrages de Mirabeau à des brû- 
lots lâchés au milieu d'une Hotte : ils y mettent le 
feu, mais ils s'y consument. 

»** Au sujet des accroissements de Paris : Paris 
ressemble à une fille de joie, qui ne s'agrandit que 
par la ceinture. 

»% C'est à Paris que la Providence est plus grande 
qu'ailleurs. 

**» A Beaumarchais qui, le jour de la première re- 
présentation du Mariage de Figaro, lui disait au 
spectacle : c J'ai tant couru ce matin Versailles, 
auprès des ministres, auprès de la police, que j'en ai 
les cuisses rompues. — C'est toujours cela. » 

*\ Target avait dit à TAssemblée : « Je vous en- 
gage, messieurs, à mettre ensemble la paix, la con- 
corde suivies du calme et de la tranquillité. » Rivarol 
parodiait ainsi plaisamment l'éloquence un peu niaise 
de cet orateur : Et n'allez pas mettre d'un côté la 
paix et la concorde, et de l'autre le calme et la tran- 
quillité ; mais mettez tout ensemble la paix et la con- 
corde, suivies de la tranquillité. 

,\ Sur le livre de l'Ab... : Gela dispense de la pa- 
rodie. 

»*» Il avait été invité, avec l'abbé Sabatier, à dé- 
jeuner chez la princesse de Vaudémont. On offrit 



264 



RIVAROL. 



du saucisson d'ânon à Tabbé Sabatier. « L'abbé 
n'en mangera pas, dit Rivarol ; il n'est pas anthropo- 
phage. » 

/» L'auteur de Numa a des lois somptuaires dans 
son style, et son sujet exigeait un peu de luxe. 

/» Une femme sans talent est la marâtre de son cs^ 
prit; ellle ne sait que suer ses idées. 

/» Le mérite des formes et la façon est si considé- 
rable, que l'abbé S..., ayant dit à c(uelqu*un de ma 
connaissance : « Permettez que je vous dise ma façon 
de penser, » celui-ci lui répondit fort à propos : 
« Dites-moi tout uniment votre pensée, et épargnez- 
moi la façon. » 

/» L'auteur de Strafford disait un jour h \ine 
femme de goût dont il ne se méfiait pas assez : « Que 
pensez-vous de mon livre ? » Cette femme lui répon- 
dit : « Je fais comme vous, monsieur, je ne pense 
pas. » Tout le monde aussi pourrait dire à l'auteur 
de VInfluence des Passions : a Je fais comme vous, 
madame, je n'y entends rien. » 

/, Le duc d'Orléans, au commencement de 4789, 
jeta les yeux sur Rivarol, et lui dépécha le duc de 
Biron, pour l'engager à publier une brochure sur ce 
qu'on appelait les dilapidations de la cour; il par- 
courut d'un air dédaigneux le canevas qu'on lui pré- 
senta. Après un moment de silence, il dit au pléni- 
potentiaire : < Monsieur le duc, envoyez votre laquais 
chez Mirabeau; joignez-y quelques centaines de louis: 
votre commission est faite. » 

/» Un émigré d'un très grand nom, voyant la 
considération dont jouissait Rivarol à la cour de 
Prusse, lui demanda pourquoi il n'avait pas engagé 
son frère à venir le joindre ; il répondit au Français 
indiscret : « Monsieur, c'est que j'ai laissé derrière 



.^ 



ESPRIT DE RIVAROL. 265 



rooi an patron pour tacher de me faire sortir de l'en- 
fer. » 



♦% A une dame, à Londres, qui lui montrait avec 
complaisance des bijoux précieux qu'il reconnut avoir 
fait partie du mobilier de Versailles : Madame, je 
SUIS bien fâché pour vous que vous ne possédiez cela 
que de seconde date. 

»% Questionné par une des plus grandes dames de 
Berlin si les Françaises étaient réellement plus jolies 
que les Prussiennes : Madame, à Paris, on ne juge 
guère de la beauté que par les yeux ; ici, au contraire, 
c'est le cœur qui fixe les yeux. 

»% Les rois français guérissaient leurs sujets de 
la. roture à peu près comme des écrouelles, à condi- 
tion qu'il en resterait des traces. 

,*V M. Necker est un charlatan si impudent, que 
ses promesses finissent par persuader ceux mêmes 
qui n'y croient pas. 

A A l'abbé de Balivière, qui lui demandait une 
épigraphe pour une brochure qu'il venait de compo- 
ser i Je ne puis vous offrir qu'une épitaphe. 

»** De son frère : C'est une montre à répétition ; 
elle sonne bien quand il me quitte. 

^ »\ A quelqu'un qui lui demandait son avis sur un 
distique : C'est bien, mais il y a des longueurs. 

/♦ M. de D... avait dit dans une société à Tabbéde 
Balivière : « Mettez-vous là, à côté de moi, l'abbé; 
vous direz force bêtises, et cela réveillera mes idées. » 
Rivarol retournait plaisamment ce mot de M. deL... 
en disant à son secrétaire : « M. de B..., mettez-vous 
là ; je vous dirai force bêtises, et cela réveillera vos 
idées. » 

Le poète Lebrun, le matin, dans son lit, assis 






sur son séanl, entouré d'Homère, de Pindare, d'Aiia- 
créon, de Virgile, d'Horace, de Racine, de Boileau, 
pécbe à la ligne ud mot duns l'on, un mot dans l'au- 
tre, pour en composer ses mosaïques poétiques. 

.'. Sur l'abbé de M... : Son esprit ressemble à un 
camion, pointa et bomé. 

.', Du chevalier de P,.., d'une malpropreté remar- 
quable : Il fait tache dans la boue. 

,'. Le poème des Mois est en poésie le plus beau 
naufrage du BÎÉcle. 

,', Sur Dumourici^ : Il défait à coups de plume le 
peu qu'il a fait à coups d'épée. 

,'. C'est un terrible avantage, que de n'avoir rien 
fait; mais il ne faut pas en abuser. 

.', Certains auteursontuneféconditémalheui'eusc ; 
G... a une malheureuse infécondité. 
.-. Delille est l'abbé Vii^Qe. 
,'. En parlant de la maladresse des Anglaises : 
Elles ont deux bras gauches. 
.'. L'esprit voit vite. Juste et loin. 
,*, A Florian, qu'il rencontra un jour marchant 
avec un manuscrit qui sortait de sa poche ; Ah ! 
monsieur, si on ne vous connaissait pas, on vous 
volerait, 
,*, Je fais les épigrammes, et mon frère se bal. 
.'. A l'abbé de Balivîèra, qui hii disait, au sujet de 
la Révolution ; a Oui, c'est l'esprit qui nous a tous 
perdus. — Que ne nous offriez-vous l'antidote ? > 

.". M. Laily-Tollendal est le plus grasdes hommes 
Kcnsibles. 

.', Le style de La Harpe est poli sans avoir de 
['éclat ; on voit qu'il l'a passé au brunissoir. 




ESPRIT DE RIVAROL. 267 

♦*» Des laquais enrichis : Ils ont sauté du derrière 
de la voiture en dedans, en évitant la roue. 

A En apprenant la nomination de Chamfort à 
l'Académie française : C*est une branche de muguet 
entée sur des pavots. 

/» Le marquis de S..., qui était manchot, venait 
de solliciter une pension de l'Assemblée constituante : 
Il tend à l'Assemblée jusqu'à la main dont le bras lui 
manque. 

/» Les ouvrages de Cubières, qui se vendent sur 
le titre, sont comme ces ballots que les Hollandais 
expédient pour Batavia, et qui en reviennent, d'après 
l'étiquette, sans avoir été ouverts. 

/» A quelqu'un qui lui disait : c Connaissez-vous 
le vers du siècle : 

Le trident de Neptune est le sceptre du monde. 

— Oui, mais ce n'est qu'un vers solitaire. » 

,*, A quelqu'un qui lui demandait son sentiment 
sur madame de Genlis : Je n'aime que les sexes pro- 
noncés. 

/, Au sujet de nos prétendus régénérateurs en 
finances : Que de zéros pour une simple soustraction 
à faire. 

,*^ Les rois de France, en vendant la noblesse, 
n'ont pas songé à vendre aussi le temps, qui manque 
toujours aux parvenus. 

/^ Madame de Coigny lui écrivait, au sujet de son 
Dialogue entre Af . de Limon et un homme de goût : 
<(^De mémoire d'émigrée, je ne me rappelle pas 
avoir ri d'aussi bon cœur; c'est plus fin que le co- 
mique, plus gai que le bouffon, et plus drôle que le 
burlesque. » 



268 RIVAROL. 



,*^ Sur M. de Champ... l'aîné, homme très mysté- 
rieux : Il n'entre point dans un appartement, il s'y 
glisse; il longe le dos des fauteuils, et va s'établir 
dans l'angle d'un appartement; et, quand on lui de- 
mande comment il se porte : « Taisez- vous donc ! Est- 
ce qu'on dit ces choses-là tout haut? » 

,*, De M. de la R... : S'il était aussi aimable qu'il 
est fin, il gouvernerait le monde. 

/^ Cerutti a fait des phrases luisantes sur nos grands 
hommes de l'année dernière. C'est le limaçon de ia 
littérature : il laisse partout une trace argentée; mais 
ce n'est que de l'écume. M. Necker l'a fait prier de 
ne pas passer chez lui. 

,*, Sur Brigand-Baumier, qui avait écrit contre 
lui ; Il m'a donné un coup de pied de la main dont il 
écrit. 

,\ A M. de Tilly, qui lui disait que l'abbé Raynal 
était un âne par la ceinture : Tu te trompes, c'est 
bien un âne de pied en cap. 

,*, Le crédit est la seule aumône qu'on puisse faire 
à un grand État. 

,% Sur l'abbé Giraud, qui s'était fait dénigreur de 
son métier, et qui avait coutume de dire de tous les 
livres qu'il lisait : C'est absurde ! Il va laissant tom- 
ber sa signature partout. 

/, De l'archevêque de V..., qui, ayant embrassé 
dans l'Assemblée constituante les principes philo- 
sophiques, qu'il avait vivement combattus toute sa 
vie : Il s'est fait l'exécuteur testamentaire de ses en- 
nemis. 

/^ Lorsqu'il apprit que l'archevêque de Toulouse 
s'était empoisonné : C'est qu'il aura avalé une de ses 
maximes. 



ESPRIT DE RIVAROL. 269 

/, Du duc d'Orléans : Ce prince que tous ses vices 
n'ont pu conduire à son crime. 

,% De ce prince, dont le visage était très bour- 
geonné : La débauche l'a dispensé de rougir. 

,*^ En parlant de tous ses amis, qui l'avaient aban- 
donné successivement : Sa trahison n'a trouvé que 
des traîtres. 

^*^ En parlant des machines anglaises : Ce sont 
des espèces de géants qui, avec cent bras, n'ont qu'un 
estomac. 

,*, Son frère vint lui annoncer un jour qu'il avait 
lu sa tragédie devant M. F... : Hélas! je vous avais 
dit que c'était un de nos amis. 

,*, Je ne connais guère en Europe que madame de 
Staël qui puisse tromper sur son sexe. 

^% Sur Rulhières : Il reçoit le venin comme les 
crapauds, et le rend comme les vipères. 

/, Du rédacteur du Journal de Paris, en 1790 : 
C'est le confisteur de l'Assemblée constituante. 

/^ Du même, au sujet des abonnés de son journal : 
Il a regagné en allées ce qu'il a perdu en portes co- 
chères. 

/^ A Buffon, qui lui demandait : « Que pensez- 
voUs de mon fils? — Il y a une si grande distance de 
vous à lui, que l'univers entier passerait entre vous 
deux. » 

^\ L'estomac est le sol où germe la pensée. 

^*^ Sur M. R... : Il a fait une chansonnette qui a 
toute la profondeur dont on peut s'aviser dans ce 
genre. 

,*^ Dans les mains de M. Callieau, Apollon devient 
un Abailard, 



270 RIVAIIOL. 



.*, Voltaire disait toujours : * L'abbé Suard et 
M. Arnaud ; » et on a»ait beau lui représenter qu'il 
fallait dire : s M. Suard et l'abbé Arnaud, » le 
vieillard s'obstinait, et ne voulait pas cbanger lès 
étiquettes, ni déranger pour eux une case de son cer- 

,*. Les Parisiens tiennent S la prise de la Bastille, 
corauie autrefois les Français au fauieus passage du 
Rhin, qui ne coûta de la peine qn'à Boileau. 

.*. Le peuple est un souverain qui ne demande 
qu'à manger : sa majesté est tranquille quand elle 
digère. 

,*, A M. de C... ; Quand vous aurez été deui mois 
ici (en Hollande), vous en saurez autant que moi ; 
nous mettrons votre esprit en serre cbaude, 

.*, La noblesse est, aux yeux du peuple, une espèce 
de religion dont les gentilshommes sont les prêtres ; 
et, parmi les bourgeois, il y a bien plus d'impiesque 
d'incrédules. 

,*. Il n'est point de mot que M. Tai^et ne puisse 
décrier quand il voudra. Cet orateur s'est rendu 
maître de leur réputation, il les proscrit par l'usage. 

.'. D'un écrit de Florian : Il y a la moitié de l'ou- 
vrage en blanc, et c'est ce qu'il y a de mieux. 

,*, Sur'l'épitre en vers de M. Caslera à M. de Fon- 
tanes : C'est une grande marque de confiance que 
M. Castera lui a donnée là; car cette épitre contient 
le secret de son talent. 

.', Il ne faut pas trop compter sur la sagacité de 
ses lecteurs; il faut s'expliquer quelquefois. 

,*, Dans une lettre de M. deTilly : Nous pourrions 
faire ici commerce d'anecdotes et d'espritj les Ham- 
bourgeois n'y trouveraient rien à, redire. 




ESPRIT DET RIVAROL. 271 

*^ Il n'est rien de si absent que la présence d'esprit. 

*^ Sur M. de S:.. : C'est un homme qu'on fuit 
dans les temps calmes, et qui fuit dans les temps 
d*orages. 

/, A quelqu'un qui lui disait : c Connaissez-vous 
la Messiade de Klopstock ? — C'est le poème où il y 
a le plus dé tonnerres. » 

,% D'un madrigal et d'une épigramme également 
innocents : Il y a un peu trop de madrigal dans son 
épigramme, et un peu trop d'épigramme dans son 
madrigal. 

/, A un de ses amis presque aussi malin que lui : 
Pour peu que cela dure, avec nous il n'y aura plus 
un mot innocent dans la langue. 

/^ A prince dévot confesseur homme d'État. 

/^ De Beauzée : C'est un bien honnête homme, 
qui a passé sa vie entre le supin et le gérondif : 

Entre les deux supins, ô sort digne d'envie ! 
Grammaticalement il consuma sa vie. 

^\ J'ai traduit YEnfer du Dante, parce que j'y re- 
trouvais mes ancêtres. 

/^ De M. B... : Ses épigrammes font honneur à 
son cœur. 

/, M. de Maurepas, ayant désiré connaître Rivarol, 
se le fit présenter. Ce dernier soutint dignement la 
réputation qui l'avait devancé chez le vieux ministre. 
M. de Maurepas, dans un moment d'enthousiasme, 
dit : € C'est honteux qu'un homme de votre mérite 
soit ainsi oublié; on ne donne plus rien qu'aux oisifs. 
— Monsieur, de grâce, ne vous fâchez pas ; je vais à 
l'instant me faire inscrire sur la liste : dans peu, je 
serai un personnage. ti> 



.*, Garai a des phrases d'une longueor désespé- 
rante pour les asthmatiques. 

,', Il lânt dépouiller le vieil homme en poésie. 

,', Lrs journal isles qui écrivent pesamment snr les 
poésies légères de Voltaire sont comme les com- 
mis de nos douanes qui impriment leurs plombs snr 
les i^es légères d'Itahe. 

.*, Un livre qu'on soutient esl un livre qui tombe, 

.*, Le malheur s'attache à tout, et rien ne pu^t 
méprisable à l'espérance. 

.*. Voyez, lorsqu'il tonne, le superstitieux et le sa- 
vant : l'un oppose des reUques, l'autre un conducteur 
à la foudre. 

,'. Quelqu'un disait de l'abbé Giraud, qni avait 
fait une comédie intitulée le Bourgeois révolutûm' 
TMÎre : n II trouve sa pièce gaie. — Je le crois hien, 
c'est l'homme ie plus triste de son siècle ! > 

.*. Sur Boisjolin : Il a pris VArt poétique d'une 
main et les Jardins de M. Delille de l'autr»; après les 
avoir balancés quelque tenips, il a mis tout à coiqi 
les Jardifts dessus et l'Art poétique dessous, aux 
grandes acclamations des gens de goût : il n'y a que 
M. Delille qui ait paru scandalisé. 

.*. A. un nommé Duhamel, homme très obscur, 
qui se plaignait d'avoir été cité dans le Petit Aima- 
nachde nos grands hommes : Voilà les inconvénients 
de la célébrité! 

,*, Kivarol avait emprunté à M. de Ségur le jeune 
une bague où était la léte de César. Quelques jours 
après, M. de Ségur la loi redemanda. Rivarol lui ré- 
pondit : César ne se read pas. 

.', A propos de la F...: A force de sottises, il vint â 
bout de ses amis, et sa nullité triompha de sa fortune. 




ESPRIT DE RIVAROL. 273 

/, Un jour je m'avisai de médire de Tamour : il 
m'envoya l'hymen pour se venger. Depuis, je n'ai 
vécu que de regrets. 

^\ Quand Rivarol fut présenté à Voltaire, ils 
eurent une conversation sur les mathématiques, et 
entre autres sur l'algèbre. Voltaire lui dit, avec le 
poids et l'ironie de son âge : « Eh bien ! qu'est-ce que 
c'est que cette algèbre où l'on marche toujours un 
bandeau sur les yeux? — Oui, reprend Rivarol avec 
toute ia vivacité d'une jeune imagination, il en est 
des opérations de l'algèbre comme du travail de vos 
dentelleras, qui en promenant leur fil au travers d'un 
lab]rrinthe d'épingles, arrivent, sans le savoir, à for- 
mer un magnifique tissu. ^) 

♦*» Quelqu'un venait de lire à Rivarol un parallèle 
entre Corneille et Racine, fort long et fort ennuyeux : 
Votre parallèle est fort bien, mais il est un peu long, 
et je le réduirais à ceci : L'un s'appelait Pierre Cor- 
neille et l'autre s'appelait Jean Racine. 

^*, La fable du Rat de ville et du Rat des champs, 
la plus fsdble de toutes celles de La Fontaine, est la 
plus hdute politesse que les modernes aient faite à 
l'antiquité, 

/^ De Champcenetz : Il se bat pour les chansons 
qu'il n'a pas faites, et même pour celles que ses en- 
nemie lui accordent. 

^% De M. M... : Son Amant bourru est un des 
joyaux du théâtre français; ses Amours de Bayard 
se sont emparés d'un public encore tout chaud du 
Mariage de Figaro, et ont obtenu les mêmes trans- 
ports. C'est le théâtre des Variétés qui a donné l'idée 
de ces énormes succès. MM. M. et Beaumarchais 
doivent bien entre eux se moquer de Molière, qui, 
avec tous ses efforts, n'a jamais passé les quinze re- 

18 



présenUtions! Se moquer de Molière est bon; mais 
en STOir pitié aerail meillear. 

,*, Lei durades de M. de Fulty sont nn peu trop 
épiques : oa désirerait qn'il tes maintint i la bautenr 
lie set autres poéûes- 

.', De Beaumarchais : Son nom a toute la \ogne 
d'un pont-neuf. 

.*, D'un artide de Y Encyclopédie sur l'ÉriiletKe 
jiar Turt-nl, artide fort obscur : C'est un Buage diargé 
d'écrire sur le soleil. 

,*, L'abbé Delille, après son raccommodemeat à 
Hambourg avec Rivarol, lui dit de ces choses aima- 
ble)* qui lai sont naturelles, et termina par ce vers : 

Je l'ûmr, je l'arooe, el je ne te cnins pas. 

l'n Allemand, présent à cette conversation, s'éwia : 
« i'our moi, je retourne le vers : 

Je le crains, je l'avaae, et je ne t'aime pas. ■ 

Ilivarol ril aux éclats de i-etlc l'emarque naive. 

.'. A lûpoque de l'affaire des parlements, en 1788, 
le duc d'Orléans fut eiilé à Villers-ColtereU. Ce 
prince parut acquérir alors' un espèce de popnlarité, 
et se relever dans l'estime publique; sur quoiRharol 
dit : «Ce prince, contre les lois de la perq)ective, pa- 
rait s'agrandir en s'éloignanI.> 

.'. Quelqu'un lui parlait d'un littérateur ignorant : 
Ne me parlez pas de cet homme-tà; ilnesaitnilireni 
écrire. 

.'. Un jour Rivarol avait discuté très vivement enr 
la politique avec M. de B..., son Becrétaire. Celui^ 
lui dit : « Je suis bien aise, monsieur de Rivarol, que 




ESPRIT DE RIVAROL. 275 

vf^jiH vaas rapprochiez enfin de mes idées. — £t moi, 
je suis charmé de voir que vous vous rapprochez 
^finde mon genre. » 

; A.A un sot qui se vantait devant lui desavoir 
quatre langues : Je vous en félicite ; vous avez quatre 
inpf s. contre une idée. 

/» D'une épigramme très fine : C'est une épigramme 
(Jétpumée, on ne Tentendra pas. 

.j»T«.'Dan.s un souper avec des Hambourgeois, où 
Rivarol prodiguait les saillies, il les voyait tous cher- 
cher,. |i comprendre un trait spirituel qui venait de 
Ivii .^ch^per. Il se retourna vers un Français qui 
était à côté de lui, et lui dit ; « Voyez-vous ces 
Allemands ? Ils se cotisent pour entendre un bon 
mot! > 

/, Peu de temps avant sa mort : D'après la dispo- 
sition où sont les esprits partout, si j'étais appelé à 
donner un conseil à ceux qui sont sur le trône, je 
leur dirais : c Apprenez bien vite à régner ou craignez 
le sort de Denys de Syracuse. » 

A De fui, lorsqu'il fut forcé par son libraire d'écrire 
sa^^grainmaire : Je ressemble à un amant obligé de 
disséquer sa maîtresse. 

,«\rJ^n parlant de L... : Ses idées ressemblent à des 
caiT^a^x de vitres entassés dans le panier d'un vi- 
trier ;.plaires une à une, et obscures toutes ensemble. 

*% Je veux bien, disait-il à une dame, vieillir en 
vous ain^ant, mais non mourir sans vous le dire. 

A Une femme, après avoir entendu son morceau 
sur l'Amitié, lui demanda pourquoi il n'avait pas 
peint les. femmes aussi susceptibles d'amitié que les 
hommes : C'est qu'étant la perfection de la nature, 
cooune i'amour est la perfection de l'amitié, vous ne 



poOTCz éproarer d'aativ sentiment qne celai qœ toos 
est aiuli^De. 

,'. A prt^KH d'une fille de L... et de nudemoiselle 
Darancj ; Elle est née de la folie sans esprit, et de la 
bêtise sans bonté. 

,*, De M- Le Tonnelier de Bretenïl, ambassadear 
de France à Vienne : Il anrail dû raccoounoder les 
cercles de l'empire. 

.', Snr une femme qni perdait ses amants : Elle 
s'agrandît sans garder ses conquêtes. 

,*. La métaphysique de l'école est comme la Phila- 
minthe de Molière, elle traite le corps de guenille. 

.*, Dans une soirée de Berlin, où Ri?arol avait 
parié toute la soirée avec une dame à voii basse, 
elle loi reprochait l'inconvenance de ce procédé. 
■ Voulez-vous donc que je m'eitravase avec ces gens- 
U7f 




•"^ 




CONVERSATION DE RIVAROL 

NOTÉE PAR CHÊNEDOLLÉ. 



On retrouve, dans les papiers de Ghénedollé, la 
plupart des bons mots de Rivarol et de ses pensées, 
mais dans leur vrai lieu, dans leur courant et à leur 
source. On en jugera par le récit suivant de sa pre- 
mière visite à Rivarol, que nous donnons ici sans 
rien retrancher à la naïveté d'admiration qui y res- 
pire. 

€ Rivarol venait d'arriver de Londres à Hambourg, 
où je me trouvais alors. J'avais tant entendu vanter 
son esprit et le charme irrésistible de sa conversation 
par quelques personnes avec lesquelles je vivais, que 
je brûlais du désir de faire sa connaissance. Je l'avais 
aperçu deux ou trois fois dans les «alons d'un res- 
taurateur français, nommé Gérard, alors fort en vogue 
à Hambourg, chez lequel je m'étais trouvé à table 
assez près de lui, et ce que j'avais pu saisir au vol de 
cette conversation prodigieuse, de cet esprit rapide 
et brillant, qui rayonnait en tout sens et s'échap- 
pait en continuels éclairs, m'avait jeté dans une sorte 
d'enivrement fiévreux dont je ne pouvais revenir. Je 



l_"«*" 



278 RIVAROL. 



ne voyais que Rivarol, je ne pensais, je né irêvaiâ 
qu'à Rivarol : c'était une vraie frénésie qui m*Ôtaît 
jusqu'au sommeil. 

€ Six semaines se passèrent ainsi. Après avoir Mi 
bien des tentatives inutiles pour pénét1*er jùfemi*à 
mon idole, un de mes meilleurs amis arriva* fort i 
propos d'Osnabruck à Hambourg pour me trrer âè 
cet état violent qui, s'il eût duré, m'eût rendu' lou. 
C'était le marquis de La Tresne, homme d'esprit et 
de talent, traducteur habile de Virgile et de Kloj>stOfck; 
il était lié avec Rivarol : il voulut bien se charger de 
me présenter au grand homme et me servir d'îritrd- 
ducteur auprès de ce roi de la conversation. Nous 
prenons jour, et nous nous mettons en route pour 
aller trouver Rivarol, qui alors habitait à Ham, vil- 
lage à une demi-lieue de Hambourg, dans une maisoli 
de campagne fort agréable. C'était le 5 septembi*e 
1795, jour que je n'oublierai jamais. Il faisait vtn 
temps superbe, calme et chaud, et tout disposait' l'&me 
aux idées les plus exaltées, aux émotions ' les plus 
vives et les plus passionnées. Je ne puis dire quelles 
sensations j'éprouvai quand je me trouvai à la porte 
de la maison: j'étais ému, tremblant, palpitant, 
comme si j'allais me trouver en présence d'une maî- 
tresse adorée et redoutée. Mille sentiments confks 
m'oppressaient à la fois : le désir violent d'entendre 
Rivarol, de m'enivrer de sa parole, la crainte de Me 
trouver en butte à quelques-unes de ces épigrammes 
qu'il lançait si bien et si volontiere, la peur de ne 
pas répondre à la bonne opinion que quelques per- 
sonnes avaient cherché à lui donner de moi, tout 
m'agitait, me bouleversait, me jetait dans un trouble 
inexprimable. J'éprouvais au plus haut degré cette 
fascination de la crainte, quand enfin la porte s'ouvilt. 
On nous introduisit auprès de Rivarol, qui, en ce 



CONVERSATION DE RIVAROL. 279 

laûm^nt, était à table avec quelques amis. Il nous 

i^gut avec une affabilité caressante, mêlée toutefois 

d'une assez forte teinte de cette fatuité de bon ton 

qp distinguait alors les hommes du grand monde. 

(ïiiA^aiîol, con?pe on sait, avait la prétention d'être 

unj^omme de qualité.) Toutefois il me mit bientôt à 

léonaise en me disant un mot aimable sur mon ode 

à> Klppstçck, que j'avais fait paraître depuis peu. 

,« X'ai lu votre ode, me dit-il, elle est bien : il y a de 

«îla verve, du mouvement, de l'élan. Il y a bien en- 

f cpre quelques juvenilia, quelques images vagues, 

« quelques expressions ternes, communes ou peu 

f paétiques, mais d'un trait de plume il est aisé de 

f faire disparaître ces taches-là. J'espère que nous 

€ ferons quelque chose de vous : venez me voir, 

« nous mettrons votre esprit en serre chaude, et tout 

€ ira bien. Pour commencer, nous allons faire une 

« débauche de poésie. » 

,, « Il commença en effet, et se lança dans un de ces 
monologues où il était vraiment prodigieux. Le fond 
de son thème était celui-ci : Le poète n'est qu'un 
sauvage très ingénieux et très animé chez lequel 
toutes ]es idées se présentent en images. Le sauvage 
et le poète font le cercle ; l'un et l'autre ne parlent que 
par hiéroglyphes, avec cette différence que le poète 
tourEi,e dans une orbite d'idées beaucoup plus éten- 
due, — Et le voilà qui se met à développer ce texte 
aveçiu\ne abondance d'idées, une richesse de vues si 
fines ou si profondes, un luxe de métaphores si bril- 
lantes et si pittoresques, que c'était merveille de 
l'entendra. 

,,c II passa ensuite à une autre thèse, qu'il posa 
ainsi : « L'art doit se donner un but qui recule sans 
c cesse, et mettre l'infini entre lui et son modèle. > 
Cette nouvelle idée fut développée avec des prestiges 



i 



!280 RIVAROL. 



d'élocution encore plus étonnants : c'étaient yrairaent 
des paroles de féerie. — Nous hasardâmes timide- 
ment, M. de La Tresne et moi, quelques objections, 
qui furent réfutées avec le rapide dédain de la supé- 
riorité. (Rivarol, dans la discussion, était cassant, 
emporté, un peu dur même.) — c Point d'objections 
a d*enfant, > nous répétait-il, et il continuait à déve- 
lopper son thème avec une profusion d'images tou- 
jours plus éblouissantes. Il passait tour à tour de 
l'abstraction à la métaphore, et revenait de la méta- 
phore à l'abstraction avec une aisance et une dexté- 
rité inouïes. Je n'avais pas d'idée d'une improvisation 
aussi agile, aussi svelte, aussi entraînante. J'étais 
tout oreille pour écouter ces paroles magiques qui 
tombaient eu reflets pétillants comme des pierreries, 
et qui d'ailleurs étaient prononcées avec le son de 
voix le plus mélodieux et le plus pénétrant, l'organe 
le plus varié, le plus souple et le plus enchanteur. 
J'étais vraiment sous le charme, comme disait Di- 
derot. 

c Au sortir de table, nous fûmes nous asseoir dans 
le jardin, à l'ombre d'un petit bosquet formé de pins, 
de tilleuls et de sycomores panachés, dont les jeunes 
et hauts ombrages flottaient au-dessus de nous. Ri* 
varol compara d'abord, en plaisantant, le lieu où 
nous étions aux jardins d'Acadème, où Platon se ren* 
dait avec ses disciples pour converser sur la philoso« 
phie. Et, à vrai dire, il y avait bien quelques points 
de ressemblance entre les deux scènes qui pouvaient 
favoriser l'illusion. Les arbres qui nous couvraient, 
aussi beaux que les platanes d'Athènes, se faisaient 
remarquer par la vigueur et le luxe extraordinaire 
de leur végétation. Le soleil, qui s'inclinait déjà à 
Toccident, pénétrait jusqu'à nous, malgré l'opulente 
épaisseur des ombrages, et son disque d'or et de feu» 



CONVERSATION DE RIVAROL. 281 

descendant comme un incendie derrière un vaste 
groupe de nuages, leur prétait des teintes si chaudes 
et si animées, qu'on eût pu se croire sous un ciel de 
la Grèce... Rivarol, après avoir admiré quelques ins- 
tants €6 radieux spectacle et nous avoir jeté à l'ima- 
gination deux ou trois de ces belles expressions 
poétiques qu'il semblait créer en se jouant, se remit 
à causer littérature. 

c II passa en revue presque tous les principaux 
personnages littéraires du dix-huitième siècle, et les 
ji^ea d'une manière âpre, -tranchante et sévère. Il 
parla d'abord de Voltaire, contre lequel il poussait 
fort loin la jalousie ; il lui en voulait d'avoir su s'at- 
tribuer le monopole universel de l'esprit. C'était pour 
lui une sorte d'ennemi personnel. Il ne lui pardon- 
nait pas d'être venu le premier et d'avoir pris sa 
place. 

€ Il lui refusait le talent de la grande, de la haute 
poésie, môme de la poésie dramatique. Il ne le trou- 
vait supérieur que dans la poésie fugitive, et là seule- 
ment Voltaire avait pu dompter l'admiration de 
Rivarol et la rendre obéissante, c Sa HeriTriade, 
€ disait-il, n'est qu'un maigre croquis, un squelette 
c épique où manquent les muscles, les chairs, et les 
c couleurs. Ses tragédies ne sont que des thèses 
c philosophiques froides et brillantes. Dans le style 
« de Voltaire, il y a toujours une partie morte : 
A tout vit dans celui de Racine et de Virgile. U Essai 
« sur les mœurs et Vesprit des nations, mesquine 
c parodie de l'immortel discours de Bossuet, n'est 
< qu'une esquisse assez élégante, mais terne et sèche 
€ et mensongère. C'est moins une histoire qu'un 
€ pamphlet en grand, un artificieux plaidoyer contre 
€ le christianisme et une longue moquerie de l'es- 
« pèce humaine. Quant à son Dictionnaire philoso- 



< phique, si Jk«tneasement intitnlë (a Ahcon par 
« alphabet, c'est un livre d'ane très mince porter; 

< en philosophie. II faat être bien médiocre soi- 

■ même ponr s'imagiaer qu'il n'y a rien au-deU de 
1 la pensée de Voltaire. Itiea de plos incoioplet que 

< cette pensée : elle est vaine, EUperficieÛe, mo- 

• queusé, dissolvante, essentiellement jvopre 4 dé- 

■ traire, et voilà tout. Da reste, il n'y a ni profondeur, 

• ni élévation, ni unité, ni avenir, rien de ce quj 
c fonde et systématise. ■ Ainsi disant, il faôsajt la 
revne des principaux ouvrages de Voltaire, et |cs 
marquait en passant d'un de ces stigmates qui lais- 
sent une empreinte ineffaçable, semblable à la guuJte 
d'eau-forte qui creuse la planche de cuivre en y tom^ 
bant. Il finit par se résumer dans celle phrase, que 
j'ai déjà citée ailleurs : • Voltaire a employé la minç 
1 de plomb pour l'épopée, le crayon pour l'histoire, 
( et le pinceau pour la poésie fugitive. ■ 

( Enhardi par l'accueil aimable que Rivarol atÇ 
faisait, je me hasardai à lui demander ce ffO-'H 
pensait de BuSon, alors l'écrivain pour moi f^ 
excellence. — i Son style a de la pompe et de l'-am- 
« pleur, me répondit-il, mais il est diffus et pàto»^- 
c On y voit toujours flotter les plis de la robf 
s d'Apollon, mais souvent le dieu n'y est pas. Ses 
1 descriptions les plus vantées manquent souvent de 
a nouveauté, de création dans l'expression. Le por- 
( trait du Cheial a du mouvement, de l'éclat, de 
u la rapidité, du fracas. Celui du Chien vaut peut- 

■ être mieux encore, mais il est trop long ; ce n'est 
« pas là la splendide économie de sfyle des gran4s 

• maîtres. Quant à l'Aigle, il est manqué ; jLn'est 
( dessiné ni avec une vigueur assez mâle ni avec une 

• assez sauvage fierté. Le Paon aussi est manqué : 
( qu'il soit de Buffon ou de Gueneau , peu importe ; 



CONVERSATION DE RIVAROL. 283 



€ :<î'est tuie description à refaire. Elle est trop lon- 
c gae, et pourtant ne dit pas tout. Gela chatoie plus 
€ encore que cela ne rayonne. Cette peinture manque 
c'^SiMouide cette verve intérieure qui anime tout et 
€ "de cetl« brièveté pittoresque qui double l'éclat des 
€ images ètt'les resserrant. Pour peindre cet opulent 
c biseau, il fallait tremper ses pinceaux dans le soleil 
€ tet 'jeter siir ses lignes les couleurs aussi rapidement 
€"i|ue le grand astre jette ses rayons sur le ciel et 
t 'lës' montagnes. J'ai dans la tête un paon bien au- 
t Ireitient neuf, bien autrement magnifique, et je 
t'nè demanderais pas une heure pour mieux faire. 

k'Le portrait du Cygne est fort préférable : là il y 
€ à vraiment du talent, d'habiles artifices d'élocu- 
c lion, de la limpidité et de la mollesse dans le 
if' style, et une mélancolie d'expression qui, se mê- 
c lant à la splendeur des images, en tempère heu- 
« reusement l'éclat. Un morceau encore sans reproche, 
<'*b'est le début des Époques de la Nature, Il y règne 
« -âe la pompe sans emphase, de la richesse sans 
(c âiffUdon et une magnificence d'expression, haute 
t' 6t calme, qui ressemble à la tranquille élévation 
« des cieux. Buffon ne s'est jamais montré plus ar- 
4f' tfete en 'fait de style. C'est la manière de Bossuet 
i 'appliquée à l'histoire naturelle. 
' €• 'Mais un écrivain bien supérieur à Buflbn, pour- 
« Stti'tait Rivarol sans s'interrompre, c'est Montes- 
€ qûîfeu. J'avoue que je ne fais plus cas que de 
(C cëWi-là (et de Pascal toutefois !) depuis que j'écris 
€ sur* la politique; el sur quoi pourrait-on écrire 
« aujourd'hui ? Quand une révolution inouïe ébranle 
t les colonnes du monde, comment s'occuper d'autre 
» chose ? La pohtique est tout ; elle envahit tout, 
€ remplit tout, attire tout : il n'y a plus de pensée, 
€ d'intérêt et de passion que là. Si un écrivain a 



284 RIVÂROL. 



« quelque conscience de son talent, s'il aspire à re- 
« dresser ou à dominer son siècle, en un mot s'il 
« veut saisir le sceptre de la pensée, il ne peut et ne 
Qi doit écrire que sur la politique. Quel plus beau 
« rôle que celui de dévoiler les mystères de Torgani- 
c sation sociale, encore si peu connue I Quelle plus 
c noble et plus éclatante mission que celle d'arrêter, 
a d'enchaîner, par la puissance et l'autorité du talent, 
c ces idées envahissantes qui sont sorties comme une 

< doctrine armée des livres des philosophes, et qui, 
€ attelées au char du soleil, comme Ta si bien dit ce 
c fou de Danton, menacent de faire le tour du 
« monde ! Pour en revenir à Montesquieu, sans doute 
a en politique il n'a ni tout vu, ni tout saisi, ni tout 
€ dit, et cela était impossible de son temps. Il n'avait 
« point passé au travers d'une immense révolution 
€ qui a ouvert les entrailles de la société et qui a 
« tout éclairé, parce qu'elle a tout mis a nu. II 
€ n'avait pas pour lui les résultats de cette vaste et 
« terrible expérience qui a tout vérifié et tout ré- 

< sumé ; mais ce qu'il a vu, il l'a supérîeurement vu, 

< et vu sous un angle immense. Il a admirablement 
a saisi les grandes phases de l'évolution sociale. Son 
€ regard d'aigle pénèti*e à fond les objets et les tra- 
ce verse en y jetant la lumière. Son génie, qui touche 
c à tout en même temps, ressemble à l'éclair qui se 
«c montre à la fois aux quatre points de l'horizon. 
« Voilà mon homme I c'est vraiment le seul que je 
€ puisse lire aujourd'hui. Toute autre lecture languit 
a auprès de celle d'un si ferme et si lumineux génie, 
€ et je n'ouvre jamais VEsprit des lois que je n'y 
c puise ou de nouvelles idées ou de hautes leçons de 
€ style. > 

Ghénedollé, à qui l'on doit cette vive reproduction 
du discours de Rivarol (discours qui n'est pas encore 



CONVERSATION DE RIVÂROL. 285 

à sa fin), s'arrête ici un moment pour noter les sen- 
timents divers qui se pressaient en lui devant ces 
flots et cette cascade toiyours rejaillissante du tor- 
rent sonore. A propos de la tirade sur Buffon, 
€ j'étais, dit-il, confondu, je Tavoue, de la sévérité 
de ces jugements et de ce ton d'assurance et d'infail- 
libilité avec lequel ils étaient débités ; mais il me pa- 
raissait impossible qu'un bomme qui parlait si bien 
se trompât. > Et, faisant comme les jeunes gens qui, 
dans leur curiosité, n'ont pas de cesse qu'ils n'aient 
questionné tour à tour sur tous les objets un peu iné- 
gaux de leur prédilection secrète, il profita d'un mo- 
ment où Rivarol reprenait haleine : c Et Thomas ? > 
demanda-t-il. 

ff Thomas est un homme manqué, repartit d'un 
c ton bref Rivarol ; c'est un homme qui n'a que des 
(n demi- idées. Il a une assez belle phrase, mais il 
c n'en a qu'une. Il n'avait pas ce qu'il fallait pour 
« faire l'éloge de Descartes : c'est un ouvrage com- 
c posé avec la science acquise de la veille. Gela n'est 
c ni dirigé ni fondu. Il aurait fallu à l'auteur les 
fn connaissances positives de Fontenelle, l'étendue et 
c la pénétration de son coup d'œil scientifique, 
c L'Éloge de Marc-Aurèle vaut mieux ; il y a dans 
c cet Éloge des intentions dramatiques qui ne sont 
c pas sans effet. Le style en est meilleur aussi, bien 
a que là pourtant, comme ailleurs, ce style manque 
€ d'originalité. Ce n'est pas là un style créé. Et puis 
c il est trop coupé, trop haché, ou, par endroits, dé- 
c mesurément long. Thomas ne s'entend pas à par- 
c courir avec grâce et fermeté les nombreux détours 
€ de la période oratoire. Il ne sait pas enchevêtrer sa 
c phrase. Quant à son Essai sur les Éloges, il y a 
c de belles pages sans doute ; mais quoique les dé- 
a fauts y soient moindres et qu'il ait détendu son 



28G RIVAROL. 



« style, il y règne encore un ton d'exagération '^al 
« gâte les meilleurs morceaux. Thomas exagève •ses 
« sentiments par ses idées, ses idées par ses iknage^^ 
c ses images par ses expressions. » 

« — Et Rousseau ? monsieur de Rivarol. 

« — Oh! pour celui-là, c'est une autre afîairoi 
« C'est un maître sophiste qui ne pense -pas un mot 
< de ce qu'il dit ou de ce qu'il écrit, c'est le paradoxe 
« incarné, — grand artiste d'ailleurs en fait de Btyie; 
a bien que, môme dans ses meilleurs ouvragée^' il 
« n'ait pu se défaire entièrement de cette rooille gé- 
c nevoise dont son talent reste entaché. Il parlé -^dii 
« haut de ses livres comme du haut d'une tribune ; 
c il a des cris et des gestes dans son style, et'$on 
c éloquence épileptique a dû être irrésistible sur lo$ 
c femmes et les jeunes gens. Orateur ambitUtUrCj 
c il écrit sans conscience, ou plutôt il laisse errer «a 
« conscience au gré de toutes ses sensations et de 
a toutes ses affections. Aussi passionne-t-il (aut ce 
f qu'il touche. Il y a des pages^ dans la N/mimlle 
a Héloîse, qui ont été touchées d'un rayon dulsekil/ 
ce Toutes les fois qu'il n'écrit pas sous l'influenoe des-- 
c potique d'un paradoxe, et qu'il raconte se» senâa» 
c tions ou peint ses propres passions, il est •aussi 
c éloquent que vrai. Yoilà ce qui donne tant de 
« charme à quelques tableaux de ses Confemons, 
c et surtout à ce préambule qui sert d'introduotîoii 
c à la Profession du Vicaire savoyard, et où, sous le 
c .voile d'un jeune homme qu'il met en scène avec le 
c Vicaire, il raconte sa propre histoire. C'est, avec 
c quelques Lettres Provinciales et les chapitres eur 
c V Homme de Pascal, ce que nous avons de mieux 
c écrit en notre langue. C'est fait à point > 

c Le reste de la conversation se passa en un feu 
roulant d'épigrammes lancées avec une verve intaris- 



CONVERSATION DE RIVAIIOL. 287 

$A^e sur d'autres renommées politiques et littéraires. 
Jamais Rivarol ne justifia mieux son surnom de 
S^inirGeorgea de Vépigramme. Pas un n'échappait 
à rbabileté désespérante de sa pointe. Là passèrent 
tour à tour, transpercés coup sur coup, et Fabbé 
Deldile, « qui n'est qu'un rossignol qui a reçu son 
ic-oerveau en gosier, » et Cerutti, qui a fait des 
« phraseis luisantes sur nos grands hommes de l'an- 
«' liée dernière, espèce de limaçon de la littérature 
€i qu Jfttsse partout où il passe une trace argentée, 
C'^oi^ ce n'est qu'écume et bave; » et Ghamfort, 
fi^ui^'Cn entrant à l'Académie, ne fut qu'une bran- 
<: <ehe de muguet entée sur des pavots ; » et Roucher, 
< qui -est en poésie le plus beau naufrage du siècle; » 
et Ghabanon, « qui a traduit Théocrite et Pindare de 
f 't<niie sa haine contre le grec; et Fontanes, c qui passe 
c son style au brunissoir et qui a le poli sans l'éclat; » 
et Ldbrun, c qui n'a que de la hardiesse combinée 
c et jamais de la hardiesse inspirée; ne le voyez- 
€\yeu»fSiS d'ici, assis sur son séant dans son lit, avec 
a'ééS'dcaps sales, une chemise sale de quinze jours 
c( et des bouts de manche en batiste un peu plus 
a^blancs-, entouré de Virgile, d'Horace, de Corneille, 
c de* Racine, de Rousseau, qui pèche à la ligne un 
€ mol dans l'un et un mot dans l'autre, pour en 
« eomposer ses vers, qui ne sont que mosaïque ? > 
e* Mencier avec son Tableau de Paris , c ouvrage 
c pensé dans la rue et écrit sur la borne ; » et l'abbé 
MUlot,-c qui n'a fait que des commissions dans l'his- 
« toire; » et Palissot, c qui a toujours un chat de- 
€ vaut les yeux pour modèle : c'est pour lui le torse 
a antique ; > et Gondorcet, c qui écrit avec de l'opium 
« sur des feuilles de plomb ; » et Target, « qui s'est 
€ noyé dans son talent. » Ghaque mot était une épi- 
gramme condensée qui portait coup et perçait son 



288 RIVAROL. 



homme. Mirabeau obtint les homieurs d'une épi- 
gramme plus détaillée : 

< La tête de Mirabeau, disait-il, n'était qu'une 
a grosse éponge toujours gonflée des idées d'autrui. 
< Il n'a eu quelque réputation que parce qu'il a tou- 
« jours écrit sur des matières palpitantes de l'intérêt 
c du moment. Ses brochures sont des brûlots lâchés 
« au milieu d'une flotte : ils y mettent le feu, mais ils 
c s'y consument. Du reste, c'estun barbare effroyable 
ce en fait de style ; c'est l'Attila de l'éloquence, et, s'il 
e y a dans ses gros livres quelques phrases bien 
« faites, elles sont de Ghamfort, de Cerutti ou de 
« moi. » 

« Trois heures, continue Ghênedollé, s'écoulèrent 
dans ces curieux . et piquants entretiens, et me paru- 
rent à peine quelques instants. Le soleil cependant 
avait disparu de l'horizon, et la nuit qui tombait nous 
avertit qu'il était temps de nous retirer. 

c Nous prîmes donc congé de Rivarol, qui, en 
nous quittant, nous dit quelques-uns de ces mots ai- 
mables qu'il savait si bien trouver, et nous lit pro- 
mettre de revenir. Puis il me remit sa traduction du 
Dante, en me disant : c Lisez cela I il y a là des 
« études de style qui formeront le vôtre et qui vous 
« mettront des formes poétiques dans la tête. C'est 
a une mine d'expressions où les jeunes poètes peu- 
c vent puiser avec avantage. » 

« Nous reprîmes la route de Hambourg, M. de La 
Tresne et moi, confondus, terrassés, éblouis par les 
miracles de cette parole presque fabuleuse. Le jour 
avait tout à fait disparu ; il faisait une de ces belles 
nuits si communes en cette saison dans les climats 
du nord, et qui ont un éclat et une pureté qu'on ne 
^oit point ailleurs. Une lune d'automne brillait dans 
un ciel d'un bleu magnifique, et sa lumière, brisée 



<2ÛNYERSAT10N DE RIVAROL. 289 

en réseaux de diamant, étin celait dans les hautes 
cimes des vieux ormes qui bordent la route, en pro- 
jetant devant nous de longues ombres. L'oreille et la 
tête encore pleines de la conversation de Rivarol, 
nous marchions silencieusement sous cette magique 
clarté, et le profond silence n'était interrompu que 
par ces exclamations répétées vingt fois : t II faut 
« convenir que Rivarol est un causeur bien extraor- 
< dinaire ! » De tout ce soir-là, il nous fut impossible 
de trouver d'autres paroles. > 

Si j'avais moins longuement cité, on n'aurait pas 
une idée aussi complète, ce me semble, de ce que 
fut réellement Rivarol, le grand improvisateur, le 
dieu de la conversation à cette fin d'un siècle où la 
conversation était le suprême plaisir et la suprême 
gloire. On n'avait qu'à le toucher sur un point, qu'à 
lui donner la note, et le merveilleux clavier répondait 
à l'instant par toute une sonate. 



19 



PETIT ALHANACH 



GRANDS HOMMES 



Depuis longtemps Paris était inondé par un déluge 

d'écrivassiers dans tous les genres : il ea pleurait de 
tous les coins les plus obscurs des provinces- Lee 
vers, surtout, fourmiH aient d'une manière incroyable. 
Depuis la présidente R..,, au Marais, jusqu'à Mi^^o- 
reau, artiste en robes, rue Honoré, il n'y arait pas 
un quartier qui n'eût ses deux, quelquefois jusqu'à 
ses trois bureaux de bel esprit. Chez M™ Moreau, 
on jouait la comédie comme chez Cbarpentier, cor- 
donnier, rue du Roi-de-Sicile, sans que pourtant ii y 
eât chez l'une un théfltre aussi magnifique qne ches 
l'autre : c'était enfin une fureur que le bel esprJt ; et, 
en vérité, rien n'élail plus innocent ; c'était le pur 
amour de la gloire qui animait tous ces apprentis au- 
teurs. Jamais aucun intérêt sordide ne souilla leur 
âme ; aucun d'eux n'avait même l'espoir que la pré- 
sidente ou M'"^ Moreau lui donnassent, comme au- 



r^<(i 



ALMÀNACII DES GRANDS HOMMES. 291 



■ g !«■* , 



*^ • 



trefois M™e de Tencin à ses fidèles, une culotte de 
velours pour étrennes le premier jour de Tan. A la 
vérité, nos. jeunes littérateurs n'avaient ni l'impor- 
tance des académiciens de W^^ Geoffrin, ni les 
mêmes nécessités ; et cela se conçoit facilement 
par la difféi^ce des âges, ainsi que par celle des 
temps. 

Tant çle travaux académiques se seraient trouvés 
enfouis s'ils eussent toujours été concentrés dans les 
petites coteries, quelque nombreuses qu'elles fus- 
sent. Il fallut donc des répertoires public où chacun 
pût, èfloisir et à son gré, admirer le goût du temps. 
De là tant de recueils soi-disant littéraires, et, par 
suite, des milliers de juges et des milliers d'au- 
teurs. 

Toutes ces réunions d'amants de la gloire et des 
muses étaient, à la vérité, bien innocentes : il est vrai 
qu'on trouvait parmi eux quelques apprentis philoso- 
phes ; mais c'était la faute seule de l'époque du siècle, 
de (laquelle elles aspiraient l'esprit, pour ainsi dire, 
avec- l'air atmosphérique, tout en commençant à 
bégayer, soit des vers, soit de la prose. Gomme des 
jeitfatLts mal élevés, ils prirent, sans s'en douter, tous 
les travers, tous les vices des maîtres si dangereux 
qu'ils s'étaient choisis, et ne surent ou ne purent ni 
s'approprier leur charme, ni se parer de leurs grâces. 
G'est ainsi qu'on vit pendant longtemps (toutefois en 
ne citant ici que l'élite de la littérature toute mo- 
derne)- le philosophe la Harpe entre autres vouloir 
singea? Voltaire : il n'y eut pas même jusqu'à M. Fa- 
riot, dit de Saint-Ange, qui n'ajoutât ce même ridi- 
cule à celui de parler aussi sans cesse, quelque jeune 
qulU fût alors, de sa mauvaise santé ; et tous les au- 
tres petits poètes ou prosateurs prirent, selon leur 
complexion littéraire, plus ou moins le ton du jour* 



Quoi qu'il en soit, Ions ces elubt littérairei (UHé- 
raira boH), loutea cas émissions iDDombrablee de 
pièces au public, en vers ou en prose, sentimentales, 
philosophiques même, tontes plus ou moins dépoor- 
Tnes d'esprit et de raison, sans une étincelle de génie 
comme sans invention, enfin tous ces petits cercles 
littéraires tuaient aveuglément la littérature, le bon 
goût et les beaux-arts, on, ce qui reneot au même, 
les étouffaient soua l'ivraie- Ce débordement de faux 
bel esprit, s'étant creusé un lit, y devint torrent: ce 
loirent acquit de l'irapétuosité ; il lui fallait pour le 
moins une digue. Rivarol entreprit davantage : ce fut 
le dessèchement de ces eaux malsaines comme on eAt 
entrepris celui d'un marais fangeux, et, en 1788, il 
fit paraître le Petit Almtaiach de nos grattas hommes, 
avec celte épigraphe, tirée et traduite du Dante, qua- 
trième chapitre de VEnfer : 



Hais, toul en maniant avec son adresse et sa grâce 
ordinaire cette arme du ridicule, le critique ne cesse 
point d'être juste, et il ne met pas plus d'importance 
à ta fonction dont il se charge que n'en méritent les 
sujets eux-mêmes. 

Il débute par une Ëpilre dédicatoire ft H. de 
Caihava do Lestandoux, président du grand musée de 
Paris. 

« Ce n'est pas sans la plus vive satisfaction que 
nous dédions cet Almanach de tous les grands hom- 
mes qui fleurissent dans les musées depuis leur fon- 
dation jusqu'à l'an de gi-âce 1788. Combien d'hom- 
mages n'en avei-vous pas reçus, soil en vers, soit en 
prose 1 Car vous n'êtes pas comme les rois de la 




mmÊimmmmmimemÊm^9^Kmmmmmi^S^pmmtmmisssi^m 



ALMANACH DES GRANDS HOMMES. 293 

terre, qui n'exigent de leurs sujets que des tributs 
pécuniaires ; votre trésor ne s'emplit que d'opuscules 
légers, de pièces fugitives, d'impromptus et de chan- 
sons, et la plus grosse monnaie de votre empire n'a 
jamais passé l'épître dédicatoire ; mais, sans nous, 
fous ces monuments de leur amour pour le musée 
et de leur goût pour les lettres périraient sans re- 
tour, et l'on verrait tant de fleurs se faner sur vos 
autels. 

c Si l'Almanach royal, seul livre où la vérité se 
trouve, donne la plus haute idée des ressources d'un 
État qui peut supporter tant de charges, croit-on que 
notre Almanach puisse être indifférent à votre gloire 
et à celle de la nation quand on y trouve qu'un 
président de musée peut prélever plus de cent mille 
vers par an sur la jeunesse française, et marcher, 
dans la capitale, à la tête de cinq ou six cents 
poètes? 

< Notre Almanach sera pour eux le livre de vie, 
puisque l'homme le plus inconnu y recevra de nous 
un brevet d'immortalité. Il y a, dit-on, des chemins 
connus pour arriver à V Académie, mais on n'en 
connaît pas pour échapper au musée. Ceci peut 
s'appliquer à notre Almanach : nous ferons au plus 
modeste une douce violence, et l'on ne verra plus 
tant d'écrivains exposés à ce cruel oubli qui les gêne 
de leur vivant, ou à ces équivoques plus outrageantes 
encore qui fait qu'on les prend sans cesse l'un pour 
l'autre. Feu Voltaire, dont vous avez peut-être ouï 
parler, disait toujours : « L'abbé Suard et;M. Arnaud ; » 
et on avait beau lui représenter qu'il fallait dire : 
€ M. Suard et l'abbé Arnaud, > le vieillard s'obstinait 
et ne voulait pas changer les étiquettes, ni déranger 
pour eux une case de son cerveau. Notre Alma- 
nach eût prévenu ce scandale; car, sans doute, 



'^r^mm^^mpÊmmm^Êt^^^^^^^^^^^^mBmÊ^s^i^Ê^Êsm: 



294 RIVAROL. 



l'auteur du Pauvre Diable nous aurait souyent 
consulté. » 

Cette épître, d'un excellent ton, et parfaitement coiit* < 
forme au sujet, en donne déjà l'esprit et exx expUqmfi. 
le motif. Mais c'est dans la préface surtout que l'au»- 
teur a versé, pour ainsi dire, à pleines mains ie sel 
attique ; elle est ainsi conçue : 

c II y a, parmi les gens du monde, certaines per- 
sonnes qui doivent tout le bonheur de leur vie à. leur, 
réputation de gens d'esprit, et toute leur réputi^tion 
à leur paresse; toujours spectateurs et jamais auteurs, 
lisant sans cesse et n'écrivant jamais, censeurs de 
tout et dispensés de rien produire, ils deviennent des 
juges très-redoutables, mais ils manquent un peu .de 
générosité. C'est sans doute un terrible avantagie 
que de n'avoir rien fait; mais il ne faut pas en- 
abuser. 

« J'écoutais l'autre jour la conversation de tr^s 
ou quatre de ces personnes, qui, lasses de parler du 
siècle de Louis XIV et du siècle présent, de teoÂr.la 
balance entre Corneille et Racine, entre Rousseau et 
Montesquieu, descendirent tout à coup de €»$ Jislil- 
teurs, et pénétrèrent dans les plus petits recoijts de 
la république des lettres. On s'échauffa^ et les i au- 
teurs dont on parlait de\enant toujours plus infier- 
ceptibles, on finit par faire des paris. « Je gage,, dit 
c l'un, que je pourrai vous citer tel ouvrage ei tel 
c écrivain dont vous n'avez jamais ouï parler. •*-». Je 
c vous le rendrai bien, répondit l'autre. » £t, en 
effet, ces messieurs, se mettant à disputer de peti- 
tesse et d'obscurité, on vit paraître sur la scène une 
armée de Lilliputiens : c Mérard de Saint-Just, San- 
« terre de Magny, Laus de Boissy, criait Ton. — 
< Joli de Saint-Just, Pons de Verdun, Regnault de 
« Bcaucaron, criait l'autre. » Cingiiené par-ci, Mou- 



ALMANACH DES GRANDS EOMMES. 295 

tonnet par là, Briquet, Braquet, Maribarou, Mony- 
Quitaine, et puis Grouvelle, et puis Berq[uin, et puis 
Panis, et puis Fallet. C'était une rage, un torrent : 
tout le monde était partagé, car ces messieurs parais- 
saient avoir une artillerie bien montée ; et, soit en 
opposant, soit en accouplant les petits auteurs, ils 
les balançaient assez bien, et ne se jetaient guère à 
la tête que des boulets d'un calibre égal ; de sorte 
qœ, de citations en citations, tant d'auteurs exigus 
auraient fini par échapper aux prises de l'auditeur le 
plus attentif, si l'assemblée n'avait mieux aimé 
croire que ces messieurs plaisantaient et n'alléguaient 
que des noms sans réalité. Mais les deux antago- 
nistes, choqués de cette opinion, se rallièpent et se 
mirent à parler contre l'assemblée : c Oui, messieurs, 
« je vous soutiens qu'il existe un écrivain nommé 
t M. Lévrier de Ghamprion ; un autre qui s'appelle 
c ' Delormel de la Rotière ; un autre, Gabiot de Salin ; 
« wa. autre. Le Bastier de Doyencourt; un autre, 
c( Doîgny du Ponceau ; un autre, Philipon de la 
c Madelaine. Et, si vous me poussez, je vous citerai 
c M. Groubert de Groubental, M. Fenouillot de Fal- 
< baire de Quingei, et M. Thomas Minau de la Mis- 
c tringue. » A ces mots^ on éclata de rire ; mais le 
diseoureur sortit de sa poche trois opuscules, l'un 
sur la finance, l'autre sur l'impôt, et l'autre sur le 
drame, qui prouvaient bien que MM. Groubert de 
Groubental, Fenouillot de Falbaire de Quingei et 
Thomas Minau de la Mistringue, n'étaient pas des 
6 très de raison. 

« Pour moi, auditeur bénévole, frappé de la riche 
nomenclature de tant d'écrivains inconnus, je ne pus 
me défendre d'une réflexion que je communiquai à 
mes voisins, et qui, gagnant de proche en proche, fit 
bientôt changer l'état de la question. N'est-ce pas. 



296 ' RIVAROL. 



leur dis-je, une ehose bien étrange et bien humi- 
liante pour Tesprit humain que de ne citer qu'une 
douzaine, tout au plus, de grands écrivains dans les 
siècles les plus brillants, tels que ceux d'Alexandre^ 
d'Auguste, des Médicis ou de Louis XIV ? N'est-ce 
pas donner à la nature je ne sais quel air d'avarice 
ou d'indigence? Le peuple, qui n'entend nommer 
que cinq ou six grands hommes par siècle, est tenté 
de croire que la Providence n'est qu'une marâtre ; 
tandis que si on proclamait le nom de tout ce qui 
écrit, on ne verrait plus dans elle qu'une mère iné- 
puisable et tendre, toujours quitte envers nous, soit 
par la qualité, soit par la quantité ; et, si j'écrivais 
l'histoire naturelle, croyez-vous que je ne citerais que 
les éléphants, les rhinocéros et les baleines? Non, 
messieurs, je descendrais avec plaisir de ces colosses 
imposants aux plus petits animalcules, et vous sen- 
tiriez s'accroître et s'attendrir votre admiration pour 
la nature quand j'arriverais avec vous à cette foule 
innombrable de familles, de tribus, de nations, de 
républiques et d'empires, cachés sous un brin 
d'herbe. 

« C'est donc faute d'avoir fait une si heureuse ob- 
servation que l'histoire de l'esprit humain n'offre, 
dans sa mesquine perspective, que d'arides déseiis 
où s'élèvent, à de grandes distances, quelques bustes 
outragés par le temps et consacrés par l'envie, qui 
les oppose sans cesse aux grands hommes naissants, 
et les représente toujours isolés, comme si la nature 
n'avait pas fait croître autour d'Euripide, de Sopho- 
cle et d'Homère, princes de la tragédie et de l'épopée, 
une foule de petits poètes, qui vivaient frugalement 
de la charade et du madrigal ; ainsi qu'elle fait mon- 
ter la mousse et le lierre autour des chênes et des 
ormeaux, ou, comme dans l'Écriture sainte, on voit, 



ÂLMANAGH DES GRANDS HOMMES. 297 



après les grands prophètes, paraître à leur tour les 
petits prophètes ? Ne doit- on pas frémir, quand on 
songe que, sans une légère attention de la part de 
Virgile et d'Horace, Bavius et Mœvius seraient in- 
connus, et que, sans Molière et Boileau, on ignore- 
rait l'existence de Perrin, de Linière et de quelques 
autres ? £nfîn, que ne dirai-je pas des soins que s'est 
donnés l'infatigahle Voltaire pour déterrer et pour 
classer dans ses œuvres ses plus petits contemporains ! 
Il est temps de corriger une telle injustice ; et, pour 
n'être plus exposés à des pertes si douloureuses, je 
pense qu'il faudrait, par un répertoire exact de tous 
les hommes qui pullulent dans notre littérature, de- 
puis l'énigme jusqu'à l'acrostiche, depuis la charade 
jusqu'au quatrain, et du distique jusqu'au bouquet à 
Iris, justifier la nature ; et, disputant tant de noms 
à l'oubli, montrer à la fois nos trésors et sa magni- 
ficence. 

« L'assemblée goûta cet honnête projet, et nous 
résolûmes d'élever, à frais communs, un monument 
à l'honneur de tous les écrivains inconnus, c'est-à- 
dire de ceux qui ne sont jamais sortis de nos petits 
recueils. On convint de donner à ce monument le 
nom de Petit Almanach de nos grands hommes, 
afin de les venger, par cette épithète^ de la manie de 
ceux qui ne jugent d'un homme que sur l'importance 
de ses ouvrages ; car j'avoue, en mon particulier, 
que j'estime autant celui qui n'a fait en sa vie qu'un 
bilboquet d'ivoire que Phidias élevant son Jupiter 
Olympien, ou Pigale sculptant le maréchal de Saxe. 
In tenui labor, 

€ Cet Almanach paraîtra chaque année ; et, afin 
que la nation puisse juger de notre exactitude, le 
rédacteur, armé d'un microscope, parcourra les re- 
cueils les moins connus, les musées les plus cachés 



298 RIVÀROL. 



et les sociétés les plus obscures de Paris : nous nous 
flattons que rien ne lui échappera. On invite lont 
luHaome qui aura laissé tomber son nom «n bas da 
moindre couplet, soit dans les journaux de Paris, 
soit dans les affiches de province, à nous enroyer des 
renseignements certains sur sa personne ; nous rece^ 
vrons tout avec reconnaissance ; et, selon notre plan, 
les articles les plus longs seront consacrés à ceux qui 
auront le moins écrit. Un vers, un seul hémistiche 
suffira, pourvu qu'il soit signé ; un compliment, un 
placet, un mot, seront de grands titres à nos yeux. 
C'est ainsi que M. d'Aquin de Château-Lion est par- 
venu à faire de ses Étrennes d'Apollon l'ouvrage le 
plus important qui existe. Mais nous nous flattons de 
le surpasser bientôt, et de faire pour lui ce que sa 
modestie ne lui a pas permis, et ce que, vraisem- 
blablement, il ne pourra nous rendre, en lui don- 
nant une place très honorable dans notre Almanach. 
< Au reste, les vétérans de la petite littérature, 
tels que M. le comte de la Touraille, Caron de Beau- 
marchais, Blin de Saint-Maur, d'Arnaud de Bacu- 
lard, etc., nous pardonneront s'ils ne se trouvent, 
pour ainsi dire, traités qu'en passant dans noire Al- 
manach, et si de jeunes inconnus obtiennent des 
préférences marquées. Ce n'est pas que nous ayons 
prétendu manquer à ce que nous devons aux pre- 
miers en affichant notre prédilection pour les antres ; 
mais nous avons cru qu'il était bien juste d'encoura- 
ger ces jeunes gens plongés dans les eaux de Toubli, 
d'où les autres se sont un peu dégagés, non par leui-s 
œuvres, mais par leur âge ; car on sait qu'à force de 
signer périodiquement son nom, de journal en 
journal, et d'envoyer au Mercure des certificats de 
vie, on finit par dompter le public ; mais on perd de 
ses droits à notre Almanach. > 



ALMANAGH DES GRANDS UOHM£S« 299 

Paar cet Almanacfa, Rivarol acquit beaucoup de cé- 
lébrité ; son style, sa gaieté, son atticisme, mirent 
tous les rieurs de son côté. L'ouvage malin fut re- 
cherché dans sa nouveauté ; il Test encore par tous 
les amateurs de la bonne plaisanterie. Pour Tappré- 
cier, il faut le citer encore. 

t Berquin. — Après avoir été le poète des nour- 
rifeeiS, a Voulu devenir le philosophe de Tenfance, et 
s'est intîQlé VAmi des Enfants, L'Allemagne lui a 
fourni cet ouvrage périodique dont il nous a fait pré- 
seiit. Cette traduction lui a valu toute notre recon- 
naissance ; mais elle nous a coûté un poème épique 
dont M. Berquin était fort capable; et c'est trop 
cher.' 

€ Carra. — Un des plus colériques et des plus 
éloquents orateurs de ce siècle. Après avoir écrit 
quinze ou seize volumes de physique sur VAtome^ 
ÏApdtome et VExatome, que tout le monde sait par 
cœur, iJ n'a pas dédaigné de tomber sur M. de Ga- 
lonné; Armé de tous les foudres de l'éloquence, il a 
porté lé dernier coup au lion mourant. Telle est en 
général là méthode des physiciens qui écrivent sur 
les alîaîres civiles ou politiques ; accoutumés au calme 
et au bel ordre qui régnent dans la nature, ils veu- 
lent introduire parmi les hommes la police qui dirige 
les astres. Mais M. Carra, qai frappe toujours juste, 
a, cette fois, frappé trop fort. 

a PiDOT fils. — C'est un prodige en littérature, et 
un prodige effrayant pour ses rivaux. Ce jeune homme 
fait plus de livres que M. son père n'en peut impri- 
mer. Le recueil de ses Fables empêchera la vente du 
beau La Fontaine, qu'on nous a promis ; mais on ne 
peut tout avoir. 

« DucHOZAL. — Il nous semble que tout Paris a 



I 



reconna Horace cl Jméiial dans cet illustre aTOcat ; 
maia, en ressoacitant ces deux asciois, il noos a tué 
deai modernes. 

€ DCBACBST DE RoBECOCRT. — La chansoD des 
pommes coites sera on jonr mise à sa place ; en nicî 
le refrain : 



■ Fabbe d'Égluitime. — On affecte de trouver 
H. Fabre d'^lantine plus grand dans le cooplrt ipie 
sar nos théâtres, ce qai est isjosle. Et commwit s'y 
prendrait-on, s'il n'eût pas fait des romances? Il 
faudrait tiien qae l'admiration tombât sor ses drames. 

■ Fenouillot de Falbaihe de Qui>-gei. — Ce grand 
homme est depuis ijuarante ans le soutien des re- 
cueils et des théâtres. Son nom commande le res- 
■peeiy selon l'expression d'un de nos joimialistes. 
Nous ne parlerons pas davantage de ce patriarche 
littéraire. 

c Fréror fils. — Ses poésies fugitives ont un si 
prodigieux rapport avec celles de Voltaire, que nous 
ne doutons pas qu'en celte considération Voltaire ne 
se fût réconcilié avec M. Fréron père, et que celui-ci 
n'eût consenti à aimer le vieillard de Feiiiey en le 
voyant revivre dans son propre fila, 

« Grouvelle. — Un des plus profonds métaphysi- 
ciens en vers qui existent au rlix-huitième siècle. Ayant 
conspiré, avec environ trois cents jeunes poètes, â la- 
gloire du prince Léopotd de firunswick, il fit une 
ode que nous méditons encore. Sou caractère est 
aussi remarquable que son talent. Le jour od on 
donna pour la dernière fois la première représenta- 



ALMANÂCH DES GRANDS 1I0MM£S. 301 

tion de sa pièce, VÉpreuve délicate, M. Grouvelle 
montra une gaieté qui charma ses amis, et dit des 
bons mots que ses ennemis retinrent. On travaille à 
une collection de ses œuvres, qui sera très chère, à 
cause des recherches infinies qu'exige la moindre de 
ses pièces. Sa traduction en vers de la Jérusalem dé- 
livrée fera tomber, dit-on, celles de Leclerc et de 
M. de Monteuclos. 

€ GuiDi (L'abbé). — Auteur du poème sur Y Ame 
des hêtes. Cet ouvrage, plein d'âme, vivra éternelle- 
ment. 

% Laus de Boissy. — Écuyer, lieutenant particu- 
lier de, la connétablie, rapporteur du point d'honneur, 
de l'iuMidémie des Arcades, du Musée, etc., etc. Tant 
de titres ne sont qu'une faible image de ceux qu'ob- 
tient chaque jour, en littérature, le grand écrivain 
dont nous rappelons ici le nom et la gloire. Ses co- 
médies sont déjà en plusieurs volumes, ses petites 
pièces innombrables, ses morceaux de prose ne peu- 
vent se rassembler qu'à grands frais et à force de 
temps. M. Laus de Boissy a rendu croyable tout ce 
que l'antiquité nous raconte de son héros favori, et 
que nous n'avons pu expliquer qu'en supposant qu'il 
y a eu plusieurs Hercules. Nous nous engageons à 
donner un Almanach à celui qui pourra nous citer 
un recueil où ne se trouve pas M. Laus de Boissy. 

(( LucE DE Lancival. — Son poème sur V Ascen- 
sion de M. Charles fut cause d'abord de tout le bruit 
que fit cet événement, et soutiendra dans la posté- 
rité le souvenir de la découverte des globes aérosta- 
tiques. 

c Legouvé. — Ce jeune poète, renonçant à tous 
les plaisirs et à toutes les illusions de son âge, ne 
respire que pour l'honneur des Almanachs et des 



'dOÎ KIVJIROL. 

Ëtreanes poétiques ; aussi, grâce i sa vigilance, nen 
ne périclite dans la litlératare légère. 

< Haisonneute. — Ce poète tragique, cojinu. d^à 
par une foule de quatrains, vient de concevoir un 
projet magnanime pour la gloire dn théâtre Crantais. 
Ayant donné au public la tragédie de Mustapha et 
Zéangir sous une nouvelle forme, et voyant que son 
style plaisait beaucoup, il a porté sa bienveillance 
Bur ce qu'on appelait jusqu'ici les chefs-d'œu- 
vre de la scène, et a voulu nous débarrasser de 
cette ennuyeuse monotonie. C'est Alzire qu'il a 
d'abord attaqué. En portant son style snr cette j^ce, 
il en a fait Odnar et Zulna, titre [tlus hannoniens 
que celui A' Attire; et cela lui a si fort réussi, qu'il 
\a nous donner successivement Phèdre, BritmiHleMs, 
Iphigénie et Cinna sons d'autres titres. Nous ne «au- 
rions trop l'encourager dans une si haute entreprise, 
et nous le prions, en notre particulier, de vouloir 
bien aussi jeter ce style sur Athalie, et de finir par là 
le rajeunissement du théâtre français. 

■ Pehbot. — Maître poète et tailleur à Paris. Il 
donne dans la tragédie, et voici deux vers trôs connus 
et très pathétiques: 

Hélasl hélas I hélas 1 et quatre fois bélasl 
Il lui coupa le cou d'un coup de coutelas ! 

a M. Perrot l^it aussi l'épitrc et la fugitive. Peu 
d'auteurs ont pris de si justes mesures, en parlant des 
hommes et des animaux : témoin les vers suivants : 

Hais tandis qu'on le leurre, 

Le chat passe emportant une livre de beurre ; ' 
Brusquement on se lève, on court après le chat. 
Qui tout, saisi d'effroi, se sauve et casse un plat. 




1 



ÀLMAr«ÂCtI DES GRANDS HOMMES. 303 

. € Pus (Antoine-Pien'e- Auguste de). — Secrétaire 
ordinaire de Monseigneur comte d'Artois, etc. Ce 
jeune poète, tantôt avec M. Desprez, tantôt avec 
M. Reinîer, tantôt avec M. Barré, tantôt avec son ta- 
lent, tantôt seul, a conçu, corrigé ou enfanté près de 
mille pièces de théâtre. Son poème sur VHarmonie 
des mots et des lettres a mis le sceau à sa réputation. 
C'est là qu'on a vu le Q traînant sa queue et querel- 
lant tout bas, etc. M. de Piis est le premier poète qui 
ait songé à donner un état fixe aux vingt-quatre let- 
tres de Falphabet. 

« Raté. — Chansons ! chansons ! Tel est l'aimable 
cri de M. Raté. On le trouve, on le chante partout ; 
il n'est point de journal^ de recueil et d'almanach où 
\& Gloire ne veuille écrire elle-même ce nom-là. Sa 
manière est tellement à lui, qu'on nomme ses cou- 
plets les Ratés, comme on appelle les A^igustins tous 
les petits contes de M. Auguste de Piis. 

((' RiVAROL (Le comte de). — Cet écrivain n'eût 
jamais brillé dans notre Ahnanach, et le jour de 
l'immortalité ne se fût jamais levé pour lui, si M. le 
marquis de Ximenès n'eût bien voulu, pour le tirer 
de son obscurité, l'aider puissamment d'une inscrip- 
tion en vers, destinée à parer le buste du roi. Voici 
quelques-uns de ces vers adressés au peintre, et qui 
terminent la pièce : 

Tu peins un jeune roi 

De qui la gloire sans seconde 
Est d'avoir en tous lieux feit respecter sa loi^ 

Sans coûter une larme au monde. 

« Cette petite inscription fit un bruit incroyable ; 
le Journal de Paris s'en chargea, et c'est là que 



31. le marquis de XiméDés en donna rioTestiture à 
H- (!e Rjvarol, dont le nom, depuis celle époque, 
figure assez bien dans toule la litlêralure qu'on dit 
légère. Les Étrennes d'Apollon, l'ayanl em-^slrée 
dans la même année, achevèrent de donner à M. de 
Rivarol une gloire irrémédiable. Soire nolice redres- 
sera sans doute le plagiat et l'erreur ; et, qnojtjue 
ceci ne soit pas un toI, mais un don, il n'en rester^ 
pas moins que la délicatesse de i'nn devait s'oppostx 
A la générosité de l'auti'e. Mais qnoi '. la gloire est û 
douce ! On en veut à tout prix, et quel homme ne se 
laisserait pas violer pour elle ? On ne connaît sous le 
nom de H. de Bivarol que celte inscription. 

€ Saixt-Asge (De). — Tout gloriemc que paisse 
être ce p<<èle du quatrain suivant : 

Hival d'Ovide, et saint '. qnel assemblage étrange ! 
A l'henreiu traductenr d'an tendre original 
Le nom de Saint parait convenir assez mal; 
Uais ses vers ont prouvé qu'il a l'esprîl d'un u^b ! 

f Tout fier donc que H. de Saint-A.Dge poisse être 
de ce quatrain, nous l'aurions exclu de ce recueil', si 
ses pièces fugitives ne nous eussent raccommodé avec 
lui, et n'avaient forcé notre sévérifâ à lui pardonner 
quelques morceaux de ses Métamorphoses, dans 
lesquels Ovide semble avoir gAté son (on et son allure 
naturelle, en lui faisant doubler le pas et hausser la 
voix. An fond, il n'y a de coupable qu'Ovide, mais 
M. de Saint-Ange l'est pour la forme. 

« ViÉ\iLLE (H&RCHANt) DE La). — Auteur d'un 
millier de Fables qui n'ont encore instruit, charmé 
ou corrigé que quelques maisons particulières, où 
M. de La Viéville les lit assidûment. Ce poète, à qui 




I 



ALMÂNÀCH DES GRANDS HOMMES.^ 

■ ] 
i 

on reproche quelquefois sa gloire privée, 
Tondrait rendre à la nation, rejette la fautj 
libraires de Paris, qui s'obstinent de concer 
puis dix ans, à ne pas imprimer son recuei| 
mot* de cette conjuration: ce n'est pas qi 
braires dédaignent M. de la Viéville, ils ne 
trop sûrs de le vendre ; mais ils tremblent 
Fontaine, qui resterait dans leurs boutiqi 
M. de La Viéville cautionne La Fontaine ou < 
toutes les éditions qui existent, et nous lu 
dons d'une prompte impression. Voyez un< 
dernières fables qui commence par ces vers 

Un magnifique Cerf-volant, 

Ne put maintenir sa corde. 

Avec sa concorde, etc. 

« N, B. Les lettres X, Y, Z se trouvent ; 
de stérilité ; la gloire, toujours soumise aux a 
hasard, ne fera rien pour elles, puisqu'ell 
rien fait pour nous. On peut les comparer à ce 
nébuleuses que les astronomes se contentent 
diquer dans leurs catalogues. Il n'y a que M. 
qui ait pu faire quelque chose pour l'X, l'Y < 
dans son Poème de l'Harmonie ; c'est là qu 
un rang et une existence : 

Renouvelé du S, TX, excitant la rixe, 
Laisse derrière loi TY grec, jugé prolixe, 
£t, mis, malgré son zèle, au même numéi 
Le Z, usé par TS, est réduit à zéro. 



: 




TABLE 



GHAMFORT 

Les hommes et les choses au xyiii^ siècle 1 

Maximes et pensées It29 

Petits dialogues philosophiques 209 

RIVAROL 

Maximes, pensées et paradoxes 217 

Esprit de Bivarol 258 

Conversation de Rivarol 277 

Petit almanach des grands hommes 290 



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